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LES
ORATEURS SACRÉS
CONTEMPORAINS
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MARSEILLE
Imprimerie, Librairie et Reliure Saint-Thomas d'Aquin
II, PLACE SÉBASTOPOL , II
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LES
ORATEURS SACRÉS
CONTEMPORAINS
CHOIX
DE CONFÉRENCES, SERMONS, HOMÉLIES,
PANÉGYRIQUES, INSTRUCTIONS,
RETRAITES, DISCOURS DE CIRCONSTANCE, etc.
PRONONCÉS
Par les plus remarquables Orateurs de notre époque,
tant du Clergé régulier qtte du Clergé séculier.
PUBLIÉ SOUS LA DIRECTION DE
Monseigneur RICARD
Prélat de la maison de Sa Sainteté ,
Professeur de théologie dogmatique aux Facultés d'Aix et de Marseille.
TOME SECOND
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MARSEILLE
IMPRIMERIE ET LIBRAIRIE SAINT-THOMAS D'AQUIN
JMlNGARDON & pie, EDITEURS
11, Place Sébastopol, 11
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HOMÉLIES
SELON LA MÉTHODE DES PÈRES
SUR
LES ÉVANGILES
DES
DIMANCHES DE L'ANNÉE LITURGIQUE
D'APRÈS LUDOLPHE LE CHARTREUX
par Msv Ant. %ICARD
Prélat de la Maison de Sa Sainteté.
Ier DIMANCHE DE SAVENT
Sommaire. — 1. Les trois avènements du Sauveur. Comment ils nous disposent l'un à
l'autre. — 2. Le bouleversement des cieux au sens littéral et au sens mystique. —
3. Le trouble et le renversement de l'ordre terrestre. — 4. La désolation des créatures
raisonnables et le désespoir des méchants. — 5. L'agitation des esprits angéliques
et des âmes saintes. Comparaison et exhortation. — 6. Comment le Sauveur appa-
raîtra. — 7. Les élus se rassureront en voyant apparaître la délivrance. En quoi elle
consiste. — 8. La comparaison du figuier et de l'été. — 9. Le serment du Sauveur.
Comment cette génération ne passera point. — 10. Nouvelle affirmation du Sauveur.
Prière et résumé.
I. — Lorsque Jésus parla comme il le fait dans l'évangile de
ce jour, il avait l'intention d'encourager les siens par la promesse
de son avènement prochain. Venu d'abord par son Incarnation,
Jésus-Christ vient tous les jours en nous par sa grâce, et il viendra
un jour pour juger le monde. Les deux premiers de ces avè-
nements du Sauveur doivent exciter notre reconnaissance et
notre confiance, mais le troisième doit nous inspirer crainte et
terreur. Le souvenir de ce dernier nous prépare à la célébration
du premier, et la célébration du premier nous dispose naturel-
lement au second. Voilà pourquoi, inspirée du ciel, la sainte
Église met aujourd'hui sous nos yeux le souvenir du jugement,
afin que, salutairement terrifiés, nous préparions nos cœurs à
honorer la naissance du Sauveur, et, dans quatre semaines, nous
solenniserons cette naissance temporelle, afin de nous rendre
2 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
dignes de la naissance spirituelle de Jésus-Christ en nos âmes.
Ainsi, dit S. Augustin, « la crainte prépare en nous le chemin à
la charité, qui la suit comme une fille suit sa mère. » Au jour de
Noël, nous pourrons le chanter avec le Prophète : « Seigneur, la
crainte de votre justice a fait naître en nous l'espérance du salut. »
II. — Tout d'abord, le Sauveur décrit le bouleversement des
cieux: Il y aura des signes dans le soleil, dans la lune et dans les
étoiles.* Ces signes, ou phénomènes étranges, annonceront la
ruine du monde. « Le soleil s'obscurcira, la lune ne donnera plus
sa lumière et les étoiles tomberont du ciel. » Comment ces choses
o accompliront-elles? les interprètes sacrés l'expliquent de diffé-
rentes manières et la science moderne confirme leurs commen-
taires. Bornons-nous à dire que, par rapport à la terre, les astres
perdront leur destination spéciale.
Dans un autre sens, ces paroles signifient que l'Église, radieuse
comme la lune, étincelante comme le soleil et illuminant le
monde comme les étoiles dans une nuit sombre, semblera dispa-
raître, en ces jours de désolation, devant l'acharnement de ses
ennemis. Un grand nombre de chrétiens, qui paraissaient brillants
de grâce, tomberont et céderont devant les persécuteurs. Plusieurs
même, parmi les plus fermes, seront ébranlés.
III. — En second lieu, Notre- Seigneur dépeint le trouble de la
nature entière dans ses éléments : Sur la terre, les peuples seront
dans la consternation, par le trouble que causera le bruit de la mer et
des flots. La terre tremblera jusque dans ses fondements; dans
les airs, les vents et les tempêtes, les foudres et les éclairs, les
phénomènes les plus terrifiants, se produiront de toute part ; les
ouragans déchaînés agiteront la mer jusque dans ses profondeurs,
et les vagues furieuses s'entre-choqueront en sens divers avec un
fracas épouvantable ; le feu, précédant la venue du Juge, commen-
cera de réaliser la prédiction de S. Pierre: «Les éléments enflam-
més seront dissous , et la terre avec tout ce qu'elle contient sera
consumée. » Les hommes, éperdus de terreur devant ces prodiges,
courront de toute part et ne trouveront nulle issue parmi ces
profondes ténèbres. De peur d'être engloutis dans les eaux soule-
vées ou brûlés dans les incendies qui dévoreront tout, ils s'entre-
heurteront et, à bout d'e«fforts, demeureront accablés de peur et
de désespoir. Il y aura littéralement pressura gentium, refoulement,
encombrement des nations, poussées l'une contre l'autre, pressées
à l'envi, pour fuir le feu, les flots, les débordements de la mer
qui envahit les rivages brisés, pour fuir la mort.
i. Le texte de chaque Evangile se trouvera toujours intégralement réproduit dans
nos homélies, fondu dans le commentaire, mais suffisamment distinct par les carac-
tères italiques qui permettront de le suivre à travers les développements homéliques
auxquels il donne lieu.
Ier DIMANCHE DE L'AVENT 3
IV. — En troisième lieu, le divin Maître nous représente la
désolation des créatures raisonnables, quand il ajoute : Les hommes
sécheront, ils perdront leur vigueur corporelle et deviendront
pâles, livides, desséchés, sans force, comme hébétés. Ne se
parlant plus, ne s'entendant plus, ils se consumeront de frayeur
à cause des maux présents et d' "appréhension à cause des maux à
venir, dans V attente des maux dont le monde sera menacé. Alors
s'accomplira la parole de David, prédisant qu'on pourra dire de
l'impie : « J'ai cherché et je n'ai point trouvé sa place », je n'ai
point trouvé d'endroit qui pût lui servir d'asile, car, à l'approche
du jugement, le ciel repoussera l'impie par ses éclairs et ses
foudres, l'air le rejettera par ses tourbillons et la mer par ses
tempêtes, la terre le renversera par ses commotions. Nulle part
de retraite pour le soustraire aux maux qui fondent sur lui.
V. — En quatrième lieu, le Christ annonce l'émotion des créa-
tures spirituelles : Les Vertus du Ciel seront ébranlées. Les anges,
en effet, seront tout à la fois frappés de stupeur à la vue des
signes effrayants qui se produiront dans la nature , poussés par
la volonté divine qui emploiera leur ministère à bouleverser les
éléments constitutifs du monde et à effrayer les hommes, trans-
portés de zèle pour tirer vengeance des impies et saisis eux-
mêmes de crainte en voyant juger leur chef d'autrefois, Lucifer,
et le monde entier avec les mauvais anges.
Par Vertus du Ciel, on peut entendre encore les âmes justes,
dans lesquelles Dieu se plaît à demeurer par sa grâce comme
dans un Ciel.
Sur le point de tomber, dit le vénérable Bède, les grands arbres
annoncent leur chute prochaine par des craquements et des
secousses; ainsi, les éléments du monde et toutes les créatures
annonceront par leurs gémissements la ruine imminente de cet
ordre de choses.
Cœur de l'homme! Veux-tu n'avoir rien à craindre, à cette
heure suprême? Devance le jugement, préviens la vengeance
divine, prononce ta condamnation et soumets-toi à la pénitence:
« Si nous nous jugeons nous-mêmes, dit S. Paul, nous ne serons
point jugés. »
VI. — Alors, dit le Sauveur, quand tous les signes seront
accomplis, à l'heure où l'on y pensera le moins, Us verre nt le
Fils de V Homme, le Verbe incarné, le Fils de Dieu fait homme,
avec cette forme humaine en laquelle il doit juger le monde.
« Jésus-Christ, dit un Père, apparaîtra alors aux élus tel qu'il se
manifesta sur le Thabor, et aux réprouvés tel qu'il était sur lo
Calvaire, quand il fut crucifié. »
Tous alors verront le Fils de l'Homme qui viendra pour juger lô
4 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
monde, descendant sur une nuée, tout comme il monta sur une
nuée au jour de l'Ascension, car les Anges l'ont prédit : « Il
viendra du Ciel tout comme vous l'y avez vu monter. » — « Les
nuages qui lui servirent de char de triomphe pour monter au
Ciel, dit Origène, lui serviront également de trône, quand il des-
cendra pour juger la terre. »
Il viendra, comme il l'a prédit, avec une grande puissance et une
grande majesté, c'est-à-dire avec une force invincible pour confon-
dre et châtier ses ennemis, mais aussi une gloire éclatante pour
récompenser et couronner ses élus. Ainsi, après avoir paru sous
une forme humble et vile dans son premier avènement, pauvre
et misérable comme l'un de nous, il apparaîtra, au second avè-
nement, comme le maître et le souverain, avec tous les insignes
de sa royauté et de son pouvoir suprême. « Alors, dit S. Grégoire,
ceux qui ont refusé de l'écouter au milieu de ses abaissements
ot de ses faiblesses volontaires, le verront dans tout l'éclat de sa
dignité et dans toute l'imposante grandeur de son pouvoir, afin
de ressentir d'autant plus la rigueur de sa justice qu'ils ont
méconnu davantage la patience de sa bonté. »
Jésus-Christ viendra donc exercer son pouvoir de juge dans sa
propre humanité : il convient qu'après avoir été victime de l'in-
justice comme homme , il répare comme homme la justice vis-à-
vis du genre humain tout entier. Tous verront dans sa chair les
glorieuses cicatrices de ses plaies, et les réprouvés reconnaîtront
celui qu'ils ont transpercé.
VII. — Après avoir inspiré un juste effroi aux pécheurs, le
divin maître veut rassurer les bons; car, si le jour du jugement
est terrible pour les réprouvés, il est par ccntrj consolant pour
les élus, qui entreront pour lors dans la gloire complète et tant
désirée, corps et âme. Voici donc que Jésus-Christ ranime le
courage des siens : Or, dit-il, quand ces choses commenceront à
arriver, tandis que les pécheurs sécheront d'effroi et seront saisis
par le désespoir, vous, mes serviteurs et mes amis, leve\ la tête
et regarde^, raffermissez votre foi et votre espérance, soyez atten-
tifs à ne vous point laisser envahir par la défiance et par l'incré-
dulité des impies, détachez votre esprit et votre cœur de la terre
et levez-les au Ciel, soyez dans la joie, vous qui étiez dans la
tristesse, -parce que votre délivrance approche. Cette délivrance ou
rédemption consistera, pour les élus, dans l'entière libération de
tous les maux: servitudes du péché, ravages de la concupis-
cence, séduction des sens, assauts des passions, tentations du
démon, persécutions des méchants, soucis de la vie présente et
autres misères de ce genre. Ce sera un affranchissement complet
de l'âme et du corps. Puisse cette consolation être un iour la nôtrel
Ier DIMANCHE DE L'AVENT
VIII. — Nul ne peut savoir le jour précis du jugement. Mais,
quand les hommes verront s'accomplir ces prodiges, ils devront
croire que ce jour est proche. Pour leur faire comprendre l'usage
qu'ils auront à faire de ces signes, Jésus proposa à ses disciples
cette comparaison : Considère^ le figuier et les autres arbres : lorsque
leurs premières feuilles paraissent , vous juge^ que l'été n'est pas
éloigné. Ainsi 7 lorsque vous verre\ arriver ces choses , sache\ que le
règne de Dieu est proche.
D'après S. Jean Chrysostôme, Notre-Seigneur tire sa compa-
raison du figuier, soit, parce que, reverdissant presque le dernier
de tous les autres, cet arbre annonce d'une manière plus immé-
diate l'été; soit, parce que le figuier est absolument très bon ou
absolument très mauvais, comme le jugement qui est souverai-
nement bon pour les justes et souverainement mauvais pour les
pécheurs sans rémission; soit, enfin, parce que ses fruits, par
leur douceur, nous symbolisent les joies du paradis.
Pour les justes, le jour du jugement sera comme l'été, après
les tribulations de la vie et les travaux du temps qui est comme
il .hiver. Mais, pour les méchants, ce jour-là sera l'hiver après les
agréments de l'été.
IX. — Voulant donner à ces graves paroles plus de poids encore,
Notre-Seigneur prononce un serment : Je vous dis en vérité que cette
génération ne finira point que tout cela ne soit* accompli.
Dans le sens le plus large, cette génération, c'est la race hu-
maine tout entière. Dans un sens restreint, c'est la race des Juifs,
qui ne seront point détruits avant la fin du monde; ou encore,
•c'est la multitude des chrétiens, l'Église qui ne périra point, même
au milieu des persécutions des derniers temps. Entendue dans
ces "rois sens, cette génération ne finira point que ne soient
consommées toutes les préa 'étions relatives au second avène-»
ment du Christ, ou bien, suivait S. Jean Chrysostôme, jusqu'à ce
que le mystère de la vocation des saints soit pleinement réalisé
par 1 accomplissement du nombre des élus, car, malgré l'hor-
rible persécution de l'Antéchrist, il y aura des fidèles qui le res-
teront jusqu'à, la fin du monde.
X. — Voulant confirmer une fois encore ce qu'il vient de dire et.
pour en montrer l'importance, Jésus fait une dernière protestation :
Le ciel et la terre passeront, dit-il, mais mes paroles ne passeront
point. — Ce ciel qui nous entoure, cette atmosphère au sein de
laquelle nous vivons, cette terre que nous foulons sous nos pieds,
tout cela passera, sera changé, sera détruit dans sa forme pré-
sente, mais les paroles du Christ, fondées sur la vérité éternelle,
ne passeront pas sans recevoir leur entier accomplissement.
Voyez donc quelle est la valeur de cette parole, puisque, quand
6 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
les choses qui paraissent le mieux affermies et le plus durables
seront changées, la parole du Verbe incarné, faible son qui
semble s'évanouir avec le son de ses lèvres, ne sera jamais
privée de son effet. Il répugne davantage à la véracité divine de
laisser tomber sans résultat la moindre déclaration, que délaisser
rentrer dans le néant la création tout entière.
Seigneur Jésus, en attendant votre avènement comme juge
du monde, venez en moi dans les nuées de la pénitence, en faisant
jaillir de mon cœur une pluie de larmes salutaires. Par votre
puissance , chassez les démons des vices et régnez en moi par
votre majesté. Qu'attachant sur vous mes regards et levant vers
vous ma tête, je vous contemple avec foi et vous invoque avec
confiance, comme l'auteur de ma prochaine déHvrance. Accor-
dez-moi de voir reverdir le figuier de votre grâce, c'est-à-dire de
ressentir la douceur de votre amour, afin que les arbres de toutes
les vertus produisent en moi le fruit des bonnes œuvres, et que
le royaume des creux soit bientôt pour moi comme une belle
saisoa de l'été. Divin Sauveur, donnez-moi de m'appuyer sur
votre parole, afin d'échapper aux maux à venir et de paraître
avec assurance devant mon Juge. Amen.
IImo DIMANCHE DE SAVENT
Sommaire. — 1. Comment Jean-Baptiste fut véritablement martyr et comment nous
pouvons tous le devenir. — 2. Pourquoi il envoie ses disciples à Jésus. — 3. Com-
mentaire de la réponse que Jésus fait aux disciples de son précurseur. — 4. Pané-
gyrique de S. Jean par le Sauveur. — 5. La fidélité de Jean-Baptiste. — 6. Invocation.
I. — Jean-Baptiste entendit parler , dans sa prison, des miracles
de Jésus-Christ. Jean précéda Jésus en toutes circonstances,
comme l'ambassadeur précède son prince et le héraut son maître.
Sa prison et sa mort précédèrent celles du Christ, comme sa nais-
sance et sa prédication avaient précédé la naissance et la prédi-
cation du Sauveur.
Cette prison de Jean-Baptiste et la mort qui la suivit furent
véritablement un martyre, bien que le saint précurseur n'ait pas
été interrogé sur sa foi en Jésus-Christ par les juges, ni appelé à
confesser cette croyance. Mais le Christ n'est-il pas la justice, et
celui qui meurt pour la justice ne meurt-il pas pour lui ?
Machabée est mort pour la défense de la foi. Isaïe est mort pour
la défense de la vérité. Les saints Innocents ont été immolés à la
place de Jésus. S. Thomas de Cantorbéry a péri en soutenant* les
IImo DIMANCHE DE L'AVENT 7
libertés de l'Église. S. Jean Népomucène est mort pour défendre
le secret de la confession. Tous ont droit à la couronne des
martyrs. Consolante pensée! Nous-mêmes, en marchant sur
leurs traces , nous pouvons prétendre avec eux à la même cou-
ronne. Il est vrai, le feu des bûchers ne s'allume plus et les bour-
reaux ne préparent plus pour les chrétiens l'appareil des tortures ;
mais toute douleur de l'âme et du corps, patiemment supportée
pour l'amour de Jésus, suffit à mériter la récompense des martyrs.
Nous ne saurions, d'ailleurs, manquer d'obtenir, si nous le
voulons, cette palme glorieuse, car le monde entier persécute le
chrétien ; et, si la persécution du dehors venait à lui manquer, il
en trouverait au dedans de lui-même une plus dange-euse et plus
cruelle, de la part du démon et de sa propre chair. C'est dans cette
dernière lutte surtout que le triomphe est difficile: demandons au
Seigneur de nous l'accorder par l'intercession de Jean-Baptiste, le
plus austère- doc pénitents et le plus patient des martyrs.
II. — Le saint prisonnier ayant entendu parler des œuvres mer-
veilleuses de Jésus-Christ > envoya deux de ses disciples pour lui dire :
Etes-vous celui qui doit venir ou devons-nous en attendre un autre? —
S. Jean Chrysostôme fait ici cette belle remarque : « Jean, dit-il ,
savait que l'heure était proche où Hérode l'allait faire mourir.
Dès lors, semblable à un homme prudent qui confie ses fils à un
sage tuteur, il voulut remettre avant sa mort ses disciples entre
les mains de Jésus ; ou plutôt, il fut semblable à un fidèle serviteur
à qui son maître a donné le soin de ses enfants, et qui, sentant
venir sa fin, se hâte de les rendre au véritable père de famille,
qui ne les lui avait remis que pour un temps. Il envoya donc ses
disciples vers Jésus, pour les rendre témoins des miracles du
Sauveur, afin que par là leurs cœurs fussent préparés à recevoir
avec une foi entière ce Verbe incarné que Jean ne leur avait fait
encore qu'imparfaitement connaître; et, s'ils demandent à Jésus :
Etes-vous celui qui doit venir? ce n'est pas que le Précurseur
doutât , c'est qu'eux-mêmes avaient besoin d'instruction. »
Bien loin d'éprouver les passions jalouses que ses disciples
eux-mêmes cherchèrent un jour à faire nattre dans son cœur,
Jean avait dit, en parlantde Jésus: « II doiteroître, et moi je dois
diminuer », et le moment était venu. De même que l'étoile de
Lucifer qui précède le soleil disparaît au lever de cet astre et se
perd dans la splendeur de ses rayons, de même la renommée
de Jean-Baptiste disparaît devant la gloire de Jésus-Christ. Le
héraut n'est rien devant le juge, et l'ambassadeur perd toute
autorité en présence du prince qui l'envoie. Jean, qu'on regardait
comme le Messie, n'est plus qu'un prophète, et Jésus, que l'on
croyait un simple artisan, on va le reconnaître comme le Messie
8 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
attendu. — Ainsi le Christ croîtra dans nos âmes, à mesure que
nous avancerons dans son amour et dans l'intelligence des
mystères de son triple avènement parmi nous. Plus nous nous
approcherons de ce divin flambeau des esprits, plus nous le ver-
rons grandir, et plus nous diminuerons à nos propres yeux. C'est
en cet agrandissement de Jésus, en cet anéantissement de la créa-
ture que consiste la vie chrétienne. Le fidèle, loin de prétendre à
la fausse grandeur des vertus humaines , ne cherche qu'à se
perdre et à disparaître dans le sein de Dieu, son centre et sa fin :
« Il faut qu'il croisse et que je diminue ! »
III. — Lorsque les disciples de Jean-Baptiste furent venus àJésus,
ils lui dirent : Jean nous a envoyés vers vous, disant : Etes-vous
celui qui doit venir, ou devons-nous en attendre un autre? A l'heure
même, Jésus guérit devant eux un grand nombre de malades,
chassa les esprits immondes de plusieurs, rendit la vue à beau-
coup d'aveugles, et, après avoir fait ces choses, il leur répondit :
Alle\r apporter à Jean ce que vousave\ entendu et ce que vous ave% vu.
Tout ce que les prophètes ont prédit du Christ, je le fais. Ce
que vous avez entendu prophétiser, vous le voyez se réaliser
devant vous. Les aveugles voient , selon qu'il a été écrit : « Les
yeux des aveugles s'ouvriront. » Les boiteux marchent , selon qu'il
a été prophétisé: « Les boiteux s'élanceront, pareils au cerf
rapide. » Les lépreux sont guéris, selon qu'il a été prédit : « Il s'est
chargé de nos langueurs. » Les sourds entendent, selon qu'il a été
annoncé : « Les oreilles des sourds seront ouvertes. » Les morts
ressuscitent, selon qu'il a été dit : « Ceux qui sont morts revivront. »
Enfin, si à tous ces traits vous ne reconnaissez pas le Messie,
voici le dernier trait auquel vous ne sauriez vous méprendre :
Les pauvres sont évangélisés. Le Prophète vous l'avait annoncé
depuis longtemps, et vous saviez que c'était là la charge spé-
ciale du Messie : « Dieu m'a envoyé évangéliser les pauvres. »
Jugez donc par vous-mêmes. Devez -vous maintenant en
attendre un autre ? Heureux celui qui ne se scandalisera point à
mon sujet! Heureux serez-vous si, après avoir vu tant de marques
de ma divinité, vous n'êtes pas scandalisés par la faiblesse de
mon humanité, si l'homme en moi ne vous cache pas le Dieu,
si vous ne vous heurtez pas sur cette pierre immuable où vien-
dront se briser l'aveugle et l'incrédule !
Tous les jours encore, par le ministère de la sainte Eglise
catholique, les ténèbres de l'intelligence sont dissipées, les ma-
ladies de l'âme sont guéries. Tous les jours, ceux qui sem-
blaient morts à la vie de la grâce ressuscitent et portent des fruits
de charité; mais surtout et partout les pauvres sont évangélisés.
De tous les miracles dont Jésus-Christ a donné l'exemple, il n'en
IIme DIMANCHE DE lZaVENT
est point qu'elle perpétue avec une plus constante fidélité. Secourir
les pauvres, les instruire, leur donner le même enseignement
qu'elle offre aux savants du siècle, c'est là sa gloire, c'est là
sa marque distinctive, c'est là le sceau de sa ressemblance avec
le divin Maître. Ne cherchons pas, n'attendons pas d'autre mère,
d'autre maîtresse enseignante et dirigeante qu'elle : Les pauvres
sont évangélisés ! C'est assez pour que nous ne doutions plus,
pour que nous croyions d'une foi ferme qu'elle possède les paroles
de la vie éternelle : Il m'a envoyé pour évangéliser les pauvres 1
C'est sa devise, et elle est toujours fidèle à sa mission.
IV. — Il est probable que l'interrogation adressée par les
disciples de Jean-Baptiste au Sauveur excita les soupçons du
peuple, qui en fut témoin, et ce peuple se mit à accuser d'incré-
dulité le saint précurseur, à cause de la question qu'il avait faite
par la bouche de ses envoyés : « Êtes-vous celui qui doit venir,
ou devons-nous en attendre un autre ? » question dont peu de
personnes comprirent l'intention et le véritable sens. C'est pour-
quoi, comme les disciples de Jean s'en retournaient , Jésus se mit à
parler de Jean à la foule et à le louer hautement, et il dit au peuple :
Qu'êtes-vous allés voir dans le désert, quand vous accouriez auprès
de mon précurseur ? Pensez-vous que c'était uniquement un
roseau agité par le vent ? un homme qui, après avoir rendu un
éclatant témoignage, chancelle maintenant dans sa foi? Loin do
vous cette pensée! Car, écoutez ce que je pense de Jean-Baptiste.
Qu'est-il ? Mais encore, qu'êtes-vous allés voir? Un homme vêtu
mollement ? Ah ! non, certes ! Vous save\ que ceux qui s habillent de
la sorte sont dans les palais des rois , et non point au désert. On les
trouve chez Hérode, mais on ne les trouve pas dans l'âpre soli-
tude où mon précurseur a trouvé dès son plus jeune âge une vie
austère et pénitente. La pierre des cavernes fut son lit, un peu de
miel trouvé dans le creux des arbres sa nourriture, la peau des
bêtes son vêtement, la solitude son seul entretien. Prémice des
ascètes et des moines, comme les disciples et les Apôtres l'ont
été de l'ordre sacerdotal , fuyant le monde pour trouver Dieu,
Jean ne cherchait, ne voulait que le désert, n'estimant pas que
rien fût digne d'être regardé par ses yeux qui n'aspiraient qu'à
voir leur Sauveur.
Q_u êtes-vous donc allés voir, au désert où il vivait? Un prophète?
Oui, et je vous le déclare, et plus qu'un prophète. Quand les Juifs
venus de Jérusalem l'interrogeaient et lui demandaient s'il était
prophète, il nia ouvertement qu'il fût le prophète dont ses inter-
rogateurs voulaient parler, le grand prophète prédit par Moïse, et
qui n'était autre que le Christ lui-même. Mais, il ne nia pas
absolument qu'il fût prophète, et prophète précédant le Christ.
10 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
Si, dans son humilité, il ne fait pas cette distinction, le Sauveur
la fait et il proclame très haut qu' « entre ceux qui sont nés
d'une femme, il n'y a point de prophète plus grand que Jean »,
car c'est de lui qu'il esl écrit : J'envoie devant vous mon ange, qui
vous préparera la voie.
V. — Le lendemain du jour où Jean baptisa Jésus, l'Evangéliste
nous dit qu'il était resté au bord du Jourdain : Stabat Joannes. Il
n'avait point accompagné le Sauveur; il était resté fidèle à la
mission qu'il en avait reçue, d'être son ange, de lui préparer
sa voie ! Stabat Joannes. Assurément il aimait le Sauveur. Dans
le sein de sa mère, il avait tressailli à l'approche de Jésus.
Durant trente ans, il l'avait attendu au désert. Il l'annonçait
chaque jour au peuple d'Israël. Ce maître si aimé et si attendu,
le voilà ! Jean pouvait le suivre et ne s'en séparer jamais ;
il ne le fait pas : il se contente de voir le Seigneur, lorsque le
Seigneur vient à lui, et, modèle parfait de cette charité qui
ne se cherche pas elle-même, il reste, sans murmurer et sans
chercher autre chose, à la place qui lui a été assignée, pratiquant
admirablement , en cette entière obéissance , l'exercice d'une
parfaite conformité à la volonté de Dieu et d'une inviolable
fidélité à sa mission. Aussi, le lendemain du baptême de Jésus,
il avait avec lui deux disciples, André et Jean le bien-aimé.
Voyant passer Jésus, il leur dit, comme il l'avait dit la veille à
d'autres de ses disciples : «Voilà l'Agneau de Dieu ! » et les deux
disciples qui entendirent ce qu'il disait suivirent Jésus, à la
voix de Jean-Baptiste, son précurseur.
VI. — Voix de Jean qui gémissez et pleurez, mais avec tant
d'amour et d'espoir, vous êtes vraiment la voix de la tourterelle,
voix plaintive et pleine pourtant de suavité! Ceux qui vous écou-
tent et vous suivent peuvent dire, comme l'Epouse des Cantiques:
« La voix de la tourterelle a été entendue dans notre terre, le temps
de la taille est arrivé ! » Il est temps de se préparer, par la pénitence
et le retranchement de toute affection coupable, à recevoir ce
grand mystère d'amour qui va se montrer à nos yeux mortels.
Que l'orgueil s'abaisse , que les humbles prennent courage, car
toute chair va voir son Sauveur!
IIImo DIMANCHE DE L'AVENT
Sommaire. — 1. L'interrogation des Juifs appliquée à chaque chrétien. — 2. L'humilité
de Jean opposée à une triple classe de négateurs du Christ. — 3. Comment le Pré-
curseur a pu dire qu'il n'était ni Elie ni prophète. Leçon qu'il nous donne. —
iIImo DIMANCHE DE L'AVENT 11
*. Comment Jean était la voix qui crie dans le désert. — 5. En quoi consistait le
baptême administré par S. Jean. — 6. Celui qui est au milieu et pourquoi il y est. —
7. La grandeur de celui qui doit venir et pourquoi Jean n'est pas digne de dénouer
sa chaussure. — 8. Pourquoi Jean baptisait à BétUanie. Prière.
I. — Le bruit s'était répandu dans le peuple que Jean-Baptiste
était le Messie. Aussitôt , la haine des Pharisiens s'éveille, et les
Juifs envoyèrent de Jérusalem vers Jean, qui était de race sacerdo-
tale, des prêtres et des lévites, instruits dans la science de la loi .
pour lui demander : Qui êtes-vous et pourquoi baptisez-vous?
Profitons de la malice des Juifs et posons-nous à nous-mêmes
cette question: Qui êtes-vous? Qui êtes-vous par votre nature?
Terre par le corps et esprit par l'âme, et dès lors créature rai-
sonnable, qui doit soumettre la partie inférieure de son être à la
raison. — Qui êtes-vous par votre personne V Un chrétien, c'est-
à-dire le disciple et l'ami du Christ. En est-il ainsi? — Qui êtei*-
vous dans votre conduite? Voyez si vous avancez ou si vous
reculez dans le chemin de la vertu. — Qui êtes-vous dans votre
nature spirituelle ? Etes-vous devenu assez petit par l'humilité ,
pour pouvoir entrer par la porte étroite qui conduit à la vie et
assez grand par la charité pour mériter un siège d'honneur dans
la Jérusalem d'en haut.
II. — Interpogé sur ce qu'il était, Jean déclara la vérité et ne nia
point, car c'eût été nier Jésus-Christ, qui est la vérité même.
Il déclara donc qu'il n'était point le Christ, répondant ainsi à la
pensée secrète et aux intentions de ses interrogateurs. Il se ren-
ferma sagement en lui-même pour rester ce qu'il était, plutôt que
de demeurer vainement élevé au dessus de lui par la folle estime
des hommes. « Les serviteurs dévoués, dit S. Jean Chrysostôme,
bien loin de ravir à leur maître sa gloire, refuseraient de l'ac-
cepter, quand même beaucoup la leur offriraient. » Ainsi ne fit
pas Lucifer. Ainsi ne firent pas nos premiers parents, quand ils
voulurent s'élever à l'égal de la Divinité. Ainsi, ne fera pas
l'Antéchrist, qui demandera qu'on lui rende un culte divin. Que
d'ambitieux et de tyrans qui imitent Lucifer ! Que d'hérétiques et
de faux philosophes qui suivent les errements de nos premiers
parents ! Que d'hypocrites visent à la fourberie de l'Antéchrist 1
III. — Les Juifs, qui attendaient le Christ, attendaient aussi
Elie, qui devait le précéder, selon les Écritures. C'est pourquoi
les envoyés des Pharisiens continuèrent leur interrogation : Qui
donc? demandèrent-ils. Êtes-vous Elie? Son austérité de vie et sa
qualité de précurseur du Christ le faisaient ressembler à Elie.
Mais, s'il était Elie par son office et par sa vie, comme l'expliqua
plus tard le Sauveur, Jean n'était point Elie en corps et en per-
sonne. Aussi, il leur répondit : Non, je ne suis point Elie. 11 l'était
12 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
en esprit et en vertu, parce qu'il représentait merveilleusement
la conduite et les œuvres de ce grand homme, qui doit précéder
le second avènement, comme Jean a précédé le premier.
Moïse avait parlé d'un grand prophète, qui n'était autre que le
Christ, mais en qui les Juifs croyaient devoir attendre un homme
extraordinaire, dont la venue précéderait celle du Christ. Aussi
les Juifs demandèrent à Jean : Êtes-vous Prophète ? Répondant
à leur pensée, Jean nia qu'il fût ce prophète extraordinaire,
attendu du peuple, bien qu'il fût, en réalité, selon la parole
du Sauveur, plus que prophète. — Grande leçon pour ceux qui
se vantent de leur naissance, de leur savoir, de leur vertu, de
leurs talents, de leurs richesses, etc. !
IV. — Les députés insistèrent. Qui êtes-vous donc ? lui dirent-ils,
afin que nous puissions rendre réponse à ceux qui nous ont envoyés.
Que dites-vous de vous-même ? Jean aussitôt rendit témoignage au
Christ, en affirmant qu'il en était le précurseur. Je suis, répondit-il,
non en personne et en corps, mais par office, par ministère et
par similitude, je suis la voix du Verbe, la voix du Christ, qui crie
par ma bouche dans le désert : Prépare^ les voies du Seigneur,
comme a dit le prophète Isaie. Je suis celui qui, d'après l'Écriture,
doit crier dans le désert de la Judée, pour disposer les hommes à
l'avènement du Messie.
Jean est la voix du Verbe , car la voix manifeste la pensée,
comme Jean a manifesté le Christ. Plus rapproché du Christ que
les autres prophètes , lesquels étaient , relativement à S. Jean, ce
qu'est le son par rapport à la voix, le Précurseur le précédait de
près, l'indiquait de la voix et du geste, par sa naissance, par sa
prédication, par sa mort, disant partout : « Voici l'Agneau de
Dieu ! »
Cette voix criait dans le désert , dans la Judée abandonnée de
Dieu et privée de la grâce, pour la consoler par l'approche de la
rédemption.
Elle criait : Préparez ou disposez le chemin du Seigneur, par
votre fidélité à suivre ses commandements, et redressez ses
sentiers, par votre empressement à suivre ses conseils, afin
qu'il vienne à vous et habite en vous, lui qui se plaît dans les
sentiers unis.
V. — Apprenant de lui qu'il n'était aucun des trois person-
nages qu'ils attendaient , les envoyés des Pharisiens firent encore
cette question à Jean : Pourquoi donc baptisez-vous? Si vous n'êtes
pas le Christ qui doit nous baptiser par sa propre puissance, si
vous n'êtes pas Elie dont le passage à travers le Jourdain figurait
le baptême, si vous n'êtes pas le grand prophète dont la charge
est de baptiser, pourquoi donc baptisez-vous ï
tllm0 DIMANCHE DE LEVENT 13
Jean leur répondit : Pour moi, je baptise dans Veau, en lavant vos
corps , pour vous préparer au baptême de Celui qui doit vous
baptiser dans le Saint-Esprit en purifiant vos âmes. Ne vous
étonnez donc pas et ne me traitez pas de présomptueux, si,
n'étant ni le Christ, ni Elie, ni le grand prophète, néanmoins je
baptise : mon baptême n'est pas complet. Je baptise seulement
dans l'eau, en signe de la pénitence qui doit purifier vos âmes,
et, en faisant de mes mains cette ablution de vos corps, j'établis
l'usage du baptême, pour disposer la voie à un autre qui viendra
purifier vos âmes par la grâce du Saint-Esprit.
D'où nous pouvons conclure que le baptême de S. Jean était
seulement l'ombre et la figure d'un autre baptême, dont il fut
l'annonce et la préparation. Aussi, était-il administré au nom de
Celui qui devait venir. Pour cela, cependant, ce baptême ne man-
quait point de valeur. S'il ne remettait pas les péchés , ceux qui
le recevaient, se reconnaissant pécheurs, comprenaient la néces-
sité de rechercher un rédempteur, aussitôt qu'il paraîtrait, pour
obtenir leur pardon. Le baptême de Jean était donc une profes-
sion de foi au Christ à venir, et il était une exhortation à
produire des œuvres de pénitence pour lui faire un plus digne
accueil.
VI. — Mais, ajoute Jean-Baptiste, il y en a un au milieu de vous
que vous ne connaisse^ pas. Oui , Celui que j'annonce est présent
parmi vous : il y est comme médiateur entre Dieu et les hommes;
mais, vous ne le connaissez pas, et c'est pour vous préparer à
le connaître, que je viens vous baptiser dans l'eau.
Ces paroles peuvent s'appliquer à l'humanité du Christ, vivant
parmi les Juifs et conversant familièrement avec eux comme un
frère; mais, les Juifs, qui avaient cru à son avènement futur,
refusèrent de croire à son avènement, quand il se fut accompli.
Ces mêmes paroles peuvent aussi s'appliquer à la divinité du
Christ, présent partout comme Dieu, bien qu'invisible: il est
ainsi au milieu de toutes les créatures, et cependant personne
ne le connaît, parce que personne ne le comprend.
Les pieux interprètes remarquent ici que Jésus, dans l'Évan-
gile, affectionne la place du milieu. C'est la place de l'humilité :
« Je suis au milieu de vous comme Celui qui doit vous servir. »
— C'est la place de l'égalité, car le milieu est à distance égale de
tout ce qui l'environne, comme le centre par rapport à tous les
points de la circonférence. — C'est la place de l'unité, car toutes
les extrémités convergent vers le centre, comme vers le point
de réunion. — C'est aussi le lieu de la stabilité, le centre du
monde étant fixe, au moins par rapport à ses autres parties.
VIL — Celui que je vous annonce, continue le saint précurseur,
14 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
c'est Celui qui doit venir après moi, mais il est au dessus de moi. —
Selon un saint Père, le Christ vint, après S. Jean, de cinq ma-
nières : par sa naissance, par son baptême, par sa prédication ,
par sa mort, et par sa descente aux enfers. Voici d'ailleurs com-
ment S. Jean Chrysostôme entend et explique cette grave parole
de Jean-Baptiste. C'est, d'après ce saint docteur, comme si le
Précurseur disait : Si je suis venu avant le Sauveur pour prêcher
et pour baptiser, ne me croyez pas pour cela plus grand que lui :
il est venu après moi selon le temps, puisqu'il est venu plus tard,
mais il est avant moi selon la dignité, car il est infiniment au
dessus de moi par son excellence, sa noblesse, sa puissance et
son autorité.
D'ailleurs, pour vous montrer son excellence incomparable, je
n'hésite pas à le dire : Je ne suis pas digne de dénouer la courroie
de sa chaussure. Il est tellement au dessus de moi que je ne mérite
pas de le servir dans les fonctions les plus basses, ni d'être
compté parmi ses moindres serviteurs. Cendre et poussière,
l'homme, quel qu'il soit, n'est rien, comparé à Dieu, et aucune
créature n'est digne de servir le Tout Puissant, si une grâce
spéciale ne l'y appelle.
S. Grégoire, donnant l'explication allégorique de ces paroles,
dit que, par les souliers de Jésus-Christ, il faut entendre son
humanité -, par la courroie qui sert à attacher et à unir en quelque
sorte les souliers aux pieds, il faut entendre l'union hypostatique
de l'âme et du corps avec la divinité en Jésus-Christ, union mys-
térieuse que nul, ni Jean, ni personne, ne saurait expliquer.
«Voyez-vous, s'écrie le saint docteur, la conduite des saints
pour conserver en eux la vertu d'humilité? Quand ils savent
quelque chose par une voie admirable, ils se représentent aus-
sitôt tout ce qu'ils ignorent , afin que, considérant leur faiblesse
sous certains rapports, ils ne soient point tentés de se glorifier de
leur perfection sous d'autres. 11 faut donc que, plus on s'enrichit
de connaissances, plus on s'abaisse par l'humilité, de peur que
le vent d'orgueil ne se lève et ne dissipe en un instant ce que le
zèle de la science avait péniblement recueilli. Lorsque vous
accomplissez quelques œuvres bonnes, rappelez- vous les actes
mauvais que vous avez commis, et, par le souvenir prudent des
fautes passées, vous réprimerez tout sentiment de vaine gloire.
Quand vous voyez les autres commettre des fautes, songez qu'ils
ont acquis des mérites que vous ne voyez pas. Souvenez-vous
que toutes les bonnes œuvres ne peuvent être agréables à Dieu ,
si elles ne sont assaisonnées par l'humilité , car celui qui pra-
tique les vertus sans être humble est comme celui qui porte de
la poussière au vent. »
VIII, -t Pour mieux faire entendre tout ce qu'il vient de
IVrao DIMANCHE DE L'AVENT 15
raconter, l'Evangéliste en détermine le théâtre : Cela se passa en
Béthanie, au delà du Jourdain, où Jean baptisait. Béthanie signifie
« maison d'obéissance, » et Jean y baptisait pour montrer d'abord
qu'il était venu par l'obéissance annoncer le Christ qui devait
être immolé pour le salut du monde ; puis, pour apprendre aux
hommes que, s'ils veulent êflre purifiés de la tache originelle
contractée par la désobéissance d'Adam , ils doivent mériter par
l'obéissance et la foi le sacrement du baptême; enfin, pour
indiquer combien la vertu d'obéissance convient aux fidèles
baptisés.
Bienheureux Jean, précurseur du Christ, héraut du juge
suprême, voix du Verbe divin, vous qui avez mérité de porter la
consolante nouvelle de notre rédemption , je vous supplie de
m'obtenir de Notre-Seigneur, votre ami, la grâce d'avoir un cœur
purifié de vices et orné de vertus, pour préparer les voies et aplanir
les sentiers du Seigi;eur, selon vos salutaires avertissements.
IVm0 DIMANCHE DE L'AVENT
Sommaire. — 1. La solennité du début de cet Évangile. — 2. En quoi le baptême de
Jean différait des quatre autres baptêmes dont parle S. Grégoire. — 3. Pourquoi Jean
baptisait, et baptisait dans le Jourdain. — 4. Comment Jean fut bien le Précurseur
du Christ. — 5. Ce que criait Jean au désert. Commentaire d'Isaïe. Prière.
I. — La quinzième année de V empire de Tibère-César , successeur
d'Octave- Auguste, sous le règne duquel Jésus-Christ était né,
Ponce Pilate étant gouverneur de la Judée, Hérode tétrarque de la
Galilée, Philippe, son frère, de Vlturée et de la Trachonite , et
Lysanias , d'Abjrlène, sous la domination des Romains, sous les
grands-prêtres Anne et Caïphe, qui, étant alliés, exerçaient alterna-
tivement le Pontificat. . .
L'historien sacré détermine d'une manière précise et avec une
sorte de pompe l'époque précise où va commencer la prédication
de Jean-Baptiste, en nommant l'empereur, les pontifes, les gou-
verneurs et les princes du moment. C'est pour montrer; l'excel-
lence de Celui que Jean venait annoncer. Celui-là est le souverain
Empereur, le Grand Pontife, le Gouverneur du monde et le prince
universel.
II. — Alors le Seigneur fit entendre sa parole, c'est-à-dire son
inspiration, dans le désert, à Jean, fils de Zacharie, afin de l'exciter
à donner le baptême de la pénitence, à prêcher l'avènement de
Jésus-Christ et à annoncer le bienfait de la Rédemption. Jean
16 HOMÊLÏES SUR LES ÉVANGILES
entendit le verbe, c'est-à-dire l'ordre du Seigneur, et, pour que le
manque d'eau ne le forçât point à différer le baptême, il quitta
son cher désert, où il s'était préparé dans le silence et la mortifi-
cation aux fonctions sublimes du Précurseur, et il parcourut tout
le pays qui est aux environs du Jourdain, où l'eau était abondante
3t la population nombreuse , prêchant un baptême de pénitence pour
la rémission des péchés.
Nous expliquions, dimanche dernier, en quoi consistait le
oaptême de Jean. Disons-en cependant quelque chose encore.
S. Grégoire de Nazianze distingue cinq sortes de baptême: Le
premier est le baptême figuratif dans lequel Moïse baptisa les
Hébreux, mais dans l'eau seulement, c'est-à-dire dans la nue qui
guidait la marche du peuple au désert et dans la mer qu'il
traversa. — Le second est le baptême également figuratif et
préparatoire, que Jean donnait aux Juifs. — Le troisième est le
baptême parfait, institué par Jésus-Christ et conféré dans le Saint-
Esprit. — Le quatrième est le baptême de subrogation , qui se
fait dans le sang par le martyre : il est le plus excellent, parce
qu'une fois reçu, il ne peut plus être souillé par de nouveaux
péchés. — Le cinquième est le baptême qui efface les fautes
actuelles dans les larmes du repentir : il est plus laborieux que
les autres.
Or, Jean avait établi, suivant l'inspiration du ciel, un baptême
préparatoire qui devait disposer les hommes à recevoir Jésus-
Christ ; et ce baptême de S. Jean était, par rapport au baptême
du Christ, ce que fut plus tard le catéchuménat, par lequel on
Instruisit dans la foi les futurs néophytes. Il engageait les Juifs à
faire pénitence, pour obtenir ensuite plus facilement le pardon
par la foi en Jésus-Christ.
III. — Jean baptisa pour plusieurs raisons. — 1° Selon S. Augus-
;in, c'était pour figurer le baptême de Jésus-Christ, et en ce sens
son baptême fut un sacrement, c'est-à-dire un signe. — 2° Selon
3. Jean Chrysostôme, c'était pour que le cérémonial du baptême
ittirât un plus grand nombre d'auditeurs auxquels il pouvait
innoncer Jésus-Christ. — 3° Selon S. Grégoire le Grand, c'était
afin que le baptême du Précurseur accoutumât les hommes à
celui du Messie. — 4° D'après le vénérable Bède, c'était afin que
les hommes, en recevant ce baptême de l'eau, pussent se préparer
et s'humilier pour recevoir celui du Christ. — 5° Enfin, d'après
S. Jean-Baptiste lui-même, ce fut pour que le Christ, recevant son
baptême, pût être manifesté en Israël par la voix du Père Éternel
et par la manifestation du Saint-Esprit.
Jean baptisait dans le Jourdain, qui signifie « descente, » pour
marquer ciue les baptisés devaient descendre de la superbe du
IVmo DIMANCHE DE L'AVENT 17
vieil homme à l'humilité de la confession et de l'amendement,
afin de mériter, par leur renoncement à la vie ancienne, la
grâce d'une vie nouvelle en Jésus-Christ. — Il convenait encore'
que le baptême de S. Jean fût reçu dans le Jourdain, parce que
c'était là comme une protestation de faire pénitence pour s'appro-
cher du royaume des cieux et passer à la terre des vivants, à
l'exemple des enfants d'Israël , qui arrivèrent à la terre promise
en traversant le Jourdain.
IV. — Cette mission du Précurseur avait été prédite dans la loi
ancienne, ainsi qui! est écrit au livre des prophéties d'Isaïe, cet
évangéliste qui a précédé les quatre autres; Une voix crie dans le
désert. Déjà, nous avons expliqué ces paroles. Mais, il convient
d'y revenir.
Le Précurseur du Christ crie dans le désert, c'est-à-dire dans
la Judée qui est abandonnée de Dieu et privée de la grâce , pour
la consoler par l'amour de sa Rédemption.
Comme la voix de l'homme est l'expression de la pensée ou
du verbe intérieur, S. Jean est à bon droit désigné parle mot de
voix, parce qu'il était le héraut du Verbe divin, c'est-à-dire du
Christ qui, selon sa divinité, est le Verbe du Père Eternel. S. Jean
est donc appelé Voix, par la même raison que le Christ est appelé
Verbe; et, de même que la voix précède le verbe ou la parole, de
même S. Jean précède le Christ. En effet, des lèvres de celui qui
parle s'échappe un son qui retentit à l'oreille, c'est la voix, mais
ce n'est pas encore le verbe ou la parole-, car c'est la parole, et
non simplement la voix, qui exprime la pensée. Mais, la voix
manifeste la parole, comme Jean a manifesté le Christ, parce qu'il
était envoyé pour cela en Israël. La voix également est plus
rapprochée de la parole que le son ; car, on entend d'abord le
son, puis, on perçoit que c'est la voix, et on saisit ensuite la parole
manifestée par la voix; de même, S. Jean est plus rapproché du
Christ que les autres prophètes qui étaient, relativement à S. Jean,
ce qu'est le son par rapport à la voix; car ils ne montraient le
Christ que dans le lointain, tandis que Jean le faisait voir de près,
et comme du doigt, en disant : « Voici l'agneau de Dieu ! » C'est
donc à juste titre que Jean est appelé le Précurseur du Seigneur,
puisqu'il l'a précédé, par sa naissance, par son baptême, par sa
prédication, par sa mort, et même par le nom qu'il s'est donné
lui-même, en s'appelant « la voix de celui qui crie dans le
désert. »
V. — Mais, que criait Jean dans le désert? — L'Evangéliste
nous le rappelle, après Isaïe : Prépare^ ou disposez le chemin du
Seigneur, par votre fidélité à pratiquer ses commandements , et
rende\ droits ses sentiers, afin qu'il daigne venir à vous et habiter
II. TROIS.
18 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
en vous, lui qui se plait dans les sentiers droits, dans les
chemins unis. Aussi le psalmiste disait-il : « Seigneur, montrez-
moi vos voies, et faites-moi connaître vos sentiers. »
Par ces paroles: « Préparez la voie du Seigneur, » Jean
s'adressait à tous; mais, en ajoutant: « Rendez droits vos,
sentiers, » il s'adressait spécialement à ceux qui marchent déjà
dans le chemin de la vertu. Ces sentiers, qui nous conduisent
plus directement à notre véritable patrie, se redressent plus
parfaitement et s'aplanissent plus aisément dans la solitude, par
1 éloignement des choses du monde et par le mépris des biens
du temps, dont des charmes séducteurs pourraient nous égarer
sur des hauteurs dangereuses. Mais, hélas! combien faussent
ces sentiers! Ce sont ceux qui, sous l'apparence de la sainteté
et sous l'habit de la religion, se mettent peu en peine de suivre
les observances régulières et les conseils évangéliques.
Ou bien encore, les voies, étant plus larges, peuvent désigner
les actions, au lieu que les sentiers, étant plus cachés, peuvent
marquer les intentions du cœur. Dans ce sens, « préparez la voie
du Seigneur, » en évitant le mal et en faisant le bien; « rendez
droits ses sentiers, » c'est-à-dire, redressez vos intentions, en les
dirigeant vers les biens de l'éternité et on les détournant des
choses qui passent. Si nous voulons réformer nos pensées et nos
sentiments, ne courbons pas nos esprits et nos cœurs vers la
terre, par l'attachement aux biens périssables, mais plutôt éle-
vons-les vers le ciel , par la considération et l'amour des biens
célestes. — S. Bernard, expliquant ces paroles du cantique des
cantiques : « Les cœurs droits vous chérissent, Seigneur! » dit
que les cœurs droits sont ceux qui s'éloignent des biens terres-
tres, pour s'élever à la contemplation et à la dilection des biens
célestes. Chercher et savourer les choses de la terre, ajoute le
saint docteur, c'est rabaisser et ravaler notre âme; au contraire,
méditer et désirer les choses du ciel, c'est la redresser et la
relever. Selon S. Bernard encore, la stature droite du corps
humain est le modèle de la rectitude qui convient à notre âme;
car, dit-il, quoi de plus inconvenant que de porter dans un corps
droit un esprit courbé vers la terre? Et, ne serait-il pas honteux
qu'un vase de boue, comme l'est notre corps, formé de terre, pût
porter ces yeux en haut et contempler librement les cieux, tandis
qu'une créature spirituelle, comme est l'âme, destinée au ciel,
fixerait ses regards en bas, et attacherait ses facultés et ses
affections à la terre?
L'Évangéliste ajoute, après le Prophète : « Toute vallée sera
comblée, c'est-à-dire, le peuple Gentil ou tout homme humbl
sera rempli de biens spirituels, de la grâce en ce monde et de la
gloire dans l'autre; et toute montagne, toute colline sera abaissée,
DIMANCHE DANS L'OCTAVE DE NOËL 19
c'est-à-dire, le peuple Juif ou tout homme superbe sera humilié
et dépouillé, parce qu'il perdra tout à la fois la grâce et la gloire,
car « Dieu résiste aux superbes et favorise les humbles, » et, de
plus, « quiconque s'exalte sera humilié, et quiconque s'humilie
sera exalté. » — Par montagne et colline, il faut entendre ici les
différentes classes d'orgueilleux, chez les grands et chez les
inférieurs.
Alors, continue S. Jean, les chemins tortueux deviendront droits,
c'est-à-dire, les cœurs des méchants, qui étaient détournés de la
justice, reviendront à l'équité, pour en observer les règles; et les
chemins raboteux seront aplanis , c'est-à-dire, les esprits irascibles
et farouches s'adouciront par l'infusion de la grâce, et les cœurs
endurcis contre le Christ s'attendriront.
Alors toute chair, c'est-à-dire tout homme, soit Juif, soit Gentil,
verra des yeux du corps, en son premier avènement, le Sauveur
envoyé de Dieu, qui est le Christ Fils de Dieu. La race humaine, à
cette époque, était divisée en deux grandes parties, savoir les
Juifs et les Gentils ; un bon nombre d'entre les uns et les autres
virent Jésus-Christ dans le monde et conversant avec les hommes.
— On peut encore entendre ces paroles dans le sens de la vue
spirituelle, par laquelle tous les hommes, convertis à la foi
catholique d'entre toutes nations, reconnurent Jésus -Christ,
comme étant le Sauveur venu de Dieu. — On peut aussi appliquer
ces mêmes paroles au second avènement de J ^sus-Christ , où
tous les hommes, tant élus que réprouvés, le verront venir en
corps et en âme pour juger les vivants et les morts.
Bienheureux Précurseur du Christ, vous qui, non content de
prêcher par vos discours, avez montré par votre exemple la
pénitence aux pécheurs, en menant une vie si austère pour la
nourriture et le vêtement, et en fuyant les attraits séducteurs
d'un monde corrompu, obtenez-moi, par votre puissante inter-
cession auprès de votre divin ami, de pratiquer la mortification
convenable dans le boire et dans le manger, dans les pensées,
les paroles et les actions. Faites que le Seigneur préserve mon
esprit et mon corps de toute souillure, qu'il me fasse produire de
dignes fruits de pénitence, pour mériter, avec le pardon de mes
péchés, la grâce de célébrer dignement les solennités de Noël,
et parvenir à la vie éternelle. Amen.
DIMANCHE DANS L'OCTAVE DE NOËL
Sommaire. — 1. Marie et Joseph. — 2. La bénédiction de Siméon. — 3. A Maris. —
4. Révélation des pensées secrètes. — 5. La prophétesse Anne. — 6. L'Église. — 7. La
fête de la Purification — 8. A Nazareth.
20 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
I. — En ce temps -là, Joseph et Marie la mère de Jésus étaient dans
l'admiration des choses qu'on disait de lui. Ils remerciaient Dieu
d'avoir révélé à Siméon les grandes choses que le saint vieillard
venait de ieur faire entendre. Ils bénissaient Dieu de ce que
la gloire et l'amour du divin enfant n'avaient plus leurs cœurs
seuls pour sanctuaire, et de ce que sa connaissance commençait
à se répandre parmi les hommes.
IL — Alors, Siméon, se tournant vers eux, les bénit publique-
ment l'un et l'autre, comme son âge et son sacerdoce lui en
donnaient le droit.
III. — Puis, s adressant à Marie seule, il dit à la mère de Jésus :
Celui que voilà est placé pour la ruine et la résurrection de plusieurs
en Israël, pour la ruine du règne du péché, pour la résurrection du
rogne de la justice. Sa pauvreté ruinera l'avarice; son humilité,
l'orgueil; sa patience, la colère. Usera un signe -éclatant auquel il sera
contredit. Il sera attaqué par l'incrédulité des Juifs, les scandales
des croyants, le schisme, l'hérésie. Jésus-Christ a été placé dans
le monde comme un but pour les flèches , en sorte que chacun
peut librement décocher contre lui ses traits. Son glaive percera
votre âme. Toutes ses douleurs seront les vôtres ; un jour viendra
où vous paierez avec usure ces angoisses de l'enfantement dont,
seule entre toutes les femmes, vous avez été exempte. Vous
souffrirez par la compassion plus qu'aucun martyr ne souffrira
jamais par le supplice ; et, jusqu'à la fin des temps, l'Église, dont
vous êtes la plus parfaite figure, sera percée du glaive de la
tribulation qui est aussi le glaive de son époux, afin que les
pensées de tous soient révélées, afin que dès ce monde l'enfant
fidèle soit distingué de l'esclave qui n'aspire qu'à secouer le
joug -, car, si l'Église était sans le déchirement de l'hérésie et de
la persécution, quel moyen de la reconnaître?
IV. — Le glaive de Dieu percera votre âme , afin que les secrètes
pensées de beaucoup soient révélées. C'est ainsi que le glaive de la
douleur intérieure ou de la persécution du dehors perce le cœur
du chrétien, afin que sa foi, son courage, sa patience, apparaissent
aux yeux de tous \ pourrait-il se plaindre et rejeter loin de lui son
tranchant, puisque ce glaive, avant que de le frapper, a frappé
Marie et qu'il est toujours celui de Jésus-Christ ?
V. — Il y avait aussi à Jérusalem dans le temple une prophétesse
nommée Anne , fille de Phanuël, de la tribu d'Aser ; elle était fort
avancée en âge, et, après avoir vécu sept ans avec son mari quelle avait
épousé étant vierge, elle était demeurée veuve jusqu'à Vâge de quatre-
vingt-quatre ans. Elle ne sortait point du temple , et elle servait Dieu
nuit et jour dans les jeûnes et dans les prières. Cette femme, étant
DIMANCHE DANS L'OCTAVE DE NOËL 21
survenue à la même heure, se mit à louer le Seigneur et à parler de
cet enfant à tous ceux qui attendaient la rédemption d'Israël. « Voyez,
disait-elle à tous les hommes qui avaient gardé la foi et l'espé-
rance de leurs ancêtres ; voyez cet enfant que porte et qu'allaite
une femme ! Que le sacrifice expiatoire offert pour lui ne vous
scandalise pas ! Que sa faiblesse ne vous étonne point ! Celui-là
même qui ne peut marcher et dont la bouche ne peut proférer une
parole, celui-là est le Verbe de Dieu: il a fait les siècles-, il a
affermi la terre sur ses bases ; il a étendu sur nos têtes la voûte
des cieux ; il a guidé, il a délivré nos pères. C'est lui qu'appelaient
les prophètes, lorsqu'ils disaient : Excitez, Seigneur, votre puis-
sance ! C'est lui-même qui m'inspire de parler de lui de la sorte ;
car les temps sont arrivés, dont le Seigneur avait dit: « Je
répandrai mon esprit sur toute chair , vos fils et vos filles
prophétiseront. >>
VI. — Semblable à Anne la prophétesse, l'Église, veuve de son
céleste Époux, passe dans la prière et dans la tristesse les jours
qui lui restent à achever sur cette terre. Séparée de son bien-
aime, aspirant après l'éternelle réunion qui doit combler tous ses
désirs, elle n'a qu'une consolation ■ c'est de parler sans cesse de
cet enfant du salut à tous les justes qui conservent la foi, c'est
d'annoncer à tous et partout le nom de Jésus, c'est de l'entretenir
sans cesse de celui qui est tout son espoir. « Elle parlait de lui à
tOUS. );
VII. — A l'anniversaire de la présentation de Jésus et de la
purification de Marie, l'Église met entre les mains des fidèles
des cierges allumés, qu'ils emportent ensuite et gardent pieu-
sement dans leurs demeures comme un souvenir de celui qui
est nommé « la lumière illuminante des Gentils. » Tout no
respire en ce jour que joie et lumière. Commençons cependant
à considérer quelle offrande se fait dans le temple et de quel
sacrifice elle est la prémice. Cette offrande, il est vrai, est
aujourd'hui peu solennelle. La victime est facilement rachetée
par quelques sicles d'argent et par deux petits oiseaux. A peine
présentée devant l'autel, elle est aussitôt rendue à la sollicitude
de sa mère, qui, joyeuse, remportera son cher fardeau dans
l'humble maison de Nazareth ; cependant , le temps n'est pas
éloigné, où cette victime viendra s'offrir, non plus dans îe temple,
mais sur le Calvaire ; non plus dans les bras amoureux du
vieillard, mais sur les bras sanglants de la Croix. Ce ne seront
pas les louanges et les bénédictions de Siméon et d'Anne qu'elle
entendra retentir à ses oreilles ; ce seront les cris de rage de la
féroce multitude des Juifs. Elle ne sera plus rachetée par l'oblation
des animaux innocents : elle-même rachètera l'homme coupable ;
22 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
elle ne sera rendue à sa mère que morte et défigurée, et, suivant
la prédiction du vieillard, le glaive de douleur aura percé l'âme
de Marie.
VIII. — Quand ils eurent accompli tout ce qui était ordonné par la
loi du Seigneur, ils s'en retournèrent en Galilée, à Nazareth, ville
dans laquelle ils demeuraient. Cependant l'enfant croissait et se
fortifiait, rempli de sagesse, et la grâce de Dieu était en lui.
Nous expliquerons ce séjour à Nazareth et ces progrès de
l'Enfant-Dieu à propos d'un prochain Évangile.
.1* DIMANCHE APRÈS L'EPIPHANIE
Sommaire. — 1. Pourquoi Jésus monte au Temple de Jérusalem , avec ses parents. »
2. Comment Jésus resta à Jérusalem, sans que ses parents s'en aperçussent. —
3. Marie et Joseph cherchent Jésus pendant trois jours. — 4. Jésus au Temple. —
5. La plainte de Marie, retrouvant son fils. — 6. La réponse sublime de Jésus. —
7. Retour et obéissance de l'enfant Jésus. — 8. Les méditations de Marie. — 9. Les
progrès de Jésus. — 10. Conclusion et prière.
I. — Lorsque Jésus fut âgé de dou\e ans, il voulut montrer que
le jeune âge devait à Dieu l'assistance aux offices divins et aux
fêtes saintes. Ses patents se rendirent à Jérusalem, selon leur cou-
tume, au temps de la fêle de Pâques , entendre la lecture de la loi,
participer aux sacrifices et assister à la solennité : car ils obéis-
saient encore à la religion qui était simplement l'ombre de celle
dont ils possédaient la réalité. Avec eux, Jésus, le maître de la
loi, se soumettait humblement à l'observation de la loi, tant
qu'elle subsiste encore, afin de nous donner par son humilité le
modèle et l'exemple d'une perfection accomplie.
II. — La solennité pascale qui durait huit jours étant terminée,
les parents de Jésus repartirent, ne voulant pas trop attirer
l'attention sur eux et sur leur divin enfant, à cause qu'Archélaùs
régnait encore, mais, comme ils s'en retournaient , les jours de fête
étant passés , V enfant Jésus demeura à Jérusalem , sans que son père ni
sa mère s'en aperçussent , non point par le fait de la négligence de
ses parents, mais parce qu'il le voulut bien et l'avait ainsi réglé.
Après avoir rendu à ses parents ce qu'il leur devait , en venant
dans leur compagnie offrir au Seigneur les sacrifices, il voulait
aussi rendre à son Père Céleste ce qu'il lui devait, en s'occupant
de la doctrine spirituelle; montrant aussi par là qu'un fils, dont
la présence n'est pas indispensable à sa famille, peut se consa-
crer au service divin, même sans le consentement des siens.
lor DIMANCHE APRÈS L'EPIPHANIE 23
Mais, direz-vous, comment les parents de Jésus ont-ils pu le
laisser sans le savoir, eux qui l'avaient élevé avec tant de solli-
citude? C'est que la coutume des Juifs, en allant aux fêtes ou en
s'en revenant chez eux, était que les femmes fussent avec les
femmes, et les hommes avec les hommes, pour sauvegarder la
pureté des mœurs; mais, les enfants pouvaient aller indiffé-
remment avec leur père ou avec leur mère. C'est pourquoi Joseph,
ne voyant pas Jésus avec lui, le croyait avec Marie, dans la
troupe des femmes, et Marie le croyait avec Joseph, dans la
troupe des hommes.
III. — Voilà comment , pensant qu'il était avec ceux de la compa-
gnie, ils marchèrent durant tin jour. Mais , le soir, arrivés à l'en-
droit où ils devaient loger, Marie, s'apercevant que Jésus n'étaU
pas avec Joseph, comme elle le supposait, fut percée du glaive
prédit par Siméon, car Dieu n'épargne pas la tribulation, même
à ses meilleurs amis. Joseph, non moins désolé, la suivait en
pleurant, et ils le cherchaient tous deux, en proie à la plus dou-
loureuse angoisse, parmi leurs parents et les personnes de leur
connaissance. Comme il dut sortir de leur cœur, ce cri de la
Genèse : « Quoi ! l'enfant ne paraît pas : et où irai-je donc pour
le trouver ! » Que de fatigues et de larmes à la recherche de Jésus !
Mais, ne V ayant point trouvé, ils retournèrent à Jérusalem pour Vy
chercher. Trois jours s'écoulèrent , figurant le nombre de jours
que Jésus devait rester, après sa mort, comme perdu dans le
tombeau, le Seigneur voulant signifier par là que, trois jours
après sa Passion victorieuse, on verrait ressuscité celui que l'on
croyait mort, et on le trouverait revêtu d'une gloire immortelle.
C'est la remarque de S. Ambroise.
\ IV. — Après trois jours , ils le trouvèrent dans le Temple. Un
enfant se plaît dans la demeure de son père. Aussi, Jésus-Christ
fut-il trouvé dans le Temple , non pas errant çà et là comme les
enfants, mais, comme source de la sagesse, assis au milieu des
docteurs, pour être plus à portée de les entendre tous et de les
entretenir. Il s'y tient modestement assis, et, comme modèle
d'humilité, écoutant les docteurs, lui qui est la source de toute
lumière, et les interrogeant , pour nous apprendre à consulter
l'Église. Mais, après avoir interrogé avant d'enseigner, il montre
qu'il était Dieu, par les questions sublimes qu'il posait et par les
réponses merveilleuses qu'il donnait, de sorte que tous ceux qui
Y entendaient parler étaient dans V admiration de sa sagesse , de son
savoir et de la sublimité de ses réponses. Maître habile et consommé,
cet enfant inculquait son enseignement sous une double forme,
tantôt sous forme de question et tantôt sous forme de réponse.
V. — Marie et Joseph, voyant Jésus assis au milieu des docteurs,
24 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
furent très étonnés, car il n'avait encore rien fait de semblable.
Dès qu'il aperçut sa mère, l'enfant vint à elle ; elle le couvrit
de baisers, et, considérant avec amour et action de grâces sa
face auguste, lui dit : Mon fils, pourquoi ave^-vous agi de la sorte
avec nous? De grâce, mon fils, pour calmer ma douleur et mes
craintes, expliquez-moi votre conduite. Ce n'était point un repro-
che, c'est un cri du cœur, tout plein de confiance et d'abandon,
d'humilité et de tendresse. C'est une plainte affectueuse sur la
longue absence de Jésus, puisqu'elle ajoute: Voye\ votre père
qui vous cherchait , ainsi que moi, tout affligé. La bienheureuse
Vierge donne à Joseph le titre de père de Jésus, soit pour éviter
la critique des Juifs, soit parce qu'il avait protégé l'éducation de
l'enfant , soit pour indiquer la généalogie du Sauveur. Si nous
voulons trouver Jésus, nous devons le chercher avec Marie, dont
le nom figure la foi qui est la lumière de l'esprit et la charité,
qui est la vie du cœur, et avec Joseph, dont le nom figure les
bonnes œuvres, qui doivent toujours augmenter en nombre. Nous
devons aussi le chercher avec larmes, comme Marie et Joseph
qui le cherchaient avec douleur.
VI. — // leur répondit : Pourquoi me cherchie^-vous parmi nos
parents et nos amis, et non point dans la maison de mon Père?
Comme pour rectifier la parole de sa Mère, il indique quel est son
véritable Père et ce qu'il doit avant tout à son Père Éternel. Ne
savie^-vous pas , ajouta-t-il dans ce but, que je dois m' occuper de ce
qui regarde le service de mon Père ? La piété envers Dieu doit tout
primer, même la piété filiale.
La réponse que Jésus fit à sa Mère dans le Temple de Jérusalem
est la première que cite l'Évangile, et cette parole, par laquelle il
manifesta sa divinité , était si profonde que Marie et Joseph ne
comprirent pas cette parole, dit l'évangéliste. Sans doute, Marie et
Joseph étaient persuadés que Jésus était le fils de Dieu, mais ils
ne remarquèrent pas- ce qu'il leur disait à ce moment, n'étant pas
accoutumés à ce qu'il leur tînt ce langage.
VII. — Il partit ensuite avec eux pour se rendre à Nazareth. Tout
à la fois Dieu et Homme, Jésus révèle ici sa double nature. Comme
homme, il monte à Jérusalem avec ses parents, et comme Dieu,
il reste au Temple sans les prévenir; comme homme, il interroge
les docteurs, et comme Dieu, il leur répond de manière à les
remplir d'admiration ; comme fils de Dieu, il s'occupe à Jérusalem
du service de son Père, et comme fils de l'Homme, il retourne à
Nazareth, par l'ordre de ses parents.
; Et, à Nazareth, il leur était soumis. Quelle condamnation pour
notre orgueil et quelle leçon pour nous qui refusons toujours de
nous soumettre à nos supérieurs ! Cette parole de notre Évangile
Vr DIMANCHE APRÈS L'EPIPHANIE *&
jetait les saints dans l'extase de l'admiration, et, en la prononçant,
S. Bernard s'écriait : « Admirez deux choses, et voyez celle quo
vous devez admirer davantage, ou la très douce condescendanco
du Fils ou la très excellente dignité de la Mère. L'une et l'autre
soat étonnantes et prodigieuses : car qu'un Dieu obéisse à uno
femme, c'est une humilité sans exemple-, et qu'une femme
commande à un Dieu, c'est une élévation sans pareille. 0
homme, apprends donc à obéir ; toi qui n'es que terre, cendre et
poussière, apprends à t'abaisser, à t'assujettir, et à rougir de ton
orgueil. Quoi ! Dieu s'humilie, et tu veux t'élever ! Dieu se soumet
à de simples mortels, et tu prétends dominer sur les hommes l
Est-ce donc que tu présumes l'emporter sur ton Créateur? Car,
toutes les fois que tu désires commander aux autres, tu disputes
à Dieu la prééminence, et alors tu n'apprécies pas ce qui vérita-
blement appartient à Dieu. »
VIII. — Or, continue l'écrivain sacré, sa mère conservait dans
son cœur le souvenir de toutes ces choses, qu'elle enseignera un jour
aux apôtres et dictera, pour ainsi dire, aux évangélistes. Si elle
ne les avait pas conservées, nous ne les posséderions pas, car
c'est par ses lèvres sacrées que nous les avons reçues. Elle en
faisait aussi la règle et la loi de toute sa vie, nous montrant que
les paroles et les actions de Jésus-Christ doivent être l'objet
habituel de nos pieuses réflexions, afin de repousser de notre âme
les pensées importunes et de fournir à notre prochain d'utiles
enseignements. Elle nous apprend encore comment nous devons
écouter la parole de Dieu, la conserver au fond de notre cœur,
nous en pénétrer, au lieu de la laisser se dissiper comme un vain
son que le vent emporte.
IX. — Et Jésus croissait en sagesse, en âge et en grâce, devant Dieu
et devant les hommes. Ici, l'âge est relatif au corps, la sagesse à
l'âme, et la grâce au salut du corps et de l'âme. Il progressait en
âge, de sorte que son corps se développa peu à peu selon le
temps, passant par toutes les phases de l'enfance, de l'adolescence
et de la jeunesse. Il progressait en sagesse et en grâce, quant aux
effets, en produisant, à mesure qu'il avançait en âge, des œuvres
plus excellentes à l'égard de Dieu et des hommes.
Suivant une autre interprétation , Jésus progressait en sagesse
et en grâce , quant à leur manifestation et à leur usage , parce
qu'il les dévoilait et exerçait peu à peu et de plus en plus. C'est
la pensée de S. Ambroise.
X. — Quoiqu'il en soit, nous concluons ici, pour notre instruc-
tion, que, comme Jésus croissait en sagesse, en âge et en grâce,
devanVDieu et devant les hommes, c'est-à-dire pour la gloire de
26 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
Dieu et l'utilité des hommes, qu'il a souffert, est ressuscité et
est ainsi entré dans sa gloire; de même, nous les disciples, nous
devons croître en vertus, et arriver par les souffrances de la
terre aux joies du ciel.
Concluons aussi , avec S. Bernard , que c'est avec raison qu'on
a nommé « Nazareth, » c'est-à-dire « Fleur, » cette sainte ville,
chérie de Dieu, où le Verbe prenant notre chair a germé dans le
sein d'une Vierge, comme une fleur exquise d'un incomparable
parfum. Entre toutes les autres villes, elle a été favorisée d'un
étonnant privilège, puisque le Seigneur a voulu commencer en
elle l'œuvre de notre salut, et qu'après y avoir été conçu il y a
été élevé par ses parents auxquels il a daigné se soumettre , lui
à qui son père a soumis toute créature au ciel et sur la terre.
Seigneur Jésus-Christ, fils du Dieu vivant, vous que vos parents
affligés ont cherché pendant trois jours, et ont enfin trouvé dans
le Temple, donnez à un misérable, tel que je suis, de vous
désirer, et qu'en vous désirant je vous cherche, et qu'en vous
cherchant je vous trouve, qu'en vous trouvant je vous aime,
qu'en vous aimant je répare mes fautes, et qu'après les avoir
réparées je ne les renouvelle pas. Et vous qui donnez à celui qui
demande, qui vous montrez à celui qui vous cherche, qui ouvrez
à celui qui frappe, ne refusez pas au plus petit de vos servi-
teurs ce que vous promettez à tous. Vous enfin, qui, pour nous
donner la règle de l'obéissance, êtes revenu à Nazareth, sur
la volonté de vos parents à qui vous êtes resté soumis , accor-
dez-moi la force de briser ma propre volonté toujours rebelle,
afin que je vous sois soumis, à vous et à toute créature humaine
en vue de vous. Amen.
IImo DIMANCHE APRÈS L'EPIPHANIE
Sommaire. — 1. Jésus et Marie aux noces de Cana. — 2. La parole de Marie. — 3. La
réponse de Jésus. — 4. Le sens mystique de ce colloque entre la Mère et le Fils. —
5. Le récit du miracle. — G. La signification du miracle. — 7. Détails mystérieux. —
8. Application à la vie chrétienne. Prière.
I. — Il se fit des noces à Cana en Galilée , et la mère de Jésus s]y
trouva ; Jésus fut aussi invité à ces noces avec ses disciples. Les
commentateurs conjecturent, avec une sérieuse apparence de
probabilité, que le mariage auquel assistèrent Jésus et Marie était
celui d'un des fils de Salomé, sœur de la sainte Vierge. On
comprend alors pourquoi Marie était établie dans »a maison de
l'époux : Erat Mater Jesu ibi. Elle était venue renure à sa sœur
IImo DIMANCHE APRÈS L'EPIPHANIE 27
tous les bons offices d'une proche parente ; elle l'avait aidée dans
les préparatifs ordinaires en pareille occasion. Quant à Joseph,
puisqu'il n'est pas nommé ici, les commentateurs en infèrent
qu'il s'était déjà endormi du sommeil des justes, ce qui explique
aussi comment , durant l'absence de Jésus, Marie habitait chez
Salomé.
Considérons de l'œil de l'âme ces saintes noces que sanctifient
de leur présence Jésus et Marie. Hélas ! le mariage est un grand
sacrement. Mais, on le regarde comme une affaire tout humaine :
au lieu d'y inviter Jésus-Christ et sa sainte Mère, par une conduite
chrétienne, souvent on les en bannit par la dissipation et l'excès,
dont cette sainte cérémonie est trop souvent suivie. Ne soyez
donc pas surpris qu'il y ait si peu de mariages que Dieu bénisse.
Voyons à Cana notre maître pratiquer ce qu'il enseignera plus
tard, s'asseoir avec modestie à la dernière place, et Marie veiller
avec une douce et grave sollicitude à ce que rien ne manque aux
convives.
II. — Et le vin étant venu à manquer , la mère de Jésus lui dit : lis
n ont point de vin. Marie est la première à s'apercevoir que le vin
va manquer, et, dans sa miséricordieuse bonté, elle veut éviter
aux maîtres de la maison une humiliation pénible et aux convives
une privation. Elle s'adresse à son fils qu'elle sait être tout
puissant, bien qu'il n'ait encore manifesté sa puissance par
aucun prodige : « Ils n'ont point de vin, » dit-elle. Elle n'ajoute
rien, elle ne presse point Jésus : elle se borne à exposer le besoin,
sachant bien que cela suffit pour celui qui peut tout, et dont
l'amour surpasse la puissance. Peut être aussi ne parle-t-elle
avec cette brièveté que parce qu'elle connaît ce qu'elle est au
cœur de Jésus et que c'est assez d'un mot de sa bouche mater-
nelle pour obtenir tout ce qu'elle souhaite.
III. — Mais, quelle réponse lui lait Jésus et combien différente
de celle que notre piété devait attendre ! Jésus lui répondit :
Femme, qu'est-ce que cela fait à vous et à moi? Mon heure n'est pas
encore venue. — a Ne vous étonnez pas, mes frères, s'écrie à ce
sujet Origène, et ne soyez pas scandalisés si Jésus nomme sa
sainte mère d'un nom qui vous semble dur: Femme, Mulier !
S'il le fait, c'est afin de rappeler en une seule parole cette douce
miséricorde et cette facile compatissance, qualités de son sexe
dont elle est la personnification accomplie: miséricorde et com-
passion, qui la portaient à vouloir prévenir les besoins des
convives, avant qu'eux-mêmes les eussent ressentis, dût la puis-
sance de son fils en rester ignorée, » car la très sainte Vierge,
tout entière à la piété, semblait vouloir hâter les moments fixés
par la sagesse de Dieu.
28 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
Mon heure riest pas encore venue. Ce n'est pas encore le moment
de montrer ce que je suis. Laissez-les sentir ce qui leur manque;
laissez-les éprouver les privations de la soif, ils en apprécieront
davantage mes bienfaits, ils en seront plus reconnaisssants, et
mes disciples seront confirmés dans la foi.
« IV. — Mais, est-ce bien là tout le sens de ce mystérieux entre-
tien entre Jésus et Marie? Non, sans doute! Marie, disent les
saints interprètes, en disant à son fils : « Ils n'ont point de vin, »
entendait parler du vin mystique, qui est la grâce de l'Esprit-
Saint, et, empressée de hâter l'effusion de la miséricorde divine,
elle implorait son fils, parce que, dès le commencement de sa
prédication, il répandit sur les Gentils les grâces de foi et de
lumière qui ne devaient être données qu'après le Calvaire et la
Résurrection. C'est pour cela que le Sauveur répond : « Mon
heure n'est pas encore venue ! » L'heure du Sauveur , c'est sa,
Passion : c'est toujours ainsi que S. Jean la nomme dans le cours'
de son Évangile. Mon heure n'est pas encore venue, ce n'est pas
encore pour moi le moment de mourir sur la croix et d'enfanter
par ma mort l'Église des Nations. Marie comprend ce langage ;
elle sait que la grâce qu'elle demande lui sera accordée dans un
temps plus éloigné. « La mère et le fils, dit un Père de l'Église,
s'entendait l'un l'autre. Ils reconnaissaient leurs pensées les plus
intimes. Ils voyaient l'avenir sous le voile du présent. Ils enten-
daient l'Esprit-Saint, là où leurs auditeurs ignorants croyaient
qu'il ne s'agissait que du vin de cette terre. »
V. — Marie, sa mère, qui savait que Jésus, après lui avoir parlé
en tant que Dieu, allait lui obéir en tant qu'homme, dit à ceux qui
suivaient : Faites tout ce qu'il vous dira; si l'Esprit-Saint ne pouvait
encore être donné aux Gentils, Marie savait que le miracle,
figure de ce don, allait dès ce moment réjouir son cœur maternel,
et le miracle eut lieu, selon le récit de l'Évangéliste.
Or, dit S. Luc, il y avait là, pour les purifications des Juifs, six
grands vases de pierre dont chacun tenait deux ou trois mesures. Jésus
dit aux serviteurs : Remplisse^ ces vases d'eau ; et ils les remplirent
jusqu'au bout. Jésus ajouta : Puise% maintenant , et portez-en au maître
d'hôtel ; et ils lui en portèrent. Dès que le maître d'hôtel eut goûté de
cette eau changée subitement en vin, ne sachant d'où venait ce vin,
quoique les serviteurs qui avaient puisé l'eau le sussent bien, il appela
Vépoux et lui dit : Tout le monde sert d'abord le meilleur vin, et quand
yles convives ont beaucoup bu, on en sert de moins bon: mais vous,
vous ave\ réservé le bon vin jusqu'à cette heure. Ce fut le premier des
miracles de Jésus ; il le fit à Cana en Galilée , et par là il fit éclater sa
gloire, et ses disciples crurent en lui.
Voilà le miracle, en voici la signification.
II1*6 DIMANCHE APRÈS L'ÊPIPHANIË 29
VI. — Le miracle des noces de Cana est la figure de ce miracle
bien autrement doux et consolant, par lequel Jésus s'unit à nous,
à notre pauvre nature humaine, dans le mystère de l'incarnation.
Et, c'est là le premier sens dans lequel nous pouvons l'entendre
et le méditer. — Mais, les noces de Cana représentent encore les
noces spirituelles de l'âme avec Jésus sur la terre, parle moyen
de la grâce. — Elles représentent enfin les noces éternelles qui se
célébreront dans les cieux. — Dans ces trois sens, le Sauveur,
époux de nos âmes, change les eaux insipides de la terre en un
vin sacré de forée et de consolation : quand il donne la divinité à
l'humanité, la grâce à la nature , l'éternité et la gloire à ce qui de
soi est passible et mortel.
VII. — S. Luc dit que ce miracle eut lieu le troisième jour. —
Ce troisième jour , c'est la loi de grâce qui succède à loi de nature
et à la loi écrite. — Cana en Galilée, c'est la Gentilité: la Galilée
étant, dans les Saintes Écritures, opposée toujours à la Judée, qui
,est le pays du peuple choisi. — Les urnes qui servent à la purifi-
cation des Juifs, ce sont les livres delà loi que, par ordre de Dieu
les serviteurs, c'est-à-dire les prophètes, ont remplis d'une eau
qui restera sans force, jusqu'à ce que vienne celui qui accom-
plira la Loi et la Prophétie. — Ce grand miracle de la bonté de
Dieu n'a lieu que par l'intercession de Marie. Arrêtons-nous là,
car, ce qu'il nous importe le plus de voir dans cet Évangile, c'est
une exacte représentation de la vie chrétienne.
VIII. — Que le pécheur qui s'arrête sur la route, altéré, défail-
lant, considère la bonté et la douceur de la Mère de miséricorde.
Qu'il prenne courage , en voyant combien elle est empressée de
subvenir aux besoins de ses enfants, et comme elle se hâte de les
recommander à son fils: Voyez, dit-elle, « ils n'ont point de vin ! »
Cette âme n'a plus de courage, elle est épuisée par la douleur,
elle aurait besoin du vin de vos célestes consolations. Puis, après
avoir invoqué son fils, elle se tourne vers soû serviteur: « Faites
tout ce que Jésus vous dira! » J'ai prié pour vous, j'obtiendrai
l'effet de ma prière; mais , vous aussi , soyez fidèle et obéissant ,
0 douce médiatrice! Qui pourrait ne pas vous obéir? — Jésus
cependant, touché des prières de sa mère, va-t-il tout d'abord
nous versera flots le vin de ses consolations? Peut-être ne le fera-
t-il pas, peut-être son heure n'est-elle pas encore venue? Mais, il
regarde le chrétien fidèle qui, soumis à la parole de la mère, se
tient prêt à exécuter les ordres du fils, et il lui dit : « Remplissez
d'eau ces urnes ; » remplissez votre cœur de pierre des larmes du
repentir, véritable eau de la purification ; remplissez-le des eaux
insipides de la mortification quotidienne, du devoir obscur, du
devoir de chaque jour. Ne laissez aucune place pour les eni-
30 HOMELIES SUR LES ÉVANGILES
vrantes liqueurs du monde, remplissez-le jusqu'au haut. Cet
ordre est dur et les oaux sont amères: obéissez cependant; car,
vers la fin du repas, vers la fin de votre vie peut-être, pauvres
pécheurs, vous puiserez dans ce cœur si tristement abreuvé le
vin pur des joies et des espérances célestes. Là où vous aviez
semé dans les larmes, vous recueillerez dans l'allégresse, et,
plein de ravissement , vous direz à l'époux :
0 Seigneur ! que vous ressemblez peu aux hommes ! Le monde
donne d'abord ce qu'il a de charmant, et ne laisse goûter son
amertume, que lorsque l'ivresse est consommée. Avec vous, il
n'en est point ainsi . . . Vous préparez les exercices de la pénitence,
vous faites couler de vos yeux les larmes de la tribulation, et,
vers la fin de la vie, vous changez toute chose, les pleurs en can-
tique d'action de grâces, la tribulation en repos. Si vous ne le
faites pas en ce monde, vous le ferez assurément dans l'éternité.
Là, les bienheureuses larmes que nos yeux auront versées sur
la terre se changeront en torrent de volupté, et nos cœurs seront
d'autant plus remplis de vos éternelles récompenses qu'ils
l'auront été davantage ici-bas de vos passagères amertumes.
IIP16 DIMANCHE APRÈS L'EPIPHANIE
Sommaire. — 1. Jésus descend de la montagne. — 2. La confiance du lépreux. —
3. Détails mystérieux de la guérison. — 4. But et sens de la recommandation du
Sauveur. — 5. Comment la lèpre est l'image du péché. — 6. La prière du Centurion.
— 7. Les vertus du Centurion. — 8. L'admiration de Jésus. Vocation des Gentils et
réprobation des Juifs, — 9. La guérison. Prière.
I, _ Après avoir donné la loi évangélique sur la montagne, le
Sauveur voulut aussitôt la confirmer par de nouveaux miracles,
semblable à un véritable maître qui appuie sa doctrine sur des
faits. Jésus donc, étant descendu de la montagne, une grande foule le
suivait. Jésus descend des hauteurs de la Majesté divine dans les
humiliations de la nature humaine, et l'homme le suit, pour
s'élever, à la suite du Seigneur ainsi humilié, à une dignité
sublime.
II. — Alors, un lépreux, figure de ce qu'était le genre humain,
lorsque le Verbe de Dieu, sortant des profondeurs de son éternité,
s'inclina vers notre terre, venant à lui, V adora, en disant : Seigneur,
si vous voule^, vous pouve\ me guérir. Nous voyons réunies en cet
homme trois choses auxquelles Dieu ne sait rien refuser : la foi,
l'humilité et la prière. Il adore avec foi, il tombe à genoux avec
humilité; il ne craint point de montrer ses plaies devant une
IIlmc DIMANCHE APRES L EPIPHANIE 31
foule nombreuse qui n'avait pour lui qu'horreur et dégoût. Il
prie avec un entier abandon à la volonté de Dieu et une ferme
confiance dans le pouvoir de Jésus. Il ne dit pas : Etendez votre
main, touchez-moi, guérissez-moi-, il prononce une admirable
parole : « Seigneur, si vous le voulez, vous pouvez me guérir! »
III. — Jésus, ayant pitié de ce pauvre lépreux, image du
pécheur qu'il est venu sauver, voulant récompenser sa foi naïve
et confiante, étendant la main — leçon de libéralité pour les avares,
le toucha, — leçon d'humilité pour les orgueilleux, et lui dit : Oui,
je le veux — leçon de charité pour les envieux, soye\ guéri , —
preuve de sa toute puissance qu'il donnait aux incrédules ; et à
l'instant où le lépreux eut senti l'impression de cette main sacrée,
sa lèpre disparut. Le Seigneur pouvait, par sa simple parole,
guérir le lépreux. Toutefois, il étendit la main. C'est parce que
l'humanité de Jésus-Christ était comme l'organe de sa divinité ;
et, de même que l'ouvrier opère au moyen de son instrument,
de même en Jésus-Christ la puissance divine agissait par l'inter-
médiaire de son humanité, pour montrer au monde l'union de
celle-ci avec la divinité.
IV. — Jésus , voulant montrer combien il dédaigne la gloire
mondaine et la jactance orgueilleuse, lui dit : Garde^vous bien de
parler de ceci à personne. Puis, comme il était plein de déférence
pour les prêtres, il commanda au lépreux d'aller accomplir la
loi: Alle\, lui dit-il, montrez-vous aux prêtres, et faites l'offrande
prescrite par Moïse, afin que cela leur serve de témoignage. Ce
témoignage devait en effet servir à la condamnation des prêtres
de l'ancienne loi, si la certitude de cette guérison miraculeuse
ne les déterminait à reconnaître la vertu surnaturelle du mé-
decin; mais, s'ils consentaient à la reconnaître, ce témoignage
devait servir à leur salut. — C'est aussi l'image de ce que doit
être la confession, avec les quatre qualités marquées par les
quatre paroles du Sauveur au lépreux : Va te montrer aux prêtres.
Ainsi : 1° La confession doit être volontaire , vade ; 2° claire ,
ostende, sans déguisement ni omissions; 3° simple, te, confesse-
toi toi-même et non pas les péchés des autres ; 4° régulière ,
sacerdoti, non pas à un homme quelconque, mais au dépositaire
du pouvoir établi pour cela dans l'Église de Dieu.
V. — Ce lépreux était, dans la pensée de Jésus-Christ, l'image
du pécheur. D'ailleurs, la lèpre est toujours représentée, dans
les saintes écritures, comme le symbole du péché, dans son sens
le plus général et le plus complet. Transmissible par la généra-
tion, elle est semblable au péché originel; transmissible par
contagion, elle l'est encore au péché actuel. Elle brûle le corps
32 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
comme l'envie brûle l'âme, elle le dessèche comme l'avarice, elle
l'enfle comme l'orgueil ; elle détruit les forces de nos membres,
comme la paresse détruit les forces de l'intelligence. Elle est un
objet d'horreur aux yeux des hommes, ils fuient le malheureux
qui en est dévoré : de même, le pécheur est un objet d'horreur
aux yeux de Dieu et de ses Anges. Séparé de la communion des
saints dans cette vie, il se verra séparé dans l'autre de leur bien-
heureuse société. Pécheurs lépreux, accourons avec confiance à
Jésus, notre médecin. Une fois purifiés de nos péchés par la
puissance miséricordieuse de notre Sauveur et délivrés par la
sentence sacerdotale, nous offrirons au Seigneur notre présent,
un sacrifice de louanges continuelles; notre expiation, un sacri-
fice de réparation pour le mal que nous aurons fait et un sacrifice
de pénitence, suivant ce qui nous sera marqué.
VI. — Jésus étant ensuite de ce miracle , entré dans Capharnaiim,
la foi, le désir et la dévotion attirèrent vers lui un centenier ou
centurion, chef de cent soldats, préposé par les Romains au
maintien de l'ordre parmi les Juifs, qui s'approcha de lui avec
une admirable confiance et lui fit cette prière : Seigneur, vous qui
êtes le maître de la vie et de la mort, fat che\ moi, où il l'avait
gardé par une charitable commisération, un enfant, c'est le nom
que le centurion donne à son serviteur, pour indiquer la jeunesse
ou pour marquer l'affection dont il l'entourait, leçon pour les
maîtres orgueilleux qui dédaignent les gens de service. Ce servi-
teur est malade d'une paralysie dont il souffre beaucoup. Par la
peinture qu'il fait ainsi du malade, ce maître compatissant essaie
d'exprimer l'angoisse de son âme et d'exciter la compassion du
Seigneur. Mais, il le fait avec une respectueuse et confiante
discrétion. Il se contente d'exposer la maladie, laissant le remède
et la guérison aux soins de la miséricorde de Jésus.
VII. — La pitié, la commisération pour les pauvres, le soin des
malades, l'humilité, la pratique des bonnes œuvres, la douceur
envers les faibles, sont d'excellentes préparations pour recevoir
le bienfait de la foi. Aussi, Jésus s'empressa-t-il de satisfaire à la
demande de ce charitable centurion. Il lui dit : J'irai moi-même,
admirable humilité du divin Maître ! et je le guérirai, touchante
compassion du divin médecin de l'humanité déchue.
VIII. — Alors, se repliant sur lui-même par un élan de foi, le
centenier alla au devant de la majesté suprême de Jésus-Christ,
et il répondit : Seigneur, ne vous donnez pas tant de peine, car je
ne suis pas digne que vous entriez sous mon toit. Il ne dit pas mon
palais, ni même ma maison, mais seulement mon toit, parce qu'il
considérait sa bassesse en face de la grandeur de Jésus-Christ.
1 1 Imo DIMANCHE APRÈS l/ÉPIPHANIE ïjo
« Mais, remarque S. Augustin, en se proclamant indigne, il se
rendit digne de voir entrer Jésus-Christ, non pas simplement
dans sa demeure, mais dans son cœur ». — « Il jugeait, dit S, Jean
Chrysostôme , qu'il ne méritait pas de recevoir sous son toit le
Sauveur du monde, et il mérita par là le royaume du ciel. » Ad-
mirables paroles qui immortalisent ce centurion, dont l'Église a
adopté l'expression d'humble effroi, pour exciter dans les âmes
qui vont recevoir l'adorable Eucharistie les sentiments d'humilité
qui doivent les animer à ce moment redoutable.
Écoutons encore cet admirable centurion : Seigneur, sans venir
vous-même, dites seulement une parole, cette parole qui crée,
gouverne et guérit tout, et mon enfant, mon serviteur sera guéri.
« Quelle foi ! s'écrie un Père de l'Église, ce gentil croit que, pour
Jésus-Christ, dire c'est faire , que la parole c'est l'acte même ».
Dans la conduite de ce centurion, se manifestent trois belles
vertus : l'humilité, la foi et la prudence, — D'abord, une profonde
humilité , car il se jugea indigne de recevoir sous son toit le
Seigneur disposé à m lier chez lui. — Une foi parfaite, car, tout
païen qu'il était, ..il crut que Dieu par sa seule parole, pouvait
guérir son serviteur-, — une rare prudence, car il reconnut la
divinité cachée sous le voile de l'humanité, et dans celui qu'il
voyait marcher comme homme, il découvrit Celui qui est présent
partout comme Dieu. — Il montra de plus une charité peu com-
mune, car, tandis que beaucoup s'approchaient du Seigneur pour
demander leur propre guérison, ou celle de leurs proches ou de
leurs amis, lui ne l'implore que pour son serviteur.
Persévérant dans la fermeté de sa foi, il montre que Dieu peut
guérir par sa seule parole, et voici le raisonnement qu'il fait.
Car moi , dit il, qui ne suis qu'un officier subalterne , dépendant de
l'empereur et du gouverneur, néanmoins, parce que j'ai des
soldats et des serviteurs sous mes ordres, je dis à un des soldats
que j'ai sous moi : Alle\ et il va pour traiter une affaire à ma place ;
et à un autre-. Vene%, et il vient, pour remplir un devoir en mu
présence, et à mon serviteur: Faites cela, et il le fait sans résis-
tance. A plus forte raison , si Jésus-Christ , Dieu et Maître absolu
de toutes choses, dit à la maladie : Va-t-en, elle s'en ira; et à la
santé: Viens, elle viendra; et au paralytique : Fais cela, il le
fera-, ou bien, s'il commande aux anges, qui sont ses serviteurs,
de faire ces prodiges, ils les feront.
VlII. — Jésus , entendant ces paroles , qui témoignaient d'une si
grande foi, en fut dans V admiration. ((0 mes frères, s'écrie ici
S. Augustin, qu'admire-t-il donc ici, le Créateur du monde,
devant qui toutes choses passent comme l'ombre? 11 admire la
loi de sa créature, il admire l'effet des grâces que lui-même a
h. on a.
34 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
données. Apprenons à admirer avec lui, et sachons que ces
mouvements extérieurs, attribués par l'évangéliste à Jésus-Christ,
ne sont point le signe du trouble ou de l'agitation de son âme,
mais les enseignements visibles du maître à ses disciples.
Jésus, plein d'admiration, dit à ceux qui le suivaient : Je vous le
dis en vérité, je ri ai point trouvé une si grande foi en Israël, c'est-à-
dire dans le peuple Juif de ce temps-là. Le divin maître admire
et loue la foi du centurion pour faire rougir et pour confondre les
Israélites, et aussi parce qu'il voyait de son regard divin la foi
des Gentils surpasser celle des Juifs, caria foi du centurion
figurait et annonçait celle des Gentils. Aussi, Jésus-Christ en
prit-il occasion de prédire la conversion et la vocation de ces
derniers , et par contre l'infidélité et la réprobation des premiers.
Je vous le déclare, dit-il, plusieurs, non pas tous, car tous ne
croiront pas à l'Evangile, viendront de V Orient et de V Occident, du
Nord et du Midi, de tous les points du monde, à la foi et à l'unité
de l'Église ; et ils auront place au festin, dans le royaume des deux ,
avec Abraham, Isaac et Jacob, dont ils auront imité la foi, tandis
que les enfants du royaume, c'est-à-dire les Juifs qui se sont
rendus indignes de la royauté divine, seront jetés , loin de la face
et de la vue de Dieu, dans les ténèbres extérieures , parce qu'ils
étaient déjà remplis de ténèbres intérieures. Celles-ci sont les
ténèbres du péché, celles-là les ténèbres de l'enfer. C'est là qu'il
y aura des pleurs arrachés par l'angoisse de l'âme , et des grince-
ments de dents causés par l'excès du désespoir.
IX. — Alors Jésus, s'étant retourné vers lui , dit au centenier :
Alle\, retournez tranquillement, et qu'il vous soit fait pour la
guérison de votre serviteur, comme vous l'ave\ cru d'une foi si
parfaite. « Le Sauveur, dit un savant interprète, accorde la gué-
rison du serviteur au mérite de la foi, afin de montrer que par
elle on peut obtenir tout ce que l'on désire, et ainsi la force de la
foi s'accrut chez le centurion. » Et à l'heure même où Jésus pro-
nonça ces paroles, comme pour répondre à la foi de cet homme
qui avait dit : « Dites seulement une parole, » son serviteur fut
guéri. « Admirez la rapidité de l'exécution, dit S. Jean Chrysos-
tôme, non seulement Jésus-Christ guérit le serviteur, mais il le
guérit sur le champ, en un moment; quelle puissance merveil-
leuse ! Et il opéra cette guérison, chemin faisant, par un simple
mot, pour qu'on ne crût pas que, s'il allait en personne trouver
le malade, c'était par impuissance et non par humilité. Ah!
conclut le saint docteur, quelle ne doit pas être l'efficacité de la
foi pour nous-mêmes , si elle a tant d'influence pour les autres 1
car, n'est-ce pas à cause de la foi du centurion que la santé fût
rendue à son serviteur paralytique V »
IVmo DIMANCHE APRÈS L'EPIPHANIE 35
0 Seigneur, voilà que mon àme est malade dans la misérable
maison de mon corps, tente d'un jour! C'est mon âme, mon
unique, le bien le plus précieux que je possède. Elle est malade
de la maladie du péché, elle a perdu ses forces, elle est devenue
l'esclave du péché qui la tourmente horriblement. J'envoie au
devant de vous, pour prévenir votre miséricorde, les prières de
vos amis qui sont sur la terre , l'intercession des saints qui sont
dans le ciel , et la mémoire de cette charité qu'au milieu de ma
misère j'ai gardée pour mon prochain. Puissent ces choses
incliner votre cœur vers moi et vous dire : Seigneur, il mérite
que vous lui accordiez la guérison de son âme ; car il aime ses
frères, et se plaît à étendre la gloire de votre nom. Je ne demande
pas la familiarité des enfants, je n'ose m'approcher de vos mys-
tères. Dites seulement la parole qui purifiera mon âme. Cepen-
dant, Seigneur, si vous me répondiez comme vous fîtes à
l'humble centurion : « J'irai moi-même la guérir ! » Je ne vous
arrêterai pas davantage, et, l'humilité s'effaçant devant l'amour,
je dirai avec l'Epoux des Cantiques : « Venez , Seigneur Jésus
venez. »
IVmo DIMANCHE APRÈS L'EPIPHANIE
Sommaire. — 1. Sur la barque avec ses disciples. — 2. Tempête violente. — 3. Sommeil
de Jésus. Ses motifs. — 4. L'effroi et la prière des disciples jugés par Jésus-Christ.
— 5. Le pouvoir de l'Homme-Dieu. — 6. Cri d'admiration et profession de foi. —
7. Allégorie de l'Église. — 8. Allégorie de la personne même de Jésus-Christ, suivi
par l'àme pénilente. Trière.
I. — Le Seigneur Jésus , congédiant la foule, entra le soir dans
une barque, pour traverser le lac de Génézareth, afin de se retirer
avec ses disciples dans un endroit écarté. « Le Sauveur, dit un
pieux commentateur, avait trois sortes de retraites : une barque,
une montagne et un désert ; et , toutes les fois qu'il se trouvait
pressé par la foule, il allait dans un de ces refuges. » — A son
exemple, l'âme chrétienne doit chercher son refuge contre les
tentations dans ces trois choses : le calme de la contemplation,
l'austérité de la pénitence, et l'activité des bonnes œuvres.
Or, Jésus était accompagné de ses disciples , qui le suivaient,
attirés par la suavité de ses discours, l'admiration de ses œuvres
et le charme de sa société, ainsi que par l'éminente sainteté du
divin Maître qui les captivait, au point qu'il leur était comme
impossible de le quitter.
II. — Et, voilà que tout à coup il s'éleva sur la mer, non point
par un effet des lois ordinaires de la nature, mais par la volonté
36 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
expresse de Jésus-Christ, une si violente tempête, que la barque
était couverte par les vagues, cette violence extraordinaire ayant
pour but de rendre le miracle encore plus éclatant.
III. — Jésus cependant dormait sur la poupe, près du gouvernail,
fatigué de ses veilles et de ses courses apostoliques. Mais, si
son humanité dormait, sa divinité veillait, selon la parole des
Cantiques : « Je dors, mais mon cœur veille. »
Il voulut s'endormir à ce moment pour plusieurs raisons :
1° Afin de montrer qu'il avait réellement revêtu la nature
humaine, ce qu'il a soin de faire dans tous ces miracles ; 2° Afin
d'éprouver la foi de ses disciples, non qu'il ne connût leurs vraies
dispositions, mais pour qu'ils se connussent eux-mêmes; 3° Afin
d'augmenter leur frayeur et de les exciter ainsi à la prière, qu'ils
auraient oubliée devant Jésus éveillé: 4° Afin de faire éclater sa
puissance souveraine, en ce que, à peine sorti du sommeil, il
commande aux flots qui lui obéissent sur le champ.
IV. — Alors, ses disciples, effrayés du danger imminent où ils se
(pouvaient, s'empressèrent de recourir au divin Maître, ils sap-
brochèrent de lui et l'éveillèrent, en lui disant : Seigneur, sauve\-nous,
car vous pouvez nous sauver, tandis que nous ne le pouvons
plus nous-mêmes. Sauvez-nous, autrement nous périssons. «Vous
vous trompez, ô disciples! s'écrie ici Origène. Eh quoi! vous
possédez le Sauveur parmi vous et vous redoutez le danger! La
vie est avec vous, et vous appréhendez la mort! »
Leur confiance était- donc mêlée de pusillanimité. Aussi Jésus-
Christ les en réprimande-t-il, et il leur dit : Pourquoi craignez-
vous, hommes de peu de foi? Il leur reproche deux choses : d'abord
îa pusillanimité de leur esprit; car, devaient-ils craindre, quand
ils naviguaient avec Celui, en la compagnie duquel nul ne peut
périr? Il blâme ensuite leur peu de foi; car, ils semblaient croire
que Jésus était moins puissant durant le sommeil qu'en état de
veille, sur mer que sur terre. Grande leçon, que nous ne devons
pas oublier dans nos épreuves. En pareil cas, dit S. Augustin,
« la crainte excite la prière, la prière appelle le miracle, le
miracle fait naître la foi, et les justes ne sont éprouvés qu'afin
que le Seigneur soit glorifié. »
V. — En même temps qu'*7 reprenait ses disciples , Jésus se leva
dans l'attitude qui convient à un souverain et il commanda aux
vents et à la tempête déchaînés, comme un maître à son serviteur:
Tais-toi, dit-il , et apaise-toi; et aussitôt la tempête cessa, et il
se fit un grand calme, si bien qu'il ne restât plus sur le lac aucune
trace d'agitation. — Notre Seigneur venait de manifester la vérité
de sa double nature divine et humaine : comme homme il monta
IVmo DIMANCHE APRÈS L'EPIPHANIE 37
sur une barque , mais comme Dieu il soulève la mer ; comme
homme il s'endort sur la poupe, mais comme Dieu il commando
aux vents et à la mer, et d'un seul mot il comprime leur fureur.
VI. — Alors ils Jurent tous, disciples, pilotes et autres passa-
gers , saisis d'étonnement et, reconnaissant la vertu divine, ceux
qui n'étaient pas initiés à la connaissance du Verbe fait chair
disaient'. Quel est donc celui-ci? Quelle grandeur 1 Quelle puis-
sance ! Assurément, ce ne sont pas celles d'un homme ordinaire,
mais d'un Dieu véritable. Leur admiration a un triple objet : le
sommeil de l'homme, le commandement de Dieu et l'obéissance
de la créature. Voilà pourquoi ils ajoutent: Quel est donc celui-ci
à qui les vents et la mer obéissent? Passagers du lac de Génézareth,
celui-là , c'est le Dieu qui a pris nos faiblesses par amour pour
nous; celui-là, c'est l'homme qui nous sauvera par cette puis-
sance qui gouverne toute la création.
VII. — Les Pères ont vu, dans ce beau récit, diverses
allégories.
. Ecoutons d'abord celle qu'y a vue S. Jean Chrysostôme :
« Cette barque, dit le grand docteur, figure certainement
l'Église qui a pour navigateurs les Apôtres et le Seigneur lui-
même pour guide. Poussée par le souffle de l'Esprit-Saint qui
répand de tous côtés la prédication de l'Évangile , elle parcourt
en tous sens la mer de ce monde, portant avec elle un grand et
inestimable trésor, le sang de Jésus-Christ qui a servi de prix au
rachat de l'humanité. La mer, c'est le siècle où bouillonnent,
comme des vagues écumantes, les diverses espèces de péchés et
de tentations. Les vents impétueux sont les malins esprits qui ,
pour faire sombrer la barque de l'Église, déchaînent contre elle ,
comme des flots furieux, toutes les passions coupables. Le
Seigneur paraît dormir sur cette embarcation, lorsque, pour
éprouver la foi de ses élus, il laisse l'Église pressée par les tribu-
lations et tourmentée pir les persécutions. Les disciples, réveil-
lant Jésus dont ils implorent le secours, sont tous les saints qui
prient pour notre délivrance. Aussi, ses ennemis ont beau l'as-
saillir, le siècle a beau amonceler des orages autour d'elle,
l'Église ne peut jamais faire naufrage, parce que le Fils de Dieu
est son capitaine. Les assauts et les combats du monde lui pro-
curent plus de gloire et de courage, parce qu'elle demeure
toujours ferme et inébranlable dans la foi. Pourvue de cette foi
comme d'un gouvernail assuré, elle vogue heureusement sur
l'océan de ce monde, ayant pour pilote Dieu même, pour rameurs
les anges, pour passagers les chœurs de tous les saints, et pour
grand mât l'arbre salutaire delà croix auquel elle attache les
voiles de la parole évangôlique, enflée par le souffle de l'Esprit-
38 HOMÉLIES SUR LEii ÉVANGILES
Saint. Le vaisseau de l'Église, ainsi appareillé, ne manquera pas
d'arriver au port du paradis, à la terre promise du repos éternel. »
VIII. — Nous pouvons encore voir ici une allégorie de Jésus-
Christ lui-même, chef de l'Église.
La barque sur laquelle il monte , c'est le bois de la croix à
l'aide duquel les fidèles traversent avec confiance les flots de cette
vie agitée et parviennent au port de la patrie céleste. Jésus-Christ
monta sur cette barque le jour du vendredi-saint, lorsqu'il passa
la mer de ce monde, laissant à ses disciples l'exemple d'une
héroïque patience. Ils ne tardèrent pas à le suivre dans cette
barque, parce qu'ils l'imitèrent bientôt dans sa passion et dans
sa mort. Mais, pendant que le Sauveur était étendu sur le bois de
la croix, une grande tempête éclata sur la mer du monde, les
disciples troublés perdirent la fermeté de la foi, on sentit la terre
trembler, on vit les rochers se fendre, et d'autres prodiges se
manifestèrent. La barque fut presque couverte par les flots, parce
que toute la violence de la persécution se concentra autour de la
croix de Jésus-Christ ; tous "es esprits se soulevèrent contre elle,
de façon qu' « elle devint un scandale pour les Juifs et parut une
folie pour les Gentils. » Cependant au milieu de ces commotions ,
Jésus dormait sur la croix où il expirait ; car il y goûta le som-
meil de la mort. Les disciples effrayés réveillent le Seigneur,
lorsque, par les plus ardents désirs, ils demandent sa résurrec-
tion, en s'écriant : « Sauvez-nous » par votre retour à la vie,
autrement « nous périssons » par le découragement où votre
mort nous a jetés. « Et Jésus se levant, » tiré de son sommeil par
la résurrection, commence à réprimander les disciples pour leur
peu de foi, en leur reprochant leur incrédulité et leur dureté de
cœur. Puis, « il commande aux vents, » c'est-à-dire aux démons
dont il abattit l'orgueil, «et aux flots, » c'est-à-dire aux Juifs dont
il réprima la fureur. « Et il se fît un grand calme, » il y eut une
grande consolation, car la vue du Sauveur ressuscité ramena la
paix et la joie parmi les disciples. Nous aussi , en face de tant de
merveilles que nous connaissons, répétons, « saisis d'admi-
ration: Quel est donc celui qui a fait tout cela? » Qu'il doit être
grand et puissant ! C'est pourquoi tous les hommes, qui veulent
être ses fidèles disciples, doivent le suivre dans ses souffrances
et dans ses humiliations, ainsi qu'il l'a déclaré lui même : « Si
quelqu'un veut venir après moi, qu'il se renonce lui-même, qu'il
porte sa croix tous les jours et qu'il me suive. » Or, c'est par la
pénitence surtout qu'on porte sa croix. C'est pourquoi un docte
commentateur le dit, à propos précisément de cet Évangile:
« Lorsque, armés du signe de la croix du Seigneur, nous nous
disposons à renoncer au monde, nous montons sur la barque de
V"0 DIMANCHE APRÈS L'EPIPHANIE 39
Jésus pour traverser la mer. Car, celui qui, renonçant aux
impiétés et aux passions mondaines, crucifie ses membres avec
ses vices et ses convoitises, celui pour qui le monde est crucifié
et qui est crucifié pour le monde, celui-là monte avec Jésus sur
la barque, au moyen de laquelle il désire passer la mer orageuse
de ce siècle. Mais, durant la traversée, le Seigneur s'endort au
milieu du déchaînement des flots, lorsque, sous les nuages
amoncelés par les mauvais esprits, ou par les hommes impies,
ou par vos propres pensées, le soleil de votre foi s'obscurcit, le
feu de votre amour s'éteint , et l'essor de votre espérance s'arrête.
Recourons alors au Seigneur; il apaisera la tempête, à laquelle
succédera la tranquillité et nous accordera d'atteindre au port du
salut. »
Seigneur Jésus , commandez aux vents des tentations et aux
mouvements des passions ; venez et marchez sur les flots de mon
âme, afin que tout mon être s'apaise dans une tranquillité parfaite.
Faites que mon cœur, qui est agité comme une vaste mer, soit
endormi pour tous les objets terrestres, et ne soit éveillé que pour
vous seul. Accordez-moi de vous embrasser comme mon unique
bien, et de vous contempler comme ma lumière véritable. Alors,
je répéterai et je chanterai avec joie ces paroles de l'épouse : « Je
dors, mais mon cœur veille; » ou ces autres du prophète-. « Entre
ses bras, je dormirai et je reposerai en paix. » Ainsi soit-il.
Vme DIMANCHE APRÈS L'EPIPHANIE
Sommaire. — 1. Portée de la parabole de l'ivraie. — 2. Le champ, la semence, les
serviteurs, l'ennemi et l'ivraie. —3. L'ivraie paraît, le zèle intempestif des serviteurs,
l'ordre du Maître. — 4. La moisson, les deux recommandations du Maître. — 5. La
peine du dam et la peine du sens. — Prière.
I. — La parabole de l'ivraie figure l'état où se trouva l'Église,
aussitôt après Ja mort de Jésus-Christ et de ses apôtres, car, le
démon, jaloux de la foi semée dans le cœur des fidèles, suscita
de& hérésies qui s'élevèrent au sein du christianisme, comme
l'ivraie s'élève au milieu du froment pour l'étouffer.
Remarquons encore, pour la parfaite intelligence de cette
parabole, que Jésus-Christ possède trois espèces de champs, dans
lesquels il sème trois sortes de semences: 1° le monde, dans
lequel il a semé la parole de Dieu, ou la doctrine de vérité;
2° l'Église catholique, où il a, pour ainsi dire , semé les saints
et les élus-, 3° l'âme, dans laquelle il sème une double semence :
40 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
la bonne volonté pour produire de bonnes œuvres, et la parfaite
connaissance de Dieu, du monde et de soi-même.
Entrons maintenant dans le détail de la parabole.
II. — Jésus proposa donc au peuple qui le suivait en Joule une para-
bole, en disant ; Le royaume des deux est semblable à un homme qui
avait semé du bon grain dans son champ ; mais , pendant que tout le
monde était endormi, son ennemi vi'il. sema de l'ivraie parmi le froment,
et se retira. — Cette parabole a été expliquée par Notre-Seigneur
lui-même. En effet, lorsque la foule se fut éloignée, Jésus entra
dans la maison, et ses disciples lui dirent : Maitre, « expliquez-
nous la parabole de l'ivraie. » Or, comme nous l'avons déjà
observé, cette parabole représente l'état de l'Église, alors que le
Christ, ou le père de famille, est remonté au ciel, et que les
serviteurs, c'est-à-dire les successeurs des apôtres, demeurent
chargés du soin de cultiver et de garder le champ fécond que
Jésus a planté et arrosé de son sang.
Le Sauveur répondit donc à ses disciples : « Celui qui sème la
bonne semence , c'est le fils de l'homme -, le champ , c'est le
monde, » où, dès le commencement, le Seigneur a répandu les
vérités premières, la connaissance de Dieu et de sa loi ; le champ,
c'est encore l'Église catholique, où sont les semences de la foi ;
le champ enfin, c'est l'âme humaine qui possède les prémices
de la grâce.
« La bonne semence, continue Notre-Seigneur, ce sont les fils du
royaume, » ce sont les élus ; « la mauvaise semence, ce sont les
réprouvés ; l'ennemi qui l'a semée, c'est le démon. » Tandis que
les serviteurs du père de famille, les pasteurs préposés à la
garde du champ, s'endorment dans un sommeil de négligence,
le démon vient et répand des semences de corruption. Si les
chefs avaient toujours veillé, jamais l'ennemi n'aurait pu s'intro-
duire dans le champ, introduire avec lui le schisme et l'hérésie
dans le domaine du Seigneur. Mais, pendant qu'ils dorment, les
démons sèment les ténèbres et la malice, là où Dieu avait semé
la lumière et la charité.
III. — Pendant quelque temps, cette œuvre du démon demeure
inaperçue, car il est habile, mais enfin, les résultats se pro-
duisent au dehors. Les pensées, les sentiments intimes se tradui-
sent en actions extérieures ; les germes confiés à la terre pro-
duisent, selon leur nature, des fruits de bénédiction ou des fruits
maudits. Quand l'herbe eut poussé et fut montée en épis y V ivraie
parut aussi.
C'est alors que les serviteurs négligents se réveillent. Ils
avaient été négligents à remplir les fonctions que Dieu leur avait
confiées, et maintenant ils se hâtent avec trop d'empressement >
Vm* DIMANCHE APRÈS L'EPIPHANIE 41
et ils ont le dessein d'exercer un ministère, qui ne leur convient
point. Ses serviteurs lui dirent : Voulez-vous que nous allions V arra-
cher ? Cette ivraie importune, ô père de famille, voulez-vous nous
permettre de l'exterminer du milieu de votre champ %
Non, leur répondit -il, de -peur qu'en arrachant l'ivraie, vous n ar-
rachiez en même temps le froment; de peur que, dans votre zèle
que ne dirigerait pas la prudence, vous n'arrachiez aussi le
froment. Sans doute, l'ivraie est destinée au feu ; mais peut-être,
que, avec le secours de ma grâce, ce qui est ivraie maintenant
sera froment un jour. Quand les temps seront accomplis, je
moissonnerai ; car « la moisson c'est la consommation des
siècles. » Jusqu'alors, laissez vivre les bons avec les méchants;
laissez à ceux-ci le temps de se convertir par la pénitence, à
ceux-là le temps de se mûrir par la patience.
IV. — Laisse^ croître l'un et l'autre jusqu'au temps de la moisson.
J'enverrai mes moissonneurs, qui auront à accomplir une tâche
'qui ne saurait être la vôtre. Et alors je dirai aux moissonneurs:
Arrache^ d'abord l'ivraie, et lie\-la en bottes pour la brûler, « Les
moissonneurs, ce sont les anges. De même qu'on cueille l'ivraie
et qu'on la brûle , de même en sera-t-il à la consommation des
siècles. Le fils de l'homme enverra ses anges. Ils enlèveront de
son royaume tout ce qu'il y a de scandaleux ; et tous ceux qui
font des œuvres d'iniquités, ils les jetteront dans la fournaise.
C'est là qu'il y a des pleurs et des grincements de dents. »
Mais, ajoute le Maître du champ, parlant à ses moissonneurs,
renferme^ le froment dans mon grenier, a Alors , dit le Sauveur
achevant d'expliquer sa parabole, alors les justes, » semblables
au bon grain, battus sur l'aire de ce monde par le fléau des
afflictions terrestres, ne gardant plus rien en eux de souillé,
seront reçus dans le grenier céleste et« brilleront comme le soleil
dans le royaume de leur père. »
V. — Il convient d'insister sur la dernière recommandation du
Maître à ses moissonneurs. Etudions-la de plus près.
« Au temps de la moisson, » du jugement général et de la
consommation finale, « je dirai aux moissonneurs, » qui sont
mes anges : « Arrachez d'abord l'ivraie , » c'est-à-dire , séparez
les méchants de la société des bons : voilà la peine du dam. Voici
celle du sens : « Liez cette ivraie en faisceaux pour la brûler. »
Ce sont, en effet, les anges qui, au dernier jour, sépareront les
pécheurs des justes, pour les précipiter dans l'enfer. Quelle
justesse dans cette expression infasciculos, « en petits faisceaux »
ou petites gerbes, et non pas en une grande gerbe ou en un
monceau ! car, chaque homme sera puni, en raison de sa per-
versité. Les impurs seront avec les impurs, les avares avec les
42 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
avares, les orgueilleux avec les orgueilleux, en un mot, chaque
criminel avec son semblable, afin que ceux qui ont commis le
môme crime subissent aussi le même châtiment. Toutefois, les
différentes espèces de criminels ne seront partagées comme en
plusieurs classes que pour la peine du sens ; car, pour la peine
du dam, elles seront réunies comme en une seule masse. « Il
y aura là des pleurs , » ajoute le Sauveur : il y aura là une
douleur violente, une tristesse extrême causée par la peine du
dam, c'est-à-dire par la privation de la vision béatifique : tel est
ici le sens du mot fletus. Il y aura de plus une souffrance terrible,
excitée par la peine du sens, c'est-à-dire par la rigueur des
tourments, et stridor dentium. Les mots qu'emploie le Seigneur
nous désignent la double peine de l'âme : celle de l'âme, exprimée
par le mot Jletus, gémissement; celle du corps, par les mots
stridor dentium, grincements de dents. — Ou bien encore, le mot
tletus peut indiquer l'excès d'une chaleur dissolvante, et les mots
stridor dentium l'intensité d'un froid glacial, conformément à ces
paroles de Job : « On passera des gelées intenses à des ardeurs
excessives. »
Seigneur Jésus, qui avez jeté la semence de votre divine parole
dans mon intelligence pour lui inspirer de bonnes résolutions,
dans ma volonté pour la porter aux œuvres saintes, et aussi dans
mes actions pour les régler, faites que, dans la terre de mon
cœur, germe l'épi delà sainte doctrine, sans nul mélange de
l'ivraie de l'erreur !
VIme DIMANCHE APRÈS L'EPIPHANIE
Sommaire. — 1. La graine de sénevé. — 2. Quand le sénevé grandit. — 3. L'Églisej
primitive. — 4. La parabole du levain. — 5. Pourquoi Jésus parle en paraboles. —
Prière.
.1. — Jésus, continuant d'enseigner les paroles de salut au peuple
qui le suivait enfouie, lui proposa une parabole, en disant : A quoi
ferons-nous ressembler le royaume de Dieu et à quoi le compa-
rerons-nous en paraboles ? Le royaume des deux est semblable à un
grain de sénevé qu'un homme prend et sème dans son champ. Ce grain
est, à la vérité, la plus petite de toutes les semences.
En tant qu'homme, Jésus reçoit de son père la doctrine de
vérité , qu'il apporte à cette terre , dont il a fait sa patrie , son
domaine, « son champ. »
Après lui, les apôtres, les prédicateurs sèment ce qu'ils ont
reçu, enseignent ce qu'ils ont appris.
VIme DIMANCHE APRÈS L'EPIPHANIE 43
Cette graine est la plus petite de toutes, c'est-à-dire que la
doctrine du salut est humble, et dans ceux qui la prêchent et
dans ceux qui la reçoivent ; qu'elle ne s'annonce point par de
superbes paroles et qu'elle enseigne avant tout l'humilité. Ses
commencements sont obscurs, elle sort d'un peuple méprisé,
elle parle par la bouche de pauvres artisans : « elle est la plus
petite de toutes les semences. »
II. — Mais, quand il a poussé, ce grain si petit et si humble, c'est
le plus grand de tous les légumes. La doctrine de vérité surpasse
toutes les doctrines de la sagesse mondaine, toutes les sciences
humaines et temporelles qui passent avec la vie de l'homme et
qui sont, à cause de cela, comparées au végétal herbacé, dont la
durée ne dépasse pas une saison.
Il pousse de grandes branches, et il devient un arbre, en sorte que
les oiseaux du ciel, les âmes nobles et les intelligences élevées, se
reposent sur ses branches par la foi et par l'amour.
Arbre de l'Église, arbre dont les rameaux sont élevés vers le
ciel , par la ferveur de l'espérance , et étendus aux quatre vents
par la force de l'amour, heureuses les colombes qui viendront se
reposer et faire leur nid dans votre doux feuillage ! 0 mon Dieu !
donnez-moi les ailes de la colombe, afin que je vole, que je me
repose et que je ne touche plus à la terre !
III. — D'après ce qui précède, on peut entendre ici par le
royaume des cieux l'Église primitive. Elle paraissait humble,
pauvre, peu nombreuse et peu considérable à cause du scandale
de la croix ; mais, elle était grande par sa vertu, la ferveur de sa
foi et l'ardeur de sa charité ; c'est pourquoi elle était semblable à
un grain de sénevé, dont le volume est bien petit et l'efficacité
bien grande. Elle se développa comme un grand arbre, jusqu'à
couvrir de son ombre tout l'univers. L'espérance lui servit comme
de tronc pour élever ses branches par l'amour de Dieu et les
étendre par l'amour du prochain. Elle est sublime, puisqu'elle
s'élève jusqu'aux cieux ; vaste, puisqu'elle se répand dans le
monde entier. C'est sur cet arbre que monta Zachée, pour voir le
Sauveur ; car, on ne peut le voir, à moins d'être soulevé par la
loi de l'Église. Et les oiseaux du ciel, c'est-à-dire les princes et
les sages de ce monde, les hommes supérieurs par leur intel-
ligence ou leur volonté, viennent établir leur demeure sur ses
rameaux, embrasser sa doctrine, et recevoir sa direction. Ou
bien encore, les oiseaux du ciel sont les saints qui, s'élèvent sur
les ailes des vertus pour parvenir aux récompenses des biens
éternels ; ils habitent sur les branches, c'est-à-dire qu'ils méditent
sur ses divers enseignements spirituels. Car les branches de
l'arbre évangélique sont les différents dogmes que les âmes justes
44 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
s'attachent à considérer, afin de pouvoir appliquer un remède
spécial à chaque maladie différente. Semblables à des oiseaux
célestes, les âmes fidèles, détachant leur cœur de la terre, portent
leur désir vers le ciel ; elles n'arrêtent point leurs affections aux
choses passagères, mais les élèvent jusqu'aux choses éternelles.
Parmi les travaux et les fatigues de cet exil, elles cherchent leur
délassement et trouvent leur consolation dans le souvenir des
saints et dans l'espérance de la patrie.
ÏV. — Jésus continue à enseigner le peuple et il leur dit encore
une autre parabole : Le royaume des deux est semblable à du levain
qu'une femme prend et met dans trois mesures de farine, jusqu'à ce
que la pâte soit entièrement levée. Cette nouvelle parabole a pour
but de décrire d'avance l'état de l'Église après l'exaltation des
saints prédicateurs, dont le zèle avait répandu partout la foi
véritable. Ici donc, le royaume des cieux est comparé à du levain
qu'une femme prend et met dans trois mesures de farine.
1° Le royaume des cieux, c'est l'Église militante, dans laquelle
Dieu règne par la loi, ou bien, c'est la doctrine chrétienne, qui
annonce le royaume des cieux.
2° La femme représente la providence de Dieu ou la diligence
des saints pour prêcher dans tout l'univers la foi catholique.
3° Les trois mesures de froment marquent les trois parties de
l'ancien monde, l'Asie, l'Afrique et l'Europe; ou bien, les trois
langues principales, l'hébreu, le grec et le latin, dans lesquelles
fut publiée d'abord la parole de Dieu.
4° Le levain, qui opère une salutaire transformation dans la
farine, figure la parole évangélique, qui, en convertissant le
monde à la foi, l'a changé et le changera encore davantage jusqu'à
la fin des temps.
5° La femme donc, qui représente la providence de Dieu ou la
diligence des saints, a pris ce levain qui, par sa chaleur propre
et intérieure, figure et la loi de l'Évangile qui est une loi d'amour
et la ferveur de la loi.
6° Elle met ce levain dans trois mesures de farine, jusqu'à ce
que toute la pâte soit levée. C'est par la foi en la sainte Trinité
que l'univers entier sera transformé, renouvelé et vivifié, jusqu'à
former le corps de l'Église.
V. — Jésus dit au peuple toutes ces choses en paraboles, afin que cette
parole du Prophète fut accomplie : J'ouvrirai ma bouche pour dire des
paraboles ; je publierai des choses qui ont été cachées depuis la
création du monde.
Ainsi Jésus donna en paraboles à la multitude tous ces ensei-
gnements, et bien d'autres encore. Il agit de la sorte pour engager
la foule à lui faire des questions sur ce qu'il lui disait. Comme
DIMANCHE DE LA SEPT U AGES IM H 4&
il parlait du royaume des cieux à des hommes grossiers, il
employait les comparaisons tirées des choses matérielles, afin
de les amènera comprendre les secrets divins. En effet, il fallait
conduire leur esprit, au moyen de ce qu'il connaissait, à ce qu'il
ne connaissait pas; en les amenant, par le symbole de ce que
leurs yeux voyaient, à ce que leur intelligence ne percevait pas.
Jésus-Christ se sert des choses les plus communes et les plus
simples, d'une petite graine , d'un peu de levain, etc., pour nous
donner de grandes instructions. Si nous regardions, avec les yeux
de la foi, toute la nature, ce qui se passe dans le monde, ce qui
nous arrive tous les jours, que de sujets d'instructions n'y
trouveriens-nous pas?
Dieu attache notre salut aux choses les plus petites en appa-
rence, à un peu d'eau dans le baptême, à un peu de pain et de vin
qui deviennent le corps et le sang de Jésus-Christ dans l'Eucha-
ristie , pour nous tenir dans l'abaissement et nous rendre à nos
yeux les plus petits qu'il nous sera possible, si nous voulons
être grands dans l'éternité.
Seigneur, ouvrez nos yeux, afin que nous voyions les instruc-
tions que vous nous donnez de tous côtés. Rendez-nous savants
dans le grand livre de l'univers. Faites-nous admirer avec une
sincère reconnaissance les merveilles que vous opérez chaque
jour pour nous et autour de nous, afin que nous apprenions à
vous connaître, à vous aimer et à vous servir. Donnez-nous enfin
de coniDi endre, de mettre en pratique et d'enseigner aux autres ,
de paroles ou du moins d'exemples, toutes les leçons contenues
dans vos paraboles.
DIMANCHE DE LÀ SEPTUAGÉSIME
Sommaire. — 1. Les six points à entendre tout d'abord. — :?. Comment Dieu sort de
grand matin pour louer des ouvriers.—- 3. Le denier de la journée — 4. Les ouvriers
de la troisième heure, pris sur la place publique. — 5. L'invitation de la sixième et
de la neuvième heure. — 6. La grande invitation des Gentils à a onzième heure.
— 7. Les divers âges de la vie humaine. — 8. Le moment de la paie. — 0. Les mur-
mures des ouvriers de la troisième heure. — 10. La réponse du Maître. — il. Les
premiers et les derniers. — 12. Beaucoup d'appelés, peu dé us — Prière.
I. — Pour mieux entendre cette importante parabole, il faut
y noter six choses :
1° Cet homme, père de famille , c'est Dieu lui-même à qui son
amour pour nous a fait prendre notre humanité pour pouvoir
nous témoigner sa bienveillance, sa douceur et sa miséricorde ;
46 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
2° Les ouvriers, ce sont ceux qui annoncent et pratiquent la
véritable doctrine;
3° Le denier, c'est la vie éternelle promise aux ouvriers du
Seigneur;
4° La vigne, c'est l'Église, selon S. Grégoire; ou l'âme hu-
maine, selon S. Basile; ou bien encore, selon S.Jean Chry-
sostôme, c'est la justice prise dans son sens général;
5° Les heures marquent les différentes époques du monde , ou
même les divers âges de chaque homme;
6° L'intendant de la vigne, c'est Jésus-Christ en tant qu'homme.
En tant que Dieu, il est aussi le père de famille, conjointement
avec son Père, parce qu'ils ont tous deux avec le Saint-Esprit une
seule et même nature indivisible et inséparable.
II. — Le Sauveur Jésus dit donc à ses disciples: Le royaume du
ciel est semblable à un père de famille. Dans l'administration et la
composition de son Eglise, dans la vocation et la rémunération
des justes qui doivent former le royaume des cieux, Dieu, auteur
et maître de l'univers, agit comme un père de famille qui sortit
de grand matin. Dieu sort pour ainsi dire de lui-même, quand il
manifeste et exerce au dehors sa bonté. Ainsi donc, Dieu sortit
de grand matin , dans le premier âge du monde, depuis Adam
jusqu'à Noé, afin de louer des ouvriers pour sa vigne, de trouver
des hommes fidèles à le servir et capables de le faire connaître.
III. — Après être convenu avec eux d'un denier pour leur journée,
il les envoya à sa vigne. Dès le principe, Dieu suscite des pro-
phètes pour prêcher la foi au Rédempteur futur, et il invite Jes
hommes à observer la justice des œuvres bonnes.
La convention qu'il fit avec eux d'un denier pour salaire , c'est
la promesse de la vie éternelle. En effet : 1° Ce denier valait dix
as, figure du prix du royaume céleste promis à l'accomplisse-
ment des dix préceptes du Décalogue; 2° par sa forme ronde, le
denier marque l'éternité bienheureuse, dont le parcours n'aura
point de fin; 3° par l'effigie royale qu'il présentait, le denier
représente l'exacte conformité de l'âme avec Dieu, qui imprime
sa parfaite ressemblance dans les bienheureux, qu'il transforme
pour ainsi dire en lui-même; 4° par l'inscription qu'il porte, le
denier désigne la plénitude de la science et la connaissance de la
vérité dont jouiront les saints glorifiés.
La vie éternelle est, sous plusieurs rapports, ce denier de la
journée. Elle est, en effet, la rétribution promise pour la vie
présente, considérée comme un seul jour pendant lequel nous
devons faire le bien. — Elle n'est accordée qu'à l'homme qui a
travaillé pendant le jour de la grâce, et non point pendant la nuit
DIMANCHE DE LA SEPTUAGÊSIME 47
du péché. — Enfin, elle ne sera donnée qu'au jour suprême de la
gloire céleste.
IV. — Etant sorti de nouveau vers la troisième heure , à l'époque
pendant laquelle la miséricorde divine se manifeste plus distinc-
tement, depuis Noé jusqu'à Abraham, le père de famille en vit
d'autres qui étaient oisifs sur la place publique , image du monde
avec ses calomnies, ses injustices, ses procès et ses embarras
tumultueux, où tant d'hommes vivent, en négligeant leurs de-
voirs, et il leur dit'. Vous aussi, alle\ à ma vigne, et je vous donnerai
ce qui sera raisonnable , et ils y allèrent.
V. — // sortit encore vers la sixième heure. Dieu se manifeste de
plus en plus clairement depuis Abraham jusqu'à Moïse; puis
vers la neuvième heure, depuis Moïse jusqu'à Jésus-Christ, et il fit
la même chose, il réitéra ses invitations et ses promesses.
VI. — Enfin, il sortit vers la onzième heure et se manifesta d'une
façon beaucoup plus merveilleuse dans la dernière époque qui
s'étend depuis l'incarnation du Sauveur jusqu'à la fin du monde,
et, en ayant trouvé d'autres, qui se tenaient là, debout, sans
avancer ni s'humilier, c'étaient les Gentils, il leur dit: Pourquoi
vous tene^-vous ici tout le jour dans l'oisiveté^ Pourquoi restez-vous
en un état si périlleux? La vie est courte, la route longue et la
vertu faible. Vous devriez bien marcher pendant que vous en
avez le temps, l'occasion favorable, la promesse certaine d'une
grande récompense. Pourquoi donc négligez-vous si longtemps
de travailler à votre salut? Çest, lui répondirent-ils , parce que
personne ne nous a loués. Nul prophète, nul docteur n'est venu
nous instruire. Et il leur dit: Vous aussi , alle\ à ma vigne. Gentils,
joignez-vous aux Juifs, afin d'entrer avec eux dans mon Eglise,
en embrassant, confessant et pratiquant la vraie foi.
VII. — Cette parabole s'entend communément et surtout de la
vocation à la foi selon les diverses époques du monde , mais on
peut aussi, dans le sens moral, l'entendre de la vocation à la
grâce, selon les divers âges de la vie, pour chaque homme en
particulier. Ainsi, la première heure ou le matin, c'est l'enfance;
la troisième, c'est l'adolescence; la sixième, la jeunesse ou
l'âge viril; la neuvième, la vieillesse ; et la onzième, la décré-
pitude. Celui qui néglige de faire de bonnes œuvres pendant ces
.divers âges reste oisif pendant tout le jour de la vie présente. En
tout temps et à tout âge, Dieu appelle les hommes à la grâce et à
la gloire, parce qu'il y en a toujours qui réforment leur conduite
jet méritent la récompense , car un repentir sincère n'arrive
jamais trop tard.
48 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
VIII. — A la fin du jour , lorsque, l'ouvrage étant terminé, la
fin du monde ou de cette vie est arrivée, le maître de la vigne,
Dieu le Père, le Seigneur tout puissant, dit à son intendant , à
Jésus-Christ, entre les mains duquel il a remis tout pouvoir:
Appelé^ les ouvriers", et non pas les oisifs, et paye\-les , en com-
mençant par les derniers et en finissant par les premiers. Appelez
vos serviteurs du travail au repos , de la tristesse à la joie, de la
guerre à la paix.
Cette parabole, dit saint Jean Chrysostôme, est destinée à
prévenir le découragement et à exciter l'ardeur de ceux qui
commencent tard leur conversion ; elle montre que, pendant le
cours de notre pèlerinage ici-bas, il n'est point de pénitence si
tardive qui, par le progrès de sa ferveur, ne puisse surpasser en
mérite toute autre pénitence plus ancienne, qui n'a pas été con-
tinuée avec autant de ferveur. Il ne reste donc au pécheur aucun
sujet de se désespérer ou de s'excuser, puisque Dieu ne refuse
point de l'accueillir favorablement à tout âge et à toute heure-.
En quelque temps qu'il se convertisse et se repente, le pécheur
sera sauvé et ne sera point condamné, » dit Ezéchiet. Mais,
parce que nous rie savons ni à quel âge ni à quelle heure le
Seigneur nous appellera, soyons toujours disposés à faire le
bien, de peur que, si nous ne voulons pas le pratiquer quand
nous le pouvons, nous ne commencions à le vouloir quand nous
ne le pourrons plus. Vivons chaque jour comme si nous devions
mourir le jour même. Point de remède plus efficace pour dompter
ses passions, dit S. Grégoire, que de penser à la prochaine
dissolution de son corps.
IX. — Ceux donc qui étaient venus vers la onzième heure, s'étant
approchés, reçurent chacun un denier, la vie éternelle. Ce que
voyant, ceux qui avaient été loués les premiers, venant à leur tour,
s'attendaient à recevoir davantage; mais ils ne reçurent tous qu'un
denier , et en le recevant ils murmuraient contre le père de famille»
Ces derniers, disaient-ils , n'ont travaillé qu'une heure et vous leur
ave\ donné autant qu'à nous qui avons supporté le poids du jour et de
la chaleur. Les Gentils et les pécheurs tardivement ramenés vers
le Sauveur, comme aussi les martyrs et les justes prématuré-
ment moissonnés par la mort, n'ont travaillé que bien peu de
temps dans la vigne du Seigneur, dans l'Eglise; mais ils ont
compensé la brièveté du temps par le dévouement de la volonté,
qui leur a valu une participation plus spéciale aux mérites infinis,
du divin Rédempteur. Voilà pourquoi ils ont obtenu la même
récompense que les autres serviteurs qui, pendant longtemps,;
avaient accompli les préceptes onéreux de la loi ou de la morale,!
et avaient surmonté les périlleuses ardeurs de la tentation, en*
Dimanche de la septuagésime 49
résistant aux attaques du démon, aux séductions du monde et
aux attraits de la concupiscence.
X. — Mais, le maître entendit ces murmures, et il répondit à
l'un d'eux, et en la personne de celui-là à tous les autres qui
avaient murmuré comme lui: Mon ami, je ne vous fais point de
tort , car, en accordant une pure grâce à quelqu'un, je ne com-
mets point pour cela d'injustice envers un autre. N'êtes-vous pas
convenu avec moi dès le commencement d'un denier pour salaire ?
Prene\ donc ce qui vous appartient , je suis prêt à vous récom-
penser selon votre mérite, et retirez-vous , allez, prenez part à la
joie de votre maître au lieu de murmurer contre lui. Je veux don-
ner à ce dernier autant qu'à vous. Ne m'est-il donc pas permis de
faire ce que je veux*! Oui, sans doute, car ma volonté souveraine
est toujour droite, et ce que je veux est non seulement licite,
mais encore très libéral. Faut-il que votre œil soit mauvais, parce
que je suis bon? Pourquoi donc votre œil n'est-il pas bienveillant ,
comme je le suis, moi que la bonté porte par nature à commu-
niquer mes biens avec abondance?
En se faisant ainsi connaître lui-même plus parfaitement à ses
fidèles serviteurs, Dieu leur apprend à mieux apprécier les libé-
ralités gratuites dont la vue causait leurétonnement, parce qu'ils
considéraient plutôt sa justice que sa miséricorde infinie. C'est à
ce propos que S. Grégoire a dit: « Il y a folie à s'élever contre la
bonté de Dieu; s'il ne donnait pas ce qui est dû, on pourrait
se plaindre ; mais, on ne peut se plaindre, s'il donne ce qui n'est
point dû. » Et S. Jean Chrysostôme l'observe de son côté: « On ne
saurait se plaindre justement de celui dont les faveurs dépassent
nos désirs. »
XI. — C'est ainsi, conclut le Sauveur, que les derniers seront les
premiers, et que les premiers seront les derniers. Le temps de la
vocation ou du travail n'établira point de différence dans le mérite
ou la récompense. Souvent, en effet, ceux qui se convertissent à
la dernière heure sont récompensés plutôt que ceux qui servent
le Seigneur depuis la première heure , mais qui meurent plus tard.
Souvent aussi, ceux qui entrent dans la carrière de la péni-
tence après les autres dépassent ceux-ci en ferveur, comme des
voyageurs attardés qui pressent le pas pour rattraper le temps
perdu.
Cette maxime du Sauveur signifie encore que les derniers à
leurs propres yeux sont souvent les premiers aux yeux du
Seigneur, et réciproquement. Elle signifie encore que les derniers
au jugement des hommes sont souvent les premiers au jugement
de Dieu, qui ne s'en fie point aux apparences et sonde le fond
des cœurs.
il. fEPT.
50 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
XII. — Mais si les différents ouvriers de cette parabole ont
reçu chacun leur denier, n'allons pas en conclure que, dans la
réalité, tous les chrétiens seront sauvés, car Jésus-Christ ajoute
immédiatement cette terrible sentence, par laquelle il conclut sa
parabole : Car , dit-il, il y a beaucoup d'appelés, mais peu d'élus.
Beaucoup, en effet, sont appelés à différentes heures, à la pre-
mière, à la troisième, à la sixième , à la neuvième et à la dernière,
pour embrasser la foi et acquérir quelque mérite, mais, parmi
ce grand nombre, peu sont élus, pour posséder la récompense
de la béatitude et la gloire du ciel. Beaucoup, dits. Grégoire,
sont membres de l'Église militante, qui ne feront jamais partie
de l'Église triomphante !
Seigneur Jésus, souverain père de famille, vous m'avez loué
de grand matin pour travailler à votre vigne, car, dès ma pre-
mière jeunesse, vous avez daigné m'appeler à la foi chrétienne
et à votre service, et vous m'avez promis de me donner le denier
de la vie éternelle, comme salaire d'une vie laborieuse. Mais,
hélas ! négligent que j'ai été, je suis resté oisif toute la journée,
car, jusqu'à présent, j'ai négligé de remplir ma tâche. Puisque
vous êtes un maître si bon et si miséricordieux, faites du moins
que je me convertisse à cette onzième heure de mon existence, et
que je produise de dignes fruits d'une pénitence salutaire, pour
mériter et obtenir de vous quelque petite récompense. Ainsi
soit-il.
DIMANCHE DE LA SEXAGÉSIME
Sommaire. — 4. La parabole du Semeur. — 2. Pourquoi Jésus parlait en paraboles. —
3. La semence et le semeur. — 4. Ce qui tombe sur le bord du chemin et les oiseaux
du ciel. — 5. Ce qui tombe dans un endroit pierreux, où les racines ne peuvent
s'enfoncer. — 6. Ce qui tombe dans l^s épines et les embarras des richesses. —
7. L'ordre des semences inlécondes. - 8. La bonne terre opposée à la mauvaise. —
9. Conclusion de S. Théophile. — Prière.
I. — Comme le peuple s'assemblait en foule, et qu'on accourait des
villes vers Jésus, il leur dit en parabole : Un homme sortit pour semer
son grain ; et comme il semait , une partie du grain tomba le long du
chemin, où il fut foulé aux pieds , et les oiseaux du ciel le mangèrent.
Une autre partie tomba sur un endroit pierreux, et le grain, après
avoir levé , sécha faute d'humidité. Une autre partie tomba dans les
épines, et les épines venant à croître en même temps V étouffèrent. Une
autre partie tomba dans une bonne terre, et le grain, ayant levé, porta
du fruit et rendit cent pour un. En disant ceci, il criait : Que celui-là
entende qui a des oreilles pour entendre.
DIMANCHE DELA SEXAGÉSIME 51
Le Sauveur, parlant en paraboles et accommodant ses discours
à la portée de ses auditeurs , ressemble à un père de famille ,
sage et magnifique, dont la table abondamment servie offre à
tous ceux de sa maison des aliments sains et variés. Appro-
chons-nous aussi, comme le peuple, approchons-nous de ce
Verbe incarné, de cette sagesse éternelle qui, s'exprimant sous la
forme des paraboles, nous racontera des mystères que le monde
n'avait point connus.
II. — C'est à Jésus lui-même que nous demanderons aujour-
d'hui l'explication de la parabole du Semeur, puisqu'il a daigne
l'expliquer à ses disciples, qui nous ont transmis son commen-
taire. En effet, lorsqu'il fut seul, ses disciples lui demandèrent ce
que signifiait cette parabole, et ils lui dirent : « D'où vient que vous
parlez à ce peuple en paraboles? » et il leur dit : C'est que, pour
vous, il vous a été donné de connaître le mystère du royaume de Dieu;
mais pour les autres, pour ceux qui sont dehors, tout se passe en
paraboles, on ne leur en parle qu'en paraboles ; car, on donnera à
celui qui a, à celui qui a fait un bon usage des grâces reçues, et
il sera dans l'abondance. Quant à celui qui n'a pas, qui a fait un
mauvais usage de la grâce, on lui ôtera même ce qu'il a. C'est
pourquoi je leur parle en paraboles, afin de laisser quelques
excuses à leur aveuglement, par cette considération qu'en voyant
ils ne voient point , et qu'en entendant ils ne comprennent point. Ce
qu'a dit Isaïe dans sa prophétie s'accomplit en eux : Vous
entendez de vos oreilles et vous n'entendez point de l'ouïe du
cœur ; vous verrez de vos yeux et vous ne verrez point des yeux
de l'âme. Car le cœur de ce peuple s'est endurci"; ils ont fermé'
leurs oreilles et leurs yeux , de peur de voir de leurs yeux et
d'entendre de leurs oreilles, de comprendre de leur cœur, de
peur qu'ils ne viennent à se convertir et que je les guérisse. Mais
vous, vos yeux sont heureux de voir et vos oreilles d'entendre :
car je vous dis en vérité que beaucoup de prophètes, de justes et
de rois, ont souhaité de voir ce que vous voyez et ne l'ont pas vu,
d'entendre ce que vous entendez et ne l'ont pas entendu. »
Puis, Jésus ajouta: Vous ne comprenez point cette parabole,
si simple pourtant ! Et comment comprendrez-vous toutes les
autres ? Ecoutez la parabole du semeur. Voici donc ce que cignifie
cette parabole :
III. — La semence, c'est la parole de Dieu. Le semeur, c'est
celui qui sème la parole. C'est le Verbe sorti des profondeurs de
l'essence divine pour se rendre visible au monde. Semence
céleste qui , depuis le commencement , ne cesse de jeter la
semence du salut par le ministère des Anges pour les patriarches,
par le ministère de Moïse et des Prophètes pour les Juifs, et enfin
52 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
par lui-même pour le peuple chr&ien ; semeur prodigue et misé-
ricordieux, qui continue jusqu'au moment présent à semer dans
nos âmes par les inspirations de sa grâce et les enseignements
de son Église ; semeur puissant, à qui seul il appartient de semer
efficacement sa propre semence, et de qui il peut être dit qu'il
sème la semence qui est à lui , car les prédicateurs de la vérité
ne font que répandre en son nom le grain qui leur a été confié
par le père de famille.
IV. — Ce qui tombe sur le bord du chemin désigne ceux qui écoutent
ia parole ; mais le démon vient ensuite, qui enlève cette parole de leur
cœur , de peur qu'en croyant ils ne soient sauvés. — En effet, « tandis
que le semeur semait . >> en réj andant sa doctrine de tous côtés,
une partie du grain tomba le long du chemin, » c'est-à-dire,
sur un cœur traversé par les erreurs, troublé par les passions,
foulé par les affections charnelles et par les suggestions diabo-
liques, exposé comme une voie publique aux diverses tentations
des vices qui, le parcourant sans cesse et s'y croisant en tous les
sens, y étouffent le grain de la parole, pour l'empêcher de germer.
Alors, « les oiseaux du ciel vinrent manger ce grain, » c'est-à-
dire, les démons enlevèrent la bonne semence, qu'ils empêchèrent
de fructifier.
Les démons sont ici figurés par les oiseaux du ciel, parce que
ces esprits méchants traversent continuellement en tous sens les
espaces aériens qu'ils remplissent, parce qu'ils ont conservé la
nature spirituelle, et parce qu'ils font le mal avec une prompti-
tude semblable au vol de l'oiseau. Par leurs perfides instiga-
tions, ils ôtent de notre cœur la parole divine, et en effacent
même tout souvenir, afin que l'esprit perde jusqu'à la pensée et
à la mémoire du bien qu'il a négligé ou refusé d'accomplir : ils
empêchent ainsi cette parole divine de produire la foi dans notre
âme, de peur qu'en croyant nous ne soyons sauvés, parce que la
foi, dit S. Paul, vient de ce qu'on a entendu.
Si nous sommes dans cet état, tremblons, car, dit S. Grégoire ,
c( de même qu'on doit désespérer de la vie d'un homme dont
l'estomac débilité ne retient aucune nourriture, de même il doit
Appréhender le oéril de mort éternelle, celui qui ne garde point
dans sa mémoire les paroles de vie, aliments de la vraie justice*
V. — Ce qui tombe sur un endroit pierreux représente ceux qui, ayant
entendu la -parole , la reçoivent avec joie, mais comme ils n'ont pas de
racine, n'ayant pas en eux de fond où la racine puisse prendre,
ils ne croient que pourun temps, et, quand vient ensuite une affliction
ou une persécution à cause de la parole, au moment de la tentation,
ils en prennent aussitôt un sujet de scandale, ils se retirent et
succombent.
DIMANCHE DE LA SEXAGÉSIME 53
La pierre, c'est le cœur du rebelle qui n'est accessible qu'à la
crainte. La parole effraie et touche par la frayeur les âmes de
cette sorte ; elle fait naître en elle le germe de la componction t
qui apparaît aussitôt au dehors par les œuvres extérieures de If.
pénitence. Mais, comme ces âmes-là n'ont pas un fond abon-
dant de foi et d'amour, la semence salutaire ne saurait y jeter de
profondes racines. L'orage de la tentation , le vent de l'épreuve
et l'ardeur de la souffrance, suffisent pour dessécher ce germe
naissant. La crainte déracine ce que la crainte seule avait planté.
Ces cœurs n'ont point en eux-mêmes les racines de profondes
résolutions et de désirs formels, et la parole de la prédication no
saurait profiter et fructifier sans la sève de la grâce et sans
l'amour de la vertu.
VI. Ce qui est tombé dans les épines figure ceux qui ont entendu la
parole, mais en qui elle est ensuite étouffée par les soins et les embarras
du siècle, par les richesses trompeuses et par les plaisirs de la vie,
ainsi que par les autres passions qui surviennent et étouffent la
parole, en sorte qu ils ne portent point de fruits.
Ces épines de la richesse, ce sont l'avidité d'acquérir, la crainte
de perdre, les soucis de la conservation , qui croissent et s'aug-
mentent à mesure que s'augmentent les Diens accumulés. De
même que la brebis laisse toujours aux buissons de la route
quelques lambeaux de sa toison, de même le chrétien laisse
toujours quelque chose de ses richesses spirituelles aux ronces
des possessions terrestres; car, dit S. Jean Chrysostôme, ces
ronces touffues serrent et déchirent de tous côtés le malheureux
qui s'est laissé envelopper par elles.
Les richesses sont en effet de véritables épines , parce qu'elles
font sentir à notre âme leurs pointes acérées, soit en ce monde,
soit au jugement, soit dans l'enfer. — Dans ce monde, nous
venons de le dire, elles blessent notre âme par la peine de les
acquérir, par la crainte de ne pas les conserver, et par la douleur
de les perdre. — Au jugement, elles feront souffrir l'âme, lorsque
le Seigneur lui dira : « J'ai eu faim , et vous ne m'avez pas donné
à manger ; j'ai eu soif, et vous ne m'avez pas donné à boire, etc. »
— Dans l'enfer, ces épines causeront à l'âme des tourments
éternels, et serviront d'aliment au feu qui doit consumer les
pécheurs.
VII. Remarquons, avant d'aller plus loin, Tordre qui existe
entre les trois espèces de semences, qui restent infécondes.
La première ne germe pas ; elle est foulée par les passants et
mangée parles oiseaux du ciel.
La seconde germe, mais ne grandit pas beaucoup, parce qu'elle
manque d'humidité.
54 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
La troisième s'élève assez haut, mais ne porte pas de fruits,
parce que les épines l'étouffent.
VIII. — Enfin, ce qui est tombé dans une bonne terre est limage de
ceux qui, ayant écouté la parole avec un cœur bon et parfait , la
conservent et portent du fruit par la patience. — La bonne terre, dit
un Père, c'est la conscience des élus qui reçoivent avec joie la
semence de la parole divine, et la conservent avec soin, dans la
prospérité comme dans l'adversité, pour lui faire porter ses
fruits. Cette bonne terre, noire, grasse et cultivée, c'est l'âme
humble, pieuse et exercée aux vertus, de telle sorte qu'elle
devient féconde en œuvres salutaires.
Remarquons que cette bonne terre présente trois conditions
opposées à celles des autres terres sur lesquelles tombe la
semence. Ainsi, tandis qu'après avoir recula parole de Dieu, les
uns la gardent, les autres au contraire qui sont le long du
chemin la perdent, parce que le démon vient l'enlever de leur
cœur ; — dans les uns elle produit le fruit des bonnes œuvres, et
dans les autres elle est suffoquée par la croissance des épines ;
les uns la font fructifier avec patience, et les autres la laissent
tomber sur la pierre : ces derniers croient pour un temps, mais
ils succombent bientôt à la tentation.
Ainsi, la mauvaise terre se divise en plusieurs sortes, selon
qu'elle est placée au bord du chemin, encombrée de pierres ou
semée d'épines. Mais, la bonne terre, qui est l'Église, héritage
sacré du Seigneur, ne se subdivise pas, quoique son rapport et
sa fécondité puissent varier de cent à trente pour un.
IX. — Concluons-le donc avec S. Théophile : « La semence est
pour tous la même. Doctrine et grâce à la fois, elle descend delà
main de Dieu, prête à germer dans tous les cœurs: le céleste
agriculteur la prodigue à tous. Mais, malheur à celui qui se rend
lui-même une terre stérile, une terre pierreuse, une terre cou-
verte d'épines ! car, il est plusieurs terres dans lesquelles ne peut
germer la semence du Seigneur. » Une seule est vraiment fertile,
celle de l'Église ; une seule reçoit la semence et la porte à la matu-
rité ; et, de même que tous les épis ont leurs épines dans le même
fond, ils recevront, par l'ardeur des souffrances et des épreuves,
une même maturité dans la gloire.
Seigneur Jésus, qui avez jeté la semence de votre divine parole
dans mon intelligence pour lui inspirer de bonnes résolutions,
dans ma volonté pour la porter aux œuvres saintes, et aussi dans
mes actions pour les régler, faites-moi quitter mon ancienne vie,
afin que cette précieuse semence ne soit pas mangée par les
oiseaux de la vaine gloire, ou foulée aux pieds dans le chemin de
la dissipation, et afin qu'elle ne dessèche pas sur la pierre de
DIMANCHE DE LA QUINQUAGÉSIM E 55
l'obstination dans le mai, ou qu'elle ne soit pas étouffée parles
épines des sollicitudes du siècle. Faites plutôt que mon cœur*
humble, compatissant et joyeux, soit comme une terre excellente
et bien préparée, qui produise des fruits au centuple par la
patience dans les épreuves et la fermeté dans les tentations.
Ainsi soit-il.
DIMANCHE DE LA QUINQUAGÉSIME.
Sommaire. — 1. Pourquoi le Sauveur prédit si souvent sa Passion aux apôtres. —
Leçon mystique. — 2. Les circonstances de la Passion. — 3. Pourquoi les apôtres ne
comprirent pas ce que leur disait le Sauveur. — 4. Jéricho. — 5. Les détails de la
ëuérison de l'aveugle. - 6. Le Sens morai. -- Prière.
I. — Jésus prit les dou\e apôtres avec lui, et leur dit: Voici que
nous allons à Jérusalem, et tout ce qui est écrit par les prophètes
touchant le Fils de V homme sera accompli. C'était la quatrième fois
que le Sauveur prophétisait à ses apôtres sa Passion et sa mort.
Il avait plusieurs motifs de réitérer ainsi ces mêmes prédictions
aux douze :
1° Parce qu'ils étaient ses confidents les plus chers, et on
découvre volontiers les secrets du cœur aux amis dévoués;
2° Il leur rappelait fréquemment ses souffrances et ses humi-
liations prochaines, afin qu'ils ne fussent pas scandalisés quand
l'heure serait venue ;
3° Afin que, voyant s'accomplir les drames de la Passion
comme il les leur avait prédits, ils fussent plus disposés à croire
la vérité de la Résurrection prédite dans les mêmes circonstances;
4° Pour les convaincre qu'il avait connu et accepté d'avance
des tourments et des ignominies qu'il pouvait éviter;
5° Afin de les faire ses témoins, devant les nations, qu'il avait
souffert et qu'il était mort comme il l'avait prévu et parce qu'il
l'avait voulu de plein gré.
Pour nous , nous devons tirer un autre enseignement de cette
prophétie si souvent renouvelée. Nous devons en conclure que
l'entretien le plus doux du chrétien est dans la Passion du
Sauveur. Contemplant la liberté des captifs livrés aux mains des
soldats, la gloire des anges accablée d'outrages, l'éclat de la
lumière éternelle souillée de boue et de crachats, la vie des
hommes expirant sur un infâme gibet, à la vue de tant de souf-
frances supportées volontairement pour nous, nous apprendrons
à souffrir pour Jésus-Christ et à espérer, au milieu de la trïbu-
lation , qu'associés à la passion , nous le serons aussi à la gloire.
56 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
II. — Expliquant ensuite ce qui devait lui arriver, Jésus-Christ
énumère par ordre les principales circonstances de sa Passion.
Le Fils de l'homme, dit-il, sera livré, par les princes des
prêtres, les scribes et les anciens, comme coupable de crime,
aux Gentils, à Ponce-Pilate et à ses soldats, pour exécuter par
leur ministère ce qu'ils ne peuvent accomplir eux-mêmes. —
II sera traité avec dérision, flagellé , couvert de crachats. Après
qu'on Vaura flagellé , on le fera mourir , et il ressuscitera le troi-
sième jour.
III. -— Mais, bien que ces prédictions fussent très claires et
très explicites, ils ne comprenaient rien à ce discours, c'était un
langage caché pour eux, et ils n'entendaient pas ce qu'il leur disait.
Etrange chose! Devant la clarté de ces paroles, les apôtres ne
comprenaient pas. Ah! c'est que le mystère de la Passion répugne
à la faiblesse de l'homme; il bouche ses oreilles pour ne point
l'entendre. Il détourne ses yeux pour ne point voir le Calvaire.
IV. — Or, tandis que Jésus s'entretenait de sa Passion, comme
il approchait de Jéricho , il se passa un événement qui doit attirer
notre pieuse attention. Jéricho, la ville des roses, est la figure du
monde, des nations idolâtres. Ses murailles, ainsi qu'il est rap-
porté dans l'Ancien Testament, ne purent être renversées par les
machines de guerre des Juifs. Elles ne tombèrent qu'au bruit des
trompettes des lévites, figure de la prédication évangélique, qui
a converti les nations pour lesquelles la loi n'avait rien pu»
V. — Un aveugle, qui était assis le long du chemin où il demandait
V aumône, entendant passer une troupe de gens, s'informa de ce que
c'était. On lui dit que c'était Jésus de Nazareth qui passait. Aussitôt
il se mit à crier, plus de cœur encore que de bouche: Jésus, fils
de David, aye\ pitié de moi. Par ce cri de supplication, ce pauvre
aveugle confessait les deux natures en Jésus-Christ : la nature
humaine, en proclamant que Jésus descendait de la race de
David, et la nature divine, en implorant sa pitié , car c'est le
propre de Dieu de compatir aux misères de la créature que lui-
même a façonnée de ses mains.
La foule , avide d'entendre les instructions du Seigneur, s'ef-
forçait d'étouffer ces cris ; ceux qui allaient devant le reprirent
vivement, en lui disant de se taire. Mais, bien loin de les écouter,
il criait encore plus fort , de peur que sa voix ne fût étouffée par
le bruit: Fils de David, aye^ pitié de moi.
Alors, touché de compassion pour cet infortuné qui ne pouvait
le suivre, Jésus s' arrêtant, de peur que le peuple ne l'empêchât
d'approcher, commanda qu'on le lui amenât, afin d'avoir l'occasion
de le guérir. Ainsi, dit S. Cyrille, la voix de la prière a la vertu
DIMANCHE DE LA QUINQUAGÉSIME 57
d'arrêter le Christ, car il regarde avec bonté ceux qui l'implorent
avec confiance.
Et quand V aveugle se fut approché , il lui dit : Que voulez-vous que
je fasse? Par cette question, le Sauveur voulait approuver pu-
bliquement la confession de foi que cet homme venait de faire ,
afin de nous apprendre que nul ne peut être sauvé sans professer
cette croyance. Il voulait encore exciter l'aveugle à solliciter plus
instamment la guérison que lui même était disposé à lui accorder
par son infinie miséricorde, moyennant une prière persévérante.
Seigneur, répondit l'aveugle, avouant ainsi la misère dont il
sollicitait la délivrance, faites que je voie. Le céleste médecin
connaissait d'avance son intention, il attendait néanmoins cette
déclaration, afin de montrer que, si nous voulons être guéris
de nos infirmités spirituelles, nous devons les découvrir avec
sincérité.
Et , alors avec cette parole souveraine qui tira l'univers du
néant , Jésus lui dit : Voye^. Parole courte mais efficace, car le
Seigneur opère suivant la foi de ceux qui l'invoquent. Voilà pour-
quoi il ajoute aussitôt : Votre foi vous a sauvé. Cette vertu peut
procurer la santé et le salut. A l'instant même où Jésus l'avait
ainsi commandé à l'aveugle, il vit, et, après avoir contemplé
celui qui est la lumière du monde, il le suivait en rendant gloire
à Dieu, il s'empressait de marcher sur ses traces, pour ne pas
s'égarer dans les ténèbres.
Et tout le peuple, témoin de ce miracle, rendit aussi gloire à Dieu,
le remerciant du bienfait qu'il venait d'accorder au prochain.
VI. — Dans le sens moral et mystique, cette guérison mérite
de fixer nos réflexions.
Être assis au bord du chemin, comme l'aveugle de cet évan-
gile, c'est avoir la foi sans les œuvres, c'est connaître la route et
n'y pas marcher.
Mendier, c'est demander aux créatures des aliments et un
soutien qu'elles sont impuissantes à nous donner.
La foule bruyante qui étouffe la voix de l'aveugle, ce sont les
passions qui font un grand tumulte dans notre cœur, ce sont les
pensées légères qui occupent notre esprit, c'est le monde avec
ses agitations qui font taire le cri de la conscience.
Mais, lorsqu'on voit passer Jésus, lorsqu'on sent aux attraits
de sa grâce qu il est près de soi, il faut crier par la prière, jusqu'à
ce qu'il s'arrête, qu'il s'approche de nous eu qu'il nous appelle
à lui.
Il le fera, et, mettant toute sa puissance à votre service, il
vous demandera: Que voulez-vous que je fasse? Il vous invitera
à coopérer par votre volonté aux desseins de sa miséricorde.
58 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
Alors, vous lui demanderez de vous délivrer de toute cécité, de
vous donner de marcher dans la route que lui môme vous trace,
de telle sorte que, ne mendiant plus auprès des créatures le pain
de l'aumône, vous suiviez fidèlement le vrai pain descendu du
ciel et vous trouviez en lui votre rassasiement.
Très doux Jésus, vous ne faites aucune acception de per-
sonnes; mais, comme Créateur, vous supportez patiemment
tous les hommes ; en qualité de Rédempteur et de Sauveur, vous
avez pitié des uns et des autres , et vous leur pardonnez généreu-
sement. Quel pécheur donc, s'il n'est pas indifférent à son salut
éternel , tardera de se convertir à vous qui l'attendez avec clé-
mence, et qui frappez à sa porte , désirant entrer par votre grâce?
Comme je suis un pauvre et misérable aveugle, faites qu'enten-
dant votre voix , je m'empresse d'ouvrir mon cœur pour vous y
recevoir vous-même ; qu'éclairé intérieurement de votre divine
lumière, je vous suive et je vous imite sur la terre , en remplis-
sant mes jours d'oeuvres vertueuses, et qu'ainsi je mérite après
cette vie de jouir de votre vue dans le ciel. Amen.
Ior DIMANCHE DE CAREME
Sommaire. — 1. La quarantaine au désert. — 2. Pourquoi Jésus veut être tenté. — 3. Les
bêtes et les anges, le jeûne et la faim. — Ce qui trompe le démon. — 4. Le second
Adam tenté comme le premier. — Les trois pierres du torrent. — 5. La première
tentation. — 6. La seconde tentation.— 7. La troisième tentation.— 8. Application
morale et pratique, suivant la conduite de l'Esprit-Saint, l'exemple du Sauveur et
les diverses manières de résister aux tentations de Satan. — Prière et Invocation.
I. — Jésus, rempli du Saint-Esprit, quitta le Jourdain, aussitôt
après son baptême. Il fut conduit par l'Esprit dans le désert, pour
y être tenté par le démon. Après avoir demeuré dans la solitude et
jeûné pendant quarante jours et quarante nuits , durant lesquels il
vivait parmi les animaux sauvages, au bout de cette quaran-
taine, il eut faim.
Ce chiffre quarante est un de ces nombres mystérieux, comme
on en rencontre souvent dans la Sainte Écriture. Il y désigne
l'attente, la pénitence et la préparation. — Pendant quarante
siècles, le monde a attendu son Sauveur. — Pendant quarante
ans, les Israélites expièrent dans le désert leurs murmures et
leurs infidélités. — Pendant quarante jours, les eaux du déluge
lavèrent la terre coupable. — C'est aussi une quarantaine que
l'Église fixe pour purifier notre âme par les saints exercices de
la mortification et la préparer à la joie des fêtes pascales.
I61' DIMANCHE DE CARÊME 59
IL — Mais, le Seigneur Jésus était la pureté même et il portait
eu lui l'accomplissement des promesses. Que venait-il donc expier
ou attendre au désert? L'Évangéliste nous le dit : L'Esprit le con-
duisit au désert, afin d'y être tenté par le démon. Il n'y va pas
chercher les douceurs du repos ou le calme de la contemplation,
il va y chercher le combat. Après cet exemple, celui qui veut
marcher dans la voie du salut doit se préparer à être fortement
tenté, suivant la parole du Sage: « Mon fila, si tu veux servir
Dieu , prépare ton âme à la tentation. » Il doit savoir que ceux que
mène l'Esprit-Saint, c'est toujours au combat qu'il les mène.
Ainsi le peuple hébreu, figure de l'âme fidèle, passa par le bap-
tême de la Mer Rouge, par les épreuves de la faim et de la soif,
et ce ne fut qu'après avoir triomphé de ses ennemis qu'il tr uva
la paix et l'abondance dans la terre promise, image du ciel -.au
nous est réservé après les souffrances de la vie.
III. — Jésus, dit l'Évangéliste, était dans le désert avec 1 s
bêtes sauvages, et plus loin, il ajoute : « Les anges le servaient. »
Il ne mangea rien pendant quarante jours, et quarante nuits, et
après cela il eut faim. Être avec les bêtes féroces et avoir faim,
voilà qui est de l'homme, être avec les anges et ne rien manger
pendant quarante jours, voilà qui est de Dieu. Dans cette peinture,
il y a des traits de l'homme, il y a des traits de Dieu. Aussi, le
démon qui ne connaît que confusément les secrets divins et à qui
le mystère de l'Incarnation est caché, le démon doute et hésite :
il ne sait si Jésus est homme, ou s'il est Dieu.
IV. — Voilà pourquoi le tentateur Rapprochant veut tenter,
éprouver, connaître cet homme extraordinaire. Il en est toujours
ainsi. Le démon ne tente que celui qu'il ne connaît pas. Grand
sujet de consolation pour les âmes justes. Si elles sont violem-
ment tentées, c'est la marque la plus sûre qu'elles n'appartien-
nent pas au démon.
Dans cet assaut, que son indomptable orgueil lui fait oser
entreprendre contre Jésus-Christ, le nouvel Adam, le démon
n'inventera rien, qu'il n'ait déjà essayé contre le premier Adam.
Il répétera dans le désert ce qui lui a suffi pour perdre nos
parents dans l'Eden. Ses moyens d'attaque, il les prendra dans
les trois grandes concupiscences de l'homme: satisfaction des
sens, orgueil, ambition. Sous une autre forme, il redira les
mêmes paroles qui séduisirent Eve: « Pourquoi ne mangez-vous
pas ce fruit? — Vous serez comme des dieux. . . Vous saurez le
bien et le mal... » Mais, à cette triple attaque, le Sauveur va
répondre par trois brèves sentences, tirées de l'Écriture, qui
renverseront cet antique serpent , comme autrefois le jeune berger
GO HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
David renversa le géant Goliath par trois petites pierres ramas-
sées dans le lit du torrent.
V. — Le tentateur, s'approchant de Jésus, lui dit: Si vous êtes le
Fils de Dieu, ordonne^ que ces pierres deviennent des pains. Jésus lui
répondit: Il est écrit: L'homme ne vit pas seulement de pain, mais de
toute parole qui sort de la bouche de Dieu. — L'esprit de malice
pensait en lui-même : S'il opère ce changement miraculeux, c'est
qu'il est Dieu; s'il ne l'opère pas, il est homme. Jésus le confond:
(( L'homme ne vit pas seulement de pain, » le pain ne suffit pas à
nourrir l'homme tout entier. Le corps qui n'a pas pris d'aliments
est comme l'âme qui ne reçoit pas assidûment la parole de Dieu.
A quoi bon prendre ces pierres, pour en faire du pain? La volonté
divine ne peut-elle pas me nourrir secrètement et miraculeuse-
ment, d'une autre manière ?
VI. — Alors, le démon le transporta dans la ville sainte, et, l'ayant
placé sur le haut du Temple: Si vous êtes le Fils de Dieu, dit-il ,
jete^-vous en bas; car il est écrit : 77 a commandé à ses anges de veiller
sur vous, et ils vous porteront entre leurs mains , de peur que vous ne
heurtie^ votre pied contre la pierre.
Pour rendre sa seconde attaque plus redoutable que la première,
Satan cite l'Écriture Sainte-, mais, il la cite à faux et d'une
manière incomplète, ainsi qu'il appartient au père du mensonge
et de l'hérésie. Il se garde bien d'ajouter la suite du psaume :
« Vous marcherez sur l'aspic et le basilic , » car , ce serait se
condamner lui-même, en répétant l'arrêt de sa dégradation. Mais,
son espérance est encore déçue; Jésus triomphe de lui sans
opérer de prodiges, sans employer sa toute puissance; il en
triomphe, comme tous nous en pouvons triompher, par la
patience et la doctrine. En effet, Jésus lui répondit: Il est encore
écrit: Vous ne tenter e\ point le Seigneur votre Dieu. Si Jésus n'est
qu'^n homme, il ne doit pas tenter Dieu ; s'il est Dieu, Satan ne'
peut le tenter. Voilà ce qu'enseigne l'Écriture, sur laquelle le
démon espérait appuyer ses misérables artifices.
VIL — Le démon le transporta encore sur une montagne très élevée,
et, lui montrant de là, en un instant, tous les royaumes du monde,
avec toute leur gloire, il lui dit: Je vous donnerai tour cela, cette
puissance et la gloire de ces empires, car elles m'ont été livrées
et je les donne à qui je veux ; elles vous appartiendront, si, tombant
devant moi, en vous prosternant , vous madore\.
L'audace de Satan s'est augmentée, avec sa chute. Il avait
voulu autrefois se rendre semblable au Très Haut ; aujourd'hui,
■'A tente davantage, il propose au Fils de Dieu de l'adorer ! N'ayant
pour domaine que le néant et la mort éternelle, il offre les royau-
I01' DIMANCHE DE CARÊME 61
mes de la terre à celui par qui tout a été fait : le mensonge et
l'orgueil sont montés à leur comble.
Mais Jésus lui dit : Retire-toi, Satan, car il est écrit: Vous adorerez
le Seigneur votre Dieu, et vous ne servirez que lui seul. Alors , le
démon , pressentant que celui qui parlait sous la forme de l'hommo
était le Dieu devant lequel il lui faudrait fléchir le genou, s'éloigne
de lui jusqu'au temps de sa passion, ayant achevé toutes ses
tentations, et aussitôt les anges s'approchèrent de leur divin Maître,
et ils le servaient.
VIII. — Voilà pour le sens littéral de cet important récit du
saint Évangile. Méditons maintenant et appliquons-nous ce beau
récit, qui contient le fondement, la suite et la consommation de
la vie chrétienne.
i° L'Esprit-Saint a conduit Jésus dans le désert. Lorsque la
pénitence nous a purifiés de nos fautes, le Saint-Esprit vient aussi
en nous. Obéissons-lui et soyons prêts à le suivre, lorsqu'il veut
nous mener, sinon dans le désert de sable, du moins dans la
solitude du cœur, dans la retraite de la contemplation, dans cette
solitude où il est dit que Dieu y parlera à notre âme. Là, nous ne
chercherons pas le repos d'une vie molle et oisive; mais, comme
le Seigneur Jésus, nous nous préparons au combat de la tribu-
lation; car, lorsqu'il s'en alla au désert, il savait bien qu'il y
serait tenté.
2° Suivant l'exemple de notre divin Maître, qui passa qua-
rante jours dans le jeûne et la prière, notre premier exercice
s:ra la pénitence et la mortification des sens. Ne l'abandonnons
jamais, ne nous lassons jamais d'y revenir. Bientôt, le démon
nous dira : Vous êtes fils de Dieu ; vous avez fait de grands progrès
dans la vertu : ces jeûnes et ces austérités ne sont plus pour vous ;
laissez-les aux pécheurs. De ces choses dures, passez à des
choses plus douces ; de ces pierres, faites du pain.
3° S'il ne nous vainc pas dans ce premier combat , qui est
celui de la concupiscence de la chair, notre ennemi peut encore
employer contre nous l'orgueil de la vie et la concupiscence des
yeux. Il se servira de notre propre triomphe -, il nous fera croire
que nous sommes arrives à quelque haut degré de vertu. 11 nous
placera sur le pinacle du Temple. 11 nous tentera de cette tenta-
tion terrible, à laquelle il a lui-même succombé dans les splen-
deurs des cieux, et qui le jeta des sphères célestes au plus profond
de l'enfer. Alors même, dans un si grand danger, l'âme fidèle
possède encore la force de la résistance. Satan, qui veut la perdre
peut, il est vrai, la persuader ; mais, ainsi que le remarquent sur
ce passage tous les Pères, il ne peut la précipiter, à moins
qu'elle n'y consente, à moins qu'elle ne veuille se jeter elle*
02 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
même dans l'abîme ! Il est obligé de lui dire : « Jetez-vous en bas, »
perdez-vous vous môme ! Et, c'est là l'aveu de son impuissance.
Que le chrétien repousse donc les louanges que le démon lui
donne-, qu'il considère combien elle est menteuse, cette bouche
hérétique, qui corrompt le sens des Écritures, les citant à faux:
il sortira vainqueur de cette tentation de l'orgueil. Vainement
alors, l'esprit méchant lui fera voir les honneurs et les plaisirs
du monde, et les lui offrira comme récompense de son apostasie.
Le serviteur de Dieu restera ferme et ne tombera point. Il sait que
ces choses passent en un instant, comme la vision qui passa
sous les yeux du Sauveur. Il déplorera la misère de l'ambitieux
qui ne songe qu'à posséder de grands biens, à s'élever très haut
dans l'estime des hommes, et qui ne peut acheter ses grandeurs
et ses richesses que par son propre abaissement; car, dit Satan,
ces choses seront à vous, si, tombant, vous m'adorez. Tomber,
s'abaisser, voilà la route par laquelle on parvient au faîte des
gloires humaines! Voyez encore: c'est le roi du néant, qui
promet la richesse, la force et la gloire. N'est-ce pas le comble de
la folie d'attendre de lui ces choses qui ne sont qu'au Seigneur?
Et cependant, suivant la pensée de S. Grégoire VII, c'est ce que
disent les princes temporels, qui ne peuvent compter sur le jour
de demain, et cette monarchie spirituelle fondée sur des pro-
messes éternelles: Nous vous donnerons, lui disent-ils, la puis-
sance, l'honneur, les biens de toute sorte, si vous reconnaissez
voire suprématie, si vous faites de nous votre Dieu, si, tombant
à nos pieds, vous nous adorez !
0 Jésus, accordez-nous, à nous et à nos frères, de vous suivre
au désert , durant cette sainte quarantaine ! Faites que nous y
jeûnions du vice; que nous y soyons affamés de la vertu; que
nous y mettions Satan en fuite et que parla nous méritions d'être
admis dès ce monde au nombre de ces anges bienheureux qui
s'approchaient de vous et vous servaient 1
IImô DIMANCHE DE CARÊME
Sommaire. — f. Ce que représentent les trois disciples. — 2. Conduits sur le Thabor.
— 3. Le mode de la Transfiguration. — 4. Les symboles de la face et des vêtements
du Sauveur transfiguré. - 5. Moïse et Elie s'entretiennent avec Jésus. — 6. La pro-
position de Pierre commentée par S. Jean Chrysostôme. — 7. La voix qui sort de la
nuée lumineuse. - 8. Jésus seul. — 9. Les deux régénérations de l'homme figurées
par le baptême et par la transfiguration de Jésus-Christ. — 10. Le sens mystique.—
11. Défense de Jésus aux trois témoins. — Prière.
I. — Lorsque le Sauveur opéra le prodige, dont nous allons
étudier le récit, jl venait déparier à ses apôtres de ses souffrances
IImo DIMANCHE DE CARÊME 63
futures et des humiliations du Calvaire. Mais, la croix mène au
ciel et l'épreuve à la récompense. Aussi, après leur avoir annoncé
tout ce que le Fils de l'Homme aurait bientôt à souffrir à Jéru-
salem, Jésus prit avec lui Pierre, Jacques et Jean son frère. Pierre,
Jacques et Jean sont les témoins choisis du Seigneur ; ils vont
voir sur le Thabor la gloire de Dieu, parce que, un jour, au
Jardin des Olives, ils verront la faiblesse de l'homme, et ils pour-
ront ainsi dire en toute vérité , en parlant du Verbe fait chair :
« Nous racontons ce que nous avons vu du Verbe de vie. »
Considérés par rapport à l'homme, ces trois disciples figurent
la foi, l'espérance et la charité, que l'âme doit prendre avec elle
pour gravir la montagne des vertus.
Considéré par rapport à l'Église, Jacques représente les hommes
de la vie active, Jean les contemplatifs, et Pierre l'ordre apos-
tolique , qui doit tenir de l'un et de l'autre.
II. — Jésus donc les conduisit à V écart , dans un lieu désert et
solitaire, pour nous faire entendre que, si nous voulons parti-
ciper à la gloire de sa Résurrection, nous devons nous arracher
à la société des méchants et aux embarras du siècle.
Il les conduisit sur une montagne , et non dans une vallée, car,
l'on ne peut mériter de le voir et de jouir de sa félicité, si l'on ne
détache de la terre ses propres pensées et ses affections, pour
les porter vers le ciel où l'on doit vivre en esprit.
La montagne sainte, sur laquelle le Sauveur mena ses disci-
ples, se nommait, d'après la tradition, le Thabor, nom qui signifie
« approche ou manifestation de la lumière ».
III. — Tandis que Jésus priait, avec ses apôtres, \\Jut transfi-
guré en leur présence : son visage devint brillant comme le soleil , et
ses vêtements devinrent blancs comme la neige, blancs comme aucun
foulon ne pourrait le faire sur cette terre.
L'apparence du visage du Sauveur fut changée, dit l'Evangé-
liste. La vérité de l'humanité resta, la splendeur de la divinité y
fut ajoutée. Alors, ce visage divin brilla sans doute d'un éclat
supérieur à celui du soleil ; mais, les expressions manquant à la
langue humaine, l'historien sacré a dû se contenter de le com-
parer à l'astre, qui, dans la création, est la moins faible image
de la gloire de Dieu. Néanmoins, observe S. Léon, le Seigneur
ne prit que la ressemblance et non la qualité de la lumière
céleste , car, dit ce grand Pape, les disciples, encore revêtus de
leurs corps mortels, n'auraient pu supporter cette vue ineffable
et inaccessible de la divinité, dont la jouissance est réservée pour
la vie éternelle à ceux qui ont le cœur pur.
IV. — Cet éclat rayonnant de la face de Jésus-Christ signifie
l'éclat dont sera environne, au jour de la Résurrection, le Christ,
64 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
chef de l'Église , source de la lumière ; tandis que la blancheur
de ses vêtements, comparée à celle de la neige, signifie la
lumière dont seront revêtus les saints, corps de l'Église, à qui il
suffit d'être purs et éclairés, mais qui n'illuminent point par
eux-mêmes. Des saints en effet, il a été dit, par la bouche
d'Isaïe : « 0 Jérusalem, vous en serez revêtue comme d'un habit
précieux ! » La pureté de ce vêtement de l'Église surpasse tout
ce que le plus habile ouvrier saurait faire sur cette terre ; car, il
n'est nulle doctrine, nulle science humaine qui puisse purifier
les âmes, comme le fait le tout puissant et tout miséricordieux
ouvrier, qui a dit : « Quand même vos péchés seraient rouges
comme la pourpre, je vous rendrais semblables à la neige:»
celui vers qui les cœurs pénitents crient : « Lavez-moi et je serai
plus pur que la neige ! »
V. — En même temps, ils virent paraître Moïse et Elie, qui s'entre-
tenaient avec lui. Ils parurent dans la gloire, et ils parlaient de cet
excès auquel Jésus devait arriver dans Jérusalem.
Moïse et Elie s'entretenaient de l'excès de Jésus. Ils parlaient
de sa Passion, excès de douleur, d'humilité et d'amour. Ils se
se réjoussaient de voir accompli ce mystère de l'Incarnation, qui
avait fait toute leur confiance, et d'adorer cette sainte humanité,
objet de tous leurs ardents désirs. 0 mon maître! disait Moïse,
j'ai figuré votre Passion par le sacrifice de l'Agneau Pascal ; et
Elie: Quand j'ai ressuscité le fils de la veuve, c'était parla vertu
de votre résurrection glorieuse. Moïse représentait auprès de Jésus
les morts qui seront rappelés à la vie au jour du dernier avène-
ment, et Elie représentait ceux que ce moment terrible trouvera
vivants encore. L'un représentait la loi, l'autre les prophètes, et
tous deux rendaient témoignage à celui qui a accompli la loi et
les prophéties. Les saints Patriarches se réjouissaient aussi non
seulement d'adorer le Christ, mais encore de voir auprès de lui
Pierre, le pontife de la nouvelle alliance, Jacques, prémice des
martyrs parmi les apôtres, et Jean, chef de ceux qui sont restés
vierges et qui pour cela auront le privilège de suivre l'agneau
partout où il ira.
VI. — Pierre et ceux qui étaient avec lui étaient accablés de
sommeil. En s'éveillant, ils virent la gloire de Jésus et les deux
personnes qui étaient avec lui. Alors, comme Moïse et Elie le
quittaient, Pierre dit à Jésus: Seigneur, nous sommes bien ici : voulez-
vous que nous y dressions trois tentes, une pour vous, une pour Moïse
et une pour Elie? Pierre, ajoute l'historien sacré, ne savait ce qu'il
disait, car lui et les deux apôtres étaient remplis de frayeur.
Nous empruntons le commentaire que fait à ce propos S. Jean
Chrysostôme.
IImo DIMANCHE DE CARÊME 65
Pierre, dit ce grand docteur, était le plus fervent des disciples
de Jésus. Plus que tous les autres, il avait été effrayé par la pré-
diction des souffrances et de la mort du Sauveur; mais, comme
le Seigneur l'avait déjà repris à ce sujet, il n'osait plus main-
tenant exprimer tout haut ses craintes, et, voyant Jésus au milieu
de sa gloire, dans la compagnie des saints et bien loin de ses
ennemis, il se contente dédire: Seigneur, restons ici; restons
dans la paix et la solitude. Car, tout ce qu'il faut à Pierre, c'est la
sûreté de son maître; il ne songe point à lui-même, il ne veut
dresser de tente que pour Jésus, pour Moïse et pour Elie. 0 Pierre,
vos paroles sont sans doute la marque de votre amour ; mais elles
sont insensées et vous ne savez vraiment ce que vous dites.
Ebloui par une image de la gloire éternelle , par la vision de l'huma-
nité transformée de Jésus-Christ, vous voulez rester dans les dou-
ceurs de la contemplation et vous établir pour toujours dans le
désert: vous vous trompez ; non, il vous est pas bon d'être ici.
Vous vous trompez ; vous voulez dans le voyage trouver la
patrie, et vous oubliez que, pour arriver à la vie, il n'est point
d'autre passage ouvert que la mort. La foule des peuples avides
de salut vous appelle, et vous voulez rester à l'écart ! La terre est
couverte de ténèbres, et vous voudriez lui dérober la lumière ! Ne
savez-vous donc pas que la charité ne cherche point son propre
bien, mais celui des autres? Jésus, qui est la voie, s'est lassé a
chercher la brebris égarée, et vous, vous refusez le travail? Non,
pour vous-même, il ne vous est pas bon d'être ici; et, si votre
maître y restait avec vous, jamais la promesse qu'il vous a faite
n'aurait son effet: les clés du ciel ne vous seraient point remises,
car ses portes ne pourraient s'ouvrir. Et d'ailleurs, que songez-
vous à établir trois tentes matérielles, couvertes de feuillages et
de peaux? Ne vous souvenez-vous plus qu'il n'y a qu'un seul
tabernacle, un seul temple, une seule Église, dont vous êtes la
pierre fondamentale, comme aussi vous êtes le pasteur unique
du bienheureux troupeau qui y viendra habiter?
VII. — Comme il parlait encore, une nuée lumineuse les couvrit; et
il en sortit une voix qui dit : Celui-ci est mon Fils bien-aimé, en qui
j'ai mis toutes mes complaisances ; écoute^-le.
1° Lorsque Jéhovah donna à Moïse, sur le mont Sinaï, la loi de
crainte et de rigueur, la montagne, dit l'Écriture, fut couverte
d'une nuée ténébreuse, car alors, il s'agissait de dompter par la
frayeur le peuple grossier des Hébreux. Ici c'est encore une nuée,
mais une nuée lumineuse, car il s'agit d'éclairer le peuple docile
des chrétiens. Mais, c'est toujours une nuée, une ombre, un
voile, parce qu'à des yeux mortels Dieu ne peut se montrer tel
qu'il est, et parce que nos connaissances les plus complètes,
11' NEUF.
66 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
acquises même au jour de la foi, ne sont et ne peuvent être que
mêlées d'ignorance et d'ombre.
2° La voix disait: « Celui-ci est mon Fils bien-aiméi » Que Pierre
ne craigne donc point et qu'il ne s'abandonne pas à une inquiète
sollicitude. Jésus est le Fils de Dieu, son Fils bien-aimé. L'apôtre
ne saurait l'aimer plus que ne l'aime le Père. Qu'il en laisse
donc disposer à la sagesse et à la puissance infinie.
3° « Ecoutez-le l » Ecoutez-le, lui seul, parce qu'il est la vérité ;
cherchez-le, parce qu'il est la vie; suivez-le, parce qu'il est la
voie. Les figures de la loi et les ombres des prophéties doivent
disparaître. Ne regardez plus que la lumière de l'Évangile I
Heureux les apôtres d'avoir entendu la voix et d'avoir vu la
lumière. Si nous obéissons à la voix, nous arriverons à la
lumière.
VIII. — A ces paroles, les disciples tombèrent le visage contre terre,
et furent saisis d'une grande frayeur. Mais Jésus, s' approchant , les
toucha et leur dit : Leve\-vous , et ne craigne^ point. Levant alors les
yeux , ils ne virent plus que Jésus seul.
La chute des apôtres contre terre est l'image de la mort, cette
chute dernière que Dieu prédit à l'homme pécheur, en lui disant:
« Tu es terre, et tu retourneras à la terre. » Après la mort aussi,
les élus se relèveront à l'appel de Jésus, et ceux qui s'étaient
endormis pleins de crainte dans le sommeil de la mort ouvrant
les yeux aux clartés éternelles, n'apercevront plus les vaines
apparences de cette terre. Ils ne verront plus qu'une chose: Jésus,
leur Sauveur '
IX. — Il y a pour l'homme deux régénérations : celle de l'âme
et celle du corps. Une de ces régénérations s'accomplit en cette
vie : c'est celle de l'âme -, elle est opérée par le baptême. L'autre,
qui est celle du corps, s'accomplit à la fin des siècles par la glo-
rieuse résurrection. Nous voyons, dans l'Évangile, les types de
l'une et de l'autre : le type de la première dans le baptême du
Sauveur, le type de la seconde dans sa transfiguration. — Dans
le baptême de Jésus-Christ, se trouve l'opération de la très sainte
Trinité : le Fils incarné est baigné dans les eaux ; la voix du Père
se fait entendre; l'Esprit paraît sous la forme de la colombe.
Dans la transfiguration, le Fils est entouré de gloire ; la voix du
Père est la même ; l'Esprit se révèle comme un nuage éclatant. —
Dans le baptême, nulle splendeur : l'œuvre qui s'accomplit là
est tout intérieure et spirituelle. Dans la transfiguration, l'ap-
pareil de la majesté divine : à la résurrection dernière, la création
matérielle elle-même sera glorifiée. — Dans le baptême , l'Esprit
est sous la forme de la colombe, car il y donne aux chrétiens
l'innocence et la simplicité ; dans la transfiguration, il est sous
IÏ"10 DIMANCHE DE CAREME 67
la forme d'un nuage éclatant, car il donne aux élus rafraîchisse-
ment et lumière.
X. — Pour nous, qui voulons arriver sur le Thabor où se mani
feste la gloire, prenons avec nous de fidèles compagnes : l'espé-
rance , la foi et la charité. — Montons et prions. On ne parvient à
la vie céleste que par l'ascension difficile, qui, du fond de la
vallée des larmes, se fait de vertus en vertus et par la pratique
de la prière. — Dans la fervente oraison, Jésus se transfigurera
devant nous, et sa face divine, où nous n'avons vu que la trace
des larmes et du sang, rayonnera et nous comblera des plus
ineffables délices. — Là , nous verrons Jésus dans la compagnie
de tous les saints ; là nous l'entretiendrons de cet excès d'amour
qu'il a eu pour nous. — Assurément, il nous sera doux d'habiter
sur la sainte montagne : et plus d'une fois nous lui dirons : Il fait
bon ici ! Ne nous y arrêtons pas trop cependant , et songeons
que le Seigneur n'y monta que pour y parler de sa mort et de ses
souffrances. Nous aussi, nous devons descendre sur la terre pour
y souffrir, et nous serions insensés si nous voulions comme
Pierre nous reposer toujours dans la quiétude et la contemplation.
— La voix du ciel nous l'ordonne : écoutons et suivons Jésus.
Suivons-le jusqu'au moment où nous tomberons la face contre
terre, où nous reviendrons à cette poussière dont nous avons été
formés. Alors même, ne craignons pas ! il viendra à nous par
la miséricorde , et celui qui nous a tirés du sommeil de l'igno-
rance ne nous abandonnera pas au sommeil de la mort. Il nous
touchera , et , en nous touchant , il nous ressuscitera ! 0 réveil
délicieux et désirable! ô moment sublime où, levant les yeux
vers l'éternité et regardant de toute part , regardant notre corps
que nous avons laissé en pourriture, regardant cette terre où
tant de choses vaines nous avaient déçus, nous ne verrons plus
rien qui nous afflige, nous trouble ou nous tente, nous ne verrons
que Jésus, Jésus avec nous pour toujours !
XI. — Comme ils descendaient de la montagne, il leur dit : Ne parle^
à personne de ce que vous vene^ de voir , jusqu'à ce que le fils de
l'homme soit ressuscité d'entre les morts. Cachons avec soin, tant
que nous sommes sur la terre , tout ce qui peut contribuer à notre
propre gloire et nous attirer les louanges des autres.
O Jésus , Rédempteur de ceux qui étaient perdus et Sauveur de
ceux qui ont été rachetés, doux repos et rafraîchissement délicieux
de l'âme éplorée qui court après vous , donnez-moi de repousser
et d'oublier toute satisfaction étrangère, afin que. je mérite de
jouir de votre ineffable suavité. Je vous en supplie, vienne le
temps où je contemplerai sans voile ce que j'aperçois maintenant
à travers les nuages de la foi, où je posséderai sans crainte de le
68 Homélies sur les évangiles
perdre ce que j'espère ici-bas et ce que je salue dans le lointain
de l'avenir, où j'embrasserai et où j'étreindrai, avec toute l'af-
fection et l'expansion de mon âme , ce que je considère selon la
mesure de mes forces et de mes facultés, où je serai comme
abîmé dans l'océan de votre splendeur éternelle ! Amen.
IIP* DIMANCHE DE CARÊME
Sommaire.— 1. Le possédé aveugle et muet, image du pécheur. — 2. L'admiration du
peup:e. -r- 3. La jalousie des scribes et des pharisiens. — 4. Le premier raisonnement
du Sauveur contre ses détracteurs. — 5. Le second raisonnement. — 6. La conclu-
sion. — 7. Les trois raisons qui démontrent que le Christ ne saurait être le ministre
deBéelzébuth. —8. La parabole du fort armé appliquée aux Juifs et aux pécheurs.
— 9. La confession de foi de sainte Marcelle. — 10. La réplique du Sauveur. — Prière.
I. — Jésus chassa un démon du corps d'un muet, et aussitôt qu'il eut
chassé ce démon, le muet parla. Ce muet était aussi aveugle. Mu-
tisme et cécité n'étaient dans cet homme que l'effet de la passion
diabolique: aussi, dès que le démon eut été chassé de lui, il vit
et parla.
Ainsi, dit S. Jérôme, trois miracles s'opèrent à la fois en ce
même homme: il était aveugle et il voit, il était muet et il parle,
il était possédé et il est délivré. Ces miracles se renouvellent
chaque jour spirituellement en faveur des pécheurs. Lorsqu'un
d'eux se convertit, le démon est expulsé de son cœur dont il
s'était rendu maître, il reçoit aussitôt la lumière de la foi et il
publie les louanges du Seigneur. En effet, selon la doctrine de
S. Augustin, le pécheur est tout à la fois possédé, aveugle et
muet : possédé, puisque, au lieu de croire à Dieu, il se soumet
à Satan; aveugle et muet, puisqu'il ne reconnaît pas et ne con-
fesse pas la véritable foi, ou bien ne rend pas gloire à Dieu.
II. — Et le peuple fut dans Vétonnement. Les hommes simples
admiraient la puissance divine en Jésus-Christ. « N'est-ce pas là,
demandaient-ils, le fils de David?» Oui, assurément, c'est là le
Messie qui nous a été promis comme devant naître de la race de
ce prince. Mais, au contraire, les scribes et les pharisiens, les
lettrés et les grands, sont jaloux et indignés d'entendre le peu-
ple, poussé par l'évidence du fait, proclamer que Jésus est le
Christ.
III. — Aussi, Pévangéliste fait-il bientôt cette restriction : Néan-
moins, quelques uns disaient : C'est par Bcel^ébuth, prince des démons,
au il. chasse les démons. Ils blasphémaient ainsi contre le Saint-
IIIme DIMANCHE DE CARÊME 69
Esprit, auquel il appartient de chasser les démons et de guérir
les hommes. Ne pouvant nier le prodige, ils le décriaient. « L'en-
vieux s'inquiète peu de savoir si ce qu'il dit est vrai , pourvu
qu'il soit nuisible aux autres. » C'est une remarque de S. Chry-
sostôme. D'autres, pour le tenter, lui demandèrent d'opérer un
prodige dans le ciel , se réservant d'ailleurs de l'interpréter mali-
gnement comme le prodige opéré sur la terre.
IV. — Mais, Jésus, connaissant leurs pensées , leur donna une
nouvelle preuve évidente de sa divinité, car il n'appartient qu'à
la divinité de pénétrer le secret des cœurs, et il leur fit ce premier
raisonnement : Si c'est par la vertu du démon que je chasse les
démons eux-mêmes, il s'ensuit qu'ils sont divisés et que dès
lors leur puissance ne saurait subsister longtemps; il s'ensuit
de plus que le Messie est arrivé, car c'est lui qui, à son avène-
ment, doit anéantir le pouvoir du démon. C'est pourquoi il leur
dit: Tout royaume divisé contre lui-même par les dissensions vio-
lentes de ses princes sera détruit, et toute ville OU maison divisée
contre elle-même par l'opposition de volontés entre les habitants ne
subsistera pas et tombera en ruines. Si donc , continue le Sauveur,
Satan, par mon intermédiaire et sur mon ordre, chasse Satan, il
s'ensuit que Satan est divisé contre lui-même, et comment son
royaume pourra-t-il subsister? Cependant , vous dites que c'est par
Béel\ébuth que je chasse les démons.
V. — Jésus réfute encore les pharisiens par cet autre raisonne-
ment : Je chasse les démons par la même puissance que vos
enfants; or, d'après votre aveu, ils ne chassent point les démons
parla puissance des démons; donc, ni moi non plus. Si c'est par
Béel\ébulh que je chasse les démons, par qui vos enfants, les exor-
cistes juifs et les apôtres qui me suivent, le chassent-ils? Vous
calomniez en moi ce que vous approuvez en eux , c'est pour cela
qu'ils seront eux-mêmes vos juges, et ils vous convaincront de
mensonge.
VI. — Après cette double réfutation de l'erreur pharisaïque,
Jésus conclut et établit la vérité : Si ce n'est point par la puissance
du démon qu'il chasse les démons, il s'ensuit nécessairement que
c'est par la puissance divine : pas de milieu. Mais si c'est par le
doigt, l'esprit qui est la puissance et comme le doigt de Dieu, que
je chasse les démons, il s'ensuit que je renverse le royaume de
Satan , d'après les principes déjà énoncés, et comme renverser
celui-ci , c'est introduire le contraire, il est évident et certain que
le royaume de Dieu est venu parmi vous , et le règne de Satan
va finir.
VII. — Après avoir démontré que le démon ne neut être l'auteur
70 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
de ce miracle, Jésus donne encore diverses raisons pour prouver
qu'il n'est pas lui-même le ministre de Satan.
Première raison: Le ministre n'est pas plus puissant que son
maître; or, le Christ est plus puissant que le démon ; il n'est
donc pas son ministre. Lorsqu'un homme fort et bien armé garde
sa maison, tout ce qu'il possède est en sûreté. Le démon, par l'éten-
due des biens naturels dont le Créateur l'a doté, est cet homme
fort, dont Job a dit que « nulle puissance sur la terre ne peut lui
être comparée. » Ses armes sont tous les artifices des esprits
malins avec toutes les espèces cle péchés. Sa maison, sa cour, c'est
le monde où il domina jusqu'à l'avènement du Sauveur. Mais, s'il
en survient un autre plus fort que lui, si le Christ descend du ciel >
qui le renverse, il dévoilera ses ruses, et dès lors lui enlèvera
toutes ses armes dans lesquelles il mettait sa confiance, et il partagera
ses dépouilles , les hommes qu'il avait obsédés ou séduits, en
employant les pécheurs convertis au service de Dieu, en leur
assignant divers ministères et diverses places dans l'Eglise.
Seconde raison: Le maître et le serviteur doivent s'unir dans
une même volonté ; or, le Christ et Satan agissent sous l'empire
de volontés opposées; donc, le premier n'est pas le ministre du
second. C'est pourquoi le Sauveur ajoute : Celui qui nêst point
avec moi dans l'unique volonté de faire le bien est contre moi. Or,
c'est ce qui a lieu ici : Satan désire la perte des âmes dont le
Christ poursuit le salut.
Troisième raison : Les œuvres du maître et celles du ministre
doivent être semblables; or, les actions du Christ sont toutes
différentes de celles de Satan; donc , encore une fois, Jésus n'est
pas le ministre du démon. Celui qui n amasse point avec moi dans
l'unité de la foi, dans le sein de l'Eglise, dans le bercail du ciel,
dissipe au lieu d'amasser : c'est un loup dans la bergerie. Le
Christ rassemble ce que Satan disperse. Leurs volontés sont
tout opposées. Ils sont donc ennemis.
VIII. — Lorsque l'esprit immonde, continue le Sauveur, est sorti
d'un homme, il parcourt des lieux arides, cherchant du repos, et il
n'en trouve point ; il dit alors: Je retournerai dans ma maison d'où je
suis sorti. Il y revient et la trouve nettoyée et ornée. Aussitôt il va
prendre sept autres esprits plus méchants que lui; ils entrent dans
cette maison, ils y demeurent , et le dernier état de cet homme devient
pire que le premier .
Cette parabole s'applique aux Juifs et aux pécheurs.
1° D'abord aux Juifs. Ils avaient été délivrés, par la loi, de la
tyrannie du démon ; ils avaient rejeté le culte des idoles et ado-
raient un seul Dieu. L'ennemi, chassé de la nation choisie, s'était
retiré dans les lieux arides, c'est-à-dire chez les Gentils. Il n'v
IIImo DIMANCHE DE CARÊME 7Ï
trouva pas la domination tranquille qu'il espérait, il ne les pos-
séda pas en paix pour l'éternité ; il en fut chassé par la prédica-
tion des apôtres. Je reviendrai, dit-il alors, dans ma maison,
chez ce peuple juif que j'ai quitte autrefois; cette maison est
« vide, » car cette nation n'observe plus que de vains préceptes,
dont elle n'a pas gardé le sens; elle est vide, car elle n'a pas
reçu celui qui voulait en faire son tabernacle et le lieu de son
repos. L'ennemi prend donc avec lui la multitude des démons;
il revient, et le second état de ce peuple est pire que le premier.
11 avait péché avant Moïse par ignorance, chez les Egyptiens par
la contagion du mauvais exemple, dans le désert par peur et par
faiblesse. Après 'la venue du Christ qu'il rejette, il pèche par
opiniâtreté, par endurcissement, par malice, seul révolté au
milieu des générations dociles des chrétiens. Son plus grand
crime avait été autrefois de sacrifier ses enfants aux idoles; il
l'a bien surpassé maintenant, car il a immolé et il immole cha-
que jour par sa haine le Fils de Dieu.
2° Cette parabole peut également s'appliquer à tout chrétien qui
retombe dans le péché après en avoir obtenu le pardon par lo
baptême ou la pénitence.
D'abord, le démon « sort de l'homme » qui renonce à ses pom-
pes et à ses œuvres au baptême, ou qui se purifie au saint tri-
bunal par la confession et la communion, en se proposant de ne
plus retomber. Chassé de cette âme qu'il possédait, Satan « erre
dans les lieux secs et arides, » c'est-à-dire, essaie de pénétrer
dans les cœurs des justes où les germes de la concupiscence
sont stériles et semblent morts. Mais, « il n'y trouve point à se
reposer », parce que, malgré ses suggestions voluptueuses, il
ne réussit point à séduire les fidèles affermis par la grâce divine.
Alors, « il tente de retourner dans sa première demeure, » car
l'âme du pécheur est le repaire de Satan, comme l'âme du juste
est le temple vivant du Très Haut. « 11 la trouve vide » de bonnes
œuvres par la négligence, « nettoyée» de ses anciennes souil-
lures et « parée » de vertus spécieuses qui au fond ne sont point
solides. « Aussitôt il va prendre sept autres esprits plus méchants
que lui, » c'est-à-dire, il ramène toutes les habitudes dépravées,
plus nuisibles que lui-même à cette âme, car, lui ne fait que
suggérer le mal , tandis qu'elles inclinent avec une certaine vio-
lence à le commettre. « Ainsi introduits, tous les vices restent»
dans cette âme languissante et dépouillée, qui devient le repaire
d'autant de démons, car on croit qu'un démon préside à chaque
vice en particulier. « Alors, le dernier état de cet homme devient
pire que le premier, » parce que les crimes commis après le
baptême ou la pénitence sont plus graves qu'auparavant, car
l'ingratitude rend plus coupable celui qui foule aux pieds les
72 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
dons et les grâces qu'il a reçus de la bonté divine. D'ailleurs,
comme il est plus difficile de guérir une blessure rouverte et réen-
venimée, il est aussi plus malaisé d'obtenir le pardon des rechutes.
IX. — Au moment où il disait ces choses, une femme du peuple,
simple, pauvre et obscure, éleva la voix du milieu du peuple , et,
au milieu de la foule, elle osa proclamer les louanges du
Sauveur. On rapporte que c'était sainte Marcelle, servante de
sainte Marthe.
Ne pouvant supporter plus longtemps les blasphèmes vomis
contre la personne sacrée de Jésus-Christ , elle s'empressa de
réfuter les outrages de ses compatriotes en faisant l'éloge du fils
et de la mère qui l'avait conçu et enfanté miraculeusement.
Transportée d'admiration, elle leur dit: Heureuses les entrailles
qui vous ont porté, et les mamelles qui vous ont allaité! Cette femme,
inspirée du Ciel, oublie la réserve imposée à celles de son sexe
parles mœurs des Juifs, et elle réfute d'avance tous les héré-
tiques qui attaquent ou attaqueront la maternité divine de Marie.
« Et nous aussi, s'écrie un pieux interprète, élevons la voix avec
l'Eglise catholique dont cette femme fut le type; élevons égale-
ment notre âme du milieu de la foule, du tumulte et du fracas
de ce bas monde , en répétant à la gloire du Sauveur les paroles
de cette femme d'Israël. »
X. — Pour relever encore davantage la gloire et la félicité de sa
divine mère, comme aussi pour louer la foi et la dévotion de
cette femme courageuse qui venait de lui rendre un éclatant
hommage. Jésus confirma la religieuse déclaration de celle-ci,
quand il reprit: Heureux plutôt ceux qui écoutent la parole de Dieu
et qui la pratiquent? Assurément, ô femme, vous avez dit la
vérité. Ma mère est bienheureuse de m'avoir porté dans son
chaste sein et nourri de sa virginale substance , mais , elle l'est
bien davantage d'avoir cru et pratiqué la parole de Dieu , puisque,
sans cette soumission intérieure et extérieure de l'esprit et de la
volonté, elle n'aurait pu devenir ma mère ni la plus heureuse
des créatures. « Désirez-vous donc posséder le bonheur de Marie,
nous dit un commentateur, aimez à entendre et tâchez de pra-
tiquer cette parole divine, alors vous serez heureux, car, qui-
conque se plaît à l'écouter conçoit Jésus-Christ, et quiconque
s'efforce de l'accomplir enfante son Sauveur ; il porte ainsi dans
son âme celui que Marie a porté dans son sein. »
Seigneur Jésus, donnez-moi d'écouter et de garder votre divine
parole, en la recevant avec foi et en l'accomplissant avec soin;
faites que j'en porte le souvenir continuel dans mon esprit et que
j'en nourrisse l'amour de plus en plus fort dans mon cœur, pour
participer au bonheur de votre divine mère.
lVm0 DIMANCHE DE CARÊME 73
IVmo DIMANCHE DE CAREME
Sommaire. — i. Jésus s'enfuit vers la montagne, où la foule le suit. — 2. Le récif
littéral du miracle. — 3. Le sens allégorique. — 4. Le sens moral. — 5. L'admiration
reconnaissante du peuple. — 6. Pourquoi Jésus s'enfuit seul. — Prière.
I# — Jésus, voulant nous apprendre à nous sou3traire au
tumulte des affaires et du monde, s'en alla au delà de la mer de
Galilée, qui est le lac de Tibériade , pour y donne* ses instructions
aux Apôtres. Et il était suivi , non par les grands qui cherchaient
au contraire à le mettre à mort, mais d'une grande foule de peuple,
charmée de sa bonté, avide de le voir et de l'entendre, et aussi
attirée par les miracles qu'il faisait en faveur des malades. Voulant
éprouver la foi des croyants et leur fournir l'occasion de se mani-
fester, il se retira sur une montagne , où il s'assit avec ses disciples.
IL — Or, la Pâque, qui est la grande fête des Juifs, était proche.
C'est pourquoi l'Église a choisi, aux abords de la Pâque des
Chrétiens, cet Évangile qui renferme tant de leçons pour la célé-
bration de la Pâque catholique.
Jésus donc, ayant levé les yeux, et apercevant cette grande multi-
tude qui était venue à lui, fut touché de compassion, il interrompit
son entretien avec les Apôtres, et il dit à Philippe, parce que cet
apôtre avait plus besoin d'enseignement : Où achèterons-nous asse^
de pain pour donner à manger à tout ce peuple? Mais , observe
l'Évangéliste, il parlait ainsi pour l'éprouver, car il savait bien ce
qu'il devait faire. Philippe, ne pénétrant pas la pensée du Maître,
lui repondit : Quand on aurait pour deux cents deniers de pain , cela
ne suffirait pas pour en donner à chacun un petit morceau. Un autre
de ses disciples, André, frère de Simon-Pierre, lui dit : Il y a ici un
enfant qui a cinq pains d'orge et deux poissons. Par conséquent, les
disciples eux-mêmes, préoccupés de recueillir la nourriture
spirituelle de la bouche du Seigneur, n'avaient point songé à
préparer pour eux la nourriture corporelle. Pour douze qu'ils
étaient, ils n'avaient en tout, grâce à l'enfant qui l'avait apportée,
qu'une provision de cinq pains grossiers et de deux poissons. Mais,
ajoute André, qu'est-ce que cela pour tant de monde? Jésus lui dit :
Faites-les asseoir. Aussitôt, sans se préoccuper de leur propre
subsistance , ils obéissent. Or, il y avait là beaucoup d'herbe, et ils
s'y assirent au nombre de cinq mille hommes, sans compter les
femmes et les enfants. Ces foules se disposent par bandes, commo
pour se mettre à table. Quelle foi ! Se seraient-ils ainsi ass?3
pour manger, s'ils n'avaient compté sur un prodige? Jésus prit
donc les cinq pains et les poissons dans ses mains divines, pour
en opérer la multiplication prodigieuse par son simple attouché-
74 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
ment. Puis, il se met en prières, et, après avoir rendu grâces, pour
nous apprendre à remercier le Seigneur, avant de prendre notre
réfection corporelle ou spirituelle, il bénit les pains, et il les dis-
tribua à ceux qui étaient assis; il leur donna de même des deux pois-
sons , qu'il avait également bénis, autant qu'ils en voulaient.
C'était une figure de la réfection céleste, qui satisfait pleine-
ment les désirs des saints, et, quand ils furent rassasiés, il dit à
ses disciples : Ramasse^ les morceaux qui restent , afin que rien ne se
perde, car ils devaient être recueillis, pour subvenir aux besoins
des indigents, contrairement à ce que faisait le mauvais riche,
qui abandonnait les restes de sa table aux chiens et non aux
pauvres. Selon l'ordre du Maître, les disciples se mirent à recher-
cher ces restes, ils les ramassèrent et emplirent dou\e corbeilles des
morceaux qui étaient restés des cinq pains d'orge, après que tous en
eurent mangé. Ainsi, chaque apôtre put rapporter sa eorbeille,
comme preuve sensible d'une multiplication prodigieuse. Cette
divine prodigalité, dépassant si fort les besoins du peuple, prouve
manifestement, selon S. Cyrille, que les œuvres de charité
envers le prochain obtiennent de Dieu une récompense abondante.
III. — Arrêtons-nous là pour pénétrer, à la suite de S. Augustin,
dans la signification des mystères cachés sous les détails de ce
grand miracle.
1° La multitude qui suit Jésus représente la foule des Gentils
ignorants, dont l'intelligence, affamée de vérité, ne trouvait nulle
part cette céleste nourriture.
2° Les apôtres nous figurent les docteurs Juifs, ou encore les
philosophes et les sages de l'antiquité. Leur science ne va pas
jusqu'à savoir qu'ils sont incapables de satisfaire les besoins de
l'âme humaine, et qu'ils n'ont rien à lui donner qui puisse
contenter ses désirs. Que chacun, disent-ils, cherche à se pro-
curer par lui-même la vérité qu'il souhaite! C'est à lui de tra-
vailler pour l'acquérir. Nous ne la possédons nous-mêmes, ni
avec assez d'abondance, ni avec assez de certitude, pour en faire
part aux autres. « Qu'ils s'achètent la nourriture !. . . Où pourrions-
nous acheter tant de pains?. . . »
3° Dans sa miséricorde, le Seigneur les amène à confesser leur
faiblesse: « Donnez-leur, dit-il, vous-mêmes à manger! » Ins-
truisez-les, vous les docteurs de la loi, vous les savants du
siècle ! « Deux cents deniers de pain, repond Philippe, ne suffi-
raient pas, pour que chacun en eût un peu ». Toute la sagesse
mondaine, toutes les études des scribes, toutes les méditations
des philosophes ne sauraient donner à ce peuple la lumière dont
il a besoin.
4° Une fois cet humble aveu de l'imouissance des hommes
IVme DIMANCHE DE CARÊME 75
obtenu, Jésus prit ou plutôt, selon l'expression même du texte
sacré, « reçut » les cinq pains et les deux poissons. — Les cinq
pains, ce sont les cinq livres de la Loi de Moïse. — Les deux
poissons, ce sont les grands commandements de l'amour de Dieu
et de l'amour du prochain , base et commencement de la Loi. —
Jésus les reçoit, c'est-à-dire, comme il le répète souvent, il no
vient point apporter une loi nouvelle en abrogeant la loi ancienne.
Il vient au contraire perfectionner ce qui existait déjà, féconder
la lettre morte; il donne la grâce efficace aux commandements
écrits sur la pierre.
5° Les pains sont d'orge. Sous une grossière enveloppe , l'orge
contient une moelle propre à la nourriture de l'homme, pareille
aux mystères de l'Ancien Testament, dont le sens caché était
difficile à pénétrer.
6° Un enfant porte ces pains, parce que la loi n'amène rien à sa
perfection, et parce que, à côté du chrétien, disciple de l'homme
parfait qui est Jésus-Christ, le Juif n'est qu'un enfant préoccupé
des choses sensibles.
7° Avant de distribuer les pains, Jésus les rompt, afin de
montrer qu'il vient découvrir à tous le sens caché des prophéties
et des rites de la loi; et ces pains, qui suffisaient à peine
pour nourrir un seul petit peuple, bénis par le Sauveur, dis-
tribués par ses apôtres, rassasient abondamment une multitude
immense.
8° Obéissants aux ordres de Jésus transmis par le ministère
des apôtres, la foule s'assied sur l'herbe verte, c'est-à-dire foule
aux pieds les concupiscences de la -hair, puisque toute chair, dit
TÉcriture, est semblable à l'herbe des champs. Elle s'assied dans
le repos de la foi, et c'est à cette condition qu'elle aura part aux
dons célestes. Seigneur Jésus ! s'écrie S. Augustin, que votre mi-
séricorde est grande ! Vous n'attendez pas que ces pauvres âmes
vous demandent leur pain, vous n'exigez pas qu'elles se le
procurent , au prix de grands travaux ! Vous ne leur ordonnez
qu'une chose, de s'asseoir! et vous envoyez vos apôtres, les
ministres de la sainte hiérarchie ecclésiastique, leur offrir les
divers aliments que vos mains glorieuses ont préparés. Les
Chrétiens, fidèles enfants de votre Église, n'ont rien à chercher :
il leur suffît de recavoir des nouveaux Josephs , dont les mains y
comme celles du saint patriarche, sont employées à nourrir un
peuple affamé, viennent au devant d'eux et s'empressent de les
servir. Le pain mystique de la grâce et de la vérité se multiplie
sur leurs lèvres. Le germe céleste tombe dans nos cœurs et y
prend son accroissement par les œuvres du salut. Ah ! puissent
les nations venir et s'asseoir à ce somptueux repas! Plus le
nombre des convives s'accroît , plus l'abondance est grande ; et
76 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
les humbles provisions que portait l'enfant d'Israël , bénies par
Jésus, distribuées par l'Église, nourrissent à jamais les généra-
tions futures.
IV. — Dans le sens moral , par les apôtres il faut entendre les
prêtres et les évoques, et par les cinq pains d'orge les cinq biens
spirituels dont Dieu nourrit l'âme ici-bas.
Comme dans la maison bien réglée d'un père de famille ,
on trouve ordinairement plusieurs sortes de pains, ceux des
pauvres, des domestiques, des enfants, des maîtres, et des amis;
dans l'Eglise, maison de Dieu, il y a aussi plusieurs sortes de
pains, savoir :
1° Le pain de la pénitence et de la componction, ou pain des
serviteurs, dont il est écrit : « Mes larmes ont été mon pain durant
le jour et durant la nuit ; » et encore : « Vous nous nourrissez du
pain des larmes, ô mon Dieu, et vous nous donnez nos pleurs
pour boisson, suivant l'étendue de nos péchés ! » Le prêtre rompt
ce pain au pécheur, lorsqu'il l'exhorte à la contrition et lui
prescrit l'exercice de la pénitence.
2° Le pain de l'indigence et de l'abstinence coupable, ou pain
des pauvres, dont il est dit : « Tu mangeras ton pain à la sueur
de ton front. »
3° Le pain de l'intelligence et de la doctrine, ou pain des enfants,
dont il est dit , dans l'Évangile , qu'il n'est pas bon de le prendre
et de le jeter aux chiens, et dans l'Ecclésiastique : « Le Seigneur
les a nourris du pain de la vie et de l'intelligence. » Les docteurs
de l'Église le distribuent aux fidèles dans leurs sages instructions.
4° Le pain sacramentel ou eucharistique, qui est le pain des
maîtres, dont il est écrit: « Je suis le pain vivant descendu du
ciel. » Il est la nourriture réservée à ceux qui se sont rendus
maîtres de leurs passions et qui ont vaincu la concupiscence.
5° Le pain intérieur de la dévotion et de la ferveur, ou pain des
amis. C'est l'aliment délicieux de la piété que le père de famille
garde à sesbien-aimés, le pain dont il est dit : « Le pain de notre
terre est abondant et délicat ; » et aussi : « Le pain caché est le
plus doux. »
Les deux poissons qui assaisonnent la manducation de ces
pains désignent l'espoir du pardon et l'amour de Dieu, ou bien la
connaissance et l'opération; parce que, sans ce double assaison-
nement , aucun de ces différents pains n'a de saveur.
Bienheureuse l'âme, dans laquelle on trouve ces pains et ces
poissons, de manière que l'on puisse dire d'elle, dans un sens
figuré : « Voici un enfant qui porte cinq pains et deux poissons. »
Ici, l'enfant représente l'âme fidèle qui a conservé ou recouvré
par la pénitence son innocence et sa pureté ; et pour y arriver, il
LE DIMANCHE DE LA PASSION 77
faut posséder les cinq pains : celui qui les possède est vraiment
enfant de l'Évangile.
V. — En face de cette multiplication prodigieuse, que la puis-
sance divine pouvait seule opérer, les hommes devaient recon-
naître que son auteur était Dieu, il en fut ainsi, et tout ce peuple ,
voyant le miracle qu'avait fait Jésus, disait : C'est là vraiment le
prophète qui doit venir dans le monde; c'est-à-dire le Christ lui-
même, dont tous les autres prophètes ne furent que les messagers
et les précurseurs.
VI. — Mais Jésus aussitôt obligea ses disciples de monter sur
la barque, et, pendant qu'ils s'éloignaient, il congédiait la foule,
en lui donnant sa bénédiction. Car, sachant qu'ils devaient venir
pour l'enlever et le faire roi , il voulait, en se séparant de la foule,
se séparer aussi de ses disciples, parmi lesquels on le cher-
cherait. Il méprisait les biens et les honneurs de la terre, et, au
lieu de se laisser acclamer, il s'enfuit et se retire seul sur la mon-
tagne pour prier, réfléchir et s'entretenir avec son Père.
Seigneur, afin que j'élève vers vous seul les regards de mon
cœur, détournez-les des délices de la chair, des richesses de la
terre et de l'ambition du siècle. Que les voluptés charnelles, les
passions temporelles et la gloire mondaine soient pour moi
comme l'herbe sur laquelle vous fîtes asseoir la multitude affa-
mée. Pour rassasier mon âme, sustentez-la, comme de cinq pains
spirituels, par la crainte de vos jugements, l'horreur du péché, la
douleur de la contrition, la honte de la confession et la peine de la
satisfaction; nourrissez-la aussi, comme les deux poissons mys-
tiques , par la fermeté du bon propos et le désir d'une conversion
sincère ou d'une perfection plus grande. Que l'humilité, figurée
par l'enfant de l'Évangile, possède et garde en moi ces aliments
salutaires, pour mériter la vie de la grâce et de la gloire, selon
vos promesses. Amen.
LE DIMANCHE DE LA PASSION
Sommaire. — 1. Qui me convaincra de péché ? — 2. Pourquoi ne me croyez- vous pas ?
— 3. Conclusion que tire le Sauveur contre les Juifs. — 4. Pourquoi les Juifs traitent
Jésus de Samaritain et de possédé du démon- — 5 Jésus prouve qu'il n'est point
possédé. — 6. Récompense de ceux qui gardent la" parole de Jésus-Christ. — 7. Ré-
plique des Juifs réfutée par le Sauveur. — 8. Réponse à cetle objection : « Êtes-vous
plus grand qu'Abraham ?» — 9. Jésus se proclame Dieu. -- 10. Les Juifs veulent le
lapider.— il. Pourquoi Jésus se cache.— 12. Différence dans la conduite du Sauveur
suivant les circonstances. — Prière.
I. — Bien qu'il consentît à souffrir la mort, Jésus , voulant
leur montrer son innocence et leur injustice, disait aux Juifs»
78 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
Qui de vous, qui avez entendu mes prédications et avez été témoins
de mes miracles, me convaincra de péché ? Vous voulez me faire
mourir, montrez-moi par quel crime j'ai mérité la mort-, si vous
ne le pouvez pas, il sera manifeste que vous condamnerez en
moi un innocent. « Admirons ici, dit S. Grégoire, la mansuétude
du Dieu qui, venu sur la terre pour justifier les pécheurs par sa
Vertu suprême, ne dédaigne pas de démontrer par des raisonne-
ments qu'il n'est point un pécheur. »
II. — Si donc, continue le Sauveur, vous ne pouvez me convain-
cre d'aucun péché, pourquoi ne me croye\-vous pas , quand je vous
dis la vérité, en affirmant que je suis le Fils de Dieu?
III. — Puis, voulant signaler lacause de leur incrédulité, Jésus
ajoute: Celui qui est né de Dieu, celui qui est enfant de Dieu parla
foi, la charité et la conformité de volonté , écoute les paroles de Dieu
avec docilité, joie et affection ; mais ceux qui, comme les Juifs,
n'ont ni foi, ni amour, ni soumission, ne peuvent entendre cette
doctrine céleste.
D'après ce principe, en interrogeant sa propre conscience
chacun peut connaître s'il est enfant de Dieu ou s'il est comme
les Juifs, a qui le Sauveur dit, en forme de conclusion : Et vous ne
les écoute^ pas, les paroles de Dieu, parce que vous n'êtes point nés de
Dieu. Vous êtes plutôt les enfants de Satan par la ressemblance
et l'imitation.
IV. — Lorsque les hommes, blâmés de leur conduite ou con-
vaincus d'erreur, ne peuvent se justifier par de bonnes raisons,
ils recourent, pour se venger, aux injures et aux outrages. Ainsi,
les Juifs, contraints de reconnaître qu'ils n'étaient ni enfants
d'Abraham, ni enfants de Dieu, mais bien les fils de Satan, s'irri-
tèrent contre Jésus et lui répondirent : N' avons-nous pas raison de
dire que vous êtes un Samaritain et un possédé ?
1° Quoique Jésus fût Juif de naissance , ses compatriotes l'ap-
pellent « Samaritain, » parce qu'ils détestaient les Samaritains
comme des ennemis usurpateurs de leurs propres terres, des
prévaricateurs qui n'observaient pas toutes les prescriptions
légales et des pécheurs avec qui ils ne communiquaient pas,
trois griefs qu'ils imputaient également au Sauveur.
2° Ils l'appellent « possédé, » soit parce qu'il opérait des mer-
veilles qu'ils attribuaient à la magie, soit parce qu'il pénétrait
dans leurs plus secrètes pensées, soit parce qu'il enseignait des
vérités sublimes qu'ils ne comprenaient point et attribuaient
au démon.
V. — Comme toujours, Jésus-Christ va nous donner l'exemple
4© ia mansuétude et de la patience, en répondant avec douceur
LE DIMANCHE DE LA PASSION 79
à l'injure, confondant ainsi notre amour-propre, qui est si
susceptible.
Des deux accusations dont il est l'objet, Jésus admet l'une taci-
tement et repousse l'autre formellement. Ainsi, il ne nie pas qu'il
soit Samaritain, car ce nom qui signifie « gardien » lui convient
parfaitement sous ce rapport , puisqu'il est notre premier et
notre principal gardien, celui dont il est écrit: « Il ne dort pas
celui qui garde Israël. » Mais, il repousse l'autre qualification.
Jésus reprit : Je ne suis point un possédé ; en effet , celui qui cherche
la gloire de Dieu seul ne saurait être l'instrument de Satan, qui
s'oppose de tout son pouvoir à la gloire due à l'Être Suprême.
Puis, il ajoute : Mais, quant à moi, f honore mon père en manifes-
tant sa puissance par des miracles dont je lui attribue l'opération,
et vous , par vos calomnies, vous me déshonore^, en rapportant au
démon ce que vous devriez attribuer à Dieu.
Autre raison, prouvant qu'il n'est pas possédé. Le démon étant
le roi des orgueilleux, ceux qu'il possède sont orgueilleux et
cherchent comme lui leur propre gloire, en voulant s'élever au
dessus des autres. Pour moi , au contraire, je ne cherche point ma
gloire, comme ces hypocrites qui s'efforcent de paraître ce qu'ils
ne sont pas en réalité. Mais, il y en a un autre qui en prendra soin,
et qui me fera justice. Le Fils de Dieu nous apprenait ainsi à ne
point nous glorifier du bien que nous faisons et avec quelle
patience nous devons supporter les mauvais traitements , nous
abandonnant à Dieu.
VI. — Mais, dit S. Grégoire, plus les méchants redoublent de
perversité , plus nous devons déployer de zèle pour répandre la
parole de Dieu, à l'exemple de Jésus-Ohrist qui, après avoir été
injurié par les Scribes et les Pharisiens , leur communiqua
encore plus abondamment le bienfait de son enseignement. Voilà
pourquoi il ajoute : En vérité , en vérité je vous le dis , si quelqu'un
garde ma parole , non seulement dans son cœur, mais encore
dans sa conduite et par ses œuvres, il ne mourra jamais.
VII. — Cette parole redoubla la rage des Juifs. Ils y virent le
moyen de corroborer leur qualification injurieuse, victorieuse-
ment réfutée par le Sauveur. Les Juifs lui dirent en effet : Nous
voyons bien maintenant que vous êtes un possédé. Abraham est mort ,
et les Prophètes aussi , et vous dites : Celui qui garde ma parole ne
mourra jamais. Êlcs-vous plus grand que notre père Abraham, qui est
mort, et que les Prophètes, qui sont morts aussi ? Qui donc prétendez-
vous être ?
Les Juifs raisonnaient à faux, car ils supposaient que Jésus
avait parlé de la mort du corps, tandis qu'il n'avait parlé que de
la mort de l'âme, de la, mort éternelle.. Aussi, Jésus leur répondit-
80 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
il : Si je me glorifie moi-même, c'est-à-dire si, seul sans mon Père,
comme vous le pensez, je recherche ma gloire personnelle,
contrairement à la règle de la vérité divine, ma gloire alors n'est
rien, elle est vaine et fausse, comme toute gloire humaine et
mondaine. Mais, ma gloire vient de Dieu, auquel je suis consub-
stantiel, car, celui qui me glorifie, c'est mon Père. Il me glorifie par
la voix qu'il a fait entendre du ciel et par les miracles quej'opère
en son nom. Bientôt, il me glorifiera encore davantage, par ma
résurrection et mon ascension. Vous prétendez et vous dites qu'il
est votre Dieu; et néanmoins , vous ne le connaisse^ pas, comme de
véritables enfants, puisque vous n'avez pas pour lui cette foi et
cet amour qui caractérisent les vrais fils de Dieu par adoption.
Mais moi, je le confiais, et si je disais que je ne le connais pas, je
serais un menteur, comme vous l'êtes, en prétendant le connaître,
vous qui ne gardez pas sa parole, mais, moi, je le connais et je
garde sa parole,
VIII. — Après ces arguments si personnels et si concluants ,
Jésus reprend l'objection des Juifs. Ils lui avaient demandé, sur
un ton d'ironie, s'il se croyait plus grand qu'Abraham, supposant
ainsi qu'il lui était inférieur. Il leur montre qu'il est supérieur à
ce patriarche. Abraham, dit-il, que vous appelez votre père et que
vous vous glorifiez d'avoir eu pour père selon la chair, Abraham
a désiré avec ardeur de voir mon jour, il a tressailli dans l'espérance
de voir et de connaître l'époque de mon avènement. // Va vu,
d'une manière symbolique et prophétique ; il a vu, par la révéla-
tion et la foi, le jour de ma génération éternelle, ainsi que celui
de ma naissance temporelle: sous le chêne de Mambré, où la
Trinité lui fut révélée: lorsqu'un descendant lui fut promis et
quand Dieu lui demanda le sacrifice d'Isaac. Et il en a été comblé
de joie, en considérant que, sans quitter le sein de son Père, le
Verbe divin prendrait notre nature, et que de sa race naîtrait Celui
qui devait le sauver lui-même. Dès lors, Abraham s'est reconnu
inférieur à ce bienfaiteur et à ce Sauveur si désiré.
IX. — Jugeant Jésus Christ, non point d'après sa génération
divine, mais simplement d'après sa naissance humaine, les Juifs
furent étonnés des paroles de Jésus-Christ et lui dirent: Vous
riave\pas encore cinquante ans, et vous ave\ vu Abraham, mort, il y
a plus de dix siècles? C'est là une chose matériellement impos*
sible : vous n'êtes donc qu'un imposteur.
Jésus leur répondit: En vérité, en vérité je vous le dis , j 'étais avant
qu'Abraham fût né. Sublime réponse, dans laquelle Jésus résume
tout ce qui a précédé et atteste de nouveau sa divinité. Abraham,
le père et le patriarche des Juifs, a été fait ; mais le docteur, qui
les enseigne aujourd'hui, n'est uas seulement antérieur à Abra-
LE DIMANCHE DE LA PASSION 81
ham. Il est ! Ego sum , il est Dieu ! L'éternité en effet est présente à
tous les temps, sans aucune vicissitude de passé ni de futur.
X. — Les Juifs l'entendirent ainsi, et leur irritation s'en accrut.
A ces mots, par lesquels il venait de proclamer clairement sa divi-
nité, les Juifs le regardèrent comme un blasphémateur, que la
loi en cette qualité ordonnait de lapider. Ils prirent donc des pierres
pour les lui jeter. Incapables de lui objecter aucune raison plau-
sible, ils cherchèrent à lui opposer la force brutale. Ils essayèrent
de le vaincre par la violence et d'accabler de pierres Celui dont
ils ne pouvaient comprendre la sagesse, ni réfuter la doctrine.
« A quoi pouvaient encore avoir recours ces cœurs endurcis,
demandes. Augustin, sinon aux pierres qui leur ressemblaient?»
Leurs cœurs endurcis étaient la vraie pierre de scandale jetée
contre lui.
XI. — Mais Jésus se retira. Le doux Sauveur, qui d'un seul mot
aurait pu les terrasser, ne voulut point se venger, parce qu'il
était venu en ce monde pour souffrir et triompher de ses ennemis
par la résignation et l'humilité. Il se cacha donc, non par crainte
de la mort et par impuissance de résister à ses adversaires, mais
parce que l'heure de sa Passion n'était pas encore venue, et afin
de nous apprendre à nous soustraire en certaines circonstances
à la fureur de nos ennemis. Il se retira et il sortit du temple, afin
de signifier par cet acte qu'il allait abandonner les Juifs pour
appeler les Gentils.
XII. — Remarquons que Notre-Seigneur tantôt fuyait, tantôt
s'offrait lui-même à ses ennemis, et quelquefois se cachait. Il
fuyait les honneurs, comme lorsque le peuple vint en foule pour
le proclamer roi ; il s'offrit à ses bourreaux, quand ils voulurent
s'emparer de sa personne-, il se cachait enfin, comme en cette
circonstance, pour ôter aux Juifs l'occasion d'assouvir leur
fureur.
Par là, il nous apprend à fuir les prospérités mondaines, à
désirer les souffrances et à éviter les dissensions. Hélas ! nous
faisons souvent tout le contraire : nous recherchons les honneurs,
nous redoutons les adversités et nous nous immisçons dans les
disputes.
Dans les circonstances présentes, Jésus s'est caché humble-
ment et il a disparu, pour trois motifs: 1° parce que le temps de
sa Passion n'était pas encore arrivé ; 2° parce que ce n'était point
là le genre de mort qu'il avait choisi ; 3° pour nous montrer qu'il
est permis de se soustraire aux persécutions, quand elles ne
sont que personnelles.
Seigneur Jésus, qui nous invitez à écouter la parole de Dieu,
apprenez- nous à supporter patiemment les mépris et les injures,
U« ONZE.
82 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
à ne chercher en rien notre propre gloire, à ne jamais trahir la
vérité chrétienne dans nos actes, nos jugements et nos discours,
malgré le scandale qu'y prennent les esprits mal disposés ou
mal intentionnés; apprenez-nous enfin à ne pas abandonner
l'enseignement ou la prédication évangélique, pour éviter des
affronts et des persécutions. 0 Christ Sauveur, vérité suprême,
bonté, justice, miséricorde, libéralité, pureté, sobriété, humilité,
charité par excellence, vous vous cachez à des hommes men-
teurs et perfides, injustes, cruels, cupides, immondes, luxu-
rieux, superbes et haineux, qui veulent vous lapider. Ah ! je vous
en supplie, ne sortez pas du temple de mon âme; mais plutôt
faites que je me corrige de tous mes défauts, et que je me confor-
me en toutes choses à vous, perfection souveraine. Amen.
LE DIMANCHE DES RAMEAUX
Sommaire. — 1. Le récit évangélique. — 2.ILa marche de l'Église. — 3. Détails : les
disciples, la ville, le château, l'ànesse liée, le poulain lié, la mission des Apôtres,
les vêtements, la foule, les trois classes d'hommes qui composent le cortège , ceux
qui précédent et ceux qui suivent, notre place au cortège.
I. — Lisons tout d'abord le touchant récit de l'Évangile. Nous
en déduirons ensuite les importantes leçons. En ce temps-là , dit
S. Mathieu, comme Jésus approchait de Bethphagé , au pied du mont
des Oliviers, il envoya deux de ses disciples , devant lui, et il leur
dit : Alle\ dans le bourg qui est devant vous , et vous y trouverez une
ânesse avec son poulain lié comme elle, sur lequel nul n'est encore
monté. Détache^-le et amenez-le moi. Si quelqu'un vous dit : Pour-
quoi les détachez-vous ? vous répondre^ : Parce que le Seigneur en
a besoin; et aussitôt il le laissera aller. Or, tout cela fut fait , pour
que fût accompli ce qui avait été prédit par le prophète, disant : Dites
à la file de Sion : Voici votre roi qui vient à vous plein de douceur,
monté sur une ânesse et sur le poulain de celle qui porte le joug. Les
disciples firent selon ce que Jésus leur avait ordonné ; ils trouvèrent,
comme il le leur avait dit, l'ânon attaché dehors devant une
porte, entre deux chemins; ils le détachèrent, et, tandis qu'ils le
détachaient, ceux à qui il appartenait leur dirent : Pourquoi déta-
chez-vous cet ânon? C'est, répondirent-ils, que le Seigneur en a
besoin; et ces gens leur laissèrent emmener l'ânon. Ayant amené
l'ânon avec l'ànesse et les ayant couverts de vêtements , ils le firent
monter dessus. Or, à mesure que Jésus avançait vers Jérusalem ,
une foule nombreuse, qui s'y trouvait réunie pour les fêtes de
Pâques, ayant appris que le Sauveur approchait, vint au devant
LE DIMANCHE DES RAMEAUX 83
de lui : les uns portaient des branches de palmiers ; d'autres cou-
paient des rameaux dans les arbres, et en jonchaient le chemin, tandis
qu'un grand nombre étendaient leurs vêtements sur la route où
devait passer Jésus. Ceux qui allaient devant et ceux qui suivaient
criaient : Hosanna au fils de David ! Béni soit celui qui vient au nom
du Seigneur !
II. — Le'ntrée de Noire-Seigneur Jésus-Christ à Jérusalem est
la figure de la marche triomphale de l'Église à travers les siècles,
jusqu'au jour où elle entrera pour l'éternité dans la Jérusalem
céleste, la cité de son repos, la vision et la possession de la
paix. Toutes les circonstances se rapportent si exactement qu'il
nous sera d'une grande consolation de les étudier et d'en appro-
fondir le mystère. Reprenons dans ce but tout le cours du récit
évangélique.
III. — Jésus envoie en avant deux de ses disciples, en leur
disant : Allez dans le château, qui est contre vous.
1° Les deux disciples représentent les deux commandements
de l'amour de Dieu et de l'amour du prochain, principes néces-
saires de salut pour tous les hommes.
2° La ville, dans laquelle ils doivent entrer et qui, suivant
l'expression évangélique, leur est ennemie, quod contra vos esty
reçoit le nom de château-fort, castellum, au lieu d'être appelée,
comme à l'ordinaire, cité. C'est que, dans cette ville, type de ce
qu'était le monde avant la venue du Sauveur, il n'y a pas l'union
des citoyens, la communauté des intérêts, la concorde des esprits;
mais le bruit, le tumulte d'une place de guerre.
3° L'ânesse liée et son poulain lié avec elle sont la figure du
genre humain, esclave du péché, soumis à la domination de
Satan, ayant perdu en quelque sorte l'usage du libre arbitre. —
L'ânesse habituée au joug, c'est la nation juive chargée du far-
deau de la loi. — Le poulain que nul n'a monté, lié cependant
comme sa mère, c'est le peuple gentil. — La Judée est la mère
des nations, l'idolâtrie n'étant venue qu'après le culte du vrai
Dieu et l'erreur après la vérité. — Jésus monte sur le poulain,
parce que l'Église sera surtout composée de Gentils, et ainsi se
vérifie toute la prophétie de Zacharie : « Ton roi vient assis sur le
poulain de celle qui est sous le joug, et il enseignera la paix aux
nations. »
4° Les apôtres reçoivent de leur maître une double mission.
« Déliez-les et amenez-les. » Ils reçoivent le pouvoir do délier les
peuples des liens de l'erreur et du péché, pouvoir qui s'exerce
chaque jour par les ministres de l'Église catholique sur les
pécheurs et les infidèles qu'ils amènent des ténèbres à la lumière,
du péché au repentir, du monde à l'Église.
84 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
5° Mais, que signifie cette circonstance qu'en amenant à Jésus
les animaux, dont il avait besoin pour notre salut et non pour
son service, les apôtres, avant que de faire asseoir leur maître,
les couvrirent de leurs vêtements, si ce n'est qu'avant d'être
admis à la participation des sacrements, le nouveau chrétien
doit être orné des instructions apostoliques; que ce n'est que,
délié par les apôtres, conduit par eux, revêtu de leur doctrine,
qu'il peut être rendu digne de servir et de porter Jésus? Heureux
alors de sentir combien ce joug est doux et ce fardeau léger !
Heureux alors d'éprouver, selon la parole d'Habacuc, que Jésus
est le salut de tous ceux qui le portent !
6° Considérons aussi la foule qui se presse autour de Jésus.
Tandis que les apôtres ont recouvert de leurs habits l'ânesse et
1 anon, un grand nombre de personnes, se dépouillant de leurs
vêtements, les étendent sur la route où doit passer le Sauveur.
Ainsi les martyrs et les pénitents austères , par le sacrifice de
ieur corps, vêtement de l'àme, ont frayé la route de l'Église.
Durant ce temps, ceux qui cueillent des palmes et des branches
d'olivier, figurent les chrétiens qui, par les œuvres de miséri-
corde , leurs bons exemples, leurs utiles enseignements, parent
<et rafraîchissent le chemin de la patrie céleste.
7° « Voyez encore, dit S. Bernard, les trois classes d'hommes
dont Jésus est environné. Ceux qui coupent les branches d'arbres
seront, si vous le voulez, les membres de la hiérarchie catholique
qui tirent leurs enseignements de la forêt des Écritures. Les
laïques qui donnent en aumône le surperflu de leurs biens,
étendent leurs vêtements sur la route. Les religieux enfin, qui
domptent leur corps par la mortification, seront l'humble mon-
ture de Jésus. Certes, leur sort est à envier, car ils peuvent dire :
« Devenu comme une bête de somme pour vous, je suis toujours
avec vous. » Employés à des offices divers, tous cependant
accompagnent Jésus et entrent avec lui à Jérusalem.
8° Les uns précédaient et les autres suivaient le Seigneur; tous
ensemble, ils disaient : Fils de David, sauvez-nous! La foule qui
précède, ce sont les fidèles de l'Ancien Testament. Celle qui suit,
ce sont les fidèles de la Nouvelle Alliance. Tous publient, tous
confessent une même vérité , le salut par le fils de David, par le
Dieu fait homme. Les Juifs marchent les premiers, chargés de
prédire Jésus. Les Gentils, plus heureux, n'ont qu'à suivre ses
traces. Pour lui, il est au milieu, médiateur, pierre angulaire,
paix entre les deux peuples, salut de l'un et de l'autre! En
lui seul, les saints de deux lois espèrent. Et ceux qui vont les
premiers, et ceux qui viennent après, n'ont qu'une même foi,
qu'un même amour, Jésus promis, Jésus donné. Tous, animés
LE DIMANCHE DE PAQUES 85
d'un même espoir, brûlent du désir de le contempler un jour
face à face.
9° 0 mes frères ! dans ce cortège triomphant de Jésus, il est
bien des offices divers, bien des vocations différentes, qui con-
courent ensemble à la gloire du Sauveur. Choisissons une placo
que nous y puissions occuper. Choisissons-la selon la part do
grâce que Dieu nous a faite ; elle sera assurément très bonne.
Heureux ceux qui précèdent Jésus ! Ce sont les docteurs éloquents
qui éclairent les voies du Seigneur et dirigent leurs frères. Ils
brilleront comme le soleil dans l'éternité et par delà. Heureuse la
fouie qui suit comme un enfant la route tracée ! Le royaume
appartient aux simples de cœur. Heureux ceux qui tiennent
entre leurs mains les branches d'olivier, symbole de leur miséri-
cordieuse vertu ! Heureux ceux qui portent les palmes de la
victoire, figure de leur triomphe sur le monde et sur eux-mêmes!
La couronne de justice leur est gardée. Heureux ceux qui, éten-
dant leurs vêtements sur la route, aplanissent du superflu de
leurs biens la voie qui mène au ciel ! Heureux le religieux
façonné au joug de l'obéissance, couvert des stigmates de la
mortification ! Heureux, quelles que soient leurs fonctions, ceux
qui suivent Jésus, de Béthanie à Jérusalem, de la maison de
l'obéissance à la maison de la gloire '
LE DIMANCHE DE PAQUES
Sommaire. — 1. Les trois Maries. — 2. Pourquoi Je samedi est consacré à la Sainte
Vierge. — 3. De grand matin et après le sabbat. — 4. Le sépulcre du cœur. — 5. Le
sépulcre eucharistique. — 6. La pierre qui ferme l'entrée du sépulcre. — 7. L'ange
de la Résurrection. — 8. Le message de l'ange. — 9. Le message des saintes femmes.
— 10. Résumé et prière.
I. — Marie- Madeleine, figure des âmes pénitentes, Marie, mère
de Jacques, figure des âmes en progrès et Marie-Salomé , figure
des âmes parfaites, achetèrent des parfums pour aller embaumer
Jésus. C'est la figure des vertus que les chrétiens, dans les divers
états figurés par les trois Maries, doivent apporter à la table sainte
comme nous Talions bientôt voir.
II. — Et, le premier jour de la semaine, notre dimanche, par
conséquent, elles partirent, mais Marie, la mère de Jésus, n'était
point avec elles. Seule, elle savait que son divin Fils n'habiterait
pas le sépulcre et qu'il n'avait rien à craindre de la corruption du
tombeau. Seule, en ces jours de deuil et d'incrédulité, elle avait
86 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
conservé la foi à la résurrection, et c'est à cause décela qu'entre
tous les jours de la semaine, l'Église lui a consacré le samedi ,
jour où tous désespérèrent, elle exceptée, et où le flambeau de
sa foi resta allumé au milieu des ténèbres du doute qui avaient
envahi le cœur des plus fidèles disciples de Jésus.
III. — Etant parties de grand matin, car il faut de la diligence
pour aller à Jésus-Christ, ces saintes femmes avaient attendu
que le sabbat fût passé, pour aller vers le sépulcre. Les fidèles,
qui désirent sincèrement trouver le Sauveur, ne doivent être ni
paresseux ni turbulents, mais ils doivent venir, de grand matin
et aussitôt après le sabbat, c'est-à-dire sans négligence et tou-
tefois avec calme, pour chercher Jésus dans le sépulcre, qui est
leur propre cœur.
IV. — Elles arrivèrent an sépulcre au lever du soleil. On peut com-
parer à un sépulcre le cœur des chrétiens, qui se livrent, soit au
deuil salutaire de la pénitence, soit au soin charitable d'ensevelir
les morts, soit à la sainte quiétude de la contemplation, Mais,
pour pénétrer dans ce sépulcre de leur cœur, les uns et les autres
rencontrent des obstacles, qu'ils doivent écarter, afin de produire
les actes de la vie spirituelle qui leur sont propres. C'est ce que
figurait la pierre roulée devant le tombeau de Gethsémani et
renversée par un ange du ciel, comme nous Talions voir. Or, la
pierre qui arrête dans l'accomplissement de la pénitence, c'est
l'inclination au mal ; dans la pratique de la vertu, c'est la diffi-
culté du bien et dans l'exercice de la contemplation, c'est la maté-
rialité des objets sensibles. L'obstacle particulier de chaque état
est ordinairement levé par la grâce du Saint-Esprit, sur le simple
désir de l'âme appliquée à chercher son Seigneur. Heureuse cette
âme pieuse qui, comme une autre Marie, vient le visiter par une
méditation assidue, le pleurer par une tendre compassion et
l'embaumer par une fervente dévotion.
V. — Les Pères donnent du même passage une autre interpré-
tation. Le sépulcre où nous devons chercher le Sauveur, c'est,
disent-ils, le sacrement de l'Eucharistie et l'autel même du sacri-
fice où le corps de Jésus-Christ est présent en réalité sous les
apparences d'une mort mystique : 1° Nous devons nous en appro-
cher « le lendemain du sabbat, » c'est-à-dire, avec cette paix de
la conscience que figure le jour du repos; 2° « de grand matin, »
c'est-à-dire, avec le grand désir qu'inspire un ardent amour;
3° « dès le moment de l'aurore, » c'est-à-dire, aussitôt que la
lumière de la grâce commence à chasser de notre âme les ténè
bres des vices; 4° nous devons y apporter les aromates odori.
férants des actions vertueuses et les suaves mrfums des orai-
sons ferventes.
LE DIMANCHE DE PAQUES 87
VI. — Après avoir parcouru et vénéré les stations encore toutes
sanglantes de la voie douloureuse, les saintes femmes appro-
chaient du sépulcre, empressées et aimantes. Cependant, songeant
à leur propre faiblesse et à la masse énorme qui fermait l'entrée
du tombeau, elles se disaient entf elles-. Qui nous ôtera la pierre qui
forme Ventrée du sépulcre? Mais, elles continuèrent leur route,
bien convaincues que ce qui est impossible à l'homme est facile
à Dieu. En effet, comme elles approchaient du tombeau, eny
regardant, elles s aperçurent que cette pierre , qui était fort grande ,
avait été ôtée par un ange, qui l'avait renversée et y demeurait
assis, en dehors du monument. La grosseur de cette pierre mar-
que la difficulté de la pénitence, dont la première vue effraie les
pécheurs, désireux de se convertir au Seigneur. Ils craignent
d'abord de ne pouvoir accomplir la réforme de vie qu'ils veulent
commencer, et ils semblent dire en gémissant : « Qui nous ôtera
la pierre mise à l'entrée du sépulcre? » c'est-à-dire, à la porte du
cœur dans lequel Jésus-Christ souhaite d'être enseveli? Mais,
qu'ils ne perdent point confiance et surtout qu'ils n'abandonnent
pas leur bonne résolution: à l'exemple des saintes femmes,
qu'ils marchent toujours avec courage, et bientôt ils verront avec
joie que l'obstacle a disparu, car l'ange du Seigneur, ou plutôt la
grâce du Saint-Esprit, descendra sur eux et leur rendra facile ce
qu'ils jugeaient naturellement impraticable. Le Sauveur n'a-t-il
pas dit lui-même : « Mon joug est doux et mon fardeau est léger, »
quand on est aidé du secours divin?
VIL — Puis, les pieuses femmes pénétrèrent par le côté orien-
tal dans le monument , c'est-à-dire dans la grotte où était le
tombeau, et, entrant dans le sépulcre, elles virent un jeune homme
assis au côté droit, vêtu d'une robe blanche, et elles en furent
effrayées. Sous cette forme extérieure d'un jeune homme, l'en-
voyé céleste, différent du précédent, représentait l'immortalité
de la résurrection bienheureuse, par laquelle la jeunesse de
l'homme se renouvelle comme celle de l'aigle, sans jamais avoir
plus à subir les atteintes de la vieillesse. Il était placé du côté droit,
la droite symbolisant la vie éternelle, et l'éclat de son vêtement
indique la splendeur de la solennité qui cause sa joie comme
la nôtre.
Dans la blancheur de la robe que portait le messager de la
Résurrection, on peut encore voir un emblème de l'innocence ou
de la pureté que l'on doit conserver, après avoir reçu le sacre-
ment de la régénération , et voilà pourquoi l'Église revêt les nou-
veaux baptisés d'une robe blanche, symbole de la glorieuse
résurrection à laquelle le baptême leur donne droit.
En cherchant le Seigneur avec leurs parfums, les saintes
88 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
femmes, dit S. Grégoire, méritèrent de voir les anges; de môme,
les âmes fidèles, qui tendent à Dieu par de pieux désirs, en lui
offrant la bonne odeur des vertus chrétiennes, se rendent dignes
de participer à la société des esprits célestes.
VIII. — De prime abord, l'apparition angélique effraya les trois
Maries, mais , l'ange , les rassurant, leur dit : Ne craigne^ point.
Que pouvez-vous redouter, en voyant les serviteurs de Celui que
vous cherchez, vos concitoyens et vos frères? Terribles envers
les méchants, les anges se montrent doux pour les bons.
Vous cherche^ Jésus, de Nazareth, qui a été crucifié. Les saintes
femmes sont ainsi indirectement louées d'avoir, sans respect
humain, suivi la trace sanglante du Sauveur, même après sa
mort ignominieuse. Au contraire , combien qui cherchent Jésus
comme Sauveur, mais non point comme crucifié, car ils ne
veulent pas le suivre sur la croix, qui est la seule voie pour
arriver à lui! Beaucoup, dit S. Jean Chrysostôme, beaucoup
cherchent le divin Rédempteur dans son triomphe et dans sa
gloire, mais peu le cherchent dans ses humiliations et dans ses
souffrances ; pourtant , on ne saurait le trouver sur le trône , si
on ne l'a au préalable suivi sur le Calvaire.
Maintenant, continue l'ange, il est ressuscité , il rf est point ici,
du moins avec sa chair et son corps, s'il y est par sa divinité
et son omniprésence. Il est ressuscité comme homme, lui qui
comme Dieu est immuable ; et il est sorti du tombeau, comme
il l'avait annoncé avant sa passion. Si vous doutez de ma parole,
assurez-vous-en par vos propres yeux. La pierre est renversée ,
et voici le lieu où on lavait déposé. Le corps sacré n'y repose
plus, il est ressuscité glorieux et triomphant.
IX. — Mais, voici que le Seigneur, voulant récompenser la
dévotion de ces saintes femmes, va en faire ses envoyées. Elles
iront vers les disciples, messagères de miséricorde, comme Eve
l'avait été du péché, annonçant la résurrection comme Eve avait
annoncé la ruine, se hâtant de célébrer la vie nouvelle qui était
sortie du sépulcre, comme Eve s'était hâtée de porter à Adam le
fruit de mort. 0 femmes heureuses, préférées à tous les disciples
et à qui il fut donné de voir les premières l'aurore du jour
éternel.
4lle%, dit l'ange, alle^ dire à ses disciples et à Pierre. Cette heu-
reuse annonce devra être faite principalement à Pierre, à cause
de sa prééminence sur le collège apostolique, pour l'empêcher
de désespérer d'obtenir le pardon de sa criminelle apostasie, afin
qu'il ne redoutât point do paraître avec ses collègues en présence
du Seigneur, car, selon S. Jérôme, il se regardait, depuis sa
chute, comme indigne de l'apostolat.
Ier DIMANCHE APRÈS PAQUES 89
Allez dire à ses disciples et à Pierre qu'il vous précède en Galilée.
Le nom de Galilée signifie « transmigration » ou « passage. »
Dans la transmigration que les apôtres feront des Juifs aux
Gentils, Jésus marchera devant eux, en préparant les cœurs à
leur prédication. Dans le passage qu'il a fait d'une vie corrup-
tible et mortelle à une vie incorruptible et immortelle, le Sauveur
nous enseigne que ceux qui désirent le contempler dans ce
nouvel état de bonheur et de gloire doivent auparavant passer du
vice à la vertu, de l'amour du monde à l'amour de Dieu, en évi-
tant le mal pour accomplir le bien, et en renonçant aux choses
de la terre pour s'attacher à celles du ciel.
C'est là que vous le verrez , comme il vous Va dit lui-même. C'est là
que vous le verrez ! 0 quelles immenses promesses renferment
ces courtes paroles! s'écrie S. Jérôme, car c'est là que nous
trouverons la source d'une joie inépuisable et le principe du
salut éternel ; c'est là que seront réunis les fidèles jusqu'alors
dispersés et que les cœurs affligés seront parfaitement consolés.
Seigneur Jésus, Fils unique du Très-Haut, vous qui, après
avoir été enseveli dans le tombeau, aviez inspiré à plusieurs
femmes pieuses le désir de vous chercher, mais qui, pour
accroître leur ferveur, ne leur avez point accordé sans quelque
délai le bonheur de vous trouver, et qui de plus leur aviez promis,
par vos saints anges, la faveur de vous voir en Galilée, nous
vous en supplions, malgré notre indignité, ô doux Sauveur,
faites aussi que nous vous cherchions avec ardeur , que nous
vous trouvions avec joie, que, passant alors du vice à la vertu
et de l'amour du monde à celui de vous-même, nous méritions
de passer un jour de cette triste vie à la bienheureuse éternité ;
daignez ainsi nous réunir à vos élus dans la véritable Galilée,
afin que nous puissions vous contempler face à face, comme le
Dieu des dieux, en la céleste Sion. Amen.
Ier DIMANCHE APRÈS PAQUES
Sommaire. — Jésus au milieu de ses apôlres, renfermés de crainte des Juifs. — 2. La
paix soit avec vous ! — 3. Les disciples croient voir un esprit- — 4. Pourquoi Jésus
ressuscité garde les cicatrices de son crucifiement. — 5. Second souhait de la paix.
— 6. Mission divine des Apôtres. — 7. Jésus leur confère le Saint Esprit, en soufflant
sur eux. — 8. Pouvoir de remettre Jes péchés. — 9. Départ de Jésus et retour de
Thomas. Son incrédulité et ses conditions. — 10. Huit jours après. — 11. L'invitation
miséricordieuse de Jésus au disciple incrédule. — 12. Mon Seigneur et mon Dieu<
— 13. Louanges divines (3e la foi. — 1*. Observation de l'Évangéliste. — Prière.
I. — Sur le soir du même jour , où Jésus avait apparu aux disciples
d'Emmaùs, jour qui était le premier de la semaine , le dimanche
90 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
môme de la Résurrection, les apôtres se tenaient rassemblés sur
la montagne de Sion.
Les -portes du lieu, oii les disciples se tenaient assemblés dans la
crainte des Juifs, étant fermées , Jésus, attiré par les vœux ardents
de ses chers disciples, vint, avec les vêtements de son humanité
renouvelée, pour les rassurer contre la frayeur, qui les agitait,
au i approches de la nuit. Il entra, lorsque les disciples étaient
réuaiseil son nom, pour montrer qu'il se manifeste aux hommes
uais entre eux par la charité, comme le fera aussi le Saint-Esprit
au jourde la Pentecôte. Il parut et se tint au milieu d'eux, afin que
tous, certains de le reconnaître, fussent consolés par sa présence.
Au milieu, à la place d'honneur, il est là, comme le soleil au
milieu des astres qui reçoivent de lui leur éclat, comme un prince
au milieu de ses sujets fidèles, comme un maître parmi ses disci-
ples attentifs, comme un père au milieu de ses enfants bien-aimés.
Ainsi apparut le Sauveur à ses apôtres. Ainsi viendra-t-il au
milieu même de notre cœur, lorsque nous nous entretiendrons
de lui dans la retraite, lorsque nous aurons fermé au monde les
portes de nos sens, par où le bruit du dehors arrive à l'âme. Donc,
crainte salutaire, renoncement aux choses du monde, chanté
parfaite et recueillement, quatre conditions pour être visités et
consolés par Jésus.
II. — Jésus leur dit avec tendresse : La paix soit avec vous ! La
paix de la conscience en ce monde, la paix de la jouissance dans
l'éternité, la paix qui vous est nécessaire pour soutenir le combat
que vous allez livrer, la paix que j'ai fondée par ma mort et affir-
mée à jamais par ma glorieuse résurrection ! En souhaitant tout
d'abord la paix à ses disciples après sa Résurrection, Jésus
montre que, s'ils veulent participer à sa gloire, ils doivent aupa-
ravant vivre en paix. Nous ne pouvons être véritablement disci-
ples du Sauveur sans être amis de la paix.
III. — Puis, il leur reprocha doucement leur incrédulité et la
dureté de leur cœur de n'avoir point cru les saintes femmes, les
disciples d'Emmaûs, qui l'avaient vu ressuscité. Mais eux, dans
leur trouble et leur frayeur, ne savaient que penser, ils s'imagi-
naient voir un esprit, Dieu permettant cette obstination pour
affermir notre propre foi par l'épreuve de leur foi. Jésus leur dit :
Pourquoi donc êtes-vous troublés, et pourquoi ces pensées
montent-elles dans vos cœurs? Voyez mes mains et mes pieds.
C'est moi ! Touchez et voyez ; car un esprit n'a point de chair et
d'os, comme vous voyez que j'en ai. Et, après ces paroles, il leur
montra ses mains et son côté.
IV. — « Le Seigneur Jésus, dit à ce propos S. Augustin, a voulu
Ier DIMANCHE APRÈS PAQUES 91
conserver, dans son corps glorieux, les marques des clous et do
la lance. Il a voulu garder ces cicatrices en sa chair, afin do
guérir les blessures que l'incrédulité avait faites dans le cœur
des siens. Il a voulu les garder pour d'autres motifs encore : pour
les offrir sans cesse à son Père comme un mémorial de tout co
qu'il a souffert pour nous, de telle sorte que cette vue plaidât sans
cesse notre cause, et aussi afin qu'au jour du dernier jugement ,
le seul aspect de ce côté entr'ouvert, de ces pieds et de ces mains
percés, suffît à la condamnation des impies, à la glorification
des justes. Les premiers y liront leur sentence, inexcusables de
s'être soustraits à l'effusion d'une si grande miséricorde ! Les
seconds y verront la source de leur salut, heureux de s'être puri-
fiés par le sang qui en coulait à flots. Pour nous, conclut le saint
docteur, approchons-nous avec les apôtres et contemplons, dès
cette vie , ces blessures qui apparaîtront si consolantes ou si
terribles, lorsque le Seigneur viendra dans l'appareil de sa
puissance. Que les cicatrices de ces mains nous apprennent à
persévérer dans la voie des commandements ! Que surtout
l'ouverture de ce côté nous apprenne à aimer par dessus tout ce
cœur qui vous a tant aimés ! »
V. — A la vue du Seigneur, qu'ils reconnurent à la marque des
plaies, les disciples furent remplis d'une grande joie. Désormais,
qu'avaient-iîs à regretter ou à redouter ? N'avaient-ils pas
retrouvé Celui qu'ils croyaient perdu? Et, puisqu'il avait pu se
ressusciter lui-même, ne pouvait-il pas les protéger de nouveau ?
Aussi, il leur dit encore une fois : La paix soit avec vous ! Par cette
même salutation deux fois répétée, disent les commentateurs,
Jésus a voulu préconiser les deux préceptes de la charité envers
Dieu et envers le prochain ; proclamer qu'il a rétabli la paix
dans le ciel et sur la terre en réconciliant les hommes non seule-
ment avec leurs semblables, mais surtout avec leur Créateur et
avec les Anges ; enfin, montrer que sa passion nous a délivrés
des maux éternels et comblés de biens spirituels.
VI. — Jésus ajouta : Comme mon Père m'a envoyé pour annoncer
la véritable foi dans la Judée, ainsi je vous envoie moi-même, pour
la répandre dans tout l'univers. Je vous établis mes représen-
tants, je vous transmets mes fonctions, je vous communique
mes pouvoirs pour enseigner, prêcher, baptiser, procurer la
gloire de mon nom et celle de mon Père.
VII. — Mais, l'homme ne saurait remplir une pareille mission,
s'il n'était aidé par la grâce puissante du Saint-Esprit. Voilà
pourquoi, selon la remarque de l'Évangéliste, à ces mots, Jésus
ajoute un signe sensible, il souffla sur eux, pour montrer que
92 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
c'était lui-même qui avait répandu un souffle de vie sur le visage
du premier homme, et indiquer que le Saint-Esprit qu'il allait
conférer aux apôtres, ne procède pas seulement du Père, mais
aussi du Fils, comme le souffle corporel qui sortait de sa poi-
trine sacrée. Il souffla donc sur eux et il leur dit : Recevez le
Saint-Esprit.
VIII. — Mais, le fruit principal du Saint-Esprit, c'est la justifi-
cation. Aussi, après leur avoir donné le Saint-Esprit, Jésus dit à
ses apôtres I Les -péchés seront remis à ceux à qui vous les remettre^,
et ils seront retenus à ceux à qui vous les retiendrez. Par ces paroles,
il leur conféra le pouvoir de lier et de délier ceux qu'ils juge-
raient devoir ou non absoudre, pourvu toutefois que leur juge-
ment fût conforme à celui de Dieu , les établissant ainsi non
point auteurs, mais ministres du pardon. C'est à ce moment
que, d'après l'interprétation commune des docteurs et en parti-
culier de S. Augustin, Jésus-Christ consacra ses apôtres évêques.
IX. — Dans cette soirée de la Résurrection, qu'il devait faire
bon sur la montagne de Sion ! La présence et la parole du Sei-
gneur y remplissaient les disciples de joie, de lumières et de dons.
Mais, la nuit s'avançait, et, malgré leurs instances, il se retira
après les avoir bénis. A leur joie se mêlait cependant une
tristesse , que leur union fraternelle explique : l'un d'eux man-
quait à la réunion du collège apostolique. Or, dit S.Jean, Thomas,
l'un des dou^e, appelé aussi Didyme , n était pas avec eux , lorsque
Jésus vint, et Jésus avait disparu, lorsque Thomas rentra dans la
maison, où ils se tenaient réunis. Les autres disciples, ravis de
lui apprendre la bonne nouvelle, lui dirent : Frère, nous avons vu
le Seigneur. C'est de ce nom qu'ils appelaient le Maître avant sa
Passion. Mais Thomas était destiné, lui aussi, à confirmer notre
foi par son hésitation à croire. Jl leur répondit qu'il ne croirait
pas, avant d'avoir vu et touché les cicatrices des plaies, afin que,
s'il était trompé par ses yeux , il fût détrompé par ses mains. Si
je ne vois la marque des clous dans ses mains, et si je ne mets mon
doigt dans le trou des clous et ma main dans la plaie de son coté , je
ne croirai point. Il voulait constater la vérité de la Résurrection
par la vue et le toucher, car ces deux sens sont moins sujets à
l'erreur, lorsque leurs témoignages sont réunis.
X. — Cependant, après que le Sauveur les eut quittés, les
autres disciples restèrent affamés et altérés de sa divine présence.
Accoutumés à vivre familièrement avec lui, ils soupiraient sans
cesse après le bonheur de le contempler de nouveau. De plus, la
persistante incrédulité de Thomas leur faisait ardemment désirer
une nouvelle apparition du Seigneur ressuscité.
1èr DIMANCHE APRÈS PAQUES 93
Huit jours donc après la Résurrection, comme les disciples étaient
encore dans le même lieu, et Thomas celte fois avec eux, Jésus, comme
un bon pasteur, plein de sollicitude pour son petit troupeau, vint,
les portes étant fermées , et, paraissant debout au milieu d'eux, pour
être mieux remarqué de tous , il leur dit encore : La paix soit avec
vous. La paix ! quel doux nom et quels fruits délicieux ! La paix,
c'est Dieu lui-même. Le Sauveur, revoyant les siens, leur renou-
velle ainsi le doux souhait qu'il ne manquait jamais d'adresser à
ceux qui bientôt allaient avoir à lutter contre les puissances du
siècle.
XI. — // dit ensuite à Thomas, dont l'incrédulité, provenant
d'ignorance, excitait sa miséricordieuse pitié : Mette\ ici votre
doigt à l'endroit des clous , et considère^ mes mains, avec les mar-
ques qu'ils y ont laissées. Approche^ aussi votre main, etmet te^-la
dans mon côté, ouvert par la lance. Assurez-vous par la vue et le
toucher de la vérité de ma Résurrection, et ne soye^ plus incrédule,
mais croyant et fidèle, car, par votre infidélité coupable, vous me
crucifiez de nouveau, en renouvelant la cause de ma Passion.
XII. — Les cicatrices des saintes plaies devinrent aussitôt, pour
Thomas, un témoignage de divinité, et il reconnut comme Dieu
ce corps que le crucifiement avait déchiré. Il sonda les plaies de
l'homme, et il annonça hautement la majesté de Dieu. Eperdu
d'admiration, Thomas dut tomber aux pieds de Jésus, et il lui
répondit'. Mon Seigneur et mon Dieu! Mon Seigneur, mon Maître,
suivant l'humanité, vous qui m'avez enseigné, qui avez souffert
pour moi, vous dont j'ai compté les blessures, vous qui avez
perdu tout votre sang sur la croix, et cependant mon Dieu ! Dieu
qui m'avez créé, Dieu qui me conservez, Dieu qui me récompen-
serez, Dieu qui m'appelerez à la participation de votre éternité!
vos blessures m'enseignent ces choses: le même est mort, le
même est vivant !
XIII. — Le Sauveur lui-même loua la foi véritable de l'apôtre
converti : Vous ave\ cru à ma divinité cachée, Thomas, lui dit Jésus,
parce que vous m'a\v% vu dans mon humanité ressuscitée. Mais,
heureux aussi, et plus heureux ceux qui n ont point vu et qui ont
cru, ceux qui , sans me voir corporellement, ont cru spirituelle-
ment. Consolante assurance qui nous regarde, nous qui n'avons
pas eu le bonheur d'être admis aux apparitions du Sauveur, et
qui pour cela même sommes appelés à plus de mérite et de
félicité !
XIV. — Il se passa encore bien d'autres choses merveilleuses ,
que le Saint-Esprit n'a pas jugé à propos de nous transmettre par
l'Ecriture, voulant laisser à la tradition le soin de compléter la
94 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
doctrine évangélique. En effet, dit S. Jean, Jésus a fait encore en
présence de ses disciples beaucoup d'autres miracles qui ne sont pas
rapportés dans ce livre, et dont le récit serait pour ainsi dire infini.
Mais ceux-ci ont été écrits, afin que vous croyiez que Jésus est le Fils
de Dieu, et quen croyant vous aye\ la vie en vous.
Seigneur Jésus, qui avez retiré du doute et de Terreur Thomas
incrédule, en lui faisant voir les marques des clous et de la
lance, et en lui faisant mettre le doigt et la main sur les cicatrices
de vos plaies, faites aussi que, conservant toujours le souvenir
de vos blessures et de votre Passion, j'applique et je consacre à
votre service mes doigts et mes mains, c'est-à-dire tout le discer-
nement et toute l'activité dont je suis capable. Donnez-moi de
confesser, comme cet apôtre converti, que « vous êtes mon
Seigneur, » parce que vous m'avez racheté, et que « vous êtes
mon Dieu, » parce que vous m'avez créé. Accordez-moi d'expéri-
menter, en ma personne, ce que vous avez prédit du salut futur
des vrais croyants, afin que, par le secours de votre grâce, je
sois trouvé heureux devant vous. Amen.
II™ DIMANCHE APRÈS PAQUES
Sommaire. — 1. Le Bon Pasteur. — 2. Il donne sa vie pour ses brebis. — 3. Portrait du
pasteur mercenaire opposé au portrait du vrai pasteur. — 4. Les trois marques
auxquelles on reconnaît le bon pasteur. — 5. Retour sur nous-mêmes. — 6. Les
conditions de la brebis fldele. — Prière.
I. — Jésus dit aux Pharisiens : Je suis le Bon Pasteur. Le Sauveur
démontre qu'il est vraiment « pasteur, )> car il nourrit et conduit
spirituellement, comme ses propres brebis, les fidèles qu'il repaît
de son corps et de son sang dans la divine Eucharistie. Puis,
pour se distinguer du mauvais pasteur, il ajoute qu'il est «bon,»
car il est bon en lui-même et bon dans le parfait dévouement
qu'il met à accomplir ses fonctions de pasteur.
IL — Faisant le parallèle du bon et du mauvais pasteur,
Jésus ajoute : Le bon pasteur donne sa vie pour ses brebis , comme
l'a donné ce divin modèle des pasteurs des âmes, suivi par tant
de saints évêques, prêtres, missionnaires, qui se sont dévoués à
leur ministère pastoral jusqu'à l'oubli de soi et au sacrifice
de la vie.
III. — Mais, au contraire, le mauvais pasteur, le mercenaire,
ainsi appelé parce qu'il agit uniquement en vue d'un profit ter-
Il'"0 DIMANCHE APRÈS PAQUES 95
restre, celui qui n'est pas pasteur, qui n'aime pas ses brebis et
s'aime uniquement lui-même et les avantages que les brebis lui
procurent, celui à qui les brebis n'appartiennent pas et qui dès lors
s'en met peu en peine, ne voit pas venir plutôt le loup, le démon
pour les ravir, l'hérétique pour les séduire, le tyran pour les
persécuter, qu'il abandonne les brebis à la discrétion du dévasta-
teur, et, craignant de compromettre sa personne ou sa fortune,
il s enfuit, en silence, sans opposer de résistance et sans porter
secours, et le loup les ravit, les entraîne dans le péril ou dans le
mal, et disperse le troupeau, en l'éloignant de l'unité catholique,
ou en l'affligeant de toutes manières.
Par contre, le bon pasteur expose sa propre vie, lorsqu'il voit
venir le loup -, il s'oppose aux tentations du démon par ses admo-
nestations au troupeau, aux embûches des sectaires par ses
enseignements orthodoxes, aux fureurs des tyrans par ses prières
ferventes. Ne cherchant point ses propres intérêts, mais ceux de
Jésus-Christ, il ne cesse de veiller sur le troupeau qui lui a été
confié, en pensant au compte qu'un jour il en devra rendre
à Dieu.
IV. — Or, continue le Sauveur, le mercenaire s'enfuit, parce qu'il
est mercenaire , cherchant ses intérêts, et qu'il ne se met point en
peine des brebis qu'il n'aime pas. Pour moi, ajoute-t-il, je suis le
bon Pasteur, et, en voici la preuve '. Je connais mes brebis, et mes
brebis me connaissent. Jésus connaît en effet ses brebis, non seule-
ment de vue, comme toutes choses qui sont toutes à découvert
devant ses yeux, mais encore il les connait de cœur, par l'amour
avec lequel il distingue seul les âmes dignes de la vie éternelle ;
il les connaît aussi intimement par les traits de sa ressemblance
qu'il a gravé en elles, par les ornements des vertus , par les signes
des bonnes œuvres, par les enseignements de la saine doctrine,
par les sentiments de la charité fraternelle qu'il leur a commu-
niqués. Aussi, assure-t-il que ses brebis le connaissent. Les
vrais fidèles effectivement connaissent Jésus-Christ par la foi et
la charité qui leur découvrent ses perfections et leur rappellent
ses bienfaits. Le Sauveur peut dire d'eux : Ils me connaissent,
comme mon Père me connaît, et que je connais mon Père.
1° La première marque dès lors du bon pasteur est cette réci-
procité de connaissance entre lui et ses brebis : il les visite
fréquemment et avec sollicitude, il étudie leurs besoins particu-
liers et pourvoit à leur bien-être. De leur côté, les brebis, souvent
témoins de sa vigilance et de sa tendresse, l'apprécient et l'aiment
de plus en plus. Tels les rapports qui existent entre Jésus-Christ
et les vrais chrétiens : il est donc le bon pasteur par excellence.
2° La seconde marque à laquelle on reconnaît le bon pasteur,
96 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
c'est le dévouement qu'il témoigne à l'égard de ses brebis. Or,
peut-il y en avoir un plus grand, que d'exposer sa vie pour elles?
C'est ce qui a lieu entre Jésus-Christ et les vrais chrétiens. Aussi,
entendez-les dire : Et je donne ma vie pour mes brebis. Ce modèle
des pasteurs l'a pu dire avec vérité : « J'ai abandonné » pour mon
troupeau « ma maison et ma famille, » c'est-à-dire les anges ,
<( j'ai délaissé mon héritage , » le royaume céleste, « et j'ai livré
ma vie entre les mains de mes brebis. »
3° La troisième marque du bon pasteur est de conduire toutes
les brebis au bercail. Aussi, pour montrer qu'il ne devait pas
mourir pour les Juifs seuls, le Sauveur ajouta : « En vertu de la
prédestination, j'ai encore d'autres brebis, qui m'appartiendront
un jour par la foi, et qui ne sont pas de cette bergerie , c'est-à-dire
de la Synagogue, mais bien de la Gentilité. Il faut, il est opportun
que je les amène aussi, que je les réunisse dans une même Église.
Elles écouteront ma voix, recevront ma doctrine, et alors il n'y aura
plus qu'un troupeau, l'Église catholique formée des Juifs et des
Gentils, et qu'un seul Pasteur, Jésus-Christ au ciel et le Pape son
vicaire sur la terre.
V. — Faisant maintenant un retour sur nous-mêmes, deman-
dons-nous-le, sans nous flatter. Jésus-Christ est le Bon Pasteur.
Sommes-nous ses brebis ? Avons-nous la douceur et la docilité
des brebis ? Suivons-nous partout notre Pasteur? Entendons-
nous sa voix ?
VI. — Jésus-Christ nous donne une marque certaine pour
reconnaître si nous sommes de ses brebis : c'est de voir si nous
le connaissons. Or, connaître Jésus-Christ, ce n'est pas seule-
ment savoir de lui qu'il est la seconde personne de la Sainte
Trinité, s'être bien persuadé que, n'étant que misère, ténèbres
et péché, nous ne pouvons rien sans lui, comme il le dit lui-même,
mais que par lui et avec lui nous pouvons tout, parce qu'il est
notre lumière, notre force, notre sainteté, que nous devons le
prendre pour notre modèle en toutes choses , et faire en tout
sa volonté, et non pas la nôtre.
Seigneur Jésus, vous qui avez tout donné en nous, pour vos
brebis, votre vie pour le prix de leur rachat, votre chair pour
leur nourriture, votre sang pour leur breuvage, porte de l'Eglise
militante et de l'Eglise triomphante, mettez-moi au nombre
de vos brebis, dirigez-moi dans la voie du salut, afin que je
n'écoute pas la voix du monde et du démon, mais la vôtre seule-
ment. Faites que j'obéisse à vos préceptes et à vos conseils , de
telle sorte que, vivant de la vie de la grâce et plus tard de la vie
delà gloire, je trouve dans les pâturages célestes un éternel
rassasiement. Amen.
IIImo DIMANCHE APRÈS PAQUES 97
III™ DIMANCHE APRÈS PAQUES
Sommaire. — I. Lo dernier discours du Sauveur à la Cène. — 2. Comment il fortifie
ses disciples eonlre l'épreuve de ia séparation prochaine. — 3. Comment la tristesse
des Apôtres se changera en joie. — 4. Application morale. — 5. Comparaison. —
6. Sens moral. — 7. Le second avènement du Sauveur. — 8. La maternité de l'Église.
— Prière.
I. — C'était le dernier soir du Sauveur. Après la Cène, lorsque
le traître Judas fut sorti, Jésus était resté seul avec les apôtres,
qu'il avait lui-même purifiés, en leur lavant les pieds. Lors donc
qu'il leur eut laissé l'Eucharistie comme legs suprême, il leur
adressa pour dernière consolation un discours admirable, dont
toutes les paroles étincellent de lumière et brûlent de charité,
car elles sont remplies d'une céleste douceur et d'une clarté
divine.
C'est S.Jean, le disciple de la dilection, qui nous a conservé ce
discours, dont il avait ressenti, plus que tout autre, la douce et
sublime onction.
« Alors enfin, s'écrie S. Anselme, la sainte compagnie de vos
apôtres se désaltéra pleinement à la source sacrée de l'amour, en
recueillant avec une pieuse avidité les suaves paroles qui décou-
lèrent abondamment de votre bouche divine, après qu'eut été
rejeté dehors le vase immonde, indigne de recevoir une liqueur
si pure. »
II. — Tout d'abord, annonçant à ses apôtres attristés qu'il va
bientôt les quitter, il cherche à les fortifier contre cette terrible
épreuve. Jésus dit à ses disciples : Encore un peu de temps , et vous ne
me verrez plus ; et un peu de temps encore, et vous me reverre^, parce
que je vais à mon Père. Sur cela, quelques-uns de ses disciples se
dirent les uns aux autres : Que veut-il nous dire par là : Encore un peu
de temps, etvous ne me verre^plus; et un peu de temps encore , et vous
me reverre\, parce que je vais à mon Père? Ils disaient donc: que
signifie cela : Encore un peu de temps? Nous ne savons ce qu'il veut dire.
Jésus, connaissant qu'ils voulaient l'interroger , leur dit: Vous vous
demande^ les uns aux autres ce que j'ai voulu dire par ces paroles:
Encore un peu de temps, et vous ne me verre\ plus ; et un peu de temps
encore, et vous me reverreç.
Dans leur sens littéral, les paroles du Sauveur, dont s'éton-
naient les disciples, s'appliquent à sa Passion, à son ensevelise-
ment et à sa résurrection; peu d'heures seront écoulées, avant
que leur maître, descendant dans les profondeurs du sépulcre,
disparaisse pour un temps à leurs yeux. Le monde, c'est-à-dire
les Juifs que le démon inspire, se réjouira, les apôtres seront
dans une grande tristesse. Mais bientôt, à la vue de la glorieuse
U* TREIZS •
98 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
résurrection du Sauveur, cette tristesse se changera en joie. Telle
est la manière la plus naturelle d'entendre ce discours de Jésus.
Dans le sens moral, ces mêmes paroles nous rappellent que le
temps de cette vie, quelque longue qu'elle puisse être, n'est qu'un
peu de temps en comparaison de l'éternité. Nous faisons cepen-
dant des projets pour ce peu de temps, et nous ne pensons point
•à faire quelque chose qui puisse nous être utile pour l'éternité.
Quel aveuglement !
III. — Prenant ensuite la forme solennelle dont il use dans les
grandes circonstances, le Sauveur dit : En vérité, en vérité je vous
te dis , vous pleurerez et vous gémireç, vous, mais le monde sera dans
la joie, comme s'il avait triomphé de moi ; vous sere\ dans la tris-
tesse; mais votre tristesse se changera en joie.
En effet, à la mort de Jésus-Christ, les Juifs mondains et terres-
Ires se félicitèrent d'avoir détruit en lui tous ses partisans, les
apôtres au contraire s'affligèrent d'avoir perdu en lui leur divin
Maître ; mais ils furent bientôt consolés par sa résurrection victo-
rieuse, par son admirable ascension et surtout par la descente
merveilleuse du Saint-Esprit.
C'est ainsi qu'aux ch: grins et aux larmes Dieu fait succéder
l'allégresse et la joie.
IV. — Demandons-le-nous. Si un personnage, digne de foi,
assez puissant pour faire ce qu'il dit, nous promettait de changer
en or toutes les pierres que nous lui apporterions, avec quelle
ardeur nous rassemblerions de tous côtés les plus grosses pierres
que nous trouverions , et en aussi grand nombre que possible,
Eh bien Ile Seigneur tout puissant, qui est la vérité infaillible,
nous assure que les peines se changeront pour nous en consola-
tions, si nous les supportons patiemment pour son amour; nous
devons donc souffrir très volontiers toutes les tribulations et les
épreuves, même les plus nombreuses et les plus fortes, afin
d'augmenter nos mérites et nos récompenses. Aussi, pour mon-
trer que la félicité sera proportionnée à l'affliction précédente,
Jésus-Christ ne se borne pas simplement à dire : « Après votre
tristesse, vous serez dans la joie; » mais, il dit très bien : «Votre
tristesse se changera en joie. »
Le partage des chrétiens et celui des gens du monde en cette
vie paraît bien différent. Mais la tristesse des chrétiens ne sera
pas longue, et la joie du mondain sera bien courte. Les gémisse-
ments de la pénitence et les afflictions produiront une joie qui
ne finira point : les plaisirs du siècle produiront des tourments
qui n'auront point de fin. Choisissons.
Ah! Seigneur, notre choix est tout fait. Mais, donnez-nous ces
larmes heureuses qui seront changées en joie, et faites-nous
III1"0 DIMANCHE APRÈS PAQUES 99
craindre cette malheureuse joie qui sera suivie d'une éternelle
séparation d'avec vous !
V. — Pour mieux faire entendre à ses disciples la grandeur
des peines et des consolations qui les attendaient, le Sauveur
employa la comparaison suivante : Quand une femme enfante, elle
est dans la douleur, parce que son heure est venue; mais, après quelle
a mis au monde un fils , elle ne se souvient plus de ses douleurs, dans
la joie quelle a d'avoir mis un homme au monde. Puis, appliquant
cette comparaison aux apôtres, le Sauveur ajoute : C'est ainsi
que vous êtes maintenant dans la tristesse, comme si vous étiez
dans le travail de l'enfantement, parce que c'est le temps de ma
Passion ; mais ensuite je vous reverrai, et alors votre cœur se
réjouira, et personne ne vous ravira cette joie.
En effet, lorsque, après sa Résurrection glorieuse, Jésus-Christ
se montra doué d'une vie immortelle , ses disciples furent
comblés d'une joie, que personne ne put leur ravir. Ils eurent , il
est vrai, à subir ensuite des persécutions et des tourments pour
leur divin Maître-, mais, soutenus par l'espérance de ressusciter
comme lui et de le revoir dans le ciel, ils supportèrent volontiers
toutes les adversités; bien plus, ils regardèrent comme un
bonheur et une gloire d'endurer toute espèce d'épreuves pour
son amour.
VI. — Au sens moral, nous pouvons considérer comme adres-
sées à toute l'Église dans la personne des apôtres, les paroles
qui précèdent et qui forment la conclusion de l'Évangile de ce
jour, ainsi que les suivantes : « Voilà que je suis avec vous
jusqu'à la consommation des siècles. » Les mondains se réjouis-
sent, parce qu'ils se complaisent dans les choses présentes, sans
se préoccuper de mériter la félicité de la vie future. Les bons, au
contraire, s'affligent, parmi les nombreuses peines de cette vie;
ils pleurent sur leurs propres péchés et sur les péchés d'autrui ,
sur leur exil en ce monde et sur le retardement de leur entrée
dans la patrie ; ils s'efforcent ainsi de mériter les récompenses
éternelles au moyen des souffrances temporelles, car « c'est par
la voie des tribulations que nous devons entrer dans le royaume
de Dieu. »
VIL — Donc, en disant : « Je vous verrai de nouveau, » Jésus-
Christ nous promet son second avènement, qui procurera à
l'Église entière la rémunération parfaite de tous les justes. C'est
comme s'il nous disait : Je vous apparaîtrai de nouveau , afin
que vous me contempliez par la vision béatifique ; en vous asso-
ciant alors à ma gloire, je vous délivrerai de vos ennemis, et, en
vous couronnant après vos triomphes, je vous prouverai que
j'assistais comme témoin à tous vos combats,
100 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
VIII. — Suivant un pieux interprète, cette femme, dont le
Sauveur vient de parler, figure la sainte Église, qui est féconde
en bonnes œuvres et qui engendre à Dieu des enfants spirituels.
— Tandis qu'elle enfante, c'est-à-dire tandis qu'elle s'applique à
augmenter les fruits de ses vertus au milieu des tentations et
des épreuves, elle ressent de la tristesse, parce que son heure
de souffrir est venue, car, dit S.Paul, « personne ne hait sa
propre chair. » — Mais, lorsqu'elle a engendré, c'est-à-dire
lorsque, après avoir remporté la victoire, elle reçoit la couronne,
elle ne se souvient plus de ses maux passés, parce qu'elle se
réjouit des biens célestes qui procurent l'immortalité. Car, de
même qu'une femme s'applaudit d'avoir mis un homme au
monde, ainsi l'Église se félicite d'avoir assuré la vie éternelle à
ses fidèles enfants. Or, selon la remarque d'un saint Père, comme
on dit communément qu'un homme est né, lorsque, quittant le
sein de sa mère, il paraît au jour, ne peut-on pas dire également
qu'il est né celui qui, rompant les liens de sa chair, parvient à
la lumière de l'éternité? Voilà pourquoi les solennités des saints
s'appellent la fête de leur naissance , et non pas de leur mort.
Mon Dieu, donnez-nous la joie des saints, après les larmes
de l'exil I
IVmQ DIMANCHE APRÈS PAQUES
Sommaire. — I. Le but de cet Évangile. — 2. Si le Sauveur a eu besoin de monter au
ciel. — 3. Vrai sens de ces paroles. — 4. Deux conclusions morales. — 5. Comment
le Saint-Esprit convainc le monde du péché, de justice et de jugement. — H. Les
vérités que les Apôtres ne peuvent pas encore porter. — 7. Comment le Saint Esprit
nous enseigne toute vérité. — 8. Commeot l'Esprit dit ce qu'il a entendu.— 9. Comment
l'Esprit reçoit de ce qui est à Jésus. — Prière.
I. — Tout cet Evangile se rapporte à la venue de l'Esprit-Saint,
dont Jésus n'avait point encore jusqu'à ce jour entretenu ses
apôtres, parce que, leur dit-il, il était avec eux, quia vobiscum
erarn, Consolés et soutenus par la présence du divin Maître, ils
trouvaient en lui à toute heure tout ce dont ils avaient besoin : le
rafraîchissement dans la peine, la lumière dans le doute, la force
dans la faiblesse ; mais, maintenant que les joies de cette divine
assistance vont leur être enlevées, le bon Maître, qui ne laisse
point les siens orphelins, leur promet un consolateur, un guide,
dont le secours, quoique invisible, sera efficace. A nous tous
aussi cet Esprit-Saint est donné, et c'est à nous aussi que Jésus-
Christ parle dans la personne de ses apôtres. Recueillons ses
discours; souvenons-nous surtout que la tribulation nous a été
IV'"8 DIMANCHE APRÈS PAQUES 101
annoncée par la venté infaillible, et, lorsque viendra l'heure où
nous serons persécutés, que notre cœur ne murmure pas ! Jésus
nous Ta dit, que tel serait notre partage: nous le savions par
avance; et, lorsque nous sommes entrés au service de Dieu,
nous avons dû préparer notre âme à la tentation et à l'épreuve,
suivant ce qui est écrit dans les livres sapientiaux : « Mon fils,
quand tu entres au service de Dieu, prépare ton âme à la tenta-
tion. » C'est l'avertissement que Jésus nous donne, quand il dit à
ses disciples : Je vais à Celui qui m'a envoyé , et aucun de vous ne me
demande où je vais. Mais, parce que je vous ai ainsi parlé, votre cœur
est rempli de tristesse.
II. — Cependant, continue le Sauveur, il vous est utile que je m'en
aille. Devons-nous penser que le Sauveur, qui ne fut jamais
séparé de la sainte et indivisible Trinité, avait besoin de monter
au ciel qu'il n'avait pas quitté, pour envoyer le Saint-Esprit à
ses apôtres? Assurément l'esprit d'un chrétien ne saurait s'arrêter
à une imagination aussi grossière. Quel est donc le sens de
cette parole : « Il vous est utile que je m'en aille ? »
III. — Le Sauveur dit à ses apôtres attristés : « Il vous est utile
que je m'en aille, » en remontant vers mon Père, afin que vous
commenciez à me connaître spirituellement et que vous cessiez
de m'aimer selon la chair, de peur que la jouissance de mon
humanité ne soit pour vous comme du lait dont vous vous con-
tentiez sans aspirer à une nourriture plus excellente qui est la
contemplation de ma divinité. Oui, mon départ vous est vraiment
utile, car , si je ne m'en vais pas, le consolateur ne viendra point à
vous ; mais, si je m'en vais, je vous l'enverrai. Il faut qu'en vous
sevrant pour un temps de ma présence visible, je vous guérisse
de cette affection trop naturelle, qui empêche le divin consolateur
de venir en vous ; car, tant que vous éprouvez une affection trop
charnelle à mon égard, vous ne serez pas dans les dispositions
convenables pour recevoir parfaitement le Saint-Esprit.
Sans quitter la terre, Jésus Christ aurait pu donner le Saint-
Esprit à ses apôtres ; mais, il ne voulut pas le leur communiquer
alors, parce qu'ils n'étaient pas encore assez dignes de îe rece-
voir. En effet, cet Esprit infiniment pur ne se repose avec com-
plaisance que dans les âmes entièrement spirituelles, détachées
de toute consolation sensible. La consolation divine est si déli-
cate qu'elle ne se communique point à ceux qui en recherchent
d'étrangères. C'est une remarque de S. Bernard.
Un autre commentateur dit aussi : « Le Seigneur Jésus se déroba
corporellement à la vue de ses disciples, afin qu'ils apprissent
à l'aimer spirituellement ; il monta dans les cieux pour attirer
les cœurs après lui, afin que l'amour se portât où est le Bien-airné.
102 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
Jusqu'à ce jour encore, Jésus-Christ console ses amis par une
sorte de présence corporelle dans les Saintes Ecritures, les Sa-
crements et les autres exercices extérieurs des vertus ; mais ,
quelquefois aussi, il leur ret ire sagement ces diverses consolations
sensibles, afin qu'ils goûtent d'une manière d'autant plus pure
la douceur ineffable de l'amour spirituel , qu'ils ne trouvent rien
au dehors, môme dans la pratique de la vertu, où ils puissent
reposer leurs cœurs. »
IV. — Conclusion. Si la présence corporelle du Fils de Dieu
mettait obstacle à la réception du Saint-Esprit sur les apôtres, à
plus forte raison l'affection charnelle des choses terrestres
s'oppose à la réception de ces dons excellents.
Autre conclusion. Les apôtres ne pouvaient recevoir le Saint-
Esprit, parce qu'ils étaient attachés à la présence corporelle de
Jésus-Christ d'une manière trop charnelle. Comment pouvons-
nous le recevoir, nous qui sommes attachés , non à Jésus-Christ,
mais au monde, qui est l'ennemi de Jésus-Christ, et à nous-
mêmes ?
V. — Je m'en vais et je vous enverrai le consolateur. Et , lors-
qu'il sera venu, il convaincra le monde du péché , de la justice et du
jugement : du péché, parce qu'ils n'ont pas cru en moi ; de la justice,
parce que je vais à mon Père, et que vous ne me verre{ plus ; du
jugement , parce que le prince de ce monde est déjà jugé.
1° Le péché qui consomme tous les autres et les rend sans
rémission, c'est de ne pas croire en Jésus-Christ. Voilà le péché
reproché et imputé au monde infidèle.
Mais, si le monde est repris touchant le péché, comment l'est-il
touchant la justice? Et, s'il est convaincu d'incrédulité, que veut
dire qu'il soit convaincu de justice?
2° La justice, que l'Esprit-Saint reproche au monde, c'est la
justice des fidèles qui rend son péché impardonnable, c'est la
justice de ceux qui croient en Jésus-Christ, après qu'il a quitté le
monde pour retourner à son Père; c'est la justice des apôtres
qui, ne voyant que le Fils de l'Homme, ont cru au Fils de Dieu.
Cette foi, cette justice sera opposée au monde et aggravera sa
condamnation. « Il convaincra le monde de la justice, parce que
je vais à mon Père, et que vous ne me verrez plus. »
Seigneur Jésus, qu'est-ce donc à dire? Pourquoi ajoutez-vous :
« Vous ne me verrez plus? » Quoi! nous ne vous verrions plus
jamais!. . . A Dieu ne plaise que nous l'entendions ainsi ! Nous
ne vous verrons plus tel que vous avez apparu sur cette terre,
pauvre, humble et souffrant; nous vous verrons dans votre
gloire, dans votre éternité bienheureuse; nous vous verrons tel
que nous vous attendons^ par l'espérance et que nous vous pos-
IVmo DIMANCHE APRÈS PAQURS 103
sédons par la foi, par cette foi simple et fervente qui sera notre
justification et la condamnation des incrédules.
3° Enfin , le Saint-Esprit convaincra le monde touchant le juge-
ment, parce que le prince du monde est déjà jugé : c'estâ-diro
qu'il lui annoncera un jugement semblable à celui qu'a subi
Satan , son chef et son maître.
VI. — Jésus reprit : J'ai encore beaucoup de choses à vous direv
mais elles sont en ce moment au dessus de votre portée. De même quo
Notre-Seigneur avait dit à Pierre : « Vous ne pouvez pas me
suivre maintenant , vous me suivrez plus tard; » de même, il dit
à ses disciples : « Vous ne pouvez pas porter ou comprendre
maintenant ces choses. » Sera-ce présomption de notre part de
penser comprendre ce que les apôtres n'entendaient pas? Non,
répond S. Augustin, car Pierre, après avoir reçu le Saint-Esprit,
renia son maître que tant de chrétiens de l'âge et du sexe le plus
tendre ont courageusement confessé, et comme leur courage a
été au dessus du sien, notre intelligence peut s'élever au dessus
de la sienne.
VII. — Quand VEsprit de vérité sera venu, il vous enseignera toute
tu vérité, ou, comme il est dit dans une autre version, « nous
conduira dans toute la vérité. » Ce ne sera pas sur cette terro
sans doute, car ici nous ne pouvons connaître qu'en partie, sui-
vant la parole de l'apôtre ; mais, arrivés à la patrie bienheureuse,
nous verrons la, vérité sans voile, nous habiterons en elle.
Hélas ! ici-bas, trop souvent nous ignorons la vérité, parce quo
nous n'avons pas le Saint-Esprit, et c'est lui qui l'enseigne. Ainsi,
ou nous ne croyons rien , ou nous croyons trop légèrement. Nous
suivons les imaginations des hommes, parce qu'elles nous plai-
sent; et nous ne croyons pas les vérités de l'Évangile, parce
qu'elles nous condamnent.
VIII. — Il ne parlera pas de lui-même , mais il dira tout ce qu'il
aura entendu, et il vous annoncera les choses à venir. Ces paroles du
Sauveur ne doivent pas produire en nous une impression fausse
et grossière, et nous ne devons pas penser que l'Esprit est
enseigné à la manière des hommes, de telle sorte qu'il fut un
temps où, n'étant pas enseigné, il ignorait. Il n'en est point
ainsi. La science de l'Esprit et sa parole sont éternelles, comme
l'enseignement du Père est éternel, et ce discours ne signifie pas
autre chose, si ce n'est que du Père procèdent toute science,
toute parole et tout enseignement.
IX. — C'est lui qui me glorifiera, parce qu'il recevra de ce qui est
à moi, et il vous l'annoncera. Tout ce qu'a mon Père m'appartient.
104 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
A cause de cela, je vous ai dit : « Il recevra de moi et il vous
annoncera» ce qu'il a reçu.
Ne pensons pas cependant, ainsi que l'ont fait quelques héré-
tiques, que l'Esprit-Saint soit moindre que le Fils, comme si, le
Fils recevant du Père, et l'Esprit recevant du Fils, il y eût des
degrés et des différences entre leurs natures. Jésus lui-même
nous le fait entendre : « Tout ce qu'a mon Père m'appartient. A
cause de cela, je vous ai dit : L'Esprit recevra de moi. » L'Esprit
reçoit donc du Père, comme il reçoit du Fils, l'Esprit procède du
Père et du Fils.
Otez-nous notre propre esprit, Seigneur, afin que nous suivions
ie Saint-Esprit. Qu'il nous enseigne toute vérité de cette manière
suave qui la fait suivre parce qu'elle la fait aimer.
Vme DIMANCHE APRÈS PAQUES
Sommaire. — 1. Ce qui précède. — 2. Comment les apôtres n'ont rien demandé au nom
de Jésus-Christ. — 3. Comment ils doivent demander. — 4. Pourquoi Jésus parlait
en paraboles. — 5. Comment il faut aimer Jésus pour être aimé de son Père. —
6. Comment Jésus retourne à son Père. — 7. Jésus sait tout, allons à son école.
— Prière.
I. — Jésus venait de dire à ses disciples: « Vous maintenant,
vous êtes tristes. Je vous reverrai de nouveau, et votre cœur se
réjouira, et personne ne vous enlèvera votre joie. Dans ce jour,
vous ne me demanderez plus rien. »
Le jour où les disciples ne demanderont rien au Sauveur, ne
lui feront ni questions, ni prières, car le texte original offre les
deux sens, ce jour assurément ne peut s'entendre du temps qui
suivit la résurrection. Nous savons en effet que les apôtres lui
adressèrent plusieurs questions, et l'Église depuis lors n'a pas
cessé un seul instant d'invoquer le médiateur. D'ailleurs, cette
joie, qui remplira le cœur des apôtres et que nul ne leur enlè-
vera, ne saurait être non plus la présence corporelle du Sauveur,
qui, au bout de quarante jours, leur fut ravie. Il faut donc penser
que ce peu de temps, pendant lequel nous ne verrons pas le
Sauveur, c'est le temps de la vie présente, c'est le siècle actuel,
et que les paroles du Seigneur prises dans leur ensemble s'adres-
sent, dans la personne des apôtres à toute l'Église militante,
justement comparée, comme nous l'avons vu au troisième
dimanche après Pâques, à une femme qui enfante dans la tris-
tesse et les gémissements. Le jour dès lors, où nous ne deman-
derons rien à Jésus-Christ , ni éclaircissements sur la doctrine, ni
Vme DIMANCHE APRÈS PAQUES 1Ô5
grâces pour le salut, c'est le grand jour de l'éternité ; les choses
secrètes nous y seront manifestées. Nous y serons confirmés à
jamais dans la paix et l'amour de Dieu.
II. — Immédiatemennt après, Jésus dit à ses disciples-. En vérité,
en vérité je vous le dis , tout ce que vous demanderez à mon Père en
mon nom, il vous le donnera. Jusqu'ici , vous n'ave^ rien demandé en
mon nom. Les apôtres n'avaient demandé que des choses vaines,
inutiles pour leur salut; ou bien, ils n'avaient pas su les deman-
der par les mérites du médiateur, condition pour être exaucé,
ainsi que nous le verrons tout à l'heure.
III . — Demande^ et vous recevrez afin que votre joie soit parfaite.
Demandez que votre joie soit entière, et vous la recevrez.
Demandez le salut, et votre prière sera exaucée.
IV. — Je vous ai dit ces choses en paraboles : le temps vient où je ne
vous parlerai plus en paraboles, mais où je vous parlerai clairement
de mon Père, parle moyen de l'inspiration de l'Esprit-Saint. 1
V. — En ce temps-là, vous demanderez en mon nom. Jésus-Christ
nous assure que nous obtiendrons tout ce que nous demanderons
tnson nom. Nous nous plaignons de ce que nous n'obtenons pas
ce que nous demandons : c'est ce que nous ne demandons pas au
nom de Jésus-Christ. Demander au nom de Jésus-Christ, c'est
demander ce qui est conforme à son esprit, et souvent nous
demandons ce qui est contraire. Nous sommes indignes d'obtenir
de Dieu par nous-mêmes ; or, s'appuyer sur ses propres vertus et
sur ses bonnes œuvres, c'est demander en son propre nom, et ce
n'est qu'au nom de Jésus-Christ, que nous pouvons demander ; ce
n'est que par lui, par son sang et ses mérites, que nous avons
accès auprès du Père. Espérons tout de lui, et mettons toute notre
confiance dans sa médiation puissante.
VI. — Et je ne vous dis pas que je prierai mon Père pour vous ; car
mon Père lui-même vous aime , parce que vous mave\aimé et que vous
ave\ cru que je suis sorti de Dieu. Lui-même vous a prévenus, en
vous aimant le premier, et parce que vous avez fidèlement
répondu à cette grâce gratuite, il vous aime d'un amour
nouveau.
En effet, un autre obstacle qui nous empêche d'obtenir ce que
nous demandons, c'est que nous n'aimons pas Jésus-Christ. Le
Père Éternel ne nous aime que quand nous aimons son Fils, et il
ne nous accorde nos demandes que quand il nous aime. Est-ce
aimer Jésus-Christ que d'aimer le monde, qui est son grand
ennemi, qui l'a crucifié ; le monde, dont le prince est le démon ;
1. Voir l'Homélie sur l'Évangile de la Sexagésime.
106 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
le monde, dont les maximes sont si opposées à celles de l'Évan-
gile que Jésus-Christ a établi par son sang ?
Je suis sorti de mon Père, et je suis venu dans le monde ; mainte-
nant je quitte le monde, et je retourne à mon Père*
VII. — Les disciples lui dirent: C'est maintenant que vous parle\
clairement , et que vous ne vous serve\ plus de paraboles. Nous voyons
bien à présent que vous save\ toutes choses, et qu'il nest pas nécessaire
quon vous interroge : c'est pour cela que nous croyons que vous êtes
sorti de Dieu. — Jésus-Christ sait toutes choses, et nous n'avons
pas besoin de l'interroger, mais nous avons un très grand besoin
de l'écouter. Que nous serions savants, si nous allions à son
école !
Seigneur, apprenez-nous à prier, afin que nous obtenions la
charité : avec elle, nous aurons tout, puisque nous vous possé-
derons; sans elle, nous n'aurons rien.
DIMANCHE DANS L'OCTAVE DE L'ASCENSION
Sommaire. — 1. Choix des Évangiles aux environs de la Pentecôte. — 2. Comment
l'Esprit rend témoignage par les apôtres. — 3. Comment le divin consolateur attesta
sa présence dans notre âme. --4. Comment on reconnaît la présence du Saint-Esprit
chez les pénitents, les vertueux et les parfaits. — 5. Signes qui conviennent aux trois
différents états. — 6. Les avertissements du Sauveur. — Prière.
I. — C'est toujours au discours de la Cène que sont empruntés
les Évangiles par lesquels l'Église nous prépare à recevoir une
nouvelle effusion du Saint-Esprit au jour de la Pentecôte. Conti-
nuons de les méditer dans cette intention.
II. — Jésus dit à ses disciples : Lorsque h consolateur sera venu ,
cet Esprit de vérité, qui procède du Père, et que je vous enverrai de
la part de mon Père, il rendra témoignage de moi; et vous aussi vous
en rendre^ témoignage , parce que vous êtes Avec moi dès le commen-
cement.
L'Esprit-Saint rendra témoignage dans le cœur des apôtres ; il
leur donnera la force de confesser hautement la doctrine de leur
maître et de publier tout ce qu'ils ont vu et appris de lui. L'Esprit
rendra un témoignage intérieur, les apôtres rendront un témoi-
gnage extérieur; l'Esprit-Saînt les inspirera; ils prêcheront hardi-
ment suivant ses divines inspirations.
III. — Voulez-vous savoir comment le divin consolateur atteste
sa présence, et comment vous pouvez reconnaître, si vous l'avez
1. Voir l'Homélie sur rÉvnngile du quaîrième Dimanche après Fâques.
DIMANCHE DANS L'OCTAVE DE L'ASCENSIOM 107
reçu véritablement? Interrogez votre cœur: si vous y trouvez
l'amour sincère envers le prochain, soyez assurés que le Saint-
Esprit habite en vous ; car cette dilection surnaturelle ne peut
venir que de la grâce céleste, comme l'apôtre le déclare en
disant : « La divine charité a été répandue clans nos cœurs par
le Saint-Esprit qui nous a été donné. » S. Jean Chrysostôme
ajoute: «Si nous ne désirons rien que le bien, sachons que
l'Esprit-Saint demeure en nous ; mais il s'est retiré de nous, si
nous voulons le mal. » De ce qui précède, concluons que, si la
présence du Saint-Esprit dans une âme n'est pas visible en elle-
même, elle le devient par ses effets extérieurs.
IV. — Nous ne pouvons reconnaître avec certitude la présence
du Saint-Esprit dans une âme quelconque , parce que nous ne
savons ni d'où il vient, ni où il va, comme Jésus-Christ le disait
à Nicodème. Cependant, d'après les effets extérieurs qu'il produit
ordinairement, nous pouvons conjecturer, avec plus ou moins
de vraisemblance, qu'il existe ou agit en telle ou telle personne.
Ces effets, qui sont les signes probables du Saint-Esprit, varient
suivant les trois états de la vie spirituelle ; car il n'opère point
de la même manière dans tous les hommes : 1° Il souffle ou
respire en ceux qui débutent, il habite en ceux qui progressent,
et il remplit les parfaits.
1° Or, selon S. Bernard, il y a trois signes particuliers pour
distinguer si l'Esprit-Saint inspire vraiment les commençants ou
pénitents : 1° Le premier est la douleur d'avoir commis le péché ;
car le Saint-Esprit, qui déteste toute souillure, ne peut diriger
une personne vicieuse, encore livrée à l'iniquité; 2° Le second
signe est le ferme propos de ne plus commettre le péché; car nul
ne peut former de lui-même cette salutaire résolution , si sa
propre faiblesse n'est pas aidée par la grâce efficace du Saint-
Esprit ; 3° Le troisième signe est une prompte disposition à faire
le bien; car, selon S. Grégoire , l'amour divin que produit le
Saint-Esprit n'est jamais oisif et il accomplit de grandes choses
partout où il est.
2° Quant aux âmes plus avancées et déjà vertueuses, il y a
pareillement trois signes pour discerner si le Saint-Esprit habite
vraiment en elles : 1° Le premier est un exact et fréquent examen
de sa conscience, non seulement à l'égard des péchés mortels,
mais encore à l'égard des fautes vénielles ; car/de même que le
Saint-Esprit est opposé aux péchés mortels, ainsi la charité fer-
vente qu'il excite est ennemie des fautes même vénielles qu'elle
s'empresse de proscrire pour ne pas lui déplaire ; 2' Le second
signe est la diminution de la concupiscence, parce que plus la
charité s'accroît dans un cœur, plus s'y affaiblit la convoitise des
108 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
choses temporelles ; 3° Le troisième signe est l'observation fidèle
des préceptes divins, parce que sans elle il n'y a point de véri-
table charité.
3° Quant aux parfaits, trois autres signes peuvent nous indi-
quer s'ils sont vraiment remplis du Saint-Esprit : 1° Le premier
est la manifestation divine. Comme l'Esprit de Dieu est essen-
tiellement un Esprit de vérité, il ne saurait, posséder une âme
sans l'instruire et lui communiquer sa doctrine , aussi, révèle-t-il
des secrets particuliers à ses amis privilégiés, comme à d'intimes
confidents; 2° Le second signe consiste à ne craindre que Dieu
seul, non point d'une manière servile, mais filiale, qui n'a rien
de pénible ; car, « la charité parfaite chasse la crainte , » que
ressent un esclave à l'égard de son maître. Voilà pourquoi l'apôtre
disait : « Où est l'Esprit du Seigneur, là est aussi la liberté, » qui
porte l'homme à se conduire envers Dieu, comme un enfant à
l'égard de son père ; 3° Le troisième signe est le désir même de
la mort; car celui qui est embrasé de l'amour divin souhaite
d'être délivré de la vie présente pour être réuni à Jésus-Christ.
Heureuse l'âme qui éprouve ce généreux sentiment, à l'exemple
de S. Paul ! Elle peut très justement présumer qu'elle est remplie
<Ju Saint-Esprit, car lui seul peut ainsi la détacher de toute affec-
tion terrestre.
V. — Outre les signes précédents, trois autres qui conviennent
aux différents états induisent à croire que le Saint-Esprit agit
ou existe vraiment dans une âme : 1° Le premier est l'abondance
des larmes pieuses ; 2° Le second est le pardon des injures, et
3° le troisième est le désir des biens célestes.
Ces trois signes sont représentés parles trois formes, sous
lesquelles le Saint-Esprit a paru : 1° En effet, sur Jésus-Christ
transfiguré, il est descendu sous forme de nuée; et, comme les
nuées se résolvent en pluie au souffle du vent du midi, de même
aussi, à l'approche du Saint-Esprit, les âmes se répandent en
larmes; 2° De plus, sur Jésus-Christ baptisé, il est descendu sous
forme de colombe, et cet oiseau est l'emblème de la mansuétude
qui doit régner dans le cœur du chrétien ; 3° Sur les apôtres
assemblés, il est descendu sous forme de feu; et, comme le feu
tend toujours en haut, il est l'image du Saint-Esprit qui porte
toujours les cœurs vers le ciel.
VI. — Je vous ai dit ces choses , afin que vous ne soye\ point scan-
dalisés, quand elles arriveront. ' Ils vous chasseront de leurs syna-
gogues , et le temps même approche, où quiconque vous fera mourir
croira rendre gloire à Dieu. Ils vous traiteront ainsi , parce qu'ils ne
1. Voir l'Homélie sur l'Évangile dos troisième et quatrième Dimanches après Pâques
LE SAINT JOUR DE PENTECÔTE 109
connaissent ni mon Père ni moi. Mais je vous ai dit ces choses afin
que, quand ce temps arrivera, vous vous souveniez que je vous les
ai dites.
Nous sommes tenus de rendre témoignage à Jésus-Christ,
c'est-à-dire de faire connaître par toute notre vie que nous croyons
en lui , que nous sommes soumis aux règles du saint Évangile.
Nous ne devons pas rougir d'en faire profession.
La pratique de l'Évangile expose à des contradictions, et nous
devons nous attendre à être persécutés, même par nos parents
et nos amis,, parce qu'il y a aujourd'hui peu de chrétiens qui
connaissent Dieu le Père et Jésus-Christ. Souvenons-nous alors
que Jésus-Christ nous en a avertis.
Nous ne pouvons sans vous, Seigneur, résister au monde, qui
ne vous connaît pas; donnez-nous votre amour, et nous ne
craindrons rien.
LE SAINT JOUR DE PENTECOTE
Sommaire. — 1. La différence entre les disciples de Jésus et le monde. — 2. Comment
il faut entendre la promesse du Sauveur relative aux enseignements du Saint-
Esprit. — 3. La paix du Sauveur. — 4. Elle n'est pas comme celle du monde. —
5. Pourquoi les disciples ne doivent point se troubler du départ de Jésus.— 6, Je vais
et je reviens. — 7. Je vais à mon père. — 8. Le prince de ce monde. — 9. Jésus sort
du Cénacle. — Prière.
I. — Jésus venait de promettre à ses apôtres qu'il se manifes-
terait à eux, et l'un d'eux, Jude, frère de Jacques, lui demanda :
« Seigneur, pourquoi vous découvrirez-vous à nous, et non pas
au monde? » Jésus lui répondit, et, en parlant à S. Jude, il dit à
tous ses disciples : Si quelqu'un m'aime, il gardera ma parole, et mon
Père V aimera , et nous viendrons à lui, et nous ferons en lui notre
demeure. Ainsi donc, la preuve de notre amour envers Jésus-Christ
est de pratiquer ce qu'il nous a enseigné. Il y a donc, hélas ! bien
peu de chrétiens, qui aiment Jésus-Christ, puisqu'il y en a si peu
qui vivent selon l'Evangile! Celui qui ne m'aime pas ne gardera pas
mes paroles ; et il aura grand tort, car la parole que vous ave^ enten-
due n est pas de moi comme homme, mais elle est du Père qui m'a
envoyé.
Le disciple interroge le maître : Pourquoi cette différence entre
nous et le monde? Quelle chose donc nous sépare du monde ? —
Une seule, lui répond Jésus : l'amour, et, par l'amour, la pra-
tique des commandements : « Si quelqu'un m'aime, il gardera
ma parole. » C'est l'amour qui fait les saints et qui établit dans
leurs cœurs cette paisible demeure, où le Père et le Fils se
110 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
plaisent à habiter. Jésus ne se manifeste qu'à ceux qui l'aiment,
et ne se manifeste qu'à proportion de leur amour, de telle sorte
que celui qui aime le mieux, est aussi celui qui connaît et qui
sait le mieux.
II. — Je vous ai dit ces choses, pendant que je demeurais avec vous;
mais le consolateur, V Esprit-Saint, que mon père enverra en mon nom,
vous enseignera toutes choses et vous fera souvenir de tout ce que je
vous ai dit.
Devons-nous donc entendre ces paroles du Sauveur, en ce sens
qu'à lui appartient la parole et à l'Esprit-Saint l'enseignement,
de telle sorte que le Verbe ne donnât pas aux fidèles l'intelli-
gence des discours qu'il prononce?
S. Augustin répond à cette question : A Dieu ne plaise, dit-il,
qu'une pensée si grossière trouve place dans notre cœur ! La
Trinité tout entière parle, la Trinité tout entière enseigne, la
Trinité tout entière donne le sens des enseignements. Mais, la
faiblesse humaine ne pourrait concevoir aucune idée de la tripli-
cité des personnes divines, si l'Esprit ne les distinguait, en attri-
buant à chacune en particulier des actions qui leur sont com-
munes; et nous-mêmes, en nommant le Père, le Fils et le Saint-
Esprit, que faisons-nous autre chose que de séparer dans notre
discours ce qui est inséparablement uni ? Il convenait d'ailleurs
d'attribuer au Verbe Incarné la parole, qui est sa plus fidèle
image entre les créatures, et de donner à l'Esprit, dont l'action
est intérieure et invisible, l'enseignement et l'intelligence des
choses cachées.
C'est pour cela que le Sauveur dit : « Je vous dis ces choses ;
î'Esprit-Saint vous les enseignera et vous les expliquera. » Les
apôtres, en effet, n'entendirent bien et ne prêchèrent efficacement
la doctrine du divin Maître qu'à partir du jour où ils reçurent
l'Esprit dans le Cénacle, et c'est l'Esprit encore qui, suivant la
mesure des besoins, dévoile à l'Eglise tout ce qu'il lui faut con-
naître des trésors cachés dans l'Evangile de son Epoux divin.
III. ; — Je vous donne ma paix, je vous laisse ma paix. En donnant,
en laissant la paix à ses disciples, Jésus-Christ accomplit la parole
du Prophète : « Il y aura abondance de paix, et la paix surpassera
la paix. » Il nous laisse la paix en nous quittant, et nous la don-'
nera à la fin des temps. Il nous laissera la paix par laquelle nous
vaincrons nos ennemis ; il nous donnera la paix dans laquelle
nous régnerons sans combats. Il nous laisse la paix, afin qu'ici-
bas nous nous aimions les uns les autres. Il nous donnera la
paix, par laquelle nous serons tous à jamais réunis dans un
même sentiment. Cette paix qu'il nous laisse et cette paix qu'il
nous donnera, c'est lui-même, « car il est notre paix. » Il est
LE SAINT JOUR DE PENTECOTE 111
notre paix sur cette terre, lorsque nous croyons en lui. Il sera
notre paix dans le ciel, lorsque nous le verrons face à face.
IV. — Je ne vous la donne pas, cette paix,, comme le monde la donne.
Le Sauveur, dit S. Augustin, nous laisse en ce monde la paix qui
nous fait triompher des démons, en nous aimant les uns les
autres ; dans le ciel, il nous donnera sa paix, lorsque nous ré-
gnerons avec lui, sans crainte de nos ennemis et sans discorde
avec nos frères. Il dit justement : « Je vous donne ma paix, x»
pour distinguer celle des justes de celle des impies, qui n'est
point véritable, mais apparente et trompeuse. Voilà pourquoi il
ajoute : « Je ne vous la donne pas, comme le monde la donne, »
celle du monde est charnelle, passagère et extérieure ; la mienne,
au contraire, est spirituelle, éternelle et intérieure.
V. — Que voire cœur ne craigne point et qu'il ne se trouble point ,
de ce que je vais vous quitter; c£.r si je meurs, c'est pour me
préparer un triomphe complet et pour vous envoyer le Saint-
Esprit. Apprenons par là à ne point trop nous affliger de la perte
de nos amis, qui sortent de cette vie en de saintes dispositions;
caria mort ne fait que les conduire au bonheur éternel, sans
nous priver de leur salutaire [assistance; et, lorsqu'ils reposent
dans le sein de Dieu, ils peuvent nous aider bien plus efficace-
ment que s'ils restaient sur cette terre d'exil. Donc, « que votre
cœur ne se trouble point et ne s'épouvante point, » ajoute le Sau-
veur; c'est-à-dire, ne vous attristez point de ma Passion immi-
nente, mais affermissez-vous dans l'espérance de ma résurrection
prochaine ; ne vous effrayez point non plus des tribulations futures
qui vous menacent, mais réjouissez-vous plutôt des récompenses
éternelles qui vous attendent.
VI. — Vous m' avec entendu dire: Je m'en vais, et je reviens à vous.
Je m'éloigne en tant qu'homme, je reste en tant que Dieu. Je
reviendrai bientôt, sous la forme de mon humanité, vous apporter
la récompense.
VII. — Si vous m'aimie^, vous vous réjouiriez de ce que je vais à
mon Père, car mon Père est plus grand que moi. Mon Père est plu?
grand que moi suivant cette forme par laquelle je vais à lui, et
vous qui participez à cette nature humaine qui m'abaisse' au
dessous du Père, vous devez vous réjouir devoir en ma personne
la chair élevée à untel degr4 d'honneur, et ce corps formé comme
le vôtre du limon de la terre s'asseoir à la droite du Tout
Puissant. « Mon Père est plus grand que moi » comme homme, et
il ne m'appelle à lui que pour m'associera son trône, « Félicitons
notre humanité, dit S. Augustin, de ce que le Verbe, Fils unique
de Dieu, a daigné s'en revêtir pour la placer, immortelle dans les
112 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
cieux, en sorte que la poussière tirée de la terre a été élevée à
l'honneur sublime de siéger incorruptible à la droite du Père
céleste. Celui dont la charité est vraiment éclairée pourrait-il ne
pas tressaillir d'une vive allégresse, en considérant la gloire
dont sa nature a été déjà comblée en Jésus-Christ et à laquelle
lui-même espère être un jour associé par le même Jésus-Christ. »
VIII. — Je vous le dis maintenant , avant que la chose arrive, afin
que vous croyie\ quand elle sera arrivée. Je ne ni entretiendrai pas
plus longtemps avec vous, car voilà le prince de ce monde qui va venir,
quoiqu'il n'ait aucun droit sur moi.
Le prince du monde, c'est Satan; non qu'il soit le prince des
créatures et de ce monde dont il est dit qu'il a été créé par le Verbe ;
mais il est le prince de ceux qui , aimant les choses qui passent,
s'attachent à la figure de ce monde.
IX. — Mais, afin que le monde connaisse que j'aime mon Père, et
que je fiais ce que mon Père m'a ordonné , levez-vous, sortons. Et, en
prononçant ces mots, le Sauveur se leva, et quitta le Cénacle pour
traverser les rues de Jérusalem vers la montagne des Oliviers-
Au milieu du silence de la nuit tombante, il continua l'entretien
commencé, s'avançant vers l'endroit où le disciple infidèle devait
le livrer à ses ennemis, afin de bien montrer que son sacrifice
était volontaire, et qu'ainsi qu'il venait de l'exprimer, l'amour et
l'obéissance le menaient à la mort.
Esprit-Saint, vous nous enseignez toutes les vérités, en nous
les faisant aimer. Nous vous demandons en ce jour de nous
enseigner les vérités qui conviennent à notre état, et de ne pas
permettre que nous les oubliions. Eclairez-nous sur les obstacles
qui nous empêchent de les pratiquer, afin d'avoir la paix que
Jésus-Christ nous donne et que le monde ne donne point, parce
qu'il ne peut l'aimer ni le connaître. Cette paix consiste clans le
calme de nos passions et dans la tranquillité d'une bonne cons-
cience; le monde, au contraire, nous excite à satisfaire nos pas-
sions, et c'est là ce qui trouble notre conscience. Ah! venez,
Esprit-Saint, venez!
îer DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE
Sommaire. — Soyez miséricordieux comme voire Père céleste. — 2. La première sorte
de miséricorde. — 3. Trois manières de juger mal le prochain. — 4. Recommanda-
tion de S. Bernard.— 5. Deux motifs pour éviter les jugements téméraires. — 6. Juge-
ment et mesure. — 7. La seconde espèce de miséricorde. — 8. La troisième sorte
de miséricorde. — 9. Pardonner et donner. — 10. La mesure versée dans notre sein
I01' DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE 113
. a cinq qualités. — 11. La môme mesure. — 12. La comparaison de l'aveugle.— 13. La
comparaison du fétu et de la poutre. — 14. Adjuration , conclusion et prière.
I. — C'était sur la montagne, d'où le Maître fit entendre aux
apôtres et à la foule ce sublime discours qui en a gardé le nom.
Jésus , entr'autres choses, dit à ses disciples : Soye\ miséricordieux ,
comme votre Père céleste est miséricordieux. En effet, Dieu soulage
nos misères, sans rien attendre de nous, par un pur sentiment
de bonté à notre égard. De même, nous devons compatir aux
misères de notre prochain, non pour en retirer quelque avantage
personnel , mais en vue de son salut et par amour pour Dieu.
Voilà comment cette vertu de miséricorde imprime à nos âmes
le sceau de la vraie piété, parce qu'elle nous rend semblables
à Dieu.
II. — Ce principe posé, Jésus-Christ signale les diverses sortes
de miséricorde, dont la première consiste à ne pas juger le
prochain, dont nous voyons les actes, mais dont les intentions
nous échappent. C'est pourquoi le Sauveur dit : Ne juge% pas lé
prochain injustement et témérairement, et vous ne sere^ point
jugés, c'est-àdire, vous ne commettrez pas ainsi un péché qui
vous exposerait à être jugés par Dieu-, et si, par hasard, la fai-
blesse humaine vous entraîne à juger sur des apparences, ne
condamne^ point, et alors vous ne sere\ point condamnés de Dieu
pour ce péché.
III. — On peut mal juger du prochain, de différentes manières :
1° Sur l'évidence même du fait; 2° D'après des marques certaines;
3° D'après des marques incertaines , des indications douteuses,
des signes légers, et, dans cette troisième sorte de jugement, il
y a trois degrés: le soupçon, le jugement et la condamnation.
Ce sont spécialement ces deux derniers degrés que le Sauveur
avait en vue.
IV. — S. Bernard nous le recommande : « Gardez-vous d'épier
curieusement ou de juger témérairement les actes du prochain.
Quand même vous le verriez faire quelque chose de répréhen-
sible, cherchez plutôt à l'excuser ; et, si vous ne pouvez excuser
l'action elle-même, excusez du moins l'intention, en attribuant
le mal à l'ignorance, à la surprise ou à toute autre cause. Si
l'évidence trop palpable vous enlève toute espèce de ressources
pour excuser votre frère , dites-vous à vous-même : La tentation
a été trop violente, il n'a pu y résister; que serait-il advenu, si
j'avais été soumis à une pareille épreuve? »
V. — Conclusion. Deux motifs doivent nous faire éviter surtout
les jugements téméraires : 1° Parce que nous ne connaissons
dans quelle intention a été faite la chose qui nous paraît blâ-
II. QUINZE.
114 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
mable ; 2° Parce que nous ignorons en quel état sera plus tard la
personne qui nous paraît aujourd'hui vicieuse.
VI. — Pour nous en détourner, Jésus-Christ ajoute : « Le même
jugement, » juste ou injuste, doux ou sévère, « que vous aurez
porté » contre votre prochain , « Dieu le portera contre vous, et la
même mesure que vous aurez employée » à l'égard des autres,
« Dieu l'emploiera » à votre égard; c'est-à-dire que la nature des
peines sera conforme à la malice de nos jugements téméraires,
et que la mesure du châtiment sera proportionnée à la déprava-
tion de notre volonté. Il y a donc ici deux choses dont nous
sommes menacés : le jugement et la mesure; le jugement se
rapporte à la nature de la faute et de la punition qui lui est
réservée, et la mesure se rapporte à la grandeur de l'une et de
Vautre.
VII. — Jésus-Christ nous propose ensuite la seconde espèce de
miséricorde, qui consiste à pardonner. Remette^, et l'on vous
remettra ; remettez au prochain les torts qu'il a eus envers vous,
et aux pauvres les dettes qu'ils ont contractées à votre égard; et
alors , le Seigneur vous remettra les fautes dont vous vous êtes
si souvent rendus coupables envers sa divine majesté, et les
peines dont vous êtes redevables envers sa justice souveraine.
VIII. — Passant ensuite à la troisième espèce de miséricorde,
qui est l'aumône, Jésus- Christ ajoute : Donner et Von vous donnera.
Donnez aux indigents de vos biens temporels, et Dieu vous don-
nera les biens spirituels de la vie éternelle.
IX. — Ces deux préceptes : « Remettez » et « Donnez , » sont
comme inséparables l'un de l'autre. Voilà pourquoi S. Augustin
disait : « Deux œuvres de miséricorde peuvent spécialement
contribuer à notre salut : le pardon des injures et l'aumône envers
les pauvres» Voulez-vous que Dieu vous pardonne, pardonnez
vous-mêmes ; voulez-vous que Dieu vous donne ce que vous lui
demandez, donnez ce qu'on vous demande. Voilà les deux ailes
de la prière, à l'aide desquelles nous pouvons nous élever vers
Dieu, si nous savons oublier les injures et soulager les mal-
heureux. »
X. — Le Sauveur nous exhorte à pratiquer libéralement la,
bienfaisance et la miséricorde à l'égard de nos semblables, en
considération des récompenses qu'ils nous obtiendront de Dieu ;
car Dieu, par les mérites et les prières de ceux à qui nous
.^ aurons donné, saura récompenser même un verre d'eau froide
pttk un bonheur sans fin. On versera dans votre sein une bonne
mesure, pressée, entassée , et s'épandant par dessus les bords.
I01' DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE 115
1° Il appelle cette récompense « une mesure , » parce qu'elle
sera distribuée à chacun , en proportion de ses bonnes œuvres.
2° « Une bonne mesure , » parce que le prix de nos bonnes
œuvres , c'est la béatitude , le bien par excellence , le souverain
bien qui renferme tous les autres.
3° « Une mesure pressée, pleine, » car l'âme bienfaisante sera
remplie, inondée des joies célestes, de façon que rien dans elle ne
sera vide de gloire.
4° « Une mesure entassée, solide, » car, ce que nous voulons
consolider, affermir, nous l'agitons, nous le tassons: ainsi sera
consolidé, affermi pour toujours, le bonheur des élus.
5° Enfin « une mesure surabondante, s'épandant au dehors, »
parce qu'elle dépassera nos mérites ; car, en retour des biens
temporels et périssables que nous donnons, nous recevrons des
biens éternels et divers.
6° « Cette récompense sera versée dans votre sein, » dit le
Sauveur; car, selon la remarque de S. Grégoire, ce que nous
possédons avec le plus de sécurité et le plus de satisfaction, c'est
ce que nous mettons sur notre cœur.
XI. — Le Sauveur ajoute : Car on usera pour vous de la même
mesure dont vous aure\ usé pour les autres. Soyez donc convaincu
que vous portez votre propre sentence ; car vous serez jugé sévè-
rement ou doucement, suivant la manière dont vous aurez agi
envers vos frères.
XII. — // leur faisait aussi cette comparaison : Un aveugle peut-il
conduire un aveugle? Un ignorant peut-il instruire un ignorant
et le diriger dans les voies de la justice? Ne tomberont-ils pas
tous deux dans la fosse de la perdition, ou plutôt, dans le péché
d'abord, puis dans l'enfer? Donc, l'ignorant ne doit ni gouverner,
ni s'ériger en maître vis-à-vis des autres. Mais, si vous jugez les
fautes d'autrui , lorsque vous commettez les mêmes fautes , ne
ressemblez-vous pas à un aveugle, qui conduit un autre aveugle?
Et, comment pourriez-vous diriger le prochain dans les sentiers
de la vertu, si vous en êtes vous-même éloigné, vous qui pré-
tendez être son maître? Le disciple n est point au dessus du maître ;
mais y tout disciple est parfait, s'il est comme son maître.
XIII. — Le Sauveur nous propose une autre comparaison sur
le même sujet : Pourquoi voye\-vous dans l'œil de votre frère , dans
son intention et dans sa conscience, un fétu, une paille, le péché
même le plus léger, péché qui n'aveugle pas, qui est facilement
détruit par l'ardeur de la charité , comme la paille est consumée
par le feu, et riapercevc^-vous point la poutre, un péché grave,
énorme, qui est dans votre œil, dans votre intention et dans votre
116 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
conscience. Pourquoi, vous occupant plutôt des autres que de
vous-même, avez-vous continuellement les yeux ouverts sur
leurs moindres défauts pour les blâmer et les condamner, tandis
que vous les fermez sur vos propres défauts, qui sont beaucoup
plus considérables? Ou, dans ce cas, comment, de quel droit
pouve\-vous dire à votre frère innocent, ou moins coupable que
VOUS : Mon frère , laissez-moi ôter ce fétu de votre œil , permettez,
souffrez avec patience que je corrige en vous les moindres
imperfections, ne voyant pas vous-même une poutre dans le vôtre?
Ce n'est pas l'office de tout chrétien que de corriger les scandales
publics , beaucoup moins les fautes secrètes ; laissez ce soin
pénible aux prêtres, aux docteurs qui sont commis pour cela, et
qu'eux-mêmes, avant de remplir les devoirs de leur charge,
examinent soigneusement les motifs qui les font agir.
XIV. — Aussi , Jésus-Christ ajoute-t-il : Hypocrites , vous qui
affichez des vertus que vous n'avez pas, ôte\ premièrement la
poutre de votre œil, effacez par une sincère pénitence les graves,
péchés qui souillent votre âme. Et, quand vous vous serez cor-
rigé avant de corriger les autres, après avoir purifié votre œil ,
vous songerez à ôter le fétu que vous pourrez alors voir nettement
et extirper de Vœil de votre frère , car la conscience purifiée est
clairvoyante, tandis que la conscience, obscurcie par le péché,
est aveugle.
Concluons de tout cela que, pour bien remplir le devoir de la
correction fraternelle envers le prochain, il faut : 1° Se réformer
soi-même, avant de réformer les autres ; 2° Traiter avec douceur
le prochain que l'on veut corriger; 3° N'avoir pour mobile de sa
conduite que le zèle de la charité ; 4° Considérer les circonstances
de temps et de lieu, et les conséquences qui peuvent résulter des
réprimandes.
O Dieu, père des miséricordes, vous nous exhortez à être
miséricordieux comme vous, donnez-nous donc un cœur com-
patissant aux maux et aux besoins de nos frères, afin que, res-
sentant nos propres maladies, nous en obtenions la guérison par
votre miséricorde. Ainsi soit-il*
IIme DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE
Sommaire. — 1. Le grand festin. — 2. Le serviteur envoyé pour inviter les convives.—
3. Les trois excuses. — 4. Le retour du serviteur. -- 5. L'ordre du maître irrité. —
6. !1 y a encore delà place.— 7. L'invitation générale. — 8* Ceux qu'on force d'entre*.
— 9. Ceux qui ont refusé. — 10. Résumé et prière
IIme DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE 117
I. — Jésus dit à un de ceux qui étaient à table avec lui, dans la maison
d'un des principaux Pharisiens: Un homme prépara un grand festin,
auquel il invita beaucoup de monde.
Cet hôte, si magnifique dans ses préparatifs, si généreux dans
ses intentions, c'est Dieu qui invite tous les peuples au festin do
la grâce et de la récompense. — Ce repas est appelé le repas du
soir, parce que la béatitude viendra après les fatigues de la vie
présente, et que les élus s'y asseoiront dans le calme et la paix.
— Ce repas est « grand, » par le nombre des heureux convives,
parla libéralité de celui qui l'offre, par l'abondance des suaves
aliments qui réjouiront durant l'éternité les citoyens du céleste
royaume. —«Il invite beaucoup de monde:» Dieu invite tous
les hommes, car il veut que tous soient sauvés et viennent à la
connaissance de la vérité. Un premier appel avait été fait à l'uni-
versalité des enfants d'Adam qui, ayant reçu par le ministère de
leur père l'espérance du pardon et la promesse d'un rédempteur,
ont été par conséquent invités à se nourrir de ses grâces, à parti-
ciper à ses mérites. Telle fut la première convocation commune
à tous-, elle fut plusieurs fois renouvelée, soit pour les Juifs, soit
pour quelques peuples gentils, par le moyen des patriarches et
des prophètes.
II. — L'hôte divin prépara le repas somptueux, et, à Vheure du
repas, il envoya son serviteur dire à ceux qui étaient invités de venir,
parce que tout était prêt.
Le serviteur, c'est Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui a dit de lui-
même, parla bouche de David: « Je suis votre serviteur, et le
fils de votre servante. » Après Jésus-Christ, c'est l'ordre ecclésias-
tique, qui a reçu de lui la mission que lui-même avait reçue de
son Père. — Jésus vient à l'heure du repas, à l'heure fixée depuis
longtemps par la providence divine. Quatre mille ans avaient
été employés aux préparatifs et à la prédiction de son avènement
et voilà que maintenant « tout est prêt. » Le Verbe de Dieu s'est
revêtu de chair, bientôt il sera étendu sur la croix, table mys-
tique du repas; bientôt la victime sera brûlée par le feu de la
tribulation : « tout est prêt. »
III. — Mais tous , comme de concert , se mirent à s'excuser. Mépri-
sent-ils hautement le festin ou celui qui le leur offre? Non; mais
ils ont dans le cœur des passions qu'ils préfèrent au repas céleste,
à l'hôte divin. Leur âme est préoccupée par un de ces trois grands
vices qui la rendent indigne des fêtes de l'agneau et qui la cour-
bent vers la terre, où tout est concupiscence des yeux, concupis-
cence de la chair ou orgueil de la vie.
1" Le premier dit: fai acheté une maison de campagne , il faut que
faille la voir ; je vous prie de m'excuser. Par celui-ci, on entend les
118 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
orgueilleux amateurs du monde, qui ambitionnent et recherchent
avant tout les honneurs et les dignités que procure la possession
d'un domaine.
2° Un second dit : Tai acheté cinq paires de bœufs, je vais en faire
V essai: je vous prie de m' excuser. Dans cet autre, on voit les
hommes cupides et avares qui portent toutes leurs pensées et
tous leurs désirs sur les richesses et les biens temporels, dont les
bœufs destinés à labourer la terre sont l'emblème.
3° Un autre dit: Je viens de me marier, je ne puis y aller. On
reconnaît dans ce dernier les hommes voluptueux et sensuels,
dont l'intelligence, abrutie par l'amour des plaisirs charnels, est
incapable de s'élever à la contemplation des choses divines.
« Ovous, s'écrie ici S. Augustin, vous qui désirez prendre place
à ce festin du Très Haut, « n'aimez ni le monde, ni rien de ce qui
est dans le monde,» comme le recommande le disciple bien-aimé.
L'amour des biens terrestres est comme une glu qui empêche
Tâme de prendre son essor vers les biens supérieurs. Ainsi, quand
vous dites : « J'ai épousé une femme, » c'est la concupiscence de
la chair qui vous retient; « J'ai acheté cinq paires de bœufs,»
c'est la concupiscence des yeux ; «J'ai acquis un domaine, » c'est
l'orgueil ou l'ambition qui vous captive. Fuyons toutes ces vaines
excuses ; accourons au divin banquet où notre âme trouvera une
nourriture abondante: que la volupté, la superbe et la cupidité ne
nous arrêtent point, mais allons à Dieu sans détour et nous
serons pleinement rassasiés des délices spirituels. »
IV. — Le serviteur, étant revenu, rapporta tout ceci à son maître.
Ainsi, les ministres de l'Évangile, après avoir vaqué aux travaux
de la prédication, reviennent au silence de la contemplation, et
là, dans leurs entretiens intimes avec Dieu, lui communiquent
tout ce qui leur est arrivé.
V. — Alors le père de famille, Jésus-Christ, dont la famille se
compose des anges et des âmos fidèles, tout en colère, mais d'une
colère mêlée encore de compassion, contre la folie de ces mal-
heureux, dit à son serviteur : Alle\ sur le champ sur les places et dans
les rues de la ville, et amene\ ici les pauvres , les infirmes, les aveugles
et les boiteux.
Allez, sortez, quittez la nation juive si longtemps sourde â ma
voix. Allez chez les Gentils, sur les places publiques, dans les
rues de leurs cités. Appelez les pauvres, dénués de grâce jusqu'à
ce jour; les infirmes, dépourvus de zèle et d'énergie ; les
aveuglés, qui ne connaissent point la vérité; les boiteux, qui ne
savent pas marcher dans le droit chemin , par une rectitude par-
faite d'affection et d'intention. Oprovidence de Dieu ! Le don rejeté
parles orgueilleux s'épanche plus abondant sur les humbles, et
IImo DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE 119
vous choisissez les choses infîmes et faibles de ce monde pour
triompher de celles qui sont fortes! Venez donc, venez sans
crainte, mendiants invités par celui qui s'est fait pauvre pour
vous afin que vous* fussiez enrichis par sa pauvreté! Venez,
faibles et languissants : il est le médecin, descendu du ciel pour
les malades! Venez, aveugles qui priez et qui dites: «Eclairez
,mes yeux, de peur que je ne m'endorme du sommeil delà mort,»
venez et prenez place! C'est le commentaire de S. Augustin.
VI. — Lorsque cette troupe, recueillie dans les ténèbres et les
misères de la gentilité, se fut assise au banquet de la vie et de la
lumière, l'envoyé revint vers son maître, comme un bon et chari-
table messager. Seigneur, dit le fidèle serviteur, faisait ce que vous
mave\ ordonné, vous obéissant pleinement dans l'acte et dans lo
mode d'exécution, et il y a encore de la place. Il y a encore de la
place dans les entrailles de la miséricorde de Dieu, dans le seia
de l'Église, dans les demeures du ciel. Le festin de la grâce est
plus abondant que ne sont nombreuses les générations qui y ont
pris part, « il y a encore de la place ! »
VU. — Le maître lui dit alors: Alle\dans les chemins et le long des
haies, et presse^ les gens d'entrer afin que ma maison se remplisse.
Courez hors de la Judée vers les païens, qui, semblables à des
. peuples agrestes et sauvages, sont dispersés sur les grands che-
mins de la prospérité mondaine et parmi les buissons épineux
de l'adversité temporelle. Par vos instructions, vos instances et
vos importunités, « contraignez-les d'entrer » à mon banquet
éternel, « afin que ma maison, » la céleste patrie, «soit remplie»
et que le nombre de mes convives ou de mes prédestinés soit
complet. Nous voyons par là que les uns sont appelés, attirés par
de ferventes exhortations et que les autres sont contraints et
comme forcés par de dures réprimandes.
VIII. — Par ceux qui sont contraints d'entrer au festin, nous
pouvons entendre les hérétiques que l'Église poursuit de ses ana-
thèmes pour les ramener en son sein, ou même tous ceux que
Dieu frappe de ses coups afin de les appeler à son amour. Heu-
reuse nécessité qui nous force à mieux vivre ! Il y en a beaucoup
en effet qui dans l'abondance et la sécurité ne pensent qu'au
monde, mais qui reviennent à Dieu dans le malheur et le
danger.
IX. — Enfin, Jésus-Christ conclut ainsi sa parabole : Car je vous
déclare que nul de ceux que f avais invités et qui se sont excusés, ne
sera de mon festin, ni même ne le verra. Les saints, au contraire,
le goûtent et le voient dès cette vie. Mais, à l'égard des pécheurs
dédaigneux , terrible est la sentence du divin Maître ! Que personne
120 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
donc ne s'excuse de se rendre à son invitation, de crainte que,
par son refus, il ne se ferme lui-même pour toujours l'entrée du
céleste banquet !
Seigneur Jésus qui, dans le dessein de sauver tous les hommes,
avez préparé à tous le festin magnifique de la céleste béatitude ,
où déjà vous en avez admis un certain nombre de différentes
manières, ne nous privez pas de cette grâce générale que vous
êtes venu offrir à U u ?. Donnez-nous la force de fouler aux pieds
l'orgueil et l'ambition, l'avarice et la cupidité, la concupiscence
et la volupté charnelle, et qu'aucun vice semblable ne nous
exclue pour toujours du céleste banquet; mais, que votre infinie
miséricorde daigne nous y introduire, parce que nous sommes
pauvres en grâce et en vertu, faibles dans l'accomplissement du
bien, aveugles dans la connaissance de la vérité et boiteux par
défaut de rectitude morale. Amen.
IIImo DIMANCHE APRÈS La PENTECOTE
Sommaire. — 1. Jésus est tout pour nous. Beau texte de S. Ambroise. — 2. Les murmures
des Pharisiens. — 3. Les trois paraboles. — 4. Les onze points de la parabole de la
brebis égarée. — 5. Les cinq points de la parabole de la drachme perdue. — 6. Ré-
sumé des trois paraboles et prière.
I. — Comme des public ains et des pécheurs, qui sentaient le besoin
du salut, s'approchaient de Jésus, comme de leur Sauveur, pour
V écouter , parce qu'il leur reprochait convenablement leurs fautes,
non point avec dureté, mais avec bonté, en leur promettant le
pardon. « Que tout chrétien approche de Jésus avec confiance, dit
S. Ambroise, car il est tout pour nous : Si vous êtes blessé, il est
le véritable médecin ; êtes-vous tourmenté d'une fièvre brûlante,
il est la source qui rafraîchit; êtes-vous injustement maltraité,
il est la justice même; demandez-vous des secours, il est la force
toute puissante; craignez-vous la mor4, il est la vie éternelle;
désirez-vous le ciel, il en est la voie assurée ; si vous fuyez les
ténèbres, il est la vraie lumière; si vous cherchez la nourriture
solide, il est le pain vivant. »
II. — Cependant, les Pharisiens qui prétendaient se distinguer des
autres par une apparence de sainteté, et les scribes ou docteurs
qui, pour leur connaissance de la Loi, se croyaient les docteurs
du peuple, en murmuraient. Cet homme, disaient-ils, reçoit les pécheurs
et mange avec eux. Ils n'auraient pas murmure de la sorte , s'ils
avaient cru que le Christ « était venu en ce monde pour sauver
IIIme DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE 121
les pécheurs, » car, s'il les recevait et les traitait favorablement,
c'était pour les retirer de leurs vices, pour les instruire et les
sauver.
III. — Pour prouver que l'on ne doit point repousser les pécheurs
repentants, le Sauveur répondit, à ces murmures, par trois para-
boles. Trois choses inclinent l'homme à avoir compassion de
son prochain: la simplicité, la parenté et la nécessité; trois
choses analogues portent Dieu à exercer envers nous sa misé-
ricorde : 1° Notre simplicité ou ignorance est représentée dans la
parabole de la brebis égarée ; 2° Notre parenté ou alliance avec
le Seigneur est figurée dans la parabole de la drachme perdue,
car nous portons en nous l'image de Dieu, comme cette monnaie
porte celle du prince ; 3° Notre nécessité ou pauvreté est signifiée
dans la parabole de l'enfant prodigue, qui suit, dans le texte
sacré, les deux premières paraboles, seules citées dans l'Evan-
gile de ce jour.
IV. — Aux murmurateurs Jésus devait une première réponse.
Alors, dit l'Evangéliste, il leur proposa une parabole , celle de la
brebis qui s'était séparée des quatre-vingt-dix-neuf autres. Qui
d'entre vous, dit-il, s'il a cent brebis , et s'il en perd une , ne laisse pas
les quatre-vingt-dix-neuf autres dans le désert, pour courir après
celle qu'il a perdue, jusqu'à ce qu'il la retrouve ? Et, lorsqu'il l'a re-
trouvée, il la met , plein de joie, sur ses épaules, et, de retour che^
lui , il réunit ses amis et ses voisins , et leur dit : Réjouissez-vous avec
moi, parce que j'ai retrouvé ma brebis qui était perdue. C'est ainsi, je
vous le déclare, conclut le Sauveur , qu'il y aura plus de joie , dans le
ciel , pour un seul pécheur qui fait pénitence que pour quatre-vingt-
dix-neuf justes qui n'ont pas besoin de pénitence.
1° Le pasteur, c'est Dieu; 2° Les cent brebis ce sont les anges et
les hommes tels qu'ils furent créés au commencement dans Pétat
de grâce ; car le nombre cent représente la perfection et l'univer-
salité ; 3° La brebis perdue, c'est l'humanité, égarée par le péché
dans la personne de son chef; 4° La moindre et la dernière des
intelligences, elle a déserté, dès l'Eden, les pâturages de la vie-,
5° C'est pour elle que, par son incarnation, le Verbe quitte les
quatre-vingt-dix-neuf brebis, qui sont les ordres des anges; 6° 11
les laisse au ciel , il les « laisse dans le désert, » car le ciel lui est
devenu comme un désert, depuis que l'homme, sa créature de
prédilection, s'en est éloigné, et, pour repeupler la solitude que sa
chute y a faite, il vient la chercher sur la terre ; 7° Il la trouve , en
s'unissant à la nature humaine par l'incarnation ; 8° Il la prend
sur ses épaules, par la Passion, en laquelle il s'est chargé de nos
langueurs, et, quelque grandes qu'aient été ses souffrances, il les
a supportées avec joie pour reconquérir ce qu'il avait perdu:
122 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
9° Puis, il revient avec elle dans le ciel , qui n'est plus un désert ,
mais une douce demeure : « il rentre chez lui, dans sa maison. »
Le ciel est redevenu la maison de Jésus-Christ, depuis que
l'homme peut y habiter auprès de lui, et il sera désormais le
tabernacle de Dieu avec les hommes ; 10° Il convoque ses amis,
il dit aux anges: « Félicitez-moi, car j'ai retrouvé ma brebis
perdue. » Félicitez-moi ! quelque chose manquait à ma béatitude :
le retour et le bonheur de l'homme l'ont comblée. Félicitez-moi!
Je n'ai pas souffert en vain ; j'ai rapporté une grande récompense
de mes travaux ; 11° Alors, l'allégresse sera grande dans le ciel,
plus grande qu'au jour de la création et de la persévérance des
anges: Celui qui a créé admirablement toutes choses les a res-
taurées plus admirablement encore.
V. — Après cette première parabole, par laquelle Jésus, bon pas-
teur, venait de manifester sa miséricorde pour notre ignorance,
il leur dit encore la parabole de la drachme perdue , par laquelle il
manifestera cette môme miséricorde, excitée par la ressemblance
divine qu'il voit en notre âme.
Quelle est la femme qui , ayant dix drachmes et en perdant une,
n'allume sa lampe, ne balaie sa maison et ne cherche avec soin jusqu'à
ce quelle la retrouve? Et, après l'avoir retrouvée, elle réunit ses amies
et ses voisines , et leur dit: Réjouissez-vous avec moi, parce que j'ai
retrouvé la drachme que javais perdue. Ainsi , je vous le déclare, il y
aura une grande joie parmi les anges de Dieu, pour un seul pécheur
qui fait pénitence.
1° Notre âme est semblable à une drachme, à une pièce de
monnaie précieuse, qui porte l'image et l'inscription des princes;
créé dès le commencement à l'image de Dieu, l'homme a reçu
dans le baptême le sceau de son roi; 2° La mère de famille, c'est
l'Eglise, épouse de Jésus-Christ, aux soins de laquelle a été
confiée l'universalité des élus ; 3° Si elle vient à perdre quelques-
uns de ceux qui lui ont été remis par le souverain maître, elle
les cherche avec sollicitude et diligence dans la poussière des
richesses, dans la boue des plaisirs impurs, dans tous les coins
de ce monde, qui est la prison pour un temps : 4° Elle porte à la
main une lampe allumée. Cette lampe, c'est la doctrine de la
vérité, l'illumination des bons exemples, les exhortations ardentes
de la charité, ou plutôt c'est Jésus-Christ lui-même brillant d'un
éclat divin dans l'argile de l'humanité. Telle est la lampe que,
par sa foi au mystère de l'incarnation, l'Eglise tient toujours à la
main ; 5° A sa lueur, elle cherche les âmes égarées, et, lorsqu'elle
a regagné une de ces âmes achetées du sang de son maître , elle
appelle ses voisines et ses amies, les saints du ciel et de la terre,
elle les invite à partager sa joie, à remercier avec elle le Seigneur.
IVm0 DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE VZô
VI. — Seigneur Jésus, venez chercher votre pauvre serviteur -,
Bon Pasteur, ramenez et secourez votre brebis errante et épuisée ;
sagesse incarnée, recouvrez votre drachme perdue; Père très
clément, accueillez à bras ouverts un enfant prodigue qui revient
à vous. Venez, non point avec la verge du châtiment, mais avec
un esprit de mansuétude, le cœur rempli de charte. Vous seul,
Seigneur, pouvez rappeler celui qui était égaré , retrouver celui
qui avait péri, réconcilier celui qui s'était enfui loin de vous.
Venez donc, pour que le salut s'accomplisse sur la terre et que
la joie éclate dans les cieux : convertissez-moi à vous par une
sincère pénitence, afin qu'ainsi je devienne une occasion d'allé-
gresse pour les anges, je vous en supplie, ô Dieu qui êtes l'auteur
de mon salut. Amen.
IVmo DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE
Sommaire. — 1. L'importance de cet Evangile. — 2. Sur les bords de la mer. — 3. Les
pêcheurs qui lavent leurs filets. — 4. Les deux barques. — 5. Avancez au large et
jetez vos filets. — 6. Le travail de la nuit. — 7. Je jetterai les filets. — 8. La pêche
miraculeuse. — 9. S'humilier dans le travail. — 10. Suivre Jésus. — Prière.
I. — L'Évangile de ce jour, qui raconte une des principales
vocations des apôtres, nous montre le commencement de l'Église,
son établissement et les prémices de sa hiérarchie, dans la per-
sonne de Pierre, son Pontife suprême, dans celle de Jacques, de
Jean, ses évoques. Il est donc grandement utile et vraiment
important de l'étudier avec attention.
IL — Jésus donc, étant sur le bord du lac de Génésareth, se trouva
accablé par une foule de peuple. La mer nous est toujours repré-
sentée, dans les saintes Écritures, comme une vive représenta-
tion du monde : par l'inconstance des vents qui l'agitent, par la
fureur de ses vagues et par l'amertume de ses eaux. Nous qui
vivons parmi les périls de celte mer perfide, pourquoi donc
aurions-nous moins d'ardeur que cette foule de peuple qui venait
à Jésus? Approchons-nous de lui, pour entendre la parole de Dieu,
III. — // aperçut deux barques arrêtées au bord du lac, et d'où les
pêcheurs étaient descendus pour laver leurs filets. Ces pêcheurs
représentent les prédicateurs et les docteurs de l'Église qui, nous
saisissant par les filets de la prédication et de la foi, nous atti-
rent comme sur le rivage du salut, â la terre des vivants. A
l'exemple des pêcheurs descendus de leurs barques pour laver
leurs filets, ils doivent de temps en temps quitter leurs sublimes
124 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
fonctions pour considérer leurs propres faiblesses et laver dans
les eaux du repentir les taches du péché qu'ils auraient pu
contracter dans l'exercice de leurs saintes fonctions.
IV. — 77 monta donc dans l'une de ces barques , qui appartenait à
Simon, et le pria de s'éloigner un peu du rivage ; puis , s' étant assis ,
il instruisait le peuple de dessus la barque.
1° Ces deux barques sont, pour le passé : l'une, le peuple Juif;
l'autre, la gentilité. C'est assis dans la barque de Pierre, c'est du
sein du Judaïsme que le Sauveur enseigne les nations.
2° Pour l'avenir, les deux barques figurent : l'une, l'Église
d'Orient; l'autre, l'Église d'Occident. Sur l'une, est monté Jean,
fondateur des églises d'Asie; sur l'autre, Pierre, fondateur des
églises d'Occident, évêque de Rome. Dans celle-ci s'assied Jésus,
c'est celle qu'il envoie affronter les périls de la haute mer.
V. — En effet, dès qu'il eut cessé de parler, il dit .; Simon : Avance^
au large. Jésus s'adresse à Simon , le pilote, le chef de te barque :
« Vogue en haute mer, » navigue hardiment, ne crains pas la
tempête, pénètre les secrets de ma doctrine, pour l'interprétation
et l'enseignement de laquelle tu seras toujours divinement
assisté. Les profondeurs de la vérité te seront révélées : avance
hardiment dans cet océan. Tu commenceras, il est vrai, par
enseigner le peuple Juif, mais tu iras plus loin, tu enseigneras
toutes les nations de la terre. Ta barque sera agitée par les
fureurs de l'hérésie et les déchirements du schisme, tandis que
l'autre barque restera attachée près du rivage. A ce prix , sera
pour toi la pêche abondante et miraculeuse : « Avancez au large
et jeteç vos filets pour pêcher. » Dilatez vos cœurs, agrandissez vos
enceintes ! Ouvrez à tous , ô successeurs de Pierre ! les bras de
votre charité. Après avoir pénétré les secrets de Dieu, rendez-les
accessibles à tous , faites-vous faciles et humbles pour les hum-
bles et les petits.
VI. — Simon, parlant à Jésus au nom des docteurs de sa nation,
lui répondit: Maître, nous avons travaillé toute la nuit sans rien
prendre. Durant Cette nuit de quarante siècles, qui a précédé le
lever du soleil véritable, le Judaïsme a travaillé en vain, en vain
il a jeté ses filets, son prosélytisme est resté sans fruit.
Dans le sens moral , que de chrétiens qui peuvent dire : Nous
avons travaillé toute la nuit, sans rien prendre 1 Un chrétien
travaille la nuit, quand il ne fait pas ses actions à la lumière de
l'Évangile. On agit par habitude, on travaille par intérêt, on ne
fait rien ou presque rien pour Dieu. Dirigeons notre intention :
ces mêmes actions, que nous faisons par intérêt, offrons-les à
IVmo DIMANCHE APRES LA PENTECÔTE Ï2&
Dieu, faisons-les en esprit de pénitence. Dès lors, nous ne tra-
vaillerons pas en vain, notre peine sera récompensée.
VU. — Néanmoins, continue Simon, appuyé maintenant sur
votre parole et non sur mes forces, je jetterai les filets. Quand on
travaille sur l'ordre de Jésus-Christ, quand nos actions sont
conformes à la lumière de l'Évangile, Dieu bénit le travail;
quand nous travaillons sans inquiétude et avec confiance en
Dieu, il ne permet pas que notre travail soit inutile. S'il semble
quelquefois nous oublier, c'est qu'il se réserve de nous payer
plus abondamment dans l'autre vie.
VIII. — Simon fut bien vite récompensé de sa confiante obéis-
sance , qui lui fit prendre aussitôt les filets. Les ayant donc jetés,
ils prirent une si grande quantité de poissons , que leurs filets se rom-
paient. Alors, ils firent signe à leurs compagnons , qui étaient dans
Vautre barque, de venir les aider. Ils y vinrent, et remplirent tellement
les deux barques , qu'elles étaient près de couler à fond. Ainsi, peut-
être, un jour, nous verrons l'Église d'Orient recueillir, dans ses
basiliques maintenant abandonnées, la pêche miraculeuse que
les travaux de l'Église d'Occident auront seuls procurée. Cepen-
dant, à cette vue, Simon-Pierre se jeta aux pieds de Jésus, et lui dit-.
Eloignez-vous de moi, Seigneur, car je suis un pécheur. Pierre, à la
vue d'un si grand prodige, s'humilie. Il confesse son infirmité et
sa bassesse : à cause de cela, il est élu par le Seigneur pour être
le ministre de la pêche éternelle, pour prendre dans le filet de la
sainte prédication les âmes plongées dans l'océan du monde,
nageant au milieu des choses mobiles, livrées à l'agitation des
vagues. Il est choisi pour les attirer dans cette barque, qui ne
fera jamais naufrage, et qui les déposera au port du salut. « Car,
dit un commentateur, tandis que le poisson meurt, enlevé à
l'eau où il était caché, le chrétien au contraire est vivifié, quand
la parole divine le retire des abîmes de ce monde; et, dans cette
pêche de Jésus-Christ, les filets rompus ne laissent pas échapper
leur proie. Alors même que l'Église est déchirée par la persécu-
tion, Je chrétien n'en est pas moins sauvé. » Chargées outre
mesure, les barques non plus ne sont pas submergées: telle
l'Église. Sa force paraît brisée, on la croit vaincue par la tem-
pête. Les âmes qu'elle a conquises ne lui seront cependant pas
ravies , et les grandes eaux de la persécution ne feront qu'élever
davantage son impérissable navire, ainsi qu'il est écrit de
l'arche : « Les eaux se multiplièrent et élevèrent l'arche dans les
hauteurs. »
IX. — En disant à Notre-Seigneur de s'éloigner de lui, Pierre
marquait combien il se croyait indigne de demeurer en sa divine
126 HOMÉLIES SUR LES EVANGILES
compagnie, car la pêche qu'ils venaient défaire V avait saisi d'éton-
nement et d'effroi , lui et tous ceux qui étaient avec lui, aussi bien que
Jacques et Jean , fils de Zébédée , compagnons de Simon. Si Dieu bénit
notre travail , ne nous en glorifions pas; ayons soin, au contraire,
de nous humilier, en reconnaissant que, si nous avons quelque
succès, c'est par la bénédiction de Dieu. Voilà le vrai moyen
d'attirer sur nous et sur nos œuvres de nouvelles bénédictions.
C'est ce qui arriva à Simon et à ses compagnons, selon l'évan-
géliste qui ajoute '. Mais Jésus dit à Simon : Ne craigne^ point •
désormais vous sere\ pêcheurs d'hommes.
X. — Et, en effet, ayant ramené leurs barques au rivage , ils quit-
tèrent tout avec une promptitude aussi admirable que leur géné-
rosité, et le suivirent. Les bénédictions que Dieu attache à notre
travail et répand sur nos œuvres, doivent nous détacher de plus
en plus de la terre. Le succès dans les affaires d'ici-bas doit nous
faire craindre que notre cœur ne s'y attache-, ce n'est pas au
profit de notre travail que nous devons nous attacher, mais bien
à celui qui bénit le travail.
Seigneur Jésus-Christ, faites que je me porte, avec une sainte
avidité à entendre la parole de Dieu ; que je conserve nets de
toute avarice, de toute flatterie et de toute vaine gloire, les filets
des bons discours, des bons désirs et des bonnes œuvres; que
je me tienne dans la religion comme dans une barque éloignée
de la terre, que j'y demeure dans une sainte tranquillité et que
j'y édifie le prochain par une conduite exemplaire. Dirigez-moi
dans les profondeurs de la contemplation ou sur les hauteurs de
la prédication ; apprenez-moi à jeter les filets, soit d'une vie par*
faite , soit d'un enseignement salutaire ; et accordez-moi de
trouver, parmi les flots de la tribulation, une multitude sura-
bondante de consolations intérieures. Appelez-moi, attirez-moi
efficacement, tout misérable que je suis, à votre saint service,
afin qu'après avoir tout quitté pour vous suivre, je mérite de
parvenir à. la société bienheureuse de ceux qui ont embrassé la
pauvreté pour votre amour. Amen.
V" DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE
Sommairr. — l.La perfection de la loi nouvelle opposée à la liltéralité de la loi ancienne
interprétée par les Scribes.— 2. Les trois degrés et les trois châtiments delà colère.
— 3. La hache à la racine. — 4. Quatre sortes de colères. — 5. La remarque de saint
Jean Chrysostôme.— 6. Comment on coupe définitivement court à la colère.— 7. Les
degrés de réconciliation. — 8. Prix que Dieu y attache. — Prière.
I. — En ce temps-là, Jésus, continuant à expliquer sur la mon-
tagne la perfection de la loi nouvelle, dit encore à ses disciples :
Vm0 DIMANCHE APRES LA PENTECÔTE 12?
Pour vous, je vous le déclare, si votre justice n'est pas plus parfaite
que celle des scribes et des pharisiens , vous ri entrerez point dans le
royaume des deux. Instruits par la bouche de la vérité même,
votre science surpasse de beaucoup la science de ceux qui n'ont
été instruits que par la bouche des prophètes. De plus grandes
grâces vous ont été données, de plus grandes obligations aussi
vous incombent. Ecoutez donc, ô chrétiens ! et apprenez en quoi
consiste la perfection de la loi nouvelle.
Le Sauveur, en effet, va reproduire les préceptes du Décalogue,
et engager les hommes à les observer, par l'exposition qu'il fait
de leur véritable sens et par la réfutation qu'il oppose aux erreurs
contraires. D'après les docteurs juifs, les préceptes négatifs du
Décalogue défendaient seulement les actes extérieurs, et non les
mouvements intérieurs, de sorte que, d'après eux, la volonté
mauvaise n'était point péché, si elle ne se traduisait par quelque
effet au dehors.
Ainsi, la justice de la loi ancienne, interprétée par les scribes
et les pharisiens, commandait seulement de ne pas tuer injuste-
ment un homme de sa propre main -, et celui qui commettait un
pareil homicide n'évitait pas le jugement de la mort, c'est-à-dire
d'être accusé et condamné à mort, parce que la loi imposait une
peine conforme à la faute extérieure.
Mais, Jésus perfectionne la loi, en défendant de s'irriter dans
son cœur contre son frère, ou de manifester son ressentiment en
des termes indignés , ou de proférer des insultes à son endroit.
Ecoutons d'ailleurs le Maître :
II. — Vous save\ qu'il a été dit aux anciens : Vous ne tuere^ point,
et celui qui tuera méritera d'être condamné par le tribunal du juge-
ment. Vos docteurs entendent par là que la loi défend le meurtre
et non les passions qui y conduisent.
Mais moi, je vous dis que quiconque se mettra en colère contre son
frère, méritera d'être condamné par le tribunal du jugement , c'est-
à-dire d'être accusé devant Dieu, au tribunal du souverain Juge,
mais non au tribunal d'un simple mortel, parce qu'un homme
ne peut juger des intentions de son semblable.
En outre, quiconque dira à son frère Raca, terme d'indignation,
sera condamné par le tribunal du conseil, c'est-à-dire d'après la
délibération du Sanhédrin qui prononcera la sentence et fixera la
peine contre celui dont la faute est ainsi notoire.
Déplus, quiconque, par mépris de la personne et non point
pour la correction de la faute, s'adressant à son frère, lui dira :
Vous êtes un fou, expression d'outrage, sera condamné au feu de
Venfer. Cette peine est spécialement déterminée, parce que, selon
les commentateurs, ce n'est pas un petit acte de colère que d'ap-
128 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
peler insensé celui qui a été créé raisonnable ; c'est manquer de
respect à Dieu qui a donné l'intelligence à l'homme.
Le Sauveur expose ainsi les trois degrés du crime : un mouve-
ment de colère consenti, la colère manifestée parles paroles,
puis enfin l'injure et l'outrage.
III. — La loi de Moïse retranchait par la crainte du supplice
les rameaux de l'arbre. Elle punissait les actions qui prenaient
leur racine et leur source dans le cœur irrité et haineux. Jésus-
Christ porte la hache jusqu'aux racines mêmes du tronc. Il défend
à la colère de naître dans nos âmes. Il en arrache dès le com-
mencement les premiers germes et ne leur permet pas de pousser
en haut leurs tiges maudites.
Le divin législateur s'attaque d'abord, et avec raison, à la
colère, parce que, selon les interprètes, l'habitude de ce défaut
est la porte de tous les vices. Si on ferme cette porte, on goûte la
paix intérieure de toutes les vertus ; mais, si on l'ouvre, on pré-
pare des armes pour tous les vices.
D'après S.Jérôme, la colère est tout mouvement violent qui
nous porte à nuire. Or, si ce mouvement est subit ou imprévu, il
n'y a que faute vénielle: mais, s'il est délibéré et consenti, alors
il y a péché mortel.
IV. — Toutefois, il n'y a pas péché dans toute sorte de colère,
car la colère n'est que le désir de la vengeance ; or, ce n'est pas
un péché de désirer la vengeance, si elle est juste.
Elle est injuste de quatre manières : 1° Ou parce que nous dési-
rons le châtiment à celui qui n'en mérite pas ; 2° Ou parce que
nous lui en désirons un plus grand que la faute ; 3° Ou parce que
nous ne le désirons pas suivant l'ordre légitime; 4° Ou parce que
nous le désirons pour une fin illégitime, par exemple, pour faire
triompher notre vengeance et non point la justice.
V. — Ainsi donc, en attaquant la racine des inimitiés humaines,
en tarissant les sources qui éteignent ordinairement le feu de la
charité, Jésus-Christ s'applique à nous unir ensemble par les
liens réciproques de l'amour. Mais, hélas! cette application du
Sauveur aiguillonne bien peu notre bonne volonté !
S. Jean Chrysostôme en a fait la remarque et il l'observe en
ces termes :
« Si ceux qui sont plus puissants que nous, nous injurient et
nous outragent , nous les supportons et nous les respectons , de
crainte qu'ils ne nous accablent de plus grands outrages encore.
Mais, vis-à-vis de nos égaux ou de nos inférieurs, nous nous
irritons, même sans qu'il nous aient blessés, tant il est vrai que
Ja crainte de l'homme l'emporte en nous sur celle de Dieu. Oh!
Vtaé DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE 12Ô
gardez-vous de vous irriter contre votre frère sans raison ; car il
est beaucoup plus facile de ne point s'irriter que de supporter
celui qui se corrouce contre nous sans motif. Et si vous endurez,
par la crainte des hommes, quelque chose de plus difficile, pour-
quoi n'endureriez-vous pas, pour l'amour de Dieu, une chose
plus facile? » - _«
VI. — £i cependant les tiges, que le Sauveur a voulu couper en
retranchant les racines mêmes de la colère, si ces tiges maudites
avaient poussé, songeons que, si la colère nous est défendue,
à plus forte raison le ressentiment qui est une colère continue et
invétérée. Voici d'ailleurs le moyen de détruire à jamais ces tiges.
C'est le Sauveur qui va nous l'apprendre.
Si vous porte^ votre offrande à l'autel, et que là vous vous souveniez
que votre frère a quelque chose contre vous , laisse^ votre offrande à
V autel et alle\ vous réconcilier avec votre frère: vous reviendrez
ensuite présenter votre offrande.
Que celui qui veut offrir à Dieu, sur l'autel de son cœur, un
sacrifice agréable de prière et de mortification , considère aupa-
ravant s'il a offensé son frère, ou si, par quelque motif que ce
soit, son frère a quelque chose contre lui. Son offrande ne sera
reçue de Dieu que lorsque lui-même aura reçu dans son âme là
divine charité.
. VII. — Cette réconciliation doit être proportionnée à la faute,
dans le sens qu'indique S. Jean Chrysostôme : « Ayez-vous
offensé votre frère en pensée, réconciliez-vous en pensée; l'avez-
vous offensé en paroles, reconciliez-vous en paroles; l'avez-vous
offensé par des actes, reconciliez-vous par des actes; car la
pénitence doit être faite d'une manière conforme à la manière
dont le péché a été commis. Si donc vous avez offensé quelqu'un
en attaquant sa réputation, vous devez vous réconcilier en la
rétablissant. ».
VIII. — A ce prix, Dieu agréera vos offrandes et vos prières.
« Voyez, mes frères, s'écrie à ce propos le même saint docteur,
combien est grande la bonté du Seigneur qui préfère l'utilité do
l'homme à sa propre gloire et la concorde entre les frères au bien
de son service. Il ne recherche rien tant que de nous lier les uns
aux autres des liens de l'amour et que de nous réunir dans une
indissoluble unité. »
Seigneur Jésus-Christ, qui avez promis aux anciens Juifs les
biens temporels et qui avez montré plus spécialement les récom-
penses éternelles aux vrais Chrétiens, pour les porter à une
justice plus abondante qu3 celle des Scribes et des Pharisiens,
accordez-moi de ne pas violer, mais d'accomplir parfaitement
II» DIX-SEPT.
130 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
votre loi. Préservez-moi de toute colère et de toute offense à
l'égard de mes semblables, afin que votre divine majesté accepte
favorablement les sacrifices que lui offriront mon cœur, ma
bouche et tout mon être. Amen.
VI™ DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE
Sommaire. — 1. Los deux multiplications de pains. — 2. La foule qui attend depuis
trois jours. — 3. Jésus convoque ses disciples. — 4. La pitié du Sauveur. — 5. La
route vers la maison. — 6. La réponse des disciples. - 7. Les sept pains et les pois-
sons. — 8. Les détails du miracle. — Prière.
I. — L'Évangile de ce jour raconte la seconde multiplication de
pains accomplie par le Sauveur. Il faut remarquer tout d'abord
que, bien que le miracle de la multiplication des cinq pains et
celui dont nous allons méditer le récit se ressemblent par
beaucoup de points, ils sont cependant la figure de deux mys-
tères différents.
Le premier nous représente la merveilleuse extension à tout le
peuple chrétien des moyens de salut donnés à Israël, et on y voit
comment, fécondée par les mains du Sauveur, la doctrine des
livres de Moïse qui suffisait pour secourir l'enfance de la nation
juive, était devenue le pain abondant de toute l'Église. Notre-
Seigneur, afin de montrer l'impuissance du sacerdoce d'Aaron,
avait engagé ses disciples à distribuer eux-mêmes à la foule
affamée les aliments dont elle avait besoin ; les disciples avaient
reconnu qu'une telle œuvre était beaucoup au dessus de leurs
forces ; les cinq pains figuraient les cinq livres du Pentateuque,
les deux poissons symbolisaient les deux préceptes de l'amour
de Dieu et de l'amour du prochain ; les douze corbeilles ramas-
sées présageaient la prédication des apôtres qui succéda à celle
de Jésus-Christ.
Aujourd'hui, bien que les circonstances matérielles aient dû
être à peu de chose près les mêmes, l'évangéliste a choisi, pour
nous les raconter, celles qui se rapportent à un ordre de faits et
d'idées différents, car la multiplication des sept pains représente
la multiplication des grâces divines au sein et par le ministère
de l'Église. Méditons en les détails à ce point de vue.
II. — En ce temps -là donc , comme Jésus était suivi d'une grande
foule de peuple qui n avait pas de quoi manger, le divin Maître consi-
déra que cette foule le suivait, ou plutôt, suivant l'énergie native
du terme employé parl'Evangéliste, l'attendait depuis trois jours.
Cette foule, c'est le genre humain tout entier.
VI,no DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE 131
Le premier jour, c'est le temps de la loi de nature ou de la révé-
lation faite à Adam.
Le second jour, c'est le temps de la révélation faite aux
patriarches.
Ces deux révélations ont annoncé le Sauveur, et ceux qui les
ont reçues ont attendu le Rédempteur avec patience et espoir.
Le troisième jour enfin, qui est celui où s'opère le miracle, est
le temps de la loi de grâce.
A l'aurore de ce troisième jour, Jésus est venu. Il a enseigné
les ignorants, il a guéri les malades, il a consommé l'œuvre de
la rédemption par ses souffrances et sa mort. Est-ce assez? La
miséricorde divine sera-t-elle satisfaite? Non, sans doute. En effet,
écoutons ce que dit le Sauveur :
III. — // appela ses disciples, pour concerter avec eux ce qu'il y
avait à faire. Il voulait apprendre à ceux qui gouvernent de ne
pas dédaigner de prendre quelquefois l'avis de leurs subor-
donnés, pour savoir quelle mesure serait plus opportune dans
telle ou telle circonstance; il voulait, en outre, faire comprendre
à ses disciples la magnificence du miracle qu'il allait opérer,
comme aussi leur faire voir la grandeur de sa miséricorde qui
ne pouvait rester plus longtemps cachée.
IV. — Il appela donc ses disciples et leur dit : J'ai pitié de ce
peuple, parole d'une douceur et d'un amour admirable, qui
provient du sentiment le plus intime de son cœur, et qui devrait
pénétrer jusqu'au fond de nos entrailles ; il la prononça devant
ses apôtres, afin de les porter, par son exemple, à la commi-
sération.
V. — J'ai pitié de ce peuple, dit-il, car voilà trois jours qu'ils me
suivent , et ils continuent de rester avec moi, suivant mes pas,
écoutant mes discours et considérant mes miracles, et néan-
moins ils n'ont rien à manger. Puisque donc ils ne s'inquiètent pas
de leur disette , il convient de pourvoir à leur subsistance , et , si
je les renvoie à jeun, dans leur maison, ils tomberont en défaillance er
chemin , car plusieurs sont venus de loin.
Cette maison, c'est le ciel ; la route, c'est la vie humaine, route
pénible et pleine de périls que tout homme doit parcourir. Or,
pour la parcourir sûrement, il lui faut des grâces de soutien et
de consolation. Ce n'est pas assez qu'il ait été racheté et enseigné
par Jésus ; il faut que la miséricorde divine l'accompagne le long
de ce laborieux chemin ; il faut que, par le ministère de la sainte
hiérarchie catholique, il participe aux grâces qui vont être repré-
sentées par les sept pains et les petits poissons que bénissent et
multiplient les mains du Sauveur.
132 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
VI. — Ses disciples lui répondirent : Comment pourrait-on, dans ce
désert, trouver asseç de pains pour donner à manger à tant de monde?
0 disciples de peu de foi , vous disiez : « Qui pourra trouver des
pains dans la solitude ? » Ce monde est, en effet, un désert triste
et aride; mais, oubliez-vous donc que vous avez avec vous
l'auteur de la vie, la source des eaux jaillissantes , le pain éternel
descendu du ciel pour nous nourrir? Quant à nous, nous ne
l'oublierons pas ; nous marcherons courageusement dans la
route qui nous est montrée-, nous traverserons le désert, sachant
que le Seigneur a pitié de nous, qu'il ne permettra pas que nous
tombions de faiblesse sur la route, et qu'il a donné mission à sa
sainte Église de nous offrir les aliments sacrés qui nous soutien-
dront jusqu'au bout de notre pèlerinage.
VII. — Jésus ne s'arrête pas à l'objection des disciples. 77 leur
demanda : Combien ave\-vous de pains ? Voulant bien leur faire
constater le miracle. Sept , lui dirent-ils. Ces sept pains, ce sont
les sept sacrements dont les révélations primitives avaient quel-
que ombre, mais dont l'Église seule possède la réalité ; ce sont
les sept dons du Saint-Esprit, lumière et force de l'âme Adèle-, ce
sont les sept béatitudes, sa récompense et son rafraîchissement
sur la terre d'exil. — Les petits poissons, ce sont les grâces de
surérogation attachées à chaque acte de la vie chrétienne, grâces
qui sont semées à chaque pas sur notre route.
VIII. — Alors il ordonna au peuple de s asseoir par terre. Dans une
circonstance analogue, il avait fait reposer la multitude sur
l'herbe, parce qu'on était aux environs de la Pâque ; mais, dans
l'occasion présente, l'herbe manquait, parce qu'on était en hiver.
Puis il prit les sept pains , afin de les multiplier par le contact
de ses mains sacrées, il rendit grâces à Dieu, pour montrer, par
son exemple, que nous devons nous élever au dessus des brutes,
en reconnaissant et remerciant le Père Eternel comme l'auteur
de tout don et de toute grâce. Il les bénit, leur communiquant un
prodigieux accroissement par ses mains bienfaisantes, les rompit
en un grand nombre de parties, les donna à ses disciples comme
étant ses ministres pour les distribuer, et ils les distribuèrent au
-peuple.
Ils avaient encore quelques petits poissons , dont nous avons dit la
signification mystérieuse, il les bénit et les fit aussitôt distribuer.
Tous ceux qui étaient là mangèrent et furent rassasiés, ce qui n'est
pas étonnant, si l'on considère qu'ils avaient avec eux un bon
et puissant pourvoyeur, et ils furent restaurés si abondamment
qu'on rapporta sept corbeilles pleines de morceaux qui étaient restés,
p°»ur les donner aux pauvres ; ce qui prouve que le superflu des
ricnes appartient aux pauvres, et doit leur être réservé*
VIIme DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE i33
Or, ils étaient au nombre d'environ quatre mille hommes, sans
compter les femmes et les enfants, et Jésus les congédia, car ils
étaient tellement captivés par la douceur de ses paroles et de
ses bienfaits, qu'ils ne se seraient pas retirés sans un ordre
exprès de sa part.
Seigneur Jésus, ayez pitié des âmes qui vous cherchent en ce
monde, de trois manières progressives comme les foules affa-
mées qui vous suivirent dans le désert pendant trois jours consé-
cutifs. Accordez aux pénitents ou pécheurs nouvellement con-
vertis le pardonqu'ils espèrent par les actes propitiatoires de la
contrition, de la confession et de la satisfaction ; aux justes plus
avancés, la grâce qu'ils méritent par la victoire remportée sur
le monde, la chair et le démon ; aux parfaits ou contemplatifs
la gloire à laquelle ils préludent par le bon usage des yeux du
corps, de l'imagination et de l'intelligence.
VIImo DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE
Sommaire. — 1. Les faux prophètes. — 2. Brebis et loups. — 3. De quels loups veut
parler le Sauveur. — 4. A quoi on les reconnaît. — 5. Les épines, les ronces, les
raisins et les figues. — 6. Comparaison générale. — 7.11 ne suffit pas d'éviter le mal.
— 8. Quel est celui qui entre au ciel. — Prière.
I. — En ce temps-là, Jésus, qui voulait confondre d'avance les
hérétiques et les fauteurs de mauvaises doctrines, dit à ses disci-
ples: Gardez-vous des faux prophètes . La prudence est nécessaire au
peuple chrétien, afin qu'il sache discerner quels sont ceux qui se
présentent pour l'enseigner. Gardez-vous, mes frères, des héré-
tiques trompeurs, gardez-vous surtout de ces trois faux prophè-
tes qui parlent toujours si haut, le monde, la chair et le démon,
prophètes de mensonge qui promettent ce qu'ils ne peuvent
donner. La chair promet la volupté et ne donne que le dégoût ; la
cupidité mondaine promet l'abondance et ne laisse après elle
qu'une soif plus vive des richesses ; le démon de l'orgueil promet
les honneurs et prépare les abîmes de l'enfer.
IL — Gardez-vous donc des faux prophètes qui, comme dit'
Jésus-Christ, viennent à vous, couverts de peaux de brebis, afin de
vous induire en erreur. A la pauvreté de leurs vêtements, à la
prolixité de leurs prières, à la rigueur de leurs jeûnes, à la quan-
tité de leurs aumônes, à la douceur de leurs discours, et à tous
les signes extérieurs de la religion qu'ils affichent devant les
hommes, vous les prendriez pour des ministres de la véritable
134 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
justice, car, ils singent la simplicité, la mansuétude, l'humilité,
et, comme le déclare S. Paul; g toutes les apparences de la piété
dont ils ne possèdent nullement la réalité ; » mais qui, au dedans,
c'est-à-dire au fond du cœur parleur intention de séduire, sont
des loups ravisseurs.
III. — La ruse est familière aux loups, et c'est souvent à elle
qu'ils ont recours pour s'ouvrir un accès dans le bercail. C'est
cette ruse que le Sauveur a en vue, lorsqu'il emploie cette para-
bole: «Prenez surtout garde aux loups ravissants qui viennent à
vous cachés sous le vêtement des brebis. :o — « Le vêtement des
brebis, nous dit S. Jean Chrysostôme, est l'apparence de la piété
chrétienne et d'une religion qu'on simule au dehors, sans en
avoir les sentiments. Xul vice n'est plus capable d'exterminer la
vertu que cette perfide hypocrisie. Et en effet on cesse de se méfier
du mal quand on ne sait plus le reconnaître, ainsi vêtu de l'exté-
rieur du bien. »
Quels sont donc ces loups ravissants, sinon ces faux prophètes
qui, suivant l'expression du Sauveur, « disent et ne font pas ; »
ou, selon la parole du Psalmiste, « enseignent ostensiblement la
loi de Dieu, et néanmoins courent dans la même voie que l'adul-
tère et le voleur? »
Mais la peau de la brebis n'est pas seulement la fausse appa-
rence de la vertu : elle est aussi l'apparence non moins trompeuse
de la vérité.
Quels sont les loups vêtus de cette peau dangereuse?
Les hérétiques d'abord, qui, dans tous leurs discours, exaltent
la vérité de nos saints livres, et qui. se cachant sous la lettre mal
comprise de la parole divine, dévorent l'Église de Jésus-Christ.
Puis encore, ce sont les faux docteurs qui nous parlent empha-
tiquement aujourd'hui ce qu'ils appellent le langage de la science
et de la raison, et qui, au nom de cette raison et de cette science,
entreprennent d'attaquer et de détruire les principes sacrés de la
foi. Méfions-nous de ces loups cruels, et que la prudence chré-
tienne nous enseigne à les reconnaître et à les fuir, sous le voile
menteur dont ils se couvrent.
IV. — Mais, comme il est difficile de discerner ces faux pro-
phètes par de.s marques extérieures, Jésus-Christ nous indique
les signes auxquels nous pourrons les reconnaître, en ajoutant:
Vous les reconnaître^ à leurs fruits, c'est-à-dire aux œuvres qu'ils
produiront, spécialement à leur défaut de patience. Car, comme
leurs paroles ne sont pas conformes à leurs pensées, et qu'ils ne
sont pas établis dans la vraie foi, ils succomberont facilement au
temps de la persécution et de l'adversité. «Ils se retirent à l'heure
de la tentation, » parce que leur justice feinte ne peut supporter la
VIImo DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE 135
moindre épreuve, la plus légère souffrance pour l'amour do
Dieu.
V. — Jésus-Christ prouve ensuite par des exemples particuliers
ce qu'il vient d'avancer : Cueille-t-on, dcmande-t-il, des raisins sur
les épines, ou des figues sur des ronces ? De môme qu'on distingue
les ronces et les épines, la vigne et le figuier, par les fruits diffé-
rents qu'ils produisent, de même on connaît les hommes par
leurs œuvres.
On peut voir ici dans les épines le symbole de la concupiscence
charnelle qui entretient le feu continuel des passions, dans les
ronces le symbole de la malice spirituelle qui est toujours héris-
sée des aiguillons du péché. Les raisins représentent au contraire
la ferveur de la vie active, et les figues la douceur de la vie
contemplative. Or, la concupiscence charnelle ne saurait pro-
duire aucune bonne action, parce qu'un acte ne peut être bon, si
le corps n'est pas soumis à l'esprit. La malice spirituelle est éga-
lement incompatible avec la contemplation qui demande un cœur
pieux et pacifique.
VI. — Jésus-Christ confirme tout ce qu'il vient de dire par une
comparaison générale : Tout bon arbre porte non seulement de
belles feuilles, mais encore de bons fruits, et tout mauvais arbre
même couvert de feuilles et de fleurs, porte de mauvais fruits. Il
insiste et assure qu'un bon arbre, tant qu'il restera bon, ne peut
porter de mauvais fruits, ni un mauvais arbre, tant qu'il restera
mauvais, porter de bons fruits.
VU. — Mais, dans la crainte que les âmes tièdes ne s'ima-
ginent échapper au châtiment, en s'abstenant du mal, sans
accomplir de bonnes œuvres, le Sauveur ajoute : Tout arbre qui ne
porte pas de bons fruits sera coupé et jeté au feu. L'homme qui ne
pratique pas de bonnes œuvres sera, par la sentence du souverain
juge, retranché de la société des bons et du nombre des fidèles;
puis, par le ministère des anges, il sera précipité dans les flam-
mes éternelles pour y subir la peine du dam et la peine du sens,
parce qu'il sera privé du bonheur des élus et condamné aux
tourments de l'enfer. Le souverain juge ne reprochera pas à ces
âmes négligentes d'avoir commis des crimes, mais de n'avoirpas
fait le bien : cest donc à leurs fruits , conclut le Sauveur, que vous
lesreconnaUre\, et que vous distinguerez les bons des hypocrites.
VIII. — Tous ceux qui me disent'. Seigneur , Seigneur , n'entreront
pas pour cela dans le royaume des deux: il ne suffit pas de
confesser la vraie foi de bouche, tandis que le cœur est loin des
lèvres, mais celui qui fait la volonté de mon Père, qui est dans le ciel ,
yoilà celui qui entrera dans le royaume des cieux.
136 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
Seigneur Jésus, Dieu très clément, apprenez-moi à éviter les
séductions des imposteurs et donnez-moi d'imiter les vertus do
vos brebis spirituelles, l'innocence et la simplicité. Aidez-moi à
fixer les racines de mes affections, non point sur la terre, mais
dans le ciel, afin que je ne me contente pas de produire seulement
lès feuilles des bonnes paroles, mais encore que je m'applique à
produire les fruits des bonnes œuvres, et qu'ainsi je mérite d'être
trouvé fidèle au dernier jour. Accordez-moi d'accomplir toujours
la volonté de mon Père céleste, d'écouter et d'observer vos divines
instructions d'une manière si constante, qu'aucune tentation ne
puisse jamais me détacher de votre service, ni me séparer de
votre amour. Amen.
VIIImo DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE
Sommaire. — 1. Le riche et la triple intendance qu'il confie. — 2. Par qui et de quoi est
accusé l'intendant. — 3. Comment Dieu rappelle l'homme à lui-même. Les trois
paroles. — 4. Réflexions el résolution de l'intendant. — 5. Comment il s'y prit. Re-
marque pratique. — 6. Louanges du maître. — 7. Les enfants du siècle et les enfants
de lumière. — 8. La conclusion du Sauveur. — 9. Les richesses d'iniquité.— lu. Résumé
et prière.
I. — En ce temps là, Jésus dit à ses disciples : Un homme riche avait
un intendant. Cette parabole s'adresse tout particulièrement aux
disciples et à leurs successeurs dans l'Eglise, les pasteurs des
âmes. Mais , dans un sens plus général , tout chrétien est cet
intendant, à qui Jésus-Christ, désigné sous la figure de ce riche,
a confié trois sortes de domaines ou de biens : d'abord, le monde
ou la création, dont les biens doivent être utilisés pour le service
de Dieu ; puis, notre propre corps, sur lequel nous devons veiller,
de peur que la mort ne pénètre dans l'âme par la porte des sens;
puis, notre âme elle-même, dont toutes les facultés, comme
celles du corps, doivent être employées au service de Dieu.
II. — Suivons maintenant cet intendant qui fut désigné à son
maître et accusé devant lui d'avoir dissipé son bien. Le pécheur est
dénoncé au souverain Seigneur, par le remords de sa conscience,
par le scandale de sa conduite et par le témoignage de son ange
gardien, d'avoir abusé de ses biens , c'est-à-dire , d'avoir dépensé
sa fortune en superfluités, prostitué son corps à des plaisirs
grossiers et souillé son âme d'affections impures.
III. — Le maître, qui manda son intendant, c'est Dieu, qui rap-
pelle l'homme à lui-même, par les inspirations du dedans, les
prédications du dehors, les bienfaits inattendus, les châtiments ou
VIIImo DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE 137
les menaces de la damnation. // le fit donc venir, et lai dit, en l'ad-
monestant dès cette vie, et en lui faisant entendre trois paroles
terribles, qui, si elles étaient toujours présentes à notre esprit,
nous préserveraient du péché : 1° Qu est-ce que j'entends dire de
vous? Un cri s'élève de la terre, pour vous reprocher le triple
abus dont vous vous êtes rendu coupable; 2° Rendez-moi compte
de votre administration ! Sommation redoutable , qui annonce
que le livre de la conscience va être ouvert et que l'œil de Dieu ,
à qui rien n'échappe, va y lire toutes choses : 3° Lé maître ajoute :
Car je ne veux plus désormais que vous administriez mon bien. Sen-
tence douloureuse, terminant la vie et montrant la mort prête à
nous saisir. Ce n'est plus dès lors le temps de travailler, mais
bien le temps de rendre compte.
IV. — Alors, sous l'impression des terreurs de la mort et du
jugement qui est proche , V intendant , abandonné à ses prudentes
réflexions, se dit en lui même : Queferai-je?et non pas : Que dirai-
je? Car, auprès de ce juge sévère, il faut des actions, et non pas
des paroles. Que ferai-je donc, puisque mon maître mute V adminis-
tration de son bien ? Je ne puis cultiver la terre : Mes forces épuisées
ne me permettent plus de satisfaire pour mes péchés par le jeûne
et la pénitence ; et j'aurais honte de mendier : je ne suis pas habitué
à la prière, je ne saurais prier avec assez d'efficacité ! Je sais ce
que je ferai , je remettrai aux débiteurs de mon maître une partie
de leurs dettes, en leur donnant une partie de ses biens, afin que,
quand on m aura privé de mon emploi, je trouve des gens qui me reçoi-
vsnt chez eux. Je vais me gagner les suffrages et les mérites de
ceux qui pourront m'introduire dans la vie éternelle. En effet,
tandis que les habitations des riches sont sur la terre, celles des
pauvres sont au ciel. Si clone les riches veulent que les pauvres
les admettent dans leurs maisons d'en haut, ils doivent accueillir
volontiers les pauvres dans leurs maisons d'ici-bas : « Donnez la
terre , dit S. Augustin, et vous recevrez le ciel. »
V. — Il fit venir Vun après Vautre les pauvres, les affligés, les
indigents de toute sorte, en un mot, tous les débiteurs desonmaître,
et il s'informe avec un affectueux intérêt de leurs besoins. Il dit
au premier: Que devez-vous à mon maître ? Cent barils d'huile,
répondit celui-ci. L'intendant lui dit : Tenez , voilà votre obligation ,
asseyez-vous vite, et faites-en une de cinquante. Il dit ensuite à un
autre : Et vous , que devez-vous? Celui-ci lui répondit : Cent mesures
de froment. Tenez, lui dit-il, voilà votre billet, faites en un de quatre-
vingts. En faisant aux créanciers une remise plus considérable
d'huile que de froment, l'intendant signifiait que nous devons
compatir par affection plus encore que nous ne pouvons prêter
assistance aux misères du prochain.
133 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
Remarquons ir-i que la miséricorde divine nous offre un moyen
facile de réparer les fautes de toute notre vie. En effet, tout ce que
nous donnons pour guérir les malades, nourrir les affamés,
s'amasse et forme un impérissable trésor, qui dure autant que la
charité, la seule des vertus qui demeure encore dans le ciel. Dieu
ordonné aux riches les biens terrestres, aux pauvres les biens
célestes, afin de les sauver les uns par les autres. Si les riches
partagent leur patrimoine avec les pauvres ici-bas, les pauvres
partageront avec eux l'héritage éternel. Pénétrons nous bien de
ces pensées, et nous approcherons des pauvres, non plus comme
des riches insolents, qui distribuent de fastueuses aumônes ;
mais, humbles clients, nous leur offrirons des dons respectueux,
comme à des patrons, entre les mains de qui sont remises les
clés du royaume à venir.
VI. — Le maître, ayant appris la conduite de son économe, loua
cet intendant infidèle de ce qui! avait agi en homme intelligent. Ainsi,
ce serviteur, bien qu'infidèle, fut loué par son propre maître, non
pas de la fraude qu'il avait commise, mais de la prudence qu'il
avait montrée au point de vue mondain, en se préparant des amis
pour le temps de la disgrâce prochaine, car la prévoyance est
un des caractères de la prudence. L'intendant avait agi d'une ma-
nière adroite pour son intérêt temporel, quoique d'une façon
inique envers son maître paiticulier. De même, les riches de ce
monde méritent d'être loués, non point de ce que, par une illu-
sion funeste, ils se livrent à des actes illicites ; mais de ce que,
par une sage conversion, ils appliquent leurs biens à des œuvres
pies, afin de se ménager des ressources pour l'éternité, car, selon
la belle remarque de S. Ambroise, la miséricorde est la seule
compagne qui reste à l'homme après la mort.
VII. — Mais, ce ne fut pas seulement son maître particulier qui
loua cet intendant, ce fut encore le souverain maître de l'univers
qui le proposa comme exemple à ses disciples, en ajoutant : Ainsi
les enfants du siècle, les partisans du monde, sont plus habiles dans
la conduite de leurs affaires temporelles, pour lesquelles il leur
semble être nés, que les enfants de la lumière, les serviteurs de Dieu,
dans les affaires spirituelles. « Malheur à nous ! observe S. Jérôme,
nous sommes de feu pour les choses de la terre et de glace pour
celles de l'éternité ; les plus petites choses excitent en nous de
vifs -transports, tandis que les plus grandes ne trouvent en nous
qu'une paresseuse indifférence ; nous ne cessons de rechercher
ce qui doit promptement finir, tandis que nous dédaignons et
négligeons follement les biens célestes et les honneurs im-
mortels. »
IXme DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE 139
VIII. — Notre-Seigneur tire la conclusion de l'exemple de cet
intendant avisé. Et moi , ajoute Jésus, je vous dis aussi, dans votre
intérêt spirituel, em-ploye\ les richesses d'iniquité, qui sont les biens
temporels, à vous gagner des amis, afin que , quand vous viendrez
à manquer de mérites personnels au sortir de la vie présente, il*
vous reçoivent dans les demeures éternelles, en obtenant de Dieu, par
leurs mérites abondants et leurs paissants suffrages, que vous
soyez admis à la vie bienheureuse. Nous l'avons déjà expliqué.
IX. — Les commentateurs ont remarqué sept raisons à celle
appellation de « richesses d'iniquité, » employée par le Sauveur.
En effet, disent-ils : 1° Les richesses sont fausses, parce qu'elles
trompent, en promettant plus qu'elles ne procurent ; 2° elles sont
surtout désirées et recherchées par les méchants, qui mettent en
elles leur espoir et leur confiance , 3° elles servent au démon de
moyens pour tenter les hommes par la cupidité ; 4° elles sont la
cause et l'instrument de mille iniquités; 5° souvent, elles ont été
acquises injustement par les devanciers ; 6° elles sont réparties
avec beaucoup d'inégalité ; 7° elles sont injustement détenues,
quand on néglige de donner du superflu aux pauvres.
X. — Seigneur Jésus, rendez mon âme comme un domaine
fertile en toutes sortes de vertus excellentes ; et, puisque vous
avez choisi ma raison pour votre intendante, ne permettez pas
qu'elle dissipe vos biens confiés à mos soins, car j'ignore quels
mérites je pourrais acquérir après ma mort. Maître plein d'indul-
gence, faites-moi grâce des cent barils d'huile que je dois vous
payer par les actes fervents de la contemplation, comme aussi
des cent mesures de froment que je dois vous rapporter par les
dbuvres salutaires de la miséricorde. Que vos amis , les pauvres
qui vous aiment et qui vous ressemblent, deviennent mes inter-
cesseurs, mes avocats et mes protecteurs auprès de vous-même,
afin que, quand je viendrai à manquer des mérites personnels
au sortir de cette vie, je sois admis, par leurs mérites et par leurs
suffrages, dans les demeures éternelles, dans vos tabernacles
tant désirés. Amen.
IXmo DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE
Sommaire. — 1. Contraste. — 2. Ce que Jésus vit à Jérusalem. — 3. Les larmes de Jésus.
- 4. Les malheurs de Jérusalem. — 5. Triple application aux pécheurs. — 6. Les
changeurs et les vendeurs du temple. — 7. Comment Jésus enseigne dans le temple.
— Prière.
I. — En ce temps-là, la foule joyeuse chantait autour de Jésus
Je cantique de l'allégresse et du triomphe. Le Sauveur des
140 HOMÉLIES SUR LÉS ÉVANGILES '
hommes allait faire son entrée triomphale à Jérusalem, et les
Juifs, accourus au devant de lui, l'acclamaient de joyeux
Hosannah! Mais, le miséricordieux Sauveur tournait ses pensées
vers d'autres sujets-, et, tandis que ses amis se réjouissaient de
sa gloire, son cœur entonnait le chant triste des lamentations sur
la perte de cette cité perfide, où bientôt les bénédictions se chan-
geront en cris de rage, et où les acclamations feront place aux
voix qui réclament sa mort.
IL — Jésus donc, étant arrivé près de Jérusalem , et, voyant cette
ville, ses hautes maisons, ses tours superbes, la richesse de ses
monuments, son regard alla plus loin , il pénétra les plis cachés
des cœurs. 11 vit l'inconstance du plus grand nombre, la méchan-
ceté de beaucoup, les trames obscures, les complots déicides,
la ruine de la ville, la dispersion du peuple, et surtout la perte
éternelle que ces maux divers préparaient ou figuraient. Voyant
ces choses, il pleura,
III. — Les commentateurs ont noté quatre circonstances où
Jésus a pleuré. 1° Il pleura à sa naissance, comme tous les
enfants des hommes, dont il prit les faiblesses et les misères ;
2° Il a pleuré de tendresse sur la mort de Lazare, son ami; 3° Il
pleure aujourd'hui de pitié, à la vue de Jérusalem, dont il prévoit
le déicide et la raine; 4° Il pleurera de douleur sur l'arbre de la
croix. Ces larmes, qui sortent quatre fois des yeux de Jésus,
étaient, d'après les saints interprètes, figurées par les quatre
fleuves sortant du paradis terrestre, fleuves abondants qui rou-
lent les eaux de la grâce, et par qui le monde entier est purifié ,
rafraîchi, fécondé; fleuves aux ondes délicieuses où s'abreuvent
les saints de la terre et les élus du ciel. « O mes frères, s'écrie
Ludolphe, toute la vie du Christ est notre route, et ses pleurs
nous enseignent à pleurer. — Enfant, il a pleuré sur la profonde
misère de la vie présente ; car l'enfant qui naît dans les sanglots
annonce notre chute, et, ne parlant pas encore, il prophétise
déjà: pleurons donc avec le Seigneur sur l'immense infortune du
monde déchu. — Il pleura de douleur sur la croix; ses larmes
sont celles de la pénitence : qu'elles coulent sur nos péchés! — Il
pleura à la vue de Jérusalem : pleurons aussi la mort spirituelle
de nos frères. — Enfin, il pleura Lazare: pleurons nos proches,
nos amis; Jésus le permet, Jésus le veut; mais, pleurons comme
Jésus, afin de nous réjouir en lui éternellement.
IV. — Jésus donc se mit à pleurer, non sur lui-même à cause
du supplice qu'on lui préparait, mais sur Jérusalem, à cause des
crimes nombreux qui s'y commettaient et des châtiments terribles
qui l'attendaient. Il pleura sur elle- et dit: Ah! si du moins en ce
IXmo DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE 141
jour qui t'est encore donné, en ce jour qui te reste, en ce temps
court et prospère durant lequel tu montres ta gloire et tu satisfais
ta volonté, si tu savais ce qui peut te procurer la paix ! Si tu voulais
reconnaître ton Sauveur, celui qui t'apporte la paix, celui que tu
ne verras plus et qui va retourner à son Père! Mais, ajouta-t-il
tristement, tout cela est maintenant caché à tes yeux , parce que tu
Les détournes obstinément de la vue de ton Sauveur. Un jour, tes
yeux s'ouvriront, mais, il sera trop tard! En effet, il viendra des
jours malheureux pour toi, maintenant si follement enivrée de joie,
)U tes ennemis, les Romains, t'environneront d'un fossé , comme tu
auras ceint d'une couronne d'épines le front de ton Seigneur. Ils
t'enfermeront de leurs armées et te serreront , te bloquant étroite-
ment de toutes parts , sans te laisser aucune entrée ou sortie, de
sorte que personne ne pourra leur échapper ; dans leur détresse,
tes habitants mangeront leurs propres enfants, terrible vengeance
le ce que, dans sa soif, tu auras abreuvé ton Sauveur de vinai-
gre. Parce que tu as étendu dans le sépulcre le corps de ton
Messie, ils t'égaleront au sol, ils abattront tes tours et tes rem-
parts, ruinant tes édifices, et même ton temple. Ils te détruiront
entièrement , toi et tes enfants, qui sont dans ton enceinte, parce
j[ue tu auras persécuté mes fils spirituels, les disciples et les
apôtres. Enfin, ils ne laisseront pas en toi pierre sur pierre , parce
que tu auras dispersé l'Église naissante, et rejeté au loin les
pierres vivantes de ce saint édifice. Toutes ces choses arriveront,
parce que tu n'as pas su connaître le temps de ta visite , le temps OÙ,
se revêtant de la miséricorde, l'orient éternel s'abaissait jusqu'à
toi dans le mystère de son incarnation.
V. — Les six traits distincts de cette prédiction évangélique ont
été appliques par les commentateurs à la situation du pécheur,
dont Jérusalem est la figure.
En effet, quand il commet le péché, l'homme est 1° circonvenu
par les suggestions extérieures de l'ennemi: 2° investi par les solli-
citations intérieures de la chair; 3° pressé par les ardeurs de la
délectation; 4° renversé par le consentement intérieur de la
volonté; 5° privé de ses fils, c'est-à-dire des fruits de ses vertus,
3n perdant le mérite de ses œuvres précédentes; 6° entièrement
ruiné par la consommation extérieure du péché.
Une fois le péché accompli, les malheurs de Jérusalem se réa-
lisent chez le pécheur. En effet, 1° il est assiégé de tribulations
extérieures, 2° enveloppé d'infirmités corporelles, 3° tourmenté
par les angoisses de son esprit et les remords de sa conscience ,
1° terrassé par le désespoir de son salut, 5° privé de ses proches
par la douleur et la désolation qu'il leur cause, 6° précipité parla
mort dans l'abîme de la perdition.
142 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
Au moment effroyable où il meurt dans son péché, le pécheur
est 1° environné et 2° obsédé par les esprits infernaux, 3° accablé
par le souvenir de ses crimes, car les démons ne cessent de lui
rappeler non seulement toutes ses actions mauvaises, mais
encore toutes ses paroles et ses pensées coupables, afin de le
pousser au désespoir; 4° renversé dans la poussière, parce que
son corps est réduit en cendres, tandis que son âme est précipitée
dans les enfers: 5° précipité dans les enfers avec ses enfants,
c'est-à-dire, ses complices et ses imitateurs, pour partager ses
supplices, comme ils partagèrent ses égarements, 6° écrasé par
toutes les vaines pensées qu'il avait entassées les unes sur les
autres et qui retombent sur lui, car, de tout ce qu'il avait
entrepris ou exécuté, il ne reste pas pierre sur pierre.
Il faut donc, à l'exemple du miséricordieux Jésus, pleurer beau-
coup sur les péchés, à cause des maux immenses qu'ils attirent
aux pécheurs.
VI. — Après cela, Jésus et ses apôtres vinrent à Jérusalem, et,
lorsqu'il fut entré dans le temple, il se mit à en chasser les vendeurs et
les acheteurs, en leur disant : Il est écrit : Ma maison est la maison de
la prière, et vous en ave^ fait une c iverne de voleurs. Ce disant, il
renversa les tables des changeurs et les sièges de ceux qui ven-
daient des colombes, il ne permettait même pas que l'on trans-
portât aucun vase à travers le temple.
(( Le temple, disent les saints interprètes, c'est l'Église com-
posée de pierres pures, saintes et vivantes; les membres de cette
hiérarchie ecclésiastique, qui se rendent indignes de leur minis-
tère, font de cette maison de Dieu une caverne de voleurs. Aussi,
il n'est pas de péché plus grand que celui du sacerdoce chrétien,
et c'est à cause de cela, assures. Jean Chrysostôme, que le
Sauveur, entrant à Jérusalem, se revêt de puissance et de majesté
pour attaquer et couper le mal dans sa racine. Le sacerdoce est
le cœur de la chrétienté, et des péchés du prêtre viennent les
péchés du peuple. En châtiant les Juifs sous les portiques du
temple, en les traitant avec une rigueur inouïe, Jésus nous
apprend quelle punition il réserve à ses ministres infidèles. « Il
renversa, dit l'Évangile, les tables des changeurs et les sièges de
ceux qui vendaient des colombes. » Les changeurs, ce sont ceux
qui emploient à leur propre satisfaction le patrimoine du crucifié
le bien des pauvres, et qui font un indigne usage des aumônes
remises entre leurs mains. Ceux qui vendent des colombes ,
figure du Saint-Esprit, ce sont ceux qui font des sacrements, et
en particulier de l'ordination , le moyen d'un lucre infâme. Pour-
«ii'tôi d'ailleurs est-il dit que le Seigneur renversa les chaises ou
les trônes, cathedras, des marchands de colombes? Des mar-
Xm0 DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE 143
chands ont-ils coutume de s'asseoir sur des trônes? Si ce n'est
que l'Évangile voulait signifier par là qu'un jour viendrait où les
successeurs de Pierre, héritiers des exemples et du zèle de Jésus-
Christ, renverseraient sans pitié, de leurs chaires simoniaques,
de leurs trônes usurpés, les membres de l'épiscopat, qui
auraient vendu ou acheté la divine colombe de l'Esprit-Saint? En
un mot, la conduite de Jésus dans le temple de Jérusalem est lo
type de la conduite des Papes qui, pendant des siècles e*
toujours, ont défendu, môme parles moyens les plus sévères e*
par les peines les plus rigoureuses, la pureté, la liberté de l'Église,
et n'ont pas permis que la cité sainte, confiée à leur garde,
devînt le lieu d'un impur trafic, le carrefour, la place publique,
où les hommes s'assembleraient pour satisfaire leur ambition, y
VII. — 0 Jésus, voilà donc comment votre Évangéliste a eu
raison de dire: Et il enseignait tous les jours dans le temple. Ensei-
gnez-moi dans le temple de mon âme, et faites, par votre grâce,
que, fidèle croyant à toutes les leçons de votre Église, je sois
aussi fidèle à toutes vos inspirations et à tous vos divins attraits.
Amen.
Xmo DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE
Sommaire.— 1. Occasion de la parabole. — 2. Ils montent au temple. — 3. Pharisien et
Publicain. — 4. L'orgueil du Plu risien. — 5. L'humilité du Publicain. — 6. Interpré-
tation au sens mystique. — 7. Les deux résultats. — 8. Pensée de S. Ambroise. —
9. Exhortation pratique. — 10. La maxime. — 11. Pourquoi Notre-Seigneur l'a-t-il si
souvent répétée dans son Evisn^ile. — 12. Prière.
I. — En ce temps-là , Jésus qui avait remarqué plusieurs hommes
tellement infatués de leur valeur personnelle, qu'ils se préfé-
raient au reste des humains, dit cette parabole pour ceux-là qui ,
présumant de leur propre justice , à cause de leurs œuvres exté-
rieures, mettaient leur confiance en eux-mêmes et, regardant tout le
reste du haut de leur grandeur, méprisaient les autres comme
pécheurs. Ils étaient donc doublement orgueilleux, et, par consé-
quent, ils se trompaient , en se .croyant justes, car il n'y a point
de vertu ou justice véritable sans humilité sincère. C'est pour
les tirer de leur erreur que Jésus leur, proposa la parabole du
Pharisien qui paraissait juste et du Publicain qui passait pour
pécheur.
II. — Ces deux hommes montèrent au temple , en gravissant les
quinze degrés qui conduisaient à son enceinte, située sur la
hauteur. Ils allaient pour prier, but que doit se proposer tout
144 Homélies sur les évangiles
fidèle, en se rendant au temple saint, et non point de satisfaire
sa vanité ou sa curiosité, d'y tenir conversation, ou de s'y donner
en spectacle.
III. — Nous l'avons déjà dit, l'un des deux était pharisien, de
la secte de ceux qui, afin de paraître meilleurs que les autres,
affectaient de se distinguer par leur extérieur, et Vautre publicain,
d'une classe méprisée et tenue pour pécheresse. Dans la personne
de ces deux hommes, Notre-Seigneur va trouver un exemple,
dont le but est de montrer que, si la justice élève l'homme en
l'approchant de Dieu, elle l'abaisse profondement, lorsqu'elle est
accompagnée d'orgueil, car l'orgueil est un mépris de Dieu.
IV. — Le pharisien , se tenant debout, priait ainsi en lui-même:
Mon Dieu , je vous rends grâce de ce que je ne suis pas comme le reste
des hommes , qui sont voleurs , injustes , adultères , ni même tel que ce
publicain. Je jeûne deux fois par semaine, je donne la dîme de tout ce
que je possède. Ce Pharisien est le type de l'orgueilleux qui, s'éle-
vant au dessus de ses frères, se confie en sa propre vertu. Il se
tient debout, il prie en lui-même, comme dédaignant de mêler
sa prière à celle des personnes qui l'entourent. Content de sa
propre justice, il ne demande ni le pardon de ses fautes, ni le
progrès dans la vertu, ni la miséricorde pour le passé ; ni même
la grâce pour l'avenir, et ne se souvient de ses frères que pour
les condamner. Aussi, suivant l'expression du Psalmiste, son
oraison lui devient un péché. « Quand vous venez à l'église, dit à
ce sujet S. Basile , prosternez-vous avec un humble respect en la
divine présence du Seigneur, et ne demandez rien , comme étant
dû à vos mérites personnels. Si vous reconnaissez en vous
quelque bien, cachez-le et mettez-le en oubli, afin que le Seigneur
vous en récompense au centuple. Hâtez-vous au contraire -de
rappeler vos iniquités, afin d'en obtenir le pardon par un aveu
sincère. Ne cherchez pas à vous justifier vous-même, de peur
que vous ne soyez condamné comme le Pharisien ; mais imitez
ïe Publicain , si vous désirez trouver miséricorde auprès de Dieu. »
V. — En effet, le publicain, au contraire du pharisien, se tenant
éloigné de l'autel , comme s'il n'était pas digne d'approcher de
Dieu ; et, saisi de confusion à cause de ses iniquités, n'osait pas
même lever les yeux au ciel; mais, brisé de contrition, il se frappait
la poitrine, siège du cœur d'où provenaient tous ces péchés.
Reconnaissant sa profonde misère, il s'humiliait, en disant:
O J)ieu, Seigneur tout puissant, aye% pitié de moi qui suis un
pécheur. Effectivement, les publicains étaient considérés comme
des pécheurs publics, parce qu'ils percevaient les impôts, con-
rairement à la loi judaïque. Combien l'attitude de cet humble
XmG DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE 145
publicain est différente de celle de l'orgueilleux pharisien ! Il se
met au dernier rang, il ne craint pas de montrer aux yeux de
tous son repentir et sa misère. Priant et frappant la poitrine en
même temps, il dit à haute voix : Je n'ai rien en moi, ô mon
Dieu ! qui puisse vous plaire et mériter votre pardon ; j'ai péché
devant vous de corps et d'âme, d'oeuvres et de pensées. Je ne suis
pas digne d'approcher de votre sanctuaire, ni de lever les yeux
vers le ciel, votre demeure.
VI. — Au sens mystique, le Pharisien représente les Juifs qui,
pour avoir été instruits par la loi et les prophètes, se regardaient
comme saints et méprisaient les Gentils. Le Publicain figure les
Gentils qui, dociles à la prédication des apôtres, reconnurent
leurs erreurs et confessèrent leurs iniquités. Ils furent ainsi
justifiés en recevant la foi du Christ, tandis que les Juifs furent
réprouvés en la rejetant avec obstination.
VII. — Le fruit de la prière de ces deux hommes fut bien diffé-
rent, dit Notre-Seigneur, je vous déclare que celui-ci s'en retourna
che\ lui justifié, et non pas l'autre.
Le Publicain fut justifié, car, aux yeux de celui qui s'incline
vers les choses basses, mieux vaut le pécheur humble que le juste
superbe, ou plutôt il n'est pas de juste superbe, ni d'humble
pécheur, puisque là où commence l'orgueil finit la justice, et
que le péché est banni du cœur où règne l'humilité.
VIII. — «Notre-Seigneur, dit à ce propos S. Ambroise, en nous
représentant le Pharisien et le Publicain réunis dans le Temple
pour prier, a voulu nous montrer que l'orgueilleux , fût-il même
orné de bonnes qualités, est moins agréable à Dieu que l'homme
vraiment humble, quoique dénué de tout autre mérite. Aussi le
démon, en adversaire artificieux qu'il est, s'efforce de séduire
ceux qu'il voit appliqués aux bonnes œuvres. Combien dé tenta-
tions le Pharisien ne dut-il pas surmonter, pour ne commettre
ni rapine, ni injustice, ni adultère ! Combien de privations il dut
subir pour jeûner deux fois par semaine, et pour donner la dîme
de tout ce qu'il possédait ! Qui de nous en a fait autant? Mais, le
démon l'a remarqué, et il l'a percé d'un trait empoisonné , qui a
causé l'enflure de l'esprit-, et dès lors toutes les œuvres qui sem-
blaient rendre cet homme plus recommandable, n'ont servi qu'à
le rendre plus répréhensible.
IX. — Instruits par un si déplorable exemple, lorsque vous
monterez les degrés du temple de l'oraison, prosternez-vous,
chrétiens, et que votre attitude extérieure elle-même exprime et
symbolise l'abaissement de votre esprit. Ne demandez rien au
nom de vos propres mérites, ne vous compaie^ à vos frères que
U. DIX-HEUP.
146 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
pour vous mettre au dessous d'eux, et, si vous vous souveniez
de quelques unes de vos bonnes œuvres, chassez ce souvenir,
afin que Dieu le garde, comme aussi rappelez soigneusement
à votre mémoire et exposez à la miséricorde divine toutes vos
fautes, afin que Dieu les oublie et les efface.
X. — Notre-Seigneur assigne ensuite la cause de la sentence
qui écarte le Pharisien et favorise le Publicain. C'est, dit-il, parce
que quiconque s'élève sera abaissé et quiconque s'abaisse sera élevé.
En d'autres termes : quiconque, grand ou petit, riche ou pauvre,
laïque ou ecclésiastique , quiconque s'enfle d'orgueil comme le
Pharisien, sera renversé par les tribulations temporelles ou
plongé dans les supplices éternels , tandis que celui qui s'humilie
volontairement par une vraie pénitence ou par l'aveu sincère de
ses fautes sera exalté par les récompenses de la grâce en cette
vie et de la gloire en l'autre. Le Sage exprime la même pensée,
en disant : « L'orgueil précède la chute et l'humiliation précède
la gloire. » C'est dans le même sens qu'on dit proverbialement :
« Point de vallée sans colline, point de colline sans vallée. »
Ainsi, le Publicain en s'humiliant a été élevé, tandis que le Pha-
risien en s'élevant a été humilié. Des deux plateaux d'une
balance, l'un ne peut s'élever sans que l'autre ne s'abaisse, ou
s'abaisser sans que l'autre ne s'élève; de même, dans la balance
de la justice divine, celui qui se glorifie en ce monde sera humilié
dans l'autre, et réciproquement, celui qui s'humilie maintenant
sera glorifié éternellement. Or, si celui qui avait fait de bonnes
œuvres est blâmé et confondu, pour avoir souillé ses actions de
grâces par des sentiments de vanité, combien plus sévèrement
sera condamné et châtié celui qui n'aura pas fait de bien et aura
méprisé la grâce? Esprits superbes, tenez pour certain que, si
vous refusez maintenant de plier sous la main toute puissante
de Dieu, vous serez forcés un jour de vous courber sous l'empire
tyrannique du démon. Que chacun prenne donc garde de se
rendre esclave de l'orgueil, car, comme le dit S. Augustin,
« malheur à l'homme qui prend pour guide cette aveugle passion,
il tombera nécessairement dans le précipice. » Si nous considé-
rons les termes opposés où aboutissent l'arrogance de Lucifer et
l'anéantissement du Christ, l'orgueil d'Eve et l'humilité de la
Vierge Marie; les jouissances du riche et les ulcères de Lazare,
la jactance du Pharisien et la pénitence du Publicain, nous com-
prendrons clairement la vérité de cet oracle de la Sagesse Incar-
née : « Quiconque s'élève sera abaissé et quiconque s'abaisse
sera élevé. » Il a donc eu bien raison celui qui a dit : « Le plus
humble entre les sages est le plus sage de tous. ».
XL— Pourquoi Je Sauveur a-t-il si souvent répété, dans le
Xlmo DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE 147
cours de son Évangile , la maxime qui nous occupe? C'était afin
de réprimer l'orgueil qu'il déteste par dessus tous les autres
vices, et afin de recommander l'humilité qu'il a louée souvent
pardessus toutes les autres vertus: l'orgueil, en effet, est la
racine de tous les maux, et l'humilité est la gardienne de tous
les biens spirituels.
Méditons-la donc et remeroions la bonté divine qui a voulu que
l'homme, pour se sauver et arrivera la gloire, n'eût qu'à se
regarder , à se connaître lui-même et à s'estimer ce qu'il est :
néant et misère !
XII.— Dieu tout puissant et miséricordieux, je vous supplie
d'avoir pitié de moi; car je ne suis point comme beaucoup de
justes qui ont mérité d'être glorifiés à cause de leurs vertus, ni
comme beaucoup de pénitents qui, après avoir expié leurs
crimes, sont restés fidèles à votre service. O Dieu, montrez-vous
propice envers un misérable pécheur tel que je suis, et tournez
vers moi ces regards miséricordieux que vous avez jetés sur le
Publicain; faites qu'étant humble dans mes sentiments, mes
paroles et mes œuvres, je mérite d'être justifié en voire présence
et d'être exalté en votre royaume céleste. Amen.
XIme DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE
Sommaire. — 1. Le cadre topographique du miracle. — 2. Le miracle. — 3. Les huit
circonstances du miracle. — 4. Les huit circonstances de la conversion du pécheur.
— 5. La défense de Jésus. — 6. On n'en tient pas compte. — 7. Jésus a bien fait toutes
choses. — 8. Prière et résumé
I. — En ce temps-là, Jésus quitta le pays de Tyr , traversa la
Décapote, et alla par Sidon vers la mer de Galilée. L'Evangéliste note
tous ces détails, comme pour faire ressortir l'importance et les
leçons du miracle que le Sauveur va opérer. En effet, il s'agit
d'une guérison qui exige un triple miracle : il s'agissait de déli-
vrer un homme du démon, pour lui rendre la parole et l'ouïe. En
effet, à peine était-il arrivé, on lui amena un homme sourd et muet,
réduit à cet état par l'effet d'une possession diabolique, et on le
pria de lui imposer les mains, ces mains qui, toutes puissantes
pour créer, l'étaient aussi pour guérir. Médecin et remède, il
communiquait la santé et la vie, par le seul attouchement de ses
mains divines.
Voulons-nous guérir V Allons à Jésus par la crainte et l'amour,
quittons le pays de Tyr qui signifie « angoisse, » c'est-à-dire,
148 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
renonçons au péché par la contrition ; allons par Sidon , qui
signifie « chasse , » c'est-à-dire , recourons à la confession ,
en recherchant les circonstances et le nombre de nos péchés ;
dirigeons-nous vers la mer de Galilée, qui signifie « transmigra-
tion, » c'est-à-dire, résolvons-nous à un changement de vie, en
passant des plaisirs grossiers aux œuvres satisfactoires, et tra-
versons la Décapole, mot grec qui signifie « les dix villes, » c'est-
à-dire, observons les préceptes du Décalogue.
II. — Quand le sourd-muet fut devant lui, Jésus, le tirant de la
foule, et le prenant à part , lui mit les doigts dans les oreilles et de la
salive sur sa langue ; puis , levant les yeux au ciel , il fit un soupir , et
lui dit : Ephpheta, mot hébreu qui signifie : ouvrez-vous. Aussitôt ses
oreilles s'ouvrirent , sa langue se délia, et il parlait distinctement.
Admirable prodige , rempli de leçons, que nous allons étudier,
après avoir remarqué que le sourd-muet de cet Evangile est une
figure du genre humain, qui, avant la venue du Sauveur, n'en-
tendait point les commandements du Sauveur et ne célébrait point
ses louanges. Cela posé, étudions, dans les circonstances du
miracle, les détails de la guérison de l'humanité par son Sauveur.
III. — 1° Sans connaître , sans désirer le Messie, il est amené
jusqu'à lui par la longue suite des justes de l'Ancien Testa-
ment, qui ne cessaient d'implorer la miséricorde divine, pour
que le monde entier fût éclairé et guéri; 2° Jésus, accédant à leur
prière, accomplit en même temps les desseins de sa céleste bonté.
Il le prend, c'est-à-dire, qu'il se revêt de son humanité, pour
opérer sa délivrance; 3° Il le sépare de la foule, afin de nous
apprendre à fuir la vaine gloire dans nos actes ; 4° Ses doigts
qu'il place dans les oieilles du malade, ce sont les dons de
l'Esprit-Saint, qui est nommé, dans l'Exode, « le doigt de Dieu. »
Or, Dieu nous place ses doigts dans les oreilles, lorsque, par les
dons de son Esprit, il nous ouvre l'intelligence pour comprendre
ses paroles et nous accorde la grâce pour accomplir ses pré -
ceptes; 5° La salive, avec laquelle le Sauveur toucha la langue
de ce possédé, est le symbole de la sagesse divine, qui, en tou-
chant notre langue, la délie pour lui faire confesser et prêcher la
foi évangélique -, 6° Il regarde le ciel, afin de nous montrer que
toute grâce vient d'en haut, que là doit être placé notre cœur, où
se trouve son trésor; 7° Il gémit, pour nous apprendre à chercher
là haut le remède et la consolation, pour nous révéler les abîmes
de sa compassion et de sa miséricorde, pour nous enseigner à
compatir aux peines de nos frères et à soupirer après la patrie ;
8° Comme homme, Jésus regarde le ciel et il gémit. Comme Dieu,
il ordonne, en son propre nom , disant :« Ouvrez-vous! » La
nature lui obéit. Non seulement l'homme extérieur est guéri,
XImo DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE 149
mais l'homme intérieur est éclairé, car il est dit que celui qui
était muet auparavant parlait avec raison et justesse, loquebatur
rectè.
IV. — C'est en effet le caractère de tous les miracles de Notre-
Seigneur, que la guérison du corps n'y est qu'une figure de la
régénération de l'âme.
Dans les diverses circonstances qui ont accompagné la gué-
rison du sourd-muet, nous allons trouver une image sensible de
l'ordre admirable que suit la grâce divine, dans la conversion du
pécheur. Voyons plutôt :
1° Il faut d'abord l'amener au Sauveur, vers qui il peut être
attiré par la vertu de la prédication, par l'atteinte de la maladie ,
par un exemple de pénitence, par une aumône ou par un remords
de conscience ;
2° 11 faut prier pour le coupable. Souvent, les justes obtiennent
le salut des autres par leurs suffrages ;
3° Le pécheur est séparé de la foule, lorsque Dieu, pour le
convertir, l'éloigné des sociétés mauvaises et le retire de ses
habitudes vicieuses;
4° Le Sauveur place ses doigts dans les oreilles du pécheur,
quand il lui donne la connaissance de ses péchés, en les lui
montrant écrits dans son cœur parle doigt de Dieu ;
5° Il touche de sa salive la langue de l'homme, lorsqu'il le dis-
pose à la confession, soit des péchés commis, soit des vérités
révélées, soit des louanges divines;
6° Il regarde le ciel, pour nous apprendre à diriger en haut les
yeux de notre âme, nos intentions et nos désirs ; car, à quoi nous
servirait de renoncer aux choses de la terre, si nous n'aspirions
pas aux biens supérieurs ?
7° Il gémit suv les infirmités des hommes, afin de nous montrer
que nous devons déplorer les misères de notre pèlerinage ici-bas,
en répétant avec le prophète royal : « Que je suis malheureux de
ce que mon exil est si long ! »
8° Après avoir préparé l'âme à recevoir la grâce, le Sauveur la
lui communique. Aussitôt ses oreilles s'ouvrent pour écouter et
sa langue se dénoue pour bénir le Seigneur.
V. — Ceux qui avaient amené le sourd-muet étaient ravis de
cette guérison miraculeuse. Jésus leur défendit d'en parler à per-
sonne. Cette défense, qui n'était pas absolue, n'entraînait point
une obligation rigoureuse de pénitence, mais plutôt elle renfer-
mait une instruction salutaire. Le divin Maître voulait par là
nous enseigner à pratiquer l'humilité, même dans nos œuvres
les meilleures.
150 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
VI. — Toutefois, remarque un saint Père, si celui qui fait une
nonne œuvre ne doit point rechercher les applaudissements, celui
qui reçoit un bienfait doit louer son bienfaiteur, quoique celui-ci
n'y consente pas, ou même le défende. C'est précisément ce que
firent à l'égard du Sauveur les témoins du miracle. Plus il le leur
défendait, plus il montrait de modestie, plus ils le publiaient ,
plus ils témoignaient d'enthousiasme , et dans leur admiration, ils
ne se lassaient point de le louer, en répétant et redisant'. Il a bien
fait toutes choses, et il vient de le prouver d'une manière éclatante,
puisqu'// a fait entendre les sourds et parler les muets.
VII. — Le Sauveur a bien fait toutes choses. Grande leçon, car,
il ne suffit pas de faire le bien , il faut encore le bien faire : pour
cela, il faut implorer le secours divin et fuir la louange humaine.
Voulons-nous imiter le Sauveur, évitons toute vanité et ne
recherchons pas la faveur des hommes. Ainsi, faisons-nous
quelque action vertueuse, nous ne devons point la proclamer
avec ostentation, mais plutôt la cacher avec humilité. Et, chose
singulière, ceux qui s'efforcent de cacher leurs bonnes œuvres
sont loués plus que ceux qui s'efforcent de les manifester pour
s'attirer l'estime publique, car la gloire du monde est tellement
capricieuse, qu'elle vous suit, si vous la fuyez, tandis que, si
vous courez après elle, elle s'éloigne de vous.
VIII. — Seigneur Jésus, qui finissez par abandonner les mé-
chants, ne nous abandonnez jamais, nous vous en conjurons
avec larmes. Mais plutôt, comme vous êtes venu par Sidon, vers
la mer de Galilée, jusque dans la province de la Décapole, attirez-
nous à votre suite par la voie de la prédication, amenez-nous à
une vie de pénitence, et dirigez-nous dans la pratique de la cha-
rité, qui est l'accomplissement des préceptes divins. Retirez-nous
loin de la foule tumultueuse des tentations si variées auxquelles
nous sommes exposés. Appliquez sur les oreilles de notre intel-
ligence les doigts du discernement, et mettez le goût de la sagesse
dans la bouche de notre cœur. Déliez notre langue, afin que nous
confessions nos péchés et proclamions vos bienfaits ; apprenez-
nous à bien parler et à bien agir, en sorte que, pour vous louer,
nos discours et nos œuvres soient d'accord avec notre raison et
notre volonté. De plus, faites qu'à votre exemple nous fuyions les
applaudissements des hommes ; qu'ainsi les sourds entendent
en se convertissant à vous et que les muets parlent en vous
bénissant. Amen.
XIImp DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE 151
XIImo DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE
Sommaire. — 1. Heureux disciples! — 2. La question du Docteur delà Loi. — 3. Le
double précepte de la charité. — 4. Faites cela et vous vivrez! — 5. Qui est mon
prochain ? — 6. Le sens général de la parabole. — 7. Le voyageur et les voleurs. —
8. Le prêtre et le lévite. — 9. Le Samaritain, les bandages, l'huile, le vin, la monture,
l'hôtellerie et les soins. — 10. Le lendemain , les deux deniers, l'hôte et les recom-
mandations. — 11. Conclusion du Sauveur. — 12. Le sens mystique et le sens moral.
— 13. Application morale en forme de prière.
I. — En ce temps-là, Jésus , qui venait de dire que Dieu cache
aux superbes et révèle aux humbles les mystères de la foi et les
secrets de sa sagesse, se tournant vers ses disciples, humbles et
petits , leur dit : Heureux les yeux qui voient ce que vous voyeç.
Heureux en effet les apôtres qui goûtèrent les charmes de la
présence du Sauveur, qui adorèrent la divinité sous le voile de la
chair, qui admirèrent la sainteté de sa vie, qui virent sa puis-
sance se manifester par de nombreux miracles. Heureux aussi
ceux qui voient Jésus-Christ ici-bas par la lumière de la foi sou-
tenue de la charité, car ils verront Dieu face à face au sein de
l'éternité. Heureux êtes-vous, dit le Sauveur, car, je vous le
déclare, beaucoup de prophètes et beaucoup de rois ont désiré voir ce
que vous voye^ et ne Vont point vu, et entendre ce que vous entende^ et
ne Vont point entendu.
II. — Alors, pendant que le Sauveur s'entretenait ainsi avec ses
disciples, un docteur de la loi, qui en connaissait mieux la lettre
que l'esprit, se leva, comme pour mieux se faire remarquer, et,
s'adressant à Jésus, non pour s'instruire, mais pour le critiquer,
il lui dit pour le tenter : Maître, que faut-il que je fasse pour pos-
séder la vie éternelle? Il ne suffit pas d'écouter, il faut agir. Eh
bienl que ferai-je, pour gagner le ciel? Jésus lui répondit : Qu'y
a-t-il d'écrit dans la loi? Vous êtez docteur, vous devez savoir ce
que la loi porte, relativement aux moyens d'obtenir la vie éter-
nelle. Qu'y lise\-vous? Celui-ci, alors, répondit, en articulant ce
qu'il avait lu dans la loi, et n'avait pas mis en pratique.
III. — Vous aimere^ le Seigneur votre Dieu de toutes vos forces ,
de tout votre cœur, de toute votre âme , de tout votre esprit. Vous
aimerez le Dieu qui vous a créé, qui s'est fait homme, qui s'est
donné lui-même pour prix de votre rédemption, « votre Dieu. »
Vous dirigerez vers lui toutes les aspirations de votre volonté,
vous garderez pour lui tout ce qui est sensible en vous ; votre
esprit, se soumettant aux dogmes de la foi, méditera ses com-
mandements, et vos facultés seront employées à son service.
Voilà de quel amour on doit aimer Dieu. C'est le premier précepte.
Le second , complément et conséquence du premier, nous indi-
152 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
que comment nous devons aimer le prochain. Vous aimerez
aussi votre prochain comme vous-mêmes.
IV. — Ayant entendu le docteur, Jésus lui dit : Vous ave\ fort
bien répondu , faites cela et vous vivre\. Faites cela, accomplissez
ce double précepte, car la dilection se montre dans les œuvres,
et la preuve de l'amour est dans la pratique des commande-
ments. Faites cela et vous vivrez éternellement, car c'est la voie
qui conduit infailliblement à la vie éternelle.
V. — Mais, celui-ci , voulant se faire passer pour un homme de
bien et pour juste, oubliant qu'il s'adressait à un Dieu qui lit;
dans le fond des cœurs , dit à Jésus : Et qui est mon prochain? Il
prouve ainsi qu'il n'avait pas l'amour du prochain, puisqu'il
avoue ne pas le connaître. Mais, cette question fournit h Jésus
l'occasion de développer la sublime et miséricordieuse doctrine
de charité qu'il est venu enseigner à la terre. Aussi, levant les
yeux au ciel, pour montrer qu'il allait faire entendre un ensei-
gnement tout céleste , il dit. Ecoutons et méditons cette paro]e
du ciel.
VI. — La plupart des interprètes voient dans l'histoire que
Jésus raconta une parabole par laquelle le Sauveur représente
vivement l'état misérable de l'humanité , telle que l'avait faite le
péché de l'Eden, et telle que la trouva la miséricorde divine,
quand elle s'inclina vers lui pour le sauver.
VII. — Un homme, qui allait de Jérusalem à Jéricho , tomba entre
les mains des voleurs qui le dépouillèrent , et, après ravoir chargé de
coups, le laissèrent demi-mort . Ce voyageur, c'est le genre humain,
qui, dans la personne d'Adam son chef, est descendu de Jéru-
salem, vision de la paix, à Jéricho, qui nous est présentée dans
les Écritures comme la cité du mal. Par le péché du premier
homme, sa postérité passe de la patrie à l'exil, elle s'abaisse des
choses célestes et éternelles aux choses terrestres et passagères.
— Les voleurs, ce sont les démons qui dépouillèrent l'homme de
son vêtement de gloire et d'immortalité, et celui-ci, ayant perdu
cette tunique première, vit qu'il était nu, et fut revêtu d'un habit
de peau, c'est-à-dire d'une chair mortelle et corruptible. — Ses
facultés naturelles furent aussi affaiblies par le péché , et il.
demeura à moitié mort. En effet, la béatitude immortelle lui
était enlevée; la vie de la grâce était détruite en lui, et il ne
restait à l'homme tombé que la vie terrestre avec quelque usage
de la raison, et de même que le pauvre voyageur, assez vivant
pour souffrir, n'est pas assez fort pour agir, de même le libre
arbitre est blessé, de telle sorte que le pécheur, qui garde la
faculté de faire le mal et de sentir sa misère, n'a pas assez de
XIIme DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE 153
force pour se relever et prendre le chemin de sa patrie. Créé à la
ressemblance de Dieu suivant la raison et à son image suivant
l'amour, l'homme, perdant la charité et détruisant en lui l'image
de Dieu, ne conserva même qu'en partie sa ressemblance, puisque
les facultés de sa raison , sans être anéanties, furent cependant
obscurcies. Tel fut l'état de l'humanité après la rencontre fatale
d'Eve et de Satan. Elle fut dépouillée de sa robe d'innocence, et
de la double vie de la grâce et de la nature, il ne lui resta que
celle de la nature, languissante et diminuée.
VIII. — Or, il arriva qu'un prêtre , faisant le même chemin, vit un
homme et passa outre. De même, un lévite, étant près de là, et l'ayant
vu, passa aussi. Le prêtre et le lévite, qui passent sur la même
route, et qui, ayant ouï le malheureux, ne s'arrêtent point pour
le secourir, représentent tout ce que l'Ancien Testament et la
Gentilité ont eu d'hommes sages et savants. La science et le
sacerdoce étaient également impuissants à guérir l'humanité. Le
sang des sacrifices ne pouvait effacer le péché de l'homme.
IX. — Mais, un Samaritain , qui était en voyage , vint à lui et fut
touché de compassion. Il s'en approcha et banda ses plaies , après y
avoir versé de l'huile et du vin. Il le mit ensuite sur son cheval, le
mena à une hôtellerie , et prit soin de lui. — Ce Samaritain, c'est
Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même, qui s'est plu à être appelé
des noms les plus humbles. — Le Samaritain faisait la même
route; il venait de Jérusalem à Jéricho, de la gloire à la misère,
de l'éternité à la mortalité, de la paix à la souffrance, de ce qui
demeure à ce qui passe, et là où l'homme était tombé miséra-
blement, le Seigneur descendait miséricordieusement. — Près
de ce grand malade, vint le céleste médecin : il s'approcha de lui,
en se rendant semblable à lui par l'incarnation; il se pencha
vers lui parJa condescendance. — Il banda ses plaies par lès
doux préceptes de sa loi. — Il y versa l'huile de la mansuétude,
la certitude du pardon, l'attente de la joie divine. — Il y mêla le
vin qui donne la force, les sacrements qui soutiennent et vivi-
fient. — Il banda ses plaies des liens de la foi qui soumet l'intel-
ligence, il adoucit ses douleurs par l'huile de l'espérance, il
fortifia sa faiblesse par le vin de la charité. — Il le mit ensuite à
cheval, et sur cette monture, qui symbolise l'humanité du Sau-
veur, il le conduisit dans une hôtellerie. — L'hôtellerie, c'est la
sainte Église Catholique, dans laquelle l'humanité fatiguée se
repose et reçoit une nourriture salutaire, maison de secours et
de rafraîchissement, maison transitoire cependant qui n'est pas
encore la maison paternelle, la demeure permanente du ciel ;
hôtellerie par conséquent, et aussi, suivant le sens du mot latin,
bercail, stabulum, bercail qui protège et abrite, derrière ses hautes
154 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
murailles, le troupeau des brebis fidèles. — Là, il eut grand soin
du blessé, l'instruisant par ses enseignements, le dirigeant par
ses exemples, lui donnant sa chair adorable et son sang sacré,
nourriture de force, remède de salut.
X. — Le jour suivant , il tira de sa bourse deux deniers d'argent
qu'il donna à l'hôte , en lui disant : Ayc{ soin de cet homme , et tout
ce que vous aure\ dépensé de plus , je vous le rendrai à mon retour. —
Le lendemain , le bon Samaritain appela l'hôte. Le premier jour
fut celui de la vie mortelle du Sauveur : Jésus le passa dans
l'exil et y accomplit l'œuvre de la rédemption. Le second jour
commence le lendemain de sa résurrection glorieuse, pour ne
finir qu'avec les siècles : c'est dans ce second jour que le Christ
retourne vers son Père, mais, avant de quitter le malade bien-
aimé, il appelle l'hôte et lui donne deux deniers. — L'hôte, c'est
le sacerdoce catholique et surtout le successeur de Pierre, hôte-
lier qui gouverne la maison de l'Église, pasteur qui garde le
bercail sacré. — Les deux deniers, ce sont la science et la grâce,
l'infaillibilité dans la doctrine et la juridiction dans le gouverne-
ment, l'intelligence des écritures et la juste distribution des
sacrements. Ces deux deniers sagement employés procurent
notre guérison complète. Ils sont remis à l'hôte et le Samaritain
ajoute : « Ayez soin de celui que je vous confie. » Dépensez à son
service les dons précieux dont je vous accorde l'usage, distri-
buez-lui les lumières de la science et les eaux de la grâce. Tout
ce que vous lui donnerez en surplus d'amour, de dévouement,
de bons exemples, vous sera compté et rendu au centuple,
lorsque je viendrai au grand jour du jugement et de la rému-
nération.
XL — Le Sauveur, interrogeant ensuite le docteur, lui dit : Qui
d'entre les trois vous semble avoir été le prochain de celui qui tomba
entre les mains des voleurs? Le docteur lui répondit : C'est celui qui
a exercé la miséricorde envers lui. Alle\ donc, lui dit Jésus , et faites
de même. De la réponse du docteur, Jésus-Christ conclut que ce
ne sont pas les liens du sang, mais les œuvres de miséricorde
qui constituent quelqu'un notre prochain. Puis, pour montrer
que nous avons pour prochain tout homme qui exerce la misé-
ricorde à notre égard, et surtout l'Homme-Dieu que ce docteur
n'aimait point, Jésus lui dit : « Allez et faites de même, » c'est-à-
dire, avancez de vertu en vertu, et traitez votre prochain comme
le Samaritain traita le Juif. A son exemple, regardez comme
prochain tout homme, même votre ennemi, et, afin de prouver
que vous aimez votre prochain comme vous-même , assistez-le
dans ses nécessités, en lui témoignant de la compassion,
.*?^-
Xllmfl DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE 155
XII. — Avant de terminer, observons que les commentateurs
ont trouvé, dans cette histoire, outre le sens figuré que nous»
venons d'étudier, un sens mystique et un sens moral.
1° Au sens mystique, ce voyageur qui descend de Jérusalem à
Jéricho représente tout homme qui, en commettant le pôchô
mortel, s'éloigne de Dieu, qui est notre paix, pour se tourner
vers la créature par un changement coupable, et abandonne
ainsi le bien suprême et immuable pour un bien Infime et péris-
sable. Après être tombé entre les mains des voleurs ou des
démons qui le dépouillent, le couvrent de plaies et le laissent
demi-mort sur la voie publique, que lui reste-t-il à faire, sinon à
prier Jésus? Ce bon Samaritain , gardien des âmes, dirigera vers
nous ses pas miséricordieux, dispersera les brigands infernaux,
nous rendra les vêtements de la grâce qu'ils nous ont enlevés ,
cicatrisera les blessures qu'ils nous ont faites par le péché, rani-
mera en nous la vie qui s'éteignait et nous transportera dans la
céleste Jérusalem.
2° Au sens moral , Jérusalem désigne l'état de vertu, tandis que
Jéricho marque l'état de péché. G'est pourquoi l'homme qui des-
cend de Jérusalem à Jéricho, c'est le coupable qui, de la justice
où il était élevé, tombe dans une faute grave. Il est alors saisi
par les larrons, c'est-à-dire par les démons qui le dépouillent des
dons gratuits et le blessent dans ses propres facultés. Ils le lais-
sent ainsi à demi-mort, privé de la vie spirituelle, ne conservant
plus que la vie naturelle. Le prêtre et le lévite, qui passent outre
sans l'assister, sont les mauvais ministres de l'Église. Le bon
Samaritain, c'est le confesseur ou le prédicateur qui, touché de
compassion , s'approche du pécheur, bande ses blessures en lui
donnant d'utiles conseils, verse sur ses plaies l'huile de la misé-
ricorde et le vin de la justice. Il le place sur sa monture , c'est-à-
dire, il emploie à l'assister non seulement son esprit, mais aussi
son corps, qui est comme la monture de l'âme, et il le conduit à
l'hôtellerie, c'est-à-dire à l'Église, où il lui procure le pain de la
parole divine et le pain de l'Eucharistie. Ensuite, il présente deux
deniers, qui figurent la grâce en cette vie et la gloire dans l'autre,
et les remet à l'hôtelier, c'est-à-dire en assure la possession au
propre pasteur qui remplit son devoir à l'égard du pécheur son
sujet. (( Prenez soin de cet homme, » lui dit-il , en exerçant votre
ministère à son égard, et « tout ce que vous dépenserez pour lui
de votre fonds, » en lui rendant les services auxquels vous n'êtes
pas obligé, « je vous le rendrai, » c'est-à-dire, je vous en garantis
la récompense pour la vie éternelle.
XIII. — Seigneur Jésus, gardez-nous, lorsque nous passons de
Jérusalem à Jéricho, de la contemplation à J'action. des exercices
156 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
spirituels aux occupations extérieures, de peur que nous ne
tombions entre les mains des voleurs , en succombant aux
appétits des sens, car, nous serions alors dépouillés de vos dons
gratuits, et blessés dans nos facultés naturelles. Que le prêtre et
le lévite, c'est-à-dire la partie supérieure et la partie inférieure
de notre âme, ne descendent point par la même voie jusqu'à
consentir au péché, mais tendent plutôt à s'élever vers vous et à
monter vers le ciel. 0 bon Samaritain , approchez de nous par la
grâce de la prédestination , cicatrisez en nous les blessures du
péohé, répandez sur nos plaies l'huile et le vin en nous inspirant
l'espoir du pardon et la crainte de la justice; placez-nous sur
votre monture, en assujettissant notre sensualité à la raison;
conduisez-nous dans l'hôtellerie de l'Église par le repentir de nos
péchés, et, le lendemain de notre vie, au jour de la résurrection,
donnez-nous, comme prix des deux deniers que vous avez payés,
le double vêtement de la gloire pour l'âme et pour le corps. Amen.
XIII"19 DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE
Sommaire. — 1. Samarie et Galilée. — 2. La rencontre et la prière des dix lépreux. —
3. La guérison. — 4. La reconnaissance du lépreux samaritain. — 5. L'ingratitude
des neuf lépreux juifs. — 6. La récompense du Samaritain. — 7. Les onze circons-
tances de l'Évangile appliquées au pécheur repentant. — 8. En quoi doit consister
notre reconnaissance. — 9. Prière.
I. — En ce temps-là, c'était aux approches de la Passion du
Sauveur, Jésus traversait la Samarie occupée par les Gentils, et la
Galilée habitée par les Juifs, comme pour faire entendre qu'il
allait y appliquer aux uns et aux autres les fruits de sa Passion,
se rendant à Jérusalem, où elle devait s'accomplir.
II. — Comme il entrait dans un village, situé sur les confins des
deux provinces, il vit venir à sa rencontre dix lépreux , qui s'arrê-
tèrent loin de lui, à la porte du village, dans lequel ils n'osaient
entrer, par respect pour la prescription de la loi de Moïse. Sans
doute, ces pauvres malades s'étaient annoncé les uns aux autres
l'arrivée de Jésus, et cependant, dès qu'ils le virent, ils s'arrê-
tèrent et n'osèrent approcher. Mais, s'ils étaient loin de corps, ils
étaient près par le cœur, car, le Seigneur est proche de tous
ceux qui l'invoquent, et ces fidèles lépreux l'invoquèrent avec
ardeur, criant et disant : Jésus, notre maître, aye\ pitié de nous. Ils
invoquent le nom de Jésus, et ce nom ne peut être vainement
prononcé !
XIIIme DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE 15?
III. — Aussi, dès quil les aperçut, dès qu'il eut tourné vers eux
les regards de sa compassion et de sa miséricorde, il leur dit:
Alleç, montrez-vous aux prêtres, car, la loi de Moïse ordonnait aux
lépreux guéris de se montrer aux prêtres pour faire constater
leur guérison et aussi pour offrir le sacrifice prescrit en pareille
occurrence. Ils obéirent, et, pendant qu'ilsy allaient, le Sauveur,
qui voulait récompenser la promptitude de leur obéissance et les
préserver d'un mauvais accueil, s'ils s'étaient présentés avant
leur guérison, commanda au mal et ils se trouvèrent guéris, leur
guérison provenant ainsi de la grâce de Jésus, et non de l'accom-
plissement des œuvres de la loi.
IV. — Vun d'eux, dès quil se vit guéri, retourna sur ses pas, en
glorifiant Dieu à haute voix, avec une grande ferveur, sans respect
humain, et, tout entier à sa reconnaissance, se prosternant le
visage contre terre, aux pieds de Jésus, il lui rendit grâces. Or,
c'était un Samaritain, par conséquent, un Gentil.
V. — Quant aux Juifs, après leur guérison, ils ne revinrent
point auprès de Jésus. Sans doute, ils en furent détournés par
les prêtres auxquels ils se montrèrent, et qui surent leur persua-
der qu'ils ne devaient point leur guérison à la grâce de Jésus,
mais uniquement à la stricte observance de la loi. Jésus le savait
il savait et le miracle qu'il avait opéré en eux et le prodige plu?
étonnant de leur ingratitude. Cependant, il dit alors: Les dix n ont-
ils pas été tous guéris? Où sont donc les neuf autres? Et il ajoute, en
manière de réflexion douloureuse : // rCy a que cet étranger qui soit
revenu pour rendre gloire à Dieu! Mystère terrible, marque de la
réprobation de ces malheureux ingrats: Dieu, qui punit en ce
retirant, réprouve et condamne, lorsqu'il ignore. « Où sont les
neuf autres?» Ah! prenons garde d'être ignorés de Dieu, et, pour
éviter un si grand malheur, revenons, comme le Samaritain,
aux pieds du divin Maître. Soyons reconnaissants, non seule-
ment en paroles, mais surtout en œuvres, puisque, ce que le
Seigneur demande de nous, ce ne sont pas des paroles, mais des
actions de grâces. Craignons d'attirer sur notre ingratitude les
vengeances divines de l'amour méconnu.
VI. — Et, s' adressant au Samaritain ; Leve\-vous , lui dit-il ; alle%,
votre foi vous a sauvé. Sortez du péché, où vous avez croupi
jusqu'à ce jour; progressez, de vertu en vertu, dans la voie où
vous avez commencé à revenir, car, votre foi, par laquelle vous
avez soumis à Dieu votre entendement, votre foi vous a sauvé,
en vous rendant en même temps la santé du corps et de l'âme.
VII. — Le pécheur, qui veut être purifié, doit employer les
158 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
mêmes moyens qui méritèrent aux dix lépreux d'être guéris.
Etudions cela en détail.
1° Il doit se présenter à Jésus avec une foi vive; car, ce bon
Maître, qui, à cause de nous, a été réputé sur la croix comme un
lépreux, ne dédaigne pas de regarder nos plaies spirituelles;
2° Il faut qu'il se tienne debout, c'est-à-dire, qu'il s'élève au
dessus de ses habitudes vicieuses et qu'il sorte de l'état de péché
où il croupit ;
3° Il faut qu'il demeure à l'écart, considérant humblement
qu'il est indigne de s'approcher du Sauveur;
4° Puis, du fond de sa misère, il doit élever la voix, avec une
sincère contrition, pour accuser ses propres iniquités, sans aucun
ménagement;
5° Enfin, il faut qu'il implore la miséricorde divine, en s'écriant
.avec foi et confiance: « Seigneur Jésus, ayez pitié de moi ! »
6° Mais, avant de guérir les dix lépreux, Jésus leur dit, aussitôt
qu'il les aperçut : « Allez vous montrer aux prêtres ! » indiquant
l'obligation qu'il imposait désormais à tous les pécheurs de
'découvrir la lèpre intérieure de leur âme aux futurs ministres de
son Église ; c'est comme s'il disait aux pénitents : Allez de la
contrition à la confession ;
7° Les lépreux se disposaient à obéir, lorsque, sur leur route,
ils furent délivrés de leur maladie. De même, nous pouvons être
purifiés de nos souillures par la vertu de la contrition , avant
même d'être absous extérieurement par la sentence des prêtres ;
8° Néanmoins, afin qu'ils puissent juger de notre état, nous
devons encore leur déclarer nos fautes : le mépris ou la négli-
gence à cet égard nous exposerait à languir dans notre mal et à
le rendre incurable. Aussi les lépreux, après leur guérison, se
présentèrent aux prêtres, conformément à l'ordre qu'ils en
avaient reçu de Jésus-Christ ;
9° Un seul revient et neuf négligent de rendre grâces. C'est
l'image des pécheurs qui, après s'être réconciliés avec Dieu, se
montrent rebelles. Il faut, en effet, après le pardon, rendre gloire
à Dieu, c'est-à-dire, persévérer dans les bonnes œuvres, à
l'exemple de ce Samaritain reconnaissant, dont le nom signifie
« gardien, » car ceux qui sont reconnaissants envers Dieu se
gardent de la récidive dans le péché ;
10° Par sa prostration aux pieds du Seigneur, le lépreux étranger
nous a donné un exemple d'humilité et de pénitence à imiter. En
effet, observe un Père, celui qui a honte de ses fautes ne tarde
pas à tomber, la face contre terre, pour demander pardon, car
l'homme confus est déjà comme renversé. Or, lorsque quelqu'un
se renverse ainsi par devant, il voit où il aboutit; mais, s'il se
précipite par derrière, il n'aperçoit pas le terme de sa chute.
XlII'ne DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE 159
Aussi, en diverses occasions rapportées dans l'Écriture, les bons
tombent sur leur face, parce qu'ils s'humilient en ce monde
visible, pour se relever dans un monde invisible; au contraire,
les méchants tombent en arrière, parce qu'ils se jettent dans
l'inconnu, sans prévoir ce qui les attend.
11° De l'ensemble de cet Évangile, le pécheur conclura que la
reconnaissance est une vertu spécialement agréable à Dieu,
tandis que l'ingratitude est un vice souverainement détestable à
ses yeux. « Deo gratias, grâces à Dieu ! » Que cette locution nous
devienne familière, comme elle l'était à nos rères, aux siècles
chrétiens. « Voilà, dit S. Augustin, ce que nous pouvons penser,
dire ou écrire de mieux : rien de plus facile et cependant rien de
plus avantageux pour nous ! »
VIII. — Mais, en quoi doit consister notre reconnaissance? Elle
ne doit point consister uniquement en des formules, mais en des
œuvres de vertu. « Témoignons à Dieu, dit S. Jean Chrysostôme,
témoignons à Dieu notre reconnaissance, non seulement do
bouche, mais encore et surtout par notre conduite. L'ingratitude,
ordinairement fille de l'arrogance, provient souvent de ce qu'on
s'estime digne de bienfaits. Au contraire, l'homme vraiment
humble loue et glorifie Dieu, non seulement pour les secours
qu'il en reçoit, mais encore pour les châtiments qui lui sont
infligés, car, quelques souffrances qu'il endure, il croit toujours
qu'il en mériteMe plus grandes. »
IX. — Seigneur Jésus, plein de confiance en votre infinie bonté,
je m'adresse à vous, charitable médecin, comme un lépreux
défiguré par diverses sortes de péchés; j'ai recours à vous,
source de miséricorde , comme un homme souillé par les taches
nombreuses des vices. Je vous en supplie humblement, daignez
me guérir de mon infirmité, me délivrer de la corruption et me
conduire vers le port du salut éternel. Faites que je n'oublie
jamais vos bienfaits et que je vous en rende toujours grâces ;
mais, parce qu'un simple mortel, cendre et poussière comme je
suis, est incapable par lui-môme de vous témoigner sa juste
reconnaissance , même pour un seul bienfait sur mille, que la
bienheureuse Vierge Marie, que tous les habitants du ciel , que
toutes les créatures me servent de supplément, vous remercient
et vous bénissent éternellement pour moi. Amen.
160 homélies suft les évangiles
XIVmo DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE
Sommaire. — 1. Les deux maîtres. — 2. L'inquiétude défendue. — 3. Les oiseaux du
ciel. — 4. La coudée. — 5. Les lis des champs. — 6. Application. — 7. Les païens. —
8. Le Père céleste. — 9. Réponse à l'objection. — 10. < herchez le Royaume de Dieu et
le reste vous sera donné par surcroît. — 1t. Résumé en forme de prière.
I. — En ce temps-là, Jésus fit entendre au monde une importante
leçon , il dit à ses disciples : Personne ne peut servir deux maîtres,
opposés de sentiments et de volontés, car , s'il aime l'un, il haïra
l'autre ; et , s'il respecte l'un , il méprisera l'autre. « Or, dit S. Jean
Chrysostôme, ces deux maîtres, qu'on ne peut servir simultané-
ment, sont le vice et la vertu, le ciel et la terre, Dieu et le démon ,
la chair et l'esprit, ils exigent de nous des choses absolument
opposées, dételle sorte qu'il faut abandonner l'un pour obéir
à l'autre. C'est ce que Jésus-Christ déclare expressément, quand
il ajoute : Vous ne pouve\ servir en même temps Dieu et l'argent.
En syriaque, « Mammona, » l'argent, signifie « richesses; » d'où
le nom de Mammon donné au démon qui préside aux richesses
et qui tente les hommes par l'appât de l'argent.
II. — C'est pourquoi, je vous le dis, ne soye\ points inquiets de votre
vie, de ce que vous manger e\, de votre corps et de la manière dont
vous le couvrir e\. Hâtons-nous de l'observer : Le Seigneur, qui a
ordonné au premier homme de manger son pain à la sueur de
son front , ne nous défend pas ici le travail par lequel nous devons
le gagner. Même, ce qu'il nous défend, ce n'est pas non plus la
prévoyance , contenue dans de justes limites. C'est l'inquiétude
désordonnée qui trouble l'esprit, l'éloigné des pensées éternelles
et le rattache violemment aux choses de la terre. Il convient, en
effet, que la nourriture et le vêtement soient acquis au prix des
labeurs du corps et non au prix des peines de l'intelligence : ce
serait les payer trop cher que de les payer au prix de la paix de
notre âme, et nous ne devons pas appliquer à la satisfaction de
nos moindres désirs nos plus nobles facultés. Dieu qui, par
amour, nous a donné la vie et le corps, ne refusera pas à notre
nécessité la nourriture et le vêtement, puisque la nourriture et
le vêtement n'ont été faits que pour le soutien de la vie. La vie
ri est-elle pas plus que la nourriture, et le corps plus que le vêtement ?
Ne vous inquiétez donc pas, chrétiens de peu de foi I
III. — - Vous recevrez assurément ce que Dieu n'a créé que pour
vous. Regardez les oiseaux que le Seigneur nourrit, sans que
vous ni eux en preniez nul souci ; les oiseaux ont été faits,
comme toutes les créatures, pour vous seuls , et vous, pour Dieu.
Considérez les oiseaux du ciel : ils ne sèment, ni ne moissonnent, ni
XIVmo DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE 161
n'amassent dans des greniers , et cependant votre Père céleste les
nourrit ; ne vale\-vous pas beaucoup plus qu'eux ? Dieu nourrit ce
qui a l'homme pour fin; comment ne nourrirait-il pas l'homme,
dont la fin est en Dieu ?
IV. — Et d'ailleurs, qui de vous, à force d'y penser, à force de
soins , pourrait ajouter la hauteur à' une coudée à sa taille ? Laissez
donc à Dieu le soin de vous-même , et abandonnez-vous à sa
providence, puisque vous ne pouvez rien par vous-même, sans
son aide et sans son intervention. Comme le vêtement doit être
proportionné à la taille du corps, et que cette taille a été donnée
à l'homme sans aucune préoccupation de sa part, il s'ensuit
naturellement que le vêtement convenable lui sera donné sans
exiger une sollicitude extrême.
V. — Soyez donc aussi rassurés à l'égard du vêtement. Pourquoi
vous inquiète^ vous du vêtement ? Le Seigneur saura bien le donner,
tel qu'il le faut, à ce corps qu'il a formé de ses mains et sur
lequel vous n'avez de pouvoir que pour le mal. Voyelles lis des
champs, de quelle manière ils croissent ; ils ne travaillent pour s'orner
de si belles couleurs, ni ne filent pour revêtir leur calice d'un
tissu si délicat, et cependant quelle est la soie, quelle est la
pourpre, qui puisse être comparée aux lis et aux fleurs, leurs
douces compagnes ? Quelle pourpre éclatante , formant le manteau
des rois, sera semblable à l'humble violette? Quelle soie rougira
comme la rose ou gardera la blancheur du lis ? et, je vous le dis,
Salomon, dam toute sa gloire, n a jamais été vêtu comme l'un d'eux ?
Grâce à ces fleurs charmantes, que Dieu, dans la surabondance
de sa sagesse, a revêtues de tant de beauté, les cieux ne ra-
content pas seuls la gloire du Créateur: la terre aussi lâchante,
avec des accents moins sonores , mais non moins pénétrants !
VI. — Or, si Dieu pare ainsi ces fleurs qui n'ont d'autre mission
que de réjouir un jour notre vue et qui demain ne seront plus,
que fera-t-il pour nous , créés à son image , destinés aux choses
éternelles 1 Si Dieu habille de la sorte une herbe des champs qui est
aujourd'hui et qui demain sera jetée dans le four, combien plus fera-t-il
pour vous , hommes de peu de foi ! Ne craignez donc pas, chrétiens
fidèles , habitants de la solitude , amateurs de la pauvreté volon-
taire, qui, semblables aux oiseaux de l'air, posez votre nid
dans le rocher, ne touchez la terre que par instants, et vous
élevez jusqu'à Dieu sur les ailes de la contemplation ! Ne
craignez pas, humbles femmes, qui tenez encore à la terre pour
la consoler, ne craignez pas ! Levez vos têtes, candides comme
le lis des champs au milieu de l'ivraie ; excitez les hommes à
louer Dieu, par l'éclat modeste de vos vertus, la pureté de votre
11. V1NGÎ-UNB.
162 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
vie, la douce simplicité de votre paix. Oiseaux et lis, ne redoutez
rien, vous qui êtes tout entiers au Seigneur ! A son tour, il vous
est toute chose, vos délices, vos richesses, votre inépuisable
trésor I
VIL — Ne vous inquiète^ donc point et ne dites point : Qu'aurons-
nous à manger et à boire , et de quoi nous vêtirons-nous ? Laissez ces
vaines inquiétudes à ceux qui, n'ayant nul souci des choses éter-
nelles, reportent tout leur intérêt sur les choses qui passent. Car,
ce sont là les soins qui occupent les païens, qui, niant l'action, l'inter-
vention de la Providence divine dans les choses de ce monde.
n'ont ni foi ni espérance, relativement aux biens de la vie
éternelle, et dès lors poursuivent avec ardeur les jouissances de
la vie temporelle. Hélas 1 combien n'en voyons-nous pas, parmi
nous, courir après les jouissances terrestres, avec plus d'ardeur
que les païens eux-mêmes !
VIII. — Mais, pour vous, ajoute le Sauveur, ne vous inquiétez
nullement de toutes ces choses, car votre Père céleste sait que
vous ave\ besoin de tout cela , pour le servir. Il est votre Père : il a
donc la volonté de vous secourir ; il est votre Père céleste : il en
a donc le pouvoir ; et, puisque la puissance et la bonté se réu-
nissent en lui, comment le doute naîtrait-il en vous? Ouest
d'ailleurs le roi, qui refuse la solde à ses soldats, le maître qui
ne nourrisse ses serviteurs? De plus, notre Père du ciel, médecin
tout puissant, sait les remèdes qu'il faut vous donner pour votre
consolation, les aliments qu'il faut vous refuser pour votre
guérison ; car, si les choses nécessaires à la vie viennent à nous
manquer, c'est que Dieu nous fait de cette privation une source
de mérite, ou bien, c'est qu'ayant abusé des créatures dans notre
abondance, il est juste qu'elles nous soient retirées pour un
temps.
IX. — Insistons sur ce point, il est capital, car il répond à
l'objection qui se présente naturellement à l'esprit, quand on
médite les exhortations du Sauveur. Cela est vrai, Dieu nous laisse
quelquefois exposés à des privations, même pour la nourriture
et le vêtement, pour les choses nécessaires à la vie. Il en agit
alors ainsi pour l'un des sept motifs suivants : 1° Pour nous punir
de nos fautes ; 2° Pour nous exercer à la patience ; 3° Pour répri-
mer notre avarice, car notre trop grand empressement à recher-
cher les biens terrestres fait souvent qu'ils nous sont enlevés ;
4° Pour punir notre amour de la superfluité -. n'est-il pas juste,
en effet, que celui qui court après le superflu manque quelque-
fois même du nécessaire? 5° pour nous faire expier l'abus des
biens temporels, car celui qui abuse des créatures de Dieu mé-
XV'no DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE 163
rite d'en être privé, lors même qu'il en a besoin ; 6° Pour corriger
notre ingratitude, car celui qui n'est pas reconnaissant pour les
bienfaits reçus est indigne d'en recevoir de nouveaux; 7° Pour
nous faire comprendre que ces biens temporels ne viennent pas
de nous, mais de lui, et qu'ils nous sont donnés, sans qu'ils nous
soient dûs; car, en nous les retirant, Dieu montre qu'il en est le
maître souverain.
X. — Ne vous mettez donc pas en peine d'acquérir les biens
terrestres ; mais , d'abord , préférablement à tout , cherche^ le
royaume de Dieu , c'est-à-dire la vie éternelle et les biens célestes,
et, dans la crainte de vous égarer, de vous tromper dans la pour-
suite de ce souverain bien, votre dernière fin, cherchez la voie
droite qui doit vous y conduire et rendre vos actions méritoires,
c'est-à-dire la justice de Dieu, en accomplissant fidèlement sa loi
et ses commandements, et tout le reste, tous les biens temporels,
dont vous avez besoin, tout cela vous sera donné comme par surcroit.
XI. — Seigneur Jésus, donnez-moi d'amasser non pas un trésor
de richesses sur la terre, mais un trésor de mérites au ciel; et
parce qu'on ne peut servir à la fois deux maîtres opposés de
volontés, délivrez-moi de la tyrannique servitude du monde, de
la chair et du démon, en sorte que je renonce à toute considé-
ration des biens passagers pour m'élancer vers la seule contem-
plation des biens éternels. Si je ne puis ajouter une coudée à
ma taille, ajoutez vous-même, aux bienfaits de la nature que j'ai
reçus de vous, les dons de la grâce en cette vie et de la gloire en
l'autre. Faites-moi admirer les saints de l'Église qui brillent
comme les lis de la campagne par l'éclat de leur pureté, et faites
moi dédaigner les riches du siècle qui doivent être jetés comme
des herbes sèches dans la fournaise de l'enfer. Accordez-moi de
rechercher avant tout le royaume de Dieu et sa justice, afin
qu'en usant bien des secours temporels, je parvienne par la pra-
tique des vertus au royaume des cieux. Amen.
XVmo DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE
Sommaire. — 1. Les deux cortèges. — 2. Le fils unique de la veuve. — 3. Le cortège
tuuèbre. — 4. Devant 2a mère. — 5. Le miracle. — 6. L'admiration de la foule. —
7. Sens mystique et leçons morales du récit évangélique. — Prière.
I. — En ce temps là, Jésus, qui voulait donner une grande preuve
de sa divinité, suivi de ses disciples et d'une Joule nombreuse , attirée
à sa suite par l'éclat de ses miracles, par le charme de sa oarole
164 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
et par le parfum de ses vertus, allait en une ville de Galilée, qu'on
appelait Naïm. Il savait qu'il rencontrerait là une foule, attirée par
une cérémonie funèbre. C'est ce qu'il voulait. Les deux cortèges,
en se mêlant, et la foule du convoi et la foule qui suivait Jésus,
ne formeraient plus qu'une seule foule; et cette multitude, avide,
impatiente, fournirait à la scène qui allait s'accomplir des spec-
tateurs intéressés à bien voir, à bien écouter, à bien entendre, et
puisant, dans leur curiosité, une perspicacité de regards et une
finesse d'oreilles qui assuraient d'avance à leur témoignage la
plus sérieuse autorité. Or, c'est en présence de tous ces témoins
rassemblés que Jésus voulait prouver sa divinité.
II. — Comme il approchait de la porte de la ville, dans un carre-
four bien favorable pour voir la scène qui allait se passer, voilà
qu'on portait un mort au lieu de sa sépulture , situé en dehors de la
ville. C'était un fils unique dont la mère était veuve. Spectacle déchi-
rant ! Cette mère était veuve : elle n'avait plus l'espérance d'avoir
d'autres enfants, et ce mort était son fils unique, uniquement
aimé, la seule chose aimable et précieuse en laquelle son cœur
se pût reposer, la seule cause de joie dans cette maison que ne
réjouissait plus depuis longtemps la présence d'un époux. C'était
d'ailleurs un adolescent qui, gardant encore les charmes de
l'enfance, commençait à être le soutien de sa vieillesse. Que de
causes de larmes dans ces simples mots de l'Évangéliste : « C'était
un fils unique d'une mère veuve ! » Bien plus qui n'en fallait pour
exciter la pitié du consolateur des affligés.
III. —Selon l'usagedes Hébreux, le cercueil n'était point fermé;
le mort était porté à visage découvert. Selon l'usage aussi, la
mère infortunée marchait auprès du cercueil de son fils, et une
foule considérable se pressait autour d'elle et formait la suite du
convoi, il y avait avec elle beaucoup de personnes de la ville. Elles
accomplissaient un devoir de piété, en assistant à ces funérailles
et en consolant une veuve qui venait de perdre son fils unique:
elles méritèrent de voir ce miracle de la puissance et de la misé-
ricorde de Jésus.
IV. — En effet, dès que le Seigneur aperçût cette femme, dès
qu'il la vit qui fondait en larmes, il sentit ses entrailles s'émou-
voir, et, touché de compassion, il se tourna vers elle et lui dit, d'une
voix douce: Ne pleure^ point! Pauvre mère, vous allez être con-
solée, cessez de pleurer comme mort celui que vous allez voir
ressusciter pour vivre. Ne pleurez pas, car celui qui unit la puis-
sance à la miséricorde est près de vous. Grande leçon pour tous
les chrétiens, qu'une juste amertume accable, qui ont perdu tout
ce_qui leur était doux en ce monde! Séchez vos larmes, laissez
XVmo DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE 165
les peines inconsolables à ceux qui n'ont pas d'espérance, et
écoutez Jésus, la joie de ceux qui sont tristes, il est à l'oreille de
votre cœur et il vous dit : Ne pleurez pas et sachez voir, à travers
la mort présente et dure, la future et glorieuse résurrection.
V. — Après avoir consolé la mère, en relevant ses espérances,
il vint vers le mort, et, s étant approché, il toucha le cercueil, pour
montrer que son corps uni à la divinité était l'organe , l'instru-
ment de celle-ci dans l'opération des miracles. Ceux qui le por-
taient s'arrêtèrent. Il dut se faire alors un solennel silence. Ce fut
un moment de sublime attente. La foule attentive, la mèro
rayonnant d'angoisse et d'espérance à travers ses larmes à peine
arrêtées, Jésus recueilli et solennel, quel tableau!... Et il dit-.
Jeune homme, je vous V ordonne, leve\~vous ! et, au nom de sa puis-
sance divine, par son commandement auquel tout obéit, il le res-
suscita. En effet, le mort, se soulevant dans son cercueil, s'assit
et, pour prouver que sa résurrection n'était pas apparente, mais
réelle, il se mit à parler: sans doute, ses premières paroles furent
des paroles d'actions de grâces pour celui qui venait de lui
rendre la vie ; puis, se tournant vers celle, à qui Jésus le rendit, \\
donnai sa mère, qui venait de tomber dans ses bras, le baiser du
ressuscité.
VI. — Tous ceux qui étaient présents furent saisis de crainte, non
point de cette crainte effrayante que cause l'appréhension de
quelque mal , mais de cette crainte qu'excitent l'admiration et la
vénération à la vue de la puissance et de la bonté suprêmes. Et
ils glorifiaient Dieu, en proclamant sa grandeur et ils disaient: Un
grand Prophète, celui qui nous a été promis par la loi et les pro-
phéties, Celui qui est plus que tout prophète, a paru parmi nous ;
car Dieu a visité son peuple, en lui envoyant un médecin pour le
racheter, comme le médecin visite le malade pour le guérir.
VII. — Il est temps maintenant d'étudier la signification mys-
tique des circonstances de ce miracle, pour en tirer les leçons
pratiques que renferme le récit sacré.
1° Le jeune homme, fils de la veuve de Naïm, c'est l'homme
que le péché mortel a tué, et, s'il est porté en terre, c'est pour
nous figurer le pécheur entraîné à commettre extérieurement le
péché, le pécheur dont la faute a été manifestée au dehors.
2° Cette mère désolée, qui pleurait son fils unique et que consola
la miséricorde de Dieu, nous représente l'Église notre mère,
veuve de l'époux qui est mort pour elle et qui l'a précédée dans le
ciel; mère tendre qui pleure sur la mort de chacun de ses
enfants, comme s'il était le seul qu'eussent porté ses entrailles;
mère sainte, dont les larmes et les prières touchent le Seigneur ;
166 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
mère vigilante, à laquelle il nous rend et nous confie, après nous
avoir ressuscites.
3° Les quatre porteurs du mort , ce sont les quatre affections de
notre cœur: la joie, la tristesse, l'espérance et la crainte, qui
nous conduisent au mal par l'abus que nous en faisons ; — ou
bien, ce sont l'affection au péché, la fuite de la pénitence, l'espoir
d'un amendement, la présomption de la miséricorde divine ; —
ou bien, ce sont les quatre choses qui retiennent notre âme dans
le péché , savoir : l'espérance souvent trompeuse d'une plus
longue vie, la vue des fautes d'autrui dont on s'encourage pour
ne pas se corriger soi-même, la confiance mal fondée de pouvoir
faire pénitence plus tard et d'obtenir son pardon de la grande
miséricorde de Dieu, enfin l'impunité du pécheur qui augmente
son inclination au mal.
4° La porte de la ville, par laquelle on fait passer et sortir le
mort, c'est un de nos cinq sens corporels, qui manifeste la
volonté intérieure de pécher.
5° Le cercueil du défunt, c'est la conscience du pécheur, qui se
repose en elle-même comme sur sa couche.
6° Sur sa chute bien connue, l'Église et ses frères pleurent
hautement. La vie spirituelle, que le péché mortel avait enlevée
à l'homme coupable, lui sera rendue par la miséricorde divine ,
parles prières de l'Église et des fidèles.
7° Mais, pour qu'il revienne à la vie, il faut que Jésus s'ap-
proche et touche le cercueil , c'est-à-dire, que la grâce prévienne
le pécheur et attendrisse son cœur par la componction , qui le
ramènera à la connaissance de lui-même.
8° Il faut que les porteurs du cercueil s'arrêtent, c'est-à-dire,
que les occasions du péché soient retranchées.
9° Il faut que Jésus déploie l'appareil de sa puissance : « Jeune
homme, je vous le dis, » moi, le maître de la vie, « levez-vous, »
car, qui peut remettre les péchés, hormis Dieu?
10° On reconnaît cette résurrection spirituelle à trois marques :
« Le mort se releva sur son séant, se mit à parler, et Jésus le
rendit à sa mère. » De même aussi, le pécheur se relève par la
contrition, il parle pour s'accuser dans la confession, et, après
avoir reçu l'absolution, il est rendu à sa mère, c'est-à-dire, à
l'Église ou à la communion des fidèles, au moyen de la satis-
faction qu'il accomplit par trois espèces cl'œuvres: la prière, le
jeûne et l'aumône.
11° Le miracle de la résurrection spirituelle accompli, le
Seigneur miséricordieux, craignant une seconde chute plus dan-
gereuse que la première, le confie et le recommande aux soins
de sa mère.
Seigneur Jésus , venez vers mon âme que les tenlations
XVIm<5 DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE 167
entraînent au péché, comme vous êtes venu à Naïm vers ce
jeune homme que l'on portait en terre. En approchant de la porte
de mon âme , empêchez que les sens ne donnent passage aux
tentations : montrez votre présence par l'action de la grâce ;
touchez mon cœur par la vertu de la correction ; faites cesser les
occasions du péché , comme vous fîtes arrêter les porteurs du
défunt. Commandez à mon âme plongée dans le péché, qu'elle se
relève par un ferme propos , qu'elle commence à parler par une
sincère confession , et qu'elle ressuscite par une meilleure con-
duite. Alors, rendez-la à sa mère, à la grâce qui Ta sauvée, afin
qu'elle persévère dans sa vie nouvelle; visitez ainsi votre peuple,
c'est-à dire les facultés, les affections et les pensées de mon âme,
en l'éclairant par votre vérité, la fortifiant par votre puissance et
la conservant par votre bonté. Amen.
XVIme DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE
Sommaire. — l.Chez le Pharisien.— 2. La malice des ennemis. — 3. L'hydropique devant
Jésus. — 4. Silence des Pharisiens. — 5. La guérison. — 6. Réponse aux murmure?
intérieurs. — 7. Les noces mystiques. — 8. Ne prenez pas la première place. —
9. Pourquoi ? — 10. Mettez-vous à la dernière place. — 11. Pourquoi? — 12. Applica
tion au chrétien. — 13. Raison générale. — 14. Prière.
I. — En ce temps-là, Jésus, qui parcourait les villes et les bour-
gades, instruisant les peuples et prêchant sa doctrine, sans faire
acception des personnes , entre che\ un des principaux pharisiens ,
pour y prendre son repas, ou plutôt, selon l'expression de l'Évan-
géliste qui veut montrer que le Sauveur se contentait de peu, afin
de ne pas être à charge à ceux qui le recevaient à leur table,
pour y manger du pain.
II. — Mais, la malice de ses ennemis le poursuivait partout.
Les pharisiens donc qui étaient là V observaient , pour découvrir
dans ses actes quelque chose à blâmer et à critiquer ouvertement,
car il y avait devant lui un homme hydropique.
III. — Entre toutes les maladies du corps, l'hydropisie est la
plus vive image de cette terrible maladie de l'âme, l'avarice.
L'avare, accablé des biens de la terre, aspire après eux avec une
plus furieuse convoitise, tel que l'hydropique qui, gonflé d'une
eau qui fait tout son mal , voudrait boire sans cesse. Ce mal-
heureux, étouffé par le poids si lourd qu'il traîne après lui, ne
peut ni crier vers Jésus, ni s'approcher de lui. Son regard fixé sur
le Sauveur suffisait, dans le silence de sa voix, à exprimer sa
168 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
misère et à implorer sa miséricorde. Il priait , non de la bouche,
mais du cœur; et il fut entendu de celui qui pénétre les plus
secrètes pensées. Pauvres pécheurs, si, dans l'extrémité de vos
misères, abattus sous le fardeau des peines et des tentations, si
vous ne pouvez prier, du moins regardez le divin Maître, et, dans
une humble et silencieuse espérance , attendez le secours d'en
haut : Jésus vous verra de l'œil de sa bonté.
IV. — En effet, Jésus , répondant , non point aux paroles, mais
aux pensées secrètes des Pharisiens et aux soupçons des docteurs
de la loi, prouvant ainsi sa divinité, puisqu'il n'appartient qu'à
Dieu de lire dans le secret des cœurs, leur dit: Est-il permis de
guérir le jour de sabbat ? Il leur faisait cette question , afin de les
confondre par leurs propres paroles. Mais , prévoyant que leur
réponse tournerait contre eux-mêmes, ils gardèrent le silence.
V. — Alors Jésus, sans se préoccuper des pièges qu'on lui
tendait, délivra ce pauvre hydropique, qui se contentait humble-
ment de paraître devant lui pour exciter sa compassion ; con-
naissant son désir, il le prit par la main, pour montrer la puis-
sance de son attouchement divin, le guérit et le renvoya.
VI. — Ensuite, répondant aux murmures intérieurs de ceux qui
blâmaient cette guérison instantanée , il leur prouva que c'était
là une action licite, par l'exemple d'un animal que, d'après leur
propre aveu, on peut licitement sauver du danger le jour même
du sabbat. Par cet exemple sans réplique, il leur prouva qu'en
l'accusant de violer le repos du sabbat par une œuvre de miséri-
ricorde, ils ne craignaient pas de le violer eux-mêmes par une
action de pure cupidité. Qui de vous , leur dit-il , si son âne ou sort
bœuf vient à tomber dans un puits , ne se hâte de Ven retirer , même le
jour du sabbat? Il les convainquit aussi d'avarice, et ils ne pou-
vaient rien lui répondre.
VII. — Mais, l'hydropisie, qui tuméfiait le corps de cet homme,
est aussi un symbole d'une maladie beaucoup plus dangereuse
encore que l'avarice, de l'orgueil qui enflait le corps des assistants.
C'est pourquoi, remarquant ensuite que les conviés choisissaient les
premières places, il voulut leur donner une leçon, qu'il importe
d'étudier. Auparavant, remarquons que nous sommes tous
invités aux noces mystiques, par lesquelles l'âme s'unit à Dieu,
en ce monde par la grâce, et dans l'autre par la gloire. Pour
arriver à ces noces heureuses, pour que notre âme devienne
l'épouse du céleste époux, quelle conduite tenir? Celle de l'humi-
lité, celle que le Sauveur va nous enseigner, en s'adressant à
ceux qui recherchaienUes places les plus honorables.
XVIme DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE 169
VIII. — // leur proposa cette parabole : Quand vous sere\ invités à
des noces, leur dit-il, ne prene^ point la première place. Si vous êtes
invités aux noces mystiques, gardez-vous de vous placer au
premier rang, en vous laissant aller, soit à la présomption de vos
qualités personnelles, soit à la convoitise des biens mondains,
soit au désir de la vaine gloire.
IX. — Mais , pourquoi ne devez-vous pas ambitionner les pre-
mières places? Le divin Maître vous en indique trois raisons :
1° C'est de peur qu'il ne se trouve parmi les conviés quelqu'un de
plus élevé en dignité que vous , car , vous devez céder la place à
celui qui mérite le plus d'honneurs, et le plus méritant c'est le
plus vertueux que vous devez toujours préférer à vous-même.
Par conséquent, de quelque dignité que vous soyez revêtu, vous
avez toujours un motif de décliner l'honneur, si vous considérez
que quelqu'un de plus vertueux que vous peut se trouver dans
la compagnie où vous êtes.
2° C'est de peur que celui qui vous aura invités tous ne vienne vous
dire, parle fait même, en vous humiliant et en préférant quelque
autre à vous : Céde^ votre place à celui-ci, car il arrive souvent
qu'on est frustré des honneurs dont on se croyait digne.
3° C'est de peur qu'alors vous n'aye\ la honte de descendre à la
dernière place, car celui qui avait présumé beaucoup de lui-même
rougit ensuite, lorsqu'il se voit humilié devant le public, abaissé
dans son estime, déposé de son office ou précipité après la mort
dans les abîmes de l'enfer.
X. — Mais, voulez-vous au contraire être exalté, écoutez ce
que Jésus Christ ajoute : Quand vous sere\ invité à un grand
festin, alle\, sans vous excuser, vous mettre à la dernière place ,
vous considérant comme inférieur à tous les autres en mérite,
bien que vous leur soyez peut-être supérieur en dignité, en nais-
sance, en fortune, etc.
XL— Mais, pourquoi choisir ainsi la dernière place? Notre
Seigneur en apporte trois motifs :
1° C'est afin de mériter l'amitié divine. Agissez ainsi, dit-il , de
sorte que, lorsque celui qui vous a invité aux noces de l'Église
viendra, soit pendant cette vie , pour visiter les âmes, soit après
la mort, pour discerner les mérites de chacun, il vous dise, parce
que vous vous êtes humilié : Mon ami.
2° C'est aussi afin de mériter une place plus sublime, car il
ajoutera : Puisque vous êtez devenu mon ami, à cause de votre
humilité, monte\ plus haut , c'est-à-dire, soyez élevé à un degré
plus éminent de grâce sur la terre et de gloire dans le ciel.
3° C'est encore afin d'acquérir un plus grand honneur, car,
170 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
lorsque le maître vous parlera de la sorte, ce sera un honneur pour
vous aux yeux de tous les convives , qui sont admis comme vous
au banquet de la foi évangéliqae ou de la béatitude éternelle ;
témoins de votre vertu et de votre exaltation, ils admireront en
vous l'excellence de la dignité proportionnée à la grandeur de
l'humilité qui vous a valu la faveur du Maître.
XII. — « Lors donc que vous serez invités à des noces, allez,
asseyez-vous à la dernière place. » Toute la pratique de l'humi-
lité est renfermée en ces paroles; car celui qui choisit la dernière
place montre bien qu'il se méprise lui-même, qu'il ne recherche
pas les vains honneurs, et qu'il estime les autres dignes de lui
être préférés. Heureux donc celui qui, se jugeant le moindre
d'entre ses frères, pense qu'il lui suffît de servir le Seigneur dans
les emplois les plus bas et d'occuper la dernière place à ce festin
où nous appelle Jésus ! Le Sauveur, hôte divin , viendra à lui et
lui dira: Montez plus haut! Montez plus haut, mon ami, non
pas dans l'estime des hommes, elle importe peu; montez plus
haut dans mon amour, dans l'édifice des vertus dont la base
solide est votre profonde humilité; et alors cet humble chrétien
aura une grande joie : une grande joie dans l'éternité, et aussi
dans ce monde, étant admis à une plus intime union avec Dieu,
à une place plus élevée dans les noces mystiques de la grâce et
de la gloire.
XIII. — Enfin, le Sauveur confirme par une raison générale,
par une maxime restée célèbre, tout ce qu'il vient de dire : Car,
dit-il, quiconque s'élève par orgueil, sera humilié, bon gré mal gré,
en ce monde ou dans l'autre; quiconque, au contraire, s abaisse,
non par force, mais volontairement et par humilité sincère, sera
exalté, en cette vie par les mérites qu'il acquerra ou par les
dignités qu'il recevra, et dans la vie future par les récompenses
célestes qui lui sont promises et qui lui seront infailliblement
décernées. « Ne vous alarmez donc point, si l'honneur vous est
ravi, pourvu que vous en deveniez plus humbles : car alors vous
serez plus grands aux yeux du Seigneur, qui vous élèvera à une
gloire supérieure. L'humilité nous ouvre ainsi la porte du ciel :
si nous voulons y être exaltés, sachons nous faire petits ici-bas ;
les plus méprisés sur la terre seront les plus honorés dans le
royaume des cieux. » Ainsi parle S. Jean Chrysostôme.
XIV. — Seigneur Jésus, prenez-moi et protégez-moi avec votre
main miséricordieuse, de peur que je ne sois dominé et tour-
menté par l'hydropisie de la volupté charnelle, ou de l'avarice,
ou de l'orgueil. Faites qu'une humilité sincère inspire mes pen-
sées, mes paroles et mes actions, de telle sorte que, me regar-
XVIImo DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE 171
dant comme le plus indigne, je choisisse toujours la dernière
place. 0 Dieu, distributeur libéral des biens les plus excellents,
accordez à un pauvre misérable comme moi , de manger dans
votre propre royaume ce pain céleste qui n'est autre que vous-
même, après m'en être rendu digne par la pratique de l'humilité.
Amen.
XVIIme DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE
Sommaire. — 1. L'interrogation. — 2. La réponse. — 3. Comment il faut aimer Dieu. —
4. Le premier commandement. — 5. Le second. — 6. La Loi et les Prophètes. —
7. L'objection. — 8. Interprétation du texte de David. — 9. Le raisonnement. —
10. Réduits au silence. — il. Prière.
I. — En ce temps-là, les Pharisiens, apprenant que Jésus avait
imposé silence aux Sadducéens, se réunirent, et se croyant beau-
coup plus habiles, ils vinrent trouver Jésus, et Vun d'eux, docteur de
la loi, qui avait entendu de quelle manière le Sauveur avait
réduit les Sadducéens au silence, interrogea de nouveau le Sei-
gneur, et il lui demanda, pour le tenter : Maître, quel est le plus
grand commandement de la loi ?
11. — Jésus lui répondit : Voici le premier de tous les comman-
dements : Ecoutez, Israël ! Le Seigneur votre Dieu, est le seul
Dieu, et vous aimere\ le Seigneur votre Dieu de tout votre cœur , de
toutes vos forces, de toute votre âme et de tout votre esprit.
III. — Vous aimerez le Seigneur, votre Dieu, « de tout votre
cœur » : vous lui consacrerez toutes vos affections; vous gar-
derez pour lui ce que votre cœur a de plus tendre et de plus
intime. — « De toute votre âme : » vers lui se portera votre volonté,
vers lui elle se dirigera sans détours. — « De toute votre intelli-
gence : » votre esprit n'admettra nulle erreur, qui soit contraire
à la connaissance et par conséquent à l'amour de votre Dieu. —
« De toute votre force : » toutes vos facultés seront employées à
son service. En un mot, et, suivant la pensée de S. Augustin,
que rien en vous ne rest3 vide de Dieu, que votre cœur n'ait pas
d'autre amour, votre volonté d'autre but, votre esprit d'autre
science, vos facultés d'autre exercice , car, celui-là n'aime pas
suffisamment Dieu, qui aime quelque chose hors de Jui.
IV. — C'est là le plus grand et le premier commandement , celui
qui est à la fois le principe et la fin des préceptes, leur accom-
plissement et leur base : « la fin des préceptes, c'est la charité ;
la plénitude de la loi, c'est la dilection ; » dit l'Apôtre, et le Psal-
172 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGKLES
miste s'écrie : « J'ai trouvé la consommation des choses parfaite
dans votre grand commandement. » Celui qui aime Dieu, en
effet, n'a-t-il pas tout ce que peut posséder un homme, et que
souhaiterait-il au delà? Certes, il serait trop avare, celui à qui
Dieu ne suffirait pas ; et qu'irait donc chercher la créature finie
et mortelle, si elle ne se repose dans l'éternel et l'infini?
V. — Voilà donc le premier commandement, voici maintenant
le second, qui lui est semblable : Vous aimer e\ votre prochain comme
vous-même, c'est-à-dire pour le même but que vous vous aimez
vous-même, en lui souhaitant le même bonheur qu'à vous-même,
la justice et le salut, la grâce dans le temps et la gloire dans
l'éternité. — Ce second commandement est semblable au premier:
« semblable, » parce qu'il commande aussi l'amour ; mais, il est
le « second » en dignité, car, tandis que l'objet du premier est
Dieu, l'objet du second est l'homme. Le second ne peut être
accompli, sans que le premier le soit aussi ; et c'est en ce sens
que l'Apôtre a dit : « Celui qui aime son prochain accomplit la
loi. » On ne saurait, en effet, aimer le prochain que par amour
pour Dieu. Sans amour de Dieu, on peut aimer ses proches, ses
amis, ses concitoyens, d'un vain et faux amour; mais, on n'aime
jamais son prochain, c'est-à-dire l'homme, même ennemi, que
par amour pour le Père commun. C'est pourquoi ces comman-
dements sont liés entre eux de telle sorte que, dans la pratique,
ils n'en font qu'un. L'amour de Dieu est la cause de l'amour du
prochain , l'amour du prochain manifeste l'amour de Dieu.
L'amour de Dieu enfante l'amour du prochain ; l'amour du pro-
chain nourrit l'amour de Dieu, et cet amour du prochain, quia
pour source l'amour de Dieu et par lequel nous nous sacrifions
nous-mêmes au lieu de nos frères, est plus agréable au Seigneur
que les victimes et les holocaustes, c'est-à-dire que les pratiques
d'une mortification qui n'aurait pour but que notre sanctification
personnelle.
VI. — Ces deux commandements , conclut Notre-Seigneur, r enfer-
ment toute la loi et les prophètes. En effet, toutes les ordonnances
et les prohibitions, toutes les exhortations et les menaces, n'ont
d'autre but que de faire pénétrer la charité dans nos cœurs. Tout
ce qui est prescrit ou enseigné dans les livres saints ne tend qu'à
nous faire comprendre et observer ce double commandement,
dont le premier est promulgué dans les trois premiers préceptes
du Décalogue, et le second dans les sept derniers.
VIL — Mais, observe S. Jean Chrysostôme, par leurs questions
insidieuses, les Juifs cherchaient à éprouver Jésus-Christ, qu'ils
prenaient pour un homme ordinaire; ils n'auraient pas osé le
XVIImo DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE 173
tenter de la sorte, s'ils l'avaient reconnu pour le vrai Fils de
Dieu. Jésus donc, voulant leur montrer qu'il était Dieu, leur
proposa une question bien propre à le leur manifester. Alors, dit
S. Jérôme, il leur parla clairement de lui-même pour les rendre
inexcusables de leur aveuglement. Les Pharisiens étant donc
assemblés, Jésus les interrogea à son tour : Jusqu'ici, j'ai satisfait
à vos demandes, il est temps que vous me répondiez à votre
tour. Que pensez-vous du Christ , de ce Messie dont vous désirez
l'avènement promis dans la loi? Les Juifs croyaient que le Christ
devait être homme, et non homme-Dieu. Voulant donc les éclai-
rer sur sa double nature, et leur montrer qu'il résumait en sa
personne toute la loi et tout le Décalogue, puisqu'il pouvait
attirer sur lui l'amour dû à Dieu et l'amour dû au prochain,
Jésus leur dit : De qui le Christ est-il fils? — De David, répondi-
rent-ils, — Ainsi , les Pharisiens reconnaissaient la filiation
humaine et charnelle du Messie, mais ils n'admettaient point sa
filiation divine. Pour les tirer de leur erreur, Jésus leur fit cette
objection: Mais, si le Christ est un pur homme à votre avis,
comment donc, ajouta-t-il, David, qui ne parlait pas d'après son
propre sens, qui était inspiré et parlait d'après l'Esprit-Saint , qui
lui révélait les secrets de la sagesse divine, Vappelle-t-il son Sei-
gneur dans le psaume cxi, quand il dit : « Le Seigneur a dit à mon
Seigneur, » et le reste du texte , qu'il faut interpréter comme
il suit :
VIII. — Le Seigneur, Dieu le Père , pour qui parler c'est engen-
drer un Fils consubstantiel à lui-même, a dit à mon Seigneur, le
Christ son Fils, qui est aussi mon Seigneur, à moi, David, non
par sa naissance temporelle , mais par sa naissance éternelle :
Assieds-toi à mx droite, c'est-à-dire, règne paisiblement dans la
possession de ma puissance infinie comme Dieu, et dans la
jouissance de la gloire la plus élevée comme homme. Demeure
ainsi, jusqu'à ce que faie réduit tes ennemis à te servir de marche-
pied, c'est-à-dire, en attendant que j'assujettisse les hommes
rebelles ou désobéissants, soit par une soumission douce et
volontaire s'ils consentent à croire que tu es vrai Dieu et vrai
homme, soit par une soumission forcée au jour du jugement.
IX. — Si donc, conclut le Sauveur en continuant son raisonne-
ment, si donc David appelle le Christ son Seigneur en vérité ., com^
ment le Christ est-il seulement son fils dans votre opinion? En
effet, à raison de sa génération, le fils est soumis à son père,
suivant l'usage et la loi de la nature, usage et loi beaucoup plus
strictement observés chez les anciens que de nos jours. Ce ne
sont donc pas les enfants qui doivent être les seigneurs de leurs
parents, mais bien plutôt les parents qui doivent être de nom et
174 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
de fait les maîtres de leurs enfants ; c'est au père de commander
et au fils d'obéir, comme lui étant inférieur. Jésus semble dire
aux Juifs : Puisque, suivant sa nature humaine, le Messie est
fils de David et par conséquent son inférieur, il faut admettre en
lui une autre nature, par laquelle il soit son supérieur, à savoir,
la nature divine. Il y a donc dans le Christ deux natures, l'une
divine et Fautre humaine. Ainsi, il est tout à la fois et le fils et le
Seigneur de David, son fils en tant qu'homme, son Seigneur en
tant que Dieu. Donc, le Christ est Homme-Dieu.
X. — Le Sauveur avait allégué un texte incontestable, il en
avait tiré un argument irréfutable. Aussi, parmi les Pharisiens,
il s'établit un morne silence, aucun d'eux ne put lui répondre et
depuis ce jour personne n osa plus t 'interroger, lui poser de question-
captieuse, parce que tous étaient pleinement convaincus, tant
par la force de l'autorité que par l'évidence de la raison. « Désor-
mais, dit S. Jérôme, les Pharisiens, réfutés et confondus par ses
discours et par ses réponses, cessèrent de l'interroger-, mais,
passant des paroles aux actes, ils en vinrent à le saisir par la
force ouverte et à ie livrer à la puissance romaine. On peut bien
imposer silence à l'envie, on ne calme pas aussi aisément son
venin. »
XI. — Seigneur Dieu, qui voulez sanctifier tout mon être, vous
m'avez imposé votre sainte loi, afin que j'apprenne à vous aimer
de tout mon cœur, de toute mon âme, de tout mon esprit et de
toutes mes forces. Mais, comment accomplirai-je un si grand
commandement, si vous ne me prêtez votre secours, vous,
Fauteur de toute grâce et de tout don parfait? Puisque vous nous
commandez de vous aimer, donnez-nous ce que vous com-
mandez, et commandez ce que vous voudrez. Faites que j'aime
aussi mon prochain comme moi-même, afin que j'obtienne de
concert avec lui la grâce ici-bas et la gloire dans les deux.
Accordez-moi encore, ô bon Jésus, de croire de cœur, de confes-
ser de bouche et d'attester par mes œuvres que vous êtes le
Christ, Dieu fait homme, envoyé pour nous sauver, afin que,
soumis maintenant de plein gré à votre empire, je puisse me
réjouir avec vous dans l'éternité. Amen.
XVIIImo DIMANCHE APRES LA PENTECOTE
Sommaire.— 1. Vers Capharnaiïm. — 2. Le paralytique. — 3. Différence et figure du
Sacrement. — 4. G-uérison. — 5. Commentaire. — 6. Commentaire du vénérable
Bède. — 7. Commentaire de S. Anselme. — 8. L'admiration de la foule. — 9. Résumé
en forme de prière.
XVIII™0 DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE 175
I. — En ce temps-là, Jésus, étant monté dans une barque, traversa
le lac de Génésareth, afin de nous apprendre à nous servir de la
barque de la pénitence sur la mer de ce monde pour arriver à la
cité céleste, qui est notre patrie, et entra dans sa ville, c'est-à-dire
à Capharnaûm, où il avait coutume d'habiter et d'opérer ses mira-
cles, Capharnaûm étant comme la capitale de la Galilée.
II. — Lorsqu'on sut qu'il était revenu dans la maison où il
descendait ordinairement, il s'y assembla tant de monde que
tous ne pouvaient tenir, même devant la porte, et Jésus leur
enseignait la parole de Dieu. Alors, il survint quatre hommes
qui portaient un paralytique dans un lit, et qui cherchaient à le
faire entrer et à le mettre devant Jésus : mais, ne sachant com-
ment Ty apporter à cause de la foule, ils le montèrent sur le toit,
et, l'ayant percé, ils descendirent ce pauvre malade et on présenta
le paralytique , au milieu de l'assemblée, étendît sur im lit. Jésus,
touché de leur confiance et voyant leur foi, dit au paralytique ,
voulant récompenser en lui la charité et l'espérance des porteurs :
Mon fils, aye\ confiance, vos péchés vous sont remis. La douce
parole ! C'est la première fois que nous la rencontrons dans le
saint Évangile. Arrètons-nous-y un peu.
III. — Jésus a déjà guéri beaucoup de malades et délivré un
grand nombre de possédés. Cependant, il ne leur a jamais parlé
comme il vient de le faire à ce paralytique : « Voyant leur foi, il
dit au paralytique : Vos péchés vous sont remis ; » il n'a point
mesuré la grandeur de leur foi , avant de répandre sur eux ses
bienfaits; il n'a pas non plus confondu dans un même discours
la purification spirituelle et la guérison corporelle. C'est qu'en
effet, jusqu'à présent il s'est borné à rendre aux malades la
santé du corps, ou bien il a guéri des possédés qui, par là même
que le démon s'était emparé d'eux, étaient incapables de désir
et de prière. L'état de ces derniers était l'image de celui des
enfants qui, privés de l'usage de la raison, reçoivent de la pure
miséricorde de Dieu le don gratuit du baptême, qu'ils ne peuvent
ni demander ni désirer. Et, quant aux premiers, ils obtenaient
les bienfaits du Seigneur, comme les obtiennent un grand nombre
d'hommes qui , pour des vertus humaines , ont une récompense
temporelle. Aujourd'hui, il en est tout autrement, et l'histoire du
paralytique est non seulement la figure, mais encore la réalité
de ce qui se passe chaque jour pour le pécheur repentant dans
le sacrement de pénitence. Le paralytique est un homme dans la
force de l'âge, un Juif, un homme dont le corps n'est lié par les
étreintes de la maladie que parce que son âme l'avait été aupa-
ravant par celle du péché. Pour qu'il guérisse complètement, il
faut qu'il y ait de sa part préparation convenable, confiance
176 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
absolue dans le médecin, haine de la maladie, désir de recou-
vrer la santé à quelque prix que ce soit. Or, on ne peut douter
que tous ces sentiments ne se soient trouvés à un très haut degré
dans cet admirable paralytique qui, pour arriver à Jésus, sur-
monte tant d'obstacles et s'expose à de si grands dangers ; car il
est certain, quoique l'Évangile ne le dise pas, que lui-même dut
exciter le zèle de ceux qui le portaient. Le Seigneur pénétra d'un
coup d'œil ces dispositions parfaites, qui sont résumées dans le
seul mot de foi, parce que la foi, quand elle est entière, les fait
naître toutes. Il n'hésite pas à donner à ce pécheur le nom de
fils ; il ne se contente pas de guérir son corps, il guérit aussi son
âme : « Mon fils, ayez confiance, vos péchés vous sont remis ! »
IV. — Or, il y avait là, quand il parla de la sorte, quelques
scribes et quelques pharisiens qui étaient assis. Quelques-uns de
ces docteurs de la loi se mirent à murmurer et à dire en eux-mêmes :
Comment cet homme parle-t-il de la sorte % Il blasphème. Qui peut
remettre les péchés , si ce n'est Dieu seul ? Mais Jésus, connaissant
leurs pensées, et voulant leur prouver par cette connaissance
intime du secret de leur âme qu'il était Dieu, leur dit : Pourquoi
votre cœur for me-t-il des jugements injustes? Vous pensez le mal
dans vos âmes. Lequel donc est le plus facile de dire à un para-
lytique : Vos péchés vous sont remis; ou de lui dire : Levez-vous
et marchez? Afin donc que vous sachiez que le Fils de V homme a sur
la terre le pouvoir de remettre les péchés, je vous V ordonne, dit-il en
s'adressant au paralytique , leve^vous, emporte^ votre lit , et re-
tourne^ dans votre maison»
V.— Le péché est la source de tous les maux, même des maux
physiques, et l'infirmité corporelle est à la fois une suite et une
image de l'infirmité spirituelle. Vous voyez la guérison du corps,
vous ne pouvez pas la nier. Croyez donc à la guérison de l'âme,
dont elle vous atteste la réalité : et, afin que la puissance du Fils
de l'Homme éclate à tous les yeux et que ses œuvres prouvent la
vérité de ses paroles, je vous l'ordonne, «levez-vous,» vous
que la maladie avait étendu à terre ; « prenez votre lit, » ou plus
littéralement encore, « chargez votre lit sur vos épaules, » que ce
témoignage de votre faiblesse devienne celui de votre force reve-
nue , portez par la pénitence le poids de ces péchés dans l'habi-
tude desquels vous vous reposiez, et que ce qui vous était une
couche de mollesse soit un lourd fardeau à votre repentir ;
« retournez à votre maison, » revenez à votre innocence première
et reprenez la route du ciel, demeure préparée à tous les hommes.
Faites donc ces trois choses : quittez le péché , faites pénitence et
marchez dans la voie des vertus, surge, toile , vade.
XVIIIme DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE lH
VI. — Les saints Pères ont longuement disserté sur ces détails.
«.Se lever de son lit, dit le vénérable Bède, c'est arracher son
âme aux convoitises charnelles, où elle était couchée comme
malade. — Emporter son lit, c'est châtier son corps par les
rigueurs de la continence, et, en vue des récompenses célestes,
le priver des satisfactions terrestres : c'est ce lit du péché que
David arrosait chaque nuit de ses pleurs, en effaçant par les
larmes de la componction les souillures de chaque faute. — S'en
aller chez soi, c'est retourner au paradis, car telle est la demeure
qu'occupèrent d'abord nos premiers parents, et sans que nous
en eussions abdiqué la propriété ; Satan nous en ravit ensuite la
jouissance , mais enfin , elle nous a été restituée par celui sur
lequel notre ennemi fallacieux n'avait aucun droit. »
VII. — Et S. Anselme s'écrie, de son côté : « Ne passez pas
sans entrer dans cette maison, où le paralytique, descendu par
le toit, fut placé aux pieds de Jésus ; la miséricorde et la puis-
sance s'y rencontrèrent, lorsque le Sauveur prononça ces paro-
les : « Mon fils, vos péchés vous sont pardonnes ! » O admirable
clémence ! ô bonté ineffable ! heureux paralytique ! Il reçut un
pardon qu'il ne demandait point, que la confession n'avait point
précédé, que la satisfaction n'avait point mérité, et que la
contrition ne pouvait réclamer comme un droit. Il demandait
seulement la guérison du corps , mais non point celle de l'âme ,
et voilà qu'il reçut également l'une et l'autre. Oui, Seigneur, la:
vie dépend de votre volonté : si vous avez résolu de nous sauver,
qui pourra vous en empêcher? Mais, si vos décrets sont con-
traires, qui osera vous dire: Pourquoi agissez-vous ainsi? O
Pharisiens, pourquoi donc murmurez-vous ? « Est-ce que votre
œil est mauvais, » parce que Dieu est bon? Assurément, « il a
pitié de qui il veut. » Gémissons et supplions, pour qu'il daigne
avoir pitié de nous -, par nos bonnes œuvres, rendons notre prière
plus agréable, notre dévotion plus solide, notre charité plus
fervente-, dans nos oraisons, levons au ciel des mains innocentes
qu'un sang impur n'a pas tachées, qu'un contact illicite n'a pas
souillées, et que l'avarice n'a pas raidies; levons au ciel un cœur
vide de colère et de rancune, où régnent le calme, l'ordre, la
paix, et où brille la netteté de la conscience. Nous ne voyons
pas, il est vrai, que le paralytique eut aucune de ces disposi-
tions, et nous savons cependant qu'il obtint la rémission de ses
péchés. C'est là un effet extraordinaire de la puissance miséri-
cordieuse de Jésus ; et si c'est un blaspème de méconnaître en
lui un tel pouvoir, ce serait une insigne folie de présumer pour
nous une telle faveur. Jésus-Christ peut dire à qui il veut et avec
la même efficacité, ce qu'il disait au paralytique : « Vos péchés
II. "VINGT-TROIS.
178 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
vous sont remis.» Mais, gardons-nous de prétendre que sem-
blables paroles puissent nous être adressées sans aucune bonne
œuvre préalable de notre part, ou sans contrition, ou sans
confession, ou même sans prière; autrement, nos péchés ne
nous seraient jamais pardonnes. »
VIII. — Le malade se leva aussitôt, et retourna dans sa maison , en
publiant les grandeurs de Dieu. Le peuple voyant ces choses fut
saisi de crainte ; il loua Dieu de ce qu'il avait donné aux hommes un
tel pouvoir. Les uns disaient : « Nous n'avons jamais rien vu de
pareil ! » et les autres : « Nous avons vu aujourd'hui des choses
admirables ! » Les habitants de Capharnaûm, témoins de tant de
prodiges opérés par Jésus-Christ, publient aujourd'hui sa gloire
avec des accents nouveaux. C'est qu'ils ont vu l'âme de l'homme
purifiée par la parole du Verbe, et, — ce que les siècles précédents
n'avaient point connu, — la guérison du corps n'être que l'em-
blème de la guérison du cœur. Pour nous, nous voyons sous nos
yeux un miracle plus grand encore. De la très sainte humanité
du Sauveur, à qui la divinité l'avait communiqué, ce pouvoir de
remettre les péchés a passé à ses apôtres et à tous les prêtres de
son Église. Il n'appartient plus à Dieu seul, il est remis entre les
mains d'êtres faibles, passibles comme nous. Il se multiplie sui-
vant la grandeur de nos besoins. Bénissons donc le Seigneur
d'avoir confié aux mains des hommes une puissance telle que ce
qui semblait aux Juifs le comble et comme l'excès de la miséri-
corde divine, est devenu pour les chrétiens l'effet le plus habituel
de la grâce céleste.
IX. — Seigneur Jésus, dans votre Passion vous êtes monté sur
la barque de la croix, dans votre Résurrection vous avez franchi
la mer de ce monde, et, au jour de votre Ascension , vous êtes
revenu à votre cité du ciel. Voilà que maintenant la crainte des
péchés passés, l'appréhension de la colère divine, la peur d'une
infirmité imminente, la frayeur d'une mort incertaine, amènent
devant vous mon âme accablée par la paralysie spirituelle ; elle
gît dans l'habitude de l'iniquité comme sur une couche de lan-
gueur; mais, dites-lui d'avoir confiance qu'elle obtiendra son
pardon, de se lever par la contrition et la confession, d'emporter
son lit par la satisfaction, de marcher dans le sentier des vertus
vers la demeure de la béatitude éternelle ; et qu'à la vue de cette
guérison surnaturelle, les fidèles, saisis d'une crainte salutaire,
glorifient le Seigneur miséricordieux qui a établi une telle puis-
sance en faveur des hommes. Amen.
XIX1'10 DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE 179
XIXmo DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE
Sommaire. — 1. Le but du Sauveur. — 2. Les trois noces mystiques et le premier refus
des invités. — 3. Le second appel. — 4. Le second refus. — 5. Les envoyés maltraités.
— 6. La vengeance du roi. — 7. Appel général. — 8. Dans la salle du festin. — 9. La
robe des conviés. — 10. Celui qui ne l'avait pas. — 11. Sa punition. — 12. Beaucoup
d'appelés et peu d'élus.
I. — En ce temps-là, Jésus, qui voulait de plus en plus déve-
lopper le mystère de la réprobation des Juifs et de la vocation
des Gentils, continuant de parler en paraboles , suivant la méthode
dont nous avons expliqué déjà les motifs et l'utilité , dit aux
princes des prêtres et aux pharisiens :
II. — Le royaume des deux, la formation de l'Église militante
de Dieu sur la terre, est semblable à un roi, qui , voulant célébrer les
noces de son fils, envoya ses serviteurs appeler ceux qui étaient invités
et ils ne voulaient pas venir. Dieu, dans la grande affaire du salut
des hommes, se conduit, comme le ferait un roi se préparant à
célébrer les noces de son fils ; et ces noces ineffables de Jésus-
Christ ont lieu en bien des manières différentes : 1° Par son incar-
nation, il s'unit à la nature humaine, de cette union dont S.
Grégoire a dit : « Le lit nuptial est le sein de Marie. » 2° Il con-
tracte avec son Église une alliance mystique, mais visible, selon
les paroles de S. Paul : « Ce sacrement est grand en Jésus-Christ
et en son Église. » 3° Il se fiance enfin au chrétien fidèle dans le
secret de la conscience , hymen de l'âme et de la grâce qu'ex-
prime le prophète Osée : « Je t'épouserai par la foi. » Or , ces trois
noces saintes n'ont pour but que de préparer les dernières , qui
seront éternelles , qui se célébreront dans le ciel , et où le Christ
apportera en dot à son Église béatifiée le salut, la gloire, la vie,
la paix dans tous les siècles des siècles. — Aujourd'hui, il s'agit
surtout des noces par lesquelles Jésus-Christ s'unit à l'Église.
Tous les hommes y sont invités dès le commencement ; les Juifs
l'ont été d'une manière spéciale ; mais, plus que les autres, ils se
sont endurcis à l'appel de Dieu. « Ils ne voulaient pas venir. »
III. — Le roi ne se découragea point. // envoya de nouveau
d'autres serviteurs avec ordre de dire à ceux qui étaient invités : Voilà
que f ai préparé mon festin; j'ai fait tuer mes bœufs, et tout ce qui
avait été engraissé ; tout est prêt, vene^ aux noces. Le second et
plus pressant appel du roi représente la mission de S. Jean et des
apôtres, qui eut lieu, lorsque les mystères annoncés furent
accomplis, et que le festin de la grâce, préparé dès les premiers
âges du monde, fut offert à l'humanité : « Tout est prêt. » Voilà,
disaient- ils , la doctrine de vie qui nourrit l'intelligence,, les
180 Homélies sur les évangiles
sacrements dont l'usage fortifie l'âme. Le mystère de la répa-
ration a eu son effet : il ne tient qu'à vous d'en profiter. Venez et
asseyez-vous à la table abondante qui vous est servie : « Venez
aux noces. »
IV. — Mais , au lieu de s'y rendre , ils s'en allèrent, l'un à sa cam-
pagne, l'autre à ses affaires. Le plus grand nombre, occupé de ses
affaires ou de ses plaisirs, néglige une si pressante invitation.
Alors, comme à présent, c'est la majorité des hommes. 0 monde
misérable , s'écrie S. Jean Chrysostôme , misérables aussi ceux
qui le suivent ! Car les soins du siècle sont les funestes obstacles
qui empêchent les hommes de parvenir à la vie éternelle. Ce qui
est plus grave encore, c'est que plusieurs, qui sont appelés à
Dieu, non seulement repoussent, mais même combattent la grâce,
en se faisant les persécuteurs de la vérité.
V. — Ainsi, parmi les Juifs infidèles à leur vocation, les uns
n'en tinrent aucun compte, les autres se saisirent des serviteurs, les
accablèrent d'outrages , et les tuèrent. Ainsi, le sacerdoce juif et le
pouvoir temporel ont persécuté, ont fait périr Jean, Etienne,
Jacques et tous ces fidèles prédicateurs de l'Évangile qui venaient
de la part du roi, et si, dans la parabole de la vigne, le Sauveur
a prédit sa propre mort, dans celle-ci il prédit celle des apôtres:
« Après bien des outrages, ils les tuèrent. »
VI. — A cette nouvelle , le roi irrité envoya ses troupes , extermina
les meurtriers , et brûla leur ville. Le Seigneur envoie contre les
Juifs infidèles et la Synagogue persécutrices ses armées, c'est-à-
dire les armées qu'il fait mouvoir par sa souveraine providence ,
les légions romaines auxquelles il confie la charge de punir ces
méchants. La nation juive est dispersée, Jérusalem est détruite
par l'incendie.
VII. — La miséricorde cependant succède bientôt à la justice.
// dit alors à ses serviteurs, aux apôtres et aux disciples qu'il ins-
truisit de sa volonté par révélation: Le festin des^noces est prêt,
puisque les mystères du Christ sont consommés avec les œuvres
de l'Incarnation et de la Rédemption ; mais , ceux qui avaient été
invités , par la loi, par les prophètes et par vous-mêmes, s en sont
rendus indignes, à cause de leur opiniâtre incrédulité. Alle^ donc
dans les carrefours , parmi les différentes nations étrangères qui
errent hors de la voie véritable , et tous ceux que vous trouvère^,
chez les Gentils, sans distinction de sexe ou d'âge, d'état ou de
dignité, de profession ou de condition, et sans acception de per-
sonne, appelez-les aux noces , invitez-les à la foi en l'incarnation;
car nul de ceux qui consentent à croire en Jésus-Christ ne doit
être repoussé. Ses serviteurs sortant aussitôt jpar les rues rassem-
XIXme DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE 181
bîèrent tous ceux qu ils trouvèrent, bons et mauvais, car ici-bas, dans
l'Église militante, les justes sont mêlés aux pécheurs ; et la salle
du festin se trouva pleine de convives , puisque en effet le monde
entier fut rempli de fidèles chrétiens.
VIII. — S'asseoir à la table du festin, c'est participer aux sacre-
ments ; pratiquer les actes extérieurs de la foi, c'est se montrer
enfant de l'Église. La salle des noces, qui est l'Église visible, est
remplie de ceux qui viennent boire à ses sources ou se nourrir
de sa doctrine ; ceux-là célèbrent des noces apparentes ; mais,
peut-être tous ne célèbrent-ils pas, dans le secret de leur cons-
cience , les noces spirituelles qui unissent l'âme à la grâce, car il
est dit que les serviteurs du roi en amèneront de bons et de
mauvais. Le roi entra pour voir ceux qui étaient à table. Dieu , roi
suprême, entre pour chacun de nous à l'heure de la mort, et pour
tous à l'heure du jugement général. Il vient faire un sévère exa-
men, suivant ce qu'a annoncé le prophète : « Je visiterai tous ceux
qui sont revêtus d'une robe étrangère. »
IX. — Or, quelle est cette robe nuptiale que doivent porter les
conviés ! C'est sans doute, le vêtement delà charité qui, comme
un ample manteau, recouvre la multitude des péchés. Malheureux
celui qui se contente de participer au festin, sans se revêtir des
œuvres ! Le sort qui l'attend est terrible. Il sera jeté dans les ténè-
bres, loin, bien loin de la lumière éternelle. Faisons-donc un
retour sur nous-mêmes, considérant qu'il ne suffit pas de
s'asseoir au banquet sacré et de porter le nom de chrétiens, si
nous ne pratiquons les devoirs que ce titre rous impose. Écou-
tons, pendant qu'il en est temps, ce roi si miséricordieux et si
terrible à la fois.
X. — // aperçut un homme qui n était point revêtu de la robe nuptiale:
Mon ami, lui dit-il , comment êtes-vous entré ici , sans avoir la robe
nuptiale? Mon ami! Ces paroles de reproche sont encore des
paroles d'amour. Mon ami ! vous que j'ai prévenu par ma grâce
et à qui j'ai donné d'entrer dans la salle du festin, réponde/,
cherchez et trouvez quelque excuse que je puisse accepter :
« Comment êtes-vous entré, sans la robe nuptiale ? » Et cet homme
ne répondit rien. Ah ! ne soyons pas semblables à ce malheureux
qui resta muet, et dont la bouche ne sut pas s'ouvrir pour une
humble confession. Sans doute, s'il eut parlé, il n'aurait pas été
condamné. Prions donc, parlons, avouons nos fautes et conju-
rons donc le roi divin d'ajouter un don à tous les autres, et,
puisque nous n'avons pas la robe de l'innocence, qu'il noua
revête de celle d'un amoureux repentir.
XI. — Le roi dit alors à ses serviteurs, c'est-à-dire, aux bons
182 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
anges, exécuteurs de la justice divine, ou encore aux démons,
bourreaux du pécheur condamné, car, il est juste, dit Origène,
que les instigateurs du crime soient les instruments du supplice :
Lie\-lui les pieds et les mains, ôtez-lui la puissance de vouloir et de
faire aucun bien pour recouvrer la grâce ou pour mériter le salut.
Les damnés sont effectivement privés de ce double pouvoir: de
la liberté de choisir, figurée par les pieds, et de la faculté d'agir,
figurée par les mains. Après l'avoir enchaîné de la sorte, jete^-le
dans les ténèbres extérieures, ténèbres spirituelles, loin de la lumière
et de la vue de Dieu, hors des atteintes et des influences de sa
miséricorde; ténèbres corporelles, dans un lieu obscur, qui lui
servira de prison perpétuelle. — Dans ces ténèbres de l'enfer,
quelles peines auront à souffrir ceux qui auront négligé l'appel
de Dieu en ce monde ? Notre-Seigneur l'indique aussitôt par ces
terribles paroles : C'est là qu'il y aura des pleurs et des grincements
de dents : des pleurs, pour punir les yeux des regards lascifs ou
criminels qui excitent la concupiscence ou la cupidité ; des grin-
cements de dents, pour punir la bouche de tous les plaisirs
illicites et grossiers que la gourmandise ou la sensualité recher-
che dans le boire et le manger. Car , chaque membre subira un
châtiment directement opposé au vice dont il aura été l'esclave.
XII. — Après avoir montré l'expulsion de cet indigne convive,
qui représente toute la société des mauvais chrétiens, notre divin
Maître conclut la parabole par cette sentence générale : Beaucoup
sont appelés, mais peu sont élus. Tous les hommes sont appelés à
la foi, mais peu d'entre eux sont élus, parce que le nombre des
infidèles surpasse de beaucoup celui des chrétiens.
XIII. — Seigneur Jésus-Christ, roi glorieux du ciel, nous vous
remercions de ce que, par un bienfait gratuit de votre volonté
miséricordieuse, vous nous avez appelés à vos noces, en nous
envoyant les saintes Ecritures, les diverses maladies, les dangers
de la vie et les vicissitudes de la fortune. Revêtez-nous de la
robe nuptiale de la charité, afin que nous ne cessions jamais de
parler pour confesser nos iniquités et célébrer vos louanges,
comme aussi afin que nous ne soyons pas privés des joies ineffa-
bles de la résurrection spirituelle, qui sont la paix et la confiance.
Donnez-nous encore le vêtement de la piété et des bonnes œuvres,
de peur que nous ne soyons jetés pieds et poings liés dans les
ténèbres extérieures. Amen.
XXrao DIMANCHE APRES LA PENTECOTE 183
XX'n0 DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE
Sommaire. - 1. Le deux miracles de Cana. — 2. Foi incomplète. — 3. Les reproches du
Sauveur. — 4. L'insistance du père. — 5. Votre fils est guéri. — 6. Le père croit à la
parole de Jésus. — 7. Confirmation du miracle. — 8. Les degrés de la foi. — 9. Les
trois vies et les trois morts. — 10. Le sens mystique, — il. Prière.
I. — En ce temps-là, Jésus vint de nouveau à Cana, où il avait
peu auparavant changé l'eau en vin, et y opéra le miracle que
nous allons méditer. Les deux miracles , que Notre-Seigneur opéra
à Cana au commencement de sa prédication, figurent les deux
avènements du Sauveur et le double effet de la parole de Dieu dans
nos âmes, pour qui elle est en même temps un remède et une
consolation, et qu'elle délivre à la fois de la souffrance et du
péché. Par le premier de ces miracles, le Sauveur change l'eau
insipide en un vin délicieux qui réjouit le cœur de Fhomme ; c'est
ainsi que son avènement dans le temps, son incarnation, est lo
sujet d'une grande joie prédite par les prophètes, annoncée par
les anges atout le peuple chrétien. Aujourd'hui, il guérit le des-
cendant d'une noble race, cloué depuis longtemps sur un lit do
douleur : de même, à l'heure de son dernier avènement, lorsqu'il
apparaîtra dans la majesté divine, il guérira le genre humain, fils
d'un noble père, roi détrôné de la création. Il enlèvera à notre
corps ses infirmités et ses souffrances. Il transformera la chair de
notre mortalité, et la rendra semblable à sa chair glorieuse. 0
Seigneur, opérez en moi ce double miracle.
II. — Or, il y avait à Capharnaùm un seigneur, dont le fils était
malade. Ce seigneur ayant appris que Jésus était venu de Judée en
Galilée , alla le trouver et le supplia de venir che\ lui pour guérir son
fils qui se mourait. La foi de ce Juif était mêlée de quelque doute ,
c'était une foi incertaine encore et peu éclairée. En réclamant la
présence du Sauveur, il la regardait comme nécessaire pour la
guérison qu'il demandait , car il ne croyait pas à l'ubiquité de la
puissance du Sauveur, comme le centurion s'écriant: « Dites
seulement une parole, et votre serviteur sera guéri ! »Ce seigneur
croyait à la puissance de Jésus, car il avait su le miracle des
noces de Cana ; mais il ne croyait pas que cette puissance fût
celle d'un Dieu, et que, pour guérir son enfant, il suffit d'un
acte de la volonté de celui qui par sa seule parole a créé le
monde.
III. — Jésus, voyant que cet homme n'avait pas une parfaite
confiance, lui reprocha la tiédeur de sa foi, et lui dit: Si vous ne
voye\ des prodiges et des miracles , vous autres vous ne croye\ point .
En répondant ainsi à ce père affligé, le Sauveur fait allusion à la
184 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
manière, dont, peu de jours auparavant, les Samaritains étaient
accourus auprès de lui sur le simple témoignage d'une femme, et
avaient cru fermement en lui, sans qu'il eût opéré aucun miracle
dans leur cité. Les discours seuls avaient suffi pour établir la foi
dans leurs cœurs. « Nous l'avons entendu, disaient-ils, et nous
savons qu'il est le Sauveur du monde. » Bien différents des Juifs
charnels, ils n'avaient demandé à Jésus ni signes ni miracles,
mais seulement la doctrine de vérité et le bonheur de sa présence.
Les reproches du Sauveur vont plus encore au peuple d'Israël
qu'à ce malheureux père, qui paraît ici comme la figure de sa
nation, de race noble et royale aussi, mais bien déchue de son
rang et de son ancienne splendeur.
IV. — Tout entier à son affliction et ne comprenant pas les
paroles de Jésus: Seigneur, reprit le père, vene\, avant que mon fils
meuve. Assez puissant pour le guérir, peut-être ne le seriez-vous
pas assez pour le ressusciter. Maigre l'insuffisance de cette foi si
incomplète, Jésus se laisse toucher. Il prit pitié de ce père affligé,
et considéra moins la faiblesse de sa foi que la vivacité de sa
peine et la ferveur de sa prière.
V. — Alle\, lui dit Jésus, votre fils est guéri. Allez ! je n'entrerai
pas dans votre maison où le doute seul m'appelle; mais cepen-
dant ma miséricorde ne restera pas sans effet : votre fils vivrai
Recevez à la fois une juste humiliation, une instruction salutaire
et une grâce très grande. Sachez que ma bonté est infinie, mais
qu'il n'appartient pas à la créature de lui indiquer la manière
dont elle doit s'exercer. Sachez qu'ayant créé l'homme par ma
parole, je puis le régénérer par ma seule parole aussi.
VI. — Comme la foi est une condition nécessaire pour obtenir
les bienfaits de Dieu, le père affligé reçut cette grâce, il crut à la
parole de Jésus et il s en retourna, sans être accompagné du Sau
veur, croyant bien que sa puissance de guérison s'étendait par-
tout. Il commença alors à croire ce qu'il ne croyait pas aupara-
vant, savoir, que Jésus avait le pouvoir de guérir par sa parole,
que par conséquent il était Dieu et comme tel présent partout.
VII. — Pourtant, la foi de cet homme n'était pas encore entière,
ni parfaite, comme le prouve ce qui suit. En effet, comme il des-
cendait de Capharnaùm àCana, il rencontra ses serviteurs qui vin-
rent au devant de lui tout joyeux et lui dirent que son fils était guéri.
Aussitôt, il lui demanda à quelle heure il s'était trouvé mieux; car,
pour constater si le fait était vraiment miraculeux, il voulait
savoir si cette guérison était arrivée par hasard à une heure quel-
conque, ou à une heure précise, d'après l'ordre du Christ. La
réponse des serviteurs le rassura. Hier, à la septième heure , lui
XXme DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE 185
dirent-ils, la fièvre Va quitté. Voyez comme le miracle est mani-
feste, dit S. Jean Chrysostôme, le malade n'est pas arraché sim-
plement et par l'effet du hasard au danger qu'il courait; non,
mais il est guéri tout à coup, sur la demande de son père, pour
qu'on n'attribue pas ce résultat à l'énergie de la nature, mais à
la puissance du Sauveur. Voilà pourquoi l'Évangéliste ajoute:
Le père reconnut donc que c'était V heure même où Jésus, auteur de
la guérison, lui avait dit: Votre fils est guéri; et que son fils avait
été rappelé à la santé, au moment même où le Seigneur avait
prononcé cette parole, et il crut en lui, ainsi que toute sa famille.
C'était justement la fin pour laquelle ce miracle avait été opéré.
Dès lors, sa foi fut entière et parfaite.
VIII. — Les saints interprètes s'attardent volontiers à étudier
ce miracle. Ils en concluent qu'il faut distinguer plusieurs degrés,
dans la foi, comme dans les autres vertus, savoir, le commen-
cement, l'accroissement et la consommation. La foi de ce
seigneur commença, lorsqu'il pria le Seigneur de descendre à
Capharnaûm pour guérir son fils; mais alors sa foi n'était pas
sans incertitude, car, s'il croyait que cette guérison pût être pro-
duite par la puissance du Sauveur, il ne croyait pas qu'elle pût
l'être sans la présence de ce même Sauveur. Sa foi prit de l'accrois-
sement, lorsqu'il accueillit avec confiance la parole de Jésus, qui
lui disait : Allez, votre fils est plein de vie. Sa foi atteignit la per-
fection, après que les serviteurs lui eurent annoncé le rétablisse-
ment de son fils; car il crut alors complètement, avec toute sa
famille, de sorte qu'on put lui appliquer, ainsi qu'aux siens, les
paroles adressées à Zachée: « Aujourd'hui, cette maison à reçu
le salut ! » Déjà donc, cet homme était devenu un apôtre, puisqu'il
avait entraîné tous les siens à embrasser la même foi que lui. —
C'est comme pour marquer les différents degrés de la foi en ce
nouvel apôtre, observent ingénieusement les mômes commen-
tateurs, que l'Évangile le désigne tout d'abord par le titre de
petit roi, regulus, quand sa foi commence; puis, parla qualité
d'homme, homo, quand sa foi augmente; enfin, par le nom de
père, pater, quand sa foi est parfaite.
IX. — Une autre particularité a fixé l'attention des saints inter-
prètes. C'est que, par trois fois différentes, le même Évangile
manifeste le rétablissement de la santé chez le fils de ce seigneur.
— D'abord, le Seigneurie déclare, en disant: Votre fils est vivant.
— Puis, les serviteurs l'attestent, en annonçant que ce fils était
bien portant. — Enfin, le père lui-même le constate, en recon-
naissant que son fils avait été guéri à la septième heure, c'est-à-
dire, à l'instant même où le Sauveur avait parlé. — Cette triple
manifestation de la vie pour le même enfant, nous montre qu'il y
186 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
a aussi pour chaque homme trois sortes de vies opposées à trois
sortes de morts, savoir: la vie de la nature opposée à la mort du
corps, la vie de la grâce à la mort du péché et la vie de la gloire
à la mort de l'enfer.
X. — Dans le sens mystique, le fils de ce roitelet figure le genre
humain, issu d'Adam, ce roi de la nature qui est devenu roitelet,
en perdant sa charité par sa prévarication. — Ce fils dévoré par
l'ardeur de la fièvre représente l'humanité consumée par le feu
de la concupiscence. — Il fut guéri entre Cana qui signifie « zèle »
et Capharnaùm qui signifie « abondance, » pour nous donner à
entendre que l'homme livré aux plaisirs des sens a été sauvé par
le zèle delà miséricorde divine. — Les sept heures marquent les
sept rayonnements du soleil de justice, Jésus-Christ, à savoir:
1° la sanctification de notre nature, par son incarnation ; 2° la
visite faite aux hommes , par sa naissance; 3° la condamnation de
la concupiscence, par sa circoncision; 4° notre régénération, par
son baptême ; 5° notre réformation, par son jeûne ; 6° notre ins-
truction, par ses enseignements et ses miracles ; 7° enfin, notre
rédemption, par sa Passion, lorsque, le divin soleil se couchant
à la septième heure, nous fûmes guéris de notre infirmité.
XI. — Seigneur Jésus, qui êtes descendu « de la Judée en
Galilée, » c'est-à-dire, du ciel où les anges vous bénissent et vous
adorent, en ce monde où tout change et passe, me voici devant
vous, faible comme je le suis, séduit par le charme des choses
terrestres, près de mourir, accablé sous le poids de dangereuses
tentations. Ah ! ayez pitié de moi, afin que je ne périsse point de
la mort spirituelle, temporelle ou éternelle, en perdant la vie de
l'âme, celle du corps et celle de la gloire. Que votre parole souve-
raine et que mon humble confession , accompagnée du jeûne et
de la prière, soutenue par de pieux exercices et de vertueux exem-
ples, concourent à me délivrer de la fièvre et de la concupiscence
et de la maladie du péché, en sorte qu'avec le secours efficace de
votre grâce je ne succombe à aucune passion déréglée. Amen.
XXP° DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE
Sommaire. — 1. Le roi qui règle ses comptes. — 2. Le débiteur insolvable condamné à
être vendu. — 3. La prière du débiteur. — 4. Générosité du roi. — 5. Cruauté du ser-
viteur pardonné par son maître. — 6. L'indignation des autres serviteurs. — 7. La
colère du maître. — 8. Condamnation définitive. - 9. Conclusion du Sauveur. —
10. Réflexions de S. Jean Chrysostôme. — 11. Prière.
I. — En ce temps-là, Jésus dit : Le royaume du ciel est semblable
à un homme roi, qui voulut régler ses comptes avec ses serviteurs.
XXImo DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE 187
L'homme roi, c'est le Christ, vrai Dieu et vrai homme-, les servi-
teurs, ce sont toutes les intelligences créées, les anges et les
hommes.
II. — Quand il eut commencé à se faire rendre compte, c'est-à-
dire à scruter les consciences et à calculer les mérites de ses
serviteurs , on lui en -présenta un, qui figurait le pécheur chargé do
la dette immense du péché qu'il a contractée lui-même et qu'il
ne saura jamais acquitter par ses propres forces. Or, ce serviteur
lui devait dix mille talents , nombre indéterminé qui signifie la
multitude et la gravité des fautes dont le mauvais serviteur était
coupable, comme aussi la grandeur ou la durée des peines qu'il
avait méritées. Mais, le débiteur était pauvre, et, comme il n'avait
pas de quoi payer, le pécheur ne pouvant, par ses propres res-
sources, satisfaire à la justice divine, ne s'agit-il que d'un seul
péché , son maître ordonna qu'il fut vendu , avec sa femme , ses
enfants, et tout ce qu'il possédait , pour acquitter sa dette. C'est la
punition du pécheur châtié pour sa concupiscence intérieure et
pour ses mauvaises œuvres extérieures, car, dans chaque
homme, l'esprit est comme l'époux, la concupiscence représente
la femme, et leurs enfants sont les mauvaises œuvres qui pro-
viennent de leur mutuelle alliance. Les biens sont le corps et les
sens. Tout en lui a été instrument de péché, tout sera livré avec
lui au supplice qui tourmente le corps et l'âme, tout deviendra
esclave de la peine.
III. — Alors, ce serviteur, entendant l'ordre de son maître, se
jetant à ses pieds, le suppliait en ces termes : Accorde\-moi quelque
délai, et je vous rendrai tout. Le pécheur repentant tombe à genoux
par la pénitence et l'humilité. Il sollicite, non pas une rémission
entière, mais quelque allégement à sa peine. Donnez-moi, dit-il,
quelques années de vie pour expier le passé ; diminuez la dette,
adoucissez la punition. Soutenu par votre miséricorde, attendu
par votre patience, je changerai de vie, je ferai des œuvres de
satisfaction, je vous rendrai tout.
IV. — Et le Seigneur, toujours disposé au pardon, eut pitié de
ce serviteur qui s'accusait par une confession sincère; il lui
remit sa dette et le délivra de la servitude du démon. Le serviteur
sollicitait un délai, il eut son pardon ; il implorait la patience du
Seigneur, le Seigneur lui rendit son amour. Le roi, alors , touché
de compassion, le laissa aller et lui remit sa dette. De même aussi,
le souverain Seigneur, qui est toujours prêt à pardonner aux
vrais pénitents, les délivre de l'esclavage honteux du péché
auquel ils étaient assujettis et les affranchit du supplice éternel
de l'enfer auquel il» étaient condamnés.
188 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
V. — En sortant de là, le serviteur, libéré de sa dette, mais sujet
à l'iniquité, oublia bientôt les faveurs qu'il avait reçues de son
maître, pour penser aux injures qu'il avait ressenties de la part
de ses semblables. Il en eut l'occasion, quand il rencontra un de
ses compagnons , qui lui devait cent deniers. Les hommes, qui sont
tous ensemble obligés comme les anges au service de Dieu, sont
aussi plus ou moins débiteurs les uns envers les autres, parce
qu'ils s'offensent mutuellement. Mais, ce qu'ils se doivent entre
eux est peu de chose, en comparaison de ce qu'ils doivent à
leur commun Seigneur, tout au plus cent deniers par rapport à
dix mille talents. // le saisit alors à la gorge, et V étouffait presque,
en disant : Rends-moi ce que tu me dois. Mais , son compagnon , se
jetant à ses pieds, lui faisait cette prière , la même que le roi avait
si généreusement exaucée : Accordez-moi quelque délai , et je vous]
rendrai tout. Mais, Vautre, oubliant de quelle grâce il avait été
l'objet, ne le voulut point , et il le fit mettre en prison, jusqu'à ce quil
Veut payé. Saisir son frère, c'est conserver dans son âme le sou-
venir des injures que l'on en a reçues. L'étrangler, c'est ne pas
le laisser parler dans sa propre cause, et refuser d'entendre les
paroles qui le justifieraient peut-être. En vain, le pauvre servi-
teur supplie son compagnon dans les mêmes termes dont celui-ci
s'est servi pour attendrir son maître; ce cœur dur reste sans
pitié. Il s'en va, il s'éloigne de la voie droite, il jette son frère en
prison; c'est ce que font comme lui tous ceux qui ne pardonnent
pas. Autant qu'il est en eux, ils livrent aux supplices de l'enfer
celui dont ils n'oublient pas l'offense.
VI. — Les autres serviteurs , voyant ce qui se passait, en furent
profondement affligés et racontèrent à leur maître tout ce qui venait
d'arriver. Ces serviteurs représentent surtout les saints anges;
car, d'après l'Apocalypse, les esprits célestes sont nos compa-
gnons, parce qu'ils servent le même Seigneur que nous. Bien
qu'invisibles, ils sont cependant les témoins inévitables de nos
œuvres et de nos peines; ils s'attristent de nos fautes et se
réjouissent de notre pénitence; ils représentent à Dieu tout ce
que nous faisons et tout ce que nous souffrons , afin de lui expo-
ser leurs plaintes et leurs prières à notre égard.
VIL — Alors, son maître, apprenant la conduite du serviteur
qu'il avait si généreusement traité, le fit venir, parla mort que
suit le jugement, sentence définitive et sans appel. Il n'avait eu
précédemment que des paroles miséricordieuses pour lui, tant
que la dette ne lui avait été en quelque sorte que personnelle ;
mais, à présent que ce serviteur n'a pas eu pitié de son propre
frère, il le traite d'une manière bien différente. Méchant serviteur,
lui dit-il y tant l'ingratitude et la haine lui sont en horreur. Servi-
£XIm6 DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE 189
teur inique, au lieu de garder l'équité naturelle, tu t'es rendu
coupable d'une criante injustice, quand, après avoir obtenu
miséricorde pour toi-même, tu n'as montré que cruauté pour
ton frère. Je t'avais remis, sans exiger aucune satisfaction, toute
la dette énorme , que tu avais contractée envers moi par tant de
graves offenses, et, parce que tu m'en avais prié, sur la simple
demande d'un délai quelconque, je t'avais octroyé une remission
complète. Ne devais-tu donc pas avoir aussi pitié de ton compagnon,
comme j'avais eu pitié de toi? En souvenir du grand bienfait que
tu avais reçu de ton maître , ne devais-tu pas remettre entière-
ment à ton frère la petite dette qu'il avait contractée envers toi
par quelques légères offenses? Mais, tout au contraire , tu n'as
pas voulu lui accorder la moindre grâce, et tu lui as même
refusé le délai qu'il sollicitait instamment. «Voyez, dit S. Jean
Chrysostôme, combien l'ingratitude est un grand vice : quand
cet homme devait dix mille talents, son maître ne lui adressa
point de reproches; mais, lorsque celui-là eut manqué de recon-
naissance, celui-ci ne lui témoigna que de l'indignation, en l'ap-
pelant avec mépris méchant serviteur, parce qu'il était devenu
pire qu'auparavant. »
VIII. — Or, il n'est point dit que ce méchant serviteur ait
répondu à son maître, car, au jour du jugement, aussitôt après
la mort, il n'y aura plus d'excuse à faire valoir pour les péchés.
Aussitôt le maître indigné le livra aux exécuteurs de la justice,
jusqu'à ce qu'il eut payé tout ce qu'il devait, c'est-à-dire pour l'éter-
nité , car il n'y a point de rédemption dans l'enfer.
IX. — Faisant l'application de la parabole à ce qu'il avait dit
précédemment, le Sauveur conclut par ces paroles : C'est ainsi
que mon Père céleste vous traitera , si chacun de vous ne pardonne à
son frère du fond du cœur. Terrible menace, qui mérite de fixer
toute notre attention et de devenir la règle de notre conduite.
X. — «Méditez ces choses, mes frères, dit S.Jean Chrysostôme,
comprenez-les de l'intelligence du cœur, voyez cette grande dette
de dix mille talents ; c'est la vôtre, que le Seigneur vous a déjà
remise si souvent. Apprenez donc à remettre à votre prochain
celle de cent deniers. Si quelques-uns parmi vous étaient sans
pitié, qu'ils considèrent qu'ils sont plus cruels envers eux-mêmes
qu'envers leurs frères; car, lorsque vous vous souvenez des
offenses que l'on vous a faites, vous rappelez par là vos propres
péchés à la mémoire de Dieu. En liant votre prochain, c'est
vous-mêmes que vous liez. Ne dites donc plus : Comment par-
donnerai-je? il m'a injurié, il m'a calomnié. Plus il vous a offensé,
plus il est votre bienfaiteur ; plus il a été coupable envers vous,
190 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
plus aisément vous deviendrez innocent aux yeux de Dieu.
Voyez donc que les injures de vos ennemis bénignement sup-
portées vous procureront un grand nombre de biens : la rémis-
sion des péchés, la paix, la délivrance de toute tristesse. Si quel-
qu'un vous dérobe vos richesses, rendez grâces, et vous aurez
acquis des trésors infinis. Si vous priez pour ceux qui vous ont
fait du tort, alors vous devenez semblable au Sauveur. Vous
donnez peu de chose, et vous recevez de grands biens ! Pourquoi
donc voulez-vous qu'on vous rende justice? Pourquoi disputer et
réclamer? Est-ce afin que Dieu ne vous remette rien? Ah! plutôt
souffrez tout de la part de tous, et ne veuillez que le Seigneur
pour votre récompense ! »
XI. — Malheur à moi, misérable! car, en considérant les
péchés que j'ai commis et les supplices que j'ai mérités, je suis
tout glacé d'épouvante! Que faire? M'abandonnerai-je au déses-
poir, comme si j'étais dépourvu de conseil et de secours pour
sortir de cet état lamentable? Ah! je recours promptement à
vous, divin Sauveur, source inépuisable de bonté et de miséri-
corde, où tant d'autres pécheurs insignes que je connais ont été
purifiés de leurs souillures. J'implore à leur exemple votre inef-
fable clémence; accordez-moi pendant cette vie de régler mes
comptes de conscience avec vos ministres , comme aussi de par-
donner à mes frères et de satisfaire pour mes péchés, afin qu'au
jour suprême où vous viendrez personnellement demander
compte à tous vos serviteurs, j'obtienne une pleine rémission
des dettes contractées envers votre souveraine justice et à l'égard
de mon prochain. Amen.
XXIIrae DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE
Sommaire. — 1. Desseins des pharisiens. — 2. Complot. — 3. Les émissaires perfides.—
4. Question captieuse. — 5. Jésus repousse la louange. — 6. La solution. — 7. Sens
littéral et sens mystique. — 8. Confusion des émissaires. — 9. Prière.
I. — En ce temps-là, les pharisiens, irrités de voir leur malice
dévoilée et confondue par Jésus- Christ, s'en allèrent trouver les
Hérodiens, pour examiner plus facilement ave eux comment ils
devaient circonvenir le Seigneur et comment ils pouvaient surprendre
Jésus dans ses discours, ne pouvant rien lui reprocher dans ses
actes , car il est plus facile de trouver un homme en défaut dans
ses paroles que dans ses actions.
XXIImo DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE 191
II. — Ils lui envoyèrent donc des disciples de leur secte, avec des
Hérodiens, ou ministres d'Hérode, qui levaient des impôts pour
César : les premiers étaient chargés de le compromettre parleurs
questions, les seconds le traduiraient ensuite devant les tribu-
naux. Ces perfides émissaires vinrent se placer autour de lui ; et,
comme des abeilles qui portent le miel en leur bouche et cachent
avec soin leur aiguillon, ils commencèrent parle natter.
III. — Maître , lui dirent-ils, nous savons que vous êtes vrai dans
vos paroles et que vous enseigne^ la voie de Dieu selon la vérité, sans
avoir égard à qui que ce soit , parce que vous ne faites point acception
de personnes. Ils louent ainsi dans Notre-Seigneur un triple carac-
tère de véracité dans la conduite, la doctrine et lajustice, comme
s'ils lui disaient: Nous savons que votre conduite n'est point
hypocrite , que votre doctrine est saine, que votre justice est im-
partiale, de sorte que vous dites indistinctement la vérité à tous,
aux grands comme aux petits. Mais, en proclamant la véracité de
celui qu'ils appelaient Maître, ils espéraient, par cet éloge, l'en-
gager à leur dévoiler les secrets de son cœur, dans l'espoir de se
le gagner comme disciple.
IV. —Dites-nous donc, poursuivirent-ils, votre avis sur ceci, car,
nous sommes certains que ni la majesté de l'empereur, ni la
crainte ou la faveur d'aucun homme, ne pourront vous empêcher
de prononcer suivant la vérité ou la justice: Est-il permis eu ne
V est-il pas de payer le tribut à César? La question était captieuse.
Si Notre-Seigneur réprouvait le tribut comme illicite, il tombait
entre les mains du gouverneur, qui le châtierait aussitôt comme
rebelle à l'empereur ; si au contraire il approuvait le tribut comme
licite, il tombait entre les mains du peuple, qui le persécuterait
comme ennemi de sa liberté et de l'honneur dû à Dieu seul. Il y
avait en effet alors deux partis parmi les Juifs. Les uns disaient :
Nous devons payer le tribut aux Romains, parce qu'ils procu-
rent la paix et la sécurité au pays et à la nation. Les autres,
d'accord avec les Pharisiens, disaient que des serviteurs privi-
légiés de Dieu Très Haut, après lui avoir présenté leurs offrandes
et rendu leurs dîmes, ne devaient payer tribut à aucun homme.
Il semblait difficile de ne pas offenser l'un ou l'autre parti, en
répondant à la question des émissaires; mais, Celui qui est la
source de la sagesse sut déjouer la ruse de ses adversaires, de
manière à concilier dans sa réponse les droits de Dieu et ceux
de César.
V. — En effet, Jésus, connaissant leur malice, car rien n'est
caché au Dieu qui sonde les reins et les cœurs, rejeta leurs
louanges et leur répondit durement ; Hypocrites , pourquoi me tente\-
192 Homélies sur les évangiles
vous? Pourquoi m'adressez-vous des paroles flatteuses, tandis
que votre cœur dément ce que votre bouche prononce? Vous ne
cherchez pas à vous instruire, mais à me surprendre ; vous sem-
blezne demander que la vérité, mais vous ne voulez que consom-
mer ma perte. « Considérant plutôt leurs desseins perfides que
leurs discours spécieux, dits. Jean Chrysostôme, le Seigneur
répond à leurs éloges par des reproches sévères, nous apprenant
ainsi à repousser durement ceux qui paraissent nous louer. Les
Pharisiens le flattaient pour le compromettre, Jésus les confon-
dait pour les sauver: la colère de Dieu nous est plus utile que la
faveur des hommes. »
VI. — Montrez-moi , continua-t-il, la pièce d'argent quon donne
pour le tribut. Ils lui présentèrent un denier, pièce de monnaie que
l'on donnait pour l'impôt annuel, et qui portait l'effigie avec le
nom de l'Empereur. C'est pourquoi Jésus leur dit : De qui est cette
image et cette inscription qui l'entoure ? Notre-Seigneur ne les inter-
roge point par ignorance, mais pour tirer de leurs paroles une
réponse sans réplique. Il voulait encore, disent les commenta-
teurs, avoir sous les yeux la matière qui faisait l'objet de la
question, afin de nous enseigner par son exemple à ne point être
précipités dans nos jugements, mais à rechercher avec soin et à
examiner avec attention chaque cause avant de porter une déci-
sion. Ils lui dirent : de César. Ce nom, commun aux divers empe-
reurs romains, désigne ici Tibère, gendre de César- Auguste sous
le règne de qui était né le Sauveur. Alors, résolvant la question
par leurs propres paroles, Jésus leur répondit : Rende\ donc à César
ce qui est à César, et à Dieu ce qui appartient à Dieu.
VII. — Rendez à César, c'est à-dire au prince temporel, le tribut,
le service, l'obéissance dans les choses de la terre, pourvu que
ce qu'il exige de vous ne soit en rien contraire à ce que Dieu vous
demande ; car alors ce ne serait plus au prince que vous obéiriez,
ce serait au démon. Mais surtout gardez, gardez pour le Seigneur
cette âme immortelle qu'il a gravée du sceau de sa ressemblance,
vous qui portez le nom glorieux de chrétien. C'est là le tribut
qu'il exige de vous, votre âme qui lui appartient, et parce qu'il
l'a créée, et parce qu'il y a mis son empreinte, et parce qu'il y a
écrit le nom de son Fils. Rendez à Dieu ce qui appartient à Dieu !
Que jamais dans vos cœurs la fidélité due à un maître terrestre
ne balance la fidélité que vous devez à Dieu. Plus encore! vous
serez heureux, si vous entendez ces paroles dans un autre sens :
rendez à César ce qui est à César, au monde ce qui est au monde,
ses richesses passagères, ses biens trompeurs, ses vaines joies.
Laissez-les-lui, abandonnez-les-lui, puisque c'est là ce qu'il esti-
me et ce qu'il réclame. Ne prétendez rien de cet héritage dont il
XXIIIme DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE 193
est jaloux, afin de pouvoir donner plus complètement à Dieu ce
qu'il vous demande, la soumission, l'obéissance et l'amour. Une
heure suprême viendra, où vous vous réjouirez d'avoir fait ce
partage. Ce sera lorsque votre âme comparaîtra au tribunal de
Dieu. Alors le Seigneur demandera aux anges qui l'escorteront :
De qui porte-t-elle l'image et l'inscription? A-t-elle gardé le sceau
de ma ressemblance et le nom de chrétien, que je gravai en elle
au jour de son baptême? L'a-t-elle effacé, pour y substituer
l'image du démon ? Quelle sera la réponse des anges ? Puissent-ils
dire-. O Seigneur, elle porte encore votre image! Le frottement
des choses terrestres ne l'a point effacée! L'empreinte divine est
reconnaissable ! Vous entendrez sortir de la bouche du Sage cette
parole: « Rendez à Dieu ce qui appartient à Dieu, » et vous serez
placé au nombre des élus, son cher et précieux trésor.
VIII. — Les envoyés des Pharisiens et des Hérodiens ne trouvè-
rent rien dans ce que Jésus venait de leur dire qu'on pût repren-
dre devant le peuple, et surpris de la réponse par laquelle il avait
habilement él udé leurs embûches, ils se turent. Puis, le laissant là,
ils se retirèrent tout confus. Ce qui a fait dire à S. Jérôme :
« Ceux qui auraient dû se rendre à une sagesse aussi supérieure
furent étonnés seulement de n'avoir pas pris Jésus dans le piège
qu'ils lui avaient si artificieusement tendu ; et, l'ayant quitté , ils
s'en allèrent, remportant dans leur cœur la même infidélité,
malgré ce nouveau miracle. »
IX. — Seigneur Jésus, enseignez-moi à découvrir et à éviter les
pièges des séducteurs, à marcher toujours dans les véritables
sentiers de la vie, de la sagesse et de la justice. Faites que je
porte en moi-même le cachet de votre auguste image et non point
celui de votre cruel ennemi, que je rejette toute affection terrestre
pour admettre votre seul amour : alors, je pourrai vous rendre les
dons que j'ai reçus de votre grâce, en m'efïorçant de les rap-
porter à votre service. Amen.
XXIII™ DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE
Sommaire. — 1. Le chef de la synagogue. — 2. L'hémorroïsse. — 3. Une grâce est sortie
de moi. — 4. Humble aveu. — 5. La fille de Jaïre. — 6. Les deux miracles.— 7. Prière.
I. — En ce temps-là, pendant que Jésus parlait aux disciples ae
Jean, sur le bord de la mer, un chef de la synagogue s'approcha de
lui et V adora, en disant: Seigneur , ma fille vient de mourir: mai
194 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
vene\, impose^ vos mains sur elle, et elle vivra. Jésus, se levant aussitôt^
le suivit avec ses disciples. Bien que Jaïre n'eût pas une idée juste
de la toute puissance de Jésus, et que, comme le seigneur juif
dont nous avons déjà vu l'histoire, il ne sût pas qu'il suffisait
d'une parole du Sauveur pour rendre la santé aux malades et la
vie aux morts, cependant, le divin Maître, considérant la gran-
deur de son affection plutôt que la faiblesse de sa foi , interrompit
dès son premier appel l'instruction qu'il faisait au peuple en ce
moment et se leva pour le suivre. Les disciples se levèrent aussi
et marchèrent avec lui. Puissent les successeurs des disciples
imiter leur exemple, écouter d'un cœur miséricordieux la prière
de leurs frères et être toujours prêts à marcher partout où les
appelleront les besoins des âmes !
II. — Au même instant, une femme, qui depuis dou^e ans était affli-
gée dhine perte de sang, s'approcha de lui par derrière et toucha la
frange de son vêtement ; car , elle disait en elle-même : Si je puis seule-
ment toucher son vêtement , je serai guérie. Plusieurs médecins
l'avaient fait déjà beaucoup souffrir, et, après avoir consumé tout
son bien, elle n'était point soulagée et même elle était plus mal,
quand elle entendit parler de Jésus. Elle comprit, avec une admi-
rable promptitude de foi, que, si les médecins terrestres avaient
été impuissants, il lui restait encore à invoquer le médecin céleste.
Si je touche seulement sa robe, je serai guérie ! Car, il est plein de
grâce, il est la source surabondante des grâces, elles s'épanchent
à flots pour être sauvée ! En effet , au moment même où elle
toucha la robe de Jésus, elle sentit quelle était guérie.
III. — Mais Jésus , connaissant la grâce qui était sortie de lui,
se tourna vers le peuple et dit : Qui a touché mes habits ? Et
comme tous s'en défendaient , Pierre et ceux qui étaient avec lui
dirent: Maître, la foule vous presse, et vous dites: Qui m'a
touché? Jésus répondit : Quelqu'un m'a touché, car j'ai senti une
grâce sortir de moi. Quelqu'un m'a touché, non pas corporelle-
ment , comme tous le font ; mais , par sa dévotion et sa foi , il a
touché mon cœur, source de grâce, et de mon cœur au sien il
s'est établi une correspondance d'amour. Heureux ceux qui
touchent ainsi Jésus 1 et combien il y en a peu qui le fassent
dans la foule des chrétiens qui se pressent autour de lui !
IV. — Jésus regardait autour de lui , comme pour découvrir la
personne qui l'avait touché. Alors, la femme, qui savait comment
elle avait été guérie, voyant qu'elle ne pouvait se cacher, vint
e ffrayée et tremblante se j eter à ses pieds .Elle avoua tout et raconta
devant tout le peuple les motifs pour lesquels elle avait touché
Jésus et la manière dont elle avait été guérie. Après qu'elle eut
XXIIImo DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE 195
fait cet humble aveu de sa misère, Jésus, s' étant retourné vers elle
et la regardant, lui dit : Ma fille, aye\ confiance, votre foi vous a
guérie ; allez er. paix, dans la double paix du corps et de l'âme,
dans la santé du corps, dans la sainteté de l'âme; et, à Vheure
même, cette femme fut guérie.
V. — Jésus parlait encore, lorsqu'on vient dire au prince de la
synagogue : Votre fille est morte, ne le fatiguez pas. Seigneur, dit
alors Jaïre, ma fille vient de mourir; mais venez, imposez-lui les
mains, et elle vivra. Jésus répondit au père de la jeune fille : Ne
craignez point ! Croyez, et elle sera sauvée. Lorsque Jésus fut
arrivé dans la maison du chef de la synanogue , il ne permit à per-
sonne d'entrer avec lui, si ce n'est à Pierre, à Jacques et à Jean,
au père et à la mère de la jeune fille. Voyant les joueurs de flûte et
beaucoup de gens qui faisaient un grand bruit et qui pleuraient , il
leur dit: Pourquoi ce bruit et qu'avez-vous à pleurer? Retirez-
vous, la jeune fille n'est pas morte , elle dort. Pour eux, ils se mo-
quaient de lui, sachant qu'elle était morte. Quand on eut fait sortir
tout le monde, Jésus emmena avec lui le père et la mère de la
jeune fille et ses disciples, il entra dans le lieu où elle était
couchée. // lui prit la main et lui dit à haute voix : Ma fille, levez~
vous, je vous l'ordonne! Son âme revint à l'instant, elle se leva
aussitôt et se mit à marcher. La voix du Sauveur rappela l'âme
absente. Le contact de sa main divine vivifia le corps de l'enfant.
Elle avait douze ans. Jésus commanda qu'on lui donnât à
manger. Car ceux que la grâce a guéris doivent, pour conserver
et fortifier cette vie de l'âme qui leur a été rendue , se rassasier
du pain de la parole et être admis à la participation du corps et
du sang du Sauveur. Le père et la mère de la jeune fille furent
remplis d'admiration. Jésus leur défendit d'en parler à personne ;
cependant, le bruit sen répandit aussitôt dans tout le pays d'alentour,
VI. — Tous les Pères s'accordent à penser que ce n'est pas
sans une raison mystérieuse que les deux miracles dont nous
venons de rappeler l'histoire sont rapprochés dans l'Évangile. Leur
suite nous offre, en effet, tout le plan des miséricordes de Dieu
sur les hommes, car la femme malade depuis douze ans et guérie
par le seul attouchement de la robe de Jésus, c'est l'Eglise des
nations. La fille de Jaïre, dont la résurrection ne vient qu'après
la guérison de la femme, c'est la synagogue qui ne reviendra à
Jésus qu'après que la plénitude des nations sera convertie.
1° Cette femme affaiblie par une longue et honteuse maladie,
cette femme que les médecins ont tourmentée, dont ils ont
dévoré toutes les richesses, et, comme parle l'Evangile, toute la
substance, représente la gentilité qui avait dispersé tous les
trésors de son héritage, tous les dons naturels que Dieu lui avait
196 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
donnés en cherchant péniblement le salut que le Christ seul
pouvait lui apporter. Les médecins trompeurs qui font souffrir,
qui ne guérissent pas, qui aggravent au contraire l'état du ma-
lade, ce sont les prêtres des idoles et plus encore les philosophes,
les prétendus sages. Ah! malheureuse l'âme qui, se sentant faible
et égarée, croit en eux et espère trouver quelque remède dans
leur fausse science ! Sa punition sera terrible. Elle souffrira, elle
perdra ce qu'elle possède, ne trouvera rien en échange, et sera
plus malade et plus troublée qu'auparavant.
2° Considérons maintenant la foi de cette femme. Dès qu'elle
entend parler de Jésus, sans l'avoir vu, elle vient à lui. De même il
n'a pas été donné aux gentils de voir le Sauveur, de le contempler
face à face ; mais, dès qu'ils ont appris son nom par la voix de
la prédication apostolique, ils sont accourus. Ils n'ont pu toucher
que le bord de ses vêtements, c'est-à-dire croire en lui d'après ce
qui leur avait été annoncé par les disciples ; mais cette foi a été
d'autant plus méritoire et plus propre à les justifier qu'elle sem-
blait reposer sur un moindre fondement, et c'est justement parce
qu'ils n'ont touché que le bord de la robe et que cependant ils
ont cru, qu'ils ont été sauvés.
3° Quant à la fille de Jaïre, remarquons d'abord cette cir-
constance qu'elle a commencé de vivre quand la femme ma-
<lade a commencé de souffrir. L'une était âgée de douze ans,
l'autre souffrait depuis douze ans. C'est qu'en effet ce fut lorsque
'les nations s'éloignèrent de Dieu et se livrèrent à l'idolâtrie,
que le Seigneur appela Abraham par une vocation spéciale et
sépara le peuple hébreu des autres peuples, de telle sorte que
.la chute des nations et les principes de la synagogue se rappor-
tent à la même époque. Dans le siècle présent, les nations sont
•guéries, et la fille de Sion paraît morte à tous les yeux. Est-elle
morte pour toujours? A Dieu ne plaise 1 Jésus le dit : La jeune
fille n'est pas morte, elle dort ! Elle s'éveillera, elle ressuscitera,
elle devra son réveil et sa résurrection à la foi de ses pères, car
Jaïre, disant au Sauveur : Imposez-lui les mains et elle vivra, est
le représentant des patriarches et des prophètes qui espérèrent
'contre toute espérance et dont la foi intercède sans cesse pour
les derniers descendants de leur race. Demandons au Seigneur
que sa miséricorde hâte le jour où leurs vœux seront exaucés,
et où l'on verra s'accomplir la prophétie du Psalmiste : « Des fils
nombreux, disait-il, vous sont nés, à cause de la foi de vos
pères ! »
VIL — Seigneur Jésus, je me prosterne aux pieds de votre
miséricorde, et, comptant sur la vérité de vos promesses, je vous
supplie, très doux Sauveur, de guérir par l'attouchement de votre
XXIV"18 DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE 197
grâce mon âme sanguinolente et souillée de diverses iniquités.
Rendez-lui la santé et la vie qu'elle a perdues par sa volonté
perverse et par son infidélité secrète. Ramenez-moi à Dieu votre
Père dont vous m'avez constitué le fils adoptif , en me recevant
parmi vos cohéritiers. Maître débonnaire, ne faites pas éclater
votre justice contre un pécheur qui vous appartient, ni votre
colère contre un coupable que vous avez racheté -, ne pensez qu'à
exercer votre bienveillance envers votre pauvre créature, et votre
compassion envers votre misérable serviteur, je vous en conjure,
Seigneur mon Dieu ! Amen.
XXIVme ET DERNIER DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE
Sommaire. - 1. Les deux sens. — 2. Répétition. — 3. L'abomination de la désolation
dans le lieu saint. — k. En hiver ou un jour de sabbat. — 5. Le règne de l'Anté-
christ abrégé à cause des élus. — 6. Les faux christs et les faux prophètes. — 7. La
divinité du Christ manifestée. — 8. Le jugement dernier. — 9. Prière.
I. —En ce temps-là, le Seigneur Jésus, assis sur la montagne
des Oliviers, entretint ses disciples du jugement, dans le lieu
même où , suivant une tradition générale, il apparaîtra de nou-
veau à la fin des temps pour porter sur les nations réunies la
suprême sentence : il mêle dans son discours les signes avant-
coureurs de la ruine de Jérusalem et de la ruine de la terre. Mais,
pour nous, nous tournerons toutes choses à notre utilité, et
comme les paroles du Sauveur se peuvent entendre de la con-
sommation des siècles, c'est en ce sens que nous les prendrons
et que nous les appliquerons à notre instruction.
II. — Plusieurs des choses que Jésus dit alors à ses disciples se
trouvent dans d'autres endroits de l'Évangile, où nous avons eu
l'occasion de les expliquer. L'Évangile de dimanche prochain en
particulier fournit cette même occasion de revenir sur le prin-
cipal objet des enseignements de celui-ci. Nous nous bornerons
donc aujourd'hui à une simple et rapide explication des paroles
sacrées que l'Église propose à notre méditation.
III. — Quand vous verre\ V abomination de la désolation assise
dans le lieu saint, ainsi que Va annoncé le prophète Daniel ; (Puisse
celui qui lit le comprendre , car les agitations de la vie aveuglent
les âmes ! ) Quand vous verrez les brigands et les voleurs faire
leur repaire du temple, comme il arriva pendant le siège de
Jérusalem : alors, que ceux qui sont dans la Judée s'enfuient sur les
198 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
montagnes; que ceux qui sont dans les environs de la ville n'y
entrent pas. Elevez vos cœurs vers les choses éternelles, et
retirez-vous dans la solitude de la contemplation, pour vous
préparer au grand jour du jugement. Que celui qui sera sur les
toits ne descende point pour prendre quelque chose dans sa maison ,
que celui qui sera dans les champs ne retourne point pour prendre son
vêtement ; car ce sont là les jours de la vengeance , où tout ce qui
est écrit doit s'accomplir. Délaissez les choses terrestres et ne
songez qu'à vous mettre en état d'échapper à la sentence sévère
du Sauveur. Malheur aux femmes qui seront alors enceintes et à
celles qui auront des enfants à la mamelle en ce temps ! Malheur à
ceux qui seront chargés des biens et des sollicitudes de ce monde !
car il y aura une grande oppression sur cette terre , une grande
colère sur ce peuple.
IV. — Prie\ donc le Seigneur pour que votre fuite riait pas lieu en
hiver ou le jour du sabbat, dans l'hiver de l'âme, durant lequel la
charité est refroidie et les bons désirs sont engourdis, le jour du
sabbat pendant qu'elle est livrée aux folles joies, à une coupable
oisiveté.
V.— Puis, le divin Maître nous donne la raison des recomman-
dations circonstanciées qu'il vient de nous faire. C'est en effet ,
dit-il , que la tribulation sera si grande alors, qiCil ri y en a point eu de
pareille depuis le commencement du monde jusqu'à ce jour, et qu'il riy
en aura jamais. A cette époque malheureuse, qui précédera la fin
du monde, se réuniront ensemble tous les genres de persécutions,
de la part des infidèles, des hérétiques, des tyrans et des faux
frères. C'est au point que si ces jours, durant lesquels l'Antéchrist
fera son œuvre, ri eussent été abrégés , rendus peu nombreux et
non plus courts, personne ri eut été sauvé, parce que personne n'eut
été capable de supporter longtemps sans faiblir des douleurs
aussi extrêmes; mais, ils seront abrégés à cause des élus, de
peur que la grandeur des tourments n'ébranle la foi des plus
fermes.
VI. — En ce même temps, ajoute le Seigneur, si quelqu'un vous dit,
à vous mes fidèles disciples : Le Christ est ici, ou il est là, dans tel
pays, telle secte, telle personnalité, ne le croye\ point , car il s'élè-
vera de /aux Christs, soit des Antéchrists qui se donneront pour le
Christ lui-même, soit de mauvais chrétiens qui corrompront sa
doctrine, et dejaux prophètes, interprétant mal les livres saints
ou s' attribuant des révélations divines, qui Jeront de grands pro-
diges et des merveilles étonnantes, par la puissance des démons à
qui Dieu permettra de se déchaîner, jusqu'à séduire, s'il était pos-
sible } les élus eux-mêmes. Soyez donc prudents, conclut le Sauveur,
XXIVme DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE 199
et souvenez-vous alors que je vous ai tout prédit. Ce souvenir
fortifiera votre foi et affermira votre constance. Si donc on vous
dit : Le Christ est dans le désert, n'y allc^ point : il est dans V intérieur
de la maison, ne le croye^ point. Le Christ n'ira point alors errer
dans la solitude, il ne cherchera point à se cacher dans quelque
habitation-, mais, descendant du ciel avec éclat, il se montrera
à tous les hommes et en tous les lieux simultanément.
VIL'— Il fallait bien, en effet, qu'il voilât sa divinité, quand il
vint pour être jugé et condamné par les hommes; mais il la
manifestera publiquement, quand il viendra pour les juger et
condamner lui-même à son tour. Comme V éclair part de V Orient
et se fait voir jusqu'à l'Occident , de même en sera-t-il alors de l'avè-
nement du Fils de V Homme, venant pour le jugement général. Là
où sera le corps, les aigles se rassembleront. Là où apparaîtra dans
la lumière la sainte humanité de Jésus-Christ, là se réuniront
les âmes saintes, pareilles aux grands aigles qui volent vers
le soleil.
VIII. — Aussitôt après ces jours de tribulation, il y aura des
signes dans le soleil, la lune et les étoiles et sur la terre ; les
nations seront consternées par le trouble que causera le bruit de
la mer et des flots; les hommes sécheront de crainte, dans
l'attenté de ce qui doit arriver à tout l'univers ; le soleil s'obscur-
cira, la lune ne donnera plus sa lumière, les étoiles tomberont du
ciel , et les vertus des deux seront ébranlées. Ces détails prophéti-
ques, nous les commenterons dimanche prochain, ainsi que les
suivants : Alors, le signe du Fils de V Homme, la croix triomphante,
paraîtra dans le ciel; les nations de la terre , à cette vue, feront
éclater leur douleur, et elles verront le Fils de V Homme venant sur
les nuages du ciel, avec une grande force et une grande majesté. Il
enverra ses anges, qui feront entendre le son éclatant de la trompette,
et qui rassembleront les élus des quatre coins du monde, d'une extré-
mité du ciel à Vautre. Comprenez ceci par une comparaison tirée du
figuier. Lorsque ses branches sont encore tendres, et que ses feuilles
commencent à paraître , vous connaisse^ que l'été est proche. De même,
lorsque vous verre\ toutes ces choses, songe^ que le Fils de V Homme
va venir, et qu'il est à la porte. Je vous le dis en vérité , cette généra-
tion ne passera pas, sans que tout cela arrive. Le ciel et la terre pas-
seront, mais mes paroles ne passeront point,
IX. — Seigneur Jésus, accordez-moi de ne perdre jamais le
souvenir de mes fins dernières et de votre avènement suprême,
de conserver toujours la pensée de la mort et du jugement, afin
que, m'abstenant de tout péché et m'exerçant aux bonnes œuvres,
je veille avec soin pour m' assurer les biens spirituels et célestes;
200 HOMÉLIES SUR LES ÉVANGILES
et, qu'au lieu de m'abandonner à la négligence, je ne cesse de
m'appliquer au salut démon âme. O divin Maître, faites que,
par des efforts constants, je travaille et je parvienne à me cor-
riger et âme perfectionner, dételle sorte qu'après vous avoir
servi fidèlement toute ma vie, je mérite d'être heureusement
récompensé durant toute l'éternité ; et qu'ainsi, préparé à la mort
et au jugement, je reçoive votre visite avec joie et je partage
votre béatitude sans fin. Amen.
MOIS DE MARIE
Par M. l'Abbé CONSTANT, d'Ollioules,
Missionnaire apostolique.
OUVERTURE
Mensis iste primus erit in mensibus anni.
Ce mois sera le premier des mois de Tannée.
Quel est donc ce mois qui brille du plus vif éclat dans la
couronne de Tannée ? Est-ce uniquement le mois des jours
sereins et du soleil radieux qui, sorti des nuages, sourit à la na-
ture en fleurs? Est-ce le mois des chants harmonieux que les
vallées disent aux montagnes et que les montagnes redisent aux
vallées ? Est-ce le mois des parfums qu'exhalent les plantes rever-
dies et qu'emportent les brises?
Vos cœurs m'ont répondu : c'est le mois de Marie. — Et, le mois
de Marie, qu'est-il pour la piété chrétienne ? C'est une fête, c'est
une prière et c'est une prédication.
1° C'est une fête et une fête universelle. S'il nous était donné,
comme à l'oiseau, de planer dans l'espace et de contempler du
haut des airs ce qui se passe à cette heure sur la terre, que
verrions-nous? Dans tous les temples, depuis la riche basilique
jusqu'au plus pauvre de tous les sanctuaires, nous verrions un
autel orné de fleurs, resplendissant de lumières, et au sommet
de cet autel , et au milieu de ces lumières et de ces fleurs l'image
ravissante de la douce Vierge Marie. Et la foule accourt joyeuse,
empressée, elle chante, elle prie. . . elle est en fête.
Et au dehors, que fait la nature renaissante? Elle se mêle à la
joie de la grande famille chrétienne et elle offre à la reine des
cieux ses guirlandes, sa verdure, ses parfums, ses concerts et
l'azur de son beau ciel où se joue la lumière.
Quoi de plus juste? Marie n'est-elle pas la fleur des champs,
le lis des vallées et la rose de Jéricho?
202 MOIS DE MARIE
N'est-elle pas l'étoile du matin, l'aurore à son lever, la lune
dans son disque parfait et le firmament où a resplendi le soleil
de justice? '
N'est-elle pas comparée, dans nos divines Écritures, au cèdre
majestueux, au palmier toujours verdoyant, à la vigne chargée
de fruits et à la myrrhe odorante ?
Laissez donc la création tout entière apporter à Marie ce qu'elle
a de plus embaumé , de plus frais et de plus gracieux et célébrer
avec nous cette longue fête qui l'emporte par sa durée sur
toutes les fêtes de l'Église.
Aujourd'hui le prêtre est revêtu de ses plus riches ornements,
l'encens brûle au sanctuaire, l'orgue s'égaie et les fidèles se
pressent dans l'enceinte sacrée. Vienne demain, et l'autel est
déjà dépouillé, l'orgue se tait et le temple est désert. Voilà nos
solennités. . . un jour de prières et de chants !
Mais, s'agit-il de la fête qui nous ramène aux pieds de la mère
de Dieu? Chaque soir, pendant un mois, la cloche, de sa voix la
plus douce, donnera le signal du pieux rendez-vous, et pendant
tout le mois, ce seront des guirlandes gracieusement entrelacées,
des bouquets fraichement épanouis, des couronnes de lumières,
des hymnes et des vœux.
Quoi d'étonnant? Nous fêtons une mère.
Depuis qu'au pied de la croix Marie a daigné nous adopter pour
ses enfants, l'humanité chrétienne, dans sa reconnaissance, ne
sait plus comment lui dire son amour.
Cet amour est devenu peintre , et depuis dix-neuf siècles il
reproduit sur la toile les traits presque divins de la Vierge imma-
culée. Il est devenu sculpteur, et depuis dix-neuf siècles il grave
son image dans le marbre. Il est devenu orateur, et depuis dix-
neuf siècles il célèbre ses louanges dans toutes les langues de
l'univers. Il est devenu poète, et depuis dix-neuf siècles il lui
dédie ses harmonies ravissantes et ses chants inspirés. Il est
devenu même architecte, et comment compter tous les temples
qu'il a construits à sa gloire aux divers points de l'espace et du
temps? Comment énumérer surtout les solennités qui nous rap-
pellent son souvenir, les riches épanouissements de son culte
qui ressemblent aux mille nuances d'un vêtement royal et ces
pieuses manifestations , dont la plus riante est assurément ce
mois de Marie, que l'Église a si bien choisi pour le transformer
en fête et en prière ?
2° Or, comprenez-vous la puissance de cette prière qui, pendant
un mois et aux mêmes heures, s'élève comme un concert har-
monieux de tous les sanctuaires où Marie a son autel ? Je conçois
que notre voix solitaire, isolée, se perde souvent dans l'espace
et que le cri de notre misère n'arrive nas toujours à la porte du
OUVERTURE 203
ciel ... Le cœur est si froid et l'âme si distraite par les bruits
d'ici-bas !
Mais, durant ce mois béni où l'amour s'épanche en suppli-
cations ardentes, combien serons-nous à prier? Nous serons des
millions d'âmes. Et, des millions d'âmes qui, dispersées à tous
les horizons, redisent la même prière et poussent le même cri !
Des millions d'âmes qui, semblables à des barques en détresse,
implorent à la fois le secours d'une mère ! Des millions d'âmes
qui jettent à tous les échos de la terre les suaves invocations de
l'espérance et de l'amour ! Quelle force ! Et se peut-il que la
Vierge si bonne, si douce et si clémente, n'écoute pas ces voix
qui montent ensemble de l'exil ?
Si son cœur n'était pas toujours ouvert, ce long assaut y ferait
certainement une brèche, et par cette brèche nous entrerions
dans la cité mystique dont jamais la justice ne franchit les
remparts !
Aussi, comment appeler ce mois si cher à la pieté chrétienne?
Nommons-le le Jubilé de la Vierge Marie. Oui, son Jubilé ! C'est-
à-dire le temps où sur cette échelle de Jacob descendent plus
nombreux les anges qui dans leurs coupes d'or recueillent nos
prières ! Le temps où la divine bergère court sur tous les sentiers
à la recherche des brebis égarées ! Le temps où s'ouvre la fon-
taine scellée d'où jaillissent sur les terres arides les eaux vives
et abondantes de la miséricorde ?
Quel est donc celui qui ne s'empresserait d'aller puiser à cette
source? N'avons-nous pas à prier pour l'Église? Marie était au
Cénacle lorsque fut lancée sur les flots l'arche sainte qui nous
porte, à travers les tempêtes, aux rivages du ciel, et si jamais
cette arche ne s'est échouée contre un écueil ou n'a sombré sous
la vague, à qui le devons-nous? A la Vierge puissante qui tient
en main le gouvernail et de sa parole apaise les tourmentes.
N'avons-nous pas à prier pour la France ? Marie l'a choisie
pour son royaume, et nous sommes entre toutes les na-
tions le peuple de sa tendresse, et de nos jours, lorsqu'elle a
daigné, en signe d'espérance, se manifester à la terre, où a-t-elle
apparu ? Lourdes l'a vue avec sa robe blanche comme la neige
des montagnes et sa ceinture d'azur ; Pontmain avec son immen-
se tristesse; la Salette avec des larmes dans les yeux... et la
Salette, Pontmain et Lourdes, autrefois perdus dans l'oubli, sont
devenus trois reliques sacrées, depuis que Marie les a touchés
de son pied virginal.
N'avons-nous pas à prier pour nos familles ? A cette heure de
défaillance et d'impiété, ne trouverons-nous pas sous notre toit et
à notre foyer des âmes que le vice a flétries, des âmes dévoyées
qui, dans la nuit du doute et de l'erreur, ne savent plus retrouver
204 MOIS DE MARIE
leurs sentiers, des âmes dévastées qui ressemblent à des temples
en ruines? Et Marie n'est-elle pas la suprême espérance des
grandes infortunes de l'esprit et du cœur?
N'avons-nous pas à prier pour nous-mêmes? Que sommes-
nous ? Des voyageurs attardés. Après de longues années de
marche , nous devrions approcher des hautes cimes où brille la
vertu ; et nous voilà cependant sans courage et sans ardeur au
pied de la montagne ! Mais , voulons-nous un enseignement qui
nous remette au cœur les saintes énergies de la lutte? Le mois
de Marie n'est pas seulement une fête et une prière ; il est encore
une prédication.
3° Et, quel est l'apôtre choisi de Dieu pour nous entraînera sa
suite? Cet apôtre, c'est Marie. L'entendez-vous nous dire, dès ce
soir, du haut de son autel : Regardez-moi et faites selon le mo-
dèle qui est placé sous vos yeux : Inspice et fac secundwn exemplar.
Je vous ai donné l'exemple afin que vous marchiez sur mes
traces : Exemplum dedi vobis ut quemadmodien ego feci ità et vos
faciatis. — Soyez donc mes imitateurs comme je l'ai été de Jésus-
Christ : Imitatores mei estote sicut et ego Christi.
Quel est, en effet, le saint qui ait mieux connu que Marie tout
ce qu'il y avait de perfections adorables dans l'âme de Jésus,
vrai sanctuaire de la divinité ? Quel est le saint qui ait compté
comme elle, tous les battements de son cœur, recueilli toutes les
paroles de ses lèvres et suivi tous ses pas de Bethléem à Nazareth
et de Nazareth au Calvaire ?
Marie a passé, comme son divin Fils, par toutes les épreuves,
toutes les angoisses, tous les chemins les plus rudes de la vie et
il n'est pas de vertu qui ne soit épanouie dans ce jardin fermé.
Êtes-vous pauvres et trouvez-vous que la Providence ne vous
a point fait une part assez large dans la distribution de ses biens ?
Marie, la fille des rois, est condamnée à manger le pain du travail
dans le plus modeste de tous les ateliers.
Portez-vous au front une couronne d'épines ? Marie a tellement
souffert qu'elle a mérité d'être appelée par les siècles : la Mère des
douleurs.
Êtes-vous aux prises avec la tentation qui trop souvent déra-
cine les âmes? Marie vous précède dans la solitude où, loin du
monde et de ses périls elle abrite sa barque qui, pourtant, n'avait
rien à craindre des tempêtes.
Sentez-vous que l'orgueil soulève au cœur des orages ? Marie
vous dit du sein de ses grandeurs : Dieu a regardé la bassesse de
sa servante et il m'a choisie dans mon obscurité pour manifester
avec plus d'éclat les merveilles de sa puissance.
Et ce qu'elle vous demande, durant ce mois que l'Église consa-
cre à la chanter et à la bénir, c'est que vous graviez dans chacune
MARIE DANS LA PENSÉE DE DIEU 205
de vos œuvres une empreinte de sa vie. Que m'importent, vous
dit-elle, les trônes que vous élevez dans mes temples, fussent-ils
portés sur des colonnes d'or ? Bien plus riche est celui que j'occupe,
dans la gloire éternelle, à la droite de Dieu.
Que m'importent les faisceaux de lumières qui brillent sur mes
autels ? Toutes ces lumières d'emprunt valent-elles les étoiles qui
forment mon diadème royal et le soleil qui me sert de manteau ?
Que m'importent les fleurs dont vous tressez des bouquets et
des guirlandes? Mieux vaut le parfum de l'encens qui brûle, au
ciel, dans les urnes des séraphins, en présence de l'agneau.
, Que m'importent enfin toutes les mélodies de la terre? Il n'est
point de voix suaves comme la voix des anges ni de concerts
qui ressemblent aux concerts des élus.
Dressez-moi donc un autel dans votre cœur et sur cet autel,
tous les jours, immolez une nouvelle victime, et vous recevrez en
retour mes plus riches faveurs.
Oui ; nous le dresserons cet autel ; nous les immolerons ces
victimes, et la divine glaneuse, recueillant ces divers saciificeset
ces immolations, fera de tous ces épis une gerbe abondante qui,
présentée par ses mains, charmera le cœur de Dieu. Amen.
Premier jour.
MARIE DANS LA PENSÉE DE DIEU
A b ccterno ordinata sum.
J'étais préordonnée de toute éternité.
Marie, dit un docteur, ne s'est pas rencontrée à l'aventure et
par hasard sous la main de Dieu : Non leviter fortuito inventa. —
Mais, elle a été connue et choisie de tout temps par le Très Haut
qui se l'est préparée pour être un jour sa Mère: sed asœculo elecla
ab Altissimo, prœcognito et sibi prœparata.
Et ailleurs, S. Bernard ajoute : Celui qui a fait les hommes,
voulant lui-même naître de l'homme, a dû se choisir ,-ou mieux, so
construire une Mère telle que le tabernacle fût digne de son hôte
divin : Debnit eligere, imo condere Matrem quœlem et se decere
sciebat.
Voilà le prélude, le point de départ et la cause première do
toutes les grandeurs de Marie.
Quelle était, en effet, la pensée réelle, la pensée souveraine ào
Dieu lorsqu'il concevait dans son éternité le vaste plan de la
206 MOIS DE MARIE
création? Etait-ce le firmament avec les millions de soleils que sa
main devait semer radieux dans l'espace? Etait-ce la terre que sa
parole toute puissante devait tirer des abîmes du néant? Etait-ce
même l'homme, oui, l'homme couronné d'innocence et lui
offrant, avec les parfums de l'Edem, les premiers battements de
son cœur sans orages ? Non.
Tout ce que Dieu a créé dans le ciel et sur la terre, dit S. Paul ,
il l'a fait pour son Christ : omniaper ipsum et in ipse creata swit; et
c'est le Christ, ajoute Tertullien, qu'il contemplait dans l'homme
lorsqu'il animait la poussière d'un souffle de son amour.
Mais, le Christ peut-il être séparé de sa mère et sans Marie
concevez-vous le Verbe unissant en lui, par un mystère ineffa-
ble , la nature divine à la nature humaine et nous apparaissant
avec son vêtement de chair?
Lors donc que, des hauteurs de son éternité, Dieu entrevoyait
là-bas, dans le lointain des âges, Bethléem, Nazareth et le Cal-
vaire, qu'apercevait-il à la crèche, au fond du modeste atelier
et au sommet de la montagne que dominait la croix? Le Fils,
sans doute, oui, le Fils. . . mais avec sa mère.
Et voilà pourquoi, dans sa liturgie, l'Église a mis sur les lèvres
de Marie ces paroles de nos livres sacrés : le Seigneur m'a possé-
dée au commencement de ses voies et j'existais avant toutes ses
œuvres : Antequam quid quam faceret a principio. Les abîmes
n'étaient point creusés, les fontaines n'avaient point jailli, et déjà
pourtant j'étais conçue : Jam concepta eram. Ni les collines, ni les
montagnes n'étaient debout, et j'étais enfantée: Ante colles ego
parturiebar. Lorsqu'il étendait la voûte des cieux, lorsqu'il empri-
sonnait la mer dans ses gouffres sans fond, lorsqu'il posait les
fondements de la terre, j'étais présente : Aderam. Et où était-elle?
Elle était dans la pensée de Dieu.
Et Dieu, que faisait-il? Il la choisissait entre toutes les créatures
qui forment les diverses hiérarchies des êtres, et la jetant en
quelque sorte dans un moule à part, unique comme sa destina-
tion , il la préparait tout exprès pour lui servir de mère : Electa et
sibi prœparata.
Il est hors de doute que, dans le plan admirable de la Provi-
dence, toute créature, sans en excepter le grain de sable, la
goutte d'eau, l'insecte presque invisible, a sa cause finale et sa
raison d'être. Dieu a fait le soleil pour éclairer l'univers; il a fait
le sillon pour donner sa gerbe; il a fait l'homme pour être le
cœur et la voix du monde matériel, et il a fait le chérubin aux
ailes d'or pour chanter ses louanges.
Pourquoi donc a-t-il fait Marie? Il l'a faite pour être un jour sa
Mère : Ut esset Mater ejus in terris; et S. Bernard va jusqu'à dire que
Marie ne serait pas si.elle n'était pas Mère de Dieu : Ad hocmulos ,
MARIE DANS LA PENSÉE DE DIEU 207
Or, il est également incontestable qu'en appelant n'importe quel
être à la vie, Dieu le travaille et le façonne avec des qualités ou des
aptitudes qui soient en rapport avec ses destinées. — Voyez encore.
Le soleil n'a-t-il pas été revêtu de lumière? Le sillon n'a-t-il pas
une fécondité qui jamais ne s'épuise? L'homme n'est-il pas, dans
son architecture harmonieuse, le résumé de toute la création
dont il a été sacré le pontife et le roi? Et l'ange, ambassadeur
des célestes messages, n'est-il pas une pure intelligence que rien
ne peut arrêter dans son vol ?
Mais alors, Seigneur, que donnerez-vous à Marie en l'appelant
à la gloire de la maternité divine ?
« La sagesse éternelle s'est bâti pour elle-même une demeure ,
nous répond l'Esprit-Saint. » Sapientia œdificavit sibi domum.
Avez-vous entendu ?
Lorsque nous, pauvres et impuissants, nous voulons cons-
truire un de ces temples qui s'élèvent au milieu des cités comme
le signe permanent de la foi et de l'adoration des siècles , que
faisons-nous?
Nous allons demander à la terre ce qu'elle renferme dans ses
abîmes de plus riche et de plus précieux , et l'ouvrier sculpte la
pierre, il dentelle le marbre, et les colonnes s'élèvent comme un
arbre puissant , et les chapiteaux s'épanouissent comme un bou-
quet de feuilles et de fleurs, les ogives s'entrelacent en dessins
merveilleux, et le temple achevé, voyez-vous ces formes aérien-
nes , ces tours élancées et cette voûte hardie qu'on dirait sus-
pendue dans l'espace?
C'est beau! c'est splendide ! Et pourtant, alors même qu'au lieu
de marbre, nous aurions bâti les murs avec du jaspe, du saphir
ou de l'or, il faudrait encore s'écrier, comme ce grand roi dont
parle l'Écriture : « Se peut-il qu'un Dieu vienne habiter ici? »
Ergone credibile est ut habiiet Deus ?
Mais, s'agit-il de ce sanctuaire vivant où le Verbe doit s'en-
fermer pendant neuf mois pour s'y revêtir de notre chair mor-
telle? Quel en sera l'architecte? L'architecte sera Dieu : Sapientia
œdificavit sibi domum. Et avec quoi se bâtira-t-il sa demeure? Il la
bâtira, comprenez bien cette doctrine, avec les perfections ado-
rables qui constituent son être divin; il mettra de ces perfections
infinies dans le cœur de sa mère tout ce que peut en contenir le
cœur d'une créature, et désormais quoique fasse l'intelligence
pour concevoir la richesse de cette âme, placée au dessus des
hommes et des anges, elle ne s'en formera qu'une image
imparfaite.
Vous dites que Marie a été conçue dans la justice et que le flot
de la corruption universelle n'a point rejailli sur ce lis éclatant
de blancheur.
208 MOIS DE MARIE
Vous dites que la grâce est entrée comme un fleuve dans son
cœur, assez vaste pour renfermer l'immensité de ce grand Dieu
que la vaste étendue du ciel ne saurait contenir: Qiiem cœli capere
non poterant tuo gremio contulisti.
Vous dites que devant elle s'effacent toute vertu et toute sain-
teté comme pâlissent et s'effacent les étoiles lorsque de ses feux
le soleil illumine l'horizon.
Vous dites que toutes les voix de la terre et des cieux peuvent
à peine bégayer ses grandeurs et que la parole expire sur les
lèvres et que la plume tombe des mains quand on veut exalter sa
puissance : Qui bus te laudib is efferam nescio.
Je le comprends. Dieu, construisant lui-même son tabernacle,
devait, comme chante l'Église, en asseoir les fondations sur la
sainteté : Templum Dei sanctum est. Il devait l'orner avec tant de
pompe et de magnificence que ni la main de l'homme, ni la main
de l'ange ne put en égaler la splendeur. 11 devait, en un mot,
faire de Marie un chef d'œuvre, mais un chef d'œuvre incompa-
rable, qui fût en toute vérité la plus belle, la plus riche et la plus
parfaite de toutes ses créations : Et vidit quod esset bonum.
Comment ! Plus tard, sur le chemin des siècles, Dieu placera
cette humanité régénérée qui s'appelle : les Saints. De l'homme
en lutte avec la tyrannie des passions et des sens il fera, par la
puissance de sa grâce, un apôtre, un solitaire, une vierge, un
martyr. Les siècles, en passant, contempleront avec admiration
ces grandes et belles figures qui, mieux que les astres au
firmament, racontent la gloire du Seigneur : Mirabilis Deus in
sanctio suis.
Et vous voulez que , dans ce peuple de saints , il y en ait un
seul , oui, un seul dans lequel Dieu se reflète avec autant d'éclat
que dans sa Mère %
Impossible. Mon cœur et ma raison protestent; et ma raison
ne veut pas concevoir, et mon cœur ne veut pas admettre qu'il
existe quelque part, sur la terre ou dans le ciel une demeure
semblable à cette demeure, que la sagesse éternelle a bâtie pour
l'Homme-Dieu : Ipsam fabricavit Filius Dei in cœli ut esset mater
ejus in terras.
D'ailleurs, en prédestinant Marie à devenir sa mère, Dieu la
prédestinait en même temps à travailler avec lui, par une coopé-
ration active et volontaire, à relever l'humanité déchue.
Avez-vous médité ces belles paroles d'un saint docteur, s'adrcs-
sant à la Vierge et lui disant avec amour : o Le péché a corrompu
la nature humaine, il a déshonoré la création matérielle, il a
même fait des ruines dans le monde angélique, et voilà que
Dieu, l'éternel artiste, le suprême ouvrier, vous a créée, ô Marie,
pour réparer la nature angélique, pour relever la nature humaine
MARIE DANS LA PENSÉE DE DIEU 209
et pour affranchir la création matérielle de la malédiction : Ad
hoc te fecit.
Assurément, nous n'avons qu'un Sauveur, et ce Sauveur
unique, dit S. Paul, c'est Jésus-Christ. Comment nous a-t-il
sauvés? En souffrant dans sa chair innocente et on répandant son
sang au sommet de la croix.
Or, qui lui a donné ce sang rédempteur? Qui lui a donné cette
chair qu'ont meurtrie les fouets de la flagellation? N'est-ce pas sa
Mère?
Un arbre, dit un auteur, était planté sur la limite de deux
champs et deux maîtres s'en disputaient les fruits. Il fut donc
convenu qu'on visiterait le pied de l'arbre , et l'on trouva deux
racines dont l'une allant à droite et l'autre à gauche lui four-
nissaient toute sa sève et les fruits furent divisés en deux
parties égales.
Qu'est-ce que cet arbre ? C'est Jésus-Christ dont la sève féconde,
inépuisable, s'épanouit en fruits abondants qui mûrissent à
toutes les saisons : Ego sum vîtes vera. Mais, à qui donc appar-
tient-il ? Et à qui sont les fruits?
« Il est à moi , dit une voix descendue des profondeurs de l'éter-
nité; je l'ai produit, engendré de ma propre substance avant
l'origine des siècles : ante luciferum genice te; et à moi seul appar-
tiennent les fruits suspendus à ses branches. »
(( Il est à moi, répond une autre voix partie de la terre-, 0
a germé, il a grandi dans mon sillon, je l'ai cultivé de mes
mains, je l'ai nourri de mes sueurs, et je réclame ses fruits dont
la vertu puissante communique la vie et l'immortalité. »
« Non il est à moi , insiste la voix du ciel. Je suis le principe de
son être, et s'il était, chose impossible, arraché de mon sein, ses
rameaux inféconds ne donneraient pas même des feuilles. »
Et la voix de la terre d'ajouter : non, non, il est à moi, et sans
moi il ne serait point incliné vers la terre et l'homme, fatigué du
chemin, ne viendrait point s'abriter sous son ombre.
C'est qu'en effet Jésus-Christ, arbre toujours vivant, à deux
racines dont l'une est plantée dans le ciel et l'autre dans la terre ,
l'une dans le sein de Dieu et l'autre dans le sein virginal de Marie,
et ces deux racines lui sont également nécessaires pour être le
sauveur de l'humanité.
Coupez la racine qui plonge dans le ciel, vous n'avez plus
qu'un homme, et comment un homme fléchira-t-il la justice de
Dieu? Coupez la racine qui s'enfonce dans la terre, il ne reste
plus que Dieu, et Dieu, ne pouvant pas souffrir, que devient
l'expiation?
Laissons donc à l'arbre ses deux racines, i\ Jésu.s-Chribt
homme versera des larmes et du sang, et Jésus-Christ Dieu doa-
11 • V1NUÏ hBPl.
210 MOIS DE MARIÉ
nera à ces larmes et à ce sang une valeur infinie et le monde
sera sauvé.
Seulement , une part des fruits de la Rédemption opérée par le
Fils reviendra nécessairement à la Mère, et la Mère, devenant
ainsi, par sa coopération au salut du monde, le principe de tous
les biens, selon la parole de S. Irénée : vult illam Deus omnium bo-
norum esse principium. Que faut-il?
Il faut, entendez bien, il faut que Marie possède dans son âme
toutes les perfections les plus éminentes qui par elle seront ren-
dues à la création, comme la source renferme toutes les eaux
qui se partagent en divers courants au sortir de la montagne.
Il faut qu'elle soit comblée de toutes les grâces qui, jaillissant
à travers les siècles, régénéreront la nature humaine et répare-
ront les brèches faites au chœur des anges.
Il faut, en un mot, que Dieu lui fasse une âme à part, en vue
du ministère qu'elle doit remplir conjointement avec le Verbe
dont elle sera la Mère.
Mettez-vous donc à l'œuvre, Seigneur, et offrez à l'admiration
du ciel et de la terre le travail de vos mains. Au premier jour, vous
avez pris de la fange et de cette fange animée par votre souffle
est sorti l'homme. Mais, pour former Marie, de grâce, n'emprun-
tez rien à la terre. Appelez toutes vos perfections que contem-
plent les séraphins et avec la Puissance et la sainteté, la sagesse
et la miséricorde, la justice et l'amour faites une création nou-
velle: Creavit Dominus novum super terram. Et faites-la si pure et si
parfaite qu'il n'y ail rien dans vos œuvres d'aussi beau que la
Mère d'un Dieu. Amen.
Deuxième jour
MARIE PRÉDITE ET FIGURÉE
Omnia in figuris contingebant illie.
Tout leur avait été annoncé par des
figures.
Jésus-Christ, nous dit S. Paul, était hier, il est aujourd'hui et il
sera dans les siècles des siècles. Comme son divin Fils, Marie est
aujourd'hui. Son culte rempli l'univers, et de l'orient à l'occident
les peuples chrétiens courent à ses autels et se plaisent à chanter
ses louanges. Elle sera durant les siècles éternels, et pendant
toute l'éternité les élus l'acclameront comme leur reine et jette-
ront au pied de son trône radieux des roses et des lis. Mais était-
Marie prédite et figurée 211
elle hier? Oui, sans doute. Et comment? Parce que, prédite parles
prophètes et figurée par toutes les femmes illustres qui parurent
en Israël, elle a été quatre mille ans avant son berceau l'attente
et l'espérance des nations.
Ouvrons la Bible à la première page. Nous sommes à l'heure
fatale de la chute. Le paradis terrestre est en deuil, la création
tout entière se demande avec angoisse. ce quia troublé ses harmo-
nies et l'homme, atterré sous les coups de l'anathème, est là
pleurant au milieu des ruines et n'osant plus lever le regard
vers le ciel.
Tout à coup, Dieu paraît dans cette solitude où retentissent
pour la première fois des voix qui se lamentent , et s'adressant
au serpent: Je poserai, lui dit-il, des inimitiés entre toi et la
femme, entre ta postérité et la sienne, et c'est elle-même qui
t'écrasera la tête: Et ipsa conteret caput tuum.
Quelle révélation étrange ! Une femme divinement élue pour
travailler avec le nouvel Adam à raviver les germes de la vie 1
Une femme destinée, dans le plan de la rédemption, à être l'Eve
bienheureuse de la nouvelle alliance! Une femme assez forte
pour écraser la tête du serpent infernal ! Ipsa conteret caput tuum.
Voilà, dit un auteur, l'oracle des oracles : voilà tout le nouveau
testament dans l'ancien : voilà dans un seul verset toute l'histoire
du monde. Et quand les familles primitives, s'éloignant des
plaines de Sennaar, allèrent chercher d'autres cieux pour y
dresser leurs tentes, elles emportèrent sur tous leurs chemins la
parole de la promesse et les patriarches, en mourant, montraient
à leurs fils la femme dont le triomphe devait rendre à la terre le
salut et la vie : Ipsa conteret caput tuum.
Mais, quelle sera cette femme qui nous est montrée en tête du
livre et à la naissance de la promesse éternelle? In capite libri
scriptum est de me.
Laissons venir le prophète Isaïe: « Demandez au Seigneur
votre Dieu, dit-il au roi Achaz, qu'il opère pour vous un prodige,
ou du fond de la terre ou du plus haut du ciel. » — Et Achaz de
répondre : ce Je ne le demanderai pas et je ne tenterai pas le
Seigneur. »
« Et bien alors, dit le prophète, écoutez, maison de David,
Dieu vous donnera lui-même un prodige: Dabit vobis Signum. Et
ce prodige, le voici : La Vierge concevra et enfantera un fils qui
sera appelé du nom d'Emmanuel : Ecce Virgo concipiet et parie t
filium et vocabitur nomen ejus Emmanuel. Et ce Fils de la Vierge
sera l'admirable, le conseiller, le fort, le père du siècle avenir, le
prince de la paix; il sera Dieu: Filius datus est nobis, et vocabitur
nomen ejus admirabilis, consiliarias , Deus. »
Quel prodige, en effet, et quelle est la pensée de l'homme qui
212 MOIS DE MARIE
aurait pu le concevoir? Dieu se revêtant de l'humanité ! L'Éternel
tombant comme une créature dans le temps! La force incréée
s'incorporant les faiblesses de l'enfance ! Avouons-le, c'est déjà
bien incompréhensible. Et pourtant, là n'est pas la merveille
inouie, le signe que Dieu lui-même a choisi pour manifester sa
toute puissance : Dabit vobis Signum.
Ecoute, ô raison humaine : Audite ergo domus David. Recueille-
toi et ravie, étonnée, admire ce fait unique dans l'histoire de la
création : une vierge enfantant le Sauveur: Ecce Virgo concipietet
parie t Filium.
Et à partir d'Isaïe, annonçant à la terre le grand mystère de la
maternité divine, chaque fois qu'un nouveau prophète surgit en
Israël et, pour ranimer ses espérances, soulève le voile qui lui
cache la figure du Messie, à côté du désiré des nations apparaît
toujours la Vierge incomparable que devait miraculeusement
féconder la vertu du Très Haut.
Donc, de même que l'herbe des champs pousse du sol et de la
rosée des cieux, sans aucun travail de l'homme, de même les
nues pleuvront le juste et la terre germera le Sauveur: Aperiatur
terra et germinet Salvatorem.
Il sortira, ce Sauveur, de la tige de Jessé comme la fleur monte
de la racine : Egredietur virgo de radiée Jesse.
Et, où donc s'accomplira ce prodige? A Bethléem, répond le
prophète Michée: Et tu Bethlehem parvulus es in millibus Juda. Là
naîtra dans le temps celui qui vit de toute éternité : Et egressu ejus
ab initio: et il sera le dominateur en Israël, et sa grandeur éclatera
jusqu'aux extrémités de la terre, et il en sera la paix : eterit istepax.
Mais alors, quelle sera la gloire de cette femme sans égale, que
le prophète Jéremie nomme une création nouvelle? Creavit Domi-
nas novum super terram. Ecoutez David : la parole, dit-il, s'échap-
pe harmonieuse, inspirée, de mes lèvres; la plume court dans
mes mains : Eructavit cor meum verbum bonum. Qu'a-t-il donc vu ?
Il a vu le Messie, son Christ et son roi que doivent adorer les
peuples : Et adorabunt eum. Et à sa droite était la reine vêtue d'or:
Astitit regina a dextris tuis in vestitu deaurato.
Or, devant cette reine se prosternent les puissants de la terre
implorant son secours : Vultum tuum deprecabuntur omnes divites
plebis. A sa suite marchent des légions de vierges, offertes et
consacrées, qu'elle introduit dans le temple du roi : Adducentur in
templum régis. Et son nom est béni de siècle en siècle et toutes les
générations proclament ses louanges : P r opter ea populi confitebun-
tur tibi in œternum.
A ce"portrait si fidèle commentée pas reconnaître Marie? N'est-
elle pas la femme forte qui, née dans la justice, a écrasé la tète
du serpent? N'est-elle pas la Vierge de la maison de David qui a
MARIE PRÉDITE ET FIGURÉE 213
merveilleusement enfanté l'Emmanuel? Et depuis qu'à Bethléem
elle a donné le jour au roi de l'éternité, n'est-elle pas devenue la
médiatrice puissante que la terre invoque, la mère de ces familles
de vierges qui, sous son patronage, se consacrent au divin époux,
et la reine du peuple chrétien qui lui confie ses destinées et lui
chante, à travers les siècles, un cantique sans fin ?
Lors donc q^ les enfants des patriarches prenaient en mains
le livre de la loi, ils pouvaient contempler dans ce tableau tracé
par les prophètes, les traits les plus saillants de la femme promise
au berceau de la création, et pour compléter cette ébauche, savez-
vous ce qu'a fait Dieu ? Il a placé de distance en distance des figu-
res emblématiques et des symboles vivants qui profilaient en
quelque sorte sou ombre et le présentaient de loin aux hommages
de l'univers.
La loi ancienne, dit S. Paul, portait Jésus-Christ dans son sein,
et les grands hommes du peuple juif, comme ses institutions,
ses sacrifices et même ses cantiques présageaient le Messie : Hac
autem in figura facta sunt nostri. Abel représentait son innocence ;
Melchisédech, son sacerdoce ; Job, sa patience ; Joseph, son immo-
lation; Isaac, sa mort; David, sa royauté; Moïse, son ministère, et
tous ces traits épars, réunis ensemble, nous donnent la figure
complète de l'Homme-Dieu. Ne pouvons-nous pas en dire autant
de sa mère ? Voyons.
Marie , élevée par sa maternité divine au dessus de la terre et
des cieux, ne serait-elle pas cette montagne d'où se détache toute
seule et sans la main d'aucun homme la pierre, c'est-à-dire, le
Christ qui , après avoir tout brisé , est devenu la base immuable
sur laquelle repose le monde nouveau ? Abscissus est lapis de monte
sine manibus ?
Ne serait-elle pas l'arche formée d'un bois incorruptible qui
flotte au dessus des eaux du déluge, portant dans son sein le
véritable Noé d'où sort réhabilité un nouveau peuple dont il est
le père est le chef?
Ne serait-elle pas le tabernacle révêtu tout entier de lames
d'or et de riches draperies dans lequel s'est enfermé, dit S. Paul,
le pontife des biens futurs qui n'a pas été fait de main d'homme
et qui n'est pas de notre création? Id est non hujus creationis.
Marie 1 Ne la reconnaissez-vous pas dans cette échelle mysté-
rieuse de Jacob , dont une extrémité touche la terre et l'autre le
ciel et sur laquelle Dieu est descendu jusqu'à nous afin que nous
puissions remonter jusqu'à lui?
Ne la voyez-vous pas dans ce buisson ardent que les flammes
ne peuvent consumer; et dans cette blanche toison de Gédéon
qui, la première, reçoit la douce rosée, du ciel tandis qu'autour
d'elle la terre est desséchée %
214 MOIS DE MARIE
Et sa maternité virginale ne vous apparaît-elle pas dans la
fontaine scellée, dans le jardin clos, et surtout dans cette porte
du sanctuaire qui regarde l'orient et qui, fermée à tout homme,
ne s'est ouverte qu'au Seigneur Dieu d'Israël ? Porta hœc clausa
erit et vir non transibit per eam.
Faut-il maintenant évoquer ces saintes femmes de la Bible qui
furent pour le peuple d'Israël ce qu'a été Marie pour le peuple
chrétien ? Regardez. . . Les voilà !
C'est Eve, mais Eve avant la chute, sortie des mains de Dieu
avec toute la fraîcheur de l'innocence et justement appelée la
mère des vivants.
C'est Sara qui enfante, contrairement aux lois de la nature,
le nouvel Isaac, et devient ainsi la mère d'une postérité plus
nombreuse que les étoiles du ciel et que les sables de la mer.
C'est Rébecca, la jeune fille d'une grâce insigne, vierge accom-
plie qui puise aux fontaines intarissables du Sauveur les eaux
vives de la grâce et les distribue à toutes les âmes qui ont soif
de la justice.
EtRachel,la douce, l'aimable Rachel qui, après une longue
stérilité, met au monde Joseph, le sauveur de l'Egypte, n'est-ce
pas Marie qui, par un miracle sans égal, nous a donné Jésus le
Sauveur du genre humain ?
Et Ruth la Moabite, qui trouve grâce devant Booz en se procla-
mant la servante de son Seigneur et glane les épis laissés pour
elle dans les sillons du patriarche, n'est-ce pas encore Marie qui,
par son abaissement , a charmé le cœur de Dieu et qui glane et
relève, dans le champ de la divine miséricorde, les âmes tombées
et laissées en arrière de la moisson ?
Et Judith, la femme intégre et forte qui, sans préjudice de sa
chasteté, abat la tête du terrible Holopherne et mérite ainsi d'être
chantée comme la gloire de Jérusalem et la joie de sa nation,
n'est-ce pas toujours Marie, la Vierge qui a vaincu l'enfer et qui
est appelée par le peuple chrétien du beau nom de Notre-Dame
des Victoires ?
Puis-je oublier la gracieuse Esther qui, par sa pudique beauté,
fléchit le cœur d'Assuérus et, seule exempte d'une loi qui s'étend
à tous les autres, est reçue en présence de son Seigneur, sauve
ses frères de la mort et déjoue les complots de leur ennemi qui
avait poussé l'audace jusqu'à se faire adorer ?
Voulez-vous Marie au pied de la croix, unissant un cœur
d'homme à une tendresse de femme et supportant avec un cou-
rage héroïque le poids d'une douleur vaste comme la mer ?
J'ouvre encore des livres sacrés, et qu'est-ce que je voie ? C'est la
fille de Jephté qui se retire à la montagne pour y pleurer sa vie
desséchée dans sa fleur. C'est Noémi jetant à tous les échos ce
L'IMMACULÉE -CONCEPTION 215
cri de tristesse et d'angoisse : appelez-moi désormais : Douleur
amère, parce que le Seigneur m'a pénétrée d'amertume. C'est
surtout la mère des Machabées dont le cœur est réellement trans-
percé de sept glaives et qui, soutenant le courage de ses jeunes
martyrs, les enfante à l'éternelle vie.
Et pour achever ce portrait , en voyant la mère de Salomon
assise sur un trône à côté de son fils et, en entendant le fils dire
à la mère : Parlez, et il sera fait selon vos désirs , ne croyez-vous
pas apercevoir Marie sur le trône qu'environnent les anges, tenant
le sceptre de l'amour? Et ne vous semble-t-il pas entendre son
fils Jésus lui dire en présence du peuple innombrable des élus :
Commandez, vous êtes reine, reine de la miséricorde et il ne
tombera sur la terre aucune grâce qui ne passe par vos mains :
Intende, prospère procède et régna.
Oh î que c'est beau ! L'artiste qui veut reproduire avec son
pinceau une page d'histoire , trace tout d'abord la figure de son
héros, puis il coordonne les lumières et les ombres, le fond et
les perspectives, le paysage et les détails les plus oubliés dans le
but unique de donner plus de relief au héros de son drame.
Ainsi Dieu. Au premier plan de la création il y a Jésus-Christ
et sa mère, %i vers ces deux figures plus radieuses que le soleil,
convergent îes quatre mille ans de l'attente avec leurs emblèmes,
leurs visions prophétiques et leurs chants d'espérance. Ne les
séparons donc pas dans notre culte, et tandis que nous adorons
le Fils, portons à la Mère ce qu'il y a de plus tendre et de plus
dévoué dans l'amour, Amen.
Troisième jour.
L'IMMACULÉE -CONCEPTION
Tota pulchra est et macula non est in U.
Vous êtes toute belle et il n'y a point de
tache en vous.
C'était le 25 mars de l'année 1858, anniversaire du jour où
l'Archange Gabriel , descendant vers la très pure Vierge de Naza-
reth, l'avait saluée, au nom du Seigneur, Pleine de grâce : Ave,
gratia plena.
Une foule anxieuse accourait, à Lourdes, sur les bords du
Gave qui , grossi par les neiges d'hiver, roulait tumultueusement
ses ondes écumantes, et vivement émue, elle se pressait autour
216 MOIS DE MARIE
d'une grotte sauvage et déserte qu'avait creusée la nature, au
pied des Roches Massabielle.
Il y avait là, prosternée à genoux, transfigurée par l'extase,
une petite enfant dont le front s'illuminait et dont les lèvres
entr'ouvertes semblaient aspirer le ciel, tandis que son regard
immobile et pur contemplait avec amour quelque chose d'in-
visible.
Qu'avait-elle aperçu? Dans l'anfractuosité du rocher venait
d'apparaître une femme d'une incomparable splendeur, entourée
d'une auréole éclatante comme le soleil et paisible comme l'om-
bre profonde ; elle était vêtue d'une robe aussi blanche que la
neige, dont une ceinture d'azur retenait les chastes plis ; ses pieds
reposant sur le roc , foulaient légèrement une branche d'églan-
tier et de ses mains jointes avec ferveur tombait un chapelet aux
grains d'albâtre et à la chaîne d'or.
Et, l'enfant éblouie lui demandant, d'une voix timide: Qui
ôtes-vous? La vision mystérieuse ouvrit ses deux bras, qu'elle
inclina vers la terre, comme pour lui montrer ses mains virgi-
nales remplies des richesses du ciel ; puis, les élevant vers l'éter-
nelle région d'où descendit, à pareil jour, le divin Messager...
Je suis, répondit-elle, l'Immaculée-Conception... Et elle disparut.
Quelle parole étrange ! Pourquoi Marie ne dit-elle pas : Je suis
la femme promise, après laquelle soupiraient les patriarches
sous leurs tentes de voyageurs ; je suis la Vierge qu'avaient
entrevu les prophètes dans le lointain des âges, s'élevant du
désert de la vie , resplendissant comme l'aurore et terrible comme
l'armée qui va livrer bataille. Pourquoi ne dit-elle pas : Je suis la
Mère de Dieu, que toutes les générations proclament bienheureuse
et que chantent les voix de la terre mêlées aux voix du ciel ?
Pourquoi de tant de titres suaves ou glorieux que lui ont décer-
nés les siècles, choisit-elle de préférence celui d'Immaculée et
s'appelle-t-elle : L'Immaculée-Conception?
C'est que de tous les privilèges accumulés sur son front, il
n'en est point qui lui donne avec Dieu une plus parfaite res-
semblance.
Qu'est-ce, en effet, que Dieu? Ecoutez-le nous répondre lui-
même : Je suis la sainteté : Ego sanctus sum. — Là, point d'ombre,
point de nuages! Et le soleil avec ses rayons d'or, et le firma-
ment radieux, et le fleuve avec ses eaux limpides ne sont que
des symboles imparfaits de cette sainteté, qui n'a jamais eu de
matin et qui n'aura point de soir.
Or, s'il est permis de nous représenter la sainteté sous l'image
d'une montagne, au sommet de laquelle Dieu réside dans tout
l'éclat de ses perfections infinies, ne voyez-vous pas que plus un
homme s'élève sur ces hauteurs sublimes, plus il se rapproche
l'immaculée-conception 217
de Dieu? Et voilà pourquoi Jésus-Christ, voulant nous attirer
jusqu'à lui, nous crie dans l'Évangile: Soyez saints; Sancti
estote.
Mais, les saints où sont-ils? Ah! sans doute, il y a dans le ciel
des milliers de Vierges qui couronnent les lis ; il y a des milliers
d'apôtres qui offrent au Seigneur les gerbes de la moisson ; il y a
tout un peuple de martyrs qui ont lavé leurs robes dans le sang
de l'agneau. . . et sur terre, comment compter les âmes dont la
vertu s'épanouit, obscure, ignorée, sous le regard des anges?
Et pourtant cette sainteté qui a fleuri, sur tous les chemins,
au milieu de la corruption du siècle, est-elle bien la sainteté
de Dieu? En contemplant ces vies qui nous semblent si belles,
Dieu n'y découvre-t-il pas de son regard scrutateur certaines
défaillances. Et alors même que dans sa lutte avec la nature en
révolte un saint n'eut remporté que d'insignes victoires
allons au principe , à la source , à la première heure de son exis-
tence, qu'y trouvons-nous ?
« J'ai été conçu dans le péché », disait le prophète David: In
peccatis concepit me mater mea. Et ce cri de douleur est sur toutes
les lèvres.
Depuis la chute du paradis terrestre, le fleuve de la vie roule
partout sa fange et il n'est personne qui le traverse sans en être
souillé. Tous, nous tombons, avant de naître, sous l'anathème
lancé contre l'humanité déchue ; tous, nous sommes flétris dans
la fleur avant même qu'elle s'épanouisse sur sa tige ; tous nous
apportons au berceau dans l'âme et même dans le corps une
terrible meurtrissure : In peccatis concepit me mater mea. C'est la
foi catholique confirmée par les traditions de l'univers entier.
Par conséquent, il y a dans toute existence humaine une heure
fatale ou Dieu, la sainteté, n'y trouve pas sa ressemblance, et à
cette heure l'enfant qui, demain sera vierge, apôtre ou martyr,
est séparé de Dieu par un abîme insondable.
Donnez-moi donc une âme que n'ait pas souillée la contagion
universelle, une âme que le péché, transmis avec le sang, n'ait
point marquée de son empreinte, une âme qui ait échappé à ce
vaste naufrage où toute barque s'engloutit. . . Voilà le véritable
saint. . . et voilà Marie.
Elle est, comme chante l'Église, la fontaine scellée dont rien
n'a troublé les eaux : Fons signatus.
Elle est le buisson ardent que les flammes entourent sans
pouvoir le consumer.
Elle est le lis qui s'épanouit au milieu des épines : Lilnim inter
spinas.
Ainsi l'ont cru tous les siècles, et quand bien même la voix
infaillible de l'Église n'eût point encore affirmé ce dogme, le
218 MOIS DE MARIE
peuple chrétien, dans son culte et dans son amour, ne voulait
pas comprendre que le sang divin destiné à purifier les crimes de
la terre eût été vicié dans sa source, et alors, que faisait-il ? De
l'orient à l'occident, il empruntait à nos livres sacrés les sym-
boles les plus gracieux pour reproduire sur la toile la colombe
sans tache, il la chantait toute pure par la voix de ses pontifes et
de ses docteurs, il la fêtait avec les prières et la pompe de sa
liturgie, et lorsque enfin, répondant aux vœux de la famille
chrétienne, Pie IX, du haut de son trône qu'entouraient cinquante-
trois cardinaux, quarante-trois archevêques et cent évêques
venus de tous les points de l'univers, prononça et définit : que,
par un privilège spécial du Dieu tout puissant et en vertu des
mérites de Jésus-Christ, la bienheureuse Vierge Marie, dès le
premier instant de sa Conception, a été préservée de toute tache
du péché originel... Vous rappelez-vous ce tressaillement du
monde catholique , et ce concert unanime d'enthousiasme et
d'adhésion qui, des hameaux et des cités, de la basilique et des
plus humbles de tous les sanctuaires, montait vers les nues
comme la voix des grandes eaux, et ces bannières qui flottaient
aux vents, et ces guirlandes de verdure et de fleurs qui s'entre-
laçaient aux guirlandes de lumières, et ces milliers de cloches
qui, mêlant leurs cantiques joyeux aux hymnes des fidèles,
redisaient à tous les échos : Elle est pure, elle est immaculée, la
Mère du Sauveur : Tota pulchra es et macula non est in te.
Marie est donc immaculée dès sa Conception; c'est un article
de foi; et tandis que, semblables à des soldats vaincus, nous
entrons dans la vie blessés à mort, seule Marie peut jeter à
l'enfer ce défi solennel: où est ta victoire? Ubi est Victoria tua.
— Où est ton aiguillon ? Ubi est stimulus tuus? — Elle a brisé la
tête du serpent , selon l'antique promesse : Ipsa conteret caput
tuum, — et en se relevant dans sa haine, le serpent n'a pas
même pu la saisir à son talon vainqueur : Et tu insidiaberis cal»
caneo ejus.
Et comment dire toutes les richesses qui du ciel sont tombées
dans son âme avec sa Conception immaculée? En venant à la vie
qu'apportons-nous ? Nous apportons une intelligence semblable à
la nuit obscure où ne brillent ça et là que de faibles lueurs, une
volonté que, au lieu de s'élancer comme l'aigle vers le ciel se
rabat vers la terre, un cœur où sommeille le germe de tous les
vices, des passions. qui nous provoquent à la lutte et des sens qui
conspirent contre la liberté de l'âme.
Et qui donc a fait ces ruines dans l'humanité ? C'est ce péché
primitif qui, transmis en héritage, se trouve à la racine de toute
vie comme le ver rongeur à la racine de l'arbre, et la foi nous
enseigne qu'il n'existait aucune difformité dans la création lors-
L'IMMACULÉE -CONCEPTION 219
qu'elle sortit des mains de Dieu comme la statue des mains de
l'artiste qui a mis dans le marbre l'empreinte de son génie.
Mais, si le fleuve immense des générations dont nous sommes
tous une onde fuyante n'a rien, absolument rien déversé de sa
fange dans l'âme immaculée de la Vierge Marie, ne me parlez ni
de ténèbres, ni de révoltes, ni d'instincts dévoyés. Ce n'est qu'après
la malédiction que le paradis terrestre poussa des ronces et des
épines : Spinas et tribulos germinabit tibi.
Or, Marie étant la terre vierge sur laquelle n'est point tombé
l'anathème, pourquoi chercher des fruits de mort dans ce
sillon béni ?
Représentez-vous plutôt la création à son aube première, le
firmament dans toute sa limpidité, le soleil dans toutes ses splen-
deurs, la nature pleine de parfums et d'harmonie , et au centre de
toutes ces richesses, que l'intelligence a de la peine à concevoir,
l'homme conversant avec Dieu dans cette douce intimité que
donnent l'innocence et l'amour. Voilà Marie -, et encore, nous
disent les docteurs, la seconde création l'emporte sur la première,
puisque la première a"; été faite pour l'homme et la seconde
pour Dieu.
Quelle gloire comparer à celle-là? Être mère de Dieu, dire au
Verbe incarné : Vous êtes la chair de ma chair, les os de mes os ;
porter dans ses bras Celui qui dans ses mains porte le monde ! Il
y a là, je l'avoue, une dignité sans égale, et cette dignité place
Marie dans une hiérarchie à part, plus haut que les Séraphins et
elle en fait une reine, la reine de la terre et du ciel.
Mais, si je regarde Marie du côté de son âme, qu'est-ce qui fait
la grandeur et la beauté de cette âme dans laquelle se reflète la
Trinité toute entière? Est-ce le titre, est-ce la dignité de mère de
Dieu? Non , parce qu'après tout il n'était pas absolument impos-
sible que Dieu descendît dans un tabernacle ébréché, comme il
réside parfois dans des temples qu'ont profanés la malice et le
crime des hommes.
La beauté de son âme ! C'est la grâce qui, au jour de sa Concep-
tion immaculée, déborde sur elle dans toute sa plénitude, et ce
jour là Marie put s'écrier en toute vérité : le Seigneur a fait pour
moi de grandes choses : Fecit mihi magna qui pot eus est.
Vous vous étonnez que Marie naisse dans l'indigence et il vous
semble que Dieu, créateur des mondes, aurait dû placer son
berceau au milieu des splendeurs delà richesse.
Vous vous étonnez qu'elle soit perdue dans l'oubli, et vous
voudriez voir les peuples fêter sa venue comme on fête la nais-
sance des rois.
Vous vous étonnez que sa vie soit cachée sous des voiles inson-
dables et vous accusez presque l'Évangile d'avoir rejeté dans
220 MOIS DP MARIE
l'ombre une figure qui devait rayonner, au premier plan, dans
un centre lumineux.
Mais, voulez-vous scruter ce mystère? Devant Dieu qu'est-ce
que la richesse? Qu'est-ce que la puissance? Qu'est-ce que la célé-
brité? C'est un néant : Omnia vanitas. Et ces biens trompeurs qui
nous éblouissent, il les jette ça et là dans le temps comme il jette
les atomes dans l'espace, et alors même qu'un homme posséde-
rait tout l'or de la terre, porterait sur son front la plus riche de
toutes les couronnes et commanderait à l'univers, Dieu nous
déclare qu'il le méprise: Alto a longe cognoscit. S'il n'a pas cette
autre richesse incomparable qui s'appelle la grâce ou la sainteté
du cœur: Deus intaeturcor.
Et au contraire, prenez la plus ignorée de toutes les créatures,
jetez sur ses épaules des haillons, donnez-lui pour demeure des
murs délabrés. . . mais dans son cœur placez la grâce et le par-
fum de sa sainteté. Voyez-vous Dieu? Attiré par l'amour, il
s'incline vers elle, et il s'enferme dans ce vase d'honneur où il
se complaît comme en un paradis de la terre : Et mansionem apud
eum faciemus .
Qu'importe donc que Marie soit pauvre, qu'autour de sa vie
tout fasse silence et que l'Evangile consacre à peine quelques
pages à nous raconter son histoire... Elle est sainte, elle est
pure, elle est immaculée dès sa conception, c'est tout dire.
Et plus tard, lorsque l'Ange, descendant à Nazareth, viendra
lui annoncer le grand, l'ineffable mystère de l'Incarnation,
quelle louange, quel salut apportera-t-il du ciel? Entendez-le : Je
vous salue, pleine de grâce : Ave, gratia plen.x.
A mon tour, je voudrais bien, ô Marie, vous saluer comme ma
Reine, ma Souveraine, et mieux encore ma Mère. Mais, il est un
nom qui pour vous est au dessus de tout nom et que vous avez
daigné vous-même révéler à la terre. Avec les échos de Lourdes
je vous appelle donc : l'Immaculée-Conception. Amen.
Quatrième jour.
LA NATIVITÉ.
Quis, putas , puer isie erltP
Que sera cet enfant?
Une nuit de ténèbres, de crimes et d'erreurs couvrait la terre.
Quarante siècles de corruption et de mensonges s'étaient étendus
sur l'univers comme un long suaire jeté sur un cercueil. L'ido-
lâtrie avait presque anéanti le culte du vrai Dieu qui n'avait plus
LA NATIVITÉ 221
dans le monde entier qu'un temple et qu'un autel , et les peuples,
assis dans l'ignorance, sommeillaient du sommeil de la mort :
In tenebris et in umbra mortis sedent.
En Judée, la race royale de David s'éteignait dans la misère-,
le spectre de la puissance était sorti des mains de Juda; la voix
du Seigneur ne se faisait plus entendre dans le sanctuaire ; les
saints oracles étaient devenus muets et l'on aurait dit que l'Éter-
nel, fatigué de l'endurcissement de son peuple, ne se souvenait
plus de ses antiques miséricordes.
Mais, regardez à l'horizon ; ce nuage qui monte de la mer ne
serait-il pas la nuée mystérieuse et féconde qui doit pleuvoir le
Juste et nous apporter le salut ? Ecce nubecula parva ascendebat de
mari.
Nous sommes en l'année 737 depuis la fondation de Rome, et
dans une pauvre demeure bâtie au milieu des collines, non loin
de Nazareth. Là vivent obscurs et ignorés deux vieillards qui
ressemblent, dit St0 Brigitte, à deux astres lumineux, et que
font-ils dans cette profonde solitude? Issus l'un et l'autre des
patriarches, des prophètes et des rois, Anne et Joachim sou-
pirent, comme leurs pères, après le Libérateur promis à Israël.
Or, une nuit, tandis que la vertueuse épouse de Joachim prie
avec des larmes, l'archange Gabriel lui apparaît dans un nuage
resplendissant et lui annonce que Dieu rendra la sève à l'arbre
desséché et que sur ses branches reverdies s'épanouira la plus
belle des fleurs. Neuf mois après, la promesse divine était
accomplie.
Sion, tressaille d'allégresse -, Israël, ne répands plus de larmes ;
tribus captives, relevez votre front abattu. Voici l'aurore qui
précède à l'horizon le soleil de justice. Voici la blanche Colombe
qui, sortie de l'arche, nous apporte l'olivier de la paix. Voici
l'arc-en-ciel radieux qui se dessine dans les nues comme un
signe d'espérance. Marie nous est née !
Que se passa-t-il autour de son humble berceau? Les anges
vinrent-ils le couvrir de leurs ailes ? Entendit-on dans les airs,
comme plus tard sur la crèche de Bethléem, des chants harmo-
nieux? La famille attendrie connut-elle, dans une vision prophé-
tique, les futures grandeurs de l'Enfant du miracle? Un rayon de
cette aube nouvelle arrivera-t-il jusqu'au séjour où les justes des
temps antiques attendaient l'heure fortunée de la délivrance ?
L'enfer comprit-il que la lutte allait s'engager avec la femme
promise au paradis terrestre ? Ce sont là tout autant de mystères.
Laissez-moi donc me prosterner devant ce berceau qui porte
les destinées du monde et demander à Dieu : Que sera cet entant?
Qus, putas, puer iste erit. Et Dieu pour qui l'avenir n'a point de
voiles me répond ; C'est l'enfant que j'ai cr^;n,'~ -*w manifester
222 MOÏS DE MARIÉ
à la terre mon Verbe caché dans les profondeurs de son éternité.
Qu'était-ce, en effet, que Dieu, avant qu'il se manifestât dans
les bras de sa mère ? C'était le Dieu caché : Deus, absconditus.
Sans doute, il avait révélé par la création, quelques unes de ses
perfections infinies, et les astres au firmament, et la mer dans
ses abîmes, et la nature avec les merveilles que chaque saison
renouvelle, et l'homme, surtout, aussi beau par le dehors qu'il
est admirable par son intelligence, racontaient sa gloire à toutes
les générations : Cœli enarrant gloriam Dei. De même qu'en tra-
versant le désert le voyageur laisse sur le sable l'empreinte de
ses pas, Dieu a gravé son image dans les œuvres de ses mains,
et si le temple debout avec sa magnifique architecture, transmet
aux siècles le nom et le génie de l'architecte qui Ta jeté dans les
airs, le jour dit à la nuit et la nuit dit au jour le nom et la puis-
sance du Créateur, qui du néant a fait jaillir le monde : Dies
dici éructât verbum et nox nocti iniicat scientiam.
Mais Dieu, qui l'a vu? Qui a mesuré l'immensité de son être?
Qui a contemplé face à face ce soleil de l'éternité ? Un jour Moïse
le supplie de lui montrer sa gloire: Ostende mihi gloriam tuam.
Et, qu'est-ce que Dieu répond à son serviteur ? Jamais, non jamais,
tu ne verras ma face : Faciem autem meam videre non poteris.
Et pourtant, S. Jean nous dit à la première page de son Evan-
gile : Nous l'avons vu : Vidimus gloriam ejus. Et sur son front
rayonnait la grâce , et de ses lèvres tombait la vérité : Plénum
gratia et veriiatis. Comment donc s'est faite cette étrange mani-
festation? C'est ici que Marie nous apparaît dans son rôle divin.
Lorsque un homme conçoit une idée, cette pensée, quelque
belle, quelque grande ou sublime quelle puisse être, reste cachée
dans son intelligence comme la sève dans les branches de l'arbre
ou comme le grain dans le sillon.
Mais un jour l'écrivain prend la plume, il compose un livre, et
ce livre, recevant sa pensée, lui donne une forme visible, le revêt
d'un corps, le grave en caractères ineffaçables. C'est la sève qui
s'épanouit en feuilles et en fruits, c'est le grain qui apparaît au
dehors transformé en épis, c'est la source qui se fraie un passage
à travers la montagne et jaillit en ruisseaux; et désormais,
partout où arriveront ces pages, à toutes les extrémités de
l'espace, elles y porteront vivante la pensée dont elles sont le
vêtement.
Eh bien ! Dieu se parle à lui-même; sa pensée dans le silence
des siècles éternels, et cette parole qui est l'expression substan-
tielle de la pensée divine, nous l'appelons : Le Verbe ; In principis
erat Verbum.
Or, le Verbe, où était-il avant sa naissance dans le temps? Il
était là haut, adoré par les anges, et la terre ignorait les mystères
LA NATIVITÉ 223
profonds de son être invisible. Mais, à l'heure de sa Providence,
que fait Dieu, pour révéler à la terre le Fils unique qu'il engendre
de sa propre substance dans les splendeurs des cieux? Le voyez-
vous? Lui aussi écrit un livre dans lequel il imprime sa parole,
et ce livre qui reçoit le Verbe et lui donne une forme sensible :
Liber generationis Jesu-Christi, quel est-il ? C'est la Vierge Marie.
Et, après l'avoir revêtu de sa chair immaculée, Marie a pu dire
au monde, en lui montrant son fils *• Voilà l'agneau de Dieu : Ecce
Agnus Dei. Et pour la première fois le monde l'a vu avec le sou-
rire et les charmes de l'enfance : Et vidimus gloriam ejus.
Déchirons ce livre... sans Marie que saurions-nous des secrets
ineffables que renferme le ciel ?
Connaîtrions-nous cette miséricorde qui, franchissant des
espaces incommensurables, est venue jusqu'à l'homme blessé à
mort et a guéri ses meurtrissures?
Connaîtrions-nous cet amour qui se donne à toutes les misères
humaines, sans qu'il leur soit possible d'en épuiser la source?
Connaîtrions-nous également cette justice qui, rejetant les
larmes de l'humanité coupable, a demandé, comme rançon, les
souffrances de l'Homme-Dieu ?
Sans Marie , serions-nous à genoux devant la crèche , pour
adorer, sous des haillons, celui qui a placé son trône au milieu
des nuées et de la lumière s'est fait un vêtement?
Sans Marie, la croix se serait-elle dressée au sommet du
Calvaire et de cette croix aurait-on vu jaillir le sang qui a renon-
cilié la terre avec le ciel ?
Sans Marie, aurions-nous le pain du tabernacle qui, récolté
dans ses sillons, est devenu le viatique du peuple chrétien à
travers le désert de la vie?
Et qu'est-ce que l'Eucharistie? Qu'est-ce que la croix? Qu'est-
ce que la crèche? Sinon la manifestation et la présence réelle de
ce Dieu caché dont les siècles de l'attente n'aperçurent que
l'ombre.
C'est donc par Marie que Dieu nous a fait connaître son Verbe ,
elle en est le livre : Liber generationis Jesu-Christi. Et si vous
voulez un autre emblème, elle en est le miroir : Spéculum justitiœ.
Que fait , en effet , le miroir dont la poussière n'a point terni
l'éclat? Il reçoit les objets visibles avec leurs formes naturelles
et leurs mille couleurs, et les reproduit aussitôt sans rien perdre
de sa limpidité.
Or, pendant les quatre mille ans qui séparent Bethléem du
paradis terrestre, que faisait Dieu? Il contemplait son être non
seulement dans son Verbe, qui est l'expression parfaite et vivante
de ses grandeurs, mais encore dans les anges qui seuls peuplaient
alors le ciel. Regardez : les puissances ne reflètent-elles pas sa
'^24 MOIS DE MARIE
souveraineté? Les dominations, sa force? Les trônes, son immu-
tabilité? Les chérubins, sa sagesse? Et les séraphins, son amour?
D'où vient donc que ces miroirs si purs ne renvoyaient point
jusqu'à l'homme les traits invisibles de Dieu? C'est que la
lumière ne laisse aucune empreinte lorsqu'elle passe sans obsta-
cle à travers le cristal. 11 faut nécessairement un autre corps
sans transparence qui arrête dans sa marche le rayon lumineux ;
et alors, voyez-vous l'image qui se dessine et se reproduit avec
une admirable ressemblance? Telle a été l'œuvre de Marie dans
sa maternité divine.
Au jour de l'incarnation du Verbe, elle reçoit invisible l'image
de Dieu le Père, elle l'a reproduit dans son chaste sein , tout en
gardant sa pureté sans tâche : Spéculum, sinœ macula. Et pour la
première fois, cette image rencontrant un corps qui la reflète,
elle s'y grave, elle s'y imprime, elle en revêt la forme apparente
et visible, et voilà l'Homme-Dieu.
Penchez-vous donc avec respect vers Marie. . . que voyez-vous
dans ce miroir immaculé ? Oh ! Que de merveilles ! Dieu et
l'homme, le Créateur et la créature, le ciel et la terre. . . Est-ce
tout? Regardez encore, et vous y verrez la justice, qui se revêt
des apparences du péché, la sainteté, qui se met spontanément à
la place du coupable, et l'innocence, qui appelle sur elle toutes les
foudres du ciel et se fait anathème.
Chaque Dimanche, à l'office du soir, le prêtre prend l'hostie
sainte enfermée sous les riches draperies du tabernacle, et, pour
l'offrir aux adorations du peuple, il la place avec respect au
centre d'un soleil d'or. Et en voyant ce soleil rayonnant sur
l'autel , au milieu des nuages enbaumés de l'encens , le peuple
s'incline, il se prosterne, il adore. Dans l'ostensoir étincelant il a
découvert son Dieu.
Eh bien, savez vous ce qu'est Marie dans l'Eglise catholique?
Elle est un ostensoir virginal plus riche que l'or, plus éclatant
que le soleil ; et partout où je le rencontre , au sommet de l'autel
que surmonte son image, au frontispice de ses temples, sur la
colonne qui porte sa statue, elle montre Dieu à toutes les géné-
rations qui passent devant elle.
Le montrons-nous aussi ? Il le faudrait -, c'est la vie chrétienne.
Oui ; la vie chrétienne est un livre que nous écrivons avec les
larmes du repentir ou avec la sueur qui tombe de notre front au
milieu de la lutte. C'est un miroir où Dieu reflète son image, et
au dernier soir, mis en face de la réalité, nous ne serons
accueillis dans la famille des élus que si nous avons avec Dieu
des traits de ressemblance.
Or, qu avons-nous écrit dans notre histoire? Des lâchetés,
des compromis, de honteuses défaites. Mais, où donc est la page
NOM Î)E MARIE 225
qui, détachée de l'Evangile, parle comme lui, de sacrifices, de
renoncements, de combats et de victoires? Où est la page telle-
ment blanche qu'elle ne porte aucune souillure ? Où est enfin la
page qui soit l'expression fidèle de la pensée de Dieu?
Et si nous regardons dans notre vie comme clans un miroir,
quelle image apercevrons-nous? Est-ce l'image de la pureté qui
cherche la solitude pour y cacher ses parfums? Est-ce l'humilité
qui se plait dans l'ombre et dans l'oubli? Est-ce la pénitence qui
est la sauvegarde de toutes les vertus?
N'est-ce pas, au contraire, l'image du monde qui sème des
fleurs sur le bord des abîmes? L'image du plaisir qui emprunte
au serpent ses promesses trompeuses ? L'image de n'importe
quelle passion qui dissimule sa laideur sous des voiles attrayants ?
Nos livres sacrés nous disent qu'au jour de la création , Dieu,
contemplant le travail de ses mains s'applaudissait de son œuvre:
Et vidit quod esset bonum. Quatre mille ans plus tard le ciel
s'ouvrait sur la tête de Jésus-Christ, au bord du Jourdain, et du
ciel descendait une voix qui disait: Celui-là est mon Fils bien
aimé en qui j'ai mis toutes mes complaisances : Hic est filius
meus in quo mihi bene complacui.
Assurément, la même louange dut retentir sur le berceau de
la Vierge Marie. Puissc-t-elle un jour être redite sur notre tombe.
Ce serait alors le réveil dans la gloire éternelle et Dieu n'aurait
point assez de couronnes pour récompenser une vie trouvée
conforme à la vie de son Fils. Amen.
Cinquième jour.
NOM DE MARIE
El nomên Virgini Maria.
Et la Vierge s'appelait Marie.
Il y a deux noms qui sont comme un écho lointain de l'harmo-
nie des cieux. Le premier, c'est le nom de Jésus auquel tout
genou doit fléchir et tout front s'incliner; et le second, c'est le
nom de Marie qui est, dit S. Bernard, du miel pour les lèvres, un
concert pour l'oreille et un charme pour le cœur : Jubilus in corde,
mel in ore, in aure meîos.
Ce nom fut-il imposé fortuitement à la bienheureuse Vierge V
Ou bien fut-il envoyé du ciel par un messager divin? Une pieuse
tradition veut qu'il se soit épanoui là-haut, comme un lis, au
soleil de l'éternité et que l'archange Gab;icl l'ait apporté à la terre.
II. VINGT-NEUP.
226 MOIS DE MARIE
— C'est le sentiment de S. Vincent Ferrier, de S. Antonin, de S.
Jérôme et de S. Epiphane.
Quoiqu'il en soit, depuis que Marie l'a porté, ce nom béni fait
tressaillir les âmes de l'orient à l'occident, les siècles le redisent
aux siècles comme une hymne d'espérance et d'amour : a solis
ortu usque ad occasum laadabile. Et l'Église qui recueille tout ce
qui est saint pour l'offrir à notre culte et à notre vénération, lui a
dédié une fête qui, chaque année, nous ramène ses joies et ses
parfums.
Que signifie donc ce nom qui est rempli, dit un docteur, d'une
suavité presque divine? Suavitate divina plénum. Il signifie: Maî-
tresse ou Souveraine, et le peuple, dans un élan tout spontané
du cœur, l'a traduit par : Notre-Dame.
Dieu est le maître ; c'est évident : Ego dominus. Et du soleil à
l'étoile, de la montagne au grain de sable, de la mer à la goutte
d'eau, de l'ange à l'homme, il n'est aucun être qui ne relève de
sa puissance : Domini est terra et plenitudo ejas.
Mais, si parfois, comme nous le montre l'histoire, il daigne
associer certaines âmes d'élite à son pouvoir souverain, et si en
vertu de cette délégation divine les saints commandent à la foudre
et à la tempête, à la vie et à la mort , à la terre et au ciel , que
fera-t-il pour sa mère? Il l'investira d'une royauté qui n'aura
d'autres limites que l'espace et qui se prolongera dans les siècles
éternels.
Un jour, David l'aperçut dans une vision prophétique, et elle
était assise comme- une reine à la droite du grand Roi : Astitit
regina a dextris tuis. Sa robe d'or étincelait de pierreries : In ves-
tita deaurato. Autour de son trône les vierges étaient rangées en
chœur : et delà terre montaient les voix suppliantes de toutes les
générations : Populi confitebuntur tibi.
Plus tard, S. Jean voit à son tour un grand prodige dans le ciel,
et ce prodige c'était encore Marie. — Regardez-la. Le soleil l'envi-
ronne de ses feux, la lune lui sert de marchepied et sur son
front brillent douze étoiles réunies en couronne : Et in capite ejns
corona stellarum dnodecim. Et si vous voulez prêter l'oreille à ce
concert de louanges qui s'élève de tous les points de l'univers
avec les brises de la nature, le tintement de la cloche et la voix
majestueuse des flots, n'entendez-vous pas tous les peuples la
saluer comme leur reine? Salve, Regina.
Oui, Marie est reine. — Elle est reine du ciel où au dessus de
son trône placé dans la lumière il n'y a que le trône de Dieu. —
Parcourons, si vous le voulez, toutes les hiérarchies qui peuplent
l'éternité. . . quel est, dans cette multitude des élus celui dont la
grandeur peut seulement égaler la grandeur de Marie?
Est-ce l'ange? Mais, où trouver un anse aui dise à Dieu: vous
NOM DE MARIE 227
êtes mon fils et je vous ai engendré de ma substance! Ego
genui te.
Est-ce la Vierge? Mais, de toutes les vierges qui font cortège à
l'Agneau en est-il une seule qui ait puisé la vie à une source
immaculée?
Est-ce le martyr? Mais, connaissez-vous un martyr qui ait
poussé ce cri d'angoisse : ô vous qui passez par le chemin de la
souffrance, venez et voyez s'il est une douleur semblable à ma
douleur.
Est-ce l'apôtre? Mais, au sommet de l'apostolat, ne voyez-vous
pas Marie donnant au monde, comme chante l'Église, la lumière
qu'attendaient les nations ?
Est-ce le saint, patriarche ou prophète, solitaire ou docteur,
qui dans son vol, s'est élevé, comme un aigle puissant, jusqu'aux
plus hautes cimes? Mais, n'est-il pas écrit de Marie qu'elle a pos-
sédé la justice dans toute sa plénitude, tandis que les saints n'en
ont reçu que des rayons épars?
Et si, à la gloire qui vient de la vertu vous ajoutez cette autre
gloire incomparable que lui confère sa maternité divine... oh
alors! éclipsez-vous, éclipsez-vous, étoiles du firmament. Dieu a
revêtu sa Mère d'un éclat qui en fait un soleil : Electa ut sol.
Et, en effet, devant elle toute l'éternité s'incline, et lorsqu'au
pied du trône de l'Agneau les martyrs ont jeté leurs palmes et
les vierges leurs couronnes, et lorsque les anges ont brûlé
l'encens dans l'urne des parfums, et lorsque le chœur immense
des élus a chanté l' Alléluia, voyez- vous le ciel tout entier qui se
prosterne devant la mère en redisant aux échos du paradis cette
acclamation de l'amour : Salut, ô notre Reine : Salve, regina.
Et sur la terre, quelle est la reine de l'Église? Les peuples
chrétiens me répondent de toutes les extrémités de l'univers :
c'est Marie.
Voulez-vous compter tous les temples où, debout sur l'autel ,
Marie voit s'agenouiller devant elle la foule recueillie ?
Voulez-vous compter les sanctuaires bâtis au sommet des mon-
tagnes comme des trônes d'où Marie règne sur les cités?
Voulez-vous compter toutes les fêtes qui nous rappellent son
souvenir et s'échelonnent avec des hymnes et des prières , des
lumières et des fleurs sur le chemin parfois si triste de la vie ?
Chose étrange ! L'homme impose son autorité par la force, et
Dieu lui-même, quand il veut entrer dans une âme et en être
adoré, se présente à la porte du cœur avec les menaces et les
promesses de son éternité.
Mais, s'agit-il de Marie? Qu'est-il besoin de force, de promesses
ou de menaces? C'est l'amour qui acclame sa puissance et lui
tresse des couronnes, et comment dire toutes les manifestations
228 MOI* DE MARIE
qu'a inventées l'amour pour exprimera la reine de l'univers, son
humble dépendance?
Qu'est-ce que la cloche dont la voix suave, aux diverses heures
du jour, chante l'Ave Maria?
Qu'est-ce que cette merveilleuse floraison delà piété chrétienne
qui, à tous les âges de l'histoire et sous tous les climats, donne à
Marie ce que le cœur a de plus pur et ce que la science et les arts
ont de plus riche ou de plus gracieux, comme la nature, chaque
année, lui donne au retour du printemps, ses roses et ses lis?
Qu'est-ce que ce peuple de pèlerins qui , bannières aux vents et
cantiques sur les lèvres, gravissent toutes les collines où s'élève,
comme un phare d'espérance aux rivages des mers, quelque
sanctuaire embaumé de pieux souvenirs? C'est l'amour qui pro-
clame la royauté de Marie et la chante dans un concert universel.
Elle est notre Reine, ont dit les sciences : Salve, regina. Et si
vous vouliez recueillir les pages admirables et les apologies im-
mortelles qu'ont écrites les savants de tous les siècles à la gloire
de Marie, vous élèveriez un monument dont le faîte irait toucher
le ciel.
Elle est notre Reine, ont dit les arts: Salve, regina. Et ne
sachant comment exalter ses grandeurs, les poètes ont brisé
leurs lyres, les peintres ont demandé vainement à la nature des
couleurs et au génie des reflets pour reproduire sur la toile ce
chef-d'œuvre de Dieu; toutes les harmonies de la terre se sont
trouvées impuissantes à chanter ses louanges, et l'architecture,
en son honneur, a couvert le sol de ces magnifiques cathédrales
qu'on a si bien nommées des prodiges de pierres.
Elle est notre Reine, ont dit ces grandes âmes que la passion
de la sainteté poussait à la solitude : Salve, regina. Et à l'origine
de tous les ordres religieux nous trouvons Marie posant , comme
l'architecte, les fondements de l'édifice, veillant à l'exécution du
plan divin, arborant au frontispice sa bannière, et prenant ces
saintes légions de la prière et de la pénitence sous la garde de
son amour.
Elle est notre Reine, ont dit les peuples: Salve, regina. Et l'on
peut affirmer de la Mère comme du Fils que tous les peuples lui
ont été donnés en héritage et que son règne est un règne sans fin :
Et regni ejus non erit finis. Quelle est la nation chrétienne qui ne
se place sous son patronage et ne la nomme : Notre-Dame? Quelle
est la nation qui, à l'heure de ses revers, ne l'appelle à son
secours et, au lendemain de ses triomphes, n'aille suspendre à
ses autels son étendard victorieux? Quelle est la nation qui ne lui
dédie les plus belles pages de son histoire et ne perpétue, par
quelque fête ou quelque monument . le souvenir de son inter-
vention ?
NOM DE MARIE
229
S. Etienne, roi de Hongrie, lui voue solennellement ses états.
L'Espagne, après avoir écrasé les Maures, élève à Tolède le temple
de Notre-Dame de la Victoire. La Pologne, en lutte avec les enne-
mis de la foi, court aux armes, en chantant son hymne belli-
queux à la Reine du ciel. Le Portugal lui attribue la défaite de bar-
bares qui, des côtes de l'Afrique, s'étaient précipités sur ses rivages,
et en signe de reconnaissance, se consacre nationalement à Notre-
Dame de Clairvaux-, et Louis XIII, prenant la Bienheureuse et
très glorieuse Vierge Marie pour patronne spéciale du royaume
des lis, dépose entre ses mains son sceptre et sa couronne.
Marie est donc Reine de la terre, et le caractère de sa royauté
c'est d'être universelle. — Ici, pas de fleuves, ni de montagnes, ni
de déserts qui limitent sa puissance ; elle est reine de l'humanité:
Dabo tibi gentes hœreditatem tuam. Et l'humanité le comprend si
bien , qu'à tous les âges et aux situations les plus diverses de la
vie, elle lève vers elle son regard suppliant.
Le petit enfant tend les bras et sourit à son image ; le jeune
homme et la jeune fille lui remettent le gouvernail de leur barque
assaillie par la tempête ; tout chrétien, dans les combats de la
vertu, s'abrite sous son égide, et le vieillard, quand l'abîme se
creuse et la terre lui manque sous les pieds , aime à se retourner,
dans son délaissement, vers Notre-Dame d'espérance.
Dans le ciel, dit l'apôtre , Dieu à partagé sa puissance entre les
saints, et chaque saint a reçu, à la cour de ce grand roi, un mi-
nistère à part : Exinde grattas curationum , opitulationes , guberna-
tiones. Et l'homme, du fond de son exil, s'adresse à ces différentes
médiations, selon les épreuves qui traversent la vie.
Mais , Marie , comme reine , a la mission de venir en aide à tous
les hommes et d'abriter toutes les misères sous les plis de son
manteau royal : Ut de plenitudine ejus accipiant omnes.
Donc, la tristesse a-t-elle obscurci notre front et mis des lar-
mes dans nos yeux? Nous appelons Marie, dit S. Bernard, et
Marie nous console : Tristis invertit consolationem.
Fatigués de la route, sommes-nous tentés de nous arrêter sur
le bord du chemin? Nous invoquons Marie, et elle relève nos
forces abattues : Spem roborat.
La foi semble-t-elle se déraciner? Nous crions vers Marie, et de
sa main puissante elle raffermit l'arbre fortement ébranlé : Fidem
excitât.
La tentation déchaîne-t-elle des tempêtes? Nous appelons Marie,
et son sourire ramène le calme sur les flots.
Aussi, le malade la prie sur son lit de douleur, le soldat sur le
champ de bataille, le pilote quand la vague blanchit d'écume, et
S. Bernard défie les siècles de montrer un seul homme qui ait
poussé vers Marie un cri de détresse sans en être écouté.
230 MOIS DE MARIE
Il n'est pas jusqu'au pécheur qui ne cherche auprès d'elle un
refuge. — Au moment où, séduit par les voix enchanteresses du
dehors, le prodigue s'en va, il est rare qu'il n'emporte avec lui
quelque souvenir de cette douce mère ; et lorsque, écrasé sous le
poids de ses crimes, il n'ose plus regarder le ciel , Marie lui reste
3omme dernière et suprême espérance; et au jour béni du retour,
c'est encore Marie qui fléchit la justice et ramène l'enfant égaré
au foyer paternel .
Faut-il ajouter que, reine du ciel et de la terre, Marie l'est aussi
des enfers ? Et profundum abyssi penetravi. Je poserai des inimitiés
entre toi et la femme, avait dit le Seigneur : Inimicitias ponam inter
te et millier em.
Or, ces inimitiés sont éternelles, et il me semble voir le serpent
infernal se rouler et se tordre au milieu des flammes sous le pied
de la Vierge puissance qui, en nous donnant le salut, a écrasé sa
tête. — Etsavez-vous, dit un auteur, de tous les supplices qu'en-
dure Satan dans les abîmes où l'a précipité la justice quel est le
plus terrible? Est-ce le feu qu'attise la vengeance? Est-ce le ver
rongeur qui, sans trêve, s'attache à sa victime? Est-ce la nuit
ténébreuse qui n'éclaire aucun rayon d'espérance? Est-ce l'éter-
nité qui n'a jamais de soir? Est-ce Dieu qui s'est caché sous des
voiles impénétrables ?
Satan ! c'est l'orgueil, répond un auteur, et il en coûte plus à
cet orgueil vaincu de rester là captif, enchaîné sous les pieds
d'une femme, que d'être éternellement foudroyé par la main puis-
sante de Dieu. — Le souvenir de cette défaîte humiliante le
poursuit; il sait que cette femme, plus terrible qu'une armée
rangée en bataille, déjoue tous ses complots, assure à l'Église ses
victoires, terrasse l'impiété, brise toutes les résistances et lui
arrache des milliers d'âmes dont elle peuple le ciel. — Il le sait, et
la rencontrant avec sa force et sa puissance partout où il déclare
la guerre, il recule épouvanté, frémissant de rage et poussant des
cris de désespoir.
C'est ainsi que la Vierge est appelée Marie : Et nomen Virginis
Maria. — En l'année 1683, les Turcs victorieux s'avançant jusque
sous les murs de Vienne avec une armée de trente mille hommes
les habitants consternés prennent la fuite, l'empereur Léopold Ior
essaie vainement de résister au flot et la ville sans défense va
tomber aux mains de l'ennemi. — Tout à coup voyez-vous appa-
raître ce secours inattendu ? C'est Sobieski, roi de Pologne, qui
accourt, à la tête d'une petite armée. Mais, qu'importe? Le len-
demain, il entend la messe et communie dans le couvent des
Camaldules, et après avoir placé ses soldats sous la protection
de la Mère de Dieu : Marchons, s'écria-t-il , la Vierge nous suivra.
Elle les suivit en effet, et les Turcs, frappés d'une terreur sou-
PRÉSENTATION DE LA VIERGE AU TEMPLE
231
daine, s'enfuyaient en désordre laissant sur le champ de bataille
dix mille morts et le grand étendard de Mahomet, et en souvenir
de ce triomphe qui tenait du miracle le pape Innocent XI instituait
la fête du saint nom de Marie.
La vie chrétienne est une lutte. — Mettons-nous, nous aussi ,
sous la protection de la Reine du ciel; allons à l'ennemi le nom
de Marie sur les lèvres, et dans ce nom sacré nous aurons la
victoire. Amen.
Sixième jour.
LA PRÉSENTATION DE LA SAINTE VIERGE AU TEMPLE
Dilectus meus mihî et ego ML
Mon bienaimé est à moi et je suis à lui.
Marie grandissait en âge dans la maison paternelle, et sem-
blable à la fleur ignorée qui embaume la solitude, elle répandait
dans l'ombre un parfum suave que recueillaient les anges pour
le porter au ciel.
A l'âge de trois ans, une voix plus douce que les célestes
harmonies lui parle mystérieusement au cœur, et cette voix
disait à son âme tranquille comme le temple dans le silence des
nuits : Ecoute, ma fille, prête ton oreille, oublie ton peuple et
la maison de ton père : Obliviscere populum tuum et domum
patris tui.
A cet appel fait dès le point du jour Marie était bien en droit de
répondre : Pourquoi m'arracher, Seigneur, aux baisers de ma
mère 1 Je suis si jeune encore ! Attendez donc que l'arbre ait mûri
son fruit, que la fleur se soit épanouie sur sa tige, que l'épi ait
jauni dans les sillons, et je vous offrirai, comme l'innocent Abel,
un sacrifice de louange.
Eh bien ! Non. Le Seigneur a parlé. Prompte comme Samuel,
elle se lève, et, portée sans doute sur les ailes des anges, elle
s'achemine vers la ville de Jérusalem avec les deux vieillards
dont elle était la plus riche couronne.
S'il faut croire la tradition, devant elle marchaient les vierges
de la tribu de Juda , tenant dans leurs mains des urnes embau-
mées, les descendants de la race de David lui servaient de cortège
et la foule se pressait pour contempler ce spectacle vraiment
digne de l'admiration de la terre et des cieux.
Arrivée dans la cité des rois , nous disent encore les pieuses
légendes, Marie gravit toute seule les degrés du temple et, se
232 MOIS DE MARIE
prosternant devant le grand prêtre, elle se consacra solennel-
lement au Seigneur, tandis que des chœurs invisibles chantaient :
mon bien aimé est à moi, et moi, je suis à lui: Delecius meus
mihi et ego Mi. Si la colombe a son nid dans la solitude, moi,
je veux habiter jour et nuit à l'ombre des autels: Altaria tua,
Domine virtutum. Et Dieu sera mon héritage dans le temps et
dans l'éternité : Pars mec, Deus , in œternum.
Ce qui est certain, c'est que le temple dut tressaillir en voyant
cet enfant s'offrir comme victime à l'aube de la vie, et du haut de
son trône, l'auguste Trinité s'inclina vers la terre pour accueillir
ce sacrifice pur et sans tache, dont je voudrais avec vous savourer
le parfum.
Qu'offre donc Marie au jour de sa présentation? Ofïre-t-elle,
comme les patriarches ses ancêtres, les plus beaux fruits de la
terre et les plus riches épis de la moisson ?
Ofïre-t-elle, selon les prescriptions de la loi et les rites sacrés,
quelque tourterelle dont la voix plaintive rappelle les gémisse-
ments de l'homme courbé sous les foudres du ciel ?
Offre-t-elle un agneau dont la blanche toison symbolise l'inno-
cence ?
Dieu avait déclaré par ses prophètes qu'il rejetait ces victimes
sans prix : Oblationes et holocausta noluisti. Que voulait-il ? Il
voulait le cœur, mais le cœur sans partage, le cœur sans
souillure et surtout le cœur sans retour.
Et l'homme, saisi de crainte, comme Israël au pied du Sinaï,
s'en allait loin de Dieu, portant son cœur à toute créature et le
souillant au contact du monde et du plaisir.
Mais, aujourd'hui, ouvrez-vous, ouvrez-vous, portes du temple :
Attollite portas principes vestras. Et vous, anges du sanctuaire,
voyez-vous cette enfant qui s'avance vers l'autel ou brûle le feu
des holocaustes? Dieu lui a dit à son premier réveil, donne-moi
ton cœur ; et la voilà, pure comme l'aurore : Aurora consurgens ;
radieuse comme le soleil : Electa ut sol ; faisant à Dieu l'hom-
mage d'une vie semblable au jardin fermé, dont aucun passant
ne franchira l'enceinte.
Où trouver, en remontant les siècles, une autre victime dont
l'innocence rappelle si bien la pureté des cieux? Sous la toison
de l'agneau, brillante comme la neige, le Seigneur pouvait encore
découvrir quelque tache. Mais, ici tout est saint. Marie n'a pas
seulement la candeur de l'enfance que l'on compare volontiers à
la limpidité de l'eau jaillissante de la source.
Ne regardez ni son front virginal, ni ses yeux détachés de la
terre, ni ses lèvres brûlantes comme celles des Séraphins...
Allez au cœur. . . Dieu a taillé ce vase insigne dans un marbre
immaculé, et dans ce vase d'honneur est tombée la grâce, comme
PRÉSENTATION DE LA VIERGE AU TEMPLE 233
an fleuve qui déverse par tous les bords : Omni gloria filiœ régis
abintus.
C'est plus que le merveilleux Eden où la nature vierge
s'épanouissait avec toute la fraîcheur de son premier matin.
C'est plus que l'arche d'alliance où Moïse avait enfermé, sous
des voiles brodés d'or, les tables de la loi. C'est plus que le
temple de Salomon, dont l'écrivain sacré ne sait comment décrire
les splendeurs. Le cœur de Marie, c'est réellement le ciel sur la
terre. — 11 y a là les harmonies ravissantes ; les saintes ardeurs
et mieux encore toute la sainteté du paradis.
Or, comme au ciel il n'y a qu'un maître, Marie, en venant au
temple , donne son cœur et le donne tout entier.
Eclairée avant l'âge par la lumière surnaturelle qui a brillé
sur son berceau, Marie a compris que toute existence appartient
à Dieu comme l'arbre à celui qui l'a planté. Elle a compris que
si le fleuve ne peut en même temps descendre et remonter la
pente, il est encore plus difficile que la vie ait deux courants,
dont l'un s'en aille vers le ciel et l'autre vers la terre. Elle a
compris surtout que les objets créés blessent la main qui est
assez imprudente pour s'en faire un appui. Et l'entendez-vous
chanter avec le prophète : que puis-je désirer dans le temps et
dans l'éternité, si ce n'est vous, ô mon Dieu': Qiiid mihiest in cœlo
et a te qaid volui super terram.
Plus tard, l'Église verra surgir, à tous les points de l'espace,
des légions d'âmes qui, prenant les ailes de la colombe, iront
peupler la solitude et repousseront d'une main courageuse le
calice enivrant que le monde approchait de leurs lèvres. Rien de
beau dans l'histoire comme ces multitudes innombrables qui,
semblables à des anges dans un corps mortel , ne touchent la
terre que de l'extrémité du pied, ne veulent ni de la gloire, ni de
la richesse, ni du plaisir et traversent les siècles en jetant à leurs
échos ce cri du Séraphin d'Assise : mon Dieu et mon tout : Deus
meus et omnia.
Mais, à la tête de cette grande armée qui, depuis la Thébaïde
marche à rencontre du vice sous l'étendard de la chasteté ,
regardez bien. . . qui voyez-vous V Marie ! Oui, c'est elle qui, au
jour de sa présentation, a levé en face des peuples la bannière
des Vierges : Adducentur vegi virgines post eam ; et , au tour de
cette bannière, qui a vu tant de combats et non moins de victoires,
se sont pressées et se pressent encore toutes les âmes qui ,
éprises de Dieu, veulent l'aimer, comme Marie, sans partage et
sans retour.
Dans cette longue existence où les événements les plus
étranges viennent creuser leurs sillons, quelle est en effet l'heure
où le cœur de Marie ne batte pour son Dieu?
234 MOIS DE MARIE
Elle l'aime dans cette solitude qu'elle avait choisie au sommet
de la montagne de Sion et dont les bruits lointains de la cité ne
troublaient jamais le silence.
Elle l'aime à l'ombre du tabernacle où son âme sans orage
s'exhalait jour et nuit en prières des Chérubins.
Elle l'aime plus tard dans sa pauvre maison de Nazareth où de
ses yeux ravis elle contemple le Sauveur sous les traits d'un
enfant.
Et quand vient l'épreuve avec les sept glaives de la douleur,
croyez-vous que l'adversité, tombant dans son cœur comme un
flot d'amertume, en éteigne la flamme? Mais, voyez-donc.
Qui porte l'enfant Dieu dans ses bras sur les chemins de l'exil?
Qui le protège et le nourrit sur la terre étrangère?
Qui le cherche avec des pleurs, au lendemain de la pâque solen-
nelle, dans les rues de Jérusalem?
Qui accompagne Jésus-Christ au sommet du Calvaire? Qui reste
debout au pied de la croix, recueillant le sang et comptant les
blessures et les soupirs de la victime sainte ? N'est-ce pas Marie ?
Et après Y Ascension triomphante de son divin fils, que fait elle
dans sa triste solitude? On dirait qu'en remontant vers le ciel
Jésus-Christ a emporté son cœur; et semblable à la plante qui ne
tient plus au sol elle languit. . . elle languit d'amour : Amore lan-
gueo. Et si l'amour la fait vivre, il est également vrai que l'amour
la fait mourir.
Pourra-t-on, ces paroles qui résument toute l'histoire de la
Vierge Marie, les écrire sur notre tombe? Il le faudrait. — A tout
homme qui entre dans la vie Dieu demande le cœur : Prœbe cor
tuum mihi. Il le demande parce que devant lui tout le reste n'est
rien. — Prenez le monde entier depuis le grain de poussière
qu'emporte le vent jusqu'au soleil qui de ses feux éclaire l'univers,
et de la création faites à Dieu, si vous le pouvez, un immense
holocauste. Que lui importe ce sacrifice s'il y manque le cœur?
La création n'est qu'un jeu de sa puissance, et s'il voulait d'autres
mondes, il n'aurait qu'à dire une parole et les mondes accour-
raient à sa voix.
Mais , le cœur c'est l'intell igence , c'est la volonté , c'est l'amour,
c'est tout l'homme, et Dieu veut tellement l'amour de l'homme
qu'il l'a inscrit en tête de sa loi : Diliges Dominum ex tote corde.
Or, parmi ceux qui écoutent cette voix du ciel, les uns ne
viennent qu'à une heure tardive. Semblables au pilote qui ,
oubliant le but de sa traversée, abandonne sa voile à tous les
vents, s'amuse à sondertous les flots et veut interroger toutes les
rives, la plupart des hommes se laissent arrêter, dès les premiers
pas de la vie, par tout ce qui borde le chemin.
L'arbre donne ses fruits à qui veut les cueillir; chaque souffle
PRÉSENTATION DE LA VIERGE AU TEMPLE 235
qui passe incline la fleur à peine éclose et en détache les parfums.
C'est l'âge où le cœur imprudent effeuille ses tendresses. — Et
lorsque, au sortir de ce printemps, la tige se flétrit et l'arbre se
dépouille, que reste-t-il à Dieu? Des branches dénudées qui ne
reverdissent que sous les larmes du repentir. Il manque à ce
sacrifice la pureté de l'aurore et la fraîcheur du matin.
Les autres, tout en offrant à Dieu les prémices du cœur, se
réservent dans l'immolation une part de la victime. Il faudrait,
pour accomplir la loi, arracher courageusement les racines les
plus imperceptibles par lesquelles l'âme tient encore à la terre.
Il faudrait briser le dernier des liens qui retient la volonté captive
et l'arrête dans son vol. Il faudrait garder les avenues de la place
et en défendre l'entrée à tout autre qu'à Dieu.
Et voilà que nous nous enracinons profondément dans la vie;
de chaque créature qui nous éblouit nous nous faisons une nou-
velle chaîne et nous ouvrons le cœur sans défiance à mille affec-
tions qui, sans être coupables, entravent pourtant la liberté.
Où sont les chrétiens qui aillent à Dieu comme les flots à la
mer sans rencontrer de digues ? Où sont les âmes qui planent
au dessus de la terre comme l'aigle au sommet des plus hautes
montagnes? Le monde, pour nous attarder, jette sur notre
chemin des futilités qui nous enchantent, et nous aimons
passionnément tous ces riens dont la beauté trompeuse nous
fascine les yeux, et si par hasard nous résistons à ces séductions
du dehors, alors nous nous aimons nous-mêmes, et au fond du
cœur nous dressons un autel et sur cet autel qu'adorons-nous?
Est-ce Dieu tout seul avec cette grandeur, cette puissance, ces
perfections dont nous trouvons çà et là quelques pâles reflets ?
Non. A côté de Dieu seul digne d'être aimé , il y a une idole, et
cette idole!... C'est moi.
Il est donc rare que notre sacrifice soit un sacrifice complet, et
plus rare encore qu'il soit irrévocable.
En descendant de la montagne où le ciel lui avait dévoilé ses
splendeurs, Pierre s'écrie : Je vous suivrai, Seigneur, partout où
vous irez , à la vie et à la mort : Quocum que ieris. Mais, au lieu
du Thabor nous sommes au Calvaire, et maudit par la foule qui
a dressé la croix, le Sauveur expire dans la souffrance, et dans
l'ignominie. Où est l'apôtre dont l'amour s'affirmait en paroles
brûlantes? Cherchez-le, ses serments n'ont pas tenu devant
l'épreuve, et il s'est enfui.
N'est-ce point là notre histoire? Aujourd'hui, tout est calme
comme la mer dont les ondes sommeillent ; aucun souffle n'agite
le cœur, aucun souvenir ne trouble l'âme et de notre barque im-
mobile sur les flots nous crions au rivage: mon Dieu, je vous
aime
236 MOIS DE MARIE
Mais, voyez-vous ces points noirs qui, se formant à l'horizon ,
présagent la tempête ? C'est une tentation qui éclate soudain
2omme la foudre. — C'est un malheur qui, tombant sur nous à
l'improviste, désoriente l'avenir. — C'est n'importe quel événe-
ment qui assombrit l'existence. — Et alors, que faisons-nous?
Au lieu de saisir le gouvernail d'une main ferme et de lutter
contre la vague, nous nous laissons emporter par le courant.
Que de lâchetés et d'inconstance dans la vie? Que de résolutions
étiolées dans leur germe! Que de promesses semblables à l'arbre
qui jamais ne mûrit ses fruits ! Un grain de sable nous arrête ; un
filet d'eau nous barre le chemin, et dès qu'il faut sortir des sen-
tiers aplanis pour gravir la montagne , nous oublions que l'amour,
transplanté du ciel en terre ne fleurit qu'à l'ombre de la croix.
0 Marie, laissez-moi donc aujourd'hui vous accompagner dans
le temple pour apprendre à votre école le grand mystère de
l'amour. — Et si le monde a défloré mon cœur, faites au moins
que ce cœur, après avoir refleuri dans les larmes, soit à Dieu
sans partage et sans retour jusqu'au dernier soupir. Amen.
Septième jour.
MARIE DANS LE TEMPLE
la habitatione sancta coram ipso mitiistraci.
Je l'ai ssrvi dans sa demeure sainte.
Vous vous demandez sans doute ce que faisait la jeune vierge
de Nazareth dans le silence du temple. C'est le secret du ciel.
L'Evangile ne nous a point dévoilé ce mystère et les docteurs ont
à peine glané quelques épis dans ce riche sillon.
« La première aux veilles saintes, la plus exacte à observer
la loi, la plus humble quoique la plus parfaite parmi les filles de
son âge élevées comme elle à l'ombre de l'autel , elle n'avait
d'autre guide que l'esprit de Dieu », nous dit S. Jérôme.
ce De sa vie pleine de réserve et de gravité, s'exhalait, ajoute
S. Epiphane, une grâce divine : In rébus ejus omnibus multa divi-
ni tus inerat gratia. »
S. Ambroise lui attribue l'intelligence parfaite des textes sacrés,
et, au dire de S. Evode, si grande, si éminente était sa vertu, qu'on
lui permit d'habiter à côté du Propitiatoire, tout près de l'Arche
d'alliance et sous les ailes étendues des chérubins.
Ajoutons, avec quelques pieuses légendes, qu'elle excellait
dans l'art de tisser avec l'or, la laine et la soie, les broderies du
Marie dans le temple 237
sanctuaire, et elle filait le lin avec une délicatesse si exquise,
qu'on en a perpétué le souvenir, en donnant le nom poétique do
Fil de la Vierge à ces duvets aériens d'une éclatante blancheur
qui, le matin, voltigent sur les vallées au souffle de l'automne.
Sa neuvième année fut attristée par le deuil. Le saint vieillard
qui lui avait donné le jour, étant arrivé au terme de sa course ,
Marie dut revenir un instant au foyer paternel pour y pleurer ses
premières larmes. On dit qu'avant de s'endormir du sommeil des
justes, le patriarche eut, comme Jacob, une intuition de l'avenir
et qu'il entendit, dans le lointain des siècles, le chœur immenso
des générations, prosternées devant son enfant, la proclamer
Bienheureuse. — Sa tombe était à peine fermée, qu'elle dut so
rouvrir pour de nouvelles funérailles. A ses cendres, à peino
refroidies, vinrent se mêler, dans la vallée de Josaphat et non
loin de Gethsémani, les cendres de sa vertueuse épouse, et Marie,
l'âme brisée par ces deux grandes douleurs, se hâta de retourner
au temple où Dieu seul pouvait consoler son immense tristesse.
C'est là qu'elle devait vivre jusque à l'âge de quatorze ans, loin
du monde, comme la chaste colombe loin du bruit des cités, ne
connaissant d'autres joies que la paix de la solitude, et consa-
crant à la prière et à la méditation de la loi , les plus fraîches
années d'une vie qui, libre de tout lien, ne tenait plus à la terre.
Pourquoi donc cette longue et profonde retraite dans le silence
et l'oubli? Marie avait-elle à craindre que le monde l'entrainât
dans des sentiers périlleux ou creusât sous ses pieds des abîmes?
Avait-elle à redouter que le serpent revînt , avec l'astuce du pa-
radis terrestre dévoiler à ses yeux des horizons trompeurs? Non
certes 1
En la créant immaculée, Dieu avait affermi sa volonté dans la
justice. Donc, pas d'orage dans son cœur, plus calme que la
nature à ces heures du soir, où de la plaine à la cime des mon-
tagnes aucune feuille ne s'agite. Pas d'illusions dans son esprit,
que le ciel éclairait jour et nuit de sa vive lumière. Pas de révolto
dans son être, semblable à l'instrument harmonieux d'où jamais
ne sort une note discordante. Et tandis que nous, les blessés, les
meurtris , nous portons dans notre nature déchue des passion",
dévoyées qui nous entraînent vers la terre, tout dans cetto
nature virginale a des aspirations sublimes et regarde le ciel.
Et cependant, dès le matin de la vie, Marie craintive court
abriter sa barque dans le port, et là, humble et défiante commo
le pilote qui prévoit la tempête, elle se réfugie sous la garde
de Dieu.
Bien des fois, avec les lévites elle a chanté devant l'autel : Lo
Seigneur est ma force, et quand bien même les flots s'ouvri-
raient pour m'engloutir, si Dieu conduit mes voiles je ne périrai
238 MOIS DE MARIE
pas : Dextera tua suscepit me. Et sa vie dans le temple est une
prière permanente que ne peuvent interrompre ni la nuit ni le
travail des mains.
Quelle leçon !
Le plus précieux de tous les trésors que l'homme possède sur
la terre est sans contredit la pureté du cœur. Voulez-vous en
connaître le prix? Demandez-le aux martyrs, aux solitaires et
à toutes les âmes d'élite qui n'ont pas succombé dans la lutte
des sens.
D'où vient que les martyrs, invincibles en face des bourreaux,
n'ont pas craint d'être broyés comme la grappe sous le pressoir ?
D'où vient que les solitaires sont allés s'ensevelir tout vivants
dans les antres sauvages et au fond de certains déserts dont
jamais l'homme n'avait troublé le silence ?
D'où vient que les saints, au lieu de se laisser bercer molle-
ment par les flots, les ont remontés à force de rames ?
Entendez -les chanter des catacombes jusqu'à nous : Potins
mori quàm fœdari : Mourir! peu nous importe. Mais être souillés 1
Jamais. Et ceux dont le pied a glissé dans quelque fange, par
quelques expiations n'ont-ils pas racheté l'innocence perdue ? Et
comment dire le repentir de Madeleine, la douleur de Laïs et les
larmes d'Augustin ?
D'ailleurs, pourquoi l'enfer s'obstine-t-il à faire le siège de
toute âme qui s'ouvre aux réalités de la vie ?
Pourquoi le monde, détournant la création de sa fin primitive,
a-t-il fait de chaque être une effrayante séduction ?
Pourquoi cette vaste complicité des hommes et des siècles qui
travaillent sans relâche, sur tous les points du monde, à creuser
au vice un lit plus large et plus profond ?
Quel est l'enjeu de cette guerre qui depuis six mille ans ne
connaît pas de trêve? L'enjeu ! C'est l'innocence: et quand l'inno-
cence est vaincue, il y a dans dans l'enfer un long tressail-
lement; comme aussi, chaque fois que l'innocence triomphe, le
ciel est en fête et les chœurs angéliques saluent cette victoire par
les chants de l'éternité.
Où trouver quelque chose de plus ravissant que la génération
des âmes pures? disent nos livres sacrés : quant pulcra est casta
generatis : Belle devant les hommes, elle l'est encore plus devant
Dieu : Apud Deum nota est et apud homines. Et ce sont les chastes
et les vierges que le Seigneur a choisis entre tous les élus pour
faire à son trône une garde d'honneur : Seqnuntur Agnum quoeum-
que cerit.
Mais, si la pureté du cœur est la plus belle des vertus parce
qu'elle transforme la nature humaine et la rapproche de l'ange,
comment dire les périls qu'elle rencontre sur nos sentiers
MARIE DANS LE TEMPLE 239
fangeux? Prenez garde, écrivait l'apôtre saint Paul aux chrétiens
de la primitive église, vous portez l'innocence dans un vase
si fragile que le moindre choc peut le briser : Habemus thesaurum
istum in vasi futilibiis .
Et, en réalité, que faut-il pour ternir la pureté de l'âme et
changer l'or en un plomb vil, comme a dit le poète? Que faut-il?
une pensée qui tout à coup traverse l'esprit sans défiance et y
laisse son empreinte; un désir qui sollicite la volonté surprise et
ne rencontre qu'une molle résistance ; un regard où se reflète je
ne sais quelle image qui attire le cœur, un plaisir qui délecte
les sens et les pousse à la révolte.
La pureté, c'est comme l'eau transparente que troublent quel-
ques grains de sable jetés par la main d'un enfant. C'est comme
la fleur que souille un insecte presque invisible enfermé dans
son calice; ou bien encore c'est la lumière qu'un léger souffle
éteint; et ni l'âge, et ni les vertus péniblement acquisss, et ni
même la solitude dont rien n'éveillent les échos, ne mettent l'in-
nocence à couvert des tempêtes.
Qu'importe que vous ayez marché de très longues années dans
la vie ! A l'extrémité clu chemin, peut encore éclater la foudre.
Qu'importe que vous soyez enracinés dans la justice comme
est enraciné dans le sol l'arbre qui s'incline sous le poids de ses
fruits ! Demain peut se déchaîner tout à coup un orage qui vous
brise.
Et s'il est vrai que la solitude avec la prière est une citadelle
difficile à franchir, n'oublions pas cependant que la tentation
poursuivait les anachorètes aux cheveux blancs jusque dans les
antres de la Thébaïde, et que Jérôme à Bethléem, exténué par
les jeûnes et les veilles, sentait se rallumer le feu de la jeunesse
au souvenir de Rome.
Comment donc rester purs et ne point laisser aux mains de
l'ennemi la robe virginale ? Marie nous l'enseigne dans le
mystère de sa présentation; elle fuit le monde et par la prière
elle se jette dans les bras de Dieu comme l'enfant dans les bras
de sa mère.
Elle fuit le monde, et pourquoi ? Parce que, dit un apôtre, tout
dans le monde est un écueil : lotus mundus in maligno positus est ;
Regardez-la d'ici cette vaste mer que traverse l'humanité... hélas I
que de navires en détresse ! Que de naufrages ! Que d'épaves sur
les flots ! Mais aussi, que d'écueils !
La barque, poussée par le vent, rencontre la pierre que recouvre
la vague, et elle s'y brise... Et la pureté, que rencontre telle dans
le monde ?
Elle rencontre le livre qui, suu^ tous les formats, dévoile dans
un style voluptueux les mystères du vice.
240 MOIS DE MARFE
Elle rencontre le drame qui préconise les folies du cœur et les
fait applaudir par la foule.
Elle rencontre le scandale qui, au lieu de se cacher dans
l'ombre, descend effronté dans la rue et coudoie tous les passants.
Et le plaisir qui revêt toutes les couleurs et par les sens arrive
jusqu'à l'âme dont elle éveille les convoitises ; et la vie mondaine
avec les provocations du luxe, le bruit de ses fêtes et la mollesse
de ses mœurs ; et ce quelque chose de sensuel et d'enivrant qui
est dans l'air, qui nous enveloppe comme un parfum, qui s'ino-
cule en quelque sorte à notre sang et le corrompt dans nos veines. . .
qu'est-ce que tout cela? sinon recueil .
Allez donc imprudemment au milieu de ces écueils, respirez
ces parfums, prenez votre part de ces plaisirs, qu'adviendra-t-il ?
Le lis sera brisé sur sa tige parce que vous ne l'aurez point abrité
contre le vent.
Il y a dans nos livres sacrés une maxime qui, bien méditée,
sauverait toutes les âmes. « Celui qui aime le péril, dit le saint
Esprit, doit nécessairement périr : Qui amat périculum in Mo
peribit. » Tomberiez-vous dans le gouffre si vous ne veniez pas
vous pencher sur ses bords? Le dompteur serait-il dévoré par le
lion s'il n'entrait pas dans la cage de fer où rugit la bête féroce ?
Et le pilote serait-il englouti par les flots s'il gagnait le port
lorsque de l'horizon arrive la tempête ? Qui amat péricolum in Mo
peribit. Eh bien ! Le péril, c'est le monde, et il est impossible
qu'en se jouant avec le monde l'âme ne reçoive aujourd'hui ou
demain une de ces blessures qui lui donnent la mort : Qui amat
periculum in Mo peribit.
Aussi, dans tous les siècles, qu'ont fait les chrétiens dont
l'innocence a embaumé la vie? Les uns, épouvantés de ce déluge
qui couvrait toute la terre de sa fange, se sont enfermés dans
l'arche; et l'arche, c'est le cloître, c'est la solitude. Les voyez-
vous surnager, tandis qu'autour d'eux tout périt ? Ils sont purs ,
ils sont chastes , parce qu'ils ont fui le monde et que le cloître,
comme l'arche du salut, n'est ouvert que du côté du ciel.
Les autres, appelés par la Providence à vivre au milieu de la
corruption générale, ont soin de dresser, comme les villes bâties
sur le bord des fleuves, une digue puissante qui les défende
contre les eaux grossies par les orages , et cette digue qui détourne
le courant, Jésus-Christ l'appelle, dans le saint Evangile : la Vigi-
lance : Vigilate.
Le monde s'agite, et l'on entend le bruit de ses fêtes et l'on voit
la foule des convives qui s'en vont au plaisir. . . Laissez passer,
le flot. Les chrétiens prudents sont derrière la digue , et pendant
que les eaux bourbeuses entraînent des milliers d'âmes, la vigi-
lance les garde et les met à l'abri du péril.
MARIE DANS LE TEMPLE 241
Suffit-il pourtant de veiller pour éloigner la tentation et pour
la repousser victorieusement, lorsqu'elle nous assaille? Le
Seigneur nous répond : veillez et priez ; Vigilate et orate :
Lorsque la sentinelle veille au sommet des remparts et de là
suit tous les mouvements de l'ennemi, à l'intérieur de la place
les assiégés courent aux armes, et se préparent à soutenir
vaillamment l'attaque.
Or, qu'elle est l'arme qui, dans les combats de la vie chrétienne,
assure la victoire? Je n'en connais qu'une seule; et cette arme
que Dieu lui-même a mise entre nos mains, c'est la prière: Orate
ut non intretis in tentationem.
Vous vous étonnez peut être que tant d'hommes soient vaincus
dès le premier choc et qu'ils prennent la fuite sans opposer de
résistance. Voyons. Priaient-il? Non. Ils ne priaient pas; et la
tentation est venue soudaine, audacieuse, opiniâtre... et elle
les a brisés. Voilà tout le mystère.
C'est que la tentation, c'est la force, et nous, nous sommes la
faiblesse; et quand l'enfer, le monde et les passions se liguent
ensemble pour nous assaillir de toutes parts, impossible...
entendez-vous? Impossible de franchir cette triple enceinte, s'il
ne nous arrive du ciel un secours surhumain.
Mais, vienne Dieu ; qu'il se place, selon la parole du prophète,
comme un glaive dans nos mains , un casque sur notre tête et
une cuirasse sur notre poitrine, alors qui sera contre nous? Si
Deus pro nobis quis contra nos ?
« Tu ne parviendras pas à me faire trembler, disait un des plus
illustres sotitaires à Satan qui, pour l'épouvanter, lui apparaissait
sous les formes les plus effrayantes; je ne crains pas, car Dieu
est avec moi. »
Appelé au secours, par ce cri de l'âme qui est la prière, Dieu
arrive avec sa puissance , il revêt de cette puissance invincible
la volonté presque défaillante, et soudain la volonté se relève. . .
la lutte s'engage et quand bien même tout l'enfer serait là, et le
monde et les passions investiraient la place, que peuvent toutes
ces forces ennemies contre une âme qui est revêtue de la force
de Dieu ?
Mettez donc autour du cœur, pour en défendre la pureté, la
vigilance et la prière. Confiez-en surtout la garde à la Vierge
immaculée, et quoiqu'il advienne, vous serez vainqueurs. Amen.
U, TRfeNTS-UNB.
242 MOIS DE MARIE
Huitième iour.
MARIE A NAZARETH
Egredere de domo tua ei cent in terrant
quant monstrabo tibi.
Sors de ta maison et viens dans la
terre que je te montrerai.
Arrivée à l'âge de quatorze ans, Marie dut rentrer dans le
monde, ainsi que les autres vierges d'Israël consacrées au
Seigneur. — Quelle heure désolée! Sortir du temple où elle avait
vécu sous la main et le regard de Dieu comme l'oiseau sous les
ailes de sa mère ! Quitter le sanctuaire où son enfance s'était
écoulée comme certain fleuve au milieu du désert, où jamais
personnene vient troubler ses bords ! Prendre sa barque attachée
depuis si longtemps au rivage et l'abandonner à la merci des
flots!
Encore, si elle avait retrouvé sous le toit paternel les deux
saints vieillards qu'avait placés la Providence auprès de son
berceau! Qui donc la conduira dans ses nouveaux sentiers? Qui
lui rendra, dans son triste abandon, les joies de la famille? Sur
quelle branche la colombe craintive ira-t-elle poser son nid?
Les lévites qui avaient admiré ses vertus, demandèrent au ciel
de manifester sa volonté par quelque signe éclatant ; et le ciel les
entendit, et après un miracle que raconte la légende, Marie fut
unie à Joseph, dont la branche d'amandier refleurit tout à coup sur
l'autel ; et Joseph, l'humble charpentier, descendant comme elle
de la famille de David, Joseph, que le saint Évangile nomme le
Juste, devint son époux devant les hommes en restant, devant
Dieu, le gardien de sa pureté sans tache.
Désormais, où la trouverons-nous? A Nazareth, dans un pauvre
atelier; et que fait-elle dans cette nouvelle solitude? Fille des
patriarches et des rois, elle travaille obscure et cachée comme
l'abeille dans sa ruche, et soumise, dévouée, elle trace l'humble
sillon que lui a confié la Providence.
Et c'est ainsi qu'elle prélude, par l'accomplissement du devoir,
aux choses merveilleuses qui devaient bientôt refléter sur sa vie
d'immortelles splendeurs.
Comme elle, nous avons tous notre tâche à remplir dans le
monde de la nature, aussi bien que dans le monde des âmes,
chaque être a sa vocation, et si vous parcourez de la pensée cette
hiérarchie sans fin, qui va de l'atome imperceptible à l'étoile
radieuse, du cèdre au brin d'herbe, du lion qui rugit dans la
forêt à l'insecte qu'écrase le passant , vous ne trouverez pas même
MARIE A NAZARETH 243
an grain de sable, une feuille, une goutte d'eau qui pe donne sa
note bien distincte dans le concert des siècles.
Le soleil a été créé pour éclairer les mondes et féconder dans
le sol les germes de la vie, et depuis que Dieu, en se jouant, l'a
lancé dans l'espace, c'est toujours lui qui ramène le jour et fait
reverdir les sillons.
A la mer, il a été dit de recevoir dans ses abîmes insondables
les fleuves, dont les eaux tombées du ciel y remontent en nuages
et les fleuves, au terme de leur course, viennent toujours à la
mer sans jamais en combler les gouffres.
L'arbre a reçu la sève, dont l'éclosion donne le fruit, et à l'heure
voulue, sur les branches qu'avait desséchées l'hiver, la sèvo
refleurit.
Mais alors, que dirons-nous de l'homme placé au milieu de la
création pour en être le pontife et le roi ? A-t-il été jeté sur la terre,
celui-là, pour y vivre au hasard? Dieu, en le faisant et si grand
et si beau , n'a-t-il pas dressé devant lui un but déterminé qu'il
doit poursuivre de toute l'activité de son intelligence? Et son
cœur, dont les aspirations franchissent toutes limites, doit-il aller
dans sa fougue comme le coursier qui ne sait où aboutissent les
divers chemins qui s'ouvrent devant lui?
Non. La vocation de l'homme est toute dans ces paroles du
Maître : Cherchez avant tout le royaume du ciel : Quœrite primum
regnum Dei, Libre à lui, sans doute, de s'agiter dans n'importe
quel labeur à la surface de la terre. Libre à lui de présenter habi-
lement sa voile aux souffles qui mènent à la fortune et aux hon-
neurs. Mais, tout cela c'est le temps, et au terme du temps qu'y-
a-t-il ? Il y a, dit le saint Évangile, le royaume de Dieu : Regnum
Dei. Et voilà la fin dernière, le but suprême de la vie.
Seulement, s'il est vrai que, parties des points les plus opposés
de l'horizon, des milliers débarques se croisant sur les flots,
peuvent aborder au même rivage, il est également vrai que mille
chemins conduisent aux rives éternelles, et de là cette diversité
de vocations semblables à autant de sentiers par lesquels passe
l'humanité .
L'un est appelé, comme Moïse, au sommet de la montagne
pour traiter avec Dieu les intérêts des peuples, et l'autre est laissé
dans la plaine où se débattent avec une agitation fébrile les ques-
tions de la terre et du temps.
L'un est attiré par un instinct mystérieux dans le silence du
c'oitre, et l'autre doit rester sur la haute mer au milieu des
tempêtes.
L'un, doué de la science et du génie, se fraie une voie lumi-
neuse, et l'autre vit inconnu dans son obscurité.
L'un est poussé par le ilôt des événements à la richesse ou à la
244 MOIS DE MARIÉ
gloire, et l'autre, malgré son rude labeur, n'atteint jamais
la rive.
De même que sur le champ de bataille tout soldat a son poste,
nous avons tous notre place distincte dans la vie et de ces voca-
tions multiples dépend l'harmonie de la société.
Qu'est-ce, en effet, que la société, si nous étudions en détail sa
vaste et magnifique architecture ? C'est en haut, à la cime, l'auto-
rité qui commande, et en bas l'obéissance qui s'incline devant
la loi.
C'est le savant qui, dans le silence de ses veilles, éclaircit les
mystères que la foule trop affairée n'a pas le temps d'approfondir.
C'est le laboureur dont les sueurs fécondent arrosent les sillons
qu'a creusés la charrue.
C'est l'ouvrier qui, pour gagner son pain , s'incline les longues
heures du jour sur son instrument de labeur.
C'est le soldat qui protège la frontière et veille à la garde des
cités.
C'est tout homme riche ou pauvre, n'importe, qui à sa place
coopère à la marche régulière de la société, comme tout rouage
au fonctionnement de la machine habilement construite pour
mesurer le temps.
Et si de la société civile nous passons à la société chrétienne ,
là aussi ne faut-il pas des prêtres qui enseignent la foule et lui
distribuent les richesses du ciel ?
Ne faut-il pas des docteurs qui, regardant en face la vérité sans
en être éblouis, nous en dévoilent les secrets?
Ne faut-il pas des apôtres qui, armés non du glaive mais de la
croix, aillent conquérir les terres infidèles qu'oppriment le fana
tisme et l'erreur ?
Ne faut-il pas les légions pacifiques du cloître qui se donnent
jusqu'à l'immolation à toutes les infortunes et qui s'interposent
comme victimes entre les crimes de la terre et la justice du ciel ?
Toutes ces vocations, nous dit l'apôtre S. Paul, sont établies
par Dieu même comme sont taillées selon le plan de l'architecte
toutes les pierres qui doivent entrer dans la construction de l'édi
fice : Ipse dédit quosdam apostolos , quosdam autem prophetas, alios
vero évangélitas , alios autem pastores et doctores. C'est lui qui, en
constituant la société, a distribué toutes les parties de ce corps
immense comme c'est lui qui, en créant le monde, a fait des val-
lées et des montagnes, des soleils et des étoiles, des fleuves et
des mers.
De là je conclus qu'il n'est pas de vocation incompatible avec
nos destinées immortelles. En preuve, ouvrons la vie des saints.
Quel est l'arbre, arrosé de la grâce divine qui n'ait donné des
fruits de sainteté? Est-ce la gloire? Mais, comptez tous les rois et
MARIE A NAZARETH 245
toutes les reines qui ont caché sous la pourpre des vertus héroï-
ques et mérité de recevoir sur leur front la couronne des élus.
Est-ce la science? Mais de S. Jérôme à S. Thomas d'Aquin, que
de savants, de philosophes et de docteurs resplendissent au ciel
comme des soleils qui jamais ne se voilent !
Est-ce la richesse? Mais, Jésus-Christ a proclamé bienheureux
le riche qui traverse la fortune sans lui donner son cœur et vous
savez que l'or mis au service du pauvre a les promesses de
l'éternité.
Dans ce peuple de saints qui ont enfin jeté l'ancre au rivage,
regardez bien... N'y-a-t-il pas des laboureurs comme S. Isidore,
des bergères comme St0 Germaine, des soldats comme S. Maurice
et des mendiants comme S. François d'Assise ?
N'y-a-t-il pas des vierges dont l'amour sans partage a gardé
tout son parfum? des épouses qui, vivant au milieu des ruines,
ont relevé de leurs mains le temple démoli? des mères qui, avec
des prières et des pleurs ont sauvé l'âme de leurs enfants? et des
veuves qui se sont santifiées dans la retraite et dans les larmes?
Quelle que soit la place que vous occupiez dans la vie, regardez
encore là haut, et vous trouverez certainement dans la gloire et
le bonheur des justes qui, à la même place, ont porté courageu-
sement le même poids du travail, d'épreuves et de douleurs.
Pensée consolante ! Vous vous désolez quelquefois parce que
la Providence vous a mis, avec une effrayante responsabilité, à
la tête d'une famille, au lieu de vous laisser goûter dans la liberté
du cœur les charmes de la paix.
Il vous semble qu'enchaînée par les préoccupations de la terre,
jamais l'âme ne pourra prendre son vol et planer au dessus de
ce qui passe.
Le monde surtout vous épouvante et vous désespérez d'arriver
sûrement au terme de la route que bordent tant d'abîmes.
Rassurez-vous. Il n'est point d'affaires, ni de luttes ni de périls
qui se dressent devant l'âme comme un obstacle impossible à
franchir, et tout homme dont la grâce aide la volonté peut arriver
au port, à la condition cependant que, fidèle à remplir les
devoirs de son état, il guide bien sa voile et n'abandonne jamais
le gouvenail.
Est-il nécessaire de vous démontrer avec de longs raisonne-
ments que chaque vocation a ses devoirs respectifs comme cha-
que fleur dans un jardin a ses nuances, chaque fruit, sa saveur
et chaque arbre, son feuillage?
Evidemment, autres sont les obligations du prêtre qui a reçu la
mission de défricher le vaste champ des âmes, et autres celles du
simple fidèle qui, dans ce champ où croissent tant d'épines, n'a
qu'à creuser un seul et unique sillon.
246 MOIS DE MARIE
Autres sont les obligations de la jeune fille qui n'a que sa barque
à conduire sur les flots tourmentés, et autres celles de la mère
4ui répond de toute la famille comme le pilote des passagers qui
séjournent à son bord.
Et si le maître doit consacrer la part de puissance qu'il tient
dans les mains au triomphe de la justice et de la vérité, la servi-
teur, lui, doit respecter cette puissance que Dieu couvre de son
ombre.
Que faut-il donc pour conquérir ce royaume des cieux qui
apparait dans le lointain, à l'extrémité de la vie, comme le prix
au terme de la course ? Quœrile primum regnum Dei.
Faut-il prendre le cilice de l'anachorète et en déchirer le corps?
Faut-il quitter le monde et aller dresser sa tente au fond de quel-
que solitude? Faut-il même semer à profusion dans la vie les
œuvres de la piété chrétienne ?
Le maître nous répond : bien des hommes me diront au jour
du jugement : n'est-ce pas en votre nom que nous avons prophé-
tisé, chassé les démons et opéré les prodiges les plus étonnants?
Et cependant je les rejetterai de ma face, et pourquoi? Parce que
ce ne sont pas ceux qui disent: Seigneur, Seigneur, qui entre-
ront au ciel, mais ceux qui font la volonté de Dieu : Sed quijacit
roluntatem patris mei qui in cœlis est.
Or, comment se manifeste en chaque homme la volonté divine ?
Elle se manifeste surtout par le rôle que Dieu lui assigne comme
acteur sur le théâtre où se jouent nos destinées. Lorsque au
premier jour, le Créateur des mondes , prenant la poussière entre
ses mains puissantes, transformait cette vile poussière en étoiles,
en arbres et en fleurs, que voulait-il ? Il voulait que l'étoile brillât
au sein des nuits tranquilles, que la fleur embaumât les brises
du printemps et que l'arbre nous abritât sous son ombre et nous
nourrît de ses fruits, et si l'étoile pâlissait au firmament, et si
la fleur n'avait plus de parfum et si l'arbre ne poussait que des
branches stériles, ces êtres dévoyés ne rempliraient plus les
desseins de la Providence, et Dieu n'aurait qu'à les briser comme
on brise l'instrument qui ne rend plus de son.
Ainsi en est-il des hommes qui viennent tour à tour sur la
scène. En les appelant à la vie, Dieu leur distribue leur rôle et il
leur donne en même temps des aptitudes en rapport avec leurs
destinées. L'un reçoit, en vue de sa vocation et pour atteindre
sa fin, une vaste intelligence et l'autre un grand cœur-, celui-ci
l'énergie du caractère et celui-là des trésors de tendresse et de
dévouement, et c'est ainsi que se révèle la volonté divine.
Supposez donc que, placés providentiellement à n'importe quel
poste, vous y restiez coûte que coûte, disposés à mourir, s'il le
faut, plutôt que de trahir le devoir. . . Là haut, Dieu vous applaudit
ANNONCIATION 247
et avec vos œuvres et vos mérites de chaque jour il vous tresse
la couronne : Et quand viendra l'heure à laquelle on paie à
l'ouvrier son salaire, vous recevrez comme récompense le
royaume du ciel promis à celui qui fait sur la terre la volonté
de Dieu : Qiiijacit voluntatem patris met qui in cϔis est.
Mais, au contraire, lâches ou indifférents, vous n'avez pas
rempli les devoirs de votre vocation. Dieu vous avait donné la
charge d'une famille, et vous n'avez pas élevé chrétiennement
vos enfants. Il vous avait confié la fortune pour secourir les
misères humaines, et vous détournant du pauvre, vous avez jeté
l'or au plaisir et à la vanité. Il vous avait condamnés au travail,
et au lieu de vous incliner sans murmures, vous avez crié à
l'injustice et laissé la haine soulever votre cœur.
Arrivons au dernier jour. Eussiez-vous connu les secrets de
l'avenir comme les prophètes : Eussiez-vous chassé les démons
comme les apôtres ; eussiez-vous multiplié les prodiges comme
les thaumaturges. ». Dieu vous affirme qu'il vous refusera tout
salaire parce que vous n'avez pas fait la journée que vous avez
tracée dans son champ le père de famille. C'est effrayant.
Mais aussi, prenons de toutes les vocations la plus obscure.
Voyez-vous là bas, dans les plaines de Pibrac, cette petite fille à
laquelle le ciel a refusé tous les dons de la nature? Née pauvre
dans une chaumière délabrée, souffrant pendant vingt-deux ans
de la faim et de l'injustice de l'homme, ne trouvant ni pain, ni
repos dans son gite du soir, mourant enfin seule, abandonnée,
sur un lit de sarments — qu'a-t-elle fait dans son horizon
restreint pour mériter que Dieu la tire de la poussière et la place
sur les autels de son Eglise au milieu des applaudissements du
peuple? Résignée dans la souffrance, elle a fait sa journée de
bergère ; voilà tout, et cela suffit pour que les siècles tombent à
genoux devant elle.
Soyons donc fidèles aux devoirs de notre vocation ; et le devoir
accompli dans la grâce et l'amour nous ouvrira le ciel. Amen.
Neuvième jour.
ANNONCIATION
Maria de quà naius est Jésus.
Marie de laquelle est né Jésus.
Marie vivait depuis deux mois, humblement soumise à la loi
du travail, dans la pauvre maison de Nazareth. Un jour, elle
suppliait le Seigneur, avec les patriarches et les prophètes,
248 MOIS DE MARIE
d'envoyer le juste qui devait racheter Israël. Tout à coup, au sein
d'un nuage resplendissant comme un rayon d'or détaché de
l'azur, voyez-vous cet ange qui unit aux grâces de l'innocence
terrestre les splendeurs adoucies de la majesté du ciel ? « Je vous
salue, dit-il, pleine de grâce : Ave, gratia pleina ; Le Seigneur est
avec vous : Dominus tecum ; Vous êtes bénie entre les femmes :
Benedicta tu in mulieribus.
A cette apparition vraiment étrange et en entendant ces paroles
plus étranges encore , que fait Marie? Elle se trouble: Turbata
est in sermone ejus. Pourquoi donc tant d'éloges et d'où peut
venir cette salutation qui lui parle de grandeur: Et cogitabat
qualis esset ista saîutatio.
Et l'ange a repris : Ne craignez rien ; vous avez trouvé grâce
devant Dieu. Voilà que vous concevrez et enfanterez un fils et
vous lui donnerez le nom de Jésus. Il sera grand et on l'appellera
le fils du Très Haut, et le Seigneur Dieu lui donnera le trône de
David son père, et il régnera éternellement sur la maison de
Jacob, et son règne n'aura point de fin : Ecce concilies et paries
filium et vocabis nomen ejus Jesum.
Nouvelles alarmes pour la Vierge si pure ! N'a-t-elle pas fait
de son cœur et de sa vie , dans le temple de Jérusalem , un
holocauste solennel ? Quomodo fiet istud ? Et , pour calmer ses
angoisses, l'ambassadeur divin se hâte d'ajouter : L'Esprit-Saint
surviendra en vous, et la vertu du Très Haut vous couvrira de
son ombre, et c'est pourquoi le saint qui naîtra de vous sera
appelé le fils de Dieu : Quod nascetur ex te sanctum vocabitur
Filius Dei.
Jamais une heure semblable à celle là dans l'histoire de
l'humanité. Le salut du monde est tout entier entre les mains de
Marie et d'un mot de ses lèvres immaculées dépend sa délivrance.
« Dites-le donc ce mot, s'écrie S. Augustin : Responde jam yvirgo
sacra. Ne voyez-vous pas les générations proscrites qui l'im-
plorent à vos pieds? Parlez, ô Vierge, parlez; le ciel est dans
l'attente et la terre désolée vous supplie d'accueillir la parole
de l'ange.
Et Marie s'incline sous la volonté du Très Haut : Ecce ancilla
Domini. Et à l'instant, s'accomplit le mystère d'amour promis à
l'homme tombé depuis quarante siècles ; la justice et la misé-
ricorde s'embrassent , le Verbe descendu de l'éternité s'incarne
dans le sein de la Vierge sans tache , et Marie devient mère de
Dieu.
Tel est dans toute sa vérité le récit de l'Evangile.
A quelques siècles de là, deux cents évêques étaient réunis en
concile dans la ville d'Ephèse. Nestorius, patriarche de Constan
tinople, ayant osé nier la maternité divine , un long cri de rénro-
ANNONCIATION 249
bation avait retenti de l'orient à l'occident, et les juges de la foi ,
réunis pour venger l'insulte faite à la Mère du Sauveur, allaient
décréter le dogme.
Ephèse est en prière. De tous les temples s'élèvent, comme la
voix des granr!^ eaux, les supplications les plus ardentes,
demandant que* la vérité triomphe et que l'erreur soit vaincue, et
lorsque enfin le Concile a défini que Jésus-Christ, né de la
Vierge, étant réellement Dieu, la Vierge sa mère devait être
appelée-. Mère de Dieu... entendez-vous ces acclamations
enthousiastes? La foule se précipite au devant des évêques, elle
jette des fleurs sur leur passage, elle leur brûle de l'encens, elle
dresse des arcs de triomphe ; c'est comme la joie qui suit une
immense victoire ; et depuis ce jour, nous redisons avec l'Eglise :
Sainte Marie, mère de Dieu, priez pour nous: Sancta Maria,
mater Dei, or a pro nobis.
Avez-vous mesuré tout ce qu'il y a de grandeur dans ce titre
incommunicable?
On assure que, dans les déserts de l'Egypte, à mesure qu'on
s'éloigne des pyramides , ces monuments gigantesques, au lieu
de s'abaisser à l'horizon, semblent au contraire se rapprocher
des cieux. Ainsi en est-il de la maternité divine. Contemplée d'ici
bas, cette dignité suréminente s'élève, s'élève encore, et lorsque
je cherche la cime, elle se perd, dit S. Thomas, dans les profon-
deurs de la divinité : Attingit fines deitatis.
Tous les êtres de la création sont échelonnés avec une pro-
gression harmonieuse et par la pensée je vais graduellement du
grain de sable à la montagne , de la goutte d'eau au torrent , du
brin de mousse au cèdre majestueux. Mais, s'agit-il de la mater-
nité de Marie, je ne sais plus ou trouver des termes de compa-
raison, et c'est en vain que je me représente, avec les plus riches
couleurs, toutes les gloires de la terre et toutes les gloires du
ciel; autant le ciel est au dessus de la terre, autant et plus
encore cette grandeur l'emporte sur tout ce qui n'est pas Dieu.
Et Dieu lui-même, tout puissant qu'il est, pouvait-il conférer à
Marie une grandeur plus admirable, une dignité plus éminente
que de la choisir entre toutes les femmes d'Israël pour lui servir
de mère ?
Oui ; Dieu pouvait tirer du néant un soleil plus radieux, des
étoiles plus étincelantes et une terre plus féconde. Il pouvait
donner à la mer des abîmes plus profonds, à la fleur des parfums
plus suave-s et à l'arbre des fruits plus délicieux. Il pouvait, en
créant l'homme, élargir les horizons de son intelligence, creuser
dans son cœur d'autres sources d'amour et réunir dans la struc-
ture, déjà si belle de son corps, toutes les merveilles du monde
matériel. Il pouvait même ajouter sans mesure et sans fin de
250 MOIS DE MARIE
nouvelles grâces aux grâces étonnantes qui étaient déversées
comme un fleuve dans l'âme de Marie.
Mais, pouvait-il faire une mère plus grande, plus élevée que la
très Sainte Vierge? Non, répond S. Bonaventure ; et pourquoi?
Parce que c'est le Fils qui est la grandeur de la mère.
Un orateur célèbre, ayant à louer Philippe, roi de Macédoine,
vanta la noblesse de son origine, l'étendue de sa puissance, le
nombre de ses victoires, et puis... s'interrompant tout à coup...
à quoi bon, s'écria-t-il, tant d'éloges? Philippe a été le père
d'Alexandre ; et c'est tout dire : Hoc iinum tibidixisse sufficiat filium
te habuisse Alex an irum.
Or, regardez bien l'enfant que la Vierge de Nazareth tient dans
ses bras. Est-il seulement un roi, un conquérant, un philosophe?
Est-il un thaumaturge? Est-il un prophète? C'est le créateur du
monde, c'est le maître de l'univers, c'est le Sauveur du genre
humain... C'est Dieu.
Prêtez donc à tous les êtres une voix puissante, et de ces voix
de la terre et du ciel faites en l'honneur de Marie un immense
concert. Réunissez toutes les pages que lui ont dédiées les siècles
et avec ces chefs-d'œuvre de la science et du génie élevez un
monument qui atteigne les nues. Evoquez de la tombe poètes et
artistes, écrivains et orateurs qui ont propagé son culte et dites-
leur de l'exalter tous ensemble en présence du peuple... Quel
beau chant! N'est-ce pas? Quelle magnifique ovation! Quel
triomphe incomparable !
Et pourtant, que sont toutes ces louanges venues, comme
autant d'échos harmonieux , des extrémités les plus lointaines
de l'espace et du temps? Il y a dans le saint Évangile une parole
qui est, à elle seule, le plus sublime de tous les panégyriques:
Maria de quà natus est Jésus; Marie de laquelle est né Jésus.
Voilà qui résume toutes les grandeurs.
Voulez-vous donc savoir pourquoi Dieu a fait en sa faveur des
choses étonnantes et manifesté la force et la puissance de son
bras, comme elle le chantait elle-même dans son hymne inspirée :
Fecit mihi magna qui potens est. Marie a été mère de Dieu: Maria
de quà natus est Jésus. Et alors est-il bien étrange que, seule et par
un privilège unique, elle soit entrée dans la vie sans encourir
l'anathème lancé contre les générations et que devant elle se
soient arrêtées les eaux fangeuses comme autrefois le Jourdain
devant l'arche du Seigneur?
Est-il bien étrange qu'au jour de l'Annonciation, un envoyé
céleste, le front rayonnant d'une immortelle splendeur, la salue
comme sa reine et la proclame pleine de grâces et riche en béné-
dictions par dessus toutes les femmes? Benedicta tu in mulieribus.
Est-il bien étrange que sa chair immaculée n'ait pas connu la
ANNONCIATION 251
corruption de la tombe et que ce lis virginal, à peine incliné sur
sa tige, ait refleuri dans l'éternité?
Est il bien étrange enfin que sa gloire au ciel éclipse toute
gloire et que, sur terre, l'humanité suppliante l'invoque à deux
genoux.
Marie est mère de Dieu ! Et vous vous étonneriez qu'en se
créant une mère, Dieu ne l'ait faite semblable à aucune autre et
qu'il ait mis dans cette création toute sa puissance et toute sa
sagesse, comme l'architecte met tout son génie à construire un
édifice ?
Marie est mère de Dieu ! et Dieu qui est la sainteté ne lui don-
nerait pas, au sortir de ses mains, la pureté de l'ange? Et il livre-
rait la chair innocente dont a été formée sa chair aux horreurs
du sépulcre ! et il ne mettrait pas à son front une couronne plus
brillante que la couronne des élus ?
Marie est mère de Dieu ! et la mère ne partagerait pas la gloire
du fils? Inventez plutôt d'autres privilèges et d'autres grandeurs ;
placez d'autres diamants à son diadème, ajoutez de nouvelles
broderies à son vêtement royal. . . L'esprit humain ne concevra
jamais rien que Dieu n'ait accordé à sa mère.
Et la terre, elle aussi, pourra-t-elle jamais dans son culte de
vénération, de confiance et d'amour, décerner à Marie plus
d'honneurs que n'en mérite une mère de Dieu?
Elle avait dit, l'humble vierge, dans son cantique: toutes les
générations me proclameront bienheureuse : Beatam me decit om-
nés generationes. Et l'oracle s'est accompli. Semblable au grain de
blé qui, d'abord enfoui dans la terre, s'épanouit au soleil en épis
abondants, le culte de Marie, sorti avec l'Église persécutée du
silence et de l'obscurité des catacombes, est devenu comme un
arbre immense dont les rameaux toujours en sève ne perdent ni
les feuilles ni les fruits, et à l'heure où je vous parle, quel est le
coin de terre où cet arbre, que Jésus-Christ a planté, n'ait étendu
ses racines ? Quel est le peuple , conquis à la foi , qu* ne s'abrite
sous son ombre? Marie est partout avec ses temples, ses autels,
ses statues, ses fêtes, ses cantiques et dans Vunivers chrétien,
il n'est pas un écho qui ne chante son nom.
Cela est tellement vrai que les impies se scandalisent ou
feignent de se scandaliser, prétendant que le culte de la mère
amoindrit le culte du fils. Mais, comment ne voient-ils pas que
c'est uniquement à cause du fils que nous vénérons la mère?
Car enfin, quelle est celle que nous prions avec les siècles? Est-
ce la fille des patriarches et des rois? Est-ce la Vierge plus pure
que le lis? Est-ce la chaste épouse du vertueux Joseph? Est-ce la
femme dont la sainteté rayonne commo un soleil devant lequel
toute vertu pâlit? Non. C'est la Mère de Dieu, et la maternité divine
252 MOIS DE MARIE
est la seule raison de notre culte comme elle est le seul principe
de ses grandeurs.
Otez l'enfant Dieu des bras de sa Mère, que reste-t-il? Une
femme dont je connais à peine le berceau et dont la vie ressemble
à certains fleuves qui, dès la source, se perdent sous les sables et
ne reparaissent qu'à la mer. Or, l'Eglise pourra bien inscrire son
nom dans les sacrés dyptiques ; elle pourra lui élever quelque
paît un autel et lui dédier une fête qui chaque année ramènera
son souvenir. Mais, un culte qui embrasse tous les temps et
toutes les nations ! Un culte qui, au lieu de pâlir avec les années
comme un astre vieilli, jette au contraire de plus vives clartés !
Un culte qui s'impose à la science, aux arts, à la poésie et
enfante leurs plus riches inspirations! — Avouons-le, Marie
ne l'a ce culte universel que parce qu'elle est mère de Dieu
L'enfant ne peut être séparé de la mère, et la pensée va naturel-
lement de l'un à l'autre, comme elle va de la fleur à la tige, du
rayon au foyer, du ruisseau à la source. Comment donc montrer
au peuple l'enfant Dieu, sans lui montrer en même temps la
mère qui lui a donné le sang, avec lequel a été payée la rançon
de l'humanité coupable ? Aussi, partout où Jésus-Christ possède
un temple, Marie a son autel, et après avoir adoré le Fils,
instinctivement nous vénérons la mère.
Et ce titre de mère de Dieu, qui explique et motive notre culte,
est enfin le motif de cette confiance sans bornes qui pousse vers
Marie l'innocence et le repentir.
Il est incontestable que Marie est pour le peuple chrétien ce
qu'est la mère pour la famille, un centre d'amour vers lequel
s'en vont tous les cœurs comme les flots s'en vont à l'océan. Nous
l'aimons, nous l'appelons à notre secours lorsque vient la détresse,
nous nous jetons dans ses bras à l'heure du péril, et si le ciel
devient noir, et si Dieu, fatigué de nos ingratitudes , prend dans
ses mains la foudre et menace de nous en écraser, il nous
semble que nous n'avons rien à craindre de la justice pourvu
que Marie nous abrite sous sa miséricorde.
Mais, pourquoi cette confiance qui jamais ne veut désespérer?
Parce que Marie est mère de Dieu. Que voulez-vous? Le peuple,
dans sa foi naïve , a toujours cru et il croira toujours que Dieu
a mis sa puissance entre les mains de sa mère et que la mère
est toute puissante sur le cœur de son Fils. D'un autre côté,
dix-neuf siècles de prodiges, aussi éclatants que le soleil, nous
prouvent que la confiance du peuple chrétien n'a jamais été
trompée. Et alors, où va l'âme en détresse que poursuit la
tentation? Elle va se jeter dans les bras de Marie, et là comme
dans une citadelle imprenable, elle sommeille en paix.
A qui la mère, menacée d'un deuil qui briserait son existence.
L'ANNONCIATION 253
demande-t-elle des miracles ? Elle les demande à Marie , et
souvent la tige inclinée se relève.
A. quel autel portons-nous nos douleurs quand la tristesse nous
écrase, et que le cœur déborde d'amertume? Nous les portons à
l'autel de Marie, et Marie nous console.
Et à ces heures de l'histoire où la justice divine s'appesantit sur
les nations, voyez-vous ces foules suppliantes qui, accourues des
cités les plus lointaines, jettent leurs cantiques aux échos des
montagnes et des vallées et courent à tous les sanctuaires où
Marie se plaît à manifester la puissance de son amour?
Les peuples, comme lésâmes, ont compris qu'il fallait à ia
terre une médiation puissante pour la rapprocher du ciel , et se
souvenant que le Dieu fait homme est tombé de l'éternité dans
les bras d'une mère et qu'à la prière de sa mère il devançait
l'heure de ses miracles... La médiatrice, se sont-ils écrié, la
voilà ! La voilà ! allons à Marie et par la mère nous arriverons
au fils. Et depuis le Calvaire, toutes les générations qui passent
par la vallée des larmes ont les yeux tournés vers elle, espérant
que de cette montagne sainte leur viendra le salut. Croyons-le,
nous aussi. Marie! C'est la puissance, c'est la miséricorde, et
pour tout dire en un mot, c'est la mère de Dieu. Amen.
Dixième jour
L'ANNONCIATION
Ecce ancilla Domini.
Voici la servante du Seigneur.
L'histoire nous raconte qu'une illustre dame romaine, nommé
Cornélie, montrant un jour ses enfants, s'écriait avec un noble
orgueil : voilà mes diamants, mes perles et mes bijoux. Et Rome,
en admiration devant cette mère, lui éleva de son vivant une sta-
tue avec cette unique inscription : Mater Gracchorum, mère des
Gracques.
Mieux que cette femme dont les siècles ont gardé le souvenir,
Marie peut se dresser en face des générations et leur dire en leur
montrant le nouveau né de la crèche : Voilà ma gloire et ma
grandeur. Et nous, en témoignage de notre culte: faut-il lui très
ser des couronnes et déposer sur son front un diadème d'or? Non ;
il suffît d'écrire au frontispice de ses temples et sur le piédestal
qui porte ses statues cette seule parole ; Mère de Dieu.
254 MOIS DE MARIE
« Il y a dans ce mot, dit un auteur, tout un poème que les chœurs
des anges ne pourraient entièrement dérouler durant les siècles
éternels »
Ce mot, ajoute Luther, épuise toute louange et personne ne sau-
rait publier en 1 honneur de Marie des choses plus magnifiques,
eût-il autant de langues qu'il y a de brins d'herbe et de fleurs sur
la terre, de grains de sable dans la mer et d'étoiles au ciel.
L'Évangile, en nous disant que Marie est mère de Dieu, la pose
donc à une hauteur que tous les hommages de l'univers ne peu-
vent atteindre et que ses adorations peuvent seules dépasser.
Et, que répond Marie au message de l'Ange qui lui prédit tant de
gloire? Ecce ancillaDpmini. Voici la servante du Seigneur. Admirez
ce contraste étonnant. D'un côté, un ambassadeur divin qui s'in-
cline devant elle ! Dieu qui, par son envoyé, la salue pleine de
grâce ! la terre et les cieux, qui la supplient de ne pas retarder la
venue du Sauveur ! les destinées de l'humanité remises dans ses
mains!... et de l'autre, à l'annonce de ces grandeurs immenses
Marie qui s'abaisse et se proclame la servante du Seigneur qui l'a
choisie pour sa mère! Vit-on jamais une humilité semblable à
celle-là ?
Il le fallait bien. Dans toute construction, dit saint Augustin,
les fondations doivent être proportionnées à la hauteur de l'édi-
fice : Quanto erit majus œdiftchim, tanto altius fo dit fond amentum.
Or, regardez cette maison d'or, cette tour de David et puis essayez
d'en mesurer la hauteur, qu'est-ce que Marie? Une vierge que
préconisent les patriarches, les prophètes, les justes de l'ancienne
loi et que toutes les générations depuis Bethléem acclament Bien-
heureuse ! Une vierge qui seule s'est épanouie comme un lis
immaculé sur une tige flétrie ! Une vierge qui, choisie dans son
obscurité pour devenir mère de Dieu est tout à coup revêtue d'une
dignité qui met à ses pieds les anges et les hommes, la terre et le
ciel ! Une vierge enfin à laquelle l'éternité prépare un triomphe
que n'obtiendra jamais autre créature humaine!
Voilà le temple avec ses dimensions incommensurables. Quelle
sera la pierre assez forte pour en soutenir le faîte? Laissez Marie
se cacher dans l'ombre, s'ensevelir petite enfant dans l'oubli du
temple et plus tard dans le silence de Nazareth. Laissez-la s'hu-
milier. . . et lorsqu'à un abîme de gloire répondra dans son cœur
un abime d'humilité, alors, Anges du Seigneur, déployez vos
brillantes ailes et venez lui dévoiler les secrets ineffables de
l'avenir. Marie écoutera le récit de ces incompréhensibles magni-
ficences sans qu'un mouvement de complaisance vienne se mêler
à cette étonnante révélation. Tant de lumière ne pourra l'éblouir,
et toujours humble, à Dieu qui l'appelle sa mère : Voici, répondra-
it elle, la servante du Seigneur Ecce ancilla Unmini
L'ANNONCIATION 255
« D'où vous vient, ô Marie, s'écrie S. Bernard,une telle humi-
lité? Unde tibi tanta humilitas? » Oui, par la pureté vous avez
attiré sur vous les regards du Très Haut : Placuit virginitate, mais
c'est l'humilité qui vous a mérité l'honneur de concevoir et d'en-
fanter le Fils unique du Père : Hwnilitate concepit.
Et S. Augustin ajoute : l'humilité de Marie a été l'échelle mysté-
rieuse par laquelle Dieu est descendu jusqu'à l'homme : scalo
cœlestis per quam Dens descendit ad terras.
Cette scène invisible qui se passe dans l'une des plus pauvres
maisons de Nazareth devient ainsi le contre-pied de la scène du
paradis terrestre. Au paradis terrestre, la première femme,
séduite par la flatterie, s'abandonne à un rêve d'orgueil, et Dieu,
pour la châtier, la dépouille des dons précieux qui ornaient son
esprit et son cœur. A Nazareth, Marie s'abaisse, et à cause de cet
abaissement Dieu descend jusqu'à son humble servante et il en
fait sa mère.
Voulez-vous mieux comprendre comment l'humilité profonde
a été, dans le plan de la Providence, le point d'appui des grandeurs
de Marie? Ouvrez l'Évangile... où la trouvez-vous, surtout à
partir du moment où son Fils, sortant de l'obscurité, se présente
à l'admiration du peuple par la puissance de sa doctrine et les mer-
veilles de ses œuvres? Elle est dans l'effacement, et l'on dirait que
Jésus-Christ lui-même la tient volontairement à l'écart... Voyez.
Le Sauveur, distribuant à la vertu ses éloges, vante la foi de la
chananéenne et du centenier. Il affirme que Jean-Baptiste, son
précurseur, est le plus grand des prophètes. Il dit à l'un de ses
apôtres : Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon église. Il
propose le repentir et l'amour de Madeleine à l'admiration des
siècles... Et, que dit-il à sa mère ? une parole dont la fausse piété
se scandalise : femme, qu'y a-t-il de commun entre vous et moi? Et
un jour, quand du sein de la foule une voix, anticipant celle des
siècles futurs, s'élève pour la proclamer bienheureuse : beatus
venter qui te portavit. Jésus-Christ se hâte de détourner cette
louange en faveur de tous ceux qui, écoutant la parole de Dieu,
lui rendent témoignage : Quinino beati qui audiunt verbum Dei et
custodiunt illud.
Marie, est-elle au Thabor où sur la face transfigurée de son Fils
se reflètent du haut du ciel les rayons de la divinité ? Est-elle au
cénacle au moment où l'amour, inventant un dernier prodige,
établit pour se perpétuer jusqu'à la fin des siècles la cène eucha-
ristique? Est-elle à la résurrection avec les saintes femmes qui
baisent les pieds du divin ressuscité ou avec les apôtres qui le
reconnaissent à la fraction du pain et mettent leurs doigts dans
ses plaies adorables! L'Évangile se tait.
Mais, vienne le Calvaire avec ses opprobres et ses douleurs.
256 MOIS DE MARIE
Marie est là. Elle est debout au pied de la croix: Stabat mate,
dolorosa : prenant sa large part de toutes les souffrances et de toutes
les ignominies. Et que devient-elle après avoir descendu la mon-
tagne où du cœur du Fils l'amertume avait rejailli dans le cœur
de la mère ? Les apôtres qui nous ont raconté dans leurs actes la
marche et les progrès de la religion naissante, les premières luttes
et les premières victoires de la foi, ne pouvaient-ils pas nous dire
comment s'éteignit cette vie dont les épreuves avaient égalé les
grandeurs? Ils le pouvaient sans doute. Mais, la Providence vou-
lait que l'obscurité de son berceau enveloppât sa tombe pour
que Marie fût d'autant plus élevée dans le ciel qu'elle avait été
plus oubliée sur la terre : Qui se humiliât exaltabitur.
Or, l'humilité qui a servi de base à la gloire de Marie doit être
également a i principe de la vie chrétienne puisque l'Évangile se
résume tout entier dans cette contradiction sublime : s'abaisser
pour s'élever, se diminuer pour s'agrandir : Qui se humiliât
exaltabitur.
Qu'est-ce, en effet, que la vie chrétienne? C'est Dieu travaillant
dans l'homme avec sa grâce pour transformer notre nature et lui
donner la sève et la fécondité de la vertu. Mai-, Dieu, vous le
savez bien, ne travaille que sur le néant. C'est du néant que sa
parole toute puissante a tiré le monde ; c'est avec les abaissement s
de Bethléem qu'il a commencé l'œuvre de la rédemption, et c'est
avec l'anéantissement du calvaire qu'il l'a consommé sur la
croix.
De même , si vous voulez que dans le cœur, terre inféconde,
germe la vie, que faut-il ? 11 faut que l'homme disparaisse, et qu'in-
timement convaincu de sa misère et de son néant, il s'abandonne
au travail de la grâce divine, comme le sillon à la charrue du
laboureur. Alors Dieu vient et comment dire ses œuvres?
Il vient avec sa lumière qu'il verse à flots dans l'intelligence et
chassant les ténèbres de la nuit obscure il y fait resplendir la
vérité.
Il vient avec sa force; et la volonté si faible, si lâche en face de
la tentation qui la sollicite au plaisir, résiste aux séductions les
plus habiles et les plus violentes omme l'arbre fortement enra-
ciné résiste à l'ouragan.
Il vient avec son amour, et le cœur enchaîné par l'attrait
des vanités qui miroitent à nos yeux, se dégage de ses liens et,
dans son vol hardi, se rapproche du ciel.
Il vient avec sa pureté, et le corps lui-même, dompté par la
grâce, obéit à l'esprit qui l'entraîne avec lui vers des hauteurs
réputées inaccessibles.
Et lorsque à force d'h imilité l'homme se fait néant, que sort-il
rie ce néant de l'hoir: me '
L'ANNONCIATION 257
Il en sort des prophètes devant lesquels l'avenir insondable
soulève tous ses voiles.
Il en sort des thaumaturges qui, revêtus d'une puissance divine
commandent à la création et marquent leur passage clrn ,
l'humanité par des prodiges éclatants qui s'imposent aux néga-
tions obstinées de la raison humaine.
11 en sort des apôtres qui, par les sentiers les plus inarbodables,
s'en vont à la conquête des âmes pour leur porter la vérité dont
ils seront demain, s'il le faut, les témoins et les martyrs.
Et les fondateurs d'ordres religieux qui, devenus chefs et pères
de générations innombrables, ont plus fait à eux seuls pour le vrai
progrès du monde que tous les philosophes, les littérateurs et les
politiques ensemble?
Et les saints tellement grands par leurs vertus qu'il n'en fau-
drait que dix pour empêcher non seulement une cité, mais un
peuple de périr.
Et les chrétiens qui, même sans opérer de miracles, guérissent
tous ceux qui les touchent par le contact de leur vie ?
Qu'est-ce qui a fait ces âmes vriFânteset ces natures héroïques
si élevées au dessus des faiblesses de l'homme? C'est l'humilité.
Prenez tous les saints dont la figure rayonne à travers l'histoire
de l'Église, la grandeur de leurs œuvres a pour mesure la gran-
deur de leurs abaissements et dans nos dix-neuf siècles de chris-
tianisme il n'est aucune vertu qui ai poussé dans un autre sillon
que le sillon de l'humilité.
Mais, par la même raison, il n'est pas de vices et pas d'erreurs
qui ne sortent naturellement de l'orgueil comme les broussailles
d'une terre inculte.
C'est que, en présence de l'orgueil, Dieu retire sa grâce lumi-
neuse et féconde : Deus résistif superbis. Et sans Dieu, et sans la
grâce, que reste-t-il? il ne reste plus que l'homme avec les ténèbres
de l'esprit, et les vices du cœur.
Etudiez le doute et l'impiété , les révoltes contre l'Église, les
guerres contre Dieu, les schismes et les apostasies Qu'y-a-t-il
à l'origine de toutes les négations? 11 y a de l'orgueil qui, préten-
dant ne relever que de lui-même, repousse le mystère et l'incom-
préhensible. Et comme le mystère est partout, dans le créateur et
dans la créature, l'orgueil a tout nié de la terre au ciel , et à force
d'amonceler des ruines dans l'empire des intelligences, il n'est
pas de vérité qui soit restée debout.
Et les passions stériles pour le bien mais fécondes pour le
mal, et les vices incapables de créer, mais puissants pour
détruire, et la corruption des âmes?... quelle est la source qui
en alimente le flot? c'est un fait d'universelle observation, a
dit un orateur, que les grandes chutes de l'esprit emportent les
II TRENTKTROIS
258 MOIS DE MARIE
grandes chutes du cœur et que tout orgueil aboutit à la dépra*
vation des sens.
Y a-t-il des orgueils chastes et vertueux? Peut être répondait-il,
comme il y a des fleuves qui remontent vers leur source. La cou-
ronne de la chasteté tombe de la tête des orgueilleux ; elle ne tient
qu'au front des humbles.
Aussi, lorsque Jésus-Christ a voulu guérir l'homme blessé par
l'orgueil dans son esprit et dans son cœur, le voyez-vous descendre
du ciel dans une étable, de l'infini jusqu'au néant? Examinavit
semetipsum. Et tout le long de son chemin où il descend toujours
jusqu'à ce qu'il ait touché le fond de ses humiliations insonda-
bles, que crie-t-il à l'humanité? Discite a me; apprenez de moi...
quoi donc? à mortifier les sens par le jeûne et les veilles du désert?
A chercher Dieu par la prière dans le recueillement de la solitude
et le calme des nuits? A mépriser l'or qui se rouille et à lui
préférer le royaume des cieux? Non.
Mais alors, Seigneur, que faut-il apprendre à votre école? Est-ce
la charité que vous avez transplantée du ciel sur la terre? Est-ce
la patience et la résignation qui boivent sans murmurer au calice
de l'épreuve? Est-ce surtout la pureté qui donne même au corps
les reflets angéliques ?
Et le Seigneur : apprenez seulement a être humble, et de même
que l'orgueil conduit à tous les vices, de l'humilité naîtront toutes
les vertus comme les rejetons au pied de l'arbre : Discite a me quec
mi lis sum et humilis corde.
L'humanité chrétienne l'a entendu; et tandis que de l'autre côté
du Calvaire, l'écho des siècles païens redit ce cri de l'orgueil :
montons, montons toujours. De ce côté l'écho répète ce cri de
l'humilité : descendons , descendons encore. Et les disciples du
Sauveur descendent avec lui, ils s'abaissent, ils s'ensevelissent
dans leur néant, et c'est dans ce néant que Dieu, le roi des hum-
bles, vient les prendre, comme chantait le prophète David, pour
en faire les chefs et les princes de son éternité : De stercore erigens
pauperem ut collocet eum cum principibus populi sui.
Si donc nous n'avons au cœur ni le zèle des apôtres, ni la foi
des martyrs, ni la pureté des vierges, ni la pénitence des anacho-
rètes, ayons au moins l'humilité, et Dieu qui se plaît à regarder les
humbles s'inclinera vers nous pour nous attirer jusqu'à lui et
nous donner au terme de nos abaissements les joies et la gloire du
ciel. — Amen.
LA VISITATION 259
Onzième jour.
LA VISITATION
Eœurgens Maria abiit in montana cum
festination.
Marie s'en alla en toute hâte vers lea
montagnes.
Dès que l'ange Gabriel fut retourné vers les hauteurs des cieux,
Marie se leva, dit le saint Evangile, et s'en alla en toute hâte à
travers les montagnes, visiter sa cousine Elisabeth qui, bénie
dans sa vieillesse, devait bientôt donner le jour à Jean- Baptiste,
le précurseur du Messie.
Quel long et pénible voyage ! Il faudra parcourir des sentiers
inconnus, s'aventurer sur des routes désertes ; gravir les collines
de la Judée qui séparent Nazareth de la cité d'Hébron ! N'importe .
Elle se lève, et comme si les anges la portaient invisibles dans
l'espace, la voilà sur les chemins solitaires qui conduisent à la
maison de Zacharie. Mais, pourquoi donc se met-elle si prompte-
ment en marche dans la froide saison qu'attristent les tempêtes?
Pourquoi jeune et craintive sort-elle de l'humble retraite où sa
vie s'écoule ignorée sous les voiles du mystère ? Pourquoi, timide
colombe, s'éloigne-t-elle de l'arche dont le silence lui rappelait
les joies et les années du temple ? Il y là, comme la sève sous
l'écorce, une grande vérité qui doit être mise dans tout son jour.
L'impiété ne veut pas comprendre le culte d'intercession que
nous rendons à Marie et qui nous amène confiants à ses pieds
dès que nous voulons attirer sur nous les richesses du ciel.
Or, il se trouve que l'Évangile, aussitôt après avoir raconté sa
maternité divine, nous la présente au jour de la Visitation, en
vertu de cette maternité, comme l'instrument de la miséricorde et
la dispensatrice de la première grâce qu'apportait l'enfant Dieu.
Regardez ces deux femmes dont l'une, courbée sous le poids
des années, représente l'ancienne loi avec ses ombres, ses figures
et ses prophéties, tandis que l'autre, belle comme l'aurore
naissante, représente la loi nouvelle avec ses adorables réalités.
De ces deux femmes qu'un miracle a rendues mères, Elisabeth
porte le Précuseur qui baptisera le peuple dans la pénitence et
lui montrera l'agneau de Dieu, et Marie porte l'Agneau divin dont
le sang doit racheter le monde.
Et dès que la voix de Marie arrive aux oreilles d'Elisabeth,
que se passe-t-il d'étrange et de mystérieux? Un rayon parti du
ciel éclaire Jean-Baptiste dans sa prison ténébreuse, et à cette
lumière l'enfant du prodige a compris que Dieu est là. Et Dieu le
260 MOIS DE MARIE
choisit pour son ange et son apôtre avec la mission de lui
préparer les voies, il le purifie de la souillure originelle, il dévoile
à son âme régénérée les mystères de l'avenir ; et Jean-Baptiste,
à cette révélation, tressaille de joie : Exultavit gaudio infans.
Qu'est-ce que ce tressaillement ineffable? C'est le serviteur qui
salue son maître; c'est le héraut qui proclame son roi; c'est
l'envoyé qui, ne pouvant se servir de ses mains captives ni de
ses lèvres muettes pour annoncer le Sauveur, révèle sa présence
par des joyeux élans : Exultavit gaudio infans.
Et à la suite de cette merveilleuse exultation, entendez-vous
Elisabeth? Animée d'un souffle divin, elle éclate d'une voix si
haute et si forte qu'elle a résonné dans tous les siècles et qu'elle
retentira jusqu'à la fin des temps : Exclamavit voce magna. Et que
dit-elle? Vous êtes bénie entre toutes les femmes et le fruit de
vos entrailles est béni, s'écrie-t-elle avec l'ange: Benedicta tu in
mulieribus et benedictus fructus ventris tut; et, levant le regard
vers le ciel : d'où me vient ce bonheur, ajoute-t-elle, que la mère
de mon Seigneur daigne me visiter? Unde hoc mihi ut veniat mater
Domini met ad me ?
Mais, qui donc lui a révélé le; grand prodige de l'incarnation
accompli dans le secret de la maison de Nazareth? Où a-t-elle
appris que le fruit de la Vierge sera pour tous les peuples un
fruit de grâce et de bénédiction ? Benedictus fructus ventris tui.
Comment sait-elle que Marie est la mère de Dieu? Mater domini
mei. Il suffit qu'elle entende sa voix, nous répond le saint Évan-
gile, et aussitôt elle est remplie de l'esprit prophétique : Repleta
est Spiritu sancto ; et l'histoire du Verbe fait homme se déroule
devant elle comme un drame lumineux.
C'est ainsi que, venu dans le temps pour racheter le monde
coupable, Jésus-Christ commence par Jean-Baptiste l'œuvre de
la rédemption et lui apporte, même avant sa naissance, les
prémices du salut.
Quoi d'étonnant ! Jean-Baptiste était la fin des ombres ou des
figures et le point du jour de la vérité. Il était le lien qui, placé
sur les confins de deux mondes, rattachait les temps anciens
et les temps nouveaux. Le dernier des prophètes et le premier
des apôtres, il était surtout la voix qui devait précéder la parole
éternelle. Vox clamantes in deserto. Comment donc n'aurait-il pas
reçu les premières effusions de la grâce et les premiers rayons
de la lumière, puisque le premier il devait montrer du doigt celui
qui était la grâce et la vérité : Ecce agnus D i.
Seulement, Dieu, qui du haut du ciel envoie au plus ignoré des
êtres de la création la goutte d'eau qui le féconde, ne pouvait-il
pas de loin sanctifier Jean-Baptiste comme d'ailleurs il avait
sanctifié le prophète Jérémie? Oui, sans doute. Mais, il voulait
LA VISITATION 261
lui-même assigner à Marie la place qu'elle occuperait désormais
dans l'économie du christianisme et nous enseigner que toute
grâce, avant de tomber dans les âmes, passerait par les mains
de sa mère.
«Jésus-Christ, dit un auteur fort peu suspect de fanatisme et
d'exagération, veut que sa mère ait part à la naissance spiri-
tuelle de S.Jean, comme elle avait eu part au mystère de l'Incar-
nation. Et, comme S. Jean représente l'Église et tous les élus,
puisqu'on ne peut parvenir au salut que par la voie de la péni-
tence qu'il a préchée aux hommes, Jésus-Christ nous a montré
par là que Marie coopère par sa charité à la naissance spirituelle
de tous les élus et que, lorsqu'il les visite par sa grâce, Marie
les visite par sa charité, en leur obtenant cette grâce par son
intercesssion.
Assurément , c'est l'enfant Dieu , et lui seul , qui purifie son
précurseur. Mais, n'est-ce pas Marie qui le porte, ce Dieu-Enfant,
dans la maison de Zacharie V N'est-ce pas à sa voix que Jean-
Baptiste tressaille et qu'Elisabeth comprend les gloires de sa
maternité? N'est-ce pas elle qui, en gravissant les montagnes,
trace la route où marcheront par la suite les conquérants des
âmes et remplit ainsi la première les sublimes fonctions de
l'apostolat?
Le voyez-vous ce prêtre qui, tenant d'une main la croix et de
l'autre le calice, traverse les mers, et jeté tout à coup au milieu
des peuplades sauvages, franchit les collines, passe les torrents,
s'enfonce dans les solitudes et cherche les brebis perdues dans
les chemins les plus affreux du vice et de l'erreur ? Qu'est-ce que
ce prêtre? C'est un apôtre. Et lorsque le désert aura fleuri, selon
la parole de nos livres sacrés, et lorsque du sang ou tout au
moins des sueurs de l'apôtre aura surgi, comme les gerbes dans
les sillons du laboureur, un peuple de chrétiens, on pourra très
bien dire que l'envoyé de Dieu a converti les terres infidèles.
Tel est le rôle admirable de Marie dans la cité d'Hébron. Celui
qui s'est enfermé dans son sein a dit de lui-même : J'ai apporté le
feu sur la terre et je veux qu'il s'embrase : Ignem veni mittere in
terrant et quid volo misi ut accendatur ? Lève-toi donc, ô Vierge ,
lève toi et sans mesurer la distance, et sans craindre les pénibles
sentiers, va porter ce feu aux âmes qui n'en connaissent point
encore l'éclat et les ardeurs.
Et la Vierge s'est levée, et avec elle le salut entre dans la
maison que sa visite éclaire et sanctifie, et depuis ce jour Marie
n'a jamais cessé d'être, comme nous le chantons dans la liturgie,
la mère de la grâce divine : Mater divinœ gratice.
Nous n'avons qu'un Sauveur; disons-le bien haut afin que l'hé-
résie nous entende ; et ce Sauveur unique, c'est vous, aimable et
262 MOIS DE MARIE
bien-aimé Jésus. Oui, c'est vous qui, armé de la croix comme
David de sa fronde, avez terrassé le géant des enfers. C'est vous
qui, avec le sang du Calvaire , avez guéri les blessures faites à
l'humanité. C'est vous quiètes la pierre fondamentale et tout édi-
fice qui ne repose pas sur cette pierre doit tôt ou tard s'écrouler.
Mais, n'est-il pas rationnel d'admettre que Dieu dispense l'écou-
lement de la grâce à travers les âmes comme il en a fait jaillir la
source ?
« Les dons du Seigneur, dit Bossuet, sont sans repentance; et
puisque une première fois il a voulu que la volonté de la Sainte
Vierge coopérât efficacement à donner Jésus-Christ aux hommes,
ce premier dessein ne change plus et toujours nous recevons
Jésus-Christ par la charité de sa mère. »
Cette doctrine si consolante amoindrirait-elle par hasard la
dignité du Fils ? Il en est de la grâce comme des eaux intarissa-
bles qui entretiennent dans la nature la fraîcheur et la vie. Dieu
seul les verse des nuages que sa Providence amène à l'horizon et
il en remplit les gouffres immenses qu'il a creusés dans les
flancs des montagnes. Puis, l'homme survient avec son travail ,
et aux eaux captives il trace des sentiers qui les amènent en
ruisseaux dans les champs et en fontaines au milieu des cités.
Voilà bien la grâce. Elle a jailli sur le Calvaire au pied de la
croix, et depuis dix-neuf siècles elle coule abondante comme uu
fleuve qui jamais ne s'épuise. Mais, comment se répand-elle dans
l'Église pour en féconder les sillons ? Par quelles voies mysté-
rieuses arrive-t-elle jusqu'aux âmes? La Vierge bénie, nous
répond Benoit XIV, est le canal invisible qui va du ciel à la terre.
Et un autre auteur ajoute : Dans les opérations de la grâce, la
mère est toujours unie à son fils comme elle l'était dans la visite
qu'elle fit à Elisabeth.
Si donc Jésus-Christ est la montagne fertile dont parle le pro-
phète: Mons coagulatus, mons pinguis. Marie est le sentier qui de
la base conduit jusqu'à la cime. Si Jésus-Christ est l'arbre, c'est
Marie qui nous en cueille les fruits ; et enfin si Jésus-Christ est le
ciel , Marie est la porte d'or par laquelle on entre au séjour de la
gloire : Janua cœli.
La sagesse éternelle a réparé toutes les ruines conformément à
l'harmonie ravissante du plan primitif afin que la vie, comme
chante l'Église nous arrivât de la source d'où s'était échappée la
mort : Ut unde mors oriebatnr inde vita resurgeret. Or, que voyons-
nous à la première page de la création? Une femme qui est donnée
à l'homme comme une aide destinée à propager le flot des géné-
rations en leur transmettant une double vie, la vie humaine qui
devait les mettre en rapport avec le monde matériel, et la vie
divine qui devait les rattacher directement à Dieu. Telle était l'har-
LA VISITATION 263
monie primitive. Adam et Eve, le père et la mère des vivants, les
deux racines de l'arbre mille fois séculaire sous lequel l'huma-
nité s'abrite, avaient reçu la mission de nous enfanter pour le
temps et pour l'éternité.
Or, qu'advint-il? Vous le savez ; immédiatement après la chute,
la vie divine remonta d'où elle était descendue, elle remonta vers
Dieu; il ne resta plus à l'homme que la vie naturelle et les géné-
rations sorties de lui reçurent en naissant le germe de la mort.
Franchissons maintenant les siècles; arrivons à l'heure si long-
temps attendue où des abîmes de la miséricorde va surgfr une
nouvelle création. Dieu est-il seul à refaire son ouvrage et à recons-
truire le temple qui s'était écroulé? A cette autre page de notre his-
toire apparaît encore une femme. . . c'est Marie. . . Et que fait-elle ?
Peuples, battez des mains, s'écrie l'Église dans un de ses canti-
ques, une vierge nous a rendu la vie : vitam datam per virginem
gentes redempta plaudite.
Et, comment donc Marie, l'Eve de la nouvelle alliance, a-t-elle
ramené la vie dans le monde où la première Eve avait introduit
la mort? Est-ce uniquement en nous donnant le Sauveur?
Mais, si son intervention finit à la crèche, d'où vient qu'à sa
prière, Jésus-Christ, aux noces de Cana, délie en quelque sorte sa
puissance et devance l'heure de ses grandes manifestations ? D'où
vient qu'après l'avoir tenue à l'écart au moment du triomphe il
l'appelle sur le Calvaire pour l'associer à ses immenses douleurs?
D'où vient qu'en lui montrant les siècles du haut de la croix il
confie à sa tendresse maternelle toutes les âmes dont il avait payé
la rançon? Eccefilius Unis.
C'est que Marie est entrée dans le plan de la rédemption comme
la mère de la vie qui d'un homme fait un enfant de Dieu. Et
tandis qu'ici-bas la mère avec son dévouement vient en aide à
toute la famille dont le père est par son labeur la providence et le
soutien, elle, du haut du ciel, veille sur toutes les âmes qui sont
le prix du sang divin, à chaque âme elle distribue la grâce ou la
vie qu'elle puise aux fontaines du Sauveur, et si par la trans-
mission de la nature humaine, dit S. Bernardin de Sienne, Eve
est la mère de tous les hommes, Marie est parla communication
de la grâce invisible la mère des élus.
Supposons que Marie n'ait aucune part dans le gouvernement
des âmes , comment expliquer cette force secrète et cet instinct
irrésistible qui poussent tous les peuples et tous les siècles à ses
autels?
Comment se fait-il que l'Église l'appelle : le salut des malades :
Sains infirmorum; le refuge des pécheurs: refuginm peccatorum;
l'étoile du nautonnier : Stella matutina; le secours des chrétiens:
anxilium christianorum ?
264 MOIS DE MARIE
Eh quoi ! Marie n'est pas la dispensatrice des grâces, et pourtant,
chaque fois qu'il s'agit d'attirer sur la terre les grâces du ciel,
tous les yeux se tournent vers elle de la vallée des larmes.
Elle n'est pas la mère de la miséricorde, et cependant c'est
auprès d'elle que nous nous réfugions lorsque, au retour de nos
égarements, les vê'ements en lambeaux, les pieds noircis par la
poussière du chemin, nous voulons rentrer sous le toit paternel !
Elle n'est pas la médiatrice puissante, et après dix-neuf siècles
de prières inutiles et de confiance trompée, nous allons encore
lui demander des prodiges !
Laissons dire l'impiété railleuse, et sûrs d'être exaucés, allons
à Marie. Quand la famine désolait l'Egypte, le peuple venait à
Pharaon lui demander du pain, et Pharaon lui distribuait par
l'entremise de Joseph le blé qu'il avait enfermé dans ses greniers.
Eh bien ! Le froment qui nourrit les âmes, c'est la grâce ; le roi
c'est Dieu ; et Marie est le ministre puissant qui distribue aux
âmes le froment de l'éternité. Amen.
Douxième jour
LE MAGNIFICAT
Magnificat anima mta Domlnum*
Mon âme glorifie le Seigneur.
Que répond Marie à la salutation glorieuse d'Elisabeth? Acca.
blée sous le poids de la reconnaissance, elle entonne un cantique
de louanges que S. Ambroise appelle l'extase de son humilité, et
de son cœur brûlant d'amour s'échappe ce cri d'enthousiasme :
Mon âme glorifie le Seigneur et mon esprit a tressailli d'allé-
gresse en Dieu mon Sauveur.
Parcequ'il a regardé la bassesse de sa servante, toutes les
générations me proclameront bienheureuse.
Le Tout Puissant a fait en moi de grandes choses, et son nom
est saint, et sa miséricorde s'étend de génération en génération
sur tous ceux qui le craignent.
Déployant la force de son bras, il a dispersé les orgueilleux,
précipité les puissants du haut de leur trône et élevé les humbles
et les petits.
Il a rassasié ceux qui avaient faim et jeté les riches dans l'in-
digence.
Il s'est souvenu d'Israël son serviteur, selon la miséricordieuse
LE MAGNIFICAT 265
promesse qu'il fît autrefois à nos pères, à Abraham et à sa
postérité.
La voilà l'hymne de la Vierge? Et cette hymne où semble avoir
passé tout le souffle prophétique de David, son royal ancêtre,
l'Église l'a placée dans sa liturgie, et le prêtre la redit chaque jour
à l'office du soir, et le Dimanche, sur tous les points de l'espace
et dans tous les temples du monde catholique , au milieu des
parfums de l'encens, et en face de l'autel resplendissant de
lumière, des milliers de voix chantent en chœur la parole inspirée :
Magnificat anima mea Dominum.
Qu'est-ce donc que ce cantique si riche de magnificence et de
poésie? C'est tout à la fois un chant de reconnaissance et une
vision de l'avenir ou mieux une histoire anticipée du règne de
Jésus-Christ à travers les siècles.
Mon âme glorifie le Seigneur : Magnificat anima mea Dominum.
Mon esprit a tressailli de joie : Et exultavit spiritus meus. Et
pourquoi ces transports ? Pourquoi cette allégresse qui jaillit de
son cœur comme le flot trop à l'étroit dans sa source? Quelle est
la pensée qui tire de ses lèvres comme d'un instrument sonore ,
harmonieux, les plus sublimes accents qu'ait jamais entendus
la terre? C'est que le Tout Puissant a fait en elle des choses si
grandes qu'il a dû déployer toute la force de son bras : Fecit mihi
magna qui potens est.
Quoi de plus juste? N'est-ce pas Dieu qui l'a prédestinée, dans
le plan de sa Providence éternelle, pour la revêtir de son huma-
nité? N'est-ce pas Dieu qui, en la séparant de la corruption uni-
verselle, l'a placée à des hauteurs sublimes au dessus des êtres
maculés et déchus? N'est-ce pas Dieu qui, la créant pour être sa
mère, a mis dans cette arche sainte toutes les richesses du ciel ?
Or, si le soleil doit bénir le Seigneur parce qu'il l'a revêtu de
lumière, et les étoiles parce qu'elles resplendissent au firmament,
et la terre parce qu'il a renfermé dans son sein fécond tous les
germes de la vie: Benedicat terra Dominum. Chante, ô Vierge,
chante tes gloires et tes grandeurs. N'es-tu pas le ciel sans nuages
où s'est enfin levé le soleil de justice? N'es-tu pas l'étoile radieuse
qui précède l'astre du jour? N'es-tu pas la terre bénie, le nouvel
Eden au milieu duquel va s'épanouir brillante sur sa tige la
fleur suave de Jessé? et la Vierge chantait : Magnificat anima mea
Dominum.
Anges du paradis, quittez vos lyres ; Séraphins, suspendez vos
concerts; terre, silence. Ecoutons la douce voix de la colombe
qui retentit pour la première fois dans la vallée des larmes. Vox
turturis audita est in terra nostra. Marie est l'écho du Verbe qui
parle dans son cœur, c'est la harpe qui résonne sous le souffle
de l'Esprit-Saint , et jamais langue aussi pure n'a célébré la
266 MOIS DE MARIE
miséricorde et la puissance du Seigneur : Fecit mint magna qui
potens est.
Il semble que tous les prodiges opérés dans son âme auraient
dû l'éblouir; mais elle sait que Dieu a donné les feuilles à la tige,
les fruits à l'arbre et le parfum au calice de la fleur. Elle sait
qu'au jour de la création, avec la même fange, Dieu a fait la pierre
oubliée dans le lit du torrent et le diamant qui brille sur la tête
des rois. Elle sait qu'en face de Dieu, l'être des êtres, toute gloire
humaine pâlit comme l'étoile quand le soleil se lève... et alors,
l'entendez-vous 's'écrier ? Il a regardé la bassesse de sa servante:
Respexit humilitatem ancillœ suœ.
Quelle parole étonnante! Elle l'avait dite à l'ange qui lui
apportait le message du ciel, et aujourd'hui, non plus dans la
solitude de Nazareth, mais en face des siècles qui l'écoutent, elle
proclame de nouveau son néant : Respexit humilitatem ancillœ suœ.
Et de la sorte, elle condamne les orgueilleux et les ingrats. Les
orgueilleux, qui sont-ils? Ce sont les hommes qui, s'attribuant les
biens de Dieu, s'en font un piédestal pour grandir leur petitesse.
C'est le savant qui se prévaut de la science, le riche de son or,
l'ambitueux des faveurs que lui a prodiguées la fortune. C'est tout
homme qui volontiers dirait comme un certain roi de Babylone :
moi, j'ai trouvé toutes les énigmes qu'a posées la nature à mon
intelligence. Moi, j'ai amassé ces capitaux qui sont le fruit et le sa-
laire de mes labeurs. Moi, j'ai tressé la couronne qui reluit à mon
front. Moi, je me suis fait ce que je suis : Egofeci memetipsum.
Ceux-là oublient la parole de nos livres sacrés : Pourquoi
t'enorgueillir toi qui n'es que cendre et que poussière ? Quid
superbis, terra et cinis; et encore: qu'y a-t-il dans ton être qui ne
vienne de Dieu?
Et les ingrats ? Eh bien ! J'appelle ingrat celui qui vivant du
matin au soir, tout le long de son chemin, sur les fonds inépui-
sables de la Providence , ne lui dit point merci , et plus encore
celui qui de ces dons divins se fait un instrument de vice ou de
plaisir.
Il est raconté dans le saint Évangile que, dix lépreux ayant été
guéris miraculeusement, un seul vint se prosterner aux pieds du
Sauveur et lui dire avec des larmes de joie toute sa reconnais-
sance. Et le Sauveur le regardant poussa cette plainte amère :
les autres, où sont-ils?
Lorsque de son trône Dieu contemple ces millions d'hommes
et surtout de chrétiens qui marchent à la lumière de son soleil,
se nourrissent des fruits de sa terre et récoltent dans les sillons
de la vie ce que lui-même a semé, combien en compte-t-il qui,
tombant à genoux, lui chantent comme l'humble Vierge de
Nazareth ? Vous avez fait pour moi de grandes choses : Fecit mihi
LE MAGNIFICAT 267
magna qui potens est. Combien sont-ils ceux qui glorifient le
Seigneur et tressaillent d'allégresse au souvenir de ses bienfaits?
Hélas! la foule passe comme passe le flot qui court dans ses
deux rives sans jamais se demander d'où sa source jaillit. Elle
se presse, elle se tourmente, elle s'agite comme les vagues au
gré du vent qui les soulève... et au milieu de cette agitation
tumultueuse quels cris entendez-vous ? Des cris de tristesse ou
de joie, des cris de triomphe ou de désespoir, des cris de fêtes ou
de deuil. . . mais, en dehors de nos temples où la voix de l'orgue
se mêle à la voix des lévites, y a-t-il beaucoup d'âmes qui chan-
tent avec la Mère de Dieu, aux heures les plus diverses de la vie,
le magnificat de la reconnaissance?
Prenons garde. L'ingratitude est un vent brûlant qui tarit les
sources de la grâce, et si Dieu n'a pas assez de bénédictions,
dans les trésors de son amour, pour en enrichir les âmes qui
répondent à ses bienfaits par des hymnes de louange, que devien-
nent les orgueilleux et les ingrats? Marie va nous l'apprendre
dans la seconde partie de son cantique.
Placée entre les deux âges de l'humanité qu'elle domine de
toute sa hauteur prophétique, elle plonge son regard dans
l'avenir et que voit-elle? Elle voit les puissants renversés de leurs
trônes : Deposuit potentes de sede; et les humbles, et les petits
élevés en gloire: Et exaltavit humiles. Elle voit les pauvres com-
blés de biens : Esurientes implevit bonis; et les riches appauvris :
Et divites dimisit inanes; et découvrant dans les destinées de
l'univers sa propre destinée/ elle se voit elle-même, l'inconnue,
l'oubliée, entourée d'un culte populaire et d'un amour universel :
Ex hoc beatam me dicent omnes generationes. Et qu'est-ce que cette
prédiction ? C'est toute l'histoire de Jésus-Christ étendant son
règne à travers les âges et les peuples en confondant l'orgueil
par la folie de la croix.
Quelque part qu'il se présente avec son Évangile, Jésus-Christ
rencontre fatalement l'orgueil du cœur, l'orgueil de l'esprit
et l'orgueil de la force. Depuis son apparition dans le monde, il
est en lutte avec cette puissance trois fois satanique, et il faudrait
dérouler sous vos yeux toutes les annales de l'Église pour vous
dire ce que la vérité a dû livrer /le combats et répandre de
sang pour s'emparer des âmes.
Au jour de la Passion, l'orgueil du cœur, c'était le voluptueux
Hérode ; l'orgueil de l'esprit, la synagogue avec ses docteurs, et
la force, le peuple qui demandait la mort du Juste à grands cris.
Plus tard l'orgueil du cœur s'est appelé Mahomet ou Luther;
l'orgueil de l'esprit, Arius ou Voltaire, et la force, tout persécu-
teur, tout Tibère ou Néron qui s'est armé du glaive. Aujourd'hui,
l'orgueil du cœur c'est cette corruption qui a desséché dans la
268 MOIS DE MARIE
société toutes les sourc s de la vie, l'orgueil de l'esprit c'est la
science qui avec les découvertes modernes se flatte de démolir
jusqu'à la dernière assise l'édifice de la foi , et la force c'est le
nombre qui ne veut plus de Dieu.
Or, comment Jésus-Christ a-t-il vaincu cet ennemi formidable ?
Est-ce avec la parole qui s'impose à la multitude et se fait
applaudir ? Est-ce avec l'épée qui brise les nations et déplace
leurs frontières ? Est-ce avec l'habileté qui déjoue tous les
complots et démolit sans secousse et sans bruit les obstacles
qui devaient l'arrêter dans sa marche ?
« Où sont les sages? disait S. Paul. Où sont les docteurs? Où
sont les profonds penseurs de ce siècle? Dieu a convaincu de
folie la sagesse de ce monde. 11 a choisi ce qui était réputé fou
pour confondre les sages et les faibles, pour jeter à terre les
puissants, et ce qui n'est pas pour détruire ce qui est, afin que
nulle chair ne se glorifie devant lui : Et ea quœ non sunt ut ea quœ
sunt destrueret.
Voilà bien Jésus-Christ s'en allant à la conquête des âmes.
Aux savants qui repoussent sa doctrine il envoie pour les amener
à la vérité quelques pêcheurs ignorants qu'il avait arrachés à
leurs barques. A la force qui fait trembler le monde il oppose ,
pour la briser, des vierges et des enfants, et devant la corruption
qui roule si librement sa fange il plante, pour en arrêter le flot...
quoi donc? Une croix de bois !
Et, chose incroyable ! Toutes les passions, même les plus
terribles, ont été vaincues et le cœur humain dompté par la
grâce a trouvé dans sa défaite des attraits et des énergies qui
l'ont élevé jusqu'à Dieu.
Les savants ont été vaincus, et l'Évangile avec ses dogmes
incompréhensibles et ses mystères obscurs est devenu le sym-
bole des nations.
La force a été vaincue, et l'arbre divin , au lieu de tomber sous
les coups de la hache, n'a fait que pousser des racines plus
profondes et des jets plus vigoureux : Dispersit super bos : Deposuit
-patentes de se de.
Cette lutte va se perpétuant dans l'histoire, et toujours ce sont
les mêmes triomphes, et toujours Dieu rassasie avec sa grâce,
son amour et sa vérité les âmes qui ont faim et soif de lumière
et de justice*. Esurientes implevit bonis ; et celles qui se confient
dans leurs vaines pensées, il les abandonne à des passions
contre lesquelles leur volonté se brise , à des désirs qui jamais
ne s'apaisent et à des déceptions qui tourmentent et attristent
la vie : Et divites dimisit inanes.
Et les humbles, qu'en a-t-il fait? Les humbles, les pauvres, les
méconnus, tous ceux que le monde méprise, il les a couronnés
LE MAGNIFICAT 269
de gloire et d'honneur et leur a dressé un trône avec le respect et
la vénération des peuples : Et exaltavit humiles. Et chaque fois
qu'un homme s'abaisse, aussitôt Dieu le relève et le grandit.
C'est François d'Assise, c'est Germaine Cousin, c'est Joseph
Labre, et l'Église ne sait plus quelle fête inventer pour glorifier
devant les hommes tous ces petits qui n'ont aspiré qu'à descendre :
Et exaltavit humiles.
Faut-il, d'ailleurs, un autre exemple que celui de la Vierge
Marie? Le Seigneur, disait-elle, a daigné regarder la bassesse
de sa servante et voilà pourquoi tous les siècles apporteront à
mes autels la louange et l'amour : Ex hoc beatam me dicent omnes
generationes.
N'êtes -vous pas frappés de la sublime audace d'une telle
prophétie faite à de telles heures, sur des lèvres aussi modestes
et dans une si simple entrevue? Comment? Marie est inconnue
de la terre entière ; quoi qu'il y ait du sang royal dans ses-
veines, sa race est une race déchue ; le spectre est sorti de Jucla,
Israël vaincu n'a plus de rois et de la gloire de ses ancêtres il ne
reste à cette vierge de seize ans qu'un lointain souvenir et
pourtant elle ose affirmer que son nom traversera les âges ei
que toutes les langues chanteront ses grandeurs : Beatam me
dicent omnes generationes.
L'oracle s'est-il accompli ? Marie est-elle exaltée ? Son culte
vit-il dans le cœur de tous les peuples? Son nom est-il redit par
tous les échos de l'univers?
Elisabeth s'écrie la première après l'ange du ciel: Vous êtes
bénie entre toutes les femmes : Benedicta tu in mulieribus. Et
depuis que la mère du Précurseur, a entonné ce cantique au
sommet des montagnes de la Judée, pouvez-vous compter toutes
les voix de la terre qui ont envoyé à Marie la même bénédiction?
Ce concert où le bégaiement de l'enfant au berceau se mêle à la
parole expirante du vieillard a-t-il été jamais interrompu ? S'est-
il trouvé, dans la durée des siècles un instant, même dans le
silence des nuits, où quelque âme n'ait murmuré tout bas le
salut de l'Archange ? Benedicta tu in mulieribus. Ne voyez-vous
pas, au contraire, que son culte va toujours grandissant, qu'il
s'épanouit à travers l'histoire en prenant à chaque époque quelque
forme nouvelle et qu'il remplit aujourd'hui l'univers? Beatam me
dicent omnes generationes.
C'est le triomphe de son humilité. Que ferons-nous donc pour
incliner vers nous le ciel? Nous nous abaisserons comme Marie,
nous proclamerons à haute voix que nous sommes les débiteurs
de la divine Providence, et quoiqu'il nous arrive dans la vie»
infortune ou bonheur, joies ou tristesses, nous redirons au fond
du cœur : Magnificat anima mea Dominum. Amen,
270 MOIS DE MARIE
Treizième jour.
VOYAGE A BETHLÉEM
Non erat eis locus in dicersorio.
Il n'y avait point de place pour eux
dans les hôtelleries.
La Providence gouverne le monde par des lois mystérieuses,
et il n'est pas jusqu'aux passions des nommes qui ne servent ses
desseins.
Les prophètes avaient annoncé que le Messie naîtrait à Beth-
léem si bien nommé la maison du pain, puisqu'il devait nourrir
les siècles du pain de sa doctrine et de sa chair adorable cachée
sous les voiles du pain eucharistique.
Pour accomplir cet oracle sacré que fera Dieu? Il va remuer le
monde, et le monde, ne découvrant pas le doigt de Dieu dans ce
mouvement universel, n'y verra que la politique et l'orgueil
d'un César.
En ce temps-là , dit le saint Évangile, parut un édit de l'empereur
Auguste qui ordonnait le dénombrement des habitants de toute la
terre. Le premier dénombrement se fit par Cyrinus, gouverneur
de Syrie, et comme chacun devait être inscrit dans la ville dont
il était originaire, Joseph, descendant de la maison et de la
famille de David, alla de Galilée en Judée, de la ville de Nazareth
à celle de David qui se nommait Bethléem, avec Marie son
épouse qui était à la veille d'enfanter : Ascendit aatem et Joseph de
civitate Nazareth in civitatem David quœ vocatur Bethléem , ut profi-
teretur eum Maria desponsata sibi nxore pregnante .
Suivons des yeux du cœur l'humble Vierge se dirigeant avec
Bon chaste époux vers la cité lointaine où l'esprit de Dieu les
conduit .
Tous les chemins sont encombrés par la foule, et dans cette
foule distraite personne ne se doute qu'avec nos deux saints
voyageurs pauvres et fatigués passe le Désiré qu'attendent les
nations. Mais, vous étiez-là, Anges du ciel ; et vous comptiez tous
leurs pas, et vous recueilliez toutes leurs paroles, et vous adoriez
311 silence le Verbe qui, semblable au soleil levant, allait bientôt
percer la nue, et vous contempliez avec admiration sa jeune mère
dont rien n'effrayait l'amour et ne troublait la paix.
Et pourtant, c'est l'hiver, la saison est rigoureuse, la route
sera pénible; et puis, à Nazareth, Joseph travaille et son travail
les nourrit. A Bethléem, sous quel toit iront-ils s'abriter? Et si
l'enfant qu'elle porte vient à naître durant les jours de l'absence,
VOYAGE A BETHLÉEM 271
loin de la famille et des amis, pourra-t-elle, étrangère, inconnue,
lui trouver un berceau ?
C'est ainsi qu'aurait raisonné la prudence humaine. Mais la
foi et l'amour s'abandonnent à la Providence comme l'enfant à sa
mère, comme l'aveugle à son guide, comme le passager au
pilote qui oriente le navire vers le port. Qu'importe que l'éclair
sillonne l'horizon , que le vent siffle dans les cordages et que les
vagues menaçantes bondissent par dessus le navire comme pour
l'engloutir. Le pilote dirige la voile et le gouvernail ; cela suffit ,
et le passager dort tranquille au bruit de la tourmente.
De même, toute âme qui a mis sa voile entre les mains de Dieu.
Les événements les plus inattendus traversent son existence et
déconcertent tous ses plans. Pourquoi cette épreuve qui tout
à coup vient assombrir le ciel? Pourquoi ces espérances qui
s'écroulent au moment où l'édifice touchait à son couronnement!
Pourquoi ces ingratitudes ou ces trahisons qui désenchantent le
cœur et l'emplissent d'amertume? Pourquoi ces délaissements de
la grâce où il semble que la volonté, sans appui, va succomber
dans la lutte? C'est un mystère.
Mais, sous les voiles du mystère, l'âme découvre Dieu qui
fait tout mouvoir à son gré pour l'exécution de ses plans éternels;
et alors, que le ciel se couvre de nuages, que le sol tremble, que
les créatures l'abandonnent, qu'autour d'elle il n'y ait plus que
des ruines. . . humble et soumise, elle suit sans aucune défiance
la main invisible qui la conduit.
Voilà Marie. Hier, l'ange Gabriel lui a fait de la part de Dieu
une révélation aussi étrange qu'elle était pleine de grandeurs , et
elle a cru cette parole incompréhensible. Aujourd'hui, lorsqu'il
lui faudrait attendre dans le calme de la solitude l'heure si proche
de la Promesse, survient un édit qui la condamne à un départ
précipité.. . C'est toujours Dieu qui parle. . . et Dieu, s'il le veut,
ne peut-il pas aplanir devant elle les montagnes, combler les
vallées, détourner les torrents et commander à ses anges de la
porter sans fatigue sur leurs ailes? Laissons-la donc obéir.
Que se passa-t-il pendant ce voyage vers la cité de David ?
« L'âme, dit S. Bernard, est portée par celui qu'elle porte et
ailleurs il est écrit : L'amour rapproche les distances et jette un
pont sur les abîmes qu'il semblait impossible de franchir. Or, de
Nazareth à Bethléem, Marie porte Jésus ; et Jésus, c'est la toute
puissance qui tient les mondes suspendus dans l'espace. Serait-il
incroyable que, mettant sa puissance au service de sa mère, il
lui ait adouci les fatigues du chemin?
Et, s'il n'a rien fait pour abréger ou pour aplanir ses sentiers,
Marie! c'était l'amour... et l'amour a-t-il peur du travail V
Compte-t-il les sueurs? Mesure-t-il la longueur de la route? 11
272 MOIS DE MARIE
donne des ailes, dit un pieux auteur : Amans volât ; et soulevée
déterre, la volonté plus hardie que l'oiseau planant dans les
airs ne rencontre aucune cime qu'elle ne puisse franchir.
Ainsi portée ou par l'amour ou par la main invisible de Dieu ,
Marie arrive à Bethléem. Si elle était entrée dans l'antique cité
des rois, entourée du faste qui annonce la richesse, toutes les
maisons se seraient ouvertes pour lui offrir l'hospitalité. Mais,
elle est pauvre, Joseph est un ouvrier; et les voyez-vous s'en
aller de porte en porte, tout couverts de la poussière du chemin...
et personne qui consente à les accueillir.
O Bethléem , ne sais-tu pas ce qu'a dit le prophète, que de tes
murs sortirait le salut d'Israël : Ex te mihi egredietur qui sit
dominator in Israël ; Eh bien ! Le salut ! Le voilà ! Prépare donc
un triomphe à celui qui vient à toi comme le Béni du Seigneur:
Benedictus qui venit ; et chante à sa mère comme autrefois à
Judith : Vous êies la gloire de Jérusalem : Tu gloria Jérusalem ;
vous êtes la joie d'Israël : Tu lœtitia Israël ; Vous êtes l'honneur
de votre peuple : Tu honorificentiœ populi nostri*
Mais, il était pareillement écrit que le Messie viendrait au
milieu des siens et que les siens ne le connaîtraient pas. . . et au
terme de ce pénible voyage, devant la mère et l'enfant aucune
porte ne s'ouvre : Non erat eis locus in diversoris.
Cela nous étonne, et cependant après dix-neuf siècles de
catholicisme pendant lesquels l'Évangile a pénétré forcément les
institutions et les mœurs, si Jésus-Christ descendait visiblement
dans nos rues où les passions et les intérêts se heurtent et s'il
frappait à chacune de nos portes... voyons... quelle est celle
qui s'ouvrirait ?
Est-ce la porte de l'impie qui , rejetant la foi de son baptême ,
s'est écrié, dans le délire de l'orgueil ou la dépravation du cœur
il n'y a point de Dieu.
Est-ce la porte du libre-penseur qui, aveuglé par la haine, a
banni tout signe religieux de son existence et n'en veut plus ni
au berceau de ses nouveaux-nés, ni au chevet de ses mourants,
ni à la tombe de ses morts ?
Est-ce la porte de l'indifférent qui, tout aux affaires ou aux
plaisirs, ne comprend pas quelle place Dieu pourrait occuper
dans sa vie?
Qui ouvrirait à Jésus-Christ?
Est-ce l'orgueilleux qui, renfermé en lui-même dans une com-
plaisance lâche et une satisfaction insensée, s'admire, s'exalte et
finit par s'adorer?
Est-ce l'homme qui, livré aux souffles de la cupidité, ne voit plus
que la matière et se faisant de l'argent ou de l'or un fétiche, pros-
terne au pied de cette idole tout ce qu'il pouvait avoir de grandeurs?
VOYAGE A BETHLÉEM 273
Est-ce le voluptueux qui, se détachant de Dieu, retombe sur
lui-même, et de chute en chute, à force de descendre, arrive aux
derniers abîmes de la dégradation?
Et nous, aurions-nous hâte d'accueillir Jésus-Christ comme on
accueille un ami fidèle, à l'heure du retour ? Mais, il frappa, le
Sauveur aimable, et il nous déclare dans le saint Évangile qu'il
n'est occupé qu'à frapper à la porte des cœurs : Eccesto ad ostium
etpulso. Ecoutez bien.
Cette parole qui, mille fois entendue c'était évanouie dans l'es-
pace et qui aujourd'hui s'obstine à vous poursuivre comme un
écho qui ne veut pas se taire ! c'est Dieu qui frappe : Ecce sto ad
ostium et pulso.
Cette voix qui, montant des dernières profondeurs de l'âme,
vous reproche vos défaillances et vous appelle à des luttes et à
des sacrifices dont la seule pensée vous effraie! C'est Dieu qui
frappe: Ecce sto ad ostium et pulso.
Ce coup h attendu qui a fait tomber de vos mains la coupe
dont vous respiriez les parfums enivrants ! c'est Dieu qui frappe :
Ecce sto ad ostium et pulso.
Il frappe au cœur du pécheur par le remords qui s'attache â
son âme et trouble la joie de ses fêtes et le calme de ses nuits.
Il frappe au cœur de l'impie par le spectacle des vertus chré-
tiennes qui dépassent les forces humaines et trahissent ainsi
l'action de sa puissance.
Il frappe au cœur de l'indifférent par des secousses providen-
tielles où disparaît la main de l'homme, et au cœur du juste il
frappe par les inspirations de la grâce qui met dans son âme des
élans généreux et l'attire vers les plus hauts sommets.
Mais, l'impie le repousse, le pécheur refuse de l'entendre, l'in-
différent lui répond : tu reviendras demain, et le juste lui-même,
combien de fois laisse-t-il Jésus-Christ à la porte du cœur où
germent des désirs qui jamais ne s'épanouissent : Non erat eis
locus in diversoris.
Ne trouvant aucun asile dans Bethléem où les étrangers
étaient accourus de toutes parts, Marie et Joseph durent donc se
retirer, hors de la ville, dans une grotte qui abritait les bergers et
les troupeaux pendant les nuits d'hiver.
Eh quoi ! Les rois habitent dans des palais dont les marbres
richement ciselés sont tout ruisselants d'or. Les riches ont des
demeures qui éblouissent par la magnificence et les splendeurs
du luxe. Le pauvre lui-même a son toit qu'il peuple de rêves et
de souvenirs. Et Marie, pour se reposer des fatigues du voyage,
n'a qu'une étable ouverte à tous les vents! Et Dieu qui a placé
son trône au milieu des nuées resplendissantes est forcé de des
cendre dans ce réduit abandonné !
H. T&EKTE-C1NQ.
274 MOIS DE MARIE
Quelle nouvelle épreuve pour la foi de cette mère ! Il y a neuf
mois à peine l'ange lui disait : l'enfant qui naîtra de vous sera
grand, on l'appellera le Fils du Très-Haut ; Dieu lui donnera le
trône de David, il régnera dans la maison de Jacob et son règne
n'aura point de fin. Et la voilà sur le seuil d'une étable !
Les prophètes avaient aussi annoncé qu'il serait grand, qu'il
serait fort, qu'il serait le prince de la paix, l'ange du grand con-
seil, le père du siècle futur, ils avaient prédit que toutes le?
nations lui seraient données en héritage, que devant lui les rois
se prosterneraient pour baiser la poussière, qu'à son nom tout
genou fléchirait au ciel, sur laterre et dans les enfers, et ce désiré
des peuples, et ce Dominateur dés nations va naître dans la plus
affreuse indigence !
N'importe. La foi de Marie n'en est point ébranlée. Peut-être
que pour la consoler Dieu lui montra l'avenir; et qu'était-ce que
cet avenir ? C'étaient les générations chrétiennes qui accouraient
à l'étable comme au berceau, d'où la foi s'est levée sur le monde
C'étaient l'Europe qui s'ébranlait, les nations en armes qui pas-
saient les mers pour défendre la crèche du Sauveur et l'arracher
aux mains des infidèles. C'étaient les lampes d'or qu'avaient
envoyées les rois, et les rois eux-mêmes agenouillés, selon la
parole du prophète, à la place désormais sacrée où naquit
l'Enfant-Dieu.
Et voilà ce que deviennent l'intelligence et le cœur lorsque
Fâme s'ouvre enfin à la grâce.
Hier, l'intelligence n'était que ténèbres. De même qu'au sein de
la nuit obscure le voyageur s'égare dans des chemins que rien
n'éclaire, l'homme dont la grâce n'illuminait pas les sentiers, se
perdait dans les systèmes absurdes et les folles utopies de la
libre-pensée. Mais, la grâce est venue, et la grâce, c'est la
lumière, et à cette lumière d'en haut, les ombres se sont dissipés
et l'incroyant, revenu de ses erreurs, a salué avec des transports
d'allégresse la vérité qu'il ne connaissait pas.
Hier, la volonté déracinée s'inclinait sans aucune résistance
sous tous les souffles de la conviction. Et aujourd'hui, d'où vient
qu'elle brave toutes les tempêtes et que les séductions les plus
irrésistibles ne peuvent pas l'ébranler? C'est que la grâce a
franchi les avenues de l'âme que gardaient les passions , et la
grâce, c'est la force.
Hier, le cœur ravagé par le vice comme un champ que traverse
le fleuve débordé était pauvre, plus pauvre que l'étable de
Bethléem, et l'on aurait dit un sanctuaire en ruines ou bien
encore une ville prise d'assaut et dévastée par le vainqueur.
Voyez-vous aujourd'hui la riche maison qui se lève et le désert
devenu comme une plaine féconde où chaque vertu donne sa
LA NAISSANCE DE NOTRE-SEIGNEUR 275
fleur? Voyez-vous le temple rajeuni et la cité debout sans que
paraisse une seule brèche? La grâce victorieuse s'est emparé du
cœur, et la grâce, c'est la vie.
Qui n'a point vu ces merveilles? Elles reviennent à toutes les
pages de l'histoire des saints. Le cœur sans Dieu; quelle pau-
vreté ! quelle étable ! Rappelez-vous Madeleine et les scandales de
Jérusalem, Augustin et les erreurs de sa jeunesse; ou pour
mieux dire, rappelez-vous tout homme qu'ont emporté loin de
Dieu le vice et l'impiété comme la tempête emporte le navire
loin du port, et vous aurez Bethléem avant la nuit solennelle où
naquit le Sauveur.
Mais, Bethléem sanctifiée par la présence visible de Dieu, c'est
l'illustre pénitente que le repentir pousse au fond d'un désert,
c'est le pontife qui, revenu à la foi de sa mère, met à la défendre
toute la puissance de son génie, c'est l'orgueilleux qui s'abaisse,
le voluptueux qui triomphe de la chair, l'avare qui brise son
veau d'or, c'est n'importe quel pécheur qui adore le lendemain
ce qu'il brûlait la veille.
Ouvrez donc à Jésus-Christ et à sa sainte mère afin qu'il ne
soit point dit de vous comme de Bethléem, la ville inhospitalière :
Non erat eis locus in diversoris. De son côté, Jésus-Christ nous
ouvrira son cœur, et Marie, à l'heure de la mort, vous ouvrira le
ciel. Amen,
Quatorzième jour.
LA NAISSANCE DE NOTRE-SEIGNEUR
Et peperii filium suum et pannis eum insoloit
et reclinaoit eum in prœsepio.
Elle enveloppa de langes son nouveau-né
et le déposa dans la crèche.
Il était dit dans nos livres sacrés : Lorsque toute la création
fera silence et que l'astre des nuits sera parvenu au milieu de sa
course, votre parole puissante descendra, Seigneur, de son
éternité.
Or, la voici cette nuit à jamais mémorable qui devait être,
selon la parole du prophète, plus brillante, plus lumineuse que
le jour : Et nox sicut dies illuminabitur.
Marie, adorant au fond du cœur les desseins de la Providence
est entrée sans plainte, sans murmure, dans l'étable de Bethléem .
276 MOIS DE MARIE
C'est le vingt-cinq décembre et l'an quatre mille quatre de la
création du monde. Au dehors, pas de bruit, la ville sommeille,
le firmament rayonne, il semble que les étoiles n'ont jamais eu
tant de splendeur, et l'on dirait qu'au plus haut des airs chantent
des voix inconnues à la terre. Les temps sont accomplis.
Recueillons-nous.
La Vierge a été ravie par l'amour dans une extase sublime
et au terme de cette contemplation pendant laquelle son âme
s'était élevée jusqu'au ciel, nous avions un Sauveur : Natus est
vobis hodie Salvator.
Accourez, ô brûlants Séraphins, prenez vos harpes et vos lyres
et saluez par des concerts d'allégresse l'enfant qui nous est
envoyé. Et tandis que les célestes phalanges entonnent au
dessus de la crèche l'hymne de la gloire et de la paix : Gloria in
excelsis Deo ; Marie prend Jésus dans ses bras, elle l'enveloppe
de langes : Pannis eum involvit ; elle le couche sur la paille :
Reclinavit eum in jprœse pie ; et tombant à genoux, l'entendez-vous
s'écrier : Comment vous nommerai-je, ô merveilleux enfant? Faut-
il vous appeler mon fils? Mais, vous êtes le Verbe que les anges
contemplent aux siècles éternels. Faut-il vous appeler mon Dieu ?
Mais, vous êtes la chair de ma chair, vous êtes mon sang et ma
vie. Faut-il vous appeler une simple créature ? Mais , les prophètes
ont annoncé que vous étiez le maître de la terre et des cieux. O
contraste ineffable ! Le ciel est votre trône , et je vous berce sur
mes genoux ! D'une main vous portez l'univers, et je vous tiens
tout petit sur mon cœur ! Vous donnez à l'homme le pain qui le
nourrit, et moi, je vous donne mon lait !
Quelle scène ravissante ! Marie couvre son enfant de ses
chastes baisers et de ses douces larmes et sachant très bien que
Dieu est là caché sous la faiblesse et l'indigence, elle l'adore.
Elle adore la puissance et la grandeur anéanties. Elle adore
Pamour qui, pour attirer l'humanité craintive, prend les traits de
l'enfance. Elle adore la justice qui, du ciel, précipite la grande
victime sur la paille de la crèche, en attendant qu'elle la cloue
sur la croix.
C'est la première adoration que reçoit l'Homme-Dieu en entrant
dans la vie. Demain, les bergers viendront à l'étable et ils se
prosterneront devant le Messie qui a voilé sa majesté sous des
langes. Les mages viendront à leur tour et ils déposeront à
ses pieds leurs riches diadèmes. Tout le long des siècles, le
peuple chrétien courant à ses autels, lui brûlera de l'encens.
Mais, que sont tous les hommages de la terre à côté des adora-
tions que lui offrit sa mère dans son humble berceau ? Où trouver
une humilité plus profonde, un amour plus ardent et plus pur et
surtout une foi plus vive à la présence réelle du Sauveur?
LA NAISSANCE DE NOTRE - SEIGNEUR 277
Qu'est-ce, en effet, que ce petit enfant qui grelotte sur la paille
glacée? Approchez-vous et regardez bien, c'est la faiblesse, la
souffrance et la pauvreté. C'est l'homme, mais l'homme humilié,
descendu au dernier degré de l'abaissement et n'ayant qu'une
pierre pour y poser sa tête alors que les oiseaux sommeillent
dans leurs nids. Quel est le signe extérieur qui nous révèle Dieu?
Où donc est cette puissance qui semait dans l'espace des
mondes lumineux et creusait à la mer des gouffres infranchis -
sables? Où est cette majesté qui ébranlait les montagnes et
mettait en feu les cimes de Sinaï? Où est cette gloire dont le
soleil éblouissant n'est qu'un pâle reflet ? Et cette immensité
plus à l'étroit dans nos horizons infinis que l'océan dans ses
abîmes; et cette Providence qui se déverse à chaque heure sur
tous les êtres de la création en richesses inépuisables. . . Tout a
disparu, et qu'apparaît-il aux regards de Marie? Une étable , une
crèche, un peu de paille, des langes, un enfant qui a déjà sa part
des souffrances et des larmes !
Et malgré ces ombres à travers lesquelles ne perce aucun
rayon qui annonce la divinité, Marie croit et elle adore. L'ange
lui a dit : celui qui naîtra de vous sera le Fils du Très Haut:
Filius altissimi vocabitur. Qu'importe que les apparences donnent
à cette affirmation du ciel un étrange démenti ! Qu'importent les
nuages qui passent devant le soleil et voilent son éclat ! Elle a
la parole de Dieu, et cette parole lui suffît.
A trente-trois ans de là , Jésus-Christ qui s'était rapetissé à la
crèche jusqu'à la taille d'un enfant, opérait un prodige plus
incompréhensible.
(( Vos pères, disait-il au peuple qui l'avait suivi dans le désert,
ont mangé la manne et ils sont morts : Patres vestri manducaverunt
manna in deserto et mortui sunt. Mais, moi je suis le pain vivant :
Ego sunt partis vivus, et quiconque mangera de ce pain vivra pour
l'éternité : vivet in œternum.
Aces mots, le peuple s'étonne; et le Sauveur d'ajouter : ma
chair est véritablement une nourriture, mon sang est réellement
un breuvage, et celui qui mange ma chair et celui qui boit mon
sang a la vie éternelle: Habet vitam œternam. Et la foule lui
répond, scandalisée de ce langage si clair et si précis ! Comment
nous donnerez-vous votre chair à manger et votre sang à boire?
Quomodo potes: hic nobis carnem suam dare ad manducandum ?
Attendons. I\ous sommes au cénacle, la veille de cette passion
douloureuse qui devait se terminer au Calvaire. Jésus-Christ
prend du pain, il le bénit et le distribue à ses apôtres en leur
disant : Ceci est mon corps : Hoc est corpus meum; et bénissant le
calice : buvez, leur dit-il, ceci est mon sang qui sera bientôt
répandu pou^ le salut du monde : Hic calix sanguinis met.
278 MOIS DE MARIE
Le miracle était accompli; et par une invention qui l'emporte
sur toutes les autres inventions de son amour, Jésus-Christ
s'était fait nourriture, il s'était fait breuvage et, descendant, plus
bas qu'au jour de son incarnation, il avait caché sa gloire sous
les apparences du pain.
La crèche, ! Le tabernacle ! De ces deux mystères, quel est le
plus étonnant?
A la crèche, il n'y a qu'un enfant étendu sur la paille, c'est
vrai; et si les anges, à l'heure de sa naissance, ne l'avaient point
annoncé à la terre par de saintes harmonies, jamais personne
n'aurait pu croire que cet enfant était Dieu.
Au tabernacle, je ne vois pas même l'humanité : Latet simul et
humanistas. Dieu et l'homme se sont complètement effacés. Au
lieu de la vie, c'est le silence et l'immobilité de la mort, et il ne
faut rien moins que l'affirmation solennelle de l'Église et dix-
neuf siècles de foi pour que je découvre l'homme et Dieu sous
des dehors trompeurs.
A la crèche, quelque pauvres que soient les langes dont Marie
a revêtu son Jésus, ce sont pourtant des langes.
Au tabernacle, y a-t-il réellement du pain? Non. Dès que le
prêtre a prononcé la formulesacramentelle, la substance du
pain disparaît, et quoique les sens croient apercevoir et toucher
du pain, il n'en reste que les espèces mystiques.
A la crèche, de célestes concerts chantent la gloire et la paix et
une étoile plus brillante que les autres étoiles annonce à des
rois venus des légions lointaines le berceau du nouveau-né.
Au tabernacle, en dehors des heures du sacrifice et des
grandes solennités, toutes les voix se taisent ; on dirait le désert,
et. à la place de l'étoile qui resplendit au firmament, c'est la
petite lampe du sanctuaire qui projette sur l'autel sa pâle et
mystérieuse clarté.
A la crèche, le Sauveur n'est point seul. Près de lui, comme
les séraphins de l'arche, se tiennent Marie et Joseph -, Marie, la
foi, la pureté et l'amour ! Joseph, le dévouement et l'humilité !
Au tabernacle, quel abandon et quelle solitude ! « Les voix de
Sion pleurent, disait autrefois un prophète, parce qu'on ne vient
plus à ses solennités ses prêtres gémissent , ses vierges sont
désolées et Jérusalem est plongée dans un océan d'amertume. »
Or, l'Église n-a-t-elle pas à pleurer et le prêtre à gémir en voyant
si peu, si peu d'adorateurs autour du trône eucharistique?
Le peuple juif, infidèle à ses serments, avait oublié le Dieu qui
l'avait tiré de la solitude et il se prosternait devant les idoles des
nations étrangères. Seul, Tobie continuait à se rendre au temple
de Jérusalem, remarque l'historien sacré, et dans cette immense
défection, il ne cessait pas d'adorer le Seigneur,
LA NAISSANCE DE NOTRE-SEIGNEUR 279
Eh bien ! Après ces éclatantes manifestations de l'amour divin
qui se nomment l'étable de Bethléem, le Cénacle et le Calvaire,
où sont les âmes qui du tabernacle passent leur Thabor et ne
veuillent plus descendre de la sainte montagne?
Sait-on bien dans le monde passionné pour les affaires et les
plaisirs que Jésus-Christ habite réellement au milieu de nos cités
et qu'il réside jour et nuit sous sa tente royale? Le sait-on? Et,
si le monde croit encore à la présence eucharistique, d'où vient
que Jésus-Christ est seul ?
Lorsque par la voix de la cloche il appelle le peuple au pied de
ses autels, combien sont-ils ceux qui lui répondent : nous voici?
A peine quelques âmes fidèles; et le grand nombre, et l'immense
majorité ne connaît plus le chemin qui conduit à nos temples.
Entrons dans la maison du Maître à ce moment qui suit le
milieu du jour et qui précède son déclin, combien comptez -vous
d'adorateurs devant le tabernacle?
Hélas 1 la foule se presse bruyante et tumultueuse dans la rue,
elle va et vient comme le flux et le reflux de la mer. Et Jésus-
Christ est seul 1
Dans le palais des rois, de nombreux courtisans s'agitent
autour de ces majestés de la terre qui s'enivrent des hommages
de leurs adulateurs. Et Jésus-Christ est seul !
Les invités accourent aux salons du riche qui leur promet des
fêtes et des concerts -, la bourse est envahie par les spéculateurs
qui ont la soif de l'or; les désœuvrés se précipitent au rendez-
vous du plaisir ; et Jésus-Christ est seul !
Le pauvre, dans sa mansarde, a des enfants qui lui sourient :
le malade, sur sa couche, a des amis qui visitent sa souffrance,
l'exilé lui-même rencontre parfois sur la plage étrangère quel-
qu'un qui lui parle de la patrie absente ; et Jésus-Christ est seul !
Oui, plus seul au tabernacle qu'il ne l'était à la crèche où Mario
et Joseph, les yeux constamment fixés sur ce divin enfant,
l'entourent à genoux de respect et d'amour. Et cependant, si la
crèche est le prélude de l'amour divin , le tabernacle en est le
dénouement sublime.
Jésus-Christ, venu dans le temps, est né une seule fois de Ta
Vierge Marie. Et depuis la dernière Cène, tous les jours, au
moment où s'offre le sacrifice eucharistique, le ciel s'abaisse
au niveau de la terre et il naît en quelque sorte entre les mains
du prêtre comme il naquit à Bethléem.
Jésus-Christ est né réellement en un seul lieu de l'univers et
dans une humble bourgade de la Judée. Et le tabernacle , où
est-il ? Quel est le coin de terre le plus ignoré du monde catho-
lique où ne s'élève un temple, et dans ce temple un autel, et sur
cet autel un tabernacle ? Et le Sauveur est là comme un prisonnier
280 MOIS DE MARIE
enchaîné par l'amour. Il est dans la riche basilique dont la flèche
dorée resplendit au soleil. Il est dans le modeste sanctuaire qui
disparaît sous les branches touffues. Il est au milieu des grandes
cités qui demandent aux arts des richesses et des chefs d'œuvre
pour orner sa demeure et là bas au fond de la solitude où le
sauvage lui fait un dôme sacré avec les lianes du désert. Il est
avec les nations qui acclament son règne et ne veulent d'autres
lois que l'Évangile pour les guider dans la vie, et malgré leurs
révoltes il reste avec les peuples qui le mettent à la porte de leurs
institutions. Il y est pendant les heures du jour quand les voix
du monde bourdonnent au dehors comme les abeilles dans leurs
ruches, et il est encore pendant les nuits silencieuses où pas un
léger bruit ne trouble le calme de la nature.
Et que fait-il dans sa prison eucharistique? A la crèche il se
donna comme Sauveur : Natus est vobis salvator. Et au tabernacle,
il se donne comme nourriture à toutes les âmes saintement affa-
mées. Les bergers et les mages durent se contenter de l'adorer
dans ses abaissements et ils n'emportèrent que son sourire. Maïs,
voyez-vous le tabernacle qui s'ouvre? Le prêtre a découvert le
calice, il a pris dans ses mains l'hostie. . . et maintenant, appro-
chez de la table sacrée, vous tous qui avez faim et soif, venez ;
riches et pauvres, justes et pécheurs purifiés par le repentir,
venez sans crainte, et lorsque vous aurez mangé le pain du
miracle figuré par la manne du désert, vous pourrez chanter
avec le prophète : Hœreditas mea prœclara est mihi. Où trouver un
héritage plus magnifique que le mien ? Le riche a de l'or, le savant
a la science, les rois ont la couronne, quelques uns ont la
gloire. . . et moi, j'ai Dieu,. . . je le porte dans mon cœur -, et tandis
que dans le ciel les élus le contemplent face à face, moi, sur la
terre je le mange et je le bois? Hœreditas mea prœclara es mihi!
Comprenez- vous après cela l'indifférence, la froideur et l'oubli?
Des chrétiens qui vivent à l'ombre de nos temples sans se douter
que Dieu réside sous les voûtes du sanctuaire ! Des chrétiens qui
entrent dans nos églises comme dans la maison d'un étranger et
ne saluent pas même l'hôte du tabernacle ! Des chrétiens qui
meurent d'ination lorsqu'ils ont à l'autel le pain qui donne la vie 1
O Marie! obtenez-nous la foi vive à la présence réelle du Sau-
veur, obtenez-nous l'amour et faites que nous adorions Jésus
Hostie comme vous avez adoré Jésus enfant. Amen.
LA PURIFICATION 281
Quinzième jour
LA PURIFICATION
Postquam impleii sunt dies purgationis ejut
secundum legem Moisi, luierwxt Ulwn in
Jérusalem.
Le temps de la purification de Marie étant
accompli, selon la loi de Moïse, ils
portèrent l'enfant à Jérusalem.
D'après la loi de Moïse, toute femme, qui avait mis un enfant
au monde, devait être séparée des choses saintes jusqu'au jour
de sa purification légale qui était le quarante-unième après la
naissance d'un fils, et le quatre-vingt-unième après la naissance
d'une fille. Le temps écoulé, la mère se présentait au temple et
elle offrait au Seigneur un sacrifice d'action de grâces et d'expia-
tion. Comme holocauste de reconnaissance, c'était un jeune
agneau ; comme expiation, une tourterelle ou bien une colombe;
et si elle était pauvre, seulement deux colombes ou deux tour-
terelles.
En souvenir de cette nuit mémorable pendant laquelle l'ange
exterminateur avait frappé les premiers nés des Egyptiens sans
toucher aux enfants des Hébreux, Dieu avait également ordonné
à tous les Israélites de lui consacrer les aînés de chaque famille
qui pouvaient être cependant rachetés par cinq sicles d'argent ,
au poids du sanctuaire.
Ces deux lois obligent-elles Marie?
Que les autres mères, au lendemain d'un enfantement doulou-
reux, fussent purifiées par un rite sacré, je le comprends. Cette
cérémonie religieuse leur rappelait que les souffrances de la
maternité sont le châtiment du péché commis au paradis ter-
restre: in dolore paries Jîlios\ qu'avec une vie souillée dans sa
source, elles transmettaient à leurs enfants le germe de toutes
les convoitises : in peccatis concepit me mater; et qu'au moment
où Dieu met à leurs fronts le diadème des mères, elles perdaient
aussitôt la couronne des vierges.
Mais, alors, ô Marie, pourquoi montez-vous les degrés du
temple tenant d'une main votre enfant et de l'autre les colombes
de l'holocauste et de l'expiation? N'êtes-vous pas le sanctuaire
auguste que le divin architecte a revêtu au dedans comme au
dehors d'innocence et de sainteté? N'êtes-vous pas la femme
bénie entre toutes les femmes sur laquelle n'est point tombé
il'anathème des premiers jours ? N'est-ce pas la vertu seule du
'Très-Haut qui par le plus étonnant de tous les miracles, a formé
282 MOIS DE MARIE
l'humanité du Verbe dans votre sein virginal, sans que la main
de l'homme parût dans ce chef-d'œuvre?
Une vierge se purifier ! Mais blanchit-on la neige au sommet
des montagnes ou le lis immaculé qui embaume les brises du
matin? Or, Marie n'est-elle pas plus blanche que la neige, plus
immaculée que le lis? Et, la maternité divine n'a-t-elle pas pro-
jeté une nouvelle lumière sur son âme sans tache, au lieu d'en
voiler ou d'en ternir l'éclat? matris integritatem non minuit, sed
sacravit.
Et Jésus, et son fils, pourquoi l'offrir au Seigneur comme une
simple créature et le racheter avec l'offrande des indigents? 0
mère, avez-vous oublié qu'il est lui-même le roi des siècles et le
créateur des mondes? Ne savez-vous pas qu'il est venu dans le
temps pour racheter de la servitude l'humanité déchue? Et alors
même que vous pourriez jeter dans la balance et la terre et le
ciel, cela suffirait-il pour payer sa rançon?
Il est vrai que la loi de la purification s'adressait à toutes les
mères et que le peuple se serait étonné si Marie n'était pas allée,
comme les autres femmes d'Israël, se prosterner en face du
grand prêtre. Mais, elle n'avait qu'à se présenter sur le seuil du
temple et à dire à la foule : il y a quatre mille ans que vous
attendez le Messie promis à vos pères, eh bien ! regardez ce
Messie figuré par les patriarches et annoncé par les prophètes,
le voilà. Un ange, descendu du ciel, est venu à Nazareth
m'annoncer que je serai sa mère, et je l'ai enfanté dans une
étable, à Bethléem, et des voix célestes ont chanté sa naissance,
et sous ses langes, des bergers ont reconnu leur Sauveur, et
conduits à la crèche par une étoile mystérieuse, les rois des
nations étrangères l'ont adoré dans son pauvre berceau.
A ces mots, qu'aurait fait le peuple? Il aurait battu des mains,
tressailli de joie, entonné le cantique de la reconnaissance, et
prenant l'enfant des bras de la mère, il se serait écrié comme
plus tard sur les chemins de Jérusalem recouverts de palmes et
de rameaux fleuris : Benedictus qui venit in nomini Domini; béni
celui qui aujourd'hui nous arrive au nom du Seigneur.
Il semble même que, si Marie pouvait cacher sa gloire et sa
dignité de mère, il ne lui était pas permis de cacher la gloire et
la dignité de son fils. Car enfin, elle seule connaît avec Joseph
les merveilles qui se sont accomplies en secret, loin du regard
des hommes, et, si elle se tait, comment saura-t-on que ce petit
enfant est le fils de Dieu et non point le fils du charpentier? Qui
manifestera au monde cette lumière éternelle cachée sous des
voiles obscurs? Qui lui montrera sous des dehors si trompeurs
l'Attente et le Désiré des nations.
Mais, impossible de révéler la grandeur de Jésus sans que la
LA PURIFICATION 283
foule proclame bienheureuse celle qui l'a porté : Beatus venter qui
te portavit. Et, laissant à Dieu l'heure qu'il a lui-même choisie
pour dévoiler ce grand, cet ineffable mystère, elle entre silen-
cieuse dans le temple.
Parmi ce peuple dont elle traverse le flot, qui se doute des
privilèges insignes dont elle est merveilleusement enrichie? Qui
soupçonne, en la voyant passer, quelle est cette nouvelle créa-
tion dont avait parlé le prophète: Creavit Dominus novum super
terram. Le signe le plus éclatant de la puissance divine : Ipse
dabit vobis signum\ et la vierge qui, restant toujours vierge, doit
enfanter l'Emmanuel : ecce virgo concipied et pariet filium.
Puisqu'elle offre sur l'autel le sacrifice et l'hostie de l'expia-
tion, évidemment elle n'est qu'une femme en tout semblable
aux femmes de Juda. Elle a donc sa part de la chute et de l'ana-
thème, et l'enfant qu'elle a mis au monde n'est qu'un enfant
d'Adam, conçu dans la déchéance et né dans la douleur.
C'est ainsi que, dans ce mystère de la Purification, en se
soumettant aux plus humiliantes prescriptions de la loi, Marie
rabat toutes ses grandeurs et immole toutes ses gloires.
Sa gloire ! C'est la virginité qu'elle a promise au Seigneur dans
la solitude et la ferveur du temple. Jeune, timide, elle ose parle-
menter avec un ange, refusant d'accepter le message divin si
elle ne doit pas garder son pacte solennel. Et aujourd'hui, elle
obéit à une loi faite uniquement pour les femmes que la nature,
et non le miracle, a rendues fécondes.
Sa gloire! C'est la maternité divine; et aujourd'hui, tandis
qu'elle offre son nouveau-né dont elle paie, à la façon des
pauvres, la modeste rançon, personne ne peut se douter que
son enfant est Dieu.
Sa gloire? C'est Jésus. Voilà son bien-aimé, son trésor, sa vie,
son âme et son tout. Et, cette fleur détachée miraculeusement de
sa tige, elle l'apporte anjourd'hui sur l'autel, en attendant que,
trente trois ans plus tard , elle l'attache à la croix.
Que nous apprend donc l'auguste Vierge dans cette circons-
tance de sa vie si simple en apparence et si sublime en réalité?
Est-ce l'obéissance à la loi divine? Est-ce l'humilité qui ensevelit
dans le secret tout ce qui pourrait exciter l'admiration des créa-
tures? Oui, sans doute, mais ce que je veux recueillir et admirer,
c'est le sacrifice qui est le signe extérieur et le signe le plus
authentique de l'amour.
Dieu n'impose qu'aux âmes d'élite les grandes immolations, et
ce n'est qu'à certaines heures de la vie qu'il les appelle sur le
Calvaire pour les clouer, comme victimes à la croix; mais, ce
qu'il demande à chacun d'entre nous, écoutez-le: Si quelqu'un
veut-être mon disciple, qu'il se renonce: Si quis vult venire post
284 MOIS DE MARIE
me abneget semetipsum. Et, dans ces immolations journalières de
toutes les convoitises qui sont le fond de la nature humaine
consiste essentiellement l'amour.
Aussi lorsqu'il a voulu prouver au monde qu'il aimait l'homme
quoique tombé si bas, Dieu ne s'est pas contenté d'envoyer devant
lui ses prophètes et de nous dire par ses voyants : je vous aime
comme la mère aime l'enfant de sa tendresse. Le voyez-vous
descendre de son trône placé dans la lumière? Il vient à l'huma-
nité pour guérir ses meurtrissures et consoler ses larmes, et à
l'entrée de son chemin c'est le sacrifice de Bethléem, la crèche
avec ses souffrances et ses humiliations. A l'autre extrémité que
trouvez-vous? Les fouets de la flagellation , la couronne d'épines
et la mort dans des douleurs que l'homme est impuissant à
décrire. Et entre la crèche et le Calvaire il y a le sacrifice de
l'autel qui se renouvelle à travers les siècles et qui est la mani-
festation permanente d'un amour infini : In finem dilexit eos.
Comment donc affirmerez-vous que votre cœur est à Dieu?
Est-ce en lui disant de vos lèvres émues, prosterné devant le
tabernacle ou au pied de la croix: Seigneur, je vous aime :
Domine, tu sui quia amo te. Et je voudrais avec les débris démon
être vous élever un trône et un autel : Eamus et nos ut moriamur
cum eo.
Dieu vous répond: puisque tu m'aimes, prends le glaive,
gravis la montagne de l'holocauste et d'une main généreuse
immole ton Isaac. Qu'est-ce que cet Isaac? C'est l'orgueil, l'amour-
propre ou la vanité qui, plongeant ses racines sous terre, a fini
par envahir toute votre existence. C'est l'imagination, cette folle
du logis, qui, donnant à la vie des formes et des couleurs
empruntées, se nourrit de chimères. C'est le corps qui, en atten-
dant d'être réduit en poussière, s'attribue aux dépens de l'âme un
culte fait de bien-être et de plaisirs, sinon coupables, tout au
moins sensuels. C'est le monde qui tient votre volonté captive
non pas avec des chaînes de fer, lourdes, humiliantes, mais avec
des fils imperceptibles tressés avec l'or ou la soie. C'est la lâcheté
du caractère, la légèreté de l'esprit, l'affection de la créature ou
toute autre passion qui agite à son gré quelque fibre du cœur.
Il faudrait l'arracher, serait-ce avec des larmes, cette fibre en
révolte et l'immoler généreusement à l'amour: Magno corde et
volenti animo. Il le faudrait. Mais, entendez-vous la nature s'écrier*,
c'est impossible ; c'est trop difficile ; c'est trop dur. Et voilà des
âmes qui, pour Dieu, n'ont pas la force de franchir un grain de
sable, de détourner une goutte d'eau ou de soulever de terre une
feuille desséchée.
Donnez-leur de longues lectures dans un livre de piété , des
heures à passer dans le recueillement du sanctuaire, des com-
LA PURIFICATION 285
munions qui les ramènent chaque semaine à la table sacrée, des
cérémonies qui les émeuvent, des fêtes qui parlent au cœur,
mais, de grâce, pas de combats, ni de travail, ni de sacrifices, ni
de sueurs.
Ce cri est-il bien le cri de l'amour? Evidemment non parce que
l'amour se plaît dans les rudes sentiers : Labores non repulat. E*
si parfois la longueur ou les aspérités du chemin le fatiguent, il
ne s'arrête jamais de lassitude : Fatigatur non lassatur.
L'amour qui a peur du sacrifice est un amour imaginaire, sans
dévouement, sans énergie et surtout sans vertu parce que la
vertu est un effort, c'est une goutte de sueur qui tombe dans les
sillons, c'est un coup de rame pour remonter le flot, et toute
vertu qui ne repose pas sur le sacrifice et le renoncement ne
résiste pas plus à l'épreuve que l'arbre ne résiste au vent lorsque
ses racines ne plongent point dans la terre.
A tout édifice il faut une base solide, inébranlable. Elevez les
colonnes du temple sur un terrain mouvant, demain elles s'incli-
neront et la voûte, n'ayant plus son point d'appui, couvrira le sol
de ses immenses débris. Or, la vertu, voilà le temple dont la ma-
gnifique architecture coûte à l'homme un long et pénible labeur.
Voyons. Que mettrez-vous à la base?
Y mettrez-vous des prières, des pratiques pieuses, des messes,
des communions? Oui; placez tout cela dans la construction où
chaque jour doit apporter sa pierre. Mais, la pierre fondamentale,
quelle est-elle? Le Maître l'a dit: Si quelqu'un veut-être mon
disciple, qu'il se renonce: Si quis vult venire post me abneget semet-
ipsum. Et toute âme qui ne sait pas ou ne veut pas se renoncer
élève sur le sable des murs sans consistance qui branlent à tous
les vents. Et de là vient qu'il y a si peu de vertus qui jamais ne
se démentent.
Vous n'aimez pas le sacrifice ; et parce qu'une pierre est venue
se jeter sur votre chemin jusque là parfaitement aplani, vous vous
arrêtez déconcertés devant un obstacle dont se jouerait un enfant.
Vous n'aimez pas le sacrifice, et si tout à coup, sans qu'un point
noir à l'horizon vous annonce l'orage, la foudre gronde et la tenta-
tion agite votre âme habituée à goûter les douceurs de la paix,
vous vous épouvantez et cette rafale vous brise.
Vous n'aimez pas le sacrifice, et vienne une de ces épreuves qui
assombrissent l'existence, un rêve qui tombe, une illusion qui
s'envole, une affection qui nous oublie, une fosse qui s'ouvre. . .
au lieu de baiser la main qui frappe à coups redoublés pour faire
tomber la pierre sous laquelle est caché le diamant, vous discutez
avec la Providence, vous lui jetez des plaintes amcres et vous
vous abandonnez presque sans espérance à des chagrins mortels.
Ohl le sacrifice! C'est le choc qui du caillou fait jaillir la
286
MOIS DE MARIE
flamme ! C'est le ciseau qui dégage la statue enfouie dans le
marbre ! C'est le burin qui grave sur l'acier des formes ravissan-
tes ! C'est le secret qui fait les saints, et la sainteté est graduée
sur le sacrifice, et au sommet de cette échelle qui se perd dans le
ciel se trouvent les âmes qui, se dégageant par un travail minu-
tieux de la terre et du temps, ont pris pour devise : s'immoler et
mourir.
Imitons-les. La serpe féconde l'arbre, la charrue fertilise les
sillons et du grain desséché sort la vie. Amen.
Seizième jour
LA PROPHÉTIE DE SIMÉON
Viderunt oculi mei salutare tuum.
Mes yeux ont contemplé le Sauveur.
En entrant dans le temple, comme la plus humble des filles
d'Israël, Marie ne soupçonnait pas que Dieu allait déchirer le
voile sous lequel se cachait la grandeur de la mère et du fils.
Or, dit le saint Évangile, il y avait à Jérusalem un homme qui
s'appelait Siméon, et cet homme était juste : Et homo iste jus tus;
semblable au laboureur qui ne se lasse point à défricher, à tra-
vailler sa terre , il avait jeté ses prières et ses sueurs dans les
sillons de la vie, et au terme d'une longue et paisible vieillesse,
il avait récolté les germes abondantes de la justice et de la
sainteté : Et homo istejustus.
Et, pourquoi était-il juste et portait-il sur son front dénudé la
couronne de toutes les vertus? C'est qu'il craignait Dieu: Et
timoratus. Et la crainte de Dieu, l'ignorez-vous, garde l'âme
comme la cuirasse de fer défend le navire et comme le rempart
protège la cité,
Ainsi parvenu à l'extrémité du chemin, que faisait-il à son
dernier soir? Il attendait: Expectans. Et qu'attendait-il? Celui
qu'avaient salué de loin les premiers patriarches, celui qu'ap-
pelaient les prophètes, celui qui était le désiré de toutes les
nations. Il attendait la Consolation d'Israël : Exspectans consola-
tionem Israël. Et détaché de la terre dont il connaissait les péni-
bles sentiers, et retenu à la vie par cette unique attente, lui
aussi, soupirait après la venue du Sauveur avec les ardeurs
d'une âme dans laquelle était passé l'esprit desjustes de l'ancienne
loi : Et spiritus sanctus erat in eo*
LA PROPHÉTIE DE SIMÉON 287
Mais, sera-t-il plus heureux que ses pères? Verra-t-il se lever
l'aurore des temps nouveaux ? Contemplera-t-il de ses yeux
rétoile radieuse qui doit sortir de Jacob et penché sur la tige divi-
nement féconde, respirera-t-il le parfum de la fleur de Jessé?
Un jour, poussé par l'esprit de Dieu , il arrive au temple : Et
venit in spiritu in templum. Là rien d'étrange. Point de foule qui se
presse: point de chants qui éveillent les échos du sanctuaire,
point d'holocaustes solennels. Il n'y a qu'une femme inconnue
tenant un petit enfant dans ses bras et apportant les colombes
du sacrifice.
Mais , de cet enfant s'échappe tout à coup une vertu secrète , et
cette vertu c'est une lumière, et à cette lumière le vieillard a
reconnu le Sauveur, et d'un mouvement rapide comme l'amour,
il le prend dans ses mains : accepit eum in nlnassues; et, les yeux
levés au ciel, ravi hors de lui-même, transporté de bonheur,
l'entendez-vous s'écrier: Nunc dimittis servum tuum. Laissez
maintenant, laissez votre serviteur s'en aller en paix.
Que ferait-il désormais sur la terre? Il attendait la joie du salut
et il en a goûté les délices. Brisez, Seigneur, brisez le dernier lien
qui l'attache à la vie, et il ira vers ses pères qui se sont endor-
mis dans l'espérance, et à ces captifs qu'environne la nuit obs-
cure il annoncera le grand jour dont il a vu les premières lueurs:
Nunc dimittis servum tuum in pace
Nunc dimittis! C'est le cri de l'àme qui, descendant de l'autel,
comme les apôtres du Thabor, saintement enivrée des joies
eucharistiques, ne trouve plus qu'amertume aux fêtes d'ici-bas.
Nunc dimittis ! C'est le cri de l'exilé qui, se mourant d'ennui
sur cette terre de douleurs, jette sa plainte à tous les échos et
leur demande la patrie.
Nunc dimittis ! C'est le cri du prisonnier qui étouffe dans son
cachot et supplie la mort de démolir enfin ce mur tout chancelant
qui le sépare de son Dieu.
Nunc dimittis! C'est le cri du juste qui, mourant sur sa
couche, entend déjà les voix du paradis. C'est le cri du pilote qui,
sorti de la tempête, jette son ancre dans le port. C'est le cri du
vainqueur qui, meurtri par la lutte, va recevoir sur son front la
couronne.
Ainsi chantait le vieillard Siméon. Mais, l'Esprit de Dieu, tou-
chant ses lèvres, le transforme en prophète, et debout, à l'ex-
trême limite des temps anciens, il présente aux siècles qui
l'écoutent l'Enfant de Bethléem et leur en dévoile les glorieuses
destinées.
Marie était là. De même qu'on enfouit le trésor dans la terre,
elle avait caché sous un secret impénétrable tout ce que le ciel
lui avait révélé des grandeurs de son fils, et Joseph lui-môme
288 MOIS DE MARIÉ
n'avait rien appris du colloque de l'ange. Mais, voici l'heure où ce
mystère doit être mis au grand jour, et c'est le prophète aux
cheveux blancs qui va découvrir le soleil dont les nuages nous
voilent la splendeur.
Ecoutons-le. Cet enfant sera le salut du monde : salutare tuum.
Il sera la lumière des peuples : Lumen ad revelationem gentium. Il
sera le long des âges un signe de contradiction : Positus est hic in
signum cui contradictur. Et ceux qui accueilleront sa doctrine
trouveront en lui le salut et la vie: et ceux qui le repousseront
seront condamnés à la. mort : In ruinam et resurrectionem
multorum.
On dit que, dans les douces illusions de l'amour, les mères
rêvent pour leurs enfants des joies et des bonheurs inventés à
plaisir et sèment sur leur chemin des fleurs qui, hélas! jamais
ne s'épanouissent. Mais ici, celui qui parle est un prophète illu-
miné de Dieu... Vous l'avez entendu, ô Marie, votre enfant sera
le salut du monde : salutare tuum, Or l'a-t-il réellement sauvé ?
Le monde, esclave de toutes les convoitises, traînait sa lourde
chaîne, et Jésus-Christ nous a rendu la liberté des vrais enfants de
Dieu.
. Le monde, maudit comme Caïn, ne savait comment fléchir la
justice, et Jésus-Christ, nous dit saint Paul, prenant cet ana-
thème, Ta cloué à la croix.
Le monde s'en allait à la mort sans aucune espérance, et Jésus-
Christ nous a rouvert le ciel.
Et comment a-t-il remis à flots la barque qui faisait eau de
toutes parts sans que la main de l'homme pût la sauver du nau-
frage ? A nos vices il a opposé la triple expiation de l'abais-
sement, de l'obéissance et de la douleur; et ce n'est pas seule-
ment dans sa naissance et dans sa mort qu'il a mérité le titre
de Sauveur : Salutare tuum. Toujours vivant dans l'Église qu'il
a fondée, il reste au milieu des siècles avec sa grâce et sa
doctrine, et aucune âme ne peut être sauvée que par lui.
Je suis l'arbre, nous dit-il, et vous, vous en êtes les bran-
ches: Vos autem palmites . La branche ne pousse des feuilles et ne
donne des fruits qu'autant qu'elle puise dans le tronc de l'arbre
une sève féconde, séparée du tronc qui la nourrit, elle se
dépouille, se dessèche et meurt.
De même, unies à Jésus-Christ par l'amour et fécondées par la
grâce divine, voyez-vous les âmes? Elles surabondent de vie: et
de ces rameaux toujours en fleurs s'échappe le parfum des plus
belles vertus. Mais, ôtez-leur Jésus-Christ, c'est la stérilité, c'est
la mort, et les âmes ressemblent aux sillons incultes où pas un
brin d'herbe ne pousse.
Et, ce qui est vrai des âmes l'est aussi bien des peuples.
LA PROPHÉTIE DE SIMÉON 289
Laissons couler la vie de Jésus-Christ comme un fleuve aux pleins
bords dans la famille, les intitutions sociales et les mœurs, ce
peuple sera grand et la justice resplendira sur toutes les pages
de son histoire. Mais avez-vous rencontré quelque part des races
qui s'énervent, des familles qui se dissolvent et des mœurs qui
donnent à rougir? Avez-vous rencontré les droits méconnus, les
devoirs oubliés, le respect désappris et les consciences vendues
à toutes les passions? Où êtes-vous? Vous êtes assurément chez
un peuple qui a renié, apostasie le Christ et lacéré son Évangile.
Voilà ce qu'annonçait la parole de Siméon-. mes yeux ont con-
templé le salut: Viderunt occuli mei salutare tuwn. Et, en attendant
cette parole prophétique, quelle joie dans le cœur de Marie? Elle
voyait par avance les passions terrassées dans une lutte surhu-
maine, le monde transformé comme un temple rajeuni qui sort
du milieu des ruines les âmes arrachées à la servitude du vice,
les peuples s'élevant avec les âmes régénérées ; et cette transfor-
mation universelle était l'œuvre de son fils. Son fils! La vie et la
lumière des nations ! Lumen ad revelationem gentium.
S'il est un fait incontestable dans l'histoire c'est que Jésus-
Christ partage le monde en deux horizons. Avant lui, regardez ,
c'est comme aux premiers jours de la création lorsque Dieu
n'avait point encore lancé le soleil clans l'espace. Quelle nuit !
Quelles ténèbres ! L'erreur a tout envahi. Les philosophes, les
écoles, les savants demandent à tous les échos : Qjuid est veritas ?
qu'est-ce que la vérité? et pas un écho ne leur répond \ et l'huma-
nité que rien n'éclaire accepte toutes les fables qu'o'n lui jette
comme une solution des grands problèmes de la vie.
Jésus-Christ parait. . . et aussitôt, quelle clarté ! Les nuages se
dissipent, les ombres s'effacent, c'est le jour plein et les intelli-
gences si longtemps dévoyées retrouvent leurs sentiers.
Depuis lors, où est la lumière qui jamais ne s'éteigne? Là où
est Jésus-Christ, qu'il s'agisse des âmes ou des peuples ; Lumen
ad revelationem gentium. Dès qu'il entre dans une âme ou qu'il
pénètre avec son Évangile dans une nation plongée la veille au
sein de l'obscurité la plus profonde, il y a sur son passage des
illuminations soudaines, et tous les mystères s'éclaircissent, et
les grands principes de morale et de justice sur lesquels repose
la vie se dégagent des fausses interprétations dont les avait enve-
loppés la sagesse humaine.
Et, pour que la nuit revienne avec ses doutes et ses erreurs ,
que faut-il ? 11 faut que Jésus-Christ s'en aille comme le soleil qui
s'incline, le soir, derrière les montagnes. Oui, que Jésus-Christ
parte d'une âme, et alors môme que ce serait l'âme d'un savant,
demain en l'absence de la foi, elle se sera perdue dans des doc-
trines absurdes qui avoisinent la folie : Et stulti facti sunt. Qu'il
II. TUENTE-JSEPT.
290 MOIS DE MARIE
parte d'une nation, et quand bien même cette nation aurait, pour
guider sa marche, de vastes intelligences et de profonds génies,
elle devra s'en aller aux abîmes.
Jésus-Christ est donc la lumière qui se projette sur les siècles
chrétiens sans rien perdre de son éclat, et cette lumière qui
nous l'a donnée? C'est Marie, comme le chante l'Église : Lumen
œternum miindo effudit. Et si aujourd'hui ce soleil divin ne fait que
poindre à l'horizon, attendez ô mère. Il montera de siècle en
siècle, et dans sa course de géant, il passera sur toutes les âmes,
laissant partout quelque trait lumineux, et jamais il ne s'éteindra
parce qu'il est éternel : Lumen œternum mundo effudit.
Seulement, on raconte que certains peuples barbares, en voyant
le soleil reparaître chaque matin au firmament, s'arment de
pierres et les lancent avec fureur contre cet astre radieux qui
Poursuit sa carrière (dit un poète)
Versant des flots de lumière
Sur ses hardis blasphémateurs.
C'est ainsi que fait le monde à l'égard de Jésus-Christ, la lumière,
la vérité ; il lui jette la contradiction : Positus est in signum cui
contradicetur. Ce mot, tombé des lèvres émues du vieillard résume
dix-neuf siècles de luttes et de victoires. Que de combats livrés
autour du Sauveur, et que de marteaux brisés sur cette enclume !
La contradiction ! C'est Bethléem qui lui ferme toutes ses portes
et le cruel Hérode qui le cherche petit enfant pour l'immoler dans
les bras de' sa mère.
La contradiction 1 C'est le peuple Juif qui, l'esprit toujours en
suspens; lui pose des questions insidieuses, le traîne au sommet
d'une montagne pour l'en précipiter après l'avoir salué comme
roi, et court au devant de lui avec des palmes et des acclama-
tions, en attendant que demain il l'accompagne au Calvaire avec
des cris de mort.
La contradiction ! C'est la haine qui travestit sa doctrine, soulève
la foule, le bat de verges et rétend sur la croix : Positus est ir.
signum cui contradicetur.
Et depuis ce drame sanglant, la persécution qui se déchaîne
contre l'Église et de tous ses disciples fait un martyr, n'est-ce pas
la contradiction?
L'hérésie qui attaque tous les articles du symbole et oppose
aux affirmations de [a foi les négations de l'esprit en révolte .
n'est-ce pas la contradiction ?
La science qui dénature l'Évangile ; l'impiété qui se moque, ril
et blasphème; la libre-pensée qui ne veut plus de Dieu; les lois
qui le bannissent de la société... tout cela, n'est-ce pas la contra-
diction : Positus est in signum cui contradicetur.
LE GLAIVE DE SIMÉON 291
Et au milieu de ces contradictions sans paix ni trêve, qu'est
devenu Jésus-Christ? Siméon, en face du paganisme qui alors
était maître de l'univers, lui avait prédit la victoire. Le prophète
s'est-il trompé? Allez encore à l'histoire d'hier qui est l'histoire
d'aujourd'hui et qui sera celle de demain. Jésus-Christ a tout
vaincu. 11 a vaincu la persécution, l'hérésie, la science, l'impiété.
Il a confondu tous ses contradicteurs et la lutte, au lieu d'ébranler
son trône, ne fait que l'affermir.
11 est vrai que, en se heurtant contre la pierre, beaucoup s'y
brisent. Siméon l'avait dit encore : Positus est in ruinant muîtorum.
Il y a des âmes qui défaillent, des intelligences qui se déracinent,
des astres qui s'éclipsent : il y a des trahisons, des lâchetés et des
apostasies. C'est la ruine : Positus est in ruinam.
Mais, la lumière qui jaillit du choc, la foi des croyants qui
s'éclaire, l'amour qui grandit avec l'épreuve, la vérité qui fran-
chit de nouvelles frontières, l'Église qui entonne l'hymne du
triomphe sur la tombe de ses persécuteurs. . . voilà la résurrec-
tion et la vie : Positus est in resurrectionem.
Allons donc à Jésus comme le saint vieillard, prenons-le dans
les bras de sa mère et le pressant sur notre cœur, remercions-le
de nous avoir apporté la lumière et la vie. Disons à Marie de
montrer ce signe du salut à ceux qui ne le connaissent pas, et
au milieu de nos doutes, ou bien quand notre volonté chancelle,
supplions-la d'être pour nous la mère du Sauveur : Mater Salva-
toris, ora pro nobis. Amen.
Dix-Septième jour.
LE GLAIVE DE SIMÉON
Tuam ipsius animan pertransibit gladitc3.
Votre âme sera transpercée d'un glaive.
On dirait que Dieu ne veut ici-bas ni joie complète, ni félicité
durable. Nous sommes au matin. Il y a clans l'air des brises
embaumées, au firmament, des teintes d'or et au rivage la mer
est endormie. Tout à coup, des nuages accourent de l'horizon,
le ciel devient noir, les flots se soulèvent et la barque dont la
voile se jouait aux caprices des vents a de la peine à regagner
le port.
Telle est la vie. Au début, à l'aurore le bonheur comme une
goutte de miel au bord de la coupe; et puis, cette chose mysté-
292 MOIS DE MARIE
rieuse qui s'appelle l'épreuve, la souffrance , la douleur, Fût-il,
jamais sur la terre une joie semblable à la joie de Marie , quand
elle entendit dans le temple les plus belles, les plus merveilleuses
prédictions qui puissent être faites sur un berceau ?
L'erreur vaincue, la vérité s'emparant de la terre, le monde
sauvé, l'humanité relevée de sa chute, le ciel rouvert, Jésus
triomphant de ses ennemis et s'en faisant un marchepied ! Aurait-
elle rêvé un pareil avenir? Et, au moment où le prophète lui
annonça toutes ces grandeurs, assurément, toutes les joies du
paradis durent affluer dans son âme. Mais, combien dura cette
joie? ce que dure l'éclair qui sillonne la nue.
Ecoutez le vieillard Siméon : Quant à vous, dit-il, un glaive
transpercera votre cœur : tuam ipsius animant pertransibit gladius.
0 Marie, quelle sinistre, quelle effrayante révélation ! Elle éclate
soudain comme la foudre sur les monts de Gelboë, ou plutôt sur
les collines de Bethléem, elle vous frappe dans vos joies mater-
nelles et aussitôt l'horizon tout à l'heure si limpide et si clair
nous apparaît noir de tempêtes. Et, que sera donc ce glaive de
douleurs ? sera-ce la pauvreté ? sera-ce l'oubli des créatures ?
sera-ce la souffrance qui meurtrit le front de chaque homme de
quelque cruelle épine? Tout cela n'est rien et Marie a déjà bu à
ce calice amer.
Le glaive ! Ce sera Jésus : tuam ipsius animan pertransibit gladius.
Oui, le fils sera le glaive de la mère et dans le cœur de la mère
rejailliront toutes les larmes brûlantes qui tombent du cœur du
fils : Truciaberis supplicio meo, et egotuo. Voulez-vous les compter
ces larmes dont les eaux de la mer ne sauraient nous dire
l'amertume?
Marie est à peine sortie du temple, et pourquoi ces cris déchi-
rants qui retentissent autour de Betlhéem? Ce sont les lamenta-
tions de Rachel dont on massacre les enfants, et avant que le
jour se lève , vite, vite il faut partir en pleurant pour la terre
d'exil.
Et pendant ce voyage à travers des chemins dont Hérode fait
garder toutes les issues, que d'angoisses et partant que des
pleurs !
Et en Egypte, au milieu d'une nation infidèle où Dieu n'a point
d'adorateurs, combien de fois son cœur dut s'emplir de tristesse?
Plus tard, avez-vous oublié ces trois jours et trois nuits de
martyre durant lesquels cette mère désolée demande vainement
à la foule l'enfant qui a été laissé, sans qui on y prît garde dans
le temple de Jérusalem ?
Et, si j'entre sous le toit béni de Nazareth, il y a là sans doute
entre la mère et le fils des heures d'ineffables délices et d'épan-
chements divins, mais le glaive de Siméon est toujours suspendu
LE GLAIVE DE SIMÉON 293
sur leur tête; Jésus, le bien-aimé, c'est la victime qui grandit
pour le sacrifice et chaque fois que Marie le contemple, il y a
forcément des larmes dans ses yeux.
Vienne enfin le Calvaire. Où est Marie? O Domina mea, ubi
stabas? Elle est au pied de la croix, au milieu des bourreaux, au
milieu des blasphèmes ; et quand le soleil s'éclipse, que les
rochers se fendent et que le peuple s'enfuit épouvanté, à travers
cette demi-lueur que les astres presque éteints laissent tomber
sur la montagne, quelle est cette femme qui se tient encore debout
abîmée dans une affliction plus profonde que les flots de l'Océan?
Magna est velut mare contriiio tua, c'est la mère de Jésus: Stabat
mater dolorosa.
11 est vrai que bientôt le Christ, humilié dans sa mort, sortira
du sépulcre et que, sur son tombeau devenu glorieux, les anges
entonneront Y Alléluia. Mais, au lendemain de ce triomphe qui
console et réjouit la mère, le Sauveur remonte au ciel, et alors
que fait Marie dans sa triste solitude? Ce que fait l'exilé. Elle
soupire, languit et se meurt en cherchant à l'horizon les rivages
de la patrie absente.
C'est ainsi qu'une fois entré dans son cœur le glaive chaque
jour s'y enfonce et chaque jour élargit sa blessure jusqu'à ce
qu'elle expire enfin dans un dernier soupir.
Et pendant cette longue vie plus tourmentée que les flots agités
par l'orage, avez-vous entendu Marie pousser une seule plainte
qui pût ressembler au murmure ? A-t-elle jamais repoussé la
coupe que la justice approchait si souvent de ses lèvres? A-t-elle
accusé Dieu de semer tant d'épines sur son chemin et de mettre
tant de douleurs à côté des gloires de sa maternité ? Non, elle
s'incline sous la croix comme elle s'était inclinée devant la parole
de l'ange, et dans la joie comme dans les larmes elle ne sait que
redire : Ecce ancilla domini, fiât mihi secumdum verbum tuum. Je
suis la servante du Seigneur ; qu'il me soit fait selon sa volonté.
Et voilà le modèle de patience et de résignation que propose
l'Église à toute âme qui souffre -, car enfin, nés dans la richesse
ou dans la pauvreté, couronnés de gloire ou perdusdans l'oubli,
il faut que tôt ou tard un glaive nous transperce le cœur.
Il y a le glaive de la séparation ; semblables aux passagers qui,
jetés dans la même barque, descendant joyeusement le même
flot, vous goûtiez en paix les charmes d'une affection qui, tout
en brûlant, ne perdait rien de sa flamme ; et la mort, qui promp-
tement se lève, a éteint le flambeau, et de votre foyer dépeuplé
par le deuil se sont élevés des gémissements qui ne veulent plus
être consolés ■ Noluit consolari quia non sunt.
Il y a le glaive des revers de fortune. La chance ou le travail
vous avait donné la richesse, et avec l'or vous aviez bâti sur
294 MOIS DE MARIE
le roc un édifice tellement solide que nulle secousse ne devait
l'ébranler ; et voilà que le sol tremble, le terrain s'éboule et
l'édifice s'engloutit.
Il y a le glaive^des déceptions. Quel est celui d'entre nous qui,
à l'âge des rêves, ne se soit fait un nid avec le plus tendre duvet
et ne l'ait placé sous la branche la plus touffue, à l'abri des
orages. Hélas! au réveil, la branche a perdu ses feuilles et le nid
tombé de l'arbre a été démoli, emporté par le vent.
Il y a ie glaive de la calomnie qui déchire la renommée, blesse
l'honneur et fait à la vie des plaies si larges et si profondes que
ni le temps, ni les larmes ne peuvent les guérir.
Il y a le glaive de la souffrance. Qu'importe que vous ayez la
fraîcheur de la jeunesse et la force qui défie l'avenir. La souf-
france arrive soudaine, imprévue, elle flétrit en un clin d'œil la
fleur à peine éclose ou épuise lentement, minute par minute, la
sève de la vie.
En résumé, l'existence humaine c'est la douleur: omnis créa-
tura ingemiscit. Et lorsque, après avoir gravi la montagne, par-
venus au sommet, nous nous retournons pour voir ce qu'il y a
là bas dans la plaine, que voyons-nous ? Des rêves détruits , des
amitiés dévastées, des amours éteints, des ruines et partout
des ruines désolées.
Or, quel est le premier sentiment de l'âme en présence de la
douleur? N'est-ce pas la plainte? Pourquoi suis-je pauvre? dit le
travailleur alors que tant de riches moissonnent ce qu'ils n'ont pas
semé ? Et celui qui pleure sur une tombe : pourquoi dans ce cer-
cueil n'y a-t-il plus qu'une cendre glacée? Et celui que poursuit la
haine : pourquoi faut-il courber le front sous d'infâmes soufflets?
Et celui que tient la maladie sous ses dures étreintes : pourquoi
me retourner si longtemps sans sommeil sur ma couche?
Et tous de s'écrier, même les plus croyants : Pourquoi Dieu,
après nous avoir créés si fragiles, se plaît-il à nous briser ? Et
nous ne comprenons pas que, vue du côté du ciel et à la lumière
qui nous arrive de l'éternité, la douleur est plus souvent un acte
d'amour qu'un acte de justice.
Il la faut sans doute comme puissance expiatoire et comme
vertu purifiante pour servir de contre-poids à la multitude de nos
iniquités.
Le mal, quelque léger qu'il soit, ne saurait toucher une âme
sans y engendrer immédiatement une punition et dès laque nous
posons un acte coupable, nous donnons à Dieu le droit de nous
punir. La souffrance, comme la mort qui en est la dernière étape
est donc le châtiment du péché : Stipendiwn peccati; et elle doit
apprendre à l'homme qu'il ne se révolte pas impunément contre
r ordre éternel.
LE GLAIVE DE SIMÉON 295
Seulement, afin que dans ses œuvres, la miséricorde ne soit
jamais séparée de la justice, Dieu qui fait servir le mal au
triomphe du bien a donné à la douleur la puissance de réha-
biliter les âmes. Semblable, dit un auteur, à ces grands maîtres
qui, avec des ruines et des débris construisent des temples
magnifiques, au moment où la douleur apparaissait dans le
monde, il s'en est emparé pour la transformer en expiation. Jeté
dans ce feu, l'homme s'y purifie: et de tous les châtiments, le
plus redoutable pour une âme pécheresse, c'est d'ignorer la
souffrance et d'être abandonné à une félicité sans nuages. Il est
des bonheurs qui épouvantent. On ne les regarde qu'en tremblant.
Mais, laissons la justice et ne regardons que l'amour. N'est-ce
pas l'amour qui saisit et emporte l'enfant, malgré ses cris et ses
larmes, lorsque se penchant vers une fleur, il allait tomber dans
un abîme?
N'est-ce pas l'amour qui, suppléant à son imprévoyance,
arrache de ses mains l'arme dangeureuse qui pouvait le blesser?
N'est-ce pas l'amour qui parfois éclate en reproches, met dans
sa voix quelque chose de la foudre et s'arme de la verge?
Ainsi fait Dieu. Sur cette triste terre, nous courons tous le
péril de nous enfermer dans le temps et le péril plus grand
encore de nous souiller au contact des choses visibles.
Attirés par les créatures comme l'enfant par l'insecte qui reluit
sur un brin d'herbe, nous nous mettons à leur poursuite, et
quand après mille détours nous les avons saisies, facilement
dans notre ivresse nous oublions l'éternité.
Mais, Dieu est là veillant sur les âmes avec des tendresses
maternelles et de sa main il les arrache par la douleur à tout être
dont la possession les aurait corrompues.
Oh ! que ne m'est-il donné de soulever les voiles sous lesquels
se cache la Providence, et que de mystères incompréhensibles
seraient mis au grand jour !
Vous demandez le pourquoi de la pauvreté, le pourquoi de vos
illusions évanouies, le pourquoi de la souffrance et surtout le
pourquoi de la mort... Eh bien! ce pourquoi plein de ténèbres,
c'est l'amour ; oui , l'amour d'un Dieu qui , ayant créé les âmes
pour lui, les place une minute dans le temps afin qu'elles se
rendent dignes de l'éternité.
Donc, vous êtes pauvres parce que vous auriez fait de la
richesse votre paradis sur terre, oubliant que nous n'avons point
ici-bas de cité permanente.
Vous avez vu s'envoler tous vos rêves comme les feuilles que
détache le vent, parce que vous vous trouviez à l'aise dans ce
monde trompeur, au lieu d'y gémir à l'étroit comme un aigle
captif.
296 MOIS DE- MARIE
Heureux, toujours heureux, vous auriez replié tranquillement
vos ailes sans chercher de plus vastes horizons, et la maladie
avec ses désenchantements vous a forcés à regarder le ciel.
Vous seriez tentés de maudire la mort qui vous a ravi l'enfant
dont chaque caresse vous apportait un nouveau bonheur, et vous
ne voyez pas la main prévoyante de Dieu, qui a cueilli la fleur
dans son parfum avant qu'elle fût brisée par l'orage.
Levez les yeux vers les régions de l'amour sans bornes, écri-
vait un saint religieux à un jeune homme foudroyé par une
déception, dont il ne savait ni vaincre ni oublier l'amertume,
c'est laque vous connaîtrez le secret de vos larmes, et vous
bénirez la main incompréhensible qni bénit toujours quand elle
s'étend sur ses élus.
Ainsi travaille secrètement l'amour, et savez-vous ce qu'est
encore la douleur entre les mains de Dieu? Elle est comme le
ciseau avec lequel l'artiste fait jaillir du marbre informe une
magnifique statue. Nous naissons tous à l'état de germe, a dit un
auteur, et il faut du temps pour donner au cœur sa grâce et à
l'âme son élévation et sa beauté morale. Or, si vous me demandez
quel est l'instrument dont la Providence se sert pour agrandir et
achever son œuvre, je vous répondrai : c'est la souffrance. Cer-
taines cordes, et les plus belles, et les plus harmonieuses, ne
vibrent en l'homme que lorsqu'elles sont trempées de larmes.
Et alors, voyez Dieu nous façonnant, nous sculptant avec la
douleur. Aux uns, ce sont les grands coups de foudre semblables
à ces puissants coups de marteau qui s'acharnent sur la pierre.
Aux' autres, l'épreuve qui de la surface arrive lentement aux
dernières profondeurs de l'âme comme le travail minutieux et
délicat de l'ouvrier qui burine l'acier.
Et la douleur passe et repasse comme la vague sur le rocher
qui borde le rivage; elle nous touche avec intelligence aux
endroits où apparaissent encore des ombres et des vices; elle
monte et descend, s'élève et s'abaisse, et à mesure qu'elle frappe
et meurtrit, les âmes s'embellissent et se forment pour le ciel :
Scalpri salubris cetibus et tansione plurima , fabri polita malleo hanc
saxa molem construcent .
Taillez donc, ô mon Dieu, taillez dans la pierre; frappez à
coups redoublés et travaillez-la si bien et faites-la si belle quelle
soit digne d'entrer dans les murs de la cité des cieux. Amen
LES BERGERS ET LES ROIS A L'ETABLE 297
Dix-huitième jour
LES BERGERS ET LES ROIS A L'ETABLE
Maria conservabat omnia verba hœc conferens
in corde suo.
Marie conservait toutes ses paroles et les
enfermait dans son cœur.
La naissance de l'Enfant Dieu restera-t-elle inconnue comme
un de ces événements qui ne laissent point de traces ? Les habi-
tants de Bethléem qui ont fermé leurs portes aux deux étrangers
de Nazareth ignoreront-ils le prodige qui s'est accompli sans
témoin durant le calme et le silence de la nuit? Dieu qui
commande à la nature et en suspend les lois ne fera-t-il pas
quelque chose d'étrange qui révèle à la terre le mystère et le
secret du ciel?
Il y avait aux environs, raconte le saint Évangile, des bergers
qui veillaient à la garde de leurs troupeaux. Et voilà que tout à
coup resplendit une vive lumière et du sein de ce nuage brillant
l'ange du Seigneur leur dit : Je vous annonce une grande joie :
Evangeliso vobis gaudium magnum. Aujourd'hui, le Sauveur, le
Christ vous est né dans la ville de David et vous le trouverez,
petit enfant, revêtu de langes et couché dans une crèche : Invertie-
tis infantem pannis involutum et positum in prœsepis.
Et au même instant, des milliers de voix infiniment plus har-
monieuses que les voix de la terre retentissent dans les airs , et
les bergers, éclairés sans doute au dedans de cette clarté de Dieu
qui les enveloppe au dehors, accourent à l'étable, et après avoir
contemplé l'Enfant et béni la mère, ils s'en vont raconter, pleins
d'admiration et de bonheur, la grande, l'ineffable merveille:
Et omnes qui audierunt mirati sunt.
Puis, voyez-vous ces inconnus qui arrivent de l'Orient? On
dirait des savants, des mages, des princes ou des rois. Et
comment sont-ils venus de leurs régions lointaines? Ils ont vu
briller au firmament l'étoile qu'avait annoncée le prophète :
Orietur Stella ex Jacob. Et conduits par cet astre qui éclaire mira-
culeusement leurs sentiers, et attirés par un charme secret, les
voilà prosternés devant le Sauveur qu'ils ont reconnu sous la
pauvreté des langes, et ouvrant leurs trésors, ils lui offrent de
l'or, de l'encens et de la myrrhe : Obtulerunt ei aurum , thus et
myrrham.
Pendant cette adoration des bergers et des mages, que faisait
Marie? S'abandonnait-elle aux élans de la joie qui remplissait son
298 MOIS DE MARIE
cœur? Racontait-elle à haute voix ce qu'elle avait appris de l'ar-
change Gabriel ? Chantait-elle, comme sur les montagnes d'Hébron,
les choses étonnantes qu'avait opérées dans son âme la puissance
du Très Haut?
Le saint Évangile nous dit que, perdue dans une contempla-
tion sublime et gardant un profond silence, elle recueillait chaque
souvenir des scènes admirables qui se déroulaient sous ses
yeux : Maria conservabat omnia verba hœc conferens in corde suo.
Il est à remarquer qu'aussitôt après avoir mis au monde la
parole éternelle Marie se tait. Elle se tait lorsque les bergers
éclatent en transports d'allégresse à la vue du Sauveur qui leur
donne son premier sourire. Elle se tait lorsque les Mages dépo-
sent à ses pieds l'encens qui ne doit brûler que devant Dieu. Elle
se tait lorsque le vieillard Siméon, prenant l'enfant dans ses bras,
le salue comme la lumière et la rédemption des peuples. Elle se
tait pendant que Jésus-Christ remplit toute la Judée du bruit de sa
doctrine et de ses miracles. Elle se tait sur le Calvaire, écrasée
par la douleur, et après les gloires et le triomphe de la résur-
rection, ce sera le même silence jusqu'à son dernier soupir.
Mais, dans ce silence, de même que le laboureur cache le
grain de froment sous la motte de terre; elle enferme tout ce
qu'elle a vu et entendu à l'endroit le plus intime de son cœur,
et évoquant les prophéties antiques elle en nourrit son âme
comme l'abeille se nourrit du suc qu'elle a recueilli sur les
fleurs : Conferens in corde suo.
Quelle force et quelle consolation pour sa foi mise à de si rudes
épreuves? Il lui avait été dit par l'envoyé céleste qu'elle serait
mère de Dieu. Et cependant, dans tous les événements incom-
préhensibles qui jusqu'à présent ont traversé sa vie, qui voit-
elle apparaître? Est-ce Dieu ou bien est-ce l'homme? Un long et
pénible voyage pour obéir à l'édit de César, des hôtelleries qui se
ferment devant elle, uneétable pour abri, une crèche pour ber-
ceau; un enfant qui naît avec des soupirs et des larmes! Voilà
bien l'homme dans son néant !
Mais, attendez. Cet ange qui révèle sa naissance aux bergers
de Bethléem, cet hymne que chantent les voix du ciel, cette
étoile qui précède les mages comme autrefois la colonne lumi-
neuse précédait. le peuple d'Israël, ces rois qui s'agenouillent
devant le nouveau-né. ..tous ces signes extraordinaires ne sont-
ils pas la manifestation de la Divinité?
Et si Marie a souffert en enfantant Jésus dans la misère, com-
prenez-vous sa joie en voyant le ciel et la terre s'unir pour
l'adorer? A ce moment, elle plongea sans doute son regard dans
le lointain des âges, et là que vit-elle? Elle vit s'aplanir les
montagnes, se combler les vallées, disparaître les frontières qui
LES BERGERS ET LES ROIS A L'ÉTABLE 299
séparaient les nations et l'univers se grouper sous le sceptre
d'un seul roi... et ce roi, c'était son fils.
Elle vit s'écrouler les idoles qui avaient reçu les hommages
des siècles, et sur ces ruines s'élevait la croix et toutes les géné-
rations chrétiennes accouraient au pied de cette croix devenue
l'étendard de la victoire et le signe du salut.
Elle vit, non plus quelques étrangers, mais l'Église entière
acclamer Jésus comme Dieu de tous les points de l'espace et du
temps et chanter son nom sacré dans toutes les langues de la
terre.
Et cette vision si bien faite pour la consoler de ses tristesses et
de ses douleurs de mère n'a-t-elle été qu'un rêve semblable aux
songes fortunés dont nous berce la nuit ? Qui est aujourd'hui le
chef, le maître, le roi de cette vaste société des âmes qui s'ap-
pelle l'Église catholique et qui, étendant chaque jour ses con-
quêtes, a reculé ses frontières par delà les fleuves et les mers.
N'est-ce pas l'enfant de Bethléem.
Oh ! L'incomparable royauté !
Jésus pauvre, sans gloire, sans prestige, a jeté dans le monde
ses mystères obscurs, ses dogmes incompréhensibles avec la
prétention de mettre dans les intelligences de générations
innombrables une seule pensée et sur leurs lèvres une seule
parole. Et voyez-vous ? Il a pris à fond possession de l'humanité
e, t il se l'est soumise à ce point que depuis bientôt deux mille ans
elle vit de son souffle et se nourrit de sa doctrine. Et ce prodige
s'est fait sur cette terre de luttes ardentes et de divisions profondes
où les esprits sont armés contre les esprits, où les idées luttent
contre les idées, où le philosophe d'aujourd'hui renverse du
piédestal le philosophe qui était acclamé la veille; et en écoutant
les bruits qui montent du passé, entendez-vous cette affirmation
de la foi : Credo in Jesum Christum-, je crois en Jésus-Christ. C'est
la parole immuable que les siècles transmettent aux siècles ; c'est
le cri que nous envoient les échos des catacombes ; c'est le chant
qui s'élève des prétoires, et des amphithéâtres sanglants ; c'est
l'hymne qui ébranle les voûtes des basiliques du moyen-âge;
c'est la vérité qui traverse le monde, trouvant chaque jour des
apôtres pour l'enseigner, des docteurs pour la défendre et des
martyrs pour lui donner le témoignage de la souffrance et du
sang.
Jésus, maître des intelligences par la foi, a voulu s'emparer
des cœurs par l'amour; c'était difficile puisque la place était
prise par toutes les affections voluptueuses de la terre, et pour-
tant, a-t-il été aimé par les apôtres qui, laissant leurs barques
et leurs filets, se mettent à sa suite? A-t-il été aimé par ces douze
millions de chrétiens dont la fidélité ne s'est pas plus démentie
300 MOIS DE MARIE
sous l'épreuve que le chêne ne se déracine sous les coups de
l'orage ? A-t-il été aimé par ce peuple de solitaires, d'anachorètes
et de pénitents qui ont gravé sur leur chair les stigmates de la
croix ? A-t-il été aimé par ces légions de saints qui, mourant à
toutes les convoitises d'ici-bas, ne portaient dans leur vie trans-
figurée aucune trace de la déchéance humaine? Et, après tant de
siècles d'absence, et tant de ruines amassées par l'oubli, est-il
encore aimé dans son Église et rencontre-t-il encore des âmes
fidèles qui, pour lui, sachent s'immoler et mourir?
Il ne manquait plus à Jésus-Christ que d'être adoré; et avec
toutes les générations qui nous ont précédés dans la tombe, nous
l'adorons sur la paille de sa crèche, nous l'adorons glorieux au
Thabor, souffrant au Calvaire, cloué à la croix. Nous l'adorons
au tabernacle et sous les voiles de l'hostie, et à son nom divin
toute tête s'incline, dit S. Paul, et tout genou fléchit au ciel, sur
la terre et dans les enfers: cœlestium terrestrium et infernorum.
De cette histoire magnifique Marie peut donc lire la première
page à Bethléem. Les bergers et les mages n'étaient-ils pas les
prémices des nations qui devaient offrir à Jésus-Christ jusqu'à la
fin des temps, avec la prière et l'encens du culte, les sacrifices
souvent héroïques de l'amour, et si la joie de la mère grandit à
proportion de la gloire qui rejaillit sur son enfant, dites-moi, si
vous le pouvez, quel dut être le bonheur de Marie entrevoyant
son fils non plus sur un peu de paille, mais sur un autel, et à
ses pieds tous les peuples éclairés par la foi?
Et nous, que nous faut-il de plus pour ranimer notre espé-
rance et nous consoler des triomphes du vice et de l'erreur.
Bethléem ! C'est toute l'histoire du catholicisme. Un enfant et un
Dieu ! la faiblesse et la force l une crèche et un autel ! l'humi-
liation et le triomphe !
Quand l'Église née la veille et déjà proscrite devait se cacher
sous terre et ne paraissait au grand jour que pour être traînée
dans l'arène où coulait à flots le sang de ses martyrs, c'était la
faiblesse.
Quand l'hérésie, soulevant les passions , déchaînait des tem-
pêtes qui menaçaient d'engloutir l'arche sainte où était enfermée
la vérité, c'était la faiblesse*
Quand la barbarie, semblable au fleuve qui a brisé ses digues,
couvrait de sa fange et dévastait les sillons à peine défrichés,
c'était la faiblesse.
Quand la persécution, forçant les portes de la citadelle, en
chassait Dieu et son Christ, le prêtre et l'Évangile, et des temples
dénudés ne faisait qu'une ruine , c'était la faiblesse,
Et assurément, à ces diverses heures de l'histoire, la foi des
chrétiens dut s'ébranler comme s'ébranlait la foi des apôtres au
LES BERGERS ET LES ROIS A l'ÉTABLE 301
moment où les vagues agitaient la barque dans laquelle le Sauveur
était endormi. Ne leur avait-on pas annoncé que Jésus-Christ était
la force et la puissance, qu'il commanderait à l'orage et que de son
souffle il disperserait ses ennemis comme le vent disperse les
feuilles desséchées? On l'avait dit, et il se trouvait que l'orage,
démolissait son œuvre, et ses ennemis lui jetaient librement
l'insulte, et Jésus-Christ était le vaincu! Quelle déception!
Mais, après la faiblesse voyez-vous la force? Après l'enfant
voyez-vous Dieu?
L'Église qui, décimée par le martyre comme l'arbre par la
hache, au lieu de mourir, poussait à l'infini de nouveaux rejetons
et étendait ses racines puissantes jusqu'aux derniers confins de
l'univers? N'est-ce pas la force?
La vérité qui, après avoir soutenu contre l'astuce, le sophisme
et le mensonge une lutte sans trêve et sans repos, n'a laissé dans
cette guerre à outrance aucun article de son symbole? N'est-ce
pas la force ?
La loi morale qui a renconté dans le cœur de chaque homme
des passions frémissantes et qui, repoussée, vaincue, mais reve-
nant toujours à l'assaut, a refoulé le vice et implanté dans les
âmes et dans la société chrétienne la vertu et la sainteté ! N'est-
ce pas la force?
Et ce petit enfant qui, sans secours humain, s'est emparé des
esprits et des cœurs, a renversé tous les cultes qu'avait inventés
le vice et que gardait le fanatisme populaire et a mis les nations
à ses pieds ! N'est-il pas réellement Dieu?
C'est ce spectacle digne de l'admiration de la terre et des cieux
qui, au milieu de toutes les crises et lorsqu'il semblait que tout
était perdu, consolait et soutenait la foi. Et, quelles que soient les
tristesses de l'heure présente, nous avons, nous aussi, pour affer-
mir nos croyances, avec les promesses de l'avenir, l'histoire glo-
rieuse du passé.
Qu'importe que, poussés par tous les vents, les nuages les
plus sombres, obscurcissent le ciel et, gros de foudres et de tem-
pêtes, annoncent l'ouragan. Nous savons que tôt ou tard l'hori-
zon s'éclaircit et que le soleil n'est jamais plus radieux qu'au
sortir de la tourmente.
Qu'importe que la mer s'élève en montagnes d'écume et dans
sa colère brise au rivage ses vagues mugissantes? Demain, la
grève sera silencieuse et pas un léger souffle n'éveillera les flots.
Qu'importe que la tourmente incline le roseau sur les rives du
fleuve? La tourmente passe, le fleuve coule tranquille dans ses
deux bords et le roseau se relève.
Et voilà pourquoi, lorsque toutes les passions, toutes les
erreurs, toutes les haines et les puissances humaines, sembla-
302 MOIS DE MARIE
bles à une armée, investissent le temple pour le démolir et en
jeter la poussière au vent, nous espérons souvent contre toute
espérance et nous restons à genoux sous les voûtes séculaires,
sachant très bien que le temple ne s'écroulera pas.
Nos ennemis, eux, malgré l'enseignement des siècles, ne
comprennent rien à ce mystère, et se croyant plus forts ou plus
habiles que leurs devanciers, ils remontent chaque jour à l'as-
saut, pleinement assurés de la victoire.
Un enfant ! Qu'est-ce, après tout, qu'un enfant ? II est vrai que
cet enfant a brisé de sa petite main les mille et mille glaives des
persécuteurs. Oui, il a déjoué tous les calculs de la science et il
lui a suffi d'une pierre imperceptible pour renverser le colosse
d'airain. 11 a vu se liguer contre lui les peuples et les rois, et
jusqu'à présent ni les peuples, ni les rois n'ont pu ébranler son
trône qu'on disait vermoulu. Mais, nous avons des armes perfec-
tionnées, une tactique plus savante, un plan mieux conçu...
Qui nous résistera?
Et la joie au cœur, et le blasphème sur les lèvres, ils s'en vont
comme le géant d'autrefois au devant de David tandis que les
âmes craintives se lamentent. Mais, l'enfant de Bethléem a lancé
sa fronde, et le géant est à terre, et une fois de plus il est prouvé
au monde que Jésus-Christ est Dieu. Amen,
Dix-neuvième jour
LA PRÉSENTATION DE JÉSUS AU TEMPLE
Tulerunt illum in Jérusalem ut sisterenl eum
Domine.
Ils portèrent l'enfant à Jérusalem pour
être présenté au Seigneur.
Au moment où , triste et désolé, le peuple juif relevait le temple
de ses ruines, un prophète fut suscité de Dieu pour lui dire :
Consolez-vous- La gloire de ce temple éclipsera la gloire du
premier : Magna erit gloria domus istius novissimœ plus quam
primœ. C'est ici que viendra le Dominateur, l'ange de l'alliance
qu'ont appelé les siècles : Angélus testament! quem vos vultis ; et ici
je donnerai la paix : et in loco isto dabo pacem.
Cette promesse s'est-elle accomplie? Marie et Joseph, nous dit
le saint Évangile, prirent l'enfant et le portèrent à Jérusalem pour
le présenter au Seigneur: Ut sisterent eum Domino.
Ouvrez-vous donc, ouvrez-vous, portes du temple: attollite
LA PRÉSENTATION DE JÉSUS AU TEMPLE 303
portas. Pontife, écartez le voile qui cache le saint des saints;
prêtres, convoquez le peuple, et vous, anges gardiens du sanc-
tuaire, accourez; voici le roi de gloire, le Dieu fort et puissant :
Dominus fortis etpotens.
Et pourquoi vient-il? Il vient pour abolir les sacrifices des
temps antiques et pour s'offrir lui-même au nom de l'humanité
dont il était là caution et le chef: Ut sisterent eum Domino.
Or, dans tout sacrifice, il y a la victime immolée et le prêtre
qui l'immole. Voyons. Où est ici le prêtre? Est-ce le vieillard qui,
prenant Jésus entre ses bras et le regard au ciel , le salue comme
la lumière et le Sauveur du monde? Non. Le prêtre, le véritable
prêtre, c'est Marie : Virginem appello sacerdo.em.
Au jour de l'incarnation, lorsque de l'éternité le Verbe tomba
dans le temps, Marie lui servit d'autel , et pendant neuf mois, il
reposa sur cet autel immaculé, comme il repose, dans nos tem-
ples, au fond du tabernacle que lui a préparé l'Église avec les
prières de la liturgie: Virginem appello sacerdotem pariter et altare.
Mais, dans la Présentation, elle est le prêtre choisi de Dieu pour
lui offrir la grande victime qui devait réconcilier la terre avec le
ciel. Quelle est, en effet, dans tous les cultes, la fonction essen-
tielle du prêtre? C'est le sacrifice. Sans doute, nous sommes
prêtres, lorsque répandant l'eau sainte sur le front du nouveau-né,
nous donnons la vie divine à cet être d'un jour.
Nous sommes prêtres lorsque nous ramenons au bercail les
brebis fatiguées et meurtries que nous avons retrouvées dans les
sentiers fangeux.
Nous sommes prêtres lorsque du haut de la chaire , comme
Moïse au sommet du Sinaï, nous parlons au nom de Dieu qui
nous envoie.
Mais, là où l'homme se transfigure et apparaît au peuple
étonné de tant de grandeurs à des hauteurs incommensurables,
c'est à l'autel ; et jamais le peuple ne s'inclinerait sous votre
main s'il ne savait que cette main a été consacrée pour offrir à
l'autel la coupe du sacrifice.
Eh bien ! Voilà Marie. C'est elle qui apporte Jésus dans le tem-
ple : Tuberunt illum in Jérusalem. C'est elle qui le dépose entre les
bras du vieillard Siméon : et c'est toujours elle qui en livrant son
fils à la justice éternelle, prélude à cette immolation qui devait
se consommer sur la croix ; Ut sisterent eum Domino.
Elle le rachète, il est vrai, comme les autres mères, mais seu-
lement en figure et pour l'élever en vue du sacrifice sanglant qui
devait terminer sa vie d'épreuves et de douleurs.
Tous les docteurs veulent que, au moment où elle franchit le
seuil du temple, le Calvaire lui ait apparu dans le lointain avec
ses souffrances et ses ignominies et qu'une voix lui ai dit au
304 MOIS DE MARIE
cœur : Écoute, ma fille; pour que le monde soit sauvé, il faut
que plus tard ce front aujourd'hui si radieux soit couronné d'é-
pines. Il faut que des mains sacrilèges insultent cette face où se
reflète le ciel. 11 faut que des clous s'enfoncent dans ces mains
qui portent l'univers. Il faut que ce corps, chef-d'œuvre de ma
puissance, soit broyé comme le grain de froment sous la meule
du laboureur. Il faut que le sang coule à flots de ce cœur entr'ou-
vert par la lance. Le veux-tu ?
Et, que répond Marie, la pauvre mère, à cette voix qui lui pro-
phétise un si douloureux avenir ?
Un jour, racontent nos livres sacrés, le Seigneur dit au patriar-
che Abraham: prends ton fils avec le bois de l'holocauste et va
l'immoler au sommet de la montagne. Le fils, c'était Isaac, l'en-
fant de la promesse, et de cet enfant devaient sortir des généra-
tions plus nombreuses que les étoiles au firmament et que les
grains de sable entraînés par les flots. N'importe Abraham s'est
levé, et prenant Isaac, il est déjà sur le chemin de la montagne.
Ainsi Marie. En consentant à devenir mère de Dieu, elle avait
acquis sur son fils des droits incontestables et sacrés que per-
sonne ne pouvait lui ravir. Et s'il avait fallu son consentement à
l'incarnation du Messie qui était le sujet de l'ambassade de l'ange,
dit Bossuet, il fallait également qu'elle ratifiât le traité de sa
passion dont la Présentation était l'annonce et la figure.
C'était cruel pour une mère ! Mais l'amour triomphe et,
comme Dieu, elle aime tellement le monde que, pour le sauver,
elle donne son fils : Sic dilexit mundum utfilium sunm unigenitum
daret.
Ce sacrifice une fois accompli, Marie devra le renouveler tous
les jours pendant les longues années qui la séparent du Calvaire
Rappelez-vous la mère de Moïse élevant son petit enfant pour le
livrer ensuite à des mains étrangères, comptant les heures et
voyant approcher avec une angoisse indicible l'instant fatal où il
faudra le rendre à la fille de Pharaon qui l'a sauvé des eaux.
Marie sait, elle aussi, que Jésus enfant ne lui appartient plus.
En sortant du temple, elle emporte au fond du cœur le glaive de
la prophétie : Tnam ipsius animant pestransibit gladius. Les paroles
de Siméon retentissent constamment à ses oreilles comme un
écho de la justice, et son bonheur se transforme en soupirs et,
en regardant à l'horizon, les yeux pleins de larmes, que voit-
elle? Toujours la croix.
Comprenez-vous ce martyre inexprimable. Désormais, quand
elle prend dans ses mains les mains innocentes du nouvel
Isaac, elle les voit transpercées et couvertes de sang; et quand
elle baise son front elle y compte toutes les plaies qu'y feront
les épines; et quand elle recueille un baiser sur ses lèvres, il lui
LA PRÉSENTATION DE JÉSUS AU TEMPLE 305
semble qu'elles sont déjà plongées dans l'amertume et le fiel ; et
lorsqu'enfin elle retourne sa couche, elle croit préparer, comme
Abraham , le bois du sacrifice : Qiiando gestabat, cogitabat in crues
vriicifixum, quando dormiebat, cogitabat mortuum.
« Si les juifs, dit Bossuet, entendaient en un sens spirituel ce
qu'ils célébraient corporellement, à plus forte raison la vierge
Marie, ayant le Sauveur entre ses bras et l'offrant au Père
éternel , fit cette cérémonie en esprit et joignit son intention à ce
que représentait la figure. »
C'est ainsi qu'elle inaugure le sacerdoce qu'elle exercera dans
la souffrance jusqu'à l'heure où nous la trouverons debout au
pied de la croix: Stabat mater. Et, pour mieux saisir la grandeur
de ce sacerdoce tout à la fois sublime et douloureux, regardez
maintenant la victime.
Au lendemain de la chute, Abel offre au Seigneur ce qu'il a de
plus pur dans ses troupeaux, et Caïn les prémices des fruits. Noë,
au sortir de l'arche, immole des hosties pacifiques; les patriarches
apportent sur la pierre dressée en forme d'autel la première
gerbe de la moisson; sous la loi de Moïse, le sang des animaux
inonde le parvis du temple.
Mais, qu'étaient-ce que ces victimes inconscientes et muettes?
C'était la figure d'une autre immolation qu'appelaient les prières
et les larmes de l'humanité coupable. Et un jour, entendez-vous
dans les profondeurs des cieux? «Vous n'avez point agréé les
sacrifices qui vous étaient offerts pour les péchés des hommes,
disait une voix inconnue à la terre, et alors, vous m'avez revêtu
d'une chair qui put avoir sa part de la souffrance, et j'ai dit : me
voici : Tune dixi : ecce venio.
Et, quel est donc celui qui vient ainsi de l'éternité? C'est,
comme le chante l'Église dans sa liturgie, l'hostie pure : Hostiam
puram, l'hostiasainte : Hostiam sanctam , l'hostie sans tache : Hos-
tiam immaculatam. Seule digne par sa sainteté de réconcilier la
Justice et la miséricorde.
Le péché ayant souillé toute la création, où trouver dans l'im-
mensité de l'espace et dans la durée des siècles un être qui ,
n'ayant pas besoin d'expiation, s'interpose comme médiateur
entre la terre et le ciel? De l'étoile au brin d'herbe, du soleil au
grain de sable, de l'homme à l'insecte qu'il écrase sous lespieds,
tout porte le signe de la déchéance, tout a été flétri par l'orage, et la
flétrissure et la déchéance appellent le châtiment, et voilà pour-
quoi du fond de leur exil, toutes les générations qui passent,
regardant par delà l'horizon, supplient les nues de s'ouvrir et de
laisser tomber le Juste : Et nubespluant Justum.
Eh bien ! Le Juste ! regardez ; Marie le porte dans ses bras, elle
l'offre comme l'Église, parles mains du prêtre, offre à l'autel
U. TRENTE-NEUF.
306 MOIS DE MARIE
eucharistique la coupe du salut; et maintenant, Dieu puissant el
terrible, éteins la foudre, brise la verge de tes vengeances, cache
ta face dont les éclairs nous donnent l'épouvante.. . il se trouve
enfin sur la terre une victime qui, n'ayant rien des souillures de
l'homme, peut fléchir ta justice et laver dans son sang la multi-
tude de nos iniquités.
Et cette victime plus blanche que la toison de l'agneau est, en
même temps, l'hostie universelle et Marie l'offre au nom de toutes
les nations dont son fils a reçu l'héritage : Dabo tibi gentes hœre-
ditatem tuam.
Dieu, nous dit Bourdaloue, voulait que, dans chaque famille,
le premier-né lui fût voué comme un otage de la dépendance de
ceux dont il était le chef. Mais, chacun de ces premiers-nés
n'était chef que de sa maison, et cette loi n'obligeant que les
enfants d'Israël, il n'en revenait à Dieu qu'un honneur limité.
Que fait alors le Seigneur? Il choisit dans la plénitude des
temps un homme, chef de tous les hommes, qui ayant le droit
d'aînesse au dessus de toute créature : Primogenitus omnis créa-
turœ , réponde et de lui et de nous; un homme qui, en retour de
sa royauté sans frontières, lui offre pour tous les peuples soumis
à son sceptre, le tribut de la louange et de l'expiation; un homme
qui, réunissant en lui tous les êtres, les replace par son obéis-
sance sous l'empire de Dieu : Instaurare omnia in Christo.
Et comment s'appelle cette victime dont le sang a purifié
l'univers? Terra, pontus, astra, mundus , hoc lavantur flumine . Elle
s'appelle: Jésus; et en voyant Jésus offert par sa mère, tout
homme, fût-il plus ignoré que la feuille tombée de l'arbre au
fond de la solitude, doit s'écrier de son néant, comme l'apôtre
S. Paul '. Dilexit me et tradidit semetipsum pro me : il m'a aimé et
l'amour l'a immolé pour moi.
Il le fallait bien. Que pouvait, pour le salut de l'humanité, le
sang des bœufs et des génisses ? Que pouvaient même toutes les
larmes répandues sur les âpres chemins de la vie? Certes, pen-
dant les quatre mille ans qui précèdent le calvaire, l'homme
avait versé autant de pleurs qu'il y a de gouttes d'eau dans
l'océan, il avait poussé plus de gémissements que le vent ne
pousse de soupirs dans les nuits orageuses, et la souffrance, le
prenant au berceau s'attachait à ses pas pour démolir son être. Et
cependant, combien pesaient dans la balance de l'expiation
toutes ces larmes, tous ces gémissements et toutes ces douleurs?
Moins que l'atome, moins qu'un grain de poussière, et seul le
sacrifice d'un Dieu souffrant et mourant pouvait faire contre-
poids à nos crimes : Peccatum tantum erat ut illud solvere non posset
nîsi Deas. Mais, Dieu s'immolant où est-il? Il est au temple
où le présente sa mère, il est à la croix au'il arrose du sans
LA PRÉSENTATION DE JÉSUS AU TEMPLE 307
rédempteur, et il est tous les jours, à l'autel, dans les mains
du prêtre.
Qu'est-ce, en effet, que ce calice qu'élève le prêtre au dessus
des foules inclinées? Qu'est-ce que cette hostie devant laquelle il
s'agenouille silencieux et tremblant? Le calice? Ecoutez Jésus-
Christ, c'est le même sang qui s'échappait de ses veines brisées :
Hic est enim calix sanguinis mei. Et l'hostie? C'est le même corps
qu'il a pris de la Vierge pour l'offrir librement aux coups de la
justice : Hoc est corpus meum. C'est, en un mot, la même victime,
et, si Jésus-Christ nous a sauvés une première fois lorsqu'il
mourait .délaissé du ciel et maudit par la terre, la foi nous ensei-
gne qu'il nous sauve tous les jours en nous appliquant à l'autel
les mérites de sa mort.
Nos livres sacrés nous représentent la justice divine comme
une mer dont les eaux menaçantes soulevées par nos iniquités ,
devraient nous engloutir. Et qu'est-ce qui la retient enfermée dans
ses digues?
Est-ce la prière du juste qui s'élève de nos cités voluptueuses
sur les ailes de l'innocence et de l'amour?
Est-ce la ferveur de nos cloîtres semblables à la montagne où
Moïse, les bras étendus, obtenait la victoire à son peuple qui
luttait dans la plaine?
Est-ce l'aumône qui, tombée dans les mains du pauvre, arrête
le blasphème sur ses lèvres et arrache son âme au désespoir?
Est-ce l'expiation qui, suivant le Sauveur dans sa voie doulou-
reuse, demande à la souffrance volontaire des joies aussi douces
que les joies du Thabor?
Oui, sans doute. Mais, la digue, la véritable digue qui nous
abrite contre la colère de Dieu, c'est le sacrifice de la messe : In
hoc mysteris salus mundi tota consistit. Et si un jour, un seul jour?
aucun prêtre, ni à l'orient, ni à l'occident, ne montait à l'autel, ce
tour-là, croyez-le bien, la mer sortirait de ses abîmes et nous
disparaîtrions sous ses flots.
Restez donc parmi nous, ô sainte victime de propitiation ; et
4ue la voix de votre sang plus pur et plus innocent que celui
i'Abel, monte de tous nos sanctuaires, couvre la voix de nos ini-
quités et soit le salut du monde. Amen.
308 MOIS DE MARIE
Vingtième jour
FUITE EN EGYPTE
Surge et accipe puerum et matrem ejus
et fuge in Egyptuin.
Lève-toi; prends la mère et l'enfant
et fuis en Egypte.
Hérode , ne voyant point retourner les Mages , entra dans une
extrême colère , et voulant à tout prix exterminer celui qu'il
croyait voir déjà lui disputer la couronne , que fait-il ?
Impossible de le croire si l'Évangile et si l'histoire profane elle-
même ne nous racontaient ce fait inoui dans les annales des
peuples. Refoulant tout sentiment humain et emporté par la
passion poussée jusqu'au délire, il ordonne de massacrer tous
les enfants depuis l'âge de deux ans et au dessous dans la ville
de Bethléem et dans ses environs. Et le sang coule à flots , et de
toutes parts ce sont des pleurs et des cris déchirants , les pleurs
et les cris de Rachel qui refuse toute consolation parce que ses
fils ne sont plus : Noluit consolari quia non s un t.
Au milieu de ce massacre épouvantable , que deviendra Jésus?
Ne craignons rien ; Dieu n'a-t-il pas veillé sur le berceau de
Moïse entraîné par les flots? Et, tandis que ces innocentes vic-
times, tombant comme des agneaux à la blanche toison sous le
glaive des bourreaux, s'en vont jouer au ciel avec des roses et
des lis, un ange vient dire à Joseph, le chef de la famille : Hâte-
toi : prends la mère et l'enfant et fuis en Egypte : Et fuge in
Egyptum.
Oh! la désolante nouvelle! oh ! le triste message ! Fuir! Mais
comment? Tous les chemins ne sont-ils pas gardés? Où trouver
une voie sûre pour arriver à la frontière et échapper au vaste
complot qu'à tramé la jalousie d'Hérode ?
Fuir en Egypte ! mais , l'Egypte c'est le pays lointain que
séparent de la Judée deux cents lieues de marche à travers des
sentiers inconnus, c'est le sol inhospitalier qu'arrosèrent autrefois
de leurs larmes les Israélites captifs ; c'est l'exil avec toutes ses
tristesses au milieu d'une nation ennemie.
Fuir en toute hâte, sans retard, dans l'obscurité de la nuit,
Et pourquoi? Jésus n'a-t-il pas en main la puissance de Dieu? Ne
peut-il pas opérer un miracle étonnant qui confonde la haine de
ses persécuteurs? Et, s'il le faut, ne peut-il pas commandera
ses anges de descendre du ciel, armés d'un glaive étincelant et
de former autour de lui une garde invincible ?
FUITE EN EGYPTE 30£
Mais qu'importent à Marie tous ces calculs de la prudence
humaine? Dieu a dit de partir... Levons-nous et partons. Et, sans
attendre le jour, elle prend l'enfant dans ses bras et la voilà sur
la route du désert.
Que se passe-t-il durant ce long et pénible voyage qui corn*
menca, selon quelques auteurs, vers la froide saison? S'il faut
en croire la légende qui s'est faite la compagne de ces trois
fugitifs, les palmiers s'inclinaient sur leur passage et leur
donnaient leurs fruits ; des sources jaillissaient au milieu des
sables brûlants , et à l'heure du danger des arbres touffus pous-
sant en un clin d'œil leur offraient un abri.
Quoi d'étonnant? Lorsque le peuple de Dieu, traversant les
mêmes chemins , s'en allait à la terre promise , Moïse , prenant
une verge , frappe le rocher d'où s'échappent des eaux limpides
et Marie n'aurait pas un peu d'eau pour se désaltérer ;dans cette
immense solitude ?
Israël pendant quarante années est nourri par la manne qui ,
chaque matin tombe du ciel , et la sainte famille n'aurait pas
reçu de la Providence un pain miraculeux ?
Une nuée lumineuse pendant la nuit , obscure durant le jour,
conduit les Hébreux au désert du Sinaï , et nos Saints voya-
geurs auraient erré sans guide sur le sol étranger ?
En présence de l'Arche la mer s'ouvre et toute une armée dis-
paraît sous les flots , et la puissance divine aurait épargné les
miracles pour sauver de la mort l'enfant de la promesse ?
Quoi qu'il en soit, brisés de fatigue, tout couverts de la poussière
du chemin , en proie à de cruelles alarmes , mais protégés par
les anges du Seigneur , Marie et Joseph arrivent en Egypte et dès
que l'Enfant-Dieu a mis le pied sur cette terre qu'avaient souillée
les abominations du paganisme, les temples s'écroulent et les
idoles sont renversées.
Le Sauveur prenait ainsi possession de cette patrie adoptive
qui devait abriter les sept années de son exil , il la purifie par sa
présence et plus tard, voyez-vous ces peuples de solitaires qui
se mettent en marche , laissant au monde son or , sa gloire et ses
plaisirs ? Où vont-ils? Ils vont à la Thébaïde ; et jour et nuit, ces
antres sauvages redisent les cantiques sacrés , et à l'ombre de la
croix s'élèvent des monastères innombrables semblables à des
ruches mystiques où, avec la prière et la pénitence, les abeilles
font le miel des élus , et dans ce sillon fécondé par les veilles et
les larmes fleurit la chasteté , et l'Egypte où Jésus avait gravé
l'empreinte de ses premiers pas, dit S. Chrysostôme, devient
une image du paradis.
En attendant , la sainte famille se retire , loin de tout bruit ,
sous un humble toit qui lui rappelle Nazareth, et là comme à
310 MOIS DE MARIE
Nazareth Joseph se remet au travail des mains pour nourrir la
mère et l'enfant dont il était le gardien et le chef; Marie file du
lin pour les femmes Égyptiennes et il est à croire que souvent la
pauvreté dut avoir des heures bien tristes dans cette demeure
d'emprunt.
Et pourtant, Marie était riche au plus fort de l'indigence, et
d'ineffables consolations débordaient dans son cœur déjà trans-
percé par le glaive ; et quelle était donc la richesse, et quel était
donc le charme de sa vie loin de la patrie absente? C'était Jésus,
et jamais nous ne comprendrons, dit un auteur, de quels retours
de bénédictions et d'onction divine l'Enfant paya les angoisses
et les soins de la mère et jamais la langue humaine ne pourra
dire tout ce qu'il y avait de délices dans ses caresses , ce regard,
ce sourire et ces balbutiements du Verbe répondant aux étrein-
tes, aux larmes et aux tendresses de Marie.
Peintres et artistes, s'écrie le même auteur, prenez vos pin«
ceaux les plus suaves , évoquez les plus pures inspirations du
génie catholique et sur vos toiles immortelles représentez-nous
l'Enfant divin endormi dans les bras de la Vierge et la Vierge le
contemplant avec des yeux émus, et les anges accourus du ciel
avec leurs lyres harmonieuses. Il n'est pas de scènes plus
ravissantes.
Et nous , tandis que Jésus dort et que les anges bercent son
sommeil avec des chants inconnus à la terre, approchons-
nous respectueusement de sa mère dont le regard est noyé dans
la joie et demandons-lui l'abandon à la Providence.
D'après les impies et les libres-penseurs , le monde est gou-
verné par les caprices de la fatalité , et les événements se heur-
tent au hasard dans la vie comme les atomes dans l'espace.
Dieu , ?i toutefois il existe , est semblable à ces rois dont nous
parle l'histoire qui, enfermés dans leur palais abandonnent à
des mains étrangères les rênes de l'État , et la terre est trop étroite,
et le temps est trop court, et l'homme est trop petit pour que
l'Être des êtres intervienne avec sa puissance dans les affaires
mesquines d'ici-bas.
Donc, si le soleil se lève le matin pour disparaître le soir à
l'horizon ; si les saisons merveilleusement ordonnées se succè-
dent avec une harmonie ravissante ; si le sillon produit sa gerbe,
la plante sa fleur et l'arbre son fruit ; qu'est-ce que tout cela ?
C'est tout simplement le jeu régulier, mais aveugle d'une ma-
chine qui fonctionne depuis l'origine des siècles à l'insu de
l'ouvrier.
De même , Dieu aurait crée les familles , les peuples , les
sociétés et leur aurait assigné une place dans la durée des âges
comme chaque astre a sa place au firmament. Cela fait si les
FUITE EN EGYPTE 311
familles prospèrent ou végètent, si les peuples s'élèvent ou
s'abaissent , si les sociétés vont à la gloire ou marchent à la ruine ;
qu'est-ce que cette succession ininterrompue de conquêtes et de
désastres, de victoires et de revers, de bonne et de mauvaise
fortune V C'est comme une roue inconsciente qui tournant sur
elle-même sans jamais s'arrêter, ramène à chaque heure les
événements les plus fortuits.
Enfin, Dieu aurait créé l'homme, et le poussant dans la vie
sans lui assigner de terme : Va , lui aurait-il dit, va ton chemin
comme bon te semble, fraie-toi n'importe quel sentier, dirige
où tu voudras ta voile et ton gouvernail. C'est ton affaire. Et si
les hommes ont les joies de la richesse ou les privations de la
pauvreté , s'ils sont couverts d'honneurs ou perdus dans l'oubli,
s'ils portent au front la honte du vice ou la couronne de la vertu
qu'est-ce que cette variété presque infinie de destinées étalées au
soleil ? C'est le courant inévitable de la fatalité.
Ainsi parlent , ainsi raisonnent ceux qui n'ont pas la foi. Quant
à nous , quel est notre symbole?
Nous croyons que, par un acte continuel de sa Providence
comparé par certains docteurs à une création permanente, Dieu
veille non seulement sur les âmes , non seulement sur les
nations, mais encore sur le plus petit, sur le plus obscur de
tous les êtres et que, selon l'expression du poète, sa bonté
s'étend sur toute la nature.
Nous croyons que , si sa majesté souveraine ne s'est pas
rapetissée quand elle a jeté la terre et le ciel dans l'espace, elle
ne s'abaisse pas non plus en gouvernant dans ses moindres
détails cet empire immense qui s'appelle le monde.
Nous croyons que cette administration minutieuse n'est point
indigne de sa grandeur et ne trouble en aucune manière son
bonheur et son repos éternels parce qu'il lui suffit de vouloir,
dit le prophète , et aussitôt tout est fait : Dixit et facta sunt.
Les dogmes reviennent à chaque page de nos livres sacrés.
Qui déchaîne la tempête , rassemble les nuages et puis com-
mande aux vents et ramène le calme dans les airs? Qui fait jaillir
les fontaines des rochers entr'ouverts? Qui verse pendant la nuit la
goutte de rosée dans le calice desséché de la fleur? C'est Dieu,
nous répondent nos livres sacrés : Qui operiit cœlum nubibus et
parât terra pluviam : et la création est entre ses mains comme un
instrument docile dont il se sert pour récompenser ou pour
châtier les hommes.
Veut-il nous récompenser parce que nous sommes dociles à sa
loi? Il ordonne à la terre de produire des moissons abondantes,
aux fléaux de porter plus loin leurs ravages et à la paix de
garder les frontières. Faut-il , au contraire, punir l'homme dans
312 MOIS DE MARIE
ses révoltes? C'est un fleuve qui déborde, c'est la guerre qui
laisse après elle les larmes et la mort, c'est la sécheresse qui
désole le laboureur, ou bien, c'est un insecte imperceptible qui
accourt à la racine de l'arbre ou sur l'épi de blé ; et après
son passage , que reste-il ? Des sarments arides et des tiges
desséchées.
Dieu veille en second lieu, sur les peuples dont-il est le père,
le législateur et le roi : Rex gentium. Et, comme les peuples ont
leurs vertus et leurs prévarications , il les élève ou les abaisse,
il les blesse ou les guérit selon que la société reconnaît sa
puissance ou se révolte contre son autorité.
Qu'est-ce que le sang répandu sur les champs de bataille \
Qu'est-ce que l'épidémie qui jette les victimes par milliers dans
la tombe? Qu'est ce que l'émeute qui gronde dans la rue? Qu'est-
ce que l'humiliation de la défaite? C'est Dieu punissant les
iniquités sociales : Reges eos in virgo ferrea : Et la paix que suit
la prospérité, le calme des esprits, l'union des cœurs, les
sillons qui jaunissent le travail qui fournit à l'ouvrier du pain en
abondance , c'est encore Dieu récompensant les nations qui
n'ont point déserté leurs sentiers : Dabo pacem infinibus vestris.
Aussi, que font les sociétés à l'heure de l'épreuve et de l'an-
goisse ? Elles implorent la divine Providence comme le naufragé,
du milieu des flots , appelle la planche de salut. Et que font-elles
au lendemain du triomphe ? Elles chantent , elles bénissent, elles
acclament la Providence qui les a retirées de l'abîme : Deducit
ad inferos et reduccit :
Mais , Dieu veille avant tout sur chaque homme comme la
mère sur son petit enfant : Ad ubera portabimini; et il faut un
acte de sa volonté, dit le Saint Évangile, pour qu'un cheveu tombe
de notre tête : Vestri autem capilli capitis omnes numerati sunt ',
Avez-vous étudié cette action providentielle ?
Dès qu'un homme vient à la vie, Dieu l'appelle au salut ; c'est
son premier travail : Vocavit nos Deus in sanctificationem : Et ,
comme il y a mille chemins qui conduisent au ciel , il place
chaque âme dans un de ces divers sentiers, et à dater de ce
moment là, de même qu'à toute plante il distribue la lumière , la
chaleur et la rosée, à toute âme, sans en excepter une seule,
il distribue la grâce sans laquelle personne ne peut être sauvé.
Telle est l'économie merveilleuse de la Providence. Mais qui
voit Dieu derrière les ombres de la vie ?
Vous êtes pauvres et condamnés à manger le pain qu'arrosent
vos sueurs. Les chagrins amers ont mis dans votre cœur des
sources 'intarissables de larmes. La tentation vous tourmente
comme une barque jetée au milieu des orages. Les créatures
vous abandonnent . les amis vous trahissent, les événements
MARIE A NAZARETH 313
semblent conspirer contre votre bonheur, et dans vos plaintes
désolées vous maudissez le sort qui se montre si cruel ! Mais,
soulevez donc le voile et derrière les événements qui traversent
votre existence vous découvrirez Dieu qui à la façon de l'artiste
unissant d'une main savante la lumière et les ombres, nous
ménage les joies et les douleurs, l'amour et les souffrances en
vue de l'éternité. Toute autre route ne vous aurait point conduits
sûrement au port, et la Providence, voulant vous sauver atout
prix, vous a poussés, malgré vous, dans ce rude chemin que
n'aurait point choisi la nature.
Voilà le plan divin ; et ce plan où nous croyons saisir des
imperfections nous apparaîtra dans toute sa beauté quand se
dissiperont les ombres et que nous contemplerons en pleine
lumière les mystères des cieux.
Adorez donc cette Providence qui a pour toute âme des ten-
dresses et des sollicitudes maternelles. Adorez-la , et quoi qu'il
advienne, inclinez-vous sans résistance et sans murmure,
sachant très bien que si nous traversons des routes difficiles,
inconnues, Dieu marche à nos côtés pour nous conduire au ciel.
Amen.
Vingt-unième jour
MARIE A NAZARETH
Accep't puerunt et matrem ejus et venit in
terrain Israël.
Joseph prit la mère et l'enfant et revint
dans la terre d'Israël.
Hérode étant mort , l'ange revint dire à Joseph qu'il pouvait
retourner au pays de ses pères, et avec la mère et l'enfant il des-
cendit à Nazareth.
Après ces terribles ouragans qui bouleversent la nature,
ébranlent en quelques sorte les montagnes et vont remuer les
flots jusqu'aux dernières profondeurs de leurs abîmes, il se fait
un grand calme: Et facta est tranquillitas magna. Marie avait
passé par l'orage. Elle avait dû quitter sa patrie en toute hâte,
parcourir un long chemin au milieu des plus cruelles alarmes et
demander à l'exil le pain toujours si amer de l'absence. Les
années s'étaient écoulées sans que l'horizon s'éclaircît. . . Mais
voici l'ange de la bonne nouvelle.
Hérode, après avoir comblé la mesure de ses crimes, est tombé
sous les coups de la justice de Dieu, Jésus n'a plus rien à crain-
314 MOIS DE MARIE
dre de sa haine, et comme si la route devait être moins pénible
et le sable du désert moins brûlant, semblable à l'oiseau qui,
dès l'approche du printemps, s'envole vers les rivages où son nid
est encore suspendu à quelque branche d'arbre, Marie toute à la
joie du retour, descend à Nazareth. C'est la barque qui revient au
port au lendemain de lalempête. Suivons-la du regard.
Nous sommes dans une des plus petites villes du royaume de
Juda, et longeant ses rues étroites, je cherche la demeure, disons
mieux, le sanctuaire où Je Dieu vivant, où l'Emmanuel va se
cacher sous les apparences d'un ouvrier comme au tabernacle
sous les voiles d'une hostie. Il y a là, comme dans toute cité, des
maisons dont les dehors annoncent l'opulence; et puis humble .
modeste, voyez-vous cet atelier dont les portes restent constam-
ment fermées aux vains bruits de la terre? Quelle paix! Quel si-
lence ! Entrons avec respect dans cette solitude vers laquelle nous
attirent des charmes inconnus. Qu'est-ce que j'aperçois?
Une femme jeune encore dont le front est si pur qu'il fait penser
aux anges; un homme penché péniblement sur son instrument
de labeur, et un enfant qui dans ses traits a des reflets divins.
Et quelle est donc cette famille perdue, comme tant d'autres, dans
une laborieuse obscurité?
Je le demande aux habitants de Nazareth, et ils me répondent :
c'est la famille d'un charpentier : Nonne hic esifaber? La mère vit
ignorée comme la fleur qui s'épanouit loin du regard des hom-
mes, et l'enfant, dit-on, essaie ses mains au travail de ce pauvre
atelier.
Je le demande aux antiques archives d'Israël ; et ici, la scène
s'agrandit; cet ouvrier est-il écrit, a dans ses veines du sang
royal ; Salomon et David furent ses ancêtres et il est l'héritier du
trône de Juda.
Je le demande enfin aux anges gardiens de ce foyer où doit se
cacher quelque mystère étonnant, et que me disent-ils? Inclinez-
vous. Cet homme s'appelle Joseph et il a mérité par sa justice
que Dieu lui confiât son Fils. Cette mère, c'est la Vierge, c'est
Marie devant laquelle toute vertu s'efface ; et cet enfant. . . regar-
dez-le bien. Du nuage qui le voile s'échappent des rayons qui
trahissent sa splendeur. C'est la trinité de la terre qui nous rap-
pelle la trinité du ciel, et ces trois âmes ressemblent aux trois
cordes d'un même instrument qui résonnent avec harmonie
sous le souffle de Dieu.
Il y avait alors par le monde bien d'autres familles en appa-
rence plus illustres, familles de rois et de vieilles dynasties,
familles de sénateurs et de patriciens, familles de savants ou de
généraux vainqueurs, et toutes ont disparu, ne laissant pas
plus de trace que le nuage à l'horizon. Une seule est restée dans
MARIE A NAZARETH 315
le souvenir du peuple chrétien. . . c'est la famille de Nazareth, et
nous la nommons la sainte famille. . . Pourquoi? Parce que Dieu
était là.
Il était avec Joseph qui le portait dans ses bras, le nourrissait
avec ses sueurs et façonnait ses mains au dur apprentissage de
a vie. Il était avec Marie à laquelle un jour fut adressée cette
parole qui résume toutes les louanges de la terre et descieux:
Le Seigneur est avec vous: Dominus tecum. Et Dieu, c'était Jésus.
Joseph divinement élu pour protéger l'enfance du Sauveur
nous représente l'autorité de Dieu placée entre les mains d'un
homme. Et c'est à cette autorité que s'adresse l'envoyé du Très
Haut quand il ordonne de passer en Egypte et quand il annonce
l'époque du retour, et devant elle la Vierge soumise s'incline
sans opposer les difficultés du voyage, les périls de la route et
les privations de l'exil.
Marie, la femme par excellence, est le dévouement et l'amour.
Et si le dévouement se nourrit de sacrifices, et si la puissance,
la force et l'héroïsme de l'amour s'affirment dans l'épreuve,
n'est-il pas vrai qu'après avoir suivi Jésus dans sa voie doulou-
reuse Marie avait le droit de se tourner vers les siècles et de leur
dire: est-il un amour semblable à mon amour?: Videte si est
amor sicut amor meus.
Et Jésus, lui, que fait-il jusqu'à l'âge de trente ans dans cet
atelier de Nazareth où il durcit ses tendres mains, dit Bossuet,
en maniant des instruments rudes et grossiers? Écoutez la
parole de l'Évangile : Et erat subditus Mis; il leur obéissait. Oh,
l'étrange renversement ! De la terre au ciel, de l'homme à l'ange,
tous les êtres obéissent au Créateur, et lorsque Dieu fait un signe
aux étoiles et à la mer, les étoiles lui répondent : nous voici; et
la mer calme ses flots houleux.
Et ici, le Maître abdique sa puissance ; il obéit : Et erat subditus
illis. Un jour, dit S. Thomas d'Aquin, à la voix de l'homme le
soleil s'arrête: Voci hominis sol stetit. Et pendant trente ans Marie
iispose à son gré de la lumière éternelle : Obediens Christus voci
Maria? per triginto annos stetit. Et pourquoi cette obéissance qui
révolte notre orgueil ? Jésus obéit pour honorer et pour grandir
sa mère.
Les astres en obéissant aux lois de la création chantent à Dieu
du matin au soir un cantique de gloire: Cœli enarrant gloriam
Dei. Que faisait donc Dieu lui-même lorsque, se dépouillant de
sa majesté, il se mettait, enfant docile, aux ordres d'une simple
créature? Il exaltait, il glorifiait Marie; et je ne sais vraiment, dit
S. Bernard , ce que je dois admirer davantage ou de cette dignité
suréminente de la mère ou de la prodigieuse soumission du fils.
Du côté de Dieu se soumettant à une femme, c'est une humilité
316 MOIS DE MARIE
sans exemple ; et du côté d'une femme commandant à Dieu, c'est
une grandeur sans égale.
Heureuse famille ! Semblable à l'arche construite sur le plan
divin, elle voguait tranquille au dessus des agitations de la terre
et des vicissitudes du temps, et tandis qu'au dehors grondait
l'orage et montaient les eaux, au dedans c'étaient la paix inalté-
rable, et les délices et le ravissement du ciel.
Où trouver aujourd'hui des familles qui nous rappellent la
sainte famille de Nazareth ? On dit, et c'est là très certainement le
plus grand péril de notre époque, on dit que la famille craque de
toutes parts comme le navire qui, disloqué par la tempête
menace à chaque instant de sombrer sous la vague Et d'où vient
qu'un édifice tant de fois séculaire chancelle et branle à tous les
vents? Qu'est-ce qui la mine? Est-ce la législation? Est-ce l'esprit
du siècle? Est-ce la corruption des mœurs ?
Le temple tombe en ruines parce qu'à la base, comme pierre
fondamentale, il n'y a plus Dieu, et Dieu... entendez-le: Si
vous bâtissez sans moi, alors même que vous cimenteriez toutes
les assises, il faut que le ciment se détache et que les murs
ébranlés couvrent le sol de leurs débris : Nisi Domimis œdificaverit
domum , in vamun laboraverunt qui œdificant eam.
Eh bien ! Dieu est-il dans la famille comme il était à Nazareth?
Est-il avec le père qui, n'étant plus chrétien, s'est lui-même
découronné par son indifférence ou ses apostasies ?
Est-il avec la mère qui, absorbée par les préoccupations et
trop souvent par les frivolités de la vie, ne comprend rien au
ministère des âmes?
Est-il avec l'enfant qui, sur le seuil de la jeunesse où l'attend
le plaisir, abandonne ou renie la foi de ses chastes années?
Est-il avec le respect de l'autorité, l'union indissoluble des
cœurs, le partage des joies et des larmes, les traditions chré-
tiennes et la pureté des cœurs ?
Hélas! Dieu a été banni de la famille; le mariage, l'un des
plus grands sacrements de l'Église, n'est plus qu'une rencontre
fortuite ou calculée de deux âmes, et sans Dieu que devient tout
d'abord l'autorité?
Pour que l'homme consente à relever de l'homme que faut-il ?
Il faut que, le regardant au front, il y découvre le signe de Dieu.
Dès que ce signe s'efface, dès que cette auréole tombe, que
reste-t-il? Peut-être des vertus morales, des qualités naturelles,
un grand cœur, un noble caractère, une haute intelligence...
mais, tout cela ne peut donner à l'autorité son investiture et sa
consécration ; il y manque l'empreinte divine.
Laissez donc le père trahir ouvertement la foi de son baptême.
Laissez-le se rapetisser, s'amoindrir oar l'oubli du devoir.
MARIE A NAZARETH 317
Laissez-le se mettre en pleine révolte contre la loi divine. L'en-
fant le regarde, et ne voyant plus qu'un homme, il le méprise.
Telle est l'histoire vraiment lamentable de la famille. Les pères
sont méprisés, leur couronne n'a plus d'éclat, leur puissance
ne commande plus le respect, et pourquoi? Parce qu'ils ne sont
plus dans la famille les représentants de Dieu.
Ils devraient, pontifes du sanctuaire domestique, prendre les
cœurs qui s'appuient sur son cœur et les offrir à Dieu à l'heure
de la prière comme le prêtre, à l'autel, offre les âmes du peuple
chrétien dans la coupe sacrée. . . et ils ne prient pas.
Ils devraient apprendre à leurs enfants le chemin qui conduit
à nos solennités, et aucune fête ne les amène aux autels du
Seigneur.
Ils devraient à force de vertu triompher de toutes les résistan-
ces, et ils perdent le droit de commander à l'homme en refusant
d'obéir à Dieu.
L'autorité paternelle, autrefois placée chns l'honneur et la
vénération comme la royauté des anciens patriarches est donc à
terre, impuissante, avilie, parce que la religion ne la couvre
plus en guise de bouclier et que Jésus-Christ ne la protège plus
de son ombre.
Sans Dieu, que devient aussi l'union des cœurs? La famille,
c'est l'amour qui, prenant deux existences inconnues la veille,
aux divers points de la création, les unit ensemble par un lien
que seule la mort doit briser.
Mais, un amour qui surpasse toutes les affections humaines
en élévation, en profondeur et en durée! un amour qui, au lieu
de vieillir, rajeunisse avec les années et répande toujours le
même parfum sous tous les vents qui passent! Un amour qui,
enfermé dans d'infranchissables limites, se fortifie par joies et
par souffrances, s'approfondisse par son bonheur et plus sûre-
ment encore par ses épreuves et ses sacrifices ! Cet amour
chaste, pur, dévoué, vient-il du ciel, ou vient-il de la terre?
Rien de plus inconstant, de plus capricieux, de plus mobile
que le cœur. C'est le roseau qui s'incline à tous les souffles. Il
se fatigue de la réalité, il se crée des illusions, et tôt ou tard la
coupe lui fait peur quand il n'y trouve qu'amertume.
Aussi, les païens eux-mêmes appuyaient leur foyer à l'autel,
ils avaient les divinités tutélaires du foyer domestique, et Jésus-
Christ qui a tout réformé, a mis à la base de la famille un sacre-
ment, et ce sacrement, que fait-il? Il donne aux époux chrétiens
la force. . . La force de la grâce qui, venant en aide aux défail-
lances du cœur, l'affermit dans ses serments; la force qui endi-
gue le flot et le retient dans ses rives; la force qui gravit la
montagne et suit avec courage les plus âpres sentiers*
318 MOIS DE MARIE
Et lorsque Dieu est au cœur avec sa grâce, c'est en vain que
les années s'écoulent avec des meurtrissures profondes et de
cruelles déceptions: les âmes restent unies dans la paix, comme
ces deux colonnes de marbre blanc qui, à Rome, sont restées
debout au milieu des ruines du Forum. Et quand Dieu est chassé
de la famille, que laisse-t-il après lui? Le divorce des âmes, un
froissement perpétuel, une désolante antipathie et souvent des
tragédies honteuses ou sanglantes.
Sans Dieu, que devient enfin l'obéissance? Il la faut au sein de
la famille comme elle existe au milieu des plus belles harmonies
de la création. L'obéissance! c'est la loi des anges, c'est la loi
des étoiles et du soleil, c'est la loi de l'humanité toute entière , et
voilà pourquoi Jésus-Christ , entrant dans cette humanité dont il
voulait accomplir toutes les lois , obéit à sa mère : Et erat sub-
ditus illis. Qu'importe qu'il soit le Créateur des mondes, qu'il pos-
sède tous les trésors de la science et de la sagesse et qu'il ait
atteint la plénitude de la vie. . . Il y a dans la famille de Nazareth
une autorité indiscutable et sacrée. . . et il obéit : Et erat subditus
illis.
Quels sont les enfants qui résistent aux séductions de l'indépen-
dance et qui, soumis à l'autorité de la famille, en respectent tous
les droits? Ce sont évidemment ceux qui, formés par l'éducation
chrétienne, en ont gardé les saintes traditions. On leur a dit que
tout pouvoir vient de Dieu: Non est potestas nisi a Deo\ et rencon-
trant le pouvoir sur le seuil du foyer domestique , ils s'empres-
sent d'obéir.
Mais, ôtez Dieu du cœur de l'enfant, élevez-le en dehors de tout
symbole ; ne jetez dans son âme aucun des grands principes de
la foi. . . qu'aurez-vous? L'indépendance ira le saisir au premier
éveil de la volonté, elle lui soufflera la révolte, et vous aurez un
insoumis qui discutera l'autorité paternelle, s'agitera frémissant
sous la main qui veut le toucher du sceptre: et révolutionnera la
famille en attendant qu'il révolutionne la société.
Voulez-vous donc que la paix et le bonheur s'abritent dans vos
demeures comme l'oiseau dans son nid? Que Dieu en soit le chef ;
qu'il y règne avec la prière, la sanctification du dimanche, la foi
pratique , la pureté des mœurs, et vos familles seront bénies, dit
le prophète, et cette bénédiction vous accompagnera sur tous les
chemins de la vie. Amen.
JÉSUS PERDU ET RETROUVÉ &19
Vingt-deuxième jour
JÉSUS PERDU ET RETROUVÉ
Et ibant parentes ejus per omnes annos in
Jérusalem in die solemni Paschœ.
Les parents de Jésusallaientchaqueannée
à Jérusalem lors de la fêle de Pâques.
Lorsque l'Enfant-Dieu eut atteint l'âge de douze ans, il accom-
pagna Marie et Joseph à Jérusalem où les Hébreux fidèles accou-
raient des divers points de la Judée pour célébrer la grande fête
de Pâques.
La foule se pressait donc sur tous les chemins, allant en
groupes sous la direction des anciens de la tribu, les hommes
séparés des femmes, les enfants avec le père ou la mère, et les
familles ne se réunissaient qu'à la halte du soir. Cet ordre de
marche nous explique comment au retour de la fête, Marie et
Joseph ne se doutèrent point que l'enfant leur manquait. Mais,
quand à l'entrée de la nuit, ils s'aperçurent de son absence, faut-
il essayer de vous dépeindre cette immense douleur?
Ils courent, tristes, désolés, à travers ce peuple d'inconnus,
demandant avec des sanglots et des pleurs l'enfant de leur ten-
dresse. . . Recherches inutiles ! Jésus ne répond pas, et le cœur
brisé par l'angoisse, ils reprennent en toute hâte, au sein de
''obscurité la plus profonde, le chemin de la vaste cité.
Les voyez-vous en larmes traverser les rues, parcourir les
places publiques, interroger tous les passants, frapper à toutes
les portes?... Chaque heure qui survient, avec de nouvelles
déceptions, apporte de nouvelles alarmes, et le glaive prédit par
le vieillard Siméon se tourne et se retourne dans la plaie, et
la nuit arrive encore sans pouvoir endormir ces deux cœurs
qu'abandonne l'espérance.
Ayez donc pitié, ô mon Dieu, d'une pauvre mère qui, depuis
trois jours d'un martyre inexprimable, vous demande son fils!
Et ne sachant que devenir, et se rappelant que, après la tempête
le Seigneur amène l'arc-en-ciel dans les nues, Joseph et Marie se
dirigent vers le temple.
Quelle scène admirable ! Les docteurs, réunis sous le portique,
discutaient avec une grande agitation l'avènement du Messie,
et au milieu d'eux était assis, à la façon des vieillards, un
enfant. Et, cet enfant, quoique n'ayant pas dans les mains le
livre des prophètes, en citait les paroles inspirées, les commen
tait avec une sagesse et une autorité qui contrastaient avec la
candeur de son âge et les illuminait des splendeurs de sa pensée
320 MOIS DE MARIE
Les docteurs l'écoutent étonnés et ravis : Stupebant autem omnes
qui audiebant eum. Et ils se demandent quel est l'esprit qui parle
par sa bouche. A ce moment, une femme pauvrement vêtue
traverse la foule; elle aussi, à ce spectacle inattendu s'arrête,
elle contemple, saisie d'admiration, cette vision du ciel, elle
recueille toute émue cette parole qui semble un écho du paradis,
et ne pouvant plus contenir les élans de son cœur, d'une voix
tremblante qui s'éteint dans les sanglots... mon fils, s'écrie-
t-elle, pourquoi nous avez-vous laissés ? Quid fecisti nobis sic?
Il y a trois jours que nous vous cherchons avec des larmes*
Dolentes quœ rebamus te.
C'était bien Jésus, mais Jésus en quelque sorte transfiguré. A
l'âge où l'enfance laisse entrevoir le fruit enfermé dans la fleur,
il préludait à sa mission divine ; il faisait éclater au matin de sa
vie, comme par un coup d'essai, quelque chose de cette grande
lumière qui devait éclairer dans son midi la face de tous lés
peuples et la marche du genre humain, et la sagesse divine dont
il avait la plénitude jetait ses premières clartés comme un astre
voilé qui perce les nuages.
Et à la plainte touchante de la mère que répond le fils? Ecoutez-
le. C'est la première parole de Jésus qui nous soit rapportée par
l'Évangile et elle est pleine de mystère et de grandeur. Tout autre
enfant se serait précipité dans les bras de sa mère, cherchant à
lui faire oublier par ses tendres caresses les douleurs de l'ab-
sence. Mais ici, l'homme s'efface devant Dieu, et ce n'est pas
l'homme, non, ce n'est pas l'homme qui parle sous les impres-
sions naturelles du cœur, c'est Dieu qui tout à coup se révèle.
« Pourquoi me cherchiez-vous? Quid est quod me quœre bâtis.
Un enfant peut se perdre, s'égarer dans la foule ; il peut s'en aller
insouciant loin d'une mère désolée; mais qu'aviez-vous à craindre
puisque je suis la sagesse éternelle? Et puis, ignorez-vous que ,
venu de Dieu, je dois être tout entier à l'œuvre de mon père qui
est au ciel ? Nerciebatis quia in his quœ patris mei sunt oportet me
esse. » Et, se levant, il suivit Marie à Nazareth où il fut soumis :
Et descendit eum eis et venit Nazareth.
Ce voyage à Jérusalem avec ses tristesses et ses émotions ne
serait-il pas un symbole de la vie pleine de mécomptes et de sépa-
rations? Car enfin, où allons-nous ? Du berceau à la tombe, nous
allons tous à l'éternité. Semblables au navire qui traverse la
haute mer, le flot nous pousse, et de quelque façon que nous
orientions notre voile, il faut tous aborder sur la même rive où
le maître nous attend.
Au départ, Jésus-Christ vient à nous; il vient avec la grâce du
baptême s'emparer de notre vie et dans cette terre arrosée par l'eau
sacramentelle, il sème, avec la foi, le germe de toutes les vertus.
JÉSUS PERDU ET RETROUVÉ 321
Plus tard, bien des fois le soleil s'est levé, nous sommes à
douze ans... rappelez vos souvenirs. La cloche tinte ses plus
joyeux refrains, le temple est en fête, l'autel brille de mille feux,
les guirlandes s'entrelacent dans le sanctuaire d'où monte le
parfum de l'encens et des fleurs, et l'enfant, couronné d'inno-
cence, s'achemine vers l'autel.
Aussitôt , le tabernacle s'ouvre ; au milieu des cantiques , le
prêtre prend l'hostie sainte et lorsque l'enfant se relève , nourri
du pain eucharistique, il porte Jésus-Christ au plus intime de
son cœur.
Continue maintenant ton voyage, poursuis ton chemin. . . et tu ne
seras point seul : Jésus est avec toi -, et dans l'obscurité profonde
il sera ta lumière, à l'heure de la fatigue il sera ton repos; si tu
souffres, ami fidèle il te consolera; si tu as encore faim et soif,
tu reviendras, heureux convive, à la table sacrée, et quoiqu'il
advienne, tu le trouveras toujours à tes côtés ton frère et ton ami.
Mais, prends garde.
Sur cette route où passent toutes les générations, que de pierres
contre lesquelles on se meurtrit! Que d'épines auxquelles on se
déchire l Que d'abîmes où se cache la mort ! Regardez bien.
N'y voyez- vous pas l'impiété qui, pour obscurcir la vérité
chrétienne amasse des livres, des revues, des négations et des
blasphèmes, comme le vent amasse les nuages dans les airs?
N'y voyez-vous pas le vice qui, toujours sous la forme du
serpent, se glisse auprès des âmes, et avec des promesses trom-
peuses leur persuade de manger le fruit dont l'écorce cache tant
de mystères?
N'y voyez-vous pas le scandale qui , au lieu de chercher les
ombres de la nuit, affronte la lumière et, le long du chemin,
étale aux yeux des passants les mille voluptés qui séduisent la
foule ?
N'y voyez-vous pas le monde qui oppose à l'Évangile la per-
versité de ses maximes et la corruption de ses mœurs?
Et, que veulent le monde, le scandale, le vice et l'impiété? Ils
veulent arracher aux âmes celui qui, s'étant donné tout entier
au baptême et à la communion, est devenu notre pontife et notre
roi, notre justification et notre victime, l'amour et le tout de notre
vie. C'est assez dire que, marchant à travers tant d'ennemis dont
les défaites n'affaiblissent point la résistance, nous devrions être
constamment en éveil, toujours armés, toujours débout, comme
le soldat à la frontière que menace l'envahisseur.
Il le faudrait; Jésus-Christ lui-même l'a dit à l'Évangile: VigU
late et orate. Veillez et priez, et tant acharnée que soit la lutte
vous en sortirez vainqueurs : Ut non intretis in tentationem.
Mais, hélas l Combien d'âmes s'endorment! Et pendant le som-
II. QUARANTE-UNE.
322 MOIS DE MARIE
meil l'ennemi survient, il entoure la place, fait une brèche aux
remparts, et au réveil, où est Jésus?... Cherchez-le, comme sur la
route de Nazareth , il a été perdu.
Jésus-Christ étant, en effet, la lumière, la justice, la sainteté,
nous le perdons lorsque, ouvrant l'esprit à de coupables hésita-
tions, nous laissons le doute ébranler les convictions de la foi.
Nous le perdons lorsque, séduits par des voix enchanteresses,
nous laissons la volonté s'en aller, comme une barque dématée,
aux souffles de la tentation.
Nous le perdons chaque fois que, vaincus dans la lutte, nous
livrons au monde corrompu la pureté du cœur.
Aux jours d'Israël, quand le temple de Jéhovah dut être profané
par les nations infidèles , on entendit une voix qui s'écriait : Sor-
tons d'ici. — C'était la voix des anges, protecteurs du sanctuaire,
qui ne voulaient pas être les témoins attristés de sa désolation.
Et après leur départ, le lieu saint fut souillé, et une idole impure
se dressa sur les ruines de l'autel.
Ainsi l'âme dont la tentation franchit le seuil. A peine l'ennemi
est-il entré que Dieu s'en va, emportant avec lui sa grâce et son
amour, et les anges des ténèbres accourent , et ils dévastent le
tabernacle que le Seigneur remplissait de sa gloire L'âme
infidèle a perdu Jésus.
Quelle perte sans nom ! Jésus le tendre ami de l'enfance qui
lui donne avec les premiers serments de la vie les prémices de
son amour! Jésus, l'aimable Sauveur qui, appelant à lui tous les
hommes, leur fait de son sang un breuvage divin! Jésus, la
miséricorde, qui toujours accueille le repentir et lui promet comme
à l'innocence les joies des siècles éternels !
Et, lorsque les âmes l'ont perdu sur les chemins du vice ou de
Terreur, pleurent-elles son absence, comme Marie, et le cher-
chent-elles inconsolables, comme cette mère désolée? Dolentes
quœrebamus te. Oui ; s'agit-il d'une fortune qui s'effondre, d'une
illusion qui se dissipe , d'une espérance qui s'écroule ou d'une
affection qui se brise? Alors, ce sont des larmes qui ressemblent
à celles du prophète Jérémie. Les fleurs n'ont plus de parfum , le
soleil n'a plus d'éclat, le ciel toujours est sombre et le monde n'a
plus de fêtes, ni d'émotions, ni des plaisirs qui puissent ramener
le sourire sur les lèvres ternies.
Mais, voyez-vous cette foule de chrétiens qui peuplent nos
cités tumultueuses? Où sont les justes qui portent dans un cœur
vierge ou dans une âme purifiée l'innocence et la foi? Il n'y a là
que des parjures , des traîtres et des apostats ; et cependant , de
toutes parts ce sont les rires voluptueux , les explosions de la
joie , l'ivresse des convives , et tous les échos nous apportent le
bruit des fêtes et des concerts. Que voulez-vous? Ils n'ont nerdu
JÉSUS PERDU ET RETROUVÉ 323
que Jésus! Et ils ne pensent pas que perdre Jésus c'est la
réprobation commencée sur la terre et qu'il suffirait à Dieu de
rappeler le souffle de la vie pour que Jésus fût perdu durant
l'éternité.
Comment donc retrouver ici-bas ce trésor incomparable qui
vaut à lui seul plus que la terre et le ciel? Marie nous l'enseigne.
Il faut d'abord le chercher : Requirentes eum : non point seulement
avec l'esprit qui poursuit la vérité, mais surtout avec le cœur
que brise le repentir : Dolentes quœ rebamus te. Le fils de Monique
cherche Dieu, sans le trouver, dans les écoles et les livres des
philosophes; lorsqu'un jour fatigué de ne jamais rencontrer la
lumière qui semblait le fuir, il pousse un cri. . . c'était le cri de
l'amour, et à l'instant Dieu se dévoile : Amicus Dei esse volo ,
nunc fio.
Où le chercher? Est-ce au milieu des dissipations de la terre et
de l'enivrement des plaisirs? Est-ce dans le tumulte des passions
semblables à la mer où bouillonne la vague? Est-ce parmi ces
foules qu'agitent des désirs inassouvis? Dieu ne se plaît que dans
la solitude, nous répondent nos livres sacrés: In pace locus ejus.
La solitude de Nazareth l'a vu naître et grandir ; et dès que
l'homme, fatigué des joies de la vie ou ramené par le malheur,
se trouve seul en face de lui-même, il entend dans cette solitude
des voix inconnues qui lui parlent de Dieu.
Mais, voulez-vous savoir où Jésus attend les âmes et se montre
à celles qui le cherchent dans la sincérité du cœur ? Il les attend
dans son temple : Invenerunt illum in templo. C'est là qu'il habite
comme au plus haut des cieux ; c'est là qu'il a bâti sa demeure .
et c'est là qu'il est assis et qu'il attend : Invenerunt illum sedentum\
Il est assis au tabernacle, comme sur le trône de la grâce; au
tribunal de la pénitence comme sur le trône de la miséricorde ,
dans la chaire, comme sur le trône de la vérité ; et dès qu'une
âme vient à lui le cherchant comme sa sainte mère. . . le voyez-
vous? A celle qui demande la foi, il révèle du haut de la chaire,
comme autrefois aux docteurs qui se pressaient autour de lui
dans le temple de Jérusalem, les mystères que ne peut saisir l'in-
telligence humaine. Au tribunal de la pénitence, sommes-nous
souillés par les fanges du siècle, il nous purifie dans le sang de
la croix et nous re»d la blancheur de la neige. Et si enfin nous
venons à l'autel pour lui confier nos tristesses ou recueillir quel-
ques miettes du pain eucharistique, son amour nous console et
avec l'hostie du sacrifice il ranime nos forces abattues.
Venons donc souvent ici où Jésus réside dans le silence et la
paix du sanctuaire. Auprès de lui, les justes se reposent, comme
les apôtres au Thabor, des fatigues du voyage, et les pécheurs,
meurtris dans leurs chutes, se relèvent guéris. Venons à l'agneau
324 MOIS DE MARIE
qui plus tard apparaîtra comme un juge terrible sur les nuées du
ciel ; et quand nous l'aurons trouvé, gardons-le si bien qu'il nous
quitte plus. Amen.
Vingt- trois ièm e jour
LE MIRACLE DE CANA
Nuptlcc factœ sunt in Cana Galilaœ, et erat
mater Jesu ibi.
Il se fit des noces à Cana en Galilée, et
la mère de Jésus y était.
Trente ans s'étaient écoulés depuis que les anges avaient
chanté sur la crèche de Bethléem. Déjà la voix du Précurseur
retentissait au désert et la foule accourait pour entendre cette
parole de la pénitence et recevoir le baptême dans les eaux du
Jourdain. Sorti de son obscurité, le Sauveur a quitté Nazareth
et, après avoir jeune pendant quarante jours, il a commencé son
glorieux apostolat.
En ce temps ; dit le saint Évangile, des noces furent célébrées
à Cana, petit bourg de la Galilée, et Marie étant invitée à cette
fête de famille, Jésus s'y rendit avec ses disciples. Sur la fin du
repas, le vin venant à manquer, la mère dit au fils: ils n'ont
plus de vin. Qu'importe à moi et à vous? répond Jésus; mon
heure n'est point encore venue.
Alors, Marie dit aux serviteurs : faites tout ce qu'il vous dira.
Et, ils remplirent d'eau jusqu'au bord six urnes de pierre qui
avaient été placées là pour la purification prescrite aux juifs, et
lorsqu'elles furent remplies: puisez maintenant, leur dit Jésus;
et ils y puisèrent, et c'était un vin délicieux.
Qu'est-ce que ce fait placé à l'entrée de la vie publique du
Sauveur? C'est une triple manifestation. Jésus-Christ, après
trente ans de silence et de labeurs, se manifeste comme Dieu.
Marie qui s'est effacée comme l'aurore à l'aspect du soleil repa-
raît tout, à coup avec un pouvoir qui devance l'heure du ciel et
obtient un miracle; et la prière si timide et pourtant si confiante
intervient comme une force à laquelle Dieu lui-même est con-
traint d'obéir.
I. L'acte qui appartient essentiellement à la puissance divine,
c'est le miracle. Celui-là seul qui a désigné leurs sentiers aux
divers êtres de la création peut arrêter les astres dans leur mar-
che et suspendre les lois harmonieuses nui régissent l'univers.
V *J LE MIRACLE DE CANA 325
Rassemblez toutes les gloires et toutes les célébrités qui ont
peuplé le monde, gloires de la science et des arts, gloires de
l'éloquence et du génie, gloires du sceptre ou de l'épée, et dites-
leur de faire remonter avec une parole les fleuves vers leur
source, ou de marcher à pieds nus sur les flots ou de rendre à îa
vie le cadavre qui exhale déjà l'infection du tombeau. . . Tous les
siècles devront nécessairement échouer dans cette œuvre sur-
humaine.
Si donc j'apprends que les aveugles voient, que les lépreux
sont immédiatement guéris et que les morts ressuscitent
qu'est-il besoin de discuter ? Evidemment, Dieu est là.
Aussi, voyez-vous Jésus-Christ? Nazareth ne le connaît que
comme le fils du charpentier. Sur son front point d'auréole, dans
sa vie rien que l'obscurité, autour de lui quelques hommes incon-
nus qui la veille étendaient encore leurs filets sur le rivage; et
cependant il va jeter sa parole au monde, il faut que le monde
l'écoute et qu'il tombe à ses pieds.
Comment accomplir ce prodige ? Comment incliner les esprits
devant une doctrine qui, au lieu de clartés, s'entoure d'ombres et
de mystères? Comment assurer le triomphe à des idées nouvelles
qui, bien loin de flatter le cœur, en attaquent toutes les convoi-
tises ? Et surtout par quel signe éclatant , lui sans gloire et sans
prestige, manifestera-t-il sa divinité? Quelle est la force qui, placée
entre ses mains, comblera les vallées, aplanira les montagnes et
lui fera, à travers la résistance des peuples, un chemin triom-
phal? Ce sera le miracle.
Et avant de semer sa doctrine, comme le laboureur sème lo
grain dans la terre, il vient aux noces de Cana, et en présence
des quelques disciples qu'il avait arrachés à leurs barques, il
change l'eau en vin , et ce miracle fait éclater sa gloire : Et mani-
festavit gloriam suam; et les disciples dont la foi était encore
chancelante croient fortement en lui : Et crediderunt in eum disci-
puli ejus.
Ainsi fera-t- il depuis le festin de Cana jusqu'à la Ccne eucha-
ristique. D'une main il donne sa doctrine au peuple qui, pour
l'entendre, le suit jusqu'au désert, et de l'autre, il commande en
maître à la vague qui s'apaise et à la mort qui soudain refleurit.
Et, en voyant le fils de la veuve de Naïm se dresser dans sou
cercueil, l'aveugle de Jéricho ouvrir les yeux à la lumière, Lazare
sortir de la tombe, entendez-vous le peuple, dans son enthou-
siasme et sa foi, lui chanter l'hosanna comme à l'envoyé de
Dieu?
Et, lui-même que répond-il aux disciples de Jean-Baptiste venus
pour lui demander: qui êtes-vous ? Affirme-t-il ouverte-ment sa
génération divine? Raconte-t-il comment le ciel l'a salué dans
326 MOIS DE MARIE
son berceau? En appel le-t il aux prophètes qui avaient si claire-
ment prédit son histoire? Allez, leur dit-il, et racontez ce que
vous avez vu; les sourds entendent, les aveugles voient, les
paralytiques marchent et les morts ressuscitent : Et mortui
resurgunt.
C'est donc par le miracle que Jésus-Christ s'est affirmé au
monde, et l'eau changée en vin a été la première manifestation de
sa divinité : manifestavit gloriam snam et crediderunt in eum disci-
puli ejus.
II. Mais, ce miracle de Cana, qui le demande et qui l'obtient?
Jésus-Christ ne s'est-il pas aperçu que le vin allait bientôt man-
quer? N'a-t-il pas prévu la honte que ressentiront les époux en
présence de leurs convives ? Pourquoi faut-il que sa mère se
penche vers lui et l'avertisse d'un incident si vulgaire de la vie
domestique?
Dans le saint Évangile, a dit le maître, tout s'est fait en para-
bole, et les faits les moins étranges cachent des vérités sublimes.
Cette noce de Cana c'est l'Église : Simile factum est regnum
cœlorum homini régi qui fecit nuptias. Les époux qui sont pris au
dépourvu nous représentent les âmes avec leurs devoirs, leurs
luttes et trop souvent leurs défaillances, et Dieu est toujours là
prêtant à la volonté l'appui surnaturel de sa grâce toute
puissante.
Mais, entre le ciel et la terre, entre Dieu et l'Église, regardez
bien. Qui voyez-vous ? Il y a Marie : Et erat mater Jesu ibi; et c'est
Jésus-Christ lui-même qui, par un acte public et solennel, lui a
donné kla mission de plaider au ciel les intérêts de la terre et
d'obtenir à la terre les miséricordes du ciel.
Sans doute, Dieu qui voit le plus petit grain de sable perdu
dans l'immensité de l'océan, connaît toutes les âmes et il les
suit du regard dans les sentiers de la vie.
Il sait donc qu'à tel point du chemin vous avez rencontré
l'épreuve semblable aux épines qui meurtrissent le voyageur.
Il sait que la tentation vous a violemment assailli comme est
assaillie par la tempête la barque loin du port.
Il sait que la vertu n'est point enracinée dans votre cœur et
qu'il suffit d'un léger souffle pour l'ébranler.
Lui qui entend de si haut le bruit de la feuille qui tombe et le
choc des atomes qui se heurtent dans les airs n'ignore point ce
qui monte des âmes et vers toutes les âmes, qu'elles soient en
joie ou en détresse , il incline son cœur.
Mais, au ciel comme au festin de Cana, il veut que sa mère
intervienne avec sa miséricorde; il le veut puisque dans le
gouvernement de son Église il lui a confié le rôle de la médiation :
Et Mater Jesu erat ibi. Et c'est par cette médiation que s'accom-
LE MIRACLE DE CANA 327
plissent ici-bas, sous le regard étonné des peuples ou dans le
secret des cœurs, les merveilles de la grâce.
Du haut de son trône , Marie a vu que vous allez faiblir dans
la lutte et que votre volonté presque séduite ne sait plus opposer
de résistance.
Elle a vu que votre foi s'ébrèche et que les convictions de votre
enfance tiennent à peine debout.
Elle a vu qu'il faudrait à votre vie languissante plus de
courage dans l'épreuve et d'ardeur généreuse en face du
devoir.
Et son cœur de mère s'attendrit , et touchée d'une immense
compassion l'entendez-vous redire durant l'éternité cette parole
suppliante : Vinum non habent. Seigneur, ils manquent d'énergie,
de foi , de résignation , d'espérance , d'amour. Telle est sa
mission; et si, pour accueillir sa prière, il faut renverser un
instant l'ordre établi dans le monde matériel , croyez-vous que
Dieu refuse de déployer sa puissance?
Certes, jamais un miracle ne s'accomplit dans des circons-
tances si vulgaires et smvun théâtre aussi rétréci que celui de
Cana. Nous ne sommes point sur la place publique , en présence
d'une multitude prête à battre des mains ; il ne s'agit pas de
multiplier les pains pour nourrir quatre mille hommes dans le
désert. Non , Jésus-Christ est enfermé dans la salle du festin avec
quelques invités , et c'est uniquement pour épargner aux époux
une confusion passagère que Marie intercède. Ajoutez que le
moment n'est point encore venu où doit resplendir dans tout son
éclat la gloire du Sauveur : Mondum venit hora mea.
Et cependant Marie dit une parole. Cette parole est-elle une
prière? Est-elle un désir? Peu importe. Un moment, il semble
que sa demande est repoussée comme inopportune. Mais, la mère
connaît le Fils , et quand bien même la réponse du Fils met sa
foi à une dure épreuve , son espérance n'est point ébranlée. Et ,
en effet, l'aimable Sauveur avance, à cause de sa médiation,
l'heure des décrets éternels, et le miracle est. accompli.
Ce fait revient à chaque page de l'histoire de l'Église et de
l'histoire des âmes. Mille fois, depuis sa fondation, l'Église
attaquée par l'erreur, démembrée parle schisme, persécutée
par les puissances humaines , a passé par des heures fatales où
l'on aurait dit que tout allait sombrer dans l'abîme. Et voilà que,
au plus fort du péril , Marie, la femme forte , la terrible Judith ,
mettait les ennemis en déroute, et l'Église , à genoux devant ses
autels, célébrait sa puissance et, pour perpétuer le souvenir de
ses victoires, elle enrichissait de quelque nouvelle fête son
diadème royal.
Mille fois les peuples que frappait la justice divine ont crié
328 MOIS DE MARIE
vers Marie comme crie l'enfant sous la verge qui le blesse, et il
n'est pas de nation chrétienne dont les annales, les sanc-
tuaires et les monuments publics ne rappellent quelque déli-
vrance miraculeuse obtenue par l'intervention de la reine des
cieux.
Et les âmes ! Oh ! si toutes les âmes qui ont merveilleusement
éprouvé la puissance de Marie pouvaient chanter ensemble ces
prodiges comme une seule voix-, et si à ces voix innombrables
de la terre se mêlait la voix des élus dont Marie a miraculeuse-
ment conduit la barque jusqu'au port... quelles louanges ! quel
concert !
Mais , qu'est-il nécessaire d'appeler en témoignage les siècles
écoulés? Voyez-vous ces multitudes de pèlerins qu'emportent
les chars de feu devenus les chars de la Vierge Immaculée? Il y
a là ,comme aux jours du Sauveur , des aveugles, des paralyti-
ques, des lépreux , toutes les infirmités humaines ; et où vont-
ils avec leurs bannières radieuses et leurs chants d'espérance ?
Ils vont demander à Marie des miracles. Des miracles... enten-
dez-vous? et les ex-voto suspendus à la grotte de Massabielle
disent assez haut que la puissance de la Mère de Dieu ne s'est
point raccourcie.
Pourquoi le serait-elle ? Ce qui triomphe des résistances du
ciel aux noces de Cana, c'est la force de la prière.
Cette prière n'est qu'un mot : Vinum non habent ; ils n'ont plus
de vin. Mais, dans ce mot simple et touchant passe tout le cœur
de Marie, et parce que ce cœur est l'innocence et l'amour, sa
prière force la main de Dieu.
Laissez Jésus-Christ lui répondre avec une froideur purement
apparente \ au lieu d'exalter sa confiance et sa foi , comme il
exaltera plus tard la foi de la Chananéenne. Laissez-le proclamer
tout haut que Dieu a ses heures pour se manifester à la terre et
que nulle créature ici-bas, fut-elle sa mère, n'a le droit de
devancer l'heure du ciel : Mondum venit hora mea. Il faut que la
prière l'emporte , et quoique Marie sollicite un miracle , le
miracle s'accomplira.
C'est que la prière , comme a dit un docteur avec une énergi-
que et sublime concision , est une toute puissance : Omnipotent
tia supplex ; et quand elle arrive suppliante à la porte du ciel , si
la porte ne s'ouvrait pas , l'Évangile aurait menti : pulsate et
aperietur.
D'où vient donc que notre voix si souvent n'a point d'écho et
qu'elle ne pénètre point les nues? Comprenez-le.
Marie était la foi qui 'transporte les montagnes et quoique son
Fils, pour mieux la grandir , l'a rejette dans l'ombre, elle doute
si peu d'être écoutée que, s'adressant aux serviteurs: Faites,
MARIE PENDANT LA VIE PUBLIQUE DE JÉSUS-CHRIST 329
leur dit-elle , tout ce qu'il vous commandera : Quodcumque dixerit
vobis facite.
Marie était l'amour , semblable au nuage de parfums qui
monte de l'encensoir en face de l'autel , son cœur ne s'était
jamais incliné vers la terre et , si elle ose solliciter un miracle ,
c'est que, bonne et miséricordieuse, elle compatit à la honte
des hôtes de Cana.
Marie était enfin la pureté sans tache , et tout en remontant le
cours du fleuve, même à la source, le Seigneur ne trouvait
qu'une onde transparente.
Or, sommes-nous la foi, l'amour et la pureté? Nous prions
sans la conviction intime que forcément le ciel nous entendra ,
et parce que Dieu hésite à nous répondre , nous nous taisons
tristes et abattus.
Nous prions avec les lèvres, l'esprit agité par les bruits du
siècle et le cœur par les passions qui en troublent la paix.
Nous prions peut-être l'âme souillée comme la robe blanche
sur laquelle a rejailli la boue du grand chemin. Et voilà pourquoi
le ciel ne répond pas aux cris de nos misères.
Voulez-vous obtenir des miracles de grâce et de salut ? Croyez...
Aimez... Soyez purs... et surtout allez à Jésus par Marie. Amen.
Vingt- quatrième jour.
MARIE PENDANT LA VIE PUBLIQUE DE JÉSUS-CHRIST
Omnis gloria filiœ régis ab intus.
Toute la gloire de cette fille du roi vient
de la beauté de son intérieur.
Jésus-Christ, tout entier à l'œuvre du salut des âmes, parcou.
rait les villes et les bourgades de la Judée, annonçant le royaume
des cieux, confirmant sa doctrine par les miracles les plus écla-
tants ; et le peuple, dans son admiration, le suivait en triomphe ;
et si les pharisiens orgueilleux et jaloux jetaient dans ce concert
quelques notes discordantes, le Sauveur entraînait quand même
après lui les esprits et les cœurs.
Au milieu de ces ovations, où était Marie? Etait-elle parmi les
apôtres qui avaient été choisis pour porter la vérité jusqu'aux
derniers confins de l'univers ? Etait-elle avec les saintes femmes
qui s'étaient attachées, fidèles et dévouées aux pas du divin maî-
tre? Etait-elle au Thabor lorsque écartant le nuage qui voilait sa
330 MOIS DE MARIE
gloire, le Seigneur apparut à ses disciples dans tout l'éclat de sa
divinité ?
Je la cherche sous le toit de Béthanie qui tant de fois offrit à son
fils la plus suave hospitalité. Je voudrais la voir dans cette foule
qui, sortant de Jérusalem, accourait au devant de Jésus-Christ
avec des palmes et des acclamations et lui faisait une ovation
royale. Je demande surtout à l'Évangile si elle était au Cénacle à
ce moment solennel où fut célébrée la cène eucharistique.
Et l'Évangile se tait, et nulle part je ne rencontre la mère sur
les chemins où se pressait la multitude pour voir passer le pro-
phète d'Israël : Propheta magnus surrexit in nobis.
Et cependant, quelle joie si marchant à la suite de son fils, elle
avait pu recueillir toutes les paroles qui tombaient de ses lèvres
et les enfermer dans son cœur ! Quel bonheur si elle avait vu
Madeleine, la brebis égarée, revenir au bercail et se prosterner
aux pieds du bon pasteur pour les couvrir de parfums et les arro-
ser de ses larmes brûlantes ! Et comprenez-vous de quelles émo-
tions son âme aurait tressailli si elle avait été là quand une foule
immense était nourrie dans le désert avec les pains du miracle
ou bien quand le jeune homme de Naïm était rendu vivant à sa
mère éplorée?
D'où vient donc qu'elle reste dans l'effacement, toujours cachée
dans le silence, au lieu de se tenir, comme sa mère, à côté de
l'Homme-Dieu pour partager sa gloire et ses triomphes? Le pro-
phète avait dit: Omnis gloria filiœ régis ad intus. Tout l'éclat delà
fille du roi vient de la beauté de son cœur ; et c'est uniquement
par cette beauté de l'âme que nous pouvons attirer sur notre vie
les regards et les bénédictions du ciel. Il n'est pas de doctrine
plus consolante que celle-là.
Nous lisons dans le saint Évangile : Sancti estote. Soyez saints :
Perfecti estote. Soyez parfaits, et cette parole nous épouvante.
La sainteté nous apparaît comme une montagne tellement élevée
que la cime se perd dans les nues, et sur ces hauteurs mysté-
rieuses que voyons-nous ?
Nous voyons les apôtres qui ont péniblement défriché les sillons
envahis par l'erreur et récolté dans les sueurs et dans les larmes
les gerbes abondantes de la vérité.
Nous voyons les docteurs qui, semblables à des soldats armés
de toute pièce, ont fait sentinelle autour de nos dogmes et
repoussé vaillamment toutes les attaques de l'impiété.
Nous voyons les martyrs qui, jetés au milieu des flammes,
battus de verges ou dévorés par les bêtes du cirque, ont lassé la
haine des tyrans et la rage des bourreaux.
Là se groupent autour de l'agneau les vierges dont la robe im-
maculée ne s'est point déchirée aux épines du chemin. Là se
MARIÉ PENDANT LA VIE PUBLIQUE DE JÉSUS-CHRIST 331
pressent les anachorètes qui préférèrent aux joies du siècle les
jeûnes et les veilles du désert. Là sont tous les justes qui, mar-
chant par les sentiers les plus étroits, ont emporté d'assaut le
royaume des cieux.
Et, au pied de cette montagne, nous nous écrions comme le
prophète, tristes, découragés: Quis ascendet in montent Domini.
Comment arriver jusqu'à la cime! Eh bien, oui; si la sainteté
consistait essentiellement dans l'éclat désœuvrés, nous devrions
désespérer d'atteindre ce sommet. Où sont, en effet, les nuits
transformées en prières, les cilices autour des reins et les stig-
mates de la pénitence imprimés sur la chair? Où sont les sacri-
fices et les dévouements qui laissent dans notre vie des sillons
lumineux? Où sont les vertus qui projettent sur nos pas des clar-
tés éblouissantes?
Nous creusons tous, même les plus justes, un modeste sillon,
nous ne moissonnons que de rares épis, et si nous nous placions
en face des saints qui rayonnent à travers les siècles, que seraient
nos œuvres? Ce qu'est un édifice sans architecture et sans orne-
mentation à côté de ces monuments dont s'enorgueillissent les
cités.
Mais, du haut du ciel, qu'est-ce que Dieu regarde dans la vie
de chaque homme? Il regarde le cœur: Deus inticetur cor. Et,
lorsque le cœur est pur comme le fleuve où se mirent les étoiles,
Dieu s'y reflète tout entier : Signatum est super nos lumen vnltus tui.
Impossible, quant à nous, de lire sous les voiles, et nous
jugeons de la vie par les actions qui en forment la trame comme
nous jugeons de l'arbre par la beauté des fruits. Qu'importe qu'au
fond du cœur se cachent, comme la sève sous l'écorce, les senti-
ments les plus élevés et les intentions les plus délicates; c'est le
trésor ignoré dont nous ne pouvons apprécier ni le poids ni la
valeur.
Et alors, qu'un homme traverse le monde comme un astre
brillant, quand bien même toutes les fanges se seraient amas-
sées dans son cœur, volontiers nous disons: c'est un grand
homme. Et si, au contraire, il ne porte à son front aucune auréole
ni de la fortune, ni du pouvoir, ni de la science, si quelque chose
d'étrange ne lui fait pas un piédestal au dessus de la foule, don-
nez-lui toutes les vertus qui ne s'épanouissent que dans l'ombre,
vous le coudoierez avec indifférence, ne vous doutant pas que
son cœur est un vase de prix où se trouve enfermé un parfum
précieux.
Mais, devant Dieu qui pèse les soleils comme les grains de sable,
quel est l'homme dont la vie soit assez riche pour faire incliner
la balance de son éternité? Est-ce le savant qui, de son regard
d'aigle, pénètre les mystères livrés aux disputes des siècles?
332 MOIS DE MARIE
Est-ce le vainqueur qui, avec son épée valeureuse, inscrit de nou-
veaux triomphes dans l'histoire de la patrie ? Est-ce le chef d'État
qui, d'un signe de sa main, commande à tout un peuple et d'une
extrémité de la frontière à l'autre extrémité en soulève les flots?
Est-ce le riche qui voit la fort un 3 sourire à tous ses calculs et lui
apporter complaisamment de l'or?
Toutes ces grandeurs et ces gloires humaines ressemblent au
dehors de la coupe; elles ne sont que le clinquant de la vie, et
Dieu nous déclare qu'il regarde au dedans, et si le dedans c'est la
lie, l'éclat extérieur ne saurait l'éblouir : Deus intuetur cor.
Il en est de la vie humaine comme du temple matériel. Bâtis-
sez une cathédrale avec du marbre, dentelez toutes les pierres ,
élevez au sommet des tours des flèches hardies qui s'élancent
dans l'espace, tant que le tabernacle sera vide et que Dieu n'y
aura pas dressé sa tente, qu'aurez- vous? Un édifice qui, malgré
toutes ses splendeurs, n'attirera ni le culte ni la vénération des
peuples. Mais, Jésus-Christ est-il présent à l'autel? Peut-être que
les murs sont dénudés, que rongées par le temps les pierres s'en
détachent et que la pauvreté attriste les anges du sanctuaire...
n'importe. Ce lieu est saint, et nous nous prosternons pour
adorer.
De même, seriez-vous le plus obscur des êtres de la création,
une femme dont le passage à travers la vie ne laisse aucune em-
preinte, un homme qui mange dans l'oubli le pain de ses sueurs,
un indigent qui tende la main au coin des rues? Consolez-vous.
Si dans un corps usé par le travail ou la souffrance vous portez
Dieu avec sa grâce et son amour, vous êtes comme un temple
vivant auprès duquel il n'y a rien de plus beau ni de plus riche
que le ciel : Templum Dei estis.
Cela nous explique un des aspects les plus mystérieux de la
perfection et de la sainteté.
Parmi les saints qui régnent dans la gloire, il en est qui ont
réellement étonné le monde par leurs prodiges et par l'éclat de
leurs vertus. On dirait des géants se dressant au milieu de l'hu-
manité comme les pyramides dans le désert, et à de longs siècles
de distance, nous ne pouvons nous lasser d'admirer ces existen-
ces divinement transfigurées.
Il en est d'autres qui ont passé presque inaperçus, comme ces
étoiles qui échappent aux regards dans les profondeurs du fir-
mament. On voudrait lire dans leur histoire le miracle, l'extase,
la prophétie et les vertus sublimes qui excitent l'admiration des
foules, et du berceau à la tombe nous les voyons marcher sans
bruit dans les chemins battus.
Tels ont été les ancêtres de l'humble Vierge de Nazareth ; tel a
été Joseph le charpentier que l'Évangile appelle le juste; et Marie,
MARIE PENDANT LA VIE PUBLIQUE DE JÉSUS-CHRIST 333
la mère de Jésus, où l'avons-nous trouvée? C'est la solitude du
temple, c'est le travail des mains, c'est l'oubli et la misère de
l'exil. . . Comment donc ces âmes dont le monde n'a pas mémo
soupçonné les vertus ont-elles mérité que la justice divine leur
tressât la couronne des saints? Comment ont-elles hérité de co
trône que le Seigneur réserve aux rois de son éternité? Avec
quelles œuvres ont-elles fait cette gerbe magnifique qui leur a
valu, à la fin de la journée, un si riche salaire?
Leur gloire a été toute au dedans : Omnis gloria filiœ régis ab
intus. Et pourquoi? Parce que c'est le cœur, ou en d'autres termes,
l'amour qui donne aux œuvres leur valeur morale devant Dieu.
Jésus-Christ , parlant de ce fleuve de corruption qui couvre la terre
de sa fange, nous dit que la source part du cœur : De corde exeunt
cogitationes malœ. N'est-ce pas également du cœur que jaillit
cet autre fleuve de sainteté dont les eaux coulent toujours pures
à travers les siècles les plus troublés par les passions humaines,
et ne voyez-vous pas que les œuvres s'élèvent ou s'abaissent ,
grandissent ou décroissent selon la pensée qui les inspire?
Un jour, raconte le saint Évangile, en présence du peuple qui
les applaudissait, les pharisiens jetaient leurs aumônes à pleines
mains dans le trésor du temple. Une femme survient, c'était une
pauvre veuve. . . et, quand elle est bien assurée que personne ne
la voit, en secret elle offre son denier. Qu'était-ce qu'un denier?
Et cependant, entendez le Sauveur-, je vous déclare, dit-il à ses
apôtres, que cette femme a plus donné que tous les pharisiens
ensemble '. Hœc pauper plus quam omnes misit.
Ce fait résume toute la vie. Que cherchez-vous dans les œuvres
qui entrent dans votre existence d'homme et de chrétien comme
les pierres dans les murs d'un édifice ? Cherchez-vous une parole,
un regard qui flatte l'amour-propre? Cherchez-vous ce qui est la
terre et le temps au lieu de franchir ces limites étroites par les
aspirations du cœur? Dieu rejette ces pierres sur lesquelles vous
n'avez point gravé son image, alors même que vous les auriez
taillées avec le ciseau le plus habile.
Par contre, allez vous ensevelir dans le silence le plus pro-
fond, ne faites pas plus de bruit dans le monde que n'en fait un
insecte sous les feuilles des bois... mais à chacun de vos pas
regardez le ciel , Dieu comptera toutes les pulsations de votre
cœur, l'amour transformera ce qu'il y a de plus inconnu dans
votre vie comme le peintre transforme en chef-d'œuvre la toile
de vil prix sur laquelle il étend ses couleurs, et dans votre sillon
solitaire il n'y aura pas un grain, tant petit soit-il, qui ne donne
son épi. N'est-ce pas consolant ?
Si, pour mériter la récompense des saints, il fallait accomplir
des œuvres retentissantes et avoir le génie qui sonde les mystères
334 MOIS DE MARIE
ou la fortune qui compatit aux indigents, ou la gloire qui rayonne
ici-bas comme un astre dans la nuit, nous serions en droit de
nous plaindre et de dire au Seigneur: mon Dieu, pourquoi ne
m'avez-vous point donné une intelligence qui voit clair dans les
ténèbres les plus épaisses? Pourquoi m'avez-vous jeté dans la
poussière tandis qu'à d'autres vous avez fait un marchepied pour
les grandir? Pourquoi ai-je au soleil de votre Providence une
place si étroite que je puis à peine m'y dresser une tente?
Mais, que nous demandera la justice divine quand elle nous
appellera par delà la tombe au jugement de son éternité? Elle
nous demandera le cœur parce que le cœur est toute la vie :
Omnis gloria ab intus.
Or, quel est l'homme qui n'ait un cœur et qui ne puisse en
offrir à Dieu les désirs et l'amour, comme le prêtre, à l'heure du
sacrifice, lui offre le parfum de l'encens dans l'urne embaumée
du lévite? Et, si la pauvre bergère qui garde son troupeau dans
des sentiers déserts, et si l'ouvrier dont le front est couvert de
pénibles sueurs, et si le mendiant qui quête de porte en porte le
pain de la charité ont un amour plus pur et plus ardent que
l'homme comblé de richesses et d'honneurs, à qui sera donnée la
plus large part des délices et du bonheur des cieux ? A Germaine
Cousin, à Isidore le laboureur, à Joseph Labre... c'est-à-dire à
celui qui aura le plus aimé.
Aimez donc, vous qui êtes désolés de ne glaner sur votre che-
min, pour les porter à Dieu, que des œuvres sans éclat. Aimez,
vous dont l'existence s'écroule dans l'accomplissement uniforme
du devoir comme le fleuve qui baigne toujours les mêmes rives.
Aimez, vous qui, brisés par l'âge ou la souffrance, enviez à l'a-
pôtre son zèle, au religieux ses austérités et aux saints leurs brû-
lantes ardeurs. Aimez dans la joie et les larmes, dans le calme
et la tempête, et votre vie qu'aura sanctifiée l'amour resplendira
durant l'éternité. Amen.
Vingt-cinquième jour,
MARIE PENDANT LA VIE PUBLIQUE DE JÉSUS
SES JOIES ET SES DOULEURS.
Messui myrtham cum aromatibus.
Avec les parfums j'ai recueilli la myrrhe.
L'archange Gabriel avait dit à la Vierge de Nazareth: vous
mettrez au monde un fils que vous appellerez Jésus parce qu'il
MARIE PENDANT LA VIE PUBLIQUE DE JÉSUS 335
sauvera son peuple; et, plus tard, au jour de la Purification, le
vieillard Siméon s'écriait en tenant l'enfant-Dieu dans ses mains:
il sera la lumière et le salut des peuples : Salutare tuum : Lumen
ad revelationem gentinm.
A trente ans de là se réalisaient ces deux paroles prophétiques,
et Jésus commençait réellement sa mission de Sauveur en pro-
mulguant sa doctrine. Qu'était-ce, en effet, que son enseignement
divin? C'était tout à la fois la lumière et le salut. De même que
le matin, lorsque le soleil apparaît par dessus les montagnes,
les ténèbres se dissipent et l'horizon brille de mille feux, avec
l'Évangile se levait le grand jour de la vérité, et cette révélation
inaugurait une ère nouvelle où la vertu allait enfin refleurir dans
le champ qu'avaient dévasté quatre mille ans de vices et
d'erreurs .
Aussi, en entendant ces dogmes sublimes et cette morale si
pure qu'elle saisissait l'homme, pour le régénérer, aux sources
mêmes de la vie, voyez-vous le peuple? Il s'étonne, il bat des
mains, il applaudit Jésus qu'il appelle un prophète, un envoyé
de Dieu. . . et quand survient le miracle, alors il déserte les villes,
suivant sur tous les chemins de la Judée le thaumaturge qui se
fait obéir et des vents et des flots, et dans cet enthousiasme, il
lui offre la couronne et le proclame roi.
Est-il croyable que, pendant ces trois années de prédication ,
Marie soit restée toujours enfermée dans sa solitude et que jamais
elle n'ait entendu son fils dont la parole retentissait au delà des
frontières d'Israël? Devons-nous supposer qu'elle n'ait vu aucun
de ces prodiges que le Sauveur semait à profusion sur ses pas
comme le témoignage le plus évident et la preuve la plus popu-
laire de sa divinité? Se peut-il enfin qu'elle n'ait jamais été le
témoin des ovations que lui décernait la multitude? Non certes.
Volontiers, je la contemple au pied de la montagne où Jésus-
Christ proclamaitles béatitudes éternelles. Elle était là sans doute
quand une femme s'écriait du milieu de la foule : Bienheureuse
celle qui vous a porté dans son sein et nourri de son lait : Beatus
venter qui te portavit et ubera quœ suxisti. Elle était là lorsque
plus de quatre mille hommes, venus des bourgades et des cités,
se pressaient au désert. Elle était plus souvent encore dans le
temple où chaque jour le maître instruisait ses disciples et leur
dévoilait les mystères du ciel : Erat quotidie docens in templo.
Pourquoi n'aurait-elle pas appris, même dans sa retraite, la
conversion éclatante de Madeleine et de la pécheresse de Sama-
rie? Pourquoi n'aurait-elle pas su que Lazare était sorti vivant du
tombeau en présence des Juifs accourus, pour pleurer sa mort
dans la maison de Béthanie? Pourquoi aurait-elle ignoré, quand
tous les échos de la Judée redisaient ces merveilles, que de son
336 MOIS DE MARIE
fils s'échappait une vertu divine et que cette vertu guérissait toute
langueur? Sanans omnem languorem.
Et alors, comprenez-vous ses joies maternelles? Allez dire à
une mère que, vainqueur sur mille champs de bataille, son fils
a sauvé la patrie et que, à la place de l'épée, la patrie reconnais-
sante a mis le sceptre dans ses mains valeureuses, il y aura dans
cette âme des tressaillements indicibles et des émotions qui
déborderont en transports comme déborde le ruisseau à l'étroit
dans sa source.
Eh bien , ici ce n'est plus une victoire qui sauve l'honneur d'une
nation, ce n'est plus un triomphe qui venge l'insulte faite au
drapeau d'un peuple, ce ne sont ni des forteresses, ni des cita-
delles, ni des frontières défendues contre l'envahisseur. De quoi
s'agit-il? 11 s'agit des âmes arrachées à la servitude du vice et
conquises à la vérité: Lumen ad revelationem gentium:
Et Marie voit les hommes saluer avec les acclamations de
l'amour la lumière qui tout à coup éclaire leurs sentiers. Elle voit
les disciples se grouper autour de Jésus et s'en aller ensuite jeter
à la mer leurs filets qu'ils amènent avec peine au rivage. Elle voit
les sillons jaunir et le grain confié à la terre promettre une abon-
dante moisson.
C'est l'Église qui commence, et demain la source presque im-
perceptible sera devenue comme un fleuve immense dont les eaux
couleront inépuisables à travers toutes les générations. Le petit
arbre aura poussé des branches puissantes sous lesquelles s'abri-
teront les justes de tous les siècles, et le grain de sable ne sera
rien moins qu'une montagne qui aura pour base toute la terre et
pour sommet le ciel. Et ce sera son Fils, entendez bien, son Fils
qui aura sauvé le monde.
Concevez-vous un bonheur semblable au bonheur de cette
mère qui assistait à l'exaltation de son Jésus et aux premières
conquêtes de l'Évangile ?
Mais, dit un adage, à côté de la fleur la plus odorante il y a tou-
jours l'épine, et si le Sauveur entraînait après lui le peuple, les
pharisiens orgueilleux et jaloux jetaient au devant de sa parole,
pour en arrêter la marche, tout ce que peut inventer la haine de
la justice et de la vérité. Donc, Jésus-Christ affirmait-il sa divinité?
C'était un blasphémateur. Ouvrait-il les yeux des aveugles et les
oreilles des sourds ? 11 était possédé du démon. Et à la foule qui
applaudissait sa doctrine : ne savez-vous pas, disaient-ils avec
dédain ; qu'il est le fils d'un misérable charpentier et plusieurs fois
complotant sa mort, ils tentèrent de le lapider et de le précipiter
du sommet d'une montagne.
Vous connaissiez, ô Marie, cette conspiration des docteurs de
la loi, ces haines des riches et des grands et la résistance qu'op-
MARIE PENDANT LA VIE PUBLIQUE DE JÉSUS 337
posait une partie de la nation à l'Évangile du salut. Et aussi ,
que d'alarmes ! C'était bien leglaive que lui avait prédit le vieillard
Siméon. Elle souffrait cette pauvre mère, parce qu'elle savait que
tôt ou tard son fils serait victime des passions ameutées, et elle
souffrait plus encore en voyant que la lumière avait brillé dans
les ténèbres et que les ténèbres repoussaient cette lumière: Et
tenebrœ eam non comprehenderiwt ; et que, au lieu d'accepter la
miséricorde venue pour les sauver, les hommes s'obstinaient à
suivre la voie qui conduit aux abîmes.
Toute âme chrétienne doit éprouver ces joies et ces douleurs.
Il y a dans le monde les joies de la fortune, de la gloire et du
plaisir. Oui, le mondain se réjouit lorsque, après avoir pour-
suivi la richesse à travers les plus âpres chemins, il parvient à la
saisir. Il se réjouit lorsque à force de rames il aborde au rivage
où l'attendent les honneurs ; et vous avez sans doute entendu
les rires bruyants et les chants voluptueux qui montent de ses
fêtes. Mais, au chrétien qui estime la terre et le temps à leur
juste valeur que font ces joies trompeuses^ Il sait qu'un coup
de vent suffit pour tout engloutir et il faut à son âme d'autres
émotions.
Dites-lui que la foi longtemps obscurcie par les sophismes de
l'impiété, comme le soleil par les nuages qu'amoncelle lèvent , a
retrouvé l'éclat des plus beaux jours.
Dites-lui que la religion traînée, comme son divin Maître, à
travers les huées d'une multitude en délire, a reconquis sa
place dans le respect et l'amour des peuples.
Dites-lui que l'Église, attaquée par toutes les puissances de la
terre et des enfers, a remporté quelque nouveau triomphe et jeté
dans la tombe les ennemis réputés invincibles qui prédisaient sa
mort. Voilà sa joie... Lœtabor ego super eloquia tua.*.
Entendez la prière qui tous les jours sort de nos lèvres : mon
Dieu, que votre nom soit sanctifié, que votre règne arrive, que
votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel : Sanctificetur
nomen tuum; adveniat regnum tuum;Jîat voluntas tua sicut in cœlo et
in terra ... C'est l'hymme de l'amour.
Peu m'importe que les événements se heurtent avec des chocs
formidables comme deux navires qui, dj,ns la nuit obscure, se
rencontrent en pleine mer. Peu m'importe que des gouffres im-
menses se creusent et que les peuples s'y précipitent avec leur
grandeur déchue. Peu m'importe que les siècles en passant mul-
tiplient les ruines et détruisent tout ce que l'homme a édifié
dans de pénibles labeurs.
Dieu est-il connu? Son nom est-il béni par tous les échos du
couchant à l'aurore? Règne-t-il sur les esprits parla foi et sur les
cœurs par l'amour? Sa loi sainte est-elle la charte des peuples et
H» QUARANTE-TROIS.
338 MOIS DE MARIE
la règle des mœurs? Mon âme alors tressaille d'allégresse :
Lœtabor ego super eloquia tua.
Et si les intérêts de la foi nous laissent indifférents comme un
fait étranger qui ne touche point à notre vie, si les triomphes de
la vérité ne nous disent rien au cœur, si la cause delà religion se
débattant en plein soleil ne peut ni nous passionner, ni même
nous émouvoir, aimons-nous Dieu ?
Et, que sera-ce donc si la guerre faite à Jésus-Christ ne met
aucune tristesse dans notre cœur et aucune larme dans nos yeux?
Nos livres sacrés nous racontent que , au départ du vainqueur qui
avait dévasté Jérusalem, le prophète Jérémie vint au milieu des
ruines, et voyant le temple détruit et les pierres du sanctuaire
dispersées le long des rues et des places publiques, il poussa des
cris déchirants et se prit à pleurer.
« Mes yeux ont versé des torrents de larmes , s'écriait le prophète
David , parce que les hommes ne gardent point votre loi : Exitus
aquarum deduxerunt oculi mei quia non custodierunt legem tuam : et
encore-, à la vue de ceux qui vous sont infidèles je sèche de
douleur : Vidi prœvaricantes et tabercebam.
Nous lisons dans la vie de S. François d'Assise qu'il s'en allait
à travers les bois avec des sanglots et des gémissements invitant
les arbres , les plantes et les fleurs à pleurer avec lui l'amour qui
n'était pas aimé.
Et vraiment , si nous aimons Dieu, comment voir, sans en être
attristés, ce flot de haines qui monte jusqu'à lui? Et quoi ! vous
ne pouvez traverser la rue sans entendre de la bouche même des
petits enfants des blasphèmes plus affreux que les malédictions
dont le peuple Juif accompagnait le Sauveur sur la route du
Calvaire !
Jésus-Christ, après avoir reçu les nations pour héritage au jour
de la rédemption, est banni de la société qui efface dans ses lois
et ses constitutions tout ce qui porte l'empreinte de l'Évangile!
L'Église, semblable à une citadelle que les ennemis entourent
de toutes parts, est en lutte avec des passions qui ont juré d'en
arracher jusqu'à la dernière pierre !
Et ces blasphèmes, ces apostasies, cette persécution ne vous
font pas répandre les larmes de Jérémie?
Les âmes, entraînées par le flot de la corruption et de l'impiété
qui partoutroule sa fange, sombrent par milliers sous la vague,
et debout sur la rive vous comptez froidement ces naufrages de
la vertu et de la foi!
Semblable à l'ouragan qui déracine les arbres du désert, le vice
ne laisse après lui que des ruines, et vous n'êtes point attristés de
toutes ces existences d'enfants, d'hommes et de vieillards qui
sont à terre flétries, découronnées I
MARIE AU PIED DE LA CROIX 339
A côté de vous, sous le même toit, il y a peut-être un époux
qui attaque vos convictions religieuses, des enfants qui ont
oublié le Dieu dont ils avaient appris à bégayer le nom sur vos
genoux, un père, des frères ou des sœurs que l'indifférence ou
les séductions du monde ont arrachés à Jésus-Christ; et votre
cœur n'est pas abreuvé d'amertume !
L'Évangile nous dit que , avant d'endurer sa passion doulou-
reuse, le Sauveur prit avec lui quelques uns de ses disciples qu'il
conduisit au jardin de Gethsémani, et trois fois durant son
agonie mortelle il alla vers eux pour réconforter son âme qu'op-
pressaient l'angoisse et la tristesse, et trois fois il les trouva
nonchalamment endormis.
La même scène se renouvelle à toute heure du jour. Le monde
est, à vrai dire , le jardin des oliviers-, et là, Jésus-Christ
abandonné, trahi, vendu, couvert d'opprobres, endure de nou-
veau sa cruelle agonie, et s'adressant aux âmes qui lui sont le
plus fidèles: ne voyez-vo-us pas, leur crie-t-il, que je suis triste
jusqu'à la mort?: tristis est anima mea nsque ad mortem- Et, OÙ
sont-ils ceux qui viennent partager son immense douleur?
Vous le priez, vous le visitez dans son temple, vous le recevez
fréquemment au sacrement de son amour, mille fois vous lui
dites en lui baisant les mains et les pieds qui portent les blessures
de la croix: Seigneur, je vous aime; et cependant vous n'êtes
pas tristes des lâchetés, des défections, des scandales, des vices
etdes crimes qui poussent à bout sa justice; et, vous ne jetez pas
une pierre à rencontre du torrent qui emporte les âmes, et vous
ne tendez pas la main à quelque'naufragé pour le ramener au
rivage: et peu vous importe que vos frères s'égarent et se per-
dent pourvu que vous vous sauviez!
Éveillez-vous donc, et si vous vous croyez impuissant à relever
n'importe quelle ruine, apportez au moins à Jésus-Christ un cœur
qui compatisse à ses tristesses afin que vous ayez votre part des
joies du paradis. Amen,
Vingt-sixième jour.
MARIE AU PIED DE LA CROIX
Stabat juxta crucem Jesu mater ejus.
La mère de Jésus était au pied de la croix.
Après leThabor, Jésus-Christ avait rencontré le Calvaire, et c'est
îà que l'Évangile nous montre Marie debout, près de la croix
340
MOIS DE MARIE
debout forte, courageuse : Stabat; et pourtant l'âme transpercée de
mille glaives : Stabat mater dolorosa :
Les apôtres épouvantés ont pris lâchement la fuite, laissant
leur maître aux mains de ses bourreaux ; quelques amis fidèles
se sont arrêtés au bas de la montagne, contemplant de loin ce
drame mystérieux :Stabant noti ejus a longe. Mais, voyez-vous la
mère de Jésus?
Lorsqu'un envoyé vint annoncer à David qu'il avait trouvé son
fils Absalon suspendu à un chêne par les tresses de ses cheveux ,
le père désolé ordonna qu'on fermât toutes les portes de son palais
en deuil parce qu'il lui fallait la solitude pour pleurer.
Ailleurs, nous lisons que, ayant déposé à l'ombre d'un grand
arbre son petit enfant qui mourait de soif au milieu des sables
brûlants du désert, la malheureuse Agar s'éloigna en s'écriant :
Non, je ne le verrai point mourir: Non, videbo morientem puerum.
Il semble donc qu'à l'heure où son Fils endurait sur la croix
un martyre sans nom , Marie aurait dû s'enfermer dans la solitude
pour y cacher ses larmes. Il le semble. Mais , son amour l'emporte ,
et gravissant la montagne du supplice et de l'expiation, elle est
là debout, au milieu des blasphèmes et des cris insultants d'une
foule dont la haine gronde comme la mer, et tandis que la croix
s'élève entre le ciel et la terre, que dit-elle aux siècles rachetés
par l'amour %Attendite et videte si est dolorsicut dolor meus : Voyez
s'il est une douleur pareille à ma douleur: Et les siècles émus lui
ont répondu avec le prophète Jérémie; elle est plus vaste, plus
profonde et plus amère que les flots de l'Océan : Magna est velut
mare contritio tuo.
C'est que la souffrance a pour mesure l'amour; et de là vient
qu'en ce bas monde où coulent tant de pleurs, il n'est point de
souffrances comme celles des mères. Pourriez-vous me dire la
douceur et la force, la puissance et la tendresse, la profondeur
et la sublimité de l'amour maternel?
En créant cet être admirable qu'il s'est associé pour perpétuer
la vie, Dieu lui a fait un cœur dont rien ne saurait éteindre la
flamme, et tandis que toutes les affections humaines ont des lassi-
tudes et des défaillances qui attristent comme les ruines, la
mère a des tendresses et des dévouements qui vont jusqu'à
l'héroïsme et survivent à la mort.
Aussi, comment dépeindre ses douleurs? Il y a là une majesté
qui étonne et un accent qui déchire. C'est un sanglot de l'âme qui
saisit et qui brise. C'est une plaie qui jamais ne se ferme et un
déchirement qui ne peut se guérir. C'est une tristesse insondable
et mystérieuse qui ne veut pas être consolée : Venuit consolari. Et
si vous avez vu quelquefois une mère pleurer près de la tombe
où s'étaient englouties toutes ses espérances, vous aurez cer-
MARIE AU PIED DE LA CROIX 341
tainement gardé de cette douleur inénarrable le plus navrant
souvenir.
Une mère qui souffre! Il n'est pas de nature si sauvage et si
féroce qui ne soit attendrie par ses cris de détresse ; et vous n'avez
pas oublié ce lion de Florence qui, poursuivi par une mère
éperdue, s'arrêta tout à coup et lui rendit l'enfant qu'il emportait
à sa gueule béante; et la pensée et le cœur applaudissaient à la
réponse de cette femme à qui l'on proposait en exemple le sacrifice
d'Abraham : Dieu, s'écria-t-elle, ne l'eut jamais exigé d'une mère !
Eh bien ! Nous sommes au Golgotha où sur l'autel dressé par
la justice divine coule le sang qui rachète le monde.. Quelle est la
femme debout près de la croix? C'est une mère... Stabat mater. Or,
la mère avec son dévouement à toute épreuve est le chef-d'œuvre
de la création, que dirons-nous de Marie ? Partout , dans cette
existence nous apparaît le prodige. Il est dans la conception imma-
culée, il est dans la virginité féconde, il est dans la maternité di-
vine ;il doit donc être dans l'amour, et quelques pages sublimes
que je lise dans l'histoire des mères , pour trouver un amour
comme celui de Marie , nous devons^le la terre aller au ciel et de
l'homme remonter jusqu'à Dieu.
Placée par un choix divin à des hauteurs sublimes , Marie est
nécessairement la mère incomparable, et son amour est d'autant
plus ardent et plus pur qu'elle est vierge. Le monde n'est point
entré dans ce jardin fermé pour en cueillir les fleurs, il n'a point
bu à la fontaine scellée dont jamais passant n'a troublé les eaux
limpides, la Vierge est toute au Bien-Aimé... Dilectus meus mihi et
ego Mi.. .et le Bien- Aimé, c'est Jésus l'Homme Dieu, c'est son Fils,
et de l'amour maternel se rencontrant dans son cœur avec
l'amour divin naît, comme une fleur transplantée des régions
éternelles, le plus sacré, le plus fort, le plus délicat et le plus mer-
veilleux de tous les amours qui jamais aient fait tressaillir le cœur
d'une mère.
Or , un jour , vendu trente deniers par un apôtre infidèle, mau-
dit par le peuple dont un habile complot a exploité les haines et
condamné par des juges infâmes , le Bien-Aimè qu'avait figuré
l'Isaac des temps antiques est cloué sur la croix , et Marie est
accourue àcette scène sanglante, et que voit-elle? Elle voit la sainte
victime suspendue entre le ciel et la terre , le front couronné
d'épines , le visage couvert d'ignominies , le regard expirant et le
corps déchiré, de la tête aux pieds, par les verges de la flagellation.
Elle compte tous les soupirs qui s'échappent de sa poitrine hale-
tante et les gouttes de sang qui jaillissent de ses plaies entrou-
vertes. Elle entend les imprécations qui s'élèvent de tous les points
de la montagne, et les bourreaux qui blasphèment le divin Cru-
cifié, et ses ennemis qui battent des mains en signe de victoire
342 MOIS DE MARIE
Tous les jours, il est vrai, quelque mère en deuil pleure les
larmes de Rachel ; mais au moins, lorsque son enfant souffre et
languit comme la tige que le vent a brisée , la mère peut s' incli-
ner tendrement sur sa couche , déposer sur ses lèvres des cares-
ses brûlantes , essuyer la sueur qui coule de son front... et lorsque
la mort lui a ravi sa fleur , les amis s'empressent de consoler sa
solitude et des voix attendries compatissent à sa grande douleur.
Mais au Calvaire , Marie peut-elle s'approcher de Jésus et sou-
tenir sa tête défaillante? Peut-elle baiser ses mains qu'ont trans-
percées les clous? Peut-elle étancher le sang qui tombe de ses
larges blessures? Et, au moment où il pousse ce cri déchirant...
Sitio , j'ai soif, peut-elle seulement verser quelques gouttes d'eau
sur ses lèvres desséchées?
Non. La mère est condamnée à voir souffrir son Fils sans qu'il
lui soit donné de soulager sa souffrance et les douleurs du Fils
retombent sur la mère, et ces deux âmes ressemblent, dit un
auteur, à deux luths dont les vibrations se confondent, ou bien
encore, ajoute Bossuet, à deux miroirs qui , placés l'un en face de
Tautre et recevant les rayons du soleil, se renvoient la lumière
et la chaleur.
C'est un flux et un reflux de tristesse et d'angoisses qui de
Jésus mourant va au cœur de Marie, et ce cœur maternel est
déchiré des mêmes épines, percé des mêmes clous, abreuvé des
mêmes amertumes, immolé sur la même croix: Cruciaberis sup-
plicio meo et ego tuo. Et, pour la consoler, que peuvent les saintes
femmes venues avec elle sur le Calvaire? leurs voix émues sont
impuissantes à couvrir les cris de mort qui, poussés contre son
Fils, retentissent comme un écho, dans son âme désolée.
Réunissez donc par la pensée toutes les douleurs des mères ,
douleurs des espérances brisées et des illusions évanouies,
douleurs de l'ingratitude et de l'oubli , douleurs de la souffrance
et du deuil , vous aurez assez de larmes pour en remplir des
abîmes-, et cependant, si vous les comparez aux douleurs de
Marie, que sont toutes ces larmes des siècles, ces sanglots, ces
gémissements, ces blessures faites aux cœurs?
0 mères, vous souffrez dans la mesure des affections et des
tendresses que la nature renferme dans votre âme comme un
parfum dans un vase de grand prix, et si la mer a ses rivages,
toute douleur humaine a ses limites qu'elle ne peut franchir. Mais,
Dieu a tellement agrandi le cœur de sa mère que le ciel s'y est
déversé tout entier et aucune douleur n'est comparable à
sa douleur parce qu'il n'est pas d'amour comparable à son
amour : Nullus dolor amarior quia nu lia proies charior.
Bien plus. Nous frémissons d'horreur lorsque nous lisons dans
l'histoire ce qu'ont enduré les martyrs, des chevalets et des ongles
MARIE AU PIED DE LA CROIX 343
de fer ! des grils ardents et des cachots affreux ! des panthères et
des lions ! Avouons-le, c'est effrayant, et nous sommes à nous
demander comment des millions de chrétiens ont enduré sans
défaillance ces supplices inventés par la rage de leurs persé-
cuteurs.
Eh bien! voulez-vous, dit saint Anselme, un martyr plus dou-
loureux? Allez au Calvaire et regardez Marie: Quidquid crudelitatis
inflictam est corporibus martyrumleve fuit aut potius nihil compara-
tione tuœ passionis. Le calice qu'elle a bu jusqu'à la dernière goutte
au jour de la passion a été si amer, dit à son tour S. Bernardin de
Sienne, que personne n'aurait pu, sans mourir aussitôt , l'appro-
cher de ses lèvres: Tantus fuit dolor Virginis quod si in omnes créa-
turas qic.v pati possunt dividertur, omnes simul interirent: Et vous
savez que l'Église, dans ses cantiques, l'appelle: la Reine des
Martyrs: Regina martyrum. La Reine ! Entendez-vous? Et tous
ceux qui ont lavé leur robe dans le sang de l'Agneau jettent à ses
pieds leurs palmes et leurs couronnes .
Ah ! c'est que le martyr, au milieu de ses tourments, regardant
du côté du ciel, y contemplait Jésus-Christ dans sa gloire, et
consolé par cette vision radieuse, il se prenait à chanter en face
de la mort.
Mais, au Calvaire, qu'est-ce que Jésus-Christ? C'est l'homme des
douleurs ; c'est comme le ver de terre qu'ont écrasé les passants ;
c'est le supplicié dont le corps a été broyé comme le grain de blé
sous la meule, et le Fils devient ainsi le martyre de la mère qui,
avec les douleurs de la nature, a ressenti plus fortes et plus
véhémentes encore les douleurs de la grâce : tuam ipsius animan
pertransibit gladius.
Croyez-vous , en effet , que Marie ait souffert uniquement
comme toute femme dont l'enfant tendrement aimé se débat dans
les transes de l'agonie? Les Saints, au souvenir de la passion du
Sauveur , éclataient en sanglots, et prenant le Crucifix dans leurs
mains tremblantes , ils l'inondaient de pleurs. Les iniquités de la
terre faisaient à leurs cœurs des blessures inguérissables et ils
appelaient la mort à grands cris pour ne plus entendre les blas-
phèmes qui attristaient le ciel.
Or , le supplicié, le patient du Calvaire n'est-il que le fils de la
Vierge? Sous le vêtement de sa chair mise en lambeaux et cou-
verte de sang Marie a reconnu son Dieu, et ce Dieu qu'elle aime
comme les séraphins aiment au paradis , les abominations des
siècles l'ont investi de toutes parts , et lui , la Sainteté , la Justice
infinie, le voilà bafoué , maudit, mis en croix... Est-il étonnant
que du cœur de l'Homme-Dieu toutes les tristesses aient rejailli
dans le cœur de la Vierge Immaculée ?
Ce que j'admire, c'est qu'elle n'ait pas succombé dans cette
344 MOIS DE MARIE
épreuve de l'amour , et il n'a fallu rien moins qu'un miracle , nous
disent les Docteurs, pour qu'elle portât, sans en être écrasée, le
poids incommensurable des douleurs divines, et Dieu l'a fait ce
miracle parce que dans toute vie la souffrance se proportionne
à la grandeur.
C'est un fait universel qu'atteste à chaque page l'histoire des
âmes.
Rien ne nous fait si grands qu'une grande douleur a dit un
poète, et alors même qu'un homme porte sur sa tête toutes les
autres couronnes de la science, de la fortune, de la gloire et
même de la vertu, le monde regarde à son front, et qu'y cherche-
t-il ? Il y cherche ce quelque chose d'incomparable et d'achevé
que donne le malheur.
Aussi, avant de moissonner dans l'allégresse, tous les Saints
ont dû semer dans les larmes, et quand il semble que le Christ
oublie de les associer à son martyre, les voyez-vous arracher de
ses mains le calice d'amertume pour y boire à longs traits ?
Bien plus , comme s'il eût manqué, sans la souffrance, quel-
que chose à sa grandeur, Dieu est tombé pauvre, humilié, sur
la terre, et après avoir appelé sur lui tous les opprobres, il est
mort dans une douleur infinie afin que l'homme, étendu sur
n'importe quelle croix , vît toujours son Dieu dans une immo-
lation plus complète et plus cruelle que la sienne.
La beauté des âmes et la gloire dans le ciel sont donc graduées
sur la douleur, a dit un apologiste, et parce que dans la
création et le monde des âmes il n'est rien de beau, rien de pur,
rien de saint comme l'âme de Marie, et parce que au ciel sa
gloire éclipse la gloire des élus comme le soleil éclipse les étoiles,
il lui fallait ici-bas la plus large part dans la souffrance.
Et, voilà que la vertu du Très Haut qui l'avait couverte de son
ombre pour la rendre bienheureuse entre toutes les femmes est
encore survenue pour l'abîmer dans une douleur aussi divine
que sa maternité ; et si elle a été bénie , selon la parole de l'ange,
comme Jésus son Fils, elle a été submergée comme lui dans les
flots les plus amers.
Approchons-nous avec compassion de cette tendre mère et si
l'amour ne nous fait pas pleurer , demandons-lui que le repentir
mette dans nos yeux deux fontaines de larmes.
MARIE AU PIED DE LA CROIX 345
Vingt-septième jour
MARIE AU PIED DE LA CROIX
Paries in dolore filios.
Tu enfanteras dans la douleur.
L'Église, deux fois, chaque année, nous rappelle dans sa
liturgie le souvenir de Notre-Dame des Sept Douleurs. Et pour-
quoi se plaît-elle ainsi à nous remettre sous les yeux cette figure
voilée par une immense tristesse? Veut-elle uniquement nous
attendrir sur le deuil d'une mère dont le fils expire dans un
infâme supplice, maudit par la terre et abandonné du ciel ?
Veut-elle proposer à notre admiration cette femme qui, plus forte
que le chêne sous les coups de la tempête, reste debout au
milieu de son martyre? Veut-elle célébrer par des prières et des
chants l'héroïsme de son amour qui, au lieu de défaillir, a grandi
dans la souffrance?
Oui, sans doute. Mais, puisque sous les formes extérieures du
culte sont cachés des vérités et des dogmes sublimes, pénétrons
dans cette âme si pure qu'a transpercée le glaive et scrutons le
mystère de sa douleur.
Deux points culminants nous apparaissent dans l'histoire de
l'humanité: la chute et la réparation.
A la chute que voyons-nous? Un arbre planté au milieu du
paradis terrestre , et au pied de cet arbre dont elle contemple le
fruit est une femme, et cette femme, à peine sortie des mains du
Tout Puissant , porte une âme sans souillure dans une chair
immaculée, et Dieu Ta créée, toute brillante de justice, pour être
la mère du genre humain et lui transmettre la vie du temps et de
l'éternité.
Mais , un jour survient l'épreuve, et aux prises avec la séduc-
tion, la femme succombe dans la lutte. Aussitôt, de son front
tombe la couronne de l'innocence comme tombe de la tige la
fleur que le vent a brisée , et du ciel qu'ont obscurci des nuages
menaçants part cet anathème : In dolore paries, tu enfanteras
dans la douleur ; et avec un sang vicié, la femme déchue trans-
met à sa postérité le germe de la mort.
Quatre mille ans plus tard, nous sommes au Calvaire ; c'est la
Réparation. Voyez-vous la croix, arbre magnifique, arbre divin :
Arbor décora etfalgida , dont les branches puissantes s'étendent
à l'orient et à l'occident ? A ses rameaux féconds est suspendu le
véritable fruit de vie qui, mangé par toutes les générations nées
de la foi et de l'amour, leur rendra l'immortalité; et au pied de
cet arbre que fait Marie ?
346 MOIS DE MARIE
Comme à la chute, c'est la femme, mais la femme par excel-
lence qui, dans"cette seconde création, au lieu d'être séduite par
lej serpent, lui écrase la tête de son pied virginal; la femme pré-
dite, dès le berceau du monde, comme devant réparer avec le
nouvel Adam les [ruines qu'avait amassées le premier sur le
chemin des siècles; la femme prédestinée qui a, dans l'œuvre
admirable du salut, la même part qu'Eve la pécheresse dans le
naufrage de l'humanité.
Vous êtes la femme bénie entre toutes les femmes, lui dit
l'ange Gabriel en lui apportant le céleste message ; et sur les mon-
tagnes d'Hébron, de sa voix inspirée, Elisabeth lui adresse la
même louange : Benedicta tu in milieribus. J'ai vu la femme dans
le ciel, dit le prophète de Pathmos, et le soleil lui servait de
vêtement, la lune de marchepied et douze étoiles formaient sa
couronne -.Mulier amicta sole.
Marie est si bien la femme que, Jésus-Christ, parlant comme
Dieu, ne lui donne point d'autre nom, dans les circonstances les
plus solennelles de sa vie et même dans sa mort : Millier, ecce
fdius tuus.
Seulement, de même que la première femme avait été créée
dans l'innocence et qu'elle reflétait dans son âme sans tempêtes
la sainteté de Dieu, il fallait au Calvaire, à la réparation, une
Vierge.
Et Marie vient au pied de la croix, avec sa conception miracu-
leuse d'où la main si puissante du Seigneur avait éloigné toute
souillure. Elle y vient avec une existence aussi limpide dans son
courant qu'elle l'avait été dans sa source. Elle y vient avec un
cœur plus serein que le firmament où ne passe aucun nuage ; et
dans la balance où la femme tombée avait jeté son crime, elle
jette comme contre-poids une vie dont jamais souffle de la terre
n'avait terni la pureté.
Elle y jette aussi ses douleurs, et en souffrant elle devient en
toute vérité la Mère delà vie : In dolore paries.
Il n'est pas bon que l'homme soit seul, avait dit le Seigneur en
contemplant son ouvrage; et il créa la femme; et de l'homme et
de la femme devait jaillir, semblable aux fleuves qui sortaient
de l'Eden , une double vie, la vie humaine et la vie divine. Or, au
jour de la chute, la vie divine s'étant arrêtée tout à coup, comme
le flot qui rencontre la digue. . . voyons. . . qui nous la rendra?
Ecoutez Jésus-Christ : moi , dit-il , je suis la vie : Ego sum vita,
et je suis venu sur la terre pour vous donner la vie dans toute sa
plénitude : Ego veni ut vitam habeant et abundantius habeant. Là est
tout le grand, le sublime mystère de la Rédemption. Jésus-Christ
souffre, il meurt sur la croix, et par sa souffrance et sa mort , il
réconcilie la terre avec le ciel et l'homme engendré . pour ainsi
MARIE AU PIED DE LA CROIX 347
dire, une seconde fois, recouvre la vie surnaturelle qui en fait
un enfant de Dieu : Ex Deo natisunt.
Mais, Seigneur, étiez-vous seul lorsque dans la douleur vous
nous engendriez à la grâce et que de vos plaies sanglantes sortait
un peuple nouveau, le peuple des élus? Et le Seigneur me
répond du haut de son gibet : Vois-tu près de la croix cette femme
dont l'amour est plus fort que la mort? C'est ma mère, et moi,
son fils, j'ai voulu l'associer à mon martyre pourqu'elle fût la
mère des vivants comme je suis le père des siècles à venir : Pater
futur i sœculi: mater cunctorum vivent ium.
11 y a dans cette vie admirable deux enfantements dont l'un à
la Crèche et l'autre au Calvaire. A la crèche, Marie enfante le fils
de Dieu à la vie des hommes, et au calvaire, elle enfante les hom-
mes à la vie de Dieu. A la crèche, point de souffrances parce
qu'elle enfante le Juste, et au calvaire, des tourments sans nom
parce qu'elle enfante des pécheurs. Et comment? En consentant
à l'immolation de la Victime qui seule pouvait sauver le monde.
Dieu nous a tellement aimés, dit l'apôtre S. Jean, qu'il a livré
son fils unique à la mort pour nous faire naître à la vie : Sic
Deus dilexit mundum ut Filium suum unigenitum daret. Et, en le
livrant, il est devenu le père, le vrai père de toutes les âmes dont
Jésus-Christ a payé la rançon.
Ainsi Marie. Le Fils de Dieu est également son Fils ; elle a sur
lui toute la puissance et tous les droits de l'amour maternel. . .
puissance inviolable, droits sacrés, et puisqu'elle a dû consentir
à sa naissance, il faut, dit Bossuet, qu'elle consente à sa mort.
ôMère, le veux-tu?
Veux-tu que les épines meurtrissent cette tête qui tant de fois a
reposé sur ton cœur?
Veux~tu que d'infâmes soufflets insultent cette face adorable
dont l'éclat illuminera les cieuxaux siècles éternels?
Veux-tu que des fouets déchirent cette chair innocente qui est
ta chair et que des clous transpercent ces pieds et ces mains que
tu baisas la première sur la paille de Bethléem ?
Veux-tu que la mort cruelle, ignominieuse, ferme ces lèvres
qui te souriaient avec tendresse et ces yeux qui se miraient dans
tes yeux? Le veux-tu, ô mère, dis-moi, le veux-tu?
Et alors, dans cette âme virginale s'engage une lutte terrible
entre deux amours, tous deux extrêmes, qui combattent ensem-
ble ; d'un côté, l'amour de son Jésus, et de l'autre l'amour des
hommes. Et de ces deux amours, l'un est plus tendre et l'autre
plus fort ; l'un fait le martyr, et l'autre le sacrifice ; l'un soulève
la tempête, et l'autre ramène le calme.
Entendez-la s'écrier : j'irai, moi, sa mère, tomber aux pieds
des juges et des bourreaux, et d'une voix entrecoupée de soupirs
348 MOIS DE MARIE
et de sanglots je leur dirai : si vous n'avez pas compassion du
fils, ayez pitié de la mère... et ils seront attendris par mes larmes.
Mais aussitôt, et la terre qui demande son sauveur ! et l'huma-
nité qui attend le salut! et le ciel qui réclame une victime! Et les
âmes qui ne peuvent être rachetées que par la croix !
De ces deux courants quel est celui qui entraînera son cœur?
Nous lisons que, lors du massacre de Thessalonique, une vic-
time devait être frappée dans chaque famille de cette ville infor-
tunée. Or, au moment ou cette scène horrible allait ensanglanter
l'amphithéâtre, il y avait là un père avec ses deux enfants dont
l'un était le soutien et l'autre plus jeune, le Benjamin de ses
vieilles années. Lequel faut-il que je frappe? dit le bourreau.
Choisis. Et le père, prenant ses deux fils dans ses bras et les
pressant sur son cœur... Choisir? s'écria-t-il, impossible: unis
dans la vie, nous voulons l'être dans le trépas. Ils tombèrent
tous les trois... mais un seul était mort, et quand le vieillard
revint de sa douleur à la vie, le plus âgé de ses enfants était à
terre sanglant, inanimé, et l'autre pleurait auprès de son cadavre.
Eh bien ; au Calvaire, il fallait également une victime à la justice
de Dieu, et Dieu a dit à la mère du Sauveur... Choisis ; ou ton Fils
ou l'homme, Jésus ou son bourreau : Et, la mère a choisi... elle
« que mon Fils meure et que les hommes vivent. » Tel a été le
cri de son amour; et debout comme le prêtre qui, à l'autel, tient
dans ses mains le calice du salut, elle offre elle-même la victime
immolée pour la rédemption du monde.
Abraham, lui aussi, était monté sur la colline pour y sacrifier
son Isaac. Mais, Dieu arrêta son bras, tandis que Marie reste sur
le Calvaire jusqu'à ce que l'Isaac de la nouvelle loi ait expiré
dans un supplice dont la seule pensée, à dix neuf siècles de dis-
tance, nous arrache des pleurs; et si en consentant à l'incarna-
tion du Verbe elle est devenue mère de Dieu, en consentant à sa
mort et en le livrant pour nous, les coupables et les maudits, elle
devient mère des hommes, mère des vivants : Mater cunctorum
vivent him.
Nous sommes donc les enfants de sa compassion et ce mot
consacré par l'Église est une nouvelle révélation du mystère de
ses douleurs.
Celui qui n'a pas traversé le rude chemin des épreuves, disent
nos livres sacrés, ne sait pas compatir : qui non est tentât as quid
siet. 11 faut avoir pleuré pour savoir tout ce qu'il y a d'amertume
dans les larmes. Il faut que le cœur ait eu des déchirements
profonds pour qu'il s'attendrisse sur les blessures que font aux
âmes les déceptions, les mécomptes et les ingratitudes de la vie.
Il faut avoir porté la croix sur ses épaules meurtries pour en
sentir le poids : qui non est tentatus quid siet.
MARÎE AU PIED DE LA CROIX 349
Imaginez un sentier tellement aplani que vous n'y découvriez
pas même un grain de sable et suivez-le toujours, oui, toujours
sans aucune secousse, comprendrez-vous ce que l'existence
humaine renferme de fatigues et de labeur? Non, vous ne le
comprendrez pas et la triste et la sombre réalité ne vous appa-
raîtra qu'à travers un mirage trompeur.
Mais, voici la souffrance. C'est la pauvreté qui manque de pain ;
c'est la mort qui dépeuple votre demeure et la ferme à la joie;
c'est l'illusion qui tombe avant le temps comme des feuilles
jaunies avant l'automne, et aussi vite que du choc de deux pier-
res a jailli l'étincelle, de la souffrance est née la compassion, et
désormais il n'y aura point d'infortune qni ne puisse vous émou
voir et votre voix elle-même trouvera des notes attendries.
Aussi, la mère ayant pour mission de compatir à toutes les
douleurs de la famille et chacune de ces douleurs ayant dans
son âme un écho, Dieu l'a condamnée à la souffrance et c'est en
souffrant qu'elle transmet la vie : In dolore pariés.
Marie étant choisie de Dieu pour être placée comme mère à la
tête de la famille chrétienne, que fallait-il donc? Il fallait qu'elle
bût à une coupe où seraient concentrées toutes les amertumes
afin qu'elle apprît à compatir aux misères de l'humanité et
qu'elle écoutât, pour les consoler, tous les gémissements qui de
la terre arriveraient à son cœur.
Elle les écoute si bien que le peuple, dans sa reconnaissance
et son amour, l'appelle : la mère de la miséricorde : Mater mise-
ricordiœ. A Dieu la justice, la foudre qui gronde, le tonnerre qui
éclate, le calice rempli du vin de la colère. . . à Marie, la miséri-
corde, la compassion et l'amour. Et depuis que la souffrance a
creusé dans son cœur des abîmes de tendresse, où vont les
âmes endolories? Elles vont suppliantes à Notre-Dame des Sept-
Douleurs.
Sont-elles agitées par la tentation comme la barque par les
flots irrités? Pleurent-elles leurs espérances trompées comme le
laboureur pleure la moisson qu'a ravagée la tempête? Languis-
sent-elles de tristesse et d'ennui comme languit la plante dans
une terre desséchée? Instinctivement, tous ces déshérités de la
fortune ou du bonheur apportent leurs angoisses à l'autel de la
Reine des Martyrs.
Là, je vois la mère qui demande vainement à la tombe l'enfant
de sa tendresse. Là est l'épouse dont la joie s'est effeuillée plus
vite que la fleur sous le souffle des vents. Là se pressent toutes
les victimes de l'injustice humaine... et pourquoi tous les
enfants d'Eve crient-ils vers Marie des rivages de l'exil? Ad te
clamamus exules filii Hevœ. C'est parce que, ayant souffert, elle
comprend mieux le langage de la souffrance*
350 MOIS DE MARIE
0 Mère, je voudrais compatir moi-même à vos douleurs -, mais
puisqu'elles m'ont enfanté à la grâce et à la vie, laissez-moi
plutôt les bénir, et si jamais, entraîné par la séduction, je deve-
nais ingrat, rappelez-vous qu'une mère aime d'autant plus son
enfant qu'il lui a coûté plus d'angoisses et de pleurs. Amen.
Vingt-huitième jour
MARIE ET SON CULTE DANS L'ÉGLISE
Accepit eam discipulus in sua.
Le disciple la reçut pour sa mère.
Lors de la dernière cène, Jésus-Christ prononça dans le cénacle
une de ces paroles qui commandent à la nature et s'en font obéir.
Ceci est mon corps, dit-il à ses apôtres, et par la vertu de cette
parole divine, le pain était changé miraculeusement en sa chair
adorable et l'Eucharistie nous était donnée pour être dans les
grandes luttes de la vie l'aliment et la force des âmes.
Le lendemain, la croix se dressait au sommet du Calvaire et
de la croix tombait une autre parole aussi puissante : Ecce mater
tua, voilà votre mère; et en l'entendant, la Vierge plongée dans
la douleur comprit qu'elle s'adressait à tous les siècles , et soudain
son cœur se dilate, et il en jaillit merveilleusement une source
d'amour assez large et assez profonde pour que l'humanité chré-
tienne y puise sans la tarir, et depuis cette heure solennelle Marie
nous a-t-elle réellement aimés?
Oui, nous répondent les docteurs qui ont chanté sa tendre mé-
diation dans des pages sublimes.
Oui, nous disent les peuples qui, pour la bénir, empruntent à
toutes les langues de l'univers ce qu'elles ont de plus suave et de
plus harmonieux.
Oui, répètent en chœur ces millions de voix qui, parties de
toutes les extrémités de l'espace et du temps, acclament la reine
des cieux dans des hymnes sans fin.
Et, pour comprendre cet amour immense qui du cœur de
Marie s'épanche sur la terre, il faudrait compter tous les naufra-
gés qu'elle a ramenés au port, toutes les âmes brisées qu'elle a
rendues à l'espérance, toutes les vies fanées qu elle a fait refleu-
rir. . . C'est le secret des cieux.
Marie nous aime, n'insistons pas ; elle est mère, et qu'est-ce
que la mère, sinon l'amour ?
Mais, l'Évangile ajoute qu'en descendant du Calvaire, S. Jean,
MARIE ET SON CULTE DANS L'ÉGLISE 351
devenu son enfant adoptif, l'aima lui aussi comme savent aimer
les âmes virginales: Accepit eam discipulus in sua. Il la consola
des douleurs de l'absence, il la suivit, comme son ange, dans le
sentier désormais si triste et si solitaire de l'exil, et sachant
qu'après le pain du tabernacle il n'y avait sur la terre rien de plus
saint que la mère de Jésus , il veilla pieusement à sa garde comme
les Chérubins qui entourent l'autel.
Or, S. Jean étant au pied de la croix le représentant de l'Eglise,
d'après ce que nous enseignent les docteurs, il a dû lui trans-
mettre en héritage ce culte mêlé de tendresse et de vénération.
L'a-t-il fait? Etudions les siècles.
Il en est du culte de Marie à travers les âges chrétiens comme
de certaines sources qui jaillissent des flancs de la montagne.
Tout d'abord c'est un faible ruisseau qui semble sommeiller dans
ses rives étroites. Puis surviennent de nombreux affluents, le lit
s'élargit, le flot monte et la source presque imperceptible devient
un fleuve majestueux.
De même, ne cherchez pas au berceau de l'Église des fêtes
émouvantes dans des temples radieux, des hymnes montant au
ciel avec le parfum de l'encens, des foules s'en allant sur les
grands chemins, bannières déployées. L'Église est sous terre,
fuyant la persécution qui a décrété sa mort, et quand elle peut
apparaître au soleil , quelle est l'image qu'elle tient dans les
mains et la parole qu'elle a sur les lèvres ?
L'image qu'elle tient dans les mains, c'est la croix. La parole
qu'elle a sur les lèvres, c'est l'Évangile. Quoi d'étonnant ! Avant
tout, il fallait amener les âmes aux pieds du divin Crucifié des-
cendu sur la terre pour en être adoré ; il fallait montrer aux
intelligences les grandes vérités qui devaient en être la lumière
et la vie, et puis n'était-il pas à craindre que les convertis de la
veille , arrachés péniblement à des erreurs qui dataient de longs
siècles, confondissent l'aimable Vierge avec les divinités païennes
et dénaturassent son culte angélique en rendant à la Mère les
honneurs divins qui n'étaient dus qu'au Fils ?
Dans les trois premiers siècles de lutte gigantesque entre la
doctrine de l'unité de Dieu et la tourbe des divinités de la fable >
entre la folie de la croix et la sagesse qui sacrifiait aux idoles,
entre la force morale qui bravait la mort et la force brutale qui
s'épuisait à la donner, le christianisme, dit un auteur, dut pré-
senter le moins de surface possible pour mieux entrer dans le
cœur du monde païen et n'enseigner ouvertement que ce qui
pouvait être publié sur les toits.
Et cependant, même à cette heure où la plupart de nos dogmes
étaient cachés sous des voiles dans le secret du sanctuaire , si
Marie reste dans l'ombre, ne croyez pas qu'elle soit absente. Elle
352 MOIS DE MARIE
est au fond de la doctrine comme le grain est dans le sillon,
comme le parfum est dans la fleur.
L'apôtre qui arrivait dans n'importe quelle cité pour y prêcher
l'Évangile pouvait-il parler de Bethléem, de Nazareth et du Cal-
vaire sans laisser entrevoir la douce figure de Marie qui avait sa
place bien distincte dans ces scènes admirables de la vie du
Sauveur ? Et le peuple qui entendait raconter les merveilles
opérées par le Fils ne devait-il pas s'écrier avec un saint enthou-
siasme comme autrefois les femmes de la Judée : Heureuse la
Mère qui l'a porté dans son sein et nourri de son lait : Beatus
venter qui te portavit et ubera quœ suxisti.
Aussi, le voyez-vous? On dirait que la prédication évangélique
ne satisfait ni sa foi, ni sa piété naissante, et il s'en va glaner, sur
tous les chemins qu'avait parcourus la Vierge Marie, les souve-
nirs et les récits légendaires qui, transmis au foyer, sous la tente
ou dans les haltes au désert nous dépeignent, comme un tableau
vivant, les idées et les mœurs de la société chrétienne ; et ces
légendes populaires qui se rangent autour de l'Évangile comme
la chronique autour de l'histoire sont arrivées jusqu'à nous avec
leurs chants et leur parfum pour attester l'admiration qu'avaient
déjà les âmes pour la grandeur de la Mère de Dieu et le culte qui,
dès l'origine du christianisme, s'attachait à cette incomparable
créature.
Descendez maintenant aux catacombes. Nous sommes dans
le premier de tous les temples catholiques. Tandis que sur sa
tête gronde l'orage, l'Église a caché là l'autel du sacrifice, là
la tombe de ses martyrs, son symbole et sa liturgie. . . Or, à côté
de l'image du bon Pasteur que le peintre a reproduite sur ces
murs qui abritèrent tant d'héroïsme, qu'est-ce que cette femme
qui, tenant un petit enfant sur ses genoux, reçoit les présents
des rois Mages ou bien étend les bras pour prier? Regardez-bien,
c'est la Vierge, c'est Marie avec sa grâce toute céleste et ses traits
presque divins, et si la science admire cette figure ravissante
dont le moyen-âge nous a gardé l'empreinte, le catholique, lui,
s'exalte, et il a bien raison, en retrouvant le culte de sa Mère aux
premières assises de la foi.
Et devant cette image qui leur rappelait tant de doux souvenirs
que faisaient ces chrétiens des Catacombes? Ils saluaient avec
l'archange Gabriel la Femme bénie entre toutes les femmes; ils
s'encouragaient à la lutte en pensant au courage qu'avait déployé
sur le Calvaire la mère des douleurs; ils invoquaient comme
Médiatrice celle qui avait les bras étendus pour attirer sur la terre
les bénédictions du Ciel. C'était le culte de Marie dans son germe.
Attendons ; le germe va fleurir.
Le sang des martyrs ne coule plus dans l'arène , le glaive s'est
MARIE ET SON CULTE DANS L'ÉGLISE 353
brisé dans la main des persécuteurs, la croix a vaincu le monde
et l'Église, rendue à la liberté, déchire hardiment tous les voiles
qui cachaient sa doctrine. Or, de même qu'un fleuve arrêté dans
sa marche brise enfin ses digues et franchit tous ses bords , on
dirait que l'amour de Marie trop longtemps comprimé dans les
cours éclate tout à coup, fait explosion, et de toute part s'élève à
sa gloire un concert de louanges et la première voix que je dis-
tingue dans ce chant universel, c'est la voix des docteurs. Écou-
tez-les.
Au quatrième siècle Saint Éphem , résumant dans un langage
tout embaumé de poésie la doctrine de l'Église... Vous êtes,
s'écrie-t-il, l'encensoir d'or, la lampe ardente, l'urne admirable
contenant la manne du ciel, l'arche véritable, le buisson incom-
bustible , la verge fleurie d'Aaron. Vous êtes la tige sur laquelle
s'est épanouie la fleur, et la fleur, c'est le Tout Puissant et le seul
très Haut que vous avez enfanté toujours Vierge et par vous
nous sommes réconciliés au Christ qui est notre Dieu et votre
Fils.
« Comment oserai-je tenter de décrire les splendeurs éblouis-
santes dont rayonne la mère de mon Dieu V dit S. Épiphane. Par
vous , ô Vierge sainte , a été renversé le mur de séparation ; par
vous la paix du ciel a été départie au monde; par vous les hom-
mes sont devenus des anges ; par vous la mort est détruite et
les enfers sont terrassés; par vous enfin nous avons connu le
Fils unique de Dieu qui, n'ayant pas de commencement est
descendu des hauteurs séraphiques dans votre sein virginal.
« Le Fils de Dieu, ajoute S. Athanase, s'est fait fils de l'homme
afin que le fils de l'homme devînt à son tour fils de Dieu -, et c'est
la Vierge Marie qui engendre sur la terre et dans le temps le
même Verbe que le Père engendre dans son éternité.
Et S. Jean Chrysostôme dont le nom seul est un panégyrique ,
l'entendez-vous chanter de sa bouche d'or? Où trouver une plus
grande merveille que la Vierge Marie? Ni les prophètes, ni les.
apôtres, ni les martyrs, ni les patriarches, ni les Anges, ni les
Trônes, ni les Dominations, ni les Séraphins, ni les Chérubins ne
peuvent atteindre à une telle grandeur. Servante et Mère de Dieu,
Vierge et Mère tout ensemble, elle présente le genre humain à
celui qu'elle a enfanté, et par elle nous obtenons le pardon de
nos crimes.
Arrivons au cinquième siècle, jaloux de tant de gloire, le ser-
pent se retourne contre le talon qui l'avait écrasé, l'hérésie essaie
de troubler ce concert de louanges etNestorius, patriarche de
Constantinople , disputant à Marie le titre incommunicable
qui lui a valu les hommages de l'univers, a l'audace de nier sa
maternité divine. A ce blasphème inoui, voyez-vous le monde
«• QUARANTE-CINQ.
354 MOIS DE MARIE
catholique? Blessé dans son antique croyance, il pousse un long
cri d'alarme, et à ce cri les deux cents évêques , venus de tous
les horizons, accourent à Éphèse et condamnent le novateur.
Après la voix des docteurs les plus illustres c'était aujourd'hui
la voix plus solennelle de l'Église, et l'Église réunie en concile
et affirmant sa foi déclarait que Marie était bien véritablement
Mère de Dieu et, la prenant en quelque sorte par la main et la
plaçant sur un trône inaccessible à toute autre créature elle
l'offrait à la vénération des peuples.
Et les peuples, que répondaient-ils? Aux apologies des docteurs
et aux affirmations de l'Église ils répondaient en couvrant le sol
de temples magnifiques dont les pierres dentelées devaient
raconter aux générations la gloire et la puissance de la Vierge
Marie : Beatam me dicent.
Quel enthousiasme ! Quel pieux élan ! et aussi bien quelles
créations resplendissantes ! Regardez-les ; c'est Notre-Dame de
Paris qui a vu s'accumuler autour d'elle tant de ruines sans rien
perdre de sa riche parure. C'est Notre-Dame de Strasbourg dont
la flèche disparaît dans les airs. C'est Notre-Dame de Reims, la
cathédrale des sacres. C'est Notre-Dame de Dijon avec son gra-
cieux portique. C'est Notre-Dame de Chartres où sont venus se
prosterner devant la tunique de la Vierge, les papes, les princes
et les rois. C'est Notre-Dame d'Amiens avec sa forêt de colonnes.
Et quand le moyen-âge ne dédie point ces riches cathédrales à la
Reine des cieux, il lui consacre du moins, derrière le sanctuaire
une chapelle où l'artiste déploie toutes les inventions de son génie.
Les chapiteaux se transforment en guirlandes, la voûte res-
plendit comme un azur semé d'étoiles d'or, les fenêtres se rami-
fient en fleurons aériens, les vitraux étincellent au soleil avec
leur légende imagée et la statue de la sainte Madone s'abrite
sous la riche dentelle d'un pinacle qu'on croirait ciselé par la
main invisible des Anges.
Depuis les trois sanctuaires bâtis par Sainte Hélène à Nazareth,
à Bethléem et sur le chemin du Calvaire jusqu'à cette basilique
radieuse qui, de nos jours, s'est épanouie comme un lis imma-
culé sur les roches de Massabielle, qui pourrait compter tous les
temples élevés à la gloire de Marie? Ils sont au milieu de nos
cités, dans le plus pauvre des hameaux, au fond de la solitude,
au sommet de la montagne, sur le rocher qui domine les flots
et partout où s'étend le regard du nautonier, il découvre à l'hori-
zon ces phases d'espérance.
Le temple suppose nécessairement les fêtes avec les hymnes,
les prières et les pompes de la liturgie. Or, savez-vous quelque
chose de plus suave que les fêtes de la très Sainte Vierge?
Volontiers , je le compare à un chant où toute nation a ieté sa
MARÏE ET SON CULTE DANS L'ÉGLISE 355
note harmonieuse, ou bien à une toile aux plus riches nuances
sur laquelle chaque siècle a donné son coup de pinceau, ou mieux
encore à un drame sublime où se déroule la plus belle de toutes
les vies avec ses épreuves, ses vertus et ses grandeurs. Et, si
nous remontons jusqu'à leur origine, il n'en est pas une seule
qui ne nous apporte, avec le parfum des temps les plus antiques,
le souvenir de quelque faveur insigne obtenue à la terre par l'in-
tervention de la Mère de Dieu.
Est-ce tout? Non certes. Ce qui distingue le culte de Marie c'est
que son histoire est inséparablement unie à l'histoire de l'Église
et de l'humanité -, il en est l'âme, il en est la vie et il inspire tout
ce qu'il y a de grand, de saint, de fort , de fécond et de civilisa-
teur dans le monde chrétien.
Marie! Mais, elle est la Reine des empires. La Hongrie se
déclare sa feudataire et à son nom les princes paladins fléchis-
sent le genou. La Pologne peint son image sur ce glorieux éten-
dard qui a gagné tant de batailles. L'Espagne marche contre les
Maures sous la bannière de la Vierge des Sept Douleurs. Le
Portugal, au lendemain d'une grande victoire, se consacre
nationalement à Notre-Dame de Clairvaux, et Louis XIII lui donne
son royaume, des lis, le plus beau, disait-on, après celui du ciel.
Marie! Elle est, selon l'expression des poètes du moyen-âge,
la Dame de tous les peuples qui tous l'invoquent dans l'épreuve
et lui confient leurs destinées. Constantinople, assaillie par les
barbares, les repousse par d'éclatantes victoires dont elle fait hom-
mage à la Vierge plus terrible qu'une armée. Paris, assiégé par les
Normands , promène sa statue au tour de ses remparts. A Rome
que désole un fléau dévastateur, S. Grégoire le Grand parcourt la
ville en deuil au chant des Litanies, et soudain la peste s'enfuit
et sur le môle d'Adrien apparaît un ange qui entonne le Regina
cœli lœtare et remet dans le fourreau l'épée de la vengeance. Les
Croisés vont au combat en récitant Y Angélus \ S. Dominique
s'élance au devant des Albigeois tenant à la main le Rosaire, et
lors de la lutte suprême que dut soutenir l'Europe contre les
hordes musulmanes, c'est au moment où, réuni dans ses temples
le peuple chrétien récitait Y Ave Maria que la flotte des Turcs
était anéantie dans les eaux de Lépante.
Marie ! elle est l'arbre fécond sur lequel se sont épanouis
d'abord les Ordres chevaleresques, tels que ceux de la Toison
d'or de l'étoile, du Lis qui étaient comme un mémorial de la
reconnaissance populaire, et puis les grands Ordres religieux
qui sont venus, à leur heure providentielle, pour défendre la foi
ou réformer les mœurs. S. Benoît prescrit que, dans chacun de
ses monastères il y ait un oratoire dédié à la Mère de Dieu. Le
bienheureux Albérie reçoit des mains de la Vierge Immaculée
858 MOIS DE MARIE
les constitutions qui devaient régir l'ordre de Citeaux et la robe
blanche qui devait en être le vêtement virginal. S. Dominique ne
donne à sa vaillante milice d'autre bouclier que le Rosaire. S.
François d'Assise abrite sa famille naissante dans l'humble
chapelle de Notre-Dame des Anges, et vous savez que, avant de
susciter dans l'Église une nouvelle légion d'apôtres, Ignace de
Loyola voulut, à l'exemple des anciens preux, faire sa veillée
d'armes devant l'autel de Marie et suspendre son épée à l'un des
piliers de l'abbaye de Mont-Serrat.
Et ce culte qui est le concert de toute la terre et l'hymne de
toutes les âmes, au lieu de se faner avec le temps, ne fait que
reverdir et tout siècle qui passe veut apporter à Marie une nou-
velle fleur et l'ajouter à la couronne que lui a tressée l'amour.
Venus à une époque où les négations les plus audacieuses ont
attaqué tous nos dogmes, n'avons-nous pas vu éclore, au milieu
des ruines amoncelées par la libre-pensée, l'institution du mois
de Marie pendant lequel l'Église, de l'Orient à l'Occident, offre à
la plus belle et la plus aimable des Vierges, les premiers parfums
de la nature et oppose le culte de la pureté à la fermentation des
sens?
N'avons-nous pas vu le grand, l'illustre, l'immortel Pie IX
proclamer l'Immaculée-Conception aux applaudissements de la
terre et mettre ainsi le comble à une gloire qui, semblable au
soleil montant à l'horizon, jette sans cesse de plus vives clartés?
N'avons-nous pas vu, chose inouie dans l'histoire, des foules
innombrables courir à tous les sanctuaires où Marie manifeste
sa puissance, gravir les pentes abruptes et dénudées de la
Salette, se déployer comme une armée pacifique sur les rives du
Gave et répondre à l'impiété railleuse par les manifestations
d'une foi qui force le ciel et lui arrache des miracles?
Que fera l'avenir? Dieu le sait. Mais, ce qui est certain, c'est
que l'avenir est à Marie comme l'a été le passé. Son règne, quoi-
que tente l'impiété , ira toujours grandissant. En dépit des tem-
pêtes, l'arbre poussera demain de nouveaux rejetons; et les
peuples lui bâtiront d'autres cathédrales \ ils célébreront ses fêtes
avec plus de splendeur; ils chanteront ses louanges avec des
harmonies inconnues de nos jours et jusqu'à la dernière limite
des temps s'accomplira la parole prophétique : Toutes les géné-
rations m'appelleront bienheureuse : Beatum me dicent omnes
generationes. Amen.
MARIE A LA RÉSURRECTION 357
Vingt-neuvième jour
MARIE A LA RÉSURRECTION
Secunclum mullitudinem dolorum meorum in
corde meo consolaliones tuœ lœtificaverunt
animam meam.
Vos consolations ont égalé la multitude
de mes douleurs.
Elle avait réellement souffert, la Mère de Jésus, et pendant sa
vie riche de tant de grandeurs et remplie d'autant d'épreuves
elle avait pu s'écrier bien des fois, comme plus tard le Sauveur à
Gethsémani : tristis anima mea est usque ad mortem; mon âme est
triste jusqu'à la mort. Elle avait souffert plus encore au Calvaire,
et c'est là qu'elle avait été transpercée par tous les glaives et que
le flot de toutes les angoisses avait inondé son cœur -. Secundum
multitudinem dolorum meorum.
Mais, depuis trois jours le Christ, déposé de la croix, repose
dans son sépulcre. Tout à coup, la lutte s'engage entre la vie et
la mort; la vie triomphe et Jésus s'élance glorieux du tombeau :
Resurrexit. Et où donc va-t-il aussitôt après avoir soulevé la
pierre qu'avaient scellée les empereurs romains? La foi des
peuples et l'enseignement des docteurs veulent qu'il soit apparu
immédiatement à sa mère ; et pourquoi? Afin de lui apporter une
consolation qui égalât ses douleurs : Consolationes tuœ lœtifica-
verunt animam meam.
En Espagne, avant l'aube du jour de Pâques, dans les plus
vastes cités comme dans les plus humbles bourgades, une pro-
cession solennelle se met en marche. Les prêtres, revêtus de
leurs plus riches ornements et précédés d'un grand nombre
d'enfants avec des robes blanches, portent le Saint Sacrement en
triomphe au milieu des cantiques. Quand on approche de l'Église
qui a servi de tombeau, le Vendredi-Saint la porte s'ouvre et
l'image de Marie apparaît encore couverte de crêpes et de deuil.
Mais aussitôt, deux enfants, sous la figure de deux Anges,
conduisent le prêtre qui tient l'hostie sainte en face de la statue
de la Vierge. L'image alors s'incline trois fois, et comme si, en
ce moment, la mère venait de reconnaître son fils... la scène
change, les voiles noirs sont remplacés par de magnifiques
vêtements ornés de pierreries, le Regina cœli est entonné par la
foule joyeuse, et à ce chant de fête, Jésus et Marie, le Fils et la
Mère, sous le même dais tout brillant d'or, sont ramenés au
temple qu'illuminent les premiers feux du jour.
358 MOIS DE MARIE
Telle dut être, en effet, l'apparition de Jésus à sa Mère, et
j'avoue que la langue humaine se refuse à décrire cette scène
ravissante qui n'eut d'autres témoins que les anges faisant cor-
tège au Sauveur ressuscité. Quel est le peintre dont le pinceau
serait assez habile pour la reproduire sur la toile? Quel est le
poète qui oserait la chanter sur sa lyre la plus harmonieuse?
Nous savons parler des larmes, habitués que nous sommes à
pleurer, mais où trouver sur nos chemin tristes et désolés des
paroles assez émues pour redire un bonheur qui n'est pas de la
terre ?
Marie était donc abîmée dans le silence profond que cherche
la douleur quand tout à coup une lumière éclatante l'environne...
C'était son Fils. Oui ; son Fils non plus déchiré par les verges de
la flagellation ; non plus couronné d'opprobres et de dures épi-
nes -, non plus revêtu d'une pourpre en lambeau ou d'un suaire
sanglant.. .
O mère, regarde bien. Vois-tu ce diadème qui étincelle à son
front ? Vois-tu ces plaies qui brillent comme autant de soleils?
Vois-tu cette gloire indescriptible qui dépassé la gloire du
Thabor ?
Et, parce qu'un instant de bonhenr fait oublier des années de
souffrances, elle oublie les abaissements de la crèche, les tristes-
ses de l'exil et la pauvreté de Nazareth; elle oublie le Prétoire, le
Calvaire et la Croix; elle oublie tous les pleurs qu'elle a versés
aux heures si longues de son martyre.
Jésus est là. Il est là comme le vainqueur qui revient sous la
tente couronné de lauriers..., il lui sourit... et l'appelle sa
mère ... et, à ce nom, Marie tressaille ... et dans une extase
semblable au ravissement des élus elle contemple cette vision
des cieux; et son deuil se convertit en joie : Convertisti pîanetum
meum in gaudium mihi : Et dans son âme si longtemps meurtrie
par la douleur c'est une de ces fêtes enivrantes qui se perpétuent
durant les siècles éternels : Consolationes tuœ lœtificaverunt
animant meam :
D'où vient cependant que l'Évangile n'a pas ajouté cette page
à l'histoire du Sauveur? Elle aurait été si belle, si touchante,
écrite sous l'inspiration du ciel ! Comment expliquer ce silence
dont s'étonne et se scandalise la piété chrétienne? Pour le
comprendre il faut étudier, nous répond un auteur, les causes
et les effets des diverses apparitions du divin Ressuscité. Or,
savez- vous pourquoi les auteurs sacrés, si sobres de détails,
nous racontent ces apparitions merveilleuses avec une précision
qui ne laisse aucune circonstance dans l'oubli ? C'est qu'ils ont
voulu affermir la foi des siècles en constatant l'incrédulité des
apôtres et des autres témoins de la résurection. Parcourez toutes
MARIE A LA RÉSURRECTION 359
les scènes de ce grand événement qui est le fait capital et la base
du catholicisme , et puis. . . voyez.
Arrivées les premières au sépulcre avec des aromates et des
parfums et trouvant la pierre renversée, les saintes femmes
croient-elles aussitôt au miracle? Non certes. Tremblantes et
consternées, elles s'imaginent que le corps du Sauveur, qu'elles
venaient embaumer, a été soustrait pendant la nuit, et il faut
que deux anges, entourés d'un nuage lumineux, leur affirment
le prodige pour qu'elles se rappellent enfin les paroles du Maître :
Et recordatœ sunt verborum ejus.
Averti de ce qu'elles avaient vu et entendu, Pierre accourt avec
le disciple bien-aimé. — Rien de plus vrai ! La tombe est vide, il
n'y a que le suaire et les linges de la sépulture, et en face de cette
réalité, ils ne comprennent pas que le Christ, selon qu'il Pavait
annoncé , devait ressusciter d'entre les morts : Nondum enim scie-
bant scripturam quia oportebat eum a mortuis resurgere.
Alors, pour confondre leur défiance, Jésus-Christ se montre
Il se montre aux saintes femmes qui, tombant à ses genoux,
l'adorent en lui baisant les pieds, et quand elles vont raconter
cette vision , les apôtres les accusent de délire et refusent de
croire : Et illi audientes quia viveret non crediderunt.
Il se montre sur le chemin d'Emmaùs, et c'est en vain qu'il
rappelle à ses disciples tristes et désolés ce qu'avaient dit de lui
Moïse et les prophètes ; les disciples ne soupçonnent pas même
sa présence sous les dehors d'un voyageur et ils ne le reconnais-
sent qu'au terme de la route, à la fraction du pain.
Il se montre aux apôtres réunis dans le silence et la prière, et
pleins de trouble et de frayeur, les apôtres croient apercevoir un
fantôme '. Existimabant se spiritum vider e.
Il se montre à Thomas, et Thomas n'est convaincu qu'après
avoir mis son' doigt dans la plaie qu'avait faite la lance et vu
l'empreinte des clous : Nisi videro non credam :
Voilà ce qui ressort évidemment du récit évangélique : des
témoins si lents à croire que, avant d'accueillir la vérité, ils demam
dent à lavoir de leurs yeux et à la toucher de leurs mains: Tardi
corde ad credendum. Et , Jésus-Christ leur apparaît , et il renouvelle ,
et il multiplie ses apparitions pour éclairer leur ignorance et leur
donner de sa résurrection des preuves si nombreuses et si
frappantes qu'ils pussent à leur tour convaincre l'univers.
Est-il donc étonnant que, dans ce drame du doute, de l'hési-
tation et même de l'incrédulité, les historiens sacrés n'aient point
mis en scène la mère de Jésus? Leur silence fait resplendir sa foi.
« Vous êtes heureuse parce que vous avez cru : Beata quœ
credidisti; lui avait dit Elisabeth en l'embrassant sur le seuil da
sa demeure. Jamais élo^e fut-il plus vrai aue celui-là «
360 MOIS DE MARIÉ
Au jour de l'annonciation , Marie croit au message qui lui arrive
lu ciel. Il y a là un mystère incompréhensible ; il y a des ombres,
il y a des obscurités : Quomodo fiet istud ? N'importe. Elle s'incline ,
humble servante du Seigneur, devant la parole la plus étrange
qu'eût jamais entendue la terre : Fiatmihi secundum verbum tnum:
A Bethléem, elle croit la prédiction de l'Ange qui lui ordonne
ie partir sans retard pour l'exil. Dieu ne pourrait-il pas manifester
sa puissance et se défendre lui-même avec la force de son bras;
Oui, sans doute. Mais, pourquoi scruter ses décrets insondables?
Aux noces de Cana, elle croit en la divine puissance de son
Fils; et quoique son Fils semble se refuser à devancer l'heure
de ses miracles, elle dit aux serviteurs faites ce qu'il vous dira.
Et aux heures si tristes, si désolées du Calvaire, alors que les
disciples, dispersés par la crainte, se lamentent comme au
lendemain d'une immense déception, sa foi est-elle ébranlée?
Q'importe que le Sauveur, descendu de la croix, ait été enseveli
sans pompe et sans éclat; elle sait, à n'en pas douter, qu'en
dépit de toutes les haines, son sépulcre deviendra glorieux.
Qu'importe que la mort l'ait vaincu , il est écrit que dans sa
défaite il brisera l'aiguillon de la mort, Qu'importe que le temple
ait été détruit, dans trois jours il sortira de ses ruines.
Allez donc, Anges du ciel, allez annoncer l'heureuse nouvelle
aux apôtres consternés; et vous, Seigneur, montrez-leur votre
gloire; il le faut pour affermir leur foi chancelante et relever
leur courage abattu.
Mais Marie... pas de doutes, pas de défaillance! Elle croit
sans avoir vu; et si réellement Jésus-Christ lui apparaît au
sortir du tombeau, c'est uniquement pour donner à sa mère,
la mère des douleurs , une consolation égale à son martyre :
Consolatiomes tuœ lœtificaverunt animam meam.
L'avons-nous cette foi vive, inébranlable? Eh bien ! oui; Dieu
soit béni ; nous sommes des fidèles et des croyants, et tandis que
l'erreur jette à la vérité ses négations et ses blasphèmes, nous
chantons avec amour le symbole que chantaient les martyrs sous
la verge des bourreaux. Nous sommes les enfants dociles de
l'Église et quand la vérité se présente avec ses dogmes et ses
mystères, elle s'empare de notre esprit sans lutte et sans efforts.
Mais, notre foi ressemble-t-elle au navire qui, battu par tous
les vents, reste attaché fortement à ses ancres? Ressemble-t-elle
au rocher qui, submergé par la vague, n'abandonne à la tempête
aucun de ses débris? Ressemble-t-elle à l'édifice si bien cimenté
que les plus violentes secousses ne peuvent en détacher aucune
pierre? Hélas!
Nous savons que toute vertu doit être mise a l'épreuve parce
que l'épreuve c'est la sueur qui féconde le sillon , c'est la lutte
MARIE A LA RÉSURRECTION 361
qui décide de la victoire, c'est le creuset où l'on se purifie. . . et dès
que nous entendons gronder la foudre, notre foi s'alarme, se
désespère et nous fatiguons le ciel de nos plaintes importunes.
Nous savons que notre vie est entre les mains de Dieu comme
le gouvernail dans les mains du pilote et que, dirigée par sa
Providence, la barque ne peut se briser aux écueils, et si par
hasard quelque abîme se creuse , notre foi se déconcerte et nous
poussons des cris de détresse comme s'il n'y avait plus d'espoir.
Nous savons que Jésus-Christ veille sur son Église à laquelle il
a donné la mission de défendre à travers l'espace et le temps la
justice et la vérité; et quand l'Église subit une de ces crises épou-
vantables qui semblent présager l'agonie, et quand toutes les
justices sont opprimées parla force brutale qui ne reconnaît plus
de droit, et quand la vérité, aux prises avec la conjuration du
mensonge, ne trouve autour d'elle, pour lui faire un rempart, que
des peureux, des lâches et des apostats, notre foi chancelle et
nous sommes tentés de dire que, à la place de Jésus-Christ, nous
ne laisserions point aux haines déchaînées l'audace et les joies
du triomphe .
Nous croyons... et pourtant, que faut-il pour que notre foi
s'obscurcisse? Un blasphème que l'impiété jette sur notre che-
min, un sophisme que nous oppose la science, une négation qui
s'étale dans un livre ou dans un journal , un scandale qu'exploite
la libre pensée... cela suffit pour former un nuage qui voile l'ho-
rizon.
Et si nous étudions nos œuvres , où est l'empreinte de la foi ?
La foi nous enseigne que notre âme rachetée par le sang divin
vaut plus que les étoiles du firmament, plus que les mondes
roulant dans l'espace... et chaque jour nous la vendons à bas
prix !
Elle nous enseigne que le temps passe comme l'éclair et que,
l'éclair disparu, commence l'éternité... et nous vivons comme
si l'éternité n'était qu'un rêve et le temps ne devait jamais finir !
Elle nous enseigne que la terre n'est qu'un lieu de passage au
delà duquel nous attendent les douces joies de la patrie... et nous
y dressons des tentes qu'il faudra plier demain !
Où est la foi? Est-elle dans nos pensées qu'enchaîne la matière
comme l'oiseau qui s'est pris au filet du chasseur ? Est-elle dans
nos désirs qui , au lieu de chercher l'infini, ne convoitent que des
jouissances impuissantes à combler le vide immense du cœur ?
Est-elle dans nos paroles qui , médisantes , légères ou frivoles ,
ne sont, dit l'apôtre saint Paul, que de la paille destinée au feu
de la justice.
0 mon Dieu ! augmentez donc notre foi : Adauge nobisfidem; et
tandis que, autour de nous les convictions défaillent, enracinez
362 MOIS DE MARIE
notre vie dans l'amour de la vérité ! Nous vous en supplions ,
Seigneur, afin que de nous on puisse dire comme de votre mère:
parce que vous avez cru, en vous s'accompliront les promesses
st les oracles du ciel : perficientur ex quœ dicta sant tibi a Domino
Amen.
Trentième jour
MARIE A L'ASCENSION
Ego mater sancto spei:
Je suis la mère de la Sainte Espérance
Quarantejours après sa résurrection, nous dit le saint Évangile,
Jésus-Christ conduisit ses apôtres et ses disciples , en face du
Calvaire, sur la montagne des Oliviers. Là, dans un adieu su-
prême, il leur donne avec les clés du royaume des cieux la mis-
sion de convertir le monde, il leur demande des sueurs et du
sangpour féconder le sillon où devait se lever lamoisson des âmes,
il leur montre , au terme de la lutte, les joies et les couronnes de
l'éternité. . . puis étendant les mains, il les bénit, et plus radieux
qu'au Thabor , il s'élève au milieu des nuées comme le soleil qui
monte à l'horizon
Où était Marie à ce moment solennel? Quoique l'Évangile n'en
dise rien, nous aimons à nous la représenter au milieu de cette
foule silencieuse et attendrie. Et quelle gloire ! Et quel triomphe !
Son Fils a vaincu... il a vaincu la haine qui l'avait cloué sur
la croix et demain, prosternées à ses pieds, les générations lui
apporteront un amour que grandiront les siècles. Il a vaincu les
forces humaines qui s'étaient liguées pour anéantir sa doctrine,
et demain cette doctrine, malgré ses ombres et ses mystères,
courbera les esprits sous le joug de la foi. Il a vaincu le monde
qui n'a pas voulu reconnaître son Dieu tombé du ciel dans
l'opprobre et l'ignominie, et demain le monde lui dressera des
temples et des autels.
Et, en attendant cette victoire de demain qui lui soumettra
l'univers, aujourd'hui les anges, venus à sa rencontre , le por-
tent sur leurs ailes, les justes des temps anciens le suivent
comme une armée de captifs qui , rendus à la liberté, chantent
leur délivrance, le ciel orne ses parvis et accueille avec des
hymnes d'allégresse le Dieu fort et puissant.
Et Marie assiste à ce triomphe , elle contemple cette gloire , dn
MARIE A L'ASCENSION 363
regard elle suit son Fils dans la lumière , et ce regard c'est
l'amour, et aussi la tristesse.
Loin de Jésus, le Bien-Aimé, que sera désormais la terre? Une
solitude désolée. Quand donc finira mon exil , s'écriait le prophète:
heumihi! quia incolatus meus prolongatus est: Donnez-moi, Seigneur,
donnez-moi des ailes comme à la colombe et je m'envolerai , et
j'irai me reposer dans vos tabernacles où quelques heures valent
mieux que des siècles sous la tente des pécheurs : Quis dabit
mihi pennas sicut colombo et volabo.
« Brisez mes liens, disait plus tard l'apôtre Saint Paul , démo-
lissez cette prison de fange où mon âme est retenue captive et je
m'élancerai vers Jésus , mon Sauveur et mon Christ: Cupio
dissolvi et esse cum Chrisio.
Ainsi devait soupirer Marie avec des larmes dans les yeux que
rien ne pouvait plus attacher à la terre. Au jour de l'Ascension,
commence donc pour elle un nouveau martyre, délicieux et
cruel, doux et violent... le martyre de la séparation et de
l'absence. Et, dans les souffrances du cœur, la douleur se
proportionnant à l'amour, il faudrait avoir mesuré son amour de
mère pour comprendre tout ce qu'il y eut de douleur dans cette
longue attente du revoir éternel. Pendant quinze ans, à Ephèse
comme à Jérusalem, elle se meurt lentement du regret de ne
pouvoir mourir, et le regard constamment tourné vers le ciel,
cherchant à l'horizon si son Fils ne revient pas, elle vit d'espé-
rance. Et voilà notre modèle.
L'Espérance est, en effet, le dernier mot de la vie. Pourquoi
le laboureur, sous un soleil de feu , arrose-t-il de ses sueurs
brûlantes le sillon qu'a tracé la charrue? Parce qu'il espère.
Demain, dit-il, le grain de blé poussera dans mon champ et
quand viendra la moisson, je cueillerai des gerbes abondantes.
Travaillons aujourd'hui en attendant que l'épi tombe sous ma
faucille.
Pourquoi l'ouvrier, du matin au soir, reste-t-il incliné sur son
instrument de labeur ? Parce qu'il espère. Mieux vaudrait assu-
rément se reposer et jouir. Mais, après la fatigue il y a le salaire
qui amène au foyer domestique l'aisance et le bonheur. Et le
gain l'encourage à la peine.
Pourquoi le soldat lutte-t-il sur le champ de bataille ? Parce
qu'il espère, le canon gronde, les balles sifflent, la mitraille
éclate, l'ennemi s'avance en colonnes serrées, le moment est
critique; allons quand même; qui nous a dit, après tout, que
nous ne serons pas vainqueurs.
Le sentiment de l'Espérance est tellement enraciné dans l'âme
que très souvent nous espérons alors môme qu'il n'y a plus
d'espoir.
364 MOIS DE MARIE
Vous sentez que les forces vous abandonnent; la vie s'en va,
elle vous [échappe et votre corps s'incline vers la tombe comme
la fleur étiolée se penche vers la terre. C'est clair, c'est évident ,
et sur les bords du sépulcre entr'ouvert vous faites encore des
rêves d'avenir.
Des désastres financiers ont emporté votre fortune; tous vos
capitaux sont tombés dans un gouffre; inutile de chercher plus
longtemps à relever ces ruines, chaque tentative vous creuse
un abîme plus profond, et cependant vous vous obstinez à lutter
contre le malheur qui vous poursuit, répondant à qui vous
dissuade cette fois peut-être je serai plus heureux.
Une tempête épouvantable a saisi le navire sur la haute mer.
Battue par les flots, la barque craque et se disloque et tout près
apparaît l'écueil contre lequel elle doit se briser. N'importe. Le
pilote interroge le nuage qui passe et il demande aux vents si
bientôt l'orage ne va pas s'apaiser.
Sans espérance, l'homme n'a plus le courage de vivre, et que
fait-il? Brisé par l'infortune, meurtri par la douleur, il s'aban-
donne à des idées sinistres , et pour mettre fin à son martyre, il
court au devant delà mort.
De même, l'espérance est le dernier mot de la vie chrétienne
et seule, elle nous explique les luttes de la vertu et l'héroïsme
de la sainteté.
François d'Assise, attiré par les charmes de la pauvreté!, venait
à peine de quitter la maison paternelle. Un jour, les pieds
nus, il grelottait de froid, au milieu d'autres mendiants, sur
le seuil d'une église, quand son frère lui envoie demander
avec le ton du sarcasme et du mépris s'il voulait lui vendre
quelques gouttes de sueur. « Répondez à mon frère, s'écria-t-il ,
que ma sueur est toute vendue pour le ciel. » C'était le cri de
l'espérance.
A mon tour, je demande au martyr : qu'as-tu fait de ta vie?
Pourquoi t'étendre sur le gril ardent ou te jeter à la gueule des
lions dans l'arène sanglante ?
Et à l'anachorète : qu'as-tu fait des délices du monde? Pour-
quoi fuir les cités et t'ensevelir dans un antre sauvage ?
Et à la vierge du cloître : qu'as-tu fait de ta jeunesse et de ta
liberté? Pourquoi te courber sous le joug et, au lieu de roses
épanouies placer sur ton front une couronne d'épines?
Et, le martyr, et l'anachorète, et la vierge du cloître me
répondent comme le Séraphin d'Assise : La vie, le monde, la
jeunesse, la liberté , nous les avons vendus pour le ciel.
Et, si je vous disais à vous-mêmes: mais enfin, voyez donc, le
monde vous sourit; il vous promet des plaisirs et des fêtes.
Pourquoi ne pas suivre le flot qui doucement vous pousse et
MARIE A L'ASCENSIOM 365
comprimer les élans d'une nature qui demande à jouir? Vous
aussi, vous me répondrez en me montrant le ciel.
Oui; si l'espérance fait vivre, il est encore plus vrai qu'elle
fait combattre et que sans l'espérance il n'est point de vertus.
Franchement , quel est le chrétien qui consentirait à rester toute
sa vie sur la brèche s'il n'espérait pas que Dieu , au terme de
cette longue lutte, déposera sur son front la couronne et dans
ses mains la palme du vainqueur?
Quel est le chrétien qui se condamnerait à museler ses passions
et à tenir son corps dans une dure servitude s'il n'espérait pas
que, au dernier soir, le père de famille lui paiera largement le
salaire de sa rude journée ?
Quel est le chrétien qui s'obstinerait à défricher son âme où
poussent naturellement les ronces et les broussailles s'il n'espérait
pas trouver tous ses actes de vertu amassés en gerbes sur le
seuil de l'éternité ?
Pour que l'homme agisse, et surtout pourqu'il se décide à lutter
contre l'obstacle et à le franchir, il faut nécessairement un
aiguillon qui le presse.
Le coursier, fatigué de la route, a ralenti sa marche. Mais
tout à coup il a senti l'éperon dans ses flancs, et il s'élance
couvert d'écume à travers la poussière du grand chemin. Ainsi
l'homme. Allez lui dire dans le calme de ses pensées et la douce
quiétude de sa vie : regarde, voilà la gloire, les honneurs, la
fortune, et si tu les veux, tu n'as qu'à les saisir. Soudain, l'homme
s'éveille; l'espérance l'emporte, c'est l'aiguillon et il n'est pas de
fleuves, de montagnes ou de déserts qui puissent l'arrêter dans
sa course.
Or, à quoi bon le dissimuler, la loi divine est quelque chose de
dur et de crucifiant pour la nature, et à la seule idée du devoir
tout notre être se révolte et frémit. Quel est donc l'aiguillon qui
stimulera ma volonté défaillante et la poussera, malgré ses
répugnances , au travail et au sacrifice? Ecoutez S. Paul : Je sais
que le Dieu juste et fidèle dans ses promesses me tient en réserve
la récompense : Reposito est mihi corona justitiœ : Et en vue de la
couronne, je travaille et je lutte : Bonum certamen certavi.
En preuve , consultez vos souvenirs. Dès que l'Espérance
faiblit, le découragement s'empare de l'âme, le cœur n'a plus de
sève, il n'a plus d'énergie; la volonté succombe sous le poids du
devoir, et alors, que voyons-nous?
L'homme pieux et fervent la veille abandonne la prière; saisi
par un dégoût qu'il ne sait plus surmonter, il déserte les sacre-
ments , il délaisse toutes les saintes pratiques de la vie chrétienne.
C'est le sommeil, c'est la prostration, quelquefois même, c'est
à la suite d'une tentation violente , une grande chute aui entraîne
366 MOIS DE MARIE
la mort. L'arbre s'est découronné , il a perdu ses feuilles et les
rameaux desséchés attestent que sous l'écorce ne circule plus
la vie.
Est-il possible cependant qu'une âme baptisée dans le Christ
perde l'espérance et s'abandonne au désespoir ?
Je comprends que vous vous défiez de la parole de l'homme.
Le terrain n'est point solide et lorsqu'on bâtit sur un sable
mouvant on s'expose à pleurer sur des ruines. Oni ; défiez-vous
de l'homme , il est fourbe et trompeur. Le voilà qui vous flatte
de sa voix la plus douce , et comme le serpent de l'Éden, il vous
attire habilement au piège que vous cachent des fleurs. Défiez-
vous de l'homme; il est inconstant. Aujourd'hui, inspiré par
l'amour ou la reconnaissance, il jure de vous donner sa vie-
Demain, tous les serments se sont envolés comme la feuille dont
se joue la tempête et vous criez à l'ingratitude, les yeux mouillés
de pleurs. Ajoutez âcela qu'il nous faut subir une foule d'accidents
imprévus et que souvent, à mesure que les événements se
succèdent et se transforment , il devient complètement impossible
à l'homme d'accomplir ce qu'il avait promis dans la franchise et
la sincérité de son âme.
Mais, sur quoi repose l'Espérance chrétienne? Elle repose sur
la parole de Dieu, et la parole de Dieu, c'est le roc immuable.
J'ai mis en vous tout mon espoir, disait le roi-prophète, et mon
espoir ne sera point confondu: In te, Domine, speravi, non con-
fundar in œternum. Je le crois bien. Dieu est fidèle, et lorsqu'il
s'est engagé, sur la foi du serment, à couronner celui qui aura
vaillamment combattu pour sa gloire, ce n'est point un vain mot
qu'il a jeté à l'humanité pour l'amuser comme on amuse un
enfant. Non; c'est une promesse inviolable et sacrée ; et celte
promesse doit nécessairement s'accomplir. Pourquoi ne s'accom-
plirait-elle pas ?
Croyez-vous que Dieu change? Les siècles passent, dit la
Sainte Écriture, tout s'use, tout vieillit. Dieu seul ne change pas:
Tu autem idem ipse est. Il m'a promis le ciel ; je l'aurai. Sico cui
credidi.
Oui ; je l'aurai. Qu'importe que la tentation m'agite et me
secoue comme le vent agite la barque sur les flots. Il est écrit : je
ne permettrai pas que tu soies tenté au dessus de tes lorces : Non
patietur vos tentari supra id quod potestis.
Qu'importe que des obstacles presque insurmontables se dres-
sent sur ma route. J'ai lu dans nos livres sacrés : j'enverrai mes
anges, et ils te porteront dans leurs mains afin que tu n'ailles
pas te blesser contre la pierre : Angelis suis mandavit de te ut eus-
todiant te in omnibus wiis tuis.
Qu'importe que la passion bouillonne au fond de l'âme comme
MARIE AU CÉNACLE 367
la lave embrasée du volcan. Il est de foi que la grâce me suffît, et
avec la grâce ne puis-je pas, comme les enfants de la fournaise ,
traverser les flammes sans en être orûlé? Sufficit tibi gratia mea.
Qu'importe enfin que le passé me rappelle des défaillances et
me jette de tristes souvenirs. L'Eglise m'enseigne que le sang de
Jésus-Christ efface toutes les souillures et rend à l'âme pénitente
la blancheur de la colombe et du lis : Et lavit nos in sanguine suo.
Courage donc, courage. Il est écrit dans l'histoire qu'Alexandre
le Grand, partant pour une expédition lointaine, distribua toutes
ses richesses à ses généraux, et l'un d'entre eux se prenant à lui
dire : que vous restera-t-il ? Il me restera l'espérance, répondit le
guerrier, et l'espérance lui donna la victoire.
Gardons nous aussi l'espérance chrétienne ; gardons-la même
sous un ciel de tempêtes, même au milieu des effondrements et
des ruines. Et si parfois le temps est trop noir, la lutte trop
ardente et le chemin trop rude, rappelons-nous que Marie est la
porte du ciel : Janua cœli. Frappons alors à cette porte et du ciel
entr'ouvert tombera sur nous la grâce qui réconforte les âmes
abattues, et à la dernière heure, par cette porte bénie qui jamais
ne se ferme à la confiance et à l'amour nous entrerons au séjour
de la gloire. Amen.
Trente-unième jour
MARIE AU CÉNACLE
Hi omnes erant persévérantes in ora-
tione eum Maria maire Jesu.
Réunis dans le Cénacle avec la mère
de Jésus, les apôtres et les disci-
ples persévéraient dans la prière.
Pourquoi Marie était-elle au cénacle où les apôtres attendaient
dans le silence et la prière le divin Paraclet ? Le Saint-Espril
n'était-il pas descendu dans son âme, à la première heure de sa
vie, pour l'enrichir de grâce et de pureté, comme l'ouvrier orne-
mente le tabernacle où réside l'Emmanuel ? Sanctificavit taberna-
culum suum altissimus. Au grand jour de l'Incarnation, le même
Esprit ne la couvre-t-il pas de son ombre, et en venant habiter
dans son cœur immaculé, Dieu n'y apporte-t-il pas toutes les
richesses du paradis? Spiritus sanctus superveniet in te. Que man-
quait-il donc a la beauté de ce temple dont le Seigneur lui-même
avait dressé le plan et jeté les fondations sur l'innocence et la
sainteté? N'avait-il pas assez de lumière, assez de magnificence ,
assez d'harmonie, et la sagesse éternelle, admirable dans ses
368 MOIS DE MARIE
œuvres, avait-elle laissé par hasard incomplète, inachevée quel-
que partie de l'édifice?
Voici tout le mystère. Qu'était-ce que le cénacle? C'était l'Église
dans son germe. Elle était là, comme le fleuve est tout entier
dans la source, avec ses dogmes, son enseignement, sa hiérar-
chie, son culte et son sacrifice. Semblable aujourd'hui à la graine
imperceptible dont parlait le Sauveur, elle sera demain l'arbre
puissant dont les racines s'étendront des montagnes aux rivages
des mers et dont les branches fécondes nourriront les généra-
tions chrétiennes jusqu'à l'éternité.
Or, au berceau de cette société naissante, comme auprès de
l'enfant qui entre dans la vie, le regard cherche une mère, et la
mère... Jésus-Christ l'avait proclamé solennellement sur la
croix. . . la mère, c'est Marie : Ecce mater tua.
Laissez donc venir encore une fois l'Esprit de Dieu avec sa
puissance et son amour, et de même qu'à Nazareth d'une vierge
il a fait une mère en lui donnant une fécondité miraculeuse, au
cénacle de la mère de Jésus il fera, par un autre prodige, la mère
des croyants, et lui suscitant le long des siècles une postérité
plus nombreuse que les grains de sable entraînés par les flots, il
mettra dans son cœur agrandi, dilaté, des tendresses qui n'au-
ront d'autres limites que l'espace et le temps.
Voulez-vous entrer dans cette demeure silencieuse où l'on
n'entend qu'une voix, la voix de la prière et contempler Marie
dans le ministère sublime que lui confère sa nouvelle maternité?
Le dogme fondamental sur lequel repose le catholicisme c'est
l'Incarnation du Verbe et la divinité de Jésus-Christ. La doctrine
chrétienne n'a plus de sens, a dit un auteur, la rédemption s'éva-
nouit, la croix tombe si le crucifié n'est qu'un juste, un saint,
un prophète , un homme et non pas Dieu.
Eh bien ! Quel a été le p/emier et le véritable témoin de ce mys-
tère ineffable auquel se rapportent, comme à leur point de départ,
tous les autres mystères évangéliques?
Assurément, les apôtres pouvaient attester, ainsi que l'a dit
S. Jean, ce qu'ils avaient vu de leurs yeux, ce qu'ils avaient tou-
ché de leurs mains, ce qu'ils avaient entendu pendant les trois
années de la vie publique du Sauveur à travers la Judée : Qiiod
audivimus , quod videmus, et manus nostrœ contrectaverunt de Verba
vitœ. Ils avaient entendu cette parole étrange qui, semblable au
rayon de soleil dans un ciel orageux, éclairait tout à coup quatre
mille ans de ténèbres et d'erreurs. Ils avaient vu les tempêtes
obéir à sa voix, les foules nourries au désert avec le pain du mi-
racle et Lazare sortir vivant de son tombeau. Et en entendant
cette doctrine qui n'avait rien du langage de l'homme, et en
voyant ces miracles qui surexcitaient l'enthousiasme et l'admi-
MARIE AU CÉNACLE 369
ration du peuple, bien des fois ils avaient dû s'écrier comme
Simon-Pierre : vous êtes le Christ et le Fils de Dieu : Tu es Chris-
tus Filins Dei vivi.
Mais , Jésus-Christ, ne l'oublions pas, ne s'est révélé au monde
qu'après trente ans de silence et d'obscurité. Comment donc les
apôtres ont-ils connu les merveilles qui s'étaient opérées en
secret pendant ces longues années où la lumière se cachait sous
des voiles inpénétrables?
Qui leur a dépeint avec ses riches nuances le drame de l'Annon-
ciation , et cet Ange qui vient de l'éternité apportant sur ses lèvres
un message divin, et le ciel qui s'incline devant une humble
vierge élue entre toutes les femmes pour donner à la terre le
Sauveur, et ce colloque où se traite à l'insu du monde entier le
mystère profond qui doit en renouveler la face, et ce prodige de
la Toute Puissance qui féconde le sillon immaculé, et ce Fiat de
Marie qui, à peine prononcé, attire le Verbe incrée dans son sein
virginal?
Qui leur a raconté le voyage aux montagnes d'Hébron, l'en-
thousiasme d'Elisabeth étonnée d'être visitée. par la mère de son
Dieu, le tressaillement de Jean-Baptiste et ce merveilleux canti-
que, ce Magnificat où, après avoir exalté la grandeur, la force et
la miséricorde du Très-Haut, Marie prophétise sa gloire? Beatam
me dicent. Qui leur a révélé Bethléem avec les mélodies des anges,
les bergers accourant à la crèche et les mages, conduits par
l'étoile dont avait parlé le prophète, apportant au nouveau roi des
Juifs l'or, la myrrhe et l'encens?
Et le vieillard Siméon saluant avec transport la lumière du
monde et prédisant le règne éternel du Christ toujours en butte à
la contradiction? Et la fuite en Egypte pour échapper à la fureur
d'Hérode? Et le retour à Nazareth à l'heure indiquée par l'ange
du Seigneur? Et Jésus trouvé dans le temple au milieu des doc-
teurs? Et son enfance humblement soumise à Marie et à Joseph?
Qui a dévoilé ces faits merveilleux dont le récit forme les plus
belles pages de l'Évangile?
Au moment où écrivaient les apôtres, depuis longtemps Elisa-
beth, la mère du Précurseur, s'était endormie dans la paix:
Siméon et Joseph avaient réuni leurs cendres, selon le langage
de nos livres sacrés, aux cendres de leurs pères : l'étoile mysté-
rieuse ne brillait plus au dessus de la crèche ; les mages avaient
regagné l'Orient et les bergers leurs solitudes.
Il ne restait plus qu'un dernier survivant à ces premiers témoi-
gnages de la divinité de Jésus-Christ. . . et ce dernier survivant ,
de tous le plus saint et le plus fidèle, c'était sa mère, c'était Marie.
Pendant sa vie de retraite et d'humilité, Marie se tait, conser-
vant dans son cœur, dit le saint Évangile, le souvenir des choses
II. QUARANTE-SEPT.
370 MOIS DE MARIE
étonnantes qui se déroulaient sous ses yeux : Conferens in corde
suo. Elle se tait, même au jour de la plus cruelle épreuve, lais-
sant à Dieu le soin de révéler à Joseph sa glorieuse innocence.—
Elle se tait lorsque son fils jette sa doctrine à tous les échos de la
Judée.
Mais, voici l'heure des manifestations : Tempus loquendi.
Jésus-Christ a quitté la terre, confiant à ses apôtres la mission
surhumaine d'amener l'univers au pied de sa croix et de son
autel. Au dehors, déjà gronde l'orage et l'erreur s'apprête à lui
disputer les âmes en niant sa divinité... Levez-vous donc, ô
Marie, levez-vous au milieu du cénacle et pour confirmer la foi
des siècles, racontez à haute voix, afin que toute l'humanité
chrétienne vous entende ce que vous savez du Verbe de Dieu.
Et Marie consent enfin à délier ses lèvres que l'humilité avait
rendues muettes; elle se fait, dit S. Ildefonse, Févangéliste de la
vérité : Evangelistam Dei, et en face des apôtres qui étaient les
premiers pasteurs de l'Église, et en présence des disciples qui en
étaient les premiers fidèles, elle met au grand jour, dit S. An-
selme, les mystères qu'ils ne connaissaient pas : Plura tamen
incomparabiliter per Mariant revelabantnr.
« Votre voix, ô Marie, s'écrie un interprète de nos livres sacrés,
cette voix qui, dans la Visitation, avait rempli Elisabeth de la
connaissance de la maternité divine, a été le voix du Saint-
Esprit parlant à l'Eglise naissante : Vox tua fuit apostolis vox
spiritus sancti, et vous avez éclairci, développé, confirmé par votre
témoignage tout ce que les apôtres avaient reçu de cet Esprit de
vérité - Ad confirmandeo singulorum sensus quod acceperant ab
codent spiritu.
Il est donc vrai que Marie a révélé au monde l'Homme-Dieu, et
par cette révélation elle a mérité d'être appelée : la Mère de la foi.
Aussi, parcourez l'histoire depuis le Cénacle jusqu'à nous,
quand Terreur se déchaînant comme un vent de tempête ,
menace de déraciner nos saintes croyances et d'entraîner les
âmes à l'apostasie , quand l'erreur montant de la terre comme
un nuage sombre obscurcit la vérité, quand l'impiété, flattant les
passions du peuple chrétien, le pousse à la révolte, quelle est la
force que l'Église oppose à la tourmente ? Entendez-la chanter à
la Vierge Marie dans toutes les fêtes qu'elle célèbre en son
honneur : Vous seule avez terrassé toutes les hérésies aux
divers points du monde : Cunctas hœreses sola interemisti in
universo mundo.
Au paradis terrestre la lutte s'est engagée entre le serpent et la
femme, et au serpent il fut dit : elle t'écrasera la tête : Ipsa
conteret caput tuum. Or, ce combat se perpétue sous mille formes
et sur mille champs de bataille à travers les générations, combat
MARIE AU CENACLE 371
du mensonge contre la vérité, combat de la force contre la fai
blesse désarmée, combat du vice contre la pureté des mœurs,
et la parole prophétique ne s'est jamais démentie, et Marie, ê
chaque nouvelle crise qu'a traversée la foi, a toujours été la
défense et le salut : Ipsa conter et caput taum.
Assurément, le vainqueur c'est Dieu. Mais, de même qu'au
temps d'Israël, Dieu se servit d'Esther pour confondre l'orgueil
d'Aman, et de Judith pour trancher la tête d'Holopherne, il a
voulu que toutes les hérésies fussent livrées aux mains de la
nouvelle Esther, de la véritable Judith et que par Marie fussent
vaincus tous les ennemis de son Église : Credidit eum in manus
f émince et confodit eum.
« Un grand signe parut dans le ciel, dit S. Jean; c'était une
femme revêtue du soleil , ayant la lune sous les pieds et au front
une couronne de douze étoiles : Millier amieta vole, et devant
cette femme qui allait enfanter se dressa un grand dragon qui
avait sept têtes et sept cornes, et sur les sept têtes sept diadèmes :
Et in capitibus ejus diademeta septem, et il attendait pour dévorer
son fils, et elle mit au monde un enfant qui devait régir toutes
les nations avec une verge de fer et cet enfant fut élevé vers
Dieu et vers son trône : Et raptus est filius ejus ad Deum et ad
thonum ejus. Alors se livra dans le ciel un grand combat, et le
dragon fut précipité sur la terre, et il poursuivit la femme, et de
sa gueule il lança contre elle comme un fleuve : Et mixit ex ove
suo post mulier em aquam tanquam flumen. Mais, ce fleuve fut
englouti et le dragon s'en alla faire la guerre aux autres enfants
de la femme qui gardent les commandements de Dieu et rendent
témoignage à Jésus- Christ : Et habent testimonium Jesu Christi.
Qu'est-ce que ce serpent aux sept têtes et aux sept cornes ?
Evidemment, c'est l'hérésie avec les nombreuses négations qui
ont assailli la vérité. Aux premiers siècles de l'Eglise, elle s'ap-
pelait Arius, plus tard Luther, aujourd'hui elle s'appelle la libre-
pensée ... et que veut-elle % elle veut dévorer le Fils de la Femme •
c'est à-dire détruire la foi par laquelle Jésus-Christ s'est emparé
des peuples, et en haine du Fils elle s'est attaqué à la mère, nianl
sa virginité perpétuelle, sa maternité divine, sa conception pure
et sans tache.
La voyez-vous passer à travers les siècles comme un torrent
débordé? Tanquam flumen. Elle ébranle les convictions, elle
mine les fondements du temple, elle en détache les pierres, et
souvent il a semblé que le temple allait chanceler sur sa base
fortement ébranlée...
Mais à l'heure du péril, l'Église a crié vers la Femme qui est
la Vierge-Marie, dit S. Augustin, et Marie a commandé aux ilôts
menaçants, et les flots se sont engloutis : Et absorbuit flumci
372 MOIS DE MARIE
quod misit draco de ore suo, et plus forte que l'ouragan, la foi n'a
point sombré.
Faut-il vous rappeler quelques faits déjà cités de cette lutte
formidable ?
Quand les Albigeois, comme un fleuve descendu des monta-
gnes, désolaient le midi de la France et ne laissaient après eux
que des ruines, comment l'Église refoula-t-elle le torrent? Avec
le saint Rosaire : Cimctas hœreses sola interemisti.
Quand le Protestantisme jeta ce cri de révolte qui devait déta-
cher tant de nations chrétiennes du centre de l'unité, avec quel
drapeau l'Église marcha-t-elle au devant de l'ennemi ? Avec
l'étendard de Marie, la Vierge fidèle, porté par les enfants de
François d'Assise, de Dominique de Gusman et d'Ignace de
Loyale : Cunctas hœreses sola interemisti.
Quand les Turcs, après avoir dévasté l'Orient ; s'acheminaient
avec leurs armes victorieuses vers la France et l'Italie, savez-
vous ce que disait à ses soldats Jean Sobieski, roi de Pologne, en
s'élançant à rencontre des hordes barbares ? « Marchons à
l'ennemi avec confiance, leur disait-il, sous la protection du
ciel et sous l'assistance de la Vierge. » Et la Vieige l'entendit et
l'ennemi fut mis en complète déroute : Cunctas hœreses sola
interemisti.
Quand la révolution triomphante égorgeait les prêtres sur
les dalles du sanctuaire et célébrait ses orgies dans nos temples
profanés, quel est, au milieu de cette tempête, l'arc-en-ciel qui
parut tout à coup dans les nues comme un signe d'espérance et
de salut? C'est la dévotion du Mois de Marie : Cunctas hœreses
sola interemisti.
Et, de nos jours, tandis que la libre-pensée, révoltée contre nos
dogmes, s'arme de la science, de la presse, de la parole et des
lois pour démolir l'œuvre de Jésus-Christ , qu'a fait l'Église pour
conjurer tant de haine? Elle a promulgué le dogme de l'Imma-
culée-Conception et enrôlé les peuples, comme une immense
croisade, sous la bannière des pèlerinages aux nombreux sanc-
tuaires de la Mère de Dieu : Cunctas hœreses sole interemisti in
univers o mundo.
Laissez donc le dragon aux sept têtes déclarer la guerre à la
justice et à la vérité, vous le vaincrez encore, ô Marie; oui,
vous le vaincrez, et nous, apportant à vos autels des palmes et
des couronnes, nous vous chanterons comme on chantait à
Judith : Vous êtes la gloire de l'Église, la force du nom chrétien,
le rempart de la foi : Tu gloria Jérusalem. Bénie soit à jamais de
la terre au ciel Notre-Dame des Victoires. Amen.
CLOTURE — L'ASSOMPTION 373
CLOTURE
L'ASSOMPTION
Assumpta est Maria in cœlurn.
Marie a été élevée clans le ciel.
Dès que la persécution des empereurs romains vint troubler
l'Église naissante, l'apôtre S. Jean voulut emmener à Éphèse sa
mère adoptive pour l'abriter contre l'orage qui montait de l'hori-
zon. Mais, ne pouvant vivre loin de Jérusalem où la rappelaient
tant de tristes souvenirs, Marie retourna, colombe plaintive, au
pied du Calvaire, et là, gravissant du matin au soir le rude
sentier qu'avait suivi son Fils au jour de son martyre, elle
appelait avec des prières ardentes et des pleurs inconsolables le
jour de la délivrance et du revoir éternel.
Dieu eut enfin pitié de cette immense douleur et, après les
années si longues et si désolées de l'absence, les anges descen-
dirent du ciel pour cueillir sur sa tige le lis immaculé.
Elle meurt donc, Marie, de désir et d'amour: Amore langueo.
Semblable à ces beaux fruits qu'une maturité parfaite détache de
l'arbre, son âme se dégage sans effort et sans secousse des liens
qui la tenaient captive ; elle retourne vers son Dieu comme la
rosée toute pure que la fraîcheur de la nuit a déposée sur les
feuilles et que la chaleur du jour fait monter vers le ciel en
vapeurs transparentes : Sicut virgula fumi ex aromatibus, et,
souriant à une vision de l'éternité, elle s'endort dans une extase
d'ineffable tendresse.
Mais, que deviendra son corps virginal? Subira-t-il ce dernier
opprobre de la nature humaine qui est la corruption du tombeau?
Scra-t-il réduit en poussière dans la nuit ténébreuse, comme
toute chair sur laquelle est tombé l'anathème de Dieu?
L'Église, accueillant la tradition de tous les siècles et confir-
mant l'enseignement des docteurs par une fête solennelle, nous
répond que le sépulcre de la mère a été glorieux comme le
sépulcre du Fils et que, sortie le troisième jour des ombres de
la mort, Marie s'est élevée dans les cieux avec son corps revêtu
de l'immortalité : Assumpta est Mariœ in cœlum.
Comment décrire cette Assomption dont chaque année l'Église
nous rappelle le souvenir avec ses chants et ses rites sacrés? La
voyez-vous la Mère de Jésus franchir les espaces incommensu-
rables, portée sur les ailes des séraphins et suivie d'une multi-
tude d'Esprits bienheureux qui chantent en chœur des hymnes
de triomphe ? Angeli célébrant, Virtutes glorificant, Principatus
exultant, gaudent dominât iones.
374 MOIS DE MARIE
A son approche... quelle est celle qui arrive du désert plus
brillante que les étoiles du firmament ? s'écrie la foule des élus :
Quœ est isto quœ ascendit de deserio. Et les Anges qui accompa-
gnent cette marche triomphale... C'est la Vierge bénie, c'est la
reine des vertus, c'est la Mère de Dieu... Ouvrez, ouvrez les
portes éternelles: Elevamini, portœ œtemales.
Et le ciel s'ouvre, et des milliers de voix inconnues à la terre
entonnent FHosanna et Marie fait son entrée dans les sacrés parvis
au milieu des acclamations de l'enthousiasme et de l'amour.
Saluez-la, patriarches des temps antiques dont le sang mer-
veilleusement régénéré a coulé dans ses veines. Saluez-la, pro-
phètes et voyants d'Israël qui lï.viez entrevue dans le lointain
des âges. Saluez-la, chastes phalanges des Vierges et jetez à ses
pieds des couronnes de lis. Saluez-la, martyrs qui tenez dans vos
mains des palmes immortelles: Ave regina cœlorum.
Et, tandis que devant elle le ciel entier s'incline, que fait Dieu?
Il s'avance au devant de sa mère : Surrexit rex in occursum ejus,
et lui montrant un diadème dont chaque diamant étincelle comme
un soleil... Viens, lui dit-il, c'est de ma main qu'aujourd'hui tu
seras couronné. Veni,coronaberis, et Dieu le Père la couronne de sa
puissance, Dieu le Fils de sa sagesse, l'Esprit-Saint de son amour,
et, cette triple couronne sur son front radieux, elle va s'asseoir
dans la gloire, à la droite du Sauveur : Astitit regina a dextris tuis.
Pourquoi donc ce triomphe et cette ovation qui ne seront jamais
décernés à aucune autre créature ? Est-ce parce que Marie était
la mère de Jésus et que Jésus devait ainsi glorifier sa mère ?
Eh bien! non, nous répondent les docteurs. Si Marie a été
choisie entre toutes les générations pour donner au Verbe la
chair dans laquelle il devait souffrir et le sang qui était la rançon
de l'humanité coupable, à Dieu seul revient cette élection glo-
rieuse, et ce n'est point la dignité, mais la vertu; ce n'est point la
grandeur, mais le mérite que récompense et couronne sa justice.
Écoutez Jésus-Christ: une femme, élevant la voix au milieu
de la foule, s'est écriée dans les transports de son admiration.
Oh ! bienheureuses les entrailles qui vous ont porté : Beatus venter
qui te portavit. Bienheureux le sein qui vous a nourri : Ubera
quœ suxisti. Et, que répond le Fils à ce panégyrique de la Mère?
Oui, dit-il, ma mère est vraiment heureuse parce qu'elle a recueilli
ma parole et qu'elle l'a mise en pratique: Quinimo beati qui
audiunt verbum Dei et custodiunt illud.
S. Augustin ne craint pas d'affirmer que Jésus-Christ accueillit
Marie à la porte du ciel plutôt comme juge que comme fils et
qu'il l'exalta proportiellement à ses mérites et non point à l'éclat
incomparable de sa maternité : Hoc in ea magnificavit quia fecit
voluntatem patris, non quia caro carnem genuit.
CLOTURE — L'ASSOMPTION 375
C'est donc à sa vie qu'il faut demander le secret de sa gloire et
je crois être dans la vérité en lui appliquant ces paroles qui nous
expliquent la gloire de Jésus : il s'est abaissé : exinanivit semetip-
sum, et, à cause de ces abaissements, Dieu le Père lui a donné
un nom auquel tout genou fléchit au ciel, sur la terre et dans les
enfers: Omne genuflectatur cœlestium, terrestriwn et infernorum.
D'ailleurs, ne lisons-nous pas au Saint Évangile, cherchez la
dernière place et vous aurez la première; abaissez-vous et vous
serez exalté: Qui se humiliât exaltabitur. Or, quel a été le travail
de Marie durant sa vie mortelle?
Ne me dites pas que le flot de la corruption parti du paradis
terrestre s'est arrêté devant elle comme autrefois le Jourdain en
présence de l'Arche : Vidit etfugit.
Ne me dites pas qu'elle est plus blanche que la colombe et plus
pure que le lis : Sicut lilium.
Ne me dites pas que, ne trouvant en elle aucune tache, Dieu a
choisi son cœur pour y dresser son tabernacle : Qui creavit me
requievit in tabernaculo meo.
Toutes ces merveilles sont l'œuvre de Dieu. En l'appelant à
être sa mère , Dieu l'a façonnée comme un vase d'honneur : Vas
honorabile, et dans ce vase insigne mille fois plus riche que l'or
il a mis une âme à l'abri de toutes les tempêtes, une volonté sans
défaillance et une intelligence inondée de lumière.
Mais, le travail de Marie, quel est-il donc donc? Ouvrez l'Évan-
gile, et l'Évangile vous dira qu'elle n'a travaillé qu'à s'abaisser.
Exinanivit semetipsam.
Le ciel et la terre s'étudient â la grandir. Le ciel , par la voix de
l'Ange, la salue pleine de grâce: Gratia plena. La terre, parla
voix d'Elisabeth, la proclame Mère de Dieu: Unde hoc mihi ut
mater Domini mei reniât ad me. Et que répond-elle à ces deux voix
qui chantent ses glorieuses destinées? Ecce ancilla Domini. Je ne
suis que la très humble servante du Seigneur. Et, se dérobant
aux applaudissements des hommes, elle s'enferme dans le
silence et ne paraît au grand jour que lorsqu'il faut partager au
Calvaire les opprobres de son Fils.
Eh bien! Seigneur, que ferez -vous pour exalter votre mère S
Vous avez dit : je tirerai le pauvre de la poussière et je le placerai
parmi les chefs de mon peuple : De stercore erigens pauperem.
Or, voici non point un pauvre comme tant d'autres qui passent
humiliés sous le mépris des siècles, mais voici votre mère
perdue dans l'oubli.. Voyons, qu'allez-vous lui donner en retour
de cet abaissement d'autant plus étrange que son histoire a été
plus merveilleuse?
Et le Seigneur; il est écrit ; celui qui s'abaisse sera exalté, qu
se humiliât exaltabitur. Je prendrai donc ma mère dans son obs-
376 MOIS DE MARIE
curité, et parce qu'elle s'est abaissée volontairement au dessous
de toute créature, je lui décernerai dans le ciel une gloire comme
n'en a jamais vu l'éternité.
Dieu a tenu parole; et je distingue dans l'exaltation de Marie
trois degrés de gloire qui correspondent aux trois degrés de ses
abaissements.
Où est Marie sur la terre? Cherchez bien. Elle est au dernier
rang,, le rang des travailleurs, des pauvres et des déshérités.
Elle est la dernière. La dernière des vierges dans le temple, la
dernière de toutes les femmes à Narareth, elle ne révèle pas
même à Joseph la page la plus belle, la plus étonnante, la plus
mystérieuse de sa vie, et quand par hasard nous la rencontrons
dans l'Évangile, c'est au travail, à la peine, au sacrifice, à
l'opprobre , et jamais à la gloire.
Mais, vienne la mort... Entendez-vous l'Église chanter sous
la voûte de ses temples pleins de joie et d'harmonie : Exaltata
est sancta Dei genitrix super choros angelorum. Elle a été exaltée
par dessus tous les chœurs des Esprits bienheureux. La plus
abaissée sur la terre et la plus élevée dans le ciel ! Et comment
mesurer la hauteur et la profondeur, la largeur et l'étendue de
cette gloire immense, presque infinie?
Ici-bas, depuis l'insecte que vous écrasez avec indifférence
sous les pieds, jusqu'à l'aigle qui habite des sommets inaccessi-
bles, chaque être a sa forme et sa beauté relatives.
Au firmament où des milliers d'astres resplendissent, chaque
étoile a son éclat qui la distingue des autres étoiles.
De même au ciel, chaque élu brille d'une gloire personnelle
qui grandit à mesure que la hiérarchie à laquelle il appartient
se rapproche de Dieu : In domo patris mei mansiones multa sunt.
Quelle sera donc la gloire de Marie? Sera-ce la gloire des
patriarches ? Sera-ce la gloire des prophètes? Sera-ce la gloire des
apôtres? Sera-ce la gloire des Vierges? Sera-ce la gloire des
martyrs? Traversez par la pensée la multitude des saints que
l'éternité tout entière ne suffirait point à compter... plus haut
que les Séraphins prosternés devant l'agneau, plus haut que les
patriarches , plus haut que les prophètes, plus haut que les
vierges et les martyrs, entre la hiérarchie divine que composent
les trois personnes de l'auguste Trinité et la hiérarchie humaine
que composent les anges et les saints, il y a, dit Gerson, une
troisième hiérarchie où le regard n'a jamais découvert et ne
découvrira jamais que Jésus et Marie, le Fils et la Mère-, et la
gloire de Marie est semblable à la gloire de Jésus, ou pour mieux
dire, c'est la même gloire qui couronne la Mère et le Fils : Filii
gloriam cum Matrœ non tant communem judico quam eamdem.
Retournons sur la terre; où est Marie? Regardez... elle est
CLOTURE — L'ASSOMPTION 377
dans l'obscurité. Les livres sacrés nous racontent que, Moïse
ayant été choisi pour être le chef et le libérateur de son peuple,
il raconta cette vision étrange, et le peuple l'accueillit comme
l'envoyé de Jéhovah. De longs siècles après, dans sa solitude de
Nazareth, Marie voit se prosterner devant elle un ange radieux
qui lui dévoile d'ineffables mystères. Sors maintenant de ton
silence, ô Vierge, et dis aux tribus d'Israël sans faste et sans
orgueil. Ne pleurez plus ; moi, je suis la véritable Esther dont la
médiation puissante sauvera l'humanité proscrite. Moi, je suis
l'étoile qui précède le Soleil de justice. Moi, je suis la Vierge
annoncée par Isaïe et de laquelle doit naître le Sauveur qu'ont
attendu nos pères. Dis-là cette parole et les tribus d'Israël te
répondront par des chants d'allégresse.
Et, que fait l'humble fille de Juda? Elle se cache, elle demande
à la solitude des secrets pour voiler sa grandeur, et plus tard,
voulant raconter son histoire, l'Évangile ne sait où la saisir.
Mais, attendons l'heure de son triomphe, Dieu saura bien la
trouver dans son obscurité, et il la placera dans la lumière.
J'ai vu , dit S. Jean, une femme qui avait le soleil pour manteau :
Mulier amie ta sole.
Mon Dieu! Quelle est donc cette femme, et quel est ce soleil
dont elle est revêtue? La femme, c'est Marie... et le soleil, c'est
l'Homme-Dieu : Ex te enim ortus est sol justitiœ Christus Deus
noster.
Un moment, ce soleil eut son éclipse. Enfermé dans le sein de
la Vierge comme derrière un nuage, il perdit son éclat, puis il
disparut et se coucha dans un sépulcre. Mais, à trois jours de
là, voyez-vous la lumière qui jaillit du tombeau? Tous les nuages
se dissipent, tous les voiles se déchirent et sur l'humanité de
Jésus-Christ se reflètent toutes les splendeurs de sa divinité, et
le Fils de dire à sa Mère : Vous m'avez communiqué dans mon
Incarnation ce qui était de la nature de l'homme, je vous com-
muniquerai dans votre Assomption ce qui est de la grandeur de
Dieu, et parce que vous m'avez revêtu d'une chair possible et
mortelle , je serai moi-même votre vêtement de gloire durant
l'éternité : Vestis illum substantia carnis tuoé et vestit ille te gloria
majestatis suœ. Et voilà que sur la Mère est projetée toute la
lumière dont resplendit le Fils : Amicta sole.
Sans doute, Marie n'est point le soleil, car le soleil véritable
et unique, c'est Dieu: Deus lux est. Mais, tous les rayons du
soleil éternel venant se concentrer sur elle lui font un vêtement
royal. D'où je conclus que la gloire de Marie dépasse la gloire
des élus plus encore que l'éclat du soleil dépasse la lueur des
étoiles: Cœteris per partes, in Mariant vero totius gloriœ quœ in
Christo est plenitudo venit.
378 MOIS DE MARIE
Et , s'il est vrai que le vêtement est fait à la taille et à la mesure
de celui "qui le porte , n'ai-je pas le droit d'ajouter que la gloire
du fils n'est pas trop grande pour revêtir la Mère ? Communicasti
mihi quod homo sum; communicabo tibi quod Deus sum.
Où est enfin Marie sur la terre ? Confondue avec les autres
femmes de Nazareth, elle vit sans prestige et sans se prévaloir
des droits que lui donne sa maternité divine.
Une seule fois , aux noces de Cana , elle demande à Jésus-Christ
d'opérer un miracle, et comprenant à sa réponse qu'à Dieu seul
appartient le gouvernement du monde, dès ce moment elle
s'efface et se tait. Que Jésus multiplie les pains dans le désert,
qu'il rende la vue aux aveugles, qu'il ressuscite Lazare ou le fils
unique de la veuve de Naïm, nulle part je ne vois intervenir
Marie, et nulle part dans l'Évangile il n'est écrit que, avant de
demander au Fils des prodiges, le peuple s'adressait à la Mère.
Et aujourd'hui, que voyons-nous? Marie est devenue la média-
trice, l'avocate et l'espérance de toutes les générations. — Ce
n'est point assez d'un trône, lui a dit Jésus-Christ ; ce n'est point
assez d'un vêtement de gloire ; à toute reine il faut un sceptre.
Prenez-donc ce sceptre et régnez. A moi la puissance et à vous
la miséricorde. Moi, j'ai mérité sur le Calvaire la grâce qui a
sauvé le monde, et vous, vous appliquerez aux âmes les mérites
de ma croix et il ne sera point dit qu'une seule grâce tombe sur
la terre sans passer par vos mains.
Et cela s'est fait ; et voilà bientôt deux mille ans que les peuples
vont à Marie. Et, que nous disent les cathédrales resplendissantes
et les modestes sanctuaires élevés en son honneur? Que nous
disent les ex-voto suspendus à ses autels? Que nous disent les
Coules joyeuses qui accourent à ses solennités?
Tout cela nous dit que Marie a recouvré ses droits de mère et
que par elle sont distribuées à la terre les richesses du ciel. C'est
le dernier degré de son triomphe : Qui se humiliât exaltabitur .
Il est raconté que, au moment où il s'élevait au ciel sur un
char de feu, Élie laissa tomber son manteau, et que son disciple
Elisée s'en étant revêtu fut saisi comme lui de l'esprit prophétique:
Requievit spiritus Eliœ super Eliseum.
O Mère, en montant vers la gloire, n'oubliez pas vos enfants
qui reste orphelins dans la vallée des larmes. Avec votre manteau
virginal qui les abrite contre les séductions du monde envoyez-
leur votre esprit, l'esprit d'humilité -, et l'humilité nous ouvrira
le ciel, et prosternés autour de \otre trône nous pourrons vous
aimer et vous bénir durant les siècles éternels. Amen.
CRAINTE ET CONFIANCE
Nolitet timere, pus Mus grex, quia compta'
cuit Patri vesiro dare vobis regnum.
Ne craignez pas, petite troupe; il a
plu à votre Père des cieux .de vous
donner la victoire. (Luc, xn, 32.)
Messieurs,
Il est peu de paroles aussi bonnes à méditer que celle-là,
parce qu'elle va au-devant de la tentation la plus périlleuse et la
plus douloureuse de toutes : celle du découragement.
Quand, à la guerre, on a mesuré ses forces à celles de l'enne-
mi ; quand on s'est reconnu inférieur en nombre, en ressources,
en moyens de défense; quand la défaillance est tout près d'entrer
dans l'âme, c'est déjà un grand secours que celui d'une voix
amie, d'où qu'elle vienne, si elle nous crie : N'aye^ pas peur.
Eh bien, messieurs, cet encouragement nous est adressé, et
par qui? Ah! ce n'est pas par un ami quelconque, un de ces
amis humains dont les vœux peuvent être stériles tout en restant
sincères. La voix qui nous encourage est celle d'un ami tout
puissant, dont le bon vouloir ne connaît pas d'obstacles. Celui
qui dispose de la victoire, c'est celui-là qui nous crie : N'aye^
pas peur !
Qu'elle soit la bienvenue, cette divine parole ! Sans elle, peut-
être, aurions- nous connu, nous aussi, le découragement.
Que sommes-nous ici, messieurs ? Nous sommes une poignée
d'hommes de bonne volonté, qui essayons de servir l'Eglise et
la vérité, de combattre la science athée par la science chrétienne
et de défendre l'héritage de nos croyances en portant la guerre
sur les sommets d'où l'impiété savante s'apprête à nous envahir.
Oh ! nous ne sommes pas nombreux 1
Les impies, eux non plus, ne sont pas le grand nombre. Mais
entre eux et nous il y a la multitude indifférente; et ils ont su
s'en faire une alliée. C'est elle qui, acceptant toutes les calom-
nies, se détourne de nous, sous l'empire des plus folles appré-
hensions, des préjugés les plus aveugles, c'est elle qui, croyant
à toutes les vaines promesses, va porter sa confiance aux
ennemis de Jésus-Christ.
Ainsi le petit nombre des impies dispose aujourd'hui de la
multitude. Ils lui ont persuadé qu'elle est la reine du monde et
ils régnent sous son nom.
1. Discours de rentrée prononcé à la messe du Saint-Esprit, le 7 novembre 1883, par
Mgr D'Hulst, recteur de l'Institut Catholique de Paris.
380 DISCOURS
En face de cette immense armée, pouvons-nous du moins
ranger en bataille tous les croyants fidèles, tous ceux qui sont
chrétiens autrement que de nom? Ah! s'il en était ainsi, nous
serions encore une force imposante. Le Christ a plus de disciples
qu'on ne pense dans cette société qui s'ignore elle-même.
Mais, hélas! non! nous ne pouvons pas compter autant de
frères d'armes que de frères dans la foi.
Beaucoup de chrétiens, engagés dans un combat de tous les
jours contre les nécessités matérielles de l'existence, sont hors
d'état d'embrasser du regard les intérêts généraux du christia-
nisme. Tout ce qu'ils peuvent faire est d'accorder une attention
déjà difficile et méritoire à l'affaire de leur salut individuel.
Beaucoup sont d'humeur pacifique : nés pour être protégés,
ils ne savent pas se défendre eux-mêmes, et les exigences de la
lutte les trouvent incertains et timides.
Otez donc les indifférents, qui servent, sans le savoir, dans les
rangs de l'ennemi ; ôtez les illettrés et tous ceux qui vivent au
jour le jour ; ôtez les prudents et les pusillanimes. Que restera-
l-il, messieurs, pour faire face aux adversaires de nos croyan-
ces? Il restera ce que Nctre-Seigneur a prévu : il restera une
poignée !
N'en avons- nous pas la preuve dans cette forme du bon
combat qui nous est spécialement réservée? Certes, aucune
cause n'est plus grande, aucune ne tient de plus près aux intérêts
essentiels du christianisme, aucune n'est liée plus étroitement à
l'avenir de la civilisation que la cause du haut savoir chrétien.
Ou la science se mettra d'accord avec la foi, ou la foi périra.
Elle ne périra pas dans le monde, si le monde doit durer : mais
elle périra dans les sociétés qui la repoussent, et l'on peut pré-
dire que ces sociétés, qui jusqu'ici ont vécu d'elle, ne lui survi-
vront guère.
Prouver par des faits, par des résultats scientifiques incontestés,
qu'une atmosphère toute pénétrée de christianisme est un milieu
favorable à l'épanouissement, à la croissance du grand savoir,
c'est donc faire l'œuvre que commandent les plus hautes, les
plus pressantes nécessités de ce temps et de ce pays.
Cette œuvre, messieurs, nos évêques l'ont entreprise ; ils nous
ont chargés de la faire sous leurs yeux. Le Chef de l'Eglise a
désiré sa naissance; il a béni son berceau, il encourage ses
premiers pas. Jamais serviteurs du Christ n'ont été aussi assurés
que nous le sommes de faire la volonté de Dieu.
Eh bien, je vous le demande, combien sommes-nous pour
remplir cette tâche? Que sert de le dissimuler? nous sommes
une poignée !
Après tant d'approbations augustes, d'encouragements partis
SUR LA CRAINTE ET LA CONFIANCE 381
des plus hautes régions dans l'Eglise, l'œuvre a-t-elle pris les
développements qu'appelait son importance ? Ceux qui ne le
pensent pas peuvent invoquer à bon droit, pour expliquer la
lenteur de nos progrès, les circonstances peu propices, les diffi-
cultés d'une concurrence écrasante, les restrictions apportées à
nos privilèges, les menaces d'ostracisme qui pèsent sur nos
adhérents.
Messieurs, tout n'est pas faux dans ce tableau de notre situa-
tion, que plus d'un parmi nos amis semble se plaire à charger
chaque jour de plus sombres couleurs. Tout n'est pas faux,
mais tout n'est pas vrai. Ce n'est pas ici le lieu de faire le dépari
entre le vrai et le faux qui se trouvent mêlés dans cette peinture.
Accordons, sans l'admettre, qu'elle soit de tout point fidèle.
Même alors, messieurs, je refuserais d'y voir l'explication satis-
faisante de ce fait étrange que l'œuvre capitale de ce temps-ci
tarde trop à obtenir l'attention et l'estime qu'elle mérite. Le mal
principal n'est pas dans l'hostilité que nous rencontrons. Cotte
hostilité nous l'avions prévue. Est-ce donc que, en entreprenant
une tâche dont le succès ruinerait la tyrannie de l'impiété, nous
pensions n'éprouver aucune résistance? Et puis, cette hostilité
nous honore; elle nous classe, si j'ose le dire, et nous met à
notre vraie place. Enfin, quoi qu'on en dise, elle ne nous enlève
pas l'essentiel de nos libertés.
Le vrai mal où est-il donc? Il est dans l'inattention, je ne veux
pas dire dans l'indifférence de nos amis.
Indifférents, ils ne le sont pas.Comment leur prêter cette attitude
à notre égard , alors que, sur un autre théâtre, ils donnent à une
cause qui ne fait qu'un avec la nôtre, tant de gages d'intérêt
éclairé et d'ardent dévouement? Est-ce que l'enseignement chré-
tien n'est pas partout aussi nécessaire? Est-ce le peuple seule,
ment qui en a besoin? Ou serait-ce seulement, dans la classe
aisée, les enfants de douze ou quinze ans? Est-ce qu'à l'âge où
l'esprit se mûrit, où les convictions se forment, où les croyances
chrétiennes traversent la crise au bout de laquelle elles trouve-
ront leur affermissement ou leur ruine, il deviendrait indifférent
de placer la jeunesse studieuse dans un milieu sain ou clans una
atmosphère impie? Poser ces questions, c'est les résoudre. Je
les tiens donc pour résolues, et je me crois en droit d'affirmer
que ceux-là ne peuvent pas être indifférents pour le haut ensei-
gnement catholique qui s'épuisent d'efforts et de sacrifices pour
multiplier et entretenir les écoles chrétiennes, les collèges
chrétiens, pour répondre à l'odieuse campagne de la laïcisation
(le mot est aussi barbare que la chose) par cette magnifique
efllorescence de l'enseignement populaire ou secondaire libre ci
chrétien.
382 DISCOURS
Eh bien , messieurs, ces amis, qui ne sont pas indifférents à
notre égard, sont-ils nos auxiliaires efficaces? Nous sommes ici
en famille et je puis parler ouvertement. Non, ils ne nous aident
pas comme ils pourraient le faire !
Ils hésitent à nous aider de leur bourse, en disant que l'œuvre
est trop lourde. Je pourrais répondre qu'une œuvre n'est jamais
trop lourde quand elle est nécessaire. Mais j'aime mieux faire
remarquer que nos besoins sont limités et nos prétentions
modestes. Oui, sans doute, c'est un gros budget que celui des
Facultés libres. Mais un groupe de Facultés est alimenté par
plusieurs diocèses; notre Institut s'appuie sur le concours de
trente-trois départements, plus du tiers de la France; et les
écoles primaires, sur ce même territoire, se comptent par mil-
liers. Aussi voyez comme il serait facile de nous rassurer sur
ncs destinées financières ! Savez-vous ce que nous demandons à
ce grand Paris qui, depuis trois ans, a trouvé dix millions pour
créer ses écoles chrétiennes, qui continue de s'imposer un tribut
annuel de deux millions pour les soutenir? Nous lui demandons
la quarantième partie de cet impôt volontaire.
Ce quarantième, Paris nous l'a donné jusqu'ici; les autres
diocèses fondateurs de notre Institut ont contribué à l'entretien
de notre œuvre dans des proportions à peu près semblables. Que
nous faut-il pour ne pas craindre le lendemain ? Il suffît que ce
concours nous soit continué. Et qui donc osera dire qu'il soit
excessif? Qui se plaindra d'ajouter le quart d'un décime à l'of-
frande qu'il porte joyeusement dans la caisse des écoles popu-
laires, lorsqu'il saura que ce supplément minime assure l'avenir
de nos écoles supérieures? Évidemment si l'on néglige de le
faire, c'est qu'on ignore ces choses ou qu'on n'y pense pas.
Quelques-uns de nos amis hésitent encore à nous aider de
leur confiance en nous donnant leur fils. Cette hésitation se
comprend-elle mieux que la première? J'ose dire qu'elle se
comprend moins. Car enfin chaque père de famille est juge de
ses ressources et de ses charges; et, en matière d'aumônes, on
serait mal venu à lui indiquer ce qu'il doit faire, parce qu'on ne
sait pas aussi bien que lui ce qu'il peut. Mais quand il s'agit du
choix des écoles, comment expliquer l'hésitation? Du côté de
la valeur des maîtres, nous ne pensons pas avoir besoin de
fournir des gages : huit années de résultats honorables parlent
pour nous. Craint on pour les examens de grades ? Mais jamais
les professeurs de l'État, devenus les seuls juges de nos candi-
dats, n'ont fourni le moindre prétexte à un soupçon de partialité,
contre lequel nous sommes prêts à protester pour eux. Redoute-
t-on pour ceux qui auront fait ici leurs études, un accès plus
difficile aux carrières? Que ce danger puisse exister à certaines
SUR LA CRAINTE ET LA CONFIANCE 383
époques, je ne le veux pas nier. Mais est-ce donc un péril qui
menace particulièrement les élèves de nos Facultés? Pourquoi
pas également les élèves de nos collèges ? Ceux que cette crainte
arrête feraient bien de se rappeler de récents exemples, qui
montrent que le fait d'avoir fréquenté les écoles de l'État ne met
personne à l'abri des plus illustres disgrâces. Il y a une mesure
de défaveur qui est commune à tous ceux qui partagent nos
croyances. Pourquoi en faire la sanction spéciale des preuves de
confiance données à nos écoles supérieures? Évidemment il n'y
a aucune raison de le faire. Si donc on le fait pourtant, si des
pères de famille qui ont choisi avec soin pour leur fils un collège
chrétien, ne semblent plus se souvenir que des Facultés catho-
liques leur sont ouvertes -, si quelques-uns nous donnent un
concours pécuniaire comme à titre de rançon, non pour arracher
l'âme de leurs enfants au péril de perversion, mais pour acheter
le droit de ne pas les confier à des maîtres chrétiens, ne faut-il
pas reconnaître qu'un tel abandon ne peut avoir pour cause
qu'une connaissance imparfaite de la situation présente, qu'une
façon superficielle et distraite d'envisager les devoirs qui en
résultent?
Grâces à Dieu, Messieurs, ce que j'appelle l'abandon de nos
amis n'est pas un fait général ; cet abandon partiel ne nous em-
pêche pas de vivre, de travailler utilement, de semer le savoir
et de récolter le succès. Si telle de nos écoles a vu ses rangs
s'éclaircir, d'autres ont dû aux difficultés mêmes des temps
actuels un accroissement important. Comment ne pas saluer
avec bonheur cette vaillante phalange d'étudiants ecclésiasti-
ques, qui, sous l'aiguillon d'exigences menaçantes pour le pro-
fessorat des collèges libres, a vu tripler en deux ans son effectif
et qui, à chaque session d'examens, disputant brillamment aux
candidats de l'Université les premières places, moissonne à
pleines mains les grades scientifiques et littéraires? Par ce côté
nous avons grandi; par ce côté encore nous avons commencé à
remplir ce rôle si peu compris jusqu'ici, et pourtant ce rôle prin-
cipal de notre œuvre de haut enseignement, rôle qui ne consiste
pas seulement à préserver quelques étudiants des influences
malsaines (de simples associations de persévérance chrétienne
y suffiraient) , mais qui, répondant à des nécessités plus hautes,
se définit dans cette formule : créer des foyers scientifiques
chrétiens.
Le jour viendra-t-il où ce grand intérêt, longtemps inaperçu,
sera compris de tous'nos amis ?4 Oui, messieurs, il viendra ; et,
si nous le voulons, il est proche. C'est à nous d'en hâter l'aurore.
On nous a laissés trop seuls : nous sommes encore une poignée.
Eh bien ! prenons pour nous la parole du divin Maître : Noîitc
&84 DISCOURS
timere ! N'ayons pas peur ! Et la victoire dont Dieu dispose nous
est acquise : Quia compîacuit Patri vestro dare vobis regnum.
N'ayons pas peur ! c'est-à-dire faisons tout notre devoir ; jeunes
gens, je dis cela devant vos maîtres, mais ce n'est pas à eux que
je le dis. Les exhorter au dévouement, ce serait méconnaître ce
passé de huit ans que nul moins que moi n'a le droit d'ignorer.
Tous, dès la première heure, ont compris l'œuvre par ses grands
côtés. Ils ont servi la jeunesse en pères; ils ont servi la vérité en
chrétiens ; ils ont servi la science en savants.
Jeunes gens, regardez vos maîtres, et apprenez de leurs exem-
ples, bien mieux que de mes paroles, comment on fait tout son
devoir.
La vie d'écolier s'achève pour vous, la vie d'étudiant commence.
11 y a deux manières de comparer entre elles ces deux existences.
Si l'on regarde l'extérieur de la vie, ce qui apparaît, c'est la dif-
férence entre la captivité et la liberté, entre le labeur imposé et
le loisir permis. Mais pour qui sait regarder au-dedans, le régime
des études supérieures diffère de la vie de collège comme l'effort
sérieux diffère du travail superficiel, comme l'esprit d'insubor
dination, contenue par la force, de l'esprit de discipline animant
et réglant la liberté.
Croyez-moi, mes amis, cette façon de comprendre votre nou-
velle vie est rare parmi vos pareils. Et cependant elle est la vraie.
Elle est surtout la seule permise à des étudiants chrétiens. En
vérité, à quoi auraient servi toutes ces préservations, toute cette
culture morale, cette ségrégation du mal, cette initiation au bien,
pour tout dire en un mot, cette formation privilégiée qui s'appelle
l'éducation chrétienne et que la sollicitude de vos parents vous a
ménagée jusqu'ici au prix de mille sacrifices, si tout cela devait
aboutir à faire do vous des étudiants frivoles, mous à la peine,
avares d'efforts, froids au devoir, faciles au plaisir, désintéressés
du savoir et ne s'intéressant au succès même que dans la me-
sure du résultat palpable et des conséquences immédiates? De
tels étudiants peuvent s'inscrire sur les registres de nos Facul-
tés ; moralement ils ne sont pas des nôtres. Leur place n'est pas
dans une œuvre qui s'inspire de la foi et qui vit par le sacrifice.
Ce n'est pas ainsi, mes amis, que vous entendrez le devoir.
Tous vous accepterez la loi du travail. Tous vous poursuivrez
ces grades qui sont la sanction commune de vos études. Laissez-
moi espérer que cela ne vous suffira pas. Ah ! si quelques-uns
parmi vous entendent l'appel enchanteur de la haute science ;
s'ils se sentent attirés par l'austère beauté du grand savoir, qu'ils
ne résistent pas à ce charme ! On ne déroge pas en gravissant
ces sommets. Plus il devient difficile aujourd'hui de se faire une
place dans la société active, où la loi du nombre et les passions
SUR LA CRAINTE Et LA CONFIANCE 385
brutales des paitis écrasent si souvent le vrai mérite, plus il esl
tentant pour un esprit élevé de monter jusqu'aux régions serei-
nes de la spéculation scientifique. Et vous savez, d'ailleurs, par
quel détour rapide la spéculation nous ramène à l'action. Le
monde entier s'agite à exploiter ce que la science découvre ; si
l'influence passagère et bornée appartient quelquefois à l'igno-
rance intrigante, à l'ambition sans scrupules, l'influence durable
et décisive est réservée au vrai savoir.
Si vous ne vous sentez pas le courage d'entreprendre ce voyage
au long cours à la poursuite de la science pure, il faut du moins,
dans la voie que vous aurez choisie, chercher la supériorité.
Ceux d'entre vous qui apportent au combat de la vie ce qu'on
appelait autrefois les avantages sociaux, ce qu'il faudrait appeler
aujourd'hui les vices originels, tant notre démocratie jalouse a
horreur des grands souvenirs et des distinctions acquises, ceux-
là n'ont pus de meilleur moyen de se faire pardonner la supé-
riorité du rang que de faire reconnaître leur supériorité person-
nelle. Mais il est une raison plus haute et qui vous est commune
à tous, une raison décisive de devenir des hommes supérieurs :
c'est que vous êtes chrétiens et que, pour des chrétiens, c'est
aujourd'hui la meilleure manière de confesser leurs croyances.
Quand la foi est vive dans une société, on sait distinguer entre la
doctrine et ceux qui la professent. Dans nos temps de foi lan-
guissante, le sort de Ja doctrine est entre les mains de ceux qui
la représentent. Elle est compromise ou glorifiée par ses adeptes.
Eh bien, mes amis, il faut que les croyances chrétiennes soient
glorifiées. C'est votre affaire. Faites-vous respecter !
Des maîtres savants, des étudiants qui travaillent à devenir
supérieurs, voilà les conditions humaines de notre succès. Sa-
chons les remplir. Par là nous aurons préparé la victoire : il
dépendra du bon plaisir de Dieu de nous la donner. Complacait
Patri vestro dare vobis regnum. Ce bon plaisir divin, nous savons,
nous chrétiens, comment on se le concilie : c'est par la prière et
par la vertu.
Par la prière. Et voilà pourquoi nous sommes ici. Voilà pour-
quoi notre première réunion se fait au pied de l'autel. Ah! ce
n'est pas une cérémonie vaine que nous sommes venus accom-
plir ce matin ; ce n'est même pas seulement un acte sincère,
mais passager; c'est le type de notre vie entière, où tout se
commence à genoux devant Dieu, où tout se poursuit debout
dans la lutte et dans l'effort.
Par la vertu. La jeunesse chrétienne, c'est sans doute la
jeunesse laboriese , mais c'est surtout la jeunesse pure et
fidèle : Casta generatio cum claritaic. Là est son privilège, là
est sa marque distinctive et sa gloire inaliénable. Jeunes gens,
II. QUARANTE-NEUF.
38G discours
gardez-en le dépôt. Ah! je le sais, c'est aujourd'hui votre désir.
Vous en avez pris l'engagement en recevant , à l'heure du
départ, le dernier baiser de vos mères. Mais vouloir aujour-
d'hui ne suffît pas. Il faudra vouloir demain, quand la lutte
sera engagée, quand le monde tendra ses filets, quand les
passions qui dorment dans les bas-fonds de la nature s'éveille-
ront exigeantes et impérieuses sous l'excitation du dehors.
Pauvre volonté humaine, volonté de vingt ans, où prendras-tu
ta force ?
Mes amis, laissez-moi vous le dire. Il n'y a pour la volonté
vertueuse qu'un principe de force : c'est l'amour. Vous savez
bien qu'elle est de noble race, qu'on ne la séduit pas toujours
par l'intérêt, qu'on ne la réduit jamais par la contrainte, qu'on
ne la domine pas par la peur. Et où donc voulez-vous qu'elle
trouve alors le secret des résistances héroïques? Ah ! je ne sais
qu'un moyen : c'est de faire de la fidélité au bien une affaire de
cœur. Et c'est ici que vous apparaissez, ô Maître adoré, vous
qui personnifiez la Beauté morale et qui lui donnez dans votre
divine figure des traits si ravissants que, pour lui plaire, on se
sent capable de tout. O Jésus ! faites-vous aimer I Touchez le
cœur de cette jeunesse ; ouvrez-lui votre intimité; faites-lui vos
confidences; et je réponds d'elle! Légère, inconsidérée, elle
n'écouterait pas la voix austère du devoir ; elle foulerait aux
pieds ses plus chers intérêts, elle courrait follement à sa perte
parle chemin du déshonneur. Mais, généreuse et reconnaissante,
quand vous aurez parlé à son cœur, elle s'élancera joyeuse dans
la voie du sacrifice !
- Mes amis, ne soyez pas des chrétiens froids. La piété vous est
nécessaire. C'est elle qui vous rendra fidèles, et la fidélité vous
assurera la victoire.
Messieurs, hier, à pareille heure, j'avais l'honneur de vous
représenter tous aux obsèques de l'illustre prélat que pleurent
l'Eglise de Rouen, l'Eglise de France et l'Eglise Romaine. Il avait
été l'un des premiers fondateurs de notre œuvre : il était demeuré
l'un de ses plus fermes soutiens. L'éclat de sa dignité, l'éclat
plus grand de son mérite, la longue durée de son épiscopat,
l'importance de ses services ajoutaient un nouveau prix à la
protection dont il couvrait et honorait nos travaux. Il est tombé
en combattant ; la mort l'a trouvé fidèle à sa devise, que je lisais
hier avec émotion partout écrite sur les murailles de la vieille
cathédrale : Fide ac virtute ; servir Dieu, le Christ et l'Eglise par
la fermeté de la foi, par le courage de la vertu.
En recevant la pourpre romaine, il avait juré de défendre ces
saintes causes, au besoin, jusqu'à l'effusion du sang, n s que ad
effusionem sanguinis. N'ayant pas rencontré l'occasion du martyre,
SUR LA CRAINTE ET LA CONFIANCE 387
il a voulu du moins les défendre jusqu'à l'épuisement de la vie,
iisque ad effusionem animœ.
Le peuple, qui comprend le dévouement, a rendu un magnifi-
que hommage à sa mémoire. Non, la curiosité n'était pas seule à
mouvoir cette foule immense, à mettre debout en un seul jou •
toute une cité, toute une province, pour faire cortège à ce grand
mort. J'ai vu moi-même des larmes dans les yeux, j'ai vu des
ouvriers et des pauvres se découvrir d'une main tremblante
devant le cercueil de leur bienfaiteur et de leur père.
Et quand même la curiosité aurait attiré quelques-uns de ceux
qui se pressaient sur son passage, faudrait-il donc le regretter?
Ah! l'on fait bien assez pour éloigner le peuple de ses pasteurs !
Il est bon que de solennelles circonstances obligent ceux qu'on
détourne de l'Eglise à se rencontrer avec elle et à la reconnaître
au signe du dévouement.
Eh bien, messieurs, en assistant à ce beau spectacle, je pensais
à vous. L'éminent cardinal vous lègue sa devise : Fide ac virlute.
Par votre foi, par vos vertus, vous voudrez rendre témoignage à
Jésus-Christ. Peut-être l'attention que vous éveillerez tout d'abord
tiendra-t-elle plus de la curiosité que de la bienveillance. Peut-
être s'y mèlera-t-il une ironie discrète. On vous regardera passer.
On dira : « Voilà ceux qui prétendent garder leurs vieilles
croyances et nous disputer le haut savoir. Attendons-les à l'œu-
vre. Ou Ja science les amènera jusqu'à nous par l'apostasie de
leur foi, ou la foi les enchaînera hors des prises de la science. »
Qu'à cela ne tienne, messieurs ! Acceptons le défi. Il plaît à Dieu
de nous voir engager ce combat ; il lui plaît de nous le voir sou-
tenir, au besoin, jusqu'à l'épuisement de nos vies; il lui plaît de
nous assurer la victoire : Nolite timere ! compîacuit Patri vestro
dire vobis regnum !
LE kOLE SCIENTIFIQUE
DES FACULTÉS CATHOLIQUES !
Messieurs,
C'est un grand embarras que l'embarras du choix. Entre plu-
sieurs devoirs également importants, également difficiles, les
timides, les pusillanimes (hélas ! il y en a même parmi les chré-
tiens) hésitent longtemps, puis se décident à ne rien faire. Entre
plusieurs objets appétissants et qui excitent également leur gour-
mandise, les enfants, eux, hésitent aussi quelquefois; mais
d'ordinaire ils se décident à tout prendre.
A Lille, quand il s'agit du bien à faire, il ne se trouve pas de
pusillanimes : tout le monde ressemble à l'enfant gourmand. Les
charges ont beau se multiplier, on n'hésite même pas-, c'est à
peine si l'on délibère. On prend tout, on soutient tout. Et le secret
pour y réussir est toujours le même : comme inspiration, une foi
indomptable; comme ressource, le produit du travail et de l'intel
ligence mis en coupe réglée par le sacrifice. Et quand la coupe
réglée ne suffit plus, eh bien ! il y a la coupe de futaie.
Ah ! ce n'est pas ici qu'on peut avoir peur d'être indiscret en
venant parler aux catholiques des nécessités de l'enseignement
supérieur! Et cependant, ici comme ailleurs, plus qu'ailleurs,
toutes les autres nécessités sont comprises. Je ne finirais pas si
je voulais seulement énumérervos œuvres. Je ne prendrai qu'un
exemple: l'œuvre des écoles populaires. Sur ce terrain, généreux
Lillois, vous exercez un véritable droit d'aînesse.
Sous l'empire, si j'ai bonne mémoire, la municipalité de votre
ville avait déjà offert au monde les prémices de la laïcisation. Oh !
comme cela nous étonnait alors, même à Paris! C'est que nous
n'étions pas encore instruits ! nous ne savions pas encore que le
progrès scolaire consiste à échanger les leçons de maîtres
dévoués, capables et modestes, contre un enseignement infé-
rieur en valeur, inférieur en moralité, mais qui aie double avan-
tage de coûter deux fois plus cher et d'être tourné contre Dieu !
Depuis lors, on a complété partout à la fois notre éducation. A
cette époque, nous admirions les chrétiens de Lille, qui, sans
hésiter un instant, avaient maintenu, à titre d'écoles libres, les
deux écoles laïcisées.
1. Discours prononcé au congrès des catholiques du Nord à Lille, le 14 novembre
1533, par Mgr d'IIulst, rccleur de l'institut catholique de Paris.
DES FACULTÉS CATHOLIQUES 389
Aujourd'hui, cet effort paraît bien petit à côté de tout ce qu'il a
fallu entreprendre. Nulle part autant qu'ici le zèle et la charité ne
savent varier leurs formes et multiplier leurs bienfaits.
Et c'est ici encore que cette œuvre coûteuse, gigantesque, de
l'enseignement supérieur obtient non pas, comme ailleurs, un
succès d'estime, mais un concours efficace, persévérant, et qui
ne recule même pas devant la magnificence d'une construction
sans égale.
A une telle générosité, à une telle foi, ce ne sont pas des exhor-
tations qu'il faut adresser, mais il est permis d'apporter des en-
couragements .
Et c'est ainsi, messieurs, que j'ai compris mon rôle, quand les
éminents patrons des Facultés catholiques de Lille ont bien
voulu assigner, en ma personne, à l'Institut catholique de Paris
une place fraternelle dans ce Congrès. Je me suis dit: il faut
encourager ceux qui nous donnent de si grands exemples. Et
pour cela que leur dirai-je? que l'épreuve ne sera pas de longue
durée? qu'ils touchent au terme de leurs sacrifices? Non, je ne
dirai pas cela, bien que je l'espère un peu. Mais je ne le dirai pas,
parce que je n'en sais rien et qu'il n'y a que les mauvais soldats
qu'on a besoin d'encourager par de vaines ou incertaines espé-
rances. Aux vaillants on dit : Vous allez continuer l'effort, vous
allez braver ce danger, donner ou subir cet assaut, endurer cette
privation, cette fatigue ou cette souffrance, parce que la cause
que vous défendez l'exige et que cela est grandement utile à cette
cause.
Je viens donc vous parler de l'importance de notre enseigne-
ment supérieur catholique ; non pas rie je veuille traiter ce sujet
dans son ensemble, ce serait une entreprise infinie. Mais s'il y a
dans cette vaste question un aspect moins évident, moins aperçu
du grand nombre, et qui soit cependant un aspect principal de
cette grande œuvre, c'est celui-là que je voudrais vous montrer.
Or, messieurs, c'est ma conviction profonde que beaucoup de
nos amis et de nos bienfaiteurs ne voient pas l'affaire du haut
enseignement par son grand côté. On est très frappé du danger
que court la jeunesse en passant de la discipline du collège à la
vie émancipée de l'étudiant.
Mais de simples associations de persévérance, des cercles, des
internats comme on sait en faire à Lille, suffiraient à y parer. On
est vivement préoccupé du péril qui menace non plus seulement
les mœurs, mais la foi de cette même jeunesse, au contact d'une
science athée ou dédaigneuse de toute croyance. Ici, je le recon-
nais, on est dans le vif de la question, et je ne vois pas d'autre
remède au mal que celui qu'on a trouvé, en créant un enseigne-
ment supérieur dont la vérité catholique soit l'inspiration et la
390 LE ROLE SCIENTIFIQUE
règle. Toutefois, ceux qui tiennent absolument à prendre notre
œuvre en défaut peuvent dire que ce bien réel et nécessaire n'at-
teint qu'une minorité d'étudiants, minorité jusqu'ici trop faible
pour justifier l'immensité des efforts et des sacrifices qu'on vous
demande. A cela, messieurs, je sais bien ce que vous êtes prêts
à répondre. Un personnage de comédie disait : Il me plaît d'être
battu. Vous dites: Il nous plaît de nous saigner aux quatre
veines, même pour assurer à un petit nombre déjeunes hommes
la conservation du trésor de la foi. Cela nous plaît parce que les
âmes n'ont pas de valeur marchande sur les places commercia-
les, et que, pour en mesurer l'excellence, il faut s'adressera
Jésus-Christ, qui nous répond : Chacune d'elles a coûté tout mon
sang !
Et puis j'aurais encore autre chose à répliquer à ceux qui nous
reprochent la disproportion entre le nombre de nos étudiants et
le poids de nos sacrifices.
Je leurs dirais: Qui êtes-vous? amis ou ennemis? Si vous êtes
ennemis, laissez-nous faire nos folies. La croix aussi est une
folie, et nous l'adorons.
Si vous êtes amis et que vous trouviez nos rangs clair-semés,
c'est votre faute ; donnez-nous vos fils !
Toutefois, messieurs, j'ai plus d'une fois senti que cette objec-
tion du nombre faisait impression sur la masse et embarrassait
par moments nos défenseurs. Ne serait-ce donc pas rendre service
à ceux-ci que de leur montrer dans notre œuvre une utilité égale
ou supérieure à toutes les utilités qu'on a déjà énumérées, mais
qui, à la différence de celles-ci, ne dépend pas du nombre?
Eh bien, cette utilité, je la trouve dans le rôle scientifique des
Facultés catholiques.
Je formule ma pensée en deux propositions:
1° Il nous faut des foyers scientifiques chrétiens.
2° Nos Facultés répondent et répondent seules à ce besoin,
I. — Pourquoi nous faut-il des foyers scientifiques chrétiens?
Parce que la science aujourd'hui gouverne le monde et veut
te gouverner contre Dieu et contre son Christ.
Cela est devenu une vérité banale ; c'est un fait d'expérience
qui frappe les esprits les plus distraits.
Le monde obéit de plus en plus à la préoccupation du bien-être
matériel. Et il a foi en la science pour le lui donner. Sans doute
plus d'un mécompte l'attend dans cette voie. L'homme n'abdique
pas impunément le souci de sa destinée morale. Quand on donne
la préséance aux appétits, comment s'étonner qu'ils deviennent
exigeants? Et quand on a énervé le devoir et tari l'espérance
d'ontre-tombe comment désarmer Tégoïsme inassouvi qtui sa
DES FACULTÉS CATHOLIQUES 391
rue sur l'égoïsme satisfait ? Mais enfin le courant est de ce côté
là. Et parce que la science dite positive apporte un concours
important à l'augmentation du bien-être, non pas de tous, mais
de plusieurs, on veut que tout se réduise à la science positive.
On y ramène l'histoire, la philosophie et la morale. La liberté
n'a plus sa place dans le mécanisme universel : la liberté de
l'homme, qui n'est qu'un produit; la liberté de Dieu, qui n'est
qu'un idéal.
Une fois lancé sur cette pente, on ne s'arrête plus : tout ce qu'on
qu'on rencontre sur son passage , il faut le briser. Or , le christia-
nisme est là, fait vivant, immense et irréductible au système.
L'humble femme qui, dans sa chaumière, récite un Pater ;
l'enfant qui , sur le chemin , salue la croix -, ces petits , ces simples
que le Christ a éclairés, donnent à chaque instant un démenti à
la science athée: ils proclament Dieu Créateur, Dieu Rédempteur;
Dieu Juge. Mais si Dieu est créateur, la matière ne suffit plus,
s'il est rédempteur, la force n'est pas tout, l'empire est à l'amour ;
s'il est juge, l'homme n'est plus à lui-même sa loi. Il est donc
vrai ! La foi, le culte, la prière, voilà l'ennemi : Toile, toile, ôtez
tout cela !
Vous le reconnaissez, messieurs, ce cri sauvage. Je l'avoue ,
il ne m'effraierait pas si c'était seulement le cri de la haine. La
haine toute seule ne réussit pas à s'attacher les multitudes. Ce
qui est grave, c'est qu'il est poussé au nom de la science. Or,
c'est le privilège de la science de se faire adorer des hommes,
surtout s'ils sont ignorants. Il y a en chacun de nous un héritage
d'orgueil qui nous vient de Satan, en passant par Adam pécheur.
Eritis sicut dii scientes. Vous serez des dieux quand vous saurez
tout, disait le tentateur. Cette parole séductrice n'a pas perdu le
secret de se faire écouter. Et quand on vient dire aux illettrés ou
aux demi-savants : les grands savants ont trouvé le mot de
l'énigme ; ils ont réduit le monde à un problème de physique qu'ils
achèvent de résoudre ; il n'y a plus ni Dieu ni maître ; oh ! quand
on dit cela, on a pour soi la foule des hommes, parce qu'on a
pour soi l'armée des passions I
Et que répondre à cette foule trompée? Faudra-t-il essayer de
la désanchanter de la science? Vous n'y réussiriez pas. Elle
verrait en vous des apôtres de l'ignorance et des complices dô
la tyrannie.
Il y a mieux à faire, messieurs. Il y a à démêler cette formidable
équivoque qui confond sous un même nom les faits vrais et les
idées fausses, les connaissances réellement positives et les
conceptions systématiques.
Dans ce qui fait l'objet du nouveau culte, tout ce qui appartient
au vrai savoir est bon et vient de Dieu ; tout ce qui est mauvais,
392 LE ROLE SCIENTIFIQUE
tout ce qu'on tourne contre Dieu est objet de préjugé et non de
science.
Voilà notre thèse, messieurs. Et c'est la vraie.
Ah! si nous pouvions la faire prévaloir, c'en serait fait du
règne scientifique de l'impiété. Il y aurait encore des savants
impies, mais ils ne pourraient plus imposer l'impiété au nom
de la science.
Cherchons donc un moyen de rendre notre démonstration
éclatante et victorieuse.
Plusieurs moyens ont été essayés jusqu'ici. On a pris une aune
toutes les contradictions prétendues qui rendraient les dogmes
chrétiens inconciliables avec la science; et l'on a montré par une
analyse patiente que le conflit n'était qu'apparent. Mais le public
a refusé son attention à ces discussions austères ; il a répondu
implicitement aux apologistes: vos raisonnements me laissent in-
diffèrent -, par conséquent, vos conclusions me trouvent sceptique.
Alors on s'est adressé de nouveau à ce public superficiel et
on lui a dit : Vous ne vous intéressez point aux controverses,
vous ne regardez qu'aux faits. Eh bien ! voici un fait : bon nombre
de savants sont chrétiens. Récusez-vous Leibnitz? Mettez-vous
Newton en dehors de la science? Ampère, Gauchy, Biot sont-ils
pour vous des obscurantistes? ils furent croyants, néanmoins.
Donc la science n'exclut pas la croyance.
La conclusion est assurément légitime. Si ces grands esprits,
doués apparemment de quelque logique, ont pu se mouvoir libre-
ment dans le cercle de la pensée chrétienne, s'il s'y sont trouvés
assez à l'aise pour donner à leur génie scientifique l'essor que
Ton sait, c'est qu'évidemment l'accord est possible. Une contra-
diction qu'ils n'ont point vue ne doit pas exister.
Mais si cette conclusion est légitime, il s'en faut qu'elle suffise
à nous gagner l'adhésion générale. C'est un argument valable,
mais un peu démodé et un peu énervé. Oui, nous dit-on, il y a
eu autrefois, à l'origine du mouvement scientifique, de grands
savants chrétiens. Ce n'est pas merveille : la science n'était pas
née avant eux. Les siècles précédents les avaient faits chrétiens,
et eux ils ont l'ait la science. Quoi d'étonnant qu'ils aient gardé
l'empreinte de cette formation théologique qui avait si longtemps
régi toute culture humaine ? — Oui, encore, ajoute-t-on, il y a
eu dans ce siècle plus d'un savant illustre qui n'a pas rompu avec
les dogmes révélés ou avec le spiritualisme chrétien. Mais voyez
comme ils se font rares aujourd'hui ! On n'en voit pas qui se
lèvent pour prendre la place de ceux qui tombent. L'idée qui
domine la science et qui la meut sans cesse vers de nouvelles
conquêtes, c'est l'idée de la loi, mais de la loi qui se suffit à
elle-même et qui n'a pas besoin de législateur.
DES FACULTES CATHOLIQUES 393
Tout se développe dans le sens d'une évolution continue, fatale,
dont la science travaille à tracer la trajectoire. Et les témoignage s
concordants des faits sont si favorables à cette donnée, qu'insen-
siblement tout homme qui respire l'atmosphère des laboratoires
se trouve gagné à cette façon impersonnelle d'envisager la nature.
Si donc il ne se fait plus de savants chrétiens ; si la tendance
définitive de la science est d'exclure les notions fondamentales
sur lesquelles repose toute religion positive, comment admettre
que la foi chrétienne ait été chez les maîtres dont vous invoquez
le patronage — et qui sont presque tous morts aujourd'hui — autre
chose qu'un prolongement des conceptions anciennes dans des
esprits d'ailleurs ouverts aux initiations de l'avenir? Rien ne se
fait par sauts dans le monde, et les hommes dont le génie a
inauguré l'ère nouvelle devaient nécessairement payer un der-
nier tribut à ce passé qu'à leur insu peut-être ils travaillèrent
à ensevelir.
Messieurs, voilà comment on se débarrasse de l'autorité des
savants chrétiens. Ne croyez pas que j'invente cette façon de
raisonner, elle est au fond d'un grand nombre d'esprits dans
notre temps. C'est à cette préoccupation qu'il faut répondre ; ou
bien, j'ose l'affirmer, c'en est fait du christianisme dans la classe
lettrée et pensante, L'antagonisme irréductible de la foi et de la
science passera pour chose acquise, et ce n'est pas la science
qu'on sacrifiera.
Eh bien, messieurs, je ne vois qu'une seule réponse possible ,
réponse de fait, comme on veut aujourd'hui : il faut créer des
foyers scientifiques chrétiens.
Créer, c'est-à-dire faire à nouveau quelque chose qui ne soil
pas, comme on dit, un prolongement du passé. Créer des foyers
scientifiques ; non pas produire çà et là et comme par aventure
quelques résultats scientifiques d'une réelle valeur, mais ouvrir
des sources permanentes de vrai savoir, de savoir supérieur,
authentique et s'imposant au respect des hommes de science
par des caractères indiscutables.
Enfin, il faut que ces foyers scientifiques soient chrétiens, que
non seulement l'orthodoxie y soit en sûreté, mais que l'inspiration
dominante y soit la pensée chrétienne ; que ceux qui se formeront
là respirent l'atmosphère chrétienne, en telle sorte qu'on ne
puisse pas dire que la rencontre dans les mêmes esprits de la
foi et de la science soit une rencontre fortuite et le rapprochement
accidentel de deux choses naturellement disparates et incohé-
rentes entre elles.
Voilà bien, n'est-il pas vrai, les conditions du problème. Si
nous ne faisons pas cela, la possibilité actuelle d'allier la
croyance et le savoir restera chose douteuse aux yeux de nos
394 LE RÔLE SCIENTIFIQUE
contemporains. Si, au contraire, nous le faisons, la démonstration
sera complète, elle sera triomphante. Deux états d'esprit qui
naissent et se perfectionnent dans le même milieu, sous les
mêmes influences, ne sont décidément pas exclusifs l'un de
l'autre. Il n'y a plus de légèreté, d'inattention qui tienne. L'accord
est évident, et la mauvaise foi reste la seule ressource de
ceux qui voudront persister à le déclarer impossible.
IL — Et maintenant, messieurs, où sont-ils les foyers scien-
tifiques chrétiens? Où étaient-ils il y a dix ans, alors que
l'enseignement supérieur appartenait encore tout entier au
monopole universitaire? Ils n'étaient pas dans l'Université elle-
même , quelles que fussent les croyances personnelles d'un
certain nombre de ses maîtres; et comme il n'y avait rien en
dehors d'elle, ces foyers n'existaient nulle part.
Aujourd'hui, où peuvent-ils être? Ce n'est assurément pas
chez quelques savants isolés. Du cabinet d'un homme de science,
il peut sortir un livre, une découverte, un instrument de travail.
Mais je ne vois pas réunies là les conditions que nous énumérions
tout à l'heure et d'où dépend la démonstration que nous cherchons.
Si ce savant isolé est chrétien, c'est là un fait individuel, ignoré
du grand nombre. Un croyant à lui seul ne constitue pas un
milieu chrétien , ne suffit pas à donner la marque chrétienne à
tout ce qui sort de ses mains, à faire bénéficier la foi chrétienne
de tout ce qu'il peut conquérir pour lui-même d'autorité ou de
gloire.
Avouons-le, le foyer scientifique qu'il nous faut ne peut se
rencontrer que dans une grande institution d'enseignement:
là où sont rassemblés tous les moyens de travail; là où les
bibliothèques, les laboratoires, les collections mettent l'outil à
la main aux amateurs du grand savoir ; là où la nécessité
d'instruire les autres, l'émulation d'un savant voisinage, l'aiguil-
lon de la concurrence avec des établissements rivaux, l'échéance
des examens, l'exigence des programmes, le souci des carrières,
tous ces stimulants d'activité intellectuelle qui ne se trouvent
nulle part ailleurs, déterminent un courant permanent d'efforts
dirigés vers la conquête de la haute science.
Voilà ce que c'est qu'un foyer scientifique. Mais ne reconnaissez-
vous pas à ce portrait nos établissements d'enseignement
supérieur? C'est précisément pour y ramasser tout ce monde de
connaissances actives et chercheuses que nous avons sollicité
et obtenu le droit de les appeler des Universités. On nous a
ôté le nom, on n'a pas pu nous ôter la chose. Nos groupes de
Facultés sont faits pour constituer de grands foyers scientifiques.
En même temps, il faut que ce soient des foyers chrétiens. Cette
DES FACULTÉS CATHOLIQUES 395
condition est facile à remplir dans nos grandes écoles, fondées,
entretenues, gouvernées par nos évêques, approuvées, bénies,
encouragées par le Souverain Pontife. Partout ailleurs et sous
toute autre forme, la condition d'orthodoxie et d'inspiration
catholique serait moins assurée, en tout cas moins évidente,
et si l'on voyait se produire des résultats scientifiques, on serait
moins certain de leur provenance chrétienne.
Comprenez-vous maintenant, messieurs, ce que j'appelais en
commençant le côté inaperçu et le grand côté de notre œuvre?
Nos Facultés catholiques doivent être des foyers scientifiques
chrétiens; seules elles peuvent être des foyers scientifiques
chrétiens : donc seules elles répondent pleinement à ce qui est
le grand desideratum de l'heure présente, le besoin le plus profond
des âmes, l'intérêt le plus élevé et le plus durable de la société
chrétienne. Seules elles sont appelées à démentir sous une forme
actuelle et décisive l'antagonisme mortel qu'on dénonce entre la
science, qui est nécessaire à l'esprit de l'homme, et la foi, qui
est nécessaire à son cœur; entre la science qui tend à régir la
vie présente et la foi qui dispose de la vie fnture.
Or, messieurs (et voici avec mon dernier mot le suprême
encouragement que je vous apporte) or, cette partie vraiment
supérieure de notre mission ne dépend pas autant qu'on pourrait
le croire du nombre de nos étudiants. Elle sera surtout le lot
de nos maîtres et celui de nos amis. Que nos maîtres soient
savants; qu'ils impriment à l'enseignement de nos Facultés
catholiques une marche à la fois progressive et sage ; qu'ils soient
tout ensemble les hommes de la tradition et les hommes de la
découverte ; qu'ils réagissent contre des innovations imprudentes
dans l'ordre des études littéraires, tout en prenant leur part des
conquêtes de l'érudition moderne; qu'ils gardent à l'esprit
français ses qualités natives de clarté, de vivacité et de goût,
tout en inspirant à leurs élèves le courage de la recherche et le
culte de l'exactitude ; qu'ils maintiennent la philosophie en contact
avec la doctrine, sans l'isoler du commerce avec les faits;
qu'enfin dans l'ordre des sciences exactes ou positives, ils se
montrent les émules hardis et heureux de ces grands devins,
de ces Œdipes modernes qui arrachent au Sphinx ses plus
mystérieux secrets; — que, pour leur faciliter cette tâche, les
administrateurs de nos Écoles supérieures fassent ce qu'on fait
à Lille : qu'ils ne marchandent pas aux hommes de science les
instruments de travail ; — et, parce que cela coûte cher, que nos
bienfaiteurs ne plaignent pas des sacrifices dont le fruit promet
d'être si abondant et si doux !
Voilà nos vœux, messieurs. Est-ce qu'ils sont chimériques?
Est-ce qu'il faut attendre, pour les voir remplis, que vos élèves
396 L'EMPOISONNEMENT
égalent en nombre ceux qui fréquentent les écoles de l'État î
Est-ce que la partie de l'œuvre qui est déjà faite et qui vit sous
vos yeux ne contient pas déjà tous les éléments de ce radieux
avenir ? Et quand vous aurez contribué, par votre appui moral
et matériel à créer des foyers scientifiques chrétiens, d'où partira
l'hommage libre et glorieux rendu par la parole de l'homme à
la parole de Dieu, est-ce que vous ne voyez pas que la bénédic-
tion du nombre viendra comme d'elle-même s'ajouter à toutes les
autres? Qu'avant tout la science accepte la souveraineté de Dieu :
Qiiœrite primum regnwn Dei ! Et le reste vous sera donné par
surcroît : Et cœtera adjicientur vobis!
L'EMPOISONNEMENT DE LA SCIENCE
Messieurs,
Il y a une quinzaine d'années, naissait en France une associa-
tion sous ce nom : Ligne de renseignement.
A lire les statuts, à écouter les promoteurs de l'entreprise, il
semblait qu'il ne fût pas question là d'autre chose que d'une
croisade contre l'ignorance. Il y avait bien quelques esprits
chagrins qui s'étonnaient de n'entendre jamais parler de la
religion dans la prédication des nouveaux apôtres ; mais on leur
répondait : C'est par respect de la liberté. Nous nous adressons à
tous sans distinction de croyances ; nous devons garder la neu-
tralité ! Cette réponse ne rassurait pas tout le monde. D'aucuns
s'inquiétaient de ne voir que des francs-maçons à la tête de la
ligue. Mais, leur disait-on, où est le péril? Les francs-maçons
ne sont-ils pas gens inoffensifs et bienfaisants? Ils ne sont pas les
ennemis de Dieu , et ils sont les amis des hommes.
Le temps a marché, messieurs. L'impiété, se sentant maîtresse
des avenus du pouvoir , a jugé que l'hypocrisie n'était plus
nécessaire et que l'heure de la violence était venue. Alors la franc-
maçonnerie a rayé de son symbole le nom du Grand Architecte
de l'Univers ; alors la philosophie positive, ainsi appelée parce
qu'elle est composée de négations , a été saluée par un des maîtres
du jour comme la religion du nouveau régime. Alors la Ligne de
l'enseignement & tenu en Suisse ses solennelles assises, où son
1. Discours prononcé à Rouen, au Congrès des Catholiques de Normandie, le 23 no
vembre 1883, par Mgr D'Hulst, Recteur de l'Institut Catholique de Paris.
DE LA SCIENCE 397
fondateur, un Vén.'.F/., s'est félicité publiquement, et aux
applaudissements de tous, d'avoir menti pendant quinze ans et
d'avoir déployé le drapeau de la neutralité religieuse pour con-
duire ses concitoyens à l'assaut de toutes les croyances reli-
gieuses.
Cette histoire , messieurs, est instructive ; et l'Évangile nous
apprend à en tirer une leçon. C'est celle qu'a formulée le Sauveur
dans la parabole de l'économe infidèle. Les enfants du siècle
soi t plus habiles que les enfants de lumière dans le maniement
de leurs intérêts. Certes Notre-Seigneur ne nous conseille pas
d'imiter l'mprobité de l'intendant, mais il nous fait admirer sa
prévoyance. Sachons donc, nous aussi, prendre conseil de nos
ennemis.
Ils ont réussi en se liguant. C'est une ligue que je vous proprose.
Oh ! que vos consciences se rassurent ! Nous ne mentirons pas!
Nous n'aurons pas un but avoué différent de notre but réel
Ceux qui accepteront notre programme ne seront pas trahis
Notre ligue sera ouvertement la ligue de l'enseignement chrétien.
Mais, la dissimulation à part, nous avons plus d'un emprunt
à faire à nos adversaires.
Je pourrais énumérer ici tous les bons exemples qu'ils nous
ont donnés
Je pourrais vous rappeler qu'ils ont su rester unis aussi long-
temps qu'ils n'ont pas été les maîtres. Certes, nous le voyons au-
jourd'hui, cela ne prouvait pas qu'ils fussent d'accord. Mais ils
faisaient taire leurs dissentiments ; ils ont même su conquérir
des alliés inattendus. 11 y avait un homme d'État qui déclarait, à
la tribune, n'être de leur avis sur rien, ni sur la finance , ni sur
les douanes , ni sur l'administration , ni sur l'armée , ni sur la
politique intérieure, ni sur la politique étrangère. Eh bien ! cet
homme d'État est devenu leur auxiliaire, et il est mort leur
prisonnier.
Je pourrais vous faire remarquer qu'ils ont été patients,
persévérant sans découragement en dépit des obstacles, gagnant
chaque jour quelque chose sur l'opinion et exploitant au profit
de leur cause deux grandes ressources: l'organisation de leurs
sectes et le mensonge. Pour trouver là un modèle , il suffirait, en
retenant la patience, la persévérance et le zèle, de remplacer
l'action des sectes parla puissante organisation catholique, et
la force qui appartient au mensonge par celle qui est propre à
la vérité.
Mais toutes ces choses vous sont connues. Et puisqu'il s'agit
d'emprunter à nos ennemis une leçon; c'est sur un aspect moins
aperçu peut-être de leur entreprise que je voudrais, ce soir, fixer
votre attention.
398 l'empoisonnement
La Ligue de l'enseignement a été une œuvre à la fois populaire
et scientifique.
Populaire dans son objet apparent : répandre l'instruction
primaire ;
Populaire aussi dans son objet véritable: ravir la foi à l'âme
du peuple;
Mais scienfique en même temps dans ses procédés, qui consis-
tent à vulgariser la science après l'avoir empoisonnée d'athéisme.
Regardons de près leur œuvre et voyons si ce n'est pas là ce
qui la caractérise. Cherchons ensuite où est, pour nous, le modèle
à imiter.
I. — - Le but avoué de cette ligue, c'est la diffusion de l'instruc-
tion primaire.
Qu'y a-t-il dans cette instruction ? Deux éléments : l'élément
formel , l'acquisition de l'instrument , la lecture , l'écriture ,
le calcul élémentaire ; — l'élément objectif, l'acquisition des
connaissances.
L'élément formel n'est pas ce qui nous divise. Non seulement
aujourd'hui les catholiques ne sentent pas moins vivement que
les libres-penseurs la nécessité de cet instrument pour l'homme
du peuple ; non seulement ils prouvent par leurs sacrifices que
l'école leur tient au cœur, mais l'étude chaque jour plus complète
des monuments du passé prouve que l'ancienne France n'était
guère en retard sur la nouvelle, et que, pour se faire une idée de
la culture intellectuelle comme du bien-être matériel du peuple
avant la Révolution, il y a d'autres documents à consulter que
certaine page illustrée d'un certain manuel où l'on voit les
paysannes courir après les rats et les attraper par la queue.
Reste l'élément objectif, les connaissances positives à acquérir.
Il n'existe que deux moyens d'acquisition : la recherche person-
nelle et l'enseignement d'autorité.
Or, quoi qu'on dise, l'instruction primaire ne peut s'acquérir
que par l'enseignement d'autorité.
Je sais qu'on se vante du contraire. L'autorité, c'était bon pour
l'ancien régime. Aujourd'hui , la liberté pénètre partout , et
l'instruction primaire elle-même doit être une initiation au libre
examen.
Libre examen ! double mensonge ! Il n'y a là ni examen ni
liberté.
Il n'y a pas d'examen. L'instruction primaire est achevée entre
douze et quatorze ans. Et voyez-vous, à cet âge, le fils d'un
ouvrier (et quand ce serait le fils d'un prince?), le voyez-vous
discutant les bases de l'enseignement qu'il reçoit? En histoire,
voyez-vous cet érudit de l'alphabet remontant aux sources? En
DE LA SCIENCE 399
morale, le voyez-vous contrôlant les principes, choisissant entre
l'impératif catégorique et l'intérêt bien-entendu? Et dans cette
introduction à la connaissance générale de la nature, qui doit ,
paraît-il, remplacer désormais la métaphysique et la religion,
voyez-vous ce philosophe d'école primaire soumettant à une
critique personnelle et comparative les différents systèmes cos-
mogoniques, la création par exemple, et l'évolution? Allons
donc !
Vous voyez bien qu'il n'y a pas d'examen possible. Et où serait
la liberté? Est-ce que l'écolier choisit ses maîtres? Vous ne
voudriez même plus que son père pût les choisir ! Est-ce que
l'écolier choisit ses livres? Mais ouvrez le journal officiel d'avant-
hier. Vous y trouverez une liste de 24 ouvrages sur la morale et
l'instruction civique. Tout autre livre sur ces matières est interdit
Et cette liste imposée contient tous les ouvrages condamnés pai
l'Eglise.
Ainsi , le libre examen à l'école est une chimère. Il reste
renseignement d'autorité.
Or, on ne veut plus de l'autorité de l'Eglise.
Il faut donc la remplacer. Par quoi? Par l'autorité de la science.
Mais la vraie science n'est pas contraire à la vérité chrétienne.
Que fait-on alors? On falsifie la science.
Et voilà l'œuvre scientifique donc je vous parlais en commen
çant. C'est un travail d'abord spéculatif et qui s'accomplit en
haut lieu, dans ce monde réservé où ne pénètrent pas les profanes.
Ce travail consiste à faire entrer l'irréligion dans la composition
de la science.
Parmi les opérateurs, plusieurs sont réellement des hommes
de science ; ils le sont , mais pas en cela. Ils sont savants quand
ils interrogent patiemment la nature-, ils sont infidèles à leui
vocation quand ils veulent lui dicter sa réponse, ou mêler à sa
réponse un élément qu'elle ne contient pas et qui puisse servir
contre Dieu.
L'esprit sectaire remplace ainsi chez des savants l'esprit scien»
tifique et crée entre les membres de la Ligue ce qu'on pourrait
appeler la franc-maçonnerie de la science.
Quoi d'étonnant dès lors qu'on ait réussi à faire de la science
une arme contre le christianisme?
Deux ordres de connaissances se prêtent mieux que les autres
à cette falsification du savoir: l'histoire de l'humanité et l'histoire
de la nature.
L'histoire de l'humanité est exploitée au profit du naturalisme
absolu. La religion est un besoin naturel de l'homme, mais un
besoin qui correspond à une ignorance et à une faiblesse. Dans
son développement historique., l'humanité traverse des formes
400 l'empoisonnement
religieuses diverses, qui marquent les étapes de son progrès;
le terme du perfectionnement, c'est l'affranchissement total qui
remplace l'inconnu par le connu, Dieu par la loi. Mosaïsme,
christianisme, autant de moments nécessaires d'une évolution fa-
tale, et qui prennent place à leur tour dans cette grande procession
des dogmes où défilent pareillement toutes les autres formes de
la croyance, depuis le fétichisme grossier jusqu'aux savantes
abstractions du Véda. Ainsi envisagée, la religion chrétienne
peut être traitée avec égards et enterrée avec honneur. Et la
révélation mosaïque, qui lui sert de base, ne devra plus faire
l'objet d'une étude à part. La vieille Histoire sainte de nos écoles
sera remplacée par un obscur chapitre consacré à Israël dans un
coin du nouveau manuel d'Histoire ancienne de l'Orient.
Quant à cette grande réalité vivante qui s'appelle l'Église et qui
pourrait gêner si on la montrait telle qu'elle est, on a soin, sinon
de réduire son importance historique , le cadre des faits s'y refuse,
du moins de la calomnier en grand, afin de préparer l'enfant à
cette conclusion qu'on lui réserve: le progrès moral du monde
exige que l'Église disparaisse. Pour en arriver là, le procédé
est bien simple ; le crime ne chôme jamais dans l'humanité : or
prendra tous les crimes commis dans les sociétés chrétiennes,
et on en fera peser l'imputation sur l'Église, accusée de les avoh
inspirés, elle qu'on déteste surtout pour sa fidélité aies flétrir!
Voilà ce qu'on fait de la science historique. Et que fait-on de
la science de l'univers? Nous pensions /nous, que le hasard n'es
pas objet de science, que l'objet nécessaire de la science, c'esi
l'ordre des phénomènes, et que l'ordre suppose un ordonnateur
La génération nouvelle devra penser autrement. On lui apprendra
que la loi ne précède pas les faits, mais en résulte, et que les
jeux brutaux d'un mécanisme inconscient poussent le monde
à l'aveugle vers une beauté idéale qui ne réside nulle part, bier
qu'elle semble gouverner tout. Si, parmi les découvertes d'ur
vrai savant, on a la bonne fortune de mettre la main sur ur.
résultat qui semble favoriser cet incroyable système, vite or
en tirera une hypothèse qu'on aura bientôt fait d'ériger en dogme
Ainsi, les recherches de Darwin sur la sélection donnent lieu i
Thypotèse du transformisme ; le transformisme appuie la théorie
de l'évolution -, l'évolution fournit un mot qui peut servir i
tenir lieu du mot de création; si l'on ne parle plus de créa-
tion, c'est qu'il n'y a plus de créateur. En vain le savan'
anglais proteste et déclare qu'il n'accepte pas cette étrange
déduction. En vain la raison crie qu'un Dieu n'est pas moins
nécessaire pour tirer le plus du moins, dans la série évo-
lutive, que pour tirer l'être du néant. On n'écoutera pas Darwin
on fera taire la raison, et l'inutilité de Dieu sera présentée aux
DE LA SCIENCE 401
masses comme une conséquence scientifiquement acquise des
nouvelles théories organogéniques.
C'est ainsi, messieurs, que la ligue athée, retirée sur les
sommets du savoir, poursuit son œuvre mauvaise loin des
regards de la foule. Ils descendront de là-haut à leur heure, les
prophètes de l'impiété. Ils porteront dans leurs mains les tables
de cette loi où le nom de Dieu n'est plus écrit. Et le vulgaire
recevra, prosterné et ravi, le nouvel Evangile. Et il aura bientôt
fait d'en tirer les conséquences. Ah ! voulez-vous savoir pourquoi
le peuple frémit, pourquoi le monde du labeur matériel roule
dans son sein des projets de renversement? Quare fremuerunt
gentes et populi meditati sunt enania ? C'est parce que les nouveaux
maîtres de la terre, les princes de la science, se sont ligués
pour détrôner Dieu et son Christ. Adstitemnt reges terras et
principes convenerunt in unum adversus Dominum et adversus
Çhristum ejus.
Voilà le péril, messieurs.
Mais, j'ai hâte de l'ajouter, voici également où est pour nous
le modèle.
II. — Le péril, avons-nous dit, c'est le traité conclu entre la
haute science et l'impiété, pour ôter la foi au peuple.
Donc le salut serait l'alliance du haut savoir et de la croyance
pour le redressement des esprits
La perversion descend des sommets et pénètre de là dans les
couches profondes de la société.
Donc la lumière libératrice doit aussi descendre des cimes.
Ah! messieurs, nous voici au cœur de la question! Il ne sert
de rien de recommander, en général, la cause de l'enseignement
chrétien. 11 faut voir par où l'on pourra la servir efficacement.
Or, je ne crains pas de l'affirmer, il n'y a qu'un moyen de la
bien servir: c'est d'emprunter le procédé de nos ennemis, c'est
de faire, nous aussi, œuvre scientifique et populaire: c'est
d'amasser des réserves de science saine pour les distribuer au
peuple: c'est, en un mot, comme je le disais à Lille il y a peu
de jours, de créer des foyers de haut savoir chrétien.
Et quoi ! dira-t-on , est-ce bien nécessaire V Pourquoi nous
isoler dans la recherche scientifique? Pourquoi nous donner
l'embarras de former à nous seuls des foyers de science ? A
chacun sa foi ; mais la science est commune, elle est le bien de
tous.
Ainsi parlent les prudents, disons le mot, les pusillanimes. Et
moi je leur réponds : Vous venez trop tard ! Le temps des com-
promis est passé. La neutralité est morte; et ceux qui l'ont tuée,
ce sont les mômes qui l'avaient inventée!
402. l'empoisonnement
Est-ce notre faute à nous s'il y a deux Frances? Il n'y en avait
qu'une seule autrefois, et elle s'appelait : la France chrétienne.
Il paraît même qu'elle avait du bon , cette France une et chré-
tienne, car on veut lui emprunter sa bonne vieille morale. Il est
probable que c'est uniquement parce qu'on n'a pas pu la rem-
placer. Mais, en même temps qu'on maintient les préceptes, on
interdit aux maîtres d'en établir les bases, ou d'en indiquer les
fins supérieures. On intimera à l'enfant l'obligation de la lutte
contre lui-même ; et s'il demande : pourquoi ce combat? on lui
répondra : silence ! cette question est indiscrète. Et s'il demande :
à quoi sert la victoire? on lui dira encore que cela ne le regarde
pas. Etrange manière de maintenir la vieille morale, en l'isolant
de tout appui, de tout aboutissement. C'est dire : nous habiterons
toujours la vieille maison de nos pères ; seulement nous ôterons
la toiture et nous arracherons les fondations.
Quoi qu'il en soit, cette ancienne France à qui vous empruntez
un reste de morale, cette France chrétienne n'est plus une. Qui
l'a divisée ? Ceux qui ont divisé sa croyance. Ce n'est pas nous.
La Réforme protestante a commencé la scission; la révolution
libre-penseuse l'a continuée. L'unité a péri par votre fait ; et
vous parlez de la rétablir en nous imposant l'impiété? Jamais !
Voilà pourquoi, s'il faut le dire en passant, votre loi du 28 mars
1882, loi d'oppression athée, n'est pas et ne sera pas obéie.
Mais enfin, messieurs, quand l'unité a disparu, il faut vivre
cependant en face les uns des autres. On ne peut pas s'entre-
dévorer. A défaut de l'unité, il faut chercher la paix. Or, la paix,
dans une société aussi profondément divisée que la nôtre, la
paix ne peut subsister qu'à deux conditions : le respect récipro-
que de la liberté et le respect de la justice.
Les adversaires de notre foi ont dédaigné ces scrupules. Ils ont
foulé aux pieds nos libertés ; ils ont fait litière de nos droits ; ils
ont asservi contre nous la justice. Ils n'auront pas la paix !
Ah ! je sais bien que nous serons les premiers meurtris dans
cette guerre. Mais qu'importe? Nous ne perdrons pas courage !
Et, pareils à ces capitaines que le sifflement des balles et les
ravages delà mitraille autour d'eux n'empêchent pas d'interroger
l'horizon avec calme, de choisir du regard les positions maîtres-
ses et d'y entraîner leurs troupes, nous crierons à tous nos
frères dans la foi, devenus nos frères d'armes •.
Emparons-nous de la science !
L'instruction populaire est sans doute le grand intérêt du jour;
mais cet intérêt ne sera bien servi que par un enseignement
scientifique puisé aux sources élevées de la science.
Et parce que la science se refait tous les jours, parce que le
champ est immense et le labeur accablant ;
DE LA SCIENCE 403
Parce qu'il faut, pour l'accomplir avec ensemble et avec fruit,
des ouvriers nombreux, une direction sûre et de grandes res-
sources de travail ;
A cause de cela, des efforts isolés ne sauraient nous suffire. Il
nous faut des foyers permanents de vrai savoir, qui demeurent
des foyers de pensées chrétiennes.
C'est-à-dire, pour appeler les choses par leur nom, il nous
faut des écoles supérieures catholiques.
Si la loi le permettait, nous dirions des Universités catholiques,
car c'est bien là ce qu'il nous faut.
Mais on nous a pris le nom. Gardons la chose! Groupons les
travailleurs, dirigeons les efforts, facilitons les recherches,
activons la production scientifique; que de nos facultés libres
et chrétiennes sortent des professeurs instruits, pour élever au
niveau de toutes les exigences l'enseignement de nos collèges.
Ce n'est pas assez : que de nos presses sortent des livres, de nos
laboratoires des découvertes, de nos écoles des savants qui se
fassent respecter, qui forcent l'entrée des académies, des sociétés
savantes, et rompent enfin le blocus organisé contre la science
chrétienne. Que cette opinion s'établisse enfin que, dans une
atmosphère de foi sereine et pure , la haute science est à l'aise ,
se développe sans entraves et le prouve au monde par d'écla-
tants résultats !
Faisons cela, messieurs, ou bien nous n'aurons rien fait. Nous
dépenserons beaucoup d'argent, beaucoup d'efforts pour nos
écoles populaires. Et quand ces enfants, formés avec tant de
soins , au prix de tant de sacrifices, sortiront de ces écoles, ils
tomberont dans un milieu social que nous n'aurons pas
influencé; ils y respireront la science athée. On leur dira qu'il
faut choisir entre savoir et croire, et que les chrétiens ne savent
pas. On leur montrera les académies, les laboratoires, les biblio-
thèques, tous les lieux réservés d'où jaillit la science, d'où elle
part pour gouverner le monde; et on leur demandera quelle
place les croyants occupent sur ces sommets. Combien en est-il
qui résisteront à cette épreuve?
Messieurs, il ne faut pas que cet ostracisme dure. On l'avait
compris il y a huit ans. C'est pour répondre à ce besoin pressant
qu'on avait revendiqué l'abolition du monopole dans l'ordre de
l'enseignement supérieur, et qu'à peine en possession de la
liberté reconquise, on s'était hâté de l'exercer par la création des
Facultés libres.
Paris ne pouvait manquer d'être un des centres principaux de
cette grande entreprise ; et Rouen ne pouvait manquer d'être un
des principaux auxiliaires de Paris. Comment oublier, en rappe-
lant les origines de notre œuvre, celui qui fut un de ses premiers
404 ^EMPOISONNEMENT
fondateurs, un de ses patrons les plus autorisés? Nous venons
dans ce diocèse, dans cette province en deuil, mêler nos regrets
lux vôtres, et déposer sur la tombe à peine fermée du vénéré
îardinal l'hommage de reconnaissance que lui doit l'Institut
îatholique de Paris.
Eh bien, messieurs, ce que la loi nous avait concédé, ce que
le zèle de nos évêques avait inauguré , ce que le dévouement do
tous les catholiques, le vôtre en particulier, chrétiens de Nor-
mandie, nous avait permis de commencer, allons-nous l'aban-
donner, ou le laisser languir pour faire face à des nécessités
nouvelles? Non, c'est impossible! Car ce serait sacrifier les
intérêts mêmes que nous croirions par là servir. Je vous ai
montré l'étroite solidarité des deux ordres d'enseignement.
Négliger l'un, c'est énerver l'autre. Si je devais faire appel à
votre seule générosité, j'hésiterais peut-être à vous proposer une
telle accumulation de charges ; du moins, je comprendrais que
chacun fît son choix et portât ses aumônes là où sont ses préfé-
rences. Mais non, il ne s'agit pas seulement d'être généreux, il
s'agit d'être avisé. Puisque l'Evangile même recommande à
notre imitation l'habileté des enfants du siècle, pourvu qu'elle
soit mise au service du bien, faisons habilement les affaires de
Dieu. Or, en affaires, j'en appelle aux Normands, quel est l'argent
qu'on pleure? ce n'est pas celui qu'on dépense, c'est celui qui ne
rapporte pas. C'est une joie stupide que celle de l'avare qui va
cacher son trésor dans la terre. L'homme intelligent se réjouit
quand il fait de son or une semence qu'il confie à un sol bien
préparé pour la faire fructifier au centuple.
Il faut que cette joie soit la vôtre, quand vous prodiguez vos
largesses à l'œuvre des écoles. Pour cela, messieurs préparez
bien votre sol ; donnez-lui une culture scientifique ; entretenez
les foyers de haut savoir chrétien. Ne marchandez à nos écoles
supérieures ni l'argent ni les hommes. Ne séparez pas ce que
vos adversaires savent si bien unir, l'instruction populaire et la
science.
A la Ligue de renseignement qui a l'athéisme pour symbole,
pour instrument le mensonge et la franc-maçonnerie pour armée,
opposons la ligue de l'enseignement chrétien, qui a la foi pour
base, la vérité pour but, et pour ressources les efforts et les sacri-
fices de tous les enfants de Dieu !
LA MISSION CHRÉTIENNE DE LA SCIENCE
Monseigneur,
Ma première parole ne peut être que l'expression de ma recon-
naissance envers vous. J'avais répondu à votre appel pour venir
entretenir votre peuple des deux grands mystères de l'amour
rédempteur : l'Incarnation et l'Eucharistie. Et vous avez répondu
à ma prière en me procurant l'occasion d'entretenir cet auditoire
de ce qui est le grand intérêt de notre temps et de notre pays : le
haut enseignement chrétien.
Permettez-moi de voir dans cette circonstance autre chose
qu'un échange de services. Et, en effet, les deux grands sujets
que j'ai mission de traiter alternativement dans la chaire de la
cathédrale et sur cette estrade se tiennent de plus près qu'on ne
pense. Ce sont les deux moyens qui nous sont offerts de servir
la cause de Dieu et de son Christ : la Sainteté et la Science.
La sainteté d'abord ! Oh! rien ne la remplacera jamais! Rien,
et surtout pas la Science. Ou alors il faudrait effacer la parole de
Dieu et refaire du même coup l'histoire du Christianisme. Car
S. Paul nous apprend que le Sauveur a fondé son règne non sur
ce qui accrédite d'ordinaire la parole humaine, non in persuasibi-
libus humanœ sapientiœ ver bis , mais sur les manifestations de sa
puissance et de son amour, c'est-à-dire les miracles et la sain-
teté : sed in ostensione spiritus et virtutis.
Toutefois la science a aussi son rôle dans l'œuvre du Christia-
nisme. Et c'est ce rôle que je voudrais étudier avec vous,
Messieurs, pour vous montrer ensuite comment nous devons
pourvoir à ce qu'il soit rempli.
I. — Quelle est, Messieurs, la mission chrétienne de la science?
La science a tout d'abord un rôle humain : c'est elle qui embel-
lit la vie de l'homme ici-bas*, tantôt parles pures jouissances
qu'elle offre à son esprit, tantôt par ce qu'elle ajoute à sa puis-
sance sur la nature. L'artisan et l'artiste sont, chacun dans sa
sphère, tributaires de la science. Et, même en donnant au mot
de civilisation le sens le plus large qu'il puisse recevoir, on peut
dire que tout progrès civilisateur est un progrès scientifique.
Ce rôle humain de la science, l'Église l'estime et le bénit,
comme tout ce qui est bon. Imaginer de sa part envers la science
1. Conférence faite à Evreux le 27 décembre 1883, par Mgr d'Hulst, recteur de Pins-
tilut catholique de Paris.
406 Ï.A MISSION CHRÉTIENNE
ainsi comprise une disposition hostile ou simplement défiante
c'est rêver ; l'affirmer, c'est mentir. Et ce mensonge n'est pas
désintéressé.
Les chrétiens, en temps qu'ils sont hommes, membres de la
société qui doit tant à la science, ont donc le droit et le devoir de
s'en approprier les bienfaits.
Mais, tout autre est ce que j'appelle le rôle chrétien de la
science.
L'œuvre du Christianisme est triple : éclairer, gouverner, sanc-
tifier l'homme dans sa vie morale, et par là le conduire à sa fin
surnaturelle.
L'éclairer : l'homme est un être intelligent. Il ne va pas à son
but en aveugle. Pour diriger ses pas, la raison et la foi doivent
mêler leurs clartés.
Le gouverner : car la volonté ne suit pas nécessairement la
vérité aperçue ; il lui faut les intimations et les sanctions de la
morale.
Le sanctifier: car, dans son état présent, l'âme humaine n'est
ni pure, ni forte. Elle a besoin de pardon et de secours. Il lui faut
fa grâce.
On le voit : dans cette trilogie de la doctrine, de la morale et de
la grâce, la doctrine tient le premier rang.
Aussi l'enseignement est la première mission de l'Église. Quand
Jésus-Christ , prêt à quitter la terre, donne aux siens le grand
signal de l'apostolat, c'est de l'enseignement qu'il parle d'abord,
et le baptême ne vient qu'après : Euntesdocete, baptisantes.
L'Église donc doit enseigner. Mais qu'enseignera-t-elle? La
physique ou l'algèbre? Non : le royaume de Dieu.
Mais alors , tout le rôle doctrinal du Christianisme est renfermé
dans le catéchisme. Et que venez-vous nous parler delà science?
Directement, il est vrai, l'enseignement chrétien ne va pas au
delà de la Révélation, dont le catéchisme contient l'abrégé.
Il ne s'ensuit pas que cet enseignement doive rester élémen-
taire et presqu'enfantin, tel qu'il nous apparaît dans les pages, si
lumineuses néammoins et si substantielles, du catéchisme.
Il y a une science intérieure de la révélation, science qui con-
siste à vérifier les bases du dogme, à en analyser la teneur, à en
montrer la synthèse, à explorer tout ce qu'on pourrait appeler
les références philosophiques et historiques de cette religion qui
est à la fois une grande pensée et un grand fait. Cette science,
c'est la Théologie.
Mais la théologie, bien qu'elle emploie tous les procédés
humains de la science, n'est pas proprement une science humai-
ne ; et je ne vois pas encore apparraître jusqu'ici le rôle de la
science humaine dansj'œuvre propre au christianisme.
DE LA SCIENCE 407
Ce rôle est indirect.
Pour le comprendre, il faut quitter l'atmosphère sereine et paci-
fique où nous sommes demeurés jusqu'à présent, et entrer dans
la région orageuse des luttes et des controverses doctrinales.
Le royaume de Dieu souffre violence. La doctrine chrétienne
appartient trop essentiellement au royaume de Dieu pour échap-
per à cette loi. Aussi n'a-t-elle jamais été acceptée sans combat.
L'hérésie est contemporaine de la prédication des apôtres. Les
Épitres de S. Paul, le livre des actes, l'Apocalypse nous mon-
trent déjà les sectes nombreuses et hardies. Aucune époque n'a
été exempte de ce fléau. Tous les dogmes ont subi l'atteinte de
la négation ou de l'altération. La Trinité d'abord, puis Jésus-
Christ, puis l'homme, puis l'Église, voilà les objets successifs
des erreurs que la société chrétienne a dû combattre.
Aujourd'hui, il n'y a plus d'hérésie proprement dite ; car l'hé-
résie est un choix fait sans raison et sans droit entre les vérités
révélées, tandis que l'erreur contemporaine repousse la révéla-
tion tout entière. Plus de surnaturel, plus de dogme, plus de Dieu.
Or, sur quoi s'appuient ces renverseurs pour faire ; accepter
leurs destructions? Sur la science. Les anciens hérétiques s'ap-
puyaient sur la théologie. C'est pour cela que leurs négations
étaient partielles. Ils gardaient avec les croyants un terrain com-
mun: la divinité du Christ; tout au moins l'autorité de l'Écriture ;
à plus forte raison l'existence de Dieu.
Les nouveaux adversaires de la foi s'appuient sur la science
de la nature et sur la science de l'humanité pour déclarer Dieu
inutile, le miracle impossible, le mystère inadmissible, et relé-
guer le Christianisme, la dernière des religions dans l'ordre des
temps, parmi les superfétations d'un passé mort à jamais.
Si les hommes croient cela, ils n'écouteront plus l'enseigne-
ment chrétien.
Ils n'en voudront plus ni pour eux-mêmes, ni pour leursenfants.
Je sais qu'il se trouvera des prudents et des politiques pour
leur conseiller d'aller moins vite. Prenez garde, leur dira-t-on .
On ne détruit que ce qu'on remplace. Cette initiation religieuse avait
du bon. Elle était utile au moins pour l'enfance, elle servait à
lui inculper ces principes de morale sans lesquels il n'y a pas de
société possible. Mais les esprits logiques répondront: qu'à cela
ne tienne ! Nous avons des philosophes. Qu'ils nous composent
une morale en harmonie avec leurs principes et les nôtres : une
morale autonome, puisant en elle-même sa raison d'être et sa
force ; et qu'on remplace par ce catéchisme des devoirs et des
droits de l'homme, le vieux catéchisme des mystères de Dieu!
Voilà le plan, Messieurs. Vous le reconnaissez. Nous l'avions
vu exposé il y a quelques années dans les écrits des fondateurs
408 LA MISSION CHRÉTIENNE
de la Ligue de V enseignement. Et plus d'un parmi nous haussait
les épaules devant ces élucubrations d'une poignée de sectaires.
— Nous avions tort de rire alors, Messieurs. La secte, pareille
à ces essaims de sauterelles qu'un vent malsain soulève et
jette sur une contrée vouée à la dévastation, la secte a été portée,
elle aussi, par un vent de malheur, sur les sommets du pouvoir
dans notre infortuné pays : et là elle fait ce qu'elle sait faire : elle
ronge et elle détruit. Elle ronge la fortune publique, elle dévore
jusqu'à l'avenir de la prospérité française. Elle compromet
l'honneur nationnal, et ce vieux renom de justice et de générosité
qui recommandait notre nation. Enfin et surtout elle s'attaque à la
foi du peuple, aux croyances des petits et des pauvres, à cet
Évangile de paix qui consolait les héshérités de ce monde et qui
apprenait aux heureux à ne pas oublier ceux qui pleurent. Et
cette partie de son œuvre destructrice , la pire sans contredit et la
plus détestable, elle l'accomplit au nom de la science. Les
programmes genevois de M. Jean Macé deviennent, comme on
l'a dit, un système de gouvernement !
Eh bien 1 Messieurs, comprenez-vous maintenant quel est,
en face de cette conspiration, le rôle chrétien de la science? On
déclare qu'elle est incompatible avec la croyance ? Il faut que
la science sincère se lève et dise : On a menti en mon nom. Je n'ai
rien dans mes certitudes qui contredise la foi ; je n'ai rien dans mes
probabilités qui l'ébranlé ; je n'ai rien dans mes tendances qui
l'écarté et réconduise. Je déchiffre la pensée de Dieu écrite dans
la nature'et dans l'histoire. La foi révèle une pensée de Dieu plus
Haute, écrite dans les mystères et dans les symboles dont son
Église est l'interprète. Deux pensées de Dieu ne peuvent pas
se nier l'une l'autre.
Voilà, Messieurs, ce que doit dire la science, si elle est sincère.
Dire cela à la face des sectaires qui usurpent son autorité pour
tromper en son nom, voilà le devoir, voilà le rôle chrétien de la
science.
Il faut que ce rôle soit rempli pour que l'Église puisse continuer
à remplir le sien; pour qu'elle puisse, en paix, évangéliser les
pauvres et rompre à l'enfance le pain de la vérité divine sans
être à chaque instant interrompue par des crieurs publics qui
viennent dire à ceux qu'elle instruit : Ne croyez pas un mot de ces
leçons ; elles sont contraires à la science !
II. — Il est donc nécessaire que la science remplisse ce rôle
chrétien que nous venons de définir. Mais comment le fera-t-elle?
Il lui faut pour cela des organes, des interprètes. La science ne
parle pas toute seule.
Il y a , Messieurs , plusieurs manières de faire déposer la science
en faveur de la foi.
DE LA SCIENCE 409
II y a d'abord la méthode critique. On peut prendre une à une
ces antinomies prétendues entre la science et la foi, préciser
avec soin ce qui appartient vraiment au dogme, ce qui est vrai-
ment acquis à la science, puis comparer les données respectives
des deux ordres et montrer que la contradiction n'était qu'appa-
rente. Cette forme de discussion patiente et sincère a toujours été
en honneur dans l'Église, elle a toujours abouti à écarter le
conflit. Mais elle demande du loisir , de la réflexion , des connais-
sances et de la bonne foi. Si l'Apologiste est ordinairement bien
pourvu de ces qualités , elles manquent souvent au lecteur.
Une autre démonstration, mieux adaptée aux capacités du
grand nombre , c'est la preuve d'autorité, La foi exclut la science
dites- vous? Et voici dans tous les temps , même dans les temps
modernes et de nos jours , voici des savants de premier ordre
qui ont été des croyants sincères. Évidemment la contradiction
qu'ils n'ont pas vue, n'existe pas. Leibnitz et Newton, Ampère et
Cauchy , Biot et Pasteur n'auraient pas emprisonné leur raison
dans l'absurde.
Cet argument devrait suffire aux hommes de notre temps. Us
dédaignent les idées; Ils veulent des faits et ils sont pressés.
L'existence des savants chrétiens est un fait , et il ne faut pas
beaucoup de temps pour le constater.
Il est vrai. Mais on répond que le fait devient rare. Les Chrétiens
ont été nombreux autrefois dans les rangs des savants. Aujour-
d'hui on les compte ; ceux qui s'en vont ne sont guère remplacés.
N'y a-t-il pas là comme un reflux constant de la haute science
qui abandonne les rivages de la foi et menace de n'y plus revenir?
Quelques savants qui croient encore; des hommes qui tiennent
leur foi de leurs mères et qui ont puisé leur science à des sources
profanes ou impies, oh! cela ne nous suffit plus pour défendre
la vérité chrétienne contre les mépris du savoir.
C'est autre chose qu'il nous faudrait.
Ah ! si l'on pouvait voir quelque part la science , la vraie science
naître et se développer dans des foyers chrétiens !
Si cette science était de bon aloi 1 Si elle touchait à tous les
ordres de connaissances ! Si elle s'étendait de la philosophie
à l'histoire, en embrassant l'art et la littérature : de l'astro-
nomie à la médecine, en parcourant tous les degrés de l'être
et de la vie ; de la mathématique pure à la chimie organique,
en détaillant sur sa route toutes les lois de nombre et de
mouvement qui sont au fond de chacune des forces de la nature 1
Si elle faisait cela avec succès, bientôt avec éclat ! Si la valeur
de cette science était attestée par des productions, des écrits,
des découvertes ! Si le monde savant, ce monde orgueilleux et
défiant à l'égard des personnes , mais docile et respectueux
410 LA MISSION CHRÉTIENNE
devant les faits, était obligé de s'incliner devant les résultats de
cette scienceetde reconnaître en même temps qu'elle s'est formée,
développée, fécondée dans un milieu chrétien ; que tous les
maîtres qui l'enseignent, tous les disciples qui la reçoivent , tous
les chercheurs qui la font progresser, sont des croyants sincères;
que c'est l'Église catholique qui a provoqué , encouragé la création
de ces foyers scientifiques nouveaux ; que l'autorité de ses
Pasteurs gouverne ces grandes écoles et que la charité de ses
fidèles les soutient ; oui, si l'on offrait au monde savant ce grand
spectacle , j'ose l'affirmer , Messieurs , c'en serait fait de l'antago-
nisme entre la science et la foi !
Mais qu'est-ce donc que je viens de faire sinon le portrait d'une
Université catholique? Ah ! oui, Messieurs, c'est bien cela, une
Université, c'est à dire tout un monde d'études supérieures , se
ramifiant les unes dans les autres, se prêtant un mutuel appui.
Une Université : c'est-à-dire , non pas le cabinet solitaire d'un
savant , mais le foyer où se forment des générations de savants :
quelque chose qui dure et qui grandisse, qui rayonne et se com-
munique, où chacun apporte son tribut et y puise son trésor.
Et tout cela placé sous l'inspiration, sous la garantie , sous la
protection de la foi chrétienne \ tout cela béni par l'Église , nourri
des largesses de ses enfants, et méritant par là l'épithète: Catholi- .
que. Voilà, Messieurs, ce qu'il faut pouvoir montrer pour en finir
avec le préjugé qui représente notre foi comme incompatible >
avec la science !
Voila pourquoi, il y a huit ans, des hommes prévoyants ont
usé des derniers jours de pouvoir qui leur étaient laissés, pour
doter la France d'une liberté nécessaire, la liberté de l'enseigne-
ment supérieur. Nous vivons dans un temps où l'enseignement
ne peut être chrétien qu'à la condition d'être libre. L'Etat
représente une société divisée. L'enseignement qu'il distribue
peut être bienveillant pour la religion, considérée à juste titre
comme une grande force sociale-, il peut promettre aussi d'être
neutre , essayant de passer à côté de toutes les croyances sans
en adopter, sans en froisser aucune ; — tentative bien risquée et
qu'aucune expérience heureuse n'a jusqu'ici révélée possible.
Mais enfin toutes ces phases sont dépassées. Nous n'en sommes
plus à la bienveillance. Nous n'en sommes pas davantage, et
quoi qu'on dise, à la neutralité. Nous en sommes. . . à la persé-
cution. — Oh ! ce n'est pas pour nous faire peur : nous résisterons.
Mais comment? Par la liberté.
Sur ce terrain nous sommes forts. Nous croyons avoir droit
à la vérité. Nos adversaires ne croient pas à la vérité; mais ils
respectent, disent-ils, le droit de chacun à se faire une opinion.
Eh bien, soit. Traitez la vérité divine comme une opinion,
DE LA SCIENCE 411
opinion bizarre, si vous voulez. Ce dédain ne fait tort qu'a vous .
Mais la liberté nous profite et nous saurons l'exercer.
Oh ! je sais bien que cela vous déplaît. Vous ne seriez pas fâchés
de la laisser proscrire. Nous y veillerons. Nous en ferons un
usage tellement hardi, tellement constant, que vous n'aurez
pas le loisir d'oublier qu'elle est inscrite dans nos codes, tant
il vous arrivera souvent de la voir briller dans nos mains. Et
si elle y brille comme une épée, tant pis pour vous qui avez
déclaré la guerre !
Mais je m'égare, semble-t-il , hors de mon sujet. Je vous
parle là de cette liberté d'enseignement que vous exercez tous
les jours dans l'ordre des études primaires et secondaires, la
liberté de l'école chrétienne et du collège chrétien. Et j'avais
promis de vous parler du haut enseignement chrétien. J'y reviens
rapidement et vous allez voir que je ne l'avais pas oublié.
Qu'est-ce qui menace en ce moment l'école chrétienne, même
la plus humble? C'est le fanatisme impie, n'est-il pas vrai?
Or, dans les excès de ce fanatisme, je vois deux choses: Les
violences du fait et les énormités de la doctrine.
Les violences passeront, Messieurs. Quand et comment? C'est
le secret de Dieu. Mais quoique, par tempérament et par
expérience, je me sente fort éloigné de l'optimisme, laissez-moi
vous dire ce que je pense : cela ne durera plus bien longtemps.
La France se fatigue, elle s'inquiète, elle se dégoûte. Elle sent
qu'on la déshonore, qu'on la ruine qu'on la mène aux aventures,
et l'heure Vest pas éloignée où elle dira : Je n'en veux plus.
Mais supposez, Messieurs, que cette révolte de dégoût soit un
fait accompli. Supposez un état de choses nouveau, où les
consciences seraient respectées, où la puissance publique ne
serait plus, entre les mains d'un parti, l'intrument de l'op-
pression du grand nombre. Faite tous les rêves dorés que vous
voudrez. Est-ce que tout sera sauvé? Non. Le grand péril restera.
L'impiété régnante sera détrônée, soit. Mais l'impiété savante
n'aura pas désarmé. Du haut des positions élevées qu'elle a
conquises , elle continuera de menacer les croyances chrétiennes ,
de les vouer au mépris de la masse. Et c'est le propre des ignorants
et des demi-savants de s'incliner devant tous les arrêts de ce qui
s'appelle la science et de souscrire tous ses anathèmes. Si quel-
ques académiciens peuvent, sans être contredits, excommunier
les chrétiens de la participation au grand savoir, la Société
tout entière répétera la sentence, et nous serons bel et bien
excommuniés.
Eh bien, Messieurs, pour ma part, je n'accepte pas cet ostra-
cisme -, et vous ne l'acceptez pas plus que moi. Mais alors soyons
prévoyants. Rappelons-nous ce qui nous apparaissait si claire-
412 LA MISSION CHRÉTIENNE
ment tout à l'heure : la nécessité de créer et d'entretenir de grands
foyers de science chrétienne. Reportons ensuite nos regards sur
ce qu'on ne nous permet plus d'appeler nos Universités catholiques.
Rendons justice à leur passé de huit ans déjà plein de succès
honorables et de promesses meilleures encore.
Souvenons-nous surtout de cet institut catholique de Paris,
fondé par trente évoques, parmi lesquels il m'est si doux de
saluer aujourd'hui, avec une reconnaissance émue, le Pasteur
et le Père de vos âmes. Là, vos fils, au sortir de l'enseignement
classique, trouveront l'initiation à la haute science sans s'expo-
ser au naufrage de la foi. Et comment seriez- vous indifférents
au choix de l'école supérieure, parents chrétiens, vous qui choi-
sissez avec tant de soin le collège où ces chères âmes reçoivent
leur première culture? Vous surtout , généreux chrétiens du dio-
cèse d'Évreux, vous avez de royales façons de prouver l'intérêt
qu'un tel choix vous inspire. Ce magnifique collège de S. Fran-
çois, c tte fière citadelle de l'enseignement chrétien qui domine
votre ville, dit à tous ceux qui approchent de vos murs, combien
les efforts et les sacrifices vous coûtent peu pour assurer à vos
enfants le bienfait d'une éducation en harmonie avec vos croyan-
ces. Et c'est quand vient l'âge critique pour la foi, quand les
horizons de la pensée, en s'élargissant , découvrent à la raison
surprise et comme enivrée du jeune homme de nouveaux aspects
des choses-, quand l'orgueil, en s'exaltant, augmente la difficulté
de croire ; quand les passions, que la foi gêne, deviennent plus
pressantes et suggèrent le désir de ne plus croire ; c'est alors, au
seuil des études supérieures et presqu'à l'entrée de la vie réelle,
que vous cesserez de prendre garde au caractère de l'école que
vont fréquenter vos fils ? Non, non, c'est impossible. Quand le
haut enseignement était encore un monopole d'État, on s'effor-
çait d'atténuer le mal en multipliant autour des étudiants chré-
tiens les influences préservatrices et les moyens de persévérance.
Mais aujourd'hui, parents qui m'écoutez, vous avez deux raisons
décisives de ne pas vous en tenir là. La première, c'est que
quand on a le bien à sa portée, on n'a pas le droit de s'accommoder
du moindre mal. Or, les Facultés de l'État, avec le correctif des
cercles, des conférences, des associations chrétiennes, c'était le
moindre mal au temps du monopole; les facultés catholiques,
c'est le bien. Ce bien on vous la conquis, on vous l'offre. Si vous
n'en usez pas, vous ne faites pas tout votre devoir. La seconde
raison, de préférer nos Écoles supérieures, c'est que le mal a
fait ailleurs de redoutables progrès ; oui, même dans cette région
autrefois sereine des études juridiques, l'esprit de résistance à la
vérité chrétienne a pénétré et domine avec une audace croissante.
Vous avez connu des écoles de droit tout imprégnées d'un spiri-
t>E LA SCIENCE 413
tualisme chrétien. Vos fils sont exposés à en connaître d'autres
où la morale de YEvolution remplace la morale évangélique, où
le principe de la lutte pour la vie, appliqué aux relations des
hommes entre eux, substitue au droit du plus juste le droit du
plus fort ; ou la volonté des majorités , représentant ce qui prévaut,
crée et déplace la justice elle-même ; où le droit écrit, traduisant
cette volonté changeante, absorbe et supprime le droit naturel et,
du même coup, érige en souveraineté légitime l'insurrection de
la rue tandis qu'elle traite de rebellions séditieuses les résistan-
ces sacrées de la conscience. Oui, Messieurs, ces écoles existent,
et elles donnent déjà leurs fruits. Et vous voyez les maîtres qui
les dirigent ou les élèves qu'elles forment, porter à la tribune de
nos assemblées ou dans la gestion des affaires nationales ces
principes funestes, déclarer que la loi civile est la dernière raison
du droit, et dénoncer comme un péril pour l'état cette glorieuse
maxime qui fut, sur les lèvres des apôtres, le signal de l'affran-
chissement de la conscience humaine : // vaut mieux obéir à Dieu
qu'eux hommes !
Telle est, Messieurs, la raison d'être une école de droit dans
un groupe de facultés catholiques. Nous offrons avec confiance
la nôtre à vos fils parce que l'enseignement y est fortement orga-
nisé ; parce que le Doctorat y est en honneur ; parce que les résul-
tats des examens y sont un encouragement perpétuel au dévoue-
ment éclairé des maîtres ; parce que les relations de ceux-ci avec
leurs élèves sont empreintes d'un caractère affectueux et cordial ;
parce que, autour de l'école de droit, les jeunes gens avides de
savoir, ont à leur portée toutes les initiations scientifiques et litté-
raires, toutes les directions que réclame la pensée hésitante, tous
les secours qui peuvent affermir et la croyance et la vertu.
A côté de la Faculté de Droit , nos cours de Lettres et de Sciences
ne sont pourtant pas de simples accessoires. Ils constituent au
contraire un élément considérable de notre œuvre, ce qu'on pour-
rait appeler l'Ecole normale supérieure de renseignement chrétien.
Là on prépare à vos enfants des maîtres savants et expérimentés
qui élèveront le niveau des études secondaires et assureront la
prospérité et le renom de nos collèges. Et savez-vous quelle
est actuellement l'importance de cette École? Cent dix candidats
y poursuivent les grades du haut enseignement scientifique et
littéraire. Et, pour l'année qui vient de finir, trente et un licenciés
des différents ordres et trois agrégés représentent la somme des
résultats obtenus,
C'est là, Messieurs, ce qu'il y a de plus apparent et de plus
immédiat dans les bienfaits de notre œuvre. Ce n'est pas encore
ce qu'il y a de plus important. Nous travaillons pour l'avenir. Et
quel est l'homme sage qui ne pense pas au lendemain? Nous
414 LE VRAI TERRAIN DE LA LUTTE
songeons à ce grand besoin des âmes ; garder la foi et ne pas se
la laisser ravir au nom de la science. Or, nous ne voyons pour
cela que deux moyens: nous réfugier dans l'ignorance, fuir
comme la peste tout contact avec le haut savoir ; mais alors , et
par là même, abdiquer toute influence, nous résigner à l'inertie ,
à l'obscurité, à l'inutilité ; et, parce que telle ne peut pas être la
destinée d'un grand peuple, permettre que notre pays poursuive
sa carrière en se détournant de nous avec dédain et en étendant
son mépris sur les croyances sacrées que nous représentons.
Chrétiens et Français, est-ce là ce que vous voulez?
Non? Eh bien alors, choisissez la seconde solution. Il n'y en a
pas une troisième. Mettez-vous à la tête du mouvement intellec-
tuel. Réclamez votre place au soleil de la pensée. Portez-là votre
foi toute entière, et faites-la respecter en la couvrant de votre
honneur scientifique. Faites cela vous-mêmes, ou faites-le faire
en votre nom. Soutenez, encouragez ceux qui le font pour vous.
Donnez-leur votre or, donn?z-leur vos sympathies, donnez-leur
vos enfants. Surtout ne dites pas qu'ils font chose inutile quand ils
préparent laborieusement la lutte suprême qui décidera bientôt
de l'avenir du Christianisme dans notre pays. Sur le terrain de
la science , pour la cause de la foi , la victoire nous est nécessaire 1
Et de telles victoires ne s'improvisent pas !
LE VRAI TERRAIN DE LA LUTTE
ENTRE CROYANTS ET INCROYANTS *
eminence,
Messeigneurs,
Messieurs,
Depuis notre dernière assemblée, deux pertes cruelles sont
venues frapper l'Institut catholique de Paris. L'un de ses plus
éminents patrons et l'un de ses plus précieux auxiliaires ont
disparu, emportés l'un et l'autre par une surprise foudroyante de
la mort. Une voix plus autorisée que la mienne rendra tout à
l'heure à la mémoire vénérée de l'illustre cardinal de Bonne-
1. Discours prononcé à la séance annuelle de l'institut catholique de Paris, le 30
janvier 1884, par Mgr d'Hulst recteur de l'Institut catholique de Paris.
ENTRE CROYANTS ET INCROYANTS 415
chose un hommage digne d'elle. L'institut tout entier a déjà
témoigné, autour d'un cercueil rapporté de la terre étrangère, de
l'inconsolable douleur que cause à tous ses membres la fin pré-
maturée du saint prêtre, du religieux austère, de l'ami dévoué,
du tendre père de notre jeunesse, du regretté Père Hubin.
11 fallait bien, messieurs, que ma première parole donnât une
expression à nos communes tristesses. Mais nous n'avons pas
le droit de nous arrêter à des plaintes et de savourer longtemps
l'amère douceur des larmes : la voix qui sort de ces tombes à
peine fermées ne nous dit pas : Demeurez ici et pleurez ; elle
nous dit : Levez-vous et marchez.
Tous ceux qui ont fait la guerre savent que rien n'est difficile
à prévoir sur place comme l'issue d un combat. Dans la fumeo
de la bataille, parmi les vicissitudes des engagements partiels,
ce n'est pas seulement le soldat qui se trompe s'il demande aux
sanglants épisodes dont il est l'acteur et le témoin, le secret de
l'ensemble. Le capitaine lui-même risque fort de s'égarer en
craintes vaines ou en frivoles espérances, s'il se borne à embras-
ser du regard le champ où se heurtent les doux armées. Tandis
que ses troupes gagnent du terrain et que leur marche dessine
un succès, peut-être l'ennemi achève au loin une savante ma-
nœuvre qui lui réserve une défaite. Ce qu'il faut considérer
surtout, c'est le rapport de la situation présente avec la concep-
tion première : si les grandes lignes du plan de bataille sont
observées, si chaque groupe de combattants accomplit sa tâche
propre; si, à travers les incidents et les surprises, la marche
générale se poursuit vers le but assigné, tout va bien, quoi qu'il
en coûte, et c'est la victoire qui se prépare.
Messieurs, nous aussi nous sommes en guerre. Pourquoi?
Parce que nous sommes chrétiens. On pourrait définir le chré-
tien : un homme pacifique qui se bat toujours. Il est pacifique
parce qu'il a reçu de Jésus-Christ, avec la charité, le principe de
la paix. Il combat sans cesse parce qu'il n'entend pas la paix au
même sens que le monde : céder au mal, tout accorder aux pas-
sions, se livrer à tous les entraînements, au risque d avoir Dieu
pour ennemi, voilà la paix selon le monde. Résister au vice,
dominer les appétits, suivre la vérité en dépit des courants con-
traires, et s'assurer ainsi l'amitié de Dieu, voilà ïa paix du chré-
tien. Et parce qu'il ne laisse pas de montrer la paix véritable à
ceux qui ne veulent que la fausse paix, à cause de cela il leur
devient odieux ; on lui fait la guerre; on attaque en lui moins sa
personne que ses croyances, dont l'affirmation importune, en
rappelant les droits de Dieu, trouble le repos du mon le Oui,
messieurs, ceux qui déclarent ne plus croire voudraient étouffer
notre foi à nous, comms ou étouiïe un remords 1
416 LE VRAI TERRAIN DE LA LUTTE
La lutte séculaire entre le christianisme et l'incroyance a pris,
dans notre siècle, un caractère plus âpre que jamais. Enflés par
des succès trop réels et dont l'étendue de nos pertes fournit,
hélas! la mesure, nos adversaires apportent au combat cet
acharnement d'un ennemi qui ne se croit plus séparé du triomphe
que par un dernier effort. Et, comme il arrive toujours en pareil
cas, il y a une position maîtresse qu'à tout prix ils veulent
occuper. S'ils parvenaient à nous en chasser, nous pourrions
livrer encore d'honorables combats dans la plaine, mais comme
font des troupes qui ne peuvent plus vaincre et qui sauvent
seulement la dignité de leur retraite.
Parlons sans figure, messieurs. On a fait la guerre à la religion
de Jésus-Christ dans tous les temps : au nom de la Bible on a
faussé nos dogmes ; au nom d'une philosophie railleuse et fri-
vole, on a discrédité no^ mystères ; au nom d'un prétendu renou-
vellement social, on a\. Mé la main sur nos institutions. C'étaient
là de rudes attaques ; mais, comparées à la lutte actuelle, elles
nous semblent des escarmouches. Notre siècle est pressé, paraît-
il, d'en finir avec le christianisme ; et pour cela il a résolu de le
chasser de la science.
La position est bien choisie. J'en ai si souvent donné la raison
que j'ose à peine la redire encore. Et pourtant il le faut. Tout se
fait aujourd'hui au nom de la science ; elle est la reine du jour.
Si l'on réussit à persuader aux hommes que son empire exclut la
souveraineté de Dieu, les hommes ne reculeront pas devant ce
crime et cette folie : renier Dieu et son Christ pour laisser régner
la science. Ne leur demandez pas ce qu'est cette science, leur
idole; si elle est bien sûre d'elle-même, si elle connaît ses pro-
pres origines, si elle a exploré tout son domaine, si, sur les pro-
blèmes les plus graves, elle fait autre chose que balbutier. Ne
cherchez pas à savoir s'ils ont réfléchi aux conséquences morales
et sociales de cette substitution audacieuse, qui ôte Dieu à l'âme
humaine pour le remplacer par une formule. Il paraît, messieurs,
que ce sont là des questions indiscrètes et qui accusent nos mau-
vais sentiments à l'égard de la science. Si nous étions ses amis
sincères, si nous avions l'esprit des temps nouveaux, nous ne
connaîtrions pas de pareilles défiances et nous ne verrions pas de
péril à faire table rase de tout l'ordre divin pour élever sur un
sol nivelé par la négation le temple de la science.
Nous savons ce qu'il faut penser de ces prétentions étranges.
Ceux qui les acceptent se montrent plus crédules que les
croyants les plus naïfs. Mais les dévots de la libre -pensée for-
ment une Église nombreuse, et la confiance de ces gens-là est
vraiment intrépide. D'ailleurs, ils ne sont pas ici pour m'enten*
xlre et je perdrais mon temps à vouloir les désabuser.
ENTRE CROYANTS ET INCROYANTS 417
Raisonnons donc pour nous-mêmes ; cherchons à nous rendre
compte des conditions de la lutte.
On veut nous chasser de la science et Ton sait ce qu'on fait en
tournant de ce côté le suprême effort. Mais si la position est
bien choisie pour l'attaque, elle Test bien aussi pour la défense;
si l'incrédulité se promet la victoire à la seule condition d'em-
porter cette citadelle, il nous suffit, pour n'être pas vaincus, do
nous y maintenir. Cela est de toute évidence, messieurs. Et ainsi
se dessine de part et d'autre le plan de la bataille.
Vous donc qui voulez savoir quelles sont, dans cette lutte
suprême, les chances de triomphe pour l'armée de la foi, vous
ferez bien de regarder partout où les adversaires sont aux prises:
ici sur le terrain de l'école populaire, là sur celui de la charité,
ailleurs dans le domaine du culte public, un peu plus loin sur
le théâtre politique, partout où il y a des droits à défendre, liberté
de l'apostolat, de l'aumône, de l'existence en commun, liberté
de la prière pendant la vie, du repentir et du pardon devant la
mort, de l'espérance au delà. Oui, regardez tous ces duels de la
conscience et de la force ; suivez avec anxiété les progrès ou lo
recul de la justice victorieuse ou opprimée. C'est bien, c'est un
grand spectacle, et d'un poignant intérêt. Mais si vos yeux no
s'élèvent pas plus haut, vous ne saurez rien de décisif sur l'issue
du combat. La position maîtresse, c'est la science. Pouvons-nous
la défendre? Et comment?
I. — Pouvons-nous garder la science? Non, disent à l'envi ces
dévots du savoir qui en parlent par ouï dire.
La foi et la science s'excluent. Et pourquoi? Parce que la
science vit d'indépendance, et la foi d'assujétissement.
La science vit d'indépendance ? Peut-on laisser passer cet apho-
risme? Beaucoup l'accepteraient de confiance. Et pourtant il
repose sur une équivoque.
L'indépendance, qu'est-ce donc? C'est l'immunité de toute
sujétion. Or, est-il vrai que la science ne soit point sujette? Mais
elle l'est tout au moins de la vérité. En droit, toute vérité domine
la science. En fait, la science obéit à la vérité, comme elle reçoit
d'elle sa détermination, sa forme, son être même. Qu'est-ce que
l'évidence? C'est l'impossibilité de douter. C'est donc une obliga-
tion d'admettre, c'est par suite une dépendance pour l'esprit. Et
quel est l'effort de la science, sinon de produire l'évidence, c'est
à dire de se constituer elle-même dans cette dépendance heureuse
qui fait son honneur et sa force ?
On nous disait : la science vit d'indépendance, et voici qu'uno
minute de réflexion nous a montré qu'elle vit de certitude et que
la certitude est une soumission nécessaire. Tant il importe de
passer au crible ce qu'on nous donne pour des axiomes !
II. CINQUANTE-TROIS.
418 LE VRAI TERRAIN DE LA LUTTE
Sans doute, il y a une indépendance qui est propre à la science .
c'est celle qui l'affranchit du préjugé. Admettre ce qui n'est pas
évident, l'admettre sans raison, ou sur la foi d'autrui, sans dis-
cuter la valeur du témoignage, voilà ce qui est contraire aux
droits et à la nature de la science.
En d'autres termes, la science humaine, comme l'homme lui-
même, ne peut pas vivre sans maître, mais elle choisit son
maître. Le seul maître qu'elle puisse honorablement servir, c'est
la vérité.
Que serait, messieurs, l'absolue indépendance de l'esprit? Ce
serait l'absolue incertitude ; l'état étrange et désordonné d'ua?e
pensée qu'aucune évidence n'éclaire, qu'aucun principe ne fixe,
qu'aucune démonstration ne retient, qui réserve un même accueil
aux deux contradictoires et ne fait jamais bon visage à l'affirma-
tive sans accorder une œillade à la négative. Voilà le portrait
d'un esprit « indépendant ». Si vous craignez que je ne force le
tableau, laissez parler un de ceux qui se glorifient de cette indé-
pendance: <( Tout n'est ici-bas que symbole et que songe. Les
« dieux passent comme les hommes, et il ne serait pas bcn
« qu'ils fussent éternels. La foi qu'on a eue ne doit jamais
« être une chaîne. On est quitte envers elle quand on l'a soigneu-
« sèment roulée dans le linceul de pourpre où dorment les dieux
« morts. » '
Ainsi, messieurs, ce n'est pas la science qui vit d'indépen-
dance, c'est le doute ; et si l'on veut maintenir l'aphorisme qu'on
nous oppose, il faut aller jusqu'à dire que la science et le doute ,
c'est la même chose ; que savoir, c'est hésiter entre deux
ignorances.
Voilà une étrange définition. Et pourtant elle a de quoi plaire
à certains esprits contemporains. Le même auteur que je citais
tout à l'heure n'a pas reculé devant cette assertion prodigieuse :
« Le but du monde est le développement de l'esprit, et la pre-
« mière condition du développement de l'esprit, c'est la liberté2. »
Comprenez-vous un développement, c'est-à-dire un mouvement
qui est un but? Nous autres, nous croyions qu'un mouvement
tendait vers un but ; mais on a changé tout cela : c'est le mouve-
ment qui est le but.
Ne croyez pas que ce soit une gageure, ou une simple logo-
machie. Tout un système philosophique est caché là dedans.
Point d'absolu nulle part; à l'origine, un minimum d'être qui
n'a pas d'origine -, une tendance que rien ne motive, et c'est tout.
Voilà le monde en marche. Il n'ira pas loin, direz-vous. C'est ce
qui vous trompe; il y a là des milliards de siècles tout prêts
1. Konon : Pt i ère sur l'Acropole, Souvenirs d'iînlunee et de jeunesse.
2. luidl. préface.
ENTRE CROYANTS EN INCROYANTS 419
pour recevoir l'inépuisable série des transformations qui se
succèdent. A travers cet interminable voyage, les choses se
perfectionnent sans qu'on sache pourquoi, sinon parce qu'elles
y mettent le temps. Un jour vient où les combinaisons des
atomes réussissent à former un cerveau humain. Ce jour-là,
l'idéal naît dans l'univers, la loi cachée des choses prend figure,
la perfection se dessine à l'avant du navire qui descend le cours
des siècles, attiré par ce mirage. Que parlez-vous de vérités
acquises! Ce qui est acquis demeure, et la vérité marche. La
science, c'est le doute avisé qui sourit en passant à l'évidence
d'aujourd'hui, mais qui la trahit d'avance pour l'évidence de
demain.
Que vaut un tel système, messieurs? Ce n'est pas ici le lieu de
le dire. Libre au sceptique de s'y complaire, comme c'est notre
droit d'y signaler une ivresse de l'esprit plus dangereuse que
celle de l'opium. Mais ce que je déclare impossible, c'est de
concilier un tel criticisme avec la science, surtout avec cette
science de la nature qui attire et retient aujourd'hui tous les
hommages. Est-ce que la science est sceptique dans son domaine?
Elle n'aime pas le préjugé, soit ! mais je ne sache pas qu'elle
fasse fi de la certitude. Sans doute, il y a des savants sceptiques;
mais, remarquez-le, c'est toujours dans un ordre de connais-
sances qui leur est peu familier. Le mathématicien doute de
l'histoire ; le physicien se donne des airs mutins devant la méta-
physique; le physiologiste prend en pitié le psychologue; le
chimiste donnerait pour peu de choses les conceptions du mora-
liste. Qu'est-ce que cela prouve, messieurs? C'est que les savants
ne savent pas tout et qu'ils doutent de ce qu'ils ignorent ; c'est
qu'ils se défient des méthodes qu'ils n'ont pas appliquées, des
résultats qu'ils n'ont pas vérifiés.
Mais allez donc porter vos doutes dans leur jardin, vous serez
bien reçus ! Allez donc dire à M. de Laplace que la mécanique
céleste est un beau rêve, à M. Tyndall que les lois de la lumière
sont des à peu près, à M. Berthelot que les alchimistes avaient
raison sur Lavoisier, à M. Paul Bertque les cellules n'ont pas de
vie propre dans les tissus, mais seulement dans son imagina-
tion! J'ai choisi, vous l'avouerez, des savants qui ne sont pas
dévots. Mais leur réponse indignée dépassera en vigueur d'affir-
mation le dogmatisme des plus purs croyants. Pourquoi? Parce
que, en dépit de certains mystiques qui font leur prière à Minerve
sur le sommet de l'Acropole, savoir et douter, ce n'est pas la
même chose : le savant ne s'épuise pas à poursuivre un songe ;
le pain que réclame le génie affamé du chercheur, ce n'est pas
le doute, c'est la vérité.
La science ne vit donc pas seulement d'indépendance. Est-il
420 le Vrai terrain de la lutte
plus vrai de dire que la foi vit d'assujétissement? La même
ambiguité pèse sur ce second membre de la formule. Comme le
savant a ses chaînes, le croyant a ses libertés. Toute la diffé-
rence logique entre savoir et croire, c'est qu'on sait par soi-même
et qu'on croit sur la parole d'autrui. Et l'on a raison de croire,
quand la parole qui nous instruit est recevable. L'historien croit
au passé sur la parole de l'homme; le chrétien croit à l'invisible
sur la parole de Dieu. Existe-t-il pour Dieu une façon de parler
à l'homme, pour l'homme un moyen de discerner le divin lan-
gage? Là est toute la question, et il nous semble que, la poser
en ces termes clairs, c'est déjà en avancer la solution. A cette
opération logique d'une intelligence qui reconnaît dans une
affirmation les caractères d'un enseignement divin, joignez
l'action intime et vitale de l'Esprit de Dieu sur l'âme humaine, et
vous avez l'acte de foi : libre, parce qu'il est une adhésion volon-
taire; raisonnable, parce qu'il est une adhésion motivée; fait,
lui aussi, d'indépendance et de soumission, puisqu'il affranchit
l'homme du préjugé pour l'assujétir à la vérité .
Et c'est un tel acte intellectuel qu'on déclarerait incompatible
avec la science ? Avec le scepticisme, oui sans doute ; mais faut-il
répéter que ce n'est pas la même chose ?
Je vais plus loin, messieurs, et 'je dis que l'état d'esprit du
croyant est plus favorable que l'état contraire au développement
de la science.
La condition du'progrès pour la science, c'est de chercher sa
route d'abord, mais, quand elle l'a trouvée, de ne jamais revenir
en arrière. Les^sciences physiques et naturelles nous fournissent
de cette'loi une vérification éclatante. D'où vient cette riche mois-
son de découvertes accumulées en moins de cent ans par les
scrutateurs de la nature? C'est que, fidèles à la méthode d'obser-
vation, munis de l'instrument du calcul, s'appuyant sur les lois
connues pour en déchiffrer de nouvelles, interrogeant les faits
avec une foi inébranlable dans l'idéal qui les régit, ils n'ont ja-
mais douté des vérités acquises ; ils les ont regardées d'avance
comme des aspects particuliers d'une vérité plus générale, dont
la conquête serait le prix de leur patience. Si les physiciens
avaient pris pour eux le sic et non dont les dilettanti de l'École
critique prétendent faire la devise du haut savoir, ils n'auraient
pas dompté la nature, cavale impétueuse que des rênes flottantes
n'ont jamais pu conduire.
Plût à Dieu que, dans tous les ordres de connaissances, les
savants eussent imité cette sagesse! Mais voici, au contraire,
des sciences que le souffle du scepticisme a pénétrées. Ce sont
toutes celles qui relèvent de l'observation psychologique ou
morale: la philosophie de rame, celle du droit et. du devoir, celle
ENTRE CROYANTS ET INCROYANTS 421
de la société. Ici plus de vérités acquises. Tout ce qui est démon-
tré devient suspect. La conscience atteste la liberté ; c'est une
illusion. L'âme affirme sa propre unité ; on lui prouvera qu'elle
n'est qu'une résultante. La justice distinguait le droit de la force;
la théorie de l'évolution vous fera voir le juste dans tout ce qui
réussit, l'honnête dans tout ce qui prévaut. L'homme croyait à la
réalité de son corps et à la supériorité de son âme ; on lui
apprendra que la matière est une pure conception de l'esprit, et
qu'en même temps l'esprit est une pure fonction de la matière.
Mais c'est le chaos ! direz-vous ; mais avec de telles doctrines il
n'y a plus de philosophie, il n'y a plus de morale, il n'y a plus de
jurisprudence, il n'y a plus de société! Il est vrai; mais c'est
qu'ici on a horreur des principes établis. Les savants se sont faits
sceptiques, et le vent qui passe sur les sommets désolés du
doute les a rendus fous.
Comment expliquer, messieurs, cette marche en sens contraire
des sciences morales et des sciences physiques dans notre temps,
les unes s'acheminant vers une vérité toujours plus large et plus
ferme, les autres s'enfonçant dans l'incertitude et l'anarchie de
la pensée ? C'est que les sciences physiques ont de quoi défendre
elles-mêmes les principes qui les fondent ; un regard jeté sur les
phénomènes suffit à raffermir la confiance que ces lois inspirent.
Tout autre est la condition des sciences morales : leurs axiomes
fondamentaux relèvent de l'observation intérieure, opération
délicate, où les sens ne sont plus des instruments, mais des
obstacles, où l'âme solitaire discerne malaisément la réalité du
rêve et voit parfois ses meilleurs assurances s'évanouir dans le
crépuscule où dansent les fantômes.
Comparons, en cette heure de crise, la situation d'esprit de
deux philosophes, l'un chrétien, l'autre incroyant. Tous deux
poursuivent la vérité, tous deux sentent qu'elle leur échappe;
tous deux auraient besoin d'un élément stable pour fixer leur
pensée qui s'enfuit. Où le libre-penseur cherchera-t-il ce point
d'arrêt % En lui-même ? Mais c'est de lui-même qu'il se défie. Dans
l'autorité des philosophes? Mais ce qui le frappe tout d'abord,
c'est la contradiction de leurs systèmes; et d'ailleurs les philo-
sophes n'enseignent pas, ils racontent ce qu'ils pensent; pour-
quoi la pensée d'autrui aurait-elle pour moi plus de réalité que
la mienne propre? L'incroyant se sent donc abandonné dans sa
détresse: il glissera sur la pente du doute; il roulera jusqu'à
l'abîme du scepticisme.
Voyons maintenant à l'œuvre le philosophe chrétien. Je ne le
suppose pas à l'abri de l'épreuve. Mais, à l'heure où lui aussi
cherche son point d'arrêt, il se ressouvient de sa foi. Oh! comme
elle le laissait libre tout à l'heure dans sa recherche scientifique 1
422 LE VRAI TERRAIN DE LA LUTTE
La foi n'est pas, quoi qu'on dise, un étau pour la pensée; elle
s'accommode de bien des systèmes et vit en paix avec les théories
les plus diverses. Mais il y a des vérités dont elle a la garde et
qu'elle ne livre jamais: Dieu, sa perfection, sa réalité, sa per-
sonnalité-, l'homme, sa double nature, sa liberté morale, avec
le corollaire du devoir et celui de la destinée. Voilà les points
fixes. Pour passer outre à ces limites, pour s'aventurer dans les
rêveries panthéistiques , pour s'abandonner aux sophismes de
la morale déterministe, il faudrait tout d'abord consommer une
double apostasie. Au dedans, il faudrait rompre avec cette cons-
cience religieuse si ferme, si précise, si impérieuse; il faudrait
braver cette crainte des sanctions d'outre-tombe qui est dans
l'âme chrétienne comme une seconde nature ; il faudrait faire pis
encore: déchirer pour toujours ce pacte d'amitié conclu avec
l'hôte invisible aux jours où l'homme se sentait le meilleur, et
tarir en soi du même coup la source des plus pures joies et des
plus profondes qui puissent abreuver l'âme humaine. Et quand
on aurait accumulé en soi tant de ruines, au dehors il faudrait
briser encore bien d'autres liens, se séparer de l'Église, c'est-à-
dire affliger une mère, tourner le dos à des frères et vivre désor-
mais en étranger parmi ceux qu'on aime. Faire tout cela non
pour le devoir, mais pour le rêve, non sous la dictée austère de
la conscience, mais sous l'étreinte du doute? Non, non, c'est
trop grave. Le chrétien s'arrêtera , il priera, il laissera passer le
nuage ; sa foi lui permettra d'attendre que sa raison se réveille,
et quand son esprit rasséréné reverra la lumière, il pourra dire
que la croyance en lui a sauvé la science.
Oui, messieurs, la foi est utile au savoir, parce qu'elle ne
souffre pas qu'à chaque génération, à chaque moment de la
pensée, tout recommence ; que les vérités acquises reviennent à
l'état de prohlèmes, et que l'esprit de l'homme s'éternise, dans
un bégaiement sans fin, à épeler les premiers principes. Repre-
nez, si vous le voulez, sous forme de vérification , les bases des
choses ; mais ne passez pas votre vie à reconstruire ce qui était
solide avant vous. Ainsi parle la religion , et ce langage, n'en
déplaise aux savants, profite à la science.
Cela dit, messieurs, je ne vois pas ce qui peut empêcher les
chrétiens de se maintenir sur les positions élevées du savoir. On
voulait les en débusquer en leur disant: vos principes vous
interdisent ce séjour. Nous répondons que nous nous y sentons
fort à l'aise. Ni la science ne se confond avec la liberté, ni la foi
avec l'esclavage. L'homme qui croit peut connaître toutes les
hardiesses de la pensée; il n'en connaît pas toutes les défail-
lances.
IL — Messieurs, en commençant ce discours (qui est tout près
ENTRE CROYANTS ET INCROYANTS 423
de finir, rassurez-vous) je vous parlais bataille. Mais jusqu'ici
nous nous en sommes tenus aux paroles. Prouver par des raison-
nements que nous pouvons garder la citadelle du haut savoir,
c'est intéressant à coup sûr, mais d'un intérêt un peu froid,
comme il en est de ces dialogues qu'échangent à l'infini les héros
d'Homère avant d'en venir aux coups. Chacun des champions
prouve à l'autre, par raison démonstrative, que son épée est de
la meilleure trempe, attendu qu'elle a été forgée en des circons-
tances dont l'histoire est fort longue, par un émule de Vulcain ; et
que son bouclier est le plus résistant, vu qu'il est recouvert de
sept peaux de bêtes enlevées à autant de monstres des bois, tués
par son aïeul dans des chasses légendaires dont le récit n'en
finit pas. Ces digressions ont leur piquant lorsque les héros sont
morts-, s'ils étaient là devant nous et sur le point de s'égorger,
nous les trouverions bavards.
Messieurs , je sens que j'ai mérité ce reproche et que je n'ai pas
cette excuse. J'ai fait dialoguer devant vous libres-penseurs et
chrétiens ; les uns disaient : vous ne pouvez pas être savants ;
les autres répondaient : c'est notre droit et notre devoir. Le dialo-
gue était un peu long, et les combattants ne sont pas imagi-
naires : il faut en venir aux mains.
Eh bien , messieurs, c'est bien là ce qu'il me reste à vous dire :
oui, il faut en venir aux mains ; il faut cesser d'annoncer dans
des livres, dans des discours, dans des articles de journaux,
que la croyance n'exclut pas la science. Il faut monter sur les
sommets du savoir, nous y installer avec armes et bagages,
avec notre religion entière, avec tous nos dogmes, toutes nos
lois, toutes nos pratiques chrétiennes. Ah ! ce n'est pas un Chris-
tianisme diminué, fait de compromis et de réticences, un chris-
tianisme honteux et découragé que nous devons porter là-haut.
A nous défendre ainsi, je ne sais pas si nous gagnerions la
science, mais je sais bien que nous perdrions la foi. Et à quoi
servirions-nous alors? Autant vaudrait laisser la place aux
savants athées.
Mais une fois campés sur ces hauteurs avec toute la fierté des
confesseurs de la foi, nous devons y faire œuvre scientifique. Et
remarquez-le, il faut que notre science soit d'aussi bonne marque
que notre christianisme. Autrement on dira que ce n'est pas mer-
veille de concilier la croyance avec ce qui n'est que la contre-
façon du savoir. Nous cultiverons donc les vraies sciences phy-
siques, celles qui empruntent leur valeur à un contact de tous
les instants avec la nature ; et s'il faut pour cela ajouter au
travail de l'esprit les coûteuses créations des laboratoires, nous
ferons en sorte qu'on trouve chez nous l'arsenal complet de la
recherche scientifique. Nous cultiverons la vraie histoire, et s'il
424 LE VRAI TERRAIN DR LA LUTTE
faut, pour lui préparer des adeptes, soumettre déjeunes esprits
aux laborieuses préparations des sciences que l'orgueilleuse Clio
traîne aujourd'hui autour de son char comme autant de reines
devenues ses vassales,, la patiente Philologie, l'Archéologie ingé-
nieuse, la sévère Critique, nous ne dirons pas: c'est trop cher,
ou : c'est trop long, ou : c'est trop dangereux, ou: c'est trop diffi-
cile. Nous dirons : c'est nécessaire, et nous le ferons. Nous culti-
verons la vraie littérature, celle qui emprunte sa perfection au
passé et au présent de l'humanité ; si des novateurs téméraires
veulent renier les chefs-d'œuvre du génie, nous en garderons le
culte; si des conservateurs timides veulent nous confiner dans le
cadre étroit d'un siècle qui n'est plus, nous leur répondrons:
Vous ne savez pas de quel esprit nous sommes: le chrétien est
de tous les temps. Aux adorateurs de la forme, nous dirons:
donnez-lui quelque chose à revêtir. Aux fanatiques de l'érudi-
tion , nous dirons : la science française n'a pas le droit d'être
«ennuyeuse. Ne produisez pas toute nue la déesse dont l'éloquence
est le manteau. — Nous cultiverons la vraie Jurisprudence, celle
qui s'alimente aux deux sources de la philosophie et de l'his-
toire, celle qui met à la base du droit l'affirmation du libre arbi-
tre, au sommet le culte de la justice, partout le respect de la
tradition.
Nous ferons cela, messieurs ; mais pourquoi parler au futur?
Est-ce un avant-projet que je viens d'esquisser devant vous?
Non, mieux que cela: c'est un portrait; c'est le tableau de votre
œuvre, ô Pères vénérés, ô généreux amis du haut enseignement
catholique. Cette œuvre nécessaire, cette démonstration par les
faits d'un accord possible puisqu'il est réel, entre la vraie science
et la vraie foi; cette coexistence permanente des pensées et
des habitudes chrétiennes, avec l'emploi des procédés propres
au grand savoir ; cette affluence des enfants de l'Église et de
ses ministres autour des chaires et des laboratoires ; ces grades
supérieurs conquis en nombre toujours croissant par les mem-
bres du clergé ; ces quatre-vingt-dix licenciés ès-lettres , ces
trente-sept licenciés ès-sciences, ces agrégés mêmes, formés ici
par vos soins, et qui font rayonner déjà dans vos séminaires
et dans vos collèges la supériorité qu'ils ont acquise; ces
docteurs en droit dont plusieurs déjà rendent à leurs frères
plus jeunes les savantes leçons qu'ils ont reçues ici de leurs
maîtres, tandis que d'autres, au barreau et dans les différentes
carrières civiles montrent, par l'étendue de leur savoir et la
fermeté de leurs principes, qu'il sert à quelque chose d'avoir
puisé la connaissance du Droit aux sources de l'Honnête ;
ces cent membres de la Conférence Olivaint qui font diversion
à l'austérité des études iuridiques par les joutes brillantes de
ENTRE CROYANTS ET INCROYANTS 425
la littérature; ces quatre-vingts étudiants en médecine à qui
nous ne pouvons encore distribuer l'enseignement du haut
de nos chaires, mais qui trouvent ici, avec les facilités du
travail , l'appui des exemples et des conseils pour résister aux
influences malsaines d'une atmosphère matérialiste ; toute cette
belle réunion de la rue de Sèvres, heureusement réfugiée parmi
nous aux jours de la persécution et dont l'immigration dans
nos murs marque une date mémorable dans l'histoire de cet
Institut ; œuvre de prières, de persévérance chrétienne, d'amitié
fraternelle, de travail en commun, née dans le cœur d'un vrai
Père de la jeunesse, fruit de ses veilles, de ses sacrifices et de
ses larmes, aujourd'hui, nous n'en doutons pas, brillant joyau
de sa couronne dans la gloire où Dieu l'a fait entrer avant
l'heure, écoutant mieux la voix de ses mérites que le cri de
nos supplications et nous laissant dans un autre lui-même, avec
le souvenir de ses vertus, la survivance de son dévouement:
voilà nos preuves, messieurs, voilà nos raisons de croire et
notre façon d'établir que des chrétiens peuvent faire œuvre
scientifique. N'est-ce pas que cela vaut mieux que de longs
discours? Et que faut-il pour que cette démonstration soit par-
faite? Prenez garde, messieurs! C'est ici que vous allez être
mis en cause. Je vous ai dit ce que nous faisons mais vous
avez aussi votre tâche à remplir.
Les chrétiens ont un double devoir envers le haut enseigne-
ment catholique : l'observer et le soutenir.
L'observer d'abord, puisqu'il est par lui-même une démons-
tration. Quoi ! on prodiguerait ici peines et sacrifices pour faire
marcher du même pas la haute science et la vie chrétienne ; et
nos frères dans la foi ne prendraient pas garde à ce grand effort?
ils n'en parleraient pas ? ils en viendraient à ce degré d'indifférence
d'ignorer même où nous en sommes et de ne pouvoir dire à
2eux du dehors si nous servons à quelque chose? Messieurs,
2ette légèreté n'est pas sans exemple-, mais elle serait sans
3xcuse, en face des périls qui nous menacent . Et je n'ai pas
peur que vous en veniez-là, après avoir vu ce sénat d'évêques
compter parmi ses plus chères sollicitudes la conservation et
le progrés d'une œuvre qu'il a faite et qu'il ne laissera pas périr 1
Observer cette œuvre, mais la soutenir aussi. La soutenir
de votre estime pratique, en lui confiant vos fils ; la soutenir
pareillement de votre générosité et de vos aumônes, parce
qu'elle n'a pas d'autres ressources. Vous ferez cela, messieurs,
si vous ne voulez pas que l'Église succombe dans le dessein
qu'elle a formé de défendre la position maîtresse si ardemment
disputée entre elle et ses ennemis. Pardonnez-moi si je reviens
sans cesse sur une vérité que tant de chrétiens ont de la peine
426
LE VRAI TERRAIN D E LA LUTTE
à comprendre. Tout est important dans la cause de Dieu, mais
tout n'est pas principal. Quand vous aurez lutté avec succès
sur le terrain de l'école primaire, vous n'aurez pas tout gagné;
et si vous cessiez de lutter sur le terrain de l'école supérieure,
vous auriez tout perdu. Ailleurs, les maux dont nous souffrons
ont des causes accidentelles, qui touchent aux événements
du dehors et aux variations de la politique : un déplacement
de majorité suffirait à rayer de nos codes telle loi qui empoisonne
aujourd'hui l'enseignement populaire. Mais ici , dans la région
du haut savoir, le mal est plus profond, il tient à des causes plus
durables et plus générales. Imaginez dans la sphère politique
ious les changements que vous pouvez rêver : le péril scientifique
demeurerait à peu près le même et devrait être combattu par
les mêmes moyens. Nous pouvons bien entrevoir dans l'avenir
un moment où l'État reconnaîtra que, pour avoir le droit
d'imposer au peuple chrétien la charge écrasante de l'ensei-
gnement public, il ne faut pas mettre l'accès de l'école au prix
de l'apostasie. Mais, cela obtenu, la haute science restera
profane -, ancun régime ne pourra la baptiser d'office -, et si alors,
comme aujourd'hui, vous voulez de la science chrétienne, alors
comme aujourd'hui vous n'aurez qu'un seul parti à prendre :
créer et entretenir vous-mêmes des foyers scientifiques chrétiens.
Donc, messieurs, la liberté de l'enseignement supérieur est la
condition essentielle et permanente de cette victoire décisive
sans laquelle notre cause est perdue. Cette liberté rédemptrice,
nos amis nous l'ont conquise, nos ennemis ne peuvent pas nous
l'ôter. Mais il dépend de nous qu'elle croisse ou qu'elle périsse
entre nos mains, Vous êtes venus dire aujourd'hui devant
l'Église de France, représentée par ses évêques et par les
meilleurs de ses fils : Pour Dieu et pour la patrie, pour l'avenir
de la civilisation et de la foi, par nos soins, par nos sacrifices,
vive, grandisse et prospère le haut enseignement catholique I
PANÉGYRIQUE DE SAINT THOMAS D'AQUIN
Implevitque cum Spiritu Dei sapientia , et
intelligentia , et scientia, et omni doctrina.
Dieu le remplit de son esprit il lui donna
la sagesse, l'intelligence, la science et la
plénitude de la doctrine. (Exod. xxxv, 30.)
éminence *,
messeigneurs 2,
Mes frères,
2'est le propre des grandes gloires de ne pas vieillir, mais de
croître toujours en clarté. C'est surtout le privilège de la gloire
des saints, parce que la lumière de Dieu, qui se reflète en eux
devient plus visible à mesure que pâlit l'éclat éphémère des
renommées humaines. Que sera-ce quand sur un même front se
réuniront les deux rayons de la sainteté et du génie? Où s'arrê-
tera l'ascension de cette aurore qui évoque à elle seule toutes les
clartés? L'Esprit-Saint nous le dit : elle ne s'arrêtera pas ici-bas;
tant qu'il y aura'un progrès à faire dans la lumière, la gloire des
saints docteurs montera sans cesse pour ne trouver son apogée
qu'au plein midi du jour éternel : Justorum semita quasi lux
splendens, procedit et cressit usque in perfectum diem ' .
Et c'est une gloire de ce degré, une gloire de premier ordre
que nous venons célébrer aujourd'hui dans cette cité fameuse ,
tant de fois illustrée par ses propres enfants, mais qui, insatiable
de renommée , semble avoir voulu s'approprier encore des
souvenirs qui suffiraient à l'honneur de cent villes. Vieille
basilique de Saint Sernin , d'où te vient cette prérogative d'abriter
sous tes voûtes les plus riches trésors que la piété chrétienne
puisse vénérer après ceux que Rome conserve au monde? Com-
ment surtout Paris, Naples ou Cologne, après avoir eu sur toi
l'avantage d'entendre les leçons du Docteur angélique , t'ont-ils
laissé le privilège de veiller sur sa dépouille? Sans doute un
saint Pape , dont il m'est doux plus qu'à tout autre de mêler le
nom à la joie de cette fête, le bienheureux Urbain V , te désigna
pour garder ce dépôt. Mais il ne fit pas un tel choix sans une
inspiration du ciel. S. Dominique, en effet, n'avait-il pas une
1. Prononcé dans la Basilique de Saint Sernin de Toulouse le 7 Mars 1884 par
Mgr d'Hulst , recteur de l'Institut Catholique de Paris.
2. S. E. le cardinal Desprez, archevêque de Toulouse.
3. Mgr Rougerle, évêque de Pamiers ; Mgr Fiard , évêque de Montauban ; Mgr Gaus-
sail, évêque nommé d'Oran : Mgr Lamothe-Tenet, recteur de l'Institut catholique de
Toulouse.
428 PANÉGYRIQUE
dette à acquitter envers une cité qui lui fut si chère ? C'est près
d'ici , au sanctuaire de Prouille, que le prieur d'Osma avait reçu
d'un regard de Marie l'inspiration de ses deux créations immor-
telles : le Rosaire et l'Ordre de la Vérité. C'est là qu'il préludait à
la formation des Frères Prêcheurs en confiant à la Mère de Dieu
l'honneur et la vertu des vierges chrétiennes. C'est dans tes
murs, à Toulouse, qu'au lendemain de la guerre albigeoise il
fondait le monastère de Saint Romain , première maison de son
ordre. Enfin c'est à Prouille encore qu'il tenait le premier chapi-
tre où furent tracées les lois de cette nouvelle forme de vie alliant
aux austérités du cloître et au ministère de la prière les labeurs
de l'apostolat.
Les saints ne sont pas ingrats. Et parce qu'un père n'a pas de
plus précieux trésor qu'un fils digne de lui , Dominique réservait
à sa fidèle Toulouse la faveur de garder cette arche de la doctrine,
ce tabernacle des pensées sublimes qui fut le chef de Thomas
d'Aquin.
Éminence, vous avez voulu qu'un fils de l'Église de Paris,
attaché par des liens bien chers à votre cité, vînt à son tour
bégayer l'éloge de celui qui , tour à tour disciple et maître ,
projeta sur l'école parisienne les feux naissants dont l'éclat
devait un jour illuminer le monde. Cet honneur, qui m'accable,
est de ceux pourtant qu'on ne refuse pas. L'œuvre du haut
enseignement catholique est trop évidemment l'espoir suprême
de notre temps et de notre pays pour qu'un serviteur de cette
grande cause, fût-il le plus obscur ou le plus impuissant,
n'accueille pas avec transport l'occasion de rendre hommage au
maître incomparable en qui se personnifie la doctrine sacrée.
Mes frères , je ne viens pas vous raconter la vie de S. Thomas
d'Aquin ; je prétends encore moins résumer ici son œuvre et
vous faire parcourir les régions diverses de cette prodigieuse
synthèse. D'autres avant moi ont accompli cette tâche, et le
souvenir d'une voix vénérable et chère , dont cet admirable éloge
fut le dernier accent , suffirait à me décourager d'en renouveler
l'entreprise.
Ma prétention est plus modeste , mon dessein plus circonscrit;
peut-être par ce côté , et à défaut d'autre mérite , ne le trouverez-
vous pas moins utile.
Je voudrais, mes frères, étudier quel fut à l'égard des besoins
de son temps le rôle du Docteur angélique ; puis, m'inspirant de
ses exemples , chercher avec vous comment les organes de la
science sacrée doivent comprendre et remplir à l'égard du temps
présent une mission à la fois pareille et diverse. Cette tâche déjà,
je le sens , dépasse mes forces. Glorieux fils de Dominique ,
venez à mon secours !
DE SAINT THOMAS D'AQUIN 429
I. — Quand Dieu voulut se consacrer un tabernacle au milieu
de son peuple , il discerna Beseleel et l'appela par son nom, nous
dit le récit sacré : vocavit Dominus ex nomini Beseleel *. Et comme
Dieu ne trouve jamais une créature digne à l'avance de son
choix , mais la fait digne par son choix (Deus dignos non invenit ,
sed facit, dit S. Augustin), après avoir désigné l'artisan du
tabernacle , le Seigneur le remplit de son Esprit, il répandit en
lui la sagesse , l'intelligence , la science et tous les dons de
l'invention et de la mise en œuvre : implevit que eum Spiritu Dei ,
sapientia, et intelligentia , et scientia , et omni doctrina, ad excogi-
tandum et faciendum opus. Tout ce que l'art peut créer au dehors,
Dieu en traça le modèle dans la pensée de l'ouvrier : Qnidquid
fabre adinveniri potest dédit in corde ejas.
Le tabernacle de la nouvelle alliance contient des trésors
plus précieux. La manne figurative y est remplacée par le vrai
pain du ciel ; la verge de Moïse, par la croix rédemptrice; les
tables de la loi de crainte, parla révélation de la loi d'amour.
Ce tabernacle, c'est l'Église ; et la construction n'en est plus
à faire. Un artiste plus rempli du Saint-Esprit que Beseleel, le
Verbe de Dieu lui-même, en a conçu le plan et exécuté le dessin*
Toutefois, désireux d'associer les hommes à l'honneur d'un
si grand ouvrage, le Christ n'a pas voulu le faire tout d'abord
si achevé qu'il n'y eût plus rien à y ajouter pour l'embellir.
Ainsi, s'agit-il de la sainteté: il en fournit le parfait modèle,
il en formule la loi, il en offre les ressources-, puis il attend de
la fidélité de ses enfants ce supplément de beauté morale qui
doit faire les membres dignes de leur chef. S'agit-il de la doctrine:
il en arrête les principes invariables, il en confie le dépôt aux
mains sûres et fidèles de son Église, il place sur les lèvres de
son Vicaire la sauvegarde infaillible qui éloigne le péril d'erreur,
custodiam ori , ostium circumstantiœ labris2 ; puis il attend que
le travail des docteurs ait mis en œuvre les éléments rationnels
et surnaturels contenus dans la révélation pour élever l'édifice
majestueux de la science sacrée. Que dis-je? Non, le Maître
divin n'attend pas ses docteurs, il les suscite; il les appelle par
leur nom , alors qu'ils ne sont pas encore; il va les chercher
dans le néant de l'être et du mérite pour les convier à l'œuvre
magistrale qui doit glorifier sa parole et forcer la superbe
raison de l'homme à se prosterner devant la magnificence des
pensées de Dieu.
A cause décela, les docteurs sont de tous les temps dans
l'Église. Il en faut pour toutes les phases de ce développement
qui doit conduire l'humanité croyante à une intelligence toujours
1. Exod. XXXV, 30.
2. PS. CXL, 3.
430 PANÉGYRIQUE
plus profonde et plus complète de la révélation : fides quœrens
intellectum. Mais jamais peut-être la nécessité d'un grand docteur
ne s'était fait plus vivement sentir qu'au commencement du
XIII0 siècle.
Alors en effet, et depuis longtemps, l'ère patriotique est close.
Les grandes voix qui, à l'Orient et à l'Occident, avaient servi
d'organes à la tradition, ont cessé de retentir. Le temps n'est
plus où l'interprétation des saintes Écritures donnait lieu à
ces larges expositions auxquelles se complaisait le génie souple
et abondant des Augustin et des Ambroise, des Basile et des
Chrysostôme, des Grégoire et des Léon. L'Église, grâce au
labeur de ces géants, a traversé victorieusement les passes
difficiles des grandes hérésies. La pensée catholique, clairement
dégagée par les docteurs, a trouvé sa formule autorisée et
définitive dans les sentences des grands conciles. Mais cette
période, qui est pour la vérité chrétienne celle du développement,
est, pour la vieille société romaine, celle de la ruine définitive.
La barbarie a rompu les digues, elle couvre l'Europe entière \
avant que de ses éléments confus sorte une civilisation nouvelle,
il faut traverser une phase ténébreuse, durant laquelle tout
dans les écoles se réduit à la répétion monotone de quelques
formules sauvées de l'oubli. Ces stériles exercices épuisent
l'effort intellectuel, sans que les louables tentatives de Char-
lemagne réussissent à le porter plus haut. C'est l'ère des
grammairiens.
Le X° siècle passe avec ses hontes, Tan mille ne voit pas finir
le monde, et voici de toutes parts un renouveau qui s'annonce.
Renouveau de l'art que ne contente plus la reproduction des modè-
les empruntés aux civilisations païennes ; tandis que l'Europe
rajeunie se couvre, comme on l'a dit, «d'une robe blanche
d'églises » 1 , on voit le style roman dessiner partout ses formes
discrètes et nobles, gracie uses et pures, et préluder avec bonheur
(puisque je parle à Saint Sernin, je devrais dire avec magnificence)
aux essais plus hardis qui trouveront leur couronnement dans les
splendeurs du gothique. Renouveau de la pensée que le Triviwn
et le Qiiadrivium ne suffisent plus à enchaîner et que les écrits
d'Aristote, tirés de l'oubli par les Arabes, précipitent dans les
recherches curieuses de la logique et de la métaphysique. Écoutez
ce bruit confus qui monte de Paris : c'est le fracas des disputes
dont la montagne Sainte-Geneviève, le cloître Notre-Dame et
le cloître Saint- Victor se renvoient les échos. Là on se passionne
pour ou contre la réalité des universaux ; là on perd de vue
lcà limites qui séparent le dogme révélé des problèmes livrés
1. Quicherat. Leçons d'archéologie à l'école des Charte*
DE SAINT THOMAS D'AQUIN 431
à la libre controverse ; là Roscelin et Abélard apprennent à leurs
dépens ce que l'orgueil de l'homme risque à vouloir pénétrer
les mystères de Dieu. C'est l'ère des dialecticiens
Certes ce fut un beau réveil de l'esprit humain ; et si l'ardeur
de la rercherche, la curiosité hardie, l'éloquence passionnée
mise au service de la pensée audacieuse suffisaient à mesurer
la valeur intellectuelle d'une époque, peut-être faudrait-il réfor-
mer le jugement de l'histoire qui, sans refuser son estime aux
efforts inquiets du XII0 siècle, réserve son admiration pour les
sereines beautés qu'enfanta le XIII0. Mais non, mes frères, l'his-
toire ne s'est pas trompée: chercher n'est pas tout, il faut chercher
dans la vraie voie. Et, puisque nous parlons de la science sacrée,
introduire dans l'exposition du dogme les méthodes rigoureuses
de la dialectique c'était sans doute une œuvre utile et nécessaire ;
mais prétendre tout réduire à l'analyse rationnelle, chercher
dans Aristote et non pas dans les témoins de la tradition
l'interprétation des Écritures, c'était faire évidemment fausse
route et exposer la doctrine chrétienne à une altération funeste.
Ainsi le dogme! maintient en Dieu l'unité de nature et la trinité
des personnes -, Roscelin survient , armé des catégories d' Aristote;
il faut que lajTrinité se plie aux exigences des prédicaments :
c'est l'unité de la nature qui sera compromise. Abélard accourt ,
muni du même texte: il veut sauver l'unité divine, mais son
conceptualisme l'oblige de ramener la distinction des personnes
aune distinction de raison. Ainsi encore le dogme garantit sous
l'apparence du pain la réalité du corps du Sauveur. Bérenger se
présente : il a cherché à concilier la transubstantiation avec
l'idée qu' Aristote lui a donnée de la substance , et il n'y a pas
réussi. Donc, pour lui, la substance du pain demeure dans le
sacrement et la présence du Christ y est purement figurative.
O abus du raisonnement! Si l'on n'y remédie, c'en est fait
de la tradition fidèle qui garde au monde la pure doctrine de
Jésus-Christ ! Entendez le cri d'alarme des sentinelles vigilantes.
Lanfranc s'indigne, S. Bernard est épouvanté, l'Université de
Paris prend peur à son tour, un concile se résout à tarir le mal
dans sa source1 , et les écrits d'Aristote sont condamnés.
Hé quoi ! si peu de temps avant Albert le Grand et Thomas
d'Aquin ! Quarante ans à peine sépareront le moment où l'Église
jette l'anathène au Stagyrite et celui où ses plus grands docteurs
l'invoquent et le commentent! Oui, mes frères, et il n'y a pas
de contradiction dans cette conduite. Ce que l'Église condamne
1. Le concile de Paris, tenu en 1210, sous la présidence de Pierre de Corbeil. Depuis
le milieu du XIe siècle jusqu'au premier Mers du XIIIe, les saints docteurs, les Uni-
versités, les Papes ne cessent de protester contre les écarts de doctrine introduits au
nom de l'uristotélisme. En 12.il, Grégoire IX renouvelle encore les défenses du concile
de Paris.
432 PANÉGYRIQUE
au XIIe siècle c'est la substitution de la métaphysique personni-
fiée dans un homme aux témoignages authentiques qui formulent
la révélation de Dieu. Ce que l'Eglise approuve et encourage
dans l'œuvre scolastique du XII0 siècle, c'est la coordination
rationnelle des éléments révélés, puisés aux sources pures
de l'Écriture et de la tradition.
Que serait-il arrivé, mes frères, si le mouvement du XII
siècle, n'eût pas été ramené dans la vraie voie? Un mal plus
profond et plus universel que la Réforme protestante menaçait
le christianisme. L'œuvre de Luther était avancée de quatre
siècles-, celle de Kant peut-être ^anticipait de six siècles; la
société chrétienne redevenait païenne par engouement philoso-
phique, comme elle fut tentée de le devenir plus tard par
engouement littéraire, comme elle tend à le devenir aujourd'hui
par engouement scientifique. Et ce fléau s'abattait sur l'Église
alors que le dogme était bien complet, sans doute, depuis
l'âge apostolique; alors que les formules du dogme étaient
bien fixées, depuis la période patristique et conciliaire; mais
alors aussi que la science du dogme n'était pas encore faite
et que le besoin d'une théologie scientifique tourmentait partout
à la fois les esprits chercheurs, sans que rien dans l'héritage
du passé vînt donner satisfaction à cette exigence légitime.
En vérité le péril était immense et rien ne s'explique mieux
que les angoisses d'un saint Bernard devant cette agitation
pleine de menaces.
Levez-vous donc, Seigneur, et venez au secours de votre
Église !
Vous voyez bien ce qu'il lui faut. Elle a un tabernacle à cons-
truire dont le modèle ne s'est vu nulle part. Il faut qu'elle trouve
un Beseleel , un homme d'invention et de mise en œuvre : ad
excogitandum et faciendum opus. Ou plutôt, Seigneur, il faut que
vous le trouviez pour elle. Et parce que votre manière à vous de
trouver vos instruments c'est de les faire, il faut, ô Christ béni,
que vous prépariez quelque part l'artisan choisi, l'architecte
prédestiné de la grande synthèse catholique. Il faut que vous
versiez abondamment dans son âme l'Esprit de Dieu, car il s'agit
de réformer par lui l'esprit de l'homme. Implevitque eum Spiritu
Dei '. Il faut que vous le fassiez humble, car il s'agit de guérir
les maux de l'orgueil, et que quand l'orgueil va jusqu'à la folie,
l'humilité seule donne la sagesse : et sapientia. Il faut cependant
que vous le fassiez puissant par le génie, car il n'est pas question
de réduire la raison au silence, mais de redresser sa voie et
d'agrandir ses horizons : et intelligentia. Il faut encore que vous
l'enrichissiez d'un trésor de savoir, car pour coordonner en un
(1) Exod. loc. cit.
DE SAINT THOMAS D'AQUIN 433
vaste système toutes les pensées de l'homme et toute la révéla-
tion de Dieu, il est nécessaire d'avoir parcouru le cercle entier
des connaissances acquises : et scientia. A ce prix seulement
l'homme que votre Eglise attend, pourra dessiner et bâtir l'édifice
complet de la science sacrée : et omni doctrina.
Mais qu'ai-je fait, mes frères? Je voulais seulement indiquer à
l'avance les exigences d'un grand rôle, et malgré moi c'est un por-
trait que je viens de peindre. La sainteté qui fait déborder Dieu dans
le vase trop étroit d'un cœur d'homme, l'humilité qui entraîne le
fils d'un puissant seigneur à fuir le château paternel pour cacher
sous la robe du Frère Prêcheur sa noblesse et ses charmes -, la
sagesse, la sûreté presque infaillible du bon sens accompagnant
la raison dans ses explorations les plus hardies et la préservant
des écueils ; le respect de la tradiction s'alliant à la passion de la
recherche et rattachant à l'autorité des Pères de l'Eglise les con-
clusions de la scolastique ; l'érudition ajoutant à la puissance du
génie et l'empêchant de s'absorber dans l'isolement de ses pen-
sées : ne sont-ce pas là les traits principaux qui serviraient à
esquisser l'image du Docteur angélique? Tel le XIII0 siècle l'a
connu, maître à vingt-cinq ans et terminant à quarante-neuf la
carrière la plus pleine qu'ait jamais fournie une vie d'homme.
Tel les siècles suivants l'ont contemplé dans la lumière grandis-
sante d'une gloire qui est devenue celle de la vérité catholique et
celle de l'esprit humain. Tel l'Eglise l'a proclamé, lorsque l'au-
guste assemblée de Trente, pour présider à ses luttes contre
l'erreur, plaçait en face de la sainte Bible la Somme théologique
de Thomas d'Aquin.
0 Dominique ! aviez-vous entrevu cet avenir quand vous fon-
diez l'Ordre des Frères Prêcheurs? Vous pensiez surtout à ce
pauvre peuple abusé par l'hérésie albigeoise, à cette société chré-
tienne gâtée par le plaisir et par le relâchement de la discipline.
En un mot, vous vouliez donner à l'Eglise de Jésus-Christ des
apôtres. Dieu a reçu votre offrande, mais en -y ajoutant un nou-
veau prix. L'Eglise a besoin d'apôtres dans tous les temps : il
est des heures de sa vie militante où elle ne peut être sauvée que
par les docteurs. Et quel docteur servit jamais sa cause comme
le maître sublime que vous lui avez légué ?
Lorsque S. Dominique et S. François se rencontrèrent à Rome
dans cet embrassement fraternel qu'a immortalisé le pinceau du
moine de Fiésole, Innocent III hésita d'abord à consacrer leur
double entreprise. Mais un songe lui montra la basilique du
Latran secouée par un tremblement de terre et soutenue seule-
ment par deux colonnes que rien ne pouvait ébranler; et il lui
fut dit intérieurement que ces deux appuis de l'Eglise seraient
l'ordre des Mineurs et celui des Prêcheurs. Alors, sans plus tar*
H. CINQUANTE-CINQ.
434 PANÉGYRIQUE
der, il donna aux projets des deux saints fondateurs la sanction
apostolique.
Et les deux armées des pauvres de Jésus-Christ ont commence
leur marche à travers l'histoire, l'une représentant surtout la
folie de la croix, l'autre la sagesse de l'Évangile, toutes deux
néanmoins échangeant continuellement leurs mérites et leurs
gloires au service du même maître. Ah ! s'il m'était permis d'in-
troduire une variante dans l'interprétation du songe d'Inno-
cent 111, je dirais que ces deux colonnes symbolisent la sainteté
et la science. Voilà les appuis de l'Église. Elle ne peut se passer
d'aucun de ces deux soutiens. La sainteté sans la science ne lui
permettrait pas de remplir tout son rôle ici-bas. La science sans
la sainteté la laisserait encore bien plus loin du but qu'elle pour-
suit. Parce que vous avez réuni sur votre front à la couronne du
génie l'auréole de la sainteté, à cause de cela, ô Thomas ! vous
valez à vous seul les deux colonnes du temple -, et l'Église recon-
naissante fait écho à la parole du Sauveur proclamant que vous
l'avez bien servi : Bene scripsisti de me, Thoma !
IL — S. Thomas à bien rempli sa tâche ; mais l'œuvre qu'il a
faite se recommence toujours. Et puisque j'ai l'honneur déparier
devant un prince de l'Église, devant les pasteurs du peuple,
devant les maîtres de la doctrine, c'est à dire devant tous ceux
qui ont le soin des âmes et de la vérité : puisque je viens ici
comme l'humble délégué de cette Église et de cette Ecole de Paris
qui rayonne encore, après six siècles, d'un reflet de gloire em-
prunté à Thomas d'Aquin, j'ai le droit, mes frères, j'ai le devoir
de déterminer ce que sera notre tâche à nous-mêmes , quel rôle
nous avons à remplir à l'égard de la science de notre temps.
Mais ne craignez pas que cette recherche nécessaire m'entraîne
loin du grand souvenir qui nous rassemble. Non, car notre rôle
ne m'apparaît pas séparable de l'œuvre du maître que nous
honorons aujourd'hui. Nous n'acquitterons pleinement notre dette
envers le temps présent que si, les yeux fixés sur le docteur
angélique, nous nous montrons tour à tour ses disciples et ses
imitateurs.
Ses disciples avant tout. Certes, il y a là déjà de quoi défrayer
notre ambition studieuse. Et plût à Dieu que le culte d'un tel
maître n'eût jamais connu d'éclipsé parmi nous 1 Hélas ! faut-il
l'avouer V une interruption déplorable est venue couper la
tradition des écoles catholiques. « Otez Thomas, disait Luther,
et je renverserai toute l'Église.» Qui le croirait? Il s'est trouvé
des catholiques pour seconder le vœu de Luther. On a ôté
Thomas, sinon de la théologie qui est pleine de lui, du moins
de la philosophie qui gardait la clé de sa doctrine, Un puissant
DE SAINT THOMAS D'AQUïN 435
esprit a eu cette audace ; il n'a point vu de péril à tout faire
dater de lui-même, et les dépositaires de la tradition parmi nous
l'ont laissé faire. Bossuet, si sévère pour les hardiesses de
certains théologiens catholiques, n'a d'abord que des complai-
sances pour la révolution cartésienne, dont il saura plus tard
entrevoir et prédire les funestes conséquences. Après lui, un
mouvement irrésistible entraîne la philosophie dans le courant
nouveau. Un divorce étrange s'opère entre la métaphysique et
la science du dogme. La première s'enfonce de plus en plus
dans les voies aventureuses d'où elle ne pourra plus sortir que
par des issues d'erreur, sacrifiant une vérité à l'autre, faute
de pouvoir les mettre d'accord, niant la matière pour maintenir
les droits de l'esprit ou niant l'esprit pour pour assurer la
réalité de la matière ; ôtant à la raison sa force pour faire régner
l'autorité, ou faisant du mépris de toute autorité une condition
d'existence pour la raison. Et tandis que la philosophie s'égare
de la sorte , la théologie, gardant sa direction première, continue
de dicter des formules dont ses adeptes semblent avoir perdu le
sens. De là, pour la science sacrée, un affaiblissement croissant,
qui va bientôt jusqu'à l'annulation totale. Le mouvement philo-
sophique, le mouvement scientifique s'accomplissent en dehors
de l'Église; la culture théologique est confinée dans une région
fermée où elle produit des fruits médiocres et n'où ne rayonne
au dehors aucune influence directrice. Une sorte d'accord tacite
s'établit entre les représentants de l'orthodoxie et les organes
les moins compromis de la philosophie séparée, pour délimiter
un terrain commun, sur lequel les uns pourront construire le
temple du dogme, les autres l'édifice de la religion naturelle.
Mais bientôt ce spiritualisme infirme est assiégé par des ennemis
inattendus ; les négations scientifiques élargissent tous les
jours les brèches ouvertes dans ses remparts. Les tenants do
l'éclectisme entrent en pourparlers avec l'ennemi ; hier ils lui
livraient la personnalité de Dieu, aujourd'hui ils lui abandonnent
la réalité des corps, demain ils lui sacrifieront la substantialité
de l'âme. Et les croyants éperdus se retournent vers les maîtres
de leurs jeunes années pour demander des forces contre l'enva-
hisseur Vain espoir! Ce ne sont ni les Descartes ni les Male-
branche qui protégeront la raison humaine contre les attaques
du positivisme, ou qui sauveront le dogme chrétien du naufrage
de la raison. Que faire alors? Faut-il capituler, comme ont
fait les philosophes? Mais nous gardons la doctrine révélée : c'est
une citadelle qu'on ne rend jamais !
Ecoutez, écoutez! La voix de Pierre a retenti. Il était temps
qu'elle se fit entendre. La France chrétienne s'était trop long-
temps déshabituée de la suivre. Et que de malheurs elle se fût
436 PANÉGYRIQUE
épargnés si elle s'y fût montrée plus attentive ! Notre siècle qui
a vu se dérouler les conséquences fatales des erreurs accumulées
par le siècle précédant, est aussi, disons-le à son honneur, l'âge
des grandes réparations. Ce mélange d'opinions erronées et de
dispositions défiantes, qui, sans jamais séparer du Saint Siège
l'Eglise de France, ralentissait néanmoins les communications
du chef aux membres, a disparu dans un concert de foi, de
docilité, de confiance et de dévouement. S'agit-il de rappeler à
une génération ivre de liberté les principes qu'aucune société ne
peut méconnaître sans périr, la parole de Pie IX suffira à triom-
pher des préjugés les plus tenaces et des plus généreuses illu-
sions. S'agit-il de ramener la philosophie chrétienne dans sa
vraie voie, la parole de Léon XIII achèvera de désabuser ceux
que fascinait encore le préjugé cartésien, ce gallicanisme de la
raison, et rendra au mouvement de la pensée catholique son
orientation véritable, en lui montrant son guide dans la personne
de S. Thomas d'Aquin.
Et nous voici maintenant à vos pieds, ô Maître de la doctrine!
Dociles à l'appel du grand Pontife qui a restauré votre hégé-
monie dans les écoles catholiques, nous venons nous déclarer
ouvertement et sincèrement vos disciples. Nous avons éprouvé
toutes les bases nouvelles qu'on a voulu donner au savoir, et
nous les avons trouvées chancelantes. Après bien des explora-
tions inutiles, bien des essais infructueux, nous avons tardive-
ment retrouvé le fondement solide cimenté par vos robustes
mains. C'est sur ce roc que nous voulons bâtir et nous ne per-
mettrons plus qu'on nous en sépare. Attendite ad petram undè
excisi estis et ad cavernam laci de qua prœcisi estis * .
Disciples de S. Thomas, Messieurs, nous le sommes, nous le
serons toujours. Mais ce rôle n'épuise pas nos devoirs ; il faut
que nous soyons aussi ses imitateurs.
Peut-être n'apercevez-vous pas tout d'abord la différence qui
sépare ces deux rôles : elle est profonde pourtant. Le disciple
s'approprie l'enseignement du maître ; l'imitateur reproduit
l'effort personnel qui a conduit le maître à la conquête de sa
doctrine. Le disciple apprendra ce que S. Thomas savait; l'imi-
tateur s'inspirera de son exemple et se servira de ses procédés
pour découvrir des vérités nouvelles.
Est-ce manquer de respect au Docteur angélique que d'annon-
cer la prétention d'ajouter à son trésor ? Non, mes frères, car c'est
tenter ce qu'il n'eût pas manqué de faire s'il eût vécu au milieu
de nous. Est-ce du moins céder à une présomption téméraire ?
Non encore, car ce n'est pas nous mettre au dessus du maître,
c'est le suivre de loin dans une voie où son génie créateur nous
i. is. u, 1*
DE SAINT THOMAS D'AQUIN 437
a précédés. Quand on considère ce que l'Ange de l'école a su
accomplir dans cette pénurie de ressources, dans cet isolement
de la pensée, avec des documents tronqués, des manuscrits im-
parfaits, sans aucun de ces secours qui facilitent aujourd'hui la
recherche ; collections d'auteurs, éditions critiques, répertoires
et compilations de toute sorte ; — voilà pour l'œuvre de l'érudit ;
— dans cet état rudimentaire des sciences naturelles, avec le
concours périlleux et trompeur qu'une physique sans réalité
apportait à la métaphysique, — voilà pour l'œuvre du philoso-
phe ; — on demeure confondu devant l'immensité du labeur et
l'étonnante valeur du résultat. On se demande comment un cher-
cheur si dépourvu a pu trouver tant de choses, comment un
observateur si mal secondé a pu serrer de si près la nature ; et là
ne s'arrête même pas notre surprise. On admire ce théologien
qui a su puiser dans quelques écrits mêlés le pur esprit de la
tradition catholique, à ce point qu'aujourd'hui encore il n'est
guère de question dogmatique qui ne rencontre sa solution dans
un article de S. Thomas. Mais surtout on regarde avec stupéfac-
tion ce penseur du moyen-âge qui a pu du même coup adapter
au spiritualisme chrétien la grandiose conception d'Aristote sur
la hiérarchie de l'être et préparer, six siècles d'avance, le terrain
de la conciliation entre la métaphysique et les sciences.
Mais plus S. Thomas nous paraît supérieur à son temps par le
parti qu'il a tiré des plus pauvres ressources, plus il devient
évident pour nous que, placé dans les conditions privilégiées qui
nous sont faites, il eût porté beaucoup plus haut l'effort de son
génie. Dès lors, quand nous voulons appeler sur nos travaux
son patronage, nous n'avons pas le droit de nous borner à répé-
ter des formules dont quelques unes peut-être ne contenteraient
plus aujourd'hui leur immortel auteur. Ce serait abdiquer l'auto-
nomie de notre pensée ; et S. Thomas ne se sentirait pas digne-
ment honoré par un culte servile. S'essayer à le continuer, c'est
le glorifier encore -, et s'il ne dépend pas de nous de lui ressem-
bler par le génie, nous pouvons et nous devons lui emprunter sa
méthode. Tout apprendre, tout exploiter, chercher dans l'étude
des faits la trace idéale qui mène aux principes, tel fut le procé-
dé du maître : fermer après lui Tère de la recherche, tenir pour
non avenues les découvertes accumulées par l'esprit humain
depuis des siècles, ou croire que ces réalités, ignorées de nos
pères, n'ont rien à voir soit avec la science du dogme, soit avec
cette synthèse des sciences qui s'appelle la philosophie , c'est faire
le contraire de ce qu'il a fait de son temps, le contraire surtout
de ce qu'il eût fait à notre place, et c'est là une étrange façon de
nous déclarer ses disciples.
Nous avons vu à travers cjnels périls le XIJ° siècle avait teuté
438 PANÉGYRIQUE
la synthèse catholique, avec quel bonheur le XIIIe siècle Ta réali-
sée par l'organe de Thomas d'Aquin. Dira-t-on que le besoin de
synthèse ne se fasse plus sentir aujourd'hui? Mais ce besoin est
de tous les temps ; c'est une loi de l'esprit humain. Quoi ! depuis
la Renaissance jusqu'à nos jours, l'humanité est en travail ; on
a renouvelé l'histoire ; on a frappé le roc du passé et l'on a fait
jaillir des souvenirs ignorés. On a créé (le mot n'est pas trop fort)
la science de la nature, de ses lois, de ses forces; et il n'y aurait
rien à faire pour ramener à l'unité tous ces éléments épars? Mais
d'avance cela n'est pas possible. Et je défie qu'à la question ainsi
posée on ose faire une réponse négative.
Non, l'effort nouveau n'est pas inutile; mais ce qu'on peut
dire avec vérité, c'est que, en devenant chaque jour plus néces-
saire, il ne cesse de devenir plus malaisé. S. Thomas a triomphé
d'une difficulté énorme : la pauvreté des documents ; nous
succombons sous le poids d'une difficulté qui n'est pas moindre :
l'immensité de nos richesses.
Je le sais. Mais qu'importe? 11 ne dépendait pas de S. Thomas
d'être riche; il ne dépend pas de nous d'être pauvres. Il n'a
consulté que le besoin de l'Église et des âmes, et avec des
'matériaux imparfaits il a construit un splendide édifice. Inspi-
rons-nous des mêmes nécessités et mettons la main à une œuvre
pareille.
La théologie nous attend. Connaissant mieux l'histoire et les
documents de la tradition, nous sommes mieux placés pour
suivre les phases que parcourt, dans l'intégrité permanente de
la doctrine révélée, le développement scientifique du dogme.
Nous n'avons pas le droit de laisser à nos ennemis le champ
libre pour travestir nos origines et pour ruiner notre foi, en
racontant à leur manière comment elle s'est formée.
L'exégèse biblique nous attend. Autrefois la Bible était regardée
comme le plus ancien des livres, et l'on ne savait rien de l'antique
Orient que ce qu'elle en raconte en passant. Aujourd'hui l'Egypte
et la Chaldée livrent les secrets de leurs monuments enfouis.
L'orthodoxie, sans rien abandonner de son domaine, sent le
besoin de changer sa ligne de défense. Nous n'avons pas le droit
délaisser tourner contre nous une science nouvelle, qui peut
bien déconcerter certaines conceptions vieillies, mais qui ne
rencontre sur son chemin aucun enseignement de l'Église pour
lui barrer le passage , et qu'il dépend de nous de faire servir au
triomphe de la vérité révélée.
L'apologétique chrétienne nous attend. Elle aussi est contrainte
de faire front à de nouveaux ennemis. Autrefois on ne contestait
guère que la religion des Hébreux gardât le dépôt des traditions
primitives; dès lors tout ce qui, dans les religions anciennes,
DE SAINT THOMAS D'AQUIN 439
apparaissait conforme aux enseignements de Moïse, semblait un
emprunt fait par le paganisme aux sources d'où dérivent nos
croyances. Aujourd'hui on veut appliquer à l'histoire des formes
religieuses la prétendue loi deTévolution. L'esprit humain serait
un fond uniforme sur lequel le génie des différents âges et des
peuples divers viendrait broder la variété des dogmes, sans
qu'aucun d'eux puisse prétendre plutôt qu'un autre à une origine
divine. Partout donc où l'on signale une analogie entre les fausses
religions et les véritables, nos adversaires triomphent ; et ce que
nous avons à leur montrer, c'est surtout le caractère inimitable
et transcendant de la doctrine révélée.
La philosophie nous attend. Descartes Ta isolée de l'expérience.
Les modernes continuent de l'éloigner de la réalité par l'idéa-
lisme, et ne savent l'y ramener que par le matérialisme. S. Tho-
mas, je l'ai dit, garde le terrain vrai de la rencontre entre la
métaphysique et la science de l'univers. Encore est-il qu'il faut
nous approprier les connaissances positives sans lesquelles tout
essai de synthèse rationnelle n'obtiendra qu'un accueil dédai-
gneux de la part des hommes familiers avec les faits.
Voilà, messieurs, notre tâche. Mais, me direz-vous, où sera
le géant de taille à l'entreprendre ?
Si Dieu nous rendait un S. Thomas, nous pourrions espérer
de voir paraître un jour la somme théologique et philosophique
du xix° siècle. C'est le propre des génies de premier ordre de
ramener à l'unité la diversité presque infinie des données posi-
tives.
Mais Dieu seul allume où il lui plaît la flamme du génie. Et il
le fait rarement sans avoir préparé un si grand ouvrage.
S. Thomas lui-même n'est pas apparu comme un météore isolé
au milieu de son siècle. L'activité intellectuelle du xn° siècle
avait enfanté les grandes écoles. Les écoles à leur tour avaient
produit les grands maîtres. Quand Thomas se leva, Pierre Lom-
bard, se survivant dans son œuvre, tenait déjà ce sceptre des
sentences qu'il a gardé pendant tant de siècles ; Alexandre de
Halés avait porté bien haut la gloire scientifique de l'école fran-
ciscaine; Albert le Grand jouissait d'une renommée qui ne
permettait à personne de supposer qu'un de ses disciples pût
jamais la faire pâlir. Thomas est venu, et de tous les travaux de
ses devanciers il a fait comme le socle du monument que Dieu
lui réservait d'élever à la doctrine sacrée.
Eh bien, mes frères, Dieu nous destine-t-il un géant des temps
nouveaux pour renouveler, en l'adaptant aux besoins de notre
âge, l'œuvre du Docteur angélique Me l'ignore, mais ce que je
sais bien, c'est qu'il nous demande de travailler comme pour
préparer sa venue.
440 PANÉGYRIQUE
Nos richesses nous acccablent? Mais qui oblige chacun de nous
d'embrasser toute la tâchée Et ne voyez-vous pas naître et grandir
autour de vous ces institutions divinement désignées pour dis-
tribuer entre leurs membres les éléments variés de ce labeur?
Les Universités catholiques! Voilà les instruments que la Provi-
nence a choisis pour rendre possible l'œuvre nécessaire de la
synthèse catholique !
Là seulement la vérité peut être poursuivie en même temps
dans toutes les voies ; là les aptitudes et les vocations décident
des recherches, là les connaissances les plus variées s'appuient
et se fécondent entre elles. Là s'accumulent les instruments de
travail, les procédés d'investigation, les traditions scientifiques.
Et parce que cette science multiple et chercheuse, hardie et
sincère, naît, grandit et se perfectionne dans un milieu chrétien;
parce que les maîtres qui la distribuent, les disciples qui la
reçoivent, les savants qui la font progresser, sont des croyants
fidèles ; parce que c'est l'Église qui a provoqué, encouragé, béni
la création de ces foyers scientifiques, à cause de cela il nous
est permis de saluer dans les débuts modestes de ce haut ensei-
gnement catholique l'aurore des grandes clartés que Dieu s'ap-
prête à faire lever sur notre temps.
Ah! vous vous demandez pourquoi ces œuvres difficiles sont
nées à notre époque troublée, parmi les luttes qui semblent
contraster avec les préoccupations sereines du haut savoir I
Pourquoi ces œuvres coûteuses viennent prélever sur votre
générosité de nouveaux tributs à l'heure où tant de charges vous
accablent? Mes frères, Dieu sait ce qu'il fait! Plus tôt, c'eût été
trop tôt : le renouvellement des connaissances n'était qu'au début.
Plus tard ce serait trop tard: la synthèse des sciences serait faite
sans nous, et à cause de cela elle serait faite contre Dieu. Mais
maintenant c'est l'heure : Catholiques, debout ! A la voix de vos
pasteurs, à la voix du Pontife suprême, vous vous armerez pour
tous les combats : ici sur le terrain de l'école populaire, là sur
celui de la charité, ailleurs dans le domaine du culte public, un
peu plus loin sur le théâtre des intérêts sociaux , partout où il y
a une vérité à professer, un droit à protéger, une liberté à défen-
dre. C'est bien, c'est votre devoir; mais ce n'est pas tout votre
devoir, et, dussé-je vous paraître ou paradoxal ou intéressé
dans mon ardeur à plaider une cause qui me touche de trop près,
je dirai ma pensée tout entière : ces œuvres salutaires et saintes
ne sont pas l'élément principal de l'action catholique de nos
jours. Avant tout il faut que Dieu règne, que Jésus-Christ soit
connu, aimé, servi. Donc avant tout il faut que la foi soit sauvée,
la foi qui nous apprend à connaître Dieu et à aimer Jésus-Christ.
Eh bien, mes frères, la foi est menacée. Par qui? Par la politique?
DE SAINT THOMAS d'AQUIN 441
Non, la politique peut faire souffrir les croyants, elle ne peut pas
tuer la croyance. La foi est mise en péril surtout par la haute
science. Donc il ne suffit pas de la défendre par la charité ou par
renseignement populaire. On empoisonne les âmes avec la
science athée ; le monde cherche de la science chrétienne ; il
vous en demande , c'est le pain des intelligences '.parvuli petierunt
panem. Voulez-vous qu'on vous reproche un jour de le leur avoir
refusé ? Et non erat quifrangeret eis * .
Mes frères, aviez-vous compris de la sorte nos Universités
catholiques? Vous y aviez vu peut-être une tentative honnête
pour répéter, avec plus de garanties contre l'erreur, les leçons
des savants qui ne partagent pas nos croyances. Vous y aviez vu
encore une protection pour la jeunesse chrétienne à travers cette
crise périlleuse qui l'attend à l'issue des premières études. Nos
Universités sont bien cela ; mais elles sont quelque chose d'infi-
niment plus grand. Elles sont les officines de cette grande élabo-
ration d'où doit sortir une synthèse scientifique et chrétienne,
destinée à soumettre à Dieu la science et à glorifier la foi. A ce
titre, elles tiennent aux plus chères espérances de l'Église, et je
m'explique par là la sollicitude qu'elles lui inspirent ; ce que je ne
m'expliquerais pas ce serait de la part des enfants de l'Église un
refroidissement de zèle pour les soutenir et les diriger jusqu'au
terme de leurs glorieuses destinées.
0 S. Thomas ! nous allons porter en un triomphal cortège ce
chef auguste, qui fut le vase de vos pensées, les restes de ce
corps vénérable qu'anima votre grande âme. Du haut du ciel à
votre tour, jetez les yeux sur d'autres restes ! Voyez les débris
des grandes écoles catholiques qui retentirent autrefois de vos
accents immortels. Que sont devenues les Universités de l'Église?
Les orages du passé les ont renversées. Ces grands corps vivants
sont tombés en poussière. Mais l'Esprit de Dieu sait ranimer la
cendre et rendre aux ossements desséchés le mouvement et la
vie. 0 Maître, rallumez les foyers de la science catholique!
Multipliez parmi nous vos disciples. Suscitez-vous des imitateurs.
Faites plus, si Dieu le permet : venez, venez revivre dans un
autre vous-même pour faire triompher sur la terre la vérité qui
règne aux cieux. Amen.
1. Thren. IV, 4.
DISCOURS INÉDITS
DE
M8Ç DE LA B0UILLER1E
L'ANGE DE LA FAMILLE
Chapelle de Lalhan, 20 septembre 1875.
Voici une pieuse et douce pensée qui a été conçue par l un de
nous, mai#à laquelle nous avons tous donné notre assentiment
et notre suffrage. C'est elle qui va donner lieu à cette touchante
cérémonie et je voudrais en peu de mots essayer de vous en
expliquer le sens.
Chaque fois que la divine Providence nous permet de passer
quelques jours ensemble, nous goûtons avec un bonheur infini le
charme de ces réunions intimes les absents, ceux que la
mort nous a ravis et ceux que d'autres devoirs retiennent éloi-
gnés de nous sont notre unique chagrin.
Notre famille fortement unie, me semble comme une petite
tribu marchant dans une même voie, tous la main dans la main;
les forts soutenant les faibles, les aînés servant de guides aux
plus jeunes; du reste mêmes sentiments, mêmes pensées,
mêmes espérances, mêmes craintes, mêmes tristesses et mêmes
joies; un même esprit, un même cœur, une même âme
C'est vraiment pour nous que le Psalmiste a écrit cette parole :
« Il est bon, il est doux pour les frères d'habiter sous le même
toit. »
Ce serait peu toutefois de constater l'union, si l'on ne se rendait
compte de la cause. — Cette cause, quelle est-elle? Est-ce seule-
ment la parenté qui nous lie? Hélas ! en ces jours où nous som-
mes et où je ne sais quel universel dissolvant brise les liens les
plus sacrés, ceux mêmes de la famille ne sont plus respectés et
1. Avant que Mgr de la Bouillerie ne fût transféré de Carcassonne à Bordeaux, le
vénéré prélat voulut bien autoriser le directeur des Orateurs sacrés contemporains à
recueillir et à publier, en trois beaux volumes in-8* , l'ensemble de ses œuvres ora.
toires et pastorales. Cette publication rencontra, dans l'épiscopat et le clergé de
France, la faveur la plus marquée. Mais, on nous a souvent exprimé le regret qu'elle
ne fût pas complétée par les quelques discours de Mgr de la Bouillerie, qui ont été
^cueillis à Bordeaux. Nous en ferons srjvre la série, d'un discours également
inédit que l'abbé de la Bouillerie, alors vicaire-général de Mgr Sibour, prononça, à
Paris, dans l'église de S. lloch, le 3 février 1854.
l'ange de la FAMILLE 443
c'est souvent au sein des familles qu'on rencontre les plus dou-
loureuses divisions Non, la cause est plus haut : en principe,
quand on essaie d'expliquer ce qui en ce monde est fort, ce qui
est durable, ce qui résiste à tout , il faut chercher plus haut que
le monde de la nature, il faut s'élever jusqu'au monde de la
grâce. — Le vrai lien des familles qui est aussi le lien de la nôtre
c'est le Père qui est dans les cieux , c'est Jésus-Christ le premier-
né entre les frères : primogenitus inter fratres , ou si vous voulez
que j'exprime en d'autres termes la même pensée, ce qui nous
unit étroitement entre nous, c'est une même vérité et un même
amour.
Une même vérité : Si nos sentiments sont les mêmes, c'est que
nos principes sont les mêmes ; nous ne sommes pas seulement
chrétiens par le nom et par le baptême, nous affirmons hautement
notre foi et notre vie catholique ; le Credo que nous professons
est celui de notre immortel Pie IX, voilà la base de nos jugements
et de nos opinions sur toutes choses, et, comme cette base est
de Pierre, nos opinions et nos jugements sont fermes, solides,
indestructibles comme la pierre.
C'est aussi cette même vérité qui nous conduit à un même
amour; mais tandis que nous demandons la vérité à la Chaire
infaillible de Pierre, nous puisons un même amour à sa source
la plus vraie et la plus féconde: dans le cœur même de Jésus-
Christ.
Oui , c'est le cœur de Jésus-Christ qui fait qu'on s'aime ! On
s'imagine souvent qu'on se suffit à soi-même pour s'aimer entre
soi; cela est faux. — On ne s'aime fortement et invinciblement
que dans le cœur de Jésus-Christ. — C'est le cœur de Jésus-Christ
qui nous apprend à tous l'amour de charité, le plus vrai et le
plus pur des amours ; c'est lui qui nous inspire cette indulgence,
cette condescendance, cette égalité de caractère et d'humeur qui
deviennent pour une famille chrétienne la garantie du bonheur et
de la paix.
Eh bien, maintenant, je viens à la pensée qui fait l'objet de
cette cérémonie: C'a été de nous consacrer tous, comme famille , au
cœur de Jésus-Christ et le mode qu'on a choisi pour réaliser
cette pensée me parait on ne peut plus heureux. Cet ange que
je vais bénir sera, si vous le voulez, l'ange de la famille, et
l'encens qu'il fera fumer vers Dieu n'est autre que l'acte même de
notre Consécration
Ah! si jamais j'ai été heureux d'exercer au milieu de vous
cette sorte de pontificat de famille que la Providence m'a confié,
c'est maintenant surtout que je remplis avec joie cette charge
bénie ! Combien de fois déjà j'ai accompli près de vous mon mi-
nistère sacré Que d'unions j'ai bénies, qui, en multipliant la
444 LA CHAPELLE DOMESTIQUE
famille, lui ont apporté une sève nouvelle de vertus aimables et
de force chrétienne Que d'enfants j'ai baptisés qui mainte-
nant s'élèvent autour de nous comme des grappes mûrissantes
autour du même cep, qui, sous l'œil des aïeuls, des pères et
des mères, grandissent en sagesse et en grâce, qui sont aujour-
d'hui la joie, qui seront l'avenir de la famille.
Mais mon ministère près d'elle est aujourd'hui bien plus au-
guste : Je vous confie au cœur de Jésus-Christ et ainsi je resserre
étroitement tous les liens de la famille Je vous le disais,
nous sommes en un temps où tout se dissout et tout se brise, il
faut que cette famille demeure ce qu'elle est, en un temps où
nulle part on ne sait plus s'aimer et s'entendre, il faut que toujours
ici l'on s'entende et l'on s'aime
Puisse cette consécration de nos cœurs se prolonger d'âge en
âge, de générations en générations, l'encensoir de l'ange sera, si
vous le voulez, l'emblème et le symbole de nos vœux; tant que le
feu et l'encens demeurent dansl'ei censoir, l'encens fume et monte
vers le ciel. Ici le feu c'est le cœur de Jésus-Christ ; l'encens c'est
notre cœur, le cœur de tous ceux qui, après nous seront les
membres de la famille L'encens fumera toujours et il ne
cessera jamais de s'élever vers Dieu !
LA CHAPELLE DOMESTIQUE1
Une chapelle domestique nous rappelle le souvenir de la
maison de Béthanie où le Seigneur daigna visiter les deux
sœurs Marie et Marthe. Il ne vient que pour être seul; et c'est
aussi sur elles qu'il répand, par sa présence, les grâces les
plus abondantes. Tout ici, entre Jésus-Christ et les deux sœurs,
se passe dans le secret de l'intimité la plus douce et la plus
sainte.
Il n'en est point ainsi , lorsque le Sauveur se propose d'instituer,
pour le monde entier, le sacrement de l'Eucharistie. Il envoie
par avance deux de ses disciples, comme le prince députe ses
ambassadeurs pour une affaire de haute importance. Il leur
indique celui dans la maison duquel il devra célébrer la Pâque :
et il leur dicte le langage qu'ils devront tenir à cet homme: « Le
maître nous charge de vous dire, magister dixit, quel est le
l. Par Monseigneur de la Bouillerie
LA CHAPELLE DOMESTIQUE 445
lieu que vous lui préparerez pour célébrer la Pâque avec ses
disciples. » Et aussitôt le père de famille montre à ceux-ci une
salle d'une vaste étendue et pompeusement parée : cœnaculum
magnum, stratum. Jésus-Christ entre, suivi de ses apôtres qui
représentent, en ce moment, l'Église , ou plutôt l'univers
chrétien tout entier. Il y entre avec les bons, il y entre avec
celui qui est méchant, sumunt boni, sumunt mali , et pour tous, il
institue le divin sacrement de son amour.
La maison de Béthanie est le symbole d'une chapelle domes-
tique, le cénacle est la figure de nos temples.
Certes, voici deux conduites très distinctes tenues par le
Sauveur: et celles-ci, à leur tour, révèlent deux pensées di-
verses: une pensée intime qui se rapporte à quelques âmes
choisies, une pensée générale qui a pour objet le monde entier.
Mais pourquoi ces deux conduites et ces pensées diverses V
Il me semble qu'elles sont merveilleusement indiquées par
deux paroles de l'apôtre saint Paul; d'une part, l'apôtre nous
dit : « Jésus-Christ a aimé son Église et il s'est donné tout entier
à elle ; Christus dilexit ecclesiam et tradidit semetipsum pro éd. »
Et d'autre part, le même apôtre se tient à lui-même ce langage:
«Jésus-Christ m'a aimé moi-même et s'est donné tout enviera
moi: Christus dilexit me et tradidit semetipsum pro me.» Voici,
ce me semble, un double amour du Sauveur et qui n'est
pourtant qu'un même amour. Il aime son Église toute entière ,
mais aucune âme, dans cet amour d'ensemble, n'est perdue,
oubliée, absorbée. Jésus-Christ aime chacun de nous du même
amour qu'il aime l'Église: Christus dilexit me et tradidit semetip-
sum pro me. Or, voici ce qu'il nous montre admirablement, soit
dans nos temples, soit dans le sanctuaire d'une chapelle privée.
Dans nos temples, il est tout à tous, dans une chapelle privée ,
il est tout à chacune des âmes qu'il s'est choisies. Dans nos
temples, un autel élevé et qui est à la vue de tous, un vaste
tabernacle pour nourrir tous ceux qui ont faim : Dat escam
esurientibus. Là, une chaire du haut de laquelle le pasteur
distribue à tous la parole de Dieu. Là enfin, le tribunal sacré
de la divine miséricorde où les pécheurs obtiennent le pardon. . .
Dans une chapelle privée, un autel modeste et un tabernacle
qui suffit pour nourrir du pain sacré les âmes qui habitent
sous le toit de la maison. Là, il n'y a ni chaire, ni tribunal
de la pénitence ; c'est Jésus-Christ lui-même qui parle intimement
à des cœurs qui lui sont chers, et c'est lui qui, par les douces
impressions de sa grâce, purifie de plus en plus les consciences
Mais maintenant, pourquoi cette si haute faveur d'une chapelle
privée accordée à de telles âmes et non pas à telles autres?
Il faut ici, premièrement , répondre aue c'est le secret de Dieu,
446 LA CHAPELLE DOMESTIQUE
comme toutes les grâces privilégiées que nous recevons sont
toujours le secret de Dieu, et il est nécessaire d'invoquer la
grande parole de l'apôtre S. Paul : « 0 profondeur des divins
conseils : 6 altitudo ! »
J'ajouterai cependant que , autant que nos pensées peuvent
scruter les secrets de Dieu, on peut dire qu'à l'égard de ceux
qui la reçoivent, la faveur d'une chapelle privée est à la fois une
récompense que le Seigneur accorde et une dette qu'il impose.
Une récompense que le Seigneur accorde. Et ici , nous serons
d'accord pour dire qu'il a voulu rémunérer une piété exemplaire
et toujours prête à toutes les bonnes œuvres, un zèle ardent
pour les intérêts de son Église et cette vertu chrétienne, la plus
difficile de toutes, une résignation absolue à la souffrance que le
Seigneur envoie.
Mais, en même temps qu'une récompense, la faveur d'une
chapelle privée est une dette que Jésus-Christ impose. Quelle
dette? Souvenons-nous de la parabole des talents. Toute faveur
du ciel est un talent et il n'est pas un talent seul qu'on ne doive
chercher à faire fructifier. Or, quel fruit peut attendre le Sauveur
de la chapelle privée qu'il accorde ?
Revenons, si vous le voulez bien , à la maison de Béthanie dont
je vous parlais en commençant. Là, les deux sœurs reçoivent
Jésus-Christ , et certes ces deux âmes sont admirablement
disposées. Mais qui dira que Marie, déjà si aimante, en priant
aux pieds du Sauveur, n'ait pas senti s'allumer davantage le feu
de son amour? In meditatione meâ exardescet ignis , et qui dira
que Marthe, déjà si ardente pour le servir, n'ait point aussitôt
corrigé en elle les petits défauts d'agitation et de trouble que le
Sauveur lui avait reprochés.
Voilà l'exemple qu'il faut suivre. Une âme vraiment chrétienne,
et c'est là sa dignité et sa gloire, une âme vraiment chrétienne
doit être, tout à la fois, les deux sœurs, Marie et Marthe : Marie,
par la prière et par l'amour; Marthe, rar le zèle et par les
œuvres 0 Marie! ô Marthe! ô pur amour du cœur! ô
énergique activité du zèle! ô douce contemplation aux pieds du
Sauveur ! ô sainte ardeur pour toutes les œuvres que Jésus- Christ
impose ! O Marie ! ô Marthe 1 vous qui êtes vraiment la vie
chrétienne-, et c'est cette vie que doivent ambitionner les âmes
qui ont reçu la faveur d'une chapelle privée; c'est cette vie
qu'elles chercheront chaque jour à obtenir par leurs prières ; c'est
aussi celle que je demande au Seigneur de leur accorder par sa
grâce. Ainsi soit-il.
MARIAGE DE DEUX FERMIERS1
Meigné, 25 octobre 1873.
Vous. m'avez demandé, mes chers amis, de bénir votre union
et j'ai bien volontiers accédé à ce désir; vous et vos bons parents,
vous nous êtes depuis longtemps attachés par des liens qui nous
sont chers ; ils vont devenir aujourd'hui plus étroits et j'ai été
bien aise de les resserrer moi-même en présidant à la cérémonie
de vos noces et en venant vous bénir comme un père bénit ses
enfants.
Cette bénédiction d'ailleurs que je vais vous donner, je suis
certain d'avance que le Seigneur veut la répandre abondamment
sur vous ; cette vie des champs que vous menez l'un et l'autre,
sous le toit rustique qu'ont habité vos pères ressemble beaucoup
à la vie patriarcale; or, dans l'histoire des patriarches, rien n'est
plus admirable que les bénédictions qu'il a plu à Dieu de répan-
dre sur les unions conjugales et c'est pour cela qu'aujourd'hui
encore le ministre du Seigneur recommande à chaque épouse
chrétienne de prendre pour modèle l'amabilité de Rachel, la
sagesse de Rébecca et la fidélité de Sara ; vous imiterez certaine-
ment ses vertus, ma chère enfant, comme votre époux chrétien
voudra imiter la foi d'Abraham, la simplicité de cœur d'Isaac,
la patience et la longanimité de Jacob.
Comme celle des patriarches, votre vie, mes chers enfants,
ne saurait qu'être agréable au Seigneur, puisqu'elle sera comme
elle une vie de travail et de prière.
Une vie de travail, et de quel travail? La vie du travail des
champs; celui-ci, vous le savez, avait été imposé à nos premiers
parents même au paradis terrestre, et, depuis la chute, depuis
le péché, il a été pareillement imposé à leurs fils. Ah! plût à
Dieu qu'un plus grand nombre d'hommes eussent la vertu et le
courage d'y consacrer leur vie ! . . .
Mais pourquoi le travail des champs plaît-il souverainement au
Seigneur? C'est, si je puis m'exprimer de la sorte, parce qu'il se
fait de moitié avec lui ! Sans doute, le laboureur doit creuser son
sillon, il doit jeter la bonne semence, et ce n'est qu'après avoir
semé dans les larmes qu'il récoltera dans la joie, mais, entre la
semence et la récolte, il y a la part qu'il faut faire à Dieu ; il y a
les rayons de son soleil, il y a ces rosées et ces pluies, il y a ces
variations de température qui ne dépendent pas de l'agriculteur
1. Par Monseigneur de la Bouillerie.
448 MARIAGE DE DEUX FERMIERS
mais de Dieu seul, et c'est pour cela que le laboureur doit néces-
sairement compter avec Dieu ; — Mais, c'est pour cela aussi qu'à
la vie de travail il doit joindre la vie de prière. Le matin, l'agri-
culteur prie pour que Dieu bénisse son champ ; le soir, il prie
encore pour le remercier de ses bienfaits, et, dans les mauvais
jours il sait reconnaître les châtiments du Seigneur.— L'agricul-
teur prie chaque jour, mais il est un jour dans la semaine qu'il
consacre surtout à la prière ; six jours appartiennent au travail
de ses mains, le dimanche est réservé au travail du Seigneur.
Ah ! non seulement le travail de ce jour est utile à l'âme et à la
conscience du laboureur, mais il profite aussi à ses champs. Agri-
culteurs chrétiens, vous le reconnaîtrez au jour du jugement:
vos riches moissons ont été dues autant à l'observation et aux
saints offices du dimanche, qu'à vos labeurs de la semaine.
Eh bien, cette vie de travail et de prière, vous allez maintenant
la mener à deux et, ainsi, elle vous sera plus facile et plus
douce : la vie de travail d'abord ; dès le matin, l'époux se lève, il
se rend à ses champs, il commence ses rudes travaux, mais il
sait que l'épouse est près de lui, à la maison ; celle-ci s'occupe
du ménage, elle prend soin du bétail, elle prépare les aliments
qui nourriront son robuste époux ; comme la femme forte, elle
ne mange pas son pain dans l'oisiveté ; comme elle, elle apprête
des vêtements chauds pour ceux qui la servent, comme elle
encore, elle sait manier le lin et la laine et ses doigts font toun or
le fuseau : « digiti ejus appreher>derunt fîisiim. »
Vie de travail plus facile à deux, vie de prière également meil-
leure à deux ; c'est le Seigneur qui l'a dit lui-même : « Quand
deux ou trois seront réunis en mon nom, je serai au milieu
d'eux » Quand deux seront réunis en mon nom oh!
combien les époux chrétiens devraient méditer souvent cette
belle parole! oui, cela est vrai, la prière de deux époux
monte avec plus d'élan vers le ciel
Continuez donc, mes chers enfants, continuez en paix et avec
plus de bonheur cette vie de travail et de prière qui est la vie de
l'agriculteur chrétien ; demeurez longtemps sur cette terre qui
vous aime et que vous aimez ; que vos enfants et vos petits
enfants y demeurent après vous. — Voyez comme la Providence
sait admirablement arranger toutes choses : elle m'a confié la
possession de cette terre, mais, je vous l'avoue en toute fran-
chise, je serais bien en peine s'il me fallait la cultiver moi-même !
Je ne suis, hélas 1 je le confesse qu'un très pauvre agriculteur, je
ne connais les champs, les moissons > les blés, les ivraies que
par les paraboles de l'Évangile, mais pourquoi suis-je incapable
de cultiver mon champ6/ C'est que je me suis consacré à une autre
agriculture plus élevée que la vôtre ; celle dont l'apôtre S. Pau)
LES PETITS VAGABONDS 449
disait aux fidèles de son temps : « Vous êtes l'agriculture de
Dieu. » Mon champ, c'est l'Église; ma semence, c'est la parole
de Dieu; ma récolte, c'est la conversion des âmes et leur béati-
tude éternelle !
Vous le voyez donc, mes chers enfants, à chacun ici-bas sa
mission, à celui-ci la culture des champs, à cet autre la culture
des âmes ; l'une et l'autre plaît au Seigneur, pourvu qu'elle soit
bien faite, et elle sera bien faite, si elle se fait dans un esprit
chrétien.
Vous donc, mes chers amis, retournez à vos champs et conti-
nuez vos utiles labeurs ; moi, dans peu de jours, je retournerai
vers le sol où je dois cultiver les âmes ; mais, je le répète, j'ai été
bien aise qu'un moment de loisir m'ait permis de présider à la
cérémonie de vos noces^et de vous donner ce nouveau témoi-
gnage de tout l'intérêt que je vous porte, en venant bénir votre
union .
LES PETITS VAGABONDS
In quo corrigit aclolescentior viafn suam ?
in custodienclo sermones tuos.
(PSAL .118 - 9).
Comment est-ce que le jeune enfant
pourra corrigeras voies ? C'est en res-
tant fidèle à vos préceptes, ô mon Dieu
Ces paroles, mes frères, pourraient servir de devise à la
grande et belle œuvre dont je viens aujourd'hui vous entretenir.
Elle a effectivement pour but de corriger, par la piété, cette
foule d'enfants vagabonds qui parcourent les rues en tous sens,
et qui, si on ne les corrige pas, peuvent devenir un jour les
fléaux de la société. Cette œuvre est si grande, et son ensei-
gnement est si précieux, que je me suis décidé, mes frères,
à vous la présenter aujourd'hui uniquement. C'est un grand
enseignement , ai-je dit, car aujourd'hui que, grâce à Dieu, le
vent de la charité souffle de toute part, il est bon qu'on
apprenne comment débute une œuvre chrétienne, comment
elle fonctionne, comment elle réussit.
C'est ce que je peux parfaitement vous apprendre, si vous
voulez suivre avec moi l'origine, les suites et les développements
1 Discours sur l'Œuvre des Ecoles de la Compassion prononcé le 3 lévrier 1854, dans
l'Église de Saint Roch, par M. l'abbé de la Bouillerie, alors vicaire-général de Paris.
II. CINQUANTE-SEPT.
450 LES PETITS VAGABONDS
de l'œuvre de la Compassion. Le passé de l'œuvre vous fera
comprendre cette fécondité de l'Église qui ne s'épuise jamais ;
son état présent vous fera admirer une fois de plus cette Provi-
dence divine qui vient au secours de toutes les misères, et
son avenir vous montrera les devoirs qui vous sont imposés
aujourd'hui.
Mais quoi ! en ce moment, mes frères, une pensée
traverse mon esprit, et oserai -je le dire? le trouble. Quoi! en
présence de la divine Eucharistie, dans cette fête auguste' qui
rappelle ce grand mystère, quoi! moi que vous connaissez,
je ne vous parlerai pas de la divine Eucharistie? Ah! mes
frères, elle reparaîtra-, elle ne sera pas cependant éloignée de
mon sujet. L'Eucharistie, elle est au commencement des grandes
choses; vous la retrouverez partout. L'Eucharistie, c'est le soleil ;
et l'œuvre de la Compassion c'est un de ses rayons. L'Eucha-
ristie, c'est une source profonde; l'œuvre de la Compassion
est un ruisseau qui émane de cette source. L'Eucharistie est
un grand principe, et l'œuvre dont je vous entretiens est une
des conséquences de ce principe. Et puis, d'ailleurs, quand
il s'agit d'enflammer les âmes, de les porter à l'exercice de la
charité, ah ! le prêtre sent le besoin de ce charbon ardent d'Isaie,
qui sait se placer sur ses lèvres et sur son cœur, afin d'ouvrir
vos cœurs.
Eh bien! donc, pour donner à mes paroles cette éloquence
persuasive dont je n'ai jamais plus senti le besoin, et afin
qu'après avoir écouté mes paroles, vous vous leviez tous
comme un seul homme, afin de soutenir cette œuvre, et de
l'encourager, prosternons-nous devant le divin sacrement de
l'autel, et adorons-le en invoquant Marie. Ave Maria.
Premièrement , mes frères , comment débute une œuvre chré-
tienne? Vous allez l'apprendre en suivant avec moi l'origine
de l'œuvre de la Compassion, le but qu'elle se propose. Il y
a sept à huit ans à peine, un chrétien, un homme du monde, un
père de famille, mais qui avait profondément senti par lui-
même le fruit d'une éducation chrétienne, eut cette pensée
heureuse de chercher à réunir tous les mauvais enfants vagabonds
de Paris, et de les convertir, et ce fut le jour de l'Assomption,
et aux pieds du divin sacrement de l'autel exposé, qu'il se
détermina à mettre cette pensée à exécution. Vous le voyez,
mes frères, l'Eucharistie n'est point étrangère à cette œuvre, ni
l'Eucharistie, ni Marie, qu'on vénère dans cette maison sous
le beau titre de Mère de la Compassion. Toutefois cet homme
voulut laisser mûrir sa pensée: il la confia à la méditation,
1. Cn célébrait à Saint-Roch. les exercices de l'Adorai ion perpétuelle, dont M. l'abbé
de lo Bouillerie aidé de M. Hermann, de Cuers, etc. , venait d'être i'institi^ur à Paris
LES PFTITS VAGABONDS 451
et à la prière, puis il prit quelques conseils. Mais, comme il
arrive souvent, ces conseils le dissuadèrent plutôt. L'un disait :
« Vous êtes fou. » Un autre : « Vous rêvez... » Un troisième :
« Si vous ouvrez une maison à ces enfants , il y a pour vous une
maison toute ouverte, et c'est la maison de Charenton. » Mais
Dieu lui disait au fond de l'âme : « Courage! Courage! Va! » Et
il alla. Un jour donc, mes frères, il rencontra sur le pavé de
Paris un pauvre enfant qui ne savait même pas son nom. Oh !
ai-je besoin de vous dire qu'il ne savait même pas le nom de
Dieu. Cet homme chrétien et vraiment charitable le recueillit et le
plaça dans sa maison. A ce premier enfant s'en joignit un second,
puis un troisième un quatrième 11 les admit dans sa
famille comme des enfants adoptifs. Bientôt , ne pouvant plus
suffire seul à cette œuvre, il eut recours à quelques aides. Ces
aides , ce furent des hommes chrétiens comme lui , qui s'appellent
les frères de la Compassion, et qui, sous l'habit de l'homme du
monde, ont déjà le cœur et l'âme du religieux. Dès lors, l'œuvre
était fondée: mais fondée dans quel but?
Je vous l'ai déjà dit , dans le but de réunir tous les enfants
vagabonds de Paris, ceux qui sont véritablement mauvais sujets,
et de les convertir. La condition première pour les enfants admis
à faire partie de cette œuvre , c'est d'être un détestable sujet ;
et à cause de cela, cette condition pour entrer dans la maison
de la Compassion porte un nom, c'est le mauvais sujétisme, et
tout ce qui ne remplit pas cette condition est successivement et
immédiatement chassé. Que de ruses, que de mensonges n'a-t-on
pas employés auprès du directeur de la maison pour y faire
placer de bons sujets !
Mais il a une incroyable vigilance, et il les chasse toujours.
Une mère se présente à lui, et lui dit : « Monsieur, prenez mon
fils. » Le directeur lui répond: « Madame, votre fils remplit-il
les conditions de l'œuvre? » — « J'ai le malheur d'être bien
pauvre. » — « Cela n'est rien, nous le prendrons gratuitement;
mais je demande s'il remplit les conditions de l'œuvre! » La
pauvre mère se persuade qu'elle doit faire l'éloge de son fils :
« Il est docile, obéissant, etc. » — « Cela suffit, madame ; votre
enfant n'est pas pour nous. » La pauvre mère s'aperçoit qu'elle
s'est trompée : « Oh! non, monsieur, mon fils est plein de défauts;
il est gourmand, il est menteur, etc. » On revient, on le prend;
mais on reconnaît que l'enfant n'est pas vicieux, et qu'il n'est pas
un enfant pour l'œuvre de la Compassion ; on le renvoie.
Au contraire, si c'est un enfant chez qui le crime est précoce,
et il y en a beaucoup, un enfant qui a déjà volé, qui est l'effroi
de son quartier, qui casse les vitres de toutes les boutiques,
qui a déjà trompé la vigilance des agents de police; si c'est uu
452 LES PETITS VAGABONDS
enfant, faut-il le dire? qui a déjà essayé d'empoisonner son
père et sa mère, voilà l'enfant que nous prenons, que nous
réclamons, que nous convertirons.
Vous le voyez, mes frères, le but de cette œuvre est éminem-
ment spirituel ; c'est d'abord à l'âme de ces enfants que l'on
va. Ah! comme l'on s'aperçoit bien vite, mes frères, dans la
pratique de cette œuvre, combien une famille empoisonnée
sait empoisonner ses fils ! Le péché originel n'est plus un
mystère dans l'œuvre de la Compassion ; on le voit là dans
son affreuse réalité, dans sa hideuse nudité ; on comprend que
les instincts de l'homme sont mauvais et que la vertu pour lui
ce n'est pas la nature, c'est la grâce.
Tout à l'heure, je vous dirai comment en effet l'œuvre de la
grâce s'accomplit pour ces enfants. En ce moment, je voulais
seulement vous dire l'origine de l'œuvre et le but qu'elle s'est
proposé C'est une origine vraiment chrétienne, et un but vraiment
chrétien; car la position que la Providence m'a donnée fait qu'il
n'y a pas de semaine qu'il ne me passe sous les yeux une foule
de projets et de plans d'œuvres, d'œuvres plus ou moins bonnes,
plus ou moins sensées. Eh! bien, mon expérience m'a déjà
montré qu'une œuvre se distingue tout de suite à son origine.
Il y a des œuvres de deux sortes. Il y a des œuvres que j'ap-
pellerai plutôt philanthropiques ; il y a des œuv e ? qui sont
essentiellement chrétiennes. L'origine des unes ne ressemble
en rien à l'origine des autres. Pour les œuvres philanthropiques,
voici comment cela se passe. Un homme, un matin, rêve une
pensée charitable, et tout de suite il veut la mettre à exécution ;
et que fait-il? Il s'assied à son bureau, prend une feuille de
papier, et écrit les statuts de son œuvre :
(( Article premier. — But de l'œuvre. — L'œuvre a pour but do
détruire complètement la misère dans tout l'empire français. »
Vous riez, mes frères! il n'y a pas une semaine qu'il me
passait sous les yeux un plan d'œuvre, dont le but était de
détruire complètement le paupérisme dans les cinq parties du
monde.
« Article IL — Ressources de l'œuvre. — - Les ressources de
l'œuvre sont un capital de un ou deux millions, divisé en actions
de cinq cents francs.
« Article IIL— Organisation de l'œuvre.— L'œuvre a un direc-
teur salarié. »
Hélas 1 la misère ne se détruit pas ainsi ; les actions ne se
prennent pas; et le plus malheureux, c'est le directeur qui n'a
pas de salaire.
LES PETITS VAGABONDS 453
Voici maintenant comment débute une œuvre véritablement
chrétienne :
Un jour, un pauvre frère, qui se nomme Vincent de Paul,
rencontre dans les rues de Paris un enfant qui gèle de froid ,
il le place sous son manteau et le conduit à une dame charitable
qui le soigne. Le lendemain, il recueille un second enfant, un
troisième, etc., puis ce n'est plus une dame: ce sont deux
dames, trois dames. Voilà l'œuvre qui s'établit peu à peu et
aujourd'hui cette œuvre est une des merveilles de la civilisation
moderne.
Une autre fois, c'est une pauvre fille de Bretagne qui recueille
chez elle un vieillard : elle le soigne, le nourrit, l'élève. Quelques
jours après, c'est un second vieillard, un troisième, etc., puis
la pauvre fille n'y suffit plus et s'en adjoint une seconde, une
troisième, etc. , et voilà une des plus magnifiques œuvres du
XIX0 siècle, l'œuvre des Petites Sœurs des Pauvres.
Et ce n'est pas en vain que je rapproche l'œuvre des Petites
Sœurs des Pauvres de celle dont je vous entretiens aujourd'hui ;
car je sais que des rapports très intimes ont existé entre le
fondateur de l'œuvre de la Compassion et le fondateur des Petites
Sœurs des Pauvres. Ce sont les enfants et les vieillards pauvres
et abandonnés ; ce sont les deux bouts de la chaîne de la misère
qui ont besoin du lait, qui ont besoin de mère, du lait et des
mamelles de la charité.
En somme, mes frères, entre l'origine des œuvres philan-
thropiques, et l'origine des œuvres chrétiennes, il y a cette
différence que les œuvres philanthropiques commencent par un
plan sur le papier qui ne s'exécute jamais, et que les. œuvres
vraiment chrétiennes commencent par une bonne action que
Dieu bénit toujours.
Et maintenant, mes frères, pour le but: le but d'une œuvre
chrétienne doit nécessairement être un but tout spirituel. Il y
a à Paris une foule d'hommes qui s'occupent de donner aux
pauvres des vêtements, du bœuf, du bouillon, des fagots pour
se chauffer, mais qui ne s'occupent en aucune façon de leur
âme ; et je dis qu'il n'y a pas une seule œuvre véritablement
chrétienne qui, d'abord, et avant tout, ne s'occupe de l'âme
des pauvres qu elle veut secourir. Ce n'est pas que la charité
oublie les secours matériels, mais ce n'est jamais qu'en vue
de l'âme; elle ne les donne que pour convertir les âmes. La
charité chrétienne , c'est le mot de Notre Seigneur Jésus-Christ
à ses disciples: « Cherchez d'abord le royaume de Dieu, et le
ceste vous sera donné par surcroît. » Oui, la charité chrétienne
veut d'abord conduire les pauvres au royaume de Dieu; elle
454 LES PETITS VAGABONDS
ne délaisse pas le reste , elle le donne par surcroît. Quœrite
prltnum regnum Dei, et otnnia adjicientur vobis.
Vous avez compris le but de l'œuvre de la Compassion. Je vais
maintenant vous dire comment elle fonctionne. Quand une œuvre
vraiment chrétienne a été mise en branle, on voit tout de suite
surgir en elle des faits de deux sortes très distincts : premiè-
rement, des difficultés insurmontables, des difficultés contre
lesquelles on lutte, et dont il semble que jamais on ne pourra
triompher; et puis , à côté de ces difficultés, des traits admirables
de la Providence de Dieu.
Oui, d'abord, des difficultés, car on peut dire d'une œuvre
chrétienne ce que la Sainte Écriture dit de l'homme juste :
« L'homme juste, c'est de l'or. » Une œuvre vraiment chrétienne
c'est de l'or ; mais il faut que l'or soit éprouvé dans la fournaise;
mais en même temps, plus l'œuvre a été éprouvée, plus la
Providence lui vient en aide, et il semble que d'abord le ciel
n'ait été si nuageux qu'afîn de faire mieux briller l'éclat de l'astre
du jour.
Voyons donc, dans l'œuvre de la Compassion, et les difficultés
et les traits de la Providence. Les difficultés , et en premier
lieu, les difficultés matérielles. Ici, elles sont énormes. Car je
vous parle d'une maison, où le matin on n'est jamais bien sûr
qu'on pourra dîner le soir. Cependant ne craignez rien, les enfants
de la Compassion sont au demeurant frais et bien nourris;
mais il y a des craintes et des craintes constantes. Le dépensier
va à la dépense, rien 1 le trésorier va à la caisse, rien toujours !
11 faut pourtant que ces enfants vivent : comment donc s'y
prendra -t-on?
Dans l'œuvre de la Compassion, on a un art admirable pour
battre monnaie. Il y a dans la chapelle une petite statue de la
Sainte Vierge, qui est la mère, la patronne et la protectrice de
la Compassion. Le directeur et les bons frères vont s'agenouiller
devant la statue; ils disent à Marie : « Ne laissez pas périr vos
petits enfants ! » Puis ils se relèvent et le directeur voit venir
à lui un homme qui lui apporte un billet anonyme, et ce billet,
c'est un billet de banque. Ou bien le directeur va chercher dans
son secrétaire une pièce dont il a besoin, et il rencontre un sac
d'argent qui lui est tombé je ne sais d'où ou plutôt qui lui est
tombé du ciel, oui, du ciel, mes frères; car c'est toujours le
ciel qui fait l'aumône.
Il y a trois semaines environ, l'œuvre se trouvait dans l'une
de ces périodes fréquentes où l'on meurt de faim. Les bons
frères allaient prier comme de coutume, et alors une de ces
dames si chrétiennes qui peut-être sont ici, une de ces dames
qui prennent un si vif intérêt à l'œuvre de la Compassion, va
LES PETITS VAGABONDS 455
irouver une autre dame dont elle connaissait le bon cœur et
an même temps l'immense fortune. Cette dame ne se fait pas
prier ; elle remet immédiatement un billet de banque à sa
solliciteuse, et le lendemain elle en apporte le double à la
maison. Mes frères, je puis vous parler du bienfait, mais je
ne puis vous nommer la bienfaitrice ; cependant elle n'est pas
ici, car cette église n'est pas son église ; elle n'est pas encore
chrétienne : l'eau du baptême n'a pas encore coulé sur son front.
Je dis encore ; car la charité mène à Dieu ; car celui qui aime
beaucoup, il lui sera beaucoup pardonné, car il est impossible
qu'un jour Dieu n'échange pas cet argent et cet or contre
quelques gouttes d'eau qui viendront éclairer son âme.
Voilà, mes frères, comment on se tire des difficultés maté-
rielles dans l'œuvre de la Compassion : mais ces difficultés ne
sont rien auprès des difficultés spirituelles, car il s'agit ici de
deux choses très pénibles; il s'agit premièrement de garder
ces enfants dans la maison, de les y faire tenir, et puis de les
convertir.
D'abord, de les garder: Quiconque a connu cette créature
que l'on appelle l'enfant vagabond de Paris, sait qu'il n'y a
rien de plus espiègle, de plus fin, de plus souple, de plus
agile. Vous croyez l'avoir entre les mains -, il vous glisse comme
un serpent. Vous croyez le tenir entre quatre murs ; il grimpe
comme le chat et saute par dessus. Vous croyez l'enfermer
dans un cachot ; il a appris de bonne heure l'art du serrurier f
et les verroux ne lui font rien. Aussi l'un des faits les plus
fréquents dans l'œuvre de la Compassion, ce sont les évasions.
Un enfant est entré depuis quelques jours: il s'esquive; il
faut courir après, et c'est précisément ce que font les bons
frères de la Compassion, avec un courage admirable. Pour
mon compte, je ne sache pas qu'on ait jamais mieux suivi qu'à la
Compassion l'exemple du bon Pasteur qui court, court et court
encore après sa brebis égarée. Les pauvres frères s'en vont
dans les rues de Paris , disant leur chapelet et du fond de leur
cœur appelant leur cher fugitif. Souvent, après deux ou trois
jours de recherche, ils finissent parle trouver.
Une fois, après une longue course, un frère rencontre un
de ces échappés qui causait contre une borne avec un petit
chiffonnier de ses amis. Le petit chiffonnier lui disait : (C'est
l'enfant qui a raconté cela lui-même. ) Tu es bien fou d'avoir
quitté une maison où tu avais un lit et du pain; maintenant
tu es couché à la belle étoile, et tu n'as pas de quoi manger*,
pourquoi n'y retournes-tu pas ?» — « Je n'ai pas le courage. »
— «Alors, répond le petit chiffonnier, si nous disions une
dizaine de chapelet, le courage te reviendrait» Il tire un chapelet
456 LES PETITS VAGABONDS
de sa poche, et voilà les deux enfants qui en récitent une
dizaine. Après le dixième Ave Maria, le frère de la Compassion
se trouve vis-à-vis du petit fugitif qui se jette dans ses bras,
et voilà le frère l'emportant sur ses épaules, comme fait Jésus-
Christ de la brebis égarée.
C'est déjà quelque chose que de tenir la brebis égarée ; mais
ce n'est pas tout, il faut la convertir. Je vous ai parlé des vices
de ces enfants, de leurs crimes, de leurs vols : je ne vous ai
pas parlé de leur irréligion. Figurez-vous qu'ils arrivent à
l'école de la Compassion sans savoir seulement qu'il y a un
Dieu. Un jour, un de ces enfants est amené, et le directeur
lui dit : Mon enfant , connais-tu le bon Dieu? — Non. — Aimes-tu
la Sainte Vierge? — Non. — Aimes-tu tjn père?— Non. — Aimes-
1u ta 'mère? — Non. — Qu'aimes-tu donc? — Je n'aime que moi.
0 parole que vous devez tous méditer! 0 témoignage d'une
âme déjà corrompue ! 0 témoignage plutôt du péché originel
qui [fait ainsi l'homme qu'il n'aime rien, qu'il n'aime pas
Dieu, qu'il n'aime pas son père, qu'il n'aime pas sa mère,
qu'il ne sait aimer que soi-même ! Et alors, mes frères,
comment est-ce qu'on s'y prendra pour convertir ces natures?
Le premier moyen qu'on emploie, c'est la prière. Aussitôt qu'un
enfant est amené à l'œuvre de la Compassion, il est pris immé-
diatement par le directeur, et conduit à la chapelle. Là le
directeur le force à s'agenouiller devant l'image de Marie, et
puis on lui lit, parole par parole, une petite consécration à
la Sainte Vierge, et l'enfant est obligé de répéter parole, par
parole. 0 miracle ! quand il se relève, sa figure est déjà tout
autre ; il est déjà comme changé !
Un second moyen, c'est l'amour et le dévouement qu'on ne
cesse de montrera ces jeunes enfants, amour et dévouement
que, jusque-là, ils connaissent si peu. Car il faut bien le dire, ils
n'aiment personne -, mais personne ne les aime. Ah ! l'amour a le
talent d'apprivoiser les plus farouches natures.
Mais le moyen par excellence sur lequel on compte, et qui
réussit toujours, c'est le moyen de la première communion , et
c'est encore en cela que cette œuvre se rattache à ce divin sacre-
ment. De loin on prépare ces enfants à la première communion.
Il y a un aumônier attaché à l'œuvre et cet aumônier, quel est-il?
C'est un prêtre parfaitement adapté à l'œuvre de la Compassion,
c'est tout simplement un bon Père Capucin, et il semblerait vrai-
ment que Paris n'a reçu ces bons pères que pour cette œuvre. Le
père capucin a une longue barbe qui d'abord impose à cet enfant,
et puis, comme il est pieds nus, revêtu d'un habit qui n'est pas
plus beau que celui de son père, il ne l'effraie pas, et comme
sous cette longue barbe il y a des lèvres qui sourient, et sous ne
LES PETITS VAGABONDS 457
froc un cœur plein d'amour, on ne respecte pas seulement le
Père Capucin, mais on l'aime.
Arrive donc le jour de la première communion. L'année der-
nière, j'ai eu l'honneur de présider moi-même cette même céré-
monie, je suis allé donner la première communion aux enfants
de la Compassion. Oh! quel spectacle, je ne l'oublierai jamais. 11
y avait là quinze enfants, qui tous avaient été les fléaux de leurs
quartiers, de leurs familles, et véritablement je ne voyais plus
devant moi que des anges. Le pontife, qui préside à notre réu-
nion peut être le témoin de mes paroles, puisque, le soir de la
première communion, il a daigné lui-même venir leur donner
l'onction sainte.
Mes frères, en définitive, l'œuvre de la Compassion réussit,
parce qu'elle fait de bons chrétiens, et savez-vous jusqu'à quel
point elle réussit? Voici des chiffres. Depuis l'origine de l'œuvre
qui est nouvelle, elle a recueilli quatre-vingt-quatre enfants. Sur
ces quatre-vingt-quatre enfants, le directeur m'a avoué qu'il
n'avait pas réussi auprès de deux. Manquer son but deux fois sur
quatre-vingt-quatre, il me semble, mes frères, que c'est viser
très juste.
Il me reste à vous parler de l'avenir de l'œuvre. Son avenir
peut être considéré à deux points de vue, à un point de vue
social, et en même temps à un point de vue qui vous concerne
spécialement.
D'abord, à un point de vue social ; car une œuvre chrétienne
sociale est toujours une œuvre éminemment sociale. Pour dire
vrai, le défaut de l'œuvre, c'est d'être trop restreinte. Qu'est-ce que
84 enfants sur cette masse d'enfants de Paris? C'est seulement une
goutte d'eau que nousavons purifiée; mais l'étang reste fangeux.
Néanmoins, savez-vous combien il y a d'enfants qui cette année
ont frappé à la porte de cette maison, et pour lesquels cette porte
ne s'est pas ouverte? Il y en a 2,400! Le chiffre est effrayant 1
2,400 enfants ont été conduits au directeur cette année, et il n'a
pu les recevoir. Eh bien ! je me permets une supposition : je sup-
pose que ces deux mille quatre cents enfants aient été admis à
la Compassion , d'après les résultats indiqués tout à l'heure , nous
pouvons espérer que ces enfants auraient été convertis. Voilà
2,400 chrétiens de plus; voilà 2,400 ouvriers honnêtes, soumis
aux lois de leur pays, et toujours prêts à le défendre. Faisons
maintenant l'hypothèse inverse : supposons que ces 2,400 enfants
aient été repoussés à jamais de l'œuvre de la Compassion, prenez
garde ! ce sont 2,400 louvetaux lancés dans les rues de Paris, et,
pour me servir des paroles de l'Écriture, ces louvetaux devien-
dront loups, et le jour où Paris s'émotionne, et nous l'avons vu
souvent s'émotionner, ce serait 2,400 insurgés qui, le fusil à la
458 LES PETITS VAGABONDS
main, seront prêts à porter le fer et le feu dans vos familles. Cela
ne vaut-il pas la peine qu'on s'en préoccupe?
Mes chers frères, cette œuvre peut être envisagée à un point
de vue spécial. Elle vous concerne spécialement, et voici com-
ment. Quand je vous vois réunis dans cette vaste église, il me
semble que vous êtes autant de colonnes pour l'œuvre de la
Compassion. Oui, c'est à vous qu'elle doit être hautement
confiée; vous devez prendre aussi ce patronage. Il ne s'agit pas
aujourd'hui de lui donner une faible aumône ; il faut vous atta-
cher du cœur à une des plus belles œuvres qui aient été faites
dans l'Église de Dieu.
Venez lui apporter vos abondantes aumônes et promettez-moi
qu'en ce moment ce sera le cœur qui donnera ; car après nos dis-
cours voici ce qui arrive souvent ; le cœur touché dit : Je donne-
rai, oui, je donnerai beeucoup. Puis vient l'intérêt; mais ta
famille ! mais ta position ! mais cette fête que tu veux donner !
mais cette robe que tu dois acheter! Alors le cœur hésite, alors
le cœur se resserre sous le souffle de l'intérêt, et il donne à peine
la chiche aumône que l'intérêt conseille. Oh ! prenez garde qu'il
n'en soit pas ainsi : le bon mouvement c'est le premier mouve-
ment; c'est l'élan du cœur.
Et puis, il faut vous le dire, est-ce que la présence de la divine
Eucharistie, est-ce que ce motif ne saurait vous animer? Ah! il
ne s'est pas donné par partie, le divin maître ; il s'est donné tout
entier. En instituant ce sacrement auguste, il aurait pu dire : Je
me donnerais, mais pas tout entier; mon corps, mais pas mon
sang ; pour deux siècles, mais pas pour tous les siècles ; pour un
pays, mais pas pour la terre entière. Non, il a voulu se donner
tout entier, son humanité, sa divinité, son âme, tout ce qu'il
pouvait ; il s'est donné pour tous les siècles, pour le monde
entier. Mes frères, imitez, je vous en prie, cette immense charité,
ne mesurez pas votre aumône, ou si vous la mesurez, que la
mesure de votre charité soit le don immense de l'Eucharistie !
DISCOURS PROVENÇAL
PRONONCÉ DANS LA BASILIQUE
DE
NOTRE-DAME DE LOURDES
Le 19 Septembre 1883
EN PRESENCE DE SA GRANDEUR
M^ HASLEY, ARCHEVÊQUE D'AVIGNON
Par M. l'Abbé Auguste GRIMAUD
Curé d'HutraigueB.
DISCOURS PROUVÈNÇAU
PRENOUNCIA DINS LA BAS1L1CO
DE
NOSTO-DAMO DE LOURDES
Loti dès-e-nuu de Setèmbre i883.
Fecit potentiam m brachio suo. (S. Luc)
Vas insigne devotionis, orapto nobis. (LiTANlO).
Dieu eici a desplega soun poudé per lou bras de Maria
0 Vase embauma/Je devoucioun, prega per n'àulri.
MOUNSEGNE *
Ml FRAIRE/
Vène vous parla de la Santo Vierge dins uno lengo qu'a
pa'ncaro fa restounti de sis acènt li vouto d'aqLiesto celèbro
Basilico. E pamens ei pas que noun i'aguesse dre. La ciéuta
de Lourdes n'ei-ti pas coume une fiho à dos visages que regardo
d'un coustat lou Bearnès de « lou noste Henric » e de l'autre
la Gascougno et noste Lenga-d'O? Adoune, soun parla sort d'un
sourgènt coumun emé lou nostre, e n'ei qu'un rampàu destaca,
à mita fourmade l'diome dôu Bearn, e à mita de l'idiome langue-
doucian. En parlent nosto lengo es un pau la siéuno que faren
entendre.
E pièi, disès-me, dins quunto lengo se parlèron Bernadeto
e la Santo ViergeV N'ei-ti pas dins lou dialèite de la Bigorro?
Es ansin toujour, dins touti sis apparicioun, qu'agis la Rèino
dôu Cèu. En bono Maire qu'èi, sèmpre se plego au parouli
de si pichots enfants. A Simoun Stock, qu'èro un Angles,
parlé l'Anglès ; à Rimini , parlé l'Italian ; à Mount-Serrat ,
lou Catalan; à la Saleto, lou Dauphinès; à Pontmain, lou
Francès, e, eici, soute la Baumo, a parla lou dialèite di
Pirenéu. Amor que nostis idiome soun ira ire, n'ei-ti pas la
causo la plus naturalo, dins un roumavage coumtadin, de
precha'n provençaux
Enfin, vous prégue de vous rememouria ço que se passé lou
grand jour de la Pandecousto. Lis Aposto se tenien rejoun
1. Mounsegne Hasley, Arche vesque d'Avignoun.
DISCOURS PROVENÇAL
PRONONCÉ DANS LA BASILIQUE
DE
NOTRE-DAME DE LOURDES
Le dix-neuf Septembre iS'6'3.
Fecit potentiam in brachio suo (S. Luc)
Vas insigne deootionis, ora pro nobis. (Litanies)
Dieu, ici, a déployé sa puissance par le bras de Marie.
Vase insigne de dévotion, priez pour nous.
Monseigneur * ,
Mes Frères,
Je viens vous parler de la Très Sainte Vierge dans une langue
qui n'a pas encore fait retentir de ses accents les voûtes de cette
célèbre Basilique. Et cependant, elle aurait eu quelque droit de
s'y faire entendre. La ville de Lourdes n'est-elle pas comme une
belle enfant à deux visages qui, d'un côté, regarde le Béarnais
de « lou noste Henric » et, de l'autre, la Gascogne et notre Lan-
guedoc? L'idiome qu'elle parle sort donc de la même source que
le nôtre, et n'est qu'un rameau détaché, formé par moitié de
l'idiome du Béarn , et par moitié du dialecte Languedocien. En
parlant notre langue, c'est un peu la sienne que nous ferons
entendre.
Et puis, dites-moi, en quelle langue conversèrent Bernardettè
et la Très Ste Vierge ? N'est-ce pas dans le dialecte de la Bigorre?
C'est toujours ainsi, dans toutes ses apparitions, que procède la
Reine du Ciel. Mère condescendente, elle s'approprie le langage
de ses enfants. A Simon Stock, qui était Anglais, elle parla en
anglais ; àRimini elle parla Italien ; au Mont-Serrat, le Catalan ;
àlaSalette, le Dauphinois ; à Pontmain, elle s'exprima en fian-
çais, et, ici, dans la Grotte de Massabielle, elle a parlé le dialecte
pyrénéen, Or, puisque nos idiomes sont de la même famille,
n'est-il pas naturel de prêcher provençal, dans un pèlerinage
comtadin?
Enfin, je vous prie de vous souvenir de ce qui se passa le grand
jour de la Pentecôte. Les Apôtres étaient dans la retraite du
t. Monseigneur Hasley , Archevêque d'AvjgOOû,
462 NOSTO-DAMO DE LOURDES
dins lou Cénacle souto la presidénci de la Santo Vierge.
Tout-à-n un cop s'ausis un grand bru coumo îmo tempèsto de
mistrâu. Une lengo, remarca-lou brjn, uno souleto lengo de fiô
descend, e se pauso sus Ion front ravi de la maire de Jesu-
Crist. Quand ié fugue resta' n moumenet, alors s'espandiguè
coume en douge flour de flamo qu'anèron se pausa sus lou front
ispira di douge proumiés Avesque. Que significavo aquéu mis-
tèri? Significavo que tôuti li lengo, tôuti lis idiome de la terro
souri counvida à prouclama Mario la plus urouse di creaturo.
Ei pèr acô que, déjà, la plus-part di lengo de l'Urope e dôu
mounde an publica dins aquést Temple incoumparable li
grandour et ii vertu de la Vierge, e que lis autri ié vendran.
Ei per acô qu'aquésto Basilico a tour-â-tour entendu, sens
parla di Francès, lis Espagnôu, li Catalan, li Bretoun, lis
American lis Angles, lis Italian, lis Oungrès, lis Oulandès,
lis Flaman, lis Aleman eisalta li mérite cle la Rèino de
Lourdes. E lou Provençau vendriô pas mescla sa noto armou-
niouso dins aquéu councert à grand ourchéste? Oh, en vérita,
sariè segur un councert pas coumplet.
Autambèn fau rendre gràci à noste Reverendissim e ben-ama
Archevesque d'Avignoun qu'a vougu béni la résurrecioun de la
lengo prouvençalo en i'ôufrènt la bono fourtuno de se counsacra
à Nosto-Damo de Lourdes pèr la publicacioun de si vertu dins
lou centre de sa glôri. Mouségne, pèr aquel ate de justiço,
vous sia créa un dre de mai à la recouneissènço de vosti
dioucesan qu'avien déjà tant de resoun de vous estima, de
vous venera, de vous afeciouna.
L'aura qu'un doumage à-n-aquelo santo idèio. Ei que l'is-
trumen que musiquejara n'ei qu'une pauro founfônio. Mai, vosto
amista e lou desi de glourifica la Rèino dôu cèu me soustendran
«on cor, e, l'espère ansîn, vous dispousaran à faire bon acuei à
mi moudestis ispiracioun.
Adounc > se voulès , counsideraren d'abord la Baumo de Mas-
sabielo rounio lou plus grand teatre dôu miracle qu'eisiste dins
noste sioo'e. Faren véire qu'eici, à Lourdes, miés que mcunte
que fugua, la Vierge desplego la forço de soun bras, e i'apliearen
persouuaiamanlou grand éloge que faguè de l'infini poudé dôu
Creatau? : Fecit patentiam in brachio suo. — Pièi, la counsidera-
ren coume ÎOU plus sant teatre de vertu que posque se vèire sus
terro, e, on prasdtici dis ate de Fe e d'Amour de Dieu que, d'eici,
mounton de countùnio vers lou Paradis, drud coume un vôu
d'aucèu, ôuderous coume un nivo d'encens, ie repetaren l'in-
voucacioun di LitanlO: Vas insigne devotionis, ora pro nobis.
NOTRE-DAME DE LOURDES 463
Cénacle, sous la présidence de Marie. Tout à coup, on entend
un grand bruit, semblable à une irruption du mistral. Une langue
de feu, remarquez-le bien, une seule langue de feu descend, et
s'arrête sur le front ravi de la Mère de Jésus-Christ. Après y avoir
séjourné quelques instants, elle s'épanouit en douze fleurs de
flamme qui allèrent se reposer sur le front inspiré des douze
premiers Évêques. Que signifiait ce mystère V II signifiait que
toutes les langues, tous les idiomes de l'univers sont conviés à
proclamer Marie la plus heureuse des créatures.
C'est pour cela que, déjà, la plupart des langues de l'Europe et
du monde ont publié dans ce Temple incomparable les gran-
deurs et les vertus de la Vierge, et que celles qu'on n'a pas encore
entendu viendront s'y faire entendre. C'est pour cela que cette
Basilique a tour à tour écouté, sans parler des Français, les
Espagnols, les Catalans, les Bretons, les Américains, les Anglais,
les Italiens, les Hongrois, les Hollandais, les Flamands, les Alle-
mands exalter les mérites de la Reine de Lourdes. Et la langue
Provençale ne viendrait pas mêler sa note harmonieuse dans
ce concert à grand orchestre ? Oh 1 en vérité, ce serait là certai-
nement un concert incomplet.
Aussi , faut-il rendre grâces à notre Révérendissime et Bien-
Aimé Archevêque d'Avignon qui a bien voulu bénir la Résurrec-
tion de la langue provençale en lui offrantpa bonne fortune de se
consacrer à Notre-Dame de Lourdes par la publication de ses
vertus dans le centre de sa gloire. Monseigneur, par cet acte de
justice, vous vous êtes créé un droit de plus à la reconnaissance
de vos diocésains qui avaient déjàtant de motifs de vous estimer,
de vous vénérer, de vous affectionner.
Il n'y aura qu'un inconvénient à la réalisation de cette sainte
idée. C'est que l'instrument qui chantera n'est qu'un vulgaire
instrument. Mais votre bienveillance et le désir de glorifier
la Reine du ciel soutiendront mon courage et disposeront vos
esprits, je l'espère, à réserver un bon accueil à mes modestes
inspirations.
C'est pourquoi, si vous le voulez, nous considérerons d'abord
la Grotte de Massabielle comme le plus grand théâtre du miracle
qui existe dans notre siècle. Nous montrerons jusqu'ici, à
Lourdes, avec plus d'éclat que partout ailleurs, la Vierge déploie
la force de son bras, et nous lui appliquerons personnellement
le grand éloge qu'elle a fait du pouvoir infini du Créateur : Fecit
potentiam in brachio suo. Puis, nous la considérerons comme
le plus saint théâtre de vertus qu'il soit donné de voir sur la
terre, et, en présence des actes de Foi et d'Amour de Dieu
qui, d'ici, montent continuellement vers le Paradis, nombreux
comme un essaim d'oiseaux, odorants comme un nuage d'en-
464 NOSTO-DAMO DE LOURDES
0 Rèino de nostis amo, siéu urousdevous saluda dins aquesto
basilico coume vous saludant en Avignoun, souto lou titre de
Nosto-Damo de Tout-Poudé. Ave Maria.
I. — A l'epoco dis aparicioun, quand lou païs brusissiè
dôu récit dis evenamen nouvèu, que li catouli coumençavon
à crèire qu'èro de bon que la Vierge avié chausi lou roucas
de Massabielo pèr se ie présenta à la terro, lou clergié restavo
mu. E pamens falié que parlèsse, car la Damo avié dis à
Bernadeto : « Vai atrouva li prèire, e digo-ie que vole que se
(( bastigue eici uno grand' gleiso à moun ounour. » Moussu lou
Curât Peyramale qu'avié l'esperit douta d'autant de fe que
de prudènci, respoundeguè à la pauro pichoto : « Digo à
« la Santo Vierge, se vou que créigué à sa presènci , que fague
« flouri lou rousié sauvage que s'estend souto si pèd. » Erian au
gros de river, e falié ni mai ni mens qu'un miracle de
proumier ordre pèr fin que lou rousié s'estellèsse de flour.
La Vierge sourriguè, e lou rousié noun s'estellè. Ero un refus
acô? Noun, lou sourire de la Vierge èro uno garantido que
lou miracle anavo espeli. Ero pa'n refus, èro pue l'announcio
d'uno sustitucioun. Pau tèms après, lou miracle venguè.
« Grato la terro, dis la Damo à Bernadeto. » E, l'enfant oubéis,
e, souto si det pious, un sourgènt plan-planet se mete à
risouleja, e lèu se trasformo a-n-uno bello font claro, sano,
e subre tout miraclouso!....
Venès, pauris avugle, pauris estroupia! Venès, pauri para-
lysa! Venès, jouini gens, jouini fiho atacado de la peitrino,
venès, vautri tôuti que soufrés de quunto maladie que fugue*,
venès e sarès assoula! La Vierge a mes dins lou roucas uno
aigo celestialo, e a di : « Bevè, lavas-vous, e garirès. » E li ma-
laut soun vengu de tout caire e cantoun, dôu nord e dôu mie-
jour, dôu levant e dôu Pounènt, e se tôuti soun pa'sta gari, tôuti
soun esta counsoula !
Certo, noun, soun pas tôuti gari, car sarié pas bon que tôuti
lou fuguèsson. S'eron tôuti gari, mounte sarié l'esprovo de la fe?
S'eron tôuti gari, que devendrié la sagesso de Dieu que saup que
lis umiliacioun, li doulour, la langôni soun souventi fes lou plus
court e lou plus segur camin dôu Paradis? Mai, foro d'aquelo
nécessita d'ordre divin , que de malaut que laisson eici, qu'enne-
gon dins la Santo pielo si maladie e si malancounié 1 Que de
crosso que passon di bras di goi i clavèu de la Baumo ! Que de
foOTRE-DAME DE LOURDES 465
cens, nous répéterons en son honneur cette invocation des Lita-
nies: Vas insigne devotionis , orapro nobis.
O Reine de nos âmes, je suis heureux de vous saluer dans
cette Basilique comme nous vous saluons à Avignon, sous le
titre de Notre-Dame de Tout Pouvoir. Ave Maria.
I. — A l'époque des Apparitions, alors que le pays était tout
en rumeur par suite du récit des événements nouveaux qui se
produisaient, et que les Fidèles commençaient à être persuadés
qu'il était bien sûr que la Vierge avait fait choix du rocher de
Massabiello pour se montrer à toute la terre, le clergé gardait
le plus complet silence. Et cependant, il devenait nécessaire
qu'il parlât , car la Dame avait dit à Bernadette : « Va trouver
les prêtres , et dis-leur que je veux que Von élève ici une grande
Église en mon honneur. » Monsieur le Curé Peyramale qui avait
l'esprit doué d'une foi égale à sa prudence, répondit à la pauvre
enfant : « Dis à la très Sainte Vierge que si elle veut que je croie
à sa présence , elle fasse fleurir V églantier qui s'étend sous ses pieds. y)
On était au plus fort de l'hiver, et il ne fallait rien moins qu'un
miracle de premier ordre pour que l'églantier s'étoilât de fleurs.
La Vierge sourit, et le rosier ne s'étoila point. Était-ce là un
refus? Non, le sourire de la Vierge était comme la garantie qu'un
miracle allait éclore. Ce n'était pas un refus que la Vierge
opposait, c'était simplement l'annonce d'une substitution. Peu
de temps après, le miracle se produisit. « Gratte la ter~re, dit la
Dame à Bernadette. » Et l'enfant obéit, et, sous ses doigts pieux ,
un filet d'eau commence lentement à poindre, et puis, se trans-
forme bientôt en une belle source limpide, saine, et , par dessus
tout, miraculeuse.
Venez, pauvres aveugles, pauvres estropiés*! Venez pauvres
paralysés ! Venez, jeunes gens, jeunes filles que la phtisie a tou-
chés; venez, vous tous qui souffrez de n'importe quelle maladie,
venez et vous serez soulagés ! La Vierge a fait surgir du rocher
une eau céleste, et a dit : « Buveç, lave^-vous et vous sere\ guéris : »
Et les malades sont venus des quatre points de l'horizon, du
Nord et du Midi, de l'Orient et de l'Occident, et si tous n'ont pas
été guéris, tous ont été consolés !
Non, certes, ils ne sont pas tous guéris, car il ne serait pas
bon que tous obtinssent leurguérison. Si tous les malades étaient
guéris, où serait l'épreuve de la foi? S'ils étaient tous guéris, que
deviendrait la sagesse de Dieu qui sait que les humiliations, les
douleurs, l'affliction sont bien souvent la voie la plus courte et
la plus sûre du Paradis? Mais, en dehors de cette nécessité d'or-
dre divin, que de malades qui laissent ici, qui noient dans la
Sainte Piscine leurs infirmités et leurs langueurs î Que de ciooses
II. CINQUANTE-N3WF.
466 NOSTO-DAMO DE LOURDES
courdoun, que de tablèu, que de placo de maubre que tôuti cri-
don qu'en liô mai s'ei miés vist qu'eici la realisacioun de la
paraulo de l'Evangèli : « Lis avugle veson, li goi marchon, li sourd
« entèndon, e la bono nouvelo es anounciado i pauri gens! »
Disien li maù-cresènt: « De miracle se n'en vèi plus gis. Aro
« Tistrucioun a fa si prougrès , e saben que li lèi de la naturo
« podon pas se desvira. Nostis encian eron un pou simplas, ei
« pèr acô que cresien tout; n'àutri, que sian mai assaventa,
« cresen que ço que vesen. » Cresès que ço que vesès? Eh bèn,
venès, forti testo, venès e veirès; venès, vous counviden enca'-
mai que lis àutri. Venès, e fugues pas coum'aqueli Jusiôu qu'a-
vien d'iue, d'auriho, un nas, de man e de pèd, pèr ni vèire, ni
entendre, ni senti, ni touca, nicamina. Vàutri, se vesès, rendès-
vous: s'entendès, coumprenès que la Vierge parlo pèr la voues
di proudiges -, se sentes lou prefum de si vertu, coupias-lei ; se
touca la gràci, e, subre-tout, se la gràci vous toco, gardas-la, e
que vosti pèd caminon e courron dins li draio dôu grand devè
crestian!...
Li miracle que garisson li corps soun bèn bèu, m\ fraîre : Mai,
i'a quaucarèn de plus precious, e soun li miracle que garisson
lis amo.
Ah! lis amo! Ei pèr eli subre-tout que Nosto-Damo ei descen-
dudo ! Ei pèr eli qu'a parla quand sa voues a très cop répéta :
Penitènci , penitènci , penitènci ! Es eli que vôu atira, alisca, coun-
quista ! 0, refaire lis amo, vaqui la grand resoun de la visito que
nous a fa la maire de la misericôrdi. La counversioun dis amo,
vaqui soun embicioun, sa counsoulacioun, soun bonur, pèr ço
que ie vèi la glôri de soun Fiéu e la vido de la Gleiso. Aquelo
rèino imourtalo que vèi tout ço que se passo sus la terro dôu
plus aut de soun trône s'inquieto rèn que d'uno causo : Sauva lis
amo ! Lis amo soun li flour que vôu trasplanta dins lou Paradis,
soun li perlo que vôu pesca dins nosto mar tourmentado, soun
li diaman que vôu achata pèr n'en coumpousa li rai de sa cou-
rouno. Que ie fan a-n-elo nosti disputo d'azar, nosti lucho d'un
jour, nosti miserabli calcul? Pènso rèn qu'is amo. Li vôu, e li
vôu!... Saup qu'uno amo, uno souleto amo, is iue de noste
grand Dieu, vôu miés e mai que lou plus vaste empèri, e que,
pèr la counquista, desplaçarié.. se lou falié, l'essieu même dôu
mounde ! . . .
NOTRE-DAME DE LOURDES 467
qui passent des bras des boîteux aux clous de la Grotte ! Que de
cordons, que de tableaux, que de plaques de marbre qui crient
ensemble qu'en nul autre lieu du monde on n'a mieux vu se
réaliser cette parole de l'Évangile : « Les aveugles voient, les boiteux
marchent, les sourds entendent, et la bonne nouvelle est annoncée aux
humbles. »
Les impies disaient : « Les miracles ont disparu. Aujourd'hui ,
« l'instruction a fait ses progrès, et nous savons en particulier
« que les lois de la nature sont immuables. Nos ancêtres étaient
« des pauvres d'esprit, et c'est pour cela qu'ils étaient trop cré-
« dules. Quant à nous, plus avancés dans les sciences, .lous ne
« croyons que ce que nous voyons de nos yeux. » Vous ne croyez
que ce que vous voyez de vos yeux? Eh bien, venez, esprits
superbes, venez et vous verrez! Venez, nous vous convions,
plus encore que les fidèles, aux spectacles du miracle. Venez,
et ne voyez point comme ces Juifs qui avaient des yeux, des
oreilles, un nez, des mains et des pieds pour ne point voir, ne
point entendre, ne point sentir, ne point toucher, ne point mar-
cher. Pour vous, si vos yeux voient, rendez-vous à l'évidence;
si vous entendez, comprenez que la Vierge parle par la voix des
prodiges; si vous sentez le parfum de ses vertus, imitez-les ; si
vous touchez la grâce, ou plutôt, si la grâce vous touche, suivez
ses inspirations, et que vos pieds marchent et courent dans les
sentiers du grand devoir chrétien I . . .
Les miracles qui guérissent les corps sont admirables , mes
Frères : mais il est quelque chose de plus précieux, et ce sont les
miracles qui guérissent les âmes.
Ah ! les âmes ! C'est pour elles surtout que Notre-Dame est
descendue des cieux. C'est pour elles qu'elle a parlé quand ses
lèvres ont répété par trois fois ce mot : Pénitence, pénitence, péni-
tence! Ce sont elles qu'elle veut a tirer sur son sein, qu'elle veut
parer, qu'elle veut conquérir. Ouï, refaire les âmes, voilà la
raison déterminante de la visite que nous a faite la Mère de la
Miséricorde. La conversion des âmes, voilà son ambition, sa
consolation, son bonheur, parce qu'elle y voit la gloire de son
Fils et la vie de l'Église. Cette reine immortelle qui, du haut de
son trône, voit tout ce qui se passe sur la terre, ne s'inquiète que
d'une seule chose : Sauver les âmes. Les âmes sont les Heurs
qu'elle veut transplanter dans le Paradis ; ce sont les perles
qu'elle veut pêcher dans notre mer bouleversée ; ce sont les dia-
mants qu'elle veut acheter pour en composer les rayons de sa
couronne. Que lui font nos disputes stériles, nos luttes passagè-
res, nos misérables calculs? Elle ne pense qu'aux âmes. Elle les
veut, elle les veut !. . . Elle sait qu'une âme, une seule âme, aux
yeux de notre grand Dieu, vaut m 'eux et plus que le plus vaste
468 NOSTO-DAMO DE LOURDES
Autambèn, regardas coume a bèn sachu se n'en prendre pèr
aganta lis amo. Vesèn que la grand'discordo entre li Dôutour
nouvèu e la Gleiso counsistavo à nega o a-n-afourti lou miracle;
que laquestioun dôu miracle empourtavo em'elo la questioun
capitalo dôu surnaturàu, a multiplica, eici, à Lourdes, sènso li
counta, li proudige de touto meno. Dins lou céucle trelusènt d'a-
questi mountagno, li miracle s'apelon l'un l'autre coume un
proumier uiàu n'apelo un segound, e lou segound un tresèn e un
centèime-, e lis orne de bono fe, savent o noun, se soun vist
fourçade clina soun front davans l'evidènci, e de counveni qu'au
dessus de Tumanità eisiste un Estre supremo que fai senti,
"uand vôu e quand fàu, soun poudé soubeiran !...
Loureviramen es esta coumplet, e lis orne, subre-tout, an fa
vèire qu'an plus pou de mètre d'acord dins sa vido la pratico e
la cresènço crestiano. Soun rèvengu au respèt de lareligioun , à
la preiero, à la pratico dôu bèn, sènso pôu de rèn e de res. E ço
que fan, ço que soun eici, s'en van pas sens proumetre à la
Vierge de la Baumo que lou saran, que lou faran davans touti ,
davans sa famiho, sis amis e si counciéutadin. . . Lou vesès
dounc bèn, la Vierge de Lourdes ei coume laDiano dis amo:
li trasperço de si flecho, lis afeloupo dins si fiala I
Or, uno remarco à faire, ei que tout eici trahis lou proujet de
la Vierge d'ensourcela divinamen lis amo. Jamai gisd'aparicioun
an miés simbouleja Tardent desi de lis embrassa tôuti dins lou
céleste amour de soun Fiéu Jesu : Lou roucas, lou sourgènt, lou
Gave, lou viesti de la Vierge, si paraulo, lou moument de soun
aparicioun, lis ordre qu'a douna, tout ei simbouli.
Que dis lou roucas? Dis que la Gleiso ei coume la Basilico,
bastido sus la pèiro, sus la pèiro eternalo, e que touti li nanet
que vendran se ie turta contro, s'embrisaran la tèsto. Dis encaro
qu'emai que rî"ôsti cor fugon dur coume de frejàu, li vôu talamen
bèn caressa que li rendra moulet coume uno ciro. Dis enfin que,
coume lou roucas a si pèd desoulà e sa cimo verdalo, ansin , se
lou coumençamen de nosto vido ei nus de bonis obro, la fin n'en
sara courounado et de flour e de fru. Que dis lou sourgènt? Dis
qu'au mitan de la Gleiso coulo lou flume de la gràci, qu'aven
qu'à nous beissa pèr ie béure, e que sarian bèn màu-avisa se
venian pas de tèms-en-tèms i'abéura nostis amo. Que dis lou
Gave? Dis que lou mounde passo, que la vido s'escoulo coume
un tourrènt, e que tout vai s'engoufri dins lou toumple dôu
NOTRE-DAME DE LOURDES 469
empire, et que, pour la conquérir, il déplacerait s'il le fallait
l'axe même du monde ! . . .
Aussi, voyez comme elle a bien su si prendre pour saisir les
âmes. Voyant que la grande discussion entre les Docteurs
modernes et l'Eglise consistait dans la négation ou l'affirmation
du miracle ; que la question du miracle emportait avec elle la
question capitale du surnaturel, elle a multiplié, ici, à Lourdes,
sans les compter, les prodiges de tout genre. Dans le cercle
ébloui de ces montagnes, les miracles s'appellent l'un l'autre
comme un premier éclair en appelle un second, et le second un
troisième et un centième; et les hommes de bonne foi, savants ou
non, se sont vus contraints d'incliner leur front devant l'évi-
dence, et de convenir qu'au dessus de l'humanité il existe un Être
suprême qui fait sentir, quand il le veut et quand il le faut, son
pouvoir souverain ! .. .
Le retour a été complet, et les hommes surtout ont montré
qu'ils ne craignaient plus de mettre en harmonie, dans leur v\e
spirituelle, leurs croyances avec les pratiques chrétiennes. Ils
sont revenus au respect de la Religion , à la prière, à la morale
catholique, sans honte et sans peur. Et ce qu'ils font, ce
qu'ils sont ici, ils promettent à la Vierge de la Grotte qu'ils le
feront, qu'ils le seront en présence de tout le monde, en présence
de leur famille, de leurs amis et de leurs concitoyens... Vous le
voyez donc bien, la Vierge de Lourdes est comme la Diane des
âmes : elle les transperce de ses flèches, elle les enveloppe dans
ses filets !
Or, il est à remarquer que tout ici trahit le projet de la Vierge
de séduire divinement les âmes. Jamais apparition n'a mieux
symbolisé dans ses détails l'ardent désir de les embrasser toutes
dans le céleste amour de son Fils Jésus : le rocher, la source, le
Gave, le vêtement de la Vierge, ses paroles, l'époque de son
apparition, les ordres qu'elle a donnés, tout est symbolique.
Que dit le rocher? Il dit que l'Église, comme la Basilique, est
bâtie sur la pierre, sur la pierre indestructible, et que tous les
pygmées qui viendront se heurter contre elle pour la renverser
se briseront la tête. Il dit encore que bien que nos cœurs soient
durs comme les cailloux du chemin, elle saura les assouplir
comme une cire molle. Il dit enfin que comme le rocher a ses
pieds désolés par la stérilité tandis que son sommet est couronné
de verdure, ainsi, bien que le commencement de notre vie soit
privé de bonnes œuvres, la fin en sera féconde et en fleurs et
en fruits. Que dit la source? Elle dit qu'au milieu de l'Église
coule le fleuve de la grâce, que nous n'avons qu'à nous baisser
pour y boire à longs traits , et que nous serions inexcusables si
de temps en temps nous ne venions pas y rafraîchir nos âmes.
470 NOSTO-DAMO DE LOURDES
toumbèu. — Que dis lou viesti de la Vierge? Emé sa raubo blan-
co, sa centuro bluio, soun capelet d'or à la man e si roso sus li
pèd, dis que fau blanchi nosti counscienci, lis encentura de
vertu, li fourtifica de preiero, lis enrichi de bonis obro. — Que
signifîcon siparaulo? Quand a dis : Siéu la Councecioun Imaculado !
a signifîca que fau quita nostis idèio de fango, e nous enaura
vers li councecioun sublimo de nosto santo religioun — Que disiè
lou moument de soun aparicioun dins river ? Disié: fai fre dins lou
mounde, e vène enflama lis amo de l'amour de Jesu-Crist —
Que dison sis ordre? Perqué lou coumandamen de faire veni de
moulounado de mounde, de li mètre en proucessioun, et de lis
ourdounade béure e de se lava? Dison que fau estranglalafausso
pau que nous retèn de ben faire, que fau reprendre courage en
vesènt que li bon crestian soun pertout, que fau se counfessa,
pêr ço que se counfessa ei la même causo que se lava, e béure
enfin à la Santo Taulo lou sang meravihous que dounara à la
Gleiso un regounfle de vido.
Autàmbèn, lis amo an coumprès qu'eron counvidado à la
renouvacioun, en'en vèn gaire, emai fugon clafido de plago,
que noun se fugon refacho, avans de .«'en-ana, coume uno
manie^o de virginità. Qu'au pourra jama'» coumta li counversioun
que se soun espandido à l'oumbro santo de Nosto-Damo de
Lourdes? Autant vourrié coumta li coude! et de la mar O lis
estello dou fiermamen!... Aquest'an, sub^e-tout, qu'ei Tan
dou Jubilé; aquest' an qu'ei lou 25° amversari dis aparicioun,
aquest'an qu'ei l'an di noço d'argent de Nosto-Damo, fau que
la fervour desbounde, e qu'uno plueio de gràci refresque lou
mounde , e subre-tout la Franco !
La Franco! Ah! mi fraire, eselo,es *oun salut iue déu estre
counsidéra coume lou plus grand miracle de la Santo Vierge
dins aqueste siècle. La sàuvo aujou^-d'uei coume l'a sauvado
toujour. Desempièi lou jour qu'ei nascudo à la gràci coume
à la glôri dins lou batistèri de Sant Roumié; desempièi lou
jour que li Pountifo de Roumo l'an embrassado en la noumènt
sa fiho einado, la Rèino dou reiaume céleste s'ei facho apela
la Rèino dou reiaume de Franco — Regnum Galliœ, regnmr.
Mariœ. — Per qu'àquéu titre noun fuguesse une baio . la Franco
a multiplica si mounumen à lounour de la Vierge, e la Vierge
a multiplica si proudige en favour de la Franco. — De Santo
Clotilde à Louvi XIII . en passant pèr l'epoupèio resplendènto
NOTRE-DAME DE LOURDES 471
Que dit le Gave? Il dit que le monde passe, que la vie s'écoule
comme un torrent, et que tout va se perdre dans le gouffre du
tombeau. Que dit le vêtement de la Vierge? Avec sa robe blan-
che, sa ceinture bleue, son chapelet d'or à la main et ses roses
sur les pieds, elle nous apprend qu'il faut blanchir nos cons-
ciences, les ceindre de vertus, les fortifier par la prière et les
enrichir de bonnes œuvres, Que signifient ces paroles? Quand
elle a dit: « Je suis V Immaculée-Conception» elle a signifié qu'il
nous faut quitter nos idées de boue, et nous élever aux concep-
tions sublimes de notre sainte religion. Que disait le choix du
moment de son apparition dans l'hiver? Il disait: Il fait froid
dans le monde des âmes et je viens les enflammer de l'amour
de Jésus-Christ. Que disent ses ordres ? Pourquoi le commande-
ment de rassembler les multitudes, de les mettre en procession
et de leur prescrire de boire et de se laver? C'est pour nous
apprendre qu'il faut anéantir la fausse honte qui nous empêche
de faire le bien, qu'il faut reprendre bon courage en voyant que
nous comptons partout de fervents chrétiens, qu'il faut se con-
fesser, parce que se confesser c'est se laver, et qu'il faut boire
enfin, à la sainte table, le sang merveilleux qui doit donner à
TÉglise entière une surabondance de vie.
Aussi, les âmes ont compris qu'elles étaient conviées à la
régénération, et il n'en vient guère qui, bien qu'elles soient
couvertes de cicatrices, ne se refassent, avant de quitter
ce séjour, comme une sorte de Virginité. Qui jamais pourra
compter les conversions qui se sont épanouies à l'ombre sainte
de Notre-Dame de Lourdes ? Autant vaudrait-il compter les
cailloux légers des bords de la mer ou les étoiles du firmament !. .
Cette année-ci surtout qui est l'année du jubilé; cette année-ci
qui est le 25,1,e anniversaire des apparitions ; cette année-ci qui
est l'année des noces d'argent de Notre-Dame, il faut que la fer-
veur ne connaisse pas de bornes, et qu'une pluie de grâces rafraî-
chisse le monde, et surtout la France /...
La France ! Ah ! mes frères, c'est son salut qui doit être compté
comme le plus grand des miracles de la Sainte Vierge dans le
cours de ce siècle. Elle la sauve aujourd'hui, comme elle l'a
sauvée à toutes les époques. Depuis le jour où la France est née
à la grâce comme à la gloire dans le baptistère de S. Remy ;
depuis le jour où les Pontifes de Rome l'ont embrassée en l'ap-
pelant la Fille aînée de l'Église, la Reine du royaume des Cieux
s'est fait nommer Reine de France. Regnum Galliœ, regnumMariœ.
Pour que ce titre ne fût point un mensonge, la France a multiplié
ses monuments en l'honneur de la Vierge, et la Vierge a multi-
plié ses prodiges en faveur de la France. De Sainte Clotilde à
Louis XIII , en passant par l'épopée resplendissante de Jeanne
472 NOSTO-DAMO DE LOURDES
de Jane d'Arc, quand de cop la Rèino d'eilamoundaut l'a pas
secourigudo dins si flèu, relevado de si calamità, sauvadc
de la mort? E dins noste siècle de malur, d'ounte li vont soun
salut? De la Vierge , toujour de la Vierge Mario !
Pauro Franco? ia trege an qunte ero soun état? Ero uno
nacioun au sou, une rèino descourounado , chanchado souto
lou taloun dei reîtris aleman , blessado au cor, que ie mancavo
plus pèr péri que lou darrié cop de coutèu. La Vierge se faguè
vèire à Pontmain, e digue: Pregas , lou salut n'es pas liuen. Se
preguè pertout, e la pas se faguè.... Aï-las! desempièi, la
guerro civilo i'a'strassa sa raubo; la persecucioun l'a sagatado,
sis istitucioun an toumba coume un castèu de carto souto la
ràbi de l'infer, e toujour nous semblo que vai senti s'apesanti
su sa testo l'ire trop justo dôu Cèu... De qu'ei que la tèn drecho?
Ei Us orne? Oh! noun, certo ! D'orne n'a gis. Sempre regardo
de touti li coustat de Tourizoun naciounàu pèr vèire se quàuque
orne se levarà — si forte virum quem. — Mai sempre, descour a-
jado, retoumbo sus soun lié de doulour en disent tristamen
coume lou Parai ytico de l'Évangèli : Hominem non habeo. —
Bon courage, pauro Franco bèn-amado ! n'as gis d'orne,
ei verai. Mai regardo bèn, se n'as gis d'orne, as uno celesto
Dono , la plus santo, la plus bello, la plus pouderouso, la
santo Vierge, l'Imaculado de Lourdes. Es à si pèd que toun
cor revendra de sounesvanimen pèr que touningéni recoumence
a desplega sis alo dins lou flermamen de l'istôri. Es en
escoutènt sa voues que vas mérita de contunia la geando
missioun, que l'incoumparable Lacordaire apelavo tant bèn
« la voucacioun religiouso de la Franco ». Sies estado avuglo
en pas vouguent vèire lou gourd mounte te menavon ; sies
estado sourdo en refusent d'escouta lis avertissamen li plus
aut, li trounadisso li plus terriblo ; ta paralisio n'ei pa'ncaro
bèn garido: Eh bèn, souvene-t-en d'Aquelo que te gardo ! Jito-te,
noblo blessado, dins li bras de la grand' médiatrice, e gai-iias^
e, reviénras dins rèn de tèns, repassaras au mitan dou mounde
en pourtènt talamen àut toun front recourouna, que touti li pople
diran : La vaqui mai la Rèino de l'Uropo !!....
II. — Venen de counsidera la Baumo e lou Santuàri de Lourdes
coume lou plus grand teatre dôu miracle qu'eisiste dins noste
siècle. — Aro, lis anen counsidera coume lou plus sant teatre de
vertu que posque se vèire sur terro.
NOTRE-DAME DE LOURDES 473
d'Arc, que de fois la reine céleste ne l'a-t-elle pas secourue au
milieu de ses fléaux, relevée de ses calamités, sauvée d'une
mort certaine? Et dans notre siècle de malheur, d'où lui vient
son salut? De la Vierge, toujours de la Vierge Marie!
Pauvre France! Treize ans déjà passés, quel était son état?
C'était une nation à terre, une reine découronnée, humiliée sous
le pied brutal du soldat tudesque, blessée au cœur, et à laquelle
il ne manquait plus pour périr qu'un dernier coup de couteau.
La Vierge se montra àPontmain et dit : «Prie%, le salut est proche.»
On pria partout, et la paix se conclut... Hélas! depuis cette
époque, la guerre civile a déchiré sa robe; la persécution l'a
broyée sous son étreinte, la plupart de ses institutions sont
tombées comme par un triste enchantement sous les coups
de l'enfer, et toujours il nous semble qu'elle va sentir s'appe-
santir sur sa tête le courroux trop légitime du Ciel... Quelle est
la force cachée qui la tient debout? Son salut lui vient-il d'un
homme quelconque? Oh! certes, non! d'hommes sauveurs elle
n'en connaît pas. Toujours elle regarde de tous les côtés de
l'horizon national pour voir si quelque homme se lèvera pour sa
défense. — Si forte virum quem. — Mais toujours découragée,
elle retombe sur son lit de douleurs en disant tristement comme
le paralytique de l'Évangile : Hominem non habeo. — Bon courage,
pauvre France bien-aimée! Tu n'as pas un seul homme pour te
sauver, c'est vrai. Mais regarde au dessus de toi! Si tu n'as
aucun homme sauveur, tuas une céleste Dame, la plus sainte, la
plus belle , la plus puissante, la Vierge Marie, l'Immaculée de
Lourdes ! C'est à ses pieds que ton cœur reviendra de son éva-
nouissement pour que ton génie recommence à déployer ses
ailes dans le firmament de l'histoire. C'est en écoutant sa voix
que tu vas mériter de continuer ta grande mission que l'incom-
parable Lacordaire appelait si bien : « La vocation religieuse de
la France. » Tu as été aveugle en refusant de voir l'abîme où
l'on te conduisait; tu as été sourde en refusant d'écouter les
avertissements les plus hauts, les éclats de tonnerre les plus
terribles ; ta paralysie n'est pas parfaitement guérie. Mais sou-
viens-toi de Celle qui te garde! Jette-toi, noble blessée, dans
les bras de la grande médiatrice, et tu guériras, et tu revivras,
et , dans un temps très rapproché , tu repasseras au milieu du
monde en portant avec une telle majesté ton front couronné que
tous les peuples s'écrieront : La voilà de nouveau la Reine de
l'Europe!...
IL — Nous venons de considérer la Grotte et le sanctuaire de
Lourdes comme le plus grand théâtre du miracle qui existe dans
ce siècle. Maintenant, nous allons les considérer comme le plus
saint théâtre de vertu que l'on puisse voir sur la terre.
474 NOSTO-DAMO DE LOURDES
La proumierô de touti li vertu, lou foundamen de touti lis
autri, ei la Fe, Eh bèn, disès-me, mi fraire, mounte se desplego
tant et de tant belli manifestacioun de Fe coume dins aquesto
cantoun di Pirenéu?
Regardas aquesto Gleiso. Moun Dieu, coume es auto, coume
ei vasto, coume ei richo, coume ei bello ! Quàu l'a tant bèn bas-
tido? Quàu a esculta sis autar? Quàu a taia sis estatùo? Quàu a
fiala sis ournamen? Quàu a tourneja si calice, si sant cibôri, si
soulèu dôu sant Sacramen ! Ei la man, ei l'or, ei l'engèni de
laFe.
Levas vostis iue vers la vouto. Regardas aqueli centenàu de
bandiero que balançon si plet blanc au vent siàu de la Basil ico.
Quàu lis a pagado, broudado, pendoulado eilamoudàut ! ei la
man, ei l'or, ei l'engèni de la Fe.
E li sermoun calourènt que descèndon d'aquesto cadiero, e li
cant meiavihous que restountisson dins aquesto nèu, e li preiero
sens défaut que se desgrunon sens fin davans l'image de nosto
Rèino , de qu'ei que lis ispiro V N'ei rèn que lou sentimen prefound
de la Fe. 0, me n'en sias temoï, pèlerin d'Avignoun, ei la Fe,
rèn que la Fe que nous a adus di bord de la Durènço, de la Sorgo
e dou Rose au mitan d'aquesti mountagno, pèr saluda d'un
salut dôu cor, la Vierge Imaculado !
Mai, escouta! d'ounte vèn que li campano soun toutis à bran?
Oh! Segnour, quunto magnifico mescladisso d'acor de touto
meno. E que sonon ansin tant tard? Sonon la proucession, l'im-
menso proucessioun. La vese que parto dôu pèd de la Baumo,
que seguis en cantènt li zigue-zague dôu sant roucas, que s'es-
pandis à l'entour de la Grand'Gleiso en l'embrassant, que des-
cend e se desbano en milo vira-vôu de la Grand'Gleiso au Plan e
dôu Plan tournamai à la Baumo. La Basilico ei courounado de
lume, la Baumo n'en resplendis, la Vierge dôu Plan n'a soun
trône tout abrasa, e chasque roumiéu porto lou siéu à la man.
Mount'ei lou cèu? Es en àut o en bas? ia autant d'estello à l'un
coume à l'autre, e se saup pas quunte ei qu'ei lou plus bèu...
En même tèms li cant se croson , se mesclon e chivauchon. Lou
franchimand respond au Prouvençau e lou prouvençau au Bre-
toun : Beatam me dicent omnes generationes. Li gènt de pertout, li
lengo de pertout, li cant de pertout, dison à Nosto-Damo: « sias
« nosto Maire ben-amado, sias noste Rèino courounado, sias
« noste espèranço e sias noste salut ! » Eh bèn , mi fraire, de qu'ei
que tout acô se noun la Fe di cor que se desgounflo en osanna?
O, ei la Fe qu'atuvo touti li cierge, ei la Fe que vibro dins touti
li voues.
NOTRE-DAME DE LOURDES 475
La première de toutes les vertus, le fondement de toutes les
autres, c'est la Foi. Eh bien, dites-moi , mes Frères, où voit-on
se déployer d'aussi nombreuses et d'aussi belles manifestations
de Foi comme nous le voyons dans ce coin des Pyrénées ?
Considérez cette Église. 0 Dieu, qu'elle est élancée, qu'elle est
vaste, qu'elle est riche, qu'elle est belle? Qui donc l'a si savam-
ment construite? Quia sculpté ses autels, érigé ses statues , tissé
ses ornements, fouillé ses calices, ses ciboires sacrés, ses
resplendissants ostensoirs? C'est la main, c'est l'or, c'est le
génie de la Foi.
Elevez vos regards jusqu'à la voûte. Voyez ces centaines de
bannières qui balancent leurs plis blancs au souffle indécis de la
Basilique? Qui en a payé le prix et brodé les sujets? Qui lésa
suspendues à cette hauteur? C'est la main, c'est l'or, c'est le
génie de la Foi.
Et les discours chaleureux qui descendent de cette chaire, et
les chants merveilleux qui retentissent dans cette vaste nef, et
les prières sans défaut qui se suivent sans fin en présence de
l'image de notre Reine, quel est le sentiment qui les inspire? Ce
n'est que le sentiment profond de la Foi. Oui, vous m'en êtes
témoins, pèlerins d'Avignon, c'est la Foi, la Foi seule qui nous
a amenés des bords de la Durance, de la Sorgue et du Rhône au
milieu de ces montagnes, pour saluer d'un salut du cœur, la
Vierge Immaculée...
Mais, écoutez ! d'où vient que les cloches sonnent toutes et à
toute volée? Oh! Seigneur, quel magnifique enchevêtrement
d'accords de toutes sortes ! Eh! pourquoi sonne-t-on à une heure
aussi tardive ? On sonne la procession, l'immense procession l
Te la vois prendre son point de départ au pied même de la Grotte,
suivre en chantant les lacets capricieux du rocher béni, s'épa-
nouir autour de la grande Église en l'embrassant, descendre et
se développer dans les mille contours qui serpentent depuis la
grande Église jusqu'à l'extrémité de l'esplanade pour retourner
enfin de l'esplanade à la Grotte. La Basilique est couronnée de
points lumineux, la Grotte en est resplendissante, la Vierge de
l'Esplanade en a son trône tout embrasé, et chaque pèlerin porte
son cierge ail umé à la main . Où donc est le Ciel ? Est-il en haut ou
en bas? On compte autant d'étoiles dans l'un comme dans l'autre,
et l'on ne saurait dire quel est celui des deux qui est le plus
beau... En même temps les cantiques se croisent, se mêlent,
s'enchevêtrent. Le français répond au provençal et le provençal
au breton : Beatam me dicent omnes gêner ationes. Les fidèles,
les langues, les chants de toutes les contrées disent à Notre-
Dame : « Vous êtes notre Mère bien-aimée, vous êtes notre
Reine couronnée, vous êtes notre espérance et notre seul salut l»
476 NOSTO-DAMO DE LOURDES
Mai, revenen à la Baumo. A dos pas, vole vous faire vèire un
lutre espectacle de Fe. Sarà plus la Fe-cresènco, sarà la Fe-
counfienco ,
Arresta-vous un moument à l'entour d'aquelo umblo bastisso
qu'enclaus un pichot bansin. Aco's la Santo Pielo. Moun Dieu,
quunte espetacle pretoucant ! De longuis enfilado de malàut, li
man jouncho, lis iue bagna de lagremo, la fàci palinello, soun
pourta sus de brancard. Li brancardié, testo nuso, li labro pre-
nante», lou cor esmôugu, porton soun fai coume un trésor dôu
Pérou. Entre qu'arribon, li porto delà pichoto bastido se drubon
3 se fermon. A ginoun, dis uno voues de prèire ! E tôuti li pèlerin
se prousternon. A-z-auto voues, li bras en crous, lis iue vers lou
Oéu, touti respondon au sant Rousàri. Li malàut gariran o gari-
ran pas: aqui n'ei pas la questioun. De que fai, de que vôu tout
aquéu mounde, li malàut, li brancardié, la foulo que prego?
Volon faire un ate de fe dins la paraulo de la Vierge qu'a dis:
Venès e lavas-vous. Volon faire un ate de fe au poudé subre-na-
turau que pou, à sa fantesié, bandi dôu cor de l'orne touti li
marri vérin. Entendès-lei que vousdison : « Naaman, lou Syrian,
« ero cubèrt de la lepro coume d'un orre mantèu. Sus la paraulo
c( dôu Proufeto, se lavé dins l'aigo dôu tourrent, e, dins un vira
« d'iue, soun mantèu de pourrituro toumbè, e sa car resplendi-
c( guè coume la car d'un bel enfant de la. Or, en plaço dôu Prou-
« feto de Dieu aven sa santo Maire, la Prouvidenci dis Infirme,
« e voulès pas qu'aguen counfienciV » Tout-à-n-un cop, sus lou
bord de la piscino santo, s'ausis un grand cris: Miracle! La
porto sedrubo... lou paralysa marcho ferme, l'avugle ie vèi.
Magnificat, crido la foulo ! e l'urous miracla ei pourta'n trioun-
fle davans l'estatùo de la Baumo pèr i'entouna lou grand cantico
de l'acioun de gràci. . . Dison : La Fe sauvo lamo. La Fe? sauvo
l'amo emai li corps, la Fe sauvo tout! 1... Sauvo tout pèr çô
qu'es uno Fe vivènto, que marcho acoumpagnado dis obro de la
carità, autant dis obro dôu dedin que d'aqueli dôu deforo, vole
dire, autant di sentimen sublime d'amour de Dieu que di bellis
aumorno.
O Baumo santo, disès-me li sentimen celestiau que li pèlerin à
ginoun espandisson davans vous dins la lengo elouquènto dôu
cor ! Revela-me lou noumbre di lagremo secreto qu'an bagna la
pôussiôro de vosti pèdl Redisès-me lis acent de repenti qu'avès
NOTRE-DAME DE LOURDES 411
Eh bien, mes Frères, qu'est-ce que tout cela sinon la Foi des
cœurs qui déborde en hosanna? Oui, c'est la Foi qui allume tous
les cierges , c'est a Foi qui vibre dans toutes les voix.
Mais, revenons à la Grotte. Je veux, à deux pas, vous rendre
les témoins d'un autre spectacle de Foi. Ce ne sera plus la Foi-
croyance, ce sera la Foi-confiance.
Arrêtez-vous un instant auprès de cet humble bâtiment qui
enferme un modeste bassin. C'est la Sainte Piscine. 0 mon Dieu,
quel spectacle attendrissant ! De nombreux infirmes, à la suite
les uns des autres, les mains jointes, les yeux baignés de lar-
mes, le visage pâli, sont portés sur des brancards. Les brancar-
diers, tête nue, les lèvres priantes, le cœur ému, portent leur
fardeau comme un trésor du Pérou. Dès qu'ils arrivent, les
portes du petit bâtiment s'ouvrent pour se refermer aussitôt. A
genoux , dit une voix de prêtre ! et tous les pèlerins se proster-
nent. A haute voix, les bras en croix, les yeux levés vers le
ciel, tous répondent au saint Rosaire. Les malades guériront ou
ne guériront pas : là n'est pas la question. Que fait et que veut
tout ce monde : les malades, les brancardiers, la foule qui prie?
Il veut faire un acte de foi à la parole de la Vierge qui a dit :
« vene\ et lave\-vous » Il veut faire un acte de Foi au pouvoir
surnaturel qui peut, à sa guise, expulser du corps de l'homme
tous les venins mortels. Entendez-les qui vous disent: «Naaman
« le Syrien, était couvert de la lèpre comme d'un horrible man-
« teau. Sur la parole du Prophète, il se lava dans l'eau du torrent,
« et, dans un clin d'œil, son manteau de pourriture tomba, et
« sa chair rayonna de blancheur comme la chair d'un bel enfant
« au berceau. Or, au lieu d'un prophète, nous avons la Mère de
(( Dieu, la Providence des Infirmes, et vous voulez que nous
« manquions de confiance ? » Tout à coup, sur le bord de la
piscine sainte, on entend éclater ce cri: Miracle ! La porte s'ou-
vre, et voilà que le paralytique marche et que l'aveugle a recou-
vré la vue. La foule entonne le Magnificat, et l'heureux miraculé
est porté en triomphe devant la statue de la Grotte afin d'y
entonner le grand cantique de l'action de grâces... On dit : La
Foi sauve l'âme . La FoiV Elle sauve l'âme et le corps aussi, la Foi
sauve tout !... Elle sauve tout ici, parce que c'est une foi vivante,
qui marche accompagnée des œuvres de la charité, aussi bien
des œuvres du dedans que celles du dehors, c'est-à-dire, autant
des sentiments sublimes d'amour de Dieu que des actes de Fra-
ternité chrétienne.
0 grotte sainte, répétez-moi les sentiments célestes que les
pèlerins à genoux répandent devant vous dans la langue élo-
quente du cœur! Révélez-moi le nombre des larmes secrètes
qui ont baigné la poussière de vos pieds! Redites-moi les accents
478 NOSTO-DAMO DE LOURDES
entendu! Rapelas-me li counversacioun disamo que volon s'au-
boural. . noun, noun, dins li clastro benesido se dis ren de plus
sant, e, dins lou céu lis ange parlon pas uno plus bello lengo. 0
Planet de la Baumo, sias uno meravihouso canestello de fiour
de Paradis ! Sias un encensié d'or que fai mounta de longo lou
prefum de la preiero vers lou tronc de l'Eternàu.
E li roumiéu se countenton pas de béu sentimen : i'apoundon
de bellis acioun. Li très quart di malaut que venon cerca la santà
dins la santo Pielo , quau es que lis adus? Ei la man, ei l'or delà
earità. Lou plus souvent soun de pauri gens qu'an besoun de si
bras per gagna soun pan e qu'atrouvarien pas dins sa bourseto
un louvi d'or bèn franc. Alors, que fan li fidèu de Nosto-Darno?
s'ensouveiion de la paraulo di libre sant que dison : fau estre
l'iue de l'avugle e lou bastoun dôu goi, e donon pèrlou viage di
malàut, e desempièi vingt-cinq an s'alassoun pas de douna.
Dounarès aquest' an un deniè de mai, pèlerin dAvignoun,
per gagna la grando indulgenço de nosto Jubilé. Jitarès uno
pèiro dins li foundamento de la Gleiso dôu sant Rousàri que
se bastis ei pèd d'aquesto Basilico. Quunto bello idèio de
leva' un mounumen eici, a Lourdes, à Noste-Dame dôu sant
Rousàri ! Lourdes ei devengudo la patrio dôu Rousàri desempièi
que sa Baumo es estado coume l'ouratôri mounte la Rèino dis
Ange l'a recita devans Bernadeto dins lou ravissamen de Testàsi.
Oh ! parten pas d'eici sènso proumetre que desgrunaren
tôuti li jour la courouno dou capelet sauvaire. Ansin oubeïren
i desi de la Vierge coume is ordre de nosto bèu e grand Papo,
Léon XIII. Avès pas legi la manefico Letro-Encycîico qu'a bandi
tout darrieramen pèr tout l'univer? Veici si paraulo : « Vonlèn
qu aquest' an la devoucioun dou sant Rousàri fugue lou sujet dhino
atencioun touto particulier o dins lou mounde catoulien Vounour delà
Viergo soubeirano , pèr fin qu'emplegue soun poudé à-n-outeni de
soun Fiéu divin uno finicioun urouso à nosti calamité. Voulèn que lou
mes d'outobre fugue toutalamen counsacra à la santo Reino dou Rou-
sàri.)} 0 pountife sant, tôutis ici vous proumeten d'estre fidèu à
voste coumandamen. Cresès-lou, nosto pruumesso sara un ate,
e, aqueste pèlerinage sara que lapreparaciouncalourèntoaumes
d'outobre venènt, que sarà per nautris aquest' an coume lou
grand mes de Mario I...
Ai fini. — Me resto plus qu'à vous dire : Vous en-anès pas
d'eici sènso vous estre counsacra pèr vosto vido à Nosto-Damo
NOTRE-DAME DE LÔtfRDÊâ 479
de repentir que vous avez entendus ! Racontez-moi les conversa-
tions des âmes qui veulent s'élever jusqu'à Dieu ! Non, non, dans
le» cloîtres bénis on n'exprime rien de plus saint, et, dans le
ciel, les anges ne parlent pas un plus beau langage. 0 esplanade
de la Grotte, vous êtes une merveilleuse corbeille de fleurs du
Paradis ! Vous êtes un encensoir d'or qui fait sans cesse monter
le parfum de la prière vers le trône de l'Éternel !
Et les pèlerins ne se contentent pas d'exprimer de beaux senti-
ments : ils y joignent les belles actions. Les trois quarts des
malades qui viennent chercher la santé dans la sainte Piscine,
qui est-ce qui les amène? c'est la main , c'est l'or de la charité.
Le plus souvent, ce sont des pauvres gens qui ont besoin de leurs
bras pour gagner leur pain de chaque jour, et qui ne trouveraient
pas dans leur modeste bourse un louis d'or qui leur appartînt
franchement. Alors, que font les fidèles enfants de Notre-Dame?
Ils se souviennent de la parole des Livres Saints qui disent :
a II faut être V œil de V aveugle et le bâton du boiteux . » Et ils don-
nent pour le voyage des malades, et, depuis vingt-cinq ans, ils
ne se lassent pas de donner.
Vous donnerez, cette année, un denier de plus, pèlerins d'Avi-
gnon, afin de gagner la grande indulgence de notre Jubilé. Vous
jetterez une pierre dans les fondements de l'Église du saint
Rosaire que Ton bâtit aux pieds de cette basilique. Quelle belle
idée d'ériger un monument ici, à Lourdes, à Notre-Dame du
saint Rosaire ! Lourdes ?st devenue la patrie du Rosaire depuis
que sa Grotte a été comme l'oratoire où la reine des anges l'a
récité devant Bernadette dans le ravissement de l'extase.
Oh! ne partons pas d'ici sans promettre que tous les jours de
notre vie, nous égrènerons la couronne du chapelet sauveur.
Nous obéirons ainsi aux désirs de la Vierge comme aux ordres
de notre grand et saint Pape Léon XIII. N'avez-vous pas lu la
magnifique lettre-Encyclique que, tout dernièrement, il a adressé
à tout l'univers ? Voici ses paroles : « Nous voulons que, cette année,
« la dévotion du saint Rosaire soit V objet d'une attention toute parti-
« culière dans le monde catholique en l'honneur de la Vierge Souve-
« raine, afin qu'elle emploie sa puissance à obtenir de son divin Fils
(( une fin heureuse à nos calamités. . . Nous voulons que le mois d'oc-
« tobre soit totalement consacré à la sainte Reine du Rosaire. » O
Pontife saint, tous ici nous vous promettons d'être dociles à vos
ordres. Croyez-le bien, notre promesse est un serment, et, ce
pèlerinage ne sera que la préparation fervente au mois d'octobre
prochain, que nous célébrerons cette année comme le grand
mois de Marie.
J'ai fini. Il ne me reste plus qu'à vous dire : Ne vous retirez pas
d'ici sans vous être consacrés pour votre vie entière à Notre-
480 tfOSTO-DAMO DE LOURDES
de Lourdes. Ei pas lou tout dé la canta, fau la servi. QL unto
regret de l'agué tant amado sus la terro se poudian pas la
countempla dins lou cèu! Mai, en nous jitant dins soun cor
Imacula, nous gardara jusqu'au moument espaventable dôu
jujamen que se reformo pas.
Quand li pople de l'antiquita voulien assegura quaucuno
de si plus belli ciéuta de la proutecioun celesto, que fasien?
Pausavon à sa plus auto cimo ço qu'apelavon lou Palladium.
Lou Palladium èro uno estatuo de la casto Minervo que d'uno
man tenié soun blouqué prouteitour, e de l'autro soun espaso
invinciblo. Ansin èron garda pèr la vertu e pèr la forço. Eh
bèn, mi fraire, lou Palladium de la Gleiso, nosto casto Minervo
à nous autri, es la Rèino de Lourdes. Soun cor Imacula eilou
blouquié que nous preservo dôu coustat dôu cèu, e sa man
miraclouso ei l'espaso que nous défend dôu coustat de la
terro.
0 Mario, métèn souto li plet de voste mantèu, tout ço qu'aven
de plus precious : Nosti famiho, nostis ami, nosti parôqui,
nosto patrio et nostis amo. Venen de célébra vostinoço d'argent,
fasès nous la grâci de reveni célébra vosti noço d'or: E se noun
se pou, se la voulounta de Dieu n'ei pas talo, se nosto âge lou
permes pas, dôumèns, fasès-nous la gràci de li célébra souto
vostis iue, dins lou cèu, mounte noste amour et nosti cant
finiran jamai en voste ounour e Tounour de voste Fièu eternau.
E vaqui, mi Fraire, la gràci que vous souvète en tôuti, de tout
moun cor, emé la benedicioun de noste Reverendissime Arche-
vesquç. Amen,
*■
NOTRE-DAME DE LOURDES 481
Dame de Lourdes. Ce n'est pas tout de chanter sa gloire, il faut
ia servir. Quel regret si, après l'avoir tant aimée sur la terre, nous
ne pouvions pas la contempler dans le Ciel ! Mais, en nous jetant
dans son cœur immaculé, elle nous gardera jusqu'au moment
redoutable du jugement qui ne se réforme jamais.
Quand les peuples de l'antiquité voulaient assurer infaillible-
ment quelqu'une de leurs plus belles cités de la protection céleste,
que faisaient-ils? Ils plaçaient à son faîte le plus élevé ce qu'ils
appelaient le Palladium. Le Palladium était une statue de la chaste
Minerve qui, d'une main, tenait son bouclier protecteur, et, de
l'autre, son épée invincible. Les villes étaient ainsi protégées par
la vertu et par la force. Et bien, mes Frères, le Palladium de
l'Église, notre chaste Minerve à nous, c'est la Reine de Lourdes.
Son cœur immaculé est le bouclier qui nous préserve du côté du
ciel, et sa main miraculeuse est l'épée qui nous défend du côté
de la terre.
0 Marie, nous plaçons sous les plis de votre manteau, tout ce
que nous avons de plus cher: Nos familles, nos amis, nos
paroisses, notre patrie et nos âmes. Nous venons de célébrer vos
noces d'argent, faites-nous la grâce de revenir célébrer vos
noces d'or. Et si la chose n'est pas possible, si telle n'est pas la
volonté de Dieu, si notre âge avancé s'y oppose, faites-nous, du
moins, la grâce de les célébrer sous vos yeux, dans le ciel, où
notre amour et nos chants ne finiront jamais en votre honneur et
en l'honneur de votre Fils éternel. C'est là, mes Frères, la grâce
que je vous souhaite à tous, de tout mon cœur, avec la bénédic-
tion de notre Révérendissime Archevêque. Amen.
Jï. MW VWMJHR
L'ÉGLISE ET L'ÉTAT
C0NFÉRENCES
PRÊCHÉES A SAINT AMBROISE PENDANT LE CARÊME DE 1883
Par M. l'Abbé FRÉMONT,
/Lncfcfïi Aumônier de l'École Normale de la Seine
Vicaire à Saint-Philippe du Roule, à Paris.
PREMIÈRE CONFÉRENCE
Nature de la Société religieuse et de la Société civile :
Qu'est-ce que l'Église ? Qu'est-ce que l'État ?
Messieurs,
Le Christianisme est le plus grand événement de l'histoire, et
sa doctrine, sous quelque aspect qu'on l'étudié, et quelle que
soit l'origine divine ou humaine qu'on lui attribue , se montre
douée d'une force , d'une élévation et d'une beauté sans rivales.
Tel est, dans tous les camps , l'aveu des esprits supérieurs. La
science des religions comparées ne date que d'hier, et déjà elle
nous a conduits à ce résultat glorieux , formulé par un savant
anglais : « le Christianisme a une supériorité immense sur toutes
les religions, et personne ne s'en peut rendre compte aussi
clairement que celui qui a examiné de bonne foi les fondements
des autres croyances \ »
Mais le Christianisme ne s'est pas contenté de passer sur le
monde, comme un souffle puissant, renversant l'idolâtrie,
1. Max Mûller, Essai sur l'histoire des religions, préface.
'< Rien n'est plus sincère que l'admiration et le respect que nous professons pour la
religion catholique. » (Jules Simon, Religion naturelle, 4e partie.)
« Jésus ne sera pas surpassé; son culte se rajeunira sans cesse. » (Ernest Renan,
Vie de Jésus, conclusion.)
« Le Christianisme est le plus frappant des efforts qui s'échelonnent clans l'histoire,
pour l'enfantement d'un idéal de lumière et de justice. » (Idem, Marc-Aurèle,
conclusion. )
« Depuis longtemps je ne croyais plus au miracle, dans le sens propre du mot:
cependant la destinée unique du peuple juif, aboutissant à Jésus et au Christianisme,
m'apparaissait comme quelque chose de tout à fait à part, » Jdem, Souvenirs d'enfance
et de jeunesse, tre partie.)
Voir également les belles et solides leçons de M. l'abbé de Broglie sur l'Histoire
des religions.
PREMIÈRE CONFÉRENCE 483
relevant les faibles et les déshérités , semant partout les germes
des vertus les plus exquises ; ce souffle régénérateur a pris
corps , si j'ose ainsi m'exprimer ; et ce corps , qui remplit l'uni-
vers , porte un nom dont l'amour des uns et la haine des autres
assurent également la grandeur: le nom d'Église catholique.
C'est de l'Église catholique , Messieurs, que je me propose de
vous entretenir. Je ne vous parlerai ni de sa constitution ni de
ses dogmes. Je l'ai fait, pendant quatre ans, dans une enceinte
plus modeste que celle-ci, mais non moins chère; et l'une des
plus douces consolations de ma vie est de penser que plusieurs
parmi vous s'en souviennent devant Dieu '.
Cette année , c'est le côté extérieur du Christianisme qui fixera
notre attention. Nous considérerons l'Église, dans ses rapports
avec les sociétés humaines. Nous dirons ses relations avec les
divers gouvernements que les hommes se sont donnés , dans le
cours des siècles. Nous mettrons en relief les principes généraux
qui guident ce qu'on peut appeler la conduite politique de l'Église,
principes qui se sont fait jour, en particulier, dans le Concordat
de 1801, aujourd'hui battu en brèche, hélas! comme toutes
choses, mais si longtemps regardé comme le chef-d'œuvre de la
sagesse du pape Pie VII et du génie politique du premier consul.
Ces palpitantes et difficiles questions n'ont pas été de ma
part l'objet d'un choix capricieux. J'ai réfléchi longtemps, j'ai
consulté, et c'est couvert du suffrage de mes vénérés Maîtres
dans le Sacerdoce que je me présente devant vous.
Les Chambres, la presse, toutes les voix de l'opinion publique
narlent àl'envi des rapports de l'Église et de l'État. Nous sommes
une démocratie souveraine : quoique cela soit grand, cela ne
suffit pas : nous devons être une démocratie éclairée. Il faut que
chacun de nous, Messieurs, sache, aux jours de scrutin, ce
qu'il doit penser des hommes et des choses, spécialement quand
il s'agit des questions religieuses, questions vitales par excel-
lence. Dans ce but, nous allons rechercher ensemble la vérité,
sur ce sujet capital : peut-être finirons-nous par discerner ce qui
est sérieux, prudent, acceptable, de ce qui est irréfléchi et
périlleux. L'Église catholique a pour vaillante habitude de porter
la défense là où ses principes sont le plus méconnus, là où son
action est le plus contestée. J'obéirai, j'en ai l'espérance, à son
esprit traditionnel d'opportunité dans l'enseignement et de cou-
rage dans la lutte, en traitant devant vous la grande question
des rapports de l'Église et de l'État, car je ne crois pas qu'il y ait
un point sur lequel les malentendus soient plus nombreux et
les confusions plus déplorables.
1. Voir nos conférences sur le Christianisme , prêchées à Saint Antoine, et publiées
chez Berche et Tralio, rue de Rennes, 69, Paris; 2 volumes.
484 l'église et l'état
Mais avant d'aborder cette importante et délicate matière,
laissez-moi vous dire, Messieurs, dans quel esprit je viens à
vous.
S. Paul écrivait, aux Corinthiens, que la parole chrétienne est
une parole de réconciliation, — et postât in nobis verbum reconci-
liationis \ L'Église, à son tour, félicite ses vertueux pontifes,
ceux dont elle a placé l'image sur les autels, d'avoir su se
montrer pacifiques dans des temps de colère, — et in tempore
iracundiœ factus est reconciliatio 2. Messieurs , l'esprit magnanime
de S. Paul et de l'Église, qui n'est autre que celui du Christ,
sera mon guide. Je combattrai les fausses théories, les systèmes
insuffisamment raisonnes, les utopies funestes, mais je respec-
terai profondément les personnes. Je ne viens point jeter parmi
vous un cri de guerre, qui serait deux fois coupable au pied des
autels, et je supplie la divine Providence d'arrêter sur mes lèvres
toute parole amère. Néanmoins, je m'exprimerai sans lâche^
timidité, m'appliquant à fuir le double excès d'une hardiesse
téméraire et d'une prudence pusillanime. Ne cherchez dans mon
langage ni réticences dictées par la crainte, ni allusions bles-
santes. L'illustre archevêque de Milan, S. Ambroise, sous le
patronage duquel s'élève votre ravissante basilique, a écrit cette
sentence qui me servira de lumière : « II n'y a rien , pour un
prêtre, de plus périlleux auprès de Dieu ni de plus honteux
devant les hommes, que de ne pas dire avec liberté ce qu'il
pense; — nihil in sacerdote tam periculosum apud Deum tam turpe
apud homines , quam quod sentiat non libère denuntiarez.y> Mais la
liberté chrétienne du langage n'exclut ni le respect ni la sympa-
thie; elle les suppose. Tous mes efforts n'auront donc qu'un but;
vous faire entendre, dans un esprit de paix, les accents de la
religion la plus sincère et du plus pur patriotisme.
Abordons , maintenant, notre sujet.
I. — La logique, ce nécessaire et tout puissant ressort des
discussions qui veulent aboutir, demande qu'avant d'exposer
les Principes qui régissent les rapports habituels de l'Église avec
les sociétés humaines , nous définissions tout d'abord la nature
intime de la société religieuse qui porte le grand nom d'Église
catholique, et la nature intime de la société civile qu'on désigne
le plus souvent sous ce titre : l'État. Quand nous connaîtrons la
nature intime de l'Église et de l'État, les causes qui les ont fait
naître , le but spécial que chacun d'eux poursuit , il nous sera
plus facile de dire quelles sont les relations nécessaires de ces
1. 2e ad Corinth., ch. v. f. 18-1&
2. Office des Confesseurs.
a Offieia
PREMIÈRE CONFÉRENCE 485
deux sociétés et les lois qui doivent être la formule de ces rela-
tions mêmes, car selon la philosophique remarque de Montes-
quieu : « les lois dérivent de la nature des choses {, »
Deuft gestions, dans cette conférence :
1° Quelle est la nature intime du catholicisme V
2° Quelle est la nature intime de la société civile ?
Qu'est-ce donc que le catholicisme?
Le catholicisme est une religion, d'origine surnaturelle , orga-
nisée sous forme de société monarchique.
Rendons-nous compte, Messieurs, de chacun des mots de
cette définition.
Qu'est-ce qu'une religion , considérée théoriquement ? Une
religion est une doctrine qui a la sublime prétention de formuler
les rapports de l'homme avec Dieu. Les sciences naturelles
formulent les lois qui règlent les différentes combinaisons de la
matière. L'art militaire formule les lois qui règlent les mouve-
ments complexes d'une armée. La musique formule les lois qui
président aux groupements harmonieux des sons. Mais la
religion a une ambition plus élevée, des visées plus nobles,
plus augustes, plus saintes: elle se propose de formuler les
rapports de la conscience humaine avec Dieu.
Nous vivons à une époque, où plusieurs s'imaginent qu'il est
de bon goût d'affecter je ne sais quel dédain transcendant à l'égard
des idées religieuses et des différentes formes que ces idées ont
revêtues, chez les peuples. L'existence de quelques abus, qui
sont inévitables parce qu'ils procèdent de la légèreté ou des pas-
sions de l'homme, et que la légèreté et les passions de l'homme
dureront autant que lui, irrite les esprits superficiels et leur fait
croire que, sous le nom vénérable de religion, nous abritons
l'ignorance et le fanatisme. Mais il faut toujours en appeler de
l'esprit humain égaré par la passion, à l'esprit humain guidé par
le bon sens. Alors, la religion apparaît sous son vrai jour, c'est-
à-dire comme l'invincible besoin de l'âme qui, cherchant au delà
des horizons bornés de ce monde l'Esprit souverain dont les
traces glorieuses étincellent partout, le découvre par la raison
et s'unit à lui, dés ici-bas, par la prière, la méditation et les rites
sacrés.
Poésie brillante mais vaine, nous crie le Matérialisme, espé-
rance consolante mais chimérique. La religion suppose un monde
spirituel qui n'existe pas : Dieu, l'âme, l'infini, sont des mots
vides qui n'expriment aucune réalité positive. Il n'y a dans
l'Univers que des corps : il n'y a que des forces physico-chimi-
ques d'électricité et de chaleur, d'affinité et de cohésion. La
1. Esprit des lois, livre I, cli. t.
486 l'église et l'état
science arendu ses arrêts , il faut, bon gré mal gré, s'y soumettre.
Or, la science ne constate, autour de nous et en nous, que de la
matière. La religion qui nous berce des mots sonores d'infini,
de Dieu, de vie éternelle, n'a donc aucun fondement.
J'avoue, Messieurs, que si le matérialisme dit vrai, nous
devons nous soumettre, car la vérité seule mérite l'adhésion de
l'esprit humain. Mais le matérialisme est-il la science? c'est ce
qu'il faut contrôler. Fixons d'abord le sens du mot matière. Les
uns attribuent à la matière toutes les qualités divines, la souve-
raine puissance, l'intelligence sans bornes, l'éternité, et ils se
passent de Dieu dans leur explication du monde : ils n'ont à cela
aucune peine, car ils n'ont fait que changer de place ce Dieu
qu'ils prétendent supprimer. Mais la matière, telle que l'entend
le sens commun, c'est l'ensemble des molécules physico-chimi-
ques dont se compose l'Univers, et ainsr compris le matérialisme
n'est pas la science. En effet, qu'est-ce que savoir? Savoir, c'est
expliquer. La science n'est pas autre chose que la théorie des
explications, par la mise en lumière des causes originelles et
finales. Or, il y a trois choses que la science matérialiste ne peut
expliquer: 1° le mouvement dans la matière et l'ordre dans la
nature ; 2° l'invincible espérance que nous avons de revoir, dans
un monde divin, les âmes chères dont la mort nous a séparés;
3° l'idée et le sentiment de l'infini, qui sont notre glorieux tour-
ment, et qui nous font trouver radicalement insuffisantes la terre
et ses meilleures joies.
Suivez bien, Messieurs, cette triple démonstration et il sera
prouvé, par la science , que le Matérialisme n'aura jamais raison
des idées religieuses, parce que ces idées ne sont que l'expres-
sion des rapports nécessaires qui rattachent l'âme humaine à son
éternel Auteur.
Voici un fait : les astres se meuvent, les plantes se meuvent,
les animaux se meuvent. De tous côtés, nous constatons autour
de nous que la matière est en mouvement. Ces mouvements
sont de deux classes : les uns ont leur cause en dehors, par exem-
ple : le mouvement d'une navette que la main du tisserand fait
courir sur sa trame; les autres ont leur causer dedans, par
exemple le mouvement des plantes et des animaux, dont le
ressort est interne. Or, ces deux classes de mouvements que les
savants ont pris pour base, quand ils ont distribué la matière en
matière inorganique et en matière organisée, sont des mouve-
ments transmis ; c'est-à-dire des mouvements que la matière subit
mais qu'elle ne crée pas.
Pour ce qui concerne les mouvements de la matière inorgani-
que, la démonstration est facile et va vous saisir. Qu'une pierre
?e détache de la voûte de ce temple et tombe, elle demeurera
PREMIÈRE CONFÉRENCE 487
éternellement à la même place , immobile , inerte, si le choc d'un
corps en mouvement ne vient lui-même la mouvoir.
La démonstration n'est ni moins claire ni moins saisissante,
quand il s'agit du mouvement des plantes et des animaux. Les
mouvements de la matière organisée ont pour cause interne la
vie. Or, la vie est un principe transmis, que les plantes et les
animaux reçoivent et transmettent à le 'jr tour, mais qu'ils ne
font pas. La matière brute ne crée ni plante ni animal, ni aucun
principe de mouvement vital et organique. On avait cru, un
instant, découvrir parmi les infusoires le merveilleux phéno-
mène de générations spontanées. Mais l'un de nos chimistes les
plus éminents ' a démontré que dans le liquide où ses infusoires
étaient apparus se trouvaient antérieurement des germes, des
ovules, infiniment petits, dont l'éclosion avait produit les êtres
vivants qu'on attribuait à l'action libre de la nature. Or, des
germes, des ovules, sont des principes dévie et dejaiouvement.
Ces germes, ces ovules, ne sortent pas de la matière inorganique
mais de la matière organisée. C'est un fait certain et constant. Il
est scientifiquement établi , par l'expérience , que la matière brute
ne produit d'elle-même aucune des diverses sortes de 'mouve-
ments dont elle est douée dans le double règne végétal et animal.
Ce sont là des faits absolument inattaquables. Mais quoi? Puis-
que la matière transmet le mouvement et ne le crée pas : qui
donc lui a donné la première chiquenaude, comme dit Pascal ; qui
donc a soufflé en elle le premier principe de vie, comme parle la
Bible? Il y a vingt-trois siècles qu'Aristote répondait aux Grecs;
c'est le premier moteur, c'est Dieu.
Cette toute puissante argumentation formulée par l'immortel
précepteur d'Alexandre, reprise au moyen-âge par l'austère génie
de saint Thomas d'Aquin, et jetée toute palpitante par Jean-
Jacques Rousseau au xvin6 siècle incrédule, arrête net le maté-
rialisme dès son entrée dans la carrière.
Ce n'est pas tout. Ces mouvements que la matière subit, et dont
les ressorts générateurs sont externes ou internes, ne se déve-
loppent pas sans harmonie et sans ordre. Ils sont combinés avec
symétrie. L'étude qu'on en fait révèle un plan, un dessein, qui
atteste l'intelligence du Premier Moteur et qui en attestant son
intelligence confirme du même coup son existence. Le Matéria-
lisme invoque le hasard. Messieurs, il ne faut pas se moquer de
l'humanité : invoquer le hasard, c'est-à-dire l'imprévu, l'inintel-
ligent, pour expliquer les prodigieuses combinaisons dont l'uni-
vers est plein, n'est-ce pas nous prendre nous-mêmes pour des
endormis et des insensés ? J'en appelle à votre jugement le plus
élémentaire.
1. M. Pasteur.
488 l'église et l'état
Vous avez vu sortir du port cette merveilleuse création de
l'homme : un navire. Vous l'avez admiré, avec son éperon d'acier
fendant les eaux, ses mâts effilés qu'argentaient peut-être les
premiers feux du jour, ses cordages et ses voiles, son mécanisme
puissant qui en était comme l'âme ardente.
Dites-moi : si quelqu'un eût affirmé devant vous que ce travail
superbe était l'œuvre du hasard, auriez-vous daigné répondrez
Non. Alors, soyez logiques. Pour attester l'existence et l'intelli-
gence de l'homme, il suffirait, vous n'en doutez pas, de la coque
à demi brisée d'un navire échoué sur nos côtes, et la flotte
lumineuse des étoiles qui sillonne silencieusement l'espace vous
paraîtrait l'effet aveugle du hasard? Vous ne le penserez jamais.
Détachez de cette flotte immense la terre. Examinez ce vaisseau
de quarante mille kilomètres de circonférence, suivez le vertigi-
neux mouvement de son sillage aérien : vous le verrez courir
dans l'immensité avec l'étonnante vitesse de trente kilomètres à
la seconde: ce qui donne dix-huit cents kilomètres à la minute,
ce qui fait cent huit mille kilomètres à l'heure. Oui, quand je
descendrai de cette chaire, la terre qui nous porte aura fourni,
navire sublime, une course de cent huit mille kilomètres, pen-
dant la faible durée de mon discours. Et vous pourriez croire
qu'un pareil mécanisme n'a pas eu de mécanicien? Et vous
pourriez croire que cette flotte étincelante d'astres sans nombre
n'est pas guidée par un amiral souverain quoique invisible?
Non, Messieurs, vous ne le croyez pas. Vous êtes convaincus,
au contraire, que des prodiges si éclatants supposent un Auteur
proportionné à leur puissance, et vous déclarez avec moi au
Matérialisme qu'il ne sait ce qu'il dit, quand il nie l'existence de
Dieu1.
Résumons-nous: tous les mouvements dont la matière est
animée sont des mouvements communiqués et transmis qui
supposent un point de départ, c'est-à-dire une force première et
libre.
Toutes les combinaisons que l'étude attentive de la nature
nous révèle supposent une intelligence supérieure qui les ait
conçues et une volonté toute puissante qui les ait réalisées.
Donc, Dieu existe. Donc, le Matérialisme est scientifiquement
écrasé. — Et quand Laplace objectait au premier consul Bona-
parte qu'il n'avait pas eu besoin de Y hypothèse d'un Dieu pour
imprimer le mouvement à la machine du monde, le premier
consul eût pu lui fermer la bouche d'un mot, en lui disant :
« Monsieur, pourquoi avez-vous donné pour base à votre traité
de la Mécanique céleste cette proposition qui se réfute elle-même :
1. « Si la matière mue me montre une volonté, la matière mue selon de certaines
lois me montre une intelligence. » ;Jean -Jacques Rousseau, Emile, livre IV).
PREMIÈRE CONFÉRENCE 489
« tout est sorti de la matière, animée d'un mouvement initial? »
Expliquez-moi, de grâce, d'où est venu à la matière ce mou-
vement initial dont vous la dotez *. » Et Laplace n'eût rien
répondu.
Vaincu, Messieurs, sur ce premier champ de bataille, le
matérialisme l'est encore sur, un second où il entre en lutte
avec notre cœur.
Vous avez vu la mort jeter son voile funèbre, sur le front pâle
d'une mère ou d'une sœur. Vous avez entendu la terre retomber,
avec un bruit sinistre, sur le cercueil où vos affections les plus
douces venaient d'être ensevelies. Si le Matérialisme, vous arrê-
tant alors, se fût permis de vous dire : « homme, pourquoi
pleures-tu un peu de poussière qui sent mauvais? Ce que la
matière avait formé, elle l'a détruit : laisse-là tes regrets et tes
espérances. Cette bière que tu viens de clouer se rouvrira bientôt
pour toi. Vis heureux, en oubliant ton père, ta mère, tes enfants:
ils ne sont plus. Le ver impitoyable qui les ronge t'attend toi-
même comme une proie désirée. Abandonne les larmes aux
lâches et aux ignorants, et marche sans trouble au néant éternel
que le Matérialisme te promet. » Qu'auriez-vous répondu :
Messieurs, à ce cynique langage , qui serait scientifique, pour-
tant, si la matière était tout? Vous auriez répondu : Matérialisme,
tu ne peux expliquer sans un premier moteur les mouvements
dont la matière est animée ; tu ne pourras expliquer sans un
premier Amour les regrets affectueux dont mon cœur est plein.
C'est en ce premier Amour que je me confie ; c'est en lui que ma
douleur espère. Ce premier Amour, tous les peuples l'appellent
Dieu. Dieu est bon, car moi, être imparfait, je le suis: il me
rendra donc un jour les âmes chères dont la mort m'a séparé.
Dieu est juste, il tiendra compte de ma résignation et de ma
souffrance. Dieu est la raison même, et c'est pourquoi il donnera
à ma vie une conclusion : conclusion qui ne peut se trouver
ailleurs que dans le sein de l'infini.
L'infini ! L'infini! voilà, Messieurs, l'objet sacré de nos désirs,
le ressort intime de notre âme, la force supérieure et irrésistible
qui nous emporte au delà des courts et tristes horizons de la
matière. Étrange système que le matérialisme ! Il s'attribue
superbement le nom de science, et il n'explique rien de ce qu'il
importe le plus à l'homme de connaître, c'est-à-dire sa nature.
1. « La matière n'a point en elle-même le principe de son activité, la raison de ses
mouvements. » ÇBautain, La religion et la liberté, deuxième conférence).
« Au point de vue de la science, le matérialisme est tout à fait insoutenable.»
Louis Figuier, Le lendemain de la mort, chapitre I).
« Quant aux pierres, non seulement elles ne remuent pas, mais elles ne meurent pas,
et elles restent éternellement sans changement, si quelque chose ne vient les déplacer
ou les briser. » (Paul Bert, La première année d'enseignement scientifique, chap. I).
490 l'église et l'état
Nous ne sommes que matière, dites-vous? » Mais la matière
:>3ut-elle se mentir à eile-même? Et, si la matière ne se ment
pas à elle-même, elle doit nous apprendre pourquoi les plus
beaux spectacles, les plus douces mélodies, les poésies les plus
touchantes, les joies les plus exquises ne nous suffisent pas.
Quand le soleil descend à l'horizon, et nous laisse ravis de son
coucher étincelant, nous voudrions le contempler encore et le
suivre dans les régions consolées où il porte ses feux. Pourquoi?
Quand la fraîcheur du soir agite au bord des eaux la cime des
peupliers ou la pendante et mélancolique ramure des saules,
nous nous sentons altérés d'une soif que rien n'étanche, et nous
demandons malgré nous, aux cieux où mille étoiles rayonnent,
la source éternelle de bonheur que l'humanité cherche toujours
sans la découvrir jamais. Pourquoi? Quand nous avons lu, ou
plutôt dévoré, les pages les plus sublimes des plus sublimes
génies; quand nous avons suivi Cuvier, dans les entrailles de la
terre, pour admirer avec lui l'architecture du globe ; quand, pour
surprendre les mystères de la vie, nous nous sommes penchés
avec Claude Bernard sur les fibres d'un animal déchiré ; quand
les cris pathétiques de Corneille et de Racine ont remué nos
entrailles ; quand enfermés dans la glorieuse poussière des
bibliothèques ou perdus dans les brillants carrefours de nos
grandes cités, nous avons livré notre âme à toutes les nobles
émotions qui peuvent la faire tressaillir, une chose pourtant
nous manque -. c'est l'Infini, c'est la Beauté suprême, c'est la
vision sacrée de cet Être souverain dont nous admirons les
œuvres , mais dont nous voudrions à tout prix posséder
l'amour. Notre science n'est qu'une goutte d'eau *, Nos jours
les plus doux s'enfuient et se dissipent comme les nuages
d'encens. Rien ne comble le vaste abîme de notre cœur, si
ce n'est la pensée de Dieu et l'espérance de le voir :
Jéhova ! Jéhova ! ton nom seul me soulage ,
Il est le seul écho qui répond à mon cœur;
Ou plutôt ces élans, ces transports sans langage
Sont eux-même l'écho de ta propre grandeur2.
Ainsi, Messieurs, nous demandons au Matérialisme d'expli-
quer ce triple phénomène : 1° le mouvement et la superbe
organisation de l'Univers ; 2° l'invincible désir que l'homme
éprouve de revoir, dans un monde divin, les âmes chères
1. « La science , quelle étendue quelle puisse envahir, est incapable d'assouvir
l'esprit de recherche. La connaiespnce positive ne remplit pas et ne pourra jamais
remplir le domaine entier de îa pensée possible. Au bout de la découverte la plus
avancée , une question se dresse et se dressera toujours : Qu'y at-il après ?» ("Herbert
Spencer, Premiers principes, chap. 1.)
2. Lamartine , Harmonies poétiques et religieuses : Cri de l'âme.
PREMIÈRE CONFÉRENCE 491
dont la mort Ta séparé; 3° l'idée et le sentiment de l'Infini,
qui sont notre glorieux tourment: et le Matérialisme ne le
peut. C'est pourquoi, la religion qui formule les rapports
nécessaires de l'âme humaine avec l'Infini et qui donne un
aliment à nos inspirations ies plus hautes, n'a rien à craindre,
aussi longtemps qu'il y aura sur la terre des esprits sérieux
et des grands cœurs. Or, pour l'honneur de l'humanité, je
crois qu'il y en aura toujours.
Mais l'idée de l'Infini que nous portons dans l'âme et les
élans religieux que nous inspire la vue de l'Univers resteront-ils
un secret ei.tre Dieu et nous? Ne chercherons-nous pas à les
communiquer, et en les communiquant à les fortifier et à les
agrandir? Gœthe, Lamartine, et avant Jean-Jacques Rousseau,
ont dit : « Que d'hommes entre Dieu et moi M — « En religion,
le sentiment est tout2. »
« L'univers est le temple et la terre l'autel.
Tout se tait , mon cœur seul parle dans le silence,
La voix de l'univers, c'est mon intelligence 3. »
Selon cette théorie, tout homme est prêtre, et n'a besoin, entre
Dieu et lui, ni de sacerdoce officiel , ni de cérémonies symbo-
liques, ni de livres révélés. Mirabeau exprimait avec sa fougue
ordinaire cette opinion, que nous allons combattre : « La
religion n'est pas, elle ne peut être un rapport social, elle est
en rapport de l'Être privé avec l'Infini4. » Voilà, Messieurs, ce
que le Rationalisme prétend et voilà ce qui n'est pas.
En effet , le Rationalisme oublie que la tendance instinctive
et invincible de l'homme consiste à rechercher partout son
semblable. Je ne dis pas son semblable , dans le sens purement
extérieur et physique du mot, mais son semblable, dans le sens
intellectuel et moral. «La joie des êtres est de fréquenter leurs
pareils, » — similia similibus congaudent : proverbe philophique
des Latins que nous traduisons en français par cette sentence
populaire: qui se ressemble, se rassemble.
Or, qui se ressemble dans la recherche et dans l'amour de l'Infini
ser assemble pour en parler et pour en jouir d'avance par de com-
muns désirs : désirs, qui se traduisent sous forme de dogmes pour
l'esprit , de maximes morales pour le cœur, de cérémonies pour
les sens. Les âmes religieuses n'ont pas de plus douce société
que les âmes religieuses, parce que l'état social, en toutes
choses, est l'impérieux besoin de l'humanité. Tous nos senti-
ments, toutes nos idées aspirent à devenir des centres. L'homme,
1. Emile. — Profession de foi du vicaire savoyard.
2. Faust.
3. Lamartine , première méditation, la Prière.
4. Projet d'adresse aux Français, pour la constitution civile du clergé.
492 l'église et l'état ]
partout et toujours, s'associe et veut s'associer, non seulement
pour le négoce, pour la science, pour l'industrie, mais encore
pour la communication et l'échange des pensées et des affections
supérieures dont Dieu est l'objet. Jean-Jacques Rousseau, Gœthe,
Mirabeau, Lamartine, confondent le sentiment subjectif de
religion , — que chacun éprouve avec une intensité proportionnée
à sa nature et qui est évidemment plus énergique dans l'âme
ardente et pieuse d'un David et d'un Augustin que dans l'âme
épicurienne et sceptique d'un Montaigne et d'un Voltaire, — ils
confondent, dis-je, ce sentiment avec un autre qui le suit
toujours, le besoin de communiquer au dehors l'émotion res-
sentie. Et non seulement l'homme éprouve un sentiment de
sublime joie à communiquer ses idées et ses aspirations
religieuses, mais encore il trouve dans cette communication
une force, une énergie, une accroissement de zèle dont tout
le profit est en faveur de la vérité et du bien.
J'aime assez à opposer les libres-penseurs entre eux, non
pas pour le vulgaire plaisir de voir les hommes aux prises,
encore moins pour ridiculiser leurs contradiction : loin de
moi cette pensée impie! Non, je ne rirai jamais d'un homme,
surtout quand il s'égare. Si j'oppose les libres-penseurs entre
eux, ce n'est que pour mieux faire briller à vos regards toute la
lumière des doctrines chrétiennes, qui jaillit plus étincelante du
sein des contradictions. Entendez, Messieurs, la scientifique
réfutation que le philosophe Kant nous a laissé du système
dont le tribun français s'était fait l'organe.
Après avoir établi qu'il y a ici-bas deux principes opposés,
le bien et le mal, qui se disputent la direction de la volonté
humaine, Kant prononce ces remarquable paroles : « Si l'homme
ne pouvait inventer aucun moyen de fonder une association,
particulièrement destinée à la protection contre le mal et au
développement progressif du bien, une association durable et
s'étendent de jour en jour pour sauvegarder la moralité et
combattre le mal avec des forces réunies, le mal, alors , quoi
que pût faire V homme pour s'affranchir de sa domination , serait
toujours près de ressaisir l'empire sur lui. Le règne du bon
•principe, autant que les hommes sont capables de l'accomplir,
ne peut donc, comme nous le voyons, être atteint autrement
que par la fondation et l'extension d'une société selon les lois
de la vertu, et dans l'intérêt de la vertu, une société où la raison
fit un principe et un devoir d'insorporer le genre humain tout
entier*. » Tel est, Messieurs, l'arrêt solennel de la philosophie.
Le sentiment religieux ne reste pas enfermé dans les limites
l.'Kant, De la religion dan* les limites de la raison, IIP partie, ch. I.
PREMIERE CONFERENCE
493
étroites de la personnalité, comme le voulait Mirabeau.il s'épan-
che au dehors, il se communique, il s'associe, et toutes les reli-
gions, qui se partagent les sympathies de l'humanité, ont jailli
de là comme de leur source première.
Or, ce que la nature, éminement sociable de l'homme, réclame
impérieusement, ce que Kant, l'un des maîtres les plus auto-
risés du Rationalisme moderne, déclare nécessaire à l'expansion
du bien, le Catholicisme ne se contente pas de le formuler
théoriquement, mais encore il travaille, depuis dix-neuf siècles,
à le faire passer dans les lois, dans les mœurs, dans la vie de
tous les peuples.
Telle a été la volonté formelle de son fondateur. Un jour,
Messieurs, vous vous en souvenez, il dit à l'un de ses apôtres ,
« Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église — c'est-à-
dire ma société — et les puissances de l'enfer ne prévaudront
pas contre elle '. » Ainsi, le Catholicisme n'est pas seulement
une doctrine, c'est une société, une société religieuse, ramenant
tous les peuples à l'unité. Sa forme sociale est nue des
conditions vitale de sa force. Une doctrine qui ne s'incarne pas
dans un groupe d'hommes, animé des mêmes principes et les
transmettant par voie traditionnelle à des discisples fervents ;
une doctrine, qui reste à l'état de pure théorie, est fatalement
condamnée à l'impuissance.
En résumé, le double sentiment qu'éprouve l'homme de
s'élever jusqu'à Dieu et de s'associer à ses semblables pour
lui rendre un culte public: telles sont, Messieurs, les bases
impérissables de la religion -, je dis impérissables, parce qu'elles
reposent sur la nature môme des choses et qu'elles vivront
aussi longtemps qu'elle2.
Il ne vous a pas échappé que ces bases sont communes à tout
système religieux, quel qu'il soit, et vous me demandez mainte-
nant si le Catholicisme , dont nous sommes les fils, n'en a pas
de plus particulières. Je vais satisfaire, sur ce point, votre
légitime curiosité.
Il est vrai, Messieurs; le Catholicisme, qui a des ressemblances
1. S. Math. ,ch. XVI, V. 18.
2. if. Renan, comme toujours s'est fait l'écho de la philosophie allemande. Il
ne nous déplaît pas de voir la vérilé arracher à de pareils adversaires un aveu
si solennel, et nous l'enregistrons: « Le Christianisme est le plus frappant des
efforts qui s'échelonnent dans l'histoire pour l'enfantement d'un idéal de lumière
et de justice... La patrie et la famille sont les deux grandes formes naturelles
de l'association humaine. Elles sont toutes deux nécessaires, mais elles ne sauraient
suffire. Il faut maintenir à côté d'elles la place d'une institution où l'on reçoive
la nourriture de l'âme, la consolation, les conseils, où l'on organise la charité,
où l'on trouve des maîtres spirituels, un directeur. Cela s'appelle l'Église; on ne
s'en passera jamais, sous peine de réduire la via * une sécheresse désespérante.*
( E. Renan . Marc-Aurèle, conclusion. )
494 l'église et l'état
marquées avec toutes les religions, s'en s'en distingue cependant
par des caractères exceptionnels et radicalement exclusifs. Il
se présente aux hommages et à la foi des peuples non pas
comme un ouvrage qui participe dans ses i rincipes et dans
son origine aux faiblesses intellectuelles et morales de l'huma-
nité, mais comme l'œuvre directe et personnelle de Dieu. Le
Catholicisme est d'origine surnaturelle ; c'est du moins sa
sublime prétention, et pour la justifier il en appelle à son
fondateur à sa doctrine, et à son but : à son fondateur qui a dit :
(( Je suis le fils de Dieu » et qui est mort pour l'avoir dit , à sa
doctrine qui dépasse toute doctrine , à son but qui est mani-
festement divin. Il me faudrait plusieurs discours pour établir
ces trois propositions ; je les ai déjà faits, je les recommencerai.
Mais je ne puis, ce soir, procéder qu'à grands traits ; je ne puis
vous démontrer la divinité de Jésus-Christ, qu'en jetant au pied
de la croix la libre-pensée vaincue par ses propres aveux. —
Écoutez.
Quand on demande au Catholicisme de prouver ses titres
surnaturels, il répond: un personnage extraordinaire vivait, il
y a bientôt dix-neuf cents ans, dans une des provinces les plus
humbles de l'Asie- Mineure. Ce personnage, aussi hardi que
simple, a proclamé qu'il était le Fils de Dieu, Dieu comme son
Père. Il a prouvé cette étonnante affirmation par un langage, un
caractère, une vie, une mort, qui feront l'éternelle admiration
des grandes âmes et qui s'élèvent incomparablement au-dessus
des forces communes de l'humanité. Ce personnage s'appelle
Jésus de Nazareth: il meurt, innocent, sous le coup d'ennemis
implacables; trois jours après , il sort de la tombe, rallie par sa
présence ses disciples dispersés les remplit de courage , de
lumière, de vertu et les jette à travers le monde idolâtrique avec
ce cri dont tressaillit la terre *• « Alle\ et enseigne^ toutes les nations;
baptisez-les, au nom du Père, du Fils et de V Esprit-Saint *. y>
Telle est la réponse du Catholicisme à qui l'interroge.
Qu'oppose à cela la libre-pensée? Entendez-la, Messieurs, et
jouissez de la confusion qu'elle se prépare.
« Jésus-Christ n'est pas Dieu, dit-elle, mais il est divin 2. » Nous
l'arrêtons ici, comme nous avons arrêté le Matérialisme, et nous
lui disons : Jésus a affirmé qu'il était Dieu, il l'a affirmé cent fois,
il l'a affirmé devant ses apôtres surpris, devant les Pharisiens
scandalisés, devant Caïphe et devant Pilate ; Jésus est mort pour
cette affirmation.
Le nierez-vous? C'est un fait historique, attesté par tout un
peuple. Consultez les rabins juifs, interrogez-les, quand il vous
1. S. Math., cli. xxvm, f . 19.
2. Renan-
PREMIÈRE CONFÉRENCE 495
plaira, demandez-leur pourquoi leurs pères ont crucifié Jésus de
Nazareth, et ils vous répéteront ces paroles trop célèbres, scru-
puleusement recueillies par l'Évangéliste S. Jean : « Nous avons
une loi, et selon cette loi Jésus doit périr, car il s'est dit le fils
de Dieu. Nos legem habemus et secundam legem débet mori, quia
filium Die se fecit \ — La libre-pensée ne peut contester ce fait
historique, sans se heurter à la nation juive tout entière. Jésus a
pris lui-même le titre de Dieu, et il n'est au pouvoir de personne
d'ébranler ce point capital, où la libre-pensée vient se briser
comme sur une pierre 2.
Or, si Jésus-Christ a pris lui-même le titre de Dieu, la libre-
pensée, qui ne le lui reconnaît pas, doit lui refuser ses homma-
ges ; car si Jésus n'est pas Dieu, il nous a trompés, et s'il nous a
trompés, nous devons non pas l'appeler divin, mais l'écraser
sous le mot foudroyant de Démosthènes : « Ah ! l'horrible mons-
tre qu'un menteur 3 ! »
Si, au contraire, Jésus est Dieu comme il a solennellement
affirmé qu'il l'était, la libre-pensée doit tomber à ses pieds.
Ce dilemme inexorable tient la îibre-pensée comme dans des
bras de fer, et elle n'en sortira jamais. Jésus-Chrisi , (et c'est là,
sa sublime originalité), ne s'est pas présenté au monde en phi-
losophe comme Platon, en sage comme Confucius, en conqué-
rant comme Mahomet, il s'est présenté comme notre Rédempteur
et il a pris sans crainte, à la face du soleil, le titre de Fils de
Dieu, Dieu comme son Père ; — Qui videt me videt et Patrem, —
et ce titre de Fils de Dieu, titre écrasant pour la faiblesse humai-
ne, il l'a porté sans défaillir. Après dix-neuf siècles, la libre-
pensée salue malgré elle ce Jésus qui la trouble et dont la cou-
ronne d'épines domine, des hauteurs sanglantes du Calvaire, le
laurier des poètes et le diadème des rois. « Il est divin, » dit-elle.
Non, non, ce mot ne suffit pas. Jésus a proclamé qu'il était Dieu.
i. S. Jean, ch. xix, f . 7.
2. M. Réville, qui occupe aujourd'hui, à la Sorbonne, la chaire de religions comparées
a essayé de prouver cette affirmation • Jésus ne s'est pas présenté au monde comme Dieu-
il n'en a jamais pris le titre. M. Réville commence d'abord par rejeter l'Évangile de
saint Jean: parce qu'en effet cet évangile est le renversement radica.' de sa thèse, il ne
veut que le témoignage des trois synoptiques : Saint Marc saint Mathieu, saint Luc.
Nous venons de les relire, et à chaque page nous avons vu crue Jésus-Christ enseigne
que celui qui aime son père et sa mère plus que lui ne sera pas saucé, qu'il est la voie, la vérité,
la vie, qu'il jugera les vivants et les morts avec son Père; n^us l'acons entendu féliciter Pierre
qui l'appelle le fils du Dieu vivant, et déclarer lui-même au grand-prêtre Caïphe qu'il est te
fils de Dieu: et M. Réville nous dit que Jésus n'a pps pris le titt*e de Dieu devant ses
apôtres? J'avoue tomber du ciel. Si Jésus ne parlait pas comme Dieu, dans les lroi>
synoptiques, il serait le plus insupportable et le plus criminel des hommes, car il me'
constamment sa personne au premier plan et concentra sur el.' toute l'attention. C'est
lui qui saave, qui éclaire, qui purifie, c'est lui qu'il finit aimer plus que tout : en véritt
si ce n'est pas là prendre le titre de Dieu, nous ne comprenons plus rien au langage
humain, et nous renonçons dés lors à discuter avec M. Réville.
3. Discours sur la couronne.
496 l'église et l'état
s'il ne l'est pas, la libre-pensée doit le flétrir du nom d'impos-
teur, et s'il Test elle doit tomber à genoux devant sa croix. A
genoux donc, libres-penseurs inconséquents et timides : ou sinon,
prenez des pierres, et lapidez jusque sur son gibet celui qui n'est
divin que s'il est vraiment Dieu ! Ce n'est qu'à cette condition, et
à cette condition seulement, que vous serez logiques.
Allons plus loin. Le Catholicisme, pour justifier son titre de
surnaturel, ne se contente pas, Messieurs, de raconter la vie de
son fondateur. Il porte encore dans ses mains ce livre transcen-
dant : la Bible, et il s'appuie sur deux groupes d'hommes excep-
tionnels : les Juifs et les Chrétiens, qui lui rendent témoignage ,
devant la raison, autant par leur invincible vitalité que par la
surhumaine élévation de leurs doctrines philosophiques et reli-
gieuses. Les Juifs et les Chrétiens expliquent seuls l'univers, jus-
qu'aux origines duquel remonte leur histoire. Ils n'ont qu'à
nommer Adam, Noé, Abraham, Moïse, David, Jésus-Christ et
l'Église, peur éveiller aussitôt dans la mémoire des hommes
l'ombre vénérable de tous les siècles disparus. Leur doctrine est
celle même des principes. Ils connaissent le secret de nos desti-
nées, le but final de nos actes. Ils savent d'où nous venons et où
nous devons aller. Ne cherchez pas ailleurs la solution complète
du problème de nos fins dernières: le Catholicisme peut seul
vous l'apprendre. L'origine de l'homme, sa chute primitive, son
progressif relèvement sous la double action de sa propre volonté
et de l'assistance de Dieu, la divinité de Jésus-Christ, l'institution
authentique et l'infaillible autorité de l'Église: telles sont les
vastes bases sur lesquelles le catholicisme est assis, inébranla-
blement'. Si je pénètre aujourd'hui, Messieurs, dans une acadé-
mie, dans une assemblée délibérante, dans une réunion publi-
que, et que j'y entende proclamer quelque pensée généreuse, je
suis sûr de la retrouver dans la doctrine chrétiene. Liberté, pro-
grès moral, philanthropie, fraternité sainte, tout ce qui vous
émeut et vous emporte vers les hauteurs du vrai, du bien et du
beau, est formulé, depuis plus de dix-huit siècles, dans ce petit
livre trop peu lu : l'Évangile. N'est-ce pas une chose singulière
que le Catholicisme possède ainsi la solution des grands problè-
mes qui vous agitent? Parcourez les maximes de Confucius, le
Coran de Mahomet, les codes religieux des peuples qui ne sont
pas chrétiens, et vous remarquerez tout ce qu'ils renferment do
supérieur se retrouve, plus excellemment encore, dans la doc-
trine catholique, vous remarquerez surtout que ce qu'ils renfer-
ment de complet ou de défectueux est magnifiquement réparé
dans l'enseignement de Jésus-Christ.
1. « Ce qui est quelque chose de réel, c'est le catholicisme. » (Georges Sand, Corr*$'
pondances, tome IV)*
PREMIÈRE CONFÉRENCE 497
Soyez-en juges, vous-mêmes.
Ce qu'il faut considérer dans un homme ou dans une doctrine,
quand on veut les appréciera leur valeur, c'est le but. Quel est le
but du christianisme? L'unité du genre humain, ici-bas et là-
haut, dans la connaissance et dans l'amour de Dieu.
Connaissez-vous une ambition plus haute, un dessein plus
généreux et plus vaste?
Pendant que le négociant songe à élargir le cercle de ses affai-
res, pendant que le penseur cherche, dans les œuvres d'Aristote
ou de Descartes, l'explication philosophique de l'univers, pen-
dant que le poète demande à Sophocle ou à Racine le secret
d'émouvoir les âmes; l'Église songe aussi à émouvoir vos âmes,
à expliquer l'univers, à élargir le cercle de son commerce sacré.
Elle y songe, non pas avec les seules ressources de l'esprit
humain « toujours borné par quelque endroit, » elle y songe non
pas par vaine curiosité ou désir d'une gloire sonore et passagère :
elle y songe en vivant de l'Évangile, en vivant de Dieu, et en
vous appelant à partager sa vie sublime ; que dis-je : sa vie subli-
me? sa vie surnaturelle. Le Sublime est du ressort de l'homme ,
le Surnaturel est du ressort de l'Église, et l'Église, Messieurs, a
reçu l'ordre de vous élever au-dessus de votre nature pour vous
préparer à entrer un jour en tête-à-tête avec l'idéale et éternelle
Beauté qui est Dieu même. Le pourrez-vous croire? Croirez-vous
que la fortune que rêve le négociant, que la sagesse que rêve le
philosophe, que la beauté que révèle poète, ne sont que d'impar-
faites images de la fortune, de la sagesse, de la beauté que pos-
sède l'Église? Croirez-vous que l'Église ne se borne pas à vous
parler d'une vie éternelle, ce qui suffirait à lui mériter votre filiale
reconnaissance, mais qu'elle travaille aussi à votre vie tempo-
relle et que votre dessein le plus cher aujourd'hui est son dessein
depuis dix-neuf siècles?
Regardez autour de vous. Le signe caractéristique du XIX*
siècle est la tendance à l'unité en toutes choses. Non seulement
chaque peuple aspire à l'unité dans son propre sein, et cherche
à rallier tous ses enfants autour du même drapeau ; mais encore
les nations dispersées à la lace du globe, tendent à l'unité fédéra-
tive de leurs forces communes et multiplient, en les resserant,
les liens de sympathie et d'intérêt, qui sont de nature aies rame-
ner progressivement à la vaste et solennelle unité d'une seule
famille. Or, cette tendance de tous les peuples à l'unité, provi-
dentiellement secondée par les heureuses applications des scien-
ces physiques, est l'âme même du christianisme et le but sacré
vers leque1 il se précipite. La loi de Moïse avait pour cercle
le peuple hébreu. La loi de Mahomet a pour cercle le peuple
arabe. La loi de Jésus-Christ a pour cercle l'humanité toute
II. SOJXANIE-TUOIS
498 l'église et l'état
entière. (( Alle\ et enseigne^ toutes les nations. Il n'y aura plus
qu'un seul troupeau et un seul pasteur. » Admirez, Messieurs, cette
grande République chrétienne, qui a pour base l'existence de
Dieu et la divinité de Jésus-Christ: admirez-la, avec ses deux
mille évêques, ses deux cent mille prêtres, ses cent cinquante
millions de fidèles, tous groupés dans l'unité de la même foi
autour du deux cent soixante-cinquième successeur de S. Pierre;
admirez-la courbant toutes les races sous le souffle des mêmes
prières; admirez-la, conservant les vastes cadres de l'avenir, où
tous les peuples viendront un jour occuper la place qui les
attend.
Messieurs, je viens ae vous dire ce qu'est en elle-même la
société religieuse catholique, je vous ai montré ses bases, tout
à la fois dans la nature même de l'homme et dans l'institution
positive et surnaturelle du Christ, je vous ai indiqué son but qui
est de sauver ^s âmes et de ramener tous les peuples à l'unité,
par la croyance aux mêmes dogmes et la pratique des mêmes
lois morales: il ne me reste plus qu'à résumer ce premier point
de mon discours en vous rappelant la définition , que nous donne
de l'Église le catéchisme de Paris : ci L'Élise est la société des
idèles, établie par Notre-Seigneur Jésus-Christ, répandue sur
toute la terre et soumise à l'autorité des pasteurs légitimes, prin-
cipalement de notre Saint Père le Pape ]. «Connaissez-vous quel-
que chose de plus grand ?
II. — Qu'est-ce que la société civile? Qu'est-ce que l'État?
Je n'insisterai pas sur cette deuxième question parce que je
sais quelle vous est plus familière. Disons, cependant, ce qui
doit être dit.
Une société, en général, est la réunion de plusieurs individus,
poursuivant un but commun, sous l'impulsion des mêmes prin-
cipes et la direction des mêmes chefs. La multiplicité des person-
nes dans l'unité d'action et de fin : telle est l'essence de toute
société. Les besoins de l'homme1 sont la cause originelle de la
société civile comme de la société religieuse, et ce point qui leur
est commun leur sert tout à la fois de lien réciproque et d'indes-
tructible fondement. Si l'homme se suffisait à lui-même pour le
développement normal de sa double vie corporelle et spirituelle,
physique et morale, la société religieuse et la société civile
1. Catéchisme du diocèse du Paris, leçon treizième.
« L'Église catholique est le "genre humain constitué divinement et divinement
conservé dans l'unité, pour répondre à qui l'interroge, nous aire d'où il vient, où il
va, quels sont les principaux événements de sa longue existence, quels sont les des-
seins de Dieu sur lui et sur nous. » (Rohrbacher, Histoire ecclésiastique, livre 90).
« L'Église est la société des âmes, dans l'amour divin. (L'abbé Bougaud, Le chriar
tHMime et les temps présents , tome IV, ch. 11).
PREMIÈRE CONFÉRENCE 499
n'auraient aucune raison d'être. Mais l'homme a besoin de
secours, de sympathie et de direction, toutes choses qui ne lui
peuvent venir que du dehors et par l'intermédiaire de ses sem-
blables. Quel est l'homme qui sache labourer, tisser, bâtir, forger
le fer, coudre ses chaussures et cuire son pain? Quel est l'homme
qui ne sente que l'isolement est le père de l'ennui, et que l'ennui
est le père du désespoir? L'état social, malgré ses inconvénients,
est le grand réparateur de nos maux. Sans lui, nos efforts disper-
sés au hazard n'aboutiraient qu'à la stérilité. L'homme seul, aux
prises avec les obstacles physiques de l'univers, succomberait à
la tâche. L'homme, associé à l'homme, est le roi du monde4.
La société civile, c'est donc le groupement des individus dans
un but déterminé. Ce but, quel est-il?
Il y a longtemps que notre grand Bossuet l'a caractérisé dans
une des pages les plus puissantes de son Discours sur V histoire
universelle, « Les Egyptiens, dit-il, sont les premiers où l'on ait
su les règles du gouvernement. Cette nation grave et sérieuse
connut d'abord la vraie fin de la politique, qui est de rendre la vie
commode et les peuples heureux2. » On ne saurait mieux parler.
Rendre « la vie commode » suppose premièrement la satisfaction
des besoins physiques de l'homme : de là le défrichement des
terres, l'exploitation des richesses minérales du sol, le soin des
troupeaux ; de là les routes, les canaux, les industries savantes.
Mais c( la vie commode » par la satisfaction des besoins physi-
ques de l'homme ne suffît pas. 11 y faut joindre, pour que le
bonheur de l'homme soit complet, la culture de l'esprit et du
cœur, la science et la vertu. Et la société civile, Messieurs, n'est
pas seulement destinée à régler le commerce, l'industrie, l'admi-
nistraction intérieure des États, la police et l'armée : elle doit
encore veiller à l'instruction publique des citoyens et au respect
de la justice. C'est par ces deux derniers points que la société
civile se rapproche nécessairement de la société religieuse et
entre en contact avec elle. Nous le verrons plus amplement dans
notre prochaine conférence, et nous en déduirons des conséquen-
ces logiques, d'une immense et lumineuse portée. Contentons-
nous de remarquer aujourd'hui que c'est en s'appuyant sur cette
considération que les anciens avaient fait de la Religion une
partie essentielle de la société civile elle-même. Les Egyptiens,
les Grecs, les Romains et tous les peuples de l'antiquité, basaient
la société civile sur la société religieuse. Quand Jésus-Christ
parut, les Césars étaient empereurs et pontifes, et l'une des
causes de la passion acharnée que l'on mit à persécuter le chris-
1. Voir notre conférence : Grandeur et misère de l'homme; deuxième volume, Confé-
rences sur le christianisme.
2 Troisième partie : Les Empires.
500 l'église et l'état
tianisme fut la distinction, radicale autant que nouvelle, qu'il
commença à établir entre la société religieuse et la société civile.
Nous disons distinction , et non séparation , car nous démontre-
rons que la société religieuse et la société civile doivent, dans
leurs mouvements réciproques, former une harmonie pour répon-
dre à l'impérieux besoin d'unité qu'éprouve l'âme humaine et
surtout à l'unité de sa fin dernière.
N'insistons, maintenant, que sur ce qui distingue les deux
sociétés : nous mettrons plus tard, en relief, les points qui les
rapprochent.
1. La société religieuse, l'Église, s'occupe avant tout des rap-
ports de l'âme avec Dieu, dont la vision béatifique sera, dans le
ciel, le terme même de nos destinées.
La société civile, l'État, s'occupe avant tous des rapports des
citoyens entre eux et de la répartition proportionnelle des charges
et des bienfaits de l'association, ici-bas.
2. L'Église a reçu du Christ, son divin fondateur, une forme de
gouvernement qu'elle ne peut ni altérer ni détruire : la forme
monarchique, tempérée d'aristocratie et de démocratie, si admi-
rablement décrite par le cardinal Bellarmin. L'Etat n'a reçu de
Dieu, directement, aucui e forme semblable : il est libre de se
constituer en monarchie ou en république. Ses institutions poli-
tiques sont dans sa main, et il peut les changer.
3. La société religieuse est la patrie de l'Eternité: elle nous
suit par delà le tombeau.
La société civile est la patrie du temps et elle se dissout à la
nort.
Mais bien que distinctes dans leur nature, leurs fonctions et
ieur but, la société religieuse et la société civile répondent,
irîi-bas, à des besoins indestructibles de la nature humaine ;
c'est pourquoi l'une et l'autre doivent se partager nos affections
*ians diviser notre cœur. Grand citoyen et grand chrétien doivent
être des morts synonymes, et depuis S. Ambroise jusqu'à S.
Vincent de Paul, depuis S. Rémi jusqu'à Belzunce, l'histoire
atteste que le christianisme et le patriotisme ne sont pas faits
pour se nuire dans une âme généreuse.
Que nous parle-t-on d'antagonisme radical , de lutte sans
trêve, entre ces deux sociétés ! Pourquoi donc chercherait-t-on à
opposer l'une à l'autre l'association politique et l'association
religieuse, ces deux formes nécessaires de l'association hu-
maine? L'antagonisme, la lutte, ne saurait venir ici, de la
nature des choses, puisque la société religieuse et la société
civile ont l'une et l'autre — quoique à des titres différents, — le
même Dieu pour auteur et la même créature humaine pour
sujet. L'antagonisme entre la société religieuse et la société
PREMIÈRE GONFÊRENCP 501
civile no peut naître que de nos passions, at, notre êgoïsme ,
de notre petitesse d'esprit et de cœur, de notre goût malsain
pour l'indépendance, de notre jalouse fureur de dominer. Mais
en soi, l'Église et l'État, la religion et la patrie, loin de se
déchirer mutuellement, sont destinés à se compléter et à se
soutenir.
C'est donc en vain, Messieurs, qu'on répète à l'opinion
publique que des catholiques sincères ne peuvent être de libres et
généreux citoyens, et qu'à tout prix il faut choisir entre l'Église
et la France. L'héroïque archevêque de cette grande cité , Mon-
seigneur Georges Darboy, le disait éloquemment : « Je n'admets
pas qu'un catholique puisse être placé dans cette douloureuse
alternative1. » Et son immortel prédécesseur, Monseigneur
Affre, l'a bien montré en tombant, victime de son patriotisme,
sur les barricades du faubourg Saint-Antoine. Montrons-le à
notre tour, en prêchant la paix et la concorde, dans un temps
où quelques égarés prennent un funeste plaisir à prêcher la
guerre. La société moderne et l'Église, vaisseaux superbes,
voguent ensemble sur une mer troublée. Pourquoi ces deux
vaisseaux refuseraient-il de se secourir, pour braver de concert
les passions humaines, flots courroucés qui les menacent?
Pourquoi les laisserions-nous se précipiter aux écueils, ou
échanger des bordées furieuses qui déciment l'équipage sans
profit pour les passagers ? Pourquoi serions-nous moins coura-
geux pour épargner à la France de nouvelles catastrophes, que
les matelots qui s'exposent à la mort pour sauver leurs frères?
Il y a un an , Messieurs , la ville du Havre fut témoin d'un
spectacle sublime.
Un navire sombrait, en vue des côtes. Les sauveteurs impuis-
sants contemplaient du rivage cette scène déchirante. Des cris
de détresse arrivaient jusqu'à eux: ces hommes étaient pâles ;
la mer refusait de les porter. Tout à coup leur capitaine s'écria :
« Donnez-moi notre bannière I » Et la brandissant au-dessus
de sa tête : « Voyez-vous , dit- il , ce qui est écrit sur notre
drapeau *. Ou sauver nos frères ou mourir! »
Et il se jeta dans une barque. Six matelots, imitant son
1. Discours prononcé au sénat impérial. — Voir Moniteur de 1865. — Dans sa lettre
pastorale du 28 octobre 1869, Mgr Darboy, reprenant la même pensée, écrivait:
«Nous n'avons donné à personne le droit de suspecter notre patriotisme; la religion,
la voix du sang, l'intérêt même, tout nous commande la sympathie et le dévouement
pour nos concitoyens et tout nous engage à servir, dans la mesure de nos forces, nos
destinés terrestres. Dans le milieu complexe et tourmenté où nous vivons, tout
est matière ou prétexte à des réclamations contradictoires et à des prétentions
rivales, et nulle solution n'est entièrement satisfaisante ou durable, Aussi, croyons-
nous que dans les affaires religieuses, il faut maintenir malgré les imperfections
qu'on y peut voir, les rapports de l'Église et de l'État, tels que le Concordat les
a déterminés. »
502 l'église et l'état
courage, s'élancèrent avec lui. On les vit affronter les flots
furieux. A travers mille périls, ils avancèrent. La foule, debout
sur les quais de granit, les regardait en silence. On crut un
instant qu'ils sauveraient le navire menacé. Hélas ! une lame
emportée les couvrit, et le lendemain la mer jetait sur la plage
ie cadavre de ces hommes héroïques. La ville entière les pleura.
Toute la France applaudit à leur grandeur d'âme, et j'y vois
moi-même l'image saisissante d'un dévouement que nous de-
vrions imiter.
Le vaisseau de la Religion, battu des flots du matérialisme
le vaisseau de l'État, battu des flots de l'anarchie, implorent
notre secours. Ne lisons-nous pas, chrétien, sur la poitrine
« meurtrie de Notre Maître . ou sauver nos frères ou mourir ! »
Sans doute, on nous crie de toutes parts que de magnanimes
sauveteurs ont vainement essayé de ramener au port ces deux
vaisseaux de l'Église et de l'État, où voguent nos orageuses
destinées. Leurs efforts ont été vains : les nôtres le seront
aussi, dit-on. Messieurs, ne croyez pas ce désespérant langage.
L'Église et la France ont des ressources inconnues qui n'atten-
dent, pour faire le bonheur de l'humanité, que d'être mêlées
ensemble et employées par des hommes de cœur. Pourquoi
ne serions-nous pas ces hommes? Sommes-nous donc condam-
nés à nous faire une guerre sans merci ? Je ne le puis croire. Quoi
qu'il en soit, il est beau de se dévouer, il est beau de défendre
la religion , de servir son pays de se jeter au milieu des tempêtes
dans l'espoir de sauver ceux qui périssent.
Dussent les flots nous méconnaître et nous engloutir — et il
faut le craindre, car les passions sont si puissantes, —notre
dernier cri sera toujours : frères, cessez de vous haïr, car vous
êtes fait pour vous aimer !
DEUXIÈME CONFÉRENCE
Principes généraux qui doivent régler les rapports de l'Église et de l'État
Messieurs,
La grande et difficile question des rapports de l'Église et de
l'État passionne aujourd'hui plus que jamais l'opinion publique.
Nous en avons la preuve dans les débats orageux que soulève
chaque année, la discussion du budget des cultes. D'un bout de
la France à l'autre , on se demande quels seront, dans l'avenir.
DEUXIÈME CONFÉRENCE 503
les rapports de l'Église et de la République ? L'inquiétude règne
sur ce point, et non sans motif.
En effet, les esprits les plus superficiels comme les esprits les
plus sérieux découvrent, dans le trouble actuel et général de
notre pays, deux forces majeures qui sont aux prises : la force
religieuse et la force politique. Et les esprits les plus superficiels
comme les esprits les plus sérieux se demandent d'où vient ce
déplorable conflit, ce qu'il signifie, quelles en sont les causes
occasionnelles, quelle en sera la durée, et surtout quelle en sera
l'issue définitive. Disons hardiment que l'opposition momentanée
des deux grandes forces religieuse et politique, que l'antago-
nisme présent de la République et du Catholicisme est un objet
d'universelles inquiétudes et préoccupe douloureusement la
France.
Notre désir, vous le savez. Messieurs, serait de répandre
quelque lumière sur ce grave problème, qu'on ne pourra résou-
dre que lorsqu'on en connaîtra tous les éléments. « Procédons par
principes, dit Bossuet, les hommes ne reviennent que par là '. »
Or, procéder par principes, consiste à savoir, tout d'abord,
quelle est l'essence, quelle est la nature intime des choses dont
on traite. Nous avons essayé de vous l'apprendre, dans notre
première conférence. Que d'hommes bien intentionnés, — du
moins, je le veux croire, — agitent parmi nous les questions
religieuses et politiques, sans s'être rendu compte de ce que
sont en eux-mêmes l'Église et l'État ! Que de rêveurs qui tran-
chent ces redoutables problêmes , dans le silence du cabinet, en
dehors de toute préoccupation de temps, de lieu, de traditions
historiques, de droits acquis, et qui s'imaginent que les sociétés
humaines se laissent pétrir, comme une argile obéissante, par
le doigt tout-puissant des théoriciens ! Ne donnons pas dans ces
excès, suite funeste de la légèreté, de la passion ou de l'igno-
rance. Le mécanisme complexe des rapports de l'Église et de
l'État demande à n'être touché que d'une main prudente et
savante. Essayons , Messieurs, de bien saisir les liens logiques
qui rattachent entre elles les nombreuses pièces de ce méca-
nisme délicat, et dans ce but posons-nous aujourd'hui deux
questions :
1. La société civile et la société religieuse, dont nous connais-
sons désormais la nature, peuvent-elles vivre côte à côte, sans
rapports , et se mouvoir dans une sphère entièrement séparée ?
2. Si ces deux sociétés ont des rapports nécessaires. — (ce que
nous espérons démontrer,) — quels sont les principes généraux
qui doivent les régir ?
1. Sermon sur la résurrection de Jésus-Christ.
504 L'EGLISE ET L'ÉTAT
Mais avant d'entrer en matière, Messieurs, j'ai à vous faire
une communication que vous accueillerez, j'en suis sûr, avec
sympathie. L'éloquent et apostolique fondateur de ces belles
conférences de S. Ambroise, celui dont je ne serai dans cette
chaire que l'écho très imparfait, M. l'abbé Charles Perraud, m'a
prié de vous dire que s'il avait pu vous offrir, jeudi dernier, le
gracieux ouvrage que chacun de vous a reçu { et dont vous avez
apprécié déjà le noble et patriotique langage, il le devait à la
générosité d'un de ses auditeurs, dont la modestie tient à se
couvrir du voile de l'anonyme. Laissez-moi ajouter, puisque
M. l'abbé Charles Perraud n'est plus devant moi, pour arrêter
par sa présence son nom et son éloge sur mes lèvres, que s'il
m'est donné de vous adresser la parole, je le dois à la confiance
de ce vénérable prêtre , d'une intelligence si droite et d'un cœur
si grand. Quand il est venu me chercher dans l'humilité de ma
solitude, il m'est apparu, comme David, chargé du poids de ses
religieux triomphes, et j'ai juré, nouveau Jonathas, de m'attacher
à lui pour combattre à ses côtés.
Le bien-aimè pasteur de cette paroisse 2 y a joint le loyal
appui de son cœur paternel : j'espère, Messieurs, que vous me
soutiendrez aussi et qu'après l'aide du ciel votre affectueux
concours sera ma meilleure force.
I. — La société civile et la société religieuse, autrement dit
l'Église et l'État, peuvent-ils vivre côte à côte, sans rapports;
peuvent-ils se mouvoir dans une sphère entièrement séparée ?
Laissez-moi, Messieurs, écarter de votre esprit un nuage, un
fantôme, qui pourrait nuire à l'effet de mon discours, sur ce
point capital. Les écrivains, les orateurs politiques, les publicistes
de toute sorte qui traitent ces matières, représentent trop souvent
l'Église et l'État comme deux adversaires jaloux, d'une nature
implacable et radicalement hostile. Il nous les montrent sous la
figure de deux champions en lice, bardés de fer, acharnés à leur
mutuelle destruction, dans le but de s'arroger exclusivement la
domination universelle et l'empire absolu des consciences.
Rien n'est plus faux. L'Église et l'État ne sont pas deux cham-
pions, deux rivaux bardés de fer et luttant la lance en arrêt: ce
sont deux formes d'association humaine. L'Église se compose
d'hommes comme l'État. C'est donc toujours la nature de
l'homme, ses besoins, ses destinées, qu'il faut scientifiquement
examiner et connaître , quand on veut formuler la théorie des
rapports de la société religieuse et de la société civile. C'est de
vous, Messieurs, c'est de vos familles et des familles qui vous
1. Le Chriêùanisme et le Progrès, chez Jules Gervais, rue de Tournon, 19,
2. M. l'abbé Guédon, curé de Saint Ambroise.
DEUXIÈME CONFÉRENCE 505
entourent, qu'il faut avant tout prendre conseil, dans un pareil
sujet, car l'Église et l'État, c'est vous.
Cette remarque une fois entendue, — et elle est grave, — abor-
dons directement notre première question : La société religieuse
et la société civile peuvent-elles vivre, côte à côte, sans avoir
de rapports?
Plusieurs aujourd'hui se l'imaginent, et le tribun fameux, dont
la mort et ^es funérailles ont marqué les premiers jours de cette
année, s'était fait le bruyant organe de cette théorie, quand il
disait: « Il faut couper à l'Église toute espèce de communication
avec l'administration laïque et politique '. » Mais il y a des
choses qu'en ne peut réaliser, quelque impérieux vouloir qu'on
en a,t, : celle-ci nous semble du nombre. Trois motifs généraux,
et tirés le l'essence môme des deux sociétés, s'opposent à la
séparation abso'ue da l'Église et de l'État.
Premièrement, il est impossible que l'Église et l'État restent
étrangers l'un à l'autre et se meuvent dans des sphères entière-
mer t séparées, parce que l'âme humaine a de l'unité un besoin
invincible et que c'est l'âme humaine qui est le commun objet des
lois de l'Église et de l'État. Salomon n'a pu faire deux parts de
l'enfant que deux femmes se disputaient: le cri de la nature
arrêta son glaive. Les théoriciens de la séparation de l'Église et
de l'État ne pourront non plus partager l'homme , pour en donner
une moitié à la société religieuse et l'autre à la société civile.
L'homme est créé pour l'unité. Il en éprouve en toutes choses
l'invincible besoin : c'est elle qu'il recherche partout. L'homme -
a besoin d'unité dans son corps: de là, sa crainte des maladies
qui paralysent ses forces , et de la mort qui les divise implaca-
blement. L'homme a besoin d'unité dans son esprit: de là son
goût pour les idées générales qui rallient ses connaissances
dispersées, et la séduction qu'exerce sur lui la simplicité des
grands principes , à travers lesquels il croit tout voir , d'un seul
coup d'œil de l'àme , comme l'astronome aperçoit les mille feux
du ciel à travers un frêle cristal. L'homme a besoin d'unité dans
sa volonté et dans son cœur: de là son impuissance a aimer
également plusieurs objets, et à poursuivre plusieurs desseins.
Et si nos tristes yeux sont affligés aujourd'hui du spectacle de
tant d'hommes , dont les efforts stériles n'aboutissent pas, cela
tient à l'absence d'unité dans leurs travaux.
Or, nulle part, Messieurs, l'unité n'est mieux soudée dans
l'homme qu'entre ses idées religieuses — ou irréligieuses — et
ses opinions politiques. Il y a un étroit rapport, une liaison
secrète entre toutes nos pensées ; et quoi que nous fassions ,
1. Gambetta. •- Dernier discours prononcé à Belleville, en août 1881.
506 L'ÉGLISE ET L'ÉTAT
nos idées religieuses— ou irréligieuses, (hélas! je répète le
mot), — réagissent toujours sur nos actes publics. Cela se
comprend. Est-ce que celui qui professe une religion, ou qui
même n'en professe aucune, ne se croit pas en possession de
la vérité, et se croyant en possession de la vérité peut-il ne pas
vouloir tout organiser dans ce sens ? Ouvrez le cœur de nos
contemporains. Lisez les discours qu'ils prononcent, les livres
qu'ils écrivent, et cherchez cette neutralité dont quelques-uns
se vantent : vous ne la trouverez pas. La neutralité est un
prétexte, j'allais dire un masque.
Le besoin d'unité qui nous poursuit s'oppose invinciblement
à cette neutralité qu'on proclame et que tout dément1. Nous
persuaderont-ils qu'ils étaient neutres et qu'ils oubliaient leurs
principes trop connus de positivisme , de scepticisme ou même
d'athéisme, ceux qui ont enlevé les crucifix de nos écoles et
défendu à nos instituteurs de prononcer le nom de Dieu ? Leur
foi chrétienne est morte, nous le savons, ils nous l'ont dit. Et
le besoin d'unité, qui travaille toute âme humaine, leur inspire
le désir de former à leur image les générations nouvelles. Mais
comme ies masses populaires les condamneraient solennel-
lement, s'ils avouaient tout haut leur but sacrilège, ils agissent
sans les consulter, et couvrent du mot de neutralité les attentats
les plus directs et les plus graves contre la doctrine chrétienne 2.
Le besoin d'unité les pousse. La nature reprend ses droits, les
programmes électoraux succombent, et il est ainsi démontré
que pratiquement la société religieuse et la société civile sont
faites ou pour s'entendre , ou pour s'écraser , mais non pas pour
se mouvoir dans une sphère séparée , et vivre côte à côte sans
rapports. Ceux-là se trompent beaucoup moins qui aspirent à
absorber l'Eglise dans l'Etat ou l'Etat dans l'Eglise — théocrates
ou révolutionnaires, peu importe — parce qu'ils visent à l'unité,
et que l'unité est la condition de la force et du bonheur de l'homme,
quels que soient le théâtre de son activité et l'objet de ses préoccu-
pations. De par l'indivisibilité de l'âme humaine et son invincible
besoin d'unité , la société religieuse et la société civile ne sau-
raient donc demeurer complètement étrangères l'une à l'autre.
1. Voir la lettre si remarquable de Mgr Lamazou , évêque de Limoges, sur les
funestes conséquences de la loi du 18 mars. On ne pouvait rien dire de plus sensé,
de plus fort , de plus chrétien et de plus patriotique.
2- La Suisse, dans le mémorable plébiscite de 1883, a couvert de confusion et
réduit à l'impuissance les fauteurs d'athéisme et d'incrédulité qui voulaient, comme
en France, bannir le nom de Dieu de ses écoles et l'image du Christ de ses prétoires.
Nul doute que le peuple français, consulté en masse, ne prit la même résolution, si
on lui demandait de ratifier les décisions du conseil municipal de Paris ou de la
Chambre-, telles que l'expulsion des aumôniers de nos hôpitaux, l'enléveme.nt des
croix, la chasse organisée, dans les services publics, contre tout ce qui de près ou de
loin se rattache à la religion. Mais on se gardera bien d'en faire l'essai.
DEUXIÈME CONFÉRENCE 507
Ce premier argument , tout philosophique, est gros de con-
séquences, mais leur déduction nous mènerait trop loin. Bor-
nons-nous à répéter que les théoriciens qui posent en principe
que le législateur politique doit oublier toute maxime religieuse
quand il fait des lois civiles, qu'un croyant doit faire abstraction
de ses idées chrétiennes quand il occupe un poste public, se
heurtent à l'indivisibilité de l'âme humaine, à son besoin foncier
d'unité, et lui demandent ce qui est au-dessus de ses forces,
surtout si cet homme est généreux, énergique et convaincu,
Passons à un second argument, non moins décisif.
La société civile et la société religieuse ne sauraient rester
complètement étrangères l'une à l'autre, parce qu'elles occupent
le même sol et que leurs mouvements, ayant le même théâtre
d'action, se croisent, se mêlent, s'harmonisent ou se contrarient
nécessairement,
Quand l'homme a fait choix d'une terre où il puisse placer le
berceau de ses enfants et la tombe de ses aïeux , quand il l'a
longtemps arrosée de ses sueurs, il s'y attache, il l'aime, et il
veut lui donner un nom. Pour cela, il prend le nom de son père,
qu'il modifie à l'aide d'une gracieuse terminaison féminine, pour
que le même mot lui rappelle, avec ce que l'amour paternel a de
plus fort, ce que la tendresse maternelle a de plus doux, et il
jette à tous les horizons ce cri où vibre son âme : ma patrie ! Mais
comme le premier besoin de tout amour noble et pur est de
chercher une consécration divine et de remonter au ciel d'où
il descend, l'homme dresse un autel au pied duquel il présente,
au prêtre, en lui demandant de les bénir, son épouse, ses
enfants, et les drapeaux qu'il portera, plus tard, dans les
sanglants hasards de la guerre. De ce jour date l'alliance
historique de la société civile et delà société religieuse. Cherchez
un peuple qui se soit établi sans s'appuyer sur le sacerdoce,
sans évoquer l'idée du culte divin; allez d'Abraham à Numa et
de Pierre le Grand à Washington qui signait la constitution des
Etats-Unis « l'an du Seigneur 1787: » vous ne le trouverez pas.
Cette loi, si frappante à l'origine de tous les peuples, l'est bien
davantage à l'origine de la France.
En effet, lorsqu'en l'année 420, les Francs, nos pères, conduits
par Pharamond, vinrent se tailler à coups de tramée un empire
dans la Gaule romaine, et camper hardiment sur les bords de la
Meuse et de la Somme, il traînaient après eux la barbarie.
Qu'était-ce que la barbarie? C'était le règne des passions et de la
force brutale, l'écrasement de la justice, de la raison et delà
faiblesse, par la violence. Les Francs étaient idolâtres, pillards,
d'une indépendance sauvage, d'une cruauté farouche. Ne leur
demandez à cette époque, ni la délicatesse d'esprit qui les dis-
508 i/ÉGLISE ET L'ÉTAT
tingua plus tard, ni les sentiments de bienveillance, de justice et
de charité qui fleurissent aujourd'hui, chez leurs descendants.
L'amour de l'égalité qui les porte à choisir leur chef parmi leurs
compagnons d'armes et qui est resté le trait caractéristique de
leur race ; une grande bravoure sur les champs de bataille et
une extrême vivacité dans tous leurs actes, telles sont alors
leurs qualités assez réduites. Suivis de leurs chariots de guerre,
d« leur butin et du troupeau confus de leurs enfants et de leurs
femmes, ils traversent le Rhin, les Vosges, les Ardennes, et
s'attribuent, en conquérants, les plaines de la Champagne. Là,
nos pères à demi nus, négligemment couverts de peaux de bête
et d'étincelantes cuirasses, rencontrèrent sous sa tunique de lin
et sa chape d'or le Clergé qui les attendait. Le Clergé, c'était
l'Église. Et l'Église, en ce temps, c'était avec les traditions politi-
ques de l'empire romain disparu, la civilisation chrétienne
renfermée dans ce livre sublime : l'Évangile. Jamais l'opposition
de la chair et de l'esprit, de la violence et de la persuasion, de la
force et du droit, n'apparut sur un plus vaste théâtre.
D'un côté, des soldats sans discipline, sans culture intellec-
tuelle, des tribus nomades qui dévorent tout et qui veulent tout
dévorer. De l'autre, des évêques, des religieux, des prêtres qui
n'ont, pour briser ces boucliers de fer et ces épées terribles,
qu'une seule arme : la parole. Que cette parole a donc été puis-
sante, Messieurs, sur les lèvres des Rémi, des Germain, des
Aignan, des Grégoire de Tours, des Prétextât, des Sidoine Apol-
linaire ! Comme je comprends que les historiens protestants
nous aient eux-mêmes rendu justice, quand ils ont dit, «que
l'Église catholique était la maîtresse pièce de la civilisation
européenne1, » « que les évêques avaient fait la France, ainsi
que les abeilles font leur ruche2. » Les événements parlent tout
seuls. Et c'est dans notre pays qui a compté, parmi ses servi-
teurs les plus fameux, les Alcuin, les Suger, les saint Bernard,
les Georges d'Amboise, les Richelieu, les Mazarin, les Fîeury,
les Montesquiou, c'est dans notre pays, où le clergé et le peuple
ont toujours eu d'intimes relations , qu'on rêve d'opérer la sépa-
ration absolue de l'Église et de l'État 1 Quelle chimère ! l'Église et
l'État ont grandi, depuis quatorze siècles, comme deux arbres
jumeaux, dont les racines se sont énergiquement entre-croisées,
dans ce sous-sol glorieux où le sang de nos pères a coulé à flots :
porter la hache aux racines de la Religion, c'est entamer les
racines même de l'État, et déjà les premiers coups d'une légis-
lation malheureuse ont fait retentir d'un bout à l'autre de l'Eu-
rope les paroles prophétiques de M. Thiers : « Pour moi, toucher
1. Macaulay, Etude sur l'histoire des papes
2. Gibbon, Histoire de la décadence et de la chute de l'empire romain»
DEUXIÈME CONFÉRENCE 509
à une question religieuse est la plus grande faute qu'un gouver-
nement puisse commettre1. »
Et celte faute est d'autant plus grande , qu'outre les traditions
les plus sacrées du pays qu'elle interrompt brusquement, elle
est encore tout à la fois violente et inutile, car quoi que fassent
les hommes pour les séparer, l'Église et l'État sont nécessaire-
ment amenés à se trouver face à face devant trois vitales ques-
tions de l'ordre social : la question de la propriété, la question de
la famille, la question de l'instruction publique.
L'Église est servie par des hommes. Ces hommes ont des
besoins physiques qui nécessitent des ressources, au premier
rang desquelles il faut placer la propriété territoriale. L'Église a
le droit de posséder, parce qu'elle a le droit de vivre. Mais quoi?
les propriétés ecclésiastiques soulèvent immédiatement la ques-
tion des redevances au fisc national , autrement dit la solde de
l'impôt. Premier point qui oblige la société civile et la société
religieuse à lier des rapports.
L'organisation de la famille met encore les deux sociétés en
présence. Le mariage est un sacrement et un contrat, et en cette
double qualité il intéresse l'État et l'Église. L'État prétendra-t-il
que le contrat civil fait à ses yeux toute la valeur du mariage?
L'Église blâmera cette prétention , en prouvant que Jésus-Christ
a voulu que le mariage revêtit la forme religieuse de sacrement.
L'État déclarera-t-il la légalité du divorce? L'Église blâmera cette
légalité, car elle a pour mission de maintenir dans le monde la
parole du Maître: « Que l'homme ne sépare jamais ce que Dieu
a uni 2. »
Enfin, la grande question de l'Instruction publique est un
terrain inévitable où l'Église et l'État sont appelés à se rencon-
trer, ou pour se combattre ou pour se soutenir. L'Etat a certai-
nement le droit de préparer dans les jeunes générations les
défenseurs futurs des traditions, des intérêts et des gloires du
pays. Mais là où l'Etat ne voit que des ingénieurs, des soldats,
des négociants, des écrivains, en germes, l'Eglise voit des âmes
immortelles. Là ou l'Etat ne découvre que des citoyens naissants
destinés à défendre un jour la Monarchie ou la République,
l'Eglise distingue, de son regard inspiré, les citoyens futurs de
la grande République des cieux. L'Etat a le droit de diriger l'édu-
cation nationale dans le sens patriotique que l'opinion publique
lui marque ; l'Eglise a le droit de greffer sur cette éducation
patriotique et terrestre une éducation plus haute et toute surna-
turelle, l'éducation de l'âme pour l'éternité. Et tant qu'il y aura,
ici-bas , un prêtre comprenant son devoir, l'éducation de la jeu-
1. Discours du 22 juillet 1871. — Discours parlementaires de M. Thiers, 13"c volume.
2. S. Math., eh. XIX, f 6.
510 L'ÉGLISE ET L'ÉTAT
nesse sera revendiquée par l'Eglise, au nom de Jésus-Christ. Le
droit de l'Eglise et le droit de l'Etat en matière d'instruction
publique sont deux droits parallèles, qui tous deux réclament
impérieusement satisfaction. Ni l'Etat ne doit supprimer le droit
de l'Eglise, ni l'Eglise le droit de l'Etat.
On nous reproche parfois à nous, prêtres catholiques, d'aimer
la jeunesse, de chercher à conquérir noblement son estime et ses
suffrages : j'accepte ce reproche et je m'en glorifie. Et quel serait
donc l'objet de notre ambition et des saintes tendresses de notre
âme, sinon cette jeunesse ardente et fière, qui croit au bien, à la
vérité, à l'honneur, parce qu'elle se sent capables d'héroïques
sacrifices et qu'elle n'a encore ni trompé, ni été trompée ? Oui,
l'Eglise aime les jeunes âmes, les générations qui montent,
pleines de vie et d'avenir, elle les aime passionnément, elle veut
contribuer à leur éducation morale, et sans refuser à l'Etat des
droits certains, elle demande qu'on lui fasse sa part, et qu'on ne
bannisse pas, avec système, de l'enceinte de nos écoles publiques,
l'enseignement de la Religion. Si on l'expulse, elle protestera, et
c'est ce que je vais faire moi-même, Messieurs, en vous dénon-
çant la violation flagrante, et sans motif, de la loi républicaine
du 28 mars 1882, à l'école normale d'Auteuil.
Le règlement destiné à appliquer cette loi aux internats, lycées
et écoles normales, renferme un article 31°, ainsi conçu : « le vœu
des pères de famille sera toujours consulté et suivi, en ce qui con-
cerne la participation de leurs enfants à renseignement et aux
exercices religieux ». Or , à l'école normale d'Auteuil , nous
comptions cent dix élèves environ. Les pères de famille consultés
répondirent, au nombre déplus de quatre-vingts , que leurs enfants
devaient entendre les leçons de philosophie religieuse de l'aumô-
nier et assister, le dimanche, à la messe. Apprenez comment on
a suivi ce vœu. Le Conseil général de la Seine supprima le loge-
ment et le traitement de l'aumônier, qui appuyé sur l'unanime
affection de ses élèves , protesta avec respect contre une pareille
violation de la loi. Peine perdue. Il fallut recourir au ministre '.
Celui-ci répondit au vœu des pères de famille en demandant à
la Chambre, en décembre 1882, la suppression générale des
aumôniers de toutes les écoles normales de France : ce qui fut
accordé. Et il y a encore des lois, Messieurs ?
J'oubliais de vous dire que tous nos jeunes instituteurs sont
des élèves-boursiers et que la moindre protestation de leur part
deviendrait facilement un cas de renvoi. Ils ont protesté pour-
tant , en venant à laparoisse d'Auteuil, pendant trois mois, assister
à la messe et entendre la voix de leur aumônier. Après quoi, ce
scandale d'un nouveau genre ayant duré trop longtemps, on
i. C'était alors M» Duvaux.
DEUXIÈME CONFÉRENCE 511
menaça le Directeur, auquel on refusa avec blâme mille francs
d'augmentation, on le força de changer l'heure de la lecture des
notes hebdomadaires, et on fit savoir par là aux élèves que s'ils
continuaient à fréquenter l'Église, leur avenir pourrait être brisé.
Mais, chers jeunes gens, mes amis, si on a pu vous séparer de
moi, on n'a pas pu me séparer de vous, et c'est pour vous encore,
c'est pour votre liberté de conscience foulée aux pieds, que
j'élève une voix intrépide devant ce magnifique et populaire
auditoire, et que je demande qu'on rappelle au respect des lois
ceux qui les ont faites et qui les oublient.
Ainsi, Messieurs, l'indivisibilité de l'âme humaine et son
besoin d'unité, la communauté du territoire qui sert de théâtre
aux faits et gestes de l'Église et de l'État, les intérêts qui se
rattachent aux trois grandes questions de la propriété, de la
famille et de l'instruction publique sont autant de motifs qui
s'opposent à la séparation absolue de la société civile et de la
société religieuse. Et comme ces motifs ne sont pas créés pour
le besoin de la thèse , mais qu'ils ont pour base la nature même
des choses , ils ne sont pas de ceux qu'on peut dédaigner. Leur
valeur ne changera jamais. C'est pourquoi il sera toujours vrai
d'affirmer que ia séparation de l'Église et de l'État, telle que
l'entendent parmi nous quelques esprits sans profondeur, est
une chimère qui n'existe nulle part et qui ne pourra nulle part
exister.
On nous objecte les États-Unis d'Amérique : nous verrons que
cet exemple n'est d'aucune conséquence pratique pour la France,
où il est aussi mal compris que fréquemment cité. Sans doute,
les relations de l'Église et de l'État peuvent revêtir des formes
multiples et atteindre des degrés différents : elles peuvent être
réduites au minimum , comme aux États-Unis , ou être portées au
maximum, comme dans les pays qui ont adopté une religion
officielle, à savoir la Prusse et l'Angleterre, ou maintenues dans
un juste milieu, comme en Espagne et en France, régies l'une et
l'autre par des concordats. Mais nulle part, (j'insiste sur ce point
fondamental) , l'Église et l'État ne s'ignorent mutuellement ni ne
se meuvent dans une sphère absolument séparée.
Poursuivons notre pensée et ne devançons pas l'heure des
conclusions. L'Église et l'État ne peuvent vivre, côte à côte,
sans rapports. C'est un fait acquis et que nous confirmerons '.
Maintenant, Messieurs, puisque la société religieuse et la
1. Le lecteur qui, indépendamment de ces motifs généraux, voudrait connaître les
motifs particuliers qu'un esprit sérieux doit invoquer, en France, pour répudier les
théories peu philosophiques et profondément impolitiques de la séparation de l'Église
et de l'État, n'a qu'à se reporter immédiatement, dans ce livre» à notre cinquième
conférence.
512 l'église et l'état
société civile ont des rapports nécessaires, demandons-nous à
quels principes supérieurs ces rapports sont soumis.
II. — Premier principe* Dans les choses qui sont exclusivement
de leur ressort, la société religieuse et la société civile jouissent
d'une pleine indépendance et sont absolument autonomes. Par
exemple, l'État a de plein droit le pouvoir de déclarer la guerre,
de signer des traités, d'organiser des tribunaux, de frapper
monnaie, d'édicter des lois commerciales, d'entretenir des
armées, de veillera la police intérieure et extérieure du pays.
L'Église, à son tour, est seule juge de la convocation de ses
conciles, de la promulgation de ses dogmes, de la direction de
sa discipline, de la propagation de sa foi, du recrutement normal
de ses ministres.
Deuxième principe. Dans les matières mixtes auxquelles don-
nent naissance, comme nous l'avons vu plus haut, la propriété,
la famille et l'instruction publique, et qui sont tout à la fois du
ressort de l'Église et du ressort de l'État, la société civile et la
société religieuse doivent s'entendre, et obéir scrupuleusement
aux lois du Concordat, si le Concordat existe. Mais si le Concor-
dat n'existe pas, l'autorité religieuse et l'autorité civile doivent y
suppléer par la bonne harmonie de leurs relations et le respect
mutuel de leurs droits. La nature des matières mixtes étant de
relever tout ensemble de la juridiction de l'État et de celle de
l'Église, l'État usurperait s'il prétendait les régler souveraine
ment, et l'Église oublierait la maxime du Seigneur: « rendez à
César ce qui est à César » si elle affectait d'exercer la même auto-
rité sur le temporel et sur le spirituel. Les canonistes et les
jurisconsultes peuvent discuter sur la plus ou moins grande
étendue des droits de l'Église et de l'État, en telle et telle circons-
tance ; mais à part ceux qui nient radicalement les droits certains
de l'Église, en ce qui concerne la propriété, l'instruction publi
que, l'organisation de la famille, ils s'accordent tous à reconnaî-
tre l'existence de matières mixtes, qui ne peuvent être tranchées
ni par l'Église ni par l'Etat, mais qui doivent être réglées de
concert par les deux autorités civile et religieuse.
Enfin, troisième et capital principe , qui touche à l'essence du
problème, la haute influence sur la direction générale des hom-
mes appartient à celle des deux sociétés qui possède la solution
du problème des destinées humaines, c'est à dire à celle des
deux sociétés qui connaît et qui enseigne le but final auquel les
individus et les sociétés doivent tendre.
Je désire, Messieurs, fixer votre attention la plus profonde sur
ce point décisif, qui est le nœud même des difficultés du grand
problème des rapports de l'Église et de l'État.
DEUXIÈME CONFÉRENCE 513
Elevons-nous, un instant, sur les hauteurs delà philosophie.
La société civile et la société religieuse, l'Église et l'État, se
composent d'hommes. Or, pour l'homme, pour tout homme, il
n'y a qu'une question à résoudre: D'où suis-je venu? Où dois-je
aller ? Quel est le but de ma vie ? Pourquoi suis-je au monde ? Quel
emploi dois-je faire de mes facultés? Ouvrier, mon frère, n'es-tu
ici-bas que pour forger les métaux, bâtir des édifices, creuser la
terre et mourir? Voilà ce qu'il faut que tu saches, si vraiment tu
es un être doué de raison. Tu me dis que tu n'y songes pas,
courbé sous le travail et emporté par le tourbillon d'une vie fié-
vreuse : tu te trompes. Un jour vient, un jour fatal, où cette
question souveraine : D'où suis-je venu, où dois-je aller? se pose
clairement dans ton esprit. C'est le jour où la maladie inexorable
t'a jeté sur un lit de souffrance, c'est le jour où la mort a brisé
ton cœur en frappant tes enfants. Quoi que tu fasses, il est néces-
saire que tu saches pourquoi tu es au monde et quelle est ta des-
tinée. Et ce que tu dois savoir, la société civile, qui a pour but
de te diriger, doit le savoir aussi. Comment te dirigera-t-elle, si
elle ne sait où elle doit aller et quel est le but que l'homme doit
se proposer d'atteindre? Pourquoi V homme est-il fait? Là est le
point, là est le secret de la direction, vraie ou fausse, à impri-
mer aux sociétés. J'entends bien qu'on me répond de toutes parts •.
l'homme est fait pour la liberté, pour le progrès, pour la civili-
sation, pour le plein épanouissement de ses facultés, en m not
pour le bonheur, et j'applaudis, car tout cela est juste; mais
quand je cherche le sens caché sous ces paroles, liberté, progrès,
civilisation, je ne le trouve qu'autant que je sais déjà quel est le
but de l'homme.
J'en appelle à vous-mêmes, Messieurs : pour qu'il y ait progrès
civilisation, bonheur, ne faut-il pas que l'homme soit en marche
vers le but, que sa nature lui assigne et que sa destinée réclame?
C'est donc ce but qu'il faut connaître avant tout , car si l'homme
tournait le dos à sa destinée , si ses efforts s'orientaient dans un
sens opposé à sa véritable fin , il n'y aurait pour lui que misère
et désespoir. Fénélon disait bien , dans son Télémaque : « il
faut savoir précisément quel est le but de la vie humaine et
qu'elle fin on doit se proposer en gouvernant les hommes , » et Je
philosophe Jouffroy raisonnait en maître quand il s'écriait : « le
meilleur gouvernement possible n'est-il pas celui qui conduit le
mieux la société à sa fin ou qui lui permet le mieux d'y aller? Il
faut donc connaître la fin de la société pour savoir quel est le
meilleur gouvernement possible. Mais comment saure^-vous quelle
est la fin d'une société d'hommes , si vous ne connaisse^ pas la fin
de V homme lui-même 4 ? » Ceci , Messieurs , est de toute évidence.
1. Cours de droit naturel. 10 • leçon.
II. SOIXAHTE-CINQ.
514 l'église et l'état
Il n'y a qu'une question capitale pour chacun de nous, il n'y a
aussi qu'une question dont la solution intéresse les sociétés,
cette question, la voici : D'où vient l'homme et où va-t-il ? « C'est
une chose pitoyable, dit Pascal, de voir tous les hommes ne
délibérer que des moyens et point de \&fin. \ »
Nous sommes, ici, au cœur même de ce palpitant débat.
Montrons-en toute la portée.
Un grand nombre de nos contemporains ne voient, dans ce
qu'ils appellent nos querelles religieuses, qu'une âpre rivalité
d'influence entre l'Église et l'État, et s'imaginent volontiers que
tout ce bruit n'a pour cause que les passions des hommes d'État
et des hommes d'Église. Qu'il me soit permis de leur dire qu'ils
se trompent. Sans doute, et nous ne faisons aucune difficulté de
l'avouer, les passions humaines, sur ce terrain comme sur tous
les autres, se sont donné souvent libre carrière. Mais aujour-
d'hui le débat est plus haut. La question de fait soulève une
immense question de principe , et c'est cette question de principe,
diversement résolue, qui entraîne la division des esprits. Dante
eut besoin d'un guide pour traverser les régions mystérieuses
où son génie pénétra ; la société civile a besoin, comme le poète,
d'une main qui la conduise à travers les ténèbres mêlées de
lumières où la discussion implacable de toutes les doctrines et
le scepticisme universel , qui en est sorti , nous ont hélas !
précipités.
Sachez-le bien, Messieurs, la cause majeure des divergences
d'opinions sur la question secondaire des rapports de l'Église et
de l'État est tout entière dans nos divergences de pensées
relativement à cette question suprême : quelle est la destinée de
l'homme ? Si la libre pensée, sous toutes ses formes, si le ratio-
nalisme, le darwinisme, le positivisme, le radicalisme, étaient
d'accord avec le catholicisme sur la véritable destinée de l'homme,
nos discussions politiques, économiques, sociales, éclairées par
ce grand principe de direction qui nous serait commun, seraient
moins acharnées, moins obscures et moins stériles. Mais divisés
sur la véritable destinée de l'homme, nous le sommes sur tout
le reste, et cela est logique. C'est donc à ce problème capital des
destinées humaines que les esprits sérieux, qui seuls ont la
claire vue des difficultés, doivent de préférence rallier leurs
efforts : c'est sur ce point central qu'ils doivent faire converger la
lumière. 11 y a plus d'un demi-siècle que le philosophe Théodore
Jouffroy l'a dit, et tous les événements qui se sont accomplis
depuis lors, dans le monde politique et scientifique, lui ont
donné raison.
Ces considérations nécessaires ne vous ont pas fait oublier
1. Pensées, ch. III.
DEUXIÈME CONFÉRENCE 515
Messieurs, notre troisième principe, dans l'exposé de la théorie
des rapports de l'Église et de l'État.
Permettez-moi de vous en rappeler la formule : la haute
influence sur la direction générale des hommes doit appartenir à celle
des deux sociétés qui possède la solution du problème des destinées
humaines, c'est-à-dire à celle des deux sociétés qui connaît et qui
enseigne le but final auquel les individus et les peuples doivent
tendre. Si c'est la société civile qui possède la solution du pro-
blème des destinées humaines, c'est à elle qu'appartiendra non
seulement l'indépendance dans les choses de son ressort, mais
encore la haute influence sur la direction générale des hommes,
et en ce cas il sera vrai de dire avecPortalis que « la puissance
publique n'est rien si elle n'est tout, et que les ministres de la
religion ne doivent point avoir la prétention de la partager ni de
la limiter '. Mais si ce n'est pas la société civile qui possède la
solution du problème des destinées humaines, si ce privilège
n'appartient qu'à la société religieuse, alors nous serons obligés
de conclure que c'est à la société religieuse que la haute influence
sur la direction de l'humanité doit être départie.
Or, Messieurs, l'État, la société civile, n'enseigne pas à l'homme
sa destinée, son but final. La société civile n'a pas mission
de pénétrer jusqu'à nos consciences, son rôle est strictement
renfermé dans le soin de nos intérêts temporels, dans le soin de
la paix publique et de tout ce qui peut, selon le mot fameux de
Bossuet, rendre aux nations « la vie commode. » Les écrivains
et les politiques libres-penseurs de notre siècle sont unanimes
sur ce point. Entendez leur témoignage : «L'État est incompétent,
en matière religieuse. 2 » — « L'État n'a pas de doctrine particu-
lière. 3» « Je ne reconnais pas à l'État le droit de choisir entre deux
formules sur l'origine des mondes ou sur la fin des êtres1. » Et
quand nous nous plaignons, nous catholiques, qu'on ait enlevé
de nos écoles ou du seuil sacré de nos cimetières, l'image du
Christ, le gouvernement nous répond que cet enlèvement n'est
pas de sa part une impiété , et qu'il ne signifie qu'une chose , à
savoir •. que l'État ne couvre plus de son autorité ni de sa protec-
tion une solution quelconque du problème de nos destinées.
Mais quoi? Puisque la société civile ne résout pas le problème
de nos destinées , la haute influence sur la direction de l'huma
nité ne saurait lui appartenir, première conclusion ; et puisque la
société religieuse se présente à nous avec la solution du pro-
blème de nos fins dernières, c'est elle — deuxième conclusion,
1. Rapport sur le Concordat et les Articles organiques.
2. Minghetti, L'État et l'Éqlise, cli.III.
3. lienan, La réforme intellectuelle.
4. Gambetta, discours et plaidoyers politiques, 88 volume, Discours- prononcé à
Romans, le 18 septembre 1878.
516 L ÉGLISE ET L ETAT
— qui doit inspirer et guider la marche civilisatrice des peuples.
11 est impossible d'échapper à ce raisonnement. Et quand de la
théorie je passe à l'examen des faits , quand des hauteurs de la
philosophie je descends au domaine de l'histoire, je ne suis plus
surpris de voir non seulement les Confucius, les Zoroastre, mais
les Socrate, les Platon, les Cicéron, les Sénèque, donner la
primauté à la religion, et faire de ses doctrines, de ses lois,
de ces cérémonies la base même de la société civile et de leur
République. Ces grands hommes avaient compris, 1° qu'il n'y a
pour chacun de nous qu'une question souveraine, celle de nos
fins dernières ; 2° que la société civile est incompétente à la
résoudre; 3° que la société religieuse, qui en a le secret, est
logiquement appelée à exercer une influence décisive sur la
direction de l'humanité.
Vous m'arrêtez ici , Messieurs , et vous me dites : nous accep-
tons un instant vos conclusions. Oui, la solution de nos destinées
est nécessaire à l'organisation scientifique de la société -, oui,
l'État n'a pas mission de nous donner sur ce point une solution
qui s'impose; oui, la société religieuse est philosophiquement
en droit d'exercer une influence décisive sur la direction de
l'humanité. Mais la société religieuse, vraiment supérieure et
idéale , où est-elle ! Que de sociétés religieuses sur la terre 1
Comment choisir ?
J'entends votre question, j'en saisis l'immense portée, et jo
vais essayer d'y répondre, sous forme d'hypothèse, pour ne
blesser personne.
Supposez donc, un instant, Messieurs, qu'il y ait ici-bas une
société religieuse remontant par l'histoire jusqu'au commen-
cement du monde, possédant des titres divins et ayant pour
mission précise, permanente, d'enseigner à l'homme ses des-
tinées et de l'y conduire ; supposez que cette société religieuse
ait été préparée et figurée par une société religieuse antérieure,
qui vit encore à côté d'elle, comme le tronc primitif d'où elle
s'est détachée ; supposez que son fondateur, annoncé par une
longue suite de prophètes, ait justifié par une vie incomparable
et des miracles sans nombre le titre de Dieu, qu'il s'est solennel-
lement attribué et pour lequel il est mort ; supposez que l'Église,
— car c'est Elle ; — puisse clairement démontrer qu'elle a reçu de
ce Dieu, fait homme, le commandement formel d'instruire et de
sanctifier les peuples, avec la promesse d'une assistance surna-
turelle qui la rend infaillible, en matière de d >gme et de morale;
supposez que l'Église, indépendamment de ses titres divins, ait
une doctrine qui renferme, mais agrandies, fortifiées, épurées,
et sans mélange d'erreur, toutes les vérités éparses dans toutes
les philosophies et ^aas toutes les religions; supposez enfin que
DEUXIÈME CONFÉRENCE 517
l'Église possède, et possède seule, dans son intégrité, la pleine
solution du problème des destinées humaines: est-ce qu'elle
ne sera pas, de par la logique, le phare nécessaire et étincelant
de toute civilisation?
Or, l'Église catholique réalise, dans le monde et sous nos
propres yeux, la supposition que je viens de faire. Donc'...
Vous me demandez de nouveau, je le vois, Messieurs, de
suspendre mes conclusions, et sans contester la première partie
de cette argumentation philosophique , (ce qui ne serait pas possi-
ble, même aux athées, car après tout, les athées résolvent à leur
manière le problème des destinées humaines, et si la solution
qu'ils adoptent est vraie, elle s'impose rigoureusement), vous
m'arrêtez à la mineure et vous me dites: ne peut-on pas contester
que l'Église catholique soit en possession de la vraie solution
du problème des destinées humaines, et n'entendez-vous pas
qu'en effet on le conteste :
1° Au nom de la Science , par des arguments qu'on emprunte
à la géologie, à l'anthropologie, à la métaphysique et à l'histoire,
et qu'on oppose à vos livres sacrés, à vos conciles, vos bulles
pontificales, dont on détruit de la sorte ou l'authenticité, ou
l'inspiration divine, ou la valeur morale ;
2° Au nom de la Politique, car les peuples ont le droit de
s'organiser démocratiquement et d'adopter le système répu-
blicain, tandis que l'Église catholique essaie de barrer le chemin
à la démocratie, veut imposer sa constitution théocratique à
tous les peuples, et professe ouvertement pour le système
républicain une haine inflexible ;
3° Au nom des Questions Sociales, que l'Église s'obstine à
ne pas comprendre, ou qu'elle prétend ne vouloir résoudre
qu'au moyen d'une dégradante charité, qui prolongerait l'escla-
vage des classes ouvrières et assurerait le triomphe déshonorant
de l'infâme capital.
Messieurs, je l'avoue, voilà ce qui se dit, mais j'affirme que
cela n'est pas. Ces bruyantes déclamations, qui ont pour but
de prouver que l'Églfse catholique ne possède pas la solution
du problème des destinées humaines, demanderaient vingt
1. C'est ici que devrait logiquement entrer l'exposé scientifique du Catholicisme
considéré comme solution du problème des destinées humaines. Mais un parei
exposé réclame des ouvrages spéciaux , et nous renvoyons nos lecteurs soit ai
magnifique travail du R. Père Monsabré : Exposition du dogme catholique, soit au livrt
de l'abbé BOUgaud : Le Christianisme et les temps présents , SOit aux Éludes philosophiqua
d'Auguste Nicolas, soit même à nos modestes conférences (Berche et Tralin, 69, rui
de Rennes, Paris, Conférences sur le Christianisme par l'abbé Frémont , 2 volumes,
sur le Christianisme, où chacun de nos dogmes fondamentaux, rattaché au problèmt
des destinées lmmaines, a été étudié en vue d'éclairer l'esprit de nos contemporains
par l'examen et la solution raisonnée des difficultés les plus graves de Ja libre-pensée
moderne.
518 l'église et l'état
discours de réfutations '. Je me contente , aujourd'hui, d'opposer
aux affirmations gratuites de nos adversaires des affirmations
motivées et d'une force d'autant plus décisive qu'elles reposent
ou sur des faits indéniables ou sur les aveux des libres-penseurs
les plus ardents.
Et d'abord, sur quelle base s'appuie-t-on pour déclarer que
l'Église est l'ennemie de la Science? La Science est laconnaissance
raisonnée des choses. En quel lieu de nos livres saints a-t-on
découvert que Dieu nous défendît d'appliquer notre intelligence
à l'étude et à la recherche des secrets de la nature? « Tradidit
mundinn disputationibus , Dieu a livré le monde aux discussions
humaines, » dit la Bible. Les génies chrétiens ont discuté et
discutent encore: la raison est un instrument sacré dont il se
servent sans mépris. Jugez-en. La science universelle se partage
en trois groupes : le groupe des sciences physiques, le groupe
des sciences morales, le groupe des sciences métaphysiques
ou transcendantes. Bien que les sciences physiques ne soient
pas du ressort direct de l'Église, non seulement l'Église ne leur
est pas hostile, mais encore elle les protège, elle les encourage
et elle s'en sert. Je ne vois pas, par exemple, que le christianisme
ait empêché Pascal et l'abbé Torricelli de faire leurs belles
expériences sur la pesanteur de l'air, Buffon et Linné d'être des
naturalistes supérieurs, Cuvier de fonder la géologie et de venger
Moïse, Cauchy et Duverrier d'exceller dans les mathématiques,
i'abbé Bourgeois d'être de nos jours un géologue des plus hardis ,
et le père Secchi — un Jésuite ! — de remporter le grand prix
de l'exposition de 1867. Les sciences physiques ne sont pas
du domaine direct de l'Église, au même titre que les sciences
morales et métaphysiques: je l'ai dit. C'est donc surtout, dans
ces dernières, que nos grands hommes se sont admirablement
signalés. Il sufit de nommer au hasard S. Jean Chrysostôme,
S. Bernard, S. Thomas d'Aquin, Gerson . Bossuet, Bourdaloue,
Fénelon, pour défier, à coup sur, ces adversaires jaloux qui
nous reprochent notre ignorance. On prétend que l'Église méprise
la science, Messieurs: et voici que le libre-penseur le plus
audacieux du XIXe siècle, celui qui a porté dans l'examen des
questions religieuses le scepticisme et le radicalisme les plus
complets, confesse aujourd'hui publiquement dans ses « Souve-
nirs de jeunesse » qu'il a eu pour initiateur à l'étude des langues
orientales le savant le plus sérieux et le plus étonnant de notre
époque, que ce savant était un prêtre, et que ce prêtre était un
des éminants directeurs du séminaire de Saint-Suipice2. l'Église
1. Voir notre conférence intitulée : L'Église et la Société moderne, premier volume do
nos conférences de Saint-Antoine (Berche et Tralin, G9, rue de Rennes, Paris).
2. M. l'abbé Lehir.
DEUXIÈME CONFÉRENCE 519
n'a donc pas peur de la science, puisqu'elle produit les spécialistes
les plus distingués. Cette année même, la tribune française a
retenti du nom d'un ecclésiastique, d'un missionnaire ] , dont les
scientifiques travaux ont doté notre Muséum d'une de ses collec-
tions les plus rares2. Qu'on ne se fatigue donc plus à proclamer
que la science et l'Église sont opposées. Qu'on dise seulement
que quelques savants incomplets, qui s'attribuent superbement
le monopole de la lumière, prétendent, non sans orgueil,
trouver en défaut les dogmes du christianisme, dont le plus
souvent ils défigurent le sens et ne connaissent même pas la
formule.
Pour nous, Messieurs, qui avons lu tout ce qui a été écrit
contre l'enseignement dogmatique et moral de l'Église, depuis
Celse et Julien l'apostat jusqu'à Bayle, Voltaire, Jean-Jacques
Rousseau et Strauss, nous jurons, à la face des autels, que nous
n'avons jamais rien découvert qui fût de nature à obscurcir ou
à faire hésiter notre foi. Le Christianisme a pour fondement la
raison même de Dieu : la raison de Dieu n'a rien à craindre de la
raison de l'homme, quand l'homme s'applique à suivre les pro-
cédés scientifiques par excellence, qui sont la constatation minu-
tieuse et attentive des faits, la recherche des causes et la déduc-
tion logique des conséquences. Mais il est plus facile de décla-
mer contre l'Église que de la convaincre de l'esprit anti-scienti-
fique dont on l'accuse, et il y a des hommes qui, soit ignorance,
soit préjugé, soit passion, goûtent un amer plaisir à brûler ce
qu'ils adoreraient, s'ils nous connaissaient mieux. Quand surtout
l'irréligion est devenue une cause de popularité, quand pour être
dispensé de génie politique ou couvrir son ambition, il suffit de
se poser en anti-clérical : que voulez-vous, Messieurs ? on ne
résiste pas à la tentation d'acquérir une fortune et une gloire qui
coûtent si peu. On crie sur les toits-. l'Église n'aime pas la science,
et le lendemain on se réveille député ou ministre. Mais, l'Église,
calme et fière, se retourne vers ce nouveau triomphateur qu'elle
enterrera demain, et elle lui dit sans s'émouvoir: « Monsieur,
vous en avez menti et puisque le tribunal des hommes me com-
damne, sans m'entendre, je vous assigne au tribunal de Dieu. »
Et l'Eglise continue d'ouvrir des universités et d'honorer les
savants, sous les yeux et malgré la mauvaise humeur de ceux
qui lui reprochent de ne pas aimer la Science.
Battus sur ce terrain, les adversaires de l'Église chercheront-
ils un refuge sur le terrain politique et diront-ils que l'Église est
radicalement hostile aux institutions républicaines? Ils ne seront
pas plus heureux, car il est faux, absolument faux, que l'Église
1. Le père David, lazariste.
2. Voir YO/fœiel du 17 novembre 1882.
520 L'ÉGLISE ET L'ÉTAT
catholique s'oppose au développement des institutions républi-
caines, dans le monde.
Le pape Pie VII, encore évêque d'Imola, disait à son peuple, au
milieu duquel les Français venaient de fonder la République
cisalpine: « La forme du gouvernement démocratique, adoptée
chez nous, mes très chers frères, n'est point en opposition avec
les maximes chrétiennes que je viens de vous exposer; elle ne
répugne pas à lÉvangile, elle exige, au contraire, ces vertus
sublimes qui ne s'acquièrent qu'à l'école de Jésus-Christ '. » Et le
pape Léon XIII écrivait aux évêques d'Espagne, le 8 décembre
1882 : « On doit fuir l'opinion de ceux qui mêlent la religion à un
parti politique et les confondent ensemble, au point de regarder
ceux qui sont d'un autre parti comme des hommes ne méritant
presque plus le nom de catholiques. C'est introduire les factions
politiques dans le domaine auguste de la religion ; c'est vouloir
rompre la concorde entre les frères et ouvrir la porte à une mul-
titude de funestes inconvénients. » Est-ce clair, Messieurs?
Pardonnez-moi une dernière citation, la matière en vaut lapeme.
Son Eminence le cardinal Guibert , notre vénérable archevêque
de Paris , a répété vingt fois que l'Église était faite poui avoir de
pacifiques rapports avec tous les gouvernements. Il le déclare
nettement dans une lettre au ministre des affaires étrangères ,
en date du 6 septembre 1880: « L'Eglise catholique, dit-il, a reçu
de son divin fondateur une constitution qui lui permet de n'iden-
tifier sa cause à celle d'aucun régime politique et par là même de
n'en exclure aucun. Elle a vécu dans tous les temps à côté de
gouvernements forts divers et ses relations ont été pacifiques,
et même affectueuses, avec tous les pouvoirs qui se sont montrés
justes et bienveillants. » Et plus loin : « le gouvernement répu-
blicain considéré en lui-même, s'il est administré avec sagesse et
justice, ne saurait rencontrer, dans le clergé régulier ou séculier,
aucun préjugé hostile 2. »
Ainsi, Messieurs, l'Eglise se justifie sur ce point, comme sur
tous les autres. Quand donc elle blâme le gouvernement répu-
blicain d'avoir banni le nom de Dieu de l'enseignement public,
d'avoir enlevé les images duChrist de l'enceinte de nos écoles et du
seuil de nos cimetières, ou elle était si bien placée , quand l'Eglise
se plaint qu'on chasse des hospices les aumôniers et les reli-
gieuses , et que de toutes parts l'administration civile cherche à
entraver son ministère sacré, l'Eglise n'attaque pas la Républi-
que, qui est le gouvernement légitime du pays, elle déplore et
elle flétrit les actes de ceux qui faussent nos institutions en les
1. Homélie du Cardinal Chiaramonli, Évêque d'Imola, le jour de Noël, 1797.
2. Lettre du cardinal GiMbert, archevêque de Paris, à M. le ministre des affaires
étrangères.
DEUXIÈME CONFÉRENCE 521
mettant au service de leurs théories matérialistes ou libres-
penseuses. Un fils peut blâmer les actes de son père, sans pour
cela souhaiter sa mort. De même. l'Eglise demande à la Répu-
blique de s'arrêter sur la route funeste où des imprudents
l'entraînent, mais l'Eglise n'est pas plus hostile à la forme répu-
blicaine qu'à toute autre forme politique. Elle a blâmé certaines
décisions despotiques de Louis XIV et de Napoléon, sans cons-
pirer contre eux : elle blâme, aujourd'hui, certains actes de la
République sans désirer sa ruine.
Je vous le demande maintenant. Messieurs, est-il assez prouvé
qu'on calomnie l'Eglise, quand on publie qu'elle est radicale-
ment hostile à la démocratie et aux institutions républicaines 1
Mais, peut-être, la question sociale sera-t-elle recueil, où se
briseront les théories catholiques, relativement à la répartition
proportionnelle des charges et des avantages delà société civile?
Nullement. L'Eglise professe sur ce point, comme sur tous les
autres, les vrais principes. Elle a appris de Jésus-Christ et de
l'apôtre S. Jacques que le pauvre, le faible, l'humble ouvrier,
doivent être l'objet par excellence de ses plus tendres préoccu-
pations'. C'est elle qui. passant de la théorie à la pratique,
institua les premiers Hôtels-Dieu, les lieux de refuge pour les
vieillards, les orphelins, les femmes abandonnées. C'est elle qui
enseigne avec éloquence que la question sociale se résoudra,
non par des combinaisons chimériques qui ont la ridicule pré-
tention de rendre les hommes heureux en supprimant ce qu'on
ne peut supprimer, c'est-à-dire les inégalités physiques et intel-
lectuelles de la nature et les passions du cœur humain, mais
par des vertus : par les vertus de tempérance, d'amour du travail,
d'obéissance, de respect, de prévision et de prudence, chez ceux
d'en bas, et par les vertus de justice, de bienveillance, de charité,
chez ceux d'en haut. Multipliez les caisses de retraite, les asso-
ciations philanthropiques, intéressez le gouvernement au sort
des classes souffrantes, l'Eglise est là pour vous seconder, vous
soutenir, et au besoin même pour prendre l'initiative, car l'Eglise
est née sur la paille de Bethléem, ses premiers fidèles sont sortis
des entrailles populaires, et l'Eglise n'a pas oublié son origine.
Ah ! j'en conviens, pour résoudre la question sociale l'Eglise
n'enverra pas ses prêtres dans les clubs demander l'abolition des
armées permanentes, la séparation des Eglises et de l'Etat,
l'impôt unique sur le revenu, le rétablissement du divorce et
tant d'autres utopies du même genre, qui trompent les masses
au profit des ambitieux. Mais l'Eglise ne sera pas obligée, dix
ans plus tard, de faire ce que font sous nos yeux, sans pudeur,
un certain nombre de ces agitateurs bruyants qui, après s'être
1. Lire et relire la belle épitre de S. Jacques, surtout le chapitre deuxième.
522 L'EGLISE ET L'ÉTAT
montrés d'an radicalisme échevelé, dans l'opposition, sont deve-
nus des conservateurs et des autoritaires si âpres, depuis qu'ils
sont au pouvoir. L'Eglise sait qu'il y aura toujours des ignorants
et des savants, des égoïstes et des dévoués, des petits et des
grands, des pauvres et des riches: l'Eglise sait qu'il n'y a pas
de système politique qui puisse dispenser à tous, fortune, gloire
et génie, et c'est pourquoi sans dédaigner aucun des moyens
efficaces, qui peuvent améliorer la condition des hommes ici-bas,
elle prêche avant tout ces vieilles vertus, toujours jeunes et
toujours trop rares : la résignation, la douceur, la bonté expan-
sive ; elle inspire au cœur des Vincent de Paul et des abbé de
l'Epée, des abbé Roussel et des dom Bosco, l'amour passionné
de toutes les misères, et elle résout sans bruit, dans le détail,
au fond de ses orphelinats et de ses maisons de vieillards, cette
grande question sociale qui est pour tant d'autres un sujet de
déclamations aussi ronflantes que vaines.
Vous voyez, Messieurs, que ni la science, ni la politique, ni la
question sociale n'opposent àla solution catholique du problème
des destinées humaines d'objection sérieuse. L'évidence de cette
conclusion serait au comble s'il m'était permis, par l'analyse,
de porter la lumière dans tous les détails de cette vaste argu-
mentation. Mais on ne peut tout dire dans un discours, et celui-
ci s'est déjà prolongé.
Votre attention si sympathique m'encourage, cependant, à ne
pas descendre de cette chaire, sans aborder résolument le Positi-
visme qui cherche à écarter, par une fin de non-recevoir, d'autant
plus séduisante qu'elle a des allures scientifiques, non seulement
tout ce que nous venons de dire sur le problème des destinées
humaines, mais encore sur la possibilité de le résoudre.
Le problème des fins dernières de l'homme ne peut avoir de
solution, dit le Positivisme. Pourquoi? Parce que pour résoudre
ce problème, il nous faudrait pénétrer dans un monde tout
métaphysique et surnaturel , et que ce monde est absolument
hors de nos atteintes. Dieu, l'âme et leurs rapports, sont des cho-
ses inexpérimentales.
Messieurs, dire que le problème de nos fins dernières n'a pas
de solution possible, c'est dire que l'homme est dans la radicale
impuissance de savoir pourquoi il vit. Or, dire cela, c'est nier la
conscience et la science. C'est nier la conscience, d'abord. En
effet, si l'homme est incapable de savoir quel est le but de son
existence, pourquoi distingue-t-il si nettement entre le bien et le
mal ? Préférer le bien au mal, c'est se décider dans le sens de ses
destinées, et à chaque instant l'homme est appelé par sa cons-
cience à prendre de pareilles décisions. 11 y est appelé, coûte que
coûte, et malgré lui. Et s'il sacrifie lâchement l'honneur au
DEUXIÈME CONFÉRENCE 523
déshonneur, la vertu au vice, sa conscience proleste. Pourquoi
proteste-t-elle si l'homme est impuissant â connaître sa destinée?
Il faut être logique. L'homme impuissant à connaître sa fin der-
nière, son but, sa destinée, devrait être complètement impuissant
à distinguer le bien d'avec le mal, car toutes choses devraient
être pour lui, ou absolument obscures ou absolument indiffé-
rentes. En est-il ainsi?
Le positiviste qui nie si résolument que l'homme puisse con-
naître sa destinée, osera-t-il nier sa conscience? La logique l'y
condamne, mais il y a des points d'arrêts qui forcent la logique
la plus audacieuse à reculer, parce que cette logique est celle
des sophistes, et que partant de principes faux elles se heurtent
fatalement à des conséquences qui lui font horreur. Notre
conscience en nous imposant, à chaque heure du jour, un
choix entre ce qui est bien et ce qui est mal , tranche le problème
de nos destinées , et prouve ainsi au positivisme qu'il ne sait ce
qu'il dit , quand il prétend que le problème de nos destinées est
insoluble.
Mais la conscience n'est pas seule violée, par une semblable
théorie, la science elle-même ^ oit un coup qui la blesse et
dont elle se venge.
L'homme, dites-vous, est incapable de savoir quelle est sa
destinée? En ce cas, l'homme est dépouillé de ':a raison. Sa
raison, (et la raison est l'instrument même de la science,) ne
lui montre-t-elle pas la magnifique organisation de l'univers ? Ne
découvre-t-elle pas, au dedans d'elle-même, l'idée et le besoin
de l'infini? Peut-elle ne pas remonter de l'effet â la cause, et ne
pas proclamer l'existence d'un artiste souverain, dont elle a sous
les yeux le resplendissant ouvrage? Dieu c'est V inexpérimental ,
dites-vous : qu'entendez-vous par ce mot aussi creux que
démesuré? Voulez-vous dire que Dieu ne tombe pas sous les
sens ? Sa nature spirituelle l'y oblige , et Dieu ne serait pas Dieu
s'il était accessible à nos organes corporels. Mais depuis quand
a-t-on besoin devoir, d'entendre ou de toucher une personne,
pour être sûr qu'elle a vécu ou qu'elle vit ? Il suffit à.' expérimenter
ses œuvres, il suffit de voir, d'entendre ou de toucher quelque
chose qui révèle son passage, qui rappelle son souvenir, qui
atteste son intelligence. Je sais que Mozart a vécu, bien que
Mozart soit inexpcrimentable pour moi ; je sais que Bossuet a
vécu, bien que je ne puisse le voir, l'entendre, lui parler: et
pourquoi sais-je que Mozart et Bossuet ont vécu? Parce que j'ai
sous les yeux leurs chefs-d'œuvre.
De même pour Dieu, je ne le vois pas, mais l'univers et toutes
ses merveilles, me mettent sur sa trace et j'affirme qu'il est.
Ce mode d'expérience, si simple, mais si fondamental, qui
524
l'église et l'état
consiste à remonter de l'effet à la cause , et de conclure à la vue
d'un tableau qu'il a fallu un peintre , nous l'employons à chaque
instant, dans le cours de notre vie : c'est lui qui nous permet,
en face des merveilles de l'univers d'affirmer sans crainte
d'erreur, l'existence de Dieu ; c'est lui qui nous permet d'aller
de l'idée subjective d'Infini à la réalité objective de l'Infini lui-
même, Infini pour lequel nous nous sentons faits, et auquel
nous aspirons de toutes les forces vives de notre être. Allez,
positivistes douteurs, vous n'arrêterez pas la raison humaine
dans sa recherche d'une cause suprême et vous n'éteindrez pas
dans notre conscience, pas plus que dans la vôtre, cette distinction
du bien et du mal , qui vous prouve que l'homme a un but et
qu'il y a des choses qui l'éloignent de ce but ou qui l'en
rapprochent. La science et la conscience unissent leur voix ,
pour proclamer que non seulement l'homme n'est pas incapable
de connaître sa destinée , mais au contraire que cette destinée
lui est déclarée , quoi qu'il fasse , par tous les battements de son
cœur et tous les mouvements de son esprit. Et si j'appelais, au
milieu de ce vaste auditoire , un enfant de nos catéchismes, si je
lui demandais la solution du problème de nos destinées, il vous
redirait ces sublimes paroles : « Dieu nous a créés pour le
connaître, l'aimer, le servir, et par ce moyen acquérir la vie
éternelle 1 , » et reprenant à mon tour chacun des mots prononcés
par cet enfant, j'en établirais la vérité, la force, la portée logique :
preuve que le problème des destinées humaines est résolu.
Nous voilà loin, semble t-il, des rapports de l'Église et de
l'État. Non, Messieurs, nous sommes au centre même de notre
champ de bataille. Qu'ai-je voulu établir? Ces trois points:
1° Que la société civile et la société religieuse, ayant l'homme
pour sujet commun , ne pouvaient se mouvoir dans des sphères
absolument séparées; 2° que la société civile et la société
religieuse sont indépendantes, dans les choses qui leur sont
spéciales ; 3° que la haute influence sur la direction de l'humanité
devait appartenir à celles des deux sociétés qui possède la
solution du problème des destinées humaines.
Cette troisième proposition nous a entraînés dans des dévelop-
pements considérables, mais nécessaires , et que votre bienveil-
lance m'autorise, je crois, à ne pas regretter.
Nous avons dit : 1° qu'ii n'y a pour l'homme, individuellement
et socialement considéré, qu'une seule question à résoudre, et de
laquelle toute l'organisation du monde dépend : la question de
ses destinées ; 2° nous avons entendu les publicistes contem-
porains et libres-penseurs affirmer que l'État était incompétent
à résoudre cette question souveraine; 3° nous avons montré,
1. Catéchisme catholique premier chapitre.
DEUXIÈME CONFÉRENCE 525
que la société religieuse avait seule autorité sur ce point, et que
dès lors si parmi les diverses sociétés religieuses il y en avait
une qui eût des titres authentiques à la foi et au respect deb
hommes, c'était à elle que la haute influence sur la direction
générale de l'humanité devait logiquement appartenir ; 4° nous
avons réfuté les objections qu'au nom de la science, de la
démocratie et de la question sociale , on oppose, aujourd'hui et
bruyamment, à la solution catholique du problème des destinées
humaines ; 5° nous avonsjeté à terre le Positivisme , en l'écrasant
sous le double poids de la conscience et de la science.
Pour couronner ce vaste et capital discours, je devrais immé-
diatement conclure, Messieurs, que c'est à la seule lumière des
principes catholiques que les rapports de l'Église et :de l'État
peuvent être légitimement et scientifiquement réglés. Telle est ,
en effet, la vérité théorique; telle est, comme dirait Kant, la
vérité objective.
Mais j'ai hâte d'ajouter qu'il suffit que l'opinion publique, prise
en masse , n'adhère plus à la solution catholique du problème
des destinées humaines, pour qu'en Jait les rapports habituels
de l'Église et de l'État — (et non pas les rapports essentiels et
théoriques, qui ne peuvent changer, parce qu'ils reposent sur la
nature des choses) — soient pratiquement modifiés. Dans quelle
mesure ? Sous quelle forme et pour quels motifs? C'est ce que
nous rechercherons, dans notre prochaine conférence.
TROISIÈME CONFÉRENCE
Examen raisonné des situations diverses, où l'Église et l'État peuvent se
trouver à l'égard l'un de l'autre. L'HYPOTHÈSE après LA THÈSE
Messieurs,
Des esprits droits et clairvoyants, comme les vôtres, n'ont pu
se faire illusion sur l'immense portée de notre précédente confé-
rence. Le problème des rapports de l'Église et de l'État a pris,
sous vos yeux, sa grande et vraie physionomie, en se rattachant
au problème supérieur et transcendant des destinées de l'homme.
L'Église catholique a la prétention justifiée de posséder, dans
l'Évangile, la solution du problème des destinées humaines, et
par contre-coup la solution du problème des rapports de la
société civile et de la société religieuse. Mais plusieurs, parmi
vous, douloureusement affectés de la conclusion logique, en
vertu de laquelle j'ai attribué à l'Église la haute influence sur la
520 L'ÉGLISE ET L'ÉTAT
direction ûë l'humanité, auront dit peut-être : « c'est de la théo-
cratie. » Non, Messieurs, c'est du bon sens. L'Église ne revendique
pas, pour ses ministres , une immixtion prépondérante dans les
affaires de l'État , encore moins l'autorité publique qui décide et
qui gouverne, elle demande : 1° l'indépendance pour elle-même,
dans les choses de son ressort ; 2° l'influence de ses maximes
saintes sur les mouvements d'ensemble imprimés aux peuples.
Vous l'entendez : on nous calomnie, quand on prétend que
nous ambitionnons le pouvoir civil , que nous voulons ce qu'on
a appelé « le gouvernement des prêtres. » Nous n'avons qu'un
désir, c'est que vous soyez chrétiens , que vous agissiez comme
tels, que vous fassiez pénétrer le souffle évangélique dans vos
institutions : et nous vous supplions de considérer que logique-
ment vous y êtes tenus, parce que la sagesse, la vraie philoso-
phie, exigent que vous cherchiez à atteindre vos fins dernières,
et que ces fins dernières ne vous sont enseignées que par
l'Église catholique. Telle est la thèse que nous avons établie : elle
défie toute attaque scientifique.
Mais cette thèse est une doctrine. Or, une doctrine n'est puis-
sante qu'autant qu'elle a su conquérir et conserver l'adhésion des
esprits, qu'autant qu'elle est généralement acceptée et appliquée,
et qu'elle circule dans l'opinion publique , comme le sang dans
nos veines. Il ne suffit pas , pour qu'une doctrine soit efficace et
produise des résultats heureux, qu'elle soit juste en elle-même,
théoriquement. Il faut de plus, il faut surtout, que les hommes
la regardent comme l'expression de la vérité, et qu'en consé-
quence ils l'épousent, la défendent, la fassent passer de l'abstrac-
tion à la réalité concrète. Si une doctrine , quelle que soit sa
valeur, loin d'être accueillie, adoptée, aimée par la majorité
active d'un pays , est niée radicalement , ou seulement mise en
doute, sa valeur intime et objective ne change pas, je l'avoue,
mais sa valeur relative , sa puissance extérieure, son influence,
sa force d'expansion, sont profondément atteintes et modifiées.
Si la doctrine de l'Église catholique était acceptée de la majorité
active des citoyens français, les rapports de l'Église et de l'État
se résoudraient facilement. De ce que la majorité active des
citoyens français semble ne plus admettre comme étant i'nx pres-
sion de la vérité, l'enseignement de l'Église, il ne s'ensuit
pas que l'Eglise ait perdu de sa valeur intime, mais seulement
que cet enseignement n'a plus, en fait, la même efficacité et
la même influence sociale qu'autrefois. Et de ce fait, à son
tour, nous sommes obligés de tirer une conséquence, toute
pratique, à savoir que les rapports de l'Église et de l'État
ne peuvent être pacifiquement réglés qu'autant qu'on tiendra
compte de cette situation nouvelle des esprits, vis-à-vis de
TROISIÈME CONFÉRENCE 527
l'enseignement chrétien et de l'autorité de l'Église. En un mot,
après la thèse que rien ne doit altérer, parce qu'elle est du
domaine de l'absolu et repose sur la nature même des choses,
il y a Y hypothèse dont il faut absolument que les catholiques
sachent tenir compte, s'ils veulent se conduire en hommes
pratiques et non pas en purs théoriciens.
C'est cette nouvelle face de la question, que nous allons
étudier aujourd'hui.
I. — Messieurs, trois hypothèses, qui donnent lie-u à trois
différents modes de conduite, sont possibles pour une doctrine
en général, et se sont réalisées pour la doctrine de l'Église,
en particulier: 1° ou bien une doctrine peut avoir contre elle
toutes les forces vives d'un empire; c'a été le cas de l'Église,
pendant les trois premiers siècles de son histoire ; 2° ou bien ,
une doctrine peut avoir pour elle la sympathie unanime des
gouvernements et des peuples; c'a été le cas de l'Église, pendant
le moyen âge; 3° ou bien, une doctrine peut être partiellement
rejetée et partiellement admise ; c'est le cas de l'Église, aujour-
d'hui, en France, et l'on peut dire dans toute l'Europe.
Le seul énoncé de ces trois hypothèses, qui correspondent
à trois situations, permet d'entrevoir que la conduite de l'Église
doit être différente, toutes les fois qu'il s'agit pour elle de régler
pratiquement ses rapports avec les sociétés civiles. Examinons,
sous ce triple aspect, une question qui se complique, à mesure
qu'on la développe.
La première situation, celle où la doctrine de l'Église est
universellement combattue, impose à l'Église une lutte immense.
En effet, la doctrine de l'Église, c'est-à-dire la solution du
problème des destinées humaines, étant universellement atta-
quée, l'Église doit la défendre et devant les gouvernements
oppresseurs et devant les peuples abusés. Sa mission est alors
d'enseigner, de convaincre, ou de mourir.
Elle fera donc appel au génie de ses docteurs qui établiront,
théoriquement, que Jésus-Christ est le Fils de Dieu, le Rédemp-
teur des âmes, et que l'Église tient de lui ses pouvoirs; elle fera
appel à ses vierges, à ses saints, à ses Fidèles convaincus,
qui confirmeront, par une vie de charité, l'enseignement sublime
des docteurs -, enfin, elle fera appel à ses martyrs qui donneront
leur sang pour attester, jusques dans la mort, la vérité de leur foi.
Les rapports de l'Église et de l'État sont alors douloureux,
ils ne se résolvent que dans des amphithéâtres et sous la dent
des bêtes. L'État, armé de la persécution, se déchaîne contre la
doctrine chrétienne, qu'il ignore ou qu'il méconnaît. L'Église
foulée aux pieds, emprisonnée dans des lois sanguinaires plus
cruellement encore que dans les catacombes, sert l'État qui la
528 l'église et l'état
maltraite et se venge en priant pour ses bourreaux '. Cependant
les chrétiens ne se laissent pas égorger, sans invoquer la justice
dont ils sont les avocats. Ils parlent, ils exposent les idées pour
lesquelles ils vont mourir, ils regardent en face, d'un œil calme ,
la société civile qui les repousse, et ils plaident, par l'éloquence
et le martyre , leur cause impérissable.
Les deux formules de cette période de lutte nous ont été
léguées par les Apôtres, au livre de leurs Actes. La première
est l'expression du droit absolu, que possède la Vérité et qui
lui vient d'en haut : « il vaut mieux obéir à Dieu qu'aux hommes2 , »
disent les témoins de la vie du Christ, quand on leur oppose les
lois intolérantes de l'État. C'est la première formule. La seconde
n'est pas moins puissante : les chrétiens persécutés s'abritent
sous le droit commun des citoyens de Rome, et se couvrent
des lois et des coutumes de l'empire, chaque fois que ce droit
commun, ces lois et ces coutumes leur sont favorables. Ils
revendiquent hautement et sans hésitation la liberté commune et
le droit commun, dont on cherche à leur refuser tyranniquement
le bénéfice. « J'en appelle à César3 » a été le cri de S. Paul dans
les fers, et ce cri, l'Église l'a jeté à tous les échos du monde.
On a essayé, Messieurs, de nous mettre en opposition avec nous-
mêmes et l'on nous a répété, non sans quelque ironie, qu'il nous
fallait choisir de deux choses l'une : ou bien le droit supérieur
et transcendant de la vérité, que nous nous attribuons , ou bien
seulement le droit commun, que nous ne paraissons invoquer
que pour paralyser l'action de nos adversaires, mais sans bonne
foi. Nous n'acceptons pas ce dilemme. Nos pères, écrasés par
les Césars , invoquaient tout ensemble et le droit supérieur
de la Vérité, qu'ils professaient, et le droit commun, dont
ils devaient bénéficier, en qualité de citoyens romains: nous
ferons comme nos pères. Quand l'Etat, sortant de la neutralité
que lui impose la liberté de conscience, tentera d'ensevelir
la vérité évangélique, sous les ruines de nos temples et les
membres mutilés de nos martyrs, nous nous défendrons à sa
barre, en invoquant et le droit commun et le droit supérieur,
et nous mêlerons les deux formules des apôtres: «Il vaut mieux
obéir à Dieu qu'aux hommes... J'en appelle à César », parce que
ces deux formules sont deux arguments légitimes, deux argu-
ments qu'un chrétien doit faire vibrer avec une égale énergie
sur ses lèvres fières, quoique résignées.
Tertullien avait raison de dire à César « un chrétien est un
1. Apologétique de Tertullien, ch. XXX : « Nos enim pro salute imperatorum Deum
invocamus aeternum. »
2. A des des Apôtres, ch. V, f . 29.
3. Actes des Apôtres, ch. XXV, f . il.
TROISIÈME CONFÉRENCE 529
homme comme toi ; » car cela est vrai. Et Tertullien, répondant
aux persécuteurs, qui lui objectaient qu'en adorant Jésus-Christ
il renversait les dieux officiels de l'empire, avait raison d'ajouter :
«vos dieux sont de fabrique humaine, mais nous, déchirés
et couverts de sang nous vous crions: — (lacer ati et cruenti
vociferamur ) , — nous adorons Dieu, par Jésus-Christ. Cherchez
donc à savoir si cette divinité du Christ est vraie; celui d'entre
vous qui sera appliqué à comprendre notre foi , sera forcé de
l'admettre1 ».
Ces deux arguments étaient également justes : les chrétiens
pouvaient légitimement invoquer le droit supérieur inhérent à la
vérité de leur doctrine, car leur doctrine était vraie, et ils pou-
vaient légitimement invoquer les lois communes, car ils étaient
citoyens, et comme S. Paul, ils tenaient à ce titre.
Ainsi, Messieurs, le rôle d'une doctrine attaquée est de se
défendre, pour essayer de convaincre les esprits et de s'y faire
une place d'honneur. L'Église universelle battue en brèche, dès
son origine, par l'Empire Romain insurgé contre elle, luttait par
la parole et par la vertu : elle proclamait la vérité de sa doctrine
et elle en donnait les preuves, en même temps qu'elle se couvrait
du bouclier du droit commun. Elle demandait la liberté, au
même titre que toutes les doctrines qui en jouissaient autour
d'elle, et elle la demandait encore avec plus d'insistance au nom
de la vérité religieuse, dont elle était le surnaturel flambeau.
Que l'Église ait demandé la liberté, au même titre que le reste
des doctrines qui en jouissaient autour d'elle, nos libres-penseurs
contemporains le lui accordent assez généralement — je dis
assez généralement, parce qu'il y a des exceptions singulières,
basées sur cet étrange motit que l'Église, ayant des dogmes
certains, absolus, rigoureusement enchaînés, n'a pas droit à la
liberté commune, — mais ce qu'on n'accorde pas à l'Église, dans
le camp rationaliste, c'est d'avoir osé réclamer la liberté au nom
de la vérité dont elle se prétendait l'organe. Cette prétention, le
rationalisme la refuse au catholicisme, sous prétexte qu'elle
mène logiquement à l'intolérance et qu'elle fait passer nos con-
victions du subjectif à Vobjectif, ce que Kant et le scepticisme
transcendant, dont il est le père, ne sauraient accepter.
Messieurs, il faudrait s'entendre quand on prononce le mot
à! intolérance et qu'on l'applique à l'Église, car ce mot, pris dans
le sens de violence brutale et de cruautés physiques, est une
calomnie : l'Église n'ayant jamais enseigné qu'on pût tyranniser
1. Homo est enim et christianus, quod et tu... Dicimus et palam dicimus, et vobis
torquentibus lacerati et cruenti vociferamur : Deum colimus per Chrislum... Quœrite
igitur si vera est ista divinitas Chrisli... Qui etiam studuerit intelligere, cogetur et
credere. (Tertullien, L'Apologétique, ch. XXI, n' 77, 88, possi'm).
IL SOIXANTE-SEPT.
530 L'ÉGLISE ET L'ÉTAT
les consciences et ayant, toujours blâmé, depuis Jésus-Christ,
son divin fondateur, jusqu'à saint Martin , l'illustre évêque de
Tours, et depuis Fleury jusqu'à Lacordaire, l'emploi des moyens
coercitifs pour implanter la foi dans les âmes. L'Église est une
société spirituelle. Ni le glaive, ni le feu, ni la prison, ni l'exil,
ne font partie de ses instruments d'apostolat et de règne. La
société civile qui tue, qui brûle, qui emprisonne ou qui bannit,
a le droit de le faire parce que son devoir et son but sont de pro-
téger nos intérêts matériels, notre vie physique; mais, l'Église
a pour mission de sanctifier et de sauver nos âmes — nos âmes,
entendez-vous, Messieurs? et nos âmes, qui sont libres, ne sont
accessibles qu'à la persuasion. L'Église le sait, l'Église le pro-
clame. Son gouvernement ne connaît d'autres moyens d'action
que la parole, les sacrements, et quand elle veut frapper un
membre rebelle, ce n'est qu'avec l'excommunication, peine
essentiellement spirituelle.
(( Et Y 'Inquisition, me dites-vous? et la Saint-Barthélémy ? et les
Dragonnades? Voilà des faits historiques qu'on ne supprimera
pas, et qui renversent tout ce que vous venez d'affirmer. »
Nullement, Messieurs. J'ai dit que l'Église n'avait jamais
enseigne que les moyens de brutale violence fussent de son
ressort, et je le maintiens, en m'appuyant sur l'Évangile et la
doctrine unanime des Pères ; mais je n'ai pas dit que les hommes
d'église aient tous été convaincus de cette doctrine, je n'ai pas
dit que les hommes d'église n'aient pas cédé, çà et là, dans le
passé, à la mauvaise tentation d'écraser par le fer et par le feu,
ce qui ne devait tomber que sous les coups de la persuasion et
de la charité ; je n'ai pas dit surtout que l'Europe, devenue chré-
tienne et ayant fait des dogmes catholiques, l'essence même de
son droit public et de ses codes nationaux, n'avait pas pu mettre
l'arsenal de ses peines infamantes au service des principes
évangéliques 1 .
1. Il nous semble que c'est parce qu'on n'a pas suffisamment distingué entre la
doctrine de l'Église et les applications matérielles qui ont pu en être faites, çà et là,
dans le cours des siècles , qu'on a laissé peser sur l'Église , en général , une responsa-
bilité qui devait retomber tout entière sur certains hommes ou certains peuples, en
particulier. Llnquisition d'Espagne est un fait, tout spécial à l'histoire de ce pays :
les sanglants excès que les rois et les hommes d'église de cette partie de l'Europe
chrétienne ont pu politiquement se permettre, les tortures iniques et trop nombreuses
qu'ils ont pu autoriser, restent à leur charge et non pas à celle du Catholicisme qui ,
ni de près ni de loin, n'enseigne que le supplice du feu soit un de ses légitimes moyens
d'action. Les massacres du 2 septembre 1792 restent à la charge de Danton et de ses
séides, et non pas à celle des Idées républicaines. Il faut toujours et absolument sépa-
rer les doctrines et les faits, et ne jamais attribuer aux premières ce qui doit être
réservé aux seconds. Il faut encore plus distinguer entre les théories et les hommes :
les théories peuvent être excellentes, et les hommes qui les représentent peuvent être
mauvais. Qu'on se soit servi des idées chrétiennes pour tyranniser les consciences, en
Espagne et ailleurs, l'histoire le doit dire s'il y a lieu, mais l'enseignement de l'Église
n'en est pas moins innocent des violences commises en son nom, Au>si> n,ou,s avouons sincé-
TROISIÈME CONFÉRENCE 531
La confusion des idées est à l'ordre du jour. Il y a des esprits
précipités, qui mêlent l'histoire et la doctrine, la théorie et les
faits, et qui font rejaillir sur Jésus-Christ et sur l'enseignement de
l'Eglise une responsabilité qui n'incombe qu'aux passions
humaines et aux institutions politiques. Vous ne m'en voudrez
point d'insister sur ce point.
Remontons aux sources de l'histoire , c'est-à-dire aux facultés
de l'âme humaine. L'homme est doué d'intelligence et de volonté •■
il pense et il agit. Mais ses pensées peuvent être meilleures que
ses actions, et ses actions peuvent être différentes de ses pensées,
parce qu'entre les unes et les autres les passions généreuses ou
égoistes de son cœur interviennent pour troubler l'équilibre, au
détriment ou au profit du bien. Si l'homme pensait toujours la
vérité et conformait toujours ses actes à ce qu'il pense : l'homme
serait, tout à la fois, infaillible et impeccable. Chacun de nous
sait bien que les choses ne vont pas ainsi. Notre infaillibilité
d'esprit et notre impeccabilité de volonté ont été soumises par
Dieu à des conditions que nous oublions sans cesse. Delà nos
erreurs et nos fautes.
Mais un homme peut errer, sans le savoir; il ne peut pas mal
faire, sans en être averti. Nous avons une conscience qui voit
clair, même quand nos idées sont dans le trouble. Gardons-nous
donc, Messieurs, dans nos jugements , de confondre les idées et
les actes: gardons-nous, dès lors, de confondre, dans l'Église ,
les doctrines authentiques et officielles , qui sont comme les idées
du Catholicisme, avec les actes de ceux qui représentent ces
idées supérieures. Les papes, les évêques, les prêtres peuvent
céder aux emportements des passions humaines, dans leur
conduite, sans que la doctrine chrétienne ait rien perdu de sa
valeur, et c'est fouler aux pieds toute philosophie et toute justice ,
que de rendre l'Évangile responsable des fautes personnelles de
ceux qui le prêchent. Quand toutes les exagérations dont quel-
ques historiens, depuis Voltaire, noircissent la mémoire des
Grégoire VII , des Innocents III , des Boniface VIII , seraient l'ex-
pression de la vérité, il n'en faudrait rien conclure contre l'excel-
lence de la religion chrétienne. Nous n'avons jamais prétendu
que nos souverains pontifes, nos évêques et nos prêtres,
fussent impeccables , et l'infaillibilité doctrinale des papes est
strictement limitée à l'enseignement du dogme et de la morale.
rement ne rien comprendre à l'ardeur qu'apportent certains apologistes à vouloir jus-
tifier l'Inquisition, la Saint-Barthélémy et les Dragonnades, comme si l'Église, consi-
dérée comme corps, était responsable des fautes particulières de ses membres. Plus
il sera constaté que des chrétiens, oublieux de leurs devoirs, ont déshonoré leur bap-
tême , et plus le miracle de l'éternelle jeunessede l'Église sera éclatant : l'Église aurait
péri, el il y a longtemps, si pour luire contre poids aux excès de ses flls égarés,
Jésus-Christ n'avait jeté sa croix et sa divinité dans la balance.
532 l'église et l'état
Les violences de l'Inquisition , les massacres de la Saint-
Barthélémy et les excès des Dragonnades restent donc à la charge
toute personnelle de ceux qui en ont été les instruments ; mais
le bon sens le plus vulgaire nous interdit d'en faire rejaillir
l'odieux jusque sur l'Évangile et sur l'Église. Une armée n'est
pas responsable, — encore moins le code militaire, — de la
trahison de quelques généraux ou de la lâcheté de quelques
soldats. Pourquoi en userait-on autrement, lorsqu'il s'agit de
juger l'Église catholique ?
Quant à ceux qui croient que l'Église catholique, en s'attri-
buant l'exclusive possession de la vérité relativement au grand
problème des destinées humaines , marche par là même à
l'intolérance, puisque autour d'elle elle ne voit que l'erreur,
leur raisonnement est juste sous un rapport et faux sous un
autre. Il est juste, en ce sens, que non seulement la doctrine
de l'Eglise, mais toute doctrine est nécessairement intolérante
vis-à-vis de la doctrine contraire. Il est faux, s'il signifie que
l'emploi des moyens de coercition physique soit du ressort et de
la nature de l'Eglise , qui proclame avec son divin fondateur que
6: qui se sert de l'épée périra par Tépée ' » et que faire descendre
le feu du ciel sur une ville inhospitalière, c'est ne pas savoir de
« quel esprit » était Jésus- Christ , venu ici-bas « pour sauver et
non pour perdre. »
Contestera-t-on qu'une doctrine, quelle qu'elle soit, est néces-
sairement intolérante , vis-à-vis de la doctrine opposée ? En ce
cas, il faudrait dire que la probité n'est pas intolérante vis-à-vis
du vol , que la vérité n'est pas intolérante vis-à-vis du mensonge,
que ce résultat mathématique : deux et deux font quatre , n'est
pas intolérant vis-à-vis de cette absurdité : deux et deux font
cinq; il faudrait dire, en un mot, que tout est vrai et que tout
est faux, que la certitude n'existe pas pour l'homme et que le
scepticisme est son état naturel.
Et en effet, Messieurs, on l'a dit, en s'autorisant des théories
de Kant, qui refuse à l'esprit humain le droit et la force de
passer du subjectif à l'objectif, et de démontrer que ses idées
correspondent à des réalités. Sur cette base du scepticisme
universel, on dresse la doctrine de la tolérance absolue et
métaphysique : «Soyons tolérants, dit-on , car tout est vrai,
tout est faux, chacun a le droit de croire ce qu'il veut, il n'y a de
vérité pour l'homme que celle qu'il adopte. »
Mais l'Eglise, au nom du sens commun et de la vraie philo-
sophie . se refuse à admettre de pareils sophismes : elle continue
d'enseigner: 1° que toute doctrine, même celle du scepticisme,
est essentiellement intolérante vis-à-vis delà doctrine contraire,
i. S. Mathieu , ch. XXVI, If. 59.
TROISIÈME CONFÉRENCE 533
c'est-à-dire ne se peut confondre avec elle ; 2° que les moyens
d'expansion et de conquête, dont une doctrine dispose, doivent
toujours être de l'ordre intellectuel et moral, c'est-à-dire animés
de la plus pure tolérance, parce que, cette fois, ce ne sont
plus seulement des doctrines qui sont en présence, mais aussi
des hommes, organes vivants de ces doctrines; 3° que tout
en étant intolérante, comme doctrine, l'Eglise a toujours pro-
clamé la tolérance des moyens et le respect des adversaires ;
4° que c'est à ce double titre de l'intolérance métaphysique de
la vérité pour l'erreur et du respect pratique des adversaires
que l'Eglise a pu, dans la première et militante période de son
histoire, invoquer tout à la fois devant les Césars le droit absolu
et le droit commun.
Plus vous y réfléchirez, Messieurs, et plus vous constaterez
l'inébranlable solidité de chacune de ces affirmations.
II. — - Nous voici maintenant en présence de la seconde
hypothèse.
Une doctrine, disions-nous, peut conquérir la sympathie
unanime des gouvernements et des peuples. Son influence sur
l'opinion publique peut devenir toute puissante, irrésistible. Cette
doctrine meut alors les nations, comme l'âme meut nos organes,
elle les possède, elle les conduit, elle les inspire, elle les
entraîne. Toutes choses se moulent sur elle et prennent sa
forme. C'a été la victoire de l'Église catholique, au moyen âge.
Ses dogmes, universellement acceptés, triomphèrent. Les rois
et les peuples, les lois et les institutions, les sciences et les arts,
pénétrés de tous côtés par la solution catholique du problème
des destinées humaines, n'eurent qu'un but : la refléter1. Le
Christianisme rayonna alors comme le soleil. Il n'y eut plus
qu'une foi, qu'un baptême, qu'une doctrine, comme il n'y a
qu'un Dieu. La prophétie du Christ s'accomplit: « il n'y aura
qu'un troupeau et qu'un pasteur — et fiet unum ovile et unus
pastor. » Charlemagne et S. Louis, évêques extérieurs de l'Église
obéirent, comme leurs sujets, à l'autorité du pape. Qu'arriva-t-il?
La société civile adoptant les principes chrétiens, les inscrivit
dans son code politique , les couvrit de sa protection , et mit
au service du pouvoir religieux toutes les ressources matérielles
1. Qu'une idée, au besoin des temps, un jour éclose,
Elle grandit, va, court, se mêle à toute chose ,
Se fait homme, saisit les cœurs, creuse un sillon;
Maint roi la foule aux pieds ou lui met un bâillon ;
Mais qu'e 1 • entre, un matin, à la diète, au conclave,
Et tous les rois, soudain, verront l'idée esclave
Sur leurs têtes de rois que ses pieds courberont.
Surgir, le globe en main, ou la tiare au front.
(Victor Hugo, iiernani, acte iv, scène II.)
534 l'église et l'état
d'expansion ou de répression dont l'État disposait. Le pape et
l'empereur se donnèrent la1 main et conduisirent ensemble
l'humanité, comme deux pilotes amis dirigent un même navire,
en fixant du regard la même étoile polaire. Voilà le fait historique.
Ici, deux questions se présentent :
1° L'opinion publique a-t-elle le droit d'adopter une religion et
de faire de ses dogmes des lois d'État ?
2° L'Eglise, au moyen âge , a-t-elle usé de son pouvoir pour le
bien général des peuples ?
« 77 importe bien à l'État , dit Rousseau 1 , que chaque citoyen ait
une religion qui lui fasse aimer ses devoirs; mais les dogmes de
cette religion n'intéressent ni l'Etat ni ses membres qu'autant que
ces dogmes se rapportent à la morale et aux devoirs que celui
qui la professe est tenu de remplir envers autrui. »
Des deux idées contradictoires de l'auteur du Contrat social ,
retenons la première : « Il importe à l'État que chaque citoyen ait
une religion qui lui fasse aimer ses devoirs. » D'où il suit , logique-
ment, qu'une religion aussi élevée que la religion chrétienne
possédait tous les droits à l'adoption de l'Etat, dont elle assurait
la prospérité, en faisant aimer « à chaque citoyen ses devoirs. »
Mais comme une religion ne saurait enseigner à l'homme ses
devoirs, sans appuyer son enseignement sur des vérités qu'on
appelle dogmes, Rousseau demande l'impossible et tombe dans
une illogicité flagrante, quand il ajoute que les dogmes de la
religion « n'intéressent ni l'Etat ni ses membres qu'autant que
ces dogmes se rapportent à la morale. % Il n'y a pas un seul des
dogmes chrétiens qui ne se rattache à la morale par des liens
plus ou moins étroits. Les dogmes de la Trinité, de la divinité de
Jésus-Christ, delà chute originelle, modifient extrêmement la
règle des mœurs, puisque chacun d'eux nous apprend à mieux
connaître ou la nature de Dieu ou la nature de l'homme, et que
la morale repose , en dernier ressort , sur la nature de l'homme
et sur celle de Dieu. Vouloir séparer les dogmes chrétiens de la
morale chrétienne , c'est vouloir couper les racines d'un arbre,
tout en exigeant que cet arbre continue à porter des fruits.
La force du raisonnement fléchit chez Rousseau , chaque fois
que la logique le pousse à conclure, en faveur du catholicisme
qu'il exècre Entendez-le proclamer ; 1° qu'il faut à l'État une
religion; ?° que cette religion doit être sans dogme, c'est-à-dire
sans base; 3° que l'État peut imposer cette singulière religion,
morale quoique non dogmatique, et lui donner pour sanction
l'exil et la mort 2. Et quand vous l'aurez entendu, vous lui direz;
1. Contrat social, liv. IV, ch. VIIi.
2. « Il y a une profession de foi purement civile dont il appartient au Souverain {on
sait que par ce mot, Rousseau entend La nation entière), de fixer les articles, non pas précU
TROISIÈME CONFÉRENCE 535
Tu t'abuses, sophiste passionné; tu n'oses pas aller jusqu'au
bout de ta raison, tu t'arrêtes sur le chemin du vrai . Pour-
quoi? Parce que le Christianisme a fait ce que tu déclares
nécessaire au bien de l'État , et qu'il te répugne d'appliquer au
Christianisme le bénéfice des principes que le bon sens t'im-
pose. Malheureux! n'aie donc pas peur de la logique, et puisque
tu avoues, timide philosophe, « qu'il y a une profession de
foi purement civile dont il appartient au souverain de fixer
les articles , » permets aux sociétés du moyen âge d'avoir fait
entrer dans les articles de leur « foi civile » les dogmes du
Christianisme.
Nul doute, en effet, Messieurs, que nos pères ne fussent en
droit, dans l'unanimité de leurs pensées et de leurs sentiments,
d'inscrire en tête de leur constitution politique : « Vive le Christ
qui aime les Francs ! » La Constituante et la Convention ont gravé
la déclaration des droits de l'homme au frontispice de leurs lois
politiques et civiles. Pourquoi les peuples du moyen âge, rame-
nés de la barbarie à la civilisation par l'Eglise catholique, n'au-
raient-ils pas inscrit en tête de leurs codes nationaux le symbole
des Apôtres? Pourquoi l'opinion publique, pénétrée de la vérité
des dogmes chrétiens, aurait-elle craint de les placer sous la
tutelle des lois? Il n'y a pas un mot de ce que dit Jean-Jacques,
pour justifier la sévérité des peines qu'il veut qu'on inflige aux
violateurs de sa religion d'Etat, qui ne s'applique aux violateurs
de la religion catholique, du XIIIe au XVIe siècle. Nous punis-
sons l'homicide, l'adultère, les insultes publiques à la pudeur:
pourquoi les nations chrétiennes n'auraient-elles pas puni le
blasphème et l'impiété ? L'Angleterre et la République américaine
sèment comme dogmes de religion (Rousseau prévoit les conséquences que le catholicisme en
tirera et il se cabre devant la logique), mais comme sentiments de sociabilité sans les-
quels il est impossible d'être bon citoyen ni sujet Adèle. Sans pouvoir obliger personne
à les croire, il peut bannir de l'État quiconque ne les croit pas ; il peut le bannir non
comme impie, mais comme insociable, comme incapable d'aimer sincèrement les lois,
la justice, et d'immoler au besoin sa vie à son devoir. Que si quelqu'un, après avoir
reconnu publiquement ces mêmes dogmes, se conduit comme ne les croyant pas,
u'il soit puni de mort ; il a commis le plus grand des crimes, il a menti devant les lois.
Les dogmes de la religion civile doivent être simples, en petit nombre, énoncés avec
précision , sans explications ni commentaires. L'existence de la divinité puissante,
intelligente, bienfaisante, prévoyante et pourvoyante, (a vie à venir, le bonheur des justes,
le châtiment des méchants , la sainteté du Contrat social et des lois: voilà des dogmes
positifs. Quant aux dogmes négatifs, je les borne à un seul, c'est l'intolérance: elle
-entre dans les dogmes que nous avons exclus. » {Contrat social, liv. IV, ch. VIII).
11 est assez curieux de voir Rousseau s'applaudir d'être tolérant en condamnant à
'exil ou à la mort, quiconque ne reconnaîtra pas la religion civile, dans les dogmes
de laquelle il fait entrer l'immortalité de l'àme, le bonheur des justes et le châtiment
des méchants : cette tolérance ressemble beaucoup à celle de saint Louis perçant la
langue des blasphémateurs ou à celle de l'Inquisition d'Espagne brûlant les hérétiques,
et ce n'était pas la peine de tant dédaigner le Catholicisme pour arriver à le copier,
moins la logique et peut-être la bonne foi. Iniquitas sibi menlita est: toujours l'iniquité
se ment à elle-même et c'est sa suprême tmmiUa.tion.
536 l'église et l'état
des Etats-Unis obligent au respect du dimanche tous les citoyens
pourquoi les nations chrétiennes du moyen âge n'eussent-elles
pas obligé tous les citoyens au respect de leur foi? Je cherche
vainement, Messieurs, une objection sérieuse, en supposant
toujours que l'opinion publique soit toute entière animée de l'es-
prit chrétien. Ce qui égare notre jugement, en cette matière, c'est
que nous appliquons au passé nos idées présentes. Nous vivons
dans un atmosphère où, depuis deux siècles surtout, les idées
religieuses les plus disparates circulent librement : nous ne com-
prenons plus la sévérité des lois civiles, dans le domaine des
dogmes religieux, parce que l'identité universelle des croyances
n'existe plus autour de nous, et qu'il nous répugne d'admettre
la légitimité des moyens de coercition physique pour ramener
les hommes à la foi. Mais d'abord, autre chose est de ramener
les hommes à la foi, par des moyens violents, — ce qui est abso-
lument inefficace et absolument défendu par l'Évangile, — et
autre chose est d'employer ces moyens violents pour réprimer,
chez un peuple fidèle, toute atteinte publique à la foi générale. Il
est défendu de convertir les gens par le fer et le feu, mais il n'est
pas défendu de tourner le fer et le feu contre les impies qui vou-
draient insulter à la religion nationale d'un grand peuple, supposé
toujours que ce peuple ait /ait de ses dogmes religieux des lois poli-
tiques. Tel était le cas de l'Europe chrétienne, au moyen âge, et
en se plaçant au point de vue abstrait de la justice, de l'honneur
et du droit, on ne trouve rien de solide à objecter contre un pareil
ordre social : car, nous modernes, nous sommes d'accord pour
reconnaître dans le suffrage universel la source du pouvoir, et
nous ne saurions nier qu'au moyen âge le suffrage universel des
peuples et des princes ne fût manifestement dévoué au catholi-
cisme.
Mais si , de la question de droit nous passons à la question de
fait ; si nous nous demandons : l'Église au moyen âge a-t-elle
usé de son influence pour le bien général des peuples? nous ne
pourrons répondre avec sagesse qu'autant que nous nous rappel-
lerons: 1° que l'Église, dans ses relations avec les sociétés civiles,
est administrée et représentée par des hommes ; 2° que ces hom-
mes ont des passions et sont sujets à faillir. D'oii nous inférerons
aussitôt que l'histoire de l'Église au moyen âge, renfermait
comme aujourd'hui un mélange de bien et de mal, assez difficile
à préciser, cà et là, mais où le bien l'emporte toujours et incom-
narablement.
Il faut se garder ici d'un double excès. Il serait absurde de
nier le bien, parce que le mal projette sur lui son ombre, et il
serait inutile, quelquefois même dangereux, de nier le mal,
parce que des historiens passionnés en outrent les proportions
TROISIEME CONFÉRENCE 537
et s'emportent jusqu'à regarder comme de nul prix le bien qui
alors s'accomplissait.
Deux hommes, deux catholiques, deux écrivain éminents, qui
ont étudié et aimé le moyen âge, Ozanam et Montalembert \
nous ont également prévenus contre toute critique illimitée et
contre tout enthousiasme peu circonspect à l'égard des hommes
et des choses de cette grande époque. Il serait souverainement
injuste de n'y voir « qu'un poids colossal de stupidité écrasant
le genre humain. 2» Il serait extrêmement fâcheux de s'en faire
comme l'Idéal évanoui de la civilisation, et de s'armer de ce
souvenir, pour critiquer, avec amertume, toutes les institutions
créées depuis. L'unité de la foi, qui était alors, comme elle serait
aujourd'hui, un avantage immense, n'empêchait pas les passions
violentes du cœur humain de briser leur chaîne et de désoler la
société. Mais ces passions , débridées et sauvages, finissaient
toujours par tomber à genoux devant la force morale, comme
l'empereur Henri devant Grégoire VII et Frédéric-Barberousse
devant Alexandre III. Le respect de la femme, l'émancipation
progressive des serfs, le soin des pauvres, l'épanouissement
splendide des trois grandes vertus de chasteté, de pauvreté et
d'obéissance , brillèrent au moyen âge d'un éclat que l'antiquité
païenne n'a ni connu, ni soupçonné, et pour venger du mépris
de quelques pamphlétaires ces siècles disparus, il suffit de
nommer Charlemagne, Alcuin, Blanche de Castille, S. Louis, et
de s'en aller pendant une heure lire la Somme théologique de
S. Thomas où le Poème de Dante, sous les voûtes harmonieuses
de Notre-Dame.
Mais on ne ressuscite point le passé, et l'admiration qu'il
inspire ne rdoit pas nous mettre au cœur la haine du temps pré-
sent. Sans doute, il est permis de regretter que la Réforme,
1. Ozanam exprimait ainsi son opinion : « On ne dira jamais trop de mal du moyen
âge, mais surtout on n'en dira jamais trop de bien. » - Lire le vrai et le faux moyen âge,
par Montalembert, Moines d'Occident, premier vol., ch. IX de l'introduction.
2. Ernest Renan. Voici la citation entière : « Le but du monde est le développement
de l'esprit, et la première condition du développement de l'esprit, c'est sa liberté. Le
plus mauvais état social, à ce point de vue, c'est l'État théocratique, comme l'isla-
misme et l'ancien état pontifical, où le dogme règne directement d'une manière absolue.
Les pays à religion d'Ét8t exclusive, comme l'Espagne, ne valent pas beaucoup mieux.
Les pays reconnaissant une religion de la majorité ont aussi de graves inconvénients.
Au nom des croyances réelles ou prétendues du grand nombre, l'État se croit obligé
d'opposer à la pensée des exigences qu'elle ne peut accepter. La croyance ou l'opinion
des uns ne saurait être une chaîne pour les autres. Tant qu'il y a eu des masses
croyantes, c'est-à-dire des opinions presque universellement professées dans une
nation, la liberté de recherche et de discussion n'a pas été possible. Un poids colossal
de stupidité a écrasé l'esprit humain. L'effroyable aventure du moyen âge, cette interrup-
tion de mille ans dans l'hrstoire de la civilisation, vient moins des barbares que du triomphe de
l'esprit dogmatique chez les masses. » (Souvenirs d'enfance et de jeunesse, préface). Notre
conférence réfute suffisamment les affirmations erronées du libre-penseur sceptique
et sans frein.
538 L'ÉGLISE ET L ÉTAT
demandée par S. Bernard, n'ait trop fréquemment abouti qu'à
de stériles lamentations, dans les conciles; il est permis de
regretter bien davantage l'égarement de Luther et de Calvin,
brisant l'unité intellectuelle et morale de l'Europe en brisant
l'unité de sa foi ; était-il nécessaire , pour détruire quelques
abus, d'abattre l'autorité religieuse de l'Église, de mutiler ses
dogmes , de bouleverser sa hiérarchie et sa discipline? Ne pou-
vait-on restaurer le vieil édifice du catholicisme, détérioré par
les passions humaines, sans tout jeter à terre et sans renverser
les voûtes du temple sur ses adorateurs? Elle était si belle, cette
grande unité chrétienne, faisant de l'Europe une même famille,
groupée aux pieds du Christ, dans la solidarité des mêmes
dogmes et des mêmes prières !
Hélas! Messieurs, nos plaintes sont vaines, cette grande
unité n'existe plus : le XVI0 siècle l'a vue périr, et l'avenir seul,
un avenir lointain, la verra refleurir ici-bas. Le traité de West-
phalie, signé en 1648, après les victoires du jeune Condé, a
consacré l'existence politique des nations protestantes, et inau-
guré parmi nous une situation dont les développements, depuis
la Révolution française, ont atteint leurs dernières consé-
quences. L'opinion publique avait le droit d'adopter les dogmes
chrétiens, et le moyen âge peut braver sur ce point les critiques
et les calomnies. Mais l'opinion publique, aujourd'hui, a changé :
un nouvel ordre de choses est sous nos yeux. Considérons-le
comme les deux précédents, et avec plus d'attention s'il est
possible, car il nous touche de plus près.
III. — Nous vous disions, au commencement de ce discours,
qu'une doctrine peut se trouver dans une troisième situa-
tion, qui consiste a être partiellement rejetée et partiellement
admise.
Quand une doctrine est universellement attaquée, elle n'a
d'autres ressources que de se défendre ou de mourir. Quand
elle triomphe et prend pleine possession de l'opinion publique,
elle pénètre tout, les hommes et les institutions, de son influence
irrésistible, et n'a qu'à se garantir des excès de pouvoir de
ceux qui la représentent. Mais quand elle est rejetée des uns
et acceptée des autres, quand ses partisans et ses adversaires
se disputent l'empire et se tiennent en balance, quelle doit être
sa méthode d'action, quelle doit être sa ligne habituelle de
conduite? Nous sommes intéressés à le savoir, nous catholi-
ques, car telle est aujourd'hui la situation de l'Eglise, en France,
et dans le reste de l'Europe.
La doctrine de l'Eglise n'est plus, de fait, unanimement
acceptée par les gouvernements et par les peuples. Le pape
TROISIÈME CONFÉRENCE 539
Pie IX l'a lui-même déclaré au monde, en ne convoquant pas
les chefs d'Etat, rois, empereurs, présidents de République, au
concile du Vatican-, ce qui, depuis Constantin et le concile de
Nicée jusqu'à Charles-Quint et le concile de Trente, n'avait
jamais eu lieu. On le constatait, en 1868, avec énergie : «L'ancien
édifice a croulé. Comme l'Etat est hors de l'Eglise, nous n'avons
plus guère de place dans l'Etat. Que sommes-nous en France,
nous autres catholiques? Peuple conquis, purs et simples contri-
buables, rien autre chose. L'Etat n'a plus de postes supérieurs
un peu actifs où il nous puisse appeler. L'opinion, non plus, ne
veut plus de nous*. » Quinze ans se sont écoulés depuis que ces
paroles d'un homme, peu suspect de libéralisme, étaient écrites :
la situation de l'Eglise ne s'est pas éclaircie. Les uns adoptent
sa doctrine, comme la formule complète et supérieure de la
solution du problème des destinées humaines. Les autres la
combattent et la proscrivent, comme une théorie fausse et usée.
Quelle doit être la conduite de l'Eglise, en face de ces contesta-
tions et de ces divergences intellectuelles?
Abdiquer ou mutiler ses dogmes, elle ne le peut, car ses
dogmes viennent du Christ et elle n'en est que la gardienne.
Son enseignement ne saurait varier. Il est ce qu'il est. Mais pour
réinstaller cet enseignement sublime dans les esprits qui n'y
croient plus, et surtout pour vivre au milieu de sociétés civiles
en proie aux opinions les plus diverses, il y a un principe
d'action , une méthode spéciale que l'Église est appelée à suivre
et qu'elle suit toujours : c'est la tolérance ; nous disons la tolé-
rance , non pas dogmatique, mais pratique. Cette tolérance
1. Louis Veuillot, Rome pendant le concile, article imprimé dans l'Univers, le 11 juillet
1868. Indépendamment des paroles que nous venons de citer, voici quelques passages
de cet article très caractéristique : « La bulle d'indiction du Concile œcuménique
n'appelle pas les souverains à siéger dans cette assemblée législative. L'omission est
remarquée. Elle est, en effet, remarquable. Elle constate implicitement qu'il n'y a plus
de couronnes catholiques, c'est-à-dire que l'ordre sur lequel la société a vécu, durant plus de
dix siècles, a cessé d'exister. Ce que l'on appelle « le moyen âge » est terminé. Le 29 juin
1868, promulgation de la bulle sEterni Patris, est la date de son extrême fin, de son
dernier soupir. Une autre ère commence. L'Église et l'Etat sont séparés de fait, et tous
deux le reconnaissent. L'État est laïque, suivant l'expression de M. G-uizot; libre ,
suivant l'expression de M. de Cavour... Le moyen âge finit, comme il a commencé:
dans le chaos... Ce n'est pas pour établir la division que les Concordats seront
détruits, mais pour rétablir l'unité; il ne s'agira plus d'alliances, il s'agira de con-
quêtes. Et si l'on ose jeter les yeux plus loin dans l'avenir, par delà les longues fumées
du combat et de l'écroulement, on entrevoit une construction gigantesque et inouïe,
œuvre de l'Église qui Répondra par des créations plus belles et plus merveilleuses au
génie infernal de la destruction. On entrevoit l'organisation chrétienne et catholique de la
démocratie. Sur les débris des empires infidèles, on voit renaître plus nombreuse la
multitude des nations, égales entre elles, libres, formant une confédération univer-
selle dans l'unité de la foi, sous la présidence du Pontife romain également protégé
et protecteur de tout le monde : un peuple saint comme il y eut un saint empire. Et
cette démocratie, baptisée et sacrée, fera ce que les monarchies n'ont pas su et n'ont pas
voulu faire: elle abolira partout les idoles, elle fera régner universellement le Christ:
et fiet unum ovile et unus pastor. » (Louis Veuillot, VUnivers, 11 juillet 1868).
540 l'église et l'état
pratique de l'Église, au sein des sociétés civiles, où sa doctrine
est rejetée des uns et acceptée des autres , se manisfeste sous
deux modes. Le premier porte le nom de Concordat, le second
s'appelle la séparation de l'État et de l'Eglise.
Nous étudierons, dans nos prochaines conférences, ces deux
modes d'action, et notamment celui du Concordat qui règle
en France, jusqu'à nouvel ordre, les relations de la société
religieuse et de la société civile. Tous deux sont possibles et
également tolérés par l'Eglise, quand sa doctrine n'est plus,
de fait, unanimement acceptée et par les gouvernements et
par les peuples.
Mais que l'Eglise soit séparée de l'Etat ou qu'elle ait signé
un concordat avec lui, elle entre par là même dans un système
de tolérance pratique, basée sur la liberté commune et sur
le respect de la conscience humaine. Cette tolérance pratique
est la note qui caractérise le gouvernement de l'Eglise, chaque
fois qu'il doit agir au milieu d'esprits opiniâtrement divisés
sur les grandes questions religieuses, c'est-à-dire chaque fois
que la doctrine catholique est admise des uns, rejetée des
autres, et que ses partisans et ses adversaires se font à peu
près équilibre auprès de l'opinion publique.
Or, telle est aujourd'hui la situation du Catholicisme dans
les sociétés modernes , et spécialement en France. Que doit
faire alors la société religieuse? Elle doit, par la prédication,
l'enseignement, les œuvres de charité, chercher à reconquérir
les intelligences, et en attendant s'accommoder des libertés
communes et de la tolérance civile *.
Plusieurs, parmi les catholiques, s'offensent de ce mot, parce
qu'il leur semble entraîner la reconnaissance et la protection
de l'erreur. En cela, ils se trompent. Entendez, Messieurs, sur
ce point l'enseignement de cette grande école de Saint-Sulpice
dont on a dit, non sans profondeur, « que l'étude sérieuse du
christianisme viendra bien plutôt de là que de directions où
tout est faussé.2» «La tolérance civile, écrit le savant et vénérable
abbé Icard, n'entraîne pas nécessairement l'approbation des
faux cultes. Il est clair, ( et le consentement commun l'entend
ainsi ) , que le prince ou l'Etat qui tolère divers cultes , ou qui
1. « Je ne dis pas du tout que la liberté des cultes soit un bien. Je dis qu'elle est un
fait. Nous vivons et nous devons raisonner sur ce fait. Nous pouvons désirer qu'il change,
nous pouvons travailler en divers sens à l'améliorer, suivant les idées différentes que
nous nous faisons du progrès; nous ne pouvons de part et d'autre, ni le méconnaître,
ni demander, ni souffrir qu'on le supprime violemment. La conception révolutionnaire
de la liberté des cultes est la fusion, c'est-à-dire l'anéantissement futur de tous les
cultes. La conception catholique de cette même liberté, la nôtre du moins, c'est la
conservation pour chaque culte de sa liberté particulière; pour tous, la protection du
droit commun. » (Louis Veuillot, Rome pendant le concile, tome I, en. LXV).
2. Renan, Souvenirs d'enfance et de jeunesse, ch. IV.
TîtOiSÎÈME CONFÉRENCE 541
d'une manière éloignée concourt à leur exercice , à cause des
nécessités publiques de la nation, ne regarde pas pour cela
ces cultes divers comme étant également indifférents. Il se
contente par ce moyen de pourvoir aux seules exigences de
l'ordre public... Telle est la condition présente de presque tous
les peuples , sans qu'aucune espérance sérieuse nous permette d'atten'
dre prochainement un avenir meilleur * . »
La tolérance de l'Église ne consiste donc pas à sacrifier sa
doctrine, mais à n'espérer son triomphe que de la persuasion.
Est-ce que Jésus-Christ sacrifiait sa doctrine, quand par tolérance
il s'asseyait à la table de Zachée ? Est-ce qu'il sacrifiait sa doc-
trine, quand il s'entretenait avec la Samaritaine intolérante, qui
lui objectait que les Juifs et les Samaritains ne pouvaient avoir
de relations? Est-ce qu'il sacrifiait sa doctrine, quand il répri-
mandait les apôtres de vouloir faire tomber le feu du ciel sur une
ville inhospitalière et qu'il leur disait avec une tolérance toute
divine : « Vous ne savez de quel esprit vous êtes ; je suis venu
pour sauver, et non pour perdre? » Est-ce que Jésus-Christ sacri-
fiait sa doctrine, quand il donnait pour exemple la tolérance de
son père céleste « qui laisse briller son soleil sur les méchants
et sur les bons. » Ne trahissons pas l'Évangile, Messieurs, et ne
substituons pas notre égoïsme de cœur et nos étroitesses d'esprit
à la bonté miséricordieuse de ses maximes. La tolérance prati-
que est une nécessité et un honneur, au milieu des sociétés divi-
sées, et l'Église catholique a trop le respect de la conscience
humaine et le sentiment de ses devoirs pour vouloir imposer sçs
enseignements au monde par d'autres moyens que ceux du
Sauveur.
Ite et docete : alle\ et enseigne^ ! Mais enseignez dans le calme
et 'sans amertume2. Ne supposez pas que ceux à qui vous
parlez sont tous de mauvaise foi : cherchez moins à les humi-
lier qu'à les instruire. A celui qui vous dit: « Je ne suis pas
catholique, » répondez doucement: « Vous êtes homme, et cela
suffit à mon cœur chrétien, pour se pencher vers vous. » — Je
vous le demande, Messieurs, puisque la doctrine de l'Église,
adoptée des uns et rejetée des autres, est devenue un objet de
contradiction, est-il possible qu'un jour nous tombions d'accord
avec nos adversaires si nous ne commençons par fixer les points
1. Cours de droit canon, tome I, section, 1. n. 68.
2. « L'unité religieuse , l'unité dans la vérité iest un bien immense auquel aspire
toujours la conscience humaine et que la société réclame toujours aussi, comme l'âme
de sa propre organisation. Mais quand cette unité n'existe plus, la liberté n'est-elle
pas le droit commun de ceux qui possèdent la vérité et de ceux qui la cherchent
sincèrement? Qui le niera après un moment d'attention ? L'erreur par elle même n'a
pas de droit, sans doute, mais les âmes trompées ont des droits, surtout lorsqu'elles
sont les héritières des vertus qui les trompent. » (Un commentaire parlementaire du
Syllabus, approuvé par Pie IX , Paris, librairie Pion, page 64).
542 l'église et l'état
en litige, et si nous ne convenons ensemble et sans aigreur de la
nature et du nombre des difficultés à résoudre? Quel a été le
résultat de ces luttes" bruyantes, où chacun faisant assaut de
style et de malice se préoccupait beaucoup plus de couvrir de
plaies Tamour-propre d'autrui que d'arriver noblement à son
esprit et à son cœur, par la route lumineuse de l'évidence et de
la charité? Les divisions se sont multipliées et le mal a grandi.
Essayons d'une autre méthode. Partons de ce fait que l'ignorance
en matière religieuse est illimitée, que le protestantisme et le
rationalisme ont popularisé des préjugés sans nombre, qui aveu-
glent à leur insu une multitude d'intelligences : soyons indul-
gents, dans la discussion, soyons tolérants pour les personnes
et si nous voulons obtenir le respect de nos adversaires, respec-
tons-les nous-mêmes: que dis-je? les respecter serait trop peu,
aimons-les, comme Jésus-Christ les a aimés * !
C'est dans cet esprit de tolérance sublime que Notre Saint Père
le pape Léon XIII, s'adressant aux évêques d'Espagne, disait
naguère : « Il est d'une grande importance que ceux qui défen-
dent dans la presse, surtout dans la presse quotidienne, les inté-
rêts de la religion, suivent la même ligne de conduite. La cause
à la défense de laquelle ils se sont voués est si haute et si belle ,
qu'elle impose, aux défenseurs de la vérité et de la justice, l'ob-
servation de nombreux devoirs dans l'accomplissement desquels
ils ne doivent point faillir. Les conseils que nous avons donnés
aux sociétés, nous les adressons également aux écrivains, en les
exhortant à éloigner toute discorde par leur douceur et leur modé-
ration. Comme rien n'est plus contraire à la modération que les
paroles acerbes, les soupçons téméraires, les insinuations per-
fides, il faut fuir avec le plus grand soin et avoir en horreur tout
ce qui y ressemble. Une discussion, dans laquelle il s'agit des
droits sacrés de l'Église et des doctrines de la religion catholique,
doit être non pas acrimonieuse , mais calme et modérée : c'est le poids
des raisons , et non la violence et Vâpreté du langage , qui doit donner
la victoire à V écrivain. Ces règles de conduite seront d'une grande
utilité pour écarter les causes qui empêchent la parfaite concorde
des esprits2. »
L'autorité, qui s'attache à ces grandes paroles du souverain
Pontife, nous dispense de tout commentaire.
Résumons, au double point de vue absolu et relatif, la théorie
des rapports de l'Église avec les sociétés humaines.
1. « Les principes politiques du christianisme, s'il est permis de s'exprimer ainsi en
parlant d'une institution divine, sont posés pour nous dans le sermon de la Montagne-
Contrairement aux autres peuples, les chrétiens conquièrent en cédant; ils gagnent de
l'influence en la détestant, ils possèdent la terre en y renonçant. Gibbon parle des
vices du clergé comme étant aux yeux d'un philosophe bien moins dangereux que
ses vertus, n i.Newman, Histoire du développement de la doctrine chrétienne, cil. III).
2. Encyclique du 8 décembre 1882.
TROISIÈME CONFÉRENCE 543
V En droit , rÉglise, possédant seule la solution du problème
des destinées humaines, est supérieure à toutes les sociétés
civiles, auxquelles elle indique le but suprême à atteindre et la
véritable direction à suivre, pour ne pas égarer la civilisation.
2° En fait, l'Eglise harmonise diversement son action avec les
sociétés civiles , selon qu'elle y est ou combattue généralement,
ou généralement acceptée, ou partiellement rejetée et partielle-
ment admise. C'est dans cette dernière situation qu'elle se trouve
aujourd'hui, et c'est cette situatiou que le Concordat de 1801,
dont nous vous ^parlerons prochainement, a eu pour but de
régler.
Dès maintenant, Messieurs, je termine cette troisième confé-
rence par un appel au calme, à l'impartialité, à la tolérance
mutuelle. Journalistes libres-penseurs , faites trêve à ces affreux
malentendus qui déshonorent votre polémique, ne reprochez pas
à l'Église des désordres qu'elle condamne et ne vous armez pas
contre elle des fautes passées de ses enfants. Et vous, catholi-
ques sincères et généreux, répandez la lumière sans arrogance:
discutez avec courtoisie, noblesse d'âme, visez à convaincre et
non à meurtrir. Français des temps modernes, puisque nous
n'avons plus les mêmes principes religieux, ayons du moins la
même tolérance.
Il y a quelques jours, je traversais Paris. Tout à coup j'arrivai
devant l'Hôtel-de-Ville, nouvellement dépouillé de ses lourds
échafaudages, et radieux sous la blanche tunique de pierre
que l'architecture française, après des jours de deuil, lui a
si gracieusement rendue. Mon cœur battait d'émotion, quand
soudain j'aperçus, à ma droite, les tours de Notre-Dame. Un
rapprochement subit se fit dans ma pensée. J'ai sous les yeux,
me disais-je, Notre-Dame et l'Hôtel-de-Ville : monuments super'-
bes, merveilleux ornements de cette grande cité! L'un porte à
son campanile le drapeau de Fleurus et d'Arcole, deux fois sacré
depuis que, chargé de malheurs, il est devenu le drapeau de
Gravelotte et de Champigny ; l'autre élève dans les airs, tout au
haut de son aiguille de bronze, cette croix étincelante, vrai laba-
rum de la civilisation, cette croix que ma mère a tracée sur mon
front naissant et qui, un jour, au champ des morts, marquera
la place de mon cercueil. C'est ici, que toutes les grandes scènes
de notre histoire se sont déroulées ; c'est à ces murs glorieux que
se rattachent nos souvenirs les plus patriotiques. J'ai devant moi
l'Hôtel-de-Ville et Notre-Dame, double et majestueux symbole
de la société civile et de la société religieuse. Mais quoi? Le
drapeau qui flotte à l'Hôtel-de-ville et la croix qui brille au
sommet de Notre-Dame, seraient-ils faits pour se haïr, après
s'être si longtemps aimés, pour se séparer cruellement après une
544 l'église et l'état
alliance de tant de siècles? Que la torche de l'impie tombe sur
Notre-Dame ou sur l'Hôtel-de-Ville, ici c'est un crime et là un
sacrilège. Pourrions-nous y penser sans frémir ? Non , sans
doute. C'est pourquoi il faut éteindre les haines, car les flammes
passent du dedans au dehors et l'incendie qui dévore les cités
s'allume d'abord dans les cœurs. N'armons donc pas l'État
contre l'Église; laissons l'Hôtel-de-Ville et Notre-Dame se regar-
der sans colère ; et puisque Paris est également fier de la beauté
de ces deux chefs-d'œuvre, soyons fiers aussi, d'aimer d'un
même amour et la religion et la patrie !
QUATRIEME CONFERENCE
LTola historique du clergé français, pendant la Révolution de 1789*
Messieurs,
Jésus-Christ a prononcé cette parole profonde, que les hommes
politiques devraient toujours se rappeler. « Tout royaume divisé
périra \ » La France est divisée, parce que la politique et la
religion sont, parmi nous, en désaccord. Bossuet a écrit : «La
religion et le gouvernement politique sont les deux points , sur
lesquels roulent les choses humaines. Voir ce qui regarde ces
choses, et en découvrir tout l'ordre et toute la suite, c'est com-
prendre dans sa pensée tout ce qu'il y a de grand chez les
nommes et tenir, pour ainsi dire, le fil de toutes les affaires de
l'univers 2. » Rien n'est plus vrai. Et l'on peut ajouter, pour com-
pléter la pensée de l'évêque de Meaux, que le bonheur de la
société dépend du concert de ces deux forces. Malheureusement,
en France, la politique et la religion, ces deux grands ressorts
des choses humaines , s'opposent aujourd'hui l'un à l'autre, au
lieu de se soutenir et d'agir avec harmonie.
Quand les deux ressorts principaux des choses humaines,
quand les deux grandes forces sociales, la politique et la religion,
n'ont plus la même règle, ne reçoivent plus la même impulsion,
ne tendent plus au même but, quelle doit être l'ambition des
esprits élevés et des nobles cœurs , si ce n'est de les rapprocher
de nouveau pour ramener dans la société l'unité disparue? Deux
conditions sont ici nécessaires. D'abord une douceur inaltérable,
une sympathie constante , un généreux désir de concorde et de
1. S. Luc, Ch. XI, f. 17.
2. Discours sur l'hisioire universelle, avant-propos.
QUATRIÈME CONFÉRENCE 545
paix , dans nos relations avec ceux qui ne partagent pas nos
idées. Puis, une persévérante application à répandre la lumière,
sur les grandes questions discutées dans les deux camps.
L'Église et l'État ne pourront détruire, un jour, l'antagonisme
qui les sépare , et dès lors rendre à la France l'unité qui serait
son salut, qu'autant qu'ils compteront dans leur sein beaucoup
d'hommes animés de ce double principe d'action.
C'est pour travailler, dans notre humble mesure, à ce saint et
patriotique résultat, que nous avons entrepris, cette année 5
d'exposer devant vous les principes généraux qui règlent les
rapports de l'Église catholique avec les sociétés humaines. Nous
le faisons d'autant plus volontiers que, de toutes parts, on
signale faussement l'Église , comme un obstacle au progrès des
peuples, et notamment à la marche ascendante de la France
moderne et démocratique.
La France moderne et démocratique date surtout i de la
Révolution de 1789. On dit que le clergé lui est hostile. Voyons
donc, ce soir, quel a été le rôle historique du clergé, pendant
cette révolution fameuse.
Le grand poète du moyen âge, Dante Alighieri , sur le point de
parcourir les cercles mystérieux de son Enfer, se sent pris
d'une épouvante soudaine et appelle à son aide un guide céleste.
J'éprouve une émotion pareille, en abordant devant vous un
sujet qui ne semble pas fait, au premier aspect, pour la tribune
sacrée. J'ai hésité longtemps, par une juste défiance de mes
forces et aussi dans la crainte de transformer ce temple en un
lieu de discussions profanes. Mais un Maître vénéré 2. dont les
conseils ont été pour moi des ordres, a fixé ma volonté anxieuse,
et je vous apporte, comme à un immense jury, dont l'impar-
tialité m'est bien connue et sur laquelle je compte, les pièces
d'un grand procès historique.
Jusqu'à présent, nous nous sommes maintenus dans la région
supérieure des principes, région sereine où il nous a été donné
de comprendre la nature intime de la société religieuse et de la
société civile, non moins que les lois fondamentales qui règlent
leurs rapports. Voici que nous descendons sur le terrain brûlant
des faits. Je me propose de vous dire quels ont été les rapports
de l'Église et de l'État, en 1789, quel le a été la conduite du clergé
1. Nous disons surtout, parce que la démocratie, en effet, a des racines qui plongent
dans les profondeurs mêmes de notre vie nationale. Sa croissance a duré des siècles,
mais elle n'a frappé tous les yeux qu'à partir du 4 août 178). Il n'y a que les savants
élèves de M. Paul Bert qui ne s'en doutent pas. — « Est-ce que la démocratie, dit M. de
Falloux, est une conquête de la république ou même une conquête de notre siècle?
Mais la démocratie a été constamment ascendante dans tout le cours de l'histoire de
France. » (Discours sur la liberté d'enseignement, en 1848)
2. M. l'abbé Ilogan, directeur au séminaire de Saint-Sulpice : nous offrons ici,
publiquement, à ce maitre bien-aimé. l'hommage de notre filiale reconnaissance.
H. SOIXANTE-NEUF
546 l'église et l'état
français pendant la révolution. Loin de moi la pensée de rallu-
mer des querelles éteintes ! Mon dessein est tout pacifique. Je
voudrais vous montrer à quel point est peu justifiée l'impopula-
rité qui pèse, à cette heure, sur le sacerdoce. Cette impopularité,
doublement funeste parce qu'elle rejaillit sur la religion et par
contre-coup sur la morale, a deux causes : la première, c'est la
haine instinctive que l'image du Bien excite dans le cœur des
hommes dépravés. Aristide aura toujours tort déporter, dans
Athènes, le glorieux surnom de juste; l'exil sera le prix de sa
vertu. De même, prêtres catholiques, résignons-nous: il y a des
méchants que notre présence exaspère; que nos enseignements
font rougir, et qui sont implacablement décidés à troubler notre
repos. Cette première cause d'impopularité nous est commune
avec Jésus-Christ ; nul ne pourra la faire cesser.
Mais il en est une seconde qu'il faut travailler à détruire, parce
qu'elle trouble les âmes honnêtes et les remplit d'une vague
défiance à l'égard de l'Église, de sa doctrine et de ses ministres :
c'est celle qui consiste à représenter le Clergé français, comme
étranger aux aspirations généreuses de la société moderne el
comme l'irréconciliable adversaire de l'ordre politique et social
qui date, chez nous, de 1789. Mon but est de dissiper ce nuage,
en vous disant quelle a été la conduite du Clergé à cette mémo-
rable époque de notre histoire. Je ne plaiderai pas, je raconterai.
Toute justification ne saurait avoir de meilleurs arguments que
les faits eux-mêmes. Vous verrez, Messieurs :
1° Que le Clergé, à l'ouverture des États-généraux, le 5 mai 1789,
partageait l'enthousiasme universel de la nation et demandait
toutes les réformes nécessaires ;
2° Que le Clergé s'est montré plein de dignité et d'abnégation,
lors de la vente des biens ecclésiastiques ;
3° Qu'il s'est élevé jusqu'à l'héroïsme, quand appuyé sur sa
foi et sur la liberté de conscience il a refuse le serment à la
constitution civile. Les premiers chrétiens, impopulaires comme
nous, en appelaient à la justice des Césars. Les Césars ne sont
plus ; j'en appelle à la justice, plus haute et plus sûre, de l'opi-
nion publique, et j'ai bon espoir qu'elle m'entendra.
I. — Messieurs, le père Gratry, ce grand esprit et ce grand
cœur , écrivait peu de temps avant de mourir : « Démêler la Révo-
lution! comprendre ce tourbillon, analyser ce mélange fulmi-
nant, quel problème ! Mais qu'il est simple, pour celui qui s'est
décidé à le contempler dans l'unique lumière de la loi1 ! » J'en
demande pardon à la mémoire de ce prêtre vénérable : « Démêler
la Révolution » ne me paraît pas « un problème simple. » Je le
1. La morale et la loi de l'histoire tome M. ch. VIL
QUATRIEME CONFÉRENCE 547
trouve, au contraire, affreusement compliqué. Pourquoi? Parce
que la Révolution de 1789, très généreuse à son origine, mais
devenue plus tard implacable, a laissé derrière elle, sur un
champ de bataille où ils essaient de lutter encore, des vain-
queurs et des vaincus. Elle a porté subitement à la tête de la
nation le Tiers-État, c'est à dire la bourgeoisie et le peuple, jus-
qu'alors plus ou moins dédaignés et tenus en tutelle. L'orgueil
du triomphe a enivré la démocratie victorieuse ; l'amertume de
la défaite a troublé le cœur de l'aristocratie humiliée. Pour qui
connaît la nature humaine, il n'y a rien là qui doive surprendre.
Mais ce n'est pas tout.
La Révolution est « un mélange fulminant, » composé de deux
éléments explosibles : l'élément civil et l'élément religieux. Ces
deux éléments en se précipitant ensemble, (pardonnez-moi ces
expressions scientifiques, empruntées à la chimie), ont troublé
et modifié le récipient qui les contenait, c'est à dire la France. Et
le trouble, causé par ce précipité des deux éléments civil et reli-
gieux, est tellement profond , que l'homme qui tente de l'éclaircir,
par l'analyse, suscite immédiatement des défiances, sinon des
hostilités.
Jusqu'à ce jour, en effet, la Révolution française a été consi-
dérée sous trois aspects et jugée de trois manières.
Les uns, ne voyant en elle que le règne sanguinaire de l'anar-
chie et de l'athéisme, représentés par les Chaumetteet les Collot
d'Herbois, déclarent avec Joseph de Maistre que « la Révolution
française est satanique par essence *. »
Les autres, oubliant le sang répandu, les forfaits accumulés,
ne songent qu'à l'émancipation définitive du Tiers État, et
s'écrient avec Michelet et Louis Blanc : « O sainte Révolution ,
c'est toi qui es la grande libératrice des peuples 2 ! »
Des troisièmes viennent enfin*, la Révolution, disent-ils, n'est
par essence ni infernale ni céleste: elle est humaine, et comme
telle, elle offre le tragique mélange du mal et du bien. Pour l'ap-
précier, à sa valeur , il faut se défier des jugements d'ensemble ,
1. Considérations sur la France, ch. V.
2. « Ah! ils ne comprendront rjamais la Révolution française, ceux qui ne compren-
nent pas son irrésistible action sur ses amants, et ignorent avec quelle facilité elle sut
leur persuader que son caractère exceptionnel était la justification de sa grandeur
sauvage; qu'elle venait rendre le monde à la paix en épuisant la guerre, et au droit en
épuisant la force; que le bourreau lui était indispensable pour tuer le bourreau, et
qu'elle ne pouvait purifier la terre qu'à la façon du déluge. » (Louis blanc, Histoire de
ta Révolution, livre VIII). Et voilà les hommes qui flétrissent l'Inquisition, la Saint
Barthélémy, les Dragonnades! Malheureux sophistes! ils excusent lâchement dans la
Révolution ce qu'ils condamnent à outrance dans l'Église. Où donc ont-ils découvert
que la Révolution avait épuisé le sang, la guerre, el tué le bourreau? Hélas! nousavons
eu, depuis lors, toutes les batailles du premier et du second empire, les journées de
juin 1848, les atrocités de la Commune, et rien n'annonce que tant d'horreurs touchent
a h'ur fin.
548 l'église et l'état
l'étudier dans le détail, séparer ce qui est utile de ce qui est
funeste et ne chercher, comme le veut l'Évangile , qu'à peindre
les choses telles qu'elles sont: Est, est, non , non.
Nous sera-t-il permis de vous dire, Messieurs, que cette
dernière opinion nous paraît plus vraisemblable et plus sage
que les deux autres? N'insistons pas, cependant. La Révolution
est trop rapprochée de nous, et elle a laissé derrière elle trop
d'ennemis passionnés et d'ardents amis, pour qu'il soit facile,
même aujourd'hui, aux hommes modérés de se faire entendre.
Arrêtons-nous à ce que personne ne conteste. Au milieu de
toutes ces divergences d'idées sur la nature intime de la
Révolution française, un point lumineux rayonne.
Tout le monde s'accorde à reconnaître qu'en 1789 il y avait,
en France, des réformes nécessaires et légitimes à réaliser.
Les appréciations ne différent que sur l'emploi des moyens.
Il fallait réformer l'État : voilà l'aveu unanime.
Or, je dis que le Clergé français a partagé alors le désir
enthousiaste et universel du pays.
Et ce qui le prouve c'est sa conduite avant et pendant la
réunion des États-généraux : avant, le Clergé rédige ses cahiers,
pendant il sert de lien entre le Tiers et la Noblesse.
Ce fut un prêtre, un archevêque, un cardinal, Loménie de
Brienne, qui, en sa qualité de premier ministre du roi Louis XVI,
promulgua le décret de convocation des États-généraux. Ce décret
(en date du 8 août 1788) appelait les provinces à faire entendre
leur voix si longtemps muette, et à briser le cercle despotique
où la main de l'impérieux Louis XIV avait enfermé , pendant
cent-cinquante ans, nos destinées. La France tressaillit et se
sentit renaître. Le Clergé, à l'exemple de la Noblesse et du
Tiers-État, rédigea ses cahiers électoraux.
Jugez de la science historique ou de la bonne foi de nos
adversaires, par l'énumération précise des réformes qu'implorait
alors le clergé français. Il demandait V instruction obligatoire ,
ce qu'il n'est pas inutile de rappeler à certains tribuns du jour
qui tiennent à représenter le Clergé comme la vivante citadelle
de l'ignorance. Il demandait qu'on régularisât, dans l'avenir,
le fonctionnement des États-généraux, qu'on instituât des assem-
blées provinciales, qu'on supprimât les tribunaux d'exception.
Il demandait encore l'uniformité des lois administratives et des
lois de procédure civile, la publicité des débats judiciaires,
l'égalité des peines, l'abolition de la confiscation des biens,
l'adoucissement de la législation criminelle et une organisation
municipale douée de régularité et de liberté. Par un sentiment
généreux de patriotisme qui le portait à renoncer de lui-même
à ses privilèges séculaires, le clergé rejetant l'exemption de
QUATRIÈME CONFÉRENCE 549
l'impôt, consentait à contribuer pour sa part aux charges publi-
ques. Il voulait aussi, dans l'intérêt des classes pauvres confiées
à sa sollicitude, que les biens de la Noblesse fussent également
soumis à l'impôt et que les seuls journaliers pussent jouir,
désormais, de l'immunité. Il réclamait pour les indigents et
les ouvriers le droit de n'être soumis ni à la saisie mobilière ,
ni à celle de leurs outils. Il insistait pour qu'on imposât surtout
les objets de luxe. Le clergé, poussant encore plus avant dans
la voie des réformes, ne craignait pas de proposer la suppression
de tous les monopoles et usages qui grevaient le commerce
et l'agriculture, tels que les jurandes, les maîtrises, les douanes
de l'intérieur, le cens, les corvées, les droits de péage et de
chasse et généralement tous les privilèges féodaux. Enfin ,
d'accord avec le Tiers-État et la minorité de la Noblesse , il
demandait que tous les citoyens fussent admissibles aux emplois
civils et militaires1.
Vous êtes témoins , Messieurs , que le clergé portait à cet ancien
régime, dont on l'accuse aujourd'hui d'être le défenseur obstiné,
des coups d'autant plus puissants qu'ils étaient plus réfléchis.
Quand donc, le 4 mai 1789, veille de l'ouverture des États-géné-
raux, les trois ordres déjà réunis se rendirent en grande pompe à
l'église Notre-Dame de Versailles, le clergé put montrer au
peuple ses deux cent quatre-vingt-dix députés, parmi lesquels
brillaient les hommes les plus éminents, non seulement par la
science , mais encore par une générosité toute sacerdotale et toute
française. Ils le firent bien voir.
En effet, dès les premières séances des États-généraux, la
Bourgeoisie et la Noblesse, ces deux grands adversaires, se divi-
sèrent sur la question du vote. Voterait-on par tête ou par ordre?
Tel était le problème. On ne pouvait équitablement accepter le
vote par ordre sans annihiler le Tiers-État, qui représentait l'im-
mense majorité de la nation et qui, à ce titre, avait obtenu du
roi un nombre de députés égal à celui du Clergé et de la Noblesse.
Quel profit pour le Tiers-État d'avoir cinq cent quatre-vingt-dix-
huit députés, si le Tiers-État ne votait pas par tête? C'était une
dérision, et rien de plus. D'ailleurs, le Tiers-État formait la pres-
que totalité de la nation : sur vingt-quatre millions d'habitants
que possédait alors la France, la Noblesse et le Clergé n'en pré-
sentaient pas deux millions, pas deux millions sur vingt-quatre 1
Comment exiger que vingt-deux millions d'hommes, sur vingt-
quatre, voulussent ne compter que pour un sur trois? La dispro-
portion était choquante, et les masses aimaient à résumer ainsi,
avec l'abbé Siéyès, (grand vicaire de Chartres), les questions du
1. Voir les cahiers du Clergé, à la Bibliotèque nationale et à la Bibliothèque de
l'Arsenal (Paris).
550 L'ÉGLISE ET L'ÉTAT
jour: « Qu'est-ce que le Tiers-État? — Tout. — Qu'a-t-il été jusqu'à
présent? — Rien. — Que demande-t-il? — A être quelque chose. »
C'est ce que le clergé comprit. Sa députation aux États-géné-
raux se composait de 47 évêques, de 35 abbés ou chanoines, et
de 218 curés, dont la majorité tirée des rangs populaires inclinait
à se réunir aux députés du Tiers-État. Cette réunion, en effet,
eut lieu après cinq semaines de lutte, entre la Bourgeoisie et la
Noblesse. Le 13 juin 1789, trois curés du Poitou — et cela
m'émeut profondément — s'adjoignirent aux ardents députés du
Tiers-État -, ils furent suivis le lendemain de plusieurs de leurs
collègues, dont le nombre s'éleva bientôt à plus de cent cinquante .
On peut dire hardiment que cet acte décida du succès des
États-généraux et fut une nouvelle preuve du patriotisme et de
l'abnégation du Clergé français, à l'aurore des temps modernes.
Le voilà donc ce Clergé qu'on prétend hostile à son pays !
Suivez-le maintenant du regard, dans la fameuse nuit du 4 août,
et entendez-le , fidèle à ses cahiers, sacrifier aux besoins de la
patrie les privilèges séculaires qu'il tenait de la reconnaissance
publique. Nous dira-t-on encore que nous ne sommes pas libé-
raux? Sans doute, le Clergé de 89 ne connaissait pas ce mot,
dans le sens parfois abusif qu'on lui a donné depuis, mais il
demandait la chose : c'est-à-dire la liberté et l'égalité civiles. Et
quand au premier anniversaire de la Bastille, dont personne
alors ne regretta la chute, les départements vinrent au Champ de
Mars pour cette grande fête pacifique de la Fédération, que les
événements les plus tragiques devaient si tôt démentir, trois
cents prêtres « revêtus d'aubes] blanches et d'écharpes tricolo-
res l » prirent part à cette émouvante et patriotique cérémonie.
Preuve immortelle, Messieurs, que le clergé français partageait
alors, comme je l'ai affirmé, l'enthousiasme universel de la
nation.
« Tout cela n'était qu'hypocrisie et machiavélisme, répliquent
quelques pamphlétaires aux abois. Les prêtres catholiques ne
sauraient aimer la liberté civile, car ils sont enchaînés, par
leur foi, au principe d'autorité, et le Syllabus leur défend de se
réconcilier avec les temps nouveaux. »
Je n'accepte pas pour le Clergé ces reproches sans fondement.
Il y a, dans le prêtre catholique, un homme attaché par son
baptême et par sa foi, au principe d'autorité religieuse, j'en
conviens ; mais il y a aussi un homme attaché, par sa naissance
et ses souvenirs, à une patrie qu'il aime et qu'il veut fière et libre.
Non seulement, notre foi, en nous orientant vers l'éternité, ne
nous glace pas d'indifférence pour la terre qui nous a vus naître,
1. Thiers, Histoire de la Révolution française , livre III. — Voir dans la Vie de M. Emery,
par l'abbé Grosselin, les détails de la Fédération et la part qu'y prit le clergé.
QUATRIÈME CONFÉRENCE 551
mais en dégageant notre âme de toute cupidité égoïste et
vulgaire, elle lui imprime un élan généreux vers tout ce qui est
grand et désintéressé. L'autorité religieuse, devant laquelle un
chrétien s'incline, n'a rien de contraire à l'amour de la liberté
de son pays, dont tout cœur d'homme bien né doit être plein.
Du reste, par quelle confusion oppose-t-on ainsi l'autorité et la
liberté ? Ce sont deux forces qui s'appellent, qui se complètent,
qui s'harmonisent. Une autorité, qui va jusqu'à étouffer la liberté
est un despotisme. Et une liberté, qui va jusqu'à mépriser ou à
renverser l'autorité, est une odieuse licence. La liberté, dans
l'homme, est une faculté et toute faculté a des lois, ne l'oublions
jamais. La raison a ses lois dans la logique. L'imagination a ses
lois dans l'esthétique. La liberté a ses lois dans la morale. Or la
morale se base sur des dogmes, et il ne peut venir qu'à la
pensée d'un esprit superficiel d'opposer la doctrine chrétienne au
patriotisme , ou de vouloir qu'un chrétien soit condamné par sa
foi à détester la liberté de son pays.
Quant à la 80e proposition du Syllabus : « anathème à qui dira :
le pontife romain peut et doit se réconcilier et transiger avec le
progrès, le libéralisme et la société moderne », on nous l'objecte
sans la comprendre et j'en veux faire, ici, solennelle justice.
L'historien grec Thucydide, racontant la guerre du Péloponèse,
et voulant par un dernier trait nous donner le tableau vivant
des malheurs qui accablèrent la république d'Athènes, nous
dit : (( On en vint jusqu'à changer arbitrairement l'acception ordi-
naire des mots. L'audace insensée fut traitée de zèle coura-
geux/la lenteur prévoyante de lâcheté déguisée. La modestie
fut regardée comme une excuse de la peur. Être prudent c'était
être inutile, mais avec un fol emportement on était homme.
Se bien consulter pour ne rien mettre au hasard, c'était chercher
un prétexte spécieux de refuser ses services. L'homme violent
était un homme sûr. Celui qui le contrariait, un homme sus-
pect1.» On avait changé arbitrairement le sens habituel du
langage : de là une confusion immense.
Messieurs, on a changé aussi parmi nous le sens habituel des
mots, et le langage public roule dans une confusion déshonorante.
Les mots de liberté, de progrès, de civilisation, de patriotisme,
de science, vibrent sur toutes les lèvres, mais pas un de nous
ne leur donne la même signification. Il s'est formé , depuis
trente ans, en Europe, une coalition étrange et d'une arrogance
olympienne, une coalition qui embrasse dans ses vastes réseaux
les matérialistes, les positivistes, les rationnalistes, les libres-
penseurs , et généralement tous les esprits qui nient le surnaturel ,
\. (jueire'u Peloponese, livre 111.
552 L'ÉGLISE ET L'ÉTAT
la divinité de Jésus-Christ et l'autorité spirituelle de l'Église.
Cette coalition gigantesque, s'attribuant avec orgueil le monopole
du génie et mettant d'avance la main sur l'avenir, a décrété
que tout ce qui se ferait en dehors d'elle ne serait ni progressif,
ni libéral, ni civilisateur, ni patriotique. Et l'ayant décrété, elle
a agi conformément à son décret. Elle a donné arbitrairement
aux mots superbes de patriotisme, de liberté, de science, de
progrès, un sens faux, restreint, dépravé, mais toujours accueilli
pourvu qu'il fût anti-catholique. L' Anti-Catholicisme, la haine
de l'Eglise, tel est le premier principe de cette redoutable coalition
d'esprits hautains , qui s'enveloppent, sans pudeur, du manteau
de l'infaillibilité, dont ils ont dépouillé le christianisme. Les mots
de science et de progrès, dont ils se servent pour qualifier
tout ce qui est hostile à nos dogmes, trompent les jeunes
intelligences, parce que ces mots magnifiques, détournés de
leur sens normal, couvrent d'un masque d'or les idées les plus
grossières et donnent une apparence de force et de beauté aux
théories les plus chimériques et les plus extravagantes A .
C'est uniquement dans ce sens, tout à la fois contraire à la
vraie philosophie et à la religion, que le pape Pie IX a entendu
les mots de libéralisme et de société moderne, quand il lésa
condamnés. Le Syllabus donne à ces expressions : Progrès, Libé-
ralisme, Civilisation, le sens positiviste, rationaliste, matérialiste
et révolutionnaire que la libre-pensée affecte de leur attribuer,
mais non pas le sens du vrai progrès, de la vraie civilisation,
de la vraie liberté, car ces grandes choses, loin d'être en désac-
cord avec le christianisme, n'ont été possibles dans le monde que
par son influence. Et si vous doutiez de nos explications, sur ce
point délicat, reportez-vous à l'allocution pontificale du 18 mars
1861, dont on a détaché les paroles qui constituent la 80° propo-
sition du Syllabus. — Vous y lirez : « Si sous le nom de civilisa-
tion, il faut entendre un système, inventé précisément pour
affaiblir et peut-être même pour renverser l'Église, non, jamais
le Saint-Siège ni le pontife romain ne pourront s'allier avec une
1. On connaît la célèbre page de Rousseau : « Je consultai les philosophes, etc. », elle
est exacte encore aujourd'hui. Je n'en veux d'autre preuve que ces aveux très signi-
ficatifs d'un savant qui fausse trop souvent hélas! l'enseignement de l'Eglise, -- (affaire
d'ignorance, sans doute!) -- tout en montrant fort bien aux matérialistes d'Alle-
magne... et de France, qu'ils font du mot de science un abus intolérable, quand ils
l'appliquent à leurs déclamations anti-spiritualistes et parfois très peu spirituelles :
« Une erreur capitale et impardonnable pour des savants d'un certain âge, c'est qu'ils
s'imaginent avoir le droit d'affirmer sans preuves , et qu'ils se bercent de la naïve
confiance qu'on est forcé de les croire sur parole. Ils affirment là où la vraie science
garde le plus profond silence. lis affirment , comme s'ils avaient assisté au conseil de la
création, ou comme s'ils avaient créé le monde eux-mêmes... Vraiment, on ne sait
lequel admirer le plus ou de l'audace de ces singuliers représentants de la science,
ou de la naïveté de leurs prétentions. » (C. Flammarion, Dieu dans la nature, livre I).
QUATRIÈME CONFÉRENCE 553
telle civilisation ■-. » Il est évident que Pie IX prend ici les mots de
civilisation et de progrès dans le sens faux et exclusif que leur
prêtent gratuitement les ennemis du Catholicisme. La vraie civi-
lisation, le vrai progrès, la vraie liberté, n'ont absolument rien
de commun avec l'anathème du souverain pontife, et cette fois
encore nos hautains adversaires voient leur épée se briser contre
« la pierre. 2» « Qu'on rende, (dit Pie IX, dans le même docu-
ment), qu'on rende aux choses leur véritable nom et le Saint-
Siège paraîtra toujours constant avec lui-même. En effet, il fut
perpétuellement le protecteur et l'initiateur de la vraie civili-
sation : les monuments de l'histoire l'attestent éloquemment à
tous les siècles ; c'est le Saint-Siège qui a fait pénétrer dans les
contrées les plus lointaines et les plus barbares de l'univers la
vraie humanité, la vraie discipline, la vraie sagesse. »
II. — Vous n'avez pas oublié, Messieurs, notre première con
clusion.. Vous avez constaté, par l'examen des faits, que le clergé
partageait, en 1789, l'enthousiasme général de la nation et
demandait, comme elle, toutes les réformes légitimes.
Gardez-vous de le croire, a-t-on dit, et pour juger du patriotis-
me et de l'abnégation tant vantés du clergé français, à cette épo-
que, rappelez-vous les discussions passionnées qui marquèrent
la nécessaire abolition des propriétés ecclésiastiques.
Messieurs, j'entre avec vous dans ce débat, courageusement,
et j'espère qu'après m'avoir entendu, vous conviendrez qu'en
cette périlleuse circonstance le Clergé a fait preuve d'une dignité
et d'un dévouement exemplaires.
Quand on discute avec le désir de convaincre, il faut partir,
autant qu'on le peut, d'un point que nul ne conteste. Or, ceux
qui attaquèrent les propriétés ecclésiastiques, comme ceux qui
les défendirent, s'accordent à reconnaître les abus, auxquels
avait donné lieu, soit ia répartition de ces biens, soit leur
administration. Il y avait des réformes à faire : tout le monde en
convient. Le clergé refusa-t-il d'y consentir? Celui qui le dirait
mentirait à l'histoire. Le clergé réclama la réunion d'un concile
national, pour résoudre cette question avec indépendance. Le
clergé offrit quatre cents millions au trésor public, que soixante
1. Voici le texte même : « Vera rébus vocabula restituantur, et haec sancta sedes semper
sibi constabit. Siquidem ipsa verce civUitatis ccntinenter fuit pairona et altrix, atque historise
monumenta eloquentissime testantur ac probant, omnibus œtatibusab eadem sancta
secle in disjunctissimas quasque et barbaras terrarum orbis regiones veram rectam-
que fuisse invectam morum humanitatem , disciplinam , sapientiam. At cum cwilitatis
nomine ceiit intelligi systema apposite comparatum ad debUitandam ac fartasse etiam ad
delendam Chrieii Ecclesiam, nunquam certe quidem hœc sancta sedes et romanus Pontif'ex.
poterunt cum hujusmodi cioititate convenire, » (Allocution prononcée par Pie IX, en con-
sistoire secret, le 18 mars 1801.)
2. Lire les mandements du cardinal Pecci (aujourd'hui Léon XIII), sur la civilisation.
554
l'église et l'état
ans de malversations avaient obéré. L'Assemblée Constituante
s'y opposa. Elle préféra un moyen plus radical, que je n'ai pas à
apprécier ici , — car ma thèse est uniquement d'apprécier la con-
duite du Clergé ; — mais du moins en décrétant que les biens de
l'Église seraient à la disposition de l'État, la Constituante n'en
calomnia pas l'origine ; elle proclama que le clergé, légitime usu-
fruitier, avait droit aune rente annuelle, qui lui permît de pour-
voir à son entretien décent et aux nécessités du culte public.
En cela, la Constituante fit preuve de plus d'équité que quel-
ques-uns de ses historiens, je devrais dire de ses flatteurs. Ceux-
ci prétendent que les biens du clergé avaient une origine coupa-
ble, telle que la captation, la menace, l'usurpation flagrante.
Ces accusations ont retenti naguère à la tribune * : vous me
permettrez, Messieurs, d'y répondre.
« Le prêtre vit de l'autel, dit S. Paul. » Vivre suppose le droit
de posséder. Le prêtre a le droit de posséder et comme citoyen ,
et comme ministre de la religion. La propriété est non seulement
la condition de sa liberté, mais encore de son existence. Je ne
pense pas qu'un homme sensé conteste ces propositions élémen-
taires. Entre le droit de vivre et le droit de posséder, il y a une
corrélation essentiellement philosophique : le prêtre ayant le
premier, possède également le second. Or, quelles sont les sour-
ces communes et légitimes de toute propriété? 1° le travail
personnel, 2° la donation, 3° l'achat et l'échange par voie de
contrat, 4° le droit de premier occupant. Il n'existe pas un seul
jurisconsulte qui osât élever des doutes sur la légitimité d'une
propriété ou territoriale ou mobilière, ayant p<i>ur origine l'une
des causes que nous venons d'énumérer. Dès lors, il n'y a pas,
dans le monde, un jurisconsulte sérieux qui pût élever des
doutes contre la légitimité des biens ecclésiastiques, car ils
avaient tous pris naissance ou dans le travail , ou dans l'achat,
ou dans la dotation, ou dans le droit de premier occupant.
L'Histoire est la passion du XIX0 siècle, et cependant l'Histoire
est encore ignorée. L'étude qu'on en a faite a été pervertie:
chacun y a cherché des arguments, et l'Histoire, comme la
Nature, demande à être étudiée sans idée préconçue. Si l'histoire
avait été lue telle qu'elle est, on y aurait découvert les origines
des biens ecclésiastiques, et on les aurait racontées impartiale-
ment. Cette impartialité est absente de la plupart des travaux
qui se sont proposés, ou d'attaquer ou de justifier ces propriétés
immenses. Je crois pouvoir vous affirmer. Messieurs, que mon
âme, sur ce point, est en équilibre parfait. Il ne m'en coûte pas
1. Lire hYOfîiciel du 12 novembre 1882 les étranges paroles de M. Guichard, député de
l'Yonne, empruntées presque mot pour mot à V Histoire de la Révolution française, par
Louis Blanc.
QUATRIÈME CONFÉRENCE 555
de dire avec mon vieux maître Tacite : « Mes paroles seront
dépouillées d'amertume et de zèle *. »
Les biens du clergé avaient pour causes finales l'exercice public
du culte, Fhonorable entretien des évoques, des prêtres et des
religieux, et le soulagement des pauvres. Ces biens avaient des
origines multiples, mais toutes également légitimes: les uns
étaient le fruit du travail des moines qui avaient défriché les
terres et fondé les hameaux2; les autres venaient de la libéralité
spontanée des fidèles, des largesses royales et seigneuriales,
des legs testamentaires autorisés par les lois. Leurs titres
remontaient souvent jusqu'à des temps antérieurs à la naissance
de la monarchie, et c'est se montrer ou par trop ignorant de
l'histoire, ou par trop audacieux dans l'insulte, que d'en con-
tester la valeur.
Mirabeau ne la contesta pas. Relisez ses mémorables discours.
Vous l'entendrez s'apitoyer sur les maux de l'État, déclarer que
la vente des propriétés ecclésiastiques peut seule les adoucir,
constater que le clergé a le droit d'exiger une rente annuelle qui
le dédommage du sacrifice énorme qu'il va faire et qui lui
permette de subvenir dignement aux nécessités du culte. Mais,
nulle part, vous n'entendrez Mirabeau dire que les biens du
clergé ont une origine souillée, nulle part vous ne l'entendrez
dire ce qu'écrivent, sans pudeur, les communistes contempo-
rains, à savoir que l'État, maître absolu, pouvait s'attribuer de
plein droit les propriétés ecclésiastiques, sans se préocuper ni
d'une indemnité préalable et proportionnelle, ni des besoins du
1. « Sine ira et studio, quorum causas procul habeo. » (Annales, livre I, ch. 1.)
2. Le témoignage de Michelet sera peut-être de quelque poids sur l'esprit des savants
disciples de Paul Bert , qui font de nos pères avant 89 un grossier amas d'esclaves,
d'ignorants, courbés sous le joug du despotisme clérical et ne sachant même pas ce
que signifiait le mot de patrie. On éprouve une sorte d'effroi, mêlé cle honte, à entendre
calomnier, avec ce sans-gêne outrecuidant], des âmes comme celle de S. Louis , de
Duguesclin, de Jeanne d'Arc, de Bayard, de Turenne, de Villars, et de cent autres qui
en jouant leur vie , sur vingt champs de bataille , pour assurer l'intégrité et la gloire
de la France, ne se doutaient guèrp qu'une jooignée de scribes essayeraient, en plein
XIXe siècle, d'en faire des ilotes au service d'une religion sans philosophie et d'une
monarchie sans honneur. Michelet est moins arrogant, parce qu'il est un peu plus
instruit : « L'avènement de Constantin et du christianisme, dit-il, fut une ère de joie et
d'espérance... Viennent donc Jes Barbares. La société antique est condamnée. Le long
ouvrage de la conquête , de l'esclavage , de la dépopulation , est près de son terme. . .
Le titre romain de defensor civitatis va partout passer aux évêques. L'universalité im-
périale est détruite , mais l'universalité catholique apparaît. La primatie de Rome
commence à poindre. Le monde du moyen âge se maintiendra et s'ordonnera par
PÉglise; sa hiérarchie naissante est un cadre sur lequel tout se place et se modèle. A
elle l'ordre extérieur et la vie intérieure. Celle-ci est surtout dans les moines. L'ordre
de s; i it-Benoît donne au monde ancien , usé par l'esclavage, le premier exemple du
travail accompli par des mains libres. Pour la première fois, le citoyen humilié par
la ruine de la cité, abaisse ses regards sur cette terre qu'il avait méprisée. Cette grande
innovation du travail libre et volontaire (due aux moines), sera la base de l'existence
moderne. .. L'Église gauloise ne s'honora pas moins par la science que par le zèle et par la
charité. » {Histoire de France, tome I, ch. III ).
556 l'église et l'état
culte public. Mirabeau n'était pas de ces hommes politiques,
comme nous en voyons aujourd'hui quelques-uns, qui prenant
leur haine de l'Église.pour un brevet de génie administratif, se
soucient assez peu de la justice, dès l'instant où il s'agit du
clergé. Mirabeau, malgré ses fautes , était un politique supérieur,
qui sentait la force et la nécessité d'une religion, qui voulait
qu'on respectât le clergé français, mais qui demandait un
changement dans la rétribution des ministres des autels,
dépouillés pour la patrie des biens légitimes qui jusque-la les
faisaient vivre. Son argumentation fléchit sur plus d'un point,
mais il faut lui savoir gré d'avoir reconnu « que quoique le
sacerdoce parmi nous ne soit point uni à l'empire , la religion
doit cependant se confondre avec lui. » « S'il prospère par elle,
disait-il, il est prêt à la défendre. Les grandes calamités d'un
peuple seraient-elles donc étrangères à ces ministres de paix et
de charité qui demandent tous les jours à l'Être Suprême de
bénir un peuple fidèle ' ? »
Aujourd'hui , Messieurs , on ne raisonne plus ainsi ; on n'admet
plus que le clergé fût légitime propriétaire, que dès lors il eût le
droit de défendre ses biens et de ne vouloir les sacrifier que pour
les besoins réels et pressants de la patrie. Quelques citations
tronquées qu'on emprunte à Montesquieu, sans les comprendre,
des déclamations oratoires à propos d'abus choquants, que
personne ne songe à dissimuler, mais qui ne suffisent pas à
justifier le blâme sans limites qu'on étend aux biens de l'Église
de France ; enfin une haine aveugle et de mauvais goût, pour
tout ce qui se rapporte à la religion, à ses ministres, à son
histoire: tels sont les arguments nouveaux dont Mirabeau aurait
rougi, et qu'on invoque non seulement pour flétrir l'origine et
l'emploi des propriétés ecclésiastiques, avant 1789, mais encore
pour demander violemment l'abolition de l'indemnité annuelle,
votée par la Constituante2, et maintenue par le Concordat de 1801.
On trouve étrange que le clergé ait discuté par la bouche de
Cazalès et de l'abbé Maury l'emploi qu'on voulait faire de ses
biens: rien cependant n'était ni plus naturel ni plus juste.
Supposez, Messieurs, que notre ministre des finances nous
annonce que la République est menacée d'une prochaine et
hideuse banqueroute , et que pour nous rassurer il nous dise :
1. Discours prononcé par Mirabeau, dans la séance du 30 octobre 1789.
2. On lit dans le Moniteur du 3 novembre 1789 : » L'Assemblée nationale décrète: 1. que
tous les biens ecclésiastiques sont à la disposition de la nation, à la charge de pour
voir d'une manière convenable aux trais du culte, à l'entretien de ses ministres et au
soulagement des pauvres, sous la surveillance et d'après les instructions des pro-
vinces; 2* que dans les dispositions à taire, pour l'entrelien des ministres de la
religion, il ne pourra être assuré à la dotation d'aucune cure, moins de 1200 livres
par année , non compris le logement et les jardins en dépandant. »
QUATRIÈME CONFÉRENCE 557
« j'ai un plan dont l'exécution est facile et dont le résultat sera
merveilleux. Le gouffre, ouvert sous nos pas, est immense.
Notre trésor est épuisé et notre crédit aux abois. Mais j'ai mandé,
aux cinquante mille propriétaires les plus riches de notre pays,
que l'État allait procéder à la vente de leurs biens. Nous donne-
rons dix mille francs de rente annuelle, aux quatre-vingts
d'entre eux qui sont le plus fortunés : les autres recevront douze
sents francs. Après quoi , la vente de ces propriétés considérables
nous rapportera quatre milliards, ce qui comblera notre défi-
cit1. » Supposez, Messieurs, que cela soit dit, trouverez-vous
étrange que les cinquante mille propriétaires, menacés d'un
pareil virement de fonds, se défendent, s'agitent, et cherchent à
plaider en faveur d'un autre système financier, moins pénible
pour eux? Non. Vous seriez surpris du contraire. Sans doute, si
la ruine de l'État ne se peut éviter qu'a ce prix, vous supplierez
les propriétaires dépouillés de faire ce sublime sacrifice au saiut
de la nation, mais il ne vous viendra pas à la pensée d'ajouter à
leur malheur, ni de leur reprocher d'être devenus riches, en
jouant à la bourse, ou en trompant au commerce. Vous n'insul-
terez pas les victimes des calamités publiques. C'est pourtant ce
que des âmes légères ou cruelles ne rougissent pas de faire à
l'égard du clergé. Il s'est défendu: voilà son crime! Et moi je
dis : voilà sa dignité ! Mais le vote du 2 novembre 1789 une fois
rendu, nul doute que le clergé de France ne s'y fût noblement
résigné, comme il le fit en 1801, si ses ennemis poussant la
guerre à outrance n'eussent tenté de le précipiter dans le schisme-,
en lui imposant cette néfaste constitution civile, dont il me reste
à vous entretenir.
III. — Messieurs, avant d'aborder avec voue l'examen de Ja
constituton civile du Clergé, d'où tant de maux sont sortis >
laissez-moi répéter ces paroles d'un orateur fameux :« Lorsqu'une
grande nation est assemblée et qu'elle examine une question qui
intéresse une grande partie de ses membres, une classe entière
de la société et une classe infiniment respectable; lorsque cette
question paraît tenir tout à la fois aux règles inviolables de la
propriété, au culte public, à l'ordre politique et aux premiers
fondements de l'ordre social, il importe de la traiter avec une
religieuse lenteur, de la discuter avec une scrupuleuse sagesse,
de la considérer, pour s'exempter même du soupçon d'erreur,
sous ses rapports les plus étendus2.» Je regrette que les auteurs
1. En 1789, le clergé ne comprenant que 120,000 à 130,000 individus (dont 18,000 reli-
gieux et 30,000 religieuses seulement, le reste étant le clergé séculier), possédait une
partie considérable du territoire, d'une valeur de près de quatre milliards, sans comp-
ter les valeurs mobilières. (Jules Roche , député , proposition de loi (en 1882) sur la
séparation de l'Église et de l'État.)
2. Discours de Mirabeau sur les biens eccksiubliques.
558 l'église et l'état
jansénistes de la constitution civile du Clergé n'aient pas suivi
des conseils si sages. Il me sera facile de montrer à quels abus
de pouvoir s'abandonna la Constituante, les confusions déplo-
rables qu'elle établit entre le spirituel et le temporel, et les
immenses malheurs qu'entraîna pour la France la proclamation
de règlements tristement célèbres.
Procédons avec ordre et mettons toute chose en pleine lumière.
Nous avons vu, Messieurs, dans nos premières conférences,
que la société religieuse et la société civile sont autonomes ,
c'est-à-dire jouissent d'une complète indépendance dans les
choses de leur ressort. La société civile, ayant pour objet direct
le soin des intérêts temporels de l'homme, a le droit d'établir
à son gré la distribution de son territoire; c'est ce que fit
légitimement la Constituante, lorsque, à la demande de l'abbé
Siéyès, elle divisa nos 33 provinces en 86 départements. Mais
l'Église seule a le droit d'accorder la juridiction aux prêtres
et auxévêques, parce que c'est à elle seule que Jésus-Christ a
confié l'autorité spirituelle \ et toutes les fois qu'on veut modifier
son organisation, sa discipline, c'est à son chef, c'est au Pape,
juge des temps et des circonstances , qu'il faut avoir recours. La
Constituante devait d'autant plus se conformer à cette règle
si équitable que la France, dans ses rapports avec le Saint-Siège,
était alors régie par le concordat de Léon X et de François l01'. Le
respect des convenances, à défaut de l'amour du droit, exigeait
que l'Assemblée communiquât au Pape son désir de remplacer
l'ancien concordat par de nouveaux règlements, mieux appro-
priés aux besoins de l'époque, et en harmonie avec les nouvelles
institutions politiques du peuple français. La Constituante dédai-
gna ces procédés d'honnêteté vulgaire, et affecta de réorganiser le
Clergé , en dehors de tout accord préalable avec l'autorité religi-
euse. Le Jansénisme, que les bulles pontificales avaient harcelé,
pendant le XVIIIe siècle , s'estima heureux de prendre sa revanche
et d'humilier la Papauté, au renversement de laquelle il marchait.
En conséquence, sans prévenir le pape Pie VI et sans le consulter,
l'Assemblée décréta successivement :
1° L'abolition des cent trente évêchés, qui existaient alors,
2° l'institution d'un seul évêché par département, 3° l'élection des
curés et des évêques par le peuple, 4° (chose inouïe!) l'indépen-
dance des évêques élus, à l'égard du pape, auquel ils ne devaient
demander ni la confirmation de leur élection épiscopale, ni leur
juridiction diocésaine. Le sacre des évêques par un de leurs
collègues, et l'avis conforme du métropolitain , suffisaient à leur
conférer la plénitude du pouvoir ecclésiastique. Du moins, \z
Constituante, transformée soudain en concile, le voulait ainsi.
Entendez-la elle-même: Article XIX : « Le nouvel évêque ne pourra
QUATRIEME CONFERENCE 559
s'adresser au pape pour en obtenir aucune confirmation ; mais il
lui écrira comme au chef visible de l'Église universelle, en
témoignage de l'unité de foi et de la communion qu'il doit
entretenir avec lui1. » Une pareille législation amoncelait contre
elle tous les torts. Premièrement, la Constituante n'était pas un
concile, mais une assemblée politique, et quand même ses
décrets, en matière ecclésiastique, n'eussent pas été intrinsè-
quement défectueux, ils avaient un vice d'origine qui les frappait
de nullité. La Constituante sortait du cercle de ses attributions
et de ses droits pour usurper la puissance de l'Église. Quo
devenaient ainsi et l'autonomie de l'Église et la distinction des
deux autorités civile et religieuse, qui sont de l'essence du
Christianisme? Secondement, l'Assemblée violait le concordat
de Léon X, sans en avertir le Souverain Pontife : ce qui étaii
non seulement un outrage, mais encore un délit de justice,
puisqu'un contrat synallagmatique, — (et les concordats sont
de cet ordre), — ne peut être légitimement brisé que par le
consentement réciproque des deux contractants. Troisièmement,
par ces mots schismatiques : « Le nouvel évêque ne pourra
s'adresser au pape, pour en obtenir aucune confirmation,»
la Constituante posait le germe de r ' Épiscopalisme , tel qu'il
existe en Angleterre et en Russie, et ébranlait le Catholicisme
jusque dans sa base.
On appelait cette législation arbitraire un retour à la disci-
pline des premiers temps de l'Église et on citait, à l'appui, des
faits historiques dont on faussait le sens et l'application. Que
dans les premiers temps de l'Église la Juridiction des pontifes
romains ne se soit pas exercée d'une manière aussi immédiate
et aussi éclatante qu'aujourd'hui: cela prouve qu'un arbre,
jeune encore, n'a pas une ramure aussi spacieuse qu'un vieux
chêne, et rien n'est plus naturel. Mais, Messieurs, autre est que
les pontifes romains n'eussent pas exercé, dans les premiers
temps de l'Église, une juridiction aussi immédiate et aussi écla-
tante qu'aujourd'hui, et autre était de la leur refuser, après la
sanction des siècles, pour les accuser d'usurpation à la face de
tous les peuples. Un droit ne cesse pas d'être un droit parce que
celui qui le possède n'en use pas toujours dans sa plénitude. Le
droit souverain des pontifes de Rome a été reconnu, sous une
forme ou sous une autre, dès les premiers temps du christia-
nisme : on les considérait comme le centre de l'unité, comme les
confirmateurs de la foi, comme les gardiens intègres de la doc-
trine, en un mot comme les successeurs de Pierre, et cela suffisait,
car toutes leurs prérogatives sont renfermées dansce titre. Le droit
de juridiction universelle et d'infaillibilité doctrinale est contenu
1. Consiiiulion civile du cierge.
560 L'EGLISE ET L'ÉTAT
dans le droit de commander à l'Église, dévolu à Pierre par Jésus-
Christ. Ce droit de juridiction universelle, attesté dès les premiers
âges par l'envoi du pallium auxévêques des grands sièges et par
le recours de ceux-ci au pontife romain, dans les débats solen-
nels soulevés par l'hérésie, la Constituante le niait radicalement :
(( Le nouvel évêque . disait-elle, ne pourra s'adresser au pape pour en
obtenir aucune confirmation. » Voilà qui est clair. Le schisme avait
désormais son principe dans la législation. Mais pour affaiblir la
portée d'une déclaration aussi nette, les rédacteurs de la Consti-
tution civile avaient ajouté : « il lui écrira comme au chef de V Église
universelle , en témoignage de l'unité de foi et de la communion qu'il
doit entretenir avec lui. » C'était une pure affaire de politesse.
L'habileté un peu naïve d'une aussi mince restriction n'était pas
suffisante à cacher au clergé français toute la force de la propo-
sition qui précède. Dès l'instant où les pouvoirs d'un évêque n'ont
pas besoin de la confirmation du Pape, pourquoi cet évêque lui
écrirait-il? L'autorité du Pape n'est plus que nominale et sans
valeur. Un évêque, nouvellement élu par le peuple, écrira ou
n'écrira pas: il n'en exercera pas moins ses fonctions, en toute
sécurité. Ceci, Messieurs, s'appelle le schisme. Et ceux qui en
douteraient encore n'auraient qu'à lire les commentaires de
Mirabeau, où le vrai sens de la loi est mis à nu. En parlant du
Pape, le tribun s'exprime ainsi: « Sa primauté ne consistait pas
dans la possession d'une plus grande puissance spirituelle , ni dans une
juridiction plus éminente et plus étendue. Il n'avait pas reçu de mission
particulière : il n'avait pas été établi pasteur des hommes , par une inau-
guration spéciale et séparée des autres apôtres*. »
Peut-on oublier à ce point les paroles de Jésus-Christ : «Pierre,
j'ai prié pour que ta foi ne défaille jamais ; confirme tes frères;
pais mes agneaux, pais mes brebis, »
Mirabeau, mentant à l'Évangile, continue: « Les évêques sont
donc essentiellement chargés du régime de l'Eglise universelle ; leur
mission est actuelle, immédiate, et absolument indépendante de
toute circonstance locale 2. » Les théories schismatiques sont
ici nettement formulées. Nous avons bien le sens intime de la
constitution civile, votée par la Constituante, et il n'y a pas à s'y
méprendre, quand on lit, dans des parenthèses soigneusement
conservées, les applaudissements de l'Assemblée, acclamant
son orateur et lui disant : « Tu m'as compris. »
Déchirons tous les voiles, Messieurs.
La constitution civile du clergé avait pour but d'habituer
insensiblement les évêques et les prêtres à s'éloigner de Rome.
Ce but était quelque peu dissimulé, du moins pour des yeux
non clairvoyants, mais il était réel. On laissait au temps et à la
i. Projet d'adresse aux Français, sur la Constitution civile du Clergé. — 2. Idem.
QUATRIEME CONFÉRENCE 501
nature môme des choses le soin de consommer la séparation.
La rupture avec le souverain Pontife, formellement indiquée
dans la première partie de l'article XIX0, avait été atténuée dans
la seconde. Et c'est ce qui explique la signature que Louis XVI
crut devoir apposer à ce document, et le conseil que lui en
donnèrent , dit-on , dans l'espérance d'éviter d'affreux malheurs ,
Monseigneur de Perpignan, archevêque de Vienne, et Monsei-
gneur Champion de Cicé, archevêque de Bordeaux.
Mais le clergé de France ne se méprit pas sur les conséquences
fatales de l'acte qu'on lui imposait. La constitution civile, discutée
le 29 mai 1700, votée définitivement le 12 juillet, signée par le
roi, le 24 août, se heurta à d'universelles et magnanimes résis-
tances. Vainement, pour les vaincre, l'Assemblée poussa-t-elle
la violation de la liberté de conscience jusqu'à décréter que le
clergé prêterait serment aux lois nouvelles : le clergé avait bien
pu se laisser dépouiller de ses propriétés territoriales, il ne
pouvait abdiquer sa foi, Il se souvint qu' « il vaut mieux obéir à
Dieu qu'aux hommes ' ; » et il ajouta une page héroïque à toutes
celles que renfermait déjà l'histoire de l'Église.
Il y avait alors, dans notre pays, soixante mille prêtres
environ : cinquante mille refusèrent le serment. Il me semble,
Messieurs, que je vois se lever vers le ciel foutes ces mains
consacrées, attestant que ni l'exil, ni les prisons, nila mort, ne
leur arracheraient un signe d'apostasie. On voudra bien admettre
que cinquante mille hommes qui, placés en face de l'échafaud
ou de l'expatriation , préfèrent sauver leur honneur plutôt que
de souiller leur âme, n'ont pu se tromper sur leur devoir, surtout
si l'on remarque que ceux qui se conduisirent avec cette intrépi-
dité étaient des hommes vertueux, considérés, et que ceux qui
prêtèrent serment, les jureurs , comme on les appela, ne se
recommandaient généralement ni par leur dignité ni par leurs
mœurs sacerdotales.
Je crois avoir établi que l'Assemblée n'avait pas le droit de se
porter à de tels abus d 3 pouvoir.
Les témoignages qui appuient mes] paroles sont nombreux et
de toute origine. Ni la protestante Madame de Staël , ni le rationa-
liste Jules-Simon, ni le positiviste Taine n'ont hésité à blâmer
avec énergie , et au nom de la liberté de conscience , la constitution
civile du clergé. Je ne citerai que les paroles éloquentes de ce
dernier : (d'assemblée refuse de rassembler un concile gallican ;
elle refuse de négocier avec le Pape, et de sa seule autorité elle
refait toute la constitution de l'Église... La hiérarchie catholique
3st brisée, le supérieur ecclésiastique a la main forcée-, s'il
délègue encore le caractère sacerdotal, c'est pour la forme; du
1. Actes des Apôlres, cli. V, y. 2'J<
II. SOIXANTE-ONZE.
&>â l'église et l'état
curé à l'évêque la subordination cesse, comme elle a cessé de
l'évêque au Pape , et l'Église de France devient presbytérienne.
En effet, comme dans les Églises presbytériennes, c'est mainte-
nant le peuple qui choisit ses ministres : l'évêque est nommé par
les électeurs du département, le curé parles électeurs du district,
et par une aggravation extraordinaire ces électeurs ne sont pas
tenus d'appartenir à sa communion. Peu importe que l'assemblée
électorale contienne, comme à Nimes, à Montauban, à Stras-
bourg, à Metz, une proportion notable de calvinistes, de luthériens
et de juifs, ou que sa majorité fournie par le club soit notoire-
ment hostile au catholicisme et même au christianisme. Elle
choisira l'évêque et le curé; le Saint-Esprit est en elle et dans les
tribunaux civils qui , en dépit de toute résistance , peuvent
installer ses élus. Pour achever la dépendance du clergé, il est
défendu atout évêque de s'absenter quinze jours sans la permis-
sion du département, à tout curé de s'absenter quinze jours sans
la permission du district, même pour assister son père mourant,
pour se faire tailler de la pierre. Faute d'autorisation, son traite-
ment est suspendu: fonctionnaire et salarié, il doit ses heures de
bureau, et quand il voudra quitter son poste, il ira prier ses
chefs de l'Hôtel-de-Ville, pour obtenir d'eux un congé. A toutes
ces nouveautés il doit souscrire, non seulement par une obéis-
sance passive, mais encore par un serment solennel. Ce serment,
tous les ecclésiastiques anciens ou nouveaux, archevêques,
évêques, curés, vicaires, prédicateurs, aumôniers d'hôpital et
de prison, supérieurs et directeurs de séminaires, professeurs
des séminaires et des collèges, attesteront par écrit qu'ils sont
prêts à le faire; de plus, ils le prêteront publiquement dans
l'Église, en présence du conseil général de la commune et des
fidèles, et promettront de maintenir de tout leur pouvoir une
église schismatique et presbytérienne... Les catholiques scrupu-
leux sont exclus des administrations, des élections et particuliè-
rement des élections ecclésiastiques : d'où il suit que plus on est
croyant, moins on a départ au choix de son prêtre . Admirable loi qui,
sous prétexte de réformer les abus ecclésiastiques met tous les fidèles ',
ecclésiastiques ou laïques , hors la loi '. »
Messieurs, on ne saurait mieux dire. Comment, après cela,
ose-t-on déclarer à la tribune française que « la Constitution
civile du clergé fut un traité de paix avec l'Église2? » Un traité
de paix, cette législation despotique qui viole les principes du
Catholicisme et de la liberté de conscience? De qui se moque-t-on,
ici? Est-ce du peuple qu'on égare, ou du clergé qu'on insulte ? Des
1. Les origines de la France contemporaine. La Révolution , tome premier. L'Assemblée
constituante et son œuvre, ch. IV.
2.M. Guichard , député , Officiel du 12 novembre 188*
QUATRIÈME CONFÉRENCE 563
deux, peut-être. Le monde laïque ne veut pas que le monde ecclé-
siastique le régente: de quel droit voudrait-il gouverner l'Église?
Ce fut l'erreur de la Constituante et nous l'avons tous payée cher.
Il faut en prendre son parti : la société civile ne peut prétendre
à la domination absolue , ni vouloir courber la société religieuse
sous des lois qui ne tiendraient aucun compte des principes de
celle-ci. La théorie de la sujétion complète de l'Église à l'État est
une fausseté philosophique : je l'ai montré, en prouvant que l'État
n'avait pas pour mission d'enseigner la solution du problème
des destinées humaines. Les publicistes, les tribuns, les légistes
pourront proclamer le contraire et répéter les erreurs de Mira-
beau, de Portalis, et de cent autres: mais ce qui est, est.
L'Église catholique possède une autorité religieuse qui lui vient
du Christ, une autorité religieuse que la société civile doit
respecter, et c'est cette autorité méconnue qui se dresse contre
la Constitution civile du clergé, pour la couvrir d'anathèmes.
Mais quoi?objecterez-vous; l'histoire ecclésiastique des quatre
premiers siècles ne nous offre-t-elle pas le spectacle de l'inter-
vention habituelle du peuple, dans l'élection des évêques et des
prêtres? Était-ce donc un crime si grand de ramener l'Église
à ce primitif usage? Il en faut dire autant de la distribution
territoriale des diocèses ; devenue très inégale et très arbitraire,
elle ne pouvait que gagner en chrétienne uniformité, par l'adop-
tion des nouvelles circonscriptions de nos départements.
D'accord, Messieurs. L'intervention des fidèles dans le choix
de leurs pasteurs a été longtemps pratiquée, elle a comme
toutes choses ses inconvénients et ses avantages : l'Assemblée
constituante pouvait en demander le retour, non moins que la
modification des circonscriprions diocésaines. Mais le tort de
l'Assemblée, son tort absolu, consistait à vouloir d'elle-même
réformer l'Église, sans consulter le Souverain Pontife, son chef.
De plus : on comprend que des chrétiens concourent à l'élection
de leurs évêques et de leurs prêtres, et cet antique usage renaîtra
peut-être un jour, mais comprend-on que des protestants, des
juifs, des incrédules, participent à cette élection religieuse
comme à toute autre élection civile, et que la même liste électo-
rale ait deux fins?
Le célèbre abbé Grégoire, peu suspect en cette manière, s'en
plaignait hautement: «Il est étrange, dit-ir, que des pasteurs
puissent être élus, non par ceux qui leur soumettent leur cons-
cience, mais par des protestants ou par des juifs qui croiront,
peut-être servir la religion par l'introduction d'un mauvais sujet
dans le sanctuaire de la nôtre *. » Ainsi , Messieurs, nous nous
retrouvons toujours en face de la même conclusion.
1. Légilimité du serment civique.
564 l'église et l'état
La Constituante, incompétente en matière ecclésiastique, a
méconnu ses devoirs, et les évêques, les prêtres qui refusèrent
le serment ont défendu tout à la fois la justice et l'honneur. Que
les passions politiques, alors si violemment émues, aient trouvé,
dans la Constitution civile du Clergé, un aliment sur lequel elles
se jetèrent: le contraire eût été surprenant. Plusieurs ont sans
doute caché, sous leur résistance religieuse, une résistance
d'ordre inférieur, comme d'autres sous leur enthousiasme la
satisfaction haineuse de leur impiété : ce sont les petits côtés de
l'homme. Mais quelles que soient les manifestations diverses,
les partis-pris, les vengeances mêmes, dont la Constitution civile
du Clergé ait été l'objet ou l'occasion, un catholique, qui sait sa
théologie et dont la foi est éclairée, reconnaîtra que cette Consti-
tution méritait la réprobation courageuse, sous laquelle elle a
fini par succomber. Et je ne sache pas qu'il soit possible de réha-
biliter plus noblement ce Clergé du XVIIIe siècle, si souvent peint
avec des couleurs peu flatteuses, qu'en le montrant presque una-
nimeà braver l'exil, la prison, l'échafaud, pour sauver la liberté
de sa conscience et l'intégrité de sa foi.
On a inventé, je ne l'ignore pas, un argument nouveau pour
déprécier ce grand acte d'héroïsme. On dit aujourd'hui : « le Clergé
français, en refusant son adhésion aux règlements de la Consti-
tuante, voulut rester uni au Pape, et le Pape ri est qu'un étranger. »
Le Pape n'est qu'un étranger? Je proteste. Le Pape est le vicaire
et le représentant de Jésus-Christ. Or, Jésus-Christ qui s'appelait
lui-même Fils de l'homme n'est étranger nulle part où il y a des
hommes, des hommes à servir, des hommes à éclairer, des
hommes à aimer, et le Pape, vicaire du Fils de l'homme, n'est
étranger, comme son Maître, à aucune âme baptisée. Et nous,
Français, nous manquerions de dignité et de reconnaissance, si
nous laissions tomber de la tribune parlementaire cette parole
flétrissante: le Pape est un étranger, sans élever la voix, pour
rappeler, à ceux qui les oublient, les services mémorables que le
Pape, « cet étranger, » nous a naguère rendus.
C'était en l'année 1870 : nos armes humiliées n'avaient pas
connu de deuil plus grand, depuis les sinistres journées mili-
taires d'Azincourt et de Crécy. Or, pendant que l'Italie oubliait
nos services et le sang que nous avions versé pour elle, à Ma-
genta et à Solferino, pendant que l'Autriche, au spectacle de
notre orgueil brisé, dédaignait de laver l'affront de Sadowa,
pendant que l'Angleterre, notre alliée hautaine d'Inkermann et
de Sôbastopol , ne voyait dans nos malheurs qu'une occasion
heureuse de fortifier, dans le monde, sa puissance maritime;
seul, du fond de ce Vatican où la politique piémontaise, déchi-
rant la convention du 15 septembre» venait de le renfermer, le
QUATRIÈME CONFÉRENCE 565
Pape, a cet étranger, » écrivit au roi Guillaume, pour lui demander
un armistice en faveur de ce peuple français, auquel on voudrait,
mais vainement, arracher aujourd'hui la mémoire. Et Jules
Favre, auquel j'emprunte ce trait de grandeur d'âme, et qui était
alors, il vous en souvient, notre ministre des affaires étrangères,
écrit ces paroles qui l'honorent : « Quand tous les souverains de
l'Europe s'interrogeaient les uns les autres pour savoir lequel
donnerait, le premier, le signal d'une démarche en notre faveur,
le Pape ne craignait pas de se mettre à découvert ; il écrivait
spontanément au roi de Prusse, en novembre 1870, pour l'en-
gager à cesser l'effusion du sang, en acceptant un armistice de
quinze jours avec ravitaillement. Sa lettre resta sans réponse.
Mais, ajoute Jules Favre, cet échec ne rend que plus méritoire
l'élan de cœur du Pontife, surtout quand on le compare à la
froide indifférence contre laquelle se brisaient nos efforts inces-
sants, pour obtenir de nos anciens alliés une assistance qu'à
défaut de sympathie leur intérêt personnel leur commandait. ' »
Ce n'est pas tout, Messieurs. Dès qu'on eut signé la paix, le
Pape, « cet étranger, » envoya dix mille francs aux orphelins de
l'Alsace et il eut la pensée d'ordonner aux évêques et aux prêtres
français, de vendre les vases sacrés pour acquitter une partie
des cinq milliards, que l'insolent vainqueur exigeait de notre
détresse. Et Jules Favre, dont je ne me lasse pas de citer le
témoignage, répondit à notre ambassadeur auprès du Saint-
Siège : « En lisant, dans votre dépêche, qu'il avait été question
de donner aux évêques l'ordre de fondre les vases sacrés , je me
suis cru revenu aux siècles de' la primitive Église, si féconds en
actes de dévouement et de vertu. 2 »
Et moi, Messieurs, je voudrais que ma voix pût atteindre
tous les cœurs français pour leur dire : Vos prêtres vous aiment,
ils sont à vous tout entiers, vos malheurs et vos gloires sont
leurs gloires et leurs malheurs, et si le Pape leur eût ordonné
de vendre leurs vases sacrés, vous nous eussiez vus monter
à l'autel, ouvrir nos tabernacles, et prenant dans nos mains nos
calices d'argent et d'or les jeter dans ce gouffre immense, que
l'invasion et la rapacité d'un farouche ennemi avait creusé
sous nos pas. Ah ! Messieurs, nous aurions accompli pour vous
cet acte sublime, avec un enthousiasme et un patriotisme sans
bornes... (Applaudissements).
Non, Messieurs, le Pape n'est pas un étranger, c'est un père.
Non, vos prêtres ne sont pas vos ennemis, ce sont vos frères,
vos défenseurs fidèles, les amis de la première et de la dernière
heure: non seulement ils l'ont prouvé, en 1789, en demandant
avec vous toutes les réformes légitimes, en se laisant dépouiller
1. Home et la République française, par Jules Favre, ch. VI. — 2. Idem, ch. VII.
566 l'église et l'état
de leurs biens, et en vous conservant l'honneur et l'intégrité de
la foi, mais ils le prouvent tous les jours par la simplicité de
leur vie, et l'attachement invincible dont leur cœur est plein
pour vos familles et notre chère patrie mutilée.
Et cependant, je le constate avec douleur, il y a des hommes
qui nous haïssent, qui conspirent notre perte, et qui feignent de
croire que, nous disparus, la France n'aura qu'à lever la main
pour cueillir à son gré tous les fruits de la civilisation : je
conjure ces hommes, pour lesquels je sens mes entrailles s'é-
mouvoir, de me suivre un instant à travers l'histoire du dernier
siècle. Ce qu'ils désirent a été fait. Les dalles du couvent des
Carmes ont gardé la trace du sang de nos prêtres, l'exil les a
reçus par milliers, et les a vus mourir par centaines; nos
cathédrales, fermées pendant dix ans, sont devenues des
magasins de fourrage; le bronze sacré de nos cloc'ies, des-
cendues de leurs flèches aériennes, et transformées en pièces
d'artillerie, a vomi les projectiles de la guerre après avoir
chanté les fêtes de la paix ; nos confessionnaux , nos livres
liturgiques, nos ornements religieux, jetés sur les places publi-
ques et dans les bûchers, ont servi de pâture aux colères des
méchants. Oui, Messieurs, la France a vu ces scandales, et
le temps funeste où ils ont épouvanté le monde , porte ce nom
maudit*, la terreur. Voudrait-on recommencer? Qu'on sache, du
moins, le résultat, car il est de ceux qui peuvent instruire, en
révélant toute la faiblesse de l'homme quand il lutte contre Dieu.
Voyez-vous, là-bas, sous ces portiques brisés, ce jeune
homme silencieux ? — « Jeune homme, qui es-tu? » « Je suis un
disciple de Jean-Jacques Rousseau, converti par les larmes de
ma mère. » « Quel est ton nom? » — « René de Chateaubriand. »
— <( Que fais-tu, près de ces autels renversés et dans cette nef
en deuil?» «J'écris... J'écris au lendemain de la Révolution et
sur la tombe des martyrs : le Génie du Christianisme ! »
CINQUIÈME CONFÉRENCE
Séparation de l'Église et de l'État.
Etait-elle possible en l'année 1800? — Est-elle possible aujourd'hui?
Messieurs,
Permettez-moi de vous adresser une prière. Les sentiments
généreux d'une grande assemblée ont pour premier élan de se
manifester au dehors par des marques solennelles d'approbation:
CINQUIÈME CONFÉRENCE 36?
je ne l'ignore pas. Mais nous sommes dans un temple, et nos
pères nous ont appris à ne jamais applaudir... si ce n'est de cœur,
aux paroles qu'on y prononce et qui nous y peuvent émouvoir.
Je compte donc sur votre discrétion et sur votre respect, pour
que l'incident de jeudi dernier, si honorable qu'il soit pour vous,
ne se renouvelle plus. Dieu entendra, dans vos âmes, les applau-
dissements secrets que vous inspirera la vérité ; niais je vous
demande instamment de conserver au lieu saint son traditionnel
et pieux silence.
Messieurs,
Il y a des esprits superficiels qui s'imaginent qu'on renverse
un système religieux, aussi sublime que le Christianisme,
comme on détruit un édifice vulgaire. Je les conjure de consi-
dérer, un instant, le résultat des violences qui nous furent faites
par les hommes de 93, et peut-être se convaincront-Ms du néant
de leur dessein. Il semble qu'après toutes les fureurs déchaînées
contre la Religion, les proconsuls d'alors eussent pu redire co
que Diocléîien avait autrefois gravé sur les marbres de l'Espagne:
Deleto nomine christiano, le nom chrétien est aboli. Il n'en fut
rien. Danton, Maximilien Robespierre, Saint-Just et vingt autres,
avaient tragiquement péri sur l'échafaud, et voici que ce christia-
nisme détesté, qu'ils avaient plongé dans le sang, relevait de
tous côtés ses autels, moins de dix ans après leur supplice.
Shakespeare a écrit que la tête d'un roi, en tombant, creuse un
abîme. Le mot du poète s'applique bien mieux encore à la chute
de la religion. Quel abîme que "celui où la France gisait ! Vous en
avez lu cent fois la description et je ne la recommencerai pas.
Mais les persécutions sanglantes ont pour effet de rajeunir les
croyances qu'elles prétendent écraser; l'âme humaine a des
besoins religieux qu'on ne peut anéantir, et qu'il faut d'autant
plus satisfaire qu'on les a laissé souffrir plus longtemps.
On le vit bien, au commencement de ce siècle. Le Clergé
dépouillé, banni, immolé, retrouva dans le martyre son anti-
que prestige. Quand les fidèles furent redescendus dans des caves
humides, pour assister à la messe, célébrée par un prêtre qui
bravait la mort pour confesser Jésus- Christ, ils ne reparurent à
la lumière qu'avec le zèle tout-puissant qui animera toujours les
chrétiens aux catacombes.
C'est pourquoi, Messieurs, en l'année 1800, la France que dix
ans de guerres civiles et étrangères avaient bouleversée, se
retrouvait face à face avec cette même idée religieuse qu'on avait
cru exterminer, et qui avait survécu au cataclysme universel.
Trois hypothèses se présentaient :
Ou bien l'État, c'est à dire la démocratie consulaire d'alors,
5G8 l'église et l'état
acceptant la séparation de Jait qui existait, pouvait se désinté-
resser de la religion, et l'abandonner à elle-même, en ne la con-
sidérant que comme un objet ordinaire, réglé par des lois de droit
commun :
Ou bien l'État pouvait essayer de fonder une religion nouvelle,
qu'il eût associée étroitement aux destinées de la démocratie ;
Ou bien l'État pouvait contribuer au rétablissement de l'ancien
culte, en tenant compte des faits accomplis et des nécessités de
l'époque.
Examinons, Messieurs, ces trois hypothèses. Je me dois à
moi-même de vous prévenir que je n'ai aucune idée préconçue,
aucun système dont je cherche le triomphe. Je me place avec
vous en face d'une situation qu'on peut ainsi résumer: abolition
des privilèges de la Noblesse et du Clergé, avènement de la démo-
cratie. Evidemment, il n'y avait de possible que les trois hypo-
thèses que j'ai indiquées plus haut, mais leur succès, inégal en
espérances, dépendait du concours que lui prêteraient et le pou-
voir consulaire et l'opinion publique. Etudions, Messieurs, cette
grande page de notre histoire. La philosophie sociale n'a jamais
eu plus beau sujet. Si l'examen des faits et la critique des idées
m'oblige à conclure que les deux premières hypothèses, c'est à
dire la séparation de l'Église et de l'État et la fondation d'une
religion nouvelle, étaient irréalisables, la troisième hypothèse,
celle du Concordat, dont je vous entretiendrai, jeudi prochain,
apparaîtra comme le résultat nécessaire de la situation de notre
pays, dans ces temps fameux.
I. — La séparation de l'Église et de l'État était-elle possible
en 1800?
Nous savons déjà,— (car nous l'avons établi scientifiquement
dans notre deuxième conférence), — qu'il est impossible à la
société civile et à la société religieuse de se mouvoir dans des
sphères complètement séparées; et cela : 1° parce que l'homme,
sujet commun de ces deux sociétés, a besoin d'unité dans ses
idées et dans ses sentiments ; 2° parce que la société civile et la
société religieuse ont le même territoire , pour théâtre d'action ;
3° par ce que ces deux sociétés se rencontrent inévitablement ,
devant les trois grandes questions de l'organisation de la lamille
de la propriété et de l'instruction publique. Ces deux sociétés
doivent donc avoir des rapports entre elles. Ni l'Etat ne saurait
se désintéresser de la Religion, ni la Religion ne saurait se
désintéresser des choses de TEtat : mais leurs relations, qu'au-
cun système philosophique et politique ne détruira, peuvent être,
en fait, plus ou moins étroites et nombreuses.
Premièrement, tes relations de la société civile et de la société
religieuse peuvent être portées au maximan, par exemple, quand
CINQUIÈME CONFÉRENCE 569
l'État adopte une religion officielle, comme cela existait en
France avant 1789, comme cela existe encore en Angleterre,
en Prusse et en Russie. Deuxièmement, ces relations peuvent
être réduites au minimum, comme cela se pratique aux États-
Unis, où le chef de la République se borne à demander, dans les
circonstances solennelles, des prières aux diverses communions
chrétiennes. Troisièmement, ces relations peuvent être mainte-
nues dans un juste milieu , comme dans les pays concordataires.
Or, Messieurs, nous nous demandons si, en l'année 1800, les
relations de la société civile et de la société religieuse pouvaient
être ramenées , en France , à ce minimum indispensable , qui
s'appelle la séparation de l'Église et de l'État.
Rien de plus séduisant, en apparence, que la séparation de
l'Église et de l'État, rien qui semble plus favorable à la paix
des deux sociétés, rien que les publicistes et les politiques du
jour, les yeux fixés sur l'Amérique, désirent et célèbrent da-
vantage. L'Église, société spirituelle, s'occupant librement des
âmes qui réclament son ministère; l'État, société temporelle,
s'occupant des intérêts matériels des peuples et laissant à
chaque homme le soin de sa conscience: tel est l'idéal aujour-
d'hui caressé par un nombre toujours croissant de nos contem-
porains. La Religion et la Politique sont, dit-on, deux mondes
réservés, distincts l'un de l'autre, et qui ont des fins spéciales. 11
est dangereux de les rapprocher, plus dangereux encore de les
unir. Laissons-les se mouvoir, dans une réciproque et pleine
indépendance.
Cette théorie qui a pour formule le mot fameux de Cavour :
« L'Église libre dans l'État libre », ne montre toutes les difficultés
dont elle est remplie que lorsqu'on la fait descendre des hauteurs
de l'abstraction sur le terrain pratique de la réalité. Nous allons
le constater solennellement , en étudiant ies rapports de l'Église
et de l'Etat, au commencement de ce siècle.
La rupture entre les deux sociétés existait. L'Eglise et l'État ,
séparés violemment par la Révolution, n'avaient pas pour cela
cessé d'agir, mais leur action isolée se renfermait dans un cercle
distinct. Pourquoi ne pas consacrer ce fait accompli? Pourquoi
rattacher, comme autrefois, les flèches du faisceau brisé ? « Une
seule résolution ferme et juste devait être prise par les hommes
d'État , dans cette circonstance : il fallait imposer à chaque
communion le devoir d'entretenir les prêtres de son culte '. »
Messieu'S, il n'y avait à cela qu'un malheur, c'est que personne
n'y pensait. La théorie de la séparation de l'Église et de l'État est
toute récente: elle n'existait pas, en 1800. Vous chercheriez
1. Madame de Sla 1 , Considérations sur la Révolution française , premier vol., cli. xm.
570 l'église et l'état
vainement, dans les discours des hommes politiques de la Cons-
tituante, l'idée d'une séparation telle qu'on la rêve aujourd'hui ,
entre la société religieuse et la société civile. Les habitudes con-
traires dataient de trop loin, et il en est d'une nation comme d'un
individu, on ne change pas en quelques jours son tempérament
ni les habitudes de sa vie. La Constituante avait proclamé : l°que
les fonctions du sacerdoce sont, dans toute société humaine,
les plus augustes et les plus nécessaires ; 2° qu'une pension
annuelle de douze cents francs, au moins, serait allouée à cha-
que curé, en dédommagement des biens ecclésiastiques dont la
vente et le produit alimentaient le trésor public pour soutenir la
guerre contre l'Europe *.
Vous l'entendez, Messieurs, la séparation de l'Église et de l'État
ne hantait alors , en France, aucun esprit, et un jour Cambon
ministre des finances , demandant à la Convention 2 de rayer les
pinsions ecclésiastiques du livre de la dette nationale, deux
hommes parurent à la tribune pour combattre ce projet de loi.
« Il faut, s'écria l'un, se défier d'une idée jetée dans cette
Assemblée. On a prétendu que les prêtres ne devaient pas être
salariés par le trésor public. On s'est appuyé sur des considéra-
tions philosophiques qui me sont chères, car je ne connais
d'autre Dieu que celui de l'univers, d'autre culte que celui de la
justice et de la liberté. Mais l'homme maltraité de la fortune
cherche des jouissances éventuelles : quand il voit un homme
riche se livrera tous ses goûts, caresser tous ses désirs, tandis
que ses désirs, à lui, sont restreints au plus étroit nécessaire,
alors il croit, et cette idée est consolantej pour lui. Il croit que
dans une autre vie ses jouissances se multiplieront en proportion
de ses privations dans celle-ci. Quand vous aurez eu , pendant
quelque temps , des officiers de morale qui auront fait pénétrer
la lumière dans les chaumières, alors il sera bon de parler au
peuple morale et philosophie. Mais jusque-là il est barbare,
1. Le 12 juillet 1790. la Constituante décrétait, dans la Constitution civile du Clergé :
Art. 1er «Les ministres de la religion exercent les premières et les plus importantes
fonctions de la société, et obligés de résider continuellement dans le lieu du service
auquel la confiance des peuples les a appelés, ils seront défrayés par la nation. »
— Art. 5 «Le traitement des curés sera, savoir: dans les villes et bourgs dont le
population est au-dessous de dix mille âmes et au-dessus de trois mille, de deux
mille quatre cents livres. Dans toutes les autres villes et bourgs, et dans les villages,
lorsque la paroisse offrira une population de trois mille âmes et au-dessous, jusqu'à
deux mille cinq cents, de deux mille livres; lorsqu'elle en offrira une de deux mille
cinq cents âmes jusqu'à deux mille, de dix-huit cents livres; lorsqu'elle en offrira une
de moins de deux mille, de quinze cents livres, et lorsqu'elle en offrira une de mille
âmes et au-dessous, de douze cents livrra. » — Le Concordat est resté lui-même bien
loin de ce règlement de la Constiluante. Nos pauvres curés reçoivent aujourd'hui
900 francs, c'est-à-dire 300 francs de moins que ne le voulait la Constituante, et chacun
sait que 1200 francs, à la fin du siècle dernier, valaient mieux que 2000 francs aujour-
d'hui.
2. C'était pendant le procès de Louis XVI, en janvier 1793,
CINQUIÈME CONFÉRENCE 571
c'est un crime de lèse-nation de vouloir ôter au peuple des hommes
dans lesquels il peut trouver encore quelques consolations. »
Le second, abordant le côté politique de la question, dit aux
conventionnels : « Qui sont ceux qui croient à la nécessité du
culte? Ce sont les citoyens les plus faibles et les moins aisés. Ce
sont donc les citoyens pauvres qui seront obligés de supporter
les frais du culte, ou bien ils seront encore à cet égard dans la
dépendance des riches, ils seront conduits à mendier la religion
comme ils mendient du travail et du pain ; ou bien encore ,
réduits à l'impuissance de salarier les prêtres, ils seront forcés
de renoncer â leur ministère, et c'est la plus funeste de toutes les
hypothèses, car c'est alors qu'ils sentiront tout le poids de leur
misère, qui semblera leur ôter tous les biens, jusqu'à l'espé-
rance K . »
Quels étaient donc ces deux hommes qui forcèrent Cambon
à retirer son projet de loi sur la séparation de l'Église et de
l'État ? Les nommerai-je ?. . . J'hésite , Messieurs , car nous
sommes dans un temple. Et cependant il le faut, la nécessité
du sujet m'y contraint: ces deux hommes étaient Danton et
Maximilien Robespierre...
Et ce que ces deux hommes, au faîte de leur puissance,
déclaraient impraticable et souverainement impolitique, ne
l'était pas moins dix ans plus tard. La situation de la France
en 1801 ressemblait, sous ce rapport, à ce qu'elle était en 1793.
Que dis-je? Elle s'était aggravée.
En effet, après la réaction politique qui suivit le 18 thermidor
et la chute tragique de Robespierre, Cambon reprit son décret
contre les cultes et le fit accepter par la Convention. Ce décret,
qui supprime le traitement des prêtres et annule les lois de la
Constituante sur les pensions ecclésiastiques , est moins une
séparation de l'Église et de l'État que la proclamation impie de
l'écrasement de l'Église par l'Etat. On y lit ces paroles auda-
cieuses: «Les édifices qui étaient employés pour le culte ont
été démolis ou servent de lieu de réunion pour former l'esprit
public. » Et encore : « Proclamez un principe religieux, de suite
il faudra des temples qui devront être gardés par des personnes
qui s'en prétendront les ministres; ils demanderont des traite-
ments et des revenus. S'ils réussissent dans leur première
demande, ils élèveront bientôt de nouvelles prétentions, et sous
peu ils établiront des hiérarchies et des privilèges... En consé-
quence, la Convention décrète: Article 1°'". — La République
française ne paye plus les frais ni les salaires d'aucun culte. »
Cette décision , en date du 17 septembre 1794 , n'eut pas le
succès qu'en attendait la Convention : loin de tuer la religion
1. Louis Blanc , Histoire de la Révolution française, livre VIII, ch. VIII.
572 l'église et l'état
catholique en cessant de payer les prêtres, elle lui rendit un
peu de son antique popularité en blessant la liberté de conscience
et l'opinion publique. Le 21 février 1795, et le 30 mai et le
6 septembre de la même année , la Convention retoucha son
règlement antérieur, elle rendit à la religion quelques édifices
non encore aliénés, mais elle prit soin de spécifier que les
mêmes temples serviraient aux cérémonies de tous les cultes
et elle punit, de la prison et de l'exil, quiconque publierait une
bulle du Pape. De semblables mesures, d'un mauvais goût et
d'un despotisme si révoltants, n'étaient pas faites pour ramener
la paix dans les cœurs et en l'année 1801 la situation, devenue
intolérable, appelait d'elle-même une nouvelle réglementation
des cultes.
L'État l'eût-il voulu, ne pouvait passer outre. Pourquoi? Parce
que les décrets de la Constituante, instituant pour chaque curé,
une pension annuelle de dou\e cents francs, étaient formels, publics,
connus de toute l'Europe, et qu'un grand peuple ne foule pas
ainsi aux pieds ses serments ; parce que le clergé exerçait une
influence d'autant plus redoutable que l'indemnité, non soldée
de ses biens l'aurait manifestement autorisé à en revendiquer la
légitime possession; parce que la religion catholique, dépouillée
de ses privilèges civils, était néanmoins restée vivante dans
le cœur des masses et que c'était une très faible minorité de
citoyens qui représentait le déisme ou l'athéisme.
Il fallait donc, de toute nécessité, résoudre politiquement la
question religieuse alors pendante, et on ne pouvait la résoudre
parla séparation de l'Église et de l'État, sans mettre aux prises
la Démocratie et le clergé.
La force de cette conclusion vous paraîtra d'autant plus
imposante que vous vous rappellerez qu'il y avait alors un
schisme, comptant des évêques et des prêtres nombreux, aux-
quels les pasteurs , revenus de l'exil et appuyés sur le vœu des
fidèles , disputaient , non sans autorité , la possession des édi-
fices sacrés. Pouvait-on laisser se prolonger ces scandaleux
débats, qui troublaient les consciences et retentissaient si pro-
fondément dans le pays? La Vendée, naguère frémissante et
maintenant à peine calmée, disait assez haut les malheurs qu'en-
traînent toujours les querelles religieuses. Le Premier Consul
eut fait preuve d'une rare inhabileté, s'il n'eût eu souci de
ce désordre moral : d'autant plus qu'il s'agissait de l'avenir
même de la Démocratie française et de l'attitude du clergé à son
égard. Suivez bien ces considérations.
L'infortune est un lien tout-puissant, pour unir les âmes. Les
souffrances partagées, les périls traversés en commun , devien-
nent pour les cœurs , que le malheur rassemble, des causes de
CINQUIÈME CONFÉRENCE 573
sympathie qui mettent en branle les fibres les plus délicates
et les plus énergiques de notre être. Quand deux hommes ont
pleuré sous le même toit et porté le même deuil, leur âme se
rapproche dans une alliance plus intime et se soude, pour
ainsi dire, au feu de la douleur.
La Monarchie et le clergé, frappés ensemble, ensemble déci-
més, s'étaient aimés d'un amour inconnu, pendant ces terribles
jours ou la Révolution les avait l'un et l'autre précipités dans
le sang. La Démocratie victorieuse, au lieu de diviser les forces
de la Monarchie en en séparant le clergé, devait-elle laisser au
parti de l'émigration un auxiliaire aussi précieux? C'eût été
peu sage. Les partisans du nouveau régime avaient lieu de
craindre que le clergé mécontent ne travaillât à rouvrir aux
princes exilés le chemin du trône, et ne cherchât à inquiéter les
consciences sur la possession des biens ecclésiastiques. Il fallait
régler ce point capital, et on ne le pouvait prudemment en
séparant l'Église de l'État. Le clergé français avait trop partagé
les vicissitudes de la nation, pendant quatorze siècles, et trop
mêlé ses destinées à celle de la monarchie, pendant les jours
tragiques de la Révolution, pour qu'il fût possible de s'arrêter
à cette solution radicale. Les écrivains, qui affirment aujour-
d'hui le contraire, sont des poètes et non des historiens. Le
roman qu'ils inventent ne résiste pas à l'étude impartiale de
la réalité: cette réalité , en l'année 1800, c'était la France divisée,
c'était la Démocratie à peine remise de l'ivresse du triomphe s
et en face de cette France , de cette Démocratie , c'était le clergé
uni au passé par les liens de l'histoire et du malheur. Quand
le Premier Consul n'aurait pas eu le génie administratif, que
nul' ne lui conteste, la situation que nous venons de peindre
repoussait tellement d'elle-même la séparation de l'Église et
de l'État , qu'on n'y aurait pu songer sans folie.
II. — Nous l'avouons, direz-vous peut-être, la séparation de
l'Église et de l'État eût été prématurée, en l'année 1800 :
d'ailleurs personne n'y songeait. Mais les temps et les esprits
sont bien changés. La libre-pensée a vu ses phalanges grossir.
L'indifférence à l'égard des vieilles croyances catholiques aug-
mente sans cesse. Il répugne à la justice et à la raison d'imposer,
à qui n'a plus la foi , le salaire d'un culte qu'il ne pratique plus.
« L'union de l'État et de l'Église était fondée essentiellement
sur l'unité de religion : on était tout ensemble et indissoluble-
ment croyant et citoyen. Cette union fut grandement ébranlée
déjà, quand plusieurs confessions religieuses purent coexister
dans un même État; c'étaient pourtant encore des rameaux
d'un même tronc et l'on pouvait concevoir l'État , étendant sur
574 l'église et l'état
toutes sa protection et sa tutelle, comme cela arrive aujourd'hui
encore dans plusieurs pays protestants. Mais lorsque prévaut
sans mélange le principe rationaliste , lorsque le citoyen n'appar-
tient plus que par son libre choix à Tune des confessions
chrétiennes et peut professer n'importe quel autre culte ou
même n'en professer aucun, sans rien perdre de ses droits ou
sans diminuer ses devoirs envers l'État -, lorsque la détermination
légale de ces droits et de ces devoirs ne s'inspire plus des préceptes
d'une doctrine révélée, mais des suggestions de la raison; alors
l'union de l'Église avec l'État, j'entends l'union juridique et
légale ne répond plus aux conditions de la société. Les concor-
dats et les transactions entre les deux systèmes peuvent être
approuvés encore comme expédients temporaires, non comme
ordre de choses normal et définitif. A la condition spéciale que
nous venons de décrire, (ajoute le publiciste auquel nous
empruntons cet exposé), répond nécessairement une forme
civile el juridique nouvelle. Cette forme ne saurait être que la
séparation de l'Église, ou pour mieux dire des églises, d'avec
l'État1.»
Messieurs, je ne dissimulerai pas le progrès de ces idées sépa-
ratistes, dans l'opinion publique. Les journaux les répètent, la
tribune en retentit, la France entière en est émue. Partout on
entend dire : pourquoi l'État donnerait-il salaire aux ministres
des différents cultes? Les payer, c'est les reconnaître. Or, l'État,
en reconnaissant un culte, en l'inscrivant chaque année au bud-
get national, n'empiète-t-il pas sur un domaine qui lui est
étranger, le domaine des idées religieuses? De plus, n'impose-
t-il pas aux libres-penseurs, qui se soucient peu d'une religion,
quelque forme qu'elle revête, une charge aussi onéreuse qu'in-
juste? Ceux qui font appel aux services d'un médecin ou d'un
avocat le rétribuent : pourquoi la condition du prêtre diffèrerait-
elle? Le prêtre doit recevoir son légitime salaire de la reconnais-
sance et de l'équité des croyants qu'il assiste. Agir autrement,
faire intervenir l'État dans les choses de conscience, salarier le
clergé des diverses communions, c'est continuer les errements
du passé, c'est exposer les peuples à voir éclater de nouveau
dans leur sein les vieilles et désastreuses querelles du moyen
âge, entre le Sacerdoce et l'Empire.
Voilà ce qu'on publie, Messieurs, dans les journaux, à la tri-
bune, partout; voilà ce que vous avez dit vous-mêmes peut-être;
voilà ce qui paraît à beaucoup, Y idéal qu'on doit incessamment
réaliser, dans les rapports de l'Église et de l'État. Permettez-moi
de vous montrer les difficultés pratiques de cette théorie, avec la
même loyauté que j'ai mise à vous l'exposer sans réticences.
1. Minghetti, L'État et V Église, ch. II. traduction de Louis Borguet.
CINQUIÈME CONFÉRENCE 575
Et d'abord, est-il vrai que les libres-penseurs convaincus soient
si nombreux qu'il faille, sous peine de blesser la justice, les
exempter de contribuer au salaire du Clergé ? Nous en doutons.
La libre-pensée est pour plusieurs, (et ce groupe est fort petit),
un thème ardemment soutenu, je le sais; mais pour le grand
nombre la libre-pensée n'est que Findifférence religieuse, ou tout
au plus une protestation contre l'influence politique qu'on attri-
bue aux prêtres. On se dit libre-penseur, parce qu'on a cessé de
prier Dieu, d'aller au temple ; on se dit libre-penseur surtout,
parce qu'on est républicain, et que l'erreur du parti républicain
consiste à s'imaginer que le prêtre est son ennemi. Si ceux qui
se déclarent partisans de la libre-pensée pouvaient un jour se
convaincre que le Clergé, loin d'être hostile aux institutions
vraiment républicaines, les accepte, leur opposition au sacer-
doce tomberait et leurs grandes phrases sur la séparation de
l'Église et de l'État iraient rejoindre, au royaume des utopies,
toutes les idées inapplicables. Mais les libres-penseurs voient
dans l'Église catholique l'alliée séculaire et puissante de la mo-
narchie, et ils regardent les cinquante millions que le budget lui
alloue, chaque année, comme l'aliment d'une guerre dont ils
sont les victimes. Ils ne veulent plus être dupes, ils ne veulent
plus soutenir leur ennemi, et c'est pourquoi ils disent : le prêtre
doit être salarié par ceux qui l'emploient.
On pourrait leur répondre : 1° que le prêtre n'est pas l'ennemi du
système républicain, mais seulement de certaines lois fausses
et de certains actes fâcheux d'administration, que l'on couvre du
nom usurpé de République -, 2° "que les femmes et les enfants
tiennent quelque place dans une nation ; que ni les femmes, ni
les enfants ne sont, en majorité, libres-penseurs, et que par
conséquent l'État ne manque pas à la justice en leur assurant le
ministère du prêtre. Mais il vaut mieux faire l'autopsie des argu-
ments qu'on nous oppose et montrer toute leur faiblesse.
Observons donc, Messieurs, que ceux qui disent: « le prêtre
doit être salarié par ceux qui l'emploient, » raisonnent avec une
légèreté peu philosophique. La société repose sur la solidarité. Il
ne suffit pas qu'un homme n'ait personnellement aucun besoin
du ministère des tribunaux ou des armées pour qu'il refuse de
contribuer à l'entretien de ces deux grandes forces sociales : il
suffit seulement qu'il puisse en avoir besoin. Le modeste laboureur ,
qui vit au fond de nos campagnes, pourra n'avoir besoin présen-
tement ni de la police, ni de la magistrature, ni d'aucune des
institutions protectrices de la société civile, et cependant il n'hé-
sitera pas à payer l'impôt. Pourquoi? parce que le bon sens suffit
à lui apprendre qu'il est solidaire de la prospérité et de la sécurité
générales du pays. Il sait qu'un jour peut venir, où ses terres
576 L'ÉGLISE ET L'ÉTAT
seront attaquées, sa réputation noircie, et il veut qu'alors il y ait
un magistrat et un soldat pour le protéger. Dans ce but, il n'hésile
pas à contribuer à leur entretien normal.
Ainsi en est-il pour le prêtre. Celui-là le paiera qui fera appel à
ses services, dites -vous: entendez la foudroyante réplique de
Mirabeau , peu suspect de trop vives sympathies à notre égard :
« Je remarquerai, s'écrie-t-il, que tous les membres du clergé sont
des officiers de l'État; que le service des autels est une fonction
publique, et que la religion, appartenant à tous, il faut par cela
seul que ses ministres soient à la solde de la nation, comme le
magistrat qui juge au nom de la loi, comme le soldat qui défend ,
au nom de tous, les propriétés communes. Je conclurai de ce
principe, que si le clergé n'avait point de revenu, VÉtat serait
obligé d*y suppléer '. »
J'entends bien qu'on m'objecte que les idées de Mirabeau ne
sauraient être une loi pour le génie des modernes et qu'il est de
toute justice que qui emploie le prêtre le salarie. Mais si par
hasard je suis pauvre, et que ma mère mourante demande un
prêtre, faudra-t-il que je sois condamné à ne pouvoir frapper à la
porte d'un ministre de la religion, parce que ma détresse m'empê-
chera de lui donner salaire? Ou bien, l'État rétribuera-t-il d'office
des prêtres pour les indigents, comme il rétribue des avocats à la
barre et des médecins dans les hôpitaux? En ce cas, la séparation
de l'Église et de l'État serait une chimère. Ecartons donc cette
première objection que des libres-penseurs superficiels nous oppo-
sent, et disons hardiment: la société a le droit d'exiger de tout
homme qu'il concoure, dans la mesure de ses forces, à l'entretien
d'un service public, en général, et à l'entretien du sacerdoce,
en particulier, parce que tout homme peut avoir besoin, à un
moment donné, de la présence et de l'assistance d'un prêtre.
Je regarde cet immense auditoire, je cherche parmi vous un
homme assez téméraire pour déclarer, ici, solennellement, qu'il
n'appellera jamais un prêtre, fût-ce même à l'heure poignante de
la mort. Si cet homme est dans ce temple, qu'il se lève, qu'il
arrête mon discours. . . Vous restez silencieux? Ah! je le com-
prends. On peut dire: je n'aurai pas besoin d'un prêtre, quand
on est encore dans le mouvement fiévreux de la vie, quand on
est emporté par les passions, toujours ingénieuses à nous voiler
le terme fatal de notre course, ici-bas. Mais quand le corps flé-
chit, quand la vie nous échappe, quand une secrète terreur de
l'âme nous avertit que la mort est sur nous, on ne dit plus: « je
n'ai pas besoin d'un prêtre, » parce que Dieu, dominant de sa
grande lumière l'ombre du tombeau , commence à déchirer le
voile derrière lequel il nous attend. Je lisais avec épouvante, il y
1. Discours du 30 octobre 1789 , sur la propriété des biens ecclésiastiques.
CINQUIÈME CONFÉRENCE 577
a quelques jours à peine , ces paroles audacieuses , que je
demande au Seigneur de ne pas laisser retomber sur la tète de
celui qui les a écrites: « je proteste d'avance contre les faiblesses
qu'un cerveau ramolli pourrait me l'aire dire ou signer '. » L'in-
fortuné ! craindrait-il de se démentir, sur son lit de mort, s'il
était certain d'avoir marché dans le chemin du vrai? Pourquoi ,
par un raffinement d'orgueilleuse incrédulité , se dépouiller
d'avance de l'honneur d'incliner devant Dieu son génie humilié
et son cœur repentant ?
Soyez sourd à sa fatale prière, ô Jésus, vous qu'il a connu,
aimé, dans sa jeunesse, et qui êtes assez miséricordieux pour
pardonner aux fautes immenses de son âge mûr. Triomphez de
sa volonté rebelle et de son esprit égaré, comme vous avez
triomphé des longues hésitations de son maître : qu'il suive
Littié dans sa mort chrétienne et baptisée, comme il l'a suivi,
hélas 1 dans sa vie de scepticisme et de science imparfaite ! Qu'il
ait besoin d'un prêtre, ô Jésus, qu'il nous appelle et nous cour-
rons à lui, ne nous souvenant que de son âme immortelle et de
vos infinies bontés !
Je reviens à vous , Messieurs , et je vous supplie de ne jamais
dire: je n'aurai pas besoin d'un prêtre, car votre orgueil d'un
jour se courbera, tôt ou tard , devant la moit, et c'est quand vous
frémirez à la vue de votre néant, c'est quand vous serez sais s
d'effroi au souvenir de vos iniquités, que le prêtre, ce frère fidèle
et tendre, élèvera sa douce voix , pour vous parler de notre Père
céleste, auquel vous croirez alors, parce que tout ce que vous
aimiez vous manquera.
« Preuves de sentiment, » diront quelques rationalistes, qui
oublient que les preuves de sentiment, quand elles reposent
sur la nature, sont aussi des preuves de raison: «apportez-
nous d'autres motifs, pour nous convaincre qu'aujourd'hui la
séparation de l'Église et de l'État est une chimère. Quant à nous,
l'œil fixé sur l'Amérique , nous soutenons que la séparation de
l'Église et de l'État est possible, parce qu'elle est réelle : ab actu ad
posse valet consecutio, vous ne sauriez avoir oublié, sitôt, monsieur
l'Abbé , la logique de votre éminentissime docteur S. Thomas. »
Je n'ai rien oublié, en effet, Messieurs: je sais que la séparation
de l'Église et de l'État existe dans les États-Unis d'Amérique,
mais je dis qu'en France, à cette heure, elle ne pourrait être
déclarée sans causer d'immenses troubles et peut-être cle cruelles
catastrophes. Je le prouve.
L'une des tendances les plus malheureuses , et cependant
les plus accentuées de la Fiance contemporaine , c'est de
1. Ernest Renan, Souvenirs d'Enfante et de Jeunesse, cl.. VI
IL SOIXANTE-TREIZE
578 l'église et l'état
chercher, dans les nations voisines, des modèles à copier, des
lois et des institutions à transplanter chez nous. L'Angleterre
a été, sous la Restauration et le gouvernement de Juillet,
l'idéal de nos hommes d'État. La Prusse est devenue notre
type d'organisation militaire. L'Amérique, à son tour, nous
séduit et nos publicistes les plus avancés ne voient, parmi
nous, d'harmonie possible entre la société civile et la société
religieuse, qu'à la condition d'imiter, sur ce point;, les États-
Unis. « Le monde marche vers une sorte d'américanisme ,
qui blesse nos idées raffinées , mais qui une fois les crises de
l'heure actuelle passées, pourra bien n'être pas plus mauvais
que l'ancien régime, pour la seule chose qui importe, c'est-à-
dire l'affranchissement et le progrès de l'esprit humain *. »
Je voudrais bien, Messieurs, que l'Angleterre, l'Allemagne,
l'Amérique , ne nous fissent pas oublier que nous sommes
Français et que c'est de la France qu'il s'agit, quand nous
parlons de la séparation de l'Église et de l'État.
Les États-Unis d'Amérique, qu'on nous propose ici pour
modèle, n'ont jamais connu l'alliance étroite de la société
civile et de la société religieuse. Leur histoire n'offre, sur ce
point, aucune tradition qui ressemble aux nôtres, et cette
différence est capitale. Voyez les États-Unis, à leur origine:
vingt sectes les composent, et divisées sur les croyances reli-
gieuses, ces vingt sectes sont cependant d'accord sur l'intérêt
national. Cet intérêt qui les rapproche leur commande une
tolérance et une indépendance absolues, toutes les fois que
les idées religieuses sont en cause. Les États-Unis ont grandi
dans cette tolérance et cette indépendance réciproques : la
société religieuse et la société civile y ont été, dès le début,
séparées. Des lois communes règlent les propriétés ecclésias-
tiques, car, remarquez-le, Messieurs, aux États-Unis, les
diverses Églises possèdent , et l'Église catholique comme toutes
les autres 2.
Indépendamment de ce passé historique, si différent de celui
de la France, les États-Unis méritent vraiment le nom d'États-
1. Ernest Renan, Souvenirs d'enfance et de jeunesse, préface.
2. La loi civile a réglé en Amérique,<j'que chaque église pourrait avoir un revenu de
125,000 francs, ce qui à 5 du cent donnée un capital de 2\ millions 500,000 francs. Dan?
ces limites, le culte peut largement se mouvoir et les ressources de la religion son*
assurées.
Loi du 11 avril 1876, spéciale aux associations religieuses dans l'État de New-York,
article 2e : « En aucun cas le revenudes biens dont il s'agit, (conventions diocésaines,
synodes, comités presbytériaux, corps quelconques gouvernant une église non incor-
porée — pour œuvres de religion, de charité, d'éducation — ) ne peut dépasser 25,000
dollars (125,000 francs). »
Demandez aux partisans de la séparation de l'Église et de l'État, en France, d'ac-
corder à l'Église catholique une pareille liberté, et vous les entendrez crier que nous
voulons reconstituer les biens de main-morte.
C QUIÈME CONFÉRENCE 579
Unis, car il n'y a dans cette grande nation, qu'une seule
opinion politique, Magistrats, soldats, négociants, prêtres et
évêques, tous sont républicains. Ils peuvent différer d'avis sur
la valeur ou l'opportunité de tel oujtel décret, de tel ou tel
acte administratif, mais tous sont d'accord pour adopter, servir
et défendre la République. Et les journalistes légers qui pré-
tendent, parmi nous, qu'il y a incompatibilité d'essence entre la
République et le Catholicisme, devraient bien, pour s'instruire ,
solliciter une heure d'audience de quelqu'un des illustres prélats
d'Amérique , qui visitent Paris. L'entrevue serait aussi utile
que piquante. Ils y apprendraient que les républicains des États-
Unis n'ont aucune crainte des propriétés ecclésiastiques, et
que si la séparation de l'Église et de l'État est possible, parmi
eux , c'est parce que les hommes d'Église et les hommes d'État,
y sont tous unanimes pour arborer le drapeau républicain et
ne songent pas, comme chez nous, à se déchirer sans merci.
Vous voulez, en France, la séparation de l'Église et de l'État ,
vous la voulez parce qu'elle existe aux États-Unis : donnez-moi ,
Messieurs, les États-Unis en France et je ne serai pas loin de
penser comme vous. Donnez-moi une histoire où l'Église et
l'État n'aient jamais eu que des relations très éloignées, donnez-
moi surtout une France où il n'y ait qu'une opinion politique ,
et je vous dirai : oui, séparez l'Église et l'État, rendez au clergé
le droit de posséder, de disposer de ses édifices religieux, de
réunir ses conciles, d'organiser ses paroisses. Mais la France
ressemble-t-elle aux États-Unis!
Les États-Unis ne se défient pas des idées religieuses, ni
de ceux qui les représentent et les propagent1. En est-il ainsi
parmi nous? Les État-Unis accordent aux diverses églises?
qui fleurissent dans leur sein, le droit de posséder des biens
de main-morte. La France moderne est-elle décidée à en faire
autant ? Qui ne sait que les biens de main-morte s'étaient
accumulés, dans les derniers temps de la monarchie, qu'ils
ont été saisis par la nation, partagés, distribués, vendus, à
partir de 1790, et que la seule pensée de leur reconstitution est
un épouvantail pour l'opinion publique? Séparer l'Église et l'Etat,
ce serait permettre aux biens de main-morte de se reconstituer,
(car évidemment on ne pourrait condamner les prêtres à mourir
de faim), et les politiques ardents qui préconisaient naguère
1. « parmi les Anglo-Américains, les uns professent les dogmes chrétiens, parce
qu'ils y croient, les autres parce qu'ils redoutent de n'avoir pas l'air d'y croire... La Religion
qui, chez les Américains ne se mêle jamais directement au gouvernement de la
société, dod donc être considérée comme la première de leurs institutions politiques, car si
elle ne leur donne pas la liberté, elle leur en facilite singulièrement l'usage... Le chris-
tianisme règne donc sans obstacles, de l'aveu de tous. » (A. de Tocqueville. La démo-
cratie en Amérique, tome II.
580 l'église ET l'état
jette séparation , quand ils marchaient à la tète de l'opposition
sous le règne de Napoléon III, ont cessé de la réclamer depuis
qu'ils sont arrivés au pouvoir1, je ne les en blâmerai pas, car
il est toujours honorable de renoncer à des plans périlleux,
pour revenir à des idées meilleures. Nous voudrions cependant
avoir la certitude que cette conversion est sincère et quelle n'est
pas une tactique. Mais peu importe, que ce changement singulier
soit une tactique ou une conversion, il n'en reste pas moins que
1. Ceci est très remarquable et prouve une fois déplus combien l'opposilion politique
en France, avec le caractère d'infaillibilité qu'elle affecte communément, est chose
trop souvent superficielle et trompeuse. Qui s'est montré plus passionnément partisan
de la séparation de l'Église et de l'État que MM. Gambetta, Jules Ferry, Paul Bért?
Leurs discours, de 1869 à 1876, sont imprimés, et chacun peut les lire. Mais voici que
le système républicain triomphe auxfélections de décembre 1877, après l'impuissante
réaction du 16 mai : aussitôt devenus maîtres de la place. Gambetta, Jules Ferry,
Paul Bert, redeviennent partisans du Concordat, et surtout des Articles organiques, et
proclament que jusqu'à nouvel ordre, il serait inopportun cle séparer l'État d'avec
l'Église.
Entendons-les tous trois et jugeons'par eux de la force intellectuelle et de la science
politique de nos grands hommes...
« Un jour je disais à Gambetta : pourquoi ne voulez-vous plus de la séparation de
l'Église etjde l'État ? Il me répondit: Ce serait la fin du monde. Le Clergé, groupant
autour de lui toutes les réactions, serait plus fort que nous. » (Extrait d'une confé-
rence de l'ex-père Hyacinthe sur Gambetta).
« 11 faut'voir le monde où l'on vit, par le petit bout de la lorgnette, pour déclarer
avec cette assurance que la France s'est ralliée aux programmes intransigeants et
radicaux. Voulez-vous, Messieurs, prendre deux exemples caractéristiques? Il y a
pour les rapports cle l'Église et de l'État, une solution radicale, à laquelle, s'est ralliée
toute l'extrême gauche : c'est la séparation absolue, la suppression du budget des
cultes, au risque de voir se reconstituer dans notre pays, d'une manière inéluctable en quel-
que sorte et par la force même des choses, la propriété ecclésiastique. (Applaudissements).
Mais enfin, c'est leur programme, c'est leur thèse, c'est leur cocarde. Eh bien ! j'ai
regardé, j'ai lu ces programmes, je les ai étudiés, (j'y ai quelque intérêt), et je vous
déclare que c'est une minorité, une faible minorité des programmes républicains qui
contient cette solution, à mon avis aussi redoutable que chimérique, de la séparation de
l'Église et de l'État. (Salve d'applaudissements et de bravos1». La majorité se rattache à
la solution sage, pratique, â une exécution plus ferme, je le veux bien, (augmentée de
certains petits bouts cle lois qu'il serait facile cle rédigerj, à une exécution ferme du
Concordat. » (Vifs applaudissements). — (Discours de M. Jules Ferry à ses électeurs,
12 septembre 1881, à Saint-Dié).
M. PaulBert n'a pas manqué de se faire l'écho de M. Gembetta et de M. Jules Ferry.
« Messieurs, non seulemant je parle en mon nom, mais je traduis les intentions de la
commission à laquelle vous avez fait l'honneur de confier l'examen des nombreuses
questions qui sont comprises sous le titre de dispositions concordataires, de sépara-
tion de l'Église et de l'État. Nous ne sommes pas intervenus dans la discussion
générale, imitant en cela la réserve du gouvernement, et nous attendrons que l'occa-
sion se présente de donner à cette grande discussion toute l'ampleur qu'elle mérite.
Mais je puis vous dire aujourd'hui que le projet que nous vous apporterons repousse
pour des raisons tirées de l'intérêt seul cle la France et cle la République, — c'est notre
opinion, tout au moins, repousse les divers systèmes de séparation Immédiate de
l'Église et de l'État et vous soumet un système dans lequel on arrive à une application
concordataire qui se tient à égale distance et de la faiblesse et de l'arbitraire.» (Officiel,
séance du mardi, 14 novembre 1882).
On attend peut-être, selon le vœu qu'exprimait M. Ernest Renan, dans son Marc-
Aurèle, que l'instruction publique ait tué le Christianisme dans les âmes. Après quoi,
il sera bon, non pas de séparer, mais d'opprimer ou de supprimer l'Église par l'État.
Au fond, c'est le but que visent quelques audacieux : la France saura ce que lui
coûteront ces théories^subversives, si un jour on tentait de les appliquer.
CINQUIEME CONFÉRENCE 581
la comparaison à la mode, entre les État-Unis et la France,
est de tout point défectueuse, et que la conclusion qu'on en
voudrait déduire en faveur de la séparation de l'Église et de
l'État, chez nous, n'a aucune solidité.
Eh! sans doute. Voyons-nous fleurir, dans nos familles, cet
amour de la République qui fait la force de la grande nation
américaine? Répondez, vous tous, répondez, vous Français, qui
n'êtes pas quatre réunis ensemble, sans avoir chacun votre opi-
oion, et votre opinion tranchée, intolérante, absolue? Quoi? C'est
vous, peuple divisé, c'est vous dans les rangs duquel je vois
flotter les drapeaux ennemis du royalisme, de l'orléanisme, de
l'impérialisme et du républicanisme, c'est vous qui ne pouvez
yous entendre sur rien, qui voulez encore ajouter à toutes vos
divisions, à tous vos troubles, le trouble suprême, la division
immense qui jailliront, comme de source, de la séparation de
l'Église et de l'État? Ah! laissez-moi admirer votre génie
politique !
Mais vous n'y avez pas pensé: vous vous imaginez, sans
doute, qu'on écrit dans un texte de loi : séparation de VÉtat et de
V Église, et que l'œuvre est faite ? Décréter est facile, exécuter ne
l'est pas. A qui appartiendront ces innombrables monuments
religieux, élevés par la piété de nos pères? Aux communes,
dites-vous. Mais les communes les ont-elles bâtis? N'est-ce pas
l'Église, la foi des chrétiens, les aumônes des fidèles? Et puis,
s'il plaît à un Maire de se signaler à l'attention publique, en
ouvrant l'enceinte sacrée de nos temples à des réunions profa-
nes : croyez-vous que l'opinion" des honnêtes gens n'en fera pas
justice et que les consciences abattues subiront ce scandale sans
protester? Que de rumeurs ! Que de bouleversements ! Dès le
premier dimanche qui suivra votre décret séparatiste, chacun
de nos hameaux deviendra un champ de bataille, où la fortuno
de la France sera tenue en échec par la main de ses enfants.
Eh bien, soit, Messieurs: la séparation de l'Église et de l'État
« s'accomplira au milieu d'une tempête, à la grande surprise de
ceux-là mêmes qui auront frappé ce grand coup, et qui dès le
lendemain, confondus de leur propre audace, attendront comme
tout le monde avec une poignante curiosité le résultat de cette
obscure expérience ' ; » on déchirera le concordat de 1801, on
foulera aux pieds les engagements solennels de la Constituante,
on supprimera la rente sacrée de cinquante millions que le bud-
get assure au Clergé français, depuis plus de quatre-vingts ans
et à titre d'indemnité pour les biens dont on l'a dépouillé ; on nous
obligera de louer à prix d'or les temples que nous avons bâtis, et
de chercher, loin de nos presbytères, l'abri que la charité publi-
1. Prévo<it-Porodo\, La France nouvelle, cil. IX.
582 l'église et l'état
que ne nous refusera pas : oui, on fera cette immense révolution,
et après ?
Croyez-vous que la religion n'aura plus qu'à s'envelopper d'un
linceul et qu'à descendre au tombeau? 0 folie ! La religion n'aura
jamais été plus puissante, parce que ses serviteurs n'auront
jamais été plus héroïques. Vous ne pourrez lui refuser « les liber-
tés de réunion, d'association, de prédication et d'enseignement ' »
qu'au besoin elle revendiquerait par le martyre; vous ne pourrez
briser en elle le ressort divin de l'apostolat ; vous ne pourrez
anéantir l'Évangile, chasser Jésus-Christ et son invincible assis-
tance : avec cela, Messieurs, je me tiens tranquille sur les desti-
nées du Christianisme ; séparez tout à votre aise l'Église et l'État,
et dans moins d'un siècle, armés du droit commun et soutenus
par Dieu, nous aurons rendu à l'Église de France sa place légi-
time au soleil et son influence nécessaire sur la civilisation.
Mais, en attendant, quel ébranlement dans notre pays ! Et
quels résultats^ funestes, tout opposés à ceux que nos ennemis
espèrent! Insistons-y: la matière n'en est pas indigne.
Quelle est l'espérance de ceux qui réclament la séparation de
l'Église et de l'État? Ce n'est pas d'assurer à l'Église une prospé-
rité nouvelle et inattendue. Loin de là. On se dit qu'une fois que
les cinquante millions annuels, qu'on alloue au Clergé français,
auront été supprimés, la religion aux abois tombera dans une
langueur mortelle. Son affaiblissement progressif rendra son
influence de plus en plus insensible : la libre-pensée triomphante,
s'élèvera alors, sur les ailes du positivisme et du rationalisme,
aux sommets du pouvoir. Pour cela, il faut non pas séparer
l'État et l'Église, et laisser à celle-ci sa liberté d'action: ce qu'il
faut, c'est subordonner l'Église à l'État, l'enchaîner par des
règlements Iraconiens, la mettre en tutelle, la placer résolument
sous le joug.
Oui, soyez sincères, Messieurs, et cherchez parmi vous les
nobles cœurs, les cœurs désintéressés, amis du vrai et du bien ,
qui désirent la séparation de l'Eglise et de l'Etat, dans le sens
d'une indépendance égale des deux pouvoirs. Où sont-ils ces
grands cœurs, ces, ssprits calmes et impartiaux? Il n'y en a pas;
il ne peut pas y en avoir. Nous comprenons tous que toutes les
forces vives d'une nation, l'instruction publique, l'armée, la
magistrature, le sacerdoce, doivent être orientées vers le même
horizon. Nous comprenons tous que la séparation de l'Eglise et
de l'Etat, entendue d'une manière absolue et totale, serait la
division du pays , organisée par les lois. Nous comprenons
tous enfin, qui que nous soyons, catholiques ou protestants,
libres-penseurs ou chrétiens, que ceux qui parlent le plus
1. Prévost-Paradol,$La France nouvelle, ch. IX.
CINQUIÈME CONFÉRENCE 583
bruyamment aujourd'hui de la séparation de l'Eglise et de
l'Etat, s'expriment mal et veulent autre chose que ce qu'ils
demandent. Ils veulent la subordination de l'Eglise à l'Etat,
l'enchaînement du clergé à une politique qu'on l'accuse de haïr,
et qu'il ne haïrait pas si elle était chrétienne. La séparation de
l'Eglise et de l'Etat n'est qu'un prétexte, d'apparence généreuse ,
il est vrai, car il a l'air de rendre la liberté au clergé; mais
cette apparence n'est que colorée. Au fond, c'est la subordination
de l'Eglise à l'Etat que l'on souhaite, que l'on cherche, que
l'on prépare ouvertement. Je ne calomnie pas : « la séparation
de l'Eglise et de l'Etat, dit Minghetti, n'implique nullement
que les Eglises, libres de tous liens, puissent se livrer bataille
entre elles, encore moins donner l'assaut aux autres institutions
civiles et à l'Etat. Non certes. Aux lois anciennes il en succédera
d'autres, et d'autres garanties succéderont à celles qui étaient
faites pour un Etat social qui n'existe plus. Au système préventif
se substituera le système répressif. L'Etat au lieu de prendre
comme autrefois des mesures générales pour empêcher certains
actes contraires à l'intérêt public, déterminera , en toutes matières,
les limites dans lesquelles il sera permis de se mouvoir, et n'inter-
viendra que si on les transgresse 1 . »
Vous l'entendez, Messieurs, c'est l'État qui « déterminera en
toutes matières les limites dans lesquelles il sera permis de se
mouvoir*. » d'où il suit que cette prétendue séparation, dont on
nous berce, se résoudra pour la religion, en un esclavage assez
peu dissimulé. On se flatte par là d'assurer la victoire définitive
du système républicain. Je veux enlever cette dernière illusion
aux démocrates superficiels, qui tombent dans ce piège. Sup-
posez donc un instant que la séparation de l'Église et de l'État
s'accomplisse, quels en seront les résultats immédiats et inévi-
tables? Je vais les dire sans hésitation.
1° Les partis monarchiques, royaliste, orléaniste, napoléonien,
saisiront avidement cette circonstance pour attaquer la Répu-
blique, et trouveront dans le Clergé un concours d'autant plus
certain et d'autant plus actif que ce dernier luttera pour son
indépendance. Déjà vous vous plaignez que le Clergé français ne
montre pas assez d'empressement à se rallier au drapeau répu-
blicain -, vous lui reprochez de faire cause commune avec les
monarchistes : que sera-ce quand vous l'aurez vous-même
séparé de l'État et jeté dans les bras de vos ennemis politiques?
Qui veut la fin veut les moyens : si vous voulez que le Clergé
adopte peu à peu vos institutions et oublie les gouvernements
protecteurs du passé, témoignez-lui plus de respect et moins de
défiance. Ne le condamnez pas à chercher un appui auprès de
1. Minghetti, L'État et l'Éalise.ch. IV.
584 L'ÉGLISE ET L'ETAT
vos adversaires. Il serait vraiment puéril de blâmer le Clergé
d'aimer ceux qui le soutiennent. Une république qui prendrait
pour principes les théories matérialistes, positivistes, rationa-
listes, de quelques esprits exaltés, une république qui affecte-
rait de combattre partout l'influence du Christianisme, une
république qui couronnerait tous ces exploits d'un nouveau
genre en séparant violemment l'Église de l'État, et qui oserait
ensuite se plaindre que le Clergé n'a pas de sympathie pour elle,
ferait-elle preuve d'intelligence? Je n'hésite pas à dire, du haut
de cette tribune sainte, que si quelques républicains ne trouvent
pas dans le Clergé cette confiance qu'ils nous reprochent de leur
refuser : c'est de leur faute. Et j'ajoute que l'hostilité du Clergé
contre la République redoublera, par la force même des choses,
le jour où la séparation de l'Église et de l'Etat, entendue dans
le sens vexatoire et draconien dont nous avons parlé plus haut,
sera proclamée. Ce sera le premier et fatal résultat de cette poli-
tique malheureuse.
2° Les cinquante millions, que le budget nous alloue et qui
sont matériellement indispensables pour l'exercice du culte et le
modeste entretien des curés, étant supprimés tout à coup, il
faudra les tirer d'une autre source. Car, Messieurs, s'imaginer
que la religion périra ou qu'elle ne trouvera pas de secours, c'est
rêver. Le Clergé remplacera donc les cinquante millions de l'État
par cinquante millions, qui lui viendront de la charité des fidèles.
« A la bonne heure, disent quelques-uns, les riches nourriront
les prêtres, s'ils le veulent : mais les pauvres, les ouvriers, seront
débarrassés d'un impôt de cinquante millions.» O naïveté ! Les
cinquante millions, qu'on enlèvera au budget des cultes, seront
reportés au budget de l'Instruction publique et vos impôts reste-
ront ce qu'ils sont ] . Je me trompe , vous aurez cinquante mil-
lions de plus à payer. « Le riche les soldera, » dites-vous. En
apparence, oui. Mais en réalité, non. Le riche, obligé de sub-
venir aux frais du culte et à l'entretien du Clergé, augmentera le
prix de ses loyers, restreindra ses dépenses, et finalement c'est
vous, Messieurs, c'est le peuple, qui subira cette nouvelle charge.
Ce que je vous dis est de toute évidence, sauf pour les esprits
passionnés qui croient tuer le Clergé en l'effaçant du budget
national, ou pour les esprits superficiels qui croient avoir extirpé
une difficulté, quand ils l'ont seulement changée de place. Déjà,
le casuel qui semble introduire dans l'Église une inégalité cho-
1. Je n'invente pas. M. Jules Roche, le porte-voix bruyant et inexpérimenté de l'ex-
trême gauche, s'écrie à la tribune le 16 novembre 1882 : « Il sagit de savoir si on
prendra le million que j'indique, (million à enlever au clergé), pour l'employer à un
autre usage... Vous êtes des hommes sérieux. Si vous voulez les réformes, si vous
voulez que les amendements passent, il faut prendre l'argent quelque part, et l'argen*
voilà au UesTtjevous l'ai montré, prenez-le ! » (Applaudissements très vifs à gauche).
CINQUIÈME CONFÉRENCE 585
puante, très éloignée pourtant de son cœur, et de ses désirs,
déjà le casuel vous déplaît, vous irrite, quand il s'agit de régler
les cérémonies d'un mariage ou d'un convoi funèbre : vous
n'aimez pas à aborder le prêtre comme on aborde un financier
ou un entrepreneur de fêtes publiques ; les questions d'argent
vous répugnent, mêlées aux questions religieuses. Que sera-ce
quand il faudra que vous subveniez directement aux frais d'un
presbytère, d'un curé, d'un temple, et que l'État vous aura
refusé sur ce point tout concours?
Tels sont, Messieurs, sans aucune exagération, les inconvé-
nients immenses de la séparation de l'Église et de l'État. La
France en fera-t-elle l'expérience dangereuse ? Je le crains.
Il y a, parmi nous, des hommes aventureux, habiles à exploiter
l'opinion publique et à séduire les masses: ces hommes sont
convaincus que la séparation de l'Église et de l'État sera le
dernier coup porté, en France, à l'influence religieuse. Je les
préviens qu'ils se trompent. Le Christianisme n'est jamais plus
puissant que quand on le condamne à l'héroïsme : héroïque il
l'a été, il le redeviendra. Le Colysée nous a vus aux prises avec
les bêtes et les Césars. L'avenir nous verra aux prises avec l'in-
crédulité et la folie. Je puis prédire le résultat. Nos neveux con
templeront ce que nos pères ont contemplé : la victoire du Christ
et le salut de l'Eglise ^.
1. « Le droit d'enseigner ne servirait de rien à l'Église, si elle n'obtenait les moyens
de vivre. Le budget des cultes pourvoit à cette nécessité. Ce budget constitue un
droit acquis au clergé. Les raisons de celte opinion sont tellement évidentes qu'elles
ont frappé un écrivain que les révolutiorînaires ne peuvent pas désavouer, Proudhon.
Voici en quels termes catégoriques il a eu le courage d'en convenir: « Tant que la
religion aura vie dans le peuple, je veux qu'elle soit respectée extérieurement et
publiquement. Je voterais donc contre l'abolition du salaire des ministres du culte.
Eh ! pourquoi, avec ce bel argument que ceux-là seuls qui veulent de la religion n'ont
qu'à la payer, ne retrancherait-on pas du budget social toutes les allocations pour
travaux publics ? Pourquoi le paysan bourguignon paierait-il les routes de la Breta-
gne ? et l'armateur marseillais les subventions de l'Opéra ? Je ne parle pas des consi-
dérations politiques, bien plus puissantes encore, et qui ne sauraient échapper â
personne. » Programme révolutionnaire. Aux électeurs de la Seine, 30 mai 1848. Prou,
dnoi était bien peuple en pensant ainsi, car loin d'appeler la suppression du salaire
cit. clergé, il n'y a rien que le peuple souhaite plus que l'abolition du casuel, c'est-à-dire du
système de contributions individuelles auquel les hommes de théorie et les révolu-
tionnaires veulent réduire les ressources du culte. Un publiciste républicain d'une
originalité et d'une vigueur d'esprit remarquables, M. Dupont-White a opiné comme
Proudhon (Liberté de penser, 1850). Le budget des cultes ne pourrait être supprimé que
du consentement du Clergé, moyennant des compensations à débattre librement avec lui.
La principale de ces compensations serait sa constitution [en personne civile avec la faculté
d'acquérir, sous des garanties à déterminer contre la reconstitution de la main-morte et la
spoliation des familles. Alors, les questions irritantes du droit de l'Église â acquérir et
à posséder, assoupies, si ce n'est à l'égard des congrégations religieuses, par l'exis-
tence du budget des cultes, se réveilleraient et ajouteraient un nouveau trouble à ceux déjà
trop nombreux qui nous travaillent. Il eût été mieux de constituer la dotation du cierge
en propriétés territoriales qu'on lui aurait abandonnées, car l'expérience démontré
que partout où lî clergé est propriétaire il est national et modéré. Un budget des
cultes n'a pas le mêr10* ap*atc néauc^ins il associe encore le clergé dans unecer-
586 L'ÉGLISE ET L'ÉTAT
laine mesure à la vie générale et il lui donne un intérêt personnel à la bonne gestion
Je la chose publique. Le budget des cultes supprimé, tout lien avec la société laïque serait
ompu, et alors le prêtre vivant au milieu de nous comme le religieux, plutôt témoin
qu'associé, serait soumis sans aucun contre-poids aux influences théocratiques. »
L'Église et l'État au concile du Vatican % oar Emile Ollivier, tome premier, en. II, troi-
sième subdivision).
SIXIÈME CONFÉRENCE
Examen de la deuxième hypothèse: la Démocratie,
en l^nnée 1800, devait-elle essayer d'établir une religion nouvelle,
qu'elle eût associée à ses destinées ?
Messieurs,
La séparation de l'Église et de l'État, philosophiquement
fausse, puisque tout dans l'homme et dans l'ordre social
doit concourir à l'unité, apparait grosse de tempêtes, après
plus de quatre-vingt-dix ans de démocratie et la division tou-
jours croissante de la propriété. Mais elle était bien plus
périlleuse, à l'aurore du XIX0 siècle, quand le champ de ba-
taille de la Révolution était encore tout hérissé de belligérants:
les uns espérant recouvrer des privilèges qu'ils n'avaient abdi-
qués qu'avec peine, les autres craignant de perdre ce qu'ils
avaient si difficilement conquis. Voilà ce que nous oublions
quand nous lisons l'histoire : nous ne nous représentons ni
les circonstances, m l'état des esprits, ni le milieu social.
Nous apprécions des événements que nous n'avons pas vus,
comme nous jugerions des morts dans un cimetière silencieux.
Vous interpellez ces tombeaux, vous blâmez les pâles habi-
tants qui y sont descendus, vous flétrissez la vie de ceux-ci
et louez le mérite de ceux-là : nulle voix ne répond à la vôtre.
Mais si 'ces morts pouvaient parler, s'ils pouvaient revivre,
avec les intérêts , les passions , les ambitions personnelles ,
dont ils ont subi l'action toute-puissante, et dont l'importance
et l'âpreté nous échappent : quelle réforme dans nos jugements !
Mettons-nous par la réflexion sous l'influence des mobiles qui
inspiraient nos pères. On n'est juste qu'à ce prix. Que dis-je?
on n'est intelligent qu'à ce prix, car tout comprendre est abso^
ment nécessaire à qui veut être impartial.
Or, en l'année 1800, on ne pouvait en France séparer l'Église
et l'État. Tout s'y opposait, et le trouble général des cons-
ciences, et la nécessité d'extirper le schisme, et l'impossibilité
d'éluder les engagements solennels de la Constituante, sans
SIXIEME CONFERENCE 587
rendre à l'Église dépouillée le droit de réclamer ses biens.
Joignez-y l'importance souveraine qu'il y avait pour la Démo-
cratie à détacher le clergé du parti royaliste, et à briser des
liens que le malheur avait plus étroitement resserrés. Nous
sommes d'accord, diront quelques publicistes: il eût été
souverainement impolitique de séparer l'Église et l'État : une
expérience récente et sanglante ne l'avait que trop montré.
Mais il restait un moyen de trancher la question , un moyen
supérieur, c'était de fonder un culte nouveau, c'était d'inau-
gurer un nouveau système religieux, qui eût anéanti le catho-
licisme, déjà si profondément entamé.
Étudions, Messieurs, cette seconde hypothèse, Je crois pou-
voir établir ces deux propositions : 1° On avait essayé , mais
en vain, de fonder trois religions nouvelles; 2° tout autre
système religieux que le catholicisme eût échoué, et échouerait
encore infailliblement.
I. — La pensée que le Christianisme est désormais voué à une
stérilité sans remède, et qu'une religion plus jeune doit répondre
à l'appel des âmes a préoccupé trop d'esprits, et trop d'esprits
d'élite, pour qu'il soit inutile de nous y arrêter. Analysons
sérieusement ce point délicat et poussons à fond l'examen.
Vous me permettrez, Messieurs, de fortement asseoir la
première pierre de ma thèse, en multipliant les citations, qui
toutes se ramènent à l'un de ces deux points : ou le Christia-
nisme est radicalement impuissant, en face de la situation
nouvelle des esprits ; ou le Christianisme ne répondra à cette
situation qu'en se transformant lui-même. Disons dès mainte-
nant que ni l'une ni l'autre de ces suppositions n'est vraie ; qu'il
ne s'agit pas d'une révolution à opérer dans le domaine religieux,
mais d'une simple évolution dans la méthode d'application,
destinée à adapter plus efficacement les vérités évangéliques
aux besoins actuels de la société. Toutefois, ne devançons pas
les conclusions; marquons d'abord, et vigoureusement, le
point de départ.
« Aujourd'hui, dit Théodore Jouffro y, il faut un nouveau germe,
c'est-à-dire de nouvelles solutions aux questions suprêmes que
le christianisme avait résolues. Telles sont ces questions qu'il
faut absolument que les nations, comme les individus, y aient
une réponse, pour organiser leur vie et se créer un système de
conduite. Comment voulez-vous que des gens qui ne savent ni
comment ni à quelle fin ils sont sur la terre, sachent ce qu'ils
ont à faire de la vie? Et comment voulez-vous que ne sachant ce
qu'ils ont à faire de la vie, ils sachent cependant, comment ils
doivent constituer, organiser, régler la société? Quand on ignora
588 L'ÉGLISE ET L'ETAT
la destinée de l'homme, on ignore celle de la société. La solution
du problème politique est donc une foi morale et religieuse. Celte foi
nous manque et tant qu'elle ne sera pas trouvée, toutes les
révolutions matérielles imaginables ne pourront rien pour la
société. Voilà ce que ne saurait trop méditer quiconque veut se
faire une idée juste et nette de la situation où nous sommes : tout
le secret de cette situation est là et non pas ailleurs. . . Ce qui nous
manque ce sont les solutions à une demi-douzaine de questions , aux-
quelles le Christianisme répondait , auxquelles plus rien ne répond
maintenant... » Du reste, Théodore Jouffroy n'hésite pas à dire :
(( Le fond du Christianisme est trop vrai, pour que cette grande
religion disparaisse, comme l'a fait le paganisme; sa destruction
est un rêve du XVIII0 siècle, qui ne se réalisera pas; mais nul
doute qu'elle ne doive subir une épuration, et recevoir une forme
nouvelle et des additions notables : autrement la révolte qu'elle
a excitée, l'incrédulité présente, et ce long travail de l'humanité
chrétienne qui date du XVe siècle, n'auraient pas de sens, ce qui
est impossible '. »
Nous aurions quelques restrictions motivées à apporter ici.
Poursuivons nos citations préalables.
Avant que Jouffroy n'eût prononcé, à la Sorbonne, les paroles
que vous venez d'entendre, Joseph de Maistre, dans un camp
tout opposé , avait écrit : « Je suis si persuadé des vérités que je
défends que lorsque je considère l'affaiblissement général des
principes moraux , la divergence des opinions , l'ébranlement
des souverainetés qui manquent de base, l'immensité de nos
besoins et l'inanité de nos moyens , il me semble que tout vrai
philosophe doit opter entre ces deux hypothèses ou qu'il va se former
une nouvelle religion , ou que le Christianisme sera rajeuni de
quelque manière extraordinaire. C'est entre ces deux suppositions
qu'il faut choisir, suivant le parti qu'on a pris sur la vérité du
Christianisme 2. »
Edgard Quinet a choisi: et entre Théodore Jouffroy et Joseph
de Maistre, il se prononce résolument pour l'institution d'une
religion nouvelle. La n»ute capitale de la Révolution , selon lui,
— et ceci nous ramène directement à notre grand sujet, les
rapports de l'Église et de l'État , — c'a été de faiblir devant le
Catholicisme et d'hésiter à fonder de toutes pièces une religion
qui s'harmonisât avec la démocratie victorieuse. Il faudrait lire
en entier les chapitres troisième et quatrième du 16° livre de sa
Révolution : je me contenterai de citations copieuses et péremp-
toires, dont je vous prie, du reste, de vouloir bien excuser la
longueur. Elles sont nécessaires.
1. Cours de droit naturel, 10e le;;on : Du scepticisme actuel.
•> Soirées de Saint-Pètfirsbourc: : dixième.
SIXIEME CONFÉRENCE 589
Edgard Quinct, cherchant la cause fondamentale de ce qu'il
appelle « l'immense avortement » de la Révolution française,
a cru la découvrir dans le peu de hardiesse, déployée par les
Jacobins contre l'ancien culte, et leur fatal aveuglement à ne pas
vouloir remplacer l'antique religion de la France par une religion
nouvelle, ayant potfr base la raison pure. Entendez-le :
« Saint Just avait écrit dans ses Institutions : Tous les cultes
sont également permis et protégés. — Quoi! tous, au milieu de
la lutte, même le culte qui vous maudit? — Oui. Et c'est de ce
moment qu'il a été convenu d'abandonner presque toujours h
fond pour sauver le mot... Serait-il donc vrai que ces colosses
d'audace ne se crussent pas capables de plier un roseau dans
l'ordre moral? Ils jettent le défi au monde, ils foulent aux pieds,
rois, castes , armées , mais une routine superstitieuse, les voilà
impuissants à l'affronter1 . . . Vidée des Jacobins sur le point fonda-
mental des choses humaines, la religion, est le vide : tout l'univers
en ruines n'aurait pu le combler... Si les révolutionnaires eussent
pris pour la substance de leur culte la raison absolue, ils ne
seraient pas si vite retombés dans les idoles. » Edgard Quinef
blâme ensuite le Comité de salut public de n'avoir pas laissé les
démolisseurs renverser toute nos cathédrales : «le mouvement
qui se produisait partout contre l'ancien culte, l'effort de la France
pour en sortir (??) était la Révolution même. Le grand Comité de
salut public n'imagina rien de mieux que de défendre solennelle-
ment cette entreprise... C'était l'absurdité même de jeter une
nation dans l'inconnu, et de prétendre tout ensemble qu'elle ne
changeât pas une pierre dans l'édifice de la vieille Église. Telle
fut pourtant la vue constante de Robespierre en 1793-'. »
Ainsi, Messieurs, vous l'avez entendu: 1° la religion « est le
point fondamental des choses humaines ; » 2° la Révolution
devait, sous peine de périr, fonder une nouvelle religion, car
l'ancienne, la religion catholique, lui était radicalement hostile:
3° par malheur, le Jacobinisme, sous l'inintelligeute direction
do Robespierre et de Saint Just, défendit l'ancien culte, dont
pourtant la France voulait se débarrasser; 4° « un immense
avortement » de la Révolution s'en est suivi , car il fallait établir,
pour que la Révolution triomphât , une religion absolument nou-
velle, la religion de la raison pure. On ne l'a pas fait. « Il est
donc bien visible, conclut Edgard Quinet , que la Révolution
n'était pas orientée dans l'esprit de ses chefs, ou plutôt elle conti-
nuait de s'orienter sur le passé et devait revenir à son point de
départ. Comment vous étonner, après cela, que la plupart de
1. Le Christianisme «un roseau, une routine superstitieuse! » Peut-on s'appelei
Edgard Quinet et commettre des méprises aussi profondément humiliantes!
i. Edgard Quinet, La Révolution , livre XVI, 0b. III et suivants.
590 L'ÉGLISE ET L'ÉTAT
ses conquêtes aient été illusoires, puisqu'elle n'osait quitter
l'ancien rivage? Là est toute V histoire des défaites de la démocratie
française. Le Catholicisme a beau jeter sur elle la malédiction et
l'interdit, il a toujours suffi de la moindre subtilité pour lui faire
croire que cette malédiction est au fond le cri d'une sympathie
cachée 4. »
Quel entassement d'affirmations étranges ! Quel dogmatisme
impérieux ! Pénétrons, l'arme de l'analyse à la main, dans ces
propositions accumulées, mais non pas cimentées.
Et d'abord, Messieurs, il est vrai: la religion est le point
fondamental des choses humaines, et ce mot nous plaît sur les
lèvres d'Edgard Quinet, parce que, jaillissant d'une pareille
source, il sera mieux accueilli des libres-penseurs de nos jours.
Mais ce qu'il est impossible d'admettre c'est la douceur du
Comité de salut public à l'égard du Catholicisme. Il faut une
singulière audace et un mépris peu commun de l'histoire, pour
écrire que Maximilien Robespierre et Saint-Just se sont montrés
timides et tolérants. Trente mille prêtres jetés en exil, deux
cents d'entre eux massacrés aux Carmes, les échafauds en
permanence dévorant nos religieux et nos vierges chrétiennes ,
toutes nos cathédrales fermées et mutilées, la déesse Raison
assise sur l'autel de Notre-Dame, nos livres brûlés, nos cloches
jetées aux fonderies militaires, nos cérémonies bafouées et
interdites : on nous observe que ces procédés n'étaient pas d'un
radicalisme suffisamment complet et intelligent. Et c'est un
homme très modéré qui dit ces choses: s'il était violent, que
dirait-il ?
Messieurs, Edgard Quinet écrivait plus d'un demi-siècle après
les événements , et il a pris les conceptions chimériques de son
cerveau pour des réalités. En cela, il s'est fait illusion. La
violence du Terrorisme a été tout ce qu'elle pouvait être, et si
les sanglants excès des hommes d'alors n'ont pu triompher
du Christianisme , la cause en doit être cherchée , non pas dans
la faiblesse des persécuteurs, mais dans l'invincible vitalité des
doctrines persécutées. Vainement le publiciste que je combats
invoque-t-il les exemples de Henri VIII, chez les Anglais, et
de Luther, chez les Allemands : ces exemples historiques se
retournent contre lui. Ni Luther, ni Henri VIII n'ont prétendu
supprimer le Christianisme : au contraire, ils ont proclamé
vouloir le restaurer dans sa beauté primitive , et c'est avec cette
arme, très habilement maniée, qu'ils se sont ouvert un chemin
facile dans la sympathie de leurs compatriotes. L'existence de
Dieu, la divinité de Jésus-Christ, la nécessité d'une rédemption,
t. tîdsrord ûuiuet. i.a Réonlution, livre XVI> ch. ni.'
SIXIÈME CONFÉRENCE 591
l'efficacité des sacrements, l'inspiration des Écritures, tels sont
les dogmes que Luther et Henri VIII admettaient , et ces dogmes ,
bien que ne constituant pas le christianisme intégral en son*
néanmoins une partie très essentielle : de là leur force. Mais
tout autre a été la prétention du Terrorisme révolutionnaire
Au Christianisme banni , il substitua la profession de foi du
vicaire savoyard de Y Emile : c'était vraiment trop peu.
Ici , Messieurs , Edgard Quinet a manqué de mémoire. Comment
a-t-il osé dire que la Révolution française n'avait pas tenté de
remplacer le Christianisme par un nouveau système religieux?
A-t-il oublié la théophilanthropie de la Réveillère-Lepeaux, la
fête de l'Être-suprême, le calendrier républicain, et les orgies
honteuses du culte de la déesse Raison? Tous ces systèmes ont
existé et ont essayé de prendre racine parmi nous. Si le dégoût
de la nation les a rejetés, ils n'en ont pas moins eu leurs jours
d'histoire, et il n'est pas permis à Edgard Quinet de l'ignorer. Il
est vrai que, ne les prenant pas au sérieux, il refuse peut-être de
leur attribuer quelque importance. Il eût désiré des essais mieux
coordonnés et plus nobles. Mais se rend-il bien compte des diffi-
cultés de l'entreprise? S'imaginerait-il, par hasard, que fonder
une religion nouvelle qui s'empare des esprits et des cœurs, est
une œuvre qu'avec de la volonté on peut toujours faire réussir?
Ignorerait-il que la foi, une foi immense, ardente, opiniâtre, est
la première qualité d'un fondateur de religion? En dehors de
Jésus-Christ, dont l'auguste et divine personne ne doit pas être
rabaissée à de semblables disputes, considérez Confucius,
Sakia-Mouni, Zoroastre, Mahomet, quelle foi profonde dans la
puissance de Dieu et dans leur propre mission ! Quelle attention
constante à rattacher à la Divinité le plan général de l'histoire
humaine et à placer la religion au glorieux sommet de toutes les
grandes choses! Voyons-nous rien de semblable dans les hom-
mes de la Révolution? Pénétrés des théories matérialistes de
d'Holbac ou de la vaporeuse et sentimentale religiosité de Rous-
seau, ils ont en horreur tout ce qui se rapporte à un culte positif,
à des dogmes précis et liés en système : la foi religieuse leur
manque , ils la maudissent, ils lui attribuent toutes les calamités
du genre humain, et vous leur demandez de fonder une religion
nouvelle? Mais vous n'y pensez pas.
Ils y pensaient, eux, cependant, ces hommes de fer qui
broyaient le passé sous leur talon inexorable : ils comprenaient,
que la suppression du Christianisme creusait un abîme qu'il
fallait combler, et ils y travaillaient. Rien de plus ridicule que le
résultat puéril de leurs efforts. Dieu les attendait dans ce vide : il
le leur avait laissé faire pour mieux jouir de leur néant et de
leur stérile orgueil Vous êtes les maîtres. Jacobins farouches :
592 L'ÉGLISE ET L'ÉTAT
votre dictature ne connaît plus d'obstacle. Vous avez ôté à ce
peuple sa religion séculaire : donnez-lui maintenant celle qui lui
convient, car il lui en faut une, vous le savez. Quelle misère!
Regardez-les, Messieurs: La Réveillère-Lepaux s'habille de
blanc, Robespierre porte à la main un bouquet de fleurs, quatre
forcenés promènent sur leurs épaules une prostituée, et voilà ce
que ces grands hommes mettent à la place du Christianisme !
Jamais notre immortelle religion n'avait connu un pareil
triomphe.
C'est qu'en effet ces Jacobins sanguinaires usurpaient non
seulement les droits de Dieu, mais encore les droits du peuple
français. Qui leur avait donné mission d'établir une religion
nouvelle? Personne. Quand on lit les cahiers des États-généraux,
on n'y rencontre nulle part cette parole : « nous demandons un
nouveau culte. » Quoi? n'était-ce pas assez de refondre tout notre
système politique, sans se jeter dans toutes les difficultés d'une
guerre de religion, que personne ne demandait, et qui devint
la cause la plus féconde de nos malheurs? Vous dites que la
Révolution française a échoué, que son « immense avortement »
vient de ce qu'elle a manqué de courage dans les choses
religieuses et de ce qu'elle n'a pas écrasé, sans merci, le
Christianisme.
Je vous arrête et je nie, pièces en mains, vos affirmations
irréfléchies. 1° Il n'est pas vrai que la Révolution ait complète-
ment échoué ; la plupart des réformes légitimes, que les cahiers
des États réclamaient, ont été obtenues -, 2° la Révolution n'a
perdu momentanément notre liberté civile et ne nous a con-
damnés au pouvoir personnel, pendant quinze ans, que parce
qu'en s'attaquant à la religion elle avait bouleversé les cons-
ciences, et qu'en bouleversant les consciences elle avait troublé
le pays, jusque dans ses dernières profondeurs. De là, pour
enchaîner les passions populaires, la nécessité d'un maître.
Messieurs, il faut se défier de ces esprits absolus, arrogants,
sans équilibre, qui dès l'instant où la société ne s'organise pas
sur un plan absolument nouveau, et qu'ils ont élaboré, décla-
rent qu'aucun progrès n'a eu lieu et qu'il faudra recommencer
l'expérience1. La Révolution française, essentiellement démo-
cratique, a atteint son but, en instituant l'égalité des citoyens
devant la loi, la discussion publique de l'impôt, et en détruisant
les privilèges. Lui demander davantage, c'est lui demander ce
qu'elle ne devait ni ne pouvait donner, et ce qu'aucune théorie
politique et sociale ne donnera jamais. Vouloir, par exemple,
1. «Toujours grande, sublime parfois, la Révolution est une expérience infiniment
honorable pour le peuple, qui osa la tenter, mais c'est une expérience manquée. » (Ernesf
Renan. Ijx Réfonne intellectuelle de La France).
SIXIÈME CONFÉRENCE 593
qu'elle remplaçât le Christianisme par un nouveau système do
religion, ou qu'elle établit la séparation de l'Église et de l'État,
c'était aller directement contre les intérêts mêmes et le but
particulier de la Révolution de 1789.
La Révolution de 1789, en effet, dont les principes se trouvent
formulés, dans les cahiers des trois ordres, est exclusivement
politique et sociale. La fin qu'elle se propose est un change-
ment dans la constitution civile de la France, et non dans sa
religion. L'abolition des privilèges de la noblesse et du clergé?
l'institution de l'égalité civile, la liberté politique; telles sont
les réformes que la Révolution de 1789 veut opérer, et qu'elle
opère. Nulle part, elle ne demande une Révolution religieuse,
nulle part il n'est question pour elle d'asseoir un culte nouveau,
sur les ruines du Catholicisme aboli * ; et j'ai le droit de dire
que lui jeter sur les bras une Révolution religieuse, c'était
aller contre ses intérêts et contre son but, et compromettre le
succès de la Révolution politique et sociale, dont toute la
nation comprenait la nécessité. Nous en avons une preuve
décisive dans les suites funestes de la Constitution civile du
clergé: ce n'était pas un culte nouveau, c'était une simple
modification dans l'ancien culte, et cependant quels orages!
Qu'eût ce donc été si la théorie d'Edgard Quinet avait triomphé ?
Mais sa théorie est radicalement fausse. 11 était impossible de
fonder une religion nouvelle : ni l'opinion publique ne le
souhaitait , ni les Jacobins n'avaient la foi que réclame cette
grande œuvre. Quand donc Edgard Quinet déclare que la Révo-
lution a échoué, parce qu'elle a manqué d'audace pour écraser
le Catholicisme, il proclame deux erreurs d'un même coup, et
deux erreurs palpables, parce que ce sont deux erreurs de fait.
Il est de fait, d'abord, que la Révolution de 1789 a réussi, et
que les changements politiques et sociaux qu'elle rêvait, —
changements que je n'ai pas à apprécier, — ont eu lieu et
demeurent. Nous avons une France démocratique, là où vivait
une France monarchique ; nous avons un gouvernement électif
et parlementaire, là où régnait un gouvernement héréditaire et
absolu ; nous avons l'égalité civile, là où triomphait l'inégalité
des rangs et des privilèges. La Révolution de 1789 n'est donc
pas « un avortement. » Il est de fait, en second lieu, que si le
i. Lamartine s'est ^(rangement égaré sur ce point: « La Révolution française, dit-
il, considérée Jans toute sa grandeur, fut surtout une révolution religieuse, et voila
pourquoi elle a un sens si sérieux et si intime dans l'ame des peuples. « Séance du
3 mai 1845, Politique de Lamartine, tome II). Hien n'est plus faux qu'une pareille afflr'
mation- la Révolution aux mains du Jacobinisme a eu des allures irreligieuses, voila
le vrai, mais nulle part dans les cahiers des États, il n'est question d'un changement
de religion, pour la l-'rance. Comment se laisse t-on aller a de semblables erreurs
historiques?
H. SOIXANTE-QUINZE
594 L'ÉGLISE ET L'ÉTAT
fruit de nos luttes politiques et de nos affreuses dissensions a
été la perte de la liberté, sous le Consulat et l'Empire, ces
dissensions et ces luttes n'avaient pas eu d'aliment plus funeste
que les atteintes portés au dogme catholique, par la Constitu-
tion civile du clergé et toutes les débauches d'esprit qui la
suivirent. Loin donc que la Révolution ait échoué, faute d'établir
une religion nouvelle , elle n'a compromis une partie de ses
résultats que parce qu'elle a porté la main sur la religion
séculaire des français , sur le christianisme.
Ainsi, Messieurs, je suis en droit de conclure qu'en l'an-
née 1800, époque où il était absolument nécessaire de régler
les affaires religieuses, l'institution d'une religion nouvelle étaij
une utopie, de tout point irréalisable.
Le Premier Consul le vit clairement, de son œil d'aigle, et
quelques sollicitations qu'on lui fît, il résista.
Je vais plus loin , et j'affirme qu'aujourd'hui tout autre système
religieux que le Catholicisme échouerait en France.
II. — Il est besoin, quand on discute avec les défenseurs les
plus ardents de la Révolution , de savoir d'une manière précise
ce qu'ils entendent par ce mot: la Révolution. Le résultat que
nous poursuivons ici, c'est-à-dire la destruction des préjugés
et le rapprochement des esprits et des cœurs, aura d'autant plus
de chances de se réaliser que nous nous serons appliqués davan-
tage à mieux pénétrer la pensée de nos contradicteurs et à ne
jamais attribuer à leurs paroles que le sens qu'ils leur attribuent
eux-mêmes. Quelle est leur passion la plus chère? Le triomphe de
la Révolution. Quelle est leur haine la plus violente? Le Catholi-
cisme. Faire triompher la Révolution, en détruisant le Catho-
licisme, qui est, disent-ils, son principal obstacle: voilà le
progrès, voilà l'avenir.
Messieurs, j'avoue ne pas comprendre cet antagonisme absolu,
entre les partisans de la Révolution et le Catholicisme. En effet ,
quel est le sens de ce mot : la Révolution , dans l'esprit de ceux
qui nous l'opposent ? Est-ce le sens de désordre, d'incendie et de
massacre? Nous avons lu d'épouvantables manifestes, où il n'est
question que de vengeance et de crime, et où l'on .prophétise, à
travers] mille [horreurs, l'avènement définitif de la Révolution.
La Révolution, ainsi comprise, est évidemment opposée au
Catholicisme, qui prêche la paix dans l'amour de Dieu et des
hommes. Mais ce n'est pas dans ce sens abominable qu'Edgard
Quinet, Louis Blanc, Michelet, Proudhon et vingt autres emploient
le mot de Révolution , et si on le leur attribuait ils se plaindraient
certainement qu'on les calomnie. La Révolution, loin d'être
synonyme pour eux de bouleversement et de pillage, leur apparaît
SIXIEME CONFERENCE 595
au contraire comme l'idéal de la justice sociale, comme la
réhabilitation des petits, des faibles, des déshérités. Et ce sens
noble et généreux, donné au mot de Révolution, est accueilli
des masses populaires, avec un enthousiasme toujours vivant.
Eh bien ! Messieurs, c'est dans ce sens que j'accepte le mot de
Révolution, pour argumenter avec ses partisans et leur montrer
leur profonde erreur, quand ils l'opposent au Catholicisme. La
Révolution, dites-vous, c'est la justice, c'est la science, c'est la
paix, c'est surtout la réhabilitation des humbles: soit. Mais le
Catholicisme est-il autre chose? Quel est le but social du Catho-
licisme, si ce n'est d'élever les humbles, de secourir les pauvres,
d'intéresser les riches et les grands au sort des infortunés,
d'étendre sur la terre le règne de Dieu et de préparer, dans la
vertu, les joies d'un céleste avenir? L'Évangile est le vrai code
des droits de l'homme, celui où il a été dit pour la première
fois que tous les hommes sont frères ; code d'autant plus
excellent que les droits de l'homme y sont plus étroitement
soudés à ses devoirs. L'esprit de la Révolution est résumé dans
ces trois paroles fameuses: Liberté, égalité, fraternité. Mais
quoi? ces trois paroles sont éminemment évangéliques: «La vérité
vous donnera la liberté, vous êtes tous les fils du même
père , le premier parmi vous se fera le dernier , » dit Jésus ; « vous
n'êtes pas des fils de servitude, » ajoute S. Paul, « appliquez-
vous donc à porter mutuellement votre fardeau K . »
D'où cette conséquence, Messieurs, (et je vous prie de n'en
être pas scandalisés), c'est que le Christianisme et la Révolution
— telle que la formulent ses partisans — invoquent les mêmes
principes sociaux et reposent sur la même théorie humanitaire :
avec cette différence que le système chrétien proclame, avant
tout, les droits de Dieu et place au premier rang des moyens de
succès la réforme du cœur, tandis que la Révolution, (et ce
défaut paralyse toute son énergie, ou même la rend dangereuse),
affecte trop souvent d'oublier Dieu, et de compter pour réussir
sur l'exclusif emploi des moyens violents.
Cette identité, entre les plans sociaux du Christianisme et ceux
de la Révolution, donne naissance à un phénomène trop peu
remarqué, et cependant très remarquable, à savoir : la nécessité
1. « Ces libertés si chères à ceux qui nous accusent de ne pas les aimer, nous les
proclamons, nous les invoquons pour nous comme pour les autres. En un mot, nous
acceptons, nous proclamons l'esprit, généreux, le véritable esprit de la Révolution fran-
çaise, en déplorant avec M. Thiers ses excès et ses erreurs. Je le dis sans hésiter : on
trouvera peut-être cette parole hardie dans la bouche d'un prêtre, et je veux l'ajouter
d'un prêtre qui n'est pas révolutionnaire : vous avez fait la Révolution de 89 sans nous
et malgré nous, mais pour nous, Dieu le voulant ainsi malgré vous. » (Mgr Dupanloup
De la pacification religieuse, ch. I. -- Voir dans la Vie de ce grand évoque, par l'abbé
Lagrange, premier volume, ch. XIX, les commentaires très judicieux, dontces paroles
sont accompagnées. )
596 l'église et l'état
pour les grands partisans de la Révolution, tels que Michelet,
Louis Blanc, Proudhon, Edgard Quinet, de se trouver malgré
eux, face à face avec les principes sociaux du Christianisme. Ce
qu'ils espèrent d'heureux, d'élevé, de progressif, pour la société,
le Christianisme l'espère comme eux ; ce qu'ils veulent pour la
réhabilitation des humbles et des déshérités, le Christianisme non
seulement le désire, mais travaille énergiquement à le réaliser.
Si la Révolution de 1789 avait été une révolution aristocratique,
restreignant les droits généraux de la nation, au profit d'un petit
nombre de puissants,, et se proposant non le bonheur de tous,
mais l'intérêt égoïste de quelques-uns : le Christianisme et la
Révolution eussent été en contradiction de principes et n'auraient
pu jamais se rencontrer, sur le terrain social. Mais la Révolu-
tion de 89 ayant la prétention de mieux répartir les charges et
les avantages de l'état social, son but déclaré étant le soulage-
ment des classes ouvrières, des pauvres, des déshérités, elle
devait nécessairement se retrouver un jour face à face avec le
Christianisme, qui enseigne aux hommes qu'ils sont tous frères.
Et aujourd'hui encore , tout ce qu'on promet au peuple au nom
de la Révolution, le Christianisme le lui promet au nom de
l'Évangile. Est-ce donc tant la peine de se combattre, quand au
fond on est d'accord?
Peut-être, les partisans de la Révolution diront-ils qu'ils ne
sont pas d'accord avec nous, parce que nous admettons le sur-
naturel qu'ils rejettent, parce que nous croyons à l'action provi-
dentielle de Dieu, à la divinité du Christ, à l'autorité de l'Église,
qu'ils répudient : mais quelle que soit leur divergence avec nous
sur ce point , divergence doctrinale d'une importance souveraine
et dont nous avons parlé dans notre seconde conférence, il n'en
est pas moins certain qu'en ce qui concerne l'amélio^tion de la
société, ils demandent la réalisation de l'idcal évangélique,
idéal que, nous chrétiens, nous prêchons depuis dix-neuf siècles.
Oui, Messieurs, si je m'en rapporte aux paroles, aux écrits des
partisans de la Révolution , je suis obligé de déclarer qu'au
point de vue social l'idéal qu'ils poursuivent est le nôtre. Mais,
fatale inconséquence ! ils veulent les fruits du Christianisme
sans accepter l'arbre qui les porte : ils veulent la paix, l'ordre*
la liberté, le progrès, en dehors de Jésus-Christ, de l'Évangile et
de l'Église* et Jésus-Christ, l'Évangile et l'Église sont seuls capa-
bles de les donner au monde : c'est ici qu'éclate le néant de leur
dessein et la force du Christianisme.
Ils veulent la religion de la Raison pure : mais la religion de
la Raison pure existe depuis dix-neuf siècles; elle existe depuis
que le Christ, assis sur la margelle du puits de Jacob, la révéla
à la Samaritaine.
SIXIÈME CONFÉRENCE 597
En effet, la Raison pure nous dit que cet univers suppose une
intelligence suprême qui l'ait créé et organisé ; et c'est ce que le
Christianisme nous apprend quand il s'écrie : Notre Père qui
êtes aux eieux !
La Raison pure nous dit que Dieu, créateur et organisateur
de l'univers, est une substance infinie, une intelligence infinie,
un amour infini, et c'est ce qu'enseigne le Christianisme sous les
noms populaires de Père, de Fils et d'Esprit saint.
La Raison pure nous dit que Dieu, Esprit souverain, veut des
adorateurs qui lui ressemblent, des adorateurs en esprit et en
vérité, et c'est ce que proclame éloquemment l'Évangile.
La Raison pure nous dit que l'homme, trop faible quand il est
isole, a besoin, pour se développer dans la vertu, d'être incor-
poré à une vaste et permanente société du bien : Kant, le grand
critique de Ja raison pure, l'a solennellement écrit: et le Chris-
tianisme réalise cette théorie sublime, dans l'Église catholique.
La Raison pure nous dit que l'homme est un être mixte,
auquel il faut des signes sensibles qui lui rappellent l'Invisible,
et le Christianisme lui offre ses sept sacrements.
La Raison pure nous dit qu'il y a entre les mauvais instincts
de l'homme et ses aspirations nobles une telle disproportion,
qu'on est forcé, avec Pascal, d'y voir la trace d'une antique
rupture d'équilibre : et c'est ce que nous apprend le Christianisme
dans le dogme du péché originel.
En un mot, Messieurs, le Christianisme est l'expression
même de la Raison pure ' , et nous cherchons ce qui est depuis
longtemps au milieu de nous : In propria venit, et sut eum non
receperunt. Vous demandez à la Révolution, à la justice sociale,
à des théories nouvelles, ce que le Christianisme renferme et
peut vous donner dès aujourd'hui. Pourquoi chercher si loin ce
qui est si rapproché? Pourquoi voir dans le Christianisme un
ennemi, quand il est un ami? Pourquoi s'obstiner à se passer de
sa toute-puissante force morale, de ses vérités si hautes et si
belles, quand il a en main le bien supérieur qui nous manque?
D'où vient donc cette lutte entre vous et lui ? Ah ! les causes de
nos erreurs seraient trop longues à dire; je ne m'arrête qu'à
deux : nos passions , cause interne , les calomnies et les outrages,
cause externe. Oui, Messieurs, le Christianisme a un adversaire
redoutable : c'est nous-mêmes. Quand le prêtre monte dans une
chaire, pour parler aux hommes qui l'attendent, il sent qu'il va
livrer bataille. Il ne parlera, en effet, que de défauts à vaincre,
1. 11 est bien entendu que nous ne voulons pas dire que la raison pure de l'homme eût
suffi à découvrir les dogmes chrétiens: nous disons seulement que ces dogmes révélés
trouvent dans la raison pure, impartialement consultée, (chose rare!) une admirable
et pleine confirmation.
598 l'église et l'état
que de sacrifices à accepter, que de vertus à conquérir ; il aura
devant lui l'armée frémissante des passions humaines, l'orgueil,
l'avarice, la colère, la noire jalousie, la dévorante luxure, et il
tremble à la pensée de la lutte que sa parole va ouvrir. Il tremble,
parce que ces passions ardentes, qu'il attaquera dans les autres,
il les porte en lui-même ; il les sent frémir, il les entend crier, et
il faut qu'il les ait enchaînées, toutes sanglantes, dans son
cœur, avant d'exhorter ses frères à les vaincre à leur tour. Eh
quoi ? Messieurs , le prêtre a dû pour rester fidèle au Christianisme
mettre sous le joug ses passions écrasées, et vous me demandez
pourquoi le Christianisme a tant d'ennemis? Le Christianisme
en aurait moins, s'il y avait moins d'orgueil et de licence sur la
terre. Ne voyez-vous pas que l'orgueil est importuné d'entendre
des lèvres sacerdotales, des lèvres humaines, après tout, lui
parler au nom de la Divinité? Ne voyez-vous pas que la luxure,
débridée et sauvage, couvre de sang et d'écume le mors que le
Christianisme lui remet sans cesse dans la bouche? Voilà la
première cause de nos haines contre la Religion. Cherchez bien
dans la vie de ceux qui opposent la Révolution à l'Église, et vous
trouverez l'orgueil qui ne veut pas se soumettre, et la luxure qui
veut se rassasier; faites venir Rousseau, Voltaire, et d'autres
que je ne nomme pas, lisez leurs écrits, et étonnez-vous ensuite
qu'ils n'aiment pas l'Église! L'Église attaque leurs passions, et
leurs passions courroucées résistent.
Premier motif. — Il en est un autre : ce sont les calomnies et
les injures, qu'une Presse, sans scrupule, verse à flots sur les
choses sacrées.
Dites-moi, Messieurs, si vous aviez rencontré, sur le chemin
du Calvaire, la grande et innocente victime, qu'on y traînait
il y a dix-neuf siècles , auriez-vous reconnu sous les traits de
cet homme couvert de poussière, de crachats et de sang, le
Messie attendu, le plus beau des enfants des hommes, le subli-
me Consolateur des affligés, le Père des pauvres, Celui dont
les foules charmées suivaient les pas et les discours . Celui que
vous adorez aujourd'hui, le Fils de David et le Fils de Dieu?
Non, vous ne l'auriez pu reconnaître , car la malice humaine
l'avait affreusement défiguré. Ses ennemis l'avait ravalé au rang
des criminels, ils l'avaient traité comme un scélérat — cum
scelestis reputatus est, — et à force d'outrages, ils lui en avaient
donné les apparences.
Ainsi faites-vous, aujourd'hui, vous tous qui insultez l'Église,.
l'Église qui souvent vous a nourris de son pain et de son génie .
dans ses maisons d'éducation et jusque dans le sanctuaire
l'Église dont vous dénaturez l'histoire, en confondant les princi
pes et les faits, la doctrine et les hommes. l'Église à qui vous
SEPTIÈME CONFÉRENCE 599
attribuez les fautes mêmes de ses enfants. Vous remuez le
sang de la Saint-Barthélémy, vous rappelez les violences des
Dragonnades, vous évoquez l'Inquisition, comme si l'Église
avait approuvé ces fureurs , et vous dites au peuple trompé :
« voilà l'institution qui t'a perdu , traîne-la au dernier supplice ,
écrase-la sans pétié, car sa mort sera ta vie. » Ah ! malheureux !...
« Pardonnez-leur, mon Père, car ils ne savent ce qu'ils font. »
Pardonnez-leur!... ou plutôt Maître adorable, cela ne suffit
pas, complétez votre triomphe, en touchant leur âme et en la
ramenant à vous! Peut-être, dans cet immense auditoire, y
a-t il des hommes de cœur qui sentent qu'il est injuste, qu'il
est horrible, d'accuser l'Eglise des fautes de ses enfants,
comme il serait horrible d'accuser la France des fautes de ceux
qui ont souillé son histoire. Achevez en eux votre œuvre de
lumière, ô Seigneur, pour qu'ils voient que le front auguste
de votre Église rayonne de l'immortel éclat de la justice et de
la charité.
On dit que quand vous montiez au Calvaire, défiguré et
meurtri, une femme vint à vous, et essuya d'une main com-
patissante votre visage sacré. Envoyez-nous aussi une âme
héroïque , portant dans ses mains le voile d'or de la vertu et
du génie! Quelle ose, à travers les outrages, s'approcher de
votre Eglise et qu'elle essuie sur son front les souillures que
les colères humaines y ont laissées. Quand ce front resplen-
dissant brillera de sa beauté divine , les hommes cesseront de
le haïr, et l'Eglise aux yeux des peuples convertis, apparaîtra
de nouveau comme leur Bienfaitrice et leur Mère. C'est du
moins mon espérance : puissé-je, Messieurs , vous la faire par-
tager et contribuer avec vous à en avancer la réalisation !
SEPTIÈME CONFÉRENCE
LE CONCORDAT
Messieurs,
Nous constations, dans nos dernières conférences, que la
démocratie française, au commencement du XIX0 siècle, se
trouvait, relativement aux choses religieuses, en présence d'une
triple hypothèse. Elle pouvait ou bien inaugurer, parmi nous, la
séparation de l'Église et de l'État, en s'appuyant sur les faits
accomplis ; ou bien fonder une religion nouvelle qu'elle eût
associée à ses destinées; ou bien restaurer l'ancien culte, en
600
l'église et l'état
tenant compte des événements récents et des nécessités présentes.
Nous avons vu que les deux premières hypothèses étaient
irréalisables. Restait la troisième, le Concordat, que nous allons
étudier, ce soir.
Le Concordat, c'est à dire le contrat solennel qui règle les
rapports de l'Église et de la République française, fut signé le 15
juillet 1801 et promulgué le jour de Pâques, 18 avril 1802, jour
mémorable, où le premier Consul se rendit à Notre-Dame, à la
tête d'un cortège inaccoutumé. L'histoire de notre pays a compté
peu d'années aussi célèbres que celle-là, à moins pourtant que
ce ne soit les dix années qui suivirent et où la France apprit à
répéter les noms fameux d'Austerlitz, d'Iéna, deFriedland, de
Wagram et de Borodino, noms impérissables qui la charmeront
toujours et qu'il faut aujourd'hui lui répéter dans son deuil, pour
consoler son cœur et lui rendre l'espérance.
Et cependant, Messieurs, quand à quatre-vingts ans de
distance on cherche ce qui a survécu de toutes les choses
extraordinaires qui furent faites alors, on ne trouve que le Code
civil et le Concordat; le Code civil qui règle les rapports des
citoyens entre eux, le Concordat qui régit encore, à cette heure,
les rapports de l'Église et de la République.
Dans un siècle de discussions passionnées, comme le nôtre,
la durée est une marque de force pour les institutions qui ne
succombent pas, sous les coups qu'elles reçoivent. Et la force
d'une institution, chez un peuple mobile comme le peuple
français, vient à son tour de la nécessité qui l'impose. Comptez
les gouvernements, les constitutions politiques, les chartes, les
ministères, qui se sont succédés, en France, depuis le Concordat 1
L'étonnant capitaine qui mit son nom à côté de celui de Pie VII ,
dans ce grand traité de paix civile et religieuse, est tombé deux
fois sur de sanglants champs de bataille, où ni son génie militaire
ni notre héroïsme ne purent le sauver. Les Bourbons qui lui
succédèrent sur le trône lui ont succédé dans l'exil , et la branche
cadette n'a pu fleurir sur le trône auguste, mais foudroyé, d'où
la branche aînée avait disparu. Deux révolutions, destinées à
fonder parmi nous la liberté politique , n'aboutirent qu'à restaurer
la dictature impériale, et les dates historiques de 1830 et de 1848
en rappellent une autre, celle de 1870, marquée, comme celles de
1814 et de 1815, des affreux stigmates de l'invasion. Que de
changements inattendus ! Que d'événements tragiques ! Que de
coups de tonnerre! Et cependant, le Concordat est toujours
debout. Six constitutions ont péri, quatre grands gouvernements
ont croulé, et le Concordat est demeuré, comme une colonne,
au milieu des ruines universelles.
Considérons donc cette grande œuvre. Voyons :
SEPTIÈME CONFÉRENCE 601
1° Ce que le Concordat est en lui-même ;
2° Ce qu'il faut penser des articles organiques que le premier
Consul y a joints ;
3° Quels auront été les avantages du Concordat pour la société
civile et la société religieuse, à supposer que les menaces de
déchirer ce contrat solennel se réalisent bientôt, et que la
séparation de l'Église et de l'État vienne mettre le comble aux
divisions qui perdent notre pays.
I. Qu'est-ce que le Concordat en lui-même ?
Le grand orateur romain dit qu'il faut, dans toute discussion,
s'élever d'abord aux notions universelles du sujet pour redes-
cendre ensuite aux applications particulières. Avant de parler
du Concordat de 1801, sachez donc ce que c'est qu'un Concordat,
en général.
Un Concordat est une convention entre le Pape, considéré
comme chef de l'Église catholique, et le gouvernement d'une
nation, sur des objets relatifs à la police extérieure du culte. Un
Concordat pourrait encore se définir, sinon philosophiquement
du moins populairement, un contrat où la société civile et la
société religieuse se font de mutuelles concessions, en vue de
la paix et du bien des peuples.
Mais l'Église peut-elle faire des concessions ? N'avez-vous pas
lu cent fois, dans vos journaux, que l'Église n'avait, pour toute
réponse, aux concessions qu'on lui demande, que son impla-
cable non possumus? Messieurs, vos journaux vous égarent,
quand, ils s'expriment d'un ton aussi tranchant : la vérité est
qu'il y a des concessions que l'Église peut faire et d'autres
qu'elle ne saurait se permettre.
Il en est de l'Église, comme d'un homme sensé: il y a des
concessions qu'un homme sensé peut faire et d'autres qu'il
refusera toujours. Un chimiste peut-il vous faire des conces-
sions, sur les lois qui régissent les diverses combinaisons des
éléments ? Un physicien peut-il vous faire des concessions sur
les lois de l'hydrostatique , de la réfraction de la lumière ou des
mouvements de l'électricité? Un mathématicien peut-il, pour
vous être agréable, concéder que cinq et cinq font neuf? Pourquoi
le chimiste, le physicien, le géomètre, ne peuvent-ils vous
faire des concessions, sur les lois qui règlent les objets de
leur science? parce que ces lois reposent sur la nature des
choses, et que la nature des choses est hors de nos atteintes. La
sagesse, en pareil cas, consiste à voir ce qui est et à s'y
soumettre. Ainsi en est-il pour un historien : demandez-lui de
faire mourir Auguste avant Jules-César, ou d'inscrire en l'année
1230 la bataille de Bouvines, il vous répondra qu'il ne le peut,
602 l'église et l'état
parce que tout le monde sait qu'Auguste a succédé à César et
que la bataille de Bouvines a été livrée en 1214, Mais, demandez
à un historien de changer le style de son livre ou la distribution
de sa matière ; demandez à un chimiste, à un physicien , à un
géomètre, de changer l'heure habituelle de leurs cours ou les
vases et les tableaux dont ils se servent pour démontrer ce
qu'ils enseignent, ils le pourront, s'ils le veulent. Dès l'instant
où vous respectez la nature intime des choses, on vous fera des
concessions sur les procédés.
J'ai multiplié, à dessein, ces exemples populaires, parce
qu'ils éclairent vivement le sujet que nous traitons. Il y a des
concessions que l'Église ne pourrait faire, sans se déshonorer
elle-même et périr. L'Église ne peut rien concéder en matière de
dogme et de morale : elle ne peut enlever un seul article du
Symbole ni un seul précepte du Décalogue. Lui demander des
concessions, sur ces deux points, c'est se heurter à l'impossible,
car sa doctrine n'est pas la sienne , c'est celle de Jésus-Christ.
L'Église n'a pu ni excuser Luther supprimant le dogme de
l'autorité enseignante, ni Henri VIII réclamant le divorce, ni
Calvin éliminant quelques-uns de nos sacrements. Pourquoi?
Parce que c'est Jésus-Christ , son divin fondateur, qui a établi
une autorité religieuse, parce que c'est Jésus-Christ qui a
solennellement aboli le divorce et institué les sacrements. Or,
ce que Jésus-Christ a dit, ce que Jésus-Christ a enseigné et a
fait, l'Église a pour exclusive mission de le conserver, de le
propager et de le défendre. Il est donc inutile de lui demander,
sur ce point, des concessions. L'Église a préféré voir s'éloigner
d'elle des royaumes entiers, plutôt que de mutiler son ensei-
gnement dogmatique et moral : le dogme et la morale sont, en
effet, choses divines, et dès lors immuables comme la nature
et la volonté de Dieu.
Mais à côté du dogme et de la morale , il y a la discipline, et
sur ce point l'Église est libre de ses mouvements, quand
l'intérêt et le salut des âmes l'exigent.
Qu'est-ce donc que la discipline? C'est l'ensemble des lois de
pure application , c'est l'ensemble des règlements administratifs
et pratiques qui ont pour objet l'exercice public du culte,
l'institution des fêtes, l'ordre des cérémonies, les ressources
habituelles des paroisses et le recrutement normal du clergé.
C'est sur la discipline que- portent les concordats, c'est sur
elle seule qu'ils peuvent porter. L'Eglise est libre de modifier sa
police intérieure et extérieure, elle ne l'est pas de modifier son
dogme et sa morale.
La lumière de ces notions générales, sur la nature des con-
cordats, va rejaillir sur le concordat de 1801 , en particulier. Ce
SEPTIÈME CONFÉRENCE 603
concordat comprend deux choses : 1° l'abolition solennelle et
authentique d'une discipline ancienne. — perpetuo extingnimus
— 2° la consécration d'une discipline nouvelle.
De quoi s'agissait-il? il s'agissait, vous vous le rappelez, de
régler les affaires religieuses, profondément troublées, et de
rendreainsilapaix aux consciences1. Mais le règlement nouveau
des affaires religieuses demandait d'immenses sacrifices , car la
majorité du peuple français, émancipée par la Révolution, enten-
dait ne pas revenir sur certaines décisions de l'Assemblée
constituante, et en particulier sur la vente des biens du clergé.
L'opinion publique , sur ce point , était unanime. Le clergé
lui-même n'avait plus guère d'illusion à cet égard.
On sentait le besoin de négocier. Mais il y avait plusieurs
conditions à remplir, pour mener à bon terme cette grande et
difficile entreprise. La première, c'était de s'adresser directement
au pape et d'éviter ainsi les procédés dédaigneux de l'Assemblée
constituante ; la seconde, c'était de prendre pour base de la
réorganisation du clergé, l'abolition définitive des propriétés
ecclésiastiques et la nouvelle distribution du territoire en
86 départements.
Tout ce qu'il y avait, dans l'Église et dans l'État, d'esprits
éclairés et sages , comprenait ainsi la réorganisation du culte ,
et ce que des historiens ou des publicistes ont émis, depuis
lors, de divergent sur ce sujet, tombe de soi devant l'étude
impartiale et approfondie de la France , en l'année 1800.
Le débat allait donc s'ouvrir entre deux sociétés. L'une , la
société, religieuse, dix-huit fois séculaire, appuyée sur d'au-
gustes traditions, mais prudente, magnanime, accoutumée aux
changements disciplinaires ; l'autre , la société civile , jeune ,
ardente, à peine sortie d'une Révolution, qui l'avait enivrée
et qui ne lui avait assuré l'empire qu'en détruisant tout un
monde2. Jamais plus grand spectacle ne fut donné à l'histoire.
1. « On calomnie ces saints prêtres, on leur enlève leurs plus beaux titres à la
vénération publique, on méconnaît surtout étrangement les faits lorsque, en puisant
des phrases toutes faites dans les harangues officielles du temps, on se met à répéter
aujourd'hui, suivant la formule consacrée, qu'en signant le Concordat, Bonaparte
releva d'un mot les autels abattus. Les autels étaient déjà relevés, une statistique
administrative de cette époque et les recueils religieux qui paraissaient alors, cons-
tatent que le culte était, avant la publication du Concordat, rétabli dans plus de
quarante mille communes. » (D'Haussonville, L'Église romaine et le premier Empire
tome premier, chapitre VII). L'observation, d'ailleurs très juste de M. d'Haussonville,
n'empêche pas qu'avant le Concordat les quarantes mille communes où le culte était
rétabli, de fait, ne fussent dans une grande anxiété et un trouble véritable, soit à
cause du Schisme, soit à cause des conditions toutes nouvelles et toutes précaires où
se trouvait l'Église de France. Le Concordat mit heureusement fin à cette situation
inquiétante : on ne le peut nier, sans parti pris.
2. « Lorsque la guerre de la Révolution éclata, les rois ne la comprirent point; ils
virent une révolte où ils auraient dû voir le changementldes nations, la fin et le com-
mencement d'un monde : ils se flattèrent qu'il ne s'agissait pour eux que d'agrandii
604 l'église et l'état
Ces deux sociétés éprouvaient le besoin de traiter ensemble,
car la direction des esprits et le cours des événements les y for-
çaient. Mais chacune d'elles désirait le faire, en sauvegardant ses
droits et eh se ménageant les chances, toujours problématiques,
de l'avenir. Une pareille négociation supposait deux hommes
nouveaux, étrangers aux événements tragiques qui venaient de
bouleverser si profondément l'Église et la France, deux hommes
nouveaux, représentant dans toute la plénitude de leur autorité
les deux sociétés civile et religieuse, et animés d'un égal désir
d'assurer avec jalousie les intérêts réciproques de leur cause.
C'est alors, Messieurs, que la Providence amena sur la scène
du monde les deux esprits les plus divers, et cependant les plus
aptes à cette négociation capitale. L'un, général en chef, à vingt-
sept ans, d'une armée qui s'était couverte de gloire sous ses
ordres, avait enlevé en un mois cent étendards, gagné vingt
batailles et conquis l'Italie au galop de son cheval. L'Egypte
l'avait vu quelque temps après réveiller, au pied des Pyramides,
la mémoire des Pharaons, briser les escadrons mahométans et
menacer au cœur la puissance coloniale des Anglais. Hardi,
bouillant, opiniâtre, capable des extrêmes folies et des pruden-
ces extrêmes, ce jeune et extraordinaire capitaine, qui venait
encore de traverser les Alpes et d'écraser l'Autriche à Marengo,
résumait en lui la Révolution, moins le désordre. La société
civile, éblouie de sa gloire, ne pouvait choisir en face de l'Église
un représentant plus âpre et plus jaloux des droits de l'État. Le
Premier Consul n'était ni un croyant pieux ni un théologien, ni
un matérialiste. C'était un soldat de génie, élevé dans l'incrédu-
lité générale et les préjugés irréligieux de son temps.
Il ne faut demander aux hommes que ce qu'ils peuvent : vou-
loir que Napoléon ait compris le Catholicisme comme Pie VII le
comprenait, et lui reprocher les discussions plus ou moins
machiavéliques auxquelles il se livra, c'est ne tenir compte ni de
l'éducation, ni de la vie militaire du Premier Consul, ni du rôle
politique qu'avant tout il jouait dans cette importante affaire4.
leurs États de quelques provinces arrachées à la France; ils croyaient à l'ancienne
tactique militaire, aux anciens traités diplomatiques, aux négociations des cabinets,
et des conscrits allaient chasser les grenadiers de Frédéric, des monarques allaient
venir solliciter la paix dans les antichambres de quelques démagogues obscurs, et
la terrible opinion révolutionnaire allait dénouer sur les échafauds les intrigues de
la vieille Europe. Cette vieille Europe pensait ne combattre que la France; elle ne
s'apercevait pas qu'un sièc'.e nouveau marchait sur eMe » (Chateaubriand, Mémoires
d'outre-tombe, tome III. De Bonaparte).
1. Il est assez étrange d'entendre aujourd'hui M. Paul Bert, et avec lui un certain
nombre de républicains, reprocher à Bonaparte d'avoir agi par politique, en traitant
avec l'Église: on dirait vraiment que ce n'est pas la politique, mais une politique
fausse et anti-nationale, cette fois, qui les pousse eux-mêmes à nous tracasser.
Comme les pharisiens, dont parle l'Évangile, ces Messieurs voient clairement la paille
quiest dans l'œil du voisin, mais ne sentent pas la poulre qui crève le leur.
SEPTIÈME CONFÉRENCE 605
Napoléon savait que l'homme a besoin d'un culte, il croyait
que pour la France ce culte ne pouvait être que le Catholi-
cisme, et lui-même cédant aux souvenirs de son enfance se
sentait enclin à favoriser, parmi nous, la religion de Clovis et
de Charlemagne. Mais en préparant le retour de cette religion,
il n'oubliait pas qu'il était le chef tout-puissant d'une démocratie
jalouse, dont le Clergé passait, à tort ou à raison, pour l'ennemi
déclaré, et en diplomate sagace il prenait ses mesures pour que
la restauration du Catholicisme ne pût devenir, chez nous, la
restauration de l'Ancien Régime.
En face de ce foudroyant génie de la guerre, voici le génie de
la paix.
Pie VII occupe à Rome le trône pontifical, et Pie VII a dès
longtemps compris, (comme le prouve sa conduite épiscopale à
Imola), que le nouvel ordre de choses, inauguré avec le dix-
neuvième siècle, réclame d'immenses sacrifices. Il est disposé
à les faire, pour sauver l'Église, et ramener la foi dans ce beau
pays de France où les cathédrales pleurent encore leurs évêques
exilés. Pie VII est, avant tout, un saint. Il n'a d'autre ambition
que celle de l'apostolat. Les âmes sont l'objet sacré de son amour.
Ce sont elles qu'il cherche, à travers les révolutions, dont le
fracas l'émeut, sans le troubler. Doué de l'énergie de Grégoire VII
et de Boniface VIII, (il le montrera un jour), il a vu que la Démo-
cratie est la reine de l'avenir, elle duc inaltum, gagne la haute mer,
de Jésus-Christ, a retenti à son oreille. Il obéit, et malgré les
partisans opiniâtres du passé, qui s'imaginent toujours qu'on
viole les principes quand on les sauve, il entre en relation avec
cette Démocratie française, contre laquelle plus d'un faux sage
d'alors eût souhaité le voir se raidir.
Jugez, Messieurs, de l'intelligence de Pie VII, jugez de son
apostolique amour des âmes, par l'étendue des sacrifices qu'il
accepte courageusement.
On lui demande la démission des 135 évêques, qui étaient
titulaires des évêchés français, en 1789; il accepte.
On lui demande d'établir 86 évêchés, distribués à raison d'un
seul par département; il accepte.
On lui demande de renoncer solennellement aux biens terri-
toriaux du Clergé, qu'un décret de la Constituante a mis « à la
disposition de l'Etat : » il accepte.
On lui demande de ratifier l'indemnité annuelle que le budget
de l'Etat allouera désormais aux évêques et aux curés : il accepte.
On lui demande d'ordonner aux évêques et aux curés de prêter
serment à la République, et de prier pour les consuls, bien que
les frères de Lous XVI , (qui seront plus tard Louis XVIII et
Charles X), vivent encore : il accepte.
606
l'église et l'état
On lui demande, enfin, de consacrer, par avance, les règle-
ments de police que le gouvernement rédigera et appliquera au
culte catholique : il accepte, ne se doutant pas, cette fois, dans
son exquise loyauté, qu'on dépassera le but, et que sous pré-
texte de règlements de police l'Etat violera le dogme et marchera
sur quelques-uns des droits essentiels de l'Eglise.
Dites- moi, Messieurs, l'Église et son chef pouvaient-ils témoi-
gner d'une plus grande abnégation et d'un plus vif désir de
réconcilier la société moderne avec les principes chrétiens?
Pie VII pouvait-il donner au monde un plus bel exemple de cette
sagesse et de cet esprit de concorde qui seront, jusqu'à la fin
des temps, la note caractérisque de la politique de l'Église?
Voici dans quel touchant langage il s'exprime lui-même, au
commencement de la Bulle concordataire : « Celui qui a été
constitué ici-bas, pour remplir la mission de Notre-seigneur
Jésus-Christ et pour gouverner l'Eglise de Dieu, doit saisir
toutes les circonstances et s'en servir avec toute l'opportunité
possible, dans le but de ramener les fidèles au sein de l'Église
et d'éviter de redoutables périls : il doit craindre , en effet ,
que l'occasion, venant à disparaître, tout espoir soit désormais
perdu d'obtenir les avantages qui peuvent servir la religion
catholique1. » Tout ce qui ne se rattache pas directement aux
intérêts de la Religion est de nul prix aux yeux du Pape. Ne
lui parlez pas de dynastie royale à restaurer ; il ne voit que les
autels en deuil , et c'est aux autels qu'il pense lorsqu'il traite
avec la Démocratie française et avec le Premier Consul, chef
militaire de cette démocratie. Là est la grandeur du Concordat :
il relie l'ancien monde au nouveau, la France du présent à
celle de l'avenir.
Mais si grand, si beau, que soit le Concordat, c'est une
œuvre humaine ; et il en a les défauts. En est-il moins digne
d'admiration? Où sont donc les rêveurs, qui croient qu'on
réalisera ici-bas l'idéal? L'idéal n'est pas de ce monde. Notre
gloire est de le chercher, sans espoir de l'atteindre, si ce n'est
dans un séjour meilleur, là-bas, au delà du tombeau. Le
Concordat a des taches, il a des imperfections, mais ces taches,
nous devons le dire, viennent de la société civile et non de la
société religieuse. Vous devinez, Messieurs, que je fais allusion
aux articles organiques, à ces articles fameux, dont on parle tant
aujourd'hui, dont on voudrait faire une chape de plomb pour
1. « Qui Christi Domini vices in terris gerere,atque Ecclesiam Dei regere constitulus
est, omnes occasiones arripere omnique opportunitate, quœ ei offeratur, uti débet
qua possit, et fidèles ad Ecclesise sinum adducere et omnia quaecumque timentur
pericula evitare ne, occasione amissa, spes amittatur etiam ea bona amplius asse-
uendi quibus religio catholica juvari possit. » (Bulle du Concordat).
SEPTIÈME CONFÉRENCE 607
la liberté de l'Église, et dont je vais vous entretenir, sans plus
tarder, avec autant d'impartialité que d'énergie.
II. — L'Église, Messieurs, n'a jamais contesté à la société
civile le droit d'étendre sa police jusqu'aux manifestations
extérieures du culte ; elle n'a jamais refusé d'entrer en pourparlers
avec les gouvernements, sur ce point délicat.
Pie VII reconnaît, au Premier Consul, dans le premier article
du Concordat, le droit de faire des règlements qui auront le culte
pour objet, et Pie VII reconnaît à l'Etat ce droit, parce qu'il
n'entame en rien les droits de l'Eglise. On avait discuté, cependant,
parce qu'on craignait que, sous prétexte de règlements de police,
le premier Consul n'ébréchât le dogme et la morale, et n'intro-
duisît des articles vexatoires. Hélas ! c'est ce qui eut lieu. Les
articles organiques ne se contentèrent pas ô! organiser les fabriques
paroissiales, les rapports des curés avec les autorités civiles,
l'ordre extérieur des cérémonies du culte, ils allèrent plus loin ;
ils attribuèrent à l'Etat une surveillance abusive sur les bulles
des souverains Pontifes , et prétendirent assujetir les évoques
aux préfets, jusque dans le nombre des sujets destinés au
sacerdoce .
Cet abus de pouvoir, que je vais vous faire toucher du doigt,
dans un instant, et qui ne cessera d'exister que quand on aura
abrogé sept ou huit des 77 articles organiques en question, venait
de trois causes que je tiens à mettre en relief, pour rendre à
chacun ce qui lui est dû, c'est à dire au passé ce qui est au passé,
au présent ce qui est au présent.
Quelques partisans de la monarchie, frappés des excès de
pouvoirs, auxquels s'abandonne, çà et là, contre le Clergé le
gouvernement de la République, affectent de proclamer qu'avec
la royauté cela n'existerait pas. Ils blâment les articles organiques,
comme s'ils étaient l'œuvre exclusive de la Démocratie jalouse.
Il nous en coûte de les démentir, mais l'histoire nous apprend
que les articles organiques ont des racines séculaires et qui
plongent profondément dans le passé monarchique delà France.
Depuis Philippe le Bel jusqu'à Louis XIV et ses successeurs, la
monarchie n'a pas dédaigné de tenir le Clergé en tutelle : les
exemples sont nombreux. Je ne rappelerai que les paroles de
Bossuet au cardinal de Noailles, pour protester contre les
mesures administratives du chancelier de Pontchartrain : « il est
bien extraordinaire que, pour exercer nos fonctions, il nous faille
prendre l'attache de Monsieur le chancelier et achever de mettre
l'Eglise sous le joug. Pour moi j'y mettrais la tête. Je ne relâcherai
rien de ce côté- là, ni je ne déshonorerai mon ministère '. »
1. Vie de Bossuet, par le cardinal de Beausset, livre XII, ch. XXIV.
608 l'église et l'état
Louis XIV, en cette circonstance, donna raison à Bossuet
contre le Chancelier, mais « les servitudes à l'égard du roi »
flétries parFénélon, n'en existaient pas moins. On oublie trop
aujourd'hui, dans le camp royaliste, dont l'ultramontanisme est
d'assez fraîche date, et les quatre articles de 1682, imposés au
Clergé, et les bulles pontificales soumises à l'estampille du
Ministère, et les prêtres emprisonnés au nombre de plus de 80,
pendant la déplorable querelle de la Régale, et les sièges épis-
copaux demeurés vacants, alors, au nombre de plus de 40. On
oublie trop les vexations des Parlements, qui poussèrent l'in-
convenance jusqu'à refuser la bulle de canonisation de Vincent
de Paul et obligèrent le grand archevêque de Paris, M. de Beau-
mont, à s'exiler. On oublie trop, enfin, que le dispositif des arti-
cles organiques de 1801 est en majeure partie emprunté aux anciens
règlements ecclésiastiques de la monarchie française. Le Premier
Consul ne voulait pas être plus désarmé que les rois, auxquels
il avait la prétention de succéder. Cela, sans doute, ne le justifie
pas, mais cela fait mieux comprendre sa conduite et ramène à
leur juste valeur les déclamations par trop bruyantes de quel-
ques écrivains royalistes *.
Second motif : on se défiait de l'action politique du Clergé,
autant sinon plus encore qu'on s'en défie aujourd'hui. Le Con-
cordat, qui répondait à l'attente de l'opinion publique et aux
désirs des masses, trouvait dans l'entourage immédiat du Pre-
mier Consul une opposition acharnée. Il n'était pas rare d'en-
tendre quelques généraux de cette époque, tels que Lannes et
Augereau, murmurer dans les corridors des Tuileries: «Qui nous
eût dit que Bonaparte fut sitôt devenu un capucin ! » La moquerie
est puissante au pays de Voltaire, et bien que le Premier Consul
fut un capucin d'un genre tout nouveau, cependant il n'était pas
insensible à ces railleries qui lui arrivaient, çàet là, comme des
éclats de boulet. Et pour mieux montrer qu'il n'entendait pas, par
le Concordat, s'abandonner à la conduite du Clergé, ni laisser trop
longtemps son froc de capucin cacher ses épaulettes de soldat, il
faisait rédiger, par ses légistes obéissants, les articles organiques.
Joignez à ces motifs, déjà suffisants, le caractère despotique
du Premier Consul, toujours jaloux de son autorité et désireux
de dire : mes évêques, comme il disait : mes préfets, et vous aurez,
Messieurs, l'explication de cette législation inattendue, malheu-
reuse, injuste, qui subrepticement ajoutée au texte du Concor-
dat, est devenue l'objet des réclamations du pape Pie VII et des
querelles qui, depuis lors, ont trop souvent troublé les rapports
de l'Eglise et de l'Etat.
1. Ces écrivains royalistes devraient bien nous expliquer pourquoi Louis XVIII et
Charles X n'abrogèrent pas'solennellement ces articles funestes.
SEPTIÈME CONFÉRENCE 609
Comment voulez-vous qu'il en soit autrement? Les articles
organiques sont au nombre de soixante-dix-sept. Or, parmi eux,
sept ou huit sont en contradiction flagrante avec le dogme ou la
morale de l'Eglise. Examinons-les.
Article l01". « Aucune bielle , bref, rescrit , décret , mandat, provi-
sions, signature servant de provision , ni autre expédition concernant
la cour de Rome, ne pourront être reçus, publiés, imprimés, m
autrement mis à exécution , sans V autorisation du gouvernement . »
! Jésus-Christ a dit à ses apôtres : « allez et enseignez toutes les
nations», et voici que le premier de nos articles organiques
attribue au gouvernement le droit d'arrêter les bulles des souve-
rains pontifes. Nous avons pourtant démontré qu'en matière de
dogme et de morale, la société civile n'est pas compétente. Si
elle peut, à son gré, empêcher le chef de l'Église de se faire
entendre des fidèles, nous lui demandons d'où lui vient cette
autorité? Voyez vous-mêmes, Messieurs, jusqu'où cette autorité
la conduit fatalement. Nous en avons, à cette heure, un grand
exemple.
On a publié , dans ces derniers temps , des manuels d'instruc-
tion civique, destinés à nos écoles primaires. Ces manuels
attaquent ouvertement la doctrine chrétienne de l'intervention
divine, ici-bas, la doctrine des miracles, et représentent le
clergé comme ayant été, avant 1789, la ruine et l'opprobre de la
France \ Rome a condamné ces manuels; c'était son devoir.
Nos évoques ont multiplié l'écho de cette condamnation légitime.
Que se passe-t-il? L'État, armé des articles organiques, qui
défendent de publier des bulles sans autorisation préalable du
gouvernement, sévit contre des évêques et des prêtres , les
signale à l'animosité des ennemis de la religion , toujours
prompts à déclarer que nous cherchons le renversement de la
République, quand nous justifions nos dogmes, et pousse la
sévérité jusqu'à supprimer une partie de leur traitement budgé-
taire. Eh quoi ! Messieurs, simple journaliste, j'aurai le droit de
critiquer tout haut ces manuels d'instruction civique , et prêtre
ou évêque , je ne puis sans danger réfuter dans un discours ou
dans un mandement , des doctrines absolument opposées aux
principes chrétiens 2, ou des allégations historiques très incom
plètes , très partiales , et dès lors très fausses?
1. « Quand les gens du roi avaient tout pris, arrivaient ceux du Seigneur et de l'Abbé.
Alors, jugez de la désolation... Le pauvre peuple seul payait pour la terre; les nobles
et le clergé rien du tout. » {L'instruction civique, 7e leçonï. Paul Bert en a menti: chaque
année le Clergé votait lui-môme ses impôts qui s'élevaient, dans les derniers temps, à
plusieurs millions.
2. M. Paul Bert que nous trouvons toujours au premier rang des ennemis acharnes
du clergé français et de la religion, écrivait dans la préface des premières éditions de?
son livre: L'instruction civique à l'école: « Les sciences imprègnent profondément l'es-
prit des idées de règle, de loi, d'évolution, destructives des idées de caprice, de miracle,
H» SOIXANTE-DIX-SEPT.
610 l'église et l'état
En effet, c'est se montrer incomplet et partial que de raconter
les abus sans dire un mot des bienfaits. C'est violer toutes les
lois de l'équité que de dépeindre les inconvénients de l'ancien
régime, sans parler des services rendus. C'est surtout faire
œuvre de haine, et dès lors de politique funeste, que d'intro-
duire dans nos écoles un livre où les enfants apprendront à
détester tout homme qui portera une soutane ou un titre nobi-
liaire. Nos évoques avaient mille motifs de dénoncer à l'opinion
publique ces manuels dangereux. Le gouvernement de la Répu-
blique s'en offense, et s'y oppose. Voilà pourtant où le premier
article organique nous conduit. Le gouvernement prend sous sa
tutelle des livres hostiles à la religion, au clergé, et il impose aux
évoques et aux prêtres un silence qu'on ne pourra noblement
violer, sans être puni : l'autorité même du Pape devra s'incliner
devant les articles organiques, et le Pape non seulement ne
les a pas signés, mais ne les a pas connus. Est-ce là cette
indépendance, dont l'Église a besoin, et qu'elle revendique, au
nom de Jésus-Christ, dans tout ce qui regarde le dogme et la
morale ?
Article 3. (.(.Les décrets des synodes étrangers , même des concile i
généraux , ne pourront être publiés en France , avant que le gouverne'
ment en ait examiné la forme , leur conformité avec les lois , droits
et franchises de la République française, et tout ce qui dans leur
publication pourrait altérer ou intéresser la tranquillité publique» »
de révolution... Lorsque l'enfant aura appris, dans l'étude des sciences d'observation
et d'expérimentation, le culte de la loi ; lorsqu'il saura, de source certaine, que tout
effet a une cause antécédente, n'ayez plus peur que ce caprice chassé de la nature,
cet enfant devenu homme et citoyen, l'admette dans la société. Non; quand il ne
croira plus aux miracles, il n'attendra plus rien du coup d'État, venant du pouvoir
ou venant de la rue. Et en effet, qu'est-ce que le miracle, sinon un coup a' État dans la
nature ? Qu'est-ce qu'un coup d'État, sinon un miracle dans la société ? Les idées sont
corrélatives : venues à la suite d'un enseignement anti-scientifique, elles disparaîtront ensemble
devant un enseignement scientifique. »
C'est pour avoir blâmé cette doctrine anti-philosophique et impie que plusieurs de
nos évêques ont été traduits devant le Conseil d'État et condamnés. Le Gouvernement
a commis deux fautes : 1* Il a pris sous sa tutelle des livres classiques, d'une très
problématique valeur, et que chacun a le droit d'apprécier comme il l'entend ; 2* Il a
frappé des évêques qui, en défendant qu'on enseignât aux enfants que le miracle est
impossible, remplissaient le plus élémentaire de leurs devoirs qui est de maintenir,
dans le monde, la notion vraie de la Divinité. Qu'est-ce qu'un Dieu qui ne serait ni
tout-puissant, ni libre, et qui ne pourrait pas intervenir dans sa création? Le gou-
vernement s'est oublié à ce point, de punir des évêques et des prêtres qui ont dit, en
dépit de M. Paul Bert , que Dieu pouvait faire des miracles : miracles qui, d'ailleurs,
n'ont aucun rapport avec les coups d'État politiques, que l'auteur affecte de confondre
avec eux.
Nous devons à la justice d'informer nos lecteurs que M. Paul Bert a fait disparaître,
dans la onzième édition de son manuel, le paragraphe que nos évêques ont condamné.
Voici comment l'auteur s'exprime cette fois : « L'habitude de n'être satisfait que par
les preuves expérimentales que donnent les sciences physiques, rend tout aussi
exigeant pour les théories économiques, politiques et sociales, que pour celles du
monde physique. » La phrase est assez mal rédigée , mais l'erreur philosophique H
l'impiété ont disparu.
SEPTIÈME COMFÉR^NCE 611
D'où il suit, Messieurs, qu'à l'époque du concile du Vatican,
en 1869-70, il aurait fallu que le gouvernement ratifiât les bulles
où sont condamnées les erreurs du positivisme et du maté-
rialisme, et où le dogme de l'infaillibilité pontificale est pro-
clamé, avant que ces bulles ne fussent publiées en France et ne
s'imposassent à l'obéissance des fidèles. Ce qui revient à dire
que ce n'est plus l'Église qui est juge de la foi religieuse, mais
l'État. Peut-on admettre un pareil renversement de l'ordre et de
la nature des choses ?
Article 24°. « Ceux qui seront choisis pour renseignement, dans les
séminaires, souscriront la déclaration faite par le clergé en 1682.»
Depuis le concile du Vatican, cet article ne pourrait être appliqué,
sans obliger nos théologiens à enseigner une hérésie : conçoit-on
une telle violation de la liberté de conscience et de l'autorité
suprême de l'Église? Que l'on enseigne ou que l'on n'enseigne
pas la déclaration de 1682 , qu'est-ce que cela peut faire à la Répu-
blique? Elle n'a d'autre droit que d'exiger qu'on la respecte : c'est
ce que le clergé français ne manquera jamais de pratiquer. Son
Concordat en est la preuve. Mais si la République a le droit
d'être respectée, elle a le devoir de respecter l'Église; les articles
organiques devraient bien s'en souvenir;
Article 26°. « Les évêques ne pourront ordonner aucun ecclésias-
tique, s'il ne justifie d'une propriété produisant au moins un revenu
annuel de trois cents francs. » Un revenu annuel de 300 francs de
rente suppose une propriété de 6000 francs : à ce compte , ni
Jésus-Christ ni les apôtres n'auraient pu exercer les fonctions
sacrées, et il n'est pas d'enfant du peuple qui ne dût être
éloigné du service des autels. Cette simple observation est
plus que suffisante pour montrer combien cet article vingt-sixième
est abusif et contraire à l'esprit de l'Évangile... et delà Démocratie.
Article 52°. (( Les curés ne se permettront , dans leurs instructions ,
aucune inculpation directe ou indirecte, soit contre les personnes ,
soit contre les autres cultes autorisés dans l'Etat. y>
Voici, Messieurs, un règlement qui a toutes les apparences ,
et qui a eu parfois toutes les cruautés d'un piège. Nul ne
contestera qu'un prêtre , parlant en public et dans l'exercice
de ses fonctions saintes, ne doive toujours se montrer aussi
charitable que respectueux. 11 ne lui est permis, sous aucun
prétexte, d'attaquer violemment les personnes, encore moins
de confondre la Politique et la Religion, et de vouloir donner
des leçons au Maire de sa commune. Mais la charité, le respect,
peuvent-ils s'étendre jusqu'aux doctrines contraires à l'Évangile?
L'article cinquante deuxième a-t-il prévu que là où il y a des
protestants, des libres-penseurs, des matérialistes, — (et où ces
derniers ne sont-ils nas aujourd'hui?) — il sera toujours difficile
612 L'ÉGLISE ET L'ÉTAT
au prêtre d'attaquer, comme il le doit, le protestantisme, ia
libre-pensée, le matérialisme, sans paraître attaquer ceux qui
les professent? Il suffira d'un auditeur inintelligent ou haineux,
pour dénoncer son curé et attirer sur sa tête toutes les foudres
du Gouvernement. L'application de l'article 62° serait la mort
de toute controverse, et par conséquent la liberté accordée à
l'erreur contre la vérité. L'Église ne saurait se soumettre à une
pareille humiliation.
C'est pourquoi, dès qu'eurent été publiés les articles orga-
niques, qui ne répondaient que trop aux préjugés et aux
défiances de l'opinion publique contre le clergé, Pie VU protesta
par la bouche de son cardinal-légat, Caprara, dans une lettre
que celui-ci adressa à M. de Talleyrand, le 18 août 1803. Et
Napoléon, le 23 février 1810, fit droit à quelques-unes des obser-
vations du Saint-Siège. Depuis ce temps , ni Louis XVIII , ni
Charles X, ni Louis-Philippe, ni Napoléon III, n'ont osé abolir
ceux des articles organiques, que je viens de signaler à votre
attention , et qui sont évidemment vexatoires. La protestation
de Pie VII subsiste donc et a gardé toute sa valeur.
Mais du moins, jusqu'à ce jour, à part quelques rares
circonstances où les rapports de l'Église et de l'État, se sont
trouvés momentanément plus tendus, on ne faisait de ces
articles vexatoires qu'une application bénigne.
Tout semble changé, aujourd'hui.
Le Concordat, aux yeux de quelques politiques jaloux, n'a de
valeur que par les articles organiques dont nous venons de
vous montrer l'illégitimité, mais qui revêtent à leurs yeux un
grand caractère, parce qu'ils leur permettent d'inquiéter savam-
ment l'Église, d'humilier le sacerdoce, et même d'enlever aux
prêtres le pain du jour.
Messieurs, j'en appelle à votre bon sens et à votre équité.
L'Église et l'État ont-ils voulu se placer sous le joug l'un de
l'autre, quand ils ont signé le Concordat? Non, ils ont voulu
faire la paix. Relisez plutôt et la proclamation des consuls et
les paroles de Pie VIL Mais pour faire la paix, il ne fallait pas
que l'un des deux contractants cherchât à opprimer ou à tromper
l'autre ; il fallait que les droits réciproques de la société reli-
gieuse et de la société civile fussent également respectés.
Or, plus de quatre-vingts ans se sont écoulés depuis le
Concordat, et voici que des publicistes républicains ont la
prétention de nous apprendre à quoi se réduisait, selon eux, ce
grand acte de pacification politico-religieuse, et poussent la
témérité jusqu'à dire que la société civile est une victime, dont
l'Église a successivement violé tous les droits.
Entendez-les , Messieurs.
SEPTIÈME CONFÉRENCE 61?
Pie VII et Napoléon l01', disent-ils, n'ont reconnu que cinq
mille curés, rétribués par l'État. Les trente-cinq mille desser-
vants , qui se groupent autour de ces cinq mille curés de canton,
n'ont droit à aucune solde. Ils vivront des offrandes des fidèles.
Mais, par faiblesse, les gouvernements successifs qui ont
dirigé la France, (et celui de Napoléons l01' a donné l'exemple),
ont étendu abusivement les privilèges concordataires. Il faut
revenir au Concordat lui-même.
Le budget des cultes, en 1802, « n'avait été que de 1 million
250 mille francs, et il s'était élevé, en 1877, à 52 millions : il e. 1
encore aujourd'hui de 44 millions1. » On voit quelle faiblesse les
gouvernements ont eue à l'égard de l'Église, et quelles conces-
sions exorbitantes ils lui ont faites. « Sur un budget total de
44 millions, ces concessions représentent le chiffre énorme de
38 millions, en l'année 1884. »
On ne saurait tolérer plus longtemps un pareil abus de cette
convention fameuse. L'Etat ne doit au clergé que la somme
inscrite au budget de 180.2, c'est à dire 1 million 250,000 francs, et
rien de plus. Il ne doit pas davantage les immeubles des sémi-
naires, les canonicats des cathédrales, les palais épiscopaux.
Toutes ces immunités sont abusives. Il faut en finir, en revenant
à la stricte application du Concordat. Et si par hasard le clergé
s'y opposait, il prouverait de nouveau à la France de quel insigne
mauvaise foi il a été en traitant avec la République.
Messieurs, tout ce plaidoyer contre les empiétements du clergé
et la faiblesse des différents gouvernements, depuis 1801, tombe
devant les faits et l'analyse du Concordat lui-même.
1° Le Concordat proclame que le Catholicisme est la religion
« de la majorité des Français. » Ce point est d'une importance
capitale, dans un pays où règne, comme chez nous, le suffrage
universel. La religion catholique est celle « de la majorité des
Français, » vous l'avouez vous-mêmes, et vous ne voulez attri-
buer aux quarante mille curés et desservants, dont le ministère
est absolument indispensable pour que ce mot : « le Catholicisme
est la religion de la majorité des Français » ne soit pas un vain
1. Rapport de M. Paul Bert sur le budget des cultes.
Ce rapport, d'une ignorance et d'une habileté également extraordinaires, n'avait pas
paru quand nous avons prêché à Saint-Ambroise nos conférences sur les rapports
de l'Église et de J'État. La réfutation que nousjen faisons ici est donc sous-introduite ;
nos lecteurs ne u-> la pardonneront. Ils verront de nouveau à quels écueils se heurtent,
à quelles interprétations fausses se précipitent les républicains intolérants qui, à
l'exemple de M. Paul Bert, ont juré d'en finir avec la Religion d'un grand peuple. Je
n'hésite pas à dire que, si le Concordat avait le sens que lui donne M. Paul Bert, il
serait la démonstration solennelle de V imbécillité, — vous entendez ce mot ? — du pape
Pie VII et du Premier Consul : or, comme l'a dit Pascal « il y a des injures inaccep-
tables. » Celle-ci nous paraît être du nombre. Nous en appelons, comme toujours, a»
bon sens de nos lecteurs et au libre jugement de l'opinion publique. <
614 L'ÉGLISE ET L'ÉTAT
mot, que le dérisoire budget de 1 million 250000 francs? Mais
divisez cette somme en quarante mille et vous rougirez vous-
mêmes de ce que vous donnerez à chaque prêtre, pour que ce
mot « le Catholicisme est la religion de la majorité des Français »
ne soit pas un outrage.
Supposez donc, Messieurs, que le budget des cultes, en 1802 ,
fût de 1 million 250,000 francs, supposez que ce budget soit le
taux au delà duquel, au nom du Condordat, le gouvernement de
la République ne dût pas aller, chacun des quarante mille prêtres
qui servent à prouver, par leur ministère, que le Catholicisme
est vraiment « la religion de la majorité des Français » recevrait,
chaque année, de l'Etat, la somme de 31 francs 25 centimes.
Est-ce assez ridicule, assez insultant, assez odieux? Et voilà
cependant, si l'on en croit quelques esprits sans réflexion, les
conditions officiellement et authentiquement arrêtées, entre le
pape Pie VII et le premier Consul. S'il en était ainsi, Messieurs,
le Concordat serait d'une puérilité grotesque et cette déclaration
solennelle par laquelle il s'ouvre : « Le gouvernement de la
République française reconnaît que la religion catholique, apos-
tolique et romaine, est la religion de la grande majorité des
citoyens français;» cette déclaration , disons-nous, serait une
supercherie et un affreux contre-sens.
Vous me permettrez de supposer, Messieurs, que le Pape Pie
VII et le premier consul étaient doués d'un esprit un peu plus
mâle et d'une loyauté un peu moins problématique. En recon-
naissant l'un et l'autre que la religion catholique était celle de
«la majorité des français» et que l'État dorénavant solderait
les ministres du culte, ils ont voulu décréter autre chose que
la misérable somme de 31 francs 25 centimes pour chaque curé
et desservant. Ce premier point d'une importance souveraine
nous est acquis.
Je ferai également observer au rapporteur1, dont je conteste
les appréciations peu réfléchies, et fort peu en harmonie avec
les habitudes logiques d'un homme de science, que ces mots
solennels, inscrits entête du Concordat: « Le Gouvernement
de la République française reconnaît que la religion catholique ,
apostolique et romaine , est la religion de la grande majorité des
citoyens français2 », suffisent à détruire la grosse et injuste
accusation d'empiétement dont il charge le clergé, quand il lui
reproche d'avoir eu, jusqu'en ces derniers temps, des aumô-
niers dans les lycées et écoles normales de l'État, et dans les
hospices publics.
1. M. Paul Bert.
2. « G-ubernium Reipublicœ recognoscit Religionem catholicam, apostolicam, roma-
nam , eam esse religionem quam longe maxima pars civium Reipublicœ gallicanes
profitetur. » (Concordat de 1801.)
SEPTIÈME CONFÉRENCE 615
Est-ce donc qu'une religion, officiellement déclarée comme
étant « celle de la grande majorité des citoyens de la Répu-
blique », empiète lorsqu'elle envoie ses ministres, c'est-à-dire
ses prêtres, partout où ils sont nécessaires, partout où les
besoins généraux les réclament? Sommes-nous dans un pays
de suffrage universel, oui ou non? Le Concordat reconnaît-il que
la religion catholique est « celle de la grande majorité des
citoyens », oui ou non? En ce cas, la religion catholique,
appuyée et sur le suffrage universel et sur le texte formel du
Concordat, a le droit certain et plénier de voir ses prêtres
circuler librement dans les hôpitaux et dans les maisons
d'éducation nationale. Et accuser l'Église d'empiéter en se
conduisant comme elle l'a fait, depuis l'année 1801, c'est
oublier les premières paroles de ce Concordat , à l'application
stricte duquel on prétend, non sans morgue, nous rappeler.
Nous aussi, Messieurs, nous rappelons à l'application stricte
et loyale du Concordat, ceux qui ne l'ont lu que pour y chercher
des armes contre nous. Vous voyez comment ces armes de
mauvaise trempe se brisent dans leurs mains.
Je viens de vous montrer toute la faiblesse du Rapport qui
prétend convaincre l'Église d'usurpation et de pharisaïsme poli-
tique. Je n'ai pas fini.
2° La Constituante, en déclarant que les biens du clergé seraient
« à la disposition de l'État », avait fait suivre ce vote d'un vote
complémentaire, qui assurait à chaque ministre du culte une
indemnité de douze cents francs. C'est ce qu'on appela une
pension, et cette pension fut payée régulièrement, du moins
pendant les premières années de la Révolution. Plus de trente
mille ecclésiastiques furent ainsi pensionnés et c'est parmi eux
que les articles organiques ordonnèrent de choisir les desser-
vants.
« Article 68. Les vicaires et desservants seront choisis parmi les
ecclésiastiques pensionnés en exécution des lois de l Assemblée
constituante. Le montant de ces pensions et le produit des oblations
formeront leur traitement. »
Par cet article, le Premier Consul n'entendit pas que les
titulaires de ces pensions, une fois morts les pensions cesse-
raient d'être payées à leurs successeurs. Nous ne trouvons
nulle part un arrêté de ce genre , et le bon sens suffit à nous
avertir que dès l'instant où le Concordat reconnaît [que le
Catholicisme « est la religion de la grande majorité des citoyens
français », l'État s'engage à les payer annuellement, sous
peine de faillir aux engagements solennels de la Constituante
et de rendre par là même au clergé le droit de posséder. 3° Il
ne faut jamais oublier que le Concordat a consacré l'abolition
G16
l'église et l'état
des biens ecclésiastiques, et dès lors a admis les indemnités
promises par la Constituante. Or, la Constituante a deux fois
déclaré que chaque curé ne recevrait pas moins de douze cents
francs, par an: la première fois, lors de la vente des biens
ecclésiastiques; la seconde fois , lors de la promulgation de la
Constitution civile du clergé.
Supposez donc que les prêtres (curés et desservants), ne
fussent en France qu'au nombre de quarante mille, chiffre très
réduit, la somme totale de leur budget annuel, à raison de 1200
francs pour chacun, s'élèverait à 48 millions. Nous sommes loin,
du chiffre dérisoire de 1 million 250,000 francs, qu'on invoque
aujourd'hui. La raison en est que les députés de la Constituante,
malgré leur amour passionné des réformes, avaient assez con-
servé le sentiment de la justice, pour comprendre qu'on ne
dépouille pas sans compensation, toute une classe de citoyens.
En cela, Mirabeau et Talleyrand étaient très inférieurs à l'au-
dace froide et calculée de nos réformateurs contemporains, a Nous
n'admettons pas, nous dit le plus téméraire d'entre eux, que
l'Etat, s'il se décidait à la séparation aurait à remplir vis-à-vis de
l'Église un droit de restitution. Nous n'admettons pas que le
retour des biens de l'Église à la nation ait ouvert pour l'Église
un droit à une indemnité. « Les limites de ce rapport, ajoute-
t-il , nous empêchent de donner aucun développement sur ce
sujet, mais nous avons cru nécessaire d'indiquer en un mot
notre pensée. ' »
Messieurs, habemus conûtentem reum, nous avons ici un spolia-
teur décidé, qui se prend pour un législateur et qui croit que la
France est un pays où le vol s'exerce en grand, sans soulever
les protestations des consciences honnêtes.
Nous attendrons que les théories brutalement césarienne
de ce républicanisme d'un nouveau genre essaient de passer de
l'abstraction dans les faits, pour leur dire, à la face du soleil ,î
tout ce qu'un brigandage de cette nature est capable d'arracher
à un cœur sacerdotal et français.
Pour le moment, nous ne serons pas dupes de cette manœu-
vre assez grossière qui consiste à défigurer le Concordat , en en
faisant un traquenard où le clergé laisserait sa légitime liberté ,
en réduisant chaque prêtre à recevoir 31 francs 25 centimes par
an, en n'accordant de traitement officiel qu'aux curés des 5000
cantons répartis sur toute l'étendue de notre territoire : et cela
dans le pharisaïque espoir de porter l'Eglise à déchirer elle-même
le Concordat, pour la dénoncer ensuite au peuple français comme
brisant aujourd'hui ce qu'hier elle avait solennellement accepté
et signé. Non', nous ne serons pas dupes de cette manœuvre.
1. Rapport de M. Paul Bert sur le Concordat.
SEPTIÈME CONFÉRENCE 617
Notre bon sens arrêtera au passage ces sophismes dangereux.
Il n'y a pour le clergé que deux moyens de vivre, ou la solde de
l'Etat, ou le libre revenu de propriétés ecclésiastiques. Il faut
choisir entre ces deux moyens. Or, puisque l'Etat ne veut pas
que le clergé possède des biens de main morte ; puisqu'il a pré-
féré l'inscrire au budget national : il faut que ce budget réponde
aux besoins urgents du culte et de ses ministres. La somme de
44 millions est à peine suffisante, il faut donc la maintenir, ou
plutôt l'augmenter.
Toute autre manière d'entendre le Concordat est une cruelle
plaisanterie ou un piège criminellement tendu à l'opinion publi-
que, pour lui donner le change sur l'altitude du clergé.
Messieurs, je reviens à ma thèse. Je vous ai montré que quel-
ques uns des articles organiques blessent directement les droits
spirituels de l'Église : donc, ces articles sont abusifs. Puisqu'ils
sont abusifs, ils vont contre le but pacifique du Concordat, et un
gouvernement sincère, sérieux, équitable, fort, comme devrait
être le gouvernement de la Republique, les abrogerait au lieu de
les appliquer. Leur abrogation, en effet, et leur remplacement
par quelques mesures de police, telles que le Concordat les auto-
rise, rendrait la paix aux consciences et détruirait, parmi nous,
l'une des plus fatales causes de division.
On ne les abrogera pas, je le crains. l|!n ce cas, il arrivera de
de deux choses l'une. Ou l'emploi qu'on en fera sera tempéré, et
le Saint-Siège, par amour de la paix, ne brisera pas le contrat ;
ou cet emploi sera rigoureux, despotique, injuste, et le Saint-
Siège, poussé à bout , finira par déclarer que le Concordat n'existe
plus. Et alors , quel avenir 1 !
Messieurs, jetons un voile sur ces éventualités menaçantes.
Espérons que le gouvernement de la République comprendra
mieux ses intérêts et ceux de la France, et que le Concordat,
débarrassé de quelques articles organiques qui le rendent défec-
tueux , redeviendra un traité loyal de pacification , entre la société
moderne et l'Église.
III. — J'aborde avec vous, Messieurs, une dernière question :
quels auront été les avantages du Concordat, en supposant
qu'un jour on l'abolisse ?
J'en distingue trois principaux. Le Concordat aura montré :
1° le désintéressement sublime de l'Église et Tégoïsme du cœur
humain ; 2° l'indépendance de la société religieuse , à l'égard des
diverses formes politiques que revêt la société civile ; 3° il aura
1. N'est-ce pas ce que notre saint père le pape Léon Xlll a voulu faire entendre au
Gouvernement français en écrivant, dans le cours du mois de juin 1883, une lettre
personnelle à M. Grôvy, président de la République?
618 l'église et l'état
fait régner , entre l'Église et l'État , une longue paix de plus de
quatre-vingts ans, à laquelle, par suite d'un nouvel ordre de
choses, succéderait un trouble indescriptible.
Et d'abord, Messieurs, le Concordat a rendu manifeste le
désintéressement sublime de l'Égli.- e.
Par lui , elle renonce, en effet, à tous les biens, à toutes les
propriétés , à toutes les richesses , que quatorze siècles de
services rendus lui avaient noblement acquis. Elle considère ces
opulentes dépouilles comme de nul prix, et elle les sacrifie
généreusement pour rétablir la paix. La fortune immense, à
laquelle elle dit adieu, s'élevait à plus de trois milliards, et
elle se contente aujourd'hui d'un budget annuel de cinquante
millions. Aussi voyez nos presbytères : comme ils sont simples,
modestes, et comme votre clergé y mène une existence sans
éclat ! Cet homme que vous appelez votre curé, votre pasteur, il
a fait dix ans d'études, il s'est condamné à l'isolement, à la
prière, au salut des âmes, et pour récompense de ses longs et
pénibles efforts, il est jeté au fond d'une obscure campagne, où
ses jours se passent dans une gêne voisine de la pauvreté. Il
ne s'en plaint pas : cette vie cachée est l'image de celle du Christ
et il l'aime. Mais vous, du moins, Messieurs, respectez-la.
Vous le devez d'autant plus que d'ordinaire ce n'est pas cette
vie cachée que vous rêvez pour vos enfants. Le Concordat ,
en enlevant à l'Église ses richesses, lui a enlevé du même coup ,
dans une trop large proportion, le concours empressé qu'appor-
taient autrefois au recrutement de ses ministres les classes
supérieures de la société française. L'égoïsme du cœur humain
s'est montré sous cet aspect nouveau : la rareté des vocations
sacerdotales, et la lutte des familles riches, contre les vocations
qui naissent dans leur sein.
Comptez vos prêtres : ils sont cinquante mille environ. A peine
quinze cents d'entre eux appartiennent-ils à la noblesse et cinq
mille à la bourgeoisie : tout le reste est sorti des rangs du peuple.
Il n'en était pas ainsi autrefois. Quand l'Église avait de riches
évêchés ou d'opulentes prébendes à offrir, les hautes classes
de la société y précipitaient leurs enfants, et souvent sans
s'inquiéter de leurs goûts peu sacerdotaux. Quelle différence
aujourd'hui !
Déjà, en 1877, Féminent cardinal Pie poussait un cri d'alarme:
« Le symptôme le plus grave de la situation, disait-il, c'est que
les classes, qui s'intitulent volontiers classes dirigeantes, ont
répudié pour leur compte le ministère ecclésiastique. D'heu-
reuses , mais trop rares exceptions , ne sauraient infirmer notre
assertion : la vocation au sacerdoce est considérée en France,
par le plus grand nombre des familles prépondérantes, comme
SEPTIÈME CONFÉRENCE 619
une vocation qui leur est étrangère, et l'exemption du service
religieux est devenue pour elles comme un apanage acquis à
leur condition. Tournez-vous vers la bourgeoisie ou la noblesse,
vers le commerce, l'industrie ou la finance, vers la grande ou
la moyenne propriété , vous trouverez partout le même préjugé.
Stir ce point, les familles chrétiennes se distinguent à peine des
familles incroyantes , et c'est un égal phénomène quand l'action
extraordinaire de la grâce fait surgir un prêtre des unes comme
des autres. » Et plus loin , le Prélat ajoutait : « Plus le ministère
sacré sera dépourvu de tout avantage et de tout éclat extérieur ,
moins on s'expliquera que certaines classes de la société, chez
qui les sentiments élevés sont traditionnels, en demeurent
opiniâtrement éloignées. Et comme il n'en a pas toujours été
ainsi, comme les charges ecclésiastiques ont été autrefois
recherchées, il vient à l'esprit de pénibles rapprochements
entre cet empressement d'alors et cette abstention d'aujourd'hui.
Si V Eglise offrait des richesses , il serait généreux à vous et il
pourrait vous être permis d'en abandonner V accès à d'autres. Mais
parce qu'elle est pauvre, et que vous êtes riches, ou du moins
aisés, c'est votre devoir et ce serait votre honneur d'accourir à
elle, et d'apporter avec vous ce qu'elle est devenue impuissante
à donner par elle-même 1 . »
L'illustre évêque de Poitiers aurait pu faire remarquer éga-
lement que la noblesse et la bourgeoisie , si peu empressées
à grossir les rangs du sacerdoce, sont en revanche très ardentes
à nous associer à leurs intérêts politiques et à nous compro-
mettre, sans le vouloir, aux yeux des classes populaires. Vivre
dans l'humble isolement d'un presbytère rural n'est pas de leur
goût, mais employer le prêtre comme un instrument, s'appuyer
ostensiblement sur lui pour défendre leur parti, enrôler presque
malgré lui le pauvre curé de campagne et le jeter dans des
discussions déplorables et qui nuisent à son ministère, est un
spectacle de tous les jours. Messieurs, vous vous plaignez que
le prêtre soit mêlé aux querelles politiques : mais à qui la faute,
si ce n'est à vous qui, non contents d'éloigner vos fils du
sanctuaire, laissez encore insulter les ministres de vos autels,
et les contraignez ainsi à chercher une force et une espérance
dans le triomphe d'une cause terrestre %
Le Concordat, et c'est son deuxième et magnifique avantage,
révèle l'indépendance absolue de l'Église à l'égard des diverses
formes de gouvernement que la société civile peut revêtir.
Pie VII aura fait ce grand acte de dégager la société religieuse
de toute solidarité avec la monarchie, en entrant résolument
en rapport avec la République. Le Concordat, conclu sous les
1. Lettre pastorale pour le carême de 1877,
620 l'église et l'état
yeux mécontents des frères de Louis XVI, et malgré les roya-
listes attristés, contient à chacune de ses lignes ces mots
significatifs: «le gouvernement de la République française, le
premier Consul de la République. » Par là, Pie VII appliquant
le principe évangélique : « Rendez à César ce qui est à César»,
et laissant aux peuples le soin de choisir le gouvernement qui
leur plaît, a replacé l'Église dans cette neutralité politique,
vraiment transcendante, qui la rend apte à survivre aux insti-
tutions humaines, quelles qu'elles soient.
Enfin, Messieurs, le Concordat nous a donné déjà quatre-vingts
ans de paix religieuse. Ce résultat vaut la peine qu'on s'en
félicite. M. Thiers, du moins, le pensait: a Nous sommes assez
heureux, disait-il, pour être liés avec l'Église par un traité, le
plus sage que les puissances catholiques aient jamais conclu
avec le Saint-Siège : je veux parier du Concordat. Ce traité, il
existe, il nous lie , il faut savoir en être heureux, car toutes les
puissances qui n'ont pas un traité semblable, ont tous les jours
avec la cour de Rome des difficultés presque insolubles • les nôtres,
au contraire, sont presque résolues d'avance par ce traité '. »
On veut aujourd'hui, il est vrai, abolir le Concordat, parce
qu'il est l'œuvre d'un Bonaparte. Quel raisonnement! Et que ne
demande-t-on la destruction du dôme des invalides, parce que
c'est un roi qui l'a fait bâtir V Si les hommes, qui ont gouverné
la France ont commis des fautes, est-ce un motif pour ne pas
recueillir l'héritage de leur sagesse? La haine que nous inspire le
despotisme impérial doit-elle nous fermer les yeux sur ce que
Napoléon a réalisé d'utile et de grand ? Ne vous ai-je pas montré
que la séparation de l'Église et de l'État nous plongerait dans
des troubles immenses, et ajouterait à toutes nos causes de
divisions intestines une cause plus féconde et plus fatale que
toutes les autres? Il faut donc maintenir le Concordat, car c'est
un traité de paix, mais il faut le maintenir loyalement, et s'en
servir non pas comme d'une arme oppressive contre le Clergé,
mais comme d'un trait d'union sincère et fraternelle, entre la
société religieuse et la société civile. Telle sera ma conclusion.
J'achève, Messieurs, ces conférences sur les rapports de
l'Église et de l'État Vous les avez suivies avec un empressement
dont je suis touché. J'espère que vous ne retirerez pas votre main
de la mienne et que nous continuerons longtemps à marcher
ensemble, dans le chemin glorieux de la religion et du patrio-
tisme.
Que me suis-je proposé en venant à vous et en traitant un
sujet si délicat, si difficile? Il est temps de vous le dire.
1. Discours prononcé le 22 juillet 1871. - Voir torne XIII des discours parlement cures
de M. Tliiers.
SEPTIEME CONFÉRENCE 621
Deux sentiments m'ont guidé : 1° le désir de dissiper des pré-
jugés funestes, entre les deux grandes forces de l'avenir : l'Église
et la Démocratie : 2° le désir, en dissipant ces préjugés funestes,
d'arriver jusqu'à vos âmes pour les ramener au Christianisme et
à Dieu.
Élevons-nous à des considérations supérieures.
Quand on étudie, philosophiquement, les mouvements politi-
ques et sociaux de notre époque, et qu'on cherche le caractère
particulier que ces mouvements ont revêtu en France, depuis
1789, on est conduit à constater que l'ancien moule féodal et
aristocratique des nations est brisé, et que la Démocratie, selon
l'expression de Montalembert, « triomphe et triomphera. » Déjà,
au commencement de ce siècle, les Joseph de Maistre, les de
Bonald, les Royer-Collard, en étaient frappés, et leur corres-
pondance intime nous révèle à ce sujet leurs terreurs Je dis
leurs terreurs, car ces hommes éminents auraient voulu res-
taurer l'ancien ordre de choses, qui ne leur semblait pas encore
définitivement condamné, et ils entrevoyaient, avec épouvante,
que la Démocratie serait la ruine du monde, si au lieu d'appeler
à son aide la religion et la morale, et de s'appuyer sur le Chris-
tianisme, elle s'abandonnait au matérialisme et à l'impiété.
Tous les événements, qui se sont accomplis depuis lors, ont
tourné au profit de la Démocratie dont ils ont assuré la victoire,
et la voilà face à face, plus que jamais, avec ce Christianisme
qu'on lui a signalé comme un ennemi, dont elle se défie étran-
gement, qu'elle combat çà et là avec violence, et dont eHedoit
cependant devenir l'alliée, si elle veut vivre avec honneur
La Démocratie, privée du concours moral de l'Église catholique
et corrompue par les principes égoïstes et pervers d'un matéria-
lisme impie, achèvera de décomposer la France, déjà si profon-
dément atteinte dans son unité. D'autre part, les efforts du
Catholicisme n'aboutiront pas à détruire, en France, les institu-
tions démocratiques, ni à refaire une monarchie respectée et
solide. A quelle résolution s'arrêter dans une situation aussi
complexe?
Je sais tout ce qu'on peut dire, Messieurs, contre les égare
ments du suffrage universel : ce sont les inconvénients du feu et
de la poudre. Mais je sais également qu'on ne détruira ni le feu,
ni la poudre, ni le suffrage universel '. pas plus qu'on ne détruira
1. Le comte de Montalembert écrivait , en 1852 ; « On peut dire que le suffrage uni-
versel jouera désormais, en politique, le même rôle que la poudre a canon dans l'art
de la guerre, ou la vapeur dans l'industrie. L'introduction de cette arme nouvelle et
formidable change toutes les conditions delà lutte... Toutefois il faut s'y habituer, s'y
résigner, car il ne sera pas détruit aussi facilement et aussi promplrment qu'il a été
crée... Pas plus que la vapeur, le suffrage universel ne changera les conditions fon-
damentales de la nature humaine. » [Les intérêts catholiques au XIX" siècle).
622 l'église et l'état
l'Église, appuyée sur cette parole divine: « Je suis avec vous
jusqu'à la fin des temps. »
Que faire donc ? Travailler à rapprocher la Démocratie et
l'Église, comme l'a essayé Pie VII par le Concordat, et comme
l'ont essayé après lui tant d'esprits supérieurs, aussi éminents
catholiques que penseurs profonds : Sylvio Pellico, Ozanam,
Lacordaire, de Tocqueville, O'Connel, Dupanloup, Péreyve,
Gratry, de Falloux, et cent autres, que notre mémoire peut
oublier mais non pas notre cœur. Ce grand travail de rappro-
chement réclame avant tout la destruction des préjugés qui
empêchent la Démocratie et le Christianisme d'entrer en relations
et de se comprendre: et c'est ce premier but que j'ai essayé
d'atteindre.
Il en est un second. Le prêtre, Messieurs, emporté par ses
méditations saintes jusqu'aux régions éternelles, contemple de
ces hauteurs célestes le théâtre mobile des choses humaines et
voit d'avance la fin du drame qui s'y joue. L'histoire est, pour
lui, terminée. L'intérêt, la passion, l'égoïsme, la vanité ambi-
tieuse et stérile, lui apparaissent comme un néant : leur bruit et
leur gloire d'un jour sont une fumée qui passe. Il n'aperçoit plus
que les âmes et leur destinée immortelle. Ces âmes , le prêtre les
aime d'un amour sans bornes, et il veut les sauver, car il sait ce
qu'elles valent et le prix qu'elles ont coûté à Jésus-Christ.
Jeune encore, il a renoncé pour elles aux espérances et aux
plaisirs du monde, et pendant dix ans, seul à seul avec Dieu et
ces âmes chères, qu'il aimait sans les connaître, il s'est renfermé
dans une pauvre cellule de séminaire, songeant, quand il était
triste, aux mourants qu'il consolerait un jour, aux enfants dont
il garderait l'innocence, aux cœurs brisés qu'il relèverait, aux
esprits dont il serait la lumière : il a vécu dans le travail, l'étude
et le silence, plein de cet amour sacré qui le poussait vers les
autels. L'heure de l'apostolat est enfin venue : l'évêque a répandu
sur les mains de ce jeune homme l'huile sainte et parfumée, et
quand le nouveau prêtre s'est retourné vers le peuple qui l'at-
tendait, son premier cri a été: Dominus vobiscum, que Je Seigneur
soit avec vous !
Ah! Messieurs, si vous saviez de quelle tendresse le prêtre
vous aime, si vous saviez ce que vous êtes pour lui, et ce qu'il
veut être pour vous : combien vous l'aimeriez ! Qu'il soit éloquent
comme Jean Chrysostôme et Grégoire de Nazianze, théologien
comme Thomas d'Aquin et Bossuet, érudit comme Bellarmin et
Pétau, charitable comme Vincent de Paul et Belzunce, peu
importe, le prêtre n'a qu'une ambition, qu'une passion, qu'un
amour, vous, Messieurs, et toujours vous! S'il lutte corps à
corps avec l'erreur, c'est pour vous; s'il passe sa vie dans
SEPTIEME CONFÉRENCE
623
d'austères travaux , c'est pour vous ; s'il se dépense avec géné-
rosité et grandeur d'âme, c'est pour vous : vous êtes sa vie, sa
pensée, son trésor. Puissé-je vous l'avoir fait sentir! puissé-je
vous laisser cette impression que je n'ai traité cette année,
devant vous, des sujets presque profanes, que dans le désir de
dissiper vos préjugés et d'aplanir la route par laquelle vous
reviendrez à Dieu !
Je vous quitte , Messieurs, l'âme remplie de votre souvenir.
Dans un an, nous nous retrouverons de nouveau sous ces belles
voûtes de Saint-Ambroise, où j'espère que nous nous réunirons
longtemps ensemble, dans l'amour de Jésus-Christ, de l'Église
et de la France. *
FIN DU TQMfi SECOND,
t. Ces Conférences, précédées d'une Préface ou appel à l'opinion publique, et suivies
déconsidérations politico-religieuses sur l'avenir de la France, ont paru, à Paris,
chez Berche et Tralin, rue de Hennés, 69. — 1 vol., 3 i'r.,50.
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TABLE ANALYTIQUE DÉS MATIÈRES
HOMELIES SUR LES ÉVANGILES DES DIMANCHES
De l'Année Liturgique.
Ier DIMANCHE DE L'AVENT.
Sommaire. — 1. Les trois avènements du Sauveur. Comment ils nous disposent l'un à
l'autre. — 2. Le bouleversement des cieux au sens littéral et au sens mystique. —
3. Le trouble et le renversement de l'ordre terrestre. — 4. La désolation des créatures
raisonnables et le désespoir des méchants. — 5. L'agitation des esprits angéliques
et des âmes saintes. Comparaison et exhortation. — 6. Comment le Sauveur appa-
raîtra. — 7. Les élus se rassureront en voyant apparaître la délivrance. En quoi elle
consiste. — 8. La comparaison du figuier et de l'été. — 9. Le serment du Sauveur.
Comment cette génération ne passera point. — 10. Nouvelle affirmation du Sauveur
Prière et résumé page \
IImo DIMANCHE DE L'AVENT.
Sommaire. — 1. Comment. Jean-Baptiste fut véritablement martyr et comment nous
pouvons tous le devenir. — 2. Pourquoi il envoie ses disciples à Jésus. — 3. Com-
mentaire de la réponse que Jésus fait aux disciples de son précurseur. — 4. Pané-
gyrique de S. Jean par le Sauveur. — 5. La fidélité de Jean-Baptiste. — 6. Invo-
cation 6
IIImo DIMANCHE DE L'A\ ^NT.
Sommaire. — 1. L'interrogation des Juifs appliquée chaque chrétien. — 2. L'humilité
de Jean opposée à une triple classe de négateur du Christ. — 3. Comment le Pré-
curseur a pu dire qu'il n'était ni Elie ni prophète. Leçon qu'il nous donne. —
4. Comment Jean était la voix qui crie dans le désert. — 5. En quoi consistait le
baptême administré par S. Jean. — 6. Celui qui est au milieu et pourquoi il y est. —
- 7. La grandeur de celui qui doit venir et pourquoi Jean n'est pas digne de dénouer
sa chaussure. — 8. Pourquoi Jean baptisait à Béthanie. Prière 10
IVmo DIMANCHE DE L'AVENT.
Sommaire. — 1. La solennité du début de cet Évangile. — 2. En quoi le baptême de
Jean différait des quatre autres baptêmes dont parle S. Grégoire. — 3. Pourquoi Jean
baptisait, et baptisait dans le Jourdain. — 4. Comment Jean fut bien le Précurseur
du Christ. — 5. Ce que criait Jean au désert. Commentaire d'Isaïe. Prière 1 '
DIMANCHE DANS L'OCTAVE DE NOËL.
Sommaire. — 1. Marie et Joseph. — 2. La bénédiction de Siméon. — 3. A Marie. —
4. Révélation des pensées secrètes. — 5. La prophétesse Anne. — 6. L'Église. — 7. La
tète de la Purification — 8. L Nazareth 19
Ve DIMANCHE APRÈS L'EPIPHANIE
Sommaire. — 1. Pourquoi Jésus monte au Temple de Jérusalem, avec ses parents. — «
2. Comment Jésus resta à Jérusalem, sans que ses parents s'en aperçussent. —
3. Marie et Joseph cherchent Jésus pendant trois jours. — 4. Jésus au Temple. —
5. La plainte de Marie, retrouvant son fils. — 6. La réponse sublime de Jésus. —
7. Retour et obéissance de l'enfant Jésus. — 8. Les méditations de Marie. — 9. Les
progrès de Jésus. — 10. Conclusion et prière 22
IIm0 DIMANCHE APRÈS L'EPIPHANIE.
Sommaire. — 1. Jésus et Marie aux noces de Cana. — 2. La parole de Marie. — 3. La
réponse de Jésus. — 4. Le sens mystique de ce colloque entre la Mère et le Fils. —
II. SOIXANTE- DIX-NEUF.
626 TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES
5. Le récit du miracle. — 6. La' signification du miracle. — 7. Détails mystérieux. -
8. Application à la vie chrétienne. Prière 2f
IIIme DIMANCHE APRÈS L'EPIPHANIE.
Sommaire. — 1. Jésus descend de la montagne. — 2. La confiance du lépreux. -
3. Détails mystérieux de la guérison. — 4. But et sens de la recommandation du
Sauveur. — 5. Comment la lèpre est l'image du péché. — 6. La prière du Centurion.
— 7. Les vertus du Centurion. — 8. L'admiration de Jésus. Vocation des Gentils el
réprobation des Juifs. — 9. La guérison. Prière 3'
lVmo DIMANCHE APRÈS L'EPIPHANIE.
Sommaire. — 1. Sur la barque avec ses disciples. — 2. Tempête violente. — 3. Sommeil
de Jésus. Ses motifs. — 4. L'effroi et la prière des disciples jugés par Jésus-Christ.
— 5. Le pouvoir de l'Homme-Dieu. — 6. Cri d'admiration et profession de foi. —
7. Allégorie de l'Église. — 8. Allégorie de la personne même de Jésus-Christ, suivi
par l'âme pénitente. Prière 3*
Vmo DIMANCHE APRÈS L'EPIPHANIE.
Sommaire. — t. Portée de la parabole de l'ivraie. — 2. Le champ, la semence, les
serviteurs, l'ennemi et l'ivraie. —3. L'ivraie paraît, le zèle intempestif des serviteurs,
l'ordre du Maître. — 4. La moisson, les deux recommandations du Maître. — ^. La
peine du dam et la peine du sens. — Prière 39
VI"10 DIMANCHE APRÈS L'EPIPHANIE.
Sommaire. — 1. La graine de sénevé. — 2. Quand le sénevé grandit. — 3. L'Église
primitive. — 4. La parabole du levain. — 5. Pourquoi Jésus parle en paraboles. —
Prière 4?
DIMANCHE DE LA SEPTUAGÉSIME.
Sommaire. — 1. Les six points à entendre tout d'abord.— Comment Dieu sort de grand
matin pour louer des ouvriers. — 3. Le denier de la journée. — 4. Les ouvriers de
la troisième heure, pris sur la place publique. — 5. L'invitation de la sixième et de
la neuvième heure. — 6. La grande invitation des Gentils à la onzième heure. —
/. Les divers âges de la vie humaine. — 8. Le moment de la paie. — 9. Les mur-
mures des ouvriers de la troisième heure. — 10. La réponse du Maître. — 11. Les
premiers et les derniers. — 12. Beaucoup d'appelés, peu d'élus. — Prière 45
DIMANCHE DE LA SEXAGÉSIME.
Sommaire. — 1. La parabole du Semeur. — 2. Pourquoi Jésus parlait en paraboles. —
3. La semence et le semeur. — 4. Ce qui tombe sur le bord du chemin et les oiseaux
du ciel. — 5. Ce qui tombe dans un endroit pierreux, où les racines ne peuvent
s'enfoncer. — 6. Ce qui tombe dans les épines et les embarras des richesses. —
7. L'ordre des semences infécondes. — 8. La bonne terre opposée à la mauvaise. —
9. Conclusion de S. Théophile. — Prière 50
DIMANCHE DE LA QUINQUAGÉSIME.
Sommaire. — 1. Pourquoi le Sauveur prédit si souvent sa Passion aux apôtres. -
Leçon mystique. — 2. Les circonstances de la Passion. — 3. Pourquoi les apôtres ne
comprirent pas ce que leur disait le Sauveur. — 4. Jéricho. — 5. Les détails de la
guérison de l'aveugle. — 6. Le sens moral. — Prière 55
rr DIMANCHE DE CARÊME.
Sommaire. — 1. La quarantaine au désert. —2. Pourquoi Jésus veut être tenté. — 3. Les
bêtes et les anges, le jeûne et la faim. — Ce qui trompe le démon. — 4. Le second
Adam tenté comme le premier. — Les trois pierres du torrent. — 5. La première
tentation. —6. La seconde lentation.— 7. La troisième tentation.— 8. Application
morale tt pratique, suivant la conduite de l'Esprit-Saint, l'exemple du Sauveur et
les diverses manières de résister aux tentations de Satan. — Prière et Invo-
cation 58
IIm0 DIMANCHE DE CARÊME
Sommaire. — 1. Ce que représentent les trois disciples. — 2. Conduits sur le Thabor.
— 3 Le mode de la Transfiguration. — 4. Les symboles de la face et des vêtements
TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES 627
du Sauveur transfiguré. - 5. Moïse et Elie s'entretiennent avec Jésus. — 6. La pro-
position de Pierre commentée par S. Jean Chrysostôme. — 7. La voix qui sort de la
nuée lumineuse. - 8. Jésus seul. — 9. Les deux régénérations de l'homme figurées
par le baptême et par la transfiguration de Jésus-Christ. — 10. Le sens mystique.—
11. Défense de Jésus aux trois témoins. — Prière 62
II!™0 DIMANCHE DE CARÊME.
Sommaire. — 1. Le possédé aveugle et muet, image du pécheur. — 2. L'admiration da
peuple. — 3. La jalousie des scribes et des pharisiens. — 4. Le premier raisonnement
du Sauveur contre ses détracteurs. — 5. Le second raisonnement. — 6. La conclu-
sion. — 7. Les trois raisons qui démontrent que le Christ ne saurait être le ministre
deBéelzébuth. —8. La parabole du fort armé appliquée aux Juifs et aux pécheurs.
— 9. La confession de foi de sainte Marcelle. - 10. La réplique du Sauveur. — '
Prière ; 6g1
IVmo DIMANCHE DE CARÊME.
Sommaire. — 1. Jésus s'enfuit vers la montagne, où la foule le suit. — 2. Le réc*
littéral du miracle. — 3. Le sens allégorique. — 4. Le sens moral. — 5. L'admiration
reconnaissante du peuple. — 6. Pourquoi Jésus s'enfuit seul. — Prière 73
LE DIMANCHE DE LA PASSION.
Sommaire. — l.Qui me convaincra de péché? — 2. Pourquoi ne me croyez-vous pas*
— 3. Conclusion que tire le Sauveur contre les Juifs. — 4. Pourquoi les Juifs traitent
Jésus de Samaritain et de possédé du démon. — 5 Jésus prouve qu'il n'est point
possédé. — 6. Récompense de ceux qui gardent la parole de Jésus-Christ. — 7. Ré-
plique des Juifs réfutée par le Sauveur. — 8. Réponse à cette objection : « Êtesvous
plus grand qu'Abraham ? » — 9. Jésus se proclame Dieu. — 10. Les Juifs veulent le
lapider.— 11. Pourquoi Jésus se cache.— 12. Différence dans la conduite du Sauveur
suivant les circonstances. — Prière 77
LE DIMANCHE DES RAMEAUX.
Sommaire. — 1. Le récit évangélique. — 2. La marche de l'Église. — 3. Détails : les
disciples, la ville, le château, l'ànesse liée, le poulain lié, la mission des Apôtres,
les vêtements, la foule, les trois classes d'hommes qui composent le cortège , ceux
qui précédent et ceux qui suivent, notre place au cortège 82
LE DIMANCHE DE PAQUES.
Sommaire. — 1. Les trois Maries. — 2. Pourquoi le samedi est consacré à la Sainte
Vierge. — 3. De grand matin et après le sabbat. — 4. Le sépulcre du cœur. — 5. Le
sépulcre eucharistique. — 6. La pierre qui ferme l'entrée du sépulcre. — 7. L'ange
de la Résurrection. — 8. Le message de l'ange. — 9. Le message des saintes femmes.
— 10. Résumé et prière 85
I0P DIMANCHE APRÈS PAQUES.
Sommaire. — Jésus au milieu de ses apôtres, renfermés de crainte des Juifs. — 2. La
paix soit avec vous ! — 3. Les disciples croient voir un esprit. — 4. Pourquoi Jésus
ressuscité garde les cicatrices de son crucifiement. — 5. Second souhait de la pvx.
— 6. Mission divine des Apôtres. — 7. Jésus leur confère le Saint Esprit, en soufflant
sur eux. — 8. Pouvoir de remettre les péchés. — 9. Départ de Jésus et retour de
Thomas. Son incrédulité et ses conditions. — 10. Huit jours après. — 11. L'invitation
miséricordieuse de Jésus au disciple incrédule. — 12. Mon Seigneur et mon Dieu.
— 13. Louanges divines de la foi. — 14. Observation de l'Évangéliste. — Prière... 89
H™6 DIMANCHE APRÈS PAQUES.
Sommaire. — 1. Le Bon Pasteur. — 2. Il donne sa vie pour ses brebis. — 3. Portrait du»
pasteur mercenaire opposé au portrait du vrai pasteur. — 4. Les trois marques
auxquelles on reconnaît le bon pasteur. — 5. Retour sur nous-mêmes. —6. Les
conditions de la brebis fidèle. — Prière 94
IIImo DIMANCHE APRÈS PAQUES.
/Sommaire. — 1. Le dernier discours du Sauveur à la Cène. — 2. Comment il fortifie
ses disciples contre l'épreuve de la séparation prochaine. — 3. Comment la tristesse
des Apôtres se changera en joie. — 4. Application morale — 5. Comparaison. —
628
TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES
6. Sens moral. — 7. Le second avènenïent du Sauveur. —
— Prière
La maternité de l'Egliso
9
IVmo DIMANCHE APRÈS PAQUES.
Sommaire. — 1. Le but de cet Évangile. — 2. Si le Sauveur a eu besoin de monter au
; ciel. — 3. Vrai sens de ces paroles. — 4. Deux conclusions morales. — 5. Comment
le Saint-Esprit convainc le monde de péché, de justice et de jugement. — «>. Les
vérités que les Apôtres ne peuvent pas encore porter. — 7. Comment le Saint-Esprit
nous enseigne toute vérité. — 8. Comment l'Esprit dit ce qu'il a entendu.— 9. Comment/
l'Esprit reçoit de ce qui est à Jésus ; — Prière 100
Vmo DIMANCHE APRÈS PAQUES.
Sommaire. — 1. Ce qui précède. — 2. Comment les apôtres n'ont rien demandé au nom
de Jésus-Christ. — 3. Comment ils doivent demander. — 4. Pourquoi Jésus parlait
en paraboles. — 5. Comment il taut aimer Jésus pour être aimé de son Père. —
6. Comment Jésus retourne à son Père. — 7. Jésus sait tout, allons à son école.
— Prière 104
DIMANCHE DANS L'OCTAVE DE L'ASCENSION.
Sommaire. — 1. Choix des Évangiles aux environs de la Pentecôte. — 2. Comment
l'Esprit rend témoignage par les apôtres. — 3. Comment le divin consolateur attesta
sa présence dans notre âme. -- 4. Comment on reconnaît la présence du Saint-Esprit
chez les pénitents, les vertueux et les parfaits. — 5. Signes qui conviennent aux trois
différents états. — 6. Les avertissements du Sauveur. — Prière 106
LE SAINT JOUR DE PENTECÔTE.
Sommaire. — 1. La différence entre les disciples de Jésus et le monde. — 2. Commen*
il faut entendre la promesse du Sauveur relative aux enseignements du Saint
Esprit. — 3. La paix du Sauveur. — 4. Elle n'est pas comme celle du. monde. —
5. Pourquoi les disciples ne doivent point se troubler du départ de Jésus. — 6. Je vais
et je reviens. — 7. Je vais à mon père. — 8. Le prince de ce monde. — 9. Jésus sort
du Cénacle. — Prière 10(i
I01' DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE.
Sommaire. — Soyez miséricordieux comme votre Père céleste. — 2. La première sorts
de miséricorde. — 3. Trois manières de juger mal le prochain. — 4. Recommanda-
tion de S. Bernard.— 5. Deux motifs pour éviter les jugements téméraires. — 6. Juge-
ment et mesure. — 7. La seconde espèce de miséricorde. — 8. La troisième sorte
de miséricorde. — 9. Pardonner et donner. — 10. La mesure versée dans notre sein
a cinq qualités. — 11. La même mesure. — 12. La comparaison de l'aveugle.— 13. La
comparaison du fétu et de la poutre. — 14. Adjuration , conclusion et prière 112
IIme DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE.
Sommaire. — 1. Le grand festin. — 2. Le serviteur envoyé pour inviter les convives. —
3. Les trois excuses. — 4. Le retour du serviteur. — 5. L'ordre du maître irrité. —
6. Il y a encore delà place.— 7. L'invitation générale. — 8. Ceux qu'on force d'entrer.
— 9. Ceu x qui ont refusé. — 10. Résumé et prière 1 T
IIImo DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE.
Somma ire. — 1. Jésus est tout pour nous. Beau texte de S. Ambroise. — 2. Les murmures
des Pharisiens. — 3. Les trois paraboles. — 4. Les onze points de la parabole de la
^rebis égarée. — 5. Les cinq points de la parabole de la drachme perdue. — 6. Ré-
sumé des trois paraboles et prière 120
IVmo DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE.
Sommaire. — 1. L'importance de cet Evangile. — 2. Sur les bords de la mer. — 3. Les
pêcheurs qui lavent leurs filets. — 4. Les deux barques. — 5. Avancez au large et
jetez vos filets. — 6. Le travail de la nuit. — 7. Je jetterai les filets. — 8. La pêche
miraculeuse. — 9. S'humilier dans le travail. — 10. Suivre Jésus. — Prière 123
Vmo DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE.
Sommaire. — l.La perfection de la loi nouvelle opposée à la littéralité de la loi ancienne
interprétée par les Scribes. — 2. Les trois degrés et les trois châtiments delà colère.
— 3. La hache à la racine. — 4. Quatr° sortes de colères. — * La remarque de saint
TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES 629
Jean Chrysostôme — 6. Comment on coupe définitivement court à la colère. — 7. Les
degrés de réconciliation. — . Prix que Dieu y attache. — Prière 126
VImo DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE.
Sommaire. — 1. Los deux multiplications de pains. — 2. La foule qui attend depuis
trois jours. — 3. Jésus convoque ses disciples. — 4. La pitié du Sauveur. — 5. La
route vers la maison. — 6. La réponse des disciples. — 7. Les sept pains et les pois-
sons. — 8. Les détails du miracle. — Prière 130
VIT'0 DIMANCHE APR*S LA PENTECÔTE.
(Sommaire. — 1. Les faux prophètes. — 2. Brebis et loups. — 3. De quels loups veut
parler le Sauveur. — 4. A quoi on les reconnaît. — 5. Les épines, les ronces, les
raisins et les figues. — 6. Comparaison générale. — 7. Il ne suffît pas d'éviter le mal
— 8. Quel est celui qui entre au ciel. — Prière 133
VIIImo DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE.
Sommaire. — 1. Le riche et la triple intendance qu'il confie. — 2. Par qui et de quoi est
accusé l'intendant. — 3. Comment Dieu rappelle l'homme a lui-même. Les trois
paroles. — 4. Réflexions et résolution de l'intendant. — 5. Comment il s'y prit. Re-
marque pratique. — 6. Louanges du maître. — 7. Les enfants du siècle et les entants
de lumière. —8. La conclusion du Sauveur.— 9. Les richesses d'iniquité.— 10. Résumé
et prière 130
IXme DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE.
Sommaire. — 1. Contraste. — 2. Ce que Jésus vit à Jérusalem. — 3. Les larmes de Jésus.
— 4. Les malheurs de Jérusalem. — 5. Triple application aux pécheurs. — 6. Les
changeurs et les vendeurs du temple. — 7. Comment Jésus enseigne dans le temple.
— Prière 13°
Xmo DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE.
Sommaire.— 1. Occasion de la parabole. — 2. Ils montent au temple. — 3. Pharisien et
Publicain. — 4. L'orgueil du Pharisien. — 5. L'humilité du Publicain. — 6. Interpré*
: tation au sens mystique. — 7. Les deux résultats. — 8. Pensée de S. Ambroise. —
9. Exhortation pratique. — 10. La maxime. — 11. Pourquoi Notre-Seigneur l'a-t-il si
souvent répétée dans son Evangile. — 12. Prière 14°
XIme DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔ1J.
Sommaire. — 1. Le cadre topographique du miracle. — 2. Le miracle. — 3. Les huit
circonstances du miracle. — 4. Les huit circonstances de la conversion du pécheur.
— 5. La défense de Jésus. — 0. On n'en tient pas compte. — 7. Jésus a bien fait toutes
choses. — 8. Prière et résumé 14»
XIImo DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE.
Sommaire. — 1. Heureux disciples! — 2. La question du Docteur de la Loi. — 3. La
double précepte de la charité. — 4. Faites cela et vous vivrez! — 5. Qui est mon
' prochain ? — 0. Le sens général de la parabole. — 7. Le voyageur et les voleurs. —
8. Le prêtre et le lévite. — 9. Le Samaritain, les bandages, l'huile, le vin, la monture,
l'hôtellerie et les soins. — 10. Le lendemain , les deux deniers , l'hôte et les recom-
mandations. — 11. Conclusion du Sauveur. — 12. Le sens mystique et le sens moral.
. — 13. Application morale en forme de prière 151
XIIImo DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE
Sommaire. — 1. Samarie et Galilée. - 2. La rencontre et la prière des dix lépreux. -
3. La guérison. — 4. La reconnaissance du lépreux samaritain. — 5. L'ingratitude
des neuf lépreux juifs. — 6. La récompense du Samaritain. — 7. Les onze circons-
tances de l'Évangile appliquées au pécheur repentant. — 8. En quoi doit consistei
: notre reconnaissance. — 9. Prière 15b
XIVmo DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE.
Sommaire. — 1. Les deux maîtres. — 2. L'inquiétude défendue. — 3. Les oiseaux du
ciel. — 4. La coudée. — 5. Les lis des champs. — 6. Application. — 7. Les païens. -
' 8. Le Père céleste. — 9. Réponse à l'objection. — 10. Cherchez le Royaume de Dieu et
le reste "Ant! sera donné oer surcroît. — |f '. Résumé en forme de nrière — . - 160
630 TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES
XVmo DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE.
Sommaire. — 1. Les deux cortèges. — 2. Le fils unique de la veuve. — 3. Le cortège
funèbre. — 4. Devant la mère. — 5. Le miracle. — 6. L'admiration de la foule. —
7. Sens mystique et leçons morales^du récit évangélique. — Prière 163
XVImo DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE.
sommaire. — l.Chez le Pharisien.— 2. La malice des ennemis. — 3. L'hydropique devant.
Jésus. — 4. Silence des Pharisiens. — 5. La guérison. — 6. Réponse aux murmures
intérieurs. — 7. Les noces mystiques. — 8. Ne prenez pas la première place. —
9. Pourquoi ? — 10. Mettez-vous à la dernière place. - 11. Pourquoi? — 12. Applica-
tion au chrétien. — 13. Raison générale. — 14. Prière 167
XVIImo DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE.
Sommaire.— 1. L'interrogation. — 2. La réponse. — 3. Comment il faut aimer Dieu.—
4. Le premier commandement. — 5. Le second. — 6. La Loi et les Prophètes. —
7. L'objection. — 8. Interprétation du texte de David. — 9. Le raisonnement. —
10. Réduits au silence. — 11. Prière 171
XVIII"10 DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE.
Sommaire.— 1 Vers Capharnaùm. — 2. Le paralytique. — 3. Différence et figure du.
Sacrement. — 4. Guérison. — 5. Commentaire. — 6. Commentaire du vénérable
Bède. — 7. Commentaire de S. Anselme. — 8. L'admiration de la foule. — 9. Résumé
en forme de prière 174
XIXmo DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE.
Sommaire. — 1. Le but du Sauveur. — 2. Les trois noces mystiques et le premier refus
des invités. — 3. Le second appel. — 4. Le second refus. — 5. Les envoyés maltraités.
— 6. La vengeance du roi. — 7. Appel général. — 8. Dans la salle du festin. — 9. La
robe des conviés. — 10. Celui qui ne l'ava t pas. — 11. Sa punition. — 12. Beaucoup
d'appelés et peu d'élus 179
XXino DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE.
;î>ommaire. — 1. Le deux miracles de Cana. — 2. Foi incomplète. — 3. Les reproches du
Sauveur. — 4. L'insistance du père. — 5. Votre fils est guéri. — 6. Le père croit à la
parole de Jésus. — 7. Confirmation du miracle. — 8. Les degrés de la foi. — 9. Les
trois vies et les trois morts. — 10. Le sens mystique. — 11. Prière 183
XXI™ DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE.
Sommaire. — 1. Le roi qui règle ses comptes. — 2. Le débiteur insolvable condamné à
être vendu. — 3. La prière du débiteur. — 4. Générosité du roi. — 5. Cruauté du ser-
viteur pardonné par son maître. — 6. L'indignation des autres serviteurs. — 7. La
colère du maître. — 8. Condamnation définitive. — 9. Conclusion du Sauveur. —
10. Réflexions de S. Jean Chrysostôme. — 11. Prière 186
XXIImo DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE.
Sommaire. — 1. Desseins des pharisiens. — 2. Complot. — 3. Les émissaires perfides.—
4. Question captieuse. — 5. Jésus repousse la louange. — 6. La solution. — 7. sens
littéral et sens mystique — 8. Confusion des émissaires. — 9. Prière 190
XXIIImo DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE.
Sommaire. — 1. Le chef de la synagogue. — 2. L'hémorroïsse. — 3. Une grâce est sortie de
moi.— 4. Humble aveu.— 5. La fille de Jaïre.— 6. Les deux miracles. — 7. Prière. 193
XXIVmo ET DERNIER DIMANCHE APRÈS LA PENTECÔTE.
Sommaire. - 1. Les deux sens. — 2. Répétition. — 3. L'abomination de la désolation
dans le lieu saint. — 4. En hiver ou un jour de sabbat. — 5. Le règne de l'Anté-
christ abrégé à cause des élus. — 6. Les faux christs et les faux prophètes. — 7. La
divinité du Christ manifestée. — 8. Le jugement dernier. — 9. Prière 197
MOIS DE MARIE
Par M. l'Abbé CONSTANT, d'Ollioules 201
;ouverture. — Le mois de Marie est : 1. une fête, 2. une prière, 3. une prédication 201
\Premier jour. — Marie n\NS la pensée de Dieu. — Marie a été prédestinée : 1. de
TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES 631
toute éternité, 2. à devenir la mère de Dieu, 3. à coopérer au salut des hommes
— • Conséquences de cette prédestination 205
Deuxième jour. — Marie prédite et figurée. — 1. Suite des prophéties la con-
cernant depuis la Genèse, 2. Marie figurée par la montagne, l'arche, le taber-
nacle, l'échelle de Jacob, le buisson ardent, la fontaine scellée, les femmes de
la Bible, Eve, Sara, Rebecca, Rachel, Ruth, Judith , Esther, etc 210
Troisième jour — L'Immaculée-Conception. — 1. L'apparition de Lourdes, 2. Marie
Immaculée dans sa Conception, 3. conséquences de ce privilège 215
Quatrième jour. — La Nativité. — l. Devant le berceau de Marie, 2. ce que sera
un jour cette enfant, 3. comment nous pouvons lui ressembler 220
Cinquième jour. — Nom de Marie. — 1. Le nom de Marie, choisi par Dieu, signifie :
souveraine, 2. comment elle mérite ce nom au ciel , aux enfers et sur la terre. 225
Sixième jour. — La présentation de la Sainte Vierge au Temple. — 1. Ce que
Marie offre a sa Présentation, 2. comment nous devons faire noire propre pré-
sentation à Dieu 231
Septième jour. — Marie dans le Temple. — 1. Pourquoi Marie vit dans la solitude,
2 pourquoi nous devons l'y suivre 236
Huitième jour. — Marie a Nazareth. — 1. Marie demeure cachée dans un pauvre
atelier, 2. chacun de nous doit se sanctifier là où Dieu l'a mis 2i2
Neuvième jour . — Annonciation. — 1. Récit évangélique médité, 2. le titre de Mère
de Dieu , 3. Marie mère des hommes 2S7
Dixième jour. — L'Annonciation. — 1. Marie s'humilie, 2. l'humilité dans la vie
chrétienne 253
Onzième jour. — La Visitation. — 1. Le récit évangélique, 2. comment Marie con-
tinue à apporter aux hommes la nouvelle du salut 259
Douzième jour. — Le Magnificat — Commentaire étudié au double point de vue
de la reconnaissance et de la prophétie de l'avenir 284
Treizième jour. — Voyage a Bethléem. — 1. Le voyage, 2. les dispositions du
cœur de Marie , pendant l'épreuve 270
Quatorzième jour. — La naissance de Notre-Seigneur. — 1. Noël, 2. la crèche et
le tabernacle 275
Quinzième jour. — La Purification. — 1. Marie y était-elle tenue ? 2. Le sacrifice. 281
Seixième jour. — La prophétie de Simêon. — Commentaire du Nunc d'mittis 286
Dix-septième jour. — Le glaive de Siméon, — 1. Le glaive de Marie, 2. nos divers
glaives 294
Dix-huitième jour. — Les bergers et les rois a l'étable — 1. Ce que Marie voit
dans" leur adoration , 2. comment nous devons adorer Jésus 297
Dix-neuvième jour. — La présentation de Jésus au Temple. — 1. Le prêtre et la
victime, 2. application au saint sacrifice de la messe. 302
Vingtième jour. — Fuite en Egypte. — 1. La fuite , 2. le plan divin 308
Vingt-unième jour. — Marie a Nazareth. — 1. Jésus entre Marie et Joseph, 2. Jésus
dans la famille 313
Vingt-deuxième jour. — . Jésus perdu et retrouvé. — 1. Commentaire du récit
évangélique , 2. ce voyage à Jérusalem est un symbole 319
Vingl-troisume jour. — Le miracle de Cana. — Commentaire du récit évangélique 324
Vingt-quatrième jour. — Marie pendant la vie publique de Jésus-Christ. — 1. Ce
qu'elle faisait durant ce temps , 2. leçon morale pour chacun de nous * . . . . 329.
Vingt-cinquième jour. — Marie pendant la vie publique de Jésus. — 1. Les joies
et les douleurs de Marie , 2. les joies et les douleurs de l'àme chrétienne 334
Vingt-sixième jour. — Marie au pied de la croix.— 1. Ce que Marie y souffre et
comment elle endure son martyre, 2. le martyre de chaque âme chrétienne < . . 339
Vingt-septième jour. — Marie au pied de la croix. — Comment elle y enfante
dans la douleur • 3*5
Vingi-huitièmejour.— Marie et son culte dans l'Église, perpétué depuis la
maison de S. Jean jusqu'à nos jours 350
Vingt-neuvième jour. — Marie a la RÉSURRECTION. #-i. Un usage espagnol, 2. Jésus
ressuscité apparaît à sa mère, 3. la foi de Marie 357
Trentième jour. — Marie a l'Ascension. — 1. L'espérance est un besoin de l'huma-
nité, 2. l'espéran>:e chrétienne, 3. sur quoi elle repose 362
Trente-unième jour. — Marie au Cénacle.— 1. Pourquoi Marie était au Cénacle,
2. comment Marie peut être appelée la Mère de la Foi , 3. résumé historique. . . 367
Clôture. — L'Assomption. — 1. Le triomphe 2. Marie dans le ciel &\
632 TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES
DISCOURS PAR M?1' D'HULST
CRAINTE ET CONFIANCE 379
LE ROLE SCIENTIFIQUE DES FACULTÉS CATHOLIQUES. — 1. Il nous faut des
foyers scientifiques chrétiens , 2. nos Facultés répondent â ce besoin 389
L'EMPOISONNEMENT DE LA SCIENCE. - Profitons de l'exemple de nos adver-
saires sî liguant d'une ligue : 1. populaire, 2. scientifique. Voilà le péril, voilà
le modèle , 396
LA MISSION CHRÉTIENNE DE LA SCIENCE. - 1. Quelle est la mission de la
science , 2. comment la science remplira ce rôle 405
LE VRAI TERRAIN DE LA LUTTE ENTRE CROYANTS ET INCROYANTS.— 1 . Pou-
vons-nous garder la science, qui est la position maîtresse? 2. comment nous
pouvons la garder 414
PANÉGYRIQUE DE SAINT THOMAS D'AQUIN.— l.Quel fut, à l'égard des besoins
de son temps, le rôle du Docteur Angélique ? 2. Comment les organes de la
science sacrée doivent comprendre et remplir, à l'égard du temps présent,
une mission à la fois pareille et diverse 427
DISCOURS INÉDITS DE M«f DE LA BOUILLERIE
L'ANGE DE LA FAMILLE 442
LA CHAPELLE DOMESTIQUE 444
ALLOCUTION POUR LE MARIAGE DE DEUX FERMIERS 447
LES PETITS VAGABONDS (discours de charité) 449
NOTRE-DAME DE LOURDES (provençal et français)
Par M. l'abbé GRIMAUD 459
Lourdes a été : 1. le plus grand théâtre du miracle, 2. le plus saint théâtre de vertus
L'ÉGLISE ET L'ÉTAT, Conférences
Par M. l'abbé FRÉMONT 482
Première Conférence. — Qu'est-ce que l'Église? Qu'est-ce que l'État? — 1. Na-
ture intime du catholicisme , 2. nature intime de'la société civile 482
Deuxième Conférence. — Principes généraux qui doivent régler les rapports
de l'Église i t de l'État. — 1. La société civile et la société religieuse peuvent-
elles vivre, côte â côte, sans rapports et se mouvoir dans ur.e sphère entière-
ment séparée ? 2. Ces deux, sociétés ayant des rapports nécessaires, quel sont
les principes généraux qui doivent les régir? 502
Troisième Conférence. — Examen RAISONNÉ DES DIVERSES SITUATIONS OU L'ÉGLISE
ET L'ÉTAT PEUVENT SE TROUVER A L'ÉGARD DE L'UN ET DE L'AUTRE. L'HYPOTHÈSI.
après la Thèse. — Les trois hypothèses : 1. Persécution, 2. Sympathie, 3. Pak-
tiellement admise et partiellement rejetée.. , 525
Quatrième Conférence. — Rôle historique du clergé français pendant la Révo-
lution française. — 1. Il demandait les réformes, 2. sa dignité et la vente des
biens ecclésiastiques, 3. son héroïsme pendant la persécution 544
Cinquième Conférence. — Séparation de l'Église et de l'État. — 1. Etait-elle
possible en 1800? Est-elle possible aujourd'hui? 566
Sixième Conférence. — La religion nouvelle. — 1. On avait essayé, mais en vain,
de fonder trois religions nouvelles, 2. tout autre système religieux que le
catholicisme eut échoué , et échouerait encore infailliblement 586
Septième Conférence. — Le Concordat. — 1. Qu'est-ce que le Concordat ? 2. Ce qu'il
faut penser des articles organiques; 3. Avantages du Concorda* pour la société
cfvile et pour la société religieuse 599
FIN DE LA TABLE DU TOME SECOND.
Marseille . — Imprimerie S* Thomas d'Aquiué
K
La Bibliothèque.
Université d'Ottawa
Echéance
T/ie Li.bK.cuti}
Uni vers ity of Ottawa
Date Due
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