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Full text of "Les Orateurs sacres contemporains : choix de conferences, sermons ..."

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LES 


ORATEURS  SACRÉS 


CONTEMPORAINS 


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MARSEILLE 

Imprimerie,  Librairie  et  Reliure  Saint-Thomas  d'Aquin 

II,    PLACE   SÉBASTOPOL ,     II 


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LES 


ORATEURS  SACRÉS 

CONTEMPORAINS 

CHOIX 

DE    CONFÉRENCES,    SERMONS,    HOMÉLIES, 

PANÉGYRIQUES,    INSTRUCTIONS, 

RETRAITES,    DISCOURS    DE    CIRCONSTANCE,    etc. 

PRONONCÉS 

Par  les  plus  remarquables  Orateurs  de  notre  époque, 
tant  du  Clergé  régulier  qtte  du  Clergé  séculier. 

PUBLIÉ  SOUS  LA  DIRECTION   DE 

Monseigneur   RICARD 

Prélat  de  la  maison  de  Sa  Sainteté , 
Professeur  de  théologie  dogmatique  aux  Facultés  d'Aix  et  de  Marseille. 


TOME    SECOND 


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MARSEILLE 


IMPRIMERIE    ET    LIBRAIRIE    SAINT-THOMAS   D'AQUIN 

JMlNGARDON     &      pie,    EDITEURS 
11,    Place    Sébastopol,    11 


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HOMÉLIES 

SELON  LA  MÉTHODE  DES  PÈRES 

SUR 

LES  ÉVANGILES 


DES 


DIMANCHES  DE  L'ANNÉE   LITURGIQUE 

D'APRÈS   LUDOLPHE   LE  CHARTREUX 
par  Msv  Ant.  %ICARD 

Prélat  de  la  Maison  de  Sa  Sainteté. 


Ier  DIMANCHE   DE  SAVENT 

Sommaire.  —  1.  Les  trois  avènements  du  Sauveur.  Comment  ils  nous  disposent  l'un  à 
l'autre.  —  2.  Le  bouleversement  des  cieux  au  sens  littéral  et  au  sens  mystique.  — 
3.  Le  trouble  et  le  renversement  de  l'ordre  terrestre.  —  4.  La  désolation  des  créatures 
raisonnables  et  le  désespoir  des  méchants.  —  5.  L'agitation  des  esprits  angéliques 
et  des  âmes  saintes.  Comparaison  et  exhortation.  —  6.  Comment  le  Sauveur  appa- 
raîtra. —  7.  Les  élus  se  rassureront  en  voyant  apparaître  la  délivrance.  En  quoi  elle 
consiste.  —  8.  La  comparaison  du  figuier  et  de  l'été.  —  9.  Le  serment  du  Sauveur. 
Comment  cette  génération  ne  passera  point.  —  10.  Nouvelle  affirmation  du  Sauveur. 
Prière  et  résumé. 

I.  —  Lorsque  Jésus  parla  comme  il  le  fait  dans  l'évangile  de 
ce  jour,  il  avait  l'intention  d'encourager  les  siens  par  la  promesse 
de  son  avènement  prochain.  Venu  d'abord  par  son  Incarnation, 
Jésus-Christ  vient  tous  les  jours  en  nous  par  sa  grâce,  et  il  viendra 
un  jour  pour  juger  le  monde.  Les  deux  premiers  de  ces  avè- 
nements du  Sauveur  doivent  exciter  notre  reconnaissance  et 
notre  confiance,  mais  le  troisième  doit  nous  inspirer  crainte  et 
terreur.  Le  souvenir  de  ce  dernier  nous  prépare  à  la  célébration 
du  premier,  et  la  célébration  du  premier  nous  dispose  naturel- 
lement au  second.  Voilà  pourquoi,  inspirée  du  ciel,  la  sainte 
Église  met  aujourd'hui  sous  nos  yeux  le  souvenir  du  jugement, 
afin  que,  salutairement  terrifiés,  nous  préparions  nos  cœurs  à 
honorer  la  naissance  du  Sauveur,  et,  dans  quatre  semaines,  nous 
solenniserons  cette  naissance  temporelle,  afin  de  nous  rendre 


2  HOMÉLIES  SUR  LES  ÉVANGILES 

dignes  de  la  naissance  spirituelle  de  Jésus-Christ  en  nos  âmes. 
Ainsi,  dit  S.  Augustin,  «  la  crainte  prépare  en  nous  le  chemin  à 
la  charité,  qui  la  suit  comme  une  fille  suit  sa  mère.  »  Au  jour  de 
Noël,  nous  pourrons  le  chanter  avec  le  Prophète  :  «  Seigneur,  la 
crainte  de  votre  justice  a  fait  naître  en  nous  l'espérance  du  salut.  » 

II.  —  Tout  d'abord,  le  Sauveur  décrit  le  bouleversement  des 
cieux:  Il  y  aura  des  signes  dans  le  soleil,  dans  la  lune  et  dans  les 
étoiles.*  Ces  signes,  ou  phénomènes  étranges,  annonceront  la 
ruine  du  monde.  «  Le  soleil  s'obscurcira,  la  lune  ne  donnera  plus 
sa  lumière  et  les  étoiles  tomberont  du  ciel.  »  Comment  ces  choses 
o  accompliront-elles?  les  interprètes  sacrés  l'expliquent  de  diffé- 
rentes manières  et  la  science  moderne  confirme  leurs  commen- 
taires. Bornons-nous  à  dire  que,  par  rapport  à  la  terre,  les  astres 
perdront  leur  destination  spéciale. 

Dans  un  autre  sens,  ces  paroles  signifient  que  l'Église,  radieuse 
comme  la  lune,  étincelante  comme  le  soleil  et  illuminant  le 
monde  comme  les  étoiles  dans  une  nuit  sombre,  semblera  dispa- 
raître, en  ces  jours  de  désolation,  devant  l'acharnement  de  ses 
ennemis.  Un  grand  nombre  de  chrétiens,  qui  paraissaient  brillants 
de  grâce,  tomberont  et  céderont  devant  les  persécuteurs.  Plusieurs 
même,  parmi  les  plus  fermes,  seront  ébranlés. 

III.  —  En  second  lieu,  Notre- Seigneur  dépeint  le  trouble  de  la 
nature  entière  dans  ses  éléments  :  Sur  la  terre,  les  peuples  seront 
dans  la  consternation,  par  le  trouble  que  causera  le  bruit  de  la  mer  et 
des  flots.  La  terre  tremblera  jusque  dans  ses  fondements;  dans 
les  airs,  les  vents  et  les  tempêtes,  les  foudres  et  les  éclairs,  les 
phénomènes  les  plus  terrifiants,  se  produiront  de  toute  part  ;  les 
ouragans  déchaînés  agiteront  la  mer  jusque  dans  ses  profondeurs, 
et  les  vagues  furieuses  s'entre-choqueront  en  sens  divers  avec  un 
fracas  épouvantable  ;  le  feu,  précédant  la  venue  du  Juge,  commen- 
cera de  réaliser  la  prédiction  de  S.  Pierre:  «Les  éléments  enflam- 
més seront  dissous ,  et  la  terre  avec  tout  ce  qu'elle  contient  sera 
consumée.  »  Les  hommes,  éperdus  de  terreur  devant  ces  prodiges, 
courront  de  toute  part  et  ne  trouveront  nulle  issue  parmi  ces 
profondes  ténèbres.  De  peur  d'être  engloutis  dans  les  eaux  soule- 
vées ou  brûlés  dans  les  incendies  qui  dévoreront  tout,  ils  s'entre- 
heurteront  et,  à  bout  d'e«fforts,  demeureront  accablés  de  peur  et 
de  désespoir.  Il  y  aura  littéralement  pressura  gentium,  refoulement, 
encombrement  des  nations,  poussées  l'une  contre  l'autre,  pressées 
à  l'envi,  pour  fuir  le  feu,  les  flots,  les  débordements  de  la  mer 
qui  envahit  les  rivages  brisés,  pour  fuir  la  mort. 

i.  Le  texte  de  chaque  Evangile  se  trouvera  toujours  intégralement  réproduit  dans 
nos  homélies,  fondu  dans  le  commentaire,  mais  suffisamment  distinct  par  les  carac- 
tères italiques  qui  permettront  de  le  suivre  à  travers  les  développements  homéliques 
auxquels  il  donne  lieu. 


Ier  DIMANCHE  DE  L'AVENT  3 

IV.  —  En  troisième  lieu,  le  divin  Maître  nous  représente  la 
désolation  des  créatures  raisonnables,  quand  il  ajoute  :  Les  hommes 
sécheront,  ils  perdront  leur  vigueur  corporelle  et  deviendront 
pâles,  livides,  desséchés,  sans  force,  comme  hébétés.  Ne  se 
parlant  plus,  ne  s'entendant  plus,  ils  se  consumeront  de  frayeur 
à  cause  des  maux  présents  et  d' "appréhension  à  cause  des  maux  à 
venir,  dans  V attente  des  maux  dont  le  monde  sera  menacé.  Alors 
s'accomplira  la  parole  de  David,  prédisant  qu'on  pourra  dire  de 
l'impie  :  «  J'ai  cherché  et  je  n'ai  point  trouvé  sa  place  »,  je  n'ai 
point  trouvé  d'endroit  qui  pût  lui  servir  d'asile,  car,  à  l'approche 
du  jugement,  le  ciel  repoussera  l'impie  par  ses  éclairs  et  ses 
foudres,  l'air  le  rejettera  par  ses  tourbillons  et  la  mer  par  ses 
tempêtes,  la  terre  le  renversera  par  ses  commotions.  Nulle  part 
de  retraite  pour  le  soustraire  aux  maux  qui  fondent  sur  lui. 

V.  —  En  quatrième  lieu,  le  Christ  annonce  l'émotion  des  créa- 
tures spirituelles  :  Les  Vertus  du  Ciel  seront  ébranlées.  Les  anges, 
en  effet,  seront  tout  à  la  fois  frappés  de  stupeur  à  la  vue  des 
signes  effrayants  qui  se  produiront  dans  la  nature ,  poussés  par 
la  volonté  divine  qui  emploiera  leur  ministère  à  bouleverser  les 
éléments  constitutifs  du  monde  et  à  effrayer  les  hommes,  trans- 
portés de  zèle  pour  tirer  vengeance  des  impies  et  saisis  eux- 
mêmes  de  crainte  en  voyant  juger  leur  chef  d'autrefois,  Lucifer, 
et  le  monde  entier  avec  les  mauvais  anges. 

Par  Vertus  du  Ciel,  on  peut  entendre  encore  les  âmes  justes, 
dans  lesquelles  Dieu  se  plaît  à  demeurer  par  sa  grâce  comme 
dans  un  Ciel. 

Sur  le  point  de  tomber,  dit  le  vénérable  Bède,  les  grands  arbres 
annoncent  leur  chute  prochaine  par  des  craquements  et  des 
secousses;  ainsi,  les  éléments  du  monde  et  toutes  les  créatures 
annonceront  par  leurs  gémissements  la  ruine  imminente  de  cet 
ordre  de  choses. 

Cœur  de  l'homme!  Veux-tu  n'avoir  rien  à  craindre,  à  cette 
heure  suprême?  Devance  le  jugement,  préviens  la  vengeance 
divine,  prononce  ta  condamnation  et  soumets-toi  à  la  pénitence: 
«  Si  nous  nous  jugeons  nous-mêmes,  dit  S.  Paul,  nous  ne  serons 
point  jugés.  » 

VI.  —  Alors,  dit  le  Sauveur,  quand  tous  les  signes  seront 
accomplis,  à  l'heure  où  l'on  y  pensera  le  moins,  Us  verre nt  le 
Fils  de  V Homme,  le  Verbe  incarné,  le  Fils  de  Dieu  fait  homme, 
avec  cette  forme  humaine  en  laquelle  il  doit  juger  le  monde. 
«  Jésus-Christ,  dit  un  Père,  apparaîtra  alors  aux  élus  tel  qu'il  se 
manifesta  sur  le  Thabor,  et  aux  réprouvés  tel  qu'il  était  sur  lo 
Calvaire,  quand  il  fut  crucifié.  » 

Tous  alors  verront  le  Fils  de  l'Homme  qui  viendra  pour  juger  lô 


4  HOMÉLIES  SUR  LES  ÉVANGILES 

monde,  descendant  sur  une  nuée,  tout  comme  il  monta  sur  une 
nuée  au  jour  de  l'Ascension,  car  les  Anges  l'ont  prédit  :  «  Il 
viendra  du  Ciel  tout  comme  vous  l'y  avez  vu  monter.  »  —  «  Les 
nuages  qui  lui  servirent  de  char  de  triomphe  pour  monter  au 
Ciel,  dit  Origène,  lui  serviront  également  de  trône,  quand  il  des- 
cendra pour  juger  la  terre.  » 

Il  viendra,  comme  il  l'a  prédit,  avec  une  grande  puissance  et  une 
grande  majesté,  c'est-à-dire  avec  une  force  invincible  pour  confon- 
dre et  châtier  ses  ennemis,  mais  aussi  une  gloire  éclatante  pour 
récompenser  et  couronner  ses  élus.  Ainsi,  après  avoir  paru  sous 
une  forme  humble  et  vile  dans  son  premier  avènement,  pauvre 
et  misérable  comme  l'un  de  nous,  il  apparaîtra,  au  second  avè- 
nement, comme  le  maître  et  le  souverain,  avec  tous  les  insignes 
de  sa  royauté  et  de  son  pouvoir  suprême.  «  Alors,  dit  S.  Grégoire, 
ceux  qui  ont  refusé  de  l'écouter  au  milieu  de  ses  abaissements 
ot  de  ses  faiblesses  volontaires,  le  verront  dans  tout  l'éclat  de  sa 
dignité  et  dans  toute  l'imposante  grandeur  de  son  pouvoir,  afin 
de  ressentir  d'autant  plus  la  rigueur  de  sa  justice  qu'ils  ont 
méconnu  davantage  la  patience  de  sa  bonté.  » 

Jésus-Christ  viendra  donc  exercer  son  pouvoir  de  juge  dans  sa 
propre  humanité  :  il  convient  qu'après  avoir  été  victime  de  l'in- 
justice comme  homme ,  il  répare  comme  homme  la  justice  vis-à- 
vis  du  genre  humain  tout  entier.  Tous  verront  dans  sa  chair  les 
glorieuses  cicatrices  de  ses  plaies,  et  les  réprouvés  reconnaîtront 
celui  qu'ils  ont  transpercé. 

VII. —  Après  avoir  inspiré  un  juste  effroi  aux  pécheurs,  le 
divin  maître  veut  rassurer  les  bons;  car,  si  le  jour  du  jugement 
est  terrible  pour  les  réprouvés,  il  est  par  ccntrj  consolant  pour 
les  élus,  qui  entreront  pour  lors  dans  la  gloire  complète  et  tant 
désirée,  corps  et  âme.  Voici  donc  que  Jésus-Christ  ranime  le 
courage  des  siens  :  Or,  dit-il,  quand  ces  choses  commenceront  à 
arriver,  tandis  que  les  pécheurs  sécheront  d'effroi  et  seront  saisis 
par  le  désespoir,  vous,  mes  serviteurs  et  mes  amis,  leve\  la  tête 
et  regarde^,  raffermissez  votre  foi  et  votre  espérance,  soyez  atten- 
tifs à  ne  vous  point  laisser  envahir  par  la  défiance  et  par  l'incré- 
dulité des  impies,  détachez  votre  esprit  et  votre  cœur  de  la  terre 
et  levez-les  au  Ciel,  soyez  dans  la  joie,  vous  qui  étiez  dans  la 
tristesse,  -parce  que  votre  délivrance  approche.  Cette  délivrance  ou 
rédemption  consistera,  pour  les  élus,  dans  l'entière  libération  de 
tous  les  maux:  servitudes  du  péché,  ravages  de  la  concupis- 
cence, séduction  des  sens,  assauts  des  passions,  tentations  du 
démon,  persécutions  des  méchants,  soucis  de  la  vie  présente  et 
autres  misères  de  ce  genre.  Ce  sera  un  affranchissement  complet 
de  l'âme  et  du  corps.  Puisse  cette  consolation  être  un  iour  la  nôtrel 


Ier  DIMANCHE  DE  L'AVENT 

VIII.  —  Nul  ne  peut  savoir  le  jour  précis  du  jugement.  Mais, 
quand  les  hommes  verront  s'accomplir  ces  prodiges,  ils  devront 
croire  que  ce  jour  est  proche.  Pour  leur  faire  comprendre  l'usage 
qu'ils  auront  à  faire  de  ces  signes,  Jésus  proposa  à  ses  disciples 
cette  comparaison  :  Considère^  le  figuier  et  les  autres  arbres  :  lorsque 
leurs  premières  feuilles  paraissent ,  vous  juge^  que  l'été  n'est  pas 
éloigné.  Ainsi 7  lorsque  vous  verre\  arriver  ces  choses ,  sache\  que  le 
règne  de  Dieu  est  proche. 

D'après  S.  Jean  Chrysostôme,  Notre-Seigneur  tire  sa  compa- 
raison du  figuier,  soit,  parce  que,  reverdissant  presque  le  dernier 
de  tous  les  autres,  cet  arbre  annonce  d'une  manière  plus  immé- 
diate l'été;  soit,  parce  que  le  figuier  est  absolument  très  bon  ou 
absolument  très  mauvais,  comme  le  jugement  qui  est  souverai- 
nement bon  pour  les  justes  et  souverainement  mauvais  pour  les 
pécheurs  sans  rémission;  soit,  enfin,  parce  que  ses  fruits,  par 
leur  douceur,  nous  symbolisent  les  joies  du  paradis. 

Pour  les  justes,  le  jour  du  jugement  sera  comme  l'été,  après 
les  tribulations  de  la  vie  et  les  travaux  du  temps  qui  est  comme 
il  .hiver.  Mais,  pour  les  méchants,  ce  jour-là  sera  l'hiver  après  les 
agréments  de  l'été. 

IX.  —  Voulant  donner  à  ces  graves  paroles  plus  de  poids  encore, 
Notre-Seigneur  prononce  un  serment  :  Je  vous  dis  en  vérité  que  cette 
génération  ne  finira  point  que  tout  cela  ne  soit*  accompli. 

Dans  le  sens  le  plus  large,  cette  génération,  c'est  la  race  hu- 
maine tout  entière.  Dans  un  sens  restreint,  c'est  la  race  des  Juifs, 
qui  ne  seront  point  détruits  avant  la  fin  du  monde;  ou  encore, 
•c'est  la  multitude  des  chrétiens,  l'Église  qui  ne  périra  point,  même 
au  milieu  des  persécutions  des  derniers  temps.  Entendue  dans 
ces  "rois  sens,  cette  génération  ne  finira  point  que  ne  soient 
consommées  toutes  les  préa 'étions  relatives  au  second  avène-» 
ment  du  Christ,  ou  bien,  suivait  S.  Jean  Chrysostôme,  jusqu'à  ce 
que  le  mystère  de  la  vocation  des  saints  soit  pleinement  réalisé 
par  1  accomplissement  du  nombre  des  élus,  car,  malgré  l'hor- 
rible persécution  de  l'Antéchrist,  il  y  aura  des  fidèles  qui  le  res- 
teront jusqu'à,  la  fin  du  monde. 

X.  —  Voulant  confirmer  une  fois  encore  ce  qu'il  vient  de  dire  et. 
pour  en  montrer  l'importance,  Jésus  fait  une  dernière  protestation  : 
Le  ciel  et  la  terre  passeront,  dit-il,  mais  mes  paroles  ne  passeront 
point.  —  Ce  ciel  qui  nous  entoure,  cette  atmosphère  au  sein  de 
laquelle  nous  vivons,  cette  terre  que  nous  foulons  sous  nos  pieds, 
tout  cela  passera,  sera  changé,  sera  détruit  dans  sa  forme  pré- 
sente, mais  les  paroles  du  Christ,  fondées  sur  la  vérité  éternelle, 
ne  passeront  pas  sans  recevoir  leur  entier  accomplissement. 
Voyez  donc  quelle  est  la  valeur  de  cette  parole,  puisque,  quand 


6  HOMÉLIES  SUR  LES  ÉVANGILES 

les  choses  qui  paraissent  le  mieux  affermies  et  le  plus  durables 
seront  changées,  la  parole  du  Verbe  incarné,  faible  son  qui 
semble  s'évanouir  avec  le  son  de  ses  lèvres,  ne  sera  jamais 
privée  de  son  effet.  Il  répugne  davantage  à  la  véracité  divine  de 
laisser  tomber  sans  résultat  la  moindre  déclaration,  que  délaisser 
rentrer  dans  le  néant  la  création  tout  entière. 

Seigneur  Jésus,  en  attendant  votre  avènement  comme  juge 
du  monde,  venez  en  moi  dans  les  nuées  de  la  pénitence,  en  faisant 
jaillir  de  mon  cœur  une  pluie  de  larmes  salutaires.  Par  votre 
puissance ,  chassez  les  démons  des  vices  et  régnez  en  moi  par 
votre  majesté.  Qu'attachant  sur  vous  mes  regards  et  levant  vers 
vous  ma  tête,  je  vous  contemple  avec  foi  et  vous  invoque  avec 
confiance,  comme  l'auteur  de  ma  prochaine  déHvrance.  Accor- 
dez-moi de  voir  reverdir  le  figuier  de  votre  grâce,  c'est-à-dire  de 
ressentir  la  douceur  de  votre  amour,  afin  que  les  arbres  de  toutes 
les  vertus  produisent  en  moi  le  fruit  des  bonnes  œuvres,  et  que 
le  royaume  des  creux  soit  bientôt  pour  moi  comme  une  belle 
saisoa  de  l'été.  Divin  Sauveur,  donnez-moi  de  m'appuyer  sur 
votre  parole,  afin  d'échapper  aux  maux  à  venir  et  de  paraître 
avec  assurance  devant  mon  Juge.  Amen. 


IImo  DIMANCHE  DE  SAVENT 


Sommaire.  —  1.  Comment  Jean-Baptiste  fut  véritablement  martyr  et  comment  nous 
pouvons  tous  le  devenir.  —  2.  Pourquoi  il  envoie  ses  disciples  à  Jésus.  —  3.  Com- 
mentaire de  la  réponse  que  Jésus  fait  aux  disciples  de  son  précurseur.  —  4.  Pané- 
gyrique de  S.  Jean  par  le  Sauveur.  —  5.  La  fidélité  de  Jean-Baptiste.  —  6.  Invocation. 

I.  —  Jean-Baptiste  entendit  parler ,  dans  sa  prison,  des  miracles 
de  Jésus-Christ.  Jean  précéda  Jésus  en  toutes  circonstances, 
comme  l'ambassadeur  précède  son  prince  et  le  héraut  son  maître. 
Sa  prison  et  sa  mort  précédèrent  celles  du  Christ,  comme  sa  nais- 
sance et  sa  prédication  avaient  précédé  la  naissance  et  la  prédi- 
cation du  Sauveur. 

Cette  prison  de  Jean-Baptiste  et  la  mort  qui  la  suivit  furent 
véritablement  un  martyre,  bien  que  le  saint  précurseur  n'ait  pas 
été  interrogé  sur  sa  foi  en  Jésus-Christ  par  les  juges,  ni  appelé  à 
confesser  cette  croyance.  Mais  le  Christ  n'est-il  pas  la  justice,  et 
celui  qui  meurt  pour  la  justice  ne  meurt-il  pas  pour  lui  ? 

Machabée  est  mort  pour  la  défense  de  la  foi.  Isaïe  est  mort  pour 
la  défense  de  la  vérité.  Les  saints  Innocents  ont  été  immolés  à  la 
place  de  Jésus.  S.  Thomas  de  Cantorbéry  a  péri  en  soutenant* les 


IImo  DIMANCHE  DE  L'AVENT  7 

libertés  de  l'Église.  S.  Jean  Népomucène  est  mort  pour  défendre 
le  secret  de  la  confession.  Tous  ont  droit  à  la  couronne  des 
martyrs.  Consolante  pensée!  Nous-mêmes,  en  marchant  sur 
leurs  traces ,  nous  pouvons  prétendre  avec  eux  à  la  même  cou- 
ronne. Il  est  vrai,  le  feu  des  bûchers  ne  s'allume  plus  et  les  bour- 
reaux ne  préparent  plus  pour  les  chrétiens  l'appareil  des  tortures  ; 
mais  toute  douleur  de  l'âme  et  du  corps,  patiemment  supportée 
pour  l'amour  de  Jésus,  suffit  à  mériter  la  récompense  des  martyrs. 
Nous  ne  saurions,  d'ailleurs,  manquer  d'obtenir,  si  nous  le 
voulons,  cette  palme  glorieuse,  car  le  monde  entier  persécute  le 
chrétien  ;  et,  si  la  persécution  du  dehors  venait  à  lui  manquer,  il 
en  trouverait  au  dedans  de  lui-même  une  plus  dange-euse  et  plus 
cruelle,  de  la  part  du  démon  et  de  sa  propre  chair.  C'est  dans  cette 
dernière  lutte  surtout  que  le  triomphe  est  difficile:  demandons  au 
Seigneur  de  nous  l'accorder  par  l'intercession  de  Jean-Baptiste,  le 
plus  austère-  doc  pénitents  et  le  plus  patient  des  martyrs. 

II.  —  Le  saint  prisonnier  ayant  entendu  parler  des  œuvres  mer- 
veilleuses de  Jésus-Christ >  envoya  deux  de  ses  disciples  pour  lui  dire  : 
Etes-vous  celui  qui  doit  venir  ou  devons-nous  en  attendre  un  autre?  — 
S.  Jean  Chrysostôme  fait  ici  cette  belle  remarque  :  «  Jean,  dit-il , 
savait  que  l'heure  était  proche  où  Hérode  l'allait  faire  mourir. 
Dès  lors,  semblable  à  un  homme  prudent  qui  confie  ses  fils  à  un 
sage  tuteur,  il  voulut  remettre  avant  sa  mort  ses  disciples  entre 
les  mains  de  Jésus  ;  ou  plutôt,  il  fut  semblable  à  un  fidèle  serviteur 
à  qui  son  maître  a  donné  le  soin  de  ses  enfants,  et  qui,  sentant 
venir  sa  fin,  se  hâte  de  les  rendre  au  véritable  père  de  famille, 
qui  ne  les  lui  avait  remis  que  pour  un  temps.  Il  envoya  donc  ses 
disciples  vers  Jésus,  pour  les  rendre  témoins  des  miracles  du 
Sauveur,  afin  que  par  là  leurs  cœurs  fussent  préparés  à  recevoir 
avec  une  foi  entière  ce  Verbe  incarné  que  Jean  ne  leur  avait  fait 
encore  qu'imparfaitement  connaître;  et,  s'ils  demandent  à  Jésus  : 
Etes-vous  celui  qui  doit  venir?  ce  n'est  pas  que  le  Précurseur 
doutât ,  c'est  qu'eux-mêmes  avaient  besoin  d'instruction.  » 

Bien  loin  d'éprouver  les  passions  jalouses  que  ses  disciples 
eux-mêmes  cherchèrent  un  jour  à  faire  nattre  dans  son  cœur, 
Jean  avait  dit,  en  parlantde  Jésus:  «  II  doiteroître,  et  moi  je  dois 
diminuer  »,  et  le  moment  était  venu.  De  même  que  l'étoile  de 
Lucifer  qui  précède  le  soleil  disparaît  au  lever  de  cet  astre  et  se 
perd  dans  la  splendeur  de  ses  rayons,  de  même  la  renommée 
de  Jean-Baptiste  disparaît  devant  la  gloire  de  Jésus-Christ.  Le 
héraut  n'est  rien  devant  le  juge,  et  l'ambassadeur  perd  toute 
autorité  en  présence  du  prince  qui  l'envoie.  Jean,  qu'on  regardait 
comme  le  Messie,  n'est  plus  qu'un  prophète,  et  Jésus,  que  l'on 
croyait  un  simple  artisan,  on  va  le  reconnaître  comme  le  Messie 


8  HOMÉLIES  SUR  LES  ÉVANGILES 

attendu.  —  Ainsi  le  Christ  croîtra  dans  nos  âmes,  à  mesure  que 
nous  avancerons  dans  son  amour  et  dans  l'intelligence  des 
mystères  de  son  triple  avènement  parmi  nous.  Plus  nous  nous 
approcherons  de  ce  divin  flambeau  des  esprits,  plus  nous  le  ver- 
rons grandir,  et  plus  nous  diminuerons  à  nos  propres  yeux.  C'est 
en  cet  agrandissement  de  Jésus,  en  cet  anéantissement  de  la  créa- 
ture que  consiste  la  vie  chrétienne.  Le  fidèle,  loin  de  prétendre  à 
la  fausse  grandeur  des  vertus  humaines ,  ne  cherche  qu'à  se 
perdre  et  à  disparaître  dans  le  sein  de  Dieu,  son  centre  et  sa  fin  : 
«  Il  faut  qu'il  croisse  et  que  je  diminue  !  » 

III.  —  Lorsque  les  disciples  de  Jean-Baptiste  furent  venus  àJésus, 
ils  lui  dirent  :  Jean  nous  a  envoyés  vers  vous,  disant  :  Etes-vous 
celui  qui  doit  venir,  ou  devons-nous  en  attendre  un  autre?  A  l'heure 
même,  Jésus  guérit  devant  eux  un  grand  nombre  de  malades, 
chassa  les  esprits  immondes  de  plusieurs,  rendit  la  vue  à  beau- 
coup d'aveugles,  et,  après  avoir  fait  ces  choses,  il  leur  répondit  : 
Alle\r  apporter  à  Jean  ce  que  vousave\  entendu  et  ce  que  vous  ave%  vu. 

Tout  ce  que  les  prophètes  ont  prédit  du  Christ,  je  le  fais.  Ce 
que  vous  avez  entendu  prophétiser,  vous  le  voyez  se  réaliser 
devant  vous.  Les  aveugles  voient ,  selon  qu'il  a  été  écrit  :  «  Les 
yeux  des  aveugles  s'ouvriront.  »  Les  boiteux  marchent ,  selon  qu'il 
a  été  prophétisé:  «  Les  boiteux  s'élanceront,  pareils  au  cerf 
rapide.  »  Les  lépreux  sont  guéris,  selon  qu'il  a  été  prédit  :  «  Il  s'est 
chargé  de  nos  langueurs.  »  Les  sourds  entendent,  selon  qu'il  a  été 
annoncé  :  «  Les  oreilles  des  sourds  seront  ouvertes.  »  Les  morts 
ressuscitent,  selon  qu'il  a  été  dit  :  «  Ceux  qui  sont  morts  revivront.  » 
Enfin,  si  à  tous  ces  traits  vous  ne  reconnaissez  pas  le  Messie, 
voici  le  dernier  trait  auquel  vous  ne  sauriez  vous  méprendre  : 
Les  pauvres  sont  évangélisés.  Le  Prophète  vous  l'avait  annoncé 
depuis  longtemps,  et  vous  saviez  que  c'était  là  la  charge  spé- 
ciale du  Messie  :  «  Dieu  m'a  envoyé  évangéliser  les  pauvres.  » 

Jugez  donc  par  vous-mêmes.  Devez -vous  maintenant  en 
attendre  un  autre  ?  Heureux  celui  qui  ne  se  scandalisera  point  à 
mon  sujet!  Heureux  serez-vous  si,  après  avoir  vu  tant  de  marques 
de  ma  divinité,  vous  n'êtes  pas  scandalisés  par  la  faiblesse  de 
mon  humanité,  si  l'homme  en  moi  ne  vous  cache  pas  le  Dieu, 
si  vous  ne  vous  heurtez  pas  sur  cette  pierre  immuable  où  vien- 
dront se  briser  l'aveugle  et  l'incrédule  ! 

Tous  les  jours  encore,  par  le  ministère  de  la  sainte  Eglise 
catholique,  les  ténèbres  de  l'intelligence  sont  dissipées,  les  ma- 
ladies de  l'âme  sont  guéries.  Tous  les  jours,  ceux  qui  sem- 
blaient morts  à  la  vie  de  la  grâce  ressuscitent  et  portent  des  fruits 
de  charité;  mais  surtout  et  partout  les  pauvres  sont  évangélisés. 
De  tous  les  miracles  dont  Jésus-Christ  a  donné  l'exemple,  il  n'en 


IIme  DIMANCHE  DE  lZaVENT 

est  point  qu'elle  perpétue  avec  une  plus  constante  fidélité.  Secourir 
les  pauvres,  les  instruire,  leur  donner  le  même  enseignement 
qu'elle  offre  aux  savants  du  siècle,  c'est  là  sa  gloire,  c'est  là 
sa  marque  distinctive,  c'est  là  le  sceau  de  sa  ressemblance  avec 
le  divin  Maître.  Ne  cherchons  pas,  n'attendons  pas  d'autre  mère, 
d'autre  maîtresse  enseignante  et  dirigeante  qu'elle  :  Les  pauvres 
sont  évangélisés  !  C'est  assez  pour  que  nous  ne  doutions  plus, 
pour  que  nous  croyions  d'une  foi  ferme  qu'elle  possède  les  paroles 
de  la  vie  éternelle  :  Il  m'a  envoyé  pour  évangéliser  les  pauvres  1 
C'est  sa  devise,  et  elle  est  toujours  fidèle  à  sa  mission. 

IV.  —  Il  est  probable  que  l'interrogation  adressée  par  les 
disciples  de  Jean-Baptiste  au  Sauveur  excita  les  soupçons  du 
peuple,  qui  en  fut  témoin,  et  ce  peuple  se  mit  à  accuser  d'incré- 
dulité le  saint  précurseur,  à  cause  de  la  question  qu'il  avait  faite 
par  la  bouche  de  ses  envoyés  :  «  Êtes-vous  celui  qui  doit  venir, 
ou  devons-nous  en  attendre  un  autre  ?  »  question  dont  peu  de 
personnes  comprirent  l'intention  et  le  véritable  sens.  C'est  pour- 
quoi, comme  les  disciples  de  Jean  s'en  retournaient ,  Jésus  se  mit  à 
parler  de  Jean  à  la  foule  et  à  le  louer  hautement,  et  il  dit  au  peuple  : 
Qu'êtes-vous  allés  voir  dans  le  désert,  quand  vous  accouriez  auprès 
de  mon  précurseur  ?  Pensez-vous  que  c'était  uniquement  un 
roseau  agité  par  le  vent  ?  un  homme  qui,  après  avoir  rendu  un 
éclatant  témoignage,  chancelle  maintenant  dans  sa  foi?  Loin  do 
vous  cette  pensée!  Car,  écoutez  ce  que  je  pense  de  Jean-Baptiste. 

Qu'est-il  ?  Mais  encore,  qu'êtes-vous  allés  voir?  Un  homme  vêtu 
mollement  ?  Ah  !  non,  certes  !  Vous  save\  que  ceux  qui  s  habillent  de 
la  sorte  sont  dans  les  palais  des  rois ,  et  non  point  au  désert.  On  les 
trouve  chez  Hérode,  mais  on  ne  les  trouve  pas  dans  l'âpre  soli- 
tude où  mon  précurseur  a  trouvé  dès  son  plus  jeune  âge  une  vie 
austère  et  pénitente.  La  pierre  des  cavernes  fut  son  lit,  un  peu  de 
miel  trouvé  dans  le  creux  des  arbres  sa  nourriture,  la  peau  des 
bêtes  son  vêtement,  la  solitude  son  seul  entretien.  Prémice  des 
ascètes  et  des  moines,  comme  les  disciples  et  les  Apôtres  l'ont 
été  de  l'ordre  sacerdotal ,  fuyant  le  monde  pour  trouver  Dieu, 
Jean  ne  cherchait,  ne  voulait  que  le  désert,  n'estimant  pas  que 
rien  fût  digne  d'être  regardé  par  ses  yeux  qui  n'aspiraient  qu'à 
voir  leur  Sauveur. 

Q_u  êtes-vous  donc  allés  voir,  au  désert  où  il  vivait?  Un  prophète? 
Oui,  et  je  vous  le  déclare,  et  plus  qu'un  prophète.  Quand  les  Juifs 
venus  de  Jérusalem  l'interrogeaient  et  lui  demandaient  s'il  était 
prophète,  il  nia  ouvertement  qu'il  fût  le  prophète  dont  ses  inter- 
rogateurs voulaient  parler,  le  grand  prophète  prédit  par  Moïse,  et 
qui  n'était  autre  que  le  Christ  lui-même.  Mais,  il  ne  nia  pas 
absolument  qu'il  fût  prophète,  et  prophète  précédant  le  Christ. 


10  HOMÉLIES  SUR  LES  ÉVANGILES 

Si,  dans  son  humilité,  il  ne  fait  pas  cette  distinction,  le  Sauveur 
la  fait  et  il  proclame  très  haut  qu'  «  entre  ceux  qui  sont  nés 
d'une  femme,  il  n'y  a  point  de  prophète  plus  grand  que  Jean  », 
car  c'est  de  lui  qu'il  esl  écrit  :  J'envoie  devant  vous  mon  ange,  qui 
vous  préparera  la  voie. 

V.  —  Le  lendemain  du  jour  où  Jean  baptisa  Jésus,  l'Evangéliste 
nous  dit  qu'il  était  resté  au  bord  du  Jourdain  :  Stabat  Joannes.  Il 
n'avait  point  accompagné  le  Sauveur;  il  était  resté  fidèle  à  la 
mission  qu'il  en  avait  reçue,  d'être  son  ange,  de  lui  préparer 
sa  voie  !  Stabat  Joannes.  Assurément  il  aimait  le  Sauveur.  Dans 
le  sein  de  sa  mère,  il  avait  tressailli  à  l'approche  de  Jésus. 
Durant  trente  ans,  il  l'avait  attendu  au  désert.  Il  l'annonçait 
chaque  jour  au  peuple  d'Israël.  Ce  maître  si  aimé  et  si  attendu, 
le  voilà  !  Jean  pouvait  le  suivre  et  ne  s'en  séparer  jamais  ; 
il  ne  le  fait  pas  :  il  se  contente  de  voir  le  Seigneur,  lorsque  le 
Seigneur  vient  à  lui,  et,  modèle  parfait  de  cette  charité  qui 
ne  se  cherche  pas  elle-même,  il  reste,  sans  murmurer  et  sans 
chercher  autre  chose,  à  la  place  qui  lui  a  été  assignée,  pratiquant 
admirablement ,  en  cette  entière  obéissance ,  l'exercice  d'une 
parfaite  conformité  à  la  volonté  de  Dieu  et  d'une  inviolable 
fidélité  à  sa  mission.  Aussi,  le  lendemain  du  baptême  de  Jésus, 
il  avait  avec  lui  deux  disciples,  André  et  Jean  le  bien-aimé. 
Voyant  passer  Jésus,  il  leur  dit,  comme  il  l'avait  dit  la  veille  à 
d'autres  de  ses  disciples  :  «Voilà  l'Agneau  de  Dieu  !  »  et  les  deux 
disciples  qui  entendirent  ce  qu'il  disait  suivirent  Jésus,  à  la 
voix  de  Jean-Baptiste,  son  précurseur. 

VI.  —  Voix  de  Jean  qui  gémissez  et  pleurez,  mais  avec  tant 
d'amour  et  d'espoir,  vous  êtes  vraiment  la  voix  de  la  tourterelle, 
voix  plaintive  et  pleine  pourtant  de  suavité!  Ceux  qui  vous  écou- 
tent et  vous  suivent  peuvent  dire,  comme  l'Epouse  des  Cantiques: 
«  La  voix  de  la  tourterelle  a  été  entendue  dans  notre  terre,  le  temps 
de  la  taille  est  arrivé  !  »  Il  est  temps  de  se  préparer,  par  la  pénitence 
et  le  retranchement  de  toute  affection  coupable,  à  recevoir  ce 
grand  mystère  d'amour  qui  va  se  montrer  à  nos  yeux  mortels. 
Que  l'orgueil  s'abaisse ,  que  les  humbles  prennent  courage,  car 
toute  chair  va  voir  son  Sauveur! 


IIImo  DIMANCHE  DE  L'AVENT 

Sommaire.  —  1.  L'interrogation  des  Juifs  appliquée  à  chaque  chrétien.  —  2.  L'humilité 
de  Jean  opposée  à  une  triple  classe  de  négateurs  du  Christ.  —  3.  Comment  le  Pré- 
curseur a  pu  dire  qu'il  n'était  ni  Elie  ni  prophète.  Leçon  qu'il  nous  donne.  — 


iIImo  DIMANCHE  DE  L'AVENT  11 

*.  Comment  Jean  était  la  voix  qui  crie  dans  le  désert.  —  5.  En  quoi  consistait  le 
baptême  administré  par  S.  Jean.  —  6.  Celui  qui  est  au  milieu  et  pourquoi  il  y  est.  — 
7.  La  grandeur  de  celui  qui  doit  venir  et  pourquoi  Jean  n'est  pas  digne  de  dénouer 
sa  chaussure.  —  8.  Pourquoi  Jean  baptisait  à  BétUanie.  Prière. 

I.  —  Le  bruit  s'était  répandu  dans  le  peuple  que  Jean-Baptiste 
était  le  Messie.  Aussitôt ,  la  haine  des  Pharisiens  s'éveille,  et  les 
Juifs  envoyèrent  de  Jérusalem  vers  Jean,  qui  était  de  race  sacerdo- 
tale, des  prêtres  et  des  lévites,  instruits  dans  la  science  de  la  loi . 
pour  lui  demander  :  Qui  êtes-vous  et  pourquoi  baptisez-vous? 

Profitons  de  la  malice  des  Juifs  et  posons-nous  à  nous-mêmes 
cette  question:  Qui  êtes-vous?  Qui  êtes-vous  par  votre  nature? 
Terre  par  le  corps  et  esprit  par  l'âme,  et  dès  lors  créature  rai- 
sonnable, qui  doit  soumettre  la  partie  inférieure  de  son  être  à  la 
raison.  —  Qui  êtes-vous  par  votre  personne V  Un  chrétien,  c'est- 
à-dire  le  disciple  et  l'ami  du  Christ.  En  est-il  ainsi?  —  Qui  êtei*- 
vous  dans  votre  conduite?  Voyez  si  vous  avancez  ou  si  vous 
reculez  dans  le  chemin  de  la  vertu.  —  Qui  êtes-vous  dans  votre 
nature  spirituelle  ?  Etes-vous  devenu  assez  petit  par  l'humilité , 
pour  pouvoir  entrer  par  la  porte  étroite  qui  conduit  à  la  vie  et 
assez  grand  par  la  charité  pour  mériter  un  siège  d'honneur  dans 
la  Jérusalem  d'en  haut. 

II.  —  Interpogé  sur  ce  qu'il  était,  Jean  déclara  la  vérité  et  ne  nia 
point,  car  c'eût  été  nier  Jésus-Christ,  qui  est  la  vérité  même. 
Il  déclara  donc  qu'il  n'était  point  le  Christ,  répondant  ainsi  à  la 
pensée  secrète  et  aux  intentions  de  ses  interrogateurs.  Il  se  ren- 
ferma sagement  en  lui-même  pour  rester  ce  qu'il  était,  plutôt  que 
de  demeurer  vainement  élevé  au  dessus  de  lui  par  la  folle  estime 
des  hommes.  «  Les  serviteurs  dévoués,  dit  S.  Jean  Chrysostôme, 
bien  loin  de  ravir  à  leur  maître  sa  gloire,  refuseraient  de  l'ac- 
cepter, quand  même  beaucoup  la  leur  offriraient.  »  Ainsi  ne  fit 
pas  Lucifer.  Ainsi  ne  firent  pas  nos  premiers  parents,  quand  ils 
voulurent  s'élever  à  l'égal  de  la  Divinité.  Ainsi,  ne  fera  pas 
l'Antéchrist,  qui  demandera  qu'on  lui  rende  un  culte  divin.  Que 
d'ambitieux  et  de  tyrans  qui  imitent  Lucifer  !  Que  d'hérétiques  et 
de  faux  philosophes  qui  suivent  les  errements  de  nos  premiers 
parents  !  Que  d'hypocrites  visent  à  la  fourberie  de  l'Antéchrist  1 

III.  —  Les  Juifs,  qui  attendaient  le  Christ,  attendaient  aussi 
Elie,  qui  devait  le  précéder,  selon  les  Écritures.  C'est  pourquoi 
les  envoyés  des  Pharisiens  continuèrent  leur  interrogation  :  Qui 
donc?  demandèrent-ils.  Êtes-vous  Elie?  Son  austérité  de  vie  et  sa 
qualité  de  précurseur  du  Christ  le  faisaient  ressembler  à  Elie. 
Mais,  s'il  était  Elie  par  son  office  et  par  sa  vie,  comme  l'expliqua 
plus  tard  le  Sauveur,  Jean  n'était  point  Elie  en  corps  et  en  per- 
sonne. Aussi,  il  leur  répondit  :  Non,  je  ne  suis  point  Elie.  11  l'était 


12  HOMÉLIES  SUR  LES  ÉVANGILES 

en  esprit  et  en  vertu,  parce  qu'il  représentait  merveilleusement 
la  conduite  et  les  œuvres  de  ce  grand  homme,  qui  doit  précéder 
le  second  avènement,  comme  Jean  a  précédé  le  premier. 

Moïse  avait  parlé  d'un  grand  prophète,  qui  n'était  autre  que  le 
Christ,  mais  en  qui  les  Juifs  croyaient  devoir  attendre  un  homme 
extraordinaire,  dont  la  venue  précéderait  celle  du  Christ.  Aussi 
les  Juifs  demandèrent  à  Jean  :  Êtes-vous  Prophète  ?  Répondant 
à  leur  pensée,  Jean  nia  qu'il  fût  ce  prophète  extraordinaire, 
attendu  du  peuple,  bien  qu'il  fût,  en  réalité,  selon  la  parole 
du  Sauveur,  plus  que  prophète.  —  Grande  leçon  pour  ceux  qui 
se  vantent  de  leur  naissance,  de  leur  savoir,  de  leur  vertu,  de 
leurs  talents,  de  leurs  richesses,  etc.  ! 

IV.  —  Les  députés  insistèrent.  Qui  êtes-vous  donc  ?  lui  dirent-ils, 
afin  que  nous  puissions  rendre  réponse  à  ceux  qui  nous  ont  envoyés. 
Que  dites-vous  de  vous-même  ?  Jean  aussitôt  rendit  témoignage  au 
Christ,  en  affirmant  qu'il  en  était  le  précurseur.  Je  suis,  répondit-il, 
non  en  personne  et  en  corps,  mais  par  office,  par  ministère  et 
par  similitude,  je  suis  la  voix  du  Verbe,  la  voix  du  Christ,  qui  crie 
par  ma  bouche  dans  le  désert  :  Prépare^  les  voies  du  Seigneur, 
comme  a  dit  le  prophète  Isaie.  Je  suis  celui  qui,  d'après  l'Écriture, 
doit  crier  dans  le  désert  de  la  Judée,  pour  disposer  les  hommes  à 
l'avènement  du  Messie. 

Jean  est  la  voix  du  Verbe ,  car  la  voix  manifeste  la  pensée, 
comme  Jean  a  manifesté  le  Christ.  Plus  rapproché  du  Christ  que 
les  autres  prophètes ,  lesquels  étaient ,  relativement  à  S.  Jean,  ce 
qu'est  le  son  par  rapport  à  la  voix,  le  Précurseur  le  précédait  de 
près,  l'indiquait  de  la  voix  et  du  geste,  par  sa  naissance,  par  sa 
prédication,  par  sa  mort,  disant  partout  :  «  Voici  l'Agneau  de 
Dieu  !  » 

Cette  voix  criait  dans  le  désert ,  dans  la  Judée  abandonnée  de 
Dieu  et  privée  de  la  grâce,  pour  la  consoler  par  l'approche  de  la 
rédemption. 

Elle  criait  :  Préparez  ou  disposez  le  chemin  du  Seigneur,  par 
votre  fidélité  à  suivre  ses  commandements,  et  redressez  ses 
sentiers,  par  votre  empressement  à  suivre  ses  conseils,  afin 
qu'il  vienne  à  vous  et  habite  en  vous,  lui  qui  se  plaît  dans  les 
sentiers  unis. 

V.  —  Apprenant  de  lui  qu'il  n'était  aucun  des  trois  person- 
nages qu'ils  attendaient ,  les  envoyés  des  Pharisiens  firent  encore 
cette  question  à  Jean  :  Pourquoi  donc  baptisez-vous?  Si  vous  n'êtes 
pas  le  Christ  qui  doit  nous  baptiser  par  sa  propre  puissance,  si 
vous  n'êtes  pas  Elie  dont  le  passage  à  travers  le  Jourdain  figurait 
le  baptême,  si  vous  n'êtes  pas  le  grand  prophète  dont  la  charge 
est  de  baptiser,  pourquoi  donc  baptisez-vous  ï 


tllm0  DIMANCHE   DE  LEVENT  13 

Jean  leur  répondit  :  Pour  moi,  je  baptise  dans  Veau,  en  lavant  vos 
corps ,  pour  vous  préparer  au  baptême  de  Celui  qui  doit  vous 
baptiser  dans  le  Saint-Esprit  en  purifiant  vos  âmes.  Ne  vous 
étonnez  donc  pas  et  ne  me  traitez  pas  de  présomptueux,  si, 
n'étant  ni  le  Christ,  ni  Elie,  ni  le  grand  prophète,  néanmoins  je 
baptise  :  mon  baptême  n'est  pas  complet.  Je  baptise  seulement 
dans  l'eau,  en  signe  de  la  pénitence  qui  doit  purifier  vos  âmes, 
et,  en  faisant  de  mes  mains  cette  ablution  de  vos  corps,  j'établis 
l'usage  du  baptême,  pour  disposer  la  voie  à  un  autre  qui  viendra 
purifier  vos  âmes  par  la  grâce  du  Saint-Esprit. 

D'où  nous  pouvons  conclure  que  le  baptême  de  S.  Jean  était 
seulement  l'ombre  et  la  figure  d'un  autre  baptême,  dont  il  fut 
l'annonce  et  la  préparation.  Aussi,  était-il  administré  au  nom  de 
Celui  qui  devait  venir.  Pour  cela,  cependant,  ce  baptême  ne  man- 
quait point  de  valeur.  S'il  ne  remettait  pas  les  péchés ,  ceux  qui 
le  recevaient,  se  reconnaissant  pécheurs,  comprenaient  la  néces- 
sité de  rechercher  un  rédempteur,  aussitôt  qu'il  paraîtrait,  pour 
obtenir  leur  pardon.  Le  baptême  de  Jean  était  donc  une  profes- 
sion de  foi  au  Christ  à  venir,  et  il  était  une  exhortation  à 
produire  des  œuvres  de  pénitence  pour  lui  faire  un  plus  digne 
accueil. 

VI.  —  Mais,  ajoute  Jean-Baptiste,  il  y  en  a  un  au  milieu  de  vous 
que  vous  ne  connaisse^  pas.  Oui ,  Celui  que  j'annonce  est  présent 
parmi  vous  :  il  y  est  comme  médiateur  entre  Dieu  et  les  hommes; 
mais,  vous  ne  le  connaissez  pas,  et  c'est  pour  vous  préparer  à 
le  connaître,  que  je  viens  vous  baptiser  dans  l'eau. 

Ces  paroles  peuvent  s'appliquer  à  l'humanité  du  Christ,  vivant 
parmi  les  Juifs  et  conversant  familièrement  avec  eux  comme  un 
frère;  mais,  les  Juifs,  qui  avaient  cru  à  son  avènement  futur, 
refusèrent  de  croire  à  son  avènement,  quand  il  se  fut  accompli. 

Ces  mêmes  paroles  peuvent  aussi  s'appliquer  à  la  divinité  du 
Christ,  présent  partout  comme  Dieu,  bien  qu'invisible:  il  est 
ainsi  au  milieu  de  toutes  les  créatures,  et  cependant  personne 
ne  le  connaît,  parce  que  personne  ne  le  comprend. 

Les  pieux  interprètes  remarquent  ici  que  Jésus,  dans  l'Évan- 
gile, affectionne  la  place  du  milieu.  C'est  la  place  de  l'humilité  : 
«  Je  suis  au  milieu  de  vous  comme  Celui  qui  doit  vous  servir.  » 
—  C'est  la  place  de  l'égalité,  car  le  milieu  est  à  distance  égale  de 
tout  ce  qui  l'environne,  comme  le  centre  par  rapport  à  tous  les 
points  de  la  circonférence.  —  C'est  la  place  de  l'unité,  car  toutes 
les  extrémités  convergent  vers  le  centre,  comme  vers  le  point 
de  réunion.  —  C'est  aussi  le  lieu  de  la  stabilité,  le  centre  du 
monde  étant  fixe,  au  moins  par  rapport  à  ses  autres  parties. 

VIL  —  Celui  que  je  vous  annonce,  continue  le  saint  précurseur, 


14  HOMÉLIES  SUR  LES   ÉVANGILES 

c'est  Celui  qui  doit  venir  après  moi,  mais  il  est  au  dessus  de  moi.  — 
Selon  un  saint  Père,  le  Christ  vint,  après  S.  Jean,  de  cinq  ma- 
nières :  par  sa  naissance,  par  son  baptême,  par  sa  prédication , 
par  sa  mort,  et  par  sa  descente  aux  enfers.  Voici  d'ailleurs  com- 
ment S.  Jean  Chrysostôme  entend  et  explique  cette  grave  parole 
de  Jean-Baptiste.  C'est,  d'après  ce  saint  docteur,  comme  si  le 
Précurseur  disait  :  Si  je  suis  venu  avant  le  Sauveur  pour  prêcher 
et  pour  baptiser,  ne  me  croyez  pas  pour  cela  plus  grand  que  lui  : 
il  est  venu  après  moi  selon  le  temps,  puisqu'il  est  venu  plus  tard, 
mais  il  est  avant  moi  selon  la  dignité,  car  il  est  infiniment  au 
dessus  de  moi  par  son  excellence,  sa  noblesse,  sa  puissance  et 
son  autorité. 

D'ailleurs,  pour  vous  montrer  son  excellence  incomparable,  je 
n'hésite  pas  à  le  dire  :  Je  ne  suis  pas  digne  de  dénouer  la  courroie 
de  sa  chaussure.  Il  est  tellement  au  dessus  de  moi  que  je  ne  mérite 
pas  de  le  servir  dans  les  fonctions  les  plus  basses,  ni  d'être 
compté  parmi  ses  moindres  serviteurs.  Cendre  et  poussière, 
l'homme,  quel  qu'il  soit,  n'est  rien,  comparé  à  Dieu,  et  aucune 
créature  n'est  digne  de  servir  le  Tout  Puissant,  si  une  grâce 
spéciale  ne  l'y  appelle. 

S.  Grégoire,  donnant  l'explication  allégorique  de  ces  paroles, 
dit  que,  par  les  souliers  de  Jésus-Christ,  il  faut  entendre  son 
humanité  -,  par  la  courroie  qui  sert  à  attacher  et  à  unir  en  quelque 
sorte  les  souliers  aux  pieds,  il  faut  entendre  l'union  hypostatique 
de  l'âme  et  du  corps  avec  la  divinité  en  Jésus-Christ,  union  mys- 
térieuse que  nul,  ni  Jean,  ni  personne,  ne  saurait  expliquer. 

«Voyez-vous,  s'écrie  le  saint  docteur,  la  conduite  des  saints 
pour  conserver  en  eux  la  vertu  d'humilité?  Quand  ils  savent 
quelque  chose  par  une  voie  admirable,  ils  se  représentent  aus- 
sitôt tout  ce  qu'ils  ignorent ,  afin  que,  considérant  leur  faiblesse 
sous  certains  rapports,  ils  ne  soient  point  tentés  de  se  glorifier  de 
leur  perfection  sous  d'autres.  11  faut  donc  que,  plus  on  s'enrichit 
de  connaissances,  plus  on  s'abaisse  par  l'humilité,  de  peur  que 
le  vent  d'orgueil  ne  se  lève  et  ne  dissipe  en  un  instant  ce  que  le 
zèle  de  la  science  avait  péniblement  recueilli.  Lorsque  vous 
accomplissez  quelques  œuvres  bonnes,  rappelez- vous  les  actes 
mauvais  que  vous  avez  commis,  et,  par  le  souvenir  prudent  des 
fautes  passées,  vous  réprimerez  tout  sentiment  de  vaine  gloire. 
Quand  vous  voyez  les  autres  commettre  des  fautes,  songez  qu'ils 
ont  acquis  des  mérites  que  vous  ne  voyez  pas.  Souvenez-vous 
que  toutes  les  bonnes  œuvres  ne  peuvent  être  agréables  à  Dieu , 
si  elles  ne  sont  assaisonnées  par  l'humilité ,  car  celui  qui  pra- 
tique les  vertus  sans  être  humble  est  comme  celui  qui  porte  de 
la  poussière  au  vent.  » 

VIII,  -t  Pour  mieux  faire  entendre  tout  ce  qu'il  vient  de 


IVrao  DIMANCHE   DE  L'AVENT  15 

raconter,  l'Evangéliste  en  détermine  le  théâtre  :  Cela  se  passa  en 
Béthanie,  au  delà  du  Jourdain,  où  Jean  baptisait.  Béthanie  signifie 
«  maison  d'obéissance,  »  et  Jean  y  baptisait  pour  montrer  d'abord 
qu'il  était  venu  par  l'obéissance  annoncer  le  Christ  qui  devait 
être  immolé  pour  le  salut  du  monde  ;  puis,  pour  apprendre  aux 
hommes  que,  s'ils  veulent  êflre  purifiés  de  la  tache  originelle 
contractée  par  la  désobéissance  d'Adam ,  ils  doivent  mériter  par 
l'obéissance  et  la  foi  le  sacrement  du  baptême;  enfin,  pour 
indiquer  combien  la  vertu  d'obéissance  convient  aux  fidèles 
baptisés. 

Bienheureux  Jean,  précurseur  du  Christ,  héraut  du  juge 
suprême,  voix  du  Verbe  divin,  vous  qui  avez  mérité  de  porter  la 
consolante  nouvelle  de  notre  rédemption  ,  je  vous  supplie  de 
m'obtenir  de  Notre-Seigneur,  votre  ami,  la  grâce  d'avoir  un  cœur 
purifié  de  vices  et  orné  de  vertus,  pour  préparer  les  voies  et  aplanir 
les  sentiers  du  Seigi;eur,  selon  vos  salutaires  avertissements. 


IVm0  DIMANCHE  DE  L'AVENT 

Sommaire.  —  1.  La  solennité  du  début  de  cet  Évangile.  —  2.  En  quoi  le  baptême  de 
Jean  différait  des  quatre  autres  baptêmes  dont  parle  S.  Grégoire.  —  3.  Pourquoi  Jean 
baptisait,  et  baptisait  dans  le  Jourdain.  —  4.  Comment  Jean  fut  bien  le  Précurseur 
du  Christ.  —  5.  Ce  que  criait  Jean  au  désert.  Commentaire  d'Isaïe.  Prière. 

I.  —  La  quinzième  année  de  V empire  de  Tibère-César ,  successeur 
d'Octave- Auguste,  sous  le  règne  duquel  Jésus-Christ  était  né, 
Ponce  Pilate  étant  gouverneur  de  la  Judée,  Hérode  tétrarque  de  la 
Galilée,  Philippe,  son  frère,  de  Vlturée  et  de  la  Trachonite ,  et 
Lysanias ,  d'Abjrlène,  sous  la  domination  des  Romains,  sous  les 
grands-prêtres  Anne  et  Caïphe,  qui,  étant  alliés,  exerçaient  alterna- 
tivement le  Pontificat. . . 

L'historien  sacré  détermine  d'une  manière  précise  et  avec  une 
sorte  de  pompe  l'époque  précise  où  va  commencer  la  prédication 
de  Jean-Baptiste,  en  nommant  l'empereur,  les  pontifes,  les  gou- 
verneurs et  les  princes  du  moment.  C'est  pour  montrer;  l'excel- 
lence de  Celui  que  Jean  venait  annoncer.  Celui-là  est  le  souverain 
Empereur,  le  Grand  Pontife,  le  Gouverneur  du  monde  et  le  prince 
universel. 

II.  —  Alors  le  Seigneur  fit  entendre  sa  parole,  c'est-à-dire  son 
inspiration,  dans  le  désert,  à  Jean,  fils  de  Zacharie,  afin  de  l'exciter 
à  donner  le  baptême  de  la  pénitence,  à  prêcher  l'avènement  de 
Jésus-Christ  et  à  annoncer  le  bienfait  de  la  Rédemption.  Jean 


16  HOMÊLÏES  SUR  LES  ÉVANGILES 

entendit  le  verbe,  c'est-à-dire  l'ordre  du  Seigneur,  et,  pour  que  le 
manque  d'eau  ne  le  forçât  point  à  différer  le  baptême,  il  quitta 
son  cher  désert,  où  il  s'était  préparé  dans  le  silence  et  la  mortifi- 
cation aux  fonctions  sublimes  du  Précurseur,  et  il  parcourut  tout 
le  pays  qui  est  aux  environs  du  Jourdain,  où  l'eau  était  abondante 
3t  la  population  nombreuse ,  prêchant  un  baptême  de  pénitence  pour 
la  rémission  des  péchés. 

Nous  expliquions,  dimanche  dernier,  en  quoi  consistait  le 
oaptême  de  Jean.  Disons-en  cependant  quelque  chose  encore. 

S.  Grégoire  de  Nazianze  distingue  cinq  sortes  de  baptême:  Le 
premier  est  le  baptême  figuratif  dans  lequel  Moïse  baptisa  les 
Hébreux,  mais  dans  l'eau  seulement,  c'est-à-dire  dans  la  nue  qui 
guidait  la  marche  du  peuple  au  désert  et  dans  la  mer  qu'il 
traversa.  —  Le  second  est  le  baptême  également  figuratif  et 
préparatoire,  que  Jean  donnait  aux  Juifs.  —  Le  troisième  est  le 
baptême  parfait,  institué  par  Jésus-Christ  et  conféré  dans  le  Saint- 
Esprit.  —  Le  quatrième  est  le  baptême  de  subrogation ,  qui  se 
fait  dans  le  sang  par  le  martyre  :  il  est  le  plus  excellent,  parce 
qu'une  fois  reçu,  il  ne  peut  plus  être  souillé  par  de  nouveaux 
péchés.  —  Le  cinquième  est  le  baptême  qui  efface  les  fautes 
actuelles  dans  les  larmes  du  repentir  :  il  est  plus  laborieux  que 
les  autres. 

Or,  Jean  avait  établi,  suivant  l'inspiration  du  ciel,  un  baptême 
préparatoire  qui  devait  disposer  les  hommes  à  recevoir  Jésus- 
Christ  ;  et  ce  baptême  de  S.  Jean  était,  par  rapport  au  baptême 
du  Christ,  ce  que  fut  plus  tard  le  catéchuménat,  par  lequel  on 
Instruisit  dans  la  foi  les  futurs  néophytes.  Il  engageait  les  Juifs  à 
faire  pénitence,  pour  obtenir  ensuite  plus  facilement  le  pardon 
par  la  foi  en  Jésus-Christ. 

III.  —  Jean  baptisa  pour  plusieurs  raisons.  —  1°  Selon  S.  Augus- 
;in,  c'était  pour  figurer  le  baptême  de  Jésus-Christ,  et  en  ce  sens 
son  baptême  fut  un  sacrement,  c'est-à-dire  un  signe.  —  2°  Selon 
3.  Jean  Chrysostôme,  c'était  pour  que  le  cérémonial  du  baptême 
ittirât  un  plus  grand  nombre  d'auditeurs  auxquels  il  pouvait 
innoncer  Jésus-Christ.  —  3°  Selon  S.  Grégoire  le  Grand,  c'était 
afin  que  le  baptême  du  Précurseur  accoutumât  les  hommes  à 
celui  du  Messie.  —  4°  D'après  le  vénérable  Bède,  c'était  afin  que 
les  hommes,  en  recevant  ce  baptême  de  l'eau,  pussent  se  préparer 
et  s'humilier  pour  recevoir  celui  du  Christ.  —  5°  Enfin,  d'après 
S.  Jean-Baptiste  lui-même,  ce  fut  pour  que  le  Christ,  recevant  son 
baptême,  pût  être  manifesté  en  Israël  par  la  voix  du  Père  Éternel 
et  par  la  manifestation  du  Saint-Esprit. 

Jean  baptisait  dans  le  Jourdain,  qui  signifie  «  descente,  »  pour 
marquer  ciue  les  baptisés  devaient  descendre  de  la  superbe  du 


IVmo  DIMANCHE  DE  L'AVENT  17 

vieil  homme  à  l'humilité  de  la  confession  et  de  l'amendement, 
afin  de  mériter,  par  leur  renoncement  à  la  vie  ancienne,  la 
grâce  d'une  vie  nouvelle  en  Jésus-Christ.  —  Il  convenait  encore' 
que  le  baptême  de  S.  Jean  fût  reçu  dans  le  Jourdain,  parce  que 
c'était  là  comme  une  protestation  de  faire  pénitence  pour  s'appro- 
cher du  royaume  des  cieux  et  passer  à  la  terre  des  vivants,  à 
l'exemple  des  enfants  d'Israël ,  qui  arrivèrent  à  la  terre  promise 
en  traversant  le  Jourdain. 

IV.  —  Cette  mission  du  Précurseur  avait  été  prédite  dans  la  loi 
ancienne,  ainsi  qui!  est  écrit  au  livre  des  prophéties  d'Isaïe,  cet 
évangéliste  qui  a  précédé  les  quatre  autres;  Une  voix  crie  dans  le 
désert.  Déjà,  nous  avons  expliqué  ces  paroles.  Mais,  il  convient 
d'y  revenir. 

Le  Précurseur  du  Christ  crie  dans  le  désert,  c'est-à-dire  dans 
la  Judée  qui  est  abandonnée  de  Dieu  et  privée  de  la  grâce ,  pour 
la  consoler  par  l'amour  de  sa  Rédemption. 

Comme  la  voix  de  l'homme  est  l'expression  de  la  pensée  ou 
du  verbe  intérieur,  S.  Jean  est  à  bon  droit  désigné  parle  mot  de 
voix,  parce  qu'il  était  le  héraut  du  Verbe  divin,  c'est-à-dire  du 
Christ  qui,  selon  sa  divinité,  est  le  Verbe  du  Père  Eternel.  S.  Jean 
est  donc  appelé  Voix,  par  la  même  raison  que  le  Christ  est  appelé 
Verbe;  et,  de  même  que  la  voix  précède  le  verbe  ou  la  parole,  de 
même  S.  Jean  précède  le  Christ.  En  effet,  des  lèvres  de  celui  qui 
parle  s'échappe  un  son  qui  retentit  à  l'oreille,  c'est  la  voix,  mais 
ce  n'est  pas  encore  le  verbe  ou  la  parole-,  car  c'est  la  parole,  et 
non  simplement  la  voix,  qui  exprime  la  pensée.  Mais,  la  voix 
manifeste  la  parole,  comme  Jean  a  manifesté  le  Christ,  parce  qu'il 
était  envoyé  pour  cela  en  Israël.  La  voix  également  est  plus 
rapprochée  de  la  parole  que  le  son  ;  car,  on  entend  d'abord  le 
son,  puis,  on  perçoit  que  c'est  la  voix,  et  on  saisit  ensuite  la  parole 
manifestée  par  la  voix;  de  même,  S.  Jean  est  plus  rapproché  du 
Christ  que  les  autres  prophètes  qui  étaient,  relativement  à  S.  Jean, 
ce  qu'est  le  son  par  rapport  à  la  voix;  car  ils  ne  montraient  le 
Christ  que  dans  le  lointain,  tandis  que  Jean  le  faisait  voir  de  près, 
et  comme  du  doigt,  en  disant  :  «  Voici  l'agneau  de  Dieu  !  »  C'est 
donc  à  juste  titre  que  Jean  est  appelé  le  Précurseur  du  Seigneur, 
puisqu'il  l'a  précédé,  par  sa  naissance,  par  son  baptême,  par  sa 
prédication,  par  sa  mort,  et  même  par  le  nom  qu'il  s'est  donné 
lui-même,  en  s'appelant  «  la  voix  de  celui  qui  crie  dans  le 
désert.  » 

V.  —  Mais,  que  criait  Jean  dans  le  désert?  —  L'Evangéliste 
nous  le  rappelle,  après  Isaïe  :  Prépare^  ou  disposez  le  chemin  du 
Seigneur,  par  votre  fidélité  à  pratiquer  ses  commandements ,  et 
rende\  droits  ses  sentiers,  afin  qu'il  daigne  venir  à  vous  et  habiter 

II.  TROIS. 


18  HOMÉLIES  SUR  LES   ÉVANGILES 

en  vous,  lui  qui  se  plait  dans  les  sentiers  droits,  dans  les 
chemins  unis.  Aussi  le  psalmiste  disait-il  :  «  Seigneur,  montrez- 
moi  vos  voies,  et  faites-moi  connaître  vos  sentiers.  » 

Par  ces  paroles:  «  Préparez  la  voie  du  Seigneur,  »  Jean 
s'adressait  à  tous;  mais,  en  ajoutant:  «  Rendez  droits  vos, 
sentiers,  »  il  s'adressait  spécialement  à  ceux  qui  marchent  déjà 
dans  le  chemin  de  la  vertu.  Ces  sentiers,  qui  nous  conduisent 
plus  directement  à  notre  véritable  patrie,  se  redressent  plus 
parfaitement  et  s'aplanissent  plus  aisément  dans  la  solitude,  par 
1  éloignement  des  choses  du  monde  et  par  le  mépris  des  biens 
du  temps,  dont  des  charmes  séducteurs  pourraient  nous  égarer 
sur  des  hauteurs  dangereuses.  Mais,  hélas!  combien  faussent 
ces  sentiers!  Ce  sont  ceux  qui,  sous  l'apparence  de  la  sainteté 
et  sous  l'habit  de  la  religion,  se  mettent  peu  en  peine  de  suivre 
les  observances  régulières  et  les  conseils  évangéliques. 

Ou  bien  encore,  les  voies,  étant  plus  larges,  peuvent  désigner 
les  actions,  au  lieu  que  les  sentiers,  étant  plus  cachés,  peuvent 
marquer  les  intentions  du  cœur.  Dans  ce  sens,  «  préparez  la  voie 
du  Seigneur,  »  en  évitant  le  mal  et  en  faisant  le  bien;  «  rendez 
droits  ses  sentiers,  »  c'est-à-dire,  redressez  vos  intentions,  en  les 
dirigeant  vers  les  biens  de  l'éternité  et  on  les  détournant  des 
choses  qui  passent.  Si  nous  voulons  réformer  nos  pensées  et  nos 
sentiments,  ne  courbons  pas  nos  esprits  et  nos  cœurs  vers  la 
terre,  par  l'attachement  aux  biens  périssables,  mais  plutôt  éle- 
vons-les vers  le  ciel ,  par  la  considération  et  l'amour  des  biens 
célestes. —  S.  Bernard,  expliquant  ces  paroles  du  cantique  des 
cantiques  :  «  Les  cœurs  droits  vous  chérissent,  Seigneur!  »  dit 
que  les  cœurs  droits  sont  ceux  qui  s'éloignent  des  biens  terres- 
tres, pour  s'élever  à  la  contemplation  et  à  la  dilection  des  biens 
célestes.  Chercher  et  savourer  les  choses  de  la  terre,  ajoute  le 
saint  docteur,  c'est  rabaisser  et  ravaler  notre  âme;  au  contraire, 
méditer  et  désirer  les  choses  du  ciel,  c'est  la  redresser  et  la 
relever.  Selon  S.  Bernard  encore,  la  stature  droite  du  corps 
humain  est  le  modèle  de  la  rectitude  qui  convient  à  notre  âme; 
car,  dit-il,  quoi  de  plus  inconvenant  que  de  porter  dans  un  corps 
droit  un  esprit  courbé  vers  la  terre?  Et,  ne  serait-il  pas  honteux 
qu'un  vase  de  boue,  comme  l'est  notre  corps,  formé  de  terre,  pût 
porter  ces  yeux  en  haut  et  contempler  librement  les  cieux,  tandis 
qu'une  créature  spirituelle,  comme  est  l'âme,  destinée  au  ciel, 
fixerait  ses  regards  en  bas,  et  attacherait  ses  facultés  et  ses 
affections  à  la  terre? 

L'Évangéliste  ajoute,  après  le  Prophète  :  «  Toute  vallée  sera 
comblée,  c'est-à-dire,  le  peuple  Gentil  ou  tout  homme  humbl 
sera  rempli  de  biens  spirituels,  de  la  grâce  en  ce  monde  et  de  la 
gloire  dans  l'autre;  et  toute  montagne,   toute  colline  sera  abaissée, 


DIMANCHE    DANS  L'OCTAVE  DE  NOËL  19 

c'est-à-dire,  le  peuple  Juif  ou  tout  homme  superbe  sera  humilié 
et  dépouillé,  parce  qu'il  perdra  tout  à  la  fois  la  grâce  et  la  gloire, 
car  «  Dieu  résiste  aux  superbes  et  favorise  les  humbles,  »  et,  de 
plus,  «  quiconque  s'exalte  sera  humilié,  et  quiconque  s'humilie 
sera  exalté.  »  —  Par  montagne  et  colline,  il  faut  entendre  ici  les 
différentes  classes  d'orgueilleux,  chez  les  grands  et  chez  les 
inférieurs. 

Alors,  continue  S.  Jean,  les  chemins  tortueux  deviendront  droits, 
c'est-à-dire,  les  cœurs  des  méchants,  qui  étaient  détournés  de  la 
justice,  reviendront  à  l'équité,  pour  en  observer  les  règles;  et  les 
chemins  raboteux  seront  aplanis ,  c'est-à-dire,  les  esprits  irascibles 
et  farouches  s'adouciront  par  l'infusion  de  la  grâce,  et  les  cœurs 
endurcis  contre  le  Christ  s'attendriront. 

Alors  toute  chair,  c'est-à-dire  tout  homme,  soit  Juif,  soit  Gentil, 
verra  des  yeux  du  corps,  en  son  premier  avènement,  le  Sauveur 
envoyé  de  Dieu,  qui  est  le  Christ  Fils  de  Dieu.  La  race  humaine,  à 
cette  époque,  était  divisée  en  deux  grandes  parties,  savoir  les 
Juifs  et  les  Gentils  ;  un  bon  nombre  d'entre  les  uns  et  les  autres 
virent  Jésus-Christ  dans  le  monde  et  conversant  avec  les  hommes. 
—  On  peut  encore  entendre  ces  paroles  dans  le  sens  de  la  vue 
spirituelle,  par  laquelle  tous  les  hommes,  convertis  à  la  foi 
catholique  d'entre  toutes  nations,  reconnurent  Jésus -Christ, 
comme  étant  le  Sauveur  venu  de  Dieu.  —  On  peut  aussi  appliquer 
ces  mêmes  paroles  au  second  avènement  de  J  ^sus-Christ ,  où 
tous  les  hommes,  tant  élus  que  réprouvés,  le  verront  venir  en 
corps  et  en  âme  pour  juger  les  vivants  et  les  morts. 

Bienheureux  Précurseur  du  Christ,  vous  qui,  non  content  de 
prêcher  par  vos  discours,  avez  montré  par  votre  exemple  la 
pénitence  aux  pécheurs,  en  menant  une  vie  si  austère  pour  la 
nourriture  et  le  vêtement,  et  en  fuyant  les  attraits  séducteurs 
d'un  monde  corrompu,  obtenez-moi,  par  votre  puissante  inter- 
cession auprès  de  votre  divin  ami,  de  pratiquer  la  mortification 
convenable  dans  le  boire  et  dans  le  manger,  dans  les  pensées, 
les  paroles  et  les  actions.  Faites  que  le  Seigneur  préserve  mon 
esprit  et  mon  corps  de  toute  souillure,  qu'il  me  fasse  produire  de 
dignes  fruits  de  pénitence,  pour  mériter,  avec  le  pardon  de  mes 
péchés,  la  grâce  de  célébrer  dignement  les  solennités  de  Noël, 
et  parvenir  à  la  vie  éternelle.  Amen. 


DIMANCHE  DANS  L'OCTAVE  DE  NOËL 

Sommaire.  —  1.  Marie  et  Joseph.  —  2.  La  bénédiction  de  Siméon.  —  3.  A  Maris.  — 
4.  Révélation  des  pensées  secrètes.  —  5.  La  prophétesse  Anne.  —  6.  L'Église.  —  7.  La 
fête  de  la  Purification  —  8.  A  Nazareth. 


20  HOMÉLIES   SUR  LES   ÉVANGILES 

I.  —  En  ce  temps -là,  Joseph  et  Marie  la  mère  de  Jésus  étaient  dans 
l'admiration  des  choses  qu'on  disait  de  lui.  Ils  remerciaient  Dieu 
d'avoir  révélé  à  Siméon  les  grandes  choses  que  le  saint  vieillard 
venait  de  ieur  faire  entendre.  Ils  bénissaient  Dieu  de  ce  que 
la  gloire  et  l'amour  du  divin  enfant  n'avaient  plus  leurs  cœurs 
seuls  pour  sanctuaire,  et  de  ce  que  sa  connaissance  commençait 
à  se  répandre  parmi  les  hommes. 

IL  —  Alors,  Siméon,  se  tournant  vers  eux,  les  bénit  publique- 
ment l'un  et  l'autre,  comme  son  âge  et  son  sacerdoce  lui  en 
donnaient  le  droit. 

III.  —  Puis,  s  adressant  à  Marie  seule,  il  dit  à  la  mère  de  Jésus  : 
Celui  que  voilà  est  placé  pour  la  ruine  et  la  résurrection  de  plusieurs 
en  Israël,  pour  la  ruine  du  règne  du  péché,  pour  la  résurrection  du 
rogne  de  la  justice.  Sa  pauvreté  ruinera  l'avarice;  son  humilité, 
l'orgueil;  sa  patience,  la  colère.  Usera  un  signe -éclatant  auquel  il  sera 
contredit.  Il  sera  attaqué  par  l'incrédulité  des  Juifs,  les  scandales 
des  croyants,  le  schisme,  l'hérésie.  Jésus-Christ  a  été  placé  dans 
le  monde  comme  un  but  pour  les  flèches ,  en  sorte  que  chacun 
peut  librement  décocher  contre  lui  ses  traits.  Son  glaive  percera 
votre  âme.  Toutes  ses  douleurs  seront  les  vôtres  ;  un  jour  viendra 
où  vous  paierez  avec  usure  ces  angoisses  de  l'enfantement  dont, 
seule  entre  toutes  les  femmes,  vous  avez  été  exempte.  Vous 
souffrirez  par  la  compassion  plus  qu'aucun  martyr  ne  souffrira 
jamais  par  le  supplice  ;  et,  jusqu'à  la  fin  des  temps,  l'Église,  dont 
vous  êtes  la  plus  parfaite  figure,  sera  percée  du  glaive  de  la 
tribulation  qui  est  aussi  le  glaive  de  son  époux,  afin  que  les 
pensées  de  tous  soient  révélées,  afin  que  dès  ce  monde  l'enfant 
fidèle  soit  distingué  de  l'esclave  qui  n'aspire  qu'à  secouer  le 
joug  -,  car,  si  l'Église  était  sans  le  déchirement  de  l'hérésie  et  de 
la  persécution,  quel  moyen  de  la  reconnaître? 

IV.  —  Le  glaive  de  Dieu  percera  votre  âme ,  afin  que  les  secrètes 
pensées  de  beaucoup  soient  révélées.  C'est  ainsi  que  le  glaive  de  la 
douleur  intérieure  ou  de  la  persécution  du  dehors  perce  le  cœur 
du  chrétien,  afin  que  sa  foi,  son  courage,  sa  patience,  apparaissent 
aux  yeux  de  tous  \  pourrait-il  se  plaindre  et  rejeter  loin  de  lui  son 
tranchant,  puisque  ce  glaive,  avant  que  de  le  frapper,  a  frappé 
Marie  et  qu'il  est  toujours  celui  de  Jésus-Christ  ? 

V.  —  Il  y  avait  aussi  à  Jérusalem  dans  le  temple  une  prophétesse 
nommée  Anne ,  fille  de  Phanuël,  de  la  tribu  d'Aser  ;  elle  était  fort 
avancée  en  âge,  et,  après  avoir  vécu  sept  ans  avec  son  mari  quelle  avait 
épousé  étant  vierge,  elle  était  demeurée  veuve  jusqu'à  Vâge  de  quatre- 
vingt-quatre  ans.  Elle  ne  sortait  point  du  temple ,  et  elle  servait  Dieu 
nuit  et  jour  dans  les  jeûnes  et  dans  les  prières.  Cette  femme,  étant 


DIMANCHE  DANS   L'OCTAVE   DE  NOËL  21 

survenue  à  la  même  heure,  se  mit  à  louer  le  Seigneur  et  à  parler  de 
cet  enfant  à  tous  ceux  qui  attendaient  la  rédemption  d'Israël.  «  Voyez, 
disait-elle  à  tous  les  hommes  qui  avaient  gardé  la  foi  et  l'espé- 
rance de  leurs  ancêtres  ;  voyez  cet  enfant  que  porte  et  qu'allaite 
une  femme  !  Que  le  sacrifice  expiatoire  offert  pour  lui  ne  vous 
scandalise  pas  !  Que  sa  faiblesse  ne  vous  étonne  point  !  Celui-là 
même  qui  ne  peut  marcher  et  dont  la  bouche  ne  peut  proférer  une 
parole,  celui-là  est  le  Verbe  de  Dieu:  il  a  fait  les  siècles-,  il  a 
affermi  la  terre  sur  ses  bases  ;  il  a  étendu  sur  nos  têtes  la  voûte 
des  cieux  ;  il  a  guidé,  il  a  délivré  nos  pères.  C'est  lui  qu'appelaient 
les  prophètes,  lorsqu'ils  disaient  :  Excitez,  Seigneur,  votre  puis- 
sance !  C'est  lui-même  qui  m'inspire  de  parler  de  lui  de  la  sorte  ; 
car  les  temps  sont  arrivés,  dont  le  Seigneur  avait  dit:  «  Je 
répandrai  mon  esprit  sur  toute  chair  ,  vos  fils  et  vos  filles 
prophétiseront.  >> 

VI.  —  Semblable  à  Anne  la  prophétesse,  l'Église,  veuve  de  son 
céleste  Époux,  passe  dans  la  prière  et  dans  la  tristesse  les  jours 
qui  lui  restent  à  achever  sur  cette  terre.  Séparée  de  son  bien- 
aime,  aspirant  après  l'éternelle  réunion  qui  doit  combler  tous  ses 
désirs,  elle  n'a  qu'une  consolation  ■  c'est  de  parler  sans  cesse  de 
cet  enfant  du  salut  à  tous  les  justes  qui  conservent  la  foi,  c'est 
d'annoncer  à  tous  et  partout  le  nom  de  Jésus,  c'est  de  l'entretenir 
sans  cesse  de  celui  qui  est  tout  son  espoir.  «  Elle  parlait  de  lui  à 

tOUS.  ); 

VII.  —  A  l'anniversaire  de  la  présentation  de  Jésus  et  de  la 
purification  de  Marie,  l'Église  met  entre  les  mains  des  fidèles 
des  cierges  allumés,  qu'ils  emportent  ensuite  et  gardent  pieu- 
sement dans  leurs  demeures  comme  un  souvenir  de  celui  qui 
est  nommé  «  la  lumière  illuminante  des  Gentils.  »  Tout  no 
respire  en  ce  jour  que  joie  et  lumière.  Commençons  cependant 
à  considérer  quelle  offrande  se  fait  dans  le  temple  et  de  quel 
sacrifice  elle  est  la  prémice.  Cette  offrande,  il  est  vrai,  est 
aujourd'hui  peu  solennelle.  La  victime  est  facilement  rachetée 
par  quelques  sicles  d'argent  et  par  deux  petits  oiseaux.  A  peine 
présentée  devant  l'autel,  elle  est  aussitôt  rendue  à  la  sollicitude 
de  sa  mère,  qui,  joyeuse,  remportera  son  cher  fardeau  dans 
l'humble  maison  de  Nazareth  ;  cependant ,  le  temps  n'est  pas 
éloigné,  où  cette  victime  viendra  s'offrir,  non  plus  dans  îe  temple, 
mais  sur  le  Calvaire  ;  non  plus  dans  les  bras  amoureux  du 
vieillard,  mais  sur  les  bras  sanglants  de  la  Croix.  Ce  ne  seront 
pas  les  louanges  et  les  bénédictions  de  Siméon  et  d'Anne  qu'elle 
entendra  retentir  à  ses  oreilles  ;  ce  seront  les  cris  de  rage  de  la 
féroce  multitude  des  Juifs.  Elle  ne  sera  plus  rachetée  par  l'oblation 
des  animaux  innocents  :  elle-même  rachètera  l'homme  coupable  ; 


22  HOMÉLIES  SUR  LES  ÉVANGILES 

elle  ne  sera  rendue  à  sa  mère  que  morte  et  défigurée,  et,  suivant 
la  prédiction  du  vieillard,  le  glaive  de  douleur  aura  percé  l'âme 
de  Marie. 

VIII.  —  Quand  ils  eurent  accompli  tout  ce  qui  était  ordonné  par  la 
loi  du  Seigneur,  ils  s'en  retournèrent  en  Galilée,  à  Nazareth,  ville 
dans  laquelle  ils  demeuraient.  Cependant  l'enfant  croissait  et  se 
fortifiait,  rempli  de  sagesse,  et  la  grâce  de  Dieu  était  en  lui. 
Nous  expliquerons  ce  séjour  à  Nazareth  et  ces  progrès  de 
l'Enfant-Dieu  à  propos  d'un  prochain  Évangile. 


.1*  DIMANCHE  APRÈS  L'EPIPHANIE 

Sommaire.  —  1.  Pourquoi  Jésus  monte  au  Temple  de  Jérusalem ,  avec  ses  parents.  » 

2.  Comment  Jésus  resta  à  Jérusalem,  sans  que  ses  parents  s'en  aperçussent.  — 

3.  Marie  et  Joseph  cherchent  Jésus  pendant  trois  jours.  —  4.  Jésus  au  Temple.  — 
5.  La  plainte  de  Marie,  retrouvant  son  fils.  —  6.  La  réponse  sublime  de  Jésus.  — 
7.  Retour  et  obéissance  de  l'enfant  Jésus.  —  8.  Les  méditations  de  Marie.  —  9.  Les 
progrès  de  Jésus.  —  10.  Conclusion  et  prière. 

I.  —  Lorsque  Jésus  fut  âgé  de  dou\e  ans,  il  voulut  montrer  que 
le  jeune  âge  devait  à  Dieu  l'assistance  aux  offices  divins  et  aux 
fêtes  saintes.  Ses  patents  se  rendirent  à  Jérusalem,  selon  leur  cou- 
tume,  au  temps  de  la  fêle  de  Pâques ,  entendre  la  lecture  de  la  loi, 
participer  aux  sacrifices  et  assister  à  la  solennité  :  car  ils  obéis- 
saient encore  à  la  religion  qui  était  simplement  l'ombre  de  celle 
dont  ils  possédaient  la  réalité.  Avec  eux,  Jésus,  le  maître  de  la 
loi,  se  soumettait  humblement  à  l'observation  de  la  loi,  tant 
qu'elle  subsiste  encore,  afin  de  nous  donner  par  son  humilité  le 
modèle  et  l'exemple  d'une  perfection  accomplie. 

II. —  La  solennité  pascale  qui  durait  huit  jours  étant  terminée, 
les  parents  de  Jésus  repartirent,  ne  voulant  pas  trop  attirer 
l'attention  sur  eux  et  sur  leur  divin  enfant,  à  cause  qu'Archélaùs 
régnait  encore,  mais,  comme  ils  s'en  retournaient ,  les  jours  de  fête 
étant  passés ,  V enfant  Jésus  demeura  à  Jérusalem ,  sans  que  son  père  ni 
sa  mère  s'en  aperçussent ,  non  point  par  le  fait  de  la  négligence  de 
ses  parents,  mais  parce  qu'il  le  voulut  bien  et  l'avait  ainsi  réglé. 
Après  avoir  rendu  à  ses  parents  ce  qu'il  leur  devait ,  en  venant 
dans  leur  compagnie  offrir  au  Seigneur  les  sacrifices,  il  voulait 
aussi  rendre  à  son  Père  Céleste  ce  qu'il  lui  devait,  en  s'occupant 
de  la  doctrine  spirituelle;  montrant  aussi  par  là  qu'un  fils,  dont 
la  présence  n'est  pas  indispensable  à  sa  famille,  peut  se  consa- 
crer au  service  divin,  même  sans  le  consentement  des  siens. 


lor  DIMANCHE  APRÈS  L'EPIPHANIE  23 

Mais,  direz-vous,  comment  les  parents  de  Jésus  ont-ils  pu  le 
laisser  sans  le  savoir,  eux  qui  l'avaient  élevé  avec  tant  de  solli- 
citude? C'est  que  la  coutume  des  Juifs,  en  allant  aux  fêtes  ou  en 
s'en  revenant  chez  eux,  était  que  les  femmes  fussent  avec  les 
femmes,  et  les  hommes  avec  les  hommes,  pour  sauvegarder  la 
pureté  des  mœurs;  mais,  les  enfants  pouvaient  aller  indiffé- 
remment avec  leur  père  ou  avec  leur  mère.  C'est  pourquoi  Joseph, 
ne  voyant  pas  Jésus  avec  lui,  le  croyait  avec  Marie,  dans  la 
troupe  des  femmes,  et  Marie  le  croyait  avec  Joseph,  dans  la 
troupe  des  hommes. 

III.  —  Voilà  comment ,  pensant  qu'il  était  avec  ceux  de  la  compa- 
gnie, ils  marchèrent  durant  tin  jour.  Mais ,  le  soir,  arrivés  à  l'en- 
droit où  ils  devaient  loger,  Marie,  s'apercevant  que  Jésus  n'étaU 
pas  avec  Joseph,  comme  elle  le  supposait,  fut  percée  du  glaive 
prédit  par  Siméon,  car  Dieu  n'épargne  pas  la  tribulation,  même 
à  ses  meilleurs  amis.  Joseph,  non  moins  désolé,  la  suivait  en 
pleurant,  et  ils  le  cherchaient  tous  deux,  en  proie  à  la  plus  dou- 
loureuse angoisse,  parmi  leurs  parents  et  les  personnes  de  leur 
connaissance.  Comme  il  dut  sortir  de  leur  cœur,  ce  cri  de  la 
Genèse  :  «  Quoi  !  l'enfant  ne  paraît  pas  :  et  où  irai-je  donc  pour 
le  trouver  !  »  Que  de  fatigues  et  de  larmes  à  la  recherche  de  Jésus  ! 
Mais,  ne  V  ayant  point  trouvé,  ils  retournèrent  à  Jérusalem  pour  Vy 
chercher.  Trois  jours  s'écoulèrent ,  figurant  le  nombre  de  jours 
que  Jésus  devait  rester,  après  sa  mort,  comme  perdu  dans  le 
tombeau,  le  Seigneur  voulant  signifier  par  là  que,  trois  jours 
après  sa  Passion  victorieuse,  on  verrait  ressuscité  celui  que  l'on 
croyait  mort,  et  on  le  trouverait  revêtu  d'une  gloire  immortelle. 
C'est  la  remarque  de  S.  Ambroise. 

\  IV.  —  Après  trois  jours ,  ils  le  trouvèrent  dans  le  Temple.  Un 
enfant  se  plaît  dans  la  demeure  de  son  père.  Aussi,  Jésus-Christ 
fut-il  trouvé  dans  le  Temple ,  non  pas  errant  çà  et  là  comme  les 
enfants,  mais,  comme  source  de  la  sagesse,  assis  au  milieu  des 
docteurs,  pour  être  plus  à  portée  de  les  entendre  tous  et  de  les 
entretenir.  Il  s'y  tient  modestement  assis,  et,  comme  modèle 
d'humilité,  écoutant  les  docteurs,  lui  qui  est  la  source  de  toute 
lumière,  et  les  interrogeant ,  pour  nous  apprendre  à  consulter 
l'Église.  Mais,  après  avoir  interrogé  avant  d'enseigner,  il  montre 
qu'il  était  Dieu,  par  les  questions  sublimes  qu'il  posait  et  par  les 
réponses  merveilleuses  qu'il  donnait,  de  sorte  que  tous  ceux  qui 
Y  entendaient  parler  étaient  dans  V  admiration  de  sa  sagesse ,  de  son 
savoir  et  de  la  sublimité  de  ses  réponses.  Maître  habile  et  consommé, 
cet  enfant  inculquait  son  enseignement  sous  une  double  forme, 
tantôt  sous  forme  de  question  et  tantôt  sous  forme  de  réponse. 

V.  —  Marie  et  Joseph,  voyant  Jésus  assis  au  milieu  des  docteurs, 


24  HOMÉLIES  SUR  LES  ÉVANGILES 

furent  très  étonnés,  car  il  n'avait  encore  rien  fait  de  semblable. 
Dès  qu'il  aperçut  sa  mère,  l'enfant  vint  à  elle  ;  elle  le  couvrit 
de  baisers,  et,  considérant  avec  amour  et  action  de  grâces  sa 
face  auguste,  lui  dit  :  Mon  fils,  pourquoi  ave^-vous  agi  de  la  sorte 
avec  nous?  De  grâce,  mon  fils,  pour  calmer  ma  douleur  et  mes 
craintes,  expliquez-moi  votre  conduite.  Ce  n'était  point  un  repro- 
che, c'est  un  cri  du  cœur,  tout  plein  de  confiance  et  d'abandon, 
d'humilité  et  de  tendresse.  C'est  une  plainte  affectueuse  sur  la 
longue  absence  de  Jésus,  puisqu'elle  ajoute:  Voye\  votre  père 
qui  vous  cherchait ,  ainsi  que  moi,  tout  affligé.  La  bienheureuse 
Vierge  donne  à  Joseph  le  titre  de  père  de  Jésus,  soit  pour  éviter 
la  critique  des  Juifs,  soit  parce  qu'il  avait  protégé  l'éducation  de 
l'enfant ,  soit  pour  indiquer  la  généalogie  du  Sauveur.  Si  nous 
voulons  trouver  Jésus,  nous  devons  le  chercher  avec  Marie,  dont 
le  nom  figure  la  foi  qui  est  la  lumière  de  l'esprit  et  la  charité, 
qui  est  la  vie  du  cœur,  et  avec  Joseph,  dont  le  nom  figure  les 
bonnes  œuvres,  qui  doivent  toujours  augmenter  en  nombre.  Nous 
devons  aussi  le  chercher  avec  larmes,  comme  Marie  et  Joseph 
qui  le  cherchaient  avec  douleur. 

VI.  —  //  leur  répondit  :  Pourquoi  me  cherchie^-vous  parmi  nos 
parents  et  nos  amis,  et  non  point  dans  la  maison  de  mon  Père? 
Comme  pour  rectifier  la  parole  de  sa  Mère,  il  indique  quel  est  son 
véritable  Père  et  ce  qu'il  doit  avant  tout  à  son  Père  Éternel.  Ne 
savie^-vous  pas ,  ajouta-t-il  dans  ce  but,  que  je  dois  m' occuper  de  ce 
qui  regarde  le  service  de  mon  Père  ?  La  piété  envers  Dieu  doit  tout 
primer,  même  la  piété  filiale. 

La  réponse  que  Jésus  fit  à  sa  Mère  dans  le  Temple  de  Jérusalem 
est  la  première  que  cite  l'Évangile,  et  cette  parole,  par  laquelle  il 
manifesta  sa  divinité ,  était  si  profonde  que  Marie  et  Joseph  ne 
comprirent  pas  cette  parole,  dit  l'évangéliste.  Sans  doute,  Marie  et 
Joseph  étaient  persuadés  que  Jésus  était  le  fils  de  Dieu,  mais  ils 
ne  remarquèrent  pas-  ce  qu'il  leur  disait  à  ce  moment,  n'étant  pas 
accoutumés  à  ce  qu'il  leur  tînt  ce  langage. 

VII.  —  Il  partit  ensuite  avec  eux  pour  se  rendre  à  Nazareth.  Tout 
à  la  fois  Dieu  et  Homme,  Jésus  révèle  ici  sa  double  nature.  Comme 
homme,  il  monte  à  Jérusalem  avec  ses  parents,  et  comme  Dieu, 
il  reste  au  Temple  sans  les  prévenir;  comme  homme,  il  interroge 
les  docteurs,  et  comme  Dieu,  il  leur  répond  de  manière  à  les 
remplir  d'admiration  ;  comme  fils  de  Dieu,  il  s'occupe  à  Jérusalem 
du  service  de  son  Père,  et  comme  fils  de  l'Homme,  il  retourne  à 
Nazareth,  par  l'ordre  de  ses  parents. 

;  Et,  à  Nazareth,  il  leur  était  soumis.  Quelle  condamnation  pour 
notre  orgueil  et  quelle  leçon  pour  nous  qui  refusons  toujours  de 
nous  soumettre  à  nos  supérieurs  !  Cette  parole  de  notre  Évangile 


Vr  DIMANCHE  APRÈS  L'EPIPHANIE  *& 

jetait  les  saints  dans  l'extase  de  l'admiration,  et,  en  la  prononçant, 
S.  Bernard  s'écriait  :  «  Admirez  deux  choses,  et  voyez  celle  quo 
vous  devez  admirer  davantage,  ou  la  très  douce  condescendanco 
du  Fils  ou  la  très  excellente  dignité  de  la  Mère.  L'une  et  l'autre 
soat  étonnantes  et  prodigieuses  :  car  qu'un  Dieu  obéisse  à  uno 
femme,  c'est  une  humilité  sans  exemple-,  et  qu'une  femme 
commande  à  un  Dieu,  c'est  une  élévation  sans  pareille.  0 
homme,  apprends  donc  à  obéir  ;  toi  qui  n'es  que  terre,  cendre  et 
poussière,  apprends  à  t'abaisser,  à  t'assujettir,  et  à  rougir  de  ton 
orgueil.  Quoi  !  Dieu  s'humilie,  et  tu  veux  t'élever  !  Dieu  se  soumet 
à  de  simples  mortels,  et  tu  prétends  dominer  sur  les  hommes  l 
Est-ce  donc  que  tu  présumes  l'emporter  sur  ton  Créateur?  Car, 
toutes  les  fois  que  tu  désires  commander  aux  autres,  tu  disputes 
à  Dieu  la  prééminence,  et  alors  tu  n'apprécies  pas  ce  qui  vérita- 
blement appartient  à  Dieu.  » 

VIII.  —  Or,  continue  l'écrivain  sacré,  sa  mère  conservait  dans 
son  cœur  le  souvenir  de  toutes  ces  choses,  qu'elle  enseignera  un  jour 
aux  apôtres  et  dictera,  pour  ainsi  dire,  aux  évangélistes.  Si  elle 
ne  les  avait  pas  conservées,  nous  ne  les  posséderions  pas,  car 
c'est  par  ses  lèvres  sacrées  que  nous  les  avons  reçues.  Elle  en 
faisait  aussi  la  règle  et  la  loi  de  toute  sa  vie,  nous  montrant  que 
les  paroles  et  les  actions  de  Jésus-Christ  doivent  être  l'objet 
habituel  de  nos  pieuses  réflexions,  afin  de  repousser  de  notre  âme 
les  pensées  importunes  et  de  fournir  à  notre  prochain  d'utiles 
enseignements.  Elle  nous  apprend  encore  comment  nous  devons 
écouter  la  parole  de  Dieu,  la  conserver  au  fond  de  notre  cœur, 
nous  en  pénétrer,  au  lieu  de  la  laisser  se  dissiper  comme  un  vain 
son  que  le  vent  emporte. 

IX.  —  Et  Jésus  croissait  en  sagesse,  en  âge  et  en  grâce,  devant  Dieu 
et  devant  les  hommes.  Ici,  l'âge  est  relatif  au  corps,  la  sagesse  à 
l'âme,  et  la  grâce  au  salut  du  corps  et  de  l'âme.  Il  progressait  en 
âge,  de  sorte  que  son  corps  se  développa  peu  à  peu  selon  le 
temps,  passant  par  toutes  les  phases  de  l'enfance,  de  l'adolescence 
et  de  la  jeunesse.  Il  progressait  en  sagesse  et  en  grâce,  quant  aux 
effets,  en  produisant,  à  mesure  qu'il  avançait  en  âge,  des  œuvres 
plus  excellentes  à  l'égard  de  Dieu  et  des  hommes. 

Suivant  une  autre  interprétation ,  Jésus  progressait  en  sagesse 
et  en  grâce ,  quant  à  leur  manifestation  et  à  leur  usage ,  parce 
qu'il  les  dévoilait  et  exerçait  peu  à  peu  et  de  plus  en  plus.  C'est 
la  pensée  de  S.  Ambroise. 

X.  —  Quoiqu'il  en  soit,  nous  concluons  ici,  pour  notre  instruc- 
tion, que,  comme  Jésus  croissait  en  sagesse,  en  âge  et  en  grâce, 
devanVDieu  et  devant  les  hommes,  c'est-à-dire  pour  la  gloire  de 


26  HOMÉLIES  SUR  LES   ÉVANGILES 

Dieu  et  l'utilité  des  hommes,  qu'il  a  souffert,  est  ressuscité  et 
est  ainsi  entré  dans  sa  gloire;  de  même,  nous  les  disciples,  nous 
devons  croître  en  vertus,  et  arriver  par  les  souffrances  de  la 
terre  aux  joies  du  ciel. 

Concluons  aussi ,  avec  S.  Bernard ,  que  c'est  avec  raison  qu'on 
a  nommé  «  Nazareth,  »  c'est-à-dire  «  Fleur,  »  cette  sainte  ville, 
chérie  de  Dieu,  où  le  Verbe  prenant  notre  chair  a  germé  dans  le 
sein  d'une  Vierge,  comme  une  fleur  exquise  d'un  incomparable 
parfum.  Entre  toutes  les  autres  villes,  elle  a  été  favorisée  d'un 
étonnant  privilège,  puisque  le  Seigneur  a  voulu  commencer  en 
elle  l'œuvre  de  notre  salut,  et  qu'après  y  avoir  été  conçu  il  y  a 
été  élevé  par  ses  parents  auxquels  il  a  daigné  se  soumettre ,  lui 
à  qui  son  père  a  soumis  toute  créature  au  ciel  et  sur  la  terre. 

Seigneur  Jésus-Christ,  fils  du  Dieu  vivant,  vous  que  vos  parents 
affligés  ont  cherché  pendant  trois  jours,  et  ont  enfin  trouvé  dans 
le  Temple,  donnez  à  un  misérable,  tel  que  je  suis,  de  vous 
désirer,  et  qu'en  vous  désirant  je  vous  cherche,  et  qu'en  vous 
cherchant  je  vous  trouve,  qu'en  vous  trouvant  je  vous  aime, 
qu'en  vous  aimant  je  répare  mes  fautes,  et  qu'après  les  avoir 
réparées  je  ne  les  renouvelle  pas.  Et  vous  qui  donnez  à  celui  qui 
demande,  qui  vous  montrez  à  celui  qui  vous  cherche,  qui  ouvrez 
à  celui  qui  frappe,  ne  refusez  pas  au  plus  petit  de  vos  servi- 
teurs ce  que  vous  promettez  à  tous.  Vous  enfin,  qui,  pour  nous 
donner  la  règle  de  l'obéissance,  êtes  revenu  à  Nazareth,  sur 
la  volonté  de  vos  parents  à  qui  vous  êtes  resté  soumis ,  accor- 
dez-moi la  force  de  briser  ma  propre  volonté  toujours  rebelle, 
afin  que  je  vous  sois  soumis,  à  vous  et  à  toute  créature  humaine 
en  vue  de  vous.  Amen. 


IImo  DIMANCHE  APRÈS  L'EPIPHANIE 

Sommaire.  —  1.  Jésus  et  Marie  aux  noces  de  Cana.  —  2.  La  parole  de  Marie.  —  3.  La 
réponse  de  Jésus.  —  4.  Le  sens  mystique  de  ce  colloque  entre  la  Mère  et  le  Fils.  — 
5.  Le  récit  du  miracle.  —  G.  La  signification  du  miracle.  —  7.  Détails  mystérieux.  — 
8.  Application  à  la  vie  chrétienne.  Prière. 

I.  —  Il  se  fit  des  noces  à  Cana  en  Galilée ,  et  la  mère  de  Jésus  s]y 
trouva  ;  Jésus  fut  aussi  invité  à  ces  noces  avec  ses  disciples.  Les 
commentateurs  conjecturent,  avec  une  sérieuse  apparence  de 
probabilité,  que  le  mariage  auquel  assistèrent  Jésus  et  Marie  était 
celui  d'un  des  fils  de  Salomé,  sœur  de  la  sainte  Vierge.  On 
comprend  alors  pourquoi  Marie  était  établie  dans  »a  maison  de 
l'époux  :  Erat  Mater  Jesu  ibi.  Elle  était  venue  renure  à  sa  sœur 


IImo  DIMANCHE  APRÈS  L'EPIPHANIE  27 

tous  les  bons  offices  d'une  proche  parente  ;  elle  l'avait  aidée  dans 
les  préparatifs  ordinaires  en  pareille  occasion.  Quant  à  Joseph, 
puisqu'il  n'est  pas  nommé  ici,  les  commentateurs  en  infèrent 
qu'il  s'était  déjà  endormi  du  sommeil  des  justes,  ce  qui  explique 
aussi  comment ,  durant  l'absence  de  Jésus,  Marie  habitait  chez 
Salomé. 

Considérons  de  l'œil  de  l'âme  ces  saintes  noces  que  sanctifient 
de  leur  présence  Jésus  et  Marie.  Hélas  !  le  mariage  est  un  grand 
sacrement.  Mais,  on  le  regarde  comme  une  affaire  tout  humaine  : 
au  lieu  d'y  inviter  Jésus-Christ  et  sa  sainte  Mère,  par  une  conduite 
chrétienne,  souvent  on  les  en  bannit  par  la  dissipation  et  l'excès, 
dont  cette  sainte  cérémonie  est  trop  souvent  suivie.  Ne  soyez 
donc  pas  surpris  qu'il  y  ait  si  peu  de  mariages  que  Dieu  bénisse. 

Voyons  à  Cana  notre  maître  pratiquer  ce  qu'il  enseignera  plus 
tard,  s'asseoir  avec  modestie  à  la  dernière  place,  et  Marie  veiller 
avec  une  douce  et  grave  sollicitude  à  ce  que  rien  ne  manque  aux 
convives. 

II.  —  Et  le  vin  étant  venu  à  manquer ,  la  mère  de  Jésus  lui  dit  :  lis 
n  ont  point  de  vin.  Marie  est  la  première  à  s'apercevoir  que  le  vin 
va  manquer,  et,  dans  sa  miséricordieuse  bonté,  elle  veut  éviter 
aux  maîtres  de  la  maison  une  humiliation  pénible  et  aux  convives 
une  privation.  Elle  s'adresse  à  son  fils  qu'elle  sait  être  tout 
puissant,  bien  qu'il  n'ait  encore  manifesté  sa  puissance  par 
aucun  prodige  :  «  Ils  n'ont  point  de  vin,  »  dit-elle.  Elle  n'ajoute 
rien,  elle  ne  presse  point  Jésus  :  elle  se  borne  à  exposer  le  besoin, 
sachant  bien  que  cela  suffit  pour  celui  qui  peut  tout,  et  dont 
l'amour  surpasse  la  puissance.  Peut  être  aussi  ne  parle-t-elle 
avec  cette  brièveté  que  parce  qu'elle  connaît  ce  qu'elle  est  au 
cœur  de  Jésus  et  que  c'est  assez  d'un  mot  de  sa  bouche  mater- 
nelle pour  obtenir  tout  ce  qu'elle  souhaite. 

III.  —  Mais,  quelle  réponse  lui  lait  Jésus  et  combien  différente 
de  celle  que  notre  piété  devait  attendre  !  Jésus  lui  répondit  : 
Femme,  qu'est-ce  que  cela  fait  à  vous  et  à  moi?  Mon  heure  n'est  pas 
encore  venue.  —  a  Ne  vous  étonnez  pas,  mes  frères,  s'écrie  à  ce 
sujet  Origène,  et  ne  soyez  pas  scandalisés  si  Jésus  nomme  sa 
sainte  mère  d'un  nom  qui  vous  semble  dur:  Femme,  Mulier ! 
S'il  le  fait,  c'est  afin  de  rappeler  en  une  seule  parole  cette  douce 
miséricorde  et  cette  facile  compatissance,  qualités  de  son  sexe 
dont  elle  est  la  personnification  accomplie:  miséricorde  et  com- 
passion, qui  la  portaient  à  vouloir  prévenir  les  besoins  des 
convives,  avant  qu'eux-mêmes  les  eussent  ressentis,  dût  la  puis- 
sance de  son  fils  en  rester  ignorée,  »  car  la  très  sainte  Vierge, 
tout  entière  à  la  piété,  semblait  vouloir  hâter  les  moments  fixés 
par  la  sagesse  de  Dieu. 


28  HOMÉLIES  SUR  LES   ÉVANGILES 

Mon  heure  riest  pas  encore  venue.  Ce  n'est  pas  encore  le  moment 
de  montrer  ce  que  je  suis.  Laissez-les  sentir  ce  qui  leur  manque; 
laissez-les  éprouver  les  privations  de  la  soif,  ils  en  apprécieront 
davantage  mes  bienfaits,  ils  en  seront  plus  reconnaisssants,  et 
mes  disciples  seront  confirmés  dans  la  foi. 

«  IV.  —  Mais,  est-ce  bien  là  tout  le  sens  de  ce  mystérieux  entre- 
tien entre  Jésus  et  Marie?  Non,  sans  doute!  Marie,  disent  les 
saints  interprètes,  en  disant  à  son  fils  :  «  Ils  n'ont  point  de  vin,  » 
entendait  parler  du  vin  mystique,  qui  est  la  grâce  de  l'Esprit- 
Saint,  et,  empressée  de  hâter  l'effusion  de  la  miséricorde  divine, 
elle  implorait  son  fils,  parce  que,  dès  le  commencement  de  sa 
prédication,  il  répandit  sur  les  Gentils  les  grâces  de  foi  et  de 
lumière  qui  ne  devaient  être  données  qu'après  le  Calvaire  et  la 
Résurrection.  C'est  pour  cela  que  le  Sauveur  répond  :  «  Mon 
heure  n'est  pas  encore  venue  !  »  L'heure  du  Sauveur ,  c'est  sa, 
Passion  :  c'est  toujours  ainsi  que  S.  Jean  la  nomme  dans  le  cours' 
de  son  Évangile.  Mon  heure  n'est  pas  encore  venue,  ce  n'est  pas 
encore  pour  moi  le  moment  de  mourir  sur  la  croix  et  d'enfanter 
par  ma  mort  l'Église  des  Nations.  Marie  comprend  ce  langage  ; 
elle  sait  que  la  grâce  qu'elle  demande  lui  sera  accordée  dans  un 
temps  plus  éloigné.  «  La  mère  et  le  fils,  dit  un  Père  de  l'Église, 
s'entendait  l'un  l'autre.  Ils  reconnaissaient  leurs  pensées  les  plus 
intimes.  Ils  voyaient  l'avenir  sous  le  voile  du  présent.  Ils  enten- 
daient l'Esprit-Saint,  là  où  leurs  auditeurs  ignorants  croyaient 
qu'il  ne  s'agissait  que  du  vin  de  cette  terre.  » 

V.  — Marie,  sa  mère,  qui  savait  que  Jésus,  après  lui  avoir  parlé 
en  tant  que  Dieu,  allait  lui  obéir  en  tant  qu'homme,  dit  à  ceux  qui 
suivaient  :  Faites  tout  ce  qu'il  vous  dira;  si  l'Esprit-Saint  ne  pouvait 
encore  être  donné  aux  Gentils,  Marie  savait  que  le  miracle, 
figure  de  ce  don,  allait  dès  ce  moment  réjouir  son  cœur  maternel, 
et  le  miracle  eut  lieu,  selon  le  récit  de  l'Évangéliste. 

Or,  dit  S.  Luc,  il  y  avait  là,  pour  les  purifications  des  Juifs,  six 
grands  vases  de  pierre  dont  chacun  tenait  deux  ou  trois  mesures.  Jésus 
dit  aux  serviteurs  :  Remplisse^  ces  vases  d'eau  ;  et  ils  les  remplirent 
jusqu'au  bout.  Jésus  ajouta  :  Puise%  maintenant ,  et  portez-en  au  maître 
d'hôtel  ;  et  ils  lui  en  portèrent.  Dès  que  le  maître  d'hôtel  eut  goûté  de 
cette  eau  changée  subitement  en  vin,  ne  sachant  d'où  venait  ce  vin, 
quoique  les  serviteurs  qui  avaient  puisé  l'eau  le  sussent  bien,  il  appela 
Vépoux  et  lui  dit  :  Tout  le  monde  sert  d'abord  le  meilleur  vin,  et  quand 
yles  convives  ont  beaucoup  bu,  on  en  sert  de  moins  bon:  mais  vous, 
vous  ave\  réservé  le  bon  vin  jusqu'à  cette  heure.  Ce  fut  le  premier  des 
miracles  de  Jésus  ;  il  le  fit  à  Cana  en  Galilée ,  et  par  là  il  fit  éclater  sa 
gloire,  et  ses  disciples  crurent  en  lui. 

Voilà  le  miracle,  en  voici  la  signification. 


II1*6  DIMANCHE  APRÈS  L'ÊPIPHANIË  29 

VI.  —  Le  miracle  des  noces  de  Cana  est  la  figure  de  ce  miracle 
bien  autrement  doux  et  consolant,  par  lequel  Jésus  s'unit  à  nous, 
à  notre  pauvre  nature  humaine,  dans  le  mystère  de  l'incarnation. 
Et,  c'est  là  le  premier  sens  dans  lequel  nous  pouvons  l'entendre 
et  le  méditer.  —  Mais,  les  noces  de  Cana  représentent  encore  les 
noces  spirituelles  de  l'âme  avec  Jésus  sur  la  terre,  parle  moyen 
de  la  grâce.  —  Elles  représentent  enfin  les  noces  éternelles  qui  se 
célébreront  dans  les  cieux.  —  Dans  ces  trois  sens,  le  Sauveur, 
époux  de  nos  âmes,  change  les  eaux  insipides  de  la  terre  en  un 
vin  sacré  de  forée  et  de  consolation  :  quand  il  donne  la  divinité  à 
l'humanité,  la  grâce  à  la  nature ,  l'éternité  et  la  gloire  à  ce  qui  de 
soi  est  passible  et  mortel. 

VII.  —  S.  Luc  dit  que  ce  miracle  eut  lieu  le  troisième  jour.  — 
Ce  troisième  jour ,  c'est  la  loi  de  grâce  qui  succède  à  loi  de  nature 
et  à  la  loi  écrite.  —  Cana  en  Galilée,  c'est  la  Gentilité:  la  Galilée 
étant,  dans  les  Saintes  Écritures,  opposée  toujours  à  la  Judée,  qui 
,est  le  pays  du  peuple  choisi.  —  Les  urnes  qui  servent  à  la  purifi- 
cation des  Juifs,  ce  sont  les  livres  delà  loi  que,  par  ordre  de  Dieu 
les  serviteurs,  c'est-à-dire  les  prophètes,  ont  remplis  d'une  eau 
qui  restera  sans  force,  jusqu'à  ce  que  vienne  celui  qui  accom- 
plira la  Loi  et  la  Prophétie.  —  Ce  grand  miracle  de  la  bonté  de 
Dieu  n'a  lieu  que  par  l'intercession  de  Marie.  Arrêtons-nous  là, 
car,  ce  qu'il  nous  importe  le  plus  de  voir  dans  cet  Évangile,  c'est 
une  exacte  représentation  de  la  vie  chrétienne. 

VIII.  —  Que  le  pécheur  qui  s'arrête  sur  la  route,  altéré,  défail- 
lant, considère  la  bonté  et  la  douceur  de  la  Mère  de  miséricorde. 
Qu'il  prenne  courage ,  en  voyant  combien  elle  est  empressée  de 
subvenir  aux  besoins  de  ses  enfants,  et  comme  elle  se  hâte  de  les 
recommander  à  son  fils:  Voyez,  dit-elle,  «  ils  n'ont  point  de  vin  !  » 
Cette  âme  n'a  plus  de  courage,  elle  est  épuisée  par  la  douleur, 
elle  aurait  besoin  du  vin  de  vos  célestes  consolations.  Puis,  après 
avoir  invoqué  son  fils,  elle  se  tourne  vers  soû  serviteur:  «  Faites 
tout  ce  que  Jésus  vous  dira!  »  J'ai  prié  pour  vous,  j'obtiendrai 
l'effet  de  ma  prière;  mais ,  vous  aussi ,  soyez  fidèle  et  obéissant , 
0  douce  médiatrice!  Qui  pourrait  ne  pas  vous  obéir?  —  Jésus 
cependant,  touché  des  prières  de  sa  mère,  va-t-il  tout  d'abord 
nous  versera  flots  le  vin  de  ses  consolations?  Peut-être  ne  le  fera- 
t-il  pas,  peut-être  son  heure  n'est-elle  pas  encore  venue?  Mais,  il 
regarde  le  chrétien  fidèle  qui,  soumis  à  la  parole  de  la  mère,  se 
tient  prêt  à  exécuter  les  ordres  du  fils,  et  il  lui  dit  :  «  Remplissez 
d'eau  ces  urnes  ;  »  remplissez  votre  cœur  de  pierre  des  larmes  du 
repentir,  véritable  eau  de  la  purification  ;  remplissez-le  des  eaux 
insipides  de  la  mortification  quotidienne,  du  devoir  obscur,  du 
devoir  de  chaque  jour.  Ne  laissez  aucune  place  pour  les  eni- 


30  HOMELIES   SUR  LES   ÉVANGILES 

vrantes  liqueurs  du  monde,  remplissez-le  jusqu'au  haut.  Cet 
ordre  est  dur  et  les  oaux  sont  amères:  obéissez  cependant;  car, 
vers  la  fin  du  repas,  vers  la  fin  de  votre  vie  peut-être,  pauvres 
pécheurs,  vous  puiserez  dans  ce  cœur  si  tristement  abreuvé  le 
vin  pur  des  joies  et  des  espérances  célestes.  Là  où  vous  aviez 
semé  dans  les  larmes,  vous  recueillerez  dans  l'allégresse,  et, 
plein  de  ravissement ,  vous  direz  à  l'époux  : 

0  Seigneur  !  que  vous  ressemblez  peu  aux  hommes  !  Le  monde 
donne  d'abord  ce  qu'il  a  de  charmant,  et  ne  laisse  goûter  son 
amertume,  que  lorsque  l'ivresse  est  consommée.  Avec  vous,  il 
n'en  est  point  ainsi . . .  Vous  préparez  les  exercices  de  la  pénitence, 
vous  faites  couler  de  vos  yeux  les  larmes  de  la  tribulation,  et, 
vers  la  fin  de  la  vie,  vous  changez  toute  chose,  les  pleurs  en  can- 
tique d'action  de  grâces,  la  tribulation  en  repos.  Si  vous  ne  le 
faites  pas  en  ce  monde,  vous  le  ferez  assurément  dans  l'éternité. 
Là,  les  bienheureuses  larmes  que  nos  yeux  auront  versées  sur 
la  terre  se  changeront  en  torrent  de  volupté,  et  nos  cœurs  seront 
d'autant  plus  remplis  de  vos  éternelles  récompenses  qu'ils 
l'auront  été  davantage  ici-bas  de  vos  passagères  amertumes. 


IIP16  DIMANCHE  APRÈS  L'EPIPHANIE 

Sommaire.  —  1.  Jésus  descend  de  la  montagne.  —  2.  La  confiance  du  lépreux.  — 
3.  Détails  mystérieux  de  la  guérison.  —  4.  But  et  sens  de  la  recommandation  du 
Sauveur.  —  5.  Comment  la  lèpre  est  l'image  du  péché.  —  6.  La  prière  du  Centurion. 
—  7.  Les  vertus  du  Centurion.  —  8.  L'admiration  de  Jésus.  Vocation  des  Gentils  et 
réprobation  des  Juifs,  —  9.  La  guérison.  Prière. 

I,  _  Après  avoir  donné  la  loi  évangélique  sur  la  montagne,  le 
Sauveur  voulut  aussitôt  la  confirmer  par  de  nouveaux  miracles, 
semblable  à  un  véritable  maître  qui  appuie  sa  doctrine  sur  des 
faits.  Jésus  donc,  étant  descendu  de  la  montagne,  une  grande  foule  le 
suivait.  Jésus  descend  des  hauteurs  de  la  Majesté  divine  dans  les 
humiliations  de  la  nature  humaine,  et  l'homme  le  suit,  pour 
s'élever,  à  la  suite  du  Seigneur  ainsi  humilié,  à  une  dignité 
sublime. 

II.  —  Alors,  un  lépreux,  figure  de  ce  qu'était  le  genre  humain, 
lorsque  le  Verbe  de  Dieu,  sortant  des  profondeurs  de  son  éternité, 
s'inclina  vers  notre  terre,  venant  à  lui,  V adora,  en  disant  :  Seigneur, 
si  vous  voule^,  vous  pouve\  me  guérir.  Nous  voyons  réunies  en  cet 
homme  trois  choses  auxquelles  Dieu  ne  sait  rien  refuser  :  la  foi, 
l'humilité  et  la  prière.  Il  adore  avec  foi,  il  tombe  à  genoux  avec 
humilité;  il  ne  craint  point  de  montrer  ses  plaies  devant  une 


IIlmc  DIMANCHE  APRES  L  EPIPHANIE  31 

foule  nombreuse  qui  n'avait  pour  lui  qu'horreur  et  dégoût.  Il 
prie  avec  un  entier  abandon  à  la  volonté  de  Dieu  et  une  ferme 
confiance  dans  le  pouvoir  de  Jésus.  Il  ne  dit  pas  :  Etendez  votre 
main,  touchez-moi,  guérissez-moi-,  il  prononce  une  admirable 
parole  :  «  Seigneur,  si  vous  le  voulez,  vous  pouvez  me  guérir!  » 

III.  —  Jésus,  ayant  pitié  de  ce  pauvre  lépreux,  image  du 
pécheur  qu'il  est  venu  sauver,  voulant  récompenser  sa  foi  naïve 
et  confiante,  étendant  la  main  —  leçon  de  libéralité  pour  les  avares, 
le  toucha,  —  leçon  d'humilité  pour  les  orgueilleux,  et  lui  dit  :  Oui, 
je  le  veux  —  leçon  de  charité  pour  les  envieux,  soye\  guéri ,  — 
preuve  de  sa  toute  puissance  qu'il  donnait  aux  incrédules  ;  et  à 
l'instant  où  le  lépreux  eut  senti  l'impression  de  cette  main  sacrée, 
sa  lèpre  disparut.  Le  Seigneur  pouvait,  par  sa  simple  parole, 
guérir  le  lépreux.  Toutefois,  il  étendit  la  main.  C'est  parce  que 
l'humanité  de  Jésus-Christ  était  comme  l'organe  de  sa  divinité  ; 
et,  de  même  que  l'ouvrier  opère  au  moyen  de  son  instrument, 
de  même  en  Jésus-Christ  la  puissance  divine  agissait  par  l'inter- 
médiaire de  son  humanité,  pour  montrer  au  monde  l'union  de 
celle-ci  avec  la  divinité. 

IV.  —  Jésus ,  voulant  montrer  combien  il  dédaigne  la  gloire 
mondaine  et  la  jactance  orgueilleuse,  lui  dit  :  Garde^vous  bien  de 
parler  de  ceci  à  personne.  Puis,  comme  il  était  plein  de  déférence 
pour  les  prêtres,  il  commanda  au  lépreux  d'aller  accomplir  la 
loi:  Alle\,  lui  dit-il,  montrez-vous  aux  prêtres,  et  faites  l'offrande 
prescrite  par  Moïse,  afin  que  cela  leur  serve  de  témoignage.  Ce 
témoignage  devait  en  effet  servir  à  la  condamnation  des  prêtres 
de  l'ancienne  loi,  si  la  certitude  de  cette  guérison  miraculeuse 
ne  les  déterminait  à  reconnaître  la  vertu  surnaturelle  du  mé- 
decin; mais,  s'ils  consentaient  à  la  reconnaître,  ce  témoignage 
devait  servir  à  leur  salut.  —  C'est  aussi  l'image  de  ce  que  doit 
être  la  confession,  avec  les  quatre  qualités  marquées  par  les 
quatre  paroles  du  Sauveur  au  lépreux  :  Va  te  montrer  aux  prêtres. 
Ainsi  :  1°  La  confession  doit  être  volontaire ,  vade  ;  2°  claire , 
ostende,  sans  déguisement  ni  omissions;  3°  simple,  te,  confesse- 
toi  toi-même  et  non  pas  les  péchés  des  autres  ;  4°  régulière , 
sacerdoti,  non  pas  à  un  homme  quelconque,  mais  au  dépositaire 
du  pouvoir  établi  pour  cela  dans  l'Église  de  Dieu. 

V.  —  Ce  lépreux  était,  dans  la  pensée  de  Jésus-Christ,  l'image 
du  pécheur.  D'ailleurs,  la  lèpre  est  toujours  représentée,  dans 
les  saintes  écritures,  comme  le  symbole  du  péché,  dans  son  sens 
le  plus  général  et  le  plus  complet.  Transmissible  par  la  généra- 
tion, elle  est  semblable  au  péché  originel;  transmissible  par 
contagion,  elle  l'est  encore  au  péché  actuel.  Elle  brûle  le  corps 


32  HOMÉLIES  SUR  LES  ÉVANGILES 

comme  l'envie  brûle  l'âme,  elle  le  dessèche  comme  l'avarice,  elle 
l'enfle  comme  l'orgueil  ;  elle  détruit  les  forces  de  nos  membres, 
comme  la  paresse  détruit  les  forces  de  l'intelligence.  Elle  est  un 
objet  d'horreur  aux  yeux  des  hommes,  ils  fuient  le  malheureux 
qui  en  est  dévoré  :  de  même,  le  pécheur  est  un  objet  d'horreur 
aux  yeux  de  Dieu  et  de  ses  Anges.  Séparé  de  la  communion  des 
saints  dans  cette  vie,  il  se  verra  séparé  dans  l'autre  de  leur  bien- 
heureuse société.  Pécheurs  lépreux,  accourons  avec  confiance  à 
Jésus,  notre  médecin.  Une  fois  purifiés  de  nos  péchés  par  la 
puissance  miséricordieuse  de  notre  Sauveur  et  délivrés  par  la 
sentence  sacerdotale,  nous  offrirons  au  Seigneur  notre  présent, 
un  sacrifice  de  louanges  continuelles;  notre  expiation,  un  sacri- 
fice de  réparation  pour  le  mal  que  nous  aurons  fait  et  un  sacrifice 
de  pénitence,  suivant  ce  qui  nous  sera  marqué. 

VI.  —  Jésus  étant  ensuite  de  ce  miracle ,  entré  dans  Capharnaiim, 
la  foi,  le  désir  et  la  dévotion  attirèrent  vers  lui  un  centenier  ou 
centurion,  chef  de  cent  soldats,  préposé  par  les  Romains  au 
maintien  de  l'ordre  parmi  les  Juifs,  qui  s'approcha  de  lui  avec 
une  admirable  confiance  et  lui  fit  cette  prière  :  Seigneur,  vous  qui 
êtes  le  maître  de  la  vie  et  de  la  mort,  fat  che\  moi,  où  il  l'avait 
gardé  par  une  charitable  commisération,  un  enfant,  c'est  le  nom 
que  le  centurion  donne  à  son  serviteur,  pour  indiquer  la  jeunesse 
ou  pour  marquer  l'affection  dont  il  l'entourait,  leçon  pour  les 
maîtres  orgueilleux  qui  dédaignent  les  gens  de  service.  Ce  servi- 
teur est  malade  d'une  paralysie  dont  il  souffre  beaucoup.  Par  la 
peinture  qu'il  fait  ainsi  du  malade,  ce  maître  compatissant  essaie 
d'exprimer  l'angoisse  de  son  âme  et  d'exciter  la  compassion  du 
Seigneur.  Mais,  il  le  fait  avec  une  respectueuse  et  confiante 
discrétion.  Il  se  contente  d'exposer  la  maladie,  laissant  le  remède 
et  la  guérison  aux  soins  de  la  miséricorde  de  Jésus. 

VII.  —  La  pitié,  la  commisération  pour  les  pauvres,  le  soin  des 
malades,  l'humilité,  la  pratique  des  bonnes  œuvres,  la  douceur 
envers  les  faibles,  sont  d'excellentes  préparations  pour  recevoir 
le  bienfait  de  la  foi.  Aussi,  Jésus  s'empressa-t-il  de  satisfaire  à  la 
demande  de  ce  charitable  centurion.  Il  lui  dit  :  J'irai  moi-même, 
admirable  humilité  du  divin  Maître  !  et  je  le  guérirai,  touchante 
compassion  du  divin  médecin  de  l'humanité  déchue. 

VIII.  —  Alors,  se  repliant  sur  lui-même  par  un  élan  de  foi,  le 
centenier  alla  au  devant  de  la  majesté  suprême  de  Jésus-Christ, 
et  il  répondit  :  Seigneur,  ne  vous  donnez  pas  tant  de  peine,  car  je 
ne  suis  pas  digne  que  vous  entriez  sous  mon  toit.  Il  ne  dit  pas  mon 
palais,  ni  même  ma  maison,  mais  seulement  mon  toit,  parce  qu'il 
considérait  sa  bassesse  en  face  de  la  grandeur  de  Jésus-Christ. 


1 1 Imo  DIMANCHE   APRÈS  l/ÉPIPHANIE  ïjo 

«  Mais,  remarque  S.  Augustin,  en  se  proclamant  indigne,  il  se 
rendit  digne  de  voir  entrer  Jésus-Christ,  non  pas  simplement 
dans  sa  demeure,  mais  dans  son  cœur  ».  —  «  Il  jugeait,  dit  S,  Jean 
Chrysostôme ,  qu'il  ne  méritait  pas  de  recevoir  sous  son  toit  le 
Sauveur  du  monde,  et  il  mérita  par  là  le  royaume  du  ciel.  »  Ad- 
mirables paroles  qui  immortalisent  ce  centurion,  dont  l'Église  a 
adopté  l'expression  d'humble  effroi,  pour  exciter  dans  les  âmes 
qui  vont  recevoir  l'adorable  Eucharistie  les  sentiments  d'humilité 
qui  doivent  les  animer  à  ce  moment  redoutable. 

Écoutons  encore  cet  admirable  centurion  :  Seigneur,  sans  venir 
vous-même,  dites  seulement  une  parole,  cette  parole  qui  crée, 
gouverne  et  guérit  tout,  et  mon  enfant,  mon  serviteur  sera  guéri. 
«  Quelle  foi  !  s'écrie  un  Père  de  l'Église,  ce  gentil  croit  que,  pour 
Jésus-Christ,  dire  c'est  faire ,  que  la  parole  c'est  l'acte  même  ». 

Dans  la  conduite  de  ce  centurion,  se  manifestent  trois  belles 
vertus  :  l'humilité,  la  foi  et  la  prudence,  —  D'abord,  une  profonde 
humilité ,  car  il  se  jugea  indigne  de  recevoir  sous  son  toit  le 
Seigneur  disposé  à  m  lier  chez  lui.  —  Une  foi  parfaite,  car,  tout 
païen  qu'il  était,  ..il  crut  que  Dieu  par  sa  seule  parole,  pouvait 
guérir  son  serviteur-,  —  une  rare  prudence,  car  il  reconnut  la 
divinité  cachée  sous  le  voile  de  l'humanité,  et  dans  celui  qu'il 
voyait  marcher  comme  homme,  il  découvrit  Celui  qui  est  présent 
partout  comme  Dieu.  —  Il  montra  de  plus  une  charité  peu  com- 
mune, car,  tandis  que  beaucoup  s'approchaient  du  Seigneur  pour 
demander  leur  propre  guérison,  ou  celle  de  leurs  proches  ou  de 
leurs  amis,  lui  ne  l'implore  que  pour  son  serviteur. 

Persévérant  dans  la  fermeté  de  sa  foi,  il  montre  que  Dieu  peut 
guérir  par  sa  seule  parole,  et  voici  le  raisonnement  qu'il  fait. 
Car  moi ,  dit  il,  qui  ne  suis  qu'un  officier  subalterne ,  dépendant  de 
l'empereur  et  du  gouverneur,  néanmoins,  parce  que  j'ai  des 
soldats  et  des  serviteurs  sous  mes  ordres,  je  dis  à  un  des  soldats 
que  j'ai  sous  moi  :  Alle\  et  il  va  pour  traiter  une  affaire  à  ma  place  ; 
et  à  un  autre-.  Vene%,  et  il  vient,  pour  remplir  un  devoir  en  mu 
présence,  et  à  mon  serviteur:  Faites  cela,  et  il  le  fait  sans  résis- 
tance. A  plus  forte  raison ,  si  Jésus-Christ ,  Dieu  et  Maître  absolu 
de  toutes  choses,  dit  à  la  maladie  :  Va-t-en,  elle  s'en  ira;  et  à  la 
santé:  Viens,  elle  viendra;  et  au  paralytique  :  Fais  cela,  il  le 
fera-,  ou  bien,  s'il  commande  aux  anges,  qui  sont  ses  serviteurs, 
de  faire  ces  prodiges,  ils  les  feront. 

VlII.  —  Jésus ,  entendant  ces  paroles ,  qui  témoignaient  d'une  si 
grande  foi,  en  fut  dans  V admiration.  ((0  mes  frères,  s'écrie  ici 
S.  Augustin,  qu'admire-t-il  donc  ici,  le  Créateur  du  monde, 
devant  qui  toutes  choses  passent  comme  l'ombre?  11  admire  la 
loi  de  sa  créature,  il  admire  l'effet  des  grâces  que  lui-même  a 
h.  on  a. 


34  HOMÉLIES  SUR  LES  ÉVANGILES 

données.  Apprenons  à  admirer  avec  lui,  et  sachons  que  ces 
mouvements  extérieurs,  attribués  par  l'évangéliste  à  Jésus-Christ, 
ne  sont  point  le  signe  du  trouble  ou  de  l'agitation  de  son  âme, 
mais  les  enseignements  visibles  du  maître  à  ses  disciples. 

Jésus,  plein  d'admiration,  dit  à  ceux  qui  le  suivaient  :  Je  vous  le 
dis  en  vérité,  je  ri  ai  point  trouvé  une  si  grande  foi  en  Israël,  c'est-à- 
dire  dans  le  peuple  Juif  de  ce  temps-là.  Le  divin  maître  admire 
et  loue  la  foi  du  centurion  pour  faire  rougir  et  pour  confondre  les 
Israélites,  et  aussi  parce  qu'il  voyait  de  son  regard  divin  la  foi 
des  Gentils  surpasser  celle  des  Juifs,  caria  foi  du  centurion 
figurait  et  annonçait  celle  des  Gentils.  Aussi,  Jésus-Christ  en 
prit-il  occasion  de  prédire  la  conversion  et  la  vocation  de  ces 
derniers ,  et  par  contre  l'infidélité  et  la  réprobation  des  premiers. 
Je  vous  le  déclare,  dit-il,  plusieurs,  non  pas  tous,  car  tous  ne 
croiront  pas  à  l'Evangile,  viendront  de  V Orient  et  de  V Occident,  du 
Nord  et  du  Midi,  de  tous  les  points  du  monde,  à  la  foi  et  à  l'unité 
de  l'Église  ;  et  ils  auront  place  au  festin,  dans  le  royaume  des  deux , 
avec  Abraham,  Isaac  et  Jacob,  dont  ils  auront  imité  la  foi,  tandis 
que  les  enfants  du  royaume,  c'est-à-dire  les  Juifs  qui  se  sont 
rendus  indignes  de  la  royauté  divine,  seront  jetés ,  loin  de  la  face 
et  de  la  vue  de  Dieu,  dans  les  ténèbres  extérieures ,  parce  qu'ils 
étaient  déjà  remplis  de  ténèbres  intérieures.  Celles-ci  sont  les 
ténèbres  du  péché,  celles-là  les  ténèbres  de  l'enfer.  C'est  là  qu'il 
y  aura  des  pleurs  arrachés  par  l'angoisse  de  l'âme ,  et  des  grince- 
ments de  dents  causés  par  l'excès  du  désespoir. 

IX.  —  Alors  Jésus,  s'étant  retourné  vers  lui ,  dit  au  centenier  : 
Alle\,  retournez  tranquillement,  et  qu'il  vous  soit  fait  pour  la 
guérison  de  votre  serviteur,  comme  vous  l'ave\  cru  d'une  foi  si 
parfaite.  «  Le  Sauveur,  dit  un  savant  interprète,  accorde  la  gué- 
rison du  serviteur  au  mérite  de  la  foi,  afin  de  montrer  que  par 
elle  on  peut  obtenir  tout  ce  que  l'on  désire,  et  ainsi  la  force  de  la 
foi  s'accrut  chez  le  centurion.  »  Et  à  l'heure  même  où  Jésus  pro- 
nonça ces  paroles,  comme  pour  répondre  à  la  foi  de  cet  homme 
qui  avait  dit  :  «  Dites  seulement  une  parole,  »  son  serviteur  fut 
guéri.  «  Admirez  la  rapidité  de  l'exécution,  dit  S.  Jean  Chrysos- 
tôme,  non  seulement  Jésus-Christ  guérit  le  serviteur,  mais  il  le 
guérit  sur  le  champ,  en  un  moment;  quelle  puissance  merveil- 
leuse !  Et  il  opéra  cette  guérison,  chemin  faisant,  par  un  simple 
mot,  pour  qu'on  ne  crût  pas  que,  s'il  allait  en  personne  trouver 
le  malade,  c'était  par  impuissance  et  non  par  humilité.  Ah! 
conclut  le  saint  docteur,  quelle  ne  doit  pas  être  l'efficacité  de  la 
foi  pour  nous-mêmes ,  si  elle  a  tant  d'influence  pour  les  autres  1 
car,  n'est-ce  pas  à  cause  de  la  foi  du  centurion  que  la  santé  fût 
rendue  à  son  serviteur  paralytique  V  » 


IVmo  DIMANCHE   APRÈS  L'EPIPHANIE  35 

0  Seigneur,  voilà  que  mon  àme  est  malade  dans  la  misérable 
maison  de  mon  corps,  tente  d'un  jour!  C'est  mon  âme,  mon 
unique,  le  bien  le  plus  précieux  que  je  possède.  Elle  est  malade 
de  la  maladie  du  péché,  elle  a  perdu  ses  forces,  elle  est  devenue 
l'esclave  du  péché  qui  la  tourmente  horriblement.  J'envoie  au 
devant  de  vous,  pour  prévenir  votre  miséricorde,  les  prières  de 
vos  amis  qui  sont  sur  la  terre ,  l'intercession  des  saints  qui  sont 
dans  le  ciel ,  et  la  mémoire  de  cette  charité  qu'au  milieu  de  ma 
misère  j'ai  gardée  pour  mon  prochain.  Puissent  ces  choses 
incliner  votre  cœur  vers  moi  et  vous  dire  :  Seigneur,  il  mérite 
que  vous  lui  accordiez  la  guérison  de  son  âme  ;  car  il  aime  ses 
frères,  et  se  plaît  à  étendre  la  gloire  de  votre  nom.  Je  ne  demande 
pas  la  familiarité  des  enfants,  je  n'ose  m'approcher  de  vos  mys- 
tères. Dites  seulement  la  parole  qui  purifiera  mon  âme.  Cepen- 
dant, Seigneur,  si  vous  me  répondiez  comme  vous  fîtes  à 
l'humble  centurion  :  «  J'irai  moi-même  la  guérir  !  »  Je  ne  vous 
arrêterai  pas  davantage,  et,  l'humilité  s'effaçant  devant  l'amour, 
je  dirai  avec  l'Epoux  des  Cantiques  :  «  Venez ,  Seigneur  Jésus 
venez.  » 


IVmo  DIMANCHE  APRÈS  L'EPIPHANIE 

Sommaire.  —  1.  Sur  la  barque  avec  ses  disciples.  —  2.  Tempête  violente.  —  3.  Sommeil 
de  Jésus.  Ses  motifs.  —  4.  L'effroi  et  la  prière  des  disciples  jugés  par  Jésus-Christ. 
—  5.  Le  pouvoir  de  l'Homme-Dieu.  —  6.  Cri  d'admiration  et  profession  de  foi.  — 
7.  Allégorie  de  l'Église.  —  8.  Allégorie  de  la  personne  même  de  Jésus-Christ,  suivi 
par  l'àme  pénilente.  Trière. 

I.  —  Le  Seigneur  Jésus ,  congédiant  la  foule,  entra  le  soir  dans 
une  barque,  pour  traverser  le  lac  de  Génézareth,  afin  de  se  retirer 
avec  ses  disciples  dans  un  endroit  écarté.  «  Le  Sauveur,  dit  un 
pieux  commentateur,  avait  trois  sortes  de  retraites  :  une  barque, 
une  montagne  et  un  désert  ;  et ,  toutes  les  fois  qu'il  se  trouvait 
pressé  par  la  foule,  il  allait  dans  un  de  ces  refuges.  » — A  son 
exemple,  l'âme  chrétienne  doit  chercher  son  refuge  contre  les 
tentations  dans  ces  trois  choses  :  le  calme  de  la  contemplation, 
l'austérité  de  la  pénitence,  et  l'activité  des  bonnes  œuvres. 

Or,  Jésus  était  accompagné  de  ses  disciples ,  qui  le  suivaient, 
attirés  par  la  suavité  de  ses  discours,  l'admiration  de  ses  œuvres 
et  le  charme  de  sa  société,  ainsi  que  par  l'éminente  sainteté  du 
divin  Maître  qui  les  captivait,  au  point  qu'il  leur  était  comme 
impossible  de  le  quitter. 

II.  —  Et,  voilà  que  tout  à  coup  il  s'éleva  sur  la  mer,  non  point 
par  un  effet  des  lois  ordinaires  de  la  nature,  mais  par  la  volonté 


36  HOMÉLIES    SUR  LES  ÉVANGILES 

expresse  de  Jésus-Christ,  une  si  violente  tempête,  que  la  barque 
était  couverte  par  les  vagues,  cette  violence  extraordinaire  ayant 
pour  but  de  rendre  le  miracle  encore  plus  éclatant. 

III.  —  Jésus  cependant  dormait  sur  la  poupe,  près  du  gouvernail, 
fatigué  de  ses  veilles  et  de  ses  courses  apostoliques.  Mais,  si 
son  humanité  dormait,  sa  divinité  veillait,  selon  la  parole  des 
Cantiques  :  «  Je  dors,  mais  mon  cœur  veille.  » 

Il  voulut  s'endormir  à  ce  moment  pour  plusieurs  raisons  : 
1°  Afin  de  montrer  qu'il  avait  réellement  revêtu  la  nature 
humaine,  ce  qu'il  a  soin  de  faire  dans  tous  ces  miracles  ;  2°  Afin 
d'éprouver  la  foi  de  ses  disciples,  non  qu'il  ne  connût  leurs  vraies 
dispositions,  mais  pour  qu'ils  se  connussent  eux-mêmes;  3°  Afin 
d'augmenter  leur  frayeur  et  de  les  exciter  ainsi  à  la  prière,  qu'ils 
auraient  oubliée  devant  Jésus  éveillé:  4°  Afin  de  faire  éclater  sa 
puissance  souveraine,  en  ce  que,  à  peine  sorti  du  sommeil,  il 
commande  aux  flots  qui  lui  obéissent  sur  le  champ. 

IV.  —  Alors,  ses  disciples,  effrayés  du  danger  imminent  où  ils  se 
(pouvaient,  s'empressèrent  de  recourir  au  divin  Maître,  ils  sap- 
brochèrent  de  lui  et  l'éveillèrent,  en  lui  disant  :  Seigneur,  sauve\-nous, 
car  vous  pouvez  nous  sauver,  tandis  que  nous  ne  le  pouvons 
plus  nous-mêmes.  Sauvez-nous,  autrement  nous  périssons.  «Vous 
vous  trompez,  ô  disciples!  s'écrie  ici  Origène.  Eh  quoi!  vous 
possédez  le  Sauveur  parmi  vous  et  vous  redoutez  le  danger!  La 
vie  est  avec  vous,  et  vous  appréhendez  la  mort!  » 

Leur  confiance  était- donc  mêlée  de  pusillanimité.  Aussi  Jésus- 
Christ  les  en  réprimande-t-il,  et  il  leur  dit  :  Pourquoi  craignez- 
vous,  hommes  de  peu  de  foi?  Il  leur  reproche  deux  choses  :  d'abord 
îa  pusillanimité  de  leur  esprit;  car, devaient-ils  craindre,  quand 
ils  naviguaient  avec  Celui,  en  la  compagnie  duquel  nul  ne  peut 
périr?  Il  blâme  ensuite  leur  peu  de  foi;  car,  ils  semblaient  croire 
que  Jésus  était  moins  puissant  durant  le  sommeil  qu'en  état  de 
veille,  sur  mer  que  sur  terre.  Grande  leçon,  que  nous  ne  devons 
pas  oublier  dans  nos  épreuves.  En  pareil  cas,  dit  S.  Augustin, 
«  la  crainte  excite  la  prière,  la  prière  appelle  le  miracle,  le 
miracle  fait  naître  la  foi,  et  les  justes  ne  sont  éprouvés  qu'afin 
que  le  Seigneur  soit  glorifié.  » 

V.  —  En  même  temps  qu'*7  reprenait  ses  disciples ,  Jésus  se  leva 
dans  l'attitude  qui  convient  à  un  souverain  et  il  commanda  aux 
vents  et  à  la  tempête  déchaînés,  comme  un  maître  à  son  serviteur: 
Tais-toi,  dit-il ,  et  apaise-toi;  et  aussitôt  la  tempête  cessa,  et  il 
se  fit  un  grand  calme,  si  bien  qu'il  ne  restât  plus  sur  le  lac  aucune 
trace  d'agitation.  —  Notre  Seigneur  venait  de  manifester  la  vérité 
de  sa  double  nature  divine  et  humaine  :  comme  homme  il  monta 


IVmo  DIMANCHE   APRÈS  L'EPIPHANIE  37 

sur  une  barque ,  mais  comme  Dieu  il  soulève  la  mer  ;  comme 
homme  il  s'endort  sur  la  poupe,  mais  comme  Dieu  il  commando 
aux  vents  et  à  la  mer,  et  d'un  seul  mot  il  comprime  leur  fureur. 

VI.  —  Alors  ils  Jurent  tous,  disciples,  pilotes  et  autres  passa- 
gers ,  saisis  d'étonnement  et,  reconnaissant  la  vertu  divine,  ceux 
qui  n'étaient  pas  initiés  à  la  connaissance  du  Verbe  fait  chair 
disaient'.  Quel  est  donc  celui-ci?  Quelle  grandeur  1  Quelle  puis- 
sance !  Assurément,  ce  ne  sont  pas  celles  d'un  homme  ordinaire, 
mais  d'un  Dieu  véritable.  Leur  admiration  a  un  triple  objet  :  le 
sommeil  de  l'homme,  le  commandement  de  Dieu  et  l'obéissance 
de  la  créature.  Voilà  pourquoi  ils  ajoutent:  Quel  est  donc  celui-ci 
à  qui  les  vents  et  la  mer  obéissent?  Passagers  du  lac  de  Génézareth, 
celui-là ,  c'est  le  Dieu  qui  a  pris  nos  faiblesses  par  amour  pour 
nous;  celui-là,  c'est  l'homme  qui  nous  sauvera  par  cette  puis- 
sance  qui  gouverne  toute  la  création. 

VII.  —  Les  Pères  ont  vu,  dans  ce  beau  récit,  diverses 
allégories. 

.  Ecoutons  d'abord  celle  qu'y  a  vue  S.  Jean  Chrysostôme  : 
«  Cette  barque,  dit  le  grand  docteur,  figure  certainement 
l'Église  qui  a  pour  navigateurs  les  Apôtres  et  le  Seigneur  lui- 
même  pour  guide.  Poussée  par  le  souffle  de  l'Esprit-Saint  qui 
répand  de  tous  côtés  la  prédication  de  l'Évangile ,  elle  parcourt 
en  tous  sens  la  mer  de  ce  monde,  portant  avec  elle  un  grand  et 
inestimable  trésor,  le  sang  de  Jésus-Christ  qui  a  servi  de  prix  au 
rachat  de  l'humanité.  La  mer,  c'est  le  siècle  où  bouillonnent, 
comme  des  vagues  écumantes,  les  diverses  espèces  de  péchés  et 
de  tentations.  Les  vents  impétueux  sont  les  malins  esprits  qui , 
pour  faire  sombrer  la  barque  de  l'Église,  déchaînent  contre  elle  , 
comme  des  flots  furieux,  toutes  les  passions  coupables.  Le 
Seigneur  paraît  dormir  sur  cette  embarcation,  lorsque,  pour 
éprouver  la  foi  de  ses  élus,  il  laisse  l'Église  pressée  par  les  tribu- 
lations et  tourmentée  pir  les  persécutions.  Les  disciples,  réveil- 
lant Jésus  dont  ils  implorent  le  secours,  sont  tous  les  saints  qui 
prient  pour  notre  délivrance.  Aussi,  ses  ennemis  ont  beau  l'as- 
saillir, le  siècle  a  beau  amonceler  des  orages  autour  d'elle, 
l'Église  ne  peut  jamais  faire  naufrage,  parce  que  le  Fils  de  Dieu 
est  son  capitaine.  Les  assauts  et  les  combats  du  monde  lui  pro- 
curent plus  de  gloire  et  de  courage,  parce  qu'elle  demeure 
toujours  ferme  et  inébranlable  dans  la  foi.  Pourvue  de  cette  foi 
comme  d'un  gouvernail  assuré,  elle  vogue  heureusement  sur 
l'océan  de  ce  monde,  ayant  pour  pilote  Dieu  même,  pour  rameurs 
les  anges,  pour  passagers  les  chœurs  de  tous  les  saints,  et  pour 
grand  mât  l'arbre  salutaire  delà  croix  auquel  elle  attache  les 
voiles  de  la  parole  évangôlique,  enflée  par  le  souffle  de  l'Esprit- 


38  HOMÉLIES   SUR  LEii  ÉVANGILES 

Saint.  Le  vaisseau  de  l'Église,  ainsi  appareillé,  ne  manquera  pas 
d'arriver  au  port  du  paradis,  à  la  terre  promise  du  repos  éternel.  » 

VIII.  —  Nous  pouvons  encore  voir  ici  une  allégorie  de  Jésus- 
Christ  lui-même,  chef  de  l'Église. 

La  barque  sur  laquelle  il  monte ,  c'est  le  bois  de  la  croix  à 
l'aide  duquel  les  fidèles  traversent  avec  confiance  les  flots  de  cette 
vie  agitée  et  parviennent  au  port  de  la  patrie  céleste.  Jésus-Christ 
monta  sur  cette  barque  le  jour  du  vendredi-saint,  lorsqu'il  passa 
la  mer  de  ce  monde,  laissant  à  ses  disciples  l'exemple  d'une 
héroïque  patience.  Ils  ne  tardèrent  pas  à  le  suivre  dans  cette 
barque,  parce  qu'ils  l'imitèrent  bientôt  dans  sa  passion  et  dans 
sa  mort.  Mais,  pendant  que  le  Sauveur  était  étendu  sur  le  bois  de 
la  croix,  une  grande  tempête  éclata  sur  la  mer  du  monde,  les 
disciples  troublés  perdirent  la  fermeté  de  la  foi,  on  sentit  la  terre 
trembler,  on  vit  les  rochers  se  fendre,  et  d'autres  prodiges  se 
manifestèrent.  La  barque  fut  presque  couverte  par  les  flots,  parce 
que  toute  la  violence  de  la  persécution  se  concentra  autour  de  la 
croix  de  Jésus-Christ  ;  tous  "es  esprits  se  soulevèrent  contre  elle, 
de  façon  qu'  «  elle  devint  un  scandale  pour  les  Juifs  et  parut  une 
folie  pour  les  Gentils.  »  Cependant  au  milieu  de  ces  commotions , 
Jésus  dormait  sur  la  croix  où  il  expirait  ;  car  il  y  goûta  le  som- 
meil de  la  mort.  Les  disciples  effrayés  réveillent  le  Seigneur, 
lorsque,  par  les  plus  ardents  désirs,  ils  demandent  sa  résurrec- 
tion, en  s'écriant  :  «  Sauvez-nous  »  par  votre  retour  à  la  vie, 
autrement  «  nous  périssons  »  par  le  découragement  où  votre 
mort  nous  a  jetés.  «  Et  Jésus  se  levant,  »  tiré  de  son  sommeil  par 
la  résurrection,  commence  à  réprimander  les  disciples  pour  leur 
peu  de  foi,  en  leur  reprochant  leur  incrédulité  et  leur  dureté  de 
cœur.  Puis,  «  il  commande  aux  vents,  »  c'est-à-dire  aux  démons 
dont  il  abattit  l'orgueil,  «et  aux  flots,  »  c'est-à-dire  aux  Juifs  dont 
il  réprima  la  fureur.  «  Et  il  se  fît  un  grand  calme,  »  il  y  eut  une 
grande  consolation,  car  la  vue  du  Sauveur  ressuscité  ramena  la 
paix  et  la  joie  parmi  les  disciples.  Nous  aussi ,  en  face  de  tant  de 
merveilles  que  nous  connaissons,  répétons,  «  saisis  d'admi- 
ration: Quel  est  donc  celui  qui  a  fait  tout  cela?  »  Qu'il  doit  être 
grand  et  puissant  !  C'est  pourquoi  tous  les  hommes,  qui  veulent 
être  ses  fidèles  disciples,  doivent  le  suivre  dans  ses  souffrances 
et  dans  ses  humiliations,  ainsi  qu'il  l'a  déclaré  lui  même  :  «  Si 
quelqu'un  veut  venir  après  moi,  qu'il  se  renonce  lui-même,  qu'il 
porte  sa  croix  tous  les  jours  et  qu'il  me  suive.  »  Or,  c'est  par  la 
pénitence  surtout  qu'on  porte  sa  croix.  C'est  pourquoi  un  docte 
commentateur  le  dit,  à  propos  précisément  de  cet  Évangile: 
«  Lorsque,  armés  du  signe  de  la  croix  du  Seigneur,  nous  nous 
disposons  à  renoncer  au  monde,  nous  montons  sur  la  barque  de 


V"0  DIMANCHE  APRÈS  L'EPIPHANIE  39 

Jésus  pour  traverser  la  mer.  Car,  celui  qui,  renonçant  aux 
impiétés  et  aux  passions  mondaines,  crucifie  ses  membres  avec 
ses  vices  et  ses  convoitises,  celui  pour  qui  le  monde  est  crucifié 
et  qui  est  crucifié  pour  le  monde,  celui-là  monte  avec  Jésus  sur 
la  barque,  au  moyen  de  laquelle  il  désire  passer  la  mer  orageuse 
de  ce  siècle.  Mais,  durant  la  traversée,  le  Seigneur  s'endort  au 
milieu  du  déchaînement  des  flots,  lorsque,  sous  les  nuages 
amoncelés  par  les  mauvais  esprits,  ou  par  les  hommes  impies, 
ou  par  vos  propres  pensées,  le  soleil  de  votre  foi  s'obscurcit,  le 
feu  de  votre  amour  s'éteint ,  et  l'essor  de  votre  espérance  s'arrête. 
Recourons  alors  au  Seigneur;  il  apaisera  la  tempête,  à  laquelle 
succédera  la  tranquillité  et  nous  accordera  d'atteindre  au  port  du 
salut.  » 

Seigneur  Jésus ,  commandez  aux  vents  des  tentations  et  aux 
mouvements  des  passions  ;  venez  et  marchez  sur  les  flots  de  mon 
âme,  afin  que  tout  mon  être  s'apaise  dans  une  tranquillité  parfaite. 
Faites  que  mon  cœur,  qui  est  agité  comme  une  vaste  mer,  soit 
endormi  pour  tous  les  objets  terrestres,  et  ne  soit  éveillé  que  pour 
vous  seul.  Accordez-moi  de  vous  embrasser  comme  mon  unique 
bien,  et  de  vous  contempler  comme  ma  lumière  véritable.  Alors, 
je  répéterai  et  je  chanterai  avec  joie  ces  paroles  de  l'épouse  :  «  Je 
dors,  mais  mon  cœur  veille;  »  ou  ces  autres  du  prophète-.  «  Entre 
ses  bras,  je  dormirai  et  je  reposerai  en  paix.  »  Ainsi  soit-il. 


Vme  DIMANCHE  APRÈS  L'EPIPHANIE 

Sommaire.  —  1.  Portée  de  la  parabole  de  l'ivraie.  —  2.  Le  champ,  la  semence,  les 
serviteurs,  l'ennemi  et  l'ivraie.  —3.  L'ivraie  paraît,  le  zèle  intempestif  des  serviteurs, 
l'ordre  du  Maître.  —  4.  La  moisson,  les  deux  recommandations  du  Maître.  —  5.  La 
peine  du  dam  et  la  peine  du  sens.  —  Prière. 

I.  —  La  parabole  de  l'ivraie  figure  l'état  où  se  trouva  l'Église, 
aussitôt  après  Ja  mort  de  Jésus-Christ  et  de  ses  apôtres,  car,  le 
démon,  jaloux  de  la  foi  semée  dans  le  cœur  des  fidèles,  suscita 
de&  hérésies  qui  s'élevèrent  au  sein  du  christianisme,  comme 
l'ivraie  s'élève  au  milieu  du  froment  pour  l'étouffer. 

Remarquons  encore,  pour  la  parfaite  intelligence  de  cette 
parabole,  que  Jésus-Christ  possède  trois  espèces  de  champs,  dans 
lesquels  il  sème  trois  sortes  de  semences:  1°  le  monde,  dans 
lequel  il  a  semé  la  parole  de  Dieu,  ou  la  doctrine  de  vérité; 
2°  l'Église  catholique,  où  il  a,  pour  ainsi  dire ,  semé  les  saints 
et  les  élus-,  3°  l'âme,  dans  laquelle  il  sème  une  double  semence  : 


40  HOMÉLIES  SUR  LES  ÉVANGILES 

la  bonne  volonté  pour  produire  de  bonnes  œuvres,  et  la  parfaite 
connaissance  de  Dieu,  du  monde  et  de  soi-même. 
Entrons  maintenant  dans  le  détail  de  la  parabole. 

II.  —  Jésus  proposa  donc  au  peuple  qui  le  suivait  en  Joule  une  para- 
bole, en  disant  ;  Le  royaume  des  deux  est  semblable  à  un  homme  qui 
avait  semé  du  bon  grain  dans  son  champ  ;  mais ,  pendant  que  tout  le 
monde  était  endormi,  son  ennemi  vi'il.  sema  de  l'ivraie  parmi  le  froment, 
et  se  retira.  —  Cette  parabole  a  été  expliquée  par  Notre-Seigneur 
lui-même.  En  effet,  lorsque  la  foule  se  fut  éloignée,  Jésus  entra 
dans  la  maison,  et  ses  disciples  lui  dirent  :  Maitre,  «  expliquez- 
nous  la  parabole  de  l'ivraie.  »  Or,  comme  nous  l'avons  déjà 
observé,  cette  parabole  représente  l'état  de  l'Église,  alors  que  le 
Christ,  ou  le  père  de  famille,  est  remonté  au  ciel,  et  que  les 
serviteurs,  c'est-à-dire  les  successeurs  des  apôtres,  demeurent 
chargés  du  soin  de  cultiver  et  de  garder  le  champ  fécond  que 
Jésus  a  planté  et  arrosé  de  son  sang. 

Le  Sauveur  répondit  donc  à  ses  disciples  :  «  Celui  qui  sème  la 
bonne  semence ,  c'est  le  fils  de  l'homme  -,  le  champ ,  c'est  le 
monde,  »  où,  dès  le  commencement,  le  Seigneur  a  répandu  les 
vérités  premières,  la  connaissance  de  Dieu  et  de  sa  loi  ;  le  champ, 
c'est  encore  l'Église  catholique,  où  sont  les  semences  de  la  foi  ; 
le  champ  enfin,  c'est  l'âme  humaine  qui  possède  les  prémices 
de  la  grâce. 

«  La  bonne  semence,  continue  Notre-Seigneur,  ce  sont  les  fils  du 
royaume,  »  ce  sont  les  élus  ;  «  la  mauvaise  semence,  ce  sont  les 
réprouvés  ;  l'ennemi  qui  l'a  semée,  c'est  le  démon.  »  Tandis  que 
les  serviteurs  du  père  de  famille,  les  pasteurs  préposés  à  la 
garde  du  champ,  s'endorment  dans  un  sommeil  de  négligence, 
le  démon  vient  et  répand  des  semences  de  corruption.  Si  les 
chefs  avaient  toujours  veillé,  jamais  l'ennemi  n'aurait  pu  s'intro- 
duire dans  le  champ,  introduire  avec  lui  le  schisme  et  l'hérésie 
dans  le  domaine  du  Seigneur.  Mais,  pendant  qu'ils  dorment,  les 
démons  sèment  les  ténèbres  et  la  malice,  là  où  Dieu  avait  semé 
la  lumière  et  la  charité. 

III.  — Pendant  quelque  temps,  cette  œuvre  du  démon  demeure 
inaperçue,  car  il  est  habile,  mais  enfin,  les  résultats  se  pro- 
duisent au  dehors.  Les  pensées,  les  sentiments  intimes  se  tradui- 
sent en  actions  extérieures  ;  les  germes  confiés  à  la  terre  pro- 
duisent, selon  leur  nature,  des  fruits  de  bénédiction  ou  des  fruits 
maudits.  Quand  l'herbe  eut  poussé  et  fut  montée  en  épis y  V ivraie 
parut  aussi. 

C'est  alors  que  les  serviteurs  négligents  se  réveillent.  Ils 
avaient  été  négligents  à  remplir  les  fonctions  que  Dieu  leur  avait 
confiées,  et  maintenant  ils  se  hâtent  avec  trop  d'empressement  > 


Vm*  DIMANCHE  APRÈS  L'EPIPHANIE  41 

et  ils  ont  le  dessein  d'exercer  un  ministère,  qui  ne  leur  convient 
point.  Ses  serviteurs  lui  dirent  :  Voulez-vous  que  nous  allions  V arra- 
cher ?  Cette  ivraie  importune,  ô  père  de  famille,  voulez-vous  nous 
permettre  de  l'exterminer  du  milieu  de  votre  champ  % 

Non,  leur  répondit -il,  de -peur  qu'en  arrachant  l'ivraie,  vous  n  ar- 
rachiez en  même  temps  le  froment;  de  peur  que,  dans  votre  zèle 
que  ne  dirigerait  pas  la  prudence,  vous  n'arrachiez  aussi  le 
froment.  Sans  doute,  l'ivraie  est  destinée  au  feu  ;  mais  peut-être, 
que,  avec  le  secours  de  ma  grâce,  ce  qui  est  ivraie  maintenant 
sera  froment  un  jour.  Quand  les  temps  seront  accomplis,  je 
moissonnerai  ;  car  «  la  moisson  c'est  la  consommation  des 
siècles.  »  Jusqu'alors,  laissez  vivre  les  bons  avec  les  méchants; 
laissez  à  ceux-ci  le  temps  de  se  convertir  par  la  pénitence,  à 
ceux-là  le  temps  de  se  mûrir  par  la  patience. 

IV.  —  Laisse^  croître  l'un  et  l'autre  jusqu'au  temps  de  la  moisson. 
J'enverrai  mes  moissonneurs,  qui  auront  à  accomplir  une  tâche 
'qui  ne  saurait  être  la  vôtre.  Et  alors  je  dirai  aux  moissonneurs: 
Arrache^  d'abord  l'ivraie,  et  lie\-la  en  bottes  pour  la  brûler,  «  Les 
moissonneurs,  ce  sont  les  anges.  De  même  qu'on  cueille  l'ivraie 
et  qu'on  la  brûle ,  de  même  en  sera-t-il  à  la  consommation  des 
siècles.  Le  fils  de  l'homme  enverra  ses  anges.  Ils  enlèveront  de 
son  royaume  tout  ce  qu'il  y  a  de  scandaleux  ;  et  tous  ceux  qui 
font  des  œuvres  d'iniquités,  ils  les  jetteront  dans  la  fournaise. 
C'est  là  qu'il  y  a  des  pleurs  et  des  grincements  de  dents.  » 

Mais,  ajoute  le  Maître  du  champ,  parlant  à  ses  moissonneurs, 
renferme^  le  froment  dans  mon  grenier,  a  Alors ,  dit  le  Sauveur 
achevant  d'expliquer  sa  parabole,  alors  les  justes,  »  semblables 
au  bon  grain,  battus  sur  l'aire  de  ce  monde  par  le  fléau  des 
afflictions  terrestres,  ne  gardant  plus  rien  en  eux  de  souillé, 
seront  reçus  dans  le  grenier  céleste  et«  brilleront  comme  le  soleil 
dans  le  royaume  de  leur  père.  » 

V.  —  Il  convient  d'insister  sur  la  dernière  recommandation  du 
Maître  à  ses  moissonneurs.  Etudions-la  de  plus  près. 

«  Au  temps  de  la  moisson,  »  du  jugement  général  et  de  la 
consommation  finale,  «  je  dirai  aux  moissonneurs,  »  qui  sont 
mes  anges  :  «  Arrachez  d'abord  l'ivraie ,  »  c'est-à-dire ,  séparez 
les  méchants  de  la  société  des  bons  :  voilà  la  peine  du  dam.  Voici 
celle  du  sens  :  «  Liez  cette  ivraie  en  faisceaux  pour  la  brûler.  » 
Ce  sont,  en  effet,  les  anges  qui,  au  dernier  jour,  sépareront  les 
pécheurs  des  justes,  pour  les  précipiter  dans  l'enfer.  Quelle 
justesse  dans  cette  expression  infasciculos,  «  en  petits  faisceaux  » 
ou  petites  gerbes,  et  non  pas  en  une  grande  gerbe  ou  en  un 
monceau  !  car,  chaque  homme  sera  puni,  en  raison  de  sa  per- 
versité. Les  impurs  seront  avec  les  impurs,  les  avares  avec  les 


42  HOMÉLIES  SUR  LES  ÉVANGILES 

avares,  les  orgueilleux  avec  les  orgueilleux,  en  un  mot,  chaque 
criminel  avec  son  semblable,  afin  que  ceux  qui  ont  commis  le 
môme  crime  subissent  aussi  le  même  châtiment.  Toutefois,  les 
différentes  espèces  de  criminels  ne  seront  partagées  comme  en 
plusieurs  classes  que  pour  la  peine  du  sens  ;  car,  pour  la  peine 
du  dam,  elles  seront  réunies  comme  en  une  seule  masse.  «  Il 
y  aura  là  des  pleurs ,  »  ajoute  le  Sauveur  :  il  y  aura  là  une 
douleur  violente,  une  tristesse  extrême  causée  par  la  peine  du 
dam,  c'est-à-dire  par  la  privation  de  la  vision  béatifique  :  tel  est 
ici  le  sens  du  mot  fletus.  Il  y  aura  de  plus  une  souffrance  terrible, 
excitée  par  la  peine  du  sens,  c'est-à-dire  par  la  rigueur  des 
tourments,  et  stridor  dentium.  Les  mots  qu'emploie  le  Seigneur 
nous  désignent  la  double  peine  de  l'âme  :  celle  de  l'âme,  exprimée 
par  le  mot  Jletus,  gémissement;  celle  du  corps,  par  les  mots 
stridor  dentium,  grincements  de  dents.  —  Ou  bien  encore,  le  mot 
tletus  peut  indiquer  l'excès  d'une  chaleur  dissolvante,  et  les  mots 
stridor  dentium  l'intensité  d'un  froid  glacial,  conformément  à  ces 
paroles  de  Job  :  «  On  passera  des  gelées  intenses  à  des  ardeurs 
excessives.  » 

Seigneur  Jésus,  qui  avez  jeté  la  semence  de  votre  divine  parole 
dans  mon  intelligence  pour  lui  inspirer  de  bonnes  résolutions, 
dans  ma  volonté  pour  la  porter  aux  œuvres  saintes,  et  aussi  dans 
mes  actions  pour  les  régler,  faites  que,  dans  la  terre  de  mon 
cœur, germe  l'épi  delà  sainte  doctrine,  sans  nul  mélange  de 
l'ivraie  de  l'erreur  ! 


VIme  DIMANCHE  APRÈS  L'EPIPHANIE 

Sommaire.  —  1.  La  graine  de  sénevé.  —  2.  Quand  le  sénevé  grandit.  —  3.  L'Églisej 
primitive.  —  4.  La  parabole  du  levain.  —  5.  Pourquoi  Jésus  parle  en  paraboles.  — 
Prière. 

.1.  —  Jésus,  continuant  d'enseigner  les  paroles  de  salut  au  peuple 
qui  le  suivait  enfouie,  lui  proposa  une  parabole,  en  disant  :  A  quoi 
ferons-nous  ressembler  le  royaume  de  Dieu  et  à  quoi  le  compa- 
rerons-nous en  paraboles  ?  Le  royaume  des  deux  est  semblable  à  un 
grain  de  sénevé  qu'un  homme  prend  et  sème  dans  son  champ.  Ce  grain 
est,  à  la  vérité,  la  plus  petite  de  toutes  les  semences. 

En  tant  qu'homme,  Jésus  reçoit  de  son  père  la  doctrine  de 
vérité ,  qu'il  apporte  à  cette  terre ,  dont  il  a  fait  sa  patrie ,  son 
domaine,  «  son  champ.  » 

Après  lui,  les  apôtres,  les  prédicateurs  sèment  ce  qu'ils  ont 
reçu,  enseignent  ce  qu'ils  ont  appris. 


VIme  DIMANCHE  APRÈS  L'EPIPHANIE  43 

Cette  graine  est  la  plus  petite  de  toutes,  c'est-à-dire  que  la 
doctrine  du  salut  est  humble,  et  dans  ceux  qui  la  prêchent  et 
dans  ceux  qui  la  reçoivent  ;  qu'elle  ne  s'annonce  point  par  de 
superbes  paroles  et  qu'elle  enseigne  avant  tout  l'humilité.  Ses 
commencements  sont  obscurs,  elle  sort  d'un  peuple  méprisé, 
elle  parle  par  la  bouche  de  pauvres  artisans  :  «  elle  est  la  plus 
petite  de  toutes  les  semences.  » 

II.  —  Mais,  quand  il  a  poussé,  ce  grain  si  petit  et  si  humble,  c'est 
le  plus  grand  de  tous  les  légumes.  La  doctrine  de  vérité  surpasse 
toutes  les  doctrines  de  la  sagesse  mondaine,  toutes  les  sciences 
humaines  et  temporelles  qui  passent  avec  la  vie  de  l'homme  et 
qui  sont,  à  cause  de  cela,  comparées  au  végétal  herbacé,  dont  la 
durée  ne  dépasse  pas  une  saison. 

Il  pousse  de  grandes  branches,  et  il  devient  un  arbre,  en  sorte  que 
les  oiseaux  du  ciel,  les  âmes  nobles  et  les  intelligences  élevées,  se 
reposent  sur  ses  branches  par  la  foi  et  par  l'amour. 

Arbre  de  l'Église,  arbre  dont  les  rameaux  sont  élevés  vers  le 
ciel ,  par  la  ferveur  de  l'espérance ,  et  étendus  aux  quatre  vents 
par  la  force  de  l'amour,  heureuses  les  colombes  qui  viendront  se 
reposer  et  faire  leur  nid  dans  votre  doux  feuillage  !  0  mon  Dieu  ! 
donnez-moi  les  ailes  de  la  colombe,  afin  que  je  vole,  que  je  me 
repose  et  que  je  ne  touche  plus  à  la  terre  ! 

III.  —  D'après  ce  qui  précède,  on  peut  entendre  ici  par  le 
royaume  des  cieux  l'Église  primitive.  Elle  paraissait  humble, 
pauvre,  peu  nombreuse  et  peu  considérable  à  cause  du  scandale 
de  la  croix  ;  mais,  elle  était  grande  par  sa  vertu,  la  ferveur  de  sa 
foi  et  l'ardeur  de  sa  charité  ;  c'est  pourquoi  elle  était  semblable  à 
un  grain  de  sénevé,  dont  le  volume  est  bien  petit  et  l'efficacité 
bien  grande.  Elle  se  développa  comme  un  grand  arbre,  jusqu'à 
couvrir  de  son  ombre  tout  l'univers.  L'espérance  lui  servit  comme 
de  tronc  pour  élever  ses  branches  par  l'amour  de  Dieu  et  les 
étendre  par  l'amour  du  prochain.  Elle  est  sublime,  puisqu'elle 
s'élève  jusqu'aux  cieux  ;  vaste,  puisqu'elle  se  répand  dans  le 
monde  entier.  C'est  sur  cet  arbre  que  monta  Zachée,  pour  voir  le 
Sauveur  ;  car,  on  ne  peut  le  voir,  à  moins  d'être  soulevé  par  la 
loi  de  l'Église.  Et  les  oiseaux  du  ciel,  c'est-à-dire  les  princes  et 
les  sages  de  ce  monde,  les  hommes  supérieurs  par  leur  intel- 
ligence ou  leur  volonté,  viennent  établir  leur  demeure  sur  ses 
rameaux,  embrasser  sa  doctrine,  et  recevoir  sa  direction.  Ou 
bien  encore,  les  oiseaux  du  ciel  sont  les  saints  qui,  s'élèvent  sur 
les  ailes  des  vertus  pour  parvenir  aux  récompenses  des  biens 
éternels  ;  ils  habitent  sur  les  branches,  c'est-à-dire  qu'ils  méditent 
sur  ses  divers  enseignements  spirituels.  Car  les  branches  de 
l'arbre  évangélique  sont  les  différents  dogmes  que  les  âmes  justes 


44  HOMÉLIES  SUR  LES   ÉVANGILES 

s'attachent  à  considérer,  afin  de  pouvoir  appliquer  un  remède 
spécial  à  chaque  maladie  différente.  Semblables  à  des  oiseaux 
célestes,  les  âmes  fidèles,  détachant  leur  cœur  de  la  terre,  portent 
leur  désir  vers  le  ciel  ;  elles  n'arrêtent  point  leurs  affections  aux 
choses  passagères,  mais  les  élèvent  jusqu'aux  choses  éternelles. 
Parmi  les  travaux  et  les  fatigues  de  cet  exil,  elles  cherchent  leur 
délassement  et  trouvent  leur  consolation  dans  le  souvenir  des 
saints  et  dans  l'espérance  de  la  patrie. 

ÏV.  —  Jésus  continue  à  enseigner  le  peuple  et  il  leur  dit  encore 
une  autre  parabole  :  Le  royaume  des  deux  est  semblable  à  du  levain 
qu'une  femme  prend  et  met  dans  trois  mesures  de  farine,  jusqu'à  ce 
que  la  pâte  soit  entièrement  levée.  Cette  nouvelle  parabole  a  pour 
but  de  décrire  d'avance  l'état  de  l'Église  après  l'exaltation  des 
saints  prédicateurs,  dont  le  zèle  avait  répandu  partout  la  foi 
véritable.  Ici  donc,  le  royaume  des  cieux  est  comparé  à  du  levain 
qu'une  femme  prend  et  met  dans  trois  mesures  de  farine. 

1°  Le  royaume  des  cieux,  c'est  l'Église  militante,  dans  laquelle 
Dieu  règne  par  la  loi,  ou  bien,  c'est  la  doctrine  chrétienne,  qui 
annonce  le  royaume  des  cieux. 

2°  La  femme  représente  la  providence  de  Dieu  ou  la  diligence 
des  saints  pour  prêcher  dans  tout  l'univers  la  foi  catholique. 

3°  Les  trois  mesures  de  froment  marquent  les  trois  parties  de 
l'ancien  monde,  l'Asie,  l'Afrique  et  l'Europe;  ou  bien,  les  trois 
langues  principales,  l'hébreu,  le  grec  et  le  latin,  dans  lesquelles 
fut  publiée  d'abord  la  parole  de  Dieu. 

4°  Le  levain,  qui  opère  une  salutaire  transformation  dans  la 
farine,  figure  la  parole  évangélique,  qui,  en  convertissant  le 
monde  à  la  foi,  l'a  changé  et  le  changera  encore  davantage  jusqu'à 
la  fin  des  temps. 

5°  La  femme  donc,  qui  représente  la  providence  de  Dieu  ou  la 
diligence  des  saints,  a  pris  ce  levain  qui,  par  sa  chaleur  propre 
et  intérieure,  figure  et  la  loi  de  l'Évangile  qui  est  une  loi  d'amour 
et  la  ferveur  de  la  loi. 

6°  Elle  met  ce  levain  dans  trois  mesures  de  farine,  jusqu'à  ce 
que  toute  la  pâte  soit  levée.  C'est  par  la  foi  en  la  sainte  Trinité 
que  l'univers  entier  sera  transformé,  renouvelé  et  vivifié,  jusqu'à 
former  le  corps  de  l'Église. 

V.  —  Jésus  dit  au  peuple  toutes  ces  choses  en  paraboles,  afin  que  cette 
parole  du  Prophète  fut  accomplie  :  J'ouvrirai  ma  bouche  pour  dire  des 
paraboles  ;  je  publierai  des  choses  qui  ont  été  cachées  depuis  la 
création  du  monde. 

Ainsi  Jésus  donna  en  paraboles  à  la  multitude  tous  ces  ensei- 
gnements, et  bien  d'autres  encore.  Il  agit  de  la  sorte  pour  engager 
la  foule  à  lui  faire  des  questions  sur  ce  qu'il  lui  disait.  Comme 


DIMANCHE   DE   LA   SEPT U AGES IM H  4& 

il  parlait  du  royaume  des  cieux  à  des  hommes  grossiers,  il 
employait  les  comparaisons  tirées  des  choses  matérielles,  afin 
de  les  amènera  comprendre  les  secrets  divins.  En  effet,  il  fallait 
conduire  leur  esprit,  au  moyen  de  ce  qu'il  connaissait,  à  ce  qu'il 
ne  connaissait  pas;  en  les  amenant,  par  le  symbole  de  ce  que 
leurs  yeux  voyaient,  à  ce  que  leur  intelligence  ne  percevait  pas. 

Jésus-Christ  se  sert  des  choses  les  plus  communes  et  les  plus 
simples,  d'une  petite  graine  ,  d'un  peu  de  levain,  etc.,  pour  nous 
donner  de  grandes  instructions.  Si  nous  regardions,  avec  les  yeux 
de  la  foi,  toute  la  nature,  ce  qui  se  passe  dans  le  monde,  ce  qui 
nous  arrive  tous  les  jours,  que  de  sujets  d'instructions  n'y 
trouveriens-nous  pas? 

Dieu  attache  notre  salut  aux  choses  les  plus  petites  en  appa- 
rence, à  un  peu  d'eau  dans  le  baptême,  à  un  peu  de  pain  et  de  vin 
qui  deviennent  le  corps  et  le  sang  de  Jésus-Christ  dans  l'Eucha- 
ristie ,  pour  nous  tenir  dans  l'abaissement  et  nous  rendre  à  nos 
yeux  les  plus  petits  qu'il  nous  sera  possible,  si  nous  voulons 
être  grands  dans  l'éternité. 

Seigneur,  ouvrez  nos  yeux,  afin  que  nous  voyions  les  instruc- 
tions que  vous  nous  donnez  de  tous  côtés.  Rendez-nous  savants 
dans  le  grand  livre  de  l'univers.  Faites-nous  admirer  avec  une 
sincère  reconnaissance  les  merveilles  que  vous  opérez  chaque 
jour  pour  nous  et  autour  de  nous,  afin  que  nous  apprenions  à 
vous  connaître,  à  vous  aimer  et  à  vous  servir.  Donnez-nous  enfin 
de  coniDi  endre,  de  mettre  en  pratique  et  d'enseigner  aux  autres , 
de  paroles  ou  du  moins  d'exemples,  toutes  les  leçons  contenues 
dans  vos  paraboles. 


DIMANCHE  DE  LÀ  SEPTUAGÉSIME 

Sommaire.  —  1.  Les  six  points  à  entendre  tout  d'abord.  —  :?.  Comment  Dieu  sort  de 
grand  matin  pour  louer  des  ouvriers.—- 3.  Le  denier  de  la  journée  —  4.  Les  ouvriers 
de  la  troisième  heure,  pris  sur  la  place  publique.  —  5.  L'invitation  de  la  sixième  et 
de  la  neuvième  heure.  —  6.  La  grande  invitation  des  Gentils  à  a  onzième  heure. 
—  7.  Les  divers  âges  de  la  vie  humaine.  —  8.  Le  moment  de  la  paie.  —  0.  Les  mur- 
mures des  ouvriers  de  la  troisième  heure.  —  10.  La  réponse  du  Maître.  —  il.  Les 
premiers  et  les  derniers.  —  12.  Beaucoup  d'appelés,  peu  dé  us  —  Prière. 

I.  —  Pour  mieux  entendre  cette  importante  parabole,  il  faut 
y  noter  six  choses  : 

1°  Cet  homme,  père  de  famille  ,  c'est  Dieu  lui-même  à  qui  son 
amour  pour  nous  a  fait  prendre  notre  humanité  pour  pouvoir 
nous  témoigner  sa  bienveillance,  sa  douceur  et  sa  miséricorde  ; 


46  HOMÉLIES  SUR  LES  ÉVANGILES 

2°  Les  ouvriers,  ce  sont  ceux  qui  annoncent  et  pratiquent  la 
véritable  doctrine; 

3°  Le  denier,  c'est  la  vie  éternelle  promise  aux  ouvriers  du 
Seigneur; 

4°  La  vigne,  c'est  l'Église,  selon  S.  Grégoire;  ou  l'âme  hu- 
maine, selon  S.  Basile;  ou  bien  encore,  selon  S.Jean  Chry- 
sostôme,  c'est  la  justice  prise  dans  son  sens  général; 

5°  Les  heures  marquent  les  différentes  époques  du  monde ,  ou 
même  les  divers  âges  de  chaque  homme; 

6°  L'intendant  de  la  vigne,  c'est  Jésus-Christ  en  tant  qu'homme. 
En  tant  que  Dieu,  il  est  aussi  le  père  de  famille,  conjointement 
avec  son  Père,  parce  qu'ils  ont  tous  deux  avec  le  Saint-Esprit  une 
seule  et  même  nature  indivisible  et  inséparable. 

II.  —  Le  Sauveur  Jésus  dit  donc  à  ses  disciples:  Le  royaume  du 
ciel  est  semblable  à  un  père  de  famille.  Dans  l'administration  et  la 
composition  de  son  Eglise,  dans  la  vocation  et  la  rémunération 
des  justes  qui  doivent  former  le  royaume  des  cieux,  Dieu,  auteur 
et  maître  de  l'univers,  agit  comme  un  père  de  famille  qui  sortit 
de  grand  matin.  Dieu  sort  pour  ainsi  dire  de  lui-même,  quand  il 
manifeste  et  exerce  au  dehors  sa  bonté.  Ainsi  donc,  Dieu  sortit 
de  grand  matin ,  dans  le  premier  âge  du  monde,  depuis  Adam 
jusqu'à  Noé,  afin  de  louer  des  ouvriers  pour  sa  vigne,  de  trouver 
des  hommes  fidèles  à  le  servir  et  capables  de  le  faire  connaître. 

III.  —  Après  être  convenu  avec  eux  d'un  denier  pour  leur  journée, 
il  les  envoya  à  sa  vigne.  Dès  le  principe,  Dieu  suscite  des  pro- 
phètes pour  prêcher  la  foi  au  Rédempteur  futur,  et  il  invite  Jes 
hommes  à  observer  la  justice  des  œuvres  bonnes. 

La  convention  qu'il  fit  avec  eux  d'un  denier  pour  salaire ,  c'est 
la  promesse  de  la  vie  éternelle.  En  effet  :  1°  Ce  denier  valait  dix 
as,  figure  du  prix  du  royaume  céleste  promis  à  l'accomplisse- 
ment des  dix  préceptes  du  Décalogue;  2°  par  sa  forme  ronde,  le 
denier  marque  l'éternité  bienheureuse,  dont  le  parcours  n'aura 
point  de  fin;  3°  par  l'effigie  royale  qu'il  présentait,  le  denier 
représente  l'exacte  conformité  de  l'âme  avec  Dieu,  qui  imprime 
sa  parfaite  ressemblance  dans  les  bienheureux,  qu'il  transforme 
pour  ainsi  dire  en  lui-même;  4°  par  l'inscription  qu'il  porte,  le 
denier  désigne  la  plénitude  de  la  science  et  la  connaissance  de  la 
vérité  dont  jouiront  les  saints  glorifiés. 

La  vie  éternelle  est,  sous  plusieurs  rapports,  ce  denier  de  la 
journée.  Elle  est,  en  effet,  la  rétribution  promise  pour  la  vie 
présente,  considérée  comme  un  seul  jour  pendant  lequel  nous 
devons  faire  le  bien.  —  Elle  n'est  accordée  qu'à  l'homme  qui  a 
travaillé  pendant  le  jour  de  la  grâce,  et  non  point  pendant  la  nuit 


DIMANCHE  DE  LA  SEPTUAGÊSIME  47 

du  péché.  —  Enfin,  elle  ne  sera  donnée  qu'au  jour  suprême  de  la 
gloire  céleste. 

IV.  —  Etant  sorti  de  nouveau  vers  la  troisième  heure ,  à  l'époque 
pendant  laquelle  la  miséricorde  divine  se  manifeste  plus  distinc- 
tement, depuis  Noé  jusqu'à  Abraham,  le  père  de  famille  en  vit 
d'autres  qui  étaient  oisifs  sur  la  place  publique ,  image  du  monde 
avec  ses  calomnies,  ses  injustices,  ses  procès  et  ses  embarras 
tumultueux,  où  tant  d'hommes  vivent,  en  négligeant  leurs  de- 
voirs, et  il  leur  dit'.  Vous  aussi,  alle\  à  ma  vigne,  et  je  vous  donnerai 
ce  qui  sera  raisonnable  ,  et  ils  y  allèrent. 

V.  —  //  sortit  encore  vers  la  sixième  heure.  Dieu  se  manifeste  de 
plus  en  plus  clairement  depuis  Abraham  jusqu'à  Moïse;  puis 
vers  la  neuvième  heure,  depuis  Moïse  jusqu'à  Jésus-Christ,  et  il  fit 
la  même  chose,  il  réitéra  ses  invitations  et  ses  promesses. 

VI.  —  Enfin,  il  sortit  vers  la  onzième  heure  et  se  manifesta  d'une 
façon  beaucoup  plus  merveilleuse  dans  la  dernière  époque  qui 
s'étend  depuis  l'incarnation  du  Sauveur  jusqu'à  la  fin  du  monde, 
et,  en  ayant  trouvé  d'autres,  qui  se  tenaient  là,  debout,  sans 
avancer  ni  s'humilier,  c'étaient  les  Gentils,  il  leur  dit:  Pourquoi 
vous  tene^-vous  ici  tout  le  jour  dans  l'oisiveté^  Pourquoi  restez-vous 
en  un  état  si  périlleux?  La  vie  est  courte,  la  route  longue  et  la 
vertu  faible.  Vous  devriez  bien  marcher  pendant  que  vous  en 
avez  le  temps,  l'occasion  favorable,  la  promesse  certaine  d'une 
grande  récompense.  Pourquoi  donc  négligez-vous  si  longtemps 
de  travailler  à  votre  salut?  Çest,  lui  répondirent-ils ,  parce  que 
personne  ne  nous  a  loués.  Nul  prophète,  nul  docteur  n'est  venu 
nous  instruire.  Et  il  leur  dit:  Vous  aussi ,  alle\  à  ma  vigne.  Gentils, 
joignez-vous  aux  Juifs,  afin  d'entrer  avec  eux  dans  mon  Eglise, 
en  embrassant,  confessant  et  pratiquant  la  vraie  foi. 

VII.  —  Cette  parabole  s'entend  communément  et  surtout  de  la 
vocation  à  la  foi  selon  les  diverses  époques  du  monde ,  mais  on 
peut  aussi,  dans  le  sens  moral,  l'entendre  de  la  vocation  à  la 
grâce,  selon  les  divers  âges  de  la  vie,  pour  chaque  homme  en 
particulier.  Ainsi,  la  première  heure  ou  le  matin,  c'est  l'enfance; 
la  troisième,  c'est  l'adolescence;  la  sixième,  la  jeunesse  ou 
l'âge  viril;  la  neuvième,  la  vieillesse  ;  et  la  onzième,  la  décré- 
pitude. Celui  qui  néglige  de  faire  de  bonnes  œuvres  pendant  ces 
.divers  âges  reste  oisif  pendant  tout  le  jour  de  la  vie  présente.  En 
tout  temps  et  à  tout  âge,  Dieu  appelle  les  hommes  à  la  grâce  et  à 
la  gloire,  parce  qu'il  y  en  a  toujours  qui  réforment  leur  conduite 
jet  méritent  la  récompense ,  car  un  repentir  sincère  n'arrive 
jamais  trop  tard. 


48  HOMÉLIES  SUR  LES  ÉVANGILES 

VIII.  —  A  la  fin  du  jour ,  lorsque,  l'ouvrage  étant  terminé,  la 
fin  du  monde  ou  de  cette  vie  est  arrivée,  le  maître  de  la  vigne, 
Dieu  le  Père,  le  Seigneur  tout  puissant,  dit  à  son  intendant ,  à 
Jésus-Christ,  entre  les  mains  duquel  il  a  remis  tout  pouvoir: 
Appelé^  les  ouvriers",  et  non  pas  les  oisifs,  et  paye\-les ,  en  com- 
mençant par  les  derniers  et  en  finissant  par  les  premiers.  Appelez 
vos  serviteurs  du  travail  au  repos ,  de  la  tristesse  à  la  joie,  de  la 
guerre  à  la  paix. 

Cette  parabole,  dit  saint  Jean  Chrysostôme,  est  destinée  à 
prévenir  le  découragement  et  à  exciter  l'ardeur  de  ceux  qui 
commencent  tard  leur  conversion  ;  elle  montre  que,  pendant  le 
cours  de  notre  pèlerinage  ici-bas,  il  n'est  point  de  pénitence  si 
tardive  qui,  par  le  progrès  de  sa  ferveur,  ne  puisse  surpasser  en 
mérite  toute  autre  pénitence  plus  ancienne,  qui  n'a  pas  été  con- 
tinuée avec  autant  de  ferveur.  Il  ne  reste  donc  au  pécheur  aucun 
sujet  de  se  désespérer  ou  de  s'excuser,  puisque  Dieu  ne  refuse 
point  de  l'accueillir  favorablement  à  tout  âge  et  à  toute  heure-. 

En  quelque  temps  qu'il  se  convertisse  et  se  repente,  le  pécheur 
sera  sauvé  et  ne  sera  point  condamné,  »  dit  Ezéchiet.  Mais, 
parce  que  nous  rie  savons  ni  à  quel  âge  ni  à  quelle  heure  le 
Seigneur  nous  appellera,  soyons  toujours  disposés  à  faire  le 
bien,  de  peur  que,  si  nous  ne  voulons  pas  le  pratiquer  quand 
nous  le  pouvons,  nous  ne  commencions  à  le  vouloir  quand  nous 
ne  le  pourrons  plus.  Vivons  chaque  jour  comme  si  nous  devions 
mourir  le  jour  même.  Point  de  remède  plus  efficace  pour  dompter 
ses  passions,  dit  S.  Grégoire,  que  de  penser  à  la  prochaine 
dissolution  de  son  corps. 

IX.  —  Ceux  donc  qui  étaient  venus  vers  la  onzième  heure,  s'étant 
approchés,  reçurent  chacun  un  denier,  la  vie  éternelle.  Ce  que 
voyant,  ceux  qui  avaient  été  loués  les  premiers,  venant  à  leur  tour, 
s'attendaient  à  recevoir  davantage;  mais  ils  ne  reçurent  tous  qu'un 
denier ,  et  en  le  recevant  ils  murmuraient  contre  le  père  de  famille» 
Ces  derniers,  disaient-ils ,  n'ont  travaillé  qu'une  heure  et  vous  leur 
ave\  donné  autant  qu'à  nous  qui  avons  supporté  le  poids  du  jour  et  de 
la  chaleur.  Les  Gentils  et  les  pécheurs  tardivement  ramenés  vers 
le  Sauveur,  comme  aussi  les  martyrs  et  les  justes  prématuré- 
ment moissonnés  par  la  mort,  n'ont  travaillé  que  bien  peu  de 
temps  dans  la  vigne  du  Seigneur,  dans  l'Eglise;  mais  ils  ont 
compensé  la  brièveté  du  temps  par  le  dévouement  de  la  volonté, 
qui  leur  a  valu  une  participation  plus  spéciale  aux  mérites  infinis, 
du  divin  Rédempteur.  Voilà  pourquoi  ils  ont  obtenu  la  même 
récompense  que  les  autres  serviteurs  qui,  pendant  longtemps,; 
avaient  accompli  les  préceptes  onéreux  de  la  loi  ou  de  la  morale,! 
et  avaient  surmonté  les  périlleuses  ardeurs  de  la  tentation,  en* 


Dimanche  de  la  septuagésime  49 

résistant  aux  attaques  du  démon,  aux  séductions  du  monde  et 
aux  attraits  de  la  concupiscence. 

X.  —  Mais,  le  maître  entendit  ces  murmures,  et  il  répondit  à 
l'un  d'eux,  et  en  la  personne  de  celui-là  à  tous  les  autres  qui 
avaient  murmuré  comme  lui:  Mon  ami,  je  ne  vous  fais  point  de 
tort ,  car,  en  accordant  une  pure  grâce  à  quelqu'un,  je  ne  com- 
mets point  pour  cela  d'injustice  envers  un  autre.  N'êtes-vous  pas 
convenu  avec  moi  dès  le  commencement  d'un  denier  pour  salaire  ? 
Prene\  donc  ce  qui  vous  appartient ,  je  suis  prêt  à  vous  récom- 
penser selon  votre  mérite,  et  retirez-vous ,  allez,  prenez  part  à  la 
joie  de  votre  maître  au  lieu  de  murmurer  contre  lui.  Je  veux  don- 
ner à  ce  dernier  autant  qu'à  vous.  Ne  m'est-il  donc  pas  permis  de 
faire  ce  que  je  veux*!  Oui,  sans  doute,  car  ma  volonté  souveraine 
est  toujour  droite,  et  ce  que  je  veux  est  non  seulement  licite, 
mais  encore  très  libéral.  Faut-il  que  votre  œil  soit  mauvais,  parce 
que  je  suis  bon?  Pourquoi  donc  votre  œil  n'est-il  pas  bienveillant , 
comme  je  le  suis,  moi  que  la  bonté  porte  par  nature  à  commu- 
niquer mes  biens  avec  abondance? 

En  se  faisant  ainsi  connaître  lui-même  plus  parfaitement  à  ses 
fidèles  serviteurs,  Dieu  leur  apprend  à  mieux  apprécier  les  libé- 
ralités gratuites  dont  la  vue  causait  leurétonnement,  parce  qu'ils 
considéraient  plutôt  sa  justice  que  sa  miséricorde  infinie.  C'est  à 
ce  propos  que  S.  Grégoire  a  dit:  «  Il  y  a  folie  à  s'élever  contre  la 
bonté  de  Dieu;  s'il  ne  donnait  pas  ce  qui  est  dû,  on  pourrait 
se  plaindre  ;  mais,  on  ne  peut  se  plaindre,  s'il  donne  ce  qui  n'est 
point  dû.  »  Et  S.  Jean  Chrysostôme  l'observe  de  son  côté:  «  On  ne 
saurait  se  plaindre  justement  de  celui  dont  les  faveurs  dépassent 
nos  désirs.  » 

XI.  —  C'est  ainsi,  conclut  le  Sauveur,  que  les  derniers  seront  les 
premiers,  et  que  les  premiers  seront  les  derniers.  Le  temps  de  la 
vocation  ou  du  travail  n'établira  point  de  différence  dans  le  mérite 
ou  la  récompense.  Souvent,  en  effet,  ceux  qui  se  convertissent  à 
la  dernière  heure  sont  récompensés  plutôt  que  ceux  qui  servent 
le  Seigneur  depuis  la  première  heure ,  mais  qui  meurent  plus  tard. 
Souvent  aussi,  ceux  qui  entrent  dans  la  carrière  de  la  péni- 
tence après  les  autres  dépassent  ceux-ci  en  ferveur,  comme  des 
voyageurs  attardés  qui  pressent  le  pas  pour  rattraper  le  temps 
perdu. 

Cette  maxime  du  Sauveur  signifie  encore  que  les  derniers  à 
leurs  propres  yeux  sont  souvent  les  premiers  aux  yeux  du 
Seigneur,  et  réciproquement.  Elle  signifie  encore  que  les  derniers 
au  jugement  des  hommes  sont  souvent  les  premiers  au  jugement 
de  Dieu,  qui  ne  s'en  fie  point  aux  apparences  et  sonde  le  fond 
des  cœurs. 

il.  fEPT. 


50  HOMÉLIES  SUR   LES   ÉVANGILES 

XII.  —  Mais  si  les  différents  ouvriers  de  cette  parabole  ont 
reçu  chacun  leur  denier,  n'allons  pas  en  conclure  que,  dans  la 
réalité,  tous  les  chrétiens  seront  sauvés,  car  Jésus-Christ  ajoute 
immédiatement  cette  terrible  sentence,  par  laquelle  il  conclut  sa 
parabole  :  Car ,  dit-il,  il  y  a  beaucoup  d'appelés,  mais  peu  d'élus. 

Beaucoup,  en  effet,  sont  appelés  à  différentes  heures,  à  la  pre- 
mière, à  la  troisième,  à  la  sixième ,  à  la  neuvième  et  à  la  dernière, 
pour  embrasser  la  foi  et  acquérir  quelque  mérite,  mais,  parmi 
ce  grand  nombre,  peu  sont  élus,  pour  posséder  la  récompense 
de  la  béatitude  et  la  gloire  du  ciel.  Beaucoup,  dits.  Grégoire, 
sont  membres  de  l'Église  militante,  qui  ne  feront  jamais  partie 
de  l'Église  triomphante  ! 

Seigneur  Jésus,  souverain  père  de  famille,  vous  m'avez  loué 
de  grand  matin  pour  travailler  à  votre  vigne,  car,  dès  ma  pre- 
mière jeunesse,  vous  avez  daigné  m'appeler  à  la  foi  chrétienne 
et  à  votre  service,  et  vous  m'avez  promis  de  me  donner  le  denier 
de  la  vie  éternelle,  comme  salaire  d'une  vie  laborieuse.  Mais, 
hélas  !  négligent  que  j'ai  été,  je  suis  resté  oisif  toute  la  journée, 
car,  jusqu'à  présent,  j'ai  négligé  de  remplir  ma  tâche.  Puisque 
vous  êtes  un  maître  si  bon  et  si  miséricordieux,  faites  du  moins 
que  je  me  convertisse  à  cette  onzième  heure  de  mon  existence,  et 
que  je  produise  de  dignes  fruits  d'une  pénitence  salutaire,  pour 
mériter  et  obtenir  de  vous  quelque  petite  récompense.  Ainsi 
soit-il. 


DIMANCHE  DE  LA  SEXAGÉSIME 

Sommaire.  —  4.  La  parabole  du  Semeur.  —  2.  Pourquoi  Jésus  parlait  en  paraboles.  — 
3.  La  semence  et  le  semeur.  —  4.  Ce  qui  tombe  sur  le  bord  du  chemin  et  les  oiseaux 
du  ciel.  —  5.  Ce  qui  tombe  dans  un  endroit  pierreux,  où  les  racines  ne  peuvent 
s'enfoncer.  —  6.  Ce  qui  tombe  dans  l^s  épines  et  les  embarras  des  richesses.  — 
7.  L'ordre  des  semences  inlécondes.  -  8.  La  bonne  terre  opposée  à  la  mauvaise.  — 
9.  Conclusion  de  S.  Théophile.  —  Prière. 

I.  —  Comme  le  peuple  s'assemblait  en  foule,  et  qu'on  accourait  des 
villes  vers  Jésus,  il  leur  dit  en  parabole  :  Un  homme  sortit  pour  semer 
son  grain  ;  et  comme  il  semait ,  une  partie  du  grain  tomba  le  long  du 
chemin,  où  il  fut  foulé  aux  pieds ,  et  les  oiseaux  du  ciel  le  mangèrent. 
Une  autre  partie  tomba  sur  un  endroit  pierreux,  et  le  grain,  après 
avoir  levé ,  sécha  faute  d'humidité.  Une  autre  partie  tomba  dans  les 
épines,  et  les  épines  venant  à  croître  en  même  temps  V étouffèrent.  Une 
autre  partie  tomba  dans  une  bonne  terre,  et  le  grain,  ayant  levé,  porta 
du  fruit  et  rendit  cent  pour  un.  En  disant  ceci,  il  criait  :  Que  celui-là 
entende  qui  a  des  oreilles  pour  entendre. 


DIMANCHE    DELA  SEXAGÉSIME  51 

Le  Sauveur,  parlant  en  paraboles  et  accommodant  ses  discours 
à  la  portée  de  ses  auditeurs ,  ressemble  à  un  père  de  famille , 
sage  et  magnifique,  dont  la  table  abondamment  servie  offre  à 
tous  ceux  de  sa  maison  des  aliments  sains  et  variés.  Appro- 
chons-nous aussi,  comme  le  peuple,  approchons-nous  de  ce 
Verbe  incarné,  de  cette  sagesse  éternelle  qui,  s'exprimant  sous  la 
forme  des  paraboles,  nous  racontera  des  mystères  que  le  monde 
n'avait  point  connus. 

II.  —  C'est  à  Jésus  lui-même  que  nous  demanderons  aujour- 
d'hui l'explication  de  la  parabole  du  Semeur,  puisqu'il  a  daigne 
l'expliquer  à  ses  disciples,  qui  nous  ont  transmis  son  commen- 
taire. En  effet,  lorsqu'il  fut  seul,  ses  disciples  lui  demandèrent  ce 
que  signifiait  cette  parabole,  et  ils  lui  dirent  :  «  D'où  vient  que  vous 
parlez  à  ce  peuple  en  paraboles?  »  et  il  leur  dit  :  C'est  que,  pour 
vous,  il  vous  a  été  donné  de  connaître  le  mystère  du  royaume  de  Dieu; 
mais  pour  les  autres,  pour  ceux  qui  sont  dehors,  tout  se  passe  en 
paraboles,  on  ne  leur  en  parle  qu'en  paraboles  ;  car,  on  donnera  à 
celui  qui  a,  à  celui  qui  a  fait  un  bon  usage  des  grâces  reçues,  et 
il  sera  dans  l'abondance.  Quant  à  celui  qui  n'a  pas,  qui  a  fait  un 
mauvais  usage  de  la  grâce,  on  lui  ôtera  même  ce  qu'il  a.  C'est 
pourquoi  je  leur  parle  en  paraboles,  afin  de  laisser  quelques 
excuses  à  leur  aveuglement,  par  cette  considération  qu'en  voyant 
ils  ne  voient  point ,  et  qu'en  entendant  ils  ne  comprennent  point.  Ce 
qu'a  dit  Isaïe  dans  sa  prophétie  s'accomplit  en  eux  :  Vous 
entendez  de  vos  oreilles  et  vous  n'entendez  point  de  l'ouïe  du 
cœur  ;  vous  verrez  de  vos  yeux  et  vous  ne  verrez  point  des  yeux 
de  l'âme.  Car  le  cœur  de  ce  peuple  s'est  endurci";  ils  ont  fermé' 
leurs  oreilles  et  leurs  yeux ,  de  peur  de  voir  de  leurs  yeux  et 
d'entendre  de  leurs  oreilles,  de  comprendre  de  leur  cœur,  de 
peur  qu'ils  ne  viennent  à  se  convertir  et  que  je  les  guérisse.  Mais 
vous,  vos  yeux  sont  heureux  de  voir  et  vos  oreilles  d'entendre  : 
car  je  vous  dis  en  vérité  que  beaucoup  de  prophètes,  de  justes  et 
de  rois,  ont  souhaité  de  voir  ce  que  vous  voyez  et  ne  l'ont  pas  vu, 
d'entendre  ce  que  vous  entendez  et  ne  l'ont  pas  entendu.  » 

Puis,  Jésus  ajouta:  Vous  ne  comprenez  point  cette  parabole, 
si  simple  pourtant  !  Et  comment  comprendrez-vous  toutes  les 
autres  ?  Ecoutez  la  parabole  du  semeur.  Voici  donc  ce  que  cignifie 
cette  parabole  : 

III.  —  La  semence,  c'est  la  parole  de  Dieu.  Le  semeur,  c'est 
celui  qui  sème  la  parole.  C'est  le  Verbe  sorti  des  profondeurs  de 
l'essence  divine  pour  se  rendre  visible  au  monde.  Semence 
céleste  qui ,  depuis  le  commencement ,  ne  cesse  de  jeter  la 
semence  du  salut  par  le  ministère  des  Anges  pour  les  patriarches, 
par  le  ministère  de  Moïse  et  des  Prophètes  pour  les  Juifs,  et  enfin 


52  HOMÉLIES  SUR  LES  ÉVANGILES 

par  lui-même  pour  le  peuple  chr&ien  ;  semeur  prodigue  et  misé- 
ricordieux, qui  continue  jusqu'au  moment  présent  à  semer  dans 
nos  âmes  par  les  inspirations  de  sa  grâce  et  les  enseignements 
de  son  Église  ;  semeur  puissant,  à  qui  seul  il  appartient  de  semer 
efficacement  sa  propre  semence,  et  de  qui  il  peut  être  dit  qu'il 
sème  la  semence  qui  est  à  lui ,  car  les  prédicateurs  de  la  vérité 
ne  font  que  répandre  en  son  nom  le  grain  qui  leur  a  été  confié 
par  le  père  de  famille. 

IV.  —  Ce  qui  tombe  sur  le  bord  du  chemin  désigne  ceux  qui  écoutent 
ia  parole  ;  mais  le  démon  vient  ensuite,  qui  enlève  cette  parole  de  leur 
cœur ,  de  peur  qu'en  croyant  ils  ne  soient  sauvés.  — En  effet,  «  tandis 
que  le  semeur  semait .  >>  en  réj  andant  sa  doctrine  de  tous  côtés, 
une  partie  du  grain  tomba  le  long  du  chemin,  »  c'est-à-dire, 
sur  un  cœur  traversé  par  les  erreurs,  troublé  par  les  passions, 
foulé  par  les  affections  charnelles  et  par  les  suggestions  diabo- 
liques, exposé  comme  une  voie  publique  aux  diverses  tentations 
des  vices  qui,  le  parcourant  sans  cesse  et  s'y  croisant  en  tous  les 
sens,  y  étouffent  le  grain  de  la  parole,  pour  l'empêcher  de  germer. 
Alors,  «  les  oiseaux  du  ciel  vinrent  manger  ce  grain,  »  c'est-à- 
dire,  les  démons  enlevèrent  la  bonne  semence,  qu'ils  empêchèrent 
de  fructifier. 

Les  démons  sont  ici  figurés  par  les  oiseaux  du  ciel,  parce  que 
ces  esprits  méchants  traversent  continuellement  en  tous  sens  les 
espaces  aériens  qu'ils  remplissent,  parce  qu'ils  ont  conservé  la 
nature  spirituelle,  et  parce  qu'ils  font  le  mal  avec  une  prompti- 
tude semblable  au  vol  de  l'oiseau.  Par  leurs  perfides  instiga- 
tions, ils  ôtent  de  notre  cœur  la  parole  divine,  et  en  effacent 
même  tout  souvenir,  afin  que  l'esprit  perde  jusqu'à  la  pensée  et 
à  la  mémoire  du  bien  qu'il  a  négligé  ou  refusé  d'accomplir  :  ils 
empêchent  ainsi  cette  parole  divine  de  produire  la  foi  dans  notre 
âme,  de  peur  qu'en  croyant  nous  ne  soyons  sauvés,  parce  que  la 
foi,  dit  S.  Paul,  vient  de  ce  qu'on  a  entendu. 

Si  nous  sommes  dans  cet  état,  tremblons,  car,  dit  S.  Grégoire , 

c(  de  même  qu'on  doit  désespérer  de  la  vie  d'un  homme  dont 

l'estomac  débilité  ne  retient  aucune  nourriture,  de  même  il  doit 

Appréhender  le  oéril  de  mort  éternelle,  celui  qui  ne  garde  point 

dans  sa  mémoire  les  paroles  de  vie,  aliments  de  la  vraie  justice* 

V. —  Ce  qui  tombe  sur  un  endroit  pierreux  représente  ceux  qui,  ayant 
entendu  la  -parole ,  la  reçoivent  avec  joie,  mais  comme  ils  n'ont  pas  de 
racine,  n'ayant  pas  en  eux  de  fond  où  la  racine  puisse  prendre, 
ils  ne  croient  que  pourun  temps,  et,  quand  vient  ensuite  une  affliction 
ou  une  persécution  à  cause  de  la  parole,  au  moment  de  la  tentation, 
ils  en  prennent  aussitôt  un  sujet  de  scandale,  ils  se  retirent  et 
succombent. 


DIMANCHE  DE  LA  SEXAGÉSIME  53 

La  pierre,  c'est  le  cœur  du  rebelle  qui  n'est  accessible  qu'à  la 
crainte.  La  parole  effraie  et  touche  par  la  frayeur  les  âmes  de 
cette  sorte  ;  elle  fait  naître  en  elle  le  germe  de  la  componction  t 
qui  apparaît  aussitôt  au  dehors  par  les  œuvres  extérieures  de  If. 
pénitence.  Mais,  comme  ces  âmes-là  n'ont  pas  un  fond  abon- 
dant de  foi  et  d'amour,  la  semence  salutaire  ne  saurait  y  jeter  de 
profondes  racines.  L'orage  de  la  tentation  ,  le  vent  de  l'épreuve 
et  l'ardeur  de  la  souffrance,  suffisent  pour  dessécher  ce  germe 
naissant.  La  crainte  déracine  ce  que  la  crainte  seule  avait  planté. 
Ces  cœurs  n'ont  point  en  eux-mêmes  les  racines  de  profondes 
résolutions  et  de  désirs  formels,  et  la  parole  de  la  prédication  no 
saurait  profiter  et  fructifier  sans  la  sève  de  la  grâce  et  sans 
l'amour  de  la  vertu. 

VI.  Ce  qui  est  tombé  dans  les  épines  figure  ceux  qui  ont  entendu  la 
parole,  mais  en  qui  elle  est  ensuite  étouffée  par  les  soins  et  les  embarras 
du  siècle,  par  les  richesses  trompeuses  et  par  les  plaisirs  de  la  vie, 
ainsi  que  par  les  autres  passions  qui  surviennent  et  étouffent  la 
parole,  en  sorte  qu  ils  ne  portent  point  de  fruits. 

Ces  épines  de  la  richesse,  ce  sont  l'avidité  d'acquérir,  la  crainte 
de  perdre,  les  soucis  de  la  conservation ,  qui  croissent  et  s'aug- 
mentent à  mesure  que  s'augmentent  les  Diens  accumulés.  De 
même  que  la  brebis  laisse  toujours  aux  buissons  de  la  route 
quelques  lambeaux  de  sa  toison,  de  même  le  chrétien  laisse 
toujours  quelque  chose  de  ses  richesses  spirituelles  aux  ronces 
des  possessions  terrestres;  car,  dit  S.  Jean  Chrysostôme,  ces 
ronces  touffues  serrent  et  déchirent  de  tous  côtés  le  malheureux 
qui  s'est  laissé  envelopper  par  elles. 

Les  richesses  sont  en  effet  de  véritables  épines ,  parce  qu'elles 
font  sentir  à  notre  âme  leurs  pointes  acérées,  soit  en  ce  monde, 
soit  au  jugement,  soit  dans  l'enfer.  —  Dans  ce  monde,  nous 
venons  de  le  dire,  elles  blessent  notre  âme  par  la  peine  de  les 
acquérir,  par  la  crainte  de  ne  pas  les  conserver,  et  par  la  douleur 
de  les  perdre.  —  Au  jugement,  elles  feront  souffrir  l'âme,  lorsque 
le  Seigneur  lui  dira  :  «  J'ai  eu  faim ,  et  vous  ne  m'avez  pas  donné 
à  manger  ;  j'ai  eu  soif,  et  vous  ne  m'avez  pas  donné  à  boire,  etc.  » 
—  Dans  l'enfer,  ces  épines  causeront  à  l'âme  des  tourments 
éternels,  et  serviront  d'aliment  au  feu  qui  doit  consumer  les 
pécheurs. 

VII.  Remarquons,  avant  d'aller  plus  loin,  Tordre  qui  existe 
entre  les  trois  espèces  de  semences,  qui  restent  infécondes. 

La  première  ne  germe  pas  ;  elle  est  foulée  par  les  passants  et 
mangée  parles  oiseaux  du  ciel. 

La  seconde  germe,  mais  ne  grandit  pas  beaucoup,  parce  qu'elle 
manque  d'humidité. 


54  HOMÉLIES  SUR  LES  ÉVANGILES 

La  troisième  s'élève  assez  haut,  mais  ne  porte  pas  de  fruits, 
parce  que  les  épines  l'étouffent. 

VIII.  —  Enfin,  ce  qui  est  tombé  dans  une  bonne  terre  est  limage  de 
ceux  qui,  ayant  écouté  la  parole  avec  un  cœur  bon  et  parfait ,  la 
conservent  et  portent  du  fruit  par  la  patience.  —  La  bonne  terre,  dit 
un  Père,  c'est  la  conscience  des  élus  qui  reçoivent  avec  joie  la 
semence  de  la  parole  divine,  et  la  conservent  avec  soin,  dans  la 
prospérité  comme  dans  l'adversité,  pour  lui  faire  porter  ses 
fruits.  Cette  bonne  terre,  noire,  grasse  et  cultivée,  c'est  l'âme 
humble,  pieuse  et  exercée  aux  vertus,  de  telle  sorte  qu'elle 
devient  féconde  en  œuvres  salutaires. 

Remarquons  que  cette  bonne  terre  présente  trois  conditions 
opposées  à  celles  des  autres  terres  sur  lesquelles  tombe  la 
semence.  Ainsi,  tandis  qu'après  avoir  recula  parole  de  Dieu,  les 
uns  la  gardent,  les  autres  au  contraire  qui  sont  le  long  du 
chemin  la  perdent,  parce  que  le  démon  vient  l'enlever  de  leur 
cœur  ;  —  dans  les  uns  elle  produit  le  fruit  des  bonnes  œuvres,  et 
dans  les  autres  elle  est  suffoquée  par  la  croissance  des  épines  ; 
les  uns  la  font  fructifier  avec  patience,  et  les  autres  la  laissent 
tomber  sur  la  pierre  :  ces  derniers  croient  pour  un  temps,  mais 
ils  succombent  bientôt  à  la  tentation. 

Ainsi,  la  mauvaise  terre  se  divise  en  plusieurs  sortes,  selon 
qu'elle  est  placée  au  bord  du  chemin,  encombrée  de  pierres  ou 
semée  d'épines.  Mais,  la  bonne  terre,  qui  est  l'Église,  héritage 
sacré  du  Seigneur,  ne  se  subdivise  pas,  quoique  son  rapport  et 
sa  fécondité  puissent  varier  de  cent  à  trente  pour  un. 

IX.  —  Concluons-le  donc  avec  S.  Théophile  :  «  La  semence  est 
pour  tous  la  même.  Doctrine  et  grâce  à  la  fois,  elle  descend  delà 
main  de  Dieu,  prête  à  germer  dans  tous  les  cœurs:  le  céleste 
agriculteur  la  prodigue  à  tous.  Mais,  malheur  à  celui  qui  se  rend 
lui-même  une  terre  stérile,  une  terre  pierreuse,  une  terre  cou- 
verte d'épines  !  car,  il  est  plusieurs  terres  dans  lesquelles  ne  peut 
germer  la  semence  du  Seigneur.  »  Une  seule  est  vraiment  fertile, 
celle  de  l'Église  ;  une  seule  reçoit  la  semence  et  la  porte  à  la  matu- 
rité ;  et,  de  même  que  tous  les  épis  ont  leurs  épines  dans  le  même 
fond,  ils  recevront,  par  l'ardeur  des  souffrances  et  des  épreuves, 
une  même  maturité  dans  la  gloire. 

Seigneur  Jésus,  qui  avez  jeté  la  semence  de  votre  divine  parole 
dans  mon  intelligence  pour  lui  inspirer  de  bonnes  résolutions, 
dans  ma  volonté  pour  la  porter  aux  œuvres  saintes,  et  aussi  dans 
mes  actions  pour  les  régler,  faites-moi  quitter  mon  ancienne  vie, 
afin  que  cette  précieuse  semence  ne  soit  pas  mangée  par  les 
oiseaux  de  la  vaine  gloire,  ou  foulée  aux  pieds  dans  le  chemin  de 
la  dissipation,  et  afin  qu'elle  ne  dessèche  pas  sur  la  pierre  de 


DIMANCHE  DE  LA   QUINQUAGÉSIM  E  55 

l'obstination  dans  le  mai,  ou  qu'elle  ne  soit  pas  étouffée  parles 
épines  des  sollicitudes  du  siècle.  Faites  plutôt  que  mon  cœur* 
humble,  compatissant  et  joyeux,  soit  comme  une  terre  excellente 
et  bien  préparée,  qui  produise  des  fruits  au  centuple  par  la 
patience  dans  les  épreuves  et  la  fermeté  dans  les  tentations. 
Ainsi  soit-il. 


DIMANCHE  DE  LA  QUINQUAGÉSIME. 

Sommaire.  —  1.  Pourquoi  le  Sauveur  prédit  si  souvent  sa  Passion  aux  apôtres.  — 
Leçon  mystique.  —  2.  Les  circonstances  de  la  Passion.  — 3.  Pourquoi  les  apôtres  ne 
comprirent  pas  ce  que  leur  disait  le  Sauveur.  —  4.  Jéricho.  —  5.  Les  détails  de  la 
ëuérison  de  l'aveugle.  -  6.  Le  Sens  morai.  --  Prière. 

I.  —  Jésus  prit  les  dou\e  apôtres  avec  lui,  et  leur  dit:  Voici  que 
nous  allons  à  Jérusalem,  et  tout  ce  qui  est  écrit  par  les  prophètes 
touchant  le  Fils  de  V homme  sera  accompli.  C'était  la  quatrième  fois 
que  le  Sauveur  prophétisait  à  ses  apôtres  sa  Passion  et  sa  mort. 
Il  avait  plusieurs  motifs  de  réitérer  ainsi  ces  mêmes  prédictions 
aux  douze  : 

1°  Parce  qu'ils  étaient  ses  confidents  les  plus  chers,  et  on 
découvre  volontiers  les  secrets  du  cœur  aux  amis  dévoués; 

2°  Il  leur  rappelait  fréquemment  ses  souffrances  et  ses  humi- 
liations prochaines,  afin  qu'ils  ne  fussent  pas  scandalisés  quand 
l'heure  serait  venue  ; 

3°  Afin  que,  voyant  s'accomplir  les  drames  de  la  Passion 
comme  il  les  leur  avait  prédits,  ils  fussent  plus  disposés  à  croire 
la  vérité  de  la  Résurrection  prédite  dans  les  mêmes  circonstances; 

4°  Pour  les  convaincre  qu'il  avait  connu  et  accepté  d'avance 
des  tourments  et  des  ignominies  qu'il  pouvait  éviter; 

5°  Afin  de  les  faire  ses  témoins,  devant  les  nations,  qu'il  avait 
souffert  et  qu'il  était  mort  comme  il  l'avait  prévu  et  parce  qu'il 
l'avait  voulu  de  plein  gré. 

Pour  nous ,  nous  devons  tirer  un  autre  enseignement  de  cette 
prophétie  si  souvent  renouvelée.  Nous  devons  en  conclure  que 
l'entretien  le  plus  doux  du  chrétien  est  dans  la  Passion  du 
Sauveur.  Contemplant  la  liberté  des  captifs  livrés  aux  mains  des 
soldats,  la  gloire  des  anges  accablée  d'outrages,  l'éclat  de  la 
lumière  éternelle  souillée  de  boue  et  de  crachats,  la  vie  des 
hommes  expirant  sur  un  infâme  gibet,  à  la  vue  de  tant  de  souf- 
frances supportées  volontairement  pour  nous,  nous  apprendrons 
à  souffrir  pour  Jésus-Christ  et  à  espérer,  au  milieu  de  la  trïbu- 
lation ,  qu'associés  à  la  passion ,  nous  le  serons  aussi  à  la  gloire. 


56  HOMÉLIES  SUR  LES  ÉVANGILES 

II.  — Expliquant  ensuite  ce  qui  devait  lui  arriver,  Jésus-Christ 
énumère  par  ordre  les  principales  circonstances  de  sa  Passion. 

Le  Fils  de  l'homme,  dit-il,  sera  livré,  par  les  princes  des 
prêtres,  les  scribes  et  les  anciens,  comme  coupable  de  crime, 
aux  Gentils,  à  Ponce-Pilate  et  à  ses  soldats,  pour  exécuter  par 
leur  ministère  ce  qu'ils  ne  peuvent  accomplir  eux-mêmes.  — 
II  sera  traité  avec  dérision,  flagellé ,  couvert  de  crachats.  Après 
qu'on  Vaura  flagellé ,  on  le  fera  mourir ,  et  il  ressuscitera  le  troi- 
sième jour. 

III.  -—  Mais,  bien  que  ces  prédictions  fussent  très  claires  et 
très  explicites,  ils  ne  comprenaient  rien  à  ce  discours,  c'était  un 
langage  caché  pour  eux,  et  ils  n'entendaient  pas  ce  qu'il  leur  disait. 
Etrange  chose!  Devant  la  clarté  de  ces  paroles,  les  apôtres  ne 
comprenaient  pas.  Ah!  c'est  que  le  mystère  de  la  Passion  répugne 
à  la  faiblesse  de  l'homme;  il  bouche  ses  oreilles  pour  ne  point 
l'entendre.  Il  détourne  ses  yeux  pour  ne  point  voir  le  Calvaire. 

IV.  —  Or,  tandis  que  Jésus  s'entretenait  de  sa  Passion,  comme 
il  approchait  de  Jéricho ,  il  se  passa  un  événement  qui  doit  attirer 
notre  pieuse  attention.  Jéricho,  la  ville  des  roses,  est  la  figure  du 
monde,  des  nations  idolâtres.  Ses  murailles,  ainsi  qu'il  est  rap- 
porté dans  l'Ancien  Testament,  ne  purent  être  renversées  par  les 
machines  de  guerre  des  Juifs.  Elles  ne  tombèrent  qu'au  bruit  des 
trompettes  des  lévites,  figure  de  la  prédication  évangélique,  qui 
a  converti  les  nations  pour  lesquelles  la  loi  n'avait  rien  pu» 

V.  —  Un  aveugle,  qui  était  assis  le  long  du  chemin  où  il  demandait 
V aumône,  entendant  passer  une  troupe  de  gens,  s'informa  de  ce  que 
c'était.  On  lui  dit  que  c'était  Jésus  de  Nazareth  qui  passait.  Aussitôt 
il  se  mit  à  crier,  plus  de  cœur  encore  que  de  bouche:  Jésus,  fils 
de  David,  aye\  pitié  de  moi.  Par  ce  cri  de  supplication,  ce  pauvre 
aveugle  confessait  les  deux  natures  en  Jésus-Christ  :  la  nature 
humaine,  en  proclamant  que  Jésus  descendait  de  la  race  de 
David,  et  la  nature  divine,  en  implorant  sa  pitié ,  car  c'est  le 
propre  de  Dieu  de  compatir  aux  misères  de  la  créature  que  lui- 
même  a  façonnée  de  ses  mains. 

La  foule ,  avide  d'entendre  les  instructions  du  Seigneur,  s'ef- 
forçait d'étouffer  ces  cris  ;  ceux  qui  allaient  devant  le  reprirent 
vivement,  en  lui  disant  de  se  taire.  Mais,  bien  loin  de  les  écouter, 
il  criait  encore  plus  fort ,  de  peur  que  sa  voix  ne  fût  étouffée  par 
le  bruit:  Fils  de  David,  aye^ pitié  de  moi. 

Alors,  touché  de  compassion  pour  cet  infortuné  qui  ne  pouvait 
le  suivre,  Jésus  s' arrêtant,  de  peur  que  le  peuple  ne  l'empêchât 
d'approcher,  commanda  qu'on  le  lui  amenât,  afin  d'avoir  l'occasion 
de  le  guérir.  Ainsi,  dit  S.  Cyrille,  la  voix  de  la  prière  a  la  vertu 


DIMANCHE  DE  LA  QUINQUAGÉSIME  57 

d'arrêter  le  Christ,  car  il  regarde  avec  bonté  ceux  qui  l'implorent 
avec  confiance. 

Et  quand  V  aveugle  se  fut  approché ,  il  lui  dit  :  Que  voulez-vous  que 
je  fasse?  Par  cette  question,  le  Sauveur  voulait  approuver  pu- 
bliquement la  confession  de  foi  que  cet  homme  venait  de  faire , 
afin  de  nous  apprendre  que  nul  ne  peut  être  sauvé  sans  professer 
cette  croyance.  Il  voulait  encore  exciter  l'aveugle  à  solliciter  plus 
instamment  la  guérison  que  lui  même  était  disposé  à  lui  accorder 
par  son  infinie  miséricorde,  moyennant  une  prière  persévérante. 

Seigneur,  répondit  l'aveugle,  avouant  ainsi  la  misère  dont  il 
sollicitait  la  délivrance,  faites  que  je  voie.  Le  céleste  médecin 
connaissait  d'avance  son  intention,  il  attendait  néanmoins  cette 
déclaration,  afin  de  montrer  que,  si  nous  voulons  être  guéris 
de  nos  infirmités  spirituelles,  nous  devons  les  découvrir  avec 
sincérité. 

Et ,  alors  avec  cette  parole  souveraine  qui  tira  l'univers  du 
néant ,  Jésus  lui  dit  :  Voye^.  Parole  courte  mais  efficace,  car  le 
Seigneur  opère  suivant  la  foi  de  ceux  qui  l'invoquent.  Voilà  pour- 
quoi il  ajoute  aussitôt  :  Votre  foi  vous  a  sauvé.  Cette  vertu  peut 
procurer  la  santé  et  le  salut.  A  l'instant  même  où  Jésus  l'avait 
ainsi  commandé  à  l'aveugle,  il  vit,  et,  après  avoir  contemplé 
celui  qui  est  la  lumière  du  monde,  il  le  suivait  en  rendant  gloire 
à  Dieu,  il  s'empressait  de  marcher  sur  ses  traces,  pour  ne  pas 
s'égarer  dans  les  ténèbres. 

Et  tout  le  peuple,  témoin  de  ce  miracle,  rendit  aussi  gloire  à  Dieu, 
le  remerciant  du  bienfait  qu'il  venait  d'accorder  au  prochain. 

VI.  —  Dans  le  sens  moral  et  mystique,  cette  guérison  mérite 
de  fixer  nos  réflexions. 

Être  assis  au  bord  du  chemin,  comme  l'aveugle  de  cet  évan- 
gile, c'est  avoir  la  foi  sans  les  œuvres,  c'est  connaître  la  route  et 
n'y  pas  marcher. 

Mendier,  c'est  demander  aux  créatures  des  aliments  et  un 
soutien  qu'elles  sont  impuissantes  à  nous  donner. 

La  foule  bruyante  qui  étouffe  la  voix  de  l'aveugle,  ce  sont  les 
passions  qui  font  un  grand  tumulte  dans  notre  cœur,  ce  sont  les 
pensées  légères  qui  occupent  notre  esprit,  c'est  le  monde  avec 
ses  agitations  qui  font  taire  le  cri  de  la  conscience. 

Mais,  lorsqu'on  voit  passer  Jésus,  lorsqu'on  sent  aux  attraits 
de  sa  grâce  qu  il  est  près  de  soi,  il  faut  crier  par  la  prière,  jusqu'à 
ce  qu'il  s'arrête,  qu'il  s'approche  de  nous  eu  qu'il  nous  appelle 
à  lui. 

Il  le  fera,  et,  mettant  toute  sa  puissance  à  votre  service,  il 
vous  demandera:  Que  voulez-vous  que  je  fasse?  Il  vous  invitera 
à  coopérer  par  votre  volonté  aux  desseins  de  sa  miséricorde. 


58  HOMÉLIES  SUR  LES  ÉVANGILES 

Alors,  vous  lui  demanderez  de  vous  délivrer  de  toute  cécité,  de 
vous  donner  de  marcher  dans  la  route  que  lui  môme  vous  trace, 
de  telle  sorte  que,  ne  mendiant  plus  auprès  des  créatures  le  pain 
de  l'aumône,  vous  suiviez  fidèlement  le  vrai  pain  descendu  du 
ciel  et  vous  trouviez  en  lui  votre  rassasiement. 

Très  doux  Jésus,  vous  ne  faites  aucune  acception  de  per- 
sonnes; mais,  comme  Créateur,  vous  supportez  patiemment 
tous  les  hommes  ;  en  qualité  de  Rédempteur  et  de  Sauveur,  vous 
avez  pitié  des  uns  et  des  autres ,  et  vous  leur  pardonnez  généreu- 
sement. Quel  pécheur  donc,  s'il  n'est  pas  indifférent  à  son  salut 
éternel ,  tardera  de  se  convertir  à  vous  qui  l'attendez  avec  clé- 
mence, et  qui  frappez  à  sa  porte ,  désirant  entrer  par  votre  grâce? 
Comme  je  suis  un  pauvre  et  misérable  aveugle,  faites  qu'enten- 
dant votre  voix ,  je  m'empresse  d'ouvrir  mon  cœur  pour  vous  y 
recevoir  vous-même  ;  qu'éclairé  intérieurement  de  votre  divine 
lumière,  je  vous  suive  et  je  vous  imite  sur  la  terre ,  en  remplis- 
sant mes  jours  d'oeuvres  vertueuses,  et  qu'ainsi  je  mérite  après 
cette  vie  de  jouir  de  votre  vue  dans  le  ciel.  Amen. 


Ior  DIMANCHE  DE  CAREME 

Sommaire.  —  1.  La  quarantaine  au  désert.  —  2.  Pourquoi  Jésus  veut  être  tenté.  —  3.  Les 
bêtes  et  les  anges,  le  jeûne  et  la  faim.  —  Ce  qui  trompe  le  démon.  —  4.  Le  second 
Adam  tenté  comme  le  premier.  —  Les  trois  pierres  du  torrent.  —  5.  La  première 
tentation.  —  6.  La  seconde  tentation.— 7.  La  troisième  tentation.—  8.  Application 
morale  et  pratique,  suivant  la  conduite  de  l'Esprit-Saint,  l'exemple  du  Sauveur  et 
les  diverses  manières  de  résister  aux  tentations  de  Satan.  —  Prière  et  Invocation. 

I.  — Jésus,  rempli  du  Saint-Esprit,  quitta  le  Jourdain,  aussitôt 
après  son  baptême.  Il  fut  conduit  par  l'Esprit  dans  le  désert,  pour 
y  être  tenté  par  le  démon.  Après  avoir  demeuré  dans  la  solitude  et 
jeûné  pendant  quarante  jours  et  quarante  nuits ,  durant  lesquels  il 
vivait  parmi  les  animaux  sauvages,  au  bout  de  cette  quaran- 
taine, il  eut  faim. 

Ce  chiffre  quarante  est  un  de  ces  nombres  mystérieux,  comme 
on  en  rencontre  souvent  dans  la  Sainte  Écriture.  Il  y  désigne 
l'attente,  la  pénitence  et  la  préparation.  —  Pendant  quarante 
siècles,  le  monde  a  attendu  son  Sauveur.  —  Pendant  quarante 
ans,  les  Israélites  expièrent  dans  le  désert  leurs  murmures  et 
leurs  infidélités.  —  Pendant  quarante  jours,  les  eaux  du  déluge 
lavèrent  la  terre  coupable.  —  C'est  aussi  une  quarantaine  que 
l'Église  fixe  pour  purifier  notre  âme  par  les  saints  exercices  de 
la  mortification  et  la  préparer  à  la  joie  des  fêtes  pascales. 


I61'  DIMANCHE  DE  CARÊME  59 

IL  —  Mais,  le  Seigneur  Jésus  était  la  pureté  même  et  il  portait 
eu  lui  l'accomplissement  des  promesses.  Que  venait-il  donc  expier 
ou  attendre  au  désert?  L'Évangéliste  nous  le  dit  :  L'Esprit  le  con- 
duisit au  désert,  afin  d'y  être  tenté  par  le  démon.  Il  n'y  va  pas 
chercher  les  douceurs  du  repos  ou  le  calme  de  la  contemplation, 
il  va  y  chercher  le  combat.  Après  cet  exemple,  celui  qui  veut 
marcher  dans  la  voie  du  salut  doit  se  préparer  à  être  fortement 
tenté,  suivant  la  parole  du  Sage:  «  Mon  fila,  si  tu  veux  servir 
Dieu ,  prépare  ton  âme  à  la  tentation.  »  Il  doit  savoir  que  ceux  que 
mène  l'Esprit-Saint,  c'est  toujours  au  combat  qu'il  les  mène. 
Ainsi  le  peuple  hébreu,  figure  de  l'âme  fidèle,  passa  par  le  bap- 
tême de  la  Mer  Rouge,  par  les  épreuves  de  la  faim  et  de  la  soif, 
et  ce  ne  fut  qu'après  avoir  triomphé  de  ses  ennemis  qu'il  tr  uva 
la  paix  et  l'abondance  dans  la  terre  promise,  image  du  ciel  -.au 
nous  est  réservé  après  les  souffrances  de  la  vie. 

III. — Jésus,  dit  l'Évangéliste,  était  dans  le  désert  avec  1  s 
bêtes  sauvages,  et  plus  loin,  il  ajoute  :  «  Les  anges  le  servaient.  » 
Il  ne  mangea  rien  pendant  quarante  jours,  et  quarante  nuits,  et 
après  cela  il  eut  faim.  Être  avec  les  bêtes  féroces  et  avoir  faim, 
voilà  qui  est  de  l'homme,  être  avec  les  anges  et  ne  rien  manger 
pendant  quarante  jours,  voilà  qui  est  de  Dieu.  Dans  cette  peinture, 
il  y  a  des  traits  de  l'homme,  il  y  a  des  traits  de  Dieu.  Aussi,  le 
démon  qui  ne  connaît  que  confusément  les  secrets  divins  et  à  qui 
le  mystère  de  l'Incarnation  est  caché,  le  démon  doute  et  hésite  : 
il  ne  sait  si  Jésus  est  homme,  ou  s'il  est  Dieu. 

IV.  —  Voilà  pourquoi  le  tentateur  Rapprochant  veut  tenter, 
éprouver,  connaître  cet  homme  extraordinaire.  Il  en  est  toujours 
ainsi.  Le  démon  ne  tente  que  celui  qu'il  ne  connaît  pas.  Grand 
sujet  de  consolation  pour  les  âmes  justes.  Si  elles  sont  violem- 
ment tentées,  c'est  la  marque  la  plus  sûre  qu'elles  n'appartien- 
nent pas  au  démon. 

Dans  cet  assaut,  que  son  indomptable  orgueil  lui  fait  oser 
entreprendre  contre  Jésus-Christ,  le  nouvel  Adam,  le  démon 
n'inventera  rien,  qu'il  n'ait  déjà  essayé  contre  le  premier  Adam. 
Il  répétera  dans  le  désert  ce  qui  lui  a  suffi  pour  perdre  nos 
parents  dans  l'Eden.  Ses  moyens  d'attaque,  il  les  prendra  dans 
les  trois  grandes  concupiscences  de  l'homme:  satisfaction  des 
sens,  orgueil,  ambition.  Sous  une  autre  forme,  il  redira  les 
mêmes  paroles  qui  séduisirent  Eve:  «  Pourquoi  ne  mangez-vous 
pas  ce  fruit? —  Vous  serez  comme  des  dieux. . .  Vous  saurez  le 
bien  et  le  mal...  »  Mais,  à  cette  triple  attaque,  le  Sauveur  va 
répondre  par  trois  brèves  sentences,  tirées  de  l'Écriture,  qui 
renverseront  cet  antique  serpent ,  comme  autrefois  le  jeune  berger 


GO  HOMÉLIES   SUR  LES   ÉVANGILES 

David  renversa  le  géant  Goliath  par  trois  petites  pierres  ramas- 
sées dans  le  lit  du  torrent. 

V.  —  Le  tentateur,  s'approchant  de  Jésus,  lui  dit:  Si  vous  êtes  le 
Fils  de  Dieu,  ordonne^  que  ces  pierres  deviennent  des  pains.  Jésus  lui 
répondit:  Il  est  écrit:  L'homme  ne  vit  pas  seulement  de  pain,  mais  de 
toute  parole  qui  sort  de  la  bouche  de  Dieu.  —  L'esprit  de  malice 
pensait  en  lui-même  :  S'il  opère  ce  changement  miraculeux,  c'est 
qu'il  est  Dieu;  s'il  ne  l'opère  pas,  il  est  homme.  Jésus  le  confond: 
((  L'homme  ne  vit  pas  seulement  de  pain,  »  le  pain  ne  suffit  pas  à 
nourrir  l'homme  tout  entier.  Le  corps  qui  n'a  pas  pris  d'aliments 
est  comme  l'âme  qui  ne  reçoit  pas  assidûment  la  parole  de  Dieu. 
A  quoi  bon  prendre  ces  pierres,  pour  en  faire  du  pain?  La  volonté 
divine  ne  peut-elle  pas  me  nourrir  secrètement  et  miraculeuse- 
ment, d'une  autre  manière  ? 

VI.  —  Alors,  le  démon  le  transporta  dans  la  ville  sainte,  et,  l'ayant 
placé  sur  le  haut  du  Temple:  Si  vous  êtes  le  Fils  de  Dieu,  dit-il , 
jete^-vous  en  bas;  car  il  est  écrit  :  77  a  commandé  à  ses  anges  de  veiller 
sur  vous,  et  ils  vous  porteront  entre  leurs  mains ,  de  peur  que  vous  ne 
heurtie^  votre  pied  contre  la  pierre. 

Pour  rendre  sa  seconde  attaque  plus  redoutable  que  la  première, 
Satan  cite  l'Écriture  Sainte-,  mais,  il  la  cite  à  faux  et  d'une 
manière  incomplète,  ainsi  qu'il  appartient  au  père  du  mensonge 
et  de  l'hérésie.  Il  se  garde  bien  d'ajouter  la  suite  du  psaume  : 
«  Vous  marcherez  sur  l'aspic  et  le  basilic ,  »  car ,  ce  serait  se 
condamner  lui-même,  en  répétant  l'arrêt  de  sa  dégradation.  Mais, 
son  espérance  est  encore  déçue;  Jésus  triomphe  de  lui  sans 
opérer  de  prodiges,  sans  employer  sa  toute  puissance;  il  en 
triomphe,  comme  tous  nous  en  pouvons  triompher,  par  la 
patience  et  la  doctrine.  En  effet,  Jésus  lui  répondit:  Il  est  encore 
écrit:  Vous  ne  tenter e\  point  le  Seigneur  votre  Dieu.  Si  Jésus  n'est 
qu'^n  homme,  il  ne  doit  pas  tenter  Dieu  ;  s'il  est  Dieu,  Satan  ne' 
peut  le  tenter.  Voilà  ce  qu'enseigne  l'Écriture,  sur  laquelle  le 
démon  espérait  appuyer  ses  misérables  artifices. 

VIL  —  Le  démon  le  transporta  encore  sur  une  montagne  très  élevée, 
et,  lui  montrant  de  là,  en  un  instant,  tous  les  royaumes  du  monde, 
avec  toute  leur  gloire,  il  lui  dit:  Je  vous  donnerai  tour  cela,  cette 
puissance  et  la  gloire  de  ces  empires,  car  elles  m'ont  été  livrées 
et  je  les  donne  à  qui  je  veux  ;  elles  vous  appartiendront,  si,  tombant 
devant  moi,  en  vous  prosternant ,  vous  madore\. 

L'audace  de  Satan  s'est  augmentée,  avec  sa  chute.  Il  avait 
voulu  autrefois  se  rendre  semblable  au  Très  Haut  ;  aujourd'hui, 
■'A  tente  davantage,  il  propose  au  Fils  de  Dieu  de  l'adorer  !  N'ayant 
pour  domaine  que  le  néant  et  la  mort  éternelle,  il  offre  les  royau- 


I01'  DIMANCHE   DE   CARÊME  61 

mes  de  la  terre  à  celui  par  qui  tout  a  été  fait  :  le  mensonge  et 
l'orgueil  sont  montés  à  leur  comble. 

Mais  Jésus  lui  dit  :  Retire-toi,  Satan,  car  il  est  écrit:  Vous  adorerez 
le  Seigneur  votre  Dieu,  et  vous  ne  servirez  que  lui  seul.  Alors ,  le 
démon ,  pressentant  que  celui  qui  parlait  sous  la  forme  de  l'hommo 
était  le  Dieu  devant  lequel  il  lui  faudrait  fléchir  le  genou,  s'éloigne 
de  lui  jusqu'au  temps  de  sa  passion,  ayant  achevé  toutes  ses 
tentations,  et  aussitôt  les  anges  s'approchèrent  de  leur  divin  Maître, 
et  ils  le  servaient. 

VIII.  —  Voilà  pour  le  sens  littéral  de  cet  important  récit  du 
saint  Évangile.  Méditons  maintenant  et  appliquons-nous  ce  beau 
récit,  qui  contient  le  fondement,  la  suite  et  la  consommation  de 
la  vie  chrétienne. 

i°  L'Esprit-Saint  a  conduit  Jésus  dans  le  désert.  Lorsque  la 
pénitence  nous  a  purifiés  de  nos  fautes,  le  Saint-Esprit  vient  aussi 
en  nous.  Obéissons-lui  et  soyons  prêts  à  le  suivre,  lorsqu'il  veut 
nous  mener,  sinon  dans  le  désert  de  sable,  du  moins  dans  la 
solitude  du  cœur,  dans  la  retraite  de  la  contemplation,  dans  cette 
solitude  où  il  est  dit  que  Dieu  y  parlera  à  notre  âme.  Là,  nous  ne 
chercherons  pas  le  repos  d'une  vie  molle  et  oisive;  mais,  comme 
le  Seigneur  Jésus,  nous  nous  préparons  au  combat  de  la  tribu- 
lation;  car,  lorsqu'il  s'en  alla  au  désert,  il  savait  bien  qu'il  y 
serait  tenté. 

2°  Suivant  l'exemple  de  notre  divin  Maître,  qui  passa  qua- 
rante jours  dans  le  jeûne  et  la  prière,  notre  premier  exercice 
s:ra  la  pénitence  et  la  mortification  des  sens.  Ne  l'abandonnons 
jamais,  ne  nous  lassons  jamais  d'y  revenir.  Bientôt,  le  démon 
nous  dira  :  Vous  êtes  fils  de  Dieu  ;  vous  avez  fait  de  grands  progrès 
dans  la  vertu  :  ces  jeûnes  et  ces  austérités  ne  sont  plus  pour  vous  ; 
laissez-les  aux  pécheurs.  De  ces  choses  dures,  passez  à  des 
choses  plus  douces  ;  de  ces  pierres,  faites  du  pain. 

3°  S'il  ne  nous  vainc  pas  dans  ce  premier  combat ,  qui  est 
celui  de  la  concupiscence  de  la  chair,  notre  ennemi  peut  encore 
employer  contre  nous  l'orgueil  de  la  vie  et  la  concupiscence  des 
yeux.  Il  se  servira  de  notre  propre  triomphe  -,  il  nous  fera  croire 
que  nous  sommes  arrives  à  quelque  haut  degré  de  vertu.  11  nous 
placera  sur  le  pinacle  du  Temple.  11  nous  tentera  de  cette  tenta- 
tion terrible,  à  laquelle  il  a  lui-même  succombé  dans  les  splen- 
deurs des  cieux,  et  qui  le  jeta  des  sphères  célestes  au  plus  profond 
de  l'enfer.  Alors  même,  dans  un  si  grand  danger,  l'âme  fidèle 
possède  encore  la  force  de  la  résistance.  Satan,  qui  veut  la  perdre 
peut,  il  est  vrai,  la  persuader  ;  mais,  ainsi  que  le  remarquent  sur 
ce  passage  tous  les  Pères,  il  ne  peut  la  précipiter,  à  moins 
qu'elle  n'y  consente,  à  moins  qu'elle  ne  veuille  se  jeter  elle* 


02  HOMÉLIES  SUR  LES   ÉVANGILES 

même  dans  l'abîme  !  Il  est  obligé  de  lui  dire  :  «  Jetez-vous  en  bas,  » 
perdez-vous  vous  môme  !  Et,  c'est  là  l'aveu  de  son  impuissance. 
Que  le  chrétien  repousse  donc  les  louanges  que  le  démon  lui 
donne-,  qu'il  considère  combien  elle  est  menteuse,  cette  bouche 
hérétique,  qui  corrompt  le  sens  des  Écritures,  les  citant  à  faux: 
il  sortira  vainqueur  de  cette  tentation  de  l'orgueil.  Vainement 
alors,  l'esprit  méchant  lui  fera  voir  les  honneurs  et  les  plaisirs 
du  monde,  et  les  lui  offrira  comme  récompense  de  son  apostasie. 
Le  serviteur  de  Dieu  restera  ferme  et  ne  tombera  point.  Il  sait  que 
ces  choses  passent  en  un  instant,  comme  la  vision  qui  passa 
sous  les  yeux  du  Sauveur.  Il  déplorera  la  misère  de  l'ambitieux 
qui  ne  songe  qu'à  posséder  de  grands  biens,  à  s'élever  très  haut 
dans  l'estime  des  hommes,  et  qui  ne  peut  acheter  ses  grandeurs 
et  ses  richesses  que  par  son  propre  abaissement;  car,  dit  Satan, 
ces  choses  seront  à  vous,  si,  tombant,  vous  m'adorez.  Tomber, 
s'abaisser,  voilà  la  route  par  laquelle  on  parvient  au  faîte  des 
gloires  humaines!  Voyez  encore:  c'est  le  roi  du  néant,  qui 
promet  la  richesse,  la  force  et  la  gloire.  N'est-ce  pas  le  comble  de 
la  folie  d'attendre  de  lui  ces  choses  qui  ne  sont  qu'au  Seigneur? 
Et  cependant,  suivant  la  pensée  de  S.  Grégoire  VII,  c'est  ce  que 
disent  les  princes  temporels,  qui  ne  peuvent  compter  sur  le  jour 
de  demain,  et  cette  monarchie  spirituelle  fondée  sur  des  pro- 
messes éternelles:  Nous  vous  donnerons,  lui  disent-ils,  la  puis- 
sance, l'honneur,  les  biens  de  toute  sorte,  si  vous  reconnaissez 
voire  suprématie,  si  vous  faites  de  nous  votre  Dieu,  si,  tombant 
à  nos  pieds,  vous  nous  adorez  ! 

0  Jésus,  accordez-nous,  à  nous  et  à  nos  frères,  de  vous  suivre 
au  désert ,  durant  cette  sainte  quarantaine  !  Faites  que  nous  y 
jeûnions  du  vice;  que  nous  y  soyons  affamés  de  la  vertu;  que 
nous  y  mettions  Satan  en  fuite  et  que  parla  nous  méritions  d'être 
admis  dès  ce  monde  au  nombre  de  ces  anges  bienheureux  qui 
s'approchaient  de  vous  et  vous  servaient  1 


IImô  DIMANCHE  DE  CARÊME 

Sommaire.  —  f.  Ce  que  représentent  les  trois  disciples.  —  2.  Conduits  sur  le  Thabor. 
—  3.  Le  mode  de  la  Transfiguration.  —  4.  Les  symboles  de  la  face  et  des  vêtements 
du  Sauveur  transfiguré.  -  5.  Moïse  et  Elie  s'entretiennent  avec  Jésus.  —  6.  La  pro- 
position de  Pierre  commentée  par  S.  Jean  Chrysostôme.  —  7.  La  voix  qui  sort  de  la 
nuée  lumineuse.  -  8.  Jésus  seul.  —  9.  Les  deux  régénérations  de  l'homme  figurées 
par  le  baptême  et  par  la  transfiguration  de  Jésus-Christ.  —  10.  Le  sens  mystique.— 
11.  Défense  de  Jésus  aux  trois  témoins.  —  Prière. 

I.  —  Lorsque  le  Sauveur  opéra  le  prodige,  dont  nous  allons 
étudier  le  récit,  jl  venait  déparier  à  ses  apôtres  de  ses  souffrances 


IImo  DIMANCHE  DE  CARÊME  63 

futures  et  des  humiliations  du  Calvaire.  Mais,  la  croix  mène  au 
ciel  et  l'épreuve  à  la  récompense.  Aussi,  après  leur  avoir  annoncé 
tout  ce  que  le  Fils  de  l'Homme  aurait  bientôt  à  souffrir  à  Jéru- 
salem, Jésus  prit  avec  lui  Pierre,  Jacques  et  Jean  son  frère.  Pierre, 
Jacques  et  Jean  sont  les  témoins  choisis  du  Seigneur  ;  ils  vont 
voir  sur  le  Thabor  la  gloire  de  Dieu,  parce  que,  un  jour,  au 
Jardin  des  Olives,  ils  verront  la  faiblesse  de  l'homme,  et  ils  pour- 
ront ainsi  dire  en  toute  vérité ,  en  parlant  du  Verbe  fait  chair  : 
«  Nous  racontons  ce  que  nous  avons  vu  du  Verbe  de  vie.  » 

Considérés  par  rapport  à  l'homme,  ces  trois  disciples  figurent 
la  foi,  l'espérance  et  la  charité,  que  l'âme  doit  prendre  avec  elle 
pour  gravir  la  montagne  des  vertus. 

Considéré  par  rapport  à  l'Église,  Jacques  représente  les  hommes 
de  la  vie  active,  Jean  les  contemplatifs,  et  Pierre  l'ordre  apos- 
tolique ,  qui  doit  tenir  de  l'un  et  de  l'autre. 

II.  —  Jésus  donc  les  conduisit  à  V écart ,  dans  un  lieu  désert  et 
solitaire,  pour  nous  faire  entendre  que,  si  nous  voulons  parti- 
ciper à  la  gloire  de  sa  Résurrection,  nous  devons  nous  arracher 
à  la  société  des  méchants  et  aux  embarras  du  siècle. 

Il  les  conduisit  sur  une  montagne ,  et  non  dans  une  vallée,  car, 
l'on  ne  peut  mériter  de  le  voir  et  de  jouir  de  sa  félicité,  si  l'on  ne 
détache  de  la  terre  ses  propres  pensées  et  ses  affections,  pour 
les  porter  vers  le  ciel  où  l'on  doit  vivre  en  esprit. 

La  montagne  sainte,  sur  laquelle  le  Sauveur  mena  ses  disci- 
ples, se  nommait,  d'après  la  tradition,  le  Thabor,  nom  qui  signifie 
«  approche  ou  manifestation  de  la  lumière  ». 

III.  —  Tandis  que  Jésus  priait,  avec  ses  apôtres,  \\Jut  transfi- 
guré en  leur  présence  :  son  visage  devint  brillant  comme  le  soleil ,  et 
ses  vêtements  devinrent  blancs  comme  la  neige,  blancs  comme  aucun 
foulon  ne  pourrait  le  faire  sur  cette  terre. 

L'apparence  du  visage  du  Sauveur  fut  changée,  dit  l'Evangé- 
liste.  La  vérité  de  l'humanité  resta,  la  splendeur  de  la  divinité  y 
fut  ajoutée.  Alors,  ce  visage  divin  brilla  sans  doute  d'un  éclat 
supérieur  à  celui  du  soleil  ;  mais,  les  expressions  manquant  à  la 
langue  humaine,  l'historien  sacré  a  dû  se  contenter  de  le  com- 
parer à  l'astre,  qui,  dans  la  création,  est  la  moins  faible  image 
de  la  gloire  de  Dieu.  Néanmoins,  observe  S.  Léon,  le  Seigneur 
ne  prit  que  la  ressemblance  et  non  la  qualité  de  la  lumière 
céleste  ,  car,  dit  ce  grand  Pape,  les  disciples,  encore  revêtus  de 
leurs  corps  mortels,  n'auraient  pu  supporter  cette  vue  ineffable 
et  inaccessible  de  la  divinité,  dont  la  jouissance  est  réservée  pour 
la  vie  éternelle  à  ceux  qui  ont  le  cœur  pur. 

IV. —  Cet  éclat  rayonnant  de  la  face  de  Jésus-Christ  signifie 
l'éclat  dont  sera  environne,  au  jour  de  la  Résurrection,  le  Christ, 


64  HOMÉLIES  SUR  LES  ÉVANGILES 

chef  de  l'Église ,  source  de  la  lumière  ;  tandis  que  la  blancheur 
de  ses  vêtements,  comparée  à  celle  de  la  neige,  signifie  la 
lumière  dont  seront  revêtus  les  saints,  corps  de  l'Église,  à  qui  il 
suffit  d'être  purs  et  éclairés,  mais  qui  n'illuminent  point  par 
eux-mêmes.  Des  saints  en  effet,  il  a  été  dit,  par  la  bouche 
d'Isaïe  :  «  0  Jérusalem,  vous  en  serez  revêtue  comme  d'un  habit 
précieux  !  »  La  pureté  de  ce  vêtement  de  l'Église  surpasse  tout 
ce  que  le  plus  habile  ouvrier  saurait  faire  sur  cette  terre  ;  car,  il 
n'est  nulle  doctrine,  nulle  science  humaine  qui  puisse  purifier 
les  âmes,  comme  le  fait  le  tout  puissant  et  tout  miséricordieux 
ouvrier,  qui  a  dit  :  «  Quand  même  vos  péchés  seraient  rouges 
comme  la  pourpre,  je  vous  rendrais  semblables  à  la  neige:» 
celui  vers  qui  les  cœurs  pénitents  crient  :  «  Lavez-moi  et  je  serai 
plus  pur  que  la  neige  !  » 

V.  —  En  même  temps,  ils  virent  paraître  Moïse  et  Elie,  qui  s'entre- 
tenaient  avec  lui.  Ils  parurent  dans  la  gloire,  et  ils  parlaient  de  cet 
excès  auquel  Jésus  devait  arriver  dans  Jérusalem. 

Moïse  et  Elie  s'entretenaient  de  l'excès  de  Jésus.  Ils  parlaient 
de  sa  Passion,  excès  de  douleur,  d'humilité  et  d'amour.  Ils  se 
se  réjoussaient  de  voir  accompli  ce  mystère  de  l'Incarnation,  qui 
avait  fait  toute  leur  confiance,  et  d'adorer  cette  sainte  humanité, 
objet  de  tous  leurs  ardents  désirs.  0  mon  maître!  disait  Moïse, 
j'ai  figuré  votre  Passion  par  le  sacrifice  de  l'Agneau  Pascal  ;  et 
Elie:  Quand  j'ai  ressuscité  le  fils  de  la  veuve,  c'était  parla  vertu 
de  votre  résurrection  glorieuse.  Moïse  représentait  auprès  de  Jésus 
les  morts  qui  seront  rappelés  à  la  vie  au  jour  du  dernier  avène- 
ment, et  Elie  représentait  ceux  que  ce  moment  terrible  trouvera 
vivants  encore.  L'un  représentait  la  loi,  l'autre  les  prophètes,  et 
tous  deux  rendaient  témoignage  à  celui  qui  a  accompli  la  loi  et 
les  prophéties.  Les  saints  Patriarches  se  réjouissaient  aussi  non 
seulement  d'adorer  le  Christ,  mais  encore  de  voir  auprès  de  lui 
Pierre,  le  pontife  de  la  nouvelle  alliance,  Jacques,  prémice  des 
martyrs  parmi  les  apôtres,  et  Jean,  chef  de  ceux  qui  sont  restés 
vierges  et  qui  pour  cela  auront  le  privilège  de  suivre  l'agneau 
partout  où  il  ira. 

VI.  —  Pierre  et  ceux  qui  étaient  avec  lui  étaient  accablés  de 
sommeil.  En  s'éveillant,  ils  virent  la  gloire  de  Jésus  et  les  deux 
personnes  qui  étaient  avec  lui.  Alors,  comme  Moïse  et  Elie  le 
quittaient,  Pierre  dit  à  Jésus:  Seigneur,  nous  sommes  bien  ici  :  voulez- 
vous  que  nous  y  dressions  trois  tentes,  une  pour  vous,  une  pour  Moïse 
et  une  pour  Elie?  Pierre,  ajoute  l'historien  sacré,  ne  savait  ce  qu'il 
disait,  car  lui  et  les  deux  apôtres  étaient  remplis  de  frayeur. 

Nous  empruntons  le  commentaire  que  fait  à  ce  propos  S.  Jean 
Chrysostôme. 


IImo  DIMANCHE  DE  CARÊME  65 

Pierre,  dit  ce  grand  docteur,  était  le  plus  fervent  des  disciples 
de  Jésus.  Plus  que  tous  les  autres,  il  avait  été  effrayé  par  la  pré- 
diction des  souffrances  et  de  la  mort  du  Sauveur;  mais,  comme 
le  Seigneur  l'avait  déjà  repris  à  ce  sujet,  il  n'osait  plus  main- 
tenant exprimer  tout  haut  ses  craintes,  et,  voyant  Jésus  au  milieu 
de  sa  gloire,  dans  la  compagnie  des  saints  et  bien  loin  de  ses 
ennemis,  il  se  contente  dédire:  Seigneur,  restons  ici;  restons 
dans  la  paix  et  la  solitude.  Car,  tout  ce  qu'il  faut  à  Pierre,  c'est  la 
sûreté  de  son  maître;  il  ne  songe  point  à  lui-même,  il  ne  veut 
dresser  de  tente  que  pour  Jésus,  pour  Moïse  et  pour  Elie.  0  Pierre, 
vos  paroles  sont  sans  doute  la  marque  de  votre  amour  ;  mais  elles 
sont  insensées  et  vous  ne  savez  vraiment  ce  que  vous  dites. 
Ebloui  par  une  image  de  la  gloire  éternelle ,  par  la  vision  de  l'huma- 
nité transformée  de  Jésus-Christ,  vous  voulez  rester  dans  les  dou- 
ceurs de  la  contemplation  et  vous  établir  pour  toujours  dans  le 
désert:  vous  vous  trompez  ;  non,  il  vous  est  pas  bon  d'être  ici. 

Vous  vous  trompez  ;  vous  voulez  dans  le  voyage  trouver  la 
patrie,  et  vous  oubliez  que,  pour  arriver  à  la  vie,  il  n'est  point 
d'autre  passage  ouvert  que  la  mort.  La  foule  des  peuples  avides 
de  salut  vous  appelle,  et  vous  voulez  rester  à  l'écart  !  La  terre  est 
couverte  de  ténèbres,  et  vous  voudriez  lui  dérober  la  lumière  !  Ne 
savez-vous  donc  pas  que  la  charité  ne  cherche  point  son  propre 
bien,  mais  celui  des  autres?  Jésus,  qui  est  la  voie,  s'est  lassé  a 
chercher  la  brebris  égarée,  et  vous,  vous  refusez  le  travail?  Non, 
pour  vous-même,  il  ne  vous  est  pas  bon  d'être  ici;  et,  si  votre 
maître  y  restait  avec  vous,  jamais  la  promesse  qu'il  vous  a  faite 
n'aurait  son  effet:  les  clés  du  ciel  ne  vous  seraient  point  remises, 
car  ses  portes  ne  pourraient  s'ouvrir.  Et  d'ailleurs,  que  songez- 
vous  à  établir  trois  tentes  matérielles,  couvertes  de  feuillages  et 
de  peaux?  Ne  vous  souvenez-vous  plus  qu'il  n'y  a  qu'un  seul 
tabernacle,  un  seul  temple,  une  seule  Église,  dont  vous  êtes  la 
pierre  fondamentale,  comme  aussi  vous  êtes  le  pasteur  unique 
du  bienheureux  troupeau  qui  y  viendra  habiter? 

VII.  —  Comme  il  parlait  encore,  une  nuée  lumineuse  les  couvrit;  et 
il  en  sortit  une  voix  qui  dit  :  Celui-ci  est  mon  Fils  bien-aimé,  en  qui 
j'ai  mis  toutes  mes  complaisances  ;  écoute^-le. 

1°  Lorsque  Jéhovah  donna  à  Moïse,  sur  le  mont  Sinaï,  la  loi  de 
crainte  et  de  rigueur,  la  montagne,  dit  l'Écriture,  fut  couverte 
d'une  nuée  ténébreuse,  car  alors,  il  s'agissait  de  dompter  par  la 
frayeur  le  peuple  grossier  des  Hébreux.  Ici  c'est  encore  une  nuée, 
mais  une  nuée  lumineuse,  car  il  s'agit  d'éclairer  le  peuple  docile 
des  chrétiens.  Mais,  c'est  toujours  une  nuée,  une  ombre,  un 
voile,  parce  qu'à  des  yeux  mortels  Dieu  ne  peut  se  montrer  tel 
qu'il  est,  et  parce  que  nos  connaissances  les  plus  complètes, 

11'  NEUF. 


66  HOMÉLIES  SUR  LES  ÉVANGILES 

acquises  même  au  jour  de  la  foi,  ne  sont  et  ne  peuvent  être  que 
mêlées  d'ignorance  et  d'ombre. 

2°  La  voix  disait:  «  Celui-ci  est  mon  Fils  bien-aiméi  »  Que  Pierre 
ne  craigne  donc  point  et  qu'il  ne  s'abandonne  pas  à  une  inquiète 
sollicitude.  Jésus  est  le  Fils  de  Dieu,  son  Fils  bien-aimé.  L'apôtre 
ne  saurait  l'aimer  plus  que  ne  l'aime  le  Père.  Qu'il  en  laisse 
donc  disposer  à  la  sagesse  et  à  la  puissance  infinie. 

3°  «  Ecoutez-le  l  »  Ecoutez-le,  lui  seul,  parce  qu'il  est  la  vérité  ; 
cherchez-le,  parce  qu'il  est  la  vie;  suivez-le,  parce  qu'il  est  la 
voie.  Les  figures  de  la  loi  et  les  ombres  des  prophéties  doivent 
disparaître.  Ne  regardez  plus  que  la  lumière  de  l'Évangile  I 
Heureux  les  apôtres  d'avoir  entendu  la  voix  et  d'avoir  vu  la 
lumière.  Si  nous  obéissons  à  la  voix,  nous  arriverons  à  la 
lumière. 

VIII.  —  A  ces  paroles,  les  disciples  tombèrent  le  visage  contre  terre, 
et  furent  saisis  d'une  grande  frayeur.  Mais  Jésus,  s' approchant ,  les 
toucha  et  leur  dit  :  Leve\-vous ,  et  ne  craigne^  point.  Levant  alors  les 
yeux ,  ils  ne  virent  plus  que  Jésus  seul. 

La  chute  des  apôtres  contre  terre  est  l'image  de  la  mort,  cette 
chute  dernière  que  Dieu  prédit  à  l'homme  pécheur,  en  lui  disant: 
«  Tu  es  terre,  et  tu  retourneras  à  la  terre.  »  Après  la  mort  aussi, 
les  élus  se  relèveront  à  l'appel  de  Jésus,  et  ceux  qui  s'étaient 
endormis  pleins  de  crainte  dans  le  sommeil  de  la  mort  ouvrant 
les  yeux  aux  clartés  éternelles,  n'apercevront  plus  les  vaines 
apparences  de  cette  terre.  Ils  ne  verront  plus  qu'une  chose:  Jésus, 
leur  Sauveur  ' 

IX.  —  Il  y  a  pour  l'homme  deux  régénérations  :  celle  de  l'âme 
et  celle  du  corps.  Une  de  ces  régénérations  s'accomplit  en  cette 
vie  :  c'est  celle  de  l'âme  -,  elle  est  opérée  par  le  baptême.  L'autre, 
qui  est  celle  du  corps,  s'accomplit  à  la  fin  des  siècles  par  la  glo- 
rieuse résurrection.  Nous  voyons,  dans  l'Évangile,  les  types  de 
l'une  et  de  l'autre  :  le  type  de  la  première  dans  le  baptême  du 
Sauveur,  le  type  de  la  seconde  dans  sa  transfiguration.  —  Dans 
le  baptême  de  Jésus-Christ,  se  trouve  l'opération  de  la  très  sainte 
Trinité  :  le  Fils  incarné  est  baigné  dans  les  eaux  ;  la  voix  du  Père 
se  fait  entendre;  l'Esprit  paraît  sous  la  forme  de  la  colombe. 
Dans  la  transfiguration,  le  Fils  est  entouré  de  gloire  ;  la  voix  du 
Père  est  la  même  ;  l'Esprit  se  révèle  comme  un  nuage  éclatant.  — 
Dans  le  baptême,  nulle  splendeur  :  l'œuvre  qui  s'accomplit  là 
est  tout  intérieure  et  spirituelle.  Dans  la  transfiguration,  l'ap- 
pareil de  la  majesté  divine  :  à  la  résurrection  dernière,  la  création 
matérielle  elle-même  sera  glorifiée.  —  Dans  le  baptême ,  l'Esprit 
est  sous  la  forme  de  la  colombe,  car  il  y  donne  aux  chrétiens 
l'innocence  et  la  simplicité  ;  dans  la  transfiguration,  il  est  sous 


IÏ"10  DIMANCHE   DE  CAREME  67 

la  forme  d'un  nuage  éclatant,  car  il  donne  aux  élus  rafraîchisse- 
ment et  lumière. 

X.  —  Pour  nous,  qui  voulons  arriver  sur  le  Thabor  où  se  mani 
feste  la  gloire,  prenons  avec  nous  de  fidèles  compagnes  :  l'espé- 
rance ,  la  foi  et  la  charité.  —  Montons  et  prions.  On  ne  parvient  à 
la  vie  céleste  que  par  l'ascension  difficile,  qui,  du  fond  de  la 
vallée  des  larmes,  se  fait  de  vertus  en  vertus  et  par  la  pratique 
de  la  prière.  —  Dans  la  fervente  oraison,  Jésus  se  transfigurera 
devant  nous,  et  sa  face  divine,  où  nous  n'avons  vu  que  la  trace 
des  larmes  et  du  sang,  rayonnera  et  nous  comblera  des  plus 
ineffables  délices.  —  Là ,  nous  verrons  Jésus  dans  la  compagnie 
de  tous  les  saints  ;  là  nous  l'entretiendrons  de  cet  excès  d'amour 
qu'il  a  eu  pour  nous.  —  Assurément,  il  nous  sera  doux  d'habiter 
sur  la  sainte  montagne  :  et  plus  d'une  fois  nous  lui  dirons  :  Il  fait 
bon  ici  !  Ne  nous  y  arrêtons  pas  trop  cependant ,  et  songeons 
que  le  Seigneur  n'y  monta  que  pour  y  parler  de  sa  mort  et  de  ses 
souffrances.  Nous  aussi,  nous  devons  descendre  sur  la  terre  pour 
y  souffrir,  et  nous  serions  insensés  si  nous  voulions  comme 
Pierre  nous  reposer  toujours  dans  la  quiétude  et  la  contemplation. 
—  La  voix  du  ciel  nous  l'ordonne  :  écoutons  et  suivons  Jésus. 
Suivons-le  jusqu'au  moment  où  nous  tomberons  la  face  contre 
terre,  où  nous  reviendrons  à  cette  poussière  dont  nous  avons  été 
formés.  Alors  même,  ne  craignons  pas  !  il  viendra  à  nous  par 
la  miséricorde ,  et  celui  qui  nous  a  tirés  du  sommeil  de  l'igno- 
rance ne  nous  abandonnera  pas  au  sommeil  de  la  mort.  Il  nous 
touchera ,  et ,  en  nous  touchant ,  il  nous  ressuscitera  !  0  réveil 
délicieux  et  désirable!  ô  moment  sublime  où,  levant  les  yeux 
vers  l'éternité  et  regardant  de  toute  part ,  regardant  notre  corps 
que  nous  avons  laissé  en  pourriture,  regardant  cette  terre  où 
tant  de  choses  vaines  nous  avaient  déçus,  nous  ne  verrons  plus 
rien  qui  nous  afflige,  nous  trouble  ou  nous  tente,  nous  ne  verrons 
que  Jésus,  Jésus  avec  nous  pour  toujours  ! 

XI. —  Comme  ils  descendaient  de  la  montagne,  il  leur  dit  :  Ne  parle^ 
à  personne  de  ce  que  vous  vene^  de  voir ,  jusqu'à  ce  que  le  fils  de 
l'homme  soit  ressuscité  d'entre  les  morts.  Cachons  avec  soin,  tant 
que  nous  sommes  sur  la  terre ,  tout  ce  qui  peut  contribuer  à  notre 
propre  gloire  et  nous  attirer  les  louanges  des  autres. 

O  Jésus ,  Rédempteur  de  ceux  qui  étaient  perdus  et  Sauveur  de 
ceux  qui  ont  été  rachetés,  doux  repos  et  rafraîchissement  délicieux 
de  l'âme  éplorée  qui  court  après  vous ,  donnez-moi  de  repousser 
et  d'oublier  toute  satisfaction  étrangère,  afin  que.  je  mérite  de 
jouir  de  votre  ineffable  suavité.  Je  vous  en  supplie,  vienne  le 
temps  où  je  contemplerai  sans  voile  ce  que  j'aperçois  maintenant 
à  travers  les  nuages  de  la  foi,  où  je  posséderai  sans  crainte  de  le 


68  Homélies  sur  les  évangiles 

perdre  ce  que  j'espère  ici-bas  et  ce  que  je  salue  dans  le  lointain 
de  l'avenir,  où  j'embrasserai  et  où  j'étreindrai,  avec  toute  l'af- 
fection et  l'expansion  de  mon  âme ,  ce  que  je  considère  selon  la 
mesure  de  mes  forces  et  de  mes  facultés,  où  je  serai  comme 
abîmé  dans  l'océan  de  votre  splendeur  éternelle  !  Amen. 


IIP*  DIMANCHE  DE  CARÊME 

Sommaire.—  1.  Le  possédé  aveugle  et  muet,  image  du  pécheur.  —  2.  L'admiration  du 
peup:e.  -r-  3.  La  jalousie  des  scribes  et  des  pharisiens.  —  4.  Le  premier  raisonnement 
du  Sauveur  contre  ses  détracteurs.  —  5.  Le  second  raisonnement.  —  6.  La  conclu- 
sion. —  7.  Les  trois  raisons  qui  démontrent  que  le  Christ  ne  saurait  être  le  ministre 
deBéelzébuth.  —8.  La  parabole  du  fort  armé  appliquée  aux  Juifs  et  aux  pécheurs. 
—  9.  La  confession  de  foi  de  sainte  Marcelle.  —  10.  La  réplique  du  Sauveur. —  Prière. 

I.  — Jésus  chassa  un  démon  du  corps  d'un  muet,  et  aussitôt  qu'il  eut 
chassé  ce  démon,  le  muet  parla.  Ce  muet  était  aussi  aveugle.  Mu- 
tisme et  cécité  n'étaient  dans  cet  homme  que  l'effet  de  la  passion 
diabolique:  aussi,  dès  que  le  démon  eut  été  chassé  de  lui,  il  vit 
et  parla. 

Ainsi,  dit  S.  Jérôme,  trois  miracles  s'opèrent  à  la  fois  en  ce 
même  homme:  il  était  aveugle  et  il  voit,  il  était  muet  et  il  parle, 
il  était  possédé  et  il  est  délivré.  Ces  miracles  se  renouvellent 
chaque  jour  spirituellement  en  faveur  des  pécheurs.  Lorsqu'un 
d'eux  se  convertit,  le  démon  est  expulsé  de  son  cœur  dont  il 
s'était  rendu  maître,  il  reçoit  aussitôt  la  lumière  de  la  foi  et  il 
publie  les  louanges  du  Seigneur.  En  effet,  selon  la  doctrine  de 
S.  Augustin,  le  pécheur  est  tout  à  la  fois  possédé,  aveugle  et 
muet  :  possédé,  puisque,  au  lieu  de  croire  à  Dieu,  il  se  soumet 
à  Satan;  aveugle  et  muet,  puisqu'il  ne  reconnaît  pas  et  ne  con- 
fesse pas  la  véritable  foi,  ou  bien  ne  rend  pas  gloire  à  Dieu. 

II.  —  Et  le  peuple  fut  dans  Vétonnement.  Les  hommes  simples 
admiraient  la  puissance  divine  en  Jésus-Christ.  «  N'est-ce  pas  là, 
demandaient-ils,  le  fils  de  David?»  Oui,  assurément,  c'est  là  le 
Messie  qui  nous  a  été  promis  comme  devant  naître  de  la  race  de 
ce  prince.  Mais,  au  contraire,  les  scribes  et  les  pharisiens,  les 
lettrés  et  les  grands,  sont  jaloux  et  indignés  d'entendre  le  peu- 
ple, poussé  par  l'évidence  du  fait,  proclamer  que  Jésus  est  le 
Christ. 

III.  —  Aussi,  Pévangéliste  fait-il  bientôt  cette  restriction  :  Néan- 
moins, quelques  uns  disaient  :  C'est  par  Bcel^ébuth,  prince  des  démons, 
au  il. chasse  les  démons.  Ils  blasphémaient  ainsi  contre  le  Saint- 


IIIme  DIMANCHE  DE  CARÊME  69 

Esprit,  auquel  il  appartient  de  chasser  les  démons  et  de  guérir 
les  hommes.  Ne  pouvant  nier  le  prodige,  ils  le  décriaient.  «  L'en- 
vieux s'inquiète  peu  de  savoir  si  ce  qu'il  dit  est  vrai ,  pourvu 
qu'il  soit  nuisible  aux  autres.  »  C'est  une  remarque  de  S.  Chry- 
sostôme.  D'autres,  pour  le  tenter,  lui  demandèrent  d'opérer  un 
prodige  dans  le  ciel ,  se  réservant  d'ailleurs  de  l'interpréter  mali- 
gnement comme  le  prodige  opéré  sur  la  terre. 

IV.  —  Mais,  Jésus,  connaissant  leurs  pensées ,  leur  donna  une 
nouvelle  preuve  évidente  de  sa  divinité,  car  il  n'appartient  qu'à 
la  divinité  de  pénétrer  le  secret  des  cœurs,  et  il  leur  fit  ce  premier 
raisonnement  :  Si  c'est  par  la  vertu  du  démon  que  je  chasse  les 
démons  eux-mêmes,  il  s'ensuit  qu'ils  sont  divisés  et  que  dès 
lors  leur  puissance  ne  saurait  subsister  longtemps;  il  s'ensuit 
de  plus  que  le  Messie  est  arrivé,  car  c'est  lui  qui,  à  son  avène- 
ment, doit  anéantir  le  pouvoir  du  démon.  C'est  pourquoi  il  leur 
dit:  Tout  royaume  divisé  contre  lui-même  par  les  dissensions  vio- 
lentes de  ses  princes  sera  détruit,  et  toute  ville  OU  maison  divisée 
contre  elle-même  par  l'opposition  de  volontés  entre  les  habitants  ne 
subsistera  pas  et  tombera  en  ruines.  Si  donc ,  continue  le  Sauveur, 
Satan,  par  mon  intermédiaire  et  sur  mon  ordre,  chasse  Satan,  il 
s'ensuit  que  Satan  est  divisé  contre  lui-même,  et  comment  son 
royaume pourra-t-il  subsister?  Cependant ,  vous  dites  que  c'est  par 
Béel\ébuth  que  je  chasse  les  démons. 

V.  —  Jésus  réfute  encore  les  pharisiens  par  cet  autre  raisonne- 
ment :  Je  chasse  les  démons  par  la  même  puissance  que  vos 
enfants;  or,  d'après  votre  aveu,  ils  ne  chassent  point  les  démons 
parla  puissance  des  démons;  donc,  ni  moi  non  plus.  Si  c'est  par 
Béel\ébulh  que  je  chasse  les  démons,  par  qui  vos  enfants,  les  exor- 
cistes juifs  et  les  apôtres  qui  me  suivent,  le  chassent-ils?  Vous 
calomniez  en  moi  ce  que  vous  approuvez  en  eux ,  c'est  pour  cela 
qu'ils  seront  eux-mêmes  vos  juges,  et  ils  vous  convaincront  de 
mensonge. 

VI.  —  Après  cette  double  réfutation  de  l'erreur  pharisaïque, 
Jésus  conclut  et  établit  la  vérité  :  Si  ce  n'est  point  par  la  puissance 
du  démon  qu'il  chasse  les  démons,  il  s'ensuit  nécessairement  que 
c'est  par  la  puissance  divine  :  pas  de  milieu.  Mais  si  c'est  par  le 
doigt,  l'esprit  qui  est  la  puissance  et  comme  le  doigt  de  Dieu,  que 
je  chasse  les  démons,  il  s'ensuit  que  je  renverse  le  royaume  de 
Satan ,  d'après  les  principes  déjà  énoncés,  et  comme  renverser 
celui-ci ,  c'est  introduire  le  contraire,  il  est  évident  et  certain  que 
le  royaume  de  Dieu  est  venu  parmi  vous ,  et  le  règne  de  Satan 
va  finir. 

VII.  —  Après  avoir  démontré  que  le  démon  ne  neut  être  l'auteur 


70  HOMÉLIES  SUR  LES  ÉVANGILES 

de  ce  miracle,  Jésus  donne  encore  diverses  raisons  pour  prouver 
qu'il  n'est  pas  lui-même  le  ministre  de  Satan. 

Première  raison:  Le  ministre  n'est  pas  plus  puissant  que  son 
maître;  or,  le  Christ  est  plus  puissant  que  le  démon  ;  il  n'est 
donc  pas  son  ministre.  Lorsqu'un  homme  fort  et  bien  armé  garde 
sa  maison,  tout  ce  qu'il  possède  est  en  sûreté.  Le  démon,  par  l'éten- 
due des  biens  naturels  dont  le  Créateur  l'a  doté,  est  cet  homme 
fort,  dont  Job  a  dit  que  «  nulle  puissance  sur  la  terre  ne  peut  lui 
être  comparée.  »  Ses  armes  sont  tous  les  artifices  des  esprits 
malins  avec  toutes  les  espèces  cle  péchés.  Sa  maison,  sa  cour,  c'est 
le  monde  où  il  domina  jusqu'à  l'avènement  du  Sauveur.  Mais,  s'il 
en  survient  un  autre  plus  fort  que  lui,  si  le  Christ  descend  du  ciel  > 
qui  le  renverse,  il  dévoilera  ses  ruses,  et  dès  lors  lui  enlèvera 
toutes  ses  armes  dans  lesquelles  il  mettait  sa  confiance,  et  il  partagera 
ses  dépouilles ,  les  hommes  qu'il  avait  obsédés  ou  séduits,  en 
employant  les  pécheurs  convertis  au  service  de  Dieu,  en  leur 
assignant  divers  ministères  et  diverses  places  dans  l'Eglise. 

Seconde  raison:  Le  maître  et  le  serviteur  doivent  s'unir  dans 
une  même  volonté  ;  or,  le  Christ  et  Satan  agissent  sous  l'empire 
de  volontés  opposées;  donc,  le  premier  n'est  pas  le  ministre  du 
second.  C'est  pourquoi  le  Sauveur  ajoute  :  Celui  qui  nêst  point 
avec  moi  dans  l'unique  volonté  de  faire  le  bien  est  contre  moi.  Or, 
c'est  ce  qui  a  lieu  ici  :  Satan  désire  la  perte  des  âmes  dont  le 
Christ  poursuit  le  salut. 

Troisième  raison  :  Les  œuvres  du  maître  et  celles  du  ministre 
doivent  être  semblables;  or,  les  actions  du  Christ  sont  toutes 
différentes  de  celles  de  Satan;  donc ,  encore  une  fois,  Jésus  n'est 
pas  le  ministre  du  démon.  Celui  qui  n  amasse  point  avec  moi  dans 
l'unité  de  la  foi,  dans  le  sein  de  l'Eglise,  dans  le  bercail  du  ciel, 
dissipe  au  lieu  d'amasser  :  c'est  un  loup  dans  la  bergerie.  Le 
Christ  rassemble  ce  que  Satan  disperse.  Leurs  volontés  sont 
tout  opposées.  Ils  sont  donc  ennemis. 

VIII.  — Lorsque  l'esprit  immonde,  continue  le  Sauveur,  est  sorti 
d'un  homme,  il  parcourt  des  lieux  arides,  cherchant  du  repos,  et  il 
n'en  trouve  point  ;  il  dit  alors:  Je  retournerai  dans  ma  maison  d'où  je 
suis  sorti.  Il  y  revient  et  la  trouve  nettoyée  et  ornée.  Aussitôt  il  va 
prendre  sept  autres  esprits  plus  méchants  que  lui;  ils  entrent  dans 
cette  maison,  ils  y  demeurent ,  et  le  dernier  état  de  cet  homme  devient 
pire  que  le  premier . 

Cette  parabole  s'applique  aux  Juifs  et  aux  pécheurs. 

1°  D'abord  aux  Juifs.  Ils  avaient  été  délivrés,  par  la  loi,  de  la 
tyrannie  du  démon  ;  ils  avaient  rejeté  le  culte  des  idoles  et  ado- 
raient un  seul  Dieu.  L'ennemi,  chassé  de  la  nation  choisie,  s'était 
retiré  dans  les  lieux  arides,  c'est-à-dire  chez  les  Gentils.  Il  n'v 


IIImo  DIMANCHE  DE  CARÊME  7Ï 

trouva  pas  la  domination  tranquille  qu'il  espérait,  il  ne  les  pos- 
séda pas  en  paix  pour  l'éternité  ;  il  en  fut  chassé  par  la  prédica- 
tion des  apôtres.  Je  reviendrai,  dit-il  alors,  dans  ma  maison, 
chez  ce  peuple  juif  que  j'ai  quitte  autrefois;  cette  maison  est 
«  vide,  »  car  cette  nation  n'observe  plus  que  de  vains  préceptes, 
dont  elle  n'a  pas  gardé  le  sens;  elle  est  vide,  car  elle  n'a  pas 
reçu  celui  qui  voulait  en  faire  son  tabernacle  et  le  lieu  de  son 
repos.  L'ennemi  prend  donc  avec  lui  la  multitude  des  démons; 
il  revient,  et  le  second  état  de  ce  peuple  est  pire  que  le  premier. 
11  avait  péché  avant  Moïse  par  ignorance,  chez  les  Egyptiens  par 
la  contagion  du  mauvais  exemple,  dans  le  désert  par  peur  et  par 
faiblesse.  Après 'la  venue  du  Christ  qu'il  rejette,  il  pèche  par 
opiniâtreté,  par  endurcissement,  par  malice,  seul  révolté  au 
milieu  des  générations  dociles  des  chrétiens.  Son  plus  grand 
crime  avait  été  autrefois  de  sacrifier  ses  enfants  aux  idoles;  il 
l'a  bien  surpassé  maintenant,  car  il  a  immolé  et  il  immole  cha- 
que jour  par  sa  haine  le  Fils  de  Dieu. 

2°  Cette  parabole  peut  également  s'appliquer  à  tout  chrétien  qui 
retombe  dans  le  péché  après  en  avoir  obtenu  le  pardon  par  lo 
baptême  ou  la  pénitence. 

D'abord,  le  démon  «  sort  de  l'homme  »  qui  renonce  à  ses  pom- 
pes et  à  ses  œuvres  au  baptême,  ou  qui  se  purifie  au  saint  tri- 
bunal par  la  confession  et  la  communion,  en  se  proposant  de  ne 
plus  retomber.  Chassé  de  cette  âme  qu'il  possédait,  Satan  «  erre 
dans  les  lieux  secs  et  arides,  »  c'est-à-dire,  essaie  de  pénétrer 
dans  les  cœurs  des  justes  où  les  germes  de  la  concupiscence 
sont  stériles  et  semblent  morts.  Mais,  «  il  n'y  trouve  point  à  se 
reposer  »,  parce  que,  malgré  ses  suggestions  voluptueuses,  il 
ne  réussit  point  à  séduire  les  fidèles  affermis  par  la  grâce  divine. 
Alors,  «  il  tente  de  retourner  dans  sa  première  demeure,  »  car 
l'âme  du  pécheur  est  le  repaire  de  Satan,  comme  l'âme  du  juste 
est  le  temple  vivant  du  Très  Haut.  «  11  la  trouve  vide  »  de  bonnes 
œuvres  par  la  négligence,  «  nettoyée»  de  ses  anciennes  souil- 
lures et  «  parée  »  de  vertus  spécieuses  qui  au  fond  ne  sont  point 
solides.  «  Aussitôt  il  va  prendre  sept  autres  esprits  plus  méchants 
que  lui,  »  c'est-à-dire,  il  ramène  toutes  les  habitudes  dépravées, 
plus  nuisibles  que  lui-même  à  cette  âme,  car,  lui  ne  fait  que 
suggérer  le  mal ,  tandis  qu'elles  inclinent  avec  une  certaine  vio- 
lence à  le  commettre.  «  Ainsi  introduits,  tous  les  vices  restent» 
dans  cette  âme  languissante  et  dépouillée,  qui  devient  le  repaire 
d'autant  de  démons,  car  on  croit  qu'un  démon  préside  à  chaque 
vice  en  particulier.  «  Alors,  le  dernier  état  de  cet  homme  devient 
pire  que  le  premier,  »  parce  que  les  crimes  commis  après  le 
baptême  ou  la  pénitence  sont  plus  graves  qu'auparavant,  car 
l'ingratitude  rend  plus  coupable  celui  qui  foule  aux  pieds  les 


72  HOMÉLIES    SUR  LES  ÉVANGILES 

dons  et  les  grâces  qu'il  a  reçus  de  la  bonté  divine.  D'ailleurs, 
comme  il  est  plus  difficile  de  guérir  une  blessure  rouverte  et  réen- 
venimée, il  est  aussi  plus  malaisé  d'obtenir  le  pardon  des  rechutes. 

IX. — Au  moment  où  il  disait  ces  choses,  une  femme  du  peuple, 
simple,  pauvre  et  obscure,  éleva  la  voix  du  milieu  du  peuple ,  et, 
au  milieu  de  la  foule,  elle  osa  proclamer  les  louanges  du 
Sauveur.  On  rapporte  que  c'était  sainte  Marcelle,  servante  de 
sainte  Marthe. 

Ne  pouvant  supporter  plus  longtemps  les  blasphèmes  vomis 
contre  la  personne  sacrée  de  Jésus-Christ ,  elle  s'empressa  de 
réfuter  les  outrages  de  ses  compatriotes  en  faisant  l'éloge  du  fils 
et  de  la  mère  qui  l'avait  conçu  et  enfanté  miraculeusement. 
Transportée  d'admiration,  elle  leur  dit:  Heureuses  les  entrailles 
qui  vous  ont  porté,  et  les  mamelles  qui  vous  ont  allaité!  Cette  femme, 
inspirée  du  Ciel,  oublie  la  réserve  imposée  à  celles  de  son  sexe 
parles  mœurs  des  Juifs,  et  elle  réfute  d'avance  tous  les  héré- 
tiques qui  attaquent  ou  attaqueront  la  maternité  divine  de  Marie. 
«  Et  nous  aussi,  s'écrie  un  pieux  interprète,  élevons  la  voix  avec 
l'Eglise  catholique  dont  cette  femme  fut  le  type;  élevons  égale- 
ment notre  âme  du  milieu  de  la  foule,  du  tumulte  et  du  fracas 
de  ce  bas  monde ,  en  répétant  à  la  gloire  du  Sauveur  les  paroles 
de  cette  femme  d'Israël.  » 

X.  —  Pour  relever  encore  davantage  la  gloire  et  la  félicité  de  sa 
divine  mère,  comme  aussi  pour  louer  la  foi  et  la  dévotion  de 
cette  femme  courageuse  qui  venait  de  lui  rendre  un  éclatant 
hommage.  Jésus  confirma  la  religieuse  déclaration  de  celle-ci, 
quand  il  reprit:  Heureux  plutôt  ceux  qui  écoutent  la  parole  de  Dieu 
et  qui  la  pratiquent?  Assurément,  ô  femme,  vous  avez  dit  la 
vérité.  Ma  mère  est  bienheureuse  de  m'avoir  porté  dans  son 
chaste  sein  et  nourri  de  sa  virginale  substance  ,  mais ,  elle  l'est 
bien  davantage  d'avoir  cru  et  pratiqué  la  parole  de  Dieu ,  puisque, 
sans  cette  soumission  intérieure  et  extérieure  de  l'esprit  et  de  la 
volonté,  elle  n'aurait  pu  devenir  ma  mère  ni  la  plus  heureuse 
des  créatures.  «  Désirez-vous  donc  posséder  le  bonheur  de  Marie, 
nous  dit  un  commentateur,  aimez  à  entendre  et  tâchez  de  pra- 
tiquer cette  parole  divine,  alors  vous  serez  heureux,  car,  qui- 
conque se  plaît  à  l'écouter  conçoit  Jésus-Christ,  et  quiconque 
s'efforce  de  l'accomplir  enfante  son  Sauveur  ;  il  porte  ainsi  dans 
son  âme  celui  que  Marie  a  porté  dans  son  sein.  » 

Seigneur  Jésus,  donnez-moi  d'écouter  et  de  garder  votre  divine 
parole,  en  la  recevant  avec  foi  et  en  l'accomplissant  avec  soin; 
faites  que  j'en  porte  le  souvenir  continuel  dans  mon  esprit  et  que 
j'en  nourrisse  l'amour  de  plus  en  plus  fort  dans  mon  cœur,  pour 
participer  au  bonheur  de  votre  divine  mère. 


lVm0  DIMANCHE  DE  CARÊME  73 


IVmo  DIMANCHE  DE  CAREME 

Sommaire.  —  i.  Jésus  s'enfuit  vers  la  montagne,  où  la  foule  le  suit.  —  2.  Le  récif 
littéral  du  miracle.  —  3.  Le  sens  allégorique.  —  4.  Le  sens  moral.  —  5.  L'admiration 
reconnaissante  du  peuple.  —  6.  Pourquoi  Jésus  s'enfuit  seul.  —  Prière. 

I# — Jésus,  voulant  nous  apprendre  à  nous  sou3traire  au 
tumulte  des  affaires  et  du  monde,  s'en  alla  au  delà  de  la  mer  de 
Galilée,  qui  est  le  lac  de  Tibériade ,  pour  y  donne*  ses  instructions 
aux  Apôtres.  Et  il  était  suivi ,  non  par  les  grands  qui  cherchaient 
au  contraire  à  le  mettre  à  mort,  mais  d'une  grande  foule  de  peuple, 
charmée  de  sa  bonté,  avide  de  le  voir  et  de  l'entendre,  et  aussi 
attirée  par  les  miracles  qu'il  faisait  en  faveur  des  malades.  Voulant 
éprouver  la  foi  des  croyants  et  leur  fournir  l'occasion  de  se  mani- 
fester, il  se  retira  sur  une  montagne ,  où  il  s'assit  avec  ses  disciples. 

IL  —  Or,  la  Pâque,  qui  est  la  grande  fête  des  Juifs,  était  proche. 
C'est  pourquoi  l'Église  a  choisi,  aux  abords  de  la  Pâque  des 
Chrétiens,  cet  Évangile  qui  renferme  tant  de  leçons  pour  la  célé- 
bration de  la  Pâque  catholique. 

Jésus  donc,  ayant  levé  les  yeux,  et  apercevant  cette  grande  multi- 
tude qui  était  venue  à  lui,  fut  touché  de  compassion,  il  interrompit 
son  entretien  avec  les  Apôtres,  et  il  dit  à  Philippe,  parce  que  cet 
apôtre  avait  plus  besoin  d'enseignement  :  Où  achèterons-nous  asse^ 
de  pain  pour  donner  à  manger  à  tout  ce  peuple?  Mais ,  observe 
l'Évangéliste,  il  parlait  ainsi  pour  l'éprouver,  car  il  savait  bien  ce 
qu'il  devait  faire.  Philippe,  ne  pénétrant  pas  la  pensée  du  Maître, 
lui  repondit  :  Quand  on  aurait  pour  deux  cents  deniers  de  pain ,  cela 
ne  suffirait  pas  pour  en  donner  à  chacun  un  petit  morceau.  Un  autre 
de  ses  disciples,  André,  frère  de  Simon-Pierre,  lui  dit  :  Il  y  a  ici  un 
enfant  qui  a  cinq  pains  d'orge  et  deux  poissons.  Par  conséquent,  les 
disciples  eux-mêmes,  préoccupés  de  recueillir  la  nourriture 
spirituelle  de  la  bouche  du  Seigneur,  n'avaient  point  songé  à 
préparer  pour  eux  la  nourriture  corporelle.  Pour  douze  qu'ils 
étaient,  ils  n'avaient  en  tout,  grâce  à  l'enfant  qui  l'avait  apportée, 
qu'une  provision  de  cinq  pains  grossiers  et  de  deux  poissons.  Mais, 
ajoute  André,  qu'est-ce  que  cela  pour  tant  de  monde?  Jésus  lui  dit  : 
Faites-les  asseoir.  Aussitôt,  sans  se  préoccuper  de  leur  propre 
subsistance  ,  ils  obéissent.  Or,  il  y  avait  là  beaucoup  d'herbe,  et  ils 
s'y  assirent  au  nombre  de  cinq  mille  hommes,  sans  compter  les 
femmes  et  les  enfants.  Ces  foules  se  disposent  par  bandes,  commo 
pour  se  mettre  à  table.  Quelle  foi  !  Se  seraient-ils  ainsi  ass?3 
pour  manger,  s'ils  n'avaient  compté  sur  un  prodige?  Jésus  prit 
donc  les  cinq  pains  et  les  poissons  dans  ses  mains  divines,  pour 
en  opérer  la  multiplication  prodigieuse  par  son  simple  attouché- 


74  HOMÉLIES  SUR  LES  ÉVANGILES 

ment.  Puis,  il  se  met  en  prières,  et,  après  avoir  rendu  grâces,  pour 
nous  apprendre  à  remercier  le  Seigneur,  avant  de  prendre  notre 
réfection  corporelle  ou  spirituelle,  il  bénit  les  pains,  et  il  les  dis- 
tribua à  ceux  qui  étaient  assis;  il  leur  donna  de  même  des  deux  pois- 
sons ,  qu'il  avait  également  bénis,  autant  qu'ils  en  voulaient. 

C'était  une  figure  de  la  réfection  céleste,  qui  satisfait  pleine- 
ment les  désirs  des  saints,  et,  quand  ils  furent  rassasiés,  il  dit  à 
ses  disciples  :  Ramasse^  les  morceaux  qui  restent ,  afin  que  rien  ne  se 
perde,  car  ils  devaient  être  recueillis,  pour  subvenir  aux  besoins 
des  indigents,  contrairement  à  ce  que  faisait  le  mauvais  riche, 
qui  abandonnait  les  restes  de  sa  table  aux  chiens  et  non  aux 
pauvres.  Selon  l'ordre  du  Maître,  les  disciples  se  mirent  à  recher- 
cher ces  restes,  ils  les  ramassèrent  et  emplirent  dou\e  corbeilles  des 
morceaux  qui  étaient  restés  des  cinq  pains  d'orge,  après  que  tous  en 
eurent  mangé.  Ainsi,  chaque  apôtre  put  rapporter  sa  eorbeille, 
comme  preuve  sensible  d'une  multiplication  prodigieuse.  Cette 
divine  prodigalité,  dépassant  si  fort  les  besoins  du  peuple,  prouve 
manifestement,  selon  S.  Cyrille,  que  les  œuvres  de  charité 
envers  le  prochain  obtiennent  de  Dieu  une  récompense  abondante. 

III.  —  Arrêtons-nous  là  pour  pénétrer,  à  la  suite  de  S.  Augustin, 
dans  la  signification  des  mystères  cachés  sous  les  détails  de  ce 
grand  miracle. 

1°  La  multitude  qui  suit  Jésus  représente  la  foule  des  Gentils 
ignorants,  dont  l'intelligence,  affamée  de  vérité,  ne  trouvait  nulle 
part  cette  céleste  nourriture. 

2°  Les  apôtres  nous  figurent  les  docteurs  Juifs,  ou  encore  les 
philosophes  et  les  sages  de  l'antiquité.  Leur  science  ne  va  pas 
jusqu'à  savoir  qu'ils  sont  incapables  de  satisfaire  les  besoins  de 
l'âme  humaine,  et  qu'ils  n'ont  rien  à  lui  donner  qui  puisse 
contenter  ses  désirs.  Que  chacun,  disent-ils,  cherche  à  se  pro- 
curer par  lui-même  la  vérité  qu'il  souhaite!  C'est  à  lui  de  tra- 
vailler pour  l'acquérir.  Nous  ne  la  possédons  nous-mêmes,  ni 
avec  assez  d'abondance,  ni  avec  assez  de  certitude,  pour  en  faire 
part  aux  autres.  «  Qu'ils  s'achètent  la  nourriture  !. . .  Où  pourrions- 
nous  acheter  tant  de  pains?. . .  » 

3°  Dans  sa  miséricorde,  le  Seigneur  les  amène  à  confesser  leur 
faiblesse:  «  Donnez-leur,  dit-il,  vous-mêmes  à  manger!  »  Ins- 
truisez-les, vous  les  docteurs  de  la  loi,  vous  les  savants  du 
siècle  !  «  Deux  cents  deniers  de  pain,  repond  Philippe,  ne  suffi- 
raient pas,  pour  que  chacun  en  eût  un  peu  ».  Toute  la  sagesse 
mondaine,  toutes  les  études  des  scribes,  toutes  les  méditations 
des  philosophes  ne  sauraient  donner  à  ce  peuple  la  lumière  dont 
il  a  besoin. 

4°  Une  fois  cet  humble  aveu  de  l'imouissance  des  hommes 


IVme  DIMANCHE  DE  CARÊME  75 

obtenu,  Jésus  prit  ou  plutôt,  selon  l'expression  même  du  texte 
sacré,  «  reçut  »  les  cinq  pains  et  les  deux  poissons.  —  Les  cinq 
pains,  ce  sont  les  cinq  livres  de  la  Loi  de  Moïse.  —  Les  deux 
poissons,  ce  sont  les  grands  commandements  de  l'amour  de  Dieu 
et  de  l'amour  du  prochain ,  base  et  commencement  de  la  Loi.  — 
Jésus  les  reçoit,  c'est-à-dire,  comme  il  le  répète  souvent,  il  no 
vient  point  apporter  une  loi  nouvelle  en  abrogeant  la  loi  ancienne. 
Il  vient  au  contraire  perfectionner  ce  qui  existait  déjà,  féconder 
la  lettre  morte;  il  donne  la  grâce  efficace  aux  commandements 
écrits  sur  la  pierre. 

5°  Les  pains  sont  d'orge.  Sous  une  grossière  enveloppe ,  l'orge 
contient  une  moelle  propre  à  la  nourriture  de  l'homme,  pareille 
aux  mystères  de  l'Ancien  Testament,  dont  le  sens  caché  était 
difficile  à  pénétrer. 

6°  Un  enfant  porte  ces  pains,  parce  que  la  loi  n'amène  rien  à  sa 
perfection,  et  parce  que,  à  côté  du  chrétien,  disciple  de  l'homme 
parfait  qui  est  Jésus-Christ,  le  Juif  n'est  qu'un  enfant  préoccupé 
des  choses  sensibles. 

7°  Avant  de  distribuer  les  pains,  Jésus  les  rompt,  afin  de 
montrer  qu'il  vient  découvrir  à  tous  le  sens  caché  des  prophéties 
et  des  rites  de  la  loi;  et  ces  pains,  qui  suffisaient  à  peine 
pour  nourrir  un  seul  petit  peuple,  bénis  par  le  Sauveur,  dis- 
tribués par  ses  apôtres,  rassasient  abondamment  une  multitude 
immense. 

8°  Obéissants  aux  ordres  de  Jésus  transmis  par  le  ministère 
des  apôtres,  la  foule  s'assied  sur  l'herbe  verte,  c'est-à-dire  foule 
aux  pieds  les  concupiscences  de  la  -hair,  puisque  toute  chair,  dit 
TÉcriture,  est  semblable  à  l'herbe  des  champs.  Elle  s'assied  dans 
le  repos  de  la  foi,  et  c'est  à  cette  condition  qu'elle  aura  part  aux 
dons  célestes.  Seigneur  Jésus  !  s'écrie  S.  Augustin,  que  votre  mi- 
séricorde est  grande  !  Vous  n'attendez  pas  que  ces  pauvres  âmes 
vous  demandent  leur  pain,  vous  n'exigez  pas  qu'elles  se  le 
procurent ,  au  prix  de  grands  travaux  !  Vous  ne  leur  ordonnez 
qu'une  chose,  de  s'asseoir!  et  vous  envoyez  vos  apôtres,  les 
ministres  de  la  sainte  hiérarchie  ecclésiastique,  leur  offrir  les 
divers  aliments  que  vos  mains  glorieuses  ont  préparés.  Les 
Chrétiens,  fidèles  enfants  de  votre  Église,  n'ont  rien  à  chercher  : 
il  leur  suffît  de  recavoir  des  nouveaux  Josephs ,  dont  les  mains  y 
comme  celles  du  saint  patriarche,  sont  employées  à  nourrir  un 
peuple  affamé,  viennent  au  devant  d'eux  et  s'empressent  de  les 
servir.  Le  pain  mystique  de  la  grâce  et  de  la  vérité  se  multiplie 
sur  leurs  lèvres.  Le  germe  céleste  tombe  dans  nos  cœurs  et  y 
prend  son  accroissement  par  les  œuvres  du  salut.  Ah  !  puissent 
les  nations  venir  et  s'asseoir  à  ce  somptueux  repas!  Plus  le 
nombre  des  convives  s'accroît ,  plus  l'abondance  est  grande  ;  et 


76  HOMÉLIES  SUR  LES  ÉVANGILES 

les  humbles  provisions  que  portait  l'enfant  d'Israël ,  bénies  par 
Jésus,  distribuées  par  l'Église,  nourrissent  à  jamais  les  généra- 
tions futures. 

IV.  —  Dans  le  sens  moral ,  par  les  apôtres  il  faut  entendre  les 
prêtres  et  les  évoques,  et  par  les  cinq  pains  d'orge  les  cinq  biens 
spirituels  dont  Dieu  nourrit  l'âme  ici-bas. 

Comme  dans  la  maison  bien  réglée  d'un  père  de  famille , 
on  trouve  ordinairement  plusieurs  sortes  de  pains,  ceux  des 
pauvres,  des  domestiques,  des  enfants,  des  maîtres,  et  des  amis; 
dans  l'Eglise,  maison  de  Dieu,  il  y  a  aussi  plusieurs  sortes  de 
pains,  savoir  : 

1°  Le  pain  de  la  pénitence  et  de  la  componction,  ou  pain  des 
serviteurs,  dont  il  est  écrit  :  «  Mes  larmes  ont  été  mon  pain  durant 
le  jour  et  durant  la  nuit  ;  »  et  encore  :  «  Vous  nous  nourrissez  du 
pain  des  larmes,  ô  mon  Dieu,  et  vous  nous  donnez  nos  pleurs 
pour  boisson,  suivant  l'étendue  de  nos  péchés  !  »  Le  prêtre  rompt 
ce  pain  au  pécheur,  lorsqu'il  l'exhorte  à  la  contrition  et  lui 
prescrit  l'exercice  de  la  pénitence. 

2°  Le  pain  de  l'indigence  et  de  l'abstinence  coupable,  ou  pain 
des  pauvres,  dont  il  est  dit  :  «  Tu  mangeras  ton  pain  à  la  sueur 
de  ton  front.  » 

3°  Le  pain  de  l'intelligence  et  de  la  doctrine,  ou  pain  des  enfants, 
dont  il  est  dit ,  dans  l'Évangile ,  qu'il  n'est  pas  bon  de  le  prendre 
et  de  le  jeter  aux  chiens,  et  dans  l'Ecclésiastique  :  «  Le  Seigneur 
les  a  nourris  du  pain  de  la  vie  et  de  l'intelligence.  »  Les  docteurs 
de  l'Église  le  distribuent  aux  fidèles  dans  leurs  sages  instructions. 

4°  Le  pain  sacramentel  ou  eucharistique,  qui  est  le  pain  des 
maîtres,  dont  il  est  écrit:  «  Je  suis  le  pain  vivant  descendu  du 
ciel.  »  Il  est  la  nourriture  réservée  à  ceux  qui  se  sont  rendus 
maîtres  de  leurs  passions  et  qui  ont  vaincu  la  concupiscence. 

5°  Le  pain  intérieur  de  la  dévotion  et  de  la  ferveur,  ou  pain  des 
amis.  C'est  l'aliment  délicieux  de  la  piété  que  le  père  de  famille 
garde  à  sesbien-aimés,  le  pain  dont  il  est  dit  :  «  Le  pain  de  notre 
terre  est  abondant  et  délicat  ;  »  et  aussi  :  «  Le  pain  caché  est  le 
plus  doux.  » 

Les  deux  poissons  qui  assaisonnent  la  manducation  de  ces 
pains  désignent  l'espoir  du  pardon  et  l'amour  de  Dieu,  ou  bien  la 
connaissance  et  l'opération;  parce  que,  sans  ce  double  assaison- 
nement ,  aucun  de  ces  différents  pains  n'a  de  saveur. 

Bienheureuse  l'âme,  dans  laquelle  on  trouve  ces  pains  et  ces 
poissons,  de  manière  que  l'on  puisse  dire  d'elle,  dans  un  sens 
figuré  :  «  Voici  un  enfant  qui  porte  cinq  pains  et  deux  poissons.  » 
Ici,  l'enfant  représente  l'âme  fidèle  qui  a  conservé  ou  recouvré 
par  la  pénitence  son  innocence  et  sa  pureté  ;  et  pour  y  arriver,  il 


LE  DIMANCHE  DE  LA  PASSION  77 

faut  posséder  les  cinq  pains  :  celui  qui  les  possède  est  vraiment 
enfant  de  l'Évangile. 

V.  —  En  face  de  cette  multiplication  prodigieuse,  que  la  puis- 
sance divine  pouvait  seule  opérer,  les  hommes  devaient  recon- 
naître que  son  auteur  était  Dieu,  il  en  fut  ainsi,  et  tout  ce  peuple , 
voyant  le  miracle  qu'avait  fait  Jésus,  disait  :  C'est  là  vraiment  le 
prophète  qui  doit  venir  dans  le  monde;  c'est-à-dire  le  Christ  lui- 
même,  dont  tous  les  autres  prophètes  ne  furent  que  les  messagers 
et  les  précurseurs. 

VI.  —  Mais  Jésus  aussitôt  obligea  ses  disciples  de  monter  sur 
la  barque,  et,  pendant  qu'ils  s'éloignaient,  il  congédiait  la  foule, 
en  lui  donnant  sa  bénédiction.  Car,  sachant  qu'ils  devaient  venir 
pour  l'enlever  et  le  faire  roi ,  il  voulait,  en  se  séparant  de  la  foule, 
se  séparer  aussi  de  ses  disciples,  parmi  lesquels  on  le  cher- 
cherait. Il  méprisait  les  biens  et  les  honneurs  de  la  terre,  et,  au 
lieu  de  se  laisser  acclamer,  il  s'enfuit  et  se  retire  seul  sur  la  mon- 
tagne pour  prier,  réfléchir  et  s'entretenir  avec  son  Père. 

Seigneur,  afin  que  j'élève  vers  vous  seul  les  regards  de  mon 
cœur,  détournez-les  des  délices  de  la  chair,  des  richesses  de  la 
terre  et  de  l'ambition  du  siècle.  Que  les  voluptés  charnelles,  les 
passions  temporelles  et  la  gloire  mondaine  soient  pour  moi 
comme  l'herbe  sur  laquelle  vous  fîtes  asseoir  la  multitude  affa- 
mée. Pour  rassasier  mon  âme,  sustentez-la,  comme  de  cinq  pains 
spirituels,  par  la  crainte  de  vos  jugements,  l'horreur  du  péché,  la 
douleur  de  la  contrition,  la  honte  de  la  confession  et  la  peine  de  la 
satisfaction;  nourrissez-la  aussi,  comme  les  deux  poissons  mys- 
tiques ,  par  la  fermeté  du  bon  propos  et  le  désir  d'une  conversion 
sincère  ou  d'une  perfection  plus  grande.  Que  l'humilité,  figurée 
par  l'enfant  de  l'Évangile,  possède  et  garde  en  moi  ces  aliments 
salutaires,  pour  mériter  la  vie  de  la  grâce  et  de  la  gloire,  selon 
vos  promesses.  Amen. 


LE  DIMANCHE  DE  LA  PASSION 

Sommaire.  —  1.  Qui  me  convaincra  de  péché  ?  —  2.  Pourquoi  ne  me  croyez- vous  pas  ? 
—  3.  Conclusion  que  tire  le  Sauveur  contre  les  Juifs.  —  4.  Pourquoi  les  Juifs  traitent 
Jésus  de  Samaritain  et  de  possédé  du  démon-  —  5  Jésus  prouve  qu'il  n'est  point 
possédé.  —  6.  Récompense  de  ceux  qui  gardent  la"  parole  de  Jésus-Christ.  —  7.  Ré- 
plique des  Juifs  réfutée  par  le  Sauveur.  —  8.  Réponse  à  cetle  objection  :  «  Êtes-vous 
plus  grand  qu'Abraham  ?»  —  9.  Jésus  se  proclame  Dieu.  --  10.  Les  Juifs  veulent  le 
lapider.—  il.  Pourquoi  Jésus  se  cache.—  12.  Différence  dans  la  conduite  du  Sauveur 
suivant  les  circonstances.  —  Prière. 

I.  —  Bien  qu'il  consentît  à  souffrir  la  mort,  Jésus ,   voulant 
leur  montrer  son  innocence  et  leur  injustice,  disait  aux  Juifs» 


78  HOMÉLIES  SUR  LES   ÉVANGILES 

Qui  de  vous,  qui  avez  entendu  mes  prédications  et  avez  été  témoins 
de  mes  miracles,  me  convaincra  de  péché  ?  Vous  voulez  me  faire 
mourir,  montrez-moi  par  quel  crime  j'ai  mérité  la  mort-,  si  vous 
ne  le  pouvez  pas,  il  sera  manifeste  que  vous  condamnerez  en 
moi  un  innocent.  «  Admirons  ici,  dit  S.  Grégoire,  la  mansuétude 
du  Dieu  qui,  venu  sur  la  terre  pour  justifier  les  pécheurs  par  sa 
Vertu  suprême,  ne  dédaigne  pas  de  démontrer  par  des  raisonne- 
ments qu'il  n'est  point  un  pécheur.  » 

II.  —  Si  donc,  continue  le  Sauveur,  vous  ne  pouvez  me  convain- 
cre d'aucun  péché,  pourquoi  ne  me  croye\-vous pas ,  quand  je  vous 
dis  la  vérité,  en  affirmant  que  je  suis  le  Fils  de  Dieu? 

III.  —  Puis,  voulant  signaler  lacause  de  leur  incrédulité,  Jésus 
ajoute:  Celui  qui  est  né  de  Dieu,  celui  qui  est  enfant  de  Dieu  parla 
foi,  la  charité  et  la  conformité  de  volonté ,  écoute  les  paroles  de  Dieu 
avec  docilité,  joie  et  affection  ;  mais  ceux  qui,  comme  les  Juifs, 
n'ont  ni  foi,  ni  amour,  ni  soumission,  ne  peuvent  entendre  cette 
doctrine  céleste. 

D'après  ce  principe,  en  interrogeant  sa  propre  conscience 
chacun  peut  connaître  s'il  est  enfant  de  Dieu  ou  s'il  est  comme 
les  Juifs,  a  qui  le  Sauveur  dit,  en  forme  de  conclusion  :  Et  vous  ne 
les  écoute^  pas,  les  paroles  de  Dieu,  parce  que  vous  n'êtes  point  nés  de 
Dieu.  Vous  êtes  plutôt  les  enfants  de  Satan  par  la  ressemblance 
et  l'imitation. 

IV.  —  Lorsque  les  hommes,  blâmés  de  leur  conduite  ou  con- 
vaincus d'erreur,  ne  peuvent  se  justifier  par  de  bonnes  raisons, 
ils  recourent,  pour  se  venger,  aux  injures  et  aux  outrages.  Ainsi, 
les  Juifs,  contraints  de  reconnaître  qu'ils  n'étaient  ni  enfants 
d'Abraham,  ni  enfants  de  Dieu,  mais  bien  les  fils  de  Satan,  s'irri- 
tèrent contre  Jésus  et  lui  répondirent  :  N' avons-nous  pas  raison  de 
dire  que  vous  êtes  un  Samaritain  et  un  possédé  ? 

1°  Quoique  Jésus  fût  Juif  de  naissance ,  ses  compatriotes  l'ap- 
pellent «  Samaritain,  »  parce  qu'ils  détestaient  les  Samaritains 
comme  des  ennemis  usurpateurs  de  leurs  propres  terres,  des 
prévaricateurs  qui  n'observaient  pas  toutes  les  prescriptions 
légales  et  des  pécheurs  avec  qui  ils  ne  communiquaient  pas, 
trois  griefs  qu'ils  imputaient  également  au  Sauveur. 

2°  Ils  l'appellent  «  possédé,  »  soit  parce  qu'il  opérait  des  mer- 
veilles qu'ils  attribuaient  à  la  magie,  soit  parce  qu'il  pénétrait 
dans  leurs  plus  secrètes  pensées,  soit  parce  qu'il  enseignait  des 
vérités  sublimes  qu'ils  ne  comprenaient  point  et  attribuaient 
au  démon. 

V.  —  Comme  toujours,  Jésus-Christ  va  nous  donner  l'exemple 
4©  ia  mansuétude  et  de  la  patience,  en  répondant  avec  douceur 


LE  DIMANCHE  DE  LA  PASSION  79 

à  l'injure,  confondant    ainsi  notre   amour-propre,   qui  est  si 
susceptible. 

Des  deux  accusations  dont  il  est  l'objet,  Jésus  admet  l'une  taci- 
tement et  repousse  l'autre  formellement.  Ainsi,  il  ne  nie  pas  qu'il 
soit  Samaritain,  car  ce  nom  qui  signifie  «  gardien  »  lui  convient 
parfaitement  sous  ce  rapport ,  puisqu'il  est  notre  premier  et 
notre  principal  gardien,  celui  dont  il  est  écrit:  «  Il  ne  dort  pas 
celui  qui  garde  Israël.  »  Mais,  il  repousse  l'autre  qualification. 
Jésus  reprit  :  Je  ne  suis  point  un  possédé  ;  en  effet ,  celui  qui  cherche 
la  gloire  de  Dieu  seul  ne  saurait  être  l'instrument  de  Satan,  qui 
s'oppose  de  tout  son  pouvoir  à  la  gloire  due  à  l'Être  Suprême. 
Puis,  il  ajoute  :  Mais,  quant  à  moi,  f honore  mon  père  en  manifes- 
tant sa  puissance  par  des  miracles  dont  je  lui  attribue  l'opération, 
et  vous ,  par  vos  calomnies,  vous  me  déshonore^,  en  rapportant  au 
démon  ce  que  vous  devriez  attribuer  à  Dieu. 

Autre  raison,  prouvant  qu'il  n'est  pas  possédé.  Le  démon  étant 
le  roi  des  orgueilleux,  ceux  qu'il  possède  sont  orgueilleux  et 
cherchent  comme  lui  leur  propre  gloire,  en  voulant  s'élever  au 
dessus  des  autres.  Pour  moi ,  au  contraire,  je  ne  cherche  point  ma 
gloire,  comme  ces  hypocrites  qui  s'efforcent  de  paraître  ce  qu'ils 
ne  sont  pas  en  réalité.  Mais,  il  y  en  a  un  autre  qui  en  prendra  soin, 
et  qui  me  fera  justice.  Le  Fils  de  Dieu  nous  apprenait  ainsi  à  ne 
point  nous  glorifier  du  bien  que  nous  faisons  et  avec  quelle 
patience  nous  devons  supporter  les  mauvais  traitements ,  nous 
abandonnant  à  Dieu. 

VI.  —  Mais,  dit  S.  Grégoire,  plus  les  méchants  redoublent  de 
perversité ,  plus  nous  devons  déployer  de  zèle  pour  répandre  la 
parole  de  Dieu,  à  l'exemple  de  Jésus-Ohrist  qui,  après  avoir  été 
injurié  par  les  Scribes  et  les  Pharisiens ,  leur  communiqua 
encore  plus  abondamment  le  bienfait  de  son  enseignement.  Voilà 
pourquoi  il  ajoute  :  En  vérité ,  en  vérité  je  vous  le  dis ,  si  quelqu'un 
garde  ma  parole ,  non  seulement  dans  son  cœur,  mais  encore 
dans  sa  conduite  et  par  ses  œuvres,  il  ne  mourra  jamais. 

VII.  —  Cette  parole  redoubla  la  rage  des  Juifs.  Ils  y  virent  le 
moyen  de  corroborer  leur  qualification  injurieuse,  victorieuse- 
ment réfutée  par  le  Sauveur.  Les  Juifs  lui  dirent  en  effet  :  Nous 
voyons  bien  maintenant  que  vous  êtes  un  possédé.  Abraham  est  mort , 
et  les  Prophètes  aussi ,  et  vous  dites  :  Celui  qui  garde  ma  parole  ne 
mourra  jamais.  Êlcs-vous  plus  grand  que  notre  père  Abraham,  qui  est 
mort,  et  que  les  Prophètes,  qui  sont  morts  aussi  ?  Qui  donc  prétendez- 
vous  être  ? 

Les  Juifs  raisonnaient  à  faux,  car  ils  supposaient  que  Jésus 
avait  parlé  de  la  mort  du  corps,  tandis  qu'il  n'avait  parlé  que  de 
la  mort  de  l'âme,  de  la,  mort  éternelle..  Aussi,  Jésus  leur  répondit- 


80  HOMÉLIES  SUR  LES  ÉVANGILES 

il  :  Si  je  me  glorifie  moi-même,  c'est-à-dire  si,  seul  sans  mon  Père, 
comme  vous  le  pensez,  je  recherche  ma  gloire  personnelle, 
contrairement  à  la  règle  de  la  vérité  divine,  ma  gloire  alors  n'est 
rien,  elle  est  vaine  et  fausse,  comme  toute  gloire  humaine  et 
mondaine.  Mais,  ma  gloire  vient  de  Dieu,  auquel  je  suis  consub- 
stantiel,  car,  celui  qui  me  glorifie,  c'est  mon  Père.  Il  me  glorifie  par 
la  voix  qu'il  a  fait  entendre  du  ciel  et  par  les  miracles  quej'opère 
en  son  nom.  Bientôt,  il  me  glorifiera  encore  davantage,  par  ma 
résurrection  et  mon  ascension.  Vous  prétendez  et  vous  dites  qu'il 
est  votre  Dieu;  et  néanmoins ,  vous  ne  le  connaisse^  pas,  comme  de 
véritables  enfants,  puisque  vous  n'avez  pas  pour  lui  cette  foi  et 
cet  amour  qui  caractérisent  les  vrais  fils  de  Dieu  par  adoption. 
Mais  moi,  je  le  confiais,  et  si  je  disais  que  je  ne  le  connais  pas,  je 
serais  un  menteur,  comme  vous  l'êtes,  en  prétendant  le  connaître, 
vous  qui  ne  gardez  pas  sa  parole,  mais,  moi,  je  le  connais  et  je 
garde  sa  parole, 

VIII.  —  Après  ces  arguments  si  personnels  et  si  concluants , 
Jésus  reprend  l'objection  des  Juifs.  Ils  lui  avaient  demandé,  sur 
un  ton  d'ironie,  s'il  se  croyait  plus  grand  qu'Abraham,  supposant 
ainsi  qu'il  lui  était  inférieur.  Il  leur  montre  qu'il  est  supérieur  à 
ce  patriarche.  Abraham,  dit-il,  que  vous  appelez  votre  père  et  que 
vous  vous  glorifiez  d'avoir  eu  pour  père  selon  la  chair,  Abraham 
a  désiré  avec  ardeur  de  voir  mon  jour,  il  a  tressailli  dans  l'espérance 
de  voir  et  de  connaître  l'époque  de  mon  avènement.  //  Va  vu, 
d'une  manière  symbolique  et  prophétique  ;  il  a  vu,  par  la  révéla- 
tion et  la  foi,  le  jour  de  ma  génération  éternelle,  ainsi  que  celui 
de  ma  naissance  temporelle:  sous  le  chêne  de  Mambré,  où  la 
Trinité  lui  fut  révélée:  lorsqu'un  descendant  lui  fut  promis  et 
quand  Dieu  lui  demanda  le  sacrifice  d'Isaac.  Et  il  en  a  été  comblé 
de  joie,  en  considérant  que,  sans  quitter  le  sein  de  son  Père,  le 
Verbe  divin  prendrait  notre  nature,  et  que  de  sa  race  naîtrait  Celui 
qui  devait  le  sauver  lui-même.  Dès  lors,  Abraham  s'est  reconnu 
inférieur  à  ce  bienfaiteur  et  à  ce  Sauveur  si  désiré. 

IX. —  Jugeant  Jésus  Christ,  non  point  d'après  sa  génération 
divine,  mais  simplement  d'après  sa  naissance  humaine,  les  Juifs 
furent  étonnés  des  paroles  de  Jésus-Christ  et  lui  dirent:  Vous 
riave\pas  encore  cinquante  ans,  et  vous  ave\  vu  Abraham,  mort,  il  y 
a  plus  de  dix  siècles?  C'est  là  une  chose  matériellement  impos* 
sible  :  vous  n'êtes  donc  qu'un  imposteur. 

Jésus  leur  répondit:  En  vérité,  en  vérité  je  vous  le  dis ,  j 'étais  avant 
qu'Abraham  fût  né.  Sublime  réponse,  dans  laquelle  Jésus  résume 
tout  ce  qui  a  précédé  et  atteste  de  nouveau  sa  divinité.  Abraham, 
le  père  et  le  patriarche  des  Juifs,  a  été  fait  ;  mais  le  docteur,  qui 
les  enseigne  aujourd'hui,  n'est  uas  seulement  antérieur  à  Abra- 


LE  DIMANCHE   DE  LA  PASSION  81 

ham.  Il  est  !  Ego  sum ,  il  est  Dieu  !  L'éternité  en  effet  est  présente  à 
tous  les  temps,  sans  aucune  vicissitude  de  passé  ni  de  futur. 

X.  —  Les  Juifs  l'entendirent  ainsi,  et  leur  irritation  s'en  accrut. 
A  ces  mots,  par  lesquels  il  venait  de  proclamer  clairement  sa  divi- 
nité, les  Juifs  le  regardèrent  comme  un  blasphémateur,  que  la 
loi  en  cette  qualité  ordonnait  de  lapider.  Ils  prirent  donc  des  pierres 
pour  les  lui  jeter.  Incapables  de  lui  objecter  aucune  raison  plau- 
sible, ils  cherchèrent  à  lui  opposer  la  force  brutale.  Ils  essayèrent 
de  le  vaincre  par  la  violence  et  d'accabler  de  pierres  Celui  dont 
ils  ne  pouvaient  comprendre  la  sagesse,  ni  réfuter  la  doctrine. 
«  A  quoi  pouvaient  encore  avoir  recours  ces  cœurs  endurcis, 
demandes.  Augustin,  sinon  aux  pierres  qui  leur  ressemblaient?» 
Leurs  cœurs  endurcis  étaient  la  vraie  pierre  de  scandale  jetée 
contre  lui. 

XI.  —  Mais  Jésus  se  retira.  Le  doux  Sauveur,  qui  d'un  seul  mot 
aurait  pu  les  terrasser,  ne  voulut  point  se  venger,  parce  qu'il 
était  venu  en  ce  monde  pour  souffrir  et  triompher  de  ses  ennemis 
par  la  résignation  et  l'humilité.  Il  se  cacha  donc,  non  par  crainte 
de  la  mort  et  par  impuissance  de  résister  à  ses  adversaires,  mais 
parce  que  l'heure  de  sa  Passion  n'était  pas  encore  venue,  et  afin 
de  nous  apprendre  à  nous  soustraire  en  certaines  circonstances 
à  la  fureur  de  nos  ennemis.  Il  se  retira  et  il  sortit  du  temple,  afin 
de  signifier  par  cet  acte  qu'il  allait  abandonner  les  Juifs  pour 
appeler  les  Gentils. 

XII.  —  Remarquons  que  Notre-Seigneur  tantôt  fuyait,  tantôt 
s'offrait  lui-même  à  ses  ennemis,  et  quelquefois  se  cachait.  Il 
fuyait  les  honneurs,  comme  lorsque  le  peuple  vint  en  foule  pour 
le  proclamer  roi  ;  il  s'offrit  à  ses  bourreaux,  quand  ils  voulurent 
s'emparer  de  sa  personne-,  il  se  cachait  enfin,  comme  en  cette 
circonstance,  pour  ôter  aux  Juifs  l'occasion  d'assouvir  leur 
fureur. 

Par  là,  il  nous  apprend  à  fuir  les  prospérités  mondaines,  à 
désirer  les  souffrances  et  à  éviter  les  dissensions.  Hélas  !  nous 
faisons  souvent  tout  le  contraire  :  nous  recherchons  les  honneurs, 
nous  redoutons  les  adversités  et  nous  nous  immisçons  dans  les 
disputes. 

Dans  les  circonstances  présentes,  Jésus  s'est  caché  humble- 
ment et  il  a  disparu,  pour  trois  motifs:  1°  parce  que  le  temps  de 
sa  Passion  n'était  pas  encore  arrivé  ;  2°  parce  que  ce  n'était  point 
là  le  genre  de  mort  qu'il  avait  choisi  ;  3°  pour  nous  montrer  qu'il 
est  permis  de  se  soustraire  aux  persécutions,  quand  elles  ne 
sont  que  personnelles. 

Seigneur  Jésus,  qui  nous  invitez  à  écouter  la  parole  de  Dieu, 
apprenez- nous  à  supporter  patiemment  les  mépris  et  les  injures, 

U«  ONZE. 


82  HOMÉLIES   SUR  LES   ÉVANGILES 

à  ne  chercher  en  rien  notre  propre  gloire,  à  ne  jamais  trahir  la 
vérité  chrétienne  dans  nos  actes,  nos  jugements  et  nos  discours, 
malgré  le  scandale  qu'y  prennent  les  esprits  mal  disposés  ou 
mal  intentionnés;  apprenez-nous  enfin  à  ne  pas  abandonner 
l'enseignement  ou  la  prédication  évangélique,  pour  éviter  des 
affronts  et  des  persécutions.  0  Christ  Sauveur,  vérité  suprême, 
bonté,  justice,  miséricorde,  libéralité,  pureté,  sobriété,  humilité, 
charité  par  excellence,  vous  vous  cachez  à  des  hommes  men- 
teurs et  perfides,  injustes,  cruels,  cupides,  immondes,  luxu- 
rieux, superbes  et  haineux,  qui  veulent  vous  lapider.  Ah  !  je  vous 
en  supplie,  ne  sortez  pas  du  temple  de  mon  âme;  mais  plutôt 
faites  que  je  me  corrige  de  tous  mes  défauts,  et  que  je  me  confor- 
me en  toutes  choses  à  vous,  perfection  souveraine.  Amen. 


LE  DIMANCHE  DES  RAMEAUX 

Sommaire.  —  1.  Le  récit  évangélique.  —  2.ILa  marche  de  l'Église.  —  3.  Détails  :  les 
disciples,  la  ville,  le  château,  l'ànesse  liée,  le  poulain  lié,  la  mission  des  Apôtres, 
les  vêtements,  la  foule,  les  trois  classes  d'hommes  qui  composent  le  cortège ,  ceux 
qui  précédent  et  ceux  qui  suivent,  notre  place  au  cortège. 

I.  —  Lisons  tout  d'abord  le  touchant  récit  de  l'Évangile.  Nous 
en  déduirons  ensuite  les  importantes  leçons.  En  ce  temps-là ,  dit 
S.  Mathieu,  comme  Jésus  approchait  de  Bethphagé ,  au  pied  du  mont 
des  Oliviers,  il  envoya  deux  de  ses  disciples ,  devant  lui,  et  il  leur 
dit  :  Alle\  dans  le  bourg  qui  est  devant  vous ,  et  vous  y  trouverez  une 
ânesse  avec  son  poulain  lié  comme  elle,  sur  lequel  nul  n'est  encore 
monté.  Détache^-le  et  amenez-le  moi.  Si  quelqu'un  vous  dit  :  Pour- 
quoi les  détachez-vous  ?  vous  répondre^  :  Parce  que  le  Seigneur  en 
a  besoin;  et  aussitôt  il  le  laissera  aller.  Or,  tout  cela  fut  fait ,  pour 
que  fût  accompli  ce  qui  avait  été  prédit  par  le  prophète,  disant  :  Dites 
à  la  file  de  Sion  :  Voici  votre  roi  qui  vient  à  vous  plein  de  douceur, 
monté  sur  une  ânesse  et  sur  le  poulain  de  celle  qui  porte  le  joug.  Les 
disciples  firent  selon  ce  que  Jésus  leur  avait  ordonné  ;  ils  trouvèrent, 
comme  il  le  leur  avait  dit,  l'ânon  attaché  dehors  devant  une 
porte,  entre  deux  chemins;  ils  le  détachèrent,  et,  tandis  qu'ils  le 
détachaient,  ceux  à  qui  il  appartenait  leur  dirent  :  Pourquoi  déta- 
chez-vous cet  ânon?  C'est,  répondirent-ils,  que  le  Seigneur  en  a 
besoin;  et  ces  gens  leur  laissèrent  emmener  l'ânon.  Ayant  amené 
l'ânon  avec  l'ànesse  et  les  ayant  couverts  de  vêtements ,  ils  le  firent 
monter  dessus.  Or,  à  mesure  que  Jésus  avançait  vers  Jérusalem , 
une  foule  nombreuse,  qui  s'y  trouvait  réunie  pour  les  fêtes  de 
Pâques,  ayant  appris  que  le  Sauveur  approchait,  vint  au  devant 


LE   DIMANCHE   DES  RAMEAUX  83 

de  lui  :  les  uns  portaient  des  branches  de  palmiers  ;  d'autres  cou- 
paient  des  rameaux  dans  les  arbres,  et  en  jonchaient  le  chemin,  tandis 
qu'un  grand  nombre  étendaient  leurs  vêtements  sur  la  route  où 
devait  passer  Jésus.  Ceux  qui  allaient  devant  et  ceux  qui  suivaient 
criaient  :  Hosanna  au  fils  de  David  !  Béni  soit  celui  qui  vient  au  nom 
du  Seigneur  ! 

II.  —  Le'ntrée  de  Noire-Seigneur  Jésus-Christ  à  Jérusalem  est 
la  figure  de  la  marche  triomphale  de  l'Église  à  travers  les  siècles, 
jusqu'au  jour  où  elle  entrera  pour  l'éternité  dans  la  Jérusalem 
céleste,  la  cité  de  son  repos,  la  vision  et  la  possession  de  la 
paix.  Toutes  les  circonstances  se  rapportent  si  exactement  qu'il 
nous  sera  d'une  grande  consolation  de  les  étudier  et  d'en  appro- 
fondir le  mystère.  Reprenons  dans  ce  but  tout  le  cours  du  récit 
évangélique. 

III. —  Jésus  envoie  en  avant  deux  de  ses  disciples,  en  leur 
disant  :  Allez  dans  le  château,  qui  est  contre  vous. 

1°  Les  deux  disciples  représentent  les  deux  commandements 
de  l'amour  de  Dieu  et  de  l'amour  du  prochain,  principes  néces- 
saires de  salut  pour  tous  les  hommes. 

2°  La  ville,  dans  laquelle  ils  doivent  entrer  et  qui,  suivant 
l'expression  évangélique,  leur  est  ennemie,  quod  contra  vos  esty 
reçoit  le  nom  de  château-fort,  castellum,  au  lieu  d'être  appelée, 
comme  à  l'ordinaire,  cité.  C'est  que,  dans  cette  ville,  type  de  ce 
qu'était  le  monde  avant  la  venue  du  Sauveur,  il  n'y  a  pas  l'union 
des  citoyens,  la  communauté  des  intérêts,  la  concorde  des  esprits; 
mais  le  bruit,  le  tumulte  d'une  place  de  guerre. 

3°  L'ânesse  liée  et  son  poulain  lié  avec  elle  sont  la  figure  du 
genre  humain,  esclave  du  péché,  soumis  à  la  domination  de 
Satan,  ayant  perdu  en  quelque  sorte  l'usage  du  libre  arbitre.  — 
L'ânesse  habituée  au  joug,  c'est  la  nation  juive  chargée  du  far- 
deau de  la  loi.  —  Le  poulain  que  nul  n'a  monté,  lié  cependant 
comme  sa  mère,  c'est  le  peuple  gentil.  —  La  Judée  est  la  mère 
des  nations,  l'idolâtrie  n'étant  venue  qu'après  le  culte  du  vrai 
Dieu  et  l'erreur  après  la  vérité. —  Jésus  monte  sur  le  poulain, 
parce  que  l'Église  sera  surtout  composée  de  Gentils,  et  ainsi  se 
vérifie  toute  la  prophétie  de  Zacharie  :  «  Ton  roi  vient  assis  sur  le 
poulain  de  celle  qui  est  sous  le  joug,  et  il  enseignera  la  paix  aux 
nations.  » 

4°  Les  apôtres  reçoivent  de  leur  maître  une  double  mission. 
«  Déliez-les  et  amenez-les.  »  Ils  reçoivent  le  pouvoir  do  délier  les 
peuples  des  liens  de  l'erreur  et  du  péché,  pouvoir  qui  s'exerce 
chaque  jour  par  les  ministres  de  l'Église  catholique  sur  les 
pécheurs  et  les  infidèles  qu'ils  amènent  des  ténèbres  à  la  lumière, 
du  péché  au  repentir,  du  monde  à  l'Église. 


84  HOMÉLIES  SUR  LES  ÉVANGILES 

5°  Mais,  que  signifie  cette  circonstance  qu'en  amenant  à  Jésus 
les  animaux,  dont  il  avait  besoin  pour  notre  salut  et  non  pour 
son  service,  les  apôtres,  avant  que  de  faire  asseoir  leur  maître, 
les  couvrirent  de  leurs  vêtements,  si  ce  n'est  qu'avant  d'être 
admis  à  la  participation  des  sacrements,  le  nouveau  chrétien 
doit  être  orné  des  instructions  apostoliques;  que  ce  n'est  que, 
délié  par  les  apôtres,  conduit  par  eux,  revêtu  de  leur  doctrine, 
qu'il  peut  être  rendu  digne  de  servir  et  de  porter  Jésus?  Heureux 
alors  de  sentir  combien  ce  joug  est  doux  et  ce  fardeau  léger  ! 
Heureux  alors  d'éprouver,  selon  la  parole  d'Habacuc,  que  Jésus 
est  le  salut  de  tous  ceux  qui  le  portent  ! 

6°  Considérons  aussi  la  foule  qui  se  presse  autour  de  Jésus. 
Tandis  que  les  apôtres  ont  recouvert  de  leurs  habits  l'ânesse  et 
1  anon,  un  grand  nombre  de  personnes,  se  dépouillant  de  leurs 
vêtements,  les  étendent  sur  la  route  où  doit  passer  le  Sauveur. 
Ainsi  les  martyrs  et  les  pénitents  austères ,  par  le  sacrifice  de 
ieur  corps,  vêtement  de  l'àme,  ont  frayé  la  route  de  l'Église. 
Durant  ce  temps,  ceux  qui  cueillent  des  palmes  et  des  branches 
d'olivier,  figurent  les  chrétiens  qui,  par  les  œuvres  de  miséri- 
corde ,  leurs  bons  exemples,  leurs  utiles  enseignements,  parent 
<et  rafraîchissent  le  chemin  de  la  patrie  céleste. 

7°  «  Voyez  encore,  dit  S.  Bernard,  les  trois  classes  d'hommes 
dont  Jésus  est  environné.  Ceux  qui  coupent  les  branches  d'arbres 
seront,  si  vous  le  voulez,  les  membres  de  la  hiérarchie  catholique 
qui  tirent  leurs  enseignements  de  la  forêt  des  Écritures.  Les 
laïques  qui  donnent  en  aumône  le  surperflu  de  leurs  biens, 
étendent  leurs  vêtements  sur  la  route.  Les  religieux  enfin,  qui 
domptent  leur  corps  par  la  mortification,  seront  l'humble  mon- 
ture de  Jésus.  Certes,  leur  sort  est  à  envier,  car  ils  peuvent  dire  : 
«  Devenu  comme  une  bête  de  somme  pour  vous,  je  suis  toujours 
avec  vous.  »  Employés  à  des  offices  divers,  tous  cependant 
accompagnent  Jésus  et  entrent  avec  lui  à  Jérusalem. 

8°  Les  uns  précédaient  et  les  autres  suivaient  le  Seigneur;  tous 
ensemble,  ils  disaient  :  Fils  de  David,  sauvez-nous!  La  foule  qui 
précède,  ce  sont  les  fidèles  de  l'Ancien  Testament.  Celle  qui  suit, 
ce  sont  les  fidèles  de  la  Nouvelle  Alliance.  Tous  publient,  tous 
confessent  une  même  vérité ,  le  salut  par  le  fils  de  David,  par  le 
Dieu  fait  homme.  Les  Juifs  marchent  les  premiers, chargés  de 
prédire  Jésus.  Les  Gentils,  plus  heureux,  n'ont  qu'à  suivre  ses 
traces.  Pour  lui,  il  est  au  milieu,  médiateur,  pierre  angulaire, 
paix  entre  les  deux  peuples,  salut  de  l'un  et  de  l'autre!  En 
lui  seul,  les  saints  de  deux  lois  espèrent.  Et  ceux  qui  vont  les 
premiers,  et  ceux  qui  viennent  après,  n'ont  qu'une  même  foi, 
qu'un  même  amour,  Jésus  promis,  Jésus  donné.  Tous,  animés 


LE  DIMANCHE  DE  PAQUES  85 

d'un  même  espoir,  brûlent  du  désir  de  le  contempler  un  jour 
face  à  face. 

9°  0  mes  frères  !  dans  ce  cortège  triomphant  de  Jésus,  il  est 
bien  des  offices  divers,  bien  des  vocations  différentes,  qui  con- 
courent ensemble  à  la  gloire  du  Sauveur.  Choisissons  une  placo 
que  nous  y  puissions  occuper.  Choisissons-la  selon  la  part  do 
grâce  que  Dieu  nous  a  faite  ;  elle  sera  assurément  très  bonne. 
Heureux  ceux  qui  précèdent  Jésus  !  Ce  sont  les  docteurs  éloquents 
qui  éclairent  les  voies  du  Seigneur  et  dirigent  leurs  frères.  Ils 
brilleront  comme  le  soleil  dans  l'éternité  et  par  delà.  Heureuse  la 
fouie  qui  suit  comme  un  enfant  la  route  tracée  !  Le  royaume 
appartient  aux  simples  de  cœur.  Heureux  ceux  qui  tiennent 
entre  leurs  mains  les  branches  d'olivier,  symbole  de  leur  miséri- 
cordieuse vertu  !  Heureux  ceux  qui  portent  les  palmes  de  la 
victoire,  figure  de  leur  triomphe  sur  le  monde  et  sur  eux-mêmes! 
La  couronne  de  justice  leur  est  gardée.  Heureux  ceux  qui,  éten- 
dant leurs  vêtements  sur  la  route,  aplanissent  du  superflu  de 
leurs  biens  la  voie  qui  mène  au  ciel  !  Heureux  le  religieux 
façonné  au  joug  de  l'obéissance,  couvert  des  stigmates  de  la 
mortification  !  Heureux,  quelles  que  soient  leurs  fonctions,  ceux 
qui  suivent  Jésus,  de  Béthanie  à  Jérusalem,  de  la  maison  de 
l'obéissance  à  la  maison  de  la  gloire  ' 


LE  DIMANCHE  DE  PAQUES 

Sommaire.  —  1.  Les  trois  Maries.  —  2.  Pourquoi  Je  samedi  est  consacré  à  la  Sainte 
Vierge.  —  3.  De  grand  matin  et  après  le  sabbat.  —  4.  Le  sépulcre  du  cœur.  —  5.  Le 
sépulcre  eucharistique.  —  6.  La  pierre  qui  ferme  l'entrée  du  sépulcre.  —  7.  L'ange 
de  la  Résurrection.  —  8.  Le  message  de  l'ange.  —  9.  Le  message  des  saintes  femmes. 
—  10.  Résumé  et  prière. 

I.  —  Marie- Madeleine,  figure  des  âmes  pénitentes,  Marie,  mère 
de  Jacques,  figure  des  âmes  en  progrès  et  Marie-Salomé ,  figure 
des  âmes  parfaites,  achetèrent  des  parfums  pour  aller  embaumer 
Jésus.  C'est  la  figure  des  vertus  que  les  chrétiens,  dans  les  divers 
états  figurés  par  les  trois  Maries,  doivent  apporter  à  la  table  sainte 
comme  nous  Talions  bientôt  voir. 

II.  —  Et,  le  premier  jour  de  la  semaine,  notre  dimanche,  par 
conséquent,  elles  partirent,  mais  Marie,  la  mère  de  Jésus,  n'était 
point  avec  elles.  Seule,  elle  savait  que  son  divin  Fils  n'habiterait 
pas  le  sépulcre  et  qu'il  n'avait  rien  à  craindre  de  la  corruption  du 
tombeau.  Seule,  en  ces  jours  de  deuil  et  d'incrédulité,  elle  avait 


86  HOMÉLIES  SUR  LES   ÉVANGILES 

conservé  la  foi  à  la  résurrection,  et  c'est  à  cause  décela  qu'entre 
tous  les  jours  de  la  semaine,  l'Église  lui  a  consacré  le  samedi , 
jour  où  tous  désespérèrent,  elle  exceptée,  et  où  le  flambeau  de 
sa  foi  resta  allumé  au  milieu  des  ténèbres  du  doute  qui  avaient 
envahi  le  cœur  des  plus  fidèles  disciples  de  Jésus. 

III.  —  Etant  parties  de  grand  matin,  car  il  faut  de  la  diligence 
pour  aller  à  Jésus-Christ,  ces  saintes  femmes  avaient  attendu 
que  le  sabbat  fût  passé,  pour  aller  vers  le  sépulcre.  Les  fidèles, 
qui  désirent  sincèrement  trouver  le  Sauveur,  ne  doivent  être  ni 
paresseux  ni  turbulents,  mais  ils  doivent  venir,  de  grand  matin 
et  aussitôt  après  le  sabbat,  c'est-à-dire  sans  négligence  et  tou- 
tefois avec  calme,  pour  chercher  Jésus  dans  le  sépulcre,  qui  est 
leur  propre  cœur. 

IV.  —  Elles  arrivèrent  an  sépulcre  au  lever  du  soleil.  On  peut  com- 
parer à  un  sépulcre  le  cœur  des  chrétiens,  qui  se  livrent,  soit  au 
deuil  salutaire  de  la  pénitence,  soit  au  soin  charitable  d'ensevelir 
les  morts,  soit  à  la  sainte  quiétude  de  la  contemplation,  Mais, 
pour  pénétrer  dans  ce  sépulcre  de  leur  cœur,  les  uns  et  les  autres 
rencontrent  des  obstacles,  qu'ils  doivent  écarter,  afin  de  produire 
les  actes  de  la  vie  spirituelle  qui  leur  sont  propres.  C'est  ce  que 
figurait  la  pierre  roulée  devant  le  tombeau  de  Gethsémani  et 
renversée  par  un  ange  du  ciel,  comme  nous  Talions  voir.  Or,  la 
pierre  qui  arrête  dans  l'accomplissement  de  la  pénitence,  c'est 
l'inclination  au  mal  ;  dans  la  pratique  de  la  vertu,  c'est  la  diffi- 
culté du  bien  et  dans  l'exercice  de  la  contemplation,  c'est  la  maté- 
rialité des  objets  sensibles.  L'obstacle  particulier  de  chaque  état 
est  ordinairement  levé  par  la  grâce  du  Saint-Esprit,  sur  le  simple 
désir  de  l'âme  appliquée  à  chercher  son  Seigneur.  Heureuse  cette 
âme  pieuse  qui,  comme  une  autre  Marie,  vient  le  visiter  par  une 
méditation  assidue,  le  pleurer  par  une  tendre  compassion  et 
l'embaumer  par  une  fervente  dévotion. 

V.  —  Les  Pères  donnent  du  même  passage  une  autre  interpré- 
tation. Le  sépulcre  où  nous  devons  chercher  le  Sauveur,  c'est, 
disent-ils,  le  sacrement  de  l'Eucharistie  et  l'autel  même  du  sacri- 
fice où  le  corps  de  Jésus-Christ  est  présent  en  réalité  sous  les 
apparences  d'une  mort  mystique  :  1°  Nous  devons  nous  en  appro- 
cher «  le  lendemain  du  sabbat,  »  c'est-à-dire,  avec  cette  paix  de 
la  conscience  que  figure  le  jour  du  repos;  2°  «  de  grand  matin,  » 
c'est-à-dire,  avec  le  grand  désir  qu'inspire  un  ardent  amour; 
3°  «  dès  le  moment  de  l'aurore,  »  c'est-à-dire,  aussitôt  que  la 
lumière  de  la  grâce  commence  à  chasser  de  notre  âme  les  ténè 
bres  des  vices;  4°  nous  devons  y  apporter  les  aromates  odori. 
férants  des  actions  vertueuses  et  les  suaves  mrfums  des  orai- 
sons ferventes. 


LE  DIMANCHE   DE  PAQUES  87 

VI.  —  Après  avoir  parcouru  et  vénéré  les  stations  encore  toutes 
sanglantes  de  la  voie  douloureuse,  les  saintes  femmes  appro- 
chaient du  sépulcre,  empressées  et  aimantes.  Cependant,  songeant 
à  leur  propre  faiblesse  et  à  la  masse  énorme  qui  fermait  l'entrée 
du  tombeau,  elles  se  disaient  entf  elles-.  Qui  nous  ôtera  la  pierre  qui 
forme  Ventrée  du  sépulcre?  Mais,  elles  continuèrent  leur  route, 
bien  convaincues  que  ce  qui  est  impossible  à  l'homme  est  facile 
à  Dieu.  En  effet,  comme  elles  approchaient  du  tombeau,  eny 
regardant,  elles  s  aperçurent  que  cette  pierre ,  qui  était  fort  grande , 
avait  été  ôtée  par  un  ange,  qui  l'avait  renversée  et  y  demeurait 
assis,  en  dehors  du  monument.  La  grosseur  de  cette  pierre  mar- 
que la  difficulté  de  la  pénitence,  dont  la  première  vue  effraie  les 
pécheurs,  désireux  de  se  convertir  au  Seigneur.  Ils  craignent 
d'abord  de  ne  pouvoir  accomplir  la  réforme  de  vie  qu'ils  veulent 
commencer,  et  ils  semblent  dire  en  gémissant  :  «  Qui  nous  ôtera 
la  pierre  mise  à  l'entrée  du  sépulcre?  »  c'est-à-dire,  à  la  porte  du 
cœur  dans  lequel  Jésus-Christ  souhaite  d'être  enseveli?  Mais, 
qu'ils  ne  perdent  point  confiance  et  surtout  qu'ils  n'abandonnent 
pas  leur  bonne  résolution:  à  l'exemple  des  saintes  femmes, 
qu'ils  marchent  toujours  avec  courage,  et  bientôt  ils  verront  avec 
joie  que  l'obstacle  a  disparu,  car  l'ange  du  Seigneur,  ou  plutôt  la 
grâce  du  Saint-Esprit,  descendra  sur  eux  et  leur  rendra  facile  ce 
qu'ils  jugeaient  naturellement  impraticable.  Le  Sauveur  n'a-t-il 
pas  dit  lui-même  :  «  Mon  joug  est  doux  et  mon  fardeau  est  léger,  » 
quand  on  est  aidé  du  secours  divin? 

VIL  —  Puis,  les  pieuses  femmes  pénétrèrent  par  le  côté  orien- 
tal dans  le  monument ,  c'est-à-dire  dans  la  grotte  où  était  le 
tombeau,  et,  entrant  dans  le  sépulcre,  elles  virent  un  jeune  homme 
assis  au  côté  droit,  vêtu  d'une  robe  blanche,  et  elles  en  furent 
effrayées.  Sous  cette  forme  extérieure  d'un  jeune  homme,  l'en- 
voyé céleste,  différent  du  précédent,  représentait  l'immortalité 
de  la  résurrection  bienheureuse,  par  laquelle  la  jeunesse  de 
l'homme  se  renouvelle  comme  celle  de  l'aigle,  sans  jamais  avoir 
plus  à  subir  les  atteintes  de  la  vieillesse.  Il  était  placé  du  côté  droit, 
la  droite  symbolisant  la  vie  éternelle,  et  l'éclat  de  son  vêtement 
indique  la  splendeur  de  la  solennité  qui  cause  sa  joie  comme 
la  nôtre. 

Dans  la  blancheur  de  la  robe  que  portait  le  messager  de  la 
Résurrection,  on  peut  encore  voir  un  emblème  de  l'innocence  ou 
de  la  pureté  que  l'on  doit  conserver,  après  avoir  reçu  le  sacre- 
ment de  la  régénération ,  et  voilà  pourquoi  l'Église  revêt  les  nou- 
veaux baptisés  d'une  robe  blanche,  symbole  de  la  glorieuse 
résurrection  à  laquelle  le  baptême  leur  donne  droit. 

En  cherchant  le  Seigneur  avec  leurs  parfums,  les  saintes 


88  HOMÉLIES   SUR  LES  ÉVANGILES 

femmes,  dit  S.  Grégoire,  méritèrent  de  voir  les  anges;  de  môme, 
les  âmes  fidèles,  qui  tendent  à  Dieu  par  de  pieux  désirs,  en  lui 
offrant  la  bonne  odeur  des  vertus  chrétiennes,  se  rendent  dignes 
de  participer  à  la  société  des  esprits  célestes. 

VIII. —  De  prime  abord,  l'apparition  angélique  effraya  les  trois 
Maries,  mais ,  l'ange ,  les  rassurant,  leur  dit  :  Ne  craigne^  point. 
Que  pouvez-vous  redouter,  en  voyant  les  serviteurs  de  Celui  que 
vous  cherchez,  vos  concitoyens  et  vos  frères?  Terribles  envers 
les  méchants,  les  anges  se  montrent  doux  pour  les  bons. 

Vous  cherche^  Jésus,  de  Nazareth,  qui  a  été  crucifié.  Les  saintes 
femmes  sont  ainsi  indirectement  louées  d'avoir,  sans  respect 
humain,  suivi  la  trace  sanglante  du  Sauveur,  même  après  sa 
mort  ignominieuse.  Au  contraire ,  combien  qui  cherchent  Jésus 
comme  Sauveur,  mais  non  point  comme  crucifié,  car  ils  ne 
veulent  pas  le  suivre  sur  la  croix,  qui  est  la  seule  voie  pour 
arriver  à  lui!  Beaucoup,  dit  S.  Jean  Chrysostôme,  beaucoup 
cherchent  le  divin  Rédempteur  dans  son  triomphe  et  dans  sa 
gloire,  mais  peu  le  cherchent  dans  ses  humiliations  et  dans  ses 
souffrances  ;  pourtant ,  on  ne  saurait  le  trouver  sur  le  trône ,  si 
on  ne  l'a  au  préalable  suivi  sur  le  Calvaire. 

Maintenant,  continue  l'ange,  il  est  ressuscité ,  il  rf est  point  ici, 
du  moins  avec  sa  chair  et  son  corps,  s'il  y  est  par  sa  divinité 
et  son  omniprésence.  Il  est  ressuscité  comme  homme,  lui  qui 
comme  Dieu  est  immuable  ;  et  il  est  sorti  du  tombeau,  comme 
il  l'avait  annoncé  avant  sa  passion.  Si  vous  doutez  de  ma  parole, 
assurez-vous-en  par  vos  propres  yeux.  La  pierre  est  renversée , 
et  voici  le  lieu  où  on  lavait  déposé.  Le  corps  sacré  n'y  repose 
plus,  il  est  ressuscité  glorieux  et  triomphant. 

IX. —  Mais,  voici  que  le  Seigneur,  voulant  récompenser  la 
dévotion  de  ces  saintes  femmes,  va  en  faire  ses  envoyées.  Elles 
iront  vers  les  disciples,  messagères  de  miséricorde,  comme  Eve 
l'avait  été  du  péché,  annonçant  la  résurrection  comme  Eve  avait 
annoncé  la  ruine,  se  hâtant  de  célébrer  la  vie  nouvelle  qui  était 
sortie  du  sépulcre,  comme  Eve  s'était  hâtée  de  porter  à  Adam  le 
fruit  de  mort.  0  femmes  heureuses,  préférées  à  tous  les  disciples 
et  à  qui  il  fut  donné  de  voir  les  premières  l'aurore  du  jour 
éternel. 

4lle%,  dit  l'ange,  alle^  dire  à  ses  disciples  et  à  Pierre.  Cette  heu- 
reuse annonce  devra  être  faite  principalement  à  Pierre,  à  cause 
de  sa  prééminence  sur  le  collège  apostolique,  pour  l'empêcher 
de  désespérer  d'obtenir  le  pardon  de  sa  criminelle  apostasie,  afin 
qu'il  ne  redoutât  point  do  paraître  avec  ses  collègues  en  présence 
du  Seigneur,  car,  selon  S.  Jérôme,  il  se  regardait,  depuis  sa 
chute,  comme  indigne  de  l'apostolat. 


Ier  DIMANCHE  APRÈS  PAQUES  89 

Allez  dire  à  ses  disciples  et  à  Pierre  qu'il  vous  précède  en  Galilée. 
Le  nom  de  Galilée  signifie  «  transmigration  »  ou  «  passage.  » 
Dans  la  transmigration  que  les  apôtres  feront  des  Juifs  aux 
Gentils,  Jésus  marchera  devant  eux,  en  préparant  les  cœurs  à 
leur  prédication.  Dans  le  passage  qu'il  a  fait  d'une  vie  corrup- 
tible et  mortelle  à  une  vie  incorruptible  et  immortelle,  le  Sauveur 
nous  enseigne  que  ceux  qui  désirent  le  contempler  dans  ce 
nouvel  état  de  bonheur  et  de  gloire  doivent  auparavant  passer  du 
vice  à  la  vertu,  de  l'amour  du  monde  à  l'amour  de  Dieu,  en  évi- 
tant le  mal  pour  accomplir  le  bien,  et  en  renonçant  aux  choses 
de  la  terre  pour  s'attacher  à  celles  du  ciel. 

C'est  là  que  vous  le  verrez ,  comme  il  vous  Va  dit  lui-même.  C'est  là 
que  vous  le  verrez  !  0  quelles  immenses  promesses  renferment 
ces  courtes  paroles!  s'écrie  S.  Jérôme,  car  c'est  là  que  nous 
trouverons  la  source  d'une  joie  inépuisable  et  le  principe  du 
salut  éternel  ;  c'est  là  que  seront  réunis  les  fidèles  jusqu'alors 
dispersés  et  que  les  cœurs  affligés  seront  parfaitement  consolés. 

Seigneur  Jésus,  Fils  unique  du  Très-Haut,  vous  qui,  après 
avoir  été  enseveli  dans  le  tombeau,  aviez  inspiré  à  plusieurs 
femmes  pieuses  le  désir  de  vous  chercher,  mais  qui,  pour 
accroître  leur  ferveur,  ne  leur  avez  point  accordé  sans  quelque 
délai  le  bonheur  de  vous  trouver,  et  qui  de  plus  leur  aviez  promis, 
par  vos  saints  anges,  la  faveur  de  vous  voir  en  Galilée,  nous 
vous  en  supplions,  malgré  notre  indignité,  ô  doux  Sauveur, 
faites  aussi  que  nous  vous  cherchions  avec  ardeur ,  que  nous 
vous  trouvions  avec  joie,  que,  passant  alors  du  vice  à  la  vertu 
et  de  l'amour  du  monde  à  celui  de  vous-même,  nous  méritions 
de  passer  un  jour  de  cette  triste  vie  à  la  bienheureuse  éternité  ; 
daignez  ainsi  nous  réunir  à  vos  élus  dans  la  véritable  Galilée, 
afin  que  nous  puissions  vous  contempler  face  à  face,  comme  le 
Dieu  des  dieux,  en  la  céleste  Sion.  Amen. 


Ier  DIMANCHE  APRÈS  PAQUES 

Sommaire.  —  Jésus  au  milieu  de  ses  apôlres,  renfermés  de  crainte  des  Juifs.  —  2.  La 
paix  soit  avec  vous  !  —  3.  Les  disciples  croient  voir  un  esprit-  —  4.  Pourquoi  Jésus 
ressuscité  garde  les  cicatrices  de  son  crucifiement.  —  5.  Second  souhait  de  la  paix. 

—  6.  Mission  divine  des  Apôtres.  —  7.  Jésus  leur  confère  le  Saint  Esprit,  en  soufflant 
sur  eux.  —  8.  Pouvoir  de  remettre  Jes  péchés.  —  9.  Départ  de  Jésus  et  retour  de 
Thomas.  Son  incrédulité  et  ses  conditions.  —  10.  Huit  jours  après.  —  11.  L'invitation 
miséricordieuse  de  Jésus  au  disciple  incrédule.  —  12.  Mon  Seigneur  et  mon  Dieu< 

—  13.  Louanges  divines  (3e  la  foi.  —  1*.  Observation  de  l'Évangéliste.  —  Prière. 

I. —  Sur  le  soir  du  même  jour ,  où  Jésus  avait  apparu  aux  disciples 
d'Emmaùs,  jour  qui  était  le  premier  de  la  semaine ,  le  dimanche 


90  HOMÉLIES  SUR  LES  ÉVANGILES 

môme  de  la  Résurrection,  les  apôtres  se  tenaient  rassemblés  sur 
la  montagne  de  Sion. 

Les  -portes  du  lieu,  oii  les  disciples  se  tenaient  assemblés  dans  la 
crainte  des  Juifs,  étant  fermées ,  Jésus,  attiré  par  les  vœux  ardents 
de  ses  chers  disciples,  vint,  avec  les  vêtements  de  son  humanité 
renouvelée,  pour  les  rassurer  contre  la  frayeur,  qui  les  agitait, 
au  i  approches  de  la  nuit.  Il  entra,  lorsque  les  disciples  étaient 
réuaiseil  son  nom,  pour  montrer  qu'il  se  manifeste  aux  hommes 
uais  entre  eux  par  la  charité,  comme  le  fera  aussi  le  Saint-Esprit 
au  jourde  la  Pentecôte.  Il  parut  et  se  tint  au  milieu  d'eux,  afin  que 
tous,  certains  de  le  reconnaître,  fussent  consolés  par  sa  présence. 
Au  milieu,  à  la  place  d'honneur,  il  est  là,  comme  le  soleil  au 
milieu  des  astres  qui  reçoivent  de  lui  leur  éclat,  comme  un  prince 
au  milieu  de  ses  sujets  fidèles,  comme  un  maître  parmi  ses  disci- 
ples attentifs,  comme  un  père  au  milieu  de  ses  enfants  bien-aimés. 
Ainsi  apparut  le  Sauveur  à  ses  apôtres.  Ainsi  viendra-t-il  au 
milieu  même  de  notre  cœur,  lorsque  nous  nous  entretiendrons 
de  lui  dans  la  retraite,  lorsque  nous  aurons  fermé  au  monde  les 
portes  de  nos  sens,  par  où  le  bruit  du  dehors  arrive  à  l'âme.  Donc, 
crainte  salutaire,  renoncement  aux  choses  du  monde,  chanté 
parfaite  et  recueillement,  quatre  conditions  pour  être  visités  et 
consolés  par  Jésus. 

II.  —  Jésus  leur  dit  avec  tendresse  :  La  paix  soit  avec  vous  !  La 
paix  de  la  conscience  en  ce  monde,  la  paix  de  la  jouissance  dans 
l'éternité,  la  paix  qui  vous  est  nécessaire  pour  soutenir  le  combat 
que  vous  allez  livrer,  la  paix  que  j'ai  fondée  par  ma  mort  et  affir- 
mée à  jamais  par  ma  glorieuse  résurrection  !  En  souhaitant  tout 
d'abord  la  paix  à  ses  disciples  après  sa  Résurrection,  Jésus 
montre  que,  s'ils  veulent  participer  à  sa  gloire,  ils  doivent  aupa- 
ravant vivre  en  paix.  Nous  ne  pouvons  être  véritablement  disci- 
ples du  Sauveur  sans  être  amis  de  la  paix. 

III.  —  Puis,  il  leur  reprocha  doucement  leur  incrédulité  et  la 
dureté  de  leur  cœur  de  n'avoir  point  cru  les  saintes  femmes,  les 
disciples  d'Emmaûs,  qui  l'avaient  vu  ressuscité.  Mais  eux,  dans 
leur  trouble  et  leur  frayeur,  ne  savaient  que  penser,  ils  s'imagi- 
naient voir  un  esprit,  Dieu  permettant  cette  obstination  pour 
affermir  notre  propre  foi  par  l'épreuve  de  leur  foi.  Jésus  leur  dit  : 
Pourquoi  donc  êtes-vous  troublés,  et  pourquoi  ces  pensées 
montent-elles  dans  vos  cœurs?  Voyez  mes  mains  et  mes  pieds. 
C'est  moi  !  Touchez  et  voyez  ;  car  un  esprit  n'a  point  de  chair  et 
d'os,  comme  vous  voyez  que  j'en  ai.  Et,  après  ces  paroles,  il  leur 
montra  ses  mains  et  son  côté. 

IV.  —  «  Le  Seigneur  Jésus,  dit  à  ce  propos  S.  Augustin,  a  voulu 


Ier  DIMANCHE  APRÈS  PAQUES  91 

conserver,  dans  son  corps  glorieux,  les  marques  des  clous  et  do 
la  lance.  Il  a  voulu  garder  ces  cicatrices  en  sa  chair,  afin  do 
guérir  les  blessures  que  l'incrédulité  avait  faites  dans  le  cœur 
des  siens.  Il  a  voulu  les  garder  pour  d'autres  motifs  encore  :  pour 
les  offrir  sans  cesse  à  son  Père  comme  un  mémorial  de  tout  co 
qu'il  a  souffert  pour  nous,  de  telle  sorte  que  cette  vue  plaidât  sans 
cesse  notre  cause,  et  aussi  afin  qu'au  jour  du  dernier  jugement , 
le  seul  aspect  de  ce  côté  entr'ouvert,  de  ces  pieds  et  de  ces  mains 
percés,  suffît  à  la  condamnation  des  impies,  à  la  glorification 
des  justes.  Les  premiers  y  liront  leur  sentence,  inexcusables  de 
s'être  soustraits  à  l'effusion  d'une  si  grande  miséricorde  !  Les 
seconds  y  verront  la  source  de  leur  salut,  heureux  de  s'être  puri- 
fiés par  le  sang  qui  en  coulait  à  flots.  Pour  nous,  conclut  le  saint 
docteur,  approchons-nous  avec  les  apôtres  et  contemplons,  dès 
cette  vie ,  ces  blessures  qui  apparaîtront  si  consolantes  ou  si 
terribles,  lorsque  le  Seigneur  viendra  dans  l'appareil  de  sa 
puissance.  Que  les  cicatrices  de  ces  mains  nous  apprennent  à 
persévérer  dans  la  voie  des  commandements  !  Que  surtout 
l'ouverture  de  ce  côté  nous  apprenne  à  aimer  par  dessus  tout  ce 
cœur  qui  vous  a  tant  aimés  !  » 

V.  —  A  la  vue  du  Seigneur,  qu'ils  reconnurent  à  la  marque  des 
plaies,  les  disciples  furent  remplis  d'une  grande  joie.  Désormais, 
qu'avaient-iîs  à  regretter  ou  à  redouter  ?  N'avaient-ils  pas 
retrouvé  Celui  qu'ils  croyaient  perdu?  Et,  puisqu'il  avait  pu  se 
ressusciter  lui-même,  ne  pouvait-il  pas  les  protéger  de  nouveau  ? 
Aussi,  il  leur  dit  encore  une  fois  :  La  paix  soit  avec  vous  !  Par  cette 
même  salutation  deux  fois  répétée,  disent  les  commentateurs, 
Jésus  a  voulu  préconiser  les  deux  préceptes  de  la  charité  envers 
Dieu  et  envers  le  prochain  ;  proclamer  qu'il  a  rétabli  la  paix 
dans  le  ciel  et  sur  la  terre  en  réconciliant  les  hommes  non  seule- 
ment avec  leurs  semblables,  mais  surtout  avec  leur  Créateur  et 
avec  les  Anges  ;  enfin,  montrer  que  sa  passion  nous  a  délivrés 
des  maux  éternels  et  comblés  de  biens  spirituels. 

VI.  —  Jésus  ajouta  :  Comme  mon  Père  m'a  envoyé  pour  annoncer 
la  véritable  foi  dans  la  Judée,  ainsi  je  vous  envoie  moi-même,  pour 
la  répandre  dans  tout  l'univers.  Je  vous  établis  mes  représen- 
tants, je  vous  transmets  mes  fonctions,  je  vous  communique 
mes  pouvoirs  pour  enseigner,  prêcher,  baptiser,  procurer  la 
gloire  de  mon  nom  et  celle  de  mon  Père. 

VII.  —  Mais,  l'homme  ne  saurait  remplir  une  pareille  mission, 
s'il  n'était  aidé  par  la  grâce  puissante  du  Saint-Esprit.  Voilà 
pourquoi,  selon  la  remarque  de  l'Évangéliste,  à  ces  mots,  Jésus 
ajoute  un  signe  sensible,  il  souffla  sur  eux,  pour  montrer  que 


92  HOMÉLIES  SUR  LES  ÉVANGILES 

c'était  lui-même  qui  avait  répandu  un  souffle  de  vie  sur  le  visage 
du  premier  homme,  et  indiquer  que  le  Saint-Esprit  qu'il  allait 
conférer  aux  apôtres,  ne  procède  pas  seulement  du  Père,  mais 
aussi  du  Fils,  comme  le  souffle  corporel  qui  sortait  de  sa  poi- 
trine sacrée.  Il  souffla  donc  sur  eux  et  il  leur  dit  :  Recevez  le 
Saint-Esprit. 

VIII.  —  Mais,  le  fruit  principal  du  Saint-Esprit,  c'est  la  justifi- 
cation. Aussi,  après  leur  avoir  donné  le  Saint-Esprit,  Jésus  dit  à 
ses  apôtres  I  Les  -péchés  seront  remis  à  ceux  à  qui  vous  les  remettre^, 
et  ils  seront  retenus  à  ceux  à  qui  vous  les  retiendrez.  Par  ces  paroles, 
il  leur  conféra  le  pouvoir  de  lier  et  de  délier  ceux  qu'ils  juge- 
raient devoir  ou  non  absoudre,  pourvu  toutefois  que  leur  juge- 
ment fût  conforme  à  celui  de  Dieu ,  les  établissant  ainsi  non 
point  auteurs,  mais  ministres  du  pardon.  C'est  à  ce  moment 
que,  d'après  l'interprétation  commune  des  docteurs  et  en  parti- 
culier de  S.  Augustin,  Jésus-Christ  consacra  ses  apôtres  évêques. 

IX.  —  Dans  cette  soirée  de  la  Résurrection,  qu'il  devait  faire 
bon  sur  la  montagne  de  Sion  !  La  présence  et  la  parole  du  Sei- 
gneur y  remplissaient  les  disciples  de  joie,  de  lumières  et  de  dons. 
Mais,  la  nuit  s'avançait,  et,  malgré  leurs  instances,  il  se  retira 
après  les  avoir  bénis.  A  leur  joie  se  mêlait  cependant  une 
tristesse ,  que  leur  union  fraternelle  explique  :  l'un  d'eux  man- 
quait à  la  réunion  du  collège  apostolique.  Or,  dit  S.Jean,  Thomas, 
l'un  des  dou^e,  appelé  aussi  Didyme ,  n  était  pas  avec  eux ,  lorsque 
Jésus  vint,  et  Jésus  avait  disparu,  lorsque  Thomas  rentra  dans  la 
maison,  où  ils  se  tenaient  réunis.  Les  autres  disciples,  ravis  de 
lui  apprendre  la  bonne  nouvelle,  lui  dirent  :  Frère,  nous  avons  vu 
le  Seigneur.  C'est  de  ce  nom  qu'ils  appelaient  le  Maître  avant  sa 
Passion.  Mais  Thomas  était  destiné,  lui  aussi,  à  confirmer  notre 
foi  par  son  hésitation  à  croire.  Jl  leur  répondit  qu'il  ne  croirait 
pas,  avant  d'avoir  vu  et  touché  les  cicatrices  des  plaies,  afin  que, 
s'il  était  trompé  par  ses  yeux ,  il  fût  détrompé  par  ses  mains.  Si 
je  ne  vois  la  marque  des  clous  dans  ses  mains,  et  si  je  ne  mets  mon 
doigt  dans  le  trou  des  clous  et  ma  main  dans  la  plaie  de  son  coté ,  je 
ne  croirai  point.  Il  voulait  constater  la  vérité  de  la  Résurrection 
par  la  vue  et  le  toucher,  car  ces  deux  sens  sont  moins  sujets  à 
l'erreur,  lorsque  leurs  témoignages  sont  réunis. 

X.  —  Cependant,  après  que  le  Sauveur  les  eut  quittés,  les 
autres  disciples  restèrent  affamés  et  altérés  de  sa  divine  présence. 
Accoutumés  à  vivre  familièrement  avec  lui,  ils  soupiraient  sans 
cesse  après  le  bonheur  de  le  contempler  de  nouveau.  De  plus,  la 
persistante  incrédulité  de  Thomas  leur  faisait  ardemment  désirer 
une  nouvelle  apparition  du  Seigneur  ressuscité. 


1èr  DIMANCHE  APRÈS  PAQUES  93 

Huit  jours  donc  après  la  Résurrection,  comme  les  disciples  étaient 
encore  dans  le  même  lieu,  et  Thomas  celte  fois  avec  eux,  Jésus,  comme 
un  bon  pasteur,  plein  de  sollicitude  pour  son  petit  troupeau,  vint, 
les  portes  étant  fermées ,  et,  paraissant  debout  au  milieu  d'eux,  pour 
être  mieux  remarqué  de  tous ,  il  leur  dit  encore  :  La  paix  soit  avec 
vous.  La  paix  !  quel  doux  nom  et  quels  fruits  délicieux  !  La  paix, 
c'est  Dieu  lui-même.  Le  Sauveur,  revoyant  les  siens,  leur  renou- 
velle ainsi  le  doux  souhait  qu'il  ne  manquait  jamais  d'adresser  à 
ceux  qui  bientôt  allaient  avoir  à  lutter  contre  les  puissances  du 
siècle. 

XI.  —  //  dit  ensuite  à  Thomas,  dont  l'incrédulité,  provenant 
d'ignorance,  excitait  sa  miséricordieuse  pitié  :  Mette\  ici  votre 
doigt  à  l'endroit  des  clous ,  et  considère^  mes  mains,  avec  les  mar- 
ques qu'ils  y  ont  laissées.  Approche^  aussi  votre  main,  etmet  te^-la 
dans  mon  côté,  ouvert  par  la  lance.  Assurez-vous  par  la  vue  et  le 
toucher  de  la  vérité  de  ma  Résurrection,  et  ne  soye^  plus  incrédule, 
mais  croyant  et  fidèle,  car,  par  votre  infidélité  coupable,  vous  me 
crucifiez  de  nouveau,  en  renouvelant  la  cause  de  ma  Passion. 

XII.  —  Les  cicatrices  des  saintes  plaies  devinrent  aussitôt,  pour 
Thomas,  un  témoignage  de  divinité,  et  il  reconnut  comme  Dieu 
ce  corps  que  le  crucifiement  avait  déchiré.  Il  sonda  les  plaies  de 
l'homme,  et  il  annonça  hautement  la  majesté  de  Dieu.  Eperdu 
d'admiration,  Thomas  dut  tomber  aux  pieds  de  Jésus,  et  il  lui 
répondit'.  Mon  Seigneur  et  mon  Dieu!  Mon  Seigneur,  mon  Maître, 
suivant  l'humanité,  vous  qui  m'avez  enseigné,  qui  avez  souffert 
pour  moi,  vous  dont  j'ai  compté  les  blessures,  vous  qui  avez 
perdu  tout  votre  sang  sur  la  croix,  et  cependant  mon  Dieu  !  Dieu 
qui  m'avez  créé,  Dieu  qui  me  conservez,  Dieu  qui  me  récompen- 
serez, Dieu  qui  m'appelerez  à  la  participation  de  votre  éternité! 
vos  blessures  m'enseignent  ces  choses:  le  même  est  mort,  le 
même  est  vivant  ! 

XIII.  —  Le  Sauveur  lui-même  loua  la  foi  véritable  de  l'apôtre 
converti  :  Vous  ave\  cru  à  ma  divinité  cachée,  Thomas,  lui  dit  Jésus, 
parce  que  vous  m'a\v%  vu  dans  mon  humanité  ressuscitée.  Mais, 
heureux  aussi,  et  plus  heureux  ceux  qui  n  ont  point  vu  et  qui  ont 
cru,  ceux  qui ,  sans  me  voir  corporellement,  ont  cru  spirituelle- 
ment. Consolante  assurance  qui  nous  regarde,  nous  qui  n'avons 
pas  eu  le  bonheur  d'être  admis  aux  apparitions  du  Sauveur,  et 
qui  pour  cela  même  sommes  appelés  à  plus  de  mérite  et  de 
félicité  ! 

XIV.  —  Il  se  passa  encore  bien  d'autres  choses  merveilleuses , 
que  le  Saint-Esprit  n'a  pas  jugé  à  propos  de  nous  transmettre  par 
l'Ecriture,  voulant  laisser  à  la  tradition  le  soin  de  compléter  la 


94  HOMÉLIES  SUR  LES  ÉVANGILES 

doctrine  évangélique.  En  effet,  dit  S.  Jean,  Jésus  a  fait  encore  en 
présence  de  ses  disciples  beaucoup  d'autres  miracles  qui  ne  sont  pas 
rapportés  dans  ce  livre,  et  dont  le  récit  serait  pour  ainsi  dire  infini. 
Mais  ceux-ci  ont  été  écrits,  afin  que  vous  croyiez  que  Jésus  est  le  Fils 
de  Dieu,  et  quen  croyant  vous  aye\  la  vie  en  vous. 

Seigneur  Jésus,  qui  avez  retiré  du  doute  et  de  Terreur  Thomas 
incrédule,  en  lui  faisant  voir  les  marques  des  clous  et  de  la 
lance,  et  en  lui  faisant  mettre  le  doigt  et  la  main  sur  les  cicatrices 
de  vos  plaies,  faites  aussi  que,  conservant  toujours  le  souvenir 
de  vos  blessures  et  de  votre  Passion,  j'applique  et  je  consacre  à 
votre  service  mes  doigts  et  mes  mains,  c'est-à-dire  tout  le  discer- 
nement et  toute  l'activité  dont  je  suis  capable.  Donnez-moi  de 
confesser,  comme  cet  apôtre  converti,  que  «  vous  êtes  mon 
Seigneur,  »  parce  que  vous  m'avez  racheté,  et  que  «  vous  êtes 
mon  Dieu,  »  parce  que  vous  m'avez  créé.  Accordez-moi  d'expéri- 
menter, en  ma  personne,  ce  que  vous  avez  prédit  du  salut  futur 
des  vrais  croyants,  afin  que,  par  le  secours  de  votre  grâce,  je 
sois  trouvé  heureux  devant  vous.  Amen. 


II™  DIMANCHE  APRÈS  PAQUES 

Sommaire.  —  1.  Le  Bon  Pasteur.  —  2.  Il  donne  sa  vie  pour  ses  brebis.  —  3.  Portrait  du 
pasteur  mercenaire  opposé  au  portrait  du  vrai  pasteur.  —  4.  Les  trois  marques 
auxquelles  on  reconnaît  le  bon  pasteur.  —  5.  Retour  sur  nous-mêmes.  —  6.  Les 
conditions  de  la  brebis  fldele.  —  Prière. 

I.  —  Jésus  dit  aux  Pharisiens  :  Je  suis  le  Bon  Pasteur.  Le  Sauveur 
démontre  qu'il  est  vraiment  «  pasteur,  )>  car  il  nourrit  et  conduit 
spirituellement,  comme  ses  propres  brebis,  les  fidèles  qu'il  repaît 
de  son  corps  et  de  son  sang  dans  la  divine  Eucharistie.  Puis, 
pour  se  distinguer  du  mauvais  pasteur,  il  ajoute  qu'il  est  «bon,» 
car  il  est  bon  en  lui-même  et  bon  dans  le  parfait  dévouement 
qu'il  met  à  accomplir  ses  fonctions  de  pasteur. 

IL  —  Faisant  le  parallèle  du  bon  et  du  mauvais  pasteur, 
Jésus  ajoute  :  Le  bon  pasteur  donne  sa  vie  pour  ses  brebis ,  comme 
l'a  donné  ce  divin  modèle  des  pasteurs  des  âmes,  suivi  par  tant 
de  saints  évêques,  prêtres,  missionnaires,  qui  se  sont  dévoués  à 
leur  ministère  pastoral  jusqu'à  l'oubli  de  soi  et  au  sacrifice 
de  la  vie. 

III.  —  Mais,  au  contraire,  le  mauvais  pasteur,  le  mercenaire, 
ainsi  appelé  parce  qu'il  agit  uniquement  en  vue  d'un  profit  ter- 


Il'"0  DIMANCHE  APRÈS  PAQUES  95 

restre,  celui  qui  n'est  pas  pasteur,  qui  n'aime  pas  ses  brebis  et 
s'aime  uniquement  lui-même  et  les  avantages  que  les  brebis  lui 
procurent,  celui  à  qui  les  brebis  n'appartiennent  pas  et  qui  dès  lors 
s'en  met  peu  en  peine,  ne  voit  pas  venir  plutôt  le  loup,  le  démon 
pour  les  ravir,  l'hérétique  pour  les  séduire,  le  tyran  pour  les 
persécuter,  qu'il  abandonne  les  brebis  à  la  discrétion  du  dévasta- 
teur, et,  craignant  de  compromettre  sa  personne  ou  sa  fortune, 
il  s  enfuit,  en  silence,  sans  opposer  de  résistance  et  sans  porter 
secours,  et  le  loup  les  ravit,  les  entraîne  dans  le  péril  ou  dans  le 
mal,  et  disperse  le  troupeau,  en  l'éloignant  de  l'unité  catholique, 
ou  en  l'affligeant  de  toutes  manières. 

Par  contre,  le  bon  pasteur  expose  sa  propre  vie,  lorsqu'il  voit 
venir  le  loup  -,  il  s'oppose  aux  tentations  du  démon  par  ses  admo- 
nestations au  troupeau,  aux  embûches  des  sectaires  par  ses 
enseignements  orthodoxes,  aux  fureurs  des  tyrans  par  ses  prières 
ferventes.  Ne  cherchant  point  ses  propres  intérêts,  mais  ceux  de 
Jésus-Christ,  il  ne  cesse  de  veiller  sur  le  troupeau  qui  lui  a  été 
confié,  en  pensant  au  compte  qu'un  jour  il  en  devra  rendre 
à  Dieu. 

IV.  —  Or,  continue  le  Sauveur,  le  mercenaire  s'enfuit,  parce  qu'il 
est  mercenaire ,  cherchant  ses  intérêts,  et  qu'il  ne  se  met  point  en 
peine  des  brebis  qu'il  n'aime  pas.  Pour  moi,  ajoute-t-il,  je  suis  le 
bon  Pasteur,  et,  en  voici  la  preuve  '.  Je  connais  mes  brebis,  et  mes 
brebis  me  connaissent.  Jésus  connaît  en  effet  ses  brebis,  non  seule- 
ment de  vue,  comme  toutes  choses  qui  sont  toutes  à  découvert 
devant  ses  yeux,  mais  encore  il  les  connait  de  cœur,  par  l'amour 
avec  lequel  il  distingue  seul  les  âmes  dignes  de  la  vie  éternelle  ; 
il  les  connaît  aussi  intimement  par  les  traits  de  sa  ressemblance 
qu'il  a  gravé  en  elles,  par  les  ornements  des  vertus ,  par  les  signes 
des  bonnes  œuvres,  par  les  enseignements  de  la  saine  doctrine, 
par  les  sentiments  de  la  charité  fraternelle  qu'il  leur  a  commu- 
niqués. Aussi,  assure-t-il  que  ses  brebis  le  connaissent.  Les 
vrais  fidèles  effectivement  connaissent  Jésus-Christ  par  la  foi  et 
la  charité  qui  leur  découvrent  ses  perfections  et  leur  rappellent 
ses  bienfaits.  Le  Sauveur  peut  dire  d'eux  :  Ils  me  connaissent, 
comme  mon  Père  me  connaît,  et  que  je  connais  mon  Père. 

1°  La  première  marque  dès  lors  du  bon  pasteur  est  cette  réci- 
procité de  connaissance  entre  lui  et  ses  brebis  :  il  les  visite 
fréquemment  et  avec  sollicitude,  il  étudie  leurs  besoins  particu- 
liers et  pourvoit  à  leur  bien-être.  De  leur  côté,  les  brebis,  souvent 
témoins  de  sa  vigilance  et  de  sa  tendresse,  l'apprécient  et  l'aiment 
de  plus  en  plus.  Tels  les  rapports  qui  existent  entre  Jésus-Christ 
et  les  vrais  chrétiens  :  il  est  donc  le  bon  pasteur  par  excellence. 

2°  La  seconde  marque  à  laquelle  on  reconnaît  le  bon  pasteur, 


96  HOMÉLIES   SUR  LES  ÉVANGILES 

c'est  le  dévouement  qu'il  témoigne  à  l'égard  de  ses  brebis.  Or, 
peut-il  y  en  avoir  un  plus  grand,  que  d'exposer  sa  vie  pour  elles? 
C'est  ce  qui  a  lieu  entre  Jésus-Christ  et  les  vrais  chrétiens.  Aussi, 
entendez-les  dire  :  Et  je  donne  ma  vie  pour  mes  brebis.  Ce  modèle 
des  pasteurs  l'a  pu  dire  avec  vérité  :  «  J'ai  abandonné  »  pour  mon 
troupeau  «  ma  maison  et  ma  famille,  »  c'est-à-dire  les  anges , 
<(  j'ai  délaissé  mon  héritage ,  »  le  royaume  céleste,  «  et  j'ai  livré 
ma  vie  entre  les  mains  de  mes  brebis.  » 

3°  La  troisième  marque  du  bon  pasteur  est  de  conduire  toutes 
les  brebis  au  bercail.  Aussi,  pour  montrer  qu'il  ne  devait  pas 
mourir  pour  les  Juifs  seuls,  le  Sauveur  ajouta  :  «  En  vertu  de  la 
prédestination,  j'ai  encore  d'autres  brebis,  qui  m'appartiendront 
un  jour  par  la  foi,  et  qui  ne  sont  pas  de  cette  bergerie ,  c'est-à-dire 
de  la  Synagogue,  mais  bien  de  la  Gentilité.  Il  faut,  il  est  opportun 
que  je  les  amène  aussi,  que  je  les  réunisse  dans  une  même  Église. 
Elles  écouteront  ma  voix,  recevront  ma  doctrine,  et  alors  il  n'y  aura 
plus  qu'un  troupeau,  l'Église  catholique  formée  des  Juifs  et  des 
Gentils,  et  qu'un  seul  Pasteur,  Jésus-Christ  au  ciel  et  le  Pape  son 
vicaire  sur  la  terre. 

V.  —  Faisant  maintenant  un  retour  sur  nous-mêmes,  deman- 
dons-nous-le,  sans  nous  flatter.  Jésus-Christ  est  le  Bon  Pasteur. 
Sommes-nous  ses  brebis  ?  Avons-nous  la  douceur  et  la  docilité 
des  brebis  ?  Suivons-nous  partout  notre  Pasteur?  Entendons- 
nous  sa  voix  ? 

VI.  —  Jésus-Christ  nous  donne  une  marque  certaine  pour 
reconnaître  si  nous  sommes  de  ses  brebis  :  c'est  de  voir  si  nous 
le  connaissons.  Or,  connaître  Jésus-Christ,  ce  n'est  pas  seule- 
ment savoir  de  lui  qu'il  est  la  seconde  personne  de  la  Sainte 
Trinité,  s'être  bien  persuadé  que,  n'étant  que  misère,  ténèbres 
et  péché,  nous  ne  pouvons  rien  sans  lui,  comme  il  le  dit  lui-même, 
mais  que  par  lui  et  avec  lui  nous  pouvons  tout,  parce  qu'il  est 
notre  lumière,  notre  force,  notre  sainteté,  que  nous  devons  le 
prendre  pour  notre  modèle  en  toutes  choses ,  et  faire  en  tout 
sa  volonté,  et  non  pas  la  nôtre. 

Seigneur  Jésus,  vous  qui  avez  tout  donné  en  nous,  pour  vos 
brebis,  votre  vie  pour  le  prix  de  leur  rachat,  votre  chair  pour 
leur  nourriture,  votre  sang  pour  leur  breuvage,  porte  de  l'Eglise 
militante  et  de  l'Eglise  triomphante,  mettez-moi  au  nombre 
de  vos  brebis,  dirigez-moi  dans  la  voie  du  salut,  afin  que  je 
n'écoute  pas  la  voix  du  monde  et  du  démon,  mais  la  vôtre  seule- 
ment. Faites  que  j'obéisse  à  vos  préceptes  et  à  vos  conseils ,  de 
telle  sorte  que,  vivant  de  la  vie  de  la  grâce  et  plus  tard  de  la  vie 
delà  gloire,  je  trouve  dans  les  pâturages  célestes  un  éternel 
rassasiement.  Amen. 


IIImo  DIMANCHE  APRÈS  PAQUES  97 


III™  DIMANCHE    APRÈS    PAQUES 

Sommaire.  —  I.  Lo  dernier  discours  du  Sauveur  à  la  Cène.  —  2.  Comment  il  fortifie 
ses  disciples  eonlre  l'épreuve  de  ia  séparation  prochaine.  —  3.  Comment  la  tristesse 
des  Apôtres  se  changera  en  joie.  —  4.  Application  morale.  —  5.  Comparaison.  — 
6.  Sens  moral.  —  7.  Le  second  avènement  du  Sauveur.  —  8.  La  maternité  de  l'Église. 
—  Prière. 

I.  —  C'était  le  dernier  soir  du  Sauveur.  Après  la  Cène,  lorsque 
le  traître  Judas  fut  sorti,  Jésus  était  resté  seul  avec  les  apôtres, 
qu'il  avait  lui-même  purifiés,  en  leur  lavant  les  pieds.  Lors  donc 
qu'il  leur  eut  laissé  l'Eucharistie  comme  legs  suprême,  il  leur 
adressa  pour  dernière  consolation  un  discours  admirable,  dont 
toutes  les  paroles  étincellent  de  lumière  et  brûlent  de  charité, 
car  elles  sont  remplies  d'une  céleste  douceur  et  d'une  clarté 
divine. 

C'est  S.Jean,  le  disciple  de  la  dilection,  qui  nous  a  conservé  ce 
discours,  dont  il  avait  ressenti,  plus  que  tout  autre,  la  douce  et 
sublime  onction. 

«  Alors  enfin,  s'écrie  S.  Anselme,  la  sainte  compagnie  de  vos 
apôtres  se  désaltéra  pleinement  à  la  source  sacrée  de  l'amour,  en 
recueillant  avec  une  pieuse  avidité  les  suaves  paroles  qui  décou- 
lèrent abondamment  de  votre  bouche  divine,  après  qu'eut  été 
rejeté  dehors  le  vase  immonde,  indigne  de  recevoir  une  liqueur 
si  pure.  » 

II.  —  Tout  d'abord,  annonçant  à  ses  apôtres  attristés  qu'il  va 
bientôt  les  quitter,  il  cherche  à  les  fortifier  contre  cette  terrible 
épreuve.  Jésus  dit  à  ses  disciples  :  Encore  un  peu  de  temps ,  et  vous  ne 
me  verrez  plus  ;  et  un  peu  de  temps  encore,  et  vous  me  reverre^,  parce 
que  je  vais  à  mon  Père.  Sur  cela,  quelques-uns  de  ses  disciples  se 
dirent  les  uns  aux  autres  :  Que  veut-il  nous  dire  par  là  :  Encore  un  peu 
de  temps,  etvous  ne  me  verre^plus;  et  un  peu  de  temps  encore ,  et  vous 
me  reverre\,  parce  que  je  vais  à  mon  Père?  Ils  disaient  donc:  que 
signifie  cela  :  Encore  un  peu  de  temps?  Nous  ne  savons  ce  qu'il  veut  dire. 
Jésus,  connaissant  qu'ils  voulaient  l'interroger ,  leur  dit:  Vous  vous 
demande^  les  uns  aux  autres  ce  que  j'ai  voulu  dire  par  ces  paroles: 
Encore  un  peu  de  temps,  et  vous  ne  me  verre\  plus  ;  et  un  peu  de  temps 
encore,  et  vous  me  reverreç. 

Dans  leur  sens  littéral,  les  paroles  du  Sauveur,  dont  s'éton- 
naient les  disciples,  s'appliquent  à  sa  Passion,  à  son  ensevelise- 
ment  et  à  sa  résurrection;  peu  d'heures  seront  écoulées,  avant 
que  leur  maître,  descendant  dans  les  profondeurs  du  sépulcre, 
disparaisse  pour  un  temps  à  leurs  yeux.  Le  monde,  c'est-à-dire 
les  Juifs  que  le  démon  inspire,  se  réjouira,  les  apôtres  seront 
dans  une  grande  tristesse.  Mais  bientôt,  à  la  vue  de  la  glorieuse 

U*  TREIZS  • 


98  HOMÉLIES    SUR  LES  ÉVANGILES 

résurrection  du  Sauveur,  cette  tristesse  se  changera  en  joie.  Telle 
est  la  manière  la  plus  naturelle  d'entendre  ce  discours  de  Jésus. 
Dans  le  sens  moral,  ces  mêmes  paroles  nous  rappellent  que  le 
temps  de  cette  vie,  quelque  longue  qu'elle  puisse  être,  n'est  qu'un 
peu  de  temps  en  comparaison  de  l'éternité.  Nous  faisons  cepen- 
dant des  projets  pour  ce  peu  de  temps,  et  nous  ne  pensons  point 
•à  faire  quelque  chose  qui  puisse  nous  être  utile  pour  l'éternité. 
Quel  aveuglement  ! 

III.  —  Prenant  ensuite  la  forme  solennelle  dont  il  use  dans  les 
grandes  circonstances,  le  Sauveur  dit  :  En  vérité,  en  vérité  je  vous 
te  dis ,  vous  pleurerez  et  vous  gémireç,  vous,  mais  le  monde  sera  dans 
la  joie,  comme  s'il  avait  triomphé  de  moi  ;  vous  sere\  dans  la  tris- 
tesse; mais  votre  tristesse  se  changera  en  joie. 

En  effet,  à  la  mort  de  Jésus-Christ,  les  Juifs  mondains  et  terres- 
Ires  se  félicitèrent  d'avoir  détruit  en  lui  tous  ses  partisans,  les 
apôtres  au  contraire  s'affligèrent  d'avoir  perdu  en  lui  leur  divin 
Maître  ;  mais  ils  furent  bientôt  consolés  par  sa  résurrection  victo- 
rieuse, par  son  admirable  ascension  et  surtout  par  la  descente 
merveilleuse  du  Saint-Esprit. 

C'est  ainsi  qu'aux  ch:  grins  et  aux  larmes  Dieu  fait  succéder 
l'allégresse  et  la  joie. 

IV.  —  Demandons-le-nous.  Si  un  personnage,  digne  de  foi, 
assez  puissant  pour  faire  ce  qu'il  dit,  nous  promettait  de  changer 
en  or  toutes  les  pierres  que  nous  lui  apporterions,  avec  quelle 
ardeur  nous  rassemblerions  de  tous  côtés  les  plus  grosses  pierres 
que  nous  trouverions ,  et  en  aussi  grand  nombre  que  possible, 
Eh  bien  Ile  Seigneur  tout  puissant,  qui  est  la  vérité  infaillible, 
nous  assure  que  les  peines  se  changeront  pour  nous  en  consola- 
tions, si  nous  les  supportons  patiemment  pour  son  amour;  nous 
devons  donc  souffrir  très  volontiers  toutes  les  tribulations  et  les 
épreuves,  même  les  plus  nombreuses  et  les  plus  fortes,  afin 
d'augmenter  nos  mérites  et  nos  récompenses.  Aussi,  pour  mon- 
trer que  la  félicité  sera  proportionnée  à  l'affliction  précédente, 
Jésus-Christ  ne  se  borne  pas  simplement  à  dire  :  «  Après  votre 
tristesse,  vous  serez  dans  la  joie;  »  mais,  il  dit  très  bien  :  «Votre 
tristesse  se  changera  en  joie.  » 

Le  partage  des  chrétiens  et  celui  des  gens  du  monde  en  cette 
vie  paraît  bien  différent.  Mais  la  tristesse  des  chrétiens  ne  sera 
pas  longue,  et  la  joie  du  mondain  sera  bien  courte.  Les  gémisse- 
ments de  la  pénitence  et  les  afflictions  produiront  une  joie  qui 
ne  finira  point  :  les  plaisirs  du  siècle  produiront  des  tourments 
qui  n'auront  point  de  fin.  Choisissons. 

Ah!  Seigneur,  notre  choix  est  tout  fait.  Mais,  donnez-nous  ces 
larmes  heureuses  qui  seront  changées  en  joie,  et  faites-nous 


III1"0  DIMANCHE  APRÈS  PAQUES  99 

craindre  cette  malheureuse  joie  qui  sera  suivie  d'une  éternelle 
séparation  d'avec  vous  ! 

V.  —  Pour  mieux  faire  entendre  à  ses  disciples  la  grandeur 
des  peines  et  des  consolations  qui  les  attendaient,  le  Sauveur 
employa  la  comparaison  suivante  :  Quand  une  femme  enfante,  elle 
est  dans  la  douleur,  parce  que  son  heure  est  venue;  mais,  après  quelle 
a  mis  au  monde  un  fils ,  elle  ne  se  souvient  plus  de  ses  douleurs,  dans 
la  joie  quelle  a  d'avoir  mis  un  homme  au  monde.  Puis,  appliquant 
cette  comparaison  aux  apôtres,  le  Sauveur  ajoute  :  C'est  ainsi 
que  vous  êtes  maintenant  dans  la  tristesse,  comme  si  vous  étiez 
dans  le  travail  de  l'enfantement,  parce  que  c'est  le  temps  de  ma 
Passion  ;  mais  ensuite  je  vous  reverrai,  et  alors  votre  cœur  se 
réjouira,  et  personne  ne  vous  ravira  cette  joie. 

En  effet,  lorsque,  après  sa  Résurrection  glorieuse,  Jésus-Christ 
se  montra  doué  d'une  vie  immortelle ,  ses  disciples  furent 
comblés  d'une  joie,  que  personne  ne  put  leur  ravir.  Ils  eurent ,  il 
est  vrai,  à  subir  ensuite  des  persécutions  et  des  tourments  pour 
leur  divin  Maître-,  mais,  soutenus  par  l'espérance  de  ressusciter 
comme  lui  et  de  le  revoir  dans  le  ciel,  ils  supportèrent  volontiers 
toutes  les  adversités;  bien  plus,  ils  regardèrent  comme  un 
bonheur  et  une  gloire  d'endurer  toute  espèce  d'épreuves  pour 
son  amour. 

VI.  —  Au  sens  moral,  nous  pouvons  considérer  comme  adres- 
sées à  toute  l'Église  dans  la  personne  des  apôtres,  les  paroles 
qui  précèdent  et  qui  forment  la  conclusion  de  l'Évangile  de  ce 
jour,  ainsi  que  les  suivantes  :  «  Voilà  que  je  suis  avec  vous 
jusqu'à  la  consommation  des  siècles.  »  Les  mondains  se  réjouis- 
sent, parce  qu'ils  se  complaisent  dans  les  choses  présentes,  sans 
se  préoccuper  de  mériter  la  félicité  de  la  vie  future.  Les  bons,  au 
contraire,  s'affligent,  parmi  les  nombreuses  peines  de  cette  vie; 
ils  pleurent  sur  leurs  propres  péchés  et  sur  les  péchés  d'autrui , 
sur  leur  exil  en  ce  monde  et  sur  le  retardement  de  leur  entrée 
dans  la  patrie  ;  ils  s'efforcent  ainsi  de  mériter  les  récompenses 
éternelles  au  moyen  des  souffrances  temporelles,  car  «  c'est  par 
la  voie  des  tribulations  que  nous  devons  entrer  dans  le  royaume 
de  Dieu.  » 

VIL  —  Donc,  en  disant  :  «  Je  vous  verrai  de  nouveau,  »  Jésus- 
Christ  nous  promet  son  second  avènement,  qui  procurera  à 
l'Église  entière  la  rémunération  parfaite  de  tous  les  justes.  C'est 
comme  s'il  nous  disait  :  Je  vous  apparaîtrai  de  nouveau ,  afin 
que  vous  me  contempliez  par  la  vision  béatifique  ;  en  vous  asso- 
ciant alors  à  ma  gloire,  je  vous  délivrerai  de  vos  ennemis,  et,  en 
vous  couronnant  après  vos  triomphes,  je  vous  prouverai  que 
j'assistais  comme  témoin  à  tous  vos  combats, 


100  HOMÉLIES   SUR  LES  ÉVANGILES 

VIII.  —  Suivant  un  pieux  interprète,  cette  femme,  dont  le 
Sauveur  vient  de  parler,  figure  la  sainte  Église,  qui  est  féconde 
en  bonnes  œuvres  et  qui  engendre  à  Dieu  des  enfants  spirituels. 
—  Tandis  qu'elle  enfante,  c'est-à-dire  tandis  qu'elle  s'applique  à 
augmenter  les  fruits  de  ses  vertus  au  milieu  des  tentations  et 
des  épreuves,  elle  ressent  de  la  tristesse,  parce  que  son  heure 
de  souffrir  est  venue,  car,  dit  S.Paul,  «  personne  ne  hait  sa 
propre  chair.  »  —  Mais,  lorsqu'elle  a  engendré,  c'est-à-dire 
lorsque,  après  avoir  remporté  la  victoire,  elle  reçoit  la  couronne, 
elle  ne  se  souvient  plus  de  ses  maux  passés,  parce  qu'elle  se 
réjouit  des  biens  célestes  qui  procurent  l'immortalité.  Car,  de 
même  qu'une  femme  s'applaudit  d'avoir  mis  un  homme  au 
monde,  ainsi  l'Église  se  félicite  d'avoir  assuré  la  vie  éternelle  à 
ses  fidèles  enfants.  Or,  selon  la  remarque  d'un  saint  Père,  comme 
on  dit  communément  qu'un  homme  est  né,  lorsque,  quittant  le 
sein  de  sa  mère,  il  paraît  au  jour,  ne  peut-on  pas  dire  également 
qu'il  est  né  celui  qui,  rompant  les  liens  de  sa  chair,  parvient  à 
la  lumière  de  l'éternité?  Voilà  pourquoi  les  solennités  des  saints 
s'appellent  la  fête  de  leur  naissance ,  et  non  pas  de  leur  mort. 

Mon  Dieu,  donnez-nous  la  joie  des  saints,  après  les  larmes 
de  l'exil  I 


IVmQ  DIMANCHE  APRÈS  PAQUES 

Sommaire.  —  I.  Le  but  de  cet  Évangile.  —  2.  Si  le  Sauveur  a  eu  besoin  de  monter  au 
ciel.  —  3.  Vrai  sens  de  ces  paroles.  —  4.  Deux  conclusions  morales.  —  5.  Comment 
le  Saint-Esprit  convainc  le  monde  du  péché,  de  justice  et  de  jugement.  —  H.  Les 
vérités  que  les  Apôtres  ne  peuvent  pas  encore  porter.  —  7.  Comment  le  Saint  Esprit 
nous  enseigne  toute  vérité.  —  8.  Commeot  l'Esprit  dit  ce  qu'il  a  entendu.—  9.  Comment 
l'Esprit  reçoit  de  ce  qui  est  à  Jésus.  —  Prière. 

I.  —  Tout  cet  Evangile  se  rapporte  à  la  venue  de  l'Esprit-Saint, 
dont  Jésus  n'avait  point  encore  jusqu'à  ce  jour  entretenu  ses 
apôtres,  parce  que,  leur  dit-il,  il  était  avec  eux,  quia  vobiscum 
erarn,  Consolés  et  soutenus  par  la  présence  du  divin  Maître,  ils 
trouvaient  en  lui  à  toute  heure  tout  ce  dont  ils  avaient  besoin  :  le 
rafraîchissement  dans  la  peine,  la  lumière  dans  le  doute,  la  force 
dans  la  faiblesse  ;  mais,  maintenant  que  les  joies  de  cette  divine 
assistance  vont  leur  être  enlevées,  le  bon  Maître,  qui  ne  laisse 
point  les  siens  orphelins,  leur  promet  un  consolateur,  un  guide, 
dont  le  secours,  quoique  invisible,  sera  efficace.  A  nous  tous 
aussi  cet  Esprit-Saint  est  donné,  et  c'est  à  nous  aussi  que  Jésus- 
Christ  parle  dans  la  personne  de  ses  apôtres.  Recueillons  ses 
discours;  souvenons-nous  surtout  que  la  tribulation  nous  a  été 


IV'"8  DIMANCHE  APRÈS  PAQUES  101 

annoncée  par  la  venté  infaillible,  et,  lorsque  viendra  l'heure  où 
nous  serons  persécutés,  que  notre  cœur  ne  murmure  pas  !  Jésus 
nous  Ta  dit,  que  tel  serait  notre  partage:  nous  le  savions  par 
avance;  et,  lorsque  nous  sommes  entrés  au  service  de  Dieu, 
nous  avons  dû  préparer  notre  âme  à  la  tentation  et  à  l'épreuve, 
suivant  ce  qui  est  écrit  dans  les  livres  sapientiaux  :  «  Mon  fils, 
quand  tu  entres  au  service  de  Dieu,  prépare  ton  âme  à  la  tenta- 
tion. »  C'est  l'avertissement  que  Jésus  nous  donne,  quand  il  dit  à 
ses  disciples  :  Je  vais  à  Celui  qui  m'a  envoyé ,  et  aucun  de  vous  ne  me 
demande  où  je  vais.  Mais,  parce  que  je  vous  ai  ainsi  parlé,  votre  cœur 
est  rempli  de  tristesse. 

II.  —  Cependant,  continue  le  Sauveur,  il  vous  est  utile  que  je  m'en 
aille.  Devons-nous  penser  que  le  Sauveur,  qui  ne  fut  jamais 
séparé  de  la  sainte  et  indivisible  Trinité,  avait  besoin  de  monter 
au  ciel  qu'il  n'avait  pas  quitté,  pour  envoyer  le  Saint-Esprit  à 
ses  apôtres?  Assurément  l'esprit  d'un  chrétien  ne  saurait  s'arrêter 
à  une  imagination  aussi  grossière.  Quel  est  donc  le  sens  de 
cette  parole  :  «  Il  vous  est  utile  que  je  m'en  aille  ?  » 

III.  —  Le  Sauveur  dit  à  ses  apôtres  attristés  :  «  Il  vous  est  utile 
que  je  m'en  aille,  »  en  remontant  vers  mon  Père,  afin  que  vous 
commenciez  à  me  connaître  spirituellement  et  que  vous  cessiez 
de  m'aimer  selon  la  chair,  de  peur  que  la  jouissance  de  mon 
humanité  ne  soit  pour  vous  comme  du  lait  dont  vous  vous  con- 
tentiez sans  aspirer  à  une  nourriture  plus  excellente  qui  est  la 
contemplation  de  ma  divinité.  Oui,  mon  départ  vous  est  vraiment 
utile,  car ,  si  je  ne  m'en  vais  pas,  le  consolateur  ne  viendra  point  à 
vous  ;  mais,  si  je  m'en  vais,  je  vous  l'enverrai.  Il  faut  qu'en  vous 
sevrant  pour  un  temps  de  ma  présence  visible,  je  vous  guérisse 
de  cette  affection  trop  naturelle,  qui  empêche  le  divin  consolateur 
de  venir  en  vous  ;  car,  tant  que  vous  éprouvez  une  affection  trop 
charnelle  à  mon  égard,  vous  ne  serez  pas  dans  les  dispositions 
convenables  pour  recevoir  parfaitement  le  Saint-Esprit. 

Sans  quitter  la  terre,  Jésus  Christ  aurait  pu  donner  le  Saint- 
Esprit  à  ses  apôtres  ;  mais,  il  ne  voulut  pas  le  leur  communiquer 
alors,  parce  qu'ils  n'étaient  pas  encore  assez  dignes  de  îe  rece- 
voir. En  effet,  cet  Esprit  infiniment  pur  ne  se  repose  avec  com- 
plaisance que  dans  les  âmes  entièrement  spirituelles,  détachées 
de  toute  consolation  sensible.  La  consolation  divine  est  si  déli- 
cate qu'elle  ne  se  communique  point  à  ceux  qui  en  recherchent 
d'étrangères.  C'est  une  remarque  de  S.  Bernard. 

Un  autre  commentateur  dit  aussi  :  «  Le  Seigneur  Jésus  se  déroba 
corporellement  à  la  vue  de  ses  disciples,  afin  qu'ils  apprissent 
à  l'aimer  spirituellement  ;  il  monta  dans  les  cieux  pour  attirer 
les  cœurs  après  lui,  afin  que  l'amour  se  portât  où  est  le  Bien-airné. 


102  HOMÉLIES   SUR  LES  ÉVANGILES 

Jusqu'à  ce  jour  encore,  Jésus-Christ  console  ses  amis  par  une 
sorte  de  présence  corporelle  dans  les  Saintes  Ecritures,  les  Sa- 
crements et  les  autres  exercices  extérieurs  des  vertus  ;  mais , 
quelquefois  aussi,  il  leur  ret  ire  sagement  ces  diverses  consolations 
sensibles,  afin  qu'ils  goûtent  d'une  manière  d'autant  plus  pure 
la  douceur  ineffable  de  l'amour  spirituel ,  qu'ils  ne  trouvent  rien 
au  dehors,  môme  dans  la  pratique  de  la  vertu,  où  ils  puissent 
reposer  leurs  cœurs.  » 

IV.  —  Conclusion.  Si  la  présence  corporelle  du  Fils  de  Dieu 
mettait  obstacle  à  la  réception  du  Saint-Esprit  sur  les  apôtres,  à 
plus  forte  raison  l'affection  charnelle  des  choses  terrestres 
s'oppose  à  la  réception  de  ces  dons  excellents. 

Autre  conclusion.  Les  apôtres  ne  pouvaient  recevoir  le  Saint- 
Esprit,  parce  qu'ils  étaient  attachés  à  la  présence  corporelle  de 
Jésus-Christ  d'une  manière  trop  charnelle.  Comment  pouvons- 
nous  le  recevoir,  nous  qui  sommes  attachés ,  non  à  Jésus-Christ, 
mais  au  monde,  qui  est  l'ennemi  de  Jésus-Christ,  et  à  nous- 
mêmes  ? 

V.  —  Je  m'en  vais  et  je  vous  enverrai  le  consolateur.  Et ,  lors- 
qu'il sera  venu,  il  convaincra  le  monde  du  péché ,  de  la  justice  et  du 
jugement  :  du  péché,  parce  qu'ils  n'ont  pas  cru  en  moi  ;  de  la  justice, 
parce  que  je  vais  à  mon  Père,  et  que  vous  ne  me  verre{  plus  ;  du 
jugement ,  parce  que  le  prince  de  ce  monde  est  déjà  jugé. 

1°  Le  péché  qui  consomme  tous  les  autres  et  les  rend  sans 
rémission,  c'est  de  ne  pas  croire  en  Jésus-Christ.  Voilà  le  péché 
reproché  et  imputé  au  monde  infidèle. 

Mais,  si  le  monde  est  repris  touchant  le  péché,  comment  l'est-il 
touchant  la  justice?  Et,  s'il  est  convaincu  d'incrédulité,  que  veut 
dire  qu'il  soit  convaincu  de  justice? 

2°  La  justice,  que  l'Esprit-Saint  reproche  au  monde,  c'est  la 
justice  des  fidèles  qui  rend  son  péché  impardonnable,  c'est  la 
justice  de  ceux  qui  croient  en  Jésus-Christ,  après  qu'il  a  quitté  le 
monde  pour  retourner  à  son  Père;  c'est  la  justice  des  apôtres 
qui,  ne  voyant  que  le  Fils  de  l'Homme,  ont  cru  au  Fils  de  Dieu. 

Cette  foi,  cette  justice  sera  opposée  au  monde  et  aggravera  sa 
condamnation.  «  Il  convaincra  le  monde  de  la  justice,  parce  que 
je  vais  à  mon  Père,  et  que  vous  ne  me  verrez  plus.  » 

Seigneur  Jésus,  qu'est-ce  donc  à  dire?  Pourquoi  ajoutez-vous  : 
«  Vous  ne  me  verrez  plus?  »  Quoi!  nous  ne  vous  verrions  plus 
jamais!. . .  A  Dieu  ne  plaise  que  nous  l'entendions  ainsi  !  Nous 
ne  vous  verrons  plus  tel  que  vous  avez  apparu  sur  cette  terre, 
pauvre,  humble  et  souffrant;  nous  vous  verrons  dans  votre 
gloire,  dans  votre  éternité  bienheureuse;  nous  vous  verrons  tel 
que  nous  vous  attendons^  par  l'espérance  et  que  nous  vous  pos- 


IVmo  DIMANCHE  APRÈS  PAQURS  103 

sédons  par  la  foi,  par  cette  foi  simple  et  fervente  qui  sera  notre 
justification  et  la  condamnation  des  incrédules. 

3°  Enfin ,  le  Saint-Esprit  convaincra  le  monde  touchant  le  juge- 
ment, parce  que  le  prince  du  monde  est  déjà  jugé  :  c'estâ-diro 
qu'il  lui  annoncera  un  jugement  semblable  à  celui  qu'a  subi 
Satan ,  son  chef  et  son  maître. 

VI.  —  Jésus  reprit  :  J'ai  encore  beaucoup  de  choses  à  vous  direv 
mais  elles  sont  en  ce  moment  au  dessus  de  votre  portée.  De  même  quo 
Notre-Seigneur  avait  dit  à  Pierre  :  «  Vous  ne  pouvez  pas  me 
suivre  maintenant ,  vous  me  suivrez  plus  tard;  »  de  même,  il  dit 
à  ses  disciples  :  «  Vous  ne  pouvez  pas  porter  ou  comprendre 
maintenant  ces  choses.  »  Sera-ce  présomption  de  notre  part  de 
penser  comprendre  ce  que  les  apôtres  n'entendaient  pas?  Non, 
répond  S.  Augustin,  car  Pierre,  après  avoir  reçu  le  Saint-Esprit, 
renia  son  maître  que  tant  de  chrétiens  de  l'âge  et  du  sexe  le  plus 
tendre  ont  courageusement  confessé,  et  comme  leur  courage  a 
été  au  dessus  du  sien,  notre  intelligence  peut  s'élever  au  dessus 
de  la  sienne. 

VII.  —  Quand  VEsprit  de  vérité  sera  venu,  il  vous  enseignera  toute 
tu  vérité,  ou,  comme  il  est  dit  dans  une  autre  version,  «  nous 
conduira  dans  toute  la  vérité.  »  Ce  ne  sera  pas  sur  cette  terro 
sans  doute,  car  ici  nous  ne  pouvons  connaître  qu'en  partie,  sui- 
vant la  parole  de  l'apôtre  ;  mais,  arrivés  à  la  patrie  bienheureuse, 
nous  verrons  la,  vérité  sans  voile,  nous  habiterons  en  elle. 

Hélas  !  ici-bas,  trop  souvent  nous  ignorons  la  vérité,  parce  quo 
nous  n'avons  pas  le  Saint-Esprit,  et  c'est  lui  qui  l'enseigne.  Ainsi, 
ou  nous  ne  croyons  rien ,  ou  nous  croyons  trop  légèrement.  Nous 
suivons  les  imaginations  des  hommes,  parce  qu'elles  nous  plai- 
sent; et  nous  ne  croyons  pas  les  vérités  de  l'Évangile,  parce 
qu'elles  nous  condamnent. 

VIII. — Il  ne  parlera  pas  de  lui-même ,  mais  il  dira  tout  ce  qu'il 
aura  entendu,  et  il  vous  annoncera  les  choses  à  venir.  Ces  paroles  du 
Sauveur  ne  doivent  pas  produire  en  nous  une  impression  fausse 
et  grossière,  et  nous  ne  devons  pas  penser  que  l'Esprit  est 
enseigné  à  la  manière  des  hommes,  de  telle  sorte  qu'il  fut  un 
temps  où,  n'étant  pas  enseigné,  il  ignorait.  Il  n'en  est  point 
ainsi.  La  science  de  l'Esprit  et  sa  parole  sont  éternelles,  comme 
l'enseignement  du  Père  est  éternel,  et  ce  discours  ne  signifie  pas 
autre  chose,  si  ce  n'est  que  du  Père  procèdent  toute  science, 
toute  parole  et  tout  enseignement. 

IX.  —  C'est  lui  qui  me  glorifiera,  parce  qu'il  recevra  de  ce  qui  est 
à  moi,  et  il  vous  l'annoncera.  Tout  ce  qu'a  mon  Père  m'appartient. 


104  HOMÉLIES   SUR  LES   ÉVANGILES 

A  cause  de  cela,  je  vous  ai  dit  :  «  Il  recevra  de  moi  et  il  vous 
annoncera»  ce  qu'il  a  reçu. 

Ne  pensons  pas  cependant,  ainsi  que  l'ont  fait  quelques  héré- 
tiques, que  l'Esprit-Saint  soit  moindre  que  le  Fils,  comme  si,  le 
Fils  recevant  du  Père,  et  l'Esprit  recevant  du  Fils,  il  y  eût  des 
degrés  et  des  différences  entre  leurs  natures.  Jésus  lui-même 
nous  le  fait  entendre  :  «  Tout  ce  qu'a  mon  Père  m'appartient.  A 
cause  de  cela,  je  vous  ai  dit  :  L'Esprit  recevra  de  moi.  »  L'Esprit 
reçoit  donc  du  Père,  comme  il  reçoit  du  Fils,  l'Esprit  procède  du 
Père  et  du  Fils. 

Otez-nous  notre  propre  esprit,  Seigneur,  afin  que  nous  suivions 
ie  Saint-Esprit.  Qu'il  nous  enseigne  toute  vérité  de  cette  manière 
suave  qui  la  fait  suivre  parce  qu'elle  la  fait  aimer. 


Vme  DIMANCHE  APRÈS  PAQUES 

Sommaire.  —  1.  Ce  qui  précède.  —  2.  Comment  les  apôtres  n'ont  rien  demandé  au  nom 
de  Jésus-Christ.  —  3.  Comment  ils  doivent  demander.  —  4.  Pourquoi  Jésus  parlait 
en  paraboles.  —  5.  Comment  il  faut  aimer  Jésus  pour  être  aimé  de  son  Père.  — 
6.  Comment  Jésus  retourne  à  son  Père.  —  7.  Jésus  sait  tout,  allons  à  son  école. 
—  Prière. 

I.  —  Jésus  venait  de  dire  à  ses  disciples:  «  Vous  maintenant, 
vous  êtes  tristes.  Je  vous  reverrai  de  nouveau,  et  votre  cœur  se 
réjouira,  et  personne  ne  vous  enlèvera  votre  joie.  Dans  ce  jour, 
vous  ne  me  demanderez  plus  rien.  » 

Le  jour  où  les  disciples  ne  demanderont  rien  au  Sauveur,  ne 
lui  feront  ni  questions,  ni  prières,  car  le  texte  original  offre  les 
deux  sens,  ce  jour  assurément  ne  peut  s'entendre  du  temps  qui 
suivit  la  résurrection.  Nous  savons  en  effet  que  les  apôtres  lui 
adressèrent  plusieurs  questions,  et  l'Église  depuis  lors  n'a  pas 
cessé  un  seul  instant  d'invoquer  le  médiateur.  D'ailleurs,  cette 
joie,  qui  remplira  le  cœur  des  apôtres  et  que  nul  ne  leur  enlè- 
vera, ne  saurait  être  non  plus  la  présence  corporelle  du  Sauveur, 
qui,  au  bout  de  quarante  jours,  leur  fut  ravie.  Il  faut  donc  penser 
que  ce  peu  de  temps,  pendant  lequel  nous  ne  verrons  pas  le 
Sauveur,  c'est  le  temps  de  la  vie  présente,  c'est  le  siècle  actuel, 
et  que  les  paroles  du  Seigneur  prises  dans  leur  ensemble  s'adres- 
sent, dans  la  personne  des  apôtres  à  toute  l'Église  militante, 
justement  comparée,  comme  nous  l'avons  vu  au  troisième 
dimanche  après  Pâques,  à  une  femme  qui  enfante  dans  la  tris- 
tesse et  les  gémissements.  Le  jour  dès  lors,  où  nous  ne  deman- 
derons rien  à  Jésus-Christ ,  ni  éclaircissements  sur  la  doctrine,  ni 


Vme  DIMANCHE  APRÈS  PAQUES  1Ô5 

grâces  pour  le  salut,  c'est  le  grand  jour  de  l'éternité  ;  les  choses 
secrètes  nous  y  seront  manifestées.  Nous  y  serons  confirmés  à 
jamais  dans  la  paix  et  l'amour  de  Dieu. 

II.  —  Immédiatemennt  après,  Jésus  dit  à  ses  disciples-.  En  vérité, 
en  vérité  je  vous  le  dis ,  tout  ce  que  vous  demanderez  à  mon  Père  en 
mon  nom,  il  vous  le  donnera.  Jusqu'ici ,  vous  n'ave^  rien  demandé  en 
mon  nom.  Les  apôtres  n'avaient  demandé  que  des  choses  vaines, 
inutiles  pour  leur  salut;  ou  bien,  ils  n'avaient  pas  su  les  deman- 
der par  les  mérites  du  médiateur,  condition  pour  être  exaucé, 
ainsi  que  nous  le  verrons  tout  à  l'heure. 

III .  —  Demande^  et  vous  recevrez  afin  que  votre  joie  soit  parfaite. 
Demandez  que  votre  joie  soit  entière,  et  vous  la  recevrez. 
Demandez  le  salut,  et  votre  prière  sera  exaucée. 

IV.  —  Je  vous  ai  dit  ces  choses  en  paraboles  :  le  temps  vient  où  je  ne 
vous  parlerai  plus  en  paraboles,  mais  où  je  vous  parlerai  clairement 
de  mon  Père,  parle  moyen  de  l'inspiration  de  l'Esprit-Saint. 1 

V.  —  En  ce  temps-là,  vous  demanderez  en  mon  nom.  Jésus-Christ 
nous  assure  que  nous  obtiendrons  tout  ce  que  nous  demanderons 
tnson  nom.  Nous  nous  plaignons  de  ce  que  nous  n'obtenons  pas 
ce  que  nous  demandons  :  c'est  ce  que  nous  ne  demandons  pas  au 
nom  de  Jésus-Christ.  Demander  au  nom  de  Jésus-Christ,  c'est 
demander  ce  qui  est  conforme  à  son  esprit,  et  souvent  nous 
demandons  ce  qui  est  contraire.  Nous  sommes  indignes  d'obtenir 
de  Dieu  par  nous-mêmes  ;  or,  s'appuyer  sur  ses  propres  vertus  et 
sur  ses  bonnes  œuvres,  c'est  demander  en  son  propre  nom,  et  ce 
n'est  qu'au  nom  de  Jésus-Christ,  que  nous  pouvons  demander  ;  ce 
n'est  que  par  lui,  par  son  sang  et  ses  mérites,  que  nous  avons 
accès  auprès  du  Père.  Espérons  tout  de  lui,  et  mettons  toute  notre 
confiance  dans  sa  médiation  puissante. 

VI.  —  Et  je  ne  vous  dis  pas  que  je  prierai  mon  Père  pour  vous  ;  car 
mon  Père  lui-même  vous  aime , parce  que  vous  mave\aimé  et  que  vous 
ave\  cru  que  je  suis  sorti  de  Dieu.  Lui-même  vous  a  prévenus,  en 
vous  aimant  le  premier,  et  parce  que  vous  avez  fidèlement 
répondu  à  cette  grâce  gratuite,  il  vous  aime  d'un  amour 
nouveau. 

En  effet,  un  autre  obstacle  qui  nous  empêche  d'obtenir  ce  que 
nous  demandons,  c'est  que  nous  n'aimons  pas  Jésus-Christ.  Le 
Père  Éternel  ne  nous  aime  que  quand  nous  aimons  son  Fils,  et  il 
ne  nous  accorde  nos  demandes  que  quand  il  nous  aime.  Est-ce 
aimer  Jésus-Christ  que  d'aimer  le  monde,  qui  est  son  grand 
ennemi,  qui  l'a  crucifié  ;  le  monde,  dont  le  prince  est  le  démon  ; 

1.  Voir  l'Homélie  sur  l'Évangile  de  la  Sexagésime. 


106  HOMÉLIES  SUR  LES   ÉVANGILES 

le  monde,  dont  les  maximes  sont  si  opposées  à  celles  de  l'Évan- 
gile que  Jésus-Christ  a  établi  par  son  sang  ? 

Je  suis  sorti  de  mon  Père,  et  je  suis  venu  dans  le  monde  ;  mainte- 
nant je  quitte  le  monde,  et  je  retourne  à  mon  Père* 

VII.  —  Les  disciples  lui  dirent:  C'est  maintenant  que  vous  parle\ 
clairement ,  et  que  vous  ne  vous  serve\  plus  de  paraboles.  Nous  voyons 
bien  à  présent  que  vous  save\  toutes  choses,  et  qu'il  nest  pas  nécessaire 
quon  vous  interroge  :  c'est  pour  cela  que  nous  croyons  que  vous  êtes 
sorti  de  Dieu.  —  Jésus-Christ  sait  toutes  choses,  et  nous  n'avons 
pas  besoin  de  l'interroger,  mais  nous  avons  un  très  grand  besoin 
de  l'écouter.  Que  nous  serions  savants,  si  nous  allions  à  son 
école  ! 

Seigneur,  apprenez-nous  à  prier,  afin  que  nous  obtenions  la 
charité  :  avec  elle,  nous  aurons  tout,  puisque  nous  vous  possé- 
derons; sans  elle,  nous  n'aurons  rien. 


DIMANCHE  DANS  L'OCTAVE  DE  L'ASCENSION 

Sommaire.  —  1.  Choix  des  Évangiles  aux  environs  de  la  Pentecôte.  —  2.  Comment 
l'Esprit  rend  témoignage  par  les  apôtres.  —  3.  Comment  le  divin  consolateur  attesta 
sa  présence  dans  notre  âme. --4.  Comment  on  reconnaît  la  présence  du  Saint-Esprit 
chez  les  pénitents,  les  vertueux  et  les  parfaits.  —  5.  Signes  qui  conviennent  aux  trois 
différents  états.  —  6.  Les  avertissements  du  Sauveur.  —  Prière. 

I.  —  C'est  toujours  au  discours  de  la  Cène  que  sont  empruntés 
les  Évangiles  par  lesquels  l'Église  nous  prépare  à  recevoir  une 
nouvelle  effusion  du  Saint-Esprit  au  jour  de  la  Pentecôte.  Conti- 
nuons de  les  méditer  dans  cette  intention. 

II.  —  Jésus  dit  à  ses  disciples  :  Lorsque  h  consolateur  sera  venu , 
cet  Esprit  de  vérité,  qui  procède  du  Père,  et  que  je  vous  enverrai  de 
la  part  de  mon  Père,  il  rendra  témoignage  de  moi;  et  vous  aussi  vous 
en  rendre^  témoignage ,  parce  que  vous  êtes  Avec  moi  dès  le  commen- 
cement. 

L'Esprit-Saint  rendra  témoignage  dans  le  cœur  des  apôtres  ;  il 
leur  donnera  la  force  de  confesser  hautement  la  doctrine  de  leur 
maître  et  de  publier  tout  ce  qu'ils  ont  vu  et  appris  de  lui.  L'Esprit 
rendra  un  témoignage  intérieur,  les  apôtres  rendront  un  témoi- 
gnage extérieur;  l'Esprit-Saînt  les  inspirera;  ils  prêcheront  hardi- 
ment suivant  ses  divines  inspirations. 

III.  —  Voulez-vous  savoir  comment  le  divin  consolateur  atteste 
sa  présence,  et  comment  vous  pouvez  reconnaître,  si  vous  l'avez 

1.  Voir  l'Homélie  sur  rÉvnngile  du  quaîrième  Dimanche  après  Fâques. 


DIMANCHE  DANS   L'OCTAVE    DE  L'ASCENSIOM  107 

reçu  véritablement?  Interrogez  votre  cœur:  si  vous  y  trouvez 
l'amour  sincère  envers  le  prochain,  soyez  assurés  que  le  Saint- 
Esprit  habite  en  vous  ;  car  cette  dilection  surnaturelle  ne  peut 
venir  que  de  la  grâce  céleste,  comme  l'apôtre  le  déclare  en 
disant  :  «  La  divine  charité  a  été  répandue  clans  nos  cœurs  par 
le  Saint-Esprit  qui  nous  a  été  donné.  »  S.  Jean  Chrysostôme 
ajoute:  «Si  nous  ne  désirons  rien  que  le  bien,  sachons  que 
l'Esprit-Saint  demeure  en  nous  ;  mais  il  s'est  retiré  de  nous,  si 
nous  voulons  le  mal.  »  De  ce  qui  précède,  concluons  que,  si  la 
présence  du  Saint-Esprit  dans  une  âme  n'est  pas  visible  en  elle- 
même,  elle  le  devient  par  ses  effets  extérieurs. 

IV.  —  Nous  ne  pouvons  reconnaître  avec  certitude  la  présence 
du  Saint-Esprit  dans  une  âme  quelconque ,  parce  que  nous  ne 
savons  ni  d'où  il  vient,  ni  où  il  va,  comme  Jésus-Christ  le  disait 
à  Nicodème.  Cependant,  d'après  les  effets  extérieurs  qu'il  produit 
ordinairement,  nous  pouvons  conjecturer,  avec  plus  ou  moins 
de  vraisemblance,  qu'il  existe  ou  agit  en  telle  ou  telle  personne. 

Ces  effets,  qui  sont  les  signes  probables  du  Saint-Esprit,  varient 
suivant  les  trois  états  de  la  vie  spirituelle  ;  car  il  n'opère  point 
de  la  même  manière  dans  tous  les  hommes  :  1°  Il  souffle  ou 
respire  en  ceux  qui  débutent,  il  habite  en  ceux  qui  progressent, 
et  il  remplit  les  parfaits. 

1°  Or,  selon  S.  Bernard,  il  y  a  trois  signes  particuliers  pour 
distinguer  si  l'Esprit-Saint  inspire  vraiment  les  commençants  ou 
pénitents  :  1°  Le  premier  est  la  douleur  d'avoir  commis  le  péché  ; 
car  le  Saint-Esprit,  qui  déteste  toute  souillure,  ne  peut  diriger 
une  personne  vicieuse,  encore  livrée  à  l'iniquité;  2°  Le  second 
signe  est  le  ferme  propos  de  ne  plus  commettre  le  péché;  car  nul 
ne  peut  former  de  lui-même  cette  salutaire  résolution ,  si  sa 
propre  faiblesse  n'est  pas  aidée  par  la  grâce  efficace  du  Saint- 
Esprit  ;  3°  Le  troisième  signe  est  une  prompte  disposition  à  faire 
le  bien;  car,  selon  S.  Grégoire ,  l'amour  divin  que  produit  le 
Saint-Esprit  n'est  jamais  oisif  et  il  accomplit  de  grandes  choses 
partout  où  il  est. 

2°  Quant  aux  âmes  plus  avancées  et  déjà  vertueuses,  il  y  a 
pareillement  trois  signes  pour  discerner  si  le  Saint-Esprit  habite 
vraiment  en  elles  :  1°  Le  premier  est  un  exact  et  fréquent  examen 
de  sa  conscience,  non  seulement  à  l'égard  des  péchés  mortels, 
mais  encore  à  l'égard  des  fautes  vénielles  ;  car/de  même  que  le 
Saint-Esprit  est  opposé  aux  péchés  mortels,  ainsi  la  charité  fer- 
vente qu'il  excite  est  ennemie  des  fautes  même  vénielles  qu'elle 
s'empresse  de  proscrire  pour  ne  pas  lui  déplaire  ;  2'  Le  second 
signe  est  la  diminution  de  la  concupiscence,  parce  que  plus  la 
charité  s'accroît  dans  un  cœur,  plus  s'y  affaiblit  la  convoitise  des 


108  HOMÉLIES   SUR  LES   ÉVANGILES 

choses  temporelles  ;  3°  Le  troisième  signe  est  l'observation  fidèle 
des  préceptes  divins,  parce  que  sans  elle  il  n'y  a  point  de  véri- 
table charité. 

3°  Quant  aux  parfaits,  trois  autres  signes  peuvent  nous  indi- 
quer s'ils  sont  vraiment  remplis  du  Saint-Esprit  :  1°  Le  premier 
est  la  manifestation  divine.  Comme  l'Esprit  de  Dieu  est  essen- 
tiellement un  Esprit  de  vérité,  il  ne  saurait,  posséder  une  âme 
sans  l'instruire  et  lui  communiquer  sa  doctrine ,  aussi,  révèle-t-il 
des  secrets  particuliers  à  ses  amis  privilégiés,  comme  à  d'intimes 
confidents;  2°  Le  second  signe  consiste  à  ne  craindre  que  Dieu 
seul,  non  point  d'une  manière  servile,  mais  filiale,  qui  n'a  rien 
de  pénible  ;  car,  «  la  charité  parfaite  chasse  la  crainte ,  »  que 
ressent  un  esclave  à  l'égard  de  son  maître.  Voilà  pourquoi  l'apôtre 
disait  :  «  Où  est  l'Esprit  du  Seigneur,  là  est  aussi  la  liberté,  »  qui 
porte  l'homme  à  se  conduire  envers  Dieu,  comme  un  enfant  à 
l'égard  de  son  père  ;  3°  Le  troisième  signe  est  le  désir  même  de 
la  mort;  car  celui  qui  est  embrasé  de  l'amour  divin  souhaite 
d'être  délivré  de  la  vie  présente  pour  être  réuni  à  Jésus-Christ. 
Heureuse  l'âme  qui  éprouve  ce  généreux  sentiment,  à  l'exemple 
de  S.  Paul  !  Elle  peut  très  justement  présumer  qu'elle  est  remplie 
<Ju  Saint-Esprit,  car  lui  seul  peut  ainsi  la  détacher  de  toute  affec- 
tion terrestre. 

V.  —  Outre  les  signes  précédents,  trois  autres  qui  conviennent 
aux  différents  états  induisent  à  croire  que  le  Saint-Esprit  agit 
ou  existe  vraiment  dans  une  âme  :  1°  Le  premier  est  l'abondance 
des  larmes  pieuses  ;  2°  Le  second  est  le  pardon  des  injures,  et 
3°  le  troisième  est  le  désir  des  biens  célestes. 

Ces  trois  signes  sont  représentés  parles  trois  formes,  sous 
lesquelles  le  Saint-Esprit  a  paru  :  1°  En  effet,  sur  Jésus-Christ 
transfiguré,  il  est  descendu  sous  forme  de  nuée;  et,  comme  les 
nuées  se  résolvent  en  pluie  au  souffle  du  vent  du  midi,  de  même 
aussi,  à  l'approche  du  Saint-Esprit,  les  âmes  se  répandent  en 
larmes;  2°  De  plus,  sur  Jésus-Christ  baptisé,  il  est  descendu  sous 
forme  de  colombe,  et  cet  oiseau  est  l'emblème  de  la  mansuétude 
qui  doit  régner  dans  le  cœur  du  chrétien  ;  3°  Sur  les  apôtres 
assemblés,  il  est  descendu  sous  forme  de  feu;  et,  comme  le  feu 
tend  toujours  en  haut,  il  est  l'image  du  Saint-Esprit  qui  porte 
toujours  les  cœurs  vers  le  ciel. 

VI.  —  Je  vous  ai  dit  ces  choses ,  afin  que  vous  ne  soye\  point  scan- 
dalisés, quand  elles  arriveront.  '  Ils  vous  chasseront  de  leurs  syna- 
gogues ,  et  le  temps  même  approche,  où  quiconque  vous  fera  mourir 
croira  rendre  gloire  à  Dieu.  Ils  vous  traiteront  ainsi ,  parce  qu'ils  ne 

1.  Voir  l'Homélie  sur  l'Évangile  dos  troisième  et  quatrième  Dimanches  après  Pâques 


LE  SAINT  JOUR  DE  PENTECÔTE  109 

connaissent  ni  mon  Père  ni  moi.  Mais  je  vous  ai  dit  ces  choses  afin 
que,  quand  ce  temps  arrivera,  vous  vous  souveniez  que  je  vous  les 
ai  dites. 

Nous  sommes  tenus  de  rendre  témoignage  à  Jésus-Christ, 
c'est-à-dire  de  faire  connaître  par  toute  notre  vie  que  nous  croyons 
en  lui ,  que  nous  sommes  soumis  aux  règles  du  saint  Évangile. 
Nous  ne  devons  pas  rougir  d'en  faire  profession. 

La  pratique  de  l'Évangile  expose  à  des  contradictions,  et  nous 
devons  nous  attendre  à  être  persécutés,  même  par  nos  parents 
et  nos  amis,,  parce  qu'il  y  a  aujourd'hui  peu  de  chrétiens  qui 
connaissent  Dieu  le  Père  et  Jésus-Christ.  Souvenons-nous  alors 
que  Jésus-Christ  nous  en  a  avertis. 

Nous  ne  pouvons  sans  vous,  Seigneur,  résister  au  monde,  qui 
ne  vous  connaît  pas;  donnez-nous  votre  amour,  et  nous  ne 
craindrons  rien. 


LE  SAINT  JOUR  DE  PENTECOTE 

Sommaire.  —  1.  La  différence  entre  les  disciples  de  Jésus  et  le  monde.  —  2.  Comment 
il  faut  entendre  la  promesse  du  Sauveur  relative  aux  enseignements  du  Saint- 
Esprit.  —  3.  La  paix  du  Sauveur.  —  4.  Elle  n'est  pas  comme  celle  du  monde.  — 
5.  Pourquoi  les  disciples  ne  doivent  point  se  troubler  du  départ  de  Jésus.—  6,  Je  vais 
et  je  reviens.  —  7.  Je  vais  à  mon  père.  —  8.  Le  prince  de  ce  monde.  —  9.  Jésus  sort 
du  Cénacle.  —  Prière. 

I.  — Jésus  venait  de  promettre  à  ses  apôtres  qu'il  se  manifes- 
terait à  eux,  et  l'un  d'eux,  Jude,  frère  de  Jacques,  lui  demanda  : 
«  Seigneur,  pourquoi  vous  découvrirez-vous  à  nous,  et  non  pas 
au  monde?  »  Jésus  lui  répondit,  et,  en  parlant  à  S.  Jude,  il  dit  à 
tous  ses  disciples  :  Si  quelqu'un  m'aime,  il  gardera  ma  parole,  et  mon 
Père  V aimera ,  et  nous  viendrons  à  lui,  et  nous  ferons  en  lui  notre 
demeure.  Ainsi  donc,  la  preuve  de  notre  amour  envers  Jésus-Christ 
est  de  pratiquer  ce  qu'il  nous  a  enseigné.  Il  y  a  donc,  hélas  !  bien 
peu  de  chrétiens,  qui  aiment  Jésus-Christ,  puisqu'il  y  en  a  si  peu 
qui  vivent  selon  l'Evangile!  Celui  qui  ne  m'aime  pas  ne  gardera  pas 
mes  paroles  ;  et  il  aura  grand  tort,  car  la  parole  que  vous  ave^  enten- 
due n  est  pas  de  moi  comme  homme,  mais  elle  est  du  Père  qui  m'a 
envoyé. 

Le  disciple  interroge  le  maître  :  Pourquoi  cette  différence  entre 
nous  et  le  monde?  Quelle  chose  donc  nous  sépare  du  monde  ?  — 
Une  seule,  lui  répond  Jésus  :  l'amour,  et,  par  l'amour,  la  pra- 
tique des  commandements  :  «  Si  quelqu'un  m'aime,  il  gardera 
ma  parole.  »  C'est  l'amour  qui  fait  les  saints  et  qui  établit  dans 
leurs  cœurs  cette  paisible  demeure,  où  le  Père  et  le  Fils  se 


110  HOMÉLIES  SUR  LES   ÉVANGILES 

plaisent  à  habiter.  Jésus  ne  se  manifeste  qu'à  ceux  qui  l'aiment, 
et  ne  se  manifeste  qu'à  proportion  de  leur  amour,  de  telle  sorte 
que  celui  qui  aime  le  mieux,  est  aussi  celui  qui  connaît  et  qui 
sait  le  mieux. 

II.  —  Je  vous  ai  dit  ces  choses,  pendant  que  je  demeurais  avec  vous; 
mais  le  consolateur,  V Esprit-Saint,  que  mon  père  enverra  en  mon  nom, 
vous  enseignera  toutes  choses  et  vous  fera  souvenir  de  tout  ce  que  je 
vous  ai  dit. 

Devons-nous  donc  entendre  ces  paroles  du  Sauveur,  en  ce  sens 
qu'à  lui  appartient  la  parole  et  à  l'Esprit-Saint  l'enseignement, 
de  telle  sorte  que  le  Verbe  ne  donnât  pas  aux  fidèles  l'intelli- 
gence des  discours  qu'il  prononce? 

S.  Augustin  répond  à  cette  question  :  A  Dieu  ne  plaise,  dit-il, 
qu'une  pensée  si  grossière  trouve  place  dans  notre  cœur  !  La 
Trinité  tout  entière  parle,  la  Trinité  tout  entière  enseigne,  la 
Trinité  tout  entière  donne  le  sens  des  enseignements.  Mais,  la 
faiblesse  humaine  ne  pourrait  concevoir  aucune  idée  de  la  tripli- 
cité  des  personnes  divines,  si  l'Esprit  ne  les  distinguait,  en  attri- 
buant à  chacune  en  particulier  des  actions  qui  leur  sont  com- 
munes; et  nous-mêmes,  en  nommant  le  Père,  le  Fils  et  le  Saint- 
Esprit,  que  faisons-nous  autre  chose  que  de  séparer  dans  notre 
discours  ce  qui  est  inséparablement  uni  ?  Il  convenait  d'ailleurs 
d'attribuer  au  Verbe  Incarné  la  parole,  qui  est  sa  plus  fidèle 
image  entre  les  créatures,  et  de  donner  à  l'Esprit,  dont  l'action 
est  intérieure  et  invisible,  l'enseignement  et  l'intelligence  des 
choses  cachées. 

C'est  pour  cela  que  le  Sauveur  dit  :  «  Je  vous  dis  ces  choses  ; 
î'Esprit-Saint  vous  les  enseignera  et  vous  les  expliquera.  »  Les 
apôtres,  en  effet,  n'entendirent  bien  et  ne  prêchèrent  efficacement 
la  doctrine  du  divin  Maître  qu'à  partir  du  jour  où  ils  reçurent 
l'Esprit  dans  le  Cénacle,  et  c'est  l'Esprit  encore  qui,  suivant  la 
mesure  des  besoins,  dévoile  à  l'Eglise  tout  ce  qu'il  lui  faut  con- 
naître des  trésors  cachés  dans  l'Evangile  de  son  Epoux  divin. 

III.  ; —  Je  vous  donne  ma  paix,  je  vous  laisse  ma  paix.  En  donnant, 
en  laissant  la  paix  à  ses  disciples,  Jésus-Christ  accomplit  la  parole 
du  Prophète  :  «  Il  y  aura  abondance  de  paix,  et  la  paix  surpassera 
la  paix.  »  Il  nous  laisse  la  paix  en  nous  quittant,  et  nous  la  don-' 
nera  à  la  fin  des  temps.  Il  nous  laissera  la  paix  par  laquelle  nous 
vaincrons  nos  ennemis  ;  il  nous  donnera  la  paix  dans  laquelle 
nous  régnerons  sans  combats.  Il  nous  laisse  la  paix,  afin  qu'ici- 
bas  nous  nous  aimions  les  uns  les  autres.  Il  nous  donnera  la 
paix,  par  laquelle  nous  serons  tous  à  jamais  réunis  dans  un 
même  sentiment.  Cette  paix  qu'il  nous  laisse  et  cette  paix  qu'il 
nous  donnera,  c'est  lui-même,  «  car  il  est  notre  paix.  »  Il  est 


LE  SAINT  JOUR  DE   PENTECOTE  111 

notre  paix  sur  cette  terre,  lorsque  nous  croyons  en  lui.  Il  sera 
notre  paix  dans  le  ciel,  lorsque  nous  le  verrons  face  à  face. 

IV.  — Je  ne  vous  la  donne  pas,  cette  paix,,  comme  le  monde  la  donne. 
Le  Sauveur,  dit  S.  Augustin,  nous  laisse  en  ce  monde  la  paix  qui 
nous  fait  triompher  des  démons,  en  nous  aimant  les  uns  les 
autres  ;  dans  le  ciel,  il  nous  donnera  sa  paix,  lorsque  nous  ré- 
gnerons avec  lui,  sans  crainte  de  nos  ennemis  et  sans  discorde 
avec  nos  frères.  Il  dit  justement  :  «  Je  vous  donne  ma  paix,  x» 
pour  distinguer  celle  des  justes  de  celle  des  impies,  qui  n'est 
point  véritable,  mais  apparente  et  trompeuse.  Voilà  pourquoi  il 
ajoute  :  «  Je  ne  vous  la  donne  pas,  comme  le  monde  la  donne,  » 
celle  du  monde  est  charnelle,  passagère  et  extérieure  ;  la  mienne, 
au  contraire,  est  spirituelle,  éternelle  et  intérieure. 

V.  —  Que  voire  cœur  ne  craigne  point  et  qu'il  ne  se  trouble  point , 
de  ce  que  je  vais  vous  quitter;  c£.r  si  je  meurs,  c'est  pour  me 
préparer  un  triomphe  complet  et  pour  vous  envoyer  le  Saint- 
Esprit.  Apprenons  par  là  à  ne  point  trop  nous  affliger  de  la  perte 
de  nos  amis,  qui  sortent  de  cette  vie  en  de  saintes  dispositions; 
caria  mort  ne  fait  que  les  conduire  au  bonheur  éternel,  sans 
nous  priver  de  leur  salutaire  [assistance;  et,  lorsqu'ils  reposent 
dans  le  sein  de  Dieu,  ils  peuvent  nous  aider  bien  plus  efficace- 
ment que  s'ils  restaient  sur  cette  terre  d'exil.  Donc,  «  que  votre 
cœur  ne  se  trouble  point  et  ne  s'épouvante  point,  »  ajoute  le  Sau- 
veur; c'est-à-dire,  ne  vous  attristez  point  de  ma  Passion  immi- 
nente, mais  affermissez-vous  dans  l'espérance  de  ma  résurrection 
prochaine  ;  ne  vous  effrayez  point  non  plus  des  tribulations  futures 
qui  vous  menacent,  mais  réjouissez-vous  plutôt  des  récompenses 
éternelles  qui  vous  attendent. 

VI.  —  Vous  m' avec  entendu  dire:  Je  m'en  vais,  et  je  reviens  à  vous. 
Je  m'éloigne  en  tant  qu'homme,  je  reste  en  tant  que  Dieu.  Je 
reviendrai  bientôt,  sous  la  forme  de  mon  humanité,  vous  apporter 
la  récompense. 

VII.  —  Si  vous  m'aimie^,  vous  vous  réjouiriez  de  ce  que  je  vais  à 
mon  Père,  car  mon  Père  est  plus  grand  que  moi.  Mon  Père  est  plu? 
grand  que  moi  suivant  cette  forme  par  laquelle  je  vais  à  lui,  et 
vous  qui  participez  à  cette  nature  humaine  qui  m'abaisse' au 
dessous  du  Père,  vous  devez  vous  réjouir  devoir  en  ma  personne 
la  chair  élevée  à  untel  degr4  d'honneur,  et  ce  corps  formé  comme 
le  vôtre  du  limon  de  la  terre  s'asseoir  à  la  droite  du  Tout 
Puissant.  «  Mon  Père  est  plus  grand  que  moi  »  comme  homme,  et 
il  ne  m'appelle  à  lui  que  pour  m'associera  son  trône,  «  Félicitons 
notre  humanité,  dit  S.  Augustin,  de  ce  que  le  Verbe,  Fils  unique 
de  Dieu,  a  daigné  s'en  revêtir  pour  la  placer,  immortelle  dans  les 


112  HOMÉLIES  SUR  LES  ÉVANGILES 

cieux,  en  sorte  que  la  poussière  tirée  de  la  terre  a  été  élevée  à 
l'honneur  sublime  de  siéger  incorruptible  à  la  droite  du  Père 
céleste.  Celui  dont  la  charité  est  vraiment  éclairée  pourrait-il  ne 
pas  tressaillir  d'une  vive  allégresse,  en  considérant  la  gloire 
dont  sa  nature  a  été  déjà  comblée  en  Jésus-Christ  et  à  laquelle 
lui-même  espère  être  un  jour  associé  par  le  même  Jésus-Christ.  » 

VIII.  —  Je  vous  le  dis  maintenant ,  avant  que  la  chose  arrive,  afin 
que  vous  croyie\  quand  elle  sera  arrivée.  Je  ne  ni  entretiendrai  pas 
plus  longtemps  avec  vous,  car  voilà  le  prince  de  ce  monde  qui  va  venir, 
quoiqu'il  n'ait  aucun  droit  sur  moi. 

Le  prince  du  monde,  c'est  Satan;  non  qu'il  soit  le  prince  des 
créatures  et  de  ce  monde  dont  il  est  dit  qu'il  a  été  créé  par  le  Verbe  ; 
mais  il  est  le  prince  de  ceux  qui ,  aimant  les  choses  qui  passent, 
s'attachent  à  la  figure  de  ce  monde. 

IX.  —  Mais,  afin  que  le  monde  connaisse  que  j'aime  mon  Père,  et 
que  je  fiais  ce  que  mon  Père  m'a  ordonné ,  levez-vous,  sortons.  Et,  en 
prononçant  ces  mots,  le  Sauveur  se  leva,  et  quitta  le  Cénacle  pour 
traverser  les  rues  de  Jérusalem  vers  la  montagne  des  Oliviers- 
Au  milieu  du  silence  de  la  nuit  tombante,  il  continua  l'entretien 
commencé,  s'avançant  vers  l'endroit  où  le  disciple  infidèle  devait 
le  livrer  à  ses  ennemis,  afin  de  bien  montrer  que  son  sacrifice 
était  volontaire,  et  qu'ainsi  qu'il  venait  de  l'exprimer,  l'amour  et 
l'obéissance  le  menaient  à  la  mort. 

Esprit-Saint,  vous  nous  enseignez  toutes  les  vérités,  en  nous 
les  faisant  aimer.  Nous  vous  demandons  en  ce  jour  de  nous 
enseigner  les  vérités  qui  conviennent  à  notre  état,  et  de  ne  pas 
permettre  que  nous  les  oubliions.  Eclairez-nous  sur  les  obstacles 
qui  nous  empêchent  de  les  pratiquer,  afin  d'avoir  la  paix  que 
Jésus-Christ  nous  donne  et  que  le  monde  ne  donne  point,  parce 
qu'il  ne  peut  l'aimer  ni  le  connaître.  Cette  paix  consiste  clans  le 
calme  de  nos  passions  et  dans  la  tranquillité  d'une  bonne  cons- 
cience; le  monde,  au  contraire,  nous  excite  à  satisfaire  nos  pas- 
sions, et  c'est  là  ce  qui  trouble  notre  conscience.  Ah!  venez, 
Esprit-Saint,  venez! 


îer  DIMANCHE  APRÈS  LA  PENTECOTE 

Sommaire.  —  Soyez  miséricordieux  comme  voire  Père  céleste.  —  2.  La  première  sorte 
de  miséricorde.  —  3.  Trois  manières  de  juger  mal  le  prochain.  —  4.  Recommanda- 
tion de  S.  Bernard.— 5. Deux  motifs  pour  éviter  les  jugements  téméraires.  —  6.  Juge- 
ment et  mesure.  —  7.  La  seconde  espèce  de  miséricorde.  —  8.  La  troisième  sorte 
de  miséricorde.  —  9.  Pardonner  et  donner.  —  10.  La  mesure  versée  dans  notre  sein 


I01'  DIMANCHE   APRÈS  LA   PENTECÔTE  113 

.   a  cinq  qualités.  —  11.  La  môme  mesure.  —  12.  La  comparaison  de  l'aveugle.—  13. La 
comparaison  du  fétu  et  de  la  poutre.  —  14.  Adjuration  ,  conclusion  et  prière. 

I.  —  C'était  sur  la  montagne,  d'où  le  Maître  fit  entendre  aux 
apôtres  et  à  la  foule  ce  sublime  discours  qui  en  a  gardé  le  nom. 
Jésus ,  entr'autres  choses,  dit  à  ses  disciples  :  Soye\  miséricordieux , 
comme  votre  Père  céleste  est  miséricordieux.  En  effet,  Dieu  soulage 
nos  misères,  sans  rien  attendre  de  nous,  par  un  pur  sentiment 
de  bonté  à  notre  égard.  De  même,  nous  devons  compatir  aux 
misères  de  notre  prochain,  non  pour  en  retirer  quelque  avantage 
personnel ,  mais  en  vue  de  son  salut  et  par  amour  pour  Dieu. 
Voilà  comment  cette  vertu  de  miséricorde  imprime  à  nos  âmes 
le  sceau  de  la  vraie  piété,  parce  qu'elle  nous  rend  semblables 
à  Dieu. 

II.  —  Ce  principe  posé,  Jésus-Christ  signale  les  diverses  sortes 
de  miséricorde,  dont  la  première  consiste  à  ne  pas  juger  le 
prochain,  dont  nous  voyons  les  actes,  mais  dont  les  intentions 
nous  échappent.  C'est  pourquoi  le  Sauveur  dit  :  Ne  juge%  pas  lé 
prochain  injustement  et  témérairement,  et  vous  ne  sere^  point 
jugés,  c'est-àdire,  vous  ne  commettrez  pas  ainsi  un  péché  qui 
vous  exposerait  à  être  jugés  par  Dieu-,  et  si,  par  hasard,  la  fai- 
blesse humaine  vous  entraîne  à  juger  sur  des  apparences,  ne 
condamne^  point,  et  alors  vous  ne  sere\  point  condamnés  de  Dieu 
pour  ce  péché. 

III.  —  On  peut  mal  juger  du  prochain,  de  différentes  manières  : 
1°  Sur  l'évidence  même  du  fait;  2° D'après  des  marques  certaines; 
3°  D'après  des  marques  incertaines ,  des  indications  douteuses, 
des  signes  légers,  et,  dans  cette  troisième  sorte  de  jugement,  il 
y  a  trois  degrés:  le  soupçon,  le  jugement  et  la  condamnation. 
Ce  sont  spécialement  ces  deux  derniers  degrés  que  le  Sauveur 
avait  en  vue. 

IV.  —  S.  Bernard  nous  le  recommande  :  «  Gardez-vous  d'épier 
curieusement  ou  de  juger  témérairement  les  actes  du  prochain. 
Quand  même  vous  le  verriez  faire  quelque  chose  de  répréhen- 
sible,  cherchez  plutôt  à  l'excuser  ;  et,  si  vous  ne  pouvez  excuser 
l'action  elle-même,  excusez  du  moins  l'intention,  en  attribuant 
le  mal  à  l'ignorance,  à  la  surprise  ou  à  toute  autre  cause.  Si 
l'évidence  trop  palpable  vous  enlève  toute  espèce  de  ressources 
pour  excuser  votre  frère ,  dites-vous  à  vous-même  :  La  tentation 
a  été  trop  violente,  il  n'a  pu  y  résister;  que  serait-il  advenu,  si 
j'avais  été  soumis  à  une  pareille  épreuve?  » 

V. —  Conclusion.  Deux  motifs  doivent  nous  faire  éviter  surtout 
les  jugements  téméraires  :  1°  Parce  que  nous  ne  connaissons 
dans  quelle  intention  a  été  faite  la  chose  qui  nous  paraît  blâ- 

II.  QUINZE. 


114  HOMÉLIES   SUR  LES  ÉVANGILES 

mable  ;  2°  Parce  que  nous  ignorons  en  quel  état  sera  plus  tard  la 
personne  qui  nous  paraît  aujourd'hui  vicieuse. 

VI.  —  Pour  nous  en  détourner,  Jésus-Christ  ajoute  :  «  Le  même 
jugement,  »  juste  ou  injuste,  doux  ou  sévère,  «  que  vous  aurez 
porté  »  contre  votre  prochain ,  «  Dieu  le  portera  contre  vous,  et  la 
même  mesure  que  vous  aurez  employée  »  à  l'égard  des  autres, 
«  Dieu  l'emploiera  »  à  votre  égard;  c'est-à-dire  que  la  nature  des 
peines  sera  conforme  à  la  malice  de  nos  jugements  téméraires, 
et  que  la  mesure  du  châtiment  sera  proportionnée  à  la  déprava- 
tion de  notre  volonté.  Il  y  a  donc  ici  deux  choses  dont  nous 
sommes  menacés  :  le  jugement  et  la  mesure;  le  jugement  se 
rapporte  à  la  nature  de  la  faute  et  de  la  punition  qui  lui  est 
réservée,  et  la  mesure  se  rapporte  à  la  grandeur  de  l'une  et  de 
Vautre. 

VII.  —  Jésus-Christ  nous  propose  ensuite  la  seconde  espèce  de 
miséricorde,  qui  consiste  à  pardonner.  Remette^,  et  l'on  vous 
remettra  ;  remettez  au  prochain  les  torts  qu'il  a  eus  envers  vous, 
et  aux  pauvres  les  dettes  qu'ils  ont  contractées  à  votre  égard;  et 
alors ,  le  Seigneur  vous  remettra  les  fautes  dont  vous  vous  êtes 
si  souvent  rendus  coupables  envers  sa  divine  majesté,  et  les 
peines  dont  vous  êtes  redevables  envers  sa  justice  souveraine. 

VIII.  —  Passant  ensuite  à  la  troisième  espèce  de  miséricorde, 
qui  est  l'aumône,  Jésus- Christ  ajoute  :  Donner  et  Von  vous  donnera. 
Donnez  aux  indigents  de  vos  biens  temporels,  et  Dieu  vous  don- 
nera les  biens  spirituels  de  la  vie  éternelle. 

IX.  —  Ces  deux  préceptes  :  «  Remettez  »  et  «  Donnez ,  »  sont 
comme  inséparables  l'un  de  l'autre.  Voilà  pourquoi  S.  Augustin 
disait  :  «  Deux  œuvres  de  miséricorde  peuvent  spécialement 
contribuer  à  notre  salut  :  le  pardon  des  injures  et  l'aumône  envers 
les  pauvres»  Voulez-vous  que  Dieu  vous  pardonne,  pardonnez 
vous-mêmes  ;  voulez-vous  que  Dieu  vous  donne  ce  que  vous  lui 
demandez,  donnez  ce  qu'on  vous  demande.  Voilà  les  deux  ailes 
de  la  prière,  à  l'aide  desquelles  nous  pouvons  nous  élever  vers 
Dieu,  si  nous  savons  oublier  les  injures  et  soulager  les  mal- 
heureux. » 

X.  —  Le  Sauveur  nous  exhorte  à  pratiquer  libéralement  la, 
bienfaisance  et  la  miséricorde  à  l'égard  de  nos  semblables,  en 
considération  des  récompenses  qu'ils  nous  obtiendront  de  Dieu  ; 
car  Dieu,  par  les  mérites  et  les  prières  de  ceux  à  qui  nous 
.^  aurons  donné,  saura  récompenser  même  un  verre  d'eau  froide 
pttk  un  bonheur  sans  fin.  On  versera  dans  votre  sein  une  bonne 
mesure,  pressée,  entassée ,  et  s'épandant  par  dessus  les  bords. 


I01'  DIMANCHE   APRÈS   LA  PENTECOTE  115 

1°  Il  appelle  cette  récompense  «  une  mesure ,  »  parce  qu'elle 
sera  distribuée  à  chacun ,  en  proportion  de  ses  bonnes  œuvres. 

2°  «  Une  bonne  mesure ,  »  parce  que  le  prix  de  nos  bonnes 
œuvres ,  c'est  la  béatitude ,  le  bien  par  excellence ,  le  souverain 
bien  qui  renferme  tous  les  autres. 

3°  «  Une  mesure  pressée,  pleine,  »  car  l'âme  bienfaisante  sera 
remplie,  inondée  des  joies  célestes,  de  façon  que  rien  dans  elle  ne 
sera  vide  de  gloire. 

4°  «  Une  mesure  entassée,  solide,  »  car,  ce  que  nous  voulons 
consolider,  affermir,  nous  l'agitons,  nous  le  tassons:  ainsi  sera 
consolidé,  affermi  pour  toujours,  le  bonheur  des  élus. 

5°  Enfin  «  une  mesure  surabondante,  s'épandant  au  dehors,  » 
parce  qu'elle  dépassera  nos  mérites  ;  car,  en  retour  des  biens 
temporels  et  périssables  que  nous  donnons,  nous  recevrons  des 
biens  éternels  et  divers. 

6°  «  Cette  récompense  sera  versée  dans  votre  sein,  »  dit  le 
Sauveur;  car,  selon  la  remarque  de  S.  Grégoire,  ce  que  nous 
possédons  avec  le  plus  de  sécurité  et  le  plus  de  satisfaction,  c'est 
ce  que  nous  mettons  sur  notre  cœur. 

XI.  —  Le  Sauveur  ajoute  :  Car  on  usera  pour  vous  de  la  même 
mesure  dont  vous  aure\  usé  pour  les  autres.  Soyez  donc  convaincu 
que  vous  portez  votre  propre  sentence  ;  car  vous  serez  jugé  sévè- 
rement ou  doucement,  suivant  la  manière  dont  vous  aurez  agi 
envers  vos  frères. 

XII.  —  //  leur  faisait  aussi  cette  comparaison  :  Un  aveugle  peut-il 
conduire  un  aveugle?  Un  ignorant  peut-il  instruire  un  ignorant 
et  le  diriger  dans  les  voies  de  la  justice?  Ne  tomberont-ils  pas 
tous  deux  dans  la  fosse  de  la  perdition,  ou  plutôt,  dans  le  péché 
d'abord,  puis  dans  l'enfer?  Donc,  l'ignorant  ne  doit  ni  gouverner, 
ni  s'ériger  en  maître  vis-à-vis  des  autres.  Mais,  si  vous  jugez  les 
fautes  d'autrui ,  lorsque  vous  commettez  les  mêmes  fautes ,  ne 
ressemblez-vous  pas  à  un  aveugle,  qui  conduit  un  autre  aveugle? 
Et,  comment  pourriez-vous  diriger  le  prochain  dans  les  sentiers 
de  la  vertu,  si  vous  en  êtes  vous-même  éloigné,  vous  qui  pré- 
tendez être  son  maître?  Le  disciple  n  est  point  au  dessus  du  maître  ; 
mais y  tout  disciple  est  parfait,  s'il  est  comme  son  maître. 

XIII.  —  Le  Sauveur  nous  propose  une  autre  comparaison  sur 
le  même  sujet  :  Pourquoi  voye\-vous  dans  l'œil  de  votre  frère ,  dans 
son  intention  et  dans  sa  conscience,  un  fétu,  une  paille,  le  péché 
même  le  plus  léger,  péché  qui  n'aveugle  pas,  qui  est  facilement 
détruit  par  l'ardeur  de  la  charité ,  comme  la  paille  est  consumée 
par  le  feu,  et  riapercevc^-vous  point  la  poutre,  un  péché  grave, 
énorme,  qui  est  dans  votre  œil,  dans  votre  intention  et  dans  votre 


116  HOMÉLIES   SUR  LES  ÉVANGILES 

conscience.  Pourquoi,  vous  occupant  plutôt  des  autres  que  de 
vous-même,  avez-vous  continuellement  les  yeux  ouverts  sur 
leurs  moindres  défauts  pour  les  blâmer  et  les  condamner,  tandis 
que  vous  les  fermez  sur  vos  propres  défauts,  qui  sont  beaucoup 
plus  considérables?  Ou,  dans  ce  cas,  comment,  de  quel  droit 
pouve\-vous  dire  à  votre  frère  innocent,  ou  moins  coupable  que 
VOUS  :  Mon  frère ,  laissez-moi  ôter  ce  fétu  de  votre  œil ,  permettez, 
souffrez  avec  patience  que  je  corrige  en  vous  les  moindres 
imperfections,  ne  voyant  pas  vous-même  une  poutre  dans  le  vôtre? 
Ce  n'est  pas  l'office  de  tout  chrétien  que  de  corriger  les  scandales 
publics ,  beaucoup  moins  les  fautes  secrètes  ;  laissez  ce  soin 
pénible  aux  prêtres,  aux  docteurs  qui  sont  commis  pour  cela,  et 
qu'eux-mêmes,  avant  de  remplir  les  devoirs  de  leur  charge, 
examinent  soigneusement  les  motifs  qui  les  font  agir. 

XIV.  —  Aussi ,  Jésus-Christ  ajoute-t-il  :  Hypocrites ,  vous  qui 
affichez  des  vertus  que  vous  n'avez  pas,  ôte\  premièrement  la 
poutre  de  votre  œil,  effacez  par  une  sincère  pénitence  les  graves, 
péchés  qui  souillent  votre  âme.  Et,  quand  vous  vous  serez  cor- 
rigé avant  de  corriger  les  autres,  après  avoir  purifié  votre  œil , 
vous  songerez  à  ôter  le  fétu  que  vous  pourrez  alors  voir  nettement 
et  extirper  de  Vœil  de  votre  frère ,  car  la  conscience  purifiée  est 
clairvoyante,  tandis  que  la  conscience,  obscurcie  par  le  péché, 
est  aveugle. 

Concluons  de  tout  cela  que,  pour  bien  remplir  le  devoir  de  la 
correction  fraternelle  envers  le  prochain,  il  faut  :  1°  Se  réformer 
soi-même,  avant  de  réformer  les  autres  ;  2°  Traiter  avec  douceur 
le  prochain  que  l'on  veut  corriger;  3°  N'avoir  pour  mobile  de  sa 
conduite  que  le  zèle  de  la  charité  ;  4°  Considérer  les  circonstances 
de  temps  et  de  lieu,  et  les  conséquences  qui  peuvent  résulter  des 
réprimandes. 

O  Dieu,  père  des  miséricordes,  vous  nous  exhortez  à  être 
miséricordieux  comme  vous,  donnez-nous  donc  un  cœur  com- 
patissant aux  maux  et  aux  besoins  de  nos  frères,  afin  que,  res- 
sentant nos  propres  maladies,  nous  en  obtenions  la  guérison  par 
votre  miséricorde.  Ainsi  soit-il* 


IIme  DIMANCHE  APRÈS  LA  PENTECOTE 

Sommaire.  —  1.  Le  grand  festin.  —  2.  Le  serviteur  envoyé  pour  inviter  les  convives.— 
3.  Les  trois  excuses.  —  4.  Le  retour  du  serviteur.  --  5.  L'ordre  du  maître  irrité.  — 
6.  !1  y  a  encore  delà  place.— 7. L'invitation  générale.  —  8*  Ceux  qu'on  force  d'entre*. 
—  9.  Ceux  qui  ont  refusé.  —  10.  Résumé  et  prière 


IIme  DIMANCHE  APRÈS  LA   PENTECÔTE  117 

I. — Jésus  dit  à  un  de  ceux  qui  étaient  à  table  avec  lui,  dans  la  maison 
d'un  des  principaux  Pharisiens:  Un  homme  prépara  un  grand  festin, 
auquel  il  invita  beaucoup  de  monde. 

Cet  hôte,  si  magnifique  dans  ses  préparatifs,  si  généreux  dans 
ses  intentions,  c'est  Dieu  qui  invite  tous  les  peuples  au  festin  do 
la  grâce  et  de  la  récompense.  —  Ce  repas  est  appelé  le  repas  du 
soir,  parce  que  la  béatitude  viendra  après  les  fatigues  de  la  vie 
présente,  et  que  les  élus  s'y  asseoiront  dans  le  calme  et  la  paix. 
—  Ce  repas  est  «  grand,  »  par  le  nombre  des  heureux  convives, 
parla  libéralité  de  celui  qui  l'offre,  par  l'abondance  des  suaves 
aliments  qui  réjouiront  durant  l'éternité  les  citoyens  du  céleste 
royaume.  —«Il  invite  beaucoup  de  monde:»  Dieu  invite  tous 
les  hommes,  car  il  veut  que  tous  soient  sauvés  et  viennent  à  la 
connaissance  de  la  vérité.  Un  premier  appel  avait  été  fait  à  l'uni- 
versalité des  enfants  d'Adam  qui,  ayant  reçu  par  le  ministère  de 
leur  père  l'espérance  du  pardon  et  la  promesse  d'un  rédempteur, 
ont  été  par  conséquent  invités  à  se  nourrir  de  ses  grâces,  à  parti- 
ciper à  ses  mérites.  Telle  fut  la  première  convocation  commune 
à  tous-,  elle  fut  plusieurs  fois  renouvelée,  soit  pour  les  Juifs,  soit 
pour  quelques  peuples  gentils,  par  le  moyen  des  patriarches  et 
des  prophètes. 

II.  —  L'hôte  divin  prépara  le  repas  somptueux,  et,  à  Vheure  du 
repas,  il  envoya  son  serviteur  dire  à  ceux  qui  étaient  invités  de  venir, 
parce  que  tout  était  prêt. 

Le  serviteur,  c'est  Notre-Seigneur  Jésus-Christ,  qui  a  dit  de  lui- 
même,  parla  bouche  de  David:  «  Je  suis  votre  serviteur,  et  le 
fils  de  votre  servante.  »  Après  Jésus-Christ,  c'est  l'ordre  ecclésias- 
tique, qui  a  reçu  de  lui  la  mission  que  lui-même  avait  reçue  de 
son  Père.  —  Jésus  vient  à  l'heure  du  repas,  à  l'heure  fixée  depuis 
longtemps  par  la  providence  divine.  Quatre  mille  ans  avaient 
été  employés  aux  préparatifs  et  à  la  prédiction  de  son  avènement 
et  voilà  que  maintenant  «  tout  est  prêt.  »  Le  Verbe  de  Dieu  s'est 
revêtu  de  chair,  bientôt  il  sera  étendu  sur  la  croix,  table  mys- 
tique du  repas;  bientôt  la  victime  sera  brûlée  par  le  feu  de  la 
tribulation  :  «  tout  est  prêt.  » 

III.  —  Mais  tous ,  comme  de  concert ,  se  mirent  à  s'excuser.  Mépri- 
sent-ils hautement  le  festin  ou  celui  qui  le  leur  offre?  Non;  mais 
ils  ont  dans  le  cœur  des  passions  qu'ils  préfèrent  au  repas  céleste, 
à  l'hôte  divin.  Leur  âme  est  préoccupée  par  un  de  ces  trois  grands 
vices  qui  la  rendent  indigne  des  fêtes  de  l'agneau  et  qui  la  cour- 
bent vers  la  terre,  où  tout  est  concupiscence  des  yeux,  concupis- 
cence de  la  chair  ou  orgueil  de  la  vie. 

1"  Le  premier  dit:  fai  acheté  une  maison  de  campagne ,  il  faut  que 
faille  la  voir  ;  je  vous  prie  de  m'excuser.  Par  celui-ci,  on  entend  les 


118  HOMÉLIES  SUR  LES   ÉVANGILES 

orgueilleux  amateurs  du  monde,  qui  ambitionnent  et  recherchent 
avant  tout  les  honneurs  et  les  dignités  que  procure  la  possession 
d'un  domaine. 

2°  Un  second  dit  :  Tai  acheté  cinq  paires  de  bœufs,  je  vais  en  faire 
V essai:  je  vous  prie  de  m' excuser.  Dans  cet  autre,  on  voit  les 
hommes  cupides  et  avares  qui  portent  toutes  leurs  pensées  et 
tous  leurs  désirs  sur  les  richesses  et  les  biens  temporels,  dont  les 
bœufs  destinés  à  labourer  la  terre  sont  l'emblème. 

3°  Un  autre  dit:  Je  viens  de  me  marier,  je  ne  puis  y  aller.  On 
reconnaît  dans  ce  dernier  les  hommes  voluptueux  et  sensuels, 
dont  l'intelligence,  abrutie  par  l'amour  des  plaisirs  charnels,  est 
incapable  de  s'élever  à  la  contemplation  des  choses  divines. 

«  Ovous,  s'écrie  ici  S.  Augustin,  vous  qui  désirez  prendre  place 
à  ce  festin  du  Très  Haut,  «  n'aimez  ni  le  monde,  ni  rien  de  ce  qui 
est  dans  le  monde,»  comme  le  recommande  le  disciple  bien-aimé. 
L'amour  des  biens  terrestres  est  comme  une  glu  qui  empêche 
Tâme  de  prendre  son  essor  vers  les  biens  supérieurs.  Ainsi,  quand 
vous  dites  :  «  J'ai  épousé  une  femme,  »  c'est  la  concupiscence  de 
la  chair  qui  vous  retient;  «  J'ai  acheté  cinq  paires  de  bœufs,» 
c'est  la  concupiscence  des  yeux  ;  «J'ai  acquis  un  domaine,  »  c'est 
l'orgueil  ou  l'ambition  qui  vous  captive.  Fuyons  toutes  ces  vaines 
excuses  ;  accourons  au  divin  banquet  où  notre  âme  trouvera  une 
nourriture  abondante:  que  la  volupté,  la  superbe  et  la  cupidité  ne 
nous  arrêtent  point,  mais  allons  à  Dieu  sans  détour  et  nous 
serons  pleinement  rassasiés  des  délices  spirituels.  » 

IV.  —  Le  serviteur,  étant  revenu,  rapporta  tout  ceci  à  son  maître. 
Ainsi,  les  ministres  de  l'Évangile,  après  avoir  vaqué  aux  travaux 
de  la  prédication,  reviennent  au  silence  de  la  contemplation,  et 
là,  dans  leurs  entretiens  intimes  avec  Dieu,  lui  communiquent 
tout  ce  qui  leur  est  arrivé. 

V.  —  Alors  le  père  de  famille,  Jésus-Christ,  dont  la  famille  se 
compose  des  anges  et  des  âmos  fidèles,  tout  en  colère,  mais  d'une 
colère  mêlée  encore  de  compassion,  contre  la  folie  de  ces  mal- 
heureux, dit  à  son  serviteur  :  Alle\  sur  le  champ  sur  les  places  et  dans 
les  rues  de  la  ville,  et  amene\  ici  les  pauvres ,  les  infirmes,  les  aveugles 
et  les  boiteux. 

Allez,  sortez,  quittez  la  nation  juive  si  longtemps  sourde  â  ma 
voix.  Allez  chez  les  Gentils,  sur  les  places  publiques,  dans  les 
rues  de  leurs  cités.  Appelez  les  pauvres,  dénués  de  grâce  jusqu'à 
ce  jour;  les  infirmes,  dépourvus  de  zèle  et  d'énergie  ;  les 
aveuglés,  qui  ne  connaissent  point  la  vérité;  les  boiteux,  qui  ne 
savent  pas  marcher  dans  le  droit  chemin  ,  par  une  rectitude  par- 
faite d'affection  et  d'intention.  Oprovidence  de  Dieu  !  Le  don  rejeté 
parles  orgueilleux  s'épanche  plus  abondant  sur  les  humbles,  et 


IImo  DIMANCHE  APRÈS   LA   PENTECÔTE  119 

vous  choisissez  les  choses  infîmes  et  faibles  de  ce  monde  pour 
triompher  de  celles  qui  sont  fortes!  Venez  donc,  venez  sans 
crainte,  mendiants  invités  par  celui  qui  s'est  fait  pauvre  pour 
vous  afin  que  vous*  fussiez  enrichis  par  sa  pauvreté!  Venez, 
faibles  et  languissants  :  il  est  le  médecin,  descendu  du  ciel  pour 
les  malades!  Venez,  aveugles  qui  priez  et  qui  dites:  «Eclairez 
,mes  yeux,  de  peur  que  je  ne  m'endorme  du  sommeil  delà  mort,» 
venez  et  prenez  place!  C'est  le  commentaire  de  S.  Augustin. 

VI.  —  Lorsque  cette  troupe,  recueillie  dans  les  ténèbres  et  les 
misères  de  la  gentilité,  se  fut  assise  au  banquet  de  la  vie  et  de  la 
lumière,  l'envoyé  revint  vers  son  maître,  comme  un  bon  et  chari- 
table messager.  Seigneur,  dit  le  fidèle  serviteur,  faisait  ce  que  vous 
mave\  ordonné,  vous  obéissant  pleinement  dans  l'acte  et  dans  lo 
mode  d'exécution,  et  il  y  a  encore  de  la  place.  Il  y  a  encore  de  la 
place  dans  les  entrailles  de  la  miséricorde  de  Dieu,  dans  le  seia 
de  l'Église,  dans  les  demeures  du  ciel.  Le  festin  de  la  grâce  est 
plus  abondant  que  ne  sont  nombreuses  les  générations  qui  y  ont 
pris  part,  «  il  y  a  encore  de  la  place  !  » 

VU.  —  Le  maître  lui  dit  alors:  Alle\dans  les  chemins  et  le  long  des 
haies,  et  presse^  les  gens  d'entrer  afin  que  ma  maison  se  remplisse. 
Courez  hors  de  la  Judée  vers  les  païens,  qui,  semblables  à  des 
.  peuples  agrestes  et  sauvages,  sont  dispersés  sur  les  grands  che- 
mins de  la  prospérité  mondaine  et  parmi  les  buissons  épineux 
de  l'adversité  temporelle.  Par  vos  instructions,  vos  instances  et 
vos  importunités,  «  contraignez-les  d'entrer  »  à  mon  banquet 
éternel,  «  afin  que  ma  maison,  »  la  céleste  patrie,  «soit  remplie» 
et  que  le  nombre  de  mes  convives  ou  de  mes  prédestinés  soit 
complet.  Nous  voyons  par  là  que  les  uns  sont  appelés,  attirés  par 
de  ferventes  exhortations  et  que  les  autres  sont  contraints  et 
comme  forcés  par  de  dures  réprimandes. 

VIII.  —  Par  ceux  qui  sont  contraints  d'entrer  au  festin,  nous 
pouvons  entendre  les  hérétiques  que  l'Église  poursuit  de  ses  ana- 
thèmes  pour  les  ramener  en  son  sein,  ou  même  tous  ceux  que 
Dieu  frappe  de  ses  coups  afin  de  les  appeler  à  son  amour.  Heu- 
reuse nécessité  qui  nous  force  à  mieux  vivre  !  Il  y  en  a  beaucoup 
en  effet  qui  dans  l'abondance  et  la  sécurité  ne  pensent  qu'au 
monde,  mais  qui  reviennent  à  Dieu  dans  le  malheur  et  le 
danger. 

IX.  —  Enfin,  Jésus-Christ  conclut  ainsi  sa  parabole  :  Car  je  vous 
déclare  que  nul  de  ceux  que  f  avais  invités  et  qui  se  sont  excusés,  ne 
sera  de  mon  festin,  ni  même  ne  le  verra.  Les  saints,  au  contraire, 
le  goûtent  et  le  voient  dès  cette  vie.  Mais,  à  l'égard  des  pécheurs 
dédaigneux ,  terrible  est  la  sentence  du  divin  Maître  !  Que  personne 


120  HOMÉLIES   SUR  LES  ÉVANGILES 

donc  ne  s'excuse  de  se  rendre  à  son  invitation,  de  crainte  que, 
par  son  refus,  il  ne  se  ferme  lui-même  pour  toujours  l'entrée  du 
céleste  banquet  ! 

Seigneur  Jésus  qui,  dans  le  dessein  de  sauver  tous  les  hommes, 
avez  préparé  à  tous  le  festin  magnifique  de  la  céleste  béatitude  , 
où  déjà  vous  en  avez  admis  un  certain  nombre  de  différentes 
manières,  ne  nous  privez  pas  de  cette  grâce  générale  que  vous 
êtes  venu  offrir  à  U  u  ?.  Donnez-nous  la  force  de  fouler  aux  pieds 
l'orgueil  et  l'ambition,  l'avarice  et  la  cupidité,  la  concupiscence 
et  la  volupté  charnelle,  et  qu'aucun  vice  semblable  ne  nous 
exclue  pour  toujours  du  céleste  banquet;  mais,  que  votre  infinie 
miséricorde  daigne  nous  y  introduire,  parce  que  nous  sommes 
pauvres  en  grâce  et  en  vertu,  faibles  dans  l'accomplissement  du 
bien,  aveugles  dans  la  connaissance  de  la  vérité  et  boiteux  par 
défaut  de  rectitude  morale.  Amen. 


IIImo  DIMANCHE  APRÈS  La  PENTECOTE 

Sommaire.  —  1.  Jésus  est  tout  pour  nous.  Beau  texte  de  S.  Ambroise.  —  2.  Les  murmures 
des  Pharisiens.  —  3.  Les  trois  paraboles.  —  4.  Les  onze  points  de  la  parabole  de  la 
brebis  égarée.  —  5.  Les  cinq  points  de  la  parabole  de  la  drachme  perdue.  —  6.  Ré- 
sumé des  trois  paraboles  et  prière. 

I.  —  Comme  des  public ains  et  des  pécheurs,  qui  sentaient  le  besoin 
du  salut,  s'approchaient  de  Jésus,  comme  de  leur  Sauveur,  pour 
V écouter ,  parce  qu'il  leur  reprochait  convenablement  leurs  fautes, 
non  point  avec  dureté,  mais  avec  bonté,  en  leur  promettant  le 
pardon.  «  Que  tout  chrétien  approche  de  Jésus  avec  confiance,  dit 
S.  Ambroise,  car  il  est  tout  pour  nous  :  Si  vous  êtes  blessé,  il  est 
le  véritable  médecin  ;  êtes-vous  tourmenté  d'une  fièvre  brûlante, 
il  est  la  source  qui  rafraîchit;  êtes-vous  injustement  maltraité, 
il  est  la  justice  même;  demandez-vous  des  secours,  il  est  la  force 
toute  puissante;  craignez-vous  la  mor4,  il  est  la  vie  éternelle; 
désirez-vous  le  ciel,  il  en  est  la  voie  assurée  ;  si  vous  fuyez  les 
ténèbres,  il  est  la  vraie  lumière;  si  vous  cherchez  la  nourriture 
solide,  il  est  le  pain  vivant.  » 

II. —  Cependant,  les  Pharisiens  qui  prétendaient  se  distinguer  des 
autres  par  une  apparence  de  sainteté,  et  les  scribes  ou  docteurs 
qui,  pour  leur  connaissance  de  la  Loi,  se  croyaient  les  docteurs 
du  peuple,  en  murmuraient.  Cet  homme,  disaient-ils,  reçoit  les  pécheurs 
et  mange  avec  eux.  Ils  n'auraient  pas  murmure  de  la  sorte ,  s'ils 
avaient  cru  que  le  Christ  «  était  venu  en  ce  monde  pour  sauver 


IIIme  DIMANCHE  APRÈS  LA  PENTECÔTE  121 

les  pécheurs,  »  car,  s'il  les  recevait  et  les  traitait  favorablement, 
c'était  pour  les  retirer  de  leurs  vices,  pour  les  instruire  et  les 
sauver. 

III.  —  Pour  prouver  que  l'on  ne  doit  point  repousser  les  pécheurs 
repentants,  le  Sauveur  répondit,  à  ces  murmures,  par  trois  para- 
boles. Trois  choses  inclinent  l'homme  à  avoir  compassion  de 
son  prochain:  la  simplicité,  la  parenté  et  la  nécessité;  trois 
choses  analogues  portent  Dieu  à  exercer  envers  nous  sa  misé- 
ricorde :  1°  Notre  simplicité  ou  ignorance  est  représentée  dans  la 
parabole  de  la  brebis  égarée  ;  2°  Notre  parenté  ou  alliance  avec 
le  Seigneur  est  figurée  dans  la  parabole  de  la  drachme  perdue, 
car  nous  portons  en  nous  l'image  de  Dieu,  comme  cette  monnaie 
porte  celle  du  prince  ;  3°  Notre  nécessité  ou  pauvreté  est  signifiée 
dans  la  parabole  de  l'enfant  prodigue,  qui  suit,  dans  le  texte 
sacré,  les  deux  premières  paraboles,  seules  citées  dans  l'Evan- 
gile de  ce  jour. 

IV.  —  Aux  murmurateurs  Jésus  devait  une  première  réponse. 
Alors,  dit  l'Evangéliste,  il  leur  proposa  une  parabole ,  celle  de  la 
brebis  qui  s'était  séparée  des  quatre-vingt-dix-neuf  autres.  Qui 
d'entre  vous,  dit-il,  s'il  a  cent  brebis ,  et  s'il  en  perd  une ,  ne  laisse  pas 
les  quatre-vingt-dix-neuf  autres  dans  le  désert,  pour  courir  après 
celle  qu'il  a  perdue,  jusqu'à  ce  qu'il  la  retrouve  ?  Et,  lorsqu'il  l'a  re- 
trouvée,  il  la  met ,  plein  de  joie,  sur  ses  épaules,  et,  de  retour  che^ 
lui ,  il  réunit  ses  amis  et  ses  voisins ,  et  leur  dit  :  Réjouissez-vous  avec 
moi,  parce  que  j'ai  retrouvé  ma  brebis  qui  était  perdue.  C'est  ainsi,  je 
vous  le  déclare,  conclut  le  Sauveur ,  qu'il  y  aura  plus  de  joie ,  dans  le 
ciel ,  pour  un  seul  pécheur  qui  fait  pénitence  que  pour  quatre-vingt- 
dix-neuf  justes  qui  n'ont  pas  besoin  de  pénitence. 

1°  Le  pasteur,  c'est  Dieu;  2°  Les  cent  brebis  ce  sont  les  anges  et 
les  hommes  tels  qu'ils  furent  créés  au  commencement  dans  Pétat 
de  grâce  ;  car  le  nombre  cent  représente  la  perfection  et  l'univer- 
salité ;  3°  La  brebis  perdue,  c'est  l'humanité,  égarée  par  le  péché 
dans  la  personne  de  son  chef;  4°  La  moindre  et  la  dernière  des 
intelligences,  elle  a  déserté,  dès  l'Eden,  les  pâturages  de  la  vie-, 
5°  C'est  pour  elle  que,  par  son  incarnation,  le  Verbe  quitte  les 
quatre-vingt-dix-neuf  brebis,  qui  sont  les  ordres  des  anges;  6°  11 
les  laisse  au  ciel ,  il  les  «  laisse  dans  le  désert,  »  car  le  ciel  lui  est 
devenu  comme  un  désert,  depuis  que  l'homme,  sa  créature  de 
prédilection,  s'en  est  éloigné,  et,  pour  repeupler  la  solitude  que  sa 
chute  y  a  faite,  il  vient  la  chercher  sur  la  terre  ;  7°  Il  la  trouve ,  en 
s'unissant  à  la  nature  humaine  par  l'incarnation  ;  8°  Il  la  prend 
sur  ses  épaules,  par  la  Passion,  en  laquelle  il  s'est  chargé  de  nos 
langueurs,  et,  quelque  grandes  qu'aient  été  ses  souffrances,  il  les 
a  supportées  avec  joie  pour  reconquérir  ce  qu'il  avait  perdu: 


122  HOMÉLIES    SUR  LES  ÉVANGILES 

9°  Puis,  il  revient  avec  elle  dans  le  ciel ,  qui  n'est  plus  un  désert , 
mais  une  douce  demeure  :  «  il  rentre  chez  lui,  dans  sa  maison.  » 
Le  ciel  est  redevenu  la  maison  de  Jésus-Christ,  depuis  que 
l'homme  peut  y  habiter  auprès  de  lui,  et  il  sera  désormais  le 
tabernacle  de  Dieu  avec  les  hommes  ;  10°  Il  convoque  ses  amis, 
il  dit  aux  anges:  «  Félicitez-moi,  car  j'ai  retrouvé  ma  brebis 
perdue.  »  Félicitez-moi  !  quelque  chose  manquait  à  ma  béatitude  : 
le  retour  et  le  bonheur  de  l'homme  l'ont  comblée.  Félicitez-moi! 
Je  n'ai  pas  souffert  en  vain  ;  j'ai  rapporté  une  grande  récompense 
de  mes  travaux  ;  11°  Alors,  l'allégresse  sera  grande  dans  le  ciel, 
plus  grande  qu'au  jour  de  la  création  et  de  la  persévérance  des 
anges:  Celui  qui  a  créé  admirablement  toutes  choses  les  a  res- 
taurées plus  admirablement  encore. 

V.  — Après  cette  première  parabole,  par  laquelle  Jésus,  bon  pas- 
teur, venait  de  manifester  sa  miséricorde  pour  notre  ignorance, 
il  leur  dit  encore  la  parabole  de  la  drachme  perdue ,  par  laquelle  il 
manifestera  cette  môme  miséricorde,  excitée  par  la  ressemblance 
divine  qu'il  voit  en  notre  âme. 

Quelle  est  la  femme  qui ,  ayant  dix  drachmes  et  en  perdant  une, 
n'allume  sa  lampe,  ne  balaie  sa  maison  et  ne  cherche  avec  soin  jusqu'à 
ce  quelle  la  retrouve?  Et,  après  l'avoir  retrouvée,  elle  réunit  ses  amies 
et  ses  voisines ,  et  leur  dit:  Réjouissez-vous  avec  moi,  parce  que  j'ai 
retrouvé  la  drachme  que  javais perdue.  Ainsi ,  je  vous  le  déclare,  il  y 
aura  une  grande  joie  parmi  les  anges  de  Dieu,  pour  un  seul  pécheur 
qui  fait  pénitence. 

1°  Notre  âme  est  semblable  à  une  drachme,  à  une  pièce  de 
monnaie  précieuse,  qui  porte  l'image  et  l'inscription  des  princes; 
créé  dès  le  commencement  à  l'image  de  Dieu,  l'homme  a  reçu 
dans  le  baptême  le  sceau  de  son  roi;  2°  La  mère  de  famille,  c'est 
l'Eglise,  épouse  de  Jésus-Christ,  aux  soins  de  laquelle  a  été 
confiée  l'universalité  des  élus  ;  3°  Si  elle  vient  à  perdre  quelques- 
uns  de  ceux  qui  lui  ont  été  remis  par  le  souverain  maître,  elle 
les  cherche  avec  sollicitude  et  diligence  dans  la  poussière  des 
richesses,  dans  la  boue  des  plaisirs  impurs,  dans  tous  les  coins 
de  ce  monde,  qui  est  la  prison  pour  un  temps  :  4°  Elle  porte  à  la 
main  une  lampe  allumée.  Cette  lampe,  c'est  la  doctrine  de  la 
vérité,  l'illumination  des  bons  exemples,  les  exhortations  ardentes 
de  la  charité,  ou  plutôt  c'est  Jésus-Christ  lui-même  brillant  d'un 
éclat  divin  dans  l'argile  de  l'humanité.  Telle  est  la  lampe  que, 
par  sa  foi  au  mystère  de  l'incarnation,  l'Eglise  tient  toujours  à  la 
main  ;  5°  A  sa  lueur,  elle  cherche  les  âmes  égarées,  et,  lorsqu'elle 
a  regagné  une  de  ces  âmes  achetées  du  sang  de  son  maître ,  elle 
appelle  ses  voisines  et  ses  amies,  les  saints  du  ciel  et  de  la  terre, 
elle  les  invite  à  partager  sa  joie,  à  remercier  avec  elle  le  Seigneur. 


IVm0  DIMANCHE  APRÈS  LA  PENTECÔTE  VZô 

VI.  —  Seigneur  Jésus,  venez  chercher  votre  pauvre  serviteur  -, 
Bon  Pasteur,  ramenez  et  secourez  votre  brebis  errante  et  épuisée  ; 
sagesse  incarnée,  recouvrez  votre  drachme  perdue;  Père  très 
clément,  accueillez  à  bras  ouverts  un  enfant  prodigue  qui  revient 
à  vous.  Venez,  non  point  avec  la  verge  du  châtiment,  mais  avec 
un  esprit  de  mansuétude,  le  cœur  rempli  de  charte.  Vous  seul, 
Seigneur,  pouvez  rappeler  celui  qui  était  égaré ,  retrouver  celui 
qui  avait  péri,  réconcilier  celui  qui  s'était  enfui  loin  de  vous. 
Venez  donc,  pour  que  le  salut  s'accomplisse  sur  la  terre  et  que 
la  joie  éclate  dans  les  cieux  :  convertissez-moi  à  vous  par  une 
sincère  pénitence,  afin  qu'ainsi  je  devienne  une  occasion  d'allé- 
gresse pour  les  anges,  je  vous  en  supplie,  ô  Dieu  qui  êtes  l'auteur 
de  mon  salut.  Amen. 


IVmo  DIMANCHE  APRÈS  LA  PENTECOTE 

Sommaire.  —  1.  L'importance  de  cet  Evangile.  —  2.  Sur  les  bords  de  la  mer.  —  3.  Les 
pêcheurs  qui  lavent  leurs  filets.  —  4.  Les  deux  barques.  —  5.  Avancez  au  large  et 
jetez  vos  filets.  —  6.  Le  travail  de  la  nuit.  —  7.  Je  jetterai  les  filets.  —  8.  La  pêche 
miraculeuse.  —  9.  S'humilier  dans  le  travail.  —  10.  Suivre  Jésus.  —  Prière. 

I.  —  L'Évangile  de  ce  jour,  qui  raconte  une  des  principales 
vocations  des  apôtres,  nous  montre  le  commencement  de  l'Église, 
son  établissement  et  les  prémices  de  sa  hiérarchie,  dans  la  per- 
sonne de  Pierre,  son  Pontife  suprême,  dans  celle  de  Jacques,  de 
Jean,  ses  évoques.  Il  est  donc  grandement  utile  et  vraiment 
important  de  l'étudier  avec  attention. 

IL  —  Jésus  donc,  étant  sur  le  bord  du  lac  de  Génésareth,  se  trouva 
accablé  par  une  foule  de  peuple.  La  mer  nous  est  toujours  repré- 
sentée, dans  les  saintes  Écritures,  comme  une  vive  représenta- 
tion du  monde  :  par  l'inconstance  des  vents  qui  l'agitent,  par  la 
fureur  de  ses  vagues  et  par  l'amertume  de  ses  eaux.  Nous  qui 
vivons  parmi  les  périls  de  celte  mer  perfide,  pourquoi  donc 
aurions-nous  moins  d'ardeur  que  cette  foule  de  peuple  qui  venait 
à  Jésus?  Approchons-nous  de  lui,  pour  entendre  la  parole  de  Dieu, 

III.  —  //  aperçut  deux  barques  arrêtées  au  bord  du  lac,  et  d'où  les 
pêcheurs  étaient  descendus  pour  laver  leurs  filets.  Ces  pêcheurs 
représentent  les  prédicateurs  et  les  docteurs  de  l'Église  qui,  nous 
saisissant  par  les  filets  de  la  prédication  et  de  la  foi,  nous  atti- 
rent comme  sur  le  rivage  du  salut,  â  la  terre  des  vivants.  A 
l'exemple  des  pêcheurs  descendus  de  leurs  barques  pour  laver 
leurs  filets,  ils  doivent  de  temps  en  temps  quitter  leurs  sublimes 


124  HOMÉLIES  SUR  LES  ÉVANGILES 

fonctions  pour  considérer  leurs  propres  faiblesses  et  laver  dans 
les  eaux  du  repentir  les  taches  du  péché  qu'ils  auraient  pu 
contracter  dans  l'exercice  de  leurs  saintes  fonctions. 

IV.  —  77  monta  donc  dans  l'une  de  ces  barques ,  qui  appartenait  à 
Simon,  et  le  pria  de  s'éloigner  un  peu  du  rivage  ;  puis ,  s' étant  assis , 
il  instruisait  le  peuple  de  dessus  la  barque. 

1°  Ces  deux  barques  sont,  pour  le  passé  :  l'une,  le  peuple  Juif; 
l'autre,  la  gentilité.  C'est  assis  dans  la  barque  de  Pierre,  c'est  du 
sein  du  Judaïsme  que  le  Sauveur  enseigne  les  nations. 

2°  Pour  l'avenir,  les  deux  barques  figurent  :  l'une,  l'Église 
d'Orient;  l'autre,  l'Église  d'Occident.  Sur  l'une,  est  monté  Jean, 
fondateur  des  églises  d'Asie;  sur  l'autre,  Pierre,  fondateur  des 
églises  d'Occident,  évêque  de  Rome.  Dans  celle-ci  s'assied  Jésus, 
c'est  celle  qu'il  envoie  affronter  les  périls  de  la  haute  mer. 

V.  —  En  effet,  dès  qu'il  eut  cessé  de  parler,  il  dit .;  Simon  :  Avance^ 
au  large.  Jésus  s'adresse  à  Simon ,  le  pilote,  le  chef  de  te  barque  : 
«  Vogue  en  haute  mer,  »  navigue  hardiment,  ne  crains  pas  la 
tempête,  pénètre  les  secrets  de  ma  doctrine,  pour  l'interprétation 
et  l'enseignement  de  laquelle  tu  seras  toujours  divinement 
assisté.  Les  profondeurs  de  la  vérité  te  seront  révélées  :  avance 
hardiment  dans  cet  océan.  Tu  commenceras,  il  est  vrai,  par 
enseigner  le  peuple  Juif,  mais  tu  iras  plus  loin,  tu  enseigneras 
toutes  les  nations  de  la  terre.  Ta  barque  sera  agitée  par  les 
fureurs  de  l'hérésie  et  les  déchirements  du  schisme,  tandis  que 
l'autre  barque  restera  attachée  près  du  rivage.  A  ce  prix ,  sera 
pour  toi  la  pêche  abondante  et  miraculeuse  :  «  Avancez  au  large 
et  jeteç  vos  filets  pour  pêcher.  »  Dilatez  vos  cœurs,  agrandissez  vos 
enceintes  !  Ouvrez  à  tous ,  ô  successeurs  de  Pierre  !  les  bras  de 
votre  charité.  Après  avoir  pénétré  les  secrets  de  Dieu,  rendez-les 
accessibles  à  tous ,  faites-vous  faciles  et  humbles  pour  les  hum- 
bles et  les  petits. 

VI.  —  Simon,  parlant  à  Jésus  au  nom  des  docteurs  de  sa  nation, 
lui  répondit:  Maître,  nous  avons  travaillé  toute  la  nuit  sans  rien 
prendre.  Durant  Cette  nuit  de  quarante  siècles,  qui  a  précédé  le 
lever  du  soleil  véritable,  le  Judaïsme  a  travaillé  en  vain,  en  vain 
il  a  jeté  ses  filets,  son  prosélytisme  est  resté  sans  fruit. 

Dans  le  sens  moral ,  que  de  chrétiens  qui  peuvent  dire  :  Nous 
avons  travaillé  toute  la  nuit,  sans  rien  prendre  1  Un  chrétien 
travaille  la  nuit,  quand  il  ne  fait  pas  ses  actions  à  la  lumière  de 
l'Évangile.  On  agit  par  habitude,  on  travaille  par  intérêt,  on  ne 
fait  rien  ou  presque  rien  pour  Dieu.  Dirigeons  notre  intention  : 
ces  mêmes  actions,  que  nous  faisons  par  intérêt,  offrons-les  à 


IVmo  DIMANCHE  APRES  LA  PENTECÔTE  Ï2& 

Dieu,  faisons-les  en  esprit  de  pénitence.  Dès  lors,  nous  ne  tra- 
vaillerons pas  en  vain,  notre  peine  sera  récompensée. 

VU. —  Néanmoins,  continue  Simon,  appuyé  maintenant  sur 
votre  parole  et  non  sur  mes  forces,  je  jetterai  les  filets.  Quand  on 
travaille  sur  l'ordre  de  Jésus-Christ,  quand  nos  actions  sont 
conformes  à  la  lumière  de  l'Évangile,  Dieu  bénit  le  travail; 
quand  nous  travaillons  sans  inquiétude  et  avec  confiance  en 
Dieu,  il  ne  permet  pas  que  notre  travail  soit  inutile.  S'il  semble 
quelquefois  nous  oublier,  c'est  qu'il  se  réserve  de  nous  payer 
plus  abondamment  dans  l'autre  vie. 

VIII.  —  Simon  fut  bien  vite  récompensé  de  sa  confiante  obéis- 
sance ,  qui  lui  fit  prendre  aussitôt  les  filets.  Les  ayant  donc  jetés, 
ils  prirent  une  si  grande  quantité  de  poissons ,  que  leurs  filets  se  rom- 
paient. Alors,  ils  firent  signe  à  leurs  compagnons ,  qui  étaient  dans 
Vautre  barque,  de  venir  les  aider.  Ils  y  vinrent,  et  remplirent  tellement 
les  deux  barques ,  qu'elles  étaient  près  de  couler  à  fond.  Ainsi,  peut- 
être,  un  jour,  nous  verrons  l'Église  d'Orient  recueillir,  dans  ses 
basiliques  maintenant  abandonnées,  la  pêche  miraculeuse  que 
les  travaux  de  l'Église  d'Occident  auront  seuls  procurée.  Cepen- 
dant, à  cette  vue,  Simon-Pierre  se  jeta  aux  pieds  de  Jésus,  et  lui  dit-. 
Eloignez-vous  de  moi,  Seigneur,  car  je  suis  un  pécheur.  Pierre,  à  la 
vue  d'un  si  grand  prodige,  s'humilie.  Il  confesse  son  infirmité  et 
sa  bassesse  :  à  cause  de  cela,  il  est  élu  par  le  Seigneur  pour  être 
le  ministre  de  la  pêche  éternelle,  pour  prendre  dans  le  filet  de  la 
sainte  prédication  les  âmes  plongées  dans  l'océan  du  monde, 
nageant  au  milieu  des  choses  mobiles,  livrées  à  l'agitation  des 
vagues.  Il  est  choisi  pour  les  attirer  dans  cette  barque,  qui  ne 
fera  jamais  naufrage,  et  qui  les  déposera  au  port  du  salut.  «  Car, 
dit  un  commentateur,  tandis  que  le  poisson  meurt,  enlevé  à 
l'eau  où  il  était  caché,  le  chrétien  au  contraire  est  vivifié,  quand 
la  parole  divine  le  retire  des  abîmes  de  ce  monde;  et,  dans  cette 
pêche  de  Jésus-Christ,  les  filets  rompus  ne  laissent  pas  échapper 
leur  proie.  Alors  même  que  l'Église  est  déchirée  par  la  persécu- 
tion, Je  chrétien  n'en  est  pas  moins  sauvé.  »  Chargées  outre 
mesure,  les  barques  non  plus  ne  sont  pas  submergées:  telle 
l'Église.  Sa  force  paraît  brisée,  on  la  croit  vaincue  par  la  tem- 
pête. Les  âmes  qu'elle  a  conquises  ne  lui  seront  cependant  pas 
ravies ,  et  les  grandes  eaux  de  la  persécution  ne  feront  qu'élever 
davantage  son  impérissable  navire,  ainsi  qu'il  est  écrit  de 
l'arche  :  «  Les  eaux  se  multiplièrent  et  élevèrent  l'arche  dans  les 
hauteurs.  » 

IX.  —  En  disant  à  Notre-Seigneur  de  s'éloigner  de  lui,  Pierre 
marquait  combien  il  se  croyait  indigne  de  demeurer  en  sa  divine 


126  HOMÉLIES   SUR  LES   EVANGILES 

compagnie,  car  la  pêche  qu'ils  venaient  défaire  V avait  saisi  d'éton- 
nement  et  d'effroi ,  lui  et  tous  ceux  qui  étaient  avec  lui,  aussi  bien  que 
Jacques  et  Jean ,  fils  de  Zébédée ,  compagnons  de  Simon.  Si  Dieu  bénit 
notre  travail ,  ne  nous  en  glorifions  pas;  ayons  soin,  au  contraire, 
de  nous  humilier,  en  reconnaissant  que,  si  nous  avons  quelque 
succès,  c'est  par  la  bénédiction  de  Dieu.  Voilà  le  vrai  moyen 
d'attirer  sur  nous  et  sur  nos  œuvres  de  nouvelles  bénédictions. 
C'est  ce  qui  arriva  à  Simon  et  à  ses  compagnons,  selon  l'évan- 
géliste  qui  ajoute  '.  Mais  Jésus  dit  à  Simon  :  Ne  craigne^  point  • 
désormais  vous  sere\  pêcheurs  d'hommes. 

X.  —  Et,  en  effet,  ayant  ramené  leurs  barques  au  rivage ,  ils  quit- 
tèrent tout  avec  une  promptitude  aussi  admirable  que  leur  géné- 
rosité, et  le  suivirent.  Les  bénédictions  que  Dieu  attache  à  notre 
travail  et  répand  sur  nos  œuvres,  doivent  nous  détacher  de  plus 
en  plus  de  la  terre.  Le  succès  dans  les  affaires  d'ici-bas  doit  nous 
faire  craindre  que  notre  cœur  ne  s'y  attache-,  ce  n'est  pas  au 
profit  de  notre  travail  que  nous  devons  nous  attacher,  mais  bien 
à  celui  qui  bénit  le  travail. 

Seigneur  Jésus-Christ,  faites  que  je  me  porte,  avec  une  sainte 
avidité  à  entendre  la  parole  de  Dieu  ;  que  je  conserve  nets  de 
toute  avarice,  de  toute  flatterie  et  de  toute  vaine  gloire,  les  filets 
des  bons  discours,  des  bons  désirs  et  des  bonnes  œuvres;  que 
je  me  tienne  dans  la  religion  comme  dans  une  barque  éloignée 
de  la  terre,  que  j'y  demeure  dans  une  sainte  tranquillité  et  que 
j'y  édifie  le  prochain  par  une  conduite  exemplaire.  Dirigez-moi 
dans  les  profondeurs  de  la  contemplation  ou  sur  les  hauteurs  de 
la  prédication  ;  apprenez-moi  à  jeter  les  filets,  soit  d'une  vie  par* 
faite ,  soit  d'un  enseignement  salutaire  ;  et  accordez-moi  de 
trouver,  parmi  les  flots  de  la  tribulation,  une  multitude  sura- 
bondante de  consolations  intérieures.  Appelez-moi,  attirez-moi 
efficacement,  tout  misérable  que  je  suis,  à  votre  saint  service, 
afin  qu'après  avoir  tout  quitté  pour  vous  suivre,  je  mérite  de 
parvenir  à. la  société  bienheureuse  de  ceux  qui  ont  embrassé  la 
pauvreté  pour  votre  amour.  Amen. 


V"  DIMANCHE  APRÈS  LA  PENTECOTE 

Sommairr.  —  l.La  perfection  de  la  loi  nouvelle  opposée  à  la  liltéralité  de  la  loi  ancienne 
interprétée  par  les  Scribes.—  2.  Les  trois  degrés  et  les  trois  châtiments  delà  colère. 
—  3.  La  hache  à  la  racine.  —  4.  Quatre  sortes  de  colères.  —  5.  La  remarque  de  saint 
Jean  Chrysostôme.—  6.  Comment  on  coupe  définitivement  court  à  la  colère.—  7.  Les 
degrés  de  réconciliation.  —  8.  Prix  que  Dieu  y  attache.  —  Prière. 

I.  —  En  ce  temps-là,  Jésus,  continuant  à  expliquer  sur  la  mon- 
tagne la  perfection  de  la  loi  nouvelle,  dit  encore  à  ses  disciples  : 


Vm0  DIMANCHE   APRES  LA  PENTECÔTE  12? 

Pour  vous,  je  vous  le  déclare,  si  votre  justice  n'est  pas  plus  parfaite 
que  celle  des  scribes  et  des  pharisiens ,  vous  ri  entrerez  point  dans  le 
royaume  des  deux.  Instruits  par  la  bouche  de  la  vérité  même, 
votre  science  surpasse  de  beaucoup  la  science  de  ceux  qui  n'ont 
été  instruits  que  par  la  bouche  des  prophètes.  De  plus  grandes 
grâces  vous  ont  été  données,  de  plus  grandes  obligations  aussi 
vous  incombent.  Ecoutez  donc,  ô  chrétiens  !  et  apprenez  en  quoi 
consiste  la  perfection  de  la  loi  nouvelle. 

Le  Sauveur,  en  effet,  va  reproduire  les  préceptes  du  Décalogue, 
et  engager  les  hommes  à  les  observer,  par  l'exposition  qu'il  fait 
de  leur  véritable  sens  et  par  la  réfutation  qu'il  oppose  aux  erreurs 
contraires.  D'après  les  docteurs  juifs,  les  préceptes  négatifs  du 
Décalogue  défendaient  seulement  les  actes  extérieurs,  et  non  les 
mouvements  intérieurs,  de  sorte  que,  d'après  eux,  la  volonté 
mauvaise  n'était  point  péché,  si  elle  ne  se  traduisait  par  quelque 
effet  au  dehors. 

Ainsi,  la  justice  de  la  loi  ancienne,  interprétée  par  les  scribes 
et  les  pharisiens,  commandait  seulement  de  ne  pas  tuer  injuste- 
ment un  homme  de  sa  propre  main  -,  et  celui  qui  commettait  un 
pareil  homicide  n'évitait  pas  le  jugement  de  la  mort,  c'est-à-dire 
d'être  accusé  et  condamné  à  mort,  parce  que  la  loi  imposait  une 
peine  conforme  à  la  faute  extérieure. 

Mais,  Jésus  perfectionne  la  loi,  en  défendant  de  s'irriter  dans 
son  cœur  contre  son  frère,  ou  de  manifester  son  ressentiment  en 
des  termes  indignés ,  ou  de  proférer  des  insultes  à  son  endroit. 

Ecoutons  d'ailleurs  le  Maître  : 

II.  —  Vous  save\  qu'il  a  été  dit  aux  anciens  :  Vous  ne  tuere^  point, 
et  celui  qui  tuera  méritera  d'être  condamné  par  le  tribunal  du  juge- 
ment. Vos  docteurs  entendent  par  là  que  la  loi  défend  le  meurtre 
et  non  les  passions  qui  y  conduisent. 

Mais  moi,  je  vous  dis  que  quiconque  se  mettra  en  colère  contre  son 
frère,  méritera  d'être  condamné  par  le  tribunal  du  jugement ,  c'est- 
à-dire  d'être  accusé  devant  Dieu,  au  tribunal  du  souverain  Juge, 
mais  non  au  tribunal  d'un  simple  mortel,  parce  qu'un  homme 
ne  peut  juger  des  intentions  de  son  semblable. 

En  outre,  quiconque  dira  à  son  frère  Raca,  terme  d'indignation, 
sera  condamné  par  le  tribunal  du  conseil,  c'est-à-dire  d'après  la 
délibération  du  Sanhédrin  qui  prononcera  la  sentence  et  fixera  la 
peine  contre  celui  dont  la  faute  est  ainsi  notoire. 

Déplus,  quiconque,  par  mépris  de  la  personne  et  non  point 
pour  la  correction  de  la  faute,  s'adressant  à  son  frère,  lui  dira  : 
Vous  êtes  un  fou,  expression  d'outrage,  sera  condamné  au  feu  de 
Venfer.  Cette  peine  est  spécialement  déterminée,  parce  que,  selon 
les  commentateurs,  ce  n'est  pas  un  petit  acte  de  colère  que  d'ap- 


128  HOMÉLIES  SUR  LES  ÉVANGILES 

peler  insensé  celui  qui  a  été  créé  raisonnable  ;  c'est  manquer  de 
respect  à  Dieu  qui  a  donné  l'intelligence  à  l'homme. 

Le  Sauveur  expose  ainsi  les  trois  degrés  du  crime  :  un  mouve- 
ment de  colère  consenti,  la  colère  manifestée  parles  paroles, 
puis  enfin  l'injure  et  l'outrage. 

III.  —  La  loi  de  Moïse  retranchait  par  la  crainte  du  supplice 
les  rameaux  de  l'arbre.  Elle  punissait  les  actions  qui  prenaient 
leur  racine  et  leur  source  dans  le  cœur  irrité  et  haineux.  Jésus- 
Christ  porte  la  hache  jusqu'aux  racines  mêmes  du  tronc.  Il  défend 
à  la  colère  de  naître  dans  nos  âmes.  Il  en  arrache  dès  le  com- 
mencement les  premiers  germes  et  ne  leur  permet  pas  de  pousser 
en  haut  leurs  tiges  maudites. 

Le  divin  législateur  s'attaque  d'abord,  et  avec  raison,  à  la 
colère,  parce  que,  selon  les  interprètes,  l'habitude  de  ce  défaut 
est  la  porte  de  tous  les  vices.  Si  on  ferme  cette  porte,  on  goûte  la 
paix  intérieure  de  toutes  les  vertus  ;  mais,  si  on  l'ouvre,  on  pré- 
pare des  armes  pour  tous  les  vices. 

D'après  S.Jérôme,  la  colère  est  tout  mouvement  violent  qui 
nous  porte  à  nuire.  Or,  si  ce  mouvement  est  subit  ou  imprévu,  il 
n'y  a  que  faute  vénielle:  mais,  s'il  est  délibéré  et  consenti,  alors 
il  y  a  péché  mortel. 

IV.  —  Toutefois,  il  n'y  a  pas  péché  dans  toute  sorte  de  colère, 
car  la  colère  n'est  que  le  désir  de  la  vengeance  ;  or,  ce  n'est  pas 
un  péché  de  désirer  la  vengeance,  si  elle  est  juste. 

Elle  est  injuste  de  quatre  manières  :  1°  Ou  parce  que  nous  dési- 
rons le  châtiment  à  celui  qui  n'en  mérite  pas  ;  2°  Ou  parce  que 
nous  lui  en  désirons  un  plus  grand  que  la  faute  ;  3°  Ou  parce  que 
nous  ne  le  désirons  pas  suivant  l'ordre  légitime;  4°  Ou  parce  que 
nous  le  désirons  pour  une  fin  illégitime,  par  exemple,  pour  faire 
triompher  notre  vengeance  et  non  point  la  justice. 

V.  —  Ainsi  donc,  en  attaquant  la  racine  des  inimitiés  humaines, 
en  tarissant  les  sources  qui  éteignent  ordinairement  le  feu  de  la 
charité,  Jésus-Christ  s'applique  à  nous  unir  ensemble  par  les 
liens  réciproques  de  l'amour.  Mais,  hélas!  cette  application  du 
Sauveur  aiguillonne  bien  peu  notre  bonne  volonté  ! 

S.  Jean  Chrysostôme  en  a  fait  la  remarque  et  il  l'observe  en 
ces  termes  : 

«  Si  ceux  qui  sont  plus  puissants  que  nous,  nous  injurient  et 
nous  outragent ,  nous  les  supportons  et  nous  les  respectons ,  de 
crainte  qu'ils  ne  nous  accablent  de  plus  grands  outrages  encore. 
Mais,  vis-à-vis  de  nos  égaux  ou  de  nos  inférieurs,  nous  nous 
irritons,  même  sans  qu'il  nous  aient  blessés,  tant  il  est  vrai  que 
Ja  crainte  de  l'homme  l'emporte  en  nous  sur  celle  de  Dieu.  Oh! 


Vtaé  DIMANCHE   APRÈS  LA  PENTECÔTE  12Ô 

gardez-vous  de  vous  irriter  contre  votre  frère  sans  raison  ;  car  il 
est  beaucoup  plus  facile  de  ne  point  s'irriter  que  de  supporter 
celui  qui  se  corrouce  contre  nous  sans  motif.  Et  si  vous  endurez, 
par  la  crainte  des  hommes,  quelque  chose  de  plus  difficile,  pour- 
quoi n'endureriez-vous  pas,  pour  l'amour  de  Dieu,  une  chose 
plus  facile?  »  -  _« 

VI.  —  £i  cependant  les  tiges,  que  le  Sauveur  a  voulu  couper  en 
retranchant  les  racines  mêmes  de  la  colère,  si  ces  tiges  maudites 
avaient  poussé,  songeons  que,  si  la  colère  nous  est  défendue, 
à  plus  forte  raison  le  ressentiment  qui  est  une  colère  continue  et 
invétérée.  Voici  d'ailleurs  le  moyen  de  détruire  à  jamais  ces  tiges. 
C'est  le  Sauveur  qui  va  nous  l'apprendre. 

Si  vous  porte^  votre  offrande  à  l'autel,  et  que  là  vous  vous  souveniez 
que  votre  frère  a  quelque  chose  contre  vous ,  laisse^  votre  offrande  à 
V autel  et  alle\  vous  réconcilier  avec  votre  frère:  vous  reviendrez 
ensuite  présenter  votre  offrande. 

Que  celui  qui  veut  offrir  à  Dieu,  sur  l'autel  de  son  cœur,  un 
sacrifice  agréable  de  prière  et  de  mortification ,  considère  aupa- 
ravant s'il  a  offensé  son  frère,  ou  si,  par  quelque  motif  que  ce 
soit,  son  frère  a  quelque  chose  contre  lui.  Son  offrande  ne  sera 
reçue  de  Dieu  que  lorsque  lui-même  aura  reçu  dans  son  âme  là 
divine  charité. 

.  VII.  —  Cette  réconciliation  doit  être  proportionnée  à  la  faute, 
dans  le  sens  qu'indique  S.  Jean  Chrysostôme  :  «  Ayez-vous 
offensé  votre  frère  en  pensée,  réconciliez-vous  en  pensée;  l'avez- 
vous  offensé  en  paroles,  reconciliez-vous  en  paroles;  l'avez-vous 
offensé  par  des  actes,  reconciliez-vous  par  des  actes;  car  la 
pénitence  doit  être  faite  d'une  manière  conforme  à  la  manière 
dont  le  péché  a  été  commis.  Si  donc  vous  avez  offensé  quelqu'un 
en  attaquant  sa  réputation,  vous  devez  vous  réconcilier  en  la 
rétablissant.  ». 

VIII.  —  A  ce  prix,  Dieu  agréera  vos  offrandes  et  vos  prières. 
«  Voyez,  mes  frères,  s'écrie  à  ce  propos  le  même  saint  docteur, 
combien  est  grande  la  bonté  du  Seigneur  qui  préfère  l'utilité  do 
l'homme  à  sa  propre  gloire  et  la  concorde  entre  les  frères  au  bien 
de  son  service.  Il  ne  recherche  rien  tant  que  de  nous  lier  les  uns 
aux  autres  des  liens  de  l'amour  et  que  de  nous  réunir  dans  une 
indissoluble  unité.  » 

Seigneur  Jésus-Christ,  qui  avez  promis  aux  anciens  Juifs  les 
biens  temporels  et  qui  avez  montré  plus  spécialement  les  récom- 
penses éternelles  aux  vrais  Chrétiens,  pour  les  porter  à  une 
justice  plus  abondante  qu3  celle  des  Scribes  et  des  Pharisiens, 
accordez-moi  de  ne  pas  violer,  mais  d'accomplir  parfaitement 

II»  DIX-SEPT. 


130  HOMÉLIES  SUR  LES  ÉVANGILES 

votre  loi.  Préservez-moi  de  toute  colère  et  de  toute  offense  à 
l'égard  de  mes  semblables,  afin  que  votre  divine  majesté  accepte 
favorablement  les  sacrifices  que  lui  offriront  mon  cœur,  ma 
bouche  et  tout  mon  être.  Amen. 


VI™  DIMANCHE  APRÈS  LA  PENTECOTE 

Sommaire.  —  1.  Los  deux  multiplications  de  pains.  —  2.  La  foule  qui  attend  depuis 
trois  jours.  —  3.  Jésus  convoque  ses  disciples.  —  4.  La  pitié  du  Sauveur.  —  5.  La 
route  vers  la  maison.  —  6.  La  réponse  des  disciples.  -  7.  Les  sept  pains  et  les  pois- 
sons. —  8.  Les  détails  du  miracle.  —  Prière. 

I.  —  L'Évangile  de  ce  jour  raconte  la  seconde  multiplication  de 
pains  accomplie  par  le  Sauveur.  Il  faut  remarquer  tout  d'abord 
que,  bien  que  le  miracle  de  la  multiplication  des  cinq  pains  et 
celui  dont  nous  allons  méditer  le  récit  se  ressemblent  par 
beaucoup  de  points,  ils  sont  cependant  la  figure  de  deux  mys- 
tères différents. 

Le  premier  nous  représente  la  merveilleuse  extension  à  tout  le 
peuple  chrétien  des  moyens  de  salut  donnés  à  Israël,  et  on  y  voit 
comment,  fécondée  par  les  mains  du  Sauveur,  la  doctrine  des 
livres  de  Moïse  qui  suffisait  pour  secourir  l'enfance  de  la  nation 
juive,  était  devenue  le  pain  abondant  de  toute  l'Église.  Notre- 
Seigneur,  afin  de  montrer  l'impuissance  du  sacerdoce  d'Aaron, 
avait  engagé  ses  disciples  à  distribuer  eux-mêmes  à  la  foule 
affamée  les  aliments  dont  elle  avait  besoin  ;  les  disciples  avaient 
reconnu  qu'une  telle  œuvre  était  beaucoup  au  dessus  de  leurs 
forces  ;  les  cinq  pains  figuraient  les  cinq  livres  du  Pentateuque, 
les  deux  poissons  symbolisaient  les  deux  préceptes  de  l'amour 
de  Dieu  et  de  l'amour  du  prochain  ;  les  douze  corbeilles  ramas- 
sées présageaient  la  prédication  des  apôtres  qui  succéda  à  celle 
de  Jésus-Christ. 

Aujourd'hui,  bien  que  les  circonstances  matérielles  aient  dû 
être  à  peu  de  chose  près  les  mêmes,  l'évangéliste  a  choisi,  pour 
nous  les  raconter,  celles  qui  se  rapportent  à  un  ordre  de  faits  et 
d'idées  différents,  car  la  multiplication  des  sept  pains  représente 
la  multiplication  des  grâces  divines  au  sein  et  par  le  ministère 
de  l'Église.  Méditons  en  les  détails  à  ce  point  de  vue. 

II.  —  En  ce  temps  -là  donc ,  comme  Jésus  était  suivi  d'une  grande 
foule  de  peuple  qui  n  avait  pas  de  quoi  manger,  le  divin  Maître  consi- 
déra que  cette  foule  le  suivait,  ou  plutôt,  suivant  l'énergie  native 
du  terme  employé  parl'Evangéliste,  l'attendait  depuis  trois  jours. 

Cette  foule,  c'est  le  genre  humain  tout  entier. 


VI,no   DIMANCHE   APRÈS   LA   PENTECÔTE  131 

Le  premier  jour,  c'est  le  temps  de  la  loi  de  nature  ou  de  la  révé- 
lation faite  à  Adam. 

Le  second  jour,  c'est  le  temps  de  la  révélation  faite  aux 
patriarches. 

Ces  deux  révélations  ont  annoncé  le  Sauveur,  et  ceux  qui  les 
ont  reçues  ont  attendu  le  Rédempteur  avec  patience  et  espoir. 

Le  troisième  jour  enfin,  qui  est  celui  où  s'opère  le  miracle,  est 
le  temps  de  la  loi  de  grâce. 

A  l'aurore  de  ce  troisième  jour,  Jésus  est  venu.  Il  a  enseigné 
les  ignorants,  il  a  guéri  les  malades,  il  a  consommé  l'œuvre  de 
la  rédemption  par  ses  souffrances  et  sa  mort.  Est-ce  assez?  La 
miséricorde  divine  sera-t-elle  satisfaite?  Non,  sans  doute.  En  effet, 
écoutons  ce  que  dit  le  Sauveur  : 

III.  —  //  appela  ses  disciples,  pour  concerter  avec  eux  ce  qu'il  y 
avait  à  faire.  Il  voulait  apprendre  à  ceux  qui  gouvernent  de  ne 
pas  dédaigner  de  prendre  quelquefois  l'avis  de  leurs  subor- 
donnés, pour  savoir  quelle  mesure  serait  plus  opportune  dans 
telle  ou  telle  circonstance;  il  voulait,  en  outre,  faire  comprendre 
à  ses  disciples  la  magnificence  du  miracle  qu'il  allait  opérer, 
comme  aussi  leur  faire  voir  la  grandeur  de  sa  miséricorde  qui 
ne  pouvait  rester  plus  longtemps  cachée. 

IV.  —  Il  appela  donc  ses  disciples  et  leur  dit  :  J'ai  pitié  de  ce 
peuple,  parole  d'une  douceur  et  d'un  amour  admirable,  qui 
provient  du  sentiment  le  plus  intime  de  son  cœur,  et  qui  devrait 
pénétrer  jusqu'au  fond  de  nos  entrailles  ;  il  la  prononça  devant 
ses  apôtres,  afin  de  les  porter,  par  son  exemple,  à  la  commi- 
sération. 

V.  —  J'ai  pitié  de  ce  peuple,  dit-il,  car  voilà  trois  jours  qu'ils  me 
suivent ,  et  ils  continuent  de  rester  avec  moi,  suivant  mes  pas, 
écoutant  mes  discours  et  considérant  mes  miracles,  et  néan- 
moins ils  n'ont  rien  à  manger.  Puisque  donc  ils  ne  s'inquiètent  pas 
de  leur  disette ,  il  convient  de  pourvoir  à  leur  subsistance ,  et ,  si 
je  les  renvoie  à  jeun,  dans  leur  maison,  ils  tomberont  en  défaillance  er 
chemin ,  car  plusieurs  sont  venus  de  loin. 

Cette  maison,  c'est  le  ciel  ;  la  route,  c'est  la  vie  humaine,  route 
pénible  et  pleine  de  périls  que  tout  homme  doit  parcourir.  Or, 
pour  la  parcourir  sûrement,  il  lui  faut  des  grâces  de  soutien  et 
de  consolation.  Ce  n'est  pas  assez  qu'il  ait  été  racheté  et  enseigné 
par  Jésus  ;  il  faut  que  la  miséricorde  divine  l'accompagne  le  long 
de  ce  laborieux  chemin  ;  il  faut  que,  par  le  ministère  de  la  sainte 
hiérarchie  catholique,  il  participe  aux  grâces  qui  vont  être  repré- 
sentées par  les  sept  pains  et  les  petits  poissons  que  bénissent  et 
multiplient  les  mains  du  Sauveur. 


132  HOMÉLIES  SUR  LES  ÉVANGILES 

VI.  —  Ses  disciples  lui  répondirent  :  Comment  pourrait-on,  dans  ce 
désert,  trouver  asseç  de  pains  pour  donner  à  manger  à  tant  de  monde? 
0  disciples  de  peu  de  foi ,  vous  disiez  :  «  Qui  pourra  trouver  des 
pains  dans  la  solitude  ?  »  Ce  monde  est,  en  effet,  un  désert  triste 
et  aride;  mais,  oubliez-vous  donc  que  vous  avez  avec  vous 
l'auteur  de  la  vie,  la  source  des  eaux  jaillissantes ,  le  pain  éternel 
descendu  du  ciel  pour  nous  nourrir?  Quant  à  nous,  nous  ne 
l'oublierons  pas  ;  nous  marcherons  courageusement  dans  la 
route  qui  nous  est  montrée-,  nous  traverserons  le  désert,  sachant 
que  le  Seigneur  a  pitié  de  nous,  qu'il  ne  permettra  pas  que  nous 
tombions  de  faiblesse  sur  la  route,  et  qu'il  a  donné  mission  à  sa 
sainte  Église  de  nous  offrir  les  aliments  sacrés  qui  nous  soutien- 
dront jusqu'au  bout  de  notre  pèlerinage. 

VII.  —  Jésus  ne  s'arrête  pas  à  l'objection  des  disciples.  77  leur 
demanda  :  Combien  ave\-vous  de  pains  ?  Voulant  bien  leur  faire 
constater  le  miracle.  Sept ,  lui  dirent-ils.  Ces  sept  pains,  ce  sont 
les  sept  sacrements  dont  les  révélations  primitives  avaient  quel- 
que ombre,  mais  dont  l'Église  seule  possède  la  réalité  ;  ce  sont 
les  sept  dons  du  Saint-Esprit,  lumière  et  force  de  l'âme  Adèle-,  ce 
sont  les  sept  béatitudes,  sa  récompense  et  son  rafraîchissement 
sur  la  terre  d'exil.  —  Les  petits  poissons,  ce  sont  les  grâces  de 
surérogation  attachées  à  chaque  acte  de  la  vie  chrétienne,  grâces 
qui  sont  semées  à  chaque  pas  sur  notre  route. 

VIII.  —  Alors  il  ordonna  au  peuple  de  s  asseoir  par  terre.  Dans  une 
circonstance  analogue,  il  avait  fait  reposer  la  multitude  sur 
l'herbe,  parce  qu'on  était  aux  environs  de  la  Pâque  ;  mais,  dans 
l'occasion  présente,  l'herbe  manquait,  parce  qu'on  était  en  hiver. 
Puis  il  prit  les  sept  pains ,  afin  de  les  multiplier  par  le  contact 
de  ses  mains  sacrées,  il  rendit  grâces  à  Dieu,  pour  montrer,  par 
son  exemple,  que  nous  devons  nous  élever  au  dessus  des  brutes, 
en  reconnaissant  et  remerciant  le  Père  Eternel  comme  l'auteur 
de  tout  don  et  de  toute  grâce.  Il  les  bénit,  leur  communiquant  un 
prodigieux  accroissement  par  ses  mains  bienfaisantes,  les  rompit 
en  un  grand  nombre  de  parties,  les  donna  à  ses  disciples  comme 
étant  ses  ministres  pour  les  distribuer,  et  ils  les  distribuèrent  au 
-peuple. 

Ils  avaient  encore  quelques  petits  poissons ,  dont  nous  avons  dit  la 
signification  mystérieuse,  il  les  bénit  et  les  fit  aussitôt  distribuer. 

Tous  ceux  qui  étaient  là  mangèrent  et  furent  rassasiés,  ce  qui  n'est 
pas  étonnant,  si  l'on  considère  qu'ils  avaient  avec  eux  un  bon 
et  puissant  pourvoyeur,  et  ils  furent  restaurés  si  abondamment 
qu'on  rapporta  sept  corbeilles  pleines  de  morceaux  qui  étaient  restés, 
p°»ur  les  donner  aux  pauvres  ;  ce  qui  prouve  que  le  superflu  des 
ricnes  appartient  aux  pauvres,  et  doit  leur  être  réservé* 


VIIme  DIMANCHE  APRÈS  LA  PENTECÔTE  i33 

Or,  ils  étaient  au  nombre  d'environ  quatre  mille  hommes,  sans 
compter  les  femmes  et  les  enfants,  et  Jésus  les  congédia,  car  ils 
étaient  tellement  captivés  par  la  douceur  de  ses  paroles  et  de 
ses  bienfaits,  qu'ils  ne  se  seraient  pas  retirés  sans  un  ordre 
exprès  de  sa  part. 

Seigneur  Jésus,  ayez  pitié  des  âmes  qui  vous  cherchent  en  ce 
monde,  de  trois  manières  progressives  comme  les  foules  affa- 
mées qui  vous  suivirent  dans  le  désert  pendant  trois  jours  consé- 
cutifs. Accordez  aux  pénitents  ou  pécheurs  nouvellement  con- 
vertis le  pardonqu'ils  espèrent  par  les  actes  propitiatoires  de  la 
contrition,  de  la  confession  et  de  la  satisfaction  ;  aux  justes  plus 
avancés,  la  grâce  qu'ils  méritent  par  la  victoire  remportée  sur 
le  monde,  la  chair  et  le  démon  ;  aux  parfaits  ou  contemplatifs 
la  gloire  à  laquelle  ils  préludent  par  le  bon  usage  des  yeux  du 
corps,  de  l'imagination  et  de  l'intelligence. 


VIImo  DIMANCHE  APRÈS  LA  PENTECOTE 

Sommaire.  —  1.  Les  faux  prophètes.  —  2.  Brebis  et  loups.  —  3.  De  quels  loups  veut 
parler  le  Sauveur.  —  4.  A  quoi  on  les  reconnaît.  —  5.  Les  épines,  les  ronces,  les 
raisins  et  les  figues.  —  6.  Comparaison  générale.  —  7.11  ne  suffit  pas  d'éviter  le  mal. 
—  8.  Quel  est  celui  qui  entre  au  ciel.  —  Prière. 

I.  —  En  ce  temps-là,  Jésus,  qui  voulait  confondre  d'avance  les 
hérétiques  et  les  fauteurs  de  mauvaises  doctrines,  dit  à  ses  disci- 
ples: Gardez-vous  des  faux  prophètes .  La  prudence  est  nécessaire  au 
peuple  chrétien,  afin  qu'il  sache  discerner  quels  sont  ceux  qui  se 
présentent  pour  l'enseigner.  Gardez-vous,  mes  frères,  des  héré- 
tiques trompeurs,  gardez-vous  surtout  de  ces  trois  faux  prophè- 
tes qui  parlent  toujours  si  haut,  le  monde,  la  chair  et  le  démon, 
prophètes  de  mensonge  qui  promettent  ce  qu'ils  ne  peuvent 
donner.  La  chair  promet  la  volupté  et  ne  donne  que  le  dégoût  ;  la 
cupidité  mondaine  promet  l'abondance  et  ne  laisse  après  elle 
qu'une  soif  plus  vive  des  richesses  ;  le  démon  de  l'orgueil  promet 
les  honneurs  et  prépare  les  abîmes  de  l'enfer. 

IL  —  Gardez-vous  donc  des  faux  prophètes  qui,  comme  dit' 
Jésus-Christ,  viennent  à  vous,  couverts  de  peaux  de  brebis,  afin  de 
vous  induire  en  erreur.  A  la  pauvreté  de  leurs  vêtements,  à  la 
prolixité  de  leurs  prières,  à  la  rigueur  de  leurs  jeûnes,  à  la  quan- 
tité de  leurs  aumônes,  à  la  douceur  de  leurs  discours,  et  à  tous 
les  signes  extérieurs  de  la  religion  qu'ils  affichent  devant  les 
hommes,  vous  les  prendriez  pour  des  ministres  de  la  véritable 


134  HOMÉLIES  SUR  LES   ÉVANGILES 

justice,  car,  ils  singent  la  simplicité,  la  mansuétude,  l'humilité, 
et,  comme  le  déclare  S.  Paul;  g  toutes  les  apparences  de  la  piété 
dont  ils  ne  possèdent  nullement  la  réalité  ;  »  mais  qui,  au  dedans, 
c'est-à-dire  au  fond  du  cœur  parleur  intention  de  séduire,  sont 
des  loups  ravisseurs. 

III.  —  La  ruse  est  familière  aux  loups,  et  c'est  souvent  à  elle 
qu'ils  ont  recours  pour  s'ouvrir  un  accès  dans  le  bercail.  C'est 
cette  ruse  que  le  Sauveur  a  en  vue,  lorsqu'il  emploie  cette  para- 
bole: «Prenez  surtout  garde  aux  loups  ravissants  qui  viennent  à 
vous  cachés  sous  le  vêtement  des  brebis.  :o  —  «  Le  vêtement  des 
brebis,  nous  dit  S.  Jean  Chrysostôme,  est  l'apparence  de  la  piété 
chrétienne  et  d'une  religion  qu'on  simule  au  dehors,  sans  en 
avoir  les  sentiments.  Xul  vice  n'est  plus  capable  d'exterminer  la 
vertu  que  cette  perfide  hypocrisie.  Et  en  effet  on  cesse  de  se  méfier 
du  mal  quand  on  ne  sait  plus  le  reconnaître,  ainsi  vêtu  de  l'exté- 
rieur du  bien.  » 

Quels  sont  donc  ces  loups  ravissants,  sinon  ces  faux  prophètes 
qui,  suivant  l'expression  du  Sauveur,  «  disent  et  ne  font  pas  ;  » 
ou,  selon  la  parole  du  Psalmiste,  «  enseignent  ostensiblement  la 
loi  de  Dieu,  et  néanmoins  courent  dans  la  même  voie  que  l'adul- 
tère et  le  voleur?  » 

Mais  la  peau  de  la  brebis  n'est  pas  seulement  la  fausse  appa- 
rence de  la  vertu  :  elle  est  aussi  l'apparence  non  moins  trompeuse 
de  la  vérité. 

Quels  sont  les  loups  vêtus  de  cette  peau  dangereuse? 

Les  hérétiques  d'abord,  qui,  dans  tous  leurs  discours,  exaltent 
la  vérité  de  nos  saints  livres,  et  qui.  se  cachant  sous  la  lettre  mal 
comprise  de  la  parole  divine,  dévorent  l'Église  de  Jésus-Christ. 

Puis  encore,  ce  sont  les  faux  docteurs  qui  nous  parlent  empha- 
tiquement aujourd'hui  ce  qu'ils  appellent  le  langage  de  la  science 
et  de  la  raison,  et  qui,  au  nom  de  cette  raison  et  de  cette  science, 
entreprennent  d'attaquer  et  de  détruire  les  principes  sacrés  de  la 
foi.  Méfions-nous  de  ces  loups  cruels,  et  que  la  prudence  chré- 
tienne nous  enseigne  à  les  reconnaître  et  à  les  fuir,  sous  le  voile 
menteur  dont  ils  se  couvrent. 

IV.  —  Mais,  comme  il  est  difficile  de  discerner  ces  faux  pro- 
phètes par  de.s  marques  extérieures,  Jésus-Christ  nous  indique 
les  signes  auxquels  nous  pourrons  les  reconnaître,  en  ajoutant: 
Vous  les  reconnaître^  à  leurs  fruits,  c'est-à-dire  aux  œuvres  qu'ils 
produiront,  spécialement  à  leur  défaut  de  patience.  Car,  comme 
leurs  paroles  ne  sont  pas  conformes  à  leurs  pensées,  et  qu'ils  ne 
sont  pas  établis  dans  la  vraie  foi,  ils  succomberont  facilement  au 
temps  de  la  persécution  et  de  l'adversité.  «Ils  se  retirent  à  l'heure 
de  la  tentation,  »  parce  que  leur  justice  feinte  ne  peut  supporter  la 


VIImo  DIMANCHE  APRÈS  LA  PENTECÔTE  135 

moindre  épreuve,  la  plus  légère  souffrance  pour  l'amour  do 
Dieu. 

V.  —  Jésus-Christ  prouve  ensuite  par  des  exemples  particuliers 
ce  qu'il  vient  d'avancer  :  Cueille-t-on,  dcmande-t-il,  des  raisins  sur 
les  épines,  ou  des  figues  sur  des  ronces  ?  De  môme  qu'on  distingue 
les  ronces  et  les  épines,  la  vigne  et  le  figuier,  par  les  fruits  diffé- 
rents qu'ils  produisent,  de  même  on  connaît  les  hommes  par 
leurs  œuvres. 

On  peut  voir  ici  dans  les  épines  le  symbole  de  la  concupiscence 
charnelle  qui  entretient  le  feu  continuel  des  passions,  dans  les 
ronces  le  symbole  de  la  malice  spirituelle  qui  est  toujours  héris- 
sée des  aiguillons  du  péché.  Les  raisins  représentent  au  contraire 
la  ferveur  de  la  vie  active,  et  les  figues  la  douceur  de  la  vie 
contemplative.  Or,  la  concupiscence  charnelle  ne  saurait  pro- 
duire aucune  bonne  action,  parce  qu'un  acte  ne  peut  être  bon,  si 
le  corps  n'est  pas  soumis  à  l'esprit.  La  malice  spirituelle  est  éga- 
lement incompatible  avec  la  contemplation  qui  demande  un  cœur 
pieux  et  pacifique. 

VI.  —  Jésus-Christ  confirme  tout  ce  qu'il  vient  de  dire  par  une 
comparaison  générale  :  Tout  bon  arbre  porte  non  seulement  de 
belles  feuilles,  mais  encore  de  bons  fruits,  et  tout  mauvais  arbre 
même  couvert  de  feuilles  et  de  fleurs,  porte  de  mauvais  fruits.  Il 
insiste  et  assure  qu'un  bon  arbre,  tant  qu'il  restera  bon,  ne  peut 
porter  de  mauvais  fruits,  ni  un  mauvais  arbre,  tant  qu'il  restera 
mauvais,  porter  de  bons  fruits. 

VU.  —  Mais,  dans  la  crainte  que  les  âmes  tièdes  ne  s'ima- 
ginent échapper  au  châtiment,  en  s'abstenant  du  mal,  sans 
accomplir  de  bonnes  œuvres,  le  Sauveur  ajoute  :  Tout  arbre  qui  ne 
porte  pas  de  bons  fruits  sera  coupé  et  jeté  au  feu.  L'homme  qui  ne 
pratique  pas  de  bonnes  œuvres  sera,  par  la  sentence  du  souverain 
juge,  retranché  de  la  société  des  bons  et  du  nombre  des  fidèles; 
puis,  par  le  ministère  des  anges,  il  sera  précipité  dans  les  flam- 
mes éternelles  pour  y  subir  la  peine  du  dam  et  la  peine  du  sens, 
parce  qu'il  sera  privé  du  bonheur  des  élus  et  condamné  aux 
tourments  de  l'enfer.  Le  souverain  juge  ne  reprochera  pas  à  ces 
âmes  négligentes  d'avoir  commis  des  crimes,  mais  de  n'avoirpas 
fait  le  bien  :  cest  donc  à  leurs  fruits ,  conclut  le  Sauveur,  que  vous 
lesreconnaUre\,  et  que  vous  distinguerez  les  bons  des  hypocrites. 

VIII.  —  Tous  ceux  qui  me  disent'.  Seigneur ,  Seigneur ,  n'entreront 
pas  pour  cela  dans  le  royaume  des  deux:  il  ne  suffit  pas  de 
confesser  la  vraie  foi  de  bouche,  tandis  que  le  cœur  est  loin  des 
lèvres,  mais  celui  qui  fait  la  volonté  de  mon  Père,  qui  est  dans  le  ciel , 
yoilà  celui  qui  entrera  dans  le  royaume  des  cieux. 


136  HOMÉLIES  SUR  LES  ÉVANGILES 

Seigneur  Jésus,  Dieu  très  clément,  apprenez-moi  à  éviter  les 
séductions  des  imposteurs  et  donnez-moi  d'imiter  les  vertus  do 
vos  brebis  spirituelles,  l'innocence  et  la  simplicité.  Aidez-moi  à 
fixer  les  racines  de  mes  affections,  non  point  sur  la  terre,  mais 
dans  le  ciel,  afin  que  je  ne  me  contente  pas  de  produire  seulement 
lès  feuilles  des  bonnes  paroles,  mais  encore  que  je  m'applique  à 
produire  les  fruits  des  bonnes  œuvres,  et  qu'ainsi  je  mérite  d'être 
trouvé  fidèle  au  dernier  jour.  Accordez-moi  d'accomplir  toujours 
la  volonté  de  mon  Père  céleste,  d'écouter  et  d'observer  vos  divines 
instructions  d'une  manière  si  constante,  qu'aucune  tentation  ne 
puisse  jamais  me  détacher  de  votre  service,  ni  me  séparer  de 
votre  amour.  Amen. 


VIIImo  DIMANCHE  APRÈS  LA  PENTECOTE 

Sommaire.  —  1.  Le  riche  et  la  triple  intendance  qu'il  confie.  —  2.  Par  qui  et  de  quoi  est 
accusé  l'intendant.  —  3.  Comment  Dieu  rappelle  l'homme  à  lui-même.  Les  trois 
paroles.  —  4.  Réflexions  el  résolution  de  l'intendant.  —  5.  Comment  il  s'y  prit.  Re- 
marque pratique.  —  6.  Louanges  du  maître.  —  7.  Les  enfants  du  siècle  et  les  enfants 
de  lumière.  —  8.  La  conclusion  du  Sauveur.  —  9.  Les  richesses  d'iniquité.— lu.  Résumé 
et  prière. 

I.  —  En  ce  temps  là,  Jésus  dit  à  ses  disciples  :  Un  homme  riche  avait 
un  intendant.  Cette  parabole  s'adresse  tout  particulièrement  aux 
disciples  et  à  leurs  successeurs  dans  l'Eglise,  les  pasteurs  des 
âmes.  Mais ,  dans  un  sens  plus  général ,  tout  chrétien  est  cet 
intendant,  à  qui  Jésus-Christ,  désigné  sous  la  figure  de  ce  riche, 
a  confié  trois  sortes  de  domaines  ou  de  biens  :  d'abord,  le  monde 
ou  la  création,  dont  les  biens  doivent  être  utilisés  pour  le  service 
de  Dieu  ;  puis,  notre  propre  corps,  sur  lequel  nous  devons  veiller, 
de  peur  que  la  mort  ne  pénètre  dans  l'âme  par  la  porte  des  sens; 
puis,  notre  âme  elle-même,  dont  toutes  les  facultés,  comme 
celles  du  corps,  doivent  être  employées  au  service  de  Dieu. 

II.  — Suivons  maintenant  cet  intendant  qui  fut  désigné  à  son 
maître  et  accusé  devant  lui  d'avoir  dissipé  son  bien.  Le  pécheur  est 
dénoncé  au  souverain  Seigneur,  par  le  remords  de  sa  conscience, 
par  le  scandale  de  sa  conduite  et  par  le  témoignage  de  son  ange 
gardien,  d'avoir  abusé  de  ses  biens ,  c'est-à-dire ,  d'avoir  dépensé 
sa  fortune  en  superfluités,  prostitué  son  corps  à  des  plaisirs 
grossiers  et  souillé  son  âme  d'affections  impures. 

III.  —  Le  maître,  qui  manda  son  intendant,  c'est  Dieu,  qui  rap- 
pelle l'homme  à  lui-même,  par  les  inspirations  du  dedans,  les 
prédications  du  dehors,  les  bienfaits  inattendus,  les  châtiments  ou 


VIIImo  DIMANCHE   APRÈS  LA  PENTECÔTE  137 

les  menaces  de  la  damnation.  //  le  fit  donc  venir,  et  lai  dit,  en  l'ad- 
monestant dès  cette  vie,  et  en  lui  faisant  entendre  trois  paroles 
terribles,  qui,  si  elles  étaient  toujours  présentes  à  notre  esprit, 
nous  préserveraient  du  péché  :  1°  Qu  est-ce  que  j'entends  dire  de 
vous?  Un  cri  s'élève  de  la  terre,  pour  vous  reprocher  le  triple 
abus  dont  vous  vous  êtes  rendu  coupable;  2°  Rendez-moi  compte 
de  votre  administration  !  Sommation  redoutable ,  qui  annonce 
que  le  livre  de  la  conscience  va  être  ouvert  et  que  l'œil  de  Dieu , 
à  qui  rien  n'échappe,  va  y  lire  toutes  choses  :  3°  Lé  maître  ajoute  : 
Car  je  ne  veux  plus  désormais  que  vous  administriez  mon  bien.  Sen- 
tence douloureuse,  terminant  la  vie  et  montrant  la  mort  prête  à 
nous  saisir.  Ce  n'est  plus  dès  lors  le  temps  de  travailler,  mais 
bien  le  temps  de  rendre  compte. 

IV.  —  Alors,  sous  l'impression  des  terreurs  de  la  mort  et  du 
jugement  qui  est  proche ,  V intendant ,  abandonné  à  ses  prudentes 
réflexions,  se  dit  en  lui  même  :  Queferai-je?et  non  pas  :  Que  dirai- 
je?  Car,  auprès  de  ce  juge  sévère,  il  faut  des  actions,  et  non  pas 
des  paroles.  Que  ferai-je  donc,  puisque  mon  maître  mute  V adminis- 
tration de  son  bien  ?  Je  ne  puis  cultiver  la  terre  :  Mes  forces  épuisées 
ne  me  permettent  plus  de  satisfaire  pour  mes  péchés  par  le  jeûne 
et  la  pénitence  ;  et  j'aurais  honte  de  mendier  :  je  ne  suis  pas  habitué 
à  la  prière,  je  ne  saurais  prier  avec  assez  d'efficacité  !  Je  sais  ce 
que  je  ferai ,  je  remettrai  aux  débiteurs  de  mon  maître  une  partie 
de  leurs  dettes,  en  leur  donnant  une  partie  de  ses  biens,  afin  que, 
quand  on  m  aura  privé  de  mon  emploi,  je  trouve  des  gens  qui  me  reçoi- 
vsnt  chez  eux.  Je  vais  me  gagner  les  suffrages  et  les  mérites  de 
ceux  qui  pourront  m'introduire  dans  la  vie  éternelle.  En  effet, 
tandis  que  les  habitations  des  riches  sont  sur  la  terre,  celles  des 
pauvres  sont  au  ciel.  Si  clone  les  riches  veulent  que  les  pauvres 
les  admettent  dans  leurs  maisons  d'en  haut,  ils  doivent  accueillir 
volontiers  les  pauvres  dans  leurs  maisons  d'ici-bas  :  «  Donnez  la 
terre ,  dit  S.  Augustin,  et  vous  recevrez  le  ciel.  » 

V.  —  Il  fit  venir  Vun  après  Vautre  les  pauvres,  les  affligés,  les 
indigents  de  toute  sorte,  en  un  mot,  tous  les  débiteurs  desonmaître, 
et  il  s'informe  avec  un  affectueux  intérêt  de  leurs  besoins.  Il  dit 
au  premier:  Que  devez-vous  à  mon  maître  ?  Cent  barils  d'huile, 
répondit  celui-ci.  L'intendant  lui  dit  :  Tenez ,  voilà  votre  obligation , 
asseyez-vous  vite,  et  faites-en  une  de  cinquante.  Il  dit  ensuite  à  un 
autre  :  Et  vous ,  que  devez-vous?  Celui-ci  lui  répondit  :  Cent  mesures 
de  froment.  Tenez,  lui  dit-il,  voilà  votre  billet,  faites  en  un  de  quatre- 
vingts.  En  faisant  aux  créanciers  une  remise  plus  considérable 
d'huile  que  de  froment,  l'intendant  signifiait  que  nous  devons 
compatir  par  affection  plus  encore  que  nous  ne  pouvons  prêter 
assistance  aux  misères  du  prochain. 


133  HOMÉLIES  SUR  LES  ÉVANGILES 

Remarquons  ir-i  que  la  miséricorde  divine  nous  offre  un  moyen 
facile  de  réparer  les  fautes  de  toute  notre  vie.  En  effet,  tout  ce  que 
nous  donnons  pour  guérir  les  malades,  nourrir  les  affamés, 
s'amasse  et  forme  un  impérissable  trésor,  qui  dure  autant  que  la 
charité,  la  seule  des  vertus  qui  demeure  encore  dans  le  ciel.  Dieu 
ordonné  aux  riches  les  biens  terrestres,  aux  pauvres  les  biens 
célestes,  afin  de  les  sauver  les  uns  par  les  autres.  Si  les  riches 
partagent  leur  patrimoine  avec  les  pauvres  ici-bas,  les  pauvres 
partageront  avec  eux  l'héritage  éternel.  Pénétrons  nous  bien  de 
ces  pensées,  et  nous  approcherons  des  pauvres,  non  plus  comme 
des  riches  insolents,  qui  distribuent  de  fastueuses  aumônes  ; 
mais,  humbles  clients,  nous  leur  offrirons  des  dons  respectueux, 
comme  à  des  patrons,  entre  les  mains  de  qui  sont  remises  les 
clés  du  royaume  à  venir. 

VI.  —  Le  maître,  ayant  appris  la  conduite  de  son  économe,  loua 
cet  intendant  infidèle  de  ce  qui!  avait  agi  en  homme  intelligent.  Ainsi, 
ce  serviteur,  bien  qu'infidèle,  fut  loué  par  son  propre  maître,  non 
pas  de  la  fraude  qu'il  avait  commise,  mais  de  la  prudence  qu'il 
avait  montrée  au  point  de  vue  mondain,  en  se  préparant  des  amis 
pour  le  temps  de  la  disgrâce  prochaine,  car  la  prévoyance  est 
un  des  caractères  de  la  prudence.  L'intendant  avait  agi  d'une  ma- 
nière adroite  pour  son  intérêt  temporel,  quoique  d'une  façon 
inique  envers  son  maître  paiticulier.  De  même,  les  riches  de  ce 
monde  méritent  d'être  loués,  non  point  de  ce  que,  par  une  illu- 
sion funeste,  ils  se  livrent  à  des  actes  illicites  ;  mais  de  ce  que, 
par  une  sage  conversion,  ils  appliquent  leurs  biens  à  des  œuvres 
pies,  afin  de  se  ménager  des  ressources  pour  l'éternité,  car,  selon 
la  belle  remarque  de  S.  Ambroise,  la  miséricorde  est  la  seule 
compagne  qui  reste  à  l'homme  après  la  mort. 

VII.  —  Mais,  ce  ne  fut  pas  seulement  son  maître  particulier  qui 
loua  cet  intendant,  ce  fut  encore  le  souverain  maître  de  l'univers 
qui  le  proposa  comme  exemple  à  ses  disciples,  en  ajoutant  :  Ainsi 
les  enfants  du  siècle,  les  partisans  du  monde,  sont  plus  habiles  dans 
la  conduite  de  leurs  affaires  temporelles,  pour  lesquelles  il  leur 
semble  être  nés,  que  les  enfants  de  la  lumière,  les  serviteurs  de  Dieu, 
dans  les  affaires  spirituelles.  «  Malheur  à  nous  !  observe  S.  Jérôme, 
nous  sommes  de  feu  pour  les  choses  de  la  terre  et  de  glace  pour 
celles  de  l'éternité  ;  les  plus  petites  choses  excitent  en  nous  de 
vifs  -transports,  tandis  que  les  plus  grandes  ne  trouvent  en  nous 
qu'une  paresseuse  indifférence  ;  nous  ne  cessons  de  rechercher 
ce  qui  doit  promptement  finir,  tandis  que  nous  dédaignons  et 
négligeons  follement  les  biens  célestes  et  les  honneurs  im- 
mortels. » 


IXme  DIMANCHE  APRÈS  LA  PENTECÔTE  139 

VIII.  —  Notre-Seigneur  tire  la  conclusion  de  l'exemple  de  cet 
intendant  avisé.  Et  moi ,  ajoute  Jésus,  je  vous  dis  aussi,  dans  votre 
intérêt  spirituel,  em-ploye\  les  richesses  d'iniquité,  qui  sont  les  biens 
temporels,  à  vous  gagner  des  amis,  afin  que ,  quand  vous  viendrez 
à  manquer  de  mérites  personnels  au  sortir  de  la  vie  présente,  il* 
vous  reçoivent  dans  les  demeures  éternelles,  en  obtenant  de  Dieu,  par 
leurs  mérites  abondants  et  leurs  paissants  suffrages,  que  vous 
soyez  admis  à  la  vie  bienheureuse.  Nous  l'avons  déjà  expliqué. 

IX.  —  Les  commentateurs  ont  remarqué  sept  raisons  à  celle 
appellation  de  «  richesses  d'iniquité,  »  employée  par  le  Sauveur. 
En  effet,  disent-ils  :  1°  Les  richesses  sont  fausses,  parce  qu'elles 
trompent,  en  promettant  plus  qu'elles  ne  procurent  ;  2°  elles  sont 
surtout  désirées  et  recherchées  par  les  méchants,  qui  mettent  en 
elles  leur  espoir  et  leur  confiance ,  3°  elles  servent  au  démon  de 
moyens  pour  tenter  les  hommes  par  la  cupidité  ;  4°  elles  sont  la 
cause  et  l'instrument  de  mille  iniquités;  5°  souvent,  elles  ont  été 
acquises  injustement  par  les  devanciers  ;  6°  elles  sont  réparties 
avec  beaucoup  d'inégalité  ;  7°  elles  sont  injustement  détenues, 
quand  on  néglige  de  donner  du  superflu  aux  pauvres. 

X.  —  Seigneur  Jésus,  rendez  mon  âme  comme  un  domaine 
fertile  en  toutes  sortes  de  vertus  excellentes  ;  et,  puisque  vous 
avez  choisi  ma  raison  pour  votre  intendante,  ne  permettez  pas 
qu'elle  dissipe  vos  biens  confiés  à  mos  soins,  car  j'ignore  quels 
mérites  je  pourrais  acquérir  après  ma  mort.  Maître  plein  d'indul- 
gence, faites-moi  grâce  des  cent  barils  d'huile  que  je  dois  vous 
payer  par  les  actes  fervents  de  la  contemplation,  comme  aussi 
des  cent  mesures  de  froment  que  je  dois  vous  rapporter  par  les 
dbuvres  salutaires  de  la  miséricorde.  Que  vos  amis  ,  les  pauvres 
qui  vous  aiment  et  qui  vous  ressemblent,  deviennent  mes  inter- 
cesseurs, mes  avocats  et  mes  protecteurs  auprès  de  vous-même, 
afin  que,  quand  je  viendrai  à  manquer  des  mérites  personnels 
au  sortir  de  cette  vie,  je  sois  admis,  par  leurs  mérites  et  par  leurs 
suffrages,  dans  les  demeures  éternelles,  dans  vos  tabernacles 
tant  désirés.  Amen. 


IXmo  DIMANCHE  APRÈS  LA  PENTECOTE 

Sommaire.  —  1.  Contraste.  —  2.  Ce  que  Jésus  vit  à  Jérusalem.  —  3.  Les  larmes  de  Jésus. 

-  4.  Les  malheurs  de  Jérusalem.  —  5.  Triple  application  aux  pécheurs.  —  6.  Les 
changeurs  et  les  vendeurs  du  temple.  —  7.  Comment  Jésus  enseigne  dans  le  temple. 

—  Prière. 

I.  —  En  ce  temps-là,  la  foule  joyeuse  chantait  autour  de  Jésus 
Je  cantique  de  l'allégresse  et  du  triomphe.    Le    Sauveur  des 


140  HOMÉLIES  SUR  LÉS  ÉVANGILES       ' 

hommes  allait  faire  son  entrée  triomphale  à  Jérusalem,  et  les 
Juifs,  accourus  au  devant  de  lui,  l'acclamaient  de  joyeux 
Hosannah!  Mais,  le  miséricordieux  Sauveur  tournait  ses  pensées 
vers  d'autres  sujets-,  et,  tandis  que  ses  amis  se  réjouissaient  de 
sa  gloire,  son  cœur  entonnait  le  chant  triste  des  lamentations  sur 
la  perte  de  cette  cité  perfide,  où  bientôt  les  bénédictions  se  chan- 
geront en  cris  de  rage,  et  où  les  acclamations  feront  place  aux 
voix  qui  réclament  sa  mort. 

IL  —  Jésus  donc,  étant  arrivé  près  de  Jérusalem ,  et,  voyant  cette 
ville,  ses  hautes  maisons,  ses  tours  superbes,  la  richesse  de  ses 
monuments,  son  regard  alla  plus  loin ,  il  pénétra  les  plis  cachés 
des  cœurs.  11  vit  l'inconstance  du  plus  grand  nombre,  la  méchan- 
ceté de  beaucoup,  les  trames  obscures,  les  complots  déicides, 
la  ruine  de  la  ville,  la  dispersion  du  peuple,  et  surtout  la  perte 
éternelle  que  ces  maux  divers  préparaient  ou  figuraient.  Voyant 
ces  choses,  il  pleura, 

III.  —  Les  commentateurs  ont  noté  quatre  circonstances  où 
Jésus  a  pleuré.  1°  Il  pleura  à  sa  naissance,  comme  tous  les 
enfants  des  hommes,  dont  il  prit  les  faiblesses  et  les  misères  ; 
2°  Il  a  pleuré  de  tendresse  sur  la  mort  de  Lazare,  son  ami;  3°  Il 
pleure  aujourd'hui  de  pitié,  à  la  vue  de  Jérusalem,  dont  il  prévoit 
le  déicide  et  la  raine;  4°  Il  pleurera  de  douleur  sur  l'arbre  de  la 
croix.  Ces  larmes,  qui  sortent  quatre  fois  des  yeux  de  Jésus, 
étaient,  d'après  les  saints  interprètes,  figurées  par  les  quatre 
fleuves  sortant  du  paradis  terrestre,  fleuves  abondants  qui  rou- 
lent les  eaux  de  la  grâce,  et  par  qui  le  monde  entier  est  purifié , 
rafraîchi,  fécondé;  fleuves  aux  ondes  délicieuses  où  s'abreuvent 
les  saints  de  la  terre  et  les  élus  du  ciel.  «  O  mes  frères,  s'écrie 
Ludolphe,  toute  la  vie  du  Christ  est  notre  route,  et  ses  pleurs 
nous  enseignent  à  pleurer.  —  Enfant,  il  a  pleuré  sur  la  profonde 
misère  de  la  vie  présente  ;  car  l'enfant  qui  naît  dans  les  sanglots 
annonce  notre  chute,  et,  ne  parlant  pas  encore,  il  prophétise 
déjà:  pleurons  donc  avec  le  Seigneur  sur  l'immense  infortune  du 
monde  déchu.  — Il  pleura  de  douleur  sur  la  croix;  ses  larmes 
sont  celles  de  la  pénitence  :  qu'elles  coulent  sur  nos  péchés!  — Il 
pleura  à  la  vue  de  Jérusalem  :  pleurons  aussi  la  mort  spirituelle 
de  nos  frères.  —  Enfin,  il  pleura  Lazare:  pleurons  nos  proches, 
nos  amis;  Jésus  le  permet,  Jésus  le  veut;  mais,  pleurons  comme 
Jésus,  afin  de  nous  réjouir  en  lui  éternellement. 

IV.  —  Jésus  donc  se  mit  à  pleurer,  non  sur  lui-même  à  cause 
du  supplice  qu'on  lui  préparait,  mais  sur  Jérusalem,  à  cause  des 
crimes  nombreux  qui  s'y  commettaient  et  des  châtiments  terribles 
qui  l'attendaient.  Il  pleura  sur  elle-  et  dit:  Ah!  si  du  moins  en  ce 


IXmo  DIMANCHE  APRÈS  LA  PENTECÔTE  141 

jour  qui  t'est  encore  donné,  en  ce  jour  qui  te  reste,  en  ce  temps 
court  et  prospère  durant  lequel  tu  montres  ta  gloire  et  tu  satisfais 
ta  volonté,  si  tu  savais  ce  qui  peut  te  procurer  la  paix  !  Si  tu  voulais 
reconnaître  ton  Sauveur,  celui  qui  t'apporte  la  paix,  celui  que  tu 
ne  verras  plus  et  qui  va  retourner  à  son  Père!  Mais,  ajouta-t-il 
tristement,  tout  cela  est  maintenant  caché  à  tes  yeux ,  parce  que  tu 
Les  détournes  obstinément  de  la  vue  de  ton  Sauveur.  Un  jour,  tes 
yeux  s'ouvriront,  mais,  il  sera  trop  tard!  En  effet,  il  viendra  des 
jours  malheureux  pour  toi,  maintenant  si  follement  enivrée  de  joie, 
)U  tes  ennemis,  les  Romains,  t'environneront  d'un  fossé ,  comme  tu 
auras  ceint  d'une  couronne  d'épines  le  front  de  ton  Seigneur.  Ils 
t'enfermeront  de  leurs  armées  et  te  serreront ,  te  bloquant  étroite- 
ment de  toutes  parts ,  sans  te  laisser  aucune  entrée  ou  sortie,  de 
sorte  que  personne  ne  pourra  leur  échapper  ;  dans  leur  détresse, 
tes  habitants  mangeront  leurs  propres  enfants,  terrible  vengeance 
le  ce  que,  dans  sa  soif,  tu  auras  abreuvé  ton  Sauveur  de  vinai- 
gre. Parce  que  tu  as  étendu  dans  le  sépulcre  le  corps  de  ton 
Messie,  ils  t'égaleront  au  sol,  ils  abattront  tes  tours  et  tes  rem- 
parts, ruinant  tes  édifices,  et  même  ton  temple.  Ils  te  détruiront 
entièrement ,  toi  et  tes  enfants,  qui  sont  dans  ton  enceinte,  parce 
j[ue  tu  auras  persécuté  mes  fils  spirituels,  les  disciples  et  les 
apôtres.  Enfin,  ils  ne  laisseront  pas  en  toi  pierre  sur  pierre ,  parce 
que  tu  auras  dispersé  l'Église  naissante,  et  rejeté  au  loin  les 
pierres  vivantes  de  ce  saint  édifice.  Toutes  ces  choses  arriveront, 
parce  que  tu  n'as  pas  su  connaître  le  temps  de  ta  visite ,  le  temps  OÙ, 
se  revêtant  de  la  miséricorde,  l'orient  éternel  s'abaissait  jusqu'à 
toi  dans  le  mystère  de  son  incarnation. 

V.  —  Les  six  traits  distincts  de  cette  prédiction  évangélique  ont 
été  appliques  par  les  commentateurs  à  la  situation  du  pécheur, 
dont  Jérusalem  est  la  figure. 

En  effet,  quand  il  commet  le  péché,  l'homme  est  1°  circonvenu 
par  les  suggestions  extérieures  de  l'ennemi:  2°  investi  par  les  solli- 
citations intérieures  de  la  chair;  3°  pressé  par  les  ardeurs  de  la 
délectation;  4°  renversé  par  le  consentement  intérieur  de  la 
volonté;  5° privé  de  ses  fils,  c'est-à-dire  des  fruits  de  ses  vertus, 
3n  perdant  le  mérite  de  ses  œuvres  précédentes;  6°  entièrement 
ruiné  par  la  consommation  extérieure  du  péché. 

Une  fois  le  péché  accompli,  les  malheurs  de  Jérusalem  se  réa- 
lisent chez  le  pécheur.  En  effet,  1°  il  est  assiégé  de  tribulations 
extérieures,  2°  enveloppé  d'infirmités  corporelles,  3°  tourmenté 
par  les  angoisses  de  son  esprit  et  les  remords  de  sa  conscience  , 
1°  terrassé  par  le  désespoir  de  son  salut,  5°  privé  de  ses  proches 
par  la  douleur  et  la  désolation  qu'il  leur  cause,  6°  précipité  parla 
mort  dans  l'abîme  de  la  perdition. 


142  HOMÉLIES   SUR   LES    ÉVANGILES 

Au  moment  effroyable  où  il  meurt  dans  son  péché,  le  pécheur 
est  1°  environné  et  2°  obsédé  par  les  esprits  infernaux,  3°  accablé 
par  le  souvenir  de  ses  crimes,  car  les  démons  ne  cessent  de  lui 
rappeler  non  seulement  toutes  ses  actions  mauvaises,  mais 
encore  toutes  ses  paroles  et  ses  pensées  coupables,  afin  de  le 
pousser  au  désespoir;  4°  renversé  dans  la  poussière,  parce  que 
son  corps  est  réduit  en  cendres,  tandis  que  son  âme  est  précipitée 
dans  les  enfers:  5°  précipité  dans  les  enfers  avec  ses  enfants, 
c'est-à-dire,  ses  complices  et  ses  imitateurs,  pour  partager  ses 
supplices,  comme  ils  partagèrent  ses  égarements,  6°  écrasé  par 
toutes  les  vaines  pensées  qu'il  avait  entassées  les  unes  sur  les 
autres  et  qui  retombent  sur  lui,  car,  de  tout  ce  qu'il  avait 
entrepris  ou  exécuté,  il  ne  reste  pas  pierre  sur  pierre. 

Il  faut  donc,  à  l'exemple  du  miséricordieux  Jésus,  pleurer  beau- 
coup sur  les  péchés,  à  cause  des  maux  immenses  qu'ils  attirent 
aux  pécheurs. 

VI.  —  Après  cela,  Jésus  et  ses  apôtres  vinrent  à  Jérusalem,  et, 
lorsqu'il  fut  entré  dans  le  temple,  il  se  mit  à  en  chasser  les  vendeurs  et 
les  acheteurs,  en  leur  disant  :  Il  est  écrit  :  Ma  maison  est  la  maison  de 
la  prière,  et  vous  en  ave^  fait  une  c  iverne  de  voleurs.  Ce  disant,  il 
renversa  les  tables  des  changeurs  et  les  sièges  de  ceux  qui  ven- 
daient des  colombes,  il  ne  permettait  même  pas  que  l'on  trans- 
portât aucun  vase  à  travers  le  temple. 

((  Le  temple,  disent  les  saints  interprètes,  c'est  l'Église  com- 
posée de  pierres  pures,  saintes  et  vivantes;  les  membres  de  cette 
hiérarchie  ecclésiastique,  qui  se  rendent  indignes  de  leur  minis- 
tère, font  de  cette  maison  de  Dieu  une  caverne  de  voleurs.  Aussi, 
il  n'est  pas  de  péché  plus  grand  que  celui  du  sacerdoce  chrétien, 
et  c'est  à  cause  de  cela,  assures.  Jean  Chrysostôme,  que  le 
Sauveur,  entrant  à  Jérusalem,  se  revêt  de  puissance  et  de  majesté 
pour  attaquer  et  couper  le  mal  dans  sa  racine.  Le  sacerdoce  est 
le  cœur  de  la  chrétienté,  et  des  péchés  du  prêtre  viennent  les 
péchés  du  peuple.  En  châtiant  les  Juifs  sous  les  portiques  du 
temple,  en  les  traitant  avec  une  rigueur  inouïe,  Jésus  nous 
apprend  quelle  punition  il  réserve  à  ses  ministres  infidèles.  «  Il 
renversa,  dit  l'Évangile,  les  tables  des  changeurs  et  les  sièges  de 
ceux  qui  vendaient  des  colombes.  »  Les  changeurs,  ce  sont  ceux 
qui  emploient  à  leur  propre  satisfaction  le  patrimoine  du  crucifié 
le  bien  des  pauvres,  et  qui  font  un  indigne  usage  des  aumônes 
remises  entre  leurs  mains.  Ceux  qui  vendent  des  colombes , 
figure  du  Saint-Esprit,  ce  sont  ceux  qui  font  des  sacrements,  et 
en  particulier  de  l'ordination ,  le  moyen  d'un  lucre  infâme.  Pour- 
«ii'tôi  d'ailleurs  est-il  dit  que  le  Seigneur  renversa  les  chaises  ou 
les  trônes,  cathedras,  des  marchands  de  colombes?  Des  mar- 


Xm0  DIMANCHE   APRÈS   LA  PENTECÔTE  143 

chands  ont-ils  coutume  de  s'asseoir  sur  des  trônes?  Si  ce  n'est 
que  l'Évangile  voulait  signifier  par  là  qu'un  jour  viendrait  où  les 
successeurs  de  Pierre,  héritiers  des  exemples  et  du  zèle  de  Jésus- 
Christ,  renverseraient  sans  pitié,  de  leurs  chaires  simoniaques, 
de  leurs  trônes  usurpés,  les  membres  de  l'épiscopat,  qui 
auraient  vendu  ou  acheté  la  divine  colombe  de  l'Esprit-Saint?  En 
un  mot,  la  conduite  de  Jésus  dans  le  temple  de  Jérusalem  est  lo 
type  de  la  conduite  des  Papes  qui,  pendant  des  siècles  e* 
toujours,  ont  défendu,  môme  parles  moyens  les  plus  sévères  e* 
par  les  peines  les  plus  rigoureuses,  la  pureté,  la  liberté  de  l'Église, 
et  n'ont  pas  permis  que  la  cité  sainte,  confiée  à  leur  garde, 
devînt  le  lieu  d'un  impur  trafic,  le  carrefour,  la  place  publique, 
où  les  hommes  s'assembleraient  pour  satisfaire  leur  ambition,  y 

VII.  —  0  Jésus,  voilà  donc  comment  votre  Évangéliste  a  eu 
raison  de  dire:  Et  il  enseignait  tous  les  jours  dans  le  temple.  Ensei- 
gnez-moi dans  le  temple  de  mon  âme,  et  faites,  par  votre  grâce, 
que,  fidèle  croyant  à  toutes  les  leçons  de  votre  Église,  je  sois 
aussi  fidèle  à  toutes  vos  inspirations  et  à  tous  vos  divins  attraits. 
Amen. 


Xmo  DIMANCHE  APRÈS  LA  PENTECOTE 

Sommaire.—  1.  Occasion  de  la  parabole.  —  2.  Ils  montent  au  temple.  —  3.  Pharisien  et 
Publicain.  —  4.  L'orgueil  du  Plu  risien.  —  5.  L'humilité  du  Publicain.  —  6.  Interpré- 
tation au  sens  mystique.  —  7.  Les  deux  résultats.  —  8.  Pensée  de  S.  Ambroise.  — 
9.  Exhortation  pratique.  —  10.  La  maxime.  —  11.  Pourquoi  Notre-Seigneur  l'a-t-il  si 
souvent  répétée  dans  son  Evisn^ile.  —  12.  Prière. 

I.  —  En  ce  temps-là ,  Jésus  qui  avait  remarqué  plusieurs  hommes 
tellement  infatués  de  leur  valeur  personnelle,  qu'ils  se  préfé- 
raient au  reste  des  humains,  dit  cette  parabole  pour  ceux-là  qui , 
présumant  de  leur  propre  justice ,  à  cause  de  leurs  œuvres  exté- 
rieures, mettaient  leur  confiance  en  eux-mêmes  et,  regardant  tout  le 
reste  du  haut  de  leur  grandeur,  méprisaient  les  autres  comme 
pécheurs.  Ils  étaient  donc  doublement  orgueilleux,  et,  par  consé- 
quent, ils  se  trompaient ,  en  se  .croyant  justes,  car  il  n'y  a  point 
de  vertu  ou  justice  véritable  sans  humilité  sincère.  C'est  pour 
les  tirer  de  leur  erreur  que  Jésus  leur,  proposa  la  parabole  du 
Pharisien  qui  paraissait  juste  et  du  Publicain  qui  passait  pour 
pécheur. 

II.  —  Ces  deux  hommes  montèrent  au  temple ,  en  gravissant  les 
quinze  degrés  qui  conduisaient  à  son  enceinte,  située  sur  la 
hauteur.  Ils  allaient  pour  prier,  but  que  doit  se  proposer  tout 


144  Homélies  sur  les  évangiles 

fidèle,  en  se  rendant  au  temple  saint,  et  non  point  de  satisfaire 
sa  vanité  ou  sa  curiosité,  d'y  tenir  conversation,  ou  de  s'y  donner 
en  spectacle. 

III.  —  Nous  l'avons  déjà  dit,  l'un  des  deux  était  pharisien,  de 
la  secte  de  ceux  qui,  afin  de  paraître  meilleurs  que  les  autres, 
affectaient  de  se  distinguer  par  leur  extérieur,  et  Vautre  publicain, 
d'une  classe  méprisée  et  tenue  pour  pécheresse.  Dans  la  personne 
de  ces  deux  hommes,  Notre-Seigneur  va  trouver  un  exemple, 
dont  le  but  est  de  montrer  que,  si  la  justice  élève  l'homme  en 
l'approchant  de  Dieu,  elle  l'abaisse  profondement,  lorsqu'elle  est 
accompagnée  d'orgueil,  car  l'orgueil  est  un  mépris  de  Dieu. 

IV.  —  Le  pharisien ,  se  tenant  debout,  priait  ainsi  en  lui-même: 
Mon  Dieu ,  je  vous  rends  grâce  de  ce  que  je  ne  suis  pas  comme  le  reste 
des  hommes ,  qui  sont  voleurs ,  injustes ,  adultères ,  ni  même  tel  que  ce 
publicain.  Je  jeûne  deux  fois  par  semaine,  je  donne  la  dîme  de  tout  ce 
que  je  possède.  Ce  Pharisien  est  le  type  de  l'orgueilleux  qui,  s'éle- 
vant  au  dessus  de  ses  frères,  se  confie  en  sa  propre  vertu.  Il  se 
tient  debout,  il  prie  en  lui-même,  comme  dédaignant  de  mêler 
sa  prière  à  celle  des  personnes  qui  l'entourent.  Content  de  sa 
propre  justice,  il  ne  demande  ni  le  pardon  de  ses  fautes,  ni  le 
progrès  dans  la  vertu,  ni  la  miséricorde  pour  le  passé  ;  ni  même 
la  grâce  pour  l'avenir,  et  ne  se  souvient  de  ses  frères  que  pour 
les  condamner.  Aussi,  suivant  l'expression  du  Psalmiste,  son 
oraison  lui  devient  un  péché.  «  Quand  vous  venez  à  l'église,  dit  à 
ce  sujet  S.  Basile  ,  prosternez-vous  avec  un  humble  respect  en  la 
divine  présence  du  Seigneur,  et  ne  demandez  rien ,  comme  étant 
dû  à  vos  mérites  personnels.  Si  vous  reconnaissez  en  vous 
quelque  bien,  cachez-le  et  mettez-le  en  oubli,  afin  que  le  Seigneur 
vous  en  récompense  au  centuple.  Hâtez-vous  au  contraire  -de 
rappeler  vos  iniquités,  afin  d'en  obtenir  le  pardon  par  un  aveu 
sincère.  Ne  cherchez  pas  à  vous  justifier  vous-même,  de  peur 
que  vous  ne  soyez  condamné  comme  le  Pharisien  ;  mais  imitez 
ïe  Publicain ,  si  vous  désirez  trouver  miséricorde  auprès  de  Dieu.  » 

V.  —  En  effet,  le  publicain,  au  contraire  du  pharisien,  se  tenant 
éloigné  de  l'autel ,  comme  s'il  n'était  pas  digne  d'approcher  de 
Dieu  ;  et,  saisi  de  confusion  à  cause  de  ses  iniquités,  n'osait  pas 
même  lever  les  yeux  au  ciel;  mais,  brisé  de  contrition,  il  se  frappait 
la  poitrine,  siège  du  cœur  d'où  provenaient  tous  ces  péchés. 
Reconnaissant  sa  profonde  misère,  il  s'humiliait,  en  disant: 
O  J)ieu,  Seigneur  tout  puissant,  aye%  pitié  de  moi  qui  suis  un 
pécheur.  Effectivement,  les  publicains  étaient  considérés  comme 
des  pécheurs  publics,  parce  qu'ils  percevaient  les  impôts,  con- 
rairement  à  la  loi  judaïque.  Combien  l'attitude  de  cet  humble 


XmG  DIMANCHE   APRÈS   LA  PENTECÔTE  145 

publicain  est  différente  de  celle  de  l'orgueilleux  pharisien  !  Il  se 
met  au  dernier  rang,  il  ne  craint  pas  de  montrer  aux  yeux  de 
tous  son  repentir  et  sa  misère.  Priant  et  frappant  la  poitrine  en 
même  temps,  il  dit  à  haute  voix  :  Je  n'ai  rien  en  moi,  ô  mon 
Dieu  !  qui  puisse  vous  plaire  et  mériter  votre  pardon  ;  j'ai  péché 
devant  vous  de  corps  et  d'âme,  d'oeuvres  et  de  pensées.  Je  ne  suis 
pas  digne  d'approcher  de  votre  sanctuaire,  ni  de  lever  les  yeux 
vers  le  ciel,  votre  demeure. 

VI.  —  Au  sens  mystique,  le  Pharisien  représente  les  Juifs  qui, 
pour  avoir  été  instruits  par  la  loi  et  les  prophètes,  se  regardaient 
comme  saints  et  méprisaient  les  Gentils.  Le  Publicain  figure  les 
Gentils  qui,  dociles  à  la  prédication  des  apôtres,  reconnurent 
leurs  erreurs  et  confessèrent  leurs  iniquités.  Ils  furent  ainsi 
justifiés  en  recevant  la  foi  du  Christ,  tandis  que  les  Juifs  furent 
réprouvés  en  la  rejetant  avec  obstination. 

VII.  —  Le  fruit  de  la  prière  de  ces  deux  hommes  fut  bien  diffé- 
rent, dit  Notre-Seigneur,  je  vous  déclare  que  celui-ci  s'en  retourna 
che\  lui  justifié,  et  non  pas  l'autre. 

Le  Publicain  fut  justifié,  car,  aux  yeux  de  celui  qui  s'incline 
vers  les  choses  basses,  mieux  vaut  le  pécheur  humble  que  le  juste 
superbe,  ou  plutôt  il  n'est  pas  de  juste  superbe,  ni  d'humble 
pécheur,  puisque  là  où  commence  l'orgueil  finit  la  justice,  et 
que  le  péché  est  banni  du  cœur  où  règne  l'humilité. 

VIII.  —  «Notre-Seigneur,  dit  à  ce  propos  S.  Ambroise,  en  nous 
représentant  le  Pharisien  et  le  Publicain  réunis  dans  le  Temple 
pour  prier,  a  voulu  nous  montrer  que  l'orgueilleux ,  fût-il  même 
orné  de  bonnes  qualités,  est  moins  agréable  à  Dieu  que  l'homme 
vraiment  humble,  quoique  dénué  de  tout  autre  mérite.  Aussi  le 
démon,  en  adversaire  artificieux  qu'il  est,  s'efforce  de  séduire 
ceux  qu'il  voit  appliqués  aux  bonnes  œuvres.  Combien  dé  tenta- 
tions le  Pharisien  ne  dut-il  pas  surmonter,  pour  ne  commettre 
ni  rapine,  ni  injustice,  ni  adultère  !  Combien  de  privations  il  dut 
subir  pour  jeûner  deux  fois  par  semaine,  et  pour  donner  la  dîme 
de  tout  ce  qu'il  possédait  !  Qui  de  nous  en  a  fait  autant?  Mais,  le 
démon  l'a  remarqué,  et  il  l'a  percé  d'un  trait  empoisonné ,  qui  a 
causé  l'enflure  de  l'esprit-,  et  dès  lors  toutes  les  œuvres  qui  sem- 
blaient rendre  cet  homme  plus  recommandable,  n'ont  servi  qu'à 
le  rendre  plus  répréhensible. 

IX. —  Instruits  par  un  si  déplorable  exemple,  lorsque  vous 
monterez  les  degrés  du  temple  de  l'oraison,  prosternez-vous, 
chrétiens,  et  que  votre  attitude  extérieure  elle-même  exprime  et 
symbolise  l'abaissement  de  votre  esprit.  Ne  demandez  rien  au 
nom  de  vos  propres  mérites,  ne  vous  compaie^  à  vos  frères  que 

U.  DIX-HEUP. 


146  HOMÉLIES  SUR  LES  ÉVANGILES 

pour  vous  mettre  au  dessous  d'eux,  et,  si  vous  vous  souveniez 
de  quelques  unes  de  vos  bonnes  œuvres,  chassez  ce  souvenir, 
afin  que  Dieu  le  garde,  comme  aussi  rappelez  soigneusement 
à  votre  mémoire  et  exposez  à  la  miséricorde  divine  toutes  vos 
fautes,  afin  que  Dieu  les  oublie  et  les  efface. 

X.  —  Notre-Seigneur  assigne  ensuite  la  cause  de  la  sentence 
qui  écarte  le  Pharisien  et  favorise  le  Publicain.  C'est,  dit-il, parce 
que  quiconque  s'élève  sera  abaissé  et  quiconque  s'abaisse  sera  élevé. 
En  d'autres  termes  :  quiconque,  grand  ou  petit,  riche  ou  pauvre, 
laïque  ou  ecclésiastique ,  quiconque  s'enfle  d'orgueil  comme  le 
Pharisien,  sera  renversé  par  les  tribulations  temporelles  ou 
plongé  dans  les  supplices  éternels ,  tandis  que  celui  qui  s'humilie 
volontairement  par  une  vraie  pénitence  ou  par  l'aveu  sincère  de 
ses  fautes  sera  exalté  par  les  récompenses  de  la  grâce  en  cette 
vie  et  de  la  gloire  en  l'autre.  Le  Sage  exprime  la  même  pensée, 
en  disant  :  «  L'orgueil  précède  la  chute  et  l'humiliation  précède 
la  gloire.  »  C'est  dans  le  même  sens  qu'on  dit  proverbialement  : 
«  Point  de  vallée  sans  colline,  point  de  colline  sans  vallée.  » 
Ainsi,  le  Publicain  en  s'humiliant  a  été  élevé,  tandis  que  le  Pha- 
risien en  s'élevant  a  été  humilié.  Des  deux  plateaux  d'une 
balance,  l'un  ne  peut  s'élever  sans  que  l'autre  ne  s'abaisse,  ou 
s'abaisser  sans  que  l'autre  ne  s'élève;  de  même,  dans  la  balance 
de  la  justice  divine,  celui  qui  se  glorifie  en  ce  monde  sera  humilié 
dans  l'autre,  et  réciproquement,  celui  qui  s'humilie  maintenant 
sera  glorifié  éternellement.  Or,  si  celui  qui  avait  fait  de  bonnes 
œuvres  est  blâmé  et  confondu,  pour  avoir  souillé  ses  actions  de 
grâces  par  des  sentiments  de  vanité,  combien  plus  sévèrement 
sera  condamné  et  châtié  celui  qui  n'aura  pas  fait  de  bien  et  aura 
méprisé  la  grâce?  Esprits  superbes,  tenez  pour  certain  que,  si 
vous  refusez  maintenant  de  plier  sous  la  main  toute  puissante 
de  Dieu,  vous  serez  forcés  un  jour  de  vous  courber  sous  l'empire 
tyrannique  du  démon.  Que  chacun  prenne  donc  garde  de  se 
rendre  esclave  de  l'orgueil,  car,  comme  le  dit  S.  Augustin, 
«  malheur  à  l'homme  qui  prend  pour  guide  cette  aveugle  passion, 
il  tombera  nécessairement  dans  le  précipice.  »  Si  nous  considé- 
rons les  termes  opposés  où  aboutissent  l'arrogance  de  Lucifer  et 
l'anéantissement  du  Christ,  l'orgueil  d'Eve  et  l'humilité  de  la 
Vierge  Marie;  les  jouissances  du  riche  et  les  ulcères  de  Lazare, 
la  jactance  du  Pharisien  et  la  pénitence  du  Publicain,  nous  com- 
prendrons clairement  la  vérité  de  cet  oracle  de  la  Sagesse  Incar- 
née :  «  Quiconque  s'élève  sera  abaissé  et  quiconque  s'abaisse 
sera  élevé.  »  Il  a  donc  eu  bien  raison  celui  qui  a  dit  :  «  Le  plus 
humble  entre  les  sages  est  le  plus  sage  de  tous.  ». 

XL—  Pourquoi  Je  Sauveur  a-t-il  si  souvent  répété,  dans  le 


Xlmo  DIMANCHE  APRÈS  LA  PENTECÔTE  147 

cours  de  son  Évangile ,  la  maxime  qui  nous  occupe?  C'était  afin 
de  réprimer  l'orgueil  qu'il  déteste  par  dessus  tous  les  autres 
vices,  et  afin  de  recommander  l'humilité  qu'il  a  louée  souvent 
pardessus  toutes  les  autres  vertus:  l'orgueil,  en  effet,  est  la 
racine  de  tous  les  maux,  et  l'humilité  est  la  gardienne  de  tous 
les  biens  spirituels. 

Méditons-la  donc  et  remeroions  la  bonté  divine  qui  a  voulu  que 
l'homme,  pour  se  sauver  et  arrivera  la  gloire,  n'eût  qu'à  se 
regarder ,  à  se  connaître  lui-même  et  à  s'estimer  ce  qu'il  est  : 
néant  et  misère  ! 

XII.—  Dieu  tout  puissant  et  miséricordieux,  je  vous  supplie 
d'avoir  pitié  de  moi;  car  je  ne  suis  point  comme  beaucoup  de 
justes  qui  ont  mérité  d'être  glorifiés  à  cause  de  leurs  vertus,  ni 
comme  beaucoup  de  pénitents  qui,  après  avoir  expié  leurs 
crimes,  sont  restés  fidèles  à  votre  service.  O  Dieu,  montrez-vous 
propice  envers  un  misérable  pécheur  tel  que  je  suis,  et  tournez 
vers  moi  ces  regards  miséricordieux  que  vous  avez  jetés  sur  le 
Publicain;  faites  qu'étant  humble  dans  mes  sentiments,  mes 
paroles  et  mes  œuvres,  je  mérite  d'être  justifié  en  voire  présence 
et  d'être  exalté  en  votre  royaume  céleste.  Amen. 


XIme  DIMANCHE  APRÈS  LA  PENTECOTE 

Sommaire.  —  1.  Le  cadre  topographique  du  miracle.  —  2.  Le  miracle.  —  3.  Les  huit 
circonstances  du  miracle.  —  4.  Les  huit  circonstances  de  la  conversion  du  pécheur. 
—  5.  La  défense  de  Jésus.  —  6.  On  n'en  tient  pas  compte.  —  7.  Jésus  a  bien  fait  toutes 
choses.  —  8.  Prière  et  résumé 

I.  —  En  ce  temps-là,  Jésus  quitta  le  pays  de  Tyr ,  traversa  la 
Décapote,  et  alla  par  Sidon  vers  la  mer  de  Galilée.  L'Evangéliste  note 
tous  ces  détails,  comme  pour  faire  ressortir  l'importance  et  les 
leçons  du  miracle  que  le  Sauveur  va  opérer.  En  effet,  il  s'agit 
d'une  guérison  qui  exige  un  triple  miracle  :  il  s'agissait  de  déli- 
vrer un  homme  du  démon,  pour  lui  rendre  la  parole  et  l'ouïe.  En 
effet,  à  peine  était-il  arrivé,  on  lui  amena  un  homme  sourd  et  muet, 
réduit  à  cet  état  par  l'effet  d'une  possession  diabolique,  et  on  le 
pria  de  lui  imposer  les  mains,  ces  mains  qui,  toutes  puissantes 
pour  créer,  l'étaient  aussi  pour  guérir.  Médecin  et  remède,  il 
communiquait  la  santé  et  la  vie,  par  le  seul  attouchement  de  ses 
mains  divines. 

Voulons-nous  guérir  V  Allons  à  Jésus  par  la  crainte  et  l'amour, 
quittons  le  pays  de  Tyr  qui  signifie  «  angoisse,  »  c'est-à-dire, 


148  HOMÉLIES   SUR  LES  ÉVANGILES 

renonçons  au  péché  par  la  contrition  ;  allons  par  Sidon ,  qui 
signifie  «  chasse ,  »  c'est-à-dire  ,  recourons  à  la  confession , 
en  recherchant  les  circonstances  et  le  nombre  de  nos  péchés  ; 
dirigeons-nous  vers  la  mer  de  Galilée,  qui  signifie  «  transmigra- 
tion, »  c'est-à-dire,  résolvons-nous  à  un  changement  de  vie,  en 
passant  des  plaisirs  grossiers  aux  œuvres  satisfactoires,  et  tra- 
versons la  Décapole,  mot  grec  qui  signifie  «  les  dix  villes,  »  c'est- 
à-dire,  observons  les  préceptes  du  Décalogue. 

II.  —  Quand  le  sourd-muet  fut  devant  lui,  Jésus,  le  tirant  de  la 
foule,  et  le  prenant  à  part ,  lui  mit  les  doigts  dans  les  oreilles  et  de  la 
salive  sur  sa  langue  ;  puis ,  levant  les  yeux  au  ciel ,  il  fit  un  soupir ,  et 
lui  dit  :  Ephpheta,  mot  hébreu  qui  signifie  :  ouvrez-vous.  Aussitôt  ses 
oreilles  s'ouvrirent ,  sa  langue  se  délia,  et  il  parlait  distinctement. 
Admirable  prodige ,  rempli  de  leçons,  que  nous  allons  étudier, 
après  avoir  remarqué  que  le  sourd-muet  de  cet  Evangile  est  une 
figure  du  genre  humain,  qui,  avant  la  venue  du  Sauveur,  n'en- 
tendait point  les  commandements  du  Sauveur  et  ne  célébrait  point 
ses  louanges.  Cela  posé,  étudions,  dans  les  circonstances  du 
miracle,  les  détails  de  la  guérison  de  l'humanité  par  son  Sauveur. 

III.  —  1°  Sans  connaître ,  sans  désirer  le  Messie,  il  est  amené 
jusqu'à  lui  par  la  longue  suite  des  justes  de  l'Ancien  Testa- 
ment, qui  ne  cessaient  d'implorer  la  miséricorde  divine,  pour 
que  le  monde  entier  fût  éclairé  et  guéri;  2°  Jésus,  accédant  à  leur 
prière,  accomplit  en  même  temps  les  desseins  de  sa  céleste  bonté. 
Il  le  prend,  c'est-à-dire,  qu'il  se  revêt  de  son  humanité,  pour 
opérer  sa  délivrance;  3°  Il  le  sépare  de  la  foule,  afin  de  nous 
apprendre  à  fuir  la  vaine  gloire  dans  nos  actes  ;  4°  Ses  doigts 
qu'il  place  dans  les  oieilles  du  malade,  ce  sont  les  dons  de 
l'Esprit-Saint,  qui  est  nommé,  dans  l'Exode,  «  le  doigt  de  Dieu.  » 
Or,  Dieu  nous  place  ses  doigts  dans  les  oreilles,  lorsque,  par  les 
dons  de  son  Esprit,  il  nous  ouvre  l'intelligence  pour  comprendre 
ses  paroles  et  nous  accorde  la  grâce  pour  accomplir  ses  pré  - 
ceptes;  5°  La  salive,  avec  laquelle  le  Sauveur  toucha  la  langue 
de  ce  possédé,  est  le  symbole  de  la  sagesse  divine,  qui, en  tou- 
chant notre  langue,  la  délie  pour  lui  faire  confesser  et  prêcher  la 
foi  évangélique  -,  6°  Il  regarde  le  ciel,  afin  de  nous  montrer  que 
toute  grâce  vient  d'en  haut,  que  là  doit  être  placé  notre  cœur,  où 
se  trouve  son  trésor;  7°  Il  gémit,  pour  nous  apprendre  à  chercher 
là  haut  le  remède  et  la  consolation,  pour  nous  révéler  les  abîmes 
de  sa  compassion  et  de  sa  miséricorde,  pour  nous  enseigner  à 
compatir  aux  peines  de  nos  frères  et  à  soupirer  après  la  patrie  ; 
8°  Comme  homme,  Jésus  regarde  le  ciel  et  il  gémit.  Comme  Dieu, 
il  ordonne,  en  son  propre  nom ,  disant  :«  Ouvrez-vous!  »  La 
nature  lui  obéit.  Non  seulement  l'homme  extérieur  est  guéri, 


XImo  DIMANCHE   APRÈS  LA  PENTECÔTE  149 

mais  l'homme  intérieur  est  éclairé,  car  il  est  dit  que  celui  qui 
était  muet  auparavant  parlait  avec  raison  et  justesse,  loquebatur 
rectè. 

IV.  —  C'est  en  effet  le  caractère  de  tous  les  miracles  de  Notre- 
Seigneur,  que  la  guérison  du  corps  n'y  est  qu'une  figure  de  la 
régénération  de  l'âme. 

Dans  les  diverses  circonstances  qui  ont  accompagné  la  gué- 
rison du  sourd-muet,  nous  allons  trouver  une  image  sensible  de 
l'ordre  admirable  que  suit  la  grâce  divine,  dans  la  conversion  du 
pécheur.  Voyons  plutôt  : 

1°  Il  faut  d'abord  l'amener  au  Sauveur,  vers  qui  il  peut  être 
attiré  par  la  vertu  de  la  prédication,  par  l'atteinte  de  la  maladie , 
par  un  exemple  de  pénitence,  par  une  aumône  ou  par  un  remords 
de  conscience  ; 

2°  11  faut  prier  pour  le  coupable.  Souvent,  les  justes  obtiennent 
le  salut  des  autres  par  leurs  suffrages  ; 

3°  Le  pécheur  est  séparé  de  la  foule,  lorsque  Dieu,  pour  le 
convertir,  l'éloigné  des  sociétés  mauvaises  et  le  retire  de  ses 
habitudes  vicieuses; 

4°  Le  Sauveur  place  ses  doigts  dans  les  oreilles  du  pécheur, 
quand  il  lui  donne  la  connaissance  de  ses  péchés,  en  les  lui 
montrant  écrits  dans  son  cœur  parle  doigt  de  Dieu  ; 

5°  Il  touche  de  sa  salive  la  langue  de  l'homme,  lorsqu'il  le  dis- 
pose à  la  confession,  soit  des  péchés  commis,  soit  des  vérités 
révélées,  soit  des  louanges  divines; 

6°  Il  regarde  le  ciel,  pour  nous  apprendre  à  diriger  en  haut  les 
yeux  de  notre  âme,  nos  intentions  et  nos  désirs  ;  car,  à  quoi  nous 
servirait  de  renoncer  aux  choses  de  la  terre,  si  nous  n'aspirions 
pas  aux  biens  supérieurs  ? 

7°  Il  gémit  suv  les  infirmités  des  hommes,  afin  de  nous  montrer 
que  nous  devons  déplorer  les  misères  de  notre  pèlerinage  ici-bas, 
en  répétant  avec  le  prophète  royal  :  «  Que  je  suis  malheureux  de 
ce  que  mon  exil  est  si  long  !  » 

8°  Après  avoir  préparé  l'âme  à  recevoir  la  grâce,  le  Sauveur  la 
lui  communique.  Aussitôt  ses  oreilles  s'ouvrent  pour  écouter  et 
sa  langue  se  dénoue  pour  bénir  le  Seigneur. 

V.  —  Ceux  qui  avaient  amené  le  sourd-muet  étaient  ravis  de 
cette  guérison  miraculeuse.  Jésus  leur  défendit  d'en  parler  à  per- 
sonne. Cette  défense,  qui  n'était  pas  absolue,  n'entraînait  point 
une  obligation  rigoureuse  de  pénitence,  mais  plutôt  elle  renfer- 
mait une  instruction  salutaire.  Le  divin  Maître  voulait  par  là 
nous  enseigner  à  pratiquer  l'humilité,  même  dans  nos  œuvres 
les  meilleures. 


150  HOMÉLIES  SUR  LES  ÉVANGILES 

VI.  —  Toutefois,  remarque  un  saint  Père,  si  celui  qui  fait  une 
nonne  œuvre  ne  doit  point  rechercher  les  applaudissements,  celui 
qui  reçoit  un  bienfait  doit  louer  son  bienfaiteur,  quoique  celui-ci 
n'y  consente  pas,  ou  même  le  défende.  C'est  précisément  ce  que 
firent  à  l'égard  du  Sauveur  les  témoins  du  miracle.  Plus  il  le  leur 
défendait,  plus  il  montrait  de  modestie,  plus  ils  le  publiaient , 
plus  ils  témoignaient  d'enthousiasme ,  et  dans  leur  admiration,  ils 
ne  se  lassaient  point  de  le  louer,  en  répétant  et  redisant'.  Il  a  bien 
fait  toutes  choses,  et  il  vient  de  le  prouver  d'une  manière  éclatante, 
puisqu'//  a  fait  entendre  les  sourds  et  parler  les  muets. 

VII.  —  Le  Sauveur  a  bien  fait  toutes  choses.  Grande  leçon,  car, 
il  ne  suffit  pas  de  faire  le  bien ,  il  faut  encore  le  bien  faire  :  pour 
cela,  il  faut  implorer  le  secours  divin  et  fuir  la  louange  humaine. 
Voulons-nous  imiter  le  Sauveur,  évitons  toute  vanité  et  ne 
recherchons  pas  la  faveur  des  hommes.  Ainsi,  faisons-nous 
quelque  action  vertueuse,  nous  ne  devons  point  la  proclamer 
avec  ostentation,  mais  plutôt  la  cacher  avec  humilité.  Et,  chose 
singulière,  ceux  qui  s'efforcent  de  cacher  leurs  bonnes  œuvres 
sont  loués  plus  que  ceux  qui  s'efforcent  de  les  manifester  pour 
s'attirer  l'estime  publique,  car  la  gloire  du  monde  est  tellement 
capricieuse,  qu'elle  vous  suit,  si  vous  la  fuyez,  tandis  que,  si 
vous  courez  après  elle,  elle  s'éloigne  de  vous. 

VIII.  —  Seigneur  Jésus,  qui  finissez  par  abandonner  les  mé- 
chants, ne  nous  abandonnez  jamais,  nous  vous  en  conjurons 
avec  larmes.  Mais  plutôt,  comme  vous  êtes  venu  par  Sidon,  vers 
la  mer  de  Galilée,  jusque  dans  la  province  de  la  Décapole,  attirez- 
nous  à  votre  suite  par  la  voie  de  la  prédication,  amenez-nous  à 
une  vie  de  pénitence,  et  dirigez-nous  dans  la  pratique  de  la  cha- 
rité, qui  est  l'accomplissement  des  préceptes  divins.  Retirez-nous 
loin  de  la  foule  tumultueuse  des  tentations  si  variées  auxquelles 
nous  sommes  exposés.  Appliquez  sur  les  oreilles  de  notre  intel- 
ligence les  doigts  du  discernement,  et  mettez  le  goût  de  la  sagesse 
dans  la  bouche  de  notre  cœur.  Déliez  notre  langue,  afin  que  nous 
confessions  nos  péchés  et  proclamions  vos  bienfaits  ;  apprenez- 
nous  à  bien  parler  et  à  bien  agir,  en  sorte  que,  pour  vous  louer, 
nos  discours  et  nos  œuvres  soient  d'accord  avec  notre  raison  et 
notre  volonté.  De  plus,  faites  qu'à  votre  exemple  nous  fuyions  les 
applaudissements  des  hommes  ;  qu'ainsi  les  sourds  entendent 
en  se  convertissant  à  vous  et  que  les  muets  parlent  en  vous 
bénissant.  Amen. 


XIImp  DIMANCHE  APRÈS  LA  PENTECÔTE  151 


XIImo  DIMANCHE  APRÈS   LA  PENTECOTE 

Sommaire.  —  1.  Heureux  disciples!  —  2.  La  question  du  Docteur  delà  Loi.  —  3.  Le 
double  précepte  de  la  charité.  —  4.  Faites  cela  et  vous  vivrez!  —  5.  Qui  est  mon 
prochain  ?  —  6.  Le  sens  général  de  la  parabole.  —  7.  Le  voyageur  et  les  voleurs.  — 
8.  Le  prêtre  et  le  lévite.  —  9.  Le  Samaritain,  les  bandages,  l'huile,  le  vin,  la  monture, 
l'hôtellerie  et  les  soins.  —  10.  Le  lendemain  ,  les  deux  deniers,  l'hôte  et  les  recom- 
mandations. —  11.  Conclusion  du  Sauveur.  —  12.  Le  sens  mystique  et  le  sens  moral. 
—  13.  Application  morale  en  forme  de  prière. 

I.  —  En  ce  temps-là,  Jésus ,  qui  venait  de  dire  que  Dieu  cache 
aux  superbes  et  révèle  aux  humbles  les  mystères  de  la  foi  et  les 
secrets  de  sa  sagesse,  se  tournant  vers  ses  disciples,  humbles  et 
petits ,  leur  dit  :  Heureux  les  yeux  qui  voient  ce  que  vous  voyeç. 
Heureux  en  effet  les  apôtres  qui  goûtèrent  les  charmes  de  la 
présence  du  Sauveur,  qui  adorèrent  la  divinité  sous  le  voile  de  la 
chair,  qui  admirèrent  la  sainteté  de  sa  vie,  qui  virent  sa  puis- 
sance se  manifester  par  de  nombreux  miracles.  Heureux  aussi 
ceux  qui  voient  Jésus-Christ  ici-bas  par  la  lumière  de  la  foi  sou- 
tenue de  la  charité,  car  ils  verront  Dieu  face  à  face  au  sein  de 
l'éternité.  Heureux  êtes-vous,  dit  le  Sauveur,  car,  je  vous  le 
déclare,  beaucoup  de  prophètes  et  beaucoup  de  rois  ont  désiré  voir  ce 
que  vous  voye^  et  ne  Vont  point  vu,  et  entendre  ce  que  vous  entende^  et 
ne  Vont  point  entendu. 

II.  —  Alors,  pendant  que  le  Sauveur  s'entretenait  ainsi  avec  ses 
disciples,  un  docteur  de  la  loi,  qui  en  connaissait  mieux  la  lettre 
que  l'esprit,  se  leva,  comme  pour  mieux  se  faire  remarquer,  et, 
s'adressant  à  Jésus,  non  pour  s'instruire,  mais  pour  le  critiquer, 
il  lui  dit  pour  le  tenter  :  Maître,  que  faut-il  que  je  fasse  pour  pos- 
séder la  vie  éternelle?  Il  ne  suffit  pas  d'écouter,  il  faut  agir.  Eh 
bienl  que  ferai-je,  pour  gagner  le  ciel?  Jésus  lui  répondit  :  Qu'y 
a-t-il  d'écrit  dans  la  loi?  Vous  êtez  docteur,  vous  devez  savoir  ce 
que  la  loi  porte,  relativement  aux  moyens  d'obtenir  la  vie  éter- 
nelle. Qu'y  lise\-vous?  Celui-ci,  alors,  répondit,  en  articulant  ce 
qu'il  avait  lu  dans  la  loi,  et  n'avait  pas  mis  en  pratique. 

III.  —  Vous  aimere^  le  Seigneur  votre  Dieu  de  toutes  vos  forces , 
de  tout  votre  cœur,  de  toute  votre  âme ,  de  tout  votre  esprit.  Vous 
aimerez  le  Dieu  qui  vous  a  créé,  qui  s'est  fait  homme,  qui  s'est 
donné  lui-même  pour  prix  de  votre  rédemption,  «  votre  Dieu.  » 
Vous  dirigerez  vers  lui  toutes  les  aspirations  de  votre  volonté, 
vous  garderez  pour  lui  tout  ce  qui  est  sensible  en  vous  ;  votre 
esprit,  se  soumettant  aux  dogmes  de  la  foi,  méditera  ses  com- 
mandements, et  vos  facultés  seront  employées  à  son  service. 
Voilà  de  quel  amour  on  doit  aimer  Dieu.  C'est  le  premier  précepte. 
Le  second ,  complément  et  conséquence  du  premier,  nous  indi- 


152  HOMÉLIES   SUR  LES  ÉVANGILES 

que  comment  nous  devons  aimer  le  prochain.  Vous  aimerez 
aussi  votre  prochain  comme  vous-mêmes. 

IV.  —  Ayant  entendu  le  docteur,  Jésus  lui  dit  :  Vous  ave\  fort 
bien  répondu ,  faites  cela  et  vous  vivre\.  Faites  cela,  accomplissez 
ce  double  précepte,  car  la  dilection  se  montre  dans  les  œuvres, 
et  la  preuve  de  l'amour  est  dans  la  pratique  des  commande- 
ments. Faites  cela  et  vous  vivrez  éternellement,  car  c'est  la  voie 
qui  conduit  infailliblement  à  la  vie  éternelle. 

V.  —  Mais,  celui-ci ,  voulant  se  faire  passer  pour  un  homme  de 
bien  et  pour  juste,  oubliant  qu'il  s'adressait  à  un  Dieu  qui  lit; 
dans  le  fond  des  cœurs  ,  dit  à  Jésus  :  Et  qui  est  mon  prochain?  Il 
prouve  ainsi  qu'il  n'avait  pas  l'amour  du  prochain,  puisqu'il 
avoue  ne  pas  le  connaître.  Mais,  cette  question  fournit  h  Jésus 
l'occasion  de  développer  la  sublime  et  miséricordieuse  doctrine 
de  charité  qu'il  est  venu  enseigner  à  la  terre.  Aussi,  levant  les 
yeux  au  ciel,  pour  montrer  qu'il  allait  faire  entendre  un  ensei- 
gnement tout  céleste ,  il  dit.  Ecoutons  et  méditons  cette  paro]e 
du  ciel. 

VI.  —  La  plupart  des  interprètes  voient  dans  l'histoire  que 
Jésus  raconta  une  parabole  par  laquelle  le  Sauveur  représente 
vivement  l'état  misérable  de  l'humanité ,  telle  que  l'avait  faite  le 
péché  de  l'Eden,  et  telle  que  la  trouva  la  miséricorde  divine, 
quand  elle  s'inclina  vers  lui  pour  le  sauver. 

VII.  —  Un  homme,  qui  allait  de  Jérusalem  à  Jéricho ,  tomba  entre 
les  mains  des  voleurs  qui  le  dépouillèrent ,  et,  après  ravoir  chargé  de 
coups,  le  laissèrent  demi-mort .  Ce  voyageur,  c'est  le  genre  humain, 
qui,  dans  la  personne  d'Adam  son  chef,  est  descendu  de  Jéru- 
salem, vision  de  la  paix,  à  Jéricho,  qui  nous  est  présentée  dans 
les  Écritures  comme  la  cité  du  mal.  Par  le  péché  du  premier 
homme,  sa  postérité  passe  de  la  patrie  à  l'exil,  elle  s'abaisse  des 
choses  célestes  et  éternelles  aux  choses  terrestres  et  passagères. 
—  Les  voleurs,  ce  sont  les  démons  qui  dépouillèrent  l'homme  de 
son  vêtement  de  gloire  et  d'immortalité,  et  celui-ci,  ayant  perdu 
cette  tunique  première,  vit  qu'il  était  nu,  et  fut  revêtu  d'un  habit 
de  peau,  c'est-à-dire  d'une  chair  mortelle  et  corruptible. — Ses 
facultés  naturelles  furent  aussi  affaiblies  par  le  péché ,  et  il. 
demeura  à  moitié  mort.  En  effet,  la  béatitude  immortelle  lui 
était  enlevée;  la  vie  de  la  grâce  était  détruite  en  lui,  et  il  ne 
restait  à  l'homme  tombé  que  la  vie  terrestre  avec  quelque  usage 
de  la  raison,  et  de  même  que  le  pauvre  voyageur,  assez  vivant 
pour  souffrir,  n'est  pas  assez  fort  pour  agir,  de  même  le  libre 
arbitre  est  blessé,  de  telle  sorte  que  le  pécheur,  qui  garde  la 
faculté  de  faire  le  mal  et  de  sentir  sa  misère,  n'a  pas  assez  de 


XIIme  DIMANCHE  APRÈS  LA  PENTECÔTE  153 

force  pour  se  relever  et  prendre  le  chemin  de  sa  patrie.  Créé  à  la 
ressemblance  de  Dieu  suivant  la  raison  et  à  son  image  suivant 
l'amour,  l'homme,  perdant  la  charité  et  détruisant  en  lui  l'image 
de  Dieu,  ne  conserva  même  qu'en  partie  sa  ressemblance,  puisque 
les  facultés  de  sa  raison ,  sans  être  anéanties,  furent  cependant 
obscurcies.  Tel  fut  l'état  de  l'humanité  après  la  rencontre  fatale 
d'Eve  et  de  Satan.  Elle  fut  dépouillée  de  sa  robe  d'innocence,  et 
de  la  double  vie  de  la  grâce  et  de  la  nature,  il  ne  lui  resta  que 
celle  de  la  nature,  languissante  et  diminuée. 

VIII.  —  Or,  il  arriva  qu'un  prêtre ,  faisant  le  même  chemin,  vit  un 
homme  et  passa  outre.  De  même,  un  lévite,  étant  près  de  là,  et  l'ayant 
vu,  passa  aussi.  Le  prêtre  et  le  lévite,  qui  passent  sur  la  même 
route,  et  qui,  ayant  ouï  le  malheureux,  ne  s'arrêtent  point  pour 
le  secourir,  représentent  tout  ce  que  l'Ancien  Testament  et  la 
Gentilité  ont  eu  d'hommes  sages  et  savants.  La  science  et  le 
sacerdoce  étaient  également  impuissants  à  guérir  l'humanité.  Le 
sang  des  sacrifices  ne  pouvait  effacer  le  péché  de  l'homme. 

IX.  —  Mais,  un  Samaritain ,  qui  était  en  voyage ,  vint  à  lui  et  fut 
touché  de  compassion.  Il  s'en  approcha  et  banda  ses  plaies ,  après  y 
avoir  versé  de  l'huile  et  du  vin.  Il  le  mit  ensuite  sur  son  cheval,  le 
mena  à  une  hôtellerie ,  et  prit  soin  de  lui.  —  Ce  Samaritain,  c'est 
Notre-Seigneur  Jésus-Christ  lui-même,  qui  s'est  plu  à  être  appelé 
des  noms  les  plus  humbles.  —  Le  Samaritain  faisait  la  même 
route;  il  venait  de  Jérusalem  à  Jéricho,  de  la  gloire  à  la  misère, 
de  l'éternité  à  la  mortalité,  de  la  paix  à  la  souffrance,  de  ce  qui 
demeure  à  ce  qui  passe,  et  là  où  l'homme  était  tombé  miséra- 
blement, le  Seigneur  descendait  miséricordieusement.  —  Près 
de  ce  grand  malade,  vint  le  céleste  médecin  :  il  s'approcha  de  lui, 
en  se  rendant  semblable  à  lui  par  l'incarnation;  il  se  pencha 
vers  lui  parJa  condescendance.  — Il  banda  ses  plaies  par  lès 
doux  préceptes  de  sa  loi.  —  Il  y  versa  l'huile  de  la  mansuétude, 
la  certitude  du  pardon,  l'attente  de  la  joie  divine.  —  Il  y  mêla  le 
vin  qui  donne  la  force,  les  sacrements  qui  soutiennent  et  vivi- 
fient. —  Il  banda  ses  plaies  des  liens  de  la  foi  qui  soumet  l'intel- 
ligence, il  adoucit  ses  douleurs  par  l'huile  de  l'espérance,  il 
fortifia  sa  faiblesse  par  le  vin  de  la  charité.  —  Il  le  mit  ensuite  à 
cheval,  et  sur  cette  monture,  qui  symbolise  l'humanité  du  Sau- 
veur, il  le  conduisit  dans  une  hôtellerie.  —  L'hôtellerie,  c'est  la 
sainte  Église  Catholique,  dans  laquelle  l'humanité  fatiguée  se 
repose  et  reçoit  une  nourriture  salutaire,  maison  de  secours  et 
de  rafraîchissement,  maison  transitoire  cependant  qui  n'est  pas 
encore  la  maison  paternelle,  la  demeure  permanente  du  ciel  ; 
hôtellerie  par  conséquent,  et  aussi,  suivant  le  sens  du  mot  latin, 
bercail, stabulum,  bercail  qui  protège  et  abrite, derrière  ses  hautes 


154  HOMÉLIES  SUR  LES   ÉVANGILES 

murailles,  le  troupeau  des  brebis  fidèles.  —  Là,  il  eut  grand  soin 
du  blessé,  l'instruisant  par  ses  enseignements,  le  dirigeant  par 
ses  exemples,  lui  donnant  sa  chair  adorable  et  son  sang  sacré, 
nourriture  de  force,  remède  de  salut. 

X.  —  Le  jour  suivant ,  il  tira  de  sa  bourse  deux  deniers  d'argent 
qu'il  donna  à  l'hôte ,  en  lui  disant  :  Ayc{  soin  de  cet  homme ,  et  tout 
ce  que  vous  aure\  dépensé  de  plus ,  je  vous  le  rendrai  à  mon  retour.  — 
Le  lendemain ,  le  bon  Samaritain  appela  l'hôte.  Le  premier  jour 
fut  celui  de  la  vie  mortelle  du  Sauveur  :  Jésus  le  passa  dans 
l'exil  et  y  accomplit  l'œuvre  de  la  rédemption.  Le  second  jour 
commence  le  lendemain  de  sa  résurrection  glorieuse,  pour  ne 
finir  qu'avec  les  siècles  :  c'est  dans  ce  second  jour  que  le  Christ 
retourne  vers  son  Père,  mais,  avant  de  quitter  le  malade  bien- 
aimé,  il  appelle  l'hôte  et  lui  donne  deux  deniers.  —  L'hôte,  c'est 
le  sacerdoce  catholique  et  surtout  le  successeur  de  Pierre,  hôte- 
lier qui  gouverne  la  maison  de  l'Église,  pasteur  qui  garde  le 
bercail  sacré.  —  Les  deux  deniers,  ce  sont  la  science  et  la  grâce, 
l'infaillibilité  dans  la  doctrine  et  la  juridiction  dans  le  gouverne- 
ment, l'intelligence  des  écritures  et  la  juste  distribution  des 
sacrements.  Ces  deux  deniers  sagement  employés  procurent 
notre  guérison  complète.  Ils  sont  remis  à  l'hôte  et  le  Samaritain 
ajoute  :  «  Ayez  soin  de  celui  que  je  vous  confie.  »  Dépensez  à  son 
service  les  dons  précieux  dont  je  vous  accorde  l'usage,  distri- 
buez-lui les  lumières  de  la  science  et  les  eaux  de  la  grâce.  Tout 
ce  que  vous  lui  donnerez  en  surplus  d'amour,  de  dévouement, 
de  bons  exemples,  vous  sera  compté  et  rendu  au  centuple, 
lorsque  je  viendrai  au  grand  jour  du  jugement  et  de  la  rému- 
nération. 

XL  —  Le  Sauveur,  interrogeant  ensuite  le  docteur,  lui  dit  :  Qui 
d'entre  les  trois  vous  semble  avoir  été  le  prochain  de  celui  qui  tomba 
entre  les  mains  des  voleurs?  Le  docteur  lui  répondit  :  C'est  celui  qui 
a  exercé  la  miséricorde  envers  lui.  Alle\  donc,  lui  dit  Jésus ,  et  faites 
de  même.  De  la  réponse  du  docteur,  Jésus-Christ  conclut  que  ce 
ne  sont  pas  les  liens  du  sang,  mais  les  œuvres  de  miséricorde 
qui  constituent  quelqu'un  notre  prochain.  Puis,  pour  montrer 
que  nous  avons  pour  prochain  tout  homme  qui  exerce  la  misé- 
ricorde à  notre  égard,  et  surtout  l'Homme-Dieu  que  ce  docteur 
n'aimait  point,  Jésus  lui  dit  :  «  Allez  et  faites  de  même,  »  c'est-à- 
dire,  avancez  de  vertu  en  vertu,  et  traitez  votre  prochain  comme 
le  Samaritain  traita  le  Juif.  A  son  exemple,  regardez  comme 
prochain  tout  homme,  même  votre  ennemi,  et,  afin  de  prouver 
que  vous  aimez  votre  prochain  comme  vous-même ,  assistez-le 
dans  ses  nécessités,  en  lui  témoignant  de  la  compassion, 


.*?^- 


Xllmfl  DIMANCHE  APRÈS  LA  PENTECÔTE  155 


XII.  —  Avant  de  terminer,  observons  que  les  commentateurs 
ont  trouvé,  dans  cette  histoire,  outre  le  sens  figuré  que  nous» 
venons  d'étudier,  un  sens  mystique  et  un  sens  moral. 

1°  Au  sens  mystique,  ce  voyageur  qui  descend  de  Jérusalem  à 
Jéricho  représente  tout  homme  qui,  en  commettant  le  pôchô 
mortel,  s'éloigne  de  Dieu,  qui  est  notre  paix,  pour  se  tourner 
vers  la  créature  par  un  changement  coupable,  et  abandonne 
ainsi  le  bien  suprême  et  immuable  pour  un  bien  Infime  et  péris- 
sable. Après  être  tombé  entre  les  mains  des  voleurs  ou  des 
démons  qui  le  dépouillent,  le  couvrent  de  plaies  et  le  laissent 
demi-mort  sur  la  voie  publique,  que  lui  reste-t-il  à  faire,  sinon  à 
prier  Jésus?  Ce  bon  Samaritain ,  gardien  des  âmes,  dirigera  vers 
nous  ses  pas  miséricordieux,  dispersera  les  brigands  infernaux, 
nous  rendra  les  vêtements  de  la  grâce  qu'ils  nous  ont  enlevés , 
cicatrisera  les  blessures  qu'ils  nous  ont  faites  par  le  péché,  rani- 
mera en  nous  la  vie  qui  s'éteignait  et  nous  transportera  dans  la 
céleste  Jérusalem. 

2°  Au  sens  moral ,  Jérusalem  désigne  l'état  de  vertu,  tandis  que 
Jéricho  marque  l'état  de  péché.  G'est  pourquoi  l'homme  qui  des- 
cend de  Jérusalem  à  Jéricho,  c'est  le  coupable  qui,  de  la  justice 
où  il  était  élevé,  tombe  dans  une  faute  grave.  Il  est  alors  saisi 
par  les  larrons,  c'est-à-dire  par  les  démons  qui  le  dépouillent  des 
dons  gratuits  et  le  blessent  dans  ses  propres  facultés.  Ils  le  lais- 
sent ainsi  à  demi-mort,  privé  de  la  vie  spirituelle,  ne  conservant 
plus  que  la  vie  naturelle.  Le  prêtre  et  le  lévite,  qui  passent  outre 
sans  l'assister,  sont  les  mauvais  ministres  de  l'Église.  Le  bon 
Samaritain,  c'est  le  confesseur  ou  le  prédicateur  qui,  touché  de 
compassion  ,  s'approche  du  pécheur,  bande  ses  blessures  en  lui 
donnant  d'utiles  conseils,  verse  sur  ses  plaies  l'huile  de  la  misé- 
ricorde et  le  vin  de  la  justice.  Il  le  place  sur  sa  monture ,  c'est-à- 
dire,  il  emploie  à  l'assister  non  seulement  son  esprit,  mais  aussi 
son  corps,  qui  est  comme  la  monture  de  l'âme,  et  il  le  conduit  à 
l'hôtellerie,  c'est-à-dire  à  l'Église,  où  il  lui  procure  le  pain  de  la 
parole  divine  et  le  pain  de  l'Eucharistie.  Ensuite,  il  présente  deux 
deniers,  qui  figurent  la  grâce  en  cette  vie  et  la  gloire  dans  l'autre, 
et  les  remet  à  l'hôtelier,  c'est-à-dire  en  assure  la  possession  au 
propre  pasteur  qui  remplit  son  devoir  à  l'égard  du  pécheur  son 
sujet.  ((  Prenez  soin  de  cet  homme,  »  lui  dit-il ,  en  exerçant  votre 
ministère  à  son  égard,  et  «  tout  ce  que  vous  dépenserez  pour  lui 
de  votre  fonds,  »  en  lui  rendant  les  services  auxquels  vous  n'êtes 
pas  obligé,  «  je  vous  le  rendrai,  »  c'est-à-dire,  je  vous  en  garantis 
la  récompense  pour  la  vie  éternelle. 

XIII. —  Seigneur  Jésus,  gardez-nous,  lorsque  nous  passons  de 
Jérusalem  à  Jéricho,  de  la  contemplation  à  J'action.  des  exercices 


156  HOMÉLIES  SUR  LES   ÉVANGILES 

spirituels  aux  occupations  extérieures,  de  peur  que  nous  ne 
tombions  entre  les  mains  des  voleurs ,  en  succombant  aux 
appétits  des  sens,  car,  nous  serions  alors  dépouillés  de  vos  dons 
gratuits,  et  blessés  dans  nos  facultés  naturelles.  Que  le  prêtre  et 
le  lévite,  c'est-à-dire  la  partie  supérieure  et  la  partie  inférieure 
de  notre  âme,  ne  descendent  point  par  la  même  voie  jusqu'à 
consentir  au  péché,  mais  tendent  plutôt  à  s'élever  vers  vous  et  à 
monter  vers  le  ciel.  0  bon  Samaritain ,  approchez  de  nous  par  la 
grâce  de  la  prédestination ,  cicatrisez  en  nous  les  blessures  du 
péohé,  répandez  sur  nos  plaies  l'huile  et  le  vin  en  nous  inspirant 
l'espoir  du  pardon  et  la  crainte  de  la  justice;  placez-nous  sur 
votre  monture,  en  assujettissant  notre  sensualité  à  la  raison; 
conduisez-nous  dans  l'hôtellerie  de  l'Église  par  le  repentir  de  nos 
péchés,  et,  le  lendemain  de  notre  vie,  au  jour  de  la  résurrection, 
donnez-nous,  comme  prix  des  deux  deniers  que  vous  avez  payés, 
le  double  vêtement  de  la  gloire  pour  l'âme  et  pour  le  corps.  Amen. 


XIII"19  DIMANCHE  APRÈS  LA  PENTECOTE 

Sommaire.  —  1.  Samarie  et  Galilée.  —  2.  La  rencontre  et  la  prière  des  dix  lépreux.  — 
3.  La  guérison.  —  4.  La  reconnaissance  du  lépreux  samaritain.  —  5.  L'ingratitude 
des  neuf  lépreux  juifs.  —  6.  La  récompense  du  Samaritain.  —  7.  Les  onze  circons- 
tances de  l'Évangile  appliquées  au  pécheur  repentant.  —  8.  En  quoi  doit  consister 
notre  reconnaissance.  —  9.  Prière. 

I.  —  En  ce  temps-là,  c'était  aux  approches  de  la  Passion  du 
Sauveur,  Jésus  traversait  la  Samarie  occupée  par  les  Gentils,  et  la 
Galilée  habitée  par  les  Juifs,  comme  pour  faire  entendre  qu'il 
allait  y  appliquer  aux  uns  et  aux  autres  les  fruits  de  sa  Passion, 
se  rendant  à  Jérusalem,  où  elle  devait  s'accomplir. 

II.  —  Comme  il  entrait  dans  un  village,  situé  sur  les  confins  des 
deux  provinces,  il  vit  venir  à  sa  rencontre  dix  lépreux ,  qui  s'arrê- 
tèrent loin  de  lui,  à  la  porte  du  village,  dans  lequel  ils  n'osaient 
entrer,  par  respect  pour  la  prescription  de  la  loi  de  Moïse.  Sans 
doute,  ces  pauvres  malades  s'étaient  annoncé  les  uns  aux  autres 
l'arrivée  de  Jésus,  et  cependant,  dès  qu'ils  le  virent,  ils  s'arrê- 
tèrent et  n'osèrent  approcher.  Mais,  s'ils  étaient  loin  de  corps,  ils 
étaient  près  par  le  cœur,  car,  le  Seigneur  est  proche  de  tous 
ceux  qui  l'invoquent,  et  ces  fidèles  lépreux  l'invoquèrent  avec 
ardeur,  criant  et  disant  :  Jésus,  notre  maître,  aye\ pitié  de  nous.  Ils 
invoquent  le  nom  de  Jésus,  et  ce  nom  ne  peut  être  vainement 
prononcé  ! 


XIIIme  DIMANCHE  APRÈS  LA  PENTECOTE  15? 

III.  —  Aussi,  dès  quil  les  aperçut,  dès  qu'il  eut  tourné  vers  eux 
les  regards  de  sa  compassion  et  de  sa  miséricorde,  il  leur  dit: 
Alleç,  montrez-vous  aux  prêtres,  car,  la  loi  de  Moïse  ordonnait  aux 
lépreux  guéris  de  se  montrer  aux  prêtres  pour  faire  constater 
leur  guérison  et  aussi  pour  offrir  le  sacrifice  prescrit  en  pareille 
occurrence.  Ils  obéirent,  et,  pendant  qu'ilsy  allaient,  le  Sauveur, 
qui  voulait  récompenser  la  promptitude  de  leur  obéissance  et  les 
préserver  d'un  mauvais  accueil,  s'ils  s'étaient  présentés  avant 
leur  guérison,  commanda  au  mal  et  ils  se  trouvèrent  guéris,  leur 
guérison  provenant  ainsi  de  la  grâce  de  Jésus,  et  non  de  l'accom- 
plissement des  œuvres  de  la  loi. 

IV.  —  Vun  d'eux,  dès  quil  se  vit  guéri,  retourna  sur  ses  pas,  en 
glorifiant  Dieu  à  haute  voix,  avec  une  grande  ferveur,  sans  respect 
humain,  et,  tout  entier  à  sa  reconnaissance,  se  prosternant  le 
visage  contre  terre,  aux  pieds  de  Jésus,  il  lui  rendit  grâces.  Or, 
c'était  un  Samaritain,  par  conséquent,  un  Gentil. 

V.  —  Quant  aux  Juifs,  après  leur  guérison,  ils  ne  revinrent 
point  auprès  de  Jésus.  Sans  doute,  ils  en  furent  détournés  par 
les  prêtres  auxquels  ils  se  montrèrent,  et  qui  surent  leur  persua- 
der qu'ils  ne  devaient  point  leur  guérison  à  la  grâce  de  Jésus, 
mais  uniquement  à  la  stricte  observance  de  la  loi.  Jésus  le  savait 
il  savait  et  le  miracle  qu'il  avait  opéré  en  eux  et  le  prodige  plu? 
étonnant  de  leur  ingratitude.  Cependant,  il  dit  alors:  Les  dix  n  ont- 
ils  pas  été  tous  guéris?  Où  sont  donc  les  neuf  autres?  Et  il  ajoute,  en 
manière  de  réflexion  douloureuse  :  //  rCy  a  que  cet  étranger  qui  soit 
revenu  pour  rendre  gloire  à  Dieu!  Mystère  terrible,  marque  de  la 
réprobation  de  ces  malheureux  ingrats:  Dieu,  qui  punit  en  ce 
retirant,  réprouve  et  condamne,  lorsqu'il  ignore.  «  Où  sont  les 
neuf  autres?»  Ah!  prenons  garde  d'être  ignorés  de  Dieu,  et,  pour 
éviter  un  si  grand  malheur,  revenons,  comme  le  Samaritain, 
aux  pieds  du  divin  Maître.  Soyons  reconnaissants,  non  seule- 
ment en  paroles,  mais  surtout  en  œuvres,  puisque,  ce  que  le 
Seigneur  demande  de  nous,  ce  ne  sont  pas  des  paroles,  mais  des 
actions  de  grâces.  Craignons  d'attirer  sur  notre  ingratitude  les 
vengeances  divines  de  l'amour  méconnu. 

VI.  —  Et,  s' adressant  au  Samaritain  ;  Leve\-vous ,  lui  dit-il  ;  alle%, 
votre  foi  vous  a  sauvé.  Sortez  du  péché,  où  vous  avez  croupi 
jusqu'à  ce  jour;  progressez,  de  vertu  en  vertu,  dans  la  voie  où 
vous  avez  commencé  à  revenir,  car,  votre  foi,  par  laquelle  vous 
avez  soumis  à  Dieu  votre  entendement,  votre  foi  vous  a  sauvé, 
en  vous  rendant  en  même  temps  la  santé  du  corps  et  de  l'âme. 

VII.  —  Le  pécheur,  qui  veut  être  purifié,  doit  employer  les 


158  HOMÉLIES    SUR  LES   ÉVANGILES 

mêmes  moyens  qui  méritèrent  aux  dix  lépreux  d'être  guéris. 
Etudions  cela  en  détail. 

1°  Il  doit  se  présenter  à  Jésus  avec  une  foi  vive;  car,  ce  bon 
Maître,  qui,  à  cause  de  nous,  a  été  réputé  sur  la  croix  comme  un 
lépreux,  ne  dédaigne  pas  de  regarder  nos  plaies  spirituelles; 

2°  Il  faut  qu'il  se  tienne  debout,  c'est-à-dire,  qu'il  s'élève  au 
dessus  de  ses  habitudes  vicieuses  et  qu'il  sorte  de  l'état  de  péché 
où  il  croupit  ; 

3°  Il  faut  qu'il  demeure  à  l'écart,  considérant  humblement 
qu'il  est  indigne  de  s'approcher  du  Sauveur; 

4°  Puis,  du  fond  de  sa  misère,  il  doit  élever  la  voix,  avec  une 
sincère  contrition,  pour  accuser  ses  propres  iniquités,  sans  aucun 
ménagement; 

5°  Enfin,  il  faut  qu'il  implore  la  miséricorde  divine,  en  s'écriant 
.avec  foi  et  confiance:  «  Seigneur  Jésus,  ayez  pitié  de  moi  !  » 

6°  Mais,  avant  de  guérir  les  dix  lépreux,  Jésus  leur  dit,  aussitôt 
qu'il  les  aperçut  :  «  Allez  vous  montrer  aux  prêtres  !  »  indiquant 
l'obligation  qu'il  imposait  désormais  à  tous  les  pécheurs  de 
'découvrir  la  lèpre  intérieure  de  leur  âme  aux  futurs  ministres  de 
son  Église  ;  c'est  comme  s'il  disait  aux  pénitents  :  Allez  de  la 
contrition  à  la  confession  ; 

7°  Les  lépreux  se  disposaient  à  obéir,  lorsque,  sur  leur  route, 
ils  furent  délivrés  de  leur  maladie.  De  même,  nous  pouvons  être 
purifiés  de  nos  souillures  par  la  vertu  de  la  contrition ,  avant 
même  d'être  absous  extérieurement  par  la  sentence  des  prêtres  ; 

8°  Néanmoins,  afin  qu'ils  puissent  juger  de  notre  état,  nous 
devons  encore  leur  déclarer  nos  fautes  :  le  mépris  ou  la  négli- 
gence à  cet  égard  nous  exposerait  à  languir  dans  notre  mal  et  à 
le  rendre  incurable.  Aussi  les  lépreux,  après  leur  guérison,  se 
présentèrent  aux  prêtres,  conformément  à  l'ordre  qu'ils  en 
avaient  reçu  de  Jésus-Christ  ; 

9°  Un  seul  revient  et  neuf  négligent  de  rendre  grâces.  C'est 
l'image  des  pécheurs  qui,  après  s'être  réconciliés  avec  Dieu,  se 
montrent  rebelles.  Il  faut,  en  effet,  après  le  pardon,  rendre  gloire 
à  Dieu,  c'est-à-dire,  persévérer  dans  les  bonnes  œuvres,  à 
l'exemple  de  ce  Samaritain  reconnaissant,  dont  le  nom  signifie 
«  gardien,  »  car  ceux  qui  sont  reconnaissants  envers  Dieu  se 
gardent  de  la  récidive  dans  le  péché  ; 

10°  Par  sa  prostration  aux  pieds  du  Seigneur,  le  lépreux  étranger 
nous  a  donné  un  exemple  d'humilité  et  de  pénitence  à  imiter.  En 
effet,  observe  un  Père,  celui  qui  a  honte  de  ses  fautes  ne  tarde 
pas  à  tomber,  la  face  contre  terre,  pour  demander  pardon,  car 
l'homme  confus  est  déjà  comme  renversé.  Or,  lorsque  quelqu'un 
se  renverse  ainsi  par  devant,  il  voit  où  il  aboutit;  mais,  s'il  se 
précipite  par  derrière,  il  n'aperçoit  pas  le  terme  de  sa  chute. 


XlII'ne  DIMANCHE  APRÈS  LA  PENTECÔTE  159 

Aussi,  en  diverses  occasions  rapportées  dans  l'Écriture,  les  bons 
tombent  sur  leur  face,  parce  qu'ils  s'humilient  en  ce  monde 
visible,  pour  se  relever  dans  un  monde  invisible;  au  contraire, 
les  méchants  tombent  en  arrière,  parce  qu'ils  se  jettent  dans 
l'inconnu,  sans  prévoir  ce  qui  les  attend. 

11°  De  l'ensemble  de  cet  Évangile,  le  pécheur  conclura  que  la 
reconnaissance  est  une  vertu  spécialement  agréable  à  Dieu, 
tandis  que  l'ingratitude  est  un  vice  souverainement  détestable  à 
ses  yeux.  «  Deo  gratias,  grâces  à  Dieu  !  »  Que  cette  locution  nous 
devienne  familière,  comme  elle  l'était  à  nos  rères,  aux  siècles 
chrétiens.  «  Voilà,  dit  S.  Augustin,  ce  que  nous  pouvons  penser, 
dire  ou  écrire  de  mieux  :  rien  de  plus  facile  et  cependant  rien  de 
plus  avantageux  pour  nous  !  » 

VIII.  —  Mais,  en  quoi  doit  consister  notre  reconnaissance?  Elle 
ne  doit  point  consister  uniquement  en  des  formules,  mais  en  des 
œuvres  de  vertu.  «  Témoignons  à  Dieu,  dit  S.  Jean  Chrysostôme, 
témoignons  à  Dieu  notre  reconnaissance,  non  seulement  do 
bouche,  mais  encore  et  surtout  par  notre  conduite.  L'ingratitude, 
ordinairement  fille  de  l'arrogance,  provient  souvent  de  ce  qu'on 
s'estime  digne  de  bienfaits.  Au  contraire,  l'homme  vraiment 
humble  loue  et  glorifie  Dieu,  non  seulement  pour  les  secours 
qu'il  en  reçoit,  mais  encore  pour  les  châtiments  qui  lui  sont 
infligés,  car,  quelques  souffrances  qu'il  endure,  il  croit  toujours 
qu'il  en  mériteMe  plus  grandes.  » 

IX.  —  Seigneur  Jésus,  plein  de  confiance  en  votre  infinie  bonté, 
je  m'adresse  à  vous,  charitable  médecin,  comme  un  lépreux 
défiguré  par  diverses  sortes  de  péchés;  j'ai  recours  à  vous, 
source  de  miséricorde ,  comme  un  homme  souillé  par  les  taches 
nombreuses  des  vices.  Je  vous  en  supplie  humblement,  daignez 
me  guérir  de  mon  infirmité,  me  délivrer  de  la  corruption  et  me 
conduire  vers  le  port  du  salut  éternel.  Faites  que  je  n'oublie 
jamais  vos  bienfaits  et  que  je  vous  en  rende  toujours  grâces  ; 
mais,  parce  qu'un  simple  mortel,  cendre  et  poussière  comme  je 
suis,  est  incapable  par  lui-môme  de  vous  témoigner  sa  juste 
reconnaissance ,  même  pour  un  seul  bienfait  sur  mille,  que  la 
bienheureuse  Vierge  Marie,  que  tous  les  habitants  du  ciel ,  que 
toutes  les  créatures  me  servent  de  supplément,  vous  remercient 
et  vous  bénissent  éternellement  pour  moi.  Amen. 


160  homélies  suft  les  évangiles 


XIVmo  DIMANCHE  APRÈS  LA  PENTECOTE 

Sommaire.  —  1.  Les  deux  maîtres.  —  2.  L'inquiétude  défendue.  —  3.  Les  oiseaux  du 
ciel.  —  4.  La  coudée.  —  5.  Les  lis  des  champs.  —  6.  Application.  —  7.  Les  païens.  — 
8.  Le  Père  céleste.  —  9.  Réponse  à  l'objection.  —  10.  <  herchez  le  Royaume  de  Dieu  et 
le  reste  vous  sera  donné  par  surcroît.  —  1t.  Résumé  en  forme  de  prière. 

I.  —  En  ce  temps-là,  Jésus  fit  entendre  au  monde  une  importante 
leçon ,  il  dit  à  ses  disciples  :  Personne  ne  peut  servir  deux  maîtres, 
opposés  de  sentiments  et  de  volontés,  car ,  s'il  aime  l'un,  il  haïra 
l'autre  ;  et ,  s'il  respecte  l'un ,  il  méprisera  l'autre.  «  Or,  dit  S.  Jean 
Chrysostôme,  ces  deux  maîtres,  qu'on  ne  peut  servir  simultané- 
ment, sont  le  vice  et  la  vertu,  le  ciel  et  la  terre,  Dieu  et  le  démon , 
la  chair  et  l'esprit,  ils  exigent  de  nous  des  choses  absolument 
opposées,  dételle  sorte  qu'il  faut  abandonner  l'un  pour  obéir 
à  l'autre.  C'est  ce  que  Jésus-Christ  déclare  expressément,  quand 
il  ajoute  :  Vous  ne  pouve\  servir  en  même  temps  Dieu  et  l'argent. 
En  syriaque,  «  Mammona,  »  l'argent,  signifie  «  richesses;  »  d'où 
le  nom  de  Mammon  donné  au  démon  qui  préside  aux  richesses 
et  qui  tente  les  hommes  par  l'appât  de  l'argent. 

II.  —  C'est  pourquoi,  je  vous  le  dis,  ne  soye\  points  inquiets  de  votre 
vie,  de  ce  que  vous  manger  e\,  de  votre  corps  et  de  la  manière  dont 
vous  le  couvrir e\.  Hâtons-nous  de  l'observer  :  Le  Seigneur,  qui  a 
ordonné  au  premier  homme  de  manger  son  pain  à  la  sueur  de 
son  front ,  ne  nous  défend  pas  ici  le  travail  par  lequel  nous  devons 
le  gagner.  Même,  ce  qu'il  nous  défend,  ce  n'est  pas  non  plus  la 
prévoyance ,  contenue  dans  de  justes  limites.  C'est  l'inquiétude 
désordonnée  qui  trouble  l'esprit,  l'éloigné  des  pensées  éternelles 
et  le  rattache  violemment  aux  choses  de  la  terre.  Il  convient,  en 
effet,  que  la  nourriture  et  le  vêtement  soient  acquis  au  prix  des 
labeurs  du  corps  et  non  au  prix  des  peines  de  l'intelligence  :  ce 
serait  les  payer  trop  cher  que  de  les  payer  au  prix  de  la  paix  de 
notre  âme,  et  nous  ne  devons  pas  appliquer  à  la  satisfaction  de 
nos  moindres  désirs  nos  plus  nobles  facultés.  Dieu  qui,  par 
amour,  nous  a  donné  la  vie  et  le  corps,  ne  refusera  pas  à  notre 
nécessité  la  nourriture  et  le  vêtement,  puisque  la  nourriture  et 
le  vêtement  n'ont  été  faits  que  pour  le  soutien  de  la  vie.  La  vie 
ri  est-elle  pas  plus  que  la  nourriture,  et  le  corps  plus  que  le  vêtement  ? 
Ne  vous  inquiétez  donc  pas,  chrétiens  de  peu  de  foi  I 

III.  — -  Vous  recevrez  assurément  ce  que  Dieu  n'a  créé  que  pour 
vous.  Regardez  les  oiseaux  que  le  Seigneur  nourrit,  sans  que 
vous  ni  eux  en  preniez  nul  souci  ;  les  oiseaux  ont  été  faits, 
comme  toutes  les  créatures,  pour  vous  seuls ,  et  vous,  pour  Dieu. 
Considérez  les  oiseaux  du  ciel  :  ils  ne  sèment,  ni  ne  moissonnent,  ni 


XIVmo  DIMANCHE   APRÈS  LA   PENTECÔTE  161 

n'amassent  dans  des  greniers ,  et  cependant  votre  Père  céleste  les 
nourrit  ;  ne  vale\-vous  pas  beaucoup  plus  qu'eux  ?  Dieu  nourrit  ce 
qui  a  l'homme  pour  fin;  comment  ne  nourrirait-il  pas  l'homme, 
dont  la  fin  est  en  Dieu  ? 

IV.  —  Et  d'ailleurs,  qui  de  vous,  à  force  d'y  penser,  à  force  de 
soins ,  pourrait  ajouter  la  hauteur  à' une  coudée  à  sa  taille  ?  Laissez 
donc  à  Dieu  le  soin  de  vous-même ,  et  abandonnez-vous  à  sa 
providence,  puisque  vous  ne  pouvez  rien  par  vous-même,  sans 
son  aide  et  sans  son  intervention.  Comme  le  vêtement  doit  être 
proportionné  à  la  taille  du  corps,  et  que  cette  taille  a  été  donnée 
à  l'homme  sans  aucune  préoccupation  de  sa  part,  il  s'ensuit 
naturellement  que  le  vêtement  convenable  lui  sera  donné  sans 
exiger  une  sollicitude  extrême. 

V.  —  Soyez  donc  aussi  rassurés  à  l'égard  du  vêtement.  Pourquoi 
vous  inquiète^  vous  du  vêtement  ?  Le  Seigneur  saura  bien  le  donner, 
tel  qu'il  le  faut,  à  ce  corps  qu'il  a  formé  de  ses  mains  et  sur 
lequel  vous  n'avez  de  pouvoir  que  pour  le  mal.  Voyelles  lis  des 
champs,  de  quelle  manière  ils  croissent  ;  ils  ne  travaillent  pour  s'orner 
de  si  belles  couleurs,  ni  ne  filent  pour  revêtir  leur  calice  d'un 
tissu  si  délicat,  et  cependant  quelle  est  la  soie,  quelle  est  la 
pourpre,  qui  puisse  être  comparée  aux  lis  et  aux  fleurs,  leurs 
douces  compagnes  ?  Quelle  pourpre  éclatante ,  formant  le  manteau 
des  rois,  sera  semblable  à  l'humble  violette?  Quelle  soie  rougira 
comme  la  rose  ou  gardera  la  blancheur  du  lis  ?  et,  je  vous  le  dis, 
Salomon,  dam  toute  sa  gloire,  n  a  jamais  été  vêtu  comme  l'un  d'eux  ? 
Grâce  à  ces  fleurs  charmantes,  que  Dieu,  dans  la  surabondance 
de  sa  sagesse,  a  revêtues  de  tant  de  beauté,  les  cieux  ne  ra- 
content pas  seuls  la  gloire  du  Créateur:  la  terre  aussi  lâchante, 
avec  des  accents  moins  sonores ,  mais  non  moins  pénétrants  ! 

VI.  —  Or,  si  Dieu  pare  ainsi  ces  fleurs  qui  n'ont  d'autre  mission 
que  de  réjouir  un  jour  notre  vue  et  qui  demain  ne  seront  plus, 
que  fera-t-il  pour  nous ,  créés  à  son  image ,  destinés  aux  choses 
éternelles  1  Si  Dieu  habille  de  la  sorte  une  herbe  des  champs  qui  est 
aujourd'hui  et  qui  demain  sera  jetée  dans  le  four,  combien  plus  fera-t-il 
pour  vous ,  hommes  de  peu  de  foi  !  Ne  craignez  donc  pas,  chrétiens 
fidèles ,  habitants  de  la  solitude ,  amateurs  de  la  pauvreté  volon- 
taire, qui,  semblables  aux  oiseaux  de  l'air,  posez  votre  nid 
dans  le  rocher,  ne  touchez  la  terre  que  par  instants,  et  vous 
élevez  jusqu'à  Dieu  sur  les  ailes  de  la  contemplation  !  Ne 
craignez  pas,  humbles  femmes,  qui  tenez  encore  à  la  terre  pour 
la  consoler,  ne  craignez  pas  !  Levez  vos  têtes,  candides  comme 
le  lis  des  champs  au  milieu  de  l'ivraie  ;  excitez  les  hommes  à 
louer  Dieu,  par  l'éclat  modeste  de  vos  vertus,  la  pureté  de  votre 

11.  V1NGÎ-UNB. 


162  HOMÉLIES  SUR  LES   ÉVANGILES 

vie,  la  douce  simplicité  de  votre  paix.  Oiseaux  et  lis,  ne  redoutez 
rien,  vous  qui  êtes  tout  entiers  au  Seigneur  !  A  son  tour,  il  vous 
est  toute  chose,  vos  délices,  vos  richesses,  votre  inépuisable 
trésor  I 

VIL  —  Ne  vous  inquiète^  donc  point  et  ne  dites  point  :  Qu'aurons- 
nous  à  manger  et  à  boire ,  et  de  quoi  nous  vêtirons-nous  ?  Laissez  ces 
vaines  inquiétudes  à  ceux  qui,  n'ayant  nul  souci  des  choses  éter- 
nelles, reportent  tout  leur  intérêt  sur  les  choses  qui  passent.  Car, 
ce  sont  là  les  soins  qui  occupent  les  païens,  qui,  niant  l'action,  l'inter- 
vention de  la  Providence  divine  dans  les  choses  de  ce  monde. 
n'ont  ni  foi  ni  espérance,  relativement  aux  biens  de  la  vie 
éternelle,  et  dès  lors  poursuivent  avec  ardeur  les  jouissances  de 
la  vie  temporelle.  Hélas  1  combien  n'en  voyons-nous  pas,  parmi 
nous,  courir  après  les  jouissances  terrestres,  avec  plus  d'ardeur 
que  les  païens  eux-mêmes  ! 

VIII.  —  Mais,  pour  vous,  ajoute  le  Sauveur,  ne  vous  inquiétez 
nullement  de  toutes  ces  choses,  car  votre  Père  céleste  sait  que 
vous  ave\  besoin  de  tout  cela ,  pour  le  servir.  Il  est  votre  Père  :  il  a 
donc  la  volonté  de  vous  secourir  ;  il  est  votre  Père  céleste  :  il  en 
a  donc  le  pouvoir  ;  et,  puisque  la  puissance  et  la  bonté  se  réu- 
nissent en  lui,  comment  le  doute  naîtrait-il  en  vous?  Ouest 
d'ailleurs  le  roi,  qui  refuse  la  solde  à  ses  soldats,  le  maître  qui 
ne  nourrisse  ses  serviteurs?  De  plus,  notre  Père  du  ciel,  médecin 
tout  puissant,  sait  les  remèdes  qu'il  faut  vous  donner  pour  votre 
consolation,  les  aliments  qu'il  faut  vous  refuser  pour  votre 
guérison  ;  car,  si  les  choses  nécessaires  à  la  vie  viennent  à  nous 
manquer,  c'est  que  Dieu  nous  fait  de  cette  privation  une  source 
de  mérite,  ou  bien,  c'est  qu'ayant  abusé  des  créatures  dans  notre 
abondance,  il  est  juste  qu'elles  nous  soient  retirées  pour  un 
temps. 

IX.  —  Insistons  sur  ce  point,  il  est  capital,  car  il  répond  à 
l'objection  qui  se  présente  naturellement  à  l'esprit,  quand  on 
médite  les  exhortations  du  Sauveur.  Cela  est  vrai,  Dieu  nous  laisse 
quelquefois  exposés  à  des  privations,  même  pour  la  nourriture 
et  le  vêtement,  pour  les  choses  nécessaires  à  la  vie.  Il  en  agit 
alors  ainsi  pour  l'un  des  sept  motifs  suivants  :  1°  Pour  nous  punir 
de  nos  fautes  ;  2°  Pour  nous  exercer  à  la  patience  ;  3°  Pour  répri- 
mer notre  avarice,  car  notre  trop  grand  empressement  à  recher- 
cher les  biens  terrestres  fait  souvent  qu'ils  nous  sont  enlevés  ; 
4°  Pour  punir  notre  amour  de  la  superfluité  -.  n'est-il  pas  juste, 
en  effet,  que  celui  qui  court  après  le  superflu  manque  quelque- 
fois même  du  nécessaire?  5°  pour  nous  faire  expier  l'abus  des 
biens  temporels,  car  celui  qui  abuse  des  créatures  de  Dieu  mé- 


XV'no  DIMANCHE  APRÈS  LA  PENTECÔTE  163 

rite  d'en  être  privé,  lors  même  qu'il  en  a  besoin  ;  6°  Pour  corriger 
notre  ingratitude,  car  celui  qui  n'est  pas  reconnaissant  pour  les 
bienfaits  reçus  est  indigne  d'en  recevoir  de  nouveaux;  7°  Pour 
nous  faire  comprendre  que  ces  biens  temporels  ne  viennent  pas 
de  nous,  mais  de  lui,  et  qu'ils  nous  sont  donnés,  sans  qu'ils  nous 
soient  dûs;  car, en  nous  les  retirant,  Dieu  montre  qu'il  en  est  le 
maître  souverain. 

X.  —  Ne  vous  mettez  donc  pas  en  peine  d'acquérir  les  biens 
terrestres  ;  mais ,  d'abord ,  préférablement  à  tout ,  cherche^  le 
royaume  de  Dieu ,  c'est-à-dire  la  vie  éternelle  et  les  biens  célestes, 
et,  dans  la  crainte  de  vous  égarer,  de  vous  tromper  dans  la  pour- 
suite de  ce  souverain  bien,  votre  dernière  fin,  cherchez  la  voie 
droite  qui  doit  vous  y  conduire  et  rendre  vos  actions  méritoires, 
c'est-à-dire  la  justice  de  Dieu,  en  accomplissant  fidèlement  sa  loi 
et  ses  commandements,  et  tout  le  reste,  tous  les  biens  temporels, 
dont  vous  avez  besoin,  tout  cela  vous  sera  donné  comme  par  surcroit. 

XI.  —  Seigneur  Jésus,  donnez-moi  d'amasser  non  pas  un  trésor 
de  richesses  sur  la  terre,  mais  un  trésor  de  mérites  au  ciel;  et 
parce  qu'on  ne  peut  servir  à  la  fois  deux  maîtres  opposés  de 
volontés,  délivrez-moi  de  la  tyrannique  servitude  du  monde,  de 
la  chair  et  du  démon,  en  sorte  que  je  renonce  à  toute  considé- 
ration des  biens  passagers  pour  m'élancer  vers  la  seule  contem- 
plation des  biens  éternels.  Si  je  ne  puis  ajouter  une  coudée  à 
ma  taille,  ajoutez  vous-même,  aux  bienfaits  de  la  nature  que  j'ai 
reçus  de  vous,  les  dons  de  la  grâce  en  cette  vie  et  de  la  gloire  en 
l'autre.  Faites-moi  admirer  les  saints  de  l'Église  qui  brillent 
comme  les  lis  de  la  campagne  par  l'éclat  de  leur  pureté,  et  faites 
moi  dédaigner  les  riches  du  siècle  qui  doivent  être  jetés  comme 
des  herbes  sèches  dans  la  fournaise  de  l'enfer.  Accordez-moi  de 
rechercher  avant  tout  le  royaume  de  Dieu  et  sa  justice,  afin 
qu'en  usant  bien  des  secours  temporels,  je  parvienne  par  la  pra- 
tique des  vertus  au  royaume  des  cieux.  Amen. 


XVmo  DIMANCHE  APRÈS  LA  PENTECOTE 

Sommaire.  —  1.  Les  deux  cortèges.  —  2.  Le  fils  unique  de  la  veuve.  —  3.  Le  cortège 
tuuèbre.  —  4.  Devant  2a  mère.  —  5.  Le  miracle.  —  6.  L'admiration  de  la  foule.  — 
7.  Sens  mystique  et  leçons  morales  du  récit  évangélique.  —  Prière. 

I.  —  En  ce  temps  là,  Jésus,  qui  voulait  donner  une  grande  preuve 
de  sa  divinité,  suivi  de  ses  disciples  et  d'une  Joule  nombreuse ,  attirée 
à  sa  suite  par  l'éclat  de  ses  miracles,  par  le  charme  de  sa  oarole 


164  HOMÉLIES  SUR  LES  ÉVANGILES 

et  par  le  parfum  de  ses  vertus,  allait  en  une  ville  de  Galilée,  qu'on 
appelait  Naïm.  Il  savait  qu'il  rencontrerait  là  une  foule,  attirée  par 
une  cérémonie  funèbre.  C'est  ce  qu'il  voulait.  Les  deux  cortèges, 
en  se  mêlant,  et  la  foule  du  convoi  et  la  foule  qui  suivait  Jésus, 
ne  formeraient  plus  qu'une  seule  foule;  et  cette  multitude,  avide, 
impatiente,  fournirait  à  la  scène  qui  allait  s'accomplir  des  spec- 
tateurs intéressés  à  bien  voir,  à  bien  écouter,  à  bien  entendre,  et 
puisant,  dans  leur  curiosité,  une  perspicacité  de  regards  et  une 
finesse  d'oreilles  qui  assuraient  d'avance  à  leur  témoignage  la 
plus  sérieuse  autorité.  Or,  c'est  en  présence  de  tous  ces  témoins 
rassemblés  que  Jésus  voulait  prouver  sa  divinité. 

II.  —  Comme  il  approchait  de  la  porte  de  la  ville,  dans  un  carre- 
four bien  favorable  pour  voir  la  scène  qui  allait  se  passer,  voilà 
qu'on  portait  un  mort  au  lieu  de  sa  sépulture ,  situé  en  dehors  de  la 
ville.  C'était  un  fils  unique  dont  la  mère  était  veuve.  Spectacle  déchi- 
rant !  Cette  mère  était  veuve  :  elle  n'avait  plus  l'espérance  d'avoir 
d'autres  enfants,  et  ce  mort  était  son  fils  unique,  uniquement 
aimé,  la  seule  chose  aimable  et  précieuse  en  laquelle  son  cœur 
se  pût  reposer,  la  seule  cause  de  joie  dans  cette  maison  que  ne 
réjouissait  plus  depuis  longtemps  la  présence  d'un  époux.  C'était 
d'ailleurs  un  adolescent  qui,  gardant  encore  les  charmes  de 
l'enfance,  commençait  à  être  le  soutien  de  sa  vieillesse.  Que  de 
causes  de  larmes  dans  ces  simples  mots  de  l'Évangéliste  :  «  C'était 
un  fils  unique  d'une  mère  veuve  !  »  Bien  plus  qui  n'en  fallait  pour 
exciter  la  pitié  du  consolateur  des  affligés. 

III.  —Selon  l'usagedes  Hébreux,  le  cercueil  n'était  point  fermé; 
le  mort  était  porté  à  visage  découvert.  Selon  l'usage  aussi,  la 
mère  infortunée  marchait  auprès  du  cercueil  de  son  fils,  et  une 
foule  considérable  se  pressait  autour  d'elle  et  formait  la  suite  du 
convoi,  il  y  avait  avec  elle  beaucoup  de  personnes  de  la  ville.  Elles 
accomplissaient  un  devoir  de  piété,  en  assistant  à  ces  funérailles 
et  en  consolant  une  veuve  qui  venait  de  perdre  son  fils  unique: 
elles  méritèrent  de  voir  ce  miracle  de  la  puissance  et  de  la  misé- 
ricorde de  Jésus. 

IV.  —  En  effet,  dès  que  le  Seigneur  aperçût  cette  femme,  dès 
qu'il  la  vit  qui  fondait  en  larmes,  il  sentit  ses  entrailles  s'émou- 
voir, et,  touché  de  compassion,  il  se  tourna  vers  elle  et  lui  dit,  d'une 
voix  douce:  Ne  pleure^  point!  Pauvre  mère,  vous  allez  être  con- 
solée, cessez  de  pleurer  comme  mort  celui  que  vous  allez  voir 
ressusciter  pour  vivre.  Ne  pleurez  pas,  car  celui  qui  unit  la  puis- 
sance à  la  miséricorde  est  près  de  vous.  Grande  leçon  pour  tous 
les  chrétiens,  qu'une  juste  amertume  accable,  qui  ont  perdu  tout 
ce_qui  leur  était  doux  en  ce  monde!  Séchez  vos  larmes,  laissez 


XVmo  DIMANCHE   APRÈS  LA  PENTECÔTE  165 

les  peines  inconsolables  à  ceux  qui  n'ont  pas  d'espérance,  et 
écoutez  Jésus,  la  joie  de  ceux  qui  sont  tristes,  il  est  à  l'oreille  de 
votre  cœur  et  il  vous  dit  :  Ne  pleurez  pas  et  sachez  voir,  à  travers 
la  mort  présente  et  dure,  la  future  et  glorieuse  résurrection. 

V.  —  Après  avoir  consolé  la  mère,  en  relevant  ses  espérances, 
il  vint  vers  le  mort,  et,  s  étant  approché,  il  toucha  le  cercueil,  pour 
montrer  que  son  corps  uni  à  la  divinité  était  l'organe ,  l'instru- 
ment de  celle-ci  dans  l'opération  des  miracles.  Ceux  qui  le  por- 
taient s'arrêtèrent.  Il  dut  se  faire  alors  un  solennel  silence.  Ce  fut 
un  moment  de  sublime  attente.  La  foule  attentive,  la  mèro 
rayonnant  d'angoisse  et  d'espérance  à  travers  ses  larmes  à  peine 
arrêtées,  Jésus  recueilli  et  solennel,  quel  tableau!...  Et  il  dit-. 
Jeune  homme,  je  vous  V ordonne,  leve\~vous !  et,  au  nom  de  sa  puis- 
sance divine,  par  son  commandement  auquel  tout  obéit,  il  le  res- 
suscita. En  effet,  le  mort,  se  soulevant  dans  son  cercueil,  s'assit 
et,  pour  prouver  que  sa  résurrection  n'était  pas  apparente,  mais 
réelle,  il  se  mit  à  parler:  sans  doute,  ses  premières  paroles  furent 
des  paroles  d'actions  de  grâces  pour  celui  qui  venait  de  lui 
rendre  la  vie  ;  puis,  se  tournant  vers  celle,  à  qui  Jésus  le  rendit, \\ 
donnai  sa  mère,  qui  venait  de  tomber  dans  ses  bras,  le  baiser  du 
ressuscité. 

VI.  —  Tous  ceux  qui  étaient  présents  furent  saisis  de  crainte,  non 
point  de  cette  crainte  effrayante  que  cause  l'appréhension  de 
quelque  mal ,  mais  de  cette  crainte  qu'excitent  l'admiration  et  la 
vénération  à  la  vue  de  la  puissance  et  de  la  bonté  suprêmes.  Et 
ils  glorifiaient  Dieu,  en  proclamant  sa  grandeur  et  ils  disaient:  Un 
grand  Prophète,  celui  qui  nous  a  été  promis  par  la  loi  et  les  pro- 
phéties, Celui  qui  est  plus  que  tout  prophète,  a  paru  parmi  nous  ; 
car  Dieu  a  visité  son  peuple,  en  lui  envoyant  un  médecin  pour  le 
racheter,  comme  le  médecin  visite  le  malade  pour  le  guérir. 

VII.  —  Il  est  temps  maintenant  d'étudier  la  signification  mys- 
tique des  circonstances  de  ce  miracle,  pour  en  tirer  les  leçons 
pratiques  que  renferme  le  récit  sacré. 

1°  Le  jeune  homme,  fils  de  la  veuve  de  Naïm,  c'est  l'homme 
que  le  péché  mortel  a  tué,  et,  s'il  est  porté  en  terre,  c'est  pour 
nous  figurer  le  pécheur  entraîné  à  commettre  extérieurement  le 
péché,  le  pécheur  dont  la  faute  a  été  manifestée  au  dehors. 

2° Cette  mère  désolée,  qui  pleurait  son  fils  unique  et  que  consola 
la  miséricorde  de  Dieu,  nous  représente  l'Église  notre  mère, 
veuve  de  l'époux  qui  est  mort  pour  elle  et  qui  l'a  précédée  dans  le 
ciel;  mère  tendre  qui  pleure  sur  la  mort  de  chacun  de  ses 
enfants,  comme  s'il  était  le  seul  qu'eussent  porté  ses  entrailles; 
mère  sainte,  dont  les  larmes  et  les  prières  touchent  le  Seigneur  ; 


166  HOMÉLIES  SUR  LES  ÉVANGILES 

mère  vigilante,  à  laquelle  il  nous  rend  et  nous  confie,  après  nous 
avoir  ressuscites. 

3°  Les  quatre  porteurs  du  mort ,  ce  sont  les  quatre  affections  de 
notre  cœur:  la  joie,  la  tristesse,  l'espérance  et  la  crainte,  qui 
nous  conduisent  au  mal  par  l'abus  que  nous  en  faisons  ;  —  ou 
bien,  ce  sont  l'affection  au  péché,  la  fuite  de  la  pénitence,  l'espoir 
d'un  amendement,  la  présomption  de  la  miséricorde  divine  ;  — 
ou  bien,  ce  sont  les  quatre  choses  qui  retiennent  notre  âme  dans 
le  péché ,  savoir  :  l'espérance  souvent  trompeuse  d'une  plus 
longue  vie,  la  vue  des  fautes  d'autrui  dont  on  s'encourage  pour 
ne  pas  se  corriger  soi-même,  la  confiance  mal  fondée  de  pouvoir 
faire  pénitence  plus  tard  et  d'obtenir  son  pardon  de  la  grande 
miséricorde  de  Dieu,  enfin  l'impunité  du  pécheur  qui  augmente 
son  inclination  au  mal. 

4°  La  porte  de  la  ville,  par  laquelle  on  fait  passer  et  sortir  le 
mort,  c'est  un  de  nos  cinq  sens  corporels,  qui  manifeste  la 
volonté  intérieure  de  pécher. 

5°  Le  cercueil  du  défunt,  c'est  la  conscience  du  pécheur,  qui  se 
repose  en  elle-même  comme  sur  sa  couche. 

6°  Sur  sa  chute  bien  connue,  l'Église  et  ses  frères  pleurent 
hautement.  La  vie  spirituelle,  que  le  péché  mortel  avait  enlevée 
à  l'homme  coupable,  lui  sera  rendue  par  la  miséricorde  divine , 
parles  prières  de  l'Église  et  des  fidèles. 

7°  Mais,  pour  qu'il  revienne  à  la  vie,  il  faut  que  Jésus  s'ap- 
proche et  touche  le  cercueil ,  c'est-à-dire,  que  la  grâce  prévienne 
le  pécheur  et  attendrisse  son  cœur  par  la  componction ,  qui  le 
ramènera  à  la  connaissance  de  lui-même. 

8°  Il  faut  que  les  porteurs  du  cercueil  s'arrêtent,  c'est-à-dire, 
que  les  occasions  du  péché  soient  retranchées. 

9°  Il  faut  que  Jésus  déploie  l'appareil  de  sa  puissance  :  «  Jeune 
homme,  je  vous  le  dis,  »  moi,  le  maître  de  la  vie,  «  levez-vous,  » 
car,  qui  peut  remettre  les  péchés,  hormis  Dieu? 

10°  On  reconnaît  cette  résurrection  spirituelle  à  trois  marques  : 
«  Le  mort  se  releva  sur  son  séant,  se  mit  à  parler,  et  Jésus  le 
rendit  à  sa  mère.  »  De  même  aussi,  le  pécheur  se  relève  par  la 
contrition,  il  parle  pour  s'accuser  dans  la  confession,  et,  après 
avoir  reçu  l'absolution,  il  est  rendu  à  sa  mère,  c'est-à-dire,  à 
l'Église  ou  à  la  communion  des  fidèles,  au  moyen  de  la  satis- 
faction qu'il  accomplit  par  trois  espèces  cl'œuvres:  la  prière,  le 
jeûne  et  l'aumône. 

11°  Le  miracle  de  la  résurrection  spirituelle  accompli,  le 
Seigneur  miséricordieux,  craignant  une  seconde  chute  plus  dan- 
gereuse que  la  première,  le  confie  et  le  recommande  aux  soins 
de  sa  mère. 

Seigneur  Jésus  ,   venez   vers  mon   âme   que  les  tenlations 


XVIm<5  DIMANCHE  APRÈS  LA  PENTECÔTE  167 

entraînent  au  péché,  comme  vous  êtes  venu  à  Naïm  vers  ce 
jeune  homme  que  l'on  portait  en  terre.  En  approchant  de  la  porte 
de  mon  âme ,  empêchez  que  les  sens  ne  donnent  passage  aux 
tentations  :  montrez  votre  présence  par  l'action  de  la  grâce  ; 
touchez  mon  cœur  par  la  vertu  de  la  correction  ;  faites  cesser  les 
occasions  du  péché ,  comme  vous  fîtes  arrêter  les  porteurs  du 
défunt.  Commandez  à  mon  âme  plongée  dans  le  péché,  qu'elle  se 
relève  par  un  ferme  propos ,  qu'elle  commence  à  parler  par  une 
sincère  confession ,  et  qu'elle  ressuscite  par  une  meilleure  con- 
duite. Alors,  rendez-la  à  sa  mère,  à  la  grâce  qui  Ta  sauvée,  afin 
qu'elle  persévère  dans  sa  vie  nouvelle;  visitez  ainsi  votre  peuple, 
c'est-à  dire  les  facultés,  les  affections  et  les  pensées  de  mon  âme, 
en  l'éclairant  par  votre  vérité,  la  fortifiant  par  votre  puissance  et 
la  conservant  par  votre  bonté.  Amen. 


XVIme  DIMANCHE  APRÈS  LA  PENTECOTE 

Sommaire.  —  l.Chez  le  Pharisien.—  2. La  malice  des  ennemis.  —  3.  L'hydropique  devant 
Jésus.  —  4.  Silence  des  Pharisiens.  —  5.  La  guérison.  —  6.  Réponse  aux  murmure? 
intérieurs.  —  7.  Les  noces  mystiques.  —  8.  Ne  prenez  pas  la  première  place.  — 
9.  Pourquoi  ?  —  10.  Mettez-vous  à  la  dernière  place.  —  11.  Pourquoi?  —  12.  Applica 
tion  au  chrétien.  —  13.  Raison  générale.  —  14.  Prière. 

I.  —  En  ce  temps-là,  Jésus,  qui  parcourait  les  villes  et  les  bour- 
gades, instruisant  les  peuples  et  prêchant  sa  doctrine,  sans  faire 
acception  des  personnes ,  entre  che\  un  des  principaux  pharisiens , 
pour  y  prendre  son  repas,  ou  plutôt,  selon  l'expression  de  l'Évan- 
géliste  qui  veut  montrer  que  le  Sauveur  se  contentait  de  peu,  afin 
de  ne  pas  être  à  charge  à  ceux  qui  le  recevaient  à  leur  table, 
pour  y  manger  du  pain. 

II.  — Mais,  la  malice  de  ses  ennemis  le  poursuivait  partout. 
Les  pharisiens  donc  qui  étaient  là  V observaient ,  pour  découvrir 
dans  ses  actes  quelque  chose  à  blâmer  et  à  critiquer  ouvertement, 
car  il  y  avait  devant  lui  un  homme  hydropique. 

III.  —  Entre  toutes  les  maladies  du  corps,  l'hydropisie  est  la 
plus  vive  image  de  cette  terrible  maladie  de  l'âme,  l'avarice. 
L'avare,  accablé  des  biens  de  la  terre,  aspire  après  eux  avec  une 
plus  furieuse  convoitise,  tel  que  l'hydropique  qui,  gonflé  d'une 
eau  qui  fait  tout  son  mal ,  voudrait  boire  sans  cesse.  Ce  mal- 
heureux, étouffé  par  le  poids  si  lourd  qu'il  traîne  après  lui,  ne 
peut  ni  crier  vers  Jésus,  ni  s'approcher  de  lui.  Son  regard  fixé  sur 
le  Sauveur  suffisait,  dans  le  silence  de  sa  voix,  à  exprimer  sa 


168  HOMÉLIES   SUR  LES  ÉVANGILES 

misère  et  à  implorer  sa  miséricorde.  Il  priait ,  non  de  la  bouche, 
mais  du  cœur;  et  il  fut  entendu  de  celui  qui  pénétre  les  plus 
secrètes  pensées.  Pauvres  pécheurs,  si,  dans  l'extrémité  de  vos 
misères,  abattus  sous  le  fardeau  des  peines  et  des  tentations,  si 
vous  ne  pouvez  prier,  du  moins  regardez  le  divin  Maître,  et,  dans 
une  humble  et  silencieuse  espérance ,  attendez  le  secours  d'en 
haut  :  Jésus  vous  verra  de  l'œil  de  sa  bonté. 

IV.  —  En  effet,  Jésus ,  répondant ,  non  point  aux  paroles,  mais 
aux  pensées  secrètes  des  Pharisiens  et  aux  soupçons  des  docteurs 
de  la  loi,  prouvant  ainsi  sa  divinité,  puisqu'il  n'appartient  qu'à 
Dieu  de  lire  dans  le  secret  des  cœurs,  leur  dit:  Est-il  permis  de 
guérir  le  jour  de  sabbat  ?  Il  leur  faisait  cette  question  ,  afin  de  les 
confondre  par  leurs  propres  paroles.  Mais ,  prévoyant  que  leur 
réponse  tournerait  contre  eux-mêmes,  ils  gardèrent  le  silence. 

V.  —  Alors  Jésus,  sans  se  préoccuper  des  pièges  qu'on  lui 
tendait,  délivra  ce  pauvre  hydropique,  qui  se  contentait  humble- 
ment de  paraître  devant  lui  pour  exciter  sa  compassion  ;  con- 
naissant son  désir,  il  le  prit  par  la  main,  pour  montrer  la  puis- 
sance de  son  attouchement  divin,  le  guérit  et  le  renvoya. 

VI.  —  Ensuite,  répondant  aux  murmures  intérieurs  de  ceux  qui 
blâmaient  cette  guérison  instantanée ,  il  leur  prouva  que  c'était 
là  une  action  licite,  par  l'exemple  d'un  animal  que,  d'après  leur 
propre  aveu,  on  peut  licitement  sauver  du  danger  le  jour  même 
du  sabbat.  Par  cet  exemple  sans  réplique,  il  leur  prouva  qu'en 
l'accusant  de  violer  le  repos  du  sabbat  par  une  œuvre  de  miséri- 
ricorde,  ils  ne  craignaient  pas  de  le  violer  eux-mêmes  par  une 
action  de  pure  cupidité.  Qui  de  vous ,  leur  dit-il ,  si  son  âne  ou  sort 
bœuf  vient  à  tomber  dans  un  puits ,  ne  se  hâte  de  Ven  retirer ,  même  le 
jour  du  sabbat?  Il  les  convainquit  aussi  d'avarice,  et  ils  ne  pou- 
vaient rien  lui  répondre. 

VII.  —  Mais,  l'hydropisie,  qui  tuméfiait  le  corps  de  cet  homme, 
est  aussi  un  symbole  d'une  maladie  beaucoup  plus  dangereuse 
encore  que  l'avarice,  de  l'orgueil  qui  enflait  le  corps  des  assistants. 
C'est  pourquoi,  remarquant  ensuite  que  les  conviés  choisissaient  les 
premières  places,  il  voulut  leur  donner  une  leçon,  qu'il  importe 
d'étudier.  Auparavant,  remarquons  que  nous  sommes  tous 
invités  aux  noces  mystiques,  par  lesquelles  l'âme  s'unit  à  Dieu, 
en  ce  monde  par  la  grâce,  et  dans  l'autre  par  la  gloire.  Pour 
arriver  à  ces  noces  heureuses,  pour  que  notre  âme  devienne 
l'épouse  du  céleste  époux,  quelle  conduite  tenir?  Celle  de  l'humi- 
lité, celle  que  le  Sauveur  va  nous  enseigner,  en  s'adressant  à 
ceux  qui  recherchaienUes  places  les  plus  honorables. 


XVIme  DIMANCHE  APRÈS  LA  PENTECÔTE  169 

VIII.  —  //  leur  proposa  cette  parabole  :  Quand  vous  sere\  invités  à 
des  noces,  leur  dit-il,  ne  prene^  point  la  première  place.  Si  vous  êtes 
invités  aux  noces  mystiques,  gardez-vous  de  vous  placer  au 
premier  rang,  en  vous  laissant  aller,  soit  à  la  présomption  de  vos 
qualités  personnelles,  soit  à  la  convoitise  des  biens  mondains, 
soit  au  désir  de  la  vaine  gloire. 

IX.  —  Mais ,  pourquoi  ne  devez-vous  pas  ambitionner  les  pre- 
mières places?  Le  divin  Maître  vous  en  indique  trois  raisons  : 

1°  C'est  de  peur  qu'il  ne  se  trouve  parmi  les  conviés  quelqu'un  de 
plus  élevé  en  dignité  que  vous ,  car ,  vous  devez  céder  la  place  à 
celui  qui  mérite  le  plus  d'honneurs,  et  le  plus  méritant  c'est  le 
plus  vertueux  que  vous  devez  toujours  préférer  à  vous-même. 
Par  conséquent,  de  quelque  dignité  que  vous  soyez  revêtu,  vous 
avez  toujours  un  motif  de  décliner  l'honneur,  si  vous  considérez 
que  quelqu'un  de  plus  vertueux  que  vous  peut  se  trouver  dans 
la  compagnie  où  vous  êtes. 

2°  C'est  de  peur  que  celui  qui  vous  aura  invités  tous  ne  vienne  vous 
dire,  parle  fait  même,  en  vous  humiliant  et  en  préférant  quelque 
autre  à  vous  :  Céde^  votre  place  à  celui-ci,  car  il  arrive  souvent 
qu'on  est  frustré  des  honneurs  dont  on  se  croyait  digne. 

3°  C'est  de  peur  qu'alors  vous  n'aye\  la  honte  de  descendre  à  la 
dernière  place,  car  celui  qui  avait  présumé  beaucoup  de  lui-même 
rougit  ensuite,  lorsqu'il  se  voit  humilié  devant  le  public,  abaissé 
dans  son  estime,  déposé  de  son  office  ou  précipité  après  la  mort 
dans  les  abîmes  de  l'enfer. 

X.  —  Mais,  voulez-vous  au  contraire  être  exalté,  écoutez  ce 
que  Jésus  Christ  ajoute  :  Quand  vous  sere\  invité  à  un  grand 
festin,  alle\,  sans  vous  excuser,  vous  mettre  à  la  dernière  place , 
vous  considérant  comme  inférieur  à  tous  les  autres  en  mérite, 
bien  que  vous  leur  soyez  peut-être  supérieur  en  dignité,  en  nais- 
sance, en  fortune,  etc. 

XL—  Mais,  pourquoi  choisir  ainsi  la  dernière  place?  Notre 
Seigneur  en  apporte  trois  motifs  : 

1°  C'est  afin  de  mériter  l'amitié  divine.  Agissez  ainsi,  dit-il ,  de 
sorte  que,  lorsque  celui  qui  vous  a  invité  aux  noces  de  l'Église 
viendra,  soit  pendant  cette  vie ,  pour  visiter  les  âmes,  soit  après 
la  mort,  pour  discerner  les  mérites  de  chacun,  il  vous  dise,  parce 
que  vous  vous  êtes  humilié  :  Mon  ami. 

2°  C'est  aussi  afin  de  mériter  une  place  plus  sublime,  car  il 
ajoutera  :  Puisque  vous  êtez  devenu  mon  ami,  à  cause  de  votre 
humilité,  monte\  plus  haut ,  c'est-à-dire,  soyez  élevé  à  un  degré 
plus  éminent  de  grâce  sur  la  terre  et  de  gloire  dans  le  ciel. 

3°  C'est  encore  afin  d'acquérir  un  plus  grand  honneur,  car, 


170  HOMÉLIES  SUR  LES  ÉVANGILES 

lorsque  le  maître  vous  parlera  de  la  sorte,  ce  sera  un  honneur  pour 
vous  aux  yeux  de  tous  les  convives ,  qui  sont  admis  comme  vous 
au  banquet  de  la  foi  évangéliqae  ou  de  la  béatitude  éternelle  ; 
témoins  de  votre  vertu  et  de  votre  exaltation,  ils  admireront  en 
vous  l'excellence  de  la  dignité  proportionnée  à  la  grandeur  de 
l'humilité  qui  vous  a  valu  la  faveur  du  Maître. 

XII.  —  «  Lors  donc  que  vous  serez  invités  à  des  noces,  allez, 
asseyez-vous  à  la  dernière  place.  »  Toute  la  pratique  de  l'humi- 
lité est  renfermée  en  ces  paroles;  car  celui  qui  choisit  la  dernière 
place  montre  bien  qu'il  se  méprise  lui-même,  qu'il  ne  recherche 
pas  les  vains  honneurs,  et  qu'il  estime  les  autres  dignes  de  lui 
être  préférés.  Heureux  donc  celui  qui,  se  jugeant  le  moindre 
d'entre  ses  frères,  pense  qu'il  lui  suffît  de  servir  le  Seigneur  dans 
les  emplois  les  plus  bas  et  d'occuper  la  dernière  place  à  ce  festin 
où  nous  appelle  Jésus  !  Le  Sauveur,  hôte  divin  ,  viendra  à  lui  et 
lui  dira:  Montez  plus  haut!  Montez  plus  haut,  mon  ami,  non 
pas  dans  l'estime  des  hommes,  elle  importe  peu;  montez  plus 
haut  dans  mon  amour,  dans  l'édifice  des  vertus  dont  la  base 
solide  est  votre  profonde  humilité;  et  alors  cet  humble  chrétien 
aura  une  grande  joie  :  une  grande  joie  dans  l'éternité,  et  aussi 
dans  ce  monde,  étant  admis  à  une  plus  intime  union  avec  Dieu, 
à  une  place  plus  élevée  dans  les  noces  mystiques  de  la  grâce  et 
de  la  gloire. 

XIII.  —  Enfin,  le  Sauveur  confirme  par  une  raison  générale, 
par  une  maxime  restée  célèbre,  tout  ce  qu'il  vient  de  dire  :  Car, 
dit-il,  quiconque  s'élève  par  orgueil,  sera  humilié,  bon  gré  mal  gré, 
en  ce  monde  ou  dans  l'autre;  quiconque,  au  contraire,  s  abaisse, 
non  par  force,  mais  volontairement  et  par  humilité  sincère,  sera 
exalté,  en  cette  vie  par  les  mérites  qu'il  acquerra  ou  par  les 
dignités  qu'il  recevra,  et  dans  la  vie  future  par  les  récompenses 
célestes  qui  lui  sont  promises  et  qui  lui  seront  infailliblement 
décernées.  «  Ne  vous  alarmez  donc  point,  si  l'honneur  vous  est 
ravi,  pourvu  que  vous  en  deveniez  plus  humbles  :  car  alors  vous 
serez  plus  grands  aux  yeux  du  Seigneur,  qui  vous  élèvera  à  une 
gloire  supérieure.  L'humilité  nous  ouvre  ainsi  la  porte  du  ciel  : 
si  nous  voulons  y  être  exaltés,  sachons  nous  faire  petits  ici-bas  ; 
les  plus  méprisés  sur  la  terre  seront  les  plus  honorés  dans  le 
royaume  des  cieux.  »  Ainsi  parle  S.  Jean  Chrysostôme. 

XIV.  —  Seigneur  Jésus,  prenez-moi  et  protégez-moi  avec  votre 
main  miséricordieuse,  de  peur  que  je  ne  sois  dominé  et  tour- 
menté par  l'hydropisie  de  la  volupté  charnelle,  ou  de  l'avarice, 
ou  de  l'orgueil.  Faites  qu'une  humilité  sincère  inspire  mes  pen- 
sées, mes  paroles  et  mes  actions,  de  telle  sorte  que,  me  regar- 


XVIImo  DIMANCHE   APRÈS  LA  PENTECÔTE  171 

dant  comme  le  plus  indigne,  je  choisisse  toujours  la  dernière 
place.  0  Dieu,  distributeur  libéral  des  biens  les  plus  excellents, 
accordez  à  un  pauvre  misérable  comme  moi ,  de  manger  dans 
votre  propre  royaume  ce  pain  céleste  qui  n'est  autre  que  vous- 
même,  après  m'en  être  rendu  digne  par  la  pratique  de  l'humilité. 
Amen. 


XVIIme  DIMANCHE  APRÈS  LA  PENTECOTE 

Sommaire.  —  1.  L'interrogation.  —  2.  La  réponse.  —  3.  Comment  il  faut  aimer  Dieu.  — 
4.  Le  premier  commandement.  —  5.  Le  second.  —  6.  La  Loi  et  les  Prophètes.  — 
7.  L'objection.  —  8.  Interprétation  du  texte  de  David.  —  9.  Le  raisonnement.  — 

10.  Réduits  au  silence.  —  il.  Prière. 

I.  —  En  ce  temps-là,  les  Pharisiens,  apprenant  que  Jésus  avait 
imposé  silence  aux  Sadducéens,  se  réunirent,  et  se  croyant  beau- 
coup plus  habiles,  ils  vinrent  trouver  Jésus,  et  Vun  d'eux,  docteur  de 
la  loi,  qui  avait  entendu  de  quelle  manière  le  Sauveur  avait 
réduit  les  Sadducéens  au  silence,  interrogea  de  nouveau  le  Sei- 
gneur, et  il  lui  demanda,  pour  le  tenter  :  Maître,  quel  est  le  plus 
grand  commandement  de  la  loi  ? 

11.  —  Jésus  lui  répondit  :  Voici  le  premier  de  tous  les  comman- 
dements :  Ecoutez,  Israël  !  Le  Seigneur  votre  Dieu,  est  le  seul 
Dieu,  et  vous  aimere\  le  Seigneur  votre  Dieu  de  tout  votre  cœur ,  de 
toutes  vos  forces,  de  toute  votre  âme  et  de  tout  votre  esprit. 

III.  — Vous  aimerez  le  Seigneur,  votre  Dieu,  «  de  tout  votre 
cœur  »  :  vous  lui  consacrerez  toutes  vos  affections;  vous  gar- 
derez pour  lui  ce  que  votre  cœur  a  de  plus  tendre  et  de  plus 
intime. —  «  De  toute  votre  âme  :  »  vers  lui  se  portera  votre  volonté, 
vers  lui  elle  se  dirigera  sans  détours.  —  «  De  toute  votre  intelli- 
gence :  »  votre  esprit  n'admettra  nulle  erreur,  qui  soit  contraire 
à  la  connaissance  et  par  conséquent  à  l'amour  de  votre  Dieu.  — 
«  De  toute  votre  force  :  »  toutes  vos  facultés  seront  employées  à 
son  service.  En  un  mot,  et,  suivant  la  pensée  de  S.  Augustin, 
que  rien  en  vous  ne  rest3  vide  de  Dieu,  que  votre  cœur  n'ait  pas 
d'autre  amour,  votre  volonté  d'autre  but,  votre  esprit  d'autre 
science,  vos  facultés  d'autre  exercice ,  car,  celui-là  n'aime  pas 
suffisamment  Dieu,  qui  aime  quelque  chose  hors  de  Jui. 

IV.  —  C'est  là  le  plus  grand  et  le  premier  commandement ,  celui 
qui  est  à  la  fois  le  principe  et  la  fin  des  préceptes,  leur  accom- 
plissement et  leur  base  :  «  la  fin  des  préceptes,  c'est  la  charité  ; 
la  plénitude  de  la  loi,  c'est  la  dilection  ;  »  dit  l'Apôtre,  et  le  Psal- 


172  HOMÉLIES   SUR  LES  ÉVANGKLES 

miste  s'écrie  :  «  J'ai  trouvé  la  consommation  des  choses  parfaite 
dans  votre  grand  commandement.  »  Celui  qui  aime  Dieu,  en 
effet,  n'a-t-il  pas  tout  ce  que  peut  posséder  un  homme,  et  que 
souhaiterait-il  au  delà?  Certes,  il  serait  trop  avare,  celui  à  qui 
Dieu  ne  suffirait  pas  ;  et  qu'irait  donc  chercher  la  créature  finie 
et  mortelle,  si  elle  ne  se  repose  dans  l'éternel  et  l'infini? 

V.  —  Voilà  donc  le  premier  commandement,  voici  maintenant 
le  second,  qui  lui  est  semblable  :  Vous  aimer  e\  votre  prochain  comme 
vous-même,  c'est-à-dire  pour  le  même  but  que  vous  vous  aimez 
vous-même,  en  lui  souhaitant  le  même  bonheur  qu'à  vous-même, 
la  justice  et  le  salut,  la  grâce  dans  le  temps  et  la  gloire  dans 
l'éternité. —  Ce  second  commandement  est  semblable  au  premier: 
«  semblable,  »  parce  qu'il  commande  aussi  l'amour  ;  mais,  il  est 
le  «  second  »  en  dignité,  car,  tandis  que  l'objet  du  premier  est 
Dieu,  l'objet  du  second  est  l'homme.  Le  second  ne  peut  être 
accompli,  sans  que  le  premier  le  soit  aussi  ;  et  c'est  en  ce  sens 
que  l'Apôtre  a  dit  :  «  Celui  qui  aime  son  prochain  accomplit  la 
loi.  »  On  ne  saurait,  en  effet,  aimer  le  prochain  que  par  amour 
pour  Dieu.  Sans  amour  de  Dieu,  on  peut  aimer  ses  proches,  ses 
amis,  ses  concitoyens,  d'un  vain  et  faux  amour;  mais,  on  n'aime 
jamais  son  prochain,  c'est-à-dire  l'homme,  même  ennemi,  que 
par  amour  pour  le  Père  commun.  C'est  pourquoi  ces  comman- 
dements sont  liés  entre  eux  de  telle  sorte  que,  dans  la  pratique, 
ils  n'en  font  qu'un.  L'amour  de  Dieu  est  la  cause  de  l'amour  du 
prochain ,  l'amour  du  prochain  manifeste  l'amour  de  Dieu. 
L'amour  de  Dieu  enfante  l'amour  du  prochain  ;  l'amour  du  pro- 
chain nourrit  l'amour  de  Dieu,  et  cet  amour  du  prochain,  quia 
pour  source  l'amour  de  Dieu  et  par  lequel  nous  nous  sacrifions 
nous-mêmes  au  lieu  de  nos  frères,  est  plus  agréable  au  Seigneur 
que  les  victimes  et  les  holocaustes,  c'est-à-dire  que  les  pratiques 
d'une  mortification  qui  n'aurait  pour  but  que  notre  sanctification 
personnelle. 

VI.  —  Ces  deux  commandements ,  conclut  Notre-Seigneur,  r enfer- 
ment  toute  la  loi  et  les  prophètes.  En  effet,  toutes  les  ordonnances 
et  les  prohibitions,  toutes  les  exhortations  et  les  menaces,  n'ont 
d'autre  but  que  de  faire  pénétrer  la  charité  dans  nos  cœurs.  Tout 
ce  qui  est  prescrit  ou  enseigné  dans  les  livres  saints  ne  tend  qu'à 
nous  faire  comprendre  et  observer  ce  double  commandement, 
dont  le  premier  est  promulgué  dans  les  trois  premiers  préceptes 
du  Décalogue,  et  le  second  dans  les  sept  derniers. 

VIL  —  Mais,  observe  S.  Jean  Chrysostôme,  par  leurs  questions 
insidieuses,  les  Juifs  cherchaient  à  éprouver  Jésus-Christ,  qu'ils 
prenaient  pour  un  homme  ordinaire;  ils  n'auraient  pas  osé  le 


XVIImo  DIMANCHE  APRÈS  LA  PENTECÔTE  173 

tenter  de  la  sorte,  s'ils  l'avaient  reconnu  pour  le  vrai  Fils  de 
Dieu.  Jésus  donc,  voulant  leur  montrer  qu'il  était  Dieu,  leur 
proposa  une  question  bien  propre  à  le  leur  manifester.  Alors,  dit 
S.  Jérôme,  il  leur  parla  clairement  de  lui-même  pour  les  rendre 
inexcusables  de  leur  aveuglement.  Les  Pharisiens  étant  donc 
assemblés,  Jésus  les  interrogea  à  son  tour  :  Jusqu'ici,  j'ai  satisfait 
à  vos  demandes,  il  est  temps  que  vous  me  répondiez  à  votre 
tour.  Que  pensez-vous  du  Christ ,  de  ce  Messie  dont  vous  désirez 
l'avènement  promis  dans  la  loi?  Les  Juifs  croyaient  que  le  Christ 
devait  être  homme,  et  non  homme-Dieu.  Voulant  donc  les  éclai- 
rer sur  sa  double  nature,  et  leur  montrer  qu'il  résumait  en  sa 
personne  toute  la  loi  et  tout  le  Décalogue,  puisqu'il  pouvait 
attirer  sur  lui  l'amour  dû  à  Dieu  et  l'amour  dû  au  prochain, 
Jésus  leur  dit  :  De  qui  le  Christ  est-il  fils?  —  De  David,  répondi- 
rent-ils, —  Ainsi ,  les  Pharisiens  reconnaissaient  la  filiation 
humaine  et  charnelle  du  Messie,  mais  ils  n'admettaient  point  sa 
filiation  divine.  Pour  les  tirer  de  leur  erreur,  Jésus  leur  fit  cette 
objection:  Mais,  si  le  Christ  est  un  pur  homme  à  votre  avis, 
comment  donc,  ajouta-t-il,  David,  qui  ne  parlait  pas  d'après  son 
propre  sens,  qui  était  inspiré  et  parlait  d'après  l'Esprit-Saint ,  qui 
lui  révélait  les  secrets  de  la  sagesse  divine,  Vappelle-t-il  son  Sei- 
gneur dans  le  psaume  cxi,  quand  il  dit  :  «  Le  Seigneur  a  dit  à  mon 
Seigneur,  »  et  le  reste  du  texte ,  qu'il  faut  interpréter  comme 
il  suit  : 

VIII.  —  Le  Seigneur,  Dieu  le  Père ,  pour  qui  parler  c'est  engen- 
drer un  Fils  consubstantiel  à  lui-même,  a  dit  à  mon  Seigneur,  le 
Christ  son  Fils,  qui  est  aussi  mon  Seigneur,  à  moi,  David,  non 
par  sa  naissance  temporelle ,  mais  par  sa  naissance  éternelle  : 
Assieds-toi  à  mx  droite,  c'est-à-dire,  règne  paisiblement  dans  la 
possession  de  ma  puissance  infinie  comme  Dieu,  et  dans  la 
jouissance  de  la  gloire  la  plus  élevée  comme  homme.  Demeure 
ainsi,  jusqu'à  ce  que  faie  réduit  tes  ennemis  à  te  servir  de  marche- 
pied,  c'est-à-dire,  en  attendant  que  j'assujettisse  les  hommes 
rebelles  ou  désobéissants,  soit  par  une  soumission  douce  et 
volontaire  s'ils  consentent  à  croire  que  tu  es  vrai  Dieu  et  vrai 
homme,  soit  par  une  soumission  forcée  au  jour  du  jugement. 

IX.  —  Si  donc,  conclut  le  Sauveur  en  continuant  son  raisonne- 
ment, si  donc  David  appelle  le  Christ  son  Seigneur  en  vérité .,  com^ 
ment  le  Christ  est-il  seulement  son  fils  dans  votre  opinion?  En 
effet,  à  raison  de  sa  génération,  le  fils  est  soumis  à  son  père, 
suivant  l'usage  et  la  loi  de  la  nature,  usage  et  loi  beaucoup  plus 
strictement  observés  chez  les  anciens  que  de  nos  jours.  Ce  ne 
sont  donc  pas  les  enfants  qui  doivent  être  les  seigneurs  de  leurs 
parents,  mais  bien  plutôt  les  parents  qui  doivent  être  de  nom  et 


174  HOMÉLIES  SUR  LES  ÉVANGILES 

de  fait  les  maîtres  de  leurs  enfants  ;  c'est  au  père  de  commander 
et  au  fils  d'obéir,  comme  lui  étant  inférieur.  Jésus  semble  dire 
aux  Juifs  :  Puisque,  suivant  sa  nature  humaine,  le  Messie  est 
fils  de  David  et  par  conséquent  son  inférieur,  il  faut  admettre  en 
lui  une  autre  nature,  par  laquelle  il  soit  son  supérieur,  à  savoir, 
la  nature  divine.  Il  y  a  donc  dans  le  Christ  deux  natures,  l'une 
divine  et  Fautre  humaine.  Ainsi,  il  est  tout  à  la  fois  et  le  fils  et  le 
Seigneur  de  David,  son  fils  en  tant  qu'homme,  son  Seigneur  en 
tant  que  Dieu.  Donc,  le  Christ  est  Homme-Dieu. 

X.  —  Le  Sauveur  avait  allégué  un  texte  incontestable,  il  en 
avait  tiré  un  argument  irréfutable.  Aussi,  parmi  les  Pharisiens, 
il  s'établit  un  morne  silence,  aucun  d'eux  ne  put  lui  répondre  et 
depuis  ce  jour  personne  n  osa  plus  t 'interroger,  lui  poser  de  question- 
captieuse,  parce  que  tous  étaient  pleinement  convaincus,  tant 
par  la  force  de  l'autorité  que  par  l'évidence  de  la  raison.  «  Désor- 
mais, dit  S.  Jérôme,  les  Pharisiens,  réfutés  et  confondus  par  ses 
discours  et  par  ses  réponses,  cessèrent  de  l'interroger-,  mais, 
passant  des  paroles  aux  actes,  ils  en  vinrent  à  le  saisir  par  la 
force  ouverte  et  à  ie  livrer  à  la  puissance  romaine.  On  peut  bien 
imposer  silence  à  l'envie,  on  ne  calme  pas  aussi  aisément  son 
venin.  » 

XI.  —  Seigneur  Dieu,  qui  voulez  sanctifier  tout  mon  être,  vous 
m'avez  imposé  votre  sainte  loi,  afin  que  j'apprenne  à  vous  aimer 
de  tout  mon  cœur,  de  toute  mon  âme,  de  tout  mon  esprit  et  de 
toutes  mes  forces.  Mais,  comment  accomplirai-je  un  si  grand 
commandement,  si  vous  ne  me  prêtez  votre  secours,  vous, 
Fauteur  de  toute  grâce  et  de  tout  don  parfait?  Puisque  vous  nous 
commandez  de  vous  aimer,  donnez-nous  ce  que  vous  com- 
mandez, et  commandez  ce  que  vous  voudrez.  Faites  que  j'aime 
aussi  mon  prochain  comme  moi-même,  afin  que  j'obtienne  de 
concert  avec  lui  la  grâce  ici-bas  et  la  gloire  dans  les  deux. 
Accordez-moi  encore,  ô  bon  Jésus,  de  croire  de  cœur,  de  confes- 
ser de  bouche  et  d'attester  par  mes  œuvres  que  vous  êtes  le 
Christ,  Dieu  fait  homme,  envoyé  pour  nous  sauver,  afin  que, 
soumis  maintenant  de  plein  gré  à  votre  empire,  je  puisse  me 
réjouir  avec  vous  dans  l'éternité.  Amen. 


XVIIImo  DIMANCHE  APRES  LA  PENTECOTE 

Sommaire.—  1.  Vers  Capharnaiïm.  —  2.  Le  paralytique.  —  3.  Différence  et  figure  du 
Sacrement.  —  4.  G-uérison.  —  5.  Commentaire.  —  6.  Commentaire  du  vénérable 
Bède.  —  7.  Commentaire  de  S.  Anselme.  —  8.  L'admiration  de  la  foule.  —  9.  Résumé 
en  forme  de  prière. 


XVIII™0   DIMANCHE  APRÈS   LA  PENTECÔTE  175 

I.  —  En  ce  temps-là,  Jésus,  étant  monté  dans  une  barque,  traversa 
le  lac  de  Génésareth,  afin  de  nous  apprendre  à  nous  servir  de  la 
barque  de  la  pénitence  sur  la  mer  de  ce  monde  pour  arriver  à  la 
cité  céleste,  qui  est  notre  patrie,  et  entra  dans  sa  ville,  c'est-à-dire 
à  Capharnaûm,  où  il  avait  coutume  d'habiter  et  d'opérer  ses  mira- 
cles, Capharnaûm  étant  comme  la  capitale  de  la  Galilée. 

II.  —  Lorsqu'on  sut  qu'il  était  revenu  dans  la  maison  où  il 
descendait  ordinairement,  il  s'y  assembla  tant  de  monde  que 
tous  ne  pouvaient  tenir,  même  devant  la  porte,  et  Jésus  leur 
enseignait  la  parole  de  Dieu.  Alors,  il  survint  quatre  hommes 
qui  portaient  un  paralytique  dans  un  lit,  et  qui  cherchaient  à  le 
faire  entrer  et  à  le  mettre  devant  Jésus  :  mais,  ne  sachant  com- 
ment Ty  apporter  à  cause  de  la  foule,  ils  le  montèrent  sur  le  toit, 
et,  l'ayant  percé,  ils  descendirent  ce  pauvre  malade  et  on  présenta 
le  paralytique ,  au  milieu  de  l'assemblée,  étendît  sur  im  lit.  Jésus, 
touché  de  leur  confiance  et  voyant  leur  foi,  dit  au  paralytique , 
voulant  récompenser  en  lui  la  charité  et  l'espérance  des  porteurs  : 
Mon  fils,  aye\  confiance,  vos  péchés  vous  sont  remis.  La  douce 
parole  !  C'est  la  première  fois  que  nous  la  rencontrons  dans  le 
saint  Évangile.  Arrètons-nous-y  un  peu. 

III.  —  Jésus  a  déjà  guéri  beaucoup  de  malades  et  délivré  un 
grand  nombre  de  possédés.  Cependant,  il  ne  leur  a  jamais  parlé 
comme  il  vient  de  le  faire  à  ce  paralytique  :  «  Voyant  leur  foi,  il 
dit  au  paralytique  :  Vos  péchés  vous  sont  remis  ;  »  il  n'a  point 
mesuré  la  grandeur  de  leur  foi ,  avant  de  répandre  sur  eux  ses 
bienfaits;  il  n'a  pas  non  plus  confondu  dans  un  même  discours 
la  purification  spirituelle  et  la  guérison  corporelle.  C'est  qu'en 
effet,  jusqu'à  présent  il  s'est  borné  à  rendre  aux  malades  la 
santé  du  corps,  ou  bien  il  a  guéri  des  possédés  qui,  par  là  même 
que  le  démon  s'était  emparé  d'eux,  étaient  incapables  de  désir 
et  de  prière.  L'état  de  ces  derniers  était  l'image  de  celui  des 
enfants  qui,  privés  de  l'usage  de  la  raison,  reçoivent  de  la  pure 
miséricorde  de  Dieu  le  don  gratuit  du  baptême,  qu'ils  ne  peuvent 
ni  demander  ni  désirer.  Et,  quant  aux  premiers,  ils  obtenaient 
les  bienfaits  du  Seigneur,  comme  les  obtiennent  un  grand  nombre 
d'hommes  qui ,  pour  des  vertus  humaines ,  ont  une  récompense 
temporelle.  Aujourd'hui,  il  en  est  tout  autrement,  et  l'histoire  du 
paralytique  est  non  seulement  la  figure,  mais  encore  la  réalité 
de  ce  qui  se  passe  chaque  jour  pour  le  pécheur  repentant  dans 
le  sacrement  de  pénitence.  Le  paralytique  est  un  homme  dans  la 
force  de  l'âge,  un  Juif,  un  homme  dont  le  corps  n'est  lié  par  les 
étreintes  de  la  maladie  que  parce  que  son  âme  l'avait  été  aupa- 
ravant par  celle  du  péché.  Pour  qu'il  guérisse  complètement,  il 
faut  qu'il  y  ait  de  sa  part  préparation  convenable,  confiance 


176  HOMÉLIES  SUR  LES  ÉVANGILES 

absolue  dans  le  médecin,  haine  de  la  maladie,  désir  de  recou- 
vrer la  santé  à  quelque  prix  que  ce  soit.  Or,  on  ne  peut  douter 
que  tous  ces  sentiments  ne  se  soient  trouvés  à  un  très  haut  degré 
dans  cet  admirable  paralytique  qui,  pour  arriver  à  Jésus,  sur- 
monte tant  d'obstacles  et  s'expose  à  de  si  grands  dangers  ;  car  il 
est  certain,  quoique  l'Évangile  ne  le  dise  pas,  que  lui-même  dut 
exciter  le  zèle  de  ceux  qui  le  portaient.  Le  Seigneur  pénétra  d'un 
coup  d'œil  ces  dispositions  parfaites,  qui  sont  résumées  dans  le 
seul  mot  de  foi,  parce  que  la  foi,  quand  elle  est  entière,  les  fait 
naître  toutes.  Il  n'hésite  pas  à  donner  à  ce  pécheur  le  nom  de 
fils  ;  il  ne  se  contente  pas  de  guérir  son  corps,  il  guérit  aussi  son 
âme  :  «  Mon  fils,  ayez  confiance,  vos  péchés  vous  sont  remis  !  » 

IV. —  Or,  il  y  avait  là,  quand  il  parla  de  la  sorte,  quelques 
scribes  et  quelques  pharisiens  qui  étaient  assis.  Quelques-uns  de 
ces  docteurs  de  la  loi  se  mirent  à  murmurer  et  à  dire  en  eux-mêmes  : 
Comment  cet  homme  parle-t-il  de  la  sorte  %  Il  blasphème.  Qui  peut 
remettre  les  péchés ,  si  ce  n'est  Dieu  seul  ?  Mais  Jésus,  connaissant 
leurs  pensées,  et  voulant  leur  prouver  par  cette  connaissance 
intime  du  secret  de  leur  âme  qu'il  était  Dieu,  leur  dit  :  Pourquoi 
votre  cœur  for me-t-il  des  jugements  injustes?  Vous  pensez  le  mal 
dans  vos  âmes.  Lequel  donc  est  le  plus  facile  de  dire  à  un  para- 
lytique :  Vos  péchés  vous  sont  remis;  ou  de  lui  dire  :  Levez-vous 
et  marchez?  Afin  donc  que  vous  sachiez  que  le  Fils  de  V homme  a  sur 
la  terre  le  pouvoir  de  remettre  les  péchés,  je  vous  V  ordonne,  dit-il  en 
s'adressant  au  paralytique ,  leve^vous,  emporte^  votre  lit ,  et  re- 
tourne^  dans  votre  maison» 

V.—  Le  péché  est  la  source  de  tous  les  maux,  même  des  maux 
physiques,  et  l'infirmité  corporelle  est  à  la  fois  une  suite  et  une 
image  de  l'infirmité  spirituelle.  Vous  voyez  la  guérison  du  corps, 
vous  ne  pouvez  pas  la  nier.  Croyez  donc  à  la  guérison  de  l'âme, 
dont  elle  vous  atteste  la  réalité  :  et,  afin  que  la  puissance  du  Fils 
de  l'Homme  éclate  à  tous  les  yeux  et  que  ses  œuvres  prouvent  la 
vérité  de  ses  paroles,  je  vous  l'ordonne,  «levez-vous,»  vous 
que  la  maladie  avait  étendu  à  terre  ;  «  prenez  votre  lit,  »  ou  plus 
littéralement  encore,  «  chargez  votre  lit  sur  vos  épaules,  »  que  ce 
témoignage  de  votre  faiblesse  devienne  celui  de  votre  force  reve- 
nue ,  portez  par  la  pénitence  le  poids  de  ces  péchés  dans  l'habi- 
tude desquels  vous  vous  reposiez,  et  que  ce  qui  vous  était  une 
couche  de  mollesse  soit  un  lourd  fardeau  à  votre  repentir  ; 
«  retournez  à  votre  maison,  »  revenez  à  votre  innocence  première 
et  reprenez  la  route  du  ciel,  demeure  préparée  à  tous  les  hommes. 
Faites  donc  ces  trois  choses  :  quittez  le  péché ,  faites  pénitence  et 
marchez  dans  la  voie  des  vertus,  surge,  toile ,  vade. 


XVIIIme  DIMANCHE  APRÈS  LA  PENTECÔTE  lH 

VI.  —  Les  saints  Pères  ont  longuement  disserté  sur  ces  détails. 
«.Se  lever  de  son  lit,  dit  le  vénérable  Bède,  c'est  arracher  son 
âme  aux  convoitises  charnelles,  où  elle  était  couchée  comme 
malade.  —  Emporter  son  lit,  c'est  châtier  son  corps  par  les 
rigueurs  de  la  continence,  et,  en  vue  des  récompenses  célestes, 
le  priver  des  satisfactions  terrestres  :  c'est  ce  lit  du  péché  que 
David  arrosait  chaque  nuit  de  ses  pleurs,  en  effaçant  par  les 
larmes  de  la  componction  les  souillures  de  chaque  faute.  —  S'en 
aller  chez  soi,  c'est  retourner  au  paradis,  car  telle  est  la  demeure 
qu'occupèrent  d'abord  nos  premiers  parents,  et  sans  que  nous 
en  eussions  abdiqué  la  propriété  ;  Satan  nous  en  ravit  ensuite  la 
jouissance ,  mais  enfin ,  elle  nous  a  été  restituée  par  celui  sur 
lequel  notre  ennemi  fallacieux  n'avait  aucun  droit.  » 

VII.  —  Et  S.  Anselme  s'écrie,  de  son  côté  :  «  Ne  passez  pas 
sans  entrer  dans  cette  maison,  où  le  paralytique,  descendu  par 
le  toit,  fut  placé  aux  pieds  de  Jésus  ;  la  miséricorde  et  la  puis- 
sance s'y  rencontrèrent,  lorsque  le  Sauveur  prononça  ces  paro- 
les :  «  Mon  fils,  vos  péchés  vous  sont  pardonnes  !  »  O  admirable 
clémence  !  ô  bonté  ineffable  !  heureux  paralytique  !  Il  reçut  un 
pardon  qu'il  ne  demandait  point,  que  la  confession  n'avait  point 
précédé,  que  la  satisfaction  n'avait  point  mérité,  et  que  la 
contrition  ne  pouvait  réclamer  comme  un  droit.  Il  demandait 
seulement  la  guérison  du  corps ,  mais  non  point  celle  de  l'âme , 
et  voilà  qu'il  reçut  également  l'une  et  l'autre.  Oui,  Seigneur,  la: 
vie  dépend  de  votre  volonté  :  si  vous  avez  résolu  de  nous  sauver, 
qui  pourra  vous  en  empêcher?  Mais,  si  vos  décrets  sont  con- 
traires, qui  osera  vous  dire:  Pourquoi  agissez-vous  ainsi?  O 
Pharisiens,  pourquoi  donc  murmurez-vous  ?  «  Est-ce  que  votre 
œil  est  mauvais,  »  parce  que  Dieu  est  bon?  Assurément,  «  il  a 
pitié  de  qui  il  veut.  »  Gémissons  et  supplions,  pour  qu'il  daigne 
avoir  pitié  de  nous  -,  par  nos  bonnes  œuvres,  rendons  notre  prière 
plus  agréable,  notre  dévotion  plus  solide,  notre  charité  plus 
fervente-,  dans  nos  oraisons,  levons  au  ciel  des  mains  innocentes 
qu'un  sang  impur  n'a  pas  tachées,  qu'un  contact  illicite  n'a  pas 
souillées,  et  que  l'avarice  n'a  pas  raidies;  levons  au  ciel  un  cœur 
vide  de  colère  et  de  rancune,  où  régnent  le  calme,  l'ordre,  la 
paix,  et  où  brille  la  netteté  de  la  conscience.  Nous  ne  voyons 
pas,  il  est  vrai,  que  le  paralytique  eut  aucune  de  ces  disposi- 
tions, et  nous  savons  cependant  qu'il  obtint  la  rémission  de  ses 
péchés.  C'est  là  un  effet  extraordinaire  de  la  puissance  miséri- 
cordieuse de  Jésus  ;  et  si  c'est  un  blaspème  de  méconnaître  en 
lui  un  tel  pouvoir,  ce  serait  une  insigne  folie  de  présumer  pour 
nous  une  telle  faveur.  Jésus-Christ  peut  dire  à  qui  il  veut  et  avec 
la  même  efficacité,  ce  qu'il  disait  au  paralytique  :  «  Vos  péchés 

II.  "VINGT-TROIS. 


178  HOMÉLIES   SUR  LES  ÉVANGILES 

vous  sont  remis.»  Mais,  gardons-nous  de  prétendre  que  sem- 
blables paroles  puissent  nous  être  adressées  sans  aucune  bonne 
œuvre  préalable  de  notre  part,  ou  sans  contrition,  ou  sans 
confession,  ou  même  sans  prière;  autrement,  nos  péchés  ne 
nous  seraient  jamais  pardonnes.  » 

VIII.  —  Le  malade  se  leva  aussitôt,  et  retourna  dans  sa  maison ,  en 
publiant  les  grandeurs  de  Dieu.  Le  peuple  voyant  ces  choses  fut 
saisi  de  crainte  ;  il  loua  Dieu  de  ce  qu'il  avait  donné  aux  hommes  un 
tel  pouvoir.  Les  uns  disaient  :  «  Nous  n'avons  jamais  rien  vu  de 
pareil  !  »  et  les  autres  :  «  Nous  avons  vu  aujourd'hui  des  choses 
admirables  !  »  Les  habitants  de  Capharnaûm,  témoins  de  tant  de 
prodiges  opérés  par  Jésus-Christ,  publient  aujourd'hui  sa  gloire 
avec  des  accents  nouveaux.  C'est  qu'ils  ont  vu  l'âme  de  l'homme 
purifiée  par  la  parole  du  Verbe,  et,  —  ce  que  les  siècles  précédents 
n'avaient  point  connu,  —  la  guérison  du  corps  n'être  que  l'em- 
blème de  la  guérison  du  cœur.  Pour  nous,  nous  voyons  sous  nos 
yeux  un  miracle  plus  grand  encore.  De  la  très  sainte  humanité 
du  Sauveur,  à  qui  la  divinité  l'avait  communiqué,  ce  pouvoir  de 
remettre  les  péchés  a  passé  à  ses  apôtres  et  à  tous  les  prêtres  de 
son  Église.  Il  n'appartient  plus  à  Dieu  seul,  il  est  remis  entre  les 
mains  d'êtres  faibles,  passibles  comme  nous.  Il  se  multiplie  sui- 
vant la  grandeur  de  nos  besoins.  Bénissons  donc  le  Seigneur 
d'avoir  confié  aux  mains  des  hommes  une  puissance  telle  que  ce 
qui  semblait  aux  Juifs  le  comble  et  comme  l'excès  de  la  miséri- 
corde divine,  est  devenu  pour  les  chrétiens  l'effet  le  plus  habituel 
de  la  grâce  céleste. 

IX. —  Seigneur  Jésus,  dans  votre  Passion  vous  êtes  monté  sur 
la  barque  de  la  croix,  dans  votre  Résurrection  vous  avez  franchi 
la  mer  de  ce  monde,  et,  au  jour  de  votre  Ascension ,  vous  êtes 
revenu  à  votre  cité  du  ciel.  Voilà  que  maintenant  la  crainte  des 
péchés  passés,  l'appréhension  de  la  colère  divine,  la  peur  d'une 
infirmité  imminente,  la  frayeur  d'une  mort  incertaine,  amènent 
devant  vous  mon  âme  accablée  par  la  paralysie  spirituelle  ;  elle 
gît  dans  l'habitude  de  l'iniquité  comme  sur  une  couche  de  lan- 
gueur; mais,  dites-lui  d'avoir  confiance  qu'elle  obtiendra  son 
pardon,  de  se  lever  par  la  contrition  et  la  confession,  d'emporter 
son  lit  par  la  satisfaction,  de  marcher  dans  le  sentier  des  vertus 
vers  la  demeure  de  la  béatitude  éternelle  ;  et  qu'à  la  vue  de  cette 
guérison  surnaturelle,  les  fidèles,  saisis  d'une  crainte  salutaire, 
glorifient  le  Seigneur  miséricordieux  qui  a  établi  une  telle  puis- 
sance en  faveur  des  hommes.  Amen. 


XIX1'10  DIMANCHE    APRÈS  LA   PENTECÔTE  179 


XIXmo   DIMANCHE    APRÈS   LA   PENTECOTE 

Sommaire.  —  1.  Le  but  du  Sauveur.  —  2.  Les  trois  noces  mystiques  et  le  premier  refus 
des  invités.  —  3.  Le  second  appel.  — 4.  Le  second  refus.  —  5.  Les  envoyés  maltraités. 
—  6.  La  vengeance  du  roi.  —  7.  Appel  général.  —  8.  Dans  la  salle  du  festin.  —  9.  La 
robe  des  conviés.  —  10.  Celui  qui  ne  l'avait  pas.  —  11.  Sa  punition.  —  12.  Beaucoup 
d'appelés  et  peu  d'élus. 

I.  — En  ce  temps-là,  Jésus,  qui  voulait  de  plus  en  plus  déve- 
lopper le  mystère  de  la  réprobation  des  Juifs  et  de  la  vocation 
des  Gentils,  continuant  de  parler  en  paraboles ,  suivant  la  méthode 
dont  nous  avons  expliqué  déjà  les  motifs  et  l'utilité ,  dit  aux 
princes  des  prêtres  et  aux  pharisiens  : 

II.  —  Le  royaume  des  deux,  la  formation  de  l'Église  militante 
de  Dieu  sur  la  terre,  est  semblable  à  un  roi,  qui ,  voulant  célébrer  les 
noces  de  son  fils,  envoya  ses  serviteurs  appeler  ceux  qui  étaient  invités 
et  ils  ne  voulaient  pas  venir.  Dieu,  dans  la  grande  affaire  du  salut 
des  hommes,  se  conduit,  comme  le  ferait  un  roi  se  préparant  à 
célébrer  les  noces  de  son  fils  ;  et  ces  noces  ineffables  de  Jésus- 
Christ  ont  lieu  en  bien  des  manières  différentes  :  1°  Par  son  incar- 
nation, il  s'unit  à  la  nature  humaine,  de  cette  union  dont  S. 
Grégoire  a  dit  :  «  Le  lit  nuptial  est  le  sein  de  Marie.  »  2°  Il  con- 
tracte avec  son  Église  une  alliance  mystique,  mais  visible,  selon 
les  paroles  de  S.  Paul  :  «  Ce  sacrement  est  grand  en  Jésus-Christ 
et  en  son  Église.  »  3°  Il  se  fiance  enfin  au  chrétien  fidèle  dans  le 
secret  de  la  conscience ,  hymen  de  l'âme  et  de  la  grâce  qu'ex- 
prime le  prophète  Osée  :  «  Je  t'épouserai  par  la  foi.  »  Or ,  ces  trois 
noces  saintes  n'ont  pour  but  que  de  préparer  les  dernières ,  qui 
seront  éternelles ,  qui  se  célébreront  dans  le  ciel ,  et  où  le  Christ 
apportera  en  dot  à  son  Église  béatifiée  le  salut,  la  gloire,  la  vie, 
la  paix  dans  tous  les  siècles  des  siècles.  —  Aujourd'hui,  il  s'agit 
surtout  des  noces  par  lesquelles  Jésus-Christ  s'unit  à  l'Église. 
Tous  les  hommes  y  sont  invités  dès  le  commencement  ;  les  Juifs 
l'ont  été  d'une  manière  spéciale  ;  mais,  plus  que  les  autres,  ils  se 
sont  endurcis  à  l'appel  de  Dieu.  «  Ils  ne  voulaient  pas  venir.  » 

III.  —  Le  roi  ne  se  découragea  point.  //  envoya  de  nouveau 
d'autres  serviteurs  avec  ordre  de  dire  à  ceux  qui  étaient  invités  :  Voilà 
que  f  ai  préparé  mon  festin;  j'ai  fait  tuer  mes  bœufs,  et  tout  ce  qui 
avait  été  engraissé  ;  tout  est  prêt,  vene^  aux  noces.  Le  second  et 
plus  pressant  appel  du  roi  représente  la  mission  de  S.  Jean  et  des 
apôtres,  qui  eut  lieu,  lorsque  les  mystères  annoncés  furent 
accomplis,  et  que  le  festin  de  la  grâce,  préparé  dès  les  premiers 
âges  du  monde,  fut  offert  à  l'humanité  :  «  Tout  est  prêt.  »  Voilà, 
disaient- ils ,  la  doctrine  de  vie  qui  nourrit  l'intelligence,,  les 


180  Homélies  sur  les  évangiles 

sacrements  dont  l'usage  fortifie  l'âme.  Le  mystère  de  la  répa- 
ration a  eu  son  effet  :  il  ne  tient  qu'à  vous  d'en  profiter.  Venez  et 
asseyez-vous  à  la  table  abondante  qui  vous  est  servie  :  «  Venez 
aux  noces.  » 

IV.  —  Mais ,  au  lieu  de  s'y  rendre ,  ils  s'en  allèrent,  l'un  à  sa  cam- 
pagne, l'autre  à  ses  affaires.  Le  plus  grand  nombre,  occupé  de  ses 
affaires  ou  de  ses  plaisirs,  néglige  une  si  pressante  invitation. 
Alors,  comme  à  présent,  c'est  la  majorité  des  hommes.  0  monde 
misérable ,  s'écrie  S.  Jean  Chrysostôme ,  misérables  aussi  ceux 
qui  le  suivent  !  Car  les  soins  du  siècle  sont  les  funestes  obstacles 
qui  empêchent  les  hommes  de  parvenir  à  la  vie  éternelle.  Ce  qui 
est  plus  grave  encore,  c'est  que  plusieurs,  qui  sont  appelés  à 
Dieu,  non  seulement  repoussent,  mais  même  combattent  la  grâce, 
en  se  faisant  les  persécuteurs  de  la  vérité. 

V.  —  Ainsi,  parmi  les  Juifs  infidèles  à  leur  vocation,  les  uns 
n'en  tinrent  aucun  compte,  les  autres  se  saisirent  des  serviteurs,  les 
accablèrent  d'outrages ,  et  les  tuèrent.  Ainsi,  le  sacerdoce  juif  et  le 
pouvoir  temporel  ont  persécuté,  ont  fait  périr  Jean,  Etienne, 
Jacques  et  tous  ces  fidèles  prédicateurs  de  l'Évangile  qui  venaient 
de  la  part  du  roi,  et  si,  dans  la  parabole  de  la  vigne,  le  Sauveur 
a  prédit  sa  propre  mort,  dans  celle-ci  il  prédit  celle  des  apôtres: 
«  Après  bien  des  outrages,  ils  les  tuèrent.  » 

VI.  —  A  cette  nouvelle ,  le  roi  irrité  envoya  ses  troupes ,  extermina 
les  meurtriers ,  et  brûla  leur  ville.  Le  Seigneur  envoie  contre  les 
Juifs  infidèles  et  la  Synagogue  persécutrices  ses  armées,  c'est-à- 
dire  les  armées  qu'il  fait  mouvoir  par  sa  souveraine  providence , 
les  légions  romaines  auxquelles  il  confie  la  charge  de  punir  ces 
méchants.  La  nation  juive  est  dispersée,  Jérusalem  est  détruite 
par  l'incendie. 

VII.  —  La  miséricorde  cependant  succède  bientôt  à  la  justice. 
//  dit  alors  à  ses  serviteurs,  aux  apôtres  et  aux  disciples  qu'il  ins- 
truisit de  sa  volonté  par  révélation:  Le  festin  des^noces  est  prêt, 
puisque  les  mystères  du  Christ  sont  consommés  avec  les  œuvres 
de  l'Incarnation  et  de  la  Rédemption  ;  mais ,  ceux  qui  avaient  été 
invités ,  par  la  loi,  par  les  prophètes  et  par  vous-mêmes,  s  en  sont 
rendus  indignes,  à  cause  de  leur  opiniâtre  incrédulité.  Alle^  donc 
dans  les  carrefours ,  parmi  les  différentes  nations  étrangères  qui 
errent  hors  de  la  voie  véritable ,  et  tous  ceux  que  vous  trouvère^, 
chez  les  Gentils,  sans  distinction  de  sexe  ou  d'âge,  d'état  ou  de 
dignité,  de  profession  ou  de  condition,  et  sans  acception  de  per- 
sonne, appelez-les  aux  noces ,  invitez-les  à  la  foi  en  l'incarnation; 
car  nul  de  ceux  qui  consentent  à  croire  en  Jésus-Christ  ne  doit 
être  repoussé.  Ses  serviteurs  sortant  aussitôt  jpar  les  rues  rassem- 


XIXme  DIMANCHE  APRÈS   LA  PENTECÔTE  181 

bîèrent  tous  ceux  qu  ils  trouvèrent,  bons  et  mauvais,  car  ici-bas,  dans 
l'Église  militante,  les  justes  sont  mêlés  aux  pécheurs  ;  et  la  salle 
du  festin  se  trouva  pleine  de  convives ,  puisque  en  effet  le  monde 
entier  fut  rempli  de  fidèles  chrétiens. 

VIII.  —  S'asseoir  à  la  table  du  festin,  c'est  participer  aux  sacre- 
ments ;  pratiquer  les  actes  extérieurs  de  la  foi,  c'est  se  montrer 
enfant  de  l'Église.  La  salle  des  noces,  qui  est  l'Église  visible,  est 
remplie  de  ceux  qui  viennent  boire  à  ses  sources  ou  se  nourrir 
de  sa  doctrine  ;  ceux-là  célèbrent  des  noces  apparentes  ;  mais, 
peut-être  tous  ne  célèbrent-ils  pas,  dans  le  secret  de  leur  cons- 
cience ,  les  noces  spirituelles  qui  unissent  l'âme  à  la  grâce,  car  il 
est  dit  que  les  serviteurs  du  roi  en  amèneront  de  bons  et  de 
mauvais.  Le  roi  entra  pour  voir  ceux  qui  étaient  à  table.  Dieu ,  roi 
suprême,  entre  pour  chacun  de  nous  à  l'heure  de  la  mort,  et  pour 
tous  à  l'heure  du  jugement  général.  Il  vient  faire  un  sévère  exa- 
men, suivant  ce  qu'a  annoncé  le  prophète  :  «  Je  visiterai  tous  ceux 
qui  sont  revêtus  d'une  robe  étrangère.  » 

IX.  —  Or,  quelle  est  cette  robe  nuptiale  que  doivent  porter  les 
conviés  !  C'est  sans  doute,  le  vêtement  delà  charité  qui,  comme 
un  ample  manteau,  recouvre  la  multitude  des  péchés.  Malheureux 
celui  qui  se  contente  de  participer  au  festin,  sans  se  revêtir  des 
œuvres  !  Le  sort  qui  l'attend  est  terrible.  Il  sera  jeté  dans  les  ténè- 
bres, loin,  bien  loin  de  la  lumière  éternelle.  Faisons-donc  un 
retour  sur  nous-mêmes,  considérant  qu'il  ne  suffit  pas  de 
s'asseoir  au  banquet  sacré  et  de  porter  le  nom  de  chrétiens,  si 
nous  ne  pratiquons  les  devoirs  que  ce  titre  rous  impose.  Écou- 
tons, pendant  qu'il  en  est  temps,  ce  roi  si  miséricordieux  et  si 
terrible  à  la  fois. 

X.  — //  aperçut  un  homme  qui  n  était  point  revêtu  de  la  robe  nuptiale: 
Mon  ami,  lui  dit-il ,  comment  êtes-vous  entré  ici ,  sans  avoir  la  robe 
nuptiale?  Mon  ami!  Ces  paroles  de  reproche  sont  encore  des 
paroles  d'amour.  Mon  ami  !  vous  que  j'ai  prévenu  par  ma  grâce 
et  à  qui  j'ai  donné  d'entrer  dans  la  salle  du  festin,  réponde/, 
cherchez  et  trouvez  quelque  excuse  que  je  puisse  accepter  : 
«  Comment  êtes-vous  entré,  sans  la  robe  nuptiale  ?  »  Et  cet  homme 
ne  répondit  rien.  Ah  !  ne  soyons  pas  semblables  à  ce  malheureux 
qui  resta  muet,  et  dont  la  bouche  ne  sut  pas  s'ouvrir  pour  une 
humble  confession.  Sans  doute,  s'il  eut  parlé,  il  n'aurait  pas  été 
condamné.  Prions  donc,  parlons,  avouons  nos  fautes  et  conju- 
rons donc  le  roi  divin  d'ajouter  un  don  à  tous  les  autres,  et, 
puisque  nous  n'avons  pas  la  robe  de  l'innocence,  qu'il  noua 
revête  de  celle  d'un  amoureux  repentir. 

XI.  —  Le  roi  dit  alors  à  ses  serviteurs,  c'est-à-dire,  aux  bons 


182  HOMÉLIES   SUR  LES  ÉVANGILES 

anges,  exécuteurs  de  la  justice  divine,  ou  encore  aux  démons, 
bourreaux  du  pécheur  condamné,  car,  il  est  juste,  dit  Origène, 
que  les  instigateurs  du  crime  soient  les  instruments  du  supplice  : 
Lie\-lui  les  pieds  et  les  mains,  ôtez-lui  la  puissance  de  vouloir  et  de 
faire  aucun  bien  pour  recouvrer  la  grâce  ou  pour  mériter  le  salut. 
Les  damnés  sont  effectivement  privés  de  ce  double  pouvoir:  de 
la  liberté  de  choisir,  figurée  par  les  pieds,  et  de  la  faculté  d'agir, 
figurée  par  les  mains.  Après  l'avoir  enchaîné  de  la  sorte,  jete^-le 
dans  les  ténèbres  extérieures,  ténèbres  spirituelles,  loin  de  la  lumière 
et  de  la  vue  de  Dieu,  hors  des  atteintes  et  des  influences  de  sa 
miséricorde;  ténèbres  corporelles,  dans  un  lieu  obscur,  qui  lui 
servira  de  prison  perpétuelle.  —  Dans  ces  ténèbres  de  l'enfer, 
quelles  peines  auront  à  souffrir  ceux  qui  auront  négligé  l'appel 
de  Dieu  en  ce  monde  ?  Notre-Seigneur  l'indique  aussitôt  par  ces 
terribles  paroles  :  C'est  là  qu'il  y  aura  des  pleurs  et  des  grincements 
de  dents  :  des  pleurs,  pour  punir  les  yeux  des  regards  lascifs  ou 
criminels  qui  excitent  la  concupiscence  ou  la  cupidité  ;  des  grin- 
cements de  dents,  pour  punir  la  bouche  de  tous  les  plaisirs 
illicites  et  grossiers  que  la  gourmandise  ou  la  sensualité  recher- 
che dans  le  boire  et  le  manger.  Car ,  chaque  membre  subira  un 
châtiment  directement  opposé  au  vice  dont  il  aura  été  l'esclave. 

XII.  —  Après  avoir  montré  l'expulsion  de  cet  indigne  convive, 
qui  représente  toute  la  société  des  mauvais  chrétiens,  notre  divin 
Maître  conclut  la  parabole  par  cette  sentence  générale  :  Beaucoup 
sont  appelés,  mais  peu  sont  élus.  Tous  les  hommes  sont  appelés  à 
la  foi,  mais  peu  d'entre  eux  sont  élus,  parce  que  le  nombre  des 
infidèles  surpasse  de  beaucoup  celui  des  chrétiens. 

XIII.  —  Seigneur  Jésus-Christ,  roi  glorieux  du  ciel,  nous  vous 
remercions  de  ce  que,  par  un  bienfait  gratuit  de  votre  volonté 
miséricordieuse,  vous  nous  avez  appelés  à  vos  noces,  en  nous 
envoyant  les  saintes  Ecritures,  les  diverses  maladies,  les  dangers 
de  la  vie  et  les  vicissitudes  de  la  fortune.  Revêtez-nous  de  la 
robe  nuptiale  de  la  charité,  afin  que  nous  ne  cessions  jamais  de 
parler  pour  confesser  nos  iniquités  et  célébrer  vos  louanges, 
comme  aussi  afin  que  nous  ne  soyons  pas  privés  des  joies  ineffa- 
bles de  la  résurrection  spirituelle,  qui  sont  la  paix  et  la  confiance. 
Donnez-nous  encore  le  vêtement  de  la  piété  et  des  bonnes  œuvres, 
de  peur  que  nous  ne  soyons  jetés  pieds  et  poings  liés  dans  les 
ténèbres  extérieures.  Amen. 


XXrao  DIMANCHE  APRES  LA  PENTECOTE  183 


XX'n0  DIMANCHE   APRÈS  LA  PENTECOTE 

Sommaire.  -  1.  Le  deux  miracles  de  Cana.  —  2.  Foi  incomplète.  —  3.  Les  reproches  du 
Sauveur.  —  4.  L'insistance  du  père.  —  5.  Votre  fils  est  guéri.  —  6.  Le  père  croit  à  la 
parole  de  Jésus.  —  7.  Confirmation  du  miracle.  —  8.  Les  degrés  de  la  foi.  —  9.  Les 
trois  vies  et  les  trois  morts.  —  10.  Le  sens  mystique,  —  il.  Prière. 

I.  —  En  ce  temps-là,  Jésus  vint  de  nouveau  à  Cana,  où  il  avait 
peu  auparavant  changé  l'eau  en  vin,  et  y  opéra  le  miracle  que 
nous  allons  méditer.  Les  deux  miracles ,  que  Notre-Seigneur  opéra 
à  Cana  au  commencement  de  sa  prédication,  figurent  les  deux 
avènements  du  Sauveur  et  le  double  effet  de  la  parole  de  Dieu  dans 
nos  âmes,  pour  qui  elle  est  en  même  temps  un  remède  et  une 
consolation,  et  qu'elle  délivre  à  la  fois  de  la  souffrance  et  du 
péché.  Par  le  premier  de  ces  miracles,  le  Sauveur  change  l'eau 
insipide  en  un  vin  délicieux  qui  réjouit  le  cœur  de  Fhomme  ;  c'est 
ainsi  que  son  avènement  dans  le  temps,  son  incarnation,  est  lo 
sujet  d'une  grande  joie  prédite  par  les  prophètes,  annoncée  par 
les  anges  atout  le  peuple  chrétien.  Aujourd'hui,  il  guérit  le  des- 
cendant d'une  noble  race,  cloué  depuis  longtemps  sur  un  lit  do 
douleur  :  de  même,  à  l'heure  de  son  dernier  avènement,  lorsqu'il 
apparaîtra  dans  la  majesté  divine,  il  guérira  le  genre  humain,  fils 
d'un  noble  père,  roi  détrôné  de  la  création.  Il  enlèvera  à  notre 
corps  ses  infirmités  et  ses  souffrances.  Il  transformera  la  chair  de 
notre  mortalité,  et  la  rendra  semblable  à  sa  chair  glorieuse.  0 
Seigneur,  opérez  en  moi  ce  double  miracle. 

II.  —  Or,  il  y  avait  à  Capharnaùm  un  seigneur,  dont  le  fils  était 
malade.  Ce  seigneur  ayant  appris  que  Jésus  était  venu  de  Judée  en 
Galilée ,  alla  le  trouver  et  le  supplia  de  venir  che\  lui  pour  guérir  son 
fils  qui  se  mourait.  La  foi  de  ce  Juif  était  mêlée  de  quelque  doute , 
c'était  une  foi  incertaine  encore  et  peu  éclairée.  En  réclamant  la 
présence  du  Sauveur,  il  la  regardait  comme  nécessaire  pour  la 
guérison  qu'il  demandait ,  car  il  ne  croyait  pas  à  l'ubiquité  de  la 
puissance  du  Sauveur,  comme  le  centurion  s'écriant:  «  Dites 
seulement  une  parole,  et  votre  serviteur  sera  guéri  !  »Ce  seigneur 
croyait  à  la  puissance  de  Jésus,  car  il  avait  su  le  miracle  des 
noces  de  Cana  ;  mais  il  ne  croyait  pas  que  cette  puissance  fût 
celle  d'un  Dieu,  et  que,  pour  guérir  son  enfant,  il  suffit  d'un 
acte  de  la  volonté  de  celui  qui  par  sa  seule  parole  a  créé  le 
monde. 

III.  —  Jésus,  voyant  que  cet  homme  n'avait  pas  une  parfaite 
confiance,  lui  reprocha  la  tiédeur  de  sa  foi,  et  lui  dit:  Si  vous  ne 
voye\  des  prodiges  et  des  miracles ,  vous  autres  vous  ne  croye\  point . 
En  répondant  ainsi  à  ce  père  affligé,  le  Sauveur  fait  allusion  à  la 


184  HOMÉLIES  SUR  LES  ÉVANGILES 

manière,  dont,  peu  de  jours  auparavant,  les  Samaritains  étaient 
accourus  auprès  de  lui  sur  le  simple  témoignage  d'une  femme,  et 
avaient  cru  fermement  en  lui,  sans  qu'il  eût  opéré  aucun  miracle 
dans  leur  cité.  Les  discours  seuls  avaient  suffi  pour  établir  la  foi 
dans  leurs  cœurs.  «  Nous  l'avons  entendu,  disaient-ils,  et  nous 
savons  qu'il  est  le  Sauveur  du  monde.  »  Bien  différents  des  Juifs 
charnels,  ils  n'avaient  demandé  à  Jésus  ni  signes  ni  miracles, 
mais  seulement  la  doctrine  de  vérité  et  le  bonheur  de  sa  présence. 
Les  reproches  du  Sauveur  vont  plus  encore  au  peuple  d'Israël 
qu'à  ce  malheureux  père,  qui  paraît  ici  comme  la  figure  de  sa 
nation,  de  race  noble  et  royale  aussi,  mais  bien  déchue  de  son 
rang  et  de  son  ancienne  splendeur. 

IV.  —  Tout  entier  à  son  affliction  et  ne  comprenant  pas  les 
paroles  de  Jésus:  Seigneur,  reprit  le  père,  vene\,  avant  que  mon  fils 
meuve.  Assez  puissant  pour  le  guérir,  peut-être  ne  le  seriez-vous 
pas  assez  pour  le  ressusciter.  Maigre  l'insuffisance  de  cette  foi  si 
incomplète,  Jésus  se  laisse  toucher.  Il  prit  pitié  de  ce  père  affligé, 
et  considéra  moins  la  faiblesse  de  sa  foi  que  la  vivacité  de  sa 
peine  et  la  ferveur  de  sa  prière. 

V.  —  Alle\,  lui  dit  Jésus,  votre  fils  est  guéri.  Allez  !  je  n'entrerai 
pas  dans  votre  maison  où  le  doute  seul  m'appelle;  mais  cepen- 
dant ma  miséricorde  ne  restera  pas  sans  effet  :  votre  fils  vivrai 
Recevez  à  la  fois  une  juste  humiliation,  une  instruction  salutaire 
et  une  grâce  très  grande.  Sachez  que  ma  bonté  est  infinie,  mais 
qu'il  n'appartient  pas  à  la  créature  de  lui  indiquer  la  manière 
dont  elle  doit  s'exercer.  Sachez  qu'ayant  créé  l'homme  par  ma 
parole,  je  puis  le  régénérer  par  ma  seule  parole  aussi. 

VI.  —  Comme  la  foi  est  une  condition  nécessaire  pour  obtenir 
les  bienfaits  de  Dieu,  le  père  affligé  reçut  cette  grâce,  il  crut  à  la 
parole  de  Jésus  et  il  s  en  retourna,  sans  être  accompagné  du  Sau 
veur,  croyant  bien  que  sa  puissance  de  guérison  s'étendait  par- 
tout. Il  commença  alors  à  croire  ce  qu'il  ne  croyait  pas  aupara- 
vant, savoir,  que  Jésus  avait  le  pouvoir  de  guérir  par  sa  parole, 
que  par  conséquent  il  était  Dieu  et  comme  tel  présent  partout. 

VII.  —  Pourtant,  la  foi  de  cet  homme  n'était  pas  encore  entière, 
ni  parfaite,  comme  le  prouve  ce  qui  suit.  En  effet,  comme  il  des- 
cendait de  Capharnaùm  àCana,  il  rencontra  ses  serviteurs  qui  vin- 
rent au  devant  de  lui  tout  joyeux  et  lui  dirent  que  son  fils  était  guéri. 
Aussitôt,  il  lui  demanda  à  quelle  heure  il  s'était  trouvé  mieux;  car, 
pour  constater  si  le  fait  était  vraiment  miraculeux,  il  voulait 
savoir  si  cette  guérison  était  arrivée  par  hasard  à  une  heure  quel- 
conque, ou  à  une  heure  précise,  d'après  l'ordre  du  Christ.  La 
réponse  des  serviteurs  le  rassura.  Hier,  à  la  septième  heure ,  lui 


XXme  DIMANCHE  APRÈS  LA  PENTECÔTE  185 

dirent-ils,  la  fièvre  Va  quitté.  Voyez  comme  le  miracle  est  mani- 
feste, dit  S.  Jean  Chrysostôme,  le  malade  n'est  pas  arraché  sim- 
plement et  par  l'effet  du  hasard  au  danger  qu'il  courait;  non, 
mais  il  est  guéri  tout  à  coup,  sur  la  demande  de  son  père,  pour 
qu'on  n'attribue  pas  ce  résultat  à  l'énergie  de  la  nature,  mais  à 
la  puissance  du  Sauveur.  Voilà  pourquoi  l'Évangéliste  ajoute: 
Le  père  reconnut  donc  que  c'était  V heure  même  où  Jésus,  auteur  de 
la  guérison,  lui  avait  dit:  Votre  fils  est  guéri;  et  que  son  fils  avait 
été  rappelé  à  la  santé,  au  moment  même  où  le  Seigneur  avait 
prononcé  cette  parole,  et  il  crut  en  lui,  ainsi  que  toute  sa  famille. 
C'était  justement  la  fin  pour  laquelle  ce  miracle  avait  été  opéré. 
Dès  lors,  sa  foi  fut  entière  et  parfaite. 

VIII.  —  Les  saints  interprètes  s'attardent  volontiers  à  étudier 
ce  miracle.  Ils  en  concluent  qu'il  faut  distinguer  plusieurs  degrés, 
dans  la  foi,  comme  dans  les  autres  vertus,  savoir,  le  commen- 
cement, l'accroissement  et  la  consommation.  La  foi  de  ce 
seigneur  commença,  lorsqu'il  pria  le  Seigneur  de  descendre  à 
Capharnaûm  pour  guérir  son  fils;  mais  alors  sa  foi  n'était  pas 
sans  incertitude,  car,  s'il  croyait  que  cette  guérison  pût  être  pro- 
duite par  la  puissance  du  Sauveur,  il  ne  croyait  pas  qu'elle  pût 
l'être  sans  la  présence  de  ce  même  Sauveur.  Sa  foi  prit  de  l'accrois- 
sement, lorsqu'il  accueillit  avec  confiance  la  parole  de  Jésus,  qui 
lui  disait  :  Allez,  votre  fils  est  plein  de  vie.  Sa  foi  atteignit  la  per- 
fection, après  que  les  serviteurs  lui  eurent  annoncé  le  rétablisse- 
ment de  son  fils;  car  il  crut  alors  complètement,  avec  toute  sa 
famille,  de  sorte  qu'on  put  lui  appliquer,  ainsi  qu'aux  siens,  les 
paroles  adressées  à  Zachée:  «  Aujourd'hui,  cette  maison  à  reçu 
le  salut  !  »  Déjà  donc,  cet  homme  était  devenu  un  apôtre,  puisqu'il 
avait  entraîné  tous  les  siens  à  embrasser  la  même  foi  que  lui.  — 
C'est  comme  pour  marquer  les  différents  degrés  de  la  foi  en  ce 
nouvel  apôtre,  observent  ingénieusement  les  mômes  commen- 
tateurs, que  l'Évangile  le  désigne  tout  d'abord  par  le  titre  de 
petit  roi,  regulus,  quand  sa  foi  commence;  puis,  parla  qualité 
d'homme,  homo,  quand  sa  foi  augmente;  enfin,  par  le  nom  de 
père,  pater,  quand  sa  foi  est  parfaite. 

IX.  —  Une  autre  particularité  a  fixé  l'attention  des  saints  inter- 
prètes. C'est  que,  par  trois  fois  différentes,  le  même  Évangile 
manifeste  le  rétablissement  de  la  santé  chez  le  fils  de  ce  seigneur. 

—  D'abord,  le  Seigneurie  déclare,  en  disant:  Votre  fils  est  vivant. 

—  Puis,  les  serviteurs  l'attestent,  en  annonçant  que  ce  fils  était 
bien  portant.  —  Enfin,  le  père  lui-même  le  constate,  en  recon- 
naissant que  son  fils  avait  été  guéri  à  la  septième  heure,  c'est-à- 
dire,  à  l'instant  même  où  le  Sauveur  avait  parlé.  —  Cette  triple 
manifestation  de  la  vie  pour  le  même  enfant,  nous  montre  qu'il  y 


186  HOMÉLIES    SUR  LES  ÉVANGILES 

a  aussi  pour  chaque  homme  trois  sortes  de  vies  opposées  à  trois 
sortes  de  morts,  savoir:  la  vie  de  la  nature  opposée  à  la  mort  du 
corps,  la  vie  de  la  grâce  à  la  mort  du  péché  et  la  vie  de  la  gloire 
à  la  mort  de  l'enfer. 

X.  —  Dans  le  sens  mystique,  le  fils  de  ce  roitelet  figure  le  genre 
humain,  issu  d'Adam,  ce  roi  de  la  nature  qui  est  devenu  roitelet, 
en  perdant  sa  charité  par  sa  prévarication.  —  Ce  fils  dévoré  par 
l'ardeur  de  la  fièvre  représente  l'humanité  consumée  par  le  feu 
de  la  concupiscence.  —  Il  fut  guéri  entre  Cana  qui  signifie  «  zèle  » 
et  Capharnaùm  qui  signifie  «  abondance,  »  pour  nous  donner  à 
entendre  que  l'homme  livré  aux  plaisirs  des  sens  a  été  sauvé  par 
le  zèle  delà  miséricorde  divine.  —  Les  sept  heures  marquent  les 
sept  rayonnements  du  soleil  de  justice,  Jésus-Christ,  à  savoir: 
1°  la  sanctification  de  notre  nature,  par  son  incarnation  ;  2°  la 
visite  faite  aux  hommes ,  par  sa  naissance;  3°  la  condamnation  de 
la  concupiscence,  par  sa  circoncision;  4°  notre  régénération,  par 
son  baptême  ;  5°  notre  réformation,  par  son  jeûne  ;  6°  notre  ins- 
truction, par  ses  enseignements  et  ses  miracles  ;  7°  enfin,  notre 
rédemption,  par  sa  Passion,  lorsque,  le  divin  soleil  se  couchant 
à  la  septième  heure,  nous  fûmes  guéris  de  notre  infirmité. 

XI.  —  Seigneur  Jésus,  qui  êtes  descendu  «  de  la  Judée  en 
Galilée,  »  c'est-à-dire,  du  ciel  où  les  anges  vous  bénissent  et  vous 
adorent,  en  ce  monde  où  tout  change  et  passe,  me  voici  devant 
vous,  faible  comme  je  le  suis,  séduit  par  le  charme  des  choses 
terrestres,  près  de  mourir,  accablé  sous  le  poids  de  dangereuses 
tentations.  Ah  !  ayez  pitié  de  moi,  afin  que  je  ne  périsse  point  de 
la  mort  spirituelle,  temporelle  ou  éternelle,  en  perdant  la  vie  de 
l'âme,  celle  du  corps  et  celle  de  la  gloire.  Que  votre  parole  souve- 
raine et  que  mon  humble  confession  ,  accompagnée  du  jeûne  et 
de  la  prière,  soutenue  par  de  pieux  exercices  et  de  vertueux  exem- 
ples, concourent  à  me  délivrer  de  la  fièvre  et  de  la  concupiscence 
et  de  la  maladie  du  péché,  en  sorte  qu'avec  le  secours  efficace  de 
votre  grâce  je  ne  succombe  à  aucune  passion  déréglée.  Amen. 


XXP°  DIMANCHE  APRÈS  LA  PENTECOTE 

Sommaire.  —  1.  Le  roi  qui  règle  ses  comptes.  —  2.  Le  débiteur  insolvable  condamné  à 
être  vendu.  —  3.  La  prière  du  débiteur.  —  4.  Générosité  du  roi.  —  5.  Cruauté  du  ser- 
viteur pardonné  par  son  maître.  —  6.  L'indignation  des  autres  serviteurs.  —  7.  La 
colère  du  maître.  —  8.  Condamnation  définitive.  -  9.  Conclusion  du  Sauveur.  — 
10.  Réflexions  de  S.  Jean  Chrysostôme.  —  11.  Prière. 

I.  —  En  ce  temps-là,  Jésus  dit  :  Le  royaume  du  ciel  est  semblable 
à  un  homme  roi,  qui  voulut  régler  ses  comptes  avec  ses  serviteurs. 


XXImo  DIMANCHE  APRÈS  LA  PENTECÔTE  187 

L'homme  roi,  c'est  le  Christ,  vrai  Dieu  et  vrai  homme-,  les  servi- 
teurs, ce  sont  toutes  les  intelligences  créées,  les  anges  et  les 
hommes. 

II.  —  Quand  il  eut  commencé  à  se  faire  rendre  compte,  c'est-à- 
dire  à  scruter  les  consciences  et  à  calculer  les  mérites  de  ses 
serviteurs ,  on  lui  en -présenta  un,  qui  figurait  le  pécheur  chargé  do 
la  dette  immense  du  péché  qu'il  a  contractée  lui-même  et  qu'il 
ne  saura  jamais  acquitter  par  ses  propres  forces.  Or,  ce  serviteur 
lui  devait  dix  mille  talents ,  nombre  indéterminé  qui  signifie  la 
multitude  et  la  gravité  des  fautes  dont  le  mauvais  serviteur  était 
coupable,  comme  aussi  la  grandeur  ou  la  durée  des  peines  qu'il 
avait  méritées.  Mais,  le  débiteur  était  pauvre,  et,  comme  il  n'avait 
pas  de  quoi  payer,  le  pécheur  ne  pouvant,  par  ses  propres  res- 
sources, satisfaire  à  la  justice  divine,  ne  s'agit-il  que  d'un  seul 
péché ,  son  maître  ordonna  qu'il  fut  vendu ,  avec  sa  femme ,  ses 
enfants,  et  tout  ce  qu'il  possédait ,  pour  acquitter  sa  dette.  C'est  la 
punition  du  pécheur  châtié  pour  sa  concupiscence  intérieure  et 
pour  ses  mauvaises  œuvres  extérieures,  car,  dans  chaque 
homme,  l'esprit  est  comme  l'époux,  la  concupiscence  représente 
la  femme,  et  leurs  enfants  sont  les  mauvaises  œuvres  qui  pro- 
viennent de  leur  mutuelle  alliance.  Les  biens  sont  le  corps  et  les 
sens.  Tout  en  lui  a  été  instrument  de  péché,  tout  sera  livré  avec 
lui  au  supplice  qui  tourmente  le  corps  et  l'âme,  tout  deviendra 
esclave  de  la  peine. 

III.  —  Alors,  ce  serviteur,  entendant  l'ordre  de  son  maître,  se 
jetant  à  ses  pieds,  le  suppliait  en  ces  termes  :  Accorde\-moi  quelque 
délai,  et  je  vous  rendrai  tout.  Le  pécheur  repentant  tombe  à  genoux 
par  la  pénitence  et  l'humilité.  Il  sollicite,  non  pas  une  rémission 
entière,  mais  quelque  allégement  à  sa  peine.  Donnez-moi,  dit-il, 
quelques  années  de  vie  pour  expier  le  passé  ;  diminuez  la  dette, 
adoucissez  la  punition.  Soutenu  par  votre  miséricorde,  attendu 
par  votre  patience,  je  changerai  de  vie,  je  ferai  des  œuvres  de 
satisfaction,  je  vous  rendrai  tout. 

IV.  —  Et  le  Seigneur,  toujours  disposé  au  pardon,  eut  pitié  de 
ce  serviteur  qui  s'accusait  par  une  confession  sincère;  il  lui 
remit  sa  dette  et  le  délivra  de  la  servitude  du  démon.  Le  serviteur 
sollicitait  un  délai,  il  eut  son  pardon  ;  il  implorait  la  patience  du 
Seigneur,  le  Seigneur  lui  rendit  son  amour.  Le  roi,  alors ,  touché 
de  compassion,  le  laissa  aller  et  lui  remit  sa  dette.  De  même  aussi, 
le  souverain  Seigneur,  qui  est  toujours  prêt  à  pardonner  aux 
vrais  pénitents,  les  délivre  de  l'esclavage  honteux  du  péché 
auquel  ils  étaient  assujettis  et  les  affranchit  du  supplice  éternel 
de  l'enfer  auquel  il»  étaient  condamnés. 


188  HOMÉLIES  SUR  LES  ÉVANGILES 

V.  —  En  sortant  de  là,  le  serviteur,  libéré  de  sa  dette,  mais  sujet 
à  l'iniquité,  oublia  bientôt  les  faveurs  qu'il  avait  reçues  de  son 
maître,  pour  penser  aux  injures  qu'il  avait  ressenties  de  la  part 
de  ses  semblables.  Il  en  eut  l'occasion,  quand  il  rencontra  un  de 
ses  compagnons ,  qui  lui  devait  cent  deniers.  Les  hommes,  qui  sont 
tous  ensemble  obligés  comme  les  anges  au  service  de  Dieu,  sont 
aussi  plus  ou  moins  débiteurs  les  uns  envers  les  autres,  parce 
qu'ils  s'offensent  mutuellement.  Mais,  ce  qu'ils  se  doivent  entre 
eux  est  peu  de  chose,  en  comparaison  de  ce  qu'ils  doivent  à 
leur  commun  Seigneur,  tout  au  plus  cent  deniers  par  rapport  à 
dix  mille  talents.  //  le  saisit  alors  à  la  gorge,  et  V étouffait  presque, 
en  disant  :  Rends-moi  ce  que  tu  me  dois.  Mais ,  son  compagnon ,  se 
jetant  à  ses  pieds,  lui  faisait  cette  prière ,  la  même  que  le  roi  avait 
si  généreusement  exaucée  :  Accordez-moi  quelque  délai ,  et  je  vous] 
rendrai  tout.  Mais,  Vautre,  oubliant  de  quelle  grâce  il  avait  été 
l'objet,  ne  le  voulut  point ,  et  il  le  fit  mettre  en  prison,  jusqu'à  ce  quil 
Veut  payé.  Saisir  son  frère,  c'est  conserver  dans  son  âme  le  sou- 
venir des  injures  que  l'on  en  a  reçues.  L'étrangler,  c'est  ne  pas 
le  laisser  parler  dans  sa  propre  cause,  et  refuser  d'entendre  les 
paroles  qui  le  justifieraient  peut-être.  En  vain,  le  pauvre  servi- 
teur supplie  son  compagnon  dans  les  mêmes  termes  dont  celui-ci 
s'est  servi  pour  attendrir  son  maître;  ce  cœur  dur  reste  sans 
pitié.  Il  s'en  va,  il  s'éloigne  de  la  voie  droite,  il  jette  son  frère  en 
prison;  c'est  ce  que  font  comme  lui  tous  ceux  qui  ne  pardonnent 
pas.  Autant  qu'il  est  en  eux,  ils  livrent  aux  supplices  de  l'enfer 
celui  dont  ils  n'oublient  pas  l'offense. 

VI.  —  Les  autres  serviteurs ,  voyant  ce  qui  se  passait,  en  furent 
profondement  affligés  et  racontèrent  à  leur  maître  tout  ce  qui  venait 
d'arriver.  Ces  serviteurs  représentent  surtout  les  saints  anges; 
car,  d'après  l'Apocalypse,  les  esprits  célestes  sont  nos  compa- 
gnons, parce  qu'ils  servent  le  même  Seigneur  que  nous.  Bien 
qu'invisibles,  ils  sont  cependant  les  témoins  inévitables  de  nos 
œuvres  et  de  nos  peines;  ils  s'attristent  de  nos  fautes  et  se 
réjouissent  de  notre  pénitence;  ils  représentent  à  Dieu  tout  ce 
que  nous  faisons  et  tout  ce  que  nous  souffrons ,  afin  de  lui  expo- 
ser leurs  plaintes  et  leurs  prières  à  notre  égard. 

VIL  —  Alors,  son  maître,  apprenant  la  conduite  du  serviteur 
qu'il  avait  si  généreusement  traité,  le  fit  venir,  parla  mort  que 
suit  le  jugement,  sentence  définitive  et  sans  appel.  Il  n'avait  eu 
précédemment  que  des  paroles  miséricordieuses  pour  lui,  tant 
que  la  dette  ne  lui  avait  été  en  quelque  sorte  que  personnelle  ; 
mais,  à  présent  que  ce  serviteur  n'a  pas  eu  pitié  de  son  propre 
frère,  il  le  traite  d'une  manière  bien  différente.  Méchant  serviteur, 
lui  dit-il y  tant  l'ingratitude  et  la  haine  lui  sont  en  horreur.  Servi- 


£XIm6  DIMANCHE  APRÈS  LA  PENTECÔTE  189 

teur  inique,  au  lieu  de  garder  l'équité  naturelle,  tu  t'es  rendu 
coupable  d'une  criante  injustice,  quand,  après  avoir  obtenu 
miséricorde  pour  toi-même,  tu  n'as  montré  que  cruauté  pour 
ton  frère.  Je  t'avais  remis,  sans  exiger  aucune  satisfaction,  toute 
la  dette  énorme ,  que  tu  avais  contractée  envers  moi  par  tant  de 
graves  offenses,  et,  parce  que  tu  m'en  avais  prié,  sur  la  simple 
demande  d'un  délai  quelconque,  je  t'avais  octroyé  une  remission 
complète.  Ne  devais-tu  donc  pas  avoir  aussi  pitié  de  ton  compagnon, 
comme  j'avais  eu  pitié  de  toi?  En  souvenir  du  grand  bienfait  que 
tu  avais  reçu  de  ton  maître  ,  ne  devais-tu  pas  remettre  entière- 
ment à  ton  frère  la  petite  dette  qu'il  avait  contractée  envers  toi 
par  quelques  légères  offenses?  Mais,  tout  au  contraire ,  tu  n'as 
pas  voulu  lui  accorder  la  moindre  grâce,  et  tu  lui  as  même 
refusé  le  délai  qu'il  sollicitait  instamment.  «Voyez,  dit  S.  Jean 
Chrysostôme,  combien  l'ingratitude  est  un  grand  vice  :  quand 
cet  homme  devait  dix  mille  talents,  son  maître  ne  lui  adressa 
point  de  reproches;  mais,  lorsque  celui-là  eut  manqué  de  recon- 
naissance, celui-ci  ne  lui  témoigna  que  de  l'indignation,  en  l'ap- 
pelant avec  mépris  méchant  serviteur,  parce  qu'il  était  devenu 
pire  qu'auparavant.  » 

VIII.  —  Or,  il  n'est  point  dit  que  ce  méchant  serviteur  ait 
répondu  à  son  maître,  car,  au  jour  du  jugement,  aussitôt  après 
la  mort,  il  n'y  aura  plus  d'excuse  à  faire  valoir  pour  les  péchés. 
Aussitôt  le  maître  indigné  le  livra  aux  exécuteurs  de  la  justice, 
jusqu'à  ce  qu'il  eut  payé  tout  ce  qu'il  devait,  c'est-à-dire  pour  l'éter- 
nité ,  car  il  n'y  a  point  de  rédemption  dans  l'enfer. 

IX.  —  Faisant  l'application  de  la  parabole  à  ce  qu'il  avait  dit 
précédemment,  le  Sauveur  conclut  par  ces  paroles  :  C'est  ainsi 
que  mon  Père  céleste  vous  traitera ,  si  chacun  de  vous  ne  pardonne  à 
son  frère  du  fond  du  cœur.  Terrible  menace,  qui  mérite  de  fixer 
toute  notre  attention  et  de  devenir  la  règle  de  notre  conduite. 

X.  —  «Méditez  ces  choses, mes  frères,  dit  S.Jean  Chrysostôme, 
comprenez-les  de  l'intelligence  du  cœur,  voyez  cette  grande  dette 
de  dix  mille  talents  ;  c'est  la  vôtre,  que  le  Seigneur  vous  a  déjà 
remise  si  souvent.  Apprenez  donc  à  remettre  à  votre  prochain 
celle  de  cent  deniers.  Si  quelques-uns  parmi  vous  étaient  sans 
pitié,  qu'ils  considèrent  qu'ils  sont  plus  cruels  envers  eux-mêmes 
qu'envers  leurs  frères;  car,  lorsque  vous  vous  souvenez  des 
offenses  que  l'on  vous  a  faites,  vous  rappelez  par  là  vos  propres 
péchés  à  la  mémoire  de  Dieu.  En  liant  votre  prochain,  c'est 
vous-mêmes  que  vous  liez.  Ne  dites  donc  plus  :  Comment  par- 
donnerai-je?  il  m'a  injurié,  il  m'a  calomnié.  Plus  il  vous  a  offensé, 
plus  il  est  votre  bienfaiteur  ;  plus  il  a  été  coupable  envers  vous, 


190  HOMÉLIES   SUR  LES   ÉVANGILES 

plus  aisément  vous  deviendrez  innocent  aux  yeux  de  Dieu. 
Voyez  donc  que  les  injures  de  vos  ennemis  bénignement  sup- 
portées vous  procureront  un  grand  nombre  de  biens  :  la  rémis- 
sion des  péchés,  la  paix,  la  délivrance  de  toute  tristesse.  Si  quel- 
qu'un vous  dérobe  vos  richesses,  rendez  grâces,  et  vous  aurez 
acquis  des  trésors  infinis.  Si  vous  priez  pour  ceux  qui  vous  ont 
fait  du  tort,  alors  vous  devenez  semblable  au  Sauveur.  Vous 
donnez  peu  de  chose,  et  vous  recevez  de  grands  biens  !  Pourquoi 
donc  voulez-vous  qu'on  vous  rende  justice?  Pourquoi  disputer  et 
réclamer?  Est-ce  afin  que  Dieu  ne  vous  remette  rien?  Ah!  plutôt 
souffrez  tout  de  la  part  de  tous,  et  ne  veuillez  que  le  Seigneur 
pour  votre  récompense  !  » 

XI.  —  Malheur  à  moi,  misérable!  car,  en  considérant  les 
péchés  que  j'ai  commis  et  les  supplices  que  j'ai  mérités,  je  suis 
tout  glacé  d'épouvante!  Que  faire?  M'abandonnerai-je  au  déses- 
poir, comme  si  j'étais  dépourvu  de  conseil  et  de  secours  pour 
sortir  de  cet  état  lamentable?  Ah!  je  recours  promptement  à 
vous,  divin  Sauveur,  source  inépuisable  de  bonté  et  de  miséri- 
corde, où  tant  d'autres  pécheurs  insignes  que  je  connais  ont  été 
purifiés  de  leurs  souillures.  J'implore  à  leur  exemple  votre  inef- 
fable clémence;  accordez-moi  pendant  cette  vie  de  régler  mes 
comptes  de  conscience  avec  vos  ministres ,  comme  aussi  de  par- 
donner à  mes  frères  et  de  satisfaire  pour  mes  péchés,  afin  qu'au 
jour  suprême  où  vous  viendrez  personnellement  demander 
compte  à  tous  vos  serviteurs,  j'obtienne  une  pleine  rémission 
des  dettes  contractées  envers  votre  souveraine  justice  et  à  l'égard 
de  mon  prochain.  Amen. 


XXIIrae  DIMANCHE  APRÈS  LA  PENTECOTE 

Sommaire.  —  1.  Desseins  des  pharisiens.  —  2.  Complot.  —  3.  Les  émissaires  perfides.— 
4.  Question  captieuse.  —  5.  Jésus  repousse  la  louange.  —  6.  La  solution.  —  7.  Sens 
littéral  et  sens  mystique.  —  8.  Confusion  des  émissaires.  —  9.  Prière. 

I.  — En  ce  temps-là,  les  pharisiens,  irrités  de  voir  leur  malice 
dévoilée  et  confondue  par  Jésus- Christ,  s'en  allèrent  trouver  les 
Hérodiens,  pour  examiner  plus  facilement  ave  eux  comment  ils 
devaient  circonvenir  le  Seigneur  et  comment  ils  pouvaient  surprendre 
Jésus  dans  ses  discours,  ne  pouvant  rien  lui  reprocher  dans  ses 
actes ,  car  il  est  plus  facile  de  trouver  un  homme  en  défaut  dans 
ses  paroles  que  dans  ses  actions. 


XXIImo  DIMANCHE   APRÈS  LA  PENTECÔTE  191 

II.  —  Ils  lui  envoyèrent  donc  des  disciples  de  leur  secte,  avec  des 
Hérodiens,  ou  ministres  d'Hérode,  qui  levaient  des  impôts  pour 
César  :  les  premiers  étaient  chargés  de  le  compromettre  parleurs 
questions,  les  seconds  le  traduiraient  ensuite  devant  les  tribu- 
naux. Ces  perfides  émissaires  vinrent  se  placer  autour  de  lui  ;  et, 
comme  des  abeilles  qui  portent  le  miel  en  leur  bouche  et  cachent 
avec  soin  leur  aiguillon,  ils  commencèrent  parle  natter. 

III.  —  Maître ,  lui  dirent-ils,  nous  savons  que  vous  êtes  vrai  dans 
vos  paroles  et  que  vous  enseigne^  la  voie  de  Dieu  selon  la  vérité,  sans 
avoir  égard  à  qui  que  ce  soit ,  parce  que  vous  ne  faites  point  acception 
de  personnes.  Ils  louent  ainsi  dans  Notre-Seigneur  un  triple  carac- 
tère de  véracité  dans  la  conduite,  la  doctrine  et  lajustice,  comme 
s'ils  lui  disaient:  Nous  savons  que  votre  conduite  n'est  point 
hypocrite ,  que  votre  doctrine  est  saine,  que  votre  justice  est  im- 
partiale, de  sorte  que  vous  dites  indistinctement  la  vérité  à  tous, 
aux  grands  comme  aux  petits.  Mais,  en  proclamant  la  véracité  de 
celui  qu'ils  appelaient  Maître,  ils  espéraient,  par  cet  éloge,  l'en- 
gager à  leur  dévoiler  les  secrets  de  son  cœur,  dans  l'espoir  de  se 
le  gagner  comme  disciple. 

IV.  —Dites-nous  donc,  poursuivirent-ils,  votre  avis  sur  ceci,  car, 
nous  sommes  certains  que  ni  la  majesté  de  l'empereur,  ni  la 
crainte  ou  la  faveur  d'aucun  homme,  ne  pourront  vous  empêcher 
de  prononcer  suivant  la  vérité  ou  la  justice:  Est-il  permis  eu  ne 
V  est-il  pas  de  payer  le  tribut  à  César?  La  question  était  captieuse. 
Si  Notre-Seigneur  réprouvait  le  tribut  comme  illicite,  il  tombait 
entre  les  mains  du  gouverneur,  qui  le  châtierait  aussitôt  comme 
rebelle  à  l'empereur  ;  si  au  contraire  il  approuvait  le  tribut  comme 
licite,  il  tombait  entre  les  mains  du  peuple,  qui  le  persécuterait 
comme  ennemi  de  sa  liberté  et  de  l'honneur  dû  à  Dieu  seul.  Il  y 
avait  en  effet  alors  deux  partis  parmi  les  Juifs.  Les  uns  disaient  : 
Nous  devons  payer  le  tribut  aux  Romains,  parce  qu'ils  procu- 
rent la  paix  et  la  sécurité  au  pays  et  à  la  nation.  Les  autres, 
d'accord  avec  les  Pharisiens,  disaient  que  des  serviteurs  privi- 
légiés de  Dieu  Très  Haut,  après  lui  avoir  présenté  leurs  offrandes 
et  rendu  leurs  dîmes,  ne  devaient  payer  tribut  à  aucun  homme. 
Il  semblait  difficile  de  ne  pas  offenser  l'un  ou  l'autre  parti,  en 
répondant  à  la  question  des  émissaires;  mais,  Celui  qui  est  la 
source  de  la  sagesse  sut  déjouer  la  ruse  de  ses  adversaires,  de 
manière  à  concilier  dans  sa  réponse  les  droits  de  Dieu  et  ceux 
de  César. 

V.  —  En  effet,  Jésus,  connaissant  leur  malice,  car  rien  n'est 
caché  au  Dieu  qui  sonde  les  reins  et  les  cœurs,  rejeta  leurs 
louanges  et  leur  répondit  durement  ;  Hypocrites ,  pourquoi  me  tente\- 


192  Homélies  sur  les  évangiles 

vous?  Pourquoi  m'adressez-vous  des  paroles  flatteuses,  tandis 
que  votre  cœur  dément  ce  que  votre  bouche  prononce?  Vous  ne 
cherchez  pas  à  vous  instruire,  mais  à  me  surprendre  ;  vous  sem- 
blezne  demander  que  la  vérité,  mais  vous  ne  voulez  que  consom- 
mer ma  perte.  «  Considérant  plutôt  leurs  desseins  perfides  que 
leurs  discours  spécieux,  dits.  Jean  Chrysostôme,  le  Seigneur 
répond  à  leurs  éloges  par  des  reproches  sévères,  nous  apprenant 
ainsi  à  repousser  durement  ceux  qui  paraissent  nous  louer.  Les 
Pharisiens  le  flattaient  pour  le  compromettre,  Jésus  les  confon- 
dait pour  les  sauver:  la  colère  de  Dieu  nous  est  plus  utile  que  la 
faveur  des  hommes.  » 

VI.  —  Montrez-moi ,  continua-t-il,  la  pièce  d'argent  quon  donne 
pour  le  tribut.  Ils  lui  présentèrent  un  denier,  pièce  de  monnaie  que 
l'on  donnait  pour  l'impôt  annuel,  et  qui  portait  l'effigie  avec  le 
nom  de  l'Empereur.  C'est  pourquoi  Jésus  leur  dit  :  De  qui  est  cette 
image  et  cette  inscription  qui  l'entoure  ?  Notre-Seigneur  ne  les  inter- 
roge point  par  ignorance,  mais  pour  tirer  de  leurs  paroles  une 
réponse  sans  réplique.  Il  voulait  encore,  disent  les  commenta- 
teurs, avoir  sous  les  yeux  la  matière  qui  faisait  l'objet  de  la 
question,  afin  de  nous  enseigner  par  son  exemple  à  ne  point  être 
précipités  dans  nos  jugements,  mais  à  rechercher  avec  soin  et  à 
examiner  avec  attention  chaque  cause  avant  de  porter  une  déci- 
sion. Ils  lui  dirent  :  de  César.  Ce  nom,  commun  aux  divers  empe- 
reurs romains,  désigne  ici  Tibère,  gendre  de  César- Auguste  sous 
le  règne  de  qui  était  né  le  Sauveur.  Alors,  résolvant  la  question 
par  leurs  propres  paroles,  Jésus  leur  répondit  :  Rende\  donc  à  César 
ce  qui  est  à  César,  et  à  Dieu  ce  qui  appartient  à  Dieu. 

VII.  —  Rendez  à  César,  c'est  à-dire  au  prince  temporel,  le  tribut, 
le  service,  l'obéissance  dans  les  choses  de  la  terre,  pourvu  que 
ce  qu'il  exige  de  vous  ne  soit  en  rien  contraire  à  ce  que  Dieu  vous 
demande  ;  car  alors  ce  ne  serait  plus  au  prince  que  vous  obéiriez, 
ce  serait  au  démon.  Mais  surtout  gardez,  gardez  pour  le  Seigneur 
cette  âme  immortelle  qu'il  a  gravée  du  sceau  de  sa  ressemblance, 
vous  qui  portez  le  nom  glorieux  de  chrétien.  C'est  là  le  tribut 
qu'il  exige  de  vous,  votre  âme  qui  lui  appartient,  et  parce  qu'il 
l'a  créée,  et  parce  qu'il  y  a  mis  son  empreinte,  et  parce  qu'il  y  a 
écrit  le  nom  de  son  Fils.  Rendez  à  Dieu  ce  qui  appartient  à  Dieu  ! 
Que  jamais  dans  vos  cœurs  la  fidélité  due  à  un  maître  terrestre 
ne  balance  la  fidélité  que  vous  devez  à  Dieu.  Plus  encore!  vous 
serez  heureux,  si  vous  entendez  ces  paroles  dans  un  autre  sens  : 
rendez  à  César  ce  qui  est  à  César,  au  monde  ce  qui  est  au  monde, 
ses  richesses  passagères,  ses  biens  trompeurs,  ses  vaines  joies. 
Laissez-les-lui,  abandonnez-les-lui,  puisque  c'est  là  ce  qu'il  esti- 
me et  ce  qu'il  réclame.  Ne  prétendez  rien  de  cet  héritage  dont  il 


XXIIIme  DIMANCHE  APRÈS  LA  PENTECÔTE  193 

est  jaloux,  afin  de  pouvoir  donner  plus  complètement  à  Dieu  ce 
qu'il  vous  demande,  la  soumission,  l'obéissance  et  l'amour.  Une 
heure  suprême  viendra,  où  vous  vous  réjouirez  d'avoir  fait  ce 
partage.  Ce  sera  lorsque  votre  âme  comparaîtra  au  tribunal  de 
Dieu.  Alors  le  Seigneur  demandera  aux  anges  qui  l'escorteront  : 
De  qui  porte-t-elle  l'image  et  l'inscription?  A-t-elle  gardé  le  sceau 
de  ma  ressemblance  et  le  nom  de  chrétien,  que  je  gravai  en  elle 
au  jour  de  son  baptême?  L'a-t-elle  effacé,  pour  y  substituer 
l'image  du  démon  ?  Quelle  sera  la  réponse  des  anges  ?  Puissent-ils 
dire-.  O  Seigneur,  elle  porte  encore  votre  image!  Le  frottement 
des  choses  terrestres  ne  l'a  point  effacée!  L'empreinte  divine  est 
reconnaissable  !  Vous  entendrez  sortir  de  la  bouche  du  Sage  cette 
parole:  «  Rendez  à  Dieu  ce  qui  appartient  à  Dieu,  »  et  vous  serez 
placé  au  nombre  des  élus,  son  cher  et  précieux  trésor. 

VIII.  —  Les  envoyés  des  Pharisiens  et  des  Hérodiens  ne  trouvè- 
rent rien  dans  ce  que  Jésus  venait  de  leur  dire  qu'on  pût  repren- 
dre devant  le  peuple,  et  surpris  de  la  réponse  par  laquelle  il  avait 
habilement  él  udé  leurs  embûches,  ils  se  turent.  Puis,  le  laissant  là, 
ils  se  retirèrent  tout  confus.  Ce  qui  a  fait  dire  à  S.  Jérôme  : 
«  Ceux  qui  auraient  dû  se  rendre  à  une  sagesse  aussi  supérieure 
furent  étonnés  seulement  de  n'avoir  pas  pris  Jésus  dans  le  piège 
qu'ils  lui  avaient  si  artificieusement  tendu  ;  et,  l'ayant  quitté ,  ils 
s'en  allèrent,  remportant  dans  leur  cœur  la  même  infidélité, 
malgré  ce  nouveau  miracle.  » 

IX.  —  Seigneur  Jésus,  enseignez-moi  à  découvrir  et  à  éviter  les 
pièges  des  séducteurs,  à  marcher  toujours  dans  les  véritables 
sentiers  de  la  vie,  de  la  sagesse  et  de  la  justice.  Faites  que  je 
porte  en  moi-même  le  cachet  de  votre  auguste  image  et  non  point 
celui  de  votre  cruel  ennemi,  que  je  rejette  toute  affection  terrestre 
pour  admettre  votre  seul  amour  :  alors,  je  pourrai  vous  rendre  les 
dons  que  j'ai  reçus  de  votre  grâce,  en  m'efïorçant  de  les  rap- 
porter à  votre  service.  Amen. 


XXIII™  DIMANCHE  APRÈS  LA  PENTECOTE 

Sommaire.  —  1.  Le  chef  de  la  synagogue.  —  2.  L'hémorroïsse.  —  3.  Une  grâce  est  sortie 
de  moi.  — 4.  Humble  aveu.  —  5.  La  fille  de  Jaïre.  —  6.  Les  deux  miracles.— 7.  Prière. 

I.  —  En  ce  temps-là,  pendant  que  Jésus  parlait  aux  disciples  ae 
Jean,  sur  le  bord  de  la  mer,  un  chef  de  la  synagogue  s'approcha  de 
lui  et  V  adora,  en  disant:  Seigneur ,  ma  fille  vient  de  mourir:  mai 


194  HOMÉLIES  SUR  LES   ÉVANGILES 

vene\,  impose^  vos  mains  sur  elle,  et  elle  vivra.  Jésus,  se  levant  aussitôt^ 
le  suivit  avec  ses  disciples.  Bien  que  Jaïre  n'eût  pas  une  idée  juste 
de  la  toute  puissance  de  Jésus,  et  que,  comme  le  seigneur  juif 
dont  nous  avons  déjà  vu  l'histoire,  il  ne  sût  pas  qu'il  suffisait 
d'une  parole  du  Sauveur  pour  rendre  la  santé  aux  malades  et  la 
vie  aux  morts,  cependant,  le  divin  Maître,  considérant  la  gran- 
deur de  son  affection  plutôt  que  la  faiblesse  de  sa  foi ,  interrompit 
dès  son  premier  appel  l'instruction  qu'il  faisait  au  peuple  en  ce 
moment  et  se  leva  pour  le  suivre.  Les  disciples  se  levèrent  aussi 
et  marchèrent  avec  lui.  Puissent  les  successeurs  des  disciples 
imiter  leur  exemple,  écouter  d'un  cœur  miséricordieux  la  prière 
de  leurs  frères  et  être  toujours  prêts  à  marcher  partout  où  les 
appelleront  les  besoins  des  âmes  ! 

II.  —  Au  même  instant,  une  femme,  qui  depuis  dou^e  ans  était  affli- 
gée dhine  perte  de  sang,  s'approcha  de  lui  par  derrière  et  toucha  la 
frange  de  son  vêtement  ;  car ,  elle  disait  en  elle-même  :  Si  je  puis  seule- 
ment toucher  son  vêtement ,  je  serai  guérie.  Plusieurs  médecins 
l'avaient  fait  déjà  beaucoup  souffrir,  et,  après  avoir  consumé  tout 
son  bien,  elle  n'était  point  soulagée  et  même  elle  était  plus  mal, 
quand  elle  entendit  parler  de  Jésus.  Elle  comprit,  avec  une  admi- 
rable promptitude  de  foi,  que,  si  les  médecins  terrestres  avaient 
été  impuissants,  il  lui  restait  encore  à  invoquer  le  médecin  céleste. 
Si  je  touche  seulement  sa  robe,  je  serai  guérie  !  Car,  il  est  plein  de 
grâce,  il  est  la  source  surabondante  des  grâces,  elles  s'épanchent 
à  flots  pour  être  sauvée  !  En  effet ,  au  moment  même  où  elle 
toucha  la  robe  de  Jésus,  elle  sentit  quelle  était  guérie. 

III.  —  Mais  Jésus ,  connaissant  la  grâce  qui  était  sortie  de  lui, 
se  tourna  vers  le  peuple  et  dit  :  Qui  a  touché  mes  habits  ?  Et 
comme  tous  s'en  défendaient ,  Pierre  et  ceux  qui  étaient  avec  lui 
dirent:  Maître,  la  foule  vous  presse,  et  vous  dites:  Qui  m'a 
touché?  Jésus  répondit  :  Quelqu'un  m'a  touché,  car  j'ai  senti  une 
grâce  sortir  de  moi.  Quelqu'un  m'a  touché,  non  pas  corporelle- 
ment ,  comme  tous  le  font  ;  mais ,  par  sa  dévotion  et  sa  foi ,  il  a 
touché  mon  cœur,  source  de  grâce,  et  de  mon  cœur  au  sien  il 
s'est  établi  une  correspondance  d'amour.  Heureux  ceux  qui 
touchent  ainsi  Jésus  1  et  combien  il  y  en  a  peu  qui  le  fassent 
dans  la  foule  des  chrétiens  qui  se  pressent  autour  de  lui  ! 

IV.  —  Jésus  regardait  autour  de  lui ,  comme  pour  découvrir  la 
personne  qui  l'avait  touché.  Alors,  la  femme,  qui  savait  comment 
elle  avait  été  guérie,  voyant  qu'elle  ne  pouvait  se  cacher,  vint 
e  ffrayée  et  tremblante  se  j  eter  à  ses  pieds  .Elle  avoua  tout  et  raconta 
devant  tout  le  peuple  les  motifs  pour  lesquels  elle  avait  touché 
Jésus  et  la  manière  dont  elle  avait  été  guérie.  Après  qu'elle  eut 


XXIIImo  DIMANCHE   APRÈS  LA   PENTECÔTE  195 

fait  cet  humble  aveu  de  sa  misère,  Jésus,  s' étant  retourné  vers  elle 
et  la  regardant,  lui  dit  :  Ma  fille,  aye\  confiance,  votre  foi  vous  a 
guérie  ;  allez  er.  paix,  dans  la  double  paix  du  corps  et  de  l'âme, 
dans  la  santé  du  corps,  dans  la  sainteté  de  l'âme;  et,  à  Vheure 
même,  cette  femme  fut  guérie. 

V.  —  Jésus  parlait  encore,  lorsqu'on  vient  dire  au  prince  de  la 
synagogue  :  Votre  fille  est  morte,  ne  le  fatiguez  pas.  Seigneur,  dit 
alors  Jaïre,  ma  fille  vient  de  mourir;  mais  venez,  imposez-lui  les 
mains,  et  elle  vivra.  Jésus  répondit  au  père  de  la  jeune  fille  :  Ne 
craignez  point  !  Croyez,  et  elle  sera  sauvée.  Lorsque  Jésus  fut 
arrivé  dans  la  maison  du  chef  de  la  synanogue ,  il  ne  permit  à  per- 
sonne d'entrer  avec  lui,  si  ce  n'est  à  Pierre,  à  Jacques  et  à  Jean, 
au  père  et  à  la  mère  de  la  jeune  fille.  Voyant  les  joueurs  de  flûte  et 
beaucoup  de  gens  qui  faisaient  un  grand  bruit  et  qui  pleuraient ,  il 
leur  dit:  Pourquoi  ce  bruit  et  qu'avez-vous  à  pleurer?  Retirez- 
vous,  la  jeune  fille  n'est  pas  morte ,  elle  dort.  Pour  eux,  ils  se  mo- 
quaient de  lui,  sachant  qu'elle  était  morte.  Quand  on  eut  fait  sortir 
tout  le  monde,  Jésus  emmena  avec  lui  le  père  et  la  mère  de  la 
jeune  fille  et  ses  disciples,  il  entra  dans  le  lieu  où  elle  était 
couchée.  //  lui  prit  la  main  et  lui  dit  à  haute  voix  :  Ma  fille,  levez~ 
vous, je  vous  l'ordonne!  Son  âme  revint  à  l'instant,  elle  se  leva 
aussitôt  et  se  mit  à  marcher.  La  voix  du  Sauveur  rappela  l'âme 
absente.  Le  contact  de  sa  main  divine  vivifia  le  corps  de  l'enfant. 
Elle  avait  douze  ans.  Jésus  commanda  qu'on  lui  donnât  à 
manger.  Car  ceux  que  la  grâce  a  guéris  doivent,  pour  conserver 
et  fortifier  cette  vie  de  l'âme  qui  leur  a  été  rendue ,  se  rassasier 
du  pain  de  la  parole  et  être  admis  à  la  participation  du  corps  et 
du  sang  du  Sauveur.  Le  père  et  la  mère  de  la  jeune  fille  furent 
remplis  d'admiration.  Jésus  leur  défendit  d'en  parler  à  personne  ; 
cependant,  le  bruit  sen  répandit  aussitôt  dans  tout  le  pays  d'alentour, 

VI.  —  Tous  les  Pères  s'accordent  à  penser  que  ce  n'est  pas 
sans  une  raison  mystérieuse  que  les  deux  miracles  dont  nous 
venons  de  rappeler  l'histoire  sont  rapprochés  dans  l'Évangile.  Leur 
suite  nous  offre,  en  effet,  tout  le  plan  des  miséricordes  de  Dieu 
sur  les  hommes,  car  la  femme  malade  depuis  douze  ans  et  guérie 
par  le  seul  attouchement  de  la  robe  de  Jésus,  c'est  l'Eglise  des 
nations.  La  fille  de  Jaïre,  dont  la  résurrection  ne  vient  qu'après 
la  guérison  de  la  femme,  c'est  la  synagogue  qui  ne  reviendra  à 
Jésus  qu'après  que  la  plénitude  des  nations  sera  convertie. 

1°  Cette  femme  affaiblie  par  une  longue  et  honteuse  maladie, 
cette  femme  que  les  médecins  ont  tourmentée,  dont  ils  ont 
dévoré  toutes  les  richesses,  et,  comme  parle  l'Evangile,  toute  la 
substance,  représente  la  gentilité  qui  avait  dispersé  tous  les 
trésors  de  son  héritage,  tous  les  dons  naturels  que  Dieu  lui  avait 


196  HOMÉLIES  SUR  LES  ÉVANGILES 

donnés  en  cherchant  péniblement  le  salut  que  le  Christ  seul 
pouvait  lui  apporter.  Les  médecins  trompeurs  qui  font  souffrir, 
qui  ne  guérissent  pas,  qui  aggravent  au  contraire  l'état  du  ma- 
lade, ce  sont  les  prêtres  des  idoles  et  plus  encore  les  philosophes, 
les  prétendus  sages.  Ah!  malheureuse  l'âme  qui,  se  sentant  faible 
et  égarée,  croit  en  eux  et  espère  trouver  quelque  remède  dans 
leur  fausse  science  !  Sa  punition  sera  terrible.  Elle  souffrira,  elle 
perdra  ce  qu'elle  possède,  ne  trouvera  rien  en  échange,  et  sera 
plus  malade  et  plus  troublée  qu'auparavant. 

2°  Considérons  maintenant  la  foi  de  cette  femme.  Dès  qu'elle 
entend  parler  de  Jésus,  sans  l'avoir  vu,  elle  vient  à  lui.  De  même  il 
n'a  pas  été  donné  aux  gentils  de  voir  le  Sauveur,  de  le  contempler 
face  à  face  ;  mais,  dès  qu'ils  ont  appris  son  nom  par  la  voix  de 
la  prédication  apostolique,  ils  sont  accourus.  Ils  n'ont  pu  toucher 
que  le  bord  de  ses  vêtements,  c'est-à-dire  croire  en  lui  d'après  ce 
qui  leur  avait  été  annoncé  par  les  disciples  ;  mais  cette  foi  a  été 
d'autant  plus  méritoire  et  plus  propre  à  les  justifier  qu'elle  sem- 
blait reposer  sur  un  moindre  fondement,  et  c'est  justement  parce 
qu'ils  n'ont  touché  que  le  bord  de  la  robe  et  que  cependant  ils 
ont  cru,  qu'ils  ont  été  sauvés. 

3°  Quant  à  la  fille  de  Jaïre,  remarquons  d'abord  cette  cir- 
constance qu'elle  a  commencé  de  vivre  quand  la  femme  ma- 
<lade  a  commencé  de  souffrir.  L'une  était  âgée  de  douze  ans, 
l'autre  souffrait  depuis  douze  ans.  C'est  qu'en  effet  ce  fut  lorsque 
'les  nations  s'éloignèrent  de  Dieu  et  se  livrèrent  à  l'idolâtrie, 
que  le  Seigneur  appela  Abraham  par  une  vocation  spéciale  et 
sépara  le  peuple  hébreu  des  autres  peuples,  de  telle  sorte  que 
.la  chute  des  nations  et  les  principes  de  la  synagogue  se  rappor- 
tent à  la  même  époque.  Dans  le  siècle  présent,  les  nations  sont 
•guéries,  et  la  fille  de  Sion  paraît  morte  à  tous  les  yeux.  Est-elle 
morte  pour  toujours?  A  Dieu  ne  plaise  1  Jésus  le  dit  :  La  jeune 
fille  n'est  pas  morte,  elle  dort  !  Elle  s'éveillera,  elle  ressuscitera, 
elle  devra  son  réveil  et  sa  résurrection  à  la  foi  de  ses  pères,  car 
Jaïre,  disant  au  Sauveur  :  Imposez-lui  les  mains  et  elle  vivra,  est 
le  représentant  des  patriarches  et  des  prophètes  qui  espérèrent 
'contre  toute  espérance  et  dont  la  foi  intercède  sans  cesse  pour 
les  derniers  descendants  de  leur  race.  Demandons  au  Seigneur 
que  sa  miséricorde  hâte  le  jour  où  leurs  vœux  seront  exaucés, 
et  où  l'on  verra  s'accomplir  la  prophétie  du  Psalmiste  :  «  Des  fils 
nombreux,  disait-il,  vous  sont  nés,  à  cause  de  la  foi  de  vos 
pères  !  » 

VIL  —  Seigneur  Jésus,  je  me  prosterne  aux  pieds  de  votre 
miséricorde,  et,  comptant  sur  la  vérité  de  vos  promesses,  je  vous 
supplie,  très  doux  Sauveur,  de  guérir  par  l'attouchement  de  votre 


XXIV"18  DIMANCHE  APRÈS  LA  PENTECÔTE  197 

grâce  mon  âme  sanguinolente  et  souillée  de  diverses  iniquités. 
Rendez-lui  la  santé  et  la  vie  qu'elle  a  perdues  par  sa  volonté 
perverse  et  par  son  infidélité  secrète.  Ramenez-moi  à  Dieu  votre 
Père  dont  vous  m'avez  constitué  le  fils  adoptif ,  en  me  recevant 
parmi  vos  cohéritiers.  Maître  débonnaire,  ne  faites  pas  éclater 
votre  justice  contre  un  pécheur  qui  vous  appartient,  ni  votre 
colère  contre  un  coupable  que  vous  avez  racheté  -,  ne  pensez  qu'à 
exercer  votre  bienveillance  envers  votre  pauvre  créature,  et  votre 
compassion  envers  votre  misérable  serviteur,  je  vous  en  conjure, 
Seigneur  mon  Dieu  !  Amen. 


XXIVme  ET  DERNIER  DIMANCHE  APRÈS  LA  PENTECOTE 

Sommaire.  -  1.  Les  deux  sens.  —  2.  Répétition.  —  3.  L'abomination  de  la  désolation 
dans  le  lieu  saint.  —  k.  En  hiver  ou  un  jour  de  sabbat.  —  5.  Le  règne  de  l'Anté- 
christ abrégé  à  cause  des  élus.  —  6.  Les  faux  christs  et  les  faux  prophètes.  —  7.  La 
divinité  du  Christ  manifestée.  —  8.  Le  jugement  dernier.  —  9.  Prière. 

I.  —En  ce  temps-là,  le  Seigneur  Jésus,  assis  sur  la  montagne 
des  Oliviers,  entretint  ses  disciples  du  jugement,  dans  le  lieu 
même  où ,  suivant  une  tradition  générale,  il  apparaîtra  de  nou- 
veau à  la  fin  des  temps  pour  porter  sur  les  nations  réunies  la 
suprême  sentence  :  il  mêle  dans  son  discours  les  signes  avant- 
coureurs  de  la  ruine  de  Jérusalem  et  de  la  ruine  de  la  terre.  Mais, 
pour  nous,  nous  tournerons  toutes  choses  à  notre  utilité,  et 
comme  les  paroles  du  Sauveur  se  peuvent  entendre  de  la  con- 
sommation des  siècles,  c'est  en  ce  sens  que  nous  les  prendrons 
et  que  nous  les  appliquerons  à  notre  instruction. 

II.  —  Plusieurs  des  choses  que  Jésus  dit  alors  à  ses  disciples  se 
trouvent  dans  d'autres  endroits  de  l'Évangile,  où  nous  avons  eu 
l'occasion  de  les  expliquer.  L'Évangile  de  dimanche  prochain  en 
particulier  fournit  cette  même  occasion  de  revenir  sur  le  prin- 
cipal objet  des  enseignements  de  celui-ci.  Nous  nous  bornerons 
donc  aujourd'hui  à  une  simple  et  rapide  explication  des  paroles 
sacrées  que  l'Église  propose  à  notre  méditation. 

III.  —  Quand  vous  verre\  V abomination  de  la  désolation  assise 
dans  le  lieu  saint,  ainsi  que  Va  annoncé  le  prophète  Daniel  ;  (Puisse 
celui  qui  lit  le  comprendre ,  car  les  agitations  de  la  vie  aveuglent 
les  âmes  !  )  Quand  vous  verrez  les  brigands  et  les  voleurs  faire 
leur  repaire  du  temple,  comme  il  arriva  pendant  le  siège  de 
Jérusalem  :  alors,  que  ceux  qui  sont  dans  la  Judée  s'enfuient  sur  les 


198  HOMÉLIES  SUR  LES   ÉVANGILES 

montagnes;  que  ceux  qui  sont  dans  les  environs  de  la  ville  n'y 
entrent  pas.  Elevez  vos  cœurs  vers  les  choses  éternelles,  et 
retirez-vous  dans  la  solitude  de  la  contemplation,  pour  vous 
préparer  au  grand  jour  du  jugement.  Que  celui  qui  sera  sur  les 
toits  ne  descende  point  pour  prendre  quelque  chose  dans  sa  maison , 
que  celui  qui  sera  dans  les  champs  ne  retourne  point  pour  prendre  son 
vêtement  ;  car  ce  sont  là  les  jours  de  la  vengeance  ,  où  tout  ce  qui 
est  écrit  doit  s'accomplir.  Délaissez  les  choses  terrestres  et  ne 
songez  qu'à  vous  mettre  en  état  d'échapper  à  la  sentence  sévère 
du  Sauveur.  Malheur  aux  femmes  qui  seront  alors  enceintes  et  à 
celles  qui  auront  des  enfants  à  la  mamelle  en  ce  temps  !  Malheur  à 
ceux  qui  seront  chargés  des  biens  et  des  sollicitudes  de  ce  monde  ! 
car  il  y  aura  une  grande  oppression  sur  cette  terre ,  une  grande 
colère  sur  ce  peuple. 

IV.  —  Prie\  donc  le  Seigneur  pour  que  votre  fuite  riait  pas  lieu  en 
hiver  ou  le  jour  du  sabbat,  dans  l'hiver  de  l'âme,  durant  lequel  la 
charité  est  refroidie  et  les  bons  désirs  sont  engourdis,  le  jour  du 
sabbat  pendant  qu'elle  est  livrée  aux  folles  joies,  à  une  coupable 
oisiveté. 

V.—  Puis,  le  divin  Maître  nous  donne  la  raison  des  recomman- 
dations circonstanciées  qu'il  vient  de  nous  faire.  C'est  en  effet , 
dit-il ,  que  la  tribulation  sera  si  grande  alors,  qiCil  ri  y  en  a  point  eu  de 
pareille  depuis  le  commencement  du  monde  jusqu'à  ce  jour,  et  qu'il  riy 
en  aura  jamais.  A  cette  époque  malheureuse,  qui  précédera  la  fin 
du  monde,  se  réuniront  ensemble  tous  les  genres  de  persécutions, 
de  la  part  des  infidèles,  des  hérétiques,  des  tyrans  et  des  faux 
frères.  C'est  au  point  que  si  ces  jours,  durant  lesquels  l'Antéchrist 
fera  son  œuvre,  ri  eussent  été  abrégés ,  rendus  peu  nombreux  et 
non  plus  courts,  personne  ri  eut  été  sauvé,  parce  que  personne  n'eut 
été  capable  de  supporter  longtemps  sans  faiblir  des  douleurs 
aussi  extrêmes;  mais,  ils  seront  abrégés  à  cause  des  élus,  de 
peur  que  la  grandeur  des  tourments  n'ébranle  la  foi  des  plus 
fermes. 

VI.  —  En  ce  même  temps,  ajoute  le  Seigneur,  si  quelqu'un  vous  dit, 
à  vous  mes  fidèles  disciples  :  Le  Christ  est  ici,  ou  il  est  là,  dans  tel 
pays,  telle  secte,  telle  personnalité,  ne  le  croye\ point ,  car  il  s'élè- 
vera de  /aux  Christs,  soit  des  Antéchrists  qui  se  donneront  pour  le 
Christ  lui-même,  soit  de  mauvais  chrétiens  qui  corrompront  sa 
doctrine,  et  dejaux  prophètes,  interprétant  mal  les  livres  saints 
ou  s' attribuant  des  révélations  divines,  qui  Jeront  de  grands  pro- 
diges et  des  merveilles  étonnantes,  par  la  puissance  des  démons  à 
qui  Dieu  permettra  de  se  déchaîner,  jusqu'à  séduire,  s'il  était  pos- 
sible }  les  élus  eux-mêmes.  Soyez  donc  prudents,  conclut  le  Sauveur, 


XXIVme  DIMANCHE  APRÈS  LA  PENTECÔTE  199 

et  souvenez-vous  alors  que  je  vous  ai  tout  prédit.  Ce  souvenir 
fortifiera  votre  foi  et  affermira  votre  constance.  Si  donc  on  vous 
dit  :  Le  Christ  est  dans  le  désert,  n'y  allc^  point  :  il  est  dans  V intérieur 
de  la  maison,  ne  le  croye^  point.  Le  Christ  n'ira  point  alors  errer 
dans  la  solitude,  il  ne  cherchera  point  à  se  cacher  dans  quelque 
habitation-,  mais,  descendant  du  ciel  avec  éclat,  il  se  montrera 
à  tous  les  hommes  et  en  tous  les  lieux  simultanément. 

VIL'—  Il  fallait  bien,  en  effet,  qu'il  voilât  sa  divinité,  quand  il 
vint  pour  être  jugé  et  condamné  par  les  hommes;  mais  il  la 
manifestera  publiquement,  quand  il  viendra  pour  les  juger  et 
condamner  lui-même  à  son  tour.  Comme  V éclair  part  de  V Orient 
et  se  fait  voir  jusqu'à  l'Occident ,  de  même  en  sera-t-il  alors  de  l'avè- 
nement du  Fils  de  V Homme,  venant  pour  le  jugement  général.  Là 
où  sera  le  corps,  les  aigles  se  rassembleront.  Là  où  apparaîtra  dans 
la  lumière  la  sainte  humanité  de  Jésus-Christ,  là  se  réuniront 
les  âmes  saintes,  pareilles  aux  grands  aigles  qui  volent  vers 
le  soleil. 

VIII.  —  Aussitôt  après  ces  jours  de  tribulation,  il  y  aura  des 
signes  dans  le  soleil,  la  lune  et  les  étoiles  et  sur  la  terre  ;  les 
nations  seront  consternées  par  le  trouble  que  causera  le  bruit  de 
la  mer  et  des  flots;  les  hommes  sécheront  de  crainte,  dans 
l'attenté  de  ce  qui  doit  arriver  à  tout  l'univers  ;  le  soleil  s'obscur- 
cira, la  lune  ne  donnera  plus  sa  lumière,  les  étoiles  tomberont  du 
ciel ,  et  les  vertus  des  deux  seront  ébranlées.  Ces  détails  prophéti- 
ques, nous  les  commenterons  dimanche  prochain,  ainsi  que  les 
suivants  :  Alors,  le  signe  du  Fils  de  V Homme,  la  croix  triomphante, 
paraîtra  dans  le  ciel;  les  nations  de  la  terre ,  à  cette  vue,  feront 
éclater  leur  douleur,  et  elles  verront  le  Fils  de  V Homme  venant  sur 
les  nuages  du  ciel,  avec  une  grande  force  et  une  grande  majesté.  Il 
enverra  ses  anges,  qui  feront  entendre  le  son  éclatant  de  la  trompette, 
et  qui  rassembleront  les  élus  des  quatre  coins  du  monde,  d'une  extré- 
mité du  ciel  à  Vautre.  Comprenez  ceci  par  une  comparaison  tirée  du 
figuier.  Lorsque  ses  branches  sont  encore  tendres,  et  que  ses  feuilles 
commencent  à  paraître ,  vous  connaisse^  que  l'été  est  proche.  De  même, 
lorsque  vous  verre\  toutes  ces  choses,  songe^  que  le  Fils  de  V Homme 
va  venir,  et  qu'il  est  à  la  porte.  Je  vous  le  dis  en  vérité ,  cette  généra- 
tion ne  passera  pas,  sans  que  tout  cela  arrive.  Le  ciel  et  la  terre  pas- 
seront, mais  mes  paroles  ne  passeront  point, 

IX.  —  Seigneur  Jésus,  accordez-moi  de  ne  perdre  jamais  le 
souvenir  de  mes  fins  dernières  et  de  votre  avènement  suprême, 
de  conserver  toujours  la  pensée  de  la  mort  et  du  jugement,  afin 
que,  m'abstenant  de  tout  péché  et  m'exerçant  aux  bonnes  œuvres, 
je  veille  avec  soin  pour  m' assurer  les  biens  spirituels  et  célestes; 


200  HOMÉLIES  SUR  LES  ÉVANGILES 

et,  qu'au  lieu  de  m'abandonner  à  la  négligence,  je  ne  cesse  de 
m'appliquer  au  salut  démon  âme.  O  divin  Maître,  faites  que, 
par  des  efforts  constants,  je  travaille  et  je  parvienne  à  me  cor- 
riger et  âme  perfectionner,  dételle  sorte  qu'après  vous  avoir 
servi  fidèlement  toute  ma  vie,  je  mérite  d'être  heureusement 
récompensé  durant  toute  l'éternité  ;  et  qu'ainsi,  préparé  à  la  mort 
et  au  jugement,  je  reçoive  votre  visite  avec  joie  et  je  partage 
votre  béatitude  sans  fin.  Amen. 


MOIS  DE  MARIE 

Par  M.  l'Abbé  CONSTANT,  d'Ollioules, 

Missionnaire  apostolique. 


OUVERTURE 

Mensis  iste  primus  erit  in  mensibus  anni. 

Ce  mois  sera  le  premier  des  mois  de  Tannée. 

Quel  est  donc  ce  mois  qui  brille  du  plus  vif  éclat  dans  la 
couronne  de  Tannée  ?  Est-ce  uniquement  le  mois  des  jours 
sereins  et  du  soleil  radieux  qui,  sorti  des  nuages,  sourit  à  la  na- 
ture en  fleurs?  Est-ce  le  mois  des  chants  harmonieux  que  les 
vallées  disent  aux  montagnes  et  que  les  montagnes  redisent  aux 
vallées  ?  Est-ce  le  mois  des  parfums  qu'exhalent  les  plantes  rever- 
dies et  qu'emportent  les  brises? 

Vos  cœurs  m'ont  répondu  :  c'est  le  mois  de  Marie. —  Et,  le  mois 
de  Marie,  qu'est-il  pour  la  piété  chrétienne  ?  C'est  une  fête,  c'est 
une  prière  et  c'est  une  prédication. 

1°  C'est  une  fête  et  une  fête  universelle.  S'il  nous  était  donné, 
comme  à  l'oiseau,  de  planer  dans  l'espace  et  de  contempler  du 
haut  des  airs  ce  qui  se  passe  à  cette  heure  sur  la  terre,  que 
verrions-nous?  Dans  tous  les  temples,  depuis  la  riche  basilique 
jusqu'au  plus  pauvre  de  tous  les  sanctuaires,  nous  verrions  un 
autel  orné  de  fleurs,  resplendissant  de  lumières,  et  au  sommet 
de  cet  autel ,  et  au  milieu  de  ces  lumières  et  de  ces  fleurs  l'image 
ravissante  de  la  douce  Vierge  Marie.  Et  la  foule  accourt  joyeuse, 
empressée,  elle  chante,  elle  prie. . .  elle  est  en  fête. 

Et  au  dehors,  que  fait  la  nature  renaissante?  Elle  se  mêle  à  la 
joie  de  la  grande  famille  chrétienne  et  elle  offre  à  la  reine  des 
cieux  ses  guirlandes,  sa  verdure,  ses  parfums,  ses  concerts  et 
l'azur  de  son  beau  ciel  où  se  joue  la  lumière. 

Quoi  de  plus  juste?  Marie  n'est-elle  pas  la  fleur  des  champs, 
le  lis  des  vallées  et  la  rose  de  Jéricho? 


202  MOIS  DE  MARIE 

N'est-elle  pas  l'étoile  du  matin,  l'aurore  à  son  lever,  la  lune 
dans  son  disque  parfait  et  le  firmament  où  a  resplendi  le  soleil 
de  justice?  ' 

N'est-elle  pas  comparée,  dans  nos  divines  Écritures,  au  cèdre 
majestueux,  au  palmier  toujours  verdoyant,  à  la  vigne  chargée 
de  fruits  et  à  la  myrrhe  odorante  ? 

Laissez  donc  la  création  tout  entière  apporter  à  Marie  ce  qu'elle 
a  de  plus  embaumé ,  de  plus  frais  et  de  plus  gracieux  et  célébrer 
avec  nous  cette  longue  fête  qui  l'emporte  par  sa  durée  sur 
toutes  les  fêtes  de  l'Église. 

Aujourd'hui  le  prêtre  est  revêtu  de  ses  plus  riches  ornements, 
l'encens  brûle  au  sanctuaire,  l'orgue  s'égaie  et  les  fidèles  se 
pressent  dans  l'enceinte  sacrée.  Vienne  demain,  et  l'autel  est 
déjà  dépouillé,  l'orgue  se  tait  et  le  temple  est  désert.  Voilà  nos 
solennités. . .  un  jour  de  prières  et  de  chants  ! 

Mais,  s'agit-il  de  la  fête  qui  nous  ramène  aux  pieds  de  la  mère 
de  Dieu?  Chaque  soir,  pendant  un  mois,  la  cloche,  de  sa  voix  la 
plus  douce,  donnera  le  signal  du  pieux  rendez-vous,  et  pendant 
tout  le  mois,  ce  seront  des  guirlandes  gracieusement  entrelacées, 
des  bouquets  fraichement  épanouis,  des  couronnes  de  lumières, 
des  hymnes  et  des  vœux. 

Quoi  d'étonnant?  Nous  fêtons  une  mère. 

Depuis  qu'au  pied  de  la  croix  Marie  a  daigné  nous  adopter  pour 
ses  enfants,  l'humanité  chrétienne,  dans  sa  reconnaissance,  ne 
sait  plus  comment  lui  dire  son  amour. 

Cet  amour  est  devenu  peintre ,  et  depuis  dix-neuf  siècles  il 
reproduit  sur  la  toile  les  traits  presque  divins  de  la  Vierge  imma- 
culée. Il  est  devenu  sculpteur,  et  depuis  dix-neuf  siècles  il  grave 
son  image  dans  le  marbre.  Il  est  devenu  orateur,  et  depuis  dix- 
neuf  siècles  il  célèbre  ses  louanges  dans  toutes  les  langues  de 
l'univers.  Il  est  devenu  poète,  et  depuis  dix-neuf  siècles  il  lui 
dédie  ses  harmonies  ravissantes  et  ses  chants  inspirés.  Il  est 
devenu  même  architecte,  et  comment  compter  tous  les  temples 
qu'il  a  construits  à  sa  gloire  aux  divers  points  de  l'espace  et  du 
temps?  Comment  énumérer  surtout  les  solennités  qui  nous  rap- 
pellent son  souvenir,  les  riches  épanouissements  de  son  culte 
qui  ressemblent  aux  mille  nuances  d'un  vêtement  royal  et  ces 
pieuses  manifestations ,  dont  la  plus  riante  est  assurément  ce 
mois  de  Marie,  que  l'Église  a  si  bien  choisi  pour  le  transformer 
en  fête  et  en  prière  ? 

2°  Or,  comprenez-vous  la  puissance  de  cette  prière  qui,  pendant 
un  mois  et  aux  mêmes  heures,  s'élève  comme  un  concert  har- 
monieux de  tous  les  sanctuaires  où  Marie  a  son  autel  ?  Je  conçois 
que  notre  voix  solitaire,  isolée,  se  perde  souvent  dans  l'espace 
et  que  le  cri  de  notre  misère  n'arrive  nas  toujours  à  la  porte  du 


OUVERTURE  203 

ciel ...  Le  cœur  est  si  froid  et  l'âme  si  distraite  par  les  bruits 
d'ici-bas  ! 

Mais,  durant  ce  mois  béni  où  l'amour  s'épanche  en  suppli- 
cations ardentes,  combien  serons-nous  à  prier?  Nous  serons  des 
millions  d'âmes.  Et,  des  millions  d'âmes  qui,  dispersées  à  tous 
les  horizons,  redisent  la  même  prière  et  poussent  le  même  cri  ! 
Des  millions  d'âmes  qui,  semblables  à  des  barques  en  détresse, 
implorent  à  la  fois  le  secours  d'une  mère  !  Des  millions  d'âmes 
qui  jettent  à  tous  les  échos  de  la  terre  les  suaves  invocations  de 
l'espérance  et  de  l'amour  !  Quelle  force  !  Et  se  peut-il  que  la 
Vierge  si  bonne,  si  douce  et  si  clémente,  n'écoute  pas  ces  voix 
qui  montent  ensemble  de  l'exil  ? 

Si  son  cœur  n'était  pas  toujours  ouvert,  ce  long  assaut  y  ferait 
certainement  une  brèche,  et  par  cette  brèche  nous  entrerions 
dans  la  cité  mystique  dont  jamais  la  justice  ne  franchit  les 
remparts  ! 

Aussi,  comment  appeler  ce  mois  si  cher  à  la  pieté  chrétienne? 
Nommons-le  le  Jubilé  de  la  Vierge  Marie.  Oui,  son  Jubilé  !  C'est- 
à-dire  le  temps  où  sur  cette  échelle  de  Jacob  descendent  plus 
nombreux  les  anges  qui  dans  leurs  coupes  d'or  recueillent  nos 
prières  !  Le  temps  où  la  divine  bergère  court  sur  tous  les  sentiers 
à  la  recherche  des  brebis  égarées  !  Le  temps  où  s'ouvre  la  fon- 
taine scellée  d'où  jaillissent  sur  les  terres  arides  les  eaux  vives 
et  abondantes  de  la  miséricorde  ? 

Quel  est  donc  celui  qui  ne  s'empresserait  d'aller  puiser  à  cette 
source?  N'avons-nous  pas  à  prier  pour  l'Église?  Marie  était  au 
Cénacle  lorsque  fut  lancée  sur  les  flots  l'arche  sainte  qui  nous 
porte,  à  travers  les  tempêtes,  aux  rivages  du  ciel,  et  si  jamais 
cette  arche  ne  s'est  échouée  contre  un  écueil  ou  n'a  sombré  sous 
la  vague,  à  qui  le  devons-nous?  A  la  Vierge  puissante  qui  tient 
en  main  le  gouvernail  et  de  sa  parole  apaise  les  tourmentes. 

N'avons-nous  pas  à  prier  pour  la  France  ?  Marie  l'a  choisie 
pour  son  royaume,  et  nous  sommes  entre  toutes  les  na- 
tions le  peuple  de  sa  tendresse,  et  de  nos  jours,  lorsqu'elle  a 
daigné,  en  signe  d'espérance,  se  manifester  à  la  terre,  où  a-t-elle 
apparu  ?  Lourdes  l'a  vue  avec  sa  robe  blanche  comme  la  neige 
des  montagnes  et  sa  ceinture  d'azur  ;  Pontmain  avec  son  immen- 
se tristesse;  la  Salette  avec  des  larmes  dans  les  yeux...  et  la 
Salette,  Pontmain  et  Lourdes,  autrefois  perdus  dans  l'oubli,  sont 
devenus  trois  reliques  sacrées,  depuis  que  Marie  les  a  touchés 
de  son  pied  virginal. 

N'avons-nous  pas  à  prier  pour  nos  familles  ?  A  cette  heure  de 
défaillance  et  d'impiété,  ne  trouverons-nous  pas  sous  notre  toit  et 
à  notre  foyer  des  âmes  que  le  vice  a  flétries,  des  âmes  dévoyées 
qui,  dans  la  nuit  du  doute  et  de  l'erreur,  ne  savent  plus  retrouver 


204  MOIS  DE   MARIE 

leurs  sentiers,  des  âmes  dévastées  qui  ressemblent  à  des  temples 
en  ruines?  Et  Marie  n'est-elle  pas  la  suprême  espérance  des 
grandes  infortunes  de  l'esprit  et  du  cœur? 

N'avons-nous  pas  à  prier  pour  nous-mêmes?  Que  sommes- 
nous  ?  Des  voyageurs  attardés.  Après  de  longues  années  de 
marche ,  nous  devrions  approcher  des  hautes  cimes  où  brille  la 
vertu  ;  et  nous  voilà  cependant  sans  courage  et  sans  ardeur  au 
pied  de  la  montagne  !  Mais ,  voulons-nous  un  enseignement  qui 
nous  remette  au  cœur  les  saintes  énergies  de  la  lutte?  Le  mois 
de  Marie  n'est  pas  seulement  une  fête  et  une  prière  ;  il  est  encore 
une  prédication. 

3°  Et,  quel  est  l'apôtre  choisi  de  Dieu  pour  nous  entraînera  sa 
suite?  Cet  apôtre,  c'est  Marie.  L'entendez-vous  nous  dire,  dès  ce 
soir,  du  haut  de  son  autel  :  Regardez-moi  et  faites  selon  le  mo- 
dèle qui  est  placé  sous  vos  yeux  :  Inspice  et  fac  secundwn  exemplar. 
Je  vous  ai  donné  l'exemple  afin  que  vous  marchiez  sur  mes 
traces  :  Exemplum  dedi  vobis  ut  quemadmodien  ego  feci  ità  et  vos 
faciatis.  —  Soyez  donc  mes  imitateurs  comme  je  l'ai  été  de  Jésus- 
Christ  :  Imitatores  mei  estote  sicut  et  ego  Christi. 

Quel  est,  en  effet,  le  saint  qui  ait  mieux  connu  que  Marie  tout 
ce  qu'il  y  avait  de  perfections  adorables  dans  l'âme  de  Jésus, 
vrai  sanctuaire  de  la  divinité  ?  Quel  est  le  saint  qui  ait  compté 
comme  elle,  tous  les  battements  de  son  cœur,  recueilli  toutes  les 
paroles  de  ses  lèvres  et  suivi  tous  ses  pas  de  Bethléem  à  Nazareth 
et  de  Nazareth  au  Calvaire  ? 

Marie  a  passé,  comme  son  divin  Fils,  par  toutes  les  épreuves, 
toutes  les  angoisses,  tous  les  chemins  les  plus  rudes  de  la  vie  et 
il  n'est  pas  de  vertu  qui  ne  soit  épanouie  dans  ce  jardin  fermé. 

Êtes-vous  pauvres  et  trouvez-vous  que  la  Providence  ne  vous 
a  point  fait  une  part  assez  large  dans  la  distribution  de  ses  biens  ? 
Marie,  la  fille  des  rois,  est  condamnée  à  manger  le  pain  du  travail 
dans  le  plus  modeste  de  tous  les  ateliers. 

Portez-vous  au  front  une  couronne  d'épines  ?  Marie  a  tellement 
souffert  qu'elle  a  mérité  d'être  appelée  par  les  siècles  :  la  Mère  des 
douleurs. 

Êtes-vous  aux  prises  avec  la  tentation  qui  trop  souvent  déra- 
cine les  âmes?  Marie  vous  précède  dans  la  solitude  où,  loin  du 
monde  et  de  ses  périls  elle  abrite  sa  barque  qui,  pourtant,  n'avait 
rien  à  craindre  des  tempêtes. 

Sentez-vous  que  l'orgueil  soulève  au  cœur  des  orages  ?  Marie 
vous  dit  du  sein  de  ses  grandeurs  :  Dieu  a  regardé  la  bassesse  de 
sa  servante  et  il  m'a  choisie  dans  mon  obscurité  pour  manifester 
avec  plus  d'éclat  les  merveilles  de  sa  puissance. 

Et  ce  qu'elle  vous  demande,  durant  ce  mois  que  l'Église  consa- 
cre à  la  chanter  et  à  la  bénir,  c'est  que  vous  graviez  dans  chacune 


MARIE  DANS  LA  PENSÉE   DE  DIEU  205 

de  vos  œuvres  une  empreinte  de  sa  vie.  Que  m'importent,  vous 
dit-elle,  les  trônes  que  vous  élevez  dans  mes  temples,  fussent-ils 
portés  sur  des  colonnes  d'or  ?  Bien  plus  riche  est  celui  que  j'occupe, 
dans  la  gloire  éternelle,  à  la  droite  de  Dieu. 

Que  m'importent  les  faisceaux  de  lumières  qui  brillent  sur  mes 
autels  ?  Toutes  ces  lumières  d'emprunt  valent-elles  les  étoiles  qui 
forment  mon  diadème  royal  et  le  soleil  qui  me  sert  de  manteau  ? 

Que  m'importent  les  fleurs  dont  vous  tressez  des  bouquets  et 
des  guirlandes?  Mieux  vaut  le  parfum  de  l'encens  qui  brûle,  au 
ciel,  dans  les  urnes  des  séraphins,  en  présence  de  l'agneau. 

,  Que  m'importent  enfin  toutes  les  mélodies  de  la  terre?  Il  n'est 
point  de  voix  suaves  comme  la  voix  des  anges  ni  de  concerts 
qui  ressemblent  aux  concerts  des  élus. 

Dressez-moi  donc  un  autel  dans  votre  cœur  et  sur  cet  autel, 
tous  les  jours,  immolez  une  nouvelle  victime,  et  vous  recevrez  en 
retour  mes  plus  riches  faveurs. 

Oui  ;  nous  le  dresserons  cet  autel  ;  nous  les  immolerons  ces 
victimes,  et  la  divine  glaneuse,  recueillant  ces  divers  saciificeset 
ces  immolations,  fera  de  tous  ces  épis  une  gerbe  abondante  qui, 
présentée  par  ses  mains,  charmera  le  cœur  de  Dieu.  Amen. 


Premier  jour. 
MARIE  DANS  LA  PENSÉE  DE  DIEU 

A b  ccterno  ordinata  sum. 

J'étais  préordonnée  de  toute  éternité. 

Marie,  dit  un  docteur,  ne  s'est  pas  rencontrée  à  l'aventure  et 
par  hasard  sous  la  main  de  Dieu  :  Non  leviter  fortuito  inventa.  — 
Mais,  elle  a  été  connue  et  choisie  de  tout  temps  par  le  Très  Haut 
qui  se  l'est  préparée  pour  être  un  jour  sa  Mère:  sed  asœculo  elecla 
ab  Altissimo,  prœcognito  et  sibi  prœparata. 

Et  ailleurs,  S.  Bernard  ajoute  :  Celui  qui  a  fait  les  hommes, 
voulant  lui-même  naître  de  l'homme,  a  dû  se  choisir ,-ou  mieux,  so 
construire  une  Mère  telle  que  le  tabernacle  fût  digne  de  son  hôte 
divin  :  Debnit  eligere,  imo  condere  Matrem  quœlem  et  se  decere 
sciebat. 

Voilà  le  prélude,  le  point  de  départ  et  la  cause  première  do 
toutes  les  grandeurs  de  Marie. 

Quelle  était,  en  effet,  la  pensée  réelle,  la  pensée  souveraine  ào 
Dieu  lorsqu'il  concevait  dans  son  éternité  le  vaste  plan  de  la 


206  MOIS  DE  MARIE 

création?  Etait-ce  le  firmament  avec  les  millions  de  soleils  que  sa 
main  devait  semer  radieux  dans  l'espace?  Etait-ce  la  terre  que  sa 
parole  toute  puissante  devait  tirer  des  abîmes  du  néant?  Etait-ce 
même  l'homme,  oui,  l'homme  couronné  d'innocence  et  lui 
offrant,  avec  les  parfums  de  l'Edem,  les  premiers  battements  de 
son  cœur  sans  orages  ?  Non. 

Tout  ce  que  Dieu  a  créé  dans  le  ciel  et  sur  la  terre,  dit  S.  Paul , 
il  l'a  fait  pour  son  Christ  :  omniaper  ipsum  et  in  ipse  creata  swit;  et 
c'est  le  Christ,  ajoute  Tertullien,  qu'il  contemplait  dans  l'homme 
lorsqu'il  animait  la  poussière  d'un  souffle  de  son  amour. 

Mais,  le  Christ  peut-il  être  séparé  de  sa  mère  et  sans  Marie 
concevez-vous  le  Verbe  unissant  en  lui,  par  un  mystère  ineffa- 
ble ,  la  nature  divine  à  la  nature  humaine  et  nous  apparaissant 
avec  son  vêtement  de  chair? 

Lors  donc  que,  des  hauteurs  de  son  éternité,  Dieu  entrevoyait 
là-bas,  dans  le  lointain  des  âges,  Bethléem,  Nazareth  et  le  Cal- 
vaire, qu'apercevait-il  à  la  crèche,  au  fond  du  modeste  atelier 
et  au  sommet  de  la  montagne  que  dominait  la  croix?  Le  Fils, 
sans  doute,  oui,  le  Fils. . .  mais  avec  sa  mère. 

Et  voilà  pourquoi,  dans  sa  liturgie,  l'Église  a  mis  sur  les  lèvres 
de  Marie  ces  paroles  de  nos  livres  sacrés  :  le  Seigneur  m'a  possé- 
dée au  commencement  de  ses  voies  et  j'existais  avant  toutes  ses 
œuvres  :  Antequam  quid  quam  faceret  a  principio.  Les  abîmes 
n'étaient  point  creusés,  les  fontaines  n'avaient  point  jailli,  et  déjà 
pourtant  j'étais  conçue  :  Jam  concepta  eram.  Ni  les  collines,  ni  les 
montagnes  n'étaient  debout,  et  j'étais  enfantée:  Ante  colles  ego 
parturiebar.  Lorsqu'il  étendait  la  voûte  des  cieux,  lorsqu'il  empri- 
sonnait la  mer  dans  ses  gouffres  sans  fond,  lorsqu'il  posait  les 
fondements  de  la  terre,  j'étais  présente  :  Aderam.  Et  où  était-elle? 
Elle  était  dans  la  pensée  de  Dieu. 

Et  Dieu,  que  faisait-il?  Il  la  choisissait  entre  toutes  les  créatures 
qui  forment  les  diverses  hiérarchies  des  êtres,  et  la  jetant  en 
quelque  sorte  dans  un  moule  à  part,  unique  comme  sa  destina- 
tion ,  il  la  préparait  tout  exprès  pour  lui  servir  de  mère  :  Electa  et 
sibi  prœparata. 

Il  est  hors  de  doute  que,  dans  le  plan  admirable  de  la  Provi- 
dence, toute  créature,  sans  en  excepter  le  grain  de  sable,  la 
goutte  d'eau,  l'insecte  presque  invisible,  a  sa  cause  finale  et  sa 
raison  d'être.  Dieu  a  fait  le  soleil  pour  éclairer  l'univers;  il  a  fait 
le  sillon  pour  donner  sa  gerbe;  il  a  fait  l'homme  pour  être  le 
cœur  et  la  voix  du  monde  matériel,  et  il  a  fait  le  chérubin  aux 
ailes  d'or  pour  chanter  ses  louanges. 

Pourquoi  donc  a-t-il  fait  Marie?  Il  l'a  faite  pour  être  un  jour  sa 
Mère  :  Ut  esset  Mater  ejus  in  terris;  et  S.  Bernard  va  jusqu'à  dire  que 
Marie  ne  serait  pas  si.elle  n'était  pas  Mère  de  Dieu  :  Ad  hocmulos , 


MARIE  DANS  LA  PENSÉE  DE  DIEU  207 

Or,  il  est  également  incontestable  qu'en  appelant  n'importe  quel 
être  à  la  vie,  Dieu  le  travaille  et  le  façonne  avec  des  qualités  ou  des 
aptitudes  qui  soient  en  rapport  avec  ses  destinées. — Voyez  encore. 

Le  soleil  n'a-t-il  pas  été  revêtu  de  lumière?  Le  sillon  n'a-t-il  pas 
une  fécondité  qui  jamais  ne  s'épuise?  L'homme  n'est-il  pas,  dans 
son  architecture  harmonieuse,  le  résumé  de  toute  la  création 
dont  il  a  été  sacré  le  pontife  et  le  roi?  Et  l'ange,  ambassadeur 
des  célestes  messages,  n'est-il  pas  une  pure  intelligence  que  rien 
ne  peut  arrêter  dans  son  vol  ? 

Mais  alors,  Seigneur,  que  donnerez-vous  à  Marie  en  l'appelant 
à  la  gloire  de  la  maternité  divine  ? 

«  La  sagesse  éternelle  s'est  bâti  pour  elle-même  une  demeure  , 
nous  répond  l'Esprit-Saint.  »  Sapientia  œdificavit  sibi  domum. 
Avez-vous  entendu  ? 

Lorsque  nous,  pauvres  et  impuissants,  nous  voulons  cons- 
truire un  de  ces  temples  qui  s'élèvent  au  milieu  des  cités  comme 
le  signe  permanent  de  la  foi  et  de  l'adoration  des  siècles ,  que 
faisons-nous? 

Nous  allons  demander  à  la  terre  ce  qu'elle  renferme  dans  ses 
abîmes  de  plus  riche  et  de  plus  précieux ,  et  l'ouvrier  sculpte  la 
pierre,  il  dentelle  le  marbre,  et  les  colonnes  s'élèvent  comme  un 
arbre  puissant ,  et  les  chapiteaux  s'épanouissent  comme  un  bou- 
quet de  feuilles  et  de  fleurs,  les  ogives  s'entrelacent  en  dessins 
merveilleux,  et  le  temple  achevé,  voyez-vous  ces  formes  aérien- 
nes ,  ces  tours  élancées  et  cette  voûte  hardie  qu'on  dirait  sus- 
pendue dans  l'espace? 

C'est  beau!  c'est  splendide  !  Et  pourtant,  alors  même  qu'au  lieu 
de  marbre,  nous  aurions  bâti  les  murs  avec  du  jaspe,  du  saphir 
ou  de  l'or,  il  faudrait  encore  s'écrier,  comme  ce  grand  roi  dont 
parle  l'Écriture  :  «  Se  peut-il  qu'un  Dieu  vienne  habiter  ici?  » 
Ergone  credibile  est  ut  habiiet  Deus  ? 

Mais,  s'agit-il  de  ce  sanctuaire  vivant  où  le  Verbe  doit  s'en- 
fermer pendant  neuf  mois  pour  s'y  revêtir  de  notre  chair  mor- 
telle? Quel  en  sera  l'architecte?  L'architecte  sera  Dieu  :  Sapientia 
œdificavit  sibi  domum.  Et  avec  quoi  se  bâtira-t-il  sa  demeure?  Il  la 
bâtira,  comprenez  bien  cette  doctrine,  avec  les  perfections  ado- 
rables qui  constituent  son  être  divin;  il  mettra  de  ces  perfections 
infinies  dans  le  cœur  de  sa  mère  tout  ce  que  peut  en  contenir  le 
cœur  d'une  créature,  et  désormais  quoique  fasse  l'intelligence 
pour  concevoir  la  richesse  de  cette  âme,  placée  au  dessus  des 
hommes  et  des  anges,  elle  ne  s'en  formera  qu'une  image 
imparfaite. 

Vous  dites  que  Marie  a  été  conçue  dans  la  justice  et  que  le  flot 
de  la  corruption  universelle  n'a  point  rejailli  sur  ce  lis  éclatant 
de  blancheur. 


208  MOIS  DE  MARIE 

Vous  dites  que  la  grâce  est  entrée  comme  un  fleuve  dans  son 
cœur,  assez  vaste  pour  renfermer  l'immensité  de  ce  grand  Dieu 
que  la  vaste  étendue  du  ciel  ne  saurait  contenir:  Qiiem  cœli  capere 
non  poterant  tuo  gremio  contulisti. 

Vous  dites  que  devant  elle  s'effacent  toute  vertu  et  toute  sain- 
teté comme  pâlissent  et  s'effacent  les  étoiles  lorsque  de  ses  feux 
le  soleil  illumine  l'horizon. 

Vous  dites  que  toutes  les  voix  de  la  terre  et  des  cieux  peuvent 
à  peine  bégayer  ses  grandeurs  et  que  la  parole  expire  sur  les 
lèvres  et  que  la  plume  tombe  des  mains  quand  on  veut  exalter  sa 
puissance  :  Qui  bus  te  laudib  is  efferam  nescio. 

Je  le  comprends.  Dieu,  construisant  lui-même  son  tabernacle, 
devait,  comme  chante  l'Église,  en  asseoir  les  fondations  sur  la 
sainteté  :  Templum  Dei  sanctum  est.  Il  devait  l'orner  avec  tant  de 
pompe  et  de  magnificence  que  ni  la  main  de  l'homme,  ni  la  main 
de  l'ange  ne  put  en  égaler  la  splendeur.  11  devait,  en  un  mot, 
faire  de  Marie  un  chef  d'œuvre,  mais  un  chef  d'œuvre  incompa- 
rable, qui  fût  en  toute  vérité  la  plus  belle,  la  plus  riche  et  la  plus 
parfaite  de  toutes  ses  créations  :  Et  vidit  quod  esset  bonum. 

Comment  !  Plus  tard,  sur  le  chemin  des  siècles,  Dieu  placera 
cette  humanité  régénérée  qui  s'appelle  :  les  Saints.  De  l'homme 
en  lutte  avec  la  tyrannie  des  passions  et  des  sens  il  fera,  par  la 
puissance  de  sa  grâce,  un  apôtre,  un  solitaire,  une  vierge,  un 
martyr.  Les  siècles,  en  passant,  contempleront  avec  admiration 
ces  grandes  et  belles  figures  qui,  mieux  que  les  astres  au 
firmament,  racontent  la  gloire  du  Seigneur  :  Mirabilis  Deus  in 
sanctio  suis. 

Et  vous  voulez  que ,  dans  ce  peuple  de  saints ,  il  y  en  ait  un 
seul ,  oui,  un  seul  dans  lequel  Dieu  se  reflète  avec  autant  d'éclat 
que  dans  sa  Mère  % 

Impossible.  Mon  cœur  et  ma  raison  protestent;  et  ma  raison 
ne  veut  pas  concevoir,  et  mon  cœur  ne  veut  pas  admettre  qu'il 
existe  quelque  part,  sur  la  terre  ou  dans  le  ciel  une  demeure 
semblable  à  cette  demeure,  que  la  sagesse  éternelle  a  bâtie  pour 
l'Homme-Dieu  :  Ipsam  fabricavit  Filius  Dei  in  cœli  ut  esset  mater 
ejus  in  terras. 

D'ailleurs,  en  prédestinant  Marie  à  devenir  sa  mère,  Dieu  la 
prédestinait  en  même  temps  à  travailler  avec  lui,  par  une  coopé- 
ration active  et  volontaire,  à  relever  l'humanité  déchue. 

Avez-vous  médité  ces  belles  paroles  d'un  saint  docteur,  s'adrcs- 
sant  à  la  Vierge  et  lui  disant  avec  amour  :  o  Le  péché  a  corrompu 
la  nature  humaine,  il  a  déshonoré  la  création  matérielle,  il  a 
même  fait  des  ruines  dans  le  monde  angélique,  et  voilà  que 
Dieu,  l'éternel  artiste,  le  suprême  ouvrier,  vous  a  créée,  ô  Marie, 
pour  réparer  la  nature  angélique,  pour  relever  la  nature  humaine 


MARIE  DANS  LA  PENSÉE  DE  DIEU  209 

et  pour  affranchir  la  création  matérielle  de  la  malédiction  :  Ad 
hoc  te  fecit. 

Assurément,  nous  n'avons  qu'un  Sauveur,  et  ce  Sauveur 
unique,  dit  S.  Paul,  c'est  Jésus-Christ.  Comment  nous  a-t-il 
sauvés?  En  souffrant  dans  sa  chair  innocente  et  on  répandant  son 
sang  au  sommet  de  la  croix. 

Or,  qui  lui  a  donné  ce  sang  rédempteur?  Qui  lui  a  donné  cette 
chair  qu'ont  meurtrie  les  fouets  de  la  flagellation?  N'est-ce  pas  sa 
Mère? 

Un  arbre,  dit  un  auteur,  était  planté  sur  la  limite  de  deux 
champs  et  deux  maîtres  s'en  disputaient  les  fruits.  Il  fut  donc 
convenu  qu'on  visiterait  le  pied  de  l'arbre ,  et  l'on  trouva  deux 
racines  dont  l'une  allant  à  droite  et  l'autre  à  gauche  lui  four- 
nissaient  toute  sa  sève  et  les  fruits  furent  divisés  en  deux 
parties  égales. 

Qu'est-ce  que  cet  arbre  ?  C'est  Jésus-Christ  dont  la  sève  féconde, 
inépuisable,  s'épanouit  en  fruits  abondants  qui  mûrissent  à 
toutes  les  saisons  :  Ego  sum  vîtes  vera.  Mais,  à  qui  donc  appar- 
tient-il ?  Et  à  qui  sont  les  fruits? 

«  Il  est  à  moi ,  dit  une  voix  descendue  des  profondeurs  de  l'éter- 
nité; je  l'ai  produit,  engendré  de  ma  propre  substance  avant 
l'origine  des  siècles  :  ante  luciferum  genice  te;  et  à  moi  seul  appar- 
tiennent les  fruits  suspendus  à  ses  branches.  » 

((  Il  est  à  moi,  répond  une  autre  voix  partie  de  la  terre-,  0 
a  germé,  il  a  grandi  dans  mon  sillon,  je  l'ai  cultivé  de  mes 
mains,  je  l'ai  nourri  de  mes  sueurs,  et  je  réclame  ses  fruits  dont 
la  vertu  puissante  communique  la  vie  et  l'immortalité.  » 

«  Non  il  est  à  moi ,  insiste  la  voix  du  ciel.  Je  suis  le  principe  de 
son  être,  et  s'il  était,  chose  impossible,  arraché  de  mon  sein,  ses 
rameaux  inféconds  ne  donneraient  pas  même  des  feuilles.  » 

Et  la  voix  de  la  terre  d'ajouter  :  non,  non,  il  est  à  moi,  et  sans 
moi  il  ne  serait  point  incliné  vers  la  terre  et  l'homme,  fatigué  du 
chemin,  ne  viendrait  point  s'abriter  sous  son  ombre. 

C'est  qu'en  effet  Jésus-Christ,  arbre  toujours  vivant,  à  deux 
racines  dont  l'une  est  plantée  dans  le  ciel  et  l'autre  dans  la  terre  , 
l'une  dans  le  sein  de  Dieu  et  l'autre  dans  le  sein  virginal  de  Marie, 
et  ces  deux  racines  lui  sont  également  nécessaires  pour  être  le 
sauveur  de  l'humanité. 

Coupez  la  racine  qui  plonge  dans  le  ciel,  vous  n'avez  plus 
qu'un  homme,  et  comment  un  homme  fléchira-t-il  la  justice  de 
Dieu?  Coupez  la  racine  qui  s'enfonce  dans  la  terre,  il  ne  reste 
plus  que  Dieu,  et  Dieu,  ne  pouvant  pas  souffrir,  que  devient 
l'expiation? 

Laissons  donc  à  l'arbre  ses  deux  racines,  i\  Jésu.s-Chribt 
homme  versera  des  larmes  et  du  sang,  et  Jésus-Christ  Dieu  doa- 

11  •  V1NUÏ  hBPl. 


210  MOIS  DE  MARIÉ 

nera  à  ces  larmes  et  à  ce  sang  une  valeur  infinie  et  le  monde 
sera  sauvé. 

Seulement ,  une  part  des  fruits  de  la  Rédemption  opérée  par  le 
Fils  reviendra  nécessairement  à  la  Mère,  et  la  Mère,  devenant 
ainsi,  par  sa  coopération  au  salut  du  monde,  le  principe  de  tous 
les  biens,  selon  la  parole  de  S.  Irénée  :  vult  illam  Deus  omnium  bo- 
norum  esse principium.  Que  faut-il? 

Il  faut,  entendez  bien,  il  faut  que  Marie  possède  dans  son  âme 
toutes  les  perfections  les  plus  éminentes  qui  par  elle  seront  ren- 
dues à  la  création,  comme  la  source  renferme  toutes  les  eaux 
qui  se  partagent  en  divers  courants  au  sortir  de  la  montagne. 

Il  faut  qu'elle  soit  comblée  de  toutes  les  grâces  qui,  jaillissant 
à  travers  les  siècles,  régénéreront  la  nature  humaine  et  répare- 
ront les  brèches  faites  au  chœur  des  anges. 

Il  faut,  en  un  mot,  que  Dieu  lui  fasse  une  âme  à  part,  en  vue 
du  ministère  qu'elle  doit  remplir  conjointement  avec  le  Verbe 
dont  elle  sera  la  Mère. 

Mettez-vous  donc  à  l'œuvre,  Seigneur,  et  offrez  à  l'admiration 
du  ciel  et  de  la  terre  le  travail  de  vos  mains.  Au  premier  jour,  vous 
avez  pris  de  la  fange  et  de  cette  fange  animée  par  votre  souffle 
est  sorti  l'homme.  Mais,  pour  former  Marie,  de  grâce,  n'emprun- 
tez rien  à  la  terre.  Appelez  toutes  vos  perfections  que  contem- 
plent les  séraphins  et  avec  la  Puissance  et  la  sainteté,  la  sagesse 
et  la  miséricorde,  la  justice  et  l'amour  faites  une  création  nou- 
velle: Creavit  Dominus  novum  super  terram.  Et  faites-la  si  pure  et  si 
parfaite  qu'il  n'y  ail  rien  dans  vos  œuvres  d'aussi  beau  que  la 
Mère  d'un  Dieu.  Amen. 


Deuxième  jour 
MARIE  PRÉDITE  ET  FIGURÉE 

Omnia  in  figuris  contingebant  illie. 
Tout  leur  avait  été  annoncé  par  des 
figures. 

Jésus-Christ,  nous  dit  S.  Paul,  était  hier,  il  est  aujourd'hui  et  il 
sera  dans  les  siècles  des  siècles.  Comme  son  divin  Fils,  Marie  est 
aujourd'hui.  Son  culte  rempli  l'univers,  et  de  l'orient  à  l'occident 
les  peuples  chrétiens  courent  à  ses  autels  et  se  plaisent  à  chanter 
ses  louanges.  Elle  sera  durant  les  siècles  éternels,  et  pendant 
toute  l'éternité  les  élus  l'acclameront  comme  leur  reine  et  jette- 
ront au  pied  de  son  trône  radieux  des  roses  et  des  lis.  Mais  était- 


Marie  prédite  et  figurée  211 

elle  hier?  Oui,  sans  doute.  Et  comment?  Parce  que,  prédite  parles 
prophètes  et  figurée  par  toutes  les  femmes  illustres  qui  parurent 
en  Israël,  elle  a  été  quatre  mille  ans  avant  son  berceau  l'attente 
et  l'espérance  des  nations. 

Ouvrons  la  Bible  à  la  première  page.  Nous  sommes  à  l'heure 
fatale  de  la  chute.  Le  paradis  terrestre  est  en  deuil,  la  création 
tout  entière  se  demande  avec  angoisse. ce  quia  troublé  ses  harmo- 
nies et  l'homme,  atterré  sous  les  coups  de  l'anathème,  est  là 
pleurant  au  milieu  des  ruines  et  n'osant  plus  lever  le  regard 
vers  le  ciel. 

Tout  à  coup,  Dieu  paraît  dans  cette  solitude  où  retentissent 
pour  la  première  fois  des  voix  qui  se  lamentent ,  et  s'adressant 
au  serpent:  Je  poserai,  lui  dit-il,  des  inimitiés  entre  toi  et  la 
femme,  entre  ta  postérité  et  la  sienne,  et  c'est  elle-même  qui 
t'écrasera  la  tête:  Et  ipsa  conteret  caput  tuum. 

Quelle  révélation  étrange  !  Une  femme  divinement  élue  pour 
travailler  avec  le  nouvel  Adam  à  raviver  les  germes  de  la  vie  1 
Une  femme  destinée,  dans  le  plan  de  la  rédemption,  à  être  l'Eve 
bienheureuse  de  la  nouvelle  alliance!  Une  femme  assez  forte 
pour  écraser  la  tête  du  serpent  infernal  !  Ipsa  conteret  caput  tuum. 

Voilà,  dit  un  auteur,  l'oracle  des  oracles  :  voilà  tout  le  nouveau 
testament  dans  l'ancien  :  voilà  dans  un  seul  verset  toute  l'histoire 
du  monde.  Et  quand  les  familles  primitives,  s'éloignant  des 
plaines  de  Sennaar,  allèrent  chercher  d'autres  cieux  pour  y 
dresser  leurs  tentes,  elles  emportèrent  sur  tous  leurs  chemins  la 
parole  de  la  promesse  et  les  patriarches,  en  mourant,  montraient 
à  leurs  fils  la  femme  dont  le  triomphe  devait  rendre  à  la  terre  le 
salut  et  la  vie  :  Ipsa  conteret  caput  tuum. 

Mais,  quelle  sera  cette  femme  qui  nous  est  montrée  en  tête  du 
livre  et  à  la  naissance  de  la  promesse  éternelle?  In  capite  libri 
scriptum  est  de  me. 

Laissons  venir  le  prophète  Isaïe:  «  Demandez  au  Seigneur 
votre  Dieu,  dit-il  au  roi  Achaz,  qu'il  opère  pour  vous  un  prodige, 
ou  du  fond  de  la  terre  ou  du  plus  haut  du  ciel.  »  —  Et  Achaz  de 
répondre  :  ce  Je  ne  le  demanderai  pas  et  je  ne  tenterai  pas  le 
Seigneur.  » 

«  Et  bien  alors,  dit  le  prophète,  écoutez,  maison  de  David, 
Dieu  vous  donnera  lui-même  un  prodige:  Dabit  vobis  Signum.  Et 
ce  prodige,  le  voici  :  La  Vierge  concevra  et  enfantera  un  fils  qui 
sera  appelé  du  nom  d'Emmanuel  :  Ecce  Virgo  concipiet  et  parie t 
filium  et  vocabitur  nomen  ejus  Emmanuel.  Et  ce  Fils  de  la  Vierge 
sera  l'admirable,  le  conseiller,  le  fort, le  père  du  siècle  avenir,  le 
prince  de  la  paix;  il  sera  Dieu:  Filius  datus  est  nobis,  et  vocabitur 
nomen  ejus  admirabilis,  consiliarias ,  Deus.  » 

Quel  prodige,  en  effet,  et  quelle  est  la  pensée  de  l'homme  qui 


212  MOIS  DE  MARIE 

aurait  pu  le  concevoir?  Dieu  se  revêtant  de  l'humanité  !  L'Éternel 
tombant  comme  une  créature  dans  le  temps!  La  force  incréée 
s'incorporant  les  faiblesses  de  l'enfance  !  Avouons-le,  c'est  déjà 
bien  incompréhensible.  Et  pourtant,  là  n'est  pas  la  merveille 
inouie,  le  signe  que  Dieu  lui-même  a  choisi  pour  manifester  sa 
toute  puissance  :  Dabit  vobis  Signum. 

Ecoute,  ô  raison  humaine  :  Audite  ergo  domus  David.  Recueille- 
toi  et  ravie,  étonnée,  admire  ce  fait  unique  dans  l'histoire  de  la 
création  :  une  vierge  enfantant  le  Sauveur:  Ecce  Virgo  concipietet 
parie t  Filium. 

Et  à  partir  d'Isaïe,  annonçant  à  la  terre  le  grand  mystère  de  la 
maternité  divine,  chaque  fois  qu'un  nouveau  prophète  surgit  en 
Israël  et,  pour  ranimer  ses  espérances,  soulève  le  voile  qui  lui 
cache  la  figure  du  Messie,  à  côté  du  désiré  des  nations  apparaît 
toujours  la  Vierge  incomparable  que  devait  miraculeusement 
féconder  la  vertu  du  Très  Haut. 

Donc,  de  même  que  l'herbe  des  champs  pousse  du  sol  et  de  la 
rosée  des  cieux,  sans  aucun  travail  de  l'homme,  de  même  les 
nues  pleuvront  le  juste  et  la  terre  germera  le  Sauveur:  Aperiatur 
terra  et  germinet  Salvatorem. 

Il  sortira,  ce  Sauveur,  de  la  tige  de  Jessé comme  la  fleur  monte 
de  la  racine  :  Egredietur  virgo  de  radiée  Jesse. 

Et,  où  donc  s'accomplira  ce  prodige?  A  Bethléem,  répond  le 
prophète  Michée:  Et  tu  Bethlehem  parvulus  es  in  millibus  Juda.  Là 
naîtra  dans  le  temps  celui  qui  vit  de  toute  éternité  :  Et  egressu  ejus 
ab  initio:  et  il  sera  le  dominateur  en  Israël,  et  sa  grandeur  éclatera 
jusqu'aux  extrémités  de  la  terre,  et  il  en  sera  la  paix  :  eterit  istepax. 

Mais  alors,  quelle  sera  la  gloire  de  cette  femme  sans  égale,  que 
le  prophète  Jéremie  nomme  une  création  nouvelle?  Creavit  Domi- 
nas novum  super  terram.  Ecoutez  David  :  la  parole,  dit-il,  s'échap- 
pe harmonieuse,  inspirée,  de  mes  lèvres;  la  plume  court  dans 
mes  mains  :  Eructavit  cor  meum  verbum  bonum.  Qu'a-t-il  donc  vu  ? 
Il  a  vu  le  Messie,  son  Christ  et  son  roi  que  doivent  adorer  les 
peuples  :  Et  adorabunt  eum.  Et  à  sa  droite  était  la  reine  vêtue  d'or: 
Astitit  regina  a  dextris  tuis  in  vestitu  deaurato. 

Or,  devant  cette  reine  se  prosternent  les  puissants  de  la  terre 
implorant  son  secours  :  Vultum  tuum  deprecabuntur  omnes  divites 
plebis.  A  sa  suite  marchent  des  légions  de  vierges,  offertes  et 
consacrées,  qu'elle  introduit  dans  le  temple  du  roi  :  Adducentur  in 
templum  régis.  Et  son  nom  est  béni  de  siècle  en  siècle  et  toutes  les 
générations  proclament  ses  louanges  :  P  r  opter  ea  populi  confitebun- 
tur  tibi  in  œternum. 

A  ce"portrait  si  fidèle  commentée  pas  reconnaître  Marie?  N'est- 
elle  pas  la  femme  forte  qui,  née  dans  la  justice,  a  écrasé  la  tète 
du  serpent?  N'est-elle  pas  la  Vierge  de  la  maison  de  David  qui  a 


MARIE  PRÉDITE  ET  FIGURÉE  213 

merveilleusement  enfanté  l'Emmanuel?  Et  depuis  qu'à  Bethléem 
elle  a  donné  le  jour  au  roi  de  l'éternité,  n'est-elle  pas  devenue  la 
médiatrice  puissante  que  la  terre  invoque,  la  mère  de  ces  familles 
de  vierges  qui,  sous  son  patronage,  se  consacrent  au  divin  époux, 
et  la  reine  du  peuple  chrétien  qui  lui  confie  ses  destinées  et  lui 
chante,  à  travers  les  siècles,  un  cantique  sans  fin  ? 

Lors  donc  q^  les  enfants  des  patriarches  prenaient  en  mains 
le  livre  de  la  loi,  ils  pouvaient  contempler  dans  ce  tableau  tracé 
par  les  prophètes,  les  traits  les  plus  saillants  de  la  femme  promise 
au  berceau  de  la  création,  et  pour  compléter  cette  ébauche,  savez- 
vous  ce  qu'a  fait  Dieu  ?  Il  a  placé  de  distance  en  distance  des  figu- 
res emblématiques  et  des  symboles  vivants  qui  profilaient  en 
quelque  sorte  sou  ombre  et  le  présentaient  de  loin  aux  hommages 
de  l'univers. 

La  loi  ancienne,  dit  S.  Paul,  portait  Jésus-Christ  dans  son  sein, 
et  les  grands  hommes  du  peuple  juif,  comme  ses  institutions, 
ses  sacrifices  et  même  ses  cantiques  présageaient  le  Messie  :  Hac 
autem  in  figura  facta  sunt  nostri.  Abel  représentait  son  innocence  ; 
Melchisédech,  son  sacerdoce  ;  Job,  sa  patience  ;  Joseph,  son  immo- 
lation; Isaac,  sa  mort;  David,  sa  royauté;  Moïse,  son  ministère,  et 
tous  ces  traits  épars,  réunis  ensemble,  nous  donnent  la  figure 
complète  de  l'Homme-Dieu.  Ne  pouvons-nous  pas  en  dire  autant 
de  sa  mère  ?  Voyons. 

Marie ,  élevée  par  sa  maternité  divine  au  dessus  de  la  terre  et 
des  cieux,  ne  serait-elle  pas  cette  montagne  d'où  se  détache  toute 
seule  et  sans  la  main  d'aucun  homme  la  pierre,  c'est-à-dire,  le 
Christ  qui ,  après  avoir  tout  brisé ,  est  devenu  la  base  immuable 
sur  laquelle  repose  le  monde  nouveau  ?  Abscissus  est  lapis  de  monte 
sine  manibus  ? 

Ne  serait-elle  pas  l'arche  formée  d'un  bois  incorruptible  qui 
flotte  au  dessus  des  eaux  du  déluge,  portant  dans  son  sein  le 
véritable  Noé  d'où  sort  réhabilité  un  nouveau  peuple  dont  il  est 
le  père  est  le  chef? 

Ne  serait-elle  pas  le  tabernacle  révêtu  tout  entier  de  lames 
d'or  et  de  riches  draperies  dans  lequel  s'est  enfermé,  dit  S.  Paul, 
le  pontife  des  biens  futurs  qui  n'a  pas  été  fait  de  main  d'homme 
et  qui  n'est  pas  de  notre  création?  Id  est  non  hujus  creationis. 

Marie  1  Ne  la  reconnaissez-vous  pas  dans  cette  échelle  mysté- 
rieuse de  Jacob ,  dont  une  extrémité  touche  la  terre  et  l'autre  le 
ciel  et  sur  laquelle  Dieu  est  descendu  jusqu'à  nous  afin  que  nous 
puissions  remonter  jusqu'à  lui? 

Ne  la  voyez-vous  pas  dans  ce  buisson  ardent  que  les  flammes 
ne  peuvent  consumer;  et  dans  cette  blanche  toison  de  Gédéon 
qui,  la  première,  reçoit  la  douce  rosée,  du  ciel  tandis  qu'autour 
d'elle  la  terre  est  desséchée  % 


214  MOIS   DE  MARIE 

Et  sa  maternité  virginale  ne  vous  apparaît-elle  pas  dans  la 
fontaine  scellée,  dans  le  jardin  clos,  et  surtout  dans  cette  porte 
du  sanctuaire  qui  regarde  l'orient  et  qui,  fermée  à  tout  homme, 
ne  s'est  ouverte  qu'au  Seigneur  Dieu  d'Israël  ?  Porta  hœc  clausa 
erit  et  vir  non  transibit  per  eam. 

Faut-il  maintenant  évoquer  ces  saintes  femmes  de  la  Bible  qui 
furent  pour  le  peuple  d'Israël  ce  qu'a  été  Marie  pour  le  peuple 
chrétien  ?  Regardez. . .  Les  voilà  ! 

C'est  Eve,  mais  Eve  avant  la  chute,  sortie  des  mains  de  Dieu 
avec  toute  la  fraîcheur  de  l'innocence  et  justement  appelée  la 
mère  des  vivants. 

C'est  Sara  qui  enfante,  contrairement  aux  lois  de  la  nature, 
le  nouvel  Isaac,  et  devient  ainsi  la  mère  d'une  postérité  plus 
nombreuse  que  les  étoiles  du  ciel  et  que  les  sables  de  la  mer. 

C'est  Rébecca,  la  jeune  fille  d'une  grâce  insigne,  vierge  accom- 
plie qui  puise  aux  fontaines  intarissables  du  Sauveur  les  eaux 
vives  de  la  grâce  et  les  distribue  à  toutes  les  âmes  qui  ont  soif 
de  la  justice. 

EtRachel,la  douce,  l'aimable  Rachel  qui,  après  une  longue 
stérilité,  met  au  monde  Joseph,  le  sauveur  de  l'Egypte,  n'est-ce 
pas  Marie  qui,  par  un  miracle  sans  égal,  nous  a  donné  Jésus  le 
Sauveur  du  genre  humain  ? 

Et  Ruth  la  Moabite,  qui  trouve  grâce  devant  Booz  en  se  procla- 
mant la  servante  de  son  Seigneur  et  glane  les  épis  laissés  pour 
elle  dans  les  sillons  du  patriarche,  n'est-ce  pas  encore  Marie  qui, 
par  son  abaissement ,  a  charmé  le  cœur  de  Dieu  et  qui  glane  et 
relève,  dans  le  champ  de  la  divine  miséricorde,  les  âmes  tombées 
et  laissées  en  arrière  de  la  moisson  ? 

Et  Judith,  la  femme  intégre  et  forte  qui,  sans  préjudice  de  sa 
chasteté,  abat  la  tête  du  terrible  Holopherne  et  mérite  ainsi  d'être 
chantée  comme  la  gloire  de  Jérusalem  et  la  joie  de  sa  nation, 
n'est-ce  pas  toujours  Marie,  la  Vierge  qui  a  vaincu  l'enfer  et  qui 
est  appelée  par  le  peuple  chrétien  du  beau  nom  de  Notre-Dame 
des  Victoires  ? 

Puis-je  oublier  la  gracieuse  Esther  qui,  par  sa  pudique  beauté, 
fléchit  le  cœur  d'Assuérus  et,  seule  exempte  d'une  loi  qui  s'étend 
à  tous  les  autres,  est  reçue  en  présence  de  son  Seigneur,  sauve 
ses  frères  de  la  mort  et  déjoue  les  complots  de  leur  ennemi  qui 
avait  poussé  l'audace  jusqu'à  se  faire  adorer  ? 

Voulez-vous  Marie  au  pied  de  la  croix,  unissant  un  cœur 
d'homme  à  une  tendresse  de  femme  et  supportant  avec  un  cou- 
rage héroïque  le  poids  d'une  douleur  vaste  comme  la  mer  ? 
J'ouvre  encore  des  livres  sacrés,  et  qu'est-ce  que  je  voie  ?  C'est  la 
fille  de  Jephté  qui  se  retire  à  la  montagne  pour  y  pleurer  sa  vie 
desséchée  dans  sa  fleur.  C'est  Noémi  jetant  à  tous  les  échos  ce 


L'IMMACULÉE -CONCEPTION  215 

cri  de  tristesse  et  d'angoisse  :  appelez-moi  désormais  :  Douleur 
amère,  parce  que  le  Seigneur  m'a  pénétrée  d'amertume.  C'est 
surtout  la  mère  des  Machabées  dont  le  cœur  est  réellement  trans- 
percé de  sept  glaives  et  qui,  soutenant  le  courage  de  ses  jeunes 
martyrs,  les  enfante  à  l'éternelle  vie. 

Et  pour  achever  ce  portrait ,  en  voyant  la  mère  de  Salomon 
assise  sur  un  trône  à  côté  de  son  fils  et,  en  entendant  le  fils  dire 
à  la  mère  :  Parlez,  et  il  sera  fait  selon  vos  désirs ,  ne  croyez-vous 
pas  apercevoir  Marie  sur  le  trône  qu'environnent  les  anges,  tenant 
le  sceptre  de  l'amour?  Et  ne  vous  semble-t-il  pas  entendre  son 
fils  Jésus  lui  dire  en  présence  du  peuple  innombrable  des  élus  : 
Commandez,  vous  êtes  reine,  reine  de  la  miséricorde  et  il  ne 
tombera  sur  la  terre  aucune  grâce  qui  ne  passe  par  vos  mains  : 
Intende,  prospère  procède  et  régna. 

Oh  î  que  c'est  beau  !  L'artiste  qui  veut  reproduire  avec  son 
pinceau  une  page  d'histoire ,  trace  tout  d'abord  la  figure  de  son 
héros,  puis  il  coordonne  les  lumières  et  les  ombres,  le  fond  et 
les  perspectives,  le  paysage  et  les  détails  les  plus  oubliés  dans  le 
but  unique  de  donner  plus  de  relief  au  héros  de  son  drame. 

Ainsi  Dieu.  Au  premier  plan  de  la  création  il  y  a  Jésus-Christ 
et  sa  mère,  %i  vers  ces  deux  figures  plus  radieuses  que  le  soleil, 
convergent  îes  quatre  mille  ans  de  l'attente  avec  leurs  emblèmes, 
leurs  visions  prophétiques  et  leurs  chants  d'espérance.  Ne  les 
séparons  donc  pas  dans  notre  culte,  et  tandis  que  nous  adorons 
le  Fils,  portons  à  la  Mère  ce  qu'il  y  a  de  plus  tendre  et  de  plus 
dévoué  dans  l'amour,  Amen. 


Troisième  jour. 
L'IMMACULÉE -CONCEPTION 

Tota  pulchra  est  et  macula  non  est  in  U. 

Vous  êtes  toute  belle  et  il  n'y  a  point  de 
tache  en  vous. 

C'était  le  25  mars  de  l'année  1858,  anniversaire  du  jour  où 
l'Archange  Gabriel ,  descendant  vers  la  très  pure  Vierge  de  Naza- 
reth, l'avait  saluée,  au  nom  du  Seigneur,  Pleine  de  grâce  :  Ave, 
gratia  plena. 

Une  foule  anxieuse  accourait,  à  Lourdes,  sur  les  bords  du 
Gave  qui ,  grossi  par  les  neiges  d'hiver,  roulait  tumultueusement 
ses  ondes  écumantes,  et  vivement  émue,  elle  se  pressait  autour 


216  MOIS  DE  MARIE 

d'une  grotte  sauvage  et  déserte  qu'avait  creusée  la  nature,  au 
pied  des  Roches  Massabielle. 

Il  y  avait  là,  prosternée  à  genoux,  transfigurée  par  l'extase, 
une  petite  enfant  dont  le  front  s'illuminait  et  dont  les  lèvres 
entr'ouvertes  semblaient  aspirer  le  ciel,  tandis  que  son  regard 
immobile  et  pur  contemplait  avec  amour  quelque  chose  d'in- 
visible. 

Qu'avait-elle  aperçu?  Dans  l'anfractuosité  du  rocher  venait 
d'apparaître  une  femme  d'une  incomparable  splendeur,  entourée 
d'une  auréole  éclatante  comme  le  soleil  et  paisible  comme  l'om- 
bre profonde  ;  elle  était  vêtue  d'une  robe  aussi  blanche  que  la 
neige,  dont  une  ceinture  d'azur  retenait  les  chastes  plis  ;  ses  pieds 
reposant  sur  le  roc ,  foulaient  légèrement  une  branche  d'églan- 
tier et  de  ses  mains  jointes  avec  ferveur  tombait  un  chapelet  aux 
grains  d'albâtre  et  à  la  chaîne  d'or. 

Et,  l'enfant  éblouie  lui  demandant,  d'une  voix  timide:  Qui 
ôtes-vous?  La  vision  mystérieuse  ouvrit  ses  deux  bras,  qu'elle 
inclina  vers  la  terre,  comme  pour  lui  montrer  ses  mains  virgi- 
nales remplies  des  richesses  du  ciel  ;  puis,  les  élevant  vers  l'éter- 
nelle région  d'où  descendit,  à  pareil  jour,  le  divin  Messager... 
Je  suis,  répondit-elle,  l'Immaculée-Conception...  Et  elle  disparut. 

Quelle  parole  étrange  !  Pourquoi  Marie  ne  dit-elle  pas  :  Je  suis 
la  femme  promise,  après  laquelle  soupiraient  les  patriarches 
sous  leurs  tentes  de  voyageurs  ;  je  suis  la  Vierge  qu'avaient 
entrevu  les  prophètes  dans  le  lointain  des  âges,  s'élevant  du 
désert  de  la  vie ,  resplendissant  comme  l'aurore  et  terrible  comme 
l'armée  qui  va  livrer  bataille.  Pourquoi  ne  dit-elle  pas  :  Je  suis  la 
Mère  de  Dieu,  que  toutes  les  générations  proclament  bienheureuse 
et  que  chantent  les  voix  de  la  terre  mêlées  aux  voix  du  ciel  ? 
Pourquoi  de  tant  de  titres  suaves  ou  glorieux  que  lui  ont  décer- 
nés les  siècles,  choisit-elle  de  préférence  celui  d'Immaculée  et 
s'appelle-t-elle  :  L'Immaculée-Conception? 

C'est  que  de  tous  les  privilèges  accumulés  sur  son  front,  il 
n'en  est  point  qui  lui  donne  avec  Dieu  une  plus  parfaite  res- 
semblance. 

Qu'est-ce,  en  effet,  que  Dieu?  Ecoutez-le  nous  répondre  lui- 
même  :  Je  suis  la  sainteté  :  Ego  sanctus  sum.  —  Là,  point  d'ombre, 
point  de  nuages!  Et  le  soleil  avec  ses  rayons  d'or,  et  le  firma- 
ment radieux,  et  le  fleuve  avec  ses  eaux  limpides  ne  sont  que 
des  symboles  imparfaits  de  cette  sainteté,  qui  n'a  jamais  eu  de 
matin  et  qui  n'aura  point  de  soir. 

Or,  s'il  est  permis  de  nous  représenter  la  sainteté  sous  l'image 
d'une  montagne,  au  sommet  de  laquelle  Dieu  réside  dans  tout 
l'éclat  de  ses  perfections  infinies,  ne  voyez-vous  pas  que  plus  un 
homme  s'élève  sur  ces  hauteurs  sublimes,  plus  il  se  rapproche 


l'immaculée-conception  217 

de  Dieu?  Et  voilà  pourquoi  Jésus-Christ,  voulant  nous  attirer 
jusqu'à  lui,  nous  crie  dans  l'Évangile:  Soyez  saints;  Sancti 
estote. 

Mais,  les  saints  où  sont-ils?  Ah!  sans  doute,  il  y  a  dans  le  ciel 
des  milliers  de  Vierges  qui  couronnent  les  lis  ;  il  y  a  des  milliers 
d'apôtres  qui  offrent  au  Seigneur  les  gerbes  de  la  moisson  ;  il  y  a 
tout  un  peuple  de  martyrs  qui  ont  lavé  leurs  robes  dans  le  sang 
de  l'agneau. . .  et  sur  terre,  comment  compter  les  âmes  dont  la 
vertu  s'épanouit,  obscure,  ignorée,  sous  le  regard  des  anges? 

Et  pourtant  cette  sainteté  qui  a  fleuri,  sur  tous  les  chemins, 
au  milieu  de  la  corruption  du  siècle,  est-elle  bien  la  sainteté 
de  Dieu?  En  contemplant  ces  vies  qui  nous  semblent  si  belles, 
Dieu  n'y  découvre-t-il  pas  de  son  regard  scrutateur  certaines 
défaillances.  Et  alors  même  que  dans  sa  lutte  avec  la  nature  en 

révolte  un  saint   n'eut  remporté   que   d'insignes  victoires 

allons  au  principe ,  à  la  source ,  à  la  première  heure  de  son  exis- 
tence, qu'y  trouvons-nous  ? 

«  J'ai  été  conçu  dans  le  péché  »,  disait  le  prophète  David:  In 
peccatis  concepit  me  mater  mea.  Et  ce  cri  de  douleur  est  sur  toutes 
les  lèvres. 

Depuis  la  chute  du  paradis  terrestre,  le  fleuve  de  la  vie  roule 
partout  sa  fange  et  il  n'est  personne  qui  le  traverse  sans  en  être 
souillé.  Tous,  nous  tombons,  avant  de  naître,  sous  l'anathème 
lancé  contre  l'humanité  déchue  ;  tous,  nous  sommes  flétris  dans 
la  fleur  avant  même  qu'elle  s'épanouisse  sur  sa  tige  ;  tous  nous 
apportons  au  berceau  dans  l'âme  et  même  dans  le  corps  une 
terrible  meurtrissure  :  In  peccatis  concepit  me  mater  mea.  C'est  la 
foi  catholique  confirmée  par  les  traditions  de  l'univers  entier. 

Par  conséquent,  il  y  a  dans  toute  existence  humaine  une  heure 
fatale  ou  Dieu,  la  sainteté,  n'y  trouve  pas  sa  ressemblance,  et  à 
cette  heure  l'enfant  qui,  demain  sera  vierge,  apôtre  ou  martyr, 
est  séparé  de  Dieu  par  un  abîme  insondable. 

Donnez-moi  donc  une  âme  que  n'ait  pas  souillée  la  contagion 
universelle,  une  âme  que  le  péché,  transmis  avec  le  sang,  n'ait 
point  marquée  de  son  empreinte,  une  âme  qui  ait  échappé  à  ce 
vaste  naufrage  où  toute  barque  s'engloutit. . .  Voilà  le  véritable 
saint. . .  et  voilà  Marie. 

Elle  est,  comme  chante  l'Église,  la  fontaine  scellée  dont  rien 
n'a  troublé  les  eaux  :  Fons  signatus. 

Elle  est  le  buisson  ardent  que  les  flammes  entourent  sans 
pouvoir  le  consumer. 

Elle  est  le  lis  qui  s'épanouit  au  milieu  des  épines  :  Lilnim  inter 
spinas. 

Ainsi  l'ont  cru  tous  les  siècles,  et  quand  bien  même  la  voix 
infaillible  de  l'Église  n'eût  point  encore  affirmé  ce  dogme,  le 


218  MOIS  DE  MARIE 

peuple  chrétien,  dans  son  culte  et  dans  son  amour,  ne  voulait 
pas  comprendre  que  le  sang  divin  destiné  à  purifier  les  crimes  de 
la  terre  eût  été  vicié  dans  sa  source,  et  alors,  que  faisait-il  ?  De 
l'orient  à  l'occident,  il  empruntait  à  nos  livres  sacrés  les  sym- 
boles les  plus  gracieux  pour  reproduire  sur  la  toile  la  colombe 
sans  tache,  il  la  chantait  toute  pure  par  la  voix  de  ses  pontifes  et 
de  ses  docteurs,  il  la  fêtait  avec  les  prières  et  la  pompe  de  sa 
liturgie,  et  lorsque  enfin,  répondant  aux  vœux  de  la  famille 
chrétienne,  Pie  IX,  du  haut  de  son  trône  qu'entouraient  cinquante- 
trois  cardinaux,  quarante-trois  archevêques  et  cent  évêques 
venus  de  tous  les  points  de  l'univers,  prononça  et  définit  :  que, 
par  un  privilège  spécial  du  Dieu  tout  puissant  et  en  vertu  des 
mérites  de  Jésus-Christ,  la  bienheureuse  Vierge  Marie,  dès  le 
premier  instant  de  sa  Conception,  a  été  préservée  de  toute  tache 
du  péché  originel...  Vous  rappelez-vous  ce  tressaillement  du 
monde  catholique ,  et  ce  concert  unanime  d'enthousiasme  et 
d'adhésion  qui,  des  hameaux  et  des  cités,  de  la  basilique  et  des 
plus  humbles  de  tous  les  sanctuaires,  montait  vers  les  nues 
comme  la  voix  des  grandes  eaux,  et  ces  bannières  qui  flottaient 
aux  vents,  et  ces  guirlandes  de  verdure  et  de  fleurs  qui  s'entre- 
laçaient aux  guirlandes  de  lumières,  et  ces  milliers  de  cloches 
qui,  mêlant  leurs  cantiques  joyeux  aux  hymnes  des  fidèles, 
redisaient  à  tous  les  échos  :  Elle  est  pure,  elle  est  immaculée,  la 
Mère  du  Sauveur  :  Tota  pulchra  es  et  macula  non  est  in  te. 

Marie  est  donc  immaculée  dès  sa  Conception;  c'est  un  article 
de  foi;  et  tandis  que,  semblables  à  des  soldats  vaincus,  nous 
entrons  dans  la  vie  blessés  à  mort,  seule  Marie  peut  jeter  à 
l'enfer  ce  défi  solennel:  où  est  ta  victoire?  Ubi  est  Victoria  tua. 
—  Où  est  ton  aiguillon  ?  Ubi  est  stimulus  tuus?  —  Elle  a  brisé  la 
tête  du  serpent ,  selon  l'antique  promesse  :  Ipsa  conteret  caput 
tuum,  —  et  en  se  relevant  dans  sa  haine,  le  serpent  n'a  pas 
même  pu  la  saisir  à  son  talon  vainqueur  :  Et  tu  insidiaberis  cal» 
caneo  ejus. 

Et  comment  dire  toutes  les  richesses  qui  du  ciel  sont  tombées 
dans  son  âme  avec  sa  Conception  immaculée?  En  venant  à  la  vie 
qu'apportons-nous  ?  Nous  apportons  une  intelligence  semblable  à 
la  nuit  obscure  où  ne  brillent  ça  et  là  que  de  faibles  lueurs,  une 
volonté  que,  au  lieu  de  s'élancer  comme  l'aigle  vers  le  ciel  se 
rabat  vers  la  terre,  un  cœur  où  sommeille  le  germe  de  tous  les 
vices,  des  passions. qui  nous  provoquent  à  la  lutte  et  des  sens  qui 
conspirent  contre  la  liberté  de  l'âme. 

Et  qui  donc  a  fait  ces  ruines  dans  l'humanité  ?  C'est  ce  péché 
primitif  qui,  transmis  en  héritage,  se  trouve  à  la  racine  de  toute 
vie  comme  le  ver  rongeur  à  la  racine  de  l'arbre,  et  la  foi  nous 
enseigne  qu'il  n'existait  aucune  difformité  dans  la  création  lors- 


L'IMMACULÉE -CONCEPTION  219 

qu'elle  sortit  des  mains  de  Dieu  comme  la  statue  des  mains  de 
l'artiste  qui  a  mis  dans  le  marbre  l'empreinte  de  son  génie. 

Mais,  si  le  fleuve  immense  des  générations  dont  nous  sommes 
tous  une  onde  fuyante  n'a  rien,  absolument  rien  déversé  de  sa 
fange  dans  l'âme  immaculée  de  la  Vierge  Marie,  ne  me  parlez  ni 
de  ténèbres,  ni  de  révoltes,  ni  d'instincts  dévoyés.  Ce  n'est  qu'après 
la  malédiction  que  le  paradis  terrestre  poussa  des  ronces  et  des 
épines  :  Spinas  et  tribulos  germinabit  tibi. 

Or,  Marie  étant  la  terre  vierge  sur  laquelle  n'est  point  tombé 
l'anathème,  pourquoi  chercher  des  fruits  de  mort  dans  ce 
sillon  béni  ? 

Représentez-vous  plutôt  la  création  à  son  aube  première,  le 
firmament  dans  toute  sa  limpidité,  le  soleil  dans  toutes  ses  splen- 
deurs, la  nature  pleine  de  parfums  et  d'harmonie ,  et  au  centre  de 
toutes  ces  richesses,  que  l'intelligence  a  de  la  peine  à  concevoir, 
l'homme  conversant  avec  Dieu  dans  cette  douce  intimité  que 
donnent  l'innocence  et  l'amour.  Voilà  Marie  -,  et  encore,  nous 
disent  les  docteurs,  la  seconde  création  l'emporte  sur  la  première, 
puisque  la  première  a";  été  faite  pour  l'homme  et  la  seconde 
pour  Dieu. 

Quelle  gloire  comparer  à  celle-là?  Être  mère  de  Dieu,  dire  au 
Verbe  incarné  :  Vous  êtes  la  chair  de  ma  chair,  les  os  de  mes  os  ; 
porter  dans  ses  bras  Celui  qui  dans  ses  mains  porte  le  monde  !  Il 
y  a  là,  je  l'avoue,  une  dignité  sans  égale,  et  cette  dignité  place 
Marie  dans  une  hiérarchie  à  part,  plus  haut  que  les  Séraphins  et 
elle  en  fait  une  reine,  la  reine  de  la  terre  et  du  ciel. 

Mais,  si  je  regarde  Marie  du  côté  de  son  âme,  qu'est-ce  qui  fait 
la  grandeur  et  la  beauté  de  cette  âme  dans  laquelle  se  reflète  la 
Trinité  toute  entière?  Est-ce  le  titre,  est-ce  la  dignité  de  mère  de 
Dieu?  Non ,  parce  qu'après  tout  il  n'était  pas  absolument  impos- 
sible que  Dieu  descendît  dans  un  tabernacle  ébréché,  comme  il 
réside  parfois  dans  des  temples  qu'ont  profanés  la  malice  et  le 
crime  des  hommes. 

La  beauté  de  son  âme  !  C'est  la  grâce  qui,  au  jour  de  sa  Concep- 
tion immaculée,  déborde  sur  elle  dans  toute  sa  plénitude,  et  ce 
jour  là  Marie  put  s'écrier  en  toute  vérité  :  le  Seigneur  a  fait  pour 
moi  de  grandes  choses  :  Fecit  mihi  magna  qui  pot  eus  est. 

Vous  vous  étonnez  que  Marie  naisse  dans  l'indigence  et  il  vous 
semble  que  Dieu,  créateur  des  mondes,  aurait  dû  placer  son 
berceau  au  milieu  des  splendeurs  delà  richesse. 

Vous  vous  étonnez  qu'elle  soit  perdue  dans  l'oubli,  et  vous 
voudriez  voir  les  peuples  fêter  sa  venue  comme  on  fête  la  nais- 
sance des  rois. 

Vous  vous  étonnez  que  sa  vie  soit  cachée  sous  des  voiles  inson- 
dables et  vous  accusez  presque  l'Évangile  d'avoir  rejeté  dans 


220  MOIS  DP  MARIE 

l'ombre  une  figure  qui  devait  rayonner,  au  premier  plan,  dans 
un  centre  lumineux. 

Mais,  voulez-vous  scruter  ce  mystère?  Devant  Dieu  qu'est-ce 
que  la  richesse?  Qu'est-ce  que  la  puissance?  Qu'est-ce  que  la  célé- 
brité? C'est  un  néant  :  Omnia  vanitas.  Et  ces  biens  trompeurs  qui 
nous  éblouissent,  il  les  jette  ça  et  là  dans  le  temps  comme  il  jette 
les  atomes  dans  l'espace,  et  alors  même  qu'un  homme  posséde- 
rait tout  l'or  de  la  terre,  porterait  sur  son  front  la  plus  riche  de 
toutes  les  couronnes  et  commanderait  à  l'univers,  Dieu  nous 
déclare  qu'il  le  méprise:  Alto  a  longe  cognoscit.  S'il  n'a  pas  cette 
autre  richesse  incomparable  qui  s'appelle  la  grâce  ou  la  sainteté 
du  cœur:  Deus  intaeturcor. 

Et  au  contraire,  prenez  la  plus  ignorée  de  toutes  les  créatures, 
jetez  sur  ses  épaules  des  haillons,  donnez-lui  pour  demeure  des 
murs  délabrés. . .  mais  dans  son  cœur  placez  la  grâce  et  le  par- 
fum de  sa  sainteté.  Voyez-vous  Dieu?  Attiré  par  l'amour,  il 
s'incline  vers  elle,  et  il  s'enferme  dans  ce  vase  d'honneur  où  il 
se  complaît  comme  en  un  paradis  de  la  terre  :  Et  mansionem  apud 
eum  faciemus . 

Qu'importe  donc  que  Marie  soit  pauvre,  qu'autour  de  sa  vie 
tout  fasse  silence  et  que  l'Evangile  consacre  à  peine  quelques 
pages  à  nous  raconter  son  histoire...  Elle  est  sainte,  elle  est 
pure,  elle  est  immaculée  dès  sa  conception,  c'est  tout  dire. 

Et  plus  tard,  lorsque  l'Ange,  descendant  à  Nazareth,  viendra 
lui  annoncer  le  grand,  l'ineffable  mystère  de  l'Incarnation, 
quelle  louange,  quel  salut  apportera-t-il  du  ciel?  Entendez-le  :  Je 
vous  salue,  pleine  de  grâce  :  Ave,  gratia plen.x. 

A  mon  tour,  je  voudrais  bien,  ô  Marie,  vous  saluer  comme  ma 
Reine,  ma  Souveraine,  et  mieux  encore  ma  Mère.  Mais,  il  est  un 
nom  qui  pour  vous  est  au  dessus  de  tout  nom  et  que  vous  avez 
daigné  vous-même  révéler  à  la  terre.  Avec  les  échos  de  Lourdes 
je  vous  appelle  donc  :  l'Immaculée-Conception.  Amen. 


Quatrième  jour. 
LA   NATIVITÉ. 


Quis,  putas ,  puer  isie  erltP 
Que  sera  cet  enfant? 

Une  nuit  de  ténèbres,  de  crimes  et  d'erreurs  couvrait  la  terre. 
Quarante  siècles  de  corruption  et  de  mensonges  s'étaient  étendus 
sur  l'univers  comme  un  long  suaire  jeté  sur  un  cercueil.  L'ido- 
lâtrie avait  presque  anéanti  le  culte  du  vrai  Dieu  qui  n'avait  plus 


LA  NATIVITÉ  221 

dans  le  monde  entier  qu'un  temple  et  qu'un  autel ,  et  les  peuples, 
assis  dans  l'ignorance,  sommeillaient  du  sommeil  de  la  mort  : 
In  tenebris  et  in  umbra  mortis  sedent. 

En  Judée,  la  race  royale  de  David  s'éteignait  dans  la  misère-, 
le  spectre  de  la  puissance  était  sorti  des  mains  de  Juda;  la  voix 
du  Seigneur  ne  se  faisait  plus  entendre  dans  le  sanctuaire  ;  les 
saints  oracles  étaient  devenus  muets  et  l'on  aurait  dit  que  l'Éter- 
nel, fatigué  de  l'endurcissement  de  son  peuple,  ne  se  souvenait 
plus  de  ses  antiques  miséricordes. 

Mais,  regardez  à  l'horizon  ;  ce  nuage  qui  monte  de  la  mer  ne 
serait-il  pas  la  nuée  mystérieuse  et  féconde  qui  doit  pleuvoir  le 
Juste  et  nous  apporter  le  salut  ?  Ecce  nubecula  parva  ascendebat  de 
mari. 

Nous  sommes  en  l'année  737  depuis  la  fondation  de  Rome,  et 
dans  une  pauvre  demeure  bâtie  au  milieu  des  collines,  non  loin 
de  Nazareth.  Là  vivent  obscurs  et  ignorés  deux  vieillards  qui 
ressemblent,  dit  St0  Brigitte,  à  deux  astres  lumineux,  et  que 
font-ils  dans  cette  profonde  solitude?  Issus  l'un  et  l'autre  des 
patriarches,  des  prophètes  et  des  rois,  Anne  et  Joachim  sou- 
pirent, comme  leurs  pères,  après  le  Libérateur  promis  à  Israël. 

Or,  une  nuit,  tandis  que  la  vertueuse  épouse  de  Joachim  prie 
avec  des  larmes,  l'archange  Gabriel  lui  apparaît  dans  un  nuage 
resplendissant  et  lui  annonce  que  Dieu  rendra  la  sève  à  l'arbre 
desséché  et  que  sur  ses  branches  reverdies  s'épanouira  la  plus 
belle  des  fleurs.  Neuf  mois  après,  la  promesse  divine  était 
accomplie. 

Sion,  tressaille  d'allégresse  -,  Israël,  ne  répands  plus  de  larmes  ; 
tribus  captives,  relevez  votre  front  abattu.  Voici  l'aurore  qui 
précède  à  l'horizon  le  soleil  de  justice.  Voici  la  blanche  Colombe 
qui,  sortie  de  l'arche,  nous  apporte  l'olivier  de  la  paix.  Voici 
l'arc-en-ciel  radieux  qui  se  dessine  dans  les  nues  comme  un 
signe  d'espérance.  Marie  nous  est  née  ! 

Que  se  passa-t-il  autour  de  son  humble  berceau?  Les  anges 
vinrent-ils  le  couvrir  de  leurs  ailes  ?  Entendit-on  dans  les  airs, 
comme  plus  tard  sur  la  crèche  de  Bethléem,  des  chants  harmo- 
nieux? La  famille  attendrie  connut-elle,  dans  une  vision  prophé- 
tique, les  futures  grandeurs  de  l'Enfant  du  miracle?  Un  rayon  de 
cette  aube  nouvelle  arrivera-t-il  jusqu'au  séjour  où  les  justes  des 
temps  antiques  attendaient  l'heure  fortunée  de  la  délivrance  ? 
L'enfer  comprit-il  que  la  lutte  allait  s'engager  avec  la  femme 
promise  au  paradis  terrestre  ?  Ce  sont  là  tout  autant  de  mystères. 

Laissez-moi  donc  me  prosterner  devant  ce  berceau  qui  porte 
les  destinées  du  monde  et  demander  à  Dieu  :  Que  sera  cet  entant? 
Qus,  putas,  puer  iste  erit.  Et  Dieu  pour  qui  l'avenir  n'a  point  de 
voiles  me  répond  ;  C'est  l'enfant  que  j'ai  cr^;n,'~  -*w  manifester 


222  MOÏS  DE  MARIÉ 

à  la  terre  mon  Verbe  caché  dans  les  profondeurs  de  son  éternité. 

Qu'était-ce,  en  effet,  que  Dieu,  avant  qu'il  se  manifestât  dans 
les  bras  de  sa  mère  ?  C'était  le  Dieu  caché  :  Deus,  absconditus. 
Sans  doute,  il  avait  révélé  par  la  création,  quelques  unes  de  ses 
perfections  infinies,  et  les  astres  au  firmament,  et  la  mer  dans 
ses  abîmes,  et  la  nature  avec  les  merveilles  que  chaque  saison 
renouvelle,  et  l'homme,  surtout,  aussi  beau  par  le  dehors  qu'il 
est  admirable  par  son  intelligence,  racontaient  sa  gloire  à  toutes 
les  générations  :  Cœli  enarrant  gloriam  Dei.  De  même  qu'en  tra- 
versant le  désert  le  voyageur  laisse  sur  le  sable  l'empreinte  de 
ses  pas,  Dieu  a  gravé  son  image  dans  les  œuvres  de  ses  mains, 
et  si  le  temple  debout  avec  sa  magnifique  architecture,  transmet 
aux  siècles  le  nom  et  le  génie  de  l'architecte  qui  Ta  jeté  dans  les 
airs,  le  jour  dit  à  la  nuit  et  la  nuit  dit  au  jour  le  nom  et  la  puis- 
sance du  Créateur,  qui  du  néant  a  fait  jaillir  le  monde  :  Dies 
dici  éructât  verbum  et  nox  nocti  iniicat  scientiam. 

Mais  Dieu,  qui  l'a  vu?  Qui  a  mesuré  l'immensité  de  son  être? 
Qui  a  contemplé  face  à  face  ce  soleil  de  l'éternité  ?  Un  jour  Moïse 
le  supplie  de  lui  montrer  sa  gloire:  Ostende  mihi  gloriam  tuam. 
Et,  qu'est-ce  que  Dieu  répond  à  son  serviteur  ?  Jamais,  non  jamais, 
tu  ne  verras  ma  face  :  Faciem  autem  meam  videre  non  poteris. 

Et  pourtant,  S.  Jean  nous  dit  à  la  première  page  de  son  Evan- 
gile :  Nous  l'avons  vu  :  Vidimus  gloriam  ejus.  Et  sur  son  front 
rayonnait  la  grâce ,  et  de  ses  lèvres  tombait  la  vérité  :  Plénum 
gratia  et  veriiatis.  Comment  donc  s'est  faite  cette  étrange  mani- 
festation? C'est  ici  que  Marie  nous  apparaît  dans  son  rôle  divin. 

Lorsque  un  homme  conçoit  une  idée,  cette  pensée,  quelque 
belle,  quelque  grande  ou  sublime  quelle  puisse  être,  reste  cachée 
dans  son  intelligence  comme  la  sève  dans  les  branches  de  l'arbre 
ou  comme  le  grain  dans  le  sillon. 

Mais  un  jour  l'écrivain  prend  la  plume,  il  compose  un  livre,  et 
ce  livre,  recevant  sa  pensée,  lui  donne  une  forme  visible,  le  revêt 
d'un  corps,  le  grave  en  caractères  ineffaçables.  C'est  la  sève  qui 
s'épanouit  en  feuilles  et  en  fruits,  c'est  le  grain  qui  apparaît  au 
dehors  transformé  en  épis,  c'est  la  source  qui  se  fraie  un  passage 
à  travers  la  montagne  et  jaillit  en  ruisseaux;  et  désormais, 
partout  où  arriveront  ces  pages,  à  toutes  les  extrémités  de 
l'espace,  elles  y  porteront  vivante  la  pensée  dont  elles  sont  le 
vêtement. 

Eh  bien  !  Dieu  se  parle  à  lui-même;  sa  pensée  dans  le  silence 
des  siècles  éternels,  et  cette  parole  qui  est  l'expression  substan- 
tielle de  la  pensée  divine,  nous  l'appelons  :  Le  Verbe  ;  In  principis 
erat  Verbum. 

Or,  le  Verbe,  où  était-il  avant  sa  naissance  dans  le  temps?  Il 
était  là  haut,  adoré  par  les  anges,  et  la  terre  ignorait  les  mystères 


LA  NATIVITÉ  223 

profonds  de  son  être  invisible.  Mais,  à  l'heure  de  sa  Providence, 
que  fait  Dieu,  pour  révéler  à  la  terre  le  Fils  unique  qu'il  engendre 
de  sa  propre  substance  dans  les  splendeurs  des  cieux?  Le  voyez- 
vous?  Lui  aussi  écrit  un  livre  dans  lequel  il  imprime  sa  parole, 
et  ce  livre  qui  reçoit  le  Verbe  et  lui  donne  une  forme  sensible  : 
Liber  generationis  Jesu-Christi,  quel  est-il  ?  C'est  la  Vierge  Marie. 
Et,  après  l'avoir  revêtu  de  sa  chair  immaculée,  Marie  a  pu  dire 
au  monde,  en  lui  montrant  son  fils  *•  Voilà  l'agneau  de  Dieu  :  Ecce 
Agnus  Dei.  Et  pour  la  première  fois  le  monde  l'a  vu  avec  le  sou- 
rire et  les  charmes  de  l'enfance  :  Et  vidimus  gloriam  ejus. 

Déchirons  ce  livre...  sans  Marie  que  saurions-nous  des  secrets 
ineffables  que  renferme  le  ciel  ? 

Connaîtrions-nous  cette  miséricorde  qui,  franchissant  des 
espaces  incommensurables,  est  venue  jusqu'à  l'homme  blessé  à 
mort  et  a  guéri  ses  meurtrissures? 

Connaîtrions-nous  cet  amour  qui  se  donne  à  toutes  les  misères 
humaines,  sans  qu'il  leur  soit  possible  d'en  épuiser  la  source? 

Connaîtrions-nous  également  cette  justice  qui,  rejetant  les 
larmes  de  l'humanité  coupable,  a  demandé,  comme  rançon,  les 
souffrances  de  l'Homme-Dieu  ? 

Sans  Marie ,  serions-nous  à  genoux  devant  la  crèche ,  pour 
adorer,  sous  des  haillons,  celui  qui  a  placé  son  trône  au  milieu 
des  nuées  et  de  la  lumière  s'est  fait  un  vêtement? 

Sans  Marie,  la  croix  se  serait-elle  dressée  au  sommet  du 
Calvaire  et  de  cette  croix  aurait-on  vu  jaillir  le  sang  qui  a  renon- 
cilié  la  terre  avec  le  ciel  ? 

Sans  Marie,  aurions-nous  le  pain  du  tabernacle  qui,  récolté 
dans  ses  sillons,  est  devenu  le  viatique  du  peuple  chrétien  à 
travers  le  désert  de  la  vie? 

Et  qu'est-ce  que  l'Eucharistie?  Qu'est-ce  que  la  croix?  Qu'est- 
ce  que  la  crèche?  Sinon  la  manifestation  et  la  présence  réelle  de 
ce  Dieu  caché  dont  les  siècles  de  l'attente  n'aperçurent  que 
l'ombre. 

C'est  donc  par  Marie  que  Dieu  nous  a  fait  connaître  son  Verbe , 
elle  en  est  le  livre  :  Liber  generationis  Jesu-Christi.  Et  si  vous 
voulez  un  autre  emblème,  elle  en  est  le  miroir  :  Spéculum  justitiœ. 

Que  fait ,  en  effet ,  le  miroir  dont  la  poussière  n'a  point  terni 
l'éclat?  Il  reçoit  les  objets  visibles  avec  leurs  formes  naturelles 
et  leurs  mille  couleurs,  et  les  reproduit  aussitôt  sans  rien  perdre 
de  sa  limpidité. 

Or,  pendant  les  quatre  mille  ans  qui  séparent  Bethléem  du 
paradis  terrestre,  que  faisait  Dieu?  Il  contemplait  son  être  non 
seulement  dans  son  Verbe,  qui  est  l'expression  parfaite  et  vivante 
de  ses  grandeurs,  mais  encore  dans  les  anges  qui  seuls  peuplaient 
alors  le  ciel.  Regardez  :  les  puissances  ne  reflètent-elles  pas  sa 


'^24  MOIS  DE  MARIE 

souveraineté? Les  dominations,  sa  force?  Les  trônes,  son  immu- 
tabilité? Les  chérubins,  sa  sagesse?  Et  les  séraphins,  son  amour? 

D'où  vient  donc  que  ces  miroirs  si  purs  ne  renvoyaient  point 
jusqu'à  l'homme  les  traits  invisibles  de  Dieu?  C'est  que  la 
lumière  ne  laisse  aucune  empreinte  lorsqu'elle  passe  sans  obsta- 
cle à  travers  le  cristal.  11  faut  nécessairement  un  autre  corps 
sans  transparence  qui  arrête  dans  sa  marche  le  rayon  lumineux  ; 
et  alors,  voyez-vous  l'image  qui  se  dessine  et  se  reproduit  avec 
une  admirable  ressemblance?  Telle  a  été  l'œuvre  de  Marie  dans 
sa  maternité  divine. 

Au  jour  de  l'incarnation  du  Verbe,  elle  reçoit  invisible  l'image 
de  Dieu  le  Père,  elle  l'a  reproduit  dans  son  chaste  sein  ,  tout  en 
gardant  sa  pureté  sans  tâche  :  Spéculum,  sinœ  macula.  Et  pour  la 
première  fois,  cette  image  rencontrant  un  corps  qui  la  reflète, 
elle  s'y  grave,  elle  s'y  imprime,  elle  en  revêt  la  forme  apparente 
et  visible,  et  voilà  l'Homme-Dieu. 

Penchez-vous  donc  avec  respect  vers  Marie. . .  que  voyez-vous 
dans  ce  miroir  immaculé  ?  Oh  !  Que  de  merveilles  !  Dieu  et 
l'homme,  le  Créateur  et  la  créature,  le  ciel  et  la  terre. . .  Est-ce 
tout?  Regardez  encore,  et  vous  y  verrez  la  justice,  qui  se  revêt 
des  apparences  du  péché,  la  sainteté,  qui  se  met  spontanément  à 
la  place  du  coupable,  et  l'innocence,  qui  appelle  sur  elle  toutes  les 
foudres  du  ciel  et  se  fait  anathème. 

Chaque  Dimanche,  à  l'office  du  soir,  le  prêtre  prend  l'hostie 
sainte  enfermée  sous  les  riches  draperies  du  tabernacle,  et,  pour 
l'offrir  aux  adorations  du  peuple,  il  la  place  avec  respect  au 
centre  d'un  soleil  d'or.  Et  en  voyant  ce  soleil  rayonnant  sur 
l'autel ,  au  milieu  des  nuages  enbaumés  de  l'encens  ,  le  peuple 
s'incline,  il  se  prosterne,  il  adore.  Dans  l'ostensoir  étincelant  il  a 
découvert  son  Dieu. 

Eh  bien,  savez  vous  ce  qu'est  Marie  dans  l'Eglise  catholique? 
Elle  est  un  ostensoir  virginal  plus  riche  que  l'or,  plus  éclatant 
que  le  soleil  ;  et  partout  où  je  le  rencontre ,  au  sommet  de  l'autel 
que  surmonte  son  image,  au  frontispice  de  ses  temples,  sur  la 
colonne  qui  porte  sa  statue,  elle  montre  Dieu  à  toutes  les  géné- 
rations qui  passent  devant  elle. 

Le  montrons-nous  aussi  ?  Il  le  faudrait  -,  c'est  la  vie  chrétienne. 
Oui  ;  la  vie  chrétienne  est  un  livre  que  nous  écrivons  avec  les 
larmes  du  repentir  ou  avec  la  sueur  qui  tombe  de  notre  front  au 
milieu  de  la  lutte.  C'est  un  miroir  où  Dieu  reflète  son  image,  et 
au  dernier  soir,  mis  en  face  de  la  réalité,  nous  ne  serons 
accueillis  dans  la  famille  des  élus  que  si  nous  avons  avec  Dieu 
des  traits  de  ressemblance. 

Or,  qu avons-nous  écrit  dans  notre  histoire?  Des  lâchetés, 
des  compromis,  de  honteuses  défaites.  Mais,  où  donc  est  la  page 


NOM  Î)E  MARIE  225 

qui,  détachée  de  l'Evangile,  parle  comme  lui,  de  sacrifices,  de 
renoncements,  de  combats  et  de  victoires?  Où  est  la  page  telle- 
ment blanche  qu'elle  ne  porte  aucune  souillure  ?  Où  est  enfin  la 
page  qui  soit  l'expression  fidèle  de  la  pensée  de  Dieu? 

Et  si  nous  regardons  dans  notre  vie  comme  clans  un  miroir, 
quelle  image  apercevrons-nous?  Est-ce  l'image  de  la  pureté  qui 
cherche  la  solitude  pour  y  cacher  ses  parfums?  Est-ce  l'humilité 
qui  se  plait  dans  l'ombre  et  dans  l'oubli?  Est-ce  la  pénitence  qui 
est  la  sauvegarde  de  toutes  les  vertus? 

N'est-ce  pas,  au  contraire,  l'image  du  monde  qui  sème  des 
fleurs  sur  le  bord  des  abîmes?  L'image  du  plaisir  qui  emprunte 
au  serpent  ses  promesses  trompeuses  ?  L'image  de  n'importe 
quelle  passion  qui  dissimule  sa  laideur  sous  des  voiles  attrayants  ? 

Nos  livres  sacrés  nous  disent  qu'au  jour  de  la  création ,  Dieu, 
contemplant  le  travail  de  ses  mains  s'applaudissait  de  son  œuvre: 
Et  vidit  quod  esset  bonum.  Quatre  mille  ans  plus  tard  le  ciel 
s'ouvrait  sur  la  tête  de  Jésus-Christ,  au  bord  du  Jourdain,  et  du 
ciel  descendait  une  voix  qui  disait:  Celui-là  est  mon  Fils  bien 
aimé  en  qui  j'ai  mis  toutes  mes  complaisances  :  Hic  est  filius 
meus  in  quo  mihi  bene  complacui. 

Assurément,  la  même  louange  dut  retentir  sur  le  berceau  de 
la  Vierge  Marie.  Puissc-t-elle  un  jour  être  redite  sur  notre  tombe. 
Ce  serait  alors  le  réveil  dans  la  gloire  éternelle  et  Dieu  n'aurait 
point  assez  de  couronnes  pour  récompenser  une  vie  trouvée 
conforme  à  la  vie  de  son  Fils.  Amen. 


Cinquième  jour. 
NOM    DE    MARIE 


El  nomên  Virgini  Maria. 

Et  la  Vierge  s'appelait  Marie. 

Il  y  a  deux  noms  qui  sont  comme  un  écho  lointain  de  l'harmo- 
nie des  cieux.  Le  premier,  c'est  le  nom  de  Jésus  auquel  tout 
genou  doit  fléchir  et  tout  front  s'incliner;  et  le  second,  c'est  le 
nom  de  Marie  qui  est,  dit  S.  Bernard,  du  miel  pour  les  lèvres,  un 
concert  pour  l'oreille  et  un  charme  pour  le  cœur  :  Jubilus  in  corde, 
mel  in  ore,  in  aure  meîos. 

Ce  nom  fut-il  imposé  fortuitement  à  la  bienheureuse  Vierge  V 
Ou  bien  fut-il  envoyé  du  ciel  par  un  messager  divin?  Une  pieuse 
tradition  veut  qu'il  se  soit  épanoui  là-haut,  comme  un  lis,  au 
soleil  de  l'éternité  et  que  l'archange  Gab;icl  l'ait  apporté  à  la  terre. 

II.  VINGT-NEUP. 


226  MOIS  DE  MARIE 

—  C'est  le  sentiment  de  S.  Vincent  Ferrier,  de  S.  Antonin,  de  S. 
Jérôme  et  de  S.  Epiphane. 

Quoiqu'il  en  soit,  depuis  que  Marie  l'a  porté,  ce  nom  béni  fait 
tressaillir  les  âmes  de  l'orient  à  l'occident,  les  siècles  le  redisent 
aux  siècles  comme  une  hymne  d'espérance  et  d'amour  :  a  solis 
ortu  usque  ad  occasum  laadabile.  Et  l'Église  qui  recueille  tout  ce 
qui  est  saint  pour  l'offrir  à  notre  culte  et  à  notre  vénération,  lui  a 
dédié  une  fête  qui,  chaque  année,  nous  ramène  ses  joies  et  ses 
parfums. 

Que  signifie  donc  ce  nom  qui  est  rempli,  dit  un  docteur,  d'une 
suavité  presque  divine?  Suavitate  divina plénum.  Il  signifie:  Maî- 
tresse ou  Souveraine,  et  le  peuple,  dans  un  élan  tout  spontané 
du  cœur,  l'a  traduit  par  :  Notre-Dame. 

Dieu  est  le  maître  ;  c'est  évident  :  Ego  dominus.  Et  du  soleil  à 
l'étoile,  de  la  montagne  au  grain  de  sable,  de  la  mer  à  la  goutte 
d'eau,  de  l'ange  à  l'homme,  il  n'est  aucun  être  qui  ne  relève  de 
sa  puissance  :  Domini  est  terra  et  plenitudo  ejas. 

Mais,  si  parfois,  comme  nous  le  montre  l'histoire,  il  daigne 
associer  certaines  âmes  d'élite  à  son  pouvoir  souverain,  et  si  en 
vertu  de  cette  délégation  divine  les  saints  commandent  à  la  foudre 
et  à  la  tempête,  à  la  vie  et  à  la  mort ,  à  la  terre  et  au  ciel ,  que 
fera-t-il  pour  sa  mère?  Il  l'investira  d'une  royauté  qui  n'aura 
d'autres  limites  que  l'espace  et  qui  se  prolongera  dans  les  siècles 
éternels. 

Un  jour,  David  l'aperçut  dans  une  vision  prophétique,  et  elle 
était  assise  comme-  une  reine  à  la  droite  du  grand  Roi  :  Astitit 
regina  a  dextris  tuis.  Sa  robe  d'or  étincelait  de  pierreries  :  In  ves- 
tita  deaurato.  Autour  de  son  trône  les  vierges  étaient  rangées  en 
chœur  :  et  delà  terre  montaient  les  voix  suppliantes  de  toutes  les 
générations  :  Populi  confitebuntur  tibi. 

Plus  tard,  S.  Jean  voit  à  son  tour  un  grand  prodige  dans  le  ciel, 
et  ce  prodige  c'était  encore  Marie.  —  Regardez-la.  Le  soleil  l'envi- 
ronne de  ses  feux,  la  lune  lui  sert  de  marchepied  et  sur  son 
front  brillent  douze  étoiles  réunies  en  couronne  :  Et  in  capite  ejns 
corona  stellarum  dnodecim.  Et  si  vous  voulez  prêter  l'oreille  à  ce 
concert  de  louanges  qui  s'élève  de  tous  les  points  de  l'univers 
avec  les  brises  de  la  nature,  le  tintement  de  la  cloche  et  la  voix 
majestueuse  des  flots,  n'entendez-vous  pas  tous  les  peuples  la 
saluer  comme  leur  reine?  Salve,  Regina. 

Oui,  Marie  est  reine.  —  Elle  est  reine  du  ciel  où  au  dessus  de 
son  trône  placé  dans  la  lumière  il  n'y  a  que  le  trône  de  Dieu.  — 
Parcourons,  si  vous  le  voulez,  toutes  les  hiérarchies  qui  peuplent 
l'éternité. . .  quel  est,  dans  cette  multitude  des  élus  celui  dont  la 
grandeur  peut  seulement  égaler  la  grandeur  de  Marie? 

Est-ce  l'ange?  Mais,  où  trouver  un  anse  aui  dise  à  Dieu:  vous 


NOM  DE   MARIE  227 

êtes  mon  fils  et  je  vous  ai  engendré  de  ma  substance!  Ego 
genui  te. 

Est-ce  la  Vierge?  Mais,  de  toutes  les  vierges  qui  font  cortège  à 
l'Agneau  en  est-il  une  seule  qui  ait  puisé  la  vie  à  une  source 
immaculée? 

Est-ce  le  martyr?  Mais,  connaissez-vous  un  martyr  qui  ait 
poussé  ce  cri  d'angoisse  :  ô  vous  qui  passez  par  le  chemin  de  la 
souffrance,  venez  et  voyez  s'il  est  une  douleur  semblable  à  ma 
douleur. 

Est-ce  l'apôtre?  Mais,  au  sommet  de  l'apostolat,  ne  voyez-vous 
pas  Marie  donnant  au  monde,  comme  chante  l'Église,  la  lumière 
qu'attendaient  les  nations  ? 

Est-ce  le  saint,  patriarche  ou  prophète,  solitaire  ou  docteur, 
qui  dans  son  vol,  s'est  élevé,  comme  un  aigle  puissant,  jusqu'aux 
plus  hautes  cimes?  Mais,  n'est-il  pas  écrit  de  Marie  qu'elle  a  pos- 
sédé la  justice  dans  toute  sa  plénitude,  tandis  que  les  saints  n'en 
ont  reçu  que  des  rayons  épars? 

Et  si,  à  la  gloire  qui  vient  de  la  vertu  vous  ajoutez  cette  autre 
gloire  incomparable  que  lui  confère  sa  maternité  divine...  oh 
alors!  éclipsez-vous,  éclipsez-vous,  étoiles  du  firmament.  Dieu  a 
revêtu  sa  Mère  d'un  éclat  qui  en  fait  un  soleil  :  Electa  ut  sol. 

Et,  en  effet,  devant  elle  toute  l'éternité  s'incline,  et  lorsqu'au 
pied  du  trône  de  l'Agneau  les  martyrs  ont  jeté  leurs  palmes  et 
les  vierges  leurs  couronnes,  et  lorsque  les  anges  ont  brûlé 
l'encens  dans  l'urne  des  parfums,  et  lorsque  le  chœur  immense 
des  élus  a  chanté  l' Alléluia,  voyez- vous  le  ciel  tout  entier  qui  se 
prosterne  devant  la  mère  en  redisant  aux  échos  du  paradis  cette 
acclamation  de  l'amour  :  Salut,  ô  notre  Reine  :  Salve,  regina. 

Et  sur  la  terre,  quelle  est  la  reine  de  l'Église?  Les  peuples 
chrétiens  me  répondent  de  toutes  les  extrémités  de  l'univers  : 
c'est  Marie. 

Voulez-vous  compter  tous  les  temples  où,  debout  sur  l'autel , 
Marie  voit  s'agenouiller  devant  elle  la  foule  recueillie  ? 

Voulez-vous  compter  les  sanctuaires  bâtis  au  sommet  des  mon- 
tagnes comme  des  trônes  d'où  Marie  règne  sur  les  cités? 

Voulez-vous  compter  toutes  les  fêtes  qui  nous  rappellent  son 
souvenir  et  s'échelonnent  avec  des  hymnes  et  des  prières ,  des 
lumières  et  des  fleurs  sur  le  chemin  parfois  si  triste  de  la  vie  ? 

Chose  étrange  !  L'homme  impose  son  autorité  par  la  force,  et 
Dieu  lui-même,  quand  il  veut  entrer  dans  une  âme  et  en  être 
adoré,  se  présente  à  la  porte  du  cœur  avec  les  menaces  et  les 
promesses  de  son  éternité. 

Mais,  s'agit-il  de  Marie?  Qu'est-il  besoin  de  force,  de  promesses 
ou  de  menaces?  C'est  l'amour  qui  acclame  sa  puissance  et  lui 
tresse  des  couronnes,  et  comment  dire  toutes  les  manifestations 


228  MOI*  DE  MARIE 

qu'a  inventées  l'amour  pour  exprimera  la  reine  de  l'univers,  son 
humble  dépendance? 

Qu'est-ce  que  la  cloche  dont  la  voix  suave,  aux  diverses  heures 
du  jour,  chante  l'Ave  Maria? 

Qu'est-ce  que  cette  merveilleuse  floraison  delà  piété  chrétienne 
qui,  à  tous  les  âges  de  l'histoire  et  sous  tous  les  climats,  donne  à 
Marie  ce  que  le  cœur  a  de  plus  pur  et  ce  que  la  science  et  les  arts 
ont  de  plus  riche  ou  de  plus  gracieux,  comme  la  nature,  chaque 
année,  lui  donne  au  retour  du  printemps,  ses  roses  et  ses  lis? 

Qu'est-ce  que  ce  peuple  de  pèlerins  qui ,  bannières  aux  vents  et 
cantiques  sur  les  lèvres,  gravissent  toutes  les  collines  où  s'élève, 
comme  un  phare  d'espérance  aux  rivages  des  mers,  quelque 
sanctuaire  embaumé  de  pieux  souvenirs?  C'est  l'amour  qui  pro- 
clame la  royauté  de  Marie  et  la  chante  dans  un  concert  universel. 

Elle  est  notre  Reine,  ont  dit  les  sciences  :  Salve,  regina.  Et  si 
vous  vouliez  recueillir  les  pages  admirables  et  les  apologies  im- 
mortelles qu'ont  écrites  les  savants  de  tous  les  siècles  à  la  gloire 
de  Marie,  vous  élèveriez  un  monument  dont  le  faîte  irait  toucher 
le  ciel. 

Elle  est  notre  Reine,  ont  dit  les  arts:  Salve,  regina.  Et  ne 
sachant  comment  exalter  ses  grandeurs,  les  poètes  ont  brisé 
leurs  lyres,  les  peintres  ont  demandé  vainement  à  la  nature  des 
couleurs  et  au  génie  des  reflets  pour  reproduire  sur  la  toile  ce 
chef-d'œuvre  de  Dieu;  toutes  les  harmonies  de  la  terre  se  sont 
trouvées  impuissantes  à  chanter  ses  louanges,  et  l'architecture, 
en  son  honneur,  a  couvert  le  sol  de  ces  magnifiques  cathédrales 
qu'on  a  si  bien  nommées  des  prodiges  de  pierres. 

Elle  est  notre  Reine,  ont  dit  ces  grandes  âmes  que  la  passion 
de  la  sainteté  poussait  à  la  solitude  :  Salve,  regina.  Et  à  l'origine 
de  tous  les  ordres  religieux  nous  trouvons  Marie  posant ,  comme 
l'architecte,  les  fondements  de  l'édifice,  veillant  à  l'exécution  du 
plan  divin,  arborant  au  frontispice  sa  bannière,  et  prenant  ces 
saintes  légions  de  la  prière  et  de  la  pénitence  sous  la  garde  de 
son  amour. 

Elle  est  notre  Reine,  ont  dit  les  peuples:  Salve,  regina.  Et  l'on 
peut  affirmer  de  la  Mère  comme  du  Fils  que  tous  les  peuples  lui 
ont  été  donnés  en  héritage  et  que  son  règne  est  un  règne  sans  fin  : 
Et  regni  ejus  non  erit  finis.  Quelle  est  la  nation  chrétienne  qui  ne 
se  place  sous  son  patronage  et  ne  la  nomme  :  Notre-Dame?  Quelle 
est  la  nation  qui,  à  l'heure  de  ses  revers,  ne  l'appelle  à  son 
secours  et,  au  lendemain  de  ses  triomphes,  n'aille  suspendre  à 
ses  autels  son  étendard  victorieux?  Quelle  est  la  nation  qui  ne  lui 
dédie  les  plus  belles  pages  de  son  histoire  et  ne  perpétue,  par 
quelque  fête  ou  quelque  monument .  le  souvenir  de  son  inter- 
vention ? 


NOM   DE   MARIE 


229 


S.  Etienne,  roi  de  Hongrie,  lui  voue  solennellement  ses  états. 
L'Espagne,  après  avoir  écrasé  les  Maures,  élève  à  Tolède  le  temple 
de  Notre-Dame  de  la  Victoire.  La  Pologne,  en  lutte  avec  les  enne- 
mis de  la  foi,  court  aux  armes,  en  chantant  son  hymne  belli- 
queux à  la  Reine  du  ciel.  Le  Portugal  lui  attribue  la  défaite  de  bar- 
bares qui,  des  côtes  de  l'Afrique,  s'étaient  précipités  sur  ses  rivages, 
et  en  signe  de  reconnaissance,  se  consacre  nationalement  à  Notre- 
Dame  de  Clairvaux-,  et  Louis  XIII,  prenant  la  Bienheureuse  et 
très  glorieuse  Vierge  Marie  pour  patronne  spéciale  du  royaume 
des  lis,  dépose  entre  ses  mains  son  sceptre  et  sa  couronne. 

Marie  est  donc  Reine  de  la  terre,  et  le  caractère  de  sa  royauté 
c'est  d'être  universelle.  —  Ici,  pas  de  fleuves,  ni  de  montagnes,  ni 
de  déserts  qui  limitent  sa  puissance  ;  elle  est  reine  de  l'humanité: 
Dabo  tibi  gentes  hœreditatem  tuam.  Et  l'humanité  le  comprend  si 
bien ,  qu'à  tous  les  âges  et  aux  situations  les  plus  diverses  de  la 
vie,  elle  lève  vers  elle  son  regard  suppliant. 

Le  petit  enfant  tend  les  bras  et  sourit  à  son  image  ;  le  jeune 
homme  et  la  jeune  fille  lui  remettent  le  gouvernail  de  leur  barque 
assaillie  par  la  tempête  ;  tout  chrétien,  dans  les  combats  de  la 
vertu,  s'abrite  sous  son  égide,  et  le  vieillard,  quand  l'abîme  se 
creuse  et  la  terre  lui  manque  sous  les  pieds ,  aime  à  se  retourner, 
dans  son  délaissement,  vers  Notre-Dame  d'espérance. 

Dans  le  ciel,  dit  l'apôtre ,  Dieu  à  partagé  sa  puissance  entre  les 
saints,  et  chaque  saint  a  reçu,  à  la  cour  de  ce  grand  roi,  un  mi- 
nistère à  part  :  Exinde  grattas  curationum ,  opitulationes ,  guberna- 
tiones.  Et  l'homme,  du  fond  de  son  exil,  s'adresse  à  ces  différentes 
médiations,  selon  les  épreuves  qui  traversent  la  vie. 

Mais ,  Marie ,  comme  reine ,  a  la  mission  de  venir  en  aide  à  tous 
les  hommes  et  d'abriter  toutes  les  misères  sous  les  plis  de  son 
manteau  royal  :  Ut  de  plenitudine  ejus  accipiant  omnes. 

Donc,  la  tristesse  a-t-elle  obscurci  notre  front  et  mis  des  lar- 
mes dans  nos  yeux?  Nous  appelons  Marie,  dit  S.  Bernard,  et 
Marie  nous  console  :  Tristis  invertit  consolationem. 

Fatigués  de  la  route,  sommes-nous  tentés  de  nous  arrêter  sur 
le  bord  du  chemin?  Nous  invoquons  Marie,  et  elle  relève  nos 
forces  abattues  :  Spem  roborat. 

La  foi  semble-t-elle  se  déraciner?  Nous  crions  vers  Marie,  et  de 
sa  main  puissante  elle  raffermit  l'arbre  fortement  ébranlé  :  Fidem 
excitât. 

La  tentation  déchaîne-t-elle  des  tempêtes?  Nous  appelons  Marie, 
et  son  sourire  ramène  le  calme  sur  les  flots. 

Aussi,  le  malade  la  prie  sur  son  lit  de  douleur,  le  soldat  sur  le 
champ  de  bataille,  le  pilote  quand  la  vague  blanchit  d'écume,  et 
S.  Bernard  défie  les  siècles  de  montrer  un  seul  homme  qui  ait 
poussé  vers  Marie  un  cri  de  détresse  sans  en  être  écouté. 


230  MOIS  DE   MARIE 

Il  n'est  pas  jusqu'au  pécheur  qui  ne  cherche  auprès  d'elle  un 
refuge.  —  Au  moment  où,  séduit  par  les  voix  enchanteresses  du 
dehors,  le  prodigue  s'en  va,  il  est  rare  qu'il  n'emporte  avec  lui 
quelque  souvenir  de  cette  douce  mère  ;  et  lorsque,  écrasé  sous  le 
poids  de  ses  crimes,  il  n'ose  plus  regarder  le  ciel ,  Marie  lui  reste 
3omme  dernière  et  suprême  espérance;  et  au  jour  béni  du  retour, 
c'est  encore  Marie  qui  fléchit  la  justice  et  ramène  l'enfant  égaré 
au  foyer  paternel . 

Faut-il  ajouter  que,  reine  du  ciel  et  de  la  terre,  Marie  l'est  aussi 
des  enfers  ?  Et  profundum  abyssi  penetravi.  Je  poserai  des  inimitiés 
entre  toi  et  la  femme,  avait  dit  le  Seigneur  :  Inimicitias ponam  inter 
te  et  millier em. 

Or,  ces  inimitiés  sont  éternelles,  et  il  me  semble  voir  le  serpent 
infernal  se  rouler  et  se  tordre  au  milieu  des  flammes  sous  le  pied 
de  la  Vierge  puissance  qui,  en  nous  donnant  le  salut,  a  écrasé  sa 
tête.  —  Etsavez-vous,  dit  un  auteur,  de  tous  les  supplices  qu'en- 
dure Satan  dans  les  abîmes  où  l'a  précipité  la  justice  quel  est  le 
plus  terrible?  Est-ce  le  feu  qu'attise  la  vengeance?  Est-ce  le  ver 
rongeur  qui,  sans  trêve,  s'attache  à  sa  victime?  Est-ce  la  nuit 
ténébreuse  qui  n'éclaire  aucun  rayon  d'espérance?  Est-ce  l'éter- 
nité qui  n'a  jamais  de  soir?  Est-ce  Dieu  qui  s'est  caché  sous  des 
voiles  impénétrables  ? 

Satan  !  c'est  l'orgueil,  répond  un  auteur,  et  il  en  coûte  plus  à 
cet  orgueil  vaincu  de  rester  là  captif,  enchaîné  sous  les  pieds 
d'une  femme,  que  d'être  éternellement  foudroyé  par  la  main  puis- 
sante de  Dieu.  —  Le  souvenir  de  cette  défaîte  humiliante  le 
poursuit;  il  sait  que  cette  femme,  plus  terrible  qu'une  armée 
rangée  en  bataille,  déjoue  tous  ses  complots,  assure  à  l'Église  ses 
victoires,  terrasse  l'impiété,  brise  toutes  les  résistances  et  lui 
arrache  des  milliers  d'âmes  dont  elle  peuple  le  ciel.  —  Il  le  sait,  et 
la  rencontrant  avec  sa  force  et  sa  puissance  partout  où  il  déclare 
la  guerre,  il  recule  épouvanté,  frémissant  de  rage  et  poussant  des 
cris  de  désespoir. 

C'est  ainsi  que  la  Vierge  est  appelée  Marie  :  Et  nomen  Virginis 
Maria.  —  En  l'année  1683,  les  Turcs  victorieux  s'avançant  jusque 
sous  les  murs  de  Vienne  avec  une  armée  de  trente  mille  hommes 
les  habitants  consternés  prennent  la  fuite,  l'empereur  Léopold  Ior 
essaie  vainement  de  résister  au  flot  et  la  ville  sans  défense  va 
tomber  aux  mains  de  l'ennemi.  —  Tout  à  coup  voyez-vous  appa- 
raître ce  secours  inattendu  ?  C'est  Sobieski,  roi  de  Pologne,  qui 
accourt,  à  la  tête  d'une  petite  armée.  Mais,  qu'importe?  Le  len- 
demain, il  entend  la  messe  et  communie  dans  le  couvent  des 
Camaldules,  et  après  avoir  placé  ses  soldats  sous  la  protection 
de  la  Mère  de  Dieu  :  Marchons,  s'écria-t-il ,  la  Vierge  nous  suivra. 

Elle  les  suivit  en  effet,  et  les  Turcs,  frappés  d'une  terreur  sou- 


PRÉSENTATION  DE   LA  VIERGE  AU  TEMPLE 


231 


daine,  s'enfuyaient  en  désordre  laissant  sur  le  champ  de  bataille 
dix  mille  morts  et  le  grand  étendard  de  Mahomet,  et  en  souvenir 
de  ce  triomphe  qui  tenait  du  miracle  le  pape  Innocent  XI  instituait 
la  fête  du  saint  nom  de  Marie. 

La  vie  chrétienne  est  une  lutte.  —  Mettons-nous,  nous  aussi , 
sous  la  protection  de  la  Reine  du  ciel;  allons  à  l'ennemi  le  nom 
de  Marie  sur  les  lèvres,  et  dans  ce  nom  sacré  nous  aurons  la 
victoire.  Amen. 


Sixième  jour. 
LA  PRÉSENTATION  DE  LA  SAINTE  VIERGE  AU  TEMPLE 

Dilectus  meus  mihî  et  ego  ML 

Mon  bienaimé  est  à  moi  et  je  suis  à  lui. 

Marie  grandissait  en  âge  dans  la  maison  paternelle,  et  sem- 
blable à  la  fleur  ignorée  qui  embaume  la  solitude,  elle  répandait 
dans  l'ombre  un  parfum  suave  que  recueillaient  les  anges  pour 
le  porter  au  ciel. 

A  l'âge  de  trois  ans,  une  voix  plus  douce  que  les  célestes 
harmonies  lui  parle  mystérieusement  au  cœur,  et  cette  voix 
disait  à  son  âme  tranquille  comme  le  temple  dans  le  silence  des 
nuits  :  Ecoute,  ma  fille,  prête  ton  oreille,  oublie  ton  peuple  et 
la  maison  de  ton  père  :  Obliviscere  populum  tuum  et  domum 
patris  tui. 

A  cet  appel  fait  dès  le  point  du  jour  Marie  était  bien  en  droit  de 
répondre  :  Pourquoi  m'arracher,  Seigneur,  aux  baisers  de  ma 
mère  1  Je  suis  si  jeune  encore  !  Attendez  donc  que  l'arbre  ait  mûri 
son  fruit,  que  la  fleur  se  soit  épanouie  sur  sa  tige,  que  l'épi  ait 
jauni  dans  les  sillons,  et  je  vous  offrirai,  comme  l'innocent  Abel, 
un  sacrifice  de  louange. 

Eh  bien  !  Non.  Le  Seigneur  a  parlé.  Prompte  comme  Samuel, 
elle  se  lève,  et,  portée  sans  doute  sur  les  ailes  des  anges,  elle 
s'achemine  vers  la  ville  de  Jérusalem  avec  les  deux  vieillards 
dont  elle  était  la  plus  riche  couronne. 

S'il  faut  croire  la  tradition,  devant  elle  marchaient  les  vierges 
de  la  tribu  de  Juda ,  tenant  dans  leurs  mains  des  urnes  embau- 
mées, les  descendants  de  la  race  de  David  lui  servaient  de  cortège 
et  la  foule  se  pressait  pour  contempler  ce  spectacle  vraiment 
digne  de  l'admiration  de  la  terre  et  des  cieux. 

Arrivée  dans  la  cité  des  rois ,  nous  disent  encore  les  pieuses 
légendes,  Marie  gravit  toute  seule  les  degrés  du  temple  et,  se 


232  MOIS  DE   MARIE 

prosternant  devant  le  grand  prêtre,  elle  se  consacra  solennel- 
lement au  Seigneur,  tandis  que  des  chœurs  invisibles  chantaient  : 
mon  bien  aimé  est  à  moi,  et  moi,  je  suis  à  lui:  Delecius  meus 
mihi  et  ego  Mi.  Si  la  colombe  a  son  nid  dans  la  solitude,  moi, 
je  veux  habiter  jour  et  nuit  à  l'ombre  des  autels:  Altaria  tua, 
Domine  virtutum.  Et  Dieu  sera  mon  héritage  dans  le  temps  et 
dans  l'éternité  :  Pars  mec,  Deus ,  in  œternum. 

Ce  qui  est  certain,  c'est  que  le  temple  dut  tressaillir  en  voyant 
cet  enfant  s'offrir  comme  victime  à  l'aube  de  la  vie,  et  du  haut  de 
son  trône,  l'auguste  Trinité  s'inclina  vers  la  terre  pour  accueillir 
ce  sacrifice  pur  et  sans  tache,  dont  je  voudrais  avec  vous  savourer 
le  parfum. 

Qu'offre  donc  Marie  au  jour  de  sa  présentation?  Ofïre-t-elle, 
comme  les  patriarches  ses  ancêtres,  les  plus  beaux  fruits  de  la 
terre  et  les  plus  riches  épis  de  la  moisson  ? 

Ofïre-t-elle,  selon  les  prescriptions  de  la  loi  et  les  rites  sacrés, 
quelque  tourterelle  dont  la  voix  plaintive  rappelle  les  gémisse- 
ments de  l'homme  courbé  sous  les  foudres  du  ciel  ? 

Offre-t-elle  un  agneau  dont  la  blanche  toison  symbolise  l'inno- 
cence ? 

Dieu  avait  déclaré  par  ses  prophètes  qu'il  rejetait  ces  victimes 
sans  prix  :  Oblationes  et  holocausta  noluisti.  Que  voulait-il  ?  Il 
voulait  le  cœur,  mais  le  cœur  sans  partage,  le  cœur  sans 
souillure  et  surtout  le  cœur  sans  retour. 

Et  l'homme,  saisi  de  crainte,  comme  Israël  au  pied  du  Sinaï, 
s'en  allait  loin  de  Dieu,  portant  son  cœur  à  toute  créature  et  le 
souillant  au  contact  du  monde  et  du  plaisir. 

Mais,  aujourd'hui,  ouvrez-vous,  ouvrez-vous,  portes  du  temple  : 
Attollite  portas  principes  vestras.  Et  vous,  anges  du  sanctuaire, 
voyez-vous  cette  enfant  qui  s'avance  vers  l'autel  ou  brûle  le  feu 
des  holocaustes?  Dieu  lui  a  dit  à  son  premier  réveil,  donne-moi 
ton  cœur  ;  et  la  voilà,  pure  comme  l'aurore  :  Aurora  consurgens  ; 
radieuse  comme  le  soleil  :  Electa  ut  sol  ;  faisant  à  Dieu  l'hom- 
mage d'une  vie  semblable  au  jardin  fermé,  dont  aucun  passant 
ne  franchira  l'enceinte. 

Où  trouver,  en  remontant  les  siècles,  une  autre  victime  dont 
l'innocence  rappelle  si  bien  la  pureté  des  cieux?  Sous  la  toison 
de  l'agneau,  brillante  comme  la  neige,  le  Seigneur  pouvait  encore 
découvrir  quelque  tache.  Mais,  ici  tout  est  saint.  Marie  n'a  pas 
seulement  la  candeur  de  l'enfance  que  l'on  compare  volontiers  à 
la  limpidité  de  l'eau  jaillissante  de  la  source. 

Ne  regardez  ni  son  front  virginal,  ni  ses  yeux  détachés  de  la 
terre,  ni  ses  lèvres  brûlantes  comme  celles  des  Séraphins... 
Allez  au  cœur. . .  Dieu  a  taillé  ce  vase  insigne  dans  un  marbre 
immaculé,  et  dans  ce  vase  d'honneur  est  tombée  la  grâce,  comme 


PRÉSENTATION  DE  LA  VIERGE  AU  TEMPLE  233 

an  fleuve  qui  déverse  par  tous  les  bords  :  Omni  gloria  filiœ  régis 
abintus. 

C'est  plus  que  le  merveilleux  Eden  où  la  nature  vierge 
s'épanouissait  avec  toute  la  fraîcheur  de  son  premier  matin. 
C'est  plus  que  l'arche  d'alliance  où  Moïse  avait  enfermé,  sous 
des  voiles  brodés  d'or,  les  tables  de  la  loi.  C'est  plus  que  le 
temple  de  Salomon,  dont  l'écrivain  sacré  ne  sait  comment  décrire 
les  splendeurs.  Le  cœur  de  Marie,  c'est  réellement  le  ciel  sur  la 
terre.  —  11  y  a  là  les  harmonies  ravissantes  ;  les  saintes  ardeurs 
et  mieux  encore  toute  la  sainteté  du  paradis. 

Or,  comme  au  ciel  il  n'y  a  qu'un  maître,  Marie,  en  venant  au 
temple ,  donne  son  cœur  et  le  donne  tout  entier. 

Eclairée  avant  l'âge  par  la  lumière  surnaturelle  qui  a  brillé 
sur  son  berceau,  Marie  a  compris  que  toute  existence  appartient 
à  Dieu  comme  l'arbre  à  celui  qui  l'a  planté.  Elle  a  compris  que 
si  le  fleuve  ne  peut  en  même  temps  descendre  et  remonter  la 
pente,  il  est  encore  plus  difficile  que  la  vie  ait  deux  courants, 
dont  l'un  s'en  aille  vers  le  ciel  et  l'autre  vers  la  terre.  Elle  a 
compris  surtout  que  les  objets  créés  blessent  la  main  qui  est 
assez  imprudente  pour  s'en  faire  un  appui.  Et  l'entendez-vous 
chanter  avec  le  prophète  :  que  puis-je  désirer  dans  le  temps  et 
dans  l'éternité,  si  ce  n'est  vous,  ô  mon  Dieu':  Qiiid  mihiest  in  cœlo 
et  a  te  qaid  volui  super  terram. 

Plus  tard,  l'Église  verra  surgir,  à  tous  les  points  de  l'espace, 
des  légions  d'âmes  qui,  prenant  les  ailes  de  la  colombe,  iront 
peupler  la  solitude  et  repousseront  d'une  main  courageuse  le 
calice  enivrant  que  le  monde  approchait  de  leurs  lèvres.  Rien  de 
beau  dans  l'histoire  comme  ces  multitudes  innombrables  qui, 
semblables  à  des  anges  dans  un  corps  mortel ,  ne  touchent  la 
terre  que  de  l'extrémité  du  pied,  ne  veulent  ni  de  la  gloire,  ni  de 
la  richesse,  ni  du  plaisir  et  traversent  les  siècles  en  jetant  à  leurs 
échos  ce  cri  du  Séraphin  d'Assise  :  mon  Dieu  et  mon  tout  :  Deus 
meus  et  omnia. 

Mais,  à  la  tête  de  cette  grande  armée  qui,  depuis  la  Thébaïde 
marche  à  rencontre  du  vice  sous  l'étendard  de  la  chasteté , 
regardez  bien. . .  qui  voyez-vous V  Marie  !  Oui,  c'est  elle  qui,  au 
jour  de  sa  présentation,  a  levé  en  face  des  peuples  la  bannière 
des  Vierges  :  Adducentur  vegi  virgines  post  eam  ;  et ,  au  tour  de 
cette  bannière,  qui  a  vu  tant  de  combats  et  non  moins  de  victoires, 
se  sont  pressées  et  se  pressent  encore  toutes  les  âmes  qui , 
éprises  de  Dieu,  veulent  l'aimer,  comme  Marie,  sans  partage  et 
sans  retour. 

Dans  cette  longue  existence  où  les  événements  les  plus 
étranges  viennent  creuser  leurs  sillons,  quelle  est  en  effet  l'heure 
où  le  cœur  de  Marie  ne  batte  pour  son  Dieu? 


234  MOIS  DE  MARIE 

Elle  l'aime  dans  cette  solitude  qu'elle  avait  choisie  au  sommet 
de  la  montagne  de  Sion  et  dont  les  bruits  lointains  de  la  cité  ne 
troublaient  jamais  le  silence. 

Elle  l'aime  à  l'ombre  du  tabernacle  où  son  âme  sans  orage 
s'exhalait  jour  et  nuit  en  prières  des  Chérubins. 

Elle  l'aime  plus  tard  dans  sa  pauvre  maison  de  Nazareth  où  de 
ses  yeux  ravis  elle  contemple  le  Sauveur  sous  les  traits  d'un 
enfant. 

Et  quand  vient  l'épreuve  avec  les  sept  glaives  de  la  douleur, 
croyez-vous  que  l'adversité,  tombant  dans  son  cœur  comme  un 
flot  d'amertume,  en  éteigne  la  flamme?  Mais,  voyez-donc. 

Qui  porte  l'enfant  Dieu  dans  ses  bras  sur  les  chemins  de  l'exil? 

Qui  le  protège  et  le  nourrit  sur  la  terre  étrangère? 

Qui  le  cherche  avec  des  pleurs,  au  lendemain  de  la  pâque  solen- 
nelle, dans  les  rues  de  Jérusalem? 

Qui  accompagne  Jésus-Christ  au  sommet  du  Calvaire?  Qui  reste 
debout  au  pied  de  la  croix,  recueillant  le  sang  et  comptant  les 
blessures  et  les  soupirs  de  la  victime  sainte  ?  N'est-ce  pas  Marie  ? 

Et  après  Y  Ascension  triomphante  de  son  divin  fils,  que  fait  elle 
dans  sa  triste  solitude?  On  dirait  qu'en  remontant  vers  le  ciel 
Jésus-Christ  a  emporté  son  cœur;  et  semblable  à  la  plante  qui  ne 
tient  plus  au  sol  elle  languit. . .  elle  languit  d'amour  :  Amore  lan- 
gueo.  Et  si  l'amour  la  fait  vivre,  il  est  également  vrai  que  l'amour 
la  fait  mourir. 

Pourra-t-on,  ces  paroles  qui  résument  toute  l'histoire  de  la 
Vierge  Marie,  les  écrire  sur  notre  tombe?  Il  le  faudrait.  — A  tout 
homme  qui  entre  dans  la  vie  Dieu  demande  le  cœur  :  Prœbe  cor 
tuum  mihi.  Il  le  demande  parce  que  devant  lui  tout  le  reste  n'est 
rien.  —  Prenez  le  monde  entier  depuis  le  grain  de  poussière 
qu'emporte  le  vent  jusqu'au  soleil  qui  de  ses  feux  éclaire  l'univers, 
et  de  la  création  faites  à  Dieu,  si  vous  le  pouvez,  un  immense 
holocauste.  Que  lui  importe  ce  sacrifice  s'il  y  manque  le  cœur? 
La  création  n'est  qu'un  jeu  de  sa  puissance,  et  s'il  voulait  d'autres 
mondes,  il  n'aurait  qu'à  dire  une  parole  et  les  mondes  accour- 
raient à  sa  voix. 

Mais ,  le  cœur  c'est  l'intell igence ,  c'est  la  volonté ,  c'est  l'amour, 
c'est  tout  l'homme,  et  Dieu  veut  tellement  l'amour  de  l'homme 
qu'il  l'a  inscrit  en  tête  de  sa  loi  :  Diliges  Dominum  ex  tote  corde. 

Or,  parmi  ceux  qui  écoutent  cette  voix  du  ciel,  les  uns  ne 
viennent  qu'à  une  heure  tardive.  Semblables  au  pilote  qui , 
oubliant  le  but  de  sa  traversée,  abandonne  sa  voile  à  tous  les 
vents,  s'amuse  à  sondertous  les  flots  et  veut  interroger  toutes  les 
rives,  la  plupart  des  hommes  se  laissent  arrêter,  dès  les  premiers 
pas  de  la  vie,  par  tout  ce  qui  borde  le  chemin. 

L'arbre  donne  ses  fruits  à  qui  veut  les  cueillir;  chaque  souffle 


PRÉSENTATION  DE  LA  VIERGE  AU  TEMPLE  235 

qui  passe  incline  la  fleur  à  peine  éclose  et  en  détache  les  parfums. 
C'est  l'âge  où  le  cœur  imprudent  effeuille  ses  tendresses.  —  Et 
lorsque,  au  sortir  de  ce  printemps,  la  tige  se  flétrit  et  l'arbre  se 
dépouille,  que  reste-t-il  à  Dieu?  Des  branches  dénudées  qui  ne 
reverdissent  que  sous  les  larmes  du  repentir.  Il  manque  à  ce 
sacrifice  la  pureté  de  l'aurore  et  la  fraîcheur  du  matin. 

Les  autres,  tout  en  offrant  à  Dieu  les  prémices  du  cœur,  se 
réservent  dans  l'immolation  une  part  de  la  victime.  Il  faudrait, 
pour  accomplir  la  loi,  arracher  courageusement  les  racines  les 
plus  imperceptibles  par  lesquelles  l'âme  tient  encore  à  la  terre. 
Il  faudrait  briser  le  dernier  des  liens  qui  retient  la  volonté  captive 
et  l'arrête  dans  son  vol.  Il  faudrait  garder  les  avenues  de  la  place 
et  en  défendre  l'entrée  à  tout  autre  qu'à  Dieu. 

Et  voilà  que  nous  nous  enracinons  profondément  dans  la  vie; 
de  chaque  créature  qui  nous  éblouit  nous  nous  faisons  une  nou- 
velle chaîne  et  nous  ouvrons  le  cœur  sans  défiance  à  mille  affec- 
tions qui,  sans  être  coupables,  entravent  pourtant  la  liberté. 

Où  sont  les  chrétiens  qui  aillent  à  Dieu  comme  les  flots  à  la 
mer  sans  rencontrer  de  digues  ?  Où  sont  les  âmes  qui  planent 
au  dessus  de  la  terre  comme  l'aigle  au  sommet  des  plus  hautes 
montagnes?  Le  monde,  pour  nous  attarder,  jette  sur  notre 
chemin  des  futilités  qui  nous  enchantent,  et  nous  aimons 
passionnément  tous  ces  riens  dont  la  beauté  trompeuse  nous 
fascine  les  yeux,  et  si  par  hasard  nous  résistons  à  ces  séductions 
du  dehors,  alors  nous  nous  aimons  nous-mêmes,  et  au  fond  du 
cœur  nous  dressons  un  autel  et  sur  cet  autel  qu'adorons-nous? 
Est-ce  Dieu  tout  seul  avec  cette  grandeur,  cette  puissance,  ces 
perfections  dont  nous  trouvons  çà  et  là  quelques  pâles  reflets  ? 
Non.  A  côté  de  Dieu  seul  digne  d'être  aimé ,  il  y  a  une  idole,  et 
cette  idole!...  C'est  moi. 

Il  est  donc  rare  que  notre  sacrifice  soit  un  sacrifice  complet,  et 
plus  rare  encore  qu'il  soit  irrévocable. 

En  descendant  de  la  montagne  où  le  ciel  lui  avait  dévoilé  ses 
splendeurs,  Pierre  s'écrie  :  Je  vous  suivrai,  Seigneur,  partout  où 
vous  irez ,  à  la  vie  et  à  la  mort  :  Quocum  que  ieris.  Mais,  au  lieu 
du  Thabor  nous  sommes  au  Calvaire,  et  maudit  par  la  foule  qui 
a  dressé  la  croix,  le  Sauveur  expire  dans  la  souffrance,  et  dans 
l'ignominie.  Où  est  l'apôtre  dont  l'amour  s'affirmait  en  paroles 
brûlantes?  Cherchez-le,  ses  serments  n'ont  pas  tenu  devant 
l'épreuve,  et  il  s'est  enfui. 

N'est-ce  point  là  notre  histoire?  Aujourd'hui,  tout  est  calme 
comme  la  mer  dont  les  ondes  sommeillent  ;  aucun  souffle  n'agite 
le  cœur,  aucun  souvenir  ne  trouble  l'âme  et  de  notre  barque  im- 
mobile sur  les  flots  nous  crions  au  rivage:  mon  Dieu,  je  vous 
aime 


236  MOIS  DE   MARIE 

Mais,  voyez-vous  ces  points  noirs  qui,  se  formant  à  l'horizon , 
présagent  la  tempête  ?  C'est  une  tentation  qui  éclate  soudain 
2omme  la  foudre.  —  C'est  un  malheur  qui,  tombant  sur  nous  à 
l'improviste,  désoriente  l'avenir.  —  C'est  n'importe  quel  événe- 
ment qui  assombrit  l'existence. —  Et  alors,  que  faisons-nous? 
Au  lieu  de  saisir  le  gouvernail  d'une  main  ferme  et  de  lutter 
contre  la  vague,  nous  nous  laissons  emporter  par  le  courant. 

Que  de  lâchetés  et  d'inconstance  dans  la  vie?  Que  de  résolutions 
étiolées  dans  leur  germe!  Que  de  promesses  semblables  à  l'arbre 
qui  jamais  ne  mûrit  ses  fruits  !  Un  grain  de  sable  nous  arrête  ;  un 
filet  d'eau  nous  barre  le  chemin,  et  dès  qu'il  faut  sortir  des  sen- 
tiers aplanis  pour  gravir  la  montagne ,  nous  oublions  que  l'amour, 
transplanté  du  ciel  en  terre  ne  fleurit  qu'à  l'ombre  de  la  croix. 

0  Marie,  laissez-moi  donc  aujourd'hui  vous  accompagner  dans 
le  temple  pour  apprendre  à  votre  école  le  grand  mystère  de 
l'amour.  —  Et  si  le  monde  a  défloré  mon  cœur,  faites  au  moins 
que  ce  cœur,  après  avoir  refleuri  dans  les  larmes,  soit  à  Dieu 
sans  partage  et  sans  retour  jusqu'au  dernier  soupir.  Amen. 


Septième  jour. 
MARIE  DANS  LE  TEMPLE 

la  habitatione  sancta  coram  ipso  mitiistraci. 
Je  l'ai  ssrvi  dans  sa  demeure  sainte. 

Vous  vous  demandez  sans  doute  ce  que  faisait  la  jeune  vierge 
de  Nazareth  dans  le  silence  du  temple.  C'est  le  secret  du  ciel. 
L'Evangile  ne  nous  a  point  dévoilé  ce  mystère  et  les  docteurs  ont 
à  peine  glané  quelques  épis  dans  ce  riche  sillon. 

«  La  première  aux  veilles  saintes,  la  plus  exacte  à  observer 
la  loi,  la  plus  humble  quoique  la  plus  parfaite  parmi  les  filles  de 
son  âge  élevées  comme  elle  à  l'ombre  de  l'autel ,  elle  n'avait 
d'autre  guide  que  l'esprit  de  Dieu  »,  nous  dit  S.  Jérôme. 

ce  De  sa  vie  pleine  de  réserve  et  de  gravité,  s'exhalait,  ajoute 
S.  Epiphane,  une  grâce  divine  :  In  rébus  ejus  omnibus  multa  divi- 
ni  tus  inerat  gratia.  » 

S.  Ambroise  lui  attribue  l'intelligence  parfaite  des  textes  sacrés, 
et,  au  dire  de  S.  Evode,  si  grande,  si  éminente  était  sa  vertu,  qu'on 
lui  permit  d'habiter  à  côté  du  Propitiatoire,  tout  près  de  l'Arche 
d'alliance  et  sous  les  ailes  étendues  des  chérubins. 

Ajoutons,  avec  quelques  pieuses  légendes,  qu'elle  excellait 
dans  l'art  de  tisser  avec  l'or,  la  laine  et  la  soie,  les  broderies  du 


Marie  dans  le  temple  237 

sanctuaire,  et  elle  filait  le  lin  avec  une  délicatesse  si  exquise, 
qu'on  en  a  perpétué  le  souvenir,  en  donnant  le  nom  poétique  do 
Fil  de  la  Vierge  à  ces  duvets  aériens  d'une  éclatante  blancheur 
qui,  le  matin,  voltigent  sur  les  vallées  au  souffle  de  l'automne. 

Sa  neuvième  année  fut  attristée  par  le  deuil.  Le  saint  vieillard 
qui  lui  avait  donné  le  jour,  étant  arrivé  au  terme  de  sa  course , 
Marie  dut  revenir  un  instant  au  foyer  paternel  pour  y  pleurer  ses 
premières  larmes.  On  dit  qu'avant  de  s'endormir  du  sommeil  des 
justes,  le  patriarche  eut,  comme  Jacob,  une  intuition  de  l'avenir 
et  qu'il  entendit,  dans  le  lointain  des  siècles,  le  chœur  immenso 
des  générations,  prosternées  devant  son  enfant,  la  proclamer 
Bienheureuse.  —  Sa  tombe  était  à  peine  fermée,  qu'elle  dut  so 
rouvrir  pour  de  nouvelles  funérailles.  A  ses  cendres,  à  peino 
refroidies,  vinrent  se  mêler,  dans  la  vallée  de  Josaphat  et  non 
loin  de  Gethsémani,  les  cendres  de  sa  vertueuse  épouse,  et  Marie, 
l'âme  brisée  par  ces  deux  grandes  douleurs,  se  hâta  de  retourner 
au  temple  où  Dieu  seul  pouvait  consoler  son  immense  tristesse. 

C'est  là  qu'elle  devait  vivre  jusque  à  l'âge  de  quatorze  ans,  loin 
du  monde,  comme  la  chaste  colombe  loin  du  bruit  des  cités,  ne 
connaissant  d'autres  joies  que  la  paix  de  la  solitude,  et  consa- 
crant à  la  prière  et  à  la  méditation  de  la  loi ,  les  plus  fraîches 
années  d'une  vie  qui,  libre  de  tout  lien,  ne  tenait  plus  à  la  terre. 

Pourquoi  donc  cette  longue  et  profonde  retraite  dans  le  silence 
et  l'oubli?  Marie  avait-elle  à  craindre  que  le  monde  l'entrainât 
dans  des  sentiers  périlleux  ou  creusât  sous  ses  pieds  des  abîmes? 
Avait-elle  à  redouter  que  le  serpent  revînt ,  avec  l'astuce  du  pa- 
radis terrestre  dévoiler  à  ses  yeux  des  horizons  trompeurs?  Non 
certes  1 

En  la  créant  immaculée,  Dieu  avait  affermi  sa  volonté  dans  la 
justice.  Donc,  pas  d'orage  dans  son  cœur,  plus  calme  que  la 
nature  à  ces  heures  du  soir,  où  de  la  plaine  à  la  cime  des  mon- 
tagnes aucune  feuille  ne  s'agite.  Pas  d'illusions  dans  son  esprit, 
que  le  ciel  éclairait  jour  et  nuit  de  sa  vive  lumière.  Pas  de  révolto 
dans  son  être,  semblable  à  l'instrument  harmonieux  d'où  jamais 
ne  sort  une  note  discordante.  Et  tandis  que  nous,  les  blessés,  les 
meurtris ,  nous  portons  dans  notre  nature  déchue  des  passion", 
dévoyées  qui  nous  entraînent  vers  la  terre,  tout  dans  cetto 
nature  virginale  a  des  aspirations  sublimes  et  regarde  le  ciel. 

Et  cependant,  dès  le  matin  de  la  vie,  Marie  craintive  court 
abriter  sa  barque  dans  le  port,  et  là,  humble  et  défiante  commo 
le  pilote  qui  prévoit  la  tempête,  elle  se  réfugie  sous  la  garde 
de  Dieu. 

Bien  des  fois,  avec  les  lévites  elle  a  chanté  devant  l'autel  :  Lo 
Seigneur  est  ma  force,  et  quand  bien  même  les  flots  s'ouvri- 
raient pour  m'engloutir,  si  Dieu  conduit  mes  voiles  je  ne  périrai 


238  MOIS  DE  MARIE 

pas  :  Dextera  tua  suscepit  me.  Et  sa  vie  dans  le  temple  est  une 
prière  permanente  que  ne  peuvent  interrompre  ni  la  nuit  ni  le 
travail  des  mains. 

Quelle  leçon  ! 

Le  plus  précieux  de  tous  les  trésors  que  l'homme  possède  sur 
la  terre  est  sans  contredit  la  pureté  du  cœur.  Voulez-vous  en 
connaître  le  prix?  Demandez-le  aux  martyrs,  aux  solitaires  et 
à  toutes  les  âmes  d'élite  qui  n'ont  pas  succombé  dans  la  lutte 
des  sens. 

D'où  vient  que  les  martyrs,  invincibles  en  face  des  bourreaux, 
n'ont  pas  craint  d'être  broyés  comme  la  grappe  sous  le  pressoir  ? 

D'où  vient  que  les  solitaires  sont  allés  s'ensevelir  tout  vivants 
dans  les  antres  sauvages  et  au  fond  de  certains  déserts  dont 
jamais  l'homme  n'avait  troublé  le  silence  ? 

D'où  vient  que  les  saints,  au  lieu  de  se  laisser  bercer  molle- 
ment par  les  flots,  les  ont  remontés  à  force  de  rames  ? 

Entendez -les  chanter  des  catacombes  jusqu'à  nous  :  Potins 
mori  quàm  fœdari :  Mourir!  peu  nous  importe.  Mais  être  souillés  1 
Jamais.  Et  ceux  dont  le  pied  a  glissé  dans  quelque  fange,  par 
quelques  expiations  n'ont-ils  pas  racheté  l'innocence  perdue  ?  Et 
comment  dire  le  repentir  de  Madeleine,  la  douleur  de  Laïs  et  les 
larmes  d'Augustin  ? 

D'ailleurs,  pourquoi  l'enfer  s'obstine-t-il  à  faire  le  siège  de 
toute  âme  qui  s'ouvre  aux  réalités  de  la  vie  ? 

Pourquoi  le  monde,  détournant  la  création  de  sa  fin  primitive, 
a-t-il  fait  de  chaque  être  une  effrayante  séduction  ? 

Pourquoi  cette  vaste  complicité  des  hommes  et  des  siècles  qui 
travaillent  sans  relâche,  sur  tous  les  points  du  monde,  à  creuser 
au  vice  un  lit  plus  large  et  plus  profond  ? 

Quel  est  l'enjeu  de  cette  guerre  qui  depuis  six  mille  ans  ne 
connaît  pas  de  trêve?  L'enjeu  !  C'est  l'innocence:  et  quand  l'inno- 
cence est  vaincue,  il  y  a  dans  dans  l'enfer  un  long  tressail- 
lement; comme  aussi,  chaque  fois  que  l'innocence  triomphe,  le 
ciel  est  en  fête  et  les  chœurs  angéliques  saluent  cette  victoire  par 
les  chants  de  l'éternité. 

Où  trouver  quelque  chose  de  plus  ravissant  que  la  génération 
des  âmes  pures?  disent  nos  livres  sacrés  :  quant  pulcra  est  casta 
generatis  :  Belle  devant  les  hommes,  elle  l'est  encore  plus  devant 
Dieu  :  Apud  Deum  nota  est  et  apud  homines.  Et  ce  sont  les  chastes 
et  les  vierges  que  le  Seigneur  a  choisis  entre  tous  les  élus  pour 
faire  à  son  trône  une  garde  d'honneur  :  Seqnuntur  Agnum  quoeum- 
que  cerit. 

Mais,  si  la  pureté  du  cœur  est  la  plus  belle  des  vertus  parce 
qu'elle  transforme  la  nature  humaine  et  la  rapproche  de  l'ange, 
comment   dire  les  périls  qu'elle  rencontre   sur  nos  sentiers 


MARIE  DANS  LE  TEMPLE  239 

fangeux?  Prenez  garde,  écrivait  l'apôtre  saint  Paul  aux  chrétiens 
de  la  primitive  église,  vous  portez  l'innocence  dans  un  vase 
si  fragile  que  le  moindre  choc  peut  le  briser  :  Habemus  thesaurum 
istum  in  vasi  futilibiis . 

Et,  en  réalité,  que  faut-il  pour  ternir  la  pureté  de  l'âme  et 
changer  l'or  en  un  plomb  vil,  comme  a  dit  le  poète?  Que  faut-il? 
une  pensée  qui  tout  à  coup  traverse  l'esprit  sans  défiance  et  y 
laisse  son  empreinte;  un  désir  qui  sollicite  la  volonté  surprise  et 
ne  rencontre  qu'une  molle  résistance  ;  un  regard  où  se  reflète  je 
ne  sais  quelle  image  qui  attire  le  cœur,  un  plaisir  qui  délecte 
les  sens  et  les  pousse  à  la  révolte. 

La  pureté,  c'est  comme  l'eau  transparente  que  troublent  quel- 
ques grains  de  sable  jetés  par  la  main  d'un  enfant.  C'est  comme 
la  fleur  que  souille  un  insecte  presque  invisible  enfermé  dans 
son  calice;  ou  bien  encore  c'est  la  lumière  qu'un  léger  souffle 
éteint;  et  ni  l'âge,  et  ni  les  vertus  péniblement  acquisss,  et  ni 
même  la  solitude  dont  rien  n'éveillent  les  échos,  ne  mettent  l'in- 
nocence à  couvert  des  tempêtes. 

Qu'importe  que  vous  ayez  marché  de  très  longues  années  dans 
la  vie  !  A  l'extrémité  clu  chemin, peut  encore  éclater  la  foudre. 

Qu'importe  que  vous  soyez  enracinés  dans  la  justice  comme 
est  enraciné  dans  le  sol  l'arbre  qui  s'incline  sous  le  poids  de  ses 
fruits  !  Demain  peut  se  déchaîner  tout  à  coup  un  orage  qui  vous 
brise. 

Et  s'il  est  vrai  que  la  solitude  avec  la  prière  est  une  citadelle 
difficile  à  franchir,  n'oublions  pas  cependant  que  la  tentation 
poursuivait  les  anachorètes  aux  cheveux  blancs  jusque  dans  les 
antres  de  la  Thébaïde,  et  que  Jérôme  à  Bethléem,  exténué  par 
les  jeûnes  et  les  veilles,  sentait  se  rallumer  le  feu  de  la  jeunesse 
au  souvenir  de  Rome. 

Comment  donc  rester  purs  et  ne  point  laisser  aux  mains  de 
l'ennemi  la  robe  virginale  ?  Marie  nous  l'enseigne  dans  le 
mystère  de  sa  présentation;  elle  fuit  le  monde  et  par  la  prière 
elle  se  jette  dans  les  bras  de  Dieu  comme  l'enfant  dans  les  bras 
de  sa  mère. 

Elle  fuit  le  monde,  et  pourquoi  ?  Parce  que,  dit  un  apôtre,  tout 
dans  le  monde  est  un  écueil  :  lotus  mundus  in  maligno  positus  est  ; 
Regardez-la  d'ici  cette  vaste  mer  que  traverse  l'humanité...  hélas  I 
que  de  navires  en  détresse  !  Que  de  naufrages  !  Que  d'épaves  sur 
les  flots  !  Mais  aussi,  que  d'écueils  ! 

La  barque,  poussée  par  le  vent,  rencontre  la  pierre  que  recouvre 
la  vague,  et  elle  s'y  brise...  Et  la  pureté,  que  rencontre  telle  dans 
le  monde  ? 

Elle  rencontre  le  livre  qui,  suu^  tous  les  formats,  dévoile  dans 
un  style  voluptueux  les  mystères  du  vice. 


240  MOIS  DE  MARFE 

Elle  rencontre  le  drame  qui  préconise  les  folies  du  cœur  et  les 
fait  applaudir  par  la  foule. 

Elle  rencontre  le  scandale  qui,  au  lieu  de  se  cacher  dans 
l'ombre,  descend  effronté  dans  la  rue  et  coudoie  tous  les  passants. 

Et  le  plaisir  qui  revêt  toutes  les  couleurs  et  par  les  sens  arrive 
jusqu'à  l'âme  dont  elle  éveille  les  convoitises  ;  et  la  vie  mondaine 
avec  les  provocations  du  luxe,  le  bruit  de  ses  fêtes  et  la  mollesse 
de  ses  mœurs  ;  et  ce  quelque  chose  de  sensuel  et  d'enivrant  qui 
est  dans  l'air,  qui  nous  enveloppe  comme  un  parfum,  qui  s'ino- 
cule en  quelque  sorte  à  notre  sang  et  le  corrompt  dans  nos  veines. . . 
qu'est-ce  que  tout  cela?  sinon  recueil . 

Allez  donc  imprudemment  au  milieu  de  ces  écueils,  respirez 
ces  parfums,  prenez  votre  part  de  ces  plaisirs,  qu'adviendra-t-il  ? 
Le  lis  sera  brisé  sur  sa  tige  parce  que  vous  ne  l'aurez  point  abrité 
contre  le  vent. 

Il  y  a  dans  nos  livres  sacrés  une  maxime  qui,  bien  méditée, 
sauverait  toutes  les  âmes.  «  Celui  qui  aime  le  péril,  dit  le  saint 
Esprit,  doit  nécessairement  périr  :  Qui  amat  périculum  in  Mo 
peribit.  »  Tomberiez-vous  dans  le  gouffre  si  vous  ne  veniez  pas 
vous  pencher  sur  ses  bords?  Le  dompteur  serait-il  dévoré  par  le 
lion  s'il  n'entrait  pas  dans  la  cage  de  fer  où  rugit  la  bête  féroce  ? 
Et  le  pilote  serait-il  englouti  par  les  flots  s'il  gagnait  le  port 
lorsque  de  l'horizon  arrive  la  tempête  ?  Qui  amat  péricolum  in  Mo 
peribit.  Eh  bien  !  Le  péril,  c'est  le  monde,  et  il  est  impossible 
qu'en  se  jouant  avec  le  monde  l'âme  ne  reçoive  aujourd'hui  ou 
demain  une  de  ces  blessures  qui  lui  donnent  la  mort  :  Qui  amat 
periculum  in  Mo  peribit. 

Aussi,  dans  tous  les  siècles,  qu'ont  fait  les  chrétiens  dont 
l'innocence  a  embaumé  la  vie?  Les  uns,  épouvantés  de  ce  déluge 
qui  couvrait  toute  la  terre  de  sa  fange,  se  sont  enfermés  dans 
l'arche;  et  l'arche,  c'est  le  cloître,  c'est  la  solitude.  Les  voyez- 
vous  surnager,  tandis  qu'autour  d'eux  tout  périt  ?  Ils  sont  purs , 
ils  sont  chastes ,  parce  qu'ils  ont  fui  le  monde  et  que  le  cloître, 
comme  l'arche  du  salut,  n'est  ouvert  que  du  côté  du  ciel. 

Les  autres,  appelés  par  la  Providence  à  vivre  au  milieu  de  la 
corruption  générale,  ont  soin  de  dresser,  comme  les  villes  bâties 
sur  le  bord  des  fleuves,  une  digue  puissante  qui  les  défende 
contre  les  eaux  grossies  par  les  orages ,  et  cette  digue  qui  détourne 
le  courant,  Jésus-Christ  l'appelle,  dans  le  saint  Evangile  :  la  Vigi- 
lance :  Vigilate. 

Le  monde  s'agite,  et  l'on  entend  le  bruit  de  ses  fêtes  et  l'on  voit 
la  foule  des  convives  qui  s'en  vont  au  plaisir. . .  Laissez  passer, 
le  flot.  Les  chrétiens  prudents  sont  derrière  la  digue  ,  et  pendant 
que  les  eaux  bourbeuses  entraînent  des  milliers  d'âmes,  la  vigi- 
lance les  garde  et  les  met  à  l'abri  du  péril. 


MARIE  DANS  LE  TEMPLE  241 

Suffit-il  pourtant  de  veiller  pour  éloigner  la  tentation  et  pour 
la  repousser  victorieusement,  lorsqu'elle  nous  assaille?  Le 
Seigneur  nous  répond  :  veillez  et  priez  ;  Vigilate  et  orate  : 

Lorsque  la  sentinelle  veille  au  sommet  des  remparts  et  de  là 
suit  tous  les  mouvements  de  l'ennemi,  à  l'intérieur  de  la  place 
les  assiégés  courent  aux  armes,  et  se  préparent  à  soutenir 
vaillamment  l'attaque. 

Or,  qu'elle  est  l'arme  qui,  dans  les  combats  de  la  vie  chrétienne, 
assure  la  victoire?  Je  n'en  connais  qu'une  seule;  et  cette  arme 
que  Dieu  lui-même  a  mise  entre  nos  mains,  c'est  la  prière:  Orate 
ut  non  intretis  in  tentationem. 

Vous  vous  étonnez  peut  être  que  tant  d'hommes  soient  vaincus 
dès  le  premier  choc  et  qu'ils  prennent  la  fuite  sans  opposer  de 
résistance.  Voyons.  Priaient-il?  Non.  Ils  ne  priaient  pas;  et  la 
tentation  est  venue  soudaine,  audacieuse,  opiniâtre...  et  elle 
les  a  brisés.  Voilà  tout  le  mystère. 

C'est  que  la  tentation,  c'est  la  force,  et  nous,  nous  sommes  la 
faiblesse;  et  quand  l'enfer,  le  monde  et  les  passions  se  liguent 
ensemble  pour  nous  assaillir  de  toutes  parts,  impossible... 
entendez-vous?  Impossible  de  franchir  cette  triple  enceinte,  s'il 
ne  nous  arrive  du  ciel  un  secours  surhumain. 

Mais,  vienne  Dieu  ;  qu'il  se  place,  selon  la  parole  du  prophète, 
comme  un  glaive  dans  nos  mains ,  un  casque  sur  notre  tête  et 
une  cuirasse  sur  notre  poitrine,  alors  qui  sera  contre  nous?  Si 
Deus pro  nobis  quis  contra  nos  ? 

«  Tu  ne  parviendras  pas  à  me  faire  trembler,  disait  un  des  plus 
illustres  sotitaires  à  Satan  qui,  pour  l'épouvanter,  lui  apparaissait 
sous  les  formes  les  plus  effrayantes;  je  ne  crains  pas,  car  Dieu 
est  avec  moi.  » 

Appelé  au  secours,  par  ce  cri  de  l'âme  qui  est  la  prière,  Dieu 
arrive  avec  sa  puissance ,  il  revêt  de  cette  puissance  invincible 
la  volonté  presque  défaillante,  et  soudain  la  volonté  se  relève. . . 
la  lutte  s'engage  et  quand  bien  même  tout  l'enfer  serait  là,  et  le 
monde  et  les  passions  investiraient  la  place,  que  peuvent  toutes 
ces  forces  ennemies  contre  une  âme  qui  est  revêtue  de  la  force 
de  Dieu  ? 

Mettez  donc  autour  du  cœur,  pour  en  défendre  la  pureté,  la 
vigilance  et  la  prière.  Confiez-en  surtout  la  garde  à  la  Vierge 
immaculée,  et  quoiqu'il  advienne,  vous  serez  vainqueurs.  Amen. 


U,  TRfeNTS-UNB. 


242  MOIS  DE  MARIE 

Huitième  iour. 
MARIE  A  NAZARETH 

Egredere  de  domo  tua  ei  cent  in  terrant 
quant  monstrabo  tibi. 

Sors  de   ta  maison  et  viens  dans  la 
terre  que  je  te  montrerai. 

Arrivée  à  l'âge  de  quatorze  ans,  Marie  dut  rentrer  dans  le 
monde,  ainsi  que  les  autres  vierges  d'Israël  consacrées  au 
Seigneur.  —  Quelle  heure  désolée!  Sortir  du  temple  où  elle  avait 
vécu  sous  la  main  et  le  regard  de  Dieu  comme  l'oiseau  sous  les 
ailes  de  sa  mère  !  Quitter  le  sanctuaire  où  son  enfance  s'était 
écoulée  comme  certain  fleuve  au  milieu  du  désert,  où  jamais 
personnene  vient  troubler  ses  bords  !  Prendre  sa  barque  attachée 
depuis  si  longtemps  au  rivage  et  l'abandonner  à  la  merci  des 
flots! 

Encore,  si  elle  avait  retrouvé  sous  le  toit  paternel  les  deux 
saints  vieillards  qu'avait  placés  la  Providence  auprès  de  son 
berceau!  Qui  donc  la  conduira  dans  ses  nouveaux  sentiers?  Qui 
lui  rendra,  dans  son  triste  abandon,  les  joies  de  la  famille?  Sur 
quelle  branche  la  colombe  craintive  ira-t-elle  poser  son  nid? 

Les  lévites  qui  avaient  admiré  ses  vertus,  demandèrent  au  ciel 
de  manifester  sa  volonté  par  quelque  signe  éclatant  ;  et  le  ciel  les 
entendit,  et  après  un  miracle  que  raconte  la  légende,  Marie  fut 
unie  à  Joseph,  dont  la  branche  d'amandier  refleurit  tout  à  coup  sur 
l'autel  ;  et  Joseph,  l'humble  charpentier,  descendant  comme  elle 
de  la  famille  de  David,  Joseph,  que  le  saint  Évangile  nomme  le 
Juste,  devint  son  époux  devant  les  hommes  en  restant,  devant 
Dieu,  le  gardien  de  sa  pureté  sans  tache. 

Désormais,  où  la  trouverons-nous?  A  Nazareth,  dans  un  pauvre 
atelier;  et  que  fait-elle  dans  cette  nouvelle  solitude?  Fille  des 
patriarches  et  des  rois,  elle  travaille  obscure  et  cachée  comme 
l'abeille  dans  sa  ruche,  et  soumise,  dévouée,  elle  trace  l'humble 
sillon  que  lui  a  confié  la  Providence. 

Et  c'est  ainsi  qu'elle  prélude,  par  l'accomplissement  du  devoir, 
aux  choses  merveilleuses  qui  devaient  bientôt  refléter  sur  sa  vie 
d'immortelles  splendeurs. 

Comme  elle,  nous  avons  tous  notre  tâche  à  remplir  dans  le 
monde  de  la  nature,  aussi  bien  que  dans  le  monde  des  âmes, 
chaque  être  a  sa  vocation,  et  si  vous  parcourez  de  la  pensée  cette 
hiérarchie  sans  fin,  qui  va  de  l'atome  imperceptible  à  l'étoile 
radieuse,  du  cèdre  au  brin  d'herbe,  du  lion  qui  rugit  dans  la 
forêt  à  l'insecte  qu'écrase  le  passant ,  vous  ne  trouverez  pas  même 


MARIE  A  NAZARETH  243 

an  grain  de  sable,  une  feuille,  une  goutte  d'eau  qui  pe  donne  sa 
note  bien  distincte  dans  le  concert  des  siècles. 

Le  soleil  a  été  créé  pour  éclairer  les  mondes  et  féconder  dans 
le  sol  les  germes  de  la  vie,  et  depuis  que  Dieu,  en  se  jouant,  l'a 
lancé  dans  l'espace,  c'est  toujours  lui  qui  ramène  le  jour  et  fait 
reverdir  les  sillons. 

A  la  mer,  il  a  été  dit  de  recevoir  dans  ses  abîmes  insondables 
les  fleuves,  dont  les  eaux  tombées  du  ciel  y  remontent  en  nuages 
et  les  fleuves,  au  terme  de  leur  course,  viennent  toujours  à  la 
mer  sans  jamais  en  combler  les  gouffres. 

L'arbre  a  reçu  la  sève,  dont  l'éclosion  donne  le  fruit,  et  à  l'heure 
voulue,  sur  les  branches  qu'avait  desséchées  l'hiver,  la  sèvo 
refleurit. 

Mais  alors,  que  dirons-nous  de  l'homme  placé  au  milieu  de  la 
création  pour  en  être  le  pontife  et  le  roi  ?  A-t-il  été  jeté  sur  la  terre, 
celui-là,  pour  y  vivre  au  hasard?  Dieu,  en  le  faisant  et  si  grand 
et  si  beau ,  n'a-t-il  pas  dressé  devant  lui  un  but  déterminé  qu'il 
doit  poursuivre  de  toute  l'activité  de  son  intelligence?  Et  son 
cœur,  dont  les  aspirations  franchissent  toutes  limites,  doit-il  aller 
dans  sa  fougue  comme  le  coursier  qui  ne  sait  où  aboutissent  les 
divers  chemins  qui  s'ouvrent  devant  lui? 

Non.  La  vocation  de  l'homme  est  toute  dans  ces  paroles  du 
Maître  :  Cherchez  avant  tout  le  royaume  du  ciel  :  Quœrite  primum 
regnum  Dei,  Libre  à  lui,  sans  doute,  de  s'agiter  dans  n'importe 
quel  labeur  à  la  surface  de  la  terre.  Libre  à  lui  de  présenter  habi- 
lement sa  voile  aux  souffles  qui  mènent  à  la  fortune  et  aux  hon- 
neurs. Mais,  tout  cela  c'est  le  temps,  et  au  terme  du  temps  qu'y- 
a-t-il  ?  Il  y  a,  dit  le  saint  Évangile,  le  royaume  de  Dieu  :  Regnum 
Dei.  Et  voilà  la  fin  dernière,  le  but  suprême  de  la  vie. 

Seulement,  s'il  est  vrai  que,  parties  des  points  les  plus  opposés 
de  l'horizon,  des  milliers  débarques  se  croisant  sur  les  flots, 
peuvent  aborder  au  même  rivage,  il  est  également  vrai  que  mille 
chemins  conduisent  aux  rives  éternelles,  et  de  là  cette  diversité 
de  vocations  semblables  à  autant  de  sentiers  par  lesquels  passe 
l'humanité . 

L'un  est  appelé,  comme  Moïse,  au  sommet  de  la  montagne 
pour  traiter  avec  Dieu  les  intérêts  des  peuples,  et  l'autre  est  laissé 
dans  la  plaine  où  se  débattent  avec  une  agitation  fébrile  les  ques- 
tions de  la  terre  et  du  temps. 

L'un  est  attiré  par  un  instinct  mystérieux  dans  le  silence  du 
c'oitre,  et  l'autre  doit  rester  sur  la  haute  mer  au  milieu  des 
tempêtes. 

L'un,  doué  de  la  science  et  du  génie,  se  fraie  une  voie  lumi- 
neuse, et  l'autre  vit  inconnu  dans  son  obscurité. 

L'un  est  poussé  par  le  ilôt  des  événements  à  la  richesse  ou  à  la 


244  MOIS  DE   MARIÉ 

gloire,  et  l'autre,  malgré  son  rude   labeur,    n'atteint  jamais 
la  rive. 

De  même  que  sur  le  champ  de  bataille  tout  soldat  a  son  poste, 
nous  avons  tous  notre  place  distincte  dans  la  vie  et  de  ces  voca- 
tions multiples  dépend  l'harmonie  de  la  société. 

Qu'est-ce,  en  effet,  que  la  société,  si  nous  étudions  en  détail  sa 
vaste  et  magnifique  architecture  ?  C'est  en  haut,  à  la  cime,  l'auto- 
rité qui  commande,  et  en  bas  l'obéissance  qui  s'incline  devant 
la  loi. 

C'est  le  savant  qui,  dans  le  silence  de  ses  veilles,  éclaircit  les 
mystères  que  la  foule  trop  affairée  n'a  pas  le  temps  d'approfondir. 

C'est  le  laboureur  dont  les  sueurs  fécondent  arrosent  les  sillons 
qu'a  creusés  la  charrue. 

C'est  l'ouvrier  qui,  pour  gagner  son  pain ,  s'incline  les  longues 
heures  du  jour  sur  son  instrument  de  labeur. 

C'est  le  soldat  qui  protège  la  frontière  et  veille  à  la  garde  des 
cités. 

C'est  tout  homme  riche  ou  pauvre,  n'importe,  qui  à  sa  place 
coopère  à  la  marche  régulière  de  la  société,  comme  tout  rouage 
au  fonctionnement  de  la  machine  habilement  construite  pour 
mesurer  le  temps. 

Et  si  de  la  société  civile  nous  passons  à  la  société  chrétienne , 
là  aussi  ne  faut-il  pas  des  prêtres  qui  enseignent  la  foule  et  lui 
distribuent  les  richesses  du  ciel  ? 

Ne  faut-il  pas  des  docteurs  qui,  regardant  en  face  la  vérité  sans 
en  être  éblouis,  nous  en  dévoilent  les  secrets? 

Ne  faut-il  pas  des  apôtres  qui,  armés  non  du  glaive  mais  de  la 
croix,  aillent  conquérir  les  terres  infidèles  qu'oppriment  le  fana 
tisme  et  l'erreur  ? 

Ne  faut-il  pas  les  légions  pacifiques  du  cloître  qui  se  donnent 
jusqu'à  l'immolation  à  toutes  les  infortunes  et  qui  s'interposent 
comme  victimes  entre  les  crimes  de  la  terre  et  la  justice  du  ciel  ? 

Toutes  ces  vocations,  nous  dit  l'apôtre  S.  Paul,  sont  établies 
par  Dieu  même  comme  sont  taillées  selon  le  plan  de  l'architecte 
toutes  les  pierres  qui  doivent  entrer  dans  la  construction  de  l'édi 
fice  :  Ipse  dédit  quosdam  apostolos ,  quosdam  autem  prophetas,  alios 
vero  évangélitas ,  alios  autem pastores  et  doctores.  C'est  lui  qui,  en 
constituant  la  société,  a  distribué  toutes  les  parties  de  ce  corps 
immense  comme  c'est  lui  qui,  en  créant  le  monde,  a  fait  des  val- 
lées et  des  montagnes,  des  soleils  et  des  étoiles,  des  fleuves  et 
des  mers. 

De  là  je  conclus  qu'il  n'est  pas  de  vocation  incompatible  avec 
nos  destinées  immortelles.  En  preuve,  ouvrons  la  vie  des  saints. 
Quel  est  l'arbre,  arrosé  de  la  grâce  divine  qui  n'ait  donné  des 
fruits  de  sainteté?  Est-ce  la  gloire?  Mais,  comptez  tous  les  rois  et 


MARIE   A  NAZARETH  245 

toutes  les  reines  qui  ont  caché  sous  la  pourpre  des  vertus  héroï- 
ques et  mérité  de  recevoir  sur  leur  front  la  couronne  des  élus. 

Est-ce  la  science?  Mais  de  S.  Jérôme  à  S.  Thomas  d'Aquin,  que 
de  savants,  de  philosophes  et  de  docteurs  resplendissent  au  ciel 
comme  des  soleils  qui  jamais  ne  se  voilent  ! 

Est-ce  la  richesse?  Mais,  Jésus-Christ  a  proclamé  bienheureux 
le  riche  qui  traverse  la  fortune  sans  lui  donner  son  cœur  et  vous 
savez  que  l'or  mis  au  service  du  pauvre  a  les  promesses  de 
l'éternité. 

Dans  ce  peuple  de  saints  qui  ont  enfin  jeté  l'ancre  au  rivage, 
regardez  bien...  N'y-a-t-il  pas  des  laboureurs  comme  S.  Isidore, 
des  bergères  comme  St0  Germaine,  des  soldats  comme  S.  Maurice 
et  des  mendiants  comme  S.  François  d'Assise  ? 

N'y-a-t-il  pas  des  vierges  dont  l'amour  sans  partage  a  gardé 
tout  son  parfum?  des  épouses  qui,  vivant  au  milieu  des  ruines, 
ont  relevé  de  leurs  mains  le  temple  démoli?  des  mères  qui,  avec 
des  prières  et  des  pleurs  ont  sauvé  l'âme  de  leurs  enfants?  et  des 
veuves  qui  se  sont  santifiées  dans  la  retraite  et  dans  les  larmes? 

Quelle  que  soit  la  place  que  vous  occupiez  dans  la  vie,  regardez 
encore  là  haut,  et  vous  trouverez  certainement  dans  la  gloire  et 
le  bonheur  des  justes  qui,  à  la  même  place,  ont  porté  courageu- 
sement le  même  poids  du  travail,  d'épreuves  et  de  douleurs. 

Pensée  consolante  !  Vous  vous  désolez  quelquefois  parce  que 
la  Providence  vous  a  mis,  avec  une  effrayante  responsabilité,  à 
la  tête  d'une  famille,  au  lieu  de  vous  laisser  goûter  dans  la  liberté 
du  cœur  les  charmes  de  la  paix. 

Il  vous  semble  qu'enchaînée  par  les  préoccupations  de  la  terre, 
jamais  l'âme  ne  pourra  prendre  son  vol  et  planer  au  dessus  de 
ce  qui  passe. 

Le  monde  surtout  vous  épouvante  et  vous  désespérez  d'arriver 
sûrement  au  terme  de  la  route  que  bordent  tant  d'abîmes. 

Rassurez-vous.  Il  n'est  point  d'affaires,  ni  de  luttes  ni  de  périls 
qui  se  dressent  devant  l'âme  comme  un  obstacle  impossible  à 
franchir,  et  tout  homme  dont  la  grâce  aide  la  volonté  peut  arriver 
au  port,  à  la  condition  cependant  que,  fidèle  à  remplir  les 
devoirs  de  son  état,  il  guide  bien  sa  voile  et  n'abandonne  jamais 
le  gouvenail. 

Est-il  nécessaire  de  vous  démontrer  avec  de  longs  raisonne- 
ments que  chaque  vocation  a  ses  devoirs  respectifs  comme  cha- 
que fleur  dans  un  jardin  a  ses  nuances,  chaque  fruit,  sa  saveur 
et  chaque  arbre,  son  feuillage? 

Evidemment,  autres  sont  les  obligations  du  prêtre  qui  a  reçu  la 
mission  de  défricher  le  vaste  champ  des  âmes,  et  autres  celles  du 
simple  fidèle  qui,  dans  ce  champ  où  croissent  tant  d'épines,  n'a 
qu'à  creuser  un  seul  et  unique  sillon. 


246  MOIS  DE  MARIE 

Autres  sont  les  obligations  de  la  jeune  fille  qui  n'a  que  sa  barque 
à  conduire  sur  les  flots  tourmentés,  et  autres  celles  de  la  mère 
4ui  répond  de  toute  la  famille  comme  le  pilote  des  passagers  qui 
séjournent  à  son  bord. 

Et  si  le  maître  doit  consacrer  la  part  de  puissance  qu'il  tient 
dans  les  mains  au  triomphe  de  la  justice  et  de  la  vérité,  la  servi- 
teur, lui,  doit  respecter  cette  puissance  que  Dieu  couvre  de  son 
ombre. 

Que  faut-il  donc  pour  conquérir  ce  royaume  des  cieux  qui 
apparait  dans  le  lointain,  à  l'extrémité  de  la  vie,  comme  le  prix 
au  terme  de  la  course  ?  Quœrile  primum  regnum  Dei. 

Faut-il  prendre  le  cilice  de  l'anachorète  et  en  déchirer  le  corps? 
Faut-il  quitter  le  monde  et  aller  dresser  sa  tente  au  fond  de  quel- 
que solitude?  Faut-il  même  semer  à  profusion  dans  la  vie  les 
œuvres  de  la  piété  chrétienne  ? 

Le  maître  nous  répond  :  bien  des  hommes  me  diront  au  jour 
du  jugement  :  n'est-ce  pas  en  votre  nom  que  nous  avons  prophé- 
tisé, chassé  les  démons  et  opéré  les  prodiges  les  plus  étonnants? 
Et  cependant  je  les  rejetterai  de  ma  face,  et  pourquoi?  Parce  que 
ce  ne  sont  pas  ceux  qui  disent:  Seigneur,  Seigneur,  qui  entre- 
ront au  ciel,  mais  ceux  qui  font  la  volonté  de  Dieu  :  Sed  quijacit 
roluntatem  patris  mei  qui  in  cœlis  est. 

Or,  comment  se  manifeste  en  chaque  homme  la  volonté  divine  ? 
Elle  se  manifeste  surtout  par  le  rôle  que  Dieu  lui  assigne  comme 
acteur  sur  le  théâtre  où  se  jouent  nos  destinées.  Lorsque  au 
premier  jour,  le  Créateur  des  mondes ,  prenant  la  poussière  entre 
ses  mains  puissantes,  transformait  cette  vile  poussière  en  étoiles, 
en  arbres  et  en  fleurs,  que  voulait-il  ?  Il  voulait  que  l'étoile  brillât 
au  sein  des  nuits  tranquilles,  que  la  fleur  embaumât  les  brises 
du  printemps  et  que  l'arbre  nous  abritât  sous  son  ombre  et  nous 
nourrît  de  ses  fruits,  et  si  l'étoile  pâlissait  au  firmament,  et  si 
la  fleur  n'avait  plus  de  parfum  et  si  l'arbre  ne  poussait  que  des 
branches  stériles,  ces  êtres  dévoyés  ne  rempliraient  plus  les 
desseins  de  la  Providence,  et  Dieu  n'aurait  qu'à  les  briser  comme 
on  brise  l'instrument  qui  ne  rend  plus  de  son. 

Ainsi  en  est-il  des  hommes  qui  viennent  tour  à  tour  sur  la 
scène.  En  les  appelant  à  la  vie,  Dieu  leur  distribue  leur  rôle  et  il 
leur  donne  en  même  temps  des  aptitudes  en  rapport  avec  leurs 
destinées.  L'un  reçoit,  en  vue  de  sa  vocation  et  pour  atteindre 
sa  fin,  une  vaste  intelligence  et  l'autre  un  grand  cœur-,  celui-ci 
l'énergie  du  caractère  et  celui-là  des  trésors  de  tendresse  et  de 
dévouement,  et  c'est  ainsi  que  se  révèle  la  volonté  divine. 

Supposez  donc  que,  placés  providentiellement  à  n'importe  quel 
poste,  vous  y  restiez  coûte  que  coûte,  disposés  à  mourir,  s'il  le 
faut,  plutôt  que  de  trahir  le  devoir. . .  Là  haut,  Dieu  vous  applaudit 


ANNONCIATION  247 

et  avec  vos  œuvres  et  vos  mérites  de  chaque  jour  il  vous  tresse 
la  couronne  :  Et  quand  viendra  l'heure  à  laquelle  on  paie  à 
l'ouvrier  son  salaire,  vous  recevrez  comme  récompense  le 
royaume  du  ciel  promis  à  celui  qui  fait  sur  la  terre  la  volonté 
de  Dieu  :  Qiiijacit  voluntatem  patris  met  qui  in  cϔis  est. 

Mais,  au  contraire,  lâches  ou  indifférents,  vous  n'avez  pas 
rempli  les  devoirs  de  votre  vocation.  Dieu  vous  avait  donné  la 
charge  d'une  famille,  et  vous  n'avez  pas  élevé  chrétiennement 
vos  enfants.  Il  vous  avait  confié  la  fortune  pour  secourir  les 
misères  humaines,  et  vous  détournant  du  pauvre,  vous  avez  jeté 
l'or  au  plaisir  et  à  la  vanité.  Il  vous  avait  condamnés  au  travail, 
et  au  lieu  de  vous  incliner  sans  murmures,  vous  avez  crié  à 
l'injustice  et  laissé  la  haine  soulever  votre  cœur. 

Arrivons  au  dernier  jour.  Eussiez-vous  connu  les  secrets  de 
l'avenir  comme  les  prophètes  :  Eussiez-vous  chassé  les  démons 
comme  les  apôtres  ;  eussiez-vous  multiplié  les  prodiges  comme 
les  thaumaturges.  ».  Dieu  vous  affirme  qu'il  vous  refusera  tout 
salaire  parce  que  vous  n'avez  pas  fait  la  journée  que  vous  avez 
tracée  dans  son  champ  le  père  de  famille.  C'est  effrayant. 

Mais  aussi,  prenons  de  toutes  les  vocations  la  plus  obscure. 
Voyez-vous  là  bas,  dans  les  plaines  de  Pibrac,  cette  petite  fille  à 
laquelle  le  ciel  a  refusé  tous  les  dons  de  la  nature?  Née  pauvre 
dans  une  chaumière  délabrée,  souffrant  pendant  vingt-deux  ans 
de  la  faim  et  de  l'injustice  de  l'homme,  ne  trouvant  ni  pain,  ni 
repos  dans  son  gite  du  soir,  mourant  enfin  seule,  abandonnée, 
sur  un  lit  de  sarments —  qu'a-t-elle  fait  dans  son  horizon 
restreint  pour  mériter  que  Dieu  la  tire  de  la  poussière  et  la  place 
sur  les  autels  de  son  Eglise  au  milieu  des  applaudissements  du 
peuple?  Résignée  dans  la  souffrance,  elle  a  fait  sa  journée  de 
bergère  ;  voilà  tout,  et  cela  suffit  pour  que  les  siècles  tombent  à 
genoux  devant  elle. 

Soyons  donc  fidèles  aux  devoirs  de  notre  vocation  ;  et  le  devoir 
accompli  dans  la  grâce  et  l'amour  nous  ouvrira  le  ciel.  Amen. 


Neuvième  jour. 
ANNONCIATION 


Maria  de  quà  naius  est  Jésus. 
Marie  de  laquelle  est  né  Jésus. 

Marie  vivait  depuis  deux  mois,  humblement  soumise  à  la  loi 
du  travail,  dans  la  pauvre  maison  de  Nazareth.  Un  jour,  elle 
suppliait  le  Seigneur,  avec  les  patriarches  et  les  prophètes, 


248  MOIS  DE  MARIE 

d'envoyer  le  juste  qui  devait  racheter  Israël.  Tout  à  coup,  au  sein 
d'un  nuage  resplendissant  comme  un  rayon  d'or  détaché  de 
l'azur,  voyez-vous  cet  ange  qui  unit  aux  grâces  de  l'innocence 
terrestre  les  splendeurs  adoucies  de  la  majesté  du  ciel  ?  «  Je  vous 
salue,  dit-il,  pleine  de  grâce  :  Ave,  gratia  pleina  ;  Le  Seigneur  est 
avec  vous  :  Dominus  tecum  ;  Vous  êtes  bénie  entre  les  femmes  : 
Benedicta  tu  in  mulieribus. 

A  cette  apparition  vraiment  étrange  et  en  entendant  ces  paroles 
plus  étranges  encore ,  que  fait  Marie?  Elle  se  trouble:  Turbata 
est  in  sermone  ejus.  Pourquoi  donc  tant  d'éloges  et  d'où  peut 
venir  cette  salutation  qui  lui  parle  de  grandeur:  Et  cogitabat 
qualis  esset  ista  saîutatio. 

Et  l'ange  a  repris  :  Ne  craignez  rien  ;  vous  avez  trouvé  grâce 
devant  Dieu.  Voilà  que  vous  concevrez  et  enfanterez  un  fils  et 
vous  lui  donnerez  le  nom  de  Jésus.  Il  sera  grand  et  on  l'appellera 
le  fils  du  Très  Haut,  et  le  Seigneur  Dieu  lui  donnera  le  trône  de 
David  son  père,  et  il  régnera  éternellement  sur  la  maison  de 
Jacob,  et  son  règne  n'aura  point  de  fin  :  Ecce  concilies  et  paries 
filium  et  vocabis  nomen  ejus  Jesum. 

Nouvelles  alarmes  pour  la  Vierge  si  pure  !  N'a-t-elle  pas  fait 
de  son  cœur  et  de  sa  vie ,  dans  le  temple  de  Jérusalem ,  un 
holocauste  solennel  ?  Quomodo  fiet  istud  ?  Et ,  pour  calmer  ses 
angoisses,  l'ambassadeur  divin  se  hâte  d'ajouter  :  L'Esprit-Saint 
surviendra  en  vous,  et  la  vertu  du  Très  Haut  vous  couvrira  de 
son  ombre,  et  c'est  pourquoi  le  saint  qui  naîtra  de  vous  sera 
appelé  le  fils  de  Dieu  :  Quod  nascetur  ex  te  sanctum  vocabitur 
Filius  Dei. 

Jamais  une  heure  semblable  à  celle  là  dans  l'histoire  de 
l'humanité.  Le  salut  du  monde  est  tout  entier  entre  les  mains  de 
Marie  et  d'un  mot  de  ses  lèvres  immaculées  dépend  sa  délivrance. 

«  Dites-le  donc  ce  mot,  s'écrie  S.  Augustin  :  Responde  jam  yvirgo 
sacra.  Ne  voyez-vous  pas  les  générations  proscrites  qui  l'im- 
plorent à  vos  pieds?  Parlez,  ô  Vierge,  parlez;  le  ciel  est  dans 
l'attente  et  la  terre  désolée  vous  supplie  d'accueillir  la  parole 
de  l'ange. 

Et  Marie  s'incline  sous  la  volonté  du  Très  Haut  :  Ecce  ancilla 
Domini.  Et  à  l'instant,  s'accomplit  le  mystère  d'amour  promis  à 
l'homme  tombé  depuis  quarante  siècles  ;  la  justice  et  la  misé- 
ricorde s'embrassent ,  le  Verbe  descendu  de  l'éternité  s'incarne 
dans  le  sein  de  la  Vierge  sans  tache ,  et  Marie  devient  mère  de 
Dieu. 

Tel  est  dans  toute  sa  vérité  le  récit  de  l'Evangile. 

A  quelques  siècles  de  là,  deux  cents  évêques  étaient  réunis  en 
concile  dans  la  ville  d'Ephèse.  Nestorius,  patriarche  de  Constan 
tinople,  ayant  osé  nier  la  maternité  divine ,  un  long  cri  de  rénro- 


ANNONCIATION  249 

bation  avait  retenti  de  l'orient  à  l'occident,  et  les  juges  de  la  foi , 
réunis  pour  venger  l'insulte  faite  à  la  Mère  du  Sauveur,  allaient 
décréter  le  dogme. 

Ephèse  est  en  prière.  De  tous  les  temples  s'élèvent,  comme  la 
voix  des  granr!^  eaux,  les  supplications  les  plus  ardentes, 
demandant  que* la  vérité  triomphe  et  que  l'erreur  soit  vaincue,  et 
lorsque  enfin  le  Concile  a  défini  que  Jésus-Christ,  né  de  la 
Vierge,  étant  réellement  Dieu,  la  Vierge  sa  mère  devait  être 
appelée-.  Mère  de  Dieu...  entendez-vous  ces  acclamations 
enthousiastes?  La  foule  se  précipite  au  devant  des  évêques,  elle 
jette  des  fleurs  sur  leur  passage,  elle  leur  brûle  de  l'encens,  elle 
dresse  des  arcs  de  triomphe  ;  c'est  comme  la  joie  qui  suit  une 
immense  victoire  ;  et  depuis  ce  jour,  nous  redisons  avec  l'Eglise  : 
Sainte  Marie,  mère  de  Dieu,  priez  pour  nous:  Sancta  Maria, 
mater  Dei,  or  a  pro  nobis. 

Avez-vous  mesuré  tout  ce  qu'il  y  a  de  grandeur  dans  ce  titre 
incommunicable? 

On  assure  que,  dans  les  déserts  de  l'Egypte,  à  mesure  qu'on 
s'éloigne  des  pyramides ,  ces  monuments  gigantesques,  au  lieu 
de  s'abaisser  à  l'horizon,  semblent  au  contraire  se  rapprocher 
des  cieux.  Ainsi  en  est-il  de  la  maternité  divine.  Contemplée  d'ici 
bas,  cette  dignité  suréminente  s'élève,  s'élève  encore,  et  lorsque 
je  cherche  la  cime,  elle  se  perd,  dit  S.  Thomas,  dans  les  profon- 
deurs de  la  divinité  :  Attingit fines  deitatis. 

Tous  les  êtres  de  la  création  sont  échelonnés  avec  une  pro- 
gression harmonieuse  et  par  la  pensée  je  vais  graduellement  du 
grain  de  sable  à  la  montagne ,  de  la  goutte  d'eau  au  torrent ,  du 
brin  de  mousse  au  cèdre  majestueux.  Mais,  s'agit-il  de  la  mater- 
nité de  Marie,  je  ne  sais  plus  ou  trouver  des  termes  de  compa- 
raison, et  c'est  en  vain  que  je  me  représente,  avec  les  plus  riches 
couleurs,  toutes  les  gloires  de  la  terre  et  toutes  les  gloires  du 
ciel;  autant  le  ciel  est  au  dessus  de  la  terre,  autant  et  plus 
encore  cette  grandeur  l'emporte  sur  tout  ce  qui  n'est  pas  Dieu. 

Et  Dieu  lui-même,  tout  puissant  qu'il  est,  pouvait-il  conférer  à 
Marie  une  grandeur  plus  admirable,  une  dignité  plus  éminente 
que  de  la  choisir  entre  toutes  les  femmes  d'Israël  pour  lui  servir 
de  mère  ? 

Oui  ;  Dieu  pouvait  tirer  du  néant  un  soleil  plus  radieux,  des 
étoiles  plus  étincelantes  et  une  terre  plus  féconde.  Il  pouvait 
donner  à  la  mer  des  abîmes  plus  profonds,  à  la  fleur  des  parfums 
plus  suave-s  et  à  l'arbre  des  fruits  plus  délicieux.  Il  pouvait,  en 
créant  l'homme,  élargir  les  horizons  de  son  intelligence,  creuser 
dans  son  cœur  d'autres  sources  d'amour  et  réunir  dans  la  struc- 
ture, déjà  si  belle  de  son  corps,  toutes  les  merveilles  du  monde 
matériel.  Il  pouvait  même  ajouter  sans  mesure  et  sans  fin  de 


250  MOIS  DE  MARIE 

nouvelles  grâces  aux  grâces  étonnantes  qui  étaient  déversées 
comme  un  fleuve  dans  l'âme  de  Marie. 

Mais,  pouvait-il  faire  une  mère  plus  grande,  plus  élevée  que  la 
très  Sainte  Vierge?  Non,  répond  S.  Bonaventure  ;  et  pourquoi? 
Parce  que  c'est  le  Fils  qui  est  la  grandeur  de  la  mère. 

Un  orateur  célèbre,  ayant  à  louer  Philippe,  roi  de  Macédoine, 
vanta  la  noblesse  de  son  origine,  l'étendue  de  sa  puissance,  le 
nombre  de  ses  victoires,  et  puis...  s'interrompant  tout  à  coup... 
à  quoi  bon,  s'écria-t-il,  tant  d'éloges?  Philippe  a  été  le  père 
d'Alexandre  ;  et  c'est  tout  dire  :  Hoc  iinum  tibidixisse  sufficiat filium 
te  habuisse  Alex  an  irum. 

Or,  regardez  bien  l'enfant  que  la  Vierge  de  Nazareth  tient  dans 
ses  bras.  Est-il  seulement  un  roi,  un  conquérant,  un  philosophe? 
Est-il  un  thaumaturge?  Est-il  un  prophète?  C'est  le  créateur  du 
monde,  c'est  le  maître  de  l'univers,  c'est  le  Sauveur  du  genre 
humain...  C'est  Dieu. 

Prêtez  donc  à  tous  les  êtres  une  voix  puissante,  et  de  ces  voix 
de  la  terre  et  du  ciel  faites  en  l'honneur  de  Marie  un  immense 
concert.  Réunissez  toutes  les  pages  que  lui  ont  dédiées  les  siècles 
et  avec  ces  chefs-d'œuvre  de  la  science  et  du  génie  élevez  un 
monument  qui  atteigne  les  nues.  Evoquez  de  la  tombe  poètes  et 
artistes,  écrivains  et  orateurs  qui  ont  propagé  son  culte  et  dites- 
leur  de  l'exalter  tous  ensemble  en  présence  du  peuple...  Quel 
beau  chant!  N'est-ce  pas?  Quelle  magnifique  ovation!  Quel 
triomphe  incomparable  ! 

Et  pourtant,  que  sont  toutes  ces  louanges  venues,  comme 
autant  d'échos  harmonieux ,  des  extrémités  les  plus  lointaines 
de  l'espace  et  du  temps?  Il  y  a  dans  le  saint  Évangile  une  parole 
qui  est,  à  elle  seule,  le  plus  sublime  de  tous  les  panégyriques: 
Maria  de  quà  natus  est  Jésus;  Marie  de  laquelle  est  né  Jésus. 
Voilà  qui  résume  toutes  les  grandeurs. 

Voulez-vous  donc  savoir  pourquoi  Dieu  a  fait  en  sa  faveur  des 
choses  étonnantes  et  manifesté  la  force  et  la  puissance  de  son 
bras,  comme  elle  le  chantait  elle-même  dans  son  hymne  inspirée  : 
Fecit  mihi  magna  qui potens  est.  Marie  a  été  mère  de  Dieu:  Maria 
de  quà  natus  est  Jésus.  Et  alors  est-il  bien  étrange  que,  seule  et  par 
un  privilège  unique,  elle  soit  entrée  dans  la  vie  sans  encourir 
l'anathème  lancé  contre  les  générations  et  que  devant  elle  se 
soient  arrêtées  les  eaux  fangeuses  comme  autrefois  le  Jourdain 
devant  l'arche  du  Seigneur? 

Est-il  bien  étrange  qu'au  jour  de  l'Annonciation,  un  envoyé 
céleste,  le  front  rayonnant  d'une  immortelle  splendeur,  la  salue 
comme  sa  reine  et  la  proclame  pleine  de  grâces  et  riche  en  béné- 
dictions par  dessus  toutes  les  femmes?  Benedicta  tu  in  mulieribus. 

Est-il  bien  étrange  que  sa  chair  immaculée  n'ait  pas  connu  la 


ANNONCIATION  251 

corruption  de  la  tombe  et  que  ce  lis  virginal,  à  peine  incliné  sur 
sa  tige,  ait  refleuri  dans  l'éternité? 

Est  il  bien  étrange  enfin  que  sa  gloire  au  ciel  éclipse  toute 
gloire  et  que,  sur  terre,  l'humanité  suppliante  l'invoque  à  deux 
genoux. 

Marie  est  mère  de  Dieu  !  Et  vous  vous  étonneriez  qu'en  se 
créant  une  mère,  Dieu  ne  l'ait  faite  semblable  à  aucune  autre  et 
qu'il  ait  mis  dans  cette  création  toute  sa  puissance  et  toute  sa 
sagesse,  comme  l'architecte  met  tout  son  génie  à  construire  un 
édifice  ? 

Marie  est  mère  de  Dieu  !  et  Dieu  qui  est  la  sainteté  ne  lui  don- 
nerait pas,  au  sortir  de  ses  mains,  la  pureté  de  l'ange?  Et  il  livre- 
rait la  chair  innocente  dont  a  été  formée  sa  chair  aux  horreurs 
du  sépulcre  !  et  il  ne  mettrait  pas  à  son  front  une  couronne  plus 
brillante  que  la  couronne  des  élus  ? 

Marie  est  mère  de  Dieu  !  et  la  mère  ne  partagerait  pas  la  gloire 
du  fils?  Inventez  plutôt  d'autres  privilèges  et  d'autres  grandeurs  ; 
placez  d'autres  diamants  à  son  diadème,  ajoutez  de  nouvelles 
broderies  à  son  vêtement  royal. . .  L'esprit  humain  ne  concevra 
jamais  rien  que  Dieu  n'ait  accordé  à  sa  mère. 

Et  la  terre,  elle  aussi,  pourra-t-elle  jamais  dans  son  culte  de 
vénération,  de  confiance  et  d'amour,  décerner  à  Marie  plus 
d'honneurs  que  n'en  mérite  une  mère  de  Dieu? 

Elle  avait  dit,  l'humble  vierge,  dans  son  cantique:  toutes  les 
générations  me  proclameront  bienheureuse  :  Beatam  me  decit  om- 
nés  generationes.  Et  l'oracle  s'est  accompli.  Semblable  au  grain  de 
blé  qui,  d'abord  enfoui  dans  la  terre,  s'épanouit  au  soleil  en  épis 
abondants,  le  culte  de  Marie,  sorti  avec  l'Église  persécutée  du 
silence  et  de  l'obscurité  des  catacombes,  est  devenu  comme  un 
arbre  immense  dont  les  rameaux  toujours  en  sève  ne  perdent  ni 
les  feuilles  ni  les  fruits,  et  à  l'heure  où  je  vous  parle,  quel  est  le 
coin  de  terre  où  cet  arbre,  que  Jésus-Christ  a  planté,  n'ait  étendu 
ses  racines  ?  Quel  est  le  peuple ,  conquis  à  la  foi ,  qu*  ne  s'abrite 
sous  son  ombre?  Marie  est  partout  avec  ses  temples,  ses  autels, 
ses  statues,  ses  fêtes,  ses  cantiques  et  dans  Vunivers  chrétien, 
il  n'est  pas  un  écho  qui  ne  chante  son  nom. 

Cela  est  tellement  vrai  que  les  impies  se  scandalisent  ou 
feignent  de  se  scandaliser,  prétendant  que  le  culte  de  la  mère 
amoindrit  le  culte  du  fils.  Mais,  comment  ne  voient-ils  pas  que 
c'est  uniquement  à  cause  du  fils  que  nous  vénérons  la  mère? 
Car  enfin,  quelle  est  celle  que  nous  prions  avec  les  siècles?  Est- 
ce  la  fille  des  patriarches  et  des  rois?  Est-ce  la  Vierge  plus  pure 
que  le  lis?  Est-ce  la  chaste  épouse  du  vertueux  Joseph?  Est-ce  la 
femme  dont  la  sainteté  rayonne  commo  un  soleil  devant  lequel 
toute  vertu  pâlit?  Non.  C'est  la  Mère  de  Dieu,  et  la  maternité  divine 


252  MOIS  DE  MARIE 

est  la  seule  raison  de  notre  culte  comme  elle  est  le  seul  principe 
de  ses  grandeurs. 

Otez  l'enfant  Dieu  des  bras  de  sa  Mère,  que  reste-t-il?  Une 
femme  dont  je  connais  à  peine  le  berceau  et  dont  la  vie  ressemble 
à  certains  fleuves  qui,  dès  la  source,  se  perdent  sous  les  sables  et 
ne  reparaissent  qu'à  la  mer.  Or,  l'Eglise  pourra  bien  inscrire  son 
nom  dans  les  sacrés  dyptiques  ;  elle  pourra  lui  élever  quelque 
paît  un  autel  et  lui  dédier  une  fête  qui  chaque  année  ramènera 
son  souvenir.  Mais,  un  culte  qui  embrasse  tous  les  temps  et 
toutes  les  nations  !  Un  culte  qui,  au  lieu  de  pâlir  avec  les  années 
comme  un  astre  vieilli,  jette  au  contraire  de  plus  vives  clartés  ! 
Un  culte  qui  s'impose  à  la  science,  aux  arts,  à  la  poésie  et 
enfante  leurs  plus  riches  inspirations! —  Avouons-le,  Marie 
ne  l'a  ce  culte  universel  que  parce  qu'elle  est  mère  de  Dieu 

L'enfant  ne  peut  être  séparé  de  la  mère,  et  la  pensée  va  naturel- 
lement de  l'un  à  l'autre,  comme  elle  va  de  la  fleur  à  la  tige,  du 
rayon  au  foyer,  du  ruisseau  à  la  source.  Comment  donc  montrer 
au  peuple  l'enfant  Dieu,  sans  lui  montrer  en  même  temps  la 
mère  qui  lui  a  donné  le  sang,  avec  lequel  a  été  payée  la  rançon 
de  l'humanité  coupable  ?  Aussi,  partout  où  Jésus-Christ  possède 
un  temple,  Marie  a  son  autel,  et  après  avoir  adoré  le  Fils, 
instinctivement  nous  vénérons  la  mère. 

Et  ce  titre  de  mère  de  Dieu,  qui  explique  et  motive  notre  culte, 
est  enfin  le  motif  de  cette  confiance  sans  bornes  qui  pousse  vers 
Marie  l'innocence  et  le  repentir. 

Il  est  incontestable  que  Marie  est  pour  le  peuple  chrétien  ce 
qu'est  la  mère  pour  la  famille,  un  centre  d'amour  vers  lequel 
s'en  vont  tous  les  cœurs  comme  les  flots  s'en  vont  à  l'océan.  Nous 
l'aimons,  nous  l'appelons  à  notre  secours  lorsque  vient  la  détresse, 
nous  nous  jetons  dans  ses  bras  à  l'heure  du  péril,  et  si  le  ciel 
devient  noir,  et  si  Dieu,  fatigué  de  nos  ingratitudes ,  prend  dans 
ses  mains  la  foudre  et  menace  de  nous  en  écraser,  il  nous 
semble  que  nous  n'avons  rien  à  craindre  de  la  justice  pourvu 
que  Marie  nous  abrite  sous  sa  miséricorde. 

Mais,  pourquoi  cette  confiance  qui  jamais  ne  veut  désespérer? 
Parce  que  Marie  est  mère  de  Dieu.  Que  voulez-vous?  Le  peuple, 
dans  sa  foi  naïve ,  a  toujours  cru  et  il  croira  toujours  que  Dieu 
a  mis  sa  puissance  entre  les  mains  de  sa  mère  et  que  la  mère 
est  toute  puissante  sur  le  cœur  de  son  Fils.  D'un  autre  côté, 
dix-neuf  siècles  de  prodiges,  aussi  éclatants  que  le  soleil,  nous 
prouvent  que  la  confiance  du  peuple  chrétien  n'a  jamais  été 
trompée.  Et  alors,  où  va  l'âme  en  détresse  que  poursuit  la 
tentation?  Elle  va  se  jeter  dans  les  bras  de  Marie,  et  là  comme 
dans  une  citadelle  imprenable,  elle  sommeille  en  paix. 

A  qui  la  mère,  menacée  d'un  deuil  qui  briserait  son  existence. 


L'ANNONCIATION  253 

demande-t-elle  des  miracles  ?  Elle  les  demande  à  Marie ,  et 
souvent  la  tige  inclinée  se  relève. 

A.  quel  autel  portons-nous  nos  douleurs  quand  la  tristesse  nous 
écrase,  et  que  le  cœur  déborde  d'amertume?  Nous  les  portons  à 
l'autel  de  Marie,  et  Marie  nous  console. 

Et  à  ces  heures  de  l'histoire  où  la  justice  divine  s'appesantit  sur 
les  nations,  voyez-vous  ces  foules  suppliantes  qui,  accourues  des 
cités  les  plus  lointaines,  jettent  leurs  cantiques  aux  échos  des 
montagnes  et  des  vallées  et  courent  à  tous  les  sanctuaires  où 
Marie  se  plaît  à  manifester  la  puissance  de  son  amour? 

Les  peuples,  comme  lésâmes,  ont  compris  qu'il  fallait  à  ia 
terre  une  médiation  puissante  pour  la  rapprocher  du  ciel ,  et  se 
souvenant  que  le  Dieu  fait  homme  est  tombé  de  l'éternité  dans 
les  bras  d'une  mère  et  qu'à  la  prière  de  sa  mère  il  devançait 
l'heure  de  ses  miracles...  La  médiatrice,  se  sont-ils  écrié,  la 
voilà  !  La  voilà  !  allons  à  Marie  et  par  la  mère  nous  arriverons 
au  fils.  Et  depuis  le  Calvaire,  toutes  les  générations  qui  passent 
par  la  vallée  des  larmes  ont  les  yeux  tournés  vers  elle,  espérant 
que  de  cette  montagne  sainte  leur  viendra  le  salut.  Croyons-le, 
nous  aussi.  Marie!  C'est  la  puissance,  c'est  la  miséricorde,  et 
pour  tout  dire  en  un  mot,  c'est  la  mère  de  Dieu.  Amen. 


Dixième  jour 
L'ANNONCIATION 


Ecce  ancilla  Domini. 

Voici  la  servante  du  Seigneur. 

L'histoire  nous  raconte  qu'une  illustre  dame  romaine,  nommé 
Cornélie,  montrant  un  jour  ses  enfants,  s'écriait  avec  un  noble 
orgueil  :  voilà  mes  diamants,  mes  perles  et  mes  bijoux.  Et  Rome, 
en  admiration  devant  cette  mère,  lui  éleva  de  son  vivant  une  sta- 
tue avec  cette  unique  inscription  :  Mater  Gracchorum,  mère  des 
Gracques. 

Mieux  que  cette  femme  dont  les  siècles  ont  gardé  le  souvenir, 
Marie  peut  se  dresser  en  face  des  générations  et  leur  dire  en  leur 
montrant  le  nouveau  né  de  la  crèche  :  Voilà  ma  gloire  et  ma 
grandeur.  Et  nous,  en  témoignage  de  notre  culte:  faut-il  lui  très 
ser  des  couronnes  et  déposer  sur  son  front  un  diadème  d'or?  Non  ; 
il  suffît  d'écrire  au  frontispice  de  ses  temples  et  sur  le  piédestal 
qui  porte  ses  statues  cette  seule  parole  ;  Mère  de  Dieu. 


254  MOIS  DE  MARIE 

«  Il  y  a  dans  ce  mot,  dit  un  auteur,  tout  un  poème  que  les  chœurs 
des  anges  ne  pourraient  entièrement  dérouler  durant  les  siècles 
éternels  » 

Ce  mot,  ajoute  Luther,  épuise  toute  louange  et  personne  ne  sau- 
rait publier  en  1  honneur  de  Marie  des  choses  plus  magnifiques, 
eût-il  autant  de  langues  qu'il  y  a  de  brins  d'herbe  et  de  fleurs  sur 
la  terre,  de  grains  de  sable  dans  la  mer  et  d'étoiles  au  ciel. 

L'Évangile,  en  nous  disant  que  Marie  est  mère  de  Dieu,  la  pose 
donc  à  une  hauteur  que  tous  les  hommages  de  l'univers  ne  peu- 
vent atteindre  et  que  ses  adorations  peuvent  seules  dépasser. 

Et,  que  répond  Marie  au  message  de  l'Ange  qui  lui  prédit  tant  de 
gloire?  Ecce  ancillaDpmini.  Voici  la  servante  du  Seigneur.  Admirez 
ce  contraste  étonnant.  D'un  côté,  un  ambassadeur  divin  qui  s'in- 
cline devant  elle  !  Dieu  qui,  par  son  envoyé,  la  salue  pleine  de 
grâce  !  la  terre  et  les  cieux,  qui  la  supplient  de  ne  pas  retarder  la 
venue  du  Sauveur  !  les  destinées  de  l'humanité  remises  dans  ses 
mains!... et  de  l'autre,  à  l'annonce  de  ces  grandeurs  immenses 
Marie  qui  s'abaisse  et  se  proclame  la  servante  du  Seigneur  qui  l'a 
choisie  pour  sa  mère!  Vit-on  jamais  une  humilité  semblable  à 
celle-là  ? 

Il  le  fallait  bien.  Dans  toute  construction,  dit  saint  Augustin, 
les  fondations  doivent  être  proportionnées  à  la  hauteur  de  l'édi- 
fice :  Quanto  erit  majus  œdiftchim,  tanto  altius  fo  dit  fond  amentum. 
Or,  regardez  cette  maison  d'or,  cette  tour  de  David  et  puis  essayez 
d'en  mesurer  la  hauteur,  qu'est-ce  que  Marie?  Une  vierge  que 
préconisent  les  patriarches,  les  prophètes,  les  justes  de  l'ancienne 
loi  et  que  toutes  les  générations  depuis  Bethléem  acclament  Bien- 
heureuse !  Une  vierge  qui  seule  s'est  épanouie  comme  un  lis 
immaculé  sur  une  tige  flétrie  !  Une  vierge  qui,  choisie  dans  son 
obscurité  pour  devenir  mère  de  Dieu  est  tout  à  coup  revêtue  d'une 
dignité  qui  met  à  ses  pieds  les  anges  et  les  hommes,  la  terre  et  le 
ciel  !  Une  vierge  enfin  à  laquelle  l'éternité  prépare  un  triomphe 
que  n'obtiendra  jamais  autre  créature  humaine! 

Voilà  le  temple  avec  ses  dimensions  incommensurables.  Quelle 
sera  la  pierre  assez  forte  pour  en  soutenir  le  faîte?  Laissez  Marie 
se  cacher  dans  l'ombre,  s'ensevelir  petite  enfant  dans  l'oubli  du 
temple  et  plus  tard  dans  le  silence  de  Nazareth.  Laissez-la  s'hu- 
milier. . .  et  lorsqu'à  un  abîme  de  gloire  répondra  dans  son  cœur 
un  abime  d'humilité,  alors,  Anges  du  Seigneur,  déployez  vos 
brillantes  ailes  et  venez  lui  dévoiler  les  secrets  ineffables  de 
l'avenir.  Marie  écoutera  le  récit  de  ces  incompréhensibles  magni- 
ficences sans  qu'un  mouvement  de  complaisance  vienne  se  mêler 
à  cette  étonnante  révélation.  Tant  de  lumière  ne  pourra  l'éblouir, 
et  toujours  humble,  à  Dieu  qui  l'appelle  sa  mère  :  Voici,  répondra- 
it elle,  la  servante  du  Seigneur  Ecce  ancilla  Unmini 


L'ANNONCIATION  255 

«  D'où  vous  vient,  ô  Marie,  s'écrie  S.  Bernard,une  telle  humi- 
lité? Unde  tibi  tanta  humilitas?  »  Oui,  par  la  pureté  vous  avez 
attiré  sur  vous  les  regards  du  Très  Haut  :  Placuit  virginitate,  mais 
c'est  l'humilité  qui  vous  a  mérité  l'honneur  de  concevoir  et  d'en- 
fanter le  Fils  unique  du  Père  :  Hwnilitate  concepit. 

Et  S.  Augustin  ajoute  :  l'humilité  de  Marie  a  été  l'échelle  mysté- 
rieuse par  laquelle  Dieu  est  descendu  jusqu'à  l'homme  :  scalo 
cœlestis  per  quam  Dens  descendit  ad  terras. 

Cette  scène  invisible  qui  se  passe  dans  l'une  des  plus  pauvres 
maisons  de  Nazareth  devient  ainsi  le  contre-pied  de  la  scène  du 
paradis  terrestre.  Au  paradis  terrestre,  la  première  femme, 
séduite  par  la  flatterie,  s'abandonne  à  un  rêve  d'orgueil,  et  Dieu, 
pour  la  châtier,  la  dépouille  des  dons  précieux  qui  ornaient  son 
esprit  et  son  cœur.  A  Nazareth,  Marie  s'abaisse,  et  à  cause  de  cet 
abaissement  Dieu  descend  jusqu'à  son  humble  servante  et  il  en 
fait  sa  mère. 

Voulez-vous  mieux  comprendre  comment  l'humilité  profonde 
a  été,  dans  le  plan  de  la  Providence,  le  point  d'appui  des  grandeurs 
de  Marie?  Ouvrez  l'Évangile...  où  la  trouvez-vous,  surtout  à 
partir  du  moment  où  son  Fils,  sortant  de  l'obscurité,  se  présente 
à  l'admiration  du  peuple  par  la  puissance  de  sa  doctrine  et  les  mer- 
veilles  de  ses  œuvres?  Elle  est  dans  l'effacement,  et  l'on  dirait  que 
Jésus-Christ  lui-même  la  tient  volontairement  à  l'écart...  Voyez. 

Le  Sauveur,  distribuant  à  la  vertu  ses  éloges,  vante  la  foi  de  la 
chananéenne  et  du  centenier.  Il  affirme  que  Jean-Baptiste,  son 
précurseur,  est  le  plus  grand  des  prophètes.  Il  dit  à  l'un  de  ses 
apôtres  :  Tu  es  Pierre,  et  sur  cette  pierre  je  bâtirai  mon  église.  Il 
propose  le  repentir  et  l'amour  de  Madeleine  à  l'admiration  des 
siècles...  Et,  que  dit-il  à  sa  mère  ?  une  parole  dont  la  fausse  piété 
se  scandalise  :  femme,  qu'y  a-t-il  de  commun  entre  vous  et  moi?  Et 
un  jour,  quand  du  sein  de  la  foule  une  voix,  anticipant  celle  des 
siècles  futurs,  s'élève  pour  la  proclamer  bienheureuse  :  beatus 
venter  qui  te  portavit.  Jésus-Christ  se  hâte  de  détourner  cette 
louange  en  faveur  de  tous  ceux  qui,  écoutant  la  parole  de  Dieu, 
lui  rendent  témoignage  :  Quinino  beati  qui  audiunt  verbum  Dei  et 
custodiunt  illud. 

Marie,  est-elle  au  Thabor  où  sur  la  face  transfigurée  de  son  Fils 
se  reflètent  du  haut  du  ciel  les  rayons  de  la  divinité  ?  Est-elle  au 
cénacle  au  moment  où  l'amour,  inventant  un  dernier  prodige, 
établit  pour  se  perpétuer  jusqu'à  la  fin  des  siècles  la  cène  eucha- 
ristique? Est-elle  à  la  résurrection  avec  les  saintes  femmes  qui 
baisent  les  pieds  du  divin  ressuscité  ou  avec  les  apôtres  qui  le 
reconnaissent  à  la  fraction  du  pain  et  mettent  leurs  doigts  dans 
ses  plaies  adorables!  L'Évangile  se  tait. 

Mais,  vienne  le  Calvaire  avec  ses  opprobres  et  ses  douleurs. 


256  MOIS  DE   MARIE 

Marie  est  là.  Elle  est  debout  au  pied  de  la  croix:  Stabat  mate, 
dolorosa  :  prenant  sa  large  part  de  toutes  les  souffrances  et  de  toutes 
les  ignominies.  Et  que  devient-elle  après  avoir  descendu  la  mon- 
tagne où  du  cœur  du  Fils  l'amertume  avait  rejailli  dans  le  cœur 
de  la  mère  ?  Les  apôtres  qui  nous  ont  raconté  dans  leurs  actes  la 
marche  et  les  progrès  de  la  religion  naissante,  les  premières  luttes 
et  les  premières  victoires  de  la  foi,  ne  pouvaient-ils  pas  nous  dire 
comment  s'éteignit  cette  vie  dont  les  épreuves  avaient  égalé  les 
grandeurs?  Ils  le  pouvaient  sans  doute.  Mais,  la  Providence  vou- 
lait que  l'obscurité  de  son  berceau  enveloppât  sa  tombe  pour 
que  Marie  fût  d'autant  plus  élevée  dans  le  ciel  qu'elle  avait  été 
plus  oubliée  sur  la  terre  :  Qui  se  humiliât  exaltabitur. 

Or,  l'humilité  qui  a  servi  de  base  à  la  gloire  de  Marie  doit  être 
également  a  i  principe  de  la  vie  chrétienne  puisque  l'Évangile  se 
résume  tout  entier  dans  cette  contradiction  sublime  :  s'abaisser 
pour  s'élever,  se  diminuer  pour  s'agrandir  :  Qui  se  humiliât 
exaltabitur. 

Qu'est-ce,  en  effet,  que  la  vie  chrétienne?  C'est  Dieu  travaillant 
dans  l'homme  avec  sa  grâce  pour  transformer  notre  nature  et  lui 
donner  la  sève  et  la  fécondité  de  la  vertu.  Mai-,  Dieu,  vous  le 
savez  bien,  ne  travaille  que  sur  le  néant.  C'est  du  néant  que  sa 
parole  toute  puissante  a  tiré  le  monde  ;  c'est  avec  les  abaissement  s 
de  Bethléem  qu'il  a  commencé  l'œuvre  de  la  rédemption,  et  c'est 
avec  l'anéantissement  du  calvaire  qu'il  l'a  consommé  sur  la 
croix. 

De  même ,  si  vous  voulez  que  dans  le  cœur,  terre  inféconde, 
germe  la  vie,  que  faut-il  ?  11  faut  que  l'homme  disparaisse,  et  qu'in- 
timement convaincu  de  sa  misère  et  de  son  néant,  il  s'abandonne 
au  travail  de  la  grâce  divine,  comme  le  sillon  à  la  charrue  du 
laboureur.  Alors  Dieu  vient  et  comment  dire  ses  œuvres? 

Il  vient  avec  sa  lumière  qu'il  verse  à  flots  dans  l'intelligence  et 
chassant  les  ténèbres  de  la  nuit  obscure  il  y  fait  resplendir  la 
vérité. 

Il  vient  avec  sa  force;  et  la  volonté  si  faible,  si  lâche  en  face  de 
la  tentation  qui  la  sollicite  au  plaisir,  résiste  aux  séductions  les 
plus  habiles  et  les  plus  violentes  omme  l'arbre  fortement  enra- 
ciné résiste  à  l'ouragan. 

Il  vient  avec  son  amour,  et  le  cœur  enchaîné  par  l'attrait 
des  vanités  qui  miroitent  à  nos  yeux,  se  dégage  de  ses  liens  et, 
dans  son  vol  hardi,  se  rapproche  du  ciel. 

Il  vient  avec  sa  pureté,  et  le  corps  lui-même,  dompté  par  la 
grâce,  obéit  à  l'esprit  qui  l'entraîne  avec  lui  vers  des  hauteurs 
réputées  inaccessibles. 

Et  lorsque  à  force  d'h  imilité  l'homme  se  fait  néant,  que  sort-il 
rie  ce  néant  de  l'hoir:  me  ' 


L'ANNONCIATION  257 

Il  en  sort  des  prophètes  devant  lesquels  l'avenir  insondable 
soulève  tous  ses  voiles. 

Il  en  sort  des  thaumaturges  qui,  revêtus  d'une  puissance  divine 
commandent  à  la  création  et  marquent  leur  passage  clrn  , 
l'humanité  par  des  prodiges  éclatants  qui  s'imposent  aux  néga- 
tions obstinées  de  la  raison  humaine. 

11  en  sort  des  apôtres  qui,  par  les  sentiers  les  plus  inarbodables, 
s'en  vont  à  la  conquête  des  âmes  pour  leur  porter  la  vérité  dont 
ils  seront  demain,  s'il  le  faut,  les  témoins  et  les  martyrs. 

Et  les  fondateurs  d'ordres  religieux  qui,  devenus  chefs  et  pères 
de  générations  innombrables,  ont  plus  fait  à  eux  seuls  pour  le  vrai 
progrès  du  monde  que  tous  les  philosophes,  les  littérateurs  et  les 
politiques  ensemble? 

Et  les  saints  tellement  grands  par  leurs  vertus  qu'il  n'en  fau- 
drait que  dix  pour  empêcher  non  seulement  une  cité,  mais  un 
peuple  de  périr. 

Et  les  chrétiens  qui,  même  sans  opérer  de  miracles,  guérissent 
tous  ceux  qui  les  touchent  par  le  contact  de  leur  vie  ? 

Qu'est-ce  qui  a  fait  ces  âmes  vriFânteset  ces  natures  héroïques 
si  élevées  au  dessus  des  faiblesses  de  l'homme?  C'est  l'humilité. 
Prenez  tous  les  saints  dont  la  figure  rayonne  à  travers  l'histoire 
de  l'Église,  la  grandeur  de  leurs  œuvres  a  pour  mesure  la  gran- 
deur de  leurs  abaissements  et  dans  nos  dix-neuf  siècles  de  chris- 
tianisme il  n'est  aucune  vertu  qui  ai  poussé  dans  un  autre  sillon 
que  le  sillon  de  l'humilité. 

Mais,  par  la  même  raison, il  n'est  pas  de  vices  et  pas  d'erreurs 
qui  ne  sortent  naturellement  de  l'orgueil  comme  les  broussailles 
d'une  terre  inculte. 

C'est  que,  en  présence  de  l'orgueil,  Dieu  retire  sa  grâce  lumi- 
neuse et  féconde  :  Deus  résistif  superbis.  Et  sans  Dieu,  et  sans  la 
grâce,  que  reste-t-il?  il  ne  reste  plus  que  l'homme  avec  les  ténèbres 
de  l'esprit,  et  les  vices  du  cœur. 

Etudiez  le  doute  et  l'impiété ,  les  révoltes  contre  l'Église,  les 

guerres  contre  Dieu,  les  schismes  et  les  apostasies Qu'y-a-t-il 

à  l'origine  de  toutes  les  négations?  11  y  a  de  l'orgueil  qui,  préten- 
dant ne  relever  que  de  lui-même,  repousse  le  mystère  et  l'incom- 
préhensible. Et  comme  le  mystère  est  partout,  dans  le  créateur  et 
dans  la  créature,  l'orgueil  a  tout  nié  de  la  terre  au  ciel ,  et  à  force 
d'amonceler  des  ruines  dans  l'empire  des  intelligences,  il  n'est 
pas  de  vérité  qui  soit  restée  debout. 

Et  les  passions  stériles  pour  le  bien  mais  fécondes  pour  le 
mal,  et  les  vices  incapables  de  créer,  mais  puissants  pour 
détruire,  et  la  corruption  des  âmes?...  quelle  est  la  source  qui 
en  alimente  le  flot?  c'est  un  fait  d'universelle  observation,  a 
dit  un  orateur,  que  les  grandes  chutes  de  l'esprit  emportent  les 

II  TRENTKTROIS 


258  MOIS  DE   MARIE 

grandes  chutes  du  cœur  et  que  tout  orgueil  aboutit  à  la  dépra* 
vation  des  sens. 

Y  a-t-il  des  orgueils  chastes  et  vertueux?  Peut  être  répondait-il, 
comme  il  y  a  des  fleuves  qui  remontent  vers  leur  source.  La  cou- 
ronne de  la  chasteté  tombe  de  la  tête  des  orgueilleux  ;  elle  ne  tient 
qu'au  front  des  humbles. 

Aussi,  lorsque  Jésus-Christ  a  voulu  guérir  l'homme  blessé  par 
l'orgueil  dans  son  esprit  et  dans  son  cœur,  le  voyez-vous  descendre 
du  ciel  dans  une  étable,  de  l'infini  jusqu'au  néant?  Examinavit 
semetipsum.  Et  tout  le  long  de  son  chemin  où  il  descend  toujours 
jusqu'à  ce  qu'il  ait  touché  le  fond  de  ses  humiliations  insonda- 
bles, que  crie-t-il  à  l'humanité?  Discite  a  me;  apprenez  de  moi... 
quoi  donc?  à  mortifier  les  sens  par  le  jeûne  et  les  veilles  du  désert? 
A  chercher  Dieu  par  la  prière  dans  le  recueillement  de  la  solitude 
et  le  calme  des  nuits?  A  mépriser  l'or  qui  se  rouille  et  à  lui 
préférer  le  royaume  des  cieux?  Non. 

Mais  alors,  Seigneur,  que  faut-il  apprendre  à  votre  école?  Est-ce 
la  charité  que  vous  avez  transplantée  du  ciel  sur  la  terre?  Est-ce 
la  patience  et  la  résignation  qui  boivent  sans  murmurer  au  calice 
de  l'épreuve?  Est-ce  surtout  la  pureté  qui  donne  même  au  corps 
les  reflets  angéliques  ? 

Et  le  Seigneur  :  apprenez  seulement  a  être  humble,  et  de  même 
que  l'orgueil  conduit  à  tous  les  vices,  de  l'humilité  naîtront  toutes 
les  vertus  comme  les  rejetons  au  pied  de  l'arbre  :  Discite  a  me  quec 
mi  lis  sum  et  humilis  corde. 

L'humanité  chrétienne  l'a  entendu;  et  tandis  que  de  l'autre  côté 
du  Calvaire,  l'écho  des  siècles  païens  redit  ce  cri  de  l'orgueil  : 
montons,  montons  toujours.  De  ce  côté  l'écho  répète  ce  cri  de 
l'humilité  :  descendons  ,  descendons  encore.  Et  les  disciples  du 
Sauveur  descendent  avec  lui,  ils  s'abaissent,  ils  s'ensevelissent 
dans  leur  néant,  et  c'est  dans  ce  néant  que  Dieu,  le  roi  des  hum- 
bles, vient  les  prendre,  comme  chantait  le  prophète  David,  pour 
en  faire  les  chefs  et  les  princes  de  son  éternité  :  De  stercore  erigens 
pauperem  ut  collocet  eum  cum  principibus  populi  sui. 

Si  donc  nous  n'avons  au  cœur  ni  le  zèle  des  apôtres,  ni  la  foi 
des  martyrs,  ni  la  pureté  des  vierges,  ni  la  pénitence  des  anacho- 
rètes, ayons  au  moins  l'humilité,  et  Dieu  qui  se  plaît  à  regarder  les 
humbles  s'inclinera  vers  nous  pour  nous  attirer  jusqu'à  lui  et 
nous  donner  au  terme  de  nos  abaissements  les  joies  et  la  gloire  du 
ciel.  —  Amen. 


LA  VISITATION  259 

Onzième  jour. 
LA  VISITATION 

Eœurgens  Maria  abiit  in  montana  cum 

festination. 

Marie  s'en  alla  en  toute  hâte  vers  lea 
montagnes. 

Dès  que  l'ange  Gabriel  fut  retourné  vers  les  hauteurs  des  cieux, 
Marie  se  leva,  dit  le  saint  Evangile,  et  s'en  alla  en  toute  hâte  à 
travers  les  montagnes,  visiter  sa  cousine  Elisabeth  qui,  bénie 
dans  sa  vieillesse,  devait  bientôt  donner  le  jour  à  Jean- Baptiste, 
le  précurseur  du  Messie. 

Quel  long  et  pénible  voyage  !  Il  faudra  parcourir  des  sentiers 
inconnus,  s'aventurer  sur  des  routes  désertes  ;  gravir  les  collines 
de  la  Judée  qui  séparent  Nazareth  de  la  cité  d'Hébron  !  N'importe . 
Elle  se  lève,  et  comme  si  les  anges  la  portaient  invisibles  dans 
l'espace,  la  voilà  sur  les  chemins  solitaires  qui  conduisent  à  la 
maison  de  Zacharie.  Mais,  pourquoi  donc  se  met-elle  si  prompte- 
ment  en  marche  dans  la  froide  saison  qu'attristent  les  tempêtes? 
Pourquoi  jeune  et  craintive  sort-elle  de  l'humble  retraite  où  sa 
vie  s'écoule  ignorée  sous  les  voiles  du  mystère  ?  Pourquoi,  timide 
colombe,  s'éloigne-t-elle  de  l'arche  dont  le  silence  lui  rappelait 
les  joies  et  les  années  du  temple  ?  Il  y  là,  comme  la  sève  sous 
l'écorce,  une  grande  vérité  qui  doit  être  mise  dans  tout  son  jour. 

L'impiété  ne  veut  pas  comprendre  le  culte  d'intercession  que 
nous  rendons  à  Marie  et  qui  nous  amène  confiants  à  ses  pieds 
dès  que  nous  voulons  attirer  sur  nous  les  richesses  du  ciel. 

Or,  il  se  trouve  que  l'Évangile,  aussitôt  après  avoir  raconté  sa 
maternité  divine,  nous  la  présente  au  jour  de  la  Visitation,  en 
vertu  de  cette  maternité,  comme  l'instrument  de  la  miséricorde  et 
la  dispensatrice  de  la  première  grâce  qu'apportait  l'enfant  Dieu. 

Regardez  ces  deux  femmes  dont  l'une,  courbée  sous  le  poids 
des  années,  représente  l'ancienne  loi  avec  ses  ombres,  ses  figures 
et  ses  prophéties,  tandis  que  l'autre,  belle  comme  l'aurore 
naissante,  représente  la  loi  nouvelle  avec  ses  adorables  réalités. 
De  ces  deux  femmes  qu'un  miracle  a  rendues  mères,  Elisabeth 
porte  le  Précuseur  qui  baptisera  le  peuple  dans  la  pénitence  et 
lui  montrera  l'agneau  de  Dieu,  et  Marie  porte  l'Agneau  divin  dont 
le  sang  doit  racheter  le  monde. 

Et  dès  que  la  voix  de  Marie  arrive  aux  oreilles  d'Elisabeth, 
que  se  passe-t-il  d'étrange  et  de  mystérieux?  Un  rayon  parti  du 
ciel  éclaire  Jean-Baptiste  dans  sa  prison  ténébreuse,  et  à  cette 
lumière  l'enfant  du  prodige  a  compris  que  Dieu  est  là.  Et  Dieu  le 


260  MOIS  DE  MARIE 

choisit  pour  son  ange  et  son  apôtre  avec  la  mission  de  lui 
préparer  les  voies,  il  le  purifie  de  la  souillure  originelle,  il  dévoile 
à  son  âme  régénérée  les  mystères  de  l'avenir  ;  et  Jean-Baptiste, 
à  cette  révélation,  tressaille  de  joie  :  Exultavit  gaudio  infans. 

Qu'est-ce  que  ce  tressaillement  ineffable?  C'est  le  serviteur  qui 
salue  son  maître;  c'est  le  héraut  qui  proclame  son  roi;  c'est 
l'envoyé  qui,  ne  pouvant  se  servir  de  ses  mains  captives  ni  de 
ses  lèvres  muettes  pour  annoncer  le  Sauveur,  révèle  sa  présence 
par  des  joyeux  élans  :  Exultavit  gaudio  infans. 

Et  à  la  suite  de  cette  merveilleuse  exultation,  entendez-vous 
Elisabeth?  Animée  d'un  souffle  divin,  elle  éclate  d'une  voix  si 
haute  et  si  forte  qu'elle  a  résonné  dans  tous  les  siècles  et  qu'elle 
retentira  jusqu'à  la  fin  des  temps  :  Exclamavit  voce  magna.  Et  que 
dit-elle?  Vous  êtes  bénie  entre  toutes  les  femmes  et  le  fruit  de 
vos  entrailles  est  béni,  s'écrie-t-elle  avec  l'ange:  Benedicta  tu  in 
mulieribus  et  benedictus  fructus  ventris  tut;  et,  levant  le  regard 
vers  le  ciel  :  d'où  me  vient  ce  bonheur,  ajoute-t-elle,  que  la  mère 
de  mon  Seigneur  daigne  me  visiter?  Unde  hoc  mihi  ut  veniat mater 
Domini  met  ad  me  ? 

Mais,  qui  donc  lui  a  révélé  le;  grand  prodige  de  l'incarnation 
accompli  dans  le  secret  de  la  maison  de  Nazareth?  Où  a-t-elle 
appris  que  le  fruit  de  la  Vierge  sera  pour  tous  les  peuples  un 
fruit  de  grâce  et  de  bénédiction  ?  Benedictus  fructus  ventris  tui. 
Comment  sait-elle  que  Marie  est  la  mère  de  Dieu?  Mater  domini 
mei.  Il  suffit  qu'elle  entende  sa  voix,  nous  répond  le  saint  Évan- 
gile, et  aussitôt  elle  est  remplie  de  l'esprit  prophétique  :  Repleta 
est  Spiritu  sancto  ;  et  l'histoire  du  Verbe  fait  homme  se  déroule 
devant  elle  comme  un  drame  lumineux. 

C'est  ainsi  que,  venu  dans  le  temps  pour  racheter  le  monde 
coupable,  Jésus-Christ  commence  par  Jean-Baptiste  l'œuvre  de 
la  rédemption  et  lui  apporte,  même  avant  sa  naissance,  les 
prémices  du  salut. 

Quoi  d'étonnant  !  Jean-Baptiste  était  la  fin  des  ombres  ou  des 
figures  et  le  point  du  jour  de  la  vérité.  Il  était  le  lien  qui,  placé 
sur  les  confins  de  deux  mondes,  rattachait  les  temps  anciens 
et  les  temps  nouveaux.  Le  dernier  des  prophètes  et  le  premier 
des  apôtres,  il  était  surtout  la  voix  qui  devait  précéder  la  parole 
éternelle.  Vox  clamantes  in  deserto.  Comment  donc  n'aurait-il  pas 
reçu  les  premières  effusions  de  la  grâce  et  les  premiers  rayons 
de  la  lumière,  puisque  le  premier  il  devait  montrer  du  doigt  celui 
qui  était  la  grâce  et  la  vérité  :  Ecce  agnus  D  i. 

Seulement,  Dieu,  qui  du  haut  du  ciel  envoie  au  plus  ignoré  des 
êtres  de  la  création  la  goutte  d'eau  qui  le  féconde,  ne  pouvait-il 
pas  de  loin  sanctifier  Jean-Baptiste  comme  d'ailleurs  il  avait 
sanctifié  le  prophète  Jérémie?  Oui,  sans  doute.  Mais,  il  voulait 


LA  VISITATION  261 

lui-même  assigner  à  Marie  la  place  qu'elle  occuperait  désormais 
dans  l'économie  du  christianisme  et  nous  enseigner  que  toute 
grâce,  avant  de  tomber  dans  les  âmes,  passerait  par  les  mains 
de  sa  mère. 

«Jésus-Christ,  dit  un  auteur  fort  peu  suspect  de  fanatisme  et 
d'exagération,  veut  que  sa  mère  ait  part  à  la  naissance  spiri- 
tuelle de  S.Jean,  comme  elle  avait  eu  part  au  mystère  de  l'Incar- 
nation. Et,  comme  S.  Jean  représente  l'Église  et  tous  les  élus, 
puisqu'on  ne  peut  parvenir  au  salut  que  par  la  voie  de  la  péni- 
tence qu'il  a  préchée  aux  hommes,  Jésus-Christ  nous  a  montré 
par  là  que  Marie  coopère  par  sa  charité  à  la  naissance  spirituelle 
de  tous  les  élus  et  que,  lorsqu'il  les  visite  par  sa  grâce,  Marie 
les  visite  par  sa  charité,  en  leur  obtenant  cette  grâce  par  son 
intercesssion. 

Assurément ,  c'est  l'enfant  Dieu ,  et  lui  seul ,  qui  purifie  son 
précurseur.  Mais,  n'est-ce  pas  Marie  qui  le  porte,  ce  Dieu-Enfant, 
dans  la  maison  de  Zacharie  V  N'est-ce  pas  à  sa  voix  que  Jean- 
Baptiste  tressaille  et  qu'Elisabeth  comprend  les  gloires  de  sa 
maternité?  N'est-ce  pas  elle  qui,  en  gravissant  les  montagnes, 
trace  la  route  où  marcheront  par  la  suite  les  conquérants  des 
âmes  et  remplit  ainsi  la  première  les  sublimes  fonctions  de 
l'apostolat? 

Le  voyez-vous  ce  prêtre  qui,  tenant  d'une  main  la  croix  et  de 
l'autre  le  calice,  traverse  les  mers,  et  jeté  tout  à  coup  au  milieu 
des  peuplades  sauvages,  franchit  les  collines,  passe  les  torrents, 
s'enfonce  dans  les  solitudes  et  cherche  les  brebis  perdues  dans 
les  chemins  les  plus  affreux  du  vice  et  de  l'erreur  ?  Qu'est-ce  que 
ce  prêtre?  C'est  un  apôtre.  Et  lorsque  le  désert  aura  fleuri,  selon 
la  parole  de  nos  livres  sacrés,  et  lorsque  du  sang  ou  tout  au 
moins  des  sueurs  de  l'apôtre  aura  surgi,  comme  les  gerbes  dans 
les  sillons  du  laboureur,  un  peuple  de  chrétiens,  on  pourra  très 
bien  dire  que  l'envoyé  de  Dieu  a  converti  les  terres  infidèles. 

Tel  est  le  rôle  admirable  de  Marie  dans  la  cité  d'Hébron.  Celui 
qui  s'est  enfermé  dans  son  sein  a  dit  de  lui-même  :  J'ai  apporté  le 
feu  sur  la  terre  et  je  veux  qu'il  s'embrase  :  Ignem  veni  mittere  in 
terrant  et  quid  volo  misi  ut  accendatur  ?  Lève-toi  donc,  ô  Vierge  , 
lève  toi  et  sans  mesurer  la  distance,  et  sans  craindre  les  pénibles 
sentiers,  va  porter  ce  feu  aux  âmes  qui  n'en  connaissent  point 
encore  l'éclat  et  les  ardeurs. 

Et  la  Vierge  s'est  levée,  et  avec  elle  le  salut  entre  dans  la 
maison  que  sa  visite  éclaire  et  sanctifie,  et  depuis  ce  jour  Marie 
n'a  jamais  cessé  d'être,  comme  nous  le  chantons  dans  la  liturgie, 
la  mère  de  la  grâce  divine  :  Mater  divinœ  gratice. 

Nous  n'avons  qu'un  Sauveur;  disons-le  bien  haut  afin  que  l'hé- 
résie nous  entende  ;  et  ce  Sauveur  unique,  c'est  vous,  aimable  et 


262  MOIS  DE  MARIE 

bien-aimé  Jésus.  Oui,  c'est  vous  qui,  armé  de  la  croix  comme 
David  de  sa  fronde,  avez  terrassé  le  géant  des  enfers.  C'est  vous 
qui,  avec  le  sang  du  Calvaire ,  avez  guéri  les  blessures  faites  à 
l'humanité.  C'est  vous  quiètes  la  pierre  fondamentale  et  tout  édi- 
fice qui  ne  repose  pas  sur  cette  pierre  doit  tôt  ou  tard  s'écrouler. 

Mais,  n'est-il  pas  rationnel  d'admettre  que  Dieu  dispense  l'écou- 
lement de  la  grâce  à  travers  les  âmes  comme  il  en  a  fait  jaillir  la 
source  ? 

«  Les  dons  du  Seigneur,  dit  Bossuet,  sont  sans  repentance;  et 
puisque  une  première  fois  il  a  voulu  que  la  volonté  de  la  Sainte 
Vierge  coopérât  efficacement  à  donner  Jésus-Christ  aux  hommes, 
ce  premier  dessein  ne  change  plus  et  toujours  nous  recevons 
Jésus-Christ  par  la  charité  de  sa  mère.  » 

Cette  doctrine  si  consolante  amoindrirait-elle  par  hasard  la 
dignité  du  Fils  ?  Il  en  est  de  la  grâce  comme  des  eaux  intarissa- 
bles qui  entretiennent  dans  la  nature  la  fraîcheur  et  la  vie.  Dieu 
seul  les  verse  des  nuages  que  sa  Providence  amène  à  l'horizon  et 
il  en  remplit  les  gouffres  immenses  qu'il  a  creusés  dans  les 
flancs  des  montagnes.  Puis,  l'homme  survient  avec  son  travail , 
et  aux  eaux  captives  il  trace  des  sentiers  qui  les  amènent  en 
ruisseaux  dans  les  champs  et  en  fontaines  au  milieu  des  cités. 

Voilà  bien  la  grâce.  Elle  a  jailli  sur  le  Calvaire  au  pied  de  la 
croix,  et  depuis  dix-neuf  siècles  elle  coule  abondante  comme  uu 
fleuve  qui  jamais  ne  s'épuise.  Mais,  comment  se  répand-elle  dans 
l'Église  pour  en  féconder  les  sillons  ?  Par  quelles  voies  mysté- 
rieuses arrive-t-elle  jusqu'aux  âmes?  La  Vierge  bénie,  nous 
répond  Benoit  XIV,  est  le  canal  invisible  qui  va  du  ciel  à  la  terre. 
Et  un  autre  auteur  ajoute  :  Dans  les  opérations  de  la  grâce,  la 
mère  est  toujours  unie  à  son  fils  comme  elle  l'était  dans  la  visite 
qu'elle  fit  à  Elisabeth. 

Si  donc  Jésus-Christ  est  la  montagne  fertile  dont  parle  le  pro- 
phète: Mons  coagulatus,  mons  pinguis.  Marie  est  le  sentier  qui  de 
la  base  conduit  jusqu'à  la  cime.  Si  Jésus-Christ  est  l'arbre,  c'est 
Marie  qui  nous  en  cueille  les  fruits  ;  et  enfin  si  Jésus-Christ  est  le 
ciel ,  Marie  est  la  porte  d'or  par  laquelle  on  entre  au  séjour  de  la 
gloire  :  Janua  cœli. 

La  sagesse  éternelle  a  réparé  toutes  les  ruines  conformément  à 
l'harmonie  ravissante  du  plan  primitif  afin  que  la  vie,  comme 
chante  l'Église  nous  arrivât  de  la  source  d'où  s'était  échappée  la 
mort  :  Ut  unde  mors  oriebatnr  inde  vita  resurgeret.  Or,  que  voyons- 
nous  à  la  première  page  de  la  création?  Une  femme  qui  est  donnée 
à  l'homme  comme  une  aide  destinée  à  propager  le  flot  des  géné- 
rations en  leur  transmettant  une  double  vie,  la  vie  humaine  qui 
devait  les  mettre  en  rapport  avec  le  monde  matériel,  et  la  vie 
divine  qui  devait  les  rattacher  directement  à  Dieu.  Telle  était  l'har- 


LA  VISITATION  263 

monie  primitive.  Adam  et  Eve,  le  père  et  la  mère  des  vivants,  les 
deux  racines  de  l'arbre  mille  fois  séculaire  sous  lequel  l'huma- 
nité s'abrite,  avaient  reçu  la  mission  de  nous  enfanter  pour  le 
temps  et  pour  l'éternité. 

Or,  qu'advint-il?  Vous  le  savez  ;  immédiatement  après  la  chute, 
la  vie  divine  remonta  d'où  elle  était  descendue,  elle  remonta  vers 
Dieu;  il  ne  resta  plus  à  l'homme  que  la  vie  naturelle  et  les  géné- 
rations sorties  de  lui  reçurent  en  naissant  le  germe  de  la  mort. 

Franchissons  maintenant  les  siècles;  arrivons  à  l'heure  si  long- 
temps attendue  où  des  abîmes  de  la  miséricorde  va  surgfr  une 
nouvelle  création.  Dieu  est-il  seul  à  refaire  son  ouvrage  et  à  recons- 
truire le  temple  qui  s'était  écroulé?  A  cette  autre  page  de  notre  his- 
toire apparaît  encore  une  femme. . .  c'est  Marie. . .  Et  que  fait-elle  ? 
Peuples,  battez  des  mains,  s'écrie  l'Église  dans  un  de  ses  canti- 
ques, une  vierge  nous  a  rendu  la  vie  :  vitam  datam  per  virginem 
gentes  redempta  plaudite. 

Et,  comment  donc  Marie,  l'Eve  de  la  nouvelle  alliance,  a-t-elle 
ramené  la  vie  dans  le  monde  où  la  première  Eve  avait  introduit 
la  mort?  Est-ce  uniquement  en  nous  donnant  le  Sauveur? 

Mais,  si  son  intervention  finit  à  la  crèche,  d'où  vient  qu'à  sa 
prière,  Jésus-Christ,  aux  noces  de  Cana,  délie  en  quelque  sorte  sa 
puissance  et  devance  l'heure  de  ses  grandes  manifestations  ?  D'où 
vient  qu'après  l'avoir  tenue  à  l'écart  au  moment  du  triomphe  il 
l'appelle  sur  le  Calvaire  pour  l'associer  à  ses  immenses  douleurs? 
D'où  vient  qu'en  lui  montrant  les  siècles  du  haut  de  la  croix  il 
confie  à  sa  tendresse  maternelle  toutes  les  âmes  dont  il  avait  payé 
la  rançon?  Eccefilius  Unis. 

C'est  que  Marie  est  entrée  dans  le  plan  de  la  rédemption  comme 
la  mère  de  la  vie  qui  d'un  homme  fait  un  enfant  de  Dieu.  Et 
tandis  qu'ici-bas  la  mère  avec  son  dévouement  vient  en  aide  à 
toute  la  famille  dont  le  père  est  par  son  labeur  la  providence  et  le 
soutien,  elle,  du  haut  du  ciel,  veille  sur  toutes  les  âmes  qui  sont 
le  prix  du  sang  divin,  à  chaque  âme  elle  distribue  la  grâce  ou  la 
vie  qu'elle  puise  aux  fontaines  du  Sauveur,  et  si  par  la  trans- 
mission de  la  nature  humaine,  dit  S.  Bernardin  de  Sienne,  Eve 
est  la  mère  de  tous  les  hommes,  Marie  est  parla  communication 
de  la  grâce  invisible  la  mère  des  élus. 

Supposons  que  Marie  n'ait  aucune  part  dans  le  gouvernement 
des  âmes ,  comment  expliquer  cette  force  secrète  et  cet  instinct 
irrésistible  qui  poussent  tous  les  peuples  et  tous  les  siècles  à  ses 
autels? 

Comment  se  fait-il  que  l'Église  l'appelle  :  le  salut  des  malades  : 
Sains  infirmorum;  le  refuge  des  pécheurs:  refuginm  peccatorum; 
l'étoile  du  nautonnier  :  Stella  matutina;  le  secours  des  chrétiens: 
anxilium  christianorum  ? 


264  MOIS  DE  MARIE 

Eh  quoi  !  Marie  n'est  pas  la  dispensatrice  des  grâces,  et  pourtant, 
chaque  fois  qu'il  s'agit  d'attirer  sur  la  terre  les  grâces  du  ciel, 
tous  les  yeux  se  tournent  vers  elle  de  la  vallée  des  larmes. 

Elle  n'est  pas  la  mère  de  la  miséricorde,  et  cependant  c'est 
auprès  d'elle  que  nous  nous  réfugions  lorsque,  au  retour  de  nos 
égarements,  les  vê'ements  en  lambeaux,  les  pieds  noircis  par  la 
poussière  du  chemin,  nous  voulons  rentrer  sous  le  toit  paternel  ! 

Elle  n'est  pas  la  médiatrice  puissante,  et  après  dix-neuf  siècles 
de  prières  inutiles  et  de  confiance  trompée,  nous  allons  encore 
lui  demander  des  prodiges  ! 

Laissons  dire  l'impiété  railleuse,  et  sûrs  d'être  exaucés,  allons 
à  Marie.  Quand  la  famine  désolait  l'Egypte,  le  peuple  venait  à 
Pharaon  lui  demander  du  pain,  et  Pharaon  lui  distribuait  par 
l'entremise  de  Joseph  le  blé  qu'il  avait  enfermé  dans  ses  greniers. 
Eh  bien  !  Le  froment  qui  nourrit  les  âmes,  c'est  la  grâce  ;  le  roi 
c'est  Dieu  ;  et  Marie  est  le  ministre  puissant  qui  distribue  aux 
âmes  le  froment  de  l'éternité.  Amen. 


Douxième  jour 
LE  MAGNIFICAT 


Magnificat  anima  mta  Domlnum* 

Mon  âme  glorifie  le  Seigneur. 

Que  répond  Marie  à  la  salutation  glorieuse  d'Elisabeth?  Acca. 
blée  sous  le  poids  de  la  reconnaissance,  elle  entonne  un  cantique 
de  louanges  que  S.  Ambroise  appelle  l'extase  de  son  humilité,  et 
de  son  cœur  brûlant  d'amour  s'échappe  ce  cri  d'enthousiasme  : 

Mon  âme  glorifie  le  Seigneur  et  mon  esprit  a  tressailli  d'allé- 
gresse en  Dieu  mon  Sauveur. 

Parcequ'il  a  regardé  la  bassesse  de  sa  servante,  toutes  les 
générations  me  proclameront  bienheureuse. 

Le  Tout  Puissant  a  fait  en  moi  de  grandes  choses,  et  son  nom 
est  saint,  et  sa  miséricorde  s'étend  de  génération  en  génération 
sur  tous  ceux  qui  le  craignent. 

Déployant  la  force  de  son  bras,  il  a  dispersé  les  orgueilleux, 
précipité  les  puissants  du  haut  de  leur  trône  et  élevé  les  humbles 
et  les  petits. 

Il  a  rassasié  ceux  qui  avaient  faim  et  jeté  les  riches  dans  l'in- 
digence. 

Il  s'est  souvenu  d'Israël  son  serviteur,  selon  la  miséricordieuse 


LE  MAGNIFICAT  265 

promesse  qu'il  fît  autrefois  à  nos  pères,  à  Abraham  et  à  sa 
postérité. 

La  voilà  l'hymne  de  la  Vierge?  Et  cette  hymne  où  semble  avoir 
passé  tout  le  souffle  prophétique  de  David,  son  royal  ancêtre, 
l'Église  l'a  placée  dans  sa  liturgie,  et  le  prêtre  la  redit  chaque  jour 
à  l'office  du  soir,  et  le  Dimanche,  sur  tous  les  points  de  l'espace 
et  dans  tous  les  temples  du  monde  catholique ,  au  milieu  des 
parfums  de  l'encens,  et  en  face  de  l'autel  resplendissant  de 
lumière,  des  milliers  de  voix  chantent  en  chœur  la  parole  inspirée  : 
Magnificat  anima  mea  Dominum. 

Qu'est-ce  donc  que  ce  cantique  si  riche  de  magnificence  et  de 
poésie?  C'est  tout  à  la  fois  un  chant  de  reconnaissance  et  une 
vision  de  l'avenir  ou  mieux  une  histoire  anticipée  du  règne  de 
Jésus-Christ  à  travers  les  siècles. 

Mon  âme  glorifie  le  Seigneur  :  Magnificat  anima  mea  Dominum. 
Mon  esprit  a  tressailli  de  joie  :  Et  exultavit  spiritus  meus.  Et 
pourquoi  ces  transports  ?  Pourquoi  cette  allégresse  qui  jaillit  de 
son  cœur  comme  le  flot  trop  à  l'étroit  dans  sa  source?  Quelle  est 
la  pensée  qui  tire  de  ses  lèvres  comme  d'un  instrument  sonore , 
harmonieux,  les  plus  sublimes  accents  qu'ait  jamais  entendus 
la  terre?  C'est  que  le  Tout  Puissant  a  fait  en  elle  des  choses  si 
grandes  qu'il  a  dû  déployer  toute  la  force  de  son  bras  :  Fecit  mihi 
magna  qui  potens  est. 

Quoi  de  plus  juste?  N'est-ce  pas  Dieu  qui  l'a  prédestinée,  dans 
le  plan  de  sa  Providence  éternelle,  pour  la  revêtir  de  son  huma- 
nité? N'est-ce  pas  Dieu  qui,  en  la  séparant  de  la  corruption  uni- 
verselle, l'a  placée  à  des  hauteurs  sublimes  au  dessus  des  êtres 
maculés  et  déchus?  N'est-ce  pas  Dieu  qui,  la  créant  pour  être  sa 
mère,  a  mis  dans  cette  arche  sainte  toutes  les  richesses  du  ciel  ? 

Or,  si  le  soleil  doit  bénir  le  Seigneur  parce  qu'il  l'a  revêtu  de 
lumière,  et  les  étoiles  parce  qu'elles  resplendissent  au  firmament, 
et  la  terre  parce  qu'il  a  renfermé  dans  son  sein  fécond  tous  les 
germes  de  la  vie:  Benedicat  terra  Dominum.  Chante,  ô  Vierge, 
chante  tes  gloires  et  tes  grandeurs.  N'es-tu  pas  le  ciel  sans  nuages 
où  s'est  enfin  levé  le  soleil  de  justice?  N'es-tu  pas  l'étoile  radieuse 
qui  précède  l'astre  du  jour?  N'es-tu  pas  la  terre  bénie,  le  nouvel 
Eden  au  milieu  duquel  va  s'épanouir  brillante  sur  sa  tige  la 
fleur  suave  de  Jessé?  et  la  Vierge  chantait  :  Magnificat  anima  mea 
Dominum. 

Anges  du  paradis,  quittez  vos  lyres  ;  Séraphins,  suspendez  vos 
concerts;  terre,  silence.  Ecoutons  la  douce  voix  de  la  colombe 
qui  retentit  pour  la  première  fois  dans  la  vallée  des  larmes.  Vox 
turturis  audita  est  in  terra  nostra.  Marie  est  l'écho  du  Verbe  qui 
parle  dans  son  cœur,  c'est  la  harpe  qui  résonne  sous  le  souffle 
de  l'Esprit-Saint ,  et  jamais  langue  aussi  pure  n'a  célébré  la 


266  MOIS  DE  MARIE 

miséricorde  et  la  puissance  du  Seigneur  :  Fecit  mint  magna  qui 
potens  est. 

Il  semble  que  tous  les  prodiges  opérés  dans  son  âme  auraient 
dû  l'éblouir;  mais  elle  sait  que  Dieu  a  donné  les  feuilles  à  la  tige, 
les  fruits  à  l'arbre  et  le  parfum  au  calice  de  la  fleur.  Elle  sait 
qu'au  jour  de  la  création,  avec  la  même  fange,  Dieu  a  fait  la  pierre 
oubliée  dans  le  lit  du  torrent  et  le  diamant  qui  brille  sur  la  tête 
des  rois.  Elle  sait  qu'en  face  de  Dieu,  l'être  des  êtres,  toute  gloire 
humaine  pâlit  comme  l'étoile  quand  le  soleil  se  lève...  et  alors, 
l'entendez-vous 's'écrier  ?  Il  a  regardé  la  bassesse  de  sa  servante: 
Respexit  humilitatem  ancillœ  suœ. 

Quelle  parole  étonnante!  Elle  l'avait  dite  à  l'ange  qui  lui 
apportait  le  message  du  ciel,  et  aujourd'hui,  non  plus  dans  la 
solitude  de  Nazareth,  mais  en  face  des  siècles  qui  l'écoutent,  elle 
proclame  de  nouveau  son  néant  :  Respexit  humilitatem  ancillœ  suœ. 

Et  de  la  sorte,  elle  condamne  les  orgueilleux  et  les  ingrats.  Les 
orgueilleux,  qui  sont-ils?  Ce  sont  les  hommes  qui,  s'attribuant  les 
biens  de  Dieu,  s'en  font  un  piédestal  pour  grandir  leur  petitesse. 
C'est  le  savant  qui  se  prévaut  de  la  science,  le  riche  de  son  or, 
l'ambitueux  des  faveurs  que  lui  a  prodiguées  la  fortune.  C'est  tout 
homme  qui  volontiers  dirait  comme  un  certain  roi  de  Babylone  : 
moi,  j'ai  trouvé  toutes  les  énigmes  qu'a  posées  la  nature  à  mon 
intelligence.  Moi,  j'ai  amassé  ces  capitaux  qui  sont  le  fruit  et  le  sa- 
laire de  mes  labeurs.  Moi,  j'ai  tressé  la  couronne  qui  reluit  à  mon 
front.  Moi,  je  me  suis  fait  ce  que  je  suis  :  Egofeci  memetipsum. 

Ceux-là  oublient  la  parole  de  nos  livres  sacrés  :  Pourquoi 
t'enorgueillir  toi  qui  n'es  que  cendre  et  que  poussière  ?  Quid 
superbis,  terra  et  cinis;  et  encore:  qu'y  a-t-il  dans  ton  être  qui  ne 
vienne  de  Dieu? 

Et  les  ingrats  ?  Eh  bien  !  J'appelle  ingrat  celui  qui  vivant  du 
matin  au  soir,  tout  le  long  de  son  chemin,  sur  les  fonds  inépui- 
sables de  la  Providence ,  ne  lui  dit  point  merci ,  et  plus  encore 
celui  qui  de  ces  dons  divins  se  fait  un  instrument  de  vice  ou  de 
plaisir. 

Il  est  raconté  dans  le  saint  Évangile  que,  dix  lépreux  ayant  été 
guéris  miraculeusement,  un  seul  vint  se  prosterner  aux  pieds  du 
Sauveur  et  lui  dire  avec  des  larmes  de  joie  toute  sa  reconnais- 
sance. Et  le  Sauveur  le  regardant  poussa  cette  plainte  amère  : 
les  autres,  où  sont-ils? 

Lorsque  de  son  trône  Dieu  contemple  ces  millions  d'hommes 
et  surtout  de  chrétiens  qui  marchent  à  la  lumière  de  son  soleil, 
se  nourrissent  des  fruits  de  sa  terre  et  récoltent  dans  les  sillons 
de  la  vie  ce  que  lui-même  a  semé,  combien  en  compte-t-il  qui, 
tombant  à  genoux,  lui  chantent  comme  l'humble  Vierge  de 
Nazareth  ?  Vous  avez  fait  pour  moi  de  grandes  choses  :  Fecit  mihi 


LE  MAGNIFICAT  267 

magna  qui  potens  est.  Combien  sont-ils  ceux  qui  glorifient  le 
Seigneur  et  tressaillent  d'allégresse  au  souvenir  de  ses  bienfaits? 

Hélas!  la  foule  passe  comme  passe  le  flot  qui  court  dans  ses 
deux  rives  sans  jamais  se  demander  d'où  sa  source  jaillit.  Elle 
se  presse,  elle  se  tourmente,  elle  s'agite  comme  les  vagues  au 
gré  du  vent  qui  les  soulève...  et  au  milieu  de  cette  agitation 
tumultueuse  quels  cris  entendez-vous  ?  Des  cris  de  tristesse  ou 
de  joie,  des  cris  de  triomphe  ou  de  désespoir,  des  cris  de  fêtes  ou 
de  deuil. . .  mais,  en  dehors  de  nos  temples  où  la  voix  de  l'orgue 
se  mêle  à  la  voix  des  lévites,  y  a-t-il  beaucoup  d'âmes  qui  chan- 
tent avec  la  Mère  de  Dieu,  aux  heures  les  plus  diverses  de  la  vie, 
le  magnificat  de  la  reconnaissance? 

Prenons  garde.  L'ingratitude  est  un  vent  brûlant  qui  tarit  les 
sources  de  la  grâce,  et  si  Dieu  n'a  pas  assez  de  bénédictions, 
dans  les  trésors  de  son  amour,  pour  en  enrichir  les  âmes  qui 
répondent  à  ses  bienfaits  par  des  hymnes  de  louange,  que  devien- 
nent les  orgueilleux  et  les  ingrats?  Marie  va  nous  l'apprendre 
dans  la  seconde  partie  de  son  cantique. 

Placée  entre  les  deux  âges  de  l'humanité  qu'elle  domine  de 
toute  sa  hauteur  prophétique,  elle  plonge  son  regard  dans 
l'avenir  et  que  voit-elle?  Elle  voit  les  puissants  renversés  de  leurs 
trônes  :  Deposuit  potentes  de  sede;  et  les  humbles,  et  les  petits 
élevés  en  gloire:  Et  exaltavit  humiles.  Elle  voit  les  pauvres  com- 
blés de  biens  :  Esurientes  implevit  bonis;  et  les  riches  appauvris  : 
Et  divites  dimisit  inanes;  et  découvrant  dans  les  destinées  de 
l'univers  sa  propre  destinée/ elle  se  voit  elle-même,  l'inconnue, 
l'oubliée,  entourée  d'un  culte  populaire  et  d'un  amour  universel  : 
Ex  hoc  beatam  me  dicent  omnes  generationes.  Et  qu'est-ce  que  cette 
prédiction  ?  C'est  toute  l'histoire  de  Jésus-Christ  étendant  son 
règne  à  travers  les  âges  et  les  peuples  en  confondant  l'orgueil 
par  la  folie  de  la  croix. 

Quelque  part  qu'il  se  présente  avec  son  Évangile,  Jésus-Christ 
rencontre  fatalement  l'orgueil  du  cœur,  l'orgueil  de  l'esprit 
et  l'orgueil  de  la  force.  Depuis  son  apparition  dans  le  monde,  il 
est  en  lutte  avec  cette  puissance  trois  fois  satanique,  et  il  faudrait 
dérouler  sous  vos  yeux  toutes  les  annales  de  l'Église  pour  vous 
dire  ce  que  la  vérité  a  dû  livrer  /le  combats  et  répandre  de 
sang  pour  s'emparer  des  âmes. 

Au  jour  de  la  Passion,  l'orgueil  du  cœur,  c'était  le  voluptueux 
Hérode  ;  l'orgueil  de  l'esprit,  la  synagogue  avec  ses  docteurs,  et 
la  force,  le  peuple  qui  demandait  la  mort  du  Juste  à  grands  cris. 
Plus  tard  l'orgueil  du  cœur  s'est  appelé  Mahomet  ou  Luther; 
l'orgueil  de  l'esprit,  Arius  ou  Voltaire,  et  la  force,  tout  persécu- 
teur, tout  Tibère  ou  Néron  qui  s'est  armé  du  glaive.  Aujourd'hui, 
l'orgueil  du  cœur  c'est  cette  corruption  qui  a  desséché  dans  la 


268  MOIS  DE  MARIE 

société  toutes  les  sourc  s  de  la  vie,  l'orgueil  de  l'esprit  c'est  la 
science  qui  avec  les  découvertes  modernes  se  flatte  de  démolir 
jusqu'à  la  dernière  assise  l'édifice  de  la  foi ,  et  la  force  c'est  le 
nombre  qui  ne  veut  plus  de  Dieu. 

Or,  comment  Jésus-Christ  a-t-il  vaincu  cet  ennemi  formidable  ? 
Est-ce  avec  la  parole  qui  s'impose  à  la  multitude  et  se  fait 
applaudir  ?  Est-ce  avec  l'épée  qui  brise  les  nations  et  déplace 
leurs  frontières  ?  Est-ce  avec  l'habileté  qui  déjoue  tous  les 
complots  et  démolit  sans  secousse  et  sans  bruit  les  obstacles 
qui  devaient  l'arrêter  dans  sa  marche  ? 

«  Où  sont  les  sages?  disait  S.  Paul.  Où  sont  les  docteurs?  Où 
sont  les  profonds  penseurs  de  ce  siècle?  Dieu  a  convaincu  de 
folie  la  sagesse  de  ce  monde.  11  a  choisi  ce  qui  était  réputé  fou 
pour  confondre  les  sages  et  les  faibles,  pour  jeter  à  terre  les 
puissants,  et  ce  qui  n'est  pas  pour  détruire  ce  qui  est,  afin  que 
nulle  chair  ne  se  glorifie  devant  lui  :  Et  ea  quœ  non  sunt  ut  ea  quœ 
sunt  destrueret. 

Voilà  bien  Jésus-Christ  s'en  allant  à  la  conquête  des  âmes. 
Aux  savants  qui  repoussent  sa  doctrine  il  envoie  pour  les  amener 
à  la  vérité  quelques  pêcheurs  ignorants  qu'il  avait  arrachés  à 
leurs  barques.  A  la  force  qui  fait  trembler  le  monde  il  oppose , 
pour  la  briser,  des  vierges  et  des  enfants,  et  devant  la  corruption 
qui  roule  si  librement  sa  fange  il  plante,  pour  en  arrêter  le  flot... 
quoi  donc?  Une  croix  de  bois  ! 

Et,  chose  incroyable  !  Toutes  les  passions,  même  les  plus 
terribles,  ont  été  vaincues  et  le  cœur  humain  dompté  par  la 
grâce  a  trouvé  dans  sa  défaite  des  attraits  et  des  énergies  qui 
l'ont  élevé  jusqu'à  Dieu. 

Les  savants  ont  été  vaincus,  et  l'Évangile  avec  ses  dogmes 
incompréhensibles  et  ses  mystères  obscurs  est  devenu  le  sym- 
bole des  nations. 

La  force  a  été  vaincue,  et  l'arbre  divin ,  au  lieu  de  tomber  sous 
les  coups  de  la  hache,  n'a  fait  que  pousser  des  racines  plus 
profondes  et  des  jets  plus  vigoureux  :  Dispersit  super bos  :  Deposuit 
-patentes  de  se  de. 

Cette  lutte  va  se  perpétuant  dans  l'histoire,  et  toujours  ce  sont 
les  mêmes  triomphes,  et  toujours  Dieu  rassasie  avec  sa  grâce, 
son  amour  et  sa  vérité  les  âmes  qui  ont  faim  et  soif  de  lumière 
et  de  justice*.  Esurientes  implevit  bonis  ;  et  celles  qui  se  confient 
dans  leurs  vaines  pensées,  il  les  abandonne  à  des  passions 
contre  lesquelles  leur  volonté  se  brise ,  à  des  désirs  qui  jamais 
ne  s'apaisent  et  à  des  déceptions  qui  tourmentent  et  attristent 
la  vie  :  Et  divites  dimisit  inanes. 

Et  les  humbles,  qu'en  a-t-il  fait?  Les  humbles,  les  pauvres,  les 
méconnus,  tous  ceux  que  le  monde  méprise,  il  les  a  couronnés 


LE  MAGNIFICAT  269 

de  gloire  et  d'honneur  et  leur  a  dressé  un  trône  avec  le  respect  et 
la  vénération  des  peuples  :  Et  exaltavit  humiles.  Et  chaque  fois 
qu'un  homme  s'abaisse,  aussitôt  Dieu  le  relève  et  le  grandit. 
C'est  François  d'Assise,  c'est  Germaine  Cousin,  c'est  Joseph 
Labre,  et  l'Église  ne  sait  plus  quelle  fête  inventer  pour  glorifier 
devant  les  hommes  tous  ces  petits  qui  n'ont  aspiré  qu'à  descendre  : 
Et  exaltavit  humiles. 

Faut-il,  d'ailleurs,  un  autre  exemple  que  celui  de  la  Vierge 
Marie?  Le  Seigneur,  disait-elle,  a  daigné  regarder  la  bassesse 
de  sa  servante  et  voilà  pourquoi  tous  les  siècles  apporteront  à 
mes  autels  la  louange  et  l'amour  :  Ex  hoc  beatam  me  dicent  omnes 
generationes. 

N'êtes -vous  pas  frappés  de  la  sublime  audace  d'une  telle 
prophétie  faite  à  de  telles  heures,  sur  des  lèvres  aussi  modestes 
et  dans  une  si  simple  entrevue?  Comment?  Marie  est  inconnue 
de  la  terre  entière  ;  quoi  qu'il  y  ait  du  sang  royal  dans  ses- 
veines,  sa  race  est  une  race  déchue  ;  le  spectre  est  sorti  de  Jucla, 
Israël  vaincu  n'a  plus  de  rois  et  de  la  gloire  de  ses  ancêtres  il  ne 

reste  à  cette  vierge  de  seize  ans  qu'un  lointain  souvenir et 

pourtant  elle  ose  affirmer  que  son  nom  traversera  les  âges  ei 
que  toutes  les  langues  chanteront  ses  grandeurs  :  Beatam  me 
dicent  omnes  generationes. 

L'oracle  s'est-il  accompli  ?  Marie  est-elle  exaltée  ?  Son  culte 
vit-il  dans  le  cœur  de  tous  les  peuples?  Son  nom  est-il  redit  par 
tous  les  échos  de  l'univers? 

Elisabeth  s'écrie  la  première  après  l'ange  du  ciel:  Vous  êtes 
bénie  entre  toutes  les  femmes  :  Benedicta  tu  in  mulieribus.  Et 
depuis  que  la  mère  du  Précurseur,  a  entonné  ce  cantique  au 
sommet  des  montagnes  de  la  Judée,  pouvez-vous  compter  toutes 
les  voix  de  la  terre  qui  ont  envoyé  à  Marie  la  même  bénédiction? 
Ce  concert  où  le  bégaiement  de  l'enfant  au  berceau  se  mêle  à  la 
parole  expirante  du  vieillard  a-t-il  été  jamais  interrompu  ?  S'est- 
il  trouvé,  dans  la  durée  des  siècles  un  instant,  même  dans  le 
silence  des  nuits,  où  quelque  âme  n'ait  murmuré  tout  bas  le 
salut  de  l'Archange  ?  Benedicta  tu  in  mulieribus.  Ne  voyez-vous 
pas,  au  contraire,  que  son  culte  va  toujours  grandissant,  qu'il 
s'épanouit  à  travers  l'histoire  en  prenant  à  chaque  époque  quelque 
forme  nouvelle  et  qu'il  remplit  aujourd'hui  l'univers?  Beatam  me 
dicent  omnes  generationes. 

C'est  le  triomphe  de  son  humilité.  Que  ferons-nous  donc  pour 
incliner  vers  nous  le  ciel?  Nous  nous  abaisserons  comme  Marie, 
nous  proclamerons  à  haute  voix  que  nous  sommes  les  débiteurs 
de  la  divine  Providence,  et  quoiqu'il  nous  arrive  dans  la  vie» 
infortune  ou  bonheur,  joies  ou  tristesses,  nous  redirons  au  fond 
du  cœur  :  Magnificat  anima  mea  Dominum.  Amen, 


270  MOIS  DE  MARIE 

Treizième  jour. 
VOYAGE  A  BETHLÉEM 

Non  erat  eis  locus  in  dicersorio. 

Il  n'y  avait  point  de  place  pour  eux 
dans  les  hôtelleries. 

La  Providence  gouverne  le  monde  par  des  lois  mystérieuses, 
et  il  n'est  pas  jusqu'aux  passions  des  nommes  qui  ne  servent  ses 
desseins. 

Les  prophètes  avaient  annoncé  que  le  Messie  naîtrait  à  Beth- 
léem si  bien  nommé  la  maison  du  pain,  puisqu'il  devait  nourrir 
les  siècles  du  pain  de  sa  doctrine  et  de  sa  chair  adorable  cachée 
sous  les  voiles  du  pain  eucharistique. 

Pour  accomplir  cet  oracle  sacré  que  fera  Dieu?  Il  va  remuer  le 
monde,  et  le  monde,  ne  découvrant  pas  le  doigt  de  Dieu  dans  ce 
mouvement  universel,  n'y  verra  que  la  politique  et  l'orgueil 
d'un  César. 

En  ce  temps-là ,  dit  le  saint  Évangile,  parut  un  édit  de  l'empereur 
Auguste  qui  ordonnait  le  dénombrement  des  habitants  de  toute  la 
terre.  Le  premier  dénombrement  se  fit  par  Cyrinus,  gouverneur 
de  Syrie,  et  comme  chacun  devait  être  inscrit  dans  la  ville  dont 
il  était  originaire,  Joseph,  descendant  de  la  maison  et  de  la 
famille  de  David,  alla  de  Galilée  en  Judée,  de  la  ville  de  Nazareth 
à  celle  de  David  qui  se  nommait  Bethléem,  avec  Marie  son 
épouse  qui  était  à  la  veille  d'enfanter  :  Ascendit  aatem  et  Joseph  de 
civitate  Nazareth  in  civitatem  David  quœ  vocatur  Bethléem  ,  ut  profi- 
teretur  eum  Maria  desponsata  sibi  nxore  pregnante . 

Suivons  des  yeux  du  cœur  l'humble  Vierge  se  dirigeant  avec 
Bon  chaste  époux  vers  la  cité  lointaine  où  l'esprit  de  Dieu  les 
conduit . 

Tous  les  chemins  sont  encombrés  par  la  foule,  et  dans  cette 
foule  distraite  personne  ne  se  doute  qu'avec  nos  deux  saints 
voyageurs  pauvres  et  fatigués  passe  le  Désiré  qu'attendent  les 
nations.  Mais,  vous  étiez-là,  Anges  du  ciel  ;  et  vous  comptiez  tous 
leurs  pas,  et  vous  recueilliez  toutes  leurs  paroles,  et  vous  adoriez 
311  silence  le  Verbe  qui,  semblable  au  soleil  levant,  allait  bientôt 
percer  la  nue,  et  vous  contempliez  avec  admiration  sa  jeune  mère 
dont  rien  n'effrayait  l'amour  et  ne  troublait  la  paix. 

Et  pourtant,  c'est  l'hiver,  la  saison  est  rigoureuse,  la  route 
sera  pénible;  et  puis,  à  Nazareth,  Joseph  travaille  et  son  travail 
les  nourrit.  A  Bethléem,  sous  quel  toit  iront-ils  s'abriter?  Et  si 
l'enfant  qu'elle  porte  vient  à  naître  durant  les  jours  de  l'absence, 


VOYAGE  A  BETHLÉEM  271 

loin  de  la  famille  et  des  amis,  pourra-t-elle,  étrangère,  inconnue, 
lui  trouver  un  berceau  ? 

C'est  ainsi  qu'aurait  raisonné  la  prudence  humaine.  Mais  la 
foi  et  l'amour  s'abandonnent  à  la  Providence  comme  l'enfant  à  sa 
mère,  comme  l'aveugle  à  son  guide,  comme  le  passager  au 
pilote  qui  oriente  le  navire  vers  le  port.  Qu'importe  que  l'éclair 
sillonne  l'horizon ,  que  le  vent  siffle  dans  les  cordages  et  que  les 
vagues  menaçantes  bondissent  par  dessus  le  navire  comme  pour 
l'engloutir.  Le  pilote  dirige  la  voile  et  le  gouvernail  ;  cela  suffit , 
et  le  passager  dort  tranquille  au  bruit  de  la  tourmente. 

De  même,  toute  âme  qui  a  mis  sa  voile  entre  les  mains  de  Dieu. 
Les  événements  les  plus  inattendus  traversent  son  existence  et 
déconcertent  tous  ses  plans.  Pourquoi  cette  épreuve  qui  tout 
à  coup  vient  assombrir  le  ciel?  Pourquoi  ces  espérances  qui 
s'écroulent  au  moment  où  l'édifice  touchait  à  son  couronnement! 
Pourquoi  ces  ingratitudes  ou  ces  trahisons  qui  désenchantent  le 
cœur  et  l'emplissent  d'amertume?  Pourquoi  ces  délaissements  de 
la  grâce  où  il  semble  que  la  volonté,  sans  appui,  va  succomber 
dans  la  lutte?  C'est  un  mystère. 

Mais,  sous  les  voiles  du  mystère,  l'âme  découvre  Dieu  qui 
fait  tout  mouvoir  à  son  gré  pour  l'exécution  de  ses  plans  éternels; 
et  alors,  que  le  ciel  se  couvre  de  nuages,  que  le  sol  tremble,  que 
les  créatures  l'abandonnent,  qu'autour  d'elle  il  n'y  ait  plus  que 
des  ruines. . .  humble  et  soumise,  elle  suit  sans  aucune  défiance 
la  main  invisible  qui  la  conduit. 

Voilà  Marie.  Hier,  l'ange  Gabriel  lui  a  fait  de  la  part  de  Dieu 
une  révélation  aussi  étrange  qu'elle  était  pleine  de  grandeurs ,  et 
elle  a  cru  cette  parole  incompréhensible.  Aujourd'hui,  lorsqu'il 
lui  faudrait  attendre  dans  le  calme  de  la  solitude  l'heure  si  proche 
de  la  Promesse,  survient  un  édit  qui  la  condamne  à  un  départ 
précipité.. .  C'est  toujours  Dieu  qui  parle. . .  et  Dieu,  s'il  le  veut, 
ne  peut-il  pas  aplanir  devant  elle  les  montagnes,  combler  les 
vallées,  détourner  les  torrents  et  commander  à  ses  anges  de  la 
porter  sans  fatigue  sur  leurs  ailes?  Laissons-la  donc  obéir. 

Que  se  passa-t-il  pendant  ce  voyage  vers  la  cité  de  David  ? 
«  L'âme,  dit  S.  Bernard,  est  portée  par  celui  qu'elle  porte  et 
ailleurs  il  est  écrit  :  L'amour  rapproche  les  distances  et  jette  un 
pont  sur  les  abîmes  qu'il  semblait  impossible  de  franchir.  Or,  de 
Nazareth  à  Bethléem,  Marie  porte  Jésus  ;  et  Jésus,  c'est  la  toute 
puissance  qui  tient  les  mondes  suspendus  dans  l'espace.  Serait-il 
incroyable  que,  mettant  sa  puissance  au  service  de  sa  mère,  il 
lui  ait  adouci  les  fatigues  du  chemin? 

Et,  s'il  n'a  rien  fait  pour  abréger  ou  pour  aplanir  ses  sentiers, 
Marie!  c'était  l'amour...  et  l'amour  a-t-il  peur  du  travail  V 
Compte-t-il  les  sueurs?  Mesure-t-il  la  longueur  de  la  route?  11 


272  MOIS  DE   MARIE 

donne  des  ailes,  dit  un  pieux  auteur  :  Amans  volât  ;  et  soulevée 
déterre,  la  volonté  plus  hardie  que  l'oiseau  planant  dans  les 
airs  ne  rencontre  aucune  cime  qu'elle  ne  puisse  franchir. 

Ainsi  portée  ou  par  l'amour  ou  par  la  main  invisible  de  Dieu , 
Marie  arrive  à  Bethléem.  Si  elle  était  entrée  dans  l'antique  cité 
des  rois,  entourée  du  faste  qui  annonce  la  richesse,  toutes  les 
maisons  se  seraient  ouvertes  pour  lui  offrir  l'hospitalité.  Mais, 
elle  est  pauvre,  Joseph  est  un  ouvrier;  et  les  voyez-vous  s'en 
aller  de  porte  en  porte,  tout  couverts  de  la  poussière  du  chemin... 
et  personne  qui  consente  à  les  accueillir. 

O  Bethléem ,  ne  sais-tu  pas  ce  qu'a  dit  le  prophète,  que  de  tes 
murs  sortirait  le  salut  d'Israël  :  Ex  te  mihi  egredietur  qui  sit 
dominator  in  Israël  ;  Eh  bien  !  Le  salut  !  Le  voilà  !  Prépare  donc 
un  triomphe  à  celui  qui  vient  à  toi  comme  le  Béni  du  Seigneur: 
Benedictus  qui  venit  ;  et  chante  à  sa  mère  comme  autrefois  à 
Judith  :  Vous  êies  la  gloire  de  Jérusalem  :  Tu  gloria  Jérusalem  ; 
vous  êtes  la  joie  d'Israël  :  Tu  lœtitia  Israël  ;  Vous  êtes  l'honneur 
de  votre  peuple  :  Tu  honorificentiœ populi  nostri* 

Mais,  il  était  pareillement  écrit  que  le  Messie  viendrait  au 
milieu  des  siens  et  que  les  siens  ne  le  connaîtraient  pas. . .  et  au 
terme  de  ce  pénible  voyage,  devant  la  mère  et  l'enfant  aucune 
porte  ne  s'ouvre  :  Non  erat  eis  locus  in  diversoris. 

Cela  nous  étonne,  et  cependant  après  dix-neuf  siècles  de 
catholicisme  pendant  lesquels  l'Évangile  a  pénétré  forcément  les 
institutions  et  les  mœurs,  si  Jésus-Christ  descendait  visiblement 
dans  nos  rues  où  les  passions  et  les  intérêts  se  heurtent  et  s'il 
frappait  à  chacune  de  nos  portes...  voyons...  quelle  est  celle 
qui  s'ouvrirait  ? 

Est-ce  la  porte  de  l'impie  qui ,  rejetant  la  foi  de  son  baptême , 
s'est  écrié,  dans  le  délire  de  l'orgueil  ou  la  dépravation  du  cœur 
il  n'y  a  point  de  Dieu. 

Est-ce  la  porte  du  libre-penseur  qui,  aveuglé  par  la  haine,  a 
banni  tout  signe  religieux  de  son  existence  et  n'en  veut  plus  ni 
au  berceau  de  ses  nouveaux-nés,  ni  au  chevet  de  ses  mourants, 
ni  à  la  tombe  de  ses  morts  ? 

Est-ce  la  porte  de  l'indifférent  qui,  tout  aux  affaires  ou  aux 
plaisirs,  ne  comprend  pas  quelle  place  Dieu  pourrait  occuper 
dans  sa  vie? 

Qui  ouvrirait  à  Jésus-Christ? 

Est-ce  l'orgueilleux  qui,  renfermé  en  lui-même  dans  une  com- 
plaisance lâche  et  une  satisfaction  insensée,  s'admire,  s'exalte  et 
finit  par  s'adorer? 

Est-ce  l'homme  qui,  livré  aux  souffles  de  la  cupidité,  ne  voit  plus 
que  la  matière  et  se  faisant  de  l'argent  ou  de  l'or  un  fétiche,  pros- 
terne au  pied  de  cette  idole  tout  ce  qu'il  pouvait  avoir  de  grandeurs? 


VOYAGE   A  BETHLÉEM  273 

Est-ce  le  voluptueux  qui,  se  détachant  de  Dieu,  retombe  sur 
lui-même,  et  de  chute  en  chute,  à  force  de  descendre,  arrive  aux 
derniers  abîmes  de  la  dégradation? 

Et  nous,  aurions-nous  hâte  d'accueillir  Jésus-Christ  comme  on 
accueille  un  ami  fidèle,  à  l'heure  du  retour  ?  Mais,  il  frappa,  le 
Sauveur  aimable,  et  il  nous  déclare  dans  le  saint  Évangile  qu'il 
n'est  occupé  qu'à  frapper  à  la  porte  des  cœurs  :  Eccesto  ad  ostium 
etpulso.  Ecoutez  bien. 

Cette  parole  qui,  mille  fois  entendue  c'était  évanouie  dans  l'es- 
pace et  qui  aujourd'hui  s'obstine  à  vous  poursuivre  comme  un 
écho  qui  ne  veut  pas  se  taire  !  c'est  Dieu  qui  frappe  :  Ecce  sto  ad 
ostium  et  pulso. 

Cette  voix  qui,  montant  des  dernières  profondeurs  de  l'âme, 
vous  reproche  vos  défaillances  et  vous  appelle  à  des  luttes  et  à 
des  sacrifices  dont  la  seule  pensée  vous  effraie!  C'est  Dieu  qui 
frappe:  Ecce  sto  ad  ostium  et  pulso. 

Ce  coup  h  attendu  qui  a  fait  tomber  de  vos  mains  la  coupe 
dont  vous  respiriez  les  parfums  enivrants  !  c'est  Dieu  qui  frappe  : 
Ecce  sto  ad  ostium  et  pulso. 

Il  frappe  au  cœur  du  pécheur  par  le  remords  qui  s'attache  â 
son  âme  et  trouble  la  joie  de  ses  fêtes  et  le  calme  de  ses  nuits. 

Il  frappe  au  cœur  de  l'impie  par  le  spectacle  des  vertus  chré- 
tiennes qui  dépassent  les  forces  humaines  et  trahissent  ainsi 
l'action  de  sa  puissance. 

Il  frappe  au  cœur  de  l'indifférent  par  des  secousses  providen- 
tielles où  disparaît  la  main  de  l'homme,  et  au  cœur  du  juste  il 
frappe  par  les  inspirations  de  la  grâce  qui  met  dans  son  âme  des 
élans  généreux  et  l'attire  vers  les  plus  hauts  sommets. 

Mais,  l'impie  le  repousse,  le  pécheur  refuse  de  l'entendre,  l'in- 
différent lui  répond  :  tu  reviendras  demain,  et  le  juste  lui-même, 
combien  de  fois  laisse-t-il  Jésus-Christ  à  la  porte  du  cœur  où 
germent  des  désirs  qui  jamais  ne  s'épanouissent  :  Non  erat  eis 
locus  in  diversoris. 

Ne  trouvant  aucun  asile  dans  Bethléem  où  les  étrangers 
étaient  accourus  de  toutes  parts,  Marie  et  Joseph  durent  donc  se 
retirer,  hors  de  la  ville,  dans  une  grotte  qui  abritait  les  bergers  et 
les  troupeaux  pendant  les  nuits  d'hiver. 

Eh  quoi  !  Les  rois  habitent  dans  des  palais  dont  les  marbres 
richement  ciselés  sont  tout  ruisselants  d'or.  Les  riches  ont  des 
demeures  qui  éblouissent  par  la  magnificence  et  les  splendeurs 
du  luxe.  Le  pauvre  lui-même  a  son  toit  qu'il  peuple  de  rêves  et 
de  souvenirs.  Et  Marie,  pour  se  reposer  des  fatigues  du  voyage, 
n'a  qu'une  étable  ouverte  à  tous  les  vents!  Et  Dieu  qui  a  placé 
son  trône  au  milieu  des  nuées  resplendissantes  est  forcé  de  des 
cendre  dans  ce  réduit  abandonné  ! 

H.  T&EKTE-C1NQ. 


274  MOIS  DE  MARIE 

Quelle  nouvelle  épreuve  pour  la  foi  de  cette  mère  !  Il  y  a  neuf 
mois  à  peine  l'ange  lui  disait  :  l'enfant  qui  naîtra  de  vous  sera 
grand,  on  l'appellera  le  Fils  du  Très-Haut  ;  Dieu  lui  donnera  le 
trône  de  David,  il  régnera  dans  la  maison  de  Jacob  et  son  règne 
n'aura  point  de  fin.  Et  la  voilà  sur  le  seuil  d'une  étable  ! 

Les  prophètes  avaient  aussi  annoncé  qu'il  serait  grand,  qu'il 
serait  fort,  qu'il  serait  le  prince  de  la  paix,  l'ange  du  grand  con- 
seil, le  père  du  siècle  futur,  ils  avaient  prédit  que  toutes  le? 
nations  lui  seraient  données  en  héritage,  que  devant  lui  les  rois 
se  prosterneraient  pour  baiser  la  poussière,  qu'à  son  nom  tout 
genou  fléchirait  au  ciel,  sur  laterre  et  dans  les  enfers,  et  ce  désiré 
des  peuples,  et  ce  Dominateur  dés  nations  va  naître  dans  la  plus 
affreuse  indigence  ! 

N'importe.  La  foi  de  Marie  n'en  est  point  ébranlée.  Peut-être 
que  pour  la  consoler  Dieu  lui  montra  l'avenir;  et  qu'était-ce  que 
cet  avenir  ?  C'étaient  les  générations  chrétiennes  qui  accouraient 
à  l'étable  comme  au  berceau,  d'où  la  foi  s'est  levée  sur  le  monde 
C'étaient  l'Europe  qui  s'ébranlait,  les  nations  en  armes  qui  pas- 
saient les  mers  pour  défendre  la  crèche  du  Sauveur  et  l'arracher 
aux  mains  des  infidèles.  C'étaient  les  lampes  d'or  qu'avaient 
envoyées  les  rois,  et  les  rois  eux-mêmes  agenouillés,  selon  la 
parole  du  prophète,  à  la  place  désormais  sacrée  où  naquit 
l'Enfant-Dieu. 

Et  voilà  ce  que  deviennent  l'intelligence  et  le  cœur  lorsque 
Fâme  s'ouvre  enfin  à  la  grâce. 

Hier,  l'intelligence  n'était  que  ténèbres.  De  même  qu'au  sein  de 
la  nuit  obscure  le  voyageur  s'égare  dans  des  chemins  que  rien 
n'éclaire,  l'homme  dont  la  grâce  n'illuminait  pas  les  sentiers,  se 
perdait  dans  les  systèmes  absurdes  et  les  folles  utopies  de  la 
libre-pensée.  Mais,  la  grâce  est  venue,  et  la  grâce,  c'est  la 
lumière,  et  à  cette  lumière  d'en  haut,  les  ombres  se  sont  dissipés 
et  l'incroyant,  revenu  de  ses  erreurs,  a  salué  avec  des  transports 
d'allégresse  la  vérité  qu'il  ne  connaissait  pas. 

Hier,  la  volonté  déracinée  s'inclinait  sans  aucune  résistance 
sous  tous  les  souffles  de  la  conviction.  Et  aujourd'hui,  d'où  vient 
qu'elle  brave  toutes  les  tempêtes  et  que  les  séductions  les  plus 
irrésistibles  ne  peuvent  pas  l'ébranler?  C'est  que  la  grâce  a 
franchi  les  avenues  de  l'âme  que  gardaient  les  passions ,  et  la 
grâce,  c'est  la  force. 

Hier,  le  cœur  ravagé  par  le  vice  comme  un  champ  que  traverse 
le  fleuve  débordé  était  pauvre,  plus  pauvre  que  l'étable  de 
Bethléem,  et  l'on  aurait  dit  un  sanctuaire  en  ruines  ou  bien 
encore  une  ville  prise  d'assaut  et  dévastée  par  le  vainqueur. 
Voyez-vous  aujourd'hui  la  riche  maison  qui  se  lève  et  le  désert 
devenu  comme  une  plaine  féconde  où  chaque  vertu  donne  sa 


LA  NAISSANCE   DE  NOTRE-SEIGNEUR  275 

fleur?  Voyez-vous  le  temple  rajeuni  et  la  cité  debout  sans  que 
paraisse  une  seule  brèche?  La  grâce  victorieuse  s'est  emparé  du 
cœur,  et  la  grâce,  c'est  la  vie. 

Qui  n'a  point  vu  ces  merveilles?  Elles  reviennent  à  toutes  les 
pages  de  l'histoire  des  saints.  Le  cœur  sans  Dieu;  quelle  pau- 
vreté !  quelle  étable  !  Rappelez-vous  Madeleine  et  les  scandales  de 
Jérusalem,  Augustin  et  les  erreurs  de  sa  jeunesse;  ou  pour 
mieux  dire,  rappelez-vous  tout  homme  qu'ont  emporté  loin  de 
Dieu  le  vice  et  l'impiété  comme  la  tempête  emporte  le  navire 
loin  du  port,  et  vous  aurez  Bethléem  avant  la  nuit  solennelle  où 
naquit  le  Sauveur. 

Mais,  Bethléem  sanctifiée  par  la  présence  visible  de  Dieu,  c'est 
l'illustre  pénitente  que  le  repentir  pousse  au  fond  d'un  désert, 
c'est  le  pontife  qui,  revenu  à  la  foi  de  sa  mère,  met  à  la  défendre 
toute  la  puissance  de  son  génie,  c'est  l'orgueilleux  qui  s'abaisse, 
le  voluptueux  qui  triomphe  de  la  chair,  l'avare  qui  brise  son 
veau  d'or,  c'est  n'importe  quel  pécheur  qui  adore  le  lendemain 
ce  qu'il  brûlait  la  veille. 

Ouvrez  donc  à  Jésus-Christ  et  à  sa  sainte  mère  afin  qu'il  ne 
soit  point  dit  de  vous  comme  de  Bethléem,  la  ville  inhospitalière  : 
Non  erat  eis  locus  in  diversoris.  De  son  côté,  Jésus-Christ  nous 
ouvrira  son  cœur,  et  Marie,  à  l'heure  de  la  mort,  vous  ouvrira  le 
ciel.  Amen, 


Quatorzième  jour. 
LA  NAISSANCE  DE  NOTRE-SEIGNEUR 

Et  peperii  filium  suum  et  pannis  eum  insoloit 
et  reclinaoit  eum  in  prœsepio. 

Elle  enveloppa  de  langes  son  nouveau-né 
et  le  déposa  dans  la  crèche. 

Il  était  dit  dans  nos  livres  sacrés  :  Lorsque  toute  la  création 
fera  silence  et  que  l'astre  des  nuits  sera  parvenu  au  milieu  de  sa 
course,  votre  parole  puissante  descendra,  Seigneur,  de  son 
éternité. 

Or,  la  voici  cette  nuit  à  jamais  mémorable  qui  devait  être, 
selon  la  parole  du  prophète,  plus  brillante,  plus  lumineuse  que 
le  jour  :  Et  nox  sicut  dies  illuminabitur. 

Marie,  adorant  au  fond  du  cœur  les  desseins  de  la  Providence 
est  entrée  sans  plainte,  sans  murmure,  dans  l'étable  de  Bethléem . 


276  MOIS  DE  MARIE 

C'est  le  vingt-cinq  décembre  et  l'an  quatre  mille  quatre  de  la 
création  du  monde.  Au  dehors,  pas  de  bruit,  la  ville  sommeille, 
le  firmament  rayonne,  il  semble  que  les  étoiles  n'ont  jamais  eu 
tant  de  splendeur,  et  l'on  dirait  qu'au  plus  haut  des  airs  chantent 
des  voix  inconnues  à  la  terre.  Les  temps  sont  accomplis. 
Recueillons-nous. 

La  Vierge  a  été  ravie  par  l'amour  dans  une  extase  sublime 
et  au  terme  de  cette  contemplation  pendant  laquelle  son  âme 
s'était  élevée  jusqu'au  ciel,  nous  avions  un  Sauveur  :  Natus  est 
vobis  hodie  Salvator. 

Accourez,  ô  brûlants  Séraphins,  prenez  vos  harpes  et  vos  lyres 
et  saluez  par  des  concerts  d'allégresse  l'enfant  qui  nous  est 
envoyé.  Et  tandis  que  les  célestes  phalanges  entonnent  au 
dessus  de  la  crèche  l'hymne  de  la  gloire  et  de  la  paix  :  Gloria  in 
excelsis  Deo  ;  Marie  prend  Jésus  dans  ses  bras,  elle  l'enveloppe 
de  langes  :  Pannis  eum  involvit  ;  elle  le  couche  sur  la  paille  : 
Reclinavit  eum  in  jprœse  pie  ;  et  tombant  à  genoux,  l'entendez-vous 
s'écrier  :  Comment  vous  nommerai-je,  ô  merveilleux  enfant?  Faut- 
il  vous  appeler  mon  fils?  Mais,  vous  êtes  le  Verbe  que  les  anges 
contemplent  aux  siècles  éternels.  Faut-il  vous  appeler  mon  Dieu  ? 
Mais,  vous  êtes  la  chair  de  ma  chair,  vous  êtes  mon  sang  et  ma 
vie.  Faut-il  vous  appeler  une  simple  créature  ?  Mais ,  les  prophètes 
ont  annoncé  que  vous  étiez  le  maître  de  la  terre  et  des  cieux.  O 
contraste  ineffable  !  Le  ciel  est  votre  trône ,  et  je  vous  berce  sur 
mes  genoux  !  D'une  main  vous  portez  l'univers,  et  je  vous  tiens 
tout  petit  sur  mon  cœur  !  Vous  donnez  à  l'homme  le  pain  qui  le 
nourrit,  et  moi,  je  vous  donne  mon  lait  ! 

Quelle  scène  ravissante  !  Marie  couvre  son  enfant  de  ses 
chastes  baisers  et  de  ses  douces  larmes  et  sachant  très  bien  que 
Dieu  est  là  caché  sous  la  faiblesse  et  l'indigence,  elle  l'adore. 
Elle  adore  la  puissance  et  la  grandeur  anéanties.  Elle  adore 
Pamour  qui,  pour  attirer  l'humanité  craintive,  prend  les  traits  de 
l'enfance.  Elle  adore  la  justice  qui,  du  ciel,  précipite  la  grande 
victime  sur  la  paille  de  la  crèche,  en  attendant  qu'elle  la  cloue 
sur  la  croix. 

C'est  la  première  adoration  que  reçoit  l'Homme-Dieu  en  entrant 
dans  la  vie.  Demain,  les  bergers  viendront  à  l'étable  et  ils  se 
prosterneront  devant  le  Messie  qui  a  voilé  sa  majesté  sous  des 
langes.  Les  mages  viendront  à  leur  tour  et  ils  déposeront  à 
ses  pieds  leurs  riches  diadèmes.  Tout  le  long  des  siècles,  le 
peuple  chrétien  courant  à  ses  autels,  lui  brûlera  de  l'encens. 
Mais,  que  sont  tous  les  hommages  de  la  terre  à  côté  des  adora- 
tions que  lui  offrit  sa  mère  dans  son  humble  berceau  ?  Où  trouver 
une  humilité  plus  profonde,  un  amour  plus  ardent  et  plus  pur  et 
surtout  une  foi  plus  vive  à  la  présence  réelle  du  Sauveur? 


LA  NAISSANCE  DE  NOTRE  -  SEIGNEUR  277 

Qu'est-ce,  en  effet,  que  ce  petit  enfant  qui  grelotte  sur  la  paille 
glacée?  Approchez-vous  et  regardez  bien,  c'est  la  faiblesse,  la 
souffrance  et  la  pauvreté.  C'est  l'homme,  mais  l'homme  humilié, 
descendu  au  dernier  degré  de  l'abaissement  et  n'ayant  qu'une 
pierre  pour  y  poser  sa  tête  alors  que  les  oiseaux  sommeillent 
dans  leurs  nids.  Quel  est  le  signe  extérieur  qui  nous  révèle  Dieu? 

Où  donc  est  cette  puissance  qui  semait  dans  l'espace  des 
mondes  lumineux  et  creusait  à  la  mer  des  gouffres  infranchis  - 
sables?  Où  est  cette  majesté  qui  ébranlait  les  montagnes  et 
mettait  en  feu  les  cimes  de  Sinaï?  Où  est  cette  gloire  dont  le 
soleil  éblouissant  n'est  qu'un  pâle  reflet  ?  Et  cette  immensité 
plus  à  l'étroit  dans  nos  horizons  infinis  que  l'océan  dans  ses 
abîmes;  et  cette  Providence  qui  se  déverse  à  chaque  heure  sur 
tous  les  êtres  de  la  création  en  richesses  inépuisables. . .  Tout  a 
disparu,  et  qu'apparaît-il  aux  regards  de  Marie?  Une  étable ,  une 
crèche,  un  peu  de  paille,  des  langes,  un  enfant  qui  a  déjà  sa  part 
des  souffrances  et  des  larmes  ! 

Et  malgré  ces  ombres  à  travers  lesquelles  ne  perce  aucun 
rayon  qui  annonce  la  divinité,  Marie  croit  et  elle  adore.  L'ange 
lui  a  dit  :  celui  qui  naîtra  de  vous  sera  le  Fils  du  Très  Haut: 
Filius  altissimi  vocabitur.  Qu'importe  que  les  apparences  donnent 
à  cette  affirmation  du  ciel  un  étrange  démenti  !  Qu'importent  les 
nuages  qui  passent  devant  le  soleil  et  voilent  son  éclat  !  Elle  a 
la  parole  de  Dieu,  et  cette  parole  lui  suffît. 

A  trente-trois  ans  de  là ,  Jésus-Christ  qui  s'était  rapetissé  à  la 
crèche  jusqu'à  la  taille  d'un  enfant,  opérait  un  prodige  plus 
incompréhensible. 

((  Vos  pères,  disait-il  au  peuple  qui  l'avait  suivi  dans  le  désert, 
ont  mangé  la  manne  et  ils  sont  morts  :  Patres  vestri  manducaverunt 
manna  in  deserto  et  mortui  sunt.  Mais,  moi  je  suis  le  pain  vivant  : 
Ego  sunt  partis  vivus,  et  quiconque  mangera  de  ce  pain  vivra  pour 
l'éternité  :  vivet  in  œternum. 

Aces  mots,  le  peuple  s'étonne;  et  le  Sauveur  d'ajouter  :  ma 
chair  est  véritablement  une  nourriture,  mon  sang  est  réellement 
un  breuvage,  et  celui  qui  mange  ma  chair  et  celui  qui  boit  mon 
sang  a  la  vie  éternelle:  Habet  vitam  œternam.  Et  la  foule  lui 
répond,  scandalisée  de  ce  langage  si  clair  et  si  précis  !  Comment 
nous  donnerez-vous  votre  chair  à  manger  et  votre  sang  à  boire? 
Quomodo  potes:  hic  nobis  carnem  suam  dare  ad  manducandum  ? 

Attendons.  I\ous  sommes  au  cénacle,  la  veille  de  cette  passion 
douloureuse  qui  devait  se  terminer  au  Calvaire.  Jésus-Christ 
prend  du  pain,  il  le  bénit  et  le  distribue  à  ses  apôtres  en  leur 
disant  :  Ceci  est  mon  corps  :  Hoc  est  corpus  meum;  et  bénissant  le 
calice  :  buvez,  leur  dit-il,  ceci  est  mon  sang  qui  sera  bientôt 
répandu  pou^  le  salut  du  monde  :  Hic  calix  sanguinis  met. 


278  MOIS  DE  MARIE 

Le  miracle  était  accompli;  et  par  une  invention  qui  l'emporte 
sur  toutes  les  autres  inventions  de  son  amour,  Jésus-Christ 
s'était  fait  nourriture,  il  s'était  fait  breuvage  et,  descendant,  plus 
bas  qu'au  jour  de  son  incarnation,  il  avait  caché  sa  gloire  sous 
les  apparences  du  pain. 

La  crèche,  !  Le  tabernacle  !  De  ces  deux  mystères,  quel  est  le 
plus  étonnant? 

A  la  crèche,  il  n'y  a  qu'un  enfant  étendu  sur  la  paille,  c'est 
vrai;  et  si  les  anges,  à  l'heure  de  sa  naissance,  ne  l'avaient  point 
annoncé  à  la  terre  par  de  saintes  harmonies,  jamais  personne 
n'aurait  pu  croire  que  cet  enfant  était  Dieu. 

Au  tabernacle,  je  ne  vois  pas  même  l'humanité  :  Latet  simul  et 
humanistas.  Dieu  et  l'homme  se  sont  complètement  effacés.  Au 
lieu  de  la  vie,  c'est  le  silence  et  l'immobilité  de  la  mort,  et  il  ne 
faut  rien  moins  que  l'affirmation  solennelle  de  l'Église  et  dix- 
neuf  siècles  de  foi  pour  que  je  découvre  l'homme  et  Dieu  sous 
des  dehors  trompeurs. 

A  la  crèche,  quelque  pauvres  que  soient  les  langes  dont  Marie 
a  revêtu  son  Jésus,  ce  sont  pourtant  des  langes. 

Au  tabernacle,  y  a-t-il  réellement  du  pain?  Non.  Dès  que  le 
prêtre  a  prononcé  la  formulesacramentelle,  la  substance  du 
pain  disparaît,  et  quoique  les  sens  croient  apercevoir  et  toucher 
du  pain,  il  n'en  reste  que  les  espèces  mystiques. 

A  la  crèche,  de  célestes  concerts  chantent  la  gloire  et  la  paix  et 
une  étoile  plus  brillante  que  les  autres  étoiles  annonce  à  des 
rois  venus  des  légions  lointaines  le  berceau  du  nouveau-né. 

Au  tabernacle,  en  dehors  des  heures  du  sacrifice  et  des 
grandes  solennités,  toutes  les  voix  se  taisent  ;  on  dirait  le  désert, 
et.  à  la  place  de  l'étoile  qui  resplendit  au  firmament,  c'est  la 
petite  lampe  du  sanctuaire  qui  projette  sur  l'autel  sa  pâle  et 
mystérieuse  clarté. 

A  la  crèche,  le  Sauveur  n'est  point  seul.  Près  de  lui,  comme 
les  séraphins  de  l'arche,  se  tiennent  Marie  et  Joseph  -,  Marie,  la 
foi,  la  pureté  et  l'amour  !  Joseph,  le  dévouement  et  l'humilité  ! 

Au  tabernacle,  quel  abandon  et  quelle  solitude  !  «  Les  voix  de 
Sion  pleurent,  disait  autrefois  un  prophète,  parce  qu'on  ne  vient 
plus  à  ses  solennités  ses  prêtres  gémissent ,  ses  vierges  sont 
désolées  et  Jérusalem  est  plongée  dans  un  océan  d'amertume.  » 
Or,  l'Église  n-a-t-elle  pas  à  pleurer  et  le  prêtre  à  gémir  en  voyant 
si  peu,  si  peu  d'adorateurs  autour  du  trône  eucharistique? 

Le  peuple  juif,  infidèle  à  ses  serments,  avait  oublié  le  Dieu  qui 
l'avait  tiré  de  la  solitude  et  il  se  prosternait  devant  les  idoles  des 
nations  étrangères.  Seul,  Tobie  continuait  à  se  rendre  au  temple 
de  Jérusalem,  remarque  l'historien  sacré,  et  dans  cette  immense 
défection,  il  ne  cessait  pas  d'adorer  le  Seigneur, 


LA  NAISSANCE  DE  NOTRE-SEIGNEUR  279 

Eh  bien  !  Après  ces  éclatantes  manifestations  de  l'amour  divin 
qui  se  nomment  l'étable  de  Bethléem,  le  Cénacle  et  le  Calvaire, 
où  sont  les  âmes  qui  du  tabernacle  passent  leur  Thabor  et  ne 
veuillent  plus  descendre  de  la  sainte  montagne? 

Sait-on  bien  dans  le  monde  passionné  pour  les  affaires  et  les 
plaisirs  que  Jésus-Christ  habite  réellement  au  milieu  de  nos  cités 
et  qu'il  réside  jour  et  nuit  sous  sa  tente  royale?  Le  sait-on?  Et, 
si  le  monde  croit  encore  à  la  présence  eucharistique,  d'où  vient 
que  Jésus-Christ  est  seul  ? 

Lorsque  par  la  voix  de  la  cloche  il  appelle  le  peuple  au  pied  de 
ses  autels,  combien  sont-ils  ceux  qui  lui  répondent  :  nous  voici? 
A  peine  quelques  âmes  fidèles;  et  le  grand  nombre,  et  l'immense 
majorité  ne  connaît  plus  le  chemin  qui  conduit  à  nos  temples. 

Entrons  dans  la  maison  du  Maître  à  ce  moment  qui  suit  le 
milieu  du  jour  et  qui  précède  son  déclin,  combien  comptez -vous 
d'adorateurs  devant  le  tabernacle? 

Hélas  1  la  foule  se  presse  bruyante  et  tumultueuse  dans  la  rue, 
elle  va  et  vient  comme  le  flux  et  le  reflux  de  la  mer.  Et  Jésus- 
Christ  est  seul  1 

Dans  le  palais  des  rois,  de  nombreux  courtisans  s'agitent 
autour  de  ces  majestés  de  la  terre  qui  s'enivrent  des  hommages 
de  leurs  adulateurs.  Et  Jésus-Christ  est  seul  ! 

Les  invités  accourent  aux  salons  du  riche  qui  leur  promet  des 
fêtes  et  des  concerts  -,  la  bourse  est  envahie  par  les  spéculateurs 
qui  ont  la  soif  de  l'or;  les  désœuvrés  se  précipitent  au  rendez- 
vous  du  plaisir  ;  et  Jésus-Christ  est  seul  ! 

Le  pauvre,  dans  sa  mansarde,  a  des  enfants  qui  lui  sourient  : 
le  malade,  sur  sa  couche,  a  des  amis  qui  visitent  sa  souffrance, 
l'exilé  lui-même  rencontre  parfois  sur  la  plage  étrangère  quel- 
qu'un qui  lui  parle  de  la  patrie  absente  ;  et  Jésus-Christ  est  seul  ! 

Oui,  plus  seul  au  tabernacle  qu'il  ne  l'était  à  la  crèche  où  Mario 
et  Joseph,  les  yeux  constamment  fixés  sur  ce  divin  enfant, 
l'entourent  à  genoux  de  respect  et  d'amour.  Et  cependant,  si  la 
crèche  est  le  prélude  de  l'amour  divin ,  le  tabernacle  en  est  le 
dénouement  sublime. 

Jésus-Christ,  venu  dans  le  temps,  est  né  une  seule  fois  de  Ta 
Vierge  Marie.  Et  depuis  la  dernière  Cène,  tous  les  jours,  au 
moment  où  s'offre  le  sacrifice  eucharistique,  le  ciel  s'abaisse 
au  niveau  de  la  terre  et  il  naît  en  quelque  sorte  entre  les  mains 
du  prêtre  comme  il  naquit  à  Bethléem. 

Jésus-Christ  est  né  réellement  en  un  seul  lieu  de  l'univers  et 
dans  une  humble  bourgade  de  la  Judée.  Et  le  tabernacle ,  où 
est-il  ?  Quel  est  le  coin  de  terre  le  plus  ignoré  du  monde  catho- 
lique où  ne  s'élève  un  temple,  et  dans  ce  temple  un  autel,  et  sur 
cet  autel  un  tabernacle  ?  Et  le  Sauveur  est  là  comme  un  prisonnier 


280  MOIS  DE  MARIE 

enchaîné  par  l'amour.  Il  est  dans  la  riche  basilique  dont  la  flèche 
dorée  resplendit  au  soleil.  Il  est  dans  le  modeste  sanctuaire  qui 
disparaît  sous  les  branches  touffues.  Il  est  au  milieu  des  grandes 
cités  qui  demandent  aux  arts  des  richesses  et  des  chefs  d'œuvre 
pour  orner  sa  demeure  et  là  bas  au  fond  de  la  solitude  où  le 
sauvage  lui  fait  un  dôme  sacré  avec  les  lianes  du  désert.  Il  est 
avec  les  nations  qui  acclament  son  règne  et  ne  veulent  d'autres 
lois  que  l'Évangile  pour  les  guider  dans  la  vie,  et  malgré  leurs 
révoltes  il  reste  avec  les  peuples  qui  le  mettent  à  la  porte  de  leurs 
institutions.  Il  y  est  pendant  les  heures  du  jour  quand  les  voix 
du  monde  bourdonnent  au  dehors  comme  les  abeilles  dans  leurs 
ruches,  et  il  est  encore  pendant  les  nuits  silencieuses  où  pas  un 
léger  bruit  ne  trouble  le  calme  de  la  nature. 

Et  que  fait-il  dans  sa  prison  eucharistique?  A  la  crèche  il  se 
donna  comme  Sauveur  :  Natus  est  vobis  salvator.  Et  au  tabernacle, 
il  se  donne  comme  nourriture  à  toutes  les  âmes  saintement  affa- 
mées. Les  bergers  et  les  mages  durent  se  contenter  de  l'adorer 
dans  ses  abaissements  et  ils  n'emportèrent  que  son  sourire.  Maïs, 
voyez-vous  le  tabernacle  qui  s'ouvre?  Le  prêtre  a  découvert  le 
calice,  il  a  pris  dans  ses  mains  l'hostie. . .  et  maintenant,  appro- 
chez de  la  table  sacrée,  vous  tous  qui  avez  faim  et  soif,  venez  ; 
riches  et  pauvres,  justes  et  pécheurs  purifiés  par  le  repentir, 
venez  sans  crainte,  et  lorsque  vous  aurez  mangé  le  pain  du 
miracle  figuré  par  la  manne  du  désert,  vous  pourrez  chanter 
avec  le  prophète  :  Hœreditas  mea  prœclara  est  mihi.  Où  trouver  un 
héritage  plus  magnifique  que  le  mien  ?  Le  riche  a  de  l'or,  le  savant 
a  la  science,  les  rois  ont  la  couronne,  quelques  uns  ont  la 
gloire. . .  et  moi,  j'ai  Dieu,. . .  je  le  porte  dans  mon  cœur  -,  et  tandis 
que  dans  le  ciel  les  élus  le  contemplent  face  à  face,  moi,  sur  la 
terre  je  le  mange  et  je  le  bois?  Hœreditas  mea  prœclara  es  mihi! 

Comprenez- vous  après  cela  l'indifférence,  la  froideur  et  l'oubli? 
Des  chrétiens  qui  vivent  à  l'ombre  de  nos  temples  sans  se  douter 
que  Dieu  réside  sous  les  voûtes  du  sanctuaire  !  Des  chrétiens  qui 
entrent  dans  nos  églises  comme  dans  la  maison  d'un  étranger  et 
ne  saluent  pas  même  l'hôte  du  tabernacle  !  Des  chrétiens  qui 
meurent  d'ination  lorsqu'ils  ont  à  l'autel  le  pain  qui  donne  la  vie  1 

O  Marie!  obtenez-nous  la  foi  vive  à  la  présence  réelle  du  Sau- 
veur, obtenez-nous  l'amour  et  faites  que  nous  adorions  Jésus 
Hostie  comme  vous  avez  adoré  Jésus  enfant.  Amen. 


LA  PURIFICATION  281 

Quinzième  jour 
LA  PURIFICATION 

Postquam  impleii  sunt  dies  purgationis  ejut 
secundum  legem  Moisi,  luierwxt  Ulwn  in 
Jérusalem. 

Le  temps  de  la  purification  de  Marie  étant 
accompli,  selon  la  loi  de  Moïse,  ils 
portèrent  l'enfant  à  Jérusalem. 

D'après  la  loi  de  Moïse,  toute  femme,  qui  avait  mis  un  enfant 
au  monde,  devait  être  séparée  des  choses  saintes  jusqu'au  jour 
de  sa  purification  légale  qui  était  le  quarante-unième  après  la 
naissance  d'un  fils,  et  le  quatre-vingt-unième  après  la  naissance 
d'une  fille.  Le  temps  écoulé,  la  mère  se  présentait  au  temple  et 
elle  offrait  au  Seigneur  un  sacrifice  d'action  de  grâces  et  d'expia- 
tion. Comme  holocauste  de  reconnaissance,  c'était  un  jeune 
agneau  ;  comme  expiation,  une  tourterelle  ou  bien  une  colombe; 
et  si  elle  était  pauvre,  seulement  deux  colombes  ou  deux  tour- 
terelles. 

En  souvenir  de  cette  nuit  mémorable  pendant  laquelle  l'ange 
exterminateur  avait  frappé  les  premiers  nés  des  Egyptiens  sans 
toucher  aux  enfants  des  Hébreux,  Dieu  avait  également  ordonné 
à  tous  les  Israélites  de  lui  consacrer  les  aînés  de  chaque  famille 
qui  pouvaient  être  cependant  rachetés  par  cinq  sicles  d'argent , 
au  poids  du  sanctuaire. 

Ces  deux  lois  obligent-elles  Marie? 

Que  les  autres  mères,  au  lendemain  d'un  enfantement  doulou- 
reux, fussent  purifiées  par  un  rite  sacré,  je  le  comprends.  Cette 
cérémonie  religieuse  leur  rappelait  que  les  souffrances  de  la 
maternité  sont  le  châtiment  du  péché  commis  au  paradis  ter- 
restre: in  dolore  paries  Jîlios\  qu'avec  une  vie  souillée  dans  sa 
source,  elles  transmettaient  à  leurs  enfants  le  germe  de  toutes 
les  convoitises  :  in  peccatis  concepit  me  mater;  et  qu'au  moment 
où  Dieu  met  à  leurs  fronts  le  diadème  des  mères,  elles  perdaient 
aussitôt  la  couronne  des  vierges. 

Mais,  alors,  ô  Marie,  pourquoi  montez-vous  les  degrés  du 
temple  tenant  d'une  main  votre  enfant  et  de  l'autre  les  colombes 
de  l'holocauste  et  de  l'expiation?  N'êtes-vous  pas  le  sanctuaire 
auguste  que  le  divin  architecte  a  revêtu  au  dedans  comme  au 
dehors  d'innocence  et  de  sainteté?  N'êtes-vous  pas  la  femme 
bénie  entre  toutes  les  femmes  sur  laquelle  n'est  point  tombé 
il'anathème  des  premiers  jours  ?  N'est-ce  pas  la  vertu  seule  du 
'Très-Haut  qui  par  le  plus  étonnant  de  tous  les  miracles,  a  formé 


282  MOIS  DE   MARIE 

l'humanité  du  Verbe  dans  votre  sein  virginal,  sans  que  la  main 
de  l'homme  parût  dans  ce  chef-d'œuvre? 

Une  vierge  se  purifier  !  Mais  blanchit-on  la  neige  au  sommet 
des  montagnes  ou  le  lis  immaculé  qui  embaume  les  brises  du 
matin?  Or,  Marie  n'est-elle  pas  plus  blanche  que  la  neige,  plus 
immaculée  que  le  lis?  Et,  la  maternité  divine  n'a-t-elle  pas  pro- 
jeté une  nouvelle  lumière  sur  son  âme  sans  tache,  au  lieu  d'en 
voiler  ou  d'en  ternir  l'éclat?  matris  integritatem  non  minuit,  sed 
sacravit. 

Et  Jésus,  et  son  fils,  pourquoi  l'offrir  au  Seigneur  comme  une 
simple  créature  et  le  racheter  avec  l'offrande  des  indigents?  0 
mère,  avez-vous  oublié  qu'il  est  lui-même  le  roi  des  siècles  et  le 
créateur  des  mondes?  Ne  savez-vous  pas  qu'il  est  venu  dans  le 
temps  pour  racheter  de  la  servitude  l'humanité  déchue?  Et  alors 
même  que  vous  pourriez  jeter  dans  la  balance  et  la  terre  et  le 
ciel,  cela  suffirait-il  pour  payer  sa  rançon? 

Il  est  vrai  que  la  loi  de  la  purification  s'adressait  à  toutes  les 
mères  et  que  le  peuple  se  serait  étonné  si  Marie  n'était  pas  allée, 
comme  les  autres  femmes  d'Israël,  se  prosterner  en  face  du 
grand  prêtre.  Mais,  elle  n'avait  qu'à  se  présenter  sur  le  seuil  du 
temple  et  à  dire  à  la  foule  :  il  y  a  quatre  mille  ans  que  vous 
attendez  le  Messie  promis  à  vos  pères,  eh  bien  !  regardez  ce 
Messie  figuré  par  les  patriarches  et  annoncé  par  les  prophètes, 
le  voilà.  Un  ange,  descendu  du  ciel,  est  venu  à  Nazareth 
m'annoncer  que  je  serai  sa  mère,  et  je  l'ai  enfanté  dans  une 
étable,  à  Bethléem,  et  des  voix  célestes  ont  chanté  sa  naissance, 
et  sous  ses  langes,  des  bergers  ont  reconnu  leur  Sauveur,  et 
conduits  à  la  crèche  par  une  étoile  mystérieuse,  les  rois  des 
nations  étrangères  l'ont  adoré  dans  son  pauvre  berceau. 

A  ces  mots,  qu'aurait  fait  le  peuple?  Il  aurait  battu  des  mains, 
tressailli  de  joie,  entonné  le  cantique  de  la  reconnaissance,  et 
prenant  l'enfant  des  bras  de  la  mère,  il  se  serait  écrié  comme 
plus  tard  sur  les  chemins  de  Jérusalem  recouverts  de  palmes  et 
de  rameaux  fleuris  :  Benedictus  qui  venit  in  nomini  Domini;  béni 
celui  qui  aujourd'hui  nous  arrive  au  nom  du  Seigneur. 

Il  semble  même  que,  si  Marie  pouvait  cacher  sa  gloire  et  sa 
dignité  de  mère,  il  ne  lui  était  pas  permis  de  cacher  la  gloire  et 
la  dignité  de  son  fils.  Car  enfin,  elle  seule  connaît  avec  Joseph 
les  merveilles  qui  se  sont  accomplies  en  secret,  loin  du  regard 
des  hommes,  et,  si  elle  se  tait,  comment  saura-t-on  que  ce  petit 
enfant  est  le  fils  de  Dieu  et  non  point  le  fils  du  charpentier?  Qui 
manifestera  au  monde  cette  lumière  éternelle  cachée  sous  des 
voiles  obscurs?  Qui  lui  montrera  sous  des  dehors  si  trompeurs 
l'Attente  et  le  Désiré  des  nations. 

Mais,  impossible  de  révéler  la  grandeur  de  Jésus  sans  que  la 


LA  PURIFICATION  283 

foule  proclame  bienheureuse  celle  qui  l'a  porté  :  Beatus  venter  qui 
te  portavit.  Et,  laissant  à  Dieu  l'heure  qu'il  a  lui-même  choisie 
pour  dévoiler  ce  grand,  cet  ineffable  mystère,  elle  entre  silen- 
cieuse dans  le  temple. 

Parmi  ce  peuple  dont  elle  traverse  le  flot,  qui  se  doute  des 
privilèges  insignes  dont  elle  est  merveilleusement  enrichie?  Qui 
soupçonne,  en  la  voyant  passer,  quelle  est  cette  nouvelle  créa- 
tion dont  avait  parlé  le  prophète:  Creavit  Dominus  novum  super 
terram.  Le  signe  le  plus  éclatant  de  la  puissance  divine  :  Ipse 
dabit  vobis  signum\  et  la  vierge  qui,  restant  toujours  vierge,  doit 
enfanter  l'Emmanuel  :    ecce  virgo  concipied  et  pariet  filium. 

Puisqu'elle  offre  sur  l'autel  le  sacrifice  et  l'hostie  de  l'expia- 
tion, évidemment  elle  n'est  qu'une  femme  en  tout  semblable 
aux  femmes  de  Juda.  Elle  a  donc  sa  part  de  la  chute  et  de  l'ana- 
thème,  et  l'enfant  qu'elle  a  mis  au  monde  n'est  qu'un  enfant 
d'Adam,  conçu  dans  la  déchéance  et  né  dans  la  douleur. 

C'est  ainsi  que,  dans  ce  mystère  de  la  Purification,  en  se 
soumettant  aux  plus  humiliantes  prescriptions  de  la  loi,  Marie 
rabat  toutes  ses  grandeurs  et  immole  toutes  ses  gloires. 

Sa  gloire  !  C'est  la  virginité  qu'elle  a  promise  au  Seigneur  dans 
la  solitude  et  la  ferveur  du  temple.  Jeune,  timide,  elle  ose  parle- 
menter avec  un  ange,  refusant  d'accepter  le  message  divin  si 
elle  ne  doit  pas  garder  son  pacte  solennel.  Et  aujourd'hui,  elle 
obéit  à  une  loi  faite  uniquement  pour  les  femmes  que  la  nature, 
et  non  le  miracle,  a  rendues  fécondes. 

Sa  gloire!  C'est  la  maternité  divine;  et  aujourd'hui,  tandis 
qu'elle  offre  son  nouveau-né  dont  elle  paie,  à  la  façon  des 
pauvres,  la  modeste  rançon,  personne  ne  peut  se  douter  que 
son  enfant  est  Dieu. 

Sa  gloire?  C'est  Jésus.  Voilà  son  bien-aimé,  son  trésor,  sa  vie, 
son  âme  et  son  tout.  Et,  cette  fleur  détachée  miraculeusement  de 
sa  tige,  elle  l'apporte  anjourd'hui  sur  l'autel,  en  attendant  que, 
trente  trois  ans  plus  tard ,  elle  l'attache  à  la  croix. 

Que  nous  apprend  donc  l'auguste  Vierge  dans  cette  circons- 
tance de  sa  vie  si  simple  en  apparence  et  si  sublime  en  réalité? 
Est-ce  l'obéissance  à  la  loi  divine?  Est-ce  l'humilité  qui  ensevelit 
dans  le  secret  tout  ce  qui  pourrait  exciter  l'admiration  des  créa- 
tures? Oui,  sans  doute,  mais  ce  que  je  veux  recueillir  et  admirer, 
c'est  le  sacrifice  qui  est  le  signe  extérieur  et  le  signe  le  plus 
authentique  de  l'amour. 

Dieu  n'impose  qu'aux  âmes  d'élite  les  grandes  immolations,  et 
ce  n'est  qu'à  certaines  heures  de  la  vie  qu'il  les  appelle  sur  le 
Calvaire  pour  les  clouer,  comme  victimes  à  la  croix;  mais,  ce 
qu'il  demande  à  chacun  d'entre  nous,  écoutez-le:  Si  quelqu'un 
veut-être  mon  disciple,  qu'il  se  renonce:  Si  quis  vult  venire post 


284  MOIS  DE  MARIE 

me  abneget  semetipsum.  Et,  dans  ces  immolations  journalières  de 
toutes  les  convoitises  qui  sont  le  fond  de  la  nature  humaine 
consiste  essentiellement  l'amour. 

Aussi  lorsqu'il  a  voulu  prouver  au  monde  qu'il  aimait  l'homme 
quoique  tombé  si  bas,  Dieu  ne  s'est  pas  contenté  d'envoyer  devant 
lui  ses  prophètes  et  de  nous  dire  par  ses  voyants  :  je  vous  aime 
comme  la  mère  aime  l'enfant  de  sa  tendresse.  Le  voyez-vous 
descendre  de  son  trône  placé  dans  la  lumière?  Il  vient  à  l'huma- 
nité pour  guérir  ses  meurtrissures  et  consoler  ses  larmes,  et  à 
l'entrée  de  son  chemin  c'est  le  sacrifice  de  Bethléem,  la  crèche 
avec  ses  souffrances  et  ses  humiliations.  A  l'autre  extrémité  que 
trouvez-vous?  Les  fouets  de  la  flagellation ,  la  couronne  d'épines 
et  la  mort  dans  des  douleurs  que  l'homme  est  impuissant  à 
décrire.  Et  entre  la  crèche  et  le  Calvaire  il  y  a  le  sacrifice  de 
l'autel  qui  se  renouvelle  à  travers  les  siècles  et  qui  est  la  mani- 
festation permanente  d'un  amour  infini  :  In  finem  dilexit  eos. 

Comment  donc  affirmerez-vous  que  votre  cœur  est  à  Dieu? 
Est-ce  en  lui  disant  de  vos  lèvres  émues,  prosterné  devant  le 
tabernacle  ou  au  pied  de  la  croix:  Seigneur,  je  vous  aime  : 
Domine,  tu  sui  quia  amo  te.  Et  je  voudrais  avec  les  débris  démon 
être  vous  élever  un  trône  et  un  autel  :  Eamus  et  nos  ut  moriamur 
cum  eo. 

Dieu  vous  répond:  puisque  tu  m'aimes,  prends  le  glaive, 
gravis  la  montagne  de  l'holocauste  et  d'une  main  généreuse 
immole  ton  Isaac.  Qu'est-ce  que  cet  Isaac?  C'est  l'orgueil,  l'amour- 
propre  ou  la  vanité  qui,  plongeant  ses  racines  sous  terre,  a  fini 
par  envahir  toute  votre  existence.  C'est  l'imagination,  cette  folle 
du  logis,  qui,  donnant  à  la  vie  des  formes  et  des  couleurs 
empruntées,  se  nourrit  de  chimères.  C'est  le  corps  qui,  en  atten- 
dant d'être  réduit  en  poussière,  s'attribue  aux  dépens  de  l'âme  un 
culte  fait  de  bien-être  et  de  plaisirs,  sinon  coupables,  tout  au 
moins  sensuels.  C'est  le  monde  qui  tient  votre  volonté  captive 
non  pas  avec  des  chaînes  de  fer,  lourdes,  humiliantes,  mais  avec 
des  fils  imperceptibles  tressés  avec  l'or  ou  la  soie.  C'est  la  lâcheté 
du  caractère,  la  légèreté  de  l'esprit,  l'affection  de  la  créature  ou 
toute  autre  passion  qui  agite  à  son  gré  quelque  fibre  du  cœur. 

Il  faudrait  l'arracher,  serait-ce  avec  des  larmes,  cette  fibre  en 
révolte  et  l'immoler  généreusement  à  l'amour:  Magno  corde  et 
volenti  animo.  Il  le  faudrait.  Mais,  entendez-vous  la  nature  s'écrier*, 
c'est  impossible  ;  c'est  trop  difficile  ;  c'est  trop  dur.  Et  voilà  des 
âmes  qui,  pour  Dieu,  n'ont  pas  la  force  de  franchir  un  grain  de 
sable,  de  détourner  une  goutte  d'eau  ou  de  soulever  de  terre  une 
feuille  desséchée. 

Donnez-leur  de  longues  lectures  dans  un  livre  de  piété ,  des 
heures  à  passer  dans  le  recueillement  du  sanctuaire,  des  com- 


LA  PURIFICATION  285 

munions  qui  les  ramènent  chaque  semaine  à  la  table  sacrée,  des 
cérémonies  qui  les  émeuvent,  des  fêtes  qui  parlent  au  cœur, 
mais,  de  grâce,  pas  de  combats,  ni  de  travail,  ni  de  sacrifices,  ni 
de  sueurs. 

Ce  cri  est-il  bien  le  cri  de  l'amour?  Evidemment  non  parce  que 
l'amour  se  plaît  dans  les  rudes  sentiers  :  Labores  non  repulat.  E* 
si  parfois  la  longueur  ou  les  aspérités  du  chemin  le  fatiguent,  il 
ne  s'arrête  jamais  de  lassitude  :  Fatigatur  non  lassatur. 

L'amour  qui  a  peur  du  sacrifice  est  un  amour  imaginaire,  sans 
dévouement,  sans  énergie  et  surtout  sans  vertu  parce  que  la 
vertu  est  un  effort,  c'est  une  goutte  de  sueur  qui  tombe  dans  les 
sillons,  c'est  un  coup  de  rame  pour  remonter  le  flot,  et  toute 
vertu  qui  ne  repose  pas  sur  le  sacrifice  et  le  renoncement  ne 
résiste  pas  plus  à  l'épreuve  que  l'arbre  ne  résiste  au  vent  lorsque 
ses  racines  ne  plongent  point  dans  la  terre. 

A  tout  édifice  il  faut  une  base  solide,  inébranlable.  Elevez  les 
colonnes  du  temple  sur  un  terrain  mouvant,  demain  elles  s'incli- 
neront et  la  voûte,  n'ayant  plus  son  point  d'appui,  couvrira  le  sol 
de  ses  immenses  débris.  Or,  la  vertu,  voilà  le  temple  dont  la  ma- 
gnifique architecture  coûte  à  l'homme  un  long  et  pénible  labeur. 
Voyons.  Que  mettrez-vous  à  la  base? 

Y  mettrez-vous  des  prières,  des  pratiques  pieuses,  des  messes, 
des  communions?  Oui;  placez  tout  cela  dans  la  construction  où 
chaque  jour  doit  apporter  sa  pierre.  Mais,  la  pierre  fondamentale, 
quelle  est-elle?  Le  Maître  l'a  dit:  Si  quelqu'un  veut-être  mon 
disciple,  qu'il  se  renonce:  Si quis  vult  venire post  me  abneget  semet- 
ipsum.  Et  toute  âme  qui  ne  sait  pas  ou  ne  veut  pas  se  renoncer 
élève  sur  le  sable  des  murs  sans  consistance  qui  branlent  à  tous 
les  vents.  Et  de  là  vient  qu'il  y  a  si  peu  de  vertus  qui  jamais  ne 
se  démentent. 

Vous  n'aimez  pas  le  sacrifice  ;  et  parce  qu'une  pierre  est  venue 
se  jeter  sur  votre  chemin  jusque  là  parfaitement  aplani,  vous  vous 
arrêtez  déconcertés  devant  un  obstacle  dont  se  jouerait  un  enfant. 

Vous  n'aimez  pas  le  sacrifice,  et  si  tout  à  coup,  sans  qu'un  point 
noir  à  l'horizon  vous  annonce  l'orage,  la  foudre  gronde  et  la  tenta- 
tion agite  votre  âme  habituée  à  goûter  les  douceurs  de  la  paix, 
vous  vous  épouvantez  et  cette  rafale  vous  brise. 

Vous  n'aimez  pas  le  sacrifice,  et  vienne  une  de  ces  épreuves  qui 
assombrissent  l'existence,  un  rêve  qui  tombe,  une  illusion  qui 
s'envole,  une  affection  qui  nous  oublie,  une  fosse  qui  s'ouvre. . . 
au  lieu  de  baiser  la  main  qui  frappe  à  coups  redoublés  pour  faire 
tomber  la  pierre  sous  laquelle  est  caché  le  diamant,  vous  discutez 
avec  la  Providence,  vous  lui  jetez  des  plaintes  amcres  et  vous 
vous  abandonnez  presque  sans  espérance  à  des  chagrins  mortels. 

Ohl  le  sacrifice!  C'est  le  choc  qui  du  caillou  fait  jaillir  la 


286 


MOIS  DE  MARIE 


flamme  !  C'est  le  ciseau  qui  dégage  la  statue  enfouie  dans  le 
marbre  !  C'est  le  burin  qui  grave  sur  l'acier  des  formes  ravissan- 
tes !  C'est  le  secret  qui  fait  les  saints,  et  la  sainteté  est  graduée 
sur  le  sacrifice,  et  au  sommet  de  cette  échelle  qui  se  perd  dans  le 
ciel  se  trouvent  les  âmes  qui,  se  dégageant  par  un  travail  minu- 
tieux de  la  terre  et  du  temps,  ont  pris  pour  devise  :  s'immoler  et 
mourir. 

Imitons-les.  La  serpe  féconde  l'arbre,  la  charrue  fertilise  les 
sillons  et  du  grain  desséché  sort  la  vie.  Amen. 


Seizième  jour 
LA  PROPHÉTIE   DE   SIMÉON 


Viderunt  oculi  mei  salutare  tuum. 
Mes  yeux  ont  contemplé  le  Sauveur. 

En  entrant  dans  le  temple,  comme  la  plus  humble  des  filles 
d'Israël,  Marie  ne  soupçonnait  pas  que  Dieu  allait  déchirer  le 
voile  sous  lequel  se  cachait  la  grandeur  de  la  mère  et  du  fils. 

Or,  dit  le  saint  Évangile,  il  y  avait  à  Jérusalem  un  homme  qui 
s'appelait  Siméon,  et  cet  homme  était  juste  :  Et  homo  iste  jus  tus; 
semblable  au  laboureur  qui  ne  se  lasse  point  à  défricher,  à  tra- 
vailler sa  terre ,  il  avait  jeté  ses  prières  et  ses  sueurs  dans  les 
sillons  de  la  vie,  et  au  terme  d'une  longue  et  paisible  vieillesse, 
il  avait  récolté  les  germes  abondantes  de  la  justice  et  de  la 
sainteté  :  Et  homo  istejustus. 

Et,  pourquoi  était-il  juste  et  portait-il  sur  son  front  dénudé  la 
couronne  de  toutes  les  vertus?  C'est  qu'il  craignait  Dieu:  Et 
timoratus.  Et  la  crainte  de  Dieu,  l'ignorez-vous,  garde  l'âme 
comme  la  cuirasse  de  fer  défend  le  navire  et  comme  le  rempart 
protège  la  cité, 

Ainsi  parvenu  à  l'extrémité  du  chemin,  que  faisait-il  à  son 
dernier  soir?  Il  attendait:  Expectans.  Et  qu'attendait-il?  Celui 
qu'avaient  salué  de  loin  les  premiers  patriarches,  celui  qu'ap- 
pelaient les  prophètes,  celui  qui  était  le  désiré  de  toutes  les 
nations.  Il  attendait  la  Consolation  d'Israël  :  Exspectans  consola- 
tionem  Israël.  Et  détaché  de  la  terre  dont  il  connaissait  les  péni- 
bles sentiers,  et  retenu  à  la  vie  par  cette  unique  attente,  lui 
aussi,  soupirait  après  la  venue  du  Sauveur  avec  les  ardeurs 
d'une  âme  dans  laquelle  était  passé  l'esprit  desjustes  de  l'ancienne 
loi  :  Et  spiritus  sanctus  erat  in  eo* 


LA   PROPHÉTIE  DE   SIMÉON  287 

Mais,  sera-t-il  plus  heureux  que  ses  pères?  Verra-t-il  se  lever 
l'aurore  des  temps  nouveaux  ?  Contemplera-t-il  de  ses  yeux 
rétoile  radieuse  qui  doit  sortir  de  Jacob  et  penché  sur  la  tige  divi- 
nement féconde,  respirera-t-il  le  parfum  de  la  fleur  de  Jessé? 

Un  jour,  poussé  par  l'esprit  de  Dieu  ,  il  arrive  au  temple  :  Et 
venit  in  spiritu  in  templum.  Là  rien  d'étrange.  Point  de  foule  qui  se 
presse:  point  de  chants  qui  éveillent  les  échos  du  sanctuaire, 
point  d'holocaustes  solennels.  Il  n'y  a  qu'une  femme  inconnue 
tenant  un  petit  enfant  dans  ses  bras  et  apportant  les  colombes 
du  sacrifice. 

Mais ,  de  cet  enfant  s'échappe  tout  à  coup  une  vertu  secrète ,  et 
cette  vertu  c'est  une  lumière,  et  à  cette  lumière  le  vieillard  a 
reconnu  le  Sauveur,  et  d'un  mouvement  rapide  comme  l'amour, 
il  le  prend  dans  ses  mains  :  accepit  eum  in  nlnassues;  et,  les  yeux 
levés  au  ciel,  ravi  hors  de  lui-même,  transporté  de  bonheur, 
l'entendez-vous  s'écrier:  Nunc  dimittis  servum  tuum.  Laissez 
maintenant,  laissez  votre  serviteur  s'en  aller  en  paix. 

Que  ferait-il  désormais  sur  la  terre?  Il  attendait  la  joie  du  salut 
et  il  en  a  goûté  les  délices.  Brisez,  Seigneur,  brisez  le  dernier  lien 
qui  l'attache  à  la  vie,  et  il  ira  vers  ses  pères  qui  se  sont  endor- 
mis dans  l'espérance,  et  à  ces  captifs  qu'environne  la  nuit  obs- 
cure il  annoncera  le  grand  jour  dont  il  a  vu  les  premières  lueurs: 
Nunc  dimittis  servum  tuum  in  pace 

Nunc  dimittis!  C'est  le  cri  de  l'àme  qui,  descendant  de  l'autel, 
comme  les  apôtres  du  Thabor,  saintement  enivrée  des  joies 
eucharistiques,  ne  trouve  plus  qu'amertume  aux  fêtes  d'ici-bas. 

Nunc  dimittis  !  C'est  le  cri  de  l'exilé  qui,  se  mourant  d'ennui 
sur  cette  terre  de  douleurs,  jette  sa  plainte  à  tous  les  échos  et 
leur  demande  la  patrie. 

Nunc  dimittis  !  C'est  le  cri  du  prisonnier  qui  étouffe  dans  son 
cachot  et  supplie  la  mort  de  démolir  enfin  ce  mur  tout  chancelant 
qui  le  sépare  de  son  Dieu. 

Nunc  dimittis!  C'est  le  cri  du  juste  qui,  mourant  sur  sa 
couche,  entend  déjà  les  voix  du  paradis.  C'est  le  cri  du  pilote  qui, 
sorti  de  la  tempête,  jette  son  ancre  dans  le  port.  C'est  le  cri  du 
vainqueur  qui,  meurtri  par  la  lutte,  va  recevoir  sur  son  front  la 
couronne. 

Ainsi  chantait  le  vieillard  Siméon.  Mais,  l'Esprit  de  Dieu,  tou- 
chant ses  lèvres,  le  transforme  en  prophète,  et  debout,  à  l'ex- 
trême limite  des  temps  anciens,  il  présente  aux  siècles  qui 
l'écoutent  l'Enfant  de  Bethléem  et  leur  en  dévoile  les  glorieuses 
destinées. 

Marie  était  là.  De  même  qu'on  enfouit  le  trésor  dans  la  terre, 
elle  avait  caché  sous  un  secret  impénétrable  tout  ce  que  le  ciel 
lui  avait  révélé  des  grandeurs  de  son  fils,  et  Joseph  lui-môme 


288  MOIS  DE  MARIÉ 

n'avait  rien  appris  du  colloque  de  l'ange.  Mais,  voici  l'heure  où  ce 
mystère  doit  être  mis  au  grand  jour,  et  c'est  le  prophète  aux 
cheveux  blancs  qui  va  découvrir  le  soleil  dont  les  nuages  nous 
voilent  la  splendeur. 

Ecoutons-le.  Cet  enfant  sera  le  salut  du  monde  :  salutare  tuum. 
Il  sera  la  lumière  des  peuples  :  Lumen  ad  revelationem  gentium.  Il 
sera  le  long  des  âges  un  signe  de  contradiction  :  Positus  est  hic  in 
signum  cui  contradictur.  Et  ceux  qui  accueilleront  sa  doctrine 
trouveront  en  lui  le  salut  et  la  vie:  et  ceux  qui  le  repousseront 
seront  condamnés  à  la.  mort  :  In  ruinam  et  resurrectionem 
multorum. 

On  dit  que,  dans  les  douces  illusions  de  l'amour,  les  mères 
rêvent  pour  leurs  enfants  des  joies  et  des  bonheurs  inventés  à 
plaisir  et  sèment  sur  leur  chemin  des  fleurs  qui,  hélas!  jamais 
ne  s'épanouissent.  Mais  ici,  celui  qui  parle  est  un  prophète  illu- 
miné de  Dieu...  Vous  l'avez  entendu,  ô  Marie,  votre  enfant  sera 
le  salut  du  monde  :  salutare  tuum,  Or  l'a-t-il  réellement  sauvé  ? 

Le  monde,  esclave  de  toutes  les  convoitises,  traînait  sa  lourde 
chaîne,  et  Jésus-Christ  nous  a  rendu  la  liberté  des  vrais  enfants  de 
Dieu. 

.  Le  monde,  maudit  comme  Caïn,  ne  savait  comment  fléchir  la 
justice,  et  Jésus-Christ,  nous  dit  saint  Paul,  prenant  cet  ana- 
thème,  Ta  cloué  à  la  croix. 

Le  monde  s'en  allait  à  la  mort  sans  aucune  espérance,  et  Jésus- 
Christ  nous  a  rouvert  le  ciel. 

Et  comment  a-t-il  remis  à  flots  la  barque  qui  faisait  eau  de 
toutes  parts  sans  que  la  main  de  l'homme  pût  la  sauver  du  nau- 
frage ?  A  nos  vices  il  a  opposé  la  triple  expiation  de  l'abais- 
sement, de  l'obéissance  et  de  la  douleur;  et  ce  n'est  pas  seule- 
ment dans  sa  naissance  et  dans  sa  mort  qu'il  a  mérité  le  titre 
de  Sauveur  :  Salutare  tuum.  Toujours  vivant  dans  l'Église  qu'il 
a  fondée,  il  reste  au  milieu  des  siècles  avec  sa  grâce  et  sa 
doctrine,  et  aucune  âme  ne  peut  être  sauvée  que  par  lui. 

Je  suis  l'arbre,  nous  dit-il,  et  vous,  vous  en  êtes  les  bran- 
ches: Vos  autem  palmites .  La  branche  ne  pousse  des  feuilles  et  ne 
donne  des  fruits  qu'autant  qu'elle  puise  dans  le  tronc  de  l'arbre 
une  sève  féconde,  séparée  du  tronc  qui  la  nourrit,  elle  se 
dépouille,  se  dessèche  et  meurt. 

De  même,  unies  à  Jésus-Christ  par  l'amour  et  fécondées  par  la 
grâce  divine,  voyez-vous  les  âmes?  Elles  surabondent  de  vie:  et 
de  ces  rameaux  toujours  en  fleurs  s'échappe  le  parfum  des  plus 
belles  vertus.  Mais,  ôtez-leur  Jésus-Christ,  c'est  la  stérilité,  c'est 
la  mort,  et  les  âmes  ressemblent  aux  sillons  incultes  où  pas  un 
brin  d'herbe  ne  pousse. 

Et,  ce  qui  est  vrai  des  âmes  l'est  aussi  bien  des  peuples. 


LA  PROPHÉTIE  DE   SIMÉON  289 

Laissons  couler  la  vie  de  Jésus-Christ  comme  un  fleuve  aux  pleins 
bords  dans  la  famille,  les  intitutions  sociales  et  les  mœurs,  ce 
peuple  sera  grand  et  la  justice  resplendira  sur  toutes  les  pages 
de  son  histoire.  Mais  avez-vous  rencontré  quelque  part  des  races 
qui  s'énervent,  des  familles  qui  se  dissolvent  et  des  mœurs  qui 
donnent  à  rougir?  Avez-vous  rencontré  les  droits  méconnus,  les 
devoirs  oubliés,  le  respect  désappris  et  les  consciences  vendues 
à  toutes  les  passions?  Où  êtes-vous?  Vous  êtes  assurément  chez 
un  peuple  qui  a  renié,  apostasie  le  Christ  et  lacéré  son  Évangile. 

Voilà  ce  qu'annonçait  la  parole  de  Siméon-.  mes  yeux  ont  con- 
templé le  salut:  Viderunt  occuli  mei  salutare  tuwn.  Et,  en  attendant 
cette  parole  prophétique,  quelle  joie  dans  le  cœur  de  Marie?  Elle 
voyait  par  avance  les  passions  terrassées  dans  une  lutte  surhu- 
maine, le  monde  transformé  comme  un  temple  rajeuni  qui  sort 
du  milieu  des  ruines  les  âmes  arrachées  à  la  servitude  du  vice, 
les  peuples  s'élevant  avec  les  âmes  régénérées  ;  et  cette  transfor- 
mation universelle  était  l'œuvre  de  son  fils.  Son  fils!  La  vie  et  la 
lumière  des  nations  !  Lumen  ad  revelationem  gentium. 

S'il  est  un  fait  incontestable  dans  l'histoire  c'est  que  Jésus- 
Christ  partage  le  monde  en  deux  horizons.  Avant  lui,  regardez , 
c'est  comme  aux  premiers  jours  de  la  création  lorsque  Dieu 
n'avait  point  encore  lancé  le  soleil  clans  l'espace.  Quelle  nuit  ! 
Quelles  ténèbres  !  L'erreur  a  tout  envahi.  Les  philosophes,  les 
écoles,  les  savants  demandent  à  tous  les  échos  :  Qjuid  est  veritas  ? 
qu'est-ce  que  la  vérité?  et  pas  un  écho  ne  leur  répond  \  et  l'huma- 
nité que  rien  n'éclaire  accepte  toutes  les  fables  qu'o'n  lui  jette 
comme  une  solution  des  grands  problèmes  de  la  vie. 

Jésus-Christ  parait. . .  et  aussitôt,  quelle  clarté  !  Les  nuages  se 
dissipent,  les  ombres  s'effacent,  c'est  le  jour  plein  et  les  intelli- 
gences si  longtemps  dévoyées  retrouvent  leurs  sentiers. 

Depuis  lors,  où  est  la  lumière  qui  jamais  ne  s'éteigne?  Là  où 
est  Jésus-Christ,  qu'il  s'agisse  des  âmes  ou  des  peuples  ;  Lumen 
ad  revelationem  gentium.  Dès  qu'il  entre  dans  une  âme  ou  qu'il 
pénètre  avec  son  Évangile  dans  une  nation  plongée  la  veille  au 
sein  de  l'obscurité  la  plus  profonde,  il  y  a  sur  son  passage  des 
illuminations  soudaines,  et  tous  les  mystères  s'éclaircissent,  et 
les  grands  principes  de  morale  et  de  justice  sur  lesquels  repose 
la  vie  se  dégagent  des  fausses  interprétations  dont  les  avait  enve- 
loppés la  sagesse  humaine. 

Et,  pour  que  la  nuit  revienne  avec  ses  doutes  et  ses  erreurs , 
que  faut-il  ?  11  faut  que  Jésus-Christ  s'en  aille  comme  le  soleil  qui 
s'incline,  le  soir,  derrière  les  montagnes.  Oui,  que  Jésus-Christ 
parte  d'une  âme,  et  alors  môme  que  ce  serait  l'âme  d'un  savant, 
demain  en  l'absence  de  la  foi,  elle  se  sera  perdue  dans  des  doc- 
trines absurdes  qui  avoisinent  la  folie  :  Et  stulti  facti  sunt.  Qu'il 

II.  TUENTE-JSEPT. 


290  MOIS  DE   MARIE 

parte  d'une  nation,  et  quand  bien  même  cette  nation  aurait,  pour 
guider  sa  marche,  de  vastes  intelligences  et  de  profonds  génies, 
elle  devra  s'en  aller  aux  abîmes. 

Jésus-Christ  est  donc  la  lumière  qui  se  projette  sur  les  siècles 
chrétiens  sans  rien  perdre  de  son  éclat,  et  cette  lumière  qui 
nous  l'a  donnée?  C'est  Marie,  comme  le  chante  l'Église  :  Lumen 
œternum  miindo  effudit.  Et  si  aujourd'hui  ce  soleil  divin  ne  fait  que 
poindre  à  l'horizon,  attendez  ô  mère.  Il  montera  de  siècle  en 
siècle,  et  dans  sa  course  de  géant,  il  passera  sur  toutes  les  âmes, 
laissant  partout  quelque  trait  lumineux,  et  jamais  il  ne  s'éteindra 
parce  qu'il  est  éternel  :  Lumen  œternum  mundo  effudit. 

Seulement,  on  raconte  que  certains  peuples  barbares,  en  voyant 
le  soleil  reparaître  chaque  matin  au  firmament,  s'arment  de 
pierres  et  les  lancent  avec  fureur  contre  cet  astre  radieux  qui 

Poursuit  sa  carrière  (dit  un  poète) 
Versant  des  flots  de  lumière 
Sur  ses  hardis  blasphémateurs. 

C'est  ainsi  que  fait  le  monde  à  l'égard  de  Jésus-Christ,  la  lumière, 
la  vérité  ;  il  lui  jette  la  contradiction  :  Positus  est  in  signum  cui 
contradicetur.  Ce  mot,  tombé  des  lèvres  émues  du  vieillard  résume 
dix-neuf  siècles  de  luttes  et  de  victoires.  Que  de  combats  livrés 
autour  du  Sauveur,  et  que  de  marteaux  brisés  sur  cette  enclume  ! 

La  contradiction  !  C'est  Bethléem  qui  lui  ferme  toutes  ses  portes 
et  le  cruel  Hérode  qui  le  cherche  petit  enfant  pour  l'immoler  dans 
les  bras  de' sa  mère. 

La  contradiction  1  C'est  le  peuple  Juif  qui,  l'esprit  toujours  en 
suspens;  lui  pose  des  questions  insidieuses,  le  traîne  au  sommet 
d'une  montagne  pour  l'en  précipiter  après  l'avoir  salué  comme 
roi,  et  court  au  devant  de  lui  avec  des  palmes  et  des  acclama- 
tions, en  attendant  que  demain  il  l'accompagne  au  Calvaire  avec 
des  cris  de  mort. 

La  contradiction  !  C'est  la  haine  qui  travestit  sa  doctrine,  soulève 
la  foule,  le  bat  de  verges  et  rétend  sur  la  croix  :  Positus  est  ir. 
signum  cui  contradicetur. 

Et  depuis  ce  drame  sanglant,  la  persécution  qui  se  déchaîne 
contre  l'Église  et  de  tous  ses  disciples  fait  un  martyr,  n'est-ce  pas 
la  contradiction? 

L'hérésie  qui  attaque  tous  les  articles  du  symbole  et  oppose 
aux  affirmations  de  [a  foi  les  négations  de  l'esprit  en  révolte . 
n'est-ce  pas  la  contradiction  ? 

La  science  qui  dénature  l'Évangile  ;  l'impiété  qui  se  moque,  ril 
et  blasphème;  la  libre-pensée  qui  ne  veut  plus  de  Dieu;  les  lois 
qui  le  bannissent  de  la  société...  tout  cela,  n'est-ce  pas  la  contra- 
diction :  Positus  est  in  signum  cui  contradicetur. 


LE  GLAIVE  DE   SIMÉON  291 

Et  au  milieu  de  ces  contradictions  sans  paix  ni  trêve,  qu'est 
devenu  Jésus-Christ?  Siméon,  en  face  du  paganisme  qui  alors 
était  maître  de  l'univers,  lui  avait  prédit  la  victoire.  Le  prophète 
s'est-il  trompé?  Allez  encore  à  l'histoire  d'hier  qui  est  l'histoire 
d'aujourd'hui  et  qui  sera  celle  de  demain.  Jésus-Christ  a  tout 
vaincu.  11  a  vaincu  la  persécution,  l'hérésie,  la  science,  l'impiété. 
Il  a  confondu  tous  ses  contradicteurs  et  la  lutte,  au  lieu  d'ébranler 
son  trône,  ne  fait  que  l'affermir. 

11  est  vrai  que,  en  se  heurtant  contre  la  pierre,  beaucoup  s'y 
brisent.  Siméon  l'avait  dit  encore  :  Positus  est  in  ruinant  muîtorum. 
Il  y  a  des  âmes  qui  défaillent,  des  intelligences  qui  se  déracinent, 
des  astres  qui  s'éclipsent  :  il  y  a  des  trahisons,  des  lâchetés  et  des 
apostasies.  C'est  la  ruine  :  Positus  est  in  ruinam. 

Mais,  la  lumière  qui  jaillit  du  choc,  la  foi  des  croyants  qui 
s'éclaire,  l'amour  qui  grandit  avec  l'épreuve,  la  vérité  qui  fran- 
chit de  nouvelles  frontières,  l'Église  qui  entonne  l'hymne  du 
triomphe  sur  la  tombe  de  ses  persécuteurs. . .  voilà  la  résurrec- 
tion et  la  vie  :  Positus  est  in  resurrectionem. 

Allons  donc  à  Jésus  comme  le  saint  vieillard,  prenons-le  dans 
les  bras  de  sa  mère  et  le  pressant  sur  notre  cœur,  remercions-le 
de  nous  avoir  apporté  la  lumière  et  la  vie.  Disons  à  Marie  de 
montrer  ce  signe  du  salut  à  ceux  qui  ne  le  connaissent  pas,  et 
au  milieu  de  nos  doutes,  ou  bien  quand  notre  volonté  chancelle, 
supplions-la  d'être  pour  nous  la  mère  du  Sauveur  :  Mater  Salva- 
toris,  ora  pro  nobis.  Amen. 


Dix-Septième  jour. 
LE  GLAIVE  DE  SIMÉON 


Tuam  ipsius  animan  pertransibit  gladitc3. 
Votre  âme  sera  transpercée  d'un  glaive. 

On  dirait  que  Dieu  ne  veut  ici-bas  ni  joie  complète,  ni  félicité 
durable.  Nous  sommes  au  matin.  Il  y  a  clans  l'air  des  brises 
embaumées,  au  firmament,  des  teintes  d'or  et  au  rivage  la  mer 
est  endormie.  Tout  à  coup,  des  nuages  accourent  de  l'horizon, 
le  ciel  devient  noir,  les  flots  se  soulèvent  et  la  barque  dont  la 
voile  se  jouait  aux  caprices  des  vents  a  de  la  peine  à  regagner 
le  port. 

Telle  est  la  vie.  Au  début,  à  l'aurore  le  bonheur  comme  une 
goutte  de  miel  au  bord  de  la  coupe;  et  puis,  cette  chose  mysté- 


292  MOIS  DE  MARIE 

rieuse  qui  s'appelle  l'épreuve,  la  souffrance ,  la  douleur,  Fût-il, 
jamais  sur  la  terre  une  joie  semblable  à  la  joie  de  Marie ,  quand 
elle  entendit  dans  le  temple  les  plus  belles,  les  plus  merveilleuses 
prédictions  qui  puissent  être  faites  sur  un  berceau  ? 

L'erreur  vaincue,  la  vérité  s'emparant  de  la  terre,  le  monde 
sauvé,  l'humanité  relevée  de  sa  chute,  le  ciel  rouvert,  Jésus 
triomphant  de  ses  ennemis  et  s'en  faisant  un  marchepied  !  Aurait- 
elle  rêvé  un  pareil  avenir?  Et,  au  moment  où  le  prophète  lui 
annonça  toutes  ces  grandeurs,  assurément,  toutes  les  joies  du 
paradis  durent  affluer  dans  son  âme.  Mais,  combien  dura  cette 
joie?  ce  que  dure  l'éclair  qui  sillonne  la  nue. 

Ecoutez  le  vieillard  Siméon  :  Quant  à  vous,  dit-il,  un  glaive 
transpercera  votre  cœur  :  tuam  ipsius  animant  pertransibit  gladius. 
0  Marie,  quelle  sinistre,  quelle  effrayante  révélation  !  Elle  éclate 
soudain  comme  la  foudre  sur  les  monts  de  Gelboë,  ou  plutôt  sur 
les  collines  de  Bethléem,  elle  vous  frappe  dans  vos  joies  mater- 
nelles et  aussitôt  l'horizon  tout  à  l'heure  si  limpide  et  si  clair 
nous  apparaît  noir  de  tempêtes.  Et,  que  sera  donc  ce  glaive  de 
douleurs  ?  sera-ce  la  pauvreté  ?  sera-ce  l'oubli  des  créatures  ? 
sera-ce  la  souffrance  qui  meurtrit  le  front  de  chaque  homme  de 
quelque  cruelle  épine?  Tout  cela  n'est  rien  et  Marie  a  déjà  bu  à 
ce  calice  amer. 

Le  glaive  !  Ce  sera  Jésus  :  tuam  ipsius  animan  pertransibit  gladius. 
Oui,  le  fils  sera  le  glaive  de  la  mère  et  dans  le  cœur  de  la  mère 
rejailliront  toutes  les  larmes  brûlantes  qui  tombent  du  cœur  du 
fils  :  Truciaberis  supplicio  meo,  et  egotuo.  Voulez-vous  les  compter 
ces  larmes  dont  les  eaux  de  la  mer  ne  sauraient  nous  dire 
l'amertume? 

Marie  est  à  peine  sortie  du  temple,  et  pourquoi  ces  cris  déchi- 
rants qui  retentissent  autour  de  Betlhéem?  Ce  sont  les  lamenta- 
tions de  Rachel  dont  on  massacre  les  enfants,  et  avant  que  le 
jour  se  lève ,  vite,  vite  il  faut  partir  en  pleurant  pour  la  terre 
d'exil. 

Et  pendant  ce  voyage  à  travers  des  chemins  dont  Hérode  fait 
garder  toutes  les  issues,  que  d'angoisses  et  partant  que  des 
pleurs  ! 

Et  en  Egypte,  au  milieu  d'une  nation  infidèle  où  Dieu  n'a  point 
d'adorateurs,  combien  de  fois  son  cœur  dut  s'emplir  de  tristesse? 

Plus  tard,  avez-vous  oublié  ces  trois  jours  et  trois  nuits  de 
martyre  durant  lesquels  cette  mère  désolée  demande  vainement 
à  la  foule  l'enfant  qui  a  été  laissé,  sans  qui  on  y  prît  garde  dans 
le  temple  de  Jérusalem  ? 

Et,  si  j'entre  sous  le  toit  béni  de  Nazareth,  il  y  a  là  sans  doute 
entre  la  mère  et  le  fils  des  heures  d'ineffables  délices  et  d'épan- 
chements  divins,  mais  le  glaive  de  Siméon  est  toujours  suspendu 


LE  GLAIVE  DE  SIMÉON  293 

sur  leur  tête;  Jésus,  le  bien-aimé,  c'est  la  victime  qui  grandit 
pour  le  sacrifice  et  chaque  fois  que  Marie  le  contemple,  il  y  a 
forcément  des  larmes  dans  ses  yeux. 

Vienne  enfin  le  Calvaire.  Où  est  Marie?  O  Domina  mea,  ubi 
stabas?  Elle  est  au  pied  de  la  croix,  au  milieu  des  bourreaux,  au 
milieu  des  blasphèmes  ;  et  quand  le  soleil  s'éclipse,  que  les 
rochers  se  fendent  et  que  le  peuple  s'enfuit  épouvanté,  à  travers 
cette  demi-lueur  que  les  astres  presque  éteints  laissent  tomber 
sur  la  montagne,  quelle  est  cette  femme  qui  se  tient  encore  debout 
abîmée  dans  une  affliction  plus  profonde  que  les  flots  de  l'Océan? 
Magna  est  velut  mare  contriiio  tua,  c'est  la  mère  de  Jésus:  Stabat 
mater  dolorosa. 

11  est  vrai  que  bientôt  le  Christ,  humilié  dans  sa  mort,  sortira 
du  sépulcre  et  que,  sur  son  tombeau  devenu  glorieux,  les  anges 
entonneront  Y  Alléluia.  Mais,  au  lendemain  de  ce  triomphe  qui 
console  et  réjouit  la  mère,  le  Sauveur  remonte  au  ciel,  et  alors 
que  fait  Marie  dans  sa  triste  solitude?  Ce  que  fait  l'exilé.  Elle 
soupire,  languit  et  se  meurt  en  cherchant  à  l'horizon  les  rivages 
de  la  patrie  absente. 

C'est  ainsi  qu'une  fois  entré  dans  son  cœur  le  glaive  chaque 
jour  s'y  enfonce  et  chaque  jour  élargit  sa  blessure  jusqu'à  ce 
qu'elle  expire  enfin  dans  un  dernier  soupir. 

Et  pendant  cette  longue  vie  plus  tourmentée  que  les  flots  agités 
par  l'orage,  avez-vous  entendu  Marie  pousser  une  seule  plainte 
qui  pût  ressembler  au  murmure  ?  A-t-elle  jamais  repoussé  la 
coupe  que  la  justice  approchait  si  souvent  de  ses  lèvres?  A-t-elle 
accusé  Dieu  de  semer  tant  d'épines  sur  son  chemin  et  de  mettre 
tant  de  douleurs  à  côté  des  gloires  de  sa  maternité  ?  Non,  elle 
s'incline  sous  la  croix  comme  elle  s'était  inclinée  devant  la  parole 
de  l'ange,  et  dans  la  joie  comme  dans  les  larmes  elle  ne  sait  que 
redire  :  Ecce  ancilla  domini,  fiât  mihi  secumdum  verbum  tuum.  Je 
suis  la  servante  du  Seigneur  ;  qu'il  me  soit  fait  selon  sa  volonté. 

Et  voilà  le  modèle  de  patience  et  de  résignation  que  propose 
l'Église  à  toute  âme  qui  souffre  -,  car  enfin,  nés  dans  la  richesse 
ou  dans  la  pauvreté,  couronnés  de  gloire  ou  perdusdans  l'oubli, 
il  faut  que  tôt  ou  tard  un  glaive  nous  transperce  le  cœur. 

Il  y  a  le  glaive  de  la  séparation  ;  semblables  aux  passagers  qui, 
jetés  dans  la  même  barque,  descendant  joyeusement  le  même 
flot,  vous  goûtiez  en  paix  les  charmes  d'une  affection  qui,  tout 
en  brûlant,  ne  perdait  rien  de  sa  flamme  ;  et  la  mort,  qui  promp- 
tement  se  lève,  a  éteint  le  flambeau,  et  de  votre  foyer  dépeuplé 
par  le  deuil  se  sont  élevés  des  gémissements  qui  ne  veulent  plus 
être  consolés  ■  Noluit  consolari  quia  non  sunt. 

Il  y  a  le  glaive  des  revers  de  fortune.  La  chance  ou  le  travail 
vous  avait  donné  la  richesse,  et  avec  l'or  vous  aviez  bâti  sur 


294  MOIS  DE  MARIE 

le  roc  un  édifice  tellement  solide  que  nulle  secousse  ne  devait 
l'ébranler  ;  et  voilà  que  le  sol  tremble,  le  terrain  s'éboule  et 
l'édifice  s'engloutit. 

Il  y  a  le  glaive^des  déceptions.  Quel  est  celui  d'entre  nous  qui, 
à  l'âge  des  rêves,  ne  se  soit  fait  un  nid  avec  le  plus  tendre  duvet 
et  ne  l'ait  placé  sous  la  branche  la  plus  touffue,  à  l'abri  des 
orages.  Hélas!  au  réveil,  la  branche  a  perdu  ses  feuilles  et  le  nid 
tombé  de  l'arbre  a  été  démoli,  emporté  par  le  vent. 

Il  y  a  ie  glaive  de  la  calomnie  qui  déchire  la  renommée,  blesse 
l'honneur  et  fait  à  la  vie  des  plaies  si  larges  et  si  profondes  que 
ni  le  temps,  ni  les  larmes  ne  peuvent  les  guérir. 

Il  y  a  le  glaive  de  la  souffrance.  Qu'importe  que  vous  ayez  la 
fraîcheur  de  la  jeunesse  et  la  force  qui  défie  l'avenir.  La  souf- 
france arrive  soudaine,  imprévue,  elle  flétrit  en  un  clin  d'œil  la 
fleur  à  peine  éclose  ou  épuise  lentement,  minute  par  minute,  la 
sève  de  la  vie. 

En  résumé,  l'existence  humaine  c'est  la  douleur:  omnis  créa- 
tura  ingemiscit.  Et  lorsque,  après  avoir  gravi  la  montagne,  par- 
venus au  sommet,  nous  nous  retournons  pour  voir  ce  qu'il  y  a 
là  bas  dans  la  plaine,  que  voyons-nous  ?  Des  rêves  détruits ,  des 
amitiés  dévastées,  des  amours  éteints,  des  ruines  et  partout 
des  ruines  désolées. 

Or,  quel  est  le  premier  sentiment  de  l'âme  en  présence  de  la 
douleur?  N'est-ce  pas  la  plainte?  Pourquoi  suis-je  pauvre?  dit  le 
travailleur  alors  que  tant  de  riches  moissonnent  ce  qu'ils  n'ont  pas 
semé  ?  Et  celui  qui  pleure  sur  une  tombe  :  pourquoi  dans  ce  cer- 
cueil n'y  a-t-il  plus  qu'une  cendre  glacée?  Et  celui  que  poursuit  la 
haine  :  pourquoi  faut-il  courber  le  front  sous  d'infâmes  soufflets? 
Et  celui  que  tient  la  maladie  sous  ses  dures  étreintes  :  pourquoi 
me  retourner  si  longtemps  sans  sommeil  sur  ma  couche? 

Et  tous  de  s'écrier,  même  les  plus  croyants  :  Pourquoi  Dieu, 
après  nous  avoir  créés  si  fragiles,  se  plaît-il  à  nous  briser  ?  Et 
nous  ne  comprenons  pas  que,  vue  du  côté  du  ciel  et  à  la  lumière 
qui  nous  arrive  de  l'éternité,  la  douleur  est  plus  souvent  un  acte 
d'amour  qu'un  acte  de  justice. 

Il  la  faut  sans  doute  comme  puissance  expiatoire  et  comme 
vertu  purifiante  pour  servir  de  contre-poids  à  la  multitude  de  nos 
iniquités. 

Le  mal,  quelque  léger  qu'il  soit,  ne  saurait  toucher  une  âme 
sans  y  engendrer  immédiatement  une  punition  et  dès  laque  nous 
posons  un  acte  coupable,  nous  donnons  à  Dieu  le  droit  de  nous 
punir.  La  souffrance,  comme  la  mort  qui  en  est  la  dernière  étape 
est  donc  le  châtiment  du  péché  :  Stipendiwn  peccati;  et  elle  doit 
apprendre  à  l'homme  qu'il  ne  se  révolte  pas  impunément  contre 
r ordre  éternel. 


LE  GLAIVE  DE  SIMÉON  295 

Seulement,  afin  que  dans  ses  œuvres,  la  miséricorde  ne  soit 
jamais  séparée  de  la  justice,  Dieu  qui  fait  servir  le  mal  au 
triomphe  du  bien  a  donné  à  la  douleur  la  puissance  de  réha- 
biliter les  âmes.  Semblable,  dit  un  auteur,  à  ces  grands  maîtres 
qui,  avec  des  ruines  et  des  débris  construisent  des  temples 
magnifiques,  au  moment  où  la  douleur  apparaissait  dans  le 
monde,  il  s'en  est  emparé  pour  la  transformer  en  expiation.  Jeté 
dans  ce  feu,  l'homme  s'y  purifie:  et  de  tous  les  châtiments,  le 
plus  redoutable  pour  une  âme  pécheresse,  c'est  d'ignorer  la 
souffrance  et  d'être  abandonné  à  une  félicité  sans  nuages.  Il  est 
des  bonheurs  qui  épouvantent.  On  ne  les  regarde  qu'en  tremblant. 
Mais,  laissons  la  justice  et  ne  regardons  que  l'amour.  N'est-ce 
pas  l'amour  qui  saisit  et  emporte  l'enfant,  malgré  ses  cris  et  ses 
larmes,  lorsque  se  penchant  vers  une  fleur,  il  allait  tomber  dans 
un  abîme? 

N'est-ce  pas  l'amour  qui,  suppléant  à  son  imprévoyance, 
arrache  de  ses  mains  l'arme  dangeureuse  qui  pouvait  le  blesser? 

N'est-ce  pas  l'amour  qui  parfois  éclate  en  reproches,  met  dans 
sa  voix  quelque  chose  de  la  foudre  et  s'arme  de  la  verge? 

Ainsi  fait  Dieu.  Sur  cette  triste  terre,  nous  courons  tous  le 
péril  de  nous  enfermer  dans  le  temps  et  le  péril  plus  grand 
encore  de  nous  souiller  au  contact  des  choses  visibles. 

Attirés  par  les  créatures  comme  l'enfant  par  l'insecte  qui  reluit 
sur  un  brin  d'herbe,  nous  nous  mettons  à  leur  poursuite,  et 
quand  après  mille  détours  nous  les  avons  saisies,  facilement 
dans  notre  ivresse  nous  oublions  l'éternité. 

Mais,  Dieu  est  là  veillant  sur  les  âmes  avec  des  tendresses 
maternelles  et  de  sa  main  il  les  arrache  par  la  douleur  à  tout  être 
dont  la  possession  les  aurait  corrompues. 

Oh  !  que  ne  m'est-il  donné  de  soulever  les  voiles  sous  lesquels 
se  cache  la  Providence,  et  que  de  mystères  incompréhensibles 
seraient  mis  au  grand  jour  ! 

Vous  demandez  le  pourquoi  de  la  pauvreté,  le  pourquoi  de  vos 
illusions  évanouies,  le  pourquoi  de  la  souffrance  et  surtout  le 
pourquoi  de  la  mort...  Eh  bien!  ce  pourquoi  plein  de  ténèbres, 
c'est  l'amour  ;  oui ,  l'amour  d'un  Dieu  qui ,  ayant  créé  les  âmes 
pour  lui,  les  place  une  minute  dans  le  temps  afin  qu'elles  se 
rendent  dignes  de  l'éternité. 

Donc,  vous  êtes  pauvres  parce  que  vous  auriez  fait  de  la 
richesse  votre  paradis  sur  terre,  oubliant  que  nous  n'avons  point 
ici-bas  de  cité  permanente. 

Vous  avez  vu  s'envoler  tous  vos  rêves  comme  les  feuilles  que 
détache  le  vent,  parce  que  vous  vous  trouviez  à  l'aise  dans  ce 
monde  trompeur,  au  lieu  d'y  gémir  à  l'étroit  comme  un  aigle 
captif. 


296  MOIS  DE-  MARIE 

Heureux,  toujours  heureux,  vous  auriez  replié  tranquillement 
vos  ailes  sans  chercher  de  plus  vastes  horizons,  et  la  maladie 
avec  ses  désenchantements  vous  a  forcés  à  regarder  le  ciel. 

Vous  seriez  tentés  de  maudire  la  mort  qui  vous  a  ravi  l'enfant 
dont  chaque  caresse  vous  apportait  un  nouveau  bonheur,  et  vous 
ne  voyez  pas  la  main  prévoyante  de  Dieu,  qui  a  cueilli  la  fleur 
dans  son  parfum  avant  qu'elle  fût  brisée  par  l'orage. 

Levez  les  yeux  vers  les  régions  de  l'amour  sans  bornes,  écri- 
vait un  saint  religieux  à  un  jeune  homme  foudroyé  par  une 
déception,  dont  il  ne  savait  ni  vaincre  ni  oublier  l'amertume, 
c'est  laque  vous  connaîtrez  le  secret  de  vos  larmes,  et  vous 
bénirez  la  main  incompréhensible  qni  bénit  toujours  quand  elle 
s'étend  sur  ses  élus. 

Ainsi  travaille  secrètement  l'amour,  et  savez-vous  ce  qu'est 
encore  la  douleur  entre  les  mains  de  Dieu?  Elle  est  comme  le 
ciseau  avec  lequel  l'artiste  fait  jaillir  du  marbre  informe  une 
magnifique  statue.  Nous  naissons  tous  à  l'état  de  germe,  a  dit  un 
auteur,  et  il  faut  du  temps  pour  donner  au  cœur  sa  grâce  et  à 
l'âme  son  élévation  et  sa  beauté  morale.  Or,  si  vous  me  demandez 
quel  est  l'instrument  dont  la  Providence  se  sert  pour  agrandir  et 
achever  son  œuvre,  je  vous  répondrai  :  c'est  la  souffrance.  Cer- 
taines cordes,  et  les  plus  belles,  et  les  plus  harmonieuses,  ne 
vibrent  en  l'homme  que  lorsqu'elles  sont  trempées  de  larmes. 

Et  alors,  voyez  Dieu  nous  façonnant,  nous  sculptant  avec  la 
douleur.  Aux  uns,  ce  sont  les  grands  coups  de  foudre  semblables 
à  ces  puissants  coups  de  marteau  qui  s'acharnent  sur  la  pierre. 
Aux' autres,  l'épreuve  qui  de  la  surface  arrive  lentement  aux 
dernières  profondeurs  de  l'âme  comme  le  travail  minutieux  et 
délicat  de  l'ouvrier  qui  burine  l'acier. 

Et  la  douleur  passe  et  repasse  comme  la  vague  sur  le  rocher 
qui  borde  le  rivage;  elle  nous  touche  avec  intelligence  aux 
endroits  où  apparaissent  encore  des  ombres  et  des  vices;  elle 
monte  et  descend,  s'élève  et  s'abaisse,  et  à  mesure  qu'elle  frappe 
et  meurtrit,  les  âmes  s'embellissent  et  se  forment  pour  le  ciel  : 
Scalpri  salubris  cetibus  et  tansione  plurima ,  fabri  polita  malleo  hanc 
saxa  molem  construcent . 

Taillez  donc,  ô  mon  Dieu,  taillez  dans  la  pierre;  frappez  à 
coups  redoublés  et  travaillez-la  si  bien  et  faites-la  si  belle  quelle 
soit  digne  d'entrer  dans  les  murs  de  la  cité  des  cieux.  Amen 


LES  BERGERS  ET  LES  ROIS  A  L'ETABLE  297 

Dix-huitième  jour 
LES  BERGERS  ET  LES  ROIS  A  L'ETABLE 

Maria  conservabat  omnia  verba  hœc  conferens 
in  corde  suo. 

Marie  conservait  toutes  ses  paroles  et  les 
enfermait  dans  son  cœur. 

La  naissance  de  l'Enfant  Dieu  restera-t-elle  inconnue  comme 
un  de  ces  événements  qui  ne  laissent  point  de  traces  ?  Les  habi- 
tants de  Bethléem  qui  ont  fermé  leurs  portes  aux  deux  étrangers 
de  Nazareth  ignoreront-ils  le  prodige  qui  s'est  accompli  sans 
témoin  durant  le  calme  et  le  silence  de  la  nuit?  Dieu  qui 
commande  à  la  nature  et  en  suspend  les  lois  ne  fera-t-il  pas 
quelque  chose  d'étrange  qui  révèle  à  la  terre  le  mystère  et  le 
secret  du  ciel? 

Il  y  avait  aux  environs,  raconte  le  saint  Évangile,  des  bergers 
qui  veillaient  à  la  garde  de  leurs  troupeaux.  Et  voilà  que  tout  à 
coup  resplendit  une  vive  lumière  et  du  sein  de  ce  nuage  brillant 
l'ange  du  Seigneur  leur  dit  :  Je  vous  annonce  une  grande  joie  : 
Evangeliso  vobis  gaudium  magnum.  Aujourd'hui,  le  Sauveur,  le 
Christ  vous  est  né  dans  la  ville  de  David  et  vous  le  trouverez, 
petit  enfant,  revêtu  de  langes  et  couché  dans  une  crèche  :  Invertie- 
tis  infantem  pannis  involutum  et  positum  in  prœsepis. 

Et  au  même  instant,  des  milliers  de  voix  infiniment  plus  har- 
monieuses que  les  voix  de  la  terre  retentissent  dans  les  airs ,  et 
les  bergers,  éclairés  sans  doute  au  dedans  de  cette  clarté  de  Dieu 
qui  les  enveloppe  au  dehors,  accourent  à  l'étable,  et  après  avoir 
contemplé  l'Enfant  et  béni  la  mère,  ils  s'en  vont  raconter,  pleins 
d'admiration  et  de  bonheur,  la  grande,  l'ineffable  merveille: 
Et  omnes  qui  audierunt  mirati  sunt. 

Puis,  voyez-vous  ces  inconnus  qui  arrivent  de  l'Orient?  On 
dirait  des  savants,  des  mages,  des  princes  ou  des  rois.  Et 
comment  sont-ils  venus  de  leurs  régions  lointaines?  Ils  ont  vu 
briller  au  firmament  l'étoile  qu'avait  annoncée  le  prophète  : 
Orietur  Stella  ex  Jacob.  Et  conduits  par  cet  astre  qui  éclaire  mira- 
culeusement leurs  sentiers,  et  attirés  par  un  charme  secret,  les 
voilà  prosternés  devant  le  Sauveur  qu'ils  ont  reconnu  sous  la 
pauvreté  des  langes,  et  ouvrant  leurs  trésors,  ils  lui  offrent  de 
l'or,  de  l'encens  et  de  la  myrrhe  :  Obtulerunt  ei  aurum ,  thus  et 
myrrham. 

Pendant  cette  adoration  des  bergers  et  des  mages,  que  faisait 
Marie?  S'abandonnait-elle  aux  élans  de  la  joie  qui  remplissait  son 


298  MOIS  DE  MARIE 

cœur?  Racontait-elle  à  haute  voix  ce  qu'elle  avait  appris  de  l'ar- 
change Gabriel  ?  Chantait-elle,  comme  sur  les  montagnes  d'Hébron, 
les  choses  étonnantes  qu'avait  opérées  dans  son  âme  la  puissance 
du  Très  Haut? 

Le  saint  Évangile  nous  dit  que,  perdue  dans  une  contempla- 
tion sublime  et  gardant  un  profond  silence,  elle  recueillait  chaque 
souvenir  des  scènes  admirables  qui  se  déroulaient  sous  ses 
yeux  :  Maria  conservabat  omnia  verba  hœc  conferens  in  corde  suo. 

Il  est  à  remarquer  qu'aussitôt  après  avoir  mis  au  monde  la 
parole  éternelle  Marie  se  tait.  Elle  se  tait  lorsque  les  bergers 
éclatent  en  transports  d'allégresse  à  la  vue  du  Sauveur  qui  leur 
donne  son  premier  sourire.  Elle  se  tait  lorsque  les  Mages  dépo- 
sent à  ses  pieds  l'encens  qui  ne  doit  brûler  que  devant  Dieu.  Elle 
se  tait  lorsque  le  vieillard  Siméon,  prenant  l'enfant  dans  ses  bras, 
le  salue  comme  la  lumière  et  la  rédemption  des  peuples.  Elle  se 
tait  pendant  que  Jésus-Christ  remplit  toute  la  Judée  du  bruit  de  sa 
doctrine  et  de  ses  miracles.  Elle  se  tait  sur  le  Calvaire,  écrasée 
par  la  douleur,  et  après  les  gloires  et  le  triomphe  de  la  résur- 
rection, ce  sera  le  même  silence  jusqu'à  son  dernier  soupir. 

Mais,  dans  ce  silence,  de  même  que  le  laboureur  cache  le 
grain  de  froment  sous  la  motte  de  terre;  elle  enferme  tout  ce 
qu'elle  a  vu  et  entendu  à  l'endroit  le  plus  intime  de  son  cœur, 
et  évoquant  les  prophéties  antiques  elle  en  nourrit  son  âme 
comme  l'abeille  se  nourrit  du  suc  qu'elle  a  recueilli  sur  les 
fleurs  :  Conferens  in  corde  suo. 

Quelle  force  et  quelle  consolation  pour  sa  foi  mise  à  de  si  rudes 
épreuves?  Il  lui  avait  été  dit  par  l'envoyé  céleste  qu'elle  serait 
mère  de  Dieu.  Et  cependant,  dans  tous  les  événements  incom- 
préhensibles qui  jusqu'à  présent  ont  traversé  sa  vie,  qui  voit- 
elle  apparaître?  Est-ce  Dieu  ou  bien  est-ce  l'homme?  Un  long  et 
pénible  voyage  pour  obéir  à  l'édit  de  César,  des  hôtelleries  qui  se 
ferment  devant  elle,  uneétable  pour  abri,  une  crèche  pour  ber- 
ceau; un  enfant  qui  naît  avec  des  soupirs  et  des  larmes!  Voilà 
bien  l'homme  dans  son  néant  ! 

Mais,  attendez.  Cet  ange  qui  révèle  sa  naissance  aux  bergers 
de  Bethléem,  cet  hymne  que  chantent  les  voix  du  ciel,  cette 
étoile  qui  précède  les  mages  comme  autrefois  la  colonne  lumi- 
neuse précédait. le  peuple  d'Israël,  ces  rois  qui  s'agenouillent 
devant  le  nouveau-né.  ..tous  ces  signes  extraordinaires  ne  sont- 
ils  pas  la  manifestation  de  la  Divinité? 

Et  si  Marie  a  souffert  en  enfantant  Jésus  dans  la  misère,  com- 
prenez-vous sa  joie  en  voyant  le  ciel  et  la  terre  s'unir  pour 
l'adorer?  A  ce  moment,  elle  plongea  sans  doute  son  regard  dans 
le  lointain  des  âges,  et  là  que  vit-elle?  Elle  vit  s'aplanir  les 
montagnes,  se  combler  les  vallées,  disparaître  les  frontières  qui 


LES  BERGERS  ET  LES  ROIS   A  L'ÉTABLE  299 

séparaient  les  nations  et  l'univers  se  grouper  sous  le  sceptre 
d'un  seul  roi...  et  ce  roi,  c'était  son  fils. 

Elle  vit  s'écrouler  les  idoles  qui  avaient  reçu  les  hommages 
des  siècles,  et  sur  ces  ruines  s'élevait  la  croix  et  toutes  les  géné- 
rations chrétiennes  accouraient  au  pied  de  cette  croix  devenue 
l'étendard  de  la  victoire  et  le  signe  du  salut. 

Elle  vit,  non  plus  quelques  étrangers,  mais  l'Église  entière 
acclamer  Jésus  comme  Dieu  de  tous  les  points  de  l'espace  et  du 
temps  et  chanter  son  nom  sacré  dans  toutes  les  langues  de  la 
terre. 

Et  cette  vision  si  bien  faite  pour  la  consoler  de  ses  tristesses  et 
de  ses  douleurs  de  mère  n'a-t-elle  été  qu'un  rêve  semblable  aux 
songes  fortunés  dont  nous  berce  la  nuit  ?  Qui  est  aujourd'hui  le 
chef,  le  maître,  le  roi  de  cette  vaste  société  des  âmes  qui  s'ap- 
pelle l'Église  catholique  et  qui,  étendant  chaque  jour  ses  con- 
quêtes, a  reculé  ses  frontières  par  delà  les  fleuves  et  les  mers. 
N'est-ce  pas  l'enfant  de  Bethléem. 

Oh  !  L'incomparable  royauté  ! 

Jésus  pauvre,  sans  gloire,  sans  prestige,  a  jeté  dans  le  monde 
ses  mystères  obscurs,  ses  dogmes  incompréhensibles  avec  la 
prétention  de  mettre  dans  les  intelligences  de  générations 
innombrables  une  seule  pensée  et  sur  leurs  lèvres  une  seule 
parole.  Et  voyez-vous  ?  Il  a  pris  à  fond  possession  de  l'humanité 
e,  t  il  se  l'est  soumise  à  ce  point  que  depuis  bientôt  deux  mille  ans 
elle  vit  de  son  souffle  et  se  nourrit  de  sa  doctrine.  Et  ce  prodige 
s'est  fait  sur  cette  terre  de  luttes  ardentes  et  de  divisions  profondes 
où  les  esprits  sont  armés  contre  les  esprits,  où  les  idées  luttent 
contre  les  idées,  où  le  philosophe  d'aujourd'hui  renverse  du 
piédestal  le  philosophe  qui  était  acclamé  la  veille;  et  en  écoutant 
les  bruits  qui  montent  du  passé,  entendez-vous  cette  affirmation 
de  la  foi  :  Credo  in  Jesum  Christum-,  je  crois  en  Jésus-Christ.  C'est 
la  parole  immuable  que  les  siècles  transmettent  aux  siècles  ;  c'est 
le  cri  que  nous  envoient  les  échos  des  catacombes  ;  c'est  le  chant 
qui  s'élève  des  prétoires,  et  des  amphithéâtres  sanglants  ;  c'est 
l'hymne  qui  ébranle  les  voûtes  des  basiliques  du  moyen-âge; 
c'est  la  vérité  qui  traverse  le  monde,  trouvant  chaque  jour  des 
apôtres  pour  l'enseigner,  des  docteurs  pour  la  défendre  et  des 
martyrs  pour  lui  donner  le  témoignage  de  la  souffrance  et  du 
sang. 

Jésus,  maître  des  intelligences  par  la  foi,  a  voulu  s'emparer 
des  cœurs  par  l'amour;  c'était  difficile  puisque  la  place  était 
prise  par  toutes  les  affections  voluptueuses  de  la  terre,  et  pour- 
tant, a-t-il  été  aimé  par  les  apôtres  qui,  laissant  leurs  barques 
et  leurs  filets,  se  mettent  à  sa  suite?  A-t-il  été  aimé  par  ces  douze 
millions  de  chrétiens  dont  la  fidélité  ne  s'est  pas  plus  démentie 


300  MOIS   DE  MARIE 

sous  l'épreuve  que  le  chêne  ne  se  déracine  sous  les  coups  de 
l'orage  ?  A-t-il  été  aimé  par  ce  peuple  de  solitaires,  d'anachorètes 
et  de  pénitents  qui  ont  gravé  sur  leur  chair  les  stigmates  de  la 
croix  ?  A-t-il  été  aimé  par  ces  légions  de  saints  qui,  mourant  à 
toutes  les  convoitises  d'ici-bas,  ne  portaient  dans  leur  vie  trans- 
figurée aucune  trace  de  la  déchéance  humaine?  Et,  après  tant  de 
siècles  d'absence,  et  tant  de  ruines  amassées  par  l'oubli,  est-il 
encore  aimé  dans  son  Église  et  rencontre-t-il  encore  des  âmes 
fidèles  qui,  pour  lui,  sachent  s'immoler  et  mourir? 

Il  ne  manquait  plus  à  Jésus-Christ  que  d'être  adoré;  et  avec 
toutes  les  générations  qui  nous  ont  précédés  dans  la  tombe,  nous 
l'adorons  sur  la  paille  de  sa  crèche,  nous  l'adorons  glorieux  au 
Thabor,  souffrant  au  Calvaire,  cloué  à  la  croix.  Nous  l'adorons 
au  tabernacle  et  sous  les  voiles  de  l'hostie,  et  à  son  nom  divin 
toute  tête  s'incline,  dit  S.  Paul,  et  tout  genou  fléchit  au  ciel,  sur 
la  terre  et  dans  les  enfers:  cœlestium  terrestrium  et  infernorum. 

De  cette  histoire  magnifique  Marie  peut  donc  lire  la  première 
page  à  Bethléem.  Les  bergers  et  les  mages  n'étaient-ils  pas  les 
prémices  des  nations  qui  devaient  offrir  à  Jésus-Christ  jusqu'à  la 
fin  des  temps,  avec  la  prière  et  l'encens  du  culte,  les  sacrifices 
souvent  héroïques  de  l'amour,  et  si  la  joie  de  la  mère  grandit  à 
proportion  de  la  gloire  qui  rejaillit  sur  son  enfant,  dites-moi,  si 
vous  le  pouvez,  quel  dut  être  le  bonheur  de  Marie  entrevoyant 
son  fils  non  plus  sur  un  peu  de  paille,  mais  sur  un  autel,  et  à 
ses  pieds  tous  les  peuples  éclairés  par  la  foi? 

Et  nous,  que  nous  faut-il  de  plus  pour  ranimer  notre  espé- 
rance et  nous  consoler  des  triomphes  du  vice  et  de  l'erreur. 
Bethléem  !  C'est  toute  l'histoire  du  catholicisme.  Un  enfant  et  un 
Dieu  !  la  faiblesse  et  la  force  l  une  crèche  et  un  autel  !  l'humi- 
liation et  le  triomphe  ! 

Quand  l'Église  née  la  veille  et  déjà  proscrite  devait  se  cacher 
sous  terre  et  ne  paraissait  au  grand  jour  que  pour  être  traînée 
dans  l'arène  où  coulait  à  flots  le  sang  de  ses  martyrs,  c'était  la 
faiblesse. 

Quand  l'hérésie,  soulevant  les  passions ,  déchaînait  des  tem- 
pêtes qui  menaçaient  d'engloutir  l'arche  sainte  où  était  enfermée 
la  vérité,  c'était  la  faiblesse* 

Quand  la  barbarie,  semblable  au  fleuve  qui  a  brisé  ses  digues, 
couvrait  de  sa  fange  et  dévastait  les  sillons  à  peine  défrichés, 
c'était  la  faiblesse. 

Quand  la  persécution,  forçant  les  portes  de  la  citadelle,  en 
chassait  Dieu  et  son  Christ,  le  prêtre  et  l'Évangile,  et  des  temples 
dénudés  ne  faisait  qu'une  ruine ,  c'était  la  faiblesse, 

Et  assurément,  à  ces  diverses  heures  de  l'histoire,  la  foi  des 
chrétiens  dut  s'ébranler  comme  s'ébranlait  la  foi  des  apôtres  au 


LES  BERGERS  ET  LES  ROIS  A  l'ÉTABLE  301 

moment  où  les  vagues  agitaient  la  barque  dans  laquelle  le  Sauveur 
était  endormi.  Ne  leur  avait-on  pas  annoncé  que  Jésus-Christ  était 
la  force  et  la  puissance,  qu'il  commanderait  à  l'orage  et  que  de  son 
souffle  il  disperserait  ses  ennemis  comme  le  vent  disperse  les 
feuilles  desséchées?  On  l'avait  dit,  et  il  se  trouvait  que  l'orage, 
démolissait  son  œuvre,  et  ses  ennemis  lui  jetaient  librement 
l'insulte,  et  Jésus-Christ  était  le  vaincu!  Quelle  déception! 

Mais,  après  la  faiblesse  voyez-vous  la  force?  Après  l'enfant 
voyez-vous  Dieu? 

L'Église  qui,  décimée  par  le  martyre  comme  l'arbre  par  la 
hache,  au  lieu  de  mourir,  poussait  à  l'infini  de  nouveaux  rejetons 
et  étendait  ses  racines  puissantes  jusqu'aux  derniers  confins  de 
l'univers?  N'est-ce  pas  la  force? 

La  vérité  qui,  après  avoir  soutenu  contre  l'astuce,  le  sophisme 
et  le  mensonge  une  lutte  sans  trêve  et  sans  repos,  n'a  laissé  dans 
cette  guerre  à  outrance  aucun  article  de  son  symbole?  N'est-ce 
pas  la  force  ? 

La  loi  morale  qui  a  renconté  dans  le  cœur  de  chaque  homme 
des  passions  frémissantes  et  qui,  repoussée,  vaincue,  mais  reve- 
nant toujours  à  l'assaut,  a  refoulé  le  vice  et  implanté  dans  les 
âmes  et  dans  la  société  chrétienne  la  vertu  et  la  sainteté  !  N'est- 
ce  pas  la  force? 

Et  ce  petit  enfant  qui,  sans  secours  humain,  s'est  emparé  des 
esprits  et  des  cœurs,  a  renversé  tous  les  cultes  qu'avait  inventés 
le  vice  et  que  gardait  le  fanatisme  populaire  et  a  mis  les  nations 
à  ses  pieds  !  N'est-il  pas  réellement  Dieu? 

C'est  ce  spectacle  digne  de  l'admiration  de  la  terre  et  des  cieux 
qui,  au  milieu  de  toutes  les  crises  et  lorsqu'il  semblait  que  tout 
était  perdu,  consolait  et  soutenait  la  foi.  Et,  quelles  que  soient  les 
tristesses  de  l'heure  présente,  nous  avons,  nous  aussi,  pour  affer- 
mir nos  croyances,  avec  les  promesses  de  l'avenir,  l'histoire  glo- 
rieuse du  passé. 

Qu'importe  que,  poussés  par  tous  les  vents,  les  nuages  les 
plus  sombres,  obscurcissent  le  ciel  et,  gros  de  foudres  et  de  tem- 
pêtes, annoncent  l'ouragan.  Nous  savons  que  tôt  ou  tard  l'hori- 
zon s'éclaircit  et  que  le  soleil  n'est  jamais  plus  radieux  qu'au 
sortir  de  la  tourmente. 

Qu'importe  que  la  mer  s'élève  en  montagnes  d'écume  et  dans 
sa  colère  brise  au  rivage  ses  vagues  mugissantes?  Demain,  la 
grève  sera  silencieuse  et  pas  un  léger  souffle  n'éveillera  les  flots. 

Qu'importe  que  la  tourmente  incline  le  roseau  sur  les  rives  du 
fleuve?  La  tourmente  passe,  le  fleuve  coule  tranquille  dans  ses 
deux  bords  et  le  roseau  se  relève. 

Et  voilà  pourquoi,  lorsque  toutes  les  passions,  toutes  les 
erreurs,  toutes  les  haines  et  les  puissances  humaines,  sembla- 


302  MOIS  DE   MARIE 

bles  à  une  armée,  investissent  le  temple  pour  le  démolir  et  en 
jeter  la  poussière  au  vent,  nous  espérons  souvent  contre  toute 
espérance  et  nous  restons  à  genoux  sous  les  voûtes  séculaires, 
sachant  très  bien  que  le  temple  ne  s'écroulera  pas. 

Nos  ennemis,  eux,  malgré  l'enseignement  des  siècles,  ne 
comprennent  rien  à  ce  mystère,  et  se  croyant  plus  forts  ou  plus 
habiles  que  leurs  devanciers,  ils  remontent  chaque  jour  à  l'as- 
saut, pleinement  assurés  de  la  victoire. 

Un  enfant  !  Qu'est-ce,  après  tout,  qu'un  enfant  ?  II  est  vrai  que 
cet  enfant  a  brisé  de  sa  petite  main  les  mille  et  mille  glaives  des 
persécuteurs.  Oui,  il  a  déjoué  tous  les  calculs  de  la  science  et  il 
lui  a  suffi  d'une  pierre  imperceptible  pour  renverser  le  colosse 
d'airain.  11  a  vu  se  liguer  contre  lui  les  peuples  et  les  rois,  et 
jusqu'à  présent  ni  les  peuples,  ni  les  rois  n'ont  pu  ébranler  son 
trône  qu'on  disait  vermoulu.  Mais,  nous  avons  des  armes  perfec- 
tionnées, une  tactique  plus  savante,  un  plan  mieux  conçu... 
Qui  nous  résistera? 

Et  la  joie  au  cœur,  et  le  blasphème  sur  les  lèvres,  ils  s'en  vont 
comme  le  géant  d'autrefois  au  devant  de  David  tandis  que  les 
âmes  craintives  se  lamentent.  Mais,  l'enfant  de  Bethléem  a  lancé 
sa  fronde,  et  le  géant  est  à  terre,  et  une  fois  de  plus  il  est  prouvé 
au  monde  que  Jésus-Christ  est  Dieu.  Amen, 


Dix-neuvième  jour 
LA  PRÉSENTATION  DE  JÉSUS  AU  TEMPLE 

Tulerunt  illum  in  Jérusalem  ut  sisterenl  eum 
Domine. 

Ils  portèrent  l'enfant  à  Jérusalem  pour 
être  présenté  au  Seigneur. 

Au  moment  où ,  triste  et  désolé,  le  peuple  juif  relevait  le  temple 
de  ses  ruines,  un  prophète  fut  suscité  de  Dieu  pour  lui  dire  : 
Consolez-vous-  La  gloire  de  ce  temple  éclipsera  la  gloire  du 
premier  :  Magna  erit  gloria  domus  istius  novissimœ  plus  quam 
primœ.  C'est  ici  que  viendra  le  Dominateur,  l'ange  de  l'alliance 
qu'ont  appelé  les  siècles  :  Angélus  testament!  quem  vos  vultis ;  et  ici 
je  donnerai  la  paix  :  et  in  loco  isto  dabo  pacem. 

Cette  promesse  s'est-elle  accomplie?  Marie  et  Joseph,  nous  dit 
le  saint  Évangile,  prirent  l'enfant  et  le  portèrent  à  Jérusalem  pour 
le  présenter  au  Seigneur:  Ut  sisterent  eum  Domino. 

Ouvrez-vous  donc,  ouvrez-vous,  portes  du  temple:  attollite 


LA  PRÉSENTATION   DE  JÉSUS  AU  TEMPLE  303 

portas.  Pontife,  écartez  le  voile  qui  cache  le  saint  des  saints; 
prêtres,  convoquez  le  peuple,  et  vous,  anges  gardiens  du  sanc- 
tuaire, accourez;  voici  le  roi  de  gloire,  le  Dieu  fort  et  puissant  : 
Dominus  fortis  etpotens. 

Et  pourquoi  vient-il?  Il  vient  pour  abolir  les  sacrifices  des 
temps  antiques  et  pour  s'offrir  lui-même  au  nom  de  l'humanité 
dont  il  était  là  caution  et  le  chef:  Ut  sisterent  eum  Domino. 

Or,  dans  tout  sacrifice,  il  y  a  la  victime  immolée  et  le  prêtre 
qui  l'immole.  Voyons.  Où  est  ici  le  prêtre?  Est-ce  le  vieillard  qui, 
prenant  Jésus  entre  ses  bras  et  le  regard  au  ciel ,  le  salue  comme 
la  lumière  et  le  Sauveur  du  monde?  Non.  Le  prêtre,  le  véritable 
prêtre,  c'est  Marie  :  Virginem  appello  sacerdo.em. 

Au  jour  de  l'incarnation,  lorsque  de  l'éternité  le  Verbe  tomba 
dans  le  temps,  Marie  lui  servit  d'autel ,  et  pendant  neuf  mois,  il 
reposa  sur  cet  autel  immaculé,  comme  il  repose,  dans  nos  tem- 
ples, au  fond  du  tabernacle  que  lui  a  préparé  l'Église  avec  les 
prières  de  la  liturgie:  Virginem  appello  sacerdotem  pariter  et  altare. 

Mais,  dans  la  Présentation,  elle  est  le  prêtre  choisi  de  Dieu  pour 
lui  offrir  la  grande  victime  qui  devait  réconcilier  la  terre  avec  le 
ciel.  Quelle  est,  en  effet,  dans  tous  les  cultes,  la  fonction  essen- 
tielle du  prêtre?  C'est  le  sacrifice.  Sans  doute,  nous  sommes 
prêtres,  lorsque  répandant  l'eau  sainte  sur  le  front  du  nouveau-né, 
nous  donnons  la  vie  divine  à  cet  être  d'un  jour. 

Nous  sommes  prêtres  lorsque  nous  ramenons  au  bercail  les 
brebis  fatiguées  et  meurtries  que  nous  avons  retrouvées  dans  les 
sentiers  fangeux. 

Nous  sommes  prêtres  lorsque  du  haut  de  la  chaire ,  comme 
Moïse  au  sommet  du  Sinaï,  nous  parlons  au  nom  de  Dieu  qui 
nous  envoie. 

Mais,  là  où  l'homme  se  transfigure  et  apparaît  au  peuple 
étonné  de  tant  de  grandeurs  à  des  hauteurs  incommensurables, 
c'est  à  l'autel  ;  et  jamais  le  peuple  ne  s'inclinerait  sous  votre 
main  s'il  ne  savait  que  cette  main  a  été  consacrée  pour  offrir  à 
l'autel  la  coupe  du  sacrifice. 

Eh  bien  !  Voilà  Marie.  C'est  elle  qui  apporte  Jésus  dans  le  tem- 
ple :  Tuberunt  illum  in  Jérusalem.  C'est  elle  qui  le  dépose  entre  les 
bras  du  vieillard  Siméon  :  et  c'est  toujours  elle  qui  en  livrant  son 
fils  à  la  justice  éternelle,  prélude  à  cette  immolation  qui  devait 
se  consommer  sur  la  croix  ;  Ut  sisterent  eum  Domino. 

Elle  le  rachète,  il  est  vrai,  comme  les  autres  mères,  mais  seu- 
lement en  figure  et  pour  l'élever  en  vue  du  sacrifice  sanglant  qui 
devait  terminer  sa  vie  d'épreuves  et  de  douleurs. 

Tous  les  docteurs  veulent  que,  au  moment  où  elle  franchit  le 
seuil  du  temple,  le  Calvaire  lui  ait  apparu  dans  le  lointain  avec 
ses  souffrances  et  ses  ignominies  et  qu'une  voix  lui  ai  dit  au 


304  MOIS  DE  MARIE 

cœur  :  Écoute,  ma  fille;  pour  que  le  monde  soit  sauvé,  il  faut 
que  plus  tard  ce  front  aujourd'hui  si  radieux  soit  couronné  d'é- 
pines. Il  faut  que  des  mains  sacrilèges  insultent  cette  face  où  se 
reflète  le  ciel.  11  faut  que  des  clous  s'enfoncent  dans  ces  mains 
qui  portent  l'univers.  Il  faut  que  ce  corps,  chef-d'œuvre  de  ma 
puissance,  soit  broyé  comme  le  grain  de  froment  sous  la  meule 
du  laboureur.  Il  faut  que  le  sang  coule  à  flots  de  ce  cœur  entr'ou- 
vert  par  la  lance.  Le  veux-tu  ? 

Et,  que  répond  Marie,  la  pauvre  mère,  à  cette  voix  qui  lui  pro- 
phétise un  si  douloureux  avenir  ? 

Un  jour,  racontent  nos  livres  sacrés,  le  Seigneur  dit  au  patriar- 
che Abraham:  prends  ton  fils  avec  le  bois  de  l'holocauste  et  va 
l'immoler  au  sommet  de  la  montagne.  Le  fils,  c'était  Isaac,  l'en- 
fant de  la  promesse,  et  de  cet  enfant  devaient  sortir  des  généra- 
tions plus  nombreuses  que  les  étoiles  au  firmament  et  que  les 
grains  de  sable  entraînés  par  les  flots.  N'importe  Abraham  s'est 
levé,  et  prenant  Isaac,  il  est  déjà  sur  le  chemin  de  la  montagne. 

Ainsi  Marie.  En  consentant  à  devenir  mère  de  Dieu,  elle  avait 
acquis  sur  son  fils  des  droits  incontestables  et  sacrés  que  per- 
sonne ne  pouvait  lui  ravir.  Et  s'il  avait  fallu  son  consentement  à 
l'incarnation  du  Messie  qui  était  le  sujet  de  l'ambassade  de  l'ange, 
dit  Bossuet,  il  fallait  également  qu'elle  ratifiât  le  traité  de  sa 
passion  dont  la  Présentation  était  l'annonce  et  la  figure. 

C'était  cruel  pour  une  mère  !  Mais  l'amour  triomphe  et, 
comme  Dieu,  elle  aime  tellement  le  monde  que,  pour  le  sauver, 
elle  donne  son  fils  :  Sic  dilexit  mundum  utfilium  sunm  unigenitum 
daret. 

Ce  sacrifice  une  fois  accompli,  Marie  devra  le  renouveler  tous 
les  jours  pendant  les  longues  années  qui  la  séparent  du  Calvaire 
Rappelez-vous  la  mère  de  Moïse  élevant  son  petit  enfant  pour  le 
livrer  ensuite  à  des  mains  étrangères,  comptant  les  heures  et 
voyant  approcher  avec  une  angoisse  indicible  l'instant  fatal  où  il 
faudra  le  rendre  à  la  fille  de  Pharaon  qui  l'a  sauvé  des  eaux. 

Marie  sait,  elle  aussi,  que  Jésus  enfant  ne  lui  appartient  plus. 
En  sortant  du  temple,  elle  emporte  au  fond  du  cœur  le  glaive  de 
la  prophétie  :  Tnam  ipsius  animant  pestransibit  gladius.  Les  paroles 
de  Siméon  retentissent  constamment  à  ses  oreilles  comme  un 
écho  de  la  justice,  et  son  bonheur  se  transforme  en  soupirs  et, 
en  regardant  à  l'horizon,  les  yeux  pleins  de  larmes,  que  voit- 
elle?  Toujours  la  croix. 

Comprenez-vous  ce  martyre  inexprimable.  Désormais,  quand 
elle  prend  dans  ses  mains  les  mains  innocentes  du  nouvel 
Isaac,  elle  les  voit  transpercées  et  couvertes  de  sang;  et  quand 
elle  baise  son  front  elle  y  compte  toutes  les  plaies  qu'y  feront 
les  épines;  et  quand  elle  recueille  un  baiser  sur  ses  lèvres,  il  lui 


LA  PRÉSENTATION  DE  JÉSUS  AU  TEMPLE  305 

semble  qu'elles  sont  déjà  plongées  dans  l'amertume  et  le  fiel  ;  et 
lorsqu'enfin  elle  retourne  sa  couche,  elle  croit  préparer,  comme 
Abraham ,  le  bois  du  sacrifice  :  Qiiando  gestabat,  cogitabat  in  crues 
vriicifixum,  quando  dormiebat,  cogitabat  mortuum. 

«  Si  les  juifs,  dit  Bossuet,  entendaient  en  un  sens  spirituel  ce 
qu'ils  célébraient  corporellement,  à  plus  forte  raison  la  vierge 
Marie,  ayant  le  Sauveur  entre  ses  bras  et  l'offrant  au  Père 
éternel ,  fit  cette  cérémonie  en  esprit  et  joignit  son  intention  à  ce 
que  représentait  la  figure.  » 

C'est  ainsi  qu'elle  inaugure  le  sacerdoce  qu'elle  exercera  dans 
la  souffrance  jusqu'à  l'heure  où  nous  la  trouverons  debout  au 
pied  de  la  croix:  Stabat  mater.  Et,  pour  mieux  saisir  la  grandeur 
de  ce  sacerdoce  tout  à  la  fois  sublime  et  douloureux,  regardez 
maintenant  la  victime. 

Au  lendemain  de  la  chute,  Abel  offre  au  Seigneur  ce  qu'il  a  de 
plus  pur  dans  ses  troupeaux,  et  Caïn  les  prémices  des  fruits.  Noë, 
au  sortir  de  l'arche,  immole  des  hosties  pacifiques;  les  patriarches 
apportent  sur  la  pierre  dressée  en  forme  d'autel  la  première 
gerbe  de  la  moisson;  sous  la  loi  de  Moïse,  le  sang  des  animaux 
inonde  le  parvis  du  temple. 

Mais,  qu'étaient-ce  que  ces  victimes  inconscientes  et  muettes? 
C'était  la  figure  d'une  autre  immolation  qu'appelaient  les  prières 
et  les  larmes  de  l'humanité  coupable.  Et  un  jour,  entendez-vous 
dans  les  profondeurs  des  cieux?  «Vous  n'avez  point  agréé  les 
sacrifices  qui  vous  étaient  offerts  pour  les  péchés  des  hommes, 
disait  une  voix  inconnue  à  la  terre,  et  alors,  vous  m'avez  revêtu 
d'une  chair  qui  put  avoir  sa  part  de  la  souffrance,  et  j'ai  dit  :  me 
voici  :  Tune  dixi  :  ecce  venio. 

Et,  quel  est  donc  celui  qui  vient  ainsi  de  l'éternité?  C'est, 
comme  le  chante  l'Église  dans  sa  liturgie,  l'hostie  pure  :  Hostiam 
puram,  l'hostiasainte  :  Hostiam  sanctam ,  l'hostie  sans  tache  :  Hos- 
tiam immaculatam.  Seule  digne  par  sa  sainteté  de  réconcilier  la 
Justice  et  la  miséricorde. 

Le  péché  ayant  souillé  toute  la  création,  où  trouver  dans  l'im- 
mensité de  l'espace  et  dans  la  durée  des  siècles  un  être  qui , 
n'ayant  pas  besoin  d'expiation,  s'interpose  comme  médiateur 
entre  la  terre  et  le  ciel?  De  l'étoile  au  brin  d'herbe,  du  soleil  au 
grain  de  sable,  de  l'homme  à  l'insecte  qu'il  écrase  sous  lespieds, 
tout  porte  le  signe  de  la  déchéance,  tout  a  été  flétri  par  l'orage,  et  la 
flétrissure  et  la  déchéance  appellent  le  châtiment,  et  voilà  pour- 
quoi du  fond  de  leur  exil,  toutes  les  générations  qui  passent, 
regardant  par  delà  l'horizon,  supplient  les  nues  de  s'ouvrir  et  de 
laisser  tomber  le  Juste  :  Et  nubespluant  Justum. 

Eh  bien  !  Le  Juste  !  regardez  ;  Marie  le  porte  dans  ses  bras,  elle 
l'offre  comme  l'Église,  parles  mains  du  prêtre,  offre  à  l'autel 

U.  TRENTE-NEUF. 


306  MOIS  DE  MARIE 

eucharistique  la  coupe  du  salut;  et  maintenant,  Dieu  puissant  el 
terrible,  éteins  la  foudre,  brise  la  verge  de  tes  vengeances,  cache 
ta  face  dont  les  éclairs  nous  donnent  l'épouvante.. .  il  se  trouve 
enfin  sur  la  terre  une  victime  qui,  n'ayant  rien  des  souillures  de 
l'homme,  peut  fléchir  ta  justice  et  laver  dans  son  sang  la  multi- 
tude de  nos  iniquités. 

Et  cette  victime  plus  blanche  que  la  toison  de  l'agneau  est,  en 
même  temps,  l'hostie  universelle  et  Marie  l'offre  au  nom  de  toutes 
les  nations  dont  son  fils  a  reçu  l'héritage  :  Dabo  tibi  gentes  hœre- 
ditatem  tuam. 

Dieu,  nous  dit  Bourdaloue,  voulait  que,  dans  chaque  famille, 
le  premier-né  lui  fût  voué  comme  un  otage  de  la  dépendance  de 
ceux  dont  il  était  le  chef.  Mais,  chacun  de  ces  premiers-nés 
n'était  chef  que  de  sa  maison,  et  cette  loi  n'obligeant  que  les 
enfants  d'Israël,  il  n'en  revenait  à  Dieu  qu'un  honneur  limité. 

Que  fait  alors  le  Seigneur?  Il  choisit  dans  la  plénitude  des 
temps  un  homme,  chef  de  tous  les  hommes,  qui  ayant  le  droit 
d'aînesse  au  dessus  de  toute  créature  :  Primogenitus  omnis  créa- 
turœ ,  réponde  et  de  lui  et  de  nous;  un  homme  qui,  en  retour  de 
sa  royauté  sans  frontières,  lui  offre  pour  tous  les  peuples  soumis 
à  son  sceptre,  le  tribut  de  la  louange  et  de  l'expiation;  un  homme 
qui,  réunissant  en  lui  tous  les  êtres,  les  replace  par  son  obéis- 
sance sous  l'empire  de  Dieu  :  Instaurare  omnia  in  Christo. 

Et  comment  s'appelle  cette  victime  dont  le  sang  a  purifié 
l'univers?  Terra,  pontus,  astra,  mundus ,  hoc  lavantur flumine .  Elle 
s'appelle:  Jésus;  et  en  voyant  Jésus  offert  par  sa  mère,  tout 
homme,  fût-il  plus  ignoré  que  la  feuille  tombée  de  l'arbre  au 
fond  de  la  solitude,  doit  s'écrier  de  son  néant,  comme  l'apôtre 
S.  Paul  '.  Dilexit  me  et  tradidit  semetipsum  pro  me  :  il  m'a  aimé  et 
l'amour  l'a  immolé  pour  moi. 

Il  le  fallait  bien.  Que  pouvait,  pour  le  salut  de  l'humanité,  le 
sang  des  bœufs  et  des  génisses  ?  Que  pouvaient  même  toutes  les 
larmes  répandues  sur  les  âpres  chemins  de  la  vie?  Certes,  pen- 
dant les  quatre  mille  ans  qui  précèdent  le  calvaire,  l'homme 
avait  versé  autant  de  pleurs  qu'il  y  a  de  gouttes  d'eau  dans 
l'océan,  il  avait  poussé  plus  de  gémissements  que  le  vent  ne 
pousse  de  soupirs  dans  les  nuits  orageuses,  et  la  souffrance,  le 
prenant  au  berceau  s'attachait  à  ses  pas  pour  démolir  son  être.  Et 
cependant,  combien  pesaient  dans  la  balance  de  l'expiation 
toutes  ces  larmes,  tous  ces  gémissements  et  toutes  ces  douleurs? 
Moins  que  l'atome,  moins  qu'un  grain  de  poussière,  et  seul  le 
sacrifice  d'un  Dieu  souffrant  et  mourant  pouvait  faire  contre- 
poids à  nos  crimes  :  Peccatum  tantum  erat  ut  illud  solvere  non  posset 
nîsi  Deas.  Mais,  Dieu  s'immolant  où  est-il?  Il  est  au  temple 
où  le  présente  sa  mère,  il  est  à  la  croix  au'il  arrose  du  sans 


LA  PRÉSENTATION  DE  JÉSUS  AU  TEMPLE  307 

rédempteur,  et  il  est  tous  les  jours,  à  l'autel,  dans  les  mains 
du  prêtre. 

Qu'est-ce,  en  effet,  que  ce  calice  qu'élève  le  prêtre  au  dessus 
des  foules  inclinées?  Qu'est-ce  que  cette  hostie  devant  laquelle  il 
s'agenouille  silencieux  et  tremblant?  Le  calice?  Ecoutez  Jésus- 
Christ,  c'est  le  même  sang  qui  s'échappait  de  ses  veines  brisées  : 
Hic  est  enim  calix  sanguinis  mei.  Et  l'hostie?  C'est  le  même  corps 
qu'il  a  pris  de  la  Vierge  pour  l'offrir  librement  aux  coups  de  la 
justice  :  Hoc  est  corpus  meum.  C'est,  en  un  mot,  la  même  victime, 
et,  si  Jésus-Christ  nous  a  sauvés  une  première  fois  lorsqu'il 
mourait  .délaissé  du  ciel  et  maudit  par  la  terre,  la  foi  nous  ensei- 
gne qu'il  nous  sauve  tous  les  jours  en  nous  appliquant  à  l'autel 
les  mérites  de  sa  mort. 

Nos  livres  sacrés  nous  représentent  la  justice  divine  comme 
une  mer  dont  les  eaux  menaçantes  soulevées  par  nos  iniquités , 
devraient  nous  engloutir.  Et  qu'est-ce  qui  la  retient  enfermée  dans 
ses  digues? 

Est-ce  la  prière  du  juste  qui  s'élève  de  nos  cités  voluptueuses 
sur  les  ailes  de  l'innocence  et  de  l'amour? 

Est-ce  la  ferveur  de  nos  cloîtres  semblables  à  la  montagne  où 
Moïse,  les  bras  étendus,  obtenait  la  victoire  à  son  peuple  qui 
luttait  dans  la  plaine? 

Est-ce  l'aumône  qui,  tombée  dans  les  mains  du  pauvre,  arrête 
le  blasphème  sur  ses  lèvres  et  arrache  son  âme  au  désespoir? 

Est-ce  l'expiation  qui,  suivant  le  Sauveur  dans  sa  voie  doulou- 
reuse, demande  à  la  souffrance  volontaire  des  joies  aussi  douces 
que  les  joies  du  Thabor? 

Oui,  sans  doute.  Mais,  la  digue,  la  véritable  digue  qui  nous 
abrite  contre  la  colère  de  Dieu,  c'est  le  sacrifice  de  la  messe  :  In 
hoc  mysteris  salus  mundi  tota  consistit.  Et  si  un  jour,  un  seul  jour? 
aucun  prêtre,  ni  à  l'orient,  ni  à  l'occident,  ne  montait  à  l'autel,  ce 
tour-là,  croyez-le  bien,  la  mer  sortirait  de  ses  abîmes  et  nous 
disparaîtrions  sous  ses  flots. 

Restez  donc  parmi  nous,  ô  sainte  victime  de  propitiation  ;  et 
4ue  la  voix  de  votre  sang  plus  pur  et  plus  innocent  que  celui 
i'Abel,  monte  de  tous  nos  sanctuaires,  couvre  la  voix  de  nos  ini- 
quités et  soit  le  salut  du  monde.  Amen. 


308  MOIS  DE  MARIE 

Vingtième  jour 
FUITE  EN  EGYPTE 

Surge  et  accipe  puerum  et  matrem  ejus 
et  fuge   in  Egyptuin. 

Lève-toi;  prends  la  mère  et  l'enfant 
et  fuis  en  Egypte. 

Hérode  ,  ne  voyant  point  retourner  les  Mages  ,  entra  dans  une 
extrême  colère ,  et  voulant  à  tout  prix  exterminer  celui  qu'il 
croyait  voir  déjà  lui  disputer  la  couronne  ,  que  fait-il  ? 

Impossible  de  le  croire  si  l'Évangile  et  si  l'histoire  profane  elle- 
même  ne  nous  racontaient  ce  fait  inoui  dans  les  annales  des 
peuples.  Refoulant  tout  sentiment  humain  et  emporté  par  la 
passion  poussée  jusqu'au  délire,  il  ordonne  de  massacrer  tous 
les  enfants  depuis  l'âge  de  deux  ans  et  au  dessous  dans  la  ville 
de  Bethléem  et  dans  ses  environs.  Et  le  sang  coule  à  flots  ,  et  de 
toutes  parts  ce  sont  des  pleurs  et  des  cris  déchirants  ,  les  pleurs 
et  les  cris  de  Rachel  qui  refuse  toute  consolation  parce  que  ses 
fils  ne  sont  plus  :  Noluit  consolari  quia  non  s  un  t. 

Au  milieu  de  ce  massacre  épouvantable ,  que  deviendra  Jésus? 
Ne  craignons  rien  ;  Dieu  n'a-t-il  pas  veillé  sur  le  berceau  de 
Moïse  entraîné  par  les  flots?  Et,  tandis  que  ces  innocentes  vic- 
times, tombant  comme  des  agneaux  à  la  blanche  toison  sous  le 
glaive  des  bourreaux,  s'en  vont  jouer  au  ciel  avec  des  roses  et 
des  lis,  un  ange  vient  dire  à  Joseph,  le  chef  de  la  famille  :  Hâte- 
toi  :  prends  la  mère  et  l'enfant  et  fuis  en  Egypte  :  Et  fuge  in 
Egyptum. 

Oh!  la  désolante  nouvelle!  oh  !  le  triste  message  !  Fuir!  Mais 
comment?  Tous  les  chemins  ne  sont-ils  pas  gardés?  Où  trouver 
une  voie  sûre  pour  arriver  à  la  frontière  et  échapper  au  vaste 
complot  qu'à  tramé  la  jalousie  d'Hérode  ? 

Fuir  en  Egypte  !  mais  ,  l'Egypte  c'est  le  pays  lointain  que 
séparent  de  la  Judée  deux  cents  lieues  de  marche  à  travers  des 
sentiers  inconnus,  c'est  le  sol  inhospitalier  qu'arrosèrent  autrefois 
de  leurs  larmes  les  Israélites  captifs  ;  c'est  l'exil  avec  toutes  ses 
tristesses  au  milieu  d'une  nation  ennemie. 

Fuir  en  toute  hâte,  sans  retard,  dans  l'obscurité  de  la  nuit, 
Et  pourquoi?  Jésus  n'a-t-il  pas  en  main  la  puissance  de  Dieu?  Ne 
peut-il  pas  opérer  un  miracle  étonnant  qui  confonde  la  haine  de 
ses  persécuteurs?  Et,  s'il  le  faut,  ne  peut-il  pas  commandera 
ses  anges  de  descendre  du  ciel,  armés  d'un  glaive  étincelant  et 
de  former  autour  de  lui  une  garde  invincible  ? 


FUITE   EN  EGYPTE  30£ 

Mais  qu'importent  à  Marie  tous  ces  calculs  de  la  prudence 
humaine?  Dieu  a  dit  de  partir...  Levons-nous  et  partons.  Et,  sans 
attendre  le  jour,  elle  prend  l'enfant  dans  ses  bras  et  la  voilà  sur 
la  route  du  désert. 

Que  se  passe-t-il  durant  ce  long  et  pénible  voyage  qui  corn* 
menca,  selon  quelques  auteurs,  vers  la  froide  saison?  S'il  faut 
en  croire  la  légende  qui  s'est  faite  la  compagne  de  ces  trois 
fugitifs,  les  palmiers  s'inclinaient  sur  leur  passage  et  leur 
donnaient  leurs  fruits  ;  des  sources  jaillissaient  au  milieu  des 
sables  brûlants ,  et  à  l'heure  du  danger  des  arbres  touffus  pous- 
sant en  un  clin  d'œil  leur  offraient  un  abri. 

Quoi  d'étonnant?  Lorsque  le  peuple  de  Dieu,  traversant  les 
mêmes  chemins  ,  s'en  allait  à  la  terre  promise  ,  Moïse  ,  prenant 
une  verge  ,  frappe  le  rocher  d'où  s'échappent  des  eaux  limpides 
et  Marie  n'aurait  pas  un  peu  d'eau  pour  se  désaltérer  ;dans  cette 
immense  solitude  ? 

Israël  pendant  quarante  années  est  nourri  par  la  manne  qui , 
chaque  matin  tombe  du  ciel ,  et  la  sainte  famille  n'aurait  pas 
reçu  de  la  Providence  un  pain  miraculeux  ? 

Une  nuée  lumineuse  pendant  la  nuit ,  obscure  durant  le  jour, 
conduit  les  Hébreux  au  désert  du  Sinaï ,  et  nos  Saints  voya- 
geurs auraient  erré  sans  guide  sur  le  sol  étranger  ? 

En  présence  de  l'Arche  la  mer  s'ouvre  et  toute  une  armée  dis- 
paraît sous  les  flots ,  et  la  puissance  divine  aurait  épargné  les 
miracles  pour  sauver  de  la  mort  l'enfant  de  la  promesse  ? 

Quoi  qu'il  en  soit,  brisés  de  fatigue,  tout  couverts  de  la  poussière 
du  chemin ,  en  proie  à  de  cruelles  alarmes ,  mais  protégés  par 
les  anges  du  Seigneur ,  Marie  et  Joseph  arrivent  en  Egypte  et  dès 
que  l'Enfant-Dieu  a  mis  le  pied  sur  cette  terre  qu'avaient  souillée 
les  abominations  du  paganisme,  les  temples  s'écroulent  et  les 
idoles  sont  renversées. 

Le  Sauveur  prenait  ainsi  possession  de  cette  patrie  adoptive 
qui  devait  abriter  les  sept  années  de  son  exil ,  il  la  purifie  par  sa 
présence  et  plus  tard,  voyez-vous  ces  peuples  de  solitaires  qui 
se  mettent  en  marche ,  laissant  au  monde  son  or ,  sa  gloire  et  ses 
plaisirs  ?  Où  vont-ils?  Ils  vont  à  la  Thébaïde  ;  et  jour  et  nuit,  ces 
antres  sauvages  redisent  les  cantiques  sacrés ,  et  à  l'ombre  de  la 
croix  s'élèvent  des  monastères  innombrables  semblables  à  des 
ruches  mystiques  où,  avec  la  prière  et  la  pénitence,  les  abeilles 
font  le  miel  des  élus ,  et  dans  ce  sillon  fécondé  par  les  veilles  et 
les  larmes  fleurit  la  chasteté ,  et  l'Egypte  où  Jésus  avait  gravé 
l'empreinte  de  ses  premiers  pas,  dit  S.  Chrysostôme,  devient 
une  image  du  paradis. 

En  attendant ,  la  sainte  famille  se  retire ,  loin  de  tout  bruit , 
sous  un  humble  toit  qui  lui  rappelle  Nazareth,  et  là  comme  à 


310  MOIS  DE  MARIE 

Nazareth  Joseph  se  remet  au  travail  des  mains  pour  nourrir  la 
mère  et  l'enfant  dont  il  était  le  gardien  et  le  chef;  Marie  file  du 
lin  pour  les  femmes  Égyptiennes  et  il  est  à  croire  que  souvent  la 
pauvreté  dut  avoir  des  heures  bien  tristes  dans  cette  demeure 
d'emprunt. 

Et  pourtant,  Marie  était  riche  au  plus  fort  de  l'indigence,  et 
d'ineffables  consolations  débordaient  dans  son  cœur  déjà  trans- 
percé par  le  glaive  ;  et  quelle  était  donc  la  richesse,  et  quel  était 
donc  le  charme  de  sa  vie  loin  de  la  patrie  absente?  C'était  Jésus, 
et  jamais  nous  ne  comprendrons,  dit  un  auteur,  de  quels  retours 
de  bénédictions  et  d'onction  divine  l'Enfant  paya  les  angoisses 
et  les  soins  de  la  mère  et  jamais  la  langue  humaine  ne  pourra 
dire  tout  ce  qu'il  y  avait  de  délices  dans  ses  caresses ,  ce  regard, 
ce  sourire  et  ces  balbutiements  du  Verbe  répondant  aux  étrein- 
tes, aux  larmes  et  aux  tendresses  de  Marie. 

Peintres  et  artistes,  s'écrie  le  même  auteur,  prenez  vos  pin« 
ceaux  les  plus  suaves  ,  évoquez  les  plus  pures  inspirations  du 
génie  catholique  et  sur  vos  toiles  immortelles  représentez-nous 
l'Enfant  divin  endormi  dans  les  bras  de  la  Vierge  et  la  Vierge  le 
contemplant  avec  des  yeux  émus,  et  les  anges  accourus  du  ciel 
avec  leurs  lyres  harmonieuses.  Il  n'est  pas  de  scènes  plus 
ravissantes. 

Et  nous ,  tandis  que  Jésus  dort  et  que  les  anges  bercent  son 
sommeil  avec  des  chants  inconnus  à  la  terre,  approchons- 
nous  respectueusement  de  sa  mère  dont  le  regard  est  noyé  dans 
la  joie  et  demandons-lui  l'abandon  à  la  Providence. 

D'après  les  impies  et  les  libres-penseurs ,  le  monde  est  gou- 
verné par  les  caprices  de  la  fatalité ,  et  les  événements  se  heur- 
tent au  hasard  dans  la  vie  comme  les  atomes  dans  l'espace. 
Dieu ,  ?i  toutefois  il  existe  ,  est  semblable  à  ces  rois  dont  nous 
parle  l'histoire  qui,  enfermés  dans  leur  palais  abandonnent  à 
des  mains  étrangères  les  rênes  de  l'État ,  et  la  terre  est  trop  étroite, 
et  le  temps  est  trop  court,  et  l'homme  est  trop  petit  pour  que 
l'Être  des  êtres  intervienne  avec  sa  puissance  dans  les  affaires 
mesquines  d'ici-bas. 

Donc,  si  le  soleil  se  lève  le  matin  pour  disparaître  le  soir  à 
l'horizon  ;  si  les  saisons  merveilleusement  ordonnées  se  succè- 
dent avec  une  harmonie  ravissante  ;  si  le  sillon  produit  sa  gerbe, 
la  plante  sa  fleur  et  l'arbre  son  fruit  ;  qu'est-ce  que  tout  cela  ? 
C'est  tout  simplement  le  jeu  régulier,  mais  aveugle  d'une  ma- 
chine qui  fonctionne  depuis  l'origine  des  siècles  à  l'insu  de 
l'ouvrier. 

De  même ,  Dieu  aurait  crée  les  familles ,  les  peuples  ,  les 
sociétés  et  leur  aurait  assigné  une  place  dans  la  durée  des  âges 
comme  chaque  astre  a  sa  place  au  firmament.  Cela  fait  si  les 


FUITE  EN  EGYPTE  311 

familles  prospèrent  ou  végètent,  si  les  peuples  s'élèvent  ou 
s'abaissent ,  si  les  sociétés  vont  à  la  gloire  ou  marchent  à  la  ruine  ; 
qu'est-ce  que  cette  succession  ininterrompue  de  conquêtes  et  de 
désastres,  de  victoires  et  de  revers,  de  bonne  et  de  mauvaise 
fortune  V  C'est  comme  une  roue  inconsciente  qui  tournant  sur 
elle-même  sans  jamais  s'arrêter,  ramène  à  chaque  heure  les 
événements  les  plus  fortuits. 

Enfin,  Dieu  aurait  créé  l'homme,  et  le  poussant  dans  la  vie 
sans  lui  assigner  de  terme  :  Va  ,  lui  aurait-il  dit,  va  ton  chemin 
comme  bon  te  semble,  fraie-toi  n'importe  quel  sentier,  dirige 
où  tu  voudras  ta  voile  et  ton  gouvernail.  C'est  ton  affaire.  Et  si 
les  hommes  ont  les  joies  de  la  richesse  ou  les  privations  de  la 
pauvreté ,  s'ils  sont  couverts  d'honneurs  ou  perdus  dans  l'oubli, 
s'ils  portent  au  front  la  honte  du  vice  ou  la  couronne  de  la  vertu 
qu'est-ce  que  cette  variété  presque  infinie  de  destinées  étalées  au 
soleil  ?  C'est  le  courant  inévitable  de  la  fatalité. 

Ainsi  parlent ,  ainsi  raisonnent  ceux  qui  n'ont  pas  la  foi.  Quant 
à  nous ,  quel  est  notre  symbole? 

Nous  croyons  que,  par  un  acte  continuel  de  sa  Providence 
comparé  par  certains  docteurs  à  une  création  permanente,  Dieu 
veille  non  seulement  sur  les  âmes ,  non  seulement  sur  les 
nations,  mais  encore  sur  le  plus  petit,  sur  le  plus  obscur  de 
tous  les  êtres  et  que,  selon  l'expression  du  poète,  sa  bonté 
s'étend  sur  toute  la  nature. 

Nous  croyons  que  ,  si  sa  majesté  souveraine  ne  s'est  pas 
rapetissée  quand  elle  a  jeté  la  terre  et  le  ciel  dans  l'espace,  elle 
ne  s'abaisse  pas  non  plus  en  gouvernant  dans  ses  moindres 
détails  cet  empire  immense  qui  s'appelle  le  monde. 

Nous  croyons  que  cette  administration  minutieuse  n'est  point 
indigne  de  sa  grandeur  et  ne  trouble  en  aucune  manière  son 
bonheur  et  son  repos  éternels  parce  qu'il  lui  suffit  de  vouloir, 
dit  le  prophète  ,  et  aussitôt  tout  est  fait  :  Dixit  et  facta  sunt. 

Les  dogmes  reviennent  à  chaque  page  de  nos  livres  sacrés. 
Qui  déchaîne  la  tempête ,  rassemble  les  nuages  et  puis  com- 
mande aux  vents  et  ramène  le  calme  dans  les  airs?  Qui  fait  jaillir 
les  fontaines  des  rochers  entr'ouverts?  Qui  verse  pendant  la  nuit  la 
goutte  de  rosée  dans  le  calice  desséché  de  la  fleur?  C'est  Dieu, 
nous  répondent  nos  livres  sacrés  :  Qui  operiit  cœlum  nubibus  et 
parât  terra  pluviam  :  et  la  création  est  entre  ses  mains  comme  un 
instrument  docile  dont  il  se  sert  pour  récompenser  ou  pour 
châtier  les  hommes. 

Veut-il  nous  récompenser  parce  que  nous  sommes  dociles  à  sa 
loi?  Il  ordonne  à  la  terre  de  produire  des  moissons  abondantes, 
aux  fléaux  de  porter  plus  loin  leurs  ravages  et  à  la  paix  de 
garder  les  frontières.  Faut-il ,  au  contraire,  punir  l'homme  dans 


312  MOIS  DE  MARIE 

ses  révoltes?  C'est  un  fleuve  qui  déborde,  c'est  la  guerre  qui 
laisse  après  elle  les  larmes  et  la  mort,  c'est  la  sécheresse  qui 
désole  le  laboureur,  ou  bien,  c'est  un  insecte  imperceptible  qui 
accourt  à  la  racine  de  l'arbre  ou  sur  l'épi  de  blé  ;  et  après 
son  passage ,  que  reste-il  ?  Des  sarments  arides  et  des  tiges 
desséchées. 

Dieu  veille  en  second  lieu,  sur  les  peuples  dont-il  est  le  père, 
le  législateur  et  le  roi  :  Rex  gentium.  Et,  comme  les  peuples  ont 
leurs  vertus  et  leurs  prévarications  ,  il  les  élève  ou  les  abaisse, 
il  les  blesse  ou  les  guérit  selon  que  la  société  reconnaît  sa 
puissance  ou  se  révolte  contre  son  autorité. 

Qu'est-ce  que  le  sang  répandu  sur  les  champs  de  bataille  \ 
Qu'est-ce  que  l'épidémie  qui  jette  les  victimes  par  milliers  dans 
la  tombe?  Qu'est  ce  que  l'émeute  qui  gronde  dans  la  rue?  Qu'est- 
ce  que  l'humiliation  de  la  défaite?  C'est  Dieu  punissant  les 
iniquités  sociales  :  Reges  eos  in  virgo  ferrea  :  Et  la  paix  que  suit 
la  prospérité,  le  calme  des  esprits,  l'union  des  cœurs,  les 
sillons  qui  jaunissent  le  travail  qui  fournit  à  l'ouvrier  du  pain  en 
abondance ,  c'est  encore  Dieu  récompensant  les  nations  qui 
n'ont  point  déserté  leurs  sentiers  :  Dabo  pacem  infinibus  vestris. 

Aussi,  que  font  les  sociétés  à  l'heure  de  l'épreuve  et  de  l'an- 
goisse ?  Elles  implorent  la  divine  Providence  comme  le  naufragé, 
du  milieu  des  flots ,  appelle  la  planche  de  salut.  Et  que  font-elles 
au  lendemain  du  triomphe  ?  Elles  chantent ,  elles  bénissent,  elles 
acclament  la  Providence  qui  les  a  retirées  de  l'abîme  :  Deducit 
ad  inferos  et  reduccit  : 

Mais ,  Dieu  veille  avant  tout  sur  chaque  homme  comme  la 
mère  sur  son  petit  enfant  :  Ad  ubera  portabimini;  et  il  faut  un 
acte  de  sa  volonté,  dit  le  Saint  Évangile,  pour  qu'un  cheveu  tombe 
de  notre  tête  :  Vestri  autem  capilli  capitis  omnes  numerati  sunt  ', 
Avez-vous  étudié  cette  action  providentielle  ? 

Dès  qu'un  homme  vient  à  la  vie,  Dieu  l'appelle  au  salut  ;  c'est 
son  premier  travail  :  Vocavit  nos  Deus  in  sanctificationem  :  Et , 
comme  il  y  a  mille  chemins  qui  conduisent  au  ciel ,  il  place 
chaque  âme  dans  un  de  ces  divers  sentiers,  et  à  dater  de  ce 
moment  là,  de  même  qu'à  toute  plante  il  distribue  la  lumière ,  la 
chaleur  et  la  rosée,  à  toute  âme,  sans  en  excepter  une  seule, 
il  distribue  la  grâce  sans  laquelle  personne  ne  peut  être  sauvé. 
Telle  est  l'économie  merveilleuse  de  la  Providence.  Mais  qui 
voit  Dieu  derrière  les  ombres  de  la  vie  ? 

Vous  êtes  pauvres  et  condamnés  à  manger  le  pain  qu'arrosent 
vos  sueurs.  Les  chagrins  amers  ont  mis  dans  votre  cœur  des 
sources 'intarissables  de  larmes.  La  tentation  vous  tourmente 
comme  une  barque  jetée  au  milieu  des  orages.  Les  créatures 
vous  abandonnent .  les  amis  vous  trahissent,  les  événements 


MARIE  A  NAZARETH  313 

semblent  conspirer  contre  votre  bonheur,  et  dans  vos  plaintes 
désolées  vous  maudissez  le  sort  qui  se  montre  si  cruel  !  Mais, 
soulevez  donc  le  voile  et  derrière  les  événements  qui  traversent 
votre  existence  vous  découvrirez  Dieu  qui  à  la  façon  de  l'artiste 
unissant  d'une  main  savante  la  lumière  et  les  ombres,  nous 
ménage  les  joies  et  les  douleurs,  l'amour  et  les  souffrances  en 
vue  de  l'éternité.  Toute  autre  route  ne  vous  aurait  point  conduits 
sûrement  au  port,  et  la  Providence,  voulant  vous  sauver  atout 
prix,  vous  a  poussés,  malgré  vous,  dans  ce  rude  chemin  que 
n'aurait  point  choisi  la  nature. 

Voilà  le  plan  divin  ;  et  ce  plan  où  nous  croyons  saisir  des 
imperfections  nous  apparaîtra  dans  toute  sa  beauté  quand  se 
dissiperont  les  ombres  et  que  nous  contemplerons  en  pleine 
lumière  les  mystères  des  cieux. 

Adorez  donc  cette  Providence  qui  a  pour  toute  âme  des  ten- 
dresses et  des  sollicitudes  maternelles.  Adorez-la ,  et  quoi  qu'il 
advienne,  inclinez-vous  sans  résistance  et  sans  murmure, 
sachant  très  bien  que  si  nous  traversons  des  routes  difficiles, 
inconnues,  Dieu  marche  à  nos  côtés  pour  nous  conduire  au  ciel. 
Amen. 


Vingt-unième  jour 
MARIE  A  NAZARETH 


Accep't  puerunt  et  matrem  ejus  et  venit  in 
terrain  Israël. 

Joseph  prit  la  mère  et  l'enfant  et  revint 
dans  la  terre  d'Israël. 

Hérode  étant  mort ,  l'ange  revint  dire  à  Joseph  qu'il  pouvait 
retourner  au  pays  de  ses  pères,  et  avec  la  mère  et  l'enfant  il  des- 
cendit à  Nazareth. 

Après  ces  terribles  ouragans  qui  bouleversent  la  nature, 
ébranlent  en  quelques  sorte  les  montagnes  et  vont  remuer  les 
flots  jusqu'aux  dernières  profondeurs  de  leurs  abîmes,  il  se  fait 
un  grand  calme:  Et  facta  est  tranquillitas  magna.  Marie  avait 
passé  par  l'orage.  Elle  avait  dû  quitter  sa  patrie  en  toute  hâte, 
parcourir  un  long  chemin  au  milieu  des  plus  cruelles  alarmes  et 
demander  à  l'exil  le  pain  toujours  si  amer  de  l'absence.  Les 
années  s'étaient  écoulées  sans  que  l'horizon  s'éclaircît. . .  Mais 
voici  l'ange  de  la  bonne  nouvelle. 

Hérode,  après  avoir  comblé  la  mesure  de  ses  crimes,  est  tombé 
sous  les  coups  de  la  justice  de  Dieu,  Jésus  n'a  plus  rien  à  crain- 


314  MOIS  DE  MARIE 

dre  de  sa  haine,  et  comme  si  la  route  devait  être  moins  pénible 
et  le  sable  du  désert  moins  brûlant,  semblable  à  l'oiseau  qui, 
dès  l'approche  du  printemps,  s'envole  vers  les  rivages  où  son  nid 
est  encore  suspendu  à  quelque  branche  d'arbre,  Marie  toute  à  la 
joie  du  retour,  descend  à  Nazareth.  C'est  la  barque  qui  revient  au 
port  au  lendemain  de  lalempête.  Suivons-la  du  regard. 

Nous  sommes  dans  une  des  plus  petites  villes  du  royaume  de 
Juda,  et  longeant  ses  rues  étroites,  je  cherche  la  demeure,  disons 
mieux,  le  sanctuaire  où  Je  Dieu  vivant,  où  l'Emmanuel  va  se 
cacher  sous  les  apparences  d'un  ouvrier  comme  au  tabernacle 
sous  les  voiles  d'une  hostie.  Il  y  a  là,  comme  dans  toute  cité,  des 
maisons  dont  les  dehors  annoncent  l'opulence;  et  puis  humble . 
modeste,  voyez-vous  cet  atelier  dont  les  portes  restent  constam- 
ment fermées  aux  vains  bruits  de  la  terre?  Quelle  paix!  Quel  si- 
lence !  Entrons  avec  respect  dans  cette  solitude  vers  laquelle  nous 
attirent  des  charmes  inconnus.  Qu'est-ce  que  j'aperçois? 

Une  femme  jeune  encore  dont  le  front  est  si  pur  qu'il  fait  penser 
aux  anges;  un  homme  penché  péniblement  sur  son  instrument 
de  labeur,  et  un  enfant  qui  dans  ses  traits  a  des  reflets  divins. 
Et  quelle  est  donc  cette  famille  perdue,  comme  tant  d'autres,  dans 
une  laborieuse  obscurité? 

Je  le  demande  aux  habitants  de  Nazareth,  et  ils  me  répondent  : 
c'est  la  famille  d'un  charpentier  :  Nonne  hic  esifaber?  La  mère  vit 
ignorée  comme  la  fleur  qui  s'épanouit  loin  du  regard  des  hom- 
mes, et  l'enfant,  dit-on,  essaie  ses  mains  au  travail  de  ce  pauvre 
atelier. 

Je  le  demande  aux  antiques  archives  d'Israël  ;  et  ici,  la  scène 
s'agrandit;  cet  ouvrier  est-il  écrit,  a  dans  ses  veines  du  sang 
royal  ;  Salomon  et  David  furent  ses  ancêtres  et  il  est  l'héritier  du 
trône  de  Juda. 

Je  le  demande  enfin  aux  anges  gardiens  de  ce  foyer  où  doit  se 
cacher  quelque  mystère  étonnant,  et  que  me  disent-ils?  Inclinez- 
vous.  Cet  homme  s'appelle  Joseph  et  il  a  mérité  par  sa  justice 
que  Dieu  lui  confiât  son  Fils.  Cette  mère,  c'est  la  Vierge,  c'est 
Marie  devant  laquelle  toute  vertu  s'efface  ;  et  cet  enfant. . .  regar- 
dez-le bien.  Du  nuage  qui  le  voile  s'échappent  des  rayons  qui 
trahissent  sa  splendeur.  C'est  la  trinité  de  la  terre  qui  nous  rap- 
pelle la  trinité  du  ciel,  et  ces  trois  âmes  ressemblent  aux  trois 
cordes  d'un  même  instrument  qui  résonnent  avec  harmonie 
sous  le  souffle  de  Dieu. 

Il  y  avait  alors  par  le  monde  bien  d'autres  familles  en  appa- 
rence plus  illustres,  familles  de  rois  et  de  vieilles  dynasties, 
familles  de  sénateurs  et  de  patriciens,  familles  de  savants  ou  de 
généraux  vainqueurs,  et  toutes  ont  disparu,  ne  laissant  pas 
plus  de  trace  que  le  nuage  à  l'horizon.  Une  seule  est  restée  dans 


MARIE  A  NAZARETH  315 

le  souvenir  du  peuple  chrétien. . .  c'est  la  famille  de  Nazareth,  et 
nous  la  nommons  la  sainte  famille. . .  Pourquoi?  Parce  que  Dieu 
était  là. 

Il  était  avec  Joseph  qui  le  portait  dans  ses  bras,  le  nourrissait 
avec  ses  sueurs  et  façonnait  ses  mains  au  dur  apprentissage  de 
a  vie.  Il  était  avec  Marie  à  laquelle  un  jour  fut  adressée  cette 
parole  qui  résume  toutes  les  louanges  de  la  terre  et  descieux: 
Le  Seigneur  est  avec  vous:  Dominus  tecum.  Et  Dieu,  c'était  Jésus. 

Joseph  divinement  élu  pour  protéger  l'enfance  du  Sauveur 
nous  représente  l'autorité  de  Dieu  placée  entre  les  mains  d'un 
homme.  Et  c'est  à  cette  autorité  que  s'adresse  l'envoyé  du  Très 
Haut  quand  il  ordonne  de  passer  en  Egypte  et  quand  il  annonce 
l'époque  du  retour,  et  devant  elle  la  Vierge  soumise  s'incline 
sans  opposer  les  difficultés  du  voyage,  les  périls  de  la  route  et 
les  privations  de  l'exil. 

Marie,  la  femme  par  excellence,  est  le  dévouement  et  l'amour. 
Et  si  le  dévouement  se  nourrit  de  sacrifices,  et  si  la  puissance, 
la  force  et  l'héroïsme  de  l'amour  s'affirment  dans  l'épreuve, 
n'est-il  pas  vrai  qu'après  avoir  suivi  Jésus  dans  sa  voie  doulou- 
reuse Marie  avait  le  droit  de  se  tourner  vers  les  siècles  et  de  leur 
dire:  est-il  un  amour  semblable  à  mon  amour?:  Videte  si  est 
amor  sicut  amor  meus. 

Et  Jésus,  lui,  que  fait-il  jusqu'à  l'âge  de  trente  ans  dans  cet 
atelier  de  Nazareth  où  il  durcit  ses  tendres  mains,  dit  Bossuet, 
en  maniant  des  instruments  rudes  et  grossiers?  Écoutez  la 
parole  de  l'Évangile  :  Et  erat  subditus  Mis;  il  leur  obéissait.  Oh, 
l'étrange  renversement  !  De  la  terre  au  ciel,  de  l'homme  à  l'ange, 
tous  les  êtres  obéissent  au  Créateur,  et  lorsque  Dieu  fait  un  signe 
aux  étoiles  et  à  la  mer,  les  étoiles  lui  répondent  :  nous  voici;  et 
la  mer  calme  ses  flots  houleux. 

Et  ici,  le  Maître  abdique  sa  puissance  ;  il  obéit  :  Et  erat  subditus 
illis.  Un  jour,  dit  S.  Thomas  d'Aquin,  à  la  voix  de  l'homme  le 
soleil  s'arrête:  Voci  hominis  sol  stetit.  Et  pendant  trente  ans  Marie 
iispose  à  son  gré  de  la  lumière  éternelle  :  Obediens  Christus  voci 
Maria?  per  triginto  annos  stetit.  Et  pourquoi  cette  obéissance  qui 
révolte  notre  orgueil  ?  Jésus  obéit  pour  honorer  et  pour  grandir 
sa  mère. 

Les  astres  en  obéissant  aux  lois  de  la  création  chantent  à  Dieu 
du  matin  au  soir  un  cantique  de  gloire:  Cœli  enarrant  gloriam 
Dei.  Que  faisait  donc  Dieu  lui-même  lorsque,  se  dépouillant  de 
sa  majesté,  il  se  mettait,  enfant  docile,  aux  ordres  d'une  simple 
créature?  Il  exaltait,  il  glorifiait  Marie;  et  je  ne  sais  vraiment,  dit 
S.  Bernard ,  ce  que  je  dois  admirer  davantage  ou  de  cette  dignité 
suréminente  de  la  mère  ou  de  la  prodigieuse  soumission  du  fils. 
Du  côté  de  Dieu  se  soumettant  à  une  femme,  c'est  une  humilité 


316  MOIS  DE  MARIE 

sans  exemple  ;  et  du  côté  d'une  femme  commandant  à  Dieu,  c'est 
une  grandeur  sans  égale. 

Heureuse  famille  !  Semblable  à  l'arche  construite  sur  le  plan 
divin,  elle  voguait  tranquille  au  dessus  des  agitations  de  la  terre 
et  des  vicissitudes  du  temps,  et  tandis  qu'au  dehors  grondait 
l'orage  et  montaient  les  eaux,  au  dedans  c'étaient  la  paix  inalté- 
rable, et  les  délices  et  le  ravissement  du  ciel. 

Où  trouver  aujourd'hui  des  familles  qui  nous  rappellent  la 
sainte  famille  de  Nazareth  ?  On  dit,  et  c'est  là  très  certainement  le 
plus  grand  péril  de  notre  époque,  on  dit  que  la  famille  craque  de 
toutes  parts  comme  le  navire  qui,  disloqué  par  la  tempête 
menace  à  chaque  instant  de  sombrer  sous  la  vague  Et  d'où  vient 
qu'un  édifice  tant  de  fois  séculaire  chancelle  et  branle  à  tous  les 
vents?  Qu'est-ce  qui  la  mine?  Est-ce  la  législation?  Est-ce  l'esprit 
du  siècle?  Est-ce  la  corruption  des  mœurs  ? 

Le  temple  tombe  en  ruines  parce  qu'à  la  base,  comme  pierre 
fondamentale,  il  n'y  a  plus  Dieu,  et  Dieu...  entendez-le:  Si 
vous  bâtissez  sans  moi,  alors  même  que  vous  cimenteriez  toutes 
les  assises,  il  faut  que  le  ciment  se  détache  et  que  les  murs 
ébranlés  couvrent  le  sol  de  leurs  débris  :  Nisi  Domimis  œdificaverit 
domum ,  in  vamun  laboraverunt  qui  œdificant  eam. 

Eh  bien  !  Dieu  est-il  dans  la  famille  comme  il  était  à  Nazareth? 
Est-il  avec  le  père  qui,  n'étant  plus  chrétien,  s'est  lui-même 
découronné  par  son  indifférence  ou  ses  apostasies  ? 

Est-il  avec  la  mère  qui,  absorbée  par  les  préoccupations  et 
trop  souvent  par  les  frivolités  de  la  vie,  ne  comprend  rien  au 
ministère  des  âmes? 

Est-il  avec  l'enfant  qui,  sur  le  seuil  de  la  jeunesse  où  l'attend 
le  plaisir,  abandonne  ou  renie  la  foi  de  ses  chastes  années? 

Est-il  avec  le  respect  de  l'autorité,  l'union  indissoluble  des 
cœurs,  le  partage  des  joies  et  des  larmes,  les  traditions  chré- 
tiennes et  la  pureté  des  cœurs  ? 

Hélas!  Dieu  a  été  banni  de  la  famille;  le  mariage,  l'un  des 
plus  grands  sacrements  de  l'Église,  n'est  plus  qu'une  rencontre 
fortuite  ou  calculée  de  deux  âmes,  et  sans  Dieu  que  devient  tout 
d'abord  l'autorité? 

Pour  que  l'homme  consente  à  relever  de  l'homme  que  faut-il  ? 
Il  faut  que,  le  regardant  au  front,  il  y  découvre  le  signe  de  Dieu. 
Dès  que  ce  signe  s'efface,  dès  que  cette  auréole  tombe,  que 
reste-t-il?  Peut-être  des  vertus  morales,  des  qualités  naturelles, 
un  grand  cœur,  un  noble  caractère,  une  haute  intelligence... 
mais,  tout  cela  ne  peut  donner  à  l'autorité  son  investiture  et  sa 
consécration  ;  il  y  manque  l'empreinte  divine. 

Laissez  donc  le  père  trahir  ouvertement  la  foi  de  son  baptême. 
Laissez-le  se  rapetisser,   s'amoindrir  oar  l'oubli  du  devoir. 


MARIE  A  NAZARETH  317 

Laissez-le  se  mettre  en  pleine  révolte  contre  la  loi  divine.  L'en- 
fant le  regarde,  et  ne  voyant  plus  qu'un  homme,  il  le  méprise. 

Telle  est  l'histoire  vraiment  lamentable  de  la  famille.  Les  pères 
sont  méprisés,  leur  couronne  n'a  plus  d'éclat,  leur  puissance 
ne  commande  plus  le  respect,  et  pourquoi?  Parce  qu'ils  ne  sont 
plus  dans  la  famille  les  représentants  de  Dieu. 

Ils  devraient,  pontifes  du  sanctuaire  domestique,  prendre  les 
cœurs  qui  s'appuient  sur  son  cœur  et  les  offrir  à  Dieu  à  l'heure 
de  la  prière  comme  le  prêtre,  à  l'autel,  offre  les  âmes  du  peuple 
chrétien  dans  la  coupe  sacrée. . .  et  ils  ne  prient  pas. 

Ils  devraient  apprendre  à  leurs  enfants  le  chemin  qui  conduit 
à  nos  solennités,  et  aucune  fête  ne  les  amène  aux  autels  du 
Seigneur. 

Ils  devraient  à  force  de  vertu  triompher  de  toutes  les  résistan- 
ces, et  ils  perdent  le  droit  de  commander  à  l'homme  en  refusant 
d'obéir  à  Dieu. 

L'autorité  paternelle,  autrefois  placée  chns  l'honneur  et  la 
vénération  comme  la  royauté  des  anciens  patriarches  est  donc  à 
terre,  impuissante,  avilie,  parce  que  la  religion  ne  la  couvre 
plus  en  guise  de  bouclier  et  que  Jésus-Christ  ne  la  protège  plus 
de  son  ombre. 

Sans  Dieu,  que  devient  aussi  l'union  des  cœurs?  La  famille, 
c'est  l'amour  qui,  prenant  deux  existences  inconnues  la  veille, 
aux  divers  points  de  la  création,  les  unit  ensemble  par  un  lien 
que  seule  la  mort  doit  briser. 

Mais,  un  amour  qui  surpasse  toutes  les  affections  humaines 
en  élévation,  en  profondeur  et  en  durée!  un  amour  qui,  au  lieu 
de  vieillir,  rajeunisse  avec  les  années  et  répande  toujours  le 
même  parfum  sous  tous  les  vents  qui  passent!  Un  amour  qui, 
enfermé  dans  d'infranchissables  limites,  se  fortifie  par  joies  et 
par  souffrances,  s'approfondisse  par  son  bonheur  et  plus  sûre- 
ment encore  par  ses  épreuves  et  ses  sacrifices  !  Cet  amour 
chaste,  pur,  dévoué,  vient-il  du  ciel,  ou  vient-il  de  la  terre? 

Rien  de  plus  inconstant,  de  plus  capricieux,  de  plus  mobile 
que  le  cœur.  C'est  le  roseau  qui  s'incline  à  tous  les  souffles.  Il 
se  fatigue  de  la  réalité,  il  se  crée  des  illusions,  et  tôt  ou  tard  la 
coupe  lui  fait  peur  quand  il  n'y  trouve  qu'amertume. 

Aussi,  les  païens  eux-mêmes  appuyaient  leur  foyer  à  l'autel, 
ils  avaient  les  divinités  tutélaires  du  foyer  domestique,  et  Jésus- 
Christ  qui  a  tout  réformé,  a  mis  à  la  base  de  la  famille  un  sacre- 
ment, et  ce  sacrement,  que  fait-il?  Il  donne  aux  époux  chrétiens 
la  force. . .  La  force  de  la  grâce  qui,  venant  en  aide  aux  défail- 
lances du  cœur,  l'affermit  dans  ses  serments;  la  force  qui  endi- 
gue le  flot  et  le  retient  dans  ses  rives;  la  force  qui  gravit  la 
montagne  et  suit  avec  courage  les  plus  âpres  sentiers* 


318  MOIS  DE  MARIE 

Et  lorsque  Dieu  est  au  cœur  avec  sa  grâce,  c'est  en  vain  que 
les  années  s'écoulent  avec  des  meurtrissures  profondes  et  de 
cruelles  déceptions:  les  âmes  restent  unies  dans  la  paix,  comme 
ces  deux  colonnes  de  marbre  blanc  qui,  à  Rome,  sont  restées 
debout  au  milieu  des  ruines  du  Forum.  Et  quand  Dieu  est  chassé 
de  la  famille,  que  laisse-t-il  après  lui?  Le  divorce  des  âmes,  un 
froissement  perpétuel,  une  désolante  antipathie  et  souvent  des 
tragédies  honteuses  ou  sanglantes. 

Sans  Dieu,  que  devient  enfin  l'obéissance?  Il  la  faut  au  sein  de 
la  famille  comme  elle  existe  au  milieu  des  plus  belles  harmonies 
de  la  création.  L'obéissance!  c'est  la  loi  des  anges,  c'est  la  loi 
des  étoiles  et  du  soleil,  c'est  la  loi  de  l'humanité  toute  entière ,  et 
voilà  pourquoi  Jésus-Christ ,  entrant  dans  cette  humanité  dont  il 
voulait  accomplir  toutes  les  lois ,  obéit  à  sa  mère  :  Et  erat  sub- 
ditus  illis.  Qu'importe  qu'il  soit  le  Créateur  des  mondes,  qu'il  pos- 
sède tous  les  trésors  de  la  science  et  de  la  sagesse  et  qu'il  ait 
atteint  la  plénitude  de  la  vie. . .  Il  y  a  dans  la  famille  de  Nazareth 
une  autorité  indiscutable  et  sacrée. . .  et  il  obéit  :  Et  erat  subditus 
illis. 

Quels  sont  les  enfants  qui  résistent  aux  séductions  de  l'indépen- 
dance et  qui,  soumis  à  l'autorité  de  la  famille,  en  respectent  tous 
les  droits?  Ce  sont  évidemment  ceux  qui,  formés  par  l'éducation 
chrétienne,  en  ont  gardé  les  saintes  traditions.  On  leur  a  dit  que 
tout  pouvoir  vient  de  Dieu:  Non  est potestas  nisi  a  Deo\  et  rencon- 
trant le  pouvoir  sur  le  seuil  du  foyer  domestique ,  ils  s'empres- 
sent d'obéir. 

Mais,  ôtez  Dieu  du  cœur  de  l'enfant,  élevez-le  en  dehors  de  tout 
symbole  ;  ne  jetez  dans  son  âme  aucun  des  grands  principes  de 
la  foi. . .  qu'aurez-vous?  L'indépendance  ira  le  saisir  au  premier 
éveil  de  la  volonté,  elle  lui  soufflera  la  révolte,  et  vous  aurez  un 
insoumis  qui  discutera  l'autorité  paternelle,  s'agitera  frémissant 
sous  la  main  qui  veut  le  toucher  du  sceptre:  et  révolutionnera  la 
famille  en  attendant  qu'il  révolutionne  la  société. 

Voulez-vous  donc  que  la  paix  et  le  bonheur  s'abritent  dans  vos 
demeures  comme  l'oiseau  dans  son  nid?  Que  Dieu  en  soit  le  chef  ; 
qu'il  y  règne  avec  la  prière,  la  sanctification  du  dimanche,  la  foi 
pratique ,  la  pureté  des  mœurs,  et  vos  familles  seront  bénies,  dit 
le  prophète,  et  cette  bénédiction  vous  accompagnera  sur  tous  les 
chemins  de  la  vie.  Amen. 


JÉSUS  PERDU  ET  RETROUVÉ  &19 

Vingt-deuxième  jour 
JÉSUS  PERDU  ET  RETROUVÉ 

Et  ibant  parentes  ejus  per  omnes  annos  in 
Jérusalem  in  die  solemni  Paschœ. 

Les  parents  de  Jésusallaientchaqueannée 
à  Jérusalem  lors  de  la  fêle  de  Pâques. 

Lorsque  l'Enfant-Dieu  eut  atteint  l'âge  de  douze  ans,  il  accom- 
pagna Marie  et  Joseph  à  Jérusalem  où  les  Hébreux  fidèles  accou- 
raient des  divers  points  de  la  Judée  pour  célébrer  la  grande  fête 
de  Pâques. 

La  foule  se  pressait  donc  sur  tous  les  chemins,  allant  en 
groupes  sous  la  direction  des  anciens  de  la  tribu,  les  hommes 
séparés  des  femmes,  les  enfants  avec  le  père  ou  la  mère,  et  les 
familles  ne  se  réunissaient  qu'à  la  halte  du  soir.  Cet  ordre  de 
marche  nous  explique  comment  au  retour  de  la  fête,  Marie  et 
Joseph  ne  se  doutèrent  point  que  l'enfant  leur  manquait.  Mais, 
quand  à  l'entrée  de  la  nuit,  ils  s'aperçurent  de  son  absence,  faut- 
il  essayer  de  vous  dépeindre  cette  immense  douleur? 

Ils  courent,  tristes,  désolés,  à  travers  ce  peuple  d'inconnus, 
demandant  avec  des  sanglots  et  des  pleurs  l'enfant  de  leur  ten- 
dresse. . .  Recherches  inutiles  !  Jésus  ne  répond  pas,  et  le  cœur 
brisé  par  l'angoisse,  ils  reprennent  en  toute  hâte,  au  sein  de 
''obscurité  la  plus  profonde,  le  chemin  de  la  vaste  cité. 

Les  voyez-vous  en  larmes  traverser  les  rues,  parcourir  les 
places  publiques,  interroger  tous  les  passants,  frapper  à  toutes 
les  portes?...  Chaque  heure  qui  survient,  avec  de  nouvelles 
déceptions,  apporte  de  nouvelles  alarmes,  et  le  glaive  prédit  par 
le  vieillard  Siméon  se  tourne  et  se  retourne  dans  la  plaie,  et 
la  nuit  arrive  encore  sans  pouvoir  endormir  ces  deux  cœurs 
qu'abandonne  l'espérance. 

Ayez  donc  pitié,  ô  mon  Dieu,  d'une  pauvre  mère  qui,  depuis 
trois  jours  d'un  martyre  inexprimable,  vous  demande  son  fils! 
Et  ne  sachant  que  devenir,  et  se  rappelant  que,  après  la  tempête 
le  Seigneur  amène  l'arc-en-ciel  dans  les  nues,  Joseph  et  Marie  se 
dirigent  vers  le  temple. 

Quelle  scène  admirable  !  Les  docteurs,  réunis  sous  le  portique, 
discutaient  avec  une  grande  agitation  l'avènement  du  Messie, 
et  au  milieu  d'eux  était  assis,  à  la  façon  des  vieillards,  un 
enfant.  Et,  cet  enfant,  quoique  n'ayant  pas  dans  les  mains  le 
livre  des  prophètes,  en  citait  les  paroles  inspirées,  les  commen 
tait  avec  une  sagesse  et  une  autorité  qui  contrastaient  avec  la 
candeur  de  son  âge  et  les  illuminait  des  splendeurs  de  sa  pensée 


320  MOIS  DE  MARIE 

Les  docteurs  l'écoutent  étonnés  et  ravis  :  Stupebant  autem  omnes 
qui  audiebant  eum.  Et  ils  se  demandent  quel  est  l'esprit  qui  parle 
par  sa  bouche.  A  ce  moment,  une  femme  pauvrement  vêtue 
traverse  la  foule;  elle  aussi,  à  ce  spectacle  inattendu  s'arrête, 
elle  contemple,  saisie  d'admiration,  cette  vision  du  ciel,  elle 
recueille  toute  émue  cette  parole  qui  semble  un  écho  du  paradis, 
et  ne  pouvant  plus  contenir  les  élans  de  son  cœur,  d'une  voix 
tremblante  qui  s'éteint  dans  les  sanglots...  mon  fils,  s'écrie- 
t-elle,  pourquoi  nous  avez-vous  laissés  ?  Quid  fecisti  nobis  sic? 
Il  y  a  trois  jours  que  nous  vous  cherchons  avec  des  larmes* 
Dolentes  quœ  rebamus  te. 

C'était  bien  Jésus,  mais  Jésus  en  quelque  sorte  transfiguré.  A 
l'âge  où  l'enfance  laisse  entrevoir  le  fruit  enfermé  dans  la  fleur, 
il  préludait  à  sa  mission  divine  ;  il  faisait  éclater  au  matin  de  sa 
vie,  comme  par  un  coup  d'essai,  quelque  chose  de  cette  grande 
lumière  qui  devait  éclairer  dans  son  midi  la  face  de  tous  lés 
peuples  et  la  marche  du  genre  humain,  et  la  sagesse  divine  dont 
il  avait  la  plénitude  jetait  ses  premières  clartés  comme  un  astre 
voilé  qui  perce  les  nuages. 

Et  à  la  plainte  touchante  de  la  mère  que  répond  le  fils?  Ecoutez- 
le.  C'est  la  première  parole  de  Jésus  qui  nous  soit  rapportée  par 
l'Évangile  et  elle  est  pleine  de  mystère  et  de  grandeur.  Tout  autre 
enfant  se  serait  précipité  dans  les  bras  de  sa  mère,  cherchant  à 
lui  faire  oublier  par  ses  tendres  caresses  les  douleurs  de  l'ab- 
sence. Mais  ici,  l'homme  s'efface  devant  Dieu,  et  ce  n'est  pas 
l'homme,  non,  ce  n'est  pas  l'homme  qui  parle  sous  les  impres- 
sions naturelles  du  cœur,  c'est  Dieu  qui  tout  à  coup  se  révèle. 

«  Pourquoi  me  cherchiez-vous?  Quid  est  quod  me  quœre  bâtis. 
Un  enfant  peut  se  perdre,  s'égarer  dans  la  foule  ;  il  peut  s'en  aller 
insouciant  loin  d'une  mère  désolée;  mais  qu'aviez-vous  à  craindre 
puisque  je  suis  la  sagesse  éternelle?  Et  puis,  ignorez-vous  que , 
venu  de  Dieu,  je  dois  être  tout  entier  à  l'œuvre  de  mon  père  qui 
est  au  ciel  ?  Nerciebatis  quia  in  his  quœ  patris  mei  sunt  oportet  me 
esse.  »  Et,  se  levant,  il  suivit  Marie  à  Nazareth  où  il  fut  soumis  : 
Et  descendit  eum  eis  et  venit  Nazareth. 

Ce  voyage  à  Jérusalem  avec  ses  tristesses  et  ses  émotions  ne 
serait-il  pas  un  symbole  de  la  vie  pleine  de  mécomptes  et  de  sépa- 
rations? Car  enfin,  où  allons-nous  ?  Du  berceau  à  la  tombe,  nous 
allons  tous  à  l'éternité.  Semblables  au  navire  qui  traverse  la 
haute  mer,  le  flot  nous  pousse,  et  de  quelque  façon  que  nous 
orientions  notre  voile,  il  faut  tous  aborder  sur  la  même  rive  où 
le  maître  nous  attend. 

Au  départ,  Jésus-Christ  vient  à  nous;  il  vient  avec  la  grâce  du 
baptême  s'emparer  de  notre  vie  et  dans  cette  terre  arrosée  par  l'eau 
sacramentelle,  il  sème,  avec  la  foi,  le  germe  de  toutes  les  vertus. 


JÉSUS  PERDU  ET  RETROUVÉ  321 

Plus  tard,  bien  des  fois  le  soleil  s'est  levé,  nous  sommes  à 
douze  ans...  rappelez  vos  souvenirs.  La  cloche  tinte  ses  plus 
joyeux  refrains,  le  temple  est  en  fête,  l'autel  brille  de  mille  feux, 
les  guirlandes  s'entrelacent  dans  le  sanctuaire  d'où  monte  le 
parfum  de  l'encens  et  des  fleurs,  et  l'enfant,  couronné  d'inno- 
cence, s'achemine  vers  l'autel. 

Aussitôt ,  le  tabernacle  s'ouvre  ;  au  milieu  des  cantiques ,  le 
prêtre  prend  l'hostie  sainte  et  lorsque  l'enfant  se  relève ,  nourri 
du  pain  eucharistique,  il  porte  Jésus-Christ  au  plus  intime  de 
son  cœur. 

Continue  maintenant  ton  voyage,  poursuis  ton  chemin. . .  et  tu  ne 
seras  point  seul  :  Jésus  est  avec  toi  -,  et  dans  l'obscurité  profonde 
il  sera  ta  lumière,  à  l'heure  de  la  fatigue  il  sera  ton  repos;  si  tu 
souffres,  ami  fidèle  il  te  consolera;  si  tu  as  encore  faim  et  soif, 
tu  reviendras,  heureux  convive,  à  la  table  sacrée,  et  quoiqu'il 
advienne,  tu  le  trouveras  toujours  à  tes  côtés  ton  frère  et  ton  ami. 
Mais,  prends  garde. 

Sur  cette  route  où  passent  toutes  les  générations,  que  de  pierres 
contre  lesquelles  on  se  meurtrit!  Que  d'épines  auxquelles  on  se 
déchire  l  Que  d'abîmes  où  se  cache  la  mort  !  Regardez  bien. 

N'y  voyez- vous  pas  l'impiété  qui,  pour  obscurcir  la  vérité 
chrétienne  amasse  des  livres,  des  revues,  des  négations  et  des 
blasphèmes,  comme  le  vent  amasse  les  nuages  dans  les  airs? 

N'y  voyez-vous  pas  le  vice  qui,  toujours  sous  la  forme  du 
serpent,  se  glisse  auprès  des  âmes,  et  avec  des  promesses  trom- 
peuses leur  persuade  de  manger  le  fruit  dont  l'écorce  cache  tant 
de  mystères? 

N'y  voyez-vous  pas  le  scandale  qui ,  au  lieu  de  chercher  les 
ombres  de  la  nuit,  affronte  la  lumière  et,  le  long  du  chemin, 
étale  aux  yeux  des  passants  les  mille  voluptés  qui  séduisent  la 
foule  ? 

N'y  voyez-vous  pas  le  monde  qui  oppose  à  l'Évangile  la  per- 
versité de  ses  maximes  et  la  corruption  de  ses  mœurs? 

Et,  que  veulent  le  monde,  le  scandale,  le  vice  et  l'impiété?  Ils 
veulent  arracher  aux  âmes  celui  qui,  s'étant  donné  tout  entier 
au  baptême  et  à  la  communion,  est  devenu  notre  pontife  et  notre 
roi,  notre  justification  et  notre  victime,  l'amour  et  le  tout  de  notre 
vie.  C'est  assez  dire  que,  marchant  à  travers  tant  d'ennemis  dont 
les  défaites  n'affaiblissent  point  la  résistance,  nous  devrions  être 
constamment  en  éveil,  toujours  armés,  toujours  débout,  comme 
le  soldat  à  la  frontière  que  menace  l'envahisseur. 

Il  le  faudrait;  Jésus-Christ  lui-même  l'a  dit  à  l'Évangile:  VigU 
late  et  orate.  Veillez  et  priez,  et  tant  acharnée  que  soit  la  lutte 
vous  en  sortirez  vainqueurs  :  Ut  non  intretis  in  tentationem. 

Mais,  hélas l  Combien  d'âmes  s'endorment!  Et  pendant  le  som- 

II.  QUARANTE-UNE. 


322  MOIS  DE  MARIE 

meil  l'ennemi  survient,  il  entoure  la  place,  fait  une  brèche  aux 
remparts,  et  au  réveil,  où  est  Jésus?...  Cherchez-le,  comme  sur  la 
route  de  Nazareth ,  il  a  été  perdu. 

Jésus-Christ  étant,  en  effet,  la  lumière,  la  justice,  la  sainteté, 
nous  le  perdons  lorsque,  ouvrant  l'esprit  à  de  coupables  hésita- 
tions, nous  laissons  le  doute  ébranler  les  convictions  de  la  foi. 

Nous  le  perdons  lorsque,  séduits  par  des  voix  enchanteresses, 
nous  laissons  la  volonté  s'en  aller,  comme  une  barque  dématée, 
aux  souffles  de  la  tentation. 

Nous  le  perdons  chaque  fois  que,  vaincus  dans  la  lutte,  nous 
livrons  au  monde  corrompu  la  pureté  du  cœur. 

Aux  jours  d'Israël,  quand  le  temple  de  Jéhovah  dut  être  profané 
par  les  nations  infidèles ,  on  entendit  une  voix  qui  s'écriait  :  Sor- 
tons d'ici.  —  C'était  la  voix  des  anges,  protecteurs  du  sanctuaire, 
qui  ne  voulaient  pas  être  les  témoins  attristés  de  sa  désolation. 
Et  après  leur  départ,  le  lieu  saint  fut  souillé,  et  une  idole  impure 
se  dressa  sur  les  ruines  de  l'autel. 

Ainsi  l'âme  dont  la  tentation  franchit  le  seuil.  A  peine  l'ennemi 
est-il  entré  que  Dieu  s'en  va,  emportant  avec  lui  sa  grâce  et  son 
amour,  et  les  anges  des  ténèbres  accourent ,  et  ils  dévastent  le 

tabernacle  que  le  Seigneur  remplissait  de  sa  gloire L'âme 

infidèle  a  perdu  Jésus. 

Quelle  perte  sans  nom  !  Jésus  le  tendre  ami  de  l'enfance  qui 
lui  donne  avec  les  premiers  serments  de  la  vie  les  prémices  de 
son  amour!  Jésus,  l'aimable  Sauveur  qui,  appelant  à  lui  tous  les 
hommes,  leur  fait  de  son  sang  un  breuvage  divin!  Jésus,  la 
miséricorde,  qui  toujours  accueille  le  repentir  et  lui  promet  comme 
à  l'innocence  les  joies  des  siècles  éternels  ! 

Et,  lorsque  les  âmes  l'ont  perdu  sur  les  chemins  du  vice  ou  de 
Terreur,  pleurent-elles  son  absence,  comme  Marie,  et  le  cher- 
chent-elles inconsolables,  comme  cette  mère  désolée?  Dolentes 
quœrebamus  te.  Oui  ;  s'agit-il  d'une  fortune  qui  s'effondre,  d'une 
illusion  qui  se  dissipe ,  d'une  espérance  qui  s'écroule  ou  d'une 
affection  qui  se  brise?  Alors,  ce  sont  des  larmes  qui  ressemblent 
à  celles  du  prophète  Jérémie.  Les  fleurs  n'ont  plus  de  parfum ,  le 
soleil  n'a  plus  d'éclat,  le  ciel  toujours  est  sombre  et  le  monde  n'a 
plus  de  fêtes,  ni  d'émotions,  ni  des  plaisirs  qui  puissent  ramener 
le  sourire  sur  les  lèvres  ternies. 

Mais,  voyez-vous  cette  foule  de  chrétiens  qui  peuplent  nos 
cités  tumultueuses?  Où  sont  les  justes  qui  portent  dans  un  cœur 
vierge  ou  dans  une  âme  purifiée  l'innocence  et  la  foi?  Il  n'y  a  là 
que  des  parjures  ,  des  traîtres  et  des  apostats  ;  et  cependant ,  de 
toutes  parts  ce  sont  les  rires  voluptueux ,  les  explosions  de  la 
joie ,  l'ivresse  des  convives ,  et  tous  les  échos  nous  apportent  le 
bruit  des  fêtes  et  des  concerts.  Que  voulez-vous?  Ils  n'ont  nerdu 


JÉSUS  PERDU  ET  RETROUVÉ  323 

que  Jésus!  Et  ils  ne  pensent  pas  que  perdre  Jésus  c'est  la 
réprobation  commencée  sur  la  terre  et  qu'il  suffirait  à  Dieu  de 
rappeler  le  souffle  de  la  vie  pour  que  Jésus  fût  perdu  durant 
l'éternité. 

Comment  donc  retrouver  ici-bas  ce  trésor  incomparable  qui 
vaut  à  lui  seul  plus  que  la  terre  et  le  ciel?  Marie  nous  l'enseigne. 
Il  faut  d'abord  le  chercher  :  Requirentes  eum  :  non  point  seulement 
avec  l'esprit  qui  poursuit  la  vérité,  mais  surtout  avec  le  cœur 
que  brise  le  repentir  :  Dolentes  quœ  rebamus  te.  Le  fils  de  Monique 
cherche  Dieu,  sans  le  trouver,  dans  les  écoles  et  les  livres  des 
philosophes;  lorsqu'un  jour  fatigué  de  ne  jamais  rencontrer  la 
lumière  qui  semblait  le  fuir,  il  pousse  un  cri. . .  c'était  le  cri  de 
l'amour,  et  à  l'instant  Dieu  se  dévoile  :  Amicus  Dei  esse  volo , 
nunc  fio. 

Où  le  chercher?  Est-ce  au  milieu  des  dissipations  de  la  terre  et 
de  l'enivrement  des  plaisirs?  Est-ce  dans  le  tumulte  des  passions 
semblables  à  la  mer  où  bouillonne  la  vague?  Est-ce  parmi  ces 
foules  qu'agitent  des  désirs  inassouvis?  Dieu  ne  se  plaît  que  dans 
la  solitude,  nous  répondent  nos  livres  sacrés:  In  pace  locus  ejus. 
La  solitude  de  Nazareth  l'a  vu  naître  et  grandir  ;  et  dès  que 
l'homme,  fatigué  des  joies  de  la  vie  ou  ramené  par  le  malheur, 
se  trouve  seul  en  face  de  lui-même,  il  entend  dans  cette  solitude 
des  voix  inconnues  qui  lui  parlent  de  Dieu. 

Mais,  voulez-vous  savoir  où  Jésus  attend  les  âmes  et  se  montre 
à  celles  qui  le  cherchent  dans  la  sincérité  du  cœur  ?  Il  les  attend 
dans  son  temple  :  Invenerunt  illum  in  templo.  C'est  là  qu'il  habite 
comme  au  plus  haut  des  cieux  ;  c'est  là  qu'il  a  bâti  sa  demeure . 
et  c'est  là  qu'il  est  assis  et  qu'il  attend  :  Invenerunt  illum  sedentum\ 
Il  est  assis  au  tabernacle,  comme  sur  le  trône  de  la  grâce;  au 
tribunal  de  la  pénitence  comme  sur  le  trône  de  la  miséricorde , 
dans  la  chaire,  comme  sur  le  trône  de  la  vérité  ;  et  dès  qu'une 
âme  vient  à  lui  le  cherchant  comme  sa  sainte  mère. . .  le  voyez- 
vous?  A  celle  qui  demande  la  foi,  il  révèle  du  haut  de  la  chaire, 
comme  autrefois  aux  docteurs  qui  se  pressaient  autour  de  lui 
dans  le  temple  de  Jérusalem,  les  mystères  que  ne  peut  saisir  l'in- 
telligence humaine.  Au  tribunal  de  la  pénitence,  sommes-nous 
souillés  par  les  fanges  du  siècle,  il  nous  purifie  dans  le  sang  de 
la  croix  et  nous  re»d  la  blancheur  de  la  neige.  Et  si  enfin  nous 
venons  à  l'autel  pour  lui  confier  nos  tristesses  ou  recueillir  quel- 
ques miettes  du  pain  eucharistique,  son  amour  nous  console  et 
avec  l'hostie  du  sacrifice  il  ranime  nos  forces  abattues. 

Venons  donc  souvent  ici  où  Jésus  réside  dans  le  silence  et  la 
paix  du  sanctuaire.  Auprès  de  lui,  les  justes  se  reposent,  comme 
les  apôtres  au  Thabor,  des  fatigues  du  voyage,  et  les  pécheurs, 
meurtris  dans  leurs  chutes,  se  relèvent  guéris.  Venons  à  l'agneau 


324  MOIS  DE  MARIE 

qui  plus  tard  apparaîtra  comme  un  juge  terrible  sur  les  nuées  du 
ciel  ;  et  quand  nous  l'aurons  trouvé,  gardons-le  si  bien  qu'il  nous 
quitte  plus.  Amen. 


Vingt-  trois  ièm  e  jour 
LE  MIRACLE  DE  CANA 

Nuptlcc  factœ  sunt  in  Cana  Galilaœ,  et  erat 
mater  Jesu  ibi. 

Il  se  fit  des  noces  à  Cana  en  Galilée,  et 
la  mère  de  Jésus  y  était. 

Trente  ans  s'étaient  écoulés  depuis  que  les  anges  avaient 
chanté  sur  la  crèche  de  Bethléem.  Déjà  la  voix  du  Précurseur 
retentissait  au  désert  et  la  foule  accourait  pour  entendre  cette 
parole  de  la  pénitence  et  recevoir  le  baptême  dans  les  eaux  du 
Jourdain.  Sorti  de  son  obscurité,  le  Sauveur  a  quitté  Nazareth 
et,  après  avoir  jeune  pendant  quarante  jours,  il  a  commencé  son 
glorieux  apostolat. 

En  ce  temps  ;  dit  le  saint  Évangile,  des  noces  furent  célébrées 
à  Cana,  petit  bourg  de  la  Galilée,  et  Marie  étant  invitée  à  cette 
fête  de  famille,  Jésus  s'y  rendit  avec  ses  disciples.  Sur  la  fin  du 
repas,  le  vin  venant  à  manquer,  la  mère  dit  au  fils:  ils  n'ont 
plus  de  vin.  Qu'importe  à  moi  et  à  vous?  répond  Jésus;  mon 
heure  n'est  point  encore  venue. 

Alors,  Marie  dit  aux  serviteurs  :  faites  tout  ce  qu'il  vous  dira. 
Et,  ils  remplirent  d'eau  jusqu'au  bord  six  urnes  de  pierre  qui 
avaient  été  placées  là  pour  la  purification  prescrite  aux  juifs,  et 
lorsqu'elles  furent  remplies:  puisez  maintenant,  leur  dit  Jésus; 
et  ils  y  puisèrent,  et  c'était  un  vin  délicieux. 

Qu'est-ce  que  ce  fait  placé  à  l'entrée  de  la  vie  publique  du 
Sauveur?  C'est  une  triple  manifestation.  Jésus-Christ,  après 
trente  ans  de  silence  et  de  labeurs,  se  manifeste  comme  Dieu. 
Marie  qui  s'est  effacée  comme  l'aurore  à  l'aspect  du  soleil  repa- 
raît tout,  à  coup  avec  un  pouvoir  qui  devance  l'heure  du  ciel  et 
obtient  un  miracle;  et  la  prière  si  timide  et  pourtant  si  confiante 
intervient  comme  une  force  à  laquelle  Dieu  lui-même  est  con- 
traint d'obéir. 

I.  L'acte  qui  appartient  essentiellement  à  la  puissance  divine, 
c'est  le  miracle.  Celui-là  seul  qui  a  désigné  leurs  sentiers  aux 
divers  êtres  de  la  création  peut  arrêter  les  astres  dans  leur  mar- 
che et  suspendre  les  lois  harmonieuses  nui  régissent  l'univers. 


V *J  LE  MIRACLE  DE  CANA  325 

Rassemblez  toutes  les  gloires  et  toutes  les  célébrités  qui  ont 
peuplé  le  monde,  gloires  de  la  science  et  des  arts,  gloires  de 
l'éloquence  et  du  génie,  gloires  du  sceptre  ou  de  l'épée,  et  dites- 
leur  de  faire  remonter  avec  une  parole  les  fleuves  vers  leur 
source,  ou  de  marcher  à  pieds  nus  sur  les  flots  ou  de  rendre  à  îa 
vie  le  cadavre  qui  exhale  déjà  l'infection  du  tombeau. . .  Tous  les 
siècles  devront  nécessairement  échouer  dans  cette  œuvre  sur- 
humaine. 

Si  donc  j'apprends  que  les  aveugles  voient,  que  les  lépreux 

sont  immédiatement  guéris  et  que  les  morts  ressuscitent 

qu'est-il  besoin  de  discuter  ?  Evidemment,  Dieu  est  là. 

Aussi,  voyez-vous  Jésus-Christ?  Nazareth  ne  le  connaît  que 
comme  le  fils  du  charpentier.  Sur  son  front  point  d'auréole,  dans 
sa  vie  rien  que  l'obscurité,  autour  de  lui  quelques  hommes  incon- 
nus qui  la  veille  étendaient  encore  leurs  filets  sur  le  rivage;  et 
cependant  il  va  jeter  sa  parole  au  monde,  il  faut  que  le  monde 
l'écoute  et  qu'il  tombe  à  ses  pieds. 

Comment  accomplir  ce  prodige  ?  Comment  incliner  les  esprits 
devant  une  doctrine  qui,  au  lieu  de  clartés,  s'entoure  d'ombres  et 
de  mystères?  Comment  assurer  le  triomphe  à  des  idées  nouvelles 
qui,  bien  loin  de  flatter  le  cœur,  en  attaquent  toutes  les  convoi- 
tises ?  Et  surtout  par  quel  signe  éclatant ,  lui  sans  gloire  et  sans 
prestige,  manifestera-t-il  sa  divinité?  Quelle  est  la  force  qui,  placée 
entre  ses  mains,  comblera  les  vallées,  aplanira  les  montagnes  et 
lui  fera,  à  travers  la  résistance  des  peuples,  un  chemin  triom- 
phal? Ce  sera  le  miracle. 

Et  avant  de  semer  sa  doctrine,  comme  le  laboureur  sème  lo 
grain  dans  la  terre,  il  vient  aux  noces  de  Cana,  et  en  présence 
des  quelques  disciples  qu'il  avait  arrachés  à  leurs  barques,  il 
change  l'eau  en  vin ,  et  ce  miracle  fait  éclater  sa  gloire  :  Et  mani- 
festavit  gloriam  suam;  et  les  disciples  dont  la  foi  était  encore 
chancelante  croient  fortement  en  lui  :  Et  crediderunt  in  eum  disci- 
puli  ejus. 

Ainsi  fera-t- il  depuis  le  festin  de  Cana  jusqu'à  la  Ccne  eucha- 
ristique. D'une  main  il  donne  sa  doctrine  au  peuple  qui,  pour 
l'entendre,  le  suit  jusqu'au  désert,  et  de  l'autre,  il  commande  en 
maître  à  la  vague  qui  s'apaise  et  à  la  mort  qui  soudain  refleurit. 
Et,  en  voyant  le  fils  de  la  veuve  de  Naïm  se  dresser  dans  sou 
cercueil,  l'aveugle  de  Jéricho  ouvrir  les  yeux  à  la  lumière,  Lazare 
sortir  de  la  tombe,  entendez-vous  le  peuple,  dans  son  enthou- 
siasme et  sa  foi,  lui  chanter  l'hosanna  comme  à  l'envoyé  de 
Dieu? 

Et,  lui-même  que  répond-il  aux  disciples  de  Jean-Baptiste  venus 
pour  lui  demander:  qui  êtes-vous ?  Affirme-t-il  ouverte-ment  sa 
génération  divine?  Raconte-t-il  comment  le  ciel  l'a  salué  dans 


326  MOIS  DE   MARIE 

son  berceau?  En  appel le-t  il  aux  prophètes  qui  avaient  si  claire- 
ment prédit  son  histoire?  Allez,  leur  dit-il,  et  racontez  ce  que 
vous  avez  vu;  les  sourds  entendent,  les  aveugles  voient,  les 
paralytiques  marchent  et  les  morts  ressuscitent  :  Et  mortui 
resurgunt. 

C'est  donc  par  le  miracle  que  Jésus-Christ  s'est  affirmé  au 
monde,  et  l'eau  changée  en  vin  a  été  la  première  manifestation  de 
sa  divinité  :  manifestavit  gloriam  snam  et  crediderunt  in  eum  disci- 
puli  ejus. 

II.  Mais,  ce  miracle  de  Cana,  qui  le  demande  et  qui  l'obtient? 
Jésus-Christ  ne  s'est-il  pas  aperçu  que  le  vin  allait  bientôt  man- 
quer? N'a-t-il  pas  prévu  la  honte  que  ressentiront  les  époux  en 
présence  de  leurs  convives  ?  Pourquoi  faut-il  que  sa  mère  se 
penche  vers  lui  et  l'avertisse  d'un  incident  si  vulgaire  de  la  vie 
domestique? 

Dans  le  saint  Évangile,  a  dit  le  maître,  tout  s'est  fait  en  para- 
bole, et  les  faits  les  moins  étranges  cachent  des  vérités  sublimes. 

Cette  noce  de  Cana  c'est  l'Église  :  Simile  factum  est  regnum 
cœlorum  homini  régi  qui  fecit  nuptias.  Les  époux  qui  sont  pris  au 
dépourvu  nous  représentent  les  âmes  avec  leurs  devoirs,  leurs 
luttes  et  trop  souvent  leurs  défaillances,  et  Dieu  est  toujours  là 
prêtant  à  la  volonté  l'appui  surnaturel  de  sa  grâce  toute 
puissante. 

Mais,  entre  le  ciel  et  la  terre,  entre  Dieu  et  l'Église,  regardez 
bien.  Qui  voyez-vous  ?  Il  y  a  Marie  :  Et  erat  mater  Jesu  ibi;  et  c'est 
Jésus-Christ  lui-même  qui,  par  un  acte  public  et  solennel,  lui  a 
donné  kla  mission  de  plaider  au  ciel  les  intérêts  de  la  terre  et 
d'obtenir  à  la  terre  les  miséricordes  du  ciel. 

Sans  doute,  Dieu  qui  voit  le  plus  petit  grain  de  sable  perdu 
dans  l'immensité  de  l'océan,  connaît  toutes  les  âmes  et  il  les 
suit  du  regard  dans  les  sentiers  de  la  vie. 

Il  sait  donc  qu'à  tel  point  du  chemin  vous  avez  rencontré 
l'épreuve  semblable  aux  épines  qui  meurtrissent  le  voyageur. 

Il  sait  que  la  tentation  vous  a  violemment  assailli  comme  est 
assaillie  par  la  tempête  la  barque  loin  du  port. 

Il  sait  que  la  vertu  n'est  point  enracinée  dans  votre  cœur  et 
qu'il  suffit  d'un  léger  souffle  pour  l'ébranler. 

Lui  qui  entend  de  si  haut  le  bruit  de  la  feuille  qui  tombe  et  le 
choc  des  atomes  qui  se  heurtent  dans  les  airs  n'ignore  point  ce 
qui  monte  des  âmes  et  vers  toutes  les  âmes,  qu'elles  soient  en 
joie  ou  en  détresse ,  il  incline  son  cœur. 

Mais,  au  ciel  comme  au  festin  de  Cana,  il  veut  que  sa  mère 
intervienne  avec  sa  miséricorde;  il  le  veut  puisque  dans  le 
gouvernement  de  son  Église  il  lui  a  confié  le  rôle  de  la  médiation  : 
Et  Mater  Jesu  erat  ibi.  Et  c'est  par  cette  médiation  que  s'accom- 


LE  MIRACLE  DE  CANA  327 

plissent  ici-bas,  sous  le  regard  étonné  des  peuples  ou  dans  le 
secret  des  cœurs,  les  merveilles  de  la  grâce. 

Du  haut  de  son  trône ,  Marie  a  vu  que  vous  allez  faiblir  dans 
la  lutte  et  que  votre  volonté  presque  séduite  ne  sait  plus  opposer 
de  résistance. 

Elle  a  vu  que  votre  foi  s'ébrèche  et  que  les  convictions  de  votre 
enfance  tiennent  à  peine  debout. 

Elle  a  vu  qu'il  faudrait  à  votre  vie  languissante  plus  de 
courage  dans  l'épreuve  et  d'ardeur  généreuse  en  face  du 
devoir. 

Et  son  cœur  de  mère  s'attendrit ,  et  touchée  d'une  immense 
compassion  l'entendez-vous  redire  durant  l'éternité  cette  parole 
suppliante  :  Vinum  non  habent.  Seigneur,  ils  manquent  d'énergie, 
de  foi ,  de  résignation  ,  d'espérance ,  d'amour.  Telle  est  sa 
mission;  et  si,  pour  accueillir  sa  prière,  il  faut  renverser  un 
instant  l'ordre  établi  dans  le  monde  matériel ,  croyez-vous  que 
Dieu  refuse  de  déployer  sa  puissance? 

Certes,  jamais  un  miracle  ne  s'accomplit  dans  des  circons- 
tances si  vulgaires  et  smvun  théâtre  aussi  rétréci  que  celui  de 
Cana.  Nous  ne  sommes  point  sur  la  place  publique ,  en  présence 
d'une  multitude  prête  à  battre  des  mains  ;  il  ne  s'agit  pas  de 
multiplier  les  pains  pour  nourrir  quatre  mille  hommes  dans  le 
désert.  Non ,  Jésus-Christ  est  enfermé  dans  la  salle  du  festin  avec 
quelques  invités  ,  et  c'est  uniquement  pour  épargner  aux  époux 
une  confusion  passagère  que  Marie  intercède.  Ajoutez  que  le 
moment  n'est  point  encore  venu  où  doit  resplendir  dans  tout  son 
éclat  la  gloire  du  Sauveur  :  Mondum  venit  hora  mea. 

Et  cependant  Marie  dit  une  parole.  Cette  parole  est-elle  une 
prière?  Est-elle  un  désir?  Peu  importe.  Un  moment,  il  semble 
que  sa  demande  est  repoussée  comme  inopportune.  Mais,  la  mère 
connaît  le  Fils ,  et  quand  bien  même  la  réponse  du  Fils  met  sa 
foi  à  une  dure  épreuve  ,  son  espérance  n'est  point  ébranlée.  Et , 
en  effet,  l'aimable  Sauveur  avance,  à  cause  de  sa  médiation, 
l'heure  des  décrets  éternels,  et  le  miracle  est. accompli. 

Ce  fait  revient  à  chaque  page  de  l'histoire  de  l'Église  et  de 
l'histoire  des  âmes.  Mille  fois,  depuis  sa  fondation,  l'Église 
attaquée  par  l'erreur,  démembrée  parle  schisme,  persécutée 
par  les  puissances  humaines ,  a  passé  par  des  heures  fatales  où 
l'on  aurait  dit  que  tout  allait  sombrer  dans  l'abîme.  Et  voilà  que, 
au  plus  fort  du  péril ,  Marie,  la  femme  forte  ,  la  terrible  Judith , 
mettait  les  ennemis  en  déroute,  et  l'Église ,  à  genoux  devant  ses 
autels,  célébrait  sa  puissance  et,  pour  perpétuer  le  souvenir  de 
ses  victoires,  elle  enrichissait  de  quelque  nouvelle  fête  son 
diadème  royal. 
Mille  fois  les  peuples  que  frappait  la  justice  divine  ont  crié 


328  MOIS  DE  MARIE 

vers  Marie  comme  crie  l'enfant  sous  la  verge  qui  le  blesse,  et  il 
n'est  pas  de  nation  chrétienne  dont  les  annales,  les  sanc- 
tuaires et  les  monuments  publics  ne  rappellent  quelque  déli- 
vrance miraculeuse  obtenue  par  l'intervention  de  la  reine  des 
cieux. 

Et  les  âmes  !  Oh  !  si  toutes  les  âmes  qui  ont  merveilleusement 
éprouvé  la  puissance  de  Marie  pouvaient  chanter  ensemble  ces 
prodiges  comme  une  seule  voix-,  et  si  à  ces  voix  innombrables 
de  la  terre  se  mêlait  la  voix  des  élus  dont  Marie  a  miraculeuse- 
ment conduit  la  barque  jusqu'au  port...  quelles  louanges  !  quel 
concert  ! 

Mais ,  qu'est-il  nécessaire  d'appeler  en  témoignage  les  siècles 
écoulés?  Voyez-vous  ces  multitudes  de  pèlerins  qu'emportent 
les  chars  de  feu  devenus  les  chars  de  la  Vierge  Immaculée?  Il  y 
a  là  ,comme  aux  jours  du  Sauveur  ,  des  aveugles,  des  paralyti- 
ques, des  lépreux  ,  toutes  les  infirmités  humaines  ;  et  où  vont- 
ils  avec  leurs  bannières  radieuses  et  leurs  chants  d'espérance  ? 
Ils  vont  demander  à  Marie  des  miracles.  Des  miracles...  enten- 
dez-vous? et  les  ex-voto  suspendus  à  la  grotte  de  Massabielle 
disent  assez  haut  que  la  puissance  de  la  Mère  de  Dieu  ne  s'est 
point  raccourcie. 

Pourquoi  le  serait-elle  ?  Ce  qui  triomphe  des  résistances  du 
ciel  aux  noces  de  Cana,  c'est  la  force  de  la  prière. 

Cette  prière  n'est  qu'un  mot  :  Vinum  non  habent  ;  ils  n'ont  plus 
de  vin.  Mais,  dans  ce  mot  simple  et  touchant  passe  tout  le  cœur 
de  Marie,  et  parce  que  ce  cœur  est  l'innocence  et  l'amour,  sa 
prière  force  la  main  de  Dieu. 

Laissez  Jésus-Christ  lui  répondre  avec  une  froideur  purement 
apparente  \  au  lieu  d'exalter  sa  confiance  et  sa  foi ,  comme  il 
exaltera  plus  tard  la  foi  de  la  Chananéenne.  Laissez-le  proclamer 
tout  haut  que  Dieu  a  ses  heures  pour  se  manifester  à  la  terre  et 
que  nulle  créature  ici-bas,  fut-elle  sa  mère,  n'a  le  droit  de 
devancer  l'heure  du  ciel  :  Mondum  venit  hora  mea.  Il  faut  que  la 
prière  l'emporte ,  et  quoique  Marie  sollicite  un  miracle ,  le 
miracle  s'accomplira. 

C'est  que  la  prière ,  comme  a  dit  un  docteur  avec  une  énergi- 
que et  sublime  concision ,  est  une  toute  puissance  :  Omnipotent 
tia  supplex  ;  et  quand  elle  arrive  suppliante  à  la  porte  du  ciel ,  si 
la  porte  ne  s'ouvrait  pas ,  l'Évangile  aurait  menti  :  pulsate  et 
aperietur. 

D'où  vient  donc  que  notre  voix  si  souvent  n'a  point  d'écho  et 
qu'elle  ne  pénètre  point  les  nues?  Comprenez-le. 

Marie  était  la  foi  qui  'transporte  les  montagnes  et  quoique  son 
Fils,  pour  mieux  la  grandir ,  l'a  rejette  dans  l'ombre,  elle  doute 
si  peu  d'être  écoutée  que,  s'adressant  aux  serviteurs:  Faites, 


MARIE  PENDANT  LA   VIE  PUBLIQUE  DE  JÉSUS-CHRIST       329 

leur  dit-elle ,  tout  ce  qu'il  vous  commandera  :  Quodcumque  dixerit 
vobis  facite. 

Marie  était  l'amour ,  semblable  au  nuage  de  parfums  qui 
monte  de  l'encensoir  en  face  de  l'autel ,  son  cœur  ne  s'était 
jamais  incliné  vers  la  terre  et ,  si  elle  ose  solliciter  un  miracle  , 
c'est  que,  bonne  et  miséricordieuse,  elle  compatit  à  la  honte 
des  hôtes  de  Cana. 

Marie  était  enfin  la  pureté  sans  tache ,  et  tout  en  remontant  le 
cours  du  fleuve,  même  à  la  source,  le  Seigneur  ne  trouvait 
qu'une  onde  transparente. 

Or,  sommes-nous  la  foi,  l'amour  et  la  pureté?  Nous  prions 
sans  la  conviction  intime  que  forcément  le  ciel  nous  entendra , 
et  parce  que  Dieu  hésite  à  nous  répondre ,  nous  nous  taisons 
tristes  et  abattus. 

Nous  prions  avec  les  lèvres,  l'esprit  agité  par  les  bruits  du 
siècle  et  le  cœur  par  les  passions  qui  en  troublent  la  paix. 

Nous  prions  peut-être  l'âme  souillée  comme  la  robe  blanche 
sur  laquelle  a  rejailli  la  boue  du  grand  chemin.  Et  voilà  pourquoi 
le  ciel  ne  répond  pas  aux  cris  de  nos  misères. 

Voulez-vous  obtenir  des  miracles  de  grâce  et  de  salut  ?  Croyez... 
Aimez...  Soyez  purs...  et  surtout  allez  à  Jésus  par  Marie.  Amen. 


Vingt- quatrième  jour. 
MARIE  PENDANT  LA  VIE  PUBLIQUE  DE  JÉSUS-CHRIST 

Omnis  gloria  filiœ  régis  ab  intus. 
Toute  la  gloire  de  cette  fille  du  roi  vient 
de  la  beauté  de  son  intérieur. 

Jésus-Christ,  tout  entier  à  l'œuvre  du  salut  des  âmes,  parcou. 
rait  les  villes  et  les  bourgades  de  la  Judée,  annonçant  le  royaume 
des  cieux,  confirmant  sa  doctrine  par  les  miracles  les  plus  écla- 
tants ;  et  le  peuple,  dans  son  admiration,  le  suivait  en  triomphe  ; 
et  si  les  pharisiens  orgueilleux  et  jaloux  jetaient  dans  ce  concert 
quelques  notes  discordantes,  le  Sauveur  entraînait  quand  même 
après  lui  les  esprits  et  les  cœurs. 

Au  milieu  de  ces  ovations,  où  était  Marie?  Etait-elle  parmi  les 
apôtres  qui  avaient  été  choisis  pour  porter  la  vérité  jusqu'aux 
derniers  confins  de  l'univers  ?  Etait-elle  avec  les  saintes  femmes 
qui  s'étaient  attachées,  fidèles  et  dévouées  aux  pas  du  divin  maî- 
tre? Etait-elle  au  Thabor  lorsque  écartant  le  nuage  qui  voilait  sa 


330  MOIS  DE  MARIE 

gloire,  le  Seigneur  apparut  à  ses  disciples  dans  tout  l'éclat  de  sa 
divinité  ? 

Je  la  cherche  sous  le  toit  de  Béthanie  qui  tant  de  fois  offrit  à  son 
fils  la  plus  suave  hospitalité.  Je  voudrais  la  voir  dans  cette  foule 
qui,  sortant  de  Jérusalem,  accourait  au  devant  de  Jésus-Christ 
avec  des  palmes  et  des  acclamations  et  lui  faisait  une  ovation 
royale.  Je  demande  surtout  à  l'Évangile  si  elle  était  au  Cénacle  à 
ce  moment  solennel  où  fut  célébrée  la  cène  eucharistique. 

Et  l'Évangile  se  tait,  et  nulle  part  je  ne  rencontre  la  mère  sur 
les  chemins  où  se  pressait  la  multitude  pour  voir  passer  le  pro- 
phète d'Israël  :  Propheta  magnus  surrexit  in  nobis. 

Et  cependant,  quelle  joie  si  marchant  à  la  suite  de  son  fils,  elle 
avait  pu  recueillir  toutes  les  paroles  qui  tombaient  de  ses  lèvres 
et  les  enfermer  dans  son  cœur  !  Quel  bonheur  si  elle  avait  vu 
Madeleine,  la  brebis  égarée,  revenir  au  bercail  et  se  prosterner 
aux  pieds  du  bon  pasteur  pour  les  couvrir  de  parfums  et  les  arro- 
ser de  ses  larmes  brûlantes  !  Et  comprenez-vous  de  quelles  émo- 
tions son  âme  aurait  tressailli  si  elle  avait  été  là  quand  une  foule 
immense  était  nourrie  dans  le  désert  avec  les  pains  du  miracle 
ou  bien  quand  le  jeune  homme  de  Naïm  était  rendu  vivant  à  sa 
mère  éplorée? 

D'où  vient  donc  qu'elle  reste  dans  l'effacement,  toujours  cachée 
dans  le  silence,  au  lieu  de  se  tenir,  comme  sa  mère,  à  côté  de 
l'Homme-Dieu  pour  partager  sa  gloire  et  ses  triomphes?  Le  pro- 
phète avait  dit:  Omnis  gloria filiœ  régis  ad  intus.  Tout  l'éclat  delà 
fille  du  roi  vient  de  la  beauté  de  son  cœur  ;  et  c'est  uniquement 
par  cette  beauté  de  l'âme  que  nous  pouvons  attirer  sur  notre  vie 
les  regards  et  les  bénédictions  du  ciel.  Il  n'est  pas  de  doctrine 
plus  consolante  que  celle-là. 

Nous  lisons  dans  le  saint  Évangile  :  Sancti  estote.  Soyez  saints  : 
Perfecti  estote.  Soyez  parfaits,  et  cette  parole  nous  épouvante. 
La  sainteté  nous  apparaît  comme  une  montagne  tellement  élevée 
que  la  cime  se  perd  dans  les  nues,  et  sur  ces  hauteurs  mysté- 
rieuses que  voyons-nous  ? 

Nous  voyons  les  apôtres  qui  ont  péniblement  défriché  les  sillons 
envahis  par  l'erreur  et  récolté  dans  les  sueurs  et  dans  les  larmes 
les  gerbes  abondantes  de  la  vérité. 

Nous  voyons  les  docteurs  qui,  semblables  à  des  soldats  armés 
de  toute  pièce,  ont  fait  sentinelle  autour  de  nos  dogmes  et 
repoussé  vaillamment  toutes  les  attaques  de  l'impiété. 

Nous  voyons  les  martyrs  qui,  jetés  au  milieu  des  flammes, 
battus  de  verges  ou  dévorés  par  les  bêtes  du  cirque,  ont  lassé  la 
haine  des  tyrans  et  la  rage  des  bourreaux. 

Là  se  groupent  autour  de  l'agneau  les  vierges  dont  la  robe  im- 
maculée ne  s'est  point  déchirée  aux  épines  du  chemin.  Là  se 


MARIÉ  PENDANT  LA  VIE  PUBLIQUE  DE  JÉSUS-CHRIST       331 

pressent  les  anachorètes  qui  préférèrent  aux  joies  du  siècle  les 
jeûnes  et  les  veilles  du  désert.  Là  sont  tous  les  justes  qui,  mar- 
chant par  les  sentiers  les  plus  étroits,  ont  emporté  d'assaut  le 
royaume  des  cieux. 

Et,  au  pied  de  cette  montagne,  nous  nous  écrions  comme  le 
prophète,  tristes,  découragés:  Quis  ascendet  in  montent  Domini. 
Comment  arriver  jusqu'à  la  cime!  Eh  bien,  oui;  si  la  sainteté 
consistait  essentiellement  dans  l'éclat  désœuvrés,  nous  devrions 
désespérer  d'atteindre  ce  sommet.  Où  sont,  en  effet,  les  nuits 
transformées  en  prières,  les  cilices  autour  des  reins  et  les  stig- 
mates de  la  pénitence  imprimés  sur  la  chair?  Où  sont  les  sacri- 
fices et  les  dévouements  qui  laissent  dans  notre  vie  des  sillons 
lumineux?  Où  sont  les  vertus  qui  projettent  sur  nos  pas  des  clar- 
tés éblouissantes? 

Nous  creusons  tous,  même  les  plus  justes,  un  modeste  sillon, 
nous  ne  moissonnons  que  de  rares  épis,  et  si  nous  nous  placions 
en  face  des  saints  qui  rayonnent  à  travers  les  siècles,  que  seraient 
nos  œuvres?  Ce  qu'est  un  édifice  sans  architecture  et  sans  orne- 
mentation à  côté  de  ces  monuments  dont  s'enorgueillissent  les 
cités. 

Mais,  du  haut  du  ciel,  qu'est-ce  que  Dieu  regarde  dans  la  vie 
de  chaque  homme?  Il  regarde  le  cœur:  Deus  inticetur  cor.  Et, 
lorsque  le  cœur  est  pur  comme  le  fleuve  où  se  mirent  les  étoiles, 
Dieu  s'y  reflète  tout  entier  :  Signatum  est  super  nos  lumen  vnltus  tui. 
Impossible,  quant  à  nous,  de  lire  sous  les  voiles,  et  nous 
jugeons  de  la  vie  par  les  actions  qui  en  forment  la  trame  comme 
nous  jugeons  de  l'arbre  par  la  beauté  des  fruits.  Qu'importe  qu'au 
fond  du  cœur  se  cachent,  comme  la  sève  sous  l'écorce,  les  senti- 
ments les  plus  élevés  et  les  intentions  les  plus  délicates;  c'est  le 
trésor  ignoré  dont  nous  ne  pouvons  apprécier  ni  le  poids  ni  la 
valeur. 

Et  alors,  qu'un  homme  traverse  le  monde  comme  un  astre 
brillant,  quand  bien  même  toutes  les  fanges  se  seraient  amas- 
sées dans  son  cœur,  volontiers  nous  disons:  c'est  un  grand 
homme.  Et  si,  au  contraire,  il  ne  porte  à  son  front  aucune  auréole 
ni  de  la  fortune,  ni  du  pouvoir,  ni  de  la  science,  si  quelque  chose 
d'étrange  ne  lui  fait  pas  un  piédestal  au  dessus  de  la  foule,  don- 
nez-lui toutes  les  vertus  qui  ne  s'épanouissent  que  dans  l'ombre, 
vous  le  coudoierez  avec  indifférence,  ne  vous  doutant  pas  que 
son  cœur  est  un  vase  de  prix  où  se  trouve  enfermé  un  parfum 
précieux. 

Mais,  devant  Dieu  qui  pèse  les  soleils  comme  les  grains  de  sable, 
quel  est  l'homme  dont  la  vie  soit  assez  riche  pour  faire  incliner 
la  balance  de  son  éternité?  Est-ce  le  savant  qui,  de  son  regard 
d'aigle,  pénètre  les  mystères  livrés  aux  disputes  des  siècles? 


332  MOIS    DE   MARIE 

Est-ce  le  vainqueur  qui,  avec  son  épée  valeureuse,  inscrit  de  nou- 
veaux triomphes  dans  l'histoire  de  la  patrie  ?  Est-ce  le  chef  d'État 
qui,  d'un  signe  de  sa  main,  commande  à  tout  un  peuple  et  d'une 
extrémité  de  la  frontière  à  l'autre  extrémité  en  soulève  les  flots? 
Est-ce  le  riche  qui  voit  la  fort  un  3  sourire  à  tous  ses  calculs  et  lui 
apporter  complaisamment  de  l'or? 

Toutes  ces  grandeurs  et  ces  gloires  humaines  ressemblent  au 
dehors  de  la  coupe;  elles  ne  sont  que  le  clinquant  de  la  vie,  et 
Dieu  nous  déclare  qu'il  regarde  au  dedans,  et  si  le  dedans  c'est  la 
lie,  l'éclat  extérieur  ne  saurait  l'éblouir  :  Deus  intuetur  cor. 

Il  en  est  de  la  vie  humaine  comme  du  temple  matériel.  Bâtis- 
sez une  cathédrale  avec  du  marbre,  dentelez  toutes  les  pierres , 
élevez  au  sommet  des  tours  des  flèches  hardies  qui  s'élancent 
dans  l'espace,  tant  que  le  tabernacle  sera  vide  et  que  Dieu  n'y 
aura  pas  dressé  sa  tente,  qu'aurez- vous?  Un  édifice  qui,  malgré 
toutes  ses  splendeurs,  n'attirera  ni  le  culte  ni  la  vénération  des 
peuples.  Mais,  Jésus-Christ  est-il  présent  à  l'autel?  Peut-être  que 
les  murs  sont  dénudés,  que  rongées  par  le  temps  les  pierres  s'en 
détachent  et  que  la  pauvreté  attriste  les  anges  du  sanctuaire... 
n'importe.  Ce  lieu  est  saint,  et  nous  nous  prosternons  pour 
adorer. 

De  même,  seriez-vous  le  plus  obscur  des  êtres  de  la  création, 
une  femme  dont  le  passage  à  travers  la  vie  ne  laisse  aucune  em- 
preinte, un  homme  qui  mange  dans  l'oubli  le  pain  de  ses  sueurs, 
un  indigent  qui  tende  la  main  au  coin  des  rues?  Consolez-vous. 
Si  dans  un  corps  usé  par  le  travail  ou  la  souffrance  vous  portez 
Dieu  avec  sa  grâce  et  son  amour,  vous  êtes  comme  un  temple 
vivant  auprès  duquel  il  n'y  a  rien  de  plus  beau  ni  de  plus  riche 
que  le  ciel  :  Templum  Dei  estis. 

Cela  nous  explique  un  des  aspects  les  plus  mystérieux  de  la 
perfection  et  de  la  sainteté. 

Parmi  les  saints  qui  régnent  dans  la  gloire,  il  en  est  qui  ont 
réellement  étonné  le  monde  par  leurs  prodiges  et  par  l'éclat  de 
leurs  vertus.  On  dirait  des  géants  se  dressant  au  milieu  de  l'hu- 
manité comme  les  pyramides  dans  le  désert,  et  à  de  longs  siècles 
de  distance,  nous  ne  pouvons  nous  lasser  d'admirer  ces  existen- 
ces divinement  transfigurées. 

Il  en  est  d'autres  qui  ont  passé  presque  inaperçus,  comme  ces 
étoiles  qui  échappent  aux  regards  dans  les  profondeurs  du  fir- 
mament. On  voudrait  lire  dans  leur  histoire  le  miracle,  l'extase, 
la  prophétie  et  les  vertus  sublimes  qui  excitent  l'admiration  des 
foules,  et  du  berceau  à  la  tombe  nous  les  voyons  marcher  sans 
bruit  dans  les  chemins  battus. 

Tels  ont  été  les  ancêtres  de  l'humble  Vierge  de  Nazareth  ;  tel  a 
été  Joseph  le  charpentier  que  l'Évangile  appelle  le  juste;  et  Marie, 


MARIE  PENDANT  LA  VIE  PUBLIQUE  DE  JÉSUS-CHRIST       333 

la  mère  de  Jésus,  où  l'avons-nous  trouvée?  C'est  la  solitude  du 
temple,  c'est  le  travail  des  mains,  c'est  l'oubli  et  la  misère  de 
l'exil. . .  Comment  donc  ces  âmes  dont  le  monde  n'a  pas  mémo 
soupçonné  les  vertus  ont-elles  mérité  que  la  justice  divine  leur 
tressât  la  couronne  des  saints?  Comment  ont-elles  hérité  de  co 
trône  que  le  Seigneur  réserve  aux  rois  de  son  éternité?  Avec 
quelles  œuvres  ont-elles  fait  cette  gerbe  magnifique  qui  leur  a 
valu,  à  la  fin  de  la  journée,  un  si  riche  salaire? 

Leur  gloire  a  été  toute  au  dedans  :  Omnis  gloria  filiœ  régis  ab 
intus.  Et  pourquoi?  Parce  que  c'est  le  cœur,  ou  en  d'autres  termes, 
l'amour  qui  donne  aux  œuvres  leur  valeur  morale  devant  Dieu. 
Jésus-Christ ,  parlant  de  ce  fleuve  de  corruption  qui  couvre  la  terre 
de  sa  fange,  nous  dit  que  la  source  part  du  cœur  :  De  corde  exeunt 
cogitationes  malœ.  N'est-ce  pas  également  du  cœur  que  jaillit 
cet  autre  fleuve  de  sainteté  dont  les  eaux  coulent  toujours  pures 
à  travers  les  siècles  les  plus  troublés  par  les  passions  humaines, 
et  ne  voyez-vous  pas  que  les  œuvres  s'élèvent  ou  s'abaissent , 
grandissent  ou  décroissent  selon  la  pensée  qui  les  inspire? 

Un  jour,  raconte  le  saint  Évangile,  en  présence  du  peuple  qui 
les  applaudissait,  les  pharisiens  jetaient  leurs  aumônes  à  pleines 
mains  dans  le  trésor  du  temple.  Une  femme  survient,  c'était  une 
pauvre  veuve. . .  et,  quand  elle  est  bien  assurée  que  personne  ne 
la  voit,  en  secret  elle  offre  son  denier.  Qu'était-ce  qu'un  denier? 
Et  cependant,  entendez  le  Sauveur-,  je  vous  déclare,  dit-il  à  ses 
apôtres,  que  cette  femme  a  plus  donné  que  tous  les  pharisiens 
ensemble  '.  Hœc  pauper  plus  quam  omnes  misit. 

Ce  fait  résume  toute  la  vie.  Que  cherchez-vous  dans  les  œuvres 
qui  entrent  dans  votre  existence  d'homme  et  de  chrétien  comme 
les  pierres  dans  les  murs  d'un  édifice  ?  Cherchez-vous  une  parole, 
un  regard  qui  flatte  l'amour-propre?  Cherchez-vous  ce  qui  est  la 
terre  et  le  temps  au  lieu  de  franchir  ces  limites  étroites  par  les 
aspirations  du  cœur?  Dieu  rejette  ces  pierres  sur  lesquelles  vous 
n'avez  point  gravé  son  image,  alors  même  que  vous  les  auriez 
taillées  avec  le  ciseau  le  plus  habile. 

Par  contre,  allez  vous  ensevelir  dans  le  silence  le  plus  pro- 
fond, ne  faites  pas  plus  de  bruit  dans  le  monde  que  n'en  fait  un 
insecte  sous  les  feuilles  des  bois...  mais  à  chacun  de  vos  pas 
regardez  le  ciel ,  Dieu  comptera  toutes  les  pulsations  de  votre 
cœur,  l'amour  transformera  ce  qu'il  y  a  de  plus  inconnu  dans 
votre  vie  comme  le  peintre  transforme  en  chef-d'œuvre  la  toile 
de  vil  prix  sur  laquelle  il  étend  ses  couleurs,  et  dans  votre  sillon 
solitaire  il  n'y  aura  pas  un  grain,  tant  petit  soit-il,  qui  ne  donne 
son  épi.  N'est-ce  pas  consolant  ? 

Si,  pour  mériter  la  récompense  des  saints,  il  fallait  accomplir 
des  œuvres  retentissantes  et  avoir  le  génie  qui  sonde  les  mystères 


334  MOIS  DE  MARIE 

ou  la  fortune  qui  compatit  aux  indigents,  ou  la  gloire  qui  rayonne 
ici-bas  comme  un  astre  dans  la  nuit,  nous  serions  en  droit  de 
nous  plaindre  et  de  dire  au  Seigneur:  mon  Dieu,  pourquoi  ne 
m'avez-vous  point  donné  une  intelligence  qui  voit  clair  dans  les 
ténèbres  les  plus  épaisses?  Pourquoi  m'avez-vous  jeté  dans  la 
poussière  tandis  qu'à  d'autres  vous  avez  fait  un  marchepied  pour 
les  grandir?  Pourquoi  ai-je  au  soleil  de  votre  Providence  une 
place  si  étroite  que  je  puis  à  peine  m'y  dresser  une  tente? 

Mais,  que  nous  demandera  la  justice  divine  quand  elle  nous 
appellera  par  delà  la  tombe  au  jugement  de  son  éternité?  Elle 
nous  demandera  le  cœur  parce  que  le  cœur  est  toute  la  vie  : 
Omnis  gloria  ab  intus. 

Or,  quel  est  l'homme  qui  n'ait  un  cœur  et  qui  ne  puisse  en 
offrir  à  Dieu  les  désirs  et  l'amour,  comme  le  prêtre,  à  l'heure  du 
sacrifice,  lui  offre  le  parfum  de  l'encens  dans  l'urne  embaumée 
du  lévite?  Et,  si  la  pauvre  bergère  qui  garde  son  troupeau  dans 
des  sentiers  déserts,  et  si  l'ouvrier  dont  le  front  est  couvert  de 
pénibles  sueurs,  et  si  le  mendiant  qui  quête  de  porte  en  porte  le 
pain  de  la  charité  ont  un  amour  plus  pur  et  plus  ardent  que 
l'homme  comblé  de  richesses  et  d'honneurs,  à  qui  sera  donnée  la 
plus  large  part  des  délices  et  du  bonheur  des  cieux  ?  A  Germaine 
Cousin,  à  Isidore  le  laboureur,  à  Joseph  Labre...  c'est-à-dire  à 
celui  qui  aura  le  plus  aimé. 

Aimez  donc,  vous  qui  êtes  désolés  de  ne  glaner  sur  votre  che- 
min, pour  les  porter  à  Dieu,  que  des  œuvres  sans  éclat.  Aimez, 
vous  dont  l'existence  s'écroule  dans  l'accomplissement  uniforme 
du  devoir  comme  le  fleuve  qui  baigne  toujours  les  mêmes  rives. 
Aimez,  vous  qui,  brisés  par  l'âge  ou  la  souffrance,  enviez  à  l'a- 
pôtre son  zèle,  au  religieux  ses  austérités  et  aux  saints  leurs  brû- 
lantes ardeurs.  Aimez  dans  la  joie  et  les  larmes,  dans  le  calme 
et  la  tempête,  et  votre  vie  qu'aura  sanctifiée  l'amour  resplendira 
durant  l'éternité.  Amen. 


Vingt-cinquième  jour, 
MARIE  PENDANT  LA  VIE  PUBLIQUE  DE  JÉSUS 

SES  JOIES  ET  SES  DOULEURS. 

Messui  myrtham  cum  aromatibus. 

Avec  les  parfums  j'ai  recueilli  la  myrrhe. 

L'archange  Gabriel  avait  dit  à  la  Vierge  de  Nazareth:  vous 
mettrez  au  monde  un  fils  que  vous  appellerez  Jésus  parce  qu'il 


MARIE  PENDANT  LA  VIE  PUBLIQUE  DE  JÉSUS         335 

sauvera  son  peuple;  et,  plus  tard,  au  jour  de  la  Purification,  le 
vieillard  Siméon  s'écriait  en  tenant  l'enfant-Dieu  dans  ses  mains: 
il  sera  la  lumière  et  le  salut  des  peuples  :  Salutare  tuum  :  Lumen 
ad  revelationem  gentinm. 

A  trente  ans  de  là  se  réalisaient  ces  deux  paroles  prophétiques, 
et  Jésus  commençait  réellement  sa  mission  de  Sauveur  en  pro- 
mulguant sa  doctrine.  Qu'était-ce,  en  effet,  que  son  enseignement 
divin?  C'était  tout  à  la  fois  la  lumière  et  le  salut.  De  même  que 
le  matin,  lorsque  le  soleil  apparaît  par  dessus  les  montagnes, 
les  ténèbres  se  dissipent  et  l'horizon  brille  de  mille  feux,  avec 
l'Évangile  se  levait  le  grand  jour  de  la  vérité,  et  cette  révélation 
inaugurait  une  ère  nouvelle  où  la  vertu  allait  enfin  refleurir  dans 
le  champ  qu'avaient  dévasté  quatre  mille  ans  de  vices  et 
d'erreurs . 

Aussi,  en  entendant  ces  dogmes  sublimes  et  cette  morale  si 
pure  qu'elle  saisissait  l'homme,  pour  le  régénérer,  aux  sources 
mêmes  de  la  vie,  voyez-vous  le  peuple?  Il  s'étonne,  il  bat  des 
mains,  il  applaudit  Jésus  qu'il  appelle  un  prophète,  un  envoyé 
de  Dieu. . .  et  quand  survient  le  miracle,  alors  il  déserte  les  villes, 
suivant  sur  tous  les  chemins  de  la  Judée  le  thaumaturge  qui  se 
fait  obéir  et  des  vents  et  des  flots,  et  dans  cet  enthousiasme,  il 
lui  offre  la  couronne  et  le  proclame  roi. 

Est-il  croyable  que,  pendant  ces  trois  années  de  prédication , 
Marie  soit  restée  toujours  enfermée  dans  sa  solitude  et  que  jamais 
elle  n'ait  entendu  son  fils  dont  la  parole  retentissait  au  delà  des 
frontières  d'Israël?  Devons-nous  supposer  qu'elle  n'ait  vu  aucun 
de  ces  prodiges  que  le  Sauveur  semait  à  profusion  sur  ses  pas 
comme  le  témoignage  le  plus  évident  et  la  preuve  la  plus  popu- 
laire de  sa  divinité?  Se  peut-il  enfin  qu'elle  n'ait  jamais  été  le 
témoin  des  ovations  que  lui  décernait  la  multitude?  Non  certes. 

Volontiers,  je  la  contemple  au  pied  de  la  montagne  où  Jésus- 
Christ  proclamaitles béatitudes  éternelles.  Elle  était  là  sans  doute 
quand  une  femme  s'écriait  du  milieu  de  la  foule  :  Bienheureuse 
celle  qui  vous  a  porté  dans  son  sein  et  nourri  de  son  lait  :  Beatus 
venter  qui  te  portavit  et  ubera  quœ  suxisti.  Elle  était  là  lorsque 
plus  de  quatre  mille  hommes,  venus  des  bourgades  et  des  cités, 
se  pressaient  au  désert.  Elle  était  plus  souvent  encore  dans  le 
temple  où  chaque  jour  le  maître  instruisait  ses  disciples  et  leur 
dévoilait  les  mystères  du  ciel  :  Erat  quotidie  docens  in  templo. 

Pourquoi  n'aurait-elle  pas  appris,  même  dans  sa  retraite,  la 
conversion  éclatante  de  Madeleine  et  de  la  pécheresse  de  Sama- 
rie?  Pourquoi  n'aurait-elle  pas  su  que  Lazare  était  sorti  vivant  du 
tombeau  en  présence  des  Juifs  accourus,  pour  pleurer  sa  mort 
dans  la  maison  de  Béthanie?  Pourquoi  aurait-elle  ignoré,  quand 
tous  les  échos  de  la  Judée  redisaient  ces  merveilles,  que  de  son 


336  MOIS  DE  MARIE 

fils  s'échappait  une  vertu  divine  et  que  cette  vertu  guérissait  toute 
langueur?  Sanans  omnem  languorem. 

Et  alors,  comprenez-vous  ses  joies  maternelles?  Allez  dire  à 
une  mère  que,  vainqueur  sur  mille  champs  de  bataille,  son  fils 
a  sauvé  la  patrie  et  que,  à  la  place  de  l'épée,  la  patrie  reconnais- 
sante a  mis  le  sceptre  dans  ses  mains  valeureuses,  il  y  aura  dans 
cette  âme  des  tressaillements  indicibles  et  des  émotions  qui 
déborderont  en  transports  comme  déborde  le  ruisseau  à  l'étroit 
dans  sa  source. 

Eh  bien ,  ici  ce  n'est  plus  une  victoire  qui  sauve  l'honneur  d'une 
nation,  ce  n'est  plus  un  triomphe  qui  venge  l'insulte  faite  au 
drapeau  d'un  peuple,  ce  ne  sont  ni  des  forteresses,  ni  des  cita- 
delles, ni  des  frontières  défendues  contre  l'envahisseur.  De  quoi 
s'agit-il?  11  s'agit  des  âmes  arrachées  à  la  servitude  du  vice  et 
conquises  à  la  vérité:  Lumen  ad  revelationem  gentium: 

Et  Marie  voit  les  hommes  saluer  avec  les  acclamations  de 
l'amour  la  lumière  qui  tout  à  coup  éclaire  leurs  sentiers.  Elle  voit 
les  disciples  se  grouper  autour  de  Jésus  et  s'en  aller  ensuite  jeter 
à  la  mer  leurs  filets  qu'ils  amènent  avec  peine  au  rivage.  Elle  voit 
les  sillons  jaunir  et  le  grain  confié  à  la  terre  promettre  une  abon- 
dante moisson. 

C'est  l'Église  qui  commence,  et  demain  la  source  presque  im- 
perceptible sera  devenue  comme  un  fleuve  immense  dont  les  eaux 
couleront  inépuisables  à  travers  toutes  les  générations.  Le  petit 
arbre  aura  poussé  des  branches  puissantes  sous  lesquelles  s'abri- 
teront les  justes  de  tous  les  siècles,  et  le  grain  de  sable  ne  sera 
rien  moins  qu'une  montagne  qui  aura  pour  base  toute  la  terre  et 
pour  sommet  le  ciel.  Et  ce  sera  son  Fils,  entendez  bien,  son  Fils 
qui  aura  sauvé  le  monde. 

Concevez-vous  un  bonheur  semblable  au  bonheur  de  cette 
mère  qui  assistait  à  l'exaltation  de  son  Jésus  et  aux  premières 
conquêtes  de  l'Évangile  ? 

Mais,  dit  un  adage,  à  côté  de  la  fleur  la  plus  odorante  il  y  a  tou- 
jours l'épine,  et  si  le  Sauveur  entraînait  après  lui  le  peuple,  les 
pharisiens  orgueilleux  et  jaloux  jetaient  au  devant  de  sa  parole, 
pour  en  arrêter  la  marche,  tout  ce  que  peut  inventer  la  haine  de 
la  justice  et  de  la  vérité.  Donc,  Jésus-Christ  affirmait-il  sa  divinité? 
C'était  un  blasphémateur.  Ouvrait-il  les  yeux  des  aveugles  et  les 
oreilles  des  sourds  ?  11  était  possédé  du  démon.  Et  à  la  foule  qui 
applaudissait  sa  doctrine  :  ne  savez-vous  pas,  disaient-ils  avec 
dédain  ;  qu'il  est  le  fils  d'un  misérable  charpentier  et  plusieurs  fois 
complotant  sa  mort,  ils  tentèrent  de  le  lapider  et  de  le  précipiter 
du  sommet  d'une  montagne. 

Vous  connaissiez, ô  Marie,  cette  conspiration  des  docteurs  de 
la  loi,  ces  haines  des  riches  et  des  grands  et  la  résistance  qu'op- 


MARIE  PENDANT  LA  VIE   PUBLIQUE   DE  JÉSUS         337 

posait  une  partie  de  la  nation  à  l'Évangile  du  salut.  Et  aussi , 
que  d'alarmes  !  C'était  bien  leglaive  que  lui  avait  prédit  le  vieillard 
Siméon.  Elle  souffrait  cette  pauvre  mère,  parce  qu'elle  savait  que 
tôt  ou  tard  son  fils  serait  victime  des  passions  ameutées,  et  elle 
souffrait  plus  encore  en  voyant  que  la  lumière  avait  brillé  dans 
les  ténèbres  et  que  les  ténèbres  repoussaient  cette  lumière:  Et 
tenebrœ  eam  non  comprehenderiwt  ;  et  que,  au  lieu  d'accepter  la 
miséricorde  venue  pour  les  sauver,  les  hommes  s'obstinaient  à 
suivre  la  voie  qui  conduit  aux  abîmes. 

Toute  âme  chrétienne  doit  éprouver  ces  joies  et  ces  douleurs. 

Il  y  a  dans  le  monde  les  joies  de  la  fortune,  de  la  gloire  et  du 
plaisir.  Oui,  le  mondain  se  réjouit  lorsque,  après  avoir  pour- 
suivi la  richesse  à  travers  les  plus  âpres  chemins,  il  parvient  à  la 
saisir.  Il  se  réjouit  lorsque  à  force  de  rames  il  aborde  au  rivage 
où  l'attendent  les  honneurs  ;  et  vous  avez  sans  doute  entendu 
les  rires  bruyants  et  les  chants  voluptueux  qui  montent  de  ses 
fêtes.  Mais,  au  chrétien  qui  estime  la  terre  et  le  temps  à  leur 
juste  valeur  que  font  ces  joies  trompeuses^  Il  sait  qu'un  coup 
de  vent  suffit  pour  tout  engloutir  et  il  faut  à  son  âme  d'autres 
émotions. 

Dites-lui  que  la  foi  longtemps  obscurcie  par  les  sophismes  de 
l'impiété,  comme  le  soleil  par  les  nuages  qu'amoncelle  lèvent ,  a 
retrouvé  l'éclat  des  plus  beaux  jours. 

Dites-lui  que  la  religion  traînée,  comme  son  divin  Maître,  à 
travers  les  huées  d'une  multitude  en  délire,  a  reconquis  sa 
place  dans  le  respect  et  l'amour  des  peuples. 

Dites-lui  que  l'Église,  attaquée  par  toutes  les  puissances  de  la 
terre  et  des  enfers,  a  remporté  quelque  nouveau  triomphe  et  jeté 
dans  la  tombe  les  ennemis  réputés  invincibles  qui  prédisaient  sa 
mort.  Voilà  sa  joie...  Lœtabor  ego  super  eloquia  tua.*. 

Entendez  la  prière  qui  tous  les  jours  sort  de  nos  lèvres  :  mon 
Dieu,  que  votre  nom  soit  sanctifié, que  votre  règne  arrive,  que 
votre  volonté  soit  faite  sur  la  terre  comme  au  ciel  :  Sanctificetur 
nomen  tuum;  adveniat  regnum  tuum;Jîat  voluntas  tua  sicut  in  cœlo  et 
in  terra  ...  C'est  l'hymme  de  l'amour. 

Peu  m'importe  que  les  événements  se  heurtent  avec  des  chocs 
formidables  comme  deux  navires  qui,  dj,ns  la  nuit  obscure,  se 
rencontrent  en  pleine  mer.  Peu  m'importe  que  des  gouffres  im- 
menses se  creusent  et  que  les  peuples  s'y  précipitent  avec  leur 
grandeur  déchue.  Peu  m'importe  que  les  siècles  en  passant  mul- 
tiplient les  ruines  et  détruisent  tout  ce  que  l'homme  a  édifié 
dans  de  pénibles  labeurs. 

Dieu  est-il  connu?  Son  nom  est-il  béni  par  tous  les  échos  du 
couchant  à  l'aurore?  Règne-t-il  sur  les  esprits  parla  foi  et  sur  les 
cœurs  par  l'amour?  Sa  loi  sainte  est-elle  la  charte  des  peuples  et 

H»  QUARANTE-TROIS. 


338  MOIS  DE  MARIE 

la  règle  des  mœurs?  Mon  âme  alors  tressaille  d'allégresse  : 
Lœtabor  ego  super  eloquia  tua. 

Et  si  les  intérêts  de  la  foi  nous  laissent  indifférents  comme  un 
fait  étranger  qui  ne  touche  point  à  notre  vie,  si  les  triomphes  de 
la  vérité  ne  nous  disent  rien  au  cœur,  si  la  cause  delà  religion  se 
débattant  en  plein  soleil  ne  peut  ni  nous  passionner,  ni  même 
nous  émouvoir,  aimons-nous  Dieu  ? 

Et,  que  sera-ce  donc  si  la  guerre  faite  à  Jésus-Christ  ne  met 
aucune  tristesse  dans  notre  cœur  et  aucune  larme  dans  nos  yeux? 
Nos  livres  sacrés  nous  racontent  que ,  au  départ  du  vainqueur  qui 
avait  dévasté  Jérusalem,  le  prophète  Jérémie  vint  au  milieu  des 
ruines,  et  voyant  le  temple  détruit  et  les  pierres  du  sanctuaire 
dispersées  le  long  des  rues  et  des  places  publiques,  il  poussa  des 
cris  déchirants  et  se  prit  à  pleurer. 

«  Mes  yeux  ont  versé  des  torrents  de  larmes ,  s'écriait  le  prophète 
David ,  parce  que  les  hommes  ne  gardent  point  votre  loi  :  Exitus 
aquarum  deduxerunt  oculi  mei  quia  non  custodierunt  legem  tuam  :  et 
encore-,  à  la  vue  de  ceux  qui  vous  sont  infidèles  je  sèche  de 
douleur  :  Vidi prœvaricantes  et  tabercebam. 

Nous  lisons  dans  la  vie  de  S.  François  d'Assise  qu'il  s'en  allait 
à  travers  les  bois  avec  des  sanglots  et  des  gémissements  invitant 
les  arbres ,  les  plantes  et  les  fleurs  à  pleurer  avec  lui  l'amour  qui 
n'était  pas  aimé. 

Et  vraiment ,  si  nous  aimons  Dieu,  comment  voir,  sans  en  être 
attristés,  ce  flot  de  haines  qui  monte  jusqu'à  lui?  Et  quoi  !  vous 
ne  pouvez  traverser  la  rue  sans  entendre  de  la  bouche  même  des 
petits  enfants  des  blasphèmes  plus  affreux  que  les  malédictions 
dont  le  peuple  Juif  accompagnait  le  Sauveur  sur  la  route  du 
Calvaire  ! 

Jésus-Christ,  après  avoir  reçu  les  nations  pour  héritage  au  jour 
de  la  rédemption,  est  banni  de  la  société  qui  efface  dans  ses  lois 
et  ses  constitutions  tout  ce  qui  porte  l'empreinte  de  l'Évangile! 

L'Église,  semblable  à  une  citadelle  que  les  ennemis  entourent 
de  toutes  parts,  est  en  lutte  avec  des  passions  qui  ont  juré  d'en 
arracher  jusqu'à  la  dernière  pierre  ! 

Et  ces  blasphèmes,  ces  apostasies,  cette  persécution  ne  vous 
font  pas  répandre  les  larmes  de  Jérémie? 

Les  âmes,  entraînées  par  le  flot  de  la  corruption  et  de  l'impiété 
qui  partoutroule  sa  fange,  sombrent  par  milliers  sous  la  vague, 
et  debout  sur  la  rive  vous  comptez  froidement  ces  naufrages  de 
la  vertu  et  de  la  foi! 

Semblable  à  l'ouragan  qui  déracine  les  arbres  du  désert,  le  vice 
ne  laisse  après  lui  que  des  ruines,  et  vous  n'êtes  point  attristés  de 
toutes  ces  existences  d'enfants,  d'hommes  et  de  vieillards  qui 
sont  à  terre  flétries,  découronnées  I 


MARIE   AU   PIED   DE  LA   CROIX  339 

A  côté  de  vous,  sous  le  même  toit,  il  y  a  peut-être  un  époux 
qui  attaque  vos  convictions  religieuses,  des  enfants  qui  ont 
oublié  le  Dieu  dont  ils  avaient  appris  à  bégayer  le  nom  sur  vos 
genoux,  un  père,  des  frères  ou  des  sœurs  que  l'indifférence  ou 
les  séductions  du  monde  ont  arrachés  à  Jésus-Christ;  et  votre 
cœur  n'est  pas  abreuvé  d'amertume  ! 

L'Évangile  nous  dit  que ,  avant  d'endurer  sa  passion  doulou- 
reuse, le  Sauveur  prit  avec  lui  quelques  uns  de  ses  disciples  qu'il 
conduisit  au  jardin  de  Gethsémani,  et  trois  fois  durant  son 
agonie  mortelle  il  alla  vers  eux  pour  réconforter  son  âme  qu'op- 
pressaient l'angoisse  et  la  tristesse,  et  trois  fois  il  les  trouva 
nonchalamment  endormis. 

La  même  scène  se  renouvelle  à  toute  heure  du  jour.  Le  monde 
est,  à  vrai  dire  ,  le  jardin  des  oliviers-,  et  là,  Jésus-Christ 
abandonné,  trahi,  vendu,  couvert  d'opprobres,  endure  de  nou- 
veau sa  cruelle  agonie,  et  s'adressant  aux  âmes  qui  lui  sont  le 
plus  fidèles:  ne  voyez-vo-us  pas,  leur  crie-t-il,  que  je  suis  triste 
jusqu'à  la  mort?:  tristis  est  anima  mea  nsque  ad  mortem-  Et,  OÙ 
sont-ils  ceux  qui  viennent  partager  son  immense  douleur? 

Vous  le  priez,  vous  le  visitez  dans  son  temple,  vous  le  recevez 
fréquemment  au  sacrement  de  son  amour,  mille  fois  vous  lui 
dites  en  lui  baisant  les  mains  et  les  pieds  qui  portent  les  blessures 
de  la  croix:  Seigneur,  je  vous  aime;  et  cependant  vous  n'êtes 
pas  tristes  des  lâchetés,  des  défections,  des  scandales,  des  vices 
etdes  crimes  qui  poussent  à  bout  sa  justice;  et,  vous  ne  jetez  pas 
une  pierre  à  rencontre  du  torrent  qui  emporte  les  âmes,  et  vous 
ne  tendez  pas  la  main  à  quelque'naufragé  pour  le  ramener  au 
rivage:  et  peu  vous  importe  que  vos  frères  s'égarent  et  se  per- 
dent pourvu  que  vous  vous  sauviez! 

Éveillez-vous  donc,  et  si  vous  vous  croyez  impuissant  à  relever 
n'importe  quelle  ruine,  apportez  au  moins  à  Jésus-Christ  un  cœur 
qui  compatisse  à  ses  tristesses  afin  que  vous  ayez  votre  part  des 
joies  du  paradis.  Amen, 


Vingt-sixième  jour. 
MARIE  AU  PIED  DE  LA  CROIX 

Stabat  juxta  crucem  Jesu  mater  ejus. 

La  mère  de  Jésus  était  au  pied  de  la  croix. 

Après  leThabor,  Jésus-Christ  avait  rencontré  le  Calvaire,  et  c'est 
îà  que  l'Évangile  nous  montre  Marie  debout,  près  de  la  croix 


340 


MOIS  DE   MARIE 


debout  forte,  courageuse  :  Stabat;  et  pourtant  l'âme  transpercée  de 
mille  glaives  :  Stabat  mater  dolorosa  : 

Les  apôtres  épouvantés  ont  pris  lâchement  la  fuite,  laissant 
leur  maître  aux  mains  de  ses  bourreaux  ;  quelques  amis  fidèles 
se  sont  arrêtés  au  bas  de  la  montagne, contemplant  de  loin  ce 
drame  mystérieux :Stabant  noti  ejus  a  longe.  Mais,  voyez-vous  la 
mère  de  Jésus? 

Lorsqu'un  envoyé  vint  annoncer  à  David  qu'il  avait  trouvé  son 
fils  Absalon  suspendu  à  un  chêne  par  les  tresses  de  ses  cheveux  , 
le  père  désolé  ordonna  qu'on  fermât  toutes  les  portes  de  son  palais 
en  deuil  parce  qu'il  lui  fallait  la  solitude  pour  pleurer. 

Ailleurs,  nous  lisons  que,  ayant  déposé  à  l'ombre  d'un  grand 
arbre  son  petit  enfant  qui  mourait  de  soif  au  milieu  des  sables 
brûlants  du  désert,  la  malheureuse  Agar  s'éloigna  en  s'écriant  : 
Non,  je  ne  le  verrai  point  mourir:  Non,  videbo  morientem  puerum. 

Il  semble  donc  qu'à  l'heure  où  son  Fils  endurait  sur  la  croix 
un  martyre  sans  nom ,  Marie  aurait  dû  s'enfermer  dans  la  solitude 
pour  y  cacher  ses  larmes.  Il  le  semble.  Mais ,  son  amour  l'emporte , 
et  gravissant  la  montagne  du  supplice  et  de  l'expiation,  elle  est 
là  debout,  au  milieu  des  blasphèmes  et  des  cris  insultants  d'une 
foule  dont  la  haine  gronde  comme  la  mer,  et  tandis  que  la  croix 
s'élève  entre  le  ciel  et  la  terre,  que  dit-elle  aux  siècles  rachetés 
par  l'amour %Attendite  et  videte  si  est  dolorsicut  dolor  meus  :  Voyez 
s'il  est  une  douleur  pareille  à  ma  douleur:  Et  les  siècles  émus  lui 
ont  répondu  avec  le  prophète  Jérémie;  elle  est  plus  vaste,  plus 
profonde  et  plus  amère  que  les  flots  de  l'Océan  :  Magna  est  velut 
mare  contritio  tuo. 

C'est  que  la  souffrance  a  pour  mesure  l'amour;  et  de  là  vient 
qu'en  ce  bas  monde  où  coulent  tant  de  pleurs,  il  n'est  point  de 
souffrances  comme  celles  des  mères.  Pourriez-vous  me  dire  la 
douceur  et  la  force,  la  puissance  et  la  tendresse,  la  profondeur 
et  la  sublimité  de  l'amour  maternel? 

En  créant  cet  être  admirable  qu'il  s'est  associé  pour  perpétuer 
la  vie,  Dieu  lui  a  fait  un  cœur  dont  rien  ne  saurait  éteindre  la 
flamme,  et  tandis  que  toutes  les  affections  humaines  ont  des  lassi- 
tudes et  des  défaillances  qui  attristent  comme  les  ruines,  la 
mère  a  des  tendresses  et  des  dévouements  qui  vont  jusqu'à 
l'héroïsme  et  survivent  à  la  mort. 

Aussi,  comment  dépeindre  ses  douleurs?  Il  y  a  là  une  majesté 
qui  étonne  et  un  accent  qui  déchire.  C'est  un  sanglot  de  l'âme  qui 
saisit  et  qui  brise.  C'est  une  plaie  qui  jamais  ne  se  ferme  et  un 
déchirement  qui  ne  peut  se  guérir.  C'est  une  tristesse  insondable 
et  mystérieuse  qui  ne  veut  pas  être  consolée  :  Venuit  consolari.  Et 
si  vous  avez  vu  quelquefois  une  mère  pleurer  près  de  la  tombe 
où  s'étaient  englouties  toutes  ses  espérances,  vous  aurez  cer- 


MARIE  AU  PIED  DE  LA  CROIX  341 

tainement  gardé  de  cette  douleur  inénarrable  le  plus  navrant 
souvenir. 

Une  mère  qui  souffre!  Il  n'est  pas  de  nature  si  sauvage  et  si 
féroce  qui  ne  soit  attendrie  par  ses  cris  de  détresse  ;  et  vous  n'avez 
pas  oublié  ce  lion  de  Florence  qui,  poursuivi  par  une  mère 
éperdue,  s'arrêta  tout  à  coup  et  lui  rendit  l'enfant  qu'il  emportait 
à  sa  gueule  béante;  et  la  pensée  et  le  cœur  applaudissaient  à  la 
réponse  de  cette  femme  à  qui  l'on  proposait  en  exemple  le  sacrifice 
d'Abraham  :  Dieu,  s'écria-t-elle,  ne  l'eut  jamais  exigé  d'une  mère  ! 

Eh  bien  !  Nous  sommes  au  Golgotha  où  sur  l'autel  dressé  par 
la  justice  divine  coule  le  sang  qui  rachète  le  monde..  Quelle  est  la 
femme  debout  près  de  la  croix?  C'est  une  mère...  Stabat  mater.  Or, 
la  mère  avec  son  dévouement  à  toute  épreuve  est  le  chef-d'œuvre 
de  la  création,  que  dirons-nous  de  Marie  ?  Partout  ,  dans  cette 
existence  nous  apparaît  le  prodige.  Il  est  dans  la  conception  imma- 
culée, il  est  dans  la  virginité  féconde,  il  est  dans  la  maternité  di- 
vine ;il  doit  donc  être  dans  l'amour,  et  quelques  pages  sublimes 
que  je  lise  dans  l'histoire  des  mères  ,  pour  trouver  un  amour 
comme  celui  de  Marie ,  nous  devons^le  la  terre  aller  au  ciel  et  de 
l'homme  remonter  jusqu'à  Dieu. 

Placée  par  un  choix  divin  à  des  hauteurs  sublimes  ,  Marie  est 
nécessairement  la  mère  incomparable,  et  son  amour  est  d'autant 
plus  ardent  et  plus  pur  qu'elle  est  vierge.  Le  monde  n'est  point 
entré  dans  ce  jardin  fermé  pour  en  cueillir  les  fleurs,  il  n'a  point 
bu  à  la  fontaine  scellée  dont  jamais  passant  n'a  troublé  les  eaux 
limpides,  la  Vierge  est  toute  au  Bien-Aimé...  Dilectus  meus  mihi  et 
ego  Mi.. .et  le  Bien- Aimé,  c'est  Jésus  l'Homme  Dieu,  c'est  son  Fils, 
et  de  l'amour  maternel  se  rencontrant  dans  son  cœur  avec 
l'amour  divin  naît,  comme  une  fleur  transplantée  des  régions 
éternelles,  le  plus  sacré,  le  plus  fort,  le  plus  délicat  et  le  plus  mer- 
veilleux de  tous  les  amours  qui  jamais  aient  fait  tressaillir  le  cœur 
d'une  mère. 

Or ,  un  jour  ,  vendu  trente  deniers  par  un  apôtre  infidèle,  mau- 
dit par  le  peuple  dont  un  habile  complot  a  exploité  les  haines  et 
condamné  par  des  juges  infâmes  ,  le  Bien-Aimè  qu'avait  figuré 
l'Isaac  des  temps  antiques  est  cloué  sur  la  croix ,  et  Marie  est 
accourue  àcette  scène  sanglante,  et  que  voit-elle?  Elle  voit  la  sainte 
victime  suspendue  entre  le  ciel  et  la  terre  ,  le  front  couronné 
d'épines  ,  le  visage  couvert  d'ignominies ,  le  regard  expirant  et  le 
corps  déchiré,  de  la  tête  aux  pieds,  par  les  verges  de  la  flagellation. 
Elle  compte  tous  les  soupirs  qui  s'échappent  de  sa  poitrine  hale- 
tante et  les  gouttes  de  sang  qui  jaillissent  de  ses  plaies  entrou- 
vertes. Elle  entend  les  imprécations  qui  s'élèvent  de  tous  les  points 
de  la  montagne,  et  les  bourreaux  qui  blasphèment  le  divin  Cru- 
cifié, et  ses  ennemis  qui  battent  des  mains  en  signe  de  victoire 


342  MOIS  DE  MARIE 

Tous  les  jours,  il  est  vrai,  quelque  mère  en  deuil  pleure  les 
larmes  de  Rachel  ;  mais  au  moins,  lorsque  son  enfant  souffre  et 
languit  comme  la  tige  que  le  vent  a  brisée ,  la  mère  peut  s' incli- 
ner tendrement  sur  sa  couche ,  déposer  sur  ses  lèvres  des  cares- 
ses brûlantes ,  essuyer  la  sueur  qui  coule  de  son  front...  et  lorsque 
la  mort  lui  a  ravi  sa  fleur ,  les  amis  s'empressent  de  consoler  sa 
solitude  et  des  voix  attendries  compatissent  à  sa  grande  douleur. 

Mais  au  Calvaire  ,  Marie  peut-elle  s'approcher  de  Jésus  et  sou- 
tenir sa  tête  défaillante?  Peut-elle  baiser  ses  mains  qu'ont  trans- 
percées les  clous? Peut-elle  étancher  le  sang  qui  tombe  de  ses 
larges  blessures?  Et,  au  moment  où  il  pousse  ce  cri  déchirant... 
Sitio ,  j'ai  soif,  peut-elle  seulement  verser  quelques  gouttes  d'eau 
sur  ses  lèvres  desséchées? 

Non.  La  mère  est  condamnée  à  voir  souffrir  son  Fils  sans  qu'il 
lui  soit  donné  de  soulager  sa  souffrance  et  les  douleurs  du  Fils 
retombent  sur  la  mère,  et  ces  deux  âmes  ressemblent,  dit  un 
auteur,  à  deux  luths  dont  les  vibrations  se  confondent,  ou  bien 
encore,  ajoute  Bossuet,  à  deux  miroirs  qui ,  placés  l'un  en  face  de 
Tautre  et  recevant  les  rayons  du  soleil,  se  renvoient  la  lumière 
et  la  chaleur. 

C'est  un  flux  et  un  reflux  de  tristesse  et  d'angoisses  qui  de 
Jésus  mourant  va  au  cœur  de  Marie,  et  ce  cœur  maternel  est 
déchiré  des  mêmes  épines,  percé  des  mêmes  clous,  abreuvé  des 
mêmes  amertumes,  immolé  sur  la  même  croix:  Cruciaberis  sup- 
plicio  meo  et  ego  tuo.  Et,  pour  la  consoler,  que  peuvent  les  saintes 
femmes  venues  avec  elle  sur  le  Calvaire?  leurs  voix  émues  sont 
impuissantes  à  couvrir  les  cris  de  mort  qui,  poussés  contre  son 
Fils,  retentissent  comme  un  écho,  dans  son  âme  désolée. 

Réunissez  donc  par  la  pensée  toutes  les  douleurs  des  mères  , 
douleurs  des  espérances  brisées  et  des  illusions  évanouies, 
douleurs  de  l'ingratitude  et  de  l'oubli ,  douleurs  de  la  souffrance 
et  du  deuil ,  vous  aurez  assez  de  larmes  pour  en  remplir  des 
abîmes-,  et  cependant,  si  vous  les  comparez  aux  douleurs  de 
Marie,  que  sont  toutes  ces  larmes  des  siècles,  ces  sanglots,  ces 
gémissements,  ces  blessures  faites  aux  cœurs? 

0  mères,  vous  souffrez  dans  la  mesure  des  affections  et  des 
tendresses  que  la  nature  renferme  dans  votre  âme  comme  un 
parfum  dans  un  vase  de  grand  prix,  et  si  la  mer  a  ses  rivages, 
toute  douleur  humaine  a  ses  limites  qu'elle  ne  peut  franchir.  Mais, 
Dieu  a  tellement  agrandi  le  cœur  de  sa  mère  que  le  ciel  s'y  est 
déversé  tout  entier  et  aucune  douleur  n'est  comparable  à 
sa  douleur  parce  qu'il  n'est  pas  d'amour  comparable  à  son 
amour  :  Nullus  dolor  amarior  quia  nu  lia  proies  charior. 

Bien  plus.  Nous  frémissons  d'horreur  lorsque  nous  lisons  dans 
l'histoire  ce  qu'ont  enduré  les  martyrs,  des  chevalets  et  des  ongles 


MARIE  AU  PIED   DE  LA  CROIX  343 

de  fer  !  des  grils  ardents  et  des  cachots  affreux  !  des  panthères  et 
des  lions  !  Avouons-le,  c'est  effrayant,  et  nous  sommes  à  nous 
demander  comment  des  millions  de  chrétiens  ont  enduré  sans 
défaillance  ces  supplices  inventés  par  la  rage  de  leurs  persé- 
cuteurs. 

Eh  bien!  voulez-vous, dit  saint  Anselme,  un  martyr  plus  dou- 
loureux? Allez  au  Calvaire  et  regardez  Marie:  Quidquid  crudelitatis 
inflictam  est  corporibus  martyrumleve  fuit  aut  potius  nihil  compara- 
tione  tuœ passionis.  Le  calice  qu'elle  a  bu  jusqu'à  la  dernière  goutte 
au  jour  de  la  passion  a  été  si  amer,  dit  à  son  tour  S.  Bernardin  de 
Sienne,  que  personne  n'aurait  pu,  sans  mourir  aussitôt ,  l'appro- 
cher de  ses  lèvres:  Tantus  fuit  dolor  Virginis  quod  si  in  omnes  créa- 
turas  qic.v  pati  possunt  dividertur,  omnes  simul  interirent:  Et  vous 
savez  que  l'Église,  dans  ses  cantiques,  l'appelle:  la  Reine  des 
Martyrs:  Regina  martyrum.  La  Reine  !  Entendez-vous?  Et  tous 
ceux  qui  ont  lavé  leur  robe  dans  le  sang  de  l'Agneau  jettent  à  ses 
pieds  leurs  palmes  et  leurs  couronnes . 

Ah  !  c'est  que  le  martyr,  au  milieu  de  ses  tourments,  regardant 
du  côté  du  ciel,  y  contemplait  Jésus-Christ  dans  sa  gloire,  et 
consolé  par  cette  vision  radieuse,  il  se  prenait  à  chanter  en  face 
de  la  mort. 

Mais,  au  Calvaire,  qu'est-ce  que  Jésus-Christ?  C'est  l'homme  des 
douleurs  ;  c'est  comme  le  ver  de  terre  qu'ont  écrasé  les  passants  ; 
c'est  le  supplicié  dont  le  corps  a  été  broyé  comme  le  grain  de  blé 
sous  la  meule,  et  le  Fils  devient  ainsi  le  martyre  de  la  mère  qui, 
avec  les  douleurs  de  la  nature,  a  ressenti  plus  fortes  et  plus 
véhémentes  encore  les  douleurs  de  la  grâce  :  tuam  ipsius  animan 
pertransibit  gladius. 

Croyez-vous ,  en  effet  ,  que  Marie  ait  souffert  uniquement 
comme  toute  femme  dont  l'enfant  tendrement  aimé  se  débat  dans 
les  transes  de  l'agonie?  Les  Saints,  au  souvenir  de  la  passion  du 
Sauveur ,  éclataient  en  sanglots,  et  prenant  le  Crucifix  dans  leurs 
mains  tremblantes ,  ils  l'inondaient  de  pleurs.  Les  iniquités  de  la 
terre  faisaient  à  leurs  cœurs  des  blessures  inguérissables  et  ils 
appelaient  la  mort  à  grands  cris  pour  ne  plus  entendre  les  blas- 
phèmes qui  attristaient  le  ciel. 

Or  ,  le  supplicié,  le  patient  du  Calvaire  n'est-il  que  le  fils  de  la 
Vierge?  Sous  le  vêtement  de  sa  chair  mise  en  lambeaux  et  cou- 
verte de  sang  Marie  a  reconnu  son  Dieu,  et  ce  Dieu  qu'elle  aime 
comme  les  séraphins  aiment  au  paradis  ,  les  abominations  des 
siècles  l'ont  investi  de  toutes  parts ,  et  lui ,  la  Sainteté ,  la  Justice 
infinie,  le  voilà  bafoué  ,  maudit, mis  en  croix...  Est-il  étonnant 
que  du  cœur  de  l'Homme-Dieu  toutes  les  tristesses  aient  rejailli 
dans  le  cœur  de  la  Vierge  Immaculée  ? 

Ce  que  j'admire,  c'est  qu'elle  n'ait  pas  succombé  dans  cette 


344  MOIS  DE  MARIE 

épreuve  de  l'amour ,  et  il  n'a  fallu  rien  moins  qu'un  miracle ,  nous 
disent  les  Docteurs,  pour  qu'elle  portât,  sans  en  être  écrasée,  le 
poids  incommensurable  des  douleurs  divines,  et  Dieu  l'a  fait  ce 
miracle  parce  que  dans  toute  vie  la  souffrance  se  proportionne 
à  la  grandeur. 

C'est  un  fait  universel  qu'atteste  à  chaque  page  l'histoire  des 
âmes. 

Rien  ne  nous  fait  si  grands  qu'une  grande  douleur  a  dit  un 
poète,  et  alors  même  qu'un  homme  porte  sur  sa  tête  toutes  les 
autres  couronnes  de  la  science,  de  la  fortune,  de  la  gloire  et 
même  de  la  vertu,  le  monde  regarde  à  son  front,  et  qu'y  cherche- 
t-il  ?  Il  y  cherche  ce  quelque  chose  d'incomparable  et  d'achevé 
que  donne  le  malheur. 

Aussi,  avant  de  moissonner  dans  l'allégresse,  tous  les  Saints 
ont  dû  semer  dans  les  larmes,  et  quand  il  semble  que  le  Christ 
oublie  de  les  associer  à  son  martyre,  les  voyez-vous  arracher  de 
ses  mains  le  calice  d'amertume  pour  y  boire  à  longs  traits  ? 

Bien  plus  ,  comme  s'il  eût  manqué,  sans  la  souffrance,  quel- 
que chose  à  sa  grandeur,  Dieu  est  tombé  pauvre,  humilié,  sur 
la  terre,  et  après  avoir  appelé  sur  lui  tous  les  opprobres,  il  est 
mort  dans  une  douleur  infinie  afin  que  l'homme,  étendu  sur 
n'importe  quelle  croix ,  vît  toujours  son  Dieu  dans  une  immo- 
lation plus  complète  et  plus  cruelle  que  la  sienne. 

La  beauté  des  âmes  et  la  gloire  dans  le  ciel  sont  donc  graduées 
sur  la  douleur,  a  dit  un  apologiste,  et  parce  que  dans  la 
création  et  le  monde  des  âmes  il  n'est  rien  de  beau,  rien  de  pur, 
rien  de  saint  comme  l'âme  de  Marie,  et  parce  que  au  ciel  sa 
gloire  éclipse  la  gloire  des  élus  comme  le  soleil  éclipse  les  étoiles, 
il  lui  fallait  ici-bas  la  plus  large  part  dans  la  souffrance. 

Et,  voilà  que  la  vertu  du  Très  Haut  qui  l'avait  couverte  de  son 
ombre  pour  la  rendre  bienheureuse  entre  toutes  les  femmes  est 
encore  survenue  pour  l'abîmer  dans  une  douleur  aussi  divine 
que  sa  maternité  ;  et  si  elle  a  été  bénie  ,  selon  la  parole  de  l'ange, 
comme  Jésus  son  Fils,  elle  a  été  submergée  comme  lui  dans  les 
flots  les  plus  amers. 

Approchons-nous  avec  compassion  de  cette  tendre  mère  et  si 
l'amour  ne  nous  fait  pas  pleurer  ,  demandons-lui  que  le  repentir 
mette  dans  nos  yeux  deux  fontaines  de  larmes. 


MARIE  AU  PIED  DE  LA  CROIX  345 

Vingt-septième  jour 
MARIE  AU  PIED  DE  LA  CROIX 

Paries  in  dolore  filios. 

Tu  enfanteras  dans  la  douleur. 

L'Église,  deux  fois,  chaque  année,  nous  rappelle  dans  sa 
liturgie  le  souvenir  de  Notre-Dame  des  Sept  Douleurs.  Et  pour- 
quoi se  plaît-elle  ainsi  à  nous  remettre  sous  les  yeux  cette  figure 
voilée  par  une  immense  tristesse?  Veut-elle  uniquement  nous 
attendrir  sur  le  deuil  d'une  mère  dont  le  fils  expire  dans  un 
infâme  supplice,  maudit  par  la  terre  et  abandonné  du  ciel  ? 
Veut-elle  proposer  à  notre  admiration  cette  femme  qui,  plus  forte 
que  le  chêne  sous  les  coups  de  la  tempête,  reste  debout  au 
milieu  de  son  martyre?  Veut-elle  célébrer  par  des  prières  et  des 
chants  l'héroïsme  de  son  amour  qui,  au  lieu  de  défaillir,  a  grandi 
dans  la  souffrance? 

Oui,  sans  doute.  Mais,  puisque  sous  les  formes  extérieures  du 
culte  sont  cachés  des  vérités  et  des  dogmes  sublimes,  pénétrons 
dans  cette  âme  si  pure  qu'a  transpercée  le  glaive  et  scrutons  le 
mystère  de  sa  douleur. 

Deux  points  culminants  nous  apparaissent  dans  l'histoire  de 
l'humanité:  la  chute  et  la  réparation. 

A  la  chute  que  voyons-nous?  Un  arbre  planté  au  milieu  du 
paradis  terrestre ,  et  au  pied  de  cet  arbre  dont  elle  contemple  le 
fruit  est  une  femme,  et  cette  femme,  à  peine  sortie  des  mains  du 
Tout  Puissant ,  porte  une  âme  sans  souillure  dans  une  chair 
immaculée,  et  Dieu  Ta  créée,  toute  brillante  de  justice,  pour  être 
la  mère  du  genre  humain  et  lui  transmettre  la  vie  du  temps  et  de 
l'éternité. 

Mais ,  un  jour  survient  l'épreuve,  et  aux  prises  avec  la  séduc- 
tion, la  femme  succombe  dans  la  lutte.  Aussitôt,  de  son  front 
tombe  la  couronne  de  l'innocence  comme  tombe  de  la  tige  la 
fleur  que  le  vent  a  brisée ,  et  du  ciel  qu'ont  obscurci  des  nuages 
menaçants  part  cet  anathème  :  In  dolore  paries,  tu  enfanteras 
dans  la  douleur  ;  et  avec  un  sang  vicié,  la  femme  déchue  trans- 
met à  sa  postérité  le  germe  de  la  mort. 

Quatre  mille  ans  plus  tard,  nous  sommes  au  Calvaire  ;  c'est  la 
Réparation.  Voyez-vous  la  croix,  arbre  magnifique,  arbre  divin  : 
Arbor  décora  etfalgida ,  dont  les  branches  puissantes  s'étendent 
à  l'orient  et  à  l'occident  ?  A  ses  rameaux  féconds  est  suspendu  le 
véritable  fruit  de  vie  qui,  mangé  par  toutes  les  générations  nées 
de  la  foi  et  de  l'amour,  leur  rendra  l'immortalité;  et  au  pied  de 
cet  arbre  que  fait  Marie  ? 


346  MOIS  DE  MARIE 

Comme  à  la  chute,  c'est  la  femme,  mais  la  femme  par  excel- 
lence qui,  dans"cette  seconde  création,  au  lieu  d'être  séduite  par 
lej serpent,  lui  écrase  la  tête  de  son  pied  virginal;  la  femme  pré- 
dite, dès  le  berceau  du  monde,  comme  devant  réparer  avec  le 
nouvel  Adam  les  [ruines  qu'avait  amassées  le  premier  sur  le 
chemin  des  siècles;  la  femme  prédestinée  qui  a,  dans  l'œuvre 
admirable  du  salut,  la  même  part  qu'Eve  la  pécheresse  dans  le 
naufrage  de  l'humanité. 

Vous  êtes  la  femme  bénie  entre  toutes  les  femmes,  lui  dit 
l'ange  Gabriel  en  lui  apportant  le  céleste  message  ;  et  sur  les  mon- 
tagnes d'Hébron,  de  sa  voix  inspirée,  Elisabeth  lui  adresse  la 
même  louange  :  Benedicta  tu  in  milieribus.  J'ai  vu  la  femme  dans 
le  ciel,  dit  le  prophète  de  Pathmos,  et  le  soleil  lui  servait  de 
vêtement,  la  lune  de  marchepied  et  douze  étoiles  formaient  sa 
couronne  -.Mulier  amicta  sole. 

Marie  est  si  bien  la  femme  que,  Jésus-Christ,  parlant  comme 
Dieu,  ne  lui  donne  point  d'autre  nom,  dans  les  circonstances  les 
plus  solennelles  de  sa  vie  et  même  dans  sa  mort  :  Millier,  ecce 
fdius  tuus. 

Seulement,  de  même  que  la  première  femme  avait  été  créée 
dans  l'innocence  et  qu'elle  reflétait  dans  son  âme  sans  tempêtes 
la  sainteté  de  Dieu,  il  fallait  au  Calvaire,  à  la  réparation,  une 
Vierge. 

Et  Marie  vient  au  pied  de  la  croix,  avec  sa  conception  miracu- 
leuse d'où  la  main  si  puissante  du  Seigneur  avait  éloigné  toute 
souillure.  Elle  y  vient  avec  une  existence  aussi  limpide  dans  son 
courant  qu'elle  l'avait  été  dans  sa  source.  Elle  y  vient  avec  un 
cœur  plus  serein  que  le  firmament  où  ne  passe  aucun  nuage  ;  et 
dans  la  balance  où  la  femme  tombée  avait  jeté  son  crime,  elle 
jette  comme  contre-poids  une  vie  dont  jamais  souffle  de  la  terre 
n'avait  terni  la  pureté. 

Elle  y  jette  aussi  ses  douleurs,  et  en  souffrant  elle  devient  en 
toute  vérité  la  Mère  delà  vie  :  In  dolore paries. 

Il  n'est  pas  bon  que  l'homme  soit  seul,  avait  dit  le  Seigneur  en 
contemplant  son  ouvrage;  et  il  créa  la  femme;  et  de  l'homme  et 
de  la  femme  devait  jaillir,  semblable  aux  fleuves  qui  sortaient 
de  l'Eden ,  une  double  vie,  la  vie  humaine  et  la  vie  divine.  Or,  au 
jour  de  la  chute,  la  vie  divine  s'étant  arrêtée  tout  à  coup,  comme 
le  flot  qui  rencontre  la  digue. . .  voyons. . .  qui  nous  la  rendra? 

Ecoutez  Jésus-Christ  :  moi ,  dit-il ,  je  suis  la  vie  :  Ego  sum  vita, 
et  je  suis  venu  sur  la  terre  pour  vous  donner  la  vie  dans  toute  sa 
plénitude  :  Ego  veni  ut  vitam  habeant  et  abundantius  habeant.  Là  est 
tout  le  grand,  le  sublime  mystère  de  la  Rédemption.  Jésus-Christ 
souffre,  il  meurt  sur  la  croix,  et  par  sa  souffrance  et  sa  mort ,  il 
réconcilie  la  terre  avec  le  ciel  et  l'homme  engendré .  pour  ainsi 


MARIE  AU   PIED  DE  LA  CROIX  347 

dire,  une  seconde  fois,  recouvre  la  vie  surnaturelle  qui  en  fait 
un  enfant  de  Dieu  :  Ex  Deo  natisunt. 

Mais,  Seigneur,  étiez-vous  seul  lorsque  dans  la  douleur  vous 
nous  engendriez  à  la  grâce  et  que  de  vos  plaies  sanglantes  sortait 
un  peuple  nouveau,  le  peuple  des  élus?  Et  le  Seigneur  me 
répond  du  haut  de  son  gibet  :  Vois-tu  près  de  la  croix  cette  femme 
dont  l'amour  est  plus  fort  que  la  mort?  C'est  ma  mère,  et  moi, 
son  fils,  j'ai  voulu  l'associer  à  mon  martyre  pourqu'elle  fût  la 
mère  des  vivants  comme  je  suis  le  père  des  siècles  à  venir  :  Pater 
futur i  sœculi:  mater  cunctorum  vivent ium. 

11  y  a  dans  cette  vie  admirable  deux  enfantements  dont  l'un  à 
la  Crèche  et  l'autre  au  Calvaire.  A  la  crèche,  Marie  enfante  le  fils 
de  Dieu  à  la  vie  des  hommes,  et  au  calvaire,  elle  enfante  les  hom- 
mes à  la  vie  de  Dieu.  A  la  crèche,  point  de  souffrances  parce 
qu'elle  enfante  le  Juste,  et  au  calvaire,  des  tourments  sans  nom 
parce  qu'elle  enfante  des  pécheurs.  Et  comment?  En  consentant 
à  l'immolation  de  la  Victime  qui  seule  pouvait  sauver  le  monde. 

Dieu  nous  a  tellement  aimés,  dit  l'apôtre  S.  Jean,  qu'il  a  livré 
son  fils  unique  à  la  mort  pour  nous  faire  naître  à  la  vie  :  Sic 
Deus  dilexit  mundum  ut  Filium  suum  unigenitum  daret.  Et,  en  le 
livrant,  il  est  devenu  le  père,  le  vrai  père  de  toutes  les  âmes  dont 
Jésus-Christ  a  payé  la  rançon. 

Ainsi  Marie.  Le  Fils  de  Dieu  est  également  son  Fils  ;  elle  a  sur 
lui  toute  la  puissance  et  tous  les  droits  de  l'amour  maternel. . . 
puissance  inviolable,  droits  sacrés,  et  puisqu'elle  a  dû  consentir 
à  sa  naissance,  il  faut,  dit  Bossuet,  qu'elle  consente  à  sa  mort. 
ôMère,  le  veux-tu? 

Veux-tu  que  les  épines  meurtrissent  cette  tête  qui  tant  de  fois  a 
reposé  sur  ton  cœur? 

Veux~tu  que  d'infâmes  soufflets  insultent  cette  face  adorable 
dont  l'éclat  illuminera  les  cieuxaux  siècles  éternels? 

Veux-tu  que  des  fouets  déchirent  cette  chair  innocente  qui  est 
ta  chair  et  que  des  clous  transpercent  ces  pieds  et  ces  mains  que 
tu  baisas  la  première  sur  la  paille  de  Bethléem  ? 

Veux-tu  que  la  mort  cruelle,  ignominieuse,  ferme  ces  lèvres 
qui  te  souriaient  avec  tendresse  et  ces  yeux  qui  se  miraient  dans 
tes  yeux?  Le  veux-tu,  ô  mère,  dis-moi,  le  veux-tu? 

Et  alors,  dans  cette  âme  virginale  s'engage  une  lutte  terrible 
entre  deux  amours,  tous  deux  extrêmes,  qui  combattent  ensem- 
ble ;  d'un  côté,  l'amour  de  son  Jésus,  et  de  l'autre  l'amour  des 
hommes.  Et  de  ces  deux  amours,  l'un  est  plus  tendre  et  l'autre 
plus  fort  ;  l'un  fait  le  martyr,  et  l'autre  le  sacrifice  ;  l'un  soulève 
la  tempête,  et  l'autre  ramène  le  calme. 

Entendez-la  s'écrier  :  j'irai,  moi,  sa  mère,  tomber  aux  pieds 
des  juges  et  des  bourreaux,  et  d'une  voix  entrecoupée  de  soupirs 


348  MOIS  DE  MARIE 

et  de  sanglots  je  leur  dirai  :  si  vous  n'avez  pas  compassion  du 
fils,  ayez  pitié  de  la  mère...  et  ils  seront  attendris  par  mes  larmes. 

Mais  aussitôt,  et  la  terre  qui  demande  son  sauveur  !  et  l'huma- 
nité qui  attend  le  salut!  et  le  ciel  qui  réclame  une  victime!  Et  les 
âmes  qui  ne  peuvent  être  rachetées  que  par  la  croix  ! 

De  ces  deux  courants  quel  est  celui  qui  entraînera  son  cœur? 

Nous  lisons  que,  lors  du  massacre  de  Thessalonique,  une  vic- 
time devait  être  frappée  dans  chaque  famille  de  cette  ville  infor- 
tunée. Or,  au  moment  ou  cette  scène  horrible  allait  ensanglanter 
l'amphithéâtre,  il  y  avait  là  un  père  avec  ses  deux  enfants  dont 
l'un  était  le  soutien  et  l'autre  plus  jeune,  le  Benjamin  de  ses 
vieilles  années.  Lequel  faut-il  que  je  frappe?  dit  le  bourreau. 
Choisis.  Et  le  père,  prenant  ses  deux  fils  dans  ses  bras  et  les 
pressant  sur  son  cœur...  Choisir?  s'écria-t-il,  impossible:  unis 
dans  la  vie,  nous  voulons  l'être  dans  le  trépas.  Ils  tombèrent 
tous  les  trois...  mais  un  seul  était  mort,  et  quand  le  vieillard 
revint  de  sa  douleur  à  la  vie,  le  plus  âgé  de  ses  enfants  était  à 
terre  sanglant,  inanimé,  et  l'autre  pleurait  auprès  de  son  cadavre. 
Eh  bien  ;  au  Calvaire,  il  fallait  également  une  victime  à  la  justice 
de  Dieu,  et  Dieu  a  dit  à  la  mère  du  Sauveur...  Choisis  ;  ou  ton  Fils 
ou  l'homme,  Jésus  ou  son  bourreau  :  Et,  la  mère  a  choisi...  elle 
«  que  mon  Fils  meure  et  que  les  hommes  vivent.  »  Tel  a  été  le 
cri  de  son  amour;  et  debout  comme  le  prêtre  qui,  à  l'autel,  tient 
dans  ses  mains  le  calice  du  salut,  elle  offre  elle-même  la  victime 
immolée  pour  la  rédemption  du  monde. 

Abraham,  lui  aussi,  était  monté  sur  la  colline  pour  y  sacrifier 
son  Isaac.  Mais,  Dieu  arrêta  son  bras,  tandis  que  Marie  reste  sur 
le  Calvaire  jusqu'à  ce  que  l'Isaac  de  la  nouvelle  loi  ait  expiré 
dans  un  supplice  dont  la  seule  pensée,  à  dix  neuf  siècles  de  dis- 
tance, nous  arrache  des  pleurs;  et  si  en  consentant  à  l'incarna- 
tion du  Verbe  elle  est  devenue  mère  de  Dieu,  en  consentant  à  sa 
mort  et  en  le  livrant  pour  nous,  les  coupables  et  les  maudits,  elle 
devient  mère  des  hommes,  mère  des  vivants  :  Mater  cunctorum 
vivent  him. 

Nous  sommes  donc  les  enfants  de  sa  compassion  et  ce  mot 
consacré  par  l'Église  est  une  nouvelle  révélation  du  mystère  de 
ses  douleurs. 

Celui  qui  n'a  pas  traversé  le  rude  chemin  des  épreuves,  disent 
nos  livres  sacrés,  ne  sait  pas  compatir  :  qui  non  est  tentât as  quid 
siet.  11  faut  avoir  pleuré  pour  savoir  tout  ce  qu'il  y  a  d'amertume 
dans  les  larmes.  Il  faut  que  le  cœur  ait  eu  des  déchirements 
profonds  pour  qu'il  s'attendrisse  sur  les  blessures  que  font  aux 
âmes  les  déceptions,  les  mécomptes  et  les  ingratitudes  de  la  vie. 
Il  faut  avoir  porté  la  croix  sur  ses  épaules  meurtries  pour  en 
sentir  le  poids  :  qui  non  est  tentatus  quid  siet. 


MARÎE  AU  PIED  DE  LA  CROIX  349 

Imaginez  un  sentier  tellement  aplani  que  vous  n'y  découvriez 
pas  même  un  grain  de  sable  et  suivez-le  toujours,  oui,  toujours 
sans  aucune  secousse,  comprendrez-vous  ce  que  l'existence 
humaine  renferme  de  fatigues  et  de  labeur?  Non,  vous  ne  le 
comprendrez  pas  et  la  triste  et  la  sombre  réalité  ne  vous  appa- 
raîtra qu'à  travers  un  mirage  trompeur. 

Mais,  voici  la  souffrance.  C'est  la  pauvreté  qui  manque  de  pain  ; 
c'est  la  mort  qui  dépeuple  votre  demeure  et  la  ferme  à  la  joie; 
c'est  l'illusion  qui  tombe  avant  le  temps  comme  des  feuilles 
jaunies  avant  l'automne,  et  aussi  vite  que  du  choc  de  deux  pier- 
res a  jailli  l'étincelle,  de  la  souffrance  est  née  la  compassion,  et 
désormais  il  n'y  aura  point  d'infortune  qni  ne  puisse  vous  émou 
voir  et  votre  voix  elle-même  trouvera  des  notes  attendries. 

Aussi,  la  mère  ayant  pour  mission  de  compatir  à  toutes  les 
douleurs  de  la  famille  et  chacune  de  ces  douleurs  ayant  dans 
son  âme  un  écho,  Dieu  l'a  condamnée  à  la  souffrance  et  c'est  en 
souffrant  qu'elle  transmet  la  vie  :  In  dolore  pariés. 

Marie  étant  choisie  de  Dieu  pour  être  placée  comme  mère  à  la 
tête  de  la  famille  chrétienne,  que  fallait-il  donc?  Il  fallait  qu'elle 
bût  à  une  coupe  où  seraient  concentrées  toutes  les  amertumes 
afin  qu'elle  apprît  à  compatir  aux  misères  de  l'humanité  et 
qu'elle  écoutât,  pour  les  consoler,  tous  les  gémissements  qui  de 
la  terre  arriveraient  à  son  cœur. 

Elle  les  écoute  si  bien  que  le  peuple,  dans  sa  reconnaissance 
et  son  amour,  l'appelle  :  la  mère  de  la  miséricorde  :  Mater  mise- 
ricordiœ.  A  Dieu  la  justice,  la  foudre  qui  gronde,  le  tonnerre  qui 
éclate,  le  calice  rempli  du  vin  de  la  colère. . .  à  Marie,  la  miséri- 
corde, la  compassion  et  l'amour.  Et  depuis  que  la  souffrance  a 
creusé  dans  son  cœur  des  abîmes  de  tendresse,  où  vont  les 
âmes  endolories?  Elles  vont  suppliantes  à  Notre-Dame  des  Sept- 
Douleurs. 

Sont-elles  agitées  par  la  tentation  comme  la  barque  par  les 
flots  irrités?  Pleurent-elles  leurs  espérances  trompées  comme  le 
laboureur  pleure  la  moisson  qu'a  ravagée  la  tempête?  Languis- 
sent-elles de  tristesse  et  d'ennui  comme  languit  la  plante  dans 
une  terre  desséchée?  Instinctivement,  tous  ces  déshérités  de  la 
fortune  ou  du  bonheur  apportent  leurs  angoisses  à  l'autel  de  la 
Reine  des  Martyrs. 

Là,  je  vois  la  mère  qui  demande  vainement  à  la  tombe  l'enfant 
de  sa  tendresse.  Là  est  l'épouse  dont  la  joie  s'est  effeuillée  plus 
vite  que  la  fleur  sous  le  souffle  des  vents.  Là  se  pressent  toutes 
les  victimes  de  l'injustice  humaine...  et  pourquoi  tous  les 
enfants  d'Eve  crient-ils  vers  Marie  des  rivages  de  l'exil?  Ad  te 
clamamus  exules  filii  Hevœ.  C'est  parce  que,  ayant  souffert,  elle 
comprend  mieux  le  langage  de  la  souffrance* 


350  MOIS  DE  MARIE 

0  Mère,  je  voudrais  compatir  moi-même  à  vos  douleurs  -,  mais 
puisqu'elles  m'ont  enfanté  à  la  grâce  et  à  la  vie,  laissez-moi 
plutôt  les  bénir,  et  si  jamais,  entraîné  par  la  séduction,  je  deve- 
nais ingrat,  rappelez-vous  qu'une  mère  aime  d'autant  plus  son 
enfant  qu'il  lui  a  coûté  plus  d'angoisses  et  de  pleurs.  Amen. 


Vingt-huitième  jour 
MARIE  ET  SON  CULTE  DANS  L'ÉGLISE 

Accepit  eam  discipulus  in  sua. 

Le  disciple  la  reçut  pour  sa  mère. 

Lors  de  la  dernière  cène,  Jésus-Christ  prononça  dans  le  cénacle 
une  de  ces  paroles  qui  commandent  à  la  nature  et  s'en  font  obéir. 
Ceci  est  mon  corps,  dit-il  à  ses  apôtres,  et  par  la  vertu  de  cette 
parole  divine,  le  pain  était  changé  miraculeusement  en  sa  chair 
adorable  et  l'Eucharistie  nous  était  donnée  pour  être  dans  les 
grandes  luttes  de  la  vie  l'aliment  et  la  force  des  âmes. 

Le  lendemain,  la  croix  se  dressait  au  sommet  du  Calvaire  et 
de  la  croix  tombait  une  autre  parole  aussi  puissante  :  Ecce  mater 
tua,  voilà  votre  mère;  et  en  l'entendant,  la  Vierge  plongée  dans 
la  douleur  comprit  qu'elle  s'adressait  à  tous  les  siècles ,  et  soudain 
son  cœur  se  dilate,  et  il  en  jaillit  merveilleusement  une  source 
d'amour  assez  large  et  assez  profonde  pour  que  l'humanité  chré- 
tienne y  puise  sans  la  tarir,  et  depuis  cette  heure  solennelle  Marie 
nous  a-t-elle  réellement  aimés? 

Oui,  nous  répondent  les  docteurs  qui  ont  chanté  sa  tendre  mé- 
diation dans  des  pages  sublimes. 

Oui,  nous  disent  les  peuples  qui,  pour  la  bénir,  empruntent  à 
toutes  les  langues  de  l'univers  ce  qu'elles  ont  de  plus  suave  et  de 
plus  harmonieux. 

Oui,  répètent  en  chœur  ces  millions  de  voix  qui,  parties  de 
toutes  les  extrémités  de  l'espace  et  du  temps,  acclament  la  reine 
des  cieux  dans  des  hymnes  sans  fin. 

Et,  pour  comprendre  cet  amour  immense  qui  du  cœur  de 
Marie  s'épanche  sur  la  terre,  il  faudrait  compter  tous  les  naufra- 
gés qu'elle  a  ramenés  au  port,  toutes  les  âmes  brisées  qu'elle  a 
rendues  à  l'espérance,  toutes  les  vies  fanées  qu  elle  a  fait  refleu- 
rir. . .  C'est  le  secret  des  cieux. 

Marie  nous  aime,  n'insistons  pas  ;  elle  est  mère,  et  qu'est-ce 
que  la  mère,  sinon  l'amour  ? 

Mais,  l'Évangile  ajoute  qu'en  descendant  du  Calvaire,  S.  Jean, 


MARIE   ET  SON  CULTE  DANS  L'ÉGLISE  351 

devenu  son  enfant  adoptif,  l'aima  lui  aussi  comme  savent  aimer 
les  âmes  virginales:  Accepit  eam  discipulus  in  sua.  Il  la  consola 
des  douleurs  de  l'absence,  il  la  suivit,  comme  son  ange,  dans  le 
sentier  désormais  si  triste  et  si  solitaire  de  l'exil,  et  sachant 
qu'après  le  pain  du  tabernacle  il  n'y  avait  sur  la  terre  rien  de  plus 
saint  que  la  mère  de  Jésus ,  il  veilla  pieusement  à  sa  garde  comme 
les  Chérubins  qui  entourent  l'autel. 

Or,  S.  Jean  étant  au  pied  de  la  croix  le  représentant  de  l'Eglise, 
d'après  ce  que  nous  enseignent  les  docteurs,  il  a  dû  lui  trans- 
mettre en  héritage  ce  culte  mêlé  de  tendresse  et  de  vénération. 
L'a-t-il  fait?  Etudions  les  siècles. 

Il  en  est  du  culte  de  Marie  à  travers  les  âges  chrétiens  comme 
de  certaines  sources  qui  jaillissent  des  flancs  de  la  montagne. 
Tout  d'abord  c'est  un  faible  ruisseau  qui  semble  sommeiller  dans 
ses  rives  étroites.  Puis  surviennent  de  nombreux  affluents,  le  lit 
s'élargit,  le  flot  monte  et  la  source  presque  imperceptible  devient 
un  fleuve  majestueux. 

De  même,  ne  cherchez  pas  au  berceau  de  l'Église  des  fêtes 
émouvantes  dans  des  temples  radieux,  des  hymnes  montant  au 
ciel  avec  le  parfum  de  l'encens,  des  foules  s'en  allant  sur  les 
grands  chemins,  bannières  déployées.  L'Église  est  sous  terre, 
fuyant  la  persécution  qui  a  décrété  sa  mort,  et  quand  elle  peut 
apparaître  au  soleil ,  quelle  est  l'image  qu'elle  tient  dans  les 
mains  et  la  parole  qu'elle  a  sur  les  lèvres  ? 

L'image  qu'elle  tient  dans  les  mains,  c'est  la  croix.  La  parole 
qu'elle  a  sur  les  lèvres,  c'est  l'Évangile.  Quoi  d'étonnant  !  Avant 
tout,  il  fallait  amener  les  âmes  aux  pieds  du  divin  Crucifié  des- 
cendu sur  la  terre  pour  en  être  adoré  ;  il  fallait  montrer  aux 
intelligences  les  grandes  vérités  qui  devaient  en  être  la  lumière 
et  la  vie,  et  puis  n'était-il  pas  à  craindre  que  les  convertis  de  la 
veille ,  arrachés  péniblement  à  des  erreurs  qui  dataient  de  longs 
siècles,  confondissent  l'aimable  Vierge  avec  les  divinités  païennes 
et  dénaturassent  son  culte  angélique  en  rendant  à  la  Mère  les 
honneurs  divins  qui  n'étaient  dus  qu'au  Fils  ? 

Dans  les  trois  premiers  siècles  de  lutte  gigantesque  entre  la 
doctrine  de  l'unité  de  Dieu  et  la  tourbe  des  divinités  de  la  fable > 
entre  la  folie  de  la  croix  et  la  sagesse  qui  sacrifiait  aux  idoles, 
entre  la  force  morale  qui  bravait  la  mort  et  la  force  brutale  qui 
s'épuisait  à  la  donner,  le  christianisme,  dit  un  auteur,  dut  pré- 
senter le  moins  de  surface  possible  pour  mieux  entrer  dans  le 
cœur  du  monde  païen  et  n'enseigner  ouvertement  que  ce  qui 
pouvait  être  publié  sur  les  toits. 

Et  cependant,  même  à  cette  heure  où  la  plupart  de  nos  dogmes 
étaient  cachés  sous  des  voiles  dans  le  secret  du  sanctuaire ,  si 
Marie  reste  dans  l'ombre,  ne  croyez  pas  qu'elle  soit  absente.  Elle 


352  MOIS  DE  MARIE 

est  au  fond  de  la  doctrine  comme  le  grain  est  dans  le  sillon, 
comme  le  parfum  est  dans  la  fleur. 

L'apôtre  qui  arrivait  dans  n'importe  quelle  cité  pour  y  prêcher 
l'Évangile  pouvait-il  parler  de  Bethléem,  de  Nazareth  et  du  Cal- 
vaire sans  laisser  entrevoir  la  douce  figure  de  Marie  qui  avait  sa 
place  bien  distincte  dans  ces  scènes  admirables  de  la  vie  du 
Sauveur  ?  Et  le  peuple  qui  entendait  raconter  les  merveilles 
opérées  par  le  Fils  ne  devait-il  pas  s'écrier  avec  un  saint  enthou- 
siasme comme  autrefois  les  femmes  de  la  Judée  :  Heureuse  la 
Mère  qui  l'a  porté  dans  son  sein  et  nourri  de  son  lait  :  Beatus 
venter  qui  te  portavit  et  ubera  quœ  suxisti. 

Aussi,  le  voyez-vous?  On  dirait  que  la  prédication  évangélique 
ne  satisfait  ni  sa  foi,  ni  sa  piété  naissante,  et  il  s'en  va  glaner,  sur 
tous  les  chemins  qu'avait  parcourus  la  Vierge  Marie,  les  souve- 
nirs et  les  récits  légendaires  qui,  transmis  au  foyer,  sous  la  tente 
ou  dans  les  haltes  au  désert  nous  dépeignent,  comme  un  tableau 
vivant,  les  idées  et  les  mœurs  de  la  société  chrétienne  ;  et  ces 
légendes  populaires  qui  se  rangent  autour  de  l'Évangile  comme 
la  chronique  autour  de  l'histoire  sont  arrivées  jusqu'à  nous  avec 
leurs  chants  et  leur  parfum  pour  attester  l'admiration  qu'avaient 
déjà  les  âmes  pour  la  grandeur  de  la  Mère  de  Dieu  et  le  culte  qui, 
dès  l'origine  du  christianisme,  s'attachait  à  cette  incomparable 
créature. 

Descendez  maintenant  aux  catacombes.  Nous  sommes  dans 
le  premier  de  tous  les  temples  catholiques.  Tandis  que  sur  sa 
tête  gronde  l'orage,  l'Église  a  caché  là  l'autel  du  sacrifice,  là 
la  tombe  de  ses  martyrs,  son  symbole  et  sa  liturgie. . .  Or,  à  côté 
de  l'image  du  bon  Pasteur  que  le  peintre  a  reproduite  sur  ces 
murs  qui  abritèrent  tant  d'héroïsme,  qu'est-ce  que  cette  femme 
qui,  tenant  un  petit  enfant  sur  ses  genoux,  reçoit  les  présents 
des  rois  Mages  ou  bien  étend  les  bras  pour  prier?  Regardez-bien, 
c'est  la  Vierge,  c'est  Marie  avec  sa  grâce  toute  céleste  et  ses  traits 
presque  divins,  et  si  la  science  admire  cette  figure  ravissante 
dont  le  moyen-âge  nous  a  gardé  l'empreinte,  le  catholique,  lui, 
s'exalte,  et  il  a  bien  raison,  en  retrouvant  le  culte  de  sa  Mère  aux 
premières  assises  de  la  foi. 

Et  devant  cette  image  qui  leur  rappelait  tant  de  doux  souvenirs 
que  faisaient  ces  chrétiens  des  Catacombes?  Ils  saluaient  avec 
l'archange  Gabriel  la  Femme  bénie  entre  toutes  les  femmes;  ils 
s'encouragaient  à  la  lutte  en  pensant  au  courage  qu'avait  déployé 
sur  le  Calvaire  la  mère  des  douleurs;  ils  invoquaient  comme 
Médiatrice  celle  qui  avait  les  bras  étendus  pour  attirer  sur  la  terre 
les  bénédictions  du  Ciel.  C'était  le  culte  de  Marie  dans  son  germe. 
Attendons  ;  le  germe  va  fleurir. 
Le  sang  des  martyrs  ne  coule  plus  dans  l'arène ,  le  glaive  s'est 


MARIE  ET  SON  CULTE  DANS  L'ÉGLISE  353 

brisé  dans  la  main  des  persécuteurs,  la  croix  a  vaincu  le  monde 
et  l'Église,  rendue  à  la  liberté,  déchire  hardiment  tous  les  voiles 
qui  cachaient  sa  doctrine.  Or,  de  même  qu'un  fleuve  arrêté  dans 
sa  marche  brise  enfin  ses  digues  et  franchit  tous  ses  bords ,  on 
dirait  que  l'amour  de  Marie  trop  longtemps  comprimé  dans  les 
cours  éclate  tout  à  coup,  fait  explosion,  et  de  toute  part  s'élève  à 
sa  gloire  un  concert  de  louanges  et  la  première  voix  que  je  dis- 
tingue dans  ce  chant  universel,  c'est  la  voix  des  docteurs.  Écou- 
tez-les. 

Au  quatrième  siècle  Saint  Éphem ,  résumant  dans  un  langage 
tout  embaumé  de  poésie  la  doctrine  de  l'Église...  Vous  êtes, 
s'écrie-t-il,  l'encensoir  d'or,  la  lampe  ardente,  l'urne  admirable 
contenant  la  manne  du  ciel,  l'arche  véritable,  le  buisson  incom- 
bustible ,  la  verge  fleurie  d'Aaron.  Vous  êtes  la  tige  sur  laquelle 
s'est  épanouie  la  fleur,  et  la  fleur,  c'est  le  Tout  Puissant  et  le  seul 
très  Haut  que  vous  avez  enfanté  toujours  Vierge  et  par  vous 
nous  sommes  réconciliés  au  Christ  qui  est  notre  Dieu  et  votre 
Fils. 

«  Comment  oserai-je  tenter  de  décrire  les  splendeurs  éblouis- 
santes dont  rayonne  la  mère  de  mon  Dieu  V  dit  S.  Épiphane.  Par 
vous ,  ô  Vierge  sainte ,  a  été  renversé  le  mur  de  séparation  ;  par 
vous  la  paix  du  ciel  a  été  départie  au  monde;  par  vous  les  hom- 
mes sont  devenus  des  anges  ;  par  vous  la  mort  est  détruite  et 
les  enfers  sont  terrassés;  par  vous  enfin  nous  avons  connu  le 
Fils  unique  de  Dieu  qui,  n'ayant  pas  de  commencement  est 
descendu  des  hauteurs  séraphiques  dans  votre  sein  virginal. 

«  Le  Fils  de  Dieu,  ajoute  S.  Athanase,  s'est  fait  fils  de  l'homme 
afin  que  le  fils  de  l'homme  devînt  à  son  tour  fils  de  Dieu  -,  et  c'est 
la  Vierge  Marie  qui  engendre  sur  la  terre  et  dans  le  temps  le 
même  Verbe  que  le  Père  engendre  dans  son  éternité. 

Et  S.  Jean  Chrysostôme  dont  le  nom  seul  est  un  panégyrique , 
l'entendez-vous  chanter  de  sa  bouche  d'or?  Où  trouver  une  plus 
grande  merveille  que  la  Vierge  Marie?  Ni  les  prophètes,  ni  les. 
apôtres,  ni  les  martyrs,  ni  les  patriarches,  ni  les  Anges,  ni  les 
Trônes,  ni  les  Dominations,  ni  les  Séraphins,  ni  les  Chérubins  ne 
peuvent  atteindre  à  une  telle  grandeur.  Servante  et  Mère  de  Dieu, 
Vierge  et  Mère  tout  ensemble,  elle  présente  le  genre  humain  à 
celui  qu'elle  a  enfanté,  et  par  elle  nous  obtenons  le  pardon  de 
nos  crimes. 

Arrivons  au  cinquième  siècle,  jaloux  de  tant  de  gloire,  le  ser- 
pent se  retourne  contre  le  talon  qui  l'avait  écrasé,  l'hérésie  essaie 
de  troubler  ce  concert  de  louanges  etNestorius,  patriarche  de 
Constantinople  ,  disputant  à  Marie  le  titre  incommunicable 
qui  lui  a  valu  les  hommages  de  l'univers,  a  l'audace  de  nier  sa 
maternité  divine.  A  ce  blasphème  inoui,  voyez-vous  le  monde 

«•  QUARANTE-CINQ. 


354  MOIS  DE  MARIE 

catholique?  Blessé  dans  son  antique  croyance,  il  pousse  un  long 
cri  d'alarme,  et  à  ce  cri  les  deux  cents  évêques ,  venus  de  tous 
les  horizons,  accourent  à  Éphèse  et  condamnent  le  novateur. 

Après  la  voix  des  docteurs  les  plus  illustres  c'était  aujourd'hui 
la  voix  plus  solennelle  de  l'Église,  et  l'Église  réunie  en  concile 
et  affirmant  sa  foi  déclarait  que  Marie  était  bien  véritablement 
Mère  de  Dieu  et,  la  prenant  en  quelque  sorte  par  la  main  et  la 
plaçant  sur  un  trône  inaccessible  à  toute  autre  créature  elle 
l'offrait  à  la  vénération  des  peuples. 

Et  les  peuples,  que  répondaient-ils?  Aux  apologies  des  docteurs 
et  aux  affirmations  de  l'Église  ils  répondaient  en  couvrant  le  sol 
de  temples  magnifiques  dont  les  pierres  dentelées  devaient 
raconter  aux  générations  la  gloire  et  la  puissance  de  la  Vierge 
Marie  :  Beatam  me  dicent. 

Quel  enthousiasme  !  Quel  pieux  élan  !  et  aussi  bien  quelles 
créations  resplendissantes  !  Regardez-les  ;  c'est  Notre-Dame  de 
Paris  qui  a  vu  s'accumuler  autour  d'elle  tant  de  ruines  sans  rien 
perdre  de  sa  riche  parure.  C'est  Notre-Dame  de  Strasbourg  dont 
la  flèche  disparaît  dans  les  airs.  C'est  Notre-Dame  de  Reims,  la 
cathédrale  des  sacres.  C'est  Notre-Dame  de  Dijon  avec  son  gra- 
cieux portique.  C'est  Notre-Dame  de  Chartres  où  sont  venus  se 
prosterner  devant  la  tunique  de  la  Vierge,  les  papes,  les  princes 
et  les  rois.  C'est  Notre-Dame  d'Amiens  avec  sa  forêt  de  colonnes. 
Et  quand  le  moyen-âge  ne  dédie  point  ces  riches  cathédrales  à  la 
Reine  des  cieux,  il  lui  consacre  du  moins,  derrière  le  sanctuaire 
une  chapelle  où  l'artiste  déploie  toutes  les  inventions  de  son  génie. 

Les  chapiteaux  se  transforment  en  guirlandes,  la  voûte  res- 
plendit comme  un  azur  semé  d'étoiles  d'or,  les  fenêtres  se  rami- 
fient en  fleurons  aériens,  les  vitraux  étincellent  au  soleil  avec 
leur  légende  imagée  et  la  statue  de  la  sainte  Madone  s'abrite 
sous  la  riche  dentelle  d'un  pinacle  qu'on  croirait  ciselé  par  la 
main  invisible  des  Anges. 

Depuis  les  trois  sanctuaires  bâtis  par  Sainte  Hélène  à  Nazareth, 
à  Bethléem  et  sur  le  chemin  du  Calvaire  jusqu'à  cette  basilique 
radieuse  qui,  de  nos  jours,  s'est  épanouie  comme  un  lis  imma- 
culé sur  les  roches  de  Massabielle,  qui  pourrait  compter  tous  les 
temples  élevés  à  la  gloire  de  Marie?  Ils  sont  au  milieu  de  nos 
cités,  dans  le  plus  pauvre  des  hameaux,  au  fond  de  la  solitude, 
au  sommet  de  la  montagne,  sur  le  rocher  qui  domine  les  flots 
et  partout  où  s'étend  le  regard  du  nautonier,  il  découvre  à  l'hori- 
zon ces  phases  d'espérance. 

Le  temple  suppose  nécessairement  les  fêtes  avec  les  hymnes, 
les  prières  et  les  pompes  de  la  liturgie.  Or,  savez-vous  quelque 
chose  de  plus  suave  que  les  fêtes  de  la  très  Sainte  Vierge? 
Volontiers ,  je  le  compare  à  un  chant  où  toute  nation  a  ieté  sa 


MARÏE  ET  SON  CULTE  DANS  L'ÉGLISE  355 

note  harmonieuse,  ou  bien  à  une  toile  aux  plus  riches  nuances 
sur  laquelle  chaque  siècle  a  donné  son  coup  de  pinceau,  ou  mieux 
encore  à  un  drame  sublime  où  se  déroule  la  plus  belle  de  toutes 
les  vies  avec  ses  épreuves,  ses  vertus  et  ses  grandeurs.  Et,  si 
nous  remontons  jusqu'à  leur  origine,  il  n'en  est  pas  une  seule 
qui  ne  nous  apporte,  avec  le  parfum  des  temps  les  plus  antiques, 
le  souvenir  de  quelque  faveur  insigne  obtenue  à  la  terre  par  l'in- 
tervention de  la  Mère  de  Dieu. 

Est-ce  tout?  Non  certes.  Ce  qui  distingue  le  culte  de  Marie  c'est 
que  son  histoire  est  inséparablement  unie  à  l'histoire  de  l'Église 
et  de  l'humanité  -,  il  en  est  l'âme,  il  en  est  la  vie  et  il  inspire  tout 
ce  qu'il  y  a  de  grand,  de  saint,  de  fort ,  de  fécond  et  de  civilisa- 
teur dans  le  monde  chrétien. 

Marie!  Mais,  elle  est  la  Reine  des  empires.  La  Hongrie  se 
déclare  sa  feudataire  et  à  son  nom  les  princes  paladins  fléchis- 
sent le  genou.  La  Pologne  peint  son  image  sur  ce  glorieux  éten- 
dard qui  a  gagné  tant  de  batailles.  L'Espagne  marche  contre  les 
Maures  sous  la  bannière  de  la  Vierge  des  Sept  Douleurs.  Le 
Portugal,  au  lendemain  d'une  grande  victoire,  se  consacre 
nationalement  à  Notre-Dame  de  Clairvaux,  et  Louis  XIII  lui  donne 
son  royaume,  des  lis,  le  plus  beau,  disait-on,  après  celui  du  ciel. 

Marie!  Elle  est,  selon  l'expression  des  poètes  du  moyen-âge, 
la  Dame  de  tous  les  peuples  qui  tous  l'invoquent  dans  l'épreuve 
et  lui  confient  leurs  destinées.  Constantinople,  assaillie  par  les 
barbares,  les  repousse  par  d'éclatantes  victoires  dont  elle  fait  hom- 
mage à  la  Vierge  plus  terrible  qu'une  armée.  Paris,  assiégé  par  les 
Normands ,  promène  sa  statue  au  tour  de  ses  remparts.  A  Rome 
que  désole  un  fléau  dévastateur,  S.  Grégoire  le  Grand  parcourt  la 
ville  en  deuil  au  chant  des  Litanies,  et  soudain  la  peste  s'enfuit 
et  sur  le  môle  d'Adrien  apparaît  un  ange  qui  entonne  le  Regina 
cœli  lœtare  et  remet  dans  le  fourreau  l'épée  de  la  vengeance.  Les 
Croisés  vont  au  combat  en  récitant  Y  Angélus  \  S.  Dominique 
s'élance  au  devant  des  Albigeois  tenant  à  la  main  le  Rosaire,  et 
lors  de  la  lutte  suprême  que  dut  soutenir  l'Europe  contre  les 
hordes  musulmanes,  c'est  au  moment  où,  réuni  dans  ses  temples 
le  peuple  chrétien  récitait  Y  Ave  Maria  que  la  flotte  des  Turcs 
était  anéantie  dans  les  eaux  de  Lépante. 

Marie  !  elle  est  l'arbre  fécond  sur  lequel  se  sont  épanouis 
d'abord  les  Ordres  chevaleresques,  tels  que  ceux  de  la  Toison 
d'or  de  l'étoile,  du  Lis  qui  étaient  comme  un  mémorial  de  la 
reconnaissance  populaire,  et  puis  les  grands  Ordres  religieux 
qui  sont  venus,  à  leur  heure  providentielle,  pour  défendre  la  foi 
ou  réformer  les  mœurs.  S.  Benoît  prescrit  que,  dans  chacun  de 
ses  monastères  il  y  ait  un  oratoire  dédié  à  la  Mère  de  Dieu.  Le 
bienheureux  Albérie  reçoit  des  mains  de  la  Vierge  Immaculée 


858  MOIS  DE  MARIE 

les  constitutions  qui  devaient  régir  l'ordre  de  Citeaux  et  la  robe 
blanche  qui  devait  en  être  le  vêtement  virginal.  S.  Dominique  ne 
donne  à  sa  vaillante  milice  d'autre  bouclier  que  le  Rosaire.  S. 
François  d'Assise  abrite  sa  famille  naissante  dans  l'humble 
chapelle  de  Notre-Dame  des  Anges,  et  vous  savez  que,  avant  de 
susciter  dans  l'Église  une  nouvelle  légion  d'apôtres,  Ignace  de 
Loyola  voulut,  à  l'exemple  des  anciens  preux,  faire  sa  veillée 
d'armes  devant  l'autel  de  Marie  et  suspendre  son  épée  à  l'un  des 
piliers  de  l'abbaye  de  Mont-Serrat. 

Et  ce  culte  qui  est  le  concert  de  toute  la  terre  et  l'hymne  de 
toutes  les  âmes,  au  lieu  de  se  faner  avec  le  temps,  ne  fait  que 
reverdir  et  tout  siècle  qui  passe  veut  apporter  à  Marie  une  nou- 
velle fleur  et  l'ajouter  à  la  couronne  que  lui  a  tressée  l'amour. 

Venus  à  une  époque  où  les  négations  les  plus  audacieuses  ont 
attaqué  tous  nos  dogmes,  n'avons-nous  pas  vu  éclore,  au  milieu 
des  ruines  amoncelées  par  la  libre-pensée,  l'institution  du  mois 
de  Marie  pendant  lequel  l'Église,  de  l'Orient  à  l'Occident,  offre  à 
la  plus  belle  et  la  plus  aimable  des  Vierges,  les  premiers  parfums 
de  la  nature  et  oppose  le  culte  de  la  pureté  à  la  fermentation  des 
sens? 

N'avons-nous  pas  vu  le  grand,  l'illustre,  l'immortel  Pie  IX 
proclamer  l'Immaculée-Conception  aux  applaudissements  de  la 
terre  et  mettre  ainsi  le  comble  à  une  gloire  qui,  semblable  au 
soleil  montant  à  l'horizon,  jette  sans  cesse  de  plus  vives  clartés? 

N'avons-nous  pas  vu,  chose  inouie  dans  l'histoire,  des  foules 
innombrables  courir  à  tous  les  sanctuaires  où  Marie  manifeste 
sa  puissance,  gravir  les  pentes  abruptes  et  dénudées  de  la 
Salette,  se  déployer  comme  une  armée  pacifique  sur  les  rives  du 
Gave  et  répondre  à  l'impiété  railleuse  par  les  manifestations 
d'une  foi  qui  force  le  ciel  et  lui  arrache  des  miracles? 

Que  fera  l'avenir?  Dieu  le  sait.  Mais,  ce  qui  est  certain,  c'est 
que  l'avenir  est  à  Marie  comme  l'a  été  le  passé.  Son  règne,  quoi- 
que tente  l'impiété ,  ira  toujours  grandissant.  En  dépit  des  tem- 
pêtes, l'arbre  poussera  demain  de  nouveaux  rejetons;  et  les 
peuples  lui  bâtiront  d'autres  cathédrales  \  ils  célébreront  ses  fêtes 
avec  plus  de  splendeur;  ils  chanteront  ses  louanges  avec  des 
harmonies  inconnues  de  nos  jours  et  jusqu'à  la  dernière  limite 
des  temps  s'accomplira  la  parole  prophétique  :  Toutes  les  géné- 
rations m'appelleront  bienheureuse  :  Beatum  me  dicent  omnes 
generationes.  Amen. 


MARIE  A  LA  RÉSURRECTION  357 

Vingt-neuvième  jour 
MARIE    A   LA    RÉSURRECTION 

Secunclum  mullitudinem  dolorum  meorum  in 
corde  meo  consolaliones  tuœ  lœtificaverunt 
animam  meam. 

Vos  consolations  ont  égalé  la  multitude 
de  mes  douleurs. 

Elle  avait  réellement  souffert,  la  Mère  de  Jésus,  et  pendant  sa 
vie  riche  de  tant  de  grandeurs  et  remplie  d'autant  d'épreuves 
elle  avait  pu  s'écrier  bien  des  fois,  comme  plus  tard  le  Sauveur  à 
Gethsémani  :  tristis  anima  mea  est  usque  ad  mortem;  mon  âme  est 
triste  jusqu'à  la  mort.  Elle  avait  souffert  plus  encore  au  Calvaire, 
et  c'est  là  qu'elle  avait  été  transpercée  par  tous  les  glaives  et  que 
le  flot  de  toutes  les  angoisses  avait  inondé  son  cœur  -.  Secundum 
multitudinem  dolorum  meorum. 

Mais,  depuis  trois  jours  le  Christ,  déposé  de  la  croix,  repose 
dans  son  sépulcre.  Tout  à  coup,  la  lutte  s'engage  entre  la  vie  et 
la  mort;  la  vie  triomphe  et  Jésus  s'élance  glorieux  du  tombeau  : 
Resurrexit.  Et  où  donc  va-t-il  aussitôt  après  avoir  soulevé  la 
pierre  qu'avaient  scellée  les  empereurs  romains?  La  foi  des 
peuples  et  l'enseignement  des  docteurs  veulent  qu'il  soit  apparu 
immédiatement  à  sa  mère  ;  et  pourquoi?  Afin  de  lui  apporter  une 
consolation  qui  égalât  ses  douleurs  :  Consolationes  tuœ  lœtifica- 
verunt animam  meam. 

En  Espagne,  avant  l'aube  du  jour  de  Pâques,  dans  les  plus 
vastes  cités  comme  dans  les  plus  humbles  bourgades,  une  pro- 
cession solennelle  se  met  en  marche.  Les  prêtres,  revêtus  de 
leurs  plus  riches  ornements  et  précédés  d'un  grand  nombre 
d'enfants  avec  des  robes  blanches,  portent  le  Saint  Sacrement  en 
triomphe  au  milieu  des  cantiques.  Quand  on  approche  de  l'Église 
qui  a  servi  de  tombeau,  le  Vendredi-Saint  la  porte  s'ouvre  et 
l'image  de  Marie  apparaît  encore  couverte  de  crêpes  et  de  deuil. 
Mais  aussitôt,  deux  enfants,  sous  la  figure  de  deux  Anges, 
conduisent  le  prêtre  qui  tient  l'hostie  sainte  en  face  de  la  statue 
de  la  Vierge.  L'image  alors  s'incline  trois  fois,  et  comme  si,  en 
ce  moment,  la  mère  venait  de  reconnaître  son  fils...  la  scène 
change,  les  voiles  noirs  sont  remplacés  par  de  magnifiques 
vêtements  ornés  de  pierreries,  le  Regina  cœli  est  entonné  par  la 
foule  joyeuse,  et  à  ce  chant  de  fête,  Jésus  et  Marie,  le  Fils  et  la 
Mère,  sous  le  même  dais  tout  brillant  d'or,  sont  ramenés  au 
temple  qu'illuminent  les  premiers  feux  du  jour. 


358  MOIS  DE  MARIE 

Telle  dut  être,  en  effet,  l'apparition  de  Jésus  à  sa  Mère,  et 
j'avoue  que  la  langue  humaine  se  refuse  à  décrire  cette  scène 
ravissante  qui  n'eut  d'autres  témoins  que  les  anges  faisant  cor- 
tège au  Sauveur  ressuscité.  Quel  est  le  peintre  dont  le  pinceau 
serait  assez  habile  pour  la  reproduire  sur  la  toile?  Quel  est  le 
poète  qui  oserait  la  chanter  sur  sa  lyre  la  plus  harmonieuse? 
Nous  savons  parler  des  larmes,  habitués  que  nous  sommes  à 
pleurer,  mais  où  trouver  sur  nos  chemin  tristes  et  désolés  des 
paroles  assez  émues  pour  redire  un  bonheur  qui  n'est  pas  de  la 
terre  ? 

Marie  était  donc  abîmée  dans  le  silence  profond  que  cherche 
la  douleur  quand  tout  à  coup  une  lumière  éclatante  l'environne... 
C'était  son  Fils.  Oui  ;  son  Fils  non  plus  déchiré  par  les  verges  de 
la  flagellation  ;  non  plus  couronné  d'opprobres  et  de  dures  épi- 
nes -,  non  plus  revêtu  d'une  pourpre  en  lambeau  ou  d'un  suaire 
sanglant.. . 

O  mère,  regarde  bien.  Vois-tu  ce  diadème  qui  étincelle  à  son 
front  ?  Vois-tu  ces  plaies  qui  brillent  comme  autant  de  soleils? 
Vois-tu  cette  gloire  indescriptible  qui  dépassé  la  gloire  du 
Thabor  ? 

Et,  parce  qu'un  instant  de  bonhenr  fait  oublier  des  années  de 
souffrances,  elle  oublie  les  abaissements  de  la  crèche,  les  tristes- 
ses de  l'exil  et  la  pauvreté  de  Nazareth;  elle  oublie  le  Prétoire,  le 
Calvaire  et  la  Croix;  elle  oublie  tous  les  pleurs  qu'elle  a  versés 
aux  heures  si  longues  de  son  martyre. 

Jésus  est  là.  Il  est  là  comme  le  vainqueur  qui  revient  sous  la 
tente  couronné  de  lauriers...,  il  lui  sourit...  et  l'appelle  sa 
mère  ...  et,  à  ce  nom,  Marie  tressaille  ...  et  dans  une  extase 
semblable  au  ravissement  des  élus  elle  contemple  cette  vision 
des  cieux;  et  son  deuil  se  convertit  en  joie  :  Convertisti  pîanetum 
meum  in  gaudium  mihi  :  Et  dans  son  âme  si  longtemps  meurtrie 
par  la  douleur  c'est  une  de  ces  fêtes  enivrantes  qui  se  perpétuent 
durant  les  siècles  éternels  :  Consolationes  tuœ  lœtificaverunt 
animant  meam  : 

D'où  vient  cependant  que  l'Évangile  n'a  pas  ajouté  cette  page 
à  l'histoire  du  Sauveur?  Elle  aurait  été  si  belle,  si  touchante, 
écrite  sous  l'inspiration  du  ciel  !  Comment  expliquer  ce  silence 
dont  s'étonne  et  se  scandalise  la  piété  chrétienne?  Pour  le 
comprendre  il  faut  étudier,  nous  répond  un  auteur,  les  causes 
et  les  effets  des  diverses  apparitions  du  divin  Ressuscité.  Or, 
savez- vous  pourquoi  les  auteurs  sacrés,  si  sobres  de  détails, 
nous  racontent  ces  apparitions  merveilleuses  avec  une  précision 
qui  ne  laisse  aucune  circonstance  dans  l'oubli  ?  C'est  qu'ils  ont 
voulu  affermir  la  foi  des  siècles  en  constatant  l'incrédulité  des 
apôtres  et  des  autres  témoins  de  la  résurection.  Parcourez  toutes 


MARIE  A  LA  RÉSURRECTION  359 

les  scènes  de  ce  grand  événement  qui  est  le  fait  capital  et  la  base 
du  catholicisme ,  et  puis. . .  voyez. 

Arrivées  les  premières  au  sépulcre  avec  des  aromates  et  des 
parfums  et  trouvant  la  pierre  renversée,  les  saintes  femmes 
croient-elles  aussitôt  au  miracle?  Non  certes.  Tremblantes  et 
consternées,  elles  s'imaginent  que  le  corps  du  Sauveur,  qu'elles 
venaient  embaumer,  a  été  soustrait  pendant  la  nuit,  et  il  faut 
que  deux  anges,  entourés  d'un  nuage  lumineux,  leur  affirment 
le  prodige  pour  qu'elles  se  rappellent  enfin  les  paroles  du  Maître  : 
Et  recordatœ  sunt  verborum  ejus. 

Averti  de  ce  qu'elles  avaient  vu  et  entendu,  Pierre  accourt  avec 
le  disciple  bien-aimé.  —  Rien  de  plus  vrai  !  La  tombe  est  vide,  il 
n'y  a  que  le  suaire  et  les  linges  de  la  sépulture,  et  en  face  de  cette 
réalité,  ils  ne  comprennent  pas  que  le  Christ,  selon  qu'il  Pavait 
annoncé ,  devait  ressusciter  d'entre  les  morts  :  Nondum  enim  scie- 
bant  scripturam  quia  oportebat  eum  a  mortuis  resurgere. 

Alors,  pour  confondre  leur  défiance,  Jésus-Christ  se  montre 
Il  se  montre  aux  saintes  femmes  qui,  tombant  à  ses  genoux, 
l'adorent  en  lui  baisant  les  pieds,  et  quand  elles  vont  raconter 
cette  vision ,  les  apôtres  les  accusent  de  délire  et  refusent  de 
croire  :  Et  illi  audientes  quia  viveret  non  crediderunt. 

Il  se  montre  sur  le  chemin  d'Emmaùs,  et  c'est  en  vain  qu'il 
rappelle  à  ses  disciples  tristes  et  désolés  ce  qu'avaient  dit  de  lui 
Moïse  et  les  prophètes  ;  les  disciples  ne  soupçonnent  pas  même 
sa  présence  sous  les  dehors  d'un  voyageur  et  ils  ne  le  reconnais- 
sent qu'au  terme  de  la  route,  à  la  fraction  du  pain. 

Il  se  montre  aux  apôtres  réunis  dans  le  silence  et  la  prière,  et 
pleins  de  trouble  et  de  frayeur,  les  apôtres  croient  apercevoir  un 
fantôme  '.  Existimabant  se  spiritum  vider e. 

Il  se  montre  à  Thomas,  et  Thomas  n'est  convaincu  qu'après 
avoir  mis  son' doigt  dans  la  plaie  qu'avait  faite  la  lance  et  vu 
l'empreinte  des  clous  :  Nisi  videro  non  credam  : 

Voilà  ce  qui  ressort  évidemment  du  récit  évangélique  :  des 
témoins  si  lents  à  croire  que,  avant  d'accueillir  la  vérité,  ils  demam 
dent  à  lavoir  de  leurs  yeux  et  à  la  toucher  de  leurs  mains:  Tardi 
corde  ad  credendum.  Et ,  Jésus-Christ  leur  apparaît ,  et  il  renouvelle , 
et  il  multiplie  ses  apparitions  pour  éclairer  leur  ignorance  et  leur 
donner  de  sa  résurrection  des  preuves  si  nombreuses  et  si 
frappantes  qu'ils  pussent  à  leur  tour  convaincre  l'univers. 

Est-il  donc  étonnant  que,  dans  ce  drame  du  doute,  de  l'hési- 
tation et  même  de  l'incrédulité,  les  historiens  sacrés  n'aient  point 
mis  en  scène  la  mère  de  Jésus?  Leur  silence  fait  resplendir  sa  foi. 
«  Vous  êtes  heureuse  parce  que  vous  avez  cru  :  Beata  quœ 
credidisti;  lui  avait  dit  Elisabeth  en  l'embrassant  sur  le  seuil  da 
sa  demeure.  Jamais  élo^e  fut-il  plus  vrai  aue  celui-là  « 


360  MOIS  DE  MARIÉ 

Au  jour  de  l'annonciation ,  Marie  croit  au  message  qui  lui  arrive 
lu  ciel.  Il  y  a  là  un  mystère  incompréhensible  ;  il  y  a  des  ombres, 
il  y  a  des  obscurités  :  Quomodo  fiet  istud  ?  N'importe.  Elle  s'incline , 
humble  servante  du  Seigneur,  devant  la  parole  la  plus  étrange 
qu'eût  jamais  entendue  la  terre  :  Fiatmihi  secundum  verbum  tnum: 

A  Bethléem,  elle  croit  la  prédiction  de  l'Ange  qui  lui  ordonne 
ie  partir  sans  retard  pour  l'exil.  Dieu  ne  pourrait-il  pas  manifester 
sa  puissance  et  se  défendre  lui-même  avec  la  force  de  son  bras; 
Oui, sans  doute.  Mais,  pourquoi  scruter  ses  décrets  insondables? 

Aux  noces  de  Cana,  elle  croit  en  la  divine  puissance  de  son 
Fils;  et  quoique  son  Fils  semble  se  refuser  à  devancer  l'heure 
de  ses  miracles,  elle  dit  aux  serviteurs  faites  ce  qu'il  vous  dira. 

Et  aux  heures  si  tristes,  si  désolées  du  Calvaire,  alors  que  les 
disciples,  dispersés  par  la  crainte,  se  lamentent  comme  au 
lendemain  d'une  immense  déception,  sa  foi  est-elle  ébranlée? 
Q'importe  que  le  Sauveur,  descendu  de  la  croix,  ait  été  enseveli 
sans  pompe  et  sans  éclat;  elle  sait,  à  n'en  pas  douter,  qu'en 
dépit  de  toutes  les  haines,  son  sépulcre  deviendra  glorieux. 
Qu'importe  que  la  mort  l'ait  vaincu  ,  il  est  écrit  que  dans  sa 
défaite  il  brisera  l'aiguillon  de  la  mort,  Qu'importe  que  le  temple 
ait  été  détruit,  dans  trois  jours  il  sortira  de  ses  ruines. 

Allez  donc,  Anges  du  ciel,  allez  annoncer  l'heureuse  nouvelle 
aux  apôtres  consternés;  et  vous,  Seigneur,  montrez-leur  votre 
gloire;  il  le  faut  pour  affermir  leur  foi  chancelante  et  relever 
leur  courage  abattu. 

Mais  Marie...  pas  de  doutes,  pas  de  défaillance!  Elle  croit 
sans  avoir  vu;  et  si  réellement  Jésus-Christ  lui  apparaît  au 
sortir  du  tombeau,  c'est  uniquement  pour  donner  à  sa  mère, 
la  mère  des  douleurs ,  une  consolation  égale  à  son  martyre  : 
Consolatiomes  tuœ  lœtificaverunt  animam  meam. 

L'avons-nous  cette  foi  vive,  inébranlable?  Eh  bien  !  oui;  Dieu 
soit  béni  ;  nous  sommes  des  fidèles  et  des  croyants,  et  tandis  que 
l'erreur  jette  à  la  vérité  ses  négations  et  ses  blasphèmes,  nous 
chantons  avec  amour  le  symbole  que  chantaient  les  martyrs  sous 
la  verge  des  bourreaux.  Nous  sommes  les  enfants  dociles  de 
l'Église  et  quand  la  vérité  se  présente  avec  ses  dogmes  et  ses 
mystères,  elle  s'empare  de  notre  esprit  sans  lutte  et  sans  efforts. 

Mais,  notre  foi  ressemble-t-elle  au  navire  qui,  battu  par  tous 
les  vents,  reste  attaché  fortement  à  ses  ancres?  Ressemble-t-elle 
au  rocher  qui,  submergé  par  la  vague,  n'abandonne  à  la  tempête 
aucun  de  ses  débris?  Ressemble-t-elle  à  l'édifice  si  bien  cimenté 
que  les  plus  violentes  secousses  ne  peuvent  en  détacher  aucune 
pierre?  Hélas! 

Nous  savons  que  toute  vertu  doit  être  mise  a  l'épreuve  parce 
que  l'épreuve  c'est  la  sueur  qui  féconde  le  sillon ,  c'est  la  lutte 


MARIE  A  LA  RÉSURRECTION  361 

qui  décide  de  la  victoire,  c'est  le  creuset  où  l'on  se  purifie. . .  et  dès 
que  nous  entendons  gronder  la  foudre,  notre  foi  s'alarme,  se 
désespère  et  nous  fatiguons  le  ciel  de  nos  plaintes  importunes. 

Nous  savons  que  notre  vie  est  entre  les  mains  de  Dieu  comme 
le  gouvernail  dans  les  mains  du  pilote  et  que,  dirigée  par  sa 
Providence,  la  barque  ne  peut  se  briser  aux  écueils,  et  si  par 
hasard  quelque  abîme  se  creuse ,  notre  foi  se  déconcerte  et  nous 
poussons  des  cris  de  détresse  comme  s'il  n'y  avait  plus  d'espoir. 

Nous  savons  que  Jésus-Christ  veille  sur  son  Église  à  laquelle  il 
a  donné  la  mission  de  défendre  à  travers  l'espace  et  le  temps  la 
justice  et  la  vérité;  et  quand  l'Église  subit  une  de  ces  crises  épou- 
vantables qui  semblent  présager  l'agonie,  et  quand  toutes  les 
justices  sont  opprimées  parla  force  brutale  qui  ne  reconnaît  plus 
de  droit,  et  quand  la  vérité,  aux  prises  avec  la  conjuration  du 
mensonge,  ne  trouve  autour  d'elle,  pour  lui  faire  un  rempart,  que 
des  peureux,  des  lâches  et  des  apostats,  notre  foi  chancelle  et 
nous  sommes  tentés  de  dire  que,  à  la  place  de  Jésus-Christ,  nous 
ne  laisserions  point  aux  haines  déchaînées  l'audace  et  les  joies 
du  triomphe . 

Nous  croyons...  et  pourtant,  que  faut-il  pour  que  notre  foi 
s'obscurcisse?  Un  blasphème  que  l'impiété  jette  sur  notre  che- 
min, un  sophisme  que  nous  oppose  la  science,  une  négation  qui 
s'étale  dans  un  livre  ou  dans  un  journal ,  un  scandale  qu'exploite 
la  libre  pensée...  cela  suffit  pour  former  un  nuage  qui  voile  l'ho- 
rizon. 

Et  si  nous  étudions  nos  œuvres ,  où  est  l'empreinte  de  la  foi  ? 

La  foi  nous  enseigne  que  notre  âme  rachetée  par  le  sang  divin 
vaut  plus  que  les  étoiles  du  firmament,  plus  que  les  mondes 
roulant  dans  l'espace...  et  chaque  jour  nous  la  vendons  à  bas 
prix  ! 

Elle  nous  enseigne  que  le  temps  passe  comme  l'éclair  et  que, 
l'éclair  disparu,  commence  l'éternité...  et  nous  vivons  comme 
si  l'éternité  n'était  qu'un  rêve  et  le  temps  ne  devait  jamais  finir  ! 

Elle  nous  enseigne  que  la  terre  n'est  qu'un  lieu  de  passage  au 
delà  duquel  nous  attendent  les  douces  joies  de  la  patrie...  et  nous 
y  dressons  des  tentes  qu'il  faudra  plier  demain  ! 

Où  est  la  foi?  Est-elle  dans  nos  pensées  qu'enchaîne  la  matière 
comme  l'oiseau  qui  s'est  pris  au  filet  du  chasseur  ?  Est-elle  dans 
nos  désirs  qui ,  au  lieu  de  chercher  l'infini,  ne  convoitent  que  des 
jouissances  impuissantes  à  combler  le  vide  immense  du  cœur  ? 

Est-elle  dans  nos  paroles  qui ,  médisantes  ,  légères  ou  frivoles , 
ne  sont,  dit  l'apôtre  saint  Paul,  que  de  la  paille  destinée  au  feu 
de  la  justice. 

0  mon  Dieu  !  augmentez  donc  notre  foi  :  Adauge  nobisfidem;  et 
tandis  que,  autour  de  nous  les  convictions  défaillent,  enracinez 


362  MOIS  DE  MARIE 

notre  vie  dans  l'amour  de  la  vérité  !  Nous  vous  en  supplions , 
Seigneur,  afin  que  de  nous  on  puisse  dire  comme  de  votre  mère: 
parce  que  vous  avez  cru,  en  vous  s'accompliront  les  promesses 
st  les  oracles  du  ciel  :  perficientur  ex  quœ  dicta  sant  tibi  a  Domino 
Amen. 


Trentième  jour 
MARIE   A   L'ASCENSION 

Ego  mater  sancto  spei: 

Je  suis  la  mère  de  la  Sainte  Espérance 

Quarantejours  après  sa  résurrection,  nous  dit  le  saint  Évangile, 
Jésus-Christ  conduisit  ses  apôtres  et  ses  disciples ,  en  face  du 
Calvaire,  sur  la  montagne  des  Oliviers.  Là,  dans  un  adieu  su- 
prême, il  leur  donne  avec  les  clés  du  royaume  des  cieux  la  mis- 
sion de  convertir  le  monde,  il  leur  demande  des  sueurs  et  du 
sangpour  féconder  le  sillon  où  devait  se  lever  lamoisson  des  âmes, 
il  leur  montre ,  au  terme  de  la  lutte,  les  joies  et  les  couronnes  de 
l'éternité. . .  puis  étendant  les  mains,  il  les  bénit,  et  plus  radieux 
qu'au  Thabor ,  il  s'élève  au  milieu  des  nuées  comme  le  soleil  qui 
monte  à  l'horizon 

Où  était  Marie  à  ce  moment  solennel?  Quoique  l'Évangile  n'en 
dise  rien,  nous  aimons  à  nous  la  représenter  au  milieu  de  cette 
foule  silencieuse  et  attendrie.  Et  quelle  gloire  !  Et  quel  triomphe  ! 
Son  Fils  a  vaincu...  il  a  vaincu  la  haine  qui  l'avait  cloué  sur 
la  croix  et  demain,  prosternées  à  ses  pieds,  les  générations  lui 
apporteront  un  amour  que  grandiront  les  siècles.  Il  a  vaincu  les 
forces  humaines  qui  s'étaient  liguées  pour  anéantir  sa  doctrine, 
et  demain  cette  doctrine,  malgré  ses  ombres  et  ses  mystères, 
courbera  les  esprits  sous  le  joug  de  la  foi.  Il  a  vaincu  le  monde 
qui  n'a  pas  voulu  reconnaître  son  Dieu  tombé  du  ciel  dans 
l'opprobre  et  l'ignominie,  et  demain  le  monde  lui  dressera  des 
temples  et  des  autels. 

Et,  en  attendant  cette  victoire  de  demain  qui  lui  soumettra 
l'univers,  aujourd'hui  les  anges,  venus  à  sa  rencontre ,  le  por- 
tent sur  leurs  ailes,  les  justes  des  temps  anciens  le  suivent 
comme  une  armée  de  captifs  qui ,  rendus  à  la  liberté,  chantent 
leur  délivrance,  le  ciel  orne  ses  parvis  et  accueille  avec  des 
hymnes  d'allégresse  le  Dieu  fort  et  puissant. 

Et  Marie  assiste  à  ce  triomphe ,  elle  contemple  cette  gloire ,  dn 


MARIE  A  L'ASCENSION  363 

regard  elle  suit  son  Fils  dans  la  lumière  ,  et  ce  regard  c'est 
l'amour,  et  aussi  la  tristesse. 

Loin  de  Jésus,  le  Bien-Aimé,  que  sera  désormais  la  terre?  Une 
solitude  désolée.  Quand  donc  finira  mon  exil ,  s'écriait  le  prophète: 
heumihi! quia  incolatus meus prolongatus est:  Donnez-moi,  Seigneur, 
donnez-moi  des  ailes  comme  à  la  colombe  et  je  m'envolerai ,  et 
j'irai  me  reposer  dans  vos  tabernacles  où  quelques  heures  valent 
mieux  que  des  siècles  sous  la  tente  des  pécheurs  :  Quis  dabit 
mihi  pennas  sicut  colombo  et  volabo. 

«  Brisez  mes  liens,  disait  plus  tard  l'apôtre  Saint  Paul ,  démo- 
lissez cette  prison  de  fange  où  mon  âme  est  retenue  captive  et  je 
m'élancerai  vers  Jésus  ,  mon  Sauveur  et  mon  Christ:  Cupio 
dissolvi  et  esse  cum  Chrisio. 

Ainsi  devait  soupirer  Marie  avec  des  larmes  dans  les  yeux  que 
rien  ne  pouvait  plus  attacher  à  la  terre.  Au  jour  de  l'Ascension, 
commence  donc  pour  elle  un  nouveau  martyre,  délicieux  et 
cruel,  doux  et  violent...  le  martyre  de  la  séparation  et  de 
l'absence.  Et,  dans  les  souffrances  du  cœur,  la  douleur  se 
proportionnant  à  l'amour,  il  faudrait  avoir  mesuré  son  amour  de 
mère  pour  comprendre  tout  ce  qu'il  y  eut  de  douleur  dans  cette 
longue  attente  du  revoir  éternel.  Pendant  quinze  ans,  à  Ephèse 
comme  à  Jérusalem,  elle  se  meurt  lentement  du  regret  de  ne 
pouvoir  mourir,  et  le  regard  constamment  tourné  vers  le  ciel, 
cherchant  à  l'horizon  si  son  Fils  ne  revient  pas,  elle  vit  d'espé- 
rance. Et  voilà  notre  modèle. 

L'Espérance  est,  en  effet,  le  dernier  mot  de  la  vie.  Pourquoi 
le  laboureur,  sous  un  soleil  de  feu ,  arrose-t-il  de  ses  sueurs 
brûlantes  le  sillon  qu'a  tracé  la  charrue?  Parce  qu'il  espère. 
Demain,  dit-il,  le  grain  de  blé  poussera  dans  mon  champ  et 
quand  viendra  la  moisson,  je  cueillerai  des  gerbes  abondantes. 
Travaillons  aujourd'hui  en  attendant  que  l'épi  tombe  sous  ma 
faucille. 

Pourquoi  l'ouvrier,  du  matin  au  soir,  reste-t-il  incliné  sur  son 
instrument  de  labeur  ?  Parce  qu'il  espère.  Mieux  vaudrait  assu- 
rément se  reposer  et  jouir.  Mais,  après  la  fatigue  il  y  a  le  salaire 
qui  amène  au  foyer  domestique  l'aisance  et  le  bonheur.  Et  le 
gain  l'encourage  à  la  peine. 

Pourquoi  le  soldat  lutte-t-il  sur  le  champ  de  bataille  ?  Parce 
qu'il  espère,  le  canon  gronde,  les  balles  sifflent,  la  mitraille 
éclate,  l'ennemi  s'avance  en  colonnes  serrées,  le  moment  est 
critique;  allons  quand  même;  qui  nous  a  dit,  après  tout,  que 
nous  ne  serons  pas  vainqueurs. 

Le  sentiment  de  l'Espérance  est  tellement  enraciné  dans  l'âme 
que  très  souvent  nous  espérons  alors  môme  qu'il  n'y  a  plus 
d'espoir. 


364  MOIS  DE  MARIE 

Vous  sentez  que  les  forces  vous  abandonnent;  la  vie  s'en  va, 
elle  vous  [échappe  et  votre  corps  s'incline  vers  la  tombe  comme 
la  fleur  étiolée  se  penche  vers  la  terre.  C'est  clair,  c'est  évident , 
et  sur  les  bords  du  sépulcre  entr'ouvert  vous  faites  encore  des 
rêves  d'avenir. 

Des  désastres  financiers  ont  emporté  votre  fortune;  tous  vos 
capitaux  sont  tombés  dans  un  gouffre;  inutile  de  chercher  plus 
longtemps  à  relever  ces  ruines,  chaque  tentative  vous  creuse 
un  abîme  plus  profond,  et  cependant  vous  vous  obstinez  à  lutter 
contre  le  malheur  qui  vous  poursuit,  répondant  à  qui  vous 
dissuade  cette  fois  peut-être  je  serai  plus  heureux. 

Une  tempête  épouvantable  a  saisi  le  navire  sur  la  haute  mer. 
Battue  par  les  flots,  la  barque  craque  et  se  disloque  et  tout  près 
apparaît  l'écueil  contre  lequel  elle  doit  se  briser.  N'importe.  Le 
pilote  interroge  le  nuage  qui  passe  et  il  demande  aux  vents  si 
bientôt  l'orage  ne  va  pas  s'apaiser. 

Sans  espérance,  l'homme  n'a  plus  le  courage  de  vivre,  et  que 
fait-il?  Brisé  par  l'infortune,  meurtri  par  la  douleur,  il  s'aban- 
donne à  des  idées  sinistres  ,  et  pour  mettre  fin  à  son  martyre,  il 
court  au  devant  delà  mort. 

De  même,  l'espérance  est  le  dernier  mot  de  la  vie  chrétienne 
et  seule,  elle  nous  explique  les  luttes  de  la  vertu  et  l'héroïsme 
de  la  sainteté. 

François  d'Assise,  attiré  par  les  charmes  de  la  pauvreté!,  venait 
à  peine  de  quitter  la  maison  paternelle.  Un  jour,  les  pieds 
nus,  il  grelottait  de  froid,  au  milieu  d'autres  mendiants,  sur 
le  seuil  d'une  église,  quand  son  frère  lui  envoie  demander 
avec  le  ton  du  sarcasme  et  du  mépris  s'il  voulait  lui  vendre 
quelques  gouttes  de  sueur.  «  Répondez  à  mon  frère,  s'écria-t-il , 
que  ma  sueur  est  toute  vendue  pour  le  ciel.  »  C'était  le  cri  de 
l'espérance. 

A  mon  tour,  je  demande  au  martyr  :  qu'as-tu  fait  de  ta  vie? 
Pourquoi  t'étendre  sur  le  gril  ardent  ou  te  jeter  à  la  gueule  des 
lions  dans  l'arène  sanglante  ? 

Et  à  l'anachorète  :  qu'as-tu  fait  des  délices  du  monde?  Pour- 
quoi fuir  les  cités  et  t'ensevelir  dans  un  antre  sauvage  ? 

Et  à  la  vierge  du  cloître  :  qu'as-tu  fait  de  ta  jeunesse  et  de  ta 
liberté?  Pourquoi  te  courber  sous  le  joug  et,  au  lieu  de  roses 
épanouies  placer  sur  ton  front  une  couronne  d'épines? 

Et,  le  martyr,  et  l'anachorète,  et  la  vierge  du  cloître  me 
répondent  comme  le  Séraphin  d'Assise  :  La  vie,  le  monde,  la 
jeunesse,  la  liberté ,  nous  les  avons  vendus  pour  le  ciel. 

Et,  si  je  vous  disais  à  vous-mêmes:  mais  enfin,  voyez  donc,  le 
monde  vous  sourit;  il  vous  promet  des  plaisirs  et  des  fêtes. 
Pourquoi  ne  pas  suivre  le  flot  qui  doucement  vous  pousse  et 


MARIE  A  L'ASCENSIOM  365 

comprimer  les  élans  d'une  nature  qui  demande  à  jouir?  Vous 
aussi,  vous  me  répondrez  en  me  montrant  le  ciel. 

Oui;  si  l'espérance  fait  vivre,  il  est  encore  plus  vrai  qu'elle 
fait  combattre  et  que  sans  l'espérance  il  n'est  point  de  vertus. 
Franchement ,  quel  est  le  chrétien  qui  consentirait  à  rester  toute 
sa  vie  sur  la  brèche  s'il  n'espérait  pas  que  Dieu ,  au  terme  de 
cette  longue  lutte,  déposera  sur  son  front  la  couronne  et  dans 
ses  mains  la  palme  du  vainqueur? 

Quel  est  le  chrétien  qui  se  condamnerait  à  museler  ses  passions 
et  à  tenir  son  corps  dans  une  dure  servitude  s'il  n'espérait  pas 
que,  au  dernier  soir,  le  père  de  famille  lui  paiera  largement  le 
salaire  de  sa  rude  journée  ? 

Quel  est  le  chrétien  qui  s'obstinerait  à  défricher  son  âme  où 
poussent  naturellement  les  ronces  et  les  broussailles  s'il  n'espérait 
pas  trouver  tous  ses  actes  de  vertu  amassés  en  gerbes  sur  le 
seuil  de  l'éternité  ? 

Pour  que  l'homme  agisse,  et  surtout  pourqu'il  se  décide  à  lutter 
contre  l'obstacle  et  à  le  franchir,  il  faut  nécessairement  un 
aiguillon  qui  le  presse. 

Le  coursier,  fatigué  de  la  route,  a  ralenti  sa  marche.  Mais 
tout  à  coup  il  a  senti  l'éperon  dans  ses  flancs,  et  il  s'élance 
couvert  d'écume  à  travers  la  poussière  du  grand  chemin.  Ainsi 
l'homme.  Allez  lui  dire  dans  le  calme  de  ses  pensées  et  la  douce 
quiétude  de  sa  vie  :  regarde,  voilà  la  gloire,  les  honneurs,  la 
fortune,  et  si  tu  les  veux,  tu  n'as  qu'à  les  saisir.  Soudain,  l'homme 
s'éveille;  l'espérance  l'emporte,  c'est  l'aiguillon  et  il  n'est  pas  de 
fleuves,  de  montagnes  ou  de  déserts  qui  puissent  l'arrêter  dans 
sa  course. 

Or,  à  quoi  bon  le  dissimuler,  la  loi  divine  est  quelque  chose  de 
dur  et  de  crucifiant  pour  la  nature,  et  à  la  seule  idée  du  devoir 
tout  notre  être  se  révolte  et  frémit.  Quel  est  donc  l'aiguillon  qui 
stimulera  ma  volonté  défaillante  et  la  poussera,  malgré  ses 
répugnances  ,  au  travail  et  au  sacrifice?  Ecoutez  S.  Paul  :  Je  sais 
que  le  Dieu  juste  et  fidèle  dans  ses  promesses  me  tient  en  réserve 
la  récompense  :  Reposito  est  mihi  corona  justitiœ  :  Et  en  vue  de  la 
couronne,  je  travaille  et  je  lutte  :  Bonum  certamen  certavi. 

En  preuve ,  consultez  vos  souvenirs.  Dès  que  l'Espérance 
faiblit,  le  découragement  s'empare  de  l'âme,  le  cœur  n'a  plus  de 
sève,  il  n'a  plus  d'énergie;  la  volonté  succombe  sous  le  poids  du 
devoir,  et  alors,  que  voyons-nous? 

L'homme  pieux  et  fervent  la  veille  abandonne  la  prière;  saisi 
par  un  dégoût  qu'il  ne  sait  plus  surmonter,  il  déserte  les  sacre- 
ments ,  il  délaisse  toutes  les  saintes  pratiques  de  la  vie  chrétienne. 
C'est  le  sommeil,  c'est  la  prostration,  quelquefois  même,  c'est 
à  la  suite  d'une  tentation  violente ,  une  grande  chute  aui  entraîne 


366  MOIS  DE   MARIE 

la  mort.  L'arbre  s'est  découronné ,  il  a  perdu  ses  feuilles  et  les 
rameaux  desséchés  attestent  que  sous  l'écorce  ne  circule  plus 
la  vie. 

Est-il  possible  cependant  qu'une  âme  baptisée  dans  le  Christ 
perde  l'espérance  et  s'abandonne  au  désespoir  ? 

Je  comprends  que  vous  vous  défiez  de  la  parole  de  l'homme. 
Le  terrain  n'est  point  solide  et  lorsqu'on  bâtit  sur  un  sable 
mouvant  on  s'expose  à  pleurer  sur  des  ruines.  Oni  ;  défiez-vous 
de  l'homme ,  il  est  fourbe  et  trompeur.  Le  voilà  qui  vous  flatte 
de  sa  voix  la  plus  douce ,  et  comme  le  serpent  de  l'Éden,  il  vous 
attire  habilement  au  piège  que  vous  cachent  des  fleurs.  Défiez- 
vous  de  l'homme;  il  est  inconstant.  Aujourd'hui,  inspiré  par 
l'amour  ou  la  reconnaissance,  il  jure  de  vous  donner  sa  vie- 
Demain,  tous  les  serments  se  sont  envolés  comme  la  feuille  dont 
se  joue  la  tempête  et  vous  criez  à  l'ingratitude,  les  yeux  mouillés 
de  pleurs.  Ajoutez  âcela  qu'il  nous  faut  subir  une  foule  d'accidents 
imprévus  et  que  souvent,  à  mesure  que  les  événements  se 
succèdent  et  se  transforment ,  il  devient  complètement  impossible 
à  l'homme  d'accomplir  ce  qu'il  avait  promis  dans  la  franchise  et 
la  sincérité  de  son  âme. 

Mais,  sur  quoi  repose  l'Espérance  chrétienne?  Elle  repose  sur 
la  parole  de  Dieu,  et  la  parole  de  Dieu,  c'est  le  roc  immuable. 
J'ai  mis  en  vous  tout  mon  espoir,  disait  le  roi-prophète,  et  mon 
espoir  ne  sera  point  confondu:  In  te,  Domine,  speravi,  non  con- 
fundar  in  œternum.  Je  le  crois  bien.  Dieu  est  fidèle,  et  lorsqu'il 
s'est  engagé,  sur  la  foi  du  serment,  à  couronner  celui  qui  aura 
vaillamment  combattu  pour  sa  gloire,  ce  n'est  point  un  vain  mot 
qu'il  a  jeté  à  l'humanité  pour  l'amuser  comme  on  amuse  un 
enfant.  Non;  c'est  une  promesse  inviolable  et  sacrée  ;  et  celte 
promesse  doit  nécessairement  s'accomplir.  Pourquoi  ne  s'accom- 
plirait-elle pas  ? 

Croyez-vous  que  Dieu  change?  Les  siècles  passent,  dit  la 
Sainte  Écriture,  tout  s'use,  tout  vieillit.  Dieu  seul  ne  change  pas: 
Tu  autem  idem  ipse  est.  Il  m'a  promis  le  ciel  ;  je  l'aurai.  Sico  cui 
credidi. 

Oui  ;  je  l'aurai.  Qu'importe  que  la  tentation  m'agite  et  me 
secoue  comme  le  vent  agite  la  barque  sur  les  flots.  Il  est  écrit  :  je 
ne  permettrai  pas  que  tu  soies  tenté  au  dessus  de  tes  lorces  :  Non 
patietur  vos  tentari  supra  id  quod  potestis. 

Qu'importe  que  des  obstacles  presque  insurmontables  se  dres- 
sent sur  ma  route.  J'ai  lu  dans  nos  livres  sacrés  :  j'enverrai  mes 
anges,  et  ils  te  porteront  dans  leurs  mains  afin  que  tu  n'ailles 
pas  te  blesser  contre  la  pierre  :  Angelis  suis  mandavit  de  te  ut  eus- 
todiant  te  in  omnibus  wiis  tuis. 

Qu'importe  que  la  passion  bouillonne  au  fond  de  l'âme  comme 


MARIE  AU  CÉNACLE  367 

la  lave  embrasée  du  volcan.  Il  est  de  foi  que  la  grâce  me  suffît,  et 
avec  la  grâce  ne  puis-je  pas,  comme  les  enfants  de  la  fournaise , 
traverser  les  flammes  sans  en  être  orûlé?  Sufficit  tibi  gratia  mea. 

Qu'importe  enfin  que  le  passé  me  rappelle  des  défaillances  et 
me  jette  de  tristes  souvenirs.  L'Eglise  m'enseigne  que  le  sang  de 
Jésus-Christ  efface  toutes  les  souillures  et  rend  à  l'âme  pénitente 
la  blancheur  de  la  colombe  et  du  lis  :  Et  lavit  nos  in  sanguine  suo. 

Courage  donc,  courage.  Il  est  écrit  dans  l'histoire  qu'Alexandre 
le  Grand,  partant  pour  une  expédition  lointaine,  distribua  toutes 
ses  richesses  à  ses  généraux,  et  l'un  d'entre  eux  se  prenant  à  lui 
dire  :  que  vous  restera-t-il  ?  Il  me  restera  l'espérance,  répondit  le 
guerrier,  et  l'espérance  lui  donna  la  victoire. 

Gardons  nous  aussi  l'espérance  chrétienne  ;  gardons-la  même 
sous  un  ciel  de  tempêtes,  même  au  milieu  des  effondrements  et 
des  ruines.  Et  si  parfois  le  temps  est  trop  noir,  la  lutte  trop 
ardente  et  le  chemin  trop  rude,  rappelons-nous  que  Marie  est  la 
porte  du  ciel  :  Janua  cœli.  Frappons  alors  à  cette  porte  et  du  ciel 
entr'ouvert  tombera  sur  nous  la  grâce  qui  réconforte  les  âmes 
abattues,  et  à  la  dernière  heure,  par  cette  porte  bénie  qui  jamais 
ne  se  ferme  à  la  confiance  et  à  l'amour  nous  entrerons  au  séjour 
de  la  gloire.  Amen. 


Trente-unième  jour 
MARIE  AU  CÉNACLE 


Hi  omnes  erant  persévérantes  in  ora- 
tione  eum  Maria  maire  Jesu. 

Réunis  dans  le  Cénacle  avec  la  mère 
de  Jésus,  les  apôtres  et  les  disci- 
ples persévéraient  dans  la  prière. 

Pourquoi  Marie  était-elle  au  cénacle  où  les  apôtres  attendaient 
dans  le  silence  et  la  prière  le  divin  Paraclet  ?  Le  Saint-Espril 
n'était-il  pas  descendu  dans  son  âme,  à  la  première  heure  de  sa 
vie,  pour  l'enrichir  de  grâce  et  de  pureté,  comme  l'ouvrier  orne- 
mente le  tabernacle  où  réside  l'Emmanuel  ?  Sanctificavit  taberna- 
culum  suum  altissimus.  Au  grand  jour  de  l'Incarnation,  le  même 
Esprit  ne  la  couvre-t-il  pas  de  son  ombre,  et  en  venant  habiter 
dans  son  cœur  immaculé,  Dieu  n'y  apporte-t-il  pas  toutes  les 
richesses  du  paradis?  Spiritus  sanctus  superveniet  in  te.  Que  man- 
quait-il donc  a  la  beauté  de  ce  temple  dont  le  Seigneur  lui-même 
avait  dressé  le  plan  et  jeté  les  fondations  sur  l'innocence  et  la 
sainteté?  N'avait-il  pas  assez  de  lumière,  assez  de  magnificence , 
assez  d'harmonie,  et  la  sagesse  éternelle,  admirable  dans  ses 


368  MOIS  DE  MARIE 

œuvres,  avait-elle  laissé  par  hasard  incomplète,  inachevée  quel- 
que partie  de  l'édifice? 

Voici  tout  le  mystère.  Qu'était-ce  que  le  cénacle?  C'était  l'Église 
dans  son  germe.  Elle  était  là,  comme  le  fleuve  est  tout  entier 
dans  la  source,  avec  ses  dogmes,  son  enseignement,  sa  hiérar- 
chie, son  culte  et  son  sacrifice.  Semblable  aujourd'hui  à  la  graine 
imperceptible  dont  parlait  le  Sauveur,  elle  sera  demain  l'arbre 
puissant  dont  les  racines  s'étendront  des  montagnes  aux  rivages 
des  mers  et  dont  les  branches  fécondes  nourriront  les  généra- 
tions chrétiennes  jusqu'à  l'éternité. 

Or,  au  berceau  de  cette  société  naissante,  comme  auprès  de 
l'enfant  qui  entre  dans  la  vie,  le  regard  cherche  une  mère,  et  la 
mère...  Jésus-Christ  l'avait  proclamé  solennellement  sur  la 
croix. . .  la  mère,  c'est  Marie  :  Ecce  mater  tua. 

Laissez  donc  venir  encore  une  fois  l'Esprit  de  Dieu  avec  sa 
puissance  et  son  amour,  et  de  même  qu'à  Nazareth  d'une  vierge 
il  a  fait  une  mère  en  lui  donnant  une  fécondité  miraculeuse,  au 
cénacle  de  la  mère  de  Jésus  il  fera,  par  un  autre  prodige,  la  mère 
des  croyants,  et  lui  suscitant  le  long  des  siècles  une  postérité 
plus  nombreuse  que  les  grains  de  sable  entraînés  par  les  flots,  il 
mettra  dans  son  cœur  agrandi,  dilaté,  des  tendresses  qui  n'au- 
ront d'autres  limites  que  l'espace  et  le  temps. 

Voulez-vous  entrer  dans  cette  demeure  silencieuse  où  l'on 
n'entend  qu'une  voix,  la  voix  de  la  prière  et  contempler  Marie 
dans  le  ministère  sublime  que  lui  confère  sa  nouvelle  maternité? 

Le  dogme  fondamental  sur  lequel  repose  le  catholicisme  c'est 
l'Incarnation  du  Verbe  et  la  divinité  de  Jésus-Christ.  La  doctrine 
chrétienne  n'a  plus  de  sens,  a  dit  un  auteur,  la  rédemption  s'éva- 
nouit, la  croix  tombe  si  le  crucifié  n'est  qu'un  juste,  un  saint, 
un  prophète ,  un  homme  et  non  pas  Dieu. 

Eh  bien  !  Quel  a  été  le  p/emier  et  le  véritable  témoin  de  ce  mys- 
tère ineffable  auquel  se  rapportent,  comme  à  leur  point  de  départ, 
tous  les  autres  mystères  évangéliques? 

Assurément,  les  apôtres  pouvaient  attester,  ainsi  que  l'a  dit 
S.  Jean,  ce  qu'ils  avaient  vu  de  leurs  yeux,  ce  qu'ils  avaient  tou- 
ché de  leurs  mains,  ce  qu'ils  avaient  entendu  pendant  les  trois 
années  de  la  vie  publique  du  Sauveur  à  travers  la  Judée  :  Qiiod 
audivimus ,  quod  videmus,  et  manus  nostrœ  contrectaverunt  de  Verba 
vitœ.  Ils  avaient  entendu  cette  parole  étrange  qui,  semblable  au 
rayon  de  soleil  dans  un  ciel  orageux,  éclairait  tout  à  coup  quatre 
mille  ans  de  ténèbres  et  d'erreurs.  Ils  avaient  vu  les  tempêtes 
obéir  à  sa  voix,  les  foules  nourries  au  désert  avec  le  pain  du  mi- 
racle et  Lazare  sortir  vivant  de  son  tombeau.  Et  en  entendant 
cette  doctrine  qui  n'avait  rien  du  langage  de  l'homme,  et  en 
voyant  ces  miracles  qui  surexcitaient  l'enthousiasme  et  l'admi- 


MARIE  AU  CÉNACLE  369 

ration  du  peuple,  bien  des  fois  ils  avaient  dû  s'écrier  comme 
Simon-Pierre  :  vous  êtes  le  Christ  et  le  Fils  de  Dieu  :  Tu  es  Chris- 
tus  Filins  Dei  vivi. 

Mais ,  Jésus-Christ,  ne  l'oublions  pas,  ne  s'est  révélé  au  monde 
qu'après  trente  ans  de  silence  et  d'obscurité.  Comment  donc  les 
apôtres  ont-ils  connu  les  merveilles  qui  s'étaient  opérées  en 
secret  pendant  ces  longues  années  où  la  lumière  se  cachait  sous 
des  voiles  inpénétrables? 

Qui  leur  a  dépeint  avec  ses  riches  nuances  le  drame  de  l'Annon- 
ciation ,  et  cet  Ange  qui  vient  de  l'éternité  apportant  sur  ses  lèvres 
un  message  divin,  et  le  ciel  qui  s'incline  devant  une  humble 
vierge  élue  entre  toutes  les  femmes  pour  donner  à  la  terre  le 
Sauveur,  et  ce  colloque  où  se  traite  à  l'insu  du  monde  entier  le 
mystère  profond  qui  doit  en  renouveler  la  face,  et  ce  prodige  de 
la  Toute  Puissance  qui  féconde  le  sillon  immaculé,  et  ce  Fiat  de 
Marie  qui,  à  peine  prononcé,  attire  le  Verbe  incrée  dans  son  sein 
virginal? 

Qui  leur  a  raconté  le  voyage  aux  montagnes  d'Hébron,  l'en- 
thousiasme d'Elisabeth  étonnée  d'être  visitée. par  la  mère  de  son 
Dieu,  le  tressaillement  de  Jean-Baptiste  et  ce  merveilleux  canti- 
que, ce  Magnificat  où,  après  avoir  exalté  la  grandeur,  la  force  et 
la  miséricorde  du  Très-Haut,  Marie  prophétise  sa  gloire?  Beatam 
me  dicent.  Qui  leur  a  révélé  Bethléem  avec  les  mélodies  des  anges, 
les  bergers  accourant  à  la  crèche  et  les  mages,  conduits  par 
l'étoile  dont  avait  parlé  le  prophète,  apportant  au  nouveau  roi  des 
Juifs  l'or,  la  myrrhe  et  l'encens? 

Et  le  vieillard  Siméon  saluant  avec  transport  la  lumière  du 
monde  et  prédisant  le  règne  éternel  du  Christ  toujours  en  butte  à 
la  contradiction?  Et  la  fuite  en  Egypte  pour  échapper  à  la  fureur 
d'Hérode?  Et  le  retour  à  Nazareth  à  l'heure  indiquée  par  l'ange 
du  Seigneur?  Et  Jésus  trouvé  dans  le  temple  au  milieu  des  doc- 
teurs? Et  son  enfance  humblement  soumise  à  Marie  et  à  Joseph? 

Qui  a  dévoilé  ces  faits  merveilleux  dont  le  récit  forme  les  plus 
belles  pages  de  l'Évangile? 

Au  moment  où  écrivaient  les  apôtres,  depuis  longtemps  Elisa- 
beth, la  mère  du  Précurseur,  s'était  endormie  dans  la  paix: 
Siméon  et  Joseph  avaient  réuni  leurs  cendres,  selon  le  langage 
de  nos  livres  sacrés,  aux  cendres  de  leurs  pères  :  l'étoile  mysté- 
rieuse ne  brillait  plus  au  dessus  de  la  crèche  ;  les  mages  avaient 
regagné  l'Orient  et  les  bergers  leurs  solitudes. 

Il  ne  restait  plus  qu'un  dernier  survivant  à  ces  premiers  témoi- 
gnages de  la  divinité  de  Jésus-Christ. . .  et  ce  dernier  survivant , 
de  tous  le  plus  saint  et  le  plus  fidèle,  c'était  sa  mère, c'était  Marie. 

Pendant  sa  vie  de  retraite  et  d'humilité,  Marie  se  tait,  conser- 
vant dans  son  cœur,  dit  le  saint  Évangile,  le  souvenir  des  choses 

II.  QUARANTE-SEPT. 


370  MOIS  DE  MARIE 

étonnantes  qui  se  déroulaient  sous  ses  yeux  :  Conferens  in  corde 
suo.  Elle  se  tait,  même  au  jour  de  la  plus  cruelle  épreuve,  lais- 
sant à  Dieu  le  soin  de  révéler  à  Joseph  sa  glorieuse  innocence.— 
Elle  se  tait  lorsque  son  fils  jette  sa  doctrine  à  tous  les  échos  de  la 
Judée. 

Mais,  voici  l'heure  des  manifestations  :  Tempus  loquendi. 
Jésus-Christ  a  quitté  la  terre,  confiant  à  ses  apôtres  la  mission 
surhumaine  d'amener  l'univers  au  pied  de  sa  croix  et  de  son 
autel.  Au  dehors,  déjà  gronde  l'orage  et  l'erreur  s'apprête  à  lui 
disputer  les  âmes  en  niant  sa  divinité...  Levez-vous  donc,  ô 
Marie,  levez-vous  au  milieu  du  cénacle  et  pour  confirmer  la  foi 
des  siècles,  racontez  à  haute  voix,  afin  que  toute  l'humanité 
chrétienne  vous  entende  ce  que  vous  savez  du  Verbe  de  Dieu. 

Et  Marie  consent  enfin  à  délier  ses  lèvres  que  l'humilité  avait 
rendues  muettes;  elle  se  fait,  dit  S.  Ildefonse,  Févangéliste  de  la 
vérité  :  Evangelistam  Dei,  et  en  face  des  apôtres  qui  étaient  les 
premiers  pasteurs  de  l'Église,  et  en  présence  des  disciples  qui  en 
étaient  les  premiers  fidèles,  elle  met  au  grand  jour,  dit  S.  An- 
selme, les  mystères  qu'ils  ne  connaissaient  pas  :  Plura  tamen 
incomparabiliter  per  Mariant  revelabantnr. 

«  Votre  voix,  ô  Marie,  s'écrie  un  interprète  de  nos  livres  sacrés, 
cette  voix  qui,  dans  la  Visitation,  avait  rempli  Elisabeth  de  la 
connaissance  de  la  maternité  divine,  a  été  le  voix  du  Saint- 
Esprit  parlant  à  l'Eglise  naissante  :  Vox  tua  fuit  apostolis  vox 
spiritus  sancti,  et  vous  avez  éclairci,  développé,  confirmé  par  votre 
témoignage  tout  ce  que  les  apôtres  avaient  reçu  de  cet  Esprit  de 
vérité  -  Ad  confirmandeo  singulorum  sensus  quod  acceperant  ab 
codent  spiritu. 

Il  est  donc  vrai  que  Marie  a  révélé  au  monde  l'Homme-Dieu,  et 
par  cette  révélation  elle  a  mérité  d'être  appelée  :  la  Mère  de  la  foi. 

Aussi,  parcourez  l'histoire  depuis  le  Cénacle  jusqu'à  nous, 
quand  Terreur  se  déchaînant  comme  un  vent  de  tempête , 
menace  de  déraciner  nos  saintes  croyances  et  d'entraîner  les 
âmes  à  l'apostasie ,  quand  l'erreur  montant  de  la  terre  comme 
un  nuage  sombre  obscurcit  la  vérité,  quand  l'impiété,  flattant  les 
passions  du  peuple  chrétien,  le  pousse  à  la  révolte,  quelle  est  la 
force  que  l'Église  oppose  à  la  tourmente  ?  Entendez-la  chanter  à 
la  Vierge  Marie  dans  toutes  les  fêtes  qu'elle  célèbre  en  son 
honneur  :  Vous  seule  avez  terrassé  toutes  les  hérésies  aux 
divers  points  du  monde  :  Cunctas  hœreses  sola  interemisti  in 
universo   mundo. 

Au  paradis  terrestre  la  lutte  s'est  engagée  entre  le  serpent  et  la 
femme,  et  au  serpent  il  fut  dit  :  elle  t'écrasera  la  tête  :  Ipsa 
conteret  caput  tuum.  Or,  ce  combat  se  perpétue  sous  mille  formes 
et  sur  mille  champs  de  bataille  à  travers  les  générations,  combat 


MARIE   AU  CENACLE  371 

du  mensonge  contre  la  vérité,  combat  de  la  force  contre  la  fai 
blesse  désarmée,  combat  du  vice  contre  la  pureté  des  mœurs, 
et  la  parole  prophétique  ne  s'est  jamais  démentie,  et  Marie,  ê 
chaque  nouvelle  crise  qu'a  traversée  la  foi,  a  toujours  été  la 
défense  et  le  salut  :  Ipsa  conter  et  caput  taum. 

Assurément,  le  vainqueur  c'est  Dieu.  Mais,  de  même  qu'au 
temps  d'Israël,  Dieu  se  servit  d'Esther  pour  confondre  l'orgueil 
d'Aman,  et  de  Judith  pour  trancher  la  tête  d'Holopherne,  il  a 
voulu  que  toutes  les  hérésies  fussent  livrées  aux  mains  de  la 
nouvelle  Esther,  de  la  véritable  Judith  et  que  par  Marie  fussent 
vaincus  tous  les  ennemis  de  son  Église  :  Credidit  eum  in  manus 
f émince  et  confodit  eum. 

«  Un  grand  signe  parut  dans  le  ciel,  dit  S.  Jean;  c'était  une 
femme  revêtue  du  soleil ,  ayant  la  lune  sous  les  pieds  et  au  front 
une  couronne  de  douze  étoiles  :  Millier  amieta  vole,  et  devant 
cette  femme  qui  allait  enfanter  se  dressa  un  grand  dragon  qui 
avait  sept  têtes  et  sept  cornes,  et  sur  les  sept  têtes  sept  diadèmes  : 
Et  in  capitibus  ejus  diademeta  septem,  et  il  attendait  pour  dévorer 
son  fils,  et  elle  mit  au  monde  un  enfant  qui  devait  régir  toutes 
les  nations  avec  une  verge  de  fer  et  cet  enfant  fut  élevé  vers 
Dieu  et  vers  son  trône  :  Et  raptus  est  filius  ejus  ad  Deum  et  ad 
thonum  ejus.  Alors  se  livra  dans  le  ciel  un  grand  combat,  et  le 
dragon  fut  précipité  sur  la  terre,  et  il  poursuivit  la  femme,  et  de 
sa  gueule  il  lança  contre  elle  comme  un  fleuve  :  Et  mixit  ex  ove 
suo  post  mulier em  aquam  tanquam  flumen.  Mais,  ce  fleuve  fut 
englouti  et  le  dragon  s'en  alla  faire  la  guerre  aux  autres  enfants 
de  la  femme  qui  gardent  les  commandements  de  Dieu  et  rendent 
témoignage  à  Jésus- Christ  :  Et  habent  testimonium  Jesu  Christi. 

Qu'est-ce  que  ce  serpent  aux  sept  têtes  et  aux  sept  cornes  ? 
Evidemment,  c'est  l'hérésie  avec  les  nombreuses  négations  qui 
ont  assailli  la  vérité.  Aux  premiers  siècles  de  l'Eglise,  elle  s'ap- 
pelait Arius,  plus  tard  Luther,  aujourd'hui  elle  s'appelle  la  libre- 
pensée  ...  et  que  veut-elle  %  elle  veut  dévorer  le  Fils  de  la  Femme  • 
c'est  à-dire  détruire  la  foi  par  laquelle  Jésus-Christ  s'est  emparé 
des  peuples,  et  en  haine  du  Fils  elle  s'est  attaqué  à  la  mère,  nianl 
sa  virginité  perpétuelle,  sa  maternité  divine,  sa  conception  pure 
et  sans  tache. 

La  voyez-vous  passer  à  travers  les  siècles  comme  un  torrent 
débordé?  Tanquam  flumen.  Elle  ébranle  les  convictions,  elle 
mine  les  fondements  du  temple,  elle  en  détache  les  pierres,  et 
souvent  il  a  semblé  que  le  temple  allait  chanceler  sur  sa  base 
fortement  ébranlée... 

Mais  à  l'heure  du  péril,  l'Église  a  crié  vers  la  Femme  qui  est 
la  Vierge-Marie,  dit  S.  Augustin,  et  Marie  a  commandé  aux  ilôts 
menaçants,  et  les  flots  se  sont  engloutis  :  Et  absorbuit  flumci 


372  MOIS  DE   MARIE 

quod  misit  draco  de  ore  suo,  et  plus  forte  que  l'ouragan,  la  foi  n'a 
point  sombré. 

Faut-il  vous  rappeler  quelques  faits  déjà  cités  de  cette  lutte 
formidable  ? 

Quand  les  Albigeois,  comme  un  fleuve  descendu  des  monta- 
gnes, désolaient  le  midi  de  la  France  et  ne  laissaient  après  eux 
que  des  ruines,  comment  l'Église  refoula-t-elle  le  torrent?  Avec 
le  saint  Rosaire  :  Cimctas  hœreses  sola  interemisti. 

Quand  le  Protestantisme  jeta  ce  cri  de  révolte  qui  devait  déta- 
cher tant  de  nations  chrétiennes  du  centre  de  l'unité,  avec  quel 
drapeau  l'Église  marcha-t-elle  au  devant  de  l'ennemi  ?  Avec 
l'étendard  de  Marie,  la  Vierge  fidèle,  porté  par  les  enfants  de 
François  d'Assise,  de  Dominique  de  Gusman  et  d'Ignace  de 
Loyale  :  Cunctas  hœreses  sola  interemisti. 

Quand  les  Turcs,  après  avoir  dévasté  l'Orient  ;  s'acheminaient 
avec  leurs  armes  victorieuses  vers  la  France  et  l'Italie,  savez- 
vous  ce  que  disait  à  ses  soldats  Jean  Sobieski,  roi  de  Pologne,  en 
s'élançant  à  rencontre  des  hordes  barbares  ?  «  Marchons  à 
l'ennemi  avec  confiance,  leur  disait-il,  sous  la  protection  du 
ciel  et  sous  l'assistance  de  la  Vierge.  »  Et  la  Vieige  l'entendit  et 
l'ennemi  fut  mis  en  complète  déroute  :  Cunctas  hœreses  sola 
interemisti. 

Quand  la  révolution  triomphante  égorgeait  les  prêtres  sur 
les  dalles  du  sanctuaire  et  célébrait  ses  orgies  dans  nos  temples 
profanés,  quel  est,  au  milieu  de  cette  tempête,  l'arc-en-ciel  qui 
parut  tout  à  coup  dans  les  nues  comme  un  signe  d'espérance  et 
de  salut?  C'est  la  dévotion  du  Mois  de  Marie  :  Cunctas  hœreses 
sola  interemisti. 

Et,  de  nos  jours,  tandis  que  la  libre-pensée,  révoltée  contre  nos 
dogmes,  s'arme  de  la  science,  de  la  presse,  de  la  parole  et  des 
lois  pour  démolir  l'œuvre  de  Jésus-Christ ,  qu'a  fait  l'Église  pour 
conjurer  tant  de  haine?  Elle  a  promulgué  le  dogme  de  l'Imma- 
culée-Conception et  enrôlé  les  peuples,  comme  une  immense 
croisade,  sous  la  bannière  des  pèlerinages  aux  nombreux  sanc- 
tuaires de  la  Mère  de  Dieu  :  Cunctas  hœreses  sole  interemisti  in 
univers o  mundo. 

Laissez  donc  le  dragon  aux  sept  têtes  déclarer  la  guerre  à  la 
justice  et  à  la  vérité,  vous  le  vaincrez  encore,  ô  Marie;  oui, 
vous  le  vaincrez,  et  nous,  apportant  à  vos  autels  des  palmes  et 
des  couronnes,  nous  vous  chanterons  comme  on  chantait  à 
Judith  :  Vous  êtes  la  gloire  de  l'Église,  la  force  du  nom  chrétien, 
le  rempart  de  la  foi  :  Tu  gloria  Jérusalem.  Bénie  soit  à  jamais  de 
la  terre  au  ciel  Notre-Dame  des  Victoires.  Amen. 


CLOTURE  —  L'ASSOMPTION  373 

CLOTURE 


L'ASSOMPTION 

Assumpta  est  Maria  in  cœlurn. 
Marie  a  été  élevée  clans  le  ciel. 

Dès  que  la  persécution  des  empereurs  romains  vint  troubler 
l'Église  naissante,  l'apôtre  S.  Jean  voulut  emmener  à  Éphèse  sa 
mère  adoptive  pour  l'abriter  contre  l'orage  qui  montait  de  l'hori- 
zon. Mais,  ne  pouvant  vivre  loin  de  Jérusalem  où  la  rappelaient 
tant  de  tristes  souvenirs,  Marie  retourna,  colombe  plaintive,  au 
pied  du  Calvaire,  et  là,  gravissant  du  matin  au  soir  le  rude 
sentier  qu'avait  suivi  son  Fils  au  jour  de  son  martyre,  elle 
appelait  avec  des  prières  ardentes  et  des  pleurs  inconsolables  le 
jour  de  la  délivrance  et  du  revoir  éternel. 

Dieu  eut  enfin  pitié  de  cette  immense  douleur  et,  après  les 
années  si  longues  et  si  désolées  de  l'absence,  les  anges  descen- 
dirent du  ciel  pour  cueillir  sur  sa  tige  le  lis  immaculé. 

Elle  meurt  donc,  Marie,  de  désir  et  d'amour:  Amore  langueo. 
Semblable  à  ces  beaux  fruits  qu'une  maturité  parfaite  détache  de 
l'arbre,  son  âme  se  dégage  sans  effort  et  sans  secousse  des  liens 
qui  la  tenaient  captive  ;  elle  retourne  vers  son  Dieu  comme  la 
rosée  toute  pure  que  la  fraîcheur  de  la  nuit  a  déposée  sur  les 
feuilles  et  que  la  chaleur  du  jour  fait  monter  vers  le  ciel  en 
vapeurs  transparentes  :  Sicut  virgula  fumi  ex  aromatibus,  et, 
souriant  à  une  vision  de  l'éternité,  elle  s'endort  dans  une  extase 
d'ineffable  tendresse. 

Mais,  que  deviendra  son  corps  virginal?  Subira-t-il  ce  dernier 
opprobre  de  la  nature  humaine  qui  est  la  corruption  du  tombeau? 
Scra-t-il  réduit  en  poussière  dans  la  nuit  ténébreuse,  comme 
toute  chair  sur  laquelle  est  tombé  l'anathème  de  Dieu? 

L'Église,  accueillant  la  tradition  de  tous  les  siècles  et  confir- 
mant l'enseignement  des  docteurs  par  une  fête  solennelle,  nous 
répond  que  le  sépulcre  de  la  mère  a  été  glorieux  comme  le 
sépulcre  du  Fils  et  que,  sortie  le  troisième  jour  des  ombres  de 
la  mort,  Marie  s'est  élevée  dans  les  cieux  avec  son  corps  revêtu 
de  l'immortalité  :  Assumpta  est  Mariœ  in  cœlum. 

Comment  décrire  cette  Assomption  dont  chaque  année  l'Église 
nous  rappelle  le  souvenir  avec  ses  chants  et  ses  rites  sacrés?  La 
voyez-vous  la  Mère  de  Jésus  franchir  les  espaces  incommensu- 
rables, portée  sur  les  ailes  des  séraphins  et  suivie  d'une  multi- 
tude d'Esprits  bienheureux  qui  chantent  en  chœur  des  hymnes 
de  triomphe  ?  Angeli  célébrant,  Virtutes  glorificant,  Principatus 
exultant,  gaudent  dominât iones. 


374  MOIS  DE   MARIE 

A  son  approche...  quelle  est  celle  qui  arrive  du  désert  plus 
brillante  que  les  étoiles  du  firmament  ?  s'écrie  la  foule  des  élus  : 
Quœ  est  isto  quœ  ascendit  de  deserio.  Et  les  Anges  qui  accompa- 
gnent cette  marche  triomphale...  C'est  la  Vierge  bénie,  c'est  la 
reine  des  vertus,  c'est  la  Mère  de  Dieu...  Ouvrez,  ouvrez  les 
portes  éternelles:  Elevamini,  portœ  œtemales. 

Et  le  ciel  s'ouvre,  et  des  milliers  de  voix  inconnues  à  la  terre 
entonnent  FHosanna  et  Marie  fait  son  entrée  dans  les  sacrés  parvis 
au  milieu  des  acclamations  de  l'enthousiasme  et  de  l'amour. 

Saluez-la,  patriarches  des  temps  antiques  dont  le  sang  mer- 
veilleusement régénéré  a  coulé  dans  ses  veines.  Saluez-la,  pro- 
phètes et  voyants  d'Israël  qui  lï.viez  entrevue  dans  le  lointain 
des  âges.  Saluez-la,  chastes  phalanges  des  Vierges  et  jetez  à  ses 
pieds  des  couronnes  de  lis.  Saluez-la,  martyrs  qui  tenez  dans  vos 
mains  des  palmes  immortelles:  Ave  regina  cœlorum. 

Et,  tandis  que  devant  elle  le  ciel  entier  s'incline,  que  fait  Dieu? 
Il  s'avance  au  devant  de  sa  mère  :  Surrexit  rex  in  occursum  ejus, 
et  lui  montrant  un  diadème  dont  chaque  diamant  étincelle  comme 
un  soleil...  Viens,  lui  dit-il,  c'est  de  ma  main  qu'aujourd'hui  tu 
seras  couronné.  Veni,coronaberis,  et  Dieu  le  Père  la  couronne  de  sa 
puissance,  Dieu  le  Fils  de  sa  sagesse,  l'Esprit-Saint  de  son  amour, 
et,  cette  triple  couronne  sur  son  front  radieux,  elle  va  s'asseoir 
dans  la  gloire,  à  la  droite  du  Sauveur  :  Astitit  regina  a  dextris  tuis. 

Pourquoi  donc  ce  triomphe  et  cette  ovation  qui  ne  seront  jamais 
décernés  à  aucune  autre  créature  ?  Est-ce  parce  que  Marie  était 
la  mère  de  Jésus  et  que  Jésus  devait  ainsi  glorifier  sa  mère  ? 

Eh  bien!  non,  nous  répondent  les  docteurs.  Si  Marie  a  été 
choisie  entre  toutes  les  générations  pour  donner  au  Verbe  la 
chair  dans  laquelle  il  devait  souffrir  et  le  sang  qui  était  la  rançon 
de  l'humanité  coupable,  à  Dieu  seul  revient  cette  élection  glo- 
rieuse, et  ce  n'est  point  la  dignité,  mais  la  vertu;  ce  n'est  point  la 
grandeur,  mais  le  mérite  que  récompense  et  couronne  sa  justice. 

Écoutez  Jésus-Christ:  une  femme,  élevant  la  voix  au  milieu 
de  la  foule,  s'est  écriée  dans  les  transports  de  son  admiration. 
Oh  !  bienheureuses  les  entrailles  qui  vous  ont  porté  :  Beatus  venter 
qui  te  portavit.  Bienheureux  le  sein  qui  vous  a  nourri  :  Ubera 
quœ  suxisti.  Et,  que  répond  le  Fils  à  ce  panégyrique  de  la  Mère? 
Oui,  dit-il,  ma  mère  est  vraiment  heureuse  parce  qu'elle  a  recueilli 
ma  parole  et  qu'elle  l'a  mise  en  pratique:  Quinimo  beati  qui 
audiunt  verbum  Dei  et  custodiunt  illud. 

S.  Augustin  ne  craint  pas  d'affirmer  que  Jésus-Christ  accueillit 
Marie  à  la  porte  du  ciel  plutôt  comme  juge  que  comme  fils  et 
qu'il  l'exalta  proportiellement  à  ses  mérites  et  non  point  à  l'éclat 
incomparable  de  sa  maternité  :  Hoc  in  ea  magnificavit  quia  fecit 
voluntatem  patris,  non  quia  caro  carnem  genuit. 


CLOTURE  —  L'ASSOMPTION  375 

C'est  donc  à  sa  vie  qu'il  faut  demander  le  secret  de  sa  gloire  et 
je  crois  être  dans  la  vérité  en  lui  appliquant  ces  paroles  qui  nous 
expliquent  la  gloire  de  Jésus  :  il  s'est  abaissé  :  exinanivit  semetip- 
sum,  et,  à  cause  de  ces  abaissements,  Dieu  le  Père  lui  a  donné 
un  nom  auquel  tout  genou  fléchit  au  ciel,  sur  la  terre  et  dans  les 
enfers:  Omne  genuflectatur  cœlestium,  terrestriwn  et  infernorum. 

D'ailleurs,  ne  lisons-nous  pas  au  Saint  Évangile,  cherchez  la 
dernière  place  et  vous  aurez  la  première;  abaissez-vous  et  vous 
serez  exalté:  Qui  se  humiliât  exaltabitur.  Or,  quel  a  été  le  travail 
de  Marie  durant  sa  vie  mortelle? 

Ne  me  dites  pas  que  le  flot  de  la  corruption  parti  du  paradis 
terrestre  s'est  arrêté  devant  elle  comme  autrefois  le  Jourdain  en 
présence  de  l'Arche  :  Vidit  etfugit. 

Ne  me  dites  pas  qu'elle  est  plus  blanche  que  la  colombe  et  plus 
pure  que  le  lis  :  Sicut  lilium. 

Ne  me  dites  pas  que,  ne  trouvant  en  elle  aucune  tache,  Dieu  a 
choisi  son  cœur  pour  y  dresser  son  tabernacle  :  Qui  creavit  me 
requievit  in  tabernaculo  meo. 

Toutes  ces  merveilles  sont  l'œuvre  de  Dieu.  En  l'appelant  à 
être  sa  mère ,  Dieu  l'a  façonnée  comme  un  vase  d'honneur  :  Vas 
honorabile,  et  dans  ce  vase  insigne  mille  fois  plus  riche  que  l'or 
il  a  mis  une  âme  à  l'abri  de  toutes  les  tempêtes,  une  volonté  sans 
défaillance  et  une  intelligence  inondée  de  lumière. 

Mais,  le  travail  de  Marie,  quel  est-il  donc  donc? Ouvrez  l'Évan- 
gile, et  l'Évangile  vous  dira  qu'elle  n'a  travaillé  qu'à  s'abaisser. 
Exinanivit  semetipsam. 

Le  ciel  et  la  terre  s'étudient  â  la  grandir.  Le  ciel ,  par  la  voix  de 
l'Ange,  la  salue  pleine  de  grâce:  Gratia  plena.  La  terre,  parla 
voix  d'Elisabeth,  la  proclame  Mère  de  Dieu:  Unde  hoc  mihi  ut 
mater  Domini  mei  reniât  ad  me.  Et  que  répond-elle  à  ces  deux  voix 
qui  chantent  ses  glorieuses  destinées?  Ecce  ancilla  Domini.  Je  ne 
suis  que  la  très  humble  servante  du  Seigneur.  Et,  se  dérobant 
aux  applaudissements  des  hommes,  elle  s'enferme  dans  le 
silence  et  ne  paraît  au  grand  jour  que  lorsqu'il  faut  partager  au 
Calvaire  les  opprobres  de  son  Fils. 

Eh  bien!  Seigneur,  que  ferez -vous  pour  exalter  votre  mère  S 
Vous  avez  dit  :  je  tirerai  le  pauvre  de  la  poussière  et  je  le  placerai 
parmi  les  chefs  de  mon  peuple  :  De  stercore  erigens  pauperem. 
Or,  voici  non  point  un  pauvre  comme  tant  d'autres  qui  passent 
humiliés  sous  le  mépris  des  siècles,  mais  voici  votre  mère 
perdue  dans  l'oubli..  Voyons,  qu'allez-vous  lui  donner  en  retour 
de  cet  abaissement  d'autant  plus  étrange  que  son  histoire  a  été 
plus  merveilleuse? 

Et  le  Seigneur;  il  est  écrit  ;  celui  qui  s'abaisse  sera  exalté,  qu 
se  humiliât  exaltabitur.  Je  prendrai  donc  ma  mère  dans  son  obs- 


376  MOIS  DE  MARIE 

curité,  et  parce  qu'elle  s'est  abaissée  volontairement  au  dessous 
de  toute  créature,  je  lui  décernerai  dans  le  ciel  une  gloire  comme 
n'en  a  jamais  vu  l'éternité. 

Dieu  a  tenu  parole;  et  je  distingue  dans  l'exaltation  de  Marie 
trois  degrés  de  gloire  qui  correspondent  aux  trois  degrés  de  ses 
abaissements. 

Où  est  Marie  sur  la  terre?  Cherchez  bien.  Elle  est  au  dernier 
rang,,  le  rang  des  travailleurs,  des  pauvres  et  des  déshérités. 
Elle  est  la  dernière.  La  dernière  des  vierges  dans  le  temple,  la 
dernière  de  toutes  les  femmes  à  Narareth,  elle  ne  révèle  pas 
même  à  Joseph  la  page  la  plus  belle,  la  plus  étonnante,  la  plus 
mystérieuse  de  sa  vie,  et  quand  par  hasard  nous  la  rencontrons 
dans  l'Évangile,  c'est  au  travail,  à  la  peine,  au  sacrifice,  à 
l'opprobre ,  et  jamais  à  la  gloire. 

Mais,  vienne  la  mort...  Entendez-vous  l'Église  chanter  sous 
la  voûte  de  ses  temples  pleins  de  joie  et  d'harmonie  :  Exaltata 
est  sancta  Dei  genitrix  super  choros  angelorum.  Elle  a  été  exaltée 
par  dessus  tous  les  chœurs  des  Esprits  bienheureux.  La  plus 
abaissée  sur  la  terre  et  la  plus  élevée  dans  le  ciel  !  Et  comment 
mesurer  la  hauteur  et  la  profondeur,  la  largeur  et  l'étendue  de 
cette  gloire  immense,  presque  infinie? 

Ici-bas,  depuis  l'insecte  que  vous  écrasez  avec  indifférence 
sous  les  pieds,  jusqu'à  l'aigle  qui  habite  des  sommets  inaccessi- 
bles, chaque  être  a  sa  forme  et  sa  beauté  relatives. 

Au  firmament  où  des  milliers  d'astres  resplendissent,  chaque 
étoile  a  son  éclat  qui  la  distingue  des  autres  étoiles. 

De  même  au  ciel,  chaque  élu  brille  d'une  gloire  personnelle 
qui  grandit  à  mesure  que  la  hiérarchie  à  laquelle  il  appartient 
se  rapproche  de  Dieu  :  In  domo  patris  mei  mansiones  multa  sunt. 

Quelle  sera  donc  la  gloire  de  Marie?  Sera-ce  la  gloire  des 
patriarches  ?  Sera-ce  la  gloire  des  prophètes?  Sera-ce  la  gloire  des 
apôtres?  Sera-ce  la  gloire  des  Vierges?  Sera-ce  la  gloire  des 
martyrs?  Traversez  par  la  pensée  la  multitude  des  saints  que 
l'éternité  tout  entière  ne  suffirait  point  à  compter...  plus  haut 
que  les  Séraphins  prosternés  devant  l'agneau,  plus  haut  que  les 
patriarches ,  plus  haut  que  les  prophètes,  plus  haut  que  les 
vierges  et  les  martyrs,  entre  la  hiérarchie  divine  que  composent 
les  trois  personnes  de  l'auguste  Trinité  et  la  hiérarchie  humaine 
que  composent  les  anges  et  les  saints,  il  y  a,  dit  Gerson,  une 
troisième  hiérarchie  où  le  regard  n'a  jamais  découvert  et  ne 
découvrira  jamais  que  Jésus  et  Marie,  le  Fils  et  la  Mère-,  et  la 
gloire  de  Marie  est  semblable  à  la  gloire  de  Jésus,  ou  pour  mieux 
dire,  c'est  la  même  gloire  qui  couronne  la  Mère  et  le  Fils  :  Filii 
gloriam  cum  Matrœ  non  tant  communem  judico  quam  eamdem. 

Retournons  sur  la  terre;  où  est  Marie?  Regardez...  elle  est 


CLOTURE  —  L'ASSOMPTION  377 

dans  l'obscurité.  Les  livres  sacrés  nous  racontent  que,  Moïse 
ayant  été  choisi  pour  être  le  chef  et  le  libérateur  de  son  peuple, 
il  raconta  cette  vision  étrange,  et  le  peuple  l'accueillit  comme 
l'envoyé  de  Jéhovah.  De  longs  siècles  après,  dans  sa  solitude  de 
Nazareth,  Marie  voit  se  prosterner  devant  elle  un  ange  radieux 
qui  lui  dévoile  d'ineffables  mystères.  Sors  maintenant  de  ton 
silence,  ô  Vierge,  et  dis  aux  tribus  d'Israël  sans  faste  et  sans 
orgueil.  Ne  pleurez  plus  ;  moi,  je  suis  la  véritable  Esther  dont  la 
médiation  puissante  sauvera  l'humanité  proscrite.  Moi,  je  suis 
l'étoile  qui  précède  le  Soleil  de  justice.  Moi,  je  suis  la  Vierge 
annoncée  par  Isaïe  et  de  laquelle  doit  naître  le  Sauveur  qu'ont 
attendu  nos  pères.  Dis-là  cette  parole  et  les  tribus  d'Israël  te 
répondront  par  des  chants  d'allégresse. 

Et,  que  fait  l'humble  fille  de  Juda?  Elle  se  cache,  elle  demande 
à  la  solitude  des  secrets  pour  voiler  sa  grandeur,  et  plus  tard, 
voulant  raconter  son  histoire,  l'Évangile  ne  sait  où  la  saisir. 
Mais,  attendons  l'heure  de  son  triomphe,  Dieu  saura  bien  la 
trouver  dans  son  obscurité,  et  il  la  placera  dans  la  lumière. 

J'ai  vu ,  dit  S.  Jean,  une  femme  qui  avait  le  soleil  pour  manteau  : 
Mulier  amie  ta  sole. 

Mon  Dieu!  Quelle  est  donc  cette  femme,  et  quel  est  ce  soleil 
dont  elle  est  revêtue?  La  femme,  c'est  Marie...  et  le  soleil,  c'est 
l'Homme-Dieu  :  Ex  te  enim  ortus  est  sol  justitiœ  Christus  Deus 
noster. 

Un  moment,  ce  soleil  eut  son  éclipse.  Enfermé  dans  le  sein  de 
la  Vierge  comme  derrière  un  nuage,  il  perdit  son  éclat,  puis  il 
disparut  et  se  coucha  dans  un  sépulcre.  Mais,  à  trois  jours  de 
là,  voyez-vous  la  lumière  qui  jaillit  du  tombeau?  Tous  les  nuages 
se  dissipent,  tous  les  voiles  se  déchirent  et  sur  l'humanité  de 
Jésus-Christ  se  reflètent  toutes  les  splendeurs  de  sa  divinité,  et 
le  Fils  de  dire  à  sa  Mère  :  Vous  m'avez  communiqué  dans  mon 
Incarnation  ce  qui  était  de  la  nature  de  l'homme,  je  vous  com- 
muniquerai dans  votre  Assomption  ce  qui  est  de  la  grandeur  de 
Dieu,  et  parce  que  vous  m'avez  revêtu  d'une  chair  possible  et 
mortelle ,  je  serai  moi-même  votre  vêtement  de  gloire  durant 
l'éternité  :  Vestis  illum  substantia  carnis  tuoé  et  vestit  ille  te  gloria 
majestatis  suœ.  Et  voilà  que  sur  la  Mère  est  projetée  toute  la 
lumière  dont  resplendit  le  Fils  :  Amicta  sole. 

Sans  doute,  Marie  n'est  point  le  soleil,  car  le  soleil  véritable 
et  unique,  c'est  Dieu:  Deus  lux  est.  Mais,  tous  les  rayons  du 
soleil  éternel  venant  se  concentrer  sur  elle  lui  font  un  vêtement 
royal.  D'où  je  conclus  que  la  gloire  de  Marie  dépasse  la  gloire 
des  élus  plus  encore  que  l'éclat  du  soleil  dépasse  la  lueur  des 
étoiles:  Cœteris  per  partes,  in  Mariant  vero  totius  gloriœ  quœ  in 
Christo  est  plenitudo  venit. 


378  MOIS  DE  MARIE 

Et ,  s'il  est  vrai  que  le  vêtement  est  fait  à  la  taille  et  à  la  mesure 
de  celui  "qui  le  porte ,  n'ai-je  pas  le  droit  d'ajouter  que  la  gloire 
du  fils  n'est  pas  trop  grande  pour  revêtir  la  Mère  ?  Communicasti 
mihi  quod  homo  sum;  communicabo  tibi  quod  Deus  sum. 

Où  est  enfin  Marie  sur  la  terre  ?  Confondue  avec  les  autres 
femmes  de  Nazareth,  elle  vit  sans  prestige  et  sans  se  prévaloir 
des  droits  que  lui  donne  sa  maternité  divine. 

Une  seule  fois ,  aux  noces  de  Cana ,  elle  demande  à  Jésus-Christ 
d'opérer  un  miracle,  et  comprenant  à  sa  réponse  qu'à  Dieu  seul 
appartient  le  gouvernement  du  monde,  dès  ce  moment  elle 
s'efface  et  se  tait.  Que  Jésus  multiplie  les  pains  dans  le  désert, 
qu'il  rende  la  vue  aux  aveugles,  qu'il  ressuscite  Lazare  ou  le  fils 
unique  de  la  veuve  de  Naïm,  nulle  part  je  ne  vois  intervenir 
Marie,  et  nulle  part  dans  l'Évangile  il  n'est  écrit  que,  avant  de 
demander  au  Fils  des  prodiges,  le  peuple  s'adressait  à  la  Mère. 

Et  aujourd'hui,  que  voyons-nous?  Marie  est  devenue  la  média- 
trice, l'avocate  et  l'espérance  de  toutes  les  générations.  —  Ce 
n'est  point  assez  d'un  trône,  lui  a  dit  Jésus-Christ  ;  ce  n'est  point 
assez  d'un  vêtement  de  gloire  ;  à  toute  reine  il  faut  un  sceptre. 
Prenez-donc  ce  sceptre  et  régnez.  A  moi  la  puissance  et  à  vous 
la  miséricorde.  Moi,  j'ai  mérité  sur  le  Calvaire  la  grâce  qui  a 
sauvé  le  monde,  et  vous,  vous  appliquerez  aux  âmes  les  mérites 
de  ma  croix  et  il  ne  sera  point  dit  qu'une  seule  grâce  tombe  sur 
la  terre  sans  passer  par  vos  mains. 

Et  cela  s'est  fait  ;  et  voilà  bientôt  deux  mille  ans  que  les  peuples 
vont  à  Marie.  Et,  que  nous  disent  les  cathédrales  resplendissantes 
et  les  modestes  sanctuaires  élevés  en  son  honneur?  Que  nous 
disent  les  ex-voto  suspendus  à  ses  autels?  Que  nous  disent  les 
Coules  joyeuses  qui  accourent  à  ses  solennités? 

Tout  cela  nous  dit  que  Marie  a  recouvré  ses  droits  de  mère  et 
que  par  elle  sont  distribuées  à  la  terre  les  richesses  du  ciel.  C'est 
le  dernier  degré  de  son  triomphe  :  Qui  se  humiliât  exaltabitur  . 

Il  est  raconté  que,  au  moment  où  il  s'élevait  au  ciel  sur  un 
char  de  feu,  Élie  laissa  tomber  son  manteau,  et  que  son  disciple 
Elisée  s'en  étant  revêtu  fut  saisi  comme  lui  de  l'esprit  prophétique: 
Requievit  spiritus  Eliœ  super  Eliseum. 

O  Mère,  en  montant  vers  la  gloire,  n'oubliez  pas  vos  enfants 
qui  reste  orphelins  dans  la  vallée  des  larmes.  Avec  votre  manteau 
virginal  qui  les  abrite  contre  les  séductions  du  monde  envoyez- 
leur  votre  esprit,  l'esprit  d'humilité -,  et  l'humilité  nous  ouvrira 
le  ciel,  et  prosternés  autour  de  \otre  trône  nous  pourrons  vous 
aimer  et  vous  bénir  durant  les  siècles  éternels.  Amen. 


CRAINTE  ET  CONFIANCE 


Nolitet  timere,  pus  Mus  grex,  quia  compta' 
cuit  Patri  vesiro  dare  vobis  regnum. 

Ne  craignez  pas,  petite  troupe;  il  a 
plu  à  votre  Père  des  cieux  .de  vous 
donner  la  victoire.  (Luc,  xn,  32.) 


Messieurs, 


Il  est  peu  de  paroles  aussi  bonnes  à  méditer  que  celle-là, 
parce  qu'elle  va  au-devant  de  la  tentation  la  plus  périlleuse  et  la 
plus  douloureuse  de  toutes  :  celle  du  découragement. 

Quand,  à  la  guerre,  on  a  mesuré  ses  forces  à  celles  de  l'enne- 
mi ;  quand  on  s'est  reconnu  inférieur  en  nombre,  en  ressources, 
en  moyens  de  défense;  quand  la  défaillance  est  tout  près  d'entrer 
dans  l'âme,  c'est  déjà  un  grand  secours  que  celui  d'une  voix 
amie,  d'où  qu'elle  vienne,  si  elle  nous  crie  :  N'aye^  pas  peur. 

Eh  bien,  messieurs,  cet  encouragement  nous  est  adressé,  et 
par  qui?  Ah!  ce  n'est  pas  par  un  ami  quelconque,  un  de  ces 
amis  humains  dont  les  vœux  peuvent  être  stériles  tout  en  restant 
sincères.  La  voix  qui  nous  encourage  est  celle  d'un  ami  tout 
puissant,  dont  le  bon  vouloir  ne  connaît  pas  d'obstacles.  Celui 
qui  dispose  de  la  victoire,  c'est  celui-là  qui  nous  crie  :  N'aye^ 
pas  peur  ! 

Qu'elle  soit  la  bienvenue,  cette  divine  parole  !  Sans  elle,  peut- 
être,  aurions- nous  connu,  nous  aussi,  le  découragement. 

Que  sommes-nous  ici,  messieurs  ?  Nous  sommes  une  poignée 
d'hommes  de  bonne  volonté,  qui  essayons  de  servir  l'Eglise  et 
la  vérité,  de  combattre  la  science  athée  par  la  science  chrétienne 
et  de  défendre  l'héritage  de  nos  croyances  en  portant  la  guerre 
sur  les  sommets  d'où  l'impiété  savante  s'apprête  à  nous  envahir. 

Oh  !  nous  ne  sommes  pas  nombreux  1 

Les  impies,  eux  non  plus,  ne  sont  pas  le  grand  nombre.  Mais 
entre  eux  et  nous  il  y  a  la  multitude  indifférente;  et  ils  ont  su 
s'en  faire  une  alliée.  C'est  elle  qui,  acceptant  toutes  les  calom- 
nies, se  détourne  de  nous,  sous  l'empire  des  plus  folles  appré- 
hensions, des  préjugés  les  plus  aveugles,  c'est  elle  qui,  croyant 
à  toutes  les  vaines  promesses,  va  porter  sa  confiance  aux 
ennemis  de  Jésus-Christ. 

Ainsi  le  petit  nombre  des  impies  dispose  aujourd'hui  de  la 
multitude.  Ils  lui  ont  persuadé  qu'elle  est  la  reine  du  monde  et 
ils  régnent  sous  son  nom. 

1.  Discours  de  rentrée  prononcé  à  la  messe  du  Saint-Esprit,  le  7  novembre  1883,  par 
Mgr  D'Hulst,  recteur  de  l'Institut  Catholique  de  Paris. 


380  DISCOURS 

En  face  de  cette  immense  armée,  pouvons-nous  du  moins 
ranger  en  bataille  tous  les  croyants  fidèles,  tous  ceux  qui  sont 
chrétiens  autrement  que  de  nom?  Ah!  s'il  en  était  ainsi,  nous 
serions  encore  une  force  imposante.  Le  Christ  a  plus  de  disciples 
qu'on  ne  pense  dans  cette  société  qui  s'ignore  elle-même. 

Mais,  hélas!  non!  nous  ne  pouvons  pas  compter  autant  de 
frères  d'armes  que  de  frères  dans  la  foi. 

Beaucoup  de  chrétiens,  engagés  dans  un  combat  de  tous  les 
jours  contre  les  nécessités  matérielles  de  l'existence,  sont  hors 
d'état  d'embrasser  du  regard  les  intérêts  généraux  du  christia- 
nisme. Tout  ce  qu'ils  peuvent  faire  est  d'accorder  une  attention 
déjà  difficile  et  méritoire  à  l'affaire  de  leur  salut  individuel. 

Beaucoup  sont  d'humeur  pacifique  :  nés  pour  être  protégés, 
ils  ne  savent  pas  se  défendre  eux-mêmes,  et  les  exigences  de  la 
lutte  les  trouvent  incertains  et  timides. 

Otez  donc  les  indifférents,  qui  servent,  sans  le  savoir,  dans  les 
rangs  de  l'ennemi  ;  ôtez  les  illettrés  et  tous  ceux  qui  vivent  au 
jour  le  jour  ;  ôtez  les  prudents  et  les  pusillanimes.  Que  restera- 
l-il,  messieurs,  pour  faire  face  aux  adversaires  de  nos  croyan- 
ces? Il  restera  ce  que  Nctre-Seigneur  a  prévu  :  il  restera  une 
poignée  ! 

N'en  avons- nous  pas  la  preuve  dans  cette  forme  du  bon 
combat  qui  nous  est  spécialement  réservée?  Certes,  aucune 
cause  n'est  plus  grande,  aucune  ne  tient  de  plus  près  aux  intérêts 
essentiels  du  christianisme,  aucune  n'est  liée  plus  étroitement  à 
l'avenir  de  la  civilisation  que  la  cause  du  haut  savoir  chrétien. 
Ou  la  science  se  mettra  d'accord  avec  la  foi,  ou  la  foi  périra. 
Elle  ne  périra  pas  dans  le  monde,  si  le  monde  doit  durer  :  mais 
elle  périra  dans  les  sociétés  qui  la  repoussent,  et  l'on  peut  pré- 
dire que  ces  sociétés,  qui  jusqu'ici  ont  vécu  d'elle,  ne  lui  survi- 
vront guère. 

Prouver  par  des  faits,  par  des  résultats  scientifiques  incontestés, 
qu'une  atmosphère  toute  pénétrée  de  christianisme  est  un  milieu 
favorable  à  l'épanouissement,  à  la  croissance  du  grand  savoir, 
c'est  donc  faire  l'œuvre  que  commandent  les  plus  hautes,  les 
plus  pressantes  nécessités  de  ce  temps  et  de  ce  pays. 

Cette  œuvre,  messieurs,  nos  évêques  l'ont  entreprise  ;  ils  nous 
ont  chargés  de  la  faire  sous  leurs  yeux.  Le  Chef  de  l'Eglise  a 
désiré  sa  naissance;  il  a  béni  son  berceau,  il  encourage  ses 
premiers  pas.  Jamais  serviteurs  du  Christ  n'ont  été  aussi  assurés 
que  nous  le  sommes  de  faire  la  volonté  de  Dieu. 

Eh  bien,  je  vous  le  demande,  combien  sommes-nous  pour 
remplir  cette  tâche?  Que  sert  de  le  dissimuler?  nous  sommes 
une  poignée  ! 

Après  tant  d'approbations  augustes,  d'encouragements  partis 


SUR  LA  CRAINTE   ET   LA  CONFIANCE  381 

des  plus  hautes  régions  dans  l'Eglise,  l'œuvre  a-t-elle  pris  les 
développements  qu'appelait  son  importance  ?  Ceux  qui  ne  le 
pensent  pas  peuvent  invoquer  à  bon  droit,  pour  expliquer  la 
lenteur  de  nos  progrès,  les  circonstances  peu  propices,  les  diffi- 
cultés d'une  concurrence  écrasante,  les  restrictions  apportées  à 
nos  privilèges,  les  menaces  d'ostracisme  qui  pèsent  sur  nos 
adhérents. 

Messieurs,  tout  n'est  pas  faux  dans  ce  tableau  de  notre  situa- 
tion, que  plus  d'un  parmi  nos  amis  semble  se  plaire  à  charger 
chaque  jour  de  plus  sombres  couleurs.  Tout  n'est  pas  faux, 
mais  tout  n'est  pas  vrai.  Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  faire  le  dépari 
entre  le  vrai  et  le  faux  qui  se  trouvent  mêlés  dans  cette  peinture. 
Accordons,  sans  l'admettre,  qu'elle  soit  de  tout  point  fidèle. 
Même  alors,  messieurs,  je  refuserais  d'y  voir  l'explication  satis- 
faisante de  ce  fait  étrange  que  l'œuvre  capitale  de  ce  temps-ci 
tarde  trop  à  obtenir  l'attention  et  l'estime  qu'elle  mérite.  Le  mal 
principal  n'est  pas  dans  l'hostilité  que  nous  rencontrons.  Cotte 
hostilité  nous  l'avions  prévue.  Est-ce  donc  que,  en  entreprenant 
une  tâche  dont  le  succès  ruinerait  la  tyrannie  de  l'impiété,  nous 
pensions  n'éprouver  aucune  résistance?  Et  puis,  cette  hostilité 
nous  honore;  elle  nous  classe,  si  j'ose  le  dire,  et  nous  met  à 
notre  vraie  place.  Enfin,  quoi  qu'on  en  dise,  elle  ne  nous  enlève 
pas  l'essentiel  de  nos  libertés. 

Le  vrai  mal  où  est-il  donc?  Il  est  dans  l'inattention,  je  ne  veux 
pas  dire  dans  l'indifférence  de  nos  amis. 

Indifférents,  ils  ne  le  sont  pas.Comment  leur  prêter  cette  attitude 
à  notre  égard ,  alors  que,  sur  un  autre  théâtre,  ils  donnent  à  une 
cause  qui  ne  fait  qu'un  avec  la  nôtre,  tant  de  gages  d'intérêt 
éclairé  et  d'ardent  dévouement?  Est-ce  que  l'enseignement  chré- 
tien n'est  pas  partout  aussi  nécessaire?  Est-ce  le  peuple  seule, 
ment  qui  en  a  besoin?  Ou  serait-ce  seulement,  dans  la  classe 
aisée,  les  enfants  de  douze  ou  quinze  ans?  Est-ce  qu'à  l'âge  où 
l'esprit  se  mûrit,  où  les  convictions  se  forment,  où  les  croyances 
chrétiennes  traversent  la  crise  au  bout  de  laquelle  elles  trouve- 
ront leur  affermissement  ou  leur  ruine,  il  deviendrait  indifférent 
de  placer  la  jeunesse  studieuse  dans  un  milieu  sain  ou  clans  una 
atmosphère  impie?  Poser  ces  questions,  c'est  les  résoudre.  Je 
les  tiens  donc  pour  résolues,  et  je  me  crois  en  droit  d'affirmer 
que  ceux-là  ne  peuvent  pas  être  indifférents  pour  le  haut  ensei- 
gnement catholique  qui  s'épuisent  d'efforts  et  de  sacrifices  pour 
multiplier  et  entretenir  les  écoles  chrétiennes,  les  collèges 
chrétiens,  pour  répondre  à  l'odieuse  campagne  de  la  laïcisation 
(le  mot  est  aussi  barbare  que  la  chose)  par  cette  magnifique 
efllorescence  de  l'enseignement  populaire  ou  secondaire  libre  ci 
chrétien. 


382  DISCOURS 

Eh  bien  ,  messieurs,  ces  amis,  qui  ne  sont  pas  indifférents  à 
notre  égard,  sont-ils  nos  auxiliaires  efficaces?  Nous  sommes  ici 
en  famille  et  je  puis  parler  ouvertement.  Non,  ils  ne  nous  aident 
pas  comme  ils  pourraient  le  faire  ! 

Ils  hésitent  à  nous  aider  de  leur  bourse,  en  disant  que  l'œuvre 
est  trop  lourde.  Je  pourrais  répondre  qu'une  œuvre  n'est  jamais 
trop  lourde  quand  elle  est  nécessaire.  Mais  j'aime  mieux  faire 
remarquer  que  nos  besoins  sont  limités  et  nos  prétentions 
modestes.  Oui,  sans  doute,  c'est  un  gros  budget  que  celui  des 
Facultés  libres.  Mais  un  groupe  de  Facultés  est  alimenté  par 
plusieurs  diocèses;  notre  Institut  s'appuie  sur  le  concours  de 
trente-trois  départements,  plus  du  tiers  de  la  France;  et  les 
écoles  primaires,  sur  ce  même  territoire,  se  comptent  par  mil- 
liers. Aussi  voyez  comme  il  serait  facile  de  nous  rassurer  sur 
ncs  destinées  financières  !  Savez-vous  ce  que  nous  demandons  à 
ce  grand  Paris  qui,  depuis  trois  ans,  a  trouvé  dix  millions  pour 
créer  ses  écoles  chrétiennes,  qui  continue  de  s'imposer  un  tribut 
annuel  de  deux  millions  pour  les  soutenir?  Nous  lui  demandons 
la  quarantième  partie  de  cet  impôt  volontaire. 

Ce  quarantième,  Paris  nous  l'a  donné  jusqu'ici;  les  autres 
diocèses  fondateurs  de  notre  Institut  ont  contribué  à  l'entretien 
de  notre  œuvre  dans  des  proportions  à  peu  près  semblables.  Que 
nous  faut-il  pour  ne  pas  craindre  le  lendemain  ?  Il  suffît  que  ce 
concours  nous  soit  continué.  Et  qui  donc  osera  dire  qu'il  soit 
excessif?  Qui  se  plaindra  d'ajouter  le  quart  d'un  décime  à  l'of- 
frande qu'il  porte  joyeusement  dans  la  caisse  des  écoles  popu- 
laires, lorsqu'il  saura  que  ce  supplément  minime  assure  l'avenir 
de  nos  écoles  supérieures?  Évidemment  si  l'on  néglige  de  le 
faire,  c'est  qu'on  ignore  ces  choses  ou  qu'on  n'y  pense  pas. 

Quelques-uns  de  nos  amis  hésitent  encore  à  nous  aider  de 
leur  confiance  en  nous  donnant  leur  fils.  Cette  hésitation  se 
comprend-elle  mieux  que  la  première?  J'ose  dire  qu'elle  se 
comprend  moins.  Car  enfin  chaque  père  de  famille  est  juge  de 
ses  ressources  et  de  ses  charges;  et,  en  matière  d'aumônes,  on 
serait  mal  venu  à  lui  indiquer  ce  qu'il  doit  faire,  parce  qu'on  ne 
sait  pas  aussi  bien  que  lui  ce  qu'il  peut.  Mais  quand  il  s'agit  du 
choix  des  écoles,  comment  expliquer  l'hésitation?  Du  côté  de 
la  valeur  des  maîtres,  nous  ne  pensons  pas  avoir  besoin  de 
fournir  des  gages  :  huit  années  de  résultats  honorables  parlent 
pour  nous.  Craint  on  pour  les  examens  de  grades  ?  Mais  jamais 
les  professeurs  de  l'État,  devenus  les  seuls  juges  de  nos  candi- 
dats, n'ont  fourni  le  moindre  prétexte  à  un  soupçon  de  partialité, 
contre  lequel  nous  sommes  prêts  à  protester  pour  eux.  Redoute- 
t-on  pour  ceux  qui  auront  fait  ici  leurs  études,  un  accès  plus 
difficile  aux  carrières?  Que  ce  danger  puisse  exister  à  certaines 


SUR  LA  CRAINTE   ET  LA  CONFIANCE  383 

époques,  je  ne  le  veux  pas  nier.  Mais  est-ce  donc  un  péril  qui 
menace  particulièrement  les  élèves  de  nos  Facultés?  Pourquoi 
pas  également  les  élèves  de  nos  collèges  ?  Ceux  que  cette  crainte 
arrête  feraient  bien  de  se  rappeler  de  récents  exemples,  qui 
montrent  que  le  fait  d'avoir  fréquenté  les  écoles  de  l'État  ne  met 
personne  à  l'abri  des  plus  illustres  disgrâces.  Il  y  a  une  mesure 
de  défaveur  qui  est  commune  à  tous  ceux  qui  partagent  nos 
croyances.  Pourquoi  en  faire  la  sanction  spéciale  des  preuves  de 
confiance  données  à  nos  écoles  supérieures?  Évidemment  il  n'y 
a  aucune  raison  de  le  faire.  Si  donc  on  le  fait  pourtant,  si  des 
pères  de  famille  qui  ont  choisi  avec  soin  pour  leur  fils  un  collège 
chrétien,  ne  semblent  plus  se  souvenir  que  des  Facultés  catho- 
liques leur  sont  ouvertes  -,  si  quelques-uns  nous  donnent  un 
concours  pécuniaire  comme  à  titre  de  rançon,  non  pour  arracher 
l'âme  de  leurs  enfants  au  péril  de  perversion,  mais  pour  acheter 
le  droit  de  ne  pas  les  confier  à  des  maîtres  chrétiens,  ne  faut-il 
pas  reconnaître  qu'un  tel  abandon  ne  peut  avoir  pour  cause 
qu'une  connaissance  imparfaite  de  la  situation  présente,  qu'une 
façon  superficielle  et  distraite  d'envisager  les  devoirs  qui  en 
résultent? 

Grâces  à  Dieu,  Messieurs,  ce  que  j'appelle  l'abandon  de  nos 
amis  n'est  pas  un  fait  général  ;  cet  abandon  partiel  ne  nous  em- 
pêche pas  de  vivre,  de  travailler  utilement,  de  semer  le  savoir 
et  de  récolter  le  succès.  Si  telle  de  nos  écoles  a  vu  ses  rangs 
s'éclaircir,  d'autres  ont  dû  aux  difficultés  mêmes  des  temps 
actuels  un  accroissement  important.  Comment  ne  pas  saluer 
avec  bonheur  cette  vaillante  phalange  d'étudiants  ecclésiasti- 
ques, qui,  sous  l'aiguillon  d'exigences  menaçantes  pour  le  pro- 
fessorat des  collèges  libres,  a  vu  tripler  en  deux  ans  son  effectif 
et  qui,  à  chaque  session  d'examens,  disputant  brillamment  aux 
candidats  de  l'Université  les  premières  places,  moissonne  à 
pleines  mains  les  grades  scientifiques  et  littéraires?  Par  ce  côté 
nous  avons  grandi;  par  ce  côté  encore  nous  avons  commencé  à 
remplir  ce  rôle  si  peu  compris  jusqu'ici,  et  pourtant  ce  rôle  prin- 
cipal de  notre  œuvre  de  haut  enseignement,  rôle  qui  ne  consiste 
pas  seulement  à  préserver  quelques  étudiants  des  influences 
malsaines  (de  simples  associations  de  persévérance  chrétienne 
y  suffiraient) ,  mais  qui,  répondant  à  des  nécessités  plus  hautes, 
se  définit  dans  cette  formule  :  créer  des  foyers  scientifiques 
chrétiens. 

Le  jour  viendra-t-il  où  ce  grand  intérêt,  longtemps  inaperçu, 
sera  compris  de  tous'nos  amis ?4 Oui,  messieurs,  il  viendra  ;  et, 
si  nous  le  voulons,  il  est  proche.  C'est  à  nous  d'en  hâter  l'aurore. 
On  nous  a  laissés  trop  seuls  :  nous  sommes  encore  une  poignée. 
Eh  bien  !  prenons  pour  nous  la  parole  du  divin  Maître  :  Noîitc 


&84  DISCOURS 

timere  !  N'ayons  pas  peur  !  Et  la  victoire  dont  Dieu  dispose  nous 
est  acquise  :  Quia  compîacuit  Patri  vestro  dare  vobis  regnum. 

N'ayons  pas  peur  !  c'est-à-dire  faisons  tout  notre  devoir  ;  jeunes 
gens,  je  dis  cela  devant  vos  maîtres,  mais  ce  n'est  pas  à  eux  que 
je  le  dis.  Les  exhorter  au  dévouement,  ce  serait  méconnaître  ce 
passé  de  huit  ans  que  nul  moins  que  moi  n'a  le  droit  d'ignorer. 
Tous,  dès  la  première  heure,  ont  compris  l'œuvre  par  ses  grands 
côtés.  Ils  ont  servi  la  jeunesse  en  pères;  ils  ont  servi  la  vérité  en 
chrétiens  ;  ils  ont  servi  la  science  en  savants. 

Jeunes  gens,  regardez  vos  maîtres,  et  apprenez  de  leurs  exem- 
ples, bien  mieux  que  de  mes  paroles,  comment  on  fait  tout  son 
devoir. 

La  vie  d'écolier  s'achève  pour  vous,  la  vie  d'étudiant  commence. 
11  y  a  deux  manières  de  comparer  entre  elles  ces  deux  existences. 
Si  l'on  regarde  l'extérieur  de  la  vie,  ce  qui  apparaît,  c'est  la  dif- 
férence entre  la  captivité  et  la  liberté,  entre  le  labeur  imposé  et 
le  loisir  permis.  Mais  pour  qui  sait  regarder  au-dedans,  le  régime 
des  études  supérieures  diffère  de  la  vie  de  collège  comme  l'effort 
sérieux  diffère  du  travail  superficiel,  comme  l'esprit  d'insubor 
dination,  contenue  par  la  force,  de  l'esprit  de  discipline  animant 
et  réglant  la  liberté. 

Croyez-moi,  mes  amis,  cette  façon  de  comprendre  votre  nou- 
velle vie  est  rare  parmi  vos  pareils.  Et  cependant  elle  est  la  vraie. 
Elle  est  surtout  la  seule  permise  à  des  étudiants  chrétiens.  En 
vérité,  à  quoi  auraient  servi  toutes  ces  préservations,  toute  cette 
culture  morale,  cette  ségrégation  du  mal,  cette  initiation  au  bien, 
pour  tout  dire  en  un  mot,  cette  formation  privilégiée  qui  s'appelle 
l'éducation  chrétienne  et  que  la  sollicitude  de  vos  parents  vous  a 
ménagée  jusqu'ici  au  prix  de  mille  sacrifices,  si  tout  cela  devait 
aboutir  à  faire  do  vous  des  étudiants  frivoles,  mous  à  la  peine, 
avares  d'efforts,  froids  au  devoir,  faciles  au  plaisir,  désintéressés 
du  savoir  et  ne  s'intéressant  au  succès  même  que  dans  la  me- 
sure du  résultat  palpable  et  des  conséquences  immédiates?  De 
tels  étudiants  peuvent  s'inscrire  sur  les  registres  de  nos  Facul- 
tés ;  moralement  ils  ne  sont  pas  des  nôtres.  Leur  place  n'est  pas 
dans  une  œuvre  qui  s'inspire  de  la  foi  et  qui  vit  par  le  sacrifice. 

Ce  n'est  pas  ainsi,  mes  amis,  que  vous  entendrez  le  devoir. 
Tous  vous  accepterez  la  loi  du  travail.  Tous  vous  poursuivrez 
ces  grades  qui  sont  la  sanction  commune  de  vos  études.  Laissez- 
moi  espérer  que  cela  ne  vous  suffira  pas.  Ah  !  si  quelques-uns 
parmi  vous  entendent  l'appel  enchanteur  de  la  haute  science  ; 
s'ils  se  sentent  attirés  par  l'austère  beauté  du  grand  savoir,  qu'ils 
ne  résistent  pas  à  ce  charme  !  On  ne  déroge  pas  en  gravissant 
ces  sommets.  Plus  il  devient  difficile  aujourd'hui  de  se  faire  une 
place  dans  la  société  active,  où  la  loi  du  nombre  et  les  passions 


SUR  LA  CRAINTE   Et  LA  CONFIANCE  385 

brutales  des  paitis  écrasent  si  souvent  le  vrai  mérite,  plus  il  esl 
tentant  pour  un  esprit  élevé  de  monter  jusqu'aux  régions  serei- 
nes de  la  spéculation  scientifique.  Et  vous  savez,  d'ailleurs,  par 
quel  détour  rapide  la  spéculation  nous  ramène  à  l'action.  Le 
monde  entier  s'agite  à  exploiter  ce  que  la  science  découvre  ;  si 
l'influence  passagère  et  bornée  appartient  quelquefois  à  l'igno- 
rance intrigante,  à  l'ambition  sans  scrupules,  l'influence  durable 
et  décisive  est  réservée  au  vrai  savoir. 

Si  vous  ne  vous  sentez  pas  le  courage  d'entreprendre  ce  voyage 
au  long  cours  à  la  poursuite  de  la  science  pure,  il  faut  du  moins, 
dans  la  voie  que  vous  aurez  choisie,  chercher  la  supériorité. 
Ceux  d'entre  vous  qui  apportent  au  combat  de  la  vie  ce  qu'on 
appelait  autrefois  les  avantages  sociaux,  ce  qu'il  faudrait  appeler 
aujourd'hui  les  vices  originels,  tant  notre  démocratie  jalouse  a 
horreur  des  grands  souvenirs  et  des  distinctions  acquises,  ceux- 
là  n'ont  pus  de  meilleur  moyen  de  se  faire  pardonner  la  supé- 
riorité du  rang  que  de  faire  reconnaître  leur  supériorité  person- 
nelle. Mais  il  est  une  raison  plus  haute  et  qui  vous  est  commune 
à  tous,  une  raison  décisive  de  devenir  des  hommes  supérieurs  : 
c'est  que  vous  êtes  chrétiens  et  que,  pour  des  chrétiens,  c'est 
aujourd'hui  la  meilleure  manière  de  confesser  leurs  croyances. 
Quand  la  foi  est  vive  dans  une  société,  on  sait  distinguer  entre  la 
doctrine  et  ceux  qui  la  professent.  Dans  nos  temps  de  foi  lan- 
guissante, le  sort  de  Ja  doctrine  est  entre  les  mains  de  ceux  qui 
la  représentent.  Elle  est  compromise  ou  glorifiée  par  ses  adeptes. 
Eh  bien,  mes  amis,  il  faut  que  les  croyances  chrétiennes  soient 
glorifiées.  C'est  votre  affaire.  Faites-vous  respecter  ! 

Des  maîtres  savants,  des  étudiants  qui  travaillent  à  devenir 
supérieurs,  voilà  les  conditions  humaines  de  notre  succès.  Sa- 
chons les  remplir.  Par  là  nous  aurons  préparé  la  victoire  :  il 
dépendra  du  bon  plaisir  de  Dieu  de  nous  la  donner.  Complacait 
Patri  vestro  dare  vobis  regnum.  Ce  bon  plaisir  divin,  nous  savons, 
nous  chrétiens,  comment  on  se  le  concilie  :  c'est  par  la  prière  et 
par  la  vertu. 

Par  la  prière.  Et  voilà  pourquoi  nous  sommes  ici.  Voilà  pour- 
quoi notre  première  réunion  se  fait  au  pied  de  l'autel.  Ah!  ce 
n'est  pas  une  cérémonie  vaine  que  nous  sommes  venus  accom- 
plir ce  matin  ;  ce  n'est  même  pas  seulement  un  acte  sincère, 
mais  passager;  c'est  le  type  de  notre  vie  entière,  où  tout  se 
commence  à  genoux  devant  Dieu,  où  tout  se  poursuit  debout 
dans  la  lutte  et  dans  l'effort. 

Par  la  vertu.  La  jeunesse  chrétienne,  c'est  sans  doute  la 
jeunesse  laboriese ,  mais  c'est  surtout  la  jeunesse  pure  et 
fidèle  :  Casta  generatio  cum  claritaic.  Là  est  son  privilège,  là 
est  sa  marque  distinctive  et  sa  gloire  inaliénable.  Jeunes  gens, 

II.  QUARANTE-NEUF. 


38G  discours 

gardez-en  le  dépôt.  Ah!  je  le  sais,  c'est  aujourd'hui  votre  désir. 
Vous  en  avez  pris  l'engagement  en  recevant  ,  à  l'heure  du 
départ,  le  dernier  baiser  de  vos  mères.  Mais  vouloir  aujour- 
d'hui ne  suffît  pas.  Il  faudra  vouloir  demain,  quand  la  lutte 
sera  engagée,  quand  le  monde  tendra  ses  filets,  quand  les 
passions  qui  dorment  dans  les  bas-fonds  de  la  nature  s'éveille- 
ront exigeantes  et  impérieuses  sous  l'excitation  du  dehors. 
Pauvre  volonté  humaine,  volonté  de  vingt  ans,  où  prendras-tu 
ta  force  ? 

Mes  amis,  laissez-moi  vous  le  dire.  Il  n'y  a  pour  la  volonté 
vertueuse  qu'un  principe  de  force  :  c'est  l'amour.  Vous  savez 
bien  qu'elle  est  de  noble  race,  qu'on  ne  la  séduit  pas  toujours 
par  l'intérêt,  qu'on  ne  la  réduit  jamais  par  la  contrainte,  qu'on 
ne  la  domine  pas  par  la  peur.  Et  où  donc  voulez-vous  qu'elle 
trouve  alors  le  secret  des  résistances  héroïques?  Ah  !  je  ne  sais 
qu'un  moyen  :  c'est  de  faire  de  la  fidélité  au  bien  une  affaire  de 
cœur.  Et  c'est  ici  que  vous  apparaissez,  ô  Maître  adoré,  vous 
qui  personnifiez  la  Beauté  morale  et  qui  lui  donnez  dans  votre 
divine  figure  des  traits  si  ravissants  que,  pour  lui  plaire,  on  se 
sent  capable  de  tout.  O  Jésus  !  faites-vous  aimer  I  Touchez  le 
cœur  de  cette  jeunesse  ;  ouvrez-lui  votre  intimité;  faites-lui  vos 
confidences;  et  je  réponds  d'elle!  Légère,  inconsidérée,  elle 
n'écouterait  pas  la  voix  austère  du  devoir  ;  elle  foulerait  aux 
pieds  ses  plus  chers  intérêts,  elle  courrait  follement  à  sa  perte 
parle  chemin  du  déshonneur.  Mais,  généreuse  et  reconnaissante, 
quand  vous  aurez  parlé  à  son  cœur,  elle  s'élancera  joyeuse  dans 
la  voie  du  sacrifice  ! 

-  Mes  amis,  ne  soyez  pas  des  chrétiens  froids.  La  piété  vous  est 
nécessaire.  C'est  elle  qui  vous  rendra  fidèles,  et  la  fidélité  vous 
assurera  la  victoire. 

Messieurs,  hier,  à  pareille  heure,  j'avais  l'honneur  de  vous 
représenter  tous  aux  obsèques  de  l'illustre  prélat  que  pleurent 
l'Eglise  de  Rouen,  l'Eglise  de  France  et  l'Eglise  Romaine.  Il  avait 
été  l'un  des  premiers  fondateurs  de  notre  œuvre  :  il  était  demeuré 
l'un  de  ses  plus  fermes  soutiens.  L'éclat  de  sa  dignité,  l'éclat 
plus  grand  de  son  mérite,  la  longue  durée  de  son  épiscopat, 
l'importance  de  ses  services  ajoutaient  un  nouveau  prix  à  la 
protection  dont  il  couvrait  et  honorait  nos  travaux.  Il  est  tombé 
en  combattant  ;  la  mort  l'a  trouvé  fidèle  à  sa  devise,  que  je  lisais 
hier  avec  émotion  partout  écrite  sur  les  murailles  de  la  vieille 
cathédrale  :  Fide  ac  virtute ;  servir  Dieu,  le  Christ  et  l'Eglise  par 
la  fermeté  de  la  foi,  par  le  courage  de  la  vertu. 

En  recevant  la  pourpre  romaine,  il  avait  juré  de  défendre  ces 
saintes  causes,  au  besoin,  jusqu'à  l'effusion  du  sang,  n  s  que  ad 
effusionem  sanguinis.  N'ayant  pas  rencontré  l'occasion  du  martyre, 


SUR  LA  CRAINTE    ET  LA  CONFIANCE  387 

il  a  voulu  du  moins  les  défendre  jusqu'à  l'épuisement  de  la  vie, 
iisque  ad  effusionem  animœ. 

Le  peuple,  qui  comprend  le  dévouement,  a  rendu  un  magnifi- 
que hommage  à  sa  mémoire.  Non,  la  curiosité  n'était  pas  seule  à 
mouvoir  cette  foule  immense,  à  mettre  debout  en  un  seul  jou  • 
toute  une  cité,  toute  une  province,  pour  faire  cortège  à  ce  grand 
mort.  J'ai  vu  moi-même  des  larmes  dans  les  yeux,  j'ai  vu  des 
ouvriers  et  des  pauvres  se  découvrir  d'une  main  tremblante 
devant  le  cercueil  de  leur  bienfaiteur  et  de  leur  père. 

Et  quand  même  la  curiosité  aurait  attiré  quelques-uns  de  ceux 
qui  se  pressaient  sur  son  passage,  faudrait-il  donc  le  regretter? 
Ah!  l'on  fait  bien  assez  pour  éloigner  le  peuple  de  ses  pasteurs  ! 
Il  est  bon  que  de  solennelles  circonstances  obligent  ceux  qu'on 
détourne  de  l'Eglise  à  se  rencontrer  avec  elle  et  à  la  reconnaître 
au  signe  du  dévouement. 

Eh  bien,  messieurs,  en  assistant  à  ce  beau  spectacle,  je  pensais 
à  vous.  L'éminent  cardinal  vous  lègue  sa  devise  :  Fide  ac  virlute. 
Par  votre  foi,  par  vos  vertus,  vous  voudrez  rendre  témoignage  à 
Jésus-Christ.  Peut-être  l'attention  que  vous  éveillerez  tout  d'abord 
tiendra-t-elle  plus  de  la  curiosité  que  de  la  bienveillance.  Peut- 
être  s'y  mèlera-t-il  une  ironie  discrète.  On  vous  regardera  passer. 
On  dira  :  «  Voilà  ceux  qui  prétendent  garder  leurs  vieilles 
croyances  et  nous  disputer  le  haut  savoir.  Attendons-les  à  l'œu- 
vre. Ou  Ja  science  les  amènera  jusqu'à  nous  par  l'apostasie  de 
leur  foi,  ou  la  foi  les  enchaînera  hors  des  prises  de  la  science.  » 
Qu'à  cela  ne  tienne,  messieurs  !  Acceptons  le  défi.  Il  plaît  à  Dieu 
de  nous  voir  engager  ce  combat  ;  il  lui  plaît  de  nous  le  voir  sou- 
tenir, au  besoin,  jusqu'à  l'épuisement  de  nos  vies;  il  lui  plaît  de 
nous  assurer  la  victoire  :  Nolite  timere !  compîacuit  Patri  vestro 
dire  vobis  regnum ! 


LE    kOLE    SCIENTIFIQUE 

DES     FACULTÉS     CATHOLIQUES  ! 


Messieurs, 

C'est  un  grand  embarras  que  l'embarras  du  choix.  Entre  plu- 
sieurs devoirs  également  importants,  également  difficiles,  les 
timides,  les  pusillanimes  (hélas  !  il  y  en  a  même  parmi  les  chré- 
tiens) hésitent  longtemps,  puis  se  décident  à  ne  rien  faire.  Entre 
plusieurs  objets  appétissants  et  qui  excitent  également  leur  gour- 
mandise, les  enfants,  eux,  hésitent  aussi  quelquefois;  mais 
d'ordinaire  ils  se  décident  à  tout  prendre. 

A  Lille,  quand  il  s'agit  du  bien  à  faire,  il  ne  se  trouve  pas  de 
pusillanimes  :  tout  le  monde  ressemble  à  l'enfant  gourmand.  Les 
charges  ont  beau  se  multiplier,  on  n'hésite  même  pas-,  c'est  à 
peine  si  l'on  délibère.  On  prend  tout,  on  soutient  tout.  Et  le  secret 
pour  y  réussir  est  toujours  le  même  :  comme  inspiration,  une  foi 
indomptable;  comme  ressource,  le  produit  du  travail  et  de  l'intel 
ligence  mis  en  coupe  réglée  par  le  sacrifice.  Et  quand  la  coupe 
réglée  ne  suffit  plus,  eh  bien  !  il  y  a  la  coupe  de  futaie. 

Ah  !  ce  n'est  pas  ici  qu'on  peut  avoir  peur  d'être  indiscret  en 
venant  parler  aux  catholiques  des  nécessités  de  l'enseignement 
supérieur!  Et  cependant,  ici  comme  ailleurs,  plus  qu'ailleurs, 
toutes  les  autres  nécessités  sont  comprises.  Je  ne  finirais  pas  si 
je  voulais  seulement  énumérervos  œuvres.  Je  ne  prendrai  qu'un 
exemple:  l'œuvre  des  écoles  populaires.  Sur  ce  terrain,  généreux 
Lillois,  vous  exercez  un  véritable  droit  d'aînesse. 

Sous  l'empire,  si  j'ai  bonne  mémoire,  la  municipalité  de  votre 
ville  avait  déjà  offert  au  monde  les  prémices  de  la  laïcisation.  Oh  ! 
comme  cela  nous  étonnait  alors,  même  à  Paris!  C'est  que  nous 
n'étions  pas  encore  instruits  !  nous  ne  savions  pas  encore  que  le 
progrès  scolaire  consiste  à  échanger  les  leçons  de  maîtres 
dévoués,  capables  et  modestes,  contre  un  enseignement  infé- 
rieur en  valeur,  inférieur  en  moralité,  mais  qui  aie  double  avan- 
tage de  coûter  deux  fois  plus  cher  et  d'être  tourné  contre  Dieu  ! 
Depuis  lors,  on  a  complété  partout  à  la  fois  notre  éducation.  A 
cette  époque,  nous  admirions  les  chrétiens  de  Lille,  qui,  sans 
hésiter  un  instant,  avaient  maintenu,  à  titre  d'écoles  libres,  les 
deux  écoles  laïcisées. 

1.  Discours  prononcé  au  congrès  des  catholiques  du  Nord  à  Lille,  le  14  novembre 
1533,  par  Mgr  d'IIulst,  rccleur  de  l'institut  catholique  de  Paris. 


DES  FACULTÉS  CATHOLIQUES  389 

Aujourd'hui,  cet  effort  paraît  bien  petit  à  côté  de  tout  ce  qu'il  a 
fallu  entreprendre.  Nulle  part  autant  qu'ici  le  zèle  et  la  charité  ne 
savent  varier  leurs  formes  et  multiplier  leurs  bienfaits. 

Et  c'est  ici  encore  que  cette  œuvre  coûteuse,  gigantesque,  de 
l'enseignement  supérieur  obtient  non  pas,  comme  ailleurs,  un 
succès  d'estime,  mais  un  concours  efficace,  persévérant,  et  qui 
ne  recule  même  pas  devant  la  magnificence  d'une  construction 
sans  égale. 

A  une  telle  générosité,  à  une  telle  foi,  ce  ne  sont  pas  des  exhor- 
tations qu'il  faut  adresser,  mais  il  est  permis  d'apporter  des  en- 
couragements . 

Et  c'est  ainsi,  messieurs,  que  j'ai  compris  mon  rôle,  quand  les 
éminents  patrons  des  Facultés  catholiques  de  Lille  ont  bien 
voulu  assigner,  en  ma  personne,  à  l'Institut  catholique  de  Paris 
une  place  fraternelle  dans  ce  Congrès.  Je  me  suis  dit:  il  faut 
encourager  ceux  qui  nous  donnent  de  si  grands  exemples.  Et 
pour  cela  que  leur  dirai-je?  que  l'épreuve  ne  sera  pas  de  longue 
durée?  qu'ils  touchent  au  terme  de  leurs  sacrifices?  Non,  je  ne 
dirai  pas  cela,  bien  que  je  l'espère  un  peu.  Mais  je  ne  le  dirai  pas, 
parce  que  je  n'en  sais  rien  et  qu'il  n'y  a  que  les  mauvais  soldats 
qu'on  a  besoin  d'encourager  par  de  vaines  ou  incertaines  espé- 
rances. Aux  vaillants  on  dit  :  Vous  allez  continuer  l'effort,  vous 
allez  braver  ce  danger,  donner  ou  subir  cet  assaut,  endurer  cette 
privation,  cette  fatigue  ou  cette  souffrance,  parce  que  la  cause 
que  vous  défendez  l'exige  et  que  cela  est  grandement  utile  à  cette 
cause. 

Je  viens  donc  vous  parler  de  l'importance  de  notre  enseigne- 
ment supérieur  catholique  ;  non  pas  rie  je  veuille  traiter  ce  sujet 
dans  son  ensemble,  ce  serait  une  entreprise  infinie.  Mais  s'il  y  a 
dans  cette  vaste  question  un  aspect  moins  évident,  moins  aperçu 
du  grand  nombre,  et  qui  soit  cependant  un  aspect  principal  de 
cette  grande  œuvre,  c'est  celui-là  que  je  voudrais  vous  montrer. 

Or,  messieurs,  c'est  ma  conviction  profonde  que  beaucoup  de 
nos  amis  et  de  nos  bienfaiteurs  ne  voient  pas  l'affaire  du  haut 
enseignement  par  son  grand  côté.  On  est  très  frappé  du  danger 
que  court  la  jeunesse  en  passant  de  la  discipline  du  collège  à  la 
vie  émancipée  de  l'étudiant. 

Mais  de  simples  associations  de  persévérance,  des  cercles,  des 
internats  comme  on  sait  en  faire  à  Lille,  suffiraient  à  y  parer.  On 
est  vivement  préoccupé  du  péril  qui  menace  non  plus  seulement 
les  mœurs,  mais  la  foi  de  cette  même  jeunesse,  au  contact  d'une 
science  athée  ou  dédaigneuse  de  toute  croyance.  Ici,  je  le  recon- 
nais, on  est  dans  le  vif  de  la  question,  et  je  ne  vois  pas  d'autre 
remède  au  mal  que  celui  qu'on  a  trouvé,  en  créant  un  enseigne- 
ment supérieur  dont  la  vérité  catholique  soit  l'inspiration  et  la 


390  LE  ROLE  SCIENTIFIQUE 

règle.  Toutefois,  ceux  qui  tiennent  absolument  à  prendre  notre 
œuvre  en  défaut  peuvent  dire  que  ce  bien  réel  et  nécessaire  n'at- 
teint qu'une  minorité  d'étudiants,  minorité  jusqu'ici  trop  faible 
pour  justifier  l'immensité  des  efforts  et  des  sacrifices  qu'on  vous 
demande.  A  cela,  messieurs,  je  sais  bien  ce  que  vous  êtes  prêts 
à  répondre.  Un  personnage  de  comédie  disait  :  Il  me  plaît  d'être 
battu.  Vous  dites:  Il  nous  plaît  de  nous  saigner  aux  quatre 
veines,  même  pour  assurer  à  un  petit  nombre  déjeunes  hommes 
la  conservation  du  trésor  de  la  foi.  Cela  nous  plaît  parce  que  les 
âmes  n'ont  pas  de  valeur  marchande  sur  les  places  commercia- 
les, et  que,  pour  en  mesurer  l'excellence,  il  faut  s'adressera 
Jésus-Christ,  qui  nous  répond  :  Chacune  d'elles  a  coûté  tout  mon 
sang  ! 

Et  puis  j'aurais  encore  autre  chose  à  répliquer  à  ceux  qui  nous 
reprochent  la  disproportion  entre  le  nombre  de  nos  étudiants  et 
le  poids  de  nos  sacrifices. 

Je  leurs  dirais:  Qui  êtes-vous?  amis  ou  ennemis?  Si  vous  êtes 
ennemis,  laissez-nous  faire  nos  folies.  La  croix  aussi  est  une 
folie,  et  nous  l'adorons. 

Si  vous  êtes  amis  et  que  vous  trouviez  nos  rangs  clair-semés, 
c'est  votre  faute  ;  donnez-nous  vos  fils  ! 

Toutefois,  messieurs,  j'ai  plus  d'une  fois  senti  que  cette  objec- 
tion du  nombre  faisait  impression  sur  la  masse  et  embarrassait 
par  moments  nos  défenseurs.  Ne  serait-ce  donc  pas  rendre  service 
à  ceux-ci  que  de  leur  montrer  dans  notre  œuvre  une  utilité  égale 
ou  supérieure  à  toutes  les  utilités  qu'on  a  déjà  énumérées,  mais 
qui,  à  la  différence  de  celles-ci,  ne  dépend  pas  du  nombre? 

Eh  bien,  cette  utilité,  je  la  trouve  dans  le  rôle  scientifique  des 
Facultés  catholiques. 

Je  formule  ma  pensée  en  deux  propositions: 

1°  Il  nous  faut  des  foyers  scientifiques  chrétiens. 

2°  Nos  Facultés  répondent  et  répondent  seules  à  ce  besoin, 

I.  —  Pourquoi  nous  faut-il  des  foyers  scientifiques  chrétiens? 

Parce  que  la  science  aujourd'hui  gouverne  le  monde  et  veut 
te  gouverner  contre  Dieu  et  contre  son  Christ. 

Cela  est  devenu  une  vérité  banale  ;  c'est  un  fait  d'expérience 
qui  frappe  les  esprits  les  plus  distraits. 

Le  monde  obéit  de  plus  en  plus  à  la  préoccupation  du  bien-être 
matériel.  Et  il  a  foi  en  la  science  pour  le  lui  donner.  Sans  doute 
plus  d'un  mécompte  l'attend  dans  cette  voie.  L'homme  n'abdique 
pas  impunément  le  souci  de  sa  destinée  morale.  Quand  on  donne 
la  préséance  aux  appétits,  comment  s'étonner  qu'ils  deviennent 
exigeants?  Et  quand  on  a  énervé  le  devoir  et  tari  l'espérance 
d'ontre-tombe    comment  désarmer  Tégoïsme  inassouvi  qtui  sa 


DES  FACULTÉS  CATHOLIQUES  391 

rue  sur  l'égoïsme  satisfait  ?  Mais  enfin  le  courant  est  de  ce  côté 
là.  Et  parce  que  la  science  dite  positive  apporte  un  concours 
important  à  l'augmentation  du  bien-être,  non  pas  de  tous,  mais 
de  plusieurs,  on  veut  que  tout  se  réduise  à  la  science  positive. 
On  y  ramène  l'histoire,  la  philosophie  et  la  morale.  La  liberté 
n'a  plus  sa  place  dans  le  mécanisme  universel  :  la  liberté  de 
l'homme,  qui  n'est  qu'un  produit;  la  liberté  de  Dieu,  qui  n'est 
qu'un  idéal. 

Une  fois  lancé  sur  cette  pente,  on  ne  s'arrête  plus  :  tout  ce  qu'on 
qu'on  rencontre  sur  son  passage ,  il  faut  le  briser.  Or ,  le  christia- 
nisme est  là,  fait  vivant,  immense  et  irréductible  au  système. 
L'humble  femme  qui,  dans  sa  chaumière,  récite  un  Pater  ; 
l'enfant  qui ,  sur  le  chemin ,  salue  la  croix  -,  ces  petits ,  ces  simples 
que  le  Christ  a  éclairés,  donnent  à  chaque  instant  un  démenti  à 
la  science  athée:  ils  proclament  Dieu  Créateur,  Dieu  Rédempteur; 
Dieu  Juge.  Mais  si  Dieu  est  créateur,  la  matière  ne  suffit  plus, 
s'il  est  rédempteur,  la  force  n'est  pas  tout,  l'empire  est  à  l'amour  ; 
s'il  est  juge,  l'homme  n'est  plus  à  lui-même  sa  loi.  Il  est  donc 
vrai  !  La  foi,  le  culte,  la  prière,  voilà  l'ennemi  :  Toile,  toile,  ôtez 
tout  cela  ! 

Vous  le  reconnaissez,  messieurs,  ce  cri  sauvage.  Je  l'avoue  , 
il  ne  m'effraierait  pas  si  c'était  seulement  le  cri  de  la  haine.  La 
haine  toute  seule  ne  réussit  pas  à  s'attacher  les  multitudes.  Ce 
qui  est  grave,  c'est  qu'il  est  poussé  au  nom  de  la  science.  Or, 
c'est  le  privilège  de  la  science  de  se  faire  adorer  des  hommes, 
surtout  s'ils  sont  ignorants.  Il  y  a  en  chacun  de  nous  un  héritage 
d'orgueil  qui  nous  vient  de  Satan,  en  passant  par  Adam  pécheur. 
Eritis  sicut  dii  scientes.  Vous  serez  des  dieux  quand  vous  saurez 
tout,  disait  le  tentateur.  Cette  parole  séductrice  n'a  pas  perdu  le 
secret  de  se  faire  écouter.  Et  quand  on  vient  dire  aux  illettrés  ou 
aux  demi-savants  :  les  grands  savants  ont  trouvé  le  mot  de 
l'énigme  ;  ils  ont  réduit  le  monde  à  un  problème  de  physique  qu'ils 
achèvent  de  résoudre  ;  il  n'y  a  plus  ni  Dieu  ni  maître  ;  oh  !  quand 
on  dit  cela,  on  a  pour  soi  la  foule  des  hommes,  parce  qu'on  a 
pour  soi  l'armée  des  passions  I 

Et  que  répondre  à  cette  foule  trompée?  Faudra-t-il  essayer  de 
la  désanchanter  de  la  science?  Vous  n'y  réussiriez  pas.  Elle 
verrait  en  vous  des  apôtres  de  l'ignorance  et  des  complices  dô 
la  tyrannie. 

Il  y  a  mieux  à  faire,  messieurs.  Il  y  a  à  démêler  cette  formidable 
équivoque  qui  confond  sous  un  même  nom  les  faits  vrais  et  les 
idées  fausses,  les  connaissances  réellement  positives  et  les 
conceptions  systématiques. 

Dans  ce  qui  fait  l'objet  du  nouveau  culte,  tout  ce  qui  appartient 
au  vrai  savoir  est  bon  et  vient  de  Dieu  ;  tout  ce  qui  est  mauvais, 


392  LE  ROLE  SCIENTIFIQUE 

tout  ce  qu'on  tourne  contre  Dieu  est  objet  de  préjugé  et  non  de 
science. 

Voilà  notre  thèse,  messieurs.  Et  c'est  la  vraie. 

Ah!  si  nous  pouvions  la  faire  prévaloir,  c'en  serait  fait  du 
règne  scientifique  de  l'impiété.  Il  y  aurait  encore  des  savants 
impies,  mais  ils  ne  pourraient  plus  imposer  l'impiété  au  nom 
de  la  science. 

Cherchons  donc  un  moyen  de  rendre  notre  démonstration 
éclatante  et  victorieuse. 

Plusieurs  moyens  ont  été  essayés  jusqu'ici.  On  a  pris  une  aune 
toutes  les  contradictions  prétendues  qui  rendraient  les  dogmes 
chrétiens  inconciliables  avec  la  science;  et  l'on  a  montré  par  une 
analyse  patiente  que  le  conflit  n'était  qu'apparent.  Mais  le  public 
a  refusé  son  attention  à  ces  discussions  austères  ;  il  a  répondu 
implicitement  aux  apologistes:  vos  raisonnements  me  laissent  in- 
diffèrent -,  par  conséquent,  vos  conclusions  me  trouvent  sceptique. 

Alors  on  s'est  adressé  de  nouveau  à  ce  public  superficiel  et 
on  lui  a  dit  :  Vous  ne  vous  intéressez  point  aux  controverses, 
vous  ne  regardez  qu'aux  faits.  Eh  bien  !  voici  un  fait  :  bon  nombre 
de  savants  sont  chrétiens.  Récusez-vous  Leibnitz?  Mettez-vous 
Newton  en  dehors  de  la  science?  Ampère,  Gauchy,  Biot  sont-ils 
pour  vous  des  obscurantistes?  ils  furent  croyants,  néanmoins. 
Donc  la  science  n'exclut  pas  la  croyance. 

La  conclusion  est  assurément  légitime.  Si  ces  grands  esprits, 
doués  apparemment  de  quelque  logique,  ont  pu  se  mouvoir  libre- 
ment dans  le  cercle  de  la  pensée  chrétienne,  s'il  s'y  sont  trouvés 
assez  à  l'aise  pour  donner  à  leur  génie  scientifique  l'essor  que 
Ton  sait,  c'est  qu'évidemment  l'accord  est  possible.  Une  contra- 
diction qu'ils  n'ont  point  vue  ne  doit  pas  exister. 

Mais  si  cette  conclusion  est  légitime,  il  s'en  faut  qu'elle  suffise 
à  nous  gagner  l'adhésion  générale.  C'est  un  argument  valable, 
mais  un  peu  démodé  et  un  peu  énervé.  Oui,  nous  dit-on,  il  y  a 
eu  autrefois,  à  l'origine  du  mouvement  scientifique,  de  grands 
savants  chrétiens.  Ce  n'est  pas  merveille  :  la  science  n'était  pas 
née  avant  eux.  Les  siècles  précédents  les  avaient  faits  chrétiens, 
et  eux  ils  ont  l'ait  la  science.  Quoi  d'étonnant  qu'ils  aient  gardé 
l'empreinte  de  cette  formation  théologique  qui  avait  si  longtemps 
régi  toute  culture  humaine  ?  —  Oui,  encore,  ajoute-t-on,  il  y  a 
eu  dans  ce  siècle  plus  d'un  savant  illustre  qui  n'a  pas  rompu  avec 
les  dogmes  révélés  ou  avec  le  spiritualisme  chrétien.  Mais  voyez 
comme  ils  se  font  rares  aujourd'hui  !  On  n'en  voit  pas  qui  se 
lèvent  pour  prendre  la  place  de  ceux  qui  tombent.  L'idée  qui 
domine  la  science  et  qui  la  meut  sans  cesse  vers  de  nouvelles 
conquêtes,  c'est  l'idée  de  la  loi,  mais  de  la  loi  qui  se  suffit  à 
elle-même  et  qui  n'a  pas  besoin  de  législateur. 


DES  FACULTES  CATHOLIQUES  393 

Tout  se  développe  dans  le  sens  d'une  évolution  continue,  fatale, 
dont  la  science  travaille  à  tracer  la  trajectoire.  Et  les  témoignage  s 
concordants  des  faits  sont  si  favorables  à  cette  donnée,  qu'insen- 
siblement tout  homme  qui  respire  l'atmosphère  des  laboratoires 
se  trouve  gagné  à  cette  façon  impersonnelle  d'envisager  la  nature. 
Si  donc  il  ne  se  fait  plus  de  savants  chrétiens  ;  si  la  tendance 
définitive  de  la  science  est  d'exclure  les  notions  fondamentales 
sur  lesquelles  repose  toute  religion  positive,  comment  admettre 
que  la  foi  chrétienne  ait  été  chez  les  maîtres  dont  vous  invoquez 
le  patronage  —  et  qui  sont  presque  tous  morts  aujourd'hui — autre 
chose  qu'un  prolongement  des  conceptions  anciennes  dans  des 
esprits  d'ailleurs  ouverts  aux  initiations  de  l'avenir?  Rien  ne  se 
fait  par  sauts  dans  le  monde,  et  les  hommes  dont  le  génie  a 
inauguré  l'ère  nouvelle  devaient  nécessairement  payer  un  der- 
nier tribut  à  ce  passé  qu'à  leur  insu  peut-être  ils  travaillèrent 
à  ensevelir. 

Messieurs,  voilà  comment  on  se  débarrasse  de  l'autorité  des 
savants  chrétiens.  Ne  croyez  pas  que  j'invente  cette  façon  de 
raisonner,  elle  est  au  fond  d'un  grand  nombre  d'esprits  dans 
notre  temps.  C'est  à  cette  préoccupation  qu'il  faut  répondre  ;  ou 
bien,  j'ose  l'affirmer,  c'en  est  fait  du  christianisme  dans  la  classe 
lettrée  et  pensante,  L'antagonisme  irréductible  de  la  foi  et  de  la 
science  passera  pour  chose  acquise,  et  ce  n'est  pas  la  science 
qu'on  sacrifiera. 

Eh  bien,  messieurs,  je  ne  vois  qu'une  seule  réponse  possible , 
réponse  de  fait,  comme  on  veut  aujourd'hui  :  il  faut  créer  des 
foyers  scientifiques  chrétiens. 

Créer,  c'est-à-dire  faire  à  nouveau  quelque  chose  qui  ne  soil 
pas,  comme  on  dit,  un  prolongement  du  passé.  Créer  des  foyers 
scientifiques  ;  non  pas  produire  çà  et  là  et  comme  par  aventure 
quelques  résultats  scientifiques  d'une  réelle  valeur,  mais  ouvrir 
des  sources  permanentes  de  vrai  savoir,  de  savoir  supérieur, 
authentique  et  s'imposant  au  respect  des  hommes  de  science 
par  des  caractères  indiscutables. 

Enfin,  il  faut  que  ces  foyers  scientifiques  soient  chrétiens,  que 
non  seulement  l'orthodoxie  y  soit  en  sûreté,  mais  que  l'inspiration 
dominante  y  soit  la  pensée  chrétienne  ;  que  ceux  qui  se  formeront 
là  respirent  l'atmosphère  chrétienne,  en  telle  sorte  qu'on  ne 
puisse  pas  dire  que  la  rencontre  dans  les  mêmes  esprits  de  la 
foi  et  de  la  science  soit  une  rencontre  fortuite  et  le  rapprochement 
accidentel  de  deux  choses  naturellement  disparates  et  incohé- 
rentes entre  elles. 

Voilà  bien,  n'est-il  pas  vrai,  les  conditions  du  problème.  Si 
nous  ne  faisons  pas  cela,  la  possibilité  actuelle  d'allier  la 
croyance  et  le  savoir  restera  chose  douteuse  aux  yeux  de  nos 


394  LE  RÔLE  SCIENTIFIQUE 

contemporains.  Si,  au  contraire,  nous  le  faisons,  la  démonstration 
sera  complète,  elle  sera  triomphante.  Deux  états  d'esprit  qui 
naissent  et  se  perfectionnent  dans  le  même  milieu,  sous  les 
mêmes  influences,  ne  sont  décidément  pas  exclusifs  l'un  de 
l'autre.  Il  n'y  a  plus  de  légèreté,  d'inattention  qui  tienne.  L'accord 
est  évident,  et  la  mauvaise  foi  reste  la  seule  ressource  de 
ceux  qui  voudront  persister  à  le  déclarer  impossible. 

IL — Et  maintenant,  messieurs,  où  sont-ils  les  foyers  scien- 
tifiques chrétiens?  Où  étaient-ils  il  y  a  dix  ans,  alors  que 
l'enseignement  supérieur  appartenait  encore  tout  entier  au 
monopole  universitaire?  Ils  n'étaient  pas  dans  l'Université  elle- 
même  ,  quelles  que  fussent  les  croyances  personnelles  d'un 
certain  nombre  de  ses  maîtres;  et  comme  il  n'y  avait  rien  en 
dehors  d'elle,  ces  foyers  n'existaient  nulle  part. 

Aujourd'hui,  où  peuvent-ils  être?  Ce  n'est  assurément  pas 
chez  quelques  savants  isolés.  Du  cabinet  d'un  homme  de  science, 
il  peut  sortir  un  livre,  une  découverte,  un  instrument  de  travail. 
Mais  je  ne  vois  pas  réunies  là  les  conditions  que  nous  énumérions 
tout  à  l'heure  et  d'où  dépend  la  démonstration  que  nous  cherchons. 
Si  ce  savant  isolé  est  chrétien,  c'est  là  un  fait  individuel,  ignoré 
du  grand  nombre.  Un  croyant  à  lui  seul  ne  constitue  pas  un 
milieu  chrétien ,  ne  suffit  pas  à  donner  la  marque  chrétienne  à 
tout  ce  qui  sort  de  ses  mains,  à  faire  bénéficier  la  foi  chrétienne 
de  tout  ce  qu'il  peut  conquérir  pour  lui-même  d'autorité  ou  de 
gloire. 

Avouons-le,  le  foyer  scientifique  qu'il  nous  faut  ne  peut  se 
rencontrer  que  dans  une  grande  institution  d'enseignement: 
là  où  sont  rassemblés  tous  les  moyens  de  travail;  là  où  les 
bibliothèques,  les  laboratoires,  les  collections  mettent  l'outil  à 
la  main  aux  amateurs  du  grand  savoir  ;  là  où  la  nécessité 
d'instruire  les  autres,  l'émulation  d'un  savant  voisinage,  l'aiguil- 
lon de  la  concurrence  avec  des  établissements  rivaux,  l'échéance 
des  examens,  l'exigence  des  programmes,  le  souci  des  carrières, 
tous  ces  stimulants  d'activité  intellectuelle  qui  ne  se  trouvent 
nulle  part  ailleurs,  déterminent  un  courant  permanent  d'efforts 
dirigés  vers  la  conquête  de  la  haute  science. 

Voilà  ce  que  c'est  qu'un  foyer  scientifique. Mais  ne  reconnaissez- 
vous  pas  à  ce  portrait  nos  établissements  d'enseignement 
supérieur?  C'est  précisément  pour  y  ramasser  tout  ce  monde  de 
connaissances  actives  et  chercheuses  que  nous  avons  sollicité 
et  obtenu  le  droit  de  les  appeler  des  Universités.  On  nous  a 
ôté  le  nom,  on  n'a  pas  pu  nous  ôter  la  chose.  Nos  groupes  de 
Facultés  sont  faits  pour  constituer  de  grands  foyers  scientifiques. 

En  même  temps,  il  faut  que  ce  soient  des  foyers  chrétiens.  Cette 


DES  FACULTÉS  CATHOLIQUES  395 

condition  est  facile  à  remplir  dans  nos  grandes  écoles,  fondées, 
entretenues,  gouvernées  par  nos  évêques,  approuvées,  bénies, 
encouragées  par  le  Souverain  Pontife.  Partout  ailleurs  et  sous 
toute  autre  forme,  la  condition  d'orthodoxie  et  d'inspiration 
catholique  serait  moins  assurée,  en  tout  cas  moins  évidente, 
et  si  l'on  voyait  se  produire  des  résultats  scientifiques,  on  serait 
moins  certain  de  leur  provenance  chrétienne. 

Comprenez-vous  maintenant,  messieurs,  ce  que  j'appelais  en 
commençant  le  côté  inaperçu  et  le  grand  côté  de  notre  œuvre? 
Nos  Facultés  catholiques  doivent  être  des  foyers  scientifiques 
chrétiens;  seules  elles  peuvent  être  des  foyers  scientifiques 
chrétiens  :  donc  seules  elles  répondent  pleinement  à  ce  qui  est 
le  grand  desideratum  de  l'heure  présente,  le  besoin  le  plus  profond 
des  âmes,  l'intérêt  le  plus  élevé  et  le  plus  durable  de  la  société 
chrétienne.  Seules  elles  sont  appelées  à  démentir  sous  une  forme 
actuelle  et  décisive  l'antagonisme  mortel  qu'on  dénonce  entre  la 
science,  qui  est  nécessaire  à  l'esprit  de  l'homme,  et  la  foi,  qui 
est  nécessaire  à  son  cœur;  entre  la  science  qui  tend  à  régir  la 
vie  présente  et  la  foi  qui  dispose  de  la  vie  fnture. 

Or,  messieurs  (et  voici  avec  mon  dernier  mot  le  suprême 
encouragement  que  je  vous  apporte)  or,  cette  partie  vraiment 
supérieure  de  notre  mission  ne  dépend  pas  autant  qu'on  pourrait 
le  croire  du  nombre  de  nos  étudiants.  Elle  sera  surtout  le  lot 
de  nos  maîtres  et  celui  de  nos  amis.  Que  nos  maîtres  soient 
savants;  qu'ils  impriment  à  l'enseignement  de  nos  Facultés 
catholiques  une  marche  à  la  fois  progressive  et  sage  ;  qu'ils  soient 
tout  ensemble  les  hommes  de  la  tradition  et  les  hommes  de  la 
découverte  ;  qu'ils  réagissent  contre  des  innovations  imprudentes 
dans  l'ordre  des  études  littéraires,  tout  en  prenant  leur  part  des 
conquêtes  de  l'érudition  moderne;  qu'ils  gardent  à  l'esprit 
français  ses  qualités  natives  de  clarté,  de  vivacité  et  de  goût, 
tout  en  inspirant  à  leurs  élèves  le  courage  de  la  recherche  et  le 
culte  de  l'exactitude  ;  qu'ils  maintiennent  la  philosophie  en  contact 
avec  la  doctrine,  sans  l'isoler  du  commerce  avec  les  faits; 
qu'enfin  dans  l'ordre  des  sciences  exactes  ou  positives,  ils  se 
montrent  les  émules  hardis  et  heureux  de  ces  grands  devins, 
de  ces  Œdipes  modernes  qui  arrachent  au  Sphinx  ses  plus 
mystérieux  secrets;  —  que,  pour  leur  faciliter  cette  tâche,  les 
administrateurs  de  nos  Écoles  supérieures  fassent  ce  qu'on  fait 
à  Lille  :  qu'ils  ne  marchandent  pas  aux  hommes  de  science  les 
instruments  de  travail  ;  —  et,  parce  que  cela  coûte  cher,  que  nos 
bienfaiteurs  ne  plaignent  pas  des  sacrifices  dont  le  fruit  promet 
d'être  si  abondant  et  si  doux  ! 

Voilà  nos  vœux,  messieurs.  Est-ce  qu'ils  sont  chimériques? 
Est-ce  qu'il  faut  attendre,  pour  les  voir  remplis,  que  vos  élèves 


396  L'EMPOISONNEMENT 

égalent  en  nombre  ceux  qui  fréquentent  les  écoles  de  l'État  î 
Est-ce  que  la  partie  de  l'œuvre  qui  est  déjà  faite  et  qui  vit  sous 
vos  yeux  ne  contient  pas  déjà  tous  les  éléments  de  ce  radieux 
avenir  ?  Et  quand  vous  aurez  contribué,  par  votre  appui  moral 
et  matériel  à  créer  des  foyers  scientifiques  chrétiens,  d'où  partira 
l'hommage  libre  et  glorieux  rendu  par  la  parole  de  l'homme  à 
la  parole  de  Dieu,  est-ce  que  vous  ne  voyez  pas  que  la  bénédic- 
tion du  nombre  viendra  comme  d'elle-même  s'ajouter  à  toutes  les 
autres?  Qu'avant  tout  la  science  accepte  la  souveraineté  de  Dieu  : 
Qiiœrite  primum  regnwn  Dei  !  Et  le  reste  vous  sera  donné  par 
surcroît  :  Et  cœtera  adjicientur  vobis! 


L'EMPOISONNEMENT  DE  LA  SCIENCE 


Messieurs, 

Il  y  a  une  quinzaine  d'années,  naissait  en  France  une  associa- 
tion sous  ce  nom  :  Ligne  de  renseignement. 

A  lire  les  statuts,  à  écouter  les  promoteurs  de  l'entreprise,  il 
semblait  qu'il  ne  fût  pas  question  là  d'autre  chose  que  d'une 
croisade  contre  l'ignorance.  Il  y  avait  bien  quelques  esprits 
chagrins  qui  s'étonnaient  de  n'entendre  jamais  parler  de  la 
religion  dans  la  prédication  des  nouveaux  apôtres  ;  mais  on  leur 
répondait  :  C'est  par  respect  de  la  liberté.  Nous  nous  adressons  à 
tous  sans  distinction  de  croyances  ;  nous  devons  garder  la  neu- 
tralité !  Cette  réponse  ne  rassurait  pas  tout  le  monde.  D'aucuns 
s'inquiétaient  de  ne  voir  que  des  francs-maçons  à  la  tête  de  la 
ligue.  Mais,  leur  disait-on,  où  est  le  péril?  Les  francs-maçons 
ne  sont-ils  pas  gens  inoffensifs  et  bienfaisants?  Ils  ne  sont  pas  les 
ennemis  de  Dieu ,  et  ils  sont  les  amis  des  hommes. 

Le  temps  a  marché,  messieurs.  L'impiété,  se  sentant  maîtresse 
des  avenus  du  pouvoir ,  a  jugé  que  l'hypocrisie  n'était  plus 
nécessaire  et  que  l'heure  de  la  violence  était  venue.  Alors  la  franc- 
maçonnerie  a  rayé  de  son  symbole  le  nom  du  Grand  Architecte 
de  l'Univers  ;  alors  la  philosophie  positive,  ainsi  appelée  parce 
qu'elle  est  composée  de  négations  ,  a  été  saluée  par  un  des  maîtres 
du  jour  comme  la  religion  du  nouveau  régime.  Alors  la  Ligne  de 
l'enseignement  &  tenu  en  Suisse  ses  solennelles  assises,  où  son 

1.  Discours  prononcé  à  Rouen,  au  Congrès  des  Catholiques  de  Normandie,  le  23  no 
vembre  1883,  par  Mgr  D'Hulst,  Recteur  de  l'Institut  Catholique  de  Paris. 


DE  LA  SCIENCE  397 

fondateur,  un  Vén.'.F/.,  s'est  félicité  publiquement,  et  aux 
applaudissements  de  tous,  d'avoir  menti  pendant  quinze  ans  et 
d'avoir  déployé  le  drapeau  de  la  neutralité  religieuse  pour  con- 
duire ses  concitoyens  à  l'assaut  de  toutes  les  croyances  reli- 
gieuses. 

Cette  histoire ,  messieurs,  est  instructive  ;  et  l'Évangile  nous 
apprend  à  en  tirer  une  leçon.  C'est  celle  qu'a  formulée  le  Sauveur 
dans  la  parabole  de  l'économe  infidèle.  Les  enfants  du  siècle 
soi  t  plus  habiles  que  les  enfants  de  lumière  dans  le  maniement 
de  leurs  intérêts.  Certes  Notre-Seigneur  ne  nous  conseille  pas 
d'imiter  l'mprobité  de  l'intendant,  mais  il  nous  fait  admirer  sa 
prévoyance.  Sachons  donc,  nous  aussi,  prendre  conseil  de  nos 
ennemis. 

Ils  ont  réussi  en  se  liguant.  C'est  une  ligue  que  je  vous  proprose. 

Oh  !  que  vos  consciences  se  rassurent  !  Nous  ne  mentirons  pas! 

Nous  n'aurons  pas  un  but  avoué  différent  de  notre  but  réel 
Ceux  qui  accepteront  notre  programme  ne  seront  pas  trahis 
Notre  ligue  sera  ouvertement  la  ligue  de  l'enseignement  chrétien. 

Mais,  la  dissimulation  à  part,  nous  avons  plus  d'un  emprunt 
à  faire  à  nos  adversaires. 

Je  pourrais  énumérer  ici  tous  les  bons  exemples  qu'ils  nous 
ont  donnés 

Je  pourrais  vous  rappeler  qu'ils  ont  su  rester  unis  aussi  long- 
temps qu'ils  n'ont  pas  été  les  maîtres.  Certes,  nous  le  voyons  au- 
jourd'hui, cela  ne  prouvait  pas  qu'ils  fussent  d'accord.  Mais  ils 
faisaient  taire  leurs  dissentiments  ;  ils  ont  même  su  conquérir 
des  alliés  inattendus.  11  y  avait  un  homme  d'État  qui  déclarait,  à 
la  tribune,  n'être  de  leur  avis  sur  rien,  ni  sur  la  finance ,  ni  sur 
les  douanes  ,  ni  sur  l'administration ,  ni  sur  l'armée ,  ni  sur  la 
politique  intérieure,  ni  sur  la  politique  étrangère.  Eh  bien  !  cet 
homme  d'État  est  devenu  leur  auxiliaire,  et  il  est  mort  leur 
prisonnier. 

Je  pourrais  vous  faire  remarquer  qu'ils  ont  été  patients, 
persévérant  sans  découragement  en  dépit  des  obstacles,  gagnant 
chaque  jour  quelque  chose  sur  l'opinion  et  exploitant  au  profit 
de  leur  cause  deux  grandes  ressources:  l'organisation  de  leurs 
sectes  et  le  mensonge.  Pour  trouver  là  un  modèle ,  il  suffirait,  en 
retenant  la  patience,  la  persévérance  et  le  zèle,  de  remplacer 
l'action  des  sectes  parla  puissante  organisation  catholique,  et 
la  force  qui  appartient  au  mensonge  par  celle  qui  est  propre  à 
la  vérité. 

Mais  toutes  ces  choses  vous  sont  connues.  Et  puisqu'il  s'agit 
d'emprunter  à  nos  ennemis  une  leçon;  c'est  sur  un  aspect  moins 
aperçu  peut-être  de  leur  entreprise  que  je  voudrais,  ce  soir,  fixer 
votre  attention. 


398  l'empoisonnement 

La  Ligue  de  l'enseignement  a  été  une  œuvre  à  la  fois  populaire 
et  scientifique. 

Populaire  dans  son  objet  apparent  :  répandre  l'instruction 
primaire  ; 

Populaire  aussi  dans  son  objet  véritable:  ravir  la  foi  à  l'âme 
du  peuple; 

Mais  scienfique  en  même  temps  dans  ses  procédés,  qui  consis- 
tent à  vulgariser  la  science  après  l'avoir  empoisonnée  d'athéisme. 

Regardons  de  près  leur  œuvre  et  voyons  si  ce  n'est  pas  là  ce 
qui  la  caractérise.  Cherchons  ensuite  où  est,  pour  nous,  le  modèle 
à  imiter. 

I.  — -  Le  but  avoué  de  cette  ligue,  c'est  la  diffusion  de  l'instruc- 
tion primaire. 

Qu'y  a-t-il  dans  cette  instruction  ?  Deux  éléments  :  l'élément 
formel  ,  l'acquisition  de  l'instrument  ,  la  lecture ,  l'écriture  , 
le  calcul  élémentaire  ;  —  l'élément  objectif,  l'acquisition  des 
connaissances. 

L'élément  formel  n'est  pas  ce  qui  nous  divise.  Non  seulement 
aujourd'hui  les  catholiques  ne  sentent  pas  moins  vivement  que 
les  libres-penseurs  la  nécessité  de  cet  instrument  pour  l'homme 
du  peuple  ;  non  seulement  ils  prouvent  par  leurs  sacrifices  que 
l'école  leur  tient  au  cœur,  mais  l'étude  chaque  jour  plus  complète 
des  monuments  du  passé  prouve  que  l'ancienne  France  n'était 
guère  en  retard  sur  la  nouvelle,  et  que,  pour  se  faire  une  idée  de 
la  culture  intellectuelle  comme  du  bien-être  matériel  du  peuple 
avant  la  Révolution,  il  y  a  d'autres  documents  à  consulter  que 
certaine  page  illustrée  d'un  certain  manuel  où  l'on  voit  les 
paysannes  courir  après  les  rats  et  les  attraper  par  la  queue. 

Reste  l'élément  objectif,  les  connaissances  positives  à  acquérir. 

Il  n'existe  que  deux  moyens  d'acquisition  :  la  recherche  person- 
nelle et  l'enseignement  d'autorité. 

Or,  quoi  qu'on  dise,  l'instruction  primaire  ne  peut  s'acquérir 
que  par  l'enseignement  d'autorité. 

Je  sais  qu'on  se  vante  du  contraire.  L'autorité,  c'était  bon  pour 
l'ancien  régime.  Aujourd'hui ,  la  liberté  pénètre  partout ,  et 
l'instruction  primaire  elle-même  doit  être  une  initiation  au  libre 
examen. 

Libre  examen  !  double  mensonge  !  Il  n'y  a  là  ni  examen  ni 
liberté. 

Il  n'y  a  pas  d'examen.  L'instruction  primaire  est  achevée  entre 
douze  et  quatorze  ans.  Et  voyez-vous,  à  cet  âge,  le  fils  d'un 
ouvrier  (et  quand  ce  serait  le  fils  d'un  prince?),  le  voyez-vous 
discutant  les  bases  de  l'enseignement  qu'il  reçoit?  En  histoire, 
voyez-vous  cet  érudit  de  l'alphabet  remontant  aux  sources?  En 


DE  LA  SCIENCE  399 

morale,  le  voyez-vous  contrôlant  les  principes,  choisissant  entre 
l'impératif  catégorique  et  l'intérêt  bien-entendu?  Et  dans  cette 
introduction  à  la  connaissance  générale  de  la  nature,  qui  doit  , 
paraît-il,  remplacer  désormais  la  métaphysique  et  la  religion, 
voyez-vous  ce  philosophe  d'école  primaire  soumettant  à  une 
critique  personnelle  et  comparative  les  différents  systèmes  cos- 
mogoniques,  la  création  par  exemple,  et  l'évolution?  Allons 
donc  ! 

Vous  voyez  bien  qu'il  n'y  a  pas  d'examen  possible.  Et  où  serait 
la  liberté?  Est-ce  que  l'écolier  choisit  ses  maîtres?  Vous  ne 
voudriez  même  plus  que  son  père  pût  les  choisir  !  Est-ce  que 
l'écolier  choisit  ses  livres?  Mais  ouvrez  le  journal  officiel  d'avant- 
hier.  Vous  y  trouverez  une  liste  de  24  ouvrages  sur  la  morale  et 
l'instruction  civique.  Tout  autre  livre  sur  ces  matières  est  interdit 
Et  cette  liste  imposée  contient  tous  les  ouvrages  condamnés  pai 
l'Eglise. 

Ainsi ,  le  libre  examen  à  l'école  est  une  chimère.  Il  reste 
renseignement  d'autorité. 

Or,  on  ne  veut  plus  de  l'autorité  de  l'Eglise. 

Il  faut  donc  la  remplacer.  Par  quoi?  Par  l'autorité  de  la  science. 

Mais  la  vraie  science  n'est  pas  contraire  à  la  vérité  chrétienne. 
Que  fait-on  alors?  On  falsifie  la  science. 

Et  voilà  l'œuvre  scientifique  donc  je  vous  parlais  en  commen 
çant.  C'est  un  travail  d'abord  spéculatif  et  qui  s'accomplit  en 
haut  lieu,  dans  ce  monde  réservé  où  ne  pénètrent  pas  les  profanes. 
Ce  travail  consiste  à  faire  entrer  l'irréligion  dans  la  composition 
de  la  science. 

Parmi  les  opérateurs,  plusieurs  sont  réellement  des  hommes 
de  science  ;  ils  le  sont ,  mais  pas  en  cela.  Ils  sont  savants  quand 
ils  interrogent  patiemment  la  nature-,  ils  sont  infidèles  à  leui 
vocation  quand  ils  veulent  lui  dicter  sa  réponse,  ou  mêler  à  sa 
réponse  un  élément  qu'elle  ne  contient  pas  et  qui  puisse  servir 
contre  Dieu. 

L'esprit  sectaire  remplace  ainsi  chez  des  savants  l'esprit  scien» 
tifique  et  crée  entre  les  membres  de  la  Ligue  ce  qu'on  pourrait 
appeler  la  franc-maçonnerie  de  la  science. 

Quoi  d'étonnant  dès  lors  qu'on  ait  réussi  à  faire  de  la  science 
une  arme  contre  le  christianisme? 

Deux  ordres  de  connaissances  se  prêtent  mieux  que  les  autres 
à  cette  falsification  du  savoir:  l'histoire  de  l'humanité  et  l'histoire 
de  la  nature. 

L'histoire  de  l'humanité  est  exploitée  au  profit  du  naturalisme 
absolu.  La  religion  est  un  besoin  naturel  de  l'homme,  mais  un 
besoin  qui  correspond  à  une  ignorance  et  à  une  faiblesse.  Dans 
son  développement  historique.,  l'humanité  traverse  des  formes 


400  l'empoisonnement 

religieuses  diverses,  qui  marquent  les  étapes  de  son  progrès; 
le  terme  du  perfectionnement,  c'est  l'affranchissement  total  qui 
remplace  l'inconnu  par  le  connu,  Dieu  par  la  loi.  Mosaïsme, 
christianisme,  autant  de  moments  nécessaires  d'une  évolution  fa- 
tale, et  qui  prennent  place  à  leur  tour  dans  cette  grande  procession 
des  dogmes  où  défilent  pareillement  toutes  les  autres  formes  de 
la  croyance,  depuis  le  fétichisme  grossier  jusqu'aux  savantes 
abstractions  du  Véda.  Ainsi  envisagée,  la  religion  chrétienne 
peut  être  traitée  avec  égards  et  enterrée  avec  honneur.  Et  la 
révélation  mosaïque,  qui  lui  sert  de  base,  ne  devra  plus  faire 
l'objet  d'une  étude  à  part.  La  vieille  Histoire  sainte  de  nos  écoles 
sera  remplacée  par  un  obscur  chapitre  consacré  à  Israël  dans  un 
coin  du  nouveau  manuel  d'Histoire  ancienne  de  l'Orient. 

Quant  à  cette  grande  réalité  vivante  qui  s'appelle  l'Église  et  qui 
pourrait  gêner  si  on  la  montrait  telle  qu'elle  est,  on  a  soin,  sinon 
de  réduire  son  importance  historique ,  le  cadre  des  faits  s'y  refuse, 
du  moins  de  la  calomnier  en  grand,  afin  de  préparer  l'enfant  à 
cette  conclusion  qu'on  lui  réserve:  le  progrès  moral  du  monde 
exige  que  l'Église  disparaisse.  Pour  en  arriver  là,  le  procédé 
est  bien  simple  ;  le  crime  ne  chôme  jamais  dans  l'humanité  :  or 
prendra  tous  les  crimes  commis  dans  les  sociétés  chrétiennes, 
et  on  en  fera  peser  l'imputation  sur  l'Église,  accusée  de  les  avoh 
inspirés,  elle  qu'on  déteste  surtout  pour  sa  fidélité  aies  flétrir! 

Voilà  ce  qu'on  fait  de  la  science  historique.  Et  que  fait-on  de 
la  science  de  l'univers?  Nous  pensions /nous,  que  le  hasard  n'es 
pas  objet  de  science,  que  l'objet  nécessaire  de  la  science,  c'esi 
l'ordre  des  phénomènes,  et  que  l'ordre  suppose  un  ordonnateur 
La  génération  nouvelle  devra  penser  autrement.  On  lui  apprendra 
que  la  loi  ne  précède  pas  les  faits,  mais  en  résulte,  et  que  les 
jeux  brutaux  d'un  mécanisme  inconscient  poussent  le  monde 
à  l'aveugle  vers  une  beauté  idéale  qui  ne  réside  nulle  part,  bier 
qu'elle  semble  gouverner  tout.  Si,  parmi  les  découvertes  d'ur 
vrai  savant,  on  a  la  bonne  fortune  de  mettre  la  main  sur  ur. 
résultat  qui  semble  favoriser  cet  incroyable  système,  vite  or 
en  tirera  une  hypothèse  qu'on  aura  bientôt  fait  d'ériger  en  dogme 
Ainsi,  les  recherches  de  Darwin  sur  la  sélection  donnent  lieu  i 
Thypotèse  du  transformisme  ;  le  transformisme  appuie  la  théorie 
de  l'évolution  -,  l'évolution  fournit  un  mot  qui  peut  servir  i 
tenir  lieu  du  mot  de  création;  si  l'on  ne  parle  plus  de  créa- 
tion, c'est  qu'il  n'y  a  plus  de  créateur.  En  vain  le  savan' 
anglais  proteste  et  déclare  qu'il  n'accepte  pas  cette  étrange 
déduction.  En  vain  la  raison  crie  qu'un  Dieu  n'est  pas  moins 
nécessaire  pour  tirer  le  plus  du  moins,  dans  la  série  évo- 
lutive, que  pour  tirer  l'être  du  néant.  On  n'écoutera  pas  Darwin 
on  fera  taire  la  raison,  et  l'inutilité  de  Dieu  sera  présentée  aux 


DE  LA  SCIENCE  401 

masses  comme  une  conséquence  scientifiquement  acquise  des 
nouvelles  théories  organogéniques. 

C'est  ainsi,  messieurs,  que  la  ligue  athée,  retirée  sur  les 
sommets  du  savoir,  poursuit  son  œuvre  mauvaise  loin  des 
regards  de  la  foule.  Ils  descendront  de  là-haut  à  leur  heure,  les 
prophètes  de  l'impiété.  Ils  porteront  dans  leurs  mains  les  tables 
de  cette  loi  où  le  nom  de  Dieu  n'est  plus  écrit.  Et  le  vulgaire 
recevra,  prosterné  et  ravi,  le  nouvel  Evangile.  Et  il  aura  bientôt 
fait  d'en  tirer  les  conséquences.  Ah  !  voulez-vous  savoir  pourquoi 
le  peuple  frémit,  pourquoi  le  monde  du  labeur  matériel  roule 
dans  son  sein  des  projets  de  renversement?  Quare  fremuerunt 
gentes  et  populi  meditati  sunt  enania  ?  C'est  parce  que  les  nouveaux 
maîtres  de  la  terre,  les  princes  de  la  science,  se  sont  ligués 
pour  détrôner  Dieu  et  son  Christ.  Adstitemnt  reges  terras  et 
principes  convenerunt  in  unum  adversus  Dominum  et  adversus 
Çhristum  ejus. 

Voilà  le  péril,  messieurs. 

Mais,  j'ai  hâte  de  l'ajouter,  voici  également  où  est  pour  nous 
le  modèle. 

II.  —  Le  péril,  avons-nous  dit,  c'est  le  traité  conclu  entre  la 
haute  science  et  l'impiété,  pour  ôter  la  foi  au  peuple. 

Donc  le  salut  serait  l'alliance  du  haut  savoir  et  de  la  croyance 
pour  le  redressement  des  esprits 

La  perversion  descend  des  sommets  et  pénètre  de  là  dans  les 
couches  profondes  de  la  société. 

Donc  la  lumière  libératrice  doit  aussi  descendre  des  cimes. 

Ah!  messieurs,  nous  voici  au  cœur  de  la  question!  Il  ne  sert 
de  rien  de  recommander,  en  général,  la  cause  de  l'enseignement 
chrétien.  11  faut  voir  par  où  l'on  pourra  la  servir  efficacement. 

Or,  je  ne  crains  pas  de  l'affirmer,  il  n'y  a  qu'un  moyen  de  la 
bien  servir:  c'est  d'emprunter  le  procédé  de  nos  ennemis,  c'est 
de  faire,  nous  aussi,  œuvre  scientifique  et  populaire:  c'est 
d'amasser  des  réserves  de  science  saine  pour  les  distribuer  au 
peuple:  c'est,  en  un  mot,  comme  je  le  disais  à  Lille  il  y  a  peu 
de  jours,  de  créer  des  foyers  de  haut  savoir  chrétien. 

Et  quoi  !  dira-t-on ,  est-ce  bien  nécessaire  V  Pourquoi  nous 
isoler  dans  la  recherche  scientifique?  Pourquoi  nous  donner 
l'embarras  de  former  à  nous  seuls  des  foyers  de  science  ?  A 
chacun  sa  foi  ;  mais  la  science  est  commune,  elle  est  le  bien  de 
tous. 

Ainsi  parlent  les  prudents,  disons  le  mot,  les  pusillanimes.  Et 
moi  je  leur  réponds  :  Vous  venez  trop  tard  !  Le  temps  des  com- 
promis est  passé.  La  neutralité  est  morte;  et  ceux  qui  l'ont  tuée, 
ce  sont  les  mômes  qui  l'avaient  inventée! 


402.  l'empoisonnement 

Est-ce  notre  faute  à  nous  s'il  y  a  deux  Frances?  Il  n'y  en  avait 
qu'une  seule  autrefois,  et  elle  s'appelait  :  la  France  chrétienne. 

Il  paraît  même  qu'elle  avait  du  bon ,  cette  France  une  et  chré- 
tienne, car  on  veut  lui  emprunter  sa  bonne  vieille  morale.  Il  est 
probable  que  c'est  uniquement  parce  qu'on  n'a  pas  pu  la  rem- 
placer. Mais,  en  même  temps  qu'on  maintient  les  préceptes,  on 
interdit  aux  maîtres  d'en  établir  les  bases,  ou  d'en  indiquer  les 
fins  supérieures.  On  intimera  à  l'enfant  l'obligation  de  la  lutte 
contre  lui-même  ;  et  s'il  demande  :  pourquoi  ce  combat?  on  lui 
répondra  :  silence  !  cette  question  est  indiscrète.  Et  s'il  demande  : 
à  quoi  sert  la  victoire?  on  lui  dira  encore  que  cela  ne  le  regarde 
pas.  Etrange  manière  de  maintenir  la  vieille  morale,  en  l'isolant 
de  tout  appui,  de  tout  aboutissement.  C'est  dire  :  nous  habiterons 
toujours  la  vieille  maison  de  nos  pères  ;  seulement  nous  ôterons 
la  toiture  et  nous  arracherons  les  fondations. 

Quoi  qu'il  en  soit,  cette  ancienne  France  à  qui  vous  empruntez 
un  reste  de  morale,  cette  France  chrétienne  n'est  plus  une.  Qui 
l'a  divisée  ?  Ceux  qui  ont  divisé  sa  croyance.  Ce  n'est  pas  nous. 

La  Réforme  protestante  a  commencé  la  scission;  la  révolution 
libre-penseuse  l'a  continuée.  L'unité  a  péri  par  votre  fait  ;  et 
vous  parlez  de  la  rétablir  en  nous  imposant  l'impiété?  Jamais  ! 

Voilà  pourquoi,  s'il  faut  le  dire  en  passant,  votre  loi  du  28  mars 
1882,  loi  d'oppression  athée,  n'est  pas  et  ne  sera  pas  obéie. 

Mais  enfin,  messieurs,  quand  l'unité  a  disparu,  il  faut  vivre 
cependant  en  face  les  uns  des  autres.  On  ne  peut  pas  s'entre- 
dévorer.  A  défaut  de  l'unité,  il  faut  chercher  la  paix.  Or,  la  paix, 
dans  une  société  aussi  profondément  divisée  que  la  nôtre,  la 
paix  ne  peut  subsister  qu'à  deux  conditions  :  le  respect  récipro- 
que de  la  liberté  et  le  respect  de  la  justice. 

Les  adversaires  de  notre  foi  ont  dédaigné  ces  scrupules.  Ils  ont 
foulé  aux  pieds  nos  libertés  ;  ils  ont  fait  litière  de  nos  droits  ;  ils 
ont  asservi  contre  nous  la  justice.  Ils  n'auront  pas  la  paix  ! 

Ah  !  je  sais  bien  que  nous  serons  les  premiers  meurtris  dans 
cette  guerre.  Mais  qu'importe?  Nous  ne  perdrons  pas  courage  ! 
Et,  pareils  à  ces  capitaines  que  le  sifflement  des  balles  et  les 
ravages  delà  mitraille  autour  d'eux  n'empêchent  pas  d'interroger 
l'horizon  avec  calme,  de  choisir  du  regard  les  positions  maîtres- 
ses et  d'y  entraîner  leurs  troupes,  nous  crierons  à  tous  nos 
frères  dans  la  foi,  devenus  nos  frères  d'armes  •. 

Emparons-nous  de  la  science  ! 

L'instruction  populaire  est  sans  doute  le  grand  intérêt  du  jour; 
mais  cet  intérêt  ne  sera  bien  servi  que  par  un  enseignement 
scientifique  puisé  aux  sources  élevées  de  la  science. 

Et  parce  que  la  science  se  refait  tous  les  jours,  parce  que  le 
champ  est  immense  et  le  labeur  accablant  ; 


DE  LA  SCIENCE  403 

Parce  qu'il  faut,  pour  l'accomplir  avec  ensemble  et  avec  fruit, 
des  ouvriers  nombreux,  une  direction  sûre  et  de  grandes  res- 
sources de  travail  ; 

A  cause  de  cela,  des  efforts  isolés  ne  sauraient  nous  suffire.  Il 
nous  faut  des  foyers  permanents  de  vrai  savoir,  qui  demeurent 
des  foyers  de  pensées  chrétiennes. 

C'est-à-dire,  pour  appeler  les  choses  par  leur  nom,  il  nous 
faut  des  écoles  supérieures  catholiques. 

Si  la  loi  le  permettait,  nous  dirions  des  Universités  catholiques, 
car  c'est  bien  là  ce  qu'il  nous  faut. 

Mais  on  nous  a  pris  le  nom.  Gardons  la  chose!  Groupons  les 
travailleurs,  dirigeons  les  efforts,  facilitons  les  recherches, 
activons  la  production  scientifique;  que  de  nos  facultés  libres 
et  chrétiennes  sortent  des  professeurs  instruits,  pour  élever  au 
niveau  de  toutes  les  exigences  l'enseignement  de  nos  collèges. 
Ce  n'est  pas  assez  :  que  de  nos  presses  sortent  des  livres,  de  nos 
laboratoires  des  découvertes,  de  nos  écoles  des  savants  qui  se 
fassent  respecter,  qui  forcent  l'entrée  des  académies,  des  sociétés 
savantes,  et  rompent  enfin  le  blocus  organisé  contre  la  science 
chrétienne.  Que  cette  opinion  s'établisse  enfin  que,  dans  une 
atmosphère  de  foi  sereine  et  pure ,  la  haute  science  est  à  l'aise , 
se  développe  sans  entraves  et  le  prouve  au  monde  par  d'écla- 
tants résultats  ! 

Faisons  cela,  messieurs,  ou  bien  nous  n'aurons  rien  fait.  Nous 
dépenserons  beaucoup  d'argent,  beaucoup  d'efforts  pour  nos 
écoles  populaires.  Et  quand  ces  enfants,  formés  avec  tant  de 
soins ,  au  prix  de  tant  de  sacrifices,  sortiront  de  ces  écoles,  ils 
tomberont  dans  un  milieu  social  que  nous  n'aurons  pas 
influencé;  ils  y  respireront  la  science  athée.  On  leur  dira  qu'il 
faut  choisir  entre  savoir  et  croire,  et  que  les  chrétiens  ne  savent 
pas.  On  leur  montrera  les  académies,  les  laboratoires,  les  biblio- 
thèques, tous  les  lieux  réservés  d'où  jaillit  la  science,  d'où  elle 
part  pour  gouverner  le  monde;  et  on  leur  demandera  quelle 
place  les  croyants  occupent  sur  ces  sommets.  Combien  en  est-il 
qui  résisteront  à  cette  épreuve? 

Messieurs,  il  ne  faut  pas  que  cet  ostracisme  dure.  On  l'avait 
compris  il  y  a  huit  ans.  C'est  pour  répondre  à  ce  besoin  pressant 
qu'on  avait  revendiqué  l'abolition  du  monopole  dans  l'ordre  de 
l'enseignement  supérieur,  et  qu'à  peine  en  possession  de  la 
liberté  reconquise,  on  s'était  hâté  de  l'exercer  par  la  création  des 
Facultés  libres. 

Paris  ne  pouvait  manquer  d'être  un  des  centres  principaux  de 
cette  grande  entreprise  ;  et  Rouen  ne  pouvait  manquer  d'être  un 
des  principaux  auxiliaires  de  Paris.  Comment  oublier,  en  rappe- 
lant les  origines  de  notre  œuvre,  celui  qui  fut  un  de  ses  premiers 


404  ^EMPOISONNEMENT 

fondateurs,  un  de  ses  patrons  les  plus  autorisés?  Nous  venons 
dans  ce  diocèse,  dans  cette  province  en  deuil,  mêler  nos  regrets 
lux  vôtres,  et  déposer  sur  la  tombe  à  peine  fermée  du  vénéré 
îardinal  l'hommage  de  reconnaissance  que  lui  doit  l'Institut 
îatholique  de  Paris. 

Eh  bien,  messieurs,  ce  que  la  loi  nous  avait  concédé,  ce  que 
le  zèle  de  nos  évêques  avait  inauguré ,  ce  que  le  dévouement  do 
tous  les  catholiques,  le  vôtre  en  particulier,  chrétiens  de  Nor- 
mandie, nous  avait  permis  de  commencer,  allons-nous  l'aban- 
donner, ou  le  laisser  languir  pour  faire  face  à  des  nécessités 
nouvelles?  Non,  c'est  impossible!  Car  ce  serait  sacrifier  les 
intérêts  mêmes  que  nous  croirions  par  là  servir.  Je  vous  ai 
montré  l'étroite  solidarité  des  deux  ordres  d'enseignement. 
Négliger  l'un,  c'est  énerver  l'autre.  Si  je  devais  faire  appel  à 
votre  seule  générosité,  j'hésiterais  peut-être  à  vous  proposer  une 
telle  accumulation  de  charges  ;  du  moins,  je  comprendrais  que 
chacun  fît  son  choix  et  portât  ses  aumônes  là  où  sont  ses  préfé- 
rences. Mais  non,  il  ne  s'agit  pas  seulement  d'être  généreux,  il 
s'agit  d'être  avisé.  Puisque  l'Evangile  même  recommande  à 
notre  imitation  l'habileté  des  enfants  du  siècle,  pourvu  qu'elle 
soit  mise  au  service  du  bien,  faisons  habilement  les  affaires  de 
Dieu.  Or,  en  affaires,  j'en  appelle  aux  Normands,  quel  est  l'argent 
qu'on  pleure?  ce  n'est  pas  celui  qu'on  dépense,  c'est  celui  qui  ne 
rapporte  pas.  C'est  une  joie  stupide  que  celle  de  l'avare  qui  va 
cacher  son  trésor  dans  la  terre.  L'homme  intelligent  se  réjouit 
quand  il  fait  de  son  or  une  semence  qu'il  confie  à  un  sol  bien 
préparé  pour  la  faire  fructifier  au  centuple. 

Il  faut  que  cette  joie  soit  la  vôtre,  quand  vous  prodiguez  vos 
largesses  à  l'œuvre  des  écoles.  Pour  cela,  messieurs  préparez 
bien  votre  sol  ;  donnez-lui  une  culture  scientifique  ;  entretenez 
les  foyers  de  haut  savoir  chrétien.  Ne  marchandez  à  nos  écoles 
supérieures  ni  l'argent  ni  les  hommes.  Ne  séparez  pas  ce  que 
vos  adversaires  savent  si  bien  unir,  l'instruction  populaire  et  la 
science. 

A  la  Ligue  de  renseignement  qui  a  l'athéisme  pour  symbole, 
pour  instrument  le  mensonge  et  la  franc-maçonnerie  pour  armée, 
opposons  la  ligue  de  l'enseignement  chrétien,  qui  a  la  foi  pour 
base,  la  vérité  pour  but,  et  pour  ressources  les  efforts  et  les  sacri- 
fices de  tous  les  enfants  de  Dieu  ! 


LA  MISSION  CHRÉTIENNE  DE  LA  SCIENCE 


Monseigneur, 

Ma  première  parole  ne  peut  être  que  l'expression  de  ma  recon- 
naissance envers  vous.  J'avais  répondu  à  votre  appel  pour  venir 
entretenir  votre  peuple  des  deux  grands  mystères  de  l'amour 
rédempteur  :  l'Incarnation  et  l'Eucharistie.  Et  vous  avez  répondu 
à  ma  prière  en  me  procurant  l'occasion  d'entretenir  cet  auditoire 
de  ce  qui  est  le  grand  intérêt  de  notre  temps  et  de  notre  pays  :  le 
haut  enseignement  chrétien. 

Permettez-moi  de  voir  dans  cette  circonstance  autre  chose 
qu'un  échange  de  services.  Et,  en  effet,  les  deux  grands  sujets 
que  j'ai  mission  de  traiter  alternativement  dans  la  chaire  de  la 
cathédrale  et  sur  cette  estrade  se  tiennent  de  plus  près  qu'on  ne 
pense.  Ce  sont  les  deux  moyens  qui  nous  sont  offerts  de  servir 
la  cause  de  Dieu  et  de  son  Christ  :  la  Sainteté  et  la  Science. 

La  sainteté  d'abord  !  Oh!  rien  ne  la  remplacera  jamais!  Rien, 
et  surtout  pas  la  Science.  Ou  alors  il  faudrait  effacer  la  parole  de 
Dieu  et  refaire  du  même  coup  l'histoire  du  Christianisme.  Car 
S.  Paul  nous  apprend  que  le  Sauveur  a  fondé  son  règne  non  sur 
ce  qui  accrédite  d'ordinaire  la  parole  humaine,  non  in  persuasibi- 
libus  humanœ  sapientiœ  ver bis ,  mais  sur  les  manifestations  de  sa 
puissance  et  de  son  amour,  c'est-à-dire  les  miracles  et  la  sain- 
teté :  sed  in  ostensione  spiritus  et  virtutis. 

Toutefois  la  science  a  aussi  son  rôle  dans  l'œuvre  du  Christia- 
nisme. Et  c'est  ce  rôle  que  je  voudrais  étudier  avec  vous, 
Messieurs,  pour  vous  montrer  ensuite  comment  nous  devons 
pourvoir  à  ce  qu'il  soit  rempli. 

I.  — Quelle  est,  Messieurs,  la  mission  chrétienne  de  la  science? 

La  science  a  tout  d'abord  un  rôle  humain  :  c'est  elle  qui  embel- 
lit la  vie  de  l'homme  ici-bas*,  tantôt  parles  pures  jouissances 
qu'elle  offre  à  son  esprit,  tantôt  par  ce  qu'elle  ajoute  à  sa  puis- 
sance sur  la  nature.  L'artisan  et  l'artiste  sont,  chacun  dans  sa 
sphère,  tributaires  de  la  science.  Et,  même  en  donnant  au  mot 
de  civilisation  le  sens  le  plus  large  qu'il  puisse  recevoir,  on  peut 
dire  que  tout  progrès  civilisateur  est  un  progrès  scientifique. 

Ce  rôle  humain  de  la  science,  l'Église  l'estime  et  le  bénit, 
comme  tout  ce  qui  est  bon.  Imaginer  de  sa  part  envers  la  science 

1.  Conférence  faite  à  Evreux  le  27  décembre  1883,  par  Mgr  d'Hulst,  recteur  de  Pins- 
tilut  catholique  de  Paris. 


406  Ï.A  MISSION  CHRÉTIENNE 

ainsi  comprise  une  disposition  hostile  ou  simplement  défiante 
c'est  rêver  ;  l'affirmer,  c'est  mentir.  Et  ce  mensonge  n'est  pas 
désintéressé. 

Les  chrétiens,  en  temps  qu'ils  sont  hommes,  membres  de  la 
société  qui  doit  tant  à  la  science,  ont  donc  le  droit  et  le  devoir  de 
s'en  approprier  les  bienfaits. 

Mais,  tout  autre  est  ce  que  j'appelle  le  rôle  chrétien  de  la 
science. 

L'œuvre  du  Christianisme  est  triple  :  éclairer,  gouverner,  sanc- 
tifier l'homme  dans  sa  vie  morale,  et  par  là  le  conduire  à  sa  fin 
surnaturelle. 

L'éclairer  :  l'homme  est  un  être  intelligent.  Il  ne  va  pas  à  son 
but  en  aveugle.  Pour  diriger  ses  pas,  la  raison  et  la  foi  doivent 
mêler  leurs  clartés. 

Le  gouverner  :  car  la  volonté  ne  suit  pas  nécessairement  la 
vérité  aperçue  ;  il  lui  faut  les  intimations  et  les  sanctions  de  la 
morale. 

Le  sanctifier:  car,  dans  son  état  présent,  l'âme  humaine  n'est 
ni  pure,  ni  forte.  Elle  a  besoin  de  pardon  et  de  secours.  Il  lui  faut 
fa  grâce. 

On  le  voit  :  dans  cette  trilogie  de  la  doctrine,  de  la  morale  et  de 
la  grâce,  la  doctrine  tient  le  premier  rang. 

Aussi  l'enseignement  est  la  première  mission  de  l'Église.  Quand 
Jésus-Christ ,  prêt  à  quitter  la  terre,  donne  aux  siens  le  grand 
signal  de  l'apostolat,  c'est  de  l'enseignement  qu'il  parle  d'abord, 
et  le  baptême  ne  vient  qu'après  :  Euntesdocete,  baptisantes. 

L'Église  donc  doit  enseigner.  Mais  qu'enseignera-t-elle?  La 
physique  ou  l'algèbre?  Non  :  le  royaume  de  Dieu. 

Mais  alors ,  tout  le  rôle  doctrinal  du  Christianisme  est  renfermé 
dans  le  catéchisme.  Et  que  venez-vous  nous  parler  delà  science? 

Directement,  il  est  vrai,  l'enseignement  chrétien  ne  va  pas  au 
delà  de  la  Révélation,  dont  le  catéchisme  contient  l'abrégé. 

Il  ne  s'ensuit  pas  que  cet  enseignement  doive  rester  élémen- 
taire et  presqu'enfantin,  tel  qu'il  nous  apparaît  dans  les  pages,  si 
lumineuses  néammoins  et  si  substantielles,  du  catéchisme. 

Il  y  a  une  science  intérieure  de  la  révélation,  science  qui  con- 
siste à  vérifier  les  bases  du  dogme,  à  en  analyser  la  teneur,  à  en 
montrer  la  synthèse,  à  explorer  tout  ce  qu'on  pourrait  appeler 
les  références  philosophiques  et  historiques  de  cette  religion  qui 
est  à  la  fois  une  grande  pensée  et  un  grand  fait.  Cette  science, 
c'est  la  Théologie. 

Mais  la  théologie,  bien  qu'elle  emploie  tous  les  procédés 
humains  de  la  science,  n'est  pas  proprement  une  science  humai- 
ne ;  et  je  ne  vois  pas  encore  apparraître  jusqu'ici  le  rôle  de  la 
science  humaine  dansj'œuvre  propre  au  christianisme. 


DE  LA  SCIENCE  407 

Ce  rôle  est  indirect. 

Pour  le  comprendre,  il  faut  quitter  l'atmosphère  sereine  et  paci- 
fique où  nous  sommes  demeurés  jusqu'à  présent,  et  entrer  dans 
la  région  orageuse  des  luttes  et  des  controverses  doctrinales. 

Le  royaume  de  Dieu  souffre  violence.  La  doctrine  chrétienne 
appartient  trop  essentiellement  au  royaume  de  Dieu  pour  échap- 
per à  cette  loi.  Aussi  n'a-t-elle  jamais  été  acceptée  sans  combat. 

L'hérésie  est  contemporaine  de  la  prédication  des  apôtres.  Les 
Épitres  de  S.  Paul,  le  livre  des  actes,  l'Apocalypse  nous  mon- 
trent déjà  les  sectes  nombreuses  et  hardies.  Aucune  époque  n'a 
été  exempte  de  ce  fléau.  Tous  les  dogmes  ont  subi  l'atteinte  de 
la  négation  ou  de  l'altération.  La  Trinité  d'abord,  puis  Jésus- 
Christ,  puis  l'homme,  puis  l'Église,  voilà  les  objets  successifs 
des  erreurs  que  la  société  chrétienne  a  dû  combattre. 

Aujourd'hui,  il  n'y  a  plus  d'hérésie  proprement  dite  ;  car  l'hé- 
résie est  un  choix  fait  sans  raison  et  sans  droit  entre  les  vérités 
révélées,  tandis  que  l'erreur  contemporaine  repousse  la  révéla- 
tion tout  entière.  Plus  de  surnaturel,  plus  de  dogme,  plus  de  Dieu. 

Or,  sur  quoi  s'appuient  ces  renverseurs  pour  faire  ;  accepter 
leurs  destructions?  Sur  la  science.  Les  anciens  hérétiques  s'ap- 
puyaient sur  la  théologie.  C'est  pour  cela  que  leurs  négations 
étaient  partielles.  Ils  gardaient  avec  les  croyants  un  terrain  com- 
mun: la  divinité  du  Christ;  tout  au  moins  l'autorité  de  l'Écriture  ; 
à  plus  forte  raison  l'existence  de  Dieu. 

Les  nouveaux  adversaires  de  la  foi  s'appuient  sur  la  science 
de  la  nature  et  sur  la  science  de  l'humanité  pour  déclarer  Dieu 
inutile,  le  miracle  impossible,  le  mystère  inadmissible,  et  relé- 
guer le  Christianisme,  la  dernière  des  religions  dans  l'ordre  des 
temps,  parmi  les  superfétations  d'un  passé  mort  à  jamais. 

Si  les  hommes  croient  cela,  ils  n'écouteront  plus  l'enseigne- 
ment chrétien. 

Ils  n'en  voudront  plus  ni  pour  eux-mêmes,  ni  pour  leursenfants. 

Je  sais  qu'il  se  trouvera  des  prudents  et  des  politiques  pour 
leur  conseiller  d'aller  moins  vite.  Prenez  garde,  leur  dira-t-on . 
On  ne  détruit  que  ce  qu'on  remplace.  Cette  initiation  religieuse  avait 
du  bon.  Elle  était  utile  au  moins  pour  l'enfance,  elle  servait  à 
lui  inculper  ces  principes  de  morale  sans  lesquels  il  n'y  a  pas  de 
société  possible.  Mais  les  esprits  logiques  répondront:  qu'à  cela 
ne  tienne  !  Nous  avons  des  philosophes.  Qu'ils  nous  composent 
une  morale  en  harmonie  avec  leurs  principes  et  les  nôtres  :  une 
morale  autonome,  puisant  en  elle-même  sa  raison  d'être  et  sa 
force  ;  et  qu'on  remplace  par  ce  catéchisme  des  devoirs  et  des 
droits  de  l'homme,  le  vieux  catéchisme  des  mystères  de  Dieu! 

Voilà  le  plan,  Messieurs.  Vous  le  reconnaissez.  Nous  l'avions 
vu  exposé  il  y  a  quelques  années  dans  les  écrits  des  fondateurs 


408  LA  MISSION  CHRÉTIENNE 

de  la  Ligue  de  V enseignement.  Et  plus  d'un  parmi  nous  haussait 
les  épaules  devant  ces  élucubrations  d'une  poignée  de  sectaires. 
—  Nous  avions  tort  de  rire  alors,  Messieurs.  La  secte,  pareille 
à  ces  essaims  de  sauterelles  qu'un  vent  malsain  soulève  et 
jette  sur  une  contrée  vouée  à  la  dévastation,  la  secte  a  été  portée, 
elle  aussi,  par  un  vent  de  malheur,  sur  les  sommets  du  pouvoir 
dans  notre  infortuné  pays  :  et  là  elle  fait  ce  qu'elle  sait  faire  :  elle 
ronge  et  elle  détruit.  Elle  ronge  la  fortune  publique,  elle  dévore 
jusqu'à  l'avenir  de  la  prospérité  française.  Elle  compromet 
l'honneur  nationnal,  et  ce  vieux  renom  de  justice  et  de  générosité 
qui  recommandait  notre  nation.  Enfin  et  surtout  elle  s'attaque  à  la 
foi  du  peuple,  aux  croyances  des  petits  et  des  pauvres,  à  cet 
Évangile  de  paix  qui  consolait  les  héshérités  de  ce  monde  et  qui 
apprenait  aux  heureux  à  ne  pas  oublier  ceux  qui  pleurent.  Et 
cette  partie  de  son  œuvre  destructrice ,  la  pire  sans  contredit  et  la 
plus  détestable,  elle  l'accomplit  au  nom  de  la  science.  Les 
programmes  genevois  de  M.  Jean  Macé  deviennent,  comme  on 
l'a  dit,  un  système  de  gouvernement  ! 

Eh  bien  1  Messieurs,  comprenez-vous  maintenant  quel  est, 
en  face  de  cette  conspiration,  le  rôle  chrétien  de  la  science?  On 
déclare  qu'elle  est  incompatible  avec  la  croyance  ?  Il  faut  que 
la  science  sincère  se  lève  et  dise  :  On  a  menti  en  mon  nom.  Je  n'ai 
rien  dans  mes  certitudes  qui  contredise  la  foi  ;  je  n'ai  rien  dans  mes 
probabilités  qui  l'ébranlé  ;  je  n'ai  rien  dans  mes  tendances  qui 
l'écarté  et  réconduise.  Je  déchiffre  la  pensée  de  Dieu  écrite  dans 
la  nature'et  dans  l'histoire.  La  foi  révèle  une  pensée  de  Dieu  plus 
Haute,  écrite  dans  les  mystères  et  dans  les  symboles  dont  son 
Église  est  l'interprète.  Deux  pensées  de  Dieu  ne  peuvent  pas 
se  nier  l'une  l'autre. 

Voilà,  Messieurs,  ce  que  doit  dire  la  science,  si  elle  est  sincère. 
Dire  cela  à  la  face  des  sectaires  qui  usurpent  son  autorité  pour 
tromper  en  son  nom,  voilà  le  devoir,  voilà  le  rôle  chrétien  de  la 
science. 

Il  faut  que  ce  rôle  soit  rempli  pour  que  l'Église  puisse  continuer 
à  remplir  le  sien;  pour  qu'elle  puisse,  en  paix,  évangéliser  les 
pauvres  et  rompre  à  l'enfance  le  pain  de  la  vérité  divine  sans 
être  à  chaque  instant  interrompue  par  des  crieurs  publics  qui 
viennent  dire  à  ceux  qu'elle  instruit  :  Ne  croyez  pas  un  mot  de  ces 
leçons  ;  elles  sont  contraires  à  la  science  ! 

II.  —  Il  est  donc  nécessaire  que  la  science  remplisse  ce  rôle 
chrétien  que  nous  venons  de  définir.  Mais  comment  le  fera-t-elle? 
Il  lui  faut  pour  cela  des  organes,  des  interprètes.  La  science  ne 
parle  pas  toute  seule. 

Il  y  a ,  Messieurs ,  plusieurs  manières  de  faire  déposer  la  science 
en  faveur  de  la  foi. 


DE  LA  SCIENCE  409 

II  y  a  d'abord  la  méthode  critique.  On  peut  prendre  une  à  une 
ces  antinomies  prétendues  entre  la  science  et  la  foi,  préciser 
avec  soin  ce  qui  appartient  vraiment  au  dogme,  ce  qui  est  vrai- 
ment acquis  à  la  science,  puis  comparer  les  données  respectives 
des  deux  ordres  et  montrer  que  la  contradiction  n'était  qu'appa- 
rente. Cette  forme  de  discussion  patiente  et  sincère  a  toujours  été 
en  honneur  dans  l'Église,  elle  a  toujours  abouti  à  écarter  le 
conflit.  Mais  elle  demande  du  loisir ,  de  la  réflexion  ,  des  connais- 
sances et  de  la  bonne  foi.  Si  l'Apologiste  est  ordinairement  bien 
pourvu  de  ces  qualités ,  elles  manquent  souvent  au  lecteur. 

Une  autre  démonstration,  mieux  adaptée  aux  capacités  du 
grand  nombre ,  c'est  la  preuve  d'autorité,  La  foi  exclut  la  science 
dites- vous?  Et  voici  dans  tous  les  temps ,  même  dans  les  temps 
modernes  et  de  nos  jours ,  voici  des  savants  de  premier  ordre 
qui  ont  été  des  croyants  sincères.  Évidemment  la  contradiction 
qu'ils  n'ont  pas  vue,  n'existe  pas.  Leibnitz  et  Newton,  Ampère  et 
Cauchy ,  Biot  et  Pasteur  n'auraient  pas  emprisonné  leur  raison 
dans  l'absurde. 

Cet  argument  devrait  suffire  aux  hommes  de  notre  temps.  Us 
dédaignent  les  idées;  Ils  veulent  des  faits  et  ils  sont  pressés. 
L'existence  des  savants  chrétiens  est  un  fait ,  et  il  ne  faut  pas 
beaucoup  de  temps  pour  le  constater. 

Il  est  vrai.  Mais  on  répond  que  le  fait  devient  rare.  Les  Chrétiens 
ont  été  nombreux  autrefois  dans  les  rangs  des  savants.  Aujour- 
d'hui on  les  compte  ;  ceux  qui  s'en  vont  ne  sont  guère  remplacés. 
N'y  a-t-il  pas  là  comme  un  reflux  constant  de  la  haute  science 
qui  abandonne  les  rivages  de  la  foi  et  menace  de  n'y  plus  revenir? 

Quelques  savants  qui  croient  encore;  des  hommes  qui  tiennent 
leur  foi  de  leurs  mères  et  qui  ont  puisé  leur  science  à  des  sources 
profanes  ou  impies,  oh!  cela  ne  nous  suffit  plus  pour  défendre 
la  vérité  chrétienne  contre  les  mépris  du  savoir. 

C'est  autre  chose  qu'il  nous  faudrait. 

Ah  !  si  l'on  pouvait  voir  quelque  part  la  science ,  la  vraie  science 
naître  et  se  développer  dans  des  foyers  chrétiens  ! 

Si  cette  science  était  de  bon  aloi  1  Si  elle  touchait  à  tous  les 
ordres  de  connaissances  !  Si  elle  s'étendait  de  la  philosophie 
à  l'histoire,  en  embrassant  l'art  et  la  littérature  :  de  l'astro- 
nomie à  la  médecine,  en  parcourant  tous  les  degrés  de  l'être 
et  de  la  vie  ;  de  la  mathématique  pure  à  la  chimie  organique, 
en  détaillant  sur  sa  route  toutes  les  lois  de  nombre  et  de 
mouvement  qui  sont  au  fond  de  chacune  des  forces  de  la  nature  1 
Si  elle  faisait  cela  avec  succès,  bientôt  avec  éclat  !  Si  la  valeur 
de  cette  science  était  attestée  par  des  productions,  des  écrits, 
des  découvertes  !  Si  le  monde  savant,  ce  monde  orgueilleux  et 
défiant  à  l'égard  des  personnes ,  mais  docile  et  respectueux 


410  LA  MISSION  CHRÉTIENNE 

devant  les  faits,  était  obligé  de  s'incliner  devant  les  résultats  de 
cette  scienceetde  reconnaître  en  même  temps  qu'elle  s'est  formée, 
développée,  fécondée  dans  un  milieu  chrétien  ;  que  tous  les 
maîtres  qui  l'enseignent,  tous  les  disciples  qui  la  reçoivent ,  tous 
les  chercheurs  qui  la  font  progresser,  sont  des  croyants  sincères; 
que  c'est  l'Église  catholique  qui  a  provoqué ,  encouragé  la  création 
de  ces  foyers  scientifiques  nouveaux  ;  que  l'autorité  de  ses 
Pasteurs  gouverne  ces  grandes  écoles  et  que  la  charité  de  ses 
fidèles  les  soutient  ;  oui,  si  l'on  offrait  au  monde  savant  ce  grand 
spectacle ,  j'ose  l'affirmer ,  Messieurs ,  c'en  serait  fait  de  l'antago- 
nisme entre  la  science  et  la  foi  ! 

Mais  qu'est-ce  donc  que  je  viens  de  faire  sinon  le  portrait  d'une 
Université  catholique?  Ah  !  oui,  Messieurs,  c'est  bien  cela,  une 
Université,  c'est  à  dire  tout  un  monde  d'études  supérieures ,  se 
ramifiant  les  unes  dans  les  autres,  se  prêtant  un  mutuel  appui. 
Une  Université  :  c'est-à-dire ,  non  pas  le  cabinet  solitaire  d'un 
savant ,  mais  le  foyer  où  se  forment  des  générations  de  savants  : 
quelque  chose  qui  dure  et  qui  grandisse,  qui  rayonne  et  se  com- 
munique, où  chacun  apporte  son  tribut  et  y  puise  son  trésor. 
Et  tout  cela  placé  sous  l'inspiration,  sous  la  garantie  ,  sous  la 
protection  de  la  foi  chrétienne  \  tout  cela  béni  par  l'Église ,  nourri 
des  largesses  de  ses  enfants,  et  méritant  par  là  l'épithète:  Catholi- . 
que.  Voilà,  Messieurs,  ce  qu'il  faut  pouvoir  montrer  pour  en  finir 
avec  le  préjugé  qui  représente  notre  foi  comme  incompatible  > 
avec  la  science  ! 

Voila  pourquoi,  il  y  a  huit  ans,  des  hommes  prévoyants  ont 
usé  des  derniers  jours  de  pouvoir  qui  leur  étaient  laissés,  pour 
doter  la  France  d'une  liberté  nécessaire,  la  liberté  de  l'enseigne- 
ment supérieur.  Nous  vivons  dans  un  temps  où  l'enseignement 
ne  peut  être  chrétien  qu'à  la  condition  d'être  libre.  L'Etat 
représente  une  société  divisée.  L'enseignement  qu'il  distribue 
peut  être  bienveillant  pour  la  religion,  considérée  à  juste  titre 
comme  une  grande  force  sociale-,  il  peut  promettre  aussi  d'être 
neutre ,  essayant  de  passer  à  côté  de  toutes  les  croyances  sans 
en  adopter,  sans  en  froisser  aucune  ;  —  tentative  bien  risquée  et 
qu'aucune  expérience  heureuse  n'a  jusqu'ici  révélée  possible. 
Mais  enfin  toutes  ces  phases  sont  dépassées.  Nous  n'en  sommes 
plus  à  la  bienveillance.  Nous  n'en  sommes  pas  davantage,  et 
quoi  qu'on  dise,  à  la  neutralité.  Nous  en  sommes. . .  à  la  persé- 
cution. —  Oh  !  ce  n'est  pas  pour  nous  faire  peur  :  nous  résisterons. 
Mais  comment?  Par  la  liberté. 

Sur  ce  terrain  nous  sommes  forts.  Nous  croyons  avoir  droit 
à  la  vérité.  Nos  adversaires  ne  croient  pas  à  la  vérité;  mais  ils 
respectent,  disent-ils,  le  droit  de  chacun  à  se  faire  une  opinion. 
Eh  bien,  soit.  Traitez  la  vérité  divine  comme  une  opinion, 


DE  LA  SCIENCE  411 

opinion  bizarre,  si  vous  voulez.  Ce  dédain  ne  fait  tort  qu'a  vous . 
Mais  la  liberté  nous  profite  et  nous  saurons  l'exercer. 

Oh  !  je  sais  bien  que  cela  vous  déplaît.  Vous  ne  seriez  pas  fâchés 
de  la  laisser  proscrire.  Nous  y  veillerons.  Nous  en  ferons  un 
usage  tellement  hardi,  tellement  constant,  que  vous  n'aurez 
pas  le  loisir  d'oublier  qu'elle  est  inscrite  dans  nos  codes,  tant 
il  vous  arrivera  souvent  de  la  voir  briller  dans  nos  mains.  Et 
si  elle  y  brille  comme  une  épée,  tant  pis  pour  vous  qui  avez 
déclaré  la  guerre  ! 

Mais  je  m'égare,  semble-t-il ,  hors  de  mon  sujet.  Je  vous 
parle  là  de  cette  liberté  d'enseignement  que  vous  exercez  tous 
les  jours  dans  l'ordre  des  études  primaires  et  secondaires,  la 
liberté  de  l'école  chrétienne  et  du  collège  chrétien.  Et  j'avais 
promis  de  vous  parler  du  haut  enseignement  chrétien.  J'y  reviens 
rapidement  et  vous  allez  voir  que  je  ne  l'avais  pas  oublié. 

Qu'est-ce  qui  menace  en  ce  moment  l'école  chrétienne,  même 
la  plus  humble?  C'est  le  fanatisme  impie,  n'est-il  pas  vrai? 
Or,  dans  les  excès  de  ce  fanatisme,  je  vois  deux  choses:  Les 
violences  du  fait  et  les  énormités  de  la  doctrine. 

Les  violences  passeront,  Messieurs.  Quand  et  comment?  C'est 
le  secret  de  Dieu.  Mais  quoique,  par  tempérament  et  par 
expérience,  je  me  sente  fort  éloigné  de  l'optimisme,  laissez-moi 
vous  dire  ce  que  je  pense  :  cela  ne  durera  plus  bien  longtemps. 
La  France  se  fatigue,  elle  s'inquiète,  elle  se  dégoûte.  Elle  sent 
qu'on  la  déshonore,  qu'on  la  ruine  qu'on  la  mène  aux  aventures, 
et  l'heure  Vest  pas  éloignée  où  elle  dira  :  Je  n'en  veux  plus. 

Mais  supposez,  Messieurs,  que  cette  révolte  de  dégoût  soit  un 
fait  accompli.  Supposez  un  état  de  choses  nouveau,  où  les 
consciences  seraient  respectées,  où  la  puissance  publique  ne 
serait  plus,  entre  les  mains  d'un  parti,  l'intrument  de  l'op- 
pression du  grand  nombre.  Faite  tous  les  rêves  dorés  que  vous 
voudrez.  Est-ce  que  tout  sera  sauvé?  Non.  Le  grand  péril  restera. 
L'impiété  régnante  sera  détrônée,  soit.  Mais  l'impiété  savante 
n'aura  pas  désarmé.  Du  haut  des  positions  élevées  qu'elle  a 
conquises ,  elle  continuera  de  menacer  les  croyances  chrétiennes , 
de  les  vouer  au  mépris  de  la  masse.  Et  c'est  le  propre  des  ignorants 
et  des  demi-savants  de  s'incliner  devant  tous  les  arrêts  de  ce  qui 
s'appelle  la  science  et  de  souscrire  tous  ses  anathèmes.  Si  quel- 
ques académiciens  peuvent,  sans  être  contredits,  excommunier 
les  chrétiens  de  la  participation  au  grand  savoir,  la  Société 
tout  entière  répétera  la  sentence,  et  nous  serons  bel  et  bien 
excommuniés. 

Eh  bien,  Messieurs,  pour  ma  part,  je  n'accepte  pas  cet  ostra- 
cisme -,  et  vous  ne  l'acceptez  pas  plus  que  moi.  Mais  alors  soyons 
prévoyants.  Rappelons-nous  ce  qui  nous  apparaissait  si  claire- 


412  LA   MISSION   CHRÉTIENNE 

ment  tout  à  l'heure  :  la  nécessité  de  créer  et  d'entretenir  de  grands 
foyers  de  science  chrétienne.  Reportons  ensuite  nos  regards  sur 
ce  qu'on  ne  nous  permet  plus  d'appeler  nos  Universités  catholiques. 
Rendons  justice  à  leur  passé  de  huit  ans  déjà  plein  de  succès 
honorables  et  de  promesses  meilleures  encore. 

Souvenons-nous  surtout  de  cet  institut  catholique  de  Paris, 
fondé  par  trente  évoques,  parmi  lesquels  il  m'est  si  doux  de 
saluer  aujourd'hui,  avec  une  reconnaissance  émue,  le  Pasteur 
et  le  Père  de  vos  âmes.  Là,  vos  fils,  au  sortir  de  l'enseignement 
classique,  trouveront  l'initiation  à  la  haute  science  sans  s'expo- 
ser au  naufrage  de  la  foi.  Et  comment  seriez- vous  indifférents 
au  choix  de  l'école  supérieure,  parents  chrétiens,  vous  qui  choi- 
sissez avec  tant  de  soin  le  collège  où  ces  chères  âmes  reçoivent 
leur  première  culture?  Vous  surtout ,  généreux  chrétiens  du  dio- 
cèse d'Évreux,  vous  avez  de  royales  façons  de  prouver  l'intérêt 
qu'un  tel  choix  vous  inspire.  Ce  magnifique  collège  de  S.  Fran- 
çois, c  tte  fière  citadelle  de  l'enseignement  chrétien  qui  domine 
votre  ville,  dit  à  tous  ceux  qui  approchent  de  vos  murs,  combien 
les  efforts  et  les  sacrifices  vous  coûtent  peu  pour  assurer  à  vos 
enfants  le  bienfait  d'une  éducation  en  harmonie  avec  vos  croyan- 
ces. Et  c'est  quand  vient  l'âge  critique  pour  la  foi,  quand  les 
horizons  de  la  pensée,  en  s'élargissant ,  découvrent  à  la  raison 
surprise  et  comme  enivrée  du  jeune  homme  de  nouveaux  aspects 
des  choses-,  quand  l'orgueil,  en  s'exaltant,  augmente  la  difficulté 
de  croire  ;  quand  les  passions,  que  la  foi  gêne,  deviennent  plus 
pressantes  et  suggèrent  le  désir  de  ne  plus  croire  ;  c'est  alors,  au 
seuil  des  études  supérieures  et  presqu'à  l'entrée  de  la  vie  réelle, 
que  vous  cesserez  de  prendre  garde  au  caractère  de  l'école  que 
vont  fréquenter  vos  fils  ?  Non,  non,  c'est  impossible.  Quand  le 
haut  enseignement  était  encore  un  monopole  d'État,  on  s'effor- 
çait d'atténuer  le  mal  en  multipliant  autour  des  étudiants  chré- 
tiens les  influences  préservatrices  et  les  moyens  de  persévérance. 
Mais  aujourd'hui,  parents  qui  m'écoutez,  vous  avez  deux  raisons 
décisives  de  ne  pas  vous  en  tenir  là.  La  première,  c'est  que 
quand  on  a  le  bien  à  sa  portée,  on  n'a  pas  le  droit  de  s'accommoder 
du  moindre  mal.  Or,  les  Facultés  de  l'État,  avec  le  correctif  des 
cercles,  des  conférences,  des  associations  chrétiennes,  c'était  le 
moindre  mal  au  temps  du  monopole;  les  facultés  catholiques, 
c'est  le  bien.  Ce  bien  on  vous  la  conquis,  on  vous  l'offre.  Si  vous 
n'en  usez  pas,  vous  ne  faites  pas  tout  votre  devoir.  La  seconde 
raison,  de  préférer  nos  Écoles  supérieures,  c'est  que  le  mal  a 
fait  ailleurs  de  redoutables  progrès  ;  oui,  même  dans  cette  région 
autrefois  sereine  des  études  juridiques,  l'esprit  de  résistance  à  la 
vérité  chrétienne  a  pénétré  et  domine  avec  une  audace  croissante. 
Vous  avez  connu  des  écoles  de  droit  tout  imprégnées  d'un  spiri- 


t>E   LA  SCIENCE  413 

tualisme  chrétien.  Vos  fils  sont  exposés  à  en  connaître  d'autres 
où  la  morale  de  YEvolution  remplace  la  morale  évangélique,  où 
le  principe  de  la  lutte  pour  la  vie,  appliqué  aux  relations  des 
hommes  entre  eux,  substitue  au  droit  du  plus  juste  le  droit  du 
plus  fort  ;  ou  la  volonté  des  majorités ,  représentant  ce  qui  prévaut, 
crée  et  déplace  la  justice  elle-même  ;  où  le  droit  écrit,  traduisant 
cette  volonté  changeante,  absorbe  et  supprime  le  droit  naturel  et, 
du  même  coup,  érige  en  souveraineté  légitime  l'insurrection  de 
la  rue  tandis  qu'elle  traite  de  rebellions  séditieuses  les  résistan- 
ces sacrées  de  la  conscience.  Oui,  Messieurs,  ces  écoles  existent, 
et  elles  donnent  déjà  leurs  fruits.  Et  vous  voyez  les  maîtres  qui 
les  dirigent  ou  les  élèves  qu'elles  forment,  porter  à  la  tribune  de 
nos  assemblées  ou  dans  la  gestion  des  affaires  nationales  ces 
principes  funestes,  déclarer  que  la  loi  civile  est  la  dernière  raison 
du  droit,  et  dénoncer  comme  un  péril  pour  l'état  cette  glorieuse 
maxime  qui  fut,  sur  les  lèvres  des  apôtres,  le  signal  de  l'affran- 
chissement de  la  conscience  humaine  :  //  vaut  mieux  obéir  à  Dieu 
qu'eux  hommes  ! 

Telle  est,  Messieurs,  la  raison  d'être  une  école  de  droit  dans 
un  groupe  de  facultés  catholiques.  Nous  offrons  avec  confiance 
la  nôtre  à  vos  fils  parce  que  l'enseignement  y  est  fortement  orga- 
nisé ;  parce  que  le  Doctorat  y  est  en  honneur  ;  parce  que  les  résul- 
tats des  examens  y  sont  un  encouragement  perpétuel  au  dévoue- 
ment éclairé  des  maîtres  ;  parce  que  les  relations  de  ceux-ci  avec 
leurs  élèves  sont  empreintes  d'un  caractère  affectueux  et  cordial  ; 
parce  que,  autour  de  l'école  de  droit,  les  jeunes  gens  avides  de 
savoir,  ont  à  leur  portée  toutes  les  initiations  scientifiques  et  litté- 
raires, toutes  les  directions  que  réclame  la  pensée  hésitante,  tous 
les  secours  qui  peuvent  affermir  et  la  croyance  et  la  vertu. 

A  côté  de  la  Faculté  de  Droit ,  nos  cours  de  Lettres  et  de  Sciences 
ne  sont  pourtant  pas  de  simples  accessoires.  Ils  constituent  au 
contraire  un  élément  considérable  de  notre  œuvre,  ce  qu'on  pour- 
rait appeler  l'Ecole  normale  supérieure  de  renseignement  chrétien. 
Là  on  prépare  à  vos  enfants  des  maîtres  savants  et  expérimentés 
qui  élèveront  le  niveau  des  études  secondaires  et  assureront  la 
prospérité  et  le  renom  de  nos  collèges.  Et  savez-vous  quelle 
est  actuellement  l'importance  de  cette  École?  Cent  dix  candidats 
y  poursuivent  les  grades  du  haut  enseignement  scientifique  et 
littéraire.  Et,  pour  l'année  qui  vient  de  finir,  trente  et  un  licenciés 
des  différents  ordres  et  trois  agrégés  représentent  la  somme  des 
résultats  obtenus, 

C'est  là,  Messieurs,  ce  qu'il  y  a  de  plus  apparent  et  de  plus 
immédiat  dans  les  bienfaits  de  notre  œuvre.  Ce  n'est  pas  encore 
ce  qu'il  y  a  de  plus  important.  Nous  travaillons  pour  l'avenir.  Et 
quel  est  l'homme  sage  qui  ne  pense  pas  au  lendemain?  Nous 


414  LE   VRAI  TERRAIN   DE   LA   LUTTE 

songeons  à  ce  grand  besoin  des  âmes  ;  garder  la  foi  et  ne  pas  se 
la  laisser  ravir  au  nom  de  la  science.  Or,  nous  ne  voyons  pour 
cela  que  deux  moyens:  nous  réfugier  dans  l'ignorance,  fuir 
comme  la  peste  tout  contact  avec  le  haut  savoir  ;  mais  alors ,  et 
par  là  même,  abdiquer  toute  influence,  nous  résigner  à  l'inertie , 
à  l'obscurité,  à  l'inutilité  ;  et,  parce  que  telle  ne  peut  pas  être  la 
destinée  d'un  grand  peuple,  permettre  que  notre  pays  poursuive 
sa  carrière  en  se  détournant  de  nous  avec  dédain  et  en  étendant 
son  mépris  sur  les  croyances  sacrées  que  nous  représentons. 
Chrétiens  et  Français,  est-ce  là  ce  que  vous  voulez? 

Non?  Eh  bien  alors,  choisissez  la  seconde  solution.  Il  n'y  en  a 
pas  une  troisième.  Mettez-vous  à  la  tête  du  mouvement  intellec- 
tuel. Réclamez  votre  place  au  soleil  de  la  pensée.  Portez-là  votre 
foi  toute  entière,  et  faites-la  respecter  en  la  couvrant  de  votre 
honneur  scientifique.  Faites  cela  vous-mêmes,  ou  faites-le  faire 
en  votre  nom.  Soutenez,  encouragez  ceux  qui  le  font  pour  vous. 
Donnez-leur  votre  or,  donn?z-leur  vos  sympathies,  donnez-leur 
vos  enfants.  Surtout  ne  dites  pas  qu'ils  font  chose  inutile  quand  ils 
préparent  laborieusement  la  lutte  suprême  qui  décidera  bientôt 
de  l'avenir  du  Christianisme  dans  notre  pays.  Sur  le  terrain  de 
la  science ,  pour  la  cause  de  la  foi ,  la  victoire  nous  est  nécessaire  1 
Et  de  telles  victoires  ne  s'improvisent  pas  ! 


LE  VRAI   TERRAIN   DE   LA   LUTTE 

ENTRE    CROYANTS    ET    INCROYANTS  * 


eminence, 

Messeigneurs, 

Messieurs, 

Depuis  notre  dernière  assemblée,  deux  pertes  cruelles  sont 
venues  frapper  l'Institut  catholique  de  Paris.  L'un  de  ses  plus 
éminents  patrons  et  l'un  de  ses  plus  précieux  auxiliaires  ont 
disparu,  emportés  l'un  et  l'autre  par  une  surprise  foudroyante  de 
la  mort.  Une  voix  plus  autorisée  que  la  mienne  rendra  tout  à 
l'heure  à  la  mémoire  vénérée  de  l'illustre  cardinal  de  Bonne- 

1.  Discours  prononcé  à  la  séance  annuelle  de  l'institut  catholique  de  Paris,  le  30 
janvier  1884,  par  Mgr  d'Hulst  recteur  de  l'Institut  catholique  de  Paris. 


ENTRE  CROYANTS  ET  INCROYANTS         415 

chose  un  hommage  digne  d'elle.  L'institut  tout  entier  a  déjà 
témoigné,  autour  d'un  cercueil  rapporté  de  la  terre  étrangère,  de 
l'inconsolable  douleur  que  cause  à  tous  ses  membres  la  fin  pré- 
maturée du  saint  prêtre,  du  religieux  austère,  de  l'ami  dévoué, 
du  tendre  père  de  notre  jeunesse,  du  regretté  Père  Hubin. 

11  fallait  bien,  messieurs,  que  ma  première  parole  donnât  une 
expression  à  nos  communes  tristesses.  Mais  nous  n'avons  pas 
le  droit  de  nous  arrêter  à  des  plaintes  et  de  savourer  longtemps 
l'amère  douceur  des  larmes  :  la  voix  qui  sort  de  ces  tombes  à 
peine  fermées  ne  nous  dit  pas  :  Demeurez  ici  et  pleurez  ;  elle 
nous  dit  :  Levez-vous  et  marchez. 

Tous  ceux  qui  ont  fait  la  guerre  savent  que  rien  n'est  difficile 
à  prévoir  sur  place  comme  l'issue  d  un  combat.  Dans  la  fumeo 
de  la  bataille,  parmi  les  vicissitudes  des  engagements  partiels, 
ce  n'est  pas  seulement  le  soldat  qui  se  trompe  s'il  demande  aux 
sanglants  épisodes  dont  il  est  l'acteur  et  le  témoin,  le  secret  de 
l'ensemble.  Le  capitaine  lui-même  risque  fort  de  s'égarer  en 
craintes  vaines  ou  en  frivoles  espérances,  s'il  se  borne  à  embras- 
ser du  regard  le  champ  où  se  heurtent  les  doux  armées.  Tandis 
que  ses  troupes  gagnent  du  terrain  et  que  leur  marche  dessine 
un  succès,  peut-être  l'ennemi  achève  au  loin  une  savante  ma- 
nœuvre qui  lui  réserve  une  défaite.  Ce  qu'il  faut  considérer 
surtout,  c'est  le  rapport  de  la  situation  présente  avec  la  concep- 
tion première  :  si  les  grandes  lignes  du  plan  de  bataille  sont 
observées,  si  chaque  groupe  de  combattants  accomplit  sa  tâche 
propre;  si,  à  travers  les  incidents  et  les  surprises,  la  marche 
générale  se  poursuit  vers  le  but  assigné,  tout  va  bien,  quoi  qu'il 
en  coûte,  et  c'est  la  victoire  qui  se  prépare. 

Messieurs,  nous  aussi  nous  sommes  en  guerre.  Pourquoi? 
Parce  que  nous  sommes  chrétiens.  On  pourrait  définir  le  chré- 
tien :  un  homme  pacifique  qui  se  bat  toujours.  Il  est  pacifique 
parce  qu'il  a  reçu  de  Jésus-Christ,  avec  la  charité,  le  principe  de 
la  paix.  Il  combat  sans  cesse  parce  qu'il  n'entend  pas  la  paix  au 
même  sens  que  le  monde  :  céder  au  mal,  tout  accorder  aux  pas- 
sions, se  livrer  à  tous  les  entraînements,  au  risque  d  avoir  Dieu 
pour  ennemi,  voilà  la  paix  selon  le  monde.  Résister  au  vice, 
dominer  les  appétits,  suivre  la  vérité  en  dépit  des  courants  con- 
traires, et  s'assurer  ainsi  l'amitié  de  Dieu,  voilà  ïa  paix  du  chré- 
tien. Et  parce  qu'il  ne  laisse  pas  de  montrer  la  paix  véritable  à 
ceux  qui  ne  veulent  que  la  fausse  paix,  à  cause  de  cela  il  leur 
devient  odieux  ;  on  lui  fait  la  guerre;  on  attaque  en  lui  moins  sa 
personne  que  ses  croyances,  dont  l'affirmation  importune,  en 
rappelant  les  droits  de  Dieu,  trouble  le  repos  du  mon  le  Oui, 
messieurs,  ceux  qui  déclarent  ne  plus  croire  voudraient  étouffer 
notre  foi  à  nous,  comms  ou  étouiïe  un  remords  1 


416  LE  VRAI  TERRAIN  DE  LA  LUTTE 

La  lutte  séculaire  entre  le  christianisme  et  l'incroyance  a  pris, 
dans  notre  siècle,  un  caractère  plus  âpre  que  jamais.  Enflés  par 
des  succès  trop  réels  et  dont  l'étendue  de  nos  pertes  fournit, 
hélas!  la  mesure,  nos  adversaires  apportent  au  combat  cet 
acharnement  d'un  ennemi  qui  ne  se  croit  plus  séparé  du  triomphe 
que  par  un  dernier  effort.  Et,  comme  il  arrive  toujours  en  pareil 
cas,  il  y  a  une  position  maîtresse  qu'à  tout  prix  ils  veulent 
occuper.  S'ils  parvenaient  à  nous  en  chasser,  nous  pourrions 
livrer  encore  d'honorables  combats  dans  la  plaine,  mais  comme 
font  des  troupes  qui  ne  peuvent  plus  vaincre  et  qui  sauvent 
seulement  la  dignité  de  leur  retraite. 

Parlons  sans  figure,  messieurs.  On  a  fait  la  guerre  à  la  religion 
de  Jésus-Christ  dans  tous  les  temps  :  au  nom  de  la  Bible  on  a 
faussé  nos  dogmes  ;  au  nom  d'une  philosophie  railleuse  et  fri- 
vole, on  a  discrédité  no^  mystères  ;  au  nom  d'un  prétendu  renou- 
vellement social,  on  a\.  Mé  la  main  sur  nos  institutions.  C'étaient 
là  de  rudes  attaques  ;  mais,  comparées  à  la  lutte  actuelle,  elles 
nous  semblent  des  escarmouches.  Notre  siècle  est  pressé,  paraît- 
il,  d'en  finir  avec  le  christianisme  ;  et  pour  cela  il  a  résolu  de  le 
chasser  de  la  science. 

La  position  est  bien  choisie.  J'en  ai  si  souvent  donné  la  raison 
que  j'ose  à  peine  la  redire  encore.  Et  pourtant  il  le  faut.  Tout  se 
fait  aujourd'hui  au  nom  de  la  science  ;  elle  est  la  reine  du  jour. 
Si  l'on  réussit  à  persuader  aux  hommes  que  son  empire  exclut  la 
souveraineté  de  Dieu,  les  hommes  ne  reculeront  pas  devant  ce 
crime  et  cette  folie  :  renier  Dieu  et  son  Christ  pour  laisser  régner 
la  science.  Ne  leur  demandez  pas  ce  qu'est  cette  science,  leur 
idole;  si  elle  est  bien  sûre  d'elle-même,  si  elle  connaît  ses  pro- 
pres origines,  si  elle  a  exploré  tout  son  domaine,  si,  sur  les  pro- 
blèmes les  plus  graves,  elle  fait  autre  chose  que  balbutier.  Ne 
cherchez  pas  à  savoir  s'ils  ont  réfléchi  aux  conséquences  morales 
et  sociales  de  cette  substitution  audacieuse,  qui  ôte  Dieu  à  l'âme 
humaine  pour  le  remplacer  par  une  formule.  Il  paraît,  messieurs, 
que  ce  sont  là  des  questions  indiscrètes  et  qui  accusent  nos  mau- 
vais sentiments  à  l'égard  de  la  science.  Si  nous  étions  ses  amis 
sincères,  si  nous  avions  l'esprit  des  temps  nouveaux,  nous  ne 
connaîtrions  pas  de  pareilles  défiances  et  nous  ne  verrions  pas  de 
péril  à  faire  table  rase  de  tout  l'ordre  divin  pour  élever  sur  un 
sol  nivelé  par  la  négation  le  temple  de  la  science. 

Nous  savons  ce  qu'il  faut  penser  de  ces  prétentions  étranges. 
Ceux  qui  les  acceptent  se  montrent  plus  crédules  que  les 
croyants  les  plus  naïfs.  Mais  les  dévots  de  la  libre -pensée  for- 
ment une  Église  nombreuse,  et  la  confiance  de  ces  gens-là  est 
vraiment  intrépide.  D'ailleurs,  ils  ne  sont  pas  ici  pour  m'enten* 
xlre  et  je  perdrais  mon  temps  à  vouloir  les  désabuser. 


ENTRE  CROYANTS  ET  INCROYANTS  417 

Raisonnons  donc  pour  nous-mêmes  ;  cherchons  à  nous  rendre 
compte  des  conditions  de  la  lutte. 

On  veut  nous  chasser  de  la  science  et  Ton  sait  ce  qu'on  fait  en 
tournant  de  ce  côté  le  suprême  effort.  Mais  si  la  position  est 
bien  choisie  pour  l'attaque,  elle  Test  bien  aussi  pour  la  défense; 
si  l'incrédulité  se  promet  la  victoire  à  la  seule  condition  d'em- 
porter cette  citadelle,  il  nous  suffit,  pour  n'être  pas  vaincus,  do 
nous  y  maintenir.  Cela  est  de  toute  évidence,  messieurs.  Et  ainsi 
se  dessine  de  part  et  d'autre  le  plan  de  la  bataille. 

Vous  donc  qui  voulez  savoir  quelles  sont,  dans  cette  lutte 
suprême,  les  chances  de  triomphe  pour  l'armée  de  la  foi,  vous 
ferez  bien  de  regarder  partout  où  les  adversaires  sont  aux  prises: 
ici  sur  le  terrain  de  l'école  populaire,  là  sur  celui  de  la  charité, 
ailleurs  dans  le  domaine  du  culte  public,  un  peu  plus  loin  sur 
le  théâtre  politique,  partout  où  il  y  a  des  droits  à  défendre,  liberté 
de  l'apostolat,  de  l'aumône,  de  l'existence  en  commun,  liberté 
de  la  prière  pendant  la  vie,  du  repentir  et  du  pardon  devant  la 
mort,  de  l'espérance  au  delà.  Oui,  regardez  tous  ces  duels  de  la 
conscience  et  de  la  force  ;  suivez  avec  anxiété  les  progrès  ou  lo 
recul  de  la  justice  victorieuse  ou  opprimée.  C'est  bien,  c'est  un 
grand  spectacle,  et  d'un  poignant  intérêt.  Mais  si  vos  yeux  no 
s'élèvent  pas  plus  haut,  vous  ne  saurez  rien  de  décisif  sur  l'issue 
du  combat.  La  position  maîtresse,  c'est  la  science.  Pouvons-nous 
la  défendre?  Et  comment? 

I.  —  Pouvons-nous  garder  la  science?  Non,  disent  à  l'envi  ces 
dévots  du  savoir  qui  en  parlent  par  ouï  dire. 

La  foi  et  la  science  s'excluent.  Et  pourquoi?  Parce  que  la 
science  vit  d'indépendance,  et  la  foi  d'assujétissement. 

La  science  vit  d'indépendance  ?  Peut-on  laisser  passer  cet  apho- 
risme? Beaucoup  l'accepteraient  de  confiance.  Et  pourtant  il 
repose  sur  une  équivoque. 

L'indépendance,  qu'est-ce  donc?  C'est  l'immunité  de  toute 
sujétion.  Or,  est-il  vrai  que  la  science  ne  soit  point  sujette?  Mais 
elle  l'est  tout  au  moins  de  la  vérité.  En  droit,  toute  vérité  domine 
la  science.  En  fait,  la  science  obéit  à  la  vérité,  comme  elle  reçoit 
d'elle  sa  détermination,  sa  forme,  son  être  même.  Qu'est-ce  que 
l'évidence?  C'est  l'impossibilité  de  douter.  C'est  donc  une  obliga- 
tion d'admettre,  c'est  par  suite  une  dépendance  pour  l'esprit.  Et 
quel  est  l'effort  de  la  science,  sinon  de  produire  l'évidence,  c'est 
à  dire  de  se  constituer  elle-même  dans  cette  dépendance  heureuse 
qui  fait  son  honneur  et  sa  force  ? 

On  nous  disait  :  la  science  vit  d'indépendance,  et  voici  qu'uno 
minute  de  réflexion  nous  a  montré  qu'elle  vit  de  certitude  et  que 
la  certitude  est  une  soumission  nécessaire.  Tant  il  importe  de 
passer  au  crible  ce  qu'on  nous  donne  pour  des  axiomes  ! 

II.  CINQUANTE-TROIS. 


418  LE  VRAI  TERRAIN  DE  LA  LUTTE 

Sans  doute,  il  y  a  une  indépendance  qui  est  propre  à  la  science  . 
c'est  celle  qui  l'affranchit  du  préjugé.  Admettre  ce  qui  n'est  pas 
évident,  l'admettre  sans  raison,  ou  sur  la  foi  d'autrui,  sans  dis- 
cuter la  valeur  du  témoignage,  voilà  ce  qui  est  contraire  aux 
droits  et  à  la  nature  de  la  science. 

En  d'autres  termes,  la  science  humaine,  comme  l'homme  lui- 
même,  ne  peut  pas  vivre  sans  maître,  mais  elle  choisit  son 
maître.  Le  seul  maître  qu'elle  puisse  honorablement  servir,  c'est 
la  vérité. 

Que  serait,  messieurs,  l'absolue  indépendance  de  l'esprit?  Ce 
serait  l'absolue  incertitude  ;  l'état  étrange  et  désordonné  d'ua?e 
pensée  qu'aucune  évidence  n'éclaire,  qu'aucun  principe  ne  fixe, 
qu'aucune  démonstration  ne  retient,  qui  réserve  un  même  accueil 
aux  deux  contradictoires  et  ne  fait  jamais  bon  visage  à  l'affirma- 
tive sans  accorder  une  œillade  à  la  négative.  Voilà  le  portrait 
d'un  esprit  «  indépendant  ».  Si  vous  craignez  que  je  ne  force  le 
tableau,  laissez  parler  un  de  ceux  qui  se  glorifient  de  cette  indé- 
pendance: <(  Tout  n'est  ici-bas  que  symbole  et  que  songe.  Les 
«  dieux  passent  comme  les  hommes,  et  il  ne  serait  pas  bcn 
«  qu'ils  fussent  éternels.  La  foi  qu'on  a  eue  ne  doit  jamais 
«  être  une  chaîne.  On  est  quitte  envers  elle  quand  on  l'a  soigneu- 
«  sèment  roulée  dans  le  linceul  de  pourpre  où  dorment  les  dieux 
«  morts.  »  ' 

Ainsi,  messieurs,  ce  n'est  pas  la  science  qui  vit  d'indépen- 
dance, c'est  le  doute  ;  et  si  l'on  veut  maintenir  l'aphorisme  qu'on 
nous  oppose,  il  faut  aller  jusqu'à  dire  que  la  science  et  le  doute  , 
c'est  la  même  chose  ;  que  savoir,  c'est  hésiter  entre  deux 
ignorances. 

Voilà  une  étrange  définition.  Et  pourtant  elle  a  de  quoi  plaire 
à  certains  esprits  contemporains.  Le  même  auteur  que  je  citais 
tout  à  l'heure  n'a  pas  reculé  devant  cette  assertion  prodigieuse  : 
«  Le  but  du  monde  est  le  développement  de  l'esprit,  et  la  pre- 
«  mière  condition  du  développement  de  l'esprit,  c'est  la  liberté2.  » 
Comprenez-vous  un  développement,  c'est-à-dire  un  mouvement 
qui  est  un  but?  Nous  autres,  nous  croyions  qu'un  mouvement 
tendait  vers  un  but  ;  mais  on  a  changé  tout  cela  :  c'est  le  mouve- 
ment qui  est  le  but. 

Ne  croyez  pas  que  ce  soit  une  gageure,  ou  une  simple  logo- 
machie. Tout  un  système  philosophique  est  caché  là  dedans. 
Point  d'absolu  nulle  part;  à  l'origine,  un  minimum  d'être  qui 
n'a  pas  d'origine  -,  une  tendance  que  rien  ne  motive,  et  c'est  tout. 
Voilà  le  monde  en  marche.  Il  n'ira  pas  loin,  direz-vous.  C'est  ce 
qui  vous  trompe;  il  y  a  là  des  milliards  de  siècles  tout  prêts 

1.  Konon  :  Pt  i ère  sur  l'Acropole,  Souvenirs  d'iînlunee  et  de  jeunesse. 

2.  luidl.  préface. 


ENTRE  CROYANTS  EN  INCROYANTS        419 

pour  recevoir  l'inépuisable  série  des  transformations  qui  se 
succèdent.  A  travers  cet  interminable  voyage,  les  choses  se 
perfectionnent  sans  qu'on  sache  pourquoi,  sinon  parce  qu'elles 
y  mettent  le  temps.  Un  jour  vient  où  les  combinaisons  des 
atomes  réussissent  à  former  un  cerveau  humain.  Ce  jour-là, 
l'idéal  naît  dans  l'univers,  la  loi  cachée  des  choses  prend  figure, 
la  perfection  se  dessine  à  l'avant  du  navire  qui  descend  le  cours 
des  siècles,  attiré  par  ce  mirage.  Que  parlez-vous  de  vérités 
acquises!  Ce  qui  est  acquis  demeure,  et  la  vérité  marche.  La 
science,  c'est  le  doute  avisé  qui  sourit  en  passant  à  l'évidence 
d'aujourd'hui,  mais  qui  la  trahit  d'avance  pour  l'évidence  de 
demain. 

Que  vaut  un  tel  système,  messieurs?  Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de 
le  dire.  Libre  au  sceptique  de  s'y  complaire,  comme  c'est  notre 
droit  d'y  signaler  une  ivresse  de  l'esprit  plus  dangereuse  que 
celle  de  l'opium.  Mais  ce  que  je  déclare  impossible,  c'est  de 
concilier  un  tel  criticisme  avec  la  science,  surtout  avec  cette 
science  de  la  nature  qui  attire  et  retient  aujourd'hui  tous  les 
hommages.  Est-ce  que  la  science  est  sceptique  dans  son  domaine? 
Elle  n'aime  pas  le  préjugé,  soit  !  mais  je  ne  sache  pas  qu'elle 
fasse  fi  de  la  certitude.  Sans  doute,  il  y  a  des  savants  sceptiques; 
mais,  remarquez-le,  c'est  toujours  dans  un  ordre  de  connais- 
sances qui  leur  est  peu  familier.  Le  mathématicien  doute  de 
l'histoire  ;  le  physicien  se  donne  des  airs  mutins  devant  la  méta- 
physique; le  physiologiste  prend  en  pitié  le  psychologue;  le 
chimiste  donnerait  pour  peu  de  choses  les  conceptions  du  mora- 
liste. Qu'est-ce  que  cela  prouve,  messieurs? C'est  que  les  savants 
ne  savent  pas  tout  et  qu'ils  doutent  de  ce  qu'ils  ignorent  ;  c'est 
qu'ils  se  défient  des  méthodes  qu'ils  n'ont  pas  appliquées,  des 
résultats  qu'ils  n'ont  pas  vérifiés. 

Mais  allez  donc  porter  vos  doutes  dans  leur  jardin,  vous  serez 
bien  reçus  !  Allez  donc  dire  à  M.  de  Laplace  que  la  mécanique 
céleste  est  un  beau  rêve,  à  M.  Tyndall  que  les  lois  de  la  lumière 
sont  des  à  peu  près,  à  M.  Berthelot  que  les  alchimistes  avaient 
raison  sur  Lavoisier,  à  M.  Paul  Bertque  les  cellules  n'ont  pas  de 
vie  propre  dans  les  tissus,  mais  seulement  dans  son  imagina- 
tion! J'ai  choisi,  vous  l'avouerez,  des  savants  qui  ne  sont  pas 
dévots.  Mais  leur  réponse  indignée  dépassera  en  vigueur  d'affir- 
mation le  dogmatisme  des  plus  purs  croyants.  Pourquoi?  Parce 
que,  en  dépit  de  certains  mystiques  qui  font  leur  prière  à  Minerve 
sur  le  sommet  de  l'Acropole,  savoir  et  douter,  ce  n'est  pas  la 
même  chose  :  le  savant  ne  s'épuise  pas  à  poursuivre  un  songe  ; 
le  pain  que  réclame  le  génie  affamé  du  chercheur,  ce  n'est  pas 
le  doute,  c'est  la  vérité. 

La  science  ne  vit  donc  pas  seulement  d'indépendance.  Est-il 


420  le  Vrai  terrain  de  la  lutte 

plus  vrai  de  dire  que  la  foi  vit  d'assujétissement?  La  même 
ambiguité  pèse  sur  ce  second  membre  de  la  formule.  Comme  le 
savant  a  ses  chaînes,  le  croyant  a  ses  libertés.  Toute  la  diffé- 
rence logique  entre  savoir  et  croire,  c'est  qu'on  sait  par  soi-même 
et  qu'on  croit  sur  la  parole  d'autrui.  Et  l'on  a  raison  de  croire, 
quand  la  parole  qui  nous  instruit  est  recevable.  L'historien  croit 
au  passé  sur  la  parole  de  l'homme;  le  chrétien  croit  à  l'invisible 
sur  la  parole  de  Dieu.  Existe-t-il  pour  Dieu  une  façon  de  parler 
à  l'homme,  pour  l'homme  un  moyen  de  discerner  le  divin  lan- 
gage? Là  est  toute  la  question,  et  il  nous  semble  que,  la  poser 
en  ces  termes  clairs,  c'est  déjà  en  avancer  la  solution.  A  cette 
opération  logique  d'une  intelligence  qui  reconnaît  dans  une 
affirmation  les  caractères  d'un  enseignement  divin,  joignez 
l'action  intime  et  vitale  de  l'Esprit  de  Dieu  sur  l'âme  humaine,  et 
vous  avez  l'acte  de  foi  :  libre,  parce  qu'il  est  une  adhésion  volon- 
taire; raisonnable,  parce  qu'il  est  une  adhésion  motivée;  fait, 
lui  aussi,  d'indépendance  et  de  soumission,  puisqu'il  affranchit 
l'homme  du  préjugé  pour  l'assujétir  à  la  vérité . 

Et  c'est  un  tel  acte  intellectuel  qu'on  déclarerait  incompatible 
avec  la  science  ?  Avec  le  scepticisme,  oui  sans  doute  ;  mais  faut-il 
répéter  que  ce  n'est  pas  la  même  chose  ? 

Je  vais  plus  loin,  messieurs,  et 'je  dis  que  l'état  d'esprit  du 
croyant  est  plus  favorable  que  l'état  contraire  au  développement 
de  la  science. 

La  condition  du'progrès  pour  la  science,  c'est  de  chercher  sa 
route  d'abord,  mais,  quand  elle  l'a  trouvée,  de  ne  jamais  revenir 
en  arrière.  Les^sciences  physiques  et  naturelles  nous  fournissent 
de  cette'loi  une  vérification  éclatante.  D'où  vient  cette  riche  mois- 
son de  découvertes  accumulées  en  moins  de  cent  ans  par  les 
scrutateurs  de  la  nature?  C'est  que,  fidèles  à  la  méthode  d'obser- 
vation, munis  de  l'instrument  du  calcul,  s'appuyant  sur  les  lois 
connues  pour  en  déchiffrer  de  nouvelles,  interrogeant  les  faits 
avec  une  foi  inébranlable  dans  l'idéal  qui  les  régit,  ils  n'ont  ja- 
mais douté  des  vérités  acquises  ;  ils  les  ont  regardées  d'avance 
comme  des  aspects  particuliers  d'une  vérité  plus  générale,  dont 
la  conquête  serait  le  prix  de  leur  patience.  Si  les  physiciens 
avaient  pris  pour  eux  le  sic  et  non  dont  les  dilettanti  de  l'École 
critique  prétendent  faire  la  devise  du  haut  savoir,  ils  n'auraient 
pas  dompté  la  nature,  cavale  impétueuse  que  des  rênes  flottantes 
n'ont  jamais  pu  conduire. 

Plût  à  Dieu  que,  dans  tous  les  ordres  de  connaissances,  les 
savants  eussent  imité  cette  sagesse!  Mais  voici,  au  contraire, 
des  sciences  que  le  souffle  du  scepticisme  a  pénétrées.  Ce  sont 
toutes  celles  qui  relèvent  de  l'observation  psychologique  ou 
morale:  la  philosophie  de  rame,  celle  du  droit  et.  du  devoir,  celle 


ENTRE  CROYANTS   ET   INCROYANTS  421 

de  la  société.  Ici  plus  de  vérités  acquises.  Tout  ce  qui  est  démon- 
tré devient  suspect.  La  conscience  atteste  la  liberté  ;  c'est  une 
illusion.  L'âme  affirme  sa  propre  unité  ;  on  lui  prouvera  qu'elle 
n'est  qu'une  résultante.  La  justice  distinguait  le  droit  de  la  force; 
la  théorie  de  l'évolution  vous  fera  voir  le  juste  dans  tout  ce  qui 
réussit,  l'honnête  dans  tout  ce  qui  prévaut.  L'homme  croyait  à  la 
réalité  de  son  corps  et  à  la  supériorité  de  son  âme  ;  on  lui 
apprendra  que  la  matière  est  une  pure  conception  de  l'esprit,  et 
qu'en  même  temps  l'esprit  est  une  pure  fonction  de  la  matière. 
Mais  c'est  le  chaos  !  direz-vous  ;  mais  avec  de  telles  doctrines  il 
n'y  a  plus  de  philosophie,  il  n'y  a  plus  de  morale,  il  n'y  a  plus  de 
jurisprudence,  il  n'y  a  plus  de  société!  Il  est  vrai;  mais  c'est 
qu'ici  on  a  horreur  des  principes  établis.  Les  savants  se  sont  faits 
sceptiques,  et  le  vent  qui  passe  sur  les  sommets  désolés  du 
doute  les  a  rendus  fous. 

Comment  expliquer,  messieurs,  cette  marche  en  sens  contraire 
des  sciences  morales  et  des  sciences  physiques  dans  notre  temps, 
les  unes  s'acheminant  vers  une  vérité  toujours  plus  large  et  plus 
ferme,  les  autres  s'enfonçant  dans  l'incertitude  et  l'anarchie  de 
la  pensée  ?  C'est  que  les  sciences  physiques  ont  de  quoi  défendre 
elles-mêmes  les  principes  qui  les  fondent  ;  un  regard  jeté  sur  les 
phénomènes  suffit  à  raffermir  la  confiance  que  ces  lois  inspirent. 
Tout  autre  est  la  condition  des  sciences  morales  :  leurs  axiomes 
fondamentaux  relèvent  de  l'observation  intérieure,  opération 
délicate,  où  les  sens  ne  sont  plus  des  instruments,  mais  des 
obstacles,  où  l'âme  solitaire  discerne  malaisément  la  réalité  du 
rêve  et  voit  parfois  ses  meilleurs  assurances  s'évanouir  dans  le 
crépuscule  où  dansent  les  fantômes. 

Comparons,  en  cette  heure  de  crise,  la  situation  d'esprit  de 
deux  philosophes,  l'un  chrétien,  l'autre  incroyant.  Tous  deux 
poursuivent  la  vérité,  tous  deux  sentent  qu'elle  leur  échappe; 
tous  deux  auraient  besoin  d'un  élément  stable  pour  fixer  leur 
pensée  qui  s'enfuit.  Où  le  libre-penseur  cherchera-t-il  ce  point 
d'arrêt  %  En  lui-même  ?  Mais  c'est  de  lui-même  qu'il  se  défie.  Dans 
l'autorité  des  philosophes?  Mais  ce  qui  le  frappe  tout  d'abord, 
c'est  la  contradiction  de  leurs  systèmes;  et  d'ailleurs  les  philo- 
sophes n'enseignent  pas,  ils  racontent  ce  qu'ils  pensent;  pour- 
quoi la  pensée  d'autrui  aurait-elle  pour  moi  plus  de  réalité  que 
la  mienne  propre?  L'incroyant  se  sent  donc  abandonné  dans  sa 
détresse:  il  glissera  sur  la  pente  du  doute;  il  roulera  jusqu'à 
l'abîme  du  scepticisme. 

Voyons  maintenant  à  l'œuvre  le  philosophe  chrétien.  Je  ne  le 
suppose  pas  à  l'abri  de  l'épreuve.  Mais,  à  l'heure  où  lui  aussi 
cherche  son  point  d'arrêt,  il  se  ressouvient  de  sa  foi.  Oh!  comme 
elle  le  laissait  libre  tout  à  l'heure  dans  sa  recherche  scientifique  1 


422  LE  VRAI  TERRAIN  DE  LA  LUTTE 

La  foi  n'est  pas,  quoi  qu'on  dise,  un  étau  pour  la  pensée;  elle 
s'accommode  de  bien  des  systèmes  et  vit  en  paix  avec  les  théories 
les  plus  diverses.  Mais  il  y  a  des  vérités  dont  elle  a  la  garde  et 
qu'elle  ne  livre  jamais:  Dieu,  sa  perfection,  sa  réalité,  sa  per- 
sonnalité-, l'homme,  sa  double  nature,  sa  liberté  morale,  avec 
le  corollaire  du  devoir  et  celui  de  la  destinée.  Voilà  les  points 
fixes.  Pour  passer  outre  à  ces  limites,  pour  s'aventurer  dans  les 
rêveries  panthéistiques ,  pour  s'abandonner  aux  sophismes  de 
la  morale  déterministe,  il  faudrait  tout  d'abord  consommer  une 
double  apostasie.  Au  dedans,  il  faudrait  rompre  avec  cette  cons- 
cience religieuse  si  ferme,  si  précise,  si  impérieuse;  il  faudrait 
braver  cette  crainte  des  sanctions  d'outre-tombe  qui  est  dans 
l'âme  chrétienne  comme  une  seconde  nature  ;  il  faudrait  faire  pis 
encore:  déchirer  pour  toujours  ce  pacte  d'amitié  conclu  avec 
l'hôte  invisible  aux  jours  où  l'homme  se  sentait  le  meilleur,  et 
tarir  en  soi  du  même  coup  la  source  des  plus  pures  joies  et  des 
plus  profondes  qui  puissent  abreuver  l'âme  humaine.  Et  quand 
on  aurait  accumulé  en  soi  tant  de  ruines,  au  dehors  il  faudrait 
briser  encore  bien  d'autres  liens,  se  séparer  de  l'Église,  c'est-à- 
dire  affliger  une  mère,  tourner  le  dos  à  des  frères  et  vivre  désor- 
mais en  étranger  parmi  ceux  qu'on  aime.  Faire  tout  cela  non 
pour  le  devoir,  mais  pour  le  rêve,  non  sous  la  dictée  austère  de 
la  conscience,  mais  sous  l'étreinte  du  doute?  Non,  non,  c'est 
trop  grave.  Le  chrétien  s'arrêtera ,  il  priera,  il  laissera  passer  le 
nuage  ;  sa  foi  lui  permettra  d'attendre  que  sa  raison  se  réveille, 
et  quand  son  esprit  rasséréné  reverra  la  lumière,  il  pourra  dire 
que  la  croyance  en  lui  a  sauvé  la  science. 

Oui,  messieurs,  la  foi  est  utile  au  savoir,  parce  qu'elle  ne 
souffre  pas  qu'à  chaque  génération,  à  chaque  moment  de  la 
pensée,  tout  recommence  ;  que  les  vérités  acquises  reviennent  à 
l'état  de  prohlèmes,  et  que  l'esprit  de  l'homme  s'éternise,  dans 
un  bégaiement  sans  fin,  à  épeler  les  premiers  principes.  Repre- 
nez, si  vous  le  voulez,  sous  forme  de  vérification ,  les  bases  des 
choses  ;  mais  ne  passez  pas  votre  vie  à  reconstruire  ce  qui  était 
solide  avant  vous.  Ainsi  parle  la  religion ,  et  ce  langage,  n'en 
déplaise  aux  savants,  profite  à  la  science. 

Cela  dit,  messieurs,  je  ne  vois  pas  ce  qui  peut  empêcher  les 
chrétiens  de  se  maintenir  sur  les  positions  élevées  du  savoir.  On 
voulait  les  en  débusquer  en  leur  disant:  vos  principes  vous 
interdisent  ce  séjour.  Nous  répondons  que  nous  nous  y  sentons 
fort  à  l'aise.  Ni  la  science  ne  se  confond  avec  la  liberté,  ni  la  foi 
avec  l'esclavage.  L'homme  qui  croit  peut  connaître  toutes  les 
hardiesses  de  la  pensée;  il  n'en  connaît  pas  toutes  les  défail- 
lances. 

IL  —  Messieurs,  en  commençant  ce  discours  (qui  est  tout  près 


ENTRE  CROYANTS  ET  INCROYANTS        423 

de  finir,  rassurez-vous)  je  vous  parlais  bataille.  Mais  jusqu'ici 
nous  nous  en  sommes  tenus  aux  paroles.  Prouver  par  des  raison- 
nements que  nous  pouvons  garder  la  citadelle  du  haut  savoir, 
c'est  intéressant  à  coup  sûr,  mais  d'un  intérêt  un  peu  froid, 
comme  il  en  est  de  ces  dialogues  qu'échangent  à  l'infini  les  héros 
d'Homère  avant  d'en  venir  aux  coups.  Chacun  des  champions 
prouve  à  l'autre,  par  raison  démonstrative,  que  son  épée  est  de 
la  meilleure  trempe,  attendu  qu'elle  a  été  forgée  en  des  circons- 
tances dont  l'histoire  est  fort  longue,  par  un  émule  de  Vulcain  ;  et 
que  son  bouclier  est  le  plus  résistant,  vu  qu'il  est  recouvert  de 
sept  peaux  de  bêtes  enlevées  à  autant  de  monstres  des  bois,  tués 
par  son  aïeul  dans  des  chasses  légendaires  dont  le  récit  n'en 
finit  pas.  Ces  digressions  ont  leur  piquant  lorsque  les  héros  sont 
morts-,  s'ils  étaient  là  devant  nous  et  sur  le  point  de  s'égorger, 
nous  les  trouverions  bavards. 

Messieurs ,  je  sens  que  j'ai  mérité  ce  reproche  et  que  je  n'ai  pas 
cette  excuse.  J'ai  fait  dialoguer  devant  vous  libres-penseurs  et 
chrétiens  ;  les  uns  disaient  :  vous  ne  pouvez  pas  être  savants  ; 
les  autres  répondaient  :  c'est  notre  droit  et  notre  devoir.  Le  dialo- 
gue était  un  peu  long,  et  les  combattants  ne  sont  pas  imagi- 
naires :  il  faut  en  venir  aux  mains. 

Eh  bien ,  messieurs,  c'est  bien  là  ce  qu'il  me  reste  à  vous  dire  : 
oui,  il  faut  en  venir  aux  mains  ;  il  faut  cesser  d'annoncer  dans 
des  livres,  dans  des  discours,  dans  des  articles  de  journaux, 
que  la  croyance  n'exclut  pas  la  science.  Il  faut  monter  sur  les 
sommets  du  savoir,  nous  y  installer  avec  armes  et  bagages, 
avec  notre  religion  entière,  avec  tous  nos  dogmes,  toutes  nos 
lois,  toutes  nos  pratiques  chrétiennes.  Ah  !  ce  n'est  pas  un  Chris- 
tianisme diminué,  fait  de  compromis  et  de  réticences,  un  chris- 
tianisme honteux  et  découragé  que  nous  devons  porter  là-haut. 
A  nous  défendre  ainsi,  je  ne  sais  pas  si  nous  gagnerions  la 
science,  mais  je  sais  bien  que  nous  perdrions  la  foi.  Et  à  quoi 
servirions-nous  alors?  Autant  vaudrait  laisser  la  place  aux 
savants  athées. 

Mais  une  fois  campés  sur  ces  hauteurs  avec  toute  la  fierté  des 
confesseurs  de  la  foi,  nous  devons  y  faire  œuvre  scientifique.  Et 
remarquez-le,  il  faut  que  notre  science  soit  d'aussi  bonne  marque 
que  notre  christianisme.  Autrement  on  dira  que  ce  n'est  pas  mer- 
veille de  concilier  la  croyance  avec  ce  qui  n'est  que  la  contre- 
façon du  savoir.  Nous  cultiverons  donc  les  vraies  sciences  phy- 
siques, celles  qui  empruntent  leur  valeur  à  un  contact  de  tous 
les  instants  avec  la  nature  ;  et  s'il  faut  pour  cela  ajouter  au 
travail  de  l'esprit  les  coûteuses  créations  des  laboratoires,  nous 
ferons  en  sorte  qu'on  trouve  chez  nous  l'arsenal  complet  de  la 
recherche  scientifique.  Nous  cultiverons  la  vraie  histoire,  et  s'il 


424  LE  VRAI  TERRAIN  DR  LA  LUTTE 

faut,  pour  lui  préparer  des  adeptes,  soumettre  déjeunes  esprits 
aux  laborieuses  préparations  des  sciences  que  l'orgueilleuse  Clio 
traîne  aujourd'hui  autour  de  son  char  comme  autant  de  reines 
devenues  ses  vassales,,  la  patiente  Philologie,  l'Archéologie  ingé- 
nieuse, la  sévère  Critique,  nous  ne  dirons  pas:  c'est  trop  cher, 
ou  :  c'est  trop  long,  ou  :  c'est  trop  dangereux,  ou:  c'est  trop  diffi- 
cile. Nous  dirons  :  c'est  nécessaire,  et  nous  le  ferons.  Nous  culti- 
verons la  vraie  littérature,  celle  qui  emprunte  sa  perfection  au 
passé  et  au  présent  de  l'humanité  ;  si  des  novateurs  téméraires 
veulent  renier  les  chefs-d'œuvre  du  génie,  nous  en  garderons  le 
culte;  si  des  conservateurs  timides  veulent  nous  confiner  dans  le 
cadre  étroit  d'un  siècle  qui  n'est  plus,  nous  leur  répondrons: 
Vous  ne  savez  pas  de  quel  esprit  nous  sommes:  le  chrétien  est 
de  tous  les  temps.  Aux  adorateurs  de  la  forme,  nous  dirons: 
donnez-lui  quelque  chose  à  revêtir.  Aux  fanatiques  de  l'érudi- 
tion ,  nous  dirons  :  la  science  française  n'a  pas  le  droit  d'être 
«ennuyeuse.  Ne  produisez  pas  toute  nue  la  déesse  dont  l'éloquence 
est  le  manteau.  —  Nous  cultiverons  la  vraie  Jurisprudence,  celle 
qui  s'alimente  aux  deux  sources  de  la  philosophie  et  de  l'his- 
toire, celle  qui  met  à  la  base  du  droit  l'affirmation  du  libre  arbi- 
tre, au  sommet  le  culte  de  la  justice,  partout  le  respect  de  la 
tradition. 

Nous  ferons  cela,  messieurs  ;  mais  pourquoi  parler  au  futur? 
Est-ce  un  avant-projet  que  je  viens  d'esquisser  devant  vous? 
Non,  mieux  que  cela:  c'est  un  portrait;  c'est  le  tableau  de  votre 
œuvre,  ô  Pères  vénérés,  ô  généreux  amis  du  haut  enseignement 
catholique.  Cette  œuvre  nécessaire,  cette  démonstration  par  les 
faits  d'un  accord  possible  puisqu'il  est  réel,  entre  la  vraie  science 
et  la  vraie  foi;  cette  coexistence  permanente  des  pensées  et 
des  habitudes  chrétiennes,  avec  l'emploi  des  procédés  propres 
au  grand  savoir  ;  cette  affluence  des  enfants  de  l'Église  et  de 
ses  ministres  autour  des  chaires  et  des  laboratoires  ;  ces  grades 
supérieurs  conquis  en  nombre  toujours  croissant  par  les  mem- 
bres du  clergé  ;  ces  quatre-vingt-dix  licenciés  ès-lettres  ,  ces 
trente-sept  licenciés  ès-sciences,  ces  agrégés  mêmes,  formés  ici 
par  vos  soins,  et  qui  font  rayonner  déjà  dans  vos  séminaires 
et  dans  vos  collèges  la  supériorité  qu'ils  ont  acquise;  ces 
docteurs  en  droit  dont  plusieurs  déjà  rendent  à  leurs  frères 
plus  jeunes  les  savantes  leçons  qu'ils  ont  reçues  ici  de  leurs 
maîtres,  tandis  que  d'autres,  au  barreau  et  dans  les  différentes 
carrières  civiles  montrent,  par  l'étendue  de  leur  savoir  et  la 
fermeté  de  leurs  principes,  qu'il  sert  à  quelque  chose  d'avoir 
puisé  la  connaissance  du  Droit  aux  sources  de  l'Honnête  ; 
ces  cent  membres  de  la  Conférence  Olivaint  qui  font  diversion 
à  l'austérité  des  études  iuridiques  par  les  joutes  brillantes  de 


ENTRE  CROYANTS  ET  INCROYANTS        425 

la  littérature;  ces  quatre-vingts  étudiants  en  médecine  à  qui 
nous  ne  pouvons  encore  distribuer  l'enseignement  du  haut 
de  nos  chaires,  mais  qui  trouvent  ici,  avec  les  facilités  du 
travail ,  l'appui  des  exemples  et  des  conseils  pour  résister  aux 
influences  malsaines  d'une  atmosphère  matérialiste  ;  toute  cette 
belle  réunion  de  la  rue  de  Sèvres,  heureusement  réfugiée  parmi 
nous  aux  jours  de  la  persécution  et  dont  l'immigration  dans 
nos  murs  marque  une  date  mémorable  dans  l'histoire  de  cet 
Institut  ;  œuvre  de  prières,  de  persévérance  chrétienne,  d'amitié 
fraternelle,  de  travail  en  commun,  née  dans  le  cœur  d'un  vrai 
Père  de  la  jeunesse,  fruit  de  ses  veilles,  de  ses  sacrifices  et  de 
ses  larmes,  aujourd'hui,  nous  n'en  doutons  pas,  brillant  joyau 
de  sa  couronne  dans  la  gloire  où  Dieu  l'a  fait  entrer  avant 
l'heure,  écoutant  mieux  la  voix  de  ses  mérites  que  le  cri  de 
nos  supplications  et  nous  laissant  dans  un  autre  lui-même,  avec 
le  souvenir  de  ses  vertus,  la  survivance  de  son  dévouement: 
voilà  nos  preuves,  messieurs,  voilà  nos  raisons  de  croire  et 
notre  façon  d'établir  que  des  chrétiens  peuvent  faire  œuvre 
scientifique.  N'est-ce  pas  que  cela  vaut  mieux  que  de  longs 
discours?  Et  que  faut-il  pour  que  cette  démonstration  soit  par- 
faite? Prenez  garde,  messieurs!  C'est  ici  que  vous  allez  être 
mis  en  cause.  Je  vous  ai  dit  ce  que  nous  faisons  mais  vous 
avez  aussi  votre  tâche  à  remplir. 

Les  chrétiens  ont  un  double  devoir  envers  le  haut  enseigne- 
ment  catholique  :  l'observer  et  le  soutenir. 

L'observer  d'abord,  puisqu'il  est  par  lui-même  une  démons- 
tration. Quoi  !  on  prodiguerait  ici  peines  et  sacrifices  pour  faire 
marcher  du  même  pas  la  haute  science  et  la  vie  chrétienne  ;  et 
nos  frères  dans  la  foi  ne  prendraient  pas  garde  à  ce  grand  effort? 
ils  n'en  parleraient  pas  ?  ils  en  viendraient  à  ce  degré  d'indifférence 
d'ignorer  même  où  nous  en  sommes  et  de  ne  pouvoir  dire  à 
2eux  du  dehors  si  nous  servons  à  quelque  chose?  Messieurs, 
2ette  légèreté  n'est  pas  sans  exemple-,  mais  elle  serait  sans 
3xcuse,  en  face  des  périls  qui  nous  menacent .  Et  je  n'ai  pas 
peur  que  vous  en  veniez-là,  après  avoir  vu  ce  sénat  d'évêques 
compter  parmi  ses  plus  chères  sollicitudes  la  conservation  et 
le  progrés  d'une  œuvre  qu'il  a  faite  et  qu'il  ne  laissera  pas  périr  1 

Observer  cette  œuvre,  mais  la  soutenir  aussi.  La  soutenir 
de  votre  estime  pratique,  en  lui  confiant  vos  fils  ;  la  soutenir 
pareillement  de  votre  générosité  et  de  vos  aumônes,  parce 
qu'elle  n'a  pas  d'autres  ressources.  Vous  ferez  cela,  messieurs, 
si  vous  ne  voulez  pas  que  l'Église  succombe  dans  le  dessein 
qu'elle  a  formé  de  défendre  la  position  maîtresse  si  ardemment 
disputée  entre  elle  et  ses  ennemis.  Pardonnez-moi  si  je  reviens 
sans  cesse  sur  une  vérité  que  tant  de  chrétiens  ont  de  la  peine 


426 


LE   VRAI  TERRAIN  D  E  LA  LUTTE 


à  comprendre.  Tout  est  important  dans  la  cause  de  Dieu,  mais 
tout  n'est  pas  principal.  Quand  vous  aurez  lutté  avec  succès 
sur  le  terrain  de  l'école  primaire,  vous  n'aurez  pas  tout  gagné; 
et  si  vous  cessiez  de  lutter  sur  le  terrain  de  l'école  supérieure, 
vous  auriez  tout  perdu.  Ailleurs,  les  maux  dont  nous  souffrons 
ont  des  causes  accidentelles,  qui  touchent  aux  événements 
du  dehors  et  aux  variations  de  la  politique  :  un  déplacement 
de  majorité  suffirait  à  rayer  de  nos  codes  telle  loi  qui  empoisonne 
aujourd'hui  l'enseignement  populaire.  Mais  ici ,  dans  la  région 
du  haut  savoir,  le  mal  est  plus  profond,  il  tient  à  des  causes  plus 
durables  et  plus  générales.  Imaginez  dans  la  sphère  politique 
ious  les  changements  que  vous  pouvez  rêver  :  le  péril  scientifique 
demeurerait  à  peu  près  le  même  et  devrait  être  combattu  par 
les  mêmes  moyens.  Nous  pouvons  bien  entrevoir  dans  l'avenir 
un    moment   où  l'État   reconnaîtra  que,  pour  avoir  le  droit 
d'imposer  au  peuple  chrétien  la  charge  écrasante  de  l'ensei- 
gnement public,  il  ne  faut  pas  mettre  l'accès  de  l'école  au  prix 
de   l'apostasie.   Mais,  cela   obtenu,   la  haute    science  restera 
profane  -,  ancun  régime  ne  pourra  la  baptiser  d'office  -,  et  si  alors, 
comme  aujourd'hui,  vous  voulez  de  la  science  chrétienne,  alors 
comme  aujourd'hui  vous  n'aurez  qu'un  seul  parti  à  prendre  : 
créer  et  entretenir  vous-mêmes  des  foyers  scientifiques  chrétiens. 
Donc,  messieurs,  la  liberté  de  l'enseignement  supérieur  est  la 
condition  essentielle  et  permanente  de  cette  victoire  décisive 
sans  laquelle  notre  cause  est  perdue.  Cette  liberté  rédemptrice, 
nos  amis  nous  l'ont  conquise,  nos  ennemis  ne  peuvent  pas  nous 
l'ôter.  Mais  il  dépend  de  nous  qu'elle  croisse  ou  qu'elle  périsse 
entre  nos  mains,  Vous    êtes  venus   dire   aujourd'hui  devant 
l'Église    de    France,  représentée  par  ses  évêques  et  par  les 
meilleurs  de  ses  fils  :  Pour  Dieu  et  pour  la  patrie,  pour  l'avenir 
de  la  civilisation  et  de  la  foi,  par  nos  soins,  par  nos  sacrifices, 
vive,  grandisse  et  prospère  le  haut  enseignement  catholique  I 


PANÉGYRIQUE  DE  SAINT  THOMAS  D'AQUIN 


Implevitque  cum  Spiritu  Dei  sapientia ,  et 
intelligentia ,   et  scientia,  et  omni  doctrina. 

Dieu  le  remplit  de  son  esprit  il  lui  donna 
la  sagesse,  l'intelligence,  la  science  et  la 
plénitude  de  la  doctrine.     (Exod.  xxxv,  30.) 

éminence  *, 
messeigneurs  2, 
Mes  frères, 

2'est  le  propre  des  grandes  gloires  de  ne  pas  vieillir,  mais  de 
croître  toujours  en  clarté.  C'est  surtout  le  privilège  de  la  gloire 
des  saints,  parce  que  la  lumière  de  Dieu,  qui  se  reflète  en  eux 
devient  plus  visible  à  mesure  que  pâlit  l'éclat  éphémère  des 
renommées  humaines.  Que  sera-ce  quand  sur  un  même  front  se 
réuniront  les  deux  rayons  de  la  sainteté  et  du  génie?  Où  s'arrê- 
tera l'ascension  de  cette  aurore  qui  évoque  à  elle  seule  toutes  les 
clartés?  L'Esprit-Saint  nous  le  dit  :  elle  ne  s'arrêtera  pas  ici-bas; 
tant  qu'il  y  aura'un  progrès  à  faire  dans  la  lumière,  la  gloire  des 
saints  docteurs  montera  sans  cesse  pour  ne  trouver  son  apogée 
qu'au  plein  midi  du  jour  éternel  :  Justorum  semita  quasi  lux 
splendens,  procedit  et  cressit  usque  in  perfectum  diem  ' . 

Et  c'est  une  gloire  de  ce  degré,  une  gloire  de  premier  ordre 
que  nous  venons  célébrer  aujourd'hui  dans  cette  cité  fameuse , 
tant  de  fois  illustrée  par  ses  propres  enfants,  mais  qui,  insatiable 
de  renommée ,  semble  avoir  voulu  s'approprier  encore  des 
souvenirs  qui  suffiraient  à  l'honneur  de  cent  villes.  Vieille 
basilique  de  Saint  Sernin ,  d'où  te  vient  cette  prérogative  d'abriter 
sous  tes  voûtes  les  plus  riches  trésors  que  la  piété  chrétienne 
puisse  vénérer  après  ceux  que  Rome  conserve  au  monde?  Com- 
ment surtout  Paris,  Naples  ou  Cologne,  après  avoir  eu  sur  toi 
l'avantage  d'entendre  les  leçons  du  Docteur  angélique ,  t'ont-ils 
laissé  le  privilège  de  veiller  sur  sa  dépouille?  Sans  doute  un 
saint  Pape ,  dont  il  m'est  doux  plus  qu'à  tout  autre  de  mêler  le 
nom  à  la  joie  de  cette  fête,  le  bienheureux  Urbain  V ,  te  désigna 
pour  garder  ce  dépôt.  Mais  il  ne  fit  pas  un  tel  choix  sans  une 
inspiration  du  ciel.  S.  Dominique,  en  effet,  n'avait-il  pas  une 

1.  Prononcé  dans  la  Basilique  de  Saint  Sernin  de  Toulouse  le  7  Mars  1884  par 
Mgr  d'Hulst ,  recteur  de  l'Institut  Catholique  de  Paris. 

2.  S.  E.  le  cardinal  Desprez,  archevêque  de  Toulouse. 

3.  Mgr  Rougerle,  évêque  de  Pamiers  ;  Mgr  Fiard  ,  évêque  de  Montauban  ;  Mgr  Gaus- 
sail,  évêque  nommé  d'Oran  :  Mgr  Lamothe-Tenet,  recteur  de  l'Institut  catholique  de 
Toulouse. 


428  PANÉGYRIQUE 

dette  à  acquitter  envers  une  cité  qui  lui  fut  si  chère  ?  C'est  près 
d'ici ,  au  sanctuaire  de  Prouille,  que  le  prieur  d'Osma  avait  reçu 
d'un  regard  de  Marie  l'inspiration  de  ses  deux  créations  immor- 
telles :  le  Rosaire  et  l'Ordre  de  la  Vérité.  C'est  là  qu'il  préludait  à 
la  formation  des  Frères  Prêcheurs  en  confiant  à  la  Mère  de  Dieu 
l'honneur  et  la  vertu  des  vierges  chrétiennes.  C'est  dans  tes 
murs,  à  Toulouse,  qu'au  lendemain  de  la  guerre  albigeoise  il 
fondait  le  monastère  de  Saint  Romain  ,  première  maison  de  son 
ordre.  Enfin  c'est  à  Prouille  encore  qu'il  tenait  le  premier  chapi- 
tre où  furent  tracées  les  lois  de  cette  nouvelle  forme  de  vie  alliant 
aux  austérités  du  cloître  et  au  ministère  de  la  prière  les  labeurs 
de  l'apostolat. 

Les  saints  ne  sont  pas  ingrats.  Et  parce  qu'un  père  n'a  pas  de 
plus  précieux  trésor  qu'un  fils  digne  de  lui ,  Dominique  réservait 
à  sa  fidèle  Toulouse  la  faveur  de  garder  cette  arche  de  la  doctrine, 
ce  tabernacle  des  pensées  sublimes  qui  fut  le  chef  de  Thomas 
d'Aquin. 

Éminence,  vous  avez  voulu  qu'un  fils  de  l'Église  de  Paris, 
attaché  par  des  liens  bien  chers  à  votre  cité,  vînt  à  son  tour 
bégayer  l'éloge  de  celui  qui ,  tour  à  tour  disciple  et  maître , 
projeta  sur  l'école  parisienne  les  feux  naissants  dont  l'éclat 
devait  un  jour  illuminer  le  monde.  Cet  honneur,  qui  m'accable, 
est  de  ceux  pourtant  qu'on  ne  refuse  pas.  L'œuvre  du  haut 
enseignement  catholique  est  trop  évidemment  l'espoir  suprême 
de  notre  temps  et  de  notre  pays  pour  qu'un  serviteur  de  cette 
grande  cause,  fût-il  le  plus  obscur  ou  le  plus  impuissant, 
n'accueille  pas  avec  transport  l'occasion  de  rendre  hommage  au 
maître  incomparable  en  qui  se  personnifie  la  doctrine  sacrée. 

Mes  frères  ,  je  ne  viens  pas  vous  raconter  la  vie  de  S.  Thomas 
d'Aquin  ;  je  prétends  encore  moins  résumer  ici  son  œuvre  et 
vous  faire  parcourir  les  régions  diverses  de  cette  prodigieuse 
synthèse.  D'autres  avant  moi  ont  accompli  cette  tâche,  et  le 
souvenir  d'une  voix  vénérable  et  chère ,  dont  cet  admirable  éloge 
fut  le  dernier  accent ,  suffirait  à  me  décourager  d'en  renouveler 
l'entreprise. 

Ma  prétention  est  plus  modeste ,  mon  dessein  plus  circonscrit; 
peut-être  par  ce  côté ,  et  à  défaut  d'autre  mérite ,  ne  le  trouverez- 
vous  pas  moins  utile. 

Je  voudrais,  mes  frères,  étudier  quel  fut  à  l'égard  des  besoins 
de  son  temps  le  rôle  du  Docteur  angélique  ;  puis,  m'inspirant  de 
ses  exemples ,  chercher  avec  vous  comment  les  organes  de  la 
science  sacrée  doivent  comprendre  et  remplir  à  l'égard  du  temps 
présent  une  mission  à  la  fois  pareille  et  diverse.  Cette  tâche  déjà, 
je  le  sens ,  dépasse  mes  forces.  Glorieux  fils  de  Dominique , 
venez  à  mon  secours  ! 


DE  SAINT  THOMAS   D'AQUIN  429 

I.  —  Quand  Dieu  voulut  se  consacrer  un  tabernacle  au  milieu 
de  son  peuple ,  il  discerna  Beseleel  et  l'appela  par  son  nom,  nous 
dit  le  récit  sacré  :  vocavit  Dominus  ex  nomini  Beseleel  *.  Et  comme 
Dieu  ne  trouve  jamais  une  créature  digne  à  l'avance  de  son 
choix  ,  mais  la  fait  digne  par  son  choix  (Deus  dignos  non  invenit , 
sed  facit,  dit  S.  Augustin),  après  avoir  désigné  l'artisan  du 
tabernacle  ,  le  Seigneur  le  remplit  de  son  Esprit,  il  répandit  en 
lui  la  sagesse ,  l'intelligence ,  la  science  et  tous  les  dons  de 
l'invention  et  de  la  mise  en  œuvre  :  implevit  que  eum  Spiritu  Dei , 
sapientia,  et  intelligentia ,  et  scientia ,  et  omni  doctrina,  ad  excogi- 
tandum  et  faciendum  opus.  Tout  ce  que  l'art  peut  créer  au  dehors, 
Dieu  en  traça  le  modèle  dans  la  pensée  de  l'ouvrier  :  Qnidquid 
fabre  adinveniri  potest  dédit  in  corde  ejas. 

Le  tabernacle  de  la  nouvelle  alliance  contient  des  trésors 
plus  précieux.  La  manne  figurative  y  est  remplacée  par  le  vrai 
pain  du  ciel  ;  la  verge  de  Moïse,  par  la  croix  rédemptrice;  les 
tables  de  la  loi  de  crainte,  parla  révélation  de  la  loi  d'amour. 

Ce  tabernacle,  c'est  l'Église  ;  et  la  construction  n'en  est  plus 
à  faire.  Un  artiste  plus  rempli  du  Saint-Esprit  que  Beseleel,  le 
Verbe  de  Dieu  lui-même,  en  a  conçu  le  plan  et  exécuté  le  dessin* 

Toutefois,  désireux  d'associer  les  hommes  à  l'honneur  d'un 
si  grand  ouvrage,  le  Christ  n'a  pas  voulu  le  faire  tout  d'abord 
si  achevé  qu'il  n'y  eût  plus  rien  à  y  ajouter  pour  l'embellir. 
Ainsi,  s'agit-il  de  la  sainteté:  il  en  fournit  le  parfait  modèle, 
il  en  formule  la  loi,  il  en  offre  les  ressources-,  puis  il  attend  de 
la  fidélité  de  ses  enfants  ce  supplément  de  beauté  morale  qui 
doit  faire  les  membres  dignes  de  leur  chef.  S'agit-il  de  la  doctrine: 
il  en  arrête  les  principes  invariables,  il  en  confie  le  dépôt  aux 
mains  sûres  et  fidèles  de  son  Église,  il  place  sur  les  lèvres  de 
son  Vicaire  la  sauvegarde  infaillible  qui  éloigne  le  péril  d'erreur, 
custodiam  ori ,  ostium  circumstantiœ  labris2  ;  puis  il  attend  que 
le  travail  des  docteurs  ait  mis  en  œuvre  les  éléments  rationnels 
et  surnaturels  contenus  dans  la  révélation  pour  élever  l'édifice 
majestueux  de  la  science  sacrée.  Que  dis-je?  Non,  le  Maître 
divin  n'attend  pas  ses  docteurs,  il  les  suscite;  il  les  appelle  par 
leur  nom ,  alors  qu'ils  ne  sont  pas  encore;  il  va  les  chercher 
dans  le  néant  de  l'être  et  du  mérite  pour  les  convier  à  l'œuvre 
magistrale  qui  doit  glorifier  sa  parole  et  forcer  la  superbe 
raison  de  l'homme  à  se  prosterner  devant  la  magnificence  des 
pensées  de  Dieu. 

A  cause  décela,  les  docteurs  sont  de  tous  les  temps  dans 
l'Église.  Il  en  faut  pour  toutes  les  phases  de  ce  développement 
qui  doit  conduire  l'humanité  croyante  à  une  intelligence  toujours 

1.  Exod.  XXXV,  30. 

2.  PS.  CXL,  3. 


430  PANÉGYRIQUE 

plus  profonde  et  plus  complète  de  la  révélation  :  fides  quœrens 
intellectum.  Mais  jamais  peut-être  la  nécessité  d'un  grand  docteur 
ne  s'était  fait  plus  vivement  sentir  qu'au  commencement  du 
XIII0  siècle. 

Alors  en  effet,  et  depuis  longtemps,  l'ère  patriotique  est  close. 
Les  grandes  voix  qui,  à  l'Orient  et  à  l'Occident,  avaient  servi 
d'organes  à  la  tradition,  ont  cessé  de  retentir.  Le  temps  n'est 
plus  où  l'interprétation  des  saintes  Écritures  donnait  lieu  à 
ces  larges  expositions  auxquelles  se  complaisait  le  génie  souple 
et  abondant  des  Augustin  et  des  Ambroise,  des  Basile  et  des 
Chrysostôme,  des  Grégoire  et  des  Léon.  L'Église,  grâce  au 
labeur  de  ces  géants,  a  traversé  victorieusement  les  passes 
difficiles  des  grandes  hérésies.  La  pensée  catholique,  clairement 
dégagée  par  les  docteurs,  a  trouvé  sa  formule  autorisée  et 
définitive  dans  les  sentences  des  grands  conciles.  Mais  cette 
période,  qui  est  pour  la  vérité  chrétienne  celle  du  développement, 
est,  pour  la  vieille  société  romaine,  celle  de  la  ruine  définitive. 
La  barbarie  a  rompu  les  digues,  elle  couvre  l'Europe  entière  \ 
avant  que  de  ses  éléments  confus  sorte  une  civilisation  nouvelle, 
il  faut  traverser  une  phase  ténébreuse,  durant  laquelle  tout 
dans  les  écoles  se  réduit  à  la  répétion  monotone  de  quelques 
formules  sauvées  de  l'oubli.  Ces  stériles  exercices  épuisent 
l'effort  intellectuel,  sans  que  les  louables  tentatives  de  Char- 
lemagne  réussissent  à  le  porter  plus  haut.  C'est  l'ère  des 
grammairiens. 

Le  X°  siècle  passe  avec  ses  hontes,  Tan  mille  ne  voit  pas  finir 
le  monde,  et  voici  de  toutes  parts  un  renouveau  qui  s'annonce. 
Renouveau  de  l'art  que  ne  contente  plus  la  reproduction  des  modè- 
les empruntés  aux  civilisations  païennes  ;  tandis  que  l'Europe 
rajeunie  se  couvre,  comme  on  l'a  dit,  «d'une  robe  blanche 
d'églises  »  1 ,  on  voit  le  style  roman  dessiner  partout  ses  formes 
discrètes  et  nobles,  gracie  uses  et  pures,  et  préluder  avec  bonheur 
(puisque  je  parle  à  Saint  Sernin,  je  devrais  dire  avec  magnificence) 
aux  essais  plus  hardis  qui  trouveront  leur  couronnement  dans  les 
splendeurs  du  gothique.  Renouveau  de  la  pensée  que  le  Triviwn 
et  le  Qiiadrivium  ne  suffisent  plus  à  enchaîner  et  que  les  écrits 
d'Aristote,  tirés  de  l'oubli  par  les  Arabes,  précipitent  dans  les 
recherches  curieuses  de  la  logique  et  de  la  métaphysique.  Écoutez 
ce  bruit  confus  qui  monte  de  Paris  :  c'est  le  fracas  des  disputes 
dont  la  montagne  Sainte-Geneviève,  le  cloître  Notre-Dame  et 
le  cloître  Saint- Victor  se  renvoient  les  échos.  Là  on  se  passionne 
pour  ou  contre  la  réalité  des  universaux  ;  là  on  perd  de  vue 
lcà  limites  qui  séparent  le  dogme  révélé  des  problèmes  livrés 

1.  Quicherat.  Leçons  d'archéologie  à  l'école  des  Charte* 


DE   SAINT  THOMAS  D'AQUIN  431 

à  la  libre  controverse  ;  là  Roscelin  et  Abélard  apprennent  à  leurs 
dépens  ce  que  l'orgueil  de  l'homme  risque  à  vouloir  pénétrer 
les  mystères  de  Dieu.  C'est  l'ère  des  dialecticiens 

Certes  ce  fut  un  beau  réveil  de  l'esprit  humain  ;  et  si  l'ardeur 
de  la  rercherche,  la  curiosité  hardie,  l'éloquence  passionnée 
mise  au  service  de  la  pensée  audacieuse  suffisaient  à  mesurer 
la  valeur  intellectuelle  d'une  époque,  peut-être  faudrait-il  réfor- 
mer le  jugement  de  l'histoire  qui,  sans  refuser  son  estime  aux 
efforts  inquiets  du  XII0  siècle,  réserve  son  admiration  pour  les 
sereines  beautés  qu'enfanta  le  XIII0.  Mais  non,  mes  frères,  l'his- 
toire ne  s'est  pas  trompée:  chercher  n'est  pas  tout,  il  faut  chercher 
dans  la  vraie  voie.  Et,  puisque  nous  parlons  de  la  science  sacrée, 
introduire  dans  l'exposition  du  dogme  les  méthodes  rigoureuses 
de  la  dialectique  c'était  sans  doute  une  œuvre  utile  et  nécessaire  ; 
mais  prétendre  tout  réduire  à  l'analyse  rationnelle,  chercher 
dans  Aristote  et  non  pas  dans  les  témoins  de  la  tradition 
l'interprétation  des  Écritures,  c'était  faire  évidemment  fausse 
route  et  exposer  la  doctrine  chrétienne  à  une  altération  funeste. 
Ainsi  le  dogme!  maintient  en  Dieu  l'unité  de  nature  et  la  trinité 
des  personnes  -,  Roscelin  survient ,  armé  des  catégories  d' Aristote; 
il  faut  que  lajTrinité  se  plie  aux  exigences  des  prédicaments  : 
c'est  l'unité  de  la  nature  qui  sera  compromise.  Abélard  accourt , 
muni  du  même  texte:  il  veut  sauver  l'unité  divine,  mais  son 
conceptualisme  l'oblige  de  ramener  la  distinction  des  personnes 
aune  distinction  de  raison.  Ainsi  encore  le  dogme  garantit  sous 
l'apparence  du  pain  la  réalité  du  corps  du  Sauveur.  Bérenger  se 
présente  :  il  a  cherché  à  concilier  la  transubstantiation  avec 
l'idée  qu' Aristote  lui  a  donnée  de  la  substance ,  et  il  n'y  a  pas 
réussi.  Donc,  pour  lui,  la  substance  du  pain  demeure  dans  le 
sacrement  et  la  présence  du  Christ  y  est  purement  figurative. 

O  abus  du  raisonnement!  Si  l'on  n'y  remédie,  c'en  est  fait 
de  la  tradition  fidèle  qui  garde  au  monde  la  pure  doctrine  de 
Jésus-Christ  !  Entendez  le  cri  d'alarme  des  sentinelles  vigilantes. 
Lanfranc  s'indigne,  S.  Bernard  est  épouvanté,  l'Université  de 
Paris  prend  peur  à  son  tour,  un  concile  se  résout  à  tarir  le  mal 
dans  sa  source1 ,  et  les  écrits  d'Aristote  sont  condamnés. 

Hé  quoi  !  si  peu  de  temps  avant  Albert  le  Grand  et  Thomas 
d'Aquin  !  Quarante  ans  à  peine  sépareront  le  moment  où  l'Église 
jette  l'anathène  au  Stagyrite  et  celui  où  ses  plus  grands  docteurs 
l'invoquent  et  le  commentent!  Oui,  mes  frères,  et  il  n'y  a  pas 
de  contradiction  dans  cette  conduite.  Ce  que  l'Église  condamne 

1.  Le  concile  de  Paris,  tenu  en  1210,  sous  la  présidence  de  Pierre  de  Corbeil.  Depuis 
le  milieu  du  XIe  siècle  jusqu'au  premier  Mers  du  XIIIe,  les  saints  docteurs,  les  Uni- 
versités, les  Papes  ne  cessent  de  protester  contre  les  écarts  de  doctrine  introduits  au 
nom  de  l'uristotélisme.  En  12.il,  Grégoire  IX  renouvelle  encore  les  défenses  du  concile 
de  Paris. 


432  PANÉGYRIQUE 

au  XIIe  siècle  c'est  la  substitution  de  la  métaphysique  personni- 
fiée dans  un  homme  aux  témoignages  authentiques  qui  formulent 
la  révélation  de  Dieu.  Ce  que  l'Eglise  approuve  et  encourage 
dans  l'œuvre  scolastique  du  XII0  siècle,  c'est  la  coordination 
rationnelle  des  éléments  révélés,  puisés  aux  sources  pures 
de  l'Écriture  et  de  la  tradition. 

Que  serait-il  arrivé,  mes  frères,  si  le  mouvement  du  XII 
siècle,  n'eût  pas  été  ramené  dans  la  vraie  voie?  Un  mal  plus 
profond  et  plus  universel  que  la  Réforme  protestante  menaçait 
le  christianisme.  L'œuvre  de  Luther  était  avancée  de  quatre 
siècles-,  celle  de  Kant  peut-être  ^anticipait  de  six  siècles;  la 
société  chrétienne  redevenait  païenne  par  engouement  philoso- 
phique, comme  elle  fut  tentée  de  le  devenir  plus  tard  par 
engouement  littéraire,  comme  elle  tend  à  le  devenir  aujourd'hui 
par  engouement  scientifique.  Et  ce  fléau  s'abattait  sur  l'Église 
alors  que  le  dogme  était  bien  complet,  sans  doute,  depuis 
l'âge  apostolique;  alors  que  les  formules  du  dogme  étaient 
bien  fixées,  depuis  la  période  patristique  et  conciliaire;  mais 
alors  aussi  que  la  science  du  dogme  n'était  pas  encore  faite 
et  que  le  besoin  d'une  théologie  scientifique  tourmentait  partout 
à  la  fois  les  esprits  chercheurs,  sans  que  rien  dans  l'héritage 
du  passé  vînt  donner  satisfaction  à  cette  exigence  légitime. 

En  vérité  le  péril  était  immense  et  rien  ne  s'explique  mieux 
que  les  angoisses  d'un  saint  Bernard  devant  cette  agitation 
pleine  de  menaces. 

Levez-vous  donc,  Seigneur,  et  venez  au  secours  de  votre 
Église  ! 

Vous  voyez  bien  ce  qu'il  lui  faut.  Elle  a  un  tabernacle  à  cons- 
truire dont  le  modèle  ne  s'est  vu  nulle  part.  Il  faut  qu'elle  trouve 
un  Beseleel ,  un  homme  d'invention  et  de  mise  en  œuvre  :  ad 
excogitandum  et  faciendum  opus.  Ou  plutôt,  Seigneur,  il  faut  que 
vous  le  trouviez  pour  elle.  Et  parce  que  votre  manière  à  vous  de 
trouver  vos  instruments  c'est  de  les  faire,  il  faut,  ô  Christ  béni, 
que  vous  prépariez  quelque  part  l'artisan  choisi,  l'architecte 
prédestiné  de  la  grande  synthèse  catholique.  Il  faut  que  vous 
versiez  abondamment  dans  son  âme  l'Esprit  de  Dieu,  car  il  s'agit 
de  réformer  par  lui  l'esprit  de  l'homme.  Implevitque  eum  Spiritu 
Dei  '.  Il  faut  que  vous  le  fassiez  humble,  car  il  s'agit  de  guérir 
les  maux  de  l'orgueil,  et  que  quand  l'orgueil  va  jusqu'à  la  folie, 
l'humilité  seule  donne  la  sagesse  :  et  sapientia.  Il  faut  cependant 
que  vous  le  fassiez  puissant  par  le  génie,  car  il  n'est  pas  question 
de  réduire  la  raison  au  silence,  mais  de  redresser  sa  voie  et 
d'agrandir  ses  horizons  :  et  intelligentia.  Il  faut  encore  que  vous 
l'enrichissiez  d'un  trésor  de  savoir,  car  pour  coordonner  en  un 

(1)  Exod.  loc.  cit. 


DE  SAINT  THOMAS  D'AQUIN  433 

vaste  système  toutes  les  pensées  de  l'homme  et  toute  la  révéla- 
tion de  Dieu,  il  est  nécessaire  d'avoir  parcouru  le  cercle  entier 
des  connaissances  acquises  :  et  scientia.  A  ce  prix  seulement 
l'homme  que  votre  Eglise  attend,  pourra  dessiner  et  bâtir  l'édifice 
complet  de  la  science  sacrée  :  et  omni  doctrina. 

Mais  qu'ai-je  fait,  mes  frères?  Je  voulais  seulement  indiquer  à 
l'avance  les  exigences  d'un  grand  rôle,  et  malgré  moi  c'est  un  por- 
trait que  je  viens  de  peindre.  La  sainteté  qui  fait  déborder  Dieu  dans 
le  vase  trop  étroit  d'un  cœur  d'homme,  l'humilité  qui  entraîne  le 
fils  d'un  puissant  seigneur  à  fuir  le  château  paternel  pour  cacher 
sous  la  robe  du  Frère  Prêcheur  sa  noblesse  et  ses  charmes  -,  la 
sagesse,  la  sûreté  presque  infaillible  du  bon  sens  accompagnant 
la  raison  dans  ses  explorations  les  plus  hardies  et  la  préservant 
des  écueils  ;  le  respect  de  la  tradiction  s'alliant  à  la  passion  de  la 
recherche  et  rattachant  à  l'autorité  des  Pères  de  l'Eglise  les  con- 
clusions de  la  scolastique  ;  l'érudition  ajoutant  à  la  puissance  du 
génie  et  l'empêchant  de  s'absorber  dans  l'isolement  de  ses  pen- 
sées :  ne  sont-ce  pas  là  les  traits  principaux  qui  serviraient  à 
esquisser  l'image  du  Docteur  angélique?  Tel  le  XIII0  siècle  l'a 
connu,  maître  à  vingt-cinq  ans  et  terminant  à  quarante-neuf  la 
carrière  la  plus  pleine  qu'ait  jamais  fournie  une  vie  d'homme. 
Tel  les  siècles  suivants  l'ont  contemplé  dans  la  lumière  grandis- 
sante d'une  gloire  qui  est  devenue  celle  de  la  vérité  catholique  et 
celle  de  l'esprit  humain.  Tel  l'Eglise  l'a  proclamé,  lorsque  l'au- 
guste assemblée  de  Trente,  pour  présider  à  ses  luttes  contre 
l'erreur,  plaçait  en  face  de  la  sainte  Bible  la  Somme  théologique 
de  Thomas  d'Aquin. 

0  Dominique  !  aviez-vous  entrevu  cet  avenir  quand  vous  fon- 
diez l'Ordre  des  Frères  Prêcheurs?  Vous  pensiez  surtout  à  ce 
pauvre  peuple  abusé  par  l'hérésie  albigeoise,  à  cette  société  chré- 
tienne gâtée  par  le  plaisir  et  par  le  relâchement  de  la  discipline. 
En  un  mot,  vous  vouliez  donner  à  l'Eglise  de  Jésus-Christ  des 
apôtres.  Dieu  a  reçu  votre  offrande,  mais  en  -y  ajoutant  un  nou- 
veau prix.  L'Eglise  a  besoin  d'apôtres  dans  tous  les  temps  :  il 
est  des  heures  de  sa  vie  militante  où  elle  ne  peut  être  sauvée  que 
par  les  docteurs.  Et  quel  docteur  servit  jamais  sa  cause  comme 
le  maître  sublime  que  vous  lui  avez  légué  ? 

Lorsque  S.  Dominique  et  S.  François  se  rencontrèrent  à  Rome 
dans  cet  embrassement  fraternel  qu'a  immortalisé  le  pinceau  du 
moine  de  Fiésole,  Innocent  III  hésita  d'abord  à  consacrer  leur 
double  entreprise.  Mais  un  songe  lui  montra  la  basilique  du 
Latran  secouée  par  un  tremblement  de  terre  et  soutenue  seule- 
ment par  deux  colonnes  que  rien  ne  pouvait  ébranler;  et  il  lui 
fut  dit  intérieurement  que  ces  deux  appuis  de  l'Eglise  seraient 
l'ordre  des  Mineurs  et  celui  des  Prêcheurs.  Alors,  sans  plus  tar* 

H.  CINQUANTE-CINQ. 


434  PANÉGYRIQUE 

der,  il  donna  aux  projets  des  deux  saints  fondateurs  la  sanction 
apostolique. 

Et  les  deux  armées  des  pauvres  de  Jésus-Christ  ont  commence 
leur  marche  à  travers  l'histoire,  l'une  représentant  surtout  la 
folie  de  la  croix,  l'autre  la  sagesse  de  l'Évangile,  toutes  deux 
néanmoins  échangeant  continuellement  leurs  mérites  et  leurs 
gloires  au  service  du  même  maître.  Ah  !  s'il  m'était  permis  d'in- 
troduire une  variante  dans  l'interprétation  du  songe  d'Inno- 
cent 111,  je  dirais  que  ces  deux  colonnes  symbolisent  la  sainteté 
et  la  science.  Voilà  les  appuis  de  l'Église.  Elle  ne  peut  se  passer 
d'aucun  de  ces  deux  soutiens.  La  sainteté  sans  la  science  ne  lui 
permettrait  pas  de  remplir  tout  son  rôle  ici-bas.  La  science  sans 
la  sainteté  la  laisserait  encore  bien  plus  loin  du  but  qu'elle  pour- 
suit. Parce  que  vous  avez  réuni  sur  votre  front  à  la  couronne  du 
génie  l'auréole  de  la  sainteté,  à  cause  de  cela,  ô  Thomas  !  vous 
valez  à  vous  seul  les  deux  colonnes  du  temple  -,  et  l'Église  recon- 
naissante fait  écho  à  la  parole  du  Sauveur  proclamant  que  vous 
l'avez  bien  servi  :  Bene  scripsisti  de  me,  Thoma  ! 

IL  —  S.  Thomas  à  bien  rempli  sa  tâche  ;  mais  l'œuvre  qu'il  a 
faite  se  recommence  toujours.  Et  puisque  j'ai  l'honneur  déparier 
devant  un  prince  de  l'Église,  devant  les  pasteurs  du  peuple, 
devant  les  maîtres  de  la  doctrine,  c'est  à  dire  devant  tous  ceux 
qui  ont  le  soin  des  âmes  et  de  la  vérité  :  puisque  je  viens  ici 
comme  l'humble  délégué  de  cette  Église  et  de  cette  Ecole  de  Paris 
qui  rayonne  encore,  après  six  siècles,  d'un  reflet  de  gloire  em- 
prunté à  Thomas  d'Aquin,  j'ai  le  droit,  mes  frères,  j'ai  le  devoir 
de  déterminer  ce  que  sera  notre  tâche  à  nous-mêmes ,  quel  rôle 
nous  avons  à  remplir  à  l'égard  de  la  science  de  notre  temps. 

Mais  ne  craignez  pas  que  cette  recherche  nécessaire  m'entraîne 
loin  du  grand  souvenir  qui  nous  rassemble.  Non,  car  notre  rôle 
ne  m'apparaît  pas  séparable  de  l'œuvre  du  maître  que  nous 
honorons  aujourd'hui.  Nous  n'acquitterons  pleinement  notre  dette 
envers  le  temps  présent  que  si,  les  yeux  fixés  sur  le  docteur 
angélique,  nous  nous  montrons  tour  à  tour  ses  disciples  et  ses 
imitateurs. 

Ses  disciples  avant  tout.  Certes,  il  y  a  là  déjà  de  quoi  défrayer 
notre  ambition  studieuse.  Et  plût  à  Dieu  que  le  culte  d'un  tel 
maître  n'eût  jamais  connu  d'éclipsé  parmi  nous  1  Hélas  !  faut-il 
l'avouer  V  une  interruption  déplorable  est  venue  couper  la 
tradition  des  écoles  catholiques.  «  Otez  Thomas,  disait  Luther, 
et  je  renverserai  toute  l'Église.»  Qui  le  croirait?  Il  s'est  trouvé 
des  catholiques  pour  seconder  le  vœu  de  Luther.  On  a  ôté 
Thomas,  sinon  de  la  théologie  qui  est  pleine  de  lui,  du  moins 
de  la  philosophie  qui  gardait  la  clé  de  sa  doctrine,  Un  puissant 


DE  SAINT  THOMAS  D'AQUïN  435 

esprit  a  eu  cette  audace  ;  il  n'a  point  vu  de  péril  à  tout  faire 
dater  de  lui-même,  et  les  dépositaires  de  la  tradition  parmi  nous 
l'ont  laissé  faire.  Bossuet,  si  sévère  pour  les  hardiesses  de 
certains  théologiens  catholiques,  n'a  d'abord  que  des  complai- 
sances pour  la  révolution  cartésienne,  dont  il  saura  plus  tard 
entrevoir  et  prédire  les  funestes  conséquences.  Après  lui,  un 
mouvement  irrésistible  entraîne  la  philosophie  dans  le  courant 
nouveau.  Un  divorce  étrange  s'opère  entre  la  métaphysique  et 
la  science  du  dogme.  La  première  s'enfonce  de  plus  en  plus 
dans  les  voies  aventureuses  d'où  elle  ne  pourra  plus  sortir  que 
par  des  issues  d'erreur,  sacrifiant  une  vérité  à  l'autre,  faute 
de  pouvoir  les  mettre  d'accord,  niant  la  matière  pour  maintenir 
les  droits  de  l'esprit  ou  niant  l'esprit  pour  pour  assurer  la 
réalité  de  la  matière  ;  ôtant  à  la  raison  sa  force  pour  faire  régner 
l'autorité,  ou  faisant  du  mépris  de  toute  autorité  une  condition 
d'existence  pour  la  raison.  Et  tandis  que  la  philosophie  s'égare 
de  la  sorte ,  la  théologie,  gardant  sa  direction  première,  continue 
de  dicter  des  formules  dont  ses  adeptes  semblent  avoir  perdu  le 
sens.  De  là,  pour  la  science  sacrée,  un  affaiblissement  croissant, 
qui  va  bientôt  jusqu'à  l'annulation  totale.  Le  mouvement  philo- 
sophique, le  mouvement  scientifique  s'accomplissent  en  dehors 
de  l'Église;  la  culture  théologique  est  confinée  dans  une  région 
fermée  où  elle  produit  des  fruits  médiocres  et  n'où  ne  rayonne 
au  dehors  aucune  influence  directrice.  Une  sorte  d'accord  tacite 
s'établit  entre  les  représentants  de  l'orthodoxie  et  les  organes 
les  moins  compromis  de  la  philosophie  séparée,  pour  délimiter 
un  terrain  commun,  sur  lequel  les  uns  pourront  construire  le 
temple  du  dogme,  les  autres  l'édifice  de  la  religion  naturelle. 
Mais  bientôt  ce  spiritualisme  infirme  est  assiégé  par  des  ennemis 
inattendus  ;  les  négations  scientifiques  élargissent  tous  les 
jours  les  brèches  ouvertes  dans  ses  remparts.  Les  tenants  do 
l'éclectisme  entrent  en  pourparlers  avec  l'ennemi  ;  hier  ils  lui 
livraient  la  personnalité  de  Dieu,  aujourd'hui  ils  lui  abandonnent 
la  réalité  des  corps,  demain  ils  lui  sacrifieront  la  substantialité 
de  l'âme.  Et  les  croyants  éperdus  se  retournent  vers  les  maîtres 
de  leurs  jeunes  années  pour  demander  des  forces  contre  l'enva- 
hisseur Vain  espoir!  Ce  ne  sont  ni  les  Descartes  ni  les  Male- 
branche  qui  protégeront  la  raison  humaine  contre  les  attaques 
du  positivisme,  ou  qui  sauveront  le  dogme  chrétien  du  naufrage 
de  la  raison.  Que  faire  alors?  Faut-il  capituler,  comme  ont 
fait  les  philosophes?  Mais  nous  gardons  la  doctrine  révélée  :  c'est 
une  citadelle  qu'on  ne  rend  jamais  ! 

Ecoutez,  écoutez!  La  voix  de  Pierre  a  retenti.  Il  était  temps 
qu'elle  se  fit  entendre.  La  France  chrétienne  s'était  trop  long- 
temps déshabituée  de  la  suivre.  Et  que  de  malheurs  elle  se  fût 


436  PANÉGYRIQUE 

épargnés  si  elle  s'y  fût  montrée  plus  attentive  !  Notre  siècle  qui 
a  vu  se  dérouler  les  conséquences  fatales  des  erreurs  accumulées 
par  le  siècle  précédant,  est  aussi,  disons-le  à  son  honneur,  l'âge 
des  grandes  réparations.  Ce  mélange  d'opinions  erronées  et  de 
dispositions  défiantes,  qui,  sans  jamais  séparer  du  Saint  Siège 
l'Eglise  de  France,  ralentissait  néanmoins  les  communications 
du  chef  aux  membres,  a  disparu  dans  un  concert  de  foi,  de 
docilité,  de  confiance  et  de  dévouement.  S'agit-il  de  rappeler  à 
une  génération  ivre  de  liberté  les  principes  qu'aucune  société  ne 
peut  méconnaître  sans  périr,  la  parole  de  Pie  IX  suffira  à  triom- 
pher des  préjugés  les  plus  tenaces  et  des  plus  généreuses  illu- 
sions. S'agit-il  de  ramener  la  philosophie  chrétienne  dans  sa 
vraie  voie,  la  parole  de  Léon  XIII  achèvera  de  désabuser  ceux 
que  fascinait  encore  le  préjugé  cartésien,  ce  gallicanisme  de  la 
raison,  et  rendra  au  mouvement  de  la  pensée  catholique  son 
orientation  véritable,  en  lui  montrant  son  guide  dans  la  personne 
de  S.  Thomas  d'Aquin. 

Et  nous  voici  maintenant  à  vos  pieds,  ô  Maître  de  la  doctrine! 
Dociles  à  l'appel  du  grand  Pontife  qui  a  restauré  votre  hégé- 
monie dans  les  écoles  catholiques,  nous  venons  nous  déclarer 
ouvertement  et  sincèrement  vos  disciples.  Nous  avons  éprouvé 
toutes  les  bases  nouvelles  qu'on  a  voulu  donner  au  savoir,  et 
nous  les  avons  trouvées  chancelantes.  Après  bien  des  explora- 
tions inutiles,  bien  des  essais  infructueux,  nous  avons  tardive- 
ment retrouvé  le  fondement  solide  cimenté  par  vos  robustes 
mains.  C'est  sur  ce  roc  que  nous  voulons  bâtir  et  nous  ne  per- 
mettrons plus  qu'on  nous  en  sépare.  Attendite  ad  petram  undè 
excisi  estis  et  ad  cavernam  laci  de  qua  prœcisi  estis  * . 

Disciples  de  S.  Thomas,  Messieurs,  nous  le  sommes,  nous  le 
serons  toujours.  Mais  ce  rôle  n'épuise  pas  nos  devoirs  ;  il  faut 
que  nous  soyons  aussi  ses  imitateurs. 

Peut-être  n'apercevez-vous  pas  tout  d'abord  la  différence  qui 
sépare  ces  deux  rôles  :  elle  est  profonde  pourtant.  Le  disciple 
s'approprie  l'enseignement  du  maître  ;  l'imitateur  reproduit 
l'effort  personnel  qui  a  conduit  le  maître  à  la  conquête  de  sa 
doctrine.  Le  disciple  apprendra  ce  que  S.  Thomas  savait;  l'imi- 
tateur s'inspirera  de  son  exemple  et  se  servira  de  ses  procédés 
pour  découvrir  des  vérités  nouvelles. 

Est-ce  manquer  de  respect  au  Docteur  angélique  que  d'annon- 
cer la  prétention  d'ajouter  à  son  trésor  ?  Non,  mes  frères,  car  c'est 
tenter  ce  qu'il  n'eût  pas  manqué  de  faire  s'il  eût  vécu  au  milieu 
de  nous.  Est-ce  du  moins  céder  à  une  présomption  téméraire  ? 
Non  encore,  car  ce  n'est  pas  nous  mettre  au  dessus  du  maître, 
c'est  le  suivre  de  loin  dans  une  voie  où  son  génie  créateur  nous 

i.  is.  u,  1* 


DE  SAINT  THOMAS  D'AQUIN  437 

a  précédés.  Quand  on  considère  ce  que  l'Ange  de  l'école  a  su 
accomplir  dans  cette  pénurie  de  ressources,  dans  cet  isolement 
de  la  pensée,  avec  des  documents  tronqués,  des  manuscrits  im- 
parfaits, sans  aucun  de  ces  secours  qui  facilitent  aujourd'hui  la 
recherche  ;  collections  d'auteurs,  éditions  critiques,  répertoires 
et  compilations  de  toute  sorte  ;  —  voilà  pour  l'œuvre  de  l'érudit  ; 
—  dans  cet  état  rudimentaire  des  sciences  naturelles,  avec  le 
concours  périlleux  et  trompeur  qu'une  physique  sans  réalité 
apportait  à  la  métaphysique,  —  voilà  pour  l'œuvre  du  philoso- 
phe ;  —  on  demeure  confondu  devant  l'immensité  du  labeur  et 
l'étonnante  valeur  du  résultat.  On  se  demande  comment  un  cher- 
cheur si  dépourvu  a  pu  trouver  tant  de  choses,  comment  un 
observateur  si  mal  secondé  a  pu  serrer  de  si  près  la  nature  ;  et  là 
ne  s'arrête  même  pas  notre  surprise.  On  admire  ce  théologien 
qui  a  su  puiser  dans  quelques  écrits  mêlés  le  pur  esprit  de  la 
tradition  catholique,  à  ce  point  qu'aujourd'hui  encore  il  n'est 
guère  de  question  dogmatique  qui  ne  rencontre  sa  solution  dans 
un  article  de  S.  Thomas.  Mais  surtout  on  regarde  avec  stupéfac- 
tion ce  penseur  du  moyen-âge  qui  a  pu  du  même  coup  adapter 
au  spiritualisme  chrétien  la  grandiose  conception  d'Aristote  sur 
la  hiérarchie  de  l'être  et  préparer,  six  siècles  d'avance,  le  terrain 
de  la  conciliation  entre  la  métaphysique  et  les  sciences. 

Mais  plus  S.  Thomas  nous  paraît  supérieur  à  son  temps  par  le 
parti  qu'il  a  tiré  des  plus  pauvres  ressources,  plus  il  devient 
évident  pour  nous  que,  placé  dans  les  conditions  privilégiées  qui 
nous  sont  faites,  il  eût  porté  beaucoup  plus  haut  l'effort  de  son 
génie.  Dès  lors,  quand  nous  voulons  appeler  sur  nos  travaux 
son  patronage,  nous  n'avons  pas  le  droit  de  nous  borner  à  répé- 
ter des  formules  dont  quelques  unes  peut-être  ne  contenteraient 
plus  aujourd'hui  leur  immortel  auteur.  Ce  serait  abdiquer  l'auto- 
nomie de  notre  pensée  ;  et  S.  Thomas  ne  se  sentirait  pas  digne- 
ment honoré  par  un  culte  servile.  S'essayer  à  le  continuer,  c'est 
le  glorifier  encore  -,  et  s'il  ne  dépend  pas  de  nous  de  lui  ressem- 
bler par  le  génie,  nous  pouvons  et  nous  devons  lui  emprunter  sa 
méthode.  Tout  apprendre,  tout  exploiter,  chercher  dans  l'étude 
des  faits  la  trace  idéale  qui  mène  aux  principes,  tel  fut  le  procé- 
dé du  maître  :  fermer  après  lui  Tère  de  la  recherche,  tenir  pour 
non  avenues  les  découvertes  accumulées  par  l'esprit  humain 
depuis  des  siècles,  ou  croire  que  ces  réalités,  ignorées  de  nos 
pères,  n'ont  rien  à  voir  soit  avec  la  science  du  dogme,  soit  avec 
cette  synthèse  des  sciences  qui  s'appelle  la  philosophie ,  c'est  faire 
le  contraire  de  ce  qu'il  a  fait  de  son  temps,  le  contraire  surtout 
de  ce  qu'il  eût  fait  à  notre  place,  et  c'est  là  une  étrange  façon  de 
nous  déclarer  ses  disciples. 
Nous  avons  vu  à  travers  cjnels  périls  le  XIJ°  siècle  avait  teuté 


438  PANÉGYRIQUE 

la  synthèse  catholique,  avec  quel  bonheur  le  XIIIe  siècle  Ta  réali- 
sée par  l'organe  de  Thomas  d'Aquin.  Dira-t-on  que  le  besoin  de 
synthèse  ne  se  fasse  plus  sentir  aujourd'hui?  Mais  ce  besoin  est 
de  tous  les  temps  ;  c'est  une  loi  de  l'esprit  humain.  Quoi  !  depuis 
la  Renaissance  jusqu'à  nos  jours,  l'humanité  est  en  travail  ;  on 
a  renouvelé  l'histoire  ;  on  a  frappé  le  roc  du  passé  et  l'on  a  fait 
jaillir  des  souvenirs  ignorés.  On  a  créé  (le  mot  n'est  pas  trop  fort) 
la  science  de  la  nature,  de  ses  lois,  de  ses  forces;  et  il  n'y  aurait 
rien  à  faire  pour  ramener  à  l'unité  tous  ces  éléments  épars?  Mais 
d'avance  cela  n'est  pas  possible.  Et  je  défie  qu'à  la  question  ainsi 
posée  on  ose  faire  une  réponse  négative. 

Non,  l'effort  nouveau  n'est  pas  inutile;  mais  ce  qu'on  peut 
dire  avec  vérité,  c'est  que,  en  devenant  chaque  jour  plus  néces- 
saire, il  ne  cesse  de  devenir  plus  malaisé.  S.  Thomas  a  triomphé 
d'une  difficulté  énorme  :  la  pauvreté  des  documents  ;  nous 
succombons  sous  le  poids  d'une  difficulté  qui  n'est  pas  moindre  : 
l'immensité  de  nos  richesses. 

Je  le  sais.  Mais  qu'importe?  11  ne  dépendait  pas  de  S.  Thomas 
d'être  riche;  il  ne  dépend  pas  de  nous  d'être  pauvres.  Il  n'a 
consulté  que  le  besoin  de  l'Église  et  des  âmes,  et  avec  des 
'matériaux  imparfaits  il  a  construit  un  splendide  édifice.  Inspi- 
rons-nous des  mêmes  nécessités  et  mettons  la  main  à  une  œuvre 
pareille. 

La  théologie  nous  attend.  Connaissant  mieux  l'histoire  et  les 
documents  de  la  tradition,  nous  sommes  mieux  placés  pour 
suivre  les  phases  que  parcourt,  dans  l'intégrité  permanente  de 
la  doctrine  révélée,  le  développement  scientifique  du  dogme. 
Nous  n'avons  pas  le  droit  de  laisser  à  nos  ennemis  le  champ 
libre  pour  travestir  nos  origines  et  pour  ruiner  notre  foi,  en 
racontant  à  leur  manière  comment  elle  s'est  formée. 

L'exégèse  biblique  nous  attend.  Autrefois  la  Bible  était  regardée 
comme  le  plus  ancien  des  livres,  et  l'on  ne  savait  rien  de  l'antique 
Orient  que  ce  qu'elle  en  raconte  en  passant.  Aujourd'hui  l'Egypte 
et  la  Chaldée  livrent  les  secrets  de  leurs  monuments  enfouis. 
L'orthodoxie,  sans  rien  abandonner  de  son  domaine,  sent  le 
besoin  de  changer  sa  ligne  de  défense.  Nous  n'avons  pas  le  droit 
délaisser  tourner  contre  nous  une  science  nouvelle,  qui  peut 
bien  déconcerter  certaines  conceptions  vieillies,  mais  qui  ne 
rencontre  sur  son  chemin  aucun  enseignement  de  l'Église  pour 
lui  barrer  le  passage ,  et  qu'il  dépend  de  nous  de  faire  servir  au 
triomphe  de  la  vérité  révélée. 

L'apologétique  chrétienne  nous  attend.  Elle  aussi  est  contrainte 
de  faire  front  à  de  nouveaux  ennemis.  Autrefois  on  ne  contestait 
guère  que  la  religion  des  Hébreux  gardât  le  dépôt  des  traditions 
primitives;  dès  lors  tout  ce  qui,  dans  les  religions  anciennes, 


DE  SAINT  THOMAS  D'AQUIN  439 

apparaissait  conforme  aux  enseignements  de  Moïse,  semblait  un 
emprunt  fait  par  le  paganisme  aux  sources  d'où  dérivent  nos 
croyances.  Aujourd'hui  on  veut  appliquer  à  l'histoire  des  formes 
religieuses  la  prétendue  loi  deTévolution.  L'esprit  humain  serait 
un  fond  uniforme  sur  lequel  le  génie  des  différents  âges  et  des 
peuples  divers  viendrait  broder  la  variété  des  dogmes,  sans 
qu'aucun  d'eux  puisse  prétendre  plutôt  qu'un  autre  à  une  origine 
divine.  Partout  donc  où  l'on  signale  une  analogie  entre  les  fausses 
religions  et  les  véritables,  nos  adversaires  triomphent  ;  et  ce  que 
nous  avons  à  leur  montrer,  c'est  surtout  le  caractère  inimitable 
et  transcendant  de  la  doctrine  révélée. 

La  philosophie  nous  attend.  Descartes  Ta  isolée  de  l'expérience. 
Les  modernes  continuent  de  l'éloigner  de  la  réalité  par  l'idéa- 
lisme, et  ne  savent  l'y  ramener  que  par  le  matérialisme.  S.  Tho- 
mas, je  l'ai  dit,  garde  le  terrain  vrai  de  la  rencontre  entre  la 
métaphysique  et  la  science  de  l'univers.  Encore  est-il  qu'il  faut 
nous  approprier  les  connaissances  positives  sans  lesquelles  tout 
essai  de  synthèse  rationnelle  n'obtiendra  qu'un  accueil  dédai- 
gneux de  la  part  des  hommes  familiers  avec  les  faits. 

Voilà,  messieurs,  notre  tâche.  Mais,  me  direz-vous,  où  sera 
le  géant  de  taille  à  l'entreprendre  ? 

Si  Dieu  nous  rendait  un  S.  Thomas,  nous  pourrions  espérer 
de  voir  paraître  un  jour  la  somme  théologique  et  philosophique 
du  xix°  siècle.  C'est  le  propre  des  génies  de  premier  ordre  de 
ramener  à  l'unité  la  diversité  presque  infinie  des  données  posi- 
tives. 

Mais  Dieu  seul  allume  où  il  lui  plaît  la  flamme  du  génie.  Et  il 
le  fait  rarement  sans  avoir  préparé  un  si  grand  ouvrage. 

S.  Thomas  lui-même  n'est  pas  apparu  comme  un  météore  isolé 
au  milieu  de  son  siècle.  L'activité  intellectuelle  du  xn°  siècle 
avait  enfanté  les  grandes  écoles.  Les  écoles  à  leur  tour  avaient 
produit  les  grands  maîtres.  Quand  Thomas  se  leva,  Pierre  Lom- 
bard, se  survivant  dans  son  œuvre,  tenait  déjà  ce  sceptre  des 
sentences  qu'il  a  gardé  pendant  tant  de  siècles  ;  Alexandre  de 
Halés  avait  porté  bien  haut  la  gloire  scientifique  de  l'école  fran- 
ciscaine; Albert  le  Grand  jouissait  d'une  renommée  qui  ne 
permettait  à  personne  de  supposer  qu'un  de  ses  disciples  pût 
jamais  la  faire  pâlir.  Thomas  est  venu,  et  de  tous  les  travaux  de 
ses  devanciers  il  a  fait  comme  le  socle  du  monument  que  Dieu 
lui  réservait  d'élever  à  la  doctrine  sacrée. 

Eh  bien,  mes  frères,  Dieu  nous  destine-t-il  un  géant  des  temps 
nouveaux  pour  renouveler,  en  l'adaptant  aux  besoins  de  notre 
âge,  l'œuvre  du  Docteur  angélique Me  l'ignore,  mais  ce  que  je 
sais  bien,  c'est  qu'il  nous  demande  de  travailler  comme  pour 
préparer  sa  venue. 


440  PANÉGYRIQUE 

Nos  richesses  nous  acccablent?  Mais  qui  oblige  chacun  de  nous 
d'embrasser  toute  la  tâchée  Et  ne  voyez-vous  pas  naître  et  grandir 
autour  de  vous  ces  institutions  divinement  désignées  pour  dis- 
tribuer entre  leurs  membres  les  éléments  variés  de  ce  labeur? 
Les  Universités  catholiques!  Voilà  les  instruments  que  la  Provi- 
nence  a  choisis  pour  rendre  possible  l'œuvre  nécessaire  de  la 
synthèse  catholique  ! 

Là  seulement  la  vérité  peut  être  poursuivie  en  même  temps 
dans  toutes  les  voies  ;  là  les  aptitudes  et  les  vocations  décident 
des  recherches,  là  les  connaissances  les  plus  variées  s'appuient 
et  se  fécondent  entre  elles.  Là  s'accumulent  les  instruments  de 
travail,  les  procédés  d'investigation,  les  traditions  scientifiques. 
Et  parce  que  cette  science  multiple  et  chercheuse,  hardie  et 
sincère,  naît,  grandit  et  se  perfectionne  dans  un  milieu  chrétien; 
parce  que  les  maîtres  qui  la  distribuent,  les  disciples  qui  la 
reçoivent,  les  savants  qui  la  font  progresser,  sont  des  croyants 
fidèles  ;  parce  que  c'est  l'Église  qui  a  provoqué,  encouragé,  béni 
la  création  de  ces  foyers  scientifiques,  à  cause  de  cela  il  nous 
est  permis  de  saluer  dans  les  débuts  modestes  de  ce  haut  ensei- 
gnement catholique  l'aurore  des  grandes  clartés  que  Dieu  s'ap- 
prête à  faire  lever  sur  notre  temps. 

Ah!  vous  vous  demandez  pourquoi  ces  œuvres  difficiles  sont 
nées  à  notre  époque  troublée,  parmi  les  luttes  qui  semblent 
contraster  avec  les  préoccupations  sereines  du  haut  savoir  I 
Pourquoi  ces  œuvres  coûteuses  viennent  prélever  sur  votre 
générosité  de  nouveaux  tributs  à  l'heure  où  tant  de  charges  vous 
accablent?  Mes  frères,  Dieu  sait  ce  qu'il  fait!  Plus  tôt,  c'eût  été 
trop  tôt  :  le  renouvellement  des  connaissances  n'était  qu'au  début. 
Plus  tard  ce  serait  trop  tard:  la  synthèse  des  sciences  serait  faite 
sans  nous,  et  à  cause  de  cela  elle  serait  faite  contre  Dieu.  Mais 
maintenant  c'est  l'heure  :  Catholiques,  debout  !  A  la  voix  de  vos 
pasteurs,  à  la  voix  du  Pontife  suprême,  vous  vous  armerez  pour 
tous  les  combats  :  ici  sur  le  terrain  de  l'école  populaire,  là  sur 
celui  de  la  charité,  ailleurs  dans  le  domaine  du  culte  public,  un 
peu  plus  loin  sur  le  théâtre  des  intérêts  sociaux ,  partout  où  il  y 
a  une  vérité  à  professer,  un  droit  à  protéger,  une  liberté  à  défen- 
dre. C'est  bien,  c'est  votre  devoir;  mais  ce  n'est  pas  tout  votre 
devoir,  et,  dussé-je  vous  paraître  ou  paradoxal  ou  intéressé 
dans  mon  ardeur  à  plaider  une  cause  qui  me  touche  de  trop  près, 
je  dirai  ma  pensée  tout  entière  :  ces  œuvres  salutaires  et  saintes 
ne  sont  pas  l'élément  principal  de  l'action  catholique  de  nos 
jours.  Avant  tout  il  faut  que  Dieu  règne,  que  Jésus-Christ  soit 
connu,  aimé,  servi.  Donc  avant  tout  il  faut  que  la  foi  soit  sauvée, 
la  foi  qui  nous  apprend  à  connaître  Dieu  et  à  aimer  Jésus-Christ. 
Eh  bien,  mes  frères,  la  foi  est  menacée.  Par  qui?  Par  la  politique? 


DE  SAINT  THOMAS  d'AQUIN  441 

Non,  la  politique  peut  faire  souffrir  les  croyants,  elle  ne  peut  pas 
tuer  la  croyance.  La  foi  est  mise  en  péril  surtout  par  la  haute 
science.  Donc  il  ne  suffit  pas  de  la  défendre  par  la  charité  ou  par 
renseignement  populaire.  On  empoisonne  les  âmes  avec  la 
science  athée  ;  le  monde  cherche  de  la  science  chrétienne  ;  il 
vous  en  demande ,  c'est  le  pain  des  intelligences  '.parvuli  petierunt 
panem.  Voulez-vous  qu'on  vous  reproche  un  jour  de  le  leur  avoir 
refusé  ?  Et  non  erat  quifrangeret  eis  * . 

Mes  frères,  aviez-vous  compris  de  la  sorte  nos  Universités 
catholiques?  Vous  y  aviez  vu  peut-être  une  tentative  honnête 
pour  répéter,  avec  plus  de  garanties  contre  l'erreur,  les  leçons 
des  savants  qui  ne  partagent  pas  nos  croyances.  Vous  y  aviez  vu 
encore  une  protection  pour  la  jeunesse  chrétienne  à  travers  cette 
crise  périlleuse  qui  l'attend  à  l'issue  des  premières  études.  Nos 
Universités  sont  bien  cela  ;  mais  elles  sont  quelque  chose  d'infi- 
niment plus  grand.  Elles  sont  les  officines  de  cette  grande  élabo- 
ration d'où  doit  sortir  une  synthèse  scientifique  et  chrétienne, 
destinée  à  soumettre  à  Dieu  la  science  et  à  glorifier  la  foi.  A  ce 
titre,  elles  tiennent  aux  plus  chères  espérances  de  l'Église,  et  je 
m'explique  par  là  la  sollicitude  qu'elles  lui  inspirent  ;  ce  que  je  ne 
m'expliquerais  pas  ce  serait  de  la  part  des  enfants  de  l'Église  un 
refroidissement  de  zèle  pour  les  soutenir  et  les  diriger  jusqu'au 
terme  de  leurs  glorieuses  destinées. 

0  S.  Thomas  !  nous  allons  porter  en  un  triomphal  cortège  ce 
chef  auguste,  qui  fut  le  vase  de  vos  pensées,  les  restes  de  ce 
corps  vénérable  qu'anima  votre  grande  âme.  Du  haut  du  ciel  à 
votre  tour,  jetez  les  yeux  sur  d'autres  restes  !  Voyez  les  débris 
des  grandes  écoles  catholiques  qui  retentirent  autrefois  de  vos 
accents  immortels.  Que  sont  devenues  les  Universités  de  l'Église? 
Les  orages  du  passé  les  ont  renversées.  Ces  grands  corps  vivants 
sont  tombés  en  poussière.  Mais  l'Esprit  de  Dieu  sait  ranimer  la 
cendre  et  rendre  aux  ossements  desséchés  le  mouvement  et  la 
vie.  0  Maître,  rallumez  les  foyers  de  la  science  catholique! 
Multipliez  parmi  nous  vos  disciples.  Suscitez-vous  des  imitateurs. 
Faites  plus,  si  Dieu  le  permet  :  venez,  venez  revivre  dans  un 
autre  vous-même  pour  faire  triompher  sur  la  terre  la  vérité  qui 
règne  aux  cieux.  Amen. 

1.  Thren.  IV,  4. 


DISCOURS  INÉDITS 


DE 

M8Ç  DE  LA  B0UILLER1E 


L'ANGE  DE  LA  FAMILLE 


Chapelle  de  Lalhan,  20  septembre  1875. 

Voici  une  pieuse  et  douce  pensée  qui  a  été  conçue  par  l  un  de 
nous,  mai#à  laquelle  nous  avons  tous  donné  notre  assentiment 
et  notre  suffrage.  C'est  elle  qui  va  donner  lieu  à  cette  touchante 
cérémonie  et  je  voudrais  en  peu  de  mots  essayer  de  vous  en 
expliquer  le  sens. 

Chaque  fois  que  la  divine  Providence  nous  permet  de  passer 
quelques  jours  ensemble,  nous  goûtons  avec  un  bonheur  infini  le 

charme  de  ces  réunions  intimes les  absents,  ceux  que  la 

mort  nous  a  ravis  et  ceux  que  d'autres  devoirs  retiennent  éloi- 
gnés de  nous  sont  notre  unique  chagrin. 

Notre  famille  fortement  unie,  me  semble  comme  une  petite 
tribu  marchant  dans  une  même  voie,  tous  la  main  dans  la  main; 
les  forts  soutenant  les  faibles,  les  aînés  servant  de  guides  aux 
plus  jeunes;  du  reste  mêmes  sentiments,  mêmes  pensées, 
mêmes  espérances,  mêmes  craintes,  mêmes  tristesses  et  mêmes 

joies;  un  même  esprit,  un  même  cœur,  une  même  âme 

C'est  vraiment  pour  nous  que  le  Psalmiste  a  écrit  cette  parole  : 
«  Il  est  bon,  il  est  doux  pour  les  frères  d'habiter  sous  le  même 
toit.  » 

Ce  serait  peu  toutefois  de  constater  l'union,  si  l'on  ne  se  rendait 
compte  de  la  cause. —  Cette  cause,  quelle  est-elle?  Est-ce  seule- 
ment la  parenté  qui  nous  lie?  Hélas  !  en  ces  jours  où  nous  som- 
mes et  où  je  ne  sais  quel  universel  dissolvant  brise  les  liens  les 
plus  sacrés,  ceux  mêmes  de  la  famille  ne  sont  plus  respectés  et 

1.  Avant  que  Mgr  de  la  Bouillerie  ne  fût  transféré  de  Carcassonne  à  Bordeaux,  le 
vénéré  prélat  voulut  bien  autoriser  le  directeur  des  Orateurs  sacrés  contemporains  à 
recueillir  et  à  publier,  en  trois  beaux  volumes  in-8* ,  l'ensemble  de  ses  œuvres  ora. 
toires  et  pastorales.  Cette  publication  rencontra,  dans  l'épiscopat  et  le  clergé  de 
France,  la  faveur  la  plus  marquée.  Mais,  on  nous  a  souvent  exprimé  le  regret  qu'elle 
ne  fût  pas  complétée  par  les  quelques  discours  de  Mgr  de  la  Bouillerie,  qui  ont  été 
^cueillis  à  Bordeaux.  Nous  en  ferons  srjvre  la  série,  d'un  discours  également 
inédit  que  l'abbé  de  la  Bouillerie,  alors  vicaire-général  de  Mgr  Sibour,  prononça,  à 
Paris,  dans  l'église  de  S.  lloch,  le  3  février  1854. 


l'ange  de  la  FAMILLE  443 

c'est  souvent  au  sein  des  familles  qu'on  rencontre  les  plus  dou- 
loureuses divisions Non,  la  cause  est  plus  haut  :  en  principe, 

quand  on  essaie  d'expliquer  ce  qui  en  ce  monde  est  fort,  ce  qui 
est  durable,  ce  qui  résiste  à  tout ,  il  faut  chercher  plus  haut  que 
le  monde  de  la  nature,  il  faut  s'élever  jusqu'au  monde  de  la 
grâce.  —  Le  vrai  lien  des  familles  qui  est  aussi  le  lien  de  la  nôtre 
c'est  le  Père  qui  est  dans  les  cieux  ,  c'est  Jésus-Christ  le  premier- 
né  entre  les  frères  :  primogenitus  inter  fratres ,  ou  si  vous  voulez 
que  j'exprime  en  d'autres  termes  la  même  pensée,  ce  qui  nous 
unit  étroitement  entre  nous,  c'est  une  même  vérité  et  un  même 
amour. 

Une  même  vérité  :  Si  nos  sentiments  sont  les  mêmes,  c'est  que 
nos  principes  sont  les  mêmes  ;  nous  ne  sommes  pas  seulement 
chrétiens  par  le  nom  et  par  le  baptême,  nous  affirmons  hautement 
notre  foi  et  notre  vie  catholique  ;  le  Credo  que  nous  professons 
est  celui  de  notre  immortel  Pie  IX,  voilà  la  base  de  nos  jugements 
et  de  nos  opinions  sur  toutes  choses,  et,  comme  cette  base  est 
de  Pierre,  nos  opinions  et  nos  jugements  sont  fermes,  solides, 
indestructibles  comme  la  pierre. 

C'est  aussi  cette  même  vérité  qui  nous  conduit  à  un  même 
amour;  mais  tandis  que  nous  demandons  la  vérité  à  la  Chaire 
infaillible  de  Pierre,  nous  puisons  un  même  amour  à  sa  source 
la  plus  vraie  et  la  plus  féconde:  dans  le  cœur  même  de  Jésus- 
Christ. 

Oui ,  c'est  le  cœur  de  Jésus-Christ  qui  fait  qu'on  s'aime  !  On 
s'imagine  souvent  qu'on  se  suffit  à  soi-même  pour  s'aimer  entre 
soi;  cela  est  faux.  —  On  ne  s'aime  fortement  et  invinciblement 
que  dans  le  cœur  de  Jésus-Christ.  —  C'est  le  cœur  de  Jésus-Christ 
qui  nous  apprend  à  tous  l'amour  de  charité,  le  plus  vrai  et  le 
plus  pur  des  amours  ;  c'est  lui  qui  nous  inspire  cette  indulgence, 
cette  condescendance,  cette  égalité  de  caractère  et  d'humeur  qui 
deviennent  pour  une  famille  chrétienne  la  garantie  du  bonheur  et 
de  la  paix. 

Eh  bien,  maintenant,  je  viens  à  la  pensée  qui  fait  l'objet  de 
cette  cérémonie:  C'a  été  de  nous  consacrer  tous,  comme  famille ,  au 

cœur  de  Jésus-Christ et  le  mode  qu'on  a  choisi  pour  réaliser 

cette  pensée  me  parait  on  ne  peut  plus  heureux.  Cet  ange  que 
je  vais  bénir  sera,  si  vous  le  voulez,  l'ange  de  la  famille,  et 
l'encens  qu'il  fera  fumer  vers  Dieu  n'est  autre  que  l'acte  même  de 
notre  Consécration 

Ah!  si  jamais  j'ai  été  heureux  d'exercer  au  milieu  de  vous 
cette  sorte  de  pontificat  de  famille  que  la  Providence  m'a  confié, 
c'est  maintenant  surtout  que  je  remplis  avec  joie  cette  charge 
bénie  !  Combien  de  fois  déjà  j'ai  accompli  près  de  vous  mon  mi- 
nistère sacré Que  d'unions  j'ai  bénies,  qui,  en  multipliant  la 


444  LA  CHAPELLE   DOMESTIQUE 

famille,  lui  ont  apporté  une  sève  nouvelle  de  vertus  aimables  et 
de  force  chrétienne Que  d'enfants  j'ai  baptisés  qui  mainte- 
nant s'élèvent  autour  de  nous  comme  des  grappes  mûrissantes 
autour  du  même  cep,  qui,  sous  l'œil  des  aïeuls,  des  pères  et 
des  mères,  grandissent  en  sagesse  et  en  grâce,  qui  sont  aujour- 
d'hui la  joie,  qui  seront  l'avenir  de  la  famille. 

Mais  mon  ministère  près  d'elle  est  aujourd'hui  bien  plus  au- 
guste :  Je  vous  confie  au  cœur  de  Jésus-Christ  et  ainsi  je  resserre 

étroitement  tous  les  liens  de  la  famille Je  vous  le  disais, 

nous  sommes  en  un  temps  où  tout  se  dissout  et  tout  se  brise,  il 
faut  que  cette  famille  demeure  ce  qu'elle  est,  en  un  temps  où 
nulle  part  on  ne  sait  plus  s'aimer  et  s'entendre,  il  faut  que  toujours 
ici  l'on  s'entende  et  l'on  s'aime 

Puisse  cette  consécration  de  nos  cœurs  se  prolonger  d'âge  en 
âge,  de  générations  en  générations,  l'encensoir  de  l'ange  sera,  si 
vous  le  voulez,  l'emblème  et  le  symbole  de  nos  vœux;  tant  que  le 
feu  et  l'encens  demeurent  dansl'ei  censoir,  l'encens  fume  et  monte 
vers  le  ciel.  Ici  le  feu  c'est  le  cœur  de  Jésus-Christ  ;  l'encens  c'est 
notre  cœur,  le  cœur  de  tous  ceux  qui,  après  nous  seront  les 

membres  de  la  famille L'encens  fumera  toujours  et  il  ne 

cessera  jamais  de  s'élever  vers  Dieu  ! 


LA  CHAPELLE  DOMESTIQUE1 


Une  chapelle  domestique  nous  rappelle  le  souvenir  de  la 
maison  de  Béthanie  où  le  Seigneur  daigna  visiter  les  deux 
sœurs  Marie  et  Marthe.  Il  ne  vient  que  pour  être  seul;  et  c'est 
aussi  sur  elles  qu'il  répand,  par  sa  présence,  les  grâces  les 
plus  abondantes.  Tout  ici,  entre  Jésus-Christ  et  les  deux  sœurs, 
se  passe  dans  le  secret  de  l'intimité  la  plus  douce  et  la  plus 
sainte. 

Il  n'en  est  point  ainsi ,  lorsque  le  Sauveur  se  propose  d'instituer, 
pour  le  monde  entier,  le  sacrement  de  l'Eucharistie.  Il  envoie 
par  avance  deux  de  ses  disciples,  comme  le  prince  députe  ses 
ambassadeurs  pour  une  affaire  de  haute  importance.  Il  leur 
indique  celui  dans  la  maison  duquel  il  devra  célébrer  la  Pâque  : 
et  il  leur  dicte  le  langage  qu'ils  devront  tenir  à  cet  homme:  «  Le 
maître  nous  charge  de  vous  dire,  magister  dixit,  quel  est  le 

l.  Par  Monseigneur  de  la  Bouillerie 


LA   CHAPELLE  DOMESTIQUE  445 

lieu  que  vous  lui  préparerez  pour  célébrer  la  Pâque  avec  ses 
disciples.  »  Et  aussitôt  le  père  de  famille  montre  à  ceux-ci  une 
salle  d'une  vaste  étendue  et  pompeusement  parée  :  cœnaculum 
magnum,  stratum.  Jésus-Christ  entre,  suivi  de  ses  apôtres  qui 
représentent,  en  ce  moment,  l'Église ,  ou  plutôt  l'univers 
chrétien  tout  entier.  Il  y  entre  avec  les  bons,  il  y  entre  avec 
celui  qui  est  méchant,  sumunt  boni,  sumunt  mali ,  et  pour  tous,  il 
institue  le  divin  sacrement  de  son  amour. 

La  maison  de  Béthanie  est  le  symbole  d'une  chapelle  domes- 
tique, le  cénacle  est  la  figure  de  nos  temples. 

Certes,  voici  deux  conduites  très  distinctes  tenues  par  le 
Sauveur:  et  celles-ci,  à  leur  tour,  révèlent  deux  pensées  di- 
verses: une  pensée  intime  qui  se  rapporte  à  quelques  âmes 
choisies,  une  pensée  générale  qui  a  pour  objet  le  monde  entier. 

Mais  pourquoi  ces  deux  conduites  et  ces  pensées  diverses  V 
Il  me  semble  qu'elles  sont  merveilleusement  indiquées  par 
deux  paroles  de  l'apôtre  saint  Paul;  d'une  part,  l'apôtre  nous 
dit  :  «  Jésus-Christ  a  aimé  son  Église  et  il  s'est  donné  tout  entier 
à  elle  ;  Christus  dilexit  ecclesiam  et  tradidit  semetipsum  pro  éd.  » 
Et  d'autre  part,  le  même  apôtre  se  tient  à  lui-même  ce  langage: 
«Jésus-Christ  m'a  aimé  moi-même  et  s'est  donné  tout  enviera 
moi:  Christus  dilexit  me  et  tradidit  semetipsum  pro  me.»  Voici, 
ce  me  semble,  un  double  amour  du  Sauveur  et  qui  n'est 
pourtant  qu'un  même  amour.  Il  aime  son  Église  toute  entière , 
mais  aucune  âme,  dans  cet  amour  d'ensemble,  n'est  perdue, 
oubliée,  absorbée.  Jésus-Christ  aime  chacun  de  nous  du  même 
amour  qu'il  aime  l'Église:  Christus  dilexit  me  et  tradidit  semetip- 
sum pro  me.  Or,  voici  ce  qu'il  nous  montre  admirablement,  soit 
dans  nos  temples,  soit  dans  le  sanctuaire  d'une  chapelle  privée. 
Dans  nos  temples,  il  est  tout  à  tous,  dans  une  chapelle  privée  , 
il  est  tout  à  chacune  des  âmes  qu'il  s'est  choisies.  Dans  nos 
temples,  un  autel  élevé  et  qui  est  à  la  vue  de  tous,  un  vaste 
tabernacle  pour  nourrir  tous  ceux  qui  ont  faim  :  Dat  escam 
esurientibus.  Là,  une  chaire  du  haut  de  laquelle  le  pasteur 
distribue  à  tous  la  parole  de  Dieu.  Là  enfin,  le  tribunal  sacré 
de  la  divine  miséricorde  où  les  pécheurs  obtiennent  le  pardon. . . 
Dans  une  chapelle  privée,  un  autel  modeste  et  un  tabernacle 
qui  suffit  pour  nourrir  du  pain  sacré  les  âmes  qui  habitent 
sous  le  toit  de  la  maison.  Là,  il  n'y  a  ni  chaire,  ni  tribunal 
de  la  pénitence  ;  c'est  Jésus-Christ  lui-même  qui  parle  intimement 
à  des  cœurs  qui  lui  sont  chers,  et  c'est  lui  qui,  par  les  douces 
impressions  de  sa  grâce,  purifie  de  plus  en  plus  les  consciences 

Mais  maintenant,  pourquoi  cette  si  haute  faveur  d'une  chapelle 
privée  accordée  à  de  telles  âmes  et  non  pas  à  telles  autres? 
Il  faut  ici,  premièrement ,  répondre  aue  c'est  le  secret  de  Dieu, 


446  LA   CHAPELLE   DOMESTIQUE 

comme  toutes  les  grâces  privilégiées  que  nous  recevons  sont 
toujours  le  secret  de  Dieu,  et  il  est  nécessaire  d'invoquer  la 
grande  parole  de  l'apôtre  S.  Paul  :  «  0  profondeur  des  divins 
conseils  :  6  altitudo  !  » 

J'ajouterai  cependant  que ,  autant  que  nos  pensées  peuvent 
scruter  les  secrets  de  Dieu,  on  peut  dire  qu'à  l'égard  de  ceux 
qui  la  reçoivent,  la  faveur  d'une  chapelle  privée  est  à  la  fois  une 
récompense  que  le  Seigneur  accorde  et  une  dette  qu'il  impose. 

Une  récompense  que  le  Seigneur  accorde.  Et  ici ,  nous  serons 
d'accord  pour  dire  qu'il  a  voulu  rémunérer  une  piété  exemplaire 
et  toujours  prête  à  toutes  les  bonnes  œuvres,  un  zèle  ardent 
pour  les  intérêts  de  son  Église  et  cette  vertu  chrétienne,  la  plus 
difficile  de  toutes,  une  résignation  absolue  à  la  souffrance  que  le 
Seigneur  envoie. 

Mais,  en  même  temps  qu'une  récompense,  la  faveur  d'une 
chapelle  privée  est  une  dette  que  Jésus-Christ  impose.  Quelle 
dette?  Souvenons-nous  de  la  parabole  des  talents.  Toute  faveur 
du  ciel  est  un  talent  et  il  n'est  pas  un  talent  seul  qu'on  ne  doive 
chercher  à  faire  fructifier.  Or,  quel  fruit  peut  attendre  le  Sauveur 
de  la  chapelle  privée  qu'il  accorde  ? 

Revenons,  si  vous  le  voulez  bien  ,  à  la  maison  de  Béthanie  dont 
je  vous  parlais  en  commençant.  Là,  les  deux  sœurs  reçoivent 
Jésus-Christ  ,  et  certes  ces  deux  âmes  sont  admirablement 
disposées.  Mais  qui  dira  que  Marie,  déjà  si  aimante,  en  priant 
aux  pieds  du  Sauveur,  n'ait  pas  senti  s'allumer  davantage  le  feu 
de  son  amour?  In  meditatione  meâ  exardescet  ignis ,  et  qui  dira 
que  Marthe,  déjà  si  ardente  pour  le  servir,  n'ait  point  aussitôt 
corrigé  en  elle  les  petits  défauts  d'agitation  et  de  trouble  que  le 
Sauveur  lui  avait  reprochés. 

Voilà  l'exemple  qu'il  faut  suivre.  Une  âme  vraiment  chrétienne, 
et  c'est  là  sa  dignité  et  sa  gloire,  une  âme  vraiment  chrétienne 
doit  être,  tout  à  la  fois,  les  deux  sœurs,  Marie  et  Marthe  :  Marie, 
par  la  prière  et  par  l'amour;  Marthe,    rar  le  zèle  et  par  les 

œuvres 0   Marie!   ô   Marthe!   ô  pur  amour  du  cœur!  ô 

énergique  activité  du  zèle!  ô  douce  contemplation  aux  pieds  du 
Sauveur  !  ô  sainte  ardeur  pour  toutes  les  œuvres  que  Jésus- Christ 
impose  !  O  Marie  !  ô  Marthe  1  vous  qui  êtes  vraiment  la  vie 
chrétienne-,  et  c'est  cette  vie  que  doivent  ambitionner  les  âmes 
qui  ont  reçu  la  faveur  d'une  chapelle  privée;  c'est  cette  vie 
qu'elles  chercheront  chaque  jour  à  obtenir  par  leurs  prières  ;  c'est 
aussi  celle  que  je  demande  au  Seigneur  de  leur  accorder  par  sa 
grâce.  Ainsi  soit-il. 


MARIAGE   DE   DEUX  FERMIERS1 


Meigné,  25  octobre  1873. 

Vous. m'avez  demandé,  mes  chers  amis,  de  bénir  votre  union 
et  j'ai  bien  volontiers  accédé  à  ce  désir;  vous  et  vos  bons  parents, 
vous  nous  êtes  depuis  longtemps  attachés  par  des  liens  qui  nous 
sont  chers  ;  ils  vont  devenir  aujourd'hui  plus  étroits  et  j'ai  été 
bien  aise  de  les  resserrer  moi-même  en  présidant  à  la  cérémonie 
de  vos  noces  et  en  venant  vous  bénir  comme  un  père  bénit  ses 
enfants. 

Cette  bénédiction  d'ailleurs  que  je  vais  vous  donner,  je  suis 
certain  d'avance  que  le  Seigneur  veut  la  répandre  abondamment 
sur  vous  ;  cette  vie  des  champs  que  vous  menez  l'un  et  l'autre, 
sous  le  toit  rustique  qu'ont  habité  vos  pères  ressemble  beaucoup 
à  la  vie  patriarcale;  or,  dans  l'histoire  des  patriarches,  rien  n'est 
plus  admirable  que  les  bénédictions  qu'il  a  plu  à  Dieu  de  répan- 
dre sur  les  unions  conjugales  et  c'est  pour  cela  qu'aujourd'hui 
encore  le  ministre  du  Seigneur  recommande  à  chaque  épouse 
chrétienne  de  prendre  pour  modèle  l'amabilité  de  Rachel,  la 
sagesse  de  Rébecca  et  la  fidélité  de  Sara  ;  vous  imiterez  certaine- 
ment ses  vertus,  ma  chère  enfant,  comme  votre  époux  chrétien 
voudra  imiter  la  foi  d'Abraham,  la  simplicité  de  cœur  d'Isaac, 
la  patience  et  la  longanimité  de  Jacob. 

Comme  celle  des  patriarches,  votre  vie,  mes  chers  enfants, 
ne  saurait  qu'être  agréable  au  Seigneur,  puisqu'elle  sera  comme 
elle  une  vie  de  travail  et  de  prière. 

Une  vie  de  travail,  et  de  quel  travail?  La  vie  du  travail  des 
champs;  celui-ci,  vous  le  savez,  avait  été  imposé  à  nos  premiers 
parents  même  au  paradis  terrestre,  et,  depuis  la  chute,  depuis 
le  péché,  il  a  été  pareillement  imposé  à  leurs  fils.  Ah!  plût  à 
Dieu  qu'un  plus  grand  nombre  d'hommes  eussent  la  vertu  et  le 
courage  d'y  consacrer  leur  vie  ! . . . 

Mais  pourquoi  le  travail  des  champs  plaît-il  souverainement  au 
Seigneur?  C'est,  si  je  puis  m'exprimer  de  la  sorte,  parce  qu'il  se 
fait  de  moitié  avec  lui  !  Sans  doute,  le  laboureur  doit  creuser  son 
sillon,  il  doit  jeter  la  bonne  semence,  et  ce  n'est  qu'après  avoir 
semé  dans  les  larmes  qu'il  récoltera  dans  la  joie,  mais,  entre  la 
semence  et  la  récolte,  il  y  a  la  part  qu'il  faut  faire  à  Dieu  ;  il  y  a 
les  rayons  de  son  soleil,  il  y  a  ces  rosées  et  ces  pluies,  il  y  a  ces 
variations  de  température  qui  ne  dépendent  pas  de  l'agriculteur 

1.  Par  Monseigneur  de  la  Bouillerie. 


448  MARIAGE  DE  DEUX  FERMIERS 

mais  de  Dieu  seul,  et  c'est  pour  cela  que  le  laboureur  doit  néces- 
sairement compter  avec  Dieu  ;  —  Mais,  c'est  pour  cela  aussi  qu'à 
la  vie  de  travail  il  doit  joindre  la  vie  de  prière.  Le  matin,  l'agri- 
culteur prie  pour  que  Dieu  bénisse  son  champ  ;  le  soir,  il  prie 
encore  pour  le  remercier  de  ses  bienfaits,  et,  dans  les  mauvais 
jours  il  sait  reconnaître  les  châtiments  du  Seigneur.—  L'agricul- 
teur prie  chaque  jour,  mais  il  est  un  jour  dans  la  semaine  qu'il 
consacre  surtout  à  la  prière  ;  six  jours  appartiennent  au  travail 
de  ses  mains,  le  dimanche  est  réservé  au  travail  du  Seigneur. 
Ah  !  non  seulement  le  travail  de  ce  jour  est  utile  à  l'âme  et  à  la 
conscience  du  laboureur,  mais  il  profite  aussi  à  ses  champs.  Agri- 
culteurs chrétiens,  vous  le  reconnaîtrez  au  jour  du  jugement: 
vos  riches  moissons  ont  été  dues  autant  à  l'observation  et  aux 
saints  offices  du  dimanche,  qu'à  vos  labeurs  de  la  semaine. 

Eh  bien,  cette  vie  de  travail  et  de  prière,  vous  allez  maintenant 
la  mener  à  deux  et,  ainsi,  elle  vous  sera  plus  facile  et  plus 
douce  :  la  vie  de  travail  d'abord  ;  dès  le  matin,  l'époux  se  lève,  il 
se  rend  à  ses  champs,  il  commence  ses  rudes  travaux,  mais  il 
sait  que  l'épouse  est  près  de  lui,  à  la  maison  ;  celle-ci  s'occupe 
du  ménage,  elle  prend  soin  du  bétail,  elle  prépare  les  aliments 
qui  nourriront  son  robuste  époux  ;  comme  la  femme  forte,  elle 
ne  mange  pas  son  pain  dans  l'oisiveté  ;  comme  elle,  elle  apprête 
des  vêtements  chauds  pour  ceux  qui  la  servent,  comme  elle 
encore,  elle  sait  manier  le  lin  et  la  laine  et  ses  doigts  font  toun  or 
le  fuseau  :  «  digiti  ejus  appreher>derunt  fîisiim.  » 

Vie  de  travail  plus  facile  à  deux,  vie  de  prière  également  meil- 
leure à  deux  ;  c'est  le  Seigneur  qui  l'a  dit  lui-même  :  «  Quand 
deux  ou  trois  seront  réunis  en  mon  nom,  je  serai  au  milieu 

d'eux »  Quand  deux  seront  réunis  en  mon  nom oh! 

combien  les  époux  chrétiens  devraient  méditer  souvent  cette 

belle  parole! oui,  cela  est  vrai,  la  prière  de  deux  époux 

monte  avec  plus  d'élan  vers  le  ciel 

Continuez  donc,  mes  chers  enfants,  continuez  en  paix  et  avec 
plus  de  bonheur  cette  vie  de  travail  et  de  prière  qui  est  la  vie  de 
l'agriculteur  chrétien  ;  demeurez  longtemps  sur  cette  terre  qui 
vous  aime  et  que  vous  aimez  ;  que  vos  enfants  et  vos  petits 
enfants  y  demeurent  après  vous.  —  Voyez  comme  la  Providence 
sait  admirablement  arranger  toutes  choses  :  elle  m'a  confié  la 
possession  de  cette  terre,  mais,  je  vous  l'avoue  en  toute  fran- 
chise, je  serais  bien  en  peine  s'il  me  fallait  la  cultiver  moi-même  ! 
Je  ne  suis,  hélas  1  je  le  confesse  qu'un  très  pauvre  agriculteur,  je 
ne  connais  les  champs,  les  moissons  >  les  blés,  les  ivraies  que 
par  les  paraboles  de  l'Évangile,  mais  pourquoi  suis-je  incapable 
de  cultiver  mon  champ6/ C'est  que  je  me  suis  consacré  à  une  autre 
agriculture  plus  élevée  que  la  vôtre  ;  celle  dont  l'apôtre  S.  Pau) 


LES  PETITS  VAGABONDS  449 

disait  aux  fidèles  de  son  temps  :  «  Vous  êtes  l'agriculture  de 
Dieu.  »  Mon  champ,  c'est  l'Église;  ma  semence,  c'est  la  parole 
de  Dieu;  ma  récolte,  c'est  la  conversion  des  âmes  et  leur  béati- 
tude éternelle  ! 

Vous  le  voyez  donc,  mes  chers  enfants,  à  chacun  ici-bas  sa 
mission,  à  celui-ci  la  culture  des  champs,  à  cet  autre  la  culture 
des  âmes  ;  l'une  et  l'autre  plaît  au  Seigneur,  pourvu  qu'elle  soit 
bien  faite,  et  elle  sera  bien  faite,  si  elle  se  fait  dans  un  esprit 
chrétien. 

Vous  donc,  mes  chers  amis,  retournez  à  vos  champs  et  conti- 
nuez vos  utiles  labeurs  ;  moi,  dans  peu  de  jours,  je  retournerai 
vers  le  sol  où  je  dois  cultiver  les  âmes  ;  mais,  je  le  répète,  j'ai  été 
bien  aise  qu'un  moment  de  loisir  m'ait  permis  de  présider  à  la 
cérémonie  de  vos  noces^et  de  vous  donner  ce  nouveau  témoi- 
gnage de  tout  l'intérêt  que  je  vous  porte,  en  venant  bénir  votre 
union . 


LES  PETITS  VAGABONDS 


In  quo  corrigit  aclolescentior  viafn  suam  ? 
in  custodienclo  sermones  tuos. 

(PSAL  .118  -  9). 

Comment  est-ce  que  le  jeune  enfant 
pourra  corrigeras  voies  ?  C'est  en  res- 
tant fidèle  à  vos  préceptes,  ô  mon  Dieu 

Ces  paroles,  mes  frères,  pourraient  servir  de  devise  à  la 
grande  et  belle  œuvre  dont  je  viens  aujourd'hui  vous  entretenir. 
Elle  a  effectivement  pour  but  de  corriger,  par  la  piété,  cette 
foule  d'enfants  vagabonds  qui  parcourent  les  rues  en  tous  sens, 
et  qui,  si  on  ne  les  corrige  pas,  peuvent  devenir  un  jour  les 
fléaux  de  la  société.  Cette  œuvre  est  si  grande,  et  son  ensei- 
gnement est  si  précieux,  que  je  me  suis  décidé,  mes  frères, 
à  vous  la  présenter  aujourd'hui  uniquement.  C'est  un  grand 
enseignement ,  ai-je  dit,  car  aujourd'hui  que,  grâce  à  Dieu,  le 
vent  de  la  charité  souffle  de  toute  part,  il  est  bon  qu'on 
apprenne  comment  débute  une  œuvre  chrétienne,  comment 
elle  fonctionne, comment  elle  réussit. 

C'est  ce  que  je  peux  parfaitement  vous  apprendre,  si  vous 
voulez  suivre  avec  moi  l'origine,  les  suites  et  les  développements 

1  Discours  sur  l'Œuvre  des  Ecoles  de  la  Compassion  prononcé  le  3  lévrier  1854,  dans 
l'Église  de  Saint  Roch,  par  M.  l'abbé  de  la  Bouillerie,  alors  vicaire-général  de  Paris. 

II.  CINQUANTE-SEPT. 


450  LES  PETITS  VAGABONDS 

de  l'œuvre  de  la  Compassion.  Le  passé  de  l'œuvre  vous  fera 
comprendre  cette  fécondité  de  l'Église  qui  ne  s'épuise  jamais  ; 
son  état  présent  vous  fera  admirer  une  fois  de  plus  cette  Provi- 
dence divine  qui  vient  au  secours  de  toutes  les  misères,  et 
son  avenir  vous  montrera  les  devoirs  qui  vous  sont  imposés 
aujourd'hui. 

Mais  quoi  ! en  ce  moment,   mes  frères,  une   pensée 

traverse  mon  esprit,  et  oserai -je  le  dire?  le  trouble.  Quoi!  en 
présence  de  la  divine  Eucharistie,  dans  cette  fête  auguste' qui 
rappelle  ce  grand  mystère,  quoi!  moi  que  vous  connaissez, 
je  ne  vous  parlerai  pas  de  la  divine  Eucharistie?  Ah!  mes 
frères,  elle  reparaîtra-,  elle  ne  sera  pas  cependant  éloignée  de 
mon  sujet.  L'Eucharistie,  elle  est  au  commencement  des  grandes 
choses;  vous  la  retrouverez  partout.  L'Eucharistie,  c'est  le  soleil  ; 
et  l'œuvre  de  la  Compassion  c'est  un  de  ses  rayons.  L'Eucha- 
ristie, c'est  une  source  profonde;  l'œuvre  de  la  Compassion 
est  un  ruisseau  qui  émane  de  cette  source.  L'Eucharistie  est 
un  grand  principe,  et  l'œuvre  dont  je  vous  entretiens  est  une 
des  conséquences  de  ce  principe.  Et  puis,  d'ailleurs,  quand 
il  s'agit  d'enflammer  les  âmes,  de  les  porter  à  l'exercice  de  la 
charité,  ah  !  le  prêtre  sent  le  besoin  de  ce  charbon  ardent  d'Isaie, 
qui  sait  se  placer  sur  ses  lèvres  et  sur  son  cœur,  afin  d'ouvrir 
vos  cœurs. 

Eh  bien!  donc,  pour  donner  à  mes  paroles  cette  éloquence 
persuasive  dont  je  n'ai  jamais  plus  senti  le  besoin,  et  afin 
qu'après  avoir  écouté  mes  paroles,  vous  vous  leviez  tous 
comme  un  seul  homme,  afin  de  soutenir  cette  œuvre,  et  de 
l'encourager,  prosternons-nous  devant  le  divin  sacrement  de 
l'autel,  et  adorons-le  en  invoquant  Marie.  Ave  Maria. 

Premièrement ,  mes  frères  ,  comment  débute  une  œuvre  chré- 
tienne? Vous  allez  l'apprendre  en  suivant  avec  moi  l'origine 
de  l'œuvre  de  la  Compassion,  le  but  qu'elle  se  propose.  Il  y 
a  sept  à  huit  ans  à  peine,  un  chrétien,  un  homme  du  monde,  un 
père  de  famille,  mais  qui  avait  profondément  senti  par  lui- 
même  le  fruit  d'une  éducation  chrétienne,  eut  cette  pensée 
heureuse  de  chercher  à  réunir  tous  les  mauvais  enfants  vagabonds 
de  Paris,  et  de  les  convertir,  et  ce  fut  le  jour  de  l'Assomption, 
et  aux  pieds  du  divin  sacrement  de  l'autel  exposé,  qu'il  se 
détermina  à  mettre  cette  pensée  à  exécution.  Vous  le  voyez, 
mes  frères,  l'Eucharistie  n'est  point  étrangère  à  cette  œuvre,  ni 
l'Eucharistie,  ni  Marie,  qu'on  vénère  dans  cette  maison  sous 
le  beau  titre  de  Mère  de  la  Compassion.  Toutefois  cet  homme 
voulut  laisser  mûrir  sa  pensée:  il  la  confia  à  la  méditation, 

1.  Cn  célébrait  à  Saint-Roch.  les  exercices  de  l'Adorai  ion  perpétuelle,  dont  M.  l'abbé 
de  lo  Bouillerie  aidé  de  M.  Hermann,  de  Cuers,  etc.  , venait  d'être  i'institi^ur  à  Paris 


LES    PFTITS   VAGABONDS  451 

et  à  la  prière,  puis  il  prit  quelques  conseils.  Mais,  comme  il 
arrive  souvent,  ces  conseils  le  dissuadèrent  plutôt.  L'un  disait  : 
«  Vous  êtes  fou.  »  Un  autre  :  «  Vous  rêvez...  »  Un  troisième  : 
«  Si  vous  ouvrez  une  maison  à  ces  enfants  ,  il  y  a  pour  vous  une 
maison  toute  ouverte,  et  c'est  la  maison  de  Charenton.  »  Mais 
Dieu  lui  disait  au  fond  de  l'âme  :  «  Courage!  Courage!  Va!  »  Et 
il  alla.  Un  jour  donc,  mes  frères,  il  rencontra  sur  le  pavé  de 
Paris  un  pauvre  enfant  qui  ne  savait  même  pas  son  nom.  Oh  ! 
ai-je  besoin  de  vous  dire  qu'il  ne  savait  même  pas  le  nom  de 
Dieu.  Cet  homme  chrétien  et  vraiment  charitable  le  recueillit  et  le 
plaça  dans  sa  maison.  A  ce  premier  enfant  s'en  joignit  un  second, 

puis  un  troisième un  quatrième 11  les  admit  dans  sa 

famille  comme  des  enfants  adoptifs.  Bientôt ,  ne  pouvant  plus 
suffire  seul  à  cette  œuvre,  il  eut  recours  à  quelques  aides.  Ces 
aides ,  ce  furent  des  hommes  chrétiens  comme  lui ,  qui  s'appellent 
les  frères  de  la  Compassion,  et  qui,  sous  l'habit  de  l'homme  du 
monde,  ont  déjà  le  cœur  et  l'âme  du  religieux.  Dès  lors,  l'œuvre 
était  fondée:  mais  fondée  dans  quel  but? 

Je  vous  l'ai  déjà  dit ,  dans  le  but  de  réunir  tous  les  enfants 
vagabonds  de  Paris,  ceux  qui  sont  véritablement  mauvais  sujets, 
et  de  les  convertir.  La  condition  première  pour  les  enfants  admis 
à  faire  partie  de  cette  œuvre ,  c'est  d'être  un  détestable  sujet  ; 
et  à  cause  de  cela,  cette  condition  pour  entrer  dans  la  maison 
de  la  Compassion  porte  un  nom,  c'est  le  mauvais  sujétisme,  et 
tout  ce  qui  ne  remplit  pas  cette  condition  est  successivement  et 
immédiatement  chassé.  Que  de  ruses,  que  de  mensonges  n'a-t-on 
pas  employés  auprès  du  directeur  de  la  maison  pour  y  faire 
placer  de  bons  sujets  ! 

Mais  il  a  une  incroyable  vigilance,  et  il  les  chasse  toujours. 
Une  mère  se  présente  à  lui,  et  lui  dit  :  «  Monsieur,  prenez  mon 
fils.  »  Le  directeur  lui  répond:  «  Madame,  votre  fils  remplit-il 
les  conditions  de  l'œuvre?  »  —  «  J'ai  le  malheur  d'être  bien 
pauvre.  »  —  «  Cela  n'est  rien,  nous  le  prendrons  gratuitement; 
mais  je  demande  s'il  remplit  les  conditions  de  l'œuvre!  »  La 
pauvre  mère  se  persuade  qu'elle  doit  faire  l'éloge  de  son  fils  : 
«  Il  est  docile,  obéissant,  etc.  »  —  «  Cela  suffit,  madame  ;  votre 
enfant  n'est  pas  pour  nous.  »  La  pauvre  mère  s'aperçoit  qu'elle 
s'est  trompée  :  «  Oh!  non,  monsieur,  mon  fils  est  plein  de  défauts; 
il  est  gourmand,  il  est  menteur,  etc.  »  On  revient,  on  le  prend; 
mais  on  reconnaît  que  l'enfant  n'est  pas  vicieux,  et  qu'il  n'est  pas 
un  enfant  pour  l'œuvre  de  la  Compassion  ;  on  le  renvoie. 

Au  contraire,  si  c'est  un  enfant  chez  qui  le  crime  est  précoce, 
et  il  y  en  a  beaucoup,  un  enfant  qui  a  déjà  volé,  qui  est  l'effroi 
de  son  quartier,  qui  casse  les  vitres  de  toutes  les  boutiques, 
qui  a  déjà  trompé  la  vigilance  des  agents  de  police;  si  c'est  uu 


452  LES  PETITS   VAGABONDS 

enfant,  faut-il  le  dire?  qui  a  déjà  essayé  d'empoisonner  son 
père  et  sa  mère,  voilà  l'enfant  que  nous  prenons,  que  nous 
réclamons,  que  nous  convertirons. 

Vous  le  voyez,  mes  frères,  le  but  de  cette  œuvre  est  éminem- 
ment spirituel  ;  c'est  d'abord  à  l'âme  de  ces  enfants  que  l'on 
va.  Ah!  comme  l'on  s'aperçoit  bien  vite,  mes  frères,  dans  la 
pratique  de  cette  œuvre,  combien  une  famille  empoisonnée 
sait  empoisonner  ses  fils  !  Le  péché  originel  n'est  plus  un 
mystère  dans  l'œuvre  de  la  Compassion  ;  on  le  voit  là  dans 
son  affreuse  réalité,  dans  sa  hideuse  nudité  ;  on  comprend  que 
les  instincts  de  l'homme  sont  mauvais  et  que  la  vertu  pour  lui 
ce  n'est  pas  la  nature,  c'est  la  grâce. 

Tout  à  l'heure,  je  vous  dirai  comment  en  effet  l'œuvre  de  la 
grâce  s'accomplit  pour  ces  enfants.  En  ce  moment,  je  voulais 
seulement  vous  dire  l'origine  de  l'œuvre  et  le  but  qu'elle  s'est 
proposé  C'est  une  origine  vraiment  chrétienne,  et  un  but  vraiment 
chrétien;  car  la  position  que  la  Providence  m'a  donnée  fait  qu'il 
n'y  a  pas  de  semaine  qu'il  ne  me  passe  sous  les  yeux  une  foule 
de  projets  et  de  plans  d'œuvres,  d'œuvres  plus  ou  moins  bonnes, 
plus  ou  moins  sensées.  Eh!  bien,  mon  expérience  m'a  déjà 
montré  qu'une  œuvre  se  distingue  tout  de  suite  à  son  origine. 

Il  y  a  des  œuvres  de  deux  sortes.  Il  y  a  des  œuvres  que  j'ap- 
pellerai plutôt  philanthropiques  ;  il  y  a  des  œuv  e  ?  qui  sont 
essentiellement  chrétiennes.  L'origine  des  unes  ne  ressemble 
en  rien  à  l'origine  des  autres.  Pour  les  œuvres  philanthropiques, 
voici  comment  cela  se  passe.  Un  homme,  un  matin,  rêve  une 
pensée  charitable,  et  tout  de  suite  il  veut  la  mettre  à  exécution  ; 
et  que  fait-il?  Il  s'assied  à  son  bureau,  prend  une  feuille  de 
papier,  et  écrit  les  statuts  de  son  œuvre  : 

((  Article  premier.  —  But  de  l'œuvre.  —  L'œuvre  a  pour  but  do 
détruire  complètement  la  misère  dans  tout  l'empire  français.  » 

Vous  riez,  mes  frères!  il  n'y  a  pas  une  semaine  qu'il  me 
passait  sous  les  yeux  un  plan  d'œuvre,  dont  le  but  était  de 
détruire  complètement  le  paupérisme  dans  les  cinq  parties  du 
monde. 

«  Article  IL  —  Ressources  de  l'œuvre.  — -  Les  ressources  de 
l'œuvre  sont  un  capital  de  un  ou  deux  millions,  divisé  en  actions 
de  cinq  cents  francs. 

«  Article  IIL— Organisation  de  l'œuvre.—  L'œuvre  a  un  direc- 
teur salarié.  » 

Hélas  1  la  misère  ne  se  détruit  pas  ainsi  ;  les  actions  ne  se 
prennent  pas;  et  le  plus  malheureux,  c'est  le  directeur  qui  n'a 
pas  de  salaire. 


LES  PETITS  VAGABONDS  453 

Voici  maintenant  comment  débute  une  œuvre  véritablement 
chrétienne  : 

Un  jour,  un  pauvre  frère,  qui  se  nomme  Vincent  de  Paul, 
rencontre  dans  les  rues  de  Paris  un  enfant  qui  gèle  de  froid , 
il  le  place  sous  son  manteau  et  le  conduit  à  une  dame  charitable 
qui  le  soigne.  Le  lendemain,  il  recueille  un  second  enfant,  un 
troisième,  etc.,  puis  ce  n'est  plus  une  dame:  ce  sont  deux 
dames,  trois  dames.  Voilà  l'œuvre  qui  s'établit  peu  à  peu  et 
aujourd'hui  cette  œuvre  est  une  des  merveilles  de  la  civilisation 
moderne. 

Une  autre  fois,  c'est  une  pauvre  fille  de  Bretagne  qui  recueille 
chez  elle  un  vieillard  :  elle  le  soigne,  le  nourrit,  l'élève.  Quelques 
jours  après,  c'est  un  second  vieillard,  un  troisième,  etc.,  puis 
la  pauvre  fille  n'y  suffit  plus  et  s'en  adjoint  une  seconde,  une 
troisième,  etc. ,  et  voilà  une  des  plus  magnifiques  œuvres  du 
XIX0  siècle,  l'œuvre  des  Petites  Sœurs  des  Pauvres. 

Et  ce  n'est  pas  en  vain  que  je  rapproche  l'œuvre  des  Petites 
Sœurs  des  Pauvres  de  celle  dont  je  vous  entretiens  aujourd'hui  ; 
car  je  sais  que  des  rapports  très  intimes  ont  existé  entre  le 
fondateur  de  l'œuvre  de  la  Compassion  et  le  fondateur  des  Petites 
Sœurs  des  Pauvres.  Ce  sont  les  enfants  et  les  vieillards  pauvres 
et  abandonnés  ;  ce  sont  les  deux  bouts  de  la  chaîne  de  la  misère 
qui  ont  besoin  du  lait,  qui  ont  besoin  de  mère,  du  lait  et  des 
mamelles  de  la  charité. 

En  somme,  mes  frères,  entre  l'origine  des  œuvres  philan- 
thropiques, et  l'origine  des  œuvres  chrétiennes,  il  y  a  cette 
différence  que  les  œuvres  philanthropiques  commencent  par  un 
plan  sur  le  papier  qui  ne  s'exécute  jamais,  et  que  les. œuvres 
vraiment  chrétiennes  commencent  par  une  bonne  action  que 
Dieu  bénit  toujours. 

Et  maintenant,  mes  frères,  pour  le  but:  le  but  d'une  œuvre 

chrétienne  doit  nécessairement  être  un  but  tout  spirituel.  Il  y 

a  à  Paris  une  foule  d'hommes  qui  s'occupent  de  donner  aux 

pauvres  des  vêtements,  du  bœuf,  du  bouillon,  des  fagots  pour 

se  chauffer,  mais  qui  ne  s'occupent  en  aucune  façon  de  leur 

âme  ;  et  je  dis  qu'il  n'y  a  pas  une  seule  œuvre  véritablement 

chrétienne  qui,  d'abord,  et  avant  tout,  ne  s'occupe  de  l'âme 

des  pauvres  qu  elle  veut  secourir.  Ce  n'est  pas  que  la  charité 

oublie  les  secours  matériels,  mais  ce  n'est  jamais  qu'en  vue 

de  l'âme;  elle  ne  les  donne  que  pour  convertir  les  âmes.  La 

charité  chrétienne ,  c'est  le  mot  de  Notre  Seigneur  Jésus-Christ 

à  ses  disciples:  «  Cherchez  d'abord  le  royaume  de  Dieu,  et  le 

ceste  vous  sera  donné  par  surcroît.  »  Oui,  la  charité  chrétienne 

veut  d'abord  conduire  les  pauvres  au  royaume  de   Dieu;  elle 


454  LES  PETITS  VAGABONDS 

ne  délaisse  pas  le  reste ,  elle  le  donne  par  surcroît.  Quœrite 
prltnum  regnum  Dei,  et  otnnia  adjicientur  vobis. 

Vous  avez  compris  le  but  de  l'œuvre  de  la  Compassion.  Je  vais 
maintenant  vous  dire  comment  elle  fonctionne.  Quand  une  œuvre 
vraiment  chrétienne  a  été  mise  en  branle,  on  voit  tout  de  suite 
surgir  en  elle  des  faits  de  deux  sortes  très  distincts  :  premiè- 
rement, des  difficultés  insurmontables,  des  difficultés  contre 
lesquelles  on  lutte,  et  dont  il  semble  que  jamais  on  ne  pourra 
triompher;  et  puis ,  à  côté  de  ces  difficultés,  des  traits  admirables 
de  la  Providence  de  Dieu. 

Oui,  d'abord,  des  difficultés,  car  on  peut  dire  d'une  œuvre 
chrétienne  ce  que  la  Sainte  Écriture  dit  de  l'homme  juste  : 
«  L'homme  juste,  c'est  de  l'or.  »  Une  œuvre  vraiment  chrétienne 
c'est  de  l'or  ;  mais  il  faut  que  l'or  soit  éprouvé  dans  la  fournaise; 
mais  en  même  temps,  plus  l'œuvre  a  été  éprouvée,  plus  la 
Providence  lui  vient  en  aide,  et  il  semble  que  d'abord  le  ciel 
n'ait  été  si  nuageux  qu'afîn  de  faire  mieux  briller  l'éclat  de  l'astre 
du  jour. 

Voyons  donc,  dans  l'œuvre  de  la  Compassion,  et  les  difficultés 
et  les  traits  de  la  Providence.  Les  difficultés  ,  et  en  premier 
lieu,  les  difficultés  matérielles.  Ici,  elles  sont  énormes.  Car  je 
vous  parle  d'une  maison,  où  le  matin  on  n'est  jamais  bien  sûr 
qu'on  pourra  dîner  le  soir.  Cependant  ne  craignez  rien,  les  enfants 
de  la  Compassion  sont  au  demeurant  frais  et  bien  nourris; 
mais  il  y  a  des  craintes  et  des  craintes  constantes.  Le  dépensier 
va  à  la  dépense,  rien  1  le  trésorier  va  à  la  caisse,  rien  toujours  ! 
11  faut  pourtant  que  ces  enfants  vivent  :  comment  donc  s'y 
prendra  -t-on? 

Dans  l'œuvre  de  la  Compassion,  on  a  un  art  admirable  pour 
battre  monnaie.  Il  y  a  dans  la  chapelle  une  petite  statue  de  la 
Sainte  Vierge,  qui  est  la  mère,  la  patronne  et  la  protectrice  de 
la  Compassion.  Le  directeur  et  les  bons  frères  vont  s'agenouiller 
devant  la  statue;  ils  disent  à  Marie  :  «  Ne  laissez  pas  périr  vos 
petits  enfants  !  »  Puis  ils  se  relèvent  et  le  directeur  voit  venir 
à  lui  un  homme  qui  lui  apporte  un  billet  anonyme,  et  ce  billet, 
c'est  un  billet  de  banque.  Ou  bien  le  directeur  va  chercher  dans 
son  secrétaire  une  pièce  dont  il  a  besoin,  et  il  rencontre  un  sac 
d'argent  qui  lui  est  tombé  je  ne  sais  d'où  ou  plutôt  qui  lui  est 
tombé  du  ciel,  oui,  du  ciel,  mes  frères;  car  c'est  toujours  le 
ciel  qui  fait  l'aumône. 

Il  y  a  trois  semaines  environ,  l'œuvre  se  trouvait  dans  l'une 
de  ces  périodes  fréquentes  où  l'on  meurt  de  faim.  Les  bons 
frères  allaient  prier  comme  de  coutume,  et  alors  une  de  ces 
dames  si  chrétiennes  qui  peut-être  sont  ici,  une  de  ces  dames 
qui  prennent  un  si  vif  intérêt  à  l'œuvre  de  la  Compassion,  va 


LES  PETITS  VAGABONDS  455 

irouver  une  autre  dame  dont  elle  connaissait  le  bon  cœur  et 
an  même  temps  l'immense  fortune.  Cette  dame  ne  se  fait  pas 
prier  ;  elle  remet  immédiatement  un  billet  de  banque  à  sa 
solliciteuse,  et  le  lendemain  elle  en  apporte  le  double  à  la 
maison.  Mes  frères,  je  puis  vous  parler  du  bienfait,  mais  je 
ne  puis  vous  nommer  la  bienfaitrice  ;  cependant  elle  n'est  pas 
ici,  car  cette  église  n'est  pas  son  église  ;  elle  n'est  pas  encore 
chrétienne  :  l'eau  du  baptême  n'a  pas  encore  coulé  sur  son  front. 
Je  dis  encore  ;  car  la  charité  mène  à  Dieu  ;  car  celui  qui  aime 
beaucoup,  il  lui  sera  beaucoup  pardonné,  car  il  est  impossible 
qu'un  jour  Dieu  n'échange  pas  cet  argent  et  cet  or  contre 
quelques  gouttes  d'eau  qui  viendront  éclairer  son  âme. 

Voilà,  mes  frères,  comment  on  se  tire  des  difficultés  maté- 
rielles dans  l'œuvre  de  la  Compassion  :  mais  ces  difficultés  ne 
sont  rien  auprès  des  difficultés  spirituelles,  car  il  s'agit  ici  de 
deux  choses  très  pénibles;  il  s'agit  premièrement  de  garder 
ces  enfants  dans  la  maison,  de  les  y  faire  tenir,  et  puis  de  les 
convertir. 

D'abord,  de  les  garder:  Quiconque  a  connu  cette  créature 
que  l'on  appelle  l'enfant  vagabond  de  Paris,  sait  qu'il  n'y  a 
rien  de  plus  espiègle,  de  plus  fin,  de  plus  souple,  de  plus 
agile.  Vous  croyez  l'avoir  entre  les  mains  -,  il  vous  glisse  comme 
un  serpent.  Vous  croyez  le  tenir  entre  quatre  murs  ;  il  grimpe 
comme  le  chat  et  saute  par  dessus.  Vous  croyez  l'enfermer 
dans  un  cachot  ;  il  a  appris  de  bonne  heure  l'art  du  serrurier  f 
et  les  verroux  ne  lui  font  rien.  Aussi  l'un  des  faits  les  plus 
fréquents  dans  l'œuvre  de  la  Compassion,  ce  sont  les  évasions. 
Un  enfant  est  entré  depuis  quelques  jours:  il  s'esquive;  il 
faut  courir  après,  et  c'est  précisément  ce  que  font  les  bons 
frères  de  la  Compassion,  avec  un  courage  admirable.  Pour 
mon  compte,  je  ne  sache  pas  qu'on  ait  jamais  mieux  suivi  qu'à  la 
Compassion  l'exemple  du  bon  Pasteur  qui  court,  court  et  court 
encore  après  sa  brebis  égarée.  Les  pauvres  frères  s'en  vont 
dans  les  rues  de  Paris ,  disant  leur  chapelet  et  du  fond  de  leur 
cœur  appelant  leur  cher  fugitif.  Souvent,  après  deux  ou  trois 
jours  de  recherche,  ils  finissent  parle  trouver. 

Une  fois,  après  une  longue  course,  un  frère  rencontre  un 
de  ces  échappés  qui  causait  contre  une  borne  avec  un  petit 
chiffonnier  de  ses  amis.  Le  petit  chiffonnier  lui  disait  :  (C'est 
l'enfant  qui  a  raconté  cela  lui-même.  )  Tu  es  bien  fou  d'avoir 
quitté  une  maison  où  tu  avais  un  lit  et  du  pain;  maintenant 
tu  es  couché  à  la  belle  étoile,  et  tu  n'as  pas  de  quoi  manger*, 
pourquoi  n'y  retournes-tu  pas  ?»  —  «  Je  n'ai  pas  le  courage.  » 
—  «Alors,  répond  le  petit  chiffonnier,  si  nous  disions  une 
dizaine  de  chapelet,  le  courage  te  reviendrait»  Il  tire  un  chapelet 


456  LES  PETITS  VAGABONDS 

de  sa  poche,  et  voilà  les  deux  enfants  qui  en  récitent  une 
dizaine.  Après  le  dixième  Ave  Maria,  le  frère  de  la  Compassion 
se  trouve  vis-à-vis  du  petit  fugitif  qui  se  jette  dans  ses  bras, 
et  voilà  le  frère  l'emportant  sur  ses  épaules,  comme  fait  Jésus- 
Christ  de  la  brebis  égarée. 

C'est  déjà  quelque  chose  que  de  tenir  la  brebis  égarée  ;  mais 
ce  n'est  pas  tout,  il  faut  la  convertir.  Je  vous  ai  parlé  des  vices 
de  ces  enfants,  de  leurs  crimes,  de  leurs  vols  :  je  ne  vous  ai 
pas   parlé  de   leur  irréligion.    Figurez-vous  qu'ils  arrivent  à 
l'école  de  la  Compassion  sans  savoir  seulement  qu'il  y  a  un 
Dieu.  Un  jour,  un  de  ces  enfants  est  amené,  et  le  directeur 
lui  dit  :  Mon  enfant ,  connais-tu  le  bon  Dieu?  —  Non.  —  Aimes-tu 
la  Sainte  Vierge?  — Non.  —  Aimes-tu  tjn  père?—  Non.  —  Aimes- 
1u  ta 'mère?  —  Non.  —  Qu'aimes-tu  donc?  —  Je  n'aime  que  moi. 
0  parole  que  vous  devez  tous    méditer!  0  témoignage  d'une 
âme  déjà  corrompue  !  0  témoignage  plutôt  du  péché  originel 
qui  [fait   ainsi   l'homme   qu'il    n'aime  rien,   qu'il   n'aime    pas 
Dieu,  qu'il   n'aime   pas  son  père,  qu'il   n'aime  pas  sa  mère, 
qu'il    ne   sait  aimer   que   soi-même  !   Et   alors,    mes   frères, 
comment  est-ce  qu'on  s'y  prendra  pour  convertir  ces  natures? 
Le  premier  moyen  qu'on  emploie,  c'est  la  prière.  Aussitôt  qu'un 
enfant  est  amené  à  l'œuvre  de  la  Compassion,  il  est  pris  immé- 
diatement par  le  directeur,  et  conduit  à   la  chapelle.   Là  le 
directeur  le  force  à  s'agenouiller  devant  l'image  de  Marie,  et 
puis  on  lui  lit,  parole  par  parole,  une  petite  consécration  à 
la  Sainte  Vierge,  et  l'enfant  est  obligé  de  répéter  parole,  par 
parole.  0  miracle  !  quand  il  se  relève,  sa  figure  est  déjà  tout 
autre  ;  il  est  déjà  comme  changé  ! 

Un  second  moyen,  c'est  l'amour  et  le  dévouement  qu'on  ne 
cesse  de  montrera  ces  jeunes  enfants,  amour  et  dévouement 
que,  jusque-là,  ils  connaissent  si  peu.  Car  il  faut  bien  le  dire,  ils 
n'aiment  personne  -,  mais  personne  ne  les  aime.  Ah  !  l'amour  a  le 
talent  d'apprivoiser  les  plus  farouches  natures. 

Mais  le  moyen  par  excellence  sur  lequel  on  compte,  et  qui 
réussit  toujours,  c'est  le  moyen  de  la  première  communion  ,  et 
c'est  encore  en  cela  que  cette  œuvre  se  rattache  à  ce  divin  sacre- 
ment. De  loin  on  prépare  ces  enfants  à  la  première  communion. 
Il  y  a  un  aumônier  attaché  à  l'œuvre  et  cet  aumônier,  quel  est-il? 
C'est  un  prêtre  parfaitement  adapté  à  l'œuvre  de  la  Compassion, 
c'est  tout  simplement  un  bon  Père  Capucin,  et  il  semblerait  vrai- 
ment que  Paris  n'a  reçu  ces  bons  pères  que  pour  cette  œuvre.  Le 
père  capucin  a  une  longue  barbe  qui  d'abord  impose  à  cet  enfant, 
et  puis,  comme  il  est  pieds  nus,  revêtu  d'un  habit  qui  n'est  pas 
plus  beau  que  celui  de  son  père,  il  ne  l'effraie  pas,  et  comme 
sous  cette  longue  barbe  il  y  a  des  lèvres  qui  sourient,  et  sous  ne 


LES  PETITS  VAGABONDS  457 

froc  un  cœur  plein  d'amour,  on  ne  respecte  pas  seulement  le 
Père  Capucin,  mais  on  l'aime. 

Arrive  donc  le  jour  de  la  première  communion.  L'année  der- 
nière, j'ai  eu  l'honneur  de  présider  moi-même  cette  même  céré- 
monie, je  suis  allé  donner  la  première  communion  aux  enfants 
de  la  Compassion.  Oh!  quel  spectacle,  je  ne  l'oublierai  jamais.  11 
y  avait  là  quinze  enfants,  qui  tous  avaient  été  les  fléaux  de  leurs 
quartiers,  de  leurs  familles,  et  véritablement  je  ne  voyais  plus 
devant  moi  que  des  anges.  Le  pontife,  qui  préside  à  notre  réu- 
nion peut  être  le  témoin  de  mes  paroles,  puisque,  le  soir  de  la 
première  communion,  il  a  daigné  lui-même  venir  leur  donner 
l'onction  sainte. 

Mes  frères,  en  définitive,  l'œuvre  de  la  Compassion  réussit, 
parce  qu'elle  fait  de  bons  chrétiens,  et  savez-vous  jusqu'à  quel 
point  elle  réussit?  Voici  des  chiffres.  Depuis  l'origine  de  l'œuvre 
qui  est  nouvelle,  elle  a  recueilli  quatre-vingt-quatre  enfants.  Sur 
ces  quatre-vingt-quatre  enfants,  le  directeur  m'a  avoué  qu'il 
n'avait  pas  réussi  auprès  de  deux.  Manquer  son  but  deux  fois  sur 
quatre-vingt-quatre,  il  me  semble,  mes  frères,  que  c'est  viser 
très  juste. 

Il  me  reste  à  vous  parler  de  l'avenir  de  l'œuvre.  Son  avenir 
peut  être  considéré  à  deux  points  de  vue,  à  un  point  de  vue 
social,  et  en  même  temps  à  un  point  de  vue  qui  vous  concerne 
spécialement. 

D'abord,  à  un  point  de  vue  social  ;  car  une  œuvre  chrétienne 
sociale  est  toujours  une  œuvre  éminemment  sociale.  Pour  dire 
vrai,  le  défaut  de  l'œuvre,  c'est  d'être  trop  restreinte.  Qu'est-ce  que 
84  enfants  sur  cette  masse  d'enfants  de  Paris?  C'est  seulement  une 
goutte  d'eau  que  nousavons  purifiée;  mais  l'étang  reste  fangeux. 
Néanmoins,  savez-vous  combien  il  y  a  d'enfants  qui  cette  année 
ont  frappé  à  la  porte  de  cette  maison,  et  pour  lesquels  cette  porte 
ne  s'est  pas  ouverte?  Il  y  en  a  2,400!  Le  chiffre  est  effrayant  1 
2,400  enfants  ont  été  conduits  au  directeur  cette  année,  et  il  n'a 
pu  les  recevoir.  Eh  bien  !  je  me  permets  une  supposition  :  je  sup- 
pose que  ces  deux  mille  quatre  cents  enfants  aient  été  admis  à 
la  Compassion ,  d'après  les  résultats  indiqués  tout  à  l'heure ,  nous 
pouvons  espérer  que  ces  enfants  auraient  été  convertis.  Voilà 
2,400  chrétiens  de  plus;  voilà  2,400  ouvriers  honnêtes,  soumis 
aux  lois  de  leur  pays,  et  toujours  prêts  à  le  défendre.  Faisons 
maintenant  l'hypothèse  inverse  :  supposons  que  ces  2,400  enfants 
aient  été  repoussés  à  jamais  de  l'œuvre  de  la  Compassion,  prenez 
garde  !  ce  sont  2,400  louvetaux  lancés  dans  les  rues  de  Paris,  et, 
pour  me  servir  des  paroles  de  l'Écriture,  ces  louvetaux  devien- 
dront loups,  et  le  jour  où  Paris  s'émotionne,  et  nous  l'avons  vu 
souvent  s'émotionner,  ce  serait  2,400  insurgés  qui,  le  fusil  à  la 


458  LES  PETITS  VAGABONDS 

main,  seront  prêts  à  porter  le  fer  et  le  feu  dans  vos  familles.  Cela 
ne  vaut-il  pas  la  peine  qu'on  s'en  préoccupe? 

Mes  chers  frères,  cette  œuvre  peut  être  envisagée  à  un  point 
de  vue  spécial.  Elle  vous  concerne  spécialement,  et  voici  com- 
ment. Quand  je  vous  vois  réunis  dans  cette  vaste  église,  il  me 
semble  que  vous  êtes  autant  de  colonnes  pour  l'œuvre  de  la 
Compassion.  Oui,  c'est  à  vous  qu'elle  doit  être  hautement 
confiée;  vous  devez  prendre  aussi  ce  patronage.  Il  ne  s'agit  pas 
aujourd'hui  de  lui  donner  une  faible  aumône  ;  il  faut  vous  atta- 
cher du  cœur  à  une  des  plus  belles  œuvres  qui  aient  été  faites 
dans  l'Église  de  Dieu. 

Venez  lui  apporter  vos  abondantes  aumônes  et  promettez-moi 
qu'en  ce  moment  ce  sera  le  cœur  qui  donnera  ;  car  après  nos  dis- 
cours voici  ce  qui  arrive  souvent  ;  le  cœur  touché  dit  :  Je  donne- 
rai, oui,  je  donnerai  beeucoup.  Puis  vient  l'intérêt;  mais  ta 
famille  !  mais  ta  position  !  mais  cette  fête  que  tu  veux  donner  ! 
mais  cette  robe  que  tu  dois  acheter!  Alors  le  cœur  hésite,  alors 
le  cœur  se  resserre  sous  le  souffle  de  l'intérêt,  et  il  donne  à  peine 
la  chiche  aumône  que  l'intérêt  conseille.  Oh  !  prenez  garde  qu'il 
n'en  soit  pas  ainsi  :  le  bon  mouvement  c'est  le  premier  mouve- 
ment; c'est  l'élan  du  cœur. 

Et  puis,  il  faut  vous  le  dire,  est-ce  que  la  présence  de  la  divine 
Eucharistie,  est-ce  que  ce  motif  ne  saurait  vous  animer?  Ah!  il 
ne  s'est  pas  donné  par  partie,  le  divin  maître  ;  il  s'est  donné  tout 
entier.  En  instituant  ce  sacrement  auguste,  il  aurait  pu  dire  :  Je 
me  donnerais,  mais  pas  tout  entier;  mon  corps,  mais  pas  mon 
sang  ;  pour  deux  siècles,  mais  pas  pour  tous  les  siècles  ;  pour  un 
pays,  mais  pas  pour  la  terre  entière.  Non,  il  a  voulu  se  donner 
tout  entier,  son  humanité,  sa  divinité,  son  âme,  tout  ce  qu'il 
pouvait  ;  il  s'est  donné  pour  tous  les  siècles,  pour  le  monde 
entier.  Mes  frères,  imitez,  je  vous  en  prie,  cette  immense  charité, 
ne  mesurez  pas  votre  aumône,  ou  si  vous  la  mesurez,  que  la 
mesure  de  votre  charité  soit  le  don  immense  de  l'Eucharistie  ! 


DISCOURS  PROVENÇAL 


PRONONCÉ  DANS  LA  BASILIQUE 


DE 


NOTRE-DAME   DE   LOURDES 


Le    19   Septembre   1883 


EN  PRESENCE  DE  SA  GRANDEUR 


M^  HASLEY,  ARCHEVÊQUE  D'AVIGNON 


Par  M.  l'Abbé  Auguste  GRIMAUD 


Curé  d'HutraigueB. 


DISCOURS  PROUVÈNÇAU 

PRENOUNCIA  DINS  LA  BAS1L1CO 
DE 

NOSTO-DAMO  DE   LOURDES 

Loti  dès-e-nuu  de  Setèmbre  i883. 


Fecit  potentiam  m  brachio  suo.  (S.  Luc) 

Vas  insigne  devotionis,  orapto  nobis.  (LiTANlO). 

Dieu  eici  a  desplega  soun  poudé  per  lou  bras  de  Maria 
0  Vase  embauma/Je  devoucioun,  prega  per  n'àulri. 

MOUNSEGNE * 
Ml   FRAIRE/ 

Vène  vous  parla  de  la  Santo  Vierge  dins  uno  lengo  qu'a 
pa'ncaro  fa  restounti  de  sis  acènt  li  vouto  d'aqLiesto  celèbro 
Basilico.  E  pamens  ei  pas  que  noun  i'aguesse  dre.  La  ciéuta 
de  Lourdes  n'ei-ti  pas  coume  une  fiho  à  dos  visages  que  regardo 
d'un  coustat  lou  Bearnès  de  «  lou  noste  Henric  »  e  de  l'autre 
la  Gascougno  et  noste  Lenga-d'O?  Adoune,  soun  parla  sort  d'un 
sourgènt  coumun  emé  lou  nostre,  e  n'ei  qu'un  rampàu  destaca, 
à  mita  fourmade  l'diome  dôu  Bearn,  e  à  mita  de  l'idiome  langue- 
doucian.  En  parlent  nosto  lengo  es  un  pau  la  siéuno  que  faren 
entendre. 

E  pièi,  disès-me,  dins  quunto  lengo  se  parlèron  Bernadeto 
e  la  Santo  ViergeV  N'ei-ti  pas  dins  lou  dialèite  de  la  Bigorro? 
Es  ansin  toujour,  dins  touti  sis  apparicioun,  qu'agis  la  Rèino 
dôu  Cèu.  En  bono  Maire  qu'èi,  sèmpre  se  plego  au  parouli 
de  si  pichots  enfants.  A  Simoun  Stock,  qu'èro  un  Angles, 
parlé  l'Anglès  ;  à  Rimini ,  parlé  l'Italian  ;  à  Mount-Serrat , 
lou  Catalan;  à  la  Saleto,  lou  Dauphinès;  à  Pontmain,  lou 
Francès,  e,  eici,  soute  la  Baumo,  a  parla  lou  dialèite  di 
Pirenéu.  Amor  que  nostis  idiome  soun  ira  ire,  n'ei-ti  pas  la 
causo  la  plus  naturalo,  dins  un  roumavage  coumtadin,  de 
precha'n  provençaux 

Enfin,  vous  prégue  de  vous  rememouria  ço  que  se  passé  lou 
grand  jour  de  la  Pandecousto.   Lis  Aposto  se   tenien  rejoun 

1.  Mounsegne  Hasley,  Arche vesque  d'Avignoun. 


DISCOURS   PROVENÇAL 

PRONONCÉ  DANS  LA  BASILIQUE 
DE 

NOTRE-DAME    DE    LOURDES 

Le  dix-neuf  Septembre  iS'6'3. 


Fecit  potentiam  in  brachio  suo  (S.  Luc) 

Vas  insigne  deootionis,  ora  pro  nobis.  (Litanies) 

Dieu,  ici,  a  déployé  sa  puissance  par  le  bras  de  Marie. 
Vase  insigne  de  dévotion,  priez  pour  nous. 

Monseigneur  * , 
Mes  Frères, 

Je  viens  vous  parler  de  la  Très  Sainte  Vierge  dans  une  langue 
qui  n'a  pas  encore  fait  retentir  de  ses  accents  les  voûtes  de  cette 
célèbre  Basilique.  Et  cependant,  elle  aurait  eu  quelque  droit  de 
s'y  faire  entendre.  La  ville  de  Lourdes  n'est-elle  pas  comme  une 
belle  enfant  à  deux  visages  qui,  d'un  côté,  regarde  le  Béarnais 
de  «  lou  noste  Henric  »  et,  de  l'autre,  la  Gascogne  et  notre  Lan- 
guedoc? L'idiome  qu'elle  parle  sort  donc  de  la  même  source  que 
le  nôtre,  et  n'est  qu'un  rameau  détaché,  formé  par  moitié  de 
l'idiome  du  Béarn ,  et  par  moitié  du  dialecte  Languedocien.  En 
parlant  notre  langue,  c'est  un  peu  la  sienne  que  nous  ferons 
entendre. 

Et  puis,  dites-moi,  en  quelle  langue  conversèrent  Bernardettè 
et  la  Très  Ste  Vierge  ?  N'est-ce  pas  dans  le  dialecte  de  la  Bigorre? 
C'est  toujours  ainsi,  dans  toutes  ses  apparitions,  que  procède  la 
Reine  du  Ciel.  Mère  condescendente,  elle  s'approprie  le  langage 
de  ses  enfants.  A  Simon  Stock,  qui  était  Anglais,  elle  parla  en 
anglais  ;  àRimini  elle  parla  Italien  ;  au  Mont-Serrat,  le  Catalan  ; 
àlaSalette,  le  Dauphinois  ;  à  Pontmain,  elle  s'exprima  en  fian- 
çais, et,  ici,  dans  la  Grotte  de  Massabielle,  elle  a  parlé  le  dialecte 
pyrénéen,  Or,  puisque  nos  idiomes  sont  de  la  même  famille, 
n'est-il  pas  naturel  de  prêcher  provençal,  dans  un  pèlerinage 
comtadin? 

Enfin,  je  vous  prie  de  vous  souvenir  de  ce  qui  se  passa  le  grand 
jour  de  la  Pentecôte.  Les  Apôtres  étaient  dans  la  retraite  du 

t.  Monseigneur  Hasley  ,  Archevêque  d'AvjgOOû, 


462  NOSTO-DAMO  DE  LOURDES 

dins  lou  Cénacle  souto  la  presidénci  de  la  Santo  Vierge. 
Tout-à-n  un  cop  s'ausis  un  grand  bru  coumo  îmo  tempèsto  de 
mistrâu.  Une  lengo,  remarca-lou  brjn,  uno  souleto  lengo  de  fiô 
descend,  e  se  pauso  sus  Ion  front  ravi  de  la  maire  de  Jesu- 
Crist.  Quand  ié  fugue  resta' n  moumenet,  alors  s'espandiguè 
coume  en  douge  flour  de  flamo  qu'anèron  se  pausa  sus  lou  front 
ispira  di  douge  proumiés  Avesque.  Que  significavo  aquéu  mis- 
tèri?  Significavo  que  tôuti  li  lengo,  tôuti  lis  idiome  de  la  terro 
souri  counvida  à  prouclama  Mario  la  plus  urouse  di  creaturo. 
Ei  pèr  acô  que,  déjà,  la  plus-part  di  lengo  de  l'Urope  e  dôu 
mounde  an  publica  dins  aquést  Temple  incoumparable  li 
grandour  et  ii  vertu  de  la  Vierge,  e  que  lis  autri  ié  vendran. 
Ei  per  acô  qu'aquésto  Basilico  a  tour-â-tour  entendu,  sens 
parla  di  Francès,  lis  Espagnôu,  li  Catalan,  li  Bretoun,  lis 
American  lis  Angles,  lis  Italian,  lis  Oungrès,  lis  Oulandès, 
lis  Flaman,  lis  Aleman  eisalta  li  mérite  cle  la  Rèino  de 
Lourdes.  E  lou  Provençau  vendriô  pas  mescla  sa  noto  armou- 
niouso  dins  aquéu  councert  à  grand  ourchéste?  Oh,  en  vérita, 
sariè  segur  un  councert  pas  coumplet. 

Autambèn  fau  rendre  gràci  à  noste  Reverendissim  e  ben-ama 
Archevesque  d'Avignoun  qu'a  vougu  béni  la  résurrecioun  de  la 
lengo  prouvençalo  en  i'ôufrènt  la  bono  fourtuno  de  se  counsacra 
à  Nosto-Damo  de  Lourdes  pèr  la  publicacioun  de  si  vertu  dins 
lou  centre  de  sa  glôri.  Mouségne,  pèr  aquel  ate  de  justiço, 
vous  sia  créa  un  dre  de  mai  à  la  recouneissènço  de  vosti 
dioucesan  qu'avien  déjà  tant  de  resoun  de  vous  estima,  de 
vous  venera,  de  vous  afeciouna. 

L'aura  qu'un  doumage  à-n-aquelo  santo  idèio.  Ei  que  l'is- 
trumen  que  musiquejara  n'ei  qu'une  pauro  founfônio.  Mai,  vosto 
amista  e  lou  desi  de  glourifica  la  Rèino  dôu  cèu  me  soustendran 
«on  cor,  e,  l'espère  ansîn,  vous  dispousaran  à  faire  bon  acuei  à 
mi  moudestis  ispiracioun. 

Adounc  >  se  voulès ,  counsideraren  d'abord  la  Baumo  de  Mas- 
sabielo  rounio  lou  plus  grand  teatre  dôu  miracle  qu'eisiste  dins 
noste  sioo'e.  Faren  véire  qu'eici,  à  Lourdes,  miés  que  mcunte 
que  fugua,  la  Vierge  desplego  la  forço  de  soun  bras,  e  i'apliearen 
persouuaiamanlou  grand  éloge  que  faguè  de  l'infini  poudé  dôu 
Creatau?  :  Fecit patentiam  in  brachio  suo.  —  Pièi,  la  counsidera- 
ren coume  ÎOU  plus  sant  teatre  de  vertu  que  posque  se  vèire  sus 
terro,  e,  on  prasdtici  dis  ate  de  Fe  e  d'Amour  de  Dieu  que,  d'eici, 
mounton  de  countùnio  vers  lou  Paradis,  drud  coume  un  vôu 
d'aucèu,  ôuderous  coume  un  nivo  d'encens,  ie  repetaren  l'in- 
voucacioun  di  LitanlO:  Vas  insigne  devotionis,  ora  pro  nobis. 


NOTRE-DAME  DE  LOURDES  463 

Cénacle,  sous  la  présidence  de  Marie.  Tout  à  coup,  on  entend 
un  grand  bruit,  semblable  à  une  irruption  du  mistral.  Une  langue 
de  feu,  remarquez-le  bien,  une  seule  langue  de  feu  descend,  et 
s'arrête  sur  le  front  ravi  de  la  Mère  de  Jésus-Christ.  Après  y  avoir 
séjourné  quelques  instants,  elle  s'épanouit  en  douze  fleurs  de 
flamme  qui  allèrent  se  reposer  sur  le  front  inspiré  des  douze 
premiers  Évêques.  Que  signifiait  ce  mystère  V  II  signifiait  que 
toutes  les  langues,  tous  les  idiomes  de  l'univers  sont  conviés  à 
proclamer  Marie  la  plus  heureuse  des  créatures. 

C'est  pour  cela  que,  déjà,  la  plupart  des  langues  de  l'Europe  et 
du  monde  ont  publié  dans  ce  Temple  incomparable  les  gran- 
deurs et  les  vertus  de  la  Vierge,  et  que  celles  qu'on  n'a  pas  encore 
entendu  viendront  s'y  faire  entendre.  C'est  pour  cela  que  cette 
Basilique  a  tour  à  tour  écouté,  sans  parler  des  Français,  les 
Espagnols,  les  Catalans,  les  Bretons,  les  Américains,  les  Anglais, 
les  Italiens,  les  Hongrois,  les  Hollandais,  les  Flamands,  les  Alle- 
mands exalter  les  mérites  de  la  Reine  de  Lourdes.  Et  la  langue 
Provençale  ne  viendrait  pas  mêler  sa  note  harmonieuse  dans 
ce  concert  à  grand  orchestre  ?  Oh  1  en  vérité,  ce  serait  là  certai- 
nement un  concert  incomplet. 

Aussi ,  faut-il  rendre  grâces  à  notre  Révérendissime  et  Bien- 
Aimé  Archevêque  d'Avignon  qui  a  bien  voulu  bénir  la  Résurrec- 
tion de  la  langue  provençale  en  lui  offrantpa  bonne  fortune  de  se 
consacrer  à  Notre-Dame  de  Lourdes  par  la  publication  de  ses 
vertus  dans  le  centre  de  sa  gloire.  Monseigneur,  par  cet  acte  de 
justice,  vous  vous  êtes  créé  un  droit  de  plus  à  la  reconnaissance 
de  vos  diocésains  qui  avaient  déjàtant  de  motifs  de  vous  estimer, 
de  vous  vénérer,  de  vous  affectionner. 

Il  n'y  aura  qu'un  inconvénient  à  la  réalisation  de  cette  sainte 
idée.  C'est  que  l'instrument  qui  chantera  n'est  qu'un  vulgaire 
instrument.  Mais  votre  bienveillance  et  le  désir  de  glorifier 
la  Reine  du  ciel  soutiendront  mon  courage  et  disposeront  vos 
esprits,  je  l'espère,  à  réserver  un  bon  accueil  à  mes  modestes 
inspirations. 

C'est  pourquoi,  si  vous  le  voulez,  nous  considérerons  d'abord 
la  Grotte  de  Massabielle  comme  le  plus  grand  théâtre  du  miracle 
qui  existe  dans  notre  siècle.  Nous  montrerons  jusqu'ici,  à 
Lourdes,  avec  plus  d'éclat  que  partout  ailleurs,  la  Vierge  déploie 
la  force  de  son  bras,  et  nous  lui  appliquerons  personnellement 
le  grand  éloge  qu'elle  a  fait  du  pouvoir  infini  du  Créateur  :  Fecit 
potentiam  in  brachio  suo.  Puis,  nous  la  considérerons  comme 
le  plus  saint  théâtre  de  vertus  qu'il  soit  donné  de  voir  sur  la 
terre,  et,  en  présence  des  actes  de  Foi  et  d'Amour  de  Dieu 
qui,  d'ici,  montent  continuellement  vers  le  Paradis,  nombreux 
comme  un  essaim  d'oiseaux,  odorants  comme  un  nuage  d'en- 


464  NOSTO-DAMO  DE  LOURDES 

0  Rèino  de  nostis  amo,  siéu  urousdevous  saluda  dins  aquesto 
basilico  coume  vous  saludant  en  Avignoun,  souto  lou  titre  de 
Nosto-Damo  de  Tout-Poudé.  Ave  Maria. 


I.  —  A  l'epoco  dis  aparicioun,  quand  lou  païs  brusissiè 
dôu  récit  dis  evenamen  nouvèu,  que  li  catouli  coumençavon 
à  crèire  qu'èro  de  bon  que  la  Vierge  avié  chausi  lou  roucas 
de  Massabielo  pèr  se  ie  présenta  à  la  terro,  lou  clergié  restavo 
mu.  E  pamens  falié  que  parlèsse,  car  la  Damo  avié  dis  à 
Bernadeto  :  «  Vai  atrouva  li  prèire,  e  digo-ie  que  vole  que  se 
((  bastigue  eici  uno  grand' gleiso  à  moun  ounour.  »  Moussu  lou 
Curât  Peyramale  qu'avié  l'esperit  douta  d'autant  de  fe  que 
de  prudènci,  respoundeguè  à  la  pauro  pichoto  :  «  Digo  à 
«  la  Santo  Vierge,  se  vou  que  créigué  à  sa  presènci ,  que  fague 
«  flouri  lou  rousié  sauvage  que  s'estend  souto  si  pèd.  »  Erian  au 
gros  de  river,  e  falié  ni  mai  ni  mens  qu'un  miracle  de 
proumier  ordre  pèr  fin  que  lou  rousié  s'estellèsse  de  flour. 
La  Vierge  sourriguè,  e  lou  rousié  noun  s'estellè.  Ero  un  refus 
acô?  Noun,  lou  sourire  de  la  Vierge  èro  uno  garantido  que 
lou  miracle  anavo  espeli.  Ero  pa'n  refus,  èro  pue  l'announcio 
d'uno  sustitucioun.  Pau  tèms  après,  lou  miracle  venguè. 
«  Grato  la  terro,  dis  la  Damo  à  Bernadeto.  »  E,  l'enfant  oubéis, 
e,  souto  si  det  pious,  un  sourgènt  plan-planet  se  mete  à 
risouleja,  e  lèu  se  trasformo  a-n-uno  bello  font  claro,  sano, 
e  subre  tout  miraclouso!.... 


Venès,  pauris  avugle,  pauris  estroupia!  Venès,  pauri  para- 
lysa! Venès,  jouini  gens,  jouini  fiho  atacado  de  la  peitrino, 
venès,  vautri  tôuti  que  soufrés  de  quunto  maladie  que  fugue*, 
venès  e  sarès  assoula!  La  Vierge  a  mes  dins  lou  roucas  uno 
aigo  celestialo,  e  a  di  :  «  Bevè,  lavas-vous,  e  garirès.  »  E  li  ma- 
laut  soun  vengu  de  tout  caire  e  cantoun,  dôu  nord  e  dôu  mie- 
jour,  dôu  levant  e  dôu  Pounènt,  e  se  tôuti  soun  pa'sta  gari,  tôuti 
soun  esta  counsoula  ! 

Certo,  noun,  soun  pas  tôuti  gari,  car  sarié  pas  bon  que  tôuti 
lou  fuguèsson.  S'eron  tôuti  gari,  mounte  sarié  l'esprovo  de  la  fe? 
S'eron  tôuti  gari,  que  devendrié  la  sagesso  de  Dieu  que  saup  que 
lis  umiliacioun,  li  doulour,  la  langôni  soun  souventi  fes  lou  plus 
court  e  lou  plus  segur  camin  dôu  Paradis?  Mai,  foro  d'aquelo 
nécessita  d'ordre  divin ,  que  de  malaut  que  laisson  eici,  qu'enne- 
gon  dins  la  Santo  pielo  si  maladie  e  si  malancounié  1  Que  de 
crosso  que  passon  di  bras  di  goi  i  clavèu  de  la  Baumo  !  Que  de 


foOTRE-DAME  DE  LOURDES  465 

cens,  nous  répéterons  en  son  honneur  cette  invocation  des  Lita- 
nies: Vas  insigne  devotionis ,  orapro  nobis. 

O  Reine  de  nos  âmes,  je  suis  heureux  de  vous  saluer  dans 
cette  Basilique  comme  nous  vous  saluons  à  Avignon,  sous  le 
titre  de  Notre-Dame  de  Tout  Pouvoir.  Ave  Maria. 

I.  —  A  l'époque  des  Apparitions,  alors  que  le  pays  était  tout 
en  rumeur  par  suite  du  récit  des  événements  nouveaux  qui  se 
produisaient,  et  que  les  Fidèles  commençaient  à  être  persuadés 
qu'il  était  bien  sûr  que  la  Vierge  avait  fait  choix  du  rocher  de 
Massabiello  pour  se  montrer  à  toute  la  terre,  le  clergé  gardait 
le  plus  complet  silence.  Et  cependant,  il  devenait  nécessaire 
qu'il  parlât ,  car  la  Dame  avait  dit  à  Bernadette  :  «  Va  trouver 
les  prêtres ,  et  dis-leur  que  je  veux  que  Von  élève  ici  une  grande 
Église  en  mon  honneur.  »  Monsieur  le  Curé  Peyramale  qui  avait 
l'esprit  doué  d'une  foi  égale  à  sa  prudence,  répondit  à  la  pauvre 
enfant  :  «  Dis  à  la  très  Sainte  Vierge  que  si  elle  veut  que  je  croie 
à  sa  présence ,  elle  fasse  fleurir  V  églantier  qui  s'étend  sous  ses  pieds. y) 
On  était  au  plus  fort  de  l'hiver,  et  il  ne  fallait  rien  moins  qu'un 
miracle  de  premier  ordre  pour  que  l'églantier  s'étoilât  de  fleurs. 
La  Vierge  sourit,  et  le  rosier  ne  s'étoila  point.  Était-ce  là  un 
refus?  Non,  le  sourire  de  la  Vierge  était  comme  la  garantie  qu'un 
miracle  allait  éclore.  Ce  n'était  pas  un  refus  que  la  Vierge 
opposait,  c'était  simplement  l'annonce  d'une  substitution.  Peu 
de  temps  après,  le  miracle  se  produisit.  «  Gratte  la  ter~re,  dit  la 
Dame  à  Bernadette.  »  Et  l'enfant  obéit,  et,  sous  ses  doigts  pieux  , 
un  filet  d'eau  commence  lentement  à  poindre,  et  puis,  se  trans- 
forme bientôt  en  une  belle  source  limpide,  saine,  et ,  par  dessus 
tout,  miraculeuse. 

Venez,  pauvres  aveugles,  pauvres  estropiés*!  Venez  pauvres 
paralysés  !  Venez,  jeunes  gens,  jeunes  filles  que  la  phtisie  a  tou- 
chés; venez,  vous  tous  qui  souffrez  de  n'importe  quelle  maladie, 
venez  et  vous  serez  soulagés  !  La  Vierge  a  fait  surgir  du  rocher 
une  eau  céleste,  et  a  dit  :  «  Buveç,  lave^-vous  et  vous  sere\  guéris  :  » 
Et  les  malades  sont  venus  des  quatre  points  de  l'horizon,  du 
Nord  et  du  Midi,  de  l'Orient  et  de  l'Occident,  et  si  tous  n'ont  pas 
été  guéris,  tous  ont  été  consolés  ! 

Non,  certes,  ils  ne  sont  pas  tous  guéris,  car  il  ne  serait  pas 
bon  que  tous  obtinssent  leurguérison.  Si  tous  les  malades  étaient 
guéris,  où  serait  l'épreuve  de  la  foi?  S'ils  étaient  tous  guéris,  que 
deviendrait  la  sagesse  de  Dieu  qui  sait  que  les  humiliations,  les 
douleurs,  l'affliction  sont  bien  souvent  la  voie  la  plus  courte  et 
la  plus  sûre  du  Paradis?  Mais,  en  dehors  de  cette  nécessité  d'or- 
dre divin,  que  de  malades  qui  laissent  ici,  qui  noient  dans  la 
Sainte  Piscine  leurs  infirmités  et  leurs  langueurs  î  Que  de  ciooses 

II.  CINQUANTE-N3WF. 


466  NOSTO-DAMO  DE  LOURDES 

courdoun,  que  de  tablèu,  que  de  placo  de  maubre  que  tôuti  cri- 
don  qu'en  liô  mai  s'ei  miés  vist  qu'eici  la  realisacioun  de  la 
paraulo  de  l'Evangèli  :  «  Lis  avugle  veson,  li  goi  marchon,  li  sourd 
«  entèndon,  e  la  bono  nouvelo  es  anounciado  i  pauri  gens!  » 


Disien  li  maù-cresènt:  «  De  miracle  se  n'en  vèi  plus  gis.  Aro 
«  Tistrucioun  a  fa  si  prougrès ,  e  saben  que  li  lèi  de  la  naturo 
«  podon  pas  se  desvira.  Nostis  encian  eron  un  pou  simplas,  ei 
«  pèr  acô  que  cresien  tout;  n'àutri,  que  sian  mai  assaventa, 
«  cresen  que  ço  que  vesen.  »  Cresès  que  ço  que  vesès?  Eh  bèn, 
venès,  forti  testo,  venès  e  veirès;  venès,  vous  counviden  enca'- 
mai  que  lis  àutri.  Venès,  e  fugues  pas  coum'aqueli  Jusiôu  qu'a- 
vien  d'iue,  d'auriho,  un  nas,  de  man  e  de  pèd,  pèr  ni  vèire,  ni 
entendre,  ni  senti,  ni  touca,  nicamina.  Vàutri,  se  vesès,  rendès- 
vous:  s'entendès,  coumprenès  que  la  Vierge  parlo  pèr  la  voues 
di  proudiges -,  se  sentes  lou  prefum  de  si  vertu,  coupias-lei  ;  se 
touca  la  gràci,  e,  subre-tout,  se  la  gràci  vous  toco,  gardas-la,  e 
que  vosti  pèd  caminon  e  courron  dins  li  draio  dôu  grand  devè 
crestian!... 


Li  miracle  que  garisson  li  corps  soun  bèn  bèu,  m\  fraîre  :  Mai, 
i'a  quaucarèn  de  plus  precious,  e  soun  li  miracle  que  garisson 
lis  amo. 

Ah!  lis  amo!  Ei  pèr  eli  subre-tout  que  Nosto-Damo  ei  descen- 
dudo  !  Ei  pèr  eli  qu'a  parla  quand  sa  voues  a  très  cop  répéta  : 
Penitènci ,  penitènci ,  penitènci  !  Es  eli  que  vôu  atira,  alisca,  coun- 
quista  !  0,  refaire  lis  amo,  vaqui  la  grand  resoun  de  la  visito  que 
nous  a  fa  la  maire  de  la  misericôrdi.  La  counversioun  dis  amo, 
vaqui  soun  embicioun,  sa  counsoulacioun,  soun  bonur,  pèr  ço 
que  ie  vèi  la  glôri  de  soun  Fiéu  e  la  vido  de  la  Gleiso.  Aquelo 
rèino  imourtalo  que  vèi  tout  ço  que  se  passo  sus  la  terro  dôu 
plus  aut  de  soun  trône  s'inquieto  rèn  que  d'uno  causo  :  Sauva  lis 
amo  !  Lis  amo  soun  li  flour  que  vôu  trasplanta  dins  lou  Paradis, 
soun  li  perlo  que  vôu  pesca  dins  nosto  mar  tourmentado,  soun 
li  diaman  que  vôu  achata  pèr  n'en  coumpousa  li  rai  de  sa  cou- 
rouno.  Que  ie  fan  a-n-elo  nosti  disputo  d'azar,  nosti  lucho  d'un 
jour,  nosti  miserabli  calcul?  Pènso  rèn  qu'is  amo.  Li  vôu,  e  li 
vôu!...  Saup  qu'uno  amo,  uno  souleto  amo,  is  iue  de  noste 
grand  Dieu,  vôu  miés  e  mai  que  lou  plus  vaste  empèri,  e  que, 
pèr  la  counquista,  desplaçarié..  se  lou  falié,  l'essieu  même  dôu 
mounde  ! . . . 


NOTRE-DAME  DE  LOURDES  467 

qui  passent  des  bras  des  boîteux  aux  clous  de  la  Grotte  !  Que  de 
cordons,  que  de  tableaux,  que  de  plaques  de  marbre  qui  crient 
ensemble  qu'en  nul  autre  lieu  du  monde  on  n'a  mieux  vu  se 
réaliser  cette  parole  de  l'Évangile  :  «  Les  aveugles  voient,  les  boiteux 
marchent,  les  sourds  entendent,  et  la  bonne  nouvelle  est  annoncée  aux 
humbles.  » 

Les  impies  disaient  :  «  Les  miracles  ont  disparu.  Aujourd'hui , 
«  l'instruction  a  fait  ses  progrès,  et  nous  savons  en  particulier 
«  que  les  lois  de  la  nature  sont  immuables.  Nos  ancêtres  étaient 
«  des  pauvres  d'esprit,  et  c'est  pour  cela  qu'ils  étaient  trop  cré- 
«  dules.  Quant  à  nous,  plus  avancés  dans  les  sciences,  .lous  ne 
«  croyons  que  ce  que  nous  voyons  de  nos  yeux.  »  Vous  ne  croyez 
que  ce  que  vous  voyez  de  vos  yeux?  Eh  bien,  venez,  esprits 
superbes,  venez  et  vous  verrez!  Venez,  nous  vous  convions, 
plus  encore  que  les  fidèles,  aux  spectacles  du  miracle.  Venez, 
et  ne  voyez  point  comme  ces  Juifs  qui  avaient  des  yeux,  des 
oreilles,  un  nez,  des  mains  et  des  pieds  pour  ne  point  voir,  ne 
point  entendre,  ne  point  sentir,  ne  point  toucher,  ne  point  mar- 
cher. Pour  vous,  si  vos  yeux  voient,  rendez-vous  à  l'évidence; 
si  vous  entendez,  comprenez  que  la  Vierge  parle  par  la  voix  des 
prodiges;  si  vous  sentez  le  parfum  de  ses  vertus,  imitez-les  ;  si 
vous  touchez  la  grâce,  ou  plutôt,  si  la  grâce  vous  touche,  suivez 
ses  inspirations,  et  que  vos  pieds  marchent  et  courent  dans  les 
sentiers  du  grand  devoir  chrétien  I . . . 

Les  miracles  qui  guérissent  les  corps  sont  admirables ,  mes 
Frères  :  mais  il  est  quelque  chose  de  plus  précieux,  et  ce  sont  les 
miracles  qui  guérissent  les  âmes. 

Ah  !  les  âmes  !  C'est  pour  elles  surtout  que  Notre-Dame  est 
descendue  des  cieux.  C'est  pour  elles  qu'elle  a  parlé  quand  ses 
lèvres  ont  répété  par  trois  fois  ce  mot  :  Pénitence,  pénitence,  péni- 
tence! Ce  sont  elles  qu'elle  veut  a  tirer  sur  son  sein,  qu'elle  veut 
parer,  qu'elle  veut  conquérir.  Ouï,  refaire  les  âmes,  voilà  la 
raison  déterminante  de  la  visite  que  nous  a  faite  la  Mère  de  la 
Miséricorde.  La  conversion  des  âmes,  voilà  son  ambition,  sa 
consolation,  son  bonheur,  parce  qu'elle  y  voit  la  gloire  de  son 
Fils  et  la  vie  de  l'Église.  Cette  reine  immortelle  qui,  du  haut  de 
son  trône,  voit  tout  ce  qui  se  passe  sur  la  terre,  ne  s'inquiète  que 
d'une  seule  chose  :  Sauver  les  âmes.  Les  âmes  sont  les  Heurs 
qu'elle  veut  transplanter  dans  le  Paradis  ;  ce  sont  les  perles 
qu'elle  veut  pêcher  dans  notre  mer  bouleversée  ;  ce  sont  les  dia- 
mants qu'elle  veut  acheter  pour  en  composer  les  rayons  de  sa 
couronne.  Que  lui  font  nos  disputes  stériles,  nos  luttes  passagè- 
res, nos  misérables  calculs?  Elle  ne  pense  qu'aux  âmes.  Elle  les 
veut,  elle  les  veut  !. . .  Elle  sait  qu'une  âme,  une  seule  âme,  aux 
yeux  de  notre  grand  Dieu,  vaut  m 'eux  et  plus  que  le  plus  vaste 


468  NOSTO-DAMO    DE    LOURDES 

Autambèn,  regardas  coume  a  bèn  sachu  se  n'en  prendre  pèr 
aganta  lis  amo.  Vesèn  que  la  grand'discordo  entre  li  Dôutour 
nouvèu  e  la  Gleiso  counsistavo  à  nega  o  a-n-afourti  lou  miracle; 
que  laquestioun  dôu  miracle  empourtavo  em'elo  la  questioun 
capitalo  dôu  surnaturàu,  a  multiplica,  eici,  à  Lourdes,  sènso  li 
counta,  li  proudige  de  touto  meno.  Dins  lou  céucle  trelusènt  d'a- 
questi  mountagno,  li  miracle  s'apelon  l'un  l'autre  coume  un 
proumier  uiàu  n'apelo  un  segound,  e  lou  segound  un  tresèn  e  un 
centèime-,  e  lis  orne  de  bono  fe,  savent  o  noun,  se  soun  vist 
fourçade  clina  soun  front  davans  l'evidènci,  e  de  counveni  qu'au 
dessus  de  Tumanità  eisiste  un  Estre  supremo  que  fai  senti, 
"uand  vôu  e  quand  fàu,  soun  poudé  soubeiran  !... 


Loureviramen  es  esta  coumplet,  e  lis  orne,  subre-tout,  an  fa 
vèire  qu'an  plus  pou  de  mètre  d'acord  dins  sa  vido  la  pratico  e 
la  cresènço  crestiano.  Soun  rèvengu  au  respèt  de  lareligioun ,  à 
la  preiero,  à  la  pratico  dôu  bèn,  sènso  pôu  de  rèn  e  de  res.  E  ço 
que  fan,  ço  que  soun  eici,  s'en  van  pas  sens  proumetre  à  la 
Vierge  de  la  Baumo  que  lou  saran,  que  lou  faran  davans  touti , 
davans  sa  famiho,  sis  amis  e  si  counciéutadin. . .  Lou  vesès 
dounc  bèn,  la  Vierge  de  Lourdes  ei  coume  laDiano  dis  amo: 
li  trasperço  de  si  flecho,  lis  afeloupo  dins  si  fiala  I 


Or,  uno  remarco  à  faire,  ei  que  tout  eici  trahis  lou  proujet  de 
la  Vierge  d'ensourcela  divinamen  lis  amo.  Jamai  gisd'aparicioun 
an  miés  simbouleja  Tardent  desi  de  lis  embrassa  tôuti  dins  lou 
céleste  amour  de  soun  Fiéu  Jesu  :  Lou  roucas,  lou  sourgènt,  lou 
Gave,  lou  viesti  de  la  Vierge,  si  paraulo,  lou  moument  de  soun 
aparicioun,  lis  ordre  qu'a  douna,  tout  ei  simbouli. 

Que  dis  lou  roucas?  Dis  que  la  Gleiso  ei  coume  la  Basilico, 
bastido  sus  la  pèiro,  sus  la  pèiro  eternalo,  e  que  touti  li  nanet 
que  vendran  se  ie  turta  contro,  s'embrisaran  la  tèsto.  Dis  encaro 
qu'emai  que  rî"ôsti  cor  fugon  dur  coume  de  frejàu,  li  vôu  talamen 
bèn  caressa  que  li  rendra  moulet  coume  uno  ciro.  Dis  enfin  que, 
coume  lou  roucas  a  si  pèd  desoulà  e  sa  cimo  verdalo,  ansin ,  se 
lou  coumençamen  de  nosto  vido  ei  nus  de  bonis  obro,  la  fin  n'en 
sara  courounado  et  de  flour  e  de  fru.  Que  dis  lou  sourgènt?  Dis 
qu'au  mitan  de  la  Gleiso  coulo  lou  flume  de  la  gràci,  qu'aven 
qu'à  nous  beissa  pèr  ie  béure,  e  que  sarian  bèn  màu-avisa  se 
venian  pas  de  tèms-en-tèms  i'abéura  nostis  amo.  Que  dis  lou 
Gave?  Dis  que  lou  mounde  passo,  que  la  vido  s'escoulo  coume 
un  tourrènt,  e  que  tout  vai  s'engoufri  dins  lou  toumple  dôu 


NOTRE-DAME    DE  LOURDES  469 

empire,  et  que,  pour  la  conquérir,  il  déplacerait  s'il  le  fallait 
l'axe  même  du  monde  ! . . . 

Aussi,  voyez  comme  elle  a  bien  su  si  prendre  pour  saisir  les 
âmes.  Voyant  que  la  grande  discussion  entre  les  Docteurs 
modernes  et  l'Eglise  consistait  dans  la  négation  ou  l'affirmation 
du  miracle  ;  que  la  question  du  miracle  emportait  avec  elle  la 
question  capitale  du  surnaturel,  elle  a  multiplié,  ici,  à  Lourdes, 
sans  les  compter,  les  prodiges  de  tout  genre.  Dans  le  cercle 
ébloui  de  ces  montagnes,  les  miracles  s'appellent  l'un  l'autre 
comme  un  premier  éclair  en  appelle  un  second,  et  le  second  un 
troisième  et  un  centième;  et  les  hommes  de  bonne  foi,  savants  ou 
non,  se  sont  vus  contraints  d'incliner  leur  front  devant  l'évi- 
dence, et  de  convenir  qu'au  dessus  de  l'humanité  il  existe  un  Être 
suprême  qui  fait  sentir,  quand  il  le  veut  et  quand  il  le  faut,  son 
pouvoir  souverain  ! .. . 

Le  retour  a  été  complet,  et  les  hommes  surtout  ont  montré 
qu'ils  ne  craignaient  plus  de  mettre  en  harmonie,  dans  leur  v\e 
spirituelle,  leurs  croyances  avec  les  pratiques  chrétiennes.  Ils 
sont  revenus  au  respect  de  la  Religion ,  à  la  prière,  à  la  morale 
catholique,  sans  honte  et  sans  peur.  Et  ce  qu'ils  font,  ce 
qu'ils  sont  ici,  ils  promettent  à  la  Vierge  de  la  Grotte  qu'ils  le 
feront,  qu'ils  le  seront  en  présence  de  tout  le  monde,  en  présence 
de  leur  famille,  de  leurs  amis  et  de  leurs  concitoyens...  Vous  le 
voyez  donc  bien,  la  Vierge  de  Lourdes  est  comme  la  Diane  des 
âmes  :  elle  les  transperce  de  ses  flèches,  elle  les  enveloppe  dans 
ses  filets  ! 

Or,  il  est  à  remarquer  que  tout  ici  trahit  le  projet  de  la  Vierge 
de  séduire  divinement  les  âmes.  Jamais  apparition  n'a  mieux 
symbolisé  dans  ses  détails  l'ardent  désir  de  les  embrasser  toutes 
dans  le  céleste  amour  de  son  Fils  Jésus  :  le  rocher,  la  source,  le 
Gave,  le  vêtement  de  la  Vierge,  ses  paroles,  l'époque  de  son 
apparition,  les  ordres  qu'elle  a  donnés,  tout  est  symbolique. 

Que  dit  le  rocher?  Il  dit  que  l'Église,  comme  la  Basilique,  est 
bâtie  sur  la  pierre,  sur  la  pierre  indestructible,  et  que  tous  les 
pygmées  qui  viendront  se  heurter  contre  elle  pour  la  renverser 
se  briseront  la  tête.  Il  dit  encore  que  bien  que  nos  cœurs  soient 
durs  comme  les  cailloux  du  chemin,  elle  saura  les  assouplir 
comme  une  cire  molle.  Il  dit  enfin  que  comme  le  rocher  a  ses 
pieds  désolés  par  la  stérilité  tandis  que  son  sommet  est  couronné 
de  verdure,  ainsi,  bien  que  le  commencement  de  notre  vie  soit 
privé  de  bonnes  œuvres,  la  fin  en  sera  féconde  et  en  fleurs  et 
en  fruits.  Que  dit  la  source?  Elle  dit  qu'au  milieu  de  l'Église 
coule  le  fleuve  de  la  grâce,  que  nous  n'avons  qu'à  nous  baisser 
pour  y  boire  à  longs  traits ,  et  que  nous  serions  inexcusables  si 
de  temps  en  temps  nous  ne  venions  pas  y  rafraîchir  nos  âmes. 


470  NOSTO-DAMO  DE  LOURDES 

toumbèu.  —  Que  dis  lou  viesti  de  la  Vierge?  Emé  sa  raubo  blan- 
co,  sa  centuro  bluio,  soun  capelet  d'or  à  la  man  e  si  roso  sus  li 
pèd,  dis  que  fau  blanchi  nosti  counscienci,  lis  encentura  de 
vertu,  li  fourtifica  de  preiero,  lis  enrichi  de  bonis  obro.  —  Que 
signifîcon  siparaulo?  Quand  a  dis  :  Siéu  la  Councecioun  Imaculado  ! 
a  signifîca  que  fau  quita  nostis  idèio  de  fango,  e  nous  enaura 
vers  li  councecioun  sublimo  de  nosto  santo  religioun  —  Que  disiè 
lou  moument  de  soun  aparicioun  dins  river  ?  Disié:  fai  fre  dins  lou 
mounde,  e  vène  enflama  lis  amo  de  l'amour  de  Jesu-Crist  — 
Que  dison  sis  ordre?  Perqué  lou  coumandamen  de  faire  veni  de 
moulounado  de  mounde,  de  li  mètre  en  proucessioun,  et  de  lis 
ourdounade  béure  e  de  se  lava?  Dison  que  fau  estranglalafausso 
pau  que  nous  retèn  de  ben  faire,  que  fau  reprendre  courage  en 
vesènt  que  li  bon  crestian  soun  pertout,  que  fau  se  counfessa, 
pêr  ço  que  se  counfessa  ei  la  même  causo  que  se  lava,  e  béure 
enfin  à  la  Santo  Taulo  lou  sang  meravihous  que  dounara  à  la 
Gleiso  un  regounfle  de  vido. 


Autàmbèn,  lis  amo  an  coumprès  qu'eron  counvidado  à  la 
renouvacioun,  en'en  vèn  gaire,  emai  fugon  clafido  de  plago, 
que  noun  se  fugon  refacho,  avans  de  .«'en-ana,  coume  uno 
manie^o  de  virginità.  Qu'au  pourra jama'»  coumta  li  counversioun 
que  se  soun  espandido  à  l'oumbro  santo  de  Nosto-Damo  de 
Lourdes?  Autant  vourrié  coumta  li  coude! et  de  la  mar  O  lis 
estello  dou  fiermamen!...  Aquest'an,  sub^e-tout,  qu'ei  Tan 
dou  Jubilé;  aquest'  an  qu'ei  lou  25°  amversari  dis  aparicioun, 
aquest'an  qu'ei  l'an  di  noço  d'argent  de  Nosto-Damo,  fau  que 
la  fervour  desbounde,  e  qu'uno  plueio  de  gràci  refresque  lou 
mounde ,  e  subre-tout  la  Franco  ! 

La  Franco!  Ah!  mi  fraire,  eselo,es  *oun  salut  iue  déu  estre 
counsidéra  coume  lou  plus  grand  miracle  de  la  Santo  Vierge 
dins  aqueste  siècle.  La  sàuvo  aujou^-d'uei  coume  l'a  sauvado 
toujour.  Desempièi  lou  jour  qu'ei  nascudo  à  la  gràci  coume 
à  la  glôri  dins  lou  batistèri  de  Sant  Roumié;  desempièi  lou 
jour  que  li  Pountifo  de  Roumo  l'an  embrassado  en  la  noumènt 
sa  fiho  einado,  la  Rèino  dou  reiaume  céleste  s'ei  facho  apela 
la  Rèino  dou  reiaume  de  Franco  —  Regnum  Galliœ,  regnmr. 
Mariœ.  —  Per  qu'àquéu  titre  noun  fuguesse  une  baio .  la  Franco 
a  multiplica  si  mounumen  à  lounour  de  la  Vierge,  e  la  Vierge 
a  multiplica  si  proudige  en  favour  de  la  Franco.  —  De  Santo 
Clotilde  à  Louvi  XIII .  en  passant  pèr  l'epoupèio  resplendènto 


NOTRE-DAME   DE  LOURDES  471 

Que  dit  le  Gave?  Il  dit  que  le  monde  passe,  que  la  vie  s'écoule 
comme  un  torrent,  et  que  tout  va  se  perdre  dans  le  gouffre  du 
tombeau.  Que  dit  le  vêtement  de  la  Vierge?  Avec  sa  robe  blan- 
che, sa  ceinture  bleue,  son  chapelet  d'or  à  la  main  et  ses  roses 
sur  les  pieds,  elle  nous  apprend  qu'il  faut  blanchir  nos  cons- 
ciences, les  ceindre  de  vertus,  les  fortifier  par  la  prière  et  les 
enrichir  de  bonnes  œuvres,  Que  signifient  ces  paroles?  Quand 
elle  a  dit:  «  Je  suis  V  Immaculée-Conception»  elle  a  signifié  qu'il 
nous  faut  quitter  nos  idées  de  boue,  et  nous  élever  aux  concep- 
tions sublimes  de  notre  sainte  religion.  Que  disait  le  choix  du 
moment  de  son  apparition  dans  l'hiver?  Il  disait:  Il  fait  froid 
dans  le  monde  des  âmes  et  je  viens  les  enflammer  de  l'amour 
de  Jésus-Christ.  Que  disent  ses  ordres  ?  Pourquoi  le  commande- 
ment de  rassembler  les  multitudes,  de  les  mettre  en  procession 
et  de  leur  prescrire  de  boire  et  de  se  laver?  C'est  pour  nous 
apprendre  qu'il  faut  anéantir  la  fausse  honte  qui  nous  empêche 
de  faire  le  bien,  qu'il  faut  reprendre  bon  courage  en  voyant  que 
nous  comptons  partout  de  fervents  chrétiens,  qu'il  faut  se  con- 
fesser, parce  que  se  confesser  c'est  se  laver,  et  qu'il  faut  boire 
enfin,  à  la  sainte  table,  le  sang  merveilleux  qui  doit  donner  à 
TÉglise  entière  une  surabondance  de  vie. 

Aussi,  les  âmes  ont  compris  qu'elles  étaient  conviées  à  la 
régénération,  et  il  n'en  vient  guère  qui,  bien  qu'elles  soient 
couvertes  de  cicatrices,  ne  se  refassent,  avant  de  quitter 
ce  séjour,  comme  une  sorte  de  Virginité.  Qui  jamais  pourra 
compter  les  conversions  qui  se  sont  épanouies  à  l'ombre  sainte 
de  Notre-Dame  de  Lourdes  ?  Autant  vaudrait-il  compter  les 
cailloux  légers  des  bords  de  la  mer  ou  les  étoiles  du  firmament  !. . 
Cette  année-ci  surtout  qui  est  l'année  du  jubilé;  cette  année-ci 
qui  est  le  25,1,e  anniversaire  des  apparitions  ;  cette  année-ci  qui 
est  l'année  des  noces  d'argent  de  Notre-Dame,  il  faut  que  la  fer- 
veur ne  connaisse  pas  de  bornes,  et  qu'une  pluie  de  grâces  rafraî- 
chisse le  monde,  et  surtout  la  France  /... 

La  France  !  Ah  !  mes  frères,  c'est  son  salut  qui  doit  être  compté 
comme  le  plus  grand  des  miracles  de  la  Sainte  Vierge  dans  le 
cours  de  ce  siècle.  Elle  la  sauve  aujourd'hui,  comme  elle  l'a 
sauvée  à  toutes  les  époques.  Depuis  le  jour  où  la  France  est  née 
à  la  grâce  comme  à  la  gloire  dans  le  baptistère  de  S.  Remy  ; 
depuis  le  jour  où  les  Pontifes  de  Rome  l'ont  embrassée  en  l'ap- 
pelant la  Fille  aînée  de  l'Église,  la  Reine  du  royaume  des  Cieux 
s'est  fait  nommer  Reine  de  France. Regnum  Galliœ,  regnumMariœ. 
Pour  que  ce  titre  ne  fût  point  un  mensonge,  la  France  a  multiplié 
ses  monuments  en  l'honneur  de  la  Vierge,  et  la  Vierge  a  multi- 
plié ses  prodiges  en  faveur  de  la  France.  De  Sainte  Clotilde  à 
Louis  XIII ,  en  passant  par  l'épopée  resplendissante  de  Jeanne 


472  NOSTO-DAMO  DE    LOURDES 

de  Jane  d'Arc,  quand  de  cop  la  Rèino  d'eilamoundaut  l'a  pas 
secourigudo  dins  si  flèu,  relevado  de  si  calamità,  sauvadc 
de  la  mort?  E  dins  noste  siècle  de  malur,  d'ounte  li  vont  soun 
salut?  De  la  Vierge ,  toujour  de  la  Vierge  Mario  ! 

Pauro    Franco?  ia   trege   an  qunte  ero  soun  état?  Ero  uno 

nacioun  au  sou,  une  rèino  descourounado ,  chanchado  souto 

lou  taloun  dei  reîtris  aleman  ,  blessado  au  cor,  que  ie  mancavo 

plus  pèr  péri  que  lou  darrié  cop  de  coutèu.  La  Vierge  se  faguè 

vèire  à  Pontmain,  e  digue:  Pregas ,  lou  salut  n'es  pas  liuen.  Se 

preguè  pertout,   e  la  pas  se   faguè....   Aï-las!    desempièi,  la 

guerro  civilo  i'a'strassa  sa  raubo;  la  persecucioun  l'a  sagatado, 

sis  istitucioun  an  toumba  coume  un  castèu  de  carto  souto  la 

ràbi  de  l'infer,  e  toujour  nous  semblo  que  vai  senti  s'apesanti 

su  sa  testo  l'ire  trop  justo  dôu  Cèu...  De  qu'ei  que  la  tèn  drecho? 

Ei  Us  orne?  Oh!  noun,  certo  !  D'orne   n'a  gis.  Sempre  regardo 

de  touti  li  coustat  de  Tourizoun  naciounàu  pèr  vèire  se  quàuque 

orne  se  levarà  —  si  forte  virum  quem.  —  Mai  sempre,  descour  a- 

jado,  retoumbo  sus  soun  lié  de  doulour  en  disent  tristamen 

coume  lou  Parai ytico  de  l'Évangèli  :    Hominem  non  habeo.  — 

Bon   courage,     pauro    Franco   bèn-amado  !    n'as    gis  d'orne, 

ei  verai.  Mai  regardo  bèn,  se  n'as  gis  d'orne,  as  uno  celesto 

Dono ,  la  plus   santo,  la  plus  bello,  la  plus  pouderouso,  la 

santo  Vierge,  l'Imaculado  de  Lourdes.  Es  à  si  pèd  que  toun 

cor  revendra  de  sounesvanimen  pèr  que  touningéni  recoumence 

a   desplega  sis   alo    dins   lou  flermamen  de  l'istôri.    Es  en 

escoutènt  sa  voues  que  vas  mérita    de  contunia  la    geando 

missioun,  que   l'incoumparable  Lacordaire   apelavo  tant  bèn 

«   la  voucacioun  religiouso   de  la  Franco  ».    Sies  estado  avuglo 

en  pas  vouguent  vèire  lou  gourd  mounte  te  menavon  ;  sies 

estado  sourdo  en  refusent  d'escouta  lis  avertissamen  li  plus 

aut,  li  trounadisso  li  plus  terriblo  ;  ta  paralisio  n'ei  pa'ncaro 

bèn  garido:  Eh  bèn,  souvene-t-en  d'Aquelo  que  te  gardo  !  Jito-te, 

noblo  blessado,  dins  li  bras  de  la  grand'  médiatrice,  e  gai-iias^ 

e,  reviénras  dins  rèn  de  tèns,  repassaras  au  mitan  dou  mounde 

en  pourtènt  talamen  àut  toun  front  recourouna,  que  touti  li  pople 

diran  :  La  vaqui  mai  la  Rèino  de  l'Uropo  !!.... 


II.  —  Venen  de  counsidera  la  Baumo  e  lou  Santuàri  de  Lourdes 
coume  lou  plus  grand  teatre  dôu  miracle  qu'eisiste  dins  noste 
siècle.  —  Aro,  lis  anen  counsidera  coume  lou  plus  sant  teatre  de 
vertu  que  posque  se  vèire  sur  terro. 


NOTRE-DAME   DE    LOURDES  473 

d'Arc,  que  de  fois  la  reine  céleste  ne  l'a-t-elle  pas  secourue  au 
milieu  de  ses  fléaux,  relevée  de  ses  calamités,  sauvée  d'une 
mort  certaine?  Et  dans  notre  siècle  de  malheur,  d'où  lui  vient 
son  salut?  De  la  Vierge,  toujours  de  la  Vierge  Marie! 

Pauvre  France!  Treize  ans  déjà  passés,  quel  était  son  état? 
C'était  une  nation  à  terre,  une  reine  découronnée,  humiliée  sous 
le  pied  brutal  du  soldat  tudesque,  blessée  au  cœur,  et  à  laquelle 
il  ne  manquait  plus  pour  périr  qu'un  dernier  coup  de  couteau. 
La  Vierge  se  montra  àPontmain  et  dit  :  «Prie%,  le  salut  est  proche.» 
On  pria  partout,   et  la  paix  se  conclut...  Hélas!  depuis  cette 
époque,  la  guerre  civile  a  déchiré  sa  robe;  la  persécution  l'a 
broyée  sous  son  étreinte,  la  plupart  de  ses  institutions  sont 
tombées  comme   par  un  triste  enchantement  sous  les  coups 
de  l'enfer,  et  toujours  il  nous  semble  qu'elle  va  sentir  s'appe- 
santir sur  sa  tête  le  courroux  trop  légitime  du  Ciel...  Quelle  est 
la  force  cachée  qui  la  tient  debout?  Son  salut  lui  vient-il  d'un 
homme  quelconque?  Oh!  certes,  non!  d'hommes  sauveurs  elle 
n'en  connaît  pas.  Toujours  elle  regarde  de  tous  les  côtés  de 
l'horizon  national  pour  voir  si  quelque  homme  se  lèvera  pour  sa 
défense.  —  Si  forte  virum  quem.  —  Mais  toujours  découragée, 
elle  retombe  sur  son  lit  de  douleurs  en  disant  tristement  comme 
le  paralytique  de  l'Évangile  :  Hominem  non  habeo.  —  Bon  courage, 
pauvre  France  bien-aimée!  Tu  n'as  pas  un  seul  homme  pour  te 
sauver,  c'est  vrai.  Mais  regarde  au  dessus  de  toi!  Si  tu  n'as 
aucun  homme  sauveur,  tuas  une  céleste  Dame,  la  plus  sainte,  la 
plus  belle  ,  la  plus  puissante,  la  Vierge  Marie,  l'Immaculée  de 
Lourdes  !  C'est  à  ses  pieds  que  ton  cœur  reviendra  de  son  éva- 
nouissement pour  que  ton  génie  recommence  à  déployer  ses 
ailes  dans  le  firmament  de  l'histoire.  C'est  en  écoutant  sa  voix 
que  tu  vas  mériter  de  continuer  ta  grande  mission  que  l'incom- 
parable Lacordaire  appelait  si  bien  :  «  La  vocation  religieuse  de 
la  France.  »  Tu  as  été  aveugle  en  refusant  de  voir  l'abîme  où 
l'on  te  conduisait;  tu  as  été  sourde  en  refusant  d'écouter  les 
avertissements  les  plus  hauts,  les  éclats  de  tonnerre  les  plus 
terribles  ;  ta  paralysie  n'est  pas  parfaitement  guérie.  Mais  sou- 
viens-toi de  Celle  qui  te  garde!  Jette-toi,  noble  blessée,  dans 
les  bras  de  la  grande  médiatrice,  et  tu  guériras,  et  tu  revivras, 
et ,  dans  un  temps  très  rapproché ,  tu  repasseras  au  milieu  du 
monde  en  portant  avec  une  telle  majesté  ton  front  couronné  que 
tous  les  peuples  s'écrieront  :  La  voilà  de  nouveau  la  Reine  de 
l'Europe!... 

IL  —  Nous  venons  de  considérer  la  Grotte  et  le  sanctuaire  de 
Lourdes  comme  le  plus  grand  théâtre  du  miracle  qui  existe  dans 
ce  siècle.  Maintenant,  nous  allons  les  considérer  comme  le  plus 
saint  théâtre  de  vertu  que  l'on  puisse  voir  sur  la  terre. 


474  NOSTO-DAMO   DE   LOURDES 

La  proumierô  de  touti  li  vertu,  lou  foundamen  de  touti  lis 
autri,  ei  la  Fe,  Eh  bèn,  disès-me,  mi  fraire,  mounte  se  desplego 
tant  et  de  tant  belli  manifestacioun  de  Fe  coume  dins  aquesto 
cantoun  di  Pirenéu? 

Regardas  aquesto  Gleiso.  Moun  Dieu,  coume  es  auto,  coume 
ei  vasto,  coume  ei  richo,  coume  ei  bello  !  Quàu  l'a  tant  bèn  bas- 
tido?  Quàu  a  esculta  sis  autar?  Quàu  a  taia  sis  estatùo?  Quàu  a 
fiala  sis  ournamen?  Quàu  a  tourneja  si  calice,  si  sant  cibôri,  si 
soulèu  dôu  sant  Sacramen  !  Ei  la  man,  ei  l'or,  ei  l'engèni  de 
laFe. 

Levas  vostis  iue  vers  la  vouto.  Regardas  aqueli  centenàu  de 
bandiero  que  balançon  si  plet  blanc  au  vent  siàu  de  la  Basil ico. 
Quàu  lis  a  pagado,  broudado,  pendoulado  eilamoudàut  !  ei  la 
man,  ei  l'or,  ei  l'engèni  de  la  Fe. 

E  li  sermoun  calourènt  que  descèndon  d'aquesto  cadiero,  e  li 
cant  meiavihous  que  restountisson  dins  aquesto  nèu,  e  li  preiero 
sens  défaut  que  se  desgrunon  sens  fin  davans  l'image  de  nosto 
Rèino ,  de  qu'ei  que  lis  ispiro  V  N'ei  rèn  que  lou  sentimen  prefound 
de  la  Fe.  0,  me  n'en  sias  temoï,  pèlerin  d'Avignoun,  ei  la  Fe, 
rèn  que  la  Fe  que  nous  a  adus  di  bord  de  la  Durènço,  de  la  Sorgo 
e  dou  Rose  au  mitan  d'aquesti  mountagno,  pèr  saluda  d'un 
salut  dôu  cor,  la  Vierge  Imaculado  ! 

Mai,  escouta!  d'ounte  vèn  que  li  campano  soun  toutis  à  bran? 
Oh!  Segnour,  quunto  magnifico  mescladisso  d'acor  de  touto 
meno.  E  que  sonon  ansin  tant  tard?  Sonon  la  proucession,  l'im- 
menso  proucessioun.  La  vese  que  parto  dôu  pèd  de  la  Baumo, 
que  seguis  en  cantènt  li  zigue-zague  dôu  sant  roucas,  que  s'es- 
pandis  à  l'entour  de  la  Grand'Gleiso  en  l'embrassant,  que  des- 
cend e  se  desbano  en  milo  vira-vôu  de  la  Grand'Gleiso  au  Plan  e 
dôu  Plan  tournamai  à  la  Baumo.  La  Basilico  ei  courounado  de 
lume,  la  Baumo  n'en  resplendis,  la  Vierge  dôu  Plan  n'a  soun 
trône  tout  abrasa,  e  chasque  roumiéu  porto  lou  siéu  à  la  man. 
Mount'ei  lou  cèu?  Es  en  àut  o  en  bas?  ia  autant  d'estello  à  l'un 
coume  à  l'autre,  e  se  saup  pas  quunte  ei  qu'ei  lou  plus  bèu... 
En  même  tèms  li  cant  se  croson ,  se  mesclon  e  chivauchon.  Lou 
franchimand  respond  au  Prouvençau  e  lou  prouvençau  au  Bre- 
toun  :  Beatam  me  dicent  omnes  generationes.  Li  gènt  de  pertout,  li 
lengo  de  pertout,  li  cant  de  pertout,  dison  à  Nosto-Damo:  «  sias 
«  nosto  Maire  ben-amado,  sias  noste  Rèino  courounado,  sias 
«  noste  espèranço  e  sias  noste  salut  !  »  Eh  bèn ,  mi  fraire,  de  qu'ei 
que  tout  acô  se  noun  la  Fe  di  cor  que  se  desgounflo  en  osanna? 
O,  ei  la  Fe  qu'atuvo  touti  li  cierge,  ei  la  Fe  que  vibro  dins  touti 
li  voues. 


NOTRE-DAME    DE    LOURDES  475 

La  première  de  toutes  les  vertus,  le  fondement  de  toutes  les 
autres,  c'est  la  Foi.  Eh  bien,  dites-moi ,  mes  Frères,  où  voit-on 
se  déployer  d'aussi  nombreuses  et  d'aussi  belles  manifestations 
de  Foi  comme  nous  le  voyons  dans  ce  coin  des  Pyrénées  ? 

Considérez  cette  Église.  0  Dieu,  qu'elle  est  élancée,  qu'elle  est 
vaste,  qu'elle  est  riche,  qu'elle  est  belle?  Qui  donc  l'a  si  savam- 
ment construite?  Quia  sculpté  ses  autels,  érigé  ses  statues  ,  tissé 
ses  ornements,  fouillé  ses  calices,  ses  ciboires  sacrés,  ses 
resplendissants  ostensoirs?  C'est  la  main,  c'est  l'or,  c'est  le 
génie  de  la  Foi. 

Elevez  vos  regards  jusqu'à  la  voûte.  Voyez  ces  centaines  de 
bannières  qui  balancent  leurs  plis  blancs  au  souffle  indécis  de  la 
Basilique?  Qui  en  a  payé  le  prix  et  brodé  les  sujets?  Qui  lésa 
suspendues  à  cette  hauteur?  C'est  la  main,  c'est  l'or,  c'est  le 
génie  de  la  Foi. 

Et  les  discours  chaleureux  qui  descendent  de  cette  chaire,  et 
les  chants  merveilleux  qui  retentissent  dans  cette  vaste  nef,  et 
les  prières  sans  défaut  qui  se  suivent  sans  fin  en  présence  de 
l'image  de  notre  Reine,  quel  est  le  sentiment  qui  les  inspire?  Ce 
n'est  que  le  sentiment  profond  de  la  Foi.  Oui,  vous  m'en  êtes 
témoins,  pèlerins  d'Avignon,  c'est  la  Foi,  la  Foi  seule  qui  nous 
a  amenés  des  bords  de  la  Durance,  de  la  Sorgue  et  du  Rhône  au 
milieu  de  ces  montagnes,  pour  saluer  d'un  salut  du  cœur,  la 
Vierge  Immaculée... 

Mais,  écoutez  !  d'où  vient  que  les  cloches  sonnent  toutes  et  à 
toute  volée?  Oh!   Seigneur,  quel  magnifique  enchevêtrement 
d'accords  de  toutes  sortes  !  Eh!  pourquoi  sonne-t-on  à  une  heure 
aussi  tardive  ?  On  sonne  la  procession,  l'immense  procession  l 
Te  la  vois  prendre  son  point  de  départ  au  pied  même  de  la  Grotte, 
suivre  en  chantant  les  lacets  capricieux  du  rocher  béni,  s'épa- 
nouir autour  de  la  grande  Église  en  l'embrassant,  descendre  et 
se  développer  dans  les  mille  contours  qui  serpentent  depuis  la 
grande  Église  jusqu'à  l'extrémité  de  l'esplanade  pour  retourner 
enfin  de  l'esplanade  à  la  Grotte.  La  Basilique  est  couronnée  de 
points  lumineux,  la  Grotte  en  est  resplendissante,  la  Vierge  de 
l'Esplanade  en  a  son  trône  tout  embrasé,  et  chaque  pèlerin  porte 
son  cierge  ail  umé  à  la  main .  Où  donc  est  le  Ciel  ?  Est-il  en  haut  ou 
en  bas?  On  compte  autant  d'étoiles  dans  l'un  comme  dans  l'autre, 
et  l'on  ne  saurait  dire  quel  est  celui  des  deux  qui  est  le  plus 
beau...  En  même  temps  les  cantiques  se  croisent,  se  mêlent, 
s'enchevêtrent.  Le  français  répond  au  provençal  et  le  provençal 
au  breton  :    Beatam  me  dicent  omnes  gêner ationes.   Les   fidèles, 
les  langues,  les  chants  de  toutes  les  contrées  disent  à  Notre- 
Dame  :  «  Vous  êtes  notre  Mère  bien-aimée,  vous  êtes  notre 
Reine  couronnée,  vous  êtes  notre  espérance  et  notre  seul  salut l» 


476  NOSTO-DAMO  DE   LOURDES 

Mai,  revenen  à  la  Baumo.  A  dos  pas,  vole  vous  faire  vèire  un 
lutre  espectacle  de  Fe.  Sarà  plus  la  Fe-cresènco,  sarà  la  Fe- 
counfienco , 


Arresta-vous  un  moument  à  l'entour  d'aquelo  umblo  bastisso 
qu'enclaus  un  pichot  bansin.  Aco's  la  Santo  Pielo.  Moun  Dieu, 
quunte  espetacle  pretoucant  !  De  longuis  enfilado  de  malàut,  li 
man  jouncho,  lis  iue  bagna  de  lagremo,  la  fàci  palinello,  soun 
pourta  sus  de  brancard.  Li  brancardié,  testo  nuso,  li  labro  pre- 
nante», lou  cor  esmôugu,  porton  soun  fai  coume  un  trésor  dôu 
Pérou.  Entre  qu'arribon,  li  porto  delà  pichoto  bastido  se  drubon 
3  se  fermon.  A  ginoun,  dis  uno  voues  de  prèire  !  E  tôuti  li  pèlerin 
se  prousternon.  A-z-auto  voues,  li  bras  en  crous,  lis  iue  vers  lou 
Oéu,  touti  respondon  au  sant  Rousàri.  Li  malàut  gariran  o  gari- 
ran  pas:  aqui  n'ei  pas  la  questioun.  De  que  fai,  de  que  vôu  tout 
aquéu  mounde,  li  malàut,  li  brancardié,  la  foulo  que  prego? 
Volon  faire  un  ate  de  fe  dins  la  paraulo  de  la  Vierge  qu'a  dis: 
Venès  e  lavas-vous.  Volon  faire  un  ate  de  fe  au  poudé  subre-na- 
turau  que  pou,  à  sa  fantesié,  bandi  dôu  cor  de  l'orne  touti  li 
marri  vérin.  Entendès-lei  que  vousdison  :  «  Naaman,  lou  Syrian, 
«  ero  cubèrt  de  la  lepro  coume  d'un  orre  mantèu.  Sus  la  paraulo 
c(  dôu  Proufeto,  se  lavé  dins  l'aigo  dôu  tourrent,  e,  dins  un  vira 
«  d'iue,  soun  mantèu  de  pourrituro  toumbè,  e  sa  car  resplendi- 
c(  guè  coume  la  car  d'un  bel  enfant  de  la.  Or,  en  plaço  dôu  Prou- 
«  feto  de  Dieu  aven  sa  santo  Maire,  la  Prouvidenci  dis  Infirme, 
«  e  voulès  pas  qu'aguen  counfienciV  »  Tout-à-n-un  cop,  sus  lou 
bord  de  la  piscino  santo,  s'ausis  un  grand  cris:  Miracle!  La 
porto  sedrubo...  lou  paralysa  marcho  ferme,  l'avugle  ie  vèi. 
Magnificat,  crido  la  foulo  !  e  l'urous  miracla  ei  pourta'n  trioun- 
fle  davans  l'estatùo  de  la  Baumo  pèr  i'entouna  lou  grand  cantico 
de  l'acioun  de  gràci. . .  Dison  :  La  Fe  sauvo  lamo.  La  Fe?  sauvo 
l'amo  emai  li  corps,  la  Fe  sauvo  tout!  1...  Sauvo  tout  pèr  çô 
qu'es  uno  Fe  vivènto,  que  marcho  acoumpagnado  dis  obro  de  la 
carità,  autant  dis  obro  dôu  dedin  que  d'aqueli  dôu  deforo,  vole 
dire,  autant  di  sentimen  sublime  d'amour  de  Dieu  que  di  bellis 
aumorno. 


O  Baumo  santo,  disès-me  li  sentimen  celestiau  que  li  pèlerin  à 
ginoun  espandisson  davans  vous  dins  la  lengo  elouquènto  dôu 
cor  !  Revela-me  lou  noumbre  di  lagremo  secreto  qu'an  bagna  la 
pôussiôro  de  vosti  pèdl  Redisès-me  lis  acent  de  repenti  qu'avès 


NOTRE-DAME  DE  LOURDES  411 

Eh  bien,  mes  Frères,  qu'est-ce  que  tout  cela  sinon  la  Foi  des 
cœurs  qui  déborde  en  hosanna?  Oui,  c'est  la  Foi  qui  allume  tous 
les  cierges ,  c'est  a  Foi  qui  vibre  dans  toutes  les  voix. 

Mais,  revenons  à  la  Grotte.  Je  veux,  à  deux  pas,  vous  rendre 
les  témoins  d'un  autre  spectacle  de  Foi.  Ce  ne  sera  plus  la  Foi- 
croyance,  ce  sera  la  Foi-confiance. 

Arrêtez-vous  un  instant  auprès  de  cet  humble  bâtiment  qui 
enferme  un  modeste  bassin.  C'est  la  Sainte  Piscine.  0  mon  Dieu, 
quel  spectacle  attendrissant  !  De  nombreux  infirmes,  à  la  suite 
les  uns  des  autres,  les  mains  jointes,  les  yeux  baignés  de  lar- 
mes, le  visage  pâli,  sont  portés  sur  des  brancards.  Les  brancar- 
diers, tête  nue,  les  lèvres  priantes,  le  cœur  ému,  portent  leur 
fardeau  comme  un  trésor  du  Pérou.  Dès  qu'ils  arrivent,  les 
portes  du  petit  bâtiment  s'ouvrent  pour  se  refermer  aussitôt.  A 
genoux ,  dit  une  voix  de  prêtre  !  et  tous  les  pèlerins  se  proster- 
nent. A  haute  voix,  les  bras  en  croix,  les  yeux  levés  vers  le 
ciel,  tous  répondent  au  saint  Rosaire.  Les  malades  guériront  ou 
ne  guériront  pas  :  là  n'est  pas  la  question.  Que  fait  et  que  veut 
tout  ce  monde  :  les  malades,  les  brancardiers,  la  foule  qui  prie? 
Il  veut  faire  un  acte  de  foi  à  la  parole  de  la  Vierge  qui  a  dit  : 
«  vene\  et  lave\-vous  »  Il  veut  faire  un  acte  de  Foi  au  pouvoir 
surnaturel  qui  peut,  à  sa  guise,  expulser  du  corps  de  l'homme 
tous  les  venins  mortels.  Entendez-les  qui  vous  disent:  «Naaman 
«  le  Syrien,  était  couvert  de  la  lèpre  comme  d'un  horrible  man- 
«  teau.  Sur  la  parole  du  Prophète,  il  se  lava  dans  l'eau  du  torrent, 
«  et,  dans  un  clin  d'œil,  son  manteau  de  pourriture  tomba,  et 
«  sa  chair  rayonna  de  blancheur  comme  la  chair  d'un  bel  enfant 
«  au  berceau.  Or,  au  lieu  d'un  prophète,  nous  avons  la  Mère  de 
((  Dieu,  la  Providence  des  Infirmes,  et  vous  voulez  que  nous 
«  manquions  de  confiance  ?  »  Tout  à  coup,  sur  le  bord  de  la 
piscine  sainte,  on  entend  éclater  ce  cri:  Miracle  !  La  porte  s'ou- 
vre, et  voilà  que  le  paralytique  marche  et  que  l'aveugle  a  recou- 
vré la  vue.  La  foule  entonne  le  Magnificat,  et  l'heureux  miraculé 
est  porté  en  triomphe  devant  la  statue  de  la  Grotte  afin  d'y 
entonner  le  grand  cantique  de  l'action  de  grâces...  On  dit  :  La 
Foi  sauve  l'âme .  La  FoiV  Elle  sauve  l'âme  et  le  corps  aussi,  la  Foi 
sauve  tout  !...  Elle  sauve  tout  ici,  parce  que  c'est  une  foi  vivante, 
qui  marche  accompagnée  des  œuvres  de  la  charité,  aussi  bien 
des  œuvres  du  dedans  que  celles  du  dehors,  c'est-à-dire,  autant 
des  sentiments  sublimes  d'amour  de  Dieu  que  des  actes  de  Fra- 
ternité chrétienne. 

0  grotte  sainte,  répétez-moi  les  sentiments  célestes  que  les 
pèlerins  à  genoux  répandent  devant  vous  dans  la  langue  élo- 
quente du  cœur!  Révélez-moi  le  nombre  des  larmes  secrètes 
qui  ont  baigné  la  poussière  de  vos  pieds!  Redites-moi  les  accents 


478  NOSTO-DAMO  DE   LOURDES 

entendu!  Rapelas-me  li  counversacioun  disamo  que  volon  s'au- 
boural. .  noun,  noun,  dins  li  clastro  benesido  se  dis  ren  de  plus 
sant,  e,  dins  lou  céu  lis  ange  parlon  pas  uno  plus  bello  lengo.  0 
Planet  de  la  Baumo,  sias  uno  meravihouso  canestello  de  fiour 
de  Paradis  !  Sias  un  encensié  d'or  que  fai  mounta  de  longo  lou 
prefum  de  la  preiero  vers  lou  tronc  de  l'Eternàu. 

E  li  roumiéu  se  countenton  pas  de  béu  sentimen  :  i'apoundon 
de  bellis  acioun.  Li  très  quart  di  malaut  que  venon  cerca  la  santà 
dins  la  santo  Pielo ,  quau  es  que  lis  adus?  Ei  la  man,  ei  l'or  delà 
earità.  Lou  plus  souvent  soun  de  pauri  gens  qu'an  besoun  de  si 
bras  per  gagna  soun  pan  e  qu'atrouvarien  pas  dins  sa  bourseto 
un  louvi  d'or  bèn  franc.  Alors,  que  fan  li  fidèu  de  Nosto-Darno? 
s'ensouveiion  de  la  paraulo  di  libre  sant  que  dison  :  fau  estre 
l'iue  de  l'avugle  e  lou  bastoun  dôu  goi,  e  donon  pèrlou  viage  di 
malàut,  e  desempièi  vingt-cinq  an  s'alassoun  pas  de  douna. 


Dounarès  aquest'  an  un  deniè  de  mai,  pèlerin  dAvignoun, 
per  gagna  la  grando  indulgenço  de  nosto  Jubilé.  Jitarès  uno 
pèiro  dins  li  foundamento  de  la  Gleiso  dôu  sant  Rousàri  que 
se  bastis  ei  pèd  d'aquesto  Basilico.  Quunto  bello  idèio  de 
leva'  un  mounumen  eici,  a  Lourdes,  à  Noste-Dame  dôu  sant 
Rousàri  !  Lourdes  ei  devengudo  la  patrio  dôu  Rousàri  desempièi 
que  sa  Baumo  es  estado  coume  l'ouratôri  mounte  la  Rèino  dis 
Ange  l'a  recita  devans  Bernadeto  dins  lou  ravissamen  de  Testàsi. 

Oh  !  parten  pas  d'eici  sènso  proumetre  que  desgrunaren 
tôuti  li  jour  la  courouno  dou  capelet  sauvaire.  Ansin  oubeïren 
i  desi  de  la  Vierge  coume  is  ordre  de  nosto  bèu  e  grand  Papo, 
Léon  XIII.  Avès  pas  legi  la  manefico  Letro-Encycîico  qu'a  bandi 
tout  darrieramen  pèr  tout  l'univer?  Veici  si  paraulo  :  «  Vonlèn 
qu  aquest'  an  la  devoucioun  dou  sant  Rousàri  fugue  lou  sujet  dhino 
atencioun  touto  particulier o  dins  lou  mounde  catoulien  Vounour  delà 
Viergo  soubeirano ,  pèr  fin  qu'emplegue  soun  poudé  à-n-outeni  de 
soun  Fiéu  divin  uno  finicioun  urouso  à  nosti  calamité.  Voulèn  que  lou 
mes  d'outobre  fugue  toutalamen  counsacra  à  la  santo  Reino  dou  Rou- 
sàri.)} 0  pountife  sant,  tôutis  ici  vous  proumeten  d'estre  fidèu  à 
voste  coumandamen.  Cresès-lou,  nosto  pruumesso  sara  un  ate, 
e,  aqueste  pèlerinage  sara  que  lapreparaciouncalourèntoaumes 
d'outobre  venènt,  que  sarà  per  nautris  aquest' an  coume  lou 
grand  mes  de  Mario  I... 

Ai  fini.  —  Me  resto  plus  qu'à  vous  dire  :  Vous  en-anès  pas 
d'eici  sènso  vous  estre  counsacra  pèr  vosto  vido  à  Nosto-Damo 


NOTRE-DAME   DE  LÔtfRDÊâ  479 

de  repentir  que  vous  avez  entendus  !  Racontez-moi  les  conversa- 
tions des  âmes  qui  veulent  s'élever  jusqu'à  Dieu  !  Non,  non,  dans 
le»  cloîtres  bénis  on  n'exprime  rien  de  plus  saint,  et,  dans  le 
ciel,  les  anges  ne  parlent  pas  un  plus  beau  langage. 0  esplanade 
de  la  Grotte,  vous  êtes  une  merveilleuse  corbeille  de  fleurs  du 
Paradis  !  Vous  êtes  un  encensoir  d'or  qui  fait  sans  cesse  monter 
le  parfum  de  la  prière  vers  le  trône  de  l'Éternel  ! 

Et  les  pèlerins  ne  se  contentent  pas  d'exprimer  de  beaux  senti- 
ments  :  ils  y  joignent  les  belles  actions.  Les  trois  quarts  des 
malades  qui  viennent  chercher  la  santé  dans  la  sainte  Piscine, 
qui  est-ce  qui  les  amène?  c'est  la  main  ,  c'est  l'or  de  la  charité. 
Le  plus  souvent,  ce  sont  des  pauvres  gens  qui  ont  besoin  de  leurs 
bras  pour  gagner  leur  pain  de  chaque  jour,  et  qui  ne  trouveraient 
pas  dans  leur  modeste  bourse  un  louis  d'or  qui  leur  appartînt 
franchement.  Alors,  que  font  les  fidèles  enfants  de  Notre-Dame? 
Ils  se  souviennent  de  la  parole  des  Livres  Saints  qui  disent  : 
a  II  faut  être  V  œil  de  V  aveugle  et  le  bâton  du  boiteux .  »  Et  ils  don- 
nent pour  le  voyage  des  malades,  et,  depuis  vingt-cinq  ans,  ils 
ne  se  lassent  pas  de  donner. 

Vous  donnerez,  cette  année,  un  denier  de  plus,  pèlerins  d'Avi- 
gnon, afin  de  gagner  la  grande  indulgence  de  notre  Jubilé.  Vous 
jetterez  une  pierre  dans  les  fondements  de  l'Église  du  saint 
Rosaire  que  Ton  bâtit  aux  pieds  de  cette  basilique.  Quelle  belle 
idée  d'ériger  un  monument  ici,  à  Lourdes,  à  Notre-Dame  du 
saint  Rosaire  !  Lourdes  ?st  devenue  la  patrie  du  Rosaire  depuis 
que  sa  Grotte  a  été  comme  l'oratoire  où  la  reine  des  anges  l'a 
récité  devant  Bernadette  dans  le  ravissement  de  l'extase. 

Oh!  ne  partons  pas  d'ici  sans  promettre  que  tous  les  jours  de 
notre  vie,  nous  égrènerons  la  couronne  du  chapelet  sauveur. 
Nous  obéirons  ainsi  aux  désirs  de  la  Vierge  comme  aux  ordres 
de  notre  grand  et  saint  Pape  Léon  XIII.  N'avez-vous  pas  lu  la 
magnifique  lettre-Encyclique  que,  tout  dernièrement,  il  a  adressé 
à  tout  l'univers  ?  Voici  ses  paroles  :  «  Nous  voulons  que,  cette  année, 
«  la  dévotion  du  saint  Rosaire  soit  V objet  d'une  attention  toute  parti- 
«  culière  dans  le  monde  catholique  en  l'honneur  de  la  Vierge  Souve- 
«  raine,  afin  qu'elle  emploie  sa  puissance  à  obtenir  de  son  divin  Fils 
((  une  fin  heureuse  à  nos  calamités. . .  Nous  voulons  que  le  mois  d'oc- 
«  tobre  soit  totalement  consacré  à  la  sainte  Reine  du  Rosaire.  »  O 
Pontife  saint,  tous  ici  nous  vous  promettons  d'être  dociles  à  vos 
ordres.  Croyez-le  bien,  notre  promesse  est  un  serment,  et,  ce 
pèlerinage  ne  sera  que  la  préparation  fervente  au  mois  d'octobre 
prochain,  que  nous  célébrerons  cette  année  comme  le  grand 
mois  de  Marie. 

J'ai  fini.  Il  ne  me  reste  plus  qu'à  vous  dire  :  Ne  vous  retirez  pas 
d'ici  sans  vous  être  consacrés  pour  votre  vie  entière  à  Notre- 


480  tfOSTO-DAMO   DE  LOURDES 

de  Lourdes.  Ei  pas  lou  tout  dé  la  canta,  fau  la  servi.  QL  unto 
regret  de  l'agué  tant  amado  sus  la  terro  se  poudian  pas  la 
countempla  dins  lou  cèu!  Mai,  en  nous  jitant  dins  soun  cor 
Imacula,  nous  gardara  jusqu'au  moument  espaventable  dôu 
jujamen  que  se  reformo  pas. 

Quand  li  pople  de  l'antiquita  voulien  assegura  quaucuno 
de  si  plus  belli  ciéuta  de  la  proutecioun  celesto,  que  fasien? 
Pausavon  à  sa  plus  auto  cimo  ço  qu'apelavon  lou  Palladium. 
Lou  Palladium  èro  uno  estatuo  de  la  casto  Minervo  que  d'uno 
man  tenié  soun  blouqué  prouteitour,  e  de  l'autro  soun  espaso 
invinciblo.  Ansin  èron  garda  pèr  la  vertu  e  pèr  la  forço.  Eh 
bèn,  mi  fraire,  lou  Palladium  de  la  Gleiso,  nosto  casto  Minervo 
à  nous  autri,  es  la  Rèino  de  Lourdes.  Soun  cor  Imacula  eilou 
blouquié  que  nous  preservo  dôu  coustat  dôu  cèu,  e  sa  man 
miraclouso  ei  l'espaso  que  nous  défend  dôu  coustat  de  la 
terro. 

0  Mario,  métèn  souto  li  plet  de  voste  mantèu,  tout  ço  qu'aven 
de  plus  precious  :  Nosti  famiho,  nostis  ami,  nosti  parôqui, 
nosto  patrio  et  nostis  amo.  Venen  de  célébra  vostinoço  d'argent, 
fasès  nous  la  grâci  de  reveni  célébra  vosti  noço  d'or:  E  se  noun 
se  pou,  se  la  voulounta  de  Dieu  n'ei  pas  talo,  se  nosto  âge  lou 
permes  pas,  dôumèns,  fasès-nous  la  gràci  de  li  célébra  souto 
vostis  iue,  dins  lou  cèu,  mounte  noste  amour  et  nosti  cant 
finiran  jamai  en  voste  ounour  e  Tounour  de  voste  Fièu  eternau. 
E  vaqui,  mi  Fraire,  la  gràci  que  vous  souvète  en  tôuti,  de  tout 
moun  cor,  emé  la  benedicioun  de  noste  Reverendissime  Arche- 
vesquç.  Amen, 


*■ 


NOTRE-DAME  DE  LOURDES  481 

Dame  de  Lourdes.  Ce  n'est  pas  tout  de  chanter  sa  gloire,  il  faut 
ia  servir.  Quel  regret  si,  après  l'avoir  tant  aimée  sur  la  terre,  nous 
ne  pouvions  pas  la  contempler  dans  le  Ciel  !  Mais,  en  nous  jetant 
dans  son  cœur  immaculé,  elle  nous  gardera  jusqu'au  moment 
redoutable  du  jugement  qui  ne  se  réforme  jamais. 

Quand  les  peuples  de  l'antiquité  voulaient  assurer  infaillible- 
ment quelqu'une  de  leurs  plus  belles  cités  de  la  protection  céleste, 
que  faisaient-ils?  Ils  plaçaient  à  son  faîte  le  plus  élevé  ce  qu'ils 
appelaient  le  Palladium.  Le  Palladium  était  une  statue  de  la  chaste 
Minerve  qui,  d'une  main,  tenait  son  bouclier  protecteur,  et,  de 
l'autre,  son  épée  invincible.  Les  villes  étaient  ainsi  protégées  par 
la  vertu  et  par  la  force.  Et  bien,  mes  Frères,  le  Palladium  de 
l'Église,  notre  chaste  Minerve  à  nous,  c'est  la  Reine  de  Lourdes. 
Son  cœur  immaculé  est  le  bouclier  qui  nous  préserve  du  côté  du 
ciel,  et  sa  main  miraculeuse  est  l'épée  qui  nous  défend  du  côté 
de  la  terre. 

0  Marie,  nous  plaçons  sous  les  plis  de  votre  manteau,  tout  ce 
que  nous  avons  de  plus  cher:  Nos  familles,  nos  amis,  nos 
paroisses,  notre  patrie  et  nos  âmes.  Nous  venons  de  célébrer  vos 
noces  d'argent,  faites-nous  la  grâce  de  revenir  célébrer  vos 
noces  d'or.  Et  si  la  chose  n'est  pas  possible,  si  telle  n'est  pas  la 
volonté  de  Dieu,  si  notre  âge  avancé  s'y  oppose,  faites-nous,  du 
moins,  la  grâce  de  les  célébrer  sous  vos  yeux,  dans  le  ciel,  où 
notre  amour  et  nos  chants  ne  finiront  jamais  en  votre  honneur  et 
en  l'honneur  de  votre  Fils  éternel.  C'est  là,  mes  Frères,  la  grâce 
que  je  vous  souhaite  à  tous,  de  tout  mon  cœur,  avec  la  bénédic- 
tion de  notre  Révérendissime  Archevêque.  Amen. 


Jï.  MW  VWMJHR 


L'ÉGLISE  ET  L'ÉTAT 


C0NFÉRENCES 

PRÊCHÉES  A  SAINT  AMBROISE  PENDANT  LE  CARÊME  DE  1883 

Par  M.  l'Abbé  FRÉMONT, 

/Lncfcfïi  Aumônier  de  l'École  Normale  de  la  Seine 
Vicaire  à  Saint-Philippe  du  Roule,  à  Paris. 


PREMIÈRE    CONFÉRENCE 

Nature  de  la  Société    religieuse    et    de    la   Société   civile  : 
Qu'est-ce  que   l'Église  ?    Qu'est-ce   que   l'État  ? 


Messieurs, 

Le  Christianisme  est  le  plus  grand  événement  de  l'histoire,  et 
sa  doctrine,  sous  quelque  aspect  qu'on  l'étudié,  et  quelle  que 
soit  l'origine  divine  ou  humaine  qu'on  lui  attribue ,  se  montre 
douée  d'une  force ,  d'une  élévation  et  d'une  beauté  sans  rivales. 
Tel  est,  dans  tous  les  camps ,  l'aveu  des  esprits  supérieurs.  La 
science  des  religions  comparées  ne  date  que  d'hier,  et  déjà  elle 
nous  a  conduits  à  ce  résultat  glorieux ,  formulé  par  un  savant 
anglais  :  «  le  Christianisme  a  une  supériorité  immense  sur  toutes 
les  religions,  et  personne  ne  s'en  peut  rendre  compte  aussi 
clairement  que  celui  qui  a  examiné  de  bonne  foi  les  fondements 
des  autres  croyances  \  » 

Mais  le  Christianisme  ne  s'est  pas  contenté  de  passer  sur  le 
monde,   comme  un  souffle  puissant,  renversant  l'idolâtrie, 

1.  Max  Mûller,  Essai  sur  l'histoire  des  religions,  préface. 

'<  Rien  n'est  plus  sincère  que  l'admiration  et  le  respect  que  nous  professons  pour  la 
religion  catholique.  »  (Jules  Simon,  Religion  naturelle,  4e  partie.) 

«  Jésus  ne  sera  pas  surpassé;  son  culte  se  rajeunira  sans  cesse.  »  (Ernest  Renan, 
Vie  de  Jésus,  conclusion.) 

«  Le  Christianisme  est  le  plus  frappant  des  efforts  qui  s'échelonnent  clans  l'histoire, 
pour  l'enfantement  d'un  idéal  de  lumière  et  de  justice.  »  (Idem,  Marc-Aurèle, 
conclusion.  ) 

«  Depuis  longtemps  je  ne  croyais  plus  au  miracle,  dans  le  sens  propre  du  mot: 
cependant  la  destinée  unique  du  peuple  juif,  aboutissant  à  Jésus  et  au  Christianisme, 
m'apparaissait  comme  quelque  chose  de  tout  à  fait  à  part,  »  Jdem,  Souvenirs  d'enfance 
et  de  jeunesse,  tre  partie.) 

Voir  également  les  belles  et  solides  leçons  de  M.  l'abbé  de  Broglie  sur  l'Histoire 
des  religions. 


PREMIÈRE  CONFÉRENCE  483 

relevant  les  faibles  et  les  déshérités ,  semant  partout  les  germes 
des  vertus  les  plus  exquises  ;  ce  souffle  régénérateur  a  pris 
corps ,  si  j'ose  ainsi  m'exprimer  ;  et  ce  corps  ,  qui  remplit  l'uni- 
vers ,  porte  un  nom  dont  l'amour  des  uns  et  la  haine  des  autres 
assurent  également  la  grandeur:  le  nom  d'Église  catholique. 

C'est  de  l'Église  catholique ,  Messieurs,  que  je  me  propose  de 
vous  entretenir.  Je  ne  vous  parlerai  ni  de  sa  constitution  ni  de 
ses  dogmes.  Je  l'ai  fait,  pendant  quatre  ans,  dans  une  enceinte 
plus  modeste  que  celle-ci,  mais  non  moins  chère;  et  l'une  des 
plus  douces  consolations  de  ma  vie  est  de  penser  que  plusieurs 
parmi  vous  s'en  souviennent  devant  Dieu  '. 

Cette  année ,  c'est  le  côté  extérieur  du  Christianisme  qui  fixera 
notre  attention.  Nous  considérerons  l'Église,  dans  ses  rapports 
avec  les  sociétés  humaines.  Nous  dirons  ses  relations  avec  les 
divers  gouvernements  que  les  hommes  se  sont  donnés ,  dans  le 
cours  des  siècles.  Nous  mettrons  en  relief  les  principes  généraux 
qui  guident  ce  qu'on  peut  appeler  la  conduite  politique  de  l'Église, 
principes  qui  se  sont  fait  jour,  en  particulier,  dans  le  Concordat 
de  1801,  aujourd'hui  battu  en  brèche,  hélas!  comme  toutes 
choses,  mais  si  longtemps  regardé  comme  le  chef-d'œuvre  de  la 
sagesse  du  pape  Pie  VII  et  du  génie  politique  du  premier  consul. 

Ces  palpitantes  et  difficiles  questions  n'ont  pas  été  de  ma 
part  l'objet  d'un  choix  capricieux.  J'ai  réfléchi  longtemps,  j'ai 
consulté,  et  c'est  couvert  du  suffrage  de  mes  vénérés  Maîtres 
dans  le  Sacerdoce  que  je  me  présente  devant  vous. 

Les  Chambres,  la  presse,  toutes  les  voix  de  l'opinion  publique 
narlent  àl'envi  des  rapports  de  l'Église  et  de  l'État.  Nous  sommes 
une  démocratie  souveraine  :  quoique  cela  soit  grand,  cela  ne 
suffit  pas  :  nous  devons  être  une  démocratie  éclairée.  Il  faut  que 
chacun  de  nous,  Messieurs,  sache,  aux  jours  de  scrutin,  ce 
qu'il  doit  penser  des  hommes  et  des  choses,  spécialement  quand 
il  s'agit  des  questions  religieuses,  questions  vitales  par  excel- 
lence. Dans  ce  but,  nous  allons  rechercher  ensemble  la  vérité, 
sur  ce  sujet  capital  :  peut-être  finirons-nous  par  discerner  ce  qui 
est  sérieux,  prudent,  acceptable,  de  ce  qui  est  irréfléchi  et 
périlleux.  L'Église  catholique  a  pour  vaillante  habitude  de  porter 
la  défense  là  où  ses  principes  sont  le  plus  méconnus,  là  où  son 
action  est  le  plus  contestée.  J'obéirai,  j'en  ai  l'espérance,  à  son 
esprit  traditionnel  d'opportunité  dans  l'enseignement  et  de  cou- 
rage dans  la  lutte,  en  traitant  devant  vous  la  grande  question 
des  rapports  de  l'Église  et  de  l'État,  car  je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait 
un  point  sur  lequel  les  malentendus  soient  plus  nombreux  et 
les  confusions  plus  déplorables. 

1.  Voir  nos  conférences  sur  le  Christianisme ,  prêchées  à  Saint  Antoine,  et  publiées 
chez  Berche  et  Tralio,  rue  de  Rennes,  69,  Paris;  2  volumes. 


484  l'église  et  l'état 

Mais  avant  d'aborder  cette  importante  et  délicate  matière, 
laissez-moi  vous  dire,  Messieurs,  dans  quel  esprit  je  viens  à 
vous. 

S.  Paul  écrivait,  aux  Corinthiens,  que  la  parole  chrétienne  est 
une  parole  de  réconciliation,  —  et  postât  in  nobis  verbum  reconci- 
liationis  \  L'Église,  à  son  tour,  félicite  ses  vertueux  pontifes, 
ceux  dont  elle  a  placé  l'image  sur  les  autels,  d'avoir  su  se 
montrer  pacifiques  dans  des  temps  de  colère,  —  et  in  tempore 
iracundiœ  factus  est  reconciliatio  2.  Messieurs ,  l'esprit  magnanime 
de  S.  Paul  et  de  l'Église,  qui  n'est  autre  que  celui  du  Christ, 
sera  mon  guide.  Je  combattrai  les  fausses  théories,  les  systèmes 
insuffisamment  raisonnes,  les  utopies  funestes,  mais  je  respec- 
terai profondément  les  personnes.  Je  ne  viens  point  jeter  parmi 
vous  un  cri  de  guerre,  qui  serait  deux  fois  coupable  au  pied  des 
autels,  et  je  supplie  la  divine  Providence  d'arrêter  sur  mes  lèvres 
toute  parole  amère.  Néanmoins,  je  m'exprimerai  sans  lâche^ 
timidité,  m'appliquant  à  fuir  le  double  excès  d'une  hardiesse 
téméraire  et  d'une  prudence  pusillanime.  Ne  cherchez  dans  mon 
langage  ni  réticences  dictées  par  la  crainte,  ni  allusions  bles- 
santes. L'illustre  archevêque  de  Milan,  S.  Ambroise,  sous  le 
patronage  duquel  s'élève  votre  ravissante  basilique,  a  écrit  cette 
sentence  qui  me  servira  de  lumière  :  «  II  n'y  a  rien ,  pour  un 
prêtre,  de  plus  périlleux  auprès  de  Dieu  ni  de  plus  honteux 
devant  les  hommes,  que  de  ne  pas  dire  avec  liberté  ce  qu'il 
pense;  —  nihil  in  sacerdote  tam  periculosum  apud  Deum  tam  turpe 
apud  homines ,  quam  quod  sentiat  non  libère  denuntiarez.y>  Mais  la 
liberté  chrétienne  du  langage  n'exclut  ni  le  respect  ni  la  sympa- 
thie; elle  les  suppose.  Tous  mes  efforts  n'auront  donc  qu'un  but; 
vous  faire  entendre,  dans  un  esprit  de  paix,  les  accents  de  la 
religion  la  plus  sincère  et  du  plus  pur  patriotisme. 

Abordons ,  maintenant,  notre  sujet. 

I.  —  La  logique,  ce  nécessaire  et  tout  puissant  ressort  des 
discussions  qui  veulent  aboutir,  demande  qu'avant  d'exposer 
les  Principes  qui  régissent  les  rapports  habituels  de  l'Église  avec 
les  sociétés  humaines ,  nous  définissions  tout  d'abord  la  nature 
intime  de  la  société  religieuse  qui  porte  le  grand  nom  d'Église 
catholique,  et  la  nature  intime  de  la  société  civile  qu'on  désigne 
le  plus  souvent  sous  ce  titre  :  l'État.  Quand  nous  connaîtrons  la 
nature  intime  de  l'Église  et  de  l'État,  les  causes  qui  les  ont  fait 
naître ,  le  but  spécial  que  chacun  d'eux  poursuit ,  il  nous  sera 
plus  facile  de  dire  quelles  sont  les  relations  nécessaires  de  ces 

1.  2e  ad  Corinth.,  ch.  v.  f.  18-1& 

2.  Office  des  Confesseurs. 

a  Offieia 


PREMIÈRE  CONFÉRENCE  485 

deux  sociétés  et  les  lois  qui  doivent  être  la  formule  de  ces  rela- 
tions mêmes,  car  selon  la  philosophique  remarque  de  Montes- 
quieu :  «  les  lois  dérivent  de  la  nature  des  choses  {,  » 
Deuft  gestions,  dans  cette  conférence  : 

1°  Quelle  est  la  nature  intime  du  catholicisme  V 
2°  Quelle  est  la  nature  intime  de  la  société  civile  ? 

Qu'est-ce  donc  que  le  catholicisme? 

Le  catholicisme  est  une  religion,  d'origine  surnaturelle  ,  orga- 
nisée sous  forme  de  société  monarchique. 

Rendons-nous  compte,  Messieurs,  de  chacun  des  mots  de 
cette  définition. 

Qu'est-ce  qu'une  religion ,  considérée  théoriquement  ?  Une 
religion  est  une  doctrine  qui  a  la  sublime  prétention  de  formuler 
les  rapports  de  l'homme  avec  Dieu.  Les  sciences  naturelles 
formulent  les  lois  qui  règlent  les  différentes  combinaisons  de  la 
matière.  L'art  militaire  formule  les  lois  qui  règlent  les  mouve- 
ments complexes  d'une  armée.  La  musique  formule  les  lois  qui 
président  aux  groupements  harmonieux  des  sons.  Mais  la 
religion  a  une  ambition  plus  élevée,  des  visées  plus  nobles, 
plus  augustes,  plus  saintes:  elle  se  propose  de  formuler  les 
rapports  de  la  conscience  humaine  avec  Dieu. 

Nous  vivons  à  une  époque,  où  plusieurs  s'imaginent  qu'il  est 
de  bon  goût  d'affecter  je  ne  sais  quel  dédain  transcendant  à  l'égard 
des  idées  religieuses  et  des  différentes  formes  que  ces  idées  ont 
revêtues,  chez  les  peuples.  L'existence  de  quelques  abus,  qui 
sont  inévitables  parce  qu'ils  procèdent  de  la  légèreté  ou  des  pas- 
sions de  l'homme,  et  que  la  légèreté  et  les  passions  de  l'homme 
dureront  autant  que  lui,  irrite  les  esprits  superficiels  et  leur  fait 
croire  que,  sous  le  nom  vénérable  de  religion,  nous  abritons 
l'ignorance  et  le  fanatisme.  Mais  il  faut  toujours  en  appeler  de 
l'esprit  humain  égaré  par  la  passion,  à  l'esprit  humain  guidé  par 
le  bon  sens.  Alors,  la  religion  apparaît  sous  son  vrai  jour,  c'est- 
à-dire  comme  l'invincible  besoin  de  l'âme  qui,  cherchant  au  delà 
des  horizons  bornés  de  ce  monde  l'Esprit  souverain  dont  les 
traces  glorieuses  étincellent  partout,  le  découvre  par  la  raison 
et  s'unit  à  lui,  dés  ici-bas,  par  la  prière,  la  méditation  et  les  rites 
sacrés. 

Poésie  brillante  mais  vaine,  nous  crie  le  Matérialisme,  espé- 
rance consolante  mais  chimérique.  La  religion  suppose  un  monde 
spirituel  qui  n'existe  pas  :  Dieu,  l'âme,  l'infini,  sont  des  mots 
vides  qui  n'expriment  aucune  réalité  positive.  Il  n'y  a  dans 
l'Univers  que  des  corps  :  il  n'y  a  que  des  forces  physico-chimi- 
ques d'électricité  et  de  chaleur,  d'affinité  et  de  cohésion.  La 

1.  Esprit  des  lois,  livre  I,  cli.  t. 


486  l'église  et  l'état 

science  arendu  ses  arrêts  ,  il  faut,  bon  gré  mal  gré,  s'y  soumettre. 
Or,  la  science  ne  constate,  autour  de  nous  et  en  nous,  que  de  la 
matière.  La  religion  qui  nous  berce  des  mots  sonores  d'infini, 
de  Dieu,  de  vie  éternelle,  n'a  donc  aucun  fondement. 

J'avoue,  Messieurs,  que  si  le  matérialisme  dit  vrai,  nous 
devons  nous  soumettre,  car  la  vérité  seule  mérite  l'adhésion  de 
l'esprit  humain.  Mais  le  matérialisme  est-il  la  science?  c'est  ce 
qu'il  faut  contrôler.  Fixons  d'abord  le  sens  du  mot  matière.  Les 
uns  attribuent  à  la  matière  toutes  les  qualités  divines,  la  souve- 
raine puissance,  l'intelligence  sans  bornes,  l'éternité,  et  ils  se 
passent  de  Dieu  dans  leur  explication  du  monde  :  ils  n'ont  à  cela 
aucune  peine,  car  ils  n'ont  fait  que  changer  de  place  ce  Dieu 
qu'ils  prétendent  supprimer.  Mais  la  matière,  telle  que  l'entend 
le  sens  commun,  c'est  l'ensemble  des  molécules  physico-chimi- 
ques dont  se  compose  l'Univers,  et  ainsr  compris  le  matérialisme 
n'est  pas  la  science.  En  effet,  qu'est-ce  que  savoir?  Savoir,  c'est 
expliquer.  La  science  n'est  pas  autre  chose  que  la  théorie  des 
explications,  par  la  mise  en  lumière  des  causes  originelles  et 
finales.  Or,  il  y  a  trois  choses  que  la  science  matérialiste  ne  peut 
expliquer:  1°  le  mouvement  dans  la  matière  et  l'ordre  dans  la 
nature  ;  2°  l'invincible  espérance  que  nous  avons  de  revoir,  dans 
un  monde  divin,  les  âmes  chères  dont  la  mort  nous  a  séparés; 
3°  l'idée  et  le  sentiment  de  l'infini,  qui  sont  notre  glorieux  tour- 
ment, et  qui  nous  font  trouver  radicalement  insuffisantes  la  terre 
et  ses  meilleures  joies. 

Suivez  bien,  Messieurs,  cette  triple  démonstration  et  il  sera 
prouvé,  par  la  science ,  que  le  Matérialisme  n'aura  jamais  raison 
des  idées  religieuses,  parce  que  ces  idées  ne  sont  que  l'expres- 
sion des  rapports  nécessaires  qui  rattachent  l'âme  humaine  à  son 
éternel  Auteur. 

Voici  un  fait  :  les  astres  se  meuvent,  les  plantes  se  meuvent, 
les  animaux  se  meuvent.  De  tous  côtés,  nous  constatons  autour 
de  nous  que  la  matière  est  en  mouvement.  Ces  mouvements 
sont  de  deux  classes  :  les  uns  ont  leur  cause  en  dehors,  par  exem- 
ple :  le  mouvement  d'une  navette  que  la  main  du  tisserand  fait 
courir  sur  sa  trame;  les  autres  ont  leur  causer  dedans,  par 
exemple  le  mouvement  des  plantes  et  des  animaux,  dont  le 
ressort  est  interne.  Or,  ces  deux  classes  de  mouvements  que  les 
savants  ont  pris  pour  base,  quand  ils  ont  distribué  la  matière  en 
matière  inorganique  et  en  matière  organisée,  sont  des  mouve- 
ments transmis  ;  c'est-à-dire  des  mouvements  que  la  matière  subit 
mais  qu'elle  ne  crée  pas. 

Pour  ce  qui  concerne  les  mouvements  de  la  matière  inorgani- 
que, la  démonstration  est  facile  et  va  vous  saisir.  Qu'une  pierre 
?e  détache  de  la  voûte  de  ce  temple  et  tombe,  elle  demeurera 


PREMIÈRE   CONFÉRENCE  487 

éternellement  à  la  même  place ,  immobile ,  inerte,  si  le  choc  d'un 
corps  en  mouvement  ne  vient  lui-même  la  mouvoir. 

La  démonstration  n'est  ni  moins  claire  ni  moins  saisissante, 
quand  il  s'agit  du  mouvement  des  plantes  et  des  animaux.  Les 
mouvements  de  la  matière  organisée  ont  pour  cause  interne  la 
vie.  Or,  la  vie  est  un  principe  transmis,  que  les  plantes  et  les 
animaux  reçoivent  et  transmettent  à  le 'jr  tour,  mais  qu'ils  ne 
font  pas.  La  matière  brute  ne  crée  ni  plante  ni  animal,  ni  aucun 
principe  de  mouvement  vital  et  organique.  On  avait  cru,  un 
instant,  découvrir  parmi  les  infusoires  le  merveilleux  phéno- 
mène de  générations  spontanées.  Mais  l'un  de  nos  chimistes  les 
plus  éminents  '  a  démontré  que  dans  le  liquide  où  ses  infusoires 
étaient  apparus  se  trouvaient  antérieurement  des  germes,  des 
ovules,  infiniment  petits,  dont  l'éclosion  avait  produit  les  êtres 
vivants  qu'on  attribuait  à  l'action  libre  de  la  nature.  Or,  des 
germes,  des  ovules,  sont  des  principes  dévie  et  dejaiouvement. 
Ces  germes,  ces  ovules,  ne  sortent  pas  de  la  matière  inorganique 
mais  de  la  matière  organisée.  C'est  un  fait  certain  et  constant.  Il 
est  scientifiquement  établi ,  par  l'expérience ,  que  la  matière  brute 
ne  produit  d'elle-même  aucune  des  diverses  sortes  de  'mouve- 
ments dont  elle  est  douée  dans  le  double  règne  végétal  et  animal. 
Ce  sont  là  des  faits  absolument  inattaquables.  Mais  quoi?  Puis- 
que la  matière  transmet  le  mouvement  et  ne  le  crée  pas  :  qui 
donc  lui  a  donné  la  première  chiquenaude,  comme  dit  Pascal  ;  qui 
donc  a  soufflé  en  elle  le  premier  principe  de  vie,  comme  parle  la 
Bible?  Il  y  a  vingt-trois  siècles  qu'Aristote  répondait  aux  Grecs; 
c'est  le  premier  moteur,  c'est  Dieu. 

Cette  toute  puissante  argumentation  formulée  par  l'immortel 
précepteur  d'Alexandre,  reprise  au  moyen-âge  par  l'austère  génie 
de  saint  Thomas  d'Aquin,  et  jetée  toute  palpitante  par  Jean- 
Jacques  Rousseau  au  xvin6  siècle  incrédule,  arrête  net  le  maté- 
rialisme dès  son  entrée  dans  la  carrière. 

Ce  n'est  pas  tout.  Ces  mouvements  que  la  matière  subit,  et  dont 
les  ressorts  générateurs  sont  externes  ou  internes,  ne  se  déve- 
loppent pas  sans  harmonie  et  sans  ordre.  Ils  sont  combinés  avec 
symétrie.  L'étude  qu'on  en  fait  révèle  un  plan,  un  dessein,  qui 
atteste  l'intelligence  du  Premier  Moteur  et  qui  en  attestant  son 
intelligence  confirme  du  même  coup  son  existence.  Le  Matéria- 
lisme invoque  le  hasard.  Messieurs,  il  ne  faut  pas  se  moquer  de 
l'humanité  :  invoquer  le  hasard,  c'est-à-dire  l'imprévu,  l'inintel- 
ligent, pour  expliquer  les  prodigieuses  combinaisons  dont  l'uni- 
vers est  plein,  n'est-ce  pas  nous  prendre  nous-mêmes  pour  des 
endormis  et  des  insensés  ?  J'en  appelle  à  votre  jugement  le  plus 
élémentaire. 

1.  M.  Pasteur. 


488  l'église  et  l'état 

Vous  avez  vu  sortir  du  port  cette  merveilleuse  création  de 
l'homme  :  un  navire.  Vous  l'avez  admiré,  avec  son  éperon  d'acier 
fendant  les  eaux,  ses  mâts  effilés  qu'argentaient  peut-être  les 
premiers  feux  du  jour,  ses  cordages  et  ses  voiles,  son  mécanisme 
puissant  qui  en  était  comme  l'âme  ardente. 

Dites-moi  :  si  quelqu'un  eût  affirmé  devant  vous  que  ce  travail 
superbe  était  l'œuvre  du  hasard,  auriez-vous  daigné  répondrez 
Non.  Alors,  soyez  logiques.  Pour  attester  l'existence  et  l'intelli- 
gence de  l'homme,  il  suffirait,  vous  n'en  doutez  pas,  de  la  coque 
à  demi  brisée  d'un  navire  échoué  sur  nos  côtes,  et  la  flotte 
lumineuse  des  étoiles  qui  sillonne  silencieusement  l'espace  vous 
paraîtrait  l'effet  aveugle  du  hasard?  Vous  ne  le  penserez  jamais. 
Détachez  de  cette  flotte  immense  la  terre.  Examinez  ce  vaisseau 
de  quarante  mille  kilomètres  de  circonférence,  suivez  le  vertigi- 
neux mouvement  de  son  sillage  aérien  :  vous  le  verrez  courir 
dans  l'immensité  avec  l'étonnante  vitesse  de  trente  kilomètres  à 
la  seconde:  ce  qui  donne  dix-huit  cents  kilomètres  à  la  minute, 
ce  qui  fait  cent  huit  mille  kilomètres  à  l'heure.  Oui,  quand  je 
descendrai  de  cette  chaire,  la  terre  qui  nous  porte  aura  fourni, 
navire  sublime,  une  course  de  cent  huit  mille  kilomètres,  pen- 
dant la  faible  durée  de  mon  discours.  Et  vous  pourriez  croire 
qu'un  pareil  mécanisme  n'a  pas  eu  de  mécanicien?  Et  vous 
pourriez  croire  que  cette  flotte  étincelante  d'astres  sans  nombre 
n'est  pas  guidée  par  un  amiral  souverain  quoique  invisible? 
Non,  Messieurs,  vous  ne  le  croyez  pas.  Vous  êtes  convaincus, 
au  contraire,  que  des  prodiges  si  éclatants  supposent  un  Auteur 
proportionné  à  leur  puissance,  et  vous  déclarez  avec  moi  au 
Matérialisme  qu'il  ne  sait  ce  qu'il  dit,  quand  il  nie  l'existence  de 
Dieu1. 

Résumons-nous:  tous  les  mouvements  dont  la  matière  est 
animée  sont  des  mouvements  communiqués  et  transmis  qui 
supposent  un  point  de  départ,  c'est-à-dire  une  force  première  et 
libre. 

Toutes  les  combinaisons  que  l'étude  attentive  de  la  nature 
nous  révèle  supposent  une  intelligence  supérieure  qui  les  ait 
conçues  et  une  volonté  toute  puissante  qui  les  ait  réalisées. 

Donc,  Dieu  existe.  Donc,  le  Matérialisme  est  scientifiquement 
écrasé.  —  Et  quand  Laplace  objectait  au  premier  consul  Bona- 
parte qu'il  n'avait  pas  eu  besoin  de  Y  hypothèse  d'un  Dieu  pour 
imprimer  le  mouvement  à  la  machine  du  monde,  le  premier 
consul  eût  pu  lui  fermer  la  bouche  d'un  mot,  en  lui  disant  : 
«  Monsieur,  pourquoi  avez-vous  donné  pour  base  à  votre  traité 
de  la  Mécanique  céleste  cette  proposition  qui  se  réfute  elle-même  : 

1.  «  Si  la  matière  mue  me  montre  une  volonté,  la  matière  mue  selon  de  certaines 
lois  me  montre  une  intelligence.  »  ;Jean -Jacques  Rousseau,  Emile,  livre  IV). 


PREMIÈRE  CONFÉRENCE  489 

«  tout  est  sorti  de  la  matière,  animée  d'un  mouvement  initial?  » 
Expliquez-moi,  de  grâce,  d'où  est  venu  à  la  matière  ce  mou- 
vement  initial  dont  vous  la  dotez  *.  »  Et  Laplace  n'eût  rien 
répondu. 

Vaincu,  Messieurs,  sur  ce  premier  champ  de  bataille,  le 
matérialisme  l'est  encore  sur, un  second  où  il  entre  en  lutte 
avec  notre  cœur. 

Vous  avez  vu  la  mort  jeter  son  voile  funèbre,  sur  le  front  pâle 
d'une  mère  ou  d'une  sœur.  Vous  avez  entendu  la  terre  retomber, 
avec  un  bruit  sinistre,  sur  le  cercueil  où  vos  affections  les  plus 
douces  venaient  d'être  ensevelies.  Si  le  Matérialisme,  vous  arrê- 
tant alors,  se  fût  permis  de  vous  dire  :  «  homme,  pourquoi 
pleures-tu  un  peu  de  poussière  qui  sent  mauvais?  Ce  que  la 
matière  avait  formé,  elle  l'a  détruit  :  laisse-là  tes  regrets  et  tes 
espérances.  Cette  bière  que  tu  viens  de  clouer  se  rouvrira  bientôt 
pour  toi.  Vis  heureux,  en  oubliant  ton  père,  ta  mère,  tes  enfants: 
ils  ne  sont  plus.  Le  ver  impitoyable  qui  les  ronge  t'attend  toi- 
même  comme  une  proie  désirée.  Abandonne  les  larmes  aux 
lâches  et  aux  ignorants,  et  marche  sans  trouble  au  néant  éternel 
que  le  Matérialisme  te  promet.  »  Qu'auriez-vous  répondu  : 
Messieurs,  à  ce  cynique  langage ,  qui  serait  scientifique,  pour- 
tant, si  la  matière  était  tout?  Vous  auriez  répondu  :  Matérialisme, 
tu  ne  peux  expliquer  sans  un  premier  moteur  les  mouvements 
dont  la  matière  est  animée  ;  tu  ne  pourras  expliquer  sans  un 
premier  Amour  les  regrets  affectueux  dont  mon  cœur  est  plein. 
C'est  en  ce  premier  Amour  que  je  me  confie  ;  c'est  en  lui  que  ma 
douleur  espère.  Ce  premier  Amour,  tous  les  peuples  l'appellent 
Dieu.  Dieu  est  bon,  car  moi,  être  imparfait,  je  le  suis:  il  me 
rendra  donc  un  jour  les  âmes  chères  dont  la  mort  m'a  séparé. 
Dieu  est  juste,  il  tiendra  compte  de  ma  résignation  et  de  ma 
souffrance.  Dieu  est  la  raison  même,  et  c'est  pourquoi  il  donnera 
à  ma  vie  une  conclusion  :  conclusion  qui  ne  peut  se  trouver 
ailleurs  que  dans  le  sein  de  l'infini. 

L'infini  !  L'infini!  voilà,  Messieurs,  l'objet  sacré  de  nos  désirs, 
le  ressort  intime  de  notre  âme,  la  force  supérieure  et  irrésistible 
qui  nous  emporte  au  delà  des  courts  et  tristes  horizons  de  la 
matière.  Étrange  système  que  le  matérialisme  !  Il  s'attribue 
superbement  le  nom  de  science,  et  il  n'explique  rien  de  ce  qu'il 
importe  le  plus  à  l'homme  de  connaître,  c'est-à-dire  sa  nature. 

1.  «  La  matière  n'a  point  en  elle-même  le  principe  de  son  activité,  la  raison  de  ses 
mouvements.  »  ÇBautain,  La  religion  et  la  liberté,  deuxième  conférence). 

«  Au  point  de  vue  de  la  science,  le  matérialisme  est  tout  à  fait  insoutenable.» 
Louis  Figuier,  Le  lendemain  de  la  mort,  chapitre  I). 

«  Quant  aux  pierres,  non  seulement  elles  ne  remuent  pas,  mais  elles  ne  meurent  pas, 
et  elles  restent  éternellement  sans  changement,  si  quelque  chose  ne  vient  les  déplacer 
ou  les  briser.  »  (Paul  Bert,  La  première  année  d'enseignement  scientifique,  chap.  I). 


490  l'église  et  l'état 

Nous  ne  sommes  que  matière,  dites-vous?  »  Mais  la  matière 
:>3ut-elle  se  mentir  à  eile-même?  Et,  si  la  matière  ne  se  ment 
pas  à  elle-même,  elle  doit  nous  apprendre  pourquoi  les  plus 
beaux  spectacles,  les  plus  douces  mélodies,  les  poésies  les  plus 
touchantes,  les  joies  les  plus  exquises  ne  nous  suffisent  pas. 
Quand  le  soleil  descend  à  l'horizon,  et  nous  laisse  ravis  de  son 
coucher  étincelant,  nous  voudrions  le  contempler  encore  et  le 
suivre  dans  les  régions  consolées  où  il  porte  ses  feux.  Pourquoi? 
Quand  la  fraîcheur  du  soir  agite  au  bord  des  eaux  la  cime  des 
peupliers  ou  la  pendante  et  mélancolique  ramure  des  saules, 
nous  nous  sentons  altérés  d'une  soif  que  rien  n'étanche,  et  nous 
demandons  malgré  nous,  aux  cieux  où  mille  étoiles  rayonnent, 
la  source  éternelle  de  bonheur  que  l'humanité  cherche  toujours 
sans  la  découvrir  jamais.  Pourquoi?  Quand  nous  avons  lu,  ou 
plutôt  dévoré,  les  pages  les  plus  sublimes  des  plus  sublimes 
génies;  quand  nous  avons  suivi  Cuvier,  dans  les  entrailles  de  la 
terre,  pour  admirer  avec  lui  l'architecture  du  globe  ;  quand,  pour 
surprendre  les  mystères  de  la  vie,  nous  nous  sommes  penchés 
avec  Claude  Bernard  sur  les  fibres  d'un  animal  déchiré  ;  quand 
les  cris  pathétiques  de  Corneille  et  de  Racine  ont  remué  nos 
entrailles  ;  quand  enfermés  dans  la  glorieuse  poussière  des 
bibliothèques  ou  perdus  dans  les  brillants  carrefours  de  nos 
grandes  cités,  nous  avons  livré  notre  âme  à  toutes  les  nobles 
émotions  qui  peuvent  la  faire  tressaillir,  une  chose  pourtant 
nous  manque  -.  c'est  l'Infini,  c'est  la  Beauté  suprême,  c'est  la 
vision  sacrée  de  cet  Être  souverain  dont  nous  admirons  les 
œuvres ,  mais  dont  nous  voudrions  à  tout  prix  posséder 
l'amour.  Notre  science  n'est  qu'une  goutte  d'eau *,  Nos  jours 
les  plus  doux  s'enfuient  et  se  dissipent  comme  les  nuages 
d'encens.  Rien  ne  comble  le  vaste  abîme  de  notre  cœur,  si 
ce  n'est  la  pensée  de  Dieu  et  l'espérance  de  le  voir  : 

Jéhova  !  Jéhova  !  ton  nom  seul  me  soulage , 
Il  est  le  seul  écho  qui  répond  à  mon  cœur; 
Ou  plutôt  ces  élans,  ces  transports  sans  langage 
Sont  eux-même  l'écho  de  ta  propre  grandeur2. 

Ainsi,  Messieurs,  nous  demandons  au  Matérialisme  d'expli- 
quer ce  triple  phénomène  :  1°  le  mouvement  et  la  superbe 
organisation  de  l'Univers  ;  2°  l'invincible  désir  que  l'homme 
éprouve  de  revoir,   dans  un  monde  divin,   les  âmes  chères 

1.  «  La  science ,  quelle  étendue  quelle  puisse  envahir,  est  incapable  d'assouvir 
l'esprit  de  recherche.  La  connaiespnce  positive  ne  remplit  pas  et  ne  pourra  jamais 
remplir  le  domaine  entier  de  îa  pensée  possible.  Au  bout  de  la  découverte  la  plus 
avancée  ,  une  question  se  dresse  et  se  dressera  toujours  :  Qu'y  at-il  après  ?»  ("Herbert 
Spencer,  Premiers  principes,  chap.  1.) 

2.  Lamartine ,  Harmonies  poétiques  et  religieuses  :  Cri  de  l'âme. 


PREMIÈRE  CONFÉRENCE  491 

dont  la  mort  Ta  séparé;  3°  l'idée  et  le  sentiment  de  l'Infini, 
qui  sont  notre  glorieux  tourment:  et  le  Matérialisme  ne  le 
peut.  C'est  pourquoi,  la  religion  qui  formule  les  rapports 
nécessaires  de  l'âme  humaine  avec  l'Infini  et  qui  donne  un 
aliment  à  nos  inspirations  ies  plus  hautes,  n'a  rien  à  craindre, 
aussi  longtemps  qu'il  y  aura  sur  la  terre  des  esprits  sérieux 
et  des  grands  cœurs.  Or,  pour  l'honneur  de  l'humanité,  je 
crois  qu'il  y  en  aura  toujours. 

Mais  l'idée  de  l'Infini  que  nous  portons  dans  l'âme  et  les 
élans  religieux  que  nous  inspire  la  vue  de  l'Univers  resteront-ils 
un  secret  ei.tre  Dieu  et  nous?  Ne  chercherons-nous  pas  à  les 
communiquer,  et  en  les  communiquant  à  les  fortifier  et  à  les 
agrandir?  Gœthe,  Lamartine,  et  avant  Jean-Jacques  Rousseau, 
ont  dit  :  «  Que  d'hommes  entre  Dieu  et  moi  M  —  «  En  religion, 
le  sentiment  est  tout2.  » 

«  L'univers  est  le  temple  et  la  terre  l'autel. 
Tout  se  tait ,  mon  cœur  seul  parle  dans  le  silence, 
La  voix  de  l'univers,  c'est  mon  intelligence  3.  » 

Selon  cette  théorie,  tout  homme  est  prêtre,  et  n'a  besoin,  entre 
Dieu  et  lui,  ni  de  sacerdoce  officiel ,  ni  de  cérémonies  symbo- 
liques, ni  de  livres  révélés.  Mirabeau  exprimait  avec  sa  fougue 
ordinaire  cette  opinion,  que  nous  allons  combattre  :  «  La 
religion  n'est  pas,  elle  ne  peut  être  un  rapport  social,  elle  est 
en  rapport  de  l'Être  privé  avec  l'Infini4.  »  Voilà,  Messieurs,  ce 
que  le  Rationalisme  prétend  et  voilà  ce  qui  n'est  pas. 

En  effet ,  le  Rationalisme  oublie  que  la  tendance  instinctive 
et  invincible  de  l'homme  consiste  à  rechercher  partout  son 
semblable.  Je  ne  dis  pas  son  semblable ,  dans  le  sens  purement 
extérieur  et  physique  du  mot,  mais  son  semblable,  dans  le  sens 
intellectuel  et  moral.  «La  joie  des  êtres  est  de  fréquenter  leurs 
pareils,  »  — similia  similibus  congaudent :  proverbe  philophique 
des  Latins  que  nous  traduisons  en  français  par  cette  sentence 
populaire:  qui  se  ressemble,  se  rassemble. 

Or,  qui  se  ressemble  dans  la  recherche  et  dans  l'amour  de  l'Infini 
ser assemble  pour  en  parler  et  pour  en  jouir  d'avance  par  de  com- 
muns désirs  :  désirs,  qui  se  traduisent  sous  forme  de  dogmes  pour 
l'esprit ,  de  maximes  morales  pour  le  cœur,  de  cérémonies  pour 
les  sens.  Les  âmes  religieuses  n'ont  pas  de  plus  douce  société 
que  les  âmes  religieuses,  parce  que  l'état  social,  en  toutes 
choses,  est  l'impérieux  besoin  de  l'humanité.  Tous  nos  senti- 
ments, toutes  nos  idées  aspirent  à  devenir  des  centres.  L'homme, 

1.  Emile.  —  Profession  de  foi  du  vicaire  savoyard. 

2.  Faust. 

3.  Lamartine ,  première  méditation,  la  Prière. 

4.  Projet  d'adresse  aux  Français,  pour  la  constitution  civile  du  clergé. 


492  l'église  et  l'état  ] 

partout  et  toujours,  s'associe  et  veut  s'associer,  non  seulement 
pour  le  négoce,  pour  la  science,  pour  l'industrie,  mais  encore 
pour  la  communication  et  l'échange  des  pensées  et  des  affections 
supérieures  dont  Dieu  est  l'objet.  Jean-Jacques  Rousseau,  Gœthe, 
Mirabeau,  Lamartine,  confondent  le  sentiment  subjectif  de 
religion ,  — que  chacun  éprouve  avec  une  intensité  proportionnée 
à  sa  nature  et  qui  est  évidemment  plus  énergique  dans  l'âme 
ardente  et  pieuse  d'un  David  et  d'un  Augustin  que  dans  l'âme 
épicurienne  et  sceptique  d'un  Montaigne  et  d'un  Voltaire, — ils 
confondent,  dis-je,  ce  sentiment  avec  un  autre  qui  le  suit 
toujours,  le  besoin  de  communiquer  au  dehors  l'émotion  res- 
sentie. Et  non  seulement  l'homme  éprouve  un  sentiment  de 
sublime  joie  à  communiquer  ses  idées  et  ses  aspirations 
religieuses,  mais  encore  il  trouve  dans  cette  communication 
une  force,  une  énergie,  une  accroissement  de  zèle  dont  tout 
le  profit  est  en  faveur  de  la  vérité  et  du  bien. 

J'aime  assez  à  opposer  les  libres-penseurs  entre  eux,  non 
pas  pour  le  vulgaire  plaisir  de  voir  les  hommes  aux  prises, 
encore  moins  pour  ridiculiser  leurs  contradiction  :  loin  de 
moi  cette  pensée  impie!  Non,  je  ne  rirai  jamais  d'un  homme, 
surtout  quand  il  s'égare.  Si  j'oppose  les  libres-penseurs  entre 
eux,  ce  n'est  que  pour  mieux  faire  briller  à  vos  regards  toute  la 
lumière  des  doctrines  chrétiennes,  qui  jaillit  plus  étincelante  du 
sein  des  contradictions.  Entendez,  Messieurs,  la  scientifique 
réfutation  que  le  philosophe  Kant  nous  a  laissé  du  système 
dont  le  tribun  français  s'était  fait  l'organe. 

Après  avoir  établi  qu'il  y  a  ici-bas  deux  principes  opposés, 
le  bien  et  le  mal,  qui  se  disputent  la  direction  de  la  volonté 
humaine,  Kant  prononce  ces  remarquable  paroles  :  «  Si  l'homme 
ne  pouvait  inventer  aucun  moyen  de  fonder  une  association, 
particulièrement  destinée  à  la  protection  contre  le  mal  et  au 
développement  progressif  du  bien,  une  association  durable  et 
s'étendent  de  jour  en  jour  pour  sauvegarder  la  moralité  et 
combattre  le  mal  avec  des  forces  réunies,  le  mal,  alors ,  quoi 
que  pût  faire  V homme  pour  s'affranchir  de  sa  domination ,  serait 
toujours  près  de  ressaisir  l'empire  sur  lui.  Le  règne  du  bon 
•principe,  autant  que  les  hommes  sont  capables  de  l'accomplir, 
ne  peut  donc,  comme  nous  le  voyons,  être  atteint  autrement 
que  par  la  fondation  et  l'extension  d'une  société  selon  les  lois 
de  la  vertu,  et  dans  l'intérêt  de  la  vertu,  une  société  où  la  raison 
fit  un  principe  et  un  devoir  d'insorporer  le  genre  humain  tout 
entier*.  »  Tel  est,  Messieurs,  l'arrêt  solennel  de  la  philosophie. 
Le  sentiment  religieux  ne  reste  pas  enfermé  dans  les  limites 

l.'Kant,  De  la  religion  dan*  les  limites  de  la  raison, IIP  partie,  ch.  I. 


PREMIERE  CONFERENCE 


493 


étroites  de  la  personnalité,  comme  le  voulait  Mirabeau.il  s'épan- 
che au  dehors,  il  se  communique,  il  s'associe,  et  toutes  les  reli- 
gions, qui  se  partagent  les  sympathies  de  l'humanité,  ont  jailli 
de  là  comme  de  leur  source  première. 

Or,  ce  que  la  nature,  éminement  sociable  de  l'homme,  réclame 
impérieusement,  ce  que  Kant,  l'un  des  maîtres  les  plus  auto- 
risés du  Rationalisme  moderne,  déclare  nécessaire  à  l'expansion 
du  bien,  le  Catholicisme  ne  se  contente  pas  de  le  formuler 
théoriquement,  mais  encore  il  travaille,  depuis  dix-neuf  siècles, 
à  le  faire  passer  dans  les  lois,  dans  les  mœurs,  dans  la  vie  de 
tous  les  peuples. 

Telle  a  été  la  volonté  formelle  de  son  fondateur.  Un  jour, 
Messieurs,  vous  vous  en  souvenez,  il  dit  à  l'un  de  ses  apôtres , 
«  Tu  es  Pierre  et  sur  cette  pierre  je  bâtirai  mon  Église  —  c'est-à- 
dire  ma  société  —  et  les  puissances  de  l'enfer  ne  prévaudront 
pas  contre  elle  '.  »  Ainsi,  le  Catholicisme  n'est  pas  seulement 
une  doctrine,  c'est  une  société,  une  société  religieuse,  ramenant 
tous  les  peuples  à  l'unité.  Sa  forme  sociale  est  nue  des 
conditions  vitale  de  sa  force.  Une  doctrine  qui  ne  s'incarne  pas 
dans  un  groupe  d'hommes,  animé  des  mêmes  principes  et  les 
transmettant  par  voie  traditionnelle  à  des  discisples  fervents  ; 
une  doctrine,  qui  reste  à  l'état  de  pure  théorie,  est  fatalement 
condamnée  à  l'impuissance. 

En  résumé,  le  double  sentiment  qu'éprouve  l'homme  de 
s'élever  jusqu'à  Dieu  et  de  s'associer  à  ses  semblables  pour 
lui  rendre  un  culte  public:  telles  sont,  Messieurs,  les  bases 
impérissables  de  la  religion  -,  je  dis  impérissables,  parce  qu'elles 
reposent  sur  la  nature  môme  des  choses  et  qu'elles  vivront 
aussi  longtemps  qu'elle2. 

Il  ne  vous  a  pas  échappé  que  ces  bases  sont  communes  à  tout 
système  religieux,  quel  qu'il  soit,  et  vous  me  demandez  mainte- 
nant si  le  Catholicisme  ,  dont  nous  sommes  les  fils,  n'en  a  pas 
de  plus  particulières.  Je  vais  satisfaire,  sur  ce  point,  votre 
légitime  curiosité. 

Il  est  vrai,  Messieurs;  le  Catholicisme,  qui  a  des  ressemblances 


1.  S.  Math.  ,ch.  XVI,  V.  18. 

2.  if.  Renan,  comme  toujours  s'est  fait  l'écho  de  la  philosophie  allemande.  Il 
ne  nous  déplaît  pas  de  voir  la  vérilé  arracher  à  de  pareils  adversaires  un  aveu 
si  solennel,  et  nous  l'enregistrons:  «  Le  Christianisme  est  le  plus  frappant  des 
efforts  qui  s'échelonnent  dans  l'histoire  pour  l'enfantement  d'un  idéal  de  lumière 
et  de  justice...  La  patrie  et  la  famille  sont  les  deux  grandes  formes  naturelles 
de  l'association  humaine.  Elles  sont  toutes  deux  nécessaires,  mais  elles  ne  sauraient 
suffire.  Il  faut  maintenir  à  côté  d'elles  la  place  d'une  institution  où  l'on  reçoive 
la  nourriture  de  l'âme,  la  consolation,  les  conseils,  où  l'on  organise  la  charité, 
où  l'on  trouve  des  maîtres  spirituels,  un  directeur.  Cela  s'appelle  l'Église;  on  ne 
s'en  passera  jamais,  sous  peine  de  réduire  la  via  *  une  sécheresse  désespérante.* 
(  E.  Renan  .  Marc-Aurèle,  conclusion.  ) 


494  l'église  et  l'état 

marquées  avec  toutes  les  religions,  s'en  s'en  distingue  cependant 
par  des  caractères  exceptionnels  et  radicalement  exclusifs.  Il 
se  présente  aux  hommages  et  à  la  foi  des  peuples  non  pas 
comme  un  ouvrage  qui  participe  dans  ses  i  rincipes  et  dans 
son  origine  aux  faiblesses  intellectuelles  et  morales  de  l'huma- 
nité, mais  comme  l'œuvre  directe  et  personnelle  de  Dieu.  Le 
Catholicisme  est  d'origine  surnaturelle  ;  c'est  du  moins  sa 
sublime  prétention,  et  pour  la  justifier  il  en  appelle  à  son 
fondateur  à  sa  doctrine,  et  à  son  but  :  à  son  fondateur  qui  a  dit  : 
((  Je  suis  le  fils  de  Dieu  »  et  qui  est  mort  pour  l'avoir  dit ,  à  sa 
doctrine  qui  dépasse  toute  doctrine ,  à  son  but  qui  est  mani- 
festement divin.  Il  me  faudrait  plusieurs  discours  pour  établir 
ces  trois  propositions  ;  je  les  ai  déjà  faits,  je  les  recommencerai. 
Mais  je  ne  puis,  ce  soir,  procéder  qu'à  grands  traits  ;  je  ne  puis 
vous  démontrer  la  divinité  de  Jésus-Christ,  qu'en  jetant  au  pied 
de  la  croix  la  libre-pensée  vaincue  par  ses  propres  aveux.  — 
Écoutez. 

Quand  on  demande  au  Catholicisme  de  prouver  ses  titres 
surnaturels,  il  répond:  un  personnage  extraordinaire  vivait,  il 
y  a  bientôt  dix-neuf  cents  ans,  dans  une  des  provinces  les  plus 
humbles  de  l'Asie- Mineure.  Ce  personnage,  aussi  hardi  que 
simple,  a  proclamé  qu'il  était  le  Fils  de  Dieu,  Dieu  comme  son 
Père.  Il  a  prouvé  cette  étonnante  affirmation  par  un  langage,  un 
caractère,  une  vie,  une  mort,  qui  feront  l'éternelle  admiration 
des  grandes  âmes  et  qui  s'élèvent  incomparablement  au-dessus 
des  forces  communes  de  l'humanité.  Ce  personnage  s'appelle 
Jésus  de  Nazareth:  il  meurt,  innocent,  sous  le  coup  d'ennemis 
implacables;  trois  jours  après ,  il  sort  de  la  tombe,  rallie  par  sa 
présence  ses  disciples  dispersés  les  remplit  de  courage ,  de 
lumière,  de  vertu  et  les  jette  à  travers  le  monde  idolâtrique  avec 
ce  cri  dont  tressaillit  la  terre *•  «  Alle\  et  enseigne^  toutes  les  nations; 
baptisez-les,  au  nom  du  Père,  du  Fils  et  de  V Esprit-Saint  *.  y> 

Telle  est  la  réponse  du  Catholicisme  à  qui  l'interroge. 

Qu'oppose  à  cela  la  libre-pensée?  Entendez-la,  Messieurs,  et 
jouissez  de  la  confusion  qu'elle  se  prépare. 
«  Jésus-Christ  n'est  pas  Dieu,  dit-elle,  mais  il  est  divin 2.  »  Nous 
l'arrêtons  ici,  comme  nous  avons  arrêté  le  Matérialisme,  et  nous 
lui  disons  :  Jésus  a  affirmé  qu'il  était  Dieu,  il  l'a  affirmé  cent  fois, 
il  l'a  affirmé  devant  ses  apôtres  surpris,  devant  les  Pharisiens 
scandalisés,  devant  Caïphe  et  devant  Pilate  ;  Jésus  est  mort  pour 
cette  affirmation. 

Le  nierez-vous?  C'est  un  fait  historique,  attesté  par  tout  un 
peuple.  Consultez  les  rabins  juifs,  interrogez-les,  quand  il  vous 

1.  S.  Math.,  cli.  xxvm,  f .  19. 

2.  Renan- 


PREMIÈRE  CONFÉRENCE  495 

plaira,  demandez-leur  pourquoi  leurs  pères  ont  crucifié  Jésus  de 
Nazareth,  et  ils  vous  répéteront  ces  paroles  trop  célèbres,  scru- 
puleusement recueillies  par  l'Évangéliste  S.  Jean  :  «  Nous  avons 
une  loi,  et  selon  cette  loi  Jésus  doit  périr,  car  il  s'est  dit  le  fils 
de  Dieu.  Nos  legem  habemus  et  secundam  legem  débet  mori,  quia 
filium  Die  se  fecit  \  —  La  libre-pensée  ne  peut  contester  ce  fait 
historique,  sans  se  heurter  à  la  nation  juive  tout  entière.  Jésus  a 
pris  lui-même  le  titre  de  Dieu,  et  il  n'est  au  pouvoir  de  personne 
d'ébranler  ce  point  capital,  où  la  libre-pensée  vient  se  briser 
comme  sur  une  pierre 2. 

Or,  si  Jésus-Christ  a  pris  lui-même  le  titre  de  Dieu,  la  libre- 
pensée,  qui  ne  le  lui  reconnaît  pas,  doit  lui  refuser  ses  homma- 
ges ;  car  si  Jésus  n'est  pas  Dieu,  il  nous  a  trompés,  et  s'il  nous  a 
trompés,  nous  devons  non  pas  l'appeler  divin,  mais  l'écraser 
sous  le  mot  foudroyant  de  Démosthènes  :  «  Ah  !  l'horrible  mons- 
tre qu'un  menteur 3  !  » 

Si,  au  contraire,  Jésus  est  Dieu  comme  il  a  solennellement 
affirmé  qu'il  l'était,  la  libre-pensée  doit  tomber  à  ses  pieds. 

Ce  dilemme  inexorable  tient  la  îibre-pensée  comme  dans  des 
bras  de  fer,  et  elle  n'en  sortira  jamais.  Jésus-Chrisi ,  (et  c'est  là, 
sa  sublime  originalité),  ne  s'est  pas  présenté  au  monde  en  phi- 
losophe comme  Platon,  en  sage  comme  Confucius,  en  conqué- 
rant comme  Mahomet,  il  s'est  présenté  comme  notre  Rédempteur 
et  il  a  pris  sans  crainte,  à  la  face  du  soleil,  le  titre  de  Fils  de 
Dieu,  Dieu  comme  son  Père  ;  —  Qui  videt  me  videt  et  Patrem,  — 
et  ce  titre  de  Fils  de  Dieu,  titre  écrasant  pour  la  faiblesse  humai- 
ne, il  l'a  porté  sans  défaillir.  Après  dix-neuf  siècles,  la  libre- 
pensée  salue  malgré  elle  ce  Jésus  qui  la  trouble  et  dont  la  cou- 
ronne d'épines  domine,  des  hauteurs  sanglantes  du  Calvaire,  le 
laurier  des  poètes  et  le  diadème  des  rois.  «  Il  est  divin,  »  dit-elle. 
Non,  non,  ce  mot  ne  suffit  pas.  Jésus  a  proclamé  qu'il  était  Dieu. 

i.  S.  Jean,  ch.  xix,  f .  7. 

2.  M.  Réville, qui  occupe  aujourd'hui,  à  la  Sorbonne,  la  chaire  de  religions  comparées 
a  essayé  de  prouver  cette  affirmation  •  Jésus  ne  s'est  pas  présenté  au  monde  comme  Dieu- 
il  n'en  a  jamais  pris  le  titre.  M.  Réville  commence  d'abord  par  rejeter  l'Évangile  de 
saint  Jean:  parce  qu'en  effet  cet  évangile  est  le  renversement  radica.'  de  sa  thèse,  il  ne 
veut  que  le  témoignage  des  trois  synoptiques  :  Saint  Marc  saint  Mathieu,  saint  Luc. 
Nous  venons  de  les  relire,  et  à  chaque  page  nous  avons  vu  crue  Jésus-Christ  enseigne 
que  celui  qui  aime  son  père  et  sa  mère  plus  que  lui  ne  sera  pas  saucé, qu'il  est  la  voie,  la  vérité, 
la  vie,  qu'il  jugera  les  vivants  et  les  morts  avec  son  Père;  n^us  l'acons  entendu  féliciter  Pierre 
qui  l'appelle  le  fils  du  Dieu  vivant,  et  déclarer  lui-même  au  grand-prêtre  Caïphe  qu'il  est  te 
fils  de  Dieu:  et  M.  Réville  nous  dit  que  Jésus  n'a  pps  pris  le  titt*e  de  Dieu  devant  ses 
apôtres?  J'avoue  tomber  du  ciel.  Si  Jésus  ne  parlait  pas  comme  Dieu,  dans  les  lroi> 
synoptiques,  il  serait  le  plus  insupportable  et  le  plus  criminel  des  hommes,  car  il  me' 
constamment  sa  personne  au  premier  plan  et  concentra  sur  el.'  toute  l'attention.  C'est 
lui  qui  saave,  qui  éclaire,  qui  purifie,  c'est  lui  qu'il  finit  aimer  plus  que  tout  :  en  véritt 
si  ce  n'est  pas  là  prendre  le  titre  de  Dieu,  nous  ne  comprenons  plus  rien  au  langage 
humain,  et  nous  renonçons  dés  lors  à  discuter  avec  M.  Réville. 

3.  Discours  sur  la  couronne. 


496  l'église  et  l'état 

s'il  ne  l'est  pas,  la  libre-pensée  doit  le  flétrir  du  nom  d'impos- 
teur, et  s'il  Test  elle  doit  tomber  à  genoux  devant  sa  croix.  A 
genoux  donc,  libres-penseurs  inconséquents  et  timides  :  ou  sinon, 
prenez  des  pierres,  et  lapidez  jusque  sur  son  gibet  celui  qui  n'est 
divin  que  s'il  est  vraiment  Dieu  !  Ce  n'est  qu'à  cette  condition,  et 
à  cette  condition  seulement,  que  vous  serez  logiques. 

Allons  plus  loin.  Le  Catholicisme,  pour  justifier  son  titre  de 
surnaturel,  ne  se  contente  pas,  Messieurs,  de  raconter  la  vie  de 
son  fondateur.  Il  porte  encore  dans  ses  mains  ce  livre  transcen- 
dant :  la  Bible,  et  il  s'appuie  sur  deux  groupes  d'hommes  excep- 
tionnels :  les  Juifs  et  les  Chrétiens,  qui  lui  rendent  témoignage  , 
devant  la  raison,  autant  par  leur  invincible  vitalité  que  par  la 
surhumaine  élévation  de  leurs  doctrines  philosophiques  et  reli- 
gieuses. Les  Juifs  et  les  Chrétiens  expliquent  seuls  l'univers,  jus- 
qu'aux origines  duquel  remonte  leur  histoire.  Ils  n'ont  qu'à 
nommer  Adam,  Noé,  Abraham,  Moïse,  David,  Jésus-Christ  et 
l'Église,  peur  éveiller  aussitôt  dans  la  mémoire  des  hommes 
l'ombre  vénérable  de  tous  les  siècles  disparus.  Leur  doctrine  est 
celle  même  des  principes.  Ils  connaissent  le  secret  de  nos  desti- 
nées, le  but  final  de  nos  actes.  Ils  savent  d'où  nous  venons  et  où 
nous  devons  aller.  Ne  cherchez  pas  ailleurs  la  solution  complète 
du  problème  de  nos  fins  dernières:  le  Catholicisme  peut  seul 
vous  l'apprendre.  L'origine  de  l'homme,  sa  chute  primitive,  son 
progressif  relèvement  sous  la  double  action  de  sa  propre  volonté 
et  de  l'assistance  de  Dieu,  la  divinité  de  Jésus-Christ,  l'institution 
authentique  et  l'infaillible  autorité  de  l'Église:  telles  sont  les 
vastes  bases  sur  lesquelles  le  catholicisme  est  assis,  inébranla- 
blement'.  Si  je  pénètre  aujourd'hui,  Messieurs,  dans  une  acadé- 
mie, dans  une  assemblée  délibérante,  dans  une  réunion  publi- 
que, et  que  j'y  entende  proclamer  quelque  pensée  généreuse,  je 
suis  sûr  de  la  retrouver  dans  la  doctrine  chrétiene.  Liberté,  pro- 
grès moral,  philanthropie,  fraternité  sainte,  tout  ce  qui  vous 
émeut  et  vous  emporte  vers  les  hauteurs  du  vrai,  du  bien  et  du 
beau,  est  formulé,  depuis  plus  de  dix-huit  siècles,  dans  ce  petit 
livre  trop  peu  lu  :  l'Évangile.  N'est-ce  pas  une  chose  singulière 
que  le  Catholicisme  possède  ainsi  la  solution  des  grands  problè- 
mes qui  vous  agitent?  Parcourez  les  maximes  de  Confucius,  le 
Coran  de  Mahomet,  les  codes  religieux  des  peuples  qui  ne  sont 
pas  chrétiens,  et  vous  remarquerez  tout  ce  qu'ils  renferment  do 
supérieur  se  retrouve,  plus  excellemment  encore,  dans  la  doc- 
trine catholique,  vous  remarquerez  surtout  que  ce  qu'ils  renfer- 
ment de  complet  ou  de  défectueux  est  magnifiquement  réparé 
dans  l'enseignement  de  Jésus-Christ. 

1.  «  Ce  qui  est  quelque  chose  de  réel,  c'est  le  catholicisme.  »  (Georges  Sand,  Corr*$' 
pondances,  tome  IV)* 


PREMIÈRE  CONFÉRENCE  497 

Soyez-en  juges,  vous-mêmes. 

Ce  qu'il  faut  considérer  dans  un  homme  ou  dans  une  doctrine, 
quand  on  veut  les  appréciera  leur  valeur,  c'est  le  but.  Quel  est  le 
but  du  christianisme?  L'unité  du  genre  humain,  ici-bas  et  là- 
haut,  dans  la  connaissance  et  dans  l'amour  de  Dieu. 

Connaissez-vous  une  ambition  plus  haute,  un  dessein  plus 
généreux  et  plus  vaste? 

Pendant  que  le  négociant  songe  à  élargir  le  cercle  de  ses  affai- 
res, pendant  que  le  penseur  cherche,  dans  les  œuvres  d'Aristote 
ou  de  Descartes,  l'explication  philosophique  de  l'univers,  pen- 
dant que  le  poète  demande  à  Sophocle  ou  à  Racine  le  secret 
d'émouvoir  les  âmes;  l'Église  songe  aussi  à  émouvoir  vos  âmes, 
à  expliquer  l'univers,  à  élargir  le  cercle  de  son  commerce  sacré. 
Elle  y  songe,  non  pas  avec  les  seules  ressources  de  l'esprit 
humain  «  toujours  borné  par  quelque  endroit,  »  elle  y  songe  non 
pas  par  vaine  curiosité  ou  désir  d'une  gloire  sonore  et  passagère  : 
elle  y  songe  en  vivant  de  l'Évangile,  en  vivant  de  Dieu,  et  en 
vous  appelant  à  partager  sa  vie  sublime  ;  que  dis-je  :  sa  vie  subli- 
me? sa  vie  surnaturelle.  Le  Sublime  est  du  ressort  de  l'homme  , 
le  Surnaturel  est  du  ressort  de  l'Église,  et  l'Église,  Messieurs,  a 
reçu  l'ordre  de  vous  élever  au-dessus  de  votre  nature  pour  vous 
préparer  à  entrer  un  jour  en  tête-à-tête  avec  l'idéale  et  éternelle 
Beauté  qui  est  Dieu  même.  Le  pourrez-vous  croire?  Croirez-vous 
que  la  fortune  que  rêve  le  négociant,  que  la  sagesse  que  rêve  le 
philosophe,  que  la  beauté  que  révèle  poète,  ne  sont  que  d'impar- 
faites images  de  la  fortune,  de  la  sagesse,  de  la  beauté  que  pos- 
sède l'Église?  Croirez-vous  que  l'Église  ne  se  borne  pas  à  vous 
parler  d'une  vie  éternelle,  ce  qui  suffirait  à  lui  mériter  votre  filiale 
reconnaissance,  mais  qu'elle  travaille  aussi  à  votre  vie  tempo- 
relle et  que  votre  dessein  le  plus  cher  aujourd'hui  est  son  dessein 
depuis  dix-neuf  siècles? 

Regardez  autour  de  vous.  Le  signe  caractéristique  du  XIX* 
siècle  est  la  tendance  à  l'unité  en  toutes  choses.  Non  seulement 
chaque  peuple  aspire  à  l'unité  dans  son  propre  sein,  et  cherche 
à  rallier  tous  ses  enfants  autour  du  même  drapeau  ;  mais  encore 
les  nations  dispersées  à  la  lace  du  globe,  tendent  à  l'unité  fédéra- 
tive  de  leurs  forces  communes  et  multiplient,  en  les  resserant, 
les  liens  de  sympathie  et  d'intérêt,  qui  sont  de  nature  aies  rame- 
ner progressivement  à  la  vaste  et  solennelle  unité  d'une  seule 
famille.  Or,  cette  tendance  de  tous  les  peuples  à  l'unité,  provi- 
dentiellement secondée  par  les  heureuses  applications  des  scien- 
ces physiques,  est  l'âme  même  du  christianisme  et  le  but  sacré 
vers  leque1  il  se  précipite.  La  loi  de  Moïse  avait  pour  cercle 
le  peuple  hébreu.  La  loi  de  Mahomet  a  pour  cercle  le  peuple 
arabe.  La  loi  de   Jésus-Christ  a  pour  cercle  l'humanité  toute 

II.  SOJXANIE-TUOIS 


498  l'église  et  l'état 

entière.  ((  Alle\  et  enseigne^  toutes  les  nations.  Il  n'y  aura  plus 
qu'un  seul  troupeau  et  un  seul  pasteur.  »  Admirez,  Messieurs,  cette 
grande  République  chrétienne,  qui  a  pour  base  l'existence  de 
Dieu  et  la  divinité  de  Jésus-Christ:  admirez-la,  avec  ses  deux 
mille  évêques,  ses  deux  cent  mille  prêtres,  ses  cent  cinquante 
millions  de  fidèles,  tous  groupés  dans  l'unité  de  la  même  foi 
autour  du  deux  cent  soixante-cinquième  successeur  de  S.  Pierre; 
admirez-la  courbant  toutes  les  races  sous  le  souffle  des  mêmes 
prières;  admirez-la,  conservant  les  vastes  cadres  de  l'avenir,  où 
tous  les  peuples  viendront  un  jour  occuper  la  place  qui  les 
attend. 

Messieurs,  je  viens  ae  vous  dire  ce  qu'est  en  elle-même  la 
société  religieuse  catholique,  je  vous  ai  montré  ses  bases,  tout 
à  la  fois  dans  la  nature  même  de  l'homme  et  dans  l'institution 
positive  et  surnaturelle  du  Christ,  je  vous  ai  indiqué  son  but  qui 
est  de  sauver  ^s  âmes  et  de  ramener  tous  les  peuples  à  l'unité, 
par  la  croyance  aux  mêmes  dogmes  et  la  pratique  des  mêmes 
lois  morales:  il  ne  me  reste  plus  qu'à  résumer  ce  premier  point 
de  mon  discours  en  vous  rappelant  la  définition ,  que  nous  donne 
de  l'Église  le  catéchisme  de  Paris  :  ci  L'Élise  est  la  société  des 
idèles,  établie  par  Notre-Seigneur  Jésus-Christ,  répandue  sur 
toute  la  terre  et  soumise  à  l'autorité  des  pasteurs  légitimes,  prin- 
cipalement de  notre  Saint  Père  le  Pape ].  «Connaissez-vous  quel- 
que chose  de  plus  grand  ? 

II.  —  Qu'est-ce  que  la  société  civile?  Qu'est-ce  que  l'État? 

Je  n'insisterai  pas  sur  cette  deuxième  question  parce  que  je 
sais  quelle  vous  est  plus  familière.  Disons,  cependant,  ce  qui 
doit  être  dit. 

Une  société,  en  général,  est  la  réunion  de  plusieurs  individus, 
poursuivant  un  but  commun,  sous  l'impulsion  des  mêmes  prin- 
cipes et  la  direction  des  mêmes  chefs.  La  multiplicité  des  person- 
nes dans  l'unité  d'action  et  de  fin  :  telle  est  l'essence  de  toute 
société.  Les  besoins  de  l'homme1  sont  la  cause  originelle  de  la 
société  civile  comme  de  la  société  religieuse,  et  ce  point  qui  leur 
est  commun  leur  sert  tout  à  la  fois  de  lien  réciproque  et  d'indes- 
tructible fondement.  Si  l'homme  se  suffisait  à  lui-même  pour  le 
développement  normal  de  sa  double  vie  corporelle  et  spirituelle, 
physique  et  morale,  la  société   religieuse  et  la  société  civile 

1.  Catéchisme  du  diocèse  du  Paris,  leçon  treizième. 

«  L'Église  catholique  est  le  "genre  humain  constitué  divinement  et  divinement 
conservé  dans  l'unité,  pour  répondre  à  qui  l'interroge,  nous  aire  d'où  il  vient,  où  il 
va,  quels  sont  les  principaux  événements  de  sa  longue  existence,  quels  sont  les  des- 
seins de  Dieu  sur  lui  et  sur  nous.  »  (Rohrbacher,  Histoire  ecclésiastique,  livre  90). 

«  L'Église  est  la  société  des  âmes,  dans  l'amour  divin.  (L'abbé  Bougaud,  Le  chriar 
tHMime  et  les  temps  présents ,  tome  IV,  ch.  11). 


PREMIÈRE  CONFÉRENCE  499 

n'auraient  aucune  raison  d'être.  Mais  l'homme  a  besoin  de 
secours,  de  sympathie  et  de  direction,  toutes  choses  qui  ne  lui 
peuvent  venir  que  du  dehors  et  par  l'intermédiaire  de  ses  sem- 
blables. Quel  est  l'homme  qui  sache  labourer,  tisser,  bâtir,  forger 
le  fer,  coudre  ses  chaussures  et  cuire  son  pain?  Quel  est  l'homme 
qui  ne  sente  que  l'isolement  est  le  père  de  l'ennui,  et  que  l'ennui 
est  le  père  du  désespoir?  L'état  social,  malgré  ses  inconvénients, 
est  le  grand  réparateur  de  nos  maux.  Sans  lui,  nos  efforts  disper- 
sés au  hazard  n'aboutiraient  qu'à  la  stérilité.  L'homme  seul,  aux 
prises  avec  les  obstacles  physiques  de  l'univers,  succomberait  à 
la  tâche.  L'homme,  associé  à  l'homme,  est  le  roi  du  monde4. 

La  société  civile,  c'est  donc  le  groupement  des  individus  dans 
un  but  déterminé.  Ce  but,  quel  est-il? 

Il  y  a  longtemps  que  notre  grand  Bossuet  l'a  caractérisé  dans 
une  des  pages  les  plus  puissantes  de  son  Discours  sur  V histoire 
universelle,  «  Les  Egyptiens,  dit-il,  sont  les  premiers  où  l'on  ait 
su  les  règles  du  gouvernement.  Cette  nation  grave  et  sérieuse 
connut  d'abord  la  vraie  fin  de  la  politique,  qui  est  de  rendre  la  vie 
commode  et  les  peuples  heureux2.  »  On  ne  saurait  mieux  parler. 
Rendre  «  la  vie  commode  »  suppose  premièrement  la  satisfaction 
des  besoins  physiques  de  l'homme  :  de  là  le  défrichement  des 
terres,  l'exploitation  des  richesses  minérales  du  sol,  le  soin  des 
troupeaux  ;  de  là  les  routes,  les  canaux,  les  industries  savantes. 

Mais  c(  la  vie  commode  »  par  la  satisfaction  des  besoins  physi- 
ques de  l'homme  ne  suffît  pas.  11  y  faut  joindre,  pour  que  le 
bonheur  de  l'homme  soit  complet,  la  culture  de  l'esprit  et  du 
cœur,  la  science  et  la  vertu.  Et  la  société  civile,  Messieurs,  n'est 
pas  seulement  destinée  à  régler  le  commerce,  l'industrie,  l'admi- 
nistraction  intérieure  des  États,  la  police  et  l'armée  :  elle  doit 
encore  veiller  à  l'instruction  publique  des  citoyens  et  au  respect 
de  la  justice.  C'est  par  ces  deux  derniers  points  que  la  société 
civile  se  rapproche  nécessairement  de  la  société  religieuse  et 
entre  en  contact  avec  elle.  Nous  le  verrons  plus  amplement  dans 
notre  prochaine  conférence,  et  nous  en  déduirons  des  conséquen- 
ces logiques,  d'une  immense  et  lumineuse  portée.  Contentons- 
nous  de  remarquer  aujourd'hui  que  c'est  en  s'appuyant  sur  cette 
considération  que  les  anciens  avaient  fait  de  la  Religion  une 
partie  essentielle  de  la  société  civile  elle-même.  Les  Egyptiens, 
les  Grecs,  les  Romains  et  tous  les  peuples  de  l'antiquité,  basaient 
la  société  civile  sur  la  société  religieuse.  Quand  Jésus-Christ 
parut,  les  Césars  étaient  empereurs  et  pontifes,  et  l'une  des 
causes  de  la  passion  acharnée  que  l'on  mit  à  persécuter  le  chris- 

1.  Voir  notre  conférence  :  Grandeur  et  misère  de  l'homme;  deuxième  volume,  Confé- 
rences sur  le  christianisme. 
2  Troisième  partie  :  Les  Empires. 


500  l'église  et  l'état 

tianisme  fut  la  distinction,  radicale  autant  que  nouvelle,  qu'il 
commença  à  établir  entre  la  société  religieuse  et  la  société  civile. 

Nous  disons  distinction ,  et  non  séparation ,  car  nous  démontre- 
rons que  la  société  religieuse  et  la  société  civile  doivent,  dans 
leurs  mouvements  réciproques,  former  une  harmonie  pour  répon- 
dre à  l'impérieux  besoin  d'unité  qu'éprouve  l'âme  humaine  et 
surtout  à  l'unité  de  sa  fin  dernière. 

N'insistons,  maintenant,  que  sur  ce  qui  distingue  les  deux 
sociétés  :  nous  mettrons  plus  tard,  en  relief,  les  points  qui  les 
rapprochent. 

1.  La  société  religieuse,  l'Église,  s'occupe  avant  tout  des  rap- 
ports de  l'âme  avec  Dieu,  dont  la  vision  béatifique  sera,  dans  le 
ciel,  le  terme  même  de  nos  destinées. 

La  société  civile,  l'État,  s'occupe  avant  tous  des  rapports  des 
citoyens  entre  eux  et  de  la  répartition  proportionnelle  des  charges 
et  des  bienfaits  de  l'association,  ici-bas. 

2.  L'Église  a  reçu  du  Christ,  son  divin  fondateur,  une  forme  de 
gouvernement  qu'elle  ne  peut  ni  altérer  ni  détruire  :  la  forme 
monarchique,  tempérée  d'aristocratie  et  de  démocratie,  si  admi- 
rablement décrite  par  le  cardinal  Bellarmin.  L'Etat  n'a  reçu  de 
Dieu,  directement,  aucui  e  forme  semblable  :  il  est  libre  de  se 
constituer  en  monarchie  ou  en  république.  Ses  institutions  poli- 
tiques sont  dans  sa  main,  et  il  peut  les  changer. 

3.  La  société  religieuse  est  la  patrie  de  l'Eternité:  elle  nous 
suit  par  delà  le  tombeau. 

La  société  civile  est  la  patrie  du  temps  et  elle  se  dissout  à  la 
nort. 

Mais  bien  que  distinctes  dans  leur  nature,  leurs  fonctions  et 
ieur  but,  la  société  religieuse  et  la  société  civile  répondent, 
irîi-bas,  à  des  besoins  indestructibles  de  la  nature  humaine  ; 
c'est  pourquoi  l'une  et  l'autre  doivent  se  partager  nos  affections 
*ians  diviser  notre  cœur.  Grand  citoyen  et  grand  chrétien  doivent 
être  des  morts  synonymes,  et  depuis  S.  Ambroise  jusqu'à  S. 
Vincent  de  Paul,  depuis  S.  Rémi  jusqu'à  Belzunce,  l'histoire 
atteste  que  le  christianisme  et  le  patriotisme  ne  sont  pas  faits 
pour  se  nuire  dans  une  âme  généreuse. 

Que  nous  parle-t-on  d'antagonisme  radical ,  de  lutte  sans 
trêve,  entre  ces  deux  sociétés  !  Pourquoi  donc  chercherait-t-on  à 
opposer  l'une  à  l'autre  l'association  politique  et  l'association 
religieuse,  ces  deux  formes  nécessaires  de  l'association  hu- 
maine? L'antagonisme,  la  lutte,  ne  saurait  venir  ici,  de  la 
nature  des  choses,  puisque  la  société  religieuse  et  la  société 
civile  ont  l'une  et  l'autre —  quoique  à  des  titres  différents,  —  le 
même  Dieu  pour  auteur  et  la  même  créature  humaine  pour 
sujet.    L'antagonisme  entre  la  société  religieuse  et  la  société 


PREMIÈRE  GONFÊRENCP  501 

civile  no  peut  naître  que  de  nos  passions,  at,  notre  êgoïsme , 
de  notre  petitesse  d'esprit  et  de  cœur,  de  notre  goût  malsain 
pour  l'indépendance,  de  notre  jalouse  fureur  de  dominer.  Mais 
en  soi,  l'Église  et  l'État,  la  religion  et  la  patrie,  loin  de  se 
déchirer  mutuellement,  sont  destinés  à  se  compléter  et  à  se 
soutenir. 

C'est  donc  en  vain,  Messieurs,  qu'on  répète  à  l'opinion 
publique  que  des  catholiques  sincères  ne  peuvent  être  de  libres  et 
généreux  citoyens,  et  qu'à  tout  prix  il  faut  choisir  entre  l'Église 
et  la  France.  L'héroïque  archevêque  de  cette  grande  cité ,  Mon- 
seigneur Georges  Darboy,  le  disait  éloquemment  :  «  Je  n'admets 
pas  qu'un  catholique  puisse  être  placé  dans  cette  douloureuse 
alternative1.  »  Et  son  immortel  prédécesseur,  Monseigneur 
Affre,  l'a  bien  montré  en  tombant,  victime  de  son  patriotisme, 
sur  les  barricades  du  faubourg  Saint-Antoine.  Montrons-le  à 
notre  tour,  en  prêchant  la  paix  et  la  concorde,  dans  un  temps 
où  quelques  égarés  prennent  un  funeste  plaisir  à  prêcher  la 
guerre.  La  société  moderne  et  l'Église,  vaisseaux  superbes, 
voguent  ensemble  sur  une  mer  troublée.  Pourquoi  ces  deux 
vaisseaux  refuseraient-il  de  se  secourir,  pour  braver  de  concert 
les  passions  humaines,  flots  courroucés  qui  les  menacent? 
Pourquoi  les  laisserions-nous  se  précipiter  aux  écueils,  ou 
échanger  des  bordées  furieuses  qui  déciment  l'équipage  sans 
profit  pour  les  passagers  ?  Pourquoi  serions-nous  moins  coura- 
geux pour  épargner  à  la  France  de  nouvelles  catastrophes,  que 
les  matelots  qui  s'exposent  à  la  mort  pour  sauver  leurs  frères? 

Il  y  a  un  an ,  Messieurs ,  la  ville  du  Havre  fut  témoin  d'un 
spectacle  sublime. 

Un  navire  sombrait,  en  vue  des  côtes.  Les  sauveteurs  impuis- 
sants contemplaient  du  rivage  cette  scène  déchirante.  Des  cris 
de  détresse  arrivaient  jusqu'à  eux:  ces  hommes  étaient  pâles  ; 
la  mer  refusait  de  les  porter.  Tout  à  coup  leur  capitaine  s'écria  : 
«  Donnez-moi  notre  bannière  I  »  Et  la  brandissant  au-dessus 
de  sa  tête  :  «  Voyez-vous ,  dit- il ,  ce  qui  est  écrit  sur  notre 
drapeau  *.  Ou  sauver  nos  frères  ou  mourir!  » 

Et  il  se  jeta  dans  une  barque.  Six  matelots,   imitant  son 

1.  Discours  prononcé  au  sénat  impérial.  —  Voir  Moniteur  de  1865.  —  Dans  sa  lettre 
pastorale  du  28  octobre  1869,  Mgr  Darboy,  reprenant  la  même  pensée,  écrivait: 
«Nous  n'avons  donné  à  personne  le  droit  de  suspecter  notre  patriotisme;  la  religion, 
la  voix  du  sang,  l'intérêt  même,  tout  nous  commande  la  sympathie  et  le  dévouement 
pour  nos  concitoyens  et  tout  nous  engage  à  servir,  dans  la  mesure  de  nos  forces,  nos 
destinés  terrestres.  Dans  le  milieu  complexe  et  tourmenté  où  nous  vivons,  tout 
est  matière  ou  prétexte  à  des  réclamations  contradictoires  et  à  des  prétentions 
rivales,  et  nulle  solution  n'est  entièrement  satisfaisante  ou  durable,  Aussi,  croyons- 
nous  que  dans  les  affaires  religieuses,  il  faut  maintenir  malgré  les  imperfections 
qu'on  y  peut  voir,  les  rapports  de  l'Église  et  de  l'État,  tels  que  le  Concordat  les 
a  déterminés.  » 


502  l'église  et  l'état 

courage,  s'élancèrent  avec  lui.  On  les  vit  affronter  les  flots 
furieux.  A  travers  mille  périls,  ils  avancèrent.  La  foule,  debout 
sur  les  quais  de  granit,  les  regardait  en  silence.  On  crut  un 
instant  qu'ils  sauveraient  le  navire  menacé.  Hélas  !  une  lame 
emportée  les  couvrit,  et  le  lendemain  la  mer  jetait  sur  la  plage 
ie  cadavre  de  ces  hommes  héroïques.  La  ville  entière  les  pleura. 
Toute  la  France  applaudit  à  leur  grandeur  d'âme,  et  j'y  vois 
moi-même  l'image  saisissante  d'un  dévouement  que  nous  de- 
vrions imiter. 

Le  vaisseau  de  la  Religion,  battu  des  flots  du  matérialisme 
le  vaisseau  de  l'État,  battu  des  flots  de  l'anarchie,  implorent 
notre  secours.  Ne  lisons-nous  pas,  chrétien,  sur  la  poitrine 
«  meurtrie  de  Notre  Maître .  ou  sauver  nos  frères  ou  mourir  !  » 
Sans  doute,  on  nous  crie  de  toutes  parts  que  de  magnanimes 
sauveteurs  ont  vainement  essayé  de  ramener  au  port  ces  deux 
vaisseaux  de  l'Église  et  de  l'État,  où  voguent  nos  orageuses 
destinées.  Leurs  efforts  ont  été  vains  :  les  nôtres  le  seront 
aussi,  dit-on.  Messieurs,  ne  croyez  pas  ce  désespérant  langage. 

L'Église  et  la  France  ont  des  ressources  inconnues  qui  n'atten- 
dent, pour  faire  le  bonheur  de  l'humanité,  que  d'être  mêlées 
ensemble  et  employées  par  des  hommes  de  cœur.  Pourquoi 
ne  serions-nous  pas  ces  hommes?  Sommes-nous  donc  condam- 
nés à  nous  faire  une  guerre  sans  merci  ?  Je  ne  le  puis  croire.  Quoi 
qu'il  en  soit,  il  est  beau  de  se  dévouer,  il  est  beau  de  défendre 
la  religion ,  de  servir  son  pays  de  se  jeter  au  milieu  des  tempêtes 
dans  l'espoir  de  sauver  ceux  qui  périssent. 

Dussent  les  flots  nous  méconnaître  et  nous  engloutir  —  et  il 
faut  le  craindre,  car  les  passions  sont  si  puissantes,  —notre 
dernier  cri  sera  toujours  :  frères,  cessez  de  vous  haïr,  car  vous 
êtes  fait  pour  vous  aimer  ! 


DEUXIÈME  CONFÉRENCE 

Principes  généraux  qui  doivent  régler  les  rapports  de  l'Église  et  de  l'État 


Messieurs, 

La  grande  et  difficile  question  des  rapports  de  l'Église  et  de 
l'État  passionne  aujourd'hui  plus  que  jamais  l'opinion  publique. 
Nous  en  avons  la  preuve  dans  les  débats  orageux  que  soulève 
chaque  année,  la  discussion  du  budget  des  cultes.  D'un  bout  de 
la  France  à  l'autre ,  on  se  demande  quels  seront,  dans  l'avenir. 


DEUXIÈME   CONFÉRENCE  503 

les  rapports  de  l'Église  et  de  la  République  ?  L'inquiétude  règne 
sur  ce  point,  et  non  sans  motif. 

En  effet,  les  esprits  les  plus  superficiels  comme  les  esprits  les 
plus  sérieux  découvrent,  dans  le  trouble  actuel  et  général  de 
notre  pays,  deux  forces  majeures  qui  sont  aux  prises  :  la  force 
religieuse  et  la  force  politique.  Et  les  esprits  les  plus  superficiels 
comme  les  esprits  les  plus  sérieux  se  demandent  d'où  vient  ce 
déplorable  conflit,  ce  qu'il  signifie,  quelles  en  sont  les  causes 
occasionnelles,  quelle  en  sera  la  durée,  et  surtout  quelle  en  sera 
l'issue  définitive.  Disons  hardiment  que  l'opposition  momentanée 
des  deux  grandes  forces  religieuse  et  politique,  que  l'antago- 
nisme présent  de  la  République  et  du  Catholicisme  est  un  objet 
d'universelles  inquiétudes  et  préoccupe  douloureusement  la 
France. 

Notre  désir,  vous  le  savez.  Messieurs,  serait  de  répandre 
quelque  lumière  sur  ce  grave  problème,  qu'on  ne  pourra  résou- 
dre que  lorsqu'on  en  connaîtra  tous  les  éléments.  «  Procédons  par 
principes,  dit  Bossuet,  les  hommes  ne  reviennent  que  par  là  '.  » 
Or,  procéder  par  principes,  consiste  à  savoir,  tout  d'abord, 
quelle  est  l'essence,  quelle  est  la  nature  intime  des  choses  dont 
on  traite.  Nous  avons  essayé  de  vous  l'apprendre,  dans  notre 
première  conférence.  Que  d'hommes  bien  intentionnés, — du 
moins,  je  le  veux  croire,  —  agitent  parmi  nous  les  questions 
religieuses  et  politiques,  sans  s'être  rendu  compte  de  ce  que 
sont  en  eux-mêmes  l'Église  et  l'État  !  Que  de  rêveurs  qui  tran- 
chent ces  redoutables  problêmes ,  dans  le  silence  du  cabinet,  en 
dehors  de  toute  préoccupation  de  temps,  de  lieu,  de  traditions 
historiques,  de  droits  acquis,  et  qui  s'imaginent  que  les  sociétés 
humaines  se  laissent  pétrir,  comme  une  argile  obéissante,  par 
le  doigt  tout-puissant  des  théoriciens  !  Ne  donnons  pas  dans  ces 
excès,  suite  funeste  de  la  légèreté,  de  la  passion  ou  de  l'igno- 
rance. Le  mécanisme  complexe  des  rapports  de  l'Église  et  de 
l'État  demande  à  n'être  touché  que  d'une  main  prudente  et 
savante.  Essayons ,  Messieurs,  de  bien  saisir  les  liens  logiques 
qui  rattachent  entre  elles  les  nombreuses  pièces  de  ce  méca- 
nisme délicat,  et  dans  ce  but  posons-nous  aujourd'hui  deux 
questions  : 

1.  La  société  civile  et  la  société  religieuse,  dont  nous  connais- 
sons désormais  la  nature,  peuvent-elles  vivre  côte  à  côte,  sans 
rapports ,  et  se  mouvoir  dans  une  sphère  entièrement  séparée  ? 

2.  Si  ces  deux  sociétés  ont  des  rapports  nécessaires.  —  (ce  que 
nous  espérons  démontrer,)  —  quels  sont  les  principes  généraux 
qui  doivent  les  régir  ? 

1.  Sermon  sur  la  résurrection  de  Jésus-Christ. 


504  L'EGLISE  ET  L'ÉTAT 

Mais  avant  d'entrer  en  matière,  Messieurs,  j'ai  à  vous  faire 
une  communication  que  vous  accueillerez,  j'en  suis  sûr,  avec 
sympathie.  L'éloquent  et  apostolique  fondateur  de  ces  belles 
conférences  de  S.  Ambroise,  celui  dont  je  ne  serai  dans  cette 
chaire  que  l'écho  très  imparfait,  M.  l'abbé  Charles  Perraud,  m'a 
prié  de  vous  dire  que  s'il  avait  pu  vous  offrir,  jeudi  dernier,  le 
gracieux  ouvrage  que  chacun  de  vous  a  reçu  {  et  dont  vous  avez 
apprécié  déjà  le  noble  et  patriotique  langage,  il  le  devait  à  la 
générosité  d'un  de  ses  auditeurs,  dont  la  modestie  tient  à  se 
couvrir  du  voile  de  l'anonyme.  Laissez-moi  ajouter,  puisque 
M.  l'abbé  Charles  Perraud  n'est  plus  devant  moi,  pour  arrêter 
par  sa  présence  son  nom  et  son  éloge  sur  mes  lèvres,  que  s'il 
m'est  donné  de  vous  adresser  la  parole,  je  le  dois  à  la  confiance 
de  ce  vénérable  prêtre ,  d'une  intelligence  si  droite  et  d'un  cœur 
si  grand.  Quand  il  est  venu  me  chercher  dans  l'humilité  de  ma 
solitude,  il  m'est  apparu,  comme  David,  chargé  du  poids  de  ses 
religieux  triomphes,  et  j'ai  juré,  nouveau  Jonathas,  de  m'attacher 
à  lui  pour  combattre  à  ses  côtés. 

Le  bien-aimè  pasteur  de  cette  paroisse  2  y  a  joint  le  loyal 
appui  de  son  cœur  paternel  :  j'espère,  Messieurs,  que  vous  me 
soutiendrez  aussi  et  qu'après  l'aide  du  ciel  votre  affectueux 
concours  sera  ma  meilleure  force. 

I. —  La  société  civile  et  la  société  religieuse,  autrement  dit 
l'Église  et  l'État,  peuvent-ils  vivre  côte  à  côte,  sans  rapports; 
peuvent-ils  se  mouvoir  dans  une  sphère  entièrement  séparée  ? 

Laissez-moi,  Messieurs,  écarter  de  votre  esprit  un  nuage,  un 
fantôme,  qui  pourrait  nuire  à  l'effet  de  mon  discours,  sur  ce 
point  capital. Les  écrivains,  les  orateurs  politiques,  les  publicistes 
de  toute  sorte  qui  traitent  ces  matières,  représentent  trop  souvent 
l'Église  et  l'État  comme  deux  adversaires  jaloux,  d'une  nature 
implacable  et  radicalement  hostile.  Il  nous  les  montrent  sous  la 
figure  de  deux  champions  en  lice,  bardés  de  fer,  acharnés  à  leur 
mutuelle  destruction,  dans  le  but  de  s'arroger  exclusivement  la 
domination  universelle  et  l'empire  absolu  des  consciences. 

Rien  n'est  plus  faux.  L'Église  et  l'État  ne  sont  pas  deux  cham- 
pions, deux  rivaux  bardés  de  fer  et  luttant  la  lance  en  arrêt:  ce 
sont  deux  formes  d'association  humaine.  L'Église  se  compose 
d'hommes  comme  l'État.  C'est  donc  toujours  la  nature  de 
l'homme,  ses  besoins,  ses  destinées,  qu'il  faut  scientifiquement 
examiner  et  connaître ,  quand  on  veut  formuler  la  théorie  des 
rapports  de  la  société  religieuse  et  de  la  société  civile.  C'est  de 
vous,  Messieurs,  c'est  de  vos  familles  et  des  familles  qui  vous 

1.  Le  Chriêùanisme  et  le  Progrès,  chez  Jules  Gervais,  rue  de  Tournon,  19, 

2.  M.  l'abbé  Guédon,  curé  de  Saint  Ambroise. 


DEUXIÈME  CONFÉRENCE  505 

entourent,  qu'il  faut  avant  tout  prendre  conseil,  dans  un  pareil 
sujet,  car  l'Église  et  l'État,  c'est  vous. 

Cette  remarque  une  fois  entendue,  —  et  elle  est  grave,  —  abor- 
dons directement  notre  première  question  :  La  société  religieuse 
et  la  société  civile  peuvent-elles  vivre,  côte  à  côte,  sans  avoir 
de  rapports? 

Plusieurs  aujourd'hui  se  l'imaginent,  et  le  tribun  fameux,  dont 
la  mort  et  ^es  funérailles  ont  marqué  les  premiers  jours  de  cette 
année,  s'était  fait  le  bruyant  organe  de  cette  théorie,  quand  il 
disait:  «  Il  faut  couper  à  l'Église  toute  espèce  de  communication 
avec  l'administration  laïque  et  politique  '.  »  Mais  il  y  a  des 
choses  qu'en  ne  peut  réaliser,  quelque  impérieux  vouloir  qu'on 
en  a,t, :  celle-ci  nous  semble  du  nombre.  Trois  motifs  généraux, 
et  tirés  le  l'essence  môme  des  deux  sociétés,  s'opposent  à  la 
séparation  abso'ue  da  l'Église  et  de  l'État. 

Premièrement,  il  est  impossible  que  l'Église  et  l'État  restent 
étrangers  l'un  à  l'autre  et  se  meuvent  dans  des  sphères  entière- 
mer  t  séparées,  parce  que  l'âme  humaine  a  de  l'unité  un  besoin 
invincible  et  que  c'est  l'âme  humaine  qui  est  le  commun  objet  des 
lois  de  l'Église  et  de  l'État.  Salomon  n'a  pu  faire  deux  parts  de 
l'enfant  que  deux  femmes  se  disputaient:  le  cri  de  la  nature 
arrêta  son  glaive.  Les  théoriciens  de  la  séparation  de  l'Église  et 
de  l'État  ne  pourront  non  plus  partager  l'homme ,  pour  en  donner 
une  moitié  à  la  société  religieuse  et  l'autre  à  la  société  civile. 
L'homme  est  créé  pour  l'unité.  Il  en  éprouve  en  toutes  choses 
l'invincible  besoin  :  c'est  elle  qu'il  recherche  partout.  L'homme  - 
a  besoin  d'unité  dans  son  corps:  de  là,  sa  crainte  des  maladies 
qui  paralysent  ses  forces ,  et  de  la  mort  qui  les  divise  implaca- 
blement. L'homme  a  besoin  d'unité  dans  son  esprit:  de  là  son 
goût  pour  les  idées  générales  qui  rallient  ses  connaissances 
dispersées,  et  la  séduction  qu'exerce  sur  lui  la  simplicité  des 
grands  principes ,  à  travers  lesquels  il  croit  tout  voir ,  d'un  seul 
coup  d'œil  de  l'àme ,  comme  l'astronome  aperçoit  les  mille  feux 
du  ciel  à  travers  un  frêle  cristal.  L'homme  a  besoin  d'unité  dans 
sa  volonté  et  dans  son  cœur:  de  là  son  impuissance  a  aimer 
également  plusieurs  objets,  et  à  poursuivre  plusieurs  desseins. 
Et  si  nos  tristes  yeux  sont  affligés  aujourd'hui  du  spectacle  de 
tant  d'hommes  ,  dont  les  efforts  stériles  n'aboutissent  pas,  cela 
tient  à  l'absence  d'unité  dans  leurs  travaux. 

Or,  nulle  part,  Messieurs,  l'unité  n'est  mieux  soudée  dans 
l'homme  qu'entre  ses  idées  religieuses  —  ou  irréligieuses  —  et 
ses  opinions  politiques.  Il  y  a  un  étroit  rapport,  une  liaison 
secrète  entre  toutes  nos  pensées  ;  et  quoi  que  nous  fassions , 

1.  Gambetta.  •-  Dernier  discours  prononcé  à  Belleville,  en  août  1881. 


506  L'ÉGLISE  ET  L'ÉTAT 

nos  idées  religieuses—  ou  irréligieuses,  (hélas!  je  répète  le 
mot),  —  réagissent  toujours  sur  nos  actes  publics.  Cela  se 
comprend.  Est-ce  que  celui  qui  professe  une  religion,  ou  qui 
même  n'en  professe  aucune,  ne  se  croit  pas  en  possession  de 
la  vérité,  et  se  croyant  en  possession  de  la  vérité  peut-il  ne  pas 
vouloir  tout  organiser  dans  ce  sens  ?  Ouvrez  le  cœur  de  nos 
contemporains.  Lisez  les  discours  qu'ils  prononcent,  les  livres 
qu'ils  écrivent,  et  cherchez  cette  neutralité  dont  quelques-uns 
se  vantent  :  vous  ne  la  trouverez  pas.  La  neutralité  est  un 
prétexte,  j'allais  dire  un  masque. 

Le  besoin  d'unité  qui  nous  poursuit  s'oppose  invinciblement 
à  cette  neutralité  qu'on  proclame  et  que  tout  dément1.  Nous 
persuaderont-ils  qu'ils  étaient  neutres  et  qu'ils  oubliaient  leurs 
principes  trop  connus  de  positivisme ,  de  scepticisme  ou  même 
d'athéisme,  ceux  qui  ont  enlevé  les  crucifix  de  nos  écoles  et 
défendu  à  nos  instituteurs  de  prononcer  le  nom  de  Dieu  ?  Leur 
foi  chrétienne  est  morte,  nous  le  savons,  ils  nous  l'ont  dit.  Et 
le  besoin  d'unité,  qui  travaille  toute  âme  humaine,  leur  inspire 
le  désir  de  former  à  leur  image  les  générations  nouvelles.  Mais 
comme  ies  masses  populaires  les  condamneraient  solennel- 
lement, s'ils  avouaient  tout  haut  leur  but  sacrilège,  ils  agissent 
sans  les  consulter,  et  couvrent  du  mot  de  neutralité  les  attentats 
les  plus  directs  et  les  plus  graves  contre  la  doctrine  chrétienne  2. 
Le  besoin  d'unité  les  pousse.  La  nature  reprend  ses  droits,  les 
programmes  électoraux  succombent,  et  il  est  ainsi  démontré 
que  pratiquement  la  société  religieuse  et  la  société  civile  sont 
faites  ou  pour  s'entendre ,  ou  pour  s'écraser ,  mais  non  pas  pour 
se  mouvoir  dans  une  sphère  séparée ,  et  vivre  côte  à  côte  sans 
rapports.  Ceux-là  se  trompent  beaucoup  moins  qui  aspirent  à 
absorber  l'Eglise  dans  l'Etat  ou  l'Etat  dans  l'Eglise  —  théocrates 
ou  révolutionnaires,  peu  importe  —  parce  qu'ils  visent  à  l'unité, 
et  que  l'unité  est  la  condition  de  la  force  et  du  bonheur  de  l'homme, 
quels  que  soient  le  théâtre  de  son  activité  et  l'objet  de  ses  préoccu- 
pations. De  par  l'indivisibilité  de  l'âme  humaine  et  son  invincible 
besoin  d'unité ,  la  société  religieuse  et  la  société  civile  ne  sau- 
raient donc  demeurer  complètement  étrangères  l'une  à  l'autre. 

1.  Voir  la  lettre  si  remarquable  de  Mgr  Lamazou  ,  évêque  de  Limoges,  sur  les 
funestes  conséquences  de  la  loi  du  18  mars.  On  ne  pouvait  rien  dire  de  plus  sensé, 
de  plus  fort ,  de  plus  chrétien  et  de  plus  patriotique. 

2-  La  Suisse,  dans  le  mémorable  plébiscite  de  1883,  a  couvert  de  confusion  et 
réduit  à  l'impuissance  les  fauteurs  d'athéisme  et  d'incrédulité  qui  voulaient,  comme 
en  France,  bannir  le  nom  de  Dieu  de  ses  écoles  et  l'image  du  Christ  de  ses  prétoires. 
Nul  doute  que  le  peuple  français,  consulté  en  masse,  ne  prit  la  même  résolution,  si 
on  lui  demandait  de  ratifier  les  décisions  du  conseil  municipal  de  Paris  ou  de  la 
Chambre-,  telles  que  l'expulsion  des  aumôniers  de  nos  hôpitaux,  l'enléveme.nt  des 
croix,  la  chasse  organisée,  dans  les  services  publics,  contre  tout  ce  qui  de  près  ou  de 
loin  se  rattache  à  la  religion.  Mais  on  se  gardera  bien  d'en  faire  l'essai. 


DEUXIÈME  CONFÉRENCE  507 

Ce  premier  argument ,  tout  philosophique,  est  gros  de  con- 
séquences, mais  leur  déduction  nous  mènerait  trop  loin.  Bor- 
nons-nous à  répéter  que  les  théoriciens  qui  posent  en  principe 
que  le  législateur  politique  doit  oublier  toute  maxime  religieuse 
quand  il  fait  des  lois  civiles,  qu'un  croyant  doit  faire  abstraction 
de  ses  idées  chrétiennes  quand  il  occupe  un  poste  public,  se 
heurtent  à  l'indivisibilité  de  l'âme  humaine,  à  son  besoin  foncier 
d'unité,  et  lui  demandent  ce  qui  est  au-dessus  de  ses  forces, 
surtout  si  cet  homme  est  généreux,  énergique  et  convaincu, 

Passons  à  un  second  argument,  non  moins  décisif. 

La  société  civile  et  la  société  religieuse  ne  sauraient  rester 
complètement  étrangères  l'une  à  l'autre,  parce  qu'elles  occupent 
le  même  sol  et  que  leurs  mouvements,  ayant  le  même  théâtre 
d'action,  se  croisent,  se  mêlent,  s'harmonisent  ou  se  contrarient 
nécessairement, 

Quand  l'homme  a  fait  choix  d'une  terre  où  il  puisse  placer  le 
berceau  de  ses  enfants  et  la  tombe  de  ses  aïeux ,  quand  il  l'a 
longtemps  arrosée  de  ses  sueurs,  il  s'y  attache,  il  l'aime,  et  il 
veut  lui  donner  un  nom.  Pour  cela,  il  prend  le  nom  de  son  père, 
qu'il  modifie  à  l'aide  d'une  gracieuse  terminaison  féminine,  pour 
que  le  même  mot  lui  rappelle,  avec  ce  que  l'amour  paternel  a  de 
plus  fort,  ce  que  la  tendresse  maternelle  a  de  plus  doux,  et  il 
jette  à  tous  les  horizons  ce  cri  où  vibre  son  âme  :  ma  patrie  !  Mais 
comme  le  premier  besoin  de  tout  amour  noble  et  pur  est  de 
chercher  une  consécration  divine  et  de  remonter  au  ciel  d'où 
il  descend,  l'homme  dresse  un  autel  au  pied  duquel  il  présente, 
au  prêtre,  en  lui  demandant  de  les  bénir,  son  épouse,  ses 
enfants,  et  les  drapeaux  qu'il  portera,  plus  tard,  dans  les 
sanglants  hasards  de  la  guerre.  De  ce  jour  date  l'alliance 
historique  de  la  société  civile  et  delà  société  religieuse.  Cherchez 
un  peuple  qui  se  soit  établi  sans  s'appuyer  sur  le  sacerdoce, 
sans  évoquer  l'idée  du  culte  divin;  allez  d'Abraham  à  Numa  et 
de  Pierre  le  Grand  à  Washington  qui  signait  la  constitution  des 
Etats-Unis  «  l'an  du  Seigneur  1787:  »  vous  ne  le  trouverez  pas. 
Cette  loi,  si  frappante  à  l'origine  de  tous  les  peuples,  l'est  bien 
davantage  à  l'origine  de  la  France. 

En  effet,  lorsqu'en  l'année  420,  les  Francs,  nos  pères,  conduits 
par  Pharamond,  vinrent  se  tailler  à  coups  de  tramée  un  empire 
dans  la  Gaule  romaine,  et  camper  hardiment  sur  les  bords  de  la 
Meuse  et  de  la  Somme,  il  traînaient  après  eux  la  barbarie. 
Qu'était-ce  que  la  barbarie?  C'était  le  règne  des  passions  et  de  la 
force  brutale,  l'écrasement  de  la  justice,  de  la  raison  et  delà 
faiblesse,  par  la  violence.  Les  Francs  étaient  idolâtres,  pillards, 
d'une  indépendance  sauvage,  d'une  cruauté  farouche.  Ne  leur 
demandez  à  cette  époque,  ni  la  délicatesse  d'esprit  qui  les  dis- 


508  i/ÉGLISE  ET  L'ÉTAT 

tingua  plus  tard,  ni  les  sentiments  de  bienveillance,  de  justice  et 
de  charité  qui  fleurissent  aujourd'hui,  chez  leurs  descendants. 
L'amour  de  l'égalité  qui  les  porte  à  choisir  leur  chef  parmi  leurs 
compagnons  d'armes  et  qui  est  resté  le  trait  caractéristique  de 
leur  race  ;  une  grande  bravoure  sur  les  champs  de  bataille  et 
une  extrême  vivacité  dans  tous  leurs  actes,  telles  sont  alors 
leurs  qualités  assez  réduites.  Suivis  de  leurs  chariots  de  guerre, 
d«  leur  butin  et  du  troupeau  confus  de  leurs  enfants  et  de  leurs 
femmes,  ils  traversent  le  Rhin,  les  Vosges,  les  Ardennes,  et 
s'attribuent,  en  conquérants,  les  plaines  de  la  Champagne.  Là, 
nos  pères  à  demi  nus,  négligemment  couverts  de  peaux  de  bête 
et  d'étincelantes  cuirasses,  rencontrèrent  sous  sa  tunique  de  lin 
et  sa  chape  d'or  le  Clergé  qui  les  attendait.  Le  Clergé,  c'était 
l'Église.  Et  l'Église,  en  ce  temps,  c'était  avec  les  traditions  politi- 
ques de  l'empire  romain  disparu,  la  civilisation  chrétienne 
renfermée  dans  ce  livre  sublime  :  l'Évangile.  Jamais  l'opposition 
de  la  chair  et  de  l'esprit,  de  la  violence  et  de  la  persuasion,  de  la 
force  et  du  droit,  n'apparut  sur  un  plus  vaste  théâtre. 

D'un  côté,  des  soldats  sans  discipline,  sans  culture  intellec- 
tuelle, des  tribus  nomades  qui  dévorent  tout  et  qui  veulent  tout 
dévorer.  De  l'autre,  des  évêques,  des  religieux,  des  prêtres  qui 
n'ont,  pour  briser  ces  boucliers  de  fer  et  ces  épées  terribles, 
qu'une  seule  arme  :  la  parole.  Que  cette  parole  a  donc  été  puis- 
sante, Messieurs,  sur  les  lèvres  des  Rémi,  des  Germain,  des 
Aignan,  des  Grégoire  de  Tours,  des  Prétextât,  des  Sidoine  Apol- 
linaire !  Comme  je  comprends  que  les  historiens  protestants 
nous  aient  eux-mêmes  rendu  justice,  quand  ils  ont  dit,  «que 
l'Église  catholique  était  la  maîtresse  pièce  de  la  civilisation 
européenne1,  »  «  que  les  évêques  avaient  fait  la  France,  ainsi 
que  les  abeilles  font  leur  ruche2.  »  Les  événements  parlent  tout 
seuls.  Et  c'est  dans  notre  pays  qui  a  compté,  parmi  ses  servi- 
teurs les  plus  fameux,  les  Alcuin,  les  Suger,  les  saint  Bernard, 
les  Georges  d'Amboise,  les  Richelieu,  les  Mazarin,  les  Fîeury, 
les  Montesquiou,  c'est  dans  notre  pays,  où  le  clergé  et  le  peuple 
ont  toujours  eu  d'intimes  relations ,  qu'on  rêve  d'opérer  la  sépa- 
ration absolue  de  l'Église  et  de  l'État  1  Quelle  chimère  !  l'Église  et 
l'État  ont  grandi,  depuis  quatorze  siècles,  comme  deux  arbres 
jumeaux,  dont  les  racines  se  sont  énergiquement  entre-croisées, 
dans  ce  sous-sol  glorieux  où  le  sang  de  nos  pères  a  coulé  à  flots  : 
porter  la  hache  aux  racines  de  la  Religion,  c'est  entamer  les 
racines  même  de  l'État,  et  déjà  les  premiers  coups  d'une  légis- 
lation malheureuse  ont  fait  retentir  d'un  bout  à  l'autre  de  l'Eu- 
rope les  paroles  prophétiques  de  M.  Thiers  :  «  Pour  moi,  toucher 

1.  Macaulay,  Etude  sur  l'histoire  des  papes 

2.  Gibbon,  Histoire  de  la  décadence  et  de  la  chute  de  l'empire  romain» 


DEUXIÈME  CONFÉRENCE  509 

à  une  question  religieuse  est  la  plus  grande  faute  qu'un  gouver- 
nement puisse  commettre1.  » 

Et  celte  faute  est  d'autant  plus  grande  ,  qu'outre  les  traditions 
les  plus  sacrées  du  pays  qu'elle  interrompt  brusquement,  elle 
est  encore  tout  à  la  fois  violente  et  inutile,  car  quoi  que  fassent 
les  hommes  pour  les  séparer,  l'Église  et  l'État  sont  nécessaire- 
ment amenés  à  se  trouver  face  à  face  devant  trois  vitales  ques- 
tions de  l'ordre  social  :  la  question  de  la  propriété,  la  question  de 
la  famille,  la  question  de  l'instruction  publique. 

L'Église  est  servie  par  des  hommes.  Ces  hommes  ont  des 
besoins  physiques  qui  nécessitent  des  ressources,  au  premier 
rang  desquelles  il  faut  placer  la  propriété  territoriale.  L'Église  a 
le  droit  de  posséder,  parce  qu'elle  a  le  droit  de  vivre.  Mais  quoi? 
les  propriétés  ecclésiastiques  soulèvent  immédiatement  la  ques- 
tion des  redevances  au  fisc  national ,  autrement  dit  la  solde  de 
l'impôt.  Premier  point  qui  oblige  la  société  civile  et  la  société 
religieuse  à  lier  des  rapports. 

L'organisation  de  la  famille  met  encore  les  deux  sociétés  en 
présence.  Le  mariage  est  un  sacrement  et  un  contrat,  et  en  cette 
double  qualité  il  intéresse  l'État  et  l'Église.  L'État  prétendra-t-il 
que  le  contrat  civil  fait  à  ses  yeux  toute  la  valeur  du  mariage? 
L'Église  blâmera  cette  prétention ,  en  prouvant  que  Jésus-Christ 
a  voulu  que  le  mariage  revêtit  la  forme  religieuse  de  sacrement. 
L'État  déclarera-t-il  la  légalité  du  divorce?  L'Église  blâmera  cette 
légalité,  car  elle  a  pour  mission  de  maintenir  dans  le  monde  la 
parole  du  Maître:  «  Que  l'homme  ne  sépare  jamais  ce  que  Dieu 
a  uni 2.  » 

Enfin,  la  grande  question  de  l'Instruction  publique  est  un 
terrain  inévitable  où  l'Église  et  l'État  sont  appelés  à  se  rencon- 
trer, ou  pour  se  combattre  ou  pour  se  soutenir.  L'Etat  a  certai- 
nement le  droit  de  préparer  dans  les  jeunes  générations  les 
défenseurs  futurs  des  traditions,  des  intérêts  et  des  gloires  du 
pays.  Mais  là  où  l'Etat  ne  voit  que  des  ingénieurs,  des  soldats, 
des  négociants,  des  écrivains,  en  germes,  l'Eglise  voit  des  âmes 
immortelles.  Là  ou  l'Etat  ne  découvre  que  des  citoyens  naissants 
destinés  à  défendre  un  jour  la  Monarchie  ou  la  République, 
l'Eglise  distingue,  de  son  regard  inspiré,  les  citoyens  futurs  de 
la  grande  République  des  cieux.  L'Etat  a  le  droit  de  diriger  l'édu- 
cation nationale  dans  le  sens  patriotique  que  l'opinion  publique 
lui  marque  ;  l'Eglise  a  le  droit  de  greffer  sur  cette  éducation 
patriotique  et  terrestre  une  éducation  plus  haute  et  toute  surna- 
turelle, l'éducation  de  l'âme  pour  l'éternité.  Et  tant  qu'il  y  aura, 
ici-bas ,  un  prêtre  comprenant  son  devoir,  l'éducation  de  la  jeu- 

1.  Discours  du  22  juillet  1871.  —  Discours  parlementaires  de  M.  Thiers,  13"c  volume. 

2.  S.  Math.,  eh.  XIX,  f  6. 


510  L'ÉGLISE  ET  L'ÉTAT 

nesse  sera  revendiquée  par  l'Eglise,  au  nom  de  Jésus-Christ.  Le 
droit  de  l'Eglise  et  le  droit  de  l'Etat  en  matière  d'instruction 
publique  sont  deux  droits  parallèles,  qui  tous  deux  réclament 
impérieusement  satisfaction.  Ni  l'Etat  ne  doit  supprimer  le  droit 
de  l'Eglise,  ni  l'Eglise  le  droit  de  l'Etat. 

On  nous  reproche  parfois  à  nous,  prêtres  catholiques,  d'aimer 
la  jeunesse,  de  chercher  à  conquérir  noblement  son  estime  et  ses 
suffrages  :  j'accepte  ce  reproche  et  je  m'en  glorifie.  Et  quel  serait 
donc  l'objet  de  notre  ambition  et  des  saintes  tendresses  de  notre 
âme,  sinon  cette  jeunesse  ardente  et  fière,  qui  croit  au  bien,  à  la 
vérité,  à  l'honneur,  parce  qu'elle  se  sent  capables  d'héroïques 
sacrifices  et  qu'elle  n'a  encore  ni  trompé,  ni  été  trompée  ?  Oui, 
l'Eglise  aime  les  jeunes  âmes,  les  générations  qui  montent, 
pleines  de  vie  et  d'avenir,  elle  les  aime  passionnément,  elle  veut 
contribuer  à  leur  éducation  morale,  et  sans  refuser  à  l'Etat  des 
droits  certains,  elle  demande  qu'on  lui  fasse  sa  part,  et  qu'on  ne 
bannisse  pas,  avec  système,  de  l'enceinte  de  nos  écoles  publiques, 
l'enseignement  de  la  Religion.  Si  on  l'expulse,  elle  protestera,  et 
c'est  ce  que  je  vais  faire  moi-même,  Messieurs,  en  vous  dénon- 
çant la  violation  flagrante,  et  sans  motif,  de  la  loi  républicaine 
du  28  mars  1882,  à  l'école  normale  d'Auteuil. 

Le  règlement  destiné  à  appliquer  cette  loi  aux  internats,  lycées 
et  écoles  normales,  renferme  un  article  31°,  ainsi  conçu  :  «  le  vœu 
des  pères  de  famille  sera  toujours  consulté  et  suivi,  en  ce  qui  con- 
cerne la  participation  de  leurs  enfants  à  renseignement  et  aux 
exercices  religieux  ».  Or ,  à  l'école  normale  d'Auteuil  ,  nous 
comptions  cent  dix  élèves  environ.  Les  pères  de  famille  consultés 
répondirent,  au  nombre  déplus  de  quatre-vingts ,  que  leurs  enfants 
devaient  entendre  les  leçons  de  philosophie  religieuse  de  l'aumô- 
nier et  assister,  le  dimanche,  à  la  messe.  Apprenez  comment  on 
a  suivi  ce  vœu.  Le  Conseil  général  de  la  Seine  supprima  le  loge- 
ment et  le  traitement  de  l'aumônier,  qui  appuyé  sur  l'unanime 
affection  de  ses  élèves ,  protesta  avec  respect  contre  une  pareille 
violation  de  la  loi.  Peine  perdue.  Il  fallut  recourir  au  ministre  '. 
Celui-ci  répondit  au  vœu  des  pères  de  famille  en  demandant  à 
la  Chambre,  en  décembre  1882,  la  suppression  générale  des 
aumôniers  de  toutes  les  écoles  normales  de  France  :  ce  qui  fut 
accordé.  Et  il  y  a  encore  des  lois,  Messieurs  ? 

J'oubliais  de  vous  dire  que  tous  nos  jeunes  instituteurs  sont 
des  élèves-boursiers  et  que  la  moindre  protestation  de  leur  part 
deviendrait  facilement  un  cas  de  renvoi.  Ils  ont  protesté  pour- 
tant ,  en  venant  à  laparoisse  d'Auteuil,  pendant  trois  mois,  assister 
à  la  messe  et  entendre  la  voix  de  leur  aumônier.  Après  quoi,  ce 
scandale  d'un  nouveau  genre  ayant  duré  trop  longtemps,  on 

i.  C'était  alors  M»  Duvaux. 


DEUXIÈME  CONFÉRENCE  511 

menaça  le  Directeur,  auquel  on  refusa  avec  blâme  mille  francs 
d'augmentation,  on  le  força  de  changer  l'heure  de  la  lecture  des 
notes  hebdomadaires,  et  on  fit  savoir  par  là  aux  élèves  que  s'ils 
continuaient  à  fréquenter  l'Église,  leur  avenir  pourrait  être  brisé. 
Mais,  chers  jeunes  gens,  mes  amis,  si  on  a  pu  vous  séparer  de 
moi,  on  n'a  pas  pu  me  séparer  de  vous,  et  c'est  pour  vous  encore, 
c'est  pour  votre  liberté  de  conscience  foulée  aux  pieds,  que 
j'élève  une  voix  intrépide  devant  ce  magnifique  et  populaire 
auditoire,  et  que  je  demande  qu'on  rappelle  au  respect  des  lois 
ceux  qui  les  ont  faites  et  qui  les  oublient. 

Ainsi,  Messieurs,  l'indivisibilité  de  l'âme  humaine  et  son 
besoin  d'unité,  la  communauté  du  territoire  qui  sert  de  théâtre 
aux  faits  et  gestes  de  l'Église  et  de  l'État,  les  intérêts  qui  se 
rattachent  aux  trois  grandes  questions  de  la  propriété,  de  la 
famille  et  de  l'instruction  publique  sont  autant  de  motifs  qui 
s'opposent  à  la  séparation  absolue  de  la  société  civile  et  de  la 
société  religieuse.  Et  comme  ces  motifs  ne  sont  pas  créés  pour 
le  besoin  de  la  thèse ,  mais  qu'ils  ont  pour  base  la  nature  même 
des  choses ,  ils  ne  sont  pas  de  ceux  qu'on  peut  dédaigner.  Leur 
valeur  ne  changera  jamais.  C'est  pourquoi  il  sera  toujours  vrai 
d'affirmer  que  ia  séparation  de  l'Église  et  de  l'État,  telle  que 
l'entendent  parmi  nous  quelques  esprits  sans  profondeur,  est 
une  chimère  qui  n'existe  nulle  part  et  qui  ne  pourra  nulle  part 
exister. 

On  nous  objecte  les  États-Unis  d'Amérique  :  nous  verrons  que 
cet  exemple  n'est  d'aucune  conséquence  pratique  pour  la  France, 
où  il  est  aussi  mal  compris  que  fréquemment  cité.  Sans  doute, 
les  relations  de  l'Église  et  de  l'État  peuvent  revêtir  des  formes 
multiples  et  atteindre  des  degrés  différents  :  elles  peuvent  être 
réduites  au  minimum ,  comme  aux  États-Unis ,  ou  être  portées  au 
maximum,  comme  dans  les  pays  qui  ont  adopté  une  religion 
officielle,  à  savoir  la  Prusse  et  l'Angleterre,  ou  maintenues  dans 
un  juste  milieu,  comme  en  Espagne  et  en  France,  régies  l'une  et 
l'autre  par  des  concordats.  Mais  nulle  part,  (j'insiste  sur  ce  point 
fondamental) ,  l'Église  et  l'État  ne  s'ignorent  mutuellement  ni  ne 
se  meuvent  dans  une  sphère  absolument  séparée. 

Poursuivons  notre  pensée  et  ne  devançons  pas  l'heure  des 
conclusions.  L'Église  et  l'État  ne  peuvent  vivre,  côte  à  côte, 
sans  rapports.  C'est  un  fait  acquis  et  que  nous  confirmerons  '. 

Maintenant,  Messieurs,  puisque  la  société  religieuse  et  la 

1.  Le  lecteur  qui,  indépendamment  de  ces  motifs  généraux,  voudrait  connaître  les 
motifs  particuliers  qu'un  esprit  sérieux  doit  invoquer,  en  France,  pour  répudier  les 
théories  peu  philosophiques  et  profondément  impolitiques  de  la  séparation  de  l'Église 
et  de  l'État,  n'a  qu'à  se  reporter  immédiatement,  dans  ce  livre»  à  notre  cinquième 
conférence. 


512  l'église  et  l'état 

société  civile  ont  des  rapports  nécessaires,  demandons-nous  à 
quels  principes  supérieurs  ces  rapports  sont  soumis. 

II.  —  Premier  principe*  Dans  les  choses  qui  sont  exclusivement 
de  leur  ressort,  la  société  religieuse  et  la  société  civile  jouissent 
d'une  pleine  indépendance  et  sont  absolument  autonomes.  Par 
exemple,  l'État  a  de  plein  droit  le  pouvoir  de  déclarer  la  guerre, 
de  signer  des  traités,  d'organiser  des  tribunaux,  de  frapper 
monnaie,  d'édicter  des  lois  commerciales,  d'entretenir  des 
armées,  de  veillera  la  police  intérieure  et  extérieure  du  pays. 
L'Église,  à  son  tour,  est  seule  juge  de  la  convocation  de  ses 
conciles,  de  la  promulgation  de  ses  dogmes,  de  la  direction  de 
sa  discipline,  de  la  propagation  de  sa  foi,  du  recrutement  normal 
de  ses  ministres. 

Deuxième  principe.  Dans  les  matières  mixtes  auxquelles  don- 
nent naissance,  comme  nous  l'avons  vu  plus  haut,  la  propriété, 
la  famille  et  l'instruction  publique,  et  qui  sont  tout  à  la  fois  du 
ressort  de  l'Église  et  du  ressort  de  l'État,  la  société  civile  et  la 
société  religieuse  doivent  s'entendre,  et  obéir  scrupuleusement 
aux  lois  du  Concordat,  si  le  Concordat  existe.  Mais  si  le  Concor- 
dat n'existe  pas,  l'autorité  religieuse  et  l'autorité  civile  doivent  y 
suppléer  par  la  bonne  harmonie  de  leurs  relations  et  le  respect 
mutuel  de  leurs  droits.  La  nature  des  matières  mixtes  étant  de 
relever  tout  ensemble  de  la  juridiction  de  l'État  et  de  celle  de 
l'Église,  l'État  usurperait  s'il  prétendait  les  régler  souveraine 
ment,  et  l'Église  oublierait  la  maxime  du  Seigneur:  «  rendez  à 
César  ce  qui  est  à  César  »  si  elle  affectait  d'exercer  la  même  auto- 
rité sur  le  temporel  et  sur  le  spirituel.  Les  canonistes  et  les 
jurisconsultes  peuvent  discuter  sur  la  plus  ou  moins  grande 
étendue  des  droits  de  l'Église  et  de  l'État,  en  telle  et  telle  circons- 
tance ;  mais  à  part  ceux  qui  nient  radicalement  les  droits  certains 
de  l'Église,  en  ce  qui  concerne  la  propriété,  l'instruction  publi 
que,  l'organisation  de  la  famille,  ils  s'accordent  tous  à  reconnaî- 
tre l'existence  de  matières  mixtes,  qui  ne  peuvent  être  tranchées 
ni  par  l'Église  ni  par  l'Etat,  mais  qui  doivent  être  réglées  de 
concert  par  les  deux  autorités  civile  et  religieuse. 

Enfin,  troisième  et  capital  principe ,  qui  touche  à  l'essence  du 
problème,  la  haute  influence  sur  la  direction  générale  des  hom- 
mes appartient  à  celle  des  deux  sociétés  qui  possède  la  solution 
du  problème  des  destinées  humaines,  c'est  à  dire  à  celle  des 
deux  sociétés  qui  connaît  et  qui  enseigne  le  but  final  auquel  les 
individus  et  les  sociétés  doivent  tendre. 

Je  désire,  Messieurs,  fixer  votre  attention  la  plus  profonde  sur 
ce  point  décisif,  qui  est  le  nœud  même  des  difficultés  du  grand 
problème  des  rapports  de  l'Église  et  de  l'État. 


DEUXIÈME  CONFÉRENCE  513 

Elevons-nous,  un  instant,  sur  les  hauteurs  delà  philosophie. 

La  société  civile  et  la  société  religieuse,  l'Église  et  l'État,  se 
composent  d'hommes.  Or,  pour  l'homme,  pour  tout  homme,  il 
n'y  a  qu'une  question  à  résoudre:  D'où  suis-je  venu?  Où  dois-je 
aller  ?  Quel  est  le  but  de  ma  vie  ?  Pourquoi  suis-je  au  monde  ?  Quel 
emploi  dois-je  faire  de  mes  facultés?  Ouvrier,  mon  frère,  n'es-tu 
ici-bas  que  pour  forger  les  métaux,  bâtir  des  édifices,  creuser  la 
terre  et  mourir?  Voilà  ce  qu'il  faut  que  tu  saches,  si  vraiment  tu 
es  un  être  doué  de  raison.  Tu  me  dis  que  tu  n'y  songes  pas, 
courbé  sous  le  travail  et  emporté  par  le  tourbillon  d'une  vie  fié- 
vreuse :  tu  te  trompes.  Un  jour  vient,  un  jour  fatal,  où  cette 
question  souveraine  :  D'où  suis-je  venu,  où  dois-je  aller?  se  pose 
clairement  dans  ton  esprit.  C'est  le  jour  où  la  maladie  inexorable 
t'a  jeté  sur  un  lit  de  souffrance,  c'est  le  jour  où  la  mort  a  brisé 
ton  cœur  en  frappant  tes  enfants.  Quoi  que  tu  fasses,  il  est  néces- 
saire que  tu  saches  pourquoi  tu  es  au  monde  et  quelle  est  ta  des- 
tinée. Et  ce  que  tu  dois  savoir,  la  société  civile,  qui  a  pour  but 
de  te  diriger,  doit  le  savoir  aussi.  Comment  te  dirigera-t-elle,  si 
elle  ne  sait  où  elle  doit  aller  et  quel  est  le  but  que  l'homme  doit 
se  proposer  d'atteindre?  Pourquoi  V homme  est-il  fait?  Là  est  le 
point,  là  est  le  secret  de  la  direction,  vraie  ou  fausse,  à  impri- 
mer aux  sociétés.  J'entends  bien  qu'on  me  répond  de  toutes  parts  •. 
l'homme  est  fait  pour  la  liberté,  pour  le  progrès,  pour  la  civili- 
sation, pour  le  plein  épanouissement  de  ses  facultés,  en  m  not 
pour  le  bonheur,  et  j'applaudis,  car  tout  cela  est  juste;  mais 
quand  je  cherche  le  sens  caché  sous  ces  paroles,  liberté,  progrès, 
civilisation,  je  ne  le  trouve  qu'autant  que  je  sais  déjà  quel  est  le 
but  de  l'homme. 

J'en  appelle  à  vous-mêmes,  Messieurs  :  pour  qu'il  y  ait  progrès 
civilisation,  bonheur,  ne  faut-il  pas  que  l'homme  soit  en  marche 
vers  le  but,  que  sa  nature  lui  assigne  et  que  sa  destinée  réclame? 
C'est  donc  ce  but  qu'il  faut  connaître  avant  tout ,  car  si  l'homme 
tournait  le  dos  à  sa  destinée ,  si  ses  efforts  s'orientaient  dans  un 
sens  opposé  à  sa  véritable  fin ,  il  n'y  aurait  pour  lui  que  misère 
et  désespoir.  Fénélon  disait  bien  ,  dans  son  Télémaque  :  «  il 
faut  savoir  précisément  quel  est  le  but  de  la  vie  humaine  et 
qu'elle  fin  on  doit  se  proposer  en  gouvernant  les  hommes ,  »  et  Je 
philosophe  Jouffroy  raisonnait  en  maître  quand  il  s'écriait  :  «  le 
meilleur  gouvernement  possible  n'est-il  pas  celui  qui  conduit  le 
mieux  la  société  à  sa  fin  ou  qui  lui  permet  le  mieux  d'y  aller?  Il 
faut  donc  connaître  la  fin  de  la  société  pour  savoir  quel  est  le 
meilleur  gouvernement  possible.  Mais  comment  saure^-vous  quelle 
est  la  fin  d'une  société  d'hommes ,  si  vous  ne  connaisse^  pas  la  fin 
de  V homme  lui-même  4  ?  »  Ceci ,  Messieurs ,  est  de  toute  évidence. 

1.  Cours  de  droit  naturel.  10  •  leçon. 

II.  SOIXAHTE-CINQ. 


514  l'église  et  l'état 

Il  n'y  a  qu'une  question  capitale  pour  chacun  de  nous,  il  n'y  a 
aussi  qu'une  question  dont  la  solution  intéresse  les  sociétés, 
cette  question,  la  voici  :  D'où  vient  l'homme  et  où  va-t-il  ?  «  C'est 
une  chose  pitoyable,  dit  Pascal,  de  voir  tous  les  hommes  ne 
délibérer  que  des  moyens  et  point  de  \&fin.  \  » 

Nous  sommes,  ici,  au  cœur  même  de  ce  palpitant  débat. 
Montrons-en  toute  la  portée. 

Un  grand  nombre  de  nos  contemporains  ne  voient,  dans  ce 
qu'ils  appellent  nos  querelles  religieuses,  qu'une  âpre  rivalité 
d'influence  entre  l'Église  et  l'État,  et  s'imaginent  volontiers  que 
tout  ce  bruit  n'a  pour  cause  que  les  passions  des  hommes  d'État 
et  des  hommes  d'Église.  Qu'il  me  soit  permis  de  leur  dire  qu'ils 
se  trompent.  Sans  doute,  et  nous  ne  faisons  aucune  difficulté  de 
l'avouer,  les  passions  humaines,  sur  ce  terrain  comme  sur  tous 
les  autres,  se  sont  donné  souvent  libre  carrière.  Mais  aujour- 
d'hui le  débat  est  plus  haut.  La  question  de  fait  soulève  une 
immense  question  de  principe ,  et  c'est  cette  question  de  principe, 
diversement  résolue,  qui  entraîne  la  division  des  esprits.  Dante 
eut  besoin  d'un  guide  pour  traverser  les  régions  mystérieuses 
où  son  génie  pénétra  ;  la  société  civile  a  besoin,  comme  le  poète, 
d'une  main  qui  la  conduise  à  travers  les  ténèbres  mêlées  de 
lumières  où  la  discussion  implacable  de  toutes  les  doctrines  et 
le  scepticisme  universel ,  qui  en  est  sorti ,  nous  ont  hélas  ! 
précipités. 

Sachez-le  bien,  Messieurs,  la  cause  majeure  des  divergences 
d'opinions  sur  la  question  secondaire  des  rapports  de  l'Église  et 
de  l'État  est  tout  entière  dans  nos  divergences  de  pensées 
relativement  à  cette  question  suprême  :  quelle  est  la  destinée  de 
l'homme  ?  Si  la  libre  pensée,  sous  toutes  ses  formes,  si  le  ratio- 
nalisme, le  darwinisme,  le  positivisme,  le  radicalisme,  étaient 
d'accord  avec  le  catholicisme  sur  la  véritable  destinée  de  l'homme, 
nos  discussions  politiques,  économiques,  sociales,  éclairées  par 
ce  grand  principe  de  direction  qui  nous  serait  commun,  seraient 
moins  acharnées,  moins  obscures  et  moins  stériles.  Mais  divisés 
sur  la  véritable  destinée  de  l'homme,  nous  le  sommes  sur  tout 
le  reste,  et  cela  est  logique.  C'est  donc  à  ce  problème  capital  des 
destinées  humaines  que  les  esprits  sérieux,  qui  seuls  ont  la 
claire  vue  des  difficultés,  doivent  de  préférence  rallier  leurs 
efforts  :  c'est  sur  ce  point  central  qu'ils  doivent  faire  converger  la 
lumière.  11  y  a  plus  d'un  demi-siècle  que  le  philosophe  Théodore 
Jouffroy  l'a  dit,  et  tous  les  événements  qui  se  sont  accomplis 
depuis  lors,  dans  le  monde  politique  et  scientifique,  lui  ont 
donné  raison. 

Ces  considérations  nécessaires  ne  vous  ont  pas  fait  oublier 

1.  Pensées,  ch.  III. 


DEUXIÈME  CONFÉRENCE  515 

Messieurs,  notre  troisième  principe,  dans  l'exposé  de  la  théorie 
des  rapports  de  l'Église  et  de  l'État. 

Permettez-moi  de  vous  en  rappeler  la  formule  :  la  haute 
influence  sur  la  direction  générale  des  hommes  doit  appartenir  à  celle 
des  deux  sociétés  qui  possède  la  solution  du  problème  des  destinées 
humaines,  c'est-à-dire  à  celle  des  deux  sociétés  qui  connaît  et  qui 
enseigne  le  but  final  auquel  les  individus  et  les  peuples  doivent 
tendre.  Si  c'est  la  société  civile  qui  possède  la  solution  du  pro- 
blème des  destinées  humaines,  c'est  à  elle  qu'appartiendra  non 
seulement  l'indépendance  dans  les  choses  de  son  ressort,  mais 
encore  la  haute  influence  sur  la  direction  générale  des  hommes, 
et  en  ce  cas  il  sera  vrai  de  dire  avecPortalis  que  «  la  puissance 
publique  n'est  rien  si  elle  n'est  tout,  et  que  les  ministres  de  la 
religion  ne  doivent  point  avoir  la  prétention  de  la  partager  ni  de 
la  limiter  '.  Mais  si  ce  n'est  pas  la  société  civile  qui  possède  la 
solution  du  problème  des  destinées  humaines,  si  ce  privilège 
n'appartient  qu'à  la  société  religieuse,  alors  nous  serons  obligés 
de  conclure  que  c'est  à  la  société  religieuse  que  la  haute  influence 
sur  la  direction  de  l'humanité  doit  être  départie. 

Or,  Messieurs,  l'État,  la  société  civile,  n'enseigne  pas  à  l'homme 
sa  destinée,  son  but  final.  La  société  civile  n'a  pas  mission 
de  pénétrer  jusqu'à  nos  consciences,  son  rôle  est  strictement 
renfermé  dans  le  soin  de  nos  intérêts  temporels,  dans  le  soin  de 
la  paix  publique  et  de  tout  ce  qui  peut,  selon  le  mot  fameux  de 
Bossuet,  rendre  aux  nations  «  la  vie  commode.  »  Les  écrivains 
et  les  politiques  libres-penseurs  de  notre  siècle  sont  unanimes 
sur  ce  point.  Entendez  leur  témoignage  :  «L'État  est  incompétent, 
en  matière  religieuse. 2  »  —  «  L'État  n'a  pas  de  doctrine  particu- 
lière. 3»  «  Je  ne  reconnais  pas  à  l'État  le  droit  de  choisir  entre  deux 
formules  sur  l'origine  des  mondes  ou  sur  la  fin  des  êtres1.  »  Et 
quand  nous  nous  plaignons,  nous  catholiques,  qu'on  ait  enlevé 
de  nos  écoles  ou  du  seuil  sacré  de  nos  cimetières,  l'image  du 
Christ,  le  gouvernement  nous  répond  que  cet  enlèvement  n'est 
pas  de  sa  part  une  impiété ,  et  qu'il  ne  signifie  qu'une  chose ,  à 
savoir  •.  que  l'État  ne  couvre  plus  de  son  autorité  ni  de  sa  protec- 
tion une  solution  quelconque  du  problème  de  nos  destinées. 

Mais  quoi?  Puisque  la  société  civile  ne  résout  pas  le  problème 
de  nos  destinées ,  la  haute  influence  sur  la  direction  de  l'huma 
nité  ne  saurait  lui  appartenir,  première  conclusion  ;  et  puisque  la 
société  religieuse  se  présente  à  nous  avec  la  solution  du  pro- 
blème de  nos  fins  dernières,  c'est  elle  —  deuxième  conclusion, 

1.  Rapport  sur  le  Concordat  et  les  Articles  organiques. 

2.  Minghetti,  L'État  et  l'Éqlise,  cli.III. 

3.  lienan,  La  réforme  intellectuelle. 

4.  Gambetta,   discours  et  plaidoyers   politiques,  88  volume,  Discours- prononcé  à 
Romans,  le  18  septembre  1878. 


516  L  ÉGLISE  ET  L  ETAT 

—  qui  doit  inspirer  et  guider  la  marche  civilisatrice  des  peuples. 
11  est  impossible  d'échapper  à  ce  raisonnement.  Et  quand  de  la 
théorie  je  passe  à  l'examen  des  faits ,  quand  des  hauteurs  de  la 
philosophie  je  descends  au  domaine  de  l'histoire,  je  ne  suis  plus 
surpris  de  voir  non  seulement  les  Confucius,  les  Zoroastre,  mais 
les  Socrate,  les  Platon,  les  Cicéron,  les  Sénèque,  donner  la 
primauté  à  la  religion,  et  faire  de  ses  doctrines,  de  ses  lois, 
de  ces  cérémonies  la  base  même  de  la  société  civile  et  de  leur 
République.  Ces  grands  hommes  avaient  compris,  1°  qu'il  n'y  a 
pour  chacun  de  nous  qu'une  question  souveraine,  celle  de  nos 
fins  dernières  ;  2°  que  la  société  civile  est  incompétente  à  la 
résoudre;  3°  que  la  société  religieuse,  qui  en  a  le  secret,  est 
logiquement  appelée  à  exercer  une  influence  décisive  sur  la 
direction  de  l'humanité. 

Vous  m'arrêtez  ici ,  Messieurs ,  et  vous  me  dites  :  nous  accep- 
tons un  instant  vos  conclusions.  Oui,  la  solution  de  nos  destinées 
est  nécessaire  à  l'organisation  scientifique  de  la  société  -,  oui, 
l'État  n'a  pas  mission  de  nous  donner  sur  ce  point  une  solution 
qui  s'impose;  oui,  la  société  religieuse  est  philosophiquement 
en  droit  d'exercer  une  influence  décisive  sur  la  direction  de 
l'humanité.  Mais  la  société  religieuse,  vraiment  supérieure  et 
idéale ,  où  est-elle  !  Que  de  sociétés  religieuses  sur  la  terre  1 
Comment  choisir  ? 

J'entends  votre  question,  j'en  saisis  l'immense  portée,  et  jo 
vais  essayer  d'y  répondre,  sous  forme  d'hypothèse,  pour  ne 
blesser  personne. 

Supposez  donc,  un  instant,  Messieurs,  qu'il  y  ait  ici-bas  une 
société  religieuse  remontant  par  l'histoire  jusqu'au  commen- 
cement du  monde,  possédant  des  titres  divins  et  ayant  pour 
mission  précise,  permanente,  d'enseigner  à  l'homme  ses  des- 
tinées et  de  l'y  conduire  ;  supposez  que  cette  société  religieuse 
ait  été  préparée  et  figurée  par  une  société  religieuse  antérieure, 
qui  vit  encore  à  côté  d'elle,  comme  le  tronc  primitif  d'où  elle 
s'est  détachée  ;  supposez  que  son  fondateur,  annoncé  par  une 
longue  suite  de  prophètes,  ait  justifié  par  une  vie  incomparable 
et  des  miracles  sans  nombre  le  titre  de  Dieu,  qu'il  s'est  solennel- 
lement attribué  et  pour  lequel  il  est  mort  ;  supposez  que  l'Église, 

—  car  c'est  Elle  ; —  puisse  clairement  démontrer  qu'elle  a  reçu  de 
ce  Dieu,  fait  homme,  le  commandement  formel  d'instruire  et  de 
sanctifier  les  peuples,  avec  la  promesse  d'une  assistance  surna- 
turelle qui  la  rend  infaillible,  en  matière  de  d  >gme  et  de  morale; 
supposez  que  l'Église,  indépendamment  de  ses  titres  divins,  ait 
une  doctrine  qui  renferme,  mais  agrandies,  fortifiées,  épurées, 
et  sans  mélange  d'erreur,  toutes  les  vérités  éparses  dans  toutes 
les  philosophies  et  ^aas  toutes  les  religions;  supposez  enfin  que 


DEUXIÈME  CONFÉRENCE  517 

l'Église  possède,  et  possède  seule,  dans  son  intégrité,  la  pleine 
solution  du  problème  des  destinées  humaines:  est-ce  qu'elle 
ne  sera  pas,  de  par  la  logique,  le  phare  nécessaire  et  étincelant 
de  toute  civilisation? 

Or,  l'Église  catholique  réalise,  dans  le  monde  et  sous  nos 
propres  yeux,  la  supposition  que  je  viens  de  faire.  Donc'... 

Vous  me  demandez  de  nouveau,  je  le  vois,  Messieurs,  de 
suspendre  mes  conclusions,  et  sans  contester  la  première  partie 
de  cette  argumentation  philosophique ,  (ce  qui  ne  serait  pas  possi- 
ble, même  aux  athées,  car  après  tout,  les  athées  résolvent  à  leur 
manière  le  problème  des  destinées  humaines,  et  si  la  solution 
qu'ils  adoptent  est  vraie,  elle  s'impose  rigoureusement),  vous 
m'arrêtez  à  la  mineure  et  vous  me  dites:  ne  peut-on  pas  contester 
que  l'Église  catholique  soit  en  possession  de  la  vraie  solution 
du  problème  des  destinées  humaines,  et  n'entendez-vous  pas 
qu'en  effet  on  le  conteste  : 

1°  Au  nom  de  la  Science ,  par  des  arguments  qu'on  emprunte 
à  la  géologie,  à  l'anthropologie,  à  la  métaphysique  et  à  l'histoire, 
et  qu'on  oppose  à  vos  livres  sacrés,  à  vos  conciles,  vos  bulles 
pontificales,  dont  on  détruit  de  la  sorte  ou  l'authenticité,  ou 
l'inspiration  divine,  ou  la  valeur  morale  ; 

2°  Au  nom  de  la  Politique,  car  les  peuples  ont  le  droit  de 
s'organiser  démocratiquement  et  d'adopter  le  système  répu- 
blicain, tandis  que  l'Église  catholique  essaie  de  barrer  le  chemin 
à  la  démocratie,  veut  imposer  sa  constitution  théocratique  à 
tous  les  peuples,  et  professe  ouvertement  pour  le  système 
républicain  une  haine  inflexible  ; 

3°  Au  nom  des  Questions  Sociales,  que  l'Église  s'obstine  à 
ne  pas  comprendre,  ou  qu'elle  prétend  ne  vouloir  résoudre 
qu'au  moyen  d'une  dégradante  charité,  qui  prolongerait  l'escla- 
vage des  classes  ouvrières  et  assurerait  le  triomphe  déshonorant 
de  l'infâme  capital. 

Messieurs,  je  l'avoue,  voilà  ce  qui  se  dit,  mais  j'affirme  que 
cela  n'est  pas.  Ces  bruyantes  déclamations,  qui  ont  pour  but 
de  prouver  que  l'Églfse  catholique  ne  possède  pas  la  solution 
du  problème  des   destinées    humaines,  demanderaient   vingt 

1.  C'est  ici  que  devrait  logiquement  entrer  l'exposé  scientifique  du  Catholicisme 
considéré  comme  solution  du  problème  des  destinées  humaines.  Mais  un  parei 
exposé  réclame  des  ouvrages  spéciaux ,  et  nous  renvoyons  nos  lecteurs  soit  ai 
magnifique  travail  du  R.  Père  Monsabré :  Exposition  du  dogme  catholique,  soit  au  livrt 

de    l'abbé    BOUgaud  :    Le   Christianisme  et  les  temps  présents ,  SOit  aux  Éludes  philosophiqua 

d'Auguste  Nicolas,  soit  même  à  nos  modestes  conférences  (Berche  et  Tralin,  69,  rui 
de  Rennes,  Paris,  Conférences  sur  le  Christianisme  par  l'abbé  Frémont ,  2  volumes, 
sur  le  Christianisme,  où  chacun  de  nos  dogmes  fondamentaux,  rattaché  au  problèmt 
des  destinées  lmmaines,  a  été  étudié  en  vue  d'éclairer  l'esprit  de  nos  contemporains 
par  l'examen  et  la  solution  raisonnée  des  difficultés  les  plus  graves  de  Ja  libre-pensée 
moderne. 


518  l'église  et  l'état 

discours  de  réfutations  '.  Je  me  contente ,  aujourd'hui,  d'opposer 
aux  affirmations  gratuites  de  nos  adversaires  des  affirmations 
motivées  et  d'une  force  d'autant  plus  décisive  qu'elles  reposent 
ou  sur  des  faits  indéniables  ou  sur  les  aveux  des  libres-penseurs 
les  plus  ardents. 

Et  d'abord,  sur  quelle  base  s'appuie-t-on  pour  déclarer  que 
l'Église  est  l'ennemie  de  la  Science?  La  Science  est  laconnaissance 
raisonnée  des  choses.  En  quel  lieu  de  nos  livres  saints  a-t-on 
découvert  que  Dieu  nous  défendît  d'appliquer  notre  intelligence 
à  l'étude  et  à  la  recherche  des  secrets  de  la  nature?  «  Tradidit 
mundinn  disputationibus ,  Dieu  a  livré  le  monde  aux  discussions 
humaines,  »  dit  la  Bible.  Les  génies  chrétiens  ont  discuté  et 
discutent  encore:  la  raison  est  un  instrument  sacré  dont  il  se 
servent  sans  mépris.  Jugez-en.  La  science  universelle  se  partage 
en  trois  groupes  :  le  groupe  des  sciences  physiques,  le  groupe 
des  sciences  morales,  le  groupe  des  sciences  métaphysiques 
ou  transcendantes.  Bien  que  les  sciences  physiques  ne  soient 
pas  du  ressort  direct  de  l'Église,  non  seulement  l'Église  ne  leur 
est  pas  hostile,  mais  encore  elle  les  protège,  elle  les  encourage 
et  elle  s'en  sert.  Je  ne  vois  pas,  par  exemple,  que  le  christianisme 
ait  empêché  Pascal  et  l'abbé  Torricelli  de  faire  leurs  belles 
expériences  sur  la  pesanteur  de  l'air,  Buffon  et  Linné  d'être  des 
naturalistes  supérieurs,  Cuvier  de  fonder  la  géologie  et  de  venger 
Moïse,  Cauchy  et  Duverrier  d'exceller  dans  les  mathématiques, 
i'abbé  Bourgeois  d'être  de  nos  jours  un  géologue  des  plus  hardis , 
et  le  père  Secchi  —  un  Jésuite  !  —  de  remporter  le  grand  prix 
de  l'exposition  de  1867.  Les  sciences  physiques  ne  sont  pas 
du  domaine  direct  de  l'Église,  au  même  titre  que  les  sciences 
morales  et  métaphysiques:  je  l'ai  dit.  C'est  donc  surtout,  dans 
ces  dernières,  que  nos  grands  hommes  se  sont  admirablement 
signalés.  Il  sufit  de  nommer  au  hasard  S.  Jean  Chrysostôme, 
S.  Bernard,  S.  Thomas  d'Aquin,  Gerson .  Bossuet,  Bourdaloue, 
Fénelon,  pour  défier,  à  coup  sur,  ces  adversaires  jaloux  qui 
nous  reprochent  notre  ignorance.  On  prétend  que  l'Église  méprise 
la  science,  Messieurs:  et  voici  que  le  libre-penseur  le  plus 
audacieux  du  XIXe  siècle,  celui  qui  a  porté  dans  l'examen  des 
questions  religieuses  le  scepticisme  et  le  radicalisme  les  plus 
complets,  confesse  aujourd'hui  publiquement  dans  ses  «  Souve- 
nirs de  jeunesse  »  qu'il  a  eu  pour  initiateur  à  l'étude  des  langues 
orientales  le  savant  le  plus  sérieux  et  le  plus  étonnant  de  notre 
époque,  que  ce  savant  était  un  prêtre,  et  que  ce  prêtre  était  un 
des  éminants  directeurs  du  séminaire  de  Saint-Suipice2.  l'Église 

1.  Voir  notre  conférence  intitulée  :  L'Église  et  la  Société  moderne,  premier  volume  do 
nos  conférences  de  Saint-Antoine  (Berche  et  Tralin,  G9,  rue  de  Rennes,  Paris). 

2.  M.  l'abbé  Lehir. 


DEUXIÈME  CONFÉRENCE  519 

n'a  donc  pas  peur  de  la  science,  puisqu'elle  produit  les  spécialistes 
les  plus  distingués.  Cette  année  même,  la  tribune  française  a 
retenti  du  nom  d'un  ecclésiastique,  d'un  missionnaire ] ,  dont  les 
scientifiques  travaux  ont  doté  notre  Muséum  d'une  de  ses  collec- 
tions les  plus  rares2.  Qu'on  ne  se  fatigue  donc  plus  à  proclamer 
que  la  science  et  l'Église  sont  opposées.  Qu'on  dise  seulement 
que  quelques  savants  incomplets,  qui  s'attribuent  superbement 
le  monopole  de  la  lumière,  prétendent,  non  sans  orgueil, 
trouver  en  défaut  les  dogmes  du  christianisme,  dont  le  plus 
souvent  ils  défigurent  le  sens  et  ne  connaissent  même  pas  la 
formule. 

Pour  nous,  Messieurs,  qui  avons  lu  tout  ce  qui  a  été  écrit 
contre  l'enseignement  dogmatique  et  moral  de  l'Église,  depuis 
Celse  et  Julien  l'apostat  jusqu'à  Bayle,  Voltaire,  Jean-Jacques 
Rousseau  et  Strauss,  nous  jurons,  à  la  face  des  autels,  que  nous 
n'avons  jamais  rien  découvert  qui  fût  de  nature  à  obscurcir  ou 
à  faire  hésiter  notre  foi.  Le  Christianisme  a  pour  fondement  la 
raison  même  de  Dieu  :  la  raison  de  Dieu  n'a  rien  à  craindre  de  la 
raison  de  l'homme,  quand  l'homme  s'applique  à  suivre  les  pro- 
cédés scientifiques  par  excellence,  qui  sont  la  constatation  minu- 
tieuse et  attentive  des  faits,  la  recherche  des  causes  et  la  déduc- 
tion logique  des  conséquences.  Mais  il  est  plus  facile  de  décla- 
mer contre  l'Église  que  de  la  convaincre  de  l'esprit  anti-scienti- 
fique dont  on  l'accuse,  et  il  y  a  des  hommes  qui,  soit  ignorance, 
soit  préjugé,  soit  passion,  goûtent  un  amer  plaisir  à  brûler  ce 
qu'ils  adoreraient,  s'ils  nous  connaissaient  mieux.  Quand  surtout 
l'irréligion  est  devenue  une  cause  de  popularité,  quand  pour  être 
dispensé  de  génie  politique  ou  couvrir  son  ambition,  il  suffit  de 
se  poser  en  anti-clérical  :  que  voulez-vous,  Messieurs  ?  on  ne 
résiste  pas  à  la  tentation  d'acquérir  une  fortune  et  une  gloire  qui 
coûtent  si  peu.  On  crie  sur  les  toits-.  l'Église  n'aime  pas  la  science, 
et  le  lendemain  on  se  réveille  député  ou  ministre.  Mais,  l'Église, 
calme  et  fière,  se  retourne  vers  ce  nouveau  triomphateur  qu'elle 
enterrera  demain,  et  elle  lui  dit  sans  s'émouvoir:  «  Monsieur, 
vous  en  avez  menti  et  puisque  le  tribunal  des  hommes  me  com- 
damne,  sans  m'entendre,  je  vous  assigne  au  tribunal  de  Dieu.  » 
Et  l'Eglise  continue  d'ouvrir  des  universités  et  d'honorer  les 
savants,  sous  les  yeux  et  malgré  la  mauvaise  humeur  de  ceux 
qui  lui  reprochent  de  ne  pas  aimer  la  Science. 

Battus  sur  ce  terrain,  les  adversaires  de  l'Église  chercheront- 
ils  un  refuge  sur  le  terrain  politique  et  diront-ils  que  l'Église  est 
radicalement  hostile  aux  institutions  républicaines?  Ils  ne  seront 
pas  plus  heureux,  car  il  est  faux,  absolument  faux,  que  l'Église 

1.  Le  père  David,  lazariste. 

2.  Voir  YO/fœiel  du  17  novembre  1882. 


520  L'ÉGLISE  ET  L'ÉTAT 

catholique  s'oppose  au  développement  des  institutions  républi- 
caines, dans  le  monde. 

Le  pape  Pie  VII,  encore  évêque  d'Imola,  disait  à  son  peuple,  au 
milieu  duquel  les  Français  venaient  de  fonder  la  République 
cisalpine:  «  La  forme  du  gouvernement  démocratique,  adoptée 
chez  nous,  mes  très  chers  frères,  n'est  point  en  opposition  avec 
les  maximes  chrétiennes  que  je  viens  de  vous  exposer;  elle  ne 
répugne  pas  à  lÉvangile,  elle  exige,  au  contraire,  ces  vertus 
sublimes  qui  ne  s'acquièrent  qu'à  l'école  de  Jésus-Christ  '.  »  Et  le 
pape  Léon  XIII  écrivait  aux  évêques  d'Espagne,  le  8  décembre 
1882  :  «  On  doit  fuir  l'opinion  de  ceux  qui  mêlent  la  religion  à  un 
parti  politique  et  les  confondent  ensemble,  au  point  de  regarder 
ceux  qui  sont  d'un  autre  parti  comme  des  hommes  ne  méritant 
presque  plus  le  nom  de  catholiques.  C'est  introduire  les  factions 
politiques  dans  le  domaine  auguste  de  la  religion  ;  c'est  vouloir 
rompre  la  concorde  entre  les  frères  et  ouvrir  la  porte  à  une  mul- 
titude de  funestes  inconvénients.  »  Est-ce  clair,  Messieurs? 
Pardonnez-moi  une  dernière  citation,  la  matière  en  vaut  lapeme. 
Son  Eminence  le  cardinal  Guibert ,  notre  vénérable  archevêque 
de  Paris  ,  a  répété  vingt  fois  que  l'Église  était  faite  poui  avoir  de 
pacifiques  rapports  avec  tous  les  gouvernements.  Il  le  déclare 
nettement  dans  une  lettre  au  ministre  des  affaires  étrangères , 
en  date  du 6  septembre  1880:  «  L'Eglise  catholique,  dit-il,  a  reçu 
de  son  divin  fondateur  une  constitution  qui  lui  permet  de  n'iden- 
tifier sa  cause  à  celle  d'aucun  régime  politique  et  par  là  même  de 
n'en  exclure  aucun.  Elle  a  vécu  dans  tous  les  temps  à  côté  de 
gouvernements  forts  divers  et  ses  relations  ont  été  pacifiques, 
et  même  affectueuses,  avec  tous  les  pouvoirs  qui  se  sont  montrés 
justes  et  bienveillants.  »  Et  plus  loin  :  «  le  gouvernement  répu- 
blicain considéré  en  lui-même,  s'il  est  administré  avec  sagesse  et 
justice,  ne  saurait  rencontrer,  dans  le  clergé  régulier  ou  séculier, 
aucun  préjugé  hostile  2.  » 

Ainsi,  Messieurs,  l'Eglise  se  justifie  sur  ce  point,  comme  sur 
tous  les  autres.  Quand  donc  elle  blâme  le  gouvernement  répu- 
blicain d'avoir  banni  le  nom  de  Dieu  de  l'enseignement  public, 
d'avoir  enlevé  les  images  duChrist  de  l'enceinte  de  nos  écoles  et  du 
seuil  de  nos  cimetières,  ou  elle  était  si  bien  placée ,  quand  l'Eglise 
se  plaint  qu'on  chasse  des  hospices  les  aumôniers  et  les  reli- 
gieuses ,  et  que  de  toutes  parts  l'administration  civile  cherche  à 
entraver  son  ministère  sacré,  l'Eglise  n'attaque  pas  la  Républi- 
que, qui  est  le  gouvernement  légitime  du  pays,  elle  déplore  et 
elle  flétrit  les  actes  de  ceux  qui  faussent  nos  institutions  en  les 

1.  Homélie  du  Cardinal  Chiaramonli,  Évêque  d'Imola,  le  jour  de  Noël,  1797. 

2.  Lettre  du  cardinal  GiMbert,  archevêque  de  Paris,  à  M.  le  ministre  des  affaires 
étrangères. 


DEUXIÈME   CONFÉRENCE  521 

mettant  au  service  de  leurs  théories  matérialistes  ou  libres- 
penseuses.  Un  fils  peut  blâmer  les  actes  de  son  père,  sans  pour 
cela  souhaiter  sa  mort.  De  même.  l'Eglise  demande  à  la  Répu- 
blique de  s'arrêter  sur  la  route  funeste  où  des  imprudents 
l'entraînent,  mais  l'Eglise  n'est  pas  plus  hostile  à  la  forme  répu- 
blicaine qu'à  toute  autre  forme  politique.  Elle  a  blâmé  certaines 
décisions  despotiques  de  Louis  XIV  et  de  Napoléon,  sans  cons- 
pirer contre  eux  :  elle  blâme,  aujourd'hui,  certains  actes  de  la 
République  sans  désirer  sa  ruine. 

Je  vous  le  demande  maintenant.  Messieurs,  est-il  assez  prouvé 
qu'on  calomnie  l'Eglise,  quand  on  publie  qu'elle  est  radicale- 
ment hostile  à  la  démocratie  et  aux  institutions  républicaines  1 

Mais,  peut-être,  la  question  sociale  sera-t-elle  recueil,  où  se 
briseront  les  théories  catholiques,  relativement  à  la  répartition 
proportionnelle  des  charges  et  des  avantages  delà  société  civile? 
Nullement.  L'Eglise  professe  sur  ce  point,  comme  sur  tous  les 
autres,  les  vrais  principes.  Elle  a  appris  de  Jésus-Christ  et  de 
l'apôtre  S.  Jacques  que  le  pauvre,  le  faible,  l'humble  ouvrier, 
doivent  être  l'objet  par  excellence  de  ses  plus  tendres  préoccu- 
pations'. C'est  elle  qui.  passant  de  la  théorie  à  la  pratique, 
institua  les  premiers  Hôtels-Dieu,  les  lieux  de  refuge  pour  les 
vieillards,  les  orphelins,  les  femmes  abandonnées.  C'est  elle  qui 
enseigne  avec  éloquence  que  la  question  sociale  se  résoudra, 
non  par  des  combinaisons  chimériques  qui  ont  la  ridicule  pré- 
tention de  rendre  les  hommes  heureux  en  supprimant  ce  qu'on 
ne  peut  supprimer,  c'est-à-dire  les  inégalités  physiques  et  intel- 
lectuelles de  la  nature  et  les  passions  du  cœur  humain,  mais 
par  des  vertus  :  par  les  vertus  de  tempérance,  d'amour  du  travail, 
d'obéissance,  de  respect,  de  prévision  et  de  prudence,  chez  ceux 
d'en  bas,  et  par  les  vertus  de  justice,  de  bienveillance,  de  charité, 
chez  ceux  d'en  haut.  Multipliez  les  caisses  de  retraite,  les  asso- 
ciations philanthropiques,  intéressez  le  gouvernement  au  sort 
des  classes  souffrantes,  l'Eglise  est  là  pour  vous  seconder,  vous 
soutenir,  et  au  besoin  même  pour  prendre  l'initiative,  car  l'Eglise 
est  née  sur  la  paille  de  Bethléem,  ses  premiers  fidèles  sont  sortis 
des  entrailles  populaires,  et  l'Eglise  n'a  pas  oublié  son  origine. 

Ah  !  j'en  conviens,  pour  résoudre  la  question  sociale  l'Eglise 
n'enverra  pas  ses  prêtres  dans  les  clubs  demander  l'abolition  des 
armées  permanentes,  la  séparation  des  Eglises  et  de  l'Etat, 
l'impôt  unique  sur  le  revenu,  le  rétablissement  du  divorce  et 
tant  d'autres  utopies  du  même  genre,  qui  trompent  les  masses 
au  profit  des  ambitieux.  Mais  l'Eglise  ne  sera  pas  obligée,  dix 
ans  plus  tard,  de  faire  ce  que  font  sous  nos  yeux,  sans  pudeur, 
un  certain  nombre  de  ces  agitateurs  bruyants  qui,  après  s'être 

1.  Lire  et  relire  la  belle  épitre  de  S.  Jacques,  surtout  le  chapitre  deuxième. 


522  L'EGLISE  ET  L'ÉTAT 

montrés  d'an  radicalisme  échevelé,  dans  l'opposition,  sont  deve- 
nus des  conservateurs  et  des  autoritaires  si  âpres,  depuis  qu'ils 
sont  au  pouvoir.  L'Eglise  sait  qu'il  y  aura  toujours  des  ignorants 
et  des  savants,  des  égoïstes  et  des  dévoués,  des  petits  et  des 
grands,  des  pauvres  et  des  riches:  l'Eglise  sait  qu'il  n'y  a  pas 
de  système  politique  qui  puisse  dispenser  à  tous,  fortune,  gloire 
et  génie,  et  c'est  pourquoi  sans  dédaigner  aucun  des  moyens 
efficaces,  qui  peuvent  améliorer  la  condition  des  hommes  ici-bas, 
elle  prêche  avant  tout  ces  vieilles  vertus,  toujours  jeunes  et 
toujours  trop  rares  :  la  résignation,  la  douceur,  la  bonté  expan- 
sive  ;  elle  inspire  au  cœur  des  Vincent  de  Paul  et  des  abbé  de 
l'Epée,  des  abbé  Roussel  et  des  dom  Bosco,  l'amour  passionné 
de  toutes  les  misères,  et  elle  résout  sans  bruit,  dans  le  détail, 
au  fond  de  ses  orphelinats  et  de  ses  maisons  de  vieillards,  cette 
grande  question  sociale  qui  est  pour  tant  d'autres  un  sujet  de 
déclamations  aussi  ronflantes  que  vaines. 

Vous  voyez,  Messieurs,  que  ni  la  science,  ni  la  politique,  ni  la 
question  sociale  n'opposent  àla  solution  catholique  du  problème 
des  destinées  humaines  d'objection  sérieuse.  L'évidence  de  cette 
conclusion  serait  au  comble  s'il  m'était  permis,  par  l'analyse, 
de  porter  la  lumière  dans  tous  les  détails  de  cette  vaste  argu- 
mentation. Mais  on  ne  peut  tout  dire  dans  un  discours,  et  celui- 
ci  s'est  déjà  prolongé. 

Votre  attention  si  sympathique  m'encourage,  cependant,  à  ne 
pas  descendre  de  cette  chaire,  sans  aborder  résolument  le  Positi- 
visme qui  cherche  à  écarter,  par  une  fin  de  non-recevoir,  d'autant 
plus  séduisante  qu'elle  a  des  allures  scientifiques,  non  seulement 
tout  ce  que  nous  venons  de  dire  sur  le  problème  des  destinées 
humaines,  mais  encore  sur  la  possibilité  de  le  résoudre. 

Le  problème  des  fins  dernières  de  l'homme  ne  peut  avoir  de 
solution,  dit  le  Positivisme.  Pourquoi?  Parce  que  pour  résoudre 
ce  problème,  il  nous  faudrait  pénétrer  dans  un  monde  tout 
métaphysique  et  surnaturel ,  et  que  ce  monde  est  absolument 
hors  de  nos  atteintes.  Dieu,  l'âme  et  leurs  rapports,  sont  des  cho- 
ses inexpérimentales. 

Messieurs,  dire  que  le  problème  de  nos  fins  dernières  n'a  pas 
de  solution  possible,  c'est  dire  que  l'homme  est  dans  la  radicale 
impuissance  de  savoir  pourquoi  il  vit.  Or,  dire  cela,  c'est  nier  la 
conscience  et  la  science.  C'est  nier  la  conscience,  d'abord.  En 
effet,  si  l'homme  est  incapable  de  savoir  quel  est  le  but  de  son 
existence,  pourquoi  distingue-t-il  si  nettement  entre  le  bien  et  le 
mal  ?  Préférer  le  bien  au  mal,  c'est  se  décider  dans  le  sens  de  ses 
destinées,  et  à  chaque  instant  l'homme  est  appelé  par  sa  cons- 
cience à  prendre  de  pareilles  décisions.  11  y  est  appelé,  coûte  que 
coûte,  et  malgré  lui.  Et  s'il  sacrifie  lâchement  l'honneur  au 


DEUXIÈME  CONFÉRENCE  523 

déshonneur,  la  vertu  au  vice,  sa  conscience  proleste.  Pourquoi 
proteste-t-elle  si  l'homme  est  impuissant  â  connaître  sa  destinée? 
Il  faut  être  logique.  L'homme  impuissant  à  connaître  sa  fin  der- 
nière, son  but,  sa  destinée,  devrait  être  complètement  impuissant 
à  distinguer  le  bien  d'avec  le  mal,  car  toutes  choses  devraient 
être  pour  lui,  ou  absolument  obscures  ou  absolument  indiffé- 
rentes. En  est-il  ainsi? 

Le  positiviste  qui  nie  si  résolument  que  l'homme  puisse  con- 
naître sa  destinée,  osera-t-il  nier  sa  conscience?  La  logique  l'y 
condamne,  mais  il  y  a  des  points  d'arrêts  qui  forcent  la  logique 
la  plus  audacieuse  à  reculer,  parce  que  cette  logique  est  celle 
des  sophistes,  et  que  partant  de  principes  faux  elles  se  heurtent 
fatalement  à  des  conséquences  qui  lui  font  horreur.  Notre 
conscience  en  nous  imposant,  à  chaque  heure  du  jour,  un 
choix  entre  ce  qui  est  bien  et  ce  qui  est  mal ,  tranche  le  problème 
de  nos  destinées ,  et  prouve  ainsi  au  positivisme  qu'il  ne  sait  ce 
qu'il  dit ,  quand  il  prétend  que  le  problème  de  nos  destinées  est 
insoluble. 

Mais  la  conscience  n'est  pas  seule  violée,  par  une  semblable 
théorie,  la  science  elle-même  ^ oit  un  coup  qui  la  blesse  et 
dont  elle  se  venge. 

L'homme,  dites-vous,  est  incapable  de  savoir  quelle  est  sa 
destinée?  En  ce  cas,  l'homme  est  dépouillé  de  ':a  raison.  Sa 
raison,  (et  la  raison  est  l'instrument  même  de  la  science,)  ne 
lui  montre-t-elle  pas  la  magnifique  organisation  de  l'univers  ?  Ne 
découvre-t-elle  pas,  au  dedans  d'elle-même,  l'idée  et  le  besoin 
de  l'infini?  Peut-elle  ne  pas  remonter  de  l'effet  â  la  cause,  et  ne 
pas  proclamer  l'existence  d'un  artiste  souverain,  dont  elle  a  sous 
les  yeux  le  resplendissant  ouvrage?  Dieu  c'est  V  inexpérimental , 
dites-vous  :  qu'entendez-vous  par  ce  mot  aussi  creux  que 
démesuré?  Voulez-vous  dire  que  Dieu  ne  tombe  pas  sous  les 
sens  ?  Sa  nature  spirituelle  l'y  oblige ,  et  Dieu  ne  serait  pas  Dieu 
s'il  était  accessible  à  nos  organes  corporels.  Mais  depuis  quand 
a-t-on  besoin  devoir,  d'entendre  ou  de  toucher  une  personne, 
pour  être  sûr  qu'elle  a  vécu  ou  qu'elle  vit  ?  Il  suffit  à.' expérimenter 
ses  œuvres,  il  suffit  de  voir,  d'entendre  ou  de  toucher  quelque 
chose  qui  révèle  son  passage,  qui  rappelle  son  souvenir,  qui 
atteste  son  intelligence.  Je  sais  que  Mozart  a  vécu,  bien  que 
Mozart  soit  inexpcrimentable  pour  moi  ;  je  sais  que  Bossuet  a 
vécu,  bien  que  je  ne  puisse  le  voir,  l'entendre,  lui  parler:  et 
pourquoi  sais-je  que  Mozart  et  Bossuet  ont  vécu?  Parce  que  j'ai 
sous  les  yeux  leurs  chefs-d'œuvre. 

De  même  pour  Dieu,  je  ne  le  vois  pas,  mais  l'univers  et  toutes 
ses  merveilles,  me  mettent  sur  sa  trace  et  j'affirme  qu'il  est. 
Ce  mode  d'expérience,  si  simple,  mais  si  fondamental,  qui 


524 


l'église  et  l'état 


consiste  à  remonter  de  l'effet  à  la  cause ,  et  de  conclure  à  la  vue 
d'un  tableau  qu'il  a  fallu  un  peintre ,  nous  l'employons  à  chaque 
instant,  dans  le  cours  de  notre  vie  :  c'est  lui  qui  nous  permet, 
en  face  des  merveilles  de  l'univers  d'affirmer  sans  crainte 
d'erreur,  l'existence  de  Dieu  ;  c'est  lui  qui  nous  permet  d'aller 
de  l'idée  subjective  d'Infini  à  la  réalité  objective  de  l'Infini  lui- 
même,  Infini  pour  lequel  nous  nous  sentons  faits,  et  auquel 
nous  aspirons  de  toutes  les  forces  vives  de  notre  être.  Allez, 
positivistes  douteurs,  vous  n'arrêterez  pas  la  raison  humaine 
dans  sa  recherche  d'une  cause  suprême  et  vous  n'éteindrez  pas 
dans  notre  conscience,  pas  plus  que  dans  la  vôtre,  cette  distinction 
du  bien  et  du  mal ,  qui  vous  prouve  que  l'homme  a  un  but  et 
qu'il  y  a  des  choses  qui  l'éloignent  de  ce  but  ou  qui  l'en 
rapprochent.  La  science  et  la  conscience  unissent  leur  voix , 
pour  proclamer  que  non  seulement  l'homme  n'est  pas  incapable 
de  connaître  sa  destinée ,  mais  au  contraire  que  cette  destinée 
lui  est  déclarée ,  quoi  qu'il  fasse ,  par  tous  les  battements  de  son 
cœur  et  tous  les  mouvements  de  son  esprit.  Et  si  j'appelais,  au 
milieu  de  ce  vaste  auditoire  ,  un  enfant  de  nos  catéchismes,  si  je 
lui  demandais  la  solution  du  problème  de  nos  destinées,  il  vous 
redirait  ces  sublimes  paroles  :  «  Dieu  nous  a  créés  pour  le 
connaître,  l'aimer,  le  servir,  et  par  ce  moyen  acquérir  la  vie 
éternelle  1 ,  »  et  reprenant  à  mon  tour  chacun  des  mots  prononcés 
par  cet  enfant,  j'en  établirais  la  vérité,  la  force,  la  portée  logique  : 
preuve  que  le  problème  des  destinées  humaines  est  résolu. 

Nous  voilà  loin,  semble  t-il,  des  rapports  de  l'Église  et  de 
l'État.  Non,  Messieurs,  nous  sommes  au  centre  même  de  notre 
champ  de  bataille.  Qu'ai-je  voulu  établir?  Ces  trois  points: 
1°  Que  la  société  civile  et  la  société  religieuse,  ayant  l'homme 
pour  sujet  commun ,  ne  pouvaient  se  mouvoir  dans  des  sphères 
absolument  séparées;  2°  que  la  société  civile  et  la  société 
religieuse  sont  indépendantes,  dans  les  choses  qui  leur  sont 
spéciales  ;  3°  que  la  haute  influence  sur  la  direction  de  l'humanité 
devait  appartenir  à  celles  des  deux  sociétés  qui  possède  la 
solution  du  problème  des  destinées  humaines. 

Cette  troisième  proposition  nous  a  entraînés  dans  des  dévelop- 
pements considérables,  mais  nécessaires ,  et  que  votre  bienveil- 
lance m'autorise,  je  crois,  à  ne  pas  regretter. 

Nous  avons  dit  :  1°  qu'ii  n'y  a  pour  l'homme,  individuellement 
et  socialement  considéré,  qu'une  seule  question  à  résoudre,  et  de 
laquelle  toute  l'organisation  du  monde  dépend  :  la  question  de 
ses  destinées  ;  2°  nous  avons  entendu  les  publicistes  contem- 
porains et  libres-penseurs  affirmer  que  l'État  était  incompétent 
à  résoudre  cette  question  souveraine;  3°  nous  avons  montré, 

1.  Catéchisme  catholique   premier  chapitre. 


DEUXIÈME  CONFÉRENCE  525 

que  la  société  religieuse  avait  seule  autorité  sur  ce  point,  et  que 
dès  lors  si  parmi  les  diverses  sociétés  religieuses  il  y  en  avait 
une  qui  eût  des  titres  authentiques  à  la  foi  et  au  respect  deb 
hommes,  c'était  à  elle  que  la  haute  influence  sur  la  direction 
générale  de  l'humanité  devait  logiquement  appartenir  ;  4°  nous 
avons  réfuté  les  objections  qu'au  nom  de  la  science,  de  la 
démocratie  et  de  la  question  sociale ,  on  oppose,  aujourd'hui  et 
bruyamment,  à  la  solution  catholique  du  problème  des  destinées 
humaines  ;  5°  nous  avonsjeté  à  terre  le  Positivisme ,  en  l'écrasant 
sous  le  double  poids  de  la  conscience  et  de  la  science. 

Pour  couronner  ce  vaste  et  capital  discours,  je  devrais  immé- 
diatement conclure,  Messieurs,  que  c'est  à  la  seule  lumière  des 
principes  catholiques  que  les  rapports  de  l'Église  et  :de  l'État 
peuvent  être  légitimement  et  scientifiquement  réglés.  Telle  est , 
en  effet,  la  vérité  théorique;  telle  est,  comme  dirait  Kant,  la 
vérité  objective. 

Mais  j'ai  hâte  d'ajouter  qu'il  suffit  que  l'opinion  publique,  prise 
en  masse ,  n'adhère  plus  à  la  solution  catholique  du  problème 
des  destinées  humaines,  pour  qu'en  Jait  les  rapports  habituels 
de  l'Église  et  de  l'État  —  (et  non  pas  les  rapports  essentiels  et 
théoriques,  qui  ne  peuvent  changer,  parce  qu'ils  reposent  sur  la 
nature  des  choses)  —  soient  pratiquement  modifiés.  Dans  quelle 
mesure  ?  Sous  quelle  forme  et  pour  quels  motifs?  C'est  ce  que 
nous  rechercherons,  dans  notre  prochaine  conférence. 


TROISIÈME  CONFÉRENCE 

Examen  raisonné  des  situations  diverses,  où  l'Église  et  l'État  peuvent  se 
trouver  à  l'égard  l'un  de  l'autre.  L'HYPOTHÈSE  après  LA  THÈSE 


Messieurs, 

Des  esprits  droits  et  clairvoyants,  comme  les  vôtres,  n'ont  pu 
se  faire  illusion  sur  l'immense  portée  de  notre  précédente  confé- 
rence. Le  problème  des  rapports  de  l'Église  et  de  l'État  a  pris, 
sous  vos  yeux,  sa  grande  et  vraie  physionomie,  en  se  rattachant 
au  problème  supérieur  et  transcendant  des  destinées  de  l'homme. 
L'Église  catholique  a  la  prétention  justifiée  de  posséder,  dans 
l'Évangile,  la  solution  du  problème  des  destinées  humaines,  et 
par  contre-coup  la  solution  du  problème  des  rapports  de  la 
société  civile  et  de  la  société  religieuse.  Mais  plusieurs,  parmi 
vous,  douloureusement  affectés  de  la  conclusion  logique,  en 
vertu  de  laquelle  j'ai  attribué  à  l'Église  la  haute  influence  sur  la 


520  L'ÉGLISE  ET  L'ÉTAT 

direction  ûë  l'humanité,  auront  dit  peut-être  :  «  c'est  de  la  théo- 
cratie. »  Non,  Messieurs,  c'est  du  bon  sens.  L'Église  ne  revendique 
pas,  pour  ses  ministres ,  une  immixtion  prépondérante  dans  les 
affaires  de  l'État ,  encore  moins  l'autorité  publique  qui  décide  et 
qui  gouverne,  elle  demande  :  1°  l'indépendance  pour  elle-même, 
dans  les  choses  de  son  ressort  ;  2°  l'influence  de  ses  maximes 
saintes  sur  les  mouvements  d'ensemble  imprimés  aux  peuples. 

Vous  l'entendez  :  on  nous  calomnie,  quand  on  prétend  que 
nous  ambitionnons  le  pouvoir  civil ,  que  nous  voulons  ce  qu'on 
a  appelé  «  le  gouvernement  des  prêtres.  »  Nous  n'avons  qu'un 
désir,  c'est  que  vous  soyez  chrétiens ,  que  vous  agissiez  comme 
tels,  que  vous  fassiez  pénétrer  le  souffle  évangélique  dans  vos 
institutions  :  et  nous  vous  supplions  de  considérer  que  logique- 
ment vous  y  êtes  tenus,  parce  que  la  sagesse,  la  vraie  philoso- 
phie, exigent  que  vous  cherchiez  à  atteindre  vos  fins  dernières, 
et  que  ces  fins  dernières  ne  vous  sont  enseignées  que  par 
l'Église  catholique.  Telle  est  la  thèse  que  nous  avons  établie  :  elle 
défie  toute  attaque  scientifique. 

Mais  cette  thèse  est  une  doctrine.  Or,  une  doctrine  n'est  puis- 
sante qu'autant  qu'elle  a  su  conquérir  et  conserver  l'adhésion  des 
esprits,  qu'autant  qu'elle  est  généralement  acceptée  et  appliquée, 
et  qu'elle  circule  dans  l'opinion  publique ,  comme  le  sang  dans 
nos  veines.  Il  ne  suffit  pas  ,  pour  qu'une  doctrine  soit  efficace  et 
produise  des  résultats  heureux,  qu'elle  soit  juste  en  elle-même, 
théoriquement.  Il  faut  de  plus,  il  faut  surtout,  que  les  hommes 
la  regardent  comme  l'expression  de  la  vérité,  et  qu'en  consé- 
quence ils  l'épousent,  la  défendent,  la  fassent  passer  de  l'abstrac- 
tion à  la  réalité  concrète.  Si  une  doctrine ,  quelle  que  soit  sa 
valeur,  loin  d'être  accueillie,  adoptée,  aimée  par  la  majorité 
active  d'un  pays ,  est  niée  radicalement ,  ou  seulement  mise  en 
doute,  sa  valeur  intime  et  objective  ne  change  pas,  je  l'avoue, 
mais  sa  valeur  relative ,  sa  puissance  extérieure,  son  influence, 
sa  force  d'expansion,  sont  profondément  atteintes  et  modifiées. 

Si  la  doctrine  de  l'Église  catholique  était  acceptée  de  la  majorité 
active  des  citoyens  français,  les  rapports  de  l'Église  et  de  l'État 
se  résoudraient  facilement.  De  ce  que  la  majorité  active  des 
citoyens  français  semble  ne  plus  admettre  comme  étant  i'nx pres- 
sion de  la  vérité,  l'enseignement  de  l'Église,  il  ne  s'ensuit 
pas  que  l'Eglise  ait  perdu  de  sa  valeur  intime,  mais  seulement 
que  cet  enseignement  n'a  plus,  en  fait,  la  même  efficacité  et 
la  même  influence  sociale  qu'autrefois.  Et  de  ce  fait,  à  son 
tour,  nous  sommes  obligés  de  tirer  une  conséquence,  toute 
pratique,  à  savoir  que  les  rapports  de  l'Église  et  de  l'État 
ne  peuvent  être  pacifiquement  réglés  qu'autant  qu'on  tiendra 
compte  de   cette   situation  nouvelle  des  esprits,  vis-à-vis  de 


TROISIÈME  CONFÉRENCE  527 

l'enseignement  chrétien  et  de  l'autorité  de  l'Église.  En  un  mot, 
après  la  thèse  que  rien  ne  doit  altérer,  parce  qu'elle  est  du 
domaine  de  l'absolu  et  repose  sur  la  nature  même  des  choses, 
il  y  a  Y  hypothèse  dont  il  faut  absolument  que  les  catholiques 
sachent  tenir  compte,  s'ils  veulent  se  conduire  en  hommes 
pratiques  et  non  pas  en  purs  théoriciens. 

C'est  cette  nouvelle  face  de  la  question,  que  nous  allons 
étudier  aujourd'hui. 

I.  — Messieurs,  trois  hypothèses,  qui  donnent  lie-u  à  trois 
différents  modes  de  conduite,  sont  possibles  pour  une  doctrine 
en  général,  et  se  sont  réalisées  pour  la  doctrine  de  l'Église, 
en  particulier:  1°  ou  bien  une  doctrine  peut  avoir  contre  elle 
toutes  les  forces  vives  d'un  empire;  c'a  été  le  cas  de  l'Église, 
pendant  les  trois  premiers  siècles  de  son  histoire  ;  2°  ou  bien , 
une  doctrine  peut  avoir  pour  elle  la  sympathie  unanime  des 
gouvernements  et  des  peuples;  c'a  été  le  cas  de  l'Église,  pendant 
le  moyen  âge;  3°  ou  bien,  une  doctrine  peut  être  partiellement 
rejetée  et  partiellement  admise  ;  c'est  le  cas  de  l'Église,  aujour- 
d'hui, en  France,  et  l'on  peut  dire  dans  toute  l'Europe. 

Le  seul  énoncé  de  ces  trois  hypothèses,  qui  correspondent 
à  trois  situations,  permet  d'entrevoir  que  la  conduite  de  l'Église 
doit  être  différente,  toutes  les  fois  qu'il  s'agit  pour  elle  de  régler 
pratiquement  ses  rapports  avec  les  sociétés  civiles.  Examinons, 
sous  ce  triple  aspect,  une  question  qui  se  complique,  à  mesure 
qu'on  la  développe. 

La  première  situation,  celle  où  la  doctrine  de  l'Église  est 
universellement  combattue,  impose  à  l'Église  une  lutte  immense. 
En  effet,  la  doctrine  de  l'Église,  c'est-à-dire  la  solution  du 
problème  des  destinées  humaines,  étant  universellement  atta- 
quée, l'Église  doit  la  défendre  et  devant  les  gouvernements 
oppresseurs  et  devant  les  peuples  abusés.  Sa  mission  est  alors 
d'enseigner,  de  convaincre,  ou  de  mourir. 

Elle  fera  donc  appel  au  génie  de  ses  docteurs  qui  établiront, 
théoriquement,  que  Jésus-Christ  est  le  Fils  de  Dieu,  le  Rédemp- 
teur des  âmes,  et  que  l'Église  tient  de  lui  ses  pouvoirs;  elle  fera 
appel  à  ses  vierges,  à  ses  saints,  à  ses  Fidèles  convaincus, 
qui  confirmeront,  par  une  vie  de  charité,  l'enseignement  sublime 
des  docteurs  -,  enfin,  elle  fera  appel  à  ses  martyrs  qui  donneront 
leur  sang  pour  attester,  jusques  dans  la  mort,  la  vérité  de  leur  foi. 

Les  rapports  de  l'Église  et  de  l'État  sont  alors  douloureux, 
ils  ne  se  résolvent  que  dans  des  amphithéâtres  et  sous  la  dent 
des  bêtes.  L'État,  armé  de  la  persécution,  se  déchaîne  contre  la 
doctrine  chrétienne,  qu'il  ignore  ou  qu'il  méconnaît.  L'Église 
foulée  aux  pieds,  emprisonnée  dans  des  lois  sanguinaires  plus 
cruellement  encore  que  dans  les  catacombes,  sert  l'État  qui  la 


528  l'église  et  l'état 

maltraite  et  se  venge  en  priant  pour  ses  bourreaux  '.  Cependant 
les  chrétiens  ne  se  laissent  pas  égorger,  sans  invoquer  la  justice 
dont  ils  sont  les  avocats.  Ils  parlent,  ils  exposent  les  idées  pour 
lesquelles  ils  vont  mourir,  ils  regardent  en  face,  d'un  œil  calme  , 
la  société  civile  qui  les  repousse,  et  ils  plaident,  par  l'éloquence 
et  le  martyre  ,  leur  cause  impérissable. 

Les  deux  formules  de  cette  période  de  lutte  nous  ont  été 
léguées  par  les  Apôtres,  au  livre  de  leurs  Actes.  La  première 
est  l'expression  du  droit  absolu,  que  possède  la  Vérité  et  qui 
lui  vient  d'en  haut  :  «  il  vaut  mieux  obéir  à  Dieu  qu'aux  hommes2 ,  » 
disent  les  témoins  de  la  vie  du  Christ,  quand  on  leur  oppose  les 
lois  intolérantes  de  l'État.  C'est  la  première  formule.  La  seconde 
n'est  pas  moins  puissante  :  les  chrétiens  persécutés  s'abritent 
sous  le  droit  commun  des  citoyens  de  Rome,  et  se  couvrent 
des  lois  et  des  coutumes  de  l'empire,  chaque  fois  que  ce  droit 
commun,  ces  lois  et  ces  coutumes  leur  sont  favorables.  Ils 
revendiquent  hautement  et  sans  hésitation  la  liberté  commune  et 
le  droit  commun,  dont  on  cherche  à  leur  refuser  tyranniquement 
le  bénéfice.  «  J'en  appelle  à  César3  »  a  été  le  cri  de  S.  Paul  dans 
les  fers,  et  ce  cri,  l'Église  l'a  jeté  à  tous  les  échos  du  monde. 

On  a  essayé,  Messieurs,  de  nous  mettre  en  opposition  avec  nous- 
mêmes  et  l'on  nous  a  répété,  non  sans  quelque  ironie,  qu'il  nous 
fallait  choisir  de  deux  choses  l'une  :  ou  bien  le  droit  supérieur 
et  transcendant  de  la  vérité,  que  nous  nous  attribuons ,  ou  bien 
seulement  le  droit  commun,  que  nous  ne  paraissons  invoquer 
que  pour  paralyser  l'action  de  nos  adversaires,  mais  sans  bonne 
foi.  Nous  n'acceptons  pas  ce  dilemme.  Nos  pères,  écrasés  par 
les  Césars ,  invoquaient  tout  ensemble  et  le  droit  supérieur 
de  la  Vérité,  qu'ils  professaient,  et  le  droit  commun,  dont 
ils  devaient  bénéficier,  en  qualité  de  citoyens  romains:  nous 
ferons  comme  nos  pères.  Quand  l'Etat,  sortant  de  la  neutralité 
que  lui  impose  la  liberté  de  conscience,  tentera  d'ensevelir 
la  vérité  évangélique,  sous  les  ruines  de  nos  temples  et  les 
membres  mutilés  de  nos  martyrs,  nous  nous  défendrons  à  sa 
barre,  en  invoquant  et  le  droit  commun  et  le  droit  supérieur, 
et  nous  mêlerons  les  deux  formules  des  apôtres:  «Il  vaut  mieux 
obéir  à  Dieu  qu'aux  hommes...  J'en  appelle  à  César  »,  parce  que 
ces  deux  formules  sont  deux  arguments  légitimes,  deux  argu- 
ments qu'un  chrétien  doit  faire  vibrer  avec  une  égale  énergie 
sur  ses  lèvres  fières,  quoique  résignées. 

Tertullien  avait  raison  de  dire  à  César  «  un  chrétien  est  un 

1.  Apologétique  de  Tertullien,  ch.  XXX  :  «  Nos  enim  pro  salute  imperatorum  Deum 
invocamus  aeternum.  » 

2.  A  des  des  Apôtres,  ch.  V,  f .  29. 

3.  Actes  des  Apôtres,  ch.  XXV,  f .  il. 


TROISIÈME  CONFÉRENCE  529 

homme  comme  toi  ;  »  car  cela  est  vrai.  Et  Tertullien,  répondant 
aux  persécuteurs,  qui  lui  objectaient  qu'en  adorant  Jésus-Christ 
il  renversait  les  dieux  officiels  de  l'empire,  avait  raison  d'ajouter  : 
«vos  dieux  sont  de  fabrique  humaine,  mais  nous,  déchirés 
et  couverts  de  sang  nous  vous  crions: — (lacer ati  et  cruenti 
vociferamur  ) ,  —  nous  adorons  Dieu,  par  Jésus-Christ.  Cherchez 
donc  à  savoir  si  cette  divinité  du  Christ  est  vraie;  celui  d'entre 
vous  qui  sera  appliqué  à  comprendre  notre  foi ,  sera  forcé  de 
l'admettre1  ». 

Ces  deux  arguments  étaient  également  justes  :  les  chrétiens 
pouvaient  légitimement  invoquer  le  droit  supérieur  inhérent  à  la 
vérité  de  leur  doctrine,  car  leur  doctrine  était  vraie,  et  ils  pou- 
vaient légitimement  invoquer  les  lois  communes,  car  ils  étaient 
citoyens,  et  comme  S.  Paul,  ils  tenaient  à  ce  titre. 

Ainsi,  Messieurs,  le  rôle  d'une  doctrine  attaquée  est  de  se 
défendre,  pour  essayer  de  convaincre  les  esprits  et  de  s'y  faire 
une  place  d'honneur.  L'Église  universelle  battue  en  brèche,  dès 
son  origine,  par  l'Empire  Romain  insurgé  contre  elle,  luttait  par 
la  parole  et  par  la  vertu  :  elle  proclamait  la  vérité  de  sa  doctrine 
et  elle  en  donnait  les  preuves,  en  même  temps  qu'elle  se  couvrait 
du  bouclier  du  droit  commun.  Elle  demandait  la  liberté,  au 
même  titre  que  toutes  les  doctrines  qui  en  jouissaient  autour 
d'elle,  et  elle  la  demandait  encore  avec  plus  d'insistance  au  nom 
de  la  vérité  religieuse,  dont  elle  était  le  surnaturel  flambeau. 

Que  l'Église  ait  demandé  la  liberté,  au  même  titre  que  le  reste 
des  doctrines  qui  en  jouissaient  autour  d'elle,  nos  libres-penseurs 
contemporains  le  lui  accordent  assez  généralement  —  je  dis 
assez  généralement,  parce  qu'il  y  a  des  exceptions  singulières, 
basées  sur  cet  étrange  motit  que  l'Église,  ayant  des  dogmes 
certains,  absolus,  rigoureusement  enchaînés,  n'a  pas  droit  à  la 
liberté  commune,  —  mais  ce  qu'on  n'accorde  pas  à  l'Église,  dans 
le  camp  rationaliste,  c'est  d'avoir  osé  réclamer  la  liberté  au  nom 
de  la  vérité  dont  elle  se  prétendait  l'organe.  Cette  prétention,  le 
rationalisme  la  refuse  au  catholicisme,  sous  prétexte  qu'elle 
mène  logiquement  à  l'intolérance  et  qu'elle  fait  passer  nos  con- 
victions du  subjectif  à  Vobjectif,  ce  que  Kant  et  le  scepticisme 
transcendant,  dont  il  est  le  père,  ne  sauraient  accepter. 

Messieurs,  il  faudrait  s'entendre  quand  on  prononce  le  mot 
à! intolérance  et  qu'on  l'applique  à  l'Église,  car  ce  mot,  pris  dans 
le  sens  de  violence  brutale  et  de  cruautés  physiques,  est  une 
calomnie  :  l'Église  n'ayant  jamais  enseigné  qu'on  pût  tyranniser 

1.  Homo  est  enim  et  christianus,  quod  et  tu...  Dicimus  et  palam  dicimus,  et  vobis 
torquentibus  lacerati  et  cruenti  vociferamur  :  Deum  colimus  per  Chrislum...  Quœrite 
igitur  si  vera  est  ista  divinitas  Chrisli...  Qui  etiam  studuerit  intelligere,  cogetur  et 
credere.  (Tertullien,  L'Apologétique,  ch.  XXI,  n'  77,  88,  possi'm). 

IL  SOIXANTE-SEPT. 


530  L'ÉGLISE  ET  L'ÉTAT 

les  consciences  et  ayant,  toujours  blâmé,  depuis  Jésus-Christ, 
son  divin  fondateur,  jusqu'à  saint  Martin ,  l'illustre  évêque  de 
Tours,  et  depuis  Fleury  jusqu'à  Lacordaire,  l'emploi  des  moyens 
coercitifs  pour  implanter  la  foi  dans  les  âmes.  L'Église  est  une 
société  spirituelle.  Ni  le  glaive,  ni  le  feu,  ni  la  prison,  ni  l'exil, 
ne  font  partie  de  ses  instruments  d'apostolat  et  de  règne.  La 
société  civile  qui  tue,  qui  brûle,  qui  emprisonne  ou  qui  bannit, 
a  le  droit  de  le  faire  parce  que  son  devoir  et  son  but  sont  de  pro- 
téger nos  intérêts  matériels,  notre  vie  physique;  mais,  l'Église 
a  pour  mission  de  sanctifier  et  de  sauver  nos  âmes  —  nos  âmes, 
entendez-vous,  Messieurs?  et  nos  âmes,  qui  sont  libres,  ne  sont 
accessibles  qu'à  la  persuasion.  L'Église  le  sait,  l'Église  le  pro- 
clame. Son  gouvernement  ne  connaît  d'autres  moyens  d'action 
que  la  parole,  les  sacrements,  et  quand  elle  veut  frapper  un 
membre  rebelle,  ce  n'est  qu'avec  l'excommunication,  peine 
essentiellement  spirituelle. 

((  Et  Y 'Inquisition,  me  dites-vous?  et  la  Saint-Barthélémy  ?  et  les 
Dragonnades?  Voilà  des  faits  historiques  qu'on  ne  supprimera 
pas,  et  qui  renversent  tout  ce  que  vous  venez  d'affirmer.  » 

Nullement,  Messieurs.  J'ai  dit  que  l'Église  n'avait  jamais 
enseigne  que  les  moyens  de  brutale  violence  fussent  de  son 
ressort,  et  je  le  maintiens,  en  m'appuyant  sur  l'Évangile  et  la 
doctrine  unanime  des  Pères  ;  mais  je  n'ai  pas  dit  que  les  hommes 
d'église  aient  tous  été  convaincus  de  cette  doctrine,  je  n'ai  pas 
dit  que  les  hommes  d'église  n'aient  pas  cédé,  çà  et  là,  dans  le 
passé,  à  la  mauvaise  tentation  d'écraser  par  le  fer  et  par  le  feu, 
ce  qui  ne  devait  tomber  que  sous  les  coups  de  la  persuasion  et 
de  la  charité  ;  je  n'ai  pas  dit  surtout  que  l'Europe,  devenue  chré- 
tienne et  ayant  fait  des  dogmes  catholiques,  l'essence  même  de 
son  droit  public  et  de  ses  codes  nationaux,  n'avait  pas  pu  mettre 
l'arsenal  de  ses  peines  infamantes  au  service  des  principes 
évangéliques  1 . 

1.  Il  nous  semble  que  c'est  parce  qu'on  n'a  pas  suffisamment  distingué  entre  la 
doctrine  de  l'Église  et  les  applications  matérielles  qui  ont  pu  en  être  faites,  çà  et  là, 
dans  le  cours  des  siècles ,  qu'on  a  laissé  peser  sur  l'Église ,  en  général ,  une  responsa- 
bilité qui  devait  retomber  tout  entière  sur  certains  hommes  ou  certains  peuples,  en 
particulier.  Llnquisition  d'Espagne  est  un  fait,  tout  spécial  à  l'histoire  de  ce  pays  : 
les  sanglants  excès  que  les  rois  et  les  hommes  d'église  de  cette  partie  de  l'Europe 
chrétienne  ont  pu  politiquement  se  permettre,  les  tortures  iniques  et  trop  nombreuses 
qu'ils  ont  pu  autoriser,  restent  à  leur  charge  et  non  pas  à  celle  du  Catholicisme  qui , 
ni  de  près  ni  de  loin,  n'enseigne  que  le  supplice  du  feu  soit  un  de  ses  légitimes  moyens 
d'action.  Les  massacres  du  2  septembre  1792  restent  à  la  charge  de  Danton  et  de  ses 
séides,  et  non  pas  à  celle  des  Idées  républicaines.  Il  faut  toujours  et  absolument  sépa- 
rer les  doctrines  et  les  faits,  et  ne  jamais  attribuer  aux  premières  ce  qui  doit  être 
réservé  aux  seconds.  Il  faut  encore  plus  distinguer  entre  les  théories  et  les  hommes  : 
les  théories  peuvent  être  excellentes,  et  les  hommes  qui  les  représentent  peuvent  être 
mauvais.  Qu'on  se  soit  servi  des  idées  chrétiennes  pour  tyranniser  les  consciences,  en 
Espagne  et  ailleurs,  l'histoire  le  doit  dire  s'il  y  a  lieu,  mais  l'enseignement  de  l'Église 
n'en  est  pas  moins  innocent  des  violences  commises  en  son  nom,  Au>si>  n,ou,s  avouons  sincé- 


TROISIÈME  CONFÉRENCE  531 

La  confusion  des  idées  est  à  l'ordre  du  jour.  Il  y  a  des  esprits 
précipités,  qui  mêlent  l'histoire  et  la  doctrine,  la  théorie  et  les 
faits,  et  qui  font  rejaillir  sur  Jésus-Christ  et  sur  l'enseignement  de 
l'Eglise  une  responsabilité  qui  n'incombe  qu'aux  passions 
humaines  et  aux  institutions  politiques.  Vous  ne  m'en  voudrez 
point  d'insister  sur  ce  point. 

Remontons  aux  sources  de  l'histoire ,  c'est-à-dire  aux  facultés 
de  l'âme  humaine.  L'homme  est  doué  d'intelligence  et  de  volonté  •■ 
il  pense  et  il  agit.  Mais  ses  pensées  peuvent  être  meilleures  que 
ses  actions,  et  ses  actions  peuvent  être  différentes  de  ses  pensées, 
parce  qu'entre  les  unes  et  les  autres  les  passions  généreuses  ou 
égoistes  de  son  cœur  interviennent  pour  troubler  l'équilibre,  au 
détriment  ou  au  profit  du  bien.  Si  l'homme  pensait  toujours  la 
vérité  et  conformait  toujours  ses  actes  à  ce  qu'il  pense  :  l'homme 
serait,  tout  à  la  fois,  infaillible  et  impeccable.  Chacun  de  nous 
sait  bien  que  les  choses  ne  vont  pas  ainsi.  Notre  infaillibilité 
d'esprit  et  notre  impeccabilité  de  volonté  ont  été  soumises  par 
Dieu  à  des  conditions  que  nous  oublions  sans  cesse.  Delà  nos 
erreurs  et  nos  fautes. 

Mais  un  homme  peut  errer,  sans  le  savoir;  il  ne  peut  pas  mal 
faire,  sans  en  être  averti.  Nous  avons  une  conscience  qui  voit 
clair,  même  quand  nos  idées  sont  dans  le  trouble.  Gardons-nous 
donc,  Messieurs,  dans  nos  jugements ,  de  confondre  les  idées  et 
les  actes:  gardons-nous,  dès  lors,  de  confondre,  dans  l'Église , 
les  doctrines  authentiques  et  officielles ,  qui  sont  comme  les  idées 
du  Catholicisme,  avec  les  actes  de  ceux  qui  représentent  ces 
idées  supérieures.  Les  papes,  les  évêques,  les  prêtres  peuvent 
céder  aux  emportements  des  passions  humaines,  dans  leur 
conduite,  sans  que  la  doctrine  chrétienne  ait  rien  perdu  de  sa 
valeur,  et  c'est  fouler  aux  pieds  toute  philosophie  et  toute  justice , 
que  de  rendre  l'Évangile  responsable  des  fautes  personnelles  de 
ceux  qui  le  prêchent.  Quand  toutes  les  exagérations  dont  quel- 
ques historiens,  depuis  Voltaire,  noircissent  la  mémoire  des 
Grégoire  VII ,  des  Innocents  III ,  des  Boniface  VIII ,  seraient  l'ex- 
pression de  la  vérité,  il  n'en  faudrait  rien  conclure  contre  l'excel- 
lence de  la  religion  chrétienne.  Nous  n'avons  jamais  prétendu 
que  nos  souverains  pontifes,  nos  évêques  et  nos  prêtres, 
fussent  impeccables ,  et  l'infaillibilité  doctrinale  des  papes  est 
strictement  limitée  à  l'enseignement  du  dogme  et  de  la  morale. 

rement  ne  rien  comprendre  à  l'ardeur  qu'apportent  certains  apologistes  à  vouloir  jus- 
tifier l'Inquisition,  la  Saint-Barthélémy  et  les  Dragonnades,  comme  si  l'Église,  consi- 
dérée comme  corps,  était  responsable  des  fautes  particulières  de  ses  membres.  Plus 
il  sera  constaté  que  des  chrétiens,  oublieux  de  leurs  devoirs,  ont  déshonoré  leur  bap- 
tême ,  et  plus  le  miracle  de  l'éternelle  jeunessede  l'Église  sera  éclatant  :  l'Église  aurait 
péri,  el  il  y  a  longtemps,  si  pour  luire  contre  poids  aux  excès  de  ses  flls  égarés, 
Jésus-Christ  n'avait  jeté  sa  croix  et  sa  divinité  dans  la  balance. 


532  l'église  et  l'état 

Les  violences  de  l'Inquisition ,  les  massacres  de  la  Saint- 
Barthélémy  et  les  excès  des  Dragonnades  restent  donc  à  la  charge 
toute  personnelle  de  ceux  qui  en  ont  été  les  instruments  ;  mais 
le  bon  sens  le  plus  vulgaire  nous  interdit  d'en  faire  rejaillir 
l'odieux  jusque  sur  l'Évangile  et  sur  l'Église.  Une  armée  n'est 
pas  responsable,  —  encore  moins  le  code  militaire,  —  de  la 
trahison  de  quelques  généraux  ou  de  la  lâcheté  de  quelques 
soldats.  Pourquoi  en  userait-on  autrement,  lorsqu'il  s'agit  de 
juger  l'Église  catholique  ? 

Quant  à  ceux  qui  croient  que  l'Église  catholique,  en  s'attri- 
buant  l'exclusive  possession  de  la  vérité  relativement  au  grand 
problème  des  destinées  humaines ,  marche  par  là  même  à 
l'intolérance,  puisque  autour  d'elle  elle  ne  voit  que  l'erreur, 
leur  raisonnement  est  juste  sous  un  rapport  et  faux  sous  un 
autre.  Il  est  juste,  en  ce  sens,  que  non  seulement  la  doctrine 
de  l'Eglise,  mais  toute  doctrine  est  nécessairement  intolérante 
vis-à-vis  de  la  doctrine  contraire.  Il  est  faux,  s'il  signifie  que 
l'emploi  des  moyens  de  coercition  physique  soit  du  ressort  et  de 
la  nature  de  l'Eglise ,  qui  proclame  avec  son  divin  fondateur  que 
6:  qui  se  sert  de  l'épée  périra  par  Tépée  '  »  et  que  faire  descendre 
le  feu  du  ciel  sur  une  ville  inhospitalière,  c'est  ne  pas  savoir  de 
«  quel  esprit  »  était  Jésus- Christ ,  venu  ici-bas  «  pour  sauver  et 
non  pour  perdre.  » 

Contestera-t-on  qu'une  doctrine,  quelle  qu'elle  soit,  est  néces- 
sairement intolérante ,  vis-à-vis  de  la  doctrine  opposée  ?  En  ce 
cas,  il  faudrait  dire  que  la  probité  n'est  pas  intolérante  vis-à-vis 
du  vol ,  que  la  vérité  n'est  pas  intolérante  vis-à-vis  du  mensonge, 
que  ce  résultat  mathématique  :  deux  et  deux  font  quatre ,  n'est 
pas  intolérant  vis-à-vis  de  cette  absurdité  :  deux  et  deux  font 
cinq;  il  faudrait  dire,  en  un  mot,  que  tout  est  vrai  et  que  tout 
est  faux,  que  la  certitude  n'existe  pas  pour  l'homme  et  que  le 
scepticisme  est  son  état  naturel. 

Et  en  effet,  Messieurs,  on  l'a  dit,  en  s'autorisant  des  théories 
de  Kant,  qui  refuse  à  l'esprit  humain  le  droit  et  la  force  de 
passer  du  subjectif  à  l'objectif,  et  de  démontrer  que  ses  idées 
correspondent  à  des  réalités.  Sur  cette  base  du  scepticisme 
universel,  on  dresse  la  doctrine  de  la  tolérance  absolue  et 
métaphysique  :  «Soyons  tolérants,  dit-on  ,  car  tout  est  vrai, 
tout  est  faux,  chacun  a  le  droit  de  croire  ce  qu'il  veut,  il  n'y  a  de 
vérité  pour  l'homme  que  celle  qu'il  adopte.  » 

Mais  l'Eglise,  au  nom  du  sens  commun  et  de  la  vraie  philo- 
sophie .  se  refuse  à  admettre  de  pareils  sophismes  :  elle  continue 
d'enseigner:  1°  que  toute  doctrine,  même  celle  du  scepticisme, 
est  essentiellement  intolérante  vis-à-vis  delà  doctrine  contraire, 

i.  S.  Mathieu  ,  ch.  XXVI, If.  59. 


TROISIÈME  CONFÉRENCE  533 

c'est-à-dire  ne  se  peut  confondre  avec  elle  ;  2°  que  les  moyens 
d'expansion  et  de  conquête,  dont  une  doctrine  dispose,  doivent 
toujours  être  de  l'ordre  intellectuel  et  moral,  c'est-à-dire  animés 
de  la  plus  pure  tolérance,  parce  que,  cette  fois,  ce  ne  sont 
plus  seulement  des  doctrines  qui  sont  en  présence,  mais  aussi 
des  hommes,  organes  vivants  de  ces  doctrines;  3°  que  tout 
en  étant  intolérante,  comme  doctrine,  l'Eglise  a  toujours  pro- 
clamé la  tolérance  des  moyens  et  le  respect  des  adversaires  ; 
4°  que  c'est  à  ce  double  titre  de  l'intolérance  métaphysique  de 
la  vérité  pour  l'erreur  et  du  respect  pratique  des  adversaires 
que  l'Eglise  a  pu,  dans  la  première  et  militante  période  de  son 
histoire,  invoquer  tout  à  la  fois  devant  les  Césars  le  droit  absolu 
et  le  droit  commun. 

Plus  vous  y  réfléchirez,  Messieurs,  et  plus  vous  constaterez 
l'inébranlable  solidité  de  chacune  de  ces  affirmations. 

II.    — -    Nous  voici  maintenant  en  présence  de  la  seconde 
hypothèse. 

Une  doctrine,  disions-nous,  peut  conquérir  la  sympathie 
unanime  des  gouvernements  et  des  peuples.  Son  influence  sur 
l'opinion  publique  peut  devenir  toute  puissante,  irrésistible.  Cette 
doctrine  meut  alors  les  nations,  comme  l'âme  meut  nos  organes, 
elle  les  possède,  elle  les  conduit,  elle  les  inspire,  elle  les 
entraîne.  Toutes  choses  se  moulent  sur  elle  et  prennent  sa 
forme.  C'a  été  la  victoire  de  l'Église  catholique,  au  moyen  âge. 
Ses  dogmes,  universellement  acceptés,  triomphèrent.  Les  rois 
et  les  peuples,  les  lois  et  les  institutions,  les  sciences  et  les  arts, 
pénétrés  de  tous  côtés  par  la  solution  catholique  du  problème 
des  destinées  humaines,  n'eurent  qu'un  but  :  la  refléter1.  Le 
Christianisme  rayonna  alors  comme  le  soleil.  Il  n'y  eut  plus 
qu'une  foi,  qu'un  baptême,  qu'une  doctrine,  comme  il  n'y  a 
qu'un  Dieu.  La  prophétie  du  Christ  s'accomplit:  «  il  n'y  aura 
qu'un  troupeau  et  qu'un  pasteur  —  et  fiet  unum  ovile  et  unus 
pastor.  »  Charlemagne  et  S.  Louis,  évêques  extérieurs  de  l'Église 
obéirent,  comme  leurs  sujets,  à  l'autorité  du  pape.  Qu'arriva-t-il? 
La  société  civile  adoptant  les  principes  chrétiens,  les  inscrivit 
dans  son  code  politique ,  les  couvrit  de  sa  protection ,  et  mit 
au  service  du  pouvoir  religieux  toutes  les  ressources  matérielles 

1.    Qu'une  idée,  au  besoin  des  temps,  un  jour  éclose, 
Elle  grandit,  va,  court,  se  mêle  à  toute  chose , 
Se  fait  homme,  saisit  les  cœurs,  creuse  un  sillon; 
Maint  roi  la  foule  aux  pieds  ou  lui  met  un  bâillon  ; 
Mais  qu'e  1  •  entre,  un  matin,  à  la  diète,  au  conclave, 
Et  tous  les  rois,  soudain,  verront  l'idée  esclave 
Sur  leurs  têtes  de  rois  que  ses  pieds  courberont. 
Surgir,  le  globe  en  main,  ou  la  tiare  au  front. 

(Victor  Hugo,  iiernani,  acte  iv,  scène  II.) 


534  l'église  et  l'état 

d'expansion  ou  de  répression  dont  l'État  disposait.  Le  pape  et 
l'empereur  se  donnèrent  la1  main  et  conduisirent  ensemble 
l'humanité,  comme  deux  pilotes  amis  dirigent  un  même  navire, 
en  fixant  du  regard  la  même  étoile  polaire.  Voilà  le  fait  historique. 

Ici,  deux  questions  se  présentent  : 

1°  L'opinion  publique  a-t-elle  le  droit  d'adopter  une  religion  et 
de  faire  de  ses  dogmes  des  lois  d'État  ? 

2°  L'Eglise,  au  moyen  âge ,  a-t-elle  usé  de  son  pouvoir  pour  le 
bien  général  des  peuples  ? 

«  77  importe  bien  à  l'État ,  dit  Rousseau  1 ,  que  chaque  citoyen  ait 
une  religion  qui  lui  fasse  aimer  ses  devoirs;  mais  les  dogmes  de 
cette  religion  n'intéressent  ni  l'Etat  ni  ses  membres  qu'autant  que 
ces  dogmes  se  rapportent  à  la  morale  et  aux  devoirs  que  celui 
qui  la  professe  est  tenu  de  remplir  envers  autrui.  » 

Des  deux  idées  contradictoires  de  l'auteur  du  Contrat  social , 
retenons  la  première  :  «  Il  importe  à  l'État  que  chaque  citoyen  ait 
une  religion  qui  lui  fasse  aimer  ses  devoirs.  »  D'où  il  suit ,  logique- 
ment, qu'une  religion  aussi  élevée  que  la  religion  chrétienne 
possédait  tous  les  droits  à  l'adoption  de  l'Etat,  dont  elle  assurait 
la  prospérité,  en  faisant  aimer  «  à  chaque  citoyen  ses  devoirs.  » 
Mais  comme  une  religion  ne  saurait  enseigner  à  l'homme  ses 
devoirs,  sans  appuyer  son  enseignement  sur  des  vérités  qu'on 
appelle  dogmes,  Rousseau  demande  l'impossible  et  tombe  dans 
une  illogicité  flagrante,  quand  il  ajoute  que  les  dogmes  de  la 
religion  «  n'intéressent  ni  l'Etat  ni  ses  membres  qu'autant  que 
ces  dogmes  se  rapportent  à  la  morale.  %  Il  n'y  a  pas  un  seul  des 
dogmes  chrétiens  qui  ne  se  rattache  à  la  morale  par  des  liens 
plus  ou  moins  étroits.  Les  dogmes  de  la  Trinité,  de  la  divinité  de 
Jésus-Christ,  delà  chute  originelle,  modifient  extrêmement  la 
règle  des  mœurs,  puisque  chacun  d'eux  nous  apprend  à  mieux 
connaître  ou  la  nature  de  Dieu  ou  la  nature  de  l'homme,  et  que 
la  morale  repose ,  en  dernier  ressort ,  sur  la  nature  de  l'homme 
et  sur  celle  de  Dieu.  Vouloir  séparer  les  dogmes  chrétiens  de  la 
morale  chrétienne ,  c'est  vouloir  couper  les  racines  d'un  arbre, 
tout  en  exigeant  que  cet  arbre  continue  à  porter  des  fruits. 

La  force  du  raisonnement  fléchit  chez  Rousseau ,  chaque  fois 
que  la  logique  le  pousse  à  conclure,  en  faveur  du  catholicisme 
qu'il  exècre  Entendez-le  proclamer  ;  1°  qu'il  faut  à  l'État  une 
religion;  ?°  que  cette  religion  doit  être  sans  dogme,  c'est-à-dire 
sans  base;  3°  que  l'État  peut  imposer  cette  singulière  religion, 
morale  quoique  non  dogmatique,  et  lui  donner  pour  sanction 
l'exil  et  la  mort 2.  Et  quand  vous  l'aurez  entendu,  vous  lui  direz; 

1.  Contrat  social,  liv.  IV,  ch.  VIIi. 

2.  «  Il  y  a  une  profession  de  foi  purement  civile  dont  il  appartient  au  Souverain  {on 
sait  que  par  ce  mot,  Rousseau  entend  La  nation  entière),  de  fixer  les  articles,  non  pas  précU 


TROISIÈME  CONFÉRENCE  535 

Tu  t'abuses,  sophiste  passionné;  tu  n'oses  pas  aller  jusqu'au 
bout  de  ta  raison,  tu  t'arrêtes  sur  le  chemin  du  vrai  .  Pour- 
quoi? Parce  que  le  Christianisme  a  fait  ce  que  tu  déclares 
nécessaire  au  bien  de  l'État ,  et  qu'il  te  répugne  d'appliquer  au 
Christianisme  le  bénéfice  des  principes  que  le  bon  sens  t'im- 
pose. Malheureux!  n'aie  donc  pas  peur  de  la  logique,  et  puisque 
tu  avoues,  timide  philosophe,  «  qu'il  y  a  une  profession  de 
foi  purement  civile  dont  il  appartient  au  souverain  de  fixer 
les  articles ,  »  permets  aux  sociétés  du  moyen  âge  d'avoir  fait 
entrer  dans  les  articles  de  leur  «  foi  civile  »  les  dogmes  du 
Christianisme. 

Nul  doute,  en  effet,  Messieurs,  que  nos  pères  ne  fussent  en 
droit,  dans  l'unanimité  de  leurs  pensées  et  de  leurs  sentiments, 
d'inscrire  en  tête  de  leur  constitution  politique  :  «  Vive  le  Christ 
qui  aime  les  Francs  !  »  La  Constituante  et  la  Convention  ont  gravé 
la  déclaration  des  droits  de  l'homme  au  frontispice  de  leurs  lois 
politiques  et  civiles.  Pourquoi  les  peuples  du  moyen  âge,  rame- 
nés de  la  barbarie  à  la  civilisation  par  l'Eglise  catholique,  n'au- 
raient-ils pas  inscrit  en  tête  de  leurs  codes  nationaux  le  symbole 
des  Apôtres?  Pourquoi  l'opinion  publique,  pénétrée  de  la  vérité 
des  dogmes  chrétiens,  aurait-elle  craint  de  les  placer  sous  la 
tutelle  des  lois?  Il  n'y  a  pas  un  mot  de  ce  que  dit  Jean-Jacques, 
pour  justifier  la  sévérité  des  peines  qu'il  veut  qu'on  inflige  aux 
violateurs  de  sa  religion  d'Etat,  qui  ne  s'applique  aux  violateurs 
de  la  religion  catholique,  du  XIIIe  au  XVIe  siècle.  Nous  punis- 
sons l'homicide,  l'adultère,  les  insultes  publiques  à  la  pudeur: 
pourquoi  les  nations  chrétiennes  n'auraient-elles  pas  puni  le 
blasphème  et  l'impiété  ?  L'Angleterre  et  la  République  américaine 

sèment  comme  dogmes  de  religion  (Rousseau  prévoit  les  conséquences  que  le  catholicisme  en 
tirera  et  il  se  cabre  devant  la  logique),  mais  comme  sentiments  de  sociabilité  sans  les- 
quels il  est  impossible  d'être  bon  citoyen  ni  sujet  Adèle.  Sans  pouvoir  obliger  personne 
à  les  croire,  il  peut  bannir  de  l'État  quiconque  ne  les  croit  pas  ;  il  peut  le  bannir  non 
comme  impie,  mais  comme  insociable,  comme  incapable  d'aimer  sincèrement  les  lois, 
la  justice,  et  d'immoler  au  besoin  sa  vie  à  son  devoir.  Que  si  quelqu'un,  après  avoir 
reconnu  publiquement  ces  mêmes  dogmes,  se  conduit  comme  ne  les  croyant  pas, 

u'il  soit  puni  de  mort  ;  il  a  commis  le  plus  grand  des  crimes,  il  a  menti  devant  les  lois. 
Les  dogmes  de  la  religion  civile  doivent  être  simples,  en  petit  nombre,  énoncés  avec 
précision ,  sans  explications  ni  commentaires.  L'existence  de  la  divinité  puissante, 
intelligente,  bienfaisante,  prévoyante  et  pourvoyante,  (a  vie  à  venir,  le  bonheur  des  justes, 
le  châtiment  des  méchants ,  la  sainteté  du  Contrat  social  et  des  lois:  voilà  des  dogmes 
positifs.  Quant  aux  dogmes  négatifs,  je  les  borne  à  un  seul,  c'est  l'intolérance:  elle 
-entre  dans  les  dogmes  que  nous  avons  exclus.  »  {Contrat  social,  liv.  IV,  ch.  VIII). 
11  est  assez  curieux  de  voir  Rousseau  s'applaudir  d'être  tolérant  en  condamnant  à 

'exil  ou  à  la  mort,  quiconque  ne  reconnaîtra  pas  la  religion  civile,  dans  les  dogmes 
de  laquelle  il  fait  entrer  l'immortalité  de  l'àme,  le  bonheur  des  justes  et  le  châtiment 
des  méchants  :  cette  tolérance  ressemble  beaucoup  à  celle  de  saint  Louis  perçant  la 
langue  des  blasphémateurs  ou  à  celle  de  l'Inquisition  d'Espagne  brûlant  les  hérétiques, 
et  ce  n'était  pas  la  peine  de  tant  dédaigner  le  Catholicisme  pour  arriver  à  le  copier, 
moins  la  logique  et  peut-être  la  bonne  foi.  Iniquitas  sibi  menlita  est:  toujours  l'iniquité 
se  ment  à  elle-même  et  c'est  sa  suprême  tmmiUa.tion. 


536  l'église  et  l'état 

des  Etats-Unis  obligent  au  respect  du  dimanche  tous  les  citoyens 
pourquoi  les  nations  chrétiennes  du  moyen  âge  n'eussent-elles 
pas  obligé  tous  les  citoyens  au  respect  de  leur  foi?  Je  cherche 
vainement,  Messieurs,  une  objection  sérieuse,  en  supposant 
toujours  que  l'opinion  publique  soit  toute  entière  animée  de  l'es- 
prit chrétien.  Ce  qui  égare  notre  jugement,  en  cette  matière,  c'est 
que  nous  appliquons  au  passé  nos  idées  présentes.  Nous  vivons 
dans  un  atmosphère  où,  depuis  deux  siècles  surtout,  les  idées 
religieuses  les  plus  disparates  circulent  librement  :  nous  ne  com- 
prenons plus  la  sévérité  des  lois  civiles,  dans  le  domaine  des 
dogmes  religieux,  parce  que  l'identité  universelle  des  croyances 
n'existe  plus  autour  de  nous,  et  qu'il  nous  répugne  d'admettre 
la  légitimité  des  moyens  de  coercition  physique  pour  ramener 
les  hommes  à  la  foi.  Mais  d'abord,  autre  chose  est  de  ramener 
les  hommes  à  la  foi,  par  des  moyens  violents,  —  ce  qui  est  abso- 
lument inefficace  et  absolument  défendu  par  l'Évangile, —  et 
autre  chose  est  d'employer  ces  moyens  violents  pour  réprimer, 
chez  un  peuple  fidèle,  toute  atteinte  publique  à  la  foi  générale.  Il 
est  défendu  de  convertir  les  gens  par  le  fer  et  le  feu,  mais  il  n'est 
pas  défendu  de  tourner  le  fer  et  le  feu  contre  les  impies  qui  vou- 
draient insulter  à  la  religion  nationale  d'un  grand  peuple,  supposé 
toujours  que  ce  peuple  ait  /ait  de  ses  dogmes  religieux  des  lois  poli- 
tiques. Tel  était  le  cas  de  l'Europe  chrétienne,  au  moyen  âge,  et 
en  se  plaçant  au  point  de  vue  abstrait  de  la  justice,  de  l'honneur 
et  du  droit,  on  ne  trouve  rien  de  solide  à  objecter  contre  un  pareil 
ordre  social  :  car,  nous  modernes,  nous  sommes  d'accord  pour 
reconnaître  dans  le  suffrage  universel  la  source  du  pouvoir,  et 
nous  ne  saurions  nier  qu'au  moyen  âge  le  suffrage  universel  des 
peuples  et  des  princes  ne  fût  manifestement  dévoué  au  catholi- 
cisme. 

Mais  si ,  de  la  question  de  droit  nous  passons  à  la  question  de 
fait  ;  si  nous  nous  demandons  :  l'Église  au  moyen  âge  a-t-elle 
usé  de  son  influence  pour  le  bien  général  des  peuples?  nous  ne 
pourrons  répondre  avec  sagesse  qu'autant  que  nous  nous  rappel- 
lerons: 1°  que  l'Église,  dans  ses  relations  avec  les  sociétés  civiles, 
est  administrée  et  représentée  par  des  hommes  ;  2°  que  ces  hom- 
mes ont  des  passions  et  sont  sujets  à  faillir.  D'oii  nous  inférerons 
aussitôt  que  l'histoire  de  l'Église  au  moyen  âge,  renfermait 
comme  aujourd'hui  un  mélange  de  bien  et  de  mal,  assez  difficile 
à  préciser,  cà  et  là,  mais  où  le  bien  l'emporte  toujours  et  incom- 
narablement. 

Il  faut  se  garder  ici  d'un  double  excès.  Il  serait  absurde  de 
nier  le  bien,  parce  que  le  mal  projette  sur  lui  son  ombre,  et  il 
serait  inutile,  quelquefois  même  dangereux,  de  nier  le  mal, 
parce  que  des  historiens  passionnés  en  outrent  les  proportions 


TROISIEME  CONFÉRENCE  537 

et  s'emportent  jusqu'à  regarder  comme  de  nul  prix  le  bien  qui 
alors  s'accomplissait. 

Deux  hommes,  deux  catholiques,  deux  écrivain  éminents,  qui 
ont  étudié  et  aimé  le  moyen  âge,  Ozanam  et  Montalembert  \ 
nous  ont  également  prévenus  contre  toute  critique  illimitée  et 
contre  tout  enthousiasme  peu  circonspect  à  l'égard  des  hommes 
et  des  choses  de  cette  grande  époque.  Il  serait  souverainement 
injuste  de  n'y  voir  «  qu'un  poids  colossal  de  stupidité  écrasant 
le  genre  humain. 2»  Il  serait  extrêmement  fâcheux  de  s'en  faire 
comme  l'Idéal  évanoui  de  la  civilisation,  et  de  s'armer  de  ce 
souvenir,  pour  critiquer,  avec  amertume,  toutes  les  institutions 
créées  depuis.  L'unité  de  la  foi,  qui  était  alors,  comme  elle  serait 
aujourd'hui,  un  avantage  immense,  n'empêchait  pas  les  passions 
violentes  du  cœur  humain  de  briser  leur  chaîne  et  de  désoler  la 
société.  Mais  ces  passions ,  débridées  et  sauvages,  finissaient 
toujours  par  tomber  à  genoux  devant  la  force  morale,  comme 
l'empereur  Henri  devant  Grégoire  VII  et  Frédéric-Barberousse 
devant  Alexandre  III.  Le  respect  de  la  femme,  l'émancipation 
progressive  des  serfs,  le  soin  des  pauvres,  l'épanouissement 
splendide  des  trois  grandes  vertus  de  chasteté,  de  pauvreté  et 
d'obéissance ,  brillèrent  au  moyen  âge  d'un  éclat  que  l'antiquité 
païenne  n'a  ni  connu,  ni  soupçonné,  et  pour  venger  du  mépris 
de  quelques  pamphlétaires  ces  siècles  disparus,  il  suffit  de 
nommer  Charlemagne,  Alcuin,  Blanche  de  Castille,  S.  Louis,  et 
de  s'en  aller  pendant  une  heure  lire  la  Somme  théologique  de 
S.  Thomas  où  le  Poème  de  Dante,  sous  les  voûtes  harmonieuses 
de  Notre-Dame. 

Mais  on  ne  ressuscite  point  le  passé,  et  l'admiration  qu'il 
inspire  ne  rdoit  pas  nous  mettre  au  cœur  la  haine  du  temps  pré- 
sent. Sans  doute,  il  est  permis  de  regretter  que  la  Réforme, 

1.  Ozanam  exprimait  ainsi  son  opinion  :  «  On  ne  dira  jamais  trop  de  mal  du  moyen 
âge,  mais  surtout  on  n'en  dira  jamais  trop  de  bien.  »  -  Lire  le  vrai  et  le  faux  moyen  âge, 
par  Montalembert,  Moines  d'Occident,  premier  vol.,  ch.  IX  de  l'introduction. 

2.  Ernest  Renan.  Voici  la  citation  entière  :  «  Le  but  du  monde  est  le  développement 
de  l'esprit,  et  la  première  condition  du  développement  de  l'esprit,  c'est  sa  liberté.  Le 
plus  mauvais  état  social,  à  ce  point  de  vue,  c'est  l'État  théocratique,  comme  l'isla- 
misme et  l'ancien  état  pontifical,  où  le  dogme  règne  directement  d'une  manière  absolue. 
Les  pays  à  religion  d'Ét8t  exclusive,  comme  l'Espagne,  ne  valent  pas  beaucoup  mieux. 
Les  pays  reconnaissant  une  religion  de  la  majorité  ont  aussi  de  graves  inconvénients. 
Au  nom  des  croyances  réelles  ou  prétendues  du  grand  nombre,  l'État  se  croit  obligé 
d'opposer  à  la  pensée  des  exigences  qu'elle  ne  peut  accepter.  La  croyance  ou  l'opinion 
des  uns  ne  saurait  être  une  chaîne  pour  les  autres.  Tant  qu'il  y  a  eu  des  masses 
croyantes,  c'est-à-dire  des  opinions  presque  universellement  professées  dans  une 
nation,  la  liberté  de  recherche  et  de  discussion  n'a  pas  été  possible.  Un  poids  colossal 
de  stupidité  a  écrasé  l'esprit  humain.  L'effroyable  aventure  du  moyen  âge,  cette  interrup- 
tion de  mille  ans  dans  l'hrstoire  de  la  civilisation,  vient  moins  des  barbares  que  du  triomphe  de 
l'esprit  dogmatique  chez  les  masses.  »  (Souvenirs  d'enfance  et  de  jeunesse,  préface).  Notre 
conférence  réfute  suffisamment  les  affirmations  erronées  du  libre-penseur  sceptique 
et  sans  frein. 


538  L'ÉGLISE  ET  L  ÉTAT 

demandée  par  S.  Bernard,  n'ait  trop  fréquemment  abouti  qu'à 
de  stériles  lamentations,  dans  les  conciles;  il  est  permis  de 
regretter  bien  davantage  l'égarement  de  Luther  et  de  Calvin, 
brisant  l'unité  intellectuelle  et  morale  de  l'Europe  en  brisant 
l'unité  de  sa  foi  ;  était-il  nécessaire ,  pour  détruire  quelques 
abus,  d'abattre  l'autorité  religieuse  de  l'Église,  de  mutiler  ses 
dogmes  ,  de  bouleverser  sa  hiérarchie  et  sa  discipline?  Ne  pou- 
vait-on restaurer  le  vieil  édifice  du  catholicisme,  détérioré  par 
les  passions  humaines,  sans  tout  jeter  à  terre  et  sans  renverser 
les  voûtes  du  temple  sur  ses  adorateurs?  Elle  était  si  belle, cette 
grande  unité  chrétienne,  faisant  de  l'Europe  une  même  famille, 
groupée  aux  pieds  du  Christ,  dans  la  solidarité  des  mêmes 
dogmes  et  des  mêmes  prières  ! 

Hélas!  Messieurs,  nos  plaintes  sont  vaines,  cette  grande 
unité  n'existe  plus  :  le  XVI0  siècle  l'a  vue  périr,  et  l'avenir  seul, 
un  avenir  lointain,  la  verra  refleurir  ici-bas.  Le  traité  de  West- 
phalie,  signé  en  1648,  après  les  victoires  du  jeune  Condé,  a 
consacré  l'existence  politique  des  nations  protestantes,  et  inau- 
guré parmi  nous  une  situation  dont  les  développements,  depuis 
la  Révolution  française,  ont  atteint  leurs  dernières  consé- 
quences. L'opinion  publique  avait  le  droit  d'adopter  les  dogmes 
chrétiens,  et  le  moyen  âge  peut  braver  sur  ce  point  les  critiques 
et  les  calomnies.  Mais  l'opinion  publique,  aujourd'hui,  a  changé  : 
un  nouvel  ordre  de  choses  est  sous  nos  yeux.  Considérons-le 
comme  les  deux  précédents,  et  avec  plus  d'attention  s'il  est 
possible,  car  il  nous  touche  de  plus  près. 

III.  —  Nous  vous  disions,  au  commencement  de  ce  discours, 
qu'une  doctrine  peut  se  trouver  dans  une  troisième  situa- 
tion, qui  consiste  a  être  partiellement  rejetée  et  partiellement 
admise. 

Quand  une  doctrine  est  universellement  attaquée,  elle  n'a 
d'autres  ressources  que  de  se  défendre  ou  de  mourir.  Quand 
elle  triomphe  et  prend  pleine  possession  de  l'opinion  publique, 
elle  pénètre  tout,  les  hommes  et  les  institutions,  de  son  influence 
irrésistible,  et  n'a  qu'à  se  garantir  des  excès  de  pouvoir  de 
ceux  qui  la  représentent.  Mais  quand  elle  est  rejetée  des  uns 
et  acceptée  des  autres,  quand  ses  partisans  et  ses  adversaires 
se  disputent  l'empire  et  se  tiennent  en  balance,  quelle  doit  être 
sa  méthode  d'action,  quelle  doit  être  sa  ligne  habituelle  de 
conduite?  Nous  sommes  intéressés  à  le  savoir,  nous  catholi- 
ques, car  telle  est  aujourd'hui  la  situation  de  l'Eglise,  en  France, 
et  dans  le  reste  de  l'Europe. 

La  doctrine  de  l'Eglise  n'est  plus,  de  fait,  unanimement 
acceptée  par  les  gouvernements  et  par  les  peuples.  Le  pape 


TROISIÈME  CONFÉRENCE  539 

Pie  IX  l'a  lui-même  déclaré  au  monde,  en  ne  convoquant  pas 
les  chefs  d'Etat,  rois,  empereurs,  présidents  de  République,  au 
concile  du  Vatican-,  ce  qui,  depuis  Constantin  et  le  concile  de 
Nicée  jusqu'à  Charles-Quint  et  le  concile  de  Trente,  n'avait 
jamais  eu  lieu.  On  le  constatait,  en  1868,  avec  énergie  :  «L'ancien 
édifice  a  croulé.  Comme  l'Etat  est  hors  de  l'Eglise,  nous  n'avons 
plus  guère  de  place  dans  l'Etat.  Que  sommes-nous  en  France, 
nous  autres  catholiques?  Peuple  conquis,  purs  et  simples  contri- 
buables, rien  autre  chose.  L'Etat  n'a  plus  de  postes  supérieurs 
un  peu  actifs  où  il  nous  puisse  appeler.  L'opinion,  non  plus,  ne 
veut  plus  de  nous*.  »  Quinze  ans  se  sont  écoulés  depuis  que  ces 
paroles  d'un  homme,  peu  suspect  de  libéralisme,  étaient  écrites  : 
la  situation  de  l'Eglise  ne  s'est  pas  éclaircie.  Les  uns  adoptent 
sa  doctrine,  comme  la  formule  complète  et  supérieure  de  la 
solution  du  problème  des  destinées  humaines.  Les  autres  la 
combattent  et  la  proscrivent,  comme  une  théorie  fausse  et  usée. 
Quelle  doit  être  la  conduite  de  l'Eglise,  en  face  de  ces  contesta- 
tions et  de  ces  divergences  intellectuelles? 

Abdiquer  ou  mutiler  ses  dogmes,  elle  ne  le  peut,  car  ses 
dogmes  viennent  du  Christ  et  elle  n'en  est  que  la  gardienne. 
Son  enseignement  ne  saurait  varier.  Il  est  ce  qu'il  est.  Mais  pour 
réinstaller  cet  enseignement  sublime  dans  les  esprits  qui  n'y 
croient  plus,  et  surtout  pour  vivre  au  milieu  de  sociétés  civiles 
en  proie  aux  opinions  les  plus  diverses,  il  y  a  un  principe 
d'action ,  une  méthode  spéciale  que  l'Église  est  appelée  à  suivre 
et  qu'elle  suit  toujours  :  c'est  la  tolérance  ;  nous  disons  la  tolé- 
rance ,  non   pas  dogmatique,   mais  pratique.  Cette  tolérance 

1.  Louis  Veuillot,  Rome  pendant  le  concile,  article  imprimé  dans  l'Univers,  le  11  juillet 
1868.  Indépendamment  des  paroles  que  nous  venons  de  citer,  voici  quelques  passages 
de  cet  article  très  caractéristique  :  «  La  bulle  d'indiction  du  Concile  œcuménique 
n'appelle  pas  les  souverains  à  siéger  dans  cette  assemblée  législative.  L'omission  est 
remarquée.  Elle  est,  en  effet,  remarquable.  Elle  constate  implicitement  qu'il  n'y  a  plus 
de  couronnes  catholiques,  c'est-à-dire  que  l'ordre  sur  lequel  la  société  a  vécu,  durant  plus  de 
dix  siècles,  a  cessé  d'exister.  Ce  que  l'on  appelle  «  le  moyen  âge  »  est  terminé.  Le  29  juin 
1868,  promulgation  de  la  bulle  sEterni  Patris,  est  la  date  de  son  extrême  fin,  de  son 
dernier  soupir.  Une  autre  ère  commence.  L'Église  et  l'Etat  sont  séparés  de  fait,  et  tous 
deux  le  reconnaissent.  L'État  est  laïque,  suivant  l'expression  de  M.  G-uizot;  libre  , 
suivant  l'expression  de  M.  de  Cavour...  Le  moyen  âge  finit,  comme  il  a  commencé: 
dans  le  chaos...  Ce  n'est  pas  pour  établir  la  division  que  les  Concordats  seront 
détruits,  mais  pour  rétablir  l'unité;  il  ne  s'agira  plus  d'alliances,  il  s'agira  de  con- 
quêtes. Et  si  l'on  ose  jeter  les  yeux  plus  loin  dans  l'avenir,  par  delà  les  longues  fumées 
du  combat  et  de  l'écroulement,  on  entrevoit  une  construction  gigantesque  et  inouïe, 
œuvre  de  l'Église  qui  Répondra  par  des  créations  plus  belles  et  plus  merveilleuses  au 
génie  infernal  de  la  destruction.  On  entrevoit  l'organisation  chrétienne  et  catholique  de  la 
démocratie.  Sur  les  débris  des  empires  infidèles,  on  voit  renaître  plus  nombreuse  la 
multitude  des  nations,  égales  entre  elles,  libres,  formant  une  confédération  univer- 
selle dans  l'unité  de  la  foi,  sous  la  présidence  du  Pontife  romain  également  protégé 
et  protecteur  de  tout  le  monde  :  un  peuple  saint  comme  il  y  eut  un  saint  empire.  Et 
cette  démocratie,  baptisée  et  sacrée,  fera  ce  que  les  monarchies  n'ont  pas  su  et  n'ont  pas 
voulu  faire:  elle  abolira  partout  les  idoles,  elle  fera  régner  universellement  le  Christ: 
et  fiet  unum  ovile  et  unus  pastor.  »  (Louis  Veuillot,  VUnivers,  11  juillet  1868). 


540  l'église  et  l'état 

pratique  de  l'Église,  au  sein  des  sociétés  civiles,  où  sa  doctrine 
est  rejetée  des  uns  et  acceptée  des  autres ,  se  manisfeste  sous 
deux  modes.  Le  premier  porte  le  nom  de  Concordat,  le  second 
s'appelle  la  séparation  de  l'État  et  de  l'Eglise. 

Nous  étudierons,  dans  nos  prochaines  conférences,  ces  deux 
modes  d'action,  et  notamment  celui  du  Concordat  qui  règle 
en  France,  jusqu'à  nouvel  ordre,  les  relations  de  la  société 
religieuse  et  de  la  société  civile.  Tous  deux  sont  possibles  et 
également  tolérés  par  l'Eglise,  quand  sa  doctrine  n'est  plus, 
de  fait,  unanimement  acceptée  et  par  les  gouvernements  et 
par  les  peuples. 

Mais  que  l'Eglise  soit  séparée  de  l'Etat  ou  qu'elle  ait  signé 
un  concordat  avec  lui,  elle  entre  par  là  même  dans  un  système 
de  tolérance  pratique,  basée  sur  la  liberté  commune  et  sur 
le  respect  de  la  conscience  humaine.  Cette  tolérance  pratique 
est  la  note  qui  caractérise  le  gouvernement  de  l'Eglise,  chaque 
fois  qu'il  doit  agir  au  milieu  d'esprits  opiniâtrement  divisés 
sur  les  grandes  questions  religieuses,  c'est-à-dire  chaque  fois 
que  la  doctrine  catholique  est  admise  des  uns,  rejetée  des 
autres,  et  que  ses  partisans  et  ses  adversaires  se  font  à  peu 
près  équilibre  auprès  de  l'opinion  publique. 

Or,  telle  est  aujourd'hui  la  situation  du  Catholicisme  dans 
les  sociétés  modernes ,  et  spécialement  en  France.  Que  doit 
faire  alors  la  société  religieuse?  Elle  doit,  par  la  prédication, 
l'enseignement,  les  œuvres  de  charité,  chercher  à  reconquérir 
les  intelligences,  et  en  attendant  s'accommoder  des  libertés 
communes  et  de  la  tolérance  civile *. 

Plusieurs,  parmi  les  catholiques,  s'offensent  de  ce  mot,  parce 
qu'il  leur  semble  entraîner  la  reconnaissance  et  la  protection 
de  l'erreur.  En  cela,  ils  se  trompent.  Entendez,  Messieurs,  sur 
ce  point  l'enseignement  de  cette  grande  école  de  Saint-Sulpice 
dont  on  a  dit,  non  sans  profondeur,  «  que  l'étude  sérieuse  du 
christianisme  viendra  bien  plutôt  de  là  que  de  directions  où 
tout  est  faussé.2»  «La  tolérance  civile,  écrit  le  savant  et  vénérable 
abbé  Icard,  n'entraîne  pas  nécessairement  l'approbation  des 
faux  cultes.  Il  est  clair,  (  et  le  consentement  commun  l'entend 
ainsi  ) ,  que  le  prince  ou  l'Etat  qui  tolère  divers  cultes ,  ou  qui 

1.  «  Je  ne  dis  pas  du  tout  que  la  liberté  des  cultes  soit  un  bien.  Je  dis  qu'elle  est  un 
fait.  Nous  vivons  et  nous  devons  raisonner  sur  ce  fait.  Nous  pouvons  désirer  qu'il  change, 
nous  pouvons  travailler  en  divers  sens  à  l'améliorer,  suivant  les  idées  différentes  que 
nous  nous  faisons  du  progrès;  nous  ne  pouvons  de  part  et  d'autre,  ni  le  méconnaître, 
ni  demander,  ni  souffrir  qu'on  le  supprime  violemment.  La  conception  révolutionnaire 
de  la  liberté  des  cultes  est  la  fusion,  c'est-à-dire  l'anéantissement  futur  de  tous  les 
cultes.  La  conception  catholique  de  cette  même  liberté,  la  nôtre  du  moins,  c'est  la 
conservation  pour  chaque  culte  de  sa  liberté  particulière;  pour  tous,  la  protection  du 
droit  commun.  »  (Louis  Veuillot,  Rome  pendant  le  concile,  tome  I,  en.  LXV). 

2.  Renan,  Souvenirs  d'enfance  et  de  jeunesse,  ch.  IV. 


TîtOiSÎÈME  CONFÉRENCE  541 

d'une  manière  éloignée  concourt  à  leur  exercice ,  à  cause  des 
nécessités  publiques  de  la  nation,  ne  regarde  pas  pour  cela 
ces  cultes  divers  comme  étant  également  indifférents.  Il  se 
contente  par  ce  moyen  de  pourvoir  aux  seules  exigences  de 
l'ordre  public...  Telle  est  la  condition  présente  de  presque  tous 
les  peuples ,  sans  qu'aucune  espérance  sérieuse  nous  permette  d'atten' 
dre  prochainement  un  avenir  meilleur  * .  » 

La  tolérance  de  l'Église  ne  consiste  donc  pas  à  sacrifier  sa 
doctrine,  mais  à  n'espérer  son  triomphe  que  de  la  persuasion. 
Est-ce  que  Jésus-Christ  sacrifiait  sa  doctrine,  quand  par  tolérance 
il  s'asseyait  à  la  table  de  Zachée  ?  Est-ce  qu'il  sacrifiait  sa  doc- 
trine, quand  il  s'entretenait  avec  la  Samaritaine  intolérante,  qui 
lui  objectait  que  les  Juifs  et  les  Samaritains  ne  pouvaient  avoir 
de  relations?  Est-ce  qu'il  sacrifiait  sa  doctrine,  quand  il  répri- 
mandait les  apôtres  de  vouloir  faire  tomber  le  feu  du  ciel  sur  une 
ville  inhospitalière  et  qu'il  leur  disait  avec  une  tolérance  toute 
divine  :  «  Vous  ne  savez  de  quel  esprit  vous  êtes  ;  je  suis  venu 
pour  sauver,  et  non  pour  perdre?  »  Est-ce  que  Jésus-Christ  sacri- 
fiait sa  doctrine,  quand  il  donnait  pour  exemple  la  tolérance  de 
son  père  céleste  «  qui  laisse  briller  son  soleil  sur  les  méchants 
et  sur  les  bons.  »  Ne  trahissons  pas  l'Évangile,  Messieurs,  et  ne 
substituons  pas  notre  égoïsme  de  cœur  et  nos  étroitesses  d'esprit 
à  la  bonté  miséricordieuse  de  ses  maximes.  La  tolérance  prati- 
que est  une  nécessité  et  un  honneur,  au  milieu  des  sociétés  divi- 
sées, et  l'Église  catholique  a  trop  le  respect  de  la  conscience 
humaine  et  le  sentiment  de  ses  devoirs  pour  vouloir  imposer  sçs 
enseignements  au  monde  par  d'autres  moyens  que  ceux  du 
Sauveur. 

Ite  et  docete  :  alle\  et  enseigne^  !  Mais  enseignez  dans  le  calme 
et 'sans  amertume2.  Ne  supposez  pas  que  ceux  à  qui  vous 
parlez  sont  tous  de  mauvaise  foi  :  cherchez  moins  à  les  humi- 
lier qu'à  les  instruire.  A  celui  qui  vous  dit:  «  Je  ne  suis  pas 
catholique,  »  répondez  doucement:  «  Vous  êtes  homme,  et  cela 
suffit  à  mon  cœur  chrétien,  pour  se  pencher  vers  vous.  »  —  Je 
vous  le  demande,  Messieurs,  puisque  la  doctrine  de  l'Église, 
adoptée  des  uns  et  rejetée  des  autres,  est  devenue  un  objet  de 
contradiction,  est-il  possible  qu'un  jour  nous  tombions  d'accord 
avec  nos  adversaires  si  nous  ne  commençons  par  fixer  les  points 

1.  Cours  de  droit  canon,  tome  I,  section,  1.  n.  68. 

2.  «  L'unité  religieuse  ,  l'unité  dans  la  vérité  iest  un  bien  immense  auquel  aspire 
toujours  la  conscience  humaine  et  que  la  société  réclame  toujours  aussi,  comme  l'âme 
de  sa  propre  organisation.  Mais  quand  cette  unité  n'existe  plus,  la  liberté  n'est-elle 
pas  le  droit  commun  de  ceux  qui  possèdent  la  vérité  et  de  ceux  qui  la  cherchent 
sincèrement?  Qui  le  niera  après  un  moment  d'attention  ?  L'erreur  par  elle  même  n'a 
pas  de  droit,  sans  doute,  mais  les  âmes  trompées  ont  des  droits,  surtout  lorsqu'elles 
sont  les  héritières  des  vertus  qui  les  trompent.  »  (Un  commentaire  parlementaire  du 
Syllabus,  approuvé  par  Pie  IX  ,  Paris,  librairie  Pion,  page  64). 


542  l'église  et  l'état 

en  litige,  et  si  nous  ne  convenons  ensemble  et  sans  aigreur  de  la 
nature  et  du  nombre  des  difficultés  à  résoudre?  Quel  a  été  le 
résultat  de  ces  luttes" bruyantes,  où  chacun  faisant  assaut  de 
style  et  de  malice  se  préoccupait  beaucoup  plus  de  couvrir  de 
plaies  Tamour-propre  d'autrui  que  d'arriver  noblement  à  son 
esprit  et  à  son  cœur,  par  la  route  lumineuse  de  l'évidence  et  de 
la  charité?  Les  divisions  se  sont  multipliées  et  le  mal  a  grandi. 
Essayons  d'une  autre  méthode.  Partons  de  ce  fait  que  l'ignorance 
en  matière  religieuse  est  illimitée,  que  le  protestantisme  et  le 
rationalisme  ont  popularisé  des  préjugés  sans  nombre,  qui  aveu- 
glent à  leur  insu  une  multitude  d'intelligences  :  soyons  indul- 
gents, dans  la  discussion,  soyons  tolérants  pour  les  personnes 
et  si  nous  voulons  obtenir  le  respect  de  nos  adversaires,  respec- 
tons-les nous-mêmes:  que  dis-je?  les  respecter  serait  trop  peu, 
aimons-les,  comme  Jésus-Christ  les  a  aimés  *  ! 

C'est  dans  cet  esprit  de  tolérance  sublime  que  Notre  Saint  Père 
le  pape  Léon  XIII,  s'adressant  aux  évêques  d'Espagne,  disait 
naguère  :  «  Il  est  d'une  grande  importance  que  ceux  qui  défen- 
dent dans  la  presse,  surtout  dans  la  presse  quotidienne,  les  inté- 
rêts de  la  religion,  suivent  la  même  ligne  de  conduite.  La  cause 
à  la  défense  de  laquelle  ils  se  sont  voués  est  si  haute  et  si  belle , 
qu'elle  impose,  aux  défenseurs  de  la  vérité  et  de  la  justice,  l'ob- 
servation de  nombreux  devoirs  dans  l'accomplissement  desquels 
ils  ne  doivent  point  faillir.  Les  conseils  que  nous  avons  donnés 
aux  sociétés,  nous  les  adressons  également  aux  écrivains,  en  les 
exhortant  à  éloigner  toute  discorde  par  leur  douceur  et  leur  modé- 
ration. Comme  rien  n'est  plus  contraire  à  la  modération  que  les 
paroles  acerbes,  les  soupçons  téméraires,  les  insinuations  per- 
fides, il  faut  fuir  avec  le  plus  grand  soin  et  avoir  en  horreur  tout 
ce  qui  y  ressemble.  Une  discussion,  dans  laquelle  il  s'agit  des 
droits  sacrés  de  l'Église  et  des  doctrines  de  la  religion  catholique, 
doit  être  non  pas  acrimonieuse ,  mais  calme  et  modérée  :  c'est  le  poids 
des  raisons ,  et  non  la  violence  et  Vâpreté  du  langage ,  qui  doit  donner 
la  victoire  à  V écrivain.  Ces  règles  de  conduite  seront  d'une  grande 
utilité  pour  écarter  les  causes  qui  empêchent  la  parfaite  concorde 
des  esprits2.  » 

L'autorité,  qui  s'attache  à  ces  grandes  paroles  du  souverain 
Pontife,  nous  dispense  de  tout  commentaire. 

Résumons,  au  double  point  de  vue  absolu  et  relatif,  la  théorie 
des  rapports  de  l'Église  avec  les  sociétés  humaines. 

1.  «  Les  principes  politiques  du  christianisme,  s'il  est  permis  de  s'exprimer  ainsi  en 
parlant  d'une  institution  divine,  sont  posés  pour  nous  dans  le  sermon  de  la  Montagne- 
Contrairement  aux  autres  peuples,  les  chrétiens  conquièrent  en  cédant;  ils  gagnent  de 
l'influence  en  la  détestant,  ils  possèdent  la  terre  en  y  renonçant.  Gibbon  parle  des 
vices  du  clergé  comme  étant  aux  yeux  d'un  philosophe  bien  moins  dangereux  que 
ses  vertus,  n  i.Newman,  Histoire  du  développement  de  la  doctrine  chrétienne,  cil.  III). 

2.  Encyclique  du  8  décembre  1882. 


TROISIÈME  CONFÉRENCE  543 

V  En  droit ,  rÉglise,  possédant  seule  la  solution  du  problème 
des  destinées  humaines,  est  supérieure  à  toutes  les  sociétés 
civiles,  auxquelles  elle  indique  le  but  suprême  à  atteindre  et  la 
véritable  direction  à  suivre,  pour  ne  pas  égarer  la  civilisation. 

2°  En  fait,  l'Eglise  harmonise  diversement  son  action  avec  les 
sociétés  civiles ,  selon  qu'elle  y  est  ou  combattue  généralement, 
ou  généralement  acceptée,  ou  partiellement  rejetée  et  partielle- 
ment admise.  C'est  dans  cette  dernière  situation  qu'elle  se  trouve 
aujourd'hui,  et  c'est  cette  situatiou  que  le  Concordat  de  1801, 
dont  nous  vous  ^parlerons  prochainement,  a  eu  pour  but  de 
régler. 

Dès  maintenant,  Messieurs,  je  termine  cette  troisième  confé- 
rence par  un  appel  au  calme,  à  l'impartialité,  à  la  tolérance 
mutuelle.  Journalistes  libres-penseurs ,  faites  trêve  à  ces  affreux 
malentendus  qui  déshonorent  votre  polémique,  ne  reprochez  pas 
à  l'Église  des  désordres  qu'elle  condamne  et  ne  vous  armez  pas 
contre  elle  des  fautes  passées  de  ses  enfants.  Et  vous,  catholi- 
ques sincères  et  généreux,  répandez  la  lumière  sans  arrogance: 
discutez  avec  courtoisie,  noblesse  d'âme,  visez  à  convaincre  et 
non  à  meurtrir.  Français  des  temps  modernes,  puisque  nous 
n'avons  plus  les  mêmes  principes  religieux,  ayons  du  moins  la 
même  tolérance. 

Il  y  a  quelques  jours,  je  traversais  Paris.  Tout  à  coup  j'arrivai 
devant  l'Hôtel-de-Ville,  nouvellement  dépouillé  de  ses  lourds 
échafaudages,  et  radieux  sous  la  blanche  tunique  de  pierre 
que  l'architecture  française,  après  des  jours  de  deuil,  lui  a 
si  gracieusement  rendue.  Mon  cœur  battait  d'émotion,  quand 
soudain  j'aperçus,  à  ma  droite,  les  tours  de  Notre-Dame.  Un 
rapprochement  subit  se  fit  dans  ma  pensée.  J'ai  sous  les  yeux, 
me  disais-je,  Notre-Dame  et  l'Hôtel-de-Ville  :  monuments  super'- 
bes,  merveilleux  ornements  de  cette  grande  cité!  L'un  porte  à 
son  campanile  le  drapeau  de  Fleurus  et  d'Arcole,  deux  fois  sacré 
depuis  que,  chargé  de  malheurs,  il  est  devenu  le  drapeau  de 
Gravelotte  et  de  Champigny  ;  l'autre  élève  dans  les  airs,  tout  au 
haut  de  son  aiguille  de  bronze,  cette  croix  étincelante,  vrai  laba- 
rum  de  la  civilisation,  cette  croix  que  ma  mère  a  tracée  sur  mon 
front  naissant  et  qui,  un  jour,  au  champ  des  morts,  marquera 
la  place  de  mon  cercueil.  C'est  ici,  que  toutes  les  grandes  scènes 
de  notre  histoire  se  sont  déroulées  ;  c'est  à  ces  murs  glorieux  que 
se  rattachent  nos  souvenirs  les  plus  patriotiques.  J'ai  devant  moi 
l'Hôtel-de-Ville  et  Notre-Dame,  double  et  majestueux  symbole 
de  la  société  civile  et  de  la  société  religieuse.  Mais  quoi?  Le 
drapeau  qui  flotte  à  l'Hôtel-de-ville  et  la  croix  qui  brille  au 
sommet  de  Notre-Dame,  seraient-ils  faits  pour  se  haïr,  après 
s'être  si  longtemps  aimés,  pour  se  séparer  cruellement  après  une 


544  l'église  et  l'état 

alliance  de  tant  de  siècles?  Que  la  torche  de  l'impie  tombe  sur 
Notre-Dame  ou  sur  l'Hôtel-de-Ville,  ici  c'est  un  crime  et  là  un 
sacrilège.  Pourrions-nous  y  penser  sans  frémir  ?  Non ,  sans 
doute.  C'est  pourquoi  il  faut  éteindre  les  haines,  car  les  flammes 
passent  du  dedans  au  dehors  et  l'incendie  qui  dévore  les  cités 
s'allume  d'abord  dans  les  cœurs.  N'armons  donc  pas  l'État 
contre  l'Église;  laissons  l'Hôtel-de-Ville  et  Notre-Dame  se  regar- 
der sans  colère  ;  et  puisque  Paris  est  également  fier  de  la  beauté 
de  ces  deux  chefs-d'œuvre,  soyons  fiers  aussi,  d'aimer  d'un 
même  amour  et  la  religion  et  la  patrie  ! 


QUATRIEME  CONFERENCE 

LTola  historique  du  clergé  français,  pendant  la  Révolution  de  1789* 


Messieurs, 

Jésus-Christ  a  prononcé  cette  parole  profonde,  que  les  hommes 
politiques  devraient  toujours  se  rappeler.  «  Tout  royaume  divisé 
périra  \  »  La  France  est  divisée,  parce  que  la  politique  et  la 
religion  sont,  parmi  nous,  en  désaccord.  Bossuet  a  écrit  :  «La 
religion  et  le  gouvernement  politique  sont  les  deux  points ,  sur 
lesquels  roulent  les  choses  humaines.  Voir  ce  qui  regarde  ces 
choses,  et  en  découvrir  tout  l'ordre  et  toute  la  suite,  c'est  com- 
prendre dans  sa  pensée  tout  ce  qu'il  y  a  de  grand  chez  les 
nommes  et  tenir,  pour  ainsi  dire,  le  fil  de  toutes  les  affaires  de 
l'univers  2.  »  Rien  n'est  plus  vrai.  Et  l'on  peut  ajouter,  pour  com- 
pléter la  pensée  de  l'évêque  de  Meaux,  que  le  bonheur  de  la 
société  dépend  du  concert  de  ces  deux  forces.  Malheureusement, 
en  France,  la  politique  et  la  religion,  ces  deux  grands  ressorts 
des  choses  humaines ,  s'opposent  aujourd'hui  l'un  à  l'autre,  au 
lieu  de  se  soutenir  et  d'agir  avec  harmonie. 

Quand  les  deux  ressorts  principaux  des  choses  humaines, 
quand  les  deux  grandes  forces  sociales,  la  politique  et  la  religion, 
n'ont  plus  la  même  règle,  ne  reçoivent  plus  la  même  impulsion, 
ne  tendent  plus  au  même  but,  quelle  doit  être  l'ambition  des 
esprits  élevés  et  des  nobles  cœurs ,  si  ce  n'est  de  les  rapprocher 
de  nouveau  pour  ramener  dans  la  société  l'unité  disparue?  Deux 
conditions  sont  ici  nécessaires.  D'abord  une  douceur  inaltérable, 
une  sympathie  constante ,  un  généreux  désir  de  concorde  et  de 

1.  S.  Luc,  Ch.  XI,  f.  17. 

2.  Discours  sur  l'hisioire  universelle,  avant-propos. 


QUATRIÈME  CONFÉRENCE  545 

paix ,  dans  nos  relations  avec  ceux  qui  ne  partagent  pas  nos 
idées.  Puis,  une  persévérante  application  à  répandre  la  lumière, 
sur  les  grandes  questions  discutées  dans  les  deux  camps. 
L'Église  et  l'État  ne  pourront  détruire,  un  jour,  l'antagonisme 
qui  les  sépare ,  et  dès  lors  rendre  à  la  France  l'unité  qui  serait 
son  salut,  qu'autant  qu'ils  compteront  dans  leur  sein  beaucoup 
d'hommes  animés  de  ce  double  principe  d'action. 

C'est  pour  travailler,  dans  notre  humble  mesure,  à  ce  saint  et 
patriotique  résultat,  que  nous  avons  entrepris,  cette  année  5 
d'exposer  devant  vous  les  principes  généraux  qui  règlent  les 
rapports  de  l'Église  catholique  avec  les  sociétés  humaines.  Nous 
le  faisons  d'autant  plus  volontiers  que,  de  toutes  parts,  on 
signale  faussement  l'Église ,  comme  un  obstacle  au  progrès  des 
peuples,  et  notamment  à  la  marche  ascendante  de  la  France 
moderne  et  démocratique. 

La  France  moderne  et  démocratique  date  surtout  i  de  la 
Révolution  de  1789.  On  dit  que  le  clergé  lui  est  hostile.  Voyons 
donc,  ce  soir,  quel  a  été  le  rôle  historique  du  clergé,  pendant 
cette  révolution  fameuse. 

Le  grand  poète  du  moyen  âge,  Dante  Alighieri ,  sur  le  point  de 
parcourir  les  cercles  mystérieux  de  son  Enfer,  se  sent  pris 
d'une  épouvante  soudaine  et  appelle  à  son  aide  un  guide  céleste. 
J'éprouve  une  émotion  pareille,  en  abordant  devant  vous  un 
sujet  qui  ne  semble  pas  fait,  au  premier  aspect,  pour  la  tribune 
sacrée.  J'ai  hésité  longtemps,  par  une  juste  défiance  de  mes 
forces  et  aussi  dans  la  crainte  de  transformer  ce  temple  en  un 
lieu  de  discussions  profanes.  Mais  un  Maître  vénéré  2.  dont  les 
conseils  ont  été  pour  moi  des  ordres,  a  fixé  ma  volonté  anxieuse, 
et  je  vous  apporte,  comme  à  un  immense  jury,  dont  l'impar- 
tialité m'est  bien  connue  et  sur  laquelle  je  compte,  les  pièces 
d'un  grand  procès  historique. 

Jusqu'à  présent,  nous  nous  sommes  maintenus  dans  la  région 
supérieure  des  principes,  région  sereine  où  il  nous  a  été  donné 
de  comprendre  la  nature  intime  de  la  société  religieuse  et  de  la 
société  civile,  non  moins  que  les  lois  fondamentales  qui  règlent 
leurs  rapports.  Voici  que  nous  descendons  sur  le  terrain  brûlant 
des  faits.  Je  me  propose  de  vous  dire  quels  ont  été  les  rapports 
de  l'Église  et  de  l'État,  en  1789,  quel  le  a  été  la  conduite  du  clergé 

1.  Nous  disons  surtout,  parce  que  la  démocratie,  en  effet,  a  des  racines  qui  plongent 
dans  les  profondeurs  mêmes  de  notre  vie  nationale.  Sa  croissance  a  duré  des  siècles, 
mais  elle  n'a  frappé  tous  les  yeux  qu'à  partir  du  4  août  178).  Il  n'y  a  que  les  savants 
élèves  de  M.  Paul  Bert  qui  ne  s'en  doutent  pas.  —  «  Est-ce  que  la  démocratie,  dit  M.  de 
Falloux,  est  une  conquête  de  la  république  ou  même  une  conquête  de  notre  siècle? 
Mais  la  démocratie  a  été  constamment  ascendante  dans  tout  le  cours  de  l'histoire  de 
France.  »  (Discours  sur  la  liberté  d'enseignement,  en  1848) 

2.  M.  l'abbé  Ilogan,  directeur  au  séminaire  de  Saint-Sulpice  :  nous  offrons  ici, 
publiquement,  à  ce  maitre  bien-aimé.  l'hommage  de  notre  filiale  reconnaissance. 

H.  SOIXANTE-NEUF 


546  l'église  et  l'état 

français  pendant  la  révolution.  Loin  de  moi  la  pensée  de  rallu- 
mer des  querelles  éteintes  !  Mon  dessein  est  tout  pacifique.  Je 
voudrais  vous  montrer  à  quel  point  est  peu  justifiée  l'impopula- 
rité qui  pèse,  à  cette  heure,  sur  le  sacerdoce.  Cette  impopularité, 
doublement  funeste  parce  qu'elle  rejaillit  sur  la  religion  et  par 
contre-coup  sur  la  morale,  a  deux  causes  :  la  première,  c'est  la 
haine  instinctive  que  l'image  du  Bien  excite  dans  le  cœur  des 
hommes  dépravés.  Aristide  aura  toujours  tort  déporter,  dans 
Athènes,  le  glorieux  surnom  de  juste;  l'exil  sera  le  prix  de  sa 
vertu.  De  même,  prêtres  catholiques,  résignons-nous:  il  y  a  des 
méchants  que  notre  présence  exaspère;  que  nos  enseignements 
font  rougir,  et  qui  sont  implacablement  décidés  à  troubler  notre 
repos.  Cette  première  cause  d'impopularité  nous  est  commune 
avec  Jésus-Christ  ;  nul  ne  pourra  la  faire  cesser. 

Mais  il  en  est  une  seconde  qu'il  faut  travailler  à  détruire,  parce 
qu'elle  trouble  les  âmes  honnêtes  et  les  remplit  d'une  vague 
défiance  à  l'égard  de  l'Église,  de  sa  doctrine  et  de  ses  ministres  : 
c'est  celle  qui  consiste  à  représenter  le  Clergé  français,  comme 
étranger  aux  aspirations  généreuses  de  la  société  moderne  el 
comme  l'irréconciliable  adversaire  de  l'ordre  politique  et  social 
qui  date,  chez  nous,  de  1789.  Mon  but  est  de  dissiper  ce  nuage, 
en  vous  disant  quelle  a  été  la  conduite  du  Clergé  à  cette  mémo- 
rable époque  de  notre  histoire.  Je  ne  plaiderai  pas,  je  raconterai. 
Toute  justification  ne  saurait  avoir  de  meilleurs  arguments  que 
les  faits  eux-mêmes.  Vous  verrez,  Messieurs  : 

1°  Que  le  Clergé,  à  l'ouverture  des  États-généraux,  le  5  mai  1789, 
partageait  l'enthousiasme  universel  de  la  nation  et  demandait 
toutes  les  réformes  nécessaires  ; 

2°  Que  le  Clergé  s'est  montré  plein  de  dignité  et  d'abnégation, 
lors  de  la  vente  des  biens  ecclésiastiques  ; 

3°  Qu'il  s'est  élevé  jusqu'à  l'héroïsme,  quand  appuyé  sur  sa 
foi  et  sur  la  liberté  de  conscience  il  a  refuse  le  serment  à  la 
constitution  civile.  Les  premiers  chrétiens,  impopulaires  comme 
nous,  en  appelaient  à  la  justice  des  Césars.  Les  Césars  ne  sont 
plus  ;  j'en  appelle  à  la  justice,  plus  haute  et  plus  sûre,  de  l'opi- 
nion publique,  et  j'ai  bon  espoir  qu'elle  m'entendra. 

I.  —  Messieurs,  le  père  Gratry,  ce  grand  esprit  et  ce  grand 
cœur ,  écrivait  peu  de  temps  avant  de  mourir  :  «  Démêler  la  Révo- 
lution! comprendre  ce  tourbillon,  analyser  ce  mélange  fulmi- 
nant, quel  problème  !  Mais  qu'il  est  simple,  pour  celui  qui  s'est 
décidé  à  le  contempler  dans  l'unique  lumière  de  la  loi1  !  »  J'en 
demande  pardon  à  la  mémoire  de  ce  prêtre  vénérable  :  «  Démêler 
la  Révolution  »  ne  me  paraît  pas  «  un  problème  simple.  »  Je  le 

1.  La  morale  et  la  loi  de  l'histoire   tome  M.  ch.  VIL 


QUATRIEME  CONFÉRENCE  547 

trouve,  au  contraire,  affreusement  compliqué.  Pourquoi?  Parce 
que  la  Révolution  de  1789,  très  généreuse  à  son  origine,  mais 
devenue  plus  tard  implacable,  a  laissé  derrière  elle,  sur  un 
champ  de  bataille  où  ils  essaient  de  lutter  encore,  des  vain- 
queurs et  des  vaincus.  Elle  a  porté  subitement  à  la  tête  de  la 
nation  le  Tiers-État,  c'est  à  dire  la  bourgeoisie  et  le  peuple,  jus- 
qu'alors plus  ou  moins  dédaignés  et  tenus  en  tutelle.  L'orgueil 
du  triomphe  a  enivré  la  démocratie  victorieuse  ;  l'amertume  de 
la  défaite  a  troublé  le  cœur  de  l'aristocratie  humiliée.  Pour  qui 
connaît  la  nature  humaine,  il  n'y  a  rien  là  qui  doive  surprendre. 
Mais  ce  n'est  pas  tout. 

La  Révolution  est  «  un  mélange  fulminant,  »  composé  de  deux 
éléments  explosibles  :  l'élément  civil  et  l'élément  religieux.  Ces 
deux  éléments  en  se  précipitant  ensemble,  (pardonnez-moi  ces 
expressions  scientifiques,  empruntées  à  la  chimie),  ont  troublé 
et  modifié  le  récipient  qui  les  contenait,  c'est  à  dire  la  France.  Et 
le  trouble,  causé  par  ce  précipité  des  deux  éléments  civil  et  reli- 
gieux, est  tellement  profond ,  que  l'homme  qui  tente  de  l'éclaircir, 
par  l'analyse,  suscite  immédiatement  des  défiances,  sinon  des 
hostilités. 

Jusqu'à  ce  jour,  en  effet,  la  Révolution  française  a  été  consi- 
dérée sous  trois  aspects  et  jugée  de  trois  manières. 

Les  uns,  ne  voyant  en  elle  que  le  règne  sanguinaire  de  l'anar- 
chie et  de  l'athéisme,  représentés  par  les  Chaumetteet  les  Collot 
d'Herbois,  déclarent  avec  Joseph  de  Maistre  que  «  la  Révolution 
française  est  satanique  par  essence  *.  » 

Les  autres,  oubliant  le  sang  répandu,  les  forfaits  accumulés, 
ne  songent  qu'à  l'émancipation  définitive  du  Tiers  État,  et 
s'écrient  avec  Michelet  et  Louis  Blanc  :  «  O  sainte  Révolution  , 
c'est  toi  qui  es  la  grande  libératrice  des  peuples 2  !  » 

Des  troisièmes  viennent  enfin*,  la  Révolution,  disent-ils,  n'est 
par  essence  ni  infernale  ni  céleste:  elle  est  humaine,  et  comme 
telle,  elle  offre  le  tragique  mélange  du  mal  et  du  bien.  Pour  l'ap- 
précier, à  sa  valeur ,  il  faut  se  défier  des  jugements  d'ensemble , 

1.  Considérations  sur  la  France,  ch.  V. 

2.  «  Ah!  ils  ne  comprendront  rjamais  la  Révolution  française,  ceux  qui  ne  compren- 
nent pas  son  irrésistible  action  sur  ses  amants,  et  ignorent  avec  quelle  facilité  elle  sut 
leur  persuader  que  son  caractère  exceptionnel  était  la  justification  de  sa  grandeur 
sauvage;  qu'elle  venait  rendre  le  monde  à  la  paix  en  épuisant  la  guerre,  et  au  droit  en 
épuisant  la  force;  que  le  bourreau  lui  était  indispensable  pour  tuer  le  bourreau,  et 
qu'elle  ne  pouvait  purifier  la  terre  qu'à  la  façon  du  déluge.  »  (Louis  blanc,  Histoire  de 
ta  Révolution,  livre  VIII).  Et  voilà  les  hommes  qui  flétrissent  l'Inquisition,  la  Saint 
Barthélémy,  les  Dragonnades!  Malheureux  sophistes!  ils  excusent  lâchement  dans  la 
Révolution  ce  qu'ils  condamnent  à  outrance  dans  l'Église.  Où  donc  ont-ils  découvert 
que  la  Révolution  avait  épuisé  le  sang,  la  guerre,  el  tué  le  bourreau?  Hélas!  nousavons 
eu,  depuis  lors,  toutes  les  batailles  du  premier  et  du  second  empire,  les  journées  de 
juin  1848,  les  atrocités  de  la  Commune,  et  rien  n'annonce  que  tant  d'horreurs  touchent 
a  h'ur  fin. 


548  l'église  et  l'état 

l'étudier  dans  le  détail,  séparer  ce  qui  est  utile  de  ce  qui  est 
funeste  et  ne  chercher,  comme  le  veut  l'Évangile ,  qu'à  peindre 
les  choses  telles  qu'elles  sont:  Est,  est,  non ,  non. 

Nous  sera-t-il  permis  de  vous  dire,  Messieurs,  que  cette 
dernière  opinion  nous  paraît  plus  vraisemblable  et  plus  sage 
que  les  deux  autres?  N'insistons  pas,  cependant.  La  Révolution 
est  trop  rapprochée  de  nous,  et  elle  a  laissé  derrière  elle  trop 
d'ennemis  passionnés  et  d'ardents  amis,  pour  qu'il  soit  facile, 
même  aujourd'hui,  aux  hommes  modérés  de  se  faire  entendre. 
Arrêtons-nous  à  ce  que  personne  ne  conteste.  Au  milieu  de 
toutes  ces  divergences  d'idées  sur  la  nature  intime  de  la 
Révolution  française,  un  point  lumineux  rayonne. 

Tout  le  monde  s'accorde  à  reconnaître  qu'en  1789  il  y  avait, 
en  France,  des  réformes  nécessaires  et  légitimes  à  réaliser. 

Les  appréciations  ne  différent  que  sur  l'emploi  des  moyens. 
Il  fallait  réformer  l'État  :  voilà  l'aveu  unanime. 

Or,  je  dis  que  le  Clergé  français  a  partagé  alors  le  désir 
enthousiaste  et  universel  du  pays. 

Et  ce  qui  le  prouve  c'est  sa  conduite  avant  et  pendant  la 
réunion  des  États-généraux  :  avant,  le  Clergé  rédige  ses  cahiers, 
pendant  il  sert  de  lien  entre  le  Tiers  et  la  Noblesse. 

Ce  fut  un  prêtre,  un  archevêque,  un  cardinal,  Loménie  de 
Brienne,  qui,  en  sa  qualité  de  premier  ministre  du  roi  Louis  XVI, 
promulgua  le  décret  de  convocation  des  États-généraux.  Ce  décret 
(en  date  du  8  août  1788)  appelait  les  provinces  à  faire  entendre 
leur  voix  si  longtemps  muette,  et  à  briser  le  cercle  despotique 
où  la  main  de  l'impérieux  Louis  XIV  avait  enfermé ,  pendant 
cent-cinquante  ans,  nos  destinées.  La  France  tressaillit  et  se 
sentit  renaître.  Le  Clergé,  à  l'exemple  de  la  Noblesse  et  du 
Tiers-État,  rédigea  ses  cahiers  électoraux. 

Jugez  de  la  science  historique  ou  de  la  bonne  foi  de  nos 
adversaires,  par  l'énumération  précise  des  réformes  qu'implorait 
alors  le  clergé  français.  Il  demandait  V instruction  obligatoire , 
ce  qu'il  n'est  pas  inutile  de  rappeler  à  certains  tribuns  du  jour 
qui  tiennent  à  représenter  le  Clergé  comme  la  vivante  citadelle 
de  l'ignorance.  Il  demandait  qu'on  régularisât,  dans  l'avenir, 
le  fonctionnement  des  États-généraux,  qu'on  instituât  des  assem- 
blées provinciales,  qu'on  supprimât  les  tribunaux  d'exception. 
Il  demandait  encore  l'uniformité  des  lois  administratives  et  des 
lois  de  procédure  civile,  la  publicité  des  débats  judiciaires, 
l'égalité  des  peines,  l'abolition  de  la  confiscation  des  biens, 
l'adoucissement  de  la  législation  criminelle  et  une  organisation 
municipale  douée  de  régularité  et  de  liberté.  Par  un  sentiment 
généreux  de  patriotisme  qui  le  portait  à  renoncer  de  lui-même 
à  ses  privilèges  séculaires,   le  clergé  rejetant  l'exemption  de 


QUATRIÈME   CONFÉRENCE  549 

l'impôt,  consentait  à  contribuer  pour  sa  part  aux  charges  publi- 
ques. Il  voulait  aussi,  dans  l'intérêt  des  classes  pauvres  confiées 
à  sa  sollicitude,  que  les  biens  de  la  Noblesse  fussent  également 
soumis  à  l'impôt  et  que  les  seuls  journaliers  pussent  jouir, 
désormais,  de  l'immunité.  Il  réclamait  pour  les  indigents  et 
les  ouvriers  le  droit  de  n'être  soumis  ni  à  la  saisie  mobilière , 
ni  à  celle  de  leurs  outils.  Il  insistait  pour  qu'on  imposât  surtout 
les  objets  de  luxe.  Le  clergé,  poussant  encore  plus  avant  dans 
la  voie  des  réformes,  ne  craignait  pas  de  proposer  la  suppression 
de  tous  les  monopoles  et  usages  qui  grevaient  le  commerce 
et  l'agriculture,  tels  que  les  jurandes,  les  maîtrises,  les  douanes 
de  l'intérieur,  le  cens,  les  corvées,  les  droits  de  péage  et  de 
chasse  et  généralement  tous  les  privilèges  féodaux.  Enfin , 
d'accord  avec  le  Tiers-État  et  la  minorité  de  la  Noblesse ,  il 
demandait  que  tous  les  citoyens  fussent  admissibles  aux  emplois 
civils  et  militaires1. 

Vous  êtes  témoins ,  Messieurs ,  que  le  clergé  portait  à  cet  ancien 
régime,  dont  on  l'accuse  aujourd'hui  d'être  le  défenseur  obstiné, 
des  coups  d'autant  plus  puissants  qu'ils  étaient  plus  réfléchis. 

Quand  donc,  le  4  mai  1789,  veille  de  l'ouverture  des  États-géné- 
raux, les  trois  ordres  déjà  réunis  se  rendirent  en  grande  pompe  à 
l'église  Notre-Dame  de  Versailles,  le  clergé  put  montrer  au 
peuple  ses  deux  cent  quatre-vingt-dix  députés,  parmi  lesquels 
brillaient  les  hommes  les  plus  éminents,  non  seulement  par  la 
science ,  mais  encore  par  une  générosité  toute  sacerdotale  et  toute 
française.  Ils  le  firent  bien  voir. 

En  effet,  dès  les  premières  séances  des  États-généraux,  la 
Bourgeoisie  et  la  Noblesse,  ces  deux  grands  adversaires,  se  divi- 
sèrent sur  la  question  du  vote.  Voterait-on  par  tête  ou  par  ordre? 
Tel  était  le  problème.  On  ne  pouvait  équitablement  accepter  le 
vote  par  ordre  sans  annihiler  le  Tiers-État,  qui  représentait  l'im- 
mense majorité  de  la  nation  et  qui,  à  ce  titre,  avait  obtenu  du 
roi  un  nombre  de  députés  égal  à  celui  du  Clergé  et  de  la  Noblesse. 
Quel  profit  pour  le  Tiers-État  d'avoir  cinq  cent  quatre-vingt-dix- 
huit  députés,  si  le  Tiers-État  ne  votait  pas  par  tête?  C'était  une 
dérision,  et  rien  de  plus.  D'ailleurs,  le  Tiers-État  formait  la  pres- 
que totalité  de  la  nation  :  sur  vingt-quatre  millions  d'habitants 
que  possédait  alors  la  France,  la  Noblesse  et  le  Clergé  n'en  pré- 
sentaient pas  deux  millions,  pas  deux  millions  sur  vingt-quatre  1 
Comment  exiger  que  vingt-deux  millions  d'hommes,  sur  vingt- 
quatre,  voulussent  ne  compter  que  pour  un  sur  trois?  La  dispro- 
portion était  choquante,  et  les  masses  aimaient  à  résumer  ainsi, 
avec  l'abbé  Siéyès,  (grand  vicaire  de  Chartres),  les  questions  du 

1.  Voir  les  cahiers  du  Clergé,  à  la  Bibliotèque  nationale  et  à  la  Bibliothèque  de 
l'Arsenal  (Paris). 


550  L'ÉGLISE   ET  L'ÉTAT 

jour:  «  Qu'est-ce  que  le  Tiers-État?  —  Tout.  —  Qu'a-t-il  été  jusqu'à 
présent?  —  Rien.  —  Que  demande-t-il?  —  A  être  quelque  chose.  » 

C'est  ce  que  le  clergé  comprit.  Sa  députation  aux  États-géné- 
raux se  composait  de  47  évêques,  de  35  abbés  ou  chanoines,  et 
de  218  curés,  dont  la  majorité  tirée  des  rangs  populaires  inclinait 
à  se  réunir  aux  députés  du  Tiers-État.  Cette  réunion,  en  effet, 
eut  lieu  après  cinq  semaines  de  lutte,  entre  la  Bourgeoisie  et  la 
Noblesse.  Le  13  juin  1789,  trois  curés  du  Poitou  —  et  cela 
m'émeut  profondément  —  s'adjoignirent  aux  ardents  députés  du 
Tiers-État  -,  ils  furent  suivis  le  lendemain  de  plusieurs  de  leurs 
collègues,  dont  le  nombre  s'éleva  bientôt  à  plus  de  cent  cinquante . 
On  peut  dire  hardiment  que  cet  acte  décida  du  succès  des 
États-généraux  et  fut  une  nouvelle  preuve  du  patriotisme  et  de 
l'abnégation  du  Clergé  français,  à  l'aurore  des  temps  modernes. 

Le  voilà  donc  ce  Clergé  qu'on  prétend  hostile  à  son  pays  ! 
Suivez-le  maintenant  du  regard,  dans  la  fameuse  nuit  du  4  août, 
et  entendez-le ,  fidèle  à  ses  cahiers,  sacrifier  aux  besoins  de  la 
patrie  les  privilèges  séculaires  qu'il  tenait  de  la  reconnaissance 
publique.  Nous  dira-t-on  encore  que  nous  ne  sommes  pas  libé- 
raux? Sans  doute,  le  Clergé  de  89  ne  connaissait  pas  ce  mot, 
dans  le  sens  parfois  abusif  qu'on  lui  a  donné  depuis,  mais  il 
demandait  la  chose  :  c'est-à-dire  la  liberté  et  l'égalité  civiles.  Et 
quand  au  premier  anniversaire  de  la  Bastille,  dont  personne 
alors  ne  regretta  la  chute,  les  départements  vinrent  au  Champ  de 
Mars  pour  cette  grande  fête  pacifique  de  la  Fédération,  que  les 
événements  les  plus  tragiques  devaient  si  tôt  démentir,  trois 
cents  prêtres  «  revêtus  d'aubes]  blanches  et  d'écharpes  tricolo- 
res l  »  prirent  part  à  cette  émouvante  et  patriotique  cérémonie. 
Preuve  immortelle,  Messieurs,  que  le  clergé  français  partageait 
alors,  comme  je  l'ai  affirmé,  l'enthousiasme  universel  de  la 
nation. 

«  Tout  cela  n'était  qu'hypocrisie  et  machiavélisme,  répliquent 
quelques  pamphlétaires  aux  abois.  Les  prêtres  catholiques  ne 
sauraient  aimer  la  liberté  civile,  car  ils  sont  enchaînés,  par 
leur  foi,  au  principe  d'autorité,  et  le  Syllabus  leur  défend  de  se 
réconcilier  avec  les  temps  nouveaux.  » 

Je  n'accepte  pas  pour  le  Clergé  ces  reproches  sans  fondement. 
Il  y  a,  dans  le  prêtre  catholique,  un  homme  attaché  par  son 
baptême  et  par  sa  foi,  au  principe  d'autorité  religieuse,  j'en 
conviens  ;  mais  il  y  a  aussi  un  homme  attaché,  par  sa  naissance 
et  ses  souvenirs,  à  une  patrie  qu'il  aime  et  qu'il  veut  fière  et  libre. 
Non  seulement,  notre  foi,  en  nous  orientant  vers  l'éternité,  ne 
nous  glace  pas  d'indifférence  pour  la  terre  qui  nous  a  vus  naître, 

1.  Thiers,  Histoire  de  la  Révolution  française ,  livre  III.  —  Voir  dans  la  Vie  de  M.  Emery, 
par  l'abbé  Grosselin,  les  détails  de  la  Fédération  et  la  part  qu'y  prit  le  clergé. 


QUATRIÈME  CONFÉRENCE  551 

mais  en  dégageant  notre  âme  de  toute  cupidité  égoïste  et 
vulgaire,  elle  lui  imprime  un  élan  généreux  vers  tout  ce  qui  est 
grand  et  désintéressé.  L'autorité  religieuse,  devant  laquelle  un 
chrétien  s'incline,  n'a  rien  de  contraire  à  l'amour  de  la  liberté 
de  son  pays,  dont  tout  cœur  d'homme  bien  né  doit  être  plein. 
Du  reste,  par  quelle  confusion  oppose-t-on  ainsi  l'autorité  et  la 
liberté  ?  Ce  sont  deux  forces  qui  s'appellent,  qui  se  complètent, 
qui  s'harmonisent.  Une  autorité,  qui  va  jusqu'à  étouffer  la  liberté 
est  un  despotisme.  Et  une  liberté,  qui  va  jusqu'à  mépriser  ou  à 
renverser  l'autorité,  est  une  odieuse  licence.  La  liberté,  dans 
l'homme,  est  une  faculté  et  toute  faculté  a  des  lois,  ne  l'oublions 
jamais.  La  raison  a  ses  lois  dans  la  logique.  L'imagination  a  ses 
lois  dans  l'esthétique.  La  liberté  a  ses  lois  dans  la  morale.  Or  la 
morale  se  base  sur  des  dogmes,  et  il  ne  peut  venir  qu'à  la 
pensée  d'un  esprit  superficiel  d'opposer  la  doctrine  chrétienne  au 
patriotisme ,  ou  de  vouloir  qu'un  chrétien  soit  condamné  par  sa 
foi  à  détester  la  liberté  de  son  pays. 

Quant  à  la  80e  proposition  du  Syllabus  :  «  anathème  à  qui  dira  : 
le  pontife  romain  peut  et  doit  se  réconcilier  et  transiger  avec  le 
progrès,  le  libéralisme  et  la  société  moderne  »,  on  nous  l'objecte 
sans  la  comprendre  et  j'en  veux  faire,  ici,  solennelle  justice. 

L'historien  grec  Thucydide,  racontant  la  guerre  du  Péloponèse, 
et  voulant  par  un  dernier  trait  nous  donner  le  tableau  vivant 
des  malheurs  qui  accablèrent  la  république  d'Athènes,  nous 
dit  :  ((  On  en  vint  jusqu'à  changer  arbitrairement  l'acception  ordi- 
naire des  mots.  L'audace  insensée  fut  traitée  de  zèle  coura- 
geux/la lenteur  prévoyante  de  lâcheté  déguisée.  La  modestie 
fut  regardée  comme  une  excuse  de  la  peur.  Être  prudent  c'était 
être  inutile,  mais  avec  un  fol  emportement  on  était  homme. 
Se  bien  consulter  pour  ne  rien  mettre  au  hasard,  c'était  chercher 
un  prétexte  spécieux  de  refuser  ses  services.  L'homme  violent 
était  un  homme  sûr.  Celui  qui  le  contrariait,  un  homme  sus- 
pect1.» On  avait  changé  arbitrairement  le  sens  habituel  du 
langage  :  de  là  une  confusion  immense. 

Messieurs,  on  a  changé  aussi  parmi  nous  le  sens  habituel  des 
mots,  et  le  langage  public  roule  dans  une  confusion  déshonorante. 
Les  mots  de  liberté,  de  progrès,  de  civilisation,  de  patriotisme, 
de  science,  vibrent  sur  toutes  les  lèvres,  mais  pas  un  de  nous 
ne  leur  donne  la  même  signification.  Il  s'est  formé  ,  depuis 
trente  ans,  en  Europe,  une  coalition  étrange  et  d'une  arrogance 
olympienne,  une  coalition  qui  embrasse  dans  ses  vastes  réseaux 
les  matérialistes,  les  positivistes,  les  rationnalistes,  les  libres- 
penseurs  ,  et  généralement  tous  les  esprits  qui  nient  le  surnaturel , 

\.  (jueire'u  Peloponese,  livre  111. 


552  L'ÉGLISE  ET  L'ÉTAT 

la  divinité  de  Jésus-Christ  et  l'autorité  spirituelle  de  l'Église. 
Cette  coalition  gigantesque,  s'attribuant  avec  orgueil  le  monopole 
du  génie  et  mettant  d'avance  la  main  sur  l'avenir,  a  décrété 
que  tout  ce  qui  se  ferait  en  dehors  d'elle  ne  serait  ni  progressif, 
ni  libéral,  ni  civilisateur,  ni  patriotique.  Et  l'ayant  décrété,  elle 
a  agi  conformément  à  son  décret.  Elle  a  donné  arbitrairement 
aux  mots  superbes  de  patriotisme,  de  liberté,  de  science,  de 
progrès,  un  sens  faux,  restreint,  dépravé,  mais  toujours  accueilli 
pourvu  qu'il  fût  anti-catholique.  L' Anti-Catholicisme,  la  haine 
de  l'Eglise,  tel  est  le  premier  principe  de  cette  redoutable  coalition 
d'esprits  hautains ,  qui  s'enveloppent,  sans  pudeur,  du  manteau 
de  l'infaillibilité,  dont  ils  ont  dépouillé  le  christianisme.  Les  mots 
de  science  et  de  progrès,  dont  ils  se  servent  pour  qualifier 
tout  ce  qui  est  hostile  à  nos  dogmes,  trompent  les  jeunes 
intelligences,  parce  que  ces  mots  magnifiques,  détournés  de 
leur  sens  normal,  couvrent  d'un  masque  d'or  les  idées  les  plus 
grossières  et  donnent  une  apparence  de  force  et  de  beauté  aux 
théories  les  plus  chimériques  et  les  plus  extravagantes A . 

C'est  uniquement  dans  ce  sens,  tout  à  la  fois  contraire  à  la 
vraie  philosophie  et  à  la  religion,  que  le  pape  Pie  IX  a  entendu 
les  mots  de  libéralisme  et  de  société  moderne,  quand  il  lésa 
condamnés.  Le  Syllabus  donne  à  ces  expressions  :  Progrès,  Libé- 
ralisme, Civilisation,  le  sens  positiviste,  rationaliste,  matérialiste 
et  révolutionnaire  que  la  libre-pensée  affecte  de  leur  attribuer, 
mais  non  pas  le  sens  du  vrai  progrès,  de  la  vraie  civilisation, 
de  la  vraie  liberté,  car  ces  grandes  choses,  loin  d'être  en  désac- 
cord avec  le  christianisme,  n'ont  été  possibles  dans  le  monde  que 
par  son  influence.  Et  si  vous  doutiez  de  nos  explications,  sur  ce 
point  délicat,  reportez-vous  à  l'allocution  pontificale  du  18  mars 
1861,  dont  on  a  détaché  les  paroles  qui  constituent  la  80°  propo- 
sition du  Syllabus.  —  Vous  y  lirez  :  «  Si  sous  le  nom  de  civilisa- 
tion, il  faut  entendre  un  système,  inventé  précisément  pour 
affaiblir  et  peut-être  même  pour  renverser  l'Église,  non,  jamais 
le  Saint-Siège  ni  le  pontife  romain  ne  pourront  s'allier  avec  une 

1.  On  connaît  la  célèbre  page  de  Rousseau  :  «  Je  consultai  les  philosophes,  etc.  »,  elle 
est  exacte  encore  aujourd'hui.  Je  n'en  veux  d'autre  preuve  que  ces  aveux  très  signi- 
ficatifs d'un  savant  qui  fausse  trop  souvent  hélas!  l'enseignement  de  l'Eglise,  --  (affaire 
d'ignorance,  sans  doute!)  --  tout  en  montrant  fort  bien  aux  matérialistes  d'Alle- 
magne... et  de  France,  qu'ils  font  du  mot  de  science  un  abus  intolérable,  quand  ils 
l'appliquent  à  leurs  déclamations  anti-spiritualistes  et  parfois  très  peu  spirituelles  : 
«  Une  erreur  capitale  et  impardonnable  pour  des  savants  d'un  certain  âge,  c'est  qu'ils 
s'imaginent  avoir  le  droit  d'affirmer  sans  preuves ,  et  qu'ils  se  bercent  de  la  naïve 
confiance  qu'on  est  forcé  de  les  croire  sur  parole.  Ils  affirment  là  où  la  vraie  science 
garde  le  plus  profond  silence.  lis  affirment ,  comme  s'ils  avaient  assisté  au  conseil  de  la 
création,  ou  comme  s'ils  avaient  créé  le  monde  eux-mêmes...  Vraiment,  on  ne  sait 
lequel  admirer  le  plus  ou  de  l'audace  de  ces  singuliers  représentants  de  la  science, 
ou  de  la  naïveté  de  leurs  prétentions.  »  (C.  Flammarion,  Dieu  dans  la  nature,  livre  I). 


QUATRIÈME  CONFÉRENCE  553 

telle  civilisation  ■-.  »  Il  est  évident  que  Pie  IX  prend  ici  les  mots  de 
civilisation  et  de  progrès  dans  le  sens  faux  et  exclusif  que  leur 
prêtent  gratuitement  les  ennemis  du  Catholicisme.  La  vraie  civi- 
lisation, le  vrai  progrès,  la  vraie  liberté,  n'ont  absolument  rien 
de  commun  avec  l'anathème  du  souverain  pontife,  et  cette  fois 
encore  nos  hautains  adversaires  voient  leur  épée  se  briser  contre 
«  la  pierre.  2»  «  Qu'on  rende,  (dit  Pie  IX,  dans  le  même  docu- 
ment), qu'on  rende  aux  choses  leur  véritable  nom  et  le  Saint- 
Siège  paraîtra  toujours  constant  avec  lui-même.  En  effet,  il  fut 
perpétuellement  le  protecteur  et  l'initiateur  de  la  vraie  civili- 
sation :  les  monuments  de  l'histoire  l'attestent  éloquemment  à 
tous  les  siècles  ;  c'est  le  Saint-Siège  qui  a  fait  pénétrer  dans  les 
contrées  les  plus  lointaines  et  les  plus  barbares  de  l'univers  la 
vraie  humanité,  la  vraie  discipline,  la  vraie  sagesse.  » 

II.  — Vous  n'avez  pas  oublié,  Messieurs,  notre  première  con 
clusion.. Vous  avez  constaté,  par  l'examen  des  faits,  que  le  clergé 
partageait,  en  1789,   l'enthousiasme  général    de  la  nation   et 
demandait,  comme  elle,  toutes  les  réformes  légitimes. 

Gardez-vous  de  le  croire,  a-t-on  dit,  et  pour  juger  du  patriotis- 
me et  de  l'abnégation  tant  vantés  du  clergé  français,  à  cette  épo- 
que, rappelez-vous  les  discussions  passionnées  qui  marquèrent 
la  nécessaire  abolition  des  propriétés  ecclésiastiques. 

Messieurs,  j'entre  avec  vous  dans  ce  débat,  courageusement, 
et  j'espère  qu'après  m'avoir  entendu,  vous  conviendrez  qu'en 
cette  périlleuse  circonstance  le  Clergé  a  fait  preuve  d'une  dignité 
et  d'un  dévouement  exemplaires. 

Quand  on  discute  avec  le  désir  de  convaincre,  il  faut  partir, 
autant  qu'on  le  peut,  d'un  point  que  nul  ne  conteste.  Or,  ceux 
qui  attaquèrent  les  propriétés  ecclésiastiques,  comme  ceux  qui 
les  défendirent,  s'accordent  à  reconnaître  les  abus,  auxquels 
avait  donné  lieu,  soit  ia  répartition  de  ces  biens,  soit  leur 
administration.  Il  y  avait  des  réformes  à  faire  :  tout  le  monde  en 
convient.  Le  clergé  refusa-t-il  d'y  consentir?  Celui  qui  le  dirait 
mentirait  à  l'histoire.  Le  clergé  réclama  la  réunion  d'un  concile 
national,  pour  résoudre  cette  question  avec  indépendance.  Le 
clergé  offrit  quatre  cents  millions  au  trésor  public,  que  soixante 

1.  Voici  le  texte  même  :  «  Vera  rébus  vocabula  restituantur,  et  haec  sancta  sedes  semper 
sibi  constabit.  Siquidem  ipsa  verce  civUitatis  ccntinenter  fuit pairona  et  altrix,  atque  historise 
monumenta  eloquentissime  testantur  ac  probant,  omnibus  œtatibusab  eadem  sancta 
secle  in  disjunctissimas  quasque  et  barbaras  terrarum  orbis  regiones  veram  rectam- 
que  fuisse  invectam  morum  humanitatem  ,  disciplinam  ,  sapientiam.  At  cum  cwilitatis 
nomine  ceiit  intelligi  systema  apposite  comparatum  ad  debUitandam  ac  fartasse  etiam  ad 
delendam  Chrieii  Ecclesiam,  nunquam  certe  quidem  hœc  sancta  sedes  et  romanus  Pontif'ex. 
poterunt  cum  hujusmodi  cioititate  convenire,  »  (Allocution  prononcée  par  Pie  IX,  en  con- 
sistoire secret,  le  18  mars  1801.) 

2.  Lire  les  mandements  du  cardinal  Pecci  (aujourd'hui  Léon  XIII),  sur  la  civilisation. 


554 


l'église  et  l'état 


ans  de  malversations  avaient  obéré.  L'Assemblée  Constituante 
s'y  opposa.  Elle  préféra  un  moyen  plus  radical,  que  je  n'ai  pas  à 
apprécier  ici ,  —  car  ma  thèse  est  uniquement  d'apprécier  la  con- 
duite du  Clergé  ;  —  mais  du  moins  en  décrétant  que  les  biens  de 
l'Église  seraient  à  la  disposition  de  l'État,  la  Constituante  n'en 
calomnia  pas  l'origine  ;  elle  proclama  que  le  clergé,  légitime  usu- 
fruitier, avait  droit  aune  rente  annuelle,  qui  lui  permît  de  pour- 
voir à  son  entretien  décent  et  aux  nécessités  du  culte  public. 

En  cela,  la  Constituante  fit  preuve  de  plus  d'équité  que  quel- 
ques-uns de  ses  historiens,  je  devrais  dire  de  ses  flatteurs.  Ceux- 
ci  prétendent  que  les  biens  du  clergé  avaient  une  origine  coupa- 
ble, telle  que  la  captation,  la  menace,  l'usurpation  flagrante. 
Ces  accusations  ont  retenti  naguère  à  la  tribune  *  :  vous  me 
permettrez,  Messieurs,  d'y  répondre. 

«  Le  prêtre  vit  de  l'autel,  dit  S.  Paul.  »  Vivre  suppose  le  droit 
de  posséder.  Le  prêtre  a  le  droit  de  posséder  et  comme  citoyen  , 
et  comme  ministre  de  la  religion.  La  propriété  est  non  seulement 
la  condition  de  sa  liberté,  mais  encore  de  son  existence.  Je  ne 
pense  pas  qu'un  homme  sensé  conteste  ces  propositions  élémen- 
taires. Entre  le  droit  de  vivre  et  le  droit  de  posséder,  il  y  a  une 
corrélation  essentiellement  philosophique  :  le  prêtre  ayant  le 
premier,  possède  également  le  second.  Or,  quelles  sont  les  sour- 
ces communes  et  légitimes  de  toute  propriété?  1°  le  travail 
personnel,  2°  la  donation,  3°  l'achat  et  l'échange  par  voie  de 
contrat,  4°  le  droit  de  premier  occupant.  Il  n'existe  pas  un  seul 
jurisconsulte  qui  osât  élever  des  doutes  sur  la  légitimité  d'une 
propriété  ou  territoriale  ou  mobilière,  ayant  p<i>ur  origine  l'une 
des  causes  que  nous  venons  d'énumérer.  Dès  lors,  il  n'y  a  pas, 
dans  le  monde,  un  jurisconsulte  sérieux  qui  pût  élever  des 
doutes  contre  la  légitimité  des  biens  ecclésiastiques,  car  ils 
avaient  tous  pris  naissance  ou  dans  le  travail ,  ou  dans  l'achat, 
ou  dans  la  dotation,  ou  dans  le  droit  de  premier  occupant. 

L'Histoire  est  la  passion  du  XIX0  siècle,  et  cependant  l'Histoire 
est  encore  ignorée.  L'étude  qu'on  en  a  faite  a  été  pervertie: 
chacun  y  a  cherché  des  arguments,  et  l'Histoire,  comme  la 
Nature,  demande  à  être  étudiée  sans  idée  préconçue.  Si  l'histoire 
avait  été  lue  telle  qu'elle  est,  on  y  aurait  découvert  les  origines 
des  biens  ecclésiastiques,  et  on  les  aurait  racontées  impartiale- 
ment. Cette  impartialité  est  absente  de  la  plupart  des  travaux 
qui  se  sont  proposés,  ou  d'attaquer  ou  de  justifier  ces  propriétés 
immenses.  Je  crois  pouvoir  vous  affirmer.  Messieurs,  que  mon 
âme,  sur  ce  point,  est  en  équilibre  parfait.  Il  ne  m'en  coûte  pas 


1.  Lire  hYOfîiciel  du  12  novembre  1882  les  étranges  paroles  de  M.  Guichard,  député  de 
l'Yonne,  empruntées  presque  mot  pour  mot  à  V Histoire  de  la  Révolution  française,  par 
Louis  Blanc. 


QUATRIÈME  CONFÉRENCE  555 

de  dire  avec  mon  vieux  maître  Tacite  :  «  Mes  paroles  seront 
dépouillées  d'amertume  et  de  zèle  *.  » 

Les  biens  du  clergé  avaient  pour  causes  finales  l'exercice  public 
du  culte,  Fhonorable  entretien  des  évoques,  des  prêtres  et  des 
religieux,  et  le  soulagement  des  pauvres.  Ces  biens  avaient  des 
origines  multiples,  mais  toutes  également  légitimes:  les  uns 
étaient  le  fruit  du  travail  des  moines  qui  avaient  défriché  les 
terres  et  fondé  les  hameaux2;  les  autres  venaient  de  la  libéralité 
spontanée  des  fidèles,  des  largesses  royales  et  seigneuriales, 
des  legs  testamentaires  autorisés  par  les  lois.  Leurs  titres 
remontaient  souvent  jusqu'à  des  temps  antérieurs  à  la  naissance 
de  la  monarchie,  et  c'est  se  montrer  ou  par  trop  ignorant  de 
l'histoire,  ou  par  trop  audacieux  dans  l'insulte,  que  d'en  con- 
tester la  valeur. 

Mirabeau  ne  la  contesta  pas.  Relisez  ses  mémorables  discours. 
Vous  l'entendrez  s'apitoyer  sur  les  maux  de  l'État,  déclarer  que 
la  vente  des  propriétés  ecclésiastiques  peut  seule  les  adoucir, 
constater  que  le  clergé  a  le  droit  d'exiger  une  rente  annuelle  qui 
le  dédommage  du  sacrifice  énorme  qu'il  va  faire  et  qui  lui 
permette  de  subvenir  dignement  aux  nécessités  du  culte.  Mais, 
nulle  part,  vous  n'entendrez  Mirabeau  dire  que  les  biens  du 
clergé  ont  une  origine  souillée,  nulle  part  vous  ne  l'entendrez 
dire  ce  qu'écrivent,  sans  pudeur,  les  communistes  contempo- 
rains, à  savoir  que  l'État,  maître  absolu,  pouvait  s'attribuer  de 
plein  droit  les  propriétés  ecclésiastiques,  sans  se  préocuper  ni 
d'une  indemnité  préalable  et  proportionnelle,  ni  des  besoins  du 

1.  «  Sine  ira  et  studio,  quorum  causas  procul  habeo.  »  (Annales,  livre  I,  ch.  1.) 

2.  Le  témoignage  de  Michelet  sera  peut-être  de  quelque  poids  sur  l'esprit  des  savants 
disciples  de  Paul  Bert ,  qui  font  de  nos  pères  avant  89  un  grossier  amas  d'esclaves, 
d'ignorants, courbés  sous  le  joug  du  despotisme  clérical  et  ne  sachant  même  pas  ce 
que  signifiait  le  mot  de  patrie.  On  éprouve  une  sorte  d'effroi,  mêlé  cle  honte,  à  entendre 
calomnier,  avec  ce  sans-gêne  outrecuidant],  des  âmes  comme  celle  de  S.  Louis ,  de 
Duguesclin,  de  Jeanne  d'Arc,  de  Bayard,  de  Turenne,  de  Villars,  et  de  cent  autres  qui 
en  jouant  leur  vie  ,  sur  vingt  champs  de  bataille  ,  pour  assurer  l'intégrité  et  la  gloire 
de  la  France,  ne  se  doutaient  guèrp  qu'une  jooignée  de  scribes  essayeraient,  en  plein 
XIXe  siècle,  d'en  faire  des  ilotes  au  service  d'une  religion  sans  philosophie  et  d'une 
monarchie  sans  honneur.  Michelet  est  moins  arrogant,  parce  qu'il  est  un  peu  plus 
instruit  :  «  L'avènement  de  Constantin  et  du  christianisme,  dit-il,  fut  une  ère  de  joie  et 
d'espérance...  Viennent  donc  Jes  Barbares.  La  société  antique  est  condamnée.  Le  long 
ouvrage  de  la  conquête ,  de  l'esclavage  ,  de  la  dépopulation ,  est  près  de  son  terme. . . 
Le  titre  romain  de  defensor  civitatis  va  partout  passer  aux  évêques.  L'universalité  im- 
périale est  détruite ,  mais  l'universalité  catholique  apparaît.  La  primatie  de  Rome 
commence  à  poindre.  Le  monde  du  moyen  âge  se  maintiendra  et  s'ordonnera  par 
PÉglise;  sa  hiérarchie  naissante  est  un  cadre  sur  lequel  tout  se  place  et  se  modèle.  A 
elle  l'ordre  extérieur  et  la  vie  intérieure.  Celle-ci  est  surtout  dans  les  moines.  L'ordre 
de  s;  i  it-Benoît  donne  au  monde  ancien  ,  usé  par  l'esclavage,  le  premier  exemple  du 
travail  accompli  par  des  mains  libres.  Pour  la  première  fois,  le  citoyen  humilié  par 
la  ruine  de  la  cité,  abaisse  ses  regards  sur  cette  terre  qu'il  avait  méprisée.  Cette  grande 
innovation  du  travail  libre  et  volontaire  (due  aux  moines),  sera  la  base  de  l'existence 
moderne. ..  L'Église  gauloise  ne  s'honora  pas  moins  par  la  science  que  par  le  zèle  et  par  la 
charité.  »  {Histoire  de  France,  tome  I,  ch.  III  ). 


556  l'église  et  l'état 

culte  public.  Mirabeau  n'était  pas  de  ces  hommes  politiques, 
comme  nous  en  voyons  aujourd'hui  quelques-uns,  qui  prenant 
leur  haine  de  l'Église.pour  un  brevet  de  génie  administratif,  se 
soucient  assez  peu  de  la  justice,  dès  l'instant  où  il  s'agit  du 
clergé.  Mirabeau,  malgré  ses  fautes ,  était  un  politique  supérieur, 
qui  sentait  la  force  et  la  nécessité  d'une  religion,  qui  voulait 
qu'on  respectât  le  clergé  français,  mais  qui  demandait  un 
changement  dans  la  rétribution  des  ministres  des  autels, 
dépouillés  pour  la  patrie  des  biens  légitimes  qui  jusque-la  les 
faisaient  vivre.  Son  argumentation  fléchit  sur  plus  d'un  point, 
mais  il  faut  lui  savoir  gré  d'avoir  reconnu  «  que  quoique  le 
sacerdoce  parmi  nous  ne  soit  point  uni  à  l'empire ,  la  religion 
doit  cependant  se  confondre  avec  lui.  »  «  S'il  prospère  par  elle, 
disait-il,  il  est  prêt  à  la  défendre.  Les  grandes  calamités  d'un 
peuple  seraient-elles  donc  étrangères  à  ces  ministres  de  paix  et 
de  charité  qui  demandent  tous  les  jours  à  l'Être  Suprême  de 
bénir  un  peuple  fidèle  '  ?  » 

Aujourd'hui ,  Messieurs ,  on  ne  raisonne  plus  ainsi  ;  on  n'admet 
plus  que  le  clergé  fût  légitime  propriétaire,  que  dès  lors  il  eût  le 
droit  de  défendre  ses  biens  et  de  ne  vouloir  les  sacrifier  que  pour 
les  besoins  réels  et  pressants  de  la  patrie.  Quelques  citations 
tronquées  qu'on  emprunte  à  Montesquieu,  sans  les  comprendre, 
des  déclamations  oratoires  à  propos  d'abus  choquants,  que 
personne  ne  songe  à  dissimuler,  mais  qui  ne  suffisent  pas  à 
justifier  le  blâme  sans  limites  qu'on  étend  aux  biens  de  l'Église 
de  France  ;  enfin  une  haine  aveugle  et  de  mauvais  goût,  pour 
tout  ce  qui  se  rapporte  à  la  religion,  à  ses  ministres,  à  son 
histoire:  tels  sont  les  arguments  nouveaux  dont  Mirabeau  aurait 
rougi,  et  qu'on  invoque  non  seulement  pour  flétrir  l'origine  et 
l'emploi  des  propriétés  ecclésiastiques,  avant  1789,  mais  encore 
pour  demander  violemment  l'abolition  de  l'indemnité  annuelle, 
votée  par  la  Constituante2,  et  maintenue  par  le  Concordat  de  1801. 

On  trouve  étrange  que  le  clergé  ait  discuté  par  la  bouche  de 
Cazalès  et  de  l'abbé  Maury  l'emploi  qu'on  voulait  faire  de  ses 
biens:  rien  cependant  n'était  ni  plus  naturel  ni  plus  juste. 
Supposez,  Messieurs,  que  notre  ministre  des  finances  nous 
annonce  que  la  République  est  menacée  d'une  prochaine  et 
hideuse  banqueroute ,  et  que  pour  nous  rassurer  il  nous  dise  : 

1.  Discours  prononcé  par  Mirabeau,  dans  la  séance  du  30  octobre  1789. 

2.  On  lit  dans  le  Moniteur  du  3  novembre  1789  :  »  L'Assemblée  nationale  décrète:  1.  que 
tous  les  biens  ecclésiastiques  sont  à  la  disposition  de  la  nation,  à  la  charge  de  pour 
voir  d'une  manière  convenable  aux  trais  du  culte,  à  l'entretien  de  ses  ministres  et  au 
soulagement  des  pauvres,  sous  la  surveillance  et  d'après  les  instructions  des  pro- 
vinces; 2*  que  dans  les  dispositions  à  taire,  pour  l'entrelien  des  ministres  de  la 
religion,  il  ne  pourra  être  assuré  à  la  dotation  d'aucune  cure,  moins  de  1200  livres 
par  année ,  non  compris  le  logement  et  les  jardins  en  dépandant.  » 


QUATRIÈME   CONFÉRENCE  557 

«  j'ai  un  plan  dont  l'exécution  est  facile  et  dont  le  résultat  sera 
merveilleux.  Le  gouffre,  ouvert  sous  nos  pas,  est  immense. 
Notre  trésor  est  épuisé  et  notre  crédit  aux  abois.  Mais  j'ai  mandé, 
aux  cinquante  mille  propriétaires  les  plus  riches  de  notre  pays, 
que  l'État  allait  procéder  à  la  vente  de  leurs  biens.  Nous  donne- 
rons dix  mille  francs  de  rente  annuelle,  aux  quatre-vingts 
d'entre  eux  qui  sont  le  plus  fortunés  :  les  autres  recevront  douze 
sents  francs.  Après  quoi ,  la  vente  de  ces  propriétés  considérables 
nous  rapportera  quatre  milliards,  ce  qui  comblera  notre  défi- 
cit1. »  Supposez,  Messieurs,  que  cela  soit  dit,  trouverez-vous 
étrange  que  les  cinquante  mille  propriétaires,  menacés  d'un 
pareil  virement  de  fonds,  se  défendent,  s'agitent,  et  cherchent  à 
plaider  en  faveur  d'un  autre  système  financier,  moins  pénible 
pour  eux?  Non.  Vous  seriez  surpris  du  contraire.  Sans  doute,  si 
la  ruine  de  l'État  ne  se  peut  éviter  qu'a  ce  prix,  vous  supplierez 
les  propriétaires  dépouillés  de  faire  ce  sublime  sacrifice  au  saiut 
de  la  nation,  mais  il  ne  vous  viendra  pas  à  la  pensée  d'ajouter  à 
leur  malheur,  ni  de  leur  reprocher  d'être  devenus  riches,  en 
jouant  à  la  bourse,  ou  en  trompant  au  commerce.  Vous  n'insul- 
terez pas  les  victimes  des  calamités  publiques.  C'est  pourtant  ce 
que  des  âmes  légères  ou  cruelles  ne  rougissent  pas  de  faire  à 
l'égard  du  clergé.  Il  s'est  défendu:  voilà  son  crime!  Et  moi  je 
dis  :  voilà  sa  dignité  !  Mais  le  vote  du  2  novembre  1789  une  fois 
rendu,  nul  doute  que  le  clergé  de  France  ne  s'y  fût  noblement 
résigné,  comme  il  le  fit  en  1801,  si  ses  ennemis  poussant  la 
guerre  à  outrance  n'eussent  tenté  de  le  précipiter  dans  le  schisme-, 
en  lui  imposant  cette  néfaste  constitution  civile,  dont  il  me  reste 
à  vous  entretenir. 

III.  — Messieurs,  avant  d'aborder  avec  voue  l'examen  de  Ja 
constituton  civile  du  Clergé,  d'où  tant  de  maux  sont  sortis  > 
laissez-moi  répéter  ces  paroles  d'un  orateur  fameux  :«  Lorsqu'une 
grande  nation  est  assemblée  et  qu'elle  examine  une  question  qui 
intéresse  une  grande  partie  de  ses  membres,  une  classe  entière 
de  la  société  et  une  classe  infiniment  respectable;  lorsque  cette 
question  paraît  tenir  tout  à  la  fois  aux  règles  inviolables  de  la 
propriété,  au  culte  public,  à  l'ordre  politique  et  aux  premiers 
fondements  de  l'ordre  social,  il  importe  de  la  traiter  avec  une 
religieuse  lenteur,  de  la  discuter  avec  une  scrupuleuse  sagesse, 
de  la  considérer,  pour  s'exempter  même  du  soupçon  d'erreur, 
sous  ses  rapports  les  plus  étendus2.»  Je  regrette  que  les  auteurs 

1.  En  1789,  le  clergé  ne  comprenant  que  120,000  à  130,000  individus  (dont  18,000  reli- 
gieux et  30,000  religieuses  seulement,  le  reste  étant  le  clergé  séculier),  possédait  une 
partie  considérable  du  territoire,  d'une  valeur  de  près  de  quatre  milliards,  sans  comp- 
ter les  valeurs  mobilières.  (Jules  Roche ,  député ,  proposition  de  loi  (en  1882)  sur  la 
séparation  de  l'Église  et  de  l'État.) 

2.  Discours  de  Mirabeau  sur  les  biens  eccksiubliques. 


558  l'église  et  l'état 

jansénistes  de  la  constitution  civile  du  Clergé  n'aient  pas  suivi 
des  conseils  si  sages.  Il  me  sera  facile  de  montrer  à  quels  abus 
de  pouvoir  s'abandonna  la  Constituante,  les  confusions  déplo- 
rables qu'elle  établit  entre  le  spirituel  et  le  temporel,  et  les 
immenses  malheurs  qu'entraîna  pour  la  France  la  proclamation 
de  règlements  tristement  célèbres. 

Procédons  avec  ordre  et  mettons  toute  chose  en  pleine  lumière. 

Nous  avons  vu,  Messieurs,  dans  nos  premières  conférences, 
que  la  société  religieuse  et  la  société  civile  sont  autonomes , 
c'est-à-dire  jouissent  d'une  complète  indépendance  dans  les 
choses  de  leur  ressort.  La  société  civile,  ayant  pour  objet  direct 
le  soin  des  intérêts  temporels  de  l'homme,  a  le  droit  d'établir 
à  son  gré  la  distribution  de  son  territoire;  c'est  ce  que  fit 
légitimement  la  Constituante,  lorsque,  à  la  demande  de  l'abbé 
Siéyès,  elle  divisa  nos  33  provinces  en  86  départements.  Mais 
l'Église  seule  a  le  droit  d'accorder  la  juridiction  aux  prêtres 
et  auxévêques,  parce  que  c'est  à  elle  seule  que  Jésus-Christ  a 
confié  l'autorité  spirituelle  \  et  toutes  les  fois  qu'on  veut  modifier 
son  organisation,  sa  discipline,  c'est  à  son  chef,  c'est  au  Pape, 
juge  des  temps  et  des  circonstances ,  qu'il  faut  avoir  recours.  La 
Constituante  devait  d'autant  plus  se  conformer  à  cette  règle 
si  équitable  que  la  France,  dans  ses  rapports  avec  le  Saint-Siège, 
était  alors  régie  par  le  concordat  de  Léon  X  et  de  François  l01'.  Le 
respect  des  convenances,  à  défaut  de  l'amour  du  droit,  exigeait 
que  l'Assemblée  communiquât  au  Pape  son  désir  de  remplacer 
l'ancien  concordat  par  de  nouveaux  règlements,  mieux  appro- 
priés aux  besoins  de  l'époque,  et  en  harmonie  avec  les  nouvelles 
institutions  politiques  du  peuple  français.  La  Constituante  dédai- 
gna ces  procédés  d'honnêteté  vulgaire,  et  affecta  de  réorganiser  le 
Clergé ,  en  dehors  de  tout  accord  préalable  avec  l'autorité  religi- 
euse. Le  Jansénisme,  que  les  bulles  pontificales  avaient  harcelé, 
pendant  le  XVIIIe  siècle ,  s'estima  heureux  de  prendre  sa  revanche 
et  d'humilier  la  Papauté,  au  renversement  de  laquelle  il  marchait. 
En  conséquence,  sans  prévenir  le  pape  Pie  VI  et  sans  le  consulter, 
l'Assemblée  décréta  successivement  : 

1°  L'abolition  des  cent  trente  évêchés,  qui  existaient  alors, 
2°  l'institution  d'un  seul  évêché  par  département,  3°  l'élection  des 
curés  et  des  évêques  par  le  peuple,  4°  (chose  inouïe!)  l'indépen- 
dance des  évêques  élus,  à  l'égard  du  pape,  auquel  ils  ne  devaient 
demander  ni  la  confirmation  de  leur  élection  épiscopale,  ni  leur 
juridiction  diocésaine.  Le  sacre  des  évêques  par  un  de  leurs 
collègues,  et  l'avis  conforme  du  métropolitain ,  suffisaient  à  leur 
conférer  la  plénitude  du  pouvoir  ecclésiastique.  Du  moins,  \z 
Constituante,  transformée  soudain  en  concile,  le  voulait  ainsi. 
Entendez-la  elle-même:  Article  XIX  :  «  Le  nouvel  évêque  ne  pourra 


QUATRIEME  CONFERENCE  559 

s'adresser  au  pape  pour  en  obtenir  aucune  confirmation  ;  mais  il 
lui  écrira  comme  au  chef  visible  de  l'Église  universelle,  en 
témoignage  de  l'unité  de  foi  et  de  la  communion  qu'il  doit 
entretenir  avec  lui1.  »  Une  pareille  législation  amoncelait  contre 
elle  tous  les  torts.  Premièrement,  la  Constituante  n'était  pas  un 
concile,  mais  une  assemblée  politique,  et  quand  même  ses 
décrets,  en  matière  ecclésiastique,  n'eussent  pas  été  intrinsè- 
quement défectueux,  ils  avaient  un  vice  d'origine  qui  les  frappait 
de  nullité.  La  Constituante  sortait  du  cercle  de  ses  attributions 
et  de  ses  droits  pour  usurper  la  puissance  de  l'Église.  Quo 
devenaient  ainsi  et  l'autonomie  de  l'Église  et  la  distinction  des 
deux  autorités  civile  et  religieuse,  qui  sont  de  l'essence  du 
Christianisme?  Secondement,  l'Assemblée  violait  le  concordat 
de  Léon  X,  sans  en  avertir  le  Souverain  Pontife  :  ce  qui  étaii 
non  seulement  un  outrage,  mais  encore  un  délit  de  justice, 
puisqu'un  contrat  synallagmatique,  — (et  les  concordats  sont 
de  cet  ordre),  —  ne  peut  être  légitimement  brisé  que  par  le 
consentement  réciproque  des  deux  contractants.  Troisièmement, 
par  ces  mots  schismatiques  :  «  Le  nouvel  évêque  ne  pourra 
s'adresser  au  pape,  pour  en  obtenir  aucune  confirmation,» 
la  Constituante  posait  le  germe  de  r '  Épiscopalisme ,  tel  qu'il 
existe  en  Angleterre  et  en  Russie,  et  ébranlait  le  Catholicisme 
jusque  dans  sa  base. 

On  appelait  cette  législation  arbitraire  un  retour  à  la  disci- 
pline des  premiers  temps  de  l'Église  et  on  citait,  à  l'appui,  des 
faits  historiques  dont  on  faussait  le  sens  et  l'application.  Que 
dans  les  premiers  temps  de  l'Église  la  Juridiction  des  pontifes 
romains  ne  se  soit  pas  exercée  d'une  manière  aussi  immédiate 
et  aussi  éclatante  qu'aujourd'hui:  cela  prouve  qu'un  arbre, 
jeune  encore,  n'a  pas  une  ramure  aussi  spacieuse  qu'un  vieux 
chêne,  et  rien  n'est  plus  naturel.  Mais,  Messieurs,  autre  est  que 
les  pontifes  romains  n'eussent  pas  exercé,  dans  les  premiers 
temps  de  l'Église,  une  juridiction  aussi  immédiate  et  aussi  écla- 
tante qu'aujourd'hui,  et  autre  était  de  la  leur  refuser,  après  la 
sanction  des  siècles,  pour  les  accuser  d'usurpation  à  la  face  de 
tous  les  peuples.  Un  droit  ne  cesse  pas  d'être  un  droit  parce  que 
celui  qui  le  possède  n'en  use  pas  toujours  dans  sa  plénitude.  Le 
droit  souverain  des  pontifes  de  Rome  a  été  reconnu,  sous  une 
forme  ou  sous  une  autre,  dès  les  premiers  temps  du  christia- 
nisme :  on  les  considérait  comme  le  centre  de  l'unité,  comme  les 
confirmateurs  de  la  foi,  comme  les  gardiens  intègres  de  la  doc- 
trine, en  un  mot  comme  les  successeurs  de  Pierre,  et  cela  suffisait, 
car  toutes  leurs  prérogatives  sont  renfermées  dansce  titre.  Le  droit 
de  juridiction  universelle  et  d'infaillibilité  doctrinale  est  contenu 

1.  Consiiiulion  civile  du  cierge. 


560  L'EGLISE  ET  L'ÉTAT 

dans  le  droit  de  commander  à  l'Église,  dévolu  à  Pierre  par  Jésus- 
Christ.  Ce  droit  de  juridiction  universelle,  attesté  dès  les  premiers 
âges  par  l'envoi  du  pallium  auxévêques  des  grands  sièges  et  par 
le  recours  de  ceux-ci  au  pontife  romain,  dans  les  débats  solen- 
nels soulevés  par  l'hérésie,  la  Constituante  le  niait  radicalement  : 
((  Le  nouvel  évêque .  disait-elle,  ne  pourra  s'adresser  au  pape  pour  en 
obtenir  aucune  confirmation.  »  Voilà  qui  est  clair.  Le  schisme  avait 
désormais  son  principe  dans  la  législation.  Mais  pour  affaiblir  la 
portée  d'une  déclaration  aussi  nette,  les  rédacteurs  de  la  Consti- 
tution civile  avaient  ajouté  :  «  il  lui  écrira  comme  au  chef  de  V Église 
universelle ,  en  témoignage  de  l'unité  de  foi  et  de  la  communion  qu'il 
doit  entretenir  avec  lui.  »  C'était  une  pure  affaire  de  politesse. 

L'habileté  un  peu  naïve  d'une  aussi  mince  restriction  n'était  pas 
suffisante  à  cacher  au  clergé  français  toute  la  force  de  la  propo- 
sition qui  précède.  Dès  l'instant  où  les  pouvoirs  d'un  évêque  n'ont 
pas  besoin  de  la  confirmation  du  Pape,  pourquoi  cet  évêque  lui 
écrirait-il?  L'autorité  du  Pape  n'est  plus  que  nominale  et  sans 
valeur.  Un  évêque,  nouvellement  élu  par  le  peuple,  écrira  ou 
n'écrira  pas:  il  n'en  exercera  pas  moins  ses  fonctions,  en  toute 
sécurité.  Ceci,  Messieurs,  s'appelle  le  schisme.  Et  ceux  qui  en 
douteraient  encore  n'auraient  qu'à  lire  les  commentaires  de 
Mirabeau,  où  le  vrai  sens  de  la  loi  est  mis  à  nu.  En  parlant  du 
Pape,  le  tribun  s'exprime  ainsi:  «  Sa  primauté  ne  consistait  pas 
dans  la  possession  d'une  plus  grande  puissance  spirituelle ,  ni  dans  une 
juridiction  plus  éminente  et  plus  étendue.  Il  n'avait  pas  reçu  de  mission 
particulière  :  il  n'avait  pas  été  établi  pasteur  des  hommes ,  par  une  inau- 
guration spéciale  et  séparée  des  autres  apôtres*.  » 

Peut-on  oublier  à  ce  point  les  paroles  de  Jésus-Christ  :  «Pierre, 
j'ai  prié  pour  que  ta  foi  ne  défaille  jamais  ;  confirme  tes  frères; 
pais  mes  agneaux,  pais  mes  brebis,  » 

Mirabeau,  mentant  à  l'Évangile,  continue:  «  Les  évêques  sont 
donc  essentiellement  chargés  du  régime  de  l'Eglise  universelle  ;  leur 
mission  est  actuelle,  immédiate,  et  absolument  indépendante  de 
toute  circonstance  locale  2.  »  Les  théories  schismatiques  sont 
ici  nettement  formulées.  Nous  avons  bien  le  sens  intime  de  la 
constitution  civile,  votée  par  la  Constituante,  et  il  n'y  a  pas  à  s'y 
méprendre,  quand  on  lit,  dans  des  parenthèses  soigneusement 
conservées,  les  applaudissements  de  l'Assemblée,  acclamant 
son  orateur  et  lui  disant  :  «  Tu  m'as  compris.  » 

Déchirons  tous  les  voiles,  Messieurs. 

La  constitution  civile  du  clergé  avait  pour  but  d'habituer 
insensiblement  les  évêques  et  les  prêtres  à  s'éloigner  de  Rome. 
Ce  but  était  quelque  peu  dissimulé,  du  moins  pour  des  yeux 
non  clairvoyants,  mais  il  était  réel.  On  laissait  au  temps  et  à  la 

i.  Projet  d'adresse  aux  Français,  sur  la  Constitution  civile  du  Clergé.  —  2.  Idem. 


QUATRIEME  CONFÉRENCE  501 

nature  môme  des  choses  le  soin  de  consommer  la  séparation. 
La  rupture  avec  le  souverain  Pontife,  formellement  indiquée 
dans  la  première  partie  de  l'article  XIX0,  avait  été  atténuée  dans 
la  seconde.  Et  c'est  ce  qui  explique  la  signature  que  Louis  XVI 
crut  devoir  apposer  à  ce  document,  et  le  conseil  que  lui  en 
donnèrent ,  dit-on ,  dans  l'espérance  d'éviter  d'affreux  malheurs , 
Monseigneur  de  Perpignan,  archevêque  de  Vienne,  et  Monsei- 
gneur Champion  de  Cicé,  archevêque  de  Bordeaux. 

Mais  le  clergé  de  France  ne  se  méprit  pas  sur  les  conséquences 
fatales  de  l'acte  qu'on  lui  imposait.  La  constitution  civile,  discutée 
le  29  mai  1700,  votée  définitivement  le  12  juillet,  signée  par  le 
roi,  le  24  août,  se  heurta  à  d'universelles  et  magnanimes  résis- 
tances. Vainement,  pour  les  vaincre,  l'Assemblée  poussa-t-elle 
la  violation  de  la  liberté  de  conscience  jusqu'à  décréter  que  le 
clergé  prêterait  serment  aux  lois  nouvelles  :  le  clergé  avait  bien 
pu  se  laisser  dépouiller  de  ses  propriétés  territoriales,  il  ne 
pouvait  abdiquer  sa  foi,  Il  se  souvint  qu'  «  il  vaut  mieux  obéir  à 
Dieu  qu'aux  hommes  '  ;  »  et  il  ajouta  une  page  héroïque  à  toutes 
celles  que  renfermait  déjà  l'histoire  de  l'Église. 

Il  y  avait  alors,  dans  notre  pays,  soixante  mille  prêtres 
environ  :  cinquante  mille  refusèrent  le  serment.  Il  me  semble, 
Messieurs,  que  je  vois  se  lever  vers  le  ciel  foutes  ces  mains 
consacrées,  attestant  que  ni  l'exil,  ni  les  prisons,  nila  mort,  ne 
leur  arracheraient  un  signe  d'apostasie.  On  voudra  bien  admettre 
que  cinquante  mille  hommes  qui,  placés  en  face  de  l'échafaud 
ou  de  l'expatriation ,  préfèrent  sauver  leur  honneur  plutôt  que 
de  souiller  leur  âme,  n'ont  pu  se  tromper  sur  leur  devoir,  surtout 
si  l'on  remarque  que  ceux  qui  se  conduisirent  avec  cette  intrépi- 
dité étaient  des  hommes  vertueux,  considérés,  et  que  ceux  qui 
prêtèrent  serment,  les  jureurs ,  comme  on  les  appela,  ne  se 
recommandaient  généralement  ni  par  leur  dignité  ni  par  leurs 
mœurs  sacerdotales. 

Je  crois  avoir  établi  que  l'Assemblée  n'avait  pas  le  droit  de  se 
porter  à  de  tels  abus  d  3  pouvoir. 

Les  témoignages  qui  appuient  mes]  paroles  sont  nombreux  et 
de  toute  origine.  Ni  la  protestante  Madame  de  Staël ,  ni  le  rationa- 
liste Jules-Simon,  ni  le  positiviste  Taine  n'ont  hésité  à  blâmer 
avec  énergie ,  et  au  nom  de  la  liberté  de  conscience ,  la  constitution 
civile  du  clergé.  Je  ne  citerai  que  les  paroles  éloquentes  de  ce 
dernier  :  (d'assemblée  refuse  de  rassembler  un  concile  gallican  ; 
elle  refuse  de  négocier  avec  le  Pape,  et  de  sa  seule  autorité  elle 
refait  toute  la  constitution  de  l'Église...  La  hiérarchie  catholique 
3st  brisée,  le  supérieur  ecclésiastique  a  la  main  forcée-,  s'il 
délègue  encore  le  caractère  sacerdotal,  c'est  pour  la  forme;  du 

1.  Actes  des  Apôlres,  cli.  V,  y.  2'J< 

II.  SOIXANTE-ONZE. 


&>â  l'église  et  l'état 

curé  à  l'évêque  la  subordination  cesse,  comme  elle  a  cessé  de 
l'évêque  au  Pape ,  et  l'Église  de  France  devient  presbytérienne. 
En  effet,  comme  dans  les  Églises  presbytériennes,  c'est  mainte- 
nant le  peuple  qui  choisit  ses  ministres  :  l'évêque  est  nommé  par 
les  électeurs  du  département,  le  curé  parles  électeurs  du  district, 
et  par  une  aggravation  extraordinaire  ces  électeurs  ne  sont  pas 
tenus  d'appartenir  à  sa  communion.  Peu  importe  que  l'assemblée 
électorale  contienne,  comme  à  Nimes,  à  Montauban,  à  Stras- 
bourg, à  Metz,  une  proportion  notable  de  calvinistes,  de  luthériens 
et  de  juifs,  ou  que  sa  majorité  fournie  par  le  club  soit  notoire- 
ment hostile  au  catholicisme  et  même  au  christianisme.  Elle 
choisira  l'évêque  et  le  curé;  le  Saint-Esprit  est  en  elle  et  dans  les 
tribunaux  civils  qui ,  en  dépit  de  toute  résistance ,  peuvent 
installer  ses  élus.  Pour  achever  la  dépendance  du  clergé,  il  est 
défendu  atout  évêque  de  s'absenter  quinze  jours  sans  la  permis- 
sion du  département,  à  tout  curé  de  s'absenter  quinze  jours  sans 
la  permission  du  district,  même  pour  assister  son  père  mourant, 
pour  se  faire  tailler  de  la  pierre.  Faute  d'autorisation,  son  traite- 
ment  est  suspendu:  fonctionnaire  et  salarié,  il  doit  ses  heures  de 
bureau,  et  quand  il  voudra  quitter  son  poste,  il  ira  prier  ses 
chefs  de  l'Hôtel-de-Ville,  pour  obtenir  d'eux  un  congé.  A  toutes 
ces  nouveautés  il  doit  souscrire,  non  seulement  par  une  obéis- 
sance passive,  mais  encore  par  un  serment  solennel.  Ce  serment, 
tous  les  ecclésiastiques  anciens  ou  nouveaux,  archevêques, 
évêques,  curés,  vicaires,  prédicateurs,  aumôniers  d'hôpital  et 
de  prison,  supérieurs  et  directeurs  de  séminaires,  professeurs 
des  séminaires  et  des  collèges,  attesteront  par  écrit  qu'ils  sont 
prêts  à  le  faire;  de  plus,  ils  le  prêteront  publiquement  dans 
l'Église,  en  présence  du  conseil  général  de  la  commune  et  des 
fidèles,  et  promettront  de  maintenir  de  tout  leur  pouvoir  une 
église schismatique  et  presbytérienne...  Les  catholiques  scrupu- 
leux sont  exclus  des  administrations,  des  élections  et  particuliè- 
rement des  élections  ecclésiastiques  :  d'où  il  suit  que  plus  on  est 
croyant,  moins  on  a  départ  au  choix  de  son  prêtre .  Admirable  loi  qui, 
sous  prétexte  de  réformer  les  abus  ecclésiastiques  met  tous  les fidèles ', 
ecclésiastiques  ou  laïques ,  hors  la  loi  '.  » 

Messieurs,  on  ne  saurait  mieux  dire.  Comment,  après  cela, 
ose-t-on  déclarer  à  la  tribune  française  que  «  la  Constitution 
civile  du  clergé  fut  un  traité  de  paix  avec  l'Église2?  »  Un  traité 
de  paix,  cette  législation  despotique  qui  viole  les  principes  du 
Catholicisme  et  de  la  liberté  de  conscience?  De  qui  se  moque-t-on, 
ici?  Est-ce  du  peuple  qu'on  égare,  ou  du  clergé  qu'on  insulte  ?  Des 

1.  Les  origines  de  la  France  contemporaine.  La  Révolution  ,  tome  premier.  L'Assemblée 
constituante  et  son  œuvre,  ch.  IV. 
2.M.  Guichard ,  député  ,  Officiel  du  12  novembre  188* 


QUATRIÈME  CONFÉRENCE  563 

deux,  peut-être.  Le  monde  laïque  ne  veut  pas  que  le  monde  ecclé- 
siastique le  régente:  de  quel  droit  voudrait-il  gouverner  l'Église? 
Ce  fut  l'erreur  de  la  Constituante  et  nous  l'avons  tous  payée  cher. 

Il  faut  en  prendre  son  parti  :  la  société  civile  ne  peut  prétendre 
à  la  domination  absolue ,  ni  vouloir  courber  la  société  religieuse 
sous  des  lois  qui  ne  tiendraient  aucun  compte  des  principes  de 
celle-ci.  La  théorie  de  la  sujétion  complète  de  l'Église  à  l'État  est 
une  fausseté  philosophique  :  je  l'ai  montré,  en  prouvant  que  l'État 
n'avait  pas  pour  mission  d'enseigner  la  solution  du  problème 
des  destinées  humaines.  Les  publicistes,  les  tribuns,  les  légistes 
pourront  proclamer  le  contraire  et  répéter  les  erreurs  de  Mira- 
beau, de  Portalis,  et  de  cent  autres:  mais  ce  qui  est,  est. 
L'Église  catholique  possède  une  autorité  religieuse  qui  lui  vient 
du  Christ,  une  autorité  religieuse  que  la  société  civile  doit 
respecter,  et  c'est  cette  autorité  méconnue  qui  se  dresse  contre 
la  Constitution  civile  du  clergé,  pour  la  couvrir  d'anathèmes. 

Mais  quoi?objecterez-vous;  l'histoire  ecclésiastique  des  quatre 
premiers  siècles  ne  nous  offre-t-elle  pas  le  spectacle  de  l'inter- 
vention habituelle  du  peuple,  dans  l'élection  des  évêques  et  des 
prêtres?  Était-ce  donc  un  crime  si  grand  de  ramener  l'Église 
à  ce  primitif  usage?  Il  en  faut  dire  autant  de  la  distribution 
territoriale  des  diocèses  ;  devenue  très  inégale  et  très  arbitraire, 
elle  ne  pouvait  que  gagner  en  chrétienne  uniformité,  par  l'adop- 
tion des  nouvelles  circonscriptions  de  nos  départements. 

D'accord,  Messieurs.  L'intervention  des  fidèles  dans  le  choix 
de  leurs  pasteurs  a  été  longtemps  pratiquée,  elle  a  comme 
toutes  choses  ses  inconvénients  et  ses  avantages  :  l'Assemblée 
constituante  pouvait  en  demander  le  retour,  non  moins  que  la 
modification  des  circonscriprions  diocésaines.  Mais  le  tort  de 
l'Assemblée,  son  tort  absolu,  consistait  à  vouloir  d'elle-même 
réformer  l'Église,  sans  consulter  le  Souverain  Pontife,  son  chef. 

De  plus  :  on  comprend  que  des  chrétiens  concourent  à  l'élection 
de  leurs  évêques  et  de  leurs  prêtres,  et  cet  antique  usage  renaîtra 
peut-être  un  jour,  mais  comprend-on  que  des  protestants,  des 
juifs,  des  incrédules,  participent  à  cette  élection  religieuse 
comme  à  toute  autre  élection  civile,  et  que  la  même  liste  électo- 
rale ait  deux  fins? 

Le  célèbre  abbé  Grégoire,  peu  suspect  en  cette  manière,  s'en 
plaignait  hautement:  «Il  est  étrange,  dit-ir,  que  des  pasteurs 
puissent  être  élus,  non  par  ceux  qui  leur  soumettent  leur  cons- 
cience, mais  par  des  protestants  ou  par  des  juifs  qui  croiront, 
peut-être  servir  la  religion  par  l'introduction  d'un  mauvais  sujet 
dans  le  sanctuaire  de  la  nôtre  *.  »  Ainsi ,  Messieurs,  nous  nous 
retrouvons  toujours  en  face  de  la  même  conclusion. 

1.  Légilimité  du  serment  civique. 


564  l'église  et  l'état 

La  Constituante,  incompétente  en  matière  ecclésiastique,  a 
méconnu  ses  devoirs,  et  les  évêques,  les  prêtres  qui  refusèrent 
le  serment  ont  défendu  tout  à  la  fois  la  justice  et  l'honneur.  Que 
les  passions  politiques,  alors  si  violemment  émues,  aient  trouvé, 
dans  la  Constitution  civile  du  Clergé,  un  aliment  sur  lequel  elles 
se  jetèrent:  le  contraire  eût  été  surprenant.  Plusieurs  ont  sans 
doute  caché,  sous  leur  résistance  religieuse,  une  résistance 
d'ordre  inférieur,  comme  d'autres  sous  leur  enthousiasme  la 
satisfaction  haineuse  de  leur  impiété  :  ce  sont  les  petits  côtés  de 
l'homme.  Mais  quelles  que  soient  les  manifestations  diverses, 
les  partis-pris,  les  vengeances  mêmes,  dont  la  Constitution  civile 
du  Clergé  ait  été  l'objet  ou  l'occasion,  un  catholique,  qui  sait  sa 
théologie  et  dont  la  foi  est  éclairée,  reconnaîtra  que  cette  Consti- 
tution méritait  la  réprobation  courageuse,  sous  laquelle  elle  a 
fini  par  succomber.  Et  je  ne  sache  pas  qu'il  soit  possible  de  réha- 
biliter plus  noblement  ce  Clergé  du  XVIIIe  siècle,  si  souvent  peint 
avec  des  couleurs  peu  flatteuses,  qu'en  le  montrant  presque  una- 
nimeà  braver  l'exil,  la  prison,  l'échafaud,  pour  sauver  la  liberté 
de  sa  conscience  et  l'intégrité  de  sa  foi. 

On  a  inventé,  je  ne  l'ignore  pas,  un  argument  nouveau  pour 
déprécier  ce  grand  acte  d'héroïsme.  On  dit  aujourd'hui  :  «  le  Clergé 
français,  en  refusant  son  adhésion  aux  règlements  de  la  Consti- 
tuante, voulut  rester  uni  au  Pape,  et  le  Pape  ri  est  qu'un  étranger.  » 
Le  Pape  n'est  qu'un  étranger?  Je  proteste.  Le  Pape  est  le  vicaire 
et  le  représentant  de  Jésus-Christ.  Or,  Jésus-Christ  qui  s'appelait 
lui-même  Fils  de  l'homme  n'est  étranger  nulle  part  où  il  y  a  des 
hommes,  des  hommes  à  servir,  des  hommes  à  éclairer,  des 
hommes  à  aimer,  et  le  Pape,  vicaire  du  Fils  de  l'homme,  n'est 
étranger,  comme  son  Maître,  à  aucune  âme  baptisée.  Et  nous, 
Français,  nous  manquerions  de  dignité  et  de  reconnaissance,  si 
nous  laissions  tomber  de  la  tribune  parlementaire  cette  parole 
flétrissante:  le  Pape  est  un  étranger,  sans  élever  la  voix,  pour 
rappeler,  à  ceux  qui  les  oublient,  les  services  mémorables  que  le 
Pape,  «  cet  étranger,  »  nous  a  naguère  rendus. 

C'était  en  l'année  1870  :  nos  armes  humiliées  n'avaient  pas 
connu  de  deuil  plus  grand,  depuis  les  sinistres  journées  mili- 
taires d'Azincourt  et  de  Crécy.  Or,  pendant  que  l'Italie  oubliait 
nos  services  et  le  sang  que  nous  avions  versé  pour  elle,  à  Ma- 
genta et  à  Solferino,  pendant  que  l'Autriche,  au  spectacle  de 
notre  orgueil  brisé,  dédaignait  de  laver  l'affront  de  Sadowa, 
pendant  que  l'Angleterre,  notre  alliée  hautaine  d'Inkermann  et 
de  Sôbastopol ,  ne  voyait  dans  nos  malheurs  qu'une  occasion 
heureuse  de  fortifier,  dans  le  monde,  sa  puissance  maritime; 
seul,  du  fond  de  ce  Vatican  où  la  politique  piémontaise,  déchi- 
rant la  convention  du  15  septembre»  venait  de  le  renfermer,  le 


QUATRIÈME  CONFÉRENCE  565 

Pape,  a  cet  étranger,  »  écrivit  au  roi  Guillaume,  pour  lui  demander 
un  armistice  en  faveur  de  ce  peuple  français,  auquel  on  voudrait, 
mais  vainement,  arracher  aujourd'hui  la  mémoire.  Et  Jules 
Favre,  auquel  j'emprunte  ce  trait  de  grandeur  d'âme,  et  qui  était 
alors,  il  vous  en  souvient,  notre  ministre  des  affaires  étrangères, 
écrit  ces  paroles  qui  l'honorent  :  «  Quand  tous  les  souverains  de 
l'Europe  s'interrogeaient  les  uns  les  autres  pour  savoir  lequel 
donnerait,  le  premier,  le  signal  d'une  démarche  en  notre  faveur, 
le  Pape  ne  craignait  pas  de  se  mettre  à  découvert  ;  il  écrivait 
spontanément  au  roi  de  Prusse,  en  novembre  1870,  pour  l'en- 
gager à  cesser  l'effusion  du  sang,  en  acceptant  un  armistice  de 
quinze  jours  avec  ravitaillement.  Sa  lettre  resta  sans  réponse. 
Mais,  ajoute  Jules  Favre,  cet  échec  ne  rend  que  plus  méritoire 
l'élan  de  cœur  du  Pontife,  surtout  quand  on  le  compare  à  la 
froide  indifférence  contre  laquelle  se  brisaient  nos  efforts  inces- 
sants, pour  obtenir  de  nos  anciens  alliés  une  assistance  qu'à 
défaut  de  sympathie  leur  intérêt  personnel  leur  commandait.  '  » 

Ce  n'est  pas  tout,  Messieurs.  Dès  qu'on  eut  signé  la  paix,  le 
Pape,  «  cet  étranger,  »  envoya  dix  mille  francs  aux  orphelins  de 
l'Alsace  et  il  eut  la  pensée  d'ordonner  aux  évêques  et  aux  prêtres 
français,  de  vendre  les  vases  sacrés  pour  acquitter  une  partie 
des  cinq  milliards,  que  l'insolent  vainqueur  exigeait  de  notre 
détresse.  Et  Jules  Favre,  dont  je  ne  me  lasse  pas  de  citer  le 
témoignage,  répondit  à  notre  ambassadeur  auprès  du  Saint- 
Siège  :  «  En  lisant,  dans  votre  dépêche,  qu'il  avait  été  question 
de  donner  aux  évêques  l'ordre  de  fondre  les  vases  sacrés  ,  je  me 
suis  cru  revenu  aux  siècles  de' la  primitive  Église,  si  féconds  en 
actes  de  dévouement  et  de  vertu.  2  » 

Et  moi,  Messieurs,  je  voudrais  que  ma  voix  pût  atteindre 
tous  les  cœurs  français  pour  leur  dire  :  Vos  prêtres  vous  aiment, 
ils  sont  à  vous  tout  entiers,  vos  malheurs  et  vos  gloires  sont 
leurs  gloires  et  leurs  malheurs,  et  si  le  Pape  leur  eût  ordonné 
de  vendre  leurs  vases  sacrés,  vous  nous  eussiez  vus  monter 
à  l'autel,  ouvrir  nos  tabernacles,  et  prenant  dans  nos  mains  nos 
calices  d'argent  et  d'or  les  jeter  dans  ce  gouffre  immense,  que 
l'invasion  et  la  rapacité  d'un  farouche  ennemi  avait  creusé 
sous  nos  pas.  Ah  !  Messieurs,  nous  aurions  accompli  pour  vous 
cet  acte  sublime,  avec  un  enthousiasme  et  un  patriotisme  sans 
bornes...  (Applaudissements). 

Non,  Messieurs,  le  Pape  n'est  pas  un  étranger,  c'est  un  père. 
Non,  vos  prêtres  ne  sont  pas  vos  ennemis,  ce  sont  vos  frères, 
vos  défenseurs  fidèles,  les  amis  de  la  première  et  de  la  dernière 
heure:  non  seulement  ils  l'ont  prouvé,  en  1789,  en  demandant 
avec  vous  toutes  les  réformes  légitimes,  en  se  laisant  dépouiller 

1.  Home  et  la  République  française,  par  Jules  Favre,  ch.  VI.  —  2.  Idem,  ch.  VII. 


566  l'église  et  l'état 

de  leurs  biens,  et  en  vous  conservant  l'honneur  et  l'intégrité  de 
la  foi,  mais  ils  le  prouvent  tous  les  jours  par  la  simplicité  de 
leur  vie,  et  l'attachement  invincible  dont  leur  cœur  est  plein 
pour  vos  familles  et  notre  chère  patrie  mutilée. 

Et  cependant,  je  le  constate  avec  douleur,  il  y  a  des  hommes 
qui  nous  haïssent,  qui  conspirent  notre  perte,  et  qui  feignent  de 
croire  que,  nous  disparus,  la  France  n'aura  qu'à  lever  la  main 
pour  cueillir  à  son  gré  tous  les  fruits  de  la  civilisation  :  je 
conjure  ces  hommes,  pour  lesquels  je  sens  mes  entrailles  s'é- 
mouvoir, de  me  suivre  un  instant  à  travers  l'histoire  du  dernier 
siècle.  Ce  qu'ils  désirent  a  été  fait.  Les  dalles  du  couvent  des 
Carmes  ont  gardé  la  trace  du  sang  de  nos  prêtres,  l'exil  les  a 
reçus  par  milliers,  et  les  a  vus  mourir  par  centaines;  nos 
cathédrales,  fermées  pendant  dix  ans,  sont  devenues  des 
magasins  de  fourrage;  le  bronze  sacré  de  nos  cloc'ies,  des- 
cendues de  leurs  flèches  aériennes,  et  transformées  en  pièces 
d'artillerie,  a  vomi  les  projectiles  de  la  guerre  après  avoir 
chanté  les  fêtes  de  la  paix  ;  nos  confessionnaux ,  nos  livres 
liturgiques,  nos  ornements  religieux,  jetés  sur  les  places  publi- 
ques et  dans  les  bûchers,  ont  servi  de  pâture  aux  colères  des 
méchants.  Oui,  Messieurs,  la  France  a  vu  ces  scandales,  et 
le  temps  funeste  où  ils  ont  épouvanté  le  monde ,  porte  ce  nom 
maudit*,  la  terreur.  Voudrait-on  recommencer?  Qu'on  sache,  du 
moins,  le  résultat,  car  il  est  de  ceux  qui  peuvent  instruire,  en 
révélant  toute  la  faiblesse  de  l'homme  quand  il  lutte  contre  Dieu. 

Voyez-vous,  là-bas,  sous  ces  portiques  brisés,  ce  jeune 
homme  silencieux  ?  —  «  Jeune  homme,  qui  es-tu?  »  «  Je  suis  un 
disciple  de  Jean-Jacques  Rousseau,  converti  par  les  larmes  de 
ma  mère.  »  «  Quel  est  ton  nom?  » —  «  René  de  Chateaubriand.  » 
—  <(  Que  fais-tu,  près  de  ces  autels  renversés  et  dans  cette  nef 
en  deuil?» «J'écris...  J'écris  au  lendemain  de  la  Révolution  et 
sur  la  tombe  des  martyrs  :  le  Génie  du  Christianisme  ! » 


CINQUIÈME    CONFÉRENCE 

Séparation  de  l'Église  et  de  l'État. 
Etait-elle  possible  en  l'année  1800?  —  Est-elle  possible  aujourd'hui? 


Messieurs, 

Permettez-moi  de  vous  adresser  une  prière.  Les  sentiments 
généreux  d'une  grande  assemblée  ont  pour  premier  élan  de  se 
manifester  au  dehors  par  des  marques  solennelles  d'approbation: 


CINQUIÈME  CONFÉRENCE  36? 

je  ne  l'ignore  pas.  Mais  nous  sommes  dans  un  temple,  et  nos 
pères  nous  ont  appris  à  ne  jamais  applaudir...  si  ce  n'est  de  cœur, 
aux  paroles  qu'on  y  prononce  et  qui  nous  y  peuvent  émouvoir. 
Je  compte  donc  sur  votre  discrétion  et  sur  votre  respect,  pour 
que  l'incident  de  jeudi  dernier,  si  honorable  qu'il  soit  pour  vous, 
ne  se  renouvelle  plus.  Dieu  entendra,  dans  vos  âmes,  les  applau- 
dissements secrets  que  vous  inspirera  la  vérité  ;  niais  je  vous 
demande  instamment  de  conserver  au  lieu  saint  son  traditionnel 
et  pieux  silence. 

Messieurs, 

Il  y  a  des  esprits  superficiels  qui  s'imaginent  qu'on  renverse 
un  système  religieux,  aussi  sublime  que  le  Christianisme, 
comme  on  détruit  un  édifice  vulgaire.  Je  les  conjure  de  consi- 
dérer, un  instant,  le  résultat  des  violences  qui  nous  furent  faites 
par  les  hommes  de  93,  et  peut-être  se  convaincront-Ms  du  néant 
de  leur  dessein.  Il  semble  qu'après  toutes  les  fureurs  déchaînées 
contre  la  Religion,  les  proconsuls  d'alors  eussent  pu  redire  co 
que  Diocléîien  avait  autrefois  gravé  sur  les  marbres  de  l'Espagne: 
Deleto  nomine  christiano,  le  nom  chrétien  est  aboli.  Il  n'en  fut 
rien.  Danton,  Maximilien  Robespierre,  Saint-Just  et  vingt  autres, 
avaient  tragiquement  péri  sur  l'échafaud,  et  voici  que  ce  christia- 
nisme détesté,  qu'ils  avaient  plongé  dans  le  sang,  relevait  de 
tous  côtés  ses  autels,  moins  de  dix  ans  après  leur  supplice. 
Shakespeare  a  écrit  que  la  tête  d'un  roi,  en  tombant,  creuse  un 
abîme.  Le  mot  du  poète  s'applique  bien  mieux  encore  à  la  chute 
de  la  religion.  Quel  abîme  que  "celui  où  la  France  gisait  !  Vous  en 
avez  lu  cent  fois  la  description  et  je  ne  la  recommencerai  pas. 
Mais  les  persécutions  sanglantes  ont  pour  effet  de  rajeunir  les 
croyances  qu'elles  prétendent  écraser;  l'âme  humaine  a  des 
besoins  religieux  qu'on  ne  peut  anéantir,  et  qu'il  faut  d'autant 
plus  satisfaire  qu'on  les  a  laissé  souffrir  plus  longtemps. 

On  le  vit  bien,  au  commencement  de  ce  siècle.  Le  Clergé 
dépouillé,  banni,  immolé,  retrouva  dans  le  martyre  son  anti- 
que prestige.  Quand  les  fidèles  furent  redescendus  dans  des  caves 
humides,  pour  assister  à  la  messe,  célébrée  par  un  prêtre  qui 
bravait  la  mort  pour  confesser  Jésus- Christ,  ils  ne  reparurent  à 
la  lumière  qu'avec  le  zèle  tout-puissant  qui  animera  toujours  les 
chrétiens  aux  catacombes. 

C'est  pourquoi,  Messieurs,  en  l'année  1800,  la  France  que  dix 
ans  de  guerres  civiles  et  étrangères  avaient  bouleversée,  se 
retrouvait  face  à  face  avec  cette  même  idée  religieuse  qu'on  avait 
cru  exterminer,  et  qui  avait  survécu  au  cataclysme  universel. 

Trois  hypothèses  se  présentaient  : 

Ou  bien  l'État,  c'est  à  dire  la  démocratie  consulaire  d'alors, 


5G8  l'église  et  l'état 

acceptant  la  séparation  de  Jait  qui  existait,  pouvait  se  désinté- 
resser de  la  religion,  et  l'abandonner  à  elle-même,  en  ne  la  con- 
sidérant que  comme  un  objet  ordinaire,  réglé  par  des  lois  de  droit 
commun  : 

Ou  bien  l'État  pouvait  essayer  de  fonder  une  religion  nouvelle, 
qu'il  eût  associée  étroitement  aux  destinées  de  la  démocratie  ; 

Ou  bien  l'État  pouvait  contribuer  au  rétablissement  de  l'ancien 
culte,  en  tenant  compte  des  faits  accomplis  et  des  nécessités  de 
l'époque. 

Examinons,  Messieurs,  ces  trois  hypothèses.  Je  me  dois  à 
moi-même  de  vous  prévenir  que  je  n'ai  aucune  idée  préconçue, 
aucun  système  dont  je  cherche  le  triomphe.  Je  me  place  avec 
vous  en  face  d'une  situation  qu'on  peut  ainsi  résumer:  abolition 
des  privilèges  de  la  Noblesse  et  du  Clergé,  avènement  de  la  démo- 
cratie. Evidemment,  il  n'y  avait  de  possible  que  les  trois  hypo- 
thèses que  j'ai  indiquées  plus  haut,  mais  leur  succès,  inégal  en 
espérances,  dépendait  du  concours  que  lui  prêteraient  et  le  pou- 
voir consulaire  et  l'opinion  publique.  Etudions,  Messieurs,  cette 
grande  page  de  notre  histoire.  La  philosophie  sociale  n'a  jamais 
eu  plus  beau  sujet.  Si  l'examen  des  faits  et  la  critique  des  idées 
m'oblige  à  conclure  que  les  deux  premières  hypothèses,  c'est  à 
dire  la  séparation  de  l'Église  et  de  l'État  et  la  fondation  d'une 
religion  nouvelle,  étaient  irréalisables,  la  troisième  hypothèse, 
celle  du  Concordat,  dont  je  vous  entretiendrai,  jeudi  prochain, 
apparaîtra  comme  le  résultat  nécessaire  de  la  situation  de  notre 
pays,  dans  ces  temps  fameux. 

I.  —  La  séparation  de  l'Église  et  de  l'État  était-elle  possible 
en  1800? 

Nous  savons  déjà,—  (car  nous  l'avons  établi  scientifiquement 
dans  notre  deuxième  conférence),  —  qu'il  est  impossible  à  la 
société  civile  et  à  la  société  religieuse  de  se  mouvoir  dans  des 
sphères  complètement  séparées;  et  cela  :  1°  parce  que  l'homme, 
sujet  commun  de  ces  deux  sociétés,  a  besoin  d'unité  dans  ses 
idées  et  dans  ses  sentiments  ;  2°  parce  que  la  société  civile  et  la 
société  religieuse  ont  le  même  territoire ,  pour  théâtre  d'action  ; 
3°  par  ce  que  ces  deux  sociétés  se  rencontrent  inévitablement , 
devant  les  trois  grandes  questions  de  l'organisation  de  la  lamille 
de  la  propriété  et  de  l'instruction  publique.  Ces  deux  sociétés 
doivent  donc  avoir  des  rapports  entre  elles.  Ni  l'Etat  ne  saurait 
se  désintéresser  de  la  Religion,  ni  la  Religion  ne  saurait  se 
désintéresser  des  choses  de  TEtat  :  mais  leurs  relations,  qu'au- 
cun système  philosophique  et  politique  ne  détruira,  peuvent  être, 
en  fait,  plus  ou  moins  étroites  et  nombreuses. 

Premièrement,  tes  relations  de  la  société  civile  et  de  la  société 
religieuse  peuvent  être  portées  au  maximan,  par  exemple,  quand 


CINQUIÈME  CONFÉRENCE  569 

l'État  adopte  une  religion  officielle,  comme  cela  existait  en 
France  avant  1789,  comme  cela  existe  encore  en  Angleterre, 
en  Prusse  et  en  Russie.  Deuxièmement,  ces  relations  peuvent 
être  réduites  au  minimum,  comme  cela  se  pratique  aux  États- 
Unis,  où  le  chef  de  la  République  se  borne  à  demander,  dans  les 
circonstances  solennelles,  des  prières  aux  diverses  communions 
chrétiennes.  Troisièmement,  ces  relations  peuvent  être  mainte- 
nues dans  un  juste  milieu  ,  comme  dans  les  pays  concordataires. 

Or,  Messieurs,  nous  nous  demandons  si,  en  l'année  1800,  les 
relations  de  la  société  civile  et  de  la  société  religieuse  pouvaient 
être  ramenées  ,  en  France ,  à  ce  minimum  indispensable ,  qui 
s'appelle  la  séparation  de  l'Église  et  de  l'État. 

Rien  de  plus  séduisant,  en  apparence,  que  la  séparation  de 
l'Église  et  de  l'État,  rien  qui  semble  plus  favorable  à  la  paix 
des  deux  sociétés,  rien  que  les  publicistes  et  les  politiques  du 
jour,  les  yeux  fixés  sur  l'Amérique,  désirent  et  célèbrent  da- 
vantage. L'Église,  société  spirituelle,  s'occupant  librement  des 
âmes  qui  réclament  son  ministère;  l'État,  société  temporelle, 
s'occupant  des  intérêts  matériels  des  peuples  et  laissant  à 
chaque  homme  le  soin  de  sa  conscience:  tel  est  l'idéal  aujour- 
d'hui caressé  par  un  nombre  toujours  croissant  de  nos  contem- 
porains. La  Religion  et  la  Politique  sont,  dit-on,  deux  mondes 
réservés,  distincts  l'un  de  l'autre,  et  qui  ont  des  fins  spéciales.  11 
est  dangereux  de  les  rapprocher,  plus  dangereux  encore  de  les 
unir.  Laissons-les  se  mouvoir,  dans  une  réciproque  et  pleine 
indépendance. 

Cette  théorie  qui  a  pour  formule  le  mot  fameux  de  Cavour  : 
«  L'Église  libre  dans  l'État  libre  »,  ne  montre  toutes  les  difficultés 
dont  elle  est  remplie  que  lorsqu'on  la  fait  descendre  des  hauteurs 
de  l'abstraction  sur  le  terrain  pratique  de  la  réalité.  Nous  allons 
le  constater  solennellement ,  en  étudiant  ies  rapports  de  l'Église 
et  de  l'Etat,  au  commencement  de  ce  siècle. 

La  rupture  entre  les  deux  sociétés  existait.  L'Eglise  et  l'État , 
séparés  violemment  par  la  Révolution,  n'avaient  pas  pour  cela 
cessé  d'agir,  mais  leur  action  isolée  se  renfermait  dans  un  cercle 
distinct.  Pourquoi  ne  pas  consacrer  ce  fait  accompli?  Pourquoi 
rattacher,  comme  autrefois,  les  flèches  du  faisceau  brisé  ?  «  Une 
seule  résolution  ferme  et  juste  devait  être  prise  par  les  hommes 
d'État ,  dans  cette  circonstance  :  il  fallait  imposer  à  chaque 
communion  le  devoir  d'entretenir  les  prêtres  de  son  culte  '.  » 

Messieu'S,  il  n'y  avait  à  cela  qu'un  malheur,  c'est  que  personne 
n'y  pensait.  La  théorie  de  la  séparation  de  l'Église  et  de  l'État  est 
toute  récente:   elle  n'existait  pas,  en  1800.  Vous   chercheriez 

1.  Madame  de  Sla  1 ,  Considérations  sur  la  Révolution  française  ,  premier  vol.,  cli.  xm. 


570  l'église  et  l'état 

vainement,  dans  les  discours  des  hommes  politiques  de  la  Cons- 
tituante, l'idée  d'une  séparation  telle  qu'on  la  rêve  aujourd'hui , 
entre  la  société  religieuse  et  la  société  civile.  Les  habitudes  con- 
traires dataient  de  trop  loin,  et  il  en  est  d'une  nation  comme  d'un 
individu,  on  ne  change  pas  en  quelques  jours  son  tempérament 
ni  les  habitudes  de  sa  vie.  La  Constituante  avait  proclamé  :  l°que 
les  fonctions  du  sacerdoce  sont,  dans  toute  société  humaine, 
les  plus  augustes  et  les  plus  nécessaires  ;  2°  qu'une  pension 
annuelle  de  douze  cents  francs,  au  moins,  serait  allouée  à  cha- 
que curé,  en  dédommagement  des  biens  ecclésiastiques  dont  la 
vente  et  le  produit  alimentaient  le  trésor  public  pour  soutenir  la 
guerre  contre  l'Europe  *. 

Vous  l'entendez,  Messieurs,  la  séparation  de  l'Église  et  de  l'État 
ne  hantait  alors ,  en  France,  aucun  esprit,  et  un  jour  Cambon 
ministre  des  finances ,  demandant  à  la  Convention  2  de  rayer  les 
pinsions  ecclésiastiques  du  livre  de  la  dette  nationale,  deux 
hommes  parurent  à  la  tribune  pour  combattre  ce  projet  de  loi. 

«  Il  faut,  s'écria  l'un,  se  défier  d'une  idée  jetée  dans  cette 
Assemblée.  On  a  prétendu  que  les  prêtres  ne  devaient  pas  être 
salariés  par  le  trésor  public.  On  s'est  appuyé  sur  des  considéra- 
tions philosophiques  qui  me  sont  chères,  car  je  ne  connais 
d'autre  Dieu  que  celui  de  l'univers,  d'autre  culte  que  celui  de  la 
justice  et  de  la  liberté.  Mais  l'homme  maltraité  de  la  fortune 
cherche  des  jouissances  éventuelles  :  quand  il  voit  un  homme 
riche  se  livrera  tous  ses  goûts,  caresser  tous  ses  désirs,  tandis 
que  ses  désirs,  à  lui,  sont  restreints  au  plus  étroit  nécessaire, 
alors  il  croit,  et  cette  idée  est  consolantej  pour  lui.  Il  croit  que 
dans  une  autre  vie  ses  jouissances  se  multiplieront  en  proportion 
de  ses  privations  dans  celle-ci.  Quand  vous  aurez  eu ,  pendant 
quelque  temps ,  des  officiers  de  morale  qui  auront  fait  pénétrer 
la  lumière  dans  les  chaumières,  alors  il  sera  bon  de  parler  au 
peuple  morale  et  philosophie.  Mais  jusque-là  il  est  barbare, 

1.  Le  12  juillet  1790.  la  Constituante  décrétait,  dans  la  Constitution  civile  du  Clergé  : 
Art.  1er  «Les  ministres  de  la  religion  exercent  les  premières  et  les  plus  importantes 
fonctions  de  la  société,  et  obligés  de  résider  continuellement  dans  le  lieu  du  service 
auquel  la  confiance  des  peuples  les  a  appelés,  ils  seront  défrayés  par  la  nation.  » 
—  Art.  5  «Le  traitement  des  curés  sera,  savoir:  dans  les  villes  et  bourgs  dont  le 
population  est  au-dessous  de  dix  mille  âmes  et  au-dessus  de  trois  mille,  de  deux 
mille  quatre  cents  livres.  Dans  toutes  les  autres  villes  et  bourgs,  et  dans  les  villages, 
lorsque  la  paroisse  offrira  une  population  de  trois  mille  âmes  et  au-dessous,  jusqu'à 
deux  mille  cinq  cents,  de  deux  mille  livres;  lorsqu'elle  en  offrira  une  de  deux  mille 
cinq  cents  âmes  jusqu'à  deux  mille,  de  dix-huit  cents  livres;  lorsqu'elle  en  offrira  une 
de  moins  de  deux  mille,  de  quinze  cents  livres,  et  lorsqu'elle  en  offrira  une  de  mille 
âmes  et  au-dessous,  de  douze  cents  livrra.  »  —  Le  Concordat  est  resté  lui-même  bien 
loin  de  ce  règlement  de  la  Constiluante.  Nos  pauvres  curés  reçoivent  aujourd'hui 
900  francs,  c'est-à-dire  300  francs  de  moins  que  ne  le  voulait  la  Constituante,  et  chacun 
sait  que  1200  francs,  à  la  fin  du  siècle  dernier,  valaient  mieux  que  2000  francs  aujour- 
d'hui. 

2.  C'était  pendant  le  procès  de  Louis  XVI,  en  janvier  1793, 


CINQUIÈME  CONFÉRENCE  571 

c'est  un  crime  de  lèse-nation  de  vouloir  ôter  au  peuple  des  hommes 
dans  lesquels  il  peut  trouver  encore  quelques  consolations.  » 

Le  second,  abordant  le  côté  politique  de  la  question,  dit  aux 
conventionnels  :  «  Qui  sont  ceux  qui  croient  à  la  nécessité  du 
culte?  Ce  sont  les  citoyens  les  plus  faibles  et  les  moins  aisés.  Ce 
sont  donc  les  citoyens  pauvres  qui  seront  obligés  de  supporter 
les  frais  du  culte,  ou  bien  ils  seront  encore  à  cet  égard  dans  la 
dépendance  des  riches,  ils  seront  conduits  à  mendier  la  religion 
comme  ils  mendient  du  travail  et  du  pain  ;  ou  bien  encore , 
réduits  à  l'impuissance  de  salarier  les  prêtres,  ils  seront  forcés 
de  renoncer  â  leur  ministère,  et  c'est  la  plus  funeste  de  toutes  les 
hypothèses,  car  c'est  alors  qu'ils  sentiront  tout  le  poids  de  leur 
misère,  qui  semblera  leur  ôter  tous  les  biens,  jusqu'à  l'espé- 
rance K .  » 

Quels  étaient  donc  ces  deux  hommes  qui  forcèrent  Cambon 
à  retirer  son  projet  de  loi  sur  la  séparation  de  l'Église  et  de 
l'État  ?  Les  nommerai-je  ?. . .  J'hésite ,  Messieurs ,  car  nous 
sommes  dans  un  temple.  Et  cependant  il  le  faut,  la  nécessité 
du  sujet  m'y  contraint:  ces  deux  hommes  étaient  Danton  et 
Maximilien  Robespierre... 

Et  ce  que  ces  deux  hommes,  au  faîte  de  leur  puissance, 
déclaraient  impraticable  et  souverainement  impolitique,  ne 
l'était  pas  moins  dix  ans  plus  tard.  La  situation  de  la  France 
en  1801  ressemblait,  sous  ce  rapport,  à  ce  qu'elle  était  en  1793. 
Que  dis-je?  Elle  s'était  aggravée. 

En  effet,  après  la  réaction  politique  qui  suivit  le  18  thermidor 
et  la  chute  tragique  de  Robespierre,  Cambon  reprit  son  décret 
contre  les  cultes  et  le  fit  accepter  par  la  Convention.  Ce  décret, 
qui  supprime  le  traitement  des  prêtres  et  annule  les  lois  de  la 
Constituante  sur  les  pensions  ecclésiastiques ,  est  moins  une 
séparation  de  l'Église  et  de  l'État  que  la  proclamation  impie  de 
l'écrasement  de  l'Église  par  l'Etat.  On  y  lit  ces  paroles  auda- 
cieuses: «Les  édifices  qui  étaient  employés  pour  le  culte  ont 
été  démolis  ou  servent  de  lieu  de  réunion  pour  former  l'esprit 
public.  »  Et  encore  :  «  Proclamez  un  principe  religieux,  de  suite 
il  faudra  des  temples  qui  devront  être  gardés  par  des  personnes 
qui  s'en  prétendront  les  ministres;  ils  demanderont  des  traite- 
ments et  des  revenus.  S'ils  réussissent  dans  leur  première 
demande,  ils  élèveront  bientôt  de  nouvelles  prétentions,  et  sous 
peu  ils  établiront  des  hiérarchies  et  des  privilèges...  En  consé- 
quence, la  Convention  décrète:  Article  1°'".  —  La  République 
française  ne  paye  plus  les  frais  ni  les  salaires  d'aucun  culte.  » 

Cette  décision ,  en  date  du  17  septembre  1794 ,  n'eut  pas  le 
succès  qu'en  attendait  la  Convention  :  loin  de  tuer  la  religion 

1.  Louis  Blanc ,  Histoire  de  la  Révolution  française,  livre  VIII,  ch.  VIII. 


572  l'église  et  l'état 

catholique  en  cessant  de  payer  les  prêtres,  elle  lui  rendit  un 
peu  de  son  antique  popularité  en  blessant  la  liberté  de  conscience 
et  l'opinion  publique.  Le  21  février  1795,  et  le  30  mai  et  le 
6  septembre  de  la  même  année ,  la  Convention  retoucha  son 
règlement  antérieur,  elle  rendit  à  la  religion  quelques  édifices 
non  encore  aliénés,  mais  elle  prit  soin  de  spécifier  que  les 
mêmes  temples  serviraient  aux  cérémonies  de  tous  les  cultes 
et  elle  punit,  de  la  prison  et  de  l'exil,  quiconque  publierait  une 
bulle  du  Pape.  De  semblables  mesures,  d'un  mauvais  goût  et 
d'un  despotisme  si  révoltants,  n'étaient  pas  faites  pour  ramener 
la  paix  dans  les  cœurs  et  en  l'année  1801  la  situation,  devenue 
intolérable,  appelait  d'elle-même  une  nouvelle  réglementation 
des  cultes. 

L'État  l'eût-il  voulu,  ne  pouvait  passer  outre.  Pourquoi?  Parce 
que  les  décrets  de  la  Constituante,  instituant  pour  chaque  curé, 
une  pension  annuelle  de  dou\e  cents  francs,  étaient  formels,  publics, 
connus  de  toute  l'Europe,  et  qu'un  grand  peuple  ne  foule  pas 
ainsi  aux  pieds  ses  serments  ;  parce  que  le  clergé  exerçait  une 
influence  d'autant  plus  redoutable  que  l'indemnité,  non  soldée 
de  ses  biens  l'aurait  manifestement  autorisé  à  en  revendiquer  la 
légitime  possession;  parce  que  la  religion  catholique,  dépouillée 
de  ses  privilèges  civils,  était  néanmoins  restée  vivante  dans 
le  cœur  des  masses  et  que  c'était  une  très  faible  minorité  de 
citoyens  qui  représentait  le  déisme  ou  l'athéisme. 

Il  fallait  donc,  de  toute  nécessité,  résoudre  politiquement  la 
question  religieuse  alors  pendante,  et  on  ne  pouvait  la  résoudre 
parla  séparation  de  l'Église  et  de  l'État,  sans  mettre  aux  prises 
la  Démocratie  et  le  clergé. 

La  force  de  cette  conclusion  vous  paraîtra  d'autant  plus 
imposante  que  vous  vous  rappellerez  qu'il  y  avait  alors  un 
schisme,  comptant  des  évêques  et  des  prêtres  nombreux,  aux- 
quels les  pasteurs ,  revenus  de  l'exil  et  appuyés  sur  le  vœu  des 
fidèles ,  disputaient ,  non  sans  autorité ,  la  possession  des  édi- 
fices sacrés.  Pouvait-on  laisser  se  prolonger  ces  scandaleux 
débats,  qui  troublaient  les  consciences  et  retentissaient  si  pro- 
fondément dans  le  pays?  La  Vendée,  naguère  frémissante  et 
maintenant  à  peine  calmée,  disait  assez  haut  les  malheurs  qu'en- 
traînent toujours  les  querelles  religieuses.  Le  Premier  Consul 
eut  fait  preuve  d'une  rare  inhabileté,  s'il  n'eût  eu  souci  de 
ce  désordre  moral  :  d'autant  plus  qu'il  s'agissait  de  l'avenir 
même  de  la  Démocratie  française  et  de  l'attitude  du  clergé  à  son 
égard.  Suivez  bien  ces  considérations. 

L'infortune  est  un  lien  tout-puissant,  pour  unir  les  âmes.  Les 
souffrances  partagées,  les  périls  traversés  en  commun ,  devien- 
nent pour  les  cœurs ,  que  le  malheur  rassemble,  des  causes  de 


CINQUIÈME  CONFÉRENCE  573 

sympathie  qui  mettent  en  branle  les  fibres  les  plus  délicates 
et  les  plus  énergiques  de  notre  être.  Quand  deux  hommes  ont 
pleuré  sous  le  même  toit  et  porté  le  même  deuil,  leur  âme  se 
rapproche  dans  une  alliance  plus  intime  et  se  soude,  pour 
ainsi  dire,  au  feu  de  la  douleur. 

La  Monarchie  et  le  clergé,  frappés  ensemble,  ensemble  déci- 
més, s'étaient  aimés  d'un  amour  inconnu,  pendant  ces  terribles 
jours  ou  la  Révolution  les  avait  l'un  et  l'autre  précipités  dans 
le  sang.  La  Démocratie  victorieuse,  au  lieu  de  diviser  les  forces 
de  la  Monarchie  en  en  séparant  le  clergé,  devait-elle  laisser  au 
parti  de  l'émigration  un  auxiliaire  aussi  précieux?  C'eût  été 
peu  sage.  Les  partisans  du  nouveau  régime  avaient  lieu  de 
craindre  que  le  clergé  mécontent  ne  travaillât  à  rouvrir  aux 
princes  exilés  le  chemin  du  trône,  et  ne  cherchât  à  inquiéter  les 
consciences  sur  la  possession  des  biens  ecclésiastiques.  Il  fallait 
régler  ce  point  capital,  et  on  ne  le  pouvait  prudemment  en 
séparant  l'Église  de  l'État.  Le  clergé  français  avait  trop  partagé 
les  vicissitudes  de  la  nation,  pendant  quatorze  siècles,  et  trop 
mêlé  ses  destinées  à  celle  de  la  monarchie,  pendant  les  jours 
tragiques  de  la  Révolution,  pour  qu'il  fût  possible  de  s'arrêter 
à  cette  solution  radicale.  Les  écrivains,  qui  affirment  aujour- 
d'hui le  contraire,  sont  des  poètes  et  non  des  historiens.  Le 
roman  qu'ils  inventent  ne  résiste  pas  à  l'étude  impartiale  de 
la  réalité:  cette  réalité ,  en  l'année  1800,  c'était  la  France  divisée, 
c'était  la  Démocratie  à  peine  remise  de  l'ivresse  du  triomphe  s 
et  en  face  de  cette  France ,  de  cette  Démocratie  ,  c'était  le  clergé 
uni  au  passé  par  les  liens  de  l'histoire  et  du  malheur.  Quand 
le  Premier  Consul  n'aurait  pas  eu  le  génie  administratif,  que 
nul' ne  lui  conteste,  la  situation  que  nous  venons  de  peindre 
repoussait  tellement  d'elle-même  la  séparation  de  l'Église  et 
de  l'État ,  qu'on  n'y  aurait  pu  songer  sans  folie. 

II.  —  Nous  l'avouons,  direz-vous  peut-être,  la  séparation  de 
l'Église  et  de  l'État  eût  été  prématurée,  en  l'année  1800  : 
d'ailleurs  personne  n'y  songeait.  Mais  les  temps  et  les  esprits 
sont  bien  changés.  La  libre-pensée  a  vu  ses  phalanges  grossir. 
L'indifférence  à  l'égard  des  vieilles  croyances  catholiques  aug- 
mente sans  cesse.  Il  répugne  à  la  justice  et  à  la  raison  d'imposer, 
à  qui  n'a  plus  la  foi ,  le  salaire  d'un  culte  qu'il  ne  pratique  plus. 
«  L'union  de  l'État  et  de  l'Église  était  fondée  essentiellement 
sur  l'unité  de  religion  :  on  était  tout  ensemble  et  indissoluble- 
ment croyant  et  citoyen.  Cette  union  fut  grandement  ébranlée 
déjà,  quand  plusieurs  confessions  religieuses  purent  coexister 
dans  un  même  État;  c'étaient  pourtant  encore  des  rameaux 
d'un  même  tronc  et  l'on  pouvait  concevoir  l'État ,  étendant  sur 


574  l'église  et  l'état 

toutes  sa  protection  et  sa  tutelle,  comme  cela  arrive  aujourd'hui 
encore  dans  plusieurs  pays  protestants.  Mais  lorsque  prévaut 
sans  mélange  le  principe  rationaliste ,  lorsque  le  citoyen  n'appar- 
tient plus  que  par  son  libre  choix  à  Tune  des  confessions 
chrétiennes  et  peut  professer  n'importe  quel  autre  culte  ou 
même  n'en  professer  aucun,  sans  rien  perdre  de  ses  droits  ou 
sans  diminuer  ses  devoirs  envers  l'État -,  lorsque  la  détermination 
légale  de  ces  droits  et  de  ces  devoirs  ne  s'inspire  plus  des  préceptes 
d'une  doctrine  révélée,  mais  des  suggestions  de  la  raison;  alors 
l'union  de  l'Église  avec  l'État,  j'entends  l'union  juridique  et 
légale  ne  répond  plus  aux  conditions  de  la  société.  Les  concor- 
dats et  les  transactions  entre  les  deux  systèmes  peuvent  être 
approuvés  encore  comme  expédients  temporaires,  non  comme 
ordre  de  choses  normal  et  définitif.  A  la  condition  spéciale  que 
nous  venons  de  décrire,  (ajoute  le  publiciste  auquel  nous 
empruntons  cet  exposé),  répond  nécessairement  une  forme 
civile  el  juridique  nouvelle.  Cette  forme  ne  saurait  être  que  la 
séparation  de  l'Église,  ou  pour  mieux  dire  des  églises,  d'avec 
l'État1.» 

Messieurs,  je  ne  dissimulerai  pas  le  progrès  de  ces  idées  sépa- 
ratistes, dans  l'opinion  publique.  Les  journaux  les  répètent,  la 
tribune  en  retentit,  la  France  entière  en  est  émue.  Partout  on 
entend  dire  :  pourquoi  l'État  donnerait-il  salaire  aux  ministres 
des  différents  cultes?  Les  payer,  c'est  les  reconnaître.  Or,  l'État, 
en  reconnaissant  un  culte,  en  l'inscrivant  chaque  année  au  bud- 
get national,  n'empiète-t-il  pas  sur  un  domaine  qui  lui  est 
étranger,  le  domaine  des  idées  religieuses?  De  plus,  n'impose- 
t-il  pas  aux  libres-penseurs,  qui  se  soucient  peu  d'une  religion, 
quelque  forme  qu'elle  revête,  une  charge  aussi  onéreuse  qu'in- 
juste? Ceux  qui  font  appel  aux  services  d'un  médecin  ou  d'un 
avocat  le  rétribuent  :  pourquoi  la  condition  du  prêtre  diffèrerait- 
elle?  Le  prêtre  doit  recevoir  son  légitime  salaire  de  la  reconnais- 
sance et  de  l'équité  des  croyants  qu'il  assiste.  Agir  autrement, 
faire  intervenir  l'État  dans  les  choses  de  conscience,  salarier  le 
clergé  des  diverses  communions,  c'est  continuer  les  errements 
du  passé,  c'est  exposer  les  peuples  à  voir  éclater  de  nouveau 
dans  leur  sein  les  vieilles  et  désastreuses  querelles  du  moyen 
âge,  entre  le  Sacerdoce  et  l'Empire. 

Voilà  ce  qu'on  publie,  Messieurs,  dans  les  journaux,  à  la  tri- 
bune, partout;  voilà  ce  que  vous  avez  dit  vous-mêmes  peut-être; 
voilà  ce  qui  paraît  à  beaucoup,  Y  idéal  qu'on  doit  incessamment 
réaliser,  dans  les  rapports  de  l'Église  et  de  l'État.  Permettez-moi 
de  vous  montrer  les  difficultés  pratiques  de  cette  théorie,  avec  la 
même  loyauté  que  j'ai  mise  à  vous  l'exposer  sans  réticences. 

1.  Minghetti,  L'État  et  V Église,  ch.  II.  traduction  de  Louis  Borguet. 


CINQUIÈME    CONFÉRENCE  575 

Et  d'abord,  est-il  vrai  que  les  libres-penseurs  convaincus  soient 
si  nombreux  qu'il  faille,  sous  peine  de  blesser  la  justice,  les 
exempter  de  contribuer  au  salaire  du  Clergé  ?  Nous  en  doutons. 
La  libre-pensée  est  pour  plusieurs,  (et  ce  groupe  est  fort  petit), 
un  thème  ardemment  soutenu,  je  le  sais;  mais  pour  le  grand 
nombre  la  libre-pensée  n'est  que  Findifférence  religieuse,  ou  tout 
au  plus  une  protestation  contre  l'influence  politique  qu'on  attri- 
bue aux  prêtres.  On  se  dit  libre-penseur,  parce  qu'on  a  cessé  de 
prier  Dieu,  d'aller  au  temple  ;  on  se  dit  libre-penseur  surtout, 
parce  qu'on  est  républicain,  et  que  l'erreur  du  parti  républicain 
consiste  à  s'imaginer  que  le  prêtre  est  son  ennemi.  Si  ceux  qui 
se  déclarent  partisans  de  la  libre-pensée  pouvaient  un  jour  se 
convaincre  que  le  Clergé,  loin  d'être  hostile  aux  institutions 
vraiment  républicaines,  les  accepte,  leur  opposition  au  sacer- 
doce tomberait  et  leurs  grandes  phrases  sur  la  séparation  de 
l'Église  et  de  l'État  iraient  rejoindre,  au  royaume  des  utopies, 
toutes  les  idées  inapplicables.  Mais  les  libres-penseurs  voient 
dans  l'Église  catholique  l'alliée  séculaire  et  puissante  de  la  mo- 
narchie, et  ils  regardent  les  cinquante  millions  que  le  budget  lui 
alloue,  chaque  année,  comme  l'aliment  d'une  guerre  dont  ils 
sont  les  victimes.  Ils  ne  veulent  plus  être  dupes,  ils  ne  veulent 
plus  soutenir  leur  ennemi,  et  c'est  pourquoi  ils  disent  :  le  prêtre 
doit  être  salarié  par  ceux  qui  l'emploient. 

On  pourrait  leur  répondre  :  1°  que  le  prêtre  n'est  pas  l'ennemi  du 
système  républicain,  mais  seulement  de  certaines  lois  fausses 
et  de  certains  actes  fâcheux  d'administration,  que  l'on  couvre  du 
nom  usurpé  de  République  -,  2°  "que  les  femmes  et  les  enfants 
tiennent  quelque  place  dans  une  nation  ;  que  ni  les  femmes,  ni 
les  enfants  ne  sont,  en  majorité,  libres-penseurs,  et  que  par 
conséquent  l'État  ne  manque  pas  à  la  justice  en  leur  assurant  le 
ministère  du  prêtre.  Mais  il  vaut  mieux  faire  l'autopsie  des  argu- 
ments qu'on  nous  oppose  et  montrer  toute  leur  faiblesse. 

Observons  donc,  Messieurs,  que  ceux  qui  disent:  «  le  prêtre 
doit  être  salarié  par  ceux  qui  l'emploient,  »  raisonnent  avec  une 
légèreté  peu  philosophique.  La  société  repose  sur  la  solidarité.  Il 
ne  suffit  pas  qu'un  homme  n'ait  personnellement  aucun  besoin 
du  ministère  des  tribunaux  ou  des  armées  pour  qu'il  refuse  de 
contribuer  à  l'entretien  de  ces  deux  grandes  forces  sociales  :  il 
suffit  seulement  qu'il  puisse  en  avoir  besoin.  Le  modeste  laboureur , 
qui  vit  au  fond  de  nos  campagnes,  pourra  n'avoir  besoin  présen- 
tement ni  de  la  police,  ni  de  la  magistrature,  ni  d'aucune  des 
institutions  protectrices  de  la  société  civile,  et  cependant  il  n'hé- 
sitera pas  à  payer  l'impôt.  Pourquoi?  parce  que  le  bon  sens  suffit 
à  lui  apprendre  qu'il  est  solidaire  de  la  prospérité  et  de  la  sécurité 
générales  du  pays.  Il  sait  qu'un  jour  peut  venir,  où  ses  terres 


576  L'ÉGLISE  ET  L'ÉTAT 

seront  attaquées,  sa  réputation  noircie,  et  il  veut  qu'alors  il  y  ait 
un  magistrat  et  un  soldat  pour  le  protéger.  Dans  ce  but,  il  n'hésile 
pas  à  contribuer  à  leur  entretien  normal. 

Ainsi  en  est-il  pour  le  prêtre.  Celui-là  le  paiera  qui  fera  appel  à 
ses  services,  dites -vous:  entendez  la  foudroyante  réplique  de 
Mirabeau  ,  peu  suspect  de  trop  vives  sympathies  à  notre  égard  : 
«  Je  remarquerai,  s'écrie-t-il,  que  tous  les  membres  du  clergé  sont 
des  officiers  de  l'État;  que  le  service  des  autels  est  une  fonction 
publique,  et  que  la  religion,  appartenant  à  tous,  il  faut  par  cela 
seul  que  ses  ministres  soient  à  la  solde  de  la  nation,  comme  le 
magistrat  qui  juge  au  nom  de  la  loi,  comme  le  soldat  qui  défend , 
au  nom  de  tous,  les  propriétés  communes.  Je  conclurai  de  ce 
principe,  que  si  le  clergé  n'avait  point  de  revenu,  VÉtat  serait 
obligé  d*y  suppléer  '.  » 

J'entends  bien  qu'on  m'objecte  que  les  idées  de  Mirabeau  ne 
sauraient  être  une  loi  pour  le  génie  des  modernes  et  qu'il  est  de 
toute  justice  que  qui  emploie  le  prêtre  le  salarie.  Mais  si  par 
hasard  je  suis  pauvre,  et  que  ma  mère  mourante  demande  un 
prêtre,  faudra-t-il  que  je  sois  condamné  à  ne  pouvoir  frapper  à  la 
porte  d'un  ministre  de  la  religion,  parce  que  ma  détresse  m'empê- 
chera de  lui  donner  salaire?  Ou  bien,  l'État  rétribuera-t-il  d'office 
des  prêtres  pour  les  indigents,  comme  il  rétribue  des  avocats  à  la 
barre  et  des  médecins  dans  les  hôpitaux?  En  ce  cas,  la  séparation 
de  l'Église  et  de  l'État  serait  une  chimère.  Ecartons  donc  cette 
première  objection  que  des  libres-penseurs  superficiels  nous  oppo- 
sent, et  disons  hardiment:  la  société  a  le  droit  d'exiger  de  tout 
homme  qu'il  concoure,  dans  la  mesure  de  ses  forces,  à  l'entretien 
d'un  service  public,  en  général,  et  à  l'entretien  du  sacerdoce, 
en  particulier,  parce  que  tout  homme  peut  avoir  besoin,  à  un 
moment  donné,  de  la  présence  et  de  l'assistance  d'un  prêtre. 

Je  regarde  cet  immense  auditoire,  je  cherche  parmi  vous  un 
homme  assez  téméraire  pour  déclarer,  ici,  solennellement,  qu'il 
n'appellera  jamais  un  prêtre,  fût-ce  même  à  l'heure  poignante  de 
la  mort.  Si  cet  homme  est  dans  ce  temple,  qu'il  se  lève,  qu'il 
arrête  mon  discours. . .  Vous  restez  silencieux?  Ah!  je  le  com- 
prends. On  peut  dire:  je  n'aurai  pas  besoin  d'un  prêtre,  quand 
on  est  encore  dans  le  mouvement  fiévreux  de  la  vie,  quand  on 
est  emporté  par  les  passions,  toujours  ingénieuses  à  nous  voiler 
le  terme  fatal  de  notre  course,  ici-bas.  Mais  quand  le  corps  flé- 
chit, quand  la  vie  nous  échappe,  quand  une  secrète  terreur  de 
l'âme  nous  avertit  que  la  mort  est  sur  nous,  on  ne  dit  plus:  «  je 
n'ai  pas  besoin  d'un  prêtre,  »  parce  que  Dieu,  dominant  de  sa 
grande  lumière  l'ombre  du  tombeau ,  commence  à  déchirer  le 
voile  derrière  lequel  il  nous  attend.  Je  lisais  avec  épouvante,  il  y 

1.  Discours  du  30  octobre  1789 ,  sur  la  propriété  des  biens  ecclésiastiques. 


CINQUIÈME  CONFÉRENCE  577 

a  quelques  jours  à  peine ,  ces  paroles  audacieuses  ,  que  je 
demande  au  Seigneur  de  ne  pas  laisser  retomber  sur  la  tète  de 
celui  qui  les  a  écrites:  «  je  proteste  d'avance  contre  les  faiblesses 
qu'un  cerveau  ramolli  pourrait  me  l'aire  dire  ou  signer  '.  »  L'in- 
fortuné !  craindrait-il  de  se  démentir,  sur  son  lit  de  mort,  s'il 
était  certain  d'avoir  marché  dans  le  chemin  du  vrai?  Pourquoi  , 
par  un  raffinement  d'orgueilleuse  incrédulité  ,  se  dépouiller 
d'avance  de  l'honneur  d'incliner  devant  Dieu  son  génie  humilié 
et  son  cœur  repentant  ? 

Soyez  sourd  à  sa  fatale  prière,  ô  Jésus,  vous  qu'il  a  connu, 
aimé,  dans  sa  jeunesse,  et  qui  êtes  assez  miséricordieux  pour 
pardonner  aux  fautes  immenses  de  son  âge  mûr.  Triomphez  de 
sa  volonté  rebelle  et  de  son  esprit  égaré,  comme  vous  avez 
triomphé  des  longues  hésitations  de  son  maître  :  qu'il  suive 
Littié  dans  sa  mort  chrétienne  et  baptisée,  comme  il  l'a  suivi, 
hélas  1  dans  sa  vie  de  scepticisme  et  de  science  imparfaite  !  Qu'il 
ait  besoin  d'un  prêtre,  ô  Jésus,  qu'il  nous  appelle  et  nous  cour- 
rons à  lui,  ne  nous  souvenant  que  de  son  âme  immortelle  et  de 
vos  infinies  bontés  ! 

Je  reviens  à  vous  ,  Messieurs ,  et  je  vous  supplie  de  ne  jamais 
dire:  je  n'aurai  pas  besoin  d'un  prêtre,  car  votre  orgueil  d'un 
jour  se  courbera,  tôt  ou  tard  ,  devant  la  moit,  et  c'est  quand  vous 
frémirez  à  la  vue  de  votre  néant,  c'est  quand  vous  serez  sais  s 
d'effroi  au  souvenir  de  vos  iniquités,  que  le  prêtre,  ce  frère  fidèle 
et  tendre,  élèvera  sa  douce  voix ,  pour  vous  parler  de  notre  Père 
céleste,  auquel  vous  croirez  alors,  parce  que  tout  ce  que  vous 
aimiez  vous  manquera. 

«  Preuves  de  sentiment,  »  diront  quelques  rationalistes,  qui 
oublient  que  les  preuves  de  sentiment,  quand  elles  reposent 
sur  la  nature,  sont  aussi  des  preuves  de  raison:  «apportez- 
nous  d'autres  motifs,  pour  nous  convaincre  qu'aujourd'hui  la 
séparation  de  l'Église  et  de  l'État  est  une  chimère.  Quant  à  nous, 
l'œil  fixé  sur  l'Amérique ,  nous  soutenons  que  la  séparation  de 
l'Église  et  de  l'État  est  possible,  parce  qu'elle  est  réelle  :  ab  actu  ad 
posse  valet  consecutio,  vous  ne  sauriez  avoir  oublié,  sitôt,  monsieur 
l'Abbé ,  la  logique  de  votre  éminentissime  docteur  S.  Thomas.  » 

Je  n'ai  rien  oublié,  en  effet,  Messieurs:  je  sais  que  la  séparation 
de  l'Église  et  de  l'État  existe  dans  les  États-Unis  d'Amérique, 
mais  je  dis  qu'en  France,  à  cette  heure,  elle  ne  pourrait  être 
déclarée  sans  causer  d'immenses  troubles  et  peut-être  cle  cruelles 
catastrophes.  Je  le  prouve. 

L'une  des  tendances  les  plus  malheureuses  ,  et  cependant 
les    plus    accentuées   de    la   Fiance    contemporaine  ,  c'est    de 

1.  Ernest  Renan,  Souvenirs  d'Enfante  et  de  Jeunesse,  cl..  VI 

IL  SOIXANTE-TREIZE 


578  l'église  et  l'état 

chercher,  dans  les  nations  voisines,  des  modèles  à  copier,  des 
lois  et  des  institutions  à  transplanter  chez  nous.  L'Angleterre 
a  été,  sous  la  Restauration  et  le  gouvernement  de  Juillet, 
l'idéal  de  nos  hommes  d'État.  La  Prusse  est  devenue  notre 
type  d'organisation  militaire.  L'Amérique,  à  son  tour,  nous 
séduit  et  nos  publicistes  les  plus  avancés  ne  voient,  parmi 
nous,  d'harmonie  possible  entre  la  société  civile  et  la  société 
religieuse,  qu'à  la  condition  d'imiter,  sur  ce  point;,  les  États- 
Unis.  «  Le  monde  marche  vers  une  sorte  d'américanisme , 
qui  blesse  nos  idées  raffinées ,  mais  qui  une  fois  les  crises  de 
l'heure  actuelle  passées,  pourra  bien  n'être  pas  plus  mauvais 
que  l'ancien  régime,  pour  la  seule  chose  qui  importe,  c'est-à- 
dire  l'affranchissement  et  le  progrès  de  l'esprit  humain  *.  » 

Je  voudrais  bien,  Messieurs,  que  l'Angleterre,  l'Allemagne, 
l'Amérique ,  ne  nous  fissent  pas  oublier  que  nous  sommes 
Français  et  que  c'est  de  la  France  qu'il  s'agit,  quand  nous 
parlons  de  la  séparation  de  l'Église  et  de  l'État. 

Les  États-Unis  d'Amérique,  qu'on  nous  propose  ici  pour 
modèle,  n'ont  jamais  connu  l'alliance  étroite  de  la  société 
civile  et  de  la  société  religieuse.  Leur  histoire  n'offre,  sur  ce 
point,  aucune  tradition  qui  ressemble  aux  nôtres,  et  cette 
différence  est  capitale.  Voyez  les  États-Unis,  à  leur  origine: 
vingt  sectes  les  composent,  et  divisées  sur  les  croyances  reli- 
gieuses, ces  vingt  sectes  sont  cependant  d'accord  sur  l'intérêt 
national.  Cet  intérêt  qui  les  rapproche  leur  commande  une 
tolérance  et  une  indépendance  absolues,  toutes  les  fois  que 
les  idées  religieuses  sont  en  cause.  Les  États-Unis  ont  grandi 
dans  cette  tolérance  et  cette  indépendance  réciproques  :  la 
société  religieuse  et  la  société  civile  y  ont  été,  dès  le  début, 
séparées.  Des  lois  communes  règlent  les  propriétés  ecclésias- 
tiques, car,  remarquez-le,  Messieurs,  aux  États-Unis,  les 
diverses  Églises  possèdent ,  et  l'Église  catholique  comme  toutes 
les  autres  2. 

Indépendamment  de  ce  passé  historique,  si  différent  de  celui 
de  la  France,  les  États-Unis  méritent  vraiment  le  nom  d'États- 

1.  Ernest  Renan,  Souvenirs  d'enfance  et  de  jeunesse,  préface. 

2.  La  loi  civile  a  réglé  en  Amérique,<j'que  chaque  église  pourrait  avoir  un  revenu  de 
125,000  francs,  ce  qui  à  5  du  cent  donnée  un  capital  de  2\  millions  500,000  francs.  Dan? 
ces  limites,  le  culte  peut  largement  se  mouvoir  et  les  ressources  de  la  religion  son* 
assurées. 

Loi  du  11  avril  1876,  spéciale  aux  associations  religieuses  dans  l'État  de  New-York, 
article  2e  :  «  En  aucun  cas  le  revenudes  biens  dont  il  s'agit,  (conventions  diocésaines, 
synodes,  comités  presbytériaux,  corps  quelconques  gouvernant  une  église  non  incor- 
porée —  pour  œuvres  de  religion,  de  charité,  d'éducation  —  )  ne  peut  dépasser  25,000 
dollars  (125,000  francs).  » 

Demandez  aux  partisans  de  la  séparation  de  l'Église  et  de  l'État,  en  France,  d'ac- 
corder à  l'Église  catholique  une  pareille  liberté,  et  vous  les  entendrez  crier  que  nous 
voulons  reconstituer  les  biens  de  main-morte. 


C       QUIÈME  CONFÉRENCE  579 

Unis,  car  il  n'y  a  dans  cette  grande  nation,  qu'une  seule 
opinion  politique,  Magistrats,  soldats,  négociants,  prêtres  et 
évêques,  tous  sont  républicains.  Ils  peuvent  différer  d'avis  sur 
la  valeur  ou  l'opportunité  de  tel  oujtel  décret,  de  tel  ou  tel 
acte  administratif,  mais  tous  sont  d'accord  pour  adopter,  servir 
et  défendre  la  République.  Et  les  journalistes  légers  qui  pré- 
tendent, parmi  nous,  qu'il  y  a  incompatibilité  d'essence  entre  la 
République  et  le  Catholicisme,  devraient  bien,  pour  s'instruire , 
solliciter  une  heure  d'audience  de  quelqu'un  des  illustres  prélats 
d'Amérique ,  qui  visitent  Paris.  L'entrevue  serait  aussi  utile 
que  piquante.  Ils  y  apprendraient  que  les  républicains  des  États- 
Unis  n'ont  aucune  crainte  des  propriétés  ecclésiastiques,  et 
que  si  la  séparation  de  l'Église  et  de  l'État  est  possible,  parmi 
eux ,  c'est  parce  que  les  hommes  d'Église  et  les  hommes  d'État, 
y  sont  tous  unanimes  pour  arborer  le  drapeau  républicain  et 
ne  songent  pas,  comme  chez  nous,  à  se  déchirer  sans  merci. 

Vous  voulez,  en  France,  la  séparation  de  l'Église  et  de  l'État , 
vous  la  voulez  parce  qu'elle  existe  aux  États-Unis  :  donnez-moi , 
Messieurs,  les  États-Unis  en  France  et  je  ne  serai  pas  loin  de 
penser  comme  vous.  Donnez-moi  une  histoire  où  l'Église  et 
l'État  n'aient  jamais  eu  que  des  relations  très  éloignées,  donnez- 
moi  surtout  une  France  où  il  n'y  ait  qu'une  opinion  politique , 
et  je  vous  dirai  :  oui,  séparez  l'Église  et  l'État,  rendez  au  clergé 
le  droit  de  posséder,  de  disposer  de  ses  édifices  religieux,  de 
réunir  ses  conciles,  d'organiser  ses  paroisses.  Mais  la  France 
ressemble-t-elle  aux  États-Unis! 

Les  États-Unis  ne  se  défient  pas  des  idées  religieuses,  ni 
de  ceux  qui  les  représentent  et  les  propagent1.  En  est-il  ainsi 
parmi  nous?  Les  État-Unis  accordent  aux  diverses  églises? 
qui  fleurissent  dans  leur  sein,  le  droit  de  posséder  des  biens 
de  main-morte.  La  France  moderne  est-elle  décidée  à  en  faire 
autant  ?  Qui  ne  sait  que  les  biens  de  main-morte  s'étaient 
accumulés,  dans  les  derniers  temps  de  la  monarchie,  qu'ils 
ont  été  saisis  par  la  nation,  partagés,  distribués,  vendus,  à 
partir  de  1790,  et  que  la  seule  pensée  de  leur  reconstitution  est 
un  épouvantail  pour  l'opinion  publique?  Séparer  l'Église  et  l'Etat, 
ce  serait  permettre  aux  biens  de  main-morte  de  se  reconstituer, 
(car  évidemment  on  ne  pourrait  condamner  les  prêtres  à  mourir 
de  faim),  et  les  politiques  ardents  qui  préconisaient  naguère 

1.  «  parmi  les  Anglo-Américains,  les  uns  professent  les  dogmes  chrétiens,  parce 
qu'ils  y  croient,  les  autres  parce  qu'ils  redoutent  de  n'avoir  pas  l'air  d'y  croire...  La  Religion 
qui,  chez  les  Américains  ne  se  mêle  jamais  directement  au  gouvernement  de  la 
société,  dod  donc  être  considérée  comme  la  première  de  leurs  institutions  politiques,  car  si 
elle  ne  leur  donne  pas  la  liberté,  elle  leur  en  facilite  singulièrement  l'usage...  Le  chris- 
tianisme règne  donc  sans  obstacles,  de  l'aveu  de  tous.  »  (A.  de  Tocqueville.  La  démo- 
cratie en  Amérique,  tome  II. 


580  l'église  ET  l'état 

jette  séparation ,  quand  ils  marchaient  à  la  tète  de  l'opposition 
sous  le  règne  de  Napoléon  III,  ont  cessé  de  la  réclamer  depuis 
qu'ils  sont  arrivés  au  pouvoir1,  je  ne  les  en  blâmerai  pas,  car 
il  est  toujours  honorable  de  renoncer  à  des  plans  périlleux, 
pour  revenir  à  des  idées  meilleures.  Nous  voudrions  cependant 
avoir  la  certitude  que  cette  conversion  est  sincère  et  quelle  n'est 
pas  une  tactique.  Mais  peu  importe,  que  ce  changement  singulier 
soit  une  tactique  ou  une  conversion,  il  n'en  reste  pas  moins  que 

1.  Ceci  est  très  remarquable  et  prouve  une  fois  déplus  combien  l'opposilion  politique 
en  France,  avec  le  caractère  d'infaillibilité  qu'elle  affecte  communément,  est  chose 
trop  souvent  superficielle  et  trompeuse.  Qui  s'est  montré  plus  passionnément  partisan 
de  la  séparation  de  l'Église  et  de  l'État  que  MM.  Gambetta,  Jules  Ferry,  Paul  Bért? 
Leurs  discours,  de  1869  à  1876,  sont  imprimés,  et  chacun  peut  les  lire.  Mais  voici  que 
le  système  républicain  triomphe  auxfélections  de  décembre  1877,  après  l'impuissante 
réaction  du  16  mai  :  aussitôt  devenus  maîtres  de  la  place.  Gambetta,  Jules  Ferry, 
Paul  Bert,  redeviennent  partisans  du  Concordat,  et  surtout  des  Articles  organiques,  et 
proclament  que  jusqu'à  nouvel  ordre,  il  serait  inopportun  cle  séparer  l'État  d'avec 
l'Église. 

Entendons-les  tous  trois  et  jugeons'par  eux  de  la  force  intellectuelle  et  de  la  science 
politique  de  nos  grands  hommes... 

«  Un  jour  je  disais  à  Gambetta  :  pourquoi  ne  voulez-vous  plus  de  la  séparation  de 
l'Église  etjde  l'État  ?  Il  me  répondit:  Ce  serait  la  fin  du  monde.  Le  Clergé,  groupant 
autour  de  lui  toutes  les  réactions,  serait  plus  fort  que  nous.  »  (Extrait  d'une  confé- 
rence de  l'ex-père  Hyacinthe  sur  Gambetta). 

«  11  faut'voir  le  monde  où  l'on  vit,  par  le  petit  bout  de  la  lorgnette,  pour  déclarer 
avec  cette  assurance  que  la  France  s'est  ralliée  aux  programmes  intransigeants  et 
radicaux.  Voulez-vous,  Messieurs,  prendre  deux  exemples  caractéristiques?  Il  y  a 
pour  les  rapports  cle  l'Église  et  de  l'État,  une  solution  radicale,  à  laquelle,  s'est  ralliée 
toute  l'extrême  gauche  :  c'est  la  séparation  absolue,  la  suppression  du  budget  des 
cultes,  au  risque  de  voir  se  reconstituer  dans  notre  pays,  d'une  manière  inéluctable  en  quel- 
que sorte  et  par  la  force  même  des  choses,  la  propriété  ecclésiastique.  (Applaudissements). 
Mais  enfin,  c'est  leur  programme,  c'est  leur  thèse,  c'est  leur  cocarde.  Eh  bien  !  j'ai 
regardé,  j'ai  lu  ces  programmes,  je  les  ai  étudiés,  (j'y  ai  quelque  intérêt),  et  je  vous 
déclare  que  c'est  une  minorité,  une  faible  minorité  des  programmes  républicains  qui 
contient  cette  solution,  à  mon  avis  aussi  redoutable  que  chimérique,  de  la  séparation  de 
l'Église  et  de  l'État.  (Salve  d'applaudissements  et  de  bravos1».  La  majorité  se  rattache  à 
la  solution  sage,  pratique,  â  une  exécution  plus  ferme,  je  le  veux  bien,  (augmentée  de 
certains  petits  bouts  cle  lois  qu'il  serait  facile  cle  rédigerj,  à  une  exécution  ferme  du 
Concordat.  »  (Vifs  applaudissements).  —  (Discours  de  M.  Jules  Ferry  à  ses  électeurs, 
12  septembre  1881,  à  Saint-Dié). 

M.  PaulBert  n'a  pas  manqué  de  se  faire  l'écho  de  M.  Gembetta  et  de  M.  Jules  Ferry. 
«  Messieurs,  non  seulemant  je  parle  en  mon  nom,  mais  je  traduis  les  intentions  de  la 
commission  à  laquelle  vous  avez  fait  l'honneur  de  confier  l'examen  des  nombreuses 
questions  qui  sont  comprises  sous  le  titre  de  dispositions  concordataires,  de  sépara- 
tion de  l'Église  et  de  l'État.  Nous  ne  sommes  pas  intervenus  dans  la  discussion 
générale,  imitant  en  cela  la  réserve  du  gouvernement,  et  nous  attendrons  que  l'occa- 
sion se  présente  de  donner  à  cette  grande  discussion  toute  l'ampleur  qu'elle  mérite. 
Mais  je  puis  vous  dire  aujourd'hui  que  le  projet  que  nous  vous  apporterons  repousse 
pour  des  raisons  tirées  de  l'intérêt  seul  cle  la  France  et  cle  la  République,  —  c'est  notre 
opinion,  tout  au  moins,  repousse  les  divers  systèmes  de  séparation  Immédiate  de 
l'Église  et  de  l'État  et  vous  soumet  un  système  dans  lequel  on  arrive  à  une  application 
concordataire  qui  se  tient  à  égale  distance  et  de  la  faiblesse  et  de  l'arbitraire.»  (Officiel, 
séance  du  mardi,  14  novembre  1882). 

On  attend  peut-être,  selon  le  vœu  qu'exprimait  M.  Ernest  Renan,  dans  son  Marc- 
Aurèle,  que  l'instruction  publique  ait  tué  le  Christianisme  dans  les  âmes.  Après  quoi, 
il  sera  bon,  non  pas  de  séparer,  mais  d'opprimer  ou  de  supprimer  l'Église  par  l'État. 
Au  fond,  c'est  le  but  que  visent  quelques  audacieux  :  la  France  saura  ce  que  lui 
coûteront  ces  théories^subversives,  si  un  jour  on  tentait  de  les  appliquer. 


CINQUIEME  CONFÉRENCE  581 

la  comparaison  à  la  mode,  entre  les  État-Unis  et  la  France, 
est  de  tout  point  défectueuse,  et  que  la  conclusion  qu'on  en 
voudrait  déduire  en  faveur  de  la  séparation  de  l'Église  et  de 
l'État,  chez  nous,  n'a  aucune  solidité. 

Eh!  sans  doute.  Voyons-nous  fleurir,  dans  nos  familles,  cet 
amour  de  la  République  qui  fait  la  force  de  la  grande  nation 
américaine?  Répondez,  vous  tous,  répondez,  vous  Français,  qui 
n'êtes  pas  quatre  réunis  ensemble,  sans  avoir  chacun  votre  opi- 
oion,  et  votre  opinion  tranchée,  intolérante,  absolue?  Quoi?  C'est 
vous,  peuple  divisé,  c'est  vous  dans  les  rangs  duquel  je  vois 
flotter  les  drapeaux  ennemis  du  royalisme,  de  l'orléanisme,  de 
l'impérialisme  et  du  républicanisme,  c'est  vous  qui  ne  pouvez 
yous  entendre  sur  rien,  qui  voulez  encore  ajouter  à  toutes  vos 
divisions,  à  tous  vos  troubles,  le  trouble  suprême,  la  division 
immense  qui  jailliront,  comme  de  source,  de  la  séparation  de 
l'Église  et  de  l'État?  Ah!  laissez-moi  admirer  votre  génie 
politique  ! 

Mais  vous  n'y  avez  pas  pensé:  vous  vous  imaginez,  sans 
doute,  qu'on  écrit  dans  un  texte  de  loi  :  séparation  de  VÉtat  et  de 
V Église,  et  que  l'œuvre  est  faite  ?  Décréter  est  facile,  exécuter  ne 
l'est  pas.  A  qui  appartiendront  ces  innombrables  monuments 
religieux,  élevés  par  la  piété  de  nos  pères?  Aux  communes, 
dites-vous.  Mais  les  communes  les  ont-elles  bâtis?  N'est-ce  pas 
l'Église,  la  foi  des  chrétiens,  les  aumônes  des  fidèles?  Et  puis, 
s'il  plaît  à  un  Maire  de  se  signaler  à  l'attention  publique,  en 
ouvrant  l'enceinte  sacrée  de  nos  temples  à  des  réunions  profa- 
nes :  croyez-vous  que  l'opinion"  des  honnêtes  gens  n'en  fera  pas 
justice  et  que  les  consciences  abattues  subiront  ce  scandale  sans 
protester?  Que  de  rumeurs  !  Que  de  bouleversements  !  Dès  le 
premier  dimanche  qui  suivra  votre  décret  séparatiste,  chacun 
de  nos  hameaux  deviendra  un  champ  de  bataille,  où  la  fortuno 
de  la  France  sera  tenue  en  échec  par  la  main  de  ses  enfants. 

Eh  bien,  soit,  Messieurs:  la  séparation  de  l'Église  et  de  l'État 
«  s'accomplira  au  milieu  d'une  tempête,  à  la  grande  surprise  de 
ceux-là  mêmes  qui  auront  frappé  ce  grand  coup,  et  qui  dès  le 
lendemain,  confondus  de  leur  propre  audace,  attendront  comme 
tout  le  monde  avec  une  poignante  curiosité  le  résultat  de  cette 
obscure  expérience  '  ;  »  on  déchirera  le  concordat  de  1801,  on 
foulera  aux  pieds  les  engagements  solennels  de  la  Constituante, 
on  supprimera  la  rente  sacrée  de  cinquante  millions  que  le  bud- 
get assure  au  Clergé  français,  depuis  plus  de  quatre-vingts  ans 
et  à  titre  d'indemnité  pour  les  biens  dont  on  l'a  dépouillé  ;  on  nous 
obligera  de  louer  à  prix  d'or  les  temples  que  nous  avons  bâtis,  et 
de  chercher,  loin  de  nos  presbytères,  l'abri  que  la  charité  publi- 

1.  Prévo<it-Porodo\,  La  France  nouvelle,  cil.  IX. 


582  l'église  et  l'état 

que  ne  nous  refusera  pas  :  oui,  on  fera  cette  immense  révolution, 
et  après  ? 

Croyez-vous  que  la  religion  n'aura  plus  qu'à  s'envelopper  d'un 
linceul  et  qu'à  descendre  au  tombeau?  0  folie  !  La  religion  n'aura 
jamais  été  plus  puissante,  parce  que  ses  serviteurs  n'auront 
jamais  été  plus  héroïques.  Vous  ne  pourrez  lui  refuser  «  les  liber- 
tés de  réunion,  d'association,  de  prédication  et  d'enseignement  '  » 
qu'au  besoin  elle  revendiquerait  par  le  martyre;  vous  ne  pourrez 
briser  en  elle  le  ressort  divin  de  l'apostolat  ;  vous  ne  pourrez 
anéantir  l'Évangile,  chasser  Jésus-Christ  et  son  invincible  assis- 
tance :  avec  cela,  Messieurs,  je  me  tiens  tranquille  sur  les  desti- 
nées du  Christianisme  ;  séparez  tout  à  votre  aise  l'Église  et  l'État, 
et  dans  moins  d'un  siècle,  armés  du  droit  commun  et  soutenus 
par  Dieu,  nous  aurons  rendu  à  l'Église  de  France  sa  place  légi- 
time au  soleil  et  son  influence  nécessaire  sur  la  civilisation. 

Mais,  en  attendant,  quel  ébranlement  dans  notre  pays  !  Et 
quels  résultats^  funestes,  tout  opposés  à  ceux  que  nos  ennemis 
espèrent!  Insistons-y:  la  matière  n'en  est  pas  indigne. 

Quelle  est  l'espérance  de  ceux  qui  réclament  la  séparation  de 
l'Église  et  de  l'État?  Ce  n'est  pas  d'assurer  à  l'Église  une  prospé- 
rité nouvelle  et  inattendue.  Loin  de  là.  On  se  dit  qu'une  fois  que 
les  cinquante  millions  annuels,  qu'on  alloue  au  Clergé  français, 
auront  été  supprimés,  la  religion  aux  abois  tombera  dans  une 
langueur  mortelle.  Son  affaiblissement  progressif  rendra  son 
influence  de  plus  en  plus  insensible  :  la  libre-pensée  triomphante, 
s'élèvera  alors,  sur  les  ailes  du  positivisme  et  du  rationalisme, 
aux  sommets  du  pouvoir.  Pour  cela,  il  faut  non  pas  séparer 
l'État  et  l'Église,  et  laisser  à  celle-ci  sa  liberté  d'action:  ce  qu'il 
faut,  c'est  subordonner  l'Église  à  l'État,  l'enchaîner  par  des 
règlements  Iraconiens,  la  mettre  en  tutelle,  la  placer  résolument 
sous  le  joug. 

Oui,  soyez  sincères,  Messieurs,  et  cherchez  parmi  vous  les 
nobles  cœurs,  les  cœurs  désintéressés,  amis  du  vrai  et  du  bien , 
qui  désirent  la  séparation  de  l'Eglise  et  de  l'Etat,  dans  le  sens 
d'une  indépendance  égale  des  deux  pouvoirs.  Où  sont-ils  ces 
grands  cœurs,  ces,  ssprits  calmes  et  impartiaux?  Il  n'y  en  a  pas; 
il  ne  peut  pas  y  en  avoir.  Nous  comprenons  tous  que  toutes  les 
forces  vives  d'une  nation,  l'instruction  publique,  l'armée,  la 
magistrature,  le  sacerdoce,  doivent  être  orientées  vers  le  même 
horizon.  Nous  comprenons  tous  que  la  séparation  de  l'Eglise  et 
de  l'Etat,  entendue  d'une  manière  absolue  et  totale,  serait  la 
division  du  pays ,  organisée  par  les  lois.  Nous  comprenons 
tous  enfin,  qui  que  nous  soyons,  catholiques  ou  protestants, 
libres-penseurs   ou  chrétiens,  que  ceux  qui  parlent  le   plus 

1.  Prévost-Paradol,$La  France  nouvelle,  ch.  IX. 


CINQUIÈME  CONFÉRENCE  583 

bruyamment  aujourd'hui  de  la  séparation  de  l'Eglise  et  de 
l'Etat,  s'expriment  mal  et  veulent  autre  chose  que  ce  qu'ils 
demandent.  Ils  veulent  la  subordination  de  l'Eglise  à  l'Etat, 
l'enchaînement  du  clergé  à  une  politique  qu'on  l'accuse  de  haïr, 
et  qu'il  ne  haïrait  pas  si  elle  était  chrétienne.  La  séparation  de 
l'Eglise  et  de  l'Etat  n'est  qu'un  prétexte,  d'apparence  généreuse , 
il  est  vrai,  car  il  a  l'air  de  rendre  la  liberté  au  clergé;  mais 
cette  apparence  n'est  que  colorée.  Au  fond,  c'est  la  subordination 
de  l'Eglise  à  l'Etat  que  l'on  souhaite,  que  l'on  cherche,  que 
l'on  prépare  ouvertement.  Je  ne  calomnie  pas  :  «  la  séparation 
de  l'Eglise  et  de  l'Etat,  dit  Minghetti,  n'implique  nullement 
que  les  Eglises,  libres  de  tous  liens,  puissent  se  livrer  bataille 
entre  elles,  encore  moins  donner  l'assaut  aux  autres  institutions 
civiles  et  à  l'Etat.  Non  certes.  Aux  lois  anciennes  il  en  succédera 
d'autres,  et  d'autres  garanties  succéderont  à  celles  qui  étaient 
faites  pour  un  Etat  social  qui  n'existe  plus.  Au  système  préventif 
se  substituera  le  système  répressif.  L'Etat  au  lieu  de  prendre 
comme  autrefois  des  mesures  générales  pour  empêcher  certains 
actes  contraires  à  l'intérêt  public,  déterminera ,  en  toutes  matières, 
les  limites  dans  lesquelles  il  sera  permis  de  se  mouvoir,  et  n'inter- 
viendra que  si  on  les  transgresse 1 .  » 

Vous  l'entendez,  Messieurs,  c'est  l'État  qui  «  déterminera  en 
toutes  matières  les  limites  dans  lesquelles  il  sera  permis  de  se 
mouvoir*.  »  d'où  il  suit  que  cette  prétendue  séparation,  dont  on 
nous  berce,  se  résoudra  pour  la  religion,  en  un  esclavage  assez 
peu  dissimulé.  On  se  flatte  par  là  d'assurer  la  victoire  définitive 
du  système  républicain.  Je  veux  enlever  cette  dernière  illusion 
aux  démocrates  superficiels,  qui  tombent  dans  ce  piège.  Sup- 
posez donc  un  instant  que  la  séparation  de  l'Église  et  de  l'État 
s'accomplisse,  quels  en  seront  les  résultats  immédiats  et  inévi- 
tables? Je  vais  les  dire  sans  hésitation. 

1°  Les  partis  monarchiques,  royaliste,  orléaniste,  napoléonien, 
saisiront  avidement  cette  circonstance  pour  attaquer  la  Répu- 
blique, et  trouveront  dans  le  Clergé  un  concours  d'autant  plus 
certain  et  d'autant  plus  actif  que  ce  dernier  luttera  pour  son 
indépendance.  Déjà  vous  vous  plaignez  que  le  Clergé  français  ne 
montre  pas  assez  d'empressement  à  se  rallier  au  drapeau  répu- 
blicain -,  vous  lui  reprochez  de  faire  cause  commune  avec  les 
monarchistes  :  que  sera-ce  quand  vous  l'aurez  vous-même 
séparé  de  l'État  et  jeté  dans  les  bras  de  vos  ennemis  politiques? 
Qui  veut  la  fin  veut  les  moyens  :  si  vous  voulez  que  le  Clergé 
adopte  peu  à  peu  vos  institutions  et  oublie  les  gouvernements 
protecteurs  du  passé,  témoignez-lui  plus  de  respect  et  moins  de 
défiance.  Ne  le  condamnez  pas  à  chercher  un  appui  auprès  de 

1.  Minghetti,  L'État  et  l'Éalise.ch.  IV. 


584  L'ÉGLISE  ET   L'ETAT 

vos  adversaires.  Il  serait  vraiment  puéril  de  blâmer  le  Clergé 
d'aimer  ceux  qui  le  soutiennent.  Une  république  qui  prendrait 
pour  principes  les  théories  matérialistes,  positivistes,  rationa- 
listes, de  quelques  esprits  exaltés,  une  république  qui  affecte- 
rait de  combattre  partout  l'influence  du  Christianisme,  une 
république  qui  couronnerait  tous  ces  exploits  d'un  nouveau 
genre  en  séparant  violemment  l'Église  de  l'État,  et  qui  oserait 
ensuite  se  plaindre  que  le  Clergé  n'a  pas  de  sympathie  pour  elle, 
ferait-elle  preuve  d'intelligence?  Je  n'hésite  pas  à  dire,  du  haut 
de  cette  tribune  sainte,  que  si  quelques  républicains  ne  trouvent 
pas  dans  le  Clergé  cette  confiance  qu'ils  nous  reprochent  de  leur 
refuser  :  c'est  de  leur  faute.  Et  j'ajoute  que  l'hostilité  du  Clergé 
contre  la  République  redoublera,  par  la  force  même  des  choses, 
le  jour  où  la  séparation  de  l'Église  et  de  l'Etat,  entendue  dans 
le  sens  vexatoire  et  draconien  dont  nous  avons  parlé  plus  haut, 
sera  proclamée.  Ce  sera  le  premier  et  fatal  résultat  de  cette  poli- 
tique malheureuse. 

2°  Les  cinquante  millions,  que  le  budget  nous  alloue  et  qui 
sont  matériellement  indispensables  pour  l'exercice  du  culte  et  le 
modeste  entretien  des  curés,  étant  supprimés  tout  à  coup,  il 
faudra  les  tirer  d'une  autre  source.  Car,  Messieurs,  s'imaginer 
que  la  religion  périra  ou  qu'elle  ne  trouvera  pas  de  secours,  c'est 
rêver.  Le  Clergé  remplacera  donc  les  cinquante  millions  de  l'État 
par  cinquante  millions,  qui  lui  viendront  de  la  charité  des  fidèles. 
«  A  la  bonne  heure,  disent  quelques-uns,  les  riches  nourriront 
les  prêtres,  s'ils  le  veulent  :  mais  les  pauvres,  les  ouvriers,  seront 
débarrassés  d'un  impôt  de  cinquante  millions.»  O  naïveté  !  Les 
cinquante  millions,  qu'on  enlèvera  au  budget  des  cultes,  seront 
reportés  au  budget  de  l'Instruction  publique  et  vos  impôts  reste- 
ront ce  qu'ils  sont ] .  Je  me  trompe ,  vous  aurez  cinquante  mil- 
lions de  plus  à  payer.  «  Le  riche  les  soldera,  »  dites-vous.  En 
apparence,  oui.  Mais  en  réalité,  non.  Le  riche,  obligé  de  sub- 
venir aux  frais  du  culte  et  à  l'entretien  du  Clergé,  augmentera  le 
prix  de  ses  loyers,  restreindra  ses  dépenses,  et  finalement  c'est 
vous,  Messieurs,  c'est  le  peuple,  qui  subira  cette  nouvelle  charge. 
Ce  que  je  vous  dis  est  de  toute  évidence,  sauf  pour  les  esprits 
passionnés  qui  croient  tuer  le  Clergé  en  l'effaçant  du  budget 
national,  ou  pour  les  esprits  superficiels  qui  croient  avoir  extirpé 
une  difficulté,  quand  ils  l'ont  seulement  changée  de  place.  Déjà, 
le  casuel  qui  semble  introduire  dans  l'Église  une  inégalité  cho- 

1.  Je  n'invente  pas.  M.  Jules  Roche,  le  porte-voix  bruyant  et  inexpérimenté  de  l'ex- 
trême gauche,  s'écrie  à  la  tribune  le  16  novembre  1882  :  «  Il  sagit  de  savoir  si  on 
prendra  le  million  que  j'indique,  (million  à  enlever  au  clergé),  pour  l'employer  à  un 
autre  usage...  Vous  êtes  des  hommes  sérieux.  Si  vous  voulez  les  réformes,  si  vous 
voulez  que  les  amendements  passent,  il  faut  prendre  l'argent  quelque  part,  et  l'argen* 
voilà  au  UesTtjevous  l'ai  montré,  prenez-le  !  »  (Applaudissements  très  vifs  à  gauche). 


CINQUIÈME  CONFÉRENCE  585 

puante,  très  éloignée  pourtant  de  son  cœur,  et  de  ses  désirs, 
déjà  le  casuel  vous  déplaît,  vous  irrite,  quand  il  s'agit  de  régler 
les  cérémonies  d'un  mariage  ou  d'un  convoi  funèbre  :  vous 
n'aimez  pas  à  aborder  le  prêtre  comme  on  aborde  un  financier 
ou  un  entrepreneur  de  fêtes  publiques  ;  les  questions  d'argent 
vous  répugnent,  mêlées  aux  questions  religieuses.  Que  sera-ce 
quand  il  faudra  que  vous  subveniez  directement  aux  frais  d'un 
presbytère,  d'un  curé,  d'un  temple,  et  que  l'État  vous  aura 
refusé  sur  ce  point  tout  concours? 

Tels  sont,  Messieurs,  sans  aucune  exagération,  les  inconvé- 
nients immenses  de  la  séparation  de  l'Église  et  de  l'État.  La 
France  en  fera-t-elle  l'expérience  dangereuse  ?  Je  le  crains. 
Il  y  a,  parmi  nous,  des  hommes  aventureux,  habiles  à  exploiter 
l'opinion  publique  et  à  séduire  les  masses:  ces  hommes  sont 
convaincus  que  la  séparation  de  l'Église  et  de  l'État  sera  le 
dernier  coup  porté,  en  France,  à  l'influence  religieuse.  Je  les 
préviens  qu'ils  se  trompent.  Le  Christianisme  n'est  jamais  plus 
puissant  que  quand  on  le  condamne  à  l'héroïsme  :  héroïque  il 
l'a  été,  il  le  redeviendra.  Le  Colysée  nous  a  vus  aux  prises  avec 
les  bêtes  et  les  Césars.  L'avenir  nous  verra  aux  prises  avec  l'in- 
crédulité et  la  folie.  Je  puis  prédire  le  résultat.  Nos  neveux  con 
templeront  ce  que  nos  pères  ont  contemplé  :  la  victoire  du  Christ 
et  le  salut  de  l'Eglise  ^. 

1.  «  Le  droit  d'enseigner  ne  servirait  de  rien  à  l'Église,  si  elle  n'obtenait  les  moyens 
de  vivre.  Le  budget  des  cultes  pourvoit  à  cette  nécessité.  Ce  budget  constitue  un 
droit  acquis  au  clergé.  Les  raisons  de  celte  opinion  sont  tellement  évidentes  qu'elles 
ont  frappé  un  écrivain  que  les  révolutiorînaires  ne  peuvent  pas  désavouer,  Proudhon. 
Voici  en  quels  termes  catégoriques  il  a  eu  le  courage  d'en  convenir:  «  Tant  que  la 
religion  aura  vie  dans  le  peuple,  je  veux  qu'elle  soit  respectée  extérieurement  et 
publiquement.  Je  voterais  donc  contre  l'abolition  du  salaire  des  ministres  du  culte. 
Eh  !  pourquoi,  avec  ce  bel  argument  que  ceux-là  seuls  qui  veulent  de  la  religion  n'ont 
qu'à  la  payer,  ne  retrancherait-on  pas  du  budget  social  toutes  les  allocations  pour 
travaux  publics  ?  Pourquoi  le  paysan  bourguignon  paierait-il  les  routes  de  la  Breta- 
gne ?  et  l'armateur  marseillais  les  subventions  de  l'Opéra  ?  Je  ne  parle  pas  des  consi- 
dérations politiques,  bien  plus  puissantes  encore,  et  qui  ne  sauraient  échapper  â 
personne.  »  Programme  révolutionnaire.  Aux  électeurs  de  la  Seine,  30  mai  1848.  Prou, 
dnoi  était  bien  peuple  en  pensant  ainsi,  car  loin  d'appeler  la  suppression  du  salaire 
cit.  clergé,  il  n'y  a  rien  que  le  peuple  souhaite  plus  que  l'abolition  du  casuel,  c'est-à-dire  du 
système  de  contributions  individuelles  auquel  les  hommes  de  théorie  et  les  révolu- 
tionnaires veulent  réduire  les  ressources  du  culte.  Un  publiciste  républicain  d'une 
originalité  et  d'une  vigueur  d'esprit  remarquables,  M.  Dupont-White  a  opiné  comme 
Proudhon  (Liberté  de  penser,  1850).  Le  budget  des  cultes  ne  pourrait  être  supprimé  que 
du  consentement  du  Clergé,  moyennant  des  compensations  à  débattre  librement  avec  lui. 
La  principale  de  ces  compensations  serait  sa  constitution  [en  personne  civile  avec  la  faculté 
d'acquérir,  sous  des  garanties  à  déterminer  contre  la  reconstitution  de  la  main-morte  et  la 
spoliation  des  familles.  Alors,  les  questions  irritantes  du  droit  de  l'Église  â  acquérir  et 
à  posséder,  assoupies,  si  ce  n'est  à  l'égard  des  congrégations  religieuses,  par  l'exis- 
tence du  budget  des  cultes,  se  réveilleraient  et  ajouteraient  un  nouveau  trouble  à  ceux  déjà 
trop  nombreux  qui  nous  travaillent.  Il  eût  été  mieux  de  constituer  la  dotation  du  cierge 
en  propriétés  territoriales  qu'on  lui  aurait  abandonnées,  car  l'expérience  démontré 
que  partout  où  lî  clergé  est  propriétaire  il  est  national  et  modéré.  Un  budget  des 
cultes  n'a  pas  le    mêr10*  ap*atc    néauc^ins  il  associe  encore  le  clergé  dans  unecer- 


586  L'ÉGLISE  ET  L'ÉTAT 

laine  mesure  à  la  vie  générale  et  il  lui  donne  un  intérêt  personnel  à  la  bonne  gestion 
Je  la  chose  publique.  Le  budget  des  cultes  supprimé,  tout  lien  avec  la  société  laïque  serait 

ompu,  et  alors  le  prêtre  vivant  au  milieu  de  nous  comme  le  religieux,  plutôt  témoin 
qu'associé,  serait  soumis  sans  aucun  contre-poids  aux  influences  théocratiques.  » 

L'Église  et  l'État  au  concile  du  Vatican %  oar  Emile  Ollivier,  tome  premier,  en.  II,  troi- 
sième subdivision). 


SIXIÈME  CONFÉRENCE 

Examen  de  la  deuxième  hypothèse:  la  Démocratie, 

en  l^nnée  1800,  devait-elle  essayer  d'établir  une  religion  nouvelle, 

qu'elle  eût  associée  à  ses  destinées  ? 


Messieurs, 

La  séparation  de  l'Église  et  de  l'État,  philosophiquement 
fausse,  puisque  tout  dans  l'homme  et  dans  l'ordre  social 
doit  concourir  à  l'unité,  apparait  grosse  de  tempêtes,  après 
plus  de  quatre-vingt-dix  ans  de  démocratie  et  la  division  tou- 
jours croissante  de  la  propriété.  Mais  elle  était  bien  plus 
périlleuse,  à  l'aurore  du  XIX0  siècle,  quand  le  champ  de  ba- 
taille de  la  Révolution  était  encore  tout  hérissé  de  belligérants: 
les  uns  espérant  recouvrer  des  privilèges  qu'ils  n'avaient  abdi- 
qués qu'avec  peine,  les  autres  craignant  de  perdre  ce  qu'ils 
avaient  si  difficilement  conquis.  Voilà  ce  que  nous  oublions 
quand  nous  lisons  l'histoire  :  nous  ne  nous  représentons  ni 
les  circonstances,  m  l'état  des  esprits,  ni  le  milieu  social. 
Nous  apprécions  des  événements  que  nous  n'avons  pas  vus, 
comme  nous  jugerions  des  morts  dans  un  cimetière  silencieux. 
Vous  interpellez  ces  tombeaux,  vous  blâmez  les  pâles  habi- 
tants qui  y  sont  descendus,  vous  flétrissez  la  vie  de  ceux-ci 
et  louez  le  mérite  de  ceux-là  :  nulle  voix  ne  répond  à  la  vôtre. 
Mais  si 'ces  morts  pouvaient  parler,  s'ils  pouvaient  revivre, 
avec  les  intérêts ,  les  passions ,  les  ambitions  personnelles , 
dont  ils  ont  subi  l'action  toute-puissante,  et  dont  l'importance 
et  l'âpreté  nous  échappent  :  quelle  réforme  dans  nos  jugements  ! 
Mettons-nous  par  la  réflexion  sous  l'influence  des  mobiles  qui 
inspiraient  nos  pères.  On  n'est  juste  qu'à  ce  prix.  Que  dis-je? 
on  n'est  intelligent  qu'à  ce  prix,  car  tout  comprendre  est  abso^ 
ment  nécessaire  à  qui  veut  être  impartial. 

Or,  en  l'année  1800,  on  ne  pouvait  en  France  séparer  l'Église 
et  l'État.  Tout  s'y  opposait,  et  le  trouble  général  des  cons- 
ciences, et  la  nécessité  d'extirper  le  schisme,  et  l'impossibilité 
d'éluder  les  engagements  solennels  de  la  Constituante,  sans 


SIXIEME  CONFERENCE  587 

rendre  à  l'Église  dépouillée  le  droit  de  réclamer  ses  biens. 
Joignez-y  l'importance  souveraine  qu'il  y  avait  pour  la  Démo- 
cratie à  détacher  le  clergé  du  parti  royaliste,  et  à  briser  des 
liens  que  le  malheur  avait  plus  étroitement  resserrés.  Nous 
sommes  d'accord,  diront  quelques  publicistes:  il  eût  été 
souverainement  impolitique  de  séparer  l'Église  et  l'État  :  une 
expérience  récente  et  sanglante  ne  l'avait  que  trop  montré. 
Mais  il  restait  un  moyen  de  trancher  la  question ,  un  moyen 
supérieur,  c'était  de  fonder  un  culte  nouveau,  c'était  d'inau- 
gurer un  nouveau  système  religieux,  qui  eût  anéanti  le  catho- 
licisme, déjà  si  profondément  entamé. 

Étudions,  Messieurs,  cette  seconde  hypothèse,  Je  crois  pou- 
voir établir  ces  deux  propositions  :  1°  On  avait  essayé ,  mais 
en  vain,  de  fonder  trois  religions  nouvelles;  2°  tout  autre 
système  religieux  que  le  catholicisme  eût  échoué,  et  échouerait 
encore  infailliblement. 

I.  —  La  pensée  que  le  Christianisme  est  désormais  voué  à  une 
stérilité  sans  remède,  et  qu'une  religion  plus  jeune  doit  répondre 
à  l'appel  des  âmes  a  préoccupé  trop  d'esprits,  et  trop  d'esprits 
d'élite,  pour  qu'il  soit  inutile  de  nous  y  arrêter.  Analysons 
sérieusement  ce  point  délicat  et  poussons  à  fond  l'examen. 

Vous  me  permettrez,  Messieurs,  de  fortement  asseoir  la 
première  pierre  de  ma  thèse,  en  multipliant  les  citations,  qui 
toutes  se  ramènent  à  l'un  de  ces  deux  points  :  ou  le  Christia- 
nisme est  radicalement  impuissant,  en  face  de  la  situation 
nouvelle  des  esprits  ;  ou  le  Christianisme  ne  répondra  à  cette 
situation  qu'en  se  transformant  lui-même.  Disons  dès  mainte- 
nant que  ni  l'une  ni  l'autre  de  ces  suppositions  n'est  vraie  ;  qu'il 
ne  s'agit  pas  d'une  révolution  à  opérer  dans  le  domaine  religieux, 
mais  d'une  simple  évolution  dans  la  méthode  d'application, 
destinée  à  adapter  plus  efficacement  les  vérités  évangéliques 
aux  besoins  actuels  de  la  société.  Toutefois,  ne  devançons  pas 
les  conclusions;  marquons  d'abord,  et  vigoureusement,  le 
point  de  départ. 

«  Aujourd'hui,  dit  Théodore  Jouffro y,  il  faut  un  nouveau  germe, 
c'est-à-dire  de  nouvelles  solutions  aux  questions  suprêmes  que 
le  christianisme  avait  résolues.  Telles  sont  ces  questions  qu'il 
faut  absolument  que  les  nations,  comme  les  individus,  y  aient 
une  réponse,  pour  organiser  leur  vie  et  se  créer  un  système  de 
conduite.  Comment  voulez-vous  que  des  gens  qui  ne  savent  ni 
comment  ni  à  quelle  fin  ils  sont  sur  la  terre,  sachent  ce  qu'ils 
ont  à  faire  de  la  vie?  Et  comment  voulez-vous  que  ne  sachant  ce 
qu'ils  ont  à  faire  de  la  vie,  ils  sachent  cependant,  comment  ils 
doivent  constituer,  organiser,  régler  la  société?  Quand  on  ignora 


588  L'ÉGLISE  ET  L'ETAT 

la  destinée  de  l'homme,  on  ignore  celle  de  la  société.  La  solution 
du  problème  politique  est  donc  une  foi  morale  et  religieuse.  Celte  foi 
nous  manque  et  tant  qu'elle  ne  sera  pas  trouvée,  toutes  les 
révolutions  matérielles  imaginables  ne  pourront  rien  pour  la 
société.  Voilà  ce  que  ne  saurait  trop  méditer  quiconque  veut  se 
faire  une  idée  juste  et  nette  de  la  situation  où  nous  sommes  :  tout 
le  secret  de  cette  situation  est  là  et  non  pas  ailleurs.  . .  Ce  qui  nous 
manque  ce  sont  les  solutions  à  une  demi-douzaine  de  questions ,  aux- 
quelles le  Christianisme  répondait ,  auxquelles  plus  rien  ne  répond 
maintenant...  »  Du  reste,  Théodore  Jouffroy  n'hésite  pas  à  dire  : 
((  Le  fond  du  Christianisme  est  trop  vrai,  pour  que  cette  grande 
religion  disparaisse,  comme  l'a  fait  le  paganisme;  sa  destruction 
est  un  rêve  du  XVIII0  siècle,  qui  ne  se  réalisera  pas;  mais  nul 
doute  qu'elle  ne  doive  subir  une  épuration,  et  recevoir  une  forme 
nouvelle  et  des  additions  notables  :  autrement  la  révolte  qu'elle 
a  excitée,  l'incrédulité  présente,  et  ce  long  travail  de  l'humanité 
chrétienne  qui  date  du  XVe  siècle,  n'auraient  pas  de  sens,  ce  qui 
est  impossible  '.  » 

Nous  aurions  quelques  restrictions  motivées  à  apporter  ici. 
Poursuivons  nos  citations  préalables. 

Avant  que  Jouffroy  n'eût  prononcé,  à  la  Sorbonne,  les  paroles 
que  vous  venez  d'entendre,  Joseph  de  Maistre,  dans  un  camp 
tout  opposé ,  avait  écrit  :  «  Je  suis  si  persuadé  des  vérités  que  je 
défends  que  lorsque  je  considère  l'affaiblissement  général  des 
principes  moraux  ,  la  divergence  des  opinions ,  l'ébranlement 
des  souverainetés  qui  manquent  de  base,  l'immensité  de  nos 
besoins  et  l'inanité  de  nos  moyens ,  il  me  semble  que  tout  vrai 
philosophe  doit  opter  entre  ces  deux  hypothèses  ou  qu'il  va  se  former 
une  nouvelle  religion  ,  ou  que  le  Christianisme  sera  rajeuni  de 
quelque  manière  extraordinaire.  C'est  entre  ces  deux  suppositions 
qu'il  faut  choisir,  suivant  le  parti  qu'on  a  pris  sur  la  vérité  du 
Christianisme  2.  » 

Edgard  Quinet  a  choisi:  et  entre  Théodore  Jouffroy  et  Joseph 
de  Maistre,  il  se  prononce  résolument  pour  l'institution  d'une 
religion  nouvelle.  La  n»ute  capitale  de  la  Révolution  ,  selon  lui, 
—  et  ceci  nous  ramène  directement  à  notre  grand  sujet,  les 
rapports  de  l'Église  et  de  l'État ,  —  c'a  été  de  faiblir  devant  le 
Catholicisme  et  d'hésiter  à  fonder  de  toutes  pièces  une  religion 
qui  s'harmonisât  avec  la  démocratie  victorieuse.  Il  faudrait  lire 
en  entier  les  chapitres  troisième  et  quatrième  du  16°  livre  de  sa 
Révolution  :  je  me  contenterai  de  citations  copieuses  et  péremp- 
toires,  dont  je  vous  prie,  du  reste,  de  vouloir  bien  excuser  la 
longueur.  Elles  sont  nécessaires. 

1.  Cours  de  droit  naturel,  10e  le;;on  :  Du  scepticisme  actuel. 
•>  Soirées  de  Saint-Pètfirsbourc:  :  dixième. 


SIXIEME   CONFÉRENCE  589 

Edgard  Quinct,  cherchant  la  cause  fondamentale  de  ce  qu'il 
appelle  «  l'immense  avortement  »  de  la  Révolution  française, 
a  cru  la  découvrir  dans  le  peu  de  hardiesse,  déployée  par  les 
Jacobins  contre  l'ancien  culte,  et  leur  fatal  aveuglement  à  ne  pas 
vouloir  remplacer  l'antique  religion  de  la  France  par  une  religion 
nouvelle,  ayant  potfr  base  la  raison  pure.  Entendez-le  : 

«  Saint  Just  avait  écrit  dans  ses  Institutions  :  Tous  les  cultes 
sont  également  permis  et  protégés.  —  Quoi!  tous,  au  milieu  de 
la  lutte,  même  le  culte  qui  vous  maudit? —  Oui.  Et  c'est  de  ce 
moment  qu'il  a  été  convenu  d'abandonner  presque  toujours  h 
fond  pour  sauver  le  mot...  Serait-il  donc  vrai  que  ces  colosses 
d'audace  ne  se  crussent  pas  capables  de  plier  un  roseau  dans 
l'ordre  moral?  Ils  jettent  le  défi  au  monde,  ils  foulent  aux  pieds, 
rois,  castes ,  armées ,  mais  une  routine  superstitieuse,  les  voilà 
impuissants  à  l'affronter1 . . .  Vidée  des  Jacobins  sur  le  point  fonda- 
mental des  choses  humaines,  la  religion,  est  le  vide  :  tout  l'univers 
en  ruines  n'aurait  pu  le  combler...  Si  les  révolutionnaires  eussent 
pris  pour  la  substance  de  leur  culte  la  raison  absolue,  ils  ne 
seraient  pas  si  vite  retombés  dans  les  idoles.  »  Edgard  Quinef 
blâme  ensuite  le  Comité  de  salut  public  de  n'avoir  pas  laissé  les 
démolisseurs  renverser  toute  nos  cathédrales  :  «le  mouvement 
qui  se  produisait  partout  contre  l'ancien  culte,  l'effort  de  la  France 
pour  en  sortir  (??)  était  la  Révolution  même.  Le  grand  Comité  de 
salut  public  n'imagina  rien  de  mieux  que  de  défendre  solennelle- 
ment cette  entreprise...  C'était  l'absurdité  même  de  jeter  une 
nation  dans  l'inconnu,  et  de  prétendre  tout  ensemble  qu'elle  ne 
changeât  pas  une  pierre  dans  l'édifice  de  la  vieille  Église.  Telle 
fut  pourtant  la  vue  constante  de  Robespierre  en  1793-'.  » 

Ainsi,  Messieurs,  vous  l'avez  entendu:  1°  la  religion  «  est  le 
point  fondamental  des  choses  humaines  ;  »  2°  la  Révolution 
devait,  sous  peine  de  périr,  fonder  une  nouvelle  religion,  car 
l'ancienne,  la  religion  catholique,  lui  était  radicalement  hostile: 
3°  par  malheur,  le  Jacobinisme,  sous  l'inintelligeute  direction 
do  Robespierre  et  de  Saint  Just,  défendit  l'ancien  culte,  dont 
pourtant  la  France  voulait  se  débarrasser;  4°  «  un  immense 
avortement  »  de  la  Révolution  s'en  est  suivi ,  car  il  fallait  établir, 
pour  que  la  Révolution  triomphât ,  une  religion  absolument  nou- 
velle, la  religion  de  la  raison  pure.  On  ne  l'a  pas  fait.  «  Il  est 
donc  bien  visible,  conclut  Edgard  Quinet ,  que  la  Révolution 
n'était  pas  orientée  dans  l'esprit  de  ses  chefs,  ou  plutôt  elle  conti- 
nuait de  s'orienter  sur  le  passé  et  devait  revenir  à  son  point  de 
départ.  Comment  vous  étonner,  après  cela,  que  la  plupart  de 

1.  Le  Christianisme  «un  roseau,  une  routine  superstitieuse!  »  Peut-on  s'appelei 
Edgard  Quinet  et  commettre  des  méprises  aussi  profondément  humiliantes! 
i.  Edgard  Quinet,  La  Révolution  ,  livre  XVI,  0b.  III  et  suivants. 


590  L'ÉGLISE   ET  L'ÉTAT 

ses  conquêtes  aient  été  illusoires,  puisqu'elle  n'osait  quitter 
l'ancien  rivage?  Là  est  toute  V histoire  des  défaites  de  la  démocratie 
française.  Le  Catholicisme  a  beau  jeter  sur  elle  la  malédiction  et 
l'interdit,  il  a  toujours  suffi  de  la  moindre  subtilité  pour  lui  faire 
croire  que  cette  malédiction  est  au  fond  le  cri  d'une  sympathie 
cachée  4.  » 

Quel  entassement  d'affirmations  étranges  !  Quel  dogmatisme 
impérieux  !  Pénétrons,  l'arme  de  l'analyse  à  la  main,  dans  ces 
propositions  accumulées,  mais  non  pas  cimentées. 

Et  d'abord,  Messieurs,  il  est  vrai:  la  religion  est  le  point 
fondamental  des  choses  humaines,  et  ce  mot  nous  plaît  sur  les 
lèvres  d'Edgard  Quinet,  parce  que,  jaillissant  d'une  pareille 
source,  il  sera  mieux  accueilli  des  libres-penseurs  de  nos  jours. 
Mais  ce  qu'il  est  impossible  d'admettre  c'est  la  douceur  du 
Comité  de  salut  public  à  l'égard  du  Catholicisme.  Il  faut  une 
singulière  audace  et  un  mépris  peu  commun  de  l'histoire,  pour 
écrire  que  Maximilien  Robespierre  et  Saint-Just  se  sont  montrés 
timides  et  tolérants.  Trente  mille  prêtres  jetés  en  exil,  deux 
cents  d'entre  eux  massacrés  aux  Carmes,  les  échafauds  en 
permanence  dévorant  nos  religieux  et  nos  vierges  chrétiennes , 
toutes  nos  cathédrales  fermées  et  mutilées,  la  déesse  Raison 
assise  sur  l'autel  de  Notre-Dame,  nos  livres  brûlés,  nos  cloches 
jetées  aux  fonderies  militaires,  nos  cérémonies  bafouées  et 
interdites  :  on  nous  observe  que  ces  procédés  n'étaient  pas  d'un 
radicalisme  suffisamment  complet  et  intelligent.  Et  c'est  un 
homme  très  modéré  qui  dit  ces  choses:  s'il  était  violent,  que 
dirait-il  ? 

Messieurs,  Edgard  Quinet  écrivait  plus  d'un  demi-siècle  après 
les  événements ,  et  il  a  pris  les  conceptions  chimériques  de  son 
cerveau  pour  des  réalités.  En  cela,  il  s'est  fait  illusion.  La 
violence  du  Terrorisme  a  été  tout  ce  qu'elle  pouvait  être,  et  si 
les  sanglants  excès  des  hommes  d'alors  n'ont  pu  triompher 
du  Christianisme ,  la  cause  en  doit  être  cherchée ,  non  pas  dans 
la  faiblesse  des  persécuteurs,  mais  dans  l'invincible  vitalité  des 
doctrines  persécutées.  Vainement  le  publiciste  que  je  combats 
invoque-t-il  les  exemples  de  Henri  VIII,  chez  les  Anglais,  et 
de  Luther,  chez  les  Allemands  :  ces  exemples  historiques  se 
retournent  contre  lui.  Ni  Luther,  ni  Henri  VIII  n'ont  prétendu 
supprimer  le  Christianisme  :  au  contraire,  ils  ont  proclamé 
vouloir  le  restaurer  dans  sa  beauté  primitive ,  et  c'est  avec  cette 
arme,  très  habilement  maniée,  qu'ils  se  sont  ouvert  un  chemin 
facile  dans  la  sympathie  de  leurs  compatriotes.  L'existence  de 
Dieu,  la  divinité  de  Jésus-Christ,  la  nécessité  d'une  rédemption, 

t.  tîdsrord  ûuiuet.  i.a  Réonlution,  livre  XVI>  ch.  ni.' 


SIXIÈME  CONFÉRENCE  591 

l'efficacité  des  sacrements,  l'inspiration  des  Écritures,  tels  sont 
les  dogmes  que  Luther  et  Henri  VIII  admettaient ,  et  ces  dogmes , 
bien  que  ne  constituant  pas  le  christianisme  intégral  en  son* 
néanmoins  une  partie  très  essentielle  :  de  là  leur  force.  Mais 
tout  autre  a  été  la  prétention  du  Terrorisme  révolutionnaire 
Au  Christianisme  banni ,  il  substitua  la  profession  de  foi  du 
vicaire  savoyard  de  Y  Emile  :  c'était  vraiment  trop  peu. 

Ici ,  Messieurs ,  Edgard  Quinet  a  manqué  de  mémoire.  Comment 
a-t-il  osé  dire  que  la  Révolution  française  n'avait  pas  tenté  de 
remplacer  le  Christianisme  par  un  nouveau  système  religieux? 
A-t-il  oublié  la  théophilanthropie  de  la  Réveillère-Lepeaux,  la 
fête  de  l'Être-suprême,  le  calendrier  républicain,  et  les  orgies 
honteuses  du  culte  de  la  déesse  Raison?  Tous  ces  systèmes  ont 
existé  et  ont  essayé  de  prendre  racine  parmi  nous.  Si  le  dégoût 
de  la  nation  les  a  rejetés,  ils  n'en  ont  pas  moins  eu  leurs  jours 
d'histoire,  et  il  n'est  pas  permis  à  Edgard  Quinet  de  l'ignorer.  Il 
est  vrai  que,  ne  les  prenant  pas  au  sérieux,  il  refuse  peut-être  de 
leur  attribuer  quelque  importance.  Il  eût  désiré  des  essais  mieux 
coordonnés  et  plus  nobles.  Mais  se  rend-il  bien  compte  des  diffi- 
cultés de  l'entreprise?  S'imaginerait-il,  par  hasard,  que  fonder 
une  religion  nouvelle  qui  s'empare  des  esprits  et  des  cœurs,  est 
une  œuvre  qu'avec  de  la  volonté  on  peut  toujours  faire  réussir? 
Ignorerait-il  que  la  foi,  une  foi  immense,  ardente,  opiniâtre,  est 
la  première  qualité  d'un  fondateur  de  religion?  En  dehors  de 
Jésus-Christ,  dont  l'auguste  et  divine  personne  ne  doit  pas  être 
rabaissée  à  de  semblables  disputes,  considérez  Confucius, 
Sakia-Mouni,  Zoroastre,  Mahomet,  quelle  foi  profonde  dans  la 
puissance  de  Dieu  et  dans  leur  propre  mission  !  Quelle  attention 
constante  à  rattacher  à  la  Divinité  le  plan  général  de  l'histoire 
humaine  et  à  placer  la  religion  au  glorieux  sommet  de  toutes  les 
grandes  choses!  Voyons-nous  rien  de  semblable  dans  les  hom- 
mes de  la  Révolution?  Pénétrés  des  théories  matérialistes  de 
d'Holbac  ou  de  la  vaporeuse  et  sentimentale  religiosité  de  Rous- 
seau, ils  ont  en  horreur  tout  ce  qui  se  rapporte  à  un  culte  positif, 
à  des  dogmes  précis  et  liés  en  système  :  la  foi  religieuse  leur 
manque ,  ils  la  maudissent,  ils  lui  attribuent  toutes  les  calamités 
du  genre  humain,  et  vous  leur  demandez  de  fonder  une  religion 
nouvelle?  Mais  vous  n'y  pensez  pas. 

Ils  y  pensaient,  eux,  cependant,  ces  hommes  de  fer  qui 
broyaient  le  passé  sous  leur  talon  inexorable  :  ils  comprenaient, 
que  la  suppression  du  Christianisme  creusait  un  abîme  qu'il 
fallait  combler,  et  ils  y  travaillaient.  Rien  de  plus  ridicule  que  le 
résultat  puéril  de  leurs  efforts.  Dieu  les  attendait  dans  ce  vide  :  il 
le  leur  avait  laissé  faire  pour  mieux  jouir  de  leur  néant  et  de 
leur  stérile  orgueil   Vous  êtes  les  maîtres.  Jacobins  farouches  : 


592  L'ÉGLISE  ET  L'ÉTAT 

votre  dictature  ne  connaît  plus  d'obstacle.  Vous  avez  ôté  à  ce 
peuple  sa  religion  séculaire  :  donnez-lui  maintenant  celle  qui  lui 
convient,  car  il  lui  en  faut  une,  vous  le  savez.  Quelle  misère! 
Regardez-les,  Messieurs:  La  Réveillère-Lepaux  s'habille  de 
blanc,  Robespierre  porte  à  la  main  un  bouquet  de  fleurs,  quatre 
forcenés  promènent  sur  leurs  épaules  une  prostituée,  et  voilà  ce 
que  ces  grands  hommes  mettent  à  la  place  du  Christianisme  ! 
Jamais  notre  immortelle  religion  n'avait  connu  un  pareil 
triomphe. 

C'est  qu'en  effet  ces  Jacobins  sanguinaires  usurpaient  non 
seulement  les  droits  de  Dieu,  mais  encore  les  droits  du  peuple 
français.  Qui  leur  avait  donné  mission  d'établir  une  religion 
nouvelle?  Personne.  Quand  on  lit  les  cahiers  des  États-généraux, 
on  n'y  rencontre  nulle  part  cette  parole  :  «  nous  demandons  un 
nouveau  culte.  »  Quoi?  n'était-ce  pas  assez  de  refondre  tout  notre 
système  politique,  sans  se  jeter  dans  toutes  les  difficultés  d'une 
guerre  de  religion,  que  personne  ne  demandait,  et  qui  devint 
la  cause  la  plus  féconde  de  nos  malheurs?  Vous  dites  que  la 
Révolution  française  a  échoué,  que  son  «  immense  avortement  » 
vient  de  ce  qu'elle  a  manqué  de  courage  dans  les  choses 
religieuses  et  de  ce  qu'elle  n'a  pas  écrasé,  sans  merci,  le 
Christianisme. 

Je  vous  arrête  et  je  nie,  pièces  en  mains,  vos  affirmations 
irréfléchies.  1°  Il  n'est  pas  vrai  que  la  Révolution  ait  complète- 
ment échoué  ;  la  plupart  des  réformes  légitimes,  que  les  cahiers 
des  États  réclamaient,  ont  été  obtenues  -,  2°  la  Révolution  n'a 
perdu  momentanément  notre  liberté  civile  et  ne  nous  a  con- 
damnés au  pouvoir  personnel,  pendant  quinze  ans,  que  parce 
qu'en  s'attaquant  à  la  religion  elle  avait  bouleversé  les  cons- 
ciences, et  qu'en  bouleversant  les  consciences  elle  avait  troublé 
le  pays,  jusque  dans  ses  dernières  profondeurs.  De  là,  pour 
enchaîner  les  passions  populaires,  la  nécessité  d'un  maître. 

Messieurs,  il  faut  se  défier  de  ces  esprits  absolus,  arrogants, 
sans  équilibre,  qui  dès  l'instant  où  la  société  ne  s'organise  pas 
sur  un  plan  absolument  nouveau,  et  qu'ils  ont  élaboré,  décla- 
rent qu'aucun  progrès  n'a  eu  lieu  et  qu'il  faudra  recommencer 
l'expérience1.  La  Révolution  française,  essentiellement  démo- 
cratique, a  atteint  son  but,  en  instituant  l'égalité  des  citoyens 
devant  la  loi,  la  discussion  publique  de  l'impôt,  et  en  détruisant 
les  privilèges.  Lui  demander  davantage,  c'est  lui  demander  ce 
qu'elle  ne  devait  ni  ne  pouvait  donner,  et  ce  qu'aucune  théorie 
politique  et  sociale  ne  donnera  jamais.  Vouloir,  par  exemple, 

1.  «Toujours  grande,  sublime  parfois,  la  Révolution  est  une  expérience  infiniment 
honorable  pour  le  peuple,  qui  osa  la  tenter,  mais  c'est  une  expérience  manquée.  »  (Ernesf 
Renan.  Ijx  Réfonne  intellectuelle  de  La  France). 


SIXIÈME  CONFÉRENCE  593 

qu'elle  remplaçât  le  Christianisme  par  un  nouveau  système  do 
religion,  ou  qu'elle  établit  la  séparation  de  l'Église  et  de  l'État, 
c'était  aller  directement  contre  les  intérêts  mêmes  et  le  but 
particulier  de  la  Révolution  de  1789. 

La  Révolution  de  1789,  en  effet,  dont  les  principes  se  trouvent 
formulés,  dans  les  cahiers  des  trois  ordres,  est  exclusivement 
politique  et  sociale.  La  fin  qu'elle  se  propose  est  un  change- 
ment dans  la  constitution  civile  de  la  France,  et  non  dans  sa 
religion.  L'abolition  des  privilèges  de  la  noblesse  et  du  clergé? 
l'institution  de  l'égalité  civile,  la  liberté  politique;  telles  sont 
les  réformes  que  la  Révolution  de  1789  veut  opérer,  et  qu'elle 
opère.  Nulle  part,  elle  ne  demande  une  Révolution  religieuse, 
nulle  part  il  n'est  question  pour  elle  d'asseoir  un  culte  nouveau, 
sur  les  ruines  du  Catholicisme  aboli *  ;  et  j'ai  le  droit  de  dire 
que  lui  jeter  sur  les  bras  une  Révolution  religieuse,  c'était 
aller  contre  ses  intérêts  et  contre  son  but,  et  compromettre  le 
succès  de  la  Révolution  politique  et  sociale,  dont  toute  la 
nation  comprenait  la  nécessité.  Nous  en  avons  une  preuve 
décisive  dans  les  suites  funestes  de  la  Constitution  civile  du 
clergé:  ce  n'était  pas  un  culte  nouveau,  c'était  une  simple 
modification  dans  l'ancien  culte,  et  cependant  quels  orages! 
Qu'eût  ce  donc  été  si  la  théorie  d'Edgard  Quinet  avait  triomphé  ? 
Mais  sa  théorie  est  radicalement  fausse.  11  était  impossible  de 
fonder  une  religion  nouvelle  :  ni  l'opinion  publique  ne  le 
souhaitait ,  ni  les  Jacobins  n'avaient  la  foi  que  réclame  cette 
grande  œuvre.  Quand  donc  Edgard  Quinet  déclare  que  la  Révo- 
lution a  échoué,  parce  qu'elle  a  manqué  d'audace  pour  écraser 
le  Catholicisme,  il  proclame  deux  erreurs  d'un  même  coup,  et 
deux  erreurs  palpables,  parce  que  ce  sont  deux  erreurs  de  fait. 
Il  est  de  fait,  d'abord,  que  la  Révolution  de  1789  a  réussi,  et 
que  les  changements  politiques  et  sociaux  qu'elle  rêvait,  — 
changements  que  je  n'ai  pas  à  apprécier,  —  ont  eu  lieu  et 
demeurent.  Nous  avons  une  France  démocratique,  là  où  vivait 
une  France  monarchique  ;  nous  avons  un  gouvernement  électif 
et  parlementaire,  là  où  régnait  un  gouvernement  héréditaire  et 
absolu  ;  nous  avons  l'égalité  civile,  là  où  triomphait  l'inégalité 
des  rangs  et  des  privilèges.  La  Révolution  de  1789  n'est  donc 
pas  «  un  avortement.  »  Il  est  de  fait,  en  second  lieu,  que  si  le 

i.  Lamartine  s'est  ^(rangement  égaré  sur  ce  point:  «  La  Révolution  française,  dit- 
il,  considérée  Jans  toute  sa  grandeur,  fut  surtout  une  révolution  religieuse,  et  voila 
pourquoi  elle  a  un  sens  si  sérieux  et  si  intime  dans  l'ame  des  peuples.  «  Séance  du 
3  mai  1845,  Politique  de  Lamartine,  tome  II).  Hien  n'est  plus  faux  qu'une  pareille  afflr' 
mation-  la  Révolution  aux  mains  du  Jacobinisme  a  eu  des  allures  irreligieuses,  voila 
le  vrai,  mais  nulle  part  dans  les  cahiers  des  États,  il  n'est  question  d'un  changement 
de  religion,  pour  la  l-'rance.  Comment  se  laisse  t-on  aller  a  de  semblables  erreurs 
historiques? 

H.  SOIXANTE-QUINZE 


594  L'ÉGLISE  ET  L'ÉTAT 

fruit  de  nos  luttes  politiques  et  de  nos  affreuses  dissensions  a 
été  la  perte  de  la  liberté,  sous  le  Consulat  et  l'Empire,  ces 
dissensions  et  ces  luttes  n'avaient  pas  eu  d'aliment  plus  funeste 
que  les  atteintes  portés  au  dogme  catholique,  par  la  Constitu- 
tion civile  du  clergé  et  toutes  les  débauches  d'esprit  qui  la 
suivirent.  Loin  donc  que  la  Révolution  ait  échoué,  faute  d'établir 
une  religion  nouvelle ,  elle  n'a  compromis  une  partie  de  ses 
résultats  que  parce  qu'elle  a  porté  la  main  sur  la  religion 
séculaire  des  français ,  sur  le  christianisme. 

Ainsi,  Messieurs,  je  suis  en  droit  de  conclure  qu'en  l'an- 
née 1800,  époque  où  il  était  absolument  nécessaire  de  régler 
les  affaires  religieuses,  l'institution  d'une  religion  nouvelle  étaij 
une  utopie,  de  tout  point  irréalisable. 

Le  Premier  Consul  le  vit  clairement,  de  son  œil  d'aigle,  et 
quelques  sollicitations  qu'on  lui  fît,  il  résista. 

Je  vais  plus  loin ,  et  j'affirme  qu'aujourd'hui  tout  autre  système 
religieux  que  le  Catholicisme  échouerait  en  France. 

II.  —  Il  est  besoin,  quand  on  discute  avec  les  défenseurs  les 
plus  ardents  de  la  Révolution ,  de  savoir  d'une  manière  précise 
ce  qu'ils  entendent  par  ce  mot:  la  Révolution.  Le  résultat  que 
nous  poursuivons  ici,  c'est-à-dire  la  destruction  des  préjugés 
et  le  rapprochement  des  esprits  et  des  cœurs,  aura  d'autant  plus 
de  chances  de  se  réaliser  que  nous  nous  serons  appliqués  davan- 
tage à  mieux  pénétrer  la  pensée  de  nos  contradicteurs  et  à  ne 
jamais  attribuer  à  leurs  paroles  que  le  sens  qu'ils  leur  attribuent 
eux-mêmes.  Quelle  est  leur  passion  la  plus  chère?  Le  triomphe  de 
la  Révolution.  Quelle  est  leur  haine  la  plus  violente?  Le  Catholi- 
cisme. Faire  triompher  la  Révolution,  en  détruisant  le  Catho- 
licisme, qui  est,  disent-ils,  son  principal  obstacle:  voilà  le 
progrès,  voilà  l'avenir. 

Messieurs,  j'avoue  ne  pas  comprendre  cet  antagonisme  absolu, 
entre  les  partisans  de  la  Révolution  et  le  Catholicisme.  En  effet , 
quel  est  le  sens  de  ce  mot  :  la  Révolution ,  dans  l'esprit  de  ceux 
qui  nous  l'opposent  ?  Est-ce  le  sens  de  désordre,  d'incendie  et  de 
massacre?  Nous  avons  lu  d'épouvantables  manifestes,  où  il  n'est 
question  que  de  vengeance  et  de  crime,  et  où  l'on  .prophétise,  à 
travers] mille  [horreurs,  l'avènement  définitif  de  la  Révolution. 
La  Révolution,  ainsi  comprise,  est  évidemment  opposée  au 
Catholicisme,  qui  prêche  la  paix  dans  l'amour  de  Dieu  et  des 
hommes.  Mais  ce  n'est  pas  dans  ce  sens  abominable  qu'Edgard 
Quinet,  Louis  Blanc,  Michelet,  Proudhon  et  vingt  autres  emploient 
le  mot  de  Révolution ,  et  si  on  le  leur  attribuait  ils  se  plaindraient 
certainement  qu'on  les  calomnie.  La  Révolution,  loin  d'être 
synonyme  pour  eux  de  bouleversement  et  de  pillage,  leur  apparaît 


SIXIEME   CONFERENCE  595 

au  contraire  comme  l'idéal  de  la  justice  sociale,  comme  la 
réhabilitation  des  petits,  des  faibles,  des  déshérités.  Et  ce  sens 
noble  et  généreux,  donné  au  mot  de  Révolution,  est  accueilli 
des  masses  populaires,  avec  un  enthousiasme  toujours  vivant. 

Eh  bien  !  Messieurs,  c'est  dans  ce  sens  que  j'accepte  le  mot  de 
Révolution,  pour  argumenter  avec  ses  partisans  et  leur  montrer 
leur  profonde  erreur,  quand  ils  l'opposent  au  Catholicisme.  La 
Révolution,  dites-vous,  c'est  la  justice,  c'est  la  science,  c'est  la 
paix,  c'est  surtout  la  réhabilitation  des  humbles:  soit.  Mais  le 
Catholicisme  est-il  autre  chose?  Quel  est  le  but  social  du  Catho- 
licisme, si  ce  n'est  d'élever  les  humbles,  de  secourir  les  pauvres, 
d'intéresser  les  riches  et  les  grands  au  sort  des  infortunés, 
d'étendre  sur  la  terre  le  règne  de  Dieu  et  de  préparer,  dans  la 
vertu,  les  joies  d'un  céleste  avenir?  L'Évangile  est  le  vrai  code 
des  droits  de  l'homme,  celui  où  il  a  été  dit  pour  la  première 
fois  que  tous  les  hommes  sont  frères  ;  code  d'autant  plus 
excellent  que  les  droits  de  l'homme  y  sont  plus  étroitement 
soudés  à  ses  devoirs.  L'esprit  de  la  Révolution  est  résumé  dans 
ces  trois  paroles  fameuses:  Liberté,  égalité,  fraternité.  Mais 
quoi? ces  trois  paroles  sont  éminemment  évangéliques:  «La  vérité 
vous  donnera  la  liberté,  vous  êtes  tous  les  fils  du  même 
père ,  le  premier  parmi  vous  se  fera  le  dernier ,  »  dit  Jésus  ;  «  vous 
n'êtes  pas  des  fils  de  servitude,  »  ajoute  S.  Paul,  «  appliquez- 
vous  donc  à  porter  mutuellement  votre  fardeau K .  » 

D'où  cette  conséquence,  Messieurs,  (et  je  vous  prie  de  n'en 
être  pas  scandalisés),  c'est  que  le  Christianisme  et  la  Révolution 
—  telle  que  la  formulent  ses  partisans  —  invoquent  les  mêmes 
principes  sociaux  et  reposent  sur  la  même  théorie  humanitaire  : 
avec  cette  différence  que  le  système  chrétien  proclame,  avant 
tout,  les  droits  de  Dieu  et  place  au  premier  rang  des  moyens  de 
succès  la  réforme  du  cœur,  tandis  que  la  Révolution,  (et  ce 
défaut  paralyse  toute  son  énergie,  ou  même  la  rend  dangereuse), 
affecte  trop  souvent  d'oublier  Dieu,  et  de  compter  pour  réussir 
sur  l'exclusif  emploi  des  moyens  violents. 

Cette  identité,  entre  les  plans  sociaux  du  Christianisme  et  ceux 
de  la  Révolution,  donne  naissance  à  un  phénomène  trop  peu 
remarqué,  et  cependant  très  remarquable,  à  savoir  :  la  nécessité 

1.  «  Ces  libertés  si  chères  à  ceux  qui  nous  accusent  de  ne  pas  les  aimer,  nous  les 
proclamons,  nous  les  invoquons  pour  nous  comme  pour  les  autres.  En  un  mot,  nous 
acceptons,  nous  proclamons  l'esprit,  généreux,  le  véritable  esprit  de  la  Révolution  fran- 
çaise, en  déplorant  avec  M.  Thiers  ses  excès  et  ses  erreurs.  Je  le  dis  sans  hésiter  :  on 
trouvera  peut-être  cette  parole  hardie  dans  la  bouche  d'un  prêtre,  et  je  veux  l'ajouter 
d'un  prêtre  qui  n'est  pas  révolutionnaire  :  vous  avez  fait  la  Révolution  de  89  sans  nous 
et  malgré  nous,  mais  pour  nous,  Dieu  le  voulant  ainsi  malgré  vous.  »  (Mgr  Dupanloup 
De  la  pacification  religieuse,  ch.  I.  --  Voir  dans  la  Vie  de  ce  grand  évoque,  par  l'abbé 
Lagrange,  premier  volume,  ch.  XIX,  les  commentaires  très  judicieux,  dontces  paroles 
sont  accompagnées.  ) 


596  l'église  et  l'état 

pour  les  grands  partisans  de  la  Révolution,  tels  que  Michelet, 
Louis  Blanc,  Proudhon,  Edgard  Quinet,  de  se  trouver  malgré 
eux,  face  à  face  avec  les  principes  sociaux  du  Christianisme.  Ce 
qu'ils  espèrent  d'heureux,  d'élevé,  de  progressif,  pour  la  société, 
le  Christianisme  l'espère  comme  eux  ;  ce  qu'ils  veulent  pour  la 
réhabilitation  des  humbles  et  des  déshérités,  le  Christianisme  non 
seulement  le  désire,  mais  travaille  énergiquement  à  le  réaliser. 

Si  la  Révolution  de  1789  avait  été  une  révolution  aristocratique, 
restreignant  les  droits  généraux  de  la  nation,  au  profit  d'un  petit 
nombre  de  puissants,,  et  se  proposant  non  le  bonheur  de  tous, 
mais  l'intérêt  égoïste  de  quelques-uns  :  le  Christianisme  et  la 
Révolution  eussent  été  en  contradiction  de  principes  et  n'auraient 
pu  jamais  se  rencontrer,  sur  le  terrain  social.  Mais  la  Révolu- 
tion de  89  ayant  la  prétention  de  mieux  répartir  les  charges  et 
les  avantages  de  l'état  social,  son  but  déclaré  étant  le  soulage- 
ment des  classes  ouvrières,  des  pauvres,  des  déshérités,  elle 
devait  nécessairement  se  retrouver  un  jour  face  à  face  avec  le 
Christianisme,  qui  enseigne  aux  hommes  qu'ils  sont  tous  frères. 
Et  aujourd'hui  encore ,  tout  ce  qu'on  promet  au  peuple  au  nom 
de  la  Révolution,  le  Christianisme  le  lui  promet  au  nom  de 
l'Évangile.  Est-ce  donc  tant  la  peine  de  se  combattre,  quand  au 
fond  on  est  d'accord? 

Peut-être,  les  partisans  de  la  Révolution  diront-ils  qu'ils  ne 
sont  pas  d'accord  avec  nous,  parce  que  nous  admettons  le  sur- 
naturel  qu'ils  rejettent,  parce  que  nous  croyons  à  l'action  provi- 
dentielle de  Dieu,  à  la  divinité  du  Christ,  à  l'autorité  de  l'Église, 
qu'ils  répudient  :  mais  quelle  que  soit  leur  divergence  avec  nous 
sur  ce  point ,  divergence  doctrinale  d'une  importance  souveraine 
et  dont  nous  avons  parlé  dans  notre  seconde  conférence,  il  n'en 
est  pas  moins  certain  qu'en  ce  qui  concerne  l'amélio^tion  de  la 
société,  ils  demandent  la  réalisation  de  l'idcal  évangélique, 
idéal  que,  nous  chrétiens,  nous  prêchons  depuis  dix-neuf  siècles. 
Oui,  Messieurs,  si  je  m'en  rapporte  aux  paroles,  aux  écrits  des 
partisans  de  la  Révolution ,  je  suis  obligé  de  déclarer  qu'au 
point  de  vue  social  l'idéal  qu'ils  poursuivent  est  le  nôtre.  Mais, 
fatale  inconséquence  !  ils  veulent  les  fruits  du  Christianisme 
sans  accepter  l'arbre  qui  les  porte  :  ils  veulent  la  paix,  l'ordre* 
la  liberté,  le  progrès,  en  dehors  de  Jésus-Christ,  de  l'Évangile  et 
de  l'Église*  et  Jésus-Christ,  l'Évangile  et  l'Église  sont  seuls  capa- 
bles de  les  donner  au  monde  :  c'est  ici  qu'éclate  le  néant  de  leur 
dessein  et  la  force  du  Christianisme. 

Ils  veulent  la  religion  de  la  Raison  pure  :  mais  la  religion  de 
la  Raison  pure  existe  depuis  dix-neuf  siècles;  elle  existe  depuis 
que  le  Christ,  assis  sur  la  margelle  du  puits  de  Jacob,  la  révéla 
à  la  Samaritaine. 


SIXIÈME  CONFÉRENCE  597 

En  effet,  la  Raison  pure  nous  dit  que  cet  univers  suppose  une 
intelligence  suprême  qui  l'ait  créé  et  organisé  ;  et  c'est  ce  que  le 
Christianisme  nous  apprend  quand  il  s'écrie  :  Notre  Père  qui 
êtes  aux  eieux  ! 

La  Raison  pure  nous  dit  que  Dieu,  créateur  et  organisateur 
de  l'univers,  est  une  substance  infinie,  une  intelligence  infinie, 
un  amour  infini,  et  c'est  ce  qu'enseigne  le  Christianisme  sous  les 
noms  populaires  de  Père,  de  Fils  et  d'Esprit  saint. 

La  Raison  pure  nous  dit  que  Dieu,  Esprit  souverain,  veut  des 
adorateurs  qui  lui  ressemblent,  des  adorateurs  en  esprit  et  en 
vérité,  et  c'est  ce  que  proclame  éloquemment  l'Évangile. 

La  Raison  pure  nous  dit  que  l'homme,  trop  faible  quand  il  est 
isole,  a  besoin,  pour  se  développer  dans  la  vertu,  d'être  incor- 
poré à  une  vaste  et  permanente  société  du  bien  :  Kant,  le  grand 
critique  de  Ja raison  pure,  l'a  solennellement  écrit:  et  le  Chris- 
tianisme réalise  cette  théorie  sublime,  dans  l'Église  catholique. 

La  Raison  pure  nous  dit  que  l'homme  est  un  être  mixte, 
auquel  il  faut  des  signes  sensibles  qui  lui  rappellent  l'Invisible, 
et  le  Christianisme  lui  offre  ses  sept  sacrements. 

La  Raison  pure  nous  dit  qu'il  y  a  entre  les  mauvais  instincts 
de  l'homme  et  ses  aspirations  nobles  une  telle  disproportion, 
qu'on  est  forcé,  avec  Pascal,  d'y  voir  la  trace  d'une  antique 
rupture  d'équilibre  :  et  c'est  ce  que  nous  apprend  le  Christianisme 
dans  le  dogme  du  péché  originel. 

En  un  mot,  Messieurs,  le  Christianisme  est  l'expression 
même  de  la  Raison  pure  ' ,  et  nous  cherchons  ce  qui  est  depuis 
longtemps  au  milieu  de  nous  :  In  propria  venit,  et  sut  eum  non 
receperunt.  Vous  demandez  à  la  Révolution,  à  la  justice  sociale, 
à  des  théories  nouvelles,  ce  que  le  Christianisme  renferme  et 
peut  vous  donner  dès  aujourd'hui.  Pourquoi  chercher  si  loin  ce 
qui  est  si  rapproché?  Pourquoi  voir  dans  le  Christianisme  un 
ennemi,  quand  il  est  un  ami?  Pourquoi  s'obstiner  à  se  passer  de 
sa  toute-puissante  force  morale,  de  ses  vérités  si  hautes  et  si 
belles,  quand  il  a  en  main  le  bien  supérieur  qui  nous  manque? 

D'où  vient  donc  cette  lutte  entre  vous  et  lui  ?  Ah  !  les  causes  de 
nos  erreurs  seraient  trop  longues  à  dire;  je  ne  m'arrête  qu'à 
deux  :  nos  passions ,  cause  interne ,  les  calomnies  et  les  outrages, 
cause  externe.  Oui,  Messieurs,  le  Christianisme  a  un  adversaire 
redoutable  :  c'est  nous-mêmes.  Quand  le  prêtre  monte  dans  une 
chaire,  pour  parler  aux  hommes  qui  l'attendent,  il  sent  qu'il  va 
livrer  bataille.  Il  ne  parlera,  en  effet,  que  de  défauts  à  vaincre, 

1. 11  est  bien  entendu  que  nous  ne  voulons  pas  dire  que  la  raison  pure  de  l'homme  eût 
suffi  à  découvrir  les  dogmes  chrétiens:  nous  disons  seulement  que  ces  dogmes  révélés 
trouvent  dans  la  raison  pure,  impartialement  consultée,  (chose  rare!)  une  admirable 
et  pleine  confirmation. 


598  l'église  et  l'état 

que  de  sacrifices  à  accepter,  que  de  vertus  à  conquérir  ;  il  aura 
devant  lui  l'armée  frémissante  des  passions  humaines,  l'orgueil, 
l'avarice,  la  colère,  la  noire  jalousie,  la  dévorante  luxure,  et  il 
tremble  à  la  pensée  de  la  lutte  que  sa  parole  va  ouvrir.  Il  tremble, 
parce  que  ces  passions  ardentes,  qu'il  attaquera  dans  les  autres, 
il  les  porte  en  lui-même  ;  il  les  sent  frémir,  il  les  entend  crier,  et 
il   faut  qu'il  les  ait  enchaînées,  toutes   sanglantes,  dans  son 
cœur,  avant  d'exhorter  ses  frères  à  les  vaincre  à  leur  tour.  Eh 
quoi  ?  Messieurs ,  le  prêtre  a  dû  pour  rester  fidèle  au  Christianisme 
mettre  sous  le  joug  ses  passions  écrasées,  et  vous  me  demandez 
pourquoi  le  Christianisme  a  tant  d'ennemis?  Le  Christianisme 
en  aurait  moins,  s'il  y  avait  moins  d'orgueil  et  de  licence  sur  la 
terre.  Ne  voyez-vous  pas  que  l'orgueil  est  importuné  d'entendre 
des  lèvres  sacerdotales,   des  lèvres  humaines,  après  tout,  lui 
parler  au  nom  de  la  Divinité?  Ne  voyez-vous  pas  que  la  luxure, 
débridée  et  sauvage,  couvre  de  sang  et  d'écume  le  mors  que  le 
Christianisme  lui  remet  sans  cesse   dans  la  bouche?  Voilà  la 
première  cause  de  nos  haines  contre  la  Religion.  Cherchez  bien 
dans  la  vie  de  ceux  qui  opposent  la  Révolution  à  l'Église,  et  vous 
trouverez  l'orgueil  qui  ne  veut  pas  se  soumettre,  et  la  luxure  qui 
veut  se  rassasier;  faites  venir  Rousseau,  Voltaire,  et  d'autres 
que  je  ne  nomme  pas,  lisez  leurs  écrits,  et  étonnez-vous  ensuite 
qu'ils  n'aiment  pas  l'Église!  L'Église  attaque  leurs  passions,  et 
leurs  passions  courroucées  résistent. 

Premier  motif.  —  Il  en  est  un  autre  :  ce  sont  les  calomnies  et 
les  injures,  qu'une  Presse,  sans  scrupule,  verse  à  flots  sur  les 
choses  sacrées. 

Dites-moi,  Messieurs,  si  vous  aviez  rencontré,  sur  le  chemin 
du  Calvaire,  la  grande  et  innocente  victime,  qu'on  y  traînait 
il  y  a  dix-neuf  siècles ,  auriez-vous  reconnu  sous  les  traits  de 
cet  homme  couvert  de  poussière,  de  crachats  et  de  sang,  le 
Messie  attendu,  le  plus  beau  des  enfants  des  hommes,  le  subli- 
me Consolateur  des  affligés,  le  Père  des  pauvres,  Celui  dont 
les  foules  charmées  suivaient  les  pas  et  les  discours .  Celui  que 
vous  adorez  aujourd'hui,  le  Fils  de  David  et  le  Fils  de  Dieu? 
Non,  vous  ne  l'auriez  pu  reconnaître ,  car  la  malice  humaine 
l'avait  affreusement  défiguré.  Ses  ennemis  l'avait  ravalé  au  rang 
des  criminels,  ils  l'avaient  traité  comme  un  scélérat  —  cum 
scelestis  reputatus  est, —  et  à  force  d'outrages,  ils  lui  en  avaient 
donné  les  apparences. 

Ainsi  faites-vous,  aujourd'hui,  vous  tous  qui  insultez  l'Église,. 
l'Église  qui  souvent  vous  a  nourris  de  son  pain  et  de  son  génie  . 
dans  ses  maisons  d'éducation  et  jusque  dans  le  sanctuaire 
l'Église  dont  vous  dénaturez  l'histoire,  en  confondant  les  princi 
pes  et  les  faits,  la  doctrine  et  les  hommes.  l'Église  à  qui  vous 


SEPTIÈME  CONFÉRENCE  599 

attribuez  les  fautes  mêmes  de  ses  enfants.  Vous  remuez  le 
sang  de  la  Saint-Barthélémy,  vous  rappelez  les  violences  des 
Dragonnades,  vous  évoquez  l'Inquisition,  comme  si  l'Église 
avait  approuvé  ces  fureurs ,  et  vous  dites  au  peuple  trompé  : 
«  voilà  l'institution  qui  t'a  perdu ,  traîne-la  au  dernier  supplice , 
écrase-la  sans  pétié,  car  sa  mort  sera  ta  vie.  »  Ah  !  malheureux  !... 

«  Pardonnez-leur,  mon  Père,  car  ils  ne  savent  ce  qu'ils  font. » 
Pardonnez-leur!...  ou  plutôt  Maître  adorable,  cela  ne  suffit 
pas,  complétez  votre  triomphe,  en  touchant  leur  âme  et  en  la 
ramenant  à  vous!  Peut-être,  dans  cet  immense  auditoire,  y 
a-t  il  des  hommes  de  cœur  qui  sentent  qu'il  est  injuste,  qu'il 
est  horrible,  d'accuser  l'Eglise  des  fautes  de  ses  enfants, 
comme  il  serait  horrible  d'accuser  la  France  des  fautes  de  ceux 
qui  ont  souillé  son  histoire.  Achevez  en  eux  votre  œuvre  de 
lumière,  ô  Seigneur,  pour  qu'ils  voient  que  le  front  auguste 
de  votre  Église  rayonne  de  l'immortel  éclat  de  la  justice  et  de 
la  charité. 

On  dit  que  quand  vous  montiez  au  Calvaire,  défiguré  et 
meurtri,  une  femme  vint  à  vous,  et  essuya  d'une  main  com- 
patissante votre  visage  sacré.  Envoyez-nous  aussi  une  âme 
héroïque ,  portant  dans  ses  mains  le  voile  d'or  de  la  vertu  et 
du  génie!  Quelle  ose,  à  travers  les  outrages,  s'approcher  de 
votre  Eglise  et  qu'elle  essuie  sur  son  front  les  souillures  que 
les  colères  humaines  y  ont  laissées.  Quand  ce  front  resplen- 
dissant brillera  de  sa  beauté  divine ,  les  hommes  cesseront  de 
le  haïr,  et  l'Eglise  aux  yeux  des  peuples  convertis,  apparaîtra 
de  nouveau  comme  leur  Bienfaitrice  et  leur  Mère.  C'est  du 
moins  mon  espérance  :  puissé-je,  Messieurs ,  vous  la  faire  par- 
tager et  contribuer  avec  vous  à  en  avancer  la  réalisation  ! 


SEPTIÈME  CONFÉRENCE 

LE   CONCORDAT 


Messieurs, 

Nous  constations,  dans  nos  dernières  conférences,  que  la 
démocratie  française,  au  commencement  du  XIX0  siècle,  se 
trouvait,  relativement  aux  choses  religieuses,  en  présence  d'une 
triple  hypothèse.  Elle  pouvait  ou  bien  inaugurer,  parmi  nous,  la 
séparation  de  l'Église  et  de  l'État,  en  s'appuyant  sur  les  faits 
accomplis  ;  ou  bien  fonder  une  religion  nouvelle  qu'elle  eût 
associée  à  ses  destinées;  ou  bien  restaurer  l'ancien  culte,  en 


600 


l'église  et  l'état 


tenant  compte  des  événements  récents  et  des  nécessités  présentes. 
Nous  avons  vu  que  les  deux  premières  hypothèses  étaient 
irréalisables.  Restait  la  troisième,  le  Concordat,  que  nous  allons 
étudier,  ce  soir. 

Le  Concordat,  c'est  à  dire  le  contrat  solennel  qui  règle  les 
rapports  de  l'Église  et  de  la  République  française,  fut  signé  le  15 
juillet  1801  et  promulgué  le  jour  de  Pâques,  18  avril  1802,  jour 
mémorable,  où  le  premier  Consul  se  rendit  à  Notre-Dame,  à  la 
tête  d'un  cortège  inaccoutumé.  L'histoire  de  notre  pays  a  compté 
peu  d'années  aussi  célèbres  que  celle-là,  à  moins  pourtant  que 
ce  ne  soit  les  dix  années  qui  suivirent  et  où  la  France  apprit  à 
répéter  les  noms  fameux  d'Austerlitz,  d'Iéna,  deFriedland,  de 
Wagram  et  de  Borodino,  noms  impérissables  qui  la  charmeront 
toujours  et  qu'il  faut  aujourd'hui  lui  répéter  dans  son  deuil,  pour 
consoler  son  cœur  et  lui  rendre  l'espérance. 

Et  cependant,  Messieurs,  quand  à  quatre-vingts  ans  de 
distance  on  cherche  ce  qui  a  survécu  de  toutes  les  choses 
extraordinaires  qui  furent  faites  alors,  on  ne  trouve  que  le  Code 
civil  et  le  Concordat;  le  Code  civil  qui  règle  les  rapports  des 
citoyens  entre  eux,  le  Concordat  qui  régit  encore,  à  cette  heure, 
les  rapports  de  l'Église  et  de  la  République. 

Dans  un  siècle  de  discussions  passionnées,  comme  le  nôtre, 
la  durée  est  une  marque  de  force  pour  les  institutions  qui  ne 
succombent  pas,  sous  les  coups  qu'elles  reçoivent.  Et  la  force 
d'une  institution,  chez  un  peuple  mobile  comme  le  peuple 
français,  vient  à  son  tour  de  la  nécessité  qui  l'impose.  Comptez 
les  gouvernements,  les  constitutions  politiques,  les  chartes,  les 
ministères,  qui  se  sont  succédés,  en  France,  depuis  le  Concordat  1 
L'étonnant  capitaine  qui  mit  son  nom  à  côté  de  celui  de  Pie  VII , 
dans  ce  grand  traité  de  paix  civile  et  religieuse,  est  tombé  deux 
fois  sur  de  sanglants  champs  de  bataille,  où  ni  son  génie  militaire 
ni  notre  héroïsme  ne  purent  le  sauver.  Les  Bourbons  qui  lui 
succédèrent  sur  le  trône  lui  ont  succédé  dans  l'exil ,  et  la  branche 
cadette  n'a  pu  fleurir  sur  le  trône  auguste,  mais  foudroyé,  d'où 
la  branche  aînée  avait  disparu.  Deux  révolutions,  destinées  à 
fonder  parmi  nous  la  liberté  politique ,  n'aboutirent  qu'à  restaurer 
la  dictature  impériale,  et  les  dates  historiques  de  1830  et  de  1848 
en  rappellent  une  autre,  celle  de  1870,  marquée,  comme  celles  de 
1814  et  de  1815,  des  affreux  stigmates  de  l'invasion.  Que  de 
changements  inattendus  !  Que  d'événements  tragiques  !  Que  de 
coups  de  tonnerre!  Et  cependant,  le  Concordat  est  toujours 
debout.  Six  constitutions  ont  péri,  quatre  grands  gouvernements 
ont  croulé,  et  le  Concordat  est  demeuré,  comme  une  colonne, 
au  milieu  des  ruines  universelles. 

Considérons  donc  cette  grande  œuvre.  Voyons  : 


SEPTIÈME  CONFÉRENCE  601 

1°  Ce  que  le  Concordat  est  en  lui-même  ; 

2°  Ce  qu'il  faut  penser  des  articles  organiques  que  le  premier 
Consul  y  a  joints  ; 

3°  Quels  auront  été  les  avantages  du  Concordat  pour  la  société 
civile  et  la  société  religieuse,  à  supposer  que  les  menaces  de 
déchirer  ce  contrat  solennel  se  réalisent  bientôt,  et  que  la 
séparation  de  l'Église  et  de  l'État  vienne  mettre  le  comble  aux 
divisions  qui  perdent  notre  pays. 

I.  Qu'est-ce  que  le  Concordat  en  lui-même  ? 

Le  grand  orateur  romain  dit  qu'il  faut,  dans  toute  discussion, 
s'élever  d'abord  aux  notions  universelles  du  sujet  pour  redes- 
cendre ensuite  aux  applications  particulières.  Avant  de  parler 
du  Concordat  de  1801,  sachez  donc  ce  que  c'est  qu'un  Concordat, 
en  général. 

Un  Concordat  est  une  convention  entre  le  Pape,  considéré 
comme  chef  de  l'Église  catholique,  et  le  gouvernement  d'une 
nation,  sur  des  objets  relatifs  à  la  police  extérieure  du  culte.  Un 
Concordat  pourrait  encore  se  définir,  sinon  philosophiquement 
du  moins  populairement,  un  contrat  où  la  société  civile  et  la 
société  religieuse  se  font  de  mutuelles  concessions,  en  vue  de 
la  paix  et  du  bien  des  peuples. 

Mais  l'Église  peut-elle  faire  des  concessions  ?  N'avez-vous  pas 
lu  cent  fois,  dans  vos  journaux,  que  l'Église  n'avait,  pour  toute 
réponse,  aux  concessions  qu'on  lui  demande,  que  son  impla- 
cable non  possumus?  Messieurs,  vos  journaux  vous  égarent, 
quand,  ils  s'expriment  d'un  ton  aussi  tranchant  :  la  vérité  est 
qu'il  y  a  des  concessions  que  l'Église  peut  faire  et  d'autres 
qu'elle  ne  saurait  se  permettre. 

Il  en  est  de  l'Église,  comme  d'un  homme  sensé:  il  y  a  des 
concessions  qu'un  homme  sensé  peut  faire  et  d'autres  qu'il 
refusera  toujours.  Un  chimiste  peut-il  vous  faire  des  conces- 
sions, sur  les  lois  qui  régissent  les  diverses  combinaisons  des 
éléments  ?  Un  physicien  peut-il  vous  faire  des  concessions  sur 
les  lois  de  l'hydrostatique ,  de  la  réfraction  de  la  lumière  ou  des 
mouvements  de  l'électricité?  Un  mathématicien  peut-il,  pour 
vous  être  agréable,  concéder  que  cinq  et  cinq  font  neuf?  Pourquoi 
le  chimiste,  le  physicien,  le  géomètre,  ne  peuvent-ils  vous 
faire  des  concessions,  sur  les  lois  qui  règlent  les  objets  de 
leur  science?  parce  que  ces  lois  reposent  sur  la  nature  des 
choses,  et  que  la  nature  des  choses  est  hors  de  nos  atteintes.  La 
sagesse,  en  pareil  cas,  consiste  à  voir  ce  qui  est  et  à  s'y 
soumettre.  Ainsi  en  est-il  pour  un  historien  :  demandez-lui  de 
faire  mourir  Auguste  avant  Jules-César,  ou  d'inscrire  en  l'année 
1230  la  bataille  de  Bouvines,  il  vous  répondra  qu'il  ne  le  peut, 


602  l'église  et  l'état 

parce  que  tout  le  monde  sait  qu'Auguste  a  succédé  à  César  et 
que  la  bataille  de  Bouvines  a  été  livrée  en  1214,  Mais,  demandez 
à  un  historien  de  changer  le  style  de  son  livre  ou  la  distribution 
de  sa  matière  ;  demandez  à  un  chimiste,  à  un  physicien  ,  à  un 
géomètre,  de  changer  l'heure  habituelle  de  leurs  cours  ou  les 
vases  et  les  tableaux  dont  ils  se  servent  pour  démontrer  ce 
qu'ils  enseignent,  ils  le  pourront,  s'ils  le  veulent.  Dès  l'instant 
où  vous  respectez  la  nature  intime  des  choses,  on  vous  fera  des 
concessions  sur  les  procédés. 

J'ai  multiplié,  à  dessein,  ces  exemples  populaires,  parce 
qu'ils  éclairent  vivement  le  sujet  que  nous  traitons.  Il  y  a  des 
concessions  que  l'Église  ne  pourrait  faire,  sans  se  déshonorer 
elle-même  et  périr.  L'Église  ne  peut  rien  concéder  en  matière  de 
dogme  et  de  morale  :  elle  ne  peut  enlever  un  seul  article  du 
Symbole  ni  un  seul  précepte  du  Décalogue.  Lui  demander  des 
concessions,  sur  ces  deux  points,  c'est  se  heurter  à  l'impossible, 
car  sa  doctrine  n'est  pas  la  sienne ,  c'est  celle  de  Jésus-Christ. 
L'Église  n'a  pu  ni  excuser  Luther  supprimant  le  dogme  de 
l'autorité  enseignante,  ni  Henri  VIII  réclamant  le  divorce,  ni 
Calvin  éliminant  quelques-uns  de  nos  sacrements.  Pourquoi? 
Parce  que  c'est  Jésus-Christ ,  son  divin  fondateur,  qui  a  établi 
une  autorité  religieuse,  parce  que  c'est  Jésus-Christ  qui  a 
solennellement  aboli  le  divorce  et  institué  les  sacrements.  Or, 
ce  que  Jésus-Christ  a  dit,  ce  que  Jésus-Christ  a  enseigné  et  a 
fait,  l'Église  a  pour  exclusive  mission  de  le  conserver,  de  le 
propager  et  de  le  défendre.  Il  est  donc  inutile  de  lui  demander, 
sur  ce  point,  des  concessions.  L'Église  a  préféré  voir  s'éloigner 
d'elle  des  royaumes  entiers,  plutôt  que  de  mutiler  son  ensei- 
gnement dogmatique  et  moral  :  le  dogme  et  la  morale  sont,  en 
effet,  choses  divines,  et  dès  lors  immuables  comme  la  nature 
et  la  volonté  de  Dieu. 

Mais  à  côté  du  dogme  et  de  la  morale  ,  il  y  a  la  discipline,  et 
sur  ce  point  l'Église  est  libre  de  ses  mouvements,  quand 
l'intérêt  et  le  salut  des  âmes  l'exigent. 

Qu'est-ce  donc  que  la  discipline?  C'est  l'ensemble  des  lois  de 
pure  application ,  c'est  l'ensemble  des  règlements  administratifs 
et  pratiques  qui  ont  pour  objet  l'exercice  public  du  culte, 
l'institution  des  fêtes,  l'ordre  des  cérémonies,  les  ressources 
habituelles  des  paroisses  et  le  recrutement  normal  du  clergé. 

C'est  sur  la  discipline  que- portent  les  concordats,  c'est  sur 
elle  seule  qu'ils  peuvent  porter.  L'Eglise  est  libre  de  modifier  sa 
police  intérieure  et  extérieure,  elle  ne  l'est  pas  de  modifier  son 
dogme  et  sa  morale. 

La  lumière  de  ces  notions  générales,  sur  la  nature  des  con- 
cordats, va  rejaillir  sur  le  concordat  de  1801 ,  en  particulier.  Ce 


SEPTIÈME  CONFÉRENCE  603 

concordat  comprend  deux  choses  :  1°  l'abolition  solennelle  et 
authentique  d'une  discipline  ancienne.  —  perpetuo  extingnimus 
—  2°  la  consécration  d'une  discipline  nouvelle. 

De  quoi  s'agissait-il?  il  s'agissait,  vous  vous  le  rappelez,  de 
régler  les  affaires  religieuses,  profondément  troublées,  et  de 
rendreainsilapaix  aux  consciences1.  Mais  le  règlement  nouveau 
des  affaires  religieuses  demandait  d'immenses  sacrifices ,  car  la 
majorité  du  peuple  français,  émancipée  par  la  Révolution,  enten- 
dait ne  pas  revenir  sur  certaines  décisions  de  l'Assemblée 
constituante,  et  en  particulier  sur  la  vente  des  biens  du  clergé. 
L'opinion  publique ,  sur  ce  point ,  était  unanime.  Le  clergé 
lui-même  n'avait  plus  guère  d'illusion  à  cet  égard. 

On  sentait  le  besoin  de  négocier.  Mais  il  y  avait  plusieurs 
conditions  à  remplir,  pour  mener  à  bon  terme  cette  grande  et 
difficile  entreprise.  La  première,  c'était  de  s'adresser  directement 
au  pape  et  d'éviter  ainsi  les  procédés  dédaigneux  de  l'Assemblée 
constituante  ;  la  seconde,  c'était  de  prendre  pour  base  de  la 
réorganisation  du  clergé,  l'abolition  définitive  des  propriétés 
ecclésiastiques  et  la  nouvelle  distribution  du  territoire  en 
86  départements. 

Tout  ce  qu'il  y  avait,  dans  l'Église  et  dans  l'État,  d'esprits 
éclairés  et  sages ,  comprenait  ainsi  la  réorganisation  du  culte  , 
et  ce  que  des  historiens  ou  des  publicistes  ont  émis,  depuis 
lors,  de  divergent  sur  ce  sujet,  tombe  de  soi  devant  l'étude 
impartiale  et  approfondie  de  la  France ,  en  l'année  1800. 

Le  débat  allait  donc  s'ouvrir  entre  deux  sociétés.  L'une  ,  la 
société,  religieuse,  dix-huit  fois  séculaire,  appuyée  sur  d'au- 
gustes traditions,  mais  prudente,  magnanime,  accoutumée  aux 
changements  disciplinaires  ;  l'autre ,  la  société  civile ,  jeune , 
ardente,  à  peine  sortie  d'une  Révolution,  qui  l'avait  enivrée 
et  qui  ne  lui  avait  assuré  l'empire  qu'en  détruisant  tout  un 
monde2.  Jamais  plus  grand  spectacle  ne  fut  donné  à  l'histoire. 

1.  «  On  calomnie  ces  saints  prêtres,  on  leur  enlève  leurs  plus  beaux  titres  à  la 
vénération  publique,  on  méconnaît  surtout  étrangement  les  faits  lorsque,  en  puisant 
des  phrases  toutes  faites  dans  les  harangues  officielles  du  temps,  on  se  met  à  répéter 
aujourd'hui,  suivant  la  formule  consacrée,  qu'en  signant  le  Concordat,  Bonaparte 
releva  d'un  mot  les  autels  abattus.  Les  autels  étaient  déjà  relevés,  une  statistique 
administrative  de  cette  époque  et  les  recueils  religieux  qui  paraissaient  alors,  cons- 
tatent que  le  culte  était,  avant  la  publication  du  Concordat,  rétabli  dans  plus  de 
quarante  mille  communes.  »  (D'Haussonville,  L'Église  romaine  et  le  premier  Empire 
tome  premier,  chapitre  VII).  L'observation,  d'ailleurs  très  juste  de  M.  d'Haussonville, 
n'empêche  pas  qu'avant  le  Concordat  les  quarantes  mille  communes  où  le  culte  était 
rétabli,  de  fait,  ne  fussent  dans  une  grande  anxiété  et  un  trouble  véritable,  soit  à 
cause  du  Schisme,  soit  à  cause  des  conditions  toutes  nouvelles  et  toutes  précaires  où 
se  trouvait  l'Église  de  France.  Le  Concordat  mit  heureusement  fin  à  cette  situation 
inquiétante  :  on  ne  le  peut  nier,  sans  parti  pris. 

2.  «  Lorsque  la  guerre  de  la  Révolution  éclata,  les  rois  ne  la  comprirent  point;  ils 
virent  une  révolte  où  ils  auraient  dû  voir  le  changementldes  nations,  la  fin  et  le  com- 
mencement d'un  monde  :  ils  se  flattèrent  qu'il  ne  s'agissait  pour  eux  que  d'agrandii 


604  l'église  et  l'état 

Ces  deux  sociétés  éprouvaient  le  besoin  de  traiter  ensemble, 
car  la  direction  des  esprits  et  le  cours  des  événements  les  y  for- 
çaient. Mais  chacune  d'elles  désirait  le  faire,  en  sauvegardant  ses 
droits  et  eh  se  ménageant  les  chances,  toujours  problématiques, 
de  l'avenir.  Une  pareille  négociation  supposait  deux  hommes 
nouveaux,  étrangers  aux  événements  tragiques  qui  venaient  de 
bouleverser  si  profondément  l'Église  et  la  France,  deux  hommes 
nouveaux,  représentant  dans  toute  la  plénitude  de  leur  autorité 
les  deux  sociétés  civile  et  religieuse,  et  animés  d'un  égal  désir 
d'assurer  avec  jalousie  les  intérêts  réciproques  de  leur  cause. 

C'est  alors,  Messieurs,  que  la  Providence  amena  sur  la  scène 
du  monde  les  deux  esprits  les  plus  divers,  et  cependant  les  plus 
aptes  à  cette  négociation  capitale.  L'un,  général  en  chef,  à  vingt- 
sept  ans,  d'une  armée  qui  s'était  couverte  de  gloire  sous  ses 
ordres,  avait  enlevé  en  un  mois  cent  étendards,  gagné  vingt 
batailles  et  conquis  l'Italie  au  galop  de  son  cheval.  L'Egypte 
l'avait  vu  quelque  temps  après  réveiller,  au  pied  des  Pyramides, 
la  mémoire  des  Pharaons,  briser  les  escadrons  mahométans  et 
menacer  au  cœur  la  puissance  coloniale  des  Anglais.  Hardi, 
bouillant,  opiniâtre,  capable  des  extrêmes  folies  et  des  pruden- 
ces extrêmes,  ce  jeune  et  extraordinaire  capitaine,  qui  venait 
encore  de  traverser  les  Alpes  et  d'écraser  l'Autriche  à  Marengo, 
résumait  en  lui  la  Révolution,  moins  le  désordre.  La  société 
civile,  éblouie  de  sa  gloire,  ne  pouvait  choisir  en  face  de  l'Église 
un  représentant  plus  âpre  et  plus  jaloux  des  droits  de  l'État.  Le 
Premier  Consul  n'était  ni  un  croyant  pieux  ni  un  théologien,  ni 
un  matérialiste.  C'était  un  soldat  de  génie,  élevé  dans  l'incrédu- 
lité générale  et  les  préjugés  irréligieux  de  son  temps. 

Il  ne  faut  demander  aux  hommes  que  ce  qu'ils  peuvent  :  vou- 
loir que  Napoléon  ait  compris  le  Catholicisme  comme  Pie  VII  le 
comprenait,  et  lui  reprocher  les  discussions  plus  ou  moins 
machiavéliques  auxquelles  il  se  livra,  c'est  ne  tenir  compte  ni  de 
l'éducation,  ni  de  la  vie  militaire  du  Premier  Consul,  ni  du  rôle 
politique  qu'avant  tout  il  jouait  dans  cette  importante  affaire4. 

leurs  États  de  quelques  provinces  arrachées  à  la  France;  ils  croyaient  à  l'ancienne 
tactique  militaire,  aux  anciens  traités  diplomatiques,  aux  négociations  des  cabinets, 
et  des  conscrits  allaient  chasser  les  grenadiers  de  Frédéric,  des  monarques  allaient 
venir  solliciter  la  paix  dans  les  antichambres  de  quelques  démagogues  obscurs,  et 
la  terrible  opinion  révolutionnaire  allait  dénouer  sur  les  échafauds  les  intrigues  de 
la  vieille  Europe.  Cette  vieille  Europe  pensait  ne  combattre  que  la  France;  elle  ne 
s'apercevait  pas  qu'un  sièc'.e  nouveau  marchait  sur  eMe  »  (Chateaubriand,  Mémoires 
d'outre-tombe,  tome  III.  De  Bonaparte). 

1.  Il  est  assez  étrange  d'entendre  aujourd'hui  M.  Paul  Bert,  et  avec  lui  un  certain 
nombre  de  républicains,  reprocher  à  Bonaparte  d'avoir  agi  par  politique,  en  traitant 
avec  l'Église:  on  dirait  vraiment  que  ce  n'est  pas  la  politique,  mais  une  politique 
fausse  et  anti-nationale,  cette  fois,  qui  les  pousse  eux-mêmes  à  nous  tracasser. 
Comme  les  pharisiens,  dont  parle  l'Évangile,  ces  Messieurs  voient  clairement  la  paille 
quiest  dans  l'œil  du  voisin,  mais  ne  sentent  pas  la  poulre  qui  crève  le  leur. 


SEPTIÈME  CONFÉRENCE  605 

Napoléon  savait  que  l'homme  a  besoin  d'un  culte,  il  croyait 
que  pour  la  France  ce  culte  ne  pouvait  être  que  le  Catholi- 
cisme, et  lui-même  cédant  aux  souvenirs  de  son  enfance  se 
sentait  enclin  à  favoriser,  parmi  nous,  la  religion  de  Clovis  et 
de  Charlemagne.  Mais  en  préparant  le  retour  de  cette  religion, 
il  n'oubliait  pas  qu'il  était  le  chef  tout-puissant  d'une  démocratie 
jalouse,  dont  le  Clergé  passait,  à  tort  ou  à  raison,  pour  l'ennemi 
déclaré,  et  en  diplomate  sagace  il  prenait  ses  mesures  pour  que 
la  restauration  du  Catholicisme  ne  pût  devenir,  chez  nous,  la 
restauration  de  l'Ancien  Régime. 

En  face  de  ce  foudroyant  génie  de  la  guerre,  voici  le  génie  de 
la  paix. 

Pie  VII  occupe  à  Rome  le  trône  pontifical,  et  Pie  VII  a  dès 
longtemps  compris,  (comme  le  prouve  sa  conduite  épiscopale  à 
Imola),  que  le  nouvel  ordre  de  choses,  inauguré  avec  le  dix- 
neuvième  siècle,  réclame  d'immenses  sacrifices.  Il  est  disposé 
à  les  faire,  pour  sauver  l'Église,  et  ramener  la  foi  dans  ce  beau 
pays  de  France  où  les  cathédrales  pleurent  encore  leurs  évêques 
exilés.  Pie  VII  est,  avant  tout,  un  saint.  Il  n'a  d'autre  ambition 
que  celle  de  l'apostolat.  Les  âmes  sont  l'objet  sacré  de  son  amour. 
Ce  sont  elles  qu'il  cherche,  à  travers  les  révolutions,  dont  le 
fracas  l'émeut,  sans  le  troubler.  Doué  de  l'énergie  de  Grégoire  VII 
et  de  Boniface  VIII,  (il  le  montrera  un  jour),  il  a  vu  que  la  Démo- 
cratie est  la  reine  de  l'avenir,  elle  duc  inaltum,  gagne  la  haute  mer, 
de  Jésus-Christ,  a  retenti  à  son  oreille.  Il  obéit,  et  malgré  les 
partisans  opiniâtres  du  passé,  qui  s'imaginent  toujours  qu'on 
viole  les  principes  quand  on  les  sauve,  il  entre  en  relation  avec 
cette  Démocratie  française,  contre  laquelle  plus  d'un  faux  sage 
d'alors  eût  souhaité  le  voir  se  raidir. 

Jugez,  Messieurs,  de  l'intelligence  de  Pie  VII,  jugez  de  son 
apostolique  amour  des  âmes,  par  l'étendue  des  sacrifices  qu'il 
accepte  courageusement. 

On  lui  demande  la  démission  des  135  évêques,  qui  étaient 
titulaires  des  évêchés  français,  en  1789;  il  accepte. 

On  lui  demande  d'établir  86  évêchés,  distribués  à  raison  d'un 
seul  par  département;  il  accepte. 

On  lui  demande  de  renoncer  solennellement  aux  biens  terri- 
toriaux du  Clergé,  qu'un  décret  de  la  Constituante  a  mis  «  à  la 
disposition  de  l'Etat  :  »  il  accepte. 

On  lui  demande  de  ratifier  l'indemnité  annuelle  que  le  budget 
de  l'Etat  allouera  désormais  aux  évêques  et  aux  curés  :  il  accepte. 

On  lui  demande  d'ordonner  aux  évêques  et  aux  curés  de  prêter 
serment  à  la  République,  et  de  prier  pour  les  consuls,  bien  que 
les  frères  de  Lous  XVI ,  (qui  seront  plus  tard  Louis  XVIII  et 
Charles  X),  vivent  encore  :  il  accepte. 


606 


l'église  et  l'état 


On  lui  demande,  enfin,  de  consacrer,  par  avance,  les  règle- 
ments de  police  que  le  gouvernement  rédigera  et  appliquera  au 
culte  catholique  :  il  accepte,  ne  se  doutant  pas,  cette  fois,  dans 
son  exquise  loyauté,  qu'on  dépassera  le  but,  et  que  sous  pré- 
texte de  règlements  de  police  l'Etat  violera  le  dogme  et  marchera 
sur  quelques-uns  des  droits  essentiels  de  l'Eglise. 

Dites- moi,  Messieurs,  l'Église  et  son  chef  pouvaient-ils  témoi- 
gner d'une  plus  grande  abnégation  et  d'un  plus  vif  désir  de 
réconcilier  la  société  moderne  avec  les  principes  chrétiens? 
Pie  VII  pouvait-il  donner  au  monde  un  plus  bel  exemple  de  cette 
sagesse  et  de  cet  esprit  de  concorde  qui  seront,  jusqu'à  la  fin 
des  temps,  la  note  caractérisque  de  la  politique  de  l'Église? 

Voici  dans  quel  touchant  langage  il  s'exprime  lui-même,  au 
commencement  de  la  Bulle  concordataire  :  «  Celui  qui  a  été 
constitué  ici-bas,  pour  remplir  la  mission  de  Notre-seigneur 
Jésus-Christ  et  pour  gouverner  l'Eglise  de  Dieu,  doit  saisir 
toutes  les  circonstances  et  s'en  servir  avec  toute  l'opportunité 
possible,  dans  le  but  de  ramener  les  fidèles  au  sein  de  l'Église 
et  d'éviter  de  redoutables  périls  :  il  doit  craindre ,  en  effet , 
que  l'occasion,  venant  à  disparaître,  tout  espoir  soit  désormais 
perdu  d'obtenir  les  avantages  qui  peuvent  servir  la  religion 
catholique1.  »  Tout  ce  qui  ne  se  rattache  pas  directement  aux 
intérêts  de  la  Religion  est  de  nul  prix  aux  yeux  du  Pape.  Ne 
lui  parlez  pas  de  dynastie  royale  à  restaurer  ;  il  ne  voit  que  les 
autels  en  deuil ,  et  c'est  aux  autels  qu'il  pense  lorsqu'il  traite 
avec  la  Démocratie  française  et  avec  le  Premier  Consul,  chef 
militaire  de  cette  démocratie.  Là  est  la  grandeur  du  Concordat  : 
il  relie  l'ancien  monde  au  nouveau,  la  France  du  présent  à 
celle  de  l'avenir. 

Mais  si  grand,  si  beau,  que  soit  le  Concordat,  c'est  une 
œuvre  humaine  ;  et  il  en  a  les  défauts.  En  est-il  moins  digne 
d'admiration?  Où  sont  donc  les  rêveurs,  qui  croient  qu'on 
réalisera  ici-bas  l'idéal?  L'idéal  n'est  pas  de  ce  monde.  Notre 
gloire  est  de  le  chercher,  sans  espoir  de  l'atteindre,  si  ce  n'est 
dans  un  séjour  meilleur,  là-bas,  au  delà  du  tombeau.  Le 
Concordat  a  des  taches,  il  a  des  imperfections,  mais  ces  taches, 
nous  devons  le  dire,  viennent  de  la  société  civile  et  non  de  la 
société  religieuse.  Vous  devinez,  Messieurs,  que  je  fais  allusion 
aux  articles  organiques,  à  ces  articles  fameux,  dont  on  parle  tant 
aujourd'hui,  dont  on  voudrait  faire  une  chape  de  plomb  pour 


1.  «  Qui  Christi  Domini  vices  in  terris  gerere,atque  Ecclesiam  Dei  regere  constitulus 
est,  omnes  occasiones  arripere  omnique  opportunitate,  quœ  ei  offeratur,  uti  débet 
qua  possit,  et  fidèles  ad  Ecclesise  sinum  adducere  et  omnia  quaecumque  timentur 
pericula  evitare  ne,  occasione  amissa,  spes  amittatur  etiam  ea  bona  amplius  asse- 
uendi  quibus  religio  catholica  juvari  possit.  »  (Bulle  du  Concordat). 


SEPTIÈME  CONFÉRENCE  607 

la  liberté  de  l'Église,  et  dont  je  vais  vous  entretenir,  sans  plus 
tarder,  avec  autant  d'impartialité  que  d'énergie. 

II.  —  L'Église,  Messieurs,  n'a  jamais  contesté  à  la  société 
civile  le  droit  d'étendre  sa  police  jusqu'aux  manifestations 
extérieures  du  culte  ;  elle  n'a  jamais  refusé  d'entrer  en  pourparlers 
avec  les  gouvernements,  sur  ce  point  délicat. 

Pie  VII  reconnaît,  au  Premier  Consul,  dans  le  premier  article 
du  Concordat,  le  droit  de  faire  des  règlements  qui  auront  le  culte 
pour  objet,  et  Pie  VII  reconnaît  à  l'Etat  ce  droit,  parce  qu'il 
n'entame  en  rien  les  droits  de  l'Eglise.  On  avait  discuté,  cependant, 
parce  qu'on  craignait  que,  sous  prétexte  de  règlements  de  police, 
le  premier  Consul  n'ébréchât  le  dogme  et  la  morale,  et  n'intro- 
duisît des  articles  vexatoires.  Hélas  !  c'est  ce  qui  eut  lieu.  Les 
articles  organiques  ne  se  contentèrent  pas  ô!  organiser  les  fabriques 
paroissiales,  les  rapports  des  curés  avec  les  autorités  civiles, 
l'ordre  extérieur  des  cérémonies  du  culte,  ils  allèrent  plus  loin  ; 
ils  attribuèrent  à  l'Etat  une  surveillance  abusive  sur  les  bulles 
des  souverains  Pontifes ,  et  prétendirent  assujetir  les  évoques 
aux  préfets,  jusque  dans  le  nombre  des  sujets  destinés  au 
sacerdoce . 

Cet  abus  de  pouvoir,  que  je  vais  vous  faire  toucher  du  doigt, 
dans  un  instant,  et  qui  ne  cessera  d'exister  que  quand  on  aura 
abrogé  sept  ou  huit  des  77  articles  organiques  en  question,  venait 
de  trois  causes  que  je  tiens  à  mettre  en  relief,  pour  rendre  à 
chacun  ce  qui  lui  est  dû,  c'est  à  dire  au  passé  ce  qui  est  au  passé, 
au  présent  ce  qui  est  au  présent. 

Quelques  partisans  de  la  monarchie,  frappés  des  excès  de 
pouvoirs,  auxquels  s'abandonne,  çà  et  là,  contre  le  Clergé  le 
gouvernement  de  la  République,  affectent  de  proclamer  qu'avec 
la  royauté  cela  n'existerait  pas.  Ils  blâment  les  articles  organiques, 
comme  s'ils  étaient  l'œuvre  exclusive  de  la  Démocratie  jalouse. 
Il  nous  en  coûte  de  les  démentir,  mais  l'histoire  nous  apprend 
que  les  articles  organiques  ont  des  racines  séculaires  et  qui 
plongent  profondément  dans  le  passé  monarchique  delà  France. 

Depuis  Philippe  le  Bel  jusqu'à  Louis  XIV  et  ses  successeurs,  la 
monarchie  n'a  pas  dédaigné  de  tenir  le  Clergé  en  tutelle  :  les 
exemples  sont  nombreux.  Je  ne  rappelerai  que  les  paroles  de 
Bossuet  au  cardinal  de  Noailles,  pour  protester  contre  les 
mesures  administratives  du  chancelier  de  Pontchartrain  :  «  il  est 
bien  extraordinaire  que,  pour  exercer  nos  fonctions,  il  nous  faille 
prendre  l'attache  de  Monsieur  le  chancelier  et  achever  de  mettre 
l'Eglise  sous  le  joug.  Pour  moi  j'y  mettrais  la  tête.  Je  ne  relâcherai 
rien  de  ce  côté- là,  ni  je  ne  déshonorerai  mon  ministère  '.  » 

1.  Vie  de  Bossuet,  par  le  cardinal  de  Beausset,  livre  XII,  ch.  XXIV. 


608  l'église  et  l'état 

Louis  XIV,  en  cette  circonstance,  donna  raison  à  Bossuet 
contre  le  Chancelier,  mais  «  les  servitudes  à  l'égard  du  roi  » 
flétries  parFénélon,  n'en  existaient  pas  moins.  On  oublie  trop 
aujourd'hui,  dans  le  camp  royaliste,  dont  l'ultramontanisme  est 
d'assez  fraîche  date,  et  les  quatre  articles  de  1682,  imposés  au 
Clergé,  et  les  bulles  pontificales  soumises  à  l'estampille  du 
Ministère,  et  les  prêtres  emprisonnés  au  nombre  de  plus  de  80, 
pendant  la  déplorable  querelle  de  la  Régale,  et  les  sièges  épis- 
copaux  demeurés  vacants,  alors,  au  nombre  de  plus  de  40.  On 
oublie  trop  les  vexations  des  Parlements,  qui  poussèrent  l'in- 
convenance jusqu'à  refuser  la  bulle  de  canonisation  de  Vincent 
de  Paul  et  obligèrent  le  grand  archevêque  de  Paris,  M.  de  Beau- 
mont,  à  s'exiler.  On  oublie  trop,  enfin,  que  le  dispositif  des  arti- 
cles organiques  de  1801  est  en  majeure  partie  emprunté  aux  anciens 
règlements  ecclésiastiques  de  la  monarchie  française.  Le  Premier 
Consul  ne  voulait  pas  être  plus  désarmé  que  les  rois,  auxquels 
il  avait  la  prétention  de  succéder.  Cela,  sans  doute,  ne  le  justifie 
pas,  mais  cela  fait  mieux  comprendre  sa  conduite  et  ramène  à 
leur  juste  valeur  les  déclamations  par  trop  bruyantes  de  quel- 
ques écrivains  royalistes  *. 

Second  motif  :  on  se  défiait  de  l'action  politique  du  Clergé, 
autant  sinon  plus  encore  qu'on  s'en  défie  aujourd'hui.  Le  Con- 
cordat, qui  répondait  à  l'attente  de  l'opinion  publique  et  aux 
désirs  des  masses,  trouvait  dans  l'entourage  immédiat  du  Pre- 
mier Consul  une  opposition  acharnée.  Il  n'était  pas  rare  d'en- 
tendre quelques  généraux  de  cette  époque,  tels  que  Lannes  et 
Augereau,  murmurer  dans  les  corridors  des  Tuileries:  «Qui  nous 
eût  dit  que  Bonaparte  fut  sitôt  devenu  un  capucin  !  »  La  moquerie 
est  puissante  au  pays  de  Voltaire,  et  bien  que  le  Premier  Consul 
fut  un  capucin  d'un  genre  tout  nouveau,  cependant  il  n'était  pas 
insensible  à  ces  railleries  qui  lui  arrivaient,  çàet  là,  comme  des 
éclats  de  boulet.  Et  pour  mieux  montrer  qu'il  n'entendait  pas,  par 
le  Concordat,  s'abandonner  à  la  conduite  du  Clergé,  ni  laisser  trop 
longtemps  son  froc  de  capucin  cacher  ses  épaulettes  de  soldat,  il 
faisait  rédiger,  par  ses  légistes  obéissants,  les  articles  organiques. 

Joignez  à  ces  motifs,  déjà  suffisants,  le  caractère  despotique 
du  Premier  Consul,  toujours  jaloux  de  son  autorité  et  désireux 
de  dire  :  mes  évêques,  comme  il  disait  :  mes  préfets,  et  vous  aurez, 
Messieurs,  l'explication  de  cette  législation  inattendue,  malheu- 
reuse, injuste,  qui  subrepticement  ajoutée  au  texte  du  Concor- 
dat, est  devenue  l'objet  des  réclamations  du  pape  Pie  VII  et  des 
querelles  qui,  depuis  lors,  ont  trop  souvent  troublé  les  rapports 
de  l'Eglise  et  de  l'Etat. 

1.  Ces  écrivains  royalistes  devraient  bien  nous  expliquer  pourquoi  Louis  XVIII  et 
Charles  X  n'abrogèrent  pas'solennellement  ces  articles  funestes. 


SEPTIÈME  CONFÉRENCE  609 

Comment  voulez-vous  qu'il  en  soit  autrement?  Les  articles 
organiques  sont  au  nombre  de  soixante-dix-sept.  Or,  parmi  eux, 
sept  ou  huit  sont  en  contradiction  flagrante  avec  le  dogme  ou  la 
morale  de  l'Eglise.  Examinons-les. 

Article  l01".  «  Aucune  bielle ,  bref,  rescrit ,  décret ,  mandat,  provi- 
sions, signature  servant  de  provision  ,  ni  autre  expédition  concernant 
la  cour  de  Rome,  ne  pourront  être  reçus,  publiés,  imprimés,  m 
autrement  mis  à  exécution ,  sans  V autorisation  du  gouvernement .  » 
!  Jésus-Christ  a  dit  à  ses  apôtres  :  «  allez  et  enseignez  toutes  les 
nations»,  et  voici  que  le  premier  de  nos  articles  organiques 
attribue  au  gouvernement  le  droit  d'arrêter  les  bulles  des  souve- 
rains pontifes.  Nous  avons  pourtant  démontré  qu'en  matière  de 
dogme  et  de  morale,  la  société  civile  n'est  pas  compétente.  Si 
elle  peut,  à  son  gré,  empêcher  le  chef  de  l'Église  de  se  faire 
entendre  des  fidèles,  nous  lui  demandons  d'où  lui  vient  cette 
autorité?  Voyez  vous-mêmes,  Messieurs,  jusqu'où  cette  autorité 
la  conduit  fatalement.  Nous  en  avons,  à  cette  heure,  un  grand 
exemple. 

On  a  publié ,  dans  ces  derniers  temps ,  des  manuels  d'instruc- 
tion civique,  destinés  à  nos  écoles  primaires.  Ces  manuels 
attaquent  ouvertement  la  doctrine  chrétienne  de  l'intervention 
divine,  ici-bas,  la  doctrine  des  miracles,  et  représentent  le 
clergé  comme  ayant  été,  avant  1789,  la  ruine  et  l'opprobre  de  la 
France  \  Rome  a  condamné  ces  manuels;  c'était  son  devoir. 
Nos  évoques  ont  multiplié  l'écho  de  cette  condamnation  légitime. 
Que  se  passe-t-il?  L'État,  armé  des  articles  organiques,  qui 
défendent  de  publier  des  bulles  sans  autorisation  préalable  du 
gouvernement,  sévit  contre  des  évêques  et  des  prêtres  ,  les 
signale  à  l'animosité  des  ennemis  de  la  religion  ,  toujours 
prompts  à  déclarer  que  nous  cherchons  le  renversement  de  la 
République,  quand  nous  justifions  nos  dogmes,  et  pousse  la 
sévérité  jusqu'à  supprimer  une  partie  de  leur  traitement  budgé- 
taire. Eh  quoi  !  Messieurs,  simple  journaliste,  j'aurai  le  droit  de 
critiquer  tout  haut  ces  manuels  d'instruction  civique ,  et  prêtre 
ou  évêque ,  je  ne  puis  sans  danger  réfuter  dans  un  discours  ou 
dans  un  mandement ,  des  doctrines  absolument  opposées  aux 
principes  chrétiens 2,  ou  des  allégations  historiques  très  incom 
plètes  ,  très  partiales ,  et  dès  lors  très  fausses? 

1.  «  Quand  les  gens  du  roi  avaient  tout  pris,  arrivaient  ceux  du  Seigneur  et  de  l'Abbé. 
Alors,  jugez  de  la  désolation...  Le  pauvre  peuple  seul  payait  pour  la  terre;  les  nobles 
et  le  clergé  rien  du  tout.  »  {L'instruction  civique,  7e  leçonï.  Paul  Bert  en  a  menti:  chaque 
année  le  Clergé  votait  lui-môme  ses  impôts  qui  s'élevaient,  dans  les  derniers  temps,  à 
plusieurs  millions. 

2.  M.  Paul  Bert  que  nous  trouvons  toujours  au  premier  rang  des  ennemis  acharnes 
du  clergé  français  et  de  la  religion,  écrivait  dans  la  préface  des  premières  éditions  de? 
son  livre:  L'instruction  civique  à  l'école:  «  Les  sciences  imprègnent  profondément  l'es- 
prit des  idées  de  règle,  de  loi,  d'évolution,  destructives  des  idées  de  caprice,  de  miracle, 

H»  SOIXANTE-DIX-SEPT. 


610  l'église  et  l'état 

En  effet,  c'est  se  montrer  incomplet  et  partial  que  de  raconter 
les  abus  sans  dire  un  mot  des  bienfaits.  C'est  violer  toutes  les 
lois  de  l'équité  que  de  dépeindre  les  inconvénients  de  l'ancien 
régime,  sans  parler  des  services  rendus.  C'est  surtout  faire 
œuvre  de  haine,  et  dès  lors  de  politique  funeste,  que  d'intro- 
duire dans  nos  écoles  un  livre  où  les  enfants  apprendront  à 
détester  tout  homme  qui  portera  une  soutane  ou  un  titre  nobi- 
liaire. Nos  évoques  avaient  mille  motifs  de  dénoncer  à  l'opinion 
publique  ces  manuels  dangereux.  Le  gouvernement  de  la  Répu- 
blique s'en  offense,  et  s'y  oppose.  Voilà  pourtant  où  le  premier 
article  organique  nous  conduit.  Le  gouvernement  prend  sous  sa 
tutelle  des  livres  hostiles  à  la  religion,  au  clergé,  et  il  impose  aux 
évoques  et  aux  prêtres  un  silence  qu'on  ne  pourra  noblement 
violer,  sans  être  puni  :  l'autorité  même  du  Pape  devra  s'incliner 
devant  les  articles  organiques,  et  le  Pape  non  seulement  ne 
les  a  pas  signés,  mais  ne  les  a  pas  connus.  Est-ce  là  cette 
indépendance,  dont  l'Église  a  besoin,  et  qu'elle  revendique,  au 
nom  de  Jésus-Christ,  dans  tout  ce  qui  regarde  le  dogme  et  la 
morale  ? 

Article  3.  (.(.Les  décrets  des  synodes  étrangers ,  même  des  concile  i 
généraux ,  ne  pourront  être  publiés  en  France ,  avant  que  le  gouverne' 
ment  en  ait  examiné  la  forme ,  leur  conformité  avec  les  lois ,  droits 
et  franchises  de  la  République  française,  et  tout  ce  qui  dans  leur 
publication  pourrait  altérer  ou  intéresser  la  tranquillité  publique»  » 

de  révolution...  Lorsque  l'enfant  aura  appris,  dans  l'étude  des  sciences  d'observation 
et  d'expérimentation,  le  culte  de  la  loi  ;  lorsqu'il  saura,  de  source  certaine,  que  tout 
effet  a  une  cause  antécédente,  n'ayez  plus  peur  que  ce  caprice  chassé  de  la  nature, 
cet  enfant  devenu  homme  et  citoyen,  l'admette  dans  la  société.  Non;  quand  il  ne 
croira  plus  aux  miracles,  il  n'attendra  plus  rien  du  coup  d'État,  venant  du  pouvoir 
ou  venant  de  la  rue.  Et  en  effet,  qu'est-ce  que  le  miracle,  sinon  un  coup  a' État  dans  la 
nature  ?  Qu'est-ce  qu'un  coup  d'État,  sinon  un  miracle  dans  la  société  ?  Les  idées  sont 
corrélatives  :  venues  à  la  suite  d'un  enseignement  anti-scientifique,  elles  disparaîtront  ensemble 
devant  un  enseignement  scientifique.  » 

C'est  pour  avoir  blâmé  cette  doctrine  anti-philosophique  et  impie  que  plusieurs  de 
nos  évêques  ont  été  traduits  devant  le  Conseil  d'État  et  condamnés.  Le  Gouvernement 
a  commis  deux  fautes  :  1*  Il  a  pris  sous  sa  tutelle  des  livres  classiques,  d'une  très 
problématique  valeur,  et  que  chacun  a  le  droit  d'apprécier  comme  il  l'entend  ;  2*  Il  a 
frappé  des  évêques  qui,  en  défendant  qu'on  enseignât  aux  enfants  que  le  miracle  est 
impossible,  remplissaient  le  plus  élémentaire  de  leurs  devoirs  qui  est  de  maintenir, 
dans  le  monde,  la  notion  vraie  de  la  Divinité.  Qu'est-ce  qu'un  Dieu  qui  ne  serait  ni 
tout-puissant,  ni  libre,  et  qui  ne  pourrait  pas  intervenir  dans  sa  création?  Le  gou- 
vernement s'est  oublié  à  ce  point,  de  punir  des  évêques  et  des  prêtres  qui  ont  dit,  en 
dépit  de  M.  Paul  Bert ,  que  Dieu  pouvait  faire  des  miracles  :  miracles  qui,  d'ailleurs, 
n'ont  aucun  rapport  avec  les  coups  d'État  politiques,  que  l'auteur  affecte  de  confondre 
avec  eux. 

Nous  devons  à  la  justice  d'informer  nos  lecteurs  que  M.  Paul  Bert  a  fait  disparaître, 
dans  la  onzième  édition  de  son  manuel,  le  paragraphe  que  nos  évêques  ont  condamné. 
Voici  comment  l'auteur  s'exprime  cette  fois  :  «  L'habitude  de  n'être  satisfait  que  par 
les  preuves  expérimentales  que  donnent  les  sciences  physiques,  rend  tout  aussi 
exigeant  pour  les  théories  économiques,  politiques  et  sociales,  que  pour  celles  du 
monde  physique.  »  La  phrase  est  assez  mal  rédigée ,  mais  l'erreur  philosophique  H 
l'impiété  ont  disparu. 


SEPTIÈME   COMFÉR^NCE  611 

D'où  il  suit,  Messieurs,  qu'à  l'époque  du  concile  du  Vatican, 
en  1869-70,  il  aurait  fallu  que  le  gouvernement  ratifiât  les  bulles 
où  sont  condamnées  les  erreurs  du  positivisme  et  du  maté- 
rialisme, et  où  le  dogme  de  l'infaillibilité  pontificale  est  pro- 
clamé, avant  que  ces  bulles  ne  fussent  publiées  en  France  et  ne 
s'imposassent  à  l'obéissance  des  fidèles.  Ce  qui  revient  à  dire 
que  ce  n'est  plus  l'Église  qui  est  juge  de  la  foi  religieuse,  mais 
l'État.  Peut-on  admettre  un  pareil  renversement  de  l'ordre  et  de 
la  nature  des  choses  ? 

Article  24°.  «  Ceux  qui  seront  choisis  pour  renseignement,  dans  les 
séminaires,  souscriront  la  déclaration  faite  par  le  clergé  en  1682.» 
Depuis  le  concile  du  Vatican,  cet  article  ne  pourrait  être  appliqué, 
sans  obliger  nos  théologiens  à  enseigner  une  hérésie  :  conçoit-on 
une  telle  violation  de  la  liberté  de  conscience  et  de  l'autorité 
suprême  de  l'Église?  Que  l'on  enseigne  ou  que  l'on  n'enseigne 
pas  la  déclaration  de  1682 ,  qu'est-ce  que  cela  peut  faire  à  la  Répu- 
blique? Elle  n'a  d'autre  droit  que  d'exiger  qu'on  la  respecte  :  c'est 
ce  que  le  clergé  français  ne  manquera  jamais  de  pratiquer.  Son 
Concordat  en  est  la  preuve.  Mais  si  la  République  a  le  droit 
d'être  respectée,  elle  a  le  devoir  de  respecter  l'Église;  les  articles 
organiques  devraient  bien  s'en  souvenir; 

Article  26°.  «  Les  évêques  ne  pourront  ordonner  aucun  ecclésias- 
tique, s'il  ne  justifie  d'une  propriété  produisant  au  moins  un  revenu 
annuel  de  trois  cents  francs.  »  Un  revenu  annuel  de  300  francs  de 
rente  suppose  une  propriété  de  6000  francs  :  à  ce  compte ,  ni 
Jésus-Christ  ni  les  apôtres  n'auraient  pu  exercer  les  fonctions 
sacrées,  et  il  n'est  pas  d'enfant  du  peuple  qui  ne  dût  être 
éloigné  du  service  des  autels.  Cette  simple  observation  est 
plus  que  suffisante  pour  montrer  combien  cet  article  vingt-sixième 
est  abusif  et  contraire  à  l'esprit  de  l'Évangile...  et  delà  Démocratie. 

Article  52°.  ((  Les  curés  ne  se  permettront ,  dans  leurs  instructions , 
aucune  inculpation  directe  ou  indirecte,  soit  contre  les  personnes , 
soit  contre  les  autres  cultes  autorisés  dans  l'Etat.  y> 

Voici,  Messieurs,  un  règlement  qui  a  toutes  les  apparences , 
et  qui  a  eu  parfois  toutes  les  cruautés  d'un  piège.  Nul  ne 
contestera  qu'un  prêtre  ,  parlant  en  public  et  dans  l'exercice 
de  ses  fonctions  saintes,  ne  doive  toujours  se  montrer  aussi 
charitable  que  respectueux.  11  ne  lui  est  permis,  sous  aucun 
prétexte,  d'attaquer  violemment  les  personnes,  encore  moins 
de  confondre  la  Politique  et  la  Religion,  et  de  vouloir  donner 
des  leçons  au  Maire  de  sa  commune.  Mais  la  charité,  le  respect, 
peuvent-ils  s'étendre  jusqu'aux  doctrines  contraires  à  l'Évangile? 

L'article  cinquante  deuxième  a-t-il  prévu  que  là  où  il  y  a  des 
protestants,  des  libres-penseurs,  des  matérialistes,  —  (et  où  ces 
derniers  ne  sont-ils  nas  aujourd'hui?)  —  il  sera  toujours  difficile 


612  L'ÉGLISE  ET  L'ÉTAT 

au  prêtre  d'attaquer,  comme  il  le  doit,  le  protestantisme,  ia 
libre-pensée,  le  matérialisme,  sans  paraître  attaquer  ceux  qui 
les  professent?  Il  suffira  d'un  auditeur  inintelligent  ou  haineux, 
pour  dénoncer  son  curé  et  attirer  sur  sa  tête  toutes  les  foudres 
du  Gouvernement.  L'application  de  l'article  62°  serait  la  mort 
de  toute  controverse,  et  par  conséquent  la  liberté  accordée  à 
l'erreur  contre  la  vérité.  L'Église  ne  saurait  se  soumettre  à  une 
pareille  humiliation. 

C'est  pourquoi,  dès  qu'eurent  été  publiés  les  articles  orga- 
niques, qui  ne  répondaient  que  trop  aux  préjugés  et  aux 
défiances  de  l'opinion  publique  contre  le  clergé,  Pie  VU  protesta 
par  la  bouche  de  son  cardinal-légat,  Caprara,  dans  une  lettre 
que  celui-ci  adressa  à  M.  de  Talleyrand,  le  18  août  1803.  Et 
Napoléon,  le  23 février  1810,  fit  droit  à  quelques-unes  des  obser- 
vations du  Saint-Siège.  Depuis  ce  temps ,  ni  Louis  XVIII ,  ni 
Charles  X,  ni  Louis-Philippe,  ni  Napoléon  III,  n'ont  osé  abolir 
ceux  des  articles  organiques,  que  je  viens  de  signaler  à  votre 
attention ,  et  qui  sont  évidemment  vexatoires.  La  protestation 
de  Pie  VII  subsiste  donc  et  a  gardé  toute  sa  valeur. 

Mais  du  moins,  jusqu'à  ce  jour,  à  part  quelques  rares 
circonstances  où  les  rapports  de  l'Église  et  de  l'État,  se  sont 
trouvés  momentanément  plus  tendus,  on  ne  faisait  de  ces 
articles  vexatoires  qu'une  application  bénigne. 

Tout  semble  changé,  aujourd'hui. 

Le  Concordat,  aux  yeux  de  quelques  politiques  jaloux,  n'a  de 
valeur  que  par  les  articles  organiques  dont  nous  venons  de 
vous  montrer  l'illégitimité,  mais  qui  revêtent  à  leurs  yeux  un 
grand  caractère,  parce  qu'ils  leur  permettent  d'inquiéter  savam- 
ment l'Église,  d'humilier  le  sacerdoce,  et  même  d'enlever  aux 
prêtres  le  pain  du  jour. 

Messieurs,  j'en  appelle  à  votre  bon  sens  et  à  votre  équité. 

L'Église  et  l'État  ont-ils  voulu  se  placer  sous  le  joug  l'un  de 
l'autre,  quand  ils  ont  signé  le  Concordat?  Non,  ils  ont  voulu 
faire  la  paix.  Relisez  plutôt  et  la  proclamation  des  consuls  et 
les  paroles  de  Pie  VIL  Mais  pour  faire  la  paix,  il  ne  fallait  pas 
que  l'un  des  deux  contractants  cherchât  à  opprimer  ou  à  tromper 
l'autre  ;  il  fallait  que  les  droits  réciproques  de  la  société  reli- 
gieuse et  de  la  société  civile  fussent  également  respectés. 

Or,  plus  de  quatre-vingts  ans  se  sont  écoulés  depuis  le 
Concordat,  et  voici  que  des  publicistes  républicains  ont  la 
prétention  de  nous  apprendre  à  quoi  se  réduisait,  selon  eux,  ce 
grand  acte  de  pacification  politico-religieuse,  et  poussent  la 
témérité  jusqu'à  dire  que  la  société  civile  est  une  victime,  dont 
l'Église  a  successivement  violé  tous  les  droits. 

Entendez-les ,  Messieurs. 


SEPTIÈME  CONFÉRENCE  61? 

Pie  VII  et  Napoléon  l01',  disent-ils,  n'ont  reconnu  que  cinq 
mille  curés,  rétribués  par  l'État.  Les  trente-cinq  mille  desser- 
vants ,  qui  se  groupent  autour  de  ces  cinq  mille  curés  de  canton, 
n'ont  droit  à  aucune  solde.  Ils  vivront  des  offrandes  des  fidèles. 
Mais,  par  faiblesse,  les  gouvernements  successifs  qui  ont 
dirigé  la  France,  (et  celui  de  Napoléons  l01'  a  donné  l'exemple), 
ont  étendu  abusivement  les  privilèges  concordataires.  Il  faut 
revenir  au  Concordat  lui-même. 

Le  budget  des  cultes,  en  1802,  «  n'avait  été  que  de  1  million 
250  mille  francs,  et  il  s'était  élevé,  en  1877,  à  52  millions  :  il  e.  1 
encore  aujourd'hui  de  44  millions1.  »  On  voit  quelle  faiblesse  les 
gouvernements  ont  eue  à  l'égard  de  l'Église,  et  quelles  conces- 
sions exorbitantes  ils  lui  ont  faites.  «  Sur  un  budget  total  de 
44  millions,  ces  concessions  représentent  le  chiffre  énorme  de 
38  millions,  en  l'année  1884.  » 

On  ne  saurait  tolérer  plus  longtemps  un  pareil  abus  de  cette 
convention  fameuse.  L'Etat  ne  doit  au  clergé  que  la  somme 
inscrite  au  budget  de  180.2,  c'est  à  dire  1  million  250,000 francs,  et 
rien  de  plus.  Il  ne  doit  pas  davantage  les  immeubles  des  sémi- 
naires, les  canonicats  des  cathédrales,  les  palais  épiscopaux. 
Toutes  ces  immunités  sont  abusives.  Il  faut  en  finir,  en  revenant 
à  la  stricte  application  du  Concordat.  Et  si  par  hasard  le  clergé 
s'y  opposait,  il  prouverait  de  nouveau  à  la  France  de  quel  insigne 
mauvaise  foi  il  a  été  en  traitant  avec  la  République. 

Messieurs, tout  ce  plaidoyer  contre  les  empiétements  du  clergé 
et  la  faiblesse  des  différents  gouvernements,  depuis  1801,  tombe 
devant  les  faits  et  l'analyse  du  Concordat  lui-même. 

1°  Le  Concordat  proclame  que  le  Catholicisme  est  la  religion 
«  de  la  majorité  des  Français.  »  Ce  point  est  d'une  importance 
capitale,  dans  un  pays  où  règne,  comme  chez  nous,  le  suffrage 
universel.  La  religion  catholique  est  celle  «  de  la  majorité  des 
Français,  »  vous  l'avouez  vous-mêmes,  et  vous  ne  voulez  attri- 
buer aux  quarante  mille  curés  et  desservants,  dont  le  ministère 
est  absolument  indispensable  pour  que  ce  mot  :  «  le  Catholicisme 
est  la  religion  de  la  majorité  des  Français  »  ne  soit  pas  un  vain 

1.  Rapport  de  M.  Paul  Bert  sur  le  budget  des  cultes. 

Ce  rapport,  d'une  ignorance  et  d'une  habileté  également  extraordinaires,  n'avait  pas 
paru  quand  nous  avons  prêché  à  Saint-Ambroise  nos  conférences  sur  les  rapports 
de  l'Église  et  de  J'État.  La  réfutation  que  nousjen  faisons  ici  est  donc  sous-introduite  ; 
nos  lecteurs  ne  u->  la  pardonneront.  Ils  verront  de  nouveau  à  quels  écueils  se  heurtent, 
à  quelles  interprétations  fausses  se  précipitent  les  républicains  intolérants  qui,  à 
l'exemple  de  M.  Paul  Bert,  ont  juré  d'en  finir  avec  la  Religion  d'un  grand  peuple.  Je 
n'hésite  pas  à  dire  que,  si  le  Concordat  avait  le  sens  que  lui  donne  M.  Paul  Bert,  il 
serait  la  démonstration  solennelle  de  V imbécillité,  —  vous  entendez  ce  mot  ?  —  du  pape 
Pie  VII  et  du  Premier  Consul  :  or,  comme  l'a  dit  Pascal  «  il  y  a  des  injures  inaccep- 
tables. »  Celle-ci  nous  paraît  être  du  nombre.  Nous  en  appelons,  comme  toujours,  a» 
bon  sens  de  nos  lecteurs  et  au  libre  jugement  de  l'opinion  publique.  < 


614  L'ÉGLISE  ET  L'ÉTAT 

mot,  que  le  dérisoire  budget  de  1  million  250000  francs?  Mais 
divisez  cette  somme  en  quarante  mille  et  vous  rougirez  vous- 
mêmes  de  ce  que  vous  donnerez  à  chaque  prêtre,  pour  que  ce 
mot  «  le  Catholicisme  est  la  religion  de  la  majorité  des  Français  » 
ne  soit  pas  un  outrage. 

Supposez  donc,  Messieurs,  que  le  budget  des  cultes,  en  1802 , 
fût  de  1  million  250,000  francs,  supposez  que  ce  budget  soit  le 
taux  au  delà  duquel,  au  nom  du  Condordat,  le  gouvernement  de 
la  République  ne  dût  pas  aller,  chacun  des  quarante  mille  prêtres 
qui  servent  à  prouver,  par  leur  ministère,  que  le  Catholicisme 
est  vraiment  «  la  religion  de  la  majorité  des  Français  »  recevrait, 
chaque  année,  de  l'Etat,  la  somme  de  31  francs  25  centimes. 

Est-ce  assez  ridicule,  assez  insultant,  assez  odieux?  Et  voilà 
cependant,  si  l'on  en  croit  quelques  esprits  sans  réflexion,  les 
conditions  officiellement  et  authentiquement  arrêtées,  entre  le 
pape  Pie  VII  et  le  premier  Consul.  S'il  en  était  ainsi,  Messieurs, 
le  Concordat  serait  d'une  puérilité  grotesque  et  cette  déclaration 
solennelle  par  laquelle  il  s'ouvre  :  «  Le  gouvernement  de  la 
République  française  reconnaît  que  la  religion  catholique,  apos- 
tolique et  romaine,  est  la  religion  de  la  grande  majorité  des 
citoyens  français;»  cette  déclaration ,  disons-nous,  serait  une 
supercherie  et  un  affreux  contre-sens. 

Vous  me  permettrez  de  supposer,  Messieurs,  que  le  Pape  Pie 
VII  et  le  premier  consul  étaient  doués  d'un  esprit  un  peu  plus 
mâle  et  d'une  loyauté  un  peu  moins  problématique.  En  recon- 
naissant l'un  et  l'autre  que  la  religion  catholique  était  celle  de 
«la  majorité  des  français»  et  que  l'État  dorénavant  solderait 
les  ministres  du  culte,  ils  ont  voulu  décréter  autre  chose  que 
la  misérable  somme  de  31  francs  25  centimes  pour  chaque  curé 
et  desservant.  Ce  premier  point  d'une  importance  souveraine 
nous  est  acquis. 

Je  ferai  également  observer  au  rapporteur1,  dont  je  conteste 
les  appréciations  peu  réfléchies,  et  fort  peu  en  harmonie  avec 
les  habitudes  logiques  d'un  homme  de  science,  que  ces  mots 
solennels,  inscrits  entête  du  Concordat:  «  Le  Gouvernement 
de  la  République  française  reconnaît  que  la  religion  catholique , 
apostolique  et  romaine ,  est  la  religion  de  la  grande  majorité  des 
citoyens  français2  »,  suffisent  à  détruire  la  grosse  et  injuste 
accusation  d'empiétement  dont  il  charge  le  clergé,  quand  il  lui 
reproche  d'avoir  eu,  jusqu'en  ces  derniers  temps,  des  aumô- 
niers dans  les  lycées  et  écoles  normales  de  l'État,  et  dans  les 
hospices  publics. 

1.  M.  Paul  Bert. 

2.  «  G-ubernium  Reipublicœ  recognoscit  Religionem  catholicam,  apostolicam,  roma- 
nam ,  eam  esse  religionem  quam  longe  maxima  pars  civium  Reipublicœ  gallicanes 
profitetur.  »  (Concordat  de  1801.) 


SEPTIÈME  CONFÉRENCE  615 

Est-ce  donc  qu'une  religion,  officiellement  déclarée  comme 
étant  «  celle  de  la  grande  majorité  des  citoyens  de  la  Répu- 
blique »,  empiète  lorsqu'elle  envoie  ses  ministres,  c'est-à-dire 
ses  prêtres,  partout  où  ils  sont  nécessaires,  partout  où  les 
besoins  généraux  les  réclament?  Sommes-nous  dans  un  pays 
de  suffrage  universel,  oui  ou  non?  Le  Concordat  reconnaît-il  que 
la  religion  catholique  est  «  celle  de  la  grande  majorité  des 
citoyens  »,  oui  ou  non?  En  ce  cas,  la  religion  catholique, 
appuyée  et  sur  le  suffrage  universel  et  sur  le  texte  formel  du 
Concordat,  a  le  droit  certain  et  plénier  de  voir  ses  prêtres 
circuler  librement  dans  les  hôpitaux  et  dans  les  maisons 
d'éducation  nationale.  Et  accuser  l'Église  d'empiéter  en  se 
conduisant  comme  elle  l'a  fait,  depuis  l'année  1801,  c'est 
oublier  les  premières  paroles  de  ce  Concordat ,  à  l'application 
stricte  duquel  on  prétend,  non  sans  morgue,  nous  rappeler. 

Nous  aussi,  Messieurs,  nous  rappelons  à  l'application  stricte 
et  loyale  du  Concordat,  ceux  qui  ne  l'ont  lu  que  pour  y  chercher 
des  armes  contre  nous.  Vous  voyez  comment  ces  armes  de 
mauvaise  trempe  se  brisent  dans  leurs  mains. 

Je  viens  de  vous  montrer  toute  la  faiblesse  du  Rapport  qui 
prétend  convaincre  l'Église  d'usurpation  et  de  pharisaïsme  poli- 
tique. Je  n'ai  pas  fini. 

2°  La  Constituante,  en  déclarant  que  les  biens  du  clergé  seraient 
«  à  la  disposition  de  l'État  »,  avait  fait  suivre  ce  vote  d'un  vote 
complémentaire,  qui  assurait  à  chaque  ministre  du  culte  une 
indemnité  de  douze  cents  francs.  C'est  ce  qu'on  appela  une 
pension,  et  cette  pension  fut  payée  régulièrement,  du  moins 
pendant  les  premières  années  de  la  Révolution.  Plus  de  trente 
mille  ecclésiastiques  furent  ainsi  pensionnés  et  c'est  parmi  eux 
que  les  articles  organiques  ordonnèrent  de  choisir  les  desser- 
vants. 

«  Article  68.  Les  vicaires  et  desservants  seront  choisis  parmi  les 
ecclésiastiques  pensionnés  en  exécution  des  lois  de  l  Assemblée 
constituante.  Le  montant  de  ces  pensions  et  le  produit  des  oblations 
formeront  leur  traitement.  » 

Par  cet  article,  le  Premier  Consul  n'entendit  pas  que  les 
titulaires  de  ces  pensions,  une  fois  morts  les  pensions  cesse- 
raient d'être  payées  à  leurs  successeurs.  Nous  ne  trouvons 
nulle  part  un  arrêté  de  ce  genre ,  et  le  bon  sens  suffit  à  nous 
avertir  que  dès  l'instant  où  le  Concordat  reconnaît  [que  le 
Catholicisme  «  est  la  religion  de  la  grande  majorité  des  citoyens 
français  »,  l'État  s'engage  à  les  payer  annuellement,  sous 
peine  de  faillir  aux  engagements  solennels  de  la  Constituante 
et  de  rendre  par  là  même  au  clergé  le  droit  de  posséder.  3°  Il 
ne  faut  jamais  oublier  que  le  Concordat  a  consacré  l'abolition 


G16 


l'église  et  l'état 


des  biens  ecclésiastiques,  et  dès  lors  a  admis  les  indemnités 
promises  par  la  Constituante.  Or,  la  Constituante  a  deux  fois 
déclaré  que  chaque  curé  ne  recevrait  pas  moins  de  douze  cents 
francs,  par  an:  la  première  fois,  lors  de  la  vente  des  biens 
ecclésiastiques;  la  seconde  fois ,  lors  de  la  promulgation  de  la 
Constitution  civile  du  clergé. 

Supposez  donc  que  les  prêtres  (curés  et  desservants),  ne 
fussent  en  France  qu'au  nombre  de  quarante  mille,  chiffre  très 
réduit,  la  somme  totale  de  leur  budget  annuel,  à  raison  de  1200 
francs  pour  chacun,  s'élèverait  à  48  millions.  Nous  sommes  loin, 
du  chiffre  dérisoire  de  1  million  250,000  francs,  qu'on  invoque 
aujourd'hui.  La  raison  en  est  que  les  députés  de  la  Constituante, 
malgré  leur  amour  passionné  des  réformes,  avaient  assez  con- 
servé le  sentiment  de  la  justice,  pour  comprendre  qu'on  ne 
dépouille  pas  sans  compensation,  toute  une  classe  de  citoyens. 

En  cela,  Mirabeau  et  Talleyrand  étaient  très  inférieurs  à  l'au- 
dace froide  et  calculée  de  nos  réformateurs  contemporains,  a  Nous 
n'admettons  pas,  nous  dit  le  plus  téméraire  d'entre  eux,  que 
l'Etat,  s'il  se  décidait  à  la  séparation  aurait  à  remplir  vis-à-vis  de 
l'Église  un  droit  de  restitution.  Nous  n'admettons  pas  que  le 
retour  des  biens  de  l'Église  à  la  nation  ait  ouvert  pour  l'Église 
un  droit  à  une  indemnité.  «  Les  limites  de  ce  rapport,  ajoute- 
t-il ,  nous  empêchent  de  donner  aucun  développement  sur  ce 
sujet,  mais  nous  avons  cru  nécessaire  d'indiquer  en  un  mot 
notre  pensée.  '  » 

Messieurs,  habemus  conûtentem  reum,  nous  avons  ici  un  spolia- 
teur décidé,  qui  se  prend  pour  un  législateur  et  qui  croit  que  la 
France  est  un  pays  où  le  vol  s'exerce  en  grand,  sans  soulever 
les  protestations  des  consciences  honnêtes. 

Nous  attendrons  que  les  théories  brutalement  césarienne 
de  ce  républicanisme  d'un  nouveau  genre  essaient  de  passer  de 
l'abstraction  dans  les  faits,  pour  leur  dire,  à  la  face  du  soleil ,î 
tout  ce  qu'un  brigandage  de  cette  nature  est  capable  d'arracher 
à  un  cœur  sacerdotal  et  français. 

Pour  le  moment,  nous  ne  serons  pas  dupes  de  cette  manœu- 
vre assez  grossière  qui  consiste  à  défigurer  le  Concordat ,  en  en 
faisant  un  traquenard  où  le  clergé  laisserait  sa  légitime  liberté , 
en  réduisant  chaque  prêtre  à  recevoir  31  francs  25  centimes  par 
an,  en  n'accordant  de  traitement  officiel  qu'aux  curés  des  5000 
cantons  répartis  sur  toute  l'étendue  de  notre  territoire  :  et  cela 
dans  le  pharisaïque  espoir  de  porter  l'Eglise  à  déchirer  elle-même 
le  Concordat,  pour  la  dénoncer  ensuite  au  peuple  français  comme 
brisant  aujourd'hui  ce  qu'hier  elle  avait  solennellement  accepté 
et  signé.  Non',  nous  ne  serons  pas  dupes  de  cette  manœuvre. 

1.  Rapport  de  M.  Paul  Bert  sur  le  Concordat. 


SEPTIÈME  CONFÉRENCE  617 

Notre  bon  sens  arrêtera  au  passage  ces  sophismes  dangereux. 
Il  n'y  a  pour  le  clergé  que  deux  moyens  de  vivre,  ou  la  solde  de 
l'Etat,  ou  le  libre  revenu  de  propriétés  ecclésiastiques.  Il  faut 
choisir  entre  ces  deux  moyens.  Or,  puisque  l'Etat  ne  veut  pas 
que  le  clergé  possède  des  biens  de  main  morte  ;  puisqu'il  a  pré- 
féré l'inscrire  au  budget  national  :  il  faut  que  ce  budget  réponde 
aux  besoins  urgents  du  culte  et  de  ses  ministres.  La  somme  de 
44  millions  est  à  peine  suffisante,  il  faut  donc  la  maintenir,  ou 
plutôt  l'augmenter. 

Toute  autre  manière  d'entendre  le  Concordat  est  une  cruelle 
plaisanterie  ou  un  piège  criminellement  tendu  à  l'opinion  publi- 
que, pour  lui  donner  le  change  sur  l'altitude  du  clergé. 

Messieurs,  je  reviens  à  ma  thèse.  Je  vous  ai  montré  que  quel- 
ques uns  des  articles  organiques  blessent  directement  les  droits 
spirituels  de  l'Église  :  donc,  ces  articles  sont  abusifs.  Puisqu'ils 
sont  abusifs,  ils  vont  contre  le  but  pacifique  du  Concordat,  et  un 
gouvernement  sincère,  sérieux,  équitable,  fort,  comme  devrait 
être  le  gouvernement  de  la  Republique,  les  abrogerait  au  lieu  de 
les  appliquer.  Leur  abrogation,  en  effet,  et  leur  remplacement 
par  quelques  mesures  de  police,  telles  que  le  Concordat  les  auto- 
rise, rendrait  la  paix  aux  consciences  et  détruirait,  parmi  nous, 
l'une  des  plus  fatales  causes  de  division. 

On  ne  les  abrogera  pas,  je  le  crains.  l|!n  ce  cas,  il  arrivera  de 
de  deux  choses  l'une.  Ou  l'emploi  qu'on  en  fera  sera  tempéré,  et 
le  Saint-Siège,  par  amour  de  la  paix,  ne  brisera  pas  le  contrat  ; 
ou  cet  emploi  sera  rigoureux,  despotique,  injuste,  et  le  Saint- 
Siège,  poussé  à  bout ,  finira  par  déclarer  que  le  Concordat  n'existe 
plus.  Et  alors ,  quel  avenir 1  ! 

Messieurs,  jetons  un  voile  sur  ces  éventualités  menaçantes. 
Espérons  que  le  gouvernement  de  la  République  comprendra 
mieux  ses  intérêts  et  ceux  de  la  France,  et  que  le  Concordat, 
débarrassé  de  quelques  articles  organiques  qui  le  rendent  défec- 
tueux ,  redeviendra  un  traité  loyal  de  pacification ,  entre  la  société 
moderne  et  l'Église. 

III.  —  J'aborde  avec  vous,  Messieurs,  une  dernière  question  : 
quels  auront  été  les  avantages  du  Concordat,  en  supposant 
qu'un  jour  on  l'abolisse  ? 

J'en  distingue  trois  principaux.  Le  Concordat  aura  montré  : 
1°  le  désintéressement  sublime  de  l'Église  et  Tégoïsme  du  cœur 
humain  ;  2°  l'indépendance  de  la  société  religieuse  ,  à  l'égard  des 
diverses  formes  politiques  que  revêt  la  société  civile  ;  3°  il  aura 

1.  N'est-ce  pas  ce  que  notre  saint  père  le  pape  Léon  Xlll  a  voulu  faire  entendre  au 
Gouvernement  français  en  écrivant,  dans  le  cours  du  mois  de  juin  1883,  une  lettre 
personnelle  à  M.  Grôvy,  président  de  la  République? 


618  l'église  et  l'état 

fait  régner ,  entre  l'Église  et  l'État ,  une  longue  paix  de  plus  de 
quatre-vingts  ans,  à  laquelle,  par  suite  d'un  nouvel  ordre  de 
choses,  succéderait  un  trouble  indescriptible. 

Et  d'abord,  Messieurs,  le  Concordat  a  rendu  manifeste  le 
désintéressement  sublime  de  l'Égli.-  e. 

Par  lui ,  elle  renonce,  en  effet,  à  tous  les  biens,  à  toutes  les 
propriétés  ,  à  toutes  les  richesses ,  que  quatorze  siècles  de 
services  rendus  lui  avaient  noblement  acquis.  Elle  considère  ces 
opulentes  dépouilles  comme  de  nul  prix,  et  elle  les  sacrifie 
généreusement  pour  rétablir  la  paix.  La  fortune  immense,  à 
laquelle  elle  dit  adieu,  s'élevait  à  plus  de  trois  milliards,  et 
elle  se  contente  aujourd'hui  d'un  budget  annuel  de  cinquante 
millions.  Aussi  voyez  nos  presbytères  :  comme  ils  sont  simples, 
modestes,  et  comme  votre  clergé  y  mène  une  existence  sans 
éclat  !  Cet  homme  que  vous  appelez  votre  curé,  votre  pasteur,  il 
a  fait  dix  ans  d'études,  il  s'est  condamné  à  l'isolement,  à  la 
prière,  au  salut  des  âmes,  et  pour  récompense  de  ses  longs  et 
pénibles  efforts,  il  est  jeté  au  fond  d'une  obscure  campagne,  où 
ses  jours  se  passent  dans  une  gêne  voisine  de  la  pauvreté.  Il 
ne  s'en  plaint  pas  :  cette  vie  cachée  est  l'image  de  celle  du  Christ 
et  il  l'aime.  Mais  vous,  du  moins,  Messieurs,  respectez-la. 

Vous  le  devez  d'autant  plus  que  d'ordinaire  ce  n'est  pas  cette 
vie  cachée  que  vous  rêvez  pour  vos  enfants.  Le  Concordat , 
en  enlevant  à  l'Église  ses  richesses,  lui  a  enlevé  du  même  coup , 
dans  une  trop  large  proportion,  le  concours  empressé  qu'appor- 
taient autrefois  au  recrutement  de  ses  ministres  les  classes 
supérieures  de  la  société  française.  L'égoïsme  du  cœur  humain 
s'est  montré  sous  cet  aspect  nouveau  :  la  rareté  des  vocations 
sacerdotales,  et  la  lutte  des  familles  riches,  contre  les  vocations 
qui  naissent  dans  leur  sein. 

Comptez  vos  prêtres  :  ils  sont  cinquante  mille  environ.  A  peine 
quinze  cents  d'entre  eux  appartiennent-ils  à  la  noblesse  et  cinq 
mille  à  la  bourgeoisie  :  tout  le  reste  est  sorti  des  rangs  du  peuple. 
Il  n'en  était  pas  ainsi  autrefois.  Quand  l'Église  avait  de  riches 
évêchés  ou  d'opulentes  prébendes  à  offrir,  les  hautes  classes 
de  la  société  y  précipitaient  leurs  enfants,  et  souvent  sans 
s'inquiéter  de  leurs  goûts  peu  sacerdotaux.  Quelle  différence 
aujourd'hui  ! 

Déjà,  en  1877,  Féminent  cardinal  Pie  poussait  un  cri  d'alarme: 
«  Le  symptôme  le  plus  grave  de  la  situation,  disait-il,  c'est  que 
les  classes,  qui  s'intitulent  volontiers  classes  dirigeantes,  ont 
répudié  pour  leur  compte  le  ministère  ecclésiastique.  D'heu- 
reuses ,  mais  trop  rares  exceptions ,  ne  sauraient  infirmer  notre 
assertion  :  la  vocation  au  sacerdoce  est  considérée  en  France, 
par  le  plus  grand  nombre  des  familles  prépondérantes,  comme 


SEPTIÈME  CONFÉRENCE  619 

une  vocation  qui  leur  est  étrangère,  et  l'exemption  du  service 
religieux  est  devenue  pour  elles  comme  un  apanage  acquis  à 
leur  condition.  Tournez-vous  vers  la  bourgeoisie  ou  la  noblesse, 
vers  le  commerce,  l'industrie  ou  la  finance,  vers  la  grande  ou 
la  moyenne  propriété  ,  vous  trouverez  partout  le  même  préjugé. 
Stir  ce  point,  les  familles  chrétiennes  se  distinguent  à  peine  des 
familles  incroyantes ,  et  c'est  un  égal  phénomène  quand  l'action 
extraordinaire  de  la  grâce  fait  surgir  un  prêtre  des  unes  comme 
des  autres.  »  Et  plus  loin ,  le  Prélat  ajoutait  :  «  Plus  le  ministère 
sacré  sera  dépourvu  de  tout  avantage  et  de  tout  éclat  extérieur  , 
moins  on  s'expliquera  que  certaines  classes  de  la  société,  chez 
qui  les  sentiments  élevés  sont  traditionnels,  en  demeurent 
opiniâtrement  éloignées.  Et  comme  il  n'en  a  pas  toujours  été 
ainsi,  comme  les  charges  ecclésiastiques  ont  été  autrefois 
recherchées,  il  vient  à  l'esprit  de  pénibles  rapprochements 
entre  cet  empressement  d'alors  et  cette  abstention  d'aujourd'hui. 
Si  V Eglise  offrait  des  richesses ,  il  serait  généreux  à  vous  et  il 
pourrait  vous  être  permis  d'en  abandonner  V accès  à  d'autres.  Mais 
parce  qu'elle  est  pauvre,  et  que  vous  êtes  riches,  ou  du  moins 
aisés,  c'est  votre  devoir  et  ce  serait  votre  honneur  d'accourir  à 
elle,  et  d'apporter  avec  vous  ce  qu'elle  est  devenue  impuissante 
à  donner  par  elle-même  1 .  » 

L'illustre  évêque  de  Poitiers  aurait  pu  faire  remarquer  éga- 
lement que  la  noblesse  et  la  bourgeoisie ,  si  peu  empressées 
à  grossir  les  rangs  du  sacerdoce,  sont  en  revanche  très  ardentes 
à  nous  associer  à  leurs  intérêts  politiques  et  à  nous  compro- 
mettre, sans  le  vouloir,  aux  yeux  des  classes  populaires.  Vivre 
dans  l'humble  isolement  d'un  presbytère  rural  n'est  pas  de  leur 
goût,  mais  employer  le  prêtre  comme  un  instrument,  s'appuyer 
ostensiblement  sur  lui  pour  défendre  leur  parti,  enrôler  presque 
malgré  lui  le  pauvre  curé  de  campagne  et  le  jeter  dans  des 
discussions  déplorables  et  qui  nuisent  à  son  ministère,  est  un 
spectacle  de  tous  les  jours.  Messieurs,  vous  vous  plaignez  que 
le  prêtre  soit  mêlé  aux  querelles  politiques  :  mais  à  qui  la  faute, 
si  ce  n'est  à  vous  qui,  non  contents  d'éloigner  vos  fils  du 
sanctuaire,  laissez  encore  insulter  les  ministres  de  vos  autels, 
et  les  contraignez  ainsi  à  chercher  une  force  et  une  espérance 
dans  le  triomphe  d'une  cause  terrestre  % 

Le  Concordat,  et  c'est  son  deuxième  et  magnifique  avantage, 
révèle  l'indépendance  absolue  de  l'Église  à  l'égard  des  diverses 
formes  de  gouvernement  que  la  société  civile  peut  revêtir. 

Pie  VII  aura  fait  ce  grand  acte  de  dégager  la  société  religieuse 
de  toute  solidarité  avec  la  monarchie,  en  entrant  résolument 
en  rapport  avec  la  République.  Le  Concordat,  conclu  sous  les 

1.  Lettre  pastorale  pour  le  carême  de  1877, 


620  l'église  et  l'état 

yeux  mécontents  des  frères  de  Louis  XVI,  et  malgré  les  roya- 
listes attristés,  contient  à  chacune  de  ses  lignes  ces  mots 
significatifs:  «le  gouvernement  de  la  République  française,  le 
premier  Consul  de  la  République.  »  Par  là,  Pie  VII  appliquant 
le  principe  évangélique  :  «  Rendez  à  César  ce  qui  est  à  César», 
et  laissant  aux  peuples  le  soin  de  choisir  le  gouvernement  qui 
leur  plaît,  a  replacé  l'Église  dans  cette  neutralité  politique, 
vraiment  transcendante,  qui  la  rend  apte  à  survivre  aux  insti- 
tutions humaines,  quelles  qu'elles  soient. 

Enfin,  Messieurs,  le  Concordat  nous  a  donné  déjà  quatre-vingts 
ans  de  paix  religieuse.  Ce  résultat  vaut  la  peine  qu'on  s'en 
félicite.  M.  Thiers,  du  moins,  le  pensait:  a  Nous  sommes  assez 
heureux,  disait-il,  pour  être  liés  avec  l'Église  par  un  traité,  le 
plus  sage  que  les  puissances  catholiques  aient  jamais  conclu 
avec  le  Saint-Siège  :  je  veux  parier  du  Concordat.  Ce  traité,  il 
existe,  il  nous  lie ,  il  faut  savoir  en  être  heureux,  car  toutes  les 
puissances  qui  n'ont  pas  un  traité  semblable,  ont  tous  les  jours 
avec  la  cour  de  Rome  des  difficultés  presque  insolubles  •  les  nôtres, 
au  contraire,  sont  presque  résolues  d'avance  par  ce  traité  '.  » 

On  veut  aujourd'hui,  il  est  vrai,  abolir  le  Concordat,  parce 
qu'il  est  l'œuvre  d'un  Bonaparte.  Quel  raisonnement!  Et  que  ne 
demande-t-on  la  destruction  du  dôme  des  invalides,  parce  que 
c'est  un  roi  qui  l'a  fait  bâtir V  Si  les  hommes,  qui  ont  gouverné 
la  France  ont  commis  des  fautes,  est-ce  un  motif  pour  ne  pas 
recueillir  l'héritage  de  leur  sagesse?  La  haine  que  nous  inspire  le 
despotisme  impérial  doit-elle  nous  fermer  les  yeux  sur  ce  que 
Napoléon  a  réalisé  d'utile  et  de  grand  ?  Ne  vous  ai-je  pas  montré 
que  la  séparation  de  l'Église  et  de  l'État  nous  plongerait  dans 
des  troubles  immenses,  et  ajouterait  à  toutes  nos  causes  de 
divisions  intestines  une  cause  plus  féconde  et  plus  fatale  que 
toutes  les  autres?  Il  faut  donc  maintenir  le  Concordat,  car  c'est 
un  traité  de  paix,  mais  il  faut  le  maintenir  loyalement,  et  s'en 
servir  non  pas  comme  d'une  arme  oppressive  contre  le  Clergé, 
mais  comme  d'un  trait  d'union  sincère  et  fraternelle,  entre  la 
société  religieuse  et  la  société  civile.  Telle  sera  ma  conclusion. 
J'achève,    Messieurs,    ces  conférences  sur  les  rapports  de 
l'Église  et  de  l'État  Vous  les  avez  suivies  avec  un  empressement 
dont  je  suis  touché.  J'espère  que  vous  ne  retirerez  pas  votre  main 
de  la  mienne  et  que  nous  continuerons  longtemps  à  marcher 
ensemble,  dans  le  chemin  glorieux  de  la  religion  et  du  patrio- 
tisme. 

Que  me  suis-je  proposé  en  venant  à  vous  et  en  traitant  un 
sujet  si  délicat,  si  difficile?  Il  est  temps  de  vous  le  dire. 

1.  Discours  prononcé  le  22  juillet  1871.  -  Voir  torne  XIII  des  discours  parlement  cures 
de  M.  Tliiers. 


SEPTIEME  CONFÉRENCE  621 

Deux  sentiments  m'ont  guidé  :  1°  le  désir  de  dissiper  des  pré- 
jugés funestes,  entre  les  deux  grandes  forces  de  l'avenir  :  l'Église 
et  la  Démocratie  :  2°  le  désir,  en  dissipant  ces  préjugés  funestes, 
d'arriver  jusqu'à  vos  âmes  pour  les  ramener  au  Christianisme  et 
à  Dieu. 

Élevons-nous  à  des  considérations  supérieures. 

Quand  on  étudie,  philosophiquement,  les  mouvements  politi- 
ques et  sociaux  de  notre  époque,  et  qu'on  cherche  le  caractère 
particulier  que  ces  mouvements  ont  revêtu  en  France,  depuis 
1789,  on  est  conduit  à  constater  que  l'ancien  moule  féodal  et 
aristocratique  des  nations  est  brisé,  et  que  la  Démocratie,  selon 
l'expression  de  Montalembert,  «  triomphe  et  triomphera.  »  Déjà, 
au  commencement  de  ce  siècle,  les  Joseph  de  Maistre,  les  de 
Bonald,  les  Royer-Collard,  en  étaient  frappés,  et  leur  corres- 
pondance intime  nous  révèle  à  ce  sujet  leurs  terreurs  Je  dis 
leurs  terreurs,  car  ces  hommes  éminents  auraient  voulu  res- 
taurer l'ancien  ordre  de  choses,  qui  ne  leur  semblait  pas  encore 
définitivement  condamné,  et  ils  entrevoyaient,  avec  épouvante, 
que  la  Démocratie  serait  la  ruine  du  monde,  si  au  lieu  d'appeler 
à  son  aide  la  religion  et  la  morale,  et  de  s'appuyer  sur  le  Chris- 
tianisme, elle  s'abandonnait  au  matérialisme  et  à  l'impiété. 

Tous  les  événements,  qui  se  sont  accomplis  depuis  lors,  ont 
tourné  au  profit  de  la  Démocratie  dont  ils  ont  assuré  la  victoire, 
et  la  voilà  face  à  face,  plus  que  jamais,  avec  ce  Christianisme 
qu'on  lui  a  signalé  comme  un  ennemi,  dont  elle  se  défie  étran- 
gement, qu'elle  combat  çà  et  là  avec  violence,  et  dont  eHedoit 
cependant  devenir  l'alliée,  si  elle  veut  vivre  avec  honneur 

La  Démocratie,  privée  du  concours  moral  de  l'Église  catholique 
et  corrompue  par  les  principes  égoïstes  et  pervers  d'un  matéria- 
lisme impie,  achèvera  de  décomposer  la  France,  déjà  si  profon- 
dément atteinte  dans  son  unité.  D'autre  part,  les  efforts  du 
Catholicisme  n'aboutiront  pas  à  détruire,  en  France,  les  institu- 
tions démocratiques,  ni  à  refaire  une  monarchie  respectée  et 
solide.  A  quelle  résolution  s'arrêter  dans  une  situation  aussi 
complexe? 

Je  sais  tout  ce  qu'on  peut  dire,  Messieurs,  contre  les  égare 
ments  du  suffrage  universel  :  ce  sont  les  inconvénients  du  feu  et 
de  la  poudre.  Mais  je  sais  également  qu'on  ne  détruira  ni  le  feu, 
ni  la  poudre,  ni  le  suffrage  universel  '.  pas  plus  qu'on  ne  détruira 

1.  Le  comte  de  Montalembert  écrivait ,  en  1852  ;  «  On  peut  dire  que  le  suffrage  uni- 
versel jouera  désormais,  en  politique,  le  même  rôle  que  la  poudre  a  canon  dans  l'art 
de  la  guerre,  ou  la  vapeur  dans  l'industrie.  L'introduction  de  cette  arme  nouvelle  et 
formidable  change  toutes  les  conditions  delà  lutte...  Toutefois  il  faut  s'y  habituer,  s'y 
résigner,  car  il  ne  sera  pas  détruit  aussi  facilement  et  aussi  promplrment  qu'il  a  été 
crée...  Pas  plus  que  la  vapeur,  le  suffrage  universel  ne  changera  les  conditions  fon- 
damentales de  la  nature  humaine.  »  [Les  intérêts  catholiques  au  XIX"  siècle). 


622  l'église  et  l'état 

l'Église,  appuyée  sur  cette  parole  divine:  «  Je  suis  avec  vous 
jusqu'à  la  fin  des  temps.  » 

Que  faire  donc  ?  Travailler  à  rapprocher  la  Démocratie  et 
l'Église,  comme  l'a  essayé  Pie  VII  par  le  Concordat,  et  comme 
l'ont  essayé  après  lui  tant  d'esprits  supérieurs,  aussi  éminents 
catholiques  que  penseurs  profonds  :  Sylvio  Pellico,  Ozanam, 
Lacordaire,  de  Tocqueville,  O'Connel,  Dupanloup,  Péreyve, 
Gratry,  de  Falloux,  et  cent  autres,  que  notre  mémoire  peut 
oublier  mais  non  pas  notre  cœur.  Ce  grand  travail  de  rappro- 
chement réclame  avant  tout  la  destruction  des  préjugés  qui 
empêchent  la  Démocratie  et  le  Christianisme  d'entrer  en  relations 
et  de  se  comprendre:  et  c'est  ce  premier  but  que  j'ai  essayé 
d'atteindre. 

Il  en  est  un  second.  Le  prêtre,  Messieurs,  emporté  par  ses 
méditations  saintes  jusqu'aux  régions  éternelles,  contemple  de 
ces  hauteurs  célestes  le  théâtre  mobile  des  choses  humaines  et 
voit  d'avance  la  fin  du  drame  qui  s'y  joue.  L'histoire  est,  pour 
lui,  terminée.  L'intérêt,  la  passion,  l'égoïsme,  la  vanité  ambi- 
tieuse et  stérile,  lui  apparaissent  comme  un  néant  :  leur  bruit  et 
leur  gloire  d'un  jour  sont  une  fumée  qui  passe.  Il  n'aperçoit  plus 
que  les  âmes  et  leur  destinée  immortelle.  Ces  âmes ,  le  prêtre  les 
aime  d'un  amour  sans  bornes,  et  il  veut  les  sauver,  car  il  sait  ce 
qu'elles  valent  et  le  prix  qu'elles  ont  coûté  à  Jésus-Christ. 

Jeune  encore,  il  a  renoncé  pour  elles  aux  espérances  et  aux 
plaisirs  du  monde,  et  pendant  dix  ans,  seul  à  seul  avec  Dieu  et 
ces  âmes  chères,  qu'il  aimait  sans  les  connaître,  il  s'est  renfermé 
dans  une  pauvre  cellule  de  séminaire,  songeant,  quand  il  était 
triste,  aux  mourants  qu'il  consolerait  un  jour,  aux  enfants  dont 
il  garderait  l'innocence,  aux  cœurs  brisés  qu'il  relèverait,  aux 
esprits  dont  il  serait  la  lumière  :  il  a  vécu  dans  le  travail,  l'étude 
et  le  silence,  plein  de  cet  amour  sacré  qui  le  poussait  vers  les 
autels.  L'heure  de  l'apostolat  est  enfin  venue  :  l'évêque  a  répandu 
sur  les  mains  de  ce  jeune  homme  l'huile  sainte  et  parfumée,  et 
quand  le  nouveau  prêtre  s'est  retourné  vers  le  peuple  qui  l'at- 
tendait, son  premier  cri  a  été:  Dominus  vobiscum,  que  Je  Seigneur 
soit  avec  vous  ! 

Ah!  Messieurs,  si  vous  saviez  de  quelle  tendresse  le  prêtre 
vous  aime,  si  vous  saviez  ce  que  vous  êtes  pour  lui,  et  ce  qu'il 
veut  être  pour  vous  :  combien  vous  l'aimeriez  !  Qu'il  soit  éloquent 
comme  Jean  Chrysostôme  et  Grégoire  de  Nazianze,  théologien 
comme  Thomas  d'Aquin  et  Bossuet,  érudit  comme  Bellarmin  et 
Pétau,  charitable  comme  Vincent  de  Paul  et  Belzunce,  peu 
importe,  le  prêtre  n'a  qu'une  ambition,  qu'une  passion,  qu'un 
amour,  vous,  Messieurs,  et  toujours  vous!  S'il  lutte  corps  à 
corps  avec  l'erreur,  c'est  pour  vous;  s'il  passe  sa  vie  dans 


SEPTIEME  CONFÉRENCE 


623 


d'austères  travaux ,  c'est  pour  vous  ;  s'il  se  dépense  avec  géné- 
rosité et  grandeur  d'âme,  c'est  pour  vous  :  vous  êtes  sa  vie,  sa 
pensée,  son  trésor.  Puissé-je  vous  l'avoir  fait  sentir!  puissé-je 
vous  laisser  cette  impression  que  je  n'ai  traité  cette  année, 
devant  vous,  des  sujets  presque  profanes,  que  dans  le  désir  de 
dissiper  vos  préjugés  et  d'aplanir  la  route  par  laquelle  vous 
reviendrez  à  Dieu  ! 

Je  vous  quitte ,  Messieurs,  l'âme  remplie  de  votre  souvenir. 
Dans  un  an,  nous  nous  retrouverons  de  nouveau  sous  ces  belles 
voûtes  de  Saint-Ambroise,  où  j'espère  que  nous  nous  réunirons 
longtemps  ensemble,  dans  l'amour  de  Jésus-Christ,  de  l'Église 
et  de  la  France.  * 


FIN  DU  TQMfi  SECOND, 


t.  Ces  Conférences,  précédées  d'une  Préface  ou  appel  à  l'opinion  publique,  et  suivies 
déconsidérations  politico-religieuses  sur  l'avenir  de  la  France,  ont  paru,  à  Paris, 
chez  Berche  et  Tralin,  rue  de  Hennés,  69.  —  1  vol.,  3  i'r.,50. 


■*JJÏtivôrtifcàl 

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Ottavi©n«*i 


TABLE  ANALYTIQUE  DÉS  MATIÈRES 


HOMELIES  SUR  LES  ÉVANGILES  DES  DIMANCHES 

De  l'Année  Liturgique. 

Ier  DIMANCHE   DE   L'AVENT. 
Sommaire.  —  1.  Les  trois  avènements  du  Sauveur.  Comment  ils  nous  disposent  l'un  à 
l'autre.  —  2.  Le  bouleversement  des  cieux  au  sens  littéral  et  au  sens  mystique.  — 

3.  Le  trouble  et  le  renversement  de  l'ordre  terrestre.  —  4.  La  désolation  des  créatures 
raisonnables  et  le  désespoir  des  méchants.  —  5.  L'agitation  des  esprits  angéliques 
et  des  âmes  saintes.  Comparaison  et  exhortation.  —  6.  Comment  le  Sauveur  appa- 
raîtra. —  7.  Les  élus  se  rassureront  en  voyant  apparaître  la  délivrance.  En  quoi  elle 
consiste.  —  8.  La  comparaison  du  figuier  et  de  l'été.  —  9.  Le  serment  du  Sauveur. 
Comment  cette  génération  ne  passera  point.  —  10.  Nouvelle  affirmation  du  Sauveur 
Prière  et  résumé page    \ 

IImo  DIMANCHE  DE  L'AVENT. 
Sommaire.  —  1.  Comment.  Jean-Baptiste  fut  véritablement  martyr  et  comment  nous 
pouvons  tous  le  devenir.  —  2.  Pourquoi  il  envoie  ses  disciples  à  Jésus.  —  3.  Com- 
mentaire de  la  réponse  que  Jésus  fait  aux  disciples  de  son  précurseur.  —  4.  Pané- 
gyrique de  S.  Jean  par  le  Sauveur.  —  5.  La  fidélité  de  Jean-Baptiste.  —  6.  Invo- 
cation      6 

IIImo  DIMANCHE  DE   L'A\  ^NT. 

Sommaire.  —  1.  L'interrogation  des  Juifs  appliquée  chaque  chrétien.  —  2.  L'humilité 
de  Jean  opposée  à  une  triple  classe  de  négateur  du  Christ.  —  3.  Comment  le  Pré- 
curseur a  pu  dire  qu'il  n'était  ni  Elie  ni   prophète.   Leçon  qu'il  nous  donne.  — 

4.  Comment  Jean  était  la  voix  qui  crie  dans  le  désert.  —  5.  En  quoi  consistait  le 
baptême  administré  par  S.  Jean.  —  6.  Celui  qui  est  au  milieu  et  pourquoi  il  y  est.  — 

-  7.  La  grandeur  de  celui  qui  doit  venir  et  pourquoi  Jean  n'est  pas  digne  de  dénouer 
sa  chaussure.  —  8.  Pourquoi  Jean  baptisait  à  Béthanie.  Prière 10 

IVmo   DIMANCHE  DE   L'AVENT. 

Sommaire.  —  1.  La  solennité  du  début  de  cet  Évangile.  —  2.  En  quoi  le  baptême  de 

Jean  différait  des  quatre  autres  baptêmes  dont  parle  S.  Grégoire.  —  3.  Pourquoi  Jean 

baptisait,  et  baptisait  dans  le  Jourdain.  —  4.  Comment  Jean  fut  bien  le  Précurseur 

du  Christ.  —  5.  Ce  que  criait  Jean  au  désert.  Commentaire  d'Isaïe.  Prière 1  ' 

DIMANCHE   DANS   L'OCTAVE  DE  NOËL. 

Sommaire.  —  1.  Marie  et  Joseph.  —  2.  La  bénédiction  de  Siméon.   —  3.  A  Marie.  — 

4.  Révélation  des  pensées  secrètes.  —  5.  La  prophétesse  Anne.  —  6.  L'Église.  —  7.  La 
tète  de  la  Purification  —  8.  L  Nazareth 19 

Ve  DIMANCHE  APRÈS  L'EPIPHANIE 

Sommaire.  —  1.  Pourquoi  Jésus  monte  au  Temple  de  Jérusalem,  avec  ses  parents.  — « 

2.  Comment  Jésus  resta  à  Jérusalem,  sans  que  ses  parents  s'en  aperçussent.  — 

3.  Marie  et  Joseph  cherchent  Jésus  pendant  trois  jours.  —  4.  Jésus  au  Temple.  — 

5.  La  plainte  de  Marie,  retrouvant  son  fils.  —  6.  La  réponse  sublime  de  Jésus.  — 
7.  Retour  et  obéissance  de  l'enfant  Jésus.  —  8.  Les  méditations  de  Marie.  —  9.  Les 
progrès  de  Jésus.  —  10.  Conclusion  et  prière 22 

IIm0  DIMANCHE  APRÈS  L'EPIPHANIE. 
Sommaire.  —  1.  Jésus  et  Marie  aux  noces  de  Cana.  —  2.  La  parole  de  Marie.  —  3.  La 
réponse  de  Jésus.  —  4.  Le  sens  mystique  de  ce  colloque  entre  la  Mère  et  le  Fils.  — 

II.  SOIXANTE-  DIX-NEUF. 


626  TABLE   ANALYTIQUE  DES  MATIÈRES 

5.  Le  récit  du  miracle.  —  6.  La' signification  du  miracle.  —  7.  Détails  mystérieux.  - 

8.  Application  à  la  vie  chrétienne.  Prière 2f 

IIIme  DIMANCHE   APRÈS  L'EPIPHANIE. 
Sommaire.  —  1.  Jésus  descend  de  la  montagne.  —  2.  La  confiance  du  lépreux.  - 
3.  Détails  mystérieux  de  la  guérison.  —  4.  But  et  sens  de  la  recommandation  du 
Sauveur.  —  5.  Comment  la  lèpre  est  l'image  du  péché.  —  6.  La  prière  du  Centurion. 

—  7.  Les  vertus  du  Centurion.  —  8.  L'admiration  de  Jésus.  Vocation  des  Gentils  el 
réprobation  des  Juifs.  —  9.  La  guérison.  Prière 3' 

lVmo    DIMANCHE   APRÈS   L'EPIPHANIE. 
Sommaire.  —  1.  Sur  la  barque  avec  ses  disciples.  —  2.  Tempête  violente.  —  3.  Sommeil 
de  Jésus.  Ses  motifs.  —  4.  L'effroi  et  la  prière  des  disciples  jugés  par  Jésus-Christ. 

—  5.  Le  pouvoir  de  l'Homme-Dieu.  —  6.  Cri  d'admiration  et  profession  de  foi.  — 
7.  Allégorie  de  l'Église.  —  8.  Allégorie  de  la  personne  même  de  Jésus-Christ,  suivi 
par  l'âme  pénitente.  Prière 3* 

Vmo  DIMANCHE  APRÈS  L'EPIPHANIE. 

Sommaire.  —  t.  Portée  de  la  parabole  de  l'ivraie.  —  2.  Le  champ,  la  semence,  les 

serviteurs,  l'ennemi  et  l'ivraie.  —3.  L'ivraie  paraît,  le  zèle  intempestif  des  serviteurs, 

l'ordre  du  Maître.  —  4.  La  moisson,  les  deux  recommandations  du  Maître.  —  ^.  La 

peine  du  dam  et  la  peine  du  sens.  —  Prière 39 

VI"10  DIMANCHE   APRÈS  L'EPIPHANIE. 

Sommaire.  —  1.  La  graine  de  sénevé.  —  2.  Quand  le  sénevé  grandit.  —  3.  L'Église 
primitive.  —  4.  La  parabole  du  levain.  —  5.  Pourquoi  Jésus  parle  en  paraboles.  — 
Prière 4? 

DIMANCHE  DE  LA  SEPTUAGÉSIME. 

Sommaire.  —  1.  Les  six  points  à  entendre  tout  d'abord.—  Comment  Dieu  sort  de  grand 
matin  pour  louer  des  ouvriers.  —  3.  Le  denier  de  la  journée.  —  4.  Les  ouvriers  de 
la  troisième  heure,  pris  sur  la  place  publique.  —  5.  L'invitation  de  la  sixième  et  de 
la  neuvième  heure.  —  6.  La  grande  invitation  des  Gentils  à  la  onzième  heure.  — 
/.  Les  divers  âges  de  la  vie  humaine.  —  8.  Le  moment  de  la  paie.  —  9.  Les  mur- 
mures des  ouvriers  de  la  troisième  heure.  —  10.  La  réponse  du  Maître.  —  11.  Les 
premiers  et  les  derniers.  —  12.  Beaucoup  d'appelés,  peu  d'élus.  —  Prière 45 

DIMANCHE  DE   LA  SEXAGÉSIME. 

Sommaire.  —  1.  La  parabole  du  Semeur.  —  2.  Pourquoi  Jésus  parlait  en  paraboles.  — 
3.  La  semence  et  le  semeur.  —  4.  Ce  qui  tombe  sur  le  bord  du  chemin  et  les  oiseaux 
du  ciel.  —  5.  Ce  qui  tombe  dans  un  endroit  pierreux,  où  les  racines  ne  peuvent 
s'enfoncer.  —  6.  Ce  qui  tombe  dans  les  épines  et  les  embarras  des  richesses.  — 
7.  L'ordre  des  semences  infécondes.  —  8.  La  bonne  terre  opposée  à  la  mauvaise.  — 

9.  Conclusion  de  S.  Théophile.  —  Prière 50 

DIMANCHE  DE  LA  QUINQUAGÉSIME. 

Sommaire.  —  1.  Pourquoi  le  Sauveur  prédit  si  souvent  sa  Passion  aux  apôtres.  - 
Leçon  mystique.  —  2.  Les  circonstances  de  la  Passion.  —  3.  Pourquoi  les  apôtres  ne 
comprirent  pas  ce  que  leur  disait  le  Sauveur.  —  4.  Jéricho.  —  5.  Les  détails  de  la 
guérison  de  l'aveugle.  —  6.  Le  sens  moral.  —  Prière 55 

rr  DIMANCHE  DE  CARÊME. 
Sommaire.  —  1.  La  quarantaine  au  désert.  —2.  Pourquoi  Jésus  veut  être  tenté.  —  3.  Les 
bêtes  et  les  anges,  le  jeûne  et  la  faim.  —  Ce  qui  trompe  le  démon.  —  4.  Le  second 
Adam  tenté  comme  le  premier.  —  Les  trois  pierres  du  torrent.  —  5.  La  première 
tentation.  —6.  La  seconde  lentation.— 7.  La  troisième  tentation.—  8.  Application 
morale  tt  pratique,  suivant  la  conduite  de  l'Esprit-Saint,  l'exemple  du  Sauveur  et 
les  diverses  manières  de  résister  aux  tentations  de  Satan.  —  Prière  et  Invo- 
cation     58 

IIm0   DIMANCHE   DE   CARÊME 
Sommaire.  —  1.  Ce  que  représentent  les  trois  disciples.  —  2.  Conduits  sur  le  Thabor. 

—  3  Le  mode  de  la  Transfiguration.  —  4.  Les  symboles  de  la  face  et  des  vêtements 


TABLE  ANALYTIQUE  DES  MATIÈRES  627 

du  Sauveur  transfiguré.  -  5.  Moïse  et  Elie  s'entretiennent  avec  Jésus.  —  6.  La  pro- 
position de  Pierre  commentée  par  S.  Jean  Chrysostôme.  —  7.  La  voix  qui  sort  de  la 
nuée  lumineuse.  -  8.  Jésus  seul.  —  9.  Les  deux  régénérations  de  l'homme  figurées 
par  le  baptême  et  par  la  transfiguration  de  Jésus-Christ.  —  10.  Le  sens  mystique.— 
11.  Défense  de  Jésus  aux  trois  témoins.  —  Prière 62 

II!™0  DIMANCHE  DE  CARÊME. 
Sommaire.  —  1.  Le  possédé  aveugle  et  muet,  image  du  pécheur.  —  2.  L'admiration  da 
peuple.  — 3.  La  jalousie  des  scribes  et  des  pharisiens.  —  4.  Le  premier  raisonnement 
du  Sauveur  contre  ses  détracteurs.  —  5.  Le  second  raisonnement.  —  6.  La  conclu- 
sion. —  7.  Les  trois  raisons  qui  démontrent  que  le  Christ  ne  saurait  être  le  ministre 
deBéelzébuth.  —8.  La  parabole  du  fort  armé  appliquée  aux  Juifs  et  aux  pécheurs. 

—  9.  La  confession  de  foi  de  sainte  Marcelle.  -  10.  La  réplique  du  Sauveur.  — ' 
Prière ; 6g1 

IVmo  DIMANCHE  DE  CARÊME. 
Sommaire.  —  1.  Jésus  s'enfuit  vers  la  montagne,  où  la  foule  le  suit.  —  2.  Le  réc* 
littéral  du  miracle.  —  3.  Le  sens  allégorique.  —  4.  Le  sens  moral.  —  5.  L'admiration 
reconnaissante  du  peuple.  —  6.  Pourquoi  Jésus  s'enfuit  seul.  —  Prière 73 

LE  DIMANCHE  DE  LA  PASSION. 
Sommaire.  —  l.Qui  me  convaincra  de  péché?  —  2.  Pourquoi  ne  me  croyez-vous  pas* 

—  3.  Conclusion  que  tire  le  Sauveur  contre  les  Juifs.  —  4.  Pourquoi  les  Juifs  traitent 
Jésus  de  Samaritain  et  de  possédé  du  démon.  —  5  Jésus  prouve  qu'il  n'est  point 
possédé.  —  6.  Récompense  de  ceux  qui  gardent  la  parole  de  Jésus-Christ.  —  7.  Ré- 
plique des  Juifs  réfutée  par  le  Sauveur.  —  8.  Réponse  à  cette  objection  :  «  Êtesvous 
plus  grand  qu'Abraham  ?  »  —  9.  Jésus  se  proclame  Dieu.  —  10.  Les  Juifs  veulent  le 
lapider.—  11.  Pourquoi  Jésus  se  cache.—  12.  Différence  dans  la  conduite  du  Sauveur 
suivant  les  circonstances.  —  Prière 77 

LE  DIMANCHE  DES  RAMEAUX. 

Sommaire.  —  1.  Le  récit  évangélique.  —  2.  La  marche  de  l'Église.  —  3.  Détails  :  les 

disciples,  la  ville,  le  château,  l'ànesse  liée,  le  poulain  lié,  la  mission  des  Apôtres, 

les  vêtements,  la  foule,  les  trois  classes  d'hommes  qui  composent  le  cortège ,  ceux 

qui  précédent  et  ceux  qui  suivent,  notre  place  au  cortège 82 

LE  DIMANCHE  DE  PAQUES. 

Sommaire.  —  1.  Les  trois  Maries.  —  2.  Pourquoi  le  samedi  est  consacré  à  la  Sainte 
Vierge.  —  3.  De  grand  matin  et  après  le  sabbat.  —  4.  Le  sépulcre  du  cœur.  —  5.  Le 
sépulcre  eucharistique.  —  6.  La  pierre  qui  ferme  l'entrée  du  sépulcre.  —  7.  L'ange 
de  la  Résurrection.  —  8.  Le  message  de  l'ange.  —  9.  Le  message  des  saintes  femmes. 

—  10.  Résumé  et  prière 85 

I0P  DIMANCHE  APRÈS  PAQUES. 

Sommaire.  —  Jésus  au  milieu  de  ses  apôtres,  renfermés  de  crainte  des  Juifs.  —  2.  La 
paix  soit  avec  vous  !  —  3.  Les  disciples  croient  voir  un  esprit.  —  4.  Pourquoi  Jésus 
ressuscité  garde  les  cicatrices  de  son  crucifiement.  —  5.  Second  souhait  de  la  pvx. 

—  6.  Mission  divine  des  Apôtres.  —  7.  Jésus  leur  confère  le  Saint  Esprit,  en  soufflant 
sur  eux.  —  8.  Pouvoir  de  remettre  les  péchés.  —  9.  Départ  de  Jésus  et  retour  de 
Thomas.  Son  incrédulité  et  ses  conditions.  —  10.  Huit  jours  après.  —  11.  L'invitation 
miséricordieuse  de  Jésus  au  disciple  incrédule.  —  12.  Mon  Seigneur  et  mon  Dieu. 

—  13.  Louanges  divines  de  la  foi.  —  14.  Observation  de  l'Évangéliste.  —  Prière...    89 

H™6  DIMANCHE  APRÈS  PAQUES. 

Sommaire.  —  1.  Le  Bon  Pasteur.  —  2.  Il  donne  sa  vie  pour  ses  brebis.  —  3.  Portrait  du» 
pasteur  mercenaire  opposé  au  portrait  du  vrai  pasteur.  —  4.  Les  trois  marques 
auxquelles  on  reconnaît  le  bon  pasteur.  —  5.  Retour  sur  nous-mêmes.  —6.  Les 
conditions  de  la  brebis  fidèle.  —  Prière 94 

IIImo  DIMANCHE  APRÈS   PAQUES. 
/Sommaire.  —  1.  Le  dernier  discours  du  Sauveur  à  la  Cène.  —  2.  Comment  il  fortifie 
ses  disciples  contre  l'épreuve  de  la  séparation  prochaine.  —  3.  Comment  la  tristesse 
des  Apôtres  se  changera  en  joie.  —  4.  Application  morale   —  5.  Comparaison.  — 


628 


TABLE  ANALYTIQUE  DES  MATIÈRES 


6.  Sens  moral.  —  7.  Le  second  avènenïent  du  Sauveur.  — 
—  Prière 


La  maternité  de  l'Egliso 
9 


IVmo  DIMANCHE  APRÈS  PAQUES. 

Sommaire.  —  1.  Le  but  de  cet  Évangile.  —  2.  Si  le  Sauveur  a  eu  besoin  de  monter  au 
;  ciel.  —  3.  Vrai  sens  de  ces  paroles.  —  4.  Deux  conclusions  morales.  —  5.  Comment 
le  Saint-Esprit  convainc  le  monde  de  péché,  de  justice  et  de  jugement.  —  «>.  Les 
vérités  que  les  Apôtres  ne  peuvent  pas  encore  porter.  —  7.  Comment  le  Saint-Esprit 
nous  enseigne  toute  vérité.  —  8.  Comment  l'Esprit  dit  ce  qu'il  a  entendu.—  9.  Comment/ 
l'Esprit  reçoit  de  ce  qui  est  à  Jésus  ;  —  Prière 100 

Vmo  DIMANCHE   APRÈS   PAQUES. 

Sommaire.  —  1.  Ce  qui  précède.  —  2.  Comment  les  apôtres  n'ont  rien  demandé  au  nom 
de  Jésus-Christ.  —  3.  Comment  ils  doivent  demander.  —  4.  Pourquoi  Jésus  parlait 
en  paraboles.  —  5.  Comment  il  taut  aimer  Jésus  pour  être  aimé  de  son  Père.  — 
6.  Comment  Jésus  retourne  à  son  Père.  —  7.  Jésus  sait  tout,  allons  à  son  école. 

—  Prière 104 

DIMANCHE   DANS  L'OCTAVE  DE  L'ASCENSION. 

Sommaire.  —  1.  Choix  des  Évangiles  aux  environs  de  la  Pentecôte.  —  2.  Comment 
l'Esprit  rend  témoignage  par  les  apôtres.  —  3.  Comment  le  divin  consolateur  attesta 
sa  présence  dans  notre  âme.  --  4.  Comment  on  reconnaît  la  présence  du  Saint-Esprit 
chez  les  pénitents,  les  vertueux  et  les  parfaits.  —  5.  Signes  qui  conviennent  aux  trois 
différents  états.  —  6.  Les  avertissements  du  Sauveur.  —  Prière 106 

LE   SAINT  JOUR  DE  PENTECÔTE. 

Sommaire.  —  1.  La  différence  entre  les  disciples  de  Jésus  et  le  monde.  —  2.  Commen* 
il  faut  entendre  la  promesse  du  Sauveur  relative  aux  enseignements  du  Saint 
Esprit.  —   3.  La  paix  du  Sauveur.  —  4.  Elle  n'est  pas  comme  celle  du.  monde.  — 

5.  Pourquoi  les  disciples  ne  doivent  point  se  troubler  du  départ  de  Jésus.  —  6.  Je  vais 
et  je  reviens.  —  7.  Je  vais  à  mon  père.  —  8.  Le  prince  de  ce  monde.  —  9.  Jésus  sort 
du  Cénacle.  —  Prière 10(i 

I01'  DIMANCHE   APRÈS   LA  PENTECÔTE. 

Sommaire.  —  Soyez  miséricordieux  comme  votre  Père  céleste.  —  2.  La  première  sorts 
de  miséricorde.  —  3.  Trois  manières  de  juger  mal  le  prochain.  —  4.  Recommanda- 
tion de  S.  Bernard.— 5.  Deux  motifs  pour  éviter  les  jugements  téméraires.  —  6.  Juge- 
ment et  mesure.  —  7.  La  seconde  espèce  de  miséricorde.  —  8.  La  troisième  sorte 
de  miséricorde.  —  9.  Pardonner  et  donner.  —  10.  La  mesure  versée  dans  notre  sein 
a  cinq  qualités.  —  11.  La  même  mesure.  —  12.  La  comparaison  de  l'aveugle.—  13.  La 
comparaison  du  fétu  et  de  la  poutre.  —  14.  Adjuration ,  conclusion  et  prière 112 

IIme  DIMANCHE  APRÈS  LA  PENTECÔTE. 
Sommaire.  —  1.  Le  grand  festin.  —  2.  Le  serviteur  envoyé  pour  inviter  les  convives.  — 
3.  Les  trois  excuses.  —  4.  Le  retour  du  serviteur.  —  5.  L'ordre  du  maître  irrité.  — 

6.  Il  y  a  encore  delà  place.— 7.  L'invitation  générale.  —  8.  Ceux  qu'on  force  d'entrer. 

—  9.  Ceu  x  qui  ont  refusé.  —  10.  Résumé  et  prière 1 T 

IIImo  DIMANCHE   APRÈS   LA  PENTECÔTE. 
Somma  ire.  —  1.  Jésus  est  tout  pour  nous.  Beau  texte  de  S.  Ambroise.  —  2.  Les  murmures 
des  Pharisiens.  —  3.  Les  trois  paraboles.  —  4.  Les  onze  points  de  la  parabole  de  la 
^rebis  égarée.  —  5.  Les  cinq  points  de  la  parabole  de  la  drachme  perdue.  —  6.  Ré- 
sumé des  trois  paraboles  et  prière 120 

IVmo  DIMANCHE   APRÈS  LA  PENTECÔTE. 

Sommaire.  —  1.  L'importance  de  cet  Evangile.  —  2.  Sur  les  bords  de  la  mer.  —  3.  Les 

pêcheurs  qui  lavent  leurs  filets.  —  4.  Les  deux  barques.  —  5.  Avancez  au  large  et 

jetez  vos  filets.  —  6.  Le  travail  de  la  nuit.  —  7.  Je  jetterai  les  filets.  —  8.  La  pêche 

miraculeuse.  —  9.  S'humilier  dans  le  travail.  —  10.  Suivre  Jésus.  —  Prière 123 

Vmo  DIMANCHE  APRÈS  LA  PENTECÔTE. 
Sommaire.  — l.La  perfection  de  la  loi  nouvelle  opposée  à  la  littéralité  de  la  loi  ancienne 
interprétée  par  les  Scribes.  —  2. Les  trois  degrés  et  les  trois  châtiments  delà  colère. 

—  3.  La  hache  à  la  racine.  —  4.  Quatr°  sortes  de  colères.  —  *  La  remarque  de  saint 


TABLE    ANALYTIQUE    DES    MATIÈRES  629 

Jean  Chrysostôme  —  6.  Comment  on  coupe  définitivement  court  à  la  colère.  —  7.  Les 
degrés  de  réconciliation.  —    .  Prix  que  Dieu  y  attache.  —  Prière 126 

VImo  DIMANCHE  APRÈS  LA   PENTECÔTE. 

Sommaire.  —  1.  Los  deux  multiplications  de  pains.  —  2.  La  foule  qui  attend  depuis 
trois  jours.  —  3.  Jésus  convoque  ses  disciples.  —  4.  La  pitié  du  Sauveur.  —  5.  La 
route  vers  la  maison.  —  6.  La  réponse  des  disciples.  —  7.  Les  sept  pains  et  les  pois- 
sons. —  8.  Les  détails  du  miracle.  —  Prière 130 

VIT'0  DIMANCHE   APR*S  LA  PENTECÔTE. 
(Sommaire.  —  1.  Les  faux  prophètes.  —  2.  Brebis  et  loups.  —  3.  De  quels  loups  veut 
parler  le  Sauveur.  —  4.  A  quoi  on  les  reconnaît.  —  5.  Les  épines,  les  ronces,  les 
raisins  et  les  figues.  —  6.  Comparaison  générale.  —  7.  Il  ne  suffît  pas  d'éviter  le  mal 

—  8.  Quel  est  celui  qui  entre  au  ciel.  —  Prière 133 

VIIImo  DIMANCHE  APRÈS  LA  PENTECÔTE. 
Sommaire.  —  1.  Le  riche  et  la  triple  intendance  qu'il  confie.  —  2.  Par  qui  et  de  quoi  est 
accusé  l'intendant.  —  3.  Comment  Dieu  rappelle  l'homme  a  lui-même.  Les  trois 
paroles.  —  4.  Réflexions  et  résolution  de  l'intendant.  —  5.  Comment  il  s'y  prit.  Re- 
marque pratique.  —  6.  Louanges  du  maître.  —  7.  Les  enfants  du  siècle  et  les  entants 
de  lumière.  —8. La  conclusion  du  Sauveur.—  9.  Les  richesses  d'iniquité.— 10.  Résumé 
et  prière 130 

IXme  DIMANCHE  APRÈS   LA  PENTECÔTE. 
Sommaire.  —  1.  Contraste.  —  2.  Ce  que  Jésus  vit  à  Jérusalem.  —  3.  Les  larmes  de  Jésus. 

—  4.  Les  malheurs  de  Jérusalem.  —  5.  Triple  application  aux  pécheurs.  —  6.  Les 
changeurs  et  les  vendeurs  du  temple.  —  7.  Comment  Jésus  enseigne  dans  le  temple. 

—  Prière 13° 

Xmo  DIMANCHE  APRÈS   LA  PENTECÔTE. 

Sommaire.—  1.  Occasion  de  la  parabole.  —  2.  Ils  montent  au  temple.  —  3.  Pharisien  et 

Publicain.  —  4.  L'orgueil  du  Pharisien.  —  5.  L'humilité  du  Publicain.  —  6.  Interpré* 

:  tation  au  sens  mystique.  —  7.  Les  deux  résultats.  —  8.  Pensée  de  S.  Ambroise.  — 

9.  Exhortation  pratique.  —  10.  La  maxime.  —  11.  Pourquoi  Notre-Seigneur  l'a-t-il  si 

souvent  répétée  dans  son  Evangile.  —  12.  Prière 14° 

XIme  DIMANCHE   APRÈS  LA  PENTECÔ1J. 
Sommaire.  —  1.  Le  cadre  topographique  du  miracle.  —  2.  Le  miracle.  —  3.  Les  huit 
circonstances  du  miracle.  —  4.  Les  huit  circonstances  de  la  conversion  du  pécheur. 

—  5.  La  défense  de  Jésus.  —  0.  On  n'en  tient  pas  compte.  —  7.  Jésus  a  bien  fait  toutes 
choses.  —  8.  Prière  et  résumé 14» 

XIImo  DIMANCHE  APRÈS  LA  PENTECÔTE. 
Sommaire.  —  1.  Heureux  disciples!  —  2.  La  question  du  Docteur  de  la  Loi.  —  3.  La 
double  précepte  de  la  charité.  —  4.  Faites  cela  et  vous  vivrez!  —  5.  Qui  est  mon 
'  prochain  ?  —  0.  Le  sens  général  de  la  parabole.  —  7.  Le  voyageur  et  les  voleurs.  — 
8.  Le  prêtre  et  le  lévite.  —  9.  Le  Samaritain,  les  bandages,  l'huile,  le  vin,  la  monture, 
l'hôtellerie  et  les  soins.  —  10.  Le  lendemain  ,  les  deux  deniers ,  l'hôte  et  les  recom- 
mandations. —  11.  Conclusion  du  Sauveur.  —  12.  Le  sens  mystique  et  le  sens  moral. 
.  —  13.  Application  morale  en  forme  de  prière 151 

XIIImo  DIMANCHE   APRÈS  LA  PENTECÔTE 
Sommaire.  —  1.  Samarie  et  Galilée.  -  2.  La  rencontre  et  la  prière  des  dix  lépreux.  - 
3.  La  guérison.  —  4.  La  reconnaissance  du  lépreux  samaritain.  —  5.  L'ingratitude 
des  neuf  lépreux  juifs.  —  6.  La  récompense  du  Samaritain.  —  7.  Les  onze  circons- 
tances de  l'Évangile  appliquées  au  pécheur  repentant.  —  8.  En  quoi  doit  consistei 
:  notre  reconnaissance.  —  9.  Prière 15b 

XIVmo  DIMANCHE   APRÈS  LA  PENTECÔTE. 

Sommaire.  —  1.  Les  deux  maîtres.  —  2.  L'inquiétude  défendue.  —  3.  Les  oiseaux  du 

ciel.  —  4.  La  coudée.  —  5.  Les  lis  des  champs.  —  6.  Application.  —  7.  Les  païens.  - 

'  8.  Le  Père  céleste.  —  9.  Réponse  à  l'objection.  —  10.  Cherchez  le  Royaume  de  Dieu  et 

le  reste  "Ant!  sera  donné  oer  surcroît.  —  |f '.  Résumé  en  forme  de  nrière  —     .  -    160 


630  TABLE  ANALYTIQUE  DES  MATIÈRES 

XVmo  DIMANCHE   APRÈS   LA  PENTECÔTE. 

Sommaire.  —  1.  Les  deux  cortèges.  —  2.  Le  fils  unique  de  la  veuve.  —  3.  Le  cortège 
funèbre.  —  4.  Devant  la  mère.  —  5.  Le  miracle.  —  6.  L'admiration  de  la  foule.  — 
7.  Sens  mystique  et  leçons  morales^du  récit  évangélique.  —  Prière 163 

XVImo  DIMANCHE   APRÈS   LA  PENTECÔTE. 

sommaire.  —  l.Chez  le  Pharisien.—  2. La  malice  des  ennemis.  —  3.  L'hydropique  devant. 
Jésus.  —  4.  Silence  des  Pharisiens.  —  5.  La  guérison.  —  6.  Réponse  aux  murmures 
intérieurs.  —  7.  Les  noces  mystiques.  —  8.  Ne  prenez  pas  la  première  place.  — 

9.  Pourquoi  ?  —  10.  Mettez-vous  à  la  dernière  place.  -  11.  Pourquoi?  —  12.  Applica- 
tion au  chrétien.  —  13.  Raison  générale.  —  14.  Prière 167 

XVIImo  DIMANCHE  APRÈS  LA  PENTECÔTE. 
Sommaire.—  1.  L'interrogation.  —  2.  La  réponse.  —  3.  Comment  il  faut  aimer  Dieu.— 
4.  Le  premier  commandement.  —  5.  Le  second.  —  6.  La  Loi  et  les  Prophètes.  — 
7.  L'objection.  —  8.  Interprétation  du  texte  de  David.  —  9.  Le  raisonnement.  — 

10.  Réduits  au  silence.  —  11.  Prière 171 

XVIII"10  DIMANCHE  APRÈS  LA  PENTECÔTE. 

Sommaire.—  1  Vers  Capharnaùm.  —  2.  Le  paralytique.  —  3.  Différence  et  figure  du. 
Sacrement.  —  4.  Guérison.  —  5.  Commentaire.  —  6.  Commentaire  du  vénérable 
Bède.  —  7.  Commentaire  de  S.  Anselme.  —  8.  L'admiration  de  la  foule.  —  9.  Résumé 
en  forme  de  prière 174 

XIXmo  DIMANCHE  APRÈS  LA  PENTECÔTE. 
Sommaire.  —  1.  Le  but  du  Sauveur.  —  2.  Les  trois  noces  mystiques  et  le  premier  refus 
des  invités.  —  3.  Le  second  appel.  — 4.  Le  second  refus.  —  5.  Les  envoyés  maltraités. 
—  6.  La  vengeance  du  roi.  —  7.  Appel  général.  —  8.  Dans  la  salle  du  festin.  —  9.  La 
robe  des  conviés.  —  10.  Celui  qui  ne  l'ava  t  pas.  —  11.  Sa  punition.  —  12.  Beaucoup 
d'appelés  et  peu  d'élus 179 

XXino  DIMANCHE  APRÈS  LA  PENTECÔTE. 

;î>ommaire.  —  1.  Le  deux  miracles  de  Cana.  —  2.  Foi  incomplète.  —  3.  Les  reproches  du 

Sauveur.  —  4.  L'insistance  du  père.  —  5.  Votre  fils  est  guéri.  —  6.  Le  père  croit  à  la 

parole  de  Jésus.  —  7.  Confirmation  du  miracle.  —  8.  Les  degrés  de  la  foi.  —  9.  Les 

trois  vies  et  les  trois  morts.  —  10.  Le  sens  mystique.  —  11.  Prière 183 

XXI™  DIMANCHE  APRÈS  LA  PENTECÔTE. 

Sommaire.  —  1.  Le  roi  qui  règle  ses  comptes.  —  2.  Le  débiteur  insolvable  condamné  à 
être  vendu.  —  3.  La  prière  du  débiteur.  —  4.  Générosité  du  roi.  —  5.  Cruauté  du  ser- 
viteur pardonné  par  son  maître.  —  6.  L'indignation  des  autres  serviteurs.  —  7.  La 
colère  du  maître.  —  8.  Condamnation  définitive.  —  9.  Conclusion  du  Sauveur.  — 
10.  Réflexions  de  S.  Jean  Chrysostôme.  —  11.  Prière 186 

XXIImo  DIMANCHE  APRÈS   LA  PENTECÔTE. 

Sommaire.  —  1.  Desseins  des  pharisiens.  —  2.  Complot.  —  3.  Les  émissaires  perfides.— 
4.  Question  captieuse.  —  5.  Jésus  repousse  la  louange.  —  6.  La  solution.  —  7.  sens 
littéral  et  sens  mystique  —  8.  Confusion  des  émissaires.  —  9.  Prière 190 

XXIIImo  DIMANCHE  APRÈS   LA  PENTECÔTE. 
Sommaire.  —  1.  Le  chef  de  la  synagogue.  —  2.  L'hémorroïsse.  —  3.  Une  grâce  est  sortie  de 
moi.— 4. Humble  aveu.—  5. La  fille  de  Jaïre.—  6. Les  deux  miracles.  — 7.  Prière.    193 

XXIVmo  ET  DERNIER  DIMANCHE  APRÈS  LA   PENTECÔTE. 

Sommaire.  -  1.  Les  deux  sens.  —  2.  Répétition.  —  3.  L'abomination  de  la  désolation 
dans  le  lieu  saint.  —  4.  En  hiver  ou  un  jour  de  sabbat.  —  5.  Le  règne  de  l'Anté- 
christ abrégé  à  cause  des  élus.  —  6.  Les  faux  christs  et  les  faux  prophètes.  —  7.  La 
divinité  du  Christ  manifestée.  —  8.  Le  jugement  dernier.  —  9.  Prière 197 

MOIS  DE  MARIE 

Par  M.  l'Abbé  CONSTANT,  d'Ollioules 201 

;ouverture.  —  Le  mois  de  Marie  est  :  1.  une  fête,  2.  une  prière,  3.  une  prédication    201 
\Premier  jour.  —  Marie  n\NS  la  pensée  de  Dieu.  —  Marie  a  été  prédestinée  :  1.  de 


TABLE   ANALYTIQUE   DES    MATIÈRES  631 

toute  éternité,  2.  à  devenir  la  mère  de  Dieu,  3.  à  coopérer  au  salut  des  hommes 

— •  Conséquences  de  cette  prédestination 205 

Deuxième  jour.  —  Marie  prédite  et  figurée.  —  1.  Suite  des  prophéties  la  con- 
cernant depuis  la  Genèse,  2.  Marie  figurée  par  la  montagne,  l'arche,  le  taber- 
nacle, l'échelle  de  Jacob,  le  buisson  ardent,  la  fontaine  scellée,  les  femmes  de 
la  Bible,  Eve,  Sara,  Rebecca,  Rachel,  Ruth,  Judith ,  Esther,  etc 210 

Troisième  jour —  L'Immaculée-Conception.  —  1.  L'apparition  de  Lourdes,  2.  Marie 
Immaculée  dans  sa  Conception,  3.  conséquences  de  ce  privilège 215 

Quatrième  jour.  —  La  Nativité.  —  l.  Devant  le  berceau  de  Marie,  2.  ce  que  sera 
un  jour  cette  enfant,  3.  comment  nous  pouvons  lui  ressembler 220 

Cinquième  jour.  —  Nom  de  Marie.  —  1.  Le  nom  de  Marie,  choisi  par  Dieu,  signifie  : 
souveraine,  2.  comment  elle  mérite  ce  nom  au  ciel ,  aux  enfers  et  sur  la  terre.    225 

Sixième  jour.  —  La  présentation  de  la  Sainte  Vierge  au  Temple.  —  1.  Ce  que 
Marie  offre  a  sa  Présentation,  2.  comment  nous  devons  faire  noire  propre  pré- 
sentation à  Dieu 231 

Septième  jour. —  Marie  dans  le  Temple.  —  1.  Pourquoi  Marie  vit  dans  la  solitude, 
2   pourquoi  nous  devons  l'y  suivre 236 

Huitième  jour.  —  Marie  a  Nazareth.  —  1.  Marie  demeure  cachée  dans  un  pauvre 
atelier,  2.  chacun  de  nous  doit  se  sanctifier  là  où  Dieu  l'a  mis 2i2 

Neuvième  jour .  —  Annonciation.  —  1.  Récit  évangélique  médité,  2.  le  titre  de  Mère 
de  Dieu  ,  3.  Marie  mère  des  hommes 2S7 

Dixième  jour.  —  L'Annonciation.  —  1.  Marie  s'humilie,  2.  l'humilité  dans  la  vie 
chrétienne 253 

Onzième  jour.  —  La  Visitation.  —  1.  Le  récit  évangélique,  2.  comment  Marie  con- 
tinue à  apporter  aux  hommes  la  nouvelle  du  salut 259 

Douzième  jour.  —  Le  Magnificat —  Commentaire  étudié  au  double  point  de  vue 
de  la  reconnaissance  et  de  la  prophétie  de  l'avenir 284 

Treizième  jour.  —  Voyage  a  Bethléem.  —  1.  Le  voyage,  2.  les  dispositions  du 
cœur  de  Marie ,  pendant  l'épreuve 270 

Quatorzième  jour.  —  La  naissance  de  Notre-Seigneur.  —  1.  Noël,  2.  la  crèche  et 
le  tabernacle 275 

Quinzième  jour.  —  La  Purification.  —  1.  Marie  y  était-elle  tenue  ?  2.  Le  sacrifice.    281 

Seixième  jour.  —  La  prophétie  de  Simêon.  —  Commentaire  du  Nunc  d'mittis 286 

Dix-septième  jour. —  Le  glaive  de  Siméon, —  1.  Le  glaive  de  Marie,  2.  nos  divers 
glaives 294 

Dix-huitième  jour.  —  Les  bergers  et  les  rois  a  l'étable —  1.  Ce  que  Marie  voit 
dans"  leur  adoration ,  2.  comment  nous  devons  adorer  Jésus 297 

Dix-neuvième  jour.  —  La  présentation  de  Jésus  au  Temple.  —  1.  Le  prêtre  et  la 
victime,  2.  application  au  saint  sacrifice  de  la  messe. 302 

Vingtième  jour.  —  Fuite  en  Egypte.  —  1.  La  fuite ,  2.  le  plan  divin 308 

Vingt-unième  jour.  —  Marie  a  Nazareth.  —  1.  Jésus  entre  Marie  et  Joseph,  2.  Jésus 
dans  la  famille 313 

Vingt-deuxième  jour.  — .  Jésus  perdu  et  retrouvé.  —  1.  Commentaire  du  récit 
évangélique ,  2.  ce  voyage  à  Jérusalem  est  un  symbole 319 

Vingl-troisume  jour.  —  Le  miracle  de  Cana.  —  Commentaire  du  récit  évangélique    324 

Vingt-quatrième  jour.  —  Marie  pendant  la  vie  publique  de  Jésus-Christ.  —  1.  Ce 
qu'elle  faisait  durant  ce  temps ,  2.  leçon  morale  pour  chacun  de  nous * . . . .    329. 

Vingt-cinquième  jour.  —  Marie  pendant  la  vie  publique  de  Jésus.  —  1.  Les  joies 
et  les  douleurs  de  Marie ,  2.  les  joies  et  les  douleurs  de  l'àme  chrétienne 334 

Vingt-sixième  jour.  —  Marie  au  pied  de  la  croix.—  1.  Ce  que  Marie  y  souffre  et 
comment  elle  endure  son  martyre,  2.  le  martyre  de  chaque  âme  chrétienne < . .    339 

Vingt-septième  jour.  —  Marie  au  pied  de  la  croix.  —  Comment  elle  y  enfante 
dans  la  douleur • 3*5 

Vingi-huitièmejour.—  Marie  et  son  culte  dans  l'Église,  perpétué  depuis  la 
maison  de  S.  Jean  jusqu'à  nos  jours 350 

Vingt-neuvième  jour.  —  Marie  a  la  RÉSURRECTION.  #-i.  Un  usage  espagnol,  2.  Jésus 
ressuscité  apparaît  à  sa  mère,  3.  la  foi  de  Marie 357 

Trentième  jour.  —  Marie  a  l'Ascension.  —  1.  L'espérance  est  un  besoin  de  l'huma- 
nité, 2.  l'espéran>:e  chrétienne,  3.  sur  quoi  elle  repose 362 

Trente-unième  jour.  —  Marie  au  Cénacle.—  1.  Pourquoi  Marie  était  au  Cénacle, 
2.  comment  Marie  peut  être  appelée  la  Mère  de  la  Foi ,  3.  résumé  historique. . .    367 

Clôture.  —  L'Assomption.  —  1.  Le  triomphe  2.  Marie  dans  le  ciel &\ 


632  TABLE  ANALYTIQUE  DES  MATIÈRES 

DISCOURS  PAR  M?1'  D'HULST 

CRAINTE  ET  CONFIANCE 379 

LE  ROLE  SCIENTIFIQUE  DES  FACULTÉS  CATHOLIQUES.  —  1.  Il  nous  faut  des 
foyers  scientifiques  chrétiens ,  2.  nos  Facultés  répondent  â  ce  besoin 389 

L'EMPOISONNEMENT  DE  LA  SCIENCE.  -  Profitons  de  l'exemple  de  nos  adver- 
saires sî  liguant  d'une  ligue  :  1.  populaire,  2.  scientifique.  Voilà  le  péril,  voilà 
le  modèle , 396 

LA  MISSION  CHRÉTIENNE  DE  LA  SCIENCE.  -  1.  Quelle  est  la  mission  de  la 
science ,  2.  comment  la  science  remplira  ce  rôle 405 

LE  VRAI  TERRAIN  DE  LA  LUTTE  ENTRE  CROYANTS  ET  INCROYANTS.—  1 .  Pou- 
vons-nous  garder  la  science,  qui  est  la  position  maîtresse?  2.  comment  nous 
pouvons  la  garder 414 

PANÉGYRIQUE  DE  SAINT  THOMAS  D'AQUIN.—  l.Quel  fut,  à  l'égard  des  besoins 
de  son  temps,  le  rôle  du  Docteur  Angélique  ?  2.  Comment  les  organes  de  la 
science  sacrée  doivent  comprendre  et  remplir,  à  l'égard  du  temps  présent, 
une  mission  à  la  fois  pareille  et  diverse 427 

DISCOURS  INÉDITS  DE  M«f  DE  LA  BOUILLERIE 

L'ANGE  DE  LA  FAMILLE 442 

LA  CHAPELLE  DOMESTIQUE 444 

ALLOCUTION  POUR  LE  MARIAGE  DE  DEUX  FERMIERS 447 

LES  PETITS  VAGABONDS  (discours  de  charité) 449 

NOTRE-DAME  DE  LOURDES  (provençal  et  français) 

Par  M.  l'abbé  GRIMAUD 459 

Lourdes  a  été  :  1.  le  plus  grand  théâtre  du  miracle,  2.  le  plus  saint  théâtre  de  vertus 

L'ÉGLISE  ET  L'ÉTAT,  Conférences 

Par  M.  l'abbé  FRÉMONT 482 

Première  Conférence.  —  Qu'est-ce  que  l'Église?  Qu'est-ce  que  l'État?  —  1.  Na- 
ture intime  du  catholicisme ,  2.  nature  intime  de'la  société  civile 482 

Deuxième  Conférence.  —  Principes  généraux  qui  doivent  régler  les  rapports 
de  l'Église  i  t  de  l'État.  —  1.  La  société  civile  et  la  société  religieuse  peuvent- 
elles  vivre,  côte  â  côte,  sans  rapports  et  se  mouvoir  dans  ur.e  sphère  entière- 
ment séparée  ?  2.  Ces  deux,  sociétés  ayant  des  rapports  nécessaires,  quel  sont 
les  principes  généraux  qui  doivent  les  régir? 502 

Troisième  Conférence.  —  Examen  RAISONNÉ  DES  DIVERSES  SITUATIONS  OU  L'ÉGLISE 

ET  L'ÉTAT  PEUVENT  SE  TROUVER  A  L'ÉGARD  DE  L'UN  ET  DE  L'AUTRE.  L'HYPOTHÈSI. 

après  la  Thèse.  —  Les  trois  hypothèses  :  1.  Persécution,  2.  Sympathie,  3.  Pak- 
tiellement  admise  et  partiellement  rejetée.. , 525 

Quatrième  Conférence.  —  Rôle  historique  du  clergé  français  pendant  la  Révo- 
lution française.  —  1.  Il  demandait  les  réformes,  2.  sa  dignité  et  la  vente  des 
biens  ecclésiastiques,  3.  son  héroïsme  pendant  la  persécution 544 

Cinquième  Conférence.  —  Séparation  de  l'Église  et  de  l'État.  —  1.  Etait-elle 
possible  en  1800?  Est-elle  possible  aujourd'hui? 566 

Sixième  Conférence.  —  La  religion  nouvelle.  —  1.  On  avait  essayé,  mais  en  vain, 
de  fonder  trois  religions  nouvelles,  2.  tout  autre  système  religieux  que  le 
catholicisme  eut  échoué ,  et  échouerait  encore  infailliblement 586 

Septième  Conférence.  —  Le  Concordat.  —  1.  Qu'est-ce  que  le  Concordat  ?  2.  Ce  qu'il 
faut  penser  des  articles  organiques;  3.  Avantages  du  Concorda*  pour  la  société 
cfvile  et  pour  la  société  religieuse 599 


FIN  DE  LA  TABLE  DU  TOME  SECOND. 


Marseille .  —   Imprimerie   S*  Thomas  d'Aquiué 

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La  Bibliothèque. 
Université  d'Ottawa 
Echéance 


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