JOSEPH VNGUADE
MAINTENEUB DE L' ACADÉMIE i> i - IBBX'KLORAUX
PBOPESSK1 R k I.'iM\ i usi l É ni-: rOUI 01 8IÎ
i.j:s
ORIGINES DU GAI SAVOIR
PARIS
ANCIENNE LIBRAIRIE FONTEMOING ET Gi«
E. DE BOGGARD, ÉDITEUR
1, RUE DE MÉUICIS, 1
1920
LES ORIGINES DU GAI SAVOIR
Tiré à 325 exemplaizeá numézotéá, dont 2S óuz
papiet de Hollande.
C7VÏ
JOSEPH VMiLXDE
M A I N l E N E UB Dli L'AI \ D É M 1 l. D ES l E KX-FLOBAI \
PROFESSEUR v L'UNIVERSITÉ DE TOULOUSE
LES
ORIGINES DU GAI SAVOIR
PARIS
ANCIENNE LIBRAIRIE FONTEMOING ET Ç
E. DE BOCGARD, ÉDITEUR
1, RUE DE MÉDICIS, 1
1920
THE INSTITUTE OF MEDIAEVAL S7UOIES
10 ELMSLEY PLACE
TORONTO 6, CANADA.
SEP 2 2 1031
12-1
AVANT- PROPOS
La présente étude1 a paru d'abord dans le Recueil
de l'Académie des Jeux-Floraux (année 1919)- 11 en
a été fait un tirage à part, limité à soixante-quinze
exemplaires (dont dix sur hollande), qui a été vite
épuisé.
Le même travail forme l'un des quatre chapitres
d'une série d'études sur les Leys d'Amors, ou Lois
de la Poésie; on le retrouvera, avec les trois autres
chapitres, au tome IV de l'édition des Leys, que
nous allons faire paraître incessamment1.
Mais nous croyons que ce chapitre peut intéres-
ser le grand public, et nous l'avons détaché du
groupe des autres études qui sont d'un caractère
plus spécial et pour ainsi dire plus technique2.
On trouvera dans cette deuxième édition les addr-
tions suivantes : la traduction de la lettre missive
annonçant la promulgation des Lois d'Amour — et
1. Toulouse, E. Privât; Paris, A. Picard.
2. Le chapitre iv est consacré à l'histoire du Gai Savoir, sur-
tout en Espagne.
33/5"
8 AVANT-PROPOS.
deux illustrations se rapportant au sujet : la pre-
mière représente la première page du manuscrit
qui nous a conservé les Origines du Gai Savoir ;
l'autre est une reproduction du tableau de Jean-
Paul Laurens, qui se trouve au Capitole de Tou-
louse, et qui est consacré à la représentation des
premiers Jeux Floraux, en i324- Ainsi sera éclai-
rée par l'image la naissance d'une des créations les
plus intéressantes du Moyen Age méridional et qui
est le Gai Savoir.
Toulouse, juillet 1920.
MINIATURE DE LÀ PREMIERE PAGE DU MANUSCRIT
DES « LEYS d'aMORS ».
PREMIER CONCOURS DES JEUX FLORAUX (l3a4)
D'après le tableau de J. P. Laurens.
ORIGINES DU GAI SAVOIR
Fondation du Consistoire du Gai Savoir. — Bernait de Panassac.
— Le premier concours des Jeux-Floraux (mai i3a4). — La
rédaction des Leys. — Le Consistoire et l'Université; doctorat
et baccalauréat en Gai Savoir. - L'Inquisition; l'inspiration
morale et religieuse dans les Leys. — ■ La poésie religieuse au
treizième et au quatorzième siècles; l'Ecole de Rodez et l'Ecole
de Toulouse.
<( Au temps passé, il y eut dans la royale et noble
cité de Toulouse, sept seigneurs distingués, savants,
subtils et discrets, qui eurent bon désir et grande affec-
tion de trouver cette noble, excellente, merveilleuse et
vertueuse dame Science, pour qu'elle leur donnât et
leur fournît le gai savoir d'écrire en vers, pour savoir
faire bons poèmes en roman1 avec lesquels ils pour-
raient dire et réciter bonnes et remarquables paroles,
pour donner de bonnes doctrines et de bons ensei-
gnements, à la louange et honneur de Dieu, Notre
Seigneur, et de sa glorieuse Mère, et de tous les Saints
du Paradis et pour l'instruction des ignorants, pour
i. Il faudrait écrire romans, comme dans le texte, le mot ve-
nant de romancium ou d'une forme analogue.
10 ORIGINES DU GAI SAVOIR.
retenir les amants fous et sots, pour vivre avec la joie
et l'allégresse dessus dites, et pour fuir l'ennui et la
tristesse, ennemies du Gai Savoir1. » C'est en ces ter-
mes un peu alambiqués que l'auteur des Leys nous
fait connaître les sentiments et les intentions des fon-
dateurs du Consistoire du Gai Savoir. Dans la lettre que
les sept troubadours envoyèrent « par diverses parties
de la Langue d'Oca », ils s'appelèrent joyeusement,
La Sobregaya Companhia
Dels .VII. Trobadors de Tolosa.
« La Compagnie très gaie des sept troubadours de
Toulouse. » Ces poètes échappaient à la loi de malé-
diction divine : ils enfantèrent dans la joie une œuvre
longue et difficile et dont la vitalité a été assez forte
pour qu'elle survécût à de nombreux changements lo-
caux ou nationaux. Près de six siècles ont passé depuis
l'an i323 ; et c'est un grand espace de temps pour une
nation latine et pour une province méridionale ;
cependant l'Académie des Jeux-Floraux, héritière des
sept fondateurs du Consistoire, est toujours
Jeune encore de gloire et d'immortalité 1
i. Leys d'Amors, t. I, p. 8. Voir sur tout ceci le savant ouvrage
de notre confrère, M. F. de Gélis, Histoire critique des Jeux-Flo-
raux, Toulouse, 191 2. On lira aussi sur le même sujet les pages
intéressantes de M. A. Jeanroy dans les deux articles suivants :
La poésie académique à Toulouse au XIVe et au XV* siècles (Revue
des Pyrénées, 3e trim. 19 14); Une Académie six fois séculaire : les
Jeux-Floraux de Toulouse (Revue Bleue, oct. 1913).
Dans les cas où nous citons l'édition Gatien-Àrnoult, nous
la désignons ainsi : éd. G. A.; pour notre édition nous ne met-
tons aucune indication particulière.
a. C'est le Midi tout entier qui est désigné ainsi.
ORIGINES DU CM SAVOIR. II
Nous connaissons le nom de nos sept savants de-
vanciers : les voici, sans doute par ordre de pré-
séance : Bernard de Panassac, damoiseau; Guilhem de
Lobra, bourgeois; Berenguier de Sant Plancat et
Peyre de Mejanaserra , changeurs (ou banquiers,
comme nous dirions dans la langue moderne) ; Gui-
lhem de Gontaut et Pey Camo, marchands; et enfin
maître Bernard Oth, notaire de la cour du viguier de
Toulouse.
Dans cette compagnie, la « noblesse » n'est repré-
sentée que par un personnage ; aucun grand nom mé-
ridional ne figure parmi les « sept » ; la noblesse était
ruinée depuis la Croisade contre les Albigeois et même
avant; les derniers foyers où le goût de la poésie avait
survécu, comme les cours d'Astarac, de Foix, de Nar-
bonne, de Rodez, s'étaient éteints ; les derniers pro-
tecteurs des troubadours avaient disparu en même
temps que les derniers poètes. Les fondateurs du Con-
sistoire appartiennent donc, sauf le premier, à ce que
nous appellerions la « bonne bourgeoisie » du temps.
Il ne faudrait pas d'ailleurs oublier que le nom de
« bourgeois » avait au Moyen âge un sens plus précis
que de nos jours et qu'il désignait une classe de la
société suivant de près la noblesse. Le « bourgeois »
Guilhem de Lobra vient donc après le « damoiseau »
Bernard de Panassac. A leur suite nous trouvons deux
« banquiers », puis deux « marchands », et, enfin, un
haut fonctionnaire local, le notaire de la cour du
viguier de Toulouse. Ainsi se trouvaient représentées
dans ce cénacle les principales classes de la société.
Ces poètes « subtils et discrets » sont en même
temps des hommes d'affaires, mêlés à la vie quoti-
12 ORIGINES DU GAI SAVOIR.
dienne de leur ville ; ils ressemblent par ce côté à tel
troubadour de Gênes ou aux poètes de la cour de Fré-
déric II, roi de Sicile. La classe « bourgeoise » s'est
développée, dans les grandes villes commerçantes du
Midi, aux dépens de la noblesse, dont elle a pris les
goûts et dont elle continue les traditions. C'est dans son
sein que se sont recrutés les fondateurs du Consistoire.
La plupart n'ont pas d'histoire ; seul le damoiseau
en a une, et fâcheuse. B. de Panassac était seigneur
d'Arrouède. Cette localité est près de Panassac, canton
de Masseube, arrondissement de Mirande (Gers), autre-
fois dans le comté d'Astarac. D'après son récent his-
torien, Bernard de Panassac pouvait avoir l'âme d'un
poète, mais il se conduisit comme un assassin ; si le
membre le plus distingué du Consistoire ne périt pas
par la hart, ce ne fut pas la faute de la justice de son
temps. Il résulte en effet des recherches de M. A. Tho-
mas1 que Bernard de Panassac, seigneur d'Arrouède,
fut un « routier » des plus dangereux. Il était accusé
d'avoir, avant le mois de janvier i336, en compagnie
d'autres seigneurs gascons, commis de nombreuses
peccadilles (port d'arme prohibé !) et, chose plus grave,
d'avoir contribué à l'assassinat de Géraud d'Aguin,
damoiseau, ancien baile de Bouloc; de plus, son châ-
teau d'Arrouède servait d'asile à des meurtriers ban-
nis, non seulement de la sénéchaussée de Toulouse,
mais de tout le royaume de France. La peine prononcée
pour tous ces méfaits, grands et petits, fut la suivante,
en ce qui concerne Bernard de Panassac : le châleau
d'Arrouède devait être rasé et tous les biens de Panas-
i. Annales du Midi, 1915, p. 37.
ORIGINES W G M SAVOIR. l3
sac devaient être saisis et exploités par le roi jusqu'au
paiement d'une amende de deux mille sous tournois
au Trésor. Le condamné mourut sans avoir payé
l'amende et remise en fut faite à ses héritiers par Phi-
lippe VI, lors de son voyage à Toulouse (janvier i336).
Telle est la fâcheuse aven turc de notre troubadour. Si elle
n'a pas d'excuse au point de vue moral, elle s'explique
historiquement par les mœurs du temps; il y a là un
épisode de la lutte de la royauté et de ses tribunaux ré-
guliers contre la féodalité ; on était un honnête homme,
à cette époque, même quand on avait tué un seigneur
du voisinage, qui, d'ailleurs, savait se défendre ; on
l'est bien encore aujourd'hui, même après un duel.
Bernard de Panassac était troubadour et nous avons
de lui deux poésies l : l'une est adressée à la Vierge,
l'autre est une chanson profane. La première a été
commentée2 par le moine troubadour Raimon de Cor-
net, contemporain de Panassac; le glossateur dit que
« par grande habileté Bernard fit ce vers spirituel res-
semblant au temporel ». La poésie se rattache en effet
à la série de chansons ou poésies religieuses composées
en l'honneur de la Vierge, la Dona par excellence, sur
le modèle et avec la phraséologie des chansons
d'amour*. Quant à la chanson profane, elle est correc-
tement composée, avec certains traits de préciosité qui
i. La première a été publiée par Ghabaneau et Noulet, Deux
manuscrits provençaux, pp. 56-6 1; elle avait été déjà publiée par
Noulet, Mém. Acad. Sciences de Toulouse, i85a, p. 85. La chanson
a été publiée, d'après le Ms. de Barcelone, par M. A. Thomas.
Annales du Midi, 1910, p. 42.
2. Ghabaneau et Noulet, loc. laud.
3. Sur ce genre au treizième siècle, cf. J. Anglade, Le Trouba-
dour Guiraui Riquier, deuxième partie, ch. v.
l4 ORIGINES DU GAI SAVOIR.
vont quelquefois jusqu'au mauvais goût. Elle se ter-
mine par une déclaration intéressante : « Ma chanson
ne sera reprise par aucun homme, s'il veut suivre les
droits chemins d'Amour et s'il a bien appris l'art de
trouver. » Nous avons affaire à un chef d'école; les
Leys (TAmors sortiront de cette préoccupation d'ensei-
gner l'art de bien trouver.
Nous ne savons pas si les autres fondateurs du Con-
sistoire cultivèrent aussi la poésie; cela est très vrai-
semblable; mais il ne nous reste aucun vestige de leur
activité poétique.
Existait-il à Toulouse, avant i323, une compagnie
de poètes ou simplement de lettrés qui ait pu servir
de modèle au Consistoire? On l'a cru quelquefois, par
suite d'une interprétation erronée d'un passage des
Leys1 ; mais le texte sur lequel on s'appuie pour justi-
fier l'existence de ce cénacle ne prouve rien.
Il est simplement probable que les poètes avaient
pris l'habitude de se réunir, mais sans que ces réu-
nions eussent un caractère régulier et pour ainsi dire
officiel. Avec la fondation du Consistoire elles pre-
naient ce caractère ; la première en date des Académies
modernes était constituée.
i. Per que nos set, seguen lo cors — Dels trobadors qu'en son
passât, etc. Chabaneau fait remarquer (Hist. gén. Lang., X, p. 182,
n. 1) très justement, à rencontre de Ponsan (Hist. de l'Acad. des
Jeux-Floraux, p. 18) et de Poitevin-Peitavi (Mémoire..., p. 11),
qu'il ne ressort point nécessairement du texte qu'il ait existé à
Toulouse, avant i3a3, une véritable Académie poétique; mais il
ajoute qu'il semble « qu'avant i323 les poètes toulousains avaient,
comme ceux d'alors, un lieu de réunion, où ils se communi-
quaient réciproquement leurs compositions. » Ghabaneau ajoute
que cors, avec 0 fermé (auj. cours) vient de cursum et qu'on pour-
rait traduire par : « selon les errements ».
ORIGINES DU GAI SAVOIR. 10
*
* *
Les concours ont toujours été une partie essentielle
de la vie académique; le Consistoire les créa aussitôt.
Le mardi après la Toussaint de l'an i323, les « sept »,
réunis sous un laurier, dans le verger d'un faubourg
de Toulouse, le barri des Augustines, envoyèrent une
longue lettre en vers à tous les poètes « de la Langue
d'Oc », pour que les « subtils troubadours » vinssent
au jour fixé faire connaître leurs compositions; pour
les exciter à venir, on leur promet une « joie1 » en or
fin. La fondation du Consistoire y était annoncée en
ces termes : « C'est pourquoi nous sept, suivant les
errements des troubadours qui nous ont précédés,
nous avons à notre disposition un lieu merveilleux et
beau, où sont récités maints poèmes nouveaux, la plus
grande partie des dimanches de l'année. Et nous ne
souffrons dans ces poèmes rien de choquant; car en
enseignant on se reprend mutuellement et on fait
revenir autrui de son erreur, autant du moins qu'il est
raisonnable de le faire. » Les poètes étaient conviés
pour le ier mai de l'an i'Ò2l\. « Nous serons d'autant
plus heureux de vous voir, disaient les Sept, que nous
ne nous soucions pas d'autre joie que d'exalter le ta-
lent ». Ils ajoutaient qu'ils « chanteraient3 » et « réci-
j. Joya signifie exactement joyaix.
•2. Notons ce détail : les poésies, ou du moins quelques-unes,
devaient être chantées, suivant l'usage des anciens troubadours;
cf. encore le modèle du diplôme de bachelier en Gai Savoir, où il
est dit que le candidat a composé chansons, vers ou danse am
gay so, avec un son (ou mélodie) gai.
l6 ORIGINES DU GAI SAVOIR.
teraient » leurs propres compositions; les invités au-
raient le droit de reprendre et de blâmer ce qu'ils
trouveraient de choquant dans les écrits poétiques de
leurs hôtes ; mais ceux-ci se réservaient le droit de se
« défendre » en « discutant ». Les auteurs de la lettre
la terminaient en suppliant les troubadours de venir à
ce tournoi poétique pour que le monde fût plus gai et
les troubadours meilleurs, et pour que la valeur (litté-
raire?) fût remise en honneur. « Que le Dieu de la
Poésie1 vous vienne en aide », ajoutaient-ils encore
dans un dernier et confraternel souhait.
« Au jour fixé, vinrent de diverses parties maints
troubadours apportant leurs poèmes. » Ils furent reçus
« très honorablement » par les fondateurs du Consis-
toire auxquels se joignirent les Capitouls du temps
(an i32/i), parmi lesquels quatre chevaliers, un damoi-
seau, un seigneur de moindre importance et leurs
compagnons, qui n'ont pas eu l'honneur d'être nom-
més; l'assemblée comprenait encore nombre d'hom-
mes nobles et de bourgeois et une foule de gens de
plus petite « extrace », docteurs, licenciés, bourgeois
et marchands. La première journée des fêtes fut em-
ployée à recevoir les poèmes ; le matin et le soir ne
furent pas de trop pour cette opération ; le lendemain,
le Tribunal des sept se réunit en bureau général —
comme nous disons lors de nos concours annuels — ;
et le troisième jour de mai, la fleur de la « Violette
d'or » fut accordée au poète Arnaut Vidal, de Castel-
naudary, qui, de plus, reçut la même année le titre
de Docteur en Gaie Science pour une chanson qu'il avait
i. El Dieus d'Amors que vos ajut.
ORIGINES nr GAI SAVOIR. 17
faite en l'honneur de la Vierge1. Les concours des
Jeux-Floraux étaient ainsi constitués ; et ceci se pas-
sait dans des temps très anciens; le sixième centenaire
approche.
Un savant professeur de Florence, M. Pio Rajna2, a
fait observer très justement, qu'aux fêtes de mai i32/j,
une partie seulement du programme exposé par la
lettre de i323 fut remplie; les sept juges se réunirent
et donnèrent la violette d'or, mais il n'y eut pas de
discussion publique comme ils l'avaient promis ; ou du
moins les Leys n'en disent rien. Les « mainteneurs3 »
se présentaient dans leur lettre comme des champions
de la poésie et annonçaient un vrai tournoi poétique;
il ne semble pas qu'il ait eu lieu 4.
1. Arnaut Vidal nous est connu, non seulement parla chanson
à Noire-Dame (cf. Ghabaneau et Noulel, Deux manuscrits proven-
çaux, pp. xxi et 7/4), mais encore par son roman d'aventures inti-
tulé Guilhem de la Barre, composé en i3i8. (Édité par P. Metîer,
Société oies anciens textes Jrançai s ; Paris, 1895.)
2. Tra le pénombre e le nebbie délia Gaya Sciensa, p. 1 85 (5 du
tirage à part). (Extrait de la Miscellanea di studi crilici... in onore
diV. Gresclm; Cividale del Friuli, 1911.)
3. Le mot Mantenedor n'apparaît pas dans la lettre rédigée par
le chancelier Molinier en i348. M. P. Rajna (op. laud.) fait obser-
ver que mantenedor signifie champion, déjensenr et non mainte-
near, qui fait presque un contresens. Mantenedor est rare dans
l'ancienne langue d'Oc; Raynouard n'en cite qu'un exemple de
Peire Vidal et un autre tiré des Leys. E. Levy, dans son Prov.
Suppl. Wœrterbuch, en donne un troisième exemple tiré d'une
homélie.
/j. Nous n'avons pas de détails sur le cérémonial des pre-
miers jeux ; peut-être ce que raconte Enrique de VilJena, sur la
célébration des Jeux Floraux à Saragosse, aux environs de i/joo,
pourrait nous en donner une idée ; on allait chercher les main-
teneurs en musique, on reconduisait les lauréats en cortège, etc.
Cf. les fragments de Enrique de Villcna dans .VTayans y Siscar,
Origenes de la lengua espanola; Madrid, 1878.
l8 ORIGINES DU GAI SAVOIR.
Dès i323, la Compagnie est fondée régulièrement;
elle a un lieu de réunion (était-il toujours en plein air,
au pied d'un laurier?), un nombre de membres fixe
et un sceau ; le concours annuel achevait de lui donner
son caractère de Compagnie littéraire; et elle devenait
un corps constitué par le fait que les Capitouls étaient
venus à sa première réunion solennelle et avaient or-
donné, d'accord avec les fondateurs des Jeux et avec
d'autres personnes, « que la dite Heur [la violette d'or]
se payerait dorénavant sur le budget de la ville de
Toulouse. » Le rédacteur des Leys ajoute : « Cela a été
fait ainsi et se fait encore et se fera avec l'aide et la
volonté de Dieu1. »
Les auteurs de la lettre missive annonçant la fonda-
tion du Consistoire firent preuve d'une belle indépen-
dance d'esprit, étant donné les mœurs et, comme nous
dirions, la mentalité du temps. Ils assurèrent à leurs
correspondants qu'ils ne tiendraient aucun compte
dans leur jugement « ni de la réputation, ni de l'éclat,
ni de l'état, ni de la condition de seigneur ou de com-
pagnon, mais seulement du talent poétique. »
i. La non observation de cette clause, jointe à d'autres raisons,
a contribué à multiplier les conflits, au cours des temps, entre
les Capitouls et l'Académie des Jeux-Floraux. Jusqu'à ces der-
nières années, le budget de la Ville fournissait une contribution
de plusieurs milliers de francs à l'Académie. Il y a vingt ans en-
viron que cette subvention a été supprimée, l'Académie des
Jeux-Floraux ayant cessé pendant des siècles de remplir la clause
essentielle du contrat tacite qui l'unissait à la ville de Toulouse
et a sa province et qui n'était rien moins que la « défense et
illustration de la Langue d'Oc ». On sait que celte « défense » a
été reprise dans ces dernières années; ainsi l'Académie est reve-
nue, après un long détour, aux intentions des fondateurs du
Consistoire. Une contribution de 3.ooo francs vient d'être réta-
blie par la ville de Toulouse, en 1920.
ORIGINES PI GAI SAVOIR. I <)
A l'institution ainsi fondée il manquait un code ;
on ne conçoit guère d'Académie sans code et sans Dic-
tionnaire. Aussi l'auteur des Leys nous dit-il que les
mainteneurs « reprenaient beaucoup, mais qu'ils ensei-
gnaient peu », parce qu'ils n'avaient pas de règles ou
lois; ils ordonnèrent donc « que l'on fit des règles
précises auxquelles ils eussent recours dans leur juge-
ment. Et alors ils confièrent de bouche à Maître Gui-
lhem Molinier, savant en droit, qu'il fît et compilât
les dites règles, avec le conseil de l'honorable et vénéré
messire Berthomieu Marc1, docteur en droit; et s'ils
tombaient dans quelques doutes, qu'ils les apportas-
sent devant le conseil de leur Gai Consistoire; et il en
fut ainsi fait. Et quand les dites règles furent faites en
partie, les dits sept seigneurs voulurent qu'elles fus-
sent appelées Leys (ÏAmors. » Et ils ajoutent celle
phrase, qui semble un appel à l'indulgence de la pos-
térité : « Et pour les faire il fallut grand travail et
grande étude. »
On aura remarqué le passage : « Quand les dites
règles furent faites « en partie » et on en rapprochera
le suivant : « Pour que les dites Lois fussent ordon-
nées sous des rubriques fixes, corrigées et divisées en
livres fixes, car avec peine peut-on faire œuvre nou-
velle qui soit dès le début tout à fait parfaite, qui ne
soit défectueuse par quelque partie et qui n'ait besoin
i. Nous devons à M. À. Thomas quelques renseignements sur
ce personnage. Il était originaire du diocèse de Cahors et était
en 1 335 lecteur en droit à l'Université de Toulouse, où nous le
trouvons professeur de droit civil en 1837. 11 était chanoine de
Bayeux. A. Thomas, Ftomania, t. XLI (1912), p. 4i8; textes dans
J.-M. Vidal, Lettres communes de Benoît XI (Bibl. Ec.fr. de Rome
et d'Athènes, troisième série, in-4°), nos 1201, 4i4i-
•20 ORIGINES DU GAI SAVOIR.
de révision — les savants et discrets Mainteneurs du
Gai Savoir de l'an i355 ordonnèrent1... qu'aucun
poème ne fût scellé, si auparavant il n'était passé par
le dit Consistoire et signé par le chancelier, avec sous-
cription de son nom. »
La rédaction des Leys se fit donc en plusieurs fois
et nous en avons plusieurs « états ». Le plus ancien
ne nous est peut-être pas connu; ce dut être un sim-
ple abrégé, un Compendi, où n'était traitée qu'une
partie du sujet. En iol\i, cette rédaction existait déjà ;
car, celte même année, Joan de Castelnou composa sa
Glose sur le Doctrinal de trobar* de Raimon de Cornet,
et il \ a, dans cette critique, de nombreuses allusions
aux Leys d A mors3.
Mais laissons, pour le moment, cette question de
côté4, et continuons à laisser parler les Leys. Arnaut
Vidal avait été nommé, dès le premier concours, doc-
teur en Gcde Science ; les mainteneurs créèrent aussi
un titre de Bachelier en Gai Savoir ; il fallait que le
candidat eût obtenu déjà une « fleur principale » et
qu'il eût subi un examen en règle devant les sept
mainteneurs (ou la majorité d'entre eux) assemblés,
i. Il semble qu'il y ait ici une lacune.dans le texle. Ghabaneau
propose de la compléter ainsi : t< Fo ordenat que Jas ditas Leys
fosson reparadas, complidas, ordinadas e corrigidas per maistre
Guilhem Molinier, lor cancelier. Et après li dit senbor... » (Hist.
Gén. Lang., X, i84, n. 3).
2. Le Doctrinal lui-même est de septembre i3a4, Tannée du
premier concours des Jeux-Floraux.
3. Rappelons que, entre i335 et i337, Berlholmicu Marc, colla-
borateur de Guilhem Molinier, était nommé professeur à l'Uni-
versité de Toulouse.
\. On la trouvera traitée dans l'un des excursus du tome IV
de notre édition.
ORIGINES DU GAI SAVOIR. 2 1
en présence du chancelier et des autres personnes
qu'il leur plairait d'inviter à faire partie de leur
Conseil.
Le candidat doit jurer qu'il observera de son mieux,
dans ses poèmes, les Lois et les Fleurs du Gai Savoir;
il s'engagera à assister, sa vie durant, à la fête prin-
cipale pendant laquelle est distribuée la Violette; et
s'il veut un diplôme, on lui en donnera un en vers,
« avec le sceau du Consistoire en cire verte et avec un
lacs de soie verte pendant. » Moyennant quoi, le can-
didat aura le droit « d'argumenter, interroger, réciter
et lire nos Lois... pour semer le Gai Savoir ». Son
pouvoir ne va pas au delà, et il n'a pas le droit de
discuter (determenar1).
i. Ce mot est un terme de la langue universitaire du temps;
on le retrouve dans les règlements de l'Université : Hist. Gcn.
Lang., VII, ?.e p., col. 254 (ch. xin); ihid., col. 559 (ch. ni), De
prima resumpta et determinationibus... Determinationes vero rna-
gistrorum fiant de ma ne et tune vaccet tota facultas theologiae. ..,
Quaestiones vero et argumenta ad invicem magistri détermi-
nantes communicent, ut eas dixerint et in forma; ibid., col. 472
(XVII, determinaior in artibus). 11 s'agit vraisemblablement d'une
discussion publique entre docteurs, cum quaestionibus et argu-
mentis, comme il est dit souvent dans les règlements de l'Uni-
versité. Cf. dans la formule de la lettre de convocation adressée
aux mainteneurs :
E quar alcunas questios
E cazes suptils e doptos
Que toco la nostra sciensa
Cove traclar am diligensa
E delerminar . . .
Cf. encore ces mots.de Molinier, dans sa réponse aux mainte-
neurs, qui lui avaient donné commission de rédiger les Leys :
Quar demandan et argùen hom troua... la vertal ; cf. supra : cum
quaestionibus et argumentis. Cf. Du Cange, s. v. determinare : qui
recipiendi ritus una cum thesi tune dispulanda determinatio appel-
latur et determinator qui receplioni praesidebat.
2 2 ORIGINES DU GAI SAVOIR.
Le Doctorat en Gai Savoir, qui paraît avoir été donné
par acclamation au premier lauréat, Arnaut Vidal,
en i32/i, est réglementé parles mainteneurs des envi-
rons de i35o. Le futur docteur doit avoir obtenu les
trois fleurs principales et être déjà Bachelier en Gai
Savoir; il doit être « savant et entendu dans la science
primordiale de grammaire ; et il doit être examiné
rigoureusement, de manière à pouvoir répondre sur
tout point douteux de la Gaie Science. De plus, il
doit expliquer en public, le jour où sera donnée la
fleur principale, une loi (de la Gaie Science) qui lui
sera indiquée par les sept mainteneurs et répondre
aux arguments qu'on lui adressera, au moins à deux
ou à trois1. »
Ces prescriptions accomplies, il doit demander,
dans une pièce en vers disposée en novas rimadas* : la
chaise, le livre et le béret. En suite de quoi les sept
mainteneurs (ou leur délégué) le feront asseoir sur la
chaise; on placera le livre devant lui et on le coiffera
d'un béret de couleur verte. Le délégué aura préparé
une harangue gracieuse en vers qu'il débitera au can-
didat pendant ces diverses formalités. Si le docteur
demande un diplôme, il lui sera expédié dans les mê-
mes formes que celui de bachelier ; mais le Docteur
aura le droit de décider et déjuger (determenar3).
Après que les sept mainteneurs eurent ainsi créé ces
grades, ils donnèrent commission ferme (certa coin-
missio) à Guilhem Molinier a qu'il ordonnât, révisât
t. Leys d'Amors, I, a3.
2. Sur ce genre, employé surtout dans la poésie didactique,
cf. Leys, éd. Gatien-Arnoult, I, n4, 12C, i34, i38, etc.
3. Leys d'Amors, I, pp. a3-a4.
ORIGINES DU GAÍ SAVOIR. 23
et corrigeât les dites Lois d'Amour. » Et celte fois-ci,
la Compagnie, devenue formaliste et protocolaire, ne
se contente pas d'une commission verbale1, comme la
première fois; une commission, écrite en un rythme
rare, fut adressée à Guilhem Molinier « pour mettre
les Leys en bonne forme ».
La lettre en vers, qui est due probablement à Cava-
lier Lunel de Montech\ troubadour, nous apprend que
le chancelier a été choisi pour cette tâche à l'unani-
mité3. Guilhem Molinier répondit en vers, avec humi-
lité et componction; il reste un peu effrayé de la mis-
sion qu'on lui confie et il demande qu'on lui adjoigne
des conseillers.
On les lui accorda; il eut des conseillers (acosselhay-
res) , et même des coadjuteurs (coadjulors) : parmi
eux Bertholi Izalguier4, Johan de Seyra, bachelier en
i. De boca; cf. supra, p. n, et Leys, 1, i4-
2. Ghabancau a fait observer (Hist. Gén. Lang., X, 187, n. 2)
que, en dehors de la lettre de commission, on ne connaît en an-
cien provençal que deux autres exemples de poésies écrites dans
ce rythme; l'une est précisément de Lunel de Montech. Les poé-
sies de ce dernier ont été publiées plusieurs fois, en dernier lieu
par Ed. Forestié, Montauban, 1891. (Extrait du Recueil de l'Aca-
démie des Sciences, Lettres et Arts du Tarn-et-Garonne, 1891, 2e sé-
rie, t. VII.)
3. Guilhem Molinier est appelé nostre cancelier antic, ce qui
prouve qu'en i355 il était chancelier depuis longtemps; mais à
combien d'années peut-on évaluer ce temps? On pourrait admet-
tre une vingtaine d'années, ce qui nous mènerait vers i335, en
tout cas avant i34i. Un Guilhem Molinier est syndic de la ville
de Toulouse en i352; cf. Roschach, in : Toulouse, Hist. arc'a., vo-
lume publié par l'Association fr. p. l'avancement des sciences, Tou-
louse, 1887.
l\. Les Izalguier étaient une famille célèbre de Toulouse. Ce-
lui-ci est probablement le même que Barthelemi Izalguier, qui
est mentionné dans Lafaille, parmi les capitouls de i35a à i35g.
24 ORIGINES DU GAI SAVOIR.
lois et connaisseur averti du Gai Savoir « qu'il possède
à fond » ; maître Rainion Gabarra1 et Germa de Gon-
taut; ces quatre personnages sontmainteneurs en i355.
Les deux derniers étaient poètes , ou du moins bons
connaisseurs en poésie, comme on le voit par un pas-
sage des Leys (I, 28).
Enfin, un cinquième personnage fut pris en dehors
du Consistoire : c'était un homme très connu et d'un
grand savoir, mais fort occupé2. Molinier lui écrivit
une épître en vers pour lui demander son concours.
Le personnage accepta, malgré ses occupations (lotz
uffafs e negocis layssatz), ne voulant pas suivre la
a secte » de ceux qui disent du mal du Gai Savoir3.
Molinier se déclara « armé » (guarnilz) pour accom-
plir sa mission; maintenant, dit-il, je puis avoir « des
seigneurs mentionnés avis, conseil et secours ». 11
semble bien, d'après ce qui a été dit jusqu'ici, que le
chancelier fut seul chargé de la rédaction proprement
dite; peut-être les conseillers et coadjuteurs l'aidèrent
1. On lit en marge du manuscrit : de Condom.
Un Raimon Gabarra fut aussi capitoul (Lafaille, Annales, Í,
p. 108) en i364; c'est probablement le môme que le main teneur.
Germa de Gonlaut, marchand, doit appartenir à la même famille
que Guilhem de Montaut, marchand, un des sept fondateurs.
•2. Il s'appelait Johan de Sant-Serni, comme nous le font savoir
les six vers en acrostiche qui sont au début de la lettre (suscrip-
tion non comprise). Il était docteur es lois et fut conseiller du
duc d'Anjou. Il était capitoul en i35o. (Ghabaneau, Hist. Gén.
Lang., X, p. 189, n. 2.) En 1374 il est cite parmi les chambellans
du duc d'Anjou (Hist. Gén. Lang., X, ire partie, p. n5).
3. A remarquer le vers : Compas de rims la Gleyza no refusa;
l'Église n'est pas hostile à la poésie, car elle l'emploie dans ses
hymnes ; elle l'était cependant, au treizième siècle, car Guiraut
Riquier et Folquet de Luncl nous disent qu'elle traitait la poésie
de péché. Cf. J. Anglade, Le troubadour Guiraut Riquier, p. 336.
OHlfíINES OU GAI SAVOIR. 20
dans la recherche matérielle des « gloses et des textes » ;
probablement Bertholmieu Marc l'aida plus particuliè-
rement. Quant aux mainteneurs, ils durent être sou-
vent consultés; c'est peut-être à ces conditions, dans
lesquelles furent composées les Leys, que sont dues les
nombreuses corrections, notes ou additions qui sur-
chargent certaines pages des deux manuscrits ; elles ne
représentent pas toutes des oublis à réparer.
Les Leys furent « promulgées » en i356, au moyen
d'une belle lettre missive adressée « par diverses ré-
gions et cités notables » aux majorais du temps, c'est-
à-dire aux « rois, princes, ducs, marquis », etc.; les
bourgeois n'y sont pas oubliés , ni les marchands
a avenants et gais », ni même les artisans (menestai-
rals) « libres et subtils ». « Le droit et le devoir nous
poussent à publier loin et près les Lois d'Amour et le
beau traité appelé les Fleurs du Gai Savoir1... Vous
trouverez chez nous le texte des Lois et les Fleurs sus-
dites; vous pourrez les y lire à loisir et commodément
ou bien les faire copier ou transcrire2... C'est la fon-
taine publique qui donne son eau à tous, pauvres ou
riches, pourvu qu'ils en désirent. » Le style obscur
n'est pas condamné ; au contraire, il donne allégresse
aux cœurs fins et subtils, pourvu qu'on puisse suivre
i. Raynouard (Lex. Rom., II, 390), a publié ces deux vers : Las
Leys d'Amors... del Gay Saber, d'après la Crasca provenzale, f° 99,
et il traduit lo bel procès par le beau progrès, ce qui n'a pas de
sens. Nous prenons procès au sens juridique d'acte, pièce, écrit
(cf. Levy, Prov. Suppl. Wœrterbuch) et nous voyons là une allusion
à la rédaction rimce ou à l'autre manuscrit.
2. Gomme le remarque Chabancau (Hist. Gén. Lang., X, 192,
n. 1), le Consistoire ne fit pas faire lui-même de copie des Leys,
mais il invita ou autorisa ses correspondants à en prendre copie.
26 ORIGINES DU GAI SAVOIR.
le sens et que les Lois d'Amour ne soient pas violées.
La lettre n'était adressée qu'aux laïques ; chemin
faisant, Guilhem Molinier invite à boire à cette source
vive les laïques et les clercs. Il énumère les récom-
penses qui seront distribuées aux Jeux : « le plus ex-
cellent poète » recevra pour un vers1 ou une chanson
la violette d'or; pour une danse, un souci d'argent
fin ; pour les sirventés, pastourelles ou vergières et au-
tres compositions semblables, une églantine d'argent2.
Le sceau du Consistoire avait changé; il est rond;
au milieu se trouve S, qui veut dire sagel; on y trouve
ensuite dels VII manlenedors ; il y a encore le mot via-
leta et Tholoza; et au milieu « est en figure dame de
très noble nature, avenante et gracieuse et belle... Sur
la tête elle porte une couronne; elle est ornée de très
grandes (sobregrans) qualités; elle est appelée (intitu-
lada) Amors. Elle est libérale et récompense son parfait
amant et lui donne une violette d'or fin, car, d'un
cœur humble et soumis, il lui présente un vers qu'il
a composé. La noble Dame est debout avec une conte-
nance très gaie (sobregaia). »
La lettre avait été « écrite et donnée » à Toulouse,
« en un verger orné de fleurs avec diversité de cou-
leurs, garni de nombreuses plantes rares3, jetant de
merveilleux parfums, d'arbres fruitiers petits et grands
et d'arbres, qui restent verts toute l'année, où nous
i. Il s'agit d'un genre poétique, sur lequel on peut voir les
Leys, éd. Gatien-Arnoult, 1, 35o et notre édition, II, 175.
2. Pourvu, ajoute l'auteur, que le poème soit complet et qu'il
ne s'éloigne pas de la mélodie (so) qui convient; nouvelle allusion
à la musique dans les Jeux.
3. Je traduis ainsi le mot virtuozas du texte.
ORIGINES DU GAI SAVOIR. 2"]
entendons chanter divers oiseaux. » C'est dans ce lieu
charmant que se réunissaient nos poètes, discutant
par arguments loyaux et non par sophismes, compo-
sant vers, danses et chansons en bons vers ornés de gra-
cieuses mélodies.
Ainsi le berceau de la Gaie Science ne fut pas quel-
que salle ténébreuse et obscure, comme il devait y en
avoir dans la Toulouse du Moyen âge (si nous en ju-
geons par la Toulouse moderne) ; la Gaie Science s'épa-
nouit et fit ses premiers pas en plein air, sous le clair
soleil, ou à l'ombre d'arbres toujours verts, dans le
parfum enivrant des fleurs et des plantes de mai. En
évoquant ce paysage, la pensée se reporte sans peine
aux cadres gracieux dans lesquels les conteurs du qua-
torzième et du quinzième siècle italiens ont placé la
plupart de leurs récits; et l'analogie ne s'arrêterait pas
à ce décor extérieur si nous avions plus de témoignages
sur notre passé toulousain, et surtout si quelque écri-
vain de génie ou même de talent était né pendant cetle
période sur les rives de la Garonne.
# *
Mais il est temps de revenir sur ce début des Leys,
pour insister sur quelques points importants dont
nous avons retardé l'étude jusqu'ici. On aura remar-
qué comment, dès le début, la Compagnie des sept
troubadours confère un grade1, à l'instar de l'Univer-
1. Celui de docteur, à Arnaut Vidal, nommé en fait (de'fag),
mais non en droit. Déjà, un demi-siècle avant, le dernier trou-
badour, Guiraut Riquier de Narbonne, demandait au roi de Cas-
tille, Alibnse X le Savant, de créer pour les troubadours éminents
28 ORIGINES DU GAI SAVOIR.
site. Ce n'est pas là le seul côté par lequel l'institution
naissante ressemble à celle que le traité de Paris (1229)
avait fondée à Toulouse. L'Université avait, au moins
depuis 12/15, un chancelier; le Consistoire en eut éga-
lement un ; il institua le baccalauréat en Gai Savoir,
à l'imitation du grade universitaire1; enfin, un person-
nage important de l'Université, le bedeau2, moitié se-
crétaire, moitié appariteur, se retrouve parmi les « of-
ficiers » de la Compagnie; nous connaissons même ses
insignes, une baguette d'argent terminée par une
houppe de soie. Le « doctorat en Cai Savoir » est ré-
glementé en i355 comme le baccalauréat ; le candidat
au doctorat doit « lire en public » une loi des Leys,
comme un docteur d'Université; il y a une cérémonie3
pour lui remettre les insignes et il est créé un diplôme4.
le litre de Don Doclor de Trobar; cf. J. Ànglade, Le troubadour
Guiraut Riquier, ire partie, ch. vi.
1. Le candidat est examiné en présence des sept mainteneurs
ou de la majorité d'entre eux. Le chancelier assiste à l'examen,
comme le chancelier de l'Université; le candidat reçu au bacca-
lauréat universitaire jure de maintenir et de défendre les statuts
et privilèges de l'Université; de même le bachelier en Gai Savoir
jure de défendre et d'observer les Leys d'Amors.
2. Il fait les convocations, comme celui de l'Université, il reçoit
de l'argent des lauréats, comme l'autre des étudiants. Les « pa-
trons de la fête » lui donnent un costume tous les ans, comme
les bedeaux de l'Université en reçoivent un des nouveaux maî-
tres, etc. Cf. Hist. Gén. Lang., Vil, irc part., p. 582.
3. Je n'ai pas pu retrouver, dans les statuts de l'Université de
Toulouse, de détails sur la forme de l'examen du doctorat; mais
elle ne devait pas s'éloigner de celle qui est indiquée dans les
Leys : demande de la chaise, du livre et du béret de docteur.
4. Le docteur a, de plus que le bachelier, le droit de determennr.
c'est-à-dire de « juger et d'expliquer », tandis qu'il semble que
le bachelier ait simplement le droit de « lire » sans expliquer :
cf. supra, p. 21, n 1.
ORic.iNFS nu gai savoir. 29
Tous ces détails nous montrent la parenté qui existe
entre les deux institutions.
Cependant, parmi les fondateurs du Consistoire, il
n'y a aucun membre de l'Université. Mais bientôt le
Consistoire faisait appel aux connaissances de deux
savants légistes et imitait en partie les règlements uni-
versitaires. Peut-être ceci n'est pas dû au hasard.
L'Université de Toulouse, fondée en 1229, avait été
étroitement surveillée pendant le treizième siècle par
la royauté et la papauté, qui l'avaient créée ensemble
pour servir leurs desseins. Au quatorzième siècle, une
vie nouvelle s'introduit dans ce corps1. Les Statuts se
succèdent au début du quatorzième siècle : 1009, i3ii,
1 3 1 3 , i3i4 (Grands Statuts), i324 (Statuts touchant les
gages des bedeaux), 1328 (Forme des examens), 1329
(Faculté des arts), 1329 (Réformation de l'Université
de Toulouse par le pape Jean XXII). Les Statuts et les
Règlements se multiplient et semblent être le témoi-
gnage d'une vie intense, un peu désordonnée peut-
être et qui a besoin d'être réglementée. Est-ce en
partie à l'influence de ce mouvement de réformation
ou de rénovation qu'est due la fondation du Consis-
toire? Et l'absence d' « universitaires », comme nous
dirions aujourd'hui, s'explique-t-elle par une sorte de
défiance réciproque des deux corporations? Nous
nous garderons d'être affîrmatif sur ce point; con-
tentons-nous d'avoir fait observer — après M. Pio
Rajna2 — les similitudes nombreuses que les docu-
1. Cf. la note d'A. Molinierdans llisl. Gén. Lang., VII, ire partie,
pp. 570-608. Voir les textes, ibid., VII, ac partie, col. 433 et sq.
2. Dans le mémoire déjà cité : Tra le pénombre e le nebbie délia
Gaya Sciensa, p. 11 (191 et sq.).
3o ORIGINES DU GAT SAVOIR.
ments nous permettent de relever entre le Consistoire
du Gai Savoir et l'Université de Toulouse.
11 y en a une autre d'ailleurs et d'un ordre plus re-
levé. Comme les maîtres de l'Université, les rnainte-
neurs eurent le désir d'enseigner. Ce fut une de leurs
premières préoccupations, celle qui a amené la fonda-
tion du Consistoire du Gay Saber1. Les mainteneurs
voulaient s'instruire mutuellement2. Ils voulaient aussi
instruire les autres; mais ils avouent naïvement que
s'ils « reprenaient beaucoup, ils enseignaient peu x> ;
de là leur vint l'idée de faire rédiger les lois, le Code
de leur science3. Les docteurs en Gai Savoir purent
alors expliquer la doctrine des Leys comme les docteurs
de l'Université.
Les mainteneurs ne s'en tinrent pas là. Science ca-
chée, disaient-ils, est peu utile ou ne l'est pas du tout;
elle ne croît ni ne fructifie ; mais quand elle est rendue
publique, elle multiplie son fruit4. Aussi, dès que les
Leys furent définitivement rédigées, le Consistoire en-
i. Per dar bonas dodrinas e bos essenhamens... ad eslractio dels
ignorans e no sabens.
Quant au Consistoire, le mot semble être d'origine ecclésiasti-
que; il ne paraît pas dans les règlements de l'Université. «Le mot
vient du Bas-Empire, où il désignait, depuis Dioclétien, le Conseil
privé de l'empereur et la salle de ses réunions. » P. Rajna. loc.
laud., p. i3 (194). C'est un terme ecclésiastique, comme on le voit
dans l'exemple cité par Raynouard, Lex. Rom., V, 221, et par
E. Levy, Suppl. Wœrterbuch ( ±= Ch. de la Croisade, 8526).
2. E que aprendre pogaes la us ab l'autre... Dans la lettre
d'invitation aux Jeux-Floraux, il est dit : Qu'essenhan Vus Vautre
repren.
3. Quar li dit VII senhor juljavan ses ley e ses reglas que no ha-
vian et tôt jorn reprendian e no essenhavan . . .
4- Quar sciencia recosta petit, ans no re aproCiecha, ni creys ni
fructijica; e publicada multiplica son frug.
ORIGINES DU GAI SAVOIR. 3l
voya une lettre-circulaire à tous ceux qui s'intéressaient
à la poésie, depuis les rois et princes « excellents et re-
doutés » jusqu'aux marchands et aux artisans « gais
et subtils », pour leur annoncer l'heureux achèvement
de l'œuvre; les Leys et les Flors étaient à la disposition
de tous ceux qui voudraient les consulter. Ainsi se
réalisait le désir des mainleneurs de faire entendre
leur savoir loin et près. On sait qu'ils furent enten-
dus et que la Catalogne, en particulier, vint « boire
à cette source agréable dont les eaux feront « feuil-
ler » et reverdir arbres, vergers, prés et jardins1. »
*
S'il y eut donc, au début, quelques préventions2 de
l'Université contre la Compagnie nouvelle, elles durent
être vite dissipées ; car, au moment de la rédaction
définitive des Leys, nous voyons qu'il existe des rap-
ports étroits entre les deux corporations. Quand Guil-
hem Molinier a terminé sa compilation, il en fait
hommage à plusieurs personnes de qualité dans les
i . Vuelhan uzar de l'ayga viva
D'aquesta font mol agradiva. . .
Et adonx li viriuos riu...
Falhar e reverdir faran
Aybres, vergiers, pratz e jardis.
2. Le seul fait qui puisse prêter à cette supposition est qu'aucun
« universitaire » ne se trouve parmi "les premiers mainteneurs;
mais il y en avait parmi les personnes qui assistèrent aux pre-
miers Jeux-Floraux : doctors, licensiatz sont cités parmi les bos
homes qui accompagnaient les « seigneurs du chapitre ou capi-
touls ».
32 ORIGINES DL GAI SAVOIR.
termes suivants : « Mais le traité1, avant qu'il soit
complètement arrêté, sera montré diligemment pour
cause (?) aux nobles docteurs en lois et en décrets, sei-
gneurs de condition très savants et discrets, remar-
quables dans leurs actes, leurs paroles, leurs lectures
(— cours) et bien pourvus d'auditeurs honorables ; ils
furent et ils sont colonne de l'Étude2 », c'est-à-dire de
l'Université. Viennent ensuite les noms de ces profes-
seurs, maîtres ou simples licenciés; ce sont :
Guilhem Bragoza, vicaire général de Toulouse, savant
en Décrétâtes3', le Grand Inquisiteur, « maître excellent
en théologie »; Frère Guilhem Bernad, des Frères Mi-
neurs; Monseigneur Guilhem de Roadel « subtil en
tout savoir et surtout eii droit civil»; Auslorc de Gaii-
lac, lauréat du Gai Consistoire cette même année, avec
une chanson qui nous a été conservée ; maître Philippe4,
surnommé Éléphant, grand philosophe et maître en
i. Procès : le mot est encore employé dans la lettre en vers par
laquelle le Consistoire annonce la rédaction des Leys :
Quar nos somo dreitz e devers
De publicar e luenh e près
Las Leys d'Amors el bel procès
Nomnat las Flors del Gay Saber.
Cf. le début du Glosari de Joan de Castelnou : lo procès d'aquesl
Glosari.
•2. Colompnade l'Estudi.
3. Ce personnage devint évêque de Vabres et plus tard cardi-
nal; cf. Baluze, Vitae paparam Avenionensium, 1, 961, etffisi. Gén.
Lang., IX, 744. Guilhem Bragoza, natif du diocèse de Mende,
professeur de droit canon à Toulouse, passait pour un des plus
grands canonistes de son siècle.
4. Je n'ai pu encore rien trouver sur ce personnage, dont il est
de nouveau fait mention au f° 18, v°, comme d'un grand profes-
seur de médecine.
ORIGINES PI GAI S A VOIR.
33
l'art de médecine; et grand nombre d'autres « clercs
savants, licenciés et surtout bacheliers ». La liste sem-
blait finie, maisGuilhem Molinicr veut mettre en relief
le nom de Cavayer de Lunel, « docteur en lois et con-
servateur d'Amour », urempart du Gai Savoir. » Enfin,
quatre autres personnages sont encore cités avec éloges :
Guilhem surnommé Taparas, que Molinier appelle
« noire soutien et bras », Pierre de la Selve, licencié
en droit, Bertrand de Falgar1 et enfin Johan Flamenc,
« confesseur d'Amour2. » Tels sont les hauts person-
ges auxquels Molinier tint à « montrer » son ouvrage.
Il est fort probable qu'aucun d'eux, pas même le Grand
Inquisiteur, n'y trouva à redire; et les Leys furent
arrêtées en leur forme définitive.
Ce n'est sans doute pas sans motifs que la rédaction
fut soumise à l'agrément du Grand Inquisiteur. Dans
cette ville d'où l'erreur n'avait été chassée que par
une cruelle répression, c'était une hardiesse d'essayer
de faire revivre la poésie en langue vulgaire, suspecte
i. Ce Bertran de Falgar, seigneur de Vilieneuve, est sans doute
le même que celui dont il nous reste deux chansons dans le ma-
nuscrit de Barcelone (chansonnier A de Massé Torrents, pp. 277,
a85), en tout io5 vers. Notre personnage y est appelé : Mossen
Bertran de Falgar, Seynor de Vilanova. Massé, Bibliografia dels
anlics poètes catalans (Barcelone, 191^; extrait de YAnuari catala),
p. 41.
2. Celui-ci paraît avoir été poète, comme l'était Cavalier Lunel
de Montech; cf. les derniers vers de la « dédicace » :
Quar am bels motz el sab far tal destressa
Que-ls aymadors a gran purtat de pessa
ENDRESSA
34 ORIGINES DU GAI SAVOIR.
d'hérésie, si elle n'était pas complice des hérétiques.
Non pas que l'Inquisition ait, à proprement parler,
poursuivi la poésie des troubadours et ait exilé quel-
ques-uns d'entre eux1; nous n'avons pas de docu-
ments à ce sujet. Mais par l'action que l'Inquisition et
ses agents de propagande, les Frères-Prêcheurs, exer-
çaient autour d'eux, les mœurs avaient changé en
même temps que les goûts littéraires; des prélats de
la deuxième moitié du treizième siècle appelaient la
poésie profane un « péché2»; en i2/|5, Innocent IV
défend aux maîtres et aux étudiants en théologie de
Toulouse de se servir de la langue vulgaire (Nec lo-
quantur in lingua populï), qu'il appelle ce langue des
Philistins3 » (Azoiica lingua).
Il semble qu'à l'époque de la rédaction des Leys il
se soit fait des accommodements avec l'Église. Mais
les précautions ne sont pas inutiles. En i324, dans
son Doctrinal, Raimon de Cornet, prêtre, puis moine
blanc, s'élève contre ceux qui méprisent la poésie.
« Sainte Église soutient, ajoute-t-il, la poésie; elle en
fait pour elle-même, avec des mots rimes par ran-
gées. » Trente ans plus tard, le rédacteur des Leys^
i. Des troubadours comme Àimeric de Pégulhan et Guilhem
Figueira paraissent s'être exilés d'eux mêmes. Les poésies de
Guilhem Figueira et de Peire Gardenal étaient suspectes aux
Inquisiteurs et pour cause. Cf. A. Jeanroy, Revue des Deux-Mondes,
t. CU, p. 383.
2 . E neis notre rector
Dizon que pecalz es.
(G. Riquier, Ép. xvi, v. 6o.) Cf. J. Ànglade, Le troubadour G. Ri-
quier, p. 336.
3. Hist. Gén. Lang., VIII, col. 1187.
4. Ou peut être Johan de San! Serni, si c'est lui qui écrivit la
réponse à Molinier.
ORIGINES 1)1 GAI SAVOIB. 35
exprime la même idée presque sous la même forme :
« L'Eglise n'est pas hostile à la poésie (compas de rims),
car nous voyons qu'elle en use, chantant hymmes, an-
tiennes, versets, proses, répons, petites proses et cour-
tes réponses. Savoir écrire en vers est donc œuvre
très bonne; ne l'a pas qui veut, mais seulement celui
à qui Dieu la donne. » Ces rapprochements avec la
poésie liturgique ne justifiaient pas peut-être l'emploi
de la langue vulgaire dans la poésie profane; mais il
semble qu'ils aient paru suffisants et au rédacteur des
Leys et au Grand Inquisiteur.
D'ailleurs, celui-ci eût-il eu des scrupules et eût-il
voulu susciter des difficultés, il aurait été vite dé-
sarmé; l'esprit qui régna dans la nouvelle École, dès
le début, et semble-t-il sans qu'elle ait dû se soumettre
à aucune contrainte extérieure, ce fut l'esprit de la plus
pure orthodoxie religieuse et de la plus parfaite sou-
mission à la « Sainte Eglise de Rome1. »
Déjà, au siècle précédent, au moment de la déca-
dence, la poésie profane avait dû s'accommoder pour
vivre à l'esprit nouveau que l'Inquisition et la prédi-
cation avaient fait naître en Languedoc. La contrainte
dut être légère d'ailleurs et les derniers troubadours,
comme Guiraut Riquier ou Folquet de Lunel, durent
s'y soumettre sans efforts. La femme qu'ils chantaient,
d'une manière déjà un peu mystique, était la femme
idéale, ornée de toutes les vertus morales ou intellec-
tuelles, à qui il manquait seulement les apparences de
i. Cf., entre autres déclarations, celle qui se trouve exprimée
dans les poésies ihéoïogiques du début (Leys, 1, í\ò). Cf. encore :
A lauzor et honor de Dieu Nostre Senhor, e de la sua glorioza Mayre
et de lots los Sans de Paradis (Leys, l, p. 69).
36 ORIGINES DU GAI SAVOIR.
la vie. Ces troubadours n'eurent aucune peine à subs-
tituer à cette abstraction la Mère du Christ. La trans-
formation fut si insensible qu'on a de la peine quel-
quefois, dans les œuvres des derniers troubadours, à
reconnaître les poésies profanes des poésies religieuses.
Les chansons à la Vierge se multiplièrent sous l'œil
bienveillant de l'Église; elles servirent à désarmer sa
rigueur, si tant est d'ailleurs qu'elle fût très sévère; et
elles furent un des derniers charmes de la poésie mé-
ridionale expirante.
Or, depuis le milieu du treizième siècle, date où
cette transformation de la poésie profane devient sen-
sible, le culte de la Vierge n'avait cessé de devenir de
plus en plus populaire. Les troubadours de i32o ne
suivirent pas seulement une tradition déjà établie ; ils
se conformèrent, sans grande contrainte, aux goûts de
leur temps ; et sans déplaire à l'Église et à ses repré-
sentants, ils surent plaire aux laïques ; double raison
qui, si elle ne suffît pas à leur donner ce qui leur
manquait le plus — et qui n'était rien moins que le
sens de la poésie — explique au moins le succès très
vif de leur entreprise.
C'est aussi à une tradition établie qu'ils se confor-
maient quand ils insistaient sur la valeur moralisa-
trice de la poésie. Les troubadours de la décadence
l'avaient dit dans leurs œuvres didactiques et Guiraut
Riquier y insiste à plusieurs reprises : la poésie, même
ou surtout la poésie amoureuse, est une école de vertu.
La conception de l'amour chez les troubadours de la
période classique explique la vérité fondamentale de
cette affirmation. Guilhem Molinier et ses compa-
gnons étaient dans la tradition de la poésie méridio-
ORIGINES DU GAI SAVOIR. 87
nale quand ils écrivaient des déclarations aussi carac-
téristiques que les suivantes : « Tout liomme me
paraît être d'une opinion absurde, qui par mépris dit
mal du Gai Savoir... car de la poésie l'âme et le corps
prennent bonne doctrine et elle ôte souvent l'occasion
du péché... Savoir écrire en vers est donc œuvre très
bonne; ne l'a pas qui veut, mais seulement celui à qui
Dieu la donne; elle efface le péché et nous éloigne,
comme par un frein, du mal ; elle sème les bonnes
vertus et la (bonne) doctrine. Le Gai Savoir ne quitte
pas la Compagnie d'Amour parfait, qui est étranger
au vice... Donc qui dit du mal du Savoir loyal et ver-
tueux paraît dévoré par la jalousie ; il est sot et fat,
fou et mauvais. »
A cette déclaration si nette on pourrait en ajouter
d'autres; elles confirmeraient simplement le caractère
religieux, moral et didactique de cette poésie, où se
retrouve comme un écho des poètes de la décadence
méridionale, mais avec beaucoup moins de talent. Le
titre du recueil pouvait prêter à l'équivoque1 et il fal-
lait l'expliquer. L'explication est donnée au début de
la partie didactique. Elle se trouvait déjà indiquée dans
un passage de la lettre annonçant la publication des
Leys : « Qu'à cette source personne ne vienne avec un
cœur rude, avare ou lâche..., car l'eau lui paraîtrait
amère... Mais que ceux qui aiment d'amour parfait,
lequel perd son nom et lui échappe, quand péché
l'assaille et le saisit... veuillent user de cette eau vive. »
Le péché, c'est l'amour profane; amour ne mérite plus
1. Le titre ne fut pas donné au hasard : « Les dits sept sei-
gneurs voulurent que ces règles fussent appelées : Leys d'Amors. »
(Leys, l, p. i5.)
38 ORIGINES DU GAI SAVOIR.
son nom î Mais voici le Dieu auquel les Mainte-
neurs élèvent un temple : « Amour est bonne vo-
lonté, plaisir et désir de bien et déplaisir du mal qui
vient1. »
C'est une définition que n'aurait pas contresignée le
joyeux et réaliste comte de Poitiers ni même le gra-
cieux Bernard de Vcntadour, mais elle aurait plu à
Pons de Capduelh qui disait de l'amour qu'il est « la
source, le chef de tous les autres biens2 »; Guiraut
Riquier l'aurait trouvée conforme à ses propres théo-
ries3; mais celui auquel celle définition aurait paru le
plus exacte, c'est le troubadour qui avait écrit que « de
l'amour naît la chasteté », c'est le troubadour toulou-
sain Guilhein Montanhagol. Celui-ci est, en effet, un
de ceux qui ont su le mieux exprimer la nouvelle
conception de l'amour au milieu du treizième siècle.
« Les amants doivent bien servir de bon cœur Amour,
car l'amour n'est pas un péché, mais une verlu, qui
rend les mauvais bons et les bons meilleurs et met
l'homme en voie de bien faire tous les jours; et
d'amour vient la chasteté4, car qui s'entend bien en
amour ne peut par la suite mal se conduire. » Guiraut
Riquier va plus loin, dans son commentaire de la cé-
lère chanson de Guiraut de Calanson ; l'amour pur,
éloigné de tout désir charnel, si tant est qu'il puisse
s'en séparer, lui parait être de nature basse et vile; il
î. I, p. 69.
2. Amors es caps de Irasiolz autres bes. (Astrucs es cel cui Amors
le joios.)
'Ò. Cf. J. Ànglado, Le troubadour Guiraut Riquier, pp. a5o-25i.
4. Quar Amors non es peccatz...
E d'Amor mou castitatz. (Éd. Goulet, II, str. 2.)
ORIGINES DU GAI SAVOIR. 3C)
met bien au-dessus l'amour divin; il souhaite de voir
le « palais élevé », où il jouira « de la paix sans fin,
de l'amour sans restriction, des biens parfaits sans
dommage, du plaisir sans tristesse et de la joie sans
désir. » Telle est la théorie que le dernier troubadour
développait en 1284 — quarante ans avant la fonda-
tion du Consistoire de la Gaie Science — dans un
concours poétique où il obtint le prix, à la Cour
d'Henri II, comte de Rodez. Le rédacteur des Leys au-
rait pu emprunter à l'un de ces épigones sa définition
de l'amour.
Gomme Montanhagol, Guiraut Riquier et leurs con-
temporains, Molinier appartenait à une société où do-
minaient les préoccupations morales et religieuses.
Depuis la Croisade contre les Albigeois, depuis l'éta-
blissement de l'Inquisition, la société méridionale —
et plus encore la société de la capitale intellectuelle du
Languedoc — avait changé. C'est un reflet de ce chan-
gement qu'il faut voir dans cette conception de l'Amour.
Elle n'était pas nouvelle au quatorzième siècle : elle
datait déjà de loin.
C'est que l'École de Toulouse ne naquit pas sponta-
nément à la voix des sept « seigneurs » qui la fondè-
rent en i323. Elle continuait, peut-être sans s'en dou-
ter, les traditions d'un milieu où Riquier avait joué un
assez grand rôle. Les troubadours qui fréquentèrent la
cour du comte de Rodez, en particulier Folquet de
Lunel et Serveri de Girone, se distinguent par un goûl
très vif de la poésie morale et religieuse. Us ne le pri-
rent peut-être pas dans ce milieu; mais comme la cour
du comte de Rodez était une des dernières sociétés du
Midi où l'on cultivât la poésie, il s'y forma une sorte
AO ORIGINES DU GAI SAVOIR.
d'Ecole1. L'influence de ce que nous avons appelé ail-
leurs l'École de Rodez se prolongea jusqu'au seuil du
quatorzième siècle.
Le comte Henri mourut en i3o2. Les traditions lit-
téraires continuaient à se maintenir dans le Rouergue
et dans la contrée voisine, l'Albigeois; quelques trou-
badours de l'école toulousaine sont originaires de ces
régions. Guillaume d'Alaman avait l'âge d'homme à la
mort du comte Henri. Il est tout à fait vraisemblable,
comme l'a fait remarquer Ghabaneau, que le père du
plus grand troubadour de l'école toulousaine, Raimon
de Cornet, a connu le milieu qu'avaient fréquenté
Riquier, Folquet de Lunel, Serveri de Girone et les
avait peut-être connus eux-mêmes. Que l'on se rap-
pelle enfin que Raimon de Cornet est né dans le
Rouergue, aux environs de i3oo, et l'on ne sera pas
étonné qu'il ait pu hériter de son père, et sans doute
aussi de quelques autres troubadours survivants du
treizième siècle, des goûts et des traditions de l'école de
Rodez que l'école de Toulouse allait faire revivre. C'est
donc lui qui formerait avec son père « comme un
trait-d'union entre ce dernier foyer de l'ancienne
poésie provençale et celui que les sept bourgeois de
Toulouse tentèrent de rallumer dans la patrie de Peire
Yidal et d'Aimeric de Pégulhan2. »
Les sept mainteneurs de i323 trouvaient donc un
terrain tout préparé. La poésie n'était point tout à fait
morte dans le Languedoc, car c'est dans cette province
que la poésie méridionale, à la fin du treizième siècle,
i. Nous citons ici une partie de la conclusion de notre étude
sur Guiraut Riquier, p. 338 et sq.
2. Chabaneau-Noulet, Deux manuscrits provençaux, XXVIII, n. i.
ORIGINES ni GAI SAVOIR. /| I
parait avoir le mieux résisté. Il y avait surtout une
tradition que les poètes toulousains ne Puent que re-
prendre. Les troubadours de la décadence partageaient
leur talent entre la poésie profane et la poésie reli-
gieuse. L'école toulousaine alla plus loin; elle n'admit
plus (jue cette dernière. L'amour de Dieu et surtout de
la Vierge furent à peu près les seuls sentiments qu'il
lut permis d'exprimer.
Malheureusement les thèmes de la poésie lyrique
religieuse ne présentaient pas la même variété que
ceux de la lyrique profane. Dès le treizième siècle
la poésie religieuse avait produit ce qu'elle pouvait
offrir de plus intéressant. La chanson d'amour avait
donné avec Folquet de Lunel et surtout avec Guiraut
Riquier la mesure de la grâce et du charme qu'on y
pouvait atteindre. On ne dépassa, dans la nouvelle
école, aucune de ces compositions. La monotonie était
facile à prévoir; elle caractérise toute la poésie florale
du quatorzième et du quinzième siècles. Les mai n te-
neurs avaient pris soin d'exclure à l'avance tout ce qui
pouvait rompre cette monotonie. Ils n'admirent d'au-
tres genres que ceux qu'on avait déjà traités et où de-
puis longtemps toute sève était morte. Que l'on songe,
par les traditions qui sont encore vivantes en Langue-
doc, au profit que la nouvelle école eût tiré des genres
populaires. Par là encore ses représentants furent les
continuateurs d'une littérature aristocratique , faite
pour un petit nombre de privilégiés, et qui ne s'était
presque jamais « encanaillée ». La poésie nouvelle ne
fut qu'une poésie de forme. On renchérit sur les diffi-
cultés métriques qui étaient de mode chez les trouba-
dours; on leur emprunta leurs plus graves défauts, les
/i
Il 2 ORIGINES DU G M SAVOIR.
choses caduques : la rime difficile et recherchée, le
style obscur ou allégorique; et de tout cela sortit une
poésie correcte, parfois élégante, mais artificielle, très
froide et très monotone, à qui il manquait l'essence de
la poésie, qui est la vie.
Et cependant cette poésie, malgré les inspirations
qu'elle demanda à la morale et à la théologie, sciences
austères par excellence, eut la prétention ou tout au
moins l'intention d'être « gaie ». La Gaya Sciensa, Lo
Gay Saber, Las Leys d'Amors, Las Flors del Gay Saber,
noms et titres gracieux et sonores qui éveillent les
joies du savoir, de la science, de l'amour ou de la
poésie et non celles qui proviennent d'une inspiration
poétique épurée au feu de la saine morale et de l'ortho-
doxie. C'est que tout se tient dans cette doctrine,
comme dans un bon raisonnement logique. Écoutez
plutôt le début des Leys : « Selon ce que dit le philo-
sophe, tous les hommes du monde désirent avoir la
science; de laquelle naît le savoir; du savoir la con-
naissance; de la connaissance l'intelligence : de i'intel-
ligence le « bien faire » ; du « bien faire » valeur (mé-
rite) ; de valeur renommée ; de renommée honneur;
d'honneur mérite; démérite plaisir; de plaisir joie
et allégresse ». Il manque quelques fils dans cette
trame; mais la chaîne tient assez bien et nous admet-
trons, avec l'auteur des Leys, que la science, ou plutôt
l'art de la poésie, engendre la joie et l'allégresse.
D'ailleurs ce raisonnement bien étoffé s'appuie sur
l'autorité du pseudo-Caton, et, ce qui vaut mieux pour
nous modernes, sur une expérience constante : « Avec
la joie et l'allégresse tout homme, quand les circons-
tances le demandent, supporte et soutire toutes sortes
ORIGINES DU GAI SAVOIR. 43
de peines, à savoir les misères, les angoisses et tribula-
tions par lesquelles il nous faut passer pendant la pré-
sente vie; avec une telle joie et allégresse l'homme
devient meilleur dans ses bonnes actions et sa vie
s'améliore plus qu'avec la tristesse; car, de même
que la joie et l'allégresse réconfortent le cœur, entre-
tiennent le corps, conservent la valeur des cinq sens
corporels, l'intelligence, l'entendement et la mémoire,
et font la vie humaine fleurie, ainsi chagrin et tris-
tesse confondent le cœur, gâtent le corps et dessèchent
les os, détruisent ladite valeur des sens et font paraître
l'homme plus vieux qu'il n'est. » Dieu même ne veut-il
pas qu'on fasse son service « avec joie et allégresse de
cœur ? » N'avons-nous pas le témoignage du Psalmiste
qui dit : « Chantez et réjouissez-vous en Dieu ? » La
démonstration est péremptoire; nous comprenons
maintenant pourquoi le groupe des sept troubadours
toulousains s'appela le Consistoire du Gai Savoir et la
Compagnie Très-gaie des Sept Troubadours de Toulouse.
Toutes leurs pensées et tous leurs désirs sont « de
s'esbaudir et de chanter » ; ils se réunissent en un lieu
merveilleusement beau ; ils choisissent pour leur fête
le joli mois de mai1, écrivent leur première lettre au
« pied d'un laurier2 » ; ils envoient à leurs premiers
correspondants salut et souhaits de vie joyeuse; Amour,
qui couronne son élu, est représenté par une noble
dame, debout, avec une contenance plus que gaie
(sobregaia contenensa) ; tous ces détails, cette joie naïve
i. Le jorn de Santa Crotz de mai
On eran mant trobador gai.
2. Leys, I, 12 ; cf. I, 32 : En un vergier delicios dictadas.
4.
44 ORIGINES T)V GAT SAVOIR.
qui court à travers toutes les déclarations, lettres ou
explications du début semblent annoncer par moments
une conception un peu rabelaisienne de la vie et même
de la poésie; une composition grossière1, qui détonne
au milieu des Leys, nous autoriserait d'ailleurs à le
croire. Mais cette « joie et allégresse », dont les motifs
sont des plus nobles, si on en juge par le début des
Leys, est une joie discrète et austère ; les sept trouba-
dours la conçoivent comme une joie raisonnable et
sans doute raisonnée; elle est comme l'amour qui ins-
pire la nouvelle poésie; elle est rassise et sage, ordonnée
pour ainsi dire ; la mesure en contient les éclats et les
élans.
Le Gai Savoir, c'est bien l'art de la poésie qui met la
joie au cœur des hommes; et, à ce point de vue élevé,
nous admettons bien volontiers l'alliance de la joie et
du talent poétique et l'influence bienfaisante de la
poésie sur les esprits et les cœurs; mais les « joies »
des mainteneurs de ì'òz'ò nous paraissent bien austères
ou bien fades, selon le point de vue. Le culte de la
forme poussé à l'excès, une muse déjà astreinte comme
sous Malherbe, aux règles du devoir, un domaine
immense interdit à l'inspiration, tous ces empêche-
ments étaient déjà une assez grande gêne pour une
âme vraiment poétique. Les rimeurs s'en accommo-
dèrent sans peine, comme dans toutes les écoles : un
i. Bien désignée sous le nom de porqueira. On en trouvera les
deux premiers couplets au tome II, p. 107 de notre édition et au
tome I, p. 178 de l'éd. Gatien-Arnoult ; texte complet, G. A.,
I, a56 (96 vers). Je ne sais à quel hasard il faut attribuer la pré-
sence de cette étrange poésie dans le manuscrit des Leys. Elle est
écrite de la même main que le reste du manuscrit, en belle place
et en belle écriture.
ORIGINES DU GAI SAVOIR. /|5
vrai poète aurait-il pu vivre dans cette atmosphère ?
La question ne se posa pas ! Si elle s'était posée, il est
probable que ce poète aurait été gêné, comme Ronsard,
par des règles qu'il se serait données lui-même; mais
la poésie aurait fini par jaillir.
La letra per di versas regios, ciutatz notabblas trameza,
aprop lo complimen d'aquest libre per publicar las
presens Leys d'Amors, e las très joyas qu'om dona
en la festa del Gay Consistory de la nobbla Ciutat de
Tholoza, et per significar la forma e la guiza del segel
del dit Consistory, am loqual hom sagela verses, chan-
sons et a le us autres dictatz \
Als hondratz e de gran nobbleza
Miralh e lum de gentileza,
Flor de tôt bel essenharnen,
E viva font d'azautimen,
5 On Pretz florish e Valors grana,
Sostenh de la Fe crestiana,
i. Comme complément à l'a précédente étude, nous donnons
le texte de la lettre par laquelle Guilhem Molinier annonce au
public de son époque la « promulgation » des Leys d'Amors et
la fondation des trois fleurs primitives (violette d'or fin, souci
d'argent fin, églantinc d'argent); l'auteur fait connaître en
même temps la forme du sceau du Consistoire. On retrouvera
cette lettre, déjà publiée par Chabaneau (Hist. gén. Lang., X)
dans notre édition des Leys, actuellement sous presse, I, pp. 38-45.
La lettre transmise par diverses régions et cités notables,
après l'achèvement de ce livre, pour promulguer les présentes
Lois d'Amour et faire connaître les trois fleurs que l'on donne
à la fête du Gai Consistoire de la noble cité de Toulouse et
pour signifier la forme et l'aspect du sceau dudit Consistoire,
avec lequel on scelle vers, chansons et autres poèmes.
Aux très nobles et honorés Seigneurs, miroirs et lumières
de noblesse, fleurs de tout bel enseignement et source vive
de gaieté, où Mérite fleurit et Distinction donne son grain-
soutiens de la Foi chrétienne, de la Loyauté et de la Droi,
48 ORIGINES DU GAI SAVOIR.
De Leyaltat et de Drechura,
Don totz le nions creysh e melhura
Et es regitz e governatz ;
10 Als exellens e redoptatz
Reys, princeps, dux, marques e comtes,
Dalfis, admiratz e vescomtes,
Doctors, maestres, cavayers,
Licenciatz e bacheliers,
i5 Baros, nautz justiciers, borgues,
Aptes escudiers e cortes,
Avinens mercadiers e gays,
Francz menestrals sobtils, e mays
A totz aycels que receubran
29 Las prezens letras o veyran,
Mas quez am nos sian liât
[Fo 10 ro] En la fe de Gristiantat,
De part nos VII Mantenedors
Am leyaltat del joy d'Amors,
25 Salut a trastotz per engal.
Et a cels que son majorai
ture, par lesquels le monde entier s'accroît et s'améliore, et
par qui il est régi et gouverné;
Aux excellents et redoutés Rois, Princes, Ducs, Marquis
et Comtes, Dauphins, x\miraux et Vicomtes, docteurs, pro-
fesseurs, chevaliers, licenciés et bacheliers, barons, hauts
justiciers, bourgeois, écuyers gentils et courtois, marchands
avenants et gais, libres et subtils, et à tous ceux qui rece-
vront ou verront les présentes lettres, pourvu qu'ils soient
liés avec nous en la foi de la Chrétienté, de par nous Sept
Mainteneurs loyaux de la joie d'Amour, Salut à tous égale-
ment.
Et à ceux qui sont au-dessus des autres et qui tiennent le
ORIGINES Di GAI SAVOIR. V)
E teno lo mon en defensa,
Honor am tota revcrensa
E joy en Cel qu'es totz Poders.
3o Quar nos somo dreytz e devers
De publicar e luenh e près
Las Leys d'Amors e*l bel procès
Nomnat Las Flors del Gay Saber,
Per aquel tostemps mantener
35 E claramen donar entendre
A totz cels quel voldran aprendre,
Quar del tôt sciensa rebosta
Sembla, cant be non es esposta,
E quar valors vol que s'espanda
4o Cauza qu'es d'exellensa granda,
Fam vos saber generalmen
Et a cascu singularmen
Que las Leys e Flors sobredichas
Atrobaretz vas nos escrichas,
45 Per legir tost et a deliure
Per traslatar o far escriure,
monde en défense, honneur avec toute révérence et joie en
Celui qui est tout Pouvoir.
Comme le droit et le devoir nous invitent à publier et
loin et près les Lois d'Amour et le beau traité intitulé Fleurs
du Gai Savoir, pour le maintenir toujours et le donner clai-
rement à entendre à tous ceux qui voudront l'apprendre (car
science semble complètement ensevelie, quand elle n'est pas
bien exposée, et car le devoir veut que se répande une chose
qui est de grande excellence), Nous vous faisons savoir à
tous en général et à chacun en particulier que ces Lois et ces
Fleurs susdites vous les trouverez chez nous écrites, pour
les lire rapidement et pour les transcrire ou en faire des
OO ORIGINES DU GAI SAVOIR.
0 per aprendre la maniera
E l'art de trobar vertadiera
Et als fis aymans gracioza.
5o Quar aqui la font habondoza,
Am viva dotz plazen e clara,
Que dictar el saber déclara1,
Poyretz vezer ayssi preonda
Ques a paucs et a grands habonda;
55 Et es enayssi compassada
E per aytal dever dictada
Que l'anhels y pot apezar
Et us camels per tôt nadar.
Et es ayssi la fons publica
60 Qu'a lunha gent, paubra ni rica,
Nos defen, que de l'ayga vuelha.
Donx près de la font se recuelha,
Gardan la dotz qu'esser li dona,
1. En haut du folio (xive s.) : Nota preparationem hujus scien-
cie per infrascripta. »
copies, ou pour apprendre la manière et le véritable art de
trouver si agréable aux parfaits amants.
Car vous pourrez voir là la source abondante, aux eaux
vives, agréables et claires, qui enseigne l'art d'écrire en vers;
vous pourrez la voir si profonde qu'elle abreuve petits et
grands ; elle est ainsi ordonnée et disposée avec un tel art que
l'agneau peut y toucher le fond de l'eau et qu'un chameau
peut y nager partout. Et cette fontaine publique est telle
qu'elle ne refuse son eau à aucune personne, pauvre ou
riche, qui veut en boire.
Donc qu'il se recueille près de la fontaine en regardant la
ORIGINES 1)1 GAI SAVOIR. 01
Et enayssi de l'ayga bona,
65 Doussa, plazen haver poyra
Cel que bos dictatz far voira
Am bels motz plazens et ubertz.
Quar del tôt nos appar dezertz
E coma squila ses batalh
70 Dictatz que de bos motz defalh,
0 cant lo cove costruir
Tant qu'om non pot a cap venir;
Empero paraulas escuras,
0 per semblansas o figuras,
75 Fin cor e sobtil fan alegre,
Mas que sens bos s'en puesca segre,
El dictatz en ayssis compassé
Que nostras Leys d'Amors no passe,
Lasquals del tôt volem qu'om tenga.
80 Ad esta font degus no venga
Àm rude cor, avar ni flac,
Ni fais, enic, sopte ni brac;
source qui lui donne naissance — et ainsi il pourra avoir de
l'eau bonne, douce et agréable — celui qui voudra composer
de bons poèmes, avec de beaux mois avenants et clairs.
Car un poème où le style fait défaut nous paraît nu; il est
comme une cloche sans battant; il en est de même quand il
faut le construire de telle sorte qu'on n'en peut venir à bout.
Cependant les mots obscurs, ou par comparaisons ou par
images, rendent joyeux un cœur fin et subtil, pourvu qu'un
sens intéressant puisse en sortir et que le poème soit établi
de telle manière qu'il ne viole pas nos Lois d'Amour, que
nous tenons à voir complètement observées.
A cette source que personne ne vienne avec un cœur rude,
09 ORIGINES DU GAI SAVOIR.
Quar l'ayga l'amarejaria
Tant que sabor no y trobaria,
85 [F0 10 v°] Quar hom lay on hal cor s'enclina
Mas cil ques amo d'amor fina,
Laquai perd son nom e li scapa
Can peccats l'asalh e l'arapa,
E li pros, valen e gentil,
90 Franc, libéral, gay e subtil
Vuelhan uzar de l'ayga viva
D'aquesta font mot agradiva,
Quar ad aytals es doussa layga,
0 sia gens clercils o layga.
g5 Et adonx li virtuos riu,
Delicios et agradiu,
Qui d'esta font proceziran
Fulhar e reverdir faran
Aybres, vergiers, pratz e jardis;
100 Don chans melodios e fis
L'auzel chantaran per los camps,
Per los sornsims e per los rams,
hostile ou faible, fourbe, méchant, irascible ou vil; l'eau lui
paraîtrait amère au point qu'il n'y trouverait pas de saveur,
car l'homme va où son désir le mène.
Mais que tous ceux qui aiment d'amour parfait, de cet
amour qui perd son nom et disparaît quand le péché l'assaille
et le saisit, que les preux, les vaillants et les nobles, que tous
ceux dont l'esprit est élevé, large, gai et subtil, viennent
boire l'eau vive de cette source si agréable; car à ceux-là,
clercs ou laïques, l'eau est douer. Alors les ruisseaux abon-
dants, délicieux et agréables, qui sortiront de cette fontaine
feront feuiller et reverdir arbres, vergers, prés et jardins. Et
les oiseaux chanteront par les champs, au sommet des arbres
ORIGINES Di GAI SAVOIR. 53
Per dar als auzens alegrier
Et abayshar mant cossirier;
io5 Quar trebalh del tôt no vol claus,
Qui per miels obrar vol repaus,
Quar ses aquel vida s'amerma.
Saber1 vos fam qu'om vos coferma
La nobbla festa que fam say
no En io comensamen de may,
On donam per cauza d'onor
Al plus exellen dictador,
Per vers o per chanso mays neta,
De fin aur una violeta2,
n5 Et aquo meteysh per descort.
E per mays creysher lo déport
i. En marge, avec une main : « Jutjamens de joyas. »
2. Au bas de la page (\ivc s.) : « Nota hic pro que- dictamina
debent indicare singula jocalia. »
et dans leur ramure, des chants mélodieux et fins, pour
donner allégresse à ceux qui les entendront et pour diminuer
maintes tristesses; celui qui cherche le repos pour mieux
travailler ne veut pas un travail continu, car sans repos la
vie s'affaiblit.
Nous vous faisons donc savoir et vous confirmons la noble
fête que nous faisons ici au commencement de mai, où nous
donnons pour honorer le meilleur poète, pour le vers1 ou la
chanson la meilleure, une violette d'or fin, et de même poul-
ie descort.
Et pour mieux accroître la joie de cette fête, nous accoT-
i. Le vers, le descort et la danse, et, d'une manière générale,
tous les genres cités ici sont des formes de poésie lyrique.
54 ORIGINES Ht GAI SAVOIR.
D'aquesta festa, dam per dansa
Am gay so, per dar alegransa,
Una flor de gaug d'argen fi.
120 E per sirventes atressi,
E pastorelas e vergieras,
Et autras d'aquestas manieras,
A cel que (ms. quel) la fara plus fina
Donam d'argen tlor d'ayglentina,
125 Mas quel dictatz del tôt s'acabe
E del so ques tanh no's mescabe,
Quar, si d'aquelh defalh, es nutz
0 coma cel qu'es sortz o mutz.
Temps es hueymays ques hom concluza ;
i3o Si nostra fons vos appar cluza,
Be l'entendran li entendut;
Et amb aytant Dieus vos ajut
Eus haja tostemps en sa gracia.
E qu'aysso nous semble fallacia,
dons pour une danse, accompagnée d'une mélodie gaie,
pour donner allégresse, une fleur de souci en argent fin.
Et de même pour un sirventes, pour une pastourelle ou
une vergiera' et autres poésies de ce genre, à celui qui la
fera la plus parfaite, nous donnons une églantine d'argent,
pourvu que le poème soit parfait et qu'il ne manque pas de
la mélodie qui lui convient; car, s'il en manquait, il serait
nu ou semblable à un sourd-muet.
Il est temps maintenant de conclure; si notre source vous
parait obscure, les bons entendeurs en comprendront bien
le sens; et avec tout cela que Dieu vous aide et vous ait tou-
jours en sa grâce.
i. Poésie lyrique dialoguéc où figure une jardinière.
ORIGINES Dl GAI SAVOIR. 55
i35 Quar le sagels non es cum sol,
Ans es mudatz am nostre vol1,
E que la vertatz no s resconda,
Aquel es en forma redonda.
.1. *S dins lo selcle redon
i/jo Vol dir sagel, qui be l'expon ;
E si legir après voletz,
Dels VIF mantenedors havetz.
De la viuleta ditz encara;
Aprop de Tholoza déclara ;
i/|5 Et en lo mieg es en figura
[F0 11 r°] Dona de mot nobbla natura,
Avinens et plazens e bêla.
E quar leyaltatz la capdela
Et en totz sos faytz es honesta,
i5o Gorona porta sus la testa
De sobregrans vertutz ornada,
Et es Amors entitulada.
i. En marge : 00; au bas de la page sont ces mots (xive s.)
« Nota formam sigilli 00. »
Et pour que ceci ne vous semble pas une tromperie (car le
sceau n'est pas le sceau habituel et nous l'avons volontaire-
ment changé) et pour que la vérité ne se cache pas, celui-ci
est en forme ronde; un S dans le cercle veut dire Sceau, si
on l'explique bien ; si vous voulez lire ensuite, vous y avez :
des sept mainte ne ur s; il y est question encore de la violette et
on y nomme ensuite Toulouse; dans le milieu est représentée
une Dame de très noble nature, avenante, agréable et belle;
comme Loyauté la guide et qu'elle est honnête dans toute sa
conduite, elle porte sur la tête une couronne d'or; elle est
ornée des plus nobles vertus et elle est appelée : Amour.
56 ORIGINES DU GAT SAVOIR.
Libérais es e gazardona
Lo sieu fin ayman e li dona
i55 Una viuleta d'aur fi,
Quar am cor humil et acli
.1. vers quez ha fayt li prezenta.
De pes esta la dona genta,
Am sobregaya contenensa,
160 Per far honor e reverensa
Als fis aymans et aculir
E de sos juels far gauzir,
Que fan dictatz bels e subtils.
Et es de seda verd le fils
i65 Del cordonet que rieg e guida
La cera de verdor garnida.
E veus del sagel la diviza;
E quar es mudada la guiza,
Per so vos ho significam,
170 Et en penden vos sagelam
Las prezens del nostre sagel
N 0 V E L
Elle est libérale et récompense son parfait amant en lui don-
nant une violette d'or fin, car d'un cœur humble et soumis
il lui présente un vers qu'il a composé.
La noble Dame est debout, avec une contenance très
joyeuse, pour faire honneur et déférence aux parfaits amants
qui font des poèmes beaux et subtils, pour les accueillir et
les faire jouir de ses joyaux. Le fil du cordonnet qui guide
et conduit la cire verte est en soie verte.
Voilà l'explication du sceau ; comme la forme en est chan-
gée, nous vous le signifions, et nous vous scellons les pré-
sentes lettres en y suspendant notre nouveau sceau.
ORIGINES DU GAI SAVOIR. 67
A sert pauzat al reversait
Del mes a mens per nom conlrari1;
175 Claramen podelz haver l'an
Per Crotz, Marc, Lac e per Johan*\
En .1. vergier garnit de Hors
Am diversitat de colors
E d'erbas motas vertuozas,
180 Gitans odors meravilhozas,
E de fruchiers petitz e grans
E d'aybres tôt l'an verdejans,
On auzem diverses auzels;
Et aqui motas acordansas
i85 Fam de chansos, verses e dansas,
Am sos melodios e prims,
A m distinctios et a m rims
Sonans, consonans, leonismes.
E no curam de lunhs'sofismes,
1. « C'est-à-dire « A très del mes de mai », sert étant très ren-
versé et mai le contraire de mens. » (Chabaneau.)
2. « i356 (MGCCLVl) en prenant toutes les lettres à valeur nu-
mérale de ces quatre mots et les plaçant dans l'ordre convena
ble. » (Chabaneau.) L'ensemble donne le 3 mai i35G.
Vous pouvez entendre clairement l'année par Croix,
Marc, Lac et Johan; c'était en un verger garni de fleurs de
couleurs variées et de nombreuses plantes rares (?) jetant de
merveilleux parfums, d'arbres fruitiers petits et grands et
d'arbres qui restent verts toute l'année, où nous entendons
divers oiseaux. C'est là que nous faisons de nombreuses
rimes de chansons, de vers et de danses, avec des divisions
(de strophes?) et des rimes assonantes, riches, léonines; et
nous n'avons cure, dans nos discussions, d'aucun sophisme,
58 ORIGINES DU GAI SAVOIR.
190 En disputan, mas d'argumens
Verays, am bels motz e plazens.
Foron escriutas e dictadas
Las prezens letras e donadas
En la ciutat de gran nobbleza,
ig5 De fìzeltat e leyaleza,
Et abondan e gracioza
T HO LO ZA.
mais nous nous soucions d'arguments loyaux, exprimés en
termes choisis et agréables.
Les présentes lettres furent écrites et dictées dans la cité
de grande noblesse, dans la cité fidèle et loyale, riche
(accueillante?) et gracieuse de Toulouse.
ToniOESE. imp. et Lib. Eonmito Privât.
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