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Full text of "Les origines de la poésie persane"

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BIBLIOTHEQUE     ORIENTALE     ELZEVIRIENNE 
LUI 


LES  ORIGINES 


DE 


LA    POÉSIE    PERSANE 


LE   PUV.    —    IMPRIMERIE    MARCHE3SOU    FILS 


LES 


ORIGINES 


DR 


LA  POÉSIE  PERSANE 


PAR 


.if^ 


(  m),J.  DARMESTETER 


PARIS 
ERNEST    LEROUX,    ÉDITEUR 

28,    RUE    BONAPARTE,    28 


1887 


LES  ORIGINES 


DE 


LA    POÉSIE   PERSANE^ 


I 

1 N  jour  le  roi  Behram  Gor,  d'histori- 

I  9 

(Ique  et  légendaire  mémoire,  était,; 
aux  pieds  de  sa  maîtresse,  la  belle  Dil  A- 
ram.  Il  lui  disait  son  amour,  elle  lui 
répondait  le  sien.  Comme  les  deux  cœurs 
battaient  d^accord,  les  paroles  battaient 
de  même  et  retombèrent  sur  le  même  son, 
comme  un  écho.  C'est  ainsi  que  naquit  en 
Perse  la  poésie,  et  le  rythme,  et  la  rime. 


I.  Les  pages  qui  suivent  ont  paru  d'abord  dans 
le  Journal  des  Débats  d'avril  1886. 


II 


La  légende  est  gracieuse,  mais  en  re- 
tard. Au  moment  ou  soupirait  le  roi 
Behram,  la  Perse  ancienne  touchait  à  sa 
fin  ;  elle  avait  derrière  elle  dix  siècles  de 
littérature  et  la  poésie  n'avait  pas  attendu 
pour  s'éveiller  le  caprice  d'un  cœur  de 
roi.  Sept  siècles  avant  Behram  Gor  et 
Dil  Aram,  les  compagnons  d'Alexandre 
avaient  entendu  les  poètes  de  Suse  chanter 
les  amours  de  Zariarès  et  d"Odatis,  qui  se 
virent  et  s'aimèrent  en  rêve,  le  seul 
amour  qui  n'ait  point  de  déception'.  Plus 
tard,  les  chants  de  la  Perse  païenne 
avaient  plus  d'une  fois,  à  la  veille  des 
batailles,  scandalisé  leschrétiens,  à  Theure 
où  le  Christ  et  Ormuzds'entre-égorgeaient 


I.  Charis   de  Mitylène.  —  Firdousi  (épisode  de 
Gouchtasp. 


LES   ORIGINES  DE  LA  POESIE  PERSANE  3 

sur  le  plateau  d'Arménie.  Mais  toute  cette 
vieille  poésie  est  perdue  pour  nous  :  il  ne 
nous  en  reste  qu'un  débri  sans  grand 
charme,  les  fameuses  Gâthas  du  Zend 
Avesta,  sermons  rythmés  d'une  morale 
irréprochable  et  qui  offrent  tout  l'inté- 
rêt poétique  d'un  catéchisme. 

Au  milieu  du  vii^  siècle  de  notre  ère, 
trois  batailles  livrèrent  la  Perse  aux  Ara- 
bes, comme  jadis  à  Alexandre.  La  littéra- 
ture nationale  sombra  avec  l'indépen- 
dance; la  langue  du  Coran  chassa  le 
pehlvi  de  la  littérature,  de  la  religion,  de 
Tadministration,  et  la  muse  persane 
chanta  en  arabe. 

La  tradition  nationale  se  réveilla  bien 
vite.  Au  bout  d'un  siècle,  Tempire  arabe 
voyait  déjà  commencer  l'irréparable  déca- 
dence. Le  rêve  des  Mille  et  Une  Nuits 
n'avait  été  que  le  rêve  d'une  nuit  d'été. 
Le  fils  d'Haroun  al  Rachid,  Mamoun,  le 
dernier  des  grands  Califes,  fut  obligé, 
pour  monter  sur  un  trône  disputé,  de 
faire  appel  aux  Persans  de  Khorasan. 
Quand   il    fit  son  entrée    triomphante   à 


LES   ORIGINES 


Merv,  capitale  de  la  province,  un  poète 
de  Merv,  connu  pour  ses  poésies  arabes, 
Abbas,  Taccueillit  avec  une  ode  persane 
composée  en  son  honneur,  premier  mani- 
feste de  la  poésie  nationale  : 


Nul  avant  moi,  disait-il,  n"a  chanté  poème 
de  ce  genre  ;  la  langue  persane  a  fort  à  faire  pour 
s'élever  à  cette  dignité. 

Pourtant  je  l'ai  choisie  pour  chanter  tes  louan- 
ges, afin  qu'à  glorifier  ta  grandeur,  elle  en  de- 
vienne plus  noble  et  plus  belle. 


Le  charme  était  rompu  :  la  langue  vul- 
gaire avait  élevé  la  voix;  la  poésie  per- 
sane allait  naître  ou  renaître.  Ses  débuts 
furent  lents  et  obscurs;  nous  ne  la  retrou- 
vons formée  et  maîtresse  d'elle-même  que 
deux  siècles  plus  tard,  vers  l'an  looo,  à  la 
Table-Ronde  de  Mahmoud  le  Ghazné- 
vide;  c'est  le  siècle  de  Firdousi  et  du 
Livre  des  Rois.  Mais  Firdousi  a  si  bien 
éclipsé  ses  contemporains,  et  plus  encore 
ses  précurseurs,  que  les  deux  siècles  qui 
vont  d'Abbas  à  Firdousi   sont   vides  en 


DE    LA    POESIE    PERSANE  D 

apparence;    il    ne    reste   que    des   noms, 
l'œuvre  a  péri. 

Il  existe  par  bonheur,  en  Perse  comme 
ailleurs,  une  race  qu'on  ne  saurait  trop 
bénir,  celle  des  compilateurs.  Une  com- 
pilation ancienne  est  un  trésor,  si  nul  que 
soit  rhomme,  et  moins  il  a  mis  de  lui- 
même.  Or,  il  reste  dans  la  poussière  des 
bibliothèques  persanes  une  douzaine  d'his- 
toires poétiques,  composées  sans  critique 
et  sans  goût,  mais  à  une  époque  où  les 
vieuK  maîtres  étaient  encore  connus.  Un 
orientaliste,  M.  Hermann  Ethé,  un  des 
plus  acharnés  fouilleurs  de  manuscrits 
qu'ait  produits  l'Allemagne,  s'est  donné 
pour  tâche  de  recueillir  dans  cette  pous- 
sière tout  ce  qu'elle  cache  de  débris  épars 
des  poètes  d'autrefois  '.  Il  a  ainsi  exhumé 
quinze  cents  ou  deux  mille  vers,  apparte- 
nant à  une  vingtaine  de  poètes,  souvent 
insignifiants,  mais  souvent  aussi  riches  en 
surprises  pour  un  lecteur  de  nos  pays  et 

I.  Comptes-rendus  de  l'Académie  de  Bavière, 
1872-1875,  iSjS;  Nouvelles  de Gœttingue,  iSjb; 
Recherches  orientales^  18 j5. 


O  LES    ORIGINES  DE   LA   POESIE  PERSANE 

de  nos  temps.  Ces  Persans  d'il  y  a  mille 
ans  sont  plus  près  de  nous  que  quelques- 
uns  de  leurs  plus  glorieux  successeurs.  Il 
nous  faut  un  effort  d'esprit  pour  entrer 
dans   le    génie   de  Saadi,    de    Hafiz,   de 
Djami,  de  tous  ces  habiles  artistes,  rhéto- 
riciens    de   génie    qui    auraient    pu    être 
autre  chose,  mais  rhétoriciens,  emprison- 
nés dans  la  convention  littéraire.  Ici,  la 
convention  déjà  puissante   n'a  pas  encore 
eu  le  temps  de  tout  glacer;  elle  n'a  pas 
encore  hgé  dans  son  moule  ces  éternels 
lieux    communs    du   cœur,     toujours   si 
neufs  quand  ils  repassent  par  une  âme  de 
poète.  Par  instants  aussi,  les  angoisses  de 
la  pensée  et  le  sentiment  du  mal  univer- 
sel éclatent  en  cris   modernes,   sûrs  d'é- 
veiller un  écho  dans  des  âmes  d^aujour- 
d'hui,   et  de  tout  l'horizon  de  nos  poésies, 
des  voix    se  lèvent  pour   répondre  à  ces 
maitres    lointains    du    Héri-Roud  et  de 
l'Amou-Daria. 


m 


D'Abbas  à  Firdousi,  du  Calife  Ma- 
moun  au  Sultan  Mahmoud,  de  la  pre- 
mière ondulation  de  la  poésie  persane  au 
moment  où  elle  bat  son  plein,  passèrent 
deux  siècles  et  quatre  dynasties.  Quand 
Mamoun  vainqueur  avait  quitté  Merv 
pour  se  rendre  à  Bagdad,  son  général, 
Abdallah,  hls  de  Tahir,  s'était  payé  en 
demandant  ou  prenant  l'investiture  de  la 
Perse  orientale  et  avait  fondé  la  dynastie 
des  Tahérides.  Au  bout  de  cinquante  ans, 
un  chaudronnier  du  Seistan,  Yaqoub, 
renversa  les  Tahérides,  arracha  toute  la 
Perse  au  Califat,  fonda  la  dynastie  des 
Safïarides  ou  Chaudronniers,  et  menaça 
Bagdad.  Le  Califat  aux  abois  appela  d  au- 
delà  de  rOxus  les  Samanides,  famille 
turque  qui  descendait  ou  prétendait  des- 


s  LES    ORIGINES 

cendre  d'un  des  derniers  he'ros  de  la  Perse 
indépendante,  mort  en  exil  dans  le  Tur- 
kestan.  Ces  Samanides  régnent  un  siècle 
avec  gloire  et  tombent  vers  l'an  looo  de- 
vant le  Louis  XIV  du  moyen  âge  oriental, 
Mahmoud  le  Ghaznévide,  le  roi  de  Fir- 
dousi.    Cette    époque    des   Samanides    a 
laissé  dans  la  mémoire  de  la  Perse  le  sou- 
venir d'une  aurore  éclatante,  d'un  âge  d'or 
de  la  poésie  :   c'est  la  période  de  création. 
Abbas,   le  poète  de   Mamoun,    n'avait 
pas   eu   de   successeur,    «   bien    qu'il   eût 
«  élevé  la  petite  Ourse  de  l'éloquence  à  la 
«  hauteur  des  Pléiades.  »  Les  Tahérides, 
bien  que  fondateurs  de  fait  de  l'indépen- 
dance  persane,  tenaient  plus  à  la  Perse 
qu'au  persan;  ils  étaient  bons  musulmans 
et  le  Coran  suffit  à  tout.  Le  premier  d'en- 
tre eux  avait  fait  brûler  le  vieux  poème 
pehlvi  qui  chantait   les  amours  de  \Va- 
mik  et  dWsra,  en  disant  :  «  Nous  lisons  le 
«  Coran  et  les  traditions  du  Prophète;  ce 
«  livre  est  un  livre  des  Mages,  c'est  donc 
«  un  livre  maudit.  » 

Les  Chaudronniers  furent  moins  durs  : 


DE    LA    POESIE    PERSANE  9 

SOUS  le  second  d'entre  eux  parut  Firouz, 
«  qui  sauva  la  poésie  persane  de  l'anéan- 
«  tissement;  car  ses  vers  sont  plus  doux 
«  qu'un  baiser  de'robé  et  plus  gracieux 
«  que  la  lumière  des  yeux.  «  Il  est  dom- 
mage que  Tunique  spécimen  donné  par 
les  biographes  ne  permette  pas  de  sa- 
vourer toute  la  douceur  de  ce  baiser.  Un 
autre  poète  de  la  même  époque,  Abou 
Salik,  d'Hyrcanie,  est  plus  heureux.  Il 
nous  transporte  du  coup  en  plein  hôtel 
Rambouillet,  ou,  mieux,  chez  Mascarille, 
mais  avec  un  sourire  qui  prouve  qu'il 
n'est  point  dupe  : 

Avec  les  cils  de  tes  yeux  tu  m'as  volé  mon 
cœur;  tu  me  voles  avec  tes  cils  et  tu  prétends 
me  condamner  avec  tes  lèvres. 

Faudra-t-il  que  je  te  paye  l'amende  pour  m'a- 
voir  volé  mon  cœur:  Avez-vous  vu  jamais  pa- 
reille merveille  :  un  voleur  qu'on  indemnise! 

Vous  entendez  d'ici  Mascarille  :  Aie 
voleur!  au  voleur!  Mais  c'est  un  Masca- 
rille qui  sait  prendre  Taccent  de  Cor- 
neille : 

1» 


lO  LES  ORIGINES  DE   F. A   POESIE  PERSANE 

Laisse  couler  ton  sang  sur  la  terre,  cela  vaut 
mieux  que  de  laisser  s'écouler  ton  honneur. 

Crois-moi,  mieux  vaut  encore  s'agenouiller  de- 
vant les  idoles  que  s'agenouiller  devant  l'homme. 

On  voudrait  entendre  davantage  de 
cette  voix,  si  mobile  d^accent,  tour  à 
tour  d'une  mièvrerie  si  raffinée  et  d'une 
fierté  si  simple.  C'est  un  regret  que  nous 
ressentirons  plus  d'une  fois  en  passant 
devant  ces  ombres,  qui  ouvrent  les  lèvres 
pour  un  mot  ou  deux  et  rentrent  dans 
leur  silence  éternel.  Mais  tel  mot  qui 
sort  de  Tabîme  éveille  plus  d'échos  que 
bien  des  discours  :  c'est  encore  la  voix  la 
plus  haute  que  celle  qui  crie  dans  le  dé- 
sert, et  il  y  a  une  beauté  d'isolement  pour 
la  parole,  comme  pour  les  ruines,  comme 
pour  les  âmes. 


'4^ 


IV 


Avec  les  Samanides,  la  poésie  monte 
sur  le  trône.  Un  nom  domine  toute  cette 
époque,  le  nom  de  Roudagui,  le  poète 
aveugle  de  Boukhara,  que  la  poésie  per- 
sane met  à  son  berceau  comme  une  sorte 
d'Homère. 

Roudagui  était  né  à  Boukhara  au  mi- 
lieu du  ix^  siècle,  le  siècle  des  serments 
de  Strasbourg.  Il  était  né  aveugle,  «  mais 
il  avait  l'œil  intérieur  »  ;  il  l'avait  assez 
clairvoyant  pour  nous  faire  douter  par- 
fois de  l'authenticité  de  la  légende,  car 
les  couleurs  jouent  dans  les  poésies  qui 
nous  restent  de  lui  ou  qu'on  lui  attribue 
un  rôle  que  l'on  n'attendrait  pas,  et  par 
instants  il  semble  par  trop  oublier  qu'il 
est  aveugle.  A  huit  ans,  il  savait  par 
cœur  le  Coran  et  commençait  à  cumpo- 


12  LES   ORIGINES 

ser.  Le  prince  samanide  Nasr,  fils  d'Ah- 
med, charmé  de  son  génie,  Tattacha  à  sa 
personne.  Nul  poète  ne  fut  jamais  plus 
comblé,  pas  même  Ansari  à  la  cour  de 
Mahmoud.  Il  avait  deux  cents  pages  à 
son  service,  quatre  cents  chameaux  pour 
porter  ses  bagages,  et  il  put  laisser  à  ses 
héritiers  «  plus  de  richesses  que  jamais 
poète  n'en  vit  en  rêve  >;. 

Une  anecdote,  célèbre  en  Orient,  met 
en  scène  le  pouvoir  merveilleux  de  sa 
poésie  sur  son  maître  royal.  L^Emir  Nasr 
avait  quitté  Boukhara  pour  Merv,  et  «  la 
Reine  du  monde  »  le  retenait  tellement 
par  ses  charmes  que  les  grands  seigneurs 
de  Boukhara  craignirent  pour  la  capitale. 
Les  poètes  du  Khorasan  ne  tarissaient 
point  de  sarcasmes  contre  la  grande  par- 
venue de  la  Transoxiane,  ses  rues  étroi- 
tes et  ses  ordures. 

«  Le  plus  noble  cheval,  en  arrivant  à 
Boukhara,  disait  Tun,  y  deviendrait  bien- 
tôt un  âne.  Mes  yeux  n'ont  jamais  vu  un 
cloaque  plus  infect  que  cette  ville  dont 
l'Emir  de  TOrient  a  fait  sa  capitale.  » 


DE    LA    POÉSIE    PERSANE  l3 

u  Tandis  qu'ailleurs,   disait  un  autre, 
la  tiède  haleine  des  vents  répand  chaque- 
matin  le  doux   parfum  des  villes,   Bou- 
khara  est  comme  le  cadavre  du  monde  K  » 

Les  sei^neurs  boukhariotes  prièrent 
Roudagui  de  chanter  à  TEmir  quelque 
poésie  qui  réveillât  en  lui  l'amour  et  le 
reoret  de  Boukhara.  Un  malin,  à  déjeuner, 
Roudagui  saisit  la  lyre  et  dit  : 

Le  parfum  des  ondes  du  Molian  ^  monte  vers 
nous;  le  souvenir  de  l'ami  bien-aimé  monte  vers 

nous. 

Le  sable  de  l'Amou  ^   et   ses  cailloux   glissent 

sous  le  pied  comme  la  soie. 

Les  eaux  du  Djihoun  et  leurs  bouillonnements 
montent  dans  leur  fraîcheur  jusqu'à  la  ceinture 

du  roi. 

Réjouis-toi,  o  Boukhara,  et   sois   heureuse!  Le 

roi  revient  en  hôte  dans  tes  murs. 

Le  roi  est  la  lune,  Boukhara  est  le  ciel  :  la 
lune  remonte  dans  son  ciel. 

Le  roi  est  le  cyprès,  Boukhara  le  jardin;  le 
cyprès  revient  à  son  jardin. 

1.  Barbier  de  Meynard,  Tableau  littéraire  du 
Khorasan  et  de  la  Transoxiaiie,  dans  le  Journal 
Asiatique. 

2.  Rivière  de  Boukhara. 

3.  L'Amou-Daria  ou  Djihoun.  l'ancien  Oxus. 


1  4  LES    ORIGINES 

Le  roi,  touché  de  ces  souvenirs,  à  l'ins- 
tant, en  robe  de  nuit  et  en  pantoufles, 
monta  à  cheval  et  ne  fit  qu'une  traite 
jusqu'à  Boukhara. 

Roudagui,  dit  la  légende,  avait  une 
voix  divine  et  le  musicien  valait  le  poète. 
Entre  autres  dons,  il  était  merveilleuse- 
ment doué  dans  le  thought-reading  et 
sentait  si  bien  battre  les  cœurs  autour  de 
lui  qu'il  pouvait  improviser  sur  la  lyre 
un  chant  ou  un  air  en  accord  avec  le 
sentiment  qui  les  traversait.  Un  jour,  un 
incrédule  demanda  l'épreuve.  Roudagui 
le  convainquit  à  sa  confusion  en  chan- 
tant ces  vers  : 

Si  tu  sais  dominer  tes  passions,  tu  es  un 
homme,  si  tu  ne  te  moques  point  de  l'aveugle  et 
du  sourd,  tu  es  un  homme. 

Frapper  du  pied  l'homme  à  terre  n'est  pas  d'un 
homme;  si  tu  prends  la  main  de  l'homme  à  terre, 
lu  es  un  homme. 

Sa  gloire  n'était  pas  seulement  une 
gloire  de  cour.  Une  de  ses  œuvres  avait 
charmé  toute  la  Perse  et  couru  de  ville  en 


DE    LA    POÉSIE    PERSANE  J  5 

ville;  c'était  une  traduction  en  vers,  au- 
jourd'hui peidue,  de  Kalila  et  Dimna,  ce 
fameux  livre  d'apologues,  né  dans  l'Inde 
bouddhique,  ancêtre  des  Mille  et  Une 
Nuits  et  de  tant  de  nos  fabliaux  et  de  nos 
fables,  et  qui  est  allé  plus  loin  que  ni  la 
Bible,  ni  le  Coran,  ni  la  parole  du  Boud- 
dha. L'admiration  lui  resta  fidèle  après  sa 
mort.  Il  fut  salué  le  maître  incomparable, 
le  créateur  de  la  poésie,  le  modèle  inimité 
dans  tous  les  genres,  Tétoile  polaire  de  la 
poésie,  le  Sultan,  TAdam  des  poètes.  Un 
de  ses  émules,  Chahid  de  Bactriane,  di- 
sait : 

La  poésie  chez  les  autres  poètes  ressemble 
à  la  parole  ;  chez  Roudagui,  la  parole  est  faite  de 
couleurs. 

Pour  les  poètes,  Très  bien!  Bravo!  est  un 
éloge;  pour  Roudagui,  Bravo!  Très  bien!  est 
une  impertinence. 

L'œuvre  de  Roudagui  fut  immense  :  il 
laissa,  dit-on,  un  million  trois  cent  mille 
vers;  il  ne  nous  en  reste  que  quelques 
centaines^  où  il  y  a  assez  de  belles  choses 


l6  LES   ORIGINES 

pour  regretter  qu'il  n^en  reste  pas  davan- 
tage et  d'assez  froides  pour  se  féliciter  que 
la  masse  soit  perdue. 

Ces  débris  peuvent  se  ranger  sous  trois 
chefs  :  poésie  de  cour,  poésie  d'amour, 
poésie  de  désillusion. 

C'est  comme  poète  de  cour  que  Rouda- 
gui  lit  sa  fortune;  mais,  comme  on  peut 
bien  s'y  attendre,  ce  ne  sont  pas  ses  pané- 
gyriques royaux  qui  sont  pour  beaucoup 
nous  toucher.  Cependant  il  y  aurait  de 
curieuses  comparaisons  à  établir  entre  les 
procédés  du  panégyriste  persan  et  ceux  du 
maître  panégyriste  de  la  Grèce.  Pindare 
se  demande  :  Ayant  à  louer  X...  qui  me 
paye,  mais  qui  est  peu  intéressant,  com- 
ment passer  de  là  à  un  sujet  qui  intéresse? 
Pour  Roudagui,  qui  n'a  qu'un  maître  et 
toujours  le  même,  la  question  est  celle-ci  : 
Etant  donné  un  sujet  quelconque,  com- 
ment en  faire  sortir  l'éloge  de  TÉmir?  La 
solution  est  des  plus  simples  :  il  emman- 
che le  sujet  par  une  comparaison.  Des- 
cription du  printemps  :  la  nature  est  en 
joie,  la  tulipe  est  en  fleur,  le  vent  est  par- 


DE    LA    POESIE    PERSANE 


fumé,  la  branche  élancée  tremble  au  souf- 
fle du  printemps,  comme  Vœil  de  Vennemi 
devant  le  glaive  de  l'Emir.  L'Emir  est  le 
lieu  de  la  victoire  et  du  bonheur,  etc.  — 
Description  de  Tautomne  :  le  vent  d'au- 
tomne est  un  alchimiste,  autrement  com- 
ment changerait-il  en  or  les  fruits  du  jar- 
din ?  Le  vent  du   Kharizm  a  répandu   les 
pièces  d'or  (les  feuilles  jaunies)  dans  le 
sein  du  bocage,  comme  la -pluie  de  la  main 
du  roi  dans  le  sein  de  ceux  qui  viennent 
le  voir.  Car  le  roi,  tant  qu'il  a  un  ennemi, 
n'a  affaire  que  de  se  battre  ;  tant   qu'il  a 
un  dirèm,  il  n'a  affaire  que  de  donner, 
etc.  (A  bon  entendeur,  salut!)  Peine  d'a- 
mour  :    Roudagui    est   prisonnier  d'une 
belle  qui  l'a  enlacé  de  mille  liens;  mais  il 
ne  craint  point  la  captivité,  car  la  libéra- 
lité du  prince  l'a  affranchi;  le  prince  qui 
écoute  la  voix  du  faible,  comme  la  mère 
écoute  celle  de  l'enfant  égaré,  etc.  Plus  la 
transition  est  inattendue,   plus  la  vanité 
du  prince  est  agréablement  surprise  par 
la  plus  douce  des  trahisons.  Et  les  dinars 
de  pleuvoir  sur  l'heureux  poète  :  à  un 


l8  LES    ORIGINES 

poète  lauréat  que  faut-il?  des  pensions  et 
des  titres  :  acceperunt  mercedem  siiam, 
vani  vanam. 

Roudagui,  par  bonheur,  a  été  autre 
chose  encore  qu'un  poète  de  cour.  Il  a 
aimé  et,  quoique  enfant  gâté  du  succès,  il 
a  souffert.  La  plupart  de  ses  chants  d'a- 
mour, il  est  vrai,  rentrent  un  peu  trop 
dans  la  convention  et  la  rhétorique  amou- 
reuse, ce  fléau  des  littératures  raffinées, 
qui  rend  intolérable  la  plus  grande  pariie 
de  la  poésie  persane  et  qui,  comme  on 
voit,  paraît  de  bien  bonne  heure  :  il  est 
probable  que  la  Perse  nouvelle  ne  faisait 
que  reprendre  la  tradition  des  soupirants 
d'autrefois;  je  ne  doute  pas  que  Ton  ne 
tournât  déjà  des  madrigaux  à  la  cour  du 
roi  Darius.  Dans  notre  poète,  toute  cette 
rhétorique  stérile,  qui  séduisit  si  fort  Goe- 
the vieilli,  est  déjà  là,  quoique  encore 
contenue,  et  avec  des  traits  de  naturel  : 

Une  seule  fois  dans  l'année  vient  le  grand  jour 
de  fête;  ton  regard  est  pour  moi  une  fête  éter- 
nelle. 

Une    seule    fois    dans    l'année   vient  la     rose; 


DE    LA    l'OÉSIE    PERSANE  ig 

ton    visage    est     pour    moi    une    rose    éternelle. 

Une  seule  fois  dans  le  jardin  je  cueille  la  vio- 
lette en  bouquet;  tes  tresses  parfumées  sont  un 
éternel  bouquet  de  violettes. 

Une  seule  fois  éclot  le  narcisse  dans  les  champs  ; 
le  narcisse  de  tes  yeux  éclot  toute  l'année. 

Le  narcisse  endormi  ne  revient  pas;  ton  nar- 
cisse noir  endormi  revient  et  se  réveille. 

Il  y  a  bien  le  cyprès  qui  dans  le  jardin  verdoie 
toute  l'année;  mais  près  de  ta  taille  il  est  courbé 
et  penché,  etc. 

Dans  ces  mièvreries  spirituelles,  rien 
de  cette  passion  sincère,  qui  peut  très 
bien  s'allier  avec  le  rafHnemeni  et  le 
mauvais  goût  et  y  jeter  un  éclair  de  vé- 
rité; rien  de  ces  transfigurations,  qui  font 
de  Tamour  une  religion,  où  Timagination 
peut-être  a  autant  de  part  que  le  cœur, 
mais  oij  l'imagination  ne  pourrait  rien, 
si  le  cœur  n'y  était;  rien  de  ces  agrandis- 
sements de  Timage  aimée,  qui,  à  force  de 
remplir  tout  Tœil  du  poète,  remplit  tout 
son  horizon  et  tout  son  ciel.  Le  ruisseau 
où  la  bien-aimée  de  Roudagui  lave  sa 
joue  devient  couleur  de  rose  ;  la  terre  où 
elle   fait  flotter  ses  cheveux   devient   du 


20  LES   ORIGINES 

musc;  ainsi  eût  parlé Oronte,  s'il  eût  rimé, 
à  Boukhara.  Roudagui  s'étonne  que  la 
tulipe  sorte  de  la  rouille  de  la  terre,  tan- 
dis que,  chez  sa  bien-aimée,  c'est  la  rouille 
qui  sort  de  la  tulipe,  ce  qui  veut  dire 
qu'elle  a  un  grain  de  beauté.  Le  jour  où 
l'on  récita  ces  vers  dans  le  harem  de 
Nasr,  toutes  les  Philaminte  de  Boukhara 
auront  éié  dans  le  ravissement. 

Ce  qui  domine  dans  les  pièces  amou- 
reuses de  Roudagui,  c'est  avant  tout  Tes- 
prit,  forme  que  prend  l'amour  chez  ceux 
qui  n'ont  pas  l'amour  : 

Avec  deux  ou  trois  baisers,  déhvre  ce  cœur  de 
l'angoisse  et  du  tourment,  afin  de  mériter  qu'en 
retour  un  dieu  te  rende  la  pareille  ! 

Mais,  hélas!  deux  ou  trois  baisers  ne 
suffisent  pas  : 

Il  en  est  des  baisers  comme  de  l'eau  amère  ; 
plus  on  en  boit,  plus  la  soif  augmente. 

Avec  bien  du  jargon  encore,  il  y  a  des 
élans  de  naturel  dans  ce  chant  triomphal 
d'amour  heureux  : 


DE    LA.    POESIE    PERSANE  2  1 

Maintenant  nous  sommes  réunis  et  tout  est 
oublié  ••  qu'il  est  doux  d'être  réuni  à  sa  bien- 
aimée  après  la  séparation  ! 

Elle  me  dit  avec  caresse  :  «  Loin  de  moi,  com- 
ment était  ton  cœur?  »  Elle  me  dit  en  rougis- 
sant :  «  Loin  de  moi,  comment  était  ton  âme?  » 

Je  lui  répondis  en  disant  :  «  O  ma  belle  du 
paradis,  toi  qui  es  le  malheur  de  mon  âme  et  le 
tourment  de  toutes  les  belles  du  monde! 

«  Tes  tresses  d'ambre  ont  pour  moi  fait  du 
monde  un  collier,  car  pour  moi  le  monde  est  une 
balle  dont  ta  tresse  est  la  raquette. 

«  Telle  a  été  ma  douleur  pour  ces  deux  yeux 
qui  lancent  la  flèche.;  telle  a  été  ma  douleur  pour 
ces  deux  tresses  qui  répandent  le  musc.  » 

Et  dans  les  caresses  de  cette  fleur  de  hyacinthe, 
ma  poitrine  devint  un  sachet  d'ambre;  sous  les 
baisers  de  ce  corail  ma  lèvre  se  fondit  comme  le 
sucre. 

Par  instant,  un  triste  retour  sur  lui- 
même,  devant  toute  cette  beauté  du 
monde  qu'il  ne  connaît  que  par  l'imagi- 
nation et  l'œil  d'autrui  : 

O  mon  idole,  on  m'a  dit  qu'au  cours  de  sa  vie 
de  tristesse  ou  de  joie  Joseph  dépouilla  trois  tu- 
niques. 


22  LES    ORIGINES 

L'une  fut  noyée  de  sang  par  la  ruse  ^;  la  se- 
conde déchirée  par  la  calomnie  2;  la  troisième 
par  son  parfum  rendit  la  lumière  à  l'œil  humide 
de  larmes  de  Jacob  ^. 

Ma  joue  ^  ressemble  à  la  première,  mon  cœur 
à  la  seconde.  Oh  !  si  je  pouvais  obtenir  la  troi- 
sième 1 

Le  naturel  et,  par  suite,  la  poésie  vien- 
nent avec  rémotion  vraie  et  la  douleur  : 

Quand  lu  me  verras  mort  et  ces  deux  lèvres 
fermées,  et  vide  de  son  âme  ce  corps  pour  qui 
est  fini  tout  désir, 

Assieds-toi  à  mon  chevet  et  dis  doucement  :  O 
toi  que  j'ai  tué  et  que  tant  je  regrette  à  présent! 

x\insi  passèrent   les  années,   aux  pieds 

des  belles  et  la  coupe  à  la  main,  chantant 

1.  La  tunique  ensanglantée  par  ses  frères. 

2.  La  tunique  déchirée  par  la  femme  de  Puti- 
phar. 

i.  D'après  la  légende  arabe,  Jacob  était  devenu 
aveugle  à  force  de  pleurer  sur  Joseph.  Joseph  lui 
envoya  la  tunique  qu'il  avait  reçue  de  l'ange  Ga- 
briel dans  le  puits  où  ses  frères  l'avaient  jeté  : 
elle  avait  encore  le  parfum  du  paradis  et  guéris- 
sait tous  les  maux. 

4.  Noyée  de  larmes  de  sang. 


DE    LA    POESIE    PERSANE  2  3 

comme  Horace  le  Carpe  diem  et  les  roses 
trop  fugitives. 

Vis  joyeux  avec  les  belles  joyeuses  aux  yeux 
noirs  :  carie  monde  n'est  que  conte  et  que  vent. 

Moi  et  cette  belle  aux  cheveux  en  tresses,  odo- 
rants de  musc;  moi  et  cette  belle  au  visage  blanc 
comme  la  lune,  de  la  race  des  Houris! 

Bonne  fortune  à  qui  donne  et  jouit!  Malheur  a 
qui  ne  donne  ni  ne  jouit! 

Ce  monde  n'est  que  nue'e  et  que  vent,  hélas! 
Apporte  donc  du  vin  et  advienne  que  voudra! 

Ce  vin,  il  le  décrit  avec  les  mêmes  miè- 
vreries, les  mêmes  raffinements  qu'une 
amante  : 

Roudagui  prit  la  harpe  et  chanta  :  il  faisait 
jaillir  le  vin,  tandis  qu'il   faisait  jaillir  le  chant. 

C'est  un  vin  fait  de  cornaline  :  à  le  voir  on  ne 
le  distinguerait  point  de  la  cornaline  fondue. 

C'est  la  même  substance,  mais  l'une  est  solide, 
l'autre  est  fondue. 

Sans  qu'on  le  touche,  il  teint  les  mains;  sans 
qu'on  le  goûte,  il  court  dans  la  tête. 

Ailleurs,  c'est  du  pur  rubis  en  fusion, 
une  épée  tirée  devant  le  soleil;  si  pur,  que 
l'on  dirait  une  coupe  d'eau  de   rose,   si 


24  LES   ORIGINES 

doux,  qu'on  dirait  le  repos  sur  les  yeux 
de  l'insomnie  :  «  Bois  donc,  car  par  le  vin 
a  vieillit  le  chagrin  nouveau-né.  Quand 
<<  le  tonnerre  retentit  au  ciel,  bois  et 
f(  écoute  le  son  du  luth  et  de  la  lyre  »  : 
Suave  mari  magno.  Qu'importent  les 
jours  qui  passent?  «  Il  y  a  deux  jours 
(f  dont  je  ne  me  soucierai  jamais,  dira  plus 
((  tard  Omar  Khayyam,  le  jour  d'hier  et 
((  le  jour  de  demain.  »  Roudagui  l'a  su 
avant  lui  :  «  Sois  joyeux  du  jour  qui 
«  vient  et  ne  te  désole  pas  de  celui  qui 
«  s'en  va.  » 

Mais  à  la  longue,  quand  beaucoup  de 
jours  ont  passé,  le  jour  présent  perd  de 
son  ivresse  : 

For  the  days  of  our  youîh  are  the  days  of  ow 

[gloiy! 

Ces  jours  de  jeunesse  et  de  gloire  pas- 
sèrent aussi  pour  Roudagui  et  il  en  fut 
lui  aussi,  comme  Villon,  comme  Musset, 
comme  Byron,  comme  tous  les  poètes 
trop  tôt  vieillis,  acculé  à  la  poésie  du  re- 
gret. L'amour  était  parti  avec  la  jeunesse  : 


DE    r.A    POÉSIE    PERSANE  25 

son  puissant  protecteur,  l'Emir  Nasr,  était 
mort  : 

O  belle  au  visage  de  lune,  aux  cheveux  de 
musc!  Sais-tu  ce  qu'était  jadis  ton  esclave? 

Que  de  belles  jeunes  filles  qui  l'aimèrent  et 
venaient  en  secret  le  voir  dans  la  nuit! 

Que  de  cœurs  mes  chants  ont  amollis  comme 
la  soie,  qui  e'taient  jadis  comme  la  pierre  et  l'en- 
clume ! 

Tu  voisleRoudagui  d'à  présent;  tu  ne  Tas  pas 
vu  au  temps  qu'il  vivait  avec  les  libertins. 

Tu  ne  Tas  pas  vu  au  temps  qu'il  allait  par  le 
monde,  disant  des  chansons,  alors  qu'il  était 
l'homme  des  Mille  Histoires  '. 

Passé  est  le  temps  que  ses  vers  couvraient  le 
monde;  passé  le  temps  qu'il  était  le  poète  de 
Khorasan... 

Le  temps  est  changé  et  je  suis  changé  de  même  ; 
apporte-moi  mon  bâton,  car  voici  venu  le  temps 
cki  bâton  et  de  la  besace. 

* 

Roudagui  pourtant  ne  se  résigna  pas 
sans  lutte  à  la  vieillesse.  —  J'admire,  di- 
sait rudement  un  poète  contemporain, 
Khosravani, 


I.    Le  livre    de   Kalila,    origine  des   Mille  et 
Une  A^tdts. 


26  LES   ORIGINES 

«  J'admire  ces  vieux  qui  se  teignent  la  barbe  : 
avec  toute  leur  peinture,  ils  ne  se  gareront  pas 
de  la  mort. 

«  Ils  ne  font  que  se  préparer  un  châtiment 
dans  l'enfer.  » 

Roudagui  se  sentit  visé  et  répondit  avec 
grâce  : 

«  Je  ne  me  noircis  pas  les  cheveux  pour  rede- 
venir jeune  et  pécher  à  nouveau. 

a  On  met  des  vêtements  noirs  au  jour  de 
malheur;  je  noircis  mes  cheveux  pour  pleurer 
ce  malheur,  ma  vieillesse. 

Remède  stérile.  La  mort  frappait  à  ses 
côtés  pour  l'avertir.  Il  perdit  son  admira- 
teur et  son  ami,  Chahid  de  Bactriane,  un 
vrai  poète,  et  il  crut  avoir  perdu  avec  lui 
le  meilleur  de  son  génie.  Que  n'est-il  allé, 
jeune,  chercher  la  paix  dans  la  cellule 
d'un  couvent,  aux  pieds  du  cheikh? 

Vois-tu  ce  cavalier,  jeune  et  riche,  qui  vient 
du  lointain  pour  le  service  de  Dieu? 

Son  maître'  ne  sera  content  que  dix  ans  plus 
tard,  quand  il  s'en  retournera,  vieilli,  à  pied  et 
mendiant. 


DE    LA    POÉSIE    PERSANE  27 

Gomme  le  monde  Tabandonnait,  il 
abandonna  le  monde  :  il  dit  adieu  au 
plaisir,  h  la  science  profane,  à  ces  philo- 
sophes grecs  qui  étaient  alors  si  à  la  mode 
et  que  lui  aussi  peut-être  avaient  adorés; 
il  se  tourna  vers  le  Prophète  qui  sans 
doute,  aux  beaux  jours,  avait  eu  bien 
peu  de  ses  pensées. 

0  mon  âme,  pourquoi  tant  te  meUre  en  peine 
pour  nourrir  ce  corps  r  C'est  pitié  que  le  Saint- 
Esprit  se  meue  à  garder  les  chiens. 

J'ai  part  à   la  vérité  enseignée  des  Prophètes; 

qu'ai-je  affaire  de   puiser  au   ruisseau   desséché 
de  la  science  grecque  r 

Est-ce  là  qu'il  trouva  la  paix  des  der- 
niers jours  ou  dans  le  fatalisme  résigné 
de  la  philosophie  humaine? 

O  toi,  qui  es  dans  la  douleur  et  mènes  le 
deuil,  toi  qui  verses  des  pleurs  en  secret. 

Tu  voudrais  rendre  le  monde  plus  égal  :  le 
monde  est  le  monde,  comment  le  rendre  moins 
changeant? 

Ne  gémis  point,  car  il  ne  regarde  pas  aux  gé- 
missements; ne  te  plains  pas,  car  il  n'entend  pas 
les  plaintes. 


28        LES  ORIGINES  DE  LA  POÉSIE  PERSANE 

Tu  irais  pleurant  jusqu'au  jour  de  la  résurrec- 
tion, les  pleurs  ramèneront-ils  ceux  qui  sont 
partis  ? 

Vois!  sans  qu'il  y  ait  nuage  ni  éclipse,  la  lune 
rentre  pourtant  en  elle-même  et  le  monde  rentre 
dans  les  ténèbres. 

C'est  ainsi  que  le  vieux  poète  aveugle 
put  attendre  en  paix  Tinstant  de  rentrer 
à  son  tour  dans  les  ténèbres  secondes  : 
plus  heureux  que  d'autres,  l'âge  seul  Ta- 
vait  acheminé  vers  cette  vertu,  la  plus 
morne  de  toutes,  la  Résignation,  sœur  aî- 
née de  la  Mort. 


/? 


# 

»• 


V 


Autour  de  Roudagui  se  groupait  toute 
une  armée  de  poètes.  Nous  avons  déjà 
rencontré  ]'un  d^entre  eux,  son  admira- 
teur admiré,  Cliahid  de  Bactriane.  On 
dit  que  Roudagui  le  mettait  au-dessus  de 
lui-même  :  les  quatre  ou  cinq  fragments 
qui  restent  de  lui  semblent  donner  raison 
à  la  modestie  du  maître.  Chahid  est  le 
pessimiste  du  siècle.  Il  a  l'imagination 
sombre  et  grandiose,  avec  la  sobriété  de 
la  force  et  des  éclairs  de  douceur  et  de 
grâce  Le  monde  sans  doute  avait  eu  pour 
lui  des  déceptions  et  il  avait  éprouvé  par 
lui-même  que  a  le  talent  et  la  fortune 
«  sont  le  narcisse  et  la  rose  qui  ne  s'épa- 
«  nouissent  jamais  ensemble.  •»  La  guerre 
civile  et  la  guerre  étrangère  ravageaient 
sa  patrie  et  dans  les  ruines  de  Tous  il  a 


DO         LES    ORIGINES  DE   LA   POESIE  PERSANE 

rencontré  le  corbeau  qui  plus  tard  viisita 
la  nuit  d'Edgar  Poe  : 

La  nuit  dernière  je  passais  dans  le  désert  de 
Tous  ;  je  vis  un  hibou  perché  là  où  jadis  per- 
chait le  coq. 

Je  lui  dis  :  Quelles  nouvelles  m'apportes-tu  du 
désert  r 

Il  me  répondit  :  La  nouvelle.  la  voici  ;  Mal- 
heur!  Malheur! 

Poète  de  cour  comme  Roudagui,  il  songe 
devant  le  trône  à  la  fataliLé  des  conditions 
humaines,  à  la  volonté  aveugle  du  firma- 
ment : 

Il  y  a  deux  ouvriers  à  l'œuvre  sur  la  sphère 
céleste,  l'un  est  tailleur  et  l'autre  est  tisserand. 

L'un  ne  coud  que  des  coiffures  de  rois,  l'autre 
ne  tisse  que  des  saraus  noirs  de  mendiants. 

Il  a  fait  le  tour  du  monde  d'un  bout  à 
l'autre,  sans  rencontrer  un  sage  satisfait, 
et  toute  sa  philosophie  vient  se  condenser 
dans  une  image,  grande  et  sombre  comme 
le  monde  : 

Si  ia  douleur  jetait  de  ia  fumée  comme  le  feu, 
le  monde  serait  éternellement  dans   la    nuit. 


Tiiiiiiiiiiim\Tm-miiiiiiiiii?^-nTTTTTT 


VI 


Roudagui  avait  trouvé  des  disciples 
dans  tous  les  styles  et  tous  les  i;enres  : 
regardons- en  passer  quelques  uns.  Voici 
Aboul  Abbas  de  Boukhara,  le  panégy- 
riste, qui  a  charge  de  célébrer  ravènement 
deNuh,  fils  de  Nasr,  succédant  à  son  père; 
c'est  toujours  une  chose  délicate  pour  un 
poète  lauréat  que  d'avoir  à  chanter  un 
avènement  légitime  :  il  lui  faut,  à  lui 
aussi,  une  larme  dans  les  yeux,  un  sou- 
rire à  la  lèvre, 

With  a  tear  iii  his  eyes  and  a  smile  on  fiis  lips. 

Aboul  Abbas  se  tire  d'affaire  fort  hon- 
nêtement et  ni  le  mort  ni  le  vivant  n'au- 
ront à  réclamer  :  / 

Un   noble  prince  vient  de  passer,  un  prince  il- 
lustre vient  de  s'introniser. 


32  LES   ORIGINES 

Le  monde  est  dans  les  pleurs  pour  celui  qui 
vient  de  passer,  le  monde  est  dans  la  joie  pour 
celui  qui  vient  de  s'introniser. 

Considère  à  présent,  avec  l'œil  de  l'inielligence, 
toute  la  bonté  de  Dieu  à  notre  égard. 

Pour  le  flambeau  qui  nous  a  été  enlevé,  il  a 
mis  une  autre  lumière  à  la  place. 

Saturne  nous  avait  montré  sa  colère,  Jupiter 
nous  montre  sa  bonté. 

Voici  les  amoureux  en  madrigal  ;  comme 
Aboul  Muvayyad,  de  Bactriane,  qui  ne 
peut  voir  sans  soupir  le  rouge  de  Tongle 
de  sa  bien-aimée,  car  c'est  lui-même  qui 
a  teint  cet  ongle  avec  le  sang  de  son 
cœur;  ou  Nasr  de  Nichapour,  qui  re- 
trouve tous  les  astres  dans  le  visage  de 
celle  qu'il  admire  : 

Elle  ressemblerait  à  la  lune,  n'était  sa  tresse 
noire. 

Elle  ressemblerait  à  \'énus,  n'éiait  son  grain 
de  musc  (son  grain  de  beauté). 

Vraiment  on  dirait  que  sa  joue  est  le  soleil 
même, 

Si  le  soleil  n'avait  ses  éclipses  et  ses  déclins. 

Voici  Mohammed  de  Djounaid,  le  bu- 


DE    LA    POÉSIE    PERSANE  33 

veur  enlhousiaste,  qui  fait  de  l'ivrognerie 
une  vertu  : 

Dès  l'aurore  mets-toi  à  boire,  au  chant  du  coq 
et  au  gémissement  de  la  lyre. 

Il  faut  que  le  soleil,  en  dressant  la  tête  de  des- 
sus la  montagne,  rougisse  des  reflets  du  verre. 

Va  de  ta  coupe  à  la  couche,  à  la  nuit  tom- 
bante; va  de  ta  couche  à  ta  coupe,  au  point  du 
jour. 

Il  faut  du  lait  au  petit  enfant,  il  faut  du  vin  au 
vieillard. 

Voici  le  pieux  Sâlih,  de  Hérat,  qui  de- 
vant les  charmes  d'une  jeune  chrétienne, 
devant  ces  yeux  de  gazelle,  ces  tresses 
annelées,  ces  joues  de  tulipe,  cette  poi- 
trine d^argent,  songe  avec  extase  à  tout 
ce  que  l'enfer  peut  revêtir  d'apparences 
célestes  :  on  sent  que  l'apparence  du  ciel 
lui  suffira. 

Voici  le  poète  mendiant,  Abou  Zarrah, 
qui  est  tout  pi  et  à  avoir  le  génie  de  Rou- 
dagui,  si  TEmir  a  la  générosité  de  Nasr. 

Si  ma  fortune  n'est  pas  à  la  hauteur  de  celle 
de  Roudagui,  cependant  —  ne  l'éionne  pas  —  je 
le  vaux  pour  l'éloquence. 


04  LES    ORIGINES 

Si,  avec  ses  yeux  aveugles,  il  a  su  obtenir  les 
biens  du  monde,  moi,  qui  ai  des  yeux,  comment 
les  fermerais-je  à  ces  biens: 

Donne-moi  le  millième  de  ce  que  lui  ont  donné 
les  princes,  et  mon  éloquence  dépassera  mille 
fois  la  sienne. 

Voici  le  soldat  poète,  Ali  de  Boukhara, 
qui,  devant  les  flocons  de  neige  en  fuite, 
rêve  de  bataille  : 

Regarde  au  ciel,  vois  comme  les  bataillons  de 
neige  voltigent;  on  dirait  des  colombes  blanches 
qui  fuient  en  déroute,  eft'rayées  du  faucon. 

Voici  le  poète  désabusé,  Khosravani, 
celui  qui  faisait  si  durement  la  morale  à 
Roudagui,  et  ancien  servant  du  culte  d'a- 
mour : 

Jamais  pagode  n'a  eu  d'idole  ni  de  prêtre,  tels 
que  loi  et  Khosravani,  ô  mon  idole! 

Il  reste  de  lui  une  épigramme  écrite  à 
Tagonie  : 

Je  vois  à  mes  côtés  quatre  sortes  de  gens  im- 
puissants et  qui  ne  m'ont  pas  apporté  un  atome 
de  soulagement  : 


DE    LA    POESIE    PERSANE  DD 

Le  médecin,  le  moine,  l'astrologue  et  l'enchan- 
teur, avec  leurs  drogues,  leurs  prières,  leurs  ho- 
roscopes et  leurs  talismans. 

Mais  avant  de  mourir,  il  avait  eu  le 
temps  de  lancer  un  cri  qui  laissa  un  long 
écho  et  que  Firdousi  n"a  pas  dédaigné  de 
recueillir  et  de  nous  transmettre,  ce  cri 
éternel  de  la  jeunesse  qui  s'enfuit  : 

Que  vous  ai-je  donc  fait,  ô  mes  jeunes  années! 

Son  grand  œuvre  achevé  et  ses  espé- 
rances de  fortune  trompées,  le  pauvre 
poète  du  Livre  des  Rois  s'écriait  : 

Je  me  suis  donné  tant  de  peine,  j'ai  lu  tant 
d'histoires,  tant  de  récits  arabes  et  de  récits 
pehlvis. 

Sauf  le  soupir  et  le  mal  de  mes  fautes,  quelle 
trace  me  reste-t-il  de  ma  jeunesse? 

Au  souvenir  de  ma  jeunesse,  à  présent,  je 
gémis  et  je  répète  le  vers  de  Bou  Tahir  Khosra- 
vani  : 

«  Je  revois  ma  jeunesse  jusqu'à  mon  enfance. 
Ilélas  !  ma  jeunesse  î  Hélas  !  oii  est  ma  jeunesse  r  » 

Le  refrain  courut  dans  la  poésie  du  siè- 


36  LES   ORIGINES 

cle  et  fit  pousser  plus  d'un  soupir,  «  Tel 
que  pluie  de  printemps,  disait  un  poète 
du  Guilan  : 

Tel  que  pluie  de  printemps  et  vent  d'automne, 
s'est  écoulé  de  mes  mains  le  temps  de  ma  jeu- 
nesse. 

Que  de  fois  je  me  suis  assis,  dispos  de  corps, 
joyeux  de  cœur,  la  joue  en  pourpre! 

Jamais  mon  oreille  n'était  lasse  du  chant  des 
musiciens,  ni  ma  main  de  la  coupe  de  vin  de  Mo- 
ghan. 

Au  souvenir  de  ma  jeunesse,  à  présent  je  gé- 
mis :  «  Hélas,  ma  jeunesse!  Hélas!  où  est  ma 
jeunesse  r  » 

La  poésie  ne  visitait  point  seulement  la 
cour,  elle  descendait  aussi  dans  l'échoppe 
du  marchand.  Elle  eut  son  Reboul,  un 
boulanger  de  Nichapour,  a  qui  ne  savait 
«  pas  seulement  faire  de  bon  pain,  mais 
«  enfiler  aussi  les  perles  de  la  poésie.  » 
Le  galant  boulanger  savait  tourner  le  ma- 
drigal comme  pas  un  : 

Tu  vois  ces  deux  tresses  de  cheveux  que  le  vent 
ballotte; 


DE    LA    POÉSIE    PERSANE  $7 

On  dirait  un  amant  qui   ne  sait   où  trouver  le 
repos. 

Ou  bien  c'est  ia   main  du  chambellan  du  géné- 
ral, 

Qui  de  loin  fait  signe  que   Ton  ne  reçoit  pas 
aujourd'hui. 

Il  est  probable  que  le  commerce  allait 
mal,  car  notre  boulanger  cumula  et  se  fit 
médecin.  Il  en  coûta  à  ses  malades,  et  à 
lui  aussi,  car,  pour  son  malheur,  il  avait 
un  fils,  poète  également,  mais  qui  man- 
quait de  respect  et  inaugura,  aux  dépens 
de  son  père,  la  tradition  de  Molière  : 

Je  donnais  un  bon  conseil  au  Docteur  Boulan- 
ger; je  lui  disais  :  a  Tâche  que  le  patient  quitte 
ta  porte  guéri  de  son  mal.  11  ne  faut  pas  que  le 
malade  impotent,  espérant  le  salut,  frappe  joyeux 
à  ta  porte  et  Ja  quitte  désolé.  » 

Papa  m'a  répondu  :  «  Tu  ne  vois  pas  que  ce 
n'est  pas  de  ma  faute.  Quand  sonne  pour  le  gibier 
l'heure  fatale,  il  court  de  lui-même  vers  le  chas- 
seur. » 


Le  jour  où  Ton  voudra  faire  l'histoire 
de  la  médecine  devant  la  comédie,   une 


Jô  LES  ORIGINES  DE    LA   POESIE   PERSANE 

des  premières  voix  sera  celle  de  ce  con- 
temporain d'Avicenne,  le  fils  irrévéren- 
cieux du  docteur  boulanger. 


mmMmmmmmmû 


VII 

Dans  cette  pléiade  de  poetœ  minores, 
dont  les  ombres  se  pressent  autour  de 
Roudagui,  il  en  est  deux  auquels  Dante 
eût  arrêté  Virgile  Ils  se  nomment  Daqîqi 
et  Kisâi. 

Daqîqi  est  resté  célèbre  en  Perse, 
comme  le  précurseur  de  Firdousi,  comme 
le  premier  poète  du  Livre  des  Rois.  De- 
puis que  la  Perse  était  rendue  à  elle-même, 
elle  se  reportait  avec  passion  aux  souve- 
nirs de  son  passé  :  malgré  l'abîme  infran- 
chissable que  l'Islam  avait  mis  entre  son 
passé  et  son  présent,  et  qu'elle-même 
n'aurait  point  voulu  combler,  reùt-elle 
pu,  elle  aimait  à  réveiller  tout  ce  monde 
de  légendes,  que  la  mythologie  et  l'his- 
toire, remaniées  par  la  poésie  populaire, 
avaient  accumulées  sur  ses  héros  imagi- 


40  LES    ORIGINES 

naires   ou  réels,   les  Féridoun,  les  Gou- 
chtasp,  les  Roustem,  les  Alexandre,  les 
Behram.    Les    derniers    rois    nationaux 
avaient   commencé    cette   œuvre,    inter- 
rompue par  la  conquête  arabe;   les  nou- 
velles dynasties    nationales   la  reprirent. 
Vers  le   temps  où   régnait  en  France  le 
roi  Hugues  Capet,   et  où  commençait  la 
Chanson  de  Geste,  on  avait  réuni  assez  de 
matériaux  pour  en  faire  un  livre  continu 
que  Ton  appelait  le  Livre  des  Rois.  Mais 
ce  livre  était  en  prose   :  il  lui  fallait  la 
consécration    poétique.    L'Emir   Nuh   fit 
appel  au  poète  le  plus  en  renom  de  l'épo- 
que,   Mohammed,   que    l'on    avait   sur- 
nommé Daqîqi  ou  le  Subtil,  à   cause  des 
raffinements  de  sa  poésie. 

«  En  ce  temps-là,  dit  Firdousi,  les 
chanteurs  chantaient  à  tout  venant  maint 
récit  de  ce  livre  et  le  monde  se  prit  d^a- 
mour  pour  ces  histoires.  Vint  un  jeune 
homme  à  la  langue  déliée,  qui  dit  :  «  Je 
a  mettrai  ce  livre  en  vers  »,  et  le  cœur  des 
hommes  se  réjouit  en  Tentendant.  Mais  la 
mort  fondit  soudain  sur  lui  et  lui  mit  sur 


DE    LA    POESIE    PERSANE  41 

la  tête  son  casque  noir.  11  partit  et  le  livre 
resta  non  chanté.  »  Daqîqi  n'avait  laissé 
qu'un  millier  de  vers,  relatifs  à  l'histoire 
de  Zoroastre  et  de  Gouchtasp  et  que  Fir- 
dousi  inséra  dans  son  poème,  sur  la 
prière  du  poète  dont  l'ombre  lui  était 
apparue.  Le  pauvre  Daqîqi  n'était  point 
de  taille  à  mener  à  bonne  fin  la  grande 
œuvre;  il  n'avait  point  l'âme  assez  forte 
ni  assez  haute.  Il  était  avant  tout  le  poète 
du  vin  et  de  l'amour,  et  le  seul  titre  qui 
pût  le  désigner  au  choix  de  l'Émir  pour 
une  œuvre  si  austère  est  sans  doute  qu'il 
était  un  des  derniers  fidèles  de  l'ancienne 
religion.  Il  disait  lui-même  dans  une  de 
ses  poésies  d'amour  et  en  un  mélange 
sceptique  du  sacré  et  du  profane  : 

De  toutes  les  choses  de  ce  monde,  bonnes  ou 
mauvaises,  Daqîqi  en  a  choisi  quatre  : 

Les  lèvres  aux  teintes  de  hyacinthe,  le  gémisse- 
ment de  la  guitare,  le  vin  couleur  de  sang  et  la 
loi  de  Zoroastre. 

Mais  la  loi  de  Zoroastre  n'était  point 
pour  lui  un  joug  bien  lourd  et  ne  servait 


42  LES    ORIGINES 

guère  qu'à  l'affranchir  de  celle  du  Coran. 
11  périt  assassiné  dans  une  nuit  de  dé- 
bauches par  un  esclave  trop  aimé. 

Les  fragments  Ivriques  qui  restent  de 
lui  justifient  pleinement  son  surnom.  En 
voici  un  spécimen,  où  pourtant  le  trait 
final  est  d'un  Catulle  : 

Plût  à  Dieu  qu'il  n'y  eût  point  de  nuit  dans  le 
monde,  ou  que  je  n'eusse  jamais  à  me  séparer  de 
ces  lèvres  ! 

L'aiguillon  du  scorpion  ne  percerait  point  mon 
cœur,  si  elle  n'avait  ces  tresses  tordues  en  scorpion 

Si  elle  n'avait  cette  fossette  au-dessous  des  lè- 
vres, les  étoiles  '  ne  seraient  point  jusqu'au  jour 
les  confidentes  de  ma  douleur. 

Si  elle  n'était  toute  faite  de  perfection,  mon 
âme  ne  serait  point  toute  faite  de  son  amour. 

Et  pourtant  s'il  me  faut  passer  la  vie  sans  mon 
amie,  ô  Seigneur  1  plût  à  Dieu  que  la  vie  ne  fût  pas. 

Par  instant,  l'épine  de  Yamari  aliqiiid 
semble  l'avoir,  lui  aussi,  mordu  sous  la 
rose;    peut-être    quelque    déception    du 


I.  Le  poète  joue  sur  les  mots  étoile  cl  fossette, 
qui  sont  presque  identiques  en  persan  {Kaukab  et 
Kaukâb). 


DE    LA    POÉSIE    PEKSANE  4D 

cœur,  quelque  amitié  ou  quelque  amour 
qu'il  avait  lassé  : 

Je  suis  resté  trop  longtemps,  on  m'a  pris  en 
dédain  ;  l'ami  qui  reste  trop  longtemps  perd 
dans  l'estime. 

L'eau  qui  reste  trop  longtemps  dans  le  bassin 
s'empoisonne  à  force  de  reposer. 

Un  sentiment  plus  triste  et  plus  grave 
vint  traverser  cette  âme  légère,  trop  lard 
pour  la  transformer;  c'est  peut-être  à  la 
veille  de  la  nuit  fatale  qu'il  écrivait  : 

On  me  dit  :  «  Supporte  ;  Dieu  te  le  rendra.  » 
Il    me    le  rendra   sans   doute,   mais   dans   une 
autre  vie. 
J'ai  passé  ma  vie  dans  la  souffrance; 
Il  me  faut  une  autre  vie  pour  me  le  rendre. 

Hélas!  en  dépit  de  son  vœu,  en  dépit 
du  vœu  pieux  de  Firdousi  :  «  O  Dieu! 
«  pardonne-lui  ses  fautes  et  au  jour  de  la 
«  résurrection  donne-lui  large  place  au 
a  paradis  »,  il  n'était  pas  entré  dans  la 
mort  par  la  voie  qui  force  Dieu  à  rendre, 
et  tel  que  son  frère  de  France,  le  pauvre 


44 


LES  ORIGINES  DE  LA  POESIE  PERSANE 


Hégcsippe,  il  resta  sans  doute  le  créancier 
de  Dieu  dans  l'autre  monde,  comme  Hé- 

gésippe  dans  celui-ci  : 

Pauvre  écolier  rêveur  et  qu'on  disait  sauvage, 
Quand  j'émiettais  mon  pain  à  l'oiseau  du  rivage, 
L'onde  semblait  me  dire  :  «  Espère!  Aux  mauvais  jours, 
Dieu  te  rendra  ton  pain!  »  Dieu  me  le  doit  toujours! 


Mv^  >*♦««  »^|^  K»'**^  **'4.'</ï  ^4^<«  i^**^ 


VIII 

Vers  la  même  époque  vivait  le  poète 
Abti  Ishaq,  de  Merv,  surnommé  Kisâi, 
«  rhomme  au  manteau  »,  parce  qu'il  por- 
tait sur  l'épaule  le  manteau  de  Fascéte. 
Mais  comme  tant  d^ascètes,  il  avait  porté 
d'autres  manteaux  avant  celui-là  :  le 
manteau  de  l'ascète  n'est  bon  à  s'en  en- 
velopper que  dans  le  froid  de  1  âge  : 

Le  petit  oiseau  de  la  salle  de  chant  s'est  mis  à 
chanter,  comme  un  amant  qui  donne  rendez- 
vous  à  sa  bien-aimée. 

Que  dit-il  donc  r  —  Il  dit  :  «  Amant,  à  la  nuit 
tombante,  prends  la  main  de  ta  bien-aimée  et 
va-t-en  vite  au  bosquet.  » 

Horace  lui-même  n'a  point  chanté  la 
rose  avec  plus  de  grâce  et  d'esprit  : 

3* 


4G  LES    ORIGINES 

La  rose  est  un  trésor  descendu  du  ciel  ;  l'homme 
au  milieu  des  roses  en  devient  plus  noble. 

Marchand  de  roses,  pourquoi  vends-tu  des 
roses  pour  de  l'argent? 

Que  pourrais-tu  bien  acheter  avec  l'argent  de 
tes  roses  qui  soit   plus   précieux  que   tes   roses:* 

Omar  Khayvam  se  souvenait  de  ces 
vers  quand  il  disait,  choisissant  son  thème 
avec  moins  de  grâce  : 

Je  ne  puis  en  revenir  de  ces  marchands  de  vin  : 
Que  veulent-ils  donc  acheter  qui  vaille  mieux 
que  le  vin  qu'ils  vendent  ? 

Si  la  rose  avait  eu  à  choisir  entre  les 
quatre  jolis  vers  de  Kisâi  et  les  intermi 
nables  dithyrambes  de  Hafiz,  je  crois  que, 
sans  hésiter,  elle  eût  dit  à  Haliz  :  «  La 
rose  aime  mieux  une  seule  note  du  rossi- 
gnol que  tous  les  chants  du  jardinier  ». 

Kisâi,  par  malheur,  n'a  point  toujours 
cette  discrétion  ni  cette  mesure,  et  quand 
il  s'en  mêle  il  en  remontrerait  aux  eu- 
phuistes  les  plus  consommés.  Sa  bien- 
aimée  ne  se  contente  pas  de  prêter  à  la 
lune  le  reflet  de  son  visage,  de  faire  éclore 


DE    LA    POÉSIE    PERSANE  47 

les  narcisses  partout  où  elle  jette  le  re- 
gard, de  faire  lever  la  lune  partout  où 
elle  passe;  son  visage  et  sa  chevelure  for- 
ment le  livre  même  de  la  beauté,  car,  je 
vous  prie,  qu'est-ce  qu'un  livre,  sinon  du 
noir  sur  du  blanc?  Il  ne  faut  pas  qu'elle 
laisse  flotter  ses  tresses  sur  sa  joue  :  car 
il  ne  faut  pas  laisser  l'argent  à  la  portée 
des  voleurs  (et  Ton  sait  quelles  voleuses 
de  cœur  sont  en  poésie  les  tresses  des 
belles  Persanes).  Il  y  avait  un  jeune  blan- 
chisseur dont  la  beauté  avait  ému  le  futur 
ascète  :  ce  jeune  homme  blanchit  les  vê- 
tements et  assombrit  les  cœurs.  L'émir 
Noé  (Nuh)  vient  de  mourir  et  son  cercueil 
passe  dans  les  rues  de  Merv  en  pleurs  : 
le  flot  des  larmes  sur  son  passage 
refait  le  déluge  de  Noé;  la  bière  au  mi- 
lieu de  ce  déluge  est  l'arche  même  de 
Noé. 

Kisài,  comme  Roudagui,  prenait  des 
mesures  offensives  contre  les  cheveux 
blancs,  et  il  s'en  défendit  comme  lui  con- 
tre les  esprits  moroses,  mais  avec  un 
demi-aveu  de  repentir. 


48  LES    ORIGINES 

Cela  le  fait  de  la  peine  que  je  me  farde  et  me 
teigne  les  cheveux. 

Je  ne  cherche  pas  à  me  rajeunir  :  seulement 
j'ai  peur  qu'on  ne  cherche  en  moi  la  sagesse  du 

vieillard  et  qu'on  ne  la  trouve  point. 

Elle  vint  enfin,  cette  sagesse,  sans  at- 
tendre la  pleine  vieillesse.  Il  chanta  Ali 
et  les  prophètes  et  mourut  à  peine  âgé  de 
cinquante  ans.  Son  dernier  chant,  écrit, 
dit-on,  une  heure  avant  l'agonie,  est  un 
long  regret  de  sa  jeunesse  perdue  et  de  la 
vie  qui  s'enfuit  plus  qu'un  regret  de  ses 
fautes. 

C'était  l'an  341  de  l'hégire  (gSS)  :  j'entrai  dans 
ce  monde,  pour  voir  ce  que  je  pourrais  bien  y 
dire  et  y  faire  : 

—  Y  dire  des  vers,  y  faire  la  vie. 

Or,  j'ai  passé  toute  ma  vie  dans  ce  bas  monde 
sous  le  faix  comme  un  chameau,  esclave  de  mes 
enfants,  enchaîné  dans  les  liens  de  la  famille. 

Tout  compte  fait,  que  me  laissent  dans  la 
main  mes  cinquante  ans?  Un  livre  Je  compte 
avec  cent  mille  fautes. 

Comment  à  la  lin  solderai-je  ce  compte  qui 
s'ouvre  avec  le  mensonge  et  se  ferme  avec  le 
néani r 

Hélas!  où  est  la  gloire  de  ma  jeunesse  r  où  est 


DE    LA    POÉSIE    PERSANE  49 

le  charme  de  la  vier  Hclas!  où  est  la  beaulér  où 

csi  la  grâce  :^ 

Ma  tête  est  blanche  comme  le  lait,  mon  cœur 
est  noir  comme  la  poix.  Mes  joues  sont  comme 
le  nénuphar,  mon  corps  comme  le  maigre  ra- 
meau. 

Jour  et  nuit,  la  crainte  de  la  mort  me  fait 
trembler,  comme  un  enfant  indocile  qui  tremble 
devant  le  fouet. 

Tout  est  passé,  et  je  suis  passé.  Ce  qui  devait 
être  a  été.  J'ai  été,  et  mon  chant  n'est  plus  qu'un 
conte  d'enfant. 

O  Kisâi,  la  cinquantaine  a  étendu  sur  toi  ses 
cinq  doigts;  elle  abat  tes  ailes  à  coups  de  poing 
et  de  griffe! 

Dans  ces  cris  poignants  du  mourant,  il 
y  a  autre  chose  que  le  repentir  du  iidele 
qui  a  péché.  Tous  ces  ascètes  de  la  Perse 
rappellent  le  Pénitent  de  Browning  qui 
regrette  moins  la  faute  que  de  ne  plus 
pouvoir  la  commettre  : 

How  bad  !  iww  saJ.  !  Iioiv  mad  it  was  ! 
But  oh  !  Iiow  it  was  sweet  ! 


Peut-être,  après  tout,  ce  repentir  im- 


^o 


LES  ORIGINES   DE   LA   POESIE  PEHSANE 


posé  est-il  le  plus  sincère  et  le  plus  sûr, 
puisqu'il  ne  permet  pas  les  récidives  et 
qu'il  est  irréparable. 


ro^td'i 


IX 


Depuis  longtemps  la  dynastie  des  Sa- 
manides  penchait.  Elle  comptait  déjà  un 
siècle,  ce  qui  est  long  pour  une  dynastie 
persane. 

Les  pi-inces  de  la  famille  de  Saman  ont  apparu 
un  moment,  -  disait  d'avance  le  poète  arabe  Abu 
Taieb,  de  l'ancienne  famille  des  Tahérides  et 
comme  tel  ennemi  mortel  des  Emirs,  — et  ils  tom- 
bent; chaque  jour  leur  trône  se  mine  davantage. 

Ils  étaient  étendus  sur  une  couche  moelleuse, 
mais  la  fortune  la   remplace  parle  lit  rocailleux 

de  la  terre. 

Ils  pleureront,  ei  leurs  larmes  ne  tariront  ja- 
mais. Laisse-les  donc  à  l'enfer  et  bois  gaiement  : 
déjà  l'aurore  se  lève  à  l'Occident. 

Ce  n'est  pas  à  l'Occident  que  se  leva 
Taurore  invoquée  par  la  haine  du  poète, 
mais  au  Midi,  avec  la  jeune  dynastie  de 


^2  LES    ORIGINES 

Ghazna,  fille  d'un  esclave  fugitif,  qui  al- 
lait asservir  la  Perse  et  Tlnde.  Le  dernier 
Samanide,  Ibrahim  Muntasir,  monta 
presque  enfant  sur  ce  trône  croulant.  Il 
passa  sa  courte  carrière  à  cheval,  sous  un 
manteau  déchiré  ;  toujours  sur  les  che- 
mins, prisonnier,  fugitif,  vaincu,  vain- 
queur, trahi,  traqué,  digne  de  relever 
l'empire  de  ses  pères,  «  si  contre  le  dé- 
cret du  ciel  l'effort  humain  n'était  impuis- 
sant. »  Un  jour,  dans  une  éclaircie  de  for- 
tune, les  courtisans  qui  lui  revenaient  lui 
dirent  :  «  Sire,  pourquoi  ne  donnez-vous 
pas  des  banquets  et  des  concerts?  C'est 
un  des  insignes  de  la  royauté.  »  Et  le 
jeune  roi  répondit  en  vers,  sur  le  rythme 
ha:iaj  : 

On  me  dit  :  ;<  Pourquoi  ne  fais-lu  pas  bonne 
chère?  Pourquoi  n'ornes-iu  pas  ta  demeure  de  ta- 
pis bigarrés  i  » 

Que  ferais-je  du  chant  des  musiciens  dans  la 
clameur  des  guerriers:  Que  ferais-je  des  séances 
au  bosquet  de  roses,  sous  le  piétinement  des  che- 
vaux? 

A  quoi  bon  à  présent  le  bouillonnement  du 
vin  et  l'ambroisie  bue  aux  lèvres  de  l'échansonr 


DE    LA    POÉSIE    PERSANE  53 

C'est  le  sang  qui  doit  bouillonner  sur  les  anneaux 
de  la  cuirasse. 

Mon  cheval  et  mon  armure,  voilà  ma  table  de 
banquet  et  mon  jardin.  Ma  flèche  et  mon  arc, 
voilà  ma  tulipe  et  mon  lis. 

Bientôt  le  jeune  prince,  réfugié  dans  un 
campement  de  Bédouins,  périssait  assas- 
siné la  nuit  par  ses  hôtes.  Du  moins  cette 
maison  de  Saman,  qui  avait  tant  aimé  la 
poésie,  en  était  récompensée;  elle  mou- 
rait avec  un  poète  et  la  chanson  aux  lè- 
vres. 


■<i^^^û^ 


La  poésie  ne  mourut  pas  avec  eux.  Elle 
trouva  un  abri  roval  à  la  cour  de  leurs  hé- 
ritiers,  les  Ghaznévides  Mahmoud  lui- 
même  était  poète  à  ses  heures  et  raflolait 
de  poésie.  Le  meilleur  moyen  de  faire  sa 
cour  à  ce  rude  guerrier  était  encore  de  lui 
chanter  de  jolis  vers,  surtout  s'ils  étaient 
à  sa  louange.  Toute  sa  cour  poétisa  :  il 
avait  quatre  cents  poètes  à  sa  suite  et, 
pour  meitre  l'ordre  dans  cette  volière,  il 
créa  une  dignité  nouvelle,  qui  subsiste 
encore,  celle  de  Roi  des  Poètes.  Le  Roi 
des  Poètes  n'était  pas  un  simple  poète 
lauréat  :  c'était  le  ministre  des  affaires 
poétiques;  tout  ce  qui  écrivait  en  vers  dé- 
pendait de  lui;  c'était  lui  qui  examinait 
les  vers  des  poètes  de  cour,  décidait  s'ils 
méritaient  d'être  présentés  à  Sa  Majesté, 


LES  ORIGINES   DE   LA    POESIE   PERSANE  OD 

les  corrigeait  s'il  y  avait  lieu,  distribuait 
les  pensions.  Le  premier  roi  des  poètes 
fut  Ansari  qui  est  oublié;  parmi  ses  su- 
bordonne's  était  un  paysan  de  Tous, 
nommé  Firdousi,  qui  écrivit  le  Livre  des 
Rois,  «  prophète  de  l'épopée,  bien  que 
Mohammed  eût  déclaré  qu'il  n'y  aurait 
plus  de  prophète  après  lui  »,  et  qui  est 
entré  dans  la  poésie  européenne  et  univer- 
selle. 

Je  ne  parlerai  point  de  Firdousi  dont 
la  vie  et  l'œuvre  sont  suffisamment  con- 
nus par  les  beaux  travaux  de  M.  Mohl  \ 
ni  de  ses  successeurs  :  car  après  lui  This- 
toire  de  la  poésie  persane  se  suit  réguliè- 
rement. Je  veux  seulement  parler  de 
quelques  poètes  qui  se  rattachent  au  mou- 
vement samanide  et  qui  mériteni  un  sou- 
venir; car,  même  à  cette  distance,  ils  ont 
quelque  chose  à  nous  dire. 

Oumara,  de  Merv,  était  astronome.  Un 
siècle    plus    tard,    le   premier    poète   du 


I.  Le  Livre  des  Rois,  traduit  par  Jules  Mohl, 
Paris,  1876,  7  vol.  in- 12. 


56  LES    ORIGINES 

temps,  Omar  Kheyyam,  sera  un  algé- 
briste  :  on  ne  connaissait  pas  alors  ce 
prétendu  divorce  de  la  poésie  et  de  la 
science  dont  nous  ont  rabattu  les  oreilles 
tant  de  poétereaux  et  de  savantasses.  Un 
peu  de  science  éloigne  de  la  poésie  et  plus 
de  science  y  ramène.  La  vie  idéale  serait 
celle  qui  s'enchanterait  de  science  au  dé- 
but pour  savoir  ce  qui  en  est,  et  de  poé- 
sie à  la  tin,  pour  finir  sur  un  rêve  plus 
doux. 

Cet  astronome  est  resté  immortel  en 
Perse,  parmi  les  amateurs  de  beaux  vers, 
pour  deux  lignes  que  Pétrarque  lui  eût 
enviées  : 

Je  voudrais  pouvoir  me  cacher  dans  mes  vers, 
afin  de  baiser  ta  lèvre  au  passage,  tandis  que  tu 
les  chantes. 

Quelque  temps  après  la  mort  d'Ou- 
mara,  le  saint  cheikh  Abou  Saïd  tenait 
séance  avec  ses  disciples  et  l'on  disait  des 
vers.  Un  des  assistants  récita  ces  deux 
vers,  a  De  qui  sont-ils?  s'écria  le  cheikh 
tout  ému.  —  Ils  sont  d'Oumara.  —  Le- 


DE    LA    POÉSIE    PERSANE  bj 

vez-vous,  s'écria  le  cheikh,  et  allons  en 
pèlerinage  à  sa  tombe  !  »  Et  suivi  de  tous 
ses  disciples,  il  alla  prier  à  la  tombe 
du  poète. 

Quel  était  ce  cheikh  qui  aimait  tant  les 
beaux  vers  et  qui  à  sa  façon  disait  déjà 
de  Pétrarque  : 

J'irais  à  Rome  à  pied  pour  un  sonnet  de  lui. 

Ce  cheikh  est  en  date  le  premier  des  poè- 
tes mystiques  de  la  Perse,  comme  il  en  est 
le  plus  grand.  Il  va  clore,  avec  son  rival 
Avicenne,  cette  esquisse  de  l'âge  héroïque 
de  la  poésie  de  Perse. 


"M. 


T^^,  ?v^^  rv'»  «v^,  f\.'»  r^^,  ?v-»  ,n..^,  «v^,  r-^,  ^.'»  jv^,  «v^ 


XI 


A  l'époque  où  nous  sommes  arrivés, 
une  crise  se  produisait  dans  la  pensée  de 
la  Perse  musulmane. 

Un  instant,  Tlslam  avait  semblé  prêt  à 
ouvrir  les  portes  à  la  philosophie  et  à  la 
libre  pensée.  La  philosophie  grecque, 
chassée  d'Alexandiie  et  d'Athènes  par 
Justinien  et  le  christianisme  et  réfugiée  à 
la  cour  des  Khosroès,  était  revenue  à  la 
cour  des  Califes  de  Bagdad;  il  y  eut  un 
instant  un  islamisme  libéral.  La  question 
s'était  posée  sur  l'origine  du  Coran  :  le 
Coran  était-il  créé  ou  incréé?  Etait-ce 
une  révélation  faite  dans  le  temps,  où 
était-ce  le  verbe  éternel?  Le  Calife  Ma- 
moun  décréta  que  le  Coran  était  créé; 
c'était  le  triomphe  de  la  libre  pensée  et 
l'on  pendit  ceux  qui  parlaient  d'un  Coran 


LES  ORIGINES  DE  I.A  POESIE  l'ERSANE  59 

iiiciéé.  Sous  les  successeurs  de  Mamoun, 
il  y  eut  une  réaction;  le  Coran  incréé  fut 
le  dogme  orthodoxe  et  la  potence  fut  re- 
tournée dans  Tautre  sens;  elle  y  est  restée. 
Mais  l'orthodoxie  de  Bagdad  ne  pou- 
vait longtemps  satisfaire  les  instincts  de 
la  Perse,  soit  mythologiques,  soit  philo- 
sophiques. Dans  le  peuple,  l'islamisme 
se  transforma  bien  vite  en  recevant  dans 
son  sein  toute  la  vieille  mythologie  popu- 
laire qui  se  concentra  autour  de  la  figure 
héroïque  d'Ali.  L.a  religion  nouvelle  qui 
sortit  de  là,  le  chiisme,  qui  combinait  en 
elle  les  éléments  inférieurs  des  deux  reli- 
gions mères,  Textravagance  mythologique 
de  la  Perse  ancienne  et  l'intolérance  dog- 
matique de  l'Islam,  et  qui  a  tant  fait  pour 
la  dégradation  morale  de  la  Perse,  était 
bonne  pour  la  populace  et  la  plupart  de 
ses  prêtres  :  elle  était  insuffisante  pour 
les  âmes  d'élite.  Les  uns  sortirent  plus 
ou  moins  ouvertement  de  l'Islam  par  la 
science  et  l'incrédulité  :  les  autres  en  sor- 
tirent par  le  mysticisme.  Deux  poètes  re- 
présentent   ces  deux    mouvements   con- 


6o 


LES  ORIGINES  DE   LA  POESIE  PERSANE 


traires,  à  Tépoque  de  Firdousi  :  Tun  est 
le  médecin  Avicenne,  Tautre  est  le  dervi- 
che Abou  Saïd. 


I 


iÊ/<) 


^®®^®®^®®^®®^ 
^®®'^®®^®®^^®®^ 


XII 

Le  noQi  d'Avicenne  a  été  vénéré  en 
Europe.  Dante  le  rencontra  dans  TEnfer 
parmi  les  sages  qui  n'ont  pas  connu  le 
Christ.  Mais  la  vénération  du  moyen  âge 
lui  a  fait  une  réputation  équivoque  qu'il 
ne  méritait  point.  Il  fut  dans  son  temps 
et  dans  son  pays  un  des  plus  hardis  com- 
battants du  bon  combat,  et  notre  moyen 
âge  en  a  fait  l'incarnation  de  la  routine 
et  de  Tautorité.  Ses  Canons  ont  tyrannisé 
la  médecine  jusqu'au  siècle  dernier,  et  ce 
champion  de  la  libre  recherche  l'a  entra- 
vée en  Europe,  grâce  à  l'imbécilité  de  ses 
disciples  d'Occident.  Quel  est  l'apôtre  qui 
jamais  ouvrirait  les  lèvres  s^il  pouvait  voir 
d'avance  la  masse  de  ses  prosélytes?  Quel 
initiateur  dirait  sa  pensée,  s'il  voyait  ce 
qu'elle  deviendra  dans  le  cerveau  de  ses 
élèves  ? 


02  LES   ORIGINES 

Avicenne  naquit,  vers  983,  près  de 
Boukhara.  Il  étudia  sous  un  Piiédecin  cé- 
lèbre du  temps,  qui  était  Thôte  de  son 
père,  toute  la  science  d'alors,  V Isagoge 
de  Porphyre,  Euclide  et  TAlmageste.  A 
seize  ans,  il  guérissait  l'émir  dont  il  de- 
venait le  médecin  favori.  A  la  chute  des 
Samanides.  il  alla  de  cour  en  cour,  chez 
le  roi  de  Kharizm  (le  Khivaj,  chez  les 
princes  de  Tous,  de  Djoidjan,  de  Rei,  de 
Hamadan,  dispahan,  partout  accueilli 
comme  un  prince,  chargé  d'honneurs, 
nommé  vizir,  chassé  par  les  séditions, 
menacé  de  mort  par  la  soldatesque,  jeté 
en  prison  par  ses  maîtres,  exilé,  fugitif  et 
toujours  menant  de  front  les  affaires, 
le  plaisir  et  la  science  :  le  jour  était 
aux  affaires,  le  plaisir  et  la  science  se 
partageaient  la  nuit.  N'ayant  pas  de 
temps  pour  le  sommeil,  il  prétendit 
le  remplacer  par  le  vin  et  mourut  à 
cinquante  ans,  épuisé  par  le  travail 
et  le  plaisir.  Une  tradition  le  fait  mou- 
rir dans  le  cachot  oili  le  prince  d'Is- 
pahan,   son    protecteur,   l'avait  fait  jeter 


DE    LA    POÉSIE    PERSANE  63 

après  l'avoir  mis  au  carcan.  «  J'ai  vu,  dit 
«  un  poète,  Avicenne,  que  recherchaient 
«  tous  les  grands,  hnir  en  prison  de  la 
a  pire  des  morts.  Son  livre  de  la  Guéri- 
«  son  n'a  pu  le  guérir;  son  livre  du  Salut 
«n'a  pu  le  sauvera  »  Il  laissait  toute 
une  bibliothèque  de  science  naturelle,  de 
médecine,  de  métaphysique,  d'alchimie 
même  et  un  renom  suspect  parmi  les  or- 
thodoxes :  «  ses  ouvrages  sont  dangereux 
a  etont  perdu  beaucoup  degens.  »  Homme 
politique,  médecin  et  viveur,  Avicenne 
était  encore  poète  à  ses  heures, 

La  plupart  des  poésies  qui  nous  restent 
de  lui  sont  des  poésies  en  l'honneur  du 
vin  ;  je  ne  dis  pas  :  des  poésies  bachi- 
ques. L'étranger  est  d'abord  étonné  et 
un  peu  scandalisé  de  la  place  que  le  vin 
occupe  dans  la  poésie  persane.  Rien  pour- 
tant qui  ressemble  moins  à  nos  vaudevii  es 
et  à  nos  chansons  à  boire.  Les  chansons 
à  boire  de  l'Europe  ne  sont  que  des  chan- 
sons divrogne;  celles  de  la  Perse  sont  un 

1.  Schefer,  ChrestomMhie  persane,  II. 


64  LES   ORIGINES 

chant  de  révolte  contre  le  Coran,  contre 
les  bigots,  contre  l'oppression  de  la  na- 
ture et  de  la  raison  par  la  loi  religieuse. 
L'homme  qui  boit  est  pour  le  poète  le 
symbole  de  Thomme  émancipé  :  pour  le 
mystique,  le  vin  est  plus  encore,  c'est  le 
symbole  de  Tivresse  divine.  Dans  les  pro- 
testations d'Avicenne,  le  médecin  et  le 
libre  penseur  parlent  tour  à  tour.  Voici 
la  part  du  médecin  : 

Le  vin  est  l'ennemi  de  l'ivrogne  et  l'ami  de 
l'homme  sobre. 

A  petite  dose,  c'est  de  l'antidote;  à  forte  dose, 
c'est  du  poison. 

Un  vin  généreux  nourrit  l'esprit,  la  chose  est 
sûre;  car  en  vérité  sa  couleur  éclipse  la  couleur 
de  la  rose. 

De  goût  amer,  comme  le  conseil  d'un  père, 
mais  aussi  utile  :  permis  aux  gens  d'esprit,  in- 
terdit aux  sots. 

Le  bigot  devait  froncer  le  sourcil  en  li- 
sant ces  ver.s  ;  mais  que  devenait-il  en  li- 
sant la  suite  ? 

Est-ce  la  faute  du  vin,  si  c'est  un   sot    qui   le 


DE    LA    POESIE    PERSANE 


65 


boit  et  s'il  s'en  va  à  Taveugle  dans  la  nuit:  Nous, 
c'est  vers  Dieu  qu'il  nous  guide. 

Le  de'cret  de  la  religion  le  permet  au  sage,  si 
celui  de  la  raison  le  défend  aux  ânes. 

Bois  sagement  d'un  vin  pur,  comme  Bou  Ali  '; 
aussi  vrai  que  Dieu  existe,  ton  être  en  deviendra 
Dieu  même. 

Le  blasphème  à  peine  voilé  ne  pouvait 
échapper  à  des  yeux  d'inquisiteur.  Les  ac- 
cusations d'impiété  pleuvaient  autour  de 
lui  sans  Témouvoir  : 

Avec  ces  deux  ou  trois  sots,  si  sots  qu'ils  s'i- 
maginent qu'ils  sont  tout  l'esprit  du  monde,  fais 
l'âne  : 

Car  de  ces  gens-là  telle  est  l'ânerie  que  qui- 
conque n'est  pas  un  âne,  ils  l'appellent  mécréant. 

Ailleurs  il  repousse  avec  une  indigna- 
tion insolente,  qui  est  un  nouveau  blas- 
phème, cette  accusation  d'impiété:  n'a-t-il 
pas  la  foi  suprême,  celle  de  la  science,  et 
si  lui  est  un  mécréant,  oia  sera  donc  le 
vrai  croyant? 

I .  Avicenne. 

4* 


66  LES    ORIGINES 

Une  impiété  comme  la  mienne  n'est  pas  chose 
futile  ni  facile  :  de  foi  plus  solide  que  la  mienne 
il  n'y  en  a  pas. 

Dans  mon  siècle  il  n'y  en  a  qu'un  comme  moi  ^ 
et  c'est  un  mécréant!  Ainsi  donc  il  n'y  a  pas  dans 
tout  ce  siècle  un  Musulman! 

Il  est  fier  de  cette  science  qui  le  met  à 
part  dans  le  monde  :  du  fond  de  la  terre 
jusqu'à  Saturne,  il  a  résolu  tous  les  pro- 
blèmes de  r Univers  ;  il  a  échappé  à  tous 
les  pièges  et  à  toutes  les  ruses  de  la  na- 
ture; il  n'y  a  qu'un  lien  qu'il  n'ait  pu 
délier,  celui  de  la  mort.  Pourtant  cette 
science  si  puissante,  elle  a  aussi  en  elle 
son  poison,  la  conscience.  Le  pessimisme 
de  Hartmann  l'a  visité  et  il  l'exprime 
avec  quelle  profondeur  de  simplicité! 

Plijt  à  Dieu  que  j'ignorasse  ce  que  je  suis  et 
pourquoi  je  suis  pris  dans  le  vertige   du  monde! 

Heureux,  je  vivrais  dans  le  calme  et  la  joie; 
malheureux,  je  pourrais  pleurer  les  larmes  de 
mille  yeux. 

Mi'^érabie  grandeur  de  la  pensée,   des- 
I .  Lui-même. 


DE    LA    POESIE    PERSANE 


67 


séchée  par  l'analyse  et  le  retour  sur  elle- 
même,  qui  ne  sait  plus  ni  jouir,  ni  souf- 
frir! La  raison  a  élevé  l'humanité  de  la 
brute  à  la  conscience;  si  l'humanité  tient 
à  vivre,  il  faut  qu'une  raison  plus  haute 
la  ramène  à  l'inconscient  et  à  la  brute.  Le 
gnôthi  séauton  est  le  premier  pas  vers  le 
suicide. 

Il  revient  alors  vers  Dieu,  le  Dieu  bon 
et  clément,  l'appui  le  plus  commode, 
après  tout,  que  la  faiblesse  de  l'homme 
ait  encore  inventé  : 

Dans  la  bonté  de  Dieu  nous  avons  un  protec- 
teur et  il  nous  affranchit  du  fruit  de  nos  œuvres, 
bonnes  ou  mauvaises. 

Là  où  est  ta  grâce,  ce  qui  n'a  pas  éié  tait  est 
comme  s'il  était  fait  et  ce  qui  a  e'té  fait  n'est 
plus. 


g^l2/?^^^l^  5^1^  fS>^l2/^6vS! 


SsS^^Ji\S^'^^\S>S^^c^\S>S'i/?: 


œ 


XIII 

Non!  répond  une  voix,  celle  du  dervi- 
che Abou  Saïd  : 

O  toi  qui  n'as  pas  fait  le  bien,  qui  as  fait  le 
mal  et  t'imagines  sauvé  après  cela. 

Ne  compte  pas  sur  la  bonté  de  Dieu!  car  jamais 
ne  se  pourra  que  ce  qui  n"a  pas  été,  ait  été  et  que 
ce  qui  fut  n'ait  pas  été. 

Abou  Saïd  était  né  dans  le  Khorasan, 
une  quinzaine  d'années  avant  Avicenne; 
voici  comment  il  se  fit  derviche  : 

Un  jour,  il  entrait  dans  la  ville  de  Sa- 
rakhs;  à  la  porte,  sur  un  tas  de  cendres, 
il  trouva  le  cheikh  Loqman.  surnommé 
le  Fou,  qui  était  occupé  à  coudre  une 
pièce  dans  sa  tunique  de  peau.  Abou  Saïd 
monta  près  de  lui  et  le  regarda  faire  : 
Loqman  cousit  la  pièce  sur  laquelle  tom- 


LES  ORIGINES  DE  LA  POÉSIE   PERSANE         69 

bait  l'ombre  d'Abou  Saïd,  debout  au  so- 
leil; puis,  relevant  la  tête,  il  lui  dit  : 
((  Bou  Saïd,  je  viens  de  te  coudre  à  cette 
a  peau  de  derviche.  »  Là-dessus,  il  le  prit 
par  la  main,  le  conduisit  au  couvent  voi- 
sin et  le  remit  aux  mains  du  cheikli  en  lui 
disant  :  «  Aboul  Fadhl,  prends  soin  de  ce 
c(  jeune  homme,  il  est  des  tiens.  » 

Abou  Saïd  resta  dans  un  coin  sept  ans 
durant,  les  oreilles  bouchées,  sans  dor- 
mir, ni  nuit  ni  jour,  appelant  sans  cesse 
Allah!  Allah!  jusqu'à  ce  qu'enfin  la  porte 
et  le  mur  répondirent  :  Allah!  Allah!  Il 
disparut  alors  dans  le  désert,  où  il  vécut 
dans  l'amitié  des  bêtes  fauves,  se  nour- 
rissant de  fleurs  de  tamarin.  Sa  réputa- 
tion de  sainteté  se  répandit  et  devint  telle 
qu'on  achetait  20  dinars  les  écorces  de 
concombre  tombées  de  sa  main  :  des 
hommes  se  frottaient  la  tête  avec  les  excré- 
ments de  son  chameau. 

Ce  saint  n'était  pas  un  dévot  selon  le 
monde.  On  le  dénonça  au  cadi  comme  in- 
fidèle, et  les  femmes,  quand  il  passait 
dans  le  village,  montaient  sur  les   toits 


70  LES   ORIGINES 

pour  lui  jeter  des  ordures.  11  se  retira  à 
Amol,  dans  le  Tabaristan,  auprès  du 
cheikh  Aboul  Abbas,  de  qui  il  vit  tout  ce 
qu'il  connut  plus  tard.  Il  mourut  le  ven- 
dredi 4  chaban  440  (1062),  âgé  de  mille 
mois. 

Les  poésies  qui  nous  restent  de  cet  ascète 
sont  presque  toutes  des  poésies  d'amour. 

Il  y  a  loin  d'un  derviche  comme 
Abou  Saïd  à  un  moine  de  Tan  icoo.  Le 
moine  chrétien  a  peur  et  horreur  de  la 
femme  :  la  femme  est  l'instrument  de 
perdition,  Tamour  est  le  piège  de  Satan. 
Pour  le  derviche  aussi  l'amour  est  un 
piège,  mais  du  ciel.  On  demandait  un 
jour  à  Abou  Saïd  :  a  Qu'est-ce  que  Ta- 
mour?  »  Il  répondit  :  «  L'amour  est  le 
«  hlet  de  Dieu,  l'amour  est  le  piège  du 
«  Seigneur.  )>  La  philosophie  contempo- 
raine a  retrouvé  une  formule  analogue, 
mais  cruelle  de  sens;  pour  elle,  l'amour 
est  le  piège  de  la  nature,  qui,  pour  peu- 
pler et  dépeupler  ses  mondes,  a  besoin 
d'aveugler  les  cœurs  et  arrive  à  ses  tins  à 
travers  l'illusion  et  la  déception  des  êtres. 


DE    LA    POÉSIE    PERSANE  7I 

La  pensée  du  derviche  est  autre  et  toute 
de  gratitude.  C'est  dans  Famour  humain 
que  l'homme,  pour  la  première  fois,  s'é- 
lève  au-dessus    de    lui-même,    entrevoit 
dans  les  yeux  de  l'objet  aimé  un  rayon  de 
la  splendeur  divine,  «  étreint  l'infini  dans 
ses   bras.    »  —  a  Séraphin  du   ciel,  trop 
«  doux  pour  être  humain,  qui  voiles  sous 
((  cette  forme  radieuse  de  femme  tout  ce 
«  qu'il  y  a  d^insupportable  en  toi,  de  lu- 
«  mière,  d'amour  et  d'immortalité!  Douce 
«  bénédiction  dans   la   malédiction    éter- 
«  nelle!  Gloire  voilée  de  cet  univers  sans 
a  lampe!     Lune     par     delà    les    nuages! 
«  Forme  vivante  parmi  les  morts!  Etoile 
(.  par-dessus    l'orage  !     Miroir,     en    qui, 
«  comme   dans    la    splendeur   du    soleil, 
«■  prennent  un  aspect  de  gloire  toutes  les 
«  formes  que  tu  regardes!...  Forme  mor- 
(i  telle  vêtue  d'amour,  de  vie,  de  lumière, 
«  de  divinité,  image  de  quelque  brillante 
«  éternité,   ombre  de  quelque  rêve   d'or, 
«  tendre  reflet  de  Téternelle  lune  d'amour, 
«  aux  mouvements  de  qui  se  meuvent  les 
«  lourdes  vagues  de  la  vie!  » 


72  LES    ORIGINES 

Seraph  of  Heaven  !  too  gentle  to  be  human, 

Veiling  beneath  ihat  radiant  form  of  Woman 

AU  ihat  is  iinsupporiable  in  thee 

Of  light,  and  love,  and  immortality  !... 

An  image  of  some  bright  Eternity. 

A  shadow  of  some  golden  dream;...  a  tender 

Réfection  on  the  etevnal  Moon  of  Love 

Under  whose  motions  life's  dull  billows  move! 

(Shelley) 

UEpipsycllidîon  est  le  meilleur  com- 
mentaire des  quatrains  ^  d'Abou  Saïd. 

Notre  ascète  avait  connu  aussi,  comme 
Shelley,  l'amour  purement  humain,  sans 
arrière-plan  céleste,  Tamour  d'Albertus  : 

Comme  emparadisés  dans  les  bras  l'un  de  l'autre 
Nous  ne  concevions  point  d'autre  ciel  que  le  nôtre. 


I.  Un  mot  sur  la  forme  du  quatrain  persan.  Le 
quatrain  eu  rubdi  se  compose  de  quatre  vers  dont 
le  premier,  le  second  et  le  quatrième  riment  en- 
semble ;  le  troisième  est  blanc.  Le  quatrain  est 
tout  un  poème  qui  a  son  unité  de  forme  et  d'i- 
dée; manié  par  un  vrai  poète,  c'est  le  genre  le 
plus  puissant  de  la  poésie  persane.  La  répercus- 
sion des  rimes,  enveloppant  et  accentuant  le  si- 
lence du  vers  blanc,  produit  des  harmonies  et  des 
contrastes  de  sons  qui  donnent  un  relief  étrange 
aux  harmonies  et  aux  contrastes  de  l'idée. 


DE    LA    POÉSIE    PERSANE  jS 

C'est  sans  doute  avant  d'avoir  eu  l'om- 
bre piquée  par  l'aiguille  de  Loqman  le 
Fou  qu'il  écrivait  ce  joli  quatrain,  que 
Musset  eût  avoué  et  pour  lequel  point 
n'était  grand  besoin  de  mysticisme  : 

Nous  étions  ensemble  la  nuit  dernière,  moi  et 
mon  idole,  si  douce  à  son  serviteur  : 

Ce  n'e'tait  de  moi  que  prières  et  d'elle  que  ca- 
resses. 

La  nuit  partit  et  notre  histoire  n'était  point 
finie. 

Ce  n'est  point  la  faute  de  la  nuit  :  nous  avions 
tant  à  nous  dire. 

Il  est  douteux  qu'il  y  ait  dans  ces  vers 
non  plus  aucune  ombre  mystique  : 

Crainte  des  rivaux,  je  ne  rôderai  plus  par  ta 
rue;  crainte  du  qu'en  dira-t-on,  je  ne  courrai  plus 
après  toi. 

Je  ferme  la  lèvre  et  reste  assis.  Mais  ce  que  je 
ne  puis  faire,  c'est  cesser  de  te  désirer. 

Mais  à  mesure  que  la  pensée  mystique 
s'éveille,  Dieu  envahit  l'amante.  La  terre 
et  le  ciel  s'effondrent,  plus  de  paradis  et 
plus  d'enfer;  il  n'y  a  plus  au  monde  que 


74 


LES    ORIGINES 


deux  êtres,  l'être  infini,  la  bien-aimée,  et 
l'amant  qui  veut  se  fondre,  s'annihiler  en 
elle,  en  lui.  Mais  le  double  sens,  le  sens 
humain  et  le  sens  divin,  continue  à  cou- 
rir à  travers  ces  cris,  le  sens  humain  sou- 
levant dans  le  vide  le  sens  mystique  et 
lui  prêtant  une  réalité  étrange  : 

Le  jour  que  je  serai  uni  à  toi,  je  mépriserai  le 
sort  des  anges  du  paradis. 

Et  si  l'on  m'appelle  sans  toi  dans  les  plaines 
du  paradis, 

Mon  cœur  se  sentira  à  l'étroit  dans  les  plaines 
du   paradis. 

Est-ce  lindignalion  de  Tamour  repous- 
sant une  félicité  non  partagée? 

C'estassez  d'un  tombeau,  je  ne  veux  pasd'un  monde 
Qui  se  dresse  entre  nous  ! 


Ou  bien  est-ce  le  dédain  des  joies  bour- 
geoises du  ciel  dans  une  âme  qui  a  rêvé 
plus  haut  pour  le  réveil?  Qu'a-t-il  à  faire 
du  ciel  celui  qui  a  rêvé  l'amour  su- 
prême? 


DE    LA    POÉSIE    PERSANE  JD 

Gloire  aux  anges!  honneur  à  Ridhwan  '! 
Aux  méchants  l'enfer,  aux  bons  le  paradis! 
Au  Jem,  au  César,  au  Khaqan  2  le  monde  d'ici- 
bas  ! 

A  moi  ma  bien-aimée  et  à  ma  bien-aimée  mon 

âme! 

N'est-elle  pas  celle  dont  la  rose  prend 
le  rayonnement  de  beauté  qui  éclaire  tout 
le  bosquet?  N'est  ce  pas  elle  dont  le  vi- 
sai^e  prête  sa  pureté  au  miroir  du  cœur? 
En  toute  maison  qu'éclaire  la  lumière 
de  sa  joue,  le  soleil  emporte  de  la  fenêtre 
des  atomes  de  lumière;  soleil  de  Dieu, 
qui  dore  les  âmes  et  fait  de  leur  poussière 
un  rayon  de  l'âme  et  de  la  splendeur  di- 
vine. Tout  est  en  elle,  même  l'amant  qui 
revient  en  elle  : 

Je  lui  dis  :  Pourquoi  te  pares-tu  ainsi  ? 
Elle  me  répondit  :  Pour  moi-même.  Car  je  suis 
tout  à  la  fois  et  l'amour  et    l'amant   et  l'aimée? 
Je  suis  le  miroir,  la  beauté  et  l'œil. 

Mourra-t-il  sans  Tavoir  entrevue?  «  Lève 

1.  Le  gardien  du  paradis. 

2.  Aux  rois  de  Perse,  de  Constantinople  et  des 
Turcs. 


yÔ  LES    ORIGINES 

le  voile  de  ta  face  et  montre  ta  beauté, 
atin  que  je  n"'en  emporte  pas  le  regret 
jusqu'au  jour  de  la  résurrection!  »  Son 
cœur  a  feuilleté  bien  des  fois  le  livre  de 
l'amour,  sans  jamais  trouver  de  visage, 
que  ce  beau  visage,  qui  fût  digne  d'a- 
mour. Malade,  il  s'en  va  trouver  le  mé- 
decin, lui  confie  sa  peine  cachée,  demande 
le  remède  : 

11  m'a  dit  :  N'ouvrir  la  lèvre  que  pour  l'amie. 

Je  lui  dis  :  De  quoi  me  nourrir:  11  me  dit  : 
Du  sang  de  ton  cœur. 

Je  lui  dis  :  De  quoi  m'abstenir  :  11  médit  :  Des 
biens  des  deux  mondes. 

Mais  est-il  fait  pour  elle?  La  grâce  des- 
cendra t-elle  sur  lui!  Oui,  plus  que  la 
grâce  :  la  prédestination  de  l'amour. 
«•  Les  niariages  sont  écrits  au  ciel  »,  dit  le 
proverbe  juif,  et  Yamî,  l'amante  védique, 
dit  à  Yama  :  «  Dans  le  sein  maternel,  les 
dieux  nous  ont  faits  Tun  pour  Tautre.  » 
On  nous  dit,  il  est  vrai,  que  dans  ce 
monde  de  tous  les  jours,  tel  que  Dieu  Ta 
fait  un  instant  qu'il  se  négligeait,  n'im- 


DE    LA    POÉSIE    PERSANE  77 

porte  qui  peut  aimer  n'importe  qui  et  en 
être  aimé;  peut-être  au  fond  sagesse  su- 
prême pour  assurer  la  continuité  des  cho- 
ses et  le  pot  au  feu  de  Tunivers.  La  poésie 
n'en  est  pas  encore  là  et  veut  croire  à 
Téleciion  suprême.  Mais  quand  Pâmante 
est  la  vérité  éternelle  et  que  Pâmant  est 
l'âme  divine  dans  sa  forme  mortelle,  l'é- 
lection est  de  toute  éternité  : 

Avant  que  les  dieux  eussent  dressé  la  voûte 
du  firmament,  avant  qu'ils  eussent  bâti  le  palais 
céleste  de  cristal,  quand  je  dormais  encore  en 
paix  dans  la  Cite  du  Néant,  leur  main  avait  déjà 
imprimé  ton  nom  sur  le  mien. 

Alors  que  n'existaient  encore  ni  ces  étoiles,  ni 
le  firmament,  que  ni  les  eaux,  ni  l'air,  ni  le  feu, 
ni  la  terre  n'existaient  encore, 

Déjà  j'avais  proclamé  le  mystère  de  l'Unité. 

Ni  ce  corps,  ni  cette  voix,  ni  cette  pensée  n'exis- 
taient encore. 

On  voudrait  savoir  sur  quelles  lèvres 
mortelles  tour  à  tour  le  vieux  derviche 
lut  le  mystère  divin  ;  à  quelles  roses  il  as- 
pira le  parfum  céleste  et,  comme  la  statue 


y8  LES   ORIGINES 

de  Condillac,  devint  parfum  de  rose.  Le 
nom  de  ses  Zuleika  et  de  ses  Leila  pren- 
drait place  près  des  Mary,  des  Emilia,  des 
Madonna  de  Shelley  ;  on  entendrait  l'éter- 
nel dialogue  de  tous  les  héros  de  la  Lé- 
gende  divine,  de  Dante  et  de  Béatrice,  de 
Pétrarque  et  de  Laure,  de  Shelley  et  d' An- 
tigone,  de  Faust  et  d'Hélène  : 

((  —  T'ai  je  rencontrée  dans  les  réalités 
d'ici-bas,  ou  es-tu  le  rêve  de  Tâme  malade  ? 

—  Tu  m"as  rencontrée  dans  les  réalités 
d'ici-bas.  et  je  suis  le  rêve  de  ton  âme  ma- 
lade. » 

Ainsi  se  passa  la  vie  de  l'ascète,  célé- 
brant, en  action  ou  en  rêve,  ce  qu'un 
jeune  poète  anglais,  à  neuf  siècles  et  mille 
lieues  de  là,  appelait  naguère,  en  un  vers 
digne  de  Shelley  ou  de  Keats, 

Le  culte  de  lame  au  temple  de  la  chair, 
SoiiVs  wursliip  at  the  temyle  of  the  Jlesh  '. 

Ainsi,  dans  sa  cellule  ou  au  désert,  le 
vieux  derviche  persan  disait  : 

I.  Tuberoses  and  Meadoivsweets. 


DE    LA    POtSIE    l'EKSANE  79 

Celui  qui  a  enchaîné  son  cœur  aux  belles  res- 
tera toujours  là  et  ne  rompra  jamais  la  chaîne  de 
l'idole. 

Dans  la  forme  d'argile  il  a  lu  le  sens  de  l'àme 
et  il  restera,  le  pied  du  cœur  pris  dans  l'argile, 
jusqu'au  jour  de  la  résurreciion. 

Le  moine  chrétien  croit  et  pratique.  Le 
derviche  croit-il?  J'en  doute.  Comme  le 
prêtre  de  Némi,  il  est  trop  avant  dans  le 
Divin  pour  s'attarder  à  Dieu.  Quant  au 
culte,  qu'en  ferait-il?  Le  culte  rapproche  de 
Dieu  celui  qui  en  est  loin,  il  ne  peut  qu'en 
éloigner  qui  en  est  proche,  qui  est  en  lui. 
Le  derviche  est  si  saint  qu'il  est  dispensé 
de  la  piété.  Il  y  avait  vers  ce  temps  là,  à 
Tous,  un  cheikh  vénéré,  qui  fut  l'ami  et 
le  conseiller  de  Firdousi  et  que  visita 
Abou  Saïd  :  le  cheikh  Machouq  ;  de  sa  vie 
il  n'avait  jamais  prié.  Pourtant,  «  au  jour 
«  de  la  résurreciion,  les  justes  diront  : 
«  —  Plût  à  Dieu  que  nous  eussions  été  la 
«  poussière  sur  laquelle  le  cheikh  Ma- 
<(  chouq  aura  mis  le  pied  !  »  Ces  saints,  si 
dégagés  du  joug  pesant  lie  la  Loi,  inspi- 
raient à  la  foule  une  vénération  mêlée  de 


8o  LES   ORIGINES 

soupçons.  Le  vulgaire  dans  un  siècle  de 
foi  comprend  mal  aisément  le 

Nec  pietas  iilla  est  velatum  scepe  videri 
Vortier  ad  lapidem... 

Quant  le  cœur  est  lorlu,  dit  Abou  Saïd,  à  quoi 
sert  un  front  dans  la  poussière:' 

Quand  le  poison  est  descendu  jusqu'au  cœur, 
à  quoi  sert  l'antidote? 

Tu  pares  de  vêtements  ton  corps  :  à  quoi  ser- 
vent des  vêtements  blancs  sur  un  cœur  impur.' 

Abou  Saïd  avait  éprouvé  à  ses  dépens 
que  la  piété  de  la  foule  veut  autre  chose 
de  ses  saints.  Peut-être  au  fond  de  sa 
conscience  donnait-il  raison  aux  pauvres 
femmes  qui  Tinsultaient  et  répétait-il  aussi 
sous  leurs  affronts  :  Sancta  simplicitas! 
Plus  tard,  entré  vivant  dans  Tapothéose,  il 
songe,  avec  le  remords  d'une  hypocrisie, 
au  malentendu  qui  lui  vaut  tant  d'adora- 
tions et  au  peu  de  chose  de  commun  qu'il 
y  a  entre  lui  et  ses  fanatiques  : 

Ceux  qui  parlent  si  bien  de  moi  ne  savent  pas 
tout  le  mal  qui  est  au  fond. 


DE    LA    POÉSIE    PERSANE  8l 

S'ils  tiraient  au  dehors  ce  qu'il  y  a  au  dedans, 
il  faudrait  qu'ils  me  brûlent. 

Abou  Saïd  avait  écrit  des  quatrains  ré- 
sumant les  attributs  de  Dieu  et  que  les 
fidèles  récitaient  en  façon  de  prière.  Ils 
auraient  frémi  s'ils  avaient  vu  le  sens  qu'y 
mettait  l'écrivain .  Deux  siècles  aupara- 
vant, on  avait  supplicié  en  grande  pompe 
le  premier  soufi,  Hallaj,  qui  sous  les  tor- 
tures n'avait  prononcé  qu'un  mot  :  «  Je 
suis  Dieu  ».  Et  à  présent  les  grands  et  les 
prêtres  venaient  baiser  les  pieds  du  dervi- 
che qui  disait  : 

Le  sage  instruit  des  mystères  de  la  Science  sort 
de  lui-même  et  fait  route  avec  Dieu. 

Nie  ta  propre  existence,  affirme  celle  de  Dieu. 
Voilà  le  sens  de  la  formule  :  «  Il  n'y  a  de  Dieu 
que  Dieu.  » 

Pourtant,  le  panthéisme  d'Abou  Saïd 
n'a  pas  la  décision  et  la  certitude  des  poè- 
tes qui  viendront  plus  tard;  et  c'est  pour 
cela  qu'il  est  si  grand  poète.  La  Science, 
comme  on  appelait  alors  l'intuition  mys- 
tique, n'est  pas  pour  lui,  comme  elle  le 


82  LES    ORIGINES 

sera  pour  ses  successeurs,  une  doctrine 
arrêtée  et  fixée,  une  tradition  qu'ils  ont 
reçue  de  leurs  maîtres,  une  matière  à  met- 
tre en  vers.  Cette  science,  il  la  crée,  il  la 
nourrit  de  son  sang  et  de  ses  larmes,  avec 
les  angoisses,  les  doutes,  les  contradic- 
tions de  son  cœur.  Son  grand  imitateur, 
Omar  Kheyyam,  Talgébriste  poète,  aura 
la  force  de  la  certitude  implacable;  mais 
c'est  une  force  qui,  en  poésie,  est  presque 
une  faiblesse,  car  elle  est  mortelle  à  l'é- 
motion. La  soutTrance  humaine  est  l'é- 
cueil  du  panthéisme.  Il  essaye  en  vain  du 
stoïcisme  et  du  silence  : 

O  mon  cœur,  quand  la  séparation  de  la  bien- 
aimée  fait  éclater  les  veines  de  ton  âme,  ne  mon- 
tre à  personne  tes  haillons  tachés  de  sang. 

Gémis  sans  qu'on  entende  ta  plainte.  Consume- 
toi,  sans  que  la  fumée  en  sorte. 

Mais,  en  dépit  de  lui,  ce  n'est  pas  la  fu- 
mée, c'est  la  tîamme  même  qui  éclate  du 
volcan.  Il  est  beau  de  s'écrier  : 

Seul  le  silence  est  grand,  tout  le  reste  est  faiblesse. 

Mais  ce  cri  même  est  déjà  une  plainte  et 


DE    LA    rOÉSIE    PERSANE  83 

une  faiblesse,  et  c'est  alors  que  vient 
l'heure  de  Dieu,  non  pas  du  Dieu  univer- 
sel, morne  et  aveugle,  mais  du  Dieu  vi- 
vant, qui  dit  :  Moi  !  qui  écoute  et  qui  ré- 
pond. Vous  savez  bien  que  ce  Dieu'  n'est 
qu'en  vous-même;  qu'importe!  priez  tou- 
jours? il  y  aura  bien  pour  recueillir  tes 
prières  quelqu'un  quelque  part,  ne  fût-ce 
qu'au  fond  de  ton  propre  cœur. 

Comme  Moïse,  il  est  seul,  il  se  sent 
irrévocablement  seul,  isolé  parmi  les 
hommes  par  la  grandeur  du  rêve,  et  à  lui 
aussi  le  cri  lui  échappe  : 

O  Dieu,  vous  m'avez  fait  puissant  et  solitaire! 

le  grand  cri  de  reproche  douloureux  et 
d'orgueil  : 

O  Dieu,  viens  à  mon  secours,  car  je  suis  seul. 

Tu  m'as  fait  sans  confident,  sans  ami,  sans 
compagnon;  tu  m'as  fait  vivre  avec  la  peine,  la 
souffrance  et  le  chagrin. 

C'est  là  le  sort  de  ceux  qui  approchent  ton  seuil. 

O  Dieu!  pour  quelle  oeuvre  m'as-tu  donc  fait 
ainsi  .''" 

Pauvre  étranger,  las  de  cette  vie,  qui 


84  LES    ORIGINES 

n'attend  plus  le  repos  que  dans  la  cité  du 
néant,  il  veille  dans  le  silence  de  la  nuit; 
peut-être  Dieu  viendra  : 

Toutes  les  portes  sont  fermées,  les  hommes 
sont  endormis.  O  Seigneur!  ouvre-moi  les  portes 
de  ta  bonté! 

Et  dans  les  heures  d'impuissance  ou 
de  remords,  où  l'âme,  effarée  de  sa  des- 
tinée ou  de  ses  fautes,  cherche  éperdù- 
ment  autour  d'elle  une  voix  qui  Tencou- 
rage  ou  l'éclairé,  à  qui  elle  puisse  dire  : 
«  Sois  ma  force  »  ou  «  sois  ma  conscience  », 
quel  bonheur  si  elle  peut  projeter  au  ciel 
le  meilleur  d'elle-même  et  entendre  de  là 
revenir  sur  elle,  agrandie  et  irrésistible, 
la  voix  intérieure,  la  voix  de  noblesse 
étouffée,  la  voix  qui  disait  :  Courage! 
mais  si  bas  dans  la  tempête  des  autres 
qu'il  l'entendait  à  peine. 

O  Seigneur!  Je  suis  confondu  Je  mes  fautes 
honteuses;  je  rougis  de  mes  paroles  mauvaises 
ei  de  mes^actions  mauvaises. 

Fais  descendre  sur  mon    cœur  une   etiiuve  du 


DE    LA    POÉSIE    PERSANE  85 

monde    invisible   afin    d'effacer  les   imaginations 
mauvaises  de  mon  cœur! 

La  plus  sûre  des  effluves  descendre\, 
celle  de  la  clémence  divine  : 

Mes  fautes  sont  plus  nombreuses  que  les  gout- 
tes de  la  pluie,  et  ma  tête  se  penche  sous  la  honte 
de  mes  fautes. 

Mais  une  voix  descend  qui  me  dit  :  Rassure- 
toi,  derviche.  Tu  as  agi  selon  ta  nature  et  j'agirai 
selon  la  mienne. 

L''Evani^ile  n'a  pas  une  parole  de  su- 
blimité plus  douce. 


Pour  sentir  tout  ce  qu'il  y  a  de  chrétien 
dans  Abou  Saïd,  il  faut  reprendre  ces 
vers  et  voir  ce  qu'ils  deviennent  chez  son 
grand  disciple,  Talgébriste  de  Nichapour. 

Un  soir  qu'Omar  Kheyyam  s'entrete- 
nait avec  ses  amis,  au  clair  de  lune,  sur 
la  terrasse,  la  coupe  en  main  et  dans  les 
chansons,  un  coup  de  vent  éteignit  les 
lampes  et  l'cnversa  la  cruche  qui  se  brisa. 


86  LES    ORIGINES 

Le  poète  irrité  lança  ce  quatrain  au  Dieu 
qui  troublait  ses  plaisirs  : 

Tu  as  brisé  ma  cruche  de  vin.  Seigneur  : 
Tuas  fermé  sur  moi  la  porte  du  plaisir,  Seigneur. 
Tu  as  versé  à  terre  mon  vin  pur  : 
(Dieu    m'étrangle!)—   mais   serais-iu  ivre   par 
hasard,  Seigneur  ! 

A  peine  le  blasphème  lancé,  le  poète, 
jetant  les  yeux  sur  la  glace,  vit  sa  face 
noire  comme  le  charbon  :  il  s'écria  : 

Quel  est  Thomme  ici-bas  qui  n'a  point  péché, 
dis?  Celui  qui  n'aurait  point  péché,  comment 
aurait-il  vécu,  dis? 

Si  parce  que  je  fais  le  mal,  tu  me  punis  par  le 
mal. 

Quelle  différence  y  a-t-il  entre  toi  et  moi,  dis? 


Ainsi  Abou  SaïJ  finissait  par  reprendre 
pour  son  compte  les  espérances  quil  avait 
condamnées  en  Avicenne.  Ces  deux  hom- 
mes s'étaient  connus  ;  la  légende  du  moii  s 
les  mit  en  rapport.  Un  jour,  dit-on,  ils  se 
rencontrèrent  chez  un    ami   commun    et 


DE    LA    POÉSIE    PERSANE  87 

s'entretinrent  :  au  sortir,  on  leur  demanda 
ce  qu'ils  pensaient  Tun  de  Tautre.  Avi- 
cenne  dit  :  «  11  voit  aussi  tout  ce  que  je 
sais.  »  Abou  Saïd  dit  :  «  Il  sait  tout  ce 
que  je  ne  vois  pas.  »  La  légende  avait 
bien  mesuré  Tabîme  qui  sépare  les  deux 
classes  dames  et  les  deux  méthodes.  Il 
est  peu  douteux  que,  pour  elle,  elle  met- 
lait  le  savant  bien  au-dessus  du  voyant. 
La  science  fera  toujours  pauvre  figure 
devant  l'intuition;  elle  est  trop  pratique, 
elle  nous  laisse  trop  en  nous-méme,  nous 
parle  trop  de  nous  et  de  notre  petit  monde, 
pauvre  sujet  qui  lasse  bien  vite.  «  Une 
a  science  qui  ne  t'arrache  pas  à  toi  même, 
a  l'ignorance  vaut  mieux  cent  fois  que 
<i  cette  science-là!  i  ».  Le  derviche  sous 
sa  robe  de  laine  en  sait  plus  que  le  grand 
médecin  avec  tout  son  Aristote  :  «  plus 
«  on  sait  du  monde,  moins  on  sait  de 
<i  Dieu.  »  On  demandait  un  jour  à  Abou 
Saïd  ce  que  c'est  qu'un  derviche.  Il  ré- 
pondit : 

1.  Vers  de  Senâi,  poêle  du  xi*-'  siècle. 


88  LES  ORIGINES  DE   LA   POÉSIE   PERSANE 

«  Dépose  tout  ce  que  tu  as  dans  la  tête, 
donne  tout  ce  que  tu  as  dans  la  main,  ne 
tressaille  de  rien  de  ce  qui  t'arrive,  tu 
seras  un  derviche. 

—  Où  faut-il  que  nous  le  cherchions, 
le  derviche  ? 

—  Où  donc  l'as-tu  cherché  que  tu  ne 
l'aies  pas  trouvé?  » 


XIV 

((  Console-toi  :  ta  ne  me  chercherais 
point  si  tu  ne  m'avais  trouvé  ^  » 

Dans  le  grand  dialogue  qui,  depuis  que 
l'homme  est  né,  va  éternellement  courant 
entre  la  terre  et  le  ciel,  quelle  brise  avait 
poussé  jusqu'à  la  Caspienne  un  écho  de 
la  parole  que  Pascal  aussi,  dans  Thorreur 
de  la  nuit,  entendit  le  Christ  lui  murmu- 
rer? 

I.  Mystère  de  Jésus. 


^^^^îîS'^P-^^T-ft^^ 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Pages. 


I.  —  Origine   légendaire    de    la    poésie 

persane i 

II.  —  Réveil  de    la  poésie    nationale    en 

Perse 2 

III.  —  La  poésie  sous  les  Tahérides. . ...  7 

IV.  —  Son  épanouissement  sous    les  Sa- 

manides-Roudagui 11 

V.  —  Les  contemporains   de  Roudagui  : 

Chahid  de  Bactriane 29 

VI.  —  Les  contemporains  de   Roudagui, 

suite 3  I 

VIL  —  Suite  :  Dâqîqî  et  le  Livre  des  Rois.  3g 

VIII.  —  Suite:  Kisâi  et  la  poésie  religieuse.  4!) 

IX.  —  Fin  de  la  période  samanide 5  i 

X.  —  La  période  ghynévide b4 

XI.  —  Incrédulité  et  mysticisme 58 

XIL  —  Avicenne  et  la  poésie  incrédule.    .  61 

XllI.  —  Abou  Saïd  et  la  poésie  mystique..  68 

Fin. 
Le  Puy,  imprimerie  Marchessou  fils. 


'BI'BUOTHÈQUE   ORIENTALE  ELZÉVIRIENNE 


LES 


ORIGINES 


DE 


LA  POÉSIE  PERSANE 


PAR 


M.  J.  DARMESTETER 


PARIS 
ERNEST    LEROUX,    ÉDITEUR 

28,    RUE    BONAPARTE,    28 
1887 


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OUVRAGES  DU  MEME  AUTEUR 


I 


Le  Mahdi.  (Librairie  E.  Leroux). 

Coup  d'œil  sur  l'histoire  de  la  Perse.' (Ibid). 

Eludes  Iraniennes.  (Librairie  Vieweg). 

Essais  Orientaux.  (Librairie  A.  Lévy). 

Essais  de   litte'rature  anglaise.  (Librairie  Delà- 
grave. 


XXIX.  —  Les  Religions  et  les  Langues  de  l'Inde  p^iir  R.  Cust.  d  fr. 
XXX.—  La  poésie  arabe  anté-islamique,  par  René  Basset.  2  fr.  5o 
XXXi.  —  Le  livre  des  dames  de  la  Perse,  traduit  par  J.  Thonne- 

LiER.  In-i8 :•/•.•••/••    -J,''-  '^P 

XXXII.  —  L'Encre  de  chine,  son  histoire  et  sa  fabrication,  d  après 
des  documents  chinois,  par  Maurice  JAMETEL.,ln-i8  illustré..     5  fr. 

XXXIII.  —  Le  livre  des  morts  des  anciens  Egyptiens,  par  Paul 

PlERRET.  lN-18 ÏOfr. 

XXXIV.  —  Le  Koran,  sa  poésie  et  ses  lois,  par  Stanley  Lane- 
PooLE.  In-i8 2  fr.  00 

XXXV.  —  Fables  turques ,  traduites  par  J.-A.  Decourdemanche. 
In-tS ...•••     ll^- 

XXXVI.  —  La  Civilisation  japonaise,  par  L.  de  Rosnv.  In-i8.    o  fr. 

XXXVII.  —La  Civilisation  musulmane,  par  Stanislas  Guyard,  pro- 
fesseur au  collège  de  France.  In-i8 2  fr.  5o 

XXXVIII.  —  Voyage  en  Espagne  d'un  ambassadeur  marocain  (1090- 
1691),  t.raduit  de  l'arabe  par  H.  Sauvaire.  Iu-iS 5  fr. 

XXXIX.  —  Les  langues  d'Afrique,  par  Robert  Cust.  Traduit  par 
L.  deMilloué.  In- 18... -     2  fr.  :o 

^h.  —  Les  fraudes  archéologiques  en  Palestine,  suivi  de  quelques 
monuments  phéniciens  apocryphes,  par  Ch,  Clermont-Ganneau. 
In  18  illustré  de  33  gravures '••■   •     5  fr. 

XLI.  —  Les  langues  perdues  de  la  Perse  et  de  l'Assyrie,  par  J.  Me- 
nant. In- 1^^. . . 2  fr.  :o 

XLII.  —  Mddhava  et  Mdlatî,  drame  sanscrit,  traduit  par  M.  Strehly, 
avec  une  préface  par  M.  Bergaigne    in-iS • 2  fr.  5o 

XLIII.  —  Le  Mahdi,  depuis  les  origines  de  l'Islam  jusqu'à  nos  jours, 
par  James  Darmesteter.  In- 18.   2  fr.  5o 

XLIV.  —  Coup  d'œil  sur  l'histoire  de  la  Perse,  par  James  Darmes- 
teter, professeur  au  Collège  de  France.  In-i8 2  fr.  5o 

XLV.  —  Trois  nouvelles  chinoises,  traduites  par  M.  le  marquis 
d'Hervey    de    Saint-Denys  ,  de   l'Institut.  In- 18 3  fr. 

XLVl.  —  La  poésie  chinoise,  par  Imbault-Huart.  In-i8...     2  fr.  5o 

XLVII.  —  La  Science  des  Religions  et  l'Islamisme,  par  Hartwig 
Derenbourg.  In-i8 2  fr.  5o 

XL VI II. —  Le  Cabous  Nameh.  ou  Livre  de  Cabous,  de  Cabous  Onsor 
el  Moali,  souverain  du  Djordjanetdu  Guilan.  Traduit  pour  la  pre- 
mière fois  en  français  avec  des  notes,  par  A.  Quèrrv,  consul  de 
France.  Fort  volume  in-i8 7  fr   5o 

XLIX.  —  Les  peuples  orientaux  connus  des  anciens  Chinois,  par  LÉon 
de  Rosny.  Nouvelle  édition.  In- 18.. 5  fr. 

L.  —  Les  langues  perdues  de  la  Perse  et  de  l'Assyrie,  par  J.  Me- 
nant. II.  Assyrie.  In- 18 5  fr. 

LI.  —  Un  jnariage  impérial  chinois.  Cérémonial,  par  G.  Devéria. 
Jn-i8  illustré.. 5  fr. 

LU.  —  Les  Confréries  musulmanes  du  Hedja^,  par  A.  Le  Chate- 
LiER.  In- 18 . .     5  fr. 

LUI.  —  Les  Origines  de  la  Poésie  persane,  par  M.  L.  Darmes- 
teter. In-i8..." 2  fr.  5o 

Le  Boustan  de  Saadi,  poème  persan,  traduit  pour  la  première  fois  en 
français  par  A.-C.  Barbier  de  Meynard,  membre  de  l'Institut. 
In- 18,  elzévir  de  luxe,  encadrements  rouges 10  fr. 

LE  ruY,  typ.  de  .marchessou  fils,  boulevard  saint-laurent,  2  3 


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ERNEST  LEROUX,  EDITEUR,  RUE  BONAPARTE,  28 


"BIBLIOTHEQUE  ORIEXTALE  ELZEVIRIEM\E 

I.  —  Les  Religieuses  bouddhistes,  depuis  Sakya  Mouni  jusqu'à  nos 
jours,  par  Mary  Summer.  1  vol.  in-iS 2  fr.  io 

II.  —  Histoire  du  Bouddha  Sakya  Mouni,  depuis  sa  naissance  jus- 
qu'à sa  moit,  par  Mary  Summer.  i  vol.  in- 18 5  fr. 

III.  —  Les  Stances  erotiques,  morales  et  religieuses  de  Bhartrihari, 
traduites  du  sar.-scrit  par  P.  Regnaud.  In-i8 2  fr.  5o 

IV.  —  La  Palestine  inconnue,  par    CLERiicsT-GANNEAU.     2  fr.  5o 

V.  —  Lesp'iisanteries  de  yasr-Eddin-Hodja.  Traduit  du  turc  par 
J.-A.  Decourdemanche.  I  vol.  in-i8 2  fr.  5o 

VI-IX.  — Le  Chariot  de  terre  cuite  (Mricchakatika),  drame  sanscrit. 
Traduit  en  français,  par  P.  Regnaud.  4  volumes  in-i8 10  fr. 

X.  —  Iter  persicum  ou  description  du  voyage  en  Perse  entrepris  en 
1602  par  Etienne  Kakasch  de  Zalonkemeny,  ambassadeur  de  Rodol- 
phe II,  près  de  Chah  Abbas.  Traduction  publiée  par  Gh.  Schefer. 
In- 18  avec  portrait  et  carte 5  fr. 

XI.  —  Le  Chevalier  Jean,  conte  magyar,  par  Alexandre  Petœfi, 
traduit  par   A.Dozon,  consul  de  France.  In-i8 2  fr.  5o 

XII.  —  La  poésie  en  Perse,  par  Barbier  de  Mevnard 2  fr.  5o 

XIII.  —  Voyage  de  Guillaume  de  Rubrouck  en  Orze?zf,  publié  par 
de  Hacker.  In- 18 5  fr. 

XI\'.  —  Malavika  et  Agniviitra,  drame  sanscrit,  traduit  par  Ph. 
Ed.  FouCAUx.  In-i8 2  fr.  5o 

XV.  —  L'islamisme,  son  institution,  son  état  présent,  son  avenir,  par 
le  docteur  Perron.  In-i8 2  fr.  5o 

XVI.  —  La  Piété  filiale  en  Chine,  par  P.  Dabry  de  Thiersant. 
In-i8,   avec  2  5  grav.  d'après  le  originaux  chinois 5   fr. 

X\'1I.  —  Contes  et  légendes  de  l'Inde  ancienne,  par  Mary  Sum.mer, 
avec  introd.  par  Ph.  Ed  Foucaux.  In-iS 2  fr  5o 

XVIII.  —  Galatée,  drame  grec,  de  Basiliadis,  publié,  traduit  et  an- 
noté par  d'Estourxelles  de  Constant.  In-iS 5  fr. 

XIX.  —  Théâtre  Persan,  traduit  par  A.  Chodzko.  In-i8....     3  fr. 

XX.  —  Mille  et  tut  Proverbes  turcs,  recueillis,  traduits,  et  mis  en 
ordre  par  J.-A.  Decourdemanche.  In-i8 2  fr.  5o 

XXI.  —  Le  Dhammapada,  traduit  par  F.  Hû,  suivi  du  Sûtra  en  42 
articles,  par  Léon  Feer.  In- 18 5  f- 

XXII.  —  Légendes  et  traditions  historiques  de  l'archipel  indien, 
par  L.  .Marcel  Devic.  In-i8 2  tr.  5o 

XXIII.—  La  puissance  paternelle  en  Chine ,  étude  de  droit  chmois, 
par  F.  Scherzer,  interprète-chancelier.  In-i8 2  fr.  5o 

XXIV.  —  Les  Héroïnes  de  Kdlidasa  et  les  Héroïnes  de  Shakespeare, 
par  Mary  Summer.  In-i8 2  fr.  5o 

XXV.  —  Le  Livre  des  femmes,  traduit  du  turc,  par  J.-A.  Decour- 
demanche. In-i8 ...     2  fr.  5o 

XXVI. —  Vikramorvaci.  Ourvâci  donnée  pour  prix  de  l'héroïsme, 
drame  sanscrit,  trad.  et  annoté  par  Ph.  Ed.  Foucaux.  In-i8.     2  fr.  5o 

XXVII.  —  Xdgdnanda.  La  Joie  des  Serpents ,  drame  bouddhique, 
traduit  et  annoté  par  A.  Bergaigne.  In-i8 2  fr   5o 

XXVIII.  —  La  Bibliothèque  du  palais  de  Ninive,pav  J.  Menant. 
In-i8 2  fr.  5o 


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