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Full text of "Les origines du gai savoir"

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JOSEPH     VNGUADE 

MAINTENEUB     DE     L' ACADÉMIE     i>  i  -    IBBX'KLORAUX 
PBOPESSK1  R     k     I.'iM\  i  usi  l  É     ni-:     rOUI  01  8IÎ 


i.j:s 


ORIGINES  DU  GAI  SAVOIR 


PARIS 

ANCIENNE  LIBRAIRIE  FONTEMOING  ET  Gi« 

E.   DE   BOGGARD,    ÉDITEUR 

1,    RUE   DE   MÉUICIS,    1 


1920 


LES  ORIGINES  DU  GAI  SAVOIR 


Tiré  à  325  exemplaizeá  numézotéá,  dont  2S  óuz 
papiet  de  Hollande. 


C7VÏ 


JOSEPH    VMiLXDE 

M  A  I  N  l  E  N  E  UB     Dli     L'AI    \  D  É  M  1  l.     D  ES     l  E  KX-FLOBAI    \ 
PROFESSEUR     v     L'UNIVERSITÉ     DE    TOULOUSE 


LES 


ORIGINES  DU  GAI  SAVOIR 


PARIS 

ANCIENNE  LIBRAIRIE  FONTEMOING  ET  Ç 

E.   DE   BOCGARD,   ÉDITEUR 

1,   RUE   DE  MÉDICIS,    1 
1920 


THE  INSTITUTE  OF  MEDIAEVAL  S7UOIES 

10  ELMSLEY  PLACE 

TORONTO  6,  CANADA. 

SEP  2  2  1031 

12-1 


AVANT- PROPOS 


La  présente  étude1  a  paru  d'abord  dans  le  Recueil 
de  l'Académie  des  Jeux-Floraux  (année  1919)-  11  en 
a  été  fait  un  tirage  à  part,  limité  à  soixante-quinze 
exemplaires  (dont  dix  sur  hollande),  qui  a  été  vite 
épuisé. 

Le  même  travail  forme  l'un  des  quatre  chapitres 
d'une  série  d'études  sur  les  Leys  d'Amors,  ou  Lois 
de  la  Poésie;  on  le  retrouvera,  avec  les  trois  autres 
chapitres,  au  tome  IV  de  l'édition  des  Leys,  que 
nous  allons  faire  paraître  incessamment1. 

Mais  nous  croyons  que  ce  chapitre  peut  intéres- 
ser le  grand  public,  et  nous  l'avons  détaché  du 
groupe  des  autres  études  qui  sont  d'un  caractère 
plus  spécial  et  pour  ainsi  dire  plus  technique2. 

On  trouvera  dans  cette  deuxième  édition  les  addr- 
tions  suivantes  :  la  traduction  de  la  lettre  missive 
annonçant  la  promulgation  des  Lois  d'Amour  —  et 


1.  Toulouse,  E.  Privât;  Paris,  A.  Picard. 

2.  Le  chapitre  iv  est  consacré  à  l'histoire  du  Gai  Savoir,  sur- 
tout en  Espagne. 


33/5" 


8  AVANT-PROPOS. 

deux  illustrations  se  rapportant  au  sujet  :  la  pre- 
mière représente  la  première  page  du  manuscrit 
qui  nous  a  conservé  les  Origines  du  Gai  Savoir  ; 
l'autre  est  une  reproduction  du  tableau  de  Jean- 
Paul  Laurens,  qui  se  trouve  au  Capitole  de  Tou- 
louse, et  qui  est  consacré  à  la  représentation  des 
premiers  Jeux  Floraux,  en  i324-  Ainsi  sera  éclai- 
rée par  l'image  la  naissance  d'une  des  créations  les 
plus  intéressantes  du  Moyen  Age  méridional  et  qui 
est  le  Gai  Savoir. 

Toulouse,  juillet  1920. 


MINIATURE    DE    LÀ     PREMIERE    PAGE     DU    MANUSCRIT 
DES    «   LEYS    d'aMORS   ». 


PREMIER    CONCOURS    DES    JEUX    FLORAUX   (l3a4) 
D'après  le  tableau  de  J.  P.  Laurens. 


ORIGINES   DU   GAI   SAVOIR 


Fondation  du  Consistoire  du  Gai  Savoir.  — Bernait  de  Panassac. 
—  Le  premier  concours  des  Jeux-Floraux  (mai  i3a4).  —  La 
rédaction  des  Leys.  —  Le  Consistoire  et  l'Université;  doctorat 
et  baccalauréat  en  Gai  Savoir.  -  L'Inquisition;  l'inspiration 
morale  et  religieuse  dans  les  Leys.  — ■  La  poésie  religieuse  au 
treizième  et  au  quatorzième  siècles;  l'Ecole  de  Rodez  et  l'Ecole 
de  Toulouse. 


<(  Au  temps  passé,  il  y  eut  dans  la  royale  et  noble 
cité  de  Toulouse,  sept  seigneurs  distingués,  savants, 
subtils  et  discrets,  qui  eurent  bon  désir  et  grande  affec- 
tion de  trouver  cette  noble,  excellente,  merveilleuse  et 
vertueuse  dame  Science,  pour  qu'elle  leur  donnât  et 
leur  fournît  le  gai  savoir  d'écrire  en  vers,  pour  savoir 
faire  bons  poèmes  en  roman1  avec  lesquels  ils  pour- 
raient dire  et  réciter  bonnes  et  remarquables  paroles, 
pour  donner  de  bonnes  doctrines  et  de  bons  ensei- 
gnements, à  la  louange  et  honneur  de  Dieu,  Notre 
Seigneur,  et  de  sa  glorieuse  Mère,  et  de  tous  les  Saints 
du  Paradis  et  pour  l'instruction  des   ignorants,  pour 


i.  Il  faudrait  écrire  romans,  comme  dans  le  texte,  le  mot  ve- 
nant de  romancium  ou  d'une  forme  analogue. 


10  ORIGINES    DU    GAI    SAVOIR. 

retenir  les  amants  fous  et  sots,  pour  vivre  avec  la  joie 
et  l'allégresse  dessus  dites,  et  pour  fuir  l'ennui  et  la 
tristesse,  ennemies  du  Gai  Savoir1.  »  C'est  en  ces  ter- 
mes un  peu  alambiqués  que  l'auteur  des  Leys  nous 
fait  connaître  les  sentiments  et  les  intentions  des  fon- 
dateurs du  Consistoire  du  Gai  Savoir.  Dans  la  lettre  que 
les  sept  troubadours  envoyèrent  «  par  diverses  parties 
de  la  Langue  d'Oca  »,  ils  s'appelèrent  joyeusement, 

La  Sobregaya  Companhia 

Dels  .VII.  Trobadors  de  Tolosa. 

«  La  Compagnie  très  gaie  des  sept  troubadours  de 
Toulouse.  »  Ces  poètes  échappaient  à  la  loi  de  malé- 
diction divine  :  ils  enfantèrent  dans  la  joie  une  œuvre 
longue  et  difficile  et  dont  la  vitalité  a  été  assez  forte 
pour  qu'elle  survécût  à  de  nombreux  changements  lo- 
caux ou  nationaux.  Près  de  six  siècles  ont  passé  depuis 
l'an  i323  ;  et  c'est  un  grand  espace  de  temps  pour  une 
nation  latine  et  pour  une  province  méridionale  ; 
cependant  l'Académie  des  Jeux-Floraux,  héritière  des 
sept  fondateurs  du  Consistoire,  est  toujours 

Jeune  encore  de  gloire  et  d'immortalité  1 


i.  Leys  d'Amors,  t.  I,  p.  8.  Voir  sur  tout  ceci  le  savant  ouvrage 
de  notre  confrère,  M.  F.  de  Gélis,  Histoire  critique  des  Jeux-Flo- 
raux, Toulouse,  191 2.  On  lira  aussi  sur  le  même  sujet  les  pages 
intéressantes  de  M.  A.  Jeanroy  dans  les  deux  articles  suivants  : 
La  poésie  académique  à  Toulouse  au  XIVe  et  au  XV*  siècles  (Revue 
des  Pyrénées,  3e  trim.  19 14);  Une  Académie  six  fois  séculaire  :  les 
Jeux-Floraux  de  Toulouse  (Revue  Bleue,  oct.  1913). 

Dans  les  cas  où  nous  citons  l'édition  Gatien-Àrnoult,  nous 
la  désignons  ainsi  :  éd.  G.  A.;  pour  notre  édition  nous  ne  met- 
tons aucune  indication  particulière. 

a.  C'est  le  Midi  tout  entier  qui  est  désigné  ainsi. 


ORIGINES    DU    CM    SAVOIR.  II 

Nous  connaissons  le  nom  de  nos  sept  savants  de- 
vanciers :  les  voici,  sans  doute  par  ordre  de  pré- 
séance :  Bernard  de  Panassac,  damoiseau;  Guilhem  de 
Lobra,  bourgeois;  Berenguier  de  Sant  Plancat  et 
Peyre  de  Mejanaserra ,  changeurs  (ou  banquiers, 
comme  nous  dirions  dans  la  langue  moderne)  ;  Gui- 
lhem de  Gontaut  et  Pey  Camo,  marchands;  et  enfin 
maître  Bernard  Oth,  notaire  de  la  cour  du  viguier  de 
Toulouse. 

Dans  cette  compagnie,  la  «  noblesse  »  n'est  repré- 
sentée que  par  un  personnage  ;  aucun  grand  nom  mé- 
ridional ne  figure  parmi  les  «  sept  »  ;  la  noblesse  était 
ruinée  depuis  la  Croisade  contre  les  Albigeois  et  même 
avant;  les  derniers  foyers  où  le  goût  de  la  poésie  avait 
survécu,  comme  les  cours  d'Astarac,  de  Foix,  de  Nar- 
bonne,  de  Rodez,  s'étaient  éteints  ;  les  derniers  pro- 
tecteurs des  troubadours  avaient  disparu  en  même 
temps  que  les  derniers  poètes.  Les  fondateurs  du  Con- 
sistoire appartiennent  donc,  sauf  le  premier,  à  ce  que 
nous  appellerions  la  «  bonne  bourgeoisie  »  du  temps. 

Il  ne  faudrait  pas  d'ailleurs  oublier  que  le  nom  de 
«  bourgeois  »  avait  au  Moyen  âge  un  sens  plus  précis 
que  de  nos  jours  et  qu'il  désignait  une  classe  de  la 
société  suivant  de  près  la  noblesse.  Le  «  bourgeois  » 
Guilhem  de  Lobra  vient  donc  après  le  «  damoiseau  » 
Bernard  de  Panassac.  A  leur  suite  nous  trouvons  deux 
«  banquiers  »,  puis  deux  «  marchands  »,  et,  enfin,  un 
haut  fonctionnaire  local,  le  notaire  de  la  cour  du 
viguier  de  Toulouse.  Ainsi  se  trouvaient  représentées 
dans  ce  cénacle  les  principales  classes  de  la  société. 
Ces  poètes  «  subtils  et  discrets  »  sont  en  même 
temps  des  hommes  d'affaires,  mêlés  à  la   vie  quoti- 


12  ORIGINES    DU    GAI    SAVOIR. 


dienne  de  leur  ville  ;  ils  ressemblent  par  ce  côté  à  tel 
troubadour  de  Gênes  ou  aux  poètes  de  la  cour  de  Fré- 
déric II,  roi  de  Sicile.  La  classe  «  bourgeoise  »  s'est 
développée,  dans  les  grandes  villes  commerçantes  du 
Midi,  aux  dépens  de  la  noblesse,  dont  elle  a  pris  les 
goûts  et  dont  elle  continue  les  traditions.  C'est  dans  son 
sein  que  se  sont  recrutés  les  fondateurs  du  Consistoire. 
La  plupart  n'ont  pas  d'histoire  ;  seul  le  damoiseau 
en  a  une,  et  fâcheuse.  B.  de  Panassac  était  seigneur 
d'Arrouède.  Cette  localité  est  près  de  Panassac,  canton 
de  Masseube,  arrondissement  de  Mirande  (Gers),  autre- 
fois dans  le  comté  d'Astarac.  D'après  son  récent  his- 
torien, Bernard  de  Panassac  pouvait  avoir  l'âme  d'un 
poète,  mais  il  se  conduisit  comme  un  assassin  ;  si  le 
membre  le  plus  distingué  du  Consistoire  ne  périt  pas 
par  la  hart,  ce  ne  fut  pas  la  faute  de  la  justice  de  son 
temps.  Il  résulte  en  effet  des  recherches  de  M.  A.  Tho- 
mas1 que  Bernard  de  Panassac,  seigneur  d'Arrouède, 
fut  un  «  routier  »  des  plus  dangereux.  Il  était  accusé 
d'avoir,  avant  le  mois  de  janvier  i336,  en  compagnie 
d'autres  seigneurs  gascons,  commis  de  nombreuses 
peccadilles  (port  d'arme  prohibé  !)  et,  chose  plus  grave, 
d'avoir  contribué  à  l'assassinat  de  Géraud  d'Aguin, 
damoiseau,  ancien  baile  de  Bouloc;  de  plus,  son  châ- 
teau d'Arrouède  servait  d'asile  à  des  meurtriers  ban- 
nis, non  seulement  de  la  sénéchaussée  de  Toulouse, 
mais  de  tout  le  royaume  de  France.  La  peine  prononcée 
pour  tous  ces  méfaits,  grands  et  petits,  fut  la  suivante, 
en  ce  qui  concerne  Bernard  de  Panassac  :  le  châleau 
d'Arrouède  devait  être  rasé  et  tous  les  biens  de  Panas- 

i.  Annales  du  Midi,  1915,  p.  37. 


ORIGINES    W    G  M    SAVOIR.  l3 

sac  devaient  être  saisis  et  exploités  par  le  roi  jusqu'au 
paiement  d'une  amende  de  deux  mille  sous  tournois 
au  Trésor.  Le  condamné  mourut  sans  avoir  payé 
l'amende  et  remise  en  fut  faite  à  ses  héritiers  par  Phi- 
lippe VI,  lors  de  son  voyage  à  Toulouse  (janvier  i336). 
Telle  est  la  fâcheuse  aven  turc  de  notre  troubadour.  Si  elle 
n'a  pas  d'excuse  au  point  de  vue  moral,  elle  s'explique 
historiquement  par  les  mœurs  du  temps;  il  y  a  là  un 
épisode  de  la  lutte  de  la  royauté  et  de  ses  tribunaux  ré- 
guliers contre  la  féodalité  ;  on  était  un  honnête  homme, 
à  cette  époque,  même  quand  on  avait  tué  un  seigneur 
du  voisinage,  qui,  d'ailleurs,  savait  se  défendre  ;  on 
l'est  bien  encore  aujourd'hui,  même  après  un  duel. 

Bernard  de  Panassac  était  troubadour  et  nous  avons 
de  lui  deux  poésies  l  :  l'une  est  adressée  à  la  Vierge, 
l'autre  est  une  chanson  profane.  La  première  a  été 
commentée2  par  le  moine  troubadour  Raimon  de  Cor- 
net, contemporain  de  Panassac;  le  glossateur  dit  que 
«  par  grande  habileté  Bernard  fit  ce  vers  spirituel  res- 
semblant au  temporel  ».  La  poésie  se  rattache  en  effet 
à  la  série  de  chansons  ou  poésies  religieuses  composées 
en  l'honneur  de  la  Vierge,  la  Dona  par  excellence,  sur 
le  modèle  et  avec  la  phraséologie  des  chansons 
d'amour*.  Quant  à  la  chanson  profane,  elle  est  correc- 
tement composée,  avec  certains  traits  de  préciosité  qui 

i.  La  première  a  été  publiée  par  Ghabaneau  et  Noulet,  Deux 
manuscrits  provençaux,  pp.  56-6 1;  elle  avait  été  déjà  publiée  par 
Noulet,  Mém.  Acad.  Sciences  de  Toulouse,  i85a,  p.  85.  La  chanson 
a  été  publiée,  d'après  le  Ms.  de  Barcelone,  par  M.  A.  Thomas. 
Annales  du  Midi,  1910,  p.  42. 

2.  Ghabaneau  et  Noulet,  loc.  laud. 

3.  Sur  ce  genre  au  treizième  siècle,  cf.  J.  Anglade,  Le  Trouba- 
dour Guiraui  Riquier,  deuxième  partie,  ch.  v. 


l4  ORIGINES    DU    GAI    SAVOIR. 

vont  quelquefois  jusqu'au  mauvais  goût.  Elle  se  ter- 
mine par  une  déclaration  intéressante  :  «  Ma  chanson 
ne  sera  reprise  par  aucun  homme,  s'il  veut  suivre  les 
droits  chemins  d'Amour  et  s'il  a  bien  appris  l'art  de 
trouver.  »  Nous  avons  affaire  à  un  chef  d'école;  les 
Leys  (TAmors  sortiront  de  cette  préoccupation  d'ensei- 
gner l'art  de  bien  trouver. 

Nous  ne  savons  pas  si  les  autres  fondateurs  du  Con- 
sistoire cultivèrent  aussi  la  poésie;  cela  est  très  vrai- 
semblable; mais  il  ne  nous  reste  aucun  vestige  de  leur 
activité  poétique. 

Existait-il  à  Toulouse,  avant  i323,  une  compagnie 
de  poètes  ou  simplement  de  lettrés  qui  ait  pu  servir 
de  modèle  au  Consistoire?  On  l'a  cru  quelquefois,  par 
suite  d'une  interprétation  erronée  d'un  passage  des 
Leys1  ;  mais  le  texte  sur  lequel  on  s'appuie  pour  justi- 
fier l'existence  de  ce  cénacle  ne  prouve  rien. 

Il  est  simplement  probable  que  les  poètes  avaient 
pris  l'habitude  de  se  réunir,  mais  sans  que  ces  réu- 
nions eussent  un  caractère  régulier  et  pour  ainsi  dire 
officiel.  Avec  la  fondation  du  Consistoire  elles  pre- 
naient ce  caractère  ;  la  première  en  date  des  Académies 
modernes  était  constituée. 

i.  Per  que  nos  set,  seguen  lo  cors  —  Dels  trobadors  qu'en  son 
passât,  etc.  Chabaneau  fait  remarquer  (Hist.  gén.  Lang.,  X,  p.  182, 
n.  1)  très  justement,  à  rencontre  de  Ponsan  (Hist.  de  l'Acad.  des 
Jeux-Floraux,  p.  18)  et  de  Poitevin-Peitavi  (Mémoire...,  p.  11), 
qu'il  ne  ressort  point  nécessairement  du  texte  qu'il  ait  existé  à 
Toulouse,  avant  i3a3,  une  véritable  Académie  poétique;  mais  il 
ajoute  qu'il  semble  «  qu'avant  i323  les  poètes  toulousains  avaient, 
comme  ceux  d'alors,  un  lieu  de  réunion,  où  ils  se  communi- 
quaient réciproquement  leurs  compositions.  »  Ghabaneau  ajoute 
que  cors,  avec  0  fermé  (auj.  cours)  vient  de  cursum  et  qu'on  pour- 
rait traduire  par  :  «  selon  les  errements  ». 


ORIGINES    DU    GAI    SAVOIR.  10 


* 
*     * 


Les  concours  ont  toujours  été  une  partie  essentielle 
de  la  vie  académique;  le  Consistoire  les  créa  aussitôt. 
Le  mardi  après  la  Toussaint  de  l'an  i323,  les  «  sept  », 
réunis  sous  un  laurier,  dans  le  verger  d'un  faubourg 
de  Toulouse,  le  barri  des  Augustines,  envoyèrent  une 
longue  lettre  en  vers  à  tous  les  poètes  «  de  la  Langue 
d'Oc  »,  pour  que  les  «  subtils  troubadours  »  vinssent 
au  jour  fixé  faire  connaître  leurs  compositions;  pour 
les  exciter  à  venir,  on  leur  promet  une  «  joie1  »  en  or 
fin.  La  fondation  du  Consistoire  y  était  annoncée  en 
ces  termes  :  «  C'est  pourquoi  nous  sept,  suivant  les 
errements  des  troubadours  qui  nous  ont  précédés, 
nous  avons  à  notre  disposition  un  lieu  merveilleux  et 
beau,  où  sont  récités  maints  poèmes  nouveaux,  la  plus 
grande  partie  des  dimanches  de  l'année.  Et  nous  ne 
souffrons  dans  ces  poèmes  rien  de  choquant;  car  en 
enseignant  on  se  reprend  mutuellement  et  on  fait 
revenir  autrui  de  son  erreur,  autant  du  moins  qu'il  est 
raisonnable  de  le  faire.  »  Les  poètes  étaient  conviés 
pour  le  ier  mai  de  l'an  i'Ò2l\.  «  Nous  serons  d'autant 
plus  heureux  de  vous  voir,  disaient  les  Sept,  que  nous 
ne  nous  soucions  pas  d'autre  joie  que  d'exalter  le  ta- 
lent ».  Ils  ajoutaient  qu'ils  «  chanteraient3  »  et  «  réci- 


j.  Joya  signifie  exactement  joyaix. 

•2.  Notons  ce  détail  :  les  poésies,  ou  du  moins  quelques-unes, 
devaient  être  chantées,  suivant  l'usage  des  anciens  troubadours; 
cf.  encore  le  modèle  du  diplôme  de  bachelier  en  Gai  Savoir,  où  il 
est  dit  que  le  candidat  a  composé  chansons,  vers  ou  danse  am 
gay  so,  avec  un  son  (ou  mélodie)  gai. 


l6  ORIGINES    DU    GAI    SAVOIR. 

teraient  »  leurs  propres  compositions;  les  invités  au- 
raient le  droit  de  reprendre  et  de  blâmer  ce  qu'ils 
trouveraient  de  choquant  dans  les  écrits  poétiques  de 
leurs  hôtes  ;  mais  ceux-ci  se  réservaient  le  droit  de  se 
«  défendre  »  en  «  discutant  ».  Les  auteurs  de  la  lettre 
la  terminaient  en  suppliant  les  troubadours  de  venir  à 
ce  tournoi  poétique  pour  que  le  monde  fût  plus  gai  et 
les  troubadours  meilleurs,  et  pour  que  la  valeur  (litté- 
raire?) fût  remise  en  honneur.  «  Que  le  Dieu  de  la 
Poésie1  vous  vienne  en  aide  »,  ajoutaient-ils  encore 
dans  un  dernier  et  confraternel  souhait. 

«  Au  jour  fixé,  vinrent  de  diverses  parties  maints 
troubadours  apportant  leurs  poèmes.  »  Ils  furent  reçus 
«  très  honorablement  »  par  les  fondateurs  du  Consis- 
toire auxquels  se  joignirent  les  Capitouls  du  temps 
(an  i32/i),  parmi  lesquels  quatre  chevaliers,  un  damoi- 
seau, un  seigneur  de  moindre  importance  et  leurs 
compagnons,  qui  n'ont  pas  eu  l'honneur  d'être  nom- 
més; l'assemblée  comprenait  encore  nombre  d'hom- 
mes nobles  et  de  bourgeois  et  une  foule  de  gens  de 
plus  petite  «  extrace  »,  docteurs,  licenciés,  bourgeois 
et  marchands.  La  première  journée  des  fêtes  fut  em- 
ployée à  recevoir  les  poèmes  ;  le  matin  et  le  soir  ne 
furent  pas  de  trop  pour  cette  opération  ;  le  lendemain, 
le  Tribunal  des  sept  se  réunit  en  bureau  général  — 
comme  nous  disons  lors  de  nos  concours  annuels  —  ; 
et  le  troisième  jour  de  mai,  la  fleur  de  la  «  Violette 
d'or  »  fut  accordée  au  poète  Arnaut  Vidal,  de  Castel- 
naudary,  qui,  de  plus,  reçut  la  même  année  le  titre 
de  Docteur  en  Gaie  Science  pour  une  chanson  qu'il  avait 

i.  El  Dieus  d'Amors  que  vos  ajut. 


ORIGINES    nr    GAI    SAVOIR.  17 

faite  en  l'honneur  de  la  Vierge1.  Les  concours  des 
Jeux-Floraux  étaient  ainsi  constitués  ;  et  ceci  se  pas- 
sait dans  des  temps  très  anciens;  le  sixième  centenaire 
approche. 

Un  savant  professeur  de  Florence,  M.  Pio  Rajna2,  a 
fait  observer  très  justement,  qu'aux  fêtes  de  mai  i32/j, 
une  partie  seulement  du  programme  exposé  par  la 
lettre  de  i323  fut  remplie;  les  sept  juges  se  réunirent 
et  donnèrent  la  violette  d'or,  mais  il  n'y  eut  pas  de 
discussion  publique  comme  ils  l'avaient  promis  ;  ou  du 
moins  les  Leys  n'en  disent  rien.  Les  «  mainteneurs3  » 
se  présentaient  dans  leur  lettre  comme  des  champions 
de  la  poésie  et  annonçaient  un  vrai  tournoi  poétique; 
il  ne  semble  pas  qu'il  ait  eu  lieu  4. 

1.  Arnaut  Vidal  nous  est  connu,  non  seulement  parla  chanson 
à  Noire-Dame  (cf.  Ghabaneau  et  Noulel,  Deux  manuscrits  proven- 
çaux, pp.  xxi  et  7/4),  mais  encore  par  son  roman  d'aventures  inti- 
tulé Guilhem  de  la  Barre,  composé  en  i3i8.  (Édité  par  P.  Metîer, 
Société  oies  anciens  textes  Jrançai s  ;  Paris,  1895.) 

2.  Tra  le  pénombre  e  le  nebbie  délia  Gaya  Sciensa,  p.  1 85  (5  du 
tirage  à  part).  (Extrait  de  la  Miscellanea  di  studi  crilici...  in  onore 
diV.  Gresclm;  Cividale  del  Friuli,  1911.) 

3.  Le  mot  Mantenedor  n'apparaît  pas  dans  la  lettre  rédigée  par 
le  chancelier  Molinier  en  i348.  M.  P.  Rajna  (op.  laud.)  fait  obser- 
ver que  mantenedor  signifie  champion,  déjensenr  et  non  mainte- 
near,  qui  fait  presque  un  contresens.  Mantenedor  est  rare  dans 
l'ancienne  langue  d'Oc;  Raynouard  n'en  cite  qu'un  exemple  de 
Peire  Vidal  et  un  autre  tiré  des  Leys.  E.  Levy,  dans  son  Prov. 
Suppl.  Wœrterbuch,  en  donne  un  troisième  exemple  tiré  d'une 
homélie. 

/j.  Nous  n'avons  pas  de  détails  sur  le  cérémonial  des  pre- 
miers jeux  ;  peut-être  ce  que  raconte  Enrique  de  VilJena,  sur  la 
célébration  des  Jeux  Floraux  à  Saragosse,  aux  environs  de  i/joo, 
pourrait  nous  en  donner  une  idée  ;  on  allait  chercher  les  main- 
teneurs  en  musique,  on  reconduisait  les  lauréats  en  cortège,  etc. 
Cf.  les  fragments  de  Enrique  de  Villcna  dans  .VTayans  y  Siscar, 
Origenes  de  la  lengua  espanola;  Madrid,  1878. 


l8  ORIGINES    DU    GAI    SAVOIR. 

Dès  i323,  la  Compagnie  est  fondée  régulièrement; 
elle  a  un  lieu  de  réunion  (était-il  toujours  en  plein  air, 
au  pied  d'un  laurier?),  un  nombre  de  membres  fixe 
et  un  sceau  ;  le  concours  annuel  achevait  de  lui  donner 
son  caractère  de  Compagnie  littéraire;  et  elle  devenait 
un  corps  constitué  par  le  fait  que  les  Capitouls  étaient 
venus  à  sa  première  réunion  solennelle  et  avaient  or- 
donné, d'accord  avec  les  fondateurs  des  Jeux  et  avec 
d'autres  personnes,  «  que  la  dite  Heur  [la  violette  d'or] 
se  payerait  dorénavant  sur  le  budget  de  la  ville  de 
Toulouse.  »  Le  rédacteur  des  Leys  ajoute  :  «  Cela  a  été 
fait  ainsi  et  se  fait  encore  et  se  fera  avec  l'aide  et  la 
volonté  de  Dieu1.  » 

Les  auteurs  de  la  lettre  missive  annonçant  la  fonda- 
tion du  Consistoire  firent  preuve  d'une  belle  indépen- 
dance d'esprit,  étant  donné  les  mœurs  et,  comme  nous 
dirions,  la  mentalité  du  temps.  Ils  assurèrent  à  leurs 
correspondants  qu'ils  ne  tiendraient  aucun  compte 
dans  leur  jugement  «  ni  de  la  réputation,  ni  de  l'éclat, 
ni  de  l'état,  ni  de  la  condition  de  seigneur  ou  de  com- 
pagnon, mais  seulement  du  talent  poétique.  » 

i.  La  non  observation  de  cette  clause,  jointe  à  d'autres  raisons, 
a  contribué  à  multiplier  les  conflits,  au  cours  des  temps,  entre 
les  Capitouls  et  l'Académie  des  Jeux-Floraux.  Jusqu'à  ces  der- 
nières années,  le  budget  de  la  Ville  fournissait  une  contribution 
de  plusieurs  milliers  de  francs  à  l'Académie.  Il  y  a  vingt  ans  en- 
viron que  cette  subvention  a  été  supprimée,  l'Académie  des 
Jeux-Floraux  ayant  cessé  pendant  des  siècles  de  remplir  la  clause 
essentielle  du  contrat  tacite  qui  l'unissait  à  la  ville  de  Toulouse 
et  a  sa  province  et  qui  n'était  rien  moins  que  la  «  défense  et 
illustration  de  la  Langue  d'Oc  ».  On  sait  que  celte  «  défense  »  a 
été  reprise  dans  ces  dernières  années;  ainsi  l'Académie  est  reve- 
nue, après  un  long  détour,  aux  intentions  des  fondateurs  du 
Consistoire.  Une  contribution  de  3.ooo  francs  vient  d'être  réta- 
blie par  la  ville  de  Toulouse,  en  1920. 


ORIGINES    PI     GAI    SAVOIR.  I  <) 

A  l'institution  ainsi  fondée  il  manquait  un  code  ; 
on  ne  conçoit  guère  d'Académie  sans  code  et  sans  Dic- 
tionnaire. Aussi  l'auteur  des  Leys  nous  dit-il  que  les 
mainteneurs  «  reprenaient  beaucoup,  mais  qu'ils  ensei- 
gnaient peu  »,  parce  qu'ils  n'avaient  pas  de  règles  ou 
lois;  ils  ordonnèrent  donc  «  que  l'on  fit  des  règles 
précises  auxquelles  ils  eussent  recours  dans  leur  juge- 
ment. Et  alors  ils  confièrent  de  bouche  à  Maître  Gui- 
lhem  Molinier,  savant  en  droit,  qu'il  fît  et  compilât 
les  dites  règles,  avec  le  conseil  de  l'honorable  et  vénéré 
messire  Berthomieu  Marc1,  docteur  en  droit;  et  s'ils 
tombaient  dans  quelques  doutes,  qu'ils  les  apportas- 
sent devant  le  conseil  de  leur  Gai  Consistoire;  et  il  en 
fut  ainsi  fait.  Et  quand  les  dites  règles  furent  faites  en 
partie,  les  dits  sept  seigneurs  voulurent  qu'elles  fus- 
sent appelées  Leys  (ÏAmors.  »  Et  ils  ajoutent  celle 
phrase,  qui  semble  un  appel  à  l'indulgence  de  la  pos- 
térité :  «  Et  pour  les  faire  il  fallut  grand  travail  et 
grande  étude.  » 

On  aura  remarqué  le  passage  :  «  Quand  les  dites 
règles  furent  faites  «  en  partie  »  et  on  en  rapprochera 
le  suivant  :  «  Pour  que  les  dites  Lois  fussent  ordon- 
nées sous  des  rubriques  fixes,  corrigées  et  divisées  en 
livres  fixes,  car  avec  peine  peut-on  faire  œuvre  nou- 
velle qui  soit  dès  le  début  tout  à  fait  parfaite,  qui  ne 
soit  défectueuse  par  quelque  partie  et  qui  n'ait  besoin 

i.  Nous  devons  à  M.  À.  Thomas  quelques  renseignements  sur 
ce  personnage.  Il  était  originaire  du  diocèse  de  Cahors  et  était 
en  1 335  lecteur  en  droit  à  l'Université  de  Toulouse,  où  nous  le 
trouvons  professeur  de  droit  civil  en  1837.  11  était  chanoine  de 
Bayeux.  A.  Thomas,  Ftomania,  t.  XLI  (1912),  p.  4i8;  textes  dans 
J.-M.  Vidal,  Lettres  communes  de  Benoît  XI  (Bibl.  Ec.fr.  de  Rome 
et  d'Athènes,  troisième  série,  in-4°),  nos  1201,  4i4i- 


•20  ORIGINES    DU    GAI    SAVOIR. 

de  révision  —  les  savants  et  discrets  Mainteneurs  du 
Gai  Savoir  de  l'an  i355  ordonnèrent1...  qu'aucun 
poème  ne  fût  scellé,  si  auparavant  il  n'était  passé  par 
le  dit  Consistoire  et  signé  par  le  chancelier,  avec  sous- 
cription de  son  nom.  » 

La  rédaction  des  Leys  se  fit  donc  en  plusieurs  fois 
et  nous  en  avons  plusieurs  «  états  ».  Le  plus  ancien 
ne  nous  est  peut-être  pas  connu;  ce  dut  être  un  sim- 
ple abrégé,  un  Compendi,  où  n'était  traitée  qu'une 
partie  du  sujet.  En  iol\i,  cette  rédaction  existait  déjà  ; 
car,  celte  même  année,  Joan  de  Castelnou  composa  sa 
Glose  sur  le  Doctrinal  de  trobar*  de  Raimon  de  Cornet, 
et  il  \  a,  dans  cette  critique,  de  nombreuses  allusions 
aux  Leys  d A  mors3. 

Mais  laissons,  pour  le  moment,  cette  question  de 
côté4,  et  continuons  à  laisser  parler  les  Leys.  Arnaut 
Vidal  avait  été  nommé,  dès  le  premier  concours,  doc- 
teur en  Gcde  Science  ;  les  mainteneurs  créèrent  aussi 
un  titre  de  Bachelier  en  Gai  Savoir  ;  il  fallait  que  le 
candidat  eût  obtenu  déjà  une  «  fleur  principale  »  et 
qu'il  eût  subi  un  examen  en  règle  devant  les  sept 
mainteneurs   (ou   la   majorité  d'entre   eux)  assemblés, 

i.  Il  semble  qu'il  y  ait  ici  une  lacune.dans  le  texle.  Ghabaneau 
propose  de  la  compléter  ainsi  :  t<  Fo  ordenat  que  Jas  ditas  Leys 
fosson  reparadas,  complidas,  ordinadas  e  corrigidas  per  maistre 
Guilhem  Molinier,  lor  cancelier.  Et  après  li  dit  senbor...  »  (Hist. 
Gén.  Lang.,  X,  i84,  n.  3). 

2.  Le  Doctrinal  lui-même  est  de  septembre  i3a4,  Tannée  du 
premier  concours  des  Jeux-Floraux. 

3.  Rappelons  que,  entre  i335  et  i337,  Berlholmicu  Marc,  colla- 
borateur de  Guilhem  Molinier,  était  nommé  professeur  à  l'Uni- 
versité de  Toulouse. 

\.  On  la  trouvera  traitée  dans  l'un  des  excursus  du  tome  IV 
de  notre  édition. 


ORIGINES    DU    GAI    SAVOIR.  2  1 

en  présence  du  chancelier  et  des  autres  personnes 
qu'il  leur  plairait  d'inviter  à  faire  partie  de  leur 
Conseil. 

Le  candidat  doit  jurer  qu'il  observera  de  son  mieux, 
dans  ses  poèmes,  les  Lois  et  les  Fleurs  du  Gai  Savoir; 
il  s'engagera  à  assister,  sa  vie  durant,  à  la  fête  prin- 
cipale pendant  laquelle  est  distribuée  la  Violette;  et 
s'il  veut  un  diplôme,  on  lui  en  donnera  un  en  vers, 
«  avec  le  sceau  du  Consistoire  en  cire  verte  et  avec  un 
lacs  de  soie  verte  pendant.  »  Moyennant  quoi,  le  can- 
didat aura  le  droit  «  d'argumenter,  interroger,  réciter 
et  lire  nos  Lois...  pour  semer  le  Gai  Savoir  ».  Son 
pouvoir  ne  va  pas  au  delà,  et  il  n'a  pas  le  droit  de 
discuter  (determenar1). 

i.  Ce  mot  est  un  terme  de  la  langue  universitaire  du  temps; 
on  le  retrouve  dans  les  règlements  de  l'Université  :  Hist.  Gcn. 
Lang.,  VII,  ?.e  p.,  col.  254  (ch.  xin);  ihid.,  col.  559  (ch.  ni),  De 
prima  resumpta  et  determinationibus...  Determinationes  vero  rna- 
gistrorum  fiant  de  ma  ne  et  tune  vaccet  tota  facultas  theologiae. .., 
Quaestiones  vero  et  argumenta  ad  invicem  magistri  détermi- 
nantes communicent,  ut  eas  dixerint  et  in  forma;  ibid.,  col.  472 
(XVII,  determinaior  in  artibus).  11  s'agit  vraisemblablement  d'une 
discussion  publique  entre  docteurs,  cum  quaestionibus  et  argu- 
mentis,  comme  il  est  dit  souvent  dans  les  règlements  de  l'Uni- 
versité. Cf.  dans  la  formule  de  la  lettre  de  convocation  adressée 
aux  mainteneurs  : 

E  quar  alcunas  questios 

E  cazes  suptils  e  doptos 

Que  toco  la  nostra  sciensa 

Cove  traclar  am  diligensa 

E  delerminar . . . 

Cf.  encore  ces  mots.de  Molinier,  dans  sa  réponse  aux  mainte- 
neurs, qui  lui  avaient  donné  commission  de  rédiger  les  Leys  : 
Quar  demandan  et  argùen  hom  troua...  la  vertal ;  cf.  supra  :  cum 
quaestionibus  et  argumentis.  Cf.  Du  Cange,  s.  v.  determinare  :  qui 
recipiendi  ritus  una  cum  thesi  tune  dispulanda  determinatio  appel- 
latur  et  determinator  qui  receplioni  praesidebat. 


2  2  ORIGINES    DU    GAI    SAVOIR. 

Le  Doctorat  en  Gai  Savoir,  qui  paraît  avoir  été  donné 
par  acclamation  au  premier  lauréat,  Arnaut  Vidal, 
en  i32/i,  est  réglementé  parles  mainteneurs  des  envi- 
rons de  i35o.  Le  futur  docteur  doit  avoir  obtenu  les 
trois  fleurs  principales  et  être  déjà  Bachelier  en  Gai 
Savoir;  il  doit  être  «  savant  et  entendu  dans  la  science 
primordiale  de  grammaire  ;  et  il  doit  être  examiné 
rigoureusement,  de  manière  à  pouvoir  répondre  sur 
tout  point  douteux  de  la  Gaie  Science.  De  plus,  il 
doit  expliquer  en  public,  le  jour  où  sera  donnée  la 
fleur  principale,  une  loi  (de  la  Gaie  Science)  qui  lui 
sera  indiquée  par  les  sept  mainteneurs  et  répondre 
aux  arguments  qu'on  lui  adressera,  au  moins  à  deux 
ou  à  trois1.  » 

Ces  prescriptions  accomplies,  il  doit  demander, 
dans  une  pièce  en  vers  disposée  en  novas  rimadas*  :  la 
chaise,  le  livre  et  le  béret.  En  suite  de  quoi  les  sept 
mainteneurs  (ou  leur  délégué)  le  feront  asseoir  sur  la 
chaise;  on  placera  le  livre  devant  lui  et  on  le  coiffera 
d'un  béret  de  couleur  verte.  Le  délégué  aura  préparé 
une  harangue  gracieuse  en  vers  qu'il  débitera  au  can- 
didat pendant  ces  diverses  formalités.  Si  le  docteur 
demande  un  diplôme,  il  lui  sera  expédié  dans  les  mê- 
mes formes  que  celui  de  bachelier  ;  mais  le  Docteur 
aura  le  droit  de  décider  et  déjuger  (determenar3). 

Après  que  les  sept  mainteneurs  eurent  ainsi  créé  ces 
grades,  ils  donnèrent  commission  ferme  (certa  coin- 
missio)  à   Guilhem   Molinier   a  qu'il  ordonnât,  révisât 

t.  Leys  d'Amors,  I,  a3. 

2.  Sur  ce  genre,  employé  surtout  dans  la  poésie  didactique, 
cf.  Leys,  éd.  Gatien-Arnoult,  I,  n4,  12C,   i34,  i38,  etc. 

3.  Leys  d'Amors,  I,  pp.  a3-a4. 


ORIGINES    DU    GAÍ    SAVOIR.  23 

et  corrigeât  les  dites  Lois  d'Amour.  »  Et  celte  fois-ci, 
la  Compagnie,  devenue  formaliste  et  protocolaire,  ne 
se  contente  pas  d'une  commission  verbale1,  comme  la 
première  fois;  une  commission,  écrite  en  un  rythme 
rare,  fut  adressée  à  Guilhem  Molinier  «  pour  mettre 
les  Leys  en  bonne  forme  ». 

La  lettre  en  vers,  qui  est  due  probablement  à  Cava- 
lier Lunel  de  Montech\  troubadour,  nous  apprend  que 
le  chancelier  a  été  choisi  pour  cette  tâche  à  l'unani- 
mité3. Guilhem  Molinier  répondit  en  vers,  avec  humi- 
lité et  componction;  il  reste  un  peu  effrayé  de  la  mis- 
sion qu'on  lui  confie  et  il  demande  qu'on  lui  adjoigne 
des  conseillers. 

On  les  lui  accorda;  il  eut  des  conseillers  (acosselhay- 
res) ,  et  même  des  coadjuteurs  (coadjulors)  :  parmi 
eux  Bertholi  Izalguier4,  Johan  de  Seyra,  bachelier  en 


i.  De  boca;  cf.  supra,  p.  n,  et  Leys,  1,  i4- 

2.  Ghabancau  a  fait  observer  (Hist.  Gén.  Lang.,  X,  187,  n.  2) 
que,  en  dehors  de  la  lettre  de  commission,  on  ne  connaît  en  an- 
cien provençal  que  deux  autres  exemples  de  poésies  écrites  dans 
ce  rythme;  l'une  est  précisément  de  Lunel  de  Montech.  Les  poé- 
sies de  ce  dernier  ont  été  publiées  plusieurs  fois,  en  dernier  lieu 
par  Ed.  Forestié,  Montauban,  1891.  (Extrait  du  Recueil  de  l'Aca- 
démie des  Sciences,  Lettres  et  Arts  du  Tarn-et-Garonne,  1891,  2e  sé- 
rie, t.  VII.) 

3.  Guilhem  Molinier  est  appelé  nostre  cancelier  antic,  ce  qui 
prouve  qu'en  i355  il  était  chancelier  depuis  longtemps;  mais  à 
combien  d'années  peut-on  évaluer  ce  temps?  On  pourrait  admet- 
tre une  vingtaine  d'années,  ce  qui  nous  mènerait  vers  i335,  en 
tout  cas  avant  i34i.  Un  Guilhem  Molinier  est  syndic  de  la  ville 
de  Toulouse  en  i352;  cf.  Roschach,  in  :  Toulouse,  Hist.  arc'a.,  vo- 
lume publié  par  l'Association  fr.  p.  l'avancement  des  sciences,  Tou- 
louse, 1887. 

l\.  Les  Izalguier  étaient  une  famille  célèbre  de  Toulouse.  Ce- 
lui-ci est  probablement  le  même  que  Barthelemi  Izalguier,  qui 
est  mentionné  dans  Lafaille,  parmi  les  capitouls  de  i35a  à  i35g. 


24  ORIGINES    DU    GAI    SAVOIR. 

lois  et  connaisseur  averti  du  Gai  Savoir  «  qu'il  possède 
à  fond  »  ;  maître  Rainion  Gabarra1  et  Germa  de  Gon- 
taut;  ces  quatre  personnages  sontmainteneurs  en  i355. 
Les  deux  derniers  étaient  poètes ,  ou  du  moins  bons 
connaisseurs  en  poésie,  comme  on  le  voit  par  un  pas- 
sage des  Leys  (I,  28). 

Enfin,  un  cinquième  personnage  fut  pris  en  dehors 
du  Consistoire  :  c'était  un  homme  très  connu  et  d'un 
grand  savoir,  mais  fort  occupé2.  Molinier  lui  écrivit 
une  épître  en  vers  pour  lui  demander  son  concours. 
Le  personnage  accepta,  malgré  ses  occupations  (lotz 
uffafs  e  negocis  layssatz),  ne  voulant  pas  suivre  la 
a  secte  »  de  ceux  qui  disent  du  mal  du  Gai  Savoir3. 

Molinier  se  déclara  «  armé  »  (guarnilz)  pour  accom- 
plir sa  mission;  maintenant,  dit-il,  je  puis  avoir  «  des 
seigneurs  mentionnés  avis,  conseil  et  secours  ».  11 
semble  bien,  d'après  ce  qui  a  été  dit  jusqu'ici,  que  le 
chancelier  fut  seul  chargé  de  la  rédaction  proprement 
dite;  peut-être  les  conseillers  et  coadjuteurs  l'aidèrent 


1.  On  lit  en  marge  du  manuscrit  :  de  Condom. 

Un  Raimon  Gabarra  fut  aussi  capitoul  (Lafaille,  Annales,  Í, 
p.  108)  en  i364;  c'est  probablement  le  môme  que  le  main  teneur. 
Germa  de  Gonlaut,  marchand,  doit  appartenir  à  la  même  famille 
que  Guilhem  de  Montaut,  marchand,  un  des  sept  fondateurs. 

•2.  Il  s'appelait  Johan  de  Sant-Serni,  comme  nous  le  font  savoir 
les  six  vers  en  acrostiche  qui  sont  au  début  de  la  lettre  (suscrip- 
tion  non  comprise).  Il  était  docteur  es  lois  et  fut  conseiller  du 
duc  d'Anjou.  Il  était  capitoul  en  i35o.  (Ghabaneau,  Hist.  Gén. 
Lang.,  X,  p.  189,  n.  2.)  En  1374  il  est  cite  parmi  les  chambellans 
du  duc  d'Anjou  (Hist.  Gén.  Lang.,  X,  ire  partie,  p.  n5). 

3.  A  remarquer  le  vers  :  Compas  de  rims  la  Gleyza  no  refusa; 
l'Église  n'est  pas  hostile  à  la  poésie,  car  elle  l'emploie  dans  ses 
hymnes  ;  elle  l'était  cependant,  au  treizième  siècle,  car  Guiraut 
Riquier  et  Folquet  de  Luncl  nous  disent  qu'elle  traitait  la  poésie 
de  péché.  Cf.  J.  Anglade,  Le  troubadour  Guiraut  Riquier,  p.  336. 


OHlfíINES    OU    GAI    SAVOIR.  20 

dans  la  recherche  matérielle  des  «  gloses  et  des  textes  »  ; 
probablement  Bertholmieu  Marc  l'aida  plus  particuliè- 
rement. Quant  aux  mainteneurs,  ils  durent  être  sou- 
vent consultés;  c'est  peut-être  à  ces  conditions,  dans 
lesquelles  furent  composées  les  Leys,  que  sont  dues  les 
nombreuses  corrections,  notes  ou  additions  qui  sur- 
chargent certaines  pages  des  deux  manuscrits  ;  elles  ne 
représentent  pas  toutes  des  oublis  à  réparer. 

Les  Leys  furent  «  promulgées  »  en  i356,  au  moyen 
d'une  belle  lettre  missive  adressée  «  par  diverses  ré- 
gions et  cités  notables  »  aux  majorais  du  temps,  c'est- 
à-dire  aux  «  rois,  princes,  ducs,  marquis  »,  etc.;  les 
bourgeois  n'y  sont  pas  oubliés ,  ni  les  marchands 
a  avenants  et  gais  »,  ni  même  les  artisans  (menestai- 
rals)  «  libres  et  subtils  ».  «  Le  droit  et  le  devoir  nous 
poussent  à  publier  loin  et  près  les  Lois  d'Amour  et  le 
beau  traité  appelé  les  Fleurs  du  Gai  Savoir1...  Vous 
trouverez  chez  nous  le  texte  des  Lois  et  les  Fleurs  sus- 
dites; vous  pourrez  les  y  lire  à  loisir  et  commodément 
ou  bien  les  faire  copier  ou  transcrire2...  C'est  la  fon- 
taine publique  qui  donne  son  eau  à  tous,  pauvres  ou 
riches,  pourvu  qu'ils  en  désirent.  »  Le  style  obscur 
n'est  pas  condamné  ;  au  contraire,  il  donne  allégresse 
aux  cœurs  fins  et  subtils,  pourvu  qu'on  puisse  suivre 


i.  Raynouard  (Lex.  Rom.,  II,  390),  a  publié  ces  deux  vers  :  Las 
Leys  d'Amors...  del  Gay  Saber,  d'après  la  Crasca  provenzale,  f°  99, 
et  il  traduit  lo  bel  procès  par  le  beau  progrès,  ce  qui  n'a  pas  de 
sens.  Nous  prenons  procès  au  sens  juridique  d'acte,  pièce,  écrit 
(cf.  Levy,  Prov.  Suppl.  Wœrterbuch)  et  nous  voyons  là  une  allusion 
à  la  rédaction  rimce  ou  à  l'autre  manuscrit. 

2.  Gomme  le  remarque  Chabancau  (Hist.  Gén.  Lang.,  X,  192, 
n.  1),  le  Consistoire  ne  fit  pas  faire  lui-même  de  copie  des  Leys, 
mais  il  invita  ou  autorisa  ses  correspondants  à  en  prendre  copie. 


26  ORIGINES    DU    GAI    SAVOIR. 

le  sens  et  que  les  Lois  d'Amour  ne  soient  pas  violées. 

La  lettre  n'était  adressée  qu'aux  laïques  ;  chemin 
faisant,  Guilhem  Molinier  invite  à  boire  à  cette  source 
vive  les  laïques  et  les  clercs.  Il  énumère  les  récom- 
penses qui  seront  distribuées  aux  Jeux  :  «  le  plus  ex- 
cellent poète  »  recevra  pour  un  vers1  ou  une  chanson 
la  violette  d'or;  pour  une  danse,  un  souci  d'argent 
fin  ;  pour  les  sirventés,  pastourelles  ou  vergières  et  au- 
tres compositions  semblables,  une  églantine  d'argent2. 

Le  sceau  du  Consistoire  avait  changé;  il  est  rond; 
au  milieu  se  trouve  S,  qui  veut  dire  sagel;  on  y  trouve 
ensuite  dels  VII  manlenedors ;  il  y  a  encore  le  mot  via- 
leta  et  Tholoza;  et  au  milieu  «  est  en  figure  dame  de 
très  noble  nature,  avenante  et  gracieuse  et  belle...  Sur 
la  tête  elle  porte  une  couronne;  elle  est  ornée  de  très 
grandes  (sobregrans)  qualités;  elle  est  appelée  (intitu- 
lada)  Amors.  Elle  est  libérale  et  récompense  son  parfait 
amant  et  lui  donne  une  violette  d'or  fin,  car,  d'un 
cœur  humble  et  soumis,  il  lui  présente  un  vers  qu'il 
a  composé.  La  noble  Dame  est  debout  avec  une  conte- 
nance très  gaie  (sobregaia).  » 

La  lettre  avait  été  «  écrite  et  donnée  »  à  Toulouse, 
«  en  un  verger  orné  de  fleurs  avec  diversité  de  cou- 
leurs, garni  de  nombreuses  plantes  rares3,  jetant  de 
merveilleux  parfums,  d'arbres  fruitiers  petits  et  grands 
et  d'arbres,  qui   restent  verts   toute  l'année,  où  nous 


i.  Il  s'agit  d'un  genre  poétique,  sur  lequel  on  peut  voir  les 
Leys,  éd.  Gatien-Arnoult,  1,  35o  et  notre  édition,  II,  175. 

2.  Pourvu,  ajoute  l'auteur,  que  le  poème  soit  complet  et  qu'il 
ne  s'éloigne  pas  de  la  mélodie  (so)  qui  convient;  nouvelle  allusion 
à  la  musique  dans  les  Jeux. 

3.  Je  traduis  ainsi  le  mot  virtuozas  du  texte. 


ORIGINES    DU    GAI    SAVOIR.  2"] 

entendons  chanter  divers  oiseaux.  »  C'est  dans  ce  lieu 
charmant  que  se  réunissaient  nos  poètes,  discutant 
par  arguments  loyaux  et  non  par  sophismes,  compo- 
sant vers,  danses  et  chansons  en  bons  vers  ornés  de  gra- 
cieuses mélodies. 

Ainsi  le  berceau  de  la  Gaie  Science  ne  fut  pas  quel- 
que salle  ténébreuse  et  obscure,  comme  il  devait  y  en 
avoir  dans  la  Toulouse  du  Moyen  âge  (si  nous  en  ju- 
geons par  la  Toulouse  moderne)  ;  la  Gaie  Science  s'épa- 
nouit et  fit  ses  premiers  pas  en  plein  air,  sous  le  clair 
soleil,  ou  à  l'ombre  d'arbres  toujours  verts,  dans  le 
parfum  enivrant  des  fleurs  et  des  plantes  de  mai.  En 
évoquant  ce  paysage,  la  pensée  se  reporte  sans  peine 
aux  cadres  gracieux  dans  lesquels  les  conteurs  du  qua- 
torzième et  du  quinzième  siècle  italiens  ont  placé  la 
plupart  de  leurs  récits;  et  l'analogie  ne  s'arrêterait  pas 
à  ce  décor  extérieur  si  nous  avions  plus  de  témoignages 
sur  notre  passé  toulousain,  et  surtout  si  quelque  écri- 
vain de  génie  ou  même  de  talent  était  né  pendant  cetle 
période  sur  les  rives  de  la  Garonne. 


#   * 


Mais  il  est  temps  de  revenir  sur  ce  début  des  Leys, 
pour  insister  sur  quelques  points  importants  dont 
nous  avons  retardé  l'étude  jusqu'ici.  On  aura  remar- 
qué comment,  dès  le  début,  la  Compagnie  des  sept 
troubadours  confère  un  grade1,  à  l'instar  de  l'Univer- 

1.  Celui  de  docteur,  à  Arnaut  Vidal,  nommé  en  fait  (de'fag), 
mais  non  en  droit.  Déjà,  un  demi-siècle  avant,  le  dernier  trou- 
badour, Guiraut  Riquier  de  Narbonne,  demandait  au  roi  de  Cas- 
tille,  Alibnse  X  le  Savant,  de  créer  pour  les  troubadours  éminents 


28  ORIGINES    DU    GAI    SAVOIR. 

site.  Ce  n'est  pas  là  le  seul  côté  par  lequel  l'institution 
naissante  ressemble  à  celle  que  le  traité  de  Paris  (1229) 
avait  fondée  à  Toulouse.  L'Université  avait,  au  moins 
depuis  12/15,  un  chancelier;  le  Consistoire  en  eut  éga- 
lement un  ;  il  institua  le  baccalauréat  en  Gai  Savoir, 
à  l'imitation  du  grade  universitaire1;  enfin,  un  person- 
nage important  de  l'Université,  le  bedeau2,  moitié  se- 
crétaire, moitié  appariteur,  se  retrouve  parmi  les  «  of- 
ficiers »  de  la  Compagnie;  nous  connaissons  même  ses 
insignes,  une  baguette  d'argent  terminée  par  une 
houppe  de  soie.  Le  «  doctorat  en  Cai  Savoir  »  est  ré- 
glementé en  i355  comme  le  baccalauréat  ;  le  candidat 
au  doctorat  doit  «  lire  en  public  »  une  loi  des  Leys, 
comme  un  docteur  d'Université;  il  y  a  une  cérémonie3 
pour  lui  remettre  les  insignes  et  il  est  créé  un  diplôme4. 


le  litre  de  Don  Doclor  de  Trobar;  cf.  J.  Ànglade,  Le  troubadour 
Guiraut  Riquier,  ire  partie,  ch.  vi. 

1.  Le  candidat  est  examiné  en  présence  des  sept  mainteneurs 
ou  de  la  majorité  d'entre  eux.  Le  chancelier  assiste  à  l'examen, 
comme  le  chancelier  de  l'Université;  le  candidat  reçu  au  bacca- 
lauréat universitaire  jure  de  maintenir  et  de  défendre  les  statuts 
et  privilèges  de  l'Université;  de  même  le  bachelier  en  Gai  Savoir 
jure  de  défendre  et  d'observer  les  Leys  d'Amors. 

2.  Il  fait  les  convocations,  comme  celui  de  l'Université,  il  reçoit 
de  l'argent  des  lauréats,  comme  l'autre  des  étudiants.  Les  «  pa- 
trons de  la  fête  »  lui  donnent  un  costume  tous  les  ans,  comme 
les  bedeaux  de  l'Université  en  reçoivent  un  des  nouveaux  maî- 
tres, etc.  Cf.  Hist.  Gén.  Lang.,  Vil,  irc  part.,  p.  582. 

3.  Je  n'ai  pas  pu  retrouver,  dans  les  statuts  de  l'Université  de 
Toulouse,  de  détails  sur  la  forme  de  l'examen  du  doctorat;  mais 
elle  ne  devait  pas  s'éloigner  de  celle  qui  est  indiquée  dans  les 
Leys  :  demande  de  la  chaise,  du  livre  et  du  béret  de  docteur. 

4.  Le  docteur  a,  de  plus  que  le  bachelier,  le  droit  de  determennr. 
c'est-à-dire  de  «  juger  et  d'expliquer  »,  tandis  qu'il  semble  que 
le  bachelier  ait  simplement  le  droit  de  «  lire  »  sans  expliquer  : 
cf.  supra,  p.  21,  n    1. 


ORic.iNFS  nu  gai  savoir.  29 

Tous  ces  détails  nous  montrent  la  parenté  qui  existe 
entre  les  deux  institutions. 

Cependant,  parmi  les  fondateurs  du  Consistoire,  il 
n'y  a  aucun  membre  de  l'Université.  Mais  bientôt  le 
Consistoire  faisait  appel  aux  connaissances  de  deux 
savants  légistes  et  imitait  en  partie  les  règlements  uni- 
versitaires. Peut-être  ceci  n'est  pas  dû  au  hasard. 
L'Université  de  Toulouse,  fondée  en  1229,  avait  été 
étroitement  surveillée  pendant  le  treizième  siècle  par 
la  royauté  et  la  papauté,  qui  l'avaient  créée  ensemble 
pour  servir  leurs  desseins.  Au  quatorzième  siècle,  une 
vie  nouvelle  s'introduit  dans  ce  corps1.  Les  Statuts  se 
succèdent  au  début  du  quatorzième  siècle  :  1009,  i3ii, 
1 3 1 3 ,  i3i4  (Grands  Statuts),  i324  (Statuts  touchant  les 
gages  des  bedeaux),  1328  (Forme  des  examens),  1329 
(Faculté  des  arts),  1329  (Réformation  de  l'Université 
de  Toulouse  par  le  pape  Jean  XXII).  Les  Statuts  et  les 
Règlements  se  multiplient  et  semblent  être  le  témoi- 
gnage d'une  vie  intense,  un  peu  désordonnée  peut- 
être  et  qui  a  besoin  d'être  réglementée.  Est-ce  en 
partie  à  l'influence  de  ce  mouvement  de  réformation 
ou  de  rénovation  qu'est  due  la  fondation  du  Consis- 
toire? Et  l'absence  d'  «  universitaires  »,  comme  nous 
dirions  aujourd'hui,  s'explique-t-elle  par  une  sorte  de 
défiance  réciproque  des  deux  corporations?  Nous 
nous  garderons  d'être  affîrmatif  sur  ce  point;  con- 
tentons-nous d'avoir  fait  observer  —  après  M.  Pio 
Rajna2  —  les   similitudes  nombreuses   que   les  docu- 

1.  Cf.  la  note  d'A.  Molinierdans  llisl.  Gén.  Lang.,  VII,  ire  partie, 
pp.  570-608.  Voir  les  textes,  ibid.,  VII,  ac  partie,  col.  433  et  sq. 

2.  Dans  le  mémoire  déjà  cité  :  Tra  le  pénombre  e  le  nebbie  délia 
Gaya  Sciensa,  p.  11  (191  et  sq.). 


3o  ORIGINES    DU    GAT    SAVOIR. 

ments  nous  permettent  de  relever  entre  le  Consistoire 
du  Gai  Savoir  et  l'Université  de  Toulouse. 

11  y  en  a  une  autre  d'ailleurs  et  d'un  ordre  plus  re- 
levé. Comme  les  maîtres  de  l'Université,  les  rnainte- 
neurs  eurent  le  désir  d'enseigner.  Ce  fut  une  de  leurs 
premières  préoccupations,  celle  qui  a  amené  la  fonda- 
tion du  Consistoire  du  Gay  Saber1.  Les  mainteneurs 
voulaient  s'instruire  mutuellement2.  Ils  voulaient  aussi 
instruire  les  autres;  mais  ils  avouent  naïvement  que 
s'ils  «  reprenaient  beaucoup,  ils  enseignaient  peu  x>  ; 
de  là  leur  vint  l'idée  de  faire  rédiger  les  lois,  le  Code 
de  leur  science3.  Les  docteurs  en  Gai  Savoir  purent 
alors  expliquer  la  doctrine  des  Leys  comme  les  docteurs 
de  l'Université. 

Les  mainteneurs  ne  s'en  tinrent  pas  là.  Science  ca- 
chée, disaient-ils,  est  peu  utile  ou  ne  l'est  pas  du  tout; 
elle  ne  croît  ni  ne  fructifie  ;  mais  quand  elle  est  rendue 
publique,  elle  multiplie  son  fruit4.  Aussi,  dès  que  les 
Leys  furent  définitivement  rédigées,  le  Consistoire  en- 


i.  Per  dar  bonas  dodrinas  e  bos  essenhamens...  ad  eslractio  dels 
ignorans  e  no  sabens. 

Quant  au  Consistoire,  le  mot  semble  être  d'origine  ecclésiasti- 
que; il  ne  paraît  pas  dans  les  règlements  de  l'Université.  «Le  mot 
vient  du  Bas-Empire,  où  il  désignait,  depuis  Dioclétien,  le  Conseil 
privé  de  l'empereur  et  la  salle  de  ses  réunions.  »  P.  Rajna.  loc. 
laud.,  p.  i3  (194).  C'est  un  terme  ecclésiastique,  comme  on  le  voit 
dans  l'exemple  cité  par  Raynouard,  Lex.  Rom.,  V,  221,  et  par 
E.  Levy,  Suppl.  Wœrterbuch  (  ±=  Ch.  de  la  Croisade,  8526). 

2.  E  que  aprendre  pogaes  la  us  ab  l'autre...  Dans  la  lettre 
d'invitation  aux  Jeux-Floraux,  il  est  dit  :  Qu'essenhan  Vus  Vautre 
repren. 

3.  Quar  li  dit  VII  senhor  juljavan  ses  ley  e  ses  reglas  que  no  ha- 
vian  et  tôt  jorn  reprendian  e  no  essenhavan . . . 

4-  Quar  sciencia  recosta  petit,  ans  no  re  aproCiecha,  ni  creys  ni 
fructijica;  e  publicada  multiplica  son  frug. 


ORIGINES    DU    GAI    SAVOIR.  3l 

voya  une  lettre-circulaire  à  tous  ceux  qui  s'intéressaient 
à  la  poésie,  depuis  les  rois  et  princes  «  excellents  et  re- 
doutés »  jusqu'aux  marchands  et  aux  artisans  «  gais 
et  subtils  »,  pour  leur  annoncer  l'heureux  achèvement 
de  l'œuvre;  les  Leys  et  les  Flors  étaient  à  la  disposition 
de  tous  ceux  qui  voudraient  les  consulter.  Ainsi  se 
réalisait  le  désir  des  mainleneurs  de  faire  entendre 
leur  savoir  loin  et  près.  On  sait  qu'ils  furent  enten- 
dus et  que  la  Catalogne,  en  particulier,  vint  «  boire 
à  cette  source  agréable  dont  les  eaux  feront  «  feuil- 
ler  »  et  reverdir  arbres,  vergers,  prés  et  jardins1.  » 


* 


S'il  y  eut  donc,  au  début,  quelques  préventions2  de 
l'Université  contre  la  Compagnie  nouvelle,  elles  durent 
être  vite  dissipées  ;  car,  au  moment  de  la  rédaction 
définitive  des  Leys,  nous  voyons  qu'il  existe  des  rap- 
ports étroits  entre  les  deux  corporations.  Quand  Guil- 
hem  Molinier  a  terminé  sa  compilation,  il  en  fait 
hommage  à  plusieurs  personnes  de  qualité  dans  les 


i .  Vuelhan  uzar  de  l'ayga  viva 

D'aquesta  font  mol  agradiva. . . 
Et  adonx  li  viriuos  riu... 
Falhar  e  reverdir  faran 
Aybres,  vergiers,  pratz  e  jardis. 

2.  Le  seul  fait  qui  puisse  prêter  à  cette  supposition  est  qu'aucun 
«  universitaire  »  ne  se  trouve  parmi  "les  premiers  mainteneurs; 
mais  il  y  en  avait  parmi  les  personnes  qui  assistèrent  aux  pre- 
miers Jeux-Floraux  :  doctors,  licensiatz  sont  cités  parmi  les  bos 
homes  qui  accompagnaient  les  «  seigneurs  du  chapitre  ou  capi- 
touls  ». 


32  ORIGINES    DL    GAI    SAVOIR. 

termes  suivants  :  «  Mais  le  traité1,  avant  qu'il  soit 
complètement  arrêté,  sera  montré  diligemment  pour 
cause  (?)  aux  nobles  docteurs  en  lois  et  en  décrets,  sei- 
gneurs de  condition  très  savants  et  discrets,  remar- 
quables dans  leurs  actes,  leurs  paroles,  leurs  lectures 
(—  cours)  et  bien  pourvus  d'auditeurs  honorables  ;  ils 
furent  et  ils  sont  colonne  de  l'Étude2  »,  c'est-à-dire  de 
l'Université.  Viennent  ensuite  les  noms  de  ces  profes- 
seurs, maîtres  ou  simples  licenciés;  ce  sont  : 

Guilhem  Bragoza,  vicaire  général  de  Toulouse,  savant 
en  Décrétâtes3',  le  Grand  Inquisiteur,  «  maître  excellent 
en  théologie  »;  Frère  Guilhem  Bernad,  des  Frères  Mi- 
neurs; Monseigneur  Guilhem  de  Roadel  «  subtil  en 
tout  savoir  et  surtout  eii  droit  civil»;  Auslorc  de  Gaii- 
lac,  lauréat  du  Gai  Consistoire  cette  même  année,  avec 
une  chanson  qui  nous  a  été  conservée  ;  maître  Philippe4, 
surnommé  Éléphant,   grand  philosophe  et  maître  en 


i.  Procès  :  le  mot  est  encore  employé  dans  la  lettre  en  vers  par 
laquelle  le  Consistoire  annonce  la  rédaction  des  Leys  : 

Quar  nos  somo  dreitz  e  devers 
De  publicar  e  luenh  e  près 
Las  Leys  d'Amors  el  bel  procès 
Nomnat  las  Flors  del  Gay  Saber. 

Cf.  le  début  du  Glosari  de  Joan  de  Castelnou  :  lo  procès  d'aquesl 
Glosari. 

•2.  Colompnade  l'Estudi. 

3.  Ce  personnage  devint  évêque  de  Vabres  et  plus  tard  cardi- 
nal; cf.  Baluze,  Vitae  paparam  Avenionensium,  1,  961,  etffisi.  Gén. 
Lang.,  IX,  744.  Guilhem  Bragoza,  natif  du  diocèse  de  Mende, 
professeur  de  droit  canon  à  Toulouse,  passait  pour  un  des  plus 
grands  canonistes  de  son  siècle. 

4.  Je  n'ai  pu  encore  rien  trouver  sur  ce  personnage,  dont  il  est 
de  nouveau  fait  mention  au  f°  18,  v°,  comme  d'un  grand  profes- 
seur de  médecine. 


ORIGINES     PI      GAI    S  A  VOIR. 


33 


l'art  de  médecine;  et  grand  nombre  d'autres  «  clercs 
savants,  licenciés  et  surtout  bacheliers  ».  La  liste  sem- 
blait finie,  maisGuilhem  Molinicr  veut  mettre  en  relief 
le  nom  de  Cavayer  de  Lunel,  «  docteur  en  lois  et  con- 
servateur d'Amour  »,  urempart  du  Gai  Savoir.  »  Enfin, 
quatre  autres  personnages  sont  encore  cités  avec  éloges  : 
Guilhem  surnommé  Taparas,  que  Molinier  appelle 
«  noire  soutien  et  bras  »,  Pierre  de  la  Selve,  licencié 
en  droit,  Bertrand  de  Falgar1  et  enfin  Johan  Flamenc, 
«  confesseur  d'Amour2.  »  Tels  sont  les  hauts  person- 
ges  auxquels  Molinier  tint  à  «  montrer  »  son  ouvrage. 
Il  est  fort  probable  qu'aucun  d'eux,  pas  même  le  Grand 
Inquisiteur,  n'y  trouva  à  redire;  et  les  Leys  furent 
arrêtées  en  leur  forme  définitive. 


Ce  n'est  sans  doute  pas  sans  motifs  que  la  rédaction 
fut  soumise  à  l'agrément  du  Grand  Inquisiteur.  Dans 
cette  ville  d'où  l'erreur  n'avait  été  chassée  que  par 
une  cruelle  répression,  c'était  une  hardiesse  d'essayer 
de  faire  revivre  la  poésie  en  langue  vulgaire,  suspecte 

i.  Ce  Bertran  de  Falgar,  seigneur  de  Vilieneuve,  est  sans  doute 
le  même  que  celui  dont  il  nous  reste  deux  chansons  dans  le  ma- 
nuscrit de  Barcelone  (chansonnier  A  de  Massé  Torrents,  pp.  277, 
a85),  en  tout  io5  vers.  Notre  personnage  y  est  appelé  :  Mossen 
Bertran  de  Falgar,  Seynor  de  Vilanova.  Massé,  Bibliografia  dels 
anlics  poètes  catalans  (Barcelone,  191^;  extrait  de  YAnuari  catala), 
p.  41. 

2.  Celui-ci  paraît  avoir  été  poète,  comme  l'était  Cavalier  Lunel 
de  Montech;  cf.  les  derniers  vers  de  la  «  dédicace  »  : 

Quar  am  bels  motz  el  sab  far  tal  destressa 
Que-ls  aymadors  a  gran  purtat  de  pessa 
ENDRESSA 


34  ORIGINES    DU    GAI    SAVOIR. 

d'hérésie,  si  elle  n'était  pas  complice  des  hérétiques. 
Non  pas  que  l'Inquisition  ait,  à  proprement  parler, 
poursuivi  la  poésie  des  troubadours  et  ait  exilé  quel- 
ques-uns d'entre  eux1;  nous  n'avons  pas  de  docu- 
ments à  ce  sujet.  Mais  par  l'action  que  l'Inquisition  et 
ses  agents  de  propagande,  les  Frères-Prêcheurs,  exer- 
çaient autour  d'eux,  les  mœurs  avaient  changé  en 
même  temps  que  les  goûts  littéraires;  des  prélats  de 
la  deuxième  moitié  du  treizième  siècle  appelaient  la 
poésie  profane  un  «  péché2»;  en  i2/|5,  Innocent  IV 
défend  aux  maîtres  et  aux  étudiants  en  théologie  de 
Toulouse  de  se  servir  de  la  langue  vulgaire  (Nec  lo- 
quantur  in  lingua  populï),  qu'il  appelle  ce  langue  des 
Philistins3  »  (Azoiica  lingua). 

Il  semble  qu'à  l'époque  de  la  rédaction  des  Leys  il 
se  soit  fait  des  accommodements  avec  l'Église.  Mais 
les  précautions  ne  sont  pas  inutiles.  En  i324,  dans 
son  Doctrinal,  Raimon  de  Cornet,  prêtre,  puis  moine 
blanc,  s'élève  contre  ceux  qui  méprisent  la  poésie. 
«  Sainte  Église  soutient,  ajoute-t-il,  la  poésie;  elle  en 
fait  pour  elle-même,  avec  des  mots  rimes  par  ran- 
gées. »   Trente  ans  plus   tard,  le  rédacteur  des  Leys^ 

i.  Des  troubadours  comme  Àimeric  de  Pégulhan  et  Guilhem 
Figueira  paraissent  s'être  exilés  d'eux  mêmes.  Les  poésies  de 
Guilhem  Figueira  et  de  Peire  Gardenal  étaient  suspectes  aux 
Inquisiteurs  et  pour  cause.  Cf.  A.  Jeanroy,  Revue  des  Deux-Mondes, 
t.  CU,  p.  383. 

2 .  E  neis  notre  rector 
Dizon  que  pecalz  es. 

(G.  Riquier,  Ép.  xvi,  v.  6o.)  Cf.  J.  Ànglade,  Le  troubadour  G.  Ri- 
quier,  p.  336. 

3.  Hist.  Gén.  Lang.,  VIII,  col.  1187. 

4.  Ou  peut  être  Johan  de  San!  Serni,  si  c'est  lui  qui  écrivit  la 
réponse  à  Molinier. 


ORIGINES    1)1     GAI    SAVOIB.  35 

exprime  la  même  idée  presque  sous  la  même  forme  : 
«  L'Eglise  n'est  pas  hostile  à  la  poésie  (compas  de  rims), 
car  nous  voyons  qu'elle  en  use,  chantant  hymmes,  an- 
tiennes, versets,  proses,  répons,  petites  proses  et  cour- 
tes réponses.  Savoir  écrire  en  vers  est  donc  œuvre 
très  bonne;  ne  l'a  pas  qui  veut,  mais  seulement  celui 
à  qui  Dieu  la  donne.  »  Ces  rapprochements  avec  la 
poésie  liturgique  ne  justifiaient  pas  peut-être  l'emploi 
de  la  langue  vulgaire  dans  la  poésie  profane;  mais  il 
semble  qu'ils  aient  paru  suffisants  et  au  rédacteur  des 
Leys  et  au  Grand  Inquisiteur. 

D'ailleurs,  celui-ci  eût-il  eu  des  scrupules  et  eût-il 
voulu  susciter  des  difficultés,  il  aurait  été  vite  dé- 
sarmé; l'esprit  qui  régna  dans  la  nouvelle  École,  dès 
le  début,  et  semble-t-il  sans  qu'elle  ait  dû  se  soumettre 
à  aucune  contrainte  extérieure,  ce  fut  l'esprit  de  la  plus 
pure  orthodoxie  religieuse  et  de  la  plus  parfaite  sou- 
mission à  la  «  Sainte  Eglise  de  Rome1.  » 

Déjà,  au  siècle  précédent,  au  moment  de  la  déca- 
dence, la  poésie  profane  avait  dû  s'accommoder  pour 
vivre  à  l'esprit  nouveau  que  l'Inquisition  et  la  prédi- 
cation avaient  fait  naître  en  Languedoc.  La  contrainte 
dut  être  légère  d'ailleurs  et  les  derniers  troubadours, 
comme  Guiraut  Riquier  ou  Folquet  de  Lunel,  durent 
s'y  soumettre  sans  efforts.  La  femme  qu'ils  chantaient, 
d'une  manière  déjà  un  peu  mystique,  était  la  femme 
idéale,  ornée  de  toutes  les  vertus  morales  ou  intellec- 
tuelles, à  qui  il  manquait  seulement  les  apparences  de 

i.  Cf.,  entre  autres  déclarations,  celle  qui  se  trouve  exprimée 
dans  les  poésies  ihéoïogiques  du  début  (Leys,  1,  í\ò).  Cf.  encore  : 
A  lauzor  et  honor  de  Dieu  Nostre  Senhor,  e  de  la  sua  glorioza  Mayre 
et  de  lots  los  Sans  de  Paradis  (Leys,  l,  p.  69). 


36  ORIGINES    DU    GAI    SAVOIR. 

la  vie.  Ces  troubadours  n'eurent  aucune  peine  à  subs- 
tituer à  cette  abstraction  la  Mère  du  Christ.  La  trans- 
formation fut  si  insensible  qu'on  a  de  la  peine  quel- 
quefois, dans  les  œuvres  des  derniers  troubadours,  à 
reconnaître  les  poésies  profanes  des  poésies  religieuses. 
Les  chansons  à  la  Vierge  se  multiplièrent  sous  l'œil 
bienveillant  de  l'Église;  elles  servirent  à  désarmer  sa 
rigueur,  si  tant  est  d'ailleurs  qu'elle  fût  très  sévère;  et 
elles  furent  un  des  derniers  charmes  de  la  poésie  mé- 
ridionale expirante. 

Or,  depuis  le  milieu  du  treizième  siècle,  date  où 
cette  transformation  de  la  poésie  profane  devient  sen- 
sible, le  culte  de  la  Vierge  n'avait  cessé  de  devenir  de 
plus  en  plus  populaire.  Les  troubadours  de  i32o  ne 
suivirent  pas  seulement  une  tradition  déjà  établie  ;  ils 
se  conformèrent,  sans  grande  contrainte,  aux  goûts  de 
leur  temps  ;  et  sans  déplaire  à  l'Église  et  à  ses  repré- 
sentants, ils  surent  plaire  aux  laïques  ;  double  raison 
qui,  si  elle  ne  suffît  pas  à  leur  donner  ce  qui  leur 
manquait  le  plus  —  et  qui  n'était  rien  moins  que  le 
sens  de  la  poésie  —  explique  au  moins  le  succès  très 
vif  de  leur  entreprise. 

C'est  aussi  à  une  tradition  établie  qu'ils  se  confor- 
maient quand  ils  insistaient  sur  la  valeur  moralisa- 
trice de  la  poésie.  Les  troubadours  de  la  décadence 
l'avaient  dit  dans  leurs  œuvres  didactiques  et  Guiraut 
Riquier  y  insiste  à  plusieurs  reprises  :  la  poésie,  même 
ou  surtout  la  poésie  amoureuse,  est  une  école  de  vertu. 
La  conception  de  l'amour  chez  les  troubadours  de  la 
période  classique  explique  la  vérité  fondamentale  de 
cette  affirmation.  Guilhem  Molinier  et  ses  compa- 
gnons étaient  dans  la  tradition  de  la  poésie  méridio- 


ORIGINES    DU    GAI    SAVOIR.  87 

nale  quand  ils  écrivaient  des  déclarations  aussi  carac- 
téristiques que  les  suivantes  :  «  Tout  liomme  me 
paraît  être  d'une  opinion  absurde,  qui  par  mépris  dit 
mal  du  Gai  Savoir...  car  de  la  poésie  l'âme  et  le  corps 
prennent  bonne  doctrine  et  elle  ôte  souvent  l'occasion 
du  péché...  Savoir  écrire  en  vers  est  donc  œuvre  très 
bonne;  ne  l'a  pas  qui  veut,  mais  seulement  celui  à  qui 
Dieu  la  donne;  elle  efface  le  péché  et  nous  éloigne, 
comme  par  un  frein,  du  mal  ;  elle  sème  les  bonnes 
vertus  et  la  (bonne)  doctrine.  Le  Gai  Savoir  ne  quitte 
pas  la  Compagnie  d'Amour  parfait,  qui  est  étranger 
au  vice...  Donc  qui  dit  du  mal  du  Savoir  loyal  et  ver- 
tueux paraît  dévoré  par  la  jalousie  ;  il  est  sot  et  fat, 
fou  et  mauvais.  » 

A  cette  déclaration  si  nette  on  pourrait  en  ajouter 
d'autres;  elles  confirmeraient  simplement  le  caractère 
religieux,  moral  et  didactique  de  cette  poésie,  où  se 
retrouve  comme  un  écho  des  poètes  de  la  décadence 
méridionale,  mais  avec  beaucoup  moins  de  talent.  Le 
titre  du  recueil  pouvait  prêter  à  l'équivoque1  et  il  fal- 
lait l'expliquer.  L'explication  est  donnée  au  début  de 
la  partie  didactique.  Elle  se  trouvait  déjà  indiquée  dans 
un  passage  de  la  lettre  annonçant  la  publication  des 
Leys  :  «  Qu'à  cette  source  personne  ne  vienne  avec  un 
cœur  rude,  avare  ou  lâche...,  car  l'eau  lui  paraîtrait 
amère...  Mais  que  ceux  qui  aiment  d'amour  parfait, 
lequel  perd  son  nom  et  lui  échappe,  quand  péché 
l'assaille  et  le  saisit...  veuillent  user  de  cette  eau  vive.  » 
Le  péché,  c'est  l'amour  profane;  amour  ne  mérite  plus 

1.  Le  titre  ne  fut  pas  donné  au  hasard  :  «  Les  dits  sept  sei- 
gneurs voulurent  que  ces  règles  fussent  appelées  :  Leys  d'Amors.  » 
(Leys,  l,  p.  i5.) 


38  ORIGINES    DU    GAI    SAVOIR. 

son  nom  î  Mais  voici  le  Dieu  auquel  les  Mainte- 
neurs  élèvent  un  temple  :  «  Amour  est  bonne  vo- 
lonté, plaisir  et  désir  de  bien  et  déplaisir  du  mal  qui 
vient1.  » 

C'est  une  définition  que  n'aurait  pas  contresignée  le 
joyeux  et  réaliste  comte  de  Poitiers  ni  même  le  gra- 
cieux Bernard  de  Vcntadour,  mais  elle  aurait  plu  à 
Pons  de  Capduelh  qui  disait  de  l'amour  qu'il  est  «  la 
source,  le  chef  de  tous  les  autres  biens2  »;  Guiraut 
Riquier  l'aurait  trouvée  conforme  à  ses  propres  théo- 
ries3; mais  celui  auquel  celle  définition  aurait  paru  le 
plus  exacte,  c'est  le  troubadour  qui  avait  écrit  que  «  de 
l'amour  naît  la  chasteté  »,  c'est  le  troubadour  toulou- 
sain Guilhein  Montanhagol.  Celui-ci  est,  en  effet,  un 
de  ceux  qui  ont  su  le  mieux  exprimer  la  nouvelle 
conception  de  l'amour  au  milieu  du  treizième  siècle. 
«  Les  amants  doivent  bien  servir  de  bon  cœur  Amour, 
car  l'amour  n'est  pas  un  péché,  mais  une  verlu,  qui 
rend  les  mauvais  bons  et  les  bons  meilleurs  et  met 
l'homme  en  voie  de  bien  faire  tous  les  jours;  et 
d'amour  vient  la  chasteté4,  car  qui  s'entend  bien  en 
amour  ne  peut  par  la  suite  mal  se  conduire.  »  Guiraut 
Riquier  va  plus  loin,  dans  son  commentaire  de  la  cé- 
lère  chanson  de  Guiraut  de  Calanson  ;  l'amour  pur, 
éloigné  de  tout  désir  charnel,  si  tant  est  qu'il  puisse 
s'en  séparer,  lui  parait  être  de  nature  basse  et  vile;  il 


î.  I,  p.  69. 

2.  Amors  es  caps  de  Irasiolz  autres  bes.  (Astrucs  es  cel  cui  Amors 
le  joios.) 

'Ò.  Cf.  J.  Ànglado,  Le  troubadour  Guiraut  Riquier,  pp.  a5o-25i. 

4.  Quar  Amors  non  es  peccatz... 

E  d'Amor  mou  castitatz.  (Éd.  Goulet,  II,  str.  2.) 


ORIGINES    DU    GAI    SAVOIR.  3C) 

met  bien  au-dessus  l'amour  divin;  il  souhaite  de  voir 
le  «  palais  élevé  »,  où  il  jouira  «  de  la  paix  sans  fin, 
de  l'amour  sans  restriction,  des  biens  parfaits  sans 
dommage,  du  plaisir  sans  tristesse  et  de  la  joie  sans 
désir.  »  Telle  est  la  théorie  que  le  dernier  troubadour 
développait  en  1284  —  quarante  ans  avant  la  fonda- 
tion du  Consistoire  de  la  Gaie  Science  —  dans  un 
concours  poétique  où  il  obtint  le  prix,  à  la  Cour 
d'Henri  II,  comte  de  Rodez.  Le  rédacteur  des  Leys  au- 
rait pu  emprunter  à  l'un  de  ces  épigones  sa  définition 
de  l'amour. 

Gomme  Montanhagol,  Guiraut  Riquier  et  leurs  con- 
temporains, Molinier  appartenait  à  une  société  où  do- 
minaient les  préoccupations  morales  et  religieuses. 
Depuis  la  Croisade  contre  les  Albigeois,  depuis  l'éta- 
blissement de  l'Inquisition,  la  société  méridionale  — 
et  plus  encore  la  société  de  la  capitale  intellectuelle  du 
Languedoc  —  avait  changé.  C'est  un  reflet  de  ce  chan- 
gement qu'il  faut  voir  dans  cette  conception  de  l'Amour. 
Elle  n'était  pas  nouvelle  au  quatorzième  siècle  :  elle 
datait  déjà  de  loin. 

C'est  que  l'École  de  Toulouse  ne  naquit  pas  sponta- 
nément à  la  voix  des  sept  «  seigneurs  »  qui  la  fondè- 
rent en  i323.  Elle  continuait,  peut-être  sans  s'en  dou- 
ter, les  traditions  d'un  milieu  où  Riquier  avait  joué  un 
assez  grand  rôle.  Les  troubadours  qui  fréquentèrent  la 
cour  du  comte  de  Rodez,  en  particulier  Folquet  de 
Lunel  et  Serveri  de  Girone,  se  distinguent  par  un  goûl 
très  vif  de  la  poésie  morale  et  religieuse.  Us  ne  le  pri- 
rent peut-être  pas  dans  ce  milieu;  mais  comme  la  cour 
du  comte  de  Rodez  était  une  des  dernières  sociétés  du 
Midi  où  l'on  cultivât  la  poésie,  il  s'y  forma  une  sorte 


AO  ORIGINES    DU    GAI    SAVOIR. 

d'Ecole1.  L'influence  de  ce  que  nous  avons  appelé  ail- 
leurs l'École  de  Rodez  se  prolongea  jusqu'au  seuil  du 
quatorzième  siècle. 

Le  comte  Henri  mourut  en  i3o2.  Les  traditions  lit- 
téraires continuaient  à  se  maintenir  dans  le  Rouergue 
et  dans  la  contrée  voisine,  l'Albigeois;  quelques  trou- 
badours de  l'école  toulousaine  sont  originaires  de  ces 
régions.  Guillaume  d'Alaman  avait  l'âge  d'homme  à  la 
mort  du  comte  Henri.  Il  est  tout  à  fait  vraisemblable, 
comme  l'a  fait  remarquer  Ghabaneau,  que  le  père  du 
plus  grand  troubadour  de  l'école  toulousaine,  Raimon 
de  Cornet,  a  connu  le  milieu  qu'avaient  fréquenté 
Riquier,  Folquet  de  Lunel,  Serveri  de  Girone  et  les 
avait  peut-être  connus  eux-mêmes.  Que  l'on  se  rap- 
pelle enfin  que  Raimon  de  Cornet  est  né  dans  le 
Rouergue,  aux  environs  de  i3oo,  et  l'on  ne  sera  pas 
étonné  qu'il  ait  pu  hériter  de  son  père,  et  sans  doute 
aussi  de  quelques  autres  troubadours  survivants  du 
treizième  siècle,  des  goûts  et  des  traditions  de  l'école  de 
Rodez  que  l'école  de  Toulouse  allait  faire  revivre.  C'est 
donc  lui  qui  formerait  avec  son  père  «  comme  un 
trait-d'union  entre  ce  dernier  foyer  de  l'ancienne 
poésie  provençale  et  celui  que  les  sept  bourgeois  de 
Toulouse  tentèrent  de  rallumer  dans  la  patrie  de  Peire 
Yidal  et  d'Aimeric  de  Pégulhan2.  » 

Les  sept  mainteneurs  de  i323  trouvaient  donc  un 
terrain  tout  préparé.  La  poésie  n'était  point  tout  à  fait 
morte  dans  le  Languedoc,  car  c'est  dans  cette  province 
que  la  poésie  méridionale,  à  la  fin  du  treizième  siècle, 

i.  Nous  citons  ici  une  partie  de  la  conclusion  de  notre  étude 
sur  Guiraut  Riquier,  p.  338  et  sq. 

2.  Chabaneau-Noulet,  Deux  manuscrits  provençaux,  XXVIII,  n.  i. 


ORIGINES    ni     GAI    SAVOIR.  /|  I 

parait  avoir  le  mieux  résisté.  Il  y  avait  surtout  une 
tradition  que  les  poètes  toulousains  ne  Puent  que  re- 
prendre. Les  troubadours  de  la  décadence  partageaient 
leur  talent  entre  la  poésie  profane  et  la  poésie  reli- 
gieuse. L'école  toulousaine  alla  plus  loin;  elle  n'admit 
plus  (jue  cette  dernière.  L'amour  de  Dieu  et  surtout  de 
la  Vierge  furent  à  peu  près  les  seuls  sentiments  qu'il 
lut  permis  d'exprimer. 

Malheureusement  les  thèmes  de  la  poésie  lyrique 
religieuse  ne  présentaient  pas  la  même  variété  que 
ceux  de  la  lyrique  profane.  Dès  le  treizième  siècle 
la  poésie  religieuse  avait  produit  ce  qu'elle  pouvait 
offrir  de  plus  intéressant.  La  chanson  d'amour  avait 
donné  avec  Folquet  de  Lunel  et  surtout  avec  Guiraut 
Riquier  la  mesure  de  la  grâce  et  du  charme  qu'on  y 
pouvait  atteindre.  On  ne  dépassa,  dans  la  nouvelle 
école,  aucune  de  ces  compositions.  La  monotonie  était 
facile  à  prévoir;  elle  caractérise  toute  la  poésie  florale 
du  quatorzième  et  du  quinzième  siècles.  Les  mai n te- 
neurs avaient  pris  soin  d'exclure  à  l'avance  tout  ce  qui 
pouvait  rompre  cette  monotonie.  Ils  n'admirent  d'au- 
tres genres  que  ceux  qu'on  avait  déjà  traités  et  où  de- 
puis longtemps  toute  sève  était  morte.  Que  l'on  songe, 
par  les  traditions  qui  sont  encore  vivantes  en  Langue- 
doc, au  profit  que  la  nouvelle  école  eût  tiré  des  genres 
populaires.  Par  là  encore  ses  représentants  furent  les 
continuateurs  d'une  littérature  aristocratique ,  faite 
pour  un  petit  nombre  de  privilégiés,  et  qui  ne  s'était 
presque  jamais  «  encanaillée  ».  La  poésie  nouvelle  ne 
fut  qu'une  poésie  de  forme.  On  renchérit  sur  les  diffi- 
cultés métriques  qui  étaient  de  mode  chez  les  trouba- 
dours; on  leur  emprunta  leurs  plus  graves  défauts,  les 

/i 


Il 2  ORIGINES    DU    G  M    SAVOIR. 

choses  caduques  :  la  rime  difficile  et  recherchée,  le 
style  obscur  ou  allégorique;  et  de  tout  cela  sortit  une 
poésie  correcte,  parfois  élégante,  mais  artificielle,  très 
froide  et  très  monotone,  à  qui  il  manquait  l'essence  de 
la  poésie,  qui  est  la  vie. 

Et  cependant  cette  poésie,  malgré  les  inspirations 
qu'elle  demanda  à  la  morale  et  à  la  théologie,  sciences 
austères  par  excellence,  eut  la  prétention  ou  tout  au 
moins  l'intention  d'être  «  gaie  ».  La  Gaya  Sciensa,  Lo 
Gay  Saber,  Las  Leys  d'Amors,  Las  Flors  del  Gay  Saber, 
noms  et  titres  gracieux  et  sonores  qui  éveillent  les 
joies  du  savoir,  de  la  science,  de  l'amour  ou  de  la 
poésie  et  non  celles  qui  proviennent  d'une  inspiration 
poétique  épurée  au  feu  de  la  saine  morale  et  de  l'ortho- 
doxie. C'est  que  tout  se  tient  dans  cette  doctrine, 
comme  dans  un  bon  raisonnement  logique.  Écoutez 
plutôt  le  début  des  Leys  :  «  Selon  ce  que  dit  le  philo- 
sophe, tous  les  hommes  du  monde  désirent  avoir  la 
science;  de  laquelle  naît  le  savoir;  du  savoir  la  con- 
naissance; de  la  connaissance  l'intelligence  :  de  i'intel- 
ligence  le  «  bien  faire  »  ;  du  «  bien  faire  »  valeur  (mé- 
rite) ;  de  valeur  renommée  ;  de  renommée  honneur; 
d'honneur  mérite;  démérite  plaisir;  de  plaisir  joie 
et  allégresse  ».  Il  manque  quelques  fils  dans  cette 
trame;  mais  la  chaîne  tient  assez  bien  et  nous  admet- 
trons, avec  l'auteur  des  Leys,  que  la  science,  ou  plutôt 
l'art  de  la  poésie,  engendre  la  joie  et  l'allégresse. 
D'ailleurs  ce  raisonnement  bien  étoffé  s'appuie  sur 
l'autorité  du  pseudo-Caton,  et,  ce  qui  vaut  mieux  pour 
nous  modernes,  sur  une  expérience  constante  :  «  Avec 
la  joie  et  l'allégresse  tout  homme,  quand  les  circons- 
tances le  demandent,  supporte  et  soutire  toutes  sortes 


ORIGINES    DU    GAI    SAVOIR.  43 

de  peines,  à  savoir  les  misères,  les  angoisses  et  tribula- 
tions par  lesquelles  il  nous  faut  passer  pendant  la  pré- 
sente vie;  avec  une  telle  joie  et  allégresse  l'homme 
devient  meilleur  dans  ses  bonnes  actions  et  sa  vie 
s'améliore  plus  qu'avec  la  tristesse;  car,  de  même 
que  la  joie  et  l'allégresse  réconfortent  le  cœur,  entre- 
tiennent le  corps,  conservent  la  valeur  des  cinq  sens 
corporels,  l'intelligence,  l'entendement  et  la  mémoire, 
et  font  la  vie  humaine  fleurie,  ainsi  chagrin  et  tris- 
tesse confondent  le  cœur,  gâtent  le  corps  et  dessèchent 
les  os,  détruisent  ladite  valeur  des  sens  et  font  paraître 
l'homme  plus  vieux  qu'il  n'est.  »  Dieu  même  ne  veut-il 
pas  qu'on  fasse  son  service  «  avec  joie  et  allégresse  de 
cœur  ?  »  N'avons-nous  pas  le  témoignage  du  Psalmiste 
qui  dit  :  «  Chantez  et  réjouissez-vous  en  Dieu  ?  »  La 
démonstration  est  péremptoire;  nous  comprenons 
maintenant  pourquoi  le  groupe  des  sept  troubadours 
toulousains  s'appela  le  Consistoire  du  Gai  Savoir  et  la 
Compagnie  Très-gaie  des  Sept  Troubadours  de  Toulouse. 
Toutes  leurs  pensées  et  tous  leurs  désirs  sont  «  de 
s'esbaudir  et  de  chanter  »  ;  ils  se  réunissent  en  un  lieu 
merveilleusement  beau  ;  ils  choisissent  pour  leur  fête 
le  joli  mois  de  mai1,  écrivent  leur  première  lettre  au 
«  pied  d'un  laurier2  »  ;  ils  envoient  à  leurs  premiers 
correspondants  salut  et  souhaits  de  vie  joyeuse;  Amour, 
qui  couronne  son  élu,  est  représenté  par  une  noble 
dame,  debout,  avec  une  contenance  plus  que  gaie 
(sobregaia  contenensa)  ;  tous  ces  détails,  cette  joie  naïve 

i.  Le  jorn  de  Santa  Crotz  de  mai 

On  eran  mant  trobador  gai. 

2.  Leys,  I,  12  ;  cf.  I,  32  :  En  un  vergier  delicios  dictadas. 

4. 


44  ORIGINES    T)V    GAT    SAVOIR. 

qui  court  à  travers  toutes  les  déclarations,  lettres  ou 
explications  du  début  semblent  annoncer  par  moments 
une  conception  un  peu  rabelaisienne  de  la  vie  et  même 
de  la  poésie;  une  composition  grossière1,  qui  détonne 
au  milieu  des  Leys,  nous  autoriserait  d'ailleurs  à  le 
croire.  Mais  cette  «  joie  et  allégresse  »,  dont  les  motifs 
sont  des  plus  nobles,  si  on  en  juge  par  le  début  des 
Leys,  est  une  joie  discrète  et  austère  ;  les  sept  trouba- 
dours la  conçoivent  comme  une  joie  raisonnable  et 
sans  doute  raisonnée;  elle  est  comme  l'amour  qui  ins- 
pire la  nouvelle  poésie;  elle  est  rassise  et  sage,  ordonnée 
pour  ainsi  dire  ;  la  mesure  en  contient  les  éclats  et  les 
élans. 

Le  Gai  Savoir,  c'est  bien  l'art  de  la  poésie  qui  met  la 
joie  au  cœur  des  hommes;  et,  à  ce  point  de  vue  élevé, 
nous  admettons  bien  volontiers  l'alliance  de  la  joie  et 
du  talent  poétique  et  l'influence  bienfaisante  de  la 
poésie  sur  les  esprits  et  les  cœurs;  mais  les  «  joies  » 
des  mainteneurs  de  ì'òz'ò  nous  paraissent  bien  austères 
ou  bien  fades,  selon  le  point  de  vue.  Le  culte  de  la 
forme  poussé  à  l'excès,  une  muse  déjà  astreinte  comme 
sous  Malherbe,  aux  règles  du  devoir,  un  domaine 
immense  interdit  à  l'inspiration,  tous  ces  empêche- 
ments étaient  déjà  une  assez  grande  gêne  pour  une 
âme  vraiment  poétique.  Les  rimeurs  s'en  accommo- 
dèrent sans  peine,  comme  dans  toutes  les  écoles  :  un 

i.  Bien  désignée  sous  le  nom  de  porqueira.  On  en  trouvera  les 
deux  premiers  couplets  au  tome  II,  p.  107  de  notre  édition  et  au 
tome  I,  p.  178  de  l'éd.  Gatien-Arnoult  ;  texte  complet,  G.  A., 
I,  a56  (96  vers).  Je  ne  sais  à  quel  hasard  il  faut  attribuer  la  pré- 
sence de  cette  étrange  poésie  dans  le  manuscrit  des  Leys.  Elle  est 
écrite  de  la  même  main  que  le  reste  du  manuscrit,  en  belle  place 
et  en  belle  écriture. 


ORIGINES    DU    GAI    SAVOIR.  /|5 

vrai  poète  aurait-il  pu  vivre  dans  cette  atmosphère  ? 
La  question  ne  se  posa  pas  !  Si  elle  s'était  posée,  il  est 
probable  que  ce  poète  aurait  été  gêné,  comme  Ronsard, 
par  des  règles  qu'il  se  serait  données  lui-même;  mais 
la  poésie  aurait  fini  par  jaillir. 


La  letra  per  di versas  regios,  ciutatz  notabblas  trameza, 
aprop  lo  complimen  d'aquest  libre  per  publicar  las 
presens  Leys  d'Amors,  e  las  très  joyas  qu'om  dona 
en  la  festa  del  Gay  Consistory  de  la  nobbla  Ciutat  de 
Tholoza,  et  per  significar  la  forma  e  la  guiza  del  segel 
del  dit  Consistory,  am  loqual  hom  sagela  verses,  chan- 
sons et  a  le  us  autres  dictatz  \ 


Als  hondratz  e  de  gran  nobbleza 
Miralh  e  lum  de  gentileza, 
Flor  de  tôt  bel  essenharnen, 
E  viva  font  d'azautimen, 
5     On  Pretz  florish  e  Valors  grana, 
Sostenh  de  la  Fe  crestiana, 

i.  Comme  complément  à  l'a  précédente  étude,  nous  donnons 
le  texte  de  la  lettre  par  laquelle  Guilhem  Molinier  annonce  au 
public  de  son  époque  la  «  promulgation  »  des  Leys  d'Amors  et 
la  fondation  des  trois  fleurs  primitives  (violette  d'or  fin,  souci 
d'argent  fin,  églantinc  d'argent);  l'auteur  fait  connaître  en 
même  temps  la  forme  du  sceau  du  Consistoire.  On  retrouvera 
cette  lettre,  déjà  publiée  par  Chabaneau  (Hist.  gén.  Lang.,  X) 
dans  notre  édition  des  Leys,  actuellement  sous  presse,  I,  pp.  38-45. 


La  lettre  transmise  par  diverses  régions  et  cités  notables, 
après  l'achèvement  de  ce  livre,  pour  promulguer  les  présentes 
Lois  d'Amour  et  faire  connaître  les  trois  fleurs  que  l'on  donne 
à  la  fête  du  Gai  Consistoire  de  la  noble  cité  de  Toulouse  et 
pour  signifier  la  forme  et  l'aspect  du  sceau  dudit  Consistoire, 
avec  lequel  on  scelle  vers,  chansons  et  autres  poèmes. 

Aux  très  nobles  et  honorés  Seigneurs,  miroirs  et  lumières 
de  noblesse,  fleurs  de  tout  bel  enseignement  et  source  vive 
de  gaieté,  où  Mérite  fleurit  et  Distinction  donne  son  grain- 
soutiens  de  la  Foi  chrétienne,  de  la  Loyauté  et  de  la  Droi, 


48  ORIGINES    DU    GAI    SAVOIR. 

De  Leyaltat  et  de  Drechura, 

Don  totz  le  nions  creysh  e  melhura 

Et  es  regitz  e  governatz  ; 

10         Als  exellens  e  redoptatz 

Reys,  princeps,  dux,  marques  e  comtes, 
Dalfis,  admiratz  e  vescomtes, 
Doctors,  maestres,  cavayers, 
Licenciatz  e  bacheliers, 

i5     Baros,  nautz  justiciers,  borgues, 
Aptes  escudiers  e  cortes, 
Avinens  mercadiers  e  gays, 
Francz  menestrals  sobtils,  e  mays 
A  totz  aycels  que  receubran 

29     Las  prezens  letras  o  veyran, 
Mas  quez  am  nos  sian  liât 
[Fo  10  ro]  En  la  fe  de  Gristiantat, 
De  part  nos  VII  Mantenedors 
Am  leyaltat  del  joy  d'Amors, 

25     Salut  a  trastotz  per  engal. 

Et  a  cels  que  son  majorai 


ture,  par  lesquels  le  monde  entier  s'accroît  et  s'améliore,  et 
par  qui  il  est  régi  et  gouverné; 

Aux  excellents  et  redoutés  Rois,  Princes,  Ducs,  Marquis 
et  Comtes,  Dauphins,  x\miraux  et  Vicomtes,  docteurs,  pro- 
fesseurs, chevaliers,  licenciés  et  bacheliers,  barons,  hauts 
justiciers,  bourgeois,  écuyers  gentils  et  courtois,  marchands 
avenants  et  gais,  libres  et  subtils,  et  à  tous  ceux  qui  rece- 
vront ou  verront  les  présentes  lettres,  pourvu  qu'ils  soient 
liés  avec  nous  en  la  foi  de  la  Chrétienté,  de  par  nous  Sept 
Mainteneurs  loyaux  de  la  joie  d'Amour,  Salut  à  tous  égale- 
ment. 

Et  à  ceux  qui  sont  au-dessus  des  autres  et  qui  tiennent  le 


ORIGINES    Di     GAI    SAVOIR.  V) 

E  teno  lo  mon  en  defensa, 

Honor  am  tota  revcrensa 

E  joy  en  Cel  qu'es  totz  Poders. 

3o         Quar  nos  somo  dreytz  e  devers 

De  publicar  e  luenh  e  près 

Las  Leys  d'Amors  e*l  bel  procès 

Nomnat  Las  Flors  del  Gay  Saber, 

Per  aquel  tostemps  mantener 
35     E  claramen  donar  entendre 

A  totz  cels  quel  voldran  aprendre, 

Quar  del  tôt  sciensa  rebosta 

Sembla,  cant  be  non  es  esposta, 

E  quar  valors  vol  que  s'espanda 
4o     Cauza  qu'es  d'exellensa  granda, 

Fam  vos  saber  generalmen 

Et  a  cascu  singularmen 

Que  las  Leys  e  Flors  sobredichas 

Atrobaretz  vas  nos  escrichas, 
45     Per  legir  tost  et  a  deliure 

Per  traslatar  o  far  escriure, 


monde  en  défense,  honneur  avec  toute  révérence  et  joie  en 
Celui  qui  est  tout  Pouvoir. 

Comme  le  droit  et  le  devoir  nous  invitent  à  publier  et 
loin  et  près  les  Lois  d'Amour  et  le  beau  traité  intitulé  Fleurs 
du  Gai  Savoir,  pour  le  maintenir  toujours  et  le  donner  clai- 
rement à  entendre  à  tous  ceux  qui  voudront  l'apprendre  (car 
science  semble  complètement  ensevelie,  quand  elle  n'est  pas 
bien  exposée,  et  car  le  devoir  veut  que  se  répande  une  chose 
qui  est  de  grande  excellence),  Nous  vous  faisons  savoir  à 
tous  en  général  et  à  chacun  en  particulier  que  ces  Lois  et  ces 
Fleurs  susdites  vous  les  trouverez  chez  nous  écrites,  pour 
les  lire  rapidement  et  pour  les   transcrire  ou  en  faire  des 


OO  ORIGINES    DU    GAI    SAVOIR. 

0  per  aprendre  la  maniera 
E  l'art  de  trobar  vertadiera 
Et  als  fis  aymans  gracioza. 

5o         Quar  aqui  la  font  habondoza, 
Am  viva  dotz  plazen  e  clara, 
Que  dictar  el  saber  déclara1, 
Poyretz  vezer  ayssi  preonda 
Ques  a  paucs  et  a  grands  habonda; 

55     Et  es  enayssi  compassada 
E  per  aytal  dever  dictada 
Que  l'anhels  y  pot  apezar 
Et  us  camels  per  tôt  nadar. 
Et  es  ayssi  la  fons  publica 

60     Qu'a  lunha  gent,  paubra  ni  rica, 
Nos  defen,  que  de  l'ayga  vuelha. 

Donx  près  de  la  font  se  recuelha, 
Gardan  la  dotz  qu'esser  li  dona, 


1.  En  haut  du  folio  (xive  s.)  :  Nota  preparationem  hujus  scien- 
cie  per  infrascripta.  » 


copies,  ou  pour  apprendre  la  manière  et  le  véritable  art  de 
trouver  si  agréable  aux  parfaits  amants. 

Car  vous  pourrez  voir  là  la  source  abondante,  aux  eaux 
vives,  agréables  et  claires,  qui  enseigne  l'art  d'écrire  en  vers; 
vous  pourrez  la  voir  si  profonde  qu'elle  abreuve  petits  et 
grands  ;  elle  est  ainsi  ordonnée  et  disposée  avec  un  tel  art  que 
l'agneau  peut  y  toucher  le  fond  de  l'eau  et  qu'un  chameau 
peut  y  nager  partout.  Et  cette  fontaine  publique  est  telle 
qu'elle  ne  refuse  son  eau  à  aucune  personne,  pauvre  ou 
riche,  qui  veut  en  boire. 

Donc  qu'il  se  recueille  près  de  la  fontaine  en  regardant  la 


ORIGINES    1)1     GAI    SAVOIR.  01 

Et  enayssi  de  l'ayga  bona, 
65     Doussa,  plazen  haver  poyra 
Cel  que  bos  dictatz  far  voira 
Am  bels  motz  plazens  et  ubertz. 

Quar  del  tôt  nos  appar  dezertz 

E  coma  squila  ses  batalh 
70     Dictatz  que  de  bos  motz  defalh, 

0  cant  lo  cove  costruir 

Tant  qu'om  non  pot  a  cap  venir; 

Empero  paraulas  escuras, 

0  per  semblansas  o  figuras, 
75     Fin  cor  e  sobtil  fan  alegre, 

Mas  que  sens  bos  s'en  puesca  segre, 

El  dictatz  en  ayssis  compassé 

Que  nostras  Leys  d'Amors  no  passe, 

Lasquals  del  tôt  volem  qu'om  tenga. 

80         Ad  esta  font  degus  no  venga 
Àm  rude  cor,  avar  ni  flac, 
Ni  fais,  enic,  sopte  ni  brac; 


source  qui  lui  donne  naissance  —  et  ainsi  il  pourra  avoir  de 
l'eau  bonne,  douce  et  agréable  — celui  qui  voudra  composer 
de  bons  poèmes,  avec  de  beaux  mois  avenants  et  clairs. 

Car  un  poème  où  le  style  fait  défaut  nous  paraît  nu;  il  est 
comme  une  cloche  sans  battant;  il  en  est  de  même  quand  il 
faut  le  construire  de  telle  sorte  qu'on  n'en  peut  venir  à  bout. 
Cependant  les  mots  obscurs,  ou  par  comparaisons  ou  par 
images,  rendent  joyeux  un  cœur  fin  et  subtil,  pourvu  qu'un 
sens  intéressant  puisse  en  sortir  et  que  le  poème  soit  établi 
de  telle  manière  qu'il  ne  viole  pas  nos  Lois  d'Amour,  que 
nous  tenons  à  voir  complètement  observées. 

A  cette  source  que  personne  ne  vienne  avec  un  cœur  rude, 


09  ORIGINES    DU    GAI    SAVOIR. 

Quar  l'ayga  l'amarejaria 
Tant  que  sabor  no  y  trobaria, 
85     [F0  10  v°]  Quar  hom  lay  on  hal  cor  s'enclina 

Mas  cil  ques  amo  d'amor  fina, 

Laquai  perd  son  nom  e  li  scapa 

Can  peccats  l'asalh  e  l'arapa, 

E  li  pros,  valen  e  gentil, 
90     Franc,  libéral,  gay  e  subtil 

Vuelhan  uzar  de  l'ayga  viva 

D'aquesta  font  mot  agradiva, 

Quar  ad  aytals  es  doussa  layga, 

0  sia  gens  clercils  o  layga. 
g5     Et  adonx  li  virtuos  riu, 

Delicios  et  agradiu, 

Qui  d'esta  font  proceziran 

Fulhar  e  reverdir  faran 

Aybres,  vergiers,  pratz  e  jardis; 
100         Don  chans  melodios  e  fis 

L'auzel  chantaran  per  los  camps, 

Per  los  sornsims  e  per  los  rams, 


hostile  ou  faible,  fourbe,  méchant,  irascible  ou  vil;  l'eau  lui 
paraîtrait  amère  au  point  qu'il  n'y  trouverait  pas  de  saveur, 
car  l'homme  va  où  son  désir  le  mène. 

Mais  que  tous  ceux  qui  aiment  d'amour  parfait,  de  cet 
amour  qui  perd  son  nom  et  disparaît  quand  le  péché  l'assaille 
et  le  saisit,  que  les  preux,  les  vaillants  et  les  nobles,  que  tous 
ceux  dont  l'esprit  est  élevé,  large,  gai  et  subtil,  viennent 
boire  l'eau  vive  de  cette  source  si  agréable;  car  à  ceux-là, 
clercs  ou  laïques,  l'eau  est  douer.  Alors  les  ruisseaux  abon- 
dants, délicieux  et  agréables,  qui  sortiront  de  cette  fontaine 
feront  feuiller  et  reverdir  arbres,  vergers,  prés  et  jardins.  Et 
les  oiseaux  chanteront  par  les  champs,  au  sommet  des  arbres 


ORIGINES    Di     GAI    SAVOIR.  53 

Per  dar  als  auzens  alegrier 
Et  abayshar  mant  cossirier; 
io5     Quar  trebalh  del  tôt  no  vol  claus, 
Qui  per  miels  obrar  vol  repaus, 
Quar  ses  aquel  vida  s'amerma. 

Saber1  vos  fam  qu'om  vos  coferma 

La  nobbla  festa  que  fam  say 
no     En  io  comensamen  de  may, 

On  donam  per  cauza  d'onor 

Al  plus  exellen  dictador, 

Per  vers  o  per  chanso  mays  neta, 

De  fin  aur  una  violeta2, 
n5     Et  aquo  meteysh  per  descort. 

E  per  mays  creysher  lo  déport 

i.  En  marge,  avec  une  main  :  «  Jutjamens  de  joyas.  » 
2.  Au  bas  de  la  page  (\ivc  s.)  :  «  Nota  hic  pro  que-  dictamina 
debent  indicare  singula  jocalia.  » 


et  dans  leur  ramure,  des  chants  mélodieux  et  fins,  pour 
donner  allégresse  à  ceux  qui  les  entendront  et  pour  diminuer 
maintes  tristesses;  celui  qui  cherche  le  repos  pour  mieux 
travailler  ne  veut  pas  un  travail  continu,  car  sans  repos  la 
vie  s'affaiblit. 

Nous  vous  faisons  donc  savoir  et  vous  confirmons  la  noble 
fête  que  nous  faisons  ici  au  commencement  de  mai,  où  nous 
donnons  pour  honorer  le  meilleur  poète,  pour  le  vers1  ou  la 
chanson  la  meilleure,  une  violette  d'or  fin,  et  de  même  poul- 
ie descort. 

Et  pour  mieux  accroître  la  joie  de  cette  fête,  nous  accoT- 

i.  Le  vers,  le  descort  et  la  danse,  et,  d'une  manière  générale, 
tous  les  genres  cités  ici  sont  des  formes  de  poésie  lyrique. 


54  ORIGINES    Ht      GAI    SAVOIR. 

D'aquesta  festa,  dam  per  dansa 
Am  gay  so,  per  dar  alegransa, 
Una  flor  de  gaug  d'argen  fi. 

120         E  per  sirventes  atressi, 
E  pastorelas  e  vergieras, 
Et  autras  d'aquestas  manieras, 
A  cel  que  (ms.  quel)  la  fara  plus  fina 
Donam  d'argen  tlor  d'ayglentina, 

125     Mas  quel  dictatz  del  tôt  s'acabe 
E  del  so  ques  tanh  no's  mescabe, 
Quar,  si  d'aquelh  defalh,  es  nutz 
0  coma  cel  qu'es  sortz  o  mutz. 

Temps  es  hueymays  ques  hom  concluza  ; 
i3o     Si  nostra  fons  vos  appar  cluza, 
Be  l'entendran  li  entendut; 
Et  amb  aytant  Dieus  vos  ajut 
Eus  haja  tostemps  en  sa  gracia. 
E  qu'aysso  nous  semble  fallacia, 


dons  pour  une  danse,  accompagnée  d'une  mélodie  gaie, 
pour  donner  allégresse,  une  fleur  de  souci  en  argent  fin. 

Et  de  même  pour  un  sirventes,  pour  une  pastourelle  ou 
une  vergiera'  et  autres  poésies  de  ce  genre,  à  celui  qui  la 
fera  la  plus  parfaite,  nous  donnons  une  églantine  d'argent, 
pourvu  que  le  poème  soit  parfait  et  qu'il  ne  manque  pas  de 
la  mélodie  qui  lui  convient;  car,  s'il  en  manquait,  il  serait 
nu  ou  semblable  à  un  sourd-muet. 

Il  est  temps  maintenant  de  conclure;  si  notre  source  vous 
parait  obscure,  les  bons  entendeurs  en  comprendront  bien 
le  sens;  et  avec  tout  cela  que  Dieu  vous  aide  et  vous  ait  tou- 
jours en  sa  grâce. 

i.  Poésie  lyrique  dialoguéc  où  figure  une  jardinière. 


ORIGINES    Dl     GAI    SAVOIR.  55 

i35     Quar  le  sagels  non  es  cum  sol, 

Ans  es  mudatz  am  nostre  vol1, 

E  que  la  vertatz  no  s  resconda, 

Aquel  es  en  forma  redonda. 

.1.  *S  dins  lo  selcle  redon 
i/jo     Vol  dir  sagel,  qui  be  l'expon  ; 

E  si  legir  après  voletz, 

Dels  VIF  mantenedors  havetz. 

De  la  viuleta  ditz  encara; 

Aprop  de  Tholoza  déclara  ; 
i/|5     Et  en  lo  mieg  es  en  figura 

[F0  11  r°]  Dona  de  mot  nobbla  natura, 

Avinens  et  plazens  e  bêla. 

E  quar  leyaltatz  la  capdela 

Et  en  totz  sos  faytz  es  honesta, 
i5o     Gorona  porta  sus  la  testa 

De  sobregrans  vertutz  ornada, 

Et  es  Amors  entitulada. 


i.  En  marge  :  00;  au  bas  de  la  page  sont  ces  mots  (xive  s.) 
«  Nota  formam  sigilli  00.  » 


Et  pour  que  ceci  ne  vous  semble  pas  une  tromperie  (car  le 
sceau  n'est  pas  le  sceau  habituel  et  nous  l'avons  volontaire- 
ment changé)  et  pour  que  la  vérité  ne  se  cache  pas,  celui-ci 
est  en  forme  ronde;  un  S  dans  le  cercle  veut  dire  Sceau,  si 
on  l'explique  bien  ;  si  vous  voulez  lire  ensuite,  vous  y  avez  : 
des  sept  mainte  ne  ur s;  il  y  est  question  encore  de  la  violette  et 
on  y  nomme  ensuite  Toulouse;  dans  le  milieu  est  représentée 
une  Dame  de  très  noble  nature,  avenante,  agréable  et  belle; 
comme  Loyauté  la  guide  et  qu'elle  est  honnête  dans  toute  sa 
conduite,  elle  porte  sur  la  tête  une  couronne  d'or;  elle  est 
ornée  des  plus  nobles  vertus  et  elle  est  appelée  :  Amour. 


56  ORIGINES    DU    GAT    SAVOIR. 

Libérais  es  e  gazardona 
Lo  sieu  fin  ayman  e  li  dona 
i55     Una  viuleta  d'aur  fi, 

Quar  am  cor  humil  et  acli 

.1.  vers  quez  ha  fayt  li  prezenta. 

De  pes  esta  la  dona  genta, 
Am  sobregaya  contenensa, 

160     Per  far  honor  e  reverensa 
Als  fis  aymans  et  aculir 
E  de  sos  juels  far  gauzir, 
Que  fan  dictatz  bels  e  subtils. 
Et  es  de  seda  verd  le  fils 

i65     Del  cordonet  que  rieg  e  guida 
La  cera  de  verdor  garnida. 

E  veus  del  sagel  la  diviza; 
E  quar  es  mudada  la  guiza, 
Per  so  vos  ho  significam, 
170     Et  en  penden  vos  sagelam 
Las  prezens  del  nostre  sagel 
N     0     V     E     L 


Elle  est  libérale  et  récompense  son  parfait  amant  en  lui  don- 
nant une  violette  d'or  fin,  car  d'un  cœur  humble  et  soumis 
il  lui  présente  un  vers  qu'il  a  composé. 

La  noble  Dame  est  debout,  avec  une  contenance  très 
joyeuse,  pour  faire  honneur  et  déférence  aux  parfaits  amants 
qui  font  des  poèmes  beaux  et  subtils,  pour  les  accueillir  et 
les  faire  jouir  de  ses  joyaux.  Le  fil  du  cordonnet  qui  guide 
et  conduit  la  cire  verte  est  en  soie  verte. 

Voilà  l'explication  du  sceau  ;  comme  la  forme  en  est  chan- 
gée, nous  vous  le  signifions,  et  nous  vous  scellons  les  pré- 
sentes lettres  en  y  suspendant  notre  nouveau  sceau. 


ORIGINES    DU    GAI    SAVOIR.  67 

A  sert  pauzat  al  reversait 

Del  mes  a  mens  per  nom  conlrari1; 
175     Claramen  podelz  haver  l'an 

Per  Crotz,  Marc,  Lac  e  per  Johan*\ 

En  .1.  vergier  garnit  de  Hors 

Am  diversitat  de  colors 

E  d'erbas  motas  vertuozas, 
180     Gitans  odors  meravilhozas, 

E  de  fruchiers  petitz  e  grans 

E  d'aybres  tôt  l'an  verdejans, 

On  auzem  diverses  auzels; 

Et  aqui  motas  acordansas 
i85     Fam  de  chansos,  verses  e  dansas, 

Am  sos  melodios  e  prims, 

A  m  distinctios  et  a  m  rims 

Sonans,  consonans,  leonismes. 

E  no  curam  de  lunhs'sofismes, 


1.  «  C'est-à-dire  «  A  très  del  mes  de  mai  »,  sert  étant  très  ren- 
versé et  mai  le  contraire  de  mens.  »  (Chabaneau.) 

2.  «  i356  (MGCCLVl)  en  prenant  toutes  les  lettres  à  valeur  nu- 
mérale de  ces  quatre  mots  et  les  plaçant  dans  l'ordre  convena 
ble.  »  (Chabaneau.)  L'ensemble  donne  le  3  mai  i35G. 


Vous  pouvez  entendre  clairement  l'année  par  Croix, 

Marc,  Lac  et  Johan;  c'était  en  un  verger  garni  de  fleurs  de 
couleurs  variées  et  de  nombreuses  plantes  rares  (?)  jetant  de 
merveilleux  parfums,  d'arbres  fruitiers  petits  et  grands  et 
d'arbres  qui  restent  verts  toute  l'année,  où  nous  entendons 
divers  oiseaux.  C'est  là  que  nous  faisons  de  nombreuses 
rimes  de  chansons,  de  vers  et  de  danses,  avec  des  divisions 
(de  strophes?)  et  des  rimes  assonantes,  riches,  léonines;  et 
nous  n'avons  cure,  dans  nos  discussions,  d'aucun  sophisme, 


58  ORIGINES    DU    GAI    SAVOIR. 

190     En  disputan,  mas  d'argumens 
Verays,  am  bels  motz  e  plazens. 

Foron  escriutas  e  dictadas 
Las  prezens  letras  e  donadas 
En  la  ciutat  de  gran  nobbleza, 
ig5     De  fìzeltat  e  leyaleza, 
Et  abondan  e  gracioza 
T     HO     LO     ZA. 


mais  nous  nous  soucions  d'arguments  loyaux,  exprimés  en 
termes  choisis  et  agréables. 

Les  présentes  lettres  furent  écrites  et  dictées  dans  la  cité 
de  grande  noblesse,  dans  la  cité  fidèle  et  loyale,  riche 
(accueillante?)  et  gracieuse  de  Toulouse. 


ToniOESE.         imp.    et    Lib.    Eonmito   Privât. 


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