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BIBLIOTHÈQUE
ÉCOLES FRANÇAISES D'ATHENES ET DE ROME
FASCICULE SOIXANTE ET ONZIEME
LES ORIGINES DU THEATRE LY1IQUE MODERNE. — HISTOIRE DE L'OPÉRA EN EUROPE
AVANT LULLY ET SCARLATTI
Par Romatn Rotxanp.
TOULOUSE. - 1MP. A. CHAUVIN ET FILS, RUE DES SALENQ'.'KS. 28
5
LES ORIGINES
DU
THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE
LES ORIGINES DU THEATRE LYRIQUE MODERNE
HISTOIRE
DE
L'OPÉRA EN EUROPE
AVANT
LULLY ET SCARLATTI
Romain ROLLAND
nf;ien élève de l'école normale supérieure
et de l'école française de rome
PARIS
ERNEST THORIN, ÉDITEUR
LIPIMIRE UKS ÉCOLES FRANÇAISES D* ATHÈNES ET DE HOME
1)1 COLLÈGE DE FRANCE, DE L'ÉCOLE NORMALE SUPÉRIEURE
ET DE LA SOCIÉTÉ DES ÉTUDES HISTORIQUES
4 , RUE LE 0OFF, 4
1895
A M. Auguste GEFFROY
DIRECTEUR DE L'ÉCOLE FRANÇAISE DE ROME
Témoignage de respect,
et souvenir affectueux des années passées au palais Farnèse.
Je me permets d'adresser tous mes remerciements à
ceux qui, au cours de ma mission en Italie, m'ont facilité,
par leurs conseils ou par leurs collections, ces recherches
artistiques; à M. le professeur Riccardo Gandolû, biblio-
thécaire du R. Istituto musicale de Florence ; au Revdmo
Padre Priore Dom Ambrogio Amelli, supérieur du Mont-Cas-
sin; à S. E. le prince Chigi. J'ai une reconnaissance toute
spéciale à M. le cavalier Berwin, le savant directeur de la
bibliothèque S. Cecilia, à Rome, dont j'ai mis si souvent
à contribution l'érudition sûre et l'obligeance infatigable.
J'ajouterai un regret : c'est d'avoir pu constater dans
trop de bibliothèques, un esprit étroit et hostile au travail,
qui n'est plus de notre temps. Entre toutes, je nommerai
celle du Conservatoire de Naples.
Février 1894.
INTRODUCTION
Le drame lyrique n'appartient pas seulement à la musique;
son histoire intéresse l'art tout entier. Dernier rameau de la
Renaissance , il a , depuis trois siècles , étendu sur l'Europe son
charme mystérieux. Le meilleur de la pensée allemande, jusqu'à
Lessing et Gœthe, se concentre dans la musique. Son mirage re-
couvre la décadence de l'Italie, et le génie dramatique de la race
s'y réfugie. En France, l'opéra a ruiné la tragédie et ouvert le
chemin au romantisme.
Sorti d'un chimérique effort pour imiter l'art grec , le drame
lyrique a été l'œuvre la plus originale peut-être de la civilisation
moderne. Œuvre d'art extraordinaire qui s'efforce de rendre ,
non seulement l'apparence poétique de la vie, mais la vie elle-
même, l'homme tout entier, l'arbre avec ses racines, le monde
des passions et des sentiments obscurs, — non tels que la raison
les retrouve et les classe, desséchés par l'analyse, — mais vivants,
frémissants, au sein même de l'action.
Si dans l'histoire des origines qui sont l'objet de cette étude,
les œuvres ne réalisent pas encore pleinement cet idéal, les ger-
mes apparaissent, la grande cathédrale sort de terre, et le plan
est conçu dans la tête des premiers créateurs.
C'est à honorer leurs efforts que ce travail est consacré, — à la
bonne terre italienne dont nous sommes sortis, à ce génie latin
qui n'a jamais cessé d'éclairer le monde du reflet joyeux de la
beauté.
*■
Nous étudierons ici la première période du drame lyrique en
Europe, période de réflexions fécondes et de recherches labo-
rieuses, qui commence vers le milieu du seizième siècle et aboutit
4 INTRODUCTION.
cent ans plus tard à la constitution définitive du théâtre d'opéra
dans tous les pays.
Dans un premier chapitre, nous verrons la vie s'introduire peu
à peu sous les formes glacées et purement architecturales de la
musique du moyen âge; l'esprit populaire, depuis longtemps
méconnu, y reprendra ses droits; le sentiment personnel s'épa-
nouira de nouveau parmi les abstractions des vieux contrepoin-
tistes. Des esprits hardis comme Josquin, des âmes tragiques
comme Palestrina, donneront conscience à la musique de son
pouvoir expressif. Etonnée de ses richesses, elle en cherchera les
limites ; elle s'efforcera d'appliquer cette force qui lui est révélée,
à la représentation de la nature et de l'âme. Les premiers nova-
teurs, sans renoncer encore aux formes du passé, feront pénétrer
l'esprit nouveau dans le Madrigal ancien, et des symphonies dra-
matiques à plusieurs voix, comme chez Vecchi de Modène, seront
les premiers essais du théâtre lyrique. Une seconde génération
de chercheurs , pour la plupart Florentins, s'attaque à la forme
même, et étudiant longuement les rapports de la parole au chant,
et de l'expression dramatique à la musique, crée le style récitatif,
qui deviendra l'instrument de l'art nouveau. Le génie de Monte-
verde donne presque aussitôt aux tentatives de Péri et Gaccini
une consécration retentissante. La cause de l'opéra est grâce à lui
gagnée ; il se développe rapidement dans toutes les villes d'Italie ;
il prend part à toutes les fêtes de Florence et de Rome ; les Bar-
berini lui donnent dans leur palais un somptueux asile; les
grands seigneurs rivalisent de faste dans la protection qu'ils lui
accordent. Les noms de Gagliano, Francesca Gaccini, Vitali,
Mazzocchi, Stefano Landi, Michelangelo Rossi, Marazzoli, Loreto
Vittori, illustrent ces efforts. Malheureusement, à rester enfermé
dans cette société factice , l'opéra prend vite un caractère conven-
tionnel ; il s'étiole , et finirait par disparaître , si dans le même
temps il ne trouvait de plus libres refuges et des formes plus
spontanées, où se conservent et se développent des germes de
vie populaire : c'est la comédie musicale de Florence (théâtre de
la Pergola); c'est l'opéra historique de Venise, le drame patrioti-
que de Lucques, le mélodrame napolitain , imprégnés de la forte
senteur du terroir italien. Enfin , quelques génies , recueillis et
concentrés, donnent à la pensée de la race son expression la plus
profonde : le Romain Garissimi dans l'oratorio ; Provenzale, de
Naples , dans l'opéra.
Le drame lyrique s'étend en dehors de l'Italie. Les élèves de
Gabrieli et de Monteverde le portent en Allemagne. Schùtz s'y
INTRODUCTION. 5
essaie dès 1627. Les malheurs de la patrie ne sont pas favorables
aux fêtes artistiques; mais en attendant les temps meilleurs, le
génie dramatique de l'Allemagne se forme dans les admirables
symphonies sacrées de Schùtz. Quand la paix est revenue , les re-
présentations musicales s'établissent à Munich et à Vienne, et se
succèdent sans interruption avec un faste princier. Mais l'italia-
nisme envahit les cours allemandes, et l'esprit national est dé-
bordé parles productions étrangères, corrompu par le goût napo-
litain. Le théâtre populairede Hambourg amène un commencement
de réaction, et Keiser donne à l'opéra droit de cité en Allemagne.
Dans le même temps, la France instruite par les Italiens, après de
longs tâtonnements, réalise, avec Lully, le théâtre lyrique qu'elle
avait en vain tenté avec ses seules ressources, dès la fin du sei-
zième siècle, sous l'impulsion de Baïf. Peut-être le génie du Flo-
rentin a-t-il contribué cependant à nous éloigner d'une forme
plus nationale du théâtre de musique, et telle que, par exemple,
Saint-Evremond l'avait conçue, et Molière esquissée. Enfin un
reflet de l'opéra d'Italie pénètre jusqu'à Londres, où Purcell
donne, à la fin du dix-septième siècle, les modèles presque uni-
ques de l'opéra anglais.
Sous l'action de tant d'efforts et de travaux artistiques, l'opéra
arrive vers 1680 à la perfection de la forme. Malheureusement,
cette splendeur d'expression correspond en Italie au vide de la
pensée. La décadence des mœurs, l'affaiblissement de la person-
nalité , coïncidant avec les progrès purement extérieurs réalisés
dans la musique, semblent faire de l'époque d'Alessandro Scar-
latti, à la fois un sommet et un terme pour l'art.
Il ne s'arrêtera point cependant. La vie italienne a une force de
résistance qu'on ne saurait prévoir, et qui a raison des circon-
stances où l'on croit qu'elle va disparaître. Les germes populaires
éclos au dix-septième siècle, se développeront au dix-huitième
dans l'opéra buffa. D'ailleurs, l'impulsion est donnée. L'Allema-
gne et la France, formées par l'Italie, compléteront son œuvre,
et lui renverront à leur tour la lumière qu'elles ont reçue d'elle,
et qu'elle semble avoir perdue.
On s'étonnera peut-être qu'ayant à étudier les origines de notre
drame lyrique, nous ne les cherchions pas au delà du seizième
siècle italien. Chacun sait que le moyen âge a possédé dans ses
6 INTRODUCTION.
mystères un théâtre musical , où le nôtre peut reconnaître une
partie de ses traits (1). Ces mystères, à leur tour, sortent des dra-
mes liturgiques du onzième siècle , et ceux-ci des tropes de
l'Eglise des neuvième et dixième siècles (2).
Enfin ce n'est pas en eux-mêmes que les premiers docteurs de
l'Eglise avaient trouvé le secret de joindre le plaisir des sons à
l'émotion de la parole, et de faire de la musique l'expression vi-
(1) A vrai dire, la partie musicale des Mystères semble avoir consisté en
intermèdes, ou chœurs, sans rapport essentiel à l'action, plutôt qu'en décla-
mation chantée et en harmonies faisant corps avec le drame. Les rensei-
gnements sont d'ailleurs médiocres , et presque tous les historiens se bor-
nent à copier, les uns après les autres, un passage du Daniel Ludus
(25 décembre 1230, Beauvais) , où le cortège de Darius chante au son des
instruments (tambours et instruments à cordes) : « Ecce rex Darius; » ou
bien une indication préliminaire du Mystère de l'Incarnation (1474, Rouen),
suivant laquelle le chœur des anges, entrecoupé des réponses d'instruments
derrière la scène (violon, trompette, orgue), chante non seulement à l'unis-
son, mais en parties, alternant avec des soli. La plupart des chœurs de ce
dernier genre ne sont pas écrits ; leur place est seulement indiquée dans le
texte. Des chœurs d'un rapport lointain avec le drame, chœurs de parade ou
d'édification, comme dans Bach (dès la Représentation d'Adam, du
XIIe siècle), des chansons, parfois comiques, souvent bouffonnes, entre
deux scènes tragiques, des prologues, entr'actes , épisodes instrumentaux,
telle semble avoir été la musique des Mystères. Ce n'est que par exception,
et moins par essai de récitation notée, que do couleur locale, à ce qu'il
semble, que l'on voit un personnage (un David, par exemple, Mystère de
la Nativité) déclamer au son d'un instrument (harpe). — Voir : Coussemaker,
Les drames liturgiques, in-4°, 1860. Lavoix fils, Histoire de l'instrumen-
tation, in-8°, 1880. M. Sepet, Les prophètes du Christ, in-8°, 1878. Danjou,
Revue de musique religieuse, t. IV, 1847. Petit de Julleville, Histoire du
théâtre en France, 1880, I, 291 et suiv. F. Clément, Liturgie, musique et
drame du moyen âge (Annales archéologiques, 1847 et suiv.).
Voir aussi, pour l'Allemagne, le dixième volume de la Publihation aelterer,
praktischer, und theoretischer Musihwerhe, vorzugsweise des XV und
XVI Jahr., par R. Eitner, 1881 , Berlin. — On y trouvera une Marienklage
du quatorzième siècle (mss. XVe s., de Berlin), dialogue en plain-chant
entre Marie et Jean, et un Geistlich Spiel du seizième siècle, la Chaste
Suzanne (1535, Zwickau. Paulus Rebhun) , dont le premier et le deuxième
actes sont terminés par un duo choral en style sacré.
Plus important pour la musique est le genre dont Adam de la Halle fut
le plus célèbre représentant. Le Jeu de Robin et de Marion unit véritable-
ment la musique à la poésie par des couplets et des dialogues chantés.
Mais il est encore très loin du drame lyrique. Les airs n'y sont qu'un amu-
sement poétique , une parure de l'action. Nous y reviendrons dans le cha-
pitre de l'opéra français. On y peut voir le premier essai d'opéra-comique.
Mais le drame lyrique a de tout autres origines.
(2) Léon Gautier, Hist. de la poésie liturgique au moyen âge : Les tropes.
Paris, 1886.
INTRODUCTION. 7
vante qui transporte au cœur de la foule l'esprit de l'Evangile.
Ils l'avaient hérité de l'antiquité grecque, et il n'est plus douteux
que la tragédie d'Eschyle ou d'Euripide, et la comédie d'Aristo-
phane, aient réalisé, voici vingt siècles, l'harmonieuse union des
arts dans le théâtre, que Wagner voulut retrouver (1).
Mais dans l'histoire de la civilisation , les premiers inventeurs
comptent souvent moins que ceux qui rétablirent la tradition in-
tellectuelle et pratique, qui nous fit ce que nous sommes. Les
idées se sont perdues dans le monde à plus d'une reprise; et com-
bien de fois a-t-il fallu les inventer à nouveau pour que l'huma-
nité en eût enfin conscience! En art, les derniers inventeurs sont
plus importants que les premiers, bien que souvent moins grands.
Les uns donnent à nos idées leurs lettres de noblesse; les autres,
la forme définitive sous laquelle elles vivront, nourries de leur
pensée et vraies filles de leur âme.
Il en est ainsi du drame musical moderne. Les éléments lyri-
ques conservés de l'antiquité au moyen âge n'eussent jamais
suffi à lui donner naissance; il fallait une cause nouvelle. Bien
que l'histoire d'aujourd'hui, éprise des infiniment petits et des
évolutions indéfinies, n'admette guère pour les idées les commen-
cements soudains, le drame lyrique, perdu au quinzième siècle,
naît véritablement à la fin du seizième. Il eut même grand peine
à s'élever de nouveau dans la pensée moderne. Et si le souvenir
confus de l'art antique ne lui fut pas d'un médiocre secours, ce
n'est pourtant pas dans cet art, aux exemples inconnus, qu'il faut
chercher ses origines ; c'est dans le réveil de la personnalité, dans
un effort de la raison, et l'observation de la nature, comme ledit
le plus illustre des précurseurs de Lully, Monteverde (2). Il ne se-
rait pas plus légitime d'étudier, à propos de leurs essais , les
œuvres du moyen âge qu'ils ignoraient, ou de l'antiquité, à peine
entrevue de nos jours ,vque de faire l'histoire de la peinture an-
tique à propos de celle de la Renaissance.
(1) On sait que Wagner s'est souvent réclamé, pour ses réformes, de ces
lointains souvenirs. Il semblerait même que le théâtre grec ait été plus près
que le nôtre du véritable idéal du drame lyrique, si l'on admet les savantes
études modernes, fondées sur la croyance à une musique inhérente à la
poésie grecque, à une musique intérieure, liée aux vers par la métrique, qui
serait déjà une musique à elle seule, et comme le squelette des rythmes
musicaux dépouillés de leurs mélodies. — Gevaert, Histoire et théorie de
la musique grecque, 2 vol. grand in-8°, 1875-81. A. Croiset , La poésie de
Pindare et les lois du lyrisme grec, in-8°, 1880.
(2) Melodia overo seconda pratica musicale, 1634, Venise. Voirchap.lV.
8 INTRODUCTION.
Il est bon seulement de reconnaître qu'ici comme ailleurs la
pensée moderne s'est souvent donné bien du mal pour retrouver
des idées familières à l'antiquité. Au reste, ce n'est pas rabaisser
l'esprit humain que de croire qu'il vive éternellement sur les
mêmes idées ; c'est la preuve qu'elles sont bonnes. On ne croit
pas humilier ni Wagner, ni Gluck en disant qu'ils ont repris des
théories clairement formulées plusieurs siècles avant eux. Ce
serait un grave argument contre la vérité de leur art, qu'il ait
fallu les attendre pour trouver ces pensées. Ils n'ont fait que les
dire avec une force plus grande. C'est assez pour nous exciter à
l'action. Il ne s'agit pas de penser des choses nouvelles ; il s'agit
d'être nouveau à les penser, d'apporter à sentir les vérités, qui
sont le fonds commun des siècles, la sève d'une jeune nature qui
ne les a pas encore vécues pour son compte et jouit passionné-
ment de les éprouver en soi pour la première fois. C'est quelque
chose d'ajouter la nuance de son regard, les couleurs de son âme
à la vision multiple de l'unique Beauté. Ainsi l'œuvre d'art des
siècles chaque jour s'enrichit.
Cette étude du passé nous protège aussi bien contre l'orgueil
que contre le découragement. La décadence éprise d'elle-même et
l'énervement blasé d'une élite se plaît à croire que, notre art
ayant atteint son faîte, rien ne reste à dire après nous.
On peut consoler ces découragés en leur rappelant que pour la
musique même, principal objet de leurs soucis, ils ont eu des
ancêtres dès le quinzième siècle, — dès l'antiquité grecque (1).
Il a toujours semblé que la musique était arrivée à sa perfection
et qu'il n'y fallait plus toucher. Comme il n'a jamais non plus
(i) Platon trouve déjà que la musique de son temps est corrompue (Lois,
III, 700). Aristoxène de Tarente fait commencer la décadence de la musique
à Sophocle. Platon, d'un goût plus pur, n'admet guère que les mélodies
d'Olympe (VIP s).
Giovanni Spataro, qui vivait à Bologne à la fin du quinzième siècle, s'in-
dignait contre cette prétention de l'élite, que l'art (la musique) avait atteint
sa perfection, il affirmait avec énergie le droit des novateurs à pousser
toujours plus avant, sans se laisser lier par les règles du passé :
. « Che essendo la musica arte libérale l'ô da credere che li soi termini
sono senza fine, e che quello che oggidi sanno li musici e compositori è la
superficie di quello che se pô sapere. » (Mss. Vat., N. 5318: copie 1774.
Bologne.)
« Che se in musica non era licito fare, se^non quello che se trovava facta,
che il sequitaria che Tarte musica sarià finita et consumata. » (Id.t p. 429.)
Il est remarquable^que beaucoup dejses préceptes sont conformes à ceux
de Monteverde, de Gluck, de Mozart et de Wagner.
INTRODUCTION. 9
manqué de génies pour la faire avancer, il faut nous rassurer :
le champ de l'art est vaste, il ne l'a pas rempli.
A ces encouragements pour l'action l'histoire de la musique
joint peut-être des secours inattendus pour l'intelligence du passé;
elle apporte à l'histoire générale des ressources nouvelles. De
tout temps on a senti les liens qui unissent l'art d'une nation au
reste de sa vie et les lumières qu'une œuvre jette sur le caractère
d'une époque. Aucun art ne peut rendre plus de services de cette
sorte que la musique. — L'œuvre du peintre nous apprend la
façon dont les siècles passés voyaient les objets extérieurs et les
déformations que leurs yeux et leur esprit imprimaient à la na-
ture. Mais la nature immuable est toujours le modèle qu'ils s'ef-
forcent de rendre. La musique, au contraire, a pour matière l'es-
sence même du cœur et sa diversité infinie (1). Plus intime que
la poésie, dont la langue, empruntée aux rapports journaliers,
est marquée d'images extérieures, d'expériences pratiques, d'éti-
quettes d'objets, sous l'empreinte desquelles se dessèche à demi
l'émotion primitive enfermée dans le mot, la musique est l'ex-
pression immédiate et profonde du sentiment; elle sourd avec lui
de sa fraîcheur native avant qu'il ne se soit flétri au contact de
l'action ; elle est le monologue poétique de l'âme en sa retraite
de mousse où nul bruit ne vient troubler le murmure de son petit
ruisseau ; — si naturelle et spontanée que sa langue mystérieuse
ne semble pas distincte de l'objet qu'elle représente, et que, chez
les génies, l'expression est le reflet exact du sentiment, sans que
l'artiste ait souvent conscience de ce dernier. Cette inconscience
même est une garantie de sa sincérité. Quelques pages d'un
grand musicien apprennent plus sur son âme que ses biogra-
phies ou ses lettres. La phrase mélodique, modelée sur l'émotion
vivante, avant que la raison ait pu la déformer, est comme la
chair immatérielle de son cœur. Les harmonies qui viennent
vêtir le thème de leurs caresses subtiles nous instruisent sur les
sens de l'artiste. On retrouve dans le rythme, si je puis dire, la
largeur de sa poitrine, sa respiration morale. Et le développement
des phrases, la marche du morceau parlent éloquemment de son
intelligence, du mécanisme de ses idées, de l'ordre et de la raison
(1) « L'organe du cœur, » dit Wagner, « est le son; la musique est son
langage artistique; elle est l'amour qui s'épanche et débordo du cœur, »
10 INTRODUCTION.
qui régnent dans son cerveau. — Nul doute qu'à des âmes rebelles
aux impressions musicales une telle analyse n'offre un aspect
chimérique dont il est facile de se railler. Elle exige d'ailleurs
une finesse de cœur, une prudence d'imagination, faute de quoi
on s'expose'à de ridicules erreurs, à moins d'être doué de la divi-
nation violente avec laquelle un Wagner lit dans l'âme d'un
Beethoven (1). Mais la difficulté d'un art n'est pas un argument
contre lui, et bien que la parole soit infiniment plus claire que
la musique, la critique littéraire s'est quelquefois trompée; cepen-
dant ses erreurs n'ont jamais empêché les hommes de prétendre
lire dans les ouvrages ni même dans le cœur d'autrui.
Cette absolue naïveté des grandes œuvres musicales, cette pro-
fondeur d'origine, les pourront rendre utiles à la connaissance
intime de Fliistoire, des mouvements secrets de la pensée hu-
maine. Ce n'est pas ici le lieu de rechercher dans quelle mesure
les génies représentent vraiment leur époque et leur race. Mais
nous ne pouvons admettre l'idée, trop souvent exprimée, que la vie
extérieure d'un peuple est en rapport étroit avec sa valeur morale,
et que les résultats de son action, ses victoires et ses défaites sont
l'histoire exacte de son âme. Cette superstition de la force maté-
rielle ne nous semble pas seulement féroce ; elle est injuste et
fausse, et nous aurons occasion de le montrer à propos de l'Italie
et de l'Allemagne au dix-septième siècle. Et qui donc jugerait de
la grandeur de Florence par son anarchie politique, et de l'Italie
par la lâcheté de ses armes dans les" guerres des quinzième et
seizième siècles! Chez un peuple comme les Grecs, où le corps et
l'esprit sont harmonieusement unis et vivent de la même vie, on
peut à la rigueur tirer des variations politiques, des conséquences
intéressant le génie tout entier. Il n'en va pas de même ailleurs,
et surtout dans le Nord, où chez les nations, comme chez les in-
dividus, la grandeur du génie se réfugie souvent dans la pauvreté
du corps. Pour juger de ces peuples, la marche des armées de
Turenne et de Condé, ou la diplomatie de M. de Lionne ne suffi-
sent pas, et la vue attentive d'un malheureux artiste réfugié dans
sa pensée, enfermé dans son cœur, ignoré, résigné, en apprend
souvent plus sur les réserves de vie et les puissances cachées qui
dorment dans la nation, attendant l'heure d'agir.
(1) R. Wagner, Beethoven. Leipzig, 1870.
LES ORIGINES
DU
THEATRE LYRIQUE MODERNE
CHAPITRE PREMIER.
DE L'UNION DE LA MUSIQUE ET DU DRAME.
Ce qu'il faut penser du mouvement de réaction, qui s'annonce dans la mu-
sique contemporaine, contre le genre de l'opéra. — Opinion de la litté-
rature du dix-septième siècle sur la musique dramatique. Examen de ces
critiques.
De la prétendue immoralité de l'opéra. — Elle no tient pas au genre, mais
à l'esprit qui l'emploie. — Comment les reproches de Boileau ne peuvent
s'appliquer aux grands maîtres de l'opéra»
Quel rôle convient-il de donner à la musique, dans le drame? — La décla-
mation chantée. — L'expression musicale des sentiments. — La descrip-
tion des faits extérieurs.
De l'union de la musique et de la poésie. — Est-elle possible? Les deux
arts n'ont-ils pas des lois différentes ? — On ne peut juger suivant les
mêmes principes l'opéra en Italie, en France et en Allemagne. — Il n'est
qu'on Italie un genre vraiment spontané, homogène et parfait. — Com-
ment l'âme italienne s'y reflète naturellement.
L'opéra « est l'ébauche d'un grand spectacle, p — Quel est ce grand spec-
tacle. — Rêve de Wagner.
Personne n'a songé, je pense, si ce n'est par boutade, à con-
tester les droits et le pouvoir de la musique. On peut s'en
plaindre, mais non les nier. Ils sont ceux de la rêverie humaine.
On discute davantage l'union do la musique et du drame. La
question est loin d'être vidée. Il semble même que de nos jours
12 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
elle se réveille avec une nouvelle ardeur. Dans l'éclat du triomphe
où le génie de Wagner a porté le drame musical, la critique in-
soumise, fatiguée des attaques vaines contre l'artiste, dirige
plus loin ses coups et sape par sa base l'art même qu'il repré-
sente. On se tromperait sans doute, si l'on y voyait l'indice d'une
réaction prochaine contre le genre de l'opéra. De tout temps en
France, l'opinion des gens de lettres a été, pour la plupart, fran-
chement hostile au théâtre de musique. De tout temps aussi, ce-
lui-ci a eu pour lui la faveur du public, la mode si l'on veut,
mais une mode constamment renouvelée, et qui ne s'est pas dé-
mentie un instant depuis deux siècles. Les amateurs peuvent
donc se rassurer. L'opéra n'est pas encore près de disparaître.
On ne saurait pourtant négliger l'opinion d'une littérature
telle que celle do Louis XIV. Il y a toujours à apprendre en
elle, et ses erreurs mêmes sont instructives ; elles renferment
toujours une grande part de vérité. Assurément, il ne faut
pas oublier la tentation naturelle à tout esprit libre, de rester
à l'écart des engouements de la mode et de prendre le contre-
pied des enthousiasmes de la foule. Il faut y voir aussi l'étonne-
ment et le mépris de penseurs volontaires, dont le travail con-
stant a été de n'admettre dans leur cerveau et dans leur art que
des idées claires, des sentiments précis en leur subtilité, d'un
exact contour, d'un mécanisme raisonné. Ils se sentent perdus
dans cet art d'idées obscures et de sentiments impalpables qui
s'évanouissent au jour des mots. Aussi le traitent-ils de sensua-
lité vide (1), sans songer que ces sonorités qui caressent l'oreille
sont le moyen et non le but ; et ils voient le hasard du plaisir où
règne la raison la plus rigoureuse et l'exacte analyse des senti-
ments. Mais en dehors de ces antipathies naturelles, ils ont assez
bien vu les lois des genres que l'on voulait unir dans le drame
lyrique, et leurs contradictions, ou les dangers de leur assemblage.
Je passerai rapidement sur le chef d'immoralité que les lettrés
les plus soucieux comme les moins occupés de la morale repro-
chent à l'opéra. C'est le grand procès, non pas de l'opéra, mais
de l'art tout entier. L'art, et surtout le théâtre, par la surexcitation
qu'il apporte à la passivité humaine, peut être un agent aussi
puissant du mal que du bien. L'opéra, par sa complète prise de
possession, est le plus redoutable des spectacles. De son origine
(1) La Poésie : Quoi ! par de rains accords et des sons impuissants,
Vous croyez exprimer tout ce que je sais dire ?
Etc.
(Boileau, Prologue d'opéra.)
de l'union de la musique et du drame. 13
princière, il a d'ailleurs longtemps gardé, surtout en France et
en Italie, ce caractère sensuel et naturellement immoral de tout
luxe inutile. Dans les pays où il repose sur des nécessités plus
profondes du cœur, en Allemagne où la musique naît de la poésie
populaire, l'opéra a su prendre et maintenir des caractères tout
différents de grandeur d'âme et de santé morale. La colère de
Boileau (1) tomberait devant Fidelio de Beethoven, Freyschùtz
de Weber ou le théâtre de Gluck. Il n'y a là rien qui ne s'adresse
au plus noble de l'âme, à sa pitié, à son courage, à l'amour dans
ce qu'il a de plus épuré et de plus héroïque. On ne saurait donc
faire porter au drame lyrique le blâme encouru par la plupart de
ses maîtres. Ce sont de terribles puissances qu'ils ont entre les
mains; en elles-mêmes elles ne sont ni bonnes, ni mauvaises;
à vrai dire, elles sont bonnes toujours, puisque ce sont des forces
pour l'action, mauvaises seulement par l'usage qu'on en fait.
J'ajouterai que le drame musical, à certains égards plus fac-
tice, moins véritablement humain que la musique pure, a moins
de dangers qu'elle. Dans le plus violent de ses romans, Tolstoy a
montré quels ravages pouvaient faire dans les âmes médiocres
les sublimes passions du plus noble des musiciens (2). Ces
forces obscures et ignorées, ce déchaînement de fureurs, où le
(1) Il est curieux de voir attribuer par Boileau, à la musique de Lully, qui
nous paraît si sage, si calme, si bien ordonnée, une puissance démoralisa-
trice analogue à celle que nous prêtons à notre art contemporain.
Par toi-même bientôt conduite à l'opéra ,
De quel air penses-tu que ta sainte verra
D'un spectacle enchanteur la pompe harmonieuse ,
Ces danses, ces héros à voix luxurieuse ;
Entendra ces discours sur l'amour seul roulants,
Ces doucereux Renauds, ces insensés Rolands,
Saura d'eux qu'à l'Amour, comme au seul dieu suprême
On doit immoler tout, jusqu'à la vertu même;
Qu'on ne saurait trop tôt se laisser enflammer ;
Qu'on n'a reçu du ciel un cœur que pour aimer;
Et tous ces lieux communs de morale lubrique.
Que Lulli réchauffa des sons de sa musique !
Mais de quels mouvements, dans son cœur excités ,
Seutira-t-elle alors tous ses sens agités !
Je ne te réponds pas qu'au retour, moins timide ,
Digne écolière enfin d'Angélique et d'Armide,
Elle n'aille à l'instant, pleine de ces doux sons ,
Avec quelque Médor pratiquer ces leçons.
{Satire des femmes.)
(2) La Sonate à Kreuzer. — La question a une portée plus haute encore.
Toute pensée sublime qui tombe dans un cœur trop faible pour la recevoir
en paix, risque de l'affoler et de le pervertir, en brisant l'équilibre de sa
nature.
14 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
génie se délivre de ses souffrances, jetteront le trouble dont il
s'est soulagé, son désordre maladif, dans les cœurs effarés, mal
faits pour le comprendre. Elles ne feront de bien qu'aux âmes de
sa taille, qui reconnaîtront en elles les angoisses dont elles souf-
frent, et dont elles ne pouvaient se délivrer (1). Mais ceux qui
ignoraient ces nobles douleurs en reçoivent l'atteinte sans savoir
d'où elle vient, et trop faibles pour l'avoir jamais pu concevoir
d'eux-mêmes, ils en restent accablés comme par un mauvais
rêve. Le théâtre rend le très grand service d'objectiver ces souf-
frances, de les arracher du cœur de l'artiste, et de n'en présenter
au peuple que le reflet brûlant encore, mais lointain. Il endigue
les passions dans un cadre précis ; leurs fureurs se dévorent dans
les personnages mêmes en dehors de nos âmes. Nul doute qu'un
Tristan ne puisse avoir encore de terribles effets, destructifs et
dissolvants sur la masse du public ; mais on ose à peine penser
à ce qu'il serait sans l'action extérieure, réduit à la seule sym-
phonie ; c'est pourtant de ce souffle de vertige et de mort que
notre génération se nourrit aux concerts depuis dix ans. Une
pareille épreuve est bien faite pour rassurer sur les dangers de la
musique.
Dans le drame lyrique, trois liens rattachent la musique à l'ac-
tion : la déclamation chantée, l'expression des sentiments, la
description des faits extérieurs.
La déclamation repose sur la musique naturelle de la parole,
les inflexions de la voix, ses modulations instinctives. Les artistes
florentins du commencement du dix-septième siècle cherchèrent
à en dégager les lois, du brouillard un peu gris de la mélopée
parlée, trop rapide et trop intellectuelle , à donner tout son déve-
loppement à l'élément sensible contenu dans le mot, à transformer
en art la mécanique du langage. Dans cette déclamation, les élé-
ments de la phrase acquièrent une bien plus grande valeur que
dans le langage ordinaire, une individualité propre, distincte de
(1) Parfois un vers, complice intime, vient rouvrir
Quelque plaie où le feu désire qu'on l'attise ;
Parfois un mot , le nom de ce qui fait souffrir,
Tombe comme une larme à la place précise,
Où le cœur méconnu l'attendait pour guérir.
(Sully-Prudhomnie, Vaines tendresses.)
DE L'UNION DE LA MUSIQUE ET DU DRAME. 15
l'ensemble ; l'expression se concentre et se simplifie, et devient
par excellence la langue de l'action dramatique.
Nous avons dit que l'expression de l'âme était l'essence de la
musique. La note sonore s'adresse au plus délicat et au plus pas-
sionné de nos sens artistiques, l'ouïe, sans cesse intéressée à notre
vie morale, et qui seule nous met en rapport avec l'être intime,
le monde intérieur, de ceux qui nous entourent. Elle éveille en
nous un infini d'échos, et le musicien qui crée n'a qu'à laisser
vibrer ses souvenirs et ses passions ; tout ce qu'il sent devient
musique. Son âme est la boîte de Psyché, où les voix du passé
et les cris intérieurs, les accents concentrés, flottent en harmonies
prêtes à s'échapper. Quand il est grand artiste, il peut sans les
troubler, prendre connaissance de leurs forces et en user à son
gré. Chacune est inconsciente, et chacune pourtant est la voix
d'un sentiment distinct. C'est une psychologie, dont le cœur a
la clef.
La description des faits extérieurs offre moins de ressources et
bien plus de dangers. Malgré les sonorités et les rythmes épars
dans la nature, et qu'un musicien peut retrouver dans le flot ca-
dencé, dans l'orage qui gronde, dans la forêt agitée, dans le chant
des oiseaux , il sera toujours impossible d'en faire un tableau
exact. Certes, il y a une musique dans une belle journée d'été
lorsque , au grand soleil , couché dans une prairie , les yeux
fermés, on s'abandonne au murmure des choses, au silence vi-
brant des êtres invisibles ; le spectacle intérieur n'est pas moins
pénétrant que le charme divin des couleurs et des formes ; mais
il est intérieur. Ce n'est pas ces cris d'insectes, ce bourdonne-
ment de la.terre, ce frôlement du vent, qui nous pénètrent si ten-
drement ; c'est tout notre être à la fois qui se sent pris avec pas-
sion par tout l'être des choses, et l'artiste qui voudrait rendre la
nature bien-aimée, devrait , comme Beethoven au bord du ruis-
seau, et Wagner dans la forêt, la chercher dans l'extase profonde,
dans l'obscurité frémissante de notre âme qui rêve. Le musicien
doit toujours transposer en émotions les actions et les faits qui
s'adressent aux autres sens. Il ne doit pas disputer à la vue les
couleurs et le mouvement plastique ; il doit les guetter à l'entrée
du cœur, au seuil du sanctuaire mystérieux, où tout se transforme
en « âme. » Les musiciens qui font de la peinture (ils sont nom-
breux par malheur) prennent la lettre pour l'esprit et le matériel
des sons pour leur âme cachée.
Les adversaires de l'opéra ont attaqué la musique dans ces trois
moyens d'expression. Malgré sa puérilité, le dernier a trouvé le
16 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
plus d'indulgence auprès des lettrés; il a amusé leur curiosité
spirituelle par sa virtuosité ingénieuse; il n'était point redoutable
d'ailleurs, et leur sembla sans doute un amusement mondain sans
conséquence, dont il est mieux de rire. — Ils ont été plus rebelles
aux deux autres. Bien qu'ils aient senti la puissance expressive
de la déclamation, ils ne lui ont pas ménagé les critiques; le bon
sens ordinaire se révoltait d'être ému par un art où l'on parlait
en chantant. De leur côté, les musiciens ayant souvent le tort
d'appliquer les procédés d'une déclamation étrangère à l'opéra de
leur pays (1), ont fourni trop aisément prise aux reproches sou-
vent répétés d'inexactitude et d'inintelligence dramatique. Nous
y reviendrons au chapitre de l'opéra français qui, plus que tous
les autres, a regardé la déclamation comme l'élément le plus im-
portant de l'art lyrique. — Les lettrés n'ont pas moins combattu la
prétention de la musique à peindre le cœur humain ; ils l'ont fait
avec une aigreur non cachée et une ironie malveillante, blessés
de cette intrusion sur leur propre domaine. Boileau prétend que
« les passions ne peuvent être peintes en musique dans toute
l'étendue qu'elles demandent; » il ajoute « que d'ailleurs elle
ne saurait souvent (2) mettre en chant les expressions vraiment su-
blimes et courageuses (3). » Ce jugement ne vaut tout au plus
(1) C'est le reproche d'Addison aux Anglais (Spectateur, 23° discours), de
Wagner aux Allemands (Dayreuther-Bldtter, 1875).
« La récitation musicale, » dit Addison, « doit être aussi différente dans
chaque langue que l'accent naturel. » — La cadence que les Italiens obser-
vent dans le récitatif, « n'est que l'accent de leur langue rendu plus musical
et plus sonore. » — Il arrive que « les marques d'interrogation, ou d'admi-
ration, dans la musique italienne, ont quelque rapport avec les tons natu-
rels d'une voix anglaise quand nous sommes en colère... J'ai vu les audi-
teurs s'y tromper et croire à une querelle quand c'était un bonjour... Un
musicien doit donc s'accommoder au génie de sa nation et prendre garde
que la délicatesse de l'oreille ou le goût de l'harmonie s'est formé sur les
sons naturels au pays... Un musicien anglais peut chercher à copier de la
récitation italienne l'agréable douceur et les chutes mourantes , comme dit
Shakespeare, sans oublier qu'il doit s'accommoder à un auditoire anglais. »
(Addison, 23" discours.)
(2) Le mot « souvent » est un peu équivoque ; j'imagine que sans nier la
possibilité pour la musique de rendre ces sentiments, il croit que ses
moyens sont assez limités et qu'elle ne saurait s'y attarder sans fatigue et
ennui.
(3) Musique : Aux doux transports qu'Apollon vous inspire
Je crois pouvoir mêler la douceur de mes chants.
Poésie : Oui, vous pouvez, au bord d'une fontaine,
Avec moi soupirer une amoureuse peine,
Faire gémir Thyrsis, faire plaindre Clymène.
de l'union de la musique et du drame. 17
que pour l'art de sou temps. Qui ne sent aujourd'hui le pouvoir
illimité de la musique à peindre les passions? Au dix-septième
siècle, sa langue n'avait point toutes les souplesses de la nôtre;
elle était de cœur timide; et, à peine échappée de l'église et des
salons, elle n'avait pas encore pris conscience de sa force. Mon-
teverde nous dira son profond étonnement, en voyant qu'il y a
des contrées de l'âme que la musique n'a jamais explorées; elle se
plaît à la douleur et à la tendresse, aux sentiments tristes et tem-
pérés, et ne s'est jamais aventurée dans l'action. Monteverde tra-
vaillera victorieusement à lui montrer son pouvoir, et elle com-
mençait à peine à en avoir idée à l'époque de Boileau ; mais qu'eût
dit ce dernier, s'il avait pu entendre un art comme celui de Bee-
thoven, tout rempli d'un sentiment héroïque, et où il n'y a pres-
que point place pour l'amour? Par un revirement singulier, c'est
à la musique seule que revient aujourd'hui le droit de « faire
parler les héros et les dieux. »
• *
Les véritables critiques, durables et profondes, ne s'attaquent
pas tant aux divers éléments de l'opéra, qu'à leur assemblage, à
cette forme de drame, où tant de langues diverses, peut-être tant
de pensées contraires, cherchent à s'unir.
« L'opéra, » dit Saint-Evremond (1), « est un travail bizarre de
poésie et de musique, où le poète et le musicien, également gênés
l'un par l'autre, se donnent bien de la peine à faire un méchant
ouvrage. »
La dualité des personnes n'est ici que d'un faible argument.
Le génie viril et complet trouvera toujours en lui la force d'être
son poète et son musicien tout ensemble (2) ; et pour les talents
plus féminins et proprement musicaux , il leur suffit de l'amour,
de l'abandon de soi aux passions qui les prennent, de cette sym-
pathie vibrante qui est le propre du lyrique, pour recréer les
Mais quand je fais parler les héros et les dieux,
Vos chants audacieux
Ne me sauraient prêter qu'une cadence vaine.
(Prologue d'opéra.)
(1) Lettre au duc de Buckingham.
(2) Que l'on n'objecte pas trop la difficulté do réunir en soi les qualités du
poète et colles du musicien. Elles ne sont peut-être pas d'un ordre aussi
différent que celles du poète et de l'auteur dramatique, que nous sommes
habitués à voir constamment associés.
2
18 LES ORIGINES DU THEATRE LYRIQUE MODERNE.
êtres que d'autres imaginent, et pour les animer du souffle de
leur cœur (1).
La critique de Saint-Evremond n'en subsiste pas moins : car
si la dualité des personnes peut être supprimée, elle reste dans
l'esprit de l'artiste unique qui écrit l'œuvre. La poésie a ses lois;
la musique en a d'autres. Gomment les concilier? La poésie, sur-
tout la poésie dramatique, tend à l'action. La musique aime à
s'attarder aux émotions; elle s'y laisse lauguissamment flotter,
oublieuse du but, toute à sa rêverie. Elle s'endort comme Sieg-
fried aux murmures des bois, ou, comme les filles du Rhin, berce
sa nonchalance au courant cristallin des vagues voluptueuses.
Quand l'action l'emporte dans la crise dramatique, elle s'éternise
aux cris d'amour et de douleur; elle oublie l'action et la vie
réelle, comme Tristan; elle les nie passionnément. Qu'y a-t-il là
pour Bacchus, comme disaient les vieux Grecs? Quel rapport
entre cet art et le théâtre tel que nous le concevons?
Faisons remarquer d'abord que des exemples aussi particuliers
que ceux que nous venons de citer, ne nous permettent pas de
conclure pour l'art en général. Si la musique dramatique de
l'Allemagne ne répond pas à notre esthétique du théâtre, c'est que
peut-être son théâtre même, tout entier, est en désaccord avec
elle. Il est bon de se souvenir des leçons d'Addison , et de son
scepticisme intelligent (2). Prenons garde aux lois absolues. La
(1) Ce souci de l'opéra français, où il s'est consumé depuis des siècles,
d'écrire des vers pour les chants et des chants pour les vers , cette cons-
tante préoccupation pour les deux collaborateurs de s'accommoder l'un à
l'autre, qui gêne tout à la fois la poésie et la musique, n'embarrasse guère
les génies.
a Si vous saviez, » s'écrie Wagner, « comme vous feriez mieux, ô libret-
tistes, de ne pas vous mettre la cervelle à l'envers pour le compositeur, mais
simplement de prendre la peine d'écrire, scène par scène, un bon drame,
sain et passionné! Alors vous rendriez possible au musicien de faire une
musique dramatique; mais avec ce que vous lui donnez, cela est en vérité
bien difficile. » (Œuvres complètes, I, 307.)
(2) « La délicatesse de l'oreille ou le goût de l'harmonie s'est formé sur
les sons dont chaque pays abonde; la musique est quelque chose de relatif,
et ce qui est harmonieux pour une oreille peut devenir une dissonance
pour une autre... »
« ... La musique française est devenue parfaite en son genre, et lorsque
vous dites qu'elle n'est pas si bonne que l'italienne, cela ne signifie pas au-
tre chose, si ce n'est qu'elle ne vous plaît pas autant. » (Spectateur,
23° discours.)
Il va sans dire qu'il y a pourtant dans ce scepticisme un peu de paradoxe
ou de légèreté.
de l'union de la musique et du drame. 19
question des rapports de la musique et du drame se transforme
curieusement, suivant qu'elle se pose en Italie, en Allemagne ou
en France.
Le génie allemand se plaît au rêve. Il voit malaisément les
êtres tels qu'ils sont, avec leur forme, leur langage, leurs ma-
nières individuelles; ils lui sont un prétexte à des idées abstrai-
tes, à des expansions sentimentales, à des réflexions métaphysi-
ques. Son théâtre n'a pas attendu Wagner pour se livrer aux
rêveries dramatiques ; la musique n'a fait que lui prêter un ma-
gique instrument. Ainsi furent écrites de sublimes symphonies
dramatiques qui donnent aux Allemands l'illusion du théâtre.
Ne chicanons pas trop sur les mots ; leur art est admirable; disons
seulement qu'il n'a qu'un rapport éloigné avec ce que nous et nos
traditions latines entendons par théâtre. Le monde intime, dé-
pouillé de l'action , épuré du réalisme extérieur, est si bien pour
les artistes allemands le monde unique et seul vivant, qu'ils voient
dans la musique la source même du drame (1). — Elle Test, si
l'on veut, à la façon dont les nuages sont la source des fleuves et
de la mer. C'est la passion diffuse, la. nébuleuse du cœur d'où
l'action doit jaillir; elle n'en sort point nécessairement; pour
qu'elle prenne une forme, il faut des qualités tout autres, prati-
ques et précises. Elles ont le plus souvent manqué aux Allemands.
Aussi leur drame lyrique n'est-il pas, à proprement parler, l'opéra,
c'est-à-dire l'harmonieuse union de la poésie et de la musique.
L'équilibre est rompu au profit de la rêverie.
Il l'est dans l'art français au profit de l'action. Boileau écrit
« qu'on ne peut jamais faire un bon opéra, parce que la musique
ne saurait narrer (2). » — Il oublie que le récit ou la narration
(1) Nietsche a montré la naissance de la tragédie grecque, sortant du
souffle musical de Dionysos.
Wagner nomme la musique der Multerschooss des Drama's. (IX, 362.)
Ailleurs : « Lorsque je composai mon Tristan, je me plongeai avec une en-
tière confiance dans les profondeurs de l'àme, et de ce centre intime du
monde je vis s'épanouir sa forme extérieure. Un coup d'œil sur l'étendue
de ce poème vous montre aussitôt que le détail infini auquel le poète , en
traitant un sujet historique, est astreint pour expliquer l'enchaînement ex-
térieur de l'action aux dépens du développement clair des motifs intérieurs,
ce détail, dis-je, j'osai le réserver exclusivement aux derniers. La vie et la
mort, l'importance et l'existence du monde extérieur, tout ici dépend uni-
quement des mouvements intérieurs do l'àine. L'action qui vient à s'accom-
plir dépend d'une seule cause, de l'àme qui la provoque, et cetto action
éclate au jour telle que l'ùmo s'en est formé l'imago dans ses rêves. »
{Lettre-préface à ledit, française des Quatre poèmes d'opéra. Paris, 1861.)
(2) Fragment d'un prologue d'opéra.
20 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
n'est une caractéristique que de la tragédie du dix-septième siè -
cle, et que le théâtre peut se concevoir sans elle (1). Il suffit d'un
caractère ou d'un sentiment passionné, qui tende vers un objet,
le plus souvent intérieur (décision de volonté, crise du cœur).
Que le héros raconte le passé ou agisse pour son compte, c'est à
son émotion présente que la musique doit s'attacher. Notre cœur
vibre toujours, même quand nous raisonnons froidement et que
nous causons avec ennui. La musique représente le cœur au
théâtre. Elle ne doit jamais le laisser éteindre, soit qu'il s'aban-
donne à de vagues pensées, soit qu'un travail intérieur le mine'
et le consume. — Malheureusement, les musiciens français
l'ont souvent oublié, et ils donnent raison à la critique de Boi-
leau, en s'appliquant trop exclusivement à décrire les actions
et les faits extérieurs. — Il faut ajouter que, malgré les curio-
sités psychologiques dont se tourmente notre élite littéraire d'une
façon un peu apprise, notre théâtre s'intéresse décidément plus à
l'action qu'aux sentiments, et presque au but de l'action plus qu'à
l'action même. Dans tous les mouvements de passion et les revi-
rements de pensée, qui font flotter la pièce du commencement du
second à la un du quatrième acte, notre public français est tou-
jours préoccupé de savoir à quelle conclusion, à laquelle des deux
conclusions (rarement sont-elles plus nombreuses), nous mène le
personnage, ou l'auteur de la pièce. Il ne s'abandonne pas assez
naïvement aux fluctuations du drame; dans tous les sentiments
il considère surtout le côté pratique et actif, ce qui tend à l'action.
La pure langue de l'âme, l'émotion désintéressée, la musique, le
distrairait trop profondément de son objet. Il la relègue volon-
tiers dans l'entr'acte à titre de repos ou d'amusement, ou dans
les pièces pompeuses ou plaisantes, au fond indifférentes, comme
le grand opéra et l'opéra comique (2).
(1) L'exposition narrative en particulier de la tragédie classique est évi-
demment peu propre à l'opéra, qui veut entrer immédiatement dans l'ac-
tion sans avoir recours à la' mémoire, à la raison et à toutes les facultés in-
tellectuelles. Mais celle-là même ne lui est pas impossible, si le musicien
veut l'éclairer par l'émotion intérieure, et non par le détail, en quelque sorte
historique, qui n'appartient qu'à la parole raisonnée. Est-il utile de rap-
peler le puissant usage que Wagner a fait du récit dans la Tétralogie et
dans Parsifal, au moyen du rappel des motifs musicaux, qui jettent comme
une lumière mystérieuse et prophétique dans l'obscure suite des faits !
(2) « On va voir une tragédie pour être touché; on se rend à l'Opéra par
désœuvrement et pour digérer. » (Voltaire à Chabanon, 12 février 1768.)
« Entendre toujours chanter, est une chose bien ennuyeuse, » dit Guillaut
dans la comédie de Saint-Evremond (Les Opéra).
.DEL UNION DE LA MUSIQUE ET DU DRAME. 21
Ce n'est qu'en Italie que nous voyons ce divin mariage de la
poésie et de la musique s'accomplir harmonieusement. La sensi-
bilité y est assez vive et souple pour que les mots ne tombent pas
en elle comme des abstractions mortes, mais éveillent des sono-
rités d'émotions toujours prêtes. La jeunesse de sensation, le
dilettantisme qui s'abandonne à la passion sans la discuter, au
plaisir sans le contrôler, favorise la floraison de ces musiques in-
térieures toujours prêtes à jaillir au contact de la vie. Nous tâche-
rons de montrer dans la suite de ce travail, que l'opéra est, sauf
exceptions, un genre exclusivement italien, le genre d'un peuple
à la fois très vivant et très artiste, qui transfigure la réalité et ne
la voit que dorée des reflets de sa lumière.
Ce n'est que là, en vérité, qu'on peut juger de ce qu'est l'opéra,
— sur le sol italien , — dans des cœurs italiens. — Dès l'entrée
dans ces salles lumineuses et dorées, éclatantes de faste lourd (un
vieux théâtre des Bourbons de Naples), on les sent frémissants,
excités, impatients de jouissances et de rêves. Les premiers ac-
cords les plongent dans une langueur voluptueuse, où passent,
comme de grandes ondes à travers tout le peuple, des frissons de
plaisir. Los yeux se croisent, les bouches se sourient; ils ne sont
plus à eux tous qu'un seul être. Le rideau se lève; la féerie du
décor achève d'entraîner leur imagination complaisante dans un
monde enchanté de contes héroïques et de pastorales amoureuses.
Le personnage paraît et le mirage s'achève. L'émotion vague se
précise et prend corps ; ces âmes qui ne demandaient qu'à se
donner, se livrent tout entières à la voix poétique qui chante pour
elles et qui semble jaillir de leur propre fond. Mystérieuse sug-
gestion de la musique : ces plaintes, ces espoirs, cet amour mo-
dulés deviennent leurs; l'ivresse de ces essors lyriques, c'est en
eux qu'ils en sentent la source. Vous leur diriez en vain que c'est
une illusion, que ce n'est pas la vie. Là enfin ils vivent selon leur
cœur. Toute la jeunesse poétique de leur être, refoulée, endormie
par les soucis journaliers, renaît et s'épanouit; ils écoutent avec
extase leur véritable langue, celle du sentiment libre, dégagé des
entraves de la raison. — La pièce se déroule sans heurts et sans
fatigue, l'action dans les yeux, la passion dans le cœur. La parole
et le geste épargnent à l'esprit la peine de chercher ce que la mu-
sique veut dire. Le personnage se voit d'un coup d'œil, tout en-
tier, dans sa crise dramatique; récits et psychologie sont inuti-
les; dix mesures de musique, le mot d'amour, ou de haine,
ou de gloire nous disent tout ce que nous avons besoin de sa-
voir.
22 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
La Fontaine prétend que le plaisir d'un sens nuit aux autres
plaisirs :
« Si les yeux sont charmés , l'oreille n'entend guères. »
Ce ne sont pas ses sens qui parlent ici, c'est son besoin raison-
neur. Le Français, en général, ne saurait se résigner à voir, sans
savoir avec précision ce qu'il voit. Quand il est à l'opéra, son
esprit souffre d'ordinaire de ne pouvoir lui tenir un compte exact
de tout ce qu'il éprouve. Et cette inquiétude devient un obstacle
au plaisir; ce besoin de comprendre va contre la compréhension
môme des choses. La raison raisonnante n'a que faire à l'opéra;
nous sommes au pays du sentiment. S'il vous convient, vous dis-
cuterez de la valeur de l'œuvre, quand vous retrouverez, refroi-
die et pâlie , la partition muette dans le silence du cabinet.
Mais durant ces heures de spectacle, abandonnez-vous tout en-
tier (1). Tout conspire à vous charmer; laissez- vous faire. Que
pour quelques instants, la raison abdique sa suprématie; assez
souvent elle seule règne. Ici , c'est à vos yeux , à vos oreilles , à
votre cœur, à tout ce qu'il y a d'inconscient, de juvénil et de
mystérieux en vous que l'on s'adresse (2); livrez-les sans arrière-
pensée. Le meilleur opéra n'est pas le plus raisonnable. Que la
raison est incomplète pour comprendre Parsifal, ou don Juan!
C'est pour en avoir l'instinct que les femmes et le peuple sont
presque toujours meilleurs juges au théâtre de musique, que les
critiques attitrés de l'élite intellectuelle. Leur naïveté les rappro-
che plus des sources de l'art (3) que la finesse de ceux qui font
profession de le juger.
Il faut l'avouer : notre éloge de l'opéra n'est vrai que d'un
idéal, dont la plupart des artistes se sont préoccupés rarement.
Mais la faiblesse ou le manque de conscience de quelques hom-
mes ne suffit pas à condamner l'art, qu'ils représentent mal. Il
suffit que l'opéra « soit l'ébauche d'un grand spectacle (4). »
(1) « Cette douce illusion qui est tout le plaisir du théâtre. » (La Bruyère.)
(2) « Le propre de ce spectacle est de tenir les esprits, les yeux et les
oreilles dans un égal enchantement. » (La Bruyère.)
(3) « J'honore tout ce qui est opéra, et quoique je fasse l'entendue, je ne
suis pas si habile que M. de Grignan, et je crois que j'y pleurerais comme
à la comédie. » (Mme de Sévigné.)
(4) « L'on voit bien que l'opéra est l'ébauche d'un grand spectacle; il en
donne l'idée. » (La Bruyère, Des ouvrages de l'esprit.)
DE L'UNION DE LA MUSIQUE ET DU DRAME. 23
Vienne le génie, et l'harmonie de tous les arts associés en un
seul , rêve de tant de siècles, enfin, sera accomplie (1).
(1) « Je me mis à chercher ce qui caractérise la décadence du grand art
grec, et cet examen me tint longtemps. Je fus frappé d'abord d'un fait sin-
gulier, c'est la séparation, l'isolement des différentes branches de l'art réu-
nies autrefois dans le drame complet... Les arts avaient fourni , par leur
concours, le moyen de rendre intelligibles à un peuple assemblé les buts les
plus élevés et les plus profonds de l'humanité; puis ils s'étaient éloignés,
et désormais, au lieu d'être l'instituteur et l'inspirateur de la voix publique,
l'art n'était plus qu'un passe temps d'amateur, et, tandis que la multitude
courait aux combats dont on faisait l'amusement populaire, lesplus délicats
égayaient leur solitude en s'occupant de lettres ou de peinture... Je crus
ne pouvoir m'empêcher de reconnaître que les divers arts isolés , cultivés
à part, ne pouvaient, à quelque hauteur que de grands génies eussent porté
leur puissance d'expression, essayer, sans retomber dans leur rudesse native
et se corrompre fatalement , de remplacer d'une façon quelconque cet art
d'une portée sans limite qui résultait de leur réunion. Fort de l'autorité
des plus émincnts critiques, et en particulier des recherches d'un Lessing
sur les limites de la peinture et de la poésie, je trouvai que chaque art tend
à une extension indéfinie de sa puissance , que cette tendance le conduit
finalement à sa limite, et que cette limite, il ne saurait la franchir sans
courir le risque de se perdre dans l'incompréhensible, le bizarre et l'absurde.
Arrivé là, il me sembla voir clairement que chaque art demande, dès qu'il
est aux limites de sa puissance, à donner la main à l'art voisin; et je suivis
cette tendance dans chnque art particulier. II me parut que je pouvais la
démontrer de la manière la plus frappante dans les rapports de la poésie à
la musique, en présence surtout de l'importance extraordinaire qu'a prise
la musique moderne. Je cherchais ainsi à me représenter l'œuvre d'art qui
doit embrasser tous les arts particuliers et les faire coopérer à l'action
accomplie. J'arrivai par cette voie à la conception réfléchie de l'idéal dra-
matique, qui s'était obscurément d'abord formé en moi. La situation subor-
donnée du théâtre dans notre vie publique, situation dont j'avais si bien
reconnu le vice, ne me permettait pas de croire que cet idéal pût arriver
de nos jours à une réalisation complète: je le désignai donc sous le nom
d'Œuvre d'art de l'avenir. » (Wagner, 1850.)
Je m'appuierai souvent, au cours de cette étude, sur le nom, l'exemple,
ou les réflexions de Wagner. Cela ne m empêche point de réserver toute
mon indépendance d'esprit et de sentiment. Mais on est bien forcé d'en
revenir à lui, non seulement parce qu'il est le terme de notre évolution
musicale, et comme la synthèse des progrès accomplis avant lui, mais sur-
tout parce qu'il est à peu près le seul musicien du siècle qui ait longue-
ment médité sur la musique et sur l'art dramatique. — Voir R. Wagner,
Gesammelte Scliriften und Dichlungen. 10 vol. Leipzig.
CHAPITRE II.
LE MADRIGAL DRAMATIQUE. ORAZIO VECCHI DE MODÈNE.
Renaissance en musique du sentiment personnel. Josquin des Prez et
Cypriano di Rore. — L'expression dramatique chez Palestrina et les musi-
ciens religieux de l'école romaine. — La recherche descriptive et pittores-
que chez les madrigalistes.
Le madrigal au seizième siècle. Malgré la réaction des artistes florentins
contre le style polyphonique, il triomphe en Italie jusqu'à l'apparition de
Monteverde. — Efforts des musiciens du Nord de l'Italie pour faire pé-
nétrer la vie et l'accent dramatique dans la symphonie chorale. Scènes
pittoresques de G. Croce et d'Alessandro Striggio.
Orazio Vecchi de Modène et le drame madrigalesque. Originalité du genre
et génie de l'artiste. De l'expression dramatique chez Vecchi. Des condi-
tions de la représentation. Les Veilles de Sienne et VAmfiparnaso. Inté-
rêt littéraire et musical de ces œuvres. — L'école de Vecchi. Adriano
Banchieri de Bologne. Le madrigal dramatique se perd dans la bouffon-
nerie et la virtuosité.
S'il est aisé de montrer les commencements du drame musical
en Italie, il est moins facile de saisir l'instant précis où le senti-
ment dramatique s'introduit en musique. On est tenté de croire
qu'il exista toujours; c'est une question de mots; l'expression
lyrique et l'expression dramatique se touchent de très près; un
sentiment profond, un mouvement impétueux, sont un drame
intérieur, et d'instinct, le premier pas est fait vers l'art nouveau.
Qui croirait cependant que ce pas fût si difficile à faire, et que
la personnalité eût tant de peine, en musique, à s'ouvrir une
place! Il semble qu'on s'applique pendant des siècles, à faire de
la musique, une architecture vide de sens, où des motifs étran-
gers (chants populaires, paroles latines sacrées, mélodies prises
au hasard) se superposent et se combinent d'une façon purement
intellectuelle , perdant par leur fusion factice le peu de saveur
agreste des mélodies primitives, et propres seulement à intéresser
le pédantisme des hommes du métier.
LE MADRIGAL DRAMATIQUE. 25
L'apparition de Josquin des Prez, à la fin du quinzième siècle
(1450-1521), est un des faits les plus considérables de la musique
moderne. Il transforme par l'esprit l'art de ses prédécesseurs. La
fraîcheur printanière de son génie, son ingénuité raffinée, la
verve d'une nature primesautière , ressuscitent la musique, et
sous les formes anciennes et glacées du quinzième siècle, font
briller le premier espoir du renouveau. Le contrepoint compliqué
reste encore avec lui la langue d'un art qui renonce malaisément
à son raffinement intellectuel; mais au moins il s'adoucit et de-
vient plus humain. On n'y affecte plus de mépriser les sens.
L'homme reprend ses droits et retrouve le charme pittoresque de
la nature. — On conçoit la reconnaissance et l'enthousiasme de
l'époque pour le maître des Pays-Bas (1).
Gastiglione (Corlcgiano) nous atteste la popularité dont ses
œuvres jouissaient dans les cercles mondains. La musique sort
des cénacles. L'invention de la gravure musicale par Ottavio Pe-
trucci de Fossombrone (1502) (2), répand les œuvres des maîtres,
et fait tout à la fois pénétrer l'art dans la vie, la vie dans l'art.
Sûrs maintenant d'un public, les compositeurs écrivent pour lui,
et non plus seulement pour les règles (3).
(1) Josquin des Prez, né sans doute et mort à Condé (1450-27 août 1521),
fut cantor de la chapelle de Sixte IV, de 1471 à 1484; on le trouve aussi
à la cour d'Hercule de Ferrare et à celle de Louis XII dont il fut premier
chantre. Il jouit d'une immense popularité, qui domina l'Europe entière
jusqu'en Hongrie et Bohême, pendant plus d'un demi-siècle. Toute l'Europe
se disputa son originevLe moment le plus brillant de sa gloire est le pon-
tificat de Léon X (Voir Folengo dans La Macaronéide, Phant. XX). —
Glarean, qui vécut de son temps, écrit : « Nemo hoc symphonetà affectus
animi in cantu efficacius expressit. Nemo felicius orsus est, nemo gratiâ
ac facilitate con eo ex aequo certare potuit » {Dodecachordon. Bâle, Henric.
Pétri, in-fol., 1547). Il le compare à Virgile. — Voir aussi : Gafurius Fran-
chinus, Practica musicae utriusque canlus , III, 13. 1512, Venise, in-fol.
Spataro, Traclato di musica. Venise, Vitali, in-fol., 1531. Folengo (pseu-
donyme : Limerno Pitocco), Ovlandino, III, 23.
(2) Anton Schmid, Oltaviano Petrucci da Fossombrone, in-8°, 1845. Ver-
narecci D. Ang. OU. Peir. da Fossomb. inventore dei tipi mobili metallici
délia musica nel sec. XV. Fossombrone, Monacelli, 1881.
(3) Voir, pour l'immense popularité de la musique sous Léon X, le Raphaël
de M. Mùntz, 1881, p. 426 et 427.
En mars 1518, on représente au Vatican, devant Léon X, les Suppositi
de l'Arioste, avec intermèdes en musique. « On récita la comédie, qui fut
bien jouée , et à chaque acte il y eut un intermède do musique avec les
fifres, les cornemuses, deux cornets, des violes, des luths, et le petit orgue
aux sons si variés. H y avait 0X1 mémo lonips une flûte et une voix qui plut
beaucoup; il y eut aussi un concert de voix qui ne réussit pas aussi bien,
26 LES ORIGINES DU THEATRE LYRIQUE MODERNE.
Gypriano di Rore fait un nouveau pas vers la vie, et brise par
son chromatique , les tons religieux. Il crée de nouvelles formes,
que notre goût moderne a peine à distinguer des anciennes, mais
qui ont sur son époque l'influence la plus profonde (1). De lui
se réclame encore, cinquante ans après, le créateur de l'opéra,
Claudio Monteverde. C'est le divin Cipriano Rore qu'il invoque
comme le fondateur de l'art nouveau (2), de la révolution mélo-
dique et expressive, qui veut transformer la musique au contact
de la vie et de la réalité. Comme il arrive souvent en art, il agit
par son esprit, plus encore que par ses œuvres , sur la musique
de son temps. Il lui ouvrit des mondes nouveaux, sans peut-être
en avoir conscience. Plus tard, on lui prêta la claire intelligence
de sa réforme, et on prétendit qu'à la fin do sa vie il avait exprimé
scion moi, que les autres parties de musique. Le dernier intermède fut la
Mauresque, qui figurait la fable de Gorgone; elle fut assez bonne, mais pas
dans cette perfection où je l'ai vue représenter dans le palais de V. S.
Ainsi se termina la fête » (Lettre de Pauluzo, envoyé du duc de Ferrarc.
Rome, 8 mars 1518). Les décors étaient de Raphaël,
C'est le type des pièces avec musique exécutées en Italie jusqu'à Yecchi,
telles que L'Orfeo de Politien (1475), La Conversion de saint Paul (Rome,
1484-92, mus. Beverini ; voir la traduct. de Vilruve par Joannes Sulpitius
Verulanus, dédie, au card. Raphaël Riario) , Céphale et l'Aurore (mus.
Nie. de Corrcggio) de 1487, à Ferrarc ; les fêtes galantes, mascarades,
hyménées, dont le plus fameux récit est celui de l'historiographe Tristano
Chalco dans Arteaga (Rivoluzioni del Teatro musicale italiano. 1785, Venise)
au sujet du mariage du duc Galeazzo Sforza avec Isabelle d'Aragon, à Milan,
en 1488 (Léonard de Vinci prit part à ces fêtes). C'est une mascarade
poético-gastronomique. Dans un seul passage, il est question avec précision
de poésie chantée. Orphée « hymenaeum ad lyram citavit. »
(1) Son condisciple, Alfonso délia Viola, élève comme lui de Willaert,
met en musique une Favola pastorale, représentée en 1560 à Ferrare. Mais
ce n'est sans doute qu'une pièce galante à intermèdes musicaux (Crescimbeni,
Commentarii intorno alla sua istoria délia volgar poesia. Rome, 1702).
(2) « La seconda pratica, » dit Monteverde, eut pour « primo rinovatore
ne nostri caratteri il divino Cipriano Rore. » Monteverde entend par
« seconda pratica » sa révolution musicale, qui tend à faire de la mélodie
l'essentiel de la musique, qui « versa intorno alla perfettionc délia melodia. »
Le sentiment humain y règne librement; l'expression poétique, « l'oratione, »
y veut être « padrone del armonia e non serva » [Scherzi musicali a 3 voci.
1609, Venise. Lettre de J.-C. M.).
Cipriano Rore joue pour Monteverde un rôle à peu près analogue à celui
de Beethoven pour Wagner. C'est le maître incontesté, sur la gloire duquel
ils édifient tous deux leur révolution artistique, bien que souvent elle
détruise ce qu'ils prétendent développer et défendre.
Cipriano Rore était élève d'Hadrian Willaert, et fut maître de chapelle
après lui à Saint-Marc de Venise (vers 1565). Né à Malines en 1516, il mourut
en 1565 (Manuscrits musicaux à Munich).
LE MADRIGAL DRAMATIQUE. 27
l'intention, s'il en avait encore le temps, « de perfectionner la
musique, de façon à la ramener à l'antique beauté disparue (1). »
Quoi qu'il en soit, on sentit désormais qu'un nouveau monde
s'ouvrait à l'art, et que « si l'ancienne forme pouvait suffire, elle
ne pouvait pas enchaîner. » « La musique religieuse elle-même, »
dit justement Winterfeld, « avait en elle les germes de l'art pro-
fane. » Son rapprochement des chants populaires l'avait rafraîchie
et fortifiée. « Ces chants n'étaient pas, il est vrai, une expansion
passionnée ; mais ils contenaient la passion d'une façon diffuse,
et l'art religieux était bien forcé d'en tenir compte, ne fût-ce que
pour la sanctifier (2). »
L'âme humaine semble sortir d'un long sommeil, et comme
l'Adam de Michel-Ange, les yeux pleins de rêve encore, s'étire
en sa jeune vigueur, à la vie qui pénètre tous ses sens à la fois (3).
Mais l'époque était triste, et le réveil douloureux. Le peintre et
le musicien de la Sixtine ont conservé dans leur âme le reflet des
mélancolies répandues autour d'eux, la décadence des cœurs, les
gloires disparues, la Rome de Raphaël violée par les Allemands,
et les doutes rongeurs laissés à leur suite, ainsi que la souillure
des outrages aux immortelles Stanze.
L'œuvre de Palestrina (1524-1594) est l'exemple admirable de
cette résurrection du cœur. Le sentiment dramatique pénètre ces
musiques, belles et pures comme une tragédie grecque. C'est en
(1) Comme ce mot est cité par un des archéologues florentins, qui recréè-
rent la tragédie lyrique au nom de « l'antique beauté, » l'intention qu'il lui
prête dans la bouche de Cipriano, n'est pas douteuse (Lettre de Bardi à
Caccini, citée par Lindner, Zur Tonhunsl, 1864).
(1) C. von Winterfeld, Johannes Gabrieli und sein Zeitalter, 2e partie,
livre I, Introduction. — L'ouvrage, qui est rempli d'intelligentes consi-
dérations sur l'art, et l'un des plus substantiels recueils de documents sur
l'époque, est malheureusement mal écrit, diffus et d'une digestion difficile.
(3) N'est-il pas singulier que la personnalité italienne apparaisse si tard
en musique, quand elle s'est depuis longtemps affranchie dans les autres
arts? Ses génies musicaux commencent au moment où s'éteignent les au-
tres. Mais, sans parler du talent qui a dû se réfugier chez les improvisa-
teurs a liuto , si nombreux au quinzième siècle (Léonard de Vinci entre
tant d'autres), peut-être faut-il voir dans le réveil de la musique au sei-
zième, une transformation de l'esprit artistique, plutôt qu'un art nouveau.
Entre les musiciens du seizième et les peintres ou sculpteurs du quinzième,
il y a moins une différence de nature que de forme C'est une question de
circonstances extérieures. Après s'être épanoui au soleil, en des arts do
lumière et de vie, à des époques où la vie était joyeuse et la lumière se-
reine, le génie se concentre en lui-même dans son rêve intérieur, dans la
beauté de son àmc, repoussée de l'action et fatiguée delà vio.
28 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
effet une tragédie, et la plus haute de toutes, celle de Dieu et de
Famé humaine. L'émotion est concentrée dans les Messes; elle
tient les yeux baissés devant le divin sacrifice ; elle fait effort pour
l'accomplir sans trouble, avec tranquillité; elle transparaît seule-
ment au travers des Benedictus et des Agnus, des tendres repen-
tirs, humbles et extasiés. Mais elle est plus libre dans les motets
et les répons. Soit qu'il mette directement en scène le Christ aux
Oliviers (1), sa tristesse, ses doux reproches découragés, sa face
douloureuse et tendre, comme le Léonard du musée Brcra ; —
soit qu'il dise sa propre misère et ses souffrances passionnées, —
ce sont des drames intimes qu'écrit Palestrina. Quelle tragédie
plus poignante que le motet : « Peccantem me quotidie! (2) » Elle
commence par une tristesse lasse, un remords sombre qui ose à
peine parler, épuisé, ploin de honte ; il semble par moments qu'il
ne puisse continuer le récit de ses fautes; il reprend cependant
avec plus décourage; il s'accuse de son impuissance orgueilleuse
à se repentir. Il dit ses terreurs du jour suprême et de la mort
toute-puissante. Le ton devient de plus en plus épouvanté et si-
nistre en parlant d'enfer et de damnation; des gémissements
désolés s'élèvent et retombent sans force. Puis l'âme chrétienne
semble s'apaiser dans une pieuse prière d'une ferveur suppliante,
et elle finit par un appel de foi pleine d'angoisse, qui veut une
(1) Tantôt c'est le Christ qui parle directement, tantôt c'est un récit fait
par un ami fidèle et pénétré de tristesse. La musique suit les mots avec
une grandeur sobre, funèbre, exacte, sans lyrisme; elle dit exactement ce
qu'elle veut dire, sans jamais s'abandonner aux effusions que l'on sent près
de jaillir de son cœur amoureux.
Voir les Nocturnes de la Semaine sainte : 1. « In monte Oliveti oravit
ad Patrem. » 2. « Tristis est anima mea usque ad mortem. » 3. « Ecce vidi-
mus eum. » (Jeudi saint.) — 1. « Omncs amici mei derelinquerunt me. i
2. « Vélum templi scissum est. » 3. « Vinca mea electa. » (Vendredi saint.)
— 1. « Sicut oves ad occisionem. » 2. « Jérusalem surge. » 3. « Piange quasi
virgo, plebs mea» (samedi saint).
On a donné de nombreuses éditions de Palestrina et des maîtres reli-
gieux de l'Ecole romaine. La difficulté de notation les rend en général peu
pratiques pour les amateurs. M. Charles Bordes, le jeune maître de cha-
pelle de Saint-Gervais, qui a déjà rendu de si grands services à l'art par
ses admirables auditions des maîtres anciens et son école de musique, pu-
blie en ce moment, en notation usuelle, une très intéressante anthologie de
Palestrina, Vittoria, Josquin, Roland de Lassus, Gabrieli, Nanini, Corsi ,
Aichinger, etc. (Anthologie des chanteurs de Saint-Gervais , en livraisons
mensuelles.)
(2) « Péchant chaque jour et ne me repentant pas, la crainte de la mort
me trouble, parce qu'en enfer il n'y a pas de rédemption. — Ayez pitié de
moi, Seigneur, sauvez-moi. » (l8r fascic. de V Anthologie, lre année, 1893.)
LE MADRIGAL DRAMATIQUE. 29
réponse, qui fiévreusement l'attend. Il faut n'avoir point lu de
telles pages, pour croire que la musique a dû son expression
dramatique à l'effort littéraire des archéologues de la fin du sei-
zième siècle. Du premier coup, la musique, et même la musique
dramatique, a atteint son faîte. Ce serait mentir que parler de
progrès depuis Palestrina; il ne peut être question que de chan-
gements. Plus larges, plus vivants, Bach, Beethoven et Wagner
seront à peine aussi hauts. La musique ne peut s'élever davan-
tage; elle se rapprochera seulement davantage de nous. Le drame
religieux et mystique de Palestrina n'est pas assez humain, au
sens un peu médiocre de l'humanité commune ; il est d'élite et
d'exception. Le drame musical qui va naître à la fin da seizième
siècle parle à nos intérêts et nos soucis journaliers, aux jeunes
gens passionnés , aux hommes mêlés à l'action ; spectacle de la
vie , il s'adresse à la vie. L'art de Palestrina s'adresse à ceux qui
sont déjà sortis de la lutte, aux sages qui ont vécu, et pacifié leurs
souffrances. De là ses rencontres avec le Wagner épuré de Par-
si fal (1). Encore ses extases et ses plaintes sortent-elles d'une
âme plus virile et d'un cœur plus pur (2).
Cette tendance expressive et dramatique de la musique reli-
gieuse est encore plus sensible chez d'autres maîtres de l'école ro-
maine, et surtout dans le génie moins pur et plus sombre de
l'Espagnol Vittoria (1540-1608), continuateur de Palestrina.
D'instinct, et sans s'en rendre compte, ils créent l'un des éléments
de la tragédie lyrique , l'expression musicale de la vie inté-
rieure (3).
Dans le même temps , la musique mondaine cherche à s'appro-
prier l'autre élément du drame : Faction , le mouvement, les for-
mes passagères et le jeu des couleurs. Elle veut peindre des ta-
(1) Cf. les répons à trois voix soli (deux soprani et un alto) des Nocturnes
de la Semaine sainte (et en particulier des deux premiers : « In monte Oli-
veti » et « Tristes est anima »), qui laissent tomber de mystiques hauteurs,
comme la parole céleste de la coupole de Parsifal, la dernière phrase où se
concentre toute l'émotion de la scène et renseignement chrétien. Cf. en-
core, aux plaintes d'Arafortas, le motet cité plus haut : « Peccantem. »
(2) L'ouvrage le plus important sur Palestrina est celui de Baini G., Me-
morie sloricocritiche délia vita e délie opère di Giovanni Pierluigi da
l'uleslrina, in-4°, 1828.
(3) Ils sont naturellement retenus dans certaines provinces de l'àmo : la
douleur, la tristesse, la tendresse, les émotions tempérées.
30 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
bleaux de la vie et des scènes extérieures. Les Français se
distinguent au premier rang de ce genre, qui n'a cessé de leur
être cher. Le plus vigoureux de tous, Clément Jannecquin, imite
« le chant des oyseaux » (le rossignol et l'alouette), « le caquet
des femmes » (verger de musique), les rumeurs des batailles
(« la prinse de Boulongne, » la bataille de Metz , la bataille de
Renty, la bataille de Mawgnan), le tumulte des chasses (lâchasse
du cerf) (1). Nicolas Gombert suit ses traces avec le Chant des
Oiseaux et la Chasse du Lièvre; Verdelot (2), dans sa Chasse au
Lapin. Les étrangers ne sont pas en retard. J. Eckard , de Kœ-
nigsberg, peint en vives couleurs le Tumulte de la place Saint-
Marc (1589) (3); Alessandro Striggio raconte la Dispute des fem-
mes au lavoir (1584), et Giovanni Croce écrit des suites de
monologues ou de scènes bouffonnes (4) dans les Mascarale piace-
vole(\b90)} et la Triacca musicale (1597) (« Il gioco dell'oca, »
« la canzonetta de bambini, » le combat du coucou et du rossi-
gnol, jugés par le perroquet).
Ce double mouvement religieux et mondain vers le sentiment
dramatique et la recherche pittoresque, est surtout curieux par
l'instrument d'expression qu'il emploie. Ce n'est pas en effet le
chant accompagné d'orchestre, comme aujourd'hui, mais le chœur
à plusieurs voix. Que la musique ait à mettre en scène un seul
personnage, ou à peindre un tableau animé, le quatuor des voix
représente tour à tour le poète et ses héros. L'usage des chants à
une seule voix s'est à peu près perdu dans l'art du seizième siè-
(1) Verger de musique contenant partie des plus excellents labeurs de
M. C. Janequin, à quatre et cinq parties, nouvellement imprimé en 5 volu-
mes, reveuz et corrigez par luy-mesme. Premier livre : T. Paris, Adrian le
Roy et Robert Ballard, 1559, 45 p. (Bibl. Nat., rés, V^-195).
M. Weckerlin a publié la Bataille de Marignan, in-8° obi. Bologne, Wol-
fenbùttel, Munich, Oxford ont diverses éditions d'œuvres de Jannequin
(1531-1540).
(2) Philippe Verdelot , belge , né vers la fin du quinzième siècle , vécut à
Florence entre 1530 et 1540.
(3) « On y voit le noble qui se promène fièrement, l'effronterie de deux
mendiants acharnés, le crieur qui, à chaque reprise, hausse son chant d'un
ton, pour dominer le tumulte; le soudard étranger, dont le chant à boire
sert de base à tout le mouvement harmonique. » (Winterfeld.)
(4) On sent déjà l'origine de ces bouffonneries dans les Frottole à 4 voix,
genre très répandu en Italie à la fin du quinzième siècle. C'est un chant
trivial, grossier, en style macaronique, souvent inconvenant, où la mélodie
domine à la voix supérieure. — De 1504 à 1508 paraissent 9 volumes de
Frottole.
le Madrigal dramatique. 31
cle (1). La raison en est sans doute dans la popularité croissante
de la musique des grands maîtres, depuis que Josquin a adouci
et simplifié le rude contrepoint. L'harmonie est devenue l'élément
capital de la musique , et, dès la fin du quinzième siècle, l'habi-
tude s'est établie dans la société de chanter des motets à plusieurs
voix. Les mélodies et monodies ont fini par se perdre, et les chan-
teurs a liuto ont presque entièrement disparu (2).
Ces habitudes nouvelles créent un genre nouveau : le Madrigal.
Sorti de l'école vénitienne d'Hadrian Willaert (3), vers 1530, le
madrigal se répand rapidement dans toute l'Italie ; c'est la musi-
que de chambre des sociétés distinguées au seizième siècle. Le
compositeur s'y applique à de courtes poésies, et les traite en un
contrepoint libre à trois, quatre, ou plusieurs voix (4). Cette in-
(1) Sur cette question, bien faite pour surprendre, de la disparition pen-
dant un siècle du plus naturel de tous les arts, le chant pour voix seule,
consulter Kiesewetter {Schicksale und Beschaffenheit des weltlichen Ge-
sanges, vom friihen Mittelalter, bis zur der Erfindung des dramatischen
Styles, und den Anfàngen der Oper. — Leipzig, Breitkopf, 1841), qui, dans
son livre, excellent pour l'époque, y insiste d'ailleurs un peu plus que de
raison.
(2) Ils reparaîtront à la fin du seizième siècle, avec la réinvention du
chant à une voix. Ce n'est donc pas d'eux que sort la monodie de Florence
(Péri. Caccini), comme le dit Gevaert (préface aux Gloires d'Italie, Heugel);
mais ils l'ont conservée à travers le moyen âge et le quinzième siècle (bal-
late, villanelle, serenate, airs d"e comédies, vaudevilles, romances, etc.).
(3) Hadrian Willaert, de Bruges, né vers 1480, mort en 1562, maître de
chapelle de Saint-Marc à Venise en 1527; il y créa une célèbre école de
chant et de composition.
(4) Le madrigal n'est pas composé d'après un thème donné (cantus firmus)
(au rebours de la plupart des messes et motets), mais d'invention complète-
ment libre; aussi a-t-il une grande variété. — Son origine remonte plus
haut que 1530; mais par l'extraordinaire développement qu'il prend à cette
époque, il y a comme une véritable renaissance. Des milliers de madrigaux
paraissent durant tout le siècle. On peut s'en faire une idée par la liste de
ceux qui nous sont restés, dressée avec le catalogue de leurs éditions dans
la Bibliographie de Einil Vogel, Bibliotheh der gedruchten weltlichen vo-
calmusih Italiens, aus den Jahren 1500-1100. Berlin, Haack, 1892, 2 vol.
Le titre promet davantage; en réalité, l'ouvrage n'a de valeur que pour la
littérature madrigalesque.
Tromboncino et Archadelt ont mis en musique 3 madrigaux de Michel-
Ange (voir édit. de 1875, Florence, Guidi, à peu d'exemplaires). — Dès 1517
(un an après la lro impression du Roland furieux), le môme Tromboncino
de Vérone, musicien très goûté des Este et des Gonzaguo , mettait en mu-
sique à 4 voix le lamento d'Orlando, disperato pel tradimento d'Angelica.
(voir Una Stanza del Furioso. Roma, Andréa Antico da Montona, 1517,
4* vol. de Canzoni).
Les plus célèbres maîtres de madrigaux au seizième siècle sont Willaert
32 LES ORIfUNES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
vention musicale à plusieurs parties suit le texte, eu paraphra-
sant, sinon les mots, l'intention générale. Les maîtres de la se-
conde moitié du siècle travaillent h préciser sa valeur expressive.
Don Gesualdo, prince de Venosa, portera dans ce genre mondain,
de 1585 à 1613 (six livres de madrigaux), l'énergie dramatique
que Palestrina donne à sa musique d'église; il n'a point sa séré-
nité de cœur, mais une hardiesse d'expression qui ne recule point
devant les duretés d'harmonie les plus inattendues.
Ce style polyphonique était assurément moins justifiable dans
l'art profane que dans l'art religieux, dont les sentiments sont
simples et généraux. Il l'était d'autant moins que la poésie était
arrivée à un raffinement delà forme, qui eût exigé de la musique
la plus subtile délicatesse. Le lourd et impassible contrepoint pe-
sait de tout son poids sur le frêle tissu et détruisait sa grâce (1).
Aussi voit-on se former bientôt contre la musique de l'époque,
un mouvement de réaction en faveur de la mélodie. Il est dirigé
par les poètes, les lettrés, les chanteurs, et a son centre à Flo-
rence. Nous ferons son histoire au chapitre suivant. Nul doute
qu'il ne doive son succès, autant à l'amour-propre intéressé des
virtuoses, qu'aux savantes méditations des archéologues. Il est
surprenant en effet, que les chants pour une seule voix aient eu
tant de peine à s'établir, dans un temps où brillaient de grands
chanteurs comme Jacopo Péri, Giulio Gaccini, Honofrio Galfre-
ducci, Melchior Palantrotti, Vittoria Archilei , etc.
Les révolutions dans un art ne s'accomplissent d'ordinaire que
par le secours d'éléments étrangers à cet art (2). Ici , les nova-
(Nuova musica, où il met en musique des poésies de Pétrarque, 1559); Ci-
priano Rore, Costanzo Porta, Palestrina, Orlando Lasso, Orazio Vecchi,
Luca Marenzio, principe di Venosa. Nous reverrons quelques-uns de ces
noms. Le madrigal persiste jusqu'à la fin du dix-septième siècle ; plus tard
encore, dans les duos et trios de chambre, et la cantate de chambre de Le-
grenzi, Clari, Lotti, Scarlatti et Marcello.
(lj La musique avait alors le nom de « démolisseur de la poésie. » Il pour-
rait lui convenir encore, mais le mal est moins grand.
Voir dans Winterfeld, le récit des noces de Bianca Capello avec le grand
duc Francesco de Medici , 1579, Florence (Galluzzi, Storia del grandu-
cato di Toscana, IV, 4). Les plus fameux musiciens de Florence et de Ve-
nise (Claudio Merulo, Andréas Gabrieli, Vincenz Bell'aver, Balthasar Do-
nat, Orazio Vecchi, Tiburzio Massaini) mettent en musique une sestina en
l'honneur de Bianca. Chacun fait sa strophe en docte contrepoint; les ri-
mes de cristal et le charme vaporeux s'évanouissent aussitôt.
(2) Ainsi pour la musique de Gluck au dix-huitième siècle, pour Wagner
vers 1860, pour la peinture romantique, etc.
LE MADRIGAL DRAMATIQUE. 33
teurs sont des lettrés ; toutes les résistances viennent du camp
des musiciens. Ils sentent le tyran qu'on veut introduire chez
eux; ils veulent bien que la révolution dramatique ait lieu, mais
à l'intérieur de la symphonie musicale, et non pas au dehors. —
Il semble qu'il en ait été de même dans le dithyrambe athénien,
et que les vieux poètes aient eu la même crainte de laisser
s'échapper de leurs chants , affranchis du lyrisme, et le contrai-
gnant à son tour aux lois de leur propre vie , les figures drama-
tiques, les êtres qui passaient dans leur libre fantaisie. — Dans
l'un et l'autre cas , on voit le passage à regret, mais irrésistible-
ment, du chœur dramatique au drame avec chœurs.
Les compositeurs italiens tiennent bon jus(fu'à la fin du siè-
cle. Les fêtes des noces princières de Florence en témoignent
éloquemment. En 1539 (1), comme en 1565 (2) et en 1589 (3), le
madrigal triomphe, avec les noms les plus illustres de la musi-
que. — Tout au plus font-ils des concessions dérisoires à la ten-
dance du chant vers l'individualisme. Dans la fête de 1539 (4),
Silène chante seul; mais son chant n'est que la partie supérieure
d'un madrigal , dont l'orchestre complète l'harmonie. L'ensemble
seul a une signification nette; les fragments isolés ne vivent pas
en dehors de leur groupement; ce n'est donc pas là une mélodie.
Nous avons peine à comprendre aujourd'hui cette obstination
(1) Noces de Cosimo Medici et de Mme Leonora de Tolède. — Musique de
Francesco Gortcccia, Costanzo Festa, Mattio Rarnpollini, Joa. Petrus Masa-
conus, Bacio Moschini.
(2) Noces de Francesco Medici et de la reine Giovanna d'Autriche. —
Musique de Francesco Corteccia et Alessandro Strigio.
(3) Noces de Ferdinando Medici et de Mme Cristiana de Lorraine. —
Musique de Luca Marenzio, Cristoforo Malvezzi, Emilio de Cavalieri, Péri,
comte de Vernio.
(Madrigaux à 3, 4, 5, 6, 8 voix. — Dialoghi à 12, 15, 18, 30 voix. — Stances
chantées à 5 et 8 voix. — Morceaux instrumentaux, ou symphonies à
6 parties. — Ballets).
Voir les descriptions de ces fêtes dans l'ouvrage cité de Kiesewetter;
M. Chouquet (Hist. de la musique dramatique en France) a donné le récit
de la comédie de 1589, d'après la description de Bastiano de Rossi. On
trouvera dans la Bibliographie de Vogel la transcription exacte de la pré-
face et des notes à l'édition de 1591, par Malvezzi. On corrigera ainsi
certaines erreurs des historiens précédents.
(4) Musique de Corteccia. — Francesco Corteccia, d'Arezzo, lo plus grand
compositeur de ce temps avec Striggio, était d'état ecclésiastique. Il avait
sans doute été l'élève de François do Layolle, organiste et compositeur.
Chapelain de S. Lorcnzo en 1531, il en devint organiste, puis chanoine et
maître de chapelle, puis directeur des concerts de la cour. Il fut maître do
L. Buti, qui eut pour élève Marco da Gagliano.
3 '
34 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
des musiciens à tenir la porte close à la parole chantée. Cepen-
dant ils étaient dans leur droit. Purement musiciens, les préoc-
cupations empruntées aux autres arts les touchaient peu. La
symphonie avec chœurs leur donnait toute satisfaction possible.
N'est-ce pas l'instrument le plus parfait que puisse désirer la
musique? Ils pouvaient avec elle, rendre toutes les nuances,
toutes les passions. Tout ce qu'il y a de musical dans la nature
pouvait se refléter dans cette masse mouvante d'harmonies,
n'obéissant qu'à ses propres lois. Il ne s'agissait que d'en per-
fectionner encore les moyens, de chercher des timbres, des com-
binaisons, des sonorités nouvelles, d'enrichir l'orchestre, d'as-
souplir la polyphonie, de rendre plus humain et plus vivant le
monstre. Pourquoi auraient-ils dû sacrifier ces richesses à la
vanité d'un chanteur, qui se satisfaisait après tout, dans leurs
madrigaux, de difficultés vides de sens? Quel intérêt y avait-il à
renoncer aux multiples voix de leur âme , pour suivre en une
imitation factice l'accent et la déclamation d'une parole médio-
cre ou d'une poésie inférieure à la leur? Que leur faisait surtout
une antiquité, dont on attestait les oracles contestables et les
exemples inconnus? Ne valait-il pas mieux être de son temps , et
dire ce que l'on sentait, sans forcer sa nature?
Aussi voyons-nous les vrais artistes résister au mouvement
nouveau, jusqu'à l'apparition de Monteverde, dont le génie per-
sonnel décide de la victoire. Ils sont d'ailleurs trop vivants pour
ne pas être pénétrés du souffle moderne ; ils sont ennemis des
abstractions et épris de la réalité. Leur principal intérêt histori-
que est justement dans ces efforts intelligents et quelquefois
heureux , pour concilier les besoins de leur temps avec la tradi-
tion. Venise et le nord de l'Italie (Mantoue , Modône) restent le
centre de ces purs musiciens, qui tâchent d'appliquer la polypho-
nie vocale au mouvement dramatique et à l'expression de la
nature.
Giovanni Groce, Ghiozotto (de Ghioggia) , maître de chapelle à
Saint-Marc de Venise , met en scène , avec une verve réaliste et
comique , les masques du carnaval vénitien , — Pêcheurs , Ma-
gnifiques, Buranelle, Furlani, Lenguazi, Donne Pitoche, etc. (1).
Alessandro Striggio de Mantoue (2), l'un des premiers musi-
(1) Mascarade piacevoli et ridicolosi per il Carnevale, à 4, 5, 6, 7, 8 voix,
lib. I. Vineenti, 1590. 1604.
Parties des C. A. B., 5, 6, à la Bibl. S. Cecilia, Rome.
(2) Il resta à la cour des Médicis de 1560 à 1586 ou 1590. Il jouit d'une très
LE MADRIGAL DRAMATIQUE. 35
ciens de l'époque, écrit une charmante symphonie pittoresque
et dramatique, qui annonce, et, sous certains rapports, devance
l'opéra. C'est une suite de scènes villageoises en cinq parties (1).
La première est gracieusement lyrique, avec une pointe d'ironie.
C'est un récit du poète à quatre voix : « Au gentil mois de mai ,
me trouvai par fortune près d'une source claire, où des troupes
de femmes aux poses variées, baignaient leur linge blanc, et
tandis que sur l'herbe, retendaient au soleil, en de vives ripos-
tes, disaient ainsi, riant. » — Aussitôt commence l'action et le
joyeux bavardage. — Bruyants bonjours, propos grivois et récits
d'amourettes (2) ; cancans sur le voisin et lestes médisances (3) ,
échange de doléances sur l'humeur insupportable des maîtres et
sur la fatigue du service; chuchotements effrayés de songes et
de visions (4), entrecoupés de rires, de baisers et de cris; le jour
entier y passe. Puis brusquement la scène change , et voici une
levée de battoirs (5), parce qu'une des laveuses subtilise adroite-
ment à son amie quelque précieux chiffon; les coups pleuvent,
les chignons se déroulent, de monstrueuses injures sortent des
jolies lèvres ; on crie, on s'égratigne, on s'apaise, on s'embrasse,
on chante ; le soleil tombe ; on se quitte avec des mots tendres ,
on se disperse avec des cris. Les oreilles tintent encore, quelques
instants après que le gai tumulte a disparu. Ce sont de lestes et
vives scènes , où les mots tourbillonnent comme une volée d'oi-
seaux. Un coup de vent emporte l'humeur mobile de ces ombres
bavardes, et la musique tourne avec elles. — Le réalisme un peu
libre des détails rappelle certaines scènes ultra-modernes, qui ne
prétendaient guère à une si haute noblesse ; mais la grâce poétique
et souriante sent une race plus digne du tendre poète de Mantoue,
grande popularité. Son premier livre de madrigaux à 6 voix eut jusqu'à
neuf éditions.
(1) Il Cicalamento délie Donne al Bucato (Le Bavardage des femmes au
Lavoir) di Alessandro Striggio, gentilhuomo mantovano, servitore dell'
Illustriss. et eccellentissimo Cosmo de Medici, duca di Firenze, 1584.
A 4, 5, 6, 7 voci :
Parties de C. A. B. 5, 6, à la Bibl. S. Cecilia. Rome;
de T. 7, à la Bibl. Riccardi , Florence; et à Londres : British
Muséum,
de T., à Bruxelles : Bibl. royale,
de 7, à Munich : Hofbibliothek; et à Venise : Bibl. Marciana.
(2) Deuxième partie.
(3) Troisième partie.
(4) Quatrième partie.
(5) Cinquième partie.
36 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
dont l'âme mélancolique respire le parfum délicat de la nature
italienne.
Striggio s'est-il souvenu de son ancêtre, en publiant avec la
première édition de son Cicalamento, le Lamento di Didone (à plu-
sieurs voix) de Gipriano Rore? En tous cas , il prouve qu'il ne se
désintéresse pas de la beauté antique; il la sent aussi bien que
ceux qui se réclament d'elle pour transformer la musique. Mais
il leur montre qu'il est des sources d'inspiration plus proches,
dans la vie qui les entoure; et en vérité , on est plus près des an-
ciens, en regardant comme eux l'éternelle nature avec de jeunes
yeux et une âme sincère, qu'en voulant retrouver dans leurs re-
gards éteints le reflet d'un'génie qu'ils ne peuvent transmettre.
Le plus intéressant et le plus complet des champions, encore
maladroits, mais puissants, de l'art nouveau, qui ne veut rien
devoir aux anciens, et ne pense qu'à exprimer fidèlement l'esprit
de son époque, est Orazio Veechi, de Modène.
Orazio Veechi (1) est un homme de la Renaissance. Il en a la
surabondance de sève, le besoin d'agir, la robuste belle humeur.
Maître de chapelle de Modène (2), on le trouve sur toutes les rou-
tes d'Italie (3), seulement au logis pour prendre part aux rixes et
(1) Né sans doute à Modène vers 1550 (Chron. originale du Spaccini,
Arch. comunale), mort le 19 février 1605. — Il étudie la musique à Bologne,
avec le servite fra Salvatore Essenga de Modène (voir l'épître dédicatoire
du 1er livre des madrigaux de fra Arcangelo Gherardini da Siena, dell
ordine di Servi. Ferrare, Baldini, 1585). Sa première œuvre connue est un
madrigal publié en 1566, dans le 1er livre des madrigaux de son maître
Essenga (Gardane). En 1586, il est prêtre, chanoine et archidiacre à
Correggio.
(2) Supplique du 5 mars 1584 à la commune de Modène pour une subven-
tion qui lui permette de résider dans sa patrie. Le conseil lui accorde , le
6 avril, 10 livres par mois, à condition qu'il enseigne la musique à Modène,
moyennant rétribution convenable, et ne s'éloigne pas. — Malgré une maison
à Correggio (testaments de 1588 et 1592), Veechi semble avoir été pauvre.
(3) 1577. Voyage à Brescia, avec le comte Baldassare Rangoni.
1578. A Bergame.
1591. A Venise.
1595. Pèlerinage à Lorète (il en écrit le récit). Il dirige les pèlerins
musiciens à Bologne.
1597. A Venise, avec le comte Luigi Montecuccoli.
1600. A Rome, avec le cardinal Alêssandro d'Esté. Il s'arrête à Florence
pour entendre VEuridice. Il revient avec le comte Alfonso
Fontanelli de Reggio, etc.
LE MADRIGAL DRAMATIQUE. 37
aux coltellate (1). Chanoine et archidiacre de Gorreggio, chargé
par l'autorité ecclésiastique (avec Giovanni Gabrieli et Luigi
Baîbi) de la correction du Graduel romain, en 1591 (2), il in-
vente et dirige les mascarades privées et publiques de Modène (3) ;
il écrit de célèbres messes (4) et crée l'opéra bouffe. Il est trois
fois cassé de ses fonctions parl'évêquede Reggio (5); mais il jouit
d'une renommée universelle; la maison d'Esté (6) et les grands
(1) 5 février 1593. A Modène, il reçoit une « stilettata » de main inconnue
(Spaccini).
8 juin 1595. Son frère Girolamo a une rixe avec un galant de sa femme.
Orazio vient à son secours, frappe de deux coups à la tête son adversaire
avec sa « mezza spada, » et s'enfuit (Tiraboschi).
21 avril 1596. Altercation, le second jour des Rogations, à l'église Saint-
Augustin de Modène, avec Fabio Ricchetti, organiste, élève de Luzzasco
Luzzaschi de Ferrare, pour question de « preeminenza, » ou de « conve-
nienza. »
Avril 1597. Nouvelle altercation sur le même sujet avec le même, etc.
(2) « Quod quidem Graduale Romanum a multis praestantibus, et primariis
Italiae viris musicà praeditis, in cantibus ipsis planis eruditissimis, revisum
fuit, et in primis à R. D. Gabriele in Ecclesiâ D. Marci Venetiarum orga-
nico, a R. D. magistro Ludovico Balbo in Ecclesiâ D. Antonii Patavini
musices moderatore, et a R. D. Horatio de Vecchiis Mutinensi, canonico
Corrigiensi, a quibus omnibus conjunctum et separatim summo studio ac
diligentià correctum fuit, et emendatum. » (Gardane.)
(3) Le Cronista raconte en détail de nombreuses mascherate privées et
publiques, inventées et dirigées par Vecchi , de 1599 à 1604, et en particu-
lier le 29 février 1604. A la fin des dialoghi à 7 et 8 voix (Gardane, 1608), se
trouve la musique de la Mascherata délia Malinconia et Allegrezza.
(4) 1587. Lamenlaliones à 4 voix. Gardane, dédie, à l'év. de Modène.
(Stabat. 6 Miserere, etc.).
1590. Motecta à 4, 5, 6 et 8 voix. Gardane.
1597. Sacrarum Cantionum à 5, 6, 7 et 8 voix, lib. II. Gardane.
1604. Hymni per totum annum à 4 voix. Gardane.
1607. Missarum à 6 et 8 voix, lib. I. Gardane.
Ambros cite surtout la messe à 8 voix : « in resurrectione Domini » (An-
vers, 1612). Il la regarde comme un modèle du style religieux vénitien.
(5) 4 janv. 1586. Actes capitulaires de la cathédrale de Modène. Vecchi
est cassé de ses fonctions de maître de chapelle, pour avoir secrètement
cherché à être maître de chapelle de Reggio.
1595. Vecchi est dépouillé de ses fonctions par sentence du vicaire gé-
néral de Reggio.
Oct. 1604. Il est, par ordre de l'évêque, destitué de son poste de maître
de la cathédrale, et remplacé par son élève Geminiano Capilupi. On dit que
ce chagrin contribua à hâter sa morÇ,
(0) A la suite de l'exécution d'une messe de Vecchi dans la cathédrale de
Modène, devant le duc Cesare, il est nommé, lo ¥1 octobre 1598, maestro
délia musica di corte, o istruttore de' piccoli principi, à 80 écus par mois.
38 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
seigneurs italiens (1) lui prodiguent leurs faveurs, et son nom
s'étend jusqu'en Autriche, en Danemark et en Pologne (2). A sa
mort, en 1605, il est universellement regardé, non seulement
comme un des premiers musiciens du siècle, et l'inventeur de la
comédie musicale, mais comme un des plus grands génies de
tous les temps (3).
(1) Bald. Rangoni, O. Farnèse, Luigi Montecuccoli, Aless. d'Esté, Alfonso
Fontanelle de Reggio. Il est aussi ami d'Aless. Tassoni et en correspon-
dance avec lui. (Lettre du 28 oct. 1604, au chanoine Sassi, Rome.)
(2) En 1603, il est appelé à la cour de l'empereur Rodolphe. « A Rudolfo
imp. accersitus, » dit l'épitaphe, qui ajoute : « Octavio Farnesio, archidu-
ciq. Ferdinando Austriae carissimus. » Sur le point de quitter Modène, un
ambassadeur impérial recommande chaudement Vecchi au prieur du conseil
communal, disant qu'il regarderait comme faites à lui-même les faveurs
accordées à son protégé. A la suite de cette démarche, le 3 mars, le conseil
vote 500 lires modenesi à Vecchi, pour 5 ans, à condition de ne pas quitter
la ville. Le 26 mars 1600, des Danois passent à Modéne et lui vont faire
visite, attirés par sa renommée. Vecchi est alors en voyage à Rome, et c'est
son élève Capilupi qui les reçoit. Dans sa dédicace des Veilles de Sienne
au roi de Danemark et Norvège, Christian IV, Vecchi s'émerveille d'être
apprécié de pays si lointains, et rend hommage au chef de la musique du
roi, Borchgrevinck, élève de G. Gabrieli. Toutes les dédicaces de Vecchi
témoignent de ses illustres relations et de l'estime singulière où il était
tenu, surtout dans les pays du Nord.
1587. Lamentationes, déd. à l'évêque de Modène.
1590. Motecta, déd. au prince palatin, Wilhelm, duc de Bavière, comte
du Rhin.
1590. Selva, déd. aux ill. seigneurs Giac. senior et G. Fuccari, barons de
Chirchberg, et Weissenhorn.
1597. Convicto, déd. au sérén. Ferdinand II, archiduc d'Autriche.
1604. Hymni, déd. à l'archevêque de Salzbourg.
1604. Veglie, déd. au roi de Danemark.
(3) Voir son épitaphe : « Qui novis tum musicis, tum poeticis rébus inve-
» niendis, ita floruit, ut omnia omnium temporum ingénia facile supera-
» vit... cum armoniam primus comicae facultati conjunxisset, totum terra-
» rum orbem in sui admirationem traxit. » Il fut enseveli à l'église del
Carminé, près l'autel de Saint- Antoine. On lui fit de belles funérailles, mal-
gré la volonté du défunt. L'évêque envoya ses condoléances et se chargea
de tous frais. Paul Bravas, de Modène, « ejus discipulus amantissimus »,
édita ses Messes en 1607.
On peut voir sur Vecchi : Fétis. — Catelani , Délia vita e délie opère di
O. Vecchi, 1859, in-8°, Ricordi. — Oscar Chilesotti, Biblioteca de Rarità
musicali, vol. V, 1892. — Banchieri, Lettere armoniche. Bologne, 1630. —
Allacci, Drammaturgia, 1755. Venise.^- Arleaga. Venise, 1785. — Tirabos-
chi, Bibl. modenese, t. V. — CaflS, Vita e opère del Zarlino. Venise, 1836.
— Quadrio, Délia storia e délia ragione d' ogni poesia. Bologne, 1739. —
Piccinelli, Ateneo dei letterati milanesi. Milan, 1670. — Gerber, Historich-
Biographisches lexicon. Leipzig, 1790. — Peacham, The compleat gentle-
man. Londres, 1661. — Muratori, Délia perfetta poesia.
LE MADRIGAL DRAMATIQUE. 39
Le trait caractéristique de ses œuvres profanes, est qu'elles sont
toutes des comédies, ou scènes de comédies, au rebours de l'école
florentine, qui n'écrit que des tragédies. Ce n'est pas qu'Orazio
s'élève difficilement aux sentiments pathétiques et passionnés.
Quelques pages de ses comédies mêmes nous montrent ce dont il
était capable dans le style tragique. La douleur d'Isabella, à la
nouvelle de la mort de son amant (1) , est d'un sentiment aussi
délicat, et d'une tristesse dramatique aussi noble, que le déses-
poir des Orphées florentins. D'ailleurs, on ne saurait oublier
qu'Orazio était compositeur religieux, et surtout apprécié pour sa
musique d'église. Mais sa sève exubérante a besoin d'une forme
plus libre pour y répandre sa fantaisie et l'abondance de sa
gaieté; il est trop vivant pour s'abstraire dans un genre archaï-
que , et pour ne pas chercher d'abord le plaisir de ses contempo-
rains et le sien propre.
C'est vers la comédie qu'il se tourne, parce qu'elle est la pein-
ture et le reflet du monde qui l'entoure , le seul auquel il s'inté-
resse. Il est curieux de l'entendre revendiquer ses droits et pro-
clamer sa noblesse, comme Molière quatre-vingts ans plus tard ,
contre les partisans dédaigneux et étroits du « grand art. » -
« Les facéties grossières que l'on trouve dans beaucoup de co-
médies de notre temps, et qui en sont le morceau de résistance
plutôt que l'épice, sont causes que qui dit comédie, semble dire
passe-temps bouffonesque. Us s'abusent, ceux qui donnent à si
gracieux poème un sens aussi indigne. La véritable comédie, à la
bien regarder, a pour objet de représenter, sous divers personna-
ges, presque toutes les actions de la vie familière; miroir de la
vie humaine, elle ne s'attache pas moins à l'utile qu'au plaisir, et
il ne lui suffit pas de faire naître le rire (2). »
« On dira que c'est manquer aux convenances, démêler la mu-
sique sérieuse et la musique plaisante, et que l'on jette ainsi le
(1) Amfiparnaso, acte II, se. 4 et 5.
(2) cr Le troppo smoderate e spesse facétie, che si veggono in moite Co-
médie de nostri tempi introdotte piu tosto per cibo, che per condimento,
hanno cagionato , che quando si dice Comedia, pare che si voglia dire un
passatempo buffonesco. E pur sono errati quelli che danno à cosi gratioso
poerna titolo cosi poco degno; percioche egli, essendo fatto con le débite
regole , se si riguarda bene à dentro la sostanza sua, rappresenta sotto
diverse persone, quasi tutte le attioni dell' huomo privato, la onde come
specchio dell' humana vita , ha per fine non meno l'utile, che'l diletto, e
non il movere solamente à riso, come forse alcuni si faranno à credere, che
sia per fare questa mia Comedia musicale, non mirando punto al convo-
nevole. » {Amphiparnaso, 1597. Hor. Vecchi, Ai lettori.)
40 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
discrédit sur la profession. Mais le plaisant et le sérieux sont unis
par des rapports de père à fils. Aristote le dit ; Homère et Virgile
en donnent l'exemple (1). »
« Je sais bien que par aventure, certains pourront, à première
vue, juger bas et légers mes caprices; mais qu'ils sachent qu'il
faut autant de grâce, d'art et de naturel, pour bien tracer un rôle
de comédie, que pour représenter un vieux sage raisonneur (2). »
Il nous est bien aisé de comprendre aujourd'hui la noblesse de
la comédie et les raisons d'Orazio. Sa conception de la comédie
musicale nous déroute davantage. — Il y est amené d'abord par
le besoin impérieux qu'ont tous les vrais artistes de laisser dé-
border le flot de leur invention : « Il ne me semble pas, » dit-il,
« que je doive écarter ces idées musicales qui s'offrent naturelle-
ment à mon esprit (3). » (Rien, ici, de la laborieuse recherche et
du travail d'invention factice des mélodistes florentins.) — En
second lieu, il cède au besoin de nouveauté qui possède sa na-
ture remuante et originale (4). — Mais il est d'autres raisons plus
profondes qui légitiment son essai. Elles sont tirées de l'essence
même de l'art : « La musique est poésie au même titre que la poésie
(1) On dira que « non si serba il decoro , il framettere la musica ridicola
con la grave, poiche si viene à rendere di poco grido, et di minore stima
la professione. Ma il piacevole et il grave sono correlativi insierae come
padre e figlio. » Suivent des exemples d'Aristote : Rhélor. à Théod. et Alex.,
III; Poétique, I. — Bald. Castiglione, Cortigia.no, II. — Homère a fait
l'Odyssée et la Topeide; Virgile, VEnéide et la Bucolique. — Tasso a dit :
Sai che la corre il mondo ove piu versi
Di sue dolcezze il lusinghier parnaso
E che '1 vero condito, in molli versi
I più schivi allettando ha persuaso.
(Veglie di Siena, 1604. Hor. Vecchi, Ai lettori.)
(2) « So bene che per avventura, alcuni potrebbono al primo incontro,
questi miei Capricci, bassi e leggieri stimare , ma sappino questi che altro
tanto di gratia, d'arte, e di natura ci vuole à far bene una parte ridicola in
Comedia, quanto à fare un vecchio prudente e savio ; e non sanno che al
musico sta bene alcuna volta col canto grave, il famigliare inserire, pren-
dendosi l'essempio dai Poeti , che se bene la Tragedia deve star dentro à
suoi termini , non servendosi délie parole domestiche délia Comedia, ne
questa di quella; dice Horatio nell* arte poetica :
Spesso aviene perô ch' alza la voce
11 comico, e ragiona alcuna volta
Il tragico con voce humile, e bassa. »
(Selva di varia ricreatione , 1590. Ai lettori.)
(3) «... non parendomi dar repuisa à quei pensieri musicali, che per natu-
rale inclinatione mi s'offrono ail' intelletto. » {Amphiparnaso.)
(4) Voir le Convito musicale.
LE MADRIGAL DRAMATIQUE. 41
même (1). » Elles peuvent donc, à bon droit, associer leurs efforts.
Le disciple de Vecchi , Banchieri , qui ne fait que développer la
pensée de son maître, dira même : Elles le doivent; Tune sans
l'autre est incomplète; l'art véritable est fait de leur réunion à
toutes deux (2).
Gomment s'opérera cette fusion des deux arts? Quelle sera la
nature de la comédie ainsi faite de musique et de poésie? La
part de la musique sera, non la pensée, mais le sentiment; la
passion est son domaine, il lui convient de l'exprimer. Vecchi
insiste beaucoup sur le caractère expressif de sa musique ; ce
n'est pas un jeu. Les acteurs doivent savoir que « tout y a une
intention précise; il s'agit de la trouver, et, cela fait, de l'expri-
mer bien et intelligemment, de façon à donner vie à l'œuvre (3). »
Ce caractère passionné, ou du moins émotionnel, de la comédie
musicale, en détermine les lois et la distingue de la comédie
ordinaire.
« L'utilité (ou plutôt, l'intention) morale en sera moindre que
celle de la simple comédie; car le chant s'appliquant plutôt à la
passion qu'à la raison, j'ai dû user très modérément de pensées
et sentences. De plus, l'action a moins d'espace pour se dévelop-
per, la parole étant bien plus rapide que le chant; il convient
(1) « E s' alcuno dicesse ch' è différente il musico dal poeta, s'inganna, che
tanto è poesia la musica quanto l'istessa poesia, non suonando altro questa
voce Poesis che imitatione. » {Veglie di Siena.)
(2) « Prudenza Giovenile (chiamata in soggietto Opéra) vagamente ornata,
uscirâ in scena, et date due passeggiate, recitarà questa Prosa » :
Opéra : « Chi non sa, gentilissimi Ascoltanti, che la Musica, et Poesia per
uniformità sono cosi Armoniche, che dire si puô la 'Musica anima délia
Poesia, et la Poesia anima délia Musica ? Et che ciô vero sia, ne il Musico
con le sue note, ne il Poeta con le sue rime {per se stessi) rendono quel
gusto di perfettione alV udito, che fanno unité insieme et Musica, et Poesia,
(quando perô da dotta, et prattica mano vengono annesse insieme). E cosa
ordinaria in Scena recitar Poesia, servendosi délia Musica, per dargli per-
fettione; ma hora in questo Teatro udirete, non separate, ma conteste
insieme» Poesia, et Musica, che in un' istesso tempo sono per recitarvi un'
artificiosa Comedia, che per cssere inventione non più sentita, si puote
assicurare sia per porgere non poca dilettatioDe, stando quella gran Mas-
sima, che tutte le cose nuove piaciono. » (Adriano Banchieri, Saviezza
Giovenile, 1628. Prologue.)
(3j « Potrebbe avenir ancora (com' è natural costume) che quegli che non
sapranno questa mia Comedia cantare , siano per biasimarla, ma sappiano
essi, ch' ogni soggelto, che s' è composto in essa, è dirizzato al suo proprio
affetto; il quai debb' esser trovalo, e conosciuto dal prudento Cantore, et
espresso bcne, o con ordine per dar spirito alla Compositione. » (Amphi-
parnaso.)
42 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
donc de condenser, resserrer, supprimer les détails, et de ne
prendre que les situations capitales, les moments caractérisques
du sujet. L'imagination doit suppléer au reste (1). »
Remarquons qu'il ne s'agit pas du tout de comédie jouée pour
le spectacle des yeux. C'est une idée qui ne vient même pas à
l'esprit de Vecchi. Sans doute serait-il choqué de l'invraisem-
blance dont les yeux avertissent l'âme, à voir représenter des
hommes par des acteurs chantants, et surtout par une troupe
d'acteurs. Il y a plus de vérité, ou du moins d'illusion, à ne
s'adresser qu'à l'oreille. C'est ce que n'ont point senti la plupart
des critiques (2), qui, ne prêtant aux œuvres de Vecchi qu'une
intention enfantine ou bouffonne, y voient un simple jeu musi-
cal, et ont passé, sans le comprendre, sans chercher l'intérêt de
ses essais dramatiques. A tout le moins, ce sont ici des sympho-
nies dramatiques dans le genre de Berlioz, et il serait bon de les
étudier de plus près.
Pour juger pleinement l'œuvre d'art de Vecchi, il faut d'abord
connaître exactement le mode de représentation. Banchieri nous
fournit sur ce point toutes sortes de détails, dans la préface de la
Sagesse juvénile (3) :
(1) « E ben vero che '1 giovamento di essa sarà alquanto rimesso, e minor
di quello délia scmplice Comedia, perche dovend' io il canto più tosto ail'
affetto, che alla moralità, mi è convenuto usare gran risparmio di sentenze.
E per6 l'attione è più brève del dovere, perche essendo il nudo parlare piu
spedito del canto unito aile parole, non era bene discendere a certi parti-
colari délia favola, accio che l'udito non si stancasse prima, che giungesse
al fine, tanto piu non essendo tramezato la Musica dalla vaghezza délia vista,
in modo taie che l'un senso venga ricreato dalla vicissitudine dell' altro. »
(Amphiparnaso.)
Il faut ajouter, en effet, qu'un seul sens devant suppléer à tous les autres,
se fatigue plus vite.
(2) M. Gevaert les traite a d'essais informes du théâtre chinois » (Ce serait
du raffinement au contraire).
(3) Modo da tenersi in cantare semplicemente la Comedia di Prudenza
Giovenile. « Uno de gli tre Cantori di Terzetto in Terzetto, avanti la Mu-
sica, leggerà forte il titolo délia Scena, nomi degli Intercantori, et Argo-
menti : si canti pausatamente, et con gratia, antivedendo le parole non
Toscane, alcune novità di Armonia; e ciô basti. »
Ordine di recitare musicalmente la vagha et nuova inventione di Co-
media inlitolata Pr. G. ordinata da dui Recilatori, che sono Opéra, et Cu-
riosità. ,
« Volendo recitare la sudetta Comedia musicalmente; sa necessario riti-
rarsi entro una Stanza non molto grande, e più chiusa" che si puote (accib
le Voci, e Stromenti megliô si possino godere). Et in angolo di detta Stanza,
porre un paio di Tappeti grandi sopra il pavimento, insieme una prospet-
LE MADRIGAL DRAMATIQUE. 43
« Un des chanteurs, avant la musique, lira d'une voix forte le
titre de la scène, les noms des personnages et les arguments.
» Le lieu de la scène est une chambre de moyenne grandeur,
le mieux close possible (pour la qualité du son). Dans un angle
de la pièce, on a mis deux grands tapis sur le parquet, et un dé-
cor agréable. Deux sièges sont disposés , l'un à droite, l'autre à
gauche. Derrière le décor, des banquettes pour les chanteurs,
qui sont tournés vers le public, et éloignés l'un de l'autre de la
distance d'une palme. Derrière eux, un orchestre de luths, clavi-
cemboli , etc., accordés à la voix. Au-dessus, une grande toile
qui abrite chanteurs et musiciens.
» Les chanteurs (invisibles) suivent la musique sur les parties :
ils seront trois (ou mieux six), à la fois; ils donneront de l'en-
train aux paroles gaies, de la passion aux tristes, et prononceront
à haute et intelligible voix. Les acteurs récitants (seuls en scène)
doivent préparer leurs rôles, les bien savoir par cœur, et suivre
habilement la musique. Il ne sera pas mauvais qu'il y ait un
souffleur pour aider chanteurs, instrumentistes et récitants. »
tiva con doi cantonate, che rendino vaghezza à i circôstanti. In detta Scena
si porranno due Sedie, l'una à man destra, l'altra alla sinistra. Dietro la
prospettiva si porranno banzuole per gli Cantori , in modo che sijno dis-
tante un palmo l'un dall' altro, con gli visi voltati verso gli Audienti. Die-
tro à gli Cantori vi sarà un vagho Concerto di Lauti, Clavicemboli, 6 altri
Stromenti, accordati in Tuono Corista. Di sopra la prospettiva si cucirà
una tela in modo grande, che faccia cuperto sopra gli cantori, e suonatori,
e con l'ordine seguente si darà principio.
» Avertendo che gli Cantori , et Recitatori antivedino prima la Musica,
Prosa, et Rima, il tutto per le novità, et parole non Toscane. Gli Cantori
canteranno sopra gli libri (per esser inapparenti) , et volendo cantare alla
bastarda saranno tre : tuttavia essendo vi commodità, meglio sariano in sei,
Dui Soprani, Dui Tenori, Alto et Basso, cantando et tacendo secondo le
occasioni, dando spirito aile parole allègre, affettione aile meste, et pronun-
tiar con voci intelligibili, tutto à giuditio del prudente Cantore.
» Gli Recitanti devono imparare quello gli tocca alla mente (per essere ap-
parent!), cavandone le copie dal seguente Originale, et con ogni prontezza
à luoco et tempo accompagnare la Musica. Et sarà anco necessario uno
non interessato, che aiuti gli Cantori, et Suonatori, et Recitanti, (occor-
rendo).
» Gli leggiadri Suonatori con un vagho Concerto à gusto loro, il quale
habbia la sua corde finale in G. sol re ut, per D. molle, daranno principio,
obligando à detto finale, accib gli Cantori possino principiar assolutamente,
che ciô sarà più gustoso à gli Audienti. »
Saviezza Giovenile, Ragionamenti Comici Vap/ii, e dilettevoli, concertati
net Clavicembalo con tre voci, lntremedi, et Argomenti. — Opéra Prima,
del Dissonante Academico Filomvso Bologncsr, con licenza de' Snperiori,
e Privilegio. - Edit. de Milan, fin XVI' siècle (1598- lC05).
44 LES ORIGINES DU THEATRE LYRIQUE MODERNE.
A lire ces indications, il semblerait qu'il s'agît d'une panto-
mime. Il n'en est rien; les acteurs récitants, chez Banchieri , ne
sont là que pour dire le prologue (le dialogue du directeur de
théâtre de Faust), et pour annoncer les sujets des scènes, en ter-
cets. Ajoutons qu'ils dansent à la fin quelques pas de ballet, pour
laisser le public sur une impression plus gaie (1). C'est donc une
symphonie dramatique, comme le Roméo et Juliette de Berlioz,
une symphonie à programme, non pas écrit, et distribué au hasard
de l'ouvreuse, mais clairement déclamé et bien compris de tous.
Les moyens d'expression étant cachés au public, .il n'importe
quels ils sont, et, pourvu que le but soit atteint, c'est-à-dire
pourvu que l'auditeur reçoive l'impression intime de la scène
dont le sujet vient de lui être énoncé, il ne doit point chicaner
l'auteur sur les moyens employés. Or, le compositeur ne possède
pas à cette époque les multiples ressources de l'orchestre mo-
derne, les variétés d'instruments, les combinaisons de timbres.
Pourtant il a besoin de la polyphonie musicale. Il veut exprimer
dramatiquement les sentiments humains; la plupart sont com-
plexes; ils se pénètrent l'un l'autre; la clarté d'une phrase mélo-
dique ne suffit pas à rendre le trouble et l'agitation d'une passion ;
elle ne dit que les transports de la voix, de l'action et du geste;
elle est impuissante à bien rendre les troubles intérieurs. De
plus, dans l'action dramatique, nous assistons à des conflits de
passions, à des luttes de sentiments. Si le dialogue littéraire, qui
est celui de gens du monde, ou de bonne compagnie, ne fait en-
trer un motif qu'après un autre motif, et défend de parler à deux
personnes à la fois, le dialogue musical qui veut représenter la
vie intérieure, est bien forcé de suivre les deux sentiments con-
traires ; et sous le silence passionné de la bouche, souvent s'agite
le cœur tumultueux. La parole de l'un n'arrête pas les émotions
de l'autre; elle les provoque plutôt. La musique, par ses archi-
tectures harmoniques, est faite justement pour fondre en un en-
semble, des vies et des passions distinctes. Ce serait s'appauvrir
que renoncer à ce pouvoir. Vecchi en use donc; mais la pau-
vreté instrumentale relative, et l'inexpérience permise aux inven-
teurs, le forcent à employer la polyphonie des voix, où nos com-
(1) « Finito il Canto si levano in piedi Curiosità et Opéra, et gli Suona-
tori leggiadramente suonano un balletto , il quale sarà danzato dalle Sud-
dette. » (Zd., p. 39 de l'édit. de Milan.)
Cette édition est rarissime. Gasperi en a connu un exemplaire dans les
mains de M. Becker, de Genève. L'édition plus connue de 1628, Gardane
(4e édit.), ne contient pas la préface, >
LE MADRIGAL DRAMATIQUE. 45
positeurs modernes, depuis Monteverde, emploient la polyphonie
des instruments. Nous ne trouvons pas invraisemblable que l'âme
d'Ysolde soit exprimée par un orchestre de cordes, bois et cui-
vres, ni même que l'Esprit divin dans Parsifal, parle par la bou-
che de chœurs d'enfants. Nous ne devons pas être plus difficiles,
si l'âme d'Isabella de Vecchi s'exprime en trios ou en quatuors ;
il nous suffit que ces quatuors nous disent bien l'émotion dont
son âme est remplie.
Voici d'ailleurs les règles générales de la disposition des voix
dans le madrigal de Vecchi : Lorsque le personnage est seul, tou-
tes les parties concourent à le représenter. Lorsqu'il converse
avec un autre, les voix se partagent en deux groupes, dont la di-
rection appartient d'ordinaire à la partie qui représenterait le
personnage, s'il chantait en réalité. Par exemple, si Isabella parle
à son amant Lucio (1), un groupe de trois voix est attribué à l'un
comme à l'autre; mais celui dlsabella sera caractérisé par le
canto (soprano), soutenu de l'alto et du quinto ; celui de Lucio ,
parle tenore, soutenu du quinto et du basso. Si dans l&Saviezza
de Banchieri, Gratiano interroge sa fille (2), le canto sera réservé
à celle-ci, le tenore à celui-là ; le vbaritono sera commun à tous
deux. — Voici un exemple plus intéressant. Dans les Fidi amanti,
de Torelli (3), un satyre veut abuser d'une nymphe; elle appelle
au secours; un jeune berger qu'elle aime, et dont elle se croit mé-
prisée, accourt et la délivre; elle le remercie, et le prie , avec des
larmes, de la tuer ; il la console et lui apprend qu'il l'aime. Les
rôles des deux hommes sont uniquement tenus par le basso et le
tenore, qui empiètent parfois l'un sur l'autre, avec cette distinc-
tion que le rôle du satyre est contenu en entier dans le basso, et
seulement en partie dans le tenore; et inversement, pour celui du
jeune pâtre. Le canto et l'alto sont réservés uniquement à la
nymphe. Seulement, quand la passion s'élève, soit douleur, soit
transport de joie, les quatre parties unies chantent la phrase ca-
pitale, comme pour la souligner. C'est ainsi que les sonorités des
cuivres font irruption dans un morceau d'amour, aux passages
pathétiques ou emportés. Si dans la division des cinq voix de
(1) Amphipa.rna.so, act. III, se. 4.
(2) Saviezza Giovenile, acte II, se. 4.
(3) J Fidi amanti, favola pastorale del sig. Ascanio Ordoi Milanese, posta
in musica da Guaspari Torelli dalla Città di Borgo à S. Sepolchro, con «
varii, e piacevoli intermedii. A quattro voci. Venise, Vincenti, 1600. Les
quatre parties sont à l'Accadcmia Filarmonica de Bologne. La scène citée
est la seconde de l'acte II.
46 LES ORIGINES DU THEATRE LYRIQUE MODERNE.
Vecchi ou Banchieri en deux groupes de trois, une est nécessai-
rement commune aux deux interlocuteurs, c'est sans doute Je
musicien qui commande ici au poète, et fait passer l'unité musi-
cale avant la vraisemblance dramatique. Mais la voix commune
aux deux parties d'un dialogue, est toujours la moins caractéris-
tique des trois, et son rôle principal est de dérouler le fil de la
trame harmonique, sans arrêts ni lacunes.
Jamais les considérations musicales ne font tort à l'intérêt de
la pièce. Il suffira de jeter un regard sur une ou deux scènes,
pour voir l'effort de Vecchi à suivre dans sa musique le dialogue
dramatique ou comique. Assurément, il y a encore bien des gau-
cheries. Surtout ce qui nous frappe dans la musique de ces vieux
maîtres, c'est le caractère un peu vague qu'ils donnent aux pas-
sions. Le sourire est mal dégagé du rire; le chagrin, de la tris-
tesse profonde. Le comique touche au bouffon; le tragique, au
religieux. (Il n'est personne qui n'ait remarqué dans les morceaux
dramatiques ou amoureux des siècles passés, l'analogie d'accent
avec les morceaux d'église). Tout art commence par exprimer des
sentiments généraux; ce n'est plus l'amour d'Isabelle ou de Sil-
via : c'est l'Amour. Les traits individuels ne paraîtront que plus
tard. La musique dramatique est ainsi faite; d'autant que la lan-
gue musicale est toute neuve encore, et n'a que depuis peu con-
science de ses richesses. Gomme les enfants, elle a longtemps vécu
sur peu de mots, ne sentant point les nuances, se servant des
mêmes expressions pour désigner des sentiments différents. Il
faut être bien raffiné, bien exercé à lire en soi , pour démêler les
nuances subtiles des sentiments qui s'y agitent obscurément.
Notre siècle très psychologue devait passer maître en cet art; on
ne pouvait attendre la même maîtrise, d'un âge plus passionné ,
et moins replié sur lui-même.
Il faut pourtant remarquer, à l'honneur de Vecchi et des ma-
drigalistes dramatiques de la fin du seizième siècle , une recher-
che, encore maladroite, mais attentive, des caractères individuels,
des traits particuliers, et de leur expression précise dans la lan-
gue musicale. Les Veilles de Sienne, et le Banquet musical, ne sont
que de beaux cahiers d'études et d'esquisses , mais qui n'ont pas
peu servi aux compositeurs dramatiques du siècle suivant.
Cette tendance s'annonce déjà dans un des premiers ouvrages
de Vecchi, la Selva di varia ricreatione (1590) (1). Le titre, un peu
(1) Selva di varia Ricreatione di Horatio Vecchi , — - nella quale si con-
tengono varii soggetti, a 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9 et 10 voci, — novamente corn-
LE MADRIGAL DRAMATIQUE. 47
singulier, suivant le goût de l'auteur, est commenté par lui dans
sa préface. Ce n'est pas là, dit-il, un jardin artificiel; c'est un
bois. Un ordre factice n'y préside pas à la composition; la vervo
de l'auteur s'y donne libre carrière, comme la nature dans sa su-
rabondante fantaisie. Ainsi que toutes les herbes et les plantes se
trouvent mêlées dans une forêt , ici le sérieux est uni au fami-
lier, le grave au plaisant, le chant à la danse (1). — La seule
table des matières, ou simplement le titre, montre la diversité
des genres employés par l'auteur : « cioè madrigali, capricci ,
balli, arie, iustiniane, canzonette, fantasie, serenate, dialoghi, un
lotto amoroso, con una battaglia a 10 nel fine. » Sans y insister
davantage, remarquons déjà l'effort de Vecchi pour varier son
talent, ou peut-être satisfaire les multiples exigences de sa veine
féconde.
L'effort est plus sensible encore dans le Banquet (1597) (2). Ce
sont les noces de Gamache de la musique. Vecchi y veut servir
à la foule aux mille têtes et aux mille goûts , un festin dans les
règles, avec tous ses services. Je lui laisse la parole. Sa verve est
amusante , encore que trop gastronomique ; mais on y sent une
belle humeur un peu grosse, et une forte joie de vivre qui fait
plaisir.
« Le véritable assaisonnement des mets est la faim , dit So-
crate; donc, que qui veut s'asseoir à mon Banquet, ait bon
appétit, et tout lui sera bon. Je le dis, parce qu'il ne serait pas
étonnant , avec la quantité de musique qui se publie , que les
oreilles rassasiées et écœurées , fussent comme ces malades qui
touchent à peine un mets, que dégoûtés ils en demandent un au-
posta, e data in luce, con privilégie Venise, Gardane , 1590. Les parties
complètes se trouvent au Conservatoire de Paris, à Florence (Bibl. nat.),
à Bruxelles (Bibl. royale), à Bologne (Liceo mus.), à Berlin (Kais. Bibl.) et
à Crespano.
(i) « ... Selva, per non seguire in essa un filo continuato, cosi veggiamo
nelle Selve gli arbori posti senza quell' ordine che ne g4i artificiosi giar-
dini veder si suole. » J'ajoute à Selva le mot de Ricrealione , « perche si
corne in una Selva, vi si mirano varietà d' herbe e di piante porgere a' i
riguardanti tanto diletto , cosi debbe la varietà délie harmonie sparsa frà
questi miei canti sembrare una Selva. Et havendo altresi giunto in uno lo
stil serio col famigliare, il grave col faceto, o col danzevole, dovrà nascerne
quella varietà, di che tanto il mondo gode. » (Préface.)
(2) Convito musicale, a tre, quattro, cinque, sei, sette, e otto voci, nova-
mente composto , et dato in luce. (Venise, Gardane, 1597.) — Les parties
complètes sont au Liceo musicale de Bologne et dans plusieurs bibliothè-
ques d'Allemagne et d'Angleterre : Danzig, Cassel, Hambourg, Wolfenbùt-
tel ; — Westminster, Oxford et Londres.
48 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
tre ; — ce qui obligerait le musicien à composer autant de volu-
mes que le grammairien Didyme, qui, d'après Sénèque, en écri-
vit 4,000, ou qu'Origène, qui en écrivit 7,000. — Donc, si les
convives sont bien dispos, tout leur semblera bon. Si l'appétit de
quelques-uns est assez mal réglé, pour qu'il ait besoin d'être
excité par un apéritif, on leur a préparé un « Pasticcio d'un
Asino bandito (1) » qui pourra leur plaire, comme le charbon
ou la craie aux femmes dégoûtées. Et si cela ne suffit pas à pren-
dre leur oreille, ils goûteront d'un ragoût (« intingoletto ») de
canzonette, villotte , giustiniane , et autres ingrédients, qui ré-
veilleront l'appétit endormi. De là, ils pourront plus facilement
passer à des nourritures plus .substantielles. Je les avertis que
bien qu'il n'y ait là qu'un seul repas, on a disposé beaucoup de
tables , servies à 3, 4, 5, 6, 7 et 8 plats (2) , et chacune est armée
de tout le nécessaire... Mon jardinier (3) leur versera de la douce
liqueur d'Agannippe. — Ne mesurez pas, je vous prie, mon hos-
pitalité au nombre ou à la qualité des plats, mais à mon désir de
vous être agréable... Et maintenant, à table î »
Les Veilles de Sienne (4), ou les divers caractères de la musique
moderne (1604), ont plus d'intérêt. Déjà, dans le Convito , Vecchi
avait esquissé quelques dialogues, monologues, scènes comi-
ques, mais sans lien et sans suite. Dans les Veilles, nous avons
une sorte de petite comédie de société, donnée par la société
même, un tableau de la vie contemporaine. Une joyeuse compa-
gnie de jeunes hommes et de jeunes dames s'est réunie à
Sienne. Le soir, on cherche un jeu pour passer gaiement la
veillée au coin du feu. Le prince de la société ne propose pas ,
comme dans Boccace , le tournoi des nouvelles amoureuses (le
temps en est passé), mais un jeu plus moderne , bien italien en-
core, le jeu de l'imitation. Chacun doit contrefaire celui que lui
indiquera le prince. Ils applaudissent à cette idée , et le jeu com-
(1) Fantaisie macaronique à 6 parties, avec des imitations bouffonnes , et
intitulée : Bando del asino (le Bannissement de l'âne).
(2) C'est-à-dire des morceaux à 3, 4, 5, 6, 7 et S parties.
(3) Chants bachiques d'un jardinier, à 6 parties.
(4) Le Veglie di Stena, overo i varii humori délia musica moderna, d'Ho-
ratio Vecchi, a 3, 4, 5 e 6 voci composte, e divise in due Parti : Piacevole
e Grave, con privilegio. (Venise. Gardane , 1604) — Les parties complètes
sont à la Bibliothèque nationale de Florence, au Liceo musicale de Bolo-
gne, à l'Academia Filarmonica de Bologne, au Conservatoire de Naples
et à Cassel. —Dédie, al Serenissimo et Potentissimo Principe Christiano IV,
re di Dania, di Norvegia, de Gotti et de Vandali. duca di Slesvich, d'Hols-
tatia, di Stomaria et di Ditmarocia, conte d'Oldenburg, et Delmenhorst, etc.
LE MADRIGAL DRAMATIQUE. 49
mence. Tour à tour défilent le Sicilien fou d'amour , la paysanne
coquette, l'Allemand et son baragouin italien, l'Espagnol galant
et contrit, le Français mourant d'amour (1), le Vénitien qui con-
duit des dames au Lido , les criailleries des Juifs enfermés au
Ghetto. Chacun des personnages s'exprime dans sa langue ou
son jargon , avec ses manières propres , ses défauts physiques ,
jusqu'à ses tics de physionomie et de parole. Entre temps, les
jeunes compagnons bavardent, se moquent l'un de l'autre; la
belle Emilie fait des façons avant de s'exécuter; on flirte, on mé-
dit, on applaudit ; le coq chante , et l'on va dormir. — Le soir sui-
vant, le prince déclare l'Amour tyran, et appelle ses amis à la
chasse. La Caccia d'Amore , symphonie dramatique et galante,
parcourt monts et vallées, jusqu'à ce que paraisse au ciel la belle
lune d'argent (2). — D'autres nuits, ce sont des jeux plus relevés,
de musique et d'esprit : « Faites silence! Silence! je vous pro-
pose un jeu. Voici que nous invite le feu qui pétille. Or que sont
ici musiciens assemblés, il sera bien ce soir que tout se donne
au chant; mais tel style chanterons, qui ne vous semble pas vil.
Or ça, nous tirerons ce jeu de vos tristesses. Qui de vous tou-
chera davantage le cœur avec ses doux accents, cestuy aura le
prix de mémoire éternelle. Nous le pourrons nommer les Hu-
meurs de la musique moderne. Vous oyez maintenant que c'est
un jeu d'esprit, non moins que curieux. Or écoutez, vous autres,
et prêtez attention à nos variés concerts (3). » Suivent une série
de morceaux, dont chacun est consacré à l'expression de nuances
(1) Le Français : Plutost que io le dighe la cause de ma mort
Que ceste maladie radouble son effortz.
Il faut mourire e remourire soubs l'amourous empire.
Ung vray Amant doit costantmant endurer son martire.
11 faut mourir..., etc.
Chœur : Bon pour ma foy e l'aire del Fransoy.
(2) « Hor che la luna inargentat' e bella compart' il.suo splendore — en
questa part' e'n quella, non più giocchiam, perche son tarde 1' hore. Gitene
a si bel lume a rigodere le gradite piume. »
(3) « Fate silentio. Silentio. Ch' io vub proporv' un gioco. Ecco à punto
n' invita il crépitante foco , e vegghia non fu mai la piu compita. Hor che
son qui addunati musicisti più pregiati, fia ben che questa sera tutta si doni
al canto, quando perô sien di cantar contenti. Ma quale stile canterennoi che
non vi paia vile, che quanti capi siam, tanti pareri, e meglio anco à la prova
scoprirano i pensieri. Hor sii dunque da i vostri dispiaceri questo gioco
traremo. Che chi di voi più desterà gli affetti col suo lodato modo, quell'
havrà premio di mcmoria cterna, e lo potrem chiamare Gli Humori délia
Musica moderna. Hor vi destate ch' è un gioco spiritoso, non men che cu-
rioso. Voi ascoltat' intcnti il vario stile de nostri concenti. » (Veglie di Siena,
2"18 partie.)
4
50 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
délicates de la tristesse ou de la passion. C'est 1' « Humor »
grave, allègre, « universale » (?), triste, licencieux, dolent, plai-
sant, gentil, affectueux , perfide, sincère, vif, mélancolique, bi-
zarre, etc. Des danses finissent la soirée. — Vecchi dit lui-même,
dans sa préface, qu'il a pris ce sujet pour avoir une occasion de
s'essayer dans tous les genres de la musique (1). Ne faut-il pas
voir dans cette recherche une excellente préparation au drame
musical, un travail consciencieux pour se faire la main à l'ex-
pression des passions et pour en observer le mécanisme? C'est
ainsi que les grands peintres étudient sur eux-mêmes et sur ceux
qui les entourent, les jeux des muscles, les déformations des
traits, les variations du visage, suivant les sentiments qui les
mettent en mouvement. Tout art a besoin de connaître précisé-
ment les ressources de sa langue , pour les employer, le moment
venu, avec justesse et promptitude. Vecchi, l'un des premiers, a
rendu ce service à la musique, et il n'est pas douteux qu'il a épar-
gné aux autres bien du temps et des peines.
Les Veilles de Sienne sont un des derniers ouvrages de Vecchi ;
il travaillait ainsi constamment au perfectionnement de son art,
et sans doute il projetait de donner un pendant à son Amfipar-
naso} quand il mourut en 1605.
Tel qu'il nous reste , VAmfiparnaso , s'il ne représente pas le
terme des recherches d'Orazio Vecchi , est du moins de la matu-
rité de son talent (44 ans), et il en donne une idée assez complète
et très avantageuse (2).
On ne sait quelle idée bizarre fit éclore du cerveau de Vecchi
ce nom « superlicocantieux. » Giambatista dall' Olio , dans une
lettre du 19 mars 1790 à Bernardo Barbieri, sur VAm/iparnaso (3),
propose les deux étymologies suivantes :
(1) «... per haver tuttavia occasione di variare et ischerzare in tutti igeneri
délia musica. » (Déd. au roi Christian.)
(2) L'Amfiparnaso , comedia harmonica d'Horatio Vecchi da Modona,
novamente posto in luce, con privilegio, in Venetia, appresso A. Gardano,
1597.
Les parties complètes sont au Liceo musicale de Bologne, au British
Muséum, à la Kais. Bibl. de Berlin, à la Christ Church d'Oxford, à la
Marciana de Venise. Dédie, à Alexandre d'Esté. Venise, 20 v., 1597. Autre
édition de 1610, Gardane, encore plus rare.
(3) Novelle letterarie di Firenze , 1790. Giambatista dall' Olio de Modène
était élève du père Martini.
LE MADRIGAL DRAMATIQUE. 51
'A(xcp( ITapvadoç Intorno a Parnaso.
'AfAfptcov Parnaso. Musico-Poetica.
Quant au sous-titre, « comedia armonica, » il s'entend au sens
technique du mot : armonia : « accordo contemporaneo di can-
tilene diverse » (P. Martini) (simultanéité de mélodies). C'est à
la vérité une comédie madrigalesque, — quatorze morceaux
d'harmonie sur paroles ayant sens de dialogue (onze dialogues ,
et trois monologues, tous à cinq voix, sauf un morceau à quatre).
— Le lien de ces morceaux est assez peu apparent, pour que quel-
ques critiques aient pu douter de l'intention dramatique de l'au-
teur. Elle est pourtant bien claire ; à défaut de la pièce, la lecture
des préfaces aurait pu suffire. Les lois de la comédie musicale
paraissent à Vecchi, non seulement permettre, mais réclamer une
incohérence apparente de l'action ; il se sert pour autoriser ses
faiblesses dramatiques d'un exemple naïf. « Ne pouvant des-
cendre aux détails de l'action , il faut que l'on supplée aux man-
ques apparents de la pièce par l'imagination de ce qui est sous-
entendu derrière le rideau. Tel un peintre qui veut renfermer
dans un petit tableau un grand nombre de figures, peint entière-
ment les principales, les secondaires jusqu'à la poitrine, les
autres jusqu'au cou , les autres à peine visibles par la pointe des
cheveux, et le reste de la foule comme une masse confuse et loin-
taine. C'est ainsi que je représenterai en pied certaines parties
de ma comédie harmonique, celles qui sont absolument nécessai-
res ; je traiterai plus discrètement les autres, et les autres encore,
je me contenterai de les indiquer. Quant au reste, si je ne les
passe pas sous silence, j'en ferai un mélange (1). » Il n'est pas né-
cessaire d'insister sur la valeur dramatique de cette théorie. Il
faut seulement indiquer que du moment qu'il s'agit d'une pièce
pour l'oreille seulement, et non pour les yeux, sans décors, sans
(1) « Ma chi desiderasse di piu in questa attione, rimutta ogni mancamento
al presupposto sotto inteso di dentro, e non espresso di fuori, che cosi si
formera nell' idca una favola corapiuta. Percioche si corne quel pittore, che
dentro à picciola tavoletta rinchiuder vuole un gran nunrero di figure, forma
le principali, corne più riguardevoli, di corpo intiero, e le men dogne insino
al petto, altre dal capo in su, e altre à pena comprensibili di vista per la
sommità de capelli , finalmento il rimanente délia moltitudine quasi da gl'
occhi altrui lontano mischia insiemc; cosi io alcune parti di questa mia
Comedia Harmonica, che necessariamente sono richieste, rappresentorb
pienamente, altre tratterô con modo più ristretto, et altre accennoro solo.
Poscia quelle che rimangono, si corne non passor6 con silentio, cosi farô di
loro un miscuglio. » {Amfiparnaso. Ai lettori.)
Cette citation s'enchaîne immédiatement au passage de la p. GO, note 2.
52 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
acteurs, et, pour tout dire, d'un théâtre en liberté, les naïvetés de
Vecchi sont plus excusables et moins blessantes. Les scènes étant
annoncées à l'avance par un programme, l'auteur a bien le droit
de choisir celles qu'il veut développer en musique. Berlioz, dont
le nom est naturellement associé à la symphonie dramatique, a
été bien moins scrupuleux dans son Roméo, puisqu'il s'agit d'un
drame universellement connu , où. il s'est permis de supprimer,
ajouter, élaguer à son gré, tantôt décrivant, et tantôt dissertant ,
de sorte qu'à aucun moment on ne peut retrouver l'équilibre de
la pièce.
Il n'en est pas de même dans YAmfi'parnaso. Ici toute irrévé-
rence est permise; Vecchi n'a affaire qu'avec les masques habi-
tuels de la Commedia dett Arte, connus depuis Burchiello et An-
geïo Beolco. Il s'agit du vieux Pantalon , du docteur Gratian, du
capitan Espagnol, de Francatrippa et de Frulla. Le public connaît
leurs figures; il n'est pas nécessaire d'insister sur leurs aventu-
res ; un mot suffît. Tout le monde sait que le pédant bolonais et
le barbon de Venise vont être bernés par Lucio, Lelio, et toute
la jeunesse de Florence. On s'intéresse plus à l'expression artis-
tique qu'au sujet exprimé.
Un prologue ouvre la pièce. Il est prêté par Vecchi au person-
nage de Lelio , — ce qui est bien inutile , puisqu'il est déclamé
par cinq voix. — La comédie est un peu touffue. Le centre de
l'intrigue est l'amour de Lucio et d'Isabella, fille de Pantalone.
Ce dernier la destine au pédant Graziano , et tout est déjà prêt
pour le mariage. En l'apprenant, Lucio court se jeter dans un
précipice ; on le sauve à propos. Isabella , qui se préparait à le
suivre dans la mort, lui déclare son amour et lui donne sa main.
Ils s'épousent , et, dans la dernière scène, reçoivent le consente-
ment forcé et les cadeaux de tous les personnages. Entre temps ,
le vieux Pantalone se fait rebuffer par la courtisane Hortensia,
sous la fenêtre de laquelle il vient bégayer son amour. L'ami de'
Lucio, Lelio, poursuit une autre intrigue galante avec la belle
Nisa (simple prétexte à madrigaliser ensemble). Le capitan Car-
done se croit aimé d'Isabella, qui le berne comme il convient. Le
docteur Graziano chante d'absurdes sérénades , et Francatrippa,
valet de Pantalon, va emprunter de l'argent pour le mariage aux
Juifs, qui le mettent dehors, sous prétexte que c'est le jour du
Sabbat.
Tous ces rôles sont écrits dans les patois des personnages. Pan-
talon parle vénitien ; Gratian, bolonais; Gardone, espagnol ; Pe-
drolino, Zanni et Francatrippa, bergamasque ou milanais; les
LE MADRIGAL DRAMATIQUE. 53
autres, toscan; et les Juifs, hébreu macaronique. Je ne parle pas
des défauts de prononciation et des infirmités physiques, du bé-
gaiement de Pantalon, du charivari du Ghetto, des intonations
de la synagogue. Plus d'une scène rappelle par sa verve la bouf-
fonnerie rossinienne; et plus d'une, par sa hardiesse, la maîtrise
de Wagner. L'auteur de l'Italienne à Alger eût souri de reconnaî-
tre quelques-uns de ses procédés clans le dialogue entre la mo-
queuse Isabelle et le capitan Cardone (1), quand détaillant ses
beautés, il lui demande avec fatuité : « A qui sont ces beaux
yeux, — ces belles mains, — cette bouche? » et qu'elle répond :
« au capitan Cardone. » Beckmesser n'est pas bien loin non plus
de Gratian estropiant sur son luth un madrigal de Cyprian de
Rore, dont le texte sentimental se déforme burlesquement dans
sa bouche doctorale (2). Mais surtout le charivari des Juifs, où les
voix criardes et grondeuses, les chants religieux, le vacarme de
Francatrippa qui s'impatiente à la porte, se fondent en un joyeux
et savant ensemble (3), rappelle les tours de force de la poly-
phonie moderne.
Les scènes d'amour et de tristesse ne sont pas moins distin-
guées; elles sont surtout remarquables par le mouvement drama-
tique , qui modèle la musique sur les gestes et les émotions ; la
déclamation en est d'une sobre et précise justesse, et la phrase
est souvent pure et touchante. J'en donnerai surtout pour exem-
ple la scène où Isabella, sur le point de se tuer, passe par tous
les sentiments d'amour, depuis le désespoir jusqu'aux transports
de joie (4). Elle est d'une grande délicatesse de cœur, et elle vit
véritablement.
Pour la poésie (5), son charme est un peu précieux, sa bonne
humeur un peu grossière; nous ne la concevons guère sans la
musique , et il nous est ^difficile de comprendre qu'elle ait pu
être imprimée à part , plus de cinquante après (6). Il faut y voir
une preuve de l'immense popularité de l'auteur.
(1) Amfiparnaso, acte II, se. 3.
(2) Amfiparnaso , acte III, se. 2. — L'analogie est encore plus frappante
dans la Pazzia senile de Danchieri (partie II, ragion. 3; partie III, ragion. 1),
où l'on dirait que Wagner a non seulement puisé la situation, mais le sou-
venir des vers burlesques chantés par Beckmesser, et jusqu'à certains
dessins de guitare.
(3) Amfiparnaso, acte III, se. 3.
(4) Amfiparnaso, acte II, se. 5.
(5) J'insisterai sur ce fait que tous les livrets de Vecchi sont de sa com-
position.
(G) Li disperali contenti, comedia piacevole del signor Horatio Vecchi,
54 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
Le succès de YAmfiparnaso avait été grand ; il n'avait pas été
sans discussion ; la préface des Veilles de Sienne nous le dit.
Vecchi, parlant des critiques dont son Amfiparnaso avait été l'ob-
jet, ajoute : « L'expérience nous enseigne que toutes les inven-
tions de valeur sont toujours accueillies par mille injures; c'est
peut-être la raison pour laquelle ces artistes, qui, dans la même
époque, sont émules de gloire et d'honneur, voudraient absorber
à eux seuls tout le mérite , et partager seulement leurs erreurs
avec les autres (1). C'est une fatalité inévitable; les plus hautes
cimes sont le plus exposées aux coups de la foudre. »
Il est probable d'ailleurs que ces discussions mêmes servirent
à sa gloire, en excitant le zèle de ses admirateurs. Son épitaphe
en fait foi , puisqu'elle affirme, cinq ans après les triomphes de
Péri, Caccini et Cavalière, à Rome et à Florence, qu'Orazio Vec-
chi fut le premier qui joignit la musique au théâtre, « armoniam
primus comicse facultati conjunxit » (19 février 1605. Modène).
Nous trouvons une autre preuve du succès de Vecchi dans les
imitations suscitées par ses œuvres. Dans le nord de l'Italie , le
madrigal dramatique se maintient encore vingt ans, et il faut
le génie de Monteverde pour assurer la victoire au drame réci-
tatif, en le transformant (2). A Bologne, la cornedia arrnonica
persiste pendant tout le premier tiers du dix-septième siècle, con-
tre Giacobbi et les partisans de l'art nouveau.
Le plus fidèle et le plus connu des disciples de Vecchi est le
padre Adriano Banchieri, de Bologne (3) (1567-1634). Célèbre
recitata alla presenza de' Serenissimi d'Esté. Bologne, 1654 (Par les soins
de Gio. Batista Vaglierini).
(1) « ... quei virtuosi, che in uno stesso tempo crescono d'honoré, e di
gloria insieme, emuli frà loro, ciascuno vorrebbe nel merito esser solo, per
parer più segnalato, si corne nel demerito vorrebbe egli haver compagnia
per parer men vergognoso. » [Veglie di Siena. Ai lettori.)
Ce passage me ferait croire que les inventeurs du drame récitatif flo-
rentin avaient dû affecter quelque dédain pour le madrigal dramatique de
Vecchi, qui enlevait en partie à leur œuvre l'intérêt de la nouveauté.
(2) La même année que l'Euridice de Péri, Guasparo Torelli, un Ombrien,
de Città d. Castello (In pays de Raphaël enfant et de Piero délia Francesca),
donne à Padoue I Fidi Amanti, à 4 voix, pièce pastorale, 1600.
(3) Adriano Banchieri, né à Bologne en 1567; élève de Joseph Guami, or-
ganiste de Saint-Marc, organiste à Imola en 1603, moine olivétain, orga-
niste de S. Michèle in Bosco près Bologne, peut-être abbé en 1612, mort en
LE MADRIGAL DRAMATIQUE. 55
organiste et écrivain de renom, il publia une foule. d'œuvres
théoriques et polémiques intéressantes; et , comme Vecchi , de la
musique religieuse, des morceaux d'orgue fugues, des psaumes,
des sacri concerti. Il fonda la première Académie de musique à
Bologne, celle des Floridi (1615). Ses œuvres dramatiques sont
surtout importantes. Il ne s'y est jamais caché de l'imitation de
Vecchi, qu'il admirait sans réserves (1). Le Studio dilettevole à
trois voix, qu'il publie en 1603, est, dit le titre, « nuovamente con
vaghi argomenti e spassevoli intermedii fiorito dall' Amfiparnaso,
commedia musicale dell' Orazio Vecchi. »
Si ses deux plus célèbres ouvrages n'en portent pas aussi le
nom, c'est qu'en vérité le souvenir est dans la pensée de tous (2).
Le sujet est presque identique. Les personnages ont seulement
changé de rôle. Pantalon a cédé à Gratian le rôle du vieux bar-
bon; les deux caractères de femmes se sont fondus en un (3).
Mais sauf quelques changements de détails (4), les situations
musicales sont les mêmes. Les noms et les pays seuls diffèrent.
On ne sent quelque originalité que dans un effort pour enchaîner
les scènes.
1634. Parmi ses ouvrages théoriques, il faut citer ses Conclusion! per or-
ga.no, Lucques, 1591 ; YOrgano suonarino, Amadino, 1605, et ses Lettere ar-
moniche, Bologne, 1628. Il écrivit des comédies et des satires sous le pseu-
donyme de Camillo Scaligeri délia Fratta.
(1) Ce qui est remarquable, c'est que Banchieri fut un des premiers admi-
rateurs de Montcverde, et que cependant il suivit les traces de Vecchi.
(2) La Pazzia Senile, ragionamenti vaghi, et dilettevoli, novamente com-
posti et dati in luce, con la musica di Adriano Banchieri Bolognese. Li-
bro II, a 3 voci, Venetia, Amadino, 1598.
Editions nouvelles en 1599, 1601, 1607, 1621, chez Gardane. Les parties
complètes se trouvent au Liceo musicale do Bologne, à Augsburg, et Wol-
fenbûttel.
La Saviezza Giovenile, ragionamenti comici vaghi, e dilettevoli, concer-
tai nel clavicembalo, con 3 voci, intermedi, et argomenti. Op. prima, e
4a impressione del Dissonante Academico Filomuso Bolognese. — Venise,
Gardane, 1628. Les parties complètes se trouvent au Lie. mus. de Bologne.
(3) Argument de Saviezza Giovenile : « Gratiano Dottore da Francolino
hà unica figlia per nome Isabella, e di questa tiene pensiero accasarla in
Pantalone Mercante Chiozotto; ma ne sortisce contrario effetto , accasan-
dosi essa Isabella senza consenso paterno nel di lei amante Sig. Leandro. Il
sudetto Dottor Gratiano anch' egli professa d' amante nella Signora Au-
rora; ma essendo ella amata dal Sig. Fortunato, concludono il secondo ma-
ritaggio, onde i Vecchi restano delusi et i giovani godono il frutto délia di
loro Saviezza Giovenile. »
(4) Par exemple, quand Burattino , le valet de Pantalone, lui apprend la
façon dont sa fille passe les nuits d'été.
56 LES ORIGINES DU THEATRE LYRIQUE MODERNE.
Le styje musical rappelle souvent Yecchi, surtout dans le
bouffon , mais avec moins de verve et d'invention. Banchieri est
habile et sait son métier; ce n'est pas un génie primesautier et
plein de sève comme l'auteur de YAmfiparnaso (1).
Le point de vue n'est plus le même non plus. Quand Orazio
écrivait YAmfiparnaso, c'était dans sa pensée un art nouveau dont
il offrait le modèle, ou le premier exemple. Quand Banchieri fait
la Sagesse juvénile, ce n'est plus qu'un compromis entre l'art du
passé et celui du présent. On sent que Florence l'emporte (2). —
« Il n'y a plus de louanges aujourd'hui que pour la musique re-
présentative ; quiconque reste attaché aux bonnes règles et à l'ob-
servation du contrepoint, est cassé du rôle des musiciens, et enre-
gistré parmi les antiquaires. Le vieux proverbe se vérifie : Le
bon n'est pas le bon ; le bon est ce qui plaît. — Eh bien, voici du
style représentatif. Observe bien cette Sagesse juvénile, lecteur; tu
(1) Cf. les situations correspondantes de Vecchi et Banchieri.
Pazzia Senile. Amfiparnaso.
II, 4. Pantalon et Lauretta. I, 1. Pantalon et Hortensia.
I, 4. Gratiano et Pantalon. I, 3. Pantalon et Gratiano.
II, 1. Pantalon et Burattino. III, 1. Pantalon et Francatrippa.
II, 3. ) _. , . . . \_ . III, 2. Sérénade de Gratiano.
TTT 1 \ Sérénade de Gratiano.
La plus grande différence est que chez Banchieri chaque morceau est in-
différemment écrit pour 3 voix, avec accompagnement de clavicembalo.
(2) VAcademico dissonante al Virtuoso Cantanti.
« Le testure Musicali d' oggïdi, par, che apportino poca loda à gli Com-
positori mentre esse non vengano espresse ail' atto scenico rapresentativo ,
e chiunque stà sul pontiglio délie buone regole ed osservato contrapunto,
vien cassato dal ruolo de' Musici, e registrato à quello degl' antiquari. Che
cosa è atto scenico rapresentativo? Un vecchio, un giovine, una serva,
una fanciulla, e simili, talvolta in soliloquio, e quando in dialogo trà di
loro, e per intramezi balletti, e mascherate; in guisa taie ecco la Musica
oggidiana odesi un Basso, un Alto, un Tcnore, un Soprano, e simili.can-
tanti singoli et accoppiati si corne per intramezi arie, e Sinfonie, e questo
vien detto istile moderno, e tal uno eccene talmente moderno, che la buona
scuola de' Musici Legislatori meno se lo sognarons, tal che qui si verifica
quel detto sententioso :
Che il buono non è buono,
Ma buono quel, che piace.
La seguente Saviezza Giovenile, è anch' ella di Scenico istile rapresen-
tativo. Osservala benigno Lettore, che troverai l'antico stile accoppiato
al moderno, si come molti intelligenti praticano, anche odiernamente : la
testura è Dramatica mista trà il serio, e dilettevole; gradisci l'uno, gode
l'altro : canta allegramente, e vive felice. » (Edit. de Milan.)
LE MADRIGAL DRAMATIQUE. 57
y trouveras le vieux style joint au moderne. La texture est dra-
matique, moitié sérieuse, moitié plaisante; agrée l'une, amuse-
toi de l'autre. » — Il ne semble pas que le publierait mal répondu
à l'appel de l'auteur ; car cette première œuvre de Ranchieri eut
quatre éditions jusqu'en 1628, et l'auteur y revint à plusieurs fois,
en donnant successivement les Melamorfosi , lo Zabajone, la Barca
di Venetia per Padova , le Nozze di primavera , le Fcstino nella sera
del giovedi grasso , etc. (1). Mais il imprime une fausse direction
au genre que lui a confié Vecchi. Il n'est sensible qu'aux effets
burlesques et au génie du rire, qui ne sont chez son maître que
le complément de qualités plus sérieuses et puissantes. La recher-
che du vrai et l'imitation de la vie se perdent dans la bouffonne-
rie, presque dans la folie. Je n'en veux pour preuve que ce Festin
du jeudi-gras (1608) et son « Conlrapunlo bestiale alla mente, » où
un chien (« bubbau »),un coucou, un chat(« gnao »), et un chou-
cas (« chiù »), font un contrepoint sur une basse, qui chante un
verbiage de fou en latin de docteur (« Nulla fides gobbis, similiter et
zoppis »), tandis que des amoureux chantent une « canzonette, »
et que la tante Bernardina raconte une nouvelle. Le pire est que
le morceau fait preuve de solides qualités théoriques , et est tou-
jours écrit en bon style. Ce n'est pas à ce charivari de fous, que
devait conduire la scène si vivante et si colorée de la syna-
gogue (2).
Les musiciens purs abdiquaient leur pouvoir, en le profanant
(1) Il Melamorfosi musicale, 4° libro délie canzonette a 3 voci, de A. Ban-
chieri. Venise, ll'Ol, Amadino. — Nouvelle édition, 1606, Amadino (Parties
complètes au British Muséum, Augsburg et Kœnigsberg).
// Zabaione musicale, inventione boscareccia , et 1° libro di madrigali a
5 voci, di A. Banchieri. Milan, 1603, Sim. Tini (Parties complètes à
Augsbourg).
Barca di Venetia per Padova, dentrovi la nuova mescolanza di A. Ban-
chieri, libro 2° di madr. a 5 voci. Venise, 1605, Amadino. — Nouvelle édit.,
1623. Gardane (Parties complètes à Augsbourg et Bologne).
Festino nella sera del Giovedi grasso, 3° libro madrigali a 5 voci di
A. Banchieri. Venise, 1608, Amadino (Parties complètes à Bologne, Augs-
bourg et Cassel).
Tirsi, fili, e Clori , che in verde prato di variati fiori cantano, 6° libro
délie canzonette a 3 voci. Venise, 1614, Amadino (Parties complètes à
Berlin), etc.
(2) Vecchi en avait malheureusement donné l'exemple dans sa Selva.
de 1590, et d'autres avant lui, puisque sur un madrigal à 8 voix de Marenzio,
la I-'rancescluna, composé sur des paroles inintelligibles, Vecchi ajoute une
neuvième partie, d'un écolier battu par son précepteur, qui divague on latin
et en italien.
58 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
à des niaiseries bouffonnes. Il était juste que les littérateurs flo-
rentins , plus soucieux de la dignité de Fart , prissent leur place
à la tête du mouvement dramatique. Nous regretterons toutefois
que l'école de Vecchi se soit abandonnée ; plus rapprochée de la
foule, et puisant aux sources même du sentiment populaire, elle
eût évité ce malentendu, qui pendant plus de deux siècles a fait
de l'opéra un spectacle factice, réservé à l'élite, et incomplète-
ment humain.
CHAPITRE III.
L ANTIQUITÉ ET LE DRAME LYRIQUE FLORENTIN.
Influence de l'antiquité sur la Renaissance de la musique. — Traductions
des théoriciens antiques. Le mouvement néo-grec à la fin du seizième
siècle. Œdipe Roi à Vicence, et la musique d'Andréa Gabrieli. Le Nome
pythique de Luca Marenzio à Florence.
L'Académie de Bardi et les recherches archéologiques de Vincenzo Galilei.
— Jacopo Péri et Giulio Caccini. Leur caractère et leurs travaux. Le
style représentatif; la beauté subordonnée à l'expression. Retour à la
monodie et à la déclamation lyrique au nom de l'antiquité. L'Opéra
florentin est une œuvre de lettrés, aristocratique et conventionnelle. —
Ottavio Rinuccini et Jacopo Corsi. — La Dafne de Péri; son succès
triomphal. Les deux Euridice, et les noces de Catherine de Médicis.
Le premier théâtre d'opéra. — Comparaison des théories d'Emilio del Ca-
valliere avec celles de Gluck et de Wagner.
Les partisans des modernes avaient eu le sentiment du vérita-
ble drame lyrique, sans en trouver la forme définitive. Il fallut le
secours de l'antiquité et le souvenir de ses exemples, bien ou mal
compris, pour faire naître l'opéra.
Il est inutile de rappeler ici l'influence de l'antiquité sur
l'Italie de la Renaissance. Pour rester dans le domaine de la mu-
sique, il faut citer d'abord les cinq livres de Boèce (1), impri-
més de 1491 à 1499, à Venise, sur les principes des vieux musi-
ciens (Aristoxène, Ptolémée, Nicomaque), ouvrage capital qui
éveilla le désir de puiser aux sources anciennes, et de ramener la
musique moderne à la perfection antique. En 1498, George Valla
donna une traduction latine de l'introduction harmonique d'Eu-
clide, sous le nom de Cléonidas (Venise). Pendant la première
(1) Boetius, Anerius Manlius Sevcrinus, De Arithmeticâ, libri 2; De Musicâ,
libri 5; Goomclriae, libri 3. Venise, Io et Greg. de Grogoriis, 18 août 1492,
in-folio.
60 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
moitié du seizième siècle, Boèce t'ait loi et dispense de l'étude di-
recte des anciens (1). Nous ne pouvons guère noter qu'une tra-
duction latine, par Carlo Valguglio, du commentaire de Plutar-
que (?) sur la musique (1532. Venise). Mais, en 1562, paraît la
traduction latine d'Aristoxène, de Ptolémée, et des fragments
d'Aristote, par Gogavino del Grave (Venise). Elle permettait enfin
d'avoir une connaissance plus directe de l'antiquité. Les théories
d'Aristoxène furent aussitôt répandues dans les sociétés d'artistes,
et discutées avec chaleur. L'admiration passionnée de la Renais-
sance pour les œuvres plastiques de l'antiquité, l'aveugle con-
fiance en la sûreté de ses règles, se renouvela cent ans plus tard
pour la musique. Elle y était plus dangereuse. On n'avait plus
affaire à des chefs-d'œuvre d'une beauté reconnue, mais à des
théories contestables, qu'aucun exemple n'illustrait, puisque la
musique grecque avait disparu. De plus, la génération de la fin
du seizième siècle avait perdu la force de résistance et la sève
des Primitifs de la peinture et de la sculpture (2). Elle pouvait
donc moins se défendre contre les dangers d'une imitation, d'ail-
leurs moins justifiée. La musique, au point où la trouvèrent les
théories antiques, avait atteint avec Palestrina, Lassus et Ga-
brieli une splendeur admirable. 'C'était de sa part, modestie exa-
gérée et faiblesse blâmable, que de chercher dans le passé un
encouragement pour se développer, — pis encore, une condam-
nation de ses tendances, et une obligation de les subordonner à
un idéal disparu. — Heureusement, le danger s'atténue par
l'élasticité des théories, que chacun tire à soi, pour justifier les
tendances les plus contraires, et les arts les plus opposés (3).
Trois dates capitales nous montrent la puissance du mouve-
ment néo-grec en musique aux environs de 1580 (4).
(1) Glareanus Henricus, Helvetius, Isagoge in musicen , e quibusdam
bonis authoribus lat. et graec. Bâle, 1516.
Glareanus H., Dodecachordon. Bâle, Henric. Pétri, in-fol., 1547.
Dentice Luigi, napoletano, Duo dialoghi délia musica theoretica et prat-
tica, raccolti da diversi autori greci et latini. Rome, Lucrino, in-4°, 1553, etc.
(2) 11 est remarquable pourtant quelle énergie plus grande il y a dans
Caccini, Monteverde, Vecchi, etc., que dans les peintres de la même époque.
C'est qu'ils ne sont pas encombrés par le génie de leurs prédécesseurs.
(3) C'est ainsi que Zarlino et Galilei s'appuient également sur l'étude des
anciens, l'un pour défendre les maîtres de la musique contemporaine, l'autre
pour les condamner.
(4) Dès 1574, la seigneurie de Venise fait représenter devant Henri III,
dans la salle du grand Conseil, une Tragédie à Vantique, de Claudio Cor-
nelio Frangipane, avec musique du célèbre Claudio Merulo (éd. Farri, 1574,
L*ANTIQUITÉ ET LE DRAME LYRIQUE FLORENTIN. 61
En 1585, le grand Andréa Gabrieli, le pins illustre maître de la
musique vénitienne, écrit les Chœurs tf Œdipe roiy pour la repré-
sentation solennelle de la tragédie de Sophocle, à Vicence, sur le
théâtre grec de Palladio (1).
En 1581, Vincenzo Galilei publie son Dialogue de la musique
ancienne et moderne, où il offre à ses contemporains l'exemple de
l'art antique (2).
in-4°). La pièce est perdue, et nous ne savons pas exactement dans quels
rapports étaient combinées la poésie et la musique; mais il est peu pro-
bable que le grand madrigaliste vénitien se soit préoccupé de modifier son
style habituel. La recherche d'archaïsme ne porta sans doute que sur la
poésie, sur l'introduction des chœurs et des airs chantés, dans une action
mythologique. « Fu recitata con quella maniera che si ha alla forma degli
antichi. Tutti li recitanti hanno cantato in soavissimi concenti, quando soli,
quando accompagnati ; ed in fine il coro di Mercurio era di sonatori che
avevano quanti varii istrumenti che si sonarono giammai. Li trombetti in-
troducevano li dei in scena, quale era instituita con la macchina tragica,
ma non si è potuto ordinare per il gran tomolto di persone che qui vi era.
Non si è potuto imitare 1' antichità nelle composizioni musicali, avendole
fatte il sig. Claudio Merulo , che a tal grado non debbono essere giunti gli
antichi, come a quello di monsign. Giuseffo Zarlino , il quale è stato occu-
pato nelle musiche che hanno incontrato il Re nel Bucentoro, ed è stato
ordinatore di quelle che continuamente si sono fatte ad istantia di S.
Maestà. » (Frangipane, 2e édit. de sa tragédie; Farri, in-12.) — D'autres his-
toriens ont parlé d'un Orfeo de Politien , mis en musique par Zarlino et
donné par Venise à Henri III, pour la même occasion. Mais il ne s'agit
sans doute que de représentations avec intermèdes musicaux, dans le goût
des cours italiennes du quinzième siècle : Ferrare ou Florence. (Voir le
chapitre de l'Opéra français : Ballet comique de Beaujoyeulx.)
(1) La Compagnia délia Calza, constituée à Venise pour organiser les
fêtes publiques et privées, fit élever par Palladio un théâtre grec en bois,
où Federigo Zucchero peignit douze tableaux relatifs à l'action (Vasari,
XII, 127, éd. 1856, in-16), pour la seule représentation d'Antigone, da mes-
ser Conte di Monte Vicentino (Conti Pigatti) , le 28 février 1565. (Morelli ,
Calai, comm. ilal. Venise, 1776, in-8°.)
(2) a) Chori in Musica, composti da M. Andréa Gabrieli, sopra li Chori
délia Tragedia di Edippo Tiranno. Recitati in Vicenza l'anno MDLXXXV
con solennissimo apparato, et novamente data aile stampe. — Venetia,
Ang. Gardano, 1588.
J'en ai retrouvé les parties, — malheureusement incomplètes, — dans
la Biblioteca del Seminario, de Padoue.
b) Galilei Vincentio. Fronimo. — Dialogo délia musica anlica et délia mo-
derna. Florence, Maroscotti, in-folio, 1581 (Rome, Biblioth. Sainte-Cécile).
c) Combattimento di Apolline col serpente. — Poesia de Ottavio Rinuc-
cini, mus. Luca Marenzio (38 intermède des « Intermodii et Concerti
fatti per la Commedia rappresentata in Firenze , otc. », publiés en 1591,
par Christofano Malvezzi. Venise, Vincenti. — Parties complètes à la Hof-
bibl. de Vienne. — 5, 6, 8, 11, à la Bibl. nat. do Florence).
62 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
En 1589, pour le mariage de D. Ferdinando Medici et Madame
Gristiana de Lorraine, grands-ducs de Toscane, Luca Marenzio,
le premier compositeur de Florence, écrit le Combat d* Apollon
avec le serpent Python , sujet évidemment inspiré des concours
musicaux aux jeux Pythiques (1).
A la vérité, l'œuvre de Marenzio, comme celle de Gabrieli,
sont encore conçues dans l'ancien style de la musique du sei-
zième siècle.
Les chœurs de Gabreli sont empreints de la gravité religieuse
de ses compositions d'église, et ne sont pas à proprement parler
des œuvres dramatiques. Mais il faut noter que, dès cette parti-
tion (1588). il y a des monodies clairement marquées : « Solo. »
De plus, les quatre chœurs d'OEdipe se modèlent exactement sur
les vers de la traduction italienne, se divisant tour à tour en
deux, trois, quatre et six voix, avec un effort scrupuleux pour
suivre la déclamation lyrique, en noter l'accent et en doubler la
valeur.
Chez Marenzio, le dialogue de Rinuccini était évidemment dé-
clamé. Les seuls morceaux qui nous restent sont trois chœurs du
peuple de Délos, à douze, quatre et huit voix. Il eût été assez sur-
prenant qu'un maître du madrigal, musicien de la chapelle Six-
tine, fût entré dès l'abord dans les réformes des lettrés florentins.
Mais sa tendresse et cette gracieuse sensibilité, qui lui avait fait
donner le nom du « più dolce cigno dell' Italia , » le rendait pro-
pre plus qu'un autre à prendre la direction de l'art nouveau.
(1) On retrouvera, dans le beau livre de M. Gevaert sur la Musique grec-
que, la description du Nome Pythique, d'après un passage de Pollux, qui en
donne le programme (IV, 84). C'était une Sonate ou Concerto, de genre
essentiellement descriptif et imitatif, qui remontait jusqu'à 600 avant Jésus-
Christ, à Sacadas d'Argos. Le cadre en était invariable.
C'était la lutte d'Apollon et du serpent, en 5 parties :
1° Introduction. — Le dieu observe le terrain et examine s'il est propre
au combat.
2° La provocation. — Il défie le dragon.
3° L'iambique. — Le combat s'engage. Le soliste imitait les fanfares de
trompette, et faisait entendre un trait particulier à Vaulos (l'ôÔovTta[ji6ç),
exprimant les grincements de dents du monstre.
4° La prière. — La victoire du dieu est célébrée.
5° Ovation. — Apollon entonne d-es chants de triomphe.
Cette sonate était un solo d'instrument; d'abord réservée à Vaulos, elle
passa aux instruments à cordes. Aucun virtuose ne se dispensait de jouer
son concerto, son « Pythicon » devant le public. On peut dire que Wagner
a écrit, lui aussi, son « Pythicon » dans Siegfried (lutte du héros et du
dragon Fafner).
l'antiquité et le drame lyrique florentin. 63
C'est un malheur pour l'art qu'il n'ait pu voir la renaissance de
la monodie, qu'il avait préparée, et l'éclosion du drame lyrique,
auquel il eût donné sans doute plus de vie, et d'an art plus élevé,
que Péri et Cavalière. Il mourut en 1599, dans la pleine force de
son talent (1).
Ainsi, les deux plus grands musiciens de l'Italie, qui d'accord
avec les lettrés, cherchent, avant 1590, à restaurer le théâtre an-
tique, ne conçoivent encore la part de la musique que comme
secondaire, et la réservent aux chœurs de la tragédie.
L'Académie de Bardi la fait pénétrer au sein même du drame ,
dans la déclamation lyrique et dans le dialogue.
Giovanni Bardi , comte de Vernio , tenait à Florence , vers la
fin du seizième siècle, un salon d'artistes, qui avait fini par pren-
dre, comme toutes les sociétés du temps, le caractère d'une petite
Académie (2). La nuance en était surtout musicale, mais sans
pédantisme et de bonne compagnie. Le maître de maison lui-
même était compositeur. C'est dire qu'un dilettantisme intelli-
gent dominait dans ces réunions, où l'on s'occupait de musique
avec des préoccupations littéraires. La musique y gagnait moins
que les musiciens. Ils y prirent une intelligence dés choses de
l'art, très supérieure à la moyenne ; quand on compare l'esprit
d'un Mozart ou d'un Rossini à celui d'un Caccini, d'un Péri ou
d'un Gagliano , on est frappé de la supériorité de ceux-ci. Ils la
durent en partie au salon de Bardi. Caccini le proclame haute-
Ci) Luca Marenzio, né vers 1550, à Coccaglia, près Brescia; maître de cha-
pelle du roi de Pologne, puis du cardinal d'Esté, du cardinal Aldobrandini,
chapelain-chanoine de la Sixtine en 1595.
(2) Il serait curieux d'étudier ce besoin d'Académies en Italie, au com-
mencement du dix-septième siècle. — Je ne parle pas de celle des Carraches
à Bologne {Desiderosi et Incamminati). — Après la mort de Corsi, Ga-
gliano fonde les Elevati en 1607. Les Allerati de Florence ne font pas de
place à la musique. Mais, à la même époque, on compte les académies mu-
sicales suivantes : Sienne, Intronali, Filornati ; Mantoue, Invaghiti ; Vi-
cence, Olimpici; Bologne, Gelati; Ferrare, Intrepidi.
Sans parler pour tous les arts réunis, de : Sienne, Filomeli ; Ferrare,
délia Morte, dello Spirito santo; Vérone, Filarmonici; Pérouse, Unisoni ;
Césène, Eterei.
Puis viennent (musique seule) vers 1620 : Bologne : Floridi, Filomusi;
Bergame, Eccitati; Faenza, Spennati; Padoue, Occulti; Casalraaggiore, Fi-
lomeni; Udine, Sventati; Brescia, Erranti.
64 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
ment : « Je puis dire que j'ai plus appris de ces doctes entretiens
que de plus de trente ans de contrepoint (1). »
L'esprit le plus intéressant de ces réunions devait être Vin-
cenzo Galilei (le père du célèbre savant). Musicien et lettré, élève
de Zarlino, il était nourri de l'antiquité, et professait le plus pro-
fond mépris pour les « Goths (2) » (entendez, pour les restes de
l'art du moyen âge, contrepoint et madrigal). Ce fut lui sans
doute, qui donna à l'Académie sa tournure réformatrice et ar-
chéologique. Son Dialogue de 1583 est une œuvre de combat;
armé de l'art antique, il met en lumière les erreurs de la musique
de son temps (3). Il ne s'aperçoit pas que le but est autre et les
moyens différents. Au reste, partisans et adversaires de la musi-
que moderne, se rencontrent dans l'éloge exagéré des anciens.
Moins de dix ans après, Artusi écrasera les novateurs avec les
mêmes exemples qui leur ont servi à condamner leurs devan-
ciers (4).
Les théoriciens italiens partent de ce fait (attesté par les écri-
vains antiques), que la musique grecque, disposant de moyens
plus simples, produisait des effets plus puissants (5). Ils Texpli-
(1) « Posso dire d' havcre appreso piîi dai i loro dotti ragionari, che in
più di trenta anni non ho fatto nel contrappunto. » (Caccini, Nuove Musi-
che, 1601, préface.)
(2) « ... Sous le flot des Barbares, toute science s'éteignit, comme si tous
les hommes étaient tombés dans une lourde léthargie d'ignorance; ils
vivaient sans désir de savoir, ils avaient de la musique la même idée que
des Indes occidentales, et ils persévérèrent dans cette cécité jusqu'à ce que
d'abord le Gafurio (a), puis le Glareano (b) et enfin le Zarlino (c) , princes
vraiment de cette nouvelle science, commencèrent de chercher à la tirer
des ténèbres. » (Galilei, Préambule des Dial.)
(3) Galilei publie en même temps trois vieux hymnes grecs, aux Muses,
à Apollon, à Némésis, dont un de ses amis, noble florentin, avait pris exacte
copie sur un manuscrit grec qui appartenait au cardinal S. Angelo, à Rome.
Il donne aussi le traité d'Aristides Quintilianus et de Bryennius sur la
musique.
(4) Artusi Gio Maria di Bologna. L' Artusi, Overo délie imperfetlioni délia
moderna musica, ragionamenti due. Venise, Vincenti, 1600, in-fol.
(5) Ils reproduisent les exemples connus de Pythagore, de Démodocus
dans Vlliade, de Timothée et d'Alexandre, de l'aède qui protège la chas-
teté de Clytemnestre, de Thaïes de Candie délivrant de la peste les Lacé-
a) Gafurius Franchinus Laudensis. Theoricum opus musice discipline. Naples, Fr. Dini, 1480,
in-4° (Bologne, Lie. Mus.). — Theorica Musice. Milan, Mantegat, 15 déc. 1592, in-4°. — Prac-
tica musice, sive musicen actioues, in-4 lib. Milan, Signerre, 1496, in-fol. Venise, 1512, in-fol.
6) Glareanus Henricus (voir plus haut).
c) Zarlino Gioseffo da Chioggia. — Opère, 2 1. Venise, 1589, in-fol., voir chap. IV.
L ANTIQUITÉ ET LE DRAME LYRIQUE FLORENTIN. 65
quent par l'unité de l'œuvre. Un seul homme était alors poète et
musicien (1). Au son d'un seul instrument, il chantait ses œu-
vres personnelles. Aristoxène, Ptolémée, Euclide, nous montrent
de plus, qu'ils n'usaient pas de toutes nos consonnances; leur
oreille plus délicate était blessée d'harmonies qui nous char-
ment ; nos consonnances imparfaites (tierces et sixtes) étaient
dissonances pour eux. Il en résulte que notre musique est maté-
riellement plus riche que la musique ancienne: mais l'esprit en
est beaucoup plus pauvre.
« Il n'est pas étonnant qu'un seul homme , à la fois musicien
et poète excellent, chantant et récitant, au son d'un unique
instrument à quatre cordes, des choses conformes au goût et à la
nature de son public, ait fait sur lui l'impression que nous avons
dite : les choses simples s'impriment plus fortement en nous que
les choses complexes » (2).
C'est donc un retour vers la simplicité que veulent les nova-
teurs ; et , comme tous les novateurs , c'est au nom de la nature
qu'ils veulent accomplir leur réforme, sans s'apercevoir que re-
chercher la simplicité d'un autre âge est un raffinement de plus;
ils ne craignent pas d'appauvrir l'art en le privant des ressources
devenues légitimes et naturelles par l'usage. Gela est si vrai que,
dès qu'il se trouvera des musiciens de génie parmi les novateurs,
loin de renoncer au bénéfice des nouvelles découvertes , ils re-
viendront puiser à ces richesses de l'harmonie et de l'instrumen-
tation, et leur feront une place plus large encore.
Il ne semble pas que l'Académie de Bardi ait eu dès l'abord
claire conscience de l'œuvre qu'elle avait à accomplir, ni même
qu'elle se soit laissé convaincre par les théories de Galilei (3). En
1589, aux fêtes de Florence (4) , nous trouvons à la tête des spec-
tacles musicaux Giov. Bardi lui-même, et ses amis, Rinuccini,
Péri, E. de Gavalieri, peut-être Gaccini. Cependant, il n'y a là
démoniens ; de Clinias, dans Athénée, qui calme ses accès de colère aux
sons do la cithare, etc.
(1) Ils s'appuient sur Strabon, Horace, Plutarque, Pline, Hist. Nal., V, 6.
(2) a Non è gran cosa, che un musico solo, e poeta eccellente al suono diun
solo Instromento di quattro o piu corde, cantasso e recitasse cose conformi
alla natura, et volontà dogli ascoltanti , e in loro si immutasse il senso, e
facessc quegli effetto , che gia habbiamo detto, massime cho ne' sensi si
imprimono le cose piu semplici, piu facilmente che le miste. » (Artusi, 13.)
(3) Il est curieux du reste que Galilei ait publié, non ses monodies, mais
ses madrigaux à 4 et 5 voix. Primo libro , Venise, Gardane, 1574. Socondo
libro, Venise, Gardane, 1587.
(4) Voyez chapitro II.
5
66 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
rien encore qui annonce le nouveau style dont ils vont se faire
les champions, et les intermèdes de la comédie sont de purs ma-
drigaux à 3, 4, 5, 6, 8 voix, des dialoghi pour 12, 15, 18, 30 voix,
des morceaux instrumentaux ou sinfonie à six. parties , et des
ballets.
Ce fut Galilei, qui, le premier, joignant l'exemple à la théorie, fit
entendre le chant en « style représentatif, » comme on dit à l'époque.
Piero Bardi, dans sa lettre du 16 décembre 1634 à Doni (1), dit
que « dans cette tentative si difficile et jugée presque ridicule
(« stimata quasi cosa ridicolosa »), il fut surtout aidé par son
père, le comte de Vernio, et qu'ils passèrent des nuits entières à
cette recherche. Pour mieux affirmer son intention dramatique,
Galilei s'attaqua à une des pages les plus célèbres de la poésie mo-
derne, à la scène d'Ugolin de la Divine comédie (2). Il la mit en
musique , et la chanta lui-même , en s'accompagnant sur la
viole (3). Galilei était beau; sa voix était passionnée; il semble
que sa musique, un peu dure (4), fût expressive ; elle eut grand
(1) Doni est le plus important des historiens à consulter pour la réforme
musicale de Florence. Il faut surtout recourir à ses Trattati di Musica, 1763
(comprenant un « Trattato délia musica scenica, » neuf discours sur le
même objet, un discours de Giovanni Bardi « sopra la musica antica e il
cantar bene ; » un autre de Pietro délia Valle, « délia musica del' età nostra,
che non è punto inferiore, anzi e migliore di quella dell' eta passata, » etc.).
C'est le deuxième volume des Trattati. — On doit seulement reprocher à
l'auteur un peu trop de patriotisme florentin, qui le rend injuste pour les
artistes des autres pays.
J. B. Doni, né à Florence en 1593 , mort en 1647, fit cinq ans d'études en
France, à Bourges, à l'école de Cujas (1613-1618). Il fut docteur à l'Univer-
sité de Pise, étudia les langues orientales, les sciences naturelles et la phi-
lologie. Deux fois encore il revint en France, en 1621, avec le cardinal-
légat Ottavio Corsini; un peu plus tard, avec le cardinal Barberini. Il y forma
de solides amitiés, en particulier avec le Père Mersenne. Secrétaire du
Sacré-Collège, puis, vers 1640, professeur d'éloquence à Florence, acadé-
micien de la Crusca, il écrivit des dissertations sur la musique, et imagina
même une lyre, dite Lyra Barberina, qu'il dédia à Urbain VIII. Ce lui fut
un prétexte à d'intéressantes études sur les instruments à cordes de l'anti-
quité. — Le plus important de ses écrits ne fut publié qu'un siècle après sa
mort. La Bibl. Nat. de Paris possède quelques manuscrits de lui.
(2) Ce premier essai du drame lyrique ne nous est malheureusement pas
parvenu, non plus que les autres œuvres monodiques de Galilei. Dernière-
ment encore, Verdi le faisait vainement rechercher.
(3) « Galilei sopra un corpo di viole esattamente suonate , cantando un
tenore di buona voce, e intelligibile, fece sentire il lamento del conte Ugo-
lino di Dante. » (Lettre de Bardi.)
(4) « Una certa rozzezza, e troppa antichità. » (Lettre de Bardi.)
l'antiquité et le drame lyrique florentin. 67
succès auprès des habitués de Bardi, mais souleva de violentes
discussions au dehors, et la colère des vieux musiciens. »
Galilei ne s'en tint pas là, et mit en musique des fragments de
Jérémie (1). Mais déjà l'inventeur était dépassé, et la gloire de sa
découverte allait à de plus grands musiciens que lui.
Il y avait alors auprès de Giovanni Bardi, deux artistes, dont
l'un, Jacopo Péri, était déjà célèbre à Florence, — dont l'autre,
Giulio Caccini, tout jeune encore, et peu connu, devait atteindre
en peu d'années à une renommée universelle. Tous deux étaient
chanteurs. C'est à eux que le comte de Vernio s'ouvrit de ses
idées sur la tragédie antique, et de ses projets pour le drame mu-
sical contemporain (2). Il lui fallait créer deux choses : l'instru-
ment, — le style récitatif ; — et le genre, — le drame récitatif. —
Pour les premiers essais, il s'adressa à Gaccini, plus jeune, plus
docile (3); et le moment venu, il eut recours au grand nom et au
talent de Péri pour faire réussir l'œuvre (4).
Giulio Gaccini dit Jules Romain, était élève de Sçipione del
Palla, célèbre chanteur. Les historiens ont en général laissé de
lui l'impression d'un caractère insinuant et orgueilleux, habile à
détourner à son profit les découvertes des autres, et à s'enrichir
de leurs mérites, non moins que des siens, qui étaient grands,
— Je crains qu'ils ne se soient laissé abuser par l'orgueil bien
autrement superbe de ses rivaux (Péri) , et l'esprit national des
historiens florentins , toujours prêts à diminuer les artistes des
autres villes, au profit des leurs. Tout autre nous apparaît Gac-
cini au travers de ses œuvres et de ses écrits. Il a d'abord une
politesse de manières, une « gentilezza » de style, qui charme,
quand on pense au verbe prophétique et à l'énorme vanité de nos
musiciens du dix-neuvième siècle. Gaccini est un homme de bonne
compagnie. La tendresse de son âme affectueuse ne se traduit pas
seulement dans ses chants, mais dans la reconnaissance qu'il est
toujours prêt à témoigner à ses amis et à ses maîtres. C'est un
(1) « Parte délie Lamentazioni, e responsi délia Sottimana santa. »
(2) Il est probable qu'il eut recours à Péri et à Caccini, plutôt qu'à Galilei,
parce qu'il était plus libre de les faire travailler à son gré.
(3) a Sotto la intera disciplina di mio padre. » (Lettre de Bardi.)
(4) Voir : Hugo Goldschraith, Die italienische Gefangsmethode des XVII
Jahrhunderls. Broslau, 1890. — Gevaert, La musique vocale en Italie, 1882.
A. de la Fage, Essais de diphtérograpfùe musicale, 1864.
08 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
cœur ingénu, de véritable artiste, et tout pénétré de musique.
Quelques mots discrètement émus de ses préfaces le font aimer
plus que des éloges de commande. On lui sait un gré infini de
« ces gracieuses musiques, qu'il entend résonner dans son
âme (1), » et qu'il écrit « pour le soulagement des cœurs oppres-
sés (2); » de son enthousiasme si gentiment naïf pour son bel
art, « le plus excellent de tous, celui qui ne souffre pas la médio-
crité, » et dont il s'excuse aimablement à la fin de ses Nuove Mu-
siche (3). « Si je me suis laissé entraîner plus loin qu'il n'était
peut-être convenable, mon excuse sera le grand amour que j'ai
pour la musique, par inclination de nature, et travaux de tant
d'années (4); cet art si beau et si charmant, devient admirable
et prend tout notre amour, quand ceux qui en ont la charge
l'égalent par leurs efforts à ces sublimes harmonies célestes ,
dont rayonne tant de bien sur la terre, éveillant les intelligences
à la contemplation des délices infinies goûtées dans le Paradis. »
Cette nature artistique le sauve des exagérations de sa théorie.
Esprit flexible, il n'a rien de sec ni d'exclusif. « Pas de règles
sans exceptions (5). » Il est hardi , et l'habitude des libres dis-
cussions chez Bardi lui a donné la conscience du droit de son
génie à se développer suivant ses lois , et à n'accepter de règles
que de sa raison. Mais il est protégé contre les dangers d'une
originalité factice , par son bon sens et le caractère humain de
(1) « ...musiche di quella, intera grazia, ch' io sento nel mio animo riso-
nare , io ne possa in questi scritti lasciare alcun vestigio... » (Nuove
Musiche.)
(2) « ...per sollevamento talvolta degli animi oppressi. » (Nuove Musiche.)
(3) Le Nuove Musiche di Giulio Caccini dctto Romano. Florence, Mares-
cotti, 1601 (Exemplaires au Conservatoire et à la Bibl. Nat. de Paris, et en
beaucoup de bibliothèques). — Nouvelles éditions : en 1607 (Venise,
Raverii), 1608 (Venise, Vincenti), 1615 (Venise, Vincenti), 1614 (Florence,
Zanobi Pignoni), etc.
(4) « L'amor délia musica acceso in me per inclinazione di natura, e per
gli studi di tanti anni, mi scuserà se io mi fosse lasciato trasportar piii oltre,
che forse non conveniva a chi non meno stima lo imparare, che il comu-
nicar lo 'mparato, et alla reverenza, che io porto à tutti i professori di
quest' arte : la quale bellissima essendo , e dilettando naturalmente , allora
si fa ammirabile, e si guadagna interamente l'altrui amore, quando coloro,
che la posseggono , e con lo 'nsegnare , e col dilettare altrui esercitandola
spesso, la scuoprono, e appalesano per un esempio, e una sembianza vera
di quelle inarrestabili armonie celesti, dalle quali derivano tanti béni sopra
la terra, svegliandone gl' intelletti uditori alla contemplazione de i diletti
infiniti in Cielo somministrati. » (Nuove Musiche.)
(5) « Il giudizio spéciale fa ad ogni regola patire quâlche eccessione. »
(Nuove Musiche.)
l'antiquité et le drame lyrique florentin. 69
son art. « Je ne me suis jamais tenu aux banales limites où
s'arrêtent les autres ; j'ai toujours été explorant et cherchant le
plus de nouveautés possible , pourvu toutefois que la nouveauté
soit apte à mieux accomplir la véritable fin de la musique , qui
est de plaire et d'émouvoir (1). »
La haute idée qu'il a de son art le rend très sévère pour les
autres comme pour lui-même. Le musicien n'est pour lui, ni un
virtuose ni un penseur; c'est un homme, dans la plus noble ac-
ception du mot, un homme complet, ayant à la fois la techni-
que et l'intelligence générale de son art (2).
L'importance de Caccini dans la réforme de Florence est dou-
ble. 11 ne forme pas seulement une école de compositeurs, mais
une école de chanteurs, et donne les exemples du nouveau style
et les leçons du nouveau chaut (3).
Il raconte lui-même l'histoire de ses découvertes. Après avoir
rendu hommage au comte de Vernio et à sa société, il dit qu'il
fut encouragé par eux à se défaire de cette musique qui ne tient
pas compte des paroles et déchire la poésie (4), et à retrouver la
manière dont parlent Platon et les philosophes antiques (5).
Pour eux , la musique est constituée par trois éléments essen-
tiels : 1° la parole (favella) ; 2° le rythme, et, en dernier, le son.
Le contrepoint s'écartait absolument de ce but; les chants soli
d'alors, avec accompagnement d'instruments à cordes (6), n'étaient
(1) « Ma perche io non mi sono mai quietato dentro à i termini ordinarii
et usati da gli altri, anzi sono andato sempre investigando più novità a me
possibile , pur che la novità sia stata atta à poter meglio conseguire il fine
del musico, cïoè dilettare, e muovere l'affetto dell' anirno.» (Nuove Musiche.)
(2) Dans la profession de musicien, dit-il « (per l'eccellenza sua), non ser-
vono solo le cose particolari, ma tutte insieme la fanno migliore. » {Nuove
Musiche.)
(3) Ses deux filles, Settimia et Francesca , sont parmi les plus célèbres
chanteuses du siècle. Francesca est même un compositeur dramatique do
grand talent. Voir chapitre V.
(4) « Laceramento délia poesia. » {Nuove Musiche.)
(5) o... Ma ad attenermi a quella maniera cotanto lodata da Platone e altri
Filosofi, che affermarano la musica altro non essere che la favella e '1 ritmo,
ed il suono per ultimo, e non per lo contrario. » (Nuove Musiche.)
(G) Caccini lui-même avait composé de ces chants, avant de penser au
style proprement récitatif. S. Bonini (dans Lafage, Essais de diphtérogra-
pliic) cite notamment le O Benedctlo giorno do 1589, et dit que ce fut lo
premier spécimen de monodie. « Giulio Caccini, à S. Spirito do Florence,
« entro ad una nuvola, » chanta, à l'arrivée do M"10 Cristiana de Lorraine,
O Denedetto giorno, dont le titre lui est longtemps resté comme surnom. »
Picro Bartli confirme que Caccini « se sentait naturellement porté vois la
nouvelle musique, » avant d'étiu confié à la direction de son père.
70 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
pas beaucoup plus heureux, à cause de la multitude des passages
d'agrément sur les syllabes brèves ou longues qui empêchaient
d'entendre les paroles. « Ayant donc vu que de telles musiques
ne donnaient d'autre plaisir que celui de l'oreille , et qu'on ne
pouvait émouvoir l'intelligence sans le secours des paroles (1), »
il vint à l'idée de Gaccini « d'inventer une sorte de chant où
l'on pût comme parler en musique. Il commença à composer
des chants pour voix seule, qui lui semblaient plus propres à
émouvoir et à plaire que des combinaisons de plusieurs voix en-
semble. » Ces madrigaux à une voix (2) furent entendus avec
« d'amoureux applaudissements (3) » dans la « Gamerata » de
Bardi. Encouragé par le succès, mais voulant l'éprouver encore
sur des gens moins prévenus que ses amis de Florence, Gaccini
se rendit à Rome , où il fit exécuter ses œuvres dans les salons,
— chez Nero Neri , Lione Strozzi , etc. Il y acquit la certitude
qu'il était dans la bonne voie et prit confiance dans ses forces (4).
De retour à Florence, il eut l'idée de créer un genre de can-
zone poétique et grave , avec accompagnement de plusieurs ins-
truments à cordes (5). Il s'adressa aux poètes gentilshommes
de sa connaissance; Gabriello Ghiabrera lui fournit des vers
dans tous les mètres. Il en mit en musique un très grand
nombre, se faisant ainsi la main au nouveau style drama-
(1) « Veduto adunque, che tali musiche e musici non davano altro di-
letto, fuori di quello che poteva l'armonia dare ail' udito solo, poichè non
potevano esse muovere l'intelletto senza l'intelligenza délie parole, mi
venne pensiero introduire una sorte di musica per cui altri potesse quasi
che in armonia favellare, usando in essa una certa nobile sprezzatura di
canto, trapassando talora per alcune false, tenendo perô la corda del basso
ferma, eccetto che quando io me ne voleva servire ail' uso comune, con le
parti di mezzotocche dall instrumcnto, per esprimere qualche affetto, non
essendo buone per altro. » (Nuove Musiche).
(2) Madrigaux : « Perfidissimo volto; — Vedro '1 mio sol; — Dovrô dun-
que morire, » et un air sur l'églogue de Sannazar : « Itene ail' ombra, » —
écrits a dans ce style, » dit Caccini, « que j'employai ensuite pour les piè-
ces qui ont été représentées avec chant, à Florence. »
(3) « Amorevole applauso. »
(4) On lui dit que jusqu'alors on n'avait jamais entendu chant d'une voix
seule sur un simple instrument, qui eût eu tant de force pour émouvoir le
cœur, « ...dicendomi per fine a quei tempi non haverc udito mai armonia
d'una voce sola sopra un semplice strumento di corde , che havcssc havuto
tanta forza di muovere l'affetto dcll' animo quanto quei madrigali. » (Nuove
Musiche.)
(5)jTJusqu'alors , d'après Caccini , on ne composait guère que des canzo-
nette sur paroles assez brèves. ♦
l'antiquité et le drame lyrique florentin. 71
tique et y habituant le goût public, qui accueillait avec en-
thousiasme ses moindres œuvres. Dans toutes, il cherchait à
traduire le sens des paroles en émotions musicales (1). Il ne s'y
refusait pas l'agrément de certains passages, ports de voix, em-
bellissements, qui ornent le chant sans en augmenter l'expres-
sion, — ces lianes charmantes et dangereuses de la musique ita-
lienne, qui l'ont quelquefois étouffée. Mais Gaccini en réglait
l'emploi avec bon sens, faisant le procès à leur abus, et reven-
diquant les droits de la vérité et de la simplicité (2). Il exige que
le chanteur, comme le compositeur, s'appliquent avant tout à
comprendre la poésie , à s'en bien pénétrer, et à l'exprimer avec
goût et émotion ; la beauté du morceau , la qualité d'œuvre d'art
vient après ; on est toujours beau quand on est expressif.
C'est une hardie révolution qu'annoncent de telles paroles.
Elle peut renouveler l'art en le retrempant dans la nature; mais
elle peut en revanche étouffer la musique, qu'elle subordonne à la
poésie, et je voudrais savoir ce qu'en aurait pensé Mozart , qui sou-
mettait si fièrement la poésie à la musique (3). Cependant Mozart
(1) « Ho sempre procurata l'imitazione dei concetti délie parole, ricercando
quelle corde più e meno affettuose secondo i sentimenti di esse, e che par-
ticolarmente havessero grazia, etc. » (Nuove Musiche).
(2) « Les passages ne sont pas nécessaires à la bonne manière du chant,
mais je crois plutôt à un certain chatouillement de l'oreille (« ma credo io
più tosto per una certa titillatione a gli orecchi ») de ceux qui ne savent
pas ce que c'est que chanter avec passion. Rien au monde n'est plus con-
traire à l'émotion (« affetto »). Je ne m'en suis servi que dans les morceaux
moins expressifs, et seulement sur les syllabes longues et dans les cadences
finales. Dans tous les cas, quand on en use, ce doit être avec méthode et
non pas au hasard ou d'après la pratique du contrepoint. Pour bien com-
poser ou chanter dans ce style, il est beaucoup plus important de com-
prendre l'idée et les paroles, de les sentir et de les exprimer avec goût, et
émotion, que de savoir le contrepoint. (« Alla buona maniera di comporre
e cantare in questo stile, serve molto più l'intelligenza del concetto, e délie
parole, il gusto e l'imitazione di esso , cosi nelle corde affettuose, come
nello csprimcrlo con affetto cantando, che non serve il contrappunto... »)
On s'est fait une façon de chanter uniformément sentimentale. (« ... una ma-
niera di cantare (verbi grazia) tutta affettuosa con una regola générale. »)
Quelque parole, quelque sens que ce soit, la manière est devenue le fonde-
ment de la passion La cause de ce défaut est que le musicien no sait pas
bien ce qu'il veut chanter... (« La radice del quai difetto (se non m'inganno),
è cagionata perche il musico non bene possiede prima qucllo, che egli vuol
cantare. ») (Nuove Musiche.)
(3) « Dans un opéra, il faut absolument que la poésie soit la fille obéis-
sante de la musique... Un opéra doit évidemment plaire d'autant plus quo
le plan de la pièce sera bien composé , mais quo les paroles auront été
72 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
lui-même a profité de la réforme, et c'est une exception dans son
œuvre que le pur objet d'art , qui n'exprime pas un sentiment,
une passion, un état d'âme (1). Les idées de Gaccini et de l'école
florentine sont vraies et fortifiantes pour les génies; elles redou-
blent leur force en leur donnant des règles, en les enserrant dans
le respect de la vérité, et en les contraignant à la précision. Elles
sont dangereuses et desséchantes pour la foule des musiciens,
qui se sont réduits au rôle de souligneurs de rimes, et elles ont
créé le genre, rarement sublime, toujours monotone, et souvent
ennuyeux, de l'opéra du dix-septième siècle.
Les exemples que Gaccini joint aux préceptes dans ses Nuove
Musiche de 1601, sont des plus instructifs. Ils forment un recueil,
non seulement de précieux conseils pour l'art du chant, mais de
modèles pour les nuances des passions. C'est, en style récitatif,
la contrepartie des essais d'Orazio Vecchi en style madrigalesque,
dans les Veilles de Sienne. On y trouve des exemples « d'esclarna-
zione languida, » « d'esclamazione spiritosa, » « d'esclamazione
viva, più viva, larga, rinforzata, » « di favella in armonia, » etc.
On voit combien Gaccini, et tous les vieux maîtres d'Italie, étaient
en rapport constant et direct avec la nature. Mais on pressent
aussi le danger de ces beaux cahiers d'expressions , pour les élè-
ves, — les maîtres de la génération suivante; ils y puisent la
tentation de sentir et de parler, selon des formules toutes faites.
Et déjà en 1601, nous apprenons de Gaccini, qu'il n'imprime
ces mélodies, après s'y être longtemps refusé, que parce qu'on
les emploie mal à propos et sans les bien connaître, qu'on les
imite, qu'on les gâte, et qu'on perd le profit de la découverte.
Dans le même temps, Péri travaillait à restaurer le drame néo-
grec, et, devançant Gaccini, en donnait le premier modèle. Iacopo
Péri, élève de Gristofano Malvezzi (2), avait plus de science har-
écrites uniquement pour la musique, 'et qu'on n'y aura pas introduit çà et
là des mots ou même des strophes entières capables de gâter toute l'idée
du compositeur, et cela pour l'amour d'une malheureuse rime qui, quelle
qu'elle soit, mon Dieu! n'ajoute absolument rien au mérite d'une représen-
tation théâtrale, et lui nuit plutôt!... » (Mozart, Lettre du 13 octobre 1781.)
(1) Voir les lettres de Mozart, passim, et en particulier celles des 8 no-
vembre, 6 décembre 1777, 2G septembre 1781, qui se rapportent à VEnlève-
ment au sérail.
(2) Voir chap. II.
l'antiquité et le drame lyrique florentin. 73
monique que son jeune rival, Caccini, bien que très inférieurs
l'un et l'autre aux grands madrigalistes du seizième siècle. Il était
universellement connu pour sa virtuosité sur l'orgue , et tous les
instruments « di tasto, » et surtout par son admirable voix de so-
prano. Les salons aristocratiques se disputaient le beau chanteur,
dont la chevelure dorée était un des attraits de Florence vers
1590 (1). Le grand-duc avait fait de lui le directeur en chef de sa
musique; aussi jouissait-il d'une suprématie incontestée sur tous
les artistes.
Péri ne semble pas avoir eu la douceur de caractère de Caccini.
La conscience qu'il avait de sa valeur le rendait souvent d'un
commerce difficile (2). Il avait, d'ailleurs, le petit ridicule de
vouloir ajouter à la gloire du talent la noblesse de la naissance ;
et ses compatriotes exercèrent quelquefois leur esprit aux dépens
de cet enfant trouvé, qui se targuait de descendre des Péri, vieux
nobles florentins (3). Ruspoli le traite même de faux dévot et de
faux bonhomme (4); il va jusqu'à insinuer les plus odieuses
calomnies sur sa moralité. Mais Ruspoli avait un ami à venger,
et ses injures sont sujettes à caution. Péri s'était fait beaucoup
d'ennemis à Florence ; dans sa haute situation près du prince, il
usa peu de son crédit en faveur des artistes, qui ne l'oublièrent
(1) « Bellissima capellatura fra bionda et rossa. » Il lui devait son surnom
de Zazzerino.
Rosselli, dans son commentaire d'un fort méchant sonnet de Franc. Rus-
poli contre Péri, nous donne de curieux détails sur la personne du Zazze-
rino. Le portrait n'est pas flatté (sans doute pour piquer la fatuité du chan-
teur). « 11 était de taille raisonnable, maigre et sec, et dans sa vieillesse
non seulement' avait les jambes sans molets, mais encore plus grosses du
bas que du haut; et au bout, deux vilains grands pieds, qu'il tenait si écar-
tés, et les pointes si en dehors, que lorsqu'il cheminait par les rues... etc. »
» Di statura giusta, magro et asciutto, e nella sua vecchiaia non solo
aveva le gambe senza polpe, ma ancora più grosse da piedi che da capo, e
aile fine di quelle aveva certi piedacci grandi i quali teneva di modo lar-
ghi, e con le punte tanto lontane l'una dalP altra, che quando camminava
per le strade serrava quasi con essi gli sportelli aile botteghe... etc. »
(1) Voir notamment dans le livre de M. Corrado Ricci sur les Théâtres de
Bologne au dix-septième siècle, ses disputes avec Rinuccini pour une re-
présentation d'Euridice à Bologne, en 1616.
(3i II sut gouverner habilement sa fortune et mener ses affaires en même
temps que sa gloire; il épousa une assez noble demoiselle di' Fortini, qui
lui apporta une riche dot et lui donna six fils. Rosselli nous a laisse sur eux
des renseignements assez curieux (voir Lafage, Essais de diphtérographie).
L'ainé fut un élève tout à fait distingué de Galilée.
(4) Naturn inclina al mnle e viene a farsij
L'abito poi difficile a mutursi.
74 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
point. Je croirais volontiers que Péri avait le goût difficile, et un
respect de son art, qui le rendait plus dédaigneux que de raison
pour les musiciens médiocres. Il fut, en revanche, tout dévoué à
Monteverde, et il y avait quelque mérite; car il vit préférer
Y Ariane à sa Teti (faite en collaboration avec Gini), en 1608, à
Mantoue (1). 11 se montre plus empressé encore à servir Gagliano.
Il admire sans réserve ses œuvres, et les préfère aux siennes
propres (2). Il se dévoue à leur étude , les dirige en l'absence de
l'auteur (3), et dans tous ses rapports avec lui , fait preuve d'un
désintéressement absolu. Il se peut d'ailleurs que dans d'autres
circonstances, Péri ait montré une certaine dureté orgueilleuse et
méprisante. Il traitait son génie comme un hôte que l'on reçoit
avec des égards. Gela est naturel. Le caractère et le génie sont
(1) « Quelle cose di Monteverde sono ammirate da tutti universalmente, e
dal Zazzerino fuor di modo » (Rinuccini, 24 juin 1610. Florence. — Arch.
Gonzaga.)
(2) « La Dafne fatta recitare da V. Ecc. 111. arricchita dallo stesso Rinuc-
cini di nuove invenzioni, e composta dal Sig. Marco (da Gagliano), con in-
finito gusto al pari di ogni altra e d'avantaggio, poichè tal modo di canto
è slato conosciuto più proprio e più vicino al parlare che quello di qual-
cun altro valent' huomo. » (8 avril 1608. Péri au card. Ferd. Gonzaga. —
Arch. Gonzaga.)
(3) Gagliano retenu à Mantoue, était cependant contraint à faire jouer de
la musique à S. Lorenzo de Florence. Péri se charge de tout pour lui :
« Poichè V. Ecc. Illma mi comanda ch' io eserciti le musiche del Signor
Marco da Gagliano, et in particoliire quelle che cantano soli, stia per sicura
ch' io non manchorô d' ogni diligcnza, e lo custodirô come le mie proprie,
e dica pure al Signor Marco che se ne stia con l'animo quieto, che qui el
suo servizio non patirà, et in vero che V. Ecc. Illma non poteva raccoman-
darle a suggetto che vedessi le cose del Signor Marco con più affezione di
me. » (10 mars 1608. Péri au card. Ferd. Gonzaga. — Arch. Gonz. Cité par
Davari.)
On pourrait même trouver que Péri se départ un peu trop de sa réserve
habituelle, quand il s'agit des grands seigneurs.
« Le giuro in verità che quella : « Chi da lacci d'Amor, » mi è parsa tanto
vagha e nuova, che mi ha fatto sdimenticar la mia, che pur ci havevo den-
tro qualche effetto, sendomi stata più volte assai commendata : ma spo-
gliàto d' interesse, giudico e confesso, esser questa di V. Ecc. Illma assai più
bella. » (23 avril 1608. Id.) (à propos d'airs composés pour Dafné par le car-
dinal Gonzaga.)
Les hommes du dix-septième siècle, les plus francs et le plus vraiment
artistes , ont deux poids et deux mesures , selon qu'il s'agit de juger les
grands seigneurs ou les gens de leur classe. Je crois qu'il ne serait pas très
intelligent d'en rire. Ils étaient sincères dans cette foi, comme nous le som-
mes encore, involontairement, en jugeant diversement les mêmes actes de
courage et de bonté, ou les mêmes productions littéraires, chez un homme
comme nous, ou chez un souverain.
l'antiquité et le drame lyrique florentin. 75
distincts chez Péri. L'un fut peut-être hautain et désagréable.
L'autre ne conquiert pas seulement l'estime ; il attire la sympathie.
Il avait quelque chose de triste et de passionné. Bonini dit que
son talent était « di concetto lagrimevole; » il dit encore « qu'il
faisait toujours pleurer, quand il chantait « materie lugubri ,
corne suo proprio talento. » D'autres parlent de « sua dolce e
affettuosa maniera. » Encore aujourd'hui , ses airs d'Orphée tou-
chent par leur profonde mélancolie, et il n'est pas douteux qu'un
grand acteur ne puisse en les chantant , nous arracher des lar-
mes, comme au temps de l'auteur. Doni et tous les bons juges
parlent avec admiration de sa noblesse d'art et de sa simplicité
tragique. Piero Bardi loue sa science et le naturel de sa décla-
mation (1). Sans avoir peut-être l'abondante verve de Gaccini, il
l'a surpassé par la noblesse de ses pensées. Moins musicien de
race, surtout moins Italien, Péri est un poète; et si l'on cherchait
les devanciers de l'opéra français, peut-être ne trouverait-on per-
sonne qui annonçât aussi bien que lui la tragédie de Quinault et
Lully.
Deux autres hommes, amis du comte de Vernio, jouèrent, sans
être musiciens, un rôle important dans la réforme de la musique.
L'un était le poète Ottavio Rinuccini ; l'autre, le savant Jacopo
Corsi. Celui-ci, riche, instruit et artiste , fit généreusement pro-
fiter de sa fortune et de son expérience les musiciens et leurs
œuvres (2). L'autre voulut être et fut le poète attitré du nouveau
(1) « Pcri aveva più scienza, e trovato modo con ricerchar poche corde, e
con altra esatta diligenza d'imitare il paiiar familiare, acquistô gran fama.
Giulio (Caccini) ebbe più leggiadria nelle sue invenzioni. » (P. Bardi.)
« Péri fu ancora nell' arte di sonare di tasti leggiadro et artifizioso, e
nell' accompagnar il canto con le parti di mezzo, unico e singolare. »
(Bonini.)
« In Giulio Romano vi si scorge maggior varietà di pensieri, ma nel Péri
più nobili e uno stilo direi più tragico, siccome quell' altro (Monteverde?)
ha più di comico, esscndo quello più ornato e questo più scmplice e
maestoso. » (Doni, Trattato délia musica scenica, p. 44.)
(2) « Jacopo Corsi, che infiammatosi , e non contcnto, se non dell' eccel-
lente in qucst' arte, instruiva que' compositori, con pensieri eccellenti e dot-
trine mirabili, corne conveniva a cosa si nobile. » (Lettre de Piero Bardi.)
Corsi s'était lui-même occupé de la composition de la célèbro Dafné. On
trouvera deux morceaux de lui dans un manuscrit do Bruxelles, 8450, litt. f.
Il mourut en 1 004. Voir, dans le deuxième livre des madrigaux à 5 voix do
Marco da Gagliano, IGOi, des morceaux pour la mort de Corsi.
76 LES ORIGINES DU THEATRE LYRIQUE MODERNE.
drame lyrique; et ses Orphée et ses Dafné fournirent le premier
type, indéfiniment répété, peut-être le plus parfait, de la tragédie
en musique.
Rinuccini, comme tous les artistes de la Gamerata, était hanté
du souvenir de l'art grec, et la supériorité de l'ancienne tragédie
sur le théâtre moderne l'humiliait profondément (1). Il y pensa
longuement avec Corsi (2), et après quelques essais de ce dernier
pour mettre en musique quelques airs de sa tragédie de Dafné, ils
en parlèrent tous deux à Péri (vers 1594). Il s'agissait, suivant
Péri, de faire « une simple épreuve du pouvoir de la musique
moderne. » Rinuccini, plus assuré, dit : « Il fallait donner la
preuve, qui semblait incroyable, que notre musique était capable
de rehausser les passions du poème. » Péri se mit à l'œuvre.
« Considérant qu'il s'agissait de poésie dramatique, et qu'ainsi le
chant devait toujours se modeler sur la parole (bien qu'on n'ait
jamais parlé en chantant), » Péri imagina que les anciens em-
ployaient des formes musicales a qui, plus relevées que le parler
ordinaire, et moins régulièrement dessinées que les pures mélo-
dies du chant, fussent à mi-chemin des deux (3). »
En poésie, Rinuccini adopte la forme de l'ïambe. En musique,
Péri, tâchant d'oublier tout style connu, cherche à retrouver la
« Diastematica » des anciens, qui prend une moyenne entre les
mouvements rapides du drame, et ceux du chant, lents et retar-
dés. Il étudie la langue italienne, et y reconnaît certains accents
qui peuvent servir de fondement au style récitatif musical. Ces
accents s'infléchissent dans le cours de la conversation, passent
par des dégradations et des nuances insensibles pour la musique,
(1) Le travail de Rinuccini n'a même pas été perdu pour le théâtre italien
en général. Les hellénisants ont arrêté un instant la décadence du goût lit-
téraire, comme les académies de peinture réagissaient à la même époque
contre les extravagances des derniers disciples de Michel Ange. Après les
tragédies sanglantes et les comédies sans mesure du seizième siècle, le
drame musical des Florentins paraît une renaissance du théâtre. C'est ainsi
qu'on le présente dans presque tous les prologues. (Ecole de Chiabrera.)
(2) Les principaux documents pour l'histoire de ces recherches sont : la
dédicace à'Euridice par Rinuccini, et la préface de Péri à la même pièce,
ainsi que la préface de Gagliano à sa Dafnè.
(3) « Onde veduto, che si trattava di Poesia dramatica, e che perô si
doveva imitar col Canto, chi parla (e senza dubbio non si parlé mai can-
tando) , stimai che gli antichi Greci , e Romani (i quali secondo l'opinione
di molti cantavano su le Scène le Tragédie intere) usassero un armonia,
che avanzando quella del parlar ordinario, scendesse tanta dalla melodia
del cantare, che pigliasse forma di cosa inezzana, » (Préf. à Euridice. Péri.)
l'antiquité et le drame lyrique florentin. 77
jusqu'à ce qu'ils retombent sur de nouvelles consonnances capa-
bles d'être notées (1). Il fait une étude des modes et des accents
qui servent dans la douleur, la joie, les passions. Péri ne répond
pas d'ailleurs de rester fidèle à la pensée antique; mais le style
qu'il retrouve, lui semble le seul qui puisse se prêter dans notre
musique moderne à l'expression du drame.
Ses intelligentes recherches, et les musiques qu'il composa à
l'appui de ses théories, pour la Dafné, charmèrent Rinuccini et
Corsi. On les fit entendre d'abord dans un cercle d'amis, qui en
furent enchantés; puis, un soir du Carnaval 1597, la Dafné fut
représentée dans la maison de Corsi , en présence du grand-duc
Ferdinando- Medici, des cardinaux dal Monte et Montalto, de
Piero Strozzi, Francesco Cini, et d'une foule de gentilshommes (2).
Ce fut un coup de foudre. « Le plaisir et la stupeur, qui saisirent
l'âme des auditeurs devant ce spectacle si nouveau, ne se peut
exprimer (3). » On était venu avec défiance; il semblait que le
chant dût alourdir la parole et « engendrer l'ennui; » Rinuccini
lui-même n'avait qu'à demi confiance dans le succès (4). Le spec-
tacle fut une révélation. Il n'y eut personne qui ne sentît qu'on
était en présence d'un art nouveau. Plusieurs représentations se
succédèrent. La célèbre Vettoria Archilei (5) ajoutait au succès
par la beauté dramatique de son chant. Trois années de suite, au
carnaval, la Dafné fut reprise avec le même succès.
Rinuccini, enflammé par la victoire, se remit à l'œuvre avec
Péri, et composa YEtiridice (6). Elle fut représentée en grand ap-
(1) Notre plus grand tragédien moderne, M. Mounet-Sully, qui n'a certes
pas connaissance de Péri , me faisait part de ses recherches toutes sembla-
bles pour la création d'un style récitatif et lyrique qui tint le milieu entre
la phrase musicale et le vers déclamé, passant de tons précis à d'autres tons
précis, par une série de quarts de ton, ou dégradations de ton non suscep-
tibles d'être notés, mais perçus avec précision par l'oreille.
(2) Préfaces de Rinuccini et de Péri à Euridice, 1600. « Che nella nobiltà
fiorisce hoggi la musica. » La partition de la Dafné est perdue. En 1608,
Gagliano fit une nouvelle musique (conservée jusqu'à nous) sur le livret de
Rinuccini.
(3) Préface de Gagliano à sa Dafné.
(4) Ibid.
(5) Vettoria Archilei (1550 ou 1560-1640), « l'Euterpe de notre temps »
(Péri) (Voir aussi la lettre de P. délia Valle à Lelio Giudiccioni, 16 jan-
vier 1640). Elle n'était point belle, mais la première chanteuse de l'époquo.
Elle ornait le chant écrit, de longs « giri » et « gruppi » qui le défiguraient ,
mais qui étaient fort à la mode , et dont lo chanteur Péri fait grand éloge.
(6) Jacopo Péri, Le Musiche di J. P. nobil fiorentino sopra VEuridice,
del sig. Ottavio Rinuccini , rappresentate nello Sponsalizio délia Cristia-
78 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
parât, au palais Pitti , pour les noces de Marie de Médicis avec
Henri IV, le 6 octobre 1600; le duc de Bellegarde était présent.
La date est restée mémorable dans l'histoire de l'art ; car elle a
consacré définitivement l'avènement de l'opéra. Le solennel re-
tentissement des fêtes, la part que prirent à la représentation les
plus fameux musiciens et les plus nobles seigneurs d'Italie (1), le
génie de Péri, qui chanta lui-même le rôle d'Orphée avec un art
admirable (2), eurent dans toutes les cours italiennes, et presque
aussitôt dans celles de l'étranger, un éclatant écho qui devait sus-
citer la jalousie des princes à servir Fart nouveau.
L'Orfeo de Péri était à peine représenté, que Gaccini écrivait
une autre musique pour le même poème (3) (il avait fait repré-
senter auparavant, aux fêtes du mariage, une petite pièce pasto-
rale, II ratio di Cefalo, le 9 octobre 1600, au Palais- Vieux) (4). —
Déjà Gagliano se préparait à marcher sur leurs traces (5). Mon-
nissima Maria Medici regina di Francia e di Navarra. Florence, Marescotti
1600 (Exemplaires à Bologne (Lie. mus.) , aux diverses bibl. de Florence, à
Bruxelles et à Crespano).
Nouvelle édition en 1608. Venise, Raverii (Exemplaires à Bologne, Flo-
rence, à la Bibl. Sainte-Cécile de Rome, et à Londres).
Kiesewetter en a publié quelques morceaux à la fin de son livre : Schich-
sale und Beschaffenheit, etc. Il n'y a pas d'orchestre marqué dans la parti-
tion. Les chœurs sont très peu développés.
(1) « Un noble d'Arezzo, Francesco Rasi, « di voce granita e suave, » élève
de Caccini (suivant Bonini), chantait Aminta. Antonio Brandi tenait le rôle
d'Arcetro ; Melchior Palantrotti , celui de Plutone; tandis que derrière la
scène, l'orchestre était, tenu par des seigneurs : Jacopo Corsi jouait le gra-
vicembalo; D. Grazia Montalvo, le chitarrone; Giovambattista del Violino,
la lira grande; et Giovanni Lupi, le liuto grosso. » (Préf. de Péri.)
« Notre ami Orazio Vecchi, « nobilissimo testimonio del mio pensiero, »
l'entendit. » (Préf. de Péri.)
(2) « Alors Jac. Péri retrouva cette merveilleuse façon de réciter en
chantant, que toute l'Italie admira. » (Préf. de Gagliano à Dafné.)
(3) Giulio Caccini, L'Euridice, .composta in musica , in stile rappresenta-
tivo da G. C. detto Romano. Florence, Marescotti, 1600. Dédicace du 20 dé-
cembre 1600 à G. Bardi (Exemplaires aux Bibl. de Florence, à la Sainte-
Cécile de Rome, à Naples, Venise, Bologne, Crespano et Vienne).
Nouvelle édition en 1615. Venise, Vincenti (Exemplaire à Oxford).
(4) Le dernier chœur du Rapimento di Cefalo est imprimé à la fin des
Nuove Musiche de 1601, Florence.
(5) Je crois bon d'ajouter ici la liste des autres œuvres connues (par le
titre, la partition étant perdue, sauf pour la Flora, voir Gagliano) de Péri :
Carnaval 1615, Guerra d'Amore, opéra di festa, mascarade, poés. Salva-
dori (Péri y prit part à la composition musicale, de concert avec P. Grazie,
Signorini, Turco).
l'antiquité et le drame lyrique florentin. 79
teverde revenait de Belgique avec les éléments de sa révolution
musicale (1), qui devait compléter et assurer celle de l'opéra flo-
rentin. Enfin, un autre musicien du grand-duc, l'un des compo-
siteurs de la fête de 1589 (2), travaillait avec moins de bruit, mais
non moins de talent, à la réforme dramatique, où il devançait
Péri et Caccini , portait l'esprit nouveau dans la citadelle de l'art
ancien, à Rome, et créait J'Oratorio.
Emilio del Gavalliere, gentilhomme romain, avait été, jusqu'en
1596, l'intendant de la musique du grand-duc. Il y avait trouvé
l'occasion, quelques années avant Péri, d'aborder ce genre de
musique récitative qui s'élaborait lentement dans la société de
Bardi. L'aristocratique modestie de son talent, et sans doute aussi
le caractère un peu sévère, intime, et froid en apparence, de sa
musique, fit oublier ses essais dans la gloire de ses successeurs.
D'ailleurs, la question de priorité importe peu (3) ; seuls, les pre-
miers chefs-d'œuvre sont les premiers inventeurs ; la découverte
des idées nouvelles n'est qu'une question d'âge et de droit d'aî-
nesse; elles flottent dans l'air, et lo hasard d'un mot laissé dans
un écrit, fait'que souvent on croit que tel les a inventées, qui les
1624, Canzone délie lodi d'Auslria, poés. A. Salvadori (chantée par
Campagnolo).
Hiver 1624, La Precedenza délie Dame, barriera nell' arena di Sparta,
fatta dal principe Gio. Carlo di Toscana, e da altri cavalieri giovanetti rap-
presentanti Spartani e Spartane, en prés, de Ladislas Sigismond de Pologne,
poés. Salvadori.
11 octobre 1628, La Flora, poés. Salvadori; mus., Gagliano et Péri (voir
chap. V). Pour le mariage de Marg. Medici et Od. Farnese.
Péri mourut sans doute en 1630; Caccini, beaucoup plus tôt. En dehors
des œuvres citées de Caccini, nous n'avons de lui qu'un Fuggilotio musi-
cale de 1613 (madrigaux, sonnets, arie, canzoni, scherzi, etc.). M. R. Eitncr
a publié YEuridice de Caccini en 1881. Berlin, Trautweinsche Hof.
(1) Voir la préf. des Scherzi musicali, à 3 voix, de 1609.
(2) Il en avait même la haute direction.
(3) Quoi qu'en dise Bonini, dans son enthousiasme pour Caccini : « Facile
est inventis addere; gratiae sunt habendao primis inventorions, » mot qui
pourrait bien, comme on le voit ici, se tourner contre son protégé.
Péri rend justice à Cavalliere. Dans la préface de YEuridice, il dit que lo
signor Emilio del Cavalliere, « le premier de tous que je sache, fit entendre
par une merveilleuse invention, notre musique sur la scène, » mais qu'il
plut à Corsi et Rinuccini, que « l'employant en autre guise, je traduise en
vers la fable de Dafné. »
80 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
pensait avec raille autres. Nous avons vu combien d'hommes,
depuis Cipriano di Rore, avaient conscience plus ou moins nette
de la réforme à accomplir dans la musique. Nous saurons donc
gré à Cavalliere de l'accent personnel qu'il a imprimé à son Ora-
torio delï Anima e di Corpo, bien plus que d'une puérile avance
de quelques années sur les Florentins.
Il se pourrait d'ailleurs qu'il n'y ait eu, dans les premières
œuvres (perdues) de Cavalliere, qu'un travail de reconstitution
archéologique , et non un art original comme dans YEuridice de
1600 (1). Alexandre Guidotti, qui publie 1' « Anima e Corpo *> de
son ami , insiste sur sa science des choses de l'antiquité et sur
ses intentions érudites (2).
Réservant l'analyse de la pièce de Cavalliere à l'étude de l'Ora-
torio, je veux seulement montrer ici ce qu'il apporte en propre
aux recherches de l'école de Florence pour perfectionner le jeune
drame lyrique. Bien que sa déclamation soit belle et parfois pro-
fonde, il en est moins soucieux que Péri et Caccini; mais
son esprit généralisateur et sa longue expérience d'intendant
(1) Surtout l'intention en était sans doute peu dramatique. Ces pièces
(trois pastorales), jouées avec éclat en présence du grand duc et de sa cour,
ne semblent pas avoir cherché le style tragique et la noble rigueur de dé-
clamation de Péri ; mais elles étaient certainement un essai de style réci-
tatif, et un effort pour restaurer le théâtre antique. — Voici la liste de ces
compositions :
1588. Une grande comédie, dont Cavalliere nous parle dans la préface de
V Anima, sans nous en donner le titre, — récitée pour les noces de la grande
duchesse de Toscane. C'est sans doute la même qui employa les talents
réunis de Marenzio, Malvezzi, Péri, etc. — Comédie parlée, avec intermèdes
musicaux et ballets chantés (instruments en main).
1590. Il Satiro, poème pastoral de Laura Guidiccioni.
1590. La disperazione di Fileno, idem.
1595. Il giuoco délia Cieca, idem.
(2) « J'ai eu le désir... de faire imprimer quelques originales et nouvelles
compositions de musique, que le sign. Emilio a faites à l'imitation du style
dramatique des Grecs et des Romains. Il semble que dans quelques-uns de
ses airs, il soit arrivé aune parfaite ressemblance... Il conseille de jouer et
de chanter quelquefois à l'antique, avec accompagnement de deux flûtes (a),
des dialogues pastorals... Par sa science et son mérite, il a pu ranimer
l'ancien art..., et il a été le premier à faire voir de tels spectacles, a non
essendo stato da quel tempo indietro mai da persona alcuna simil modo
veduto, né pure udito. » (Dédie, au card. Aldobrandino, 3 sept. 1600.)
a) Cavalliere en donne un modèle à la fin de sa partition. — Il traite lui-même sa musique
de « Musica rinovata. »
l'antiquité et le drame lyrique florentin. 81
des fêtes florentines lui ont donné une grande entente du côté
pratique et technique des représentations.
Il importe d'y insister. Ses avis sont très judicieux, et les
grands auteurs dramatiques les ont souvent repris jusqu'à nos
jours. De plus ils complètent les renseignements de Péri, et nous
donnent une idée précise et exacte du premier théâtre d'opéra (1).
La salle ne doit pas contenir plus de mille spectateurs, commo-
dément assis, dans le plus grand silence. Les salles plus vastes
sont d'une mauvaise acoustique; elles obligent Je chanteur à
forcer sa voix et tuent l'expression. D'ailleurs, quand on n'entend
plus les paroles, la musique devient ennuyeuse.
Le nombre des instruments doit être proportionné au lieu du
spectacle (2). U orchestre est invisible, caché derrière la toile.
L'instrumentation changera suivant la passion exprimée. Une
ouverture, ou introduction instrumentale et vocale, fera bon
effet avant le lever du rideau. Les ritournelles et sinfonie se
joueront à beaucoup d'instruments. On finira par un ballet, ou
mieux, par un ballet chanté.
L'acteur cherchera à acquérir une perfection absolue dans la
voix, le physique, les gestes, la démarche, les pas mêmes, « che
sono aiuti molto efïicaci a muovere l'affetto. » Il chantera avec
passion, — comme cela est écrit, — sans passages d'agrément; et
il aura bien soin de prononcer distinctement les paroles, de fa-
çon à ce qu'on les entende, « che siano intese. » Les chœurs ne
se croiront pas dispensés de jouer, même lorsqu'ils n'auront pas
à chanter (3). Il faudra qu'ils « feignent d'écouter ce qui se
passe ; » ils changeront plusieurs fois de place , se lèveront, s'as-
siéront, feront des gestes.
(1) Tous les renseignements qui suivent sont extraits de la préface de la
Rappresentatione di Anima et di Corpo. (1600, Rome, Nie. Mutii.) On com-
parera ces idées à celles de Wagner, sur le théâtre de Bayreuth.
(2) L'orchestre de Cavalliero est très pauvre : 1 lire double, 1 clavicem-
balo, 1 chitarone ou théorbe, 1 organo suave, con un chitarone. La faute
en est à cette idée faussement empruntée aux anciens, que l'expression est
d'autant plus profonde que ses moyens sont simples.
(3) « Le chœur aura soin de s'attrister ou de se réjouir, selon la réponse
de l'écho, qu'ils témoignent attendre avec grando attention »r dit de même
Gagliano, dans sa préface de Dafnè. Jamais dans les éloges des critiques
ou des préfaces, on n'oublie de mentionner « l'azzione corrispondente alli
sensi délie parole », ni « les mouvements harmonieux, consonanti, corne le
voci » (S. Alesio, 1034), les gestes des acteurs, « graziosi, necessarii e na-
turali » (Aretusa, 10'20). Les conseils do Cavalliero sont d'autant plus sur-
prenants qu'il s'agit d'un oratorio, où il y a très peu à jouer.
6
82 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
Los représentations ne passeront pas deux heures. Sept cents
vers environ pour le poème, écrits dans une langue facile, claire,
en petits mètres de cinq, sept, huit syllabes, à rimes plates; des
dialogues sans tirades, de vives ripostes; les récits et les mono-
logues aussi brefs que possible. Trois actes suffisent, et l'on
veillera à y semer de la variété, non seulement dans la musique,
mais dans le poème, et jusque dans les costumes. Il sera bon
d'entremêler les soli et les chœurs, de varier les voix , les Ions ,
les harmonies, les danses; d'introduire des ballets, des intermè-
des (quatre par pièce), des pantomimes, qui changent à chaque
fois.
Gluck et Wagner ont bien peu ajouté à ces règles ; peut-être
même font-elles preuve de plus de largeur d'esprit et d'une en-
tente supérieure des exigences scéniques.
Ainsi surgit tout armé l'opéra florentin , dès ses premiers pas
dans le monde. Il a ses poètes, son style et ses lois. Jeune encore
de dix ans, et à son second début, il paraît ce qu'il fut jusqu'à Bee-
thoven et Weber, « un spectacle vraiment de princes, » l'art aris-
tocratique par excellence, « admirable par-dessus tous; car en
lui s'unissent tous les plus nobles plaisirs : l'invention poétique,
le drame , la pensée, le style, la douceur des rimes, le charmé de
la musique , les concerts des voix et des instruments , l'exquise
beauté du chant, la grâce des danses et des gestes, l'attrait de la
peinture même (dans les décors et les costumes) : enfin l'intelli-
gence et les plus nobles sentiments sont charmés à la fois par les
arts les plus parfaits qu'ait retrouvés le génie humain (1). »
(1) « ... Spettacolo veramente da Principi , e oltre ad ogn' altro piacevo-
lissimo, come quello nel quale s'unisce ogni più nobil diletto, corne inven-
zione, e disposizione di favola, sentenza, stile, dolcezza di rima, arto di mu-
sica, concerti di voci e di strumenti, esquisitezza di canto, leggiadria di
ballo, e di gesti, e puossi anche dire, che non poca parte v' abbia la pit-
tura per la prospettiva e per gl' abiti : di maniera che con l'intelletto vien
lusingato in uno stesso tempo ogni sentimento più nobile dalle più dilette-
voli arti ch' abbia ritrovato l'ingegno umano. » (Marco da Gagliano, Préface
de la Dafné, 1608.)
CHAPITRE IV.
MONTEVERDE.
Défauts de l'opéra florentin. C'est un amusement princier, un jeu de raffi-
nés; il ne peut être populaire. — Rôle de Monteverde. Il y fait entrer la
passion et la vie.
Claudio Monteverde de Crémone. Sa vie, ses souffrances et ses luttes. —
Bibliographie de ses œuvres. — Ses théories : il observe la nature; il
fait une étude assidue de l'expression morale et s'efforce de la traduire
exactement en musique. Sa révolution mélodique. Sa recherche d'un style
héroïque et passionné. Les madrigaux guerriers et amoureux.
La tragédie humaine de Monteverde et le drame de Wagner. Orfeo.
Arianna. — L'opéra historique. Ulncoronatione di Poppea. — Innova-
tions matérielles de Monteverde. L'instrumentation. Les décors. L'orches-
tre derrière la scène. — Ses adversaires. Appel de Monteverde au peuple
contre l'élite. — Sa gloire en Europe. Son influence sur les musiciens
allemands et français.
Le premier théâtre public d'opéra : le S. Cassiano. Les théâtres de Venise.
Ce beau spectacle de princes avait, à la vérité, un défaut de
nature : il était exclusivement princier; son aristocratique per-
fection l'éloignait de la vie commune et de l'âme populaire, sans
laquelle on ne bâtit rien de fort. C'était un jeu de raffinés, un
noble jeu, développant harmonieusement toutes les puissances
de l'esprit, donnant une satisfaction pondérée à tous les sens, sous
le gouvernement de la raison, maîtresse incontestée. Ce n'était
pas un besoin, c'était un calcul intelligent de l'esprit. Un art n'est
populaire que lorsqu'il a un caractère de nécessité passionnée, ou
tout au moins d'expression spontanée de la nature. Rien n'en
était plus loin que l'opéra de Péri et, j'en ai peur, rien n'en res-
tera plus loin que l'opéra de Lully.
D'instinct ou do raison, un grand artiste le sent presque aussi-
tôt, et sans renoncer aux bénéfices de la révolution musicale,
s'efforce, en l'adoptant, d'en élargir le champ, de l'arracher à sou
84 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUR MODERNE.
cadre mondain pour la faire pénétrer au cœur de l'âme humaine :
Claudio Monteverde.
La tragédie florentine était restreinte aux petits espaces; l'exi-
guïté de ses moyens la condamnait au théâtre de salon. D'ail-
leurs son principal attrait, presque sa raison d'être, était intel-
lectuel; c'était cet ingénieux rapport de la poésie à la musique,
cette précise justesse de l'accent poétique transposé en musique,
que la raison contrôle et dont elle réclame sa part avant d'en
laisser jouir les sens, ne s'abandonnant jamais, et toujours en
éveil. La noblesse des sentiments, l'archaïsme des sujets, le pa-
ganisme éruditdes personnages n'étaient pas faits davantage pour
gagner la foule, que des raisons semblables avaient dès longtemps
détachée de ses peintres et de ses sculpteurs, insoucieux de sa
vie, parvenus nés du peuple, oublieux des amours et des souf-
frances communes. Enfin, la langue musicale était encore trop
gauche, et malgré les travaux de Vecchi et de Gaccini, impuis-
sante à rendre la liberté de la passion.
Monteverde revendique les droits des sens et de la libre mu-
sique. Malgré les protestations des défenseurs des règles, il brise
les liens dont elle s'était elle-même enchaînée; il veut qu'elle
n'écoute plus que les mouvements de son cœur. Il en appelle
d'ailleurs au peuple contre l'élite; et malgré la dépendance que
l'artiste a toujours subie des aristocraties, qui seules ont l'argent
et les loisirs, on sent jusqu'à la fin dans son œuvre, un peu de
l'âme populaire. Enfin , ses efforts ont amené la création du pre-
mier théâtre de musique pour le peuple.
Claudio Monteverde (1), né en 1568 à Crémone, mort en 1643
(1) L'importance historique de Monteverde est trop grande, pour que nous
négligions de donner ici les dates principales de sa vie, d'après les derniers
travaux de Davari : Notizie biografiche del dislinto maestro Cl. Monteverdi,
desunte dai documenti dell' Archivio Storico Gonzaga. Atti délia R. Acca-
demia Virgiliana. Mantoue, Mondovi, 1885; et de E. Vogel : Claudio Mon-
teverdi. Leben, Wirken im Lichte der zeUgenôssischen Kritik und Ver-
zeichniss seiner im Druck erschienenen Werke (Vierteljahrschrift fur
Musikwissenschaft, 1887. Leipzig).
Claudio Johannes Antonius Monteverde, né à Crémone au commence-
ment de mai 1567, de Balthazar Monteverde; élève de Marcantonio Inge-
gneri, fait ses débuts musicaux dès 1583. Madrigali spirituali 4 voci.
1584. Canzonette à 3 voci. Venise, Amadino.
1587. Madrigaux à 5 v., libro I.
1590. Madrigaux à 5 v., libro IL »
Entre au service du duc de Mantoue comme joueur de viole et chanteur.
1592. Madrigaux à 5 v., libr. III.
MONTEVERDE. 85
à Venise, est différent de Péri et Gaccini, de toute la distance qui
sépare un artiste vénitien d'un artiste florentin. Il est de la race
Vers 1594 épouse une jeune chanteuse, Claudia, fille d'un joueur de viole.
1595. Suit le duc Vincent en Autriche (où il va porter à l'empereur Ro-
dolphe son secours contre les Turcs).
1599. Voyage en Flandre (à Spa) avec le duc Vincent. Il en rapporte le
« canto alla francese. »
1600. Naissance de son fils Francesco.
1603. Succède à Pallavicino, comme maître de la musique du duc.
1603. Madrigaux à 5 voix, lib. IV. Venise, Amadino.
1605. Madrigaux à 5 voix, lib. V. Venise, Amadino.
1605. Naissance de son fils Massimiliano'.
1607. Orfeo, favola in musica, représenté à Mantoue, à l'Académie des In-
vaghiti, au printemps, puis au théâtre du duc. C'est le premier opéra re-
présenté à Mantoue. Le poème est d'Aless. Striggio. La partition est de
1609 (Dédie. 22 août 1609). — 2ra0 édit. 1615. Venise, Amadino.
1607 (juillet). Scherzi musicali à 3 voci (datent de 1599). Venise, Amadino.
1607 (sept.). Mort de sa femme Claudia.
1608 (mercredi 28 mai). Arianna, favola in musica, représ, à Mantoue pour
le mariage du prince héritier avec l'infante de Savoie. — Partition perdue.
1608 (2 juin). Musique pour Vldropica, de Guarini (fêtes de Mantoue).
1608 (4 juin). Ballo dell' ingrate, in génère rappresentativo (id.), imprimé
dans les Madrigali guerrieri de 1638.
1608 (fin). Monteverde malade à Crémone.
1609 (19 janv.). Il reçoit une pension extraordinaire de 100 écus du duc
de Mantoue.
1609 (27 janv.). Son traitement est élevé à 300 écus.
1610 (nov.-déc). Voyage à Rome. 11 s'arrête à Florence, chez Caccini. —
Sanctissimœ Virgini Missa, 6 v., déd. au pape Paul V. Venise, Amad.
1612 (18 fév.). Mort du duc Vincent de Mantoue. Monteverde quitte Man-
toue à la fin de juillet, recevant 25 écus pour 22 ans'et demi de services.
1613 (19 août). Maître de chapelle à Saint-Marc de Venise, avec 300 du-
cats de traitement.
1614. Madrigaux à 5 voix, lib. VI (le lamento d'Ariane y est mis à 5 voix).
1615-1628. Intéressante correspondance avec la cour de Mantoue.
1616 (24 août). Son traitement à Saint-Marc est élevé à 400 ducats.
1616 (hiver). A Mantoue. Il y travaille au Mariage d'Alceste et d'Admète.
1617. Musique pour une Madeleine d'Andreinis. Venise.
1617. (automne). Amours de Diane et Endymionf pour Parme.
1618. Travaille à une Andromeda d'Ere. Mariani. — • Innombrable musique
de chambre et d'église.
1619. Musique pour un ballet et pour un lamento d'Apollo de Striggio.
1619. Madrigaux à 5 v., lib. VII, déd. à la duchesse de Mantoue (Lettere
amorose).
1620. Tentatives pour le rappeler à Mantoue.
1620 (juillet). Voyage à Bologne; il y est reçu en triomphe.
1620 (13 mars). Son traitement est élevé à 650 ducats par an.
1621 (25 mai). Service funèbre pour le grand-duc Cosmc II do Médicis, à
Venise.
86 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
des coloristes, de Titien et de Gabrieli. Les belles sonorités, les
sensualités de la forme, l'abondance de verve (1), le distinguent
de la noblesse de lignes, exacte, précise, nettement délimitée, un
peu sèche d'intelligence des compatriotes de Ghirlandajo. Joueur
de viole au service des Gonzaga, puis chargé chez eux de tous les
emplois musicaux et de la surintendance des fêtes, expert à jouer
de tous instruments (2), il puise dans cette obligation une habi-
1621 (mars-novembre). 3 intermèdes pour des fêtes à Mantoue.
1624. Combat de Tancrède et de Clorinde, en style représentatif, joué
chez le sénateur Girolamo Mocenigo, imprimé dans les Madrig. guer. de
1638.
1624. Nommé membre de l'Académie des Filomusi à Bologne.
1626. Cherche à obtenir un canonicat à Crémone.
1627 (mai). Met en musique la scène d'Armide et Renaud, du Tasse.
1627 (avril). La finla pazza Licori de G. Strozzi et Striggio. Mantoue.
1627. Travaille peut-être à VArètuse de Vitali.
1627. Edite les madrigaux d'Archadelt. Masotti, Rome, 1627.
1627 (sept.) 5 intermèdes pour le mariage d'Odoardo Farnese à Parme (His-
toire de Bradamante, de Didon, et des Argonautes.)
1627 (oct.). Musique pour les fêtes de la victoire de Lépante, à Chioggia.
(1628). (Cette date était autrefois donnée pour une pièce attribuée à Mon-
teverde : Il Rosajo fiorito, jouée à Rovigo. Cette pièce lui est aujourd'hui
retirée.)
1630. Proserpina rapita de G. Strozzi, chez Mocenigo, pour les noces de
sa fille avec Lorenzo Giustiniani.
1630. Délia et Ulisse de Monteverde et Manelli, à Bologne.
1631. Messe de Requiem du doge.
1633-1634. Travaille à sa Melodia, overo seconda pratica musicale.
1634. Pèlerinage à Lorette (?).
1637. Premières représentations publiques d'opéra à Venise.
1638. Madrigaux, libr. VIII {Madrigali Guerrieri et Amorosi).
1639 (automne). Adone, poème de P. Vendramin. Théâtre S. Giovanni e
Paolo.
1639 (hiver). Arianna à Venise. Théâtre S. Mosé.
1640. Selva morale et spirituale. Déd. à l'impératrice Eléonore Gonzague.
1641. Le nozze di Enea con Lavinia. Théâtre S. Giov. et Paolo.
1641. Il ritorno d'Ulisse in patria. Théâtre S. Cassiano.
1642 (automne). L'Incoronatione di Poppea. Théâtre S. Giov. et Paolo.
1643 (29 nov.). Meurt à Venise. Est enterré aux Frari.
1650 et 1651. Publications posthumes. (Compositions spirituelles, madri-
gaux et canzonettes.)
(1 ) De simples chiffres sont déjà instructifs. Dans l'édition allemande de
R. Eitner, tandis que la musique de YEuridice de Caccini tient seulement
41 pages, et celle de la Dafné de Gagliano 38 seulement, VOrfeo de Monte-
verde en compte plus de llû, et il abonde en chœurs, en sinfonie très dé-
veloppées, en danses mêlées à l'action. La partie musicale l'emporte de
beaucoup sur la partie purement dramatique.
(2) « Non seulement il a la charge de la musique tant d'église que de
MONTEVERDE. 87
leté, peu commune pour l'époque, à tirer parti des ressources de
l'instrumentation. On voit ce que la palette a gagné en couleurs,
quand on compare l'orchestre de Péri et de Cavalliere à celui de
YOrfeo (1). Et la préface de l'auteur nous montre que le musicien
prend conscience du pouvoir magique des timbres qui dorment
dans ses mains.
Plus encore qu'une distinction de race, une différence de na-
ture l'éloigné des Florentins. Quelques postes qu'il ait remplis
auprès des princes, il n'est plus un artiste de salon, un virtuose
de cour, abrité du monde réel par la sécurité de sa vie et le carac-
tère désintéressé, presque inutile, de ses recherches. Monteverde
a vécu; il a connu la souffrance et les amertumes de la lutte; il
s'est débattu contre la misère; il a été frappé dans ses affections
les plus chères, et on trouve dans sa musique l'écho de ses pro-
pres douleurs.
Ses plus célèbres œuvres sont de la période la plus sombre de
sa vie. Quand il remporta sa première grande victoire avec Orfeo
(printemps 1607, Mantoue), il était rongé de soucis (2); sa jeune
chambre, mais de toutes sortes de services extraordinaires, « essendo che
(servendo a gran prencipe) la maggior parte del tempo si trova occupato
hora in Tornei, hora in Balletti, hora in Comédie, et in varii Concerti, et
finalmente nello concertar le due viole bastarde... etc. » (Lettre de Giulio
Cesare Monteverde, son frère. Scherzi musicali à 3 v. Venise, Amad., 1609.)
(1) Voir les principaux historiens de la musique et, en particulier, Lavoix
Hist. de l'instrumentation ; ou Hist. de la musique, p. 168.
Orchestre de Monteverde, d'après les indications de YOrfeo (36 instru-
ments) : 2 gravicembali, 2 contrabassi de viola, 10 viole da brazzo, 1 arpa
doppia, 2 violini piccoli alla francese, 2 chitaroni, 2 organi di legno, 3 bassi
di gamba, 4 tromboni, 1 regale, 2 cornetti, 3 trombe sordine, 1 flautino alla
vigesima seconda, 1 clarino.
(2) Il semble voir la trace de ces préoccupations dans cette belle parti-
tion, dont tant de pages ont un caractère si personnel. La sombre gravité
des symphonies infernales, les cris de douleur d'Orphée (2e acte, p. 164 de
l'éd. allemande), (ces successions si hardies et d'une expression si mo-
derne), son angoisse déchirante qui devine aux premiers mots la terrible
nouvelle que le messager n'ose dire, et qu'il n'ose pas entendre, ramènent
involontairement l'esprit aux propres inquiétudes de l'artiste. On croirait
que Rinuccini a écrit à son adresse ces consolations prématurées dont
Apollon caresse l'àrne meurtrie de son poète, réfugié dans son art, arraché
de la terre vers les cieux immortels.
Apollo : « Troppo, troppo gioisti di tua lieta ventura; or troppo piagni
tua sorte acerba e dura, ancor non sai, corne nulla qua giîi diletta e dura?
Duiiquc, se goder brami immortal vita, vientene meco al ciel, ch'à se t'in-
vita. »
Orfeo : « Si non vedr6 piîi mai dell' amata Euridice i dolci rai. »
88 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
femme, Claudia, qu'il aimait tendrement, languissait depuis un
an d'une maladie cruelle qui devait l'emporter au mois de sep-
tembre suivant. Malgré son désespoir, il lui était défendu de
s'abandonner à son cœur, et il avait dû redoubler de zèle pour
les fêtes de Mantoue , qui exigeaient son concours (fêtes pour le
mariage du prince héritier ; voir les lettres de Follino dans Vogel).
Il s'y était jeté avec tant de fureur, qu'on put craindre un mo-
ment qu'il ne se tuât de travail (1). De cette crise passionnée sortit
Y Ariane (28 mai 1608, finie dès février) , l'œuvre qui fit le plus
pour la gloire de Monteverde, et dont il ne reste plus que quel-
ques pages, les plus douloureuses et les plus vraies qu'il ait écri-
tes , et que Gluck n'a pas surpassées. Merveilleux effet du génie,
dont toute la douleur concentrée dans ces pages, passa parla voix
d'Ariane dans le cœur de son auditoire (plus de six mille specta-
teurs), qui éclata en sanglots (2).
Presque en même temps, Monteverde écrivait le prologue et les
intermèdes de YIdropica de Guarini (2 juin 1608) (3), et le Balln
deW Ingrate (4 juin) (4), qui fut un triomphe pour lui. Si l'on
joint à ce grand travail de composition, la fatigue des répétitions
et la charge de toutes les fêtes, en sa qualité de maître de chapelle
du prince, on est pris d'admiration et de pitié pour le malheureux
homme (5). A peine se retrouve-t-il seul que la surexcitation
Apollo : « Nel sole e nelle stelle vageggerai le sue sembianze belle..., etc. »
La grandeur de VOrfeo de Monteverde et sa tristesse antique est d'ailleurs
tempérée d'une grâce mélancolique et d'un sourire délicat qui brille sur-
tout dans ses danses, toujours fines et soignées.
(1) « La brevità del tempo fu cagione ch' io mi riducessi quasi alla morte
nel scrivere VArianna. » (1er mai 1627.)
« ...con farmi far una quasi impossibile fatica. » (2 décembre 1608, à
Chieppio.)
« Ho avuto 1500 versi da mettere in musica. » (Idem.)
(2) « Claudio Monteverde è giunto nella musica à taie eccellenza, che non
più devono parère strani quegli effetti d'armonia, i quali con molta mera-
viglia leggiamo nelle carte antiche. Di qucsto trà molti altri componimenti,
chiara fedc ne fà VArianna... Hà potuto trarre à viva forza dagli occhi del
famoso teatro à mille à mille lagryme. » (Terzo libro délia musica di Claudio
Monteverde. Milano, 1609.) Cf. lettres de Follino (Arch. Gonzaga) et préface
de la Dafné de Gagliano.
(3) La musique est perdue, mais les récits en attestent le caractère saisis-
sant et touchant (Lettres de Follino).
(4) Conservé dans les Madrigali Guerrieri de 1638 (partie de la Basse
continue). Il a un caractère romantique , et d'une élégance un peu mélan-
colique.
(5) Monteverde lui-même semble avoir attaché beaucoup d'importance aux
œuvrcs_de cette époque. Il publie son ballet trente ans plus tard à Venise.
MONTEVERDE. 89
tombe; à Crémone, chez son père (1), il est pris d'une maladie
nerveuse qui met sa vie en danger. A la douleur de ses plus chè-
res affections brisées, se joignent les difficultés matérielles de sa
vie, la gêne relative où il se trouve avec ses deux jeunes enfants,
et l'ingratitude du duc qui ne lui a donné pour tant de peines, au-
cune récompense, aucun témoignage de reconnaissance publique.
Toutes les lettres de cette époque sont d'une amertume désespé-
rée (2). Il y rappelle les exemples de ses illustres devanciers, sou-
tenus par la faveur des princes, et compare leur situation à sa
misère. A plusieurs reprises, il supplié le duc de lui accorder sa
démission, « licenza con bona gratia; » il fait écrire par son
père, il écrit lui-même que le climat de Mantoue lui est funeste
et causera promptement sa mort (3). Le duc se contente de faire
répondre par Chieppio, que Monteverde ait à revenir aussitôt, re-
prendre son emploi. Un homme de notre temps imaginera sans
doute plus aisément qu'un contemporain de Monteverde (et peut-
être avec quelque exagération), de quelles souffrances devait être
pour ce libre génie la cruauté d'un asservissement si durement
rappelé (4). L'égoïsme et l'ingratitude de ses princes (5) ne dimi-
II publie le Lamento d'Ariane en 1623, à Orvieto, puis en ajuste la musi-
que à un Pianto délia Madonna, en 1640. De plus, en 1614, il l'a déjà arrangé
à 5 voix (6e livre de madrigaux).
(1) « Serenissima Signora. Claudio Monteverde mio filiolo , subito finite
le solennissime feste di Mantova, venne a Cremona amalato gravamente con
debiti , pocho ben vestito, con doi filiolini poveri cosi lassiati nella morte
délia Signora Claudia aile spalle sue, etc. » (27 novembre 1608. Lettre
de Baldesare Monteverde à la duchesse de Mantoue. — Arch. Gonzaga,
Mantoue.)
(2) Dès 1604, sa correspondance avec le conseiller ducal Chieppio crie
famine et implore assistance. Sa pension ne lui est même pas payée.
(3) « Se lui torna a Mantova sotto a quelle fatiche e aria, in brève li
lasiera la vitta. » (Baldassare Monteverde. 27 novembre 1608.)
« L'aria, fra poco di tempo, sarebbe la mia morte. » (2 décembre 1608.)
(4) En 1609, le duc améliore d'ailleurs sa situation pécuniaire à Mantoue.
Décret du 19 janvier 1609. — Mais on comprend comme Monteverde se
sentira heureux ensuite dans la libre Venise, si respectueuse des artistes,
et comme il aura peu le désir d'en sortir (Lettres du 13 mars 1620, en
réponse à des offres pour l'attirer de nouveau à Mantoue).
(5) Le duc de Mantoue était pourtant le fameux Vincent Ior, le protecteur
de Rubcns, sur qui M. A. Baschet a publié des renseignements si intéres-
sants dans la Gazelle des Beaux-Ails du 1er mai 1866.
Vincent I** avait quarante-cinq ans en 1608. Il était d'une beauté remar-
quable, voluptueux, galant, chevaleresque, joueur. Il délivra lo Tasse et
L'emmena à Mantoue. Il fit trois expéditions contre le Turc. Sa somptuosité
était célèbre en Europe. Il avait la passion de tous ceux de sa race pour
90 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
nua pourtant rien de son fervent loyalisme, et jusqu'au dernier
jour, il garda fidèlement le culte de la maison de Gonzague.
Une grande bonté de cœur, une sensibilité délicate et vibrante,
des manières aimables et distinguées (1), le souci passionné des
siens, de ses fils, de sa famille ; un profond sentiment religieux (2)
qui le fait entrer dans l'Eglise après la peste de 1630, tels sont les
traits les plus caractéristiques de cet homme, avec une foi sans
bornes dans son art, et l'infatigable ardeur d'un travail opiniâtre,
qui tâche à en agrandir l'empire pour la gloire de Dieu et son
propre bonheur.
les beaux chevaux et les grands chiens. D'un faste fou , il alla une fois
saluer Clément VIII à Ferrare avec 2,000 personnes de suite. Ses comédiens
célèbres (Arlequin, Frittelin, Pedrolin, Léandre, Lélio, Matamoros) jouèrent
en 1608 et 1613 au Louvre et à Fontainebleau. Il fit des voyages à Munich,
Augsbourg, en Hollande et Lorraine, deux fois en Flandre; il fut même
reçu en 1608, à Fontainebleau, par Henri IV, dont il avait épousé la belle-
sœur, Léonora de Médicis. Très artiste, il dictait des sonnets galants, et
recherchait les poètes et peintres célèbres de l'époque. Il fit venir Pourbus
et Rubens. Il se faisait envoyer la musique de Guédron par M. de la Clielle,
les symphonies et chœurs de Cini, les madrigaux de Gagliano, etc. Guarini
lui adresse ses pastorales, Chiabrera ses pièces. Il pratique Galilée. Il prend
aux Canossa la Madone à la Perle de Raphaël, moyennant l'investiture
d'un fief et marquisat. La dévotion se mêlait chez lui à la passion du plaisir,
et l'esprit scientifique à un goût du bizarre et des recherches occultes.
Il était entouré d'alchimistes et astrologues, et cherchait l'absolu. En 1602,
il donne l'ordre à Vincenzo Guerrieri, son ambassadeur en Espagne, de lui
envoyer toutes les madones miraculeuses et les portraits de « dammes en
beautés. » Il meurt en 1612, pleuré de son peuple, qui s'est amusé sous son
règne; moins regretté des bourgeois et des bons. — C'est Vincent Ier qui
créa l'ordre du Rédempteur.
Pour Annibal Chieppio, qui est chargé de tous ses rapports avec Monte-
verde , il était le protecteur et l'ami de Rubens; secretario ducale, puis
ministre d'Etat en 1611; homme d'un haut et sérieux caractère; M. Bas-
chet cite de lui ces belles lignes : « Louez, honorez les offices et les charges,
plutôt que ne les ambitionnez ; car sous l'apparence du miel et sous l'aspect
des honneurs j'ai souvent ressenti les poignantes atteintes de la douleur. »
Rubens n'assista point sans doute aux représentations de YOrfco et do
L'Arianna. En 1607 il est à Gènes, en 1608 à Rome.
(1) « Garbatissimo gentilomo. » (7 décembre 1627. Lettre de Bentivoglio
à la duchesse de Parme. Arch. di Stato. Parma.)
(2) « Non mancherô di attendere à Franceschino mio filiolo, acio impari
tre virtu, l'una il servire a Dio con ogni diligenza et timoré, l'altra le lettere,
terza un poco di musica, che sino a quest' hora mi pare che faccia assai
bene et trillo et gorgia. » (21 juin 1611. Mantoue, Arch. Gonzaga.). — Voir
ses lettres, passim, en particulier celles de 1621 et de 1627 sur l'emprison-
nement de son fils Massimiliano par l'Inquisition,
MONTEVERDE. 91
Le point de départ de Monteverde est le même que celui des
Florentins : c'est l'antiquité grecque. Mais où les uns ne voient
que la lettre morte, le génie de Monteverde retrouve l'esprit de
vie. Dans ses lettres de 1633 et 1634 (seuls restes de l'ouvrage où
il se proposait d'exposer ses théories artistiques (1), après en avoir
donné les exemples), il raconte comment il fit pour retrouver la
mélodie humaine, et la musique des passions. Nul guide auprès
de lui, nul livre, que Platon , si loin que brillât sa lumière. Les
renseignements que Galilei lui fournit sur la musique des anciens
l'intéressèrent; mais il se garda bien, à sa suite, de poursuivre
cet art perdu. Il s'en tint à l'esprit, et une ardente étude des phi-
losophes et des naturalistes antiques, l'amena à poser comme rè-
gles fondamentales de son esthétique, l'observation de la nature
et le respect de la vérité. Il croit être plus fidèle à la pensée anti-
que, en suivant ces principes , qu'en tâchant vainement d'appli-
quer des formules. Il affirme d'ailleurs que Fart moderne et lui-
même ont retiré plus de profit des penseurs grecs que des vieilles
études harmoniques. Ainsi, les anciens ont rendu à la musique
le même service que, deux ou trois siècles avant, à la sculpture.
(1) Melodia, overo seconda pratica musicale. Lettres du 22 octobre 1633
et du 2 févr. 1634. Venise (Arch. di stato de Parme. Carteggib farncsiano,
Istit. mus. de Florence).
« Quando fui per scrivere il pianto del Arianna, non trovando libro che
mi aprisse la via naturale alla imitatione, ne meno che mi illuminasse che
dovessi essere imitatore, altri che Platone per via di un suo lume rin-
chiuso cosi che appena potevo di lontano con la mia debil vista quel poco
che mi mostrasse..., etc. » (22 oct. 1633.)
« Ho visto non prima, d'ora anzi venti anni fa il Galilei che ove nota
quella poca pratica antica, mi fu caro ail' hora l'haverla vista, per haver
visto in quella parte corne che adoperavano gli antichi gli loro segni prati-
cali a differcnza di nostri , non cercando di avanzarmi piu oltre ne lo in-
tenderli, essendo sicuro che mi sarebbero riusciti corne oscurissime zifere
et peggio , essendo perso in tutto quel modo praticale antico; perloche ri-
voltai gli miei studi per altra via appoggandoli sopra a fondamenti de mi-
gliori filosofi scrutatori de la nntura, et perche sccondo ch' io leggo, veggo
che s'incontrano gli affetti con le dette ragioni et con la sodisfatione de la
natura montre scrivo cose praticali con le dette osscrvationi, et provo real-
mente che non ha che farc qucste presenti regole, con le dette sodisfationi,
per tal fondamonto ho posto quel nome di seconda pratica in fronte al mio
libro et spero di farla veder cosi chiara..., etc. »
« La mia intentione è di mostrarc con il mezzo de la nostra pratica quanto
ho potuto trarro de la mente de que' filosofi a servitio de la bona arte, et
non a principii de la prima pratica, armonica solamente. » (2 fév. 1634).
92 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
Ils l'ont fait sortir des formules apprises, et ont ramené les re-
gards des artistes à la seule observation de la nature. C'est véri-
tablement une Renaissance qui s'ouvre au dix-septième siècle
avec Monteverde, une Renaissance du cœur dans la langue
musicale.
Dès ses premières œuvres, Monteverde mit en pratique ces
théories. Les critiques de ses ennemis nous l'apprennent. Il avait
fait des études assidues de l'expression des passions, et des rap-
ports entre les mouvements de l'âme et les phrases musicales.
Vecchi et Gaccini en avaient fait autant; mais tous deux avec les
voix, et l'un en madrigaux, l'autre en style monodique. Monte-
verde est plus libre; il étudie les instruments (et ceci est bien
instructif); c'est sur eux qu' « il s'évertue jour et nuit, à écouter
et chercher les effets (1). » La voix n'est plus seulement la voix,
c'est l'âme. Monteverde est déjà loin de Péri. Ce n'est plus de
simple déclamation tragique et d'accent noté qu'il s'agit, mais des
tragédies du cœur. La justesse du récitatif y perd peut-être un
peu ; la poésie est parfois maltraitée (2) ; mais l'âme parle direc-
tement à l'âme, et les ignorants mômes sentent vibrer en eux
l'écho des passions et des peines. La musique a reconnu son
domaine; elle vient avec Monteverde, d'affirmer sa prise de pos-
session sur le monde intérieur, dont la parole déclamée, et
même le chant récitatif, n'est qu'un pâle reflet.
Ainsi l'observation et 1' « imitation » des passions (non pas
seulement de la parole passionnée) est l'essence de la musique
nouvelle. Elle ne s'attache donc pas servilement au texte , mais
elle lit au fond de sa pensée. Péri et les Florentins ont raison de
(1) « Il senso è ingannato » (le sens est perverti), a et c'est à quoi tra-
vaillent gaillardement tous ces nouveaux inventeurs qui jour et nuit,
s'évertuent sur les instruments, à écouter et chercher les effets. Ils ne voient
pas que les instruments enseignent le faux, et qu'autre chose est cette re-
cherche à tâtons des sens aveugles, autre chose celle de la raison soutenue
par les sens. — Aristoxène a dit : « Maximum ergo et flagitiosum in summâ
est peccatum, referre ad instrumcntum rei harmonicae naturam. » {Harmon.,
1. II.) Toute leur idée est de satisfaire les sens ; ils se soucient peu de la
raison. » (Artusi, II, 43 )
Il faut bien avouer que l'on sent encore aujourd'hui ces curiosités d'ins-
trumentation au détriment parfois de l'unité d'impression dramatique. Ainsi
dans le fameux air d'Orphée, chanté l'année dernière, au premier concert
de musique historique donné par M. Bordes.
(2) « Quand on fait l'éloge de la musique « accentata, » il faudrait com-
mencer par définir l'accent, ce qu'on n'a pas fait; d'ailleurs, ils font des bar-
barismes et des choses contraires à la syntaxe. » {Arlusit commencement
du livre II.)
MONTKVERDB. 93
revendiquer les droits de la poésie, et sa suprématie dans le drame
musical; mais ils ont tort de sacrifier si complètement les droits
de la musique , et d'en faire une sorte de traduction juxtali-
néaire. C'est ne plus comprendre le drame même. La musique
va jusqu'au fond du cœur, et ne s'en tenant pas à la seule im-
pression passagère éveillée par le mot, elle prête l'oreille aux sen-
timents plus qu'aux paroles du personnage; elle tient compte
« de son passé et de son avenir, » comme dit Monteverde,
c'est-à-dire de son caractère général; et nous voici bien près du
leit-motiv moderne, où se résume une âme, que l'on voit vivre
et se transformer au cours d'une action dramatique (1).
La mélodie ainsi comprise, harmonieuse union de la musique
et de la poésie (2), est le fondement de l'art nouveau. C'est au
nom de la mélodie que se fait la révolution. Monteverde oppose
deux écoles : celle « d'Ockeghem (3) , Josquin de Près , Pierre
de la Rue (4), Jouan Motton (5), Grequillon (6), Glemens non
(1) Nous le voyons à divers passages de Monteverde, et notamment à
l'exception même qu'il fait pour le rôle de Licori (La Finta pazza, 1627).
« Comme il s'agit d'une scène de feinte folie, qui n'a de racines ni dans le
passé, ni dans l'avenir du caractère, mais seulement dans une fantaisie
passagère, la musique s'attache seulement à souligner plaisamment les in-
tentions du texte; mais c'est une exception; en général, elle doit lire plus
avant. »
« I^a immitatione di tal finta pazzia dovendo havere la consideratione solo
che nel présente et non nel passato et nel futuro, per conseguenza la im-
mitatione dovendo havere il suo appoggiamento sopra alla parola et non
sopra al senso de la clausola... » (Lettre du 7 mai 1627. — Arch. Gonzaga.)
(2) « Nonne et Musica circa perfectionem melodiae versatur? » (comm.
Gorgias.) « Melodiam ex tribus constare, oratione, harmonia, rythme. .
Rythmus et Harmonia orationem sequuntur... Loquendi modus ipsaque
oratio animi affectionem sequitur... Orationem vero cetera sequuntur. »
Rép. 3.) Passages cités par Monteverde dans la lettre-préface aux Scherzi
musicali de 1607).
(3) Jean de Okeghem , né vers 1430, mort entre 1494 et 1496, trésorier de
Saint-Martin de Tours en 1459, fut maître de chapelle de Charles VII et
Louis XI. — Voir l'intéressante étude de M. Michel Brenet dans les Mém.
de la Société de l'Histoire de Paris et de V Ile-de-France, t. XX (1893).
(4) Pierre Pierchon. Petrus Platensis, sans doute Picard, né avant 1477;
il disparaît après 1510. Il était prêtre, et devint chanoine. Il fut au servico
de Marie de Bourgogne, de Philippe le Beau et do Marguerite d'Autriche.
(Mss. à Malines et Bruxelles.)
(5) Jean de Hollingue, dit Mouton; Français ou Belgo; élève de Josquin,
maître de Willaert. Né vers 1475, mort en 1522, à Saint-Quentin, où il était
chanoine. Il fut chantre du roi sous Louis XII et François Ier, et dédia des
messes à Léon X.
(6) Thomas Crecquillon. Belge, né au commencement du seizième siècle,
94 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
papa(l), Gombert (2), messer Adriano (3), l'Eccell. Zarlino (4), »
dont l'idéal est la perfection de l'harmonie et qui lui soumet la dé-
clamation poétique (« l'oratione ») ; — l'autre, « fondée par le divin
Gipriano Rore (5), élargie par Ingegneri (6), Marenzio (7), Gia-
chio Wert(8), Luzzasco (9), Giacopo Péri, Giulio Gaccini, et les
artistes les plus élevés et les plus pénétrants, met tout son effort
à la perfection de la mélodie (« versa intorno alla perfettione délia
melodia ») et lui soumet l'harmonie. — La poésie y siège à la
première place et dirige les autres arts, mais par sa seule raison.
Si elle commande, ce n'est pas en qualité du plus fort, mais du
plus sage. Elle-même obéit au drame ; elle doit se modeler sur la
vérité des passions. La nature est son idéal ; c'est dans un har-
monieux effort pour rendre la réalité, que consiste le devoir des
arts associés. La nature est le drapeau de l'art nouveau. Monte-
verde puise en elle sa force et son assurance. S'il défend la mé-
mort en 1557. Chanoine de Namur, puis Termonde et Béthune. Il fnt maître
de chapelle de Charles Quint à Madrid, et le plus grand, avec Gombert et
Clemens, de l'époque qui s'étend de Josquin à Palestrina.
(1) Jacques Clément. Flamand, né vers 1475, mort avant 15G6. Egalement
ecclésiastique, il fut premier maître de chapelle de Charles Quint à Vienne.
(2) Nicolas Gombert, né à Bruges vers la fin du quinzième siècle. Ecclé-
siastique, premier maître de chapelle de Madrid.
(3) Adriano Banchieri. Voir chapitre II.
(4) Giuseppe Zarlino, né à Chioggia en 1519, mort le 14 février 1590 à Ve-
nise; élève de Willaert , il succéda à Cipriano Rore comme maître de cha-
pelle à Saint-Marc, en 1565. Il était chapelain de l'église S. Severo, à
Venise, chanoine de Chioggia, et faillit en devenir évêque en 1583. C'est lui
qui fut chargé des chants de triomphe pour la bataille de Lépante, et de la
musique de fête pour l'entrée de Henri III. Il jouit d'une gloire éclatante.
Bettinelli {Risorgimenio d'Ilalia) l'appelle « un Titien », « un Arioste. »
Marco Foscarini (Délia letteratura veneziana) l'appelle « famoso restaura-
tore délia musica in tutta l'Italia. » Il n'est plus connu que comme théori-
cien par ses Istituzioni harmoniche. Venise, 1558, 4 parties, et ses Dimos-
trationi harmoniche, Venise, 1571, 5 part. ; enfin ses Supplementi rnusicali,
Venise, 1588, où il combat les théories de Galilée.
(5) Voir chapitre IL
(6) Marc Antonio Ingegneri, né à Crémone vers 1545, et maître de Monte-
verde. Il fut maître de chapelle du duc de Mantoue.
(7) Voir chapitre III.
(8) Giacche de Wert, belge; il fut au service du duc de Ferrare en 1580,
puis de la duchesse de Mantoue en 1581.
(9) Luzzasco Luzzaschi, de Ferrare, maître de chapelle de la cathédrale, et
du duc Alphonse II de Ferrare, le plus grand organiste italien de son temps.
On remarquera que tous les musiciens de l'école mélodique, sauf Giacche
de Vert, sont italiens ; et que tous ceux de l'école harmonique , sauf Ban-
chieri et Zarlino, sont Flamands.
MONTEVERDE. 95
lodie, c'est qu'elle est le langage de l'âme, la parole intérieure. Si
parfaite que soit l'harmonie, livrée à elle-même, elle ne peut rien
exprimer avec précision. Zarlino lui-même l'avoue : « Elle pré-
pare et dispose, d'une certaine façon intérieure, au plaisir et à la
tristesse; mais elle ne produit elle-même aucun effet précis. »
(Inslruct., II, 7.) Il faut donc l'employer, mais non pas pour elle-
même, pour un objet plus haut. Loin de faire bon marché des
ressources harmoniques (1), Monteverde les double, les enrichit
sans cesse ; mais c'est au service de la mélodie, c'est-à-dire de la
passion.
Dans ses études de l'expression et ses recherches musicales, il
remarque avec surprise le petit nombre de sentiments employés,
et il travaille à faire rentrer les autres dans le domaine de l'art.
Pour peindre ces passions nouvelles, il faut des couleurs, des
rythmes, des moyens nouveaux. Monteverde crée des harmonies,
des styles inconnus jusqu'à lui, ou timidement employés. Il y a,
dit-il , des ordres entiers de sentiments auxquels la musique est
restée étrangère. C'est ainsi qu'elle n'a rendu que deux sur trois
des mouvements de l'âme : la tristesse et la paix. La colère, les
mouvements violents et passionnés, lui ont échappé. Or c'est là
proprement l'élément dramatique. Monteverde travaille à lui
trouver l'expression la plus juste dans des essais lyriques, avant
d'aborder directement la scène. De là ces « Madrigaux guerriers
et amoureux (2) , » écrits dans un rythme nouveau (qu'il nomme
(1) Pour ses audaces harmoniques, je renvoie à tous les traités spéciaux.
Monteverde entre délibérément dans la dissonance , non qu'elle n'ait été
constamment employée avant lui (Artusi, II, 40), mais il en généralise l'em-
ploi; il la considère comme une mine de ressources pour l'art dramatique,
qui ne saurait s'en passer sans se condamner à la monotonie des senti-
ments moyens, et à la froide impassibilité néo-grecque. Il emploie libre-
ment la septième et la neuvième; il sent le grand effet de la septième
diminuée, ce tendre accord, tout pénétré de faiblesse et de langueur.
Il module hardiment d'un ton à l'autre ; il mêle les genres et les voix.
(2) « Havendo io considerato le nostre passioni, ed' affettioni del animo,
essere tre le principali, cioè, Ira, Temperanza et Humilia ô pupplicatione,
corne bene gli migliori Filosofi affermano , anzi la natura stessa de la voce
nostra in ritrovarsi alta, bassa et mezzana : et corne l'arte musica lo noti-
fica chiaramente in questi tre termini di concitato, molle et temperato , ne
havendo in tutte le composition! de passati compositori potuto ritrovare
esempio del concitato génère, ma ben si del molle et temperato; génère
perô descritto da Platone nelterzo de Rethorica(Repub.?), conquesto parole;
Suspice Harmoniam illam quae ut decet imitatur fortiter euntis in praelium,
voces atque accentus...; perciô mi posi con non poco mio studio, et fatica
per ritrovarlo..., etc. » — « Mi è parso beno il far sapere che da me è nata
06 LES ORIGINES DU THEATRE LYRIQUE MODERNE.
« concitato, » agité) (1). — Nulle autre loi que la vie (2). Or-
chestre et voix, tout est mélodie. Tout chante pour son compte.
Ce n'est pas une combinaison savante d'éléments indifférents,
dont l'ensemble seul est expressif. Les instruments pleurent
comme les voix. Les voix s'agitent comme les. instruments. L'or-
chestre soupire, gémit, frémit et meurt. C'est la langue de la
souffrance et de l'amour, la langue de l'âme libre.
Les pédagogues de l'art en demeurent consternés. « On entend
un mélange de sons, une diversité de voix, une rumeur d'har-
monie insupportable aux sens. Celui-ci chante un mouvement
rapide, celui-là un mouvement lent; l'un prononce une syllabe
d'une façon, l'autre d'une autre; l'un s'en va à l'aigu , et l'autre
tombe au grave ; et pour comble , un troisième n'est ni grave ni
aigu; tel chante au diapason harmonique, tel à l'arithmétique.
Malgré toute la bonne volonté du monde, comment voulez-vous
que l'esprit se reconnaisse dans ce tourbillon d'impressions (3)? »
Il est curieux de remarquer que c'est au nom de cette môme
mélodie , affranchie des règles , obéissant au seul mouvement des
passions (« la Mélodie de la forêt »), que Wagner, comme Monte-
verde, fit sa révolution et se heurta aux mêmes critiques (4). Les
choses restent éternellement les mêmes.
Cependant Monteverde diffère de Wagner dans sa conception
de l'art dramatique. Il n'a pas de prétentions philosophiques, et
la investigatione et la prova prima di tal génère, tanto necessario al arte
Musica, senza il quale e statta sino ad hora iraperfetta..., etc. » (Préi'ace des
Madrigali Guerrieri et Amorosi, Venise, 1638.)
(1) Le principal est ce fameux Combat de Tancrède et Clorinde , joué en
1624 chez Mocenigo. Monteverde avait choisi ce fragment du Tasse pour la
variété de ses mouvements et la diversité de ses passions. Qu'on en juge
par ce programme : « Motto del Cavallo » (galop du cheval), Combat, Fré-
missement de l'orchestre, Trémolos, Cris entrecoupés, Défis, Coups, Invo-
cation à la nuit, Mort, Ciel qui s'entr'ouvre.
(2) « Con quietanza délia ragione e del senso », c'est-à-dire qu'il entend
bien pourtant rester d'accord avec la raison et les sens. Malgré son libre
parler, il s'appuie sur les lois de l'acoustique, dans son emploi des disso-
nances. (Voir les Scherzi musicali.)
(3) Artusi, I, 13. Il s'agit expressément de Monteverde; car Artusi, après
avoir cité un de ses madrigaux, dit : « Ne so come uno che facci profes-
sione di valent' huomo, si lasci scorrere in simili imperfettioni, note fino a
putti che ail' hora incominciano a mettere il labro sul fonte d'Helicona. »
(II, 48.)
(4) « Die einzige Form der Musik ist die Mélodie. » (Wagner, Œuvres
complètes, VII, 166.) , Cf. Mozart : « La mélodie est l'essence même de la
musique. » (Principes- de la basse générale.)
MONTEVERDE. 07
l'objet de son drame musical n'est pas une conception du monde,
mais purement et simplement l'homme. Le cadre du drame
wagnérien est la légende, et son personnage, le héros, être sym-
bolique et général où s'incarnent l'esprit d'une race et les puis-
sances d'un système philosophique. L'opéra de Monteverde,
comme la tragédie de Racine, est parfumé du pur sentiment grec.
Son héros est celui d'Aristote, l'homme moyen et pondéré, dont
le cœur est parent du nôtre. Le surnaturel n'est pas de son
domaine. On le voit aux intelligentes critiques que Monteverde
fait des livrets qu'on lui soumet. — Qu'est-ce que cette pièce de
« Peleo e Tetide, favola marittima? » — Une fantasmagorie, des
cortèges de monstres, des chœurs de tritons et de sirènes, des
vents, des « amoretti » et des « zeffiretti. » « Et comment est-il
possible que ces hippogriffes et ces chimères remuent les pas-
sions? L'Ariane émeut parce qu'elle est une femme; V Orphée,
parce qu'il est un homme. Un monstre, un vent ne peuvent
émouvoir, h' Ariane me fait gémir; Y Orphée me fait prier; mais
à quoi rime cette pièce? 11 n'y a rien là pour la musique (I). »
Un musicien français du dix-septième siècle , un romantique
du dix-neuvième, eût saisi avidement un sujet de ce genre qui
prête aux jeux descriptifs et aux curiosités pittoresques. Monte-
verde le rejette; il dédaigne la description extérieure; il ne s'en
sert que comme d'un accessoire. En vrai poète du dix-septième
siècle, le cœur humain seul l'intéresse; et, refusant le sujet de
« Thétis, » il s'attache au sujet si touchant d' « Alceste et Ad-
mette (2). »' Les souffrances attirent son art compatissant, art
mélancolique et délicat comme celui dos Grecs, qui se plaît aux
larmes et à la douleur, mais recule devant les situations trop vio-
lentes (3), et refuse le Narcisse de Rinuccini, parce qu'il est trop
(1) « Li venti hanno a cantaro, cioè li Zeffiri e li Borcali; come, caro Si-
gnore, potrô io imitare il parlar di venti se non parlano? Et come potrô io
con il mezzo loro movere li affetti? Mosse l'Arianna per essore donna, et
mosse panmente Orfeo per esser homo, et non vento. Le armonie imittano
loro medesime et non con l'oratione et li strepiti de' venti, et il bellar délie
pécore, il nitrir de' cavalli, et va discorendo, ma non imitano il parlar de'
venti che non si trovi... L'Arianna mi porta ad un giusto lamento et l'Orfeo
ad una giusta preglriora, nia questa non so a quai fine; sichè, che vole V. S.
Illraa che la musica possa in questa?... » (Lettre du 9 décembro 1G16, Arch.
Gonzaga.)
(2) Hiver 161G. A Mantoue.
(3) « Et più con fine tragico et mesto. » (7 mai 1G27.)
Môme préoccupation dans Marco do Gagliano qui, après le succès do son
Medovo à Florence, lo retouche pour Mantoue et change los chœurs, de
7
98 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
tragique. — C'est ici que l'on sent toute la distance qui sépare
notre art du goût aristocratique du dix-septième siècle.
La tragédie humaine, qui est l'idéal de Monteverde, n'a pour-
tant pas triomphé avec lui dans la musique du dix-septième
siècle. A la vérité, elle ne fut pas sans influence, sans doute, sur
l'opéra historique de Venise, qui s'oppose à l'opéra mythologique
ou allégorique de Rome et Florence, et dont Monteverde lui-
même devait donner le premier modèle dans son Incoronatione di
Poppea (1). Mais elle ne devait trouver sa lumineuse expression
qu'à la fin du dix-huitième siècle, dans la sérénité chaste et mé-
lancolique de Gluck (2); art plus sohre, moins complexe, plus
difficile que le nôtre, et peut-être plus grand; art qui dit tant de
choses, moins par ce qu'il dit vraiment, que par ce qu'il fait dire.
La vérité du détail , des mots déclamés , y est subordonnée à la
vérité puissante du caractère général , de la passion dominante.
Les hommes passionnés comme Monteverde s'arrêtent malaisé-
ment au détail (3). Monteverde a le plus profond mépris pour les
critiques qui ne vont pas au fond de sa pensée, qui s'attaquent à
peur que l'œuvre « potesse riuscire troppo grave. » (Lettres de 1622.) Cf.
Mozart : « La musique ne doit jamais blesser l'oreille. Même dans les
situations les plus horribles, elle doit la satisfaire; en un mot, la musique
doit toujours rester de la musique... Si violentes que soient les passions,
leur expression ne doit jamais provoquer le dégoût. » (Lettre du 26 sep-
tembre 1781.) Grétry dit de même : « Si la colère n'est ennoblie par des
sentiments tragiques, elle n'est, dans les arts d'imitation, qu'une charge
dégoûtante. » (Essais sur la musique, II, 58 : De la colère.)
(1) Vlncoronazione di Poppea (Il Nerone, titre inscrit sur la couverture
du ms.). Venise, Bibl. S. Marco, fonds Contarini, legs 1843, classe IV,
cod. CDXXXIX. — Représ, au théâtre S. Giov. e Paolo, en automne 1642.
C'est la dernière œuvre de Monteverde, mort en novembre 1643, et la par-
tition est du plus grand intérêt, par l'étude qu'elle permet de faire de son
progrès artistique. On voit qu'il y a conservé toute sa fraîcheur juvénile
de sentiment. (Rôles du page et de la damoiselle, acte II, se. 3.) Le rôle
de Poppée fait preuve d'une coquetterie délicate et raffinée. Les élans pas-
sionnés ont disparu, mais le « Sénèque » a une grandeur imposante , toute
romaine, et la scène de sa mort est un des plus beaux morceaux de l'opéra
du dix-septième siècle. Le livret de Busenello est peut-être le meilleur du
siècle. Il est vivant, d'une observation fine, et certaines scènes (les dialogues
de Néron et de Poppée) ne seraient même pas indignes de Shakespeare. (Voir
chapitre de l'opéra vénitien.)
(2) Remarquer que Gluck a repris cette Alceste que Monteverde eût voulu
mettre en musique et que, comme lui, il s'est adressé à VArmide de Tasso.
(1er mai 1627. Monteverde traduit en musique la scène d'Armide et Renaud.)
(3) « On doit toujours considérer les choses par rapport à l'ensemble, et
jamais au détail. » (Lettre préf. aux Schcrzi musicali.)
MONTEVERDE. 99
des « minime particelle » de ses œuvres. 11 n'y a rien en lui d'un
chercheur érudit, rien de pédant. Il laisse aux autres le soin de
le défendre ; son frère répond pour lui. Il se flatte de « n'avoir
égard qu'aux faits, et de priser peu de chose les paroles d'au-
trui (1). » Il laisse « au cav. Ercole Bottrigari et au révér. Zerlino »
la gloire des théories et « des nobles écrits ; » pour lui , ce sont
des conseils pour l'action qu'il donne ; mieux encore, des exemples.
Il agit sans cesse; sa fécondité artistique ne se lasse jamais.
A soixante-quinze ans, moins d'un an avant sa mort, il écrit
encore un admirable opéra. Non seulement il compose, mais il
médite; il travaille opiniâtrement, et donne le premier l'exemple
de ses théories. Il joue de tous les instruments, et il peut donner
des leçons aussi bien à ses acteurs qu'à son orchestre. Artusi dit
aigrement : « Ils ont moins souci de lire et d'étudier Boèce, que
de savoir, à ce qu'ils disent, enfiler ces merveilleuses gammes à
leur manière (« insfilzare quelle solfe a modo loro »), et enseigner
aux acteurs à chanter leurs cantilènes, avec des contorsions de
tout le corps qui suivent le mouvement des paroles (« con molti
movimenti del corpo, accompagnando la voce con quei moti »);
à la fin, ils se laissent aller, de façon qu'ils semblent mourir; et
c'est là la perfection de leur musique.(« et questa è la perfettione
délia loro musica ») (2). »
A ce trait, on reconnaît encore l'artiste de la race de Wagner,
le musicien dont le but est bien précisément l'action dramatique,
et non pas la musique. Et que de ressemblances encore, jusque
dans les détails matériels de l'exécution ! Qui n'hésiterait au récit
des fêtes de Mantoue par Follino, s'il s'agit d'intermèdes de
Monteverde ou du Rheingold de Wagner (3).
« Après que les invités eurent pris place, on donna du fond du
théâtre le signal habituel des trompettes. Quand il retentit pour
la troisième fois, le rideau disparut, comme par enchantement.
(1) « Toutes ces disputes de mots ne servent de rien; c'est par de la mu-
sique qu'un musicien doit répondre. C'est là que mon frère attend ses ad-
versaires, ne faisant attention qu'au chant et non à la parole écrite. » (Id. ,
Lettre de J. César Monteverde.)
(2) Artusi, II , 43.
(3) Comte Follino, Compendio délie sonluose f'ste fatte Vanno MDCVIII
nella cilla di Manlova, per le reali nozze del Serenissimo prencipe D. Fran-
cesco Gonzaga con la Serenissima Infante Mavgherila di Savoia. In Man-
tova (Aurclio et Lodovico Osanna), 1(508, Bibl. Naz.t Florence. « Si diedo
dalla parte di dentro del palco il solito segno del suono délie trombe, e
nel cominciar a suonar la terza volta spari con tanta velocità in un batter
di ciglia la gran cortina..., etc. » (p. 74).
100 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
On aperçut trois nuages, faits avec tant d'art, qu'ils semblaient
naturels. Au-dessous d'eux, les vagues se soulevaient et se dérou-
laient. Une tête de femme surgit lentement. Avec des mouve-
ments mesurés, elle s'éleva, el tandis que les sonneries de trom-
pes s'éteignaient, elle aborda au rivage d'un îlot. Alors, sur
l'accompagnement de l'orchestre placé derrière la scène, elle
chanta une mélodie si touchante, que tout le public en fut saisi. »
L'orchestre derrière la scène; l'idée de l'instrumentation re-
présentative d'un caractère (1); le sentiment de la puissance ex-
pressive des timbres et de leurs ressources pour le drame (2); la
recherche dès effets nouveaux de l'orchestre (3); l'abus même de
certains procédés (4); mais surtout l'amour de la vie et l'intuition
des âmes; le bonheur avec lequel ils excellent à peindre d'une
touche rapide les caractères individuels (la coquetterie alanguie
et l'insistance mutine de Poppée ; la morne désolation d'Ariane ;
la grandiloquence philosophique de Sénèque; la pure et fîère ré-
signation de Clorinde mourante; les gémissements amoureux
d'Orphée, beau comme un marbre antique); — autant de traits
communs (5) qui rapprochent le premier maître du drame lyrique,
du dernier et du plus puissant.
Ils se ressemblent aussi par leur fierté méprisante, sûre d'elle-
même, qui n'a pas un instant de doute sur l'excellence de leur
art. « Et croyez que le compositeur moderne bâtit sur les fonde-
ments de la vérité, et soyez tranquilles (6). » Elle ne les rend pas
injustes pour les autres. Tous deux, avec une largeur d'esprit
(1) Chaque personnage d'Orfeo marche avec un groupe d'instruments dif-
férents, qui ne le quittent pas : Orphée, la harpe; Pluton, les trombones, etc.
(?) Tandis que Doni, le grand théoricien florentin, écrit : « Tengasi per
fermo, che quanto minore numéro d'instrumenti si metterà in opéra, tanto
meno diffettosi saranno i concenti. » (II, 111), — idée d'Artusi et du cénacle
de Bardi.
(3) Le grand air d'Orfeo est précédé d'une ritournelle à cinq trombones. Il
est composé de 5 strophes, dont chacune est soutenue par une instrumenta-
tion différente : la première par deux violons, la seconde par deux cor-
netti, la troisième par une harpe, la quatrième par deux violons et un
violoncelle, la cinquième par les tenues d'un quatuor d'instruments à
archets..., etc.
(4) Par exemple, le trémolo. Voir Combatlimento di Tancredo. Cf. second
acte de Lohengrin.
(5) Il va de soi qu'il reste entre l'un et l'autre, la distance du dix-sep-
tième au dix-neuvième siècle, et d'une langue sobre, simple et abstraite, à
une langue raffinée et précise jusqu'à la subtilité.
(6) « Et credete che il moderno compositore fabrica sopra li fondamenti
dclla venta, et vivetc felici. » (Préf. des Scherzi.)
MONTE VEÎIDE. 101
qu'on ne leur a reconnue qu'après leur mort, n'ont jamais pré-
tendu nier les droits de l'art ancien, mais seulement affirmer les
leurs. Tous deux se sont heurtés aux critiques attitrés de l'élite,
qui leur ont opposé les grands mots de nature, dont ils igno-
raient le sens, et de peuple, dont ils ne se souciaient pas (1).
Aussi , avec quelle hauteur dédaigneuse (2) ils font bon mar-
ché de leurs adversaires! Les pédants leur barrent la route.
Au peuple à les juger (3)! Le peuple, mis en présence des œu-
vres, se reconnaît en elles, et du premier coup d'œil y retrouve
des hommes comme lui, et non plus des auteurs. « Les hommes
de science protestent au nom de Platon, que le peuple se trompe
et ne saurait juger. Non, le peuple a raison, et s'il contredit
l'élite, c'est à l'élite à se taire. » « Quand un art est accueilli par
le monde avec cette faveur, je ne puis croire et ne croirai jamais,
(quand bien môme je n'aurais que de mauvaises raisons pour le
défendre), que le monde se trompe, mais bien ceux qui ne sont
pas avec lui (4). » C'est le cri de la nature contre le savoir aveu-
gle, de la vie contre la raison étroite qui veut l'étouffer.
Ce cri fut entendu, et le triomphe de Monteverde fut aussi
complet et aussi glorieux que celui de Wagner.
(1) Ainsi qu'il est de coutume dans toutes les révolutions où paraît le
souffle de la nature, les partisans de la routine, effarés, se défendent contre
la nature, au nom de la nature pervertie. Contre les cris de passion de
Monteverde, Artusi écrit doctement que de « telles modulations sont
abhorrées par la nature, que le bon compositeur doit imiter le plus pos-
sible. » (47.)— Le public d'amateurs et de mondains, habitué au puéril
bavardage de ses artistes privilégiés, dans le désarroi où le jette l'apparition
d'un génie qui vit suivant les lois de sa vie, et non les règles apprises, pro-
teste que le peuple ne peut le comprendre, le peuple, dont l'existence lui
échappe, et qui lui est si indifférent. — « Si vede che in quella parte che
diletta, non diletta tutti universalmente; ma degli ascoltanti uno più , et
meno dell' altro ne piglia diletto ; et se ritrovano di quelli, che non possono
sentirc questi concerti, ne questi modérai musichi. » (p. 13.)
(2) « Ils sont prodigieusement énamourés d'eux-mêmes » (« di se stessi
inamorati. ») (Artusi, II, 42.)
« Tout vient de leur fatuité. Est caecus Amor sui. Il rend ivre; les ivro-
gnes croient que les autres ont perdu le sens. » (II, 44.)
(:}) C'est ainsi qu'Artusi critiquant des madrigaux de Monteverde, qui
circulaient manuscrits, pour toute réponse Monteverde les publia.
(4j Préf. aux Scherzi musicnli.
Cf. Molière : « Je m'en remets assez aux décisions de la multitude, et je
tiens aussi difficile de combattre un ouvrage que le public approuve, que
d'en défendre un qu'il condamne. » (Préface des Fâcheux.)
102 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
Dès ses premières compositions , il conquiert la popularité.
L'acharnement avec lequel Artusi (1) s'attache à le ruiner, dès
1600, en est une preuve. Son cinquième livre de madrigaux
(1605) est aussitôt répandu en Italie comme un modèle de com-
position (2). Orfeo et Ariane sont tout de suite, célèbres. Quand
Orfeo parut à Florence, il n'y eut pas une maison, dit Bonini (3),
où on ne l'entendit jouer ou chanter sur le clavier ou le théorbe.
Les maîtres de Bologne et de Florence s'inclinent devant sa su-
périorité. Monteverde n'a pas d'ami plus dévoué que Banchieri (4),
(1) Cet Artusi (Gio. Maria) était chanoine régulier de la Congrégation du
Sauveur à Bologne. Il était compositeur. Nous avons de lui un livre de
Canzonette à 4 voix. Venise, Vinccnti, 1598 (exemplaire à Bologne). Mais il
est surtout connu comme théoricien, pour son Arte del contraponlo. Venise,
Vincenti, 1598, in-fol., et pour le livre, souvent cité au cours de cette étude,
sur les Imperfections de la musique moderne. L'ouvrage est traité en dia-
logue ; c'est Ja conversation de deux gentilshommes qui se rencontrent,
en 1598, aux fêtes du mariage de Philippe III d'Espagne et de Marguerite
d'Autriche, à Ferrare. Il est précédé, suivant le goût de l'époque, d'un
sonnet en l'honneur d'Artusi, qui fait bien juger de l'opinion flatteuse qu'il
avait de lui-môme.
Quai' altro Arturo nel Settentrione
Conduce Artusi il Carro trionfale
Di céleste Armonia , che senza eguale
Vince d'Orfeo la Lira, e d'Anûone.
Ivi le Consonanze, e la Ragione
Che morta giacque, sorge hora immortale,
E la fama seguendo spiega l'aie
Ad Euro, à Coro, ad Austro, e ad Aquilone.
Felice ingegno à tanta gloria duce,
Che da noi lieva il tenebroso vélo
Mentre col vivo raggio fuor traluce :
A cui cedon gl'oracoli di Delo ;
Si che sia cinto di suprema luce
Con l'altfo Arturo eternamente in Cielo.
(2) « La Musica rappresentativa del 5° libro de' Madrigali del sig. Claudio
Monteverde, regolata dalle naturale espressione délia voce humana nel mo-
vere gli affetti, influendo con soavissima maniera negli orecchi, c per quelli
facendosi de gli animi piacevolissima tiranna, é bon degna d'essor cantata,
et udita, non già ne i pascoli, e trà le mandre ; ma ne' ricetti de' piu nobili
spiriti, et nelle régie corti, e puo aheo servire à molti per infallibile norma,
et idea di comporre armonicamente conforme aile legge migiiore, Madrigali,
e Canzoni. » (Copini , Il secondo libro délia musica di Cl. Montev. Milan,
1608.)
Il ajoute que le premier livre fut « stato ricevuto da principalissimo Città
d'Italia con gusto, et applauso grande. »
(3) Adrien de la Fage, Essais de diphlérographie music, p. 175.
(4) Banchieri, dès 1609, nomme Monteverde « soavissimo compositore di
MONTEVERDE. 103
et Péri , si peu empressé à louer les autres, s'enthousiasme pour
lui (1).
Le décret des procurateurs vénitiens (Contarini, Sagredo, Cor-
naro et Landi) , qui l'installe à Saint-Marc, est rédigé dans les
termes les plus flatteurs (2). Pour attacher à leur ville le génie de
Monteverde, ils décident à l'unanimité de lui accorder un traite-
ment de trois cents ducats, alors que ses plus glorieux prédéces-
seurs (Willaert, Cipriano di Rore, Zarlino, Donati , G. Croce ,
Martinengo) n'ont jamais reçu plus de deux cents ducats. Toute
l'aristocratie et le peuple de Venise ratifient ce choix par l'en-
thousiasme avec lequel ils vont assister à ses concerts (3).
Les souverains d'Italie se disputent sa personne et ses œuvres.
Il ne se fait point de mariage princier sans sa direction artisti-
que. Les Académies étrangères s'honorent de son nom (Floridi
et Filomusi , de Bologne). Toute opposition s'est tue. Ses princi-
pes ont si bien triomphé qu'ils ont passé dans l'usage courant et que
l'on songe à peine, qu'il lésa trouvés. Les partisans de l'ancienne
école, ses anciens adversaires (Lod. Zacconi par exemple) (4), font
volte-face contre Artusi et s'enrôlent à sa suite. Les poètes et les
musiciens italiens lui prodiguent les éloges les plus mythologi-
ques et l'encens le moins mesuré. Il est banal de le comparer
à Apollon, aux dieux, aux chants des anges (5).
musiche..., etc. » (Conclusioni nel suono dell' orga.no. Bologne, Rossi, 1609,
p. 59.)
(1) Voir lettre de Rinuccini, 24 juin 1610. Florence.
(2) Actes de la Procuratia per la chiesa di S. Marco (Archiv. di stato.
Venise).
(3) « Ne vi ô gentilhomo che non mi stimi et honori, et quando vado a far
qualche musica o sia da caméra o chiesa, giuro a V. S. 111. che tutta la città
corre. Il servitio poi è dolcissimo. » (13 mars 1620. Lettre de Monteverde.
Arch. Gonzaga.)
(4) Il suffit de comparer les deux parties de sa Prattica di Musica :
1° Venise, Carampello, 1596; 2° Venise, Vincenti, 1622.
(5) « Ho cercato di scguir l'orme d'un nuovo vivente Àpollo, sovra'l cui
verde Monte le vere Muse cercan di ricovrarsi per apprendere i tuoni degli
exquisiti concerti. » (Giov. Rovetta, Salmi Concertati, 1626.)
« Mons. Monte Verde, qui, par sa sublimité proche du ciel, entend le doux
chant des anges, et a rempli le monde de céleste harmonie. » (Pellegrino
Possenti, Canora Sampogna. Venise, 1623.)
Voir le Canzoniero de Stigliani (Venise, 1615; Rome, 1625) et les vers de
Bellerofonte Castaldi (Musurgiana de Valdrighi, 1880, Modéne). Tarquinio
Merula, La Monteverde , canzonc a 4 (Canzoni a 4, lib. I. Venise, 1615,
Gardane). Pietro Lappi, La Monteverde, canzono a 13 (Canzoni da suonare,
lib. I. Venise, 1616). Claudio Saracini , Udite lagrimosi spirti , dédie, au
Molto illustre sig. Cl. Monlev. (Seconde musiche, 1620, Venise, Vincenti).
104 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
Sa gloire n'est pas seulement italienne; on imprime ses œu-
vres à Anvers (1) et à Copenhague. Les vieux maîtres allemands
étudient ses partitions, comme Praetorius, ou le viennent voir à
Venise, comme Schiitz (1628), qui compose un de ses chants spi-
rituels sur des motifs de Monteverde (2). On. cherche même à
l'attirer en Allemagne (3).
Huygens et Albert Ban (4), en Hollande, le lisent avec une cu-
riosité passionnée.
Quant aux Français, ils ne discutent pas leur admiration et
s'inclinent à l'envie devant sa toute-puissance. André Maugars
et Thomas Gobert le regardent « comme un des premiers com-
positeurs du monde (5). »
L'œuvre vaillante de Monteverde eut son couronnement. En
1637, de son vivant encore, s'ouvrit à Venise le premier théâtre
public d'opéra, le S. Cassiano (nuovo), qui fut bientôt suivi d'une
quantité d'autres. Il ne l'inaugura point; une troupe romaine,
(1) 3° livre des madrig. à 5 voix. Anvers, P. Phalesius, 1615.
4e livre — — 1615, 1644.
5e livre — — 1615.
6e livre — — 1639, etc.
(2) Schiitz, Es sleh Gott auff , 2e partie des Symphonies sacrées. Sur le
madrigal de Monteverde : « Armato il cor, » et « Zefira, torna, » chacone.
(3) E ben mostrô d'aver giudizio quando
Fermossi senz'andar in Alemagna
Perche avria dato alla sua vita bando
Da quai costi in Venezia si sparagna.
(Castaldi. Voir plus haut.)
(4) Bannius, ami de Descartes, musicien. Voir ses lettres dans la Corres-
pondance et œuvre musicales de Consi. Huygens, publiées par W. J. A.
Jonckbloet et J. P. N. Land. Leyde, 1882.
« J'estime par dessus tout M. Monteverde... Personne n'a tant fait dans
l'art du chant que cet homme admirable. »
Il y môle cependant des réserves intelligentes , qui font regretter de ne
pas connaître cette musique hollandaise du dix-septième siècle.
« Monteverde libro 4, 5, 6, 7 madrigal., pathemata animi prae omnibus
tentavit, et tetigit, liect rem non praestiterit. »
(5) « ...Ce grand Monteverde, maistre compositeur de l'église Saint-Marc,
qui a trouvé une nouvelle manière de composer très admirable, tant pour
les instrumens que pour les voix , qui m'oblige à vous le proposer comme
un des premiers compositeurs du monde. » (Maugars, Response faile à un
curieux sur le sentiment de la musique d Italie, 1639 ou 1640, publié
en 1865 chez Thoinan. Paris.) Cf. Gobert, Lettre du 17 juillet 1646 (Corresp.
de Huygens).
MONTEVERDE. 105
dont le musicien était Francesco Manelli de Tivoli, et le poète et
directeur, Benedetto Ferrari, y débuta avec YAndromeda (1637)
et la Maga fulminata ; mais le vieux maître ne tarda pas à y mar-
quer sa place avec YAdone (1640), le Nozze d'Enea (1641) au
S. Giovanni et Paolo (1), le Rilorno d' Misse in patria (1641) (2) au
S. Gassiano, et YIncoronazione di Poppea (1642) (3) au S. G. et
Paolo. Il eut aussi le temps de voir les premiers succès de son
grand disciple, Cavalli, qui préludait en 1639 à sa brillante
carrière (4).
L'opéra vénitien était fondé ; le peuple avait son théâtre de
musique (5); nous verrons dans la suite quel usage il en fit.
(1) Fondé en 1639.
(2) D'après Ambros, le Ritorno d'Ulisse in patria se trouverait dans un
manuscrit de la Selva morale et spirituale , relié aux armes de l'empereur
Léopold 1er, qui serait à la Kaiserl. Bibl. de Vienne; et il en aurait fait
prendre copie pour sa propre bibliothèque. M. Vogel. qui a parcouru le ms.
de Vienne, ne croit pas quil soit de Monteverde; mais les raisons qu'il en
donne ne me semblent pas bien concluantes. L'Adone et l'Enea sont restés
inconnus jusqu'à présent.
(3) Voir plus haut.
(4) Cavalli, Nozze di Teti e Peleo. Voir chapitre VI.
(5) Tous les théâtres du dix-septième siècle, à Venise, furent élevés aux
frais des particuliers, ou par actions (on achetait à l'avance un ou plusieurs
palchetti). Le maître du théâtre gardait les moins bonnes places, le parterre
et le paradis, et les louait.
En 1637, le prix d'entrée au S. Cassiano (nuovo) est de 4 lires venetes
(2 lires).
En 1674 le San Mosè, en 1G77 le S. Angelo, en 1674 le S. Giovanni et
Paolo, en 1678 le S. Cassiano et le S. Salvadore, font payer un quart de
ducat (31 sous vénètes).
Seul, le San Giovanni Grisostomo maintient ses prix (c'était le plus grand
et le plus riche de Venise, aujourd'hui théâtre Malibran). L'ancien San
Cassiano (qui datait des environs de 1629) et le San Samuele sont les seuls
de Venise qui résistent au drame musical.
Les bourgeois avaient coutume d'aller deux ou trois fois l'an à l'opéra
avec leur famille {N. D. La population de Venise, en 1630, est de 140,000 h.).
Le grandes familles, et beaucoup de princes allemands, y avaient leurs
loges. On donnait trois saisons : 1° en hiver, jusqu'à la fin du carnaval;
2° à l'Ascension (pendant quinze jours) ; 3° à l'automne.
Les théâtres étaient construits avec grand soin. Ils étaient soumis à la
surveillance des Capi dcl Consiglio dei Dieci, pour les affiches, les heures
de représentation, la solidité du théâtre. La salle était éclairée par un fanal,
qui disparaissait au lever du rideau. Deux rangées de lampions, qui ris-
quaient toujours de s'éteindre, brillaient sur les côtés de la scène. Si l'on
voulait suivre sur le livret, on apportait des cerini (il en reste les traces
sur les livrets du dix-septième siècle).
Le système de la participation aux bénéfices prévalut d'abord parmi les
106 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
A l'heure où mourut Monteverde , son rêve semblait presque
accompli. Le drame musical avait gagné sa cause; il s'établis-
sait en Italie , non pas comme un spectacle mondain ni même
comme une forme plus parfaite du théâtre , mais comme le théâ-
tre même, la tragédie normale, enfin retrouvée. après des siècles
de barbarie, telle qu'elle avait brillé au temps de Périclès.
artistes ; puis ils reçurent de modiques salaires, qui s'élevèrent peu à peu,
et devinrent considérables au dix-huitième siècle (Lotti et sa femme tou-
chent 10,000 thalers à Dresde, en 1719). Au commencement, le compositeur,
quand la pièce réussit, peut recevoir jusqu'à cent ducats. Le poète doit se
contenter de l'honneur ; mais il a la ressource des dédicaces. Ses livrets
sont d'ailleurs très achetés, et survivent à la musique. Quand un opéra a
eu du succès, le plus souvent on redonne le poème à un autre musicien
(Voir Livio Niso Galvani, I tealri musicali di Venezia nel secolo XVII, 1878,
Ricordi).
CHAPITRE V.
DÉVELOPPEMENT DE L'OPÉRA ARISTOCRATIQUE EN ITALIE.
L'opéra de cour à Florence. — Marco da Gagliano. Sa vie et ses œuvres :
Sainte Ursule, vierge et martyre; Dafnè; Flora. — Ses théories. L'imi-
tation antique et l'esprit courtisan. — Francesca Caccini et les carrousels
dramatiques.
L'opéra à Bologne. — Voyages de Péri. — Giacobbi et les Filomusi. —
L'opéra à Milan, Parme, Lucques, Viterbe et Naples.
La tragédie musicale à Rome. Caractère intellectuel et sérieux du génie
romain. — Les théoriciens : Ottavio Durante. Ludovico Viadana. —
L'Oratorio. Saint Philippe de Néri et Animuccia. — Emilio del Cavalliere.
La Rappresentatione di Anima et di Corpo. Profondeur et mélancolie
naïve de cette œuvre. — Influence malheureuse de l'esprit florentin.
Agazzari et YEumelio. Quagliati et Pietro délia Valle : Le chariot de
Thespis.
Les mécènes romains. Rôle de l'Eglise dans le développement de l'opéra.
— L'Aretusa de Vitali. — Les Mazzocchi. La Catena d'Adone. L'Enéide
en musique. Domenico Mazzocchi donne à l'art florentin sa forme la
plus parfaite.
Théâtre des Barberini. Leur faste. Importance croissante et fâcheuse de la
mise en scène. — St0 Alessio, de Stefano Landi et du cardinal Barberini.
— Erminia de Michelangelo Rossi. — Les opéras du pape Clément IX
(Giulio Rospigliosi). La Vita humana. Intérêt psychologique du livret.
Chi sofre, speri. Le réalisme pittoresque et les scènes populaires. Les co-
médies de Calderon en musique. — Grâce mondaine et raffinée de Marco
Marazzoli, musicien des Barberini et de Christine de Suède. — L'opéra
récitatif trouve sa plus brillante expression en Italie dans la vie et l'œu-
vre de Loreto Vittori. Galatea. La Foire de Palestrina.
La folie musicale en Italie au milieu du dix-septième siècle.
Tandis que Monteverde et quelques autres tâchent de parler au
peuple la langue do ses passions ennoblies, le reste des musi-
ciens, satisfaits du succès immédiat, des applaudissements des
grands seigneurs, continuent l'œuvre de Péri, en la perfection-
nant sur certains points, en l'affaiblissant sur d'autres.
108 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
Nous suivrons le développement de l'opéra aristocratique en
Italie d'abord, où il gagne de proche en proche, et bientôt à
l'étranger, où il prendra une vie nouvelle.
Florence, qui lui avait donné naissance, n'en garda pas long-
temps le.privilège ; elle ne resta môme pas à la tôte de l'art nouveau.
Son génie curieux et inventif lui a fait trouver presque toutes les
formes de l'art; mais le plus souvent elles n'ont atteint leur per-
fection qu'ailleurs. Encore une fois dans cette histoire, nous la
retrouverons, créant un genre nouveau (l'opéra comique), et puis
l'abandonnant, jusqu'à ce qu'il trouve au dehors son expression
parfaite. Rome et les cours du Nord vont se partarger la supré-
matie de l'opéra. Cependant Florence compte encore un grand
nom de musicien dans le premier tiers du dix-septième siècle :
Marc Antonio di Zanobi da Gagliano.
Né vers 1575, dans le petit bourg de Gagliano , en Toscane, fils
d'un ciseleur, orphelin de bonne heure, Gagliano dut soutenir
sa mère et une nombreuse famille. Comme Monteverde, il con-
nut d'abord toutes les souffrances de la pauvreté; mais il en sor-
tit plus vite et trouva dans l'Eglise un refuge assuré. Amené de
bonne heure à Florence, il y entra vers 1590 à l'école de Luca
Buti , élève de Corteccia, un de ces vieux contrepointistes de
l'ancienne école, combattus par la Camerata. Buti était chanoine
de Saint-Laurent et maître de chapelle depuis la mort de Mal-
vezzi. Il fit sans doute obtenir à son élève le titre de chapelain-
adjoint à Saint-Laurent, puis en 1602 de maître de chant de
l'église. Cette modeste situation permit à Gagliano de travailler
à loisir, d'achever son éducation artistique et de se faire connaî-
tre à Florence. Il devint sans doute l'ami de Corsi, et il fut du
nombre de ceux qui entendirent en 1597 la Dafnê de Péri ; il
en reçut une profonde impression. Cependant il ne se hasarda
à son tour dans le genre nouveau, que dix ans après, en 1607;
et ce fut avec le même sujet, la Dafné de Rinuccini. D'abord
jouée à Mantoue (fin janvier 1608) pour les fêtes de l'intronisa-
tion de Ferdinando Gonzaga au cardinalat (1) , la pièce vint plus
tard a Florence (probablement en 1610). Elle consacra la renom-
mée de Gagliano, déjà connu par cinq livres de madrigaux, un
volume de compositions religieuses, et la fondation d'une Acadé-
(1) Gagliano avait apporté sa Dafné de Florence à Mantoue.
« Avrô appresso di me una favoletta, per recitar cantando, opéra da po-
tersi eondurre in brève e facilmente. » (20 août 1607. Lettre à Fcrd. Gon-
zaga.)
* DÉVELOPPEMENT DE L'OPÉRA ARISTOCRATIQUE EN ITALIE. 109
mie (1). Il devint maître de chapelle de S. Loronzo en novembre
JG08, après la mort de Bâti ; chanoine des SS. Cosme et Damien
(janvier 1609); maître de chapelle de la cour (février 1609), et
des lors il fut le musicien en titre des divertissements et des
tournois des fêtes religieuses et profanes, du palais et de l'église
des Médicis. 11 soutient presque seul la musique florentine jus-
que vers 1640.
Il no le doit pas à son génie, à l'honneur d'avoir inventé des
formes nouvelles. Ce n'est pas un novateur. Toute sa force est
dans l'heureuse harmonie de sa nature, ses facultés pondérées,
sa perfection moyenne, et une science de son métier plus sûre
que celle de ses devanciers. Malgré l'attrait de la nouveauté
qui le fait entrer dans le mouvement littéraire et dramatique
de l'époque, il est au fond attiré par l'art ancien et la musi-
que pure. Son chef-d'œuvre est sans doute les Répons à quatre
voix, qu'il écrit en 1630 pour la Semaine sainte (2). L'intérêt de
son intervention dans le drame lyrique vient justement de ce
qu'il y rétablit les droits de la musique, trop sacrifiée à la poésie
par Gaccini et Péri. (En cela il se rapproche de Monteverde, mais
avec un caractère bien différent.) 11 est très fâcheux que l'on ait
tant perdu de son œuvre, et peut-être son ouvrage capital au
théâtre, la Rappresentatione di S. Orsola, Vergine et Martire (au-
tomne et hiver 1624) (3) , si l'on en juge par l'intérêt dramatique
(1) L'académie des Elevali, sous le protectorat du cardinal Ferdinando
Gonzaga, 1607. Gagliano y avait pris pour lui-même le titre de VAffannato
(l'Inquiet).
(2) Responsi a 4 voci per la Settimana Santa. Chantés jusqu'à la première
moitié de ce siècle, tous les ans, à S. Lorenzo de Florence. La bibliothèque
Canal à Crespano en possède un exemplaire.
(3) C'est le sujet des jolies peintures de Carpaccio. — Ursule, fille du roi
Dionocus de Cornouailles, a été promise au prince Ireus d'Angleterre. Mais
le destin l'a désignée pour être la céleste fiancée du Seigneur. Tandis qu'elle
se promène dans une petite barque avec les jeunes demoiselles do sa suite,
une tempête éclate et l'emporte aux rivages germaniques. Elle y trouve les
Huns qui assiègent Cologne. Les Barbares massacrent ses compagnes. Le
roi Gaunus s'éprend d'elle; mais elle le repousse, et meurt dans le martyre.
On voit tout ce que le poème offrait à l'imagination pittoresque et à l'ex-
pression des passions. Il s'y joignait un intérêt national , presque patrioti-
que, dans ce siège d'une ville romaine par les Barbares.
La pièce fut jouée en automne 1624, et répétée en hiver, devant Ladislas
Sigismond de Pologne. La poésie était de Salvadori, « con musica reci-
t.Uiva. »
On ne doit pas moins regretter la perte du Medoro de 1619-1620 (Salva-
dori et Gagliano), dont Doni dit : « Medoro, — dovo si riconobbp chiara-
110 LES ORIGINRS DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
du livret, et la maturité du talent de l'auteur à cette époque.
La Dafné (1), presque seule, a suffi à porter jusqu'à nous le
nom de Gagliano (2). Dans la préface de sa pièce, qui est une
monte quanto di già si era migliorata qucsto stilc recitativo. » (Trattati di
musica.) Il fut joué pour les fêtes du grand-duc, en l'honneur du couron-
nement de son beau-frère Ferdinand II, empereur.
(1) La Dafne di Marco da Gagliano, noll' Accademia degl' Elevati l'Affan-
nato rappresentata in Mantova. Florence, Marescotti, 1608 (exemplaires au
Conservatoire de Paris, à la Bibl. nat. de Florence, à la Sainte-Cécile de
Rome, à la Kais. Bibl. de Berlin. Publiée par R. Eitner dans le même vo-
lume que VOrfeo de Monteverde).
(2) Voici la liste des principaux ouvrages de Gagliano, d'après les récents
travaux de M. E. Vogel {Vierteljahrschrift fur Musihwissenschaft, 1889.
Leipzig).
1594. Missa festiva à 4 ej 5 voci.
— Motet à 5 v. (?).
1602. Madrigali à 5 v., lib. I. Venise, Gardane (nouv. édit. en 1606).
1604. Madrig. à 5v., lib. IL Venise, Gardane.
1605. — lib. III. Venise, Gardane.
1606. — lib. IV. Venise, Gardane.
1608. — lib. V. Venise, Gardane.
1607. Officium defunctorum, 4 voci. Venise, Gardane.
1607. Chœurs pour une Festa teatrale de Francesco Gonzaga.
1607. Dafne.
Oct. 1608. Musique pour les noces de Cosme de Médicis avec Marie Mad.
d'Autriche.
Fév. 1609. Messe funèbre (perdue) pour la mort du grand-duc Ferdinand.
Carnaval 1614. Danse de femmes turques, ballet de Ginori et Gagliano.
Joué au palais Pitti avec grand succès, publié en 1615.
Avril 1614. Missae et sacrarum Cantionum , 6 voci. Florence, Zen. Pig-
noni.
1615. Musiche à 1, 2, 3 voci. Venise, Amadino.
1617. Madrig. à 5 voci, lib. VI. Venise, Gardane.
Hiver 1619-1620. Il Medoro, de Salvadori et Gagliano.
Août 1622. Basse continue des Sacrae Cantiones, 6 voci, lib. II. Venise,
Gardane.
Janv. 1623. Cantus des Sacr. Cant., 6 voci, lib. II. Venise, Gardane.
1623. Le Fonti d'Ardenna, festa d'armi, avec danses. Salvadori et Ga-
gliano (?).
Automne et hiver 1624. Rappresentatione di S. Orsola, vergine et martire.
1627. Musique pour les fêtes du mariage de Marg. Medici et Od. Farnese.
11 oct. 1628. La Flora, poés. Salvadori. Florence, Z. Pignoni.
1629. Madrigal à 5 voci, imprimé dans le troisième livre des Madrig. de
Vitali.
1629. Musique religieuse pour les fêtes de canonisation d'Andréa Corsini.
1630. Responsoria Majoris Hebdomadae, 4 voci. Venise, Barth. Magni.
1637. Le Nozze degli Dei, poés. Coppola. Gagliano y prend part, sans doute,
avec quatre autres musiciens.
1643. Lauda Sion à 8 voci, publié après sa mort. Venise, Vincenti.
DEVELOPPEMENT DE L OPÉRA ARISTOCRATIQUE EN ITALIE. 111
des plus intéressantes du temps, Gagliano s'y montre bien le
successeur de Péri. Il proclame que « le vrai plaisir naît de l'in-
telligence des paroles... La musique n'est pas tout; il faut bien
autre chose, sans quoi toute harmonie serait de peu de prix, en-
core qu'excellente. » Il critique l'emploi des ornements, gruppi ,
trilles, passages, qui ne servent pas au caractère ni à l'action.
« Ne faites pas comme cet artiste qui , sachant bien peindre des
cyprès, en faisait partout. » — « Il s'agit de bien détacher les
syllabes pour faire clairement entendre les paroles. Ce doit être
Gagliano mourut le 24 février 1642 , à Florence. Il était malade depuis
quelques années déjà. En 1639, il ordonne de faire chanter quatre offices de
vingt messes, pendant les quatre jours qui suivront sa mort. Il fait aussi
distribuer des sommes aux pauvres.
Son portrait est à S. Lorenzo de Florence. UArchivio Gonzaga contient
vingt-neuf lettres de lui, de 1607 à 1622, avec les Gonzague.
La seconde partie de sa carrière fut attristée par les attaques violentes
de Muzio Effrem. Cet homme, élève du prince de Vënosa (pendant vingt-
deux ans), maître de chapelle di caméra de Mantoue et musicien du
grand-duc de Toscane, poursuit Gagliano de ses libelles (à propos de son
6° livre de madrigaux), qui courent l'Italie, sans que Gagliano puisse les
lire, et qui font grand tort à sa réputation. Gagliano somme Effrem de
s'expliquer; ce qu'il fait enfin en janvier 1623, du ton le plus insolent,
dans ses Censure sopra il sesto libro di Madrigali. C'est l'Artusi de Ga-
gliano ; mais il ne garde aucune mesure. « L'opère vostre, » lui écrit-il,
« meritano piu tosto di star sepolte nelle ténèbre che di goder la luce. » Il
lui oppose Turco (son élève), Cifra, Agazzari, Teofilo, Vitali, Giovanelli,
Monteverde et Frescobaldi. Il s'offre même pour lui apprendre la musique,
comme il l'a apprise aux jeunes gens, en leur montrant ses fautes. Il fait
imprimer dans son livre un de ses propres madrigaux, comme modèle, « ac-
ciô studiandolo, possiate venire in cognitione, quali siano le regolate bel-
lezze. » Il lui reproche de maintenir mal le ton initial, de mal conduire les
voix, de finir toujours avec les mômes formules. Il s'indigne surtout contre
ses hardiesses; reproche singulier, quand il s'adresse à Gagliano, qui est
bien plutôt l'homme de la règle et des traditions, comparé à Monteverde
qu'on lui oppose ; ses hardiesses sont toutes calculées et raisonnées. Gagliano
se défend d'ailleurs avec noblesse et intelligence. Il revendique le droit du
génie à s'affranchir des règles. « Interviene ancora che tal volta l'uscir di
regola cresce non poca bellezza ail' opéra si come mi vien detto esserno
molti esempi in architetture eccellenti, e nelle musiche di quoi grand' ho-
mini che noi più stimiamo, son frequentissimi ; le quali sregolate bellezzc,
a chi non s'avanza troppo oltre nell' esperienza, posson esser tenute gros-
sissime inavertenze, ed errori da principianti. » (Lettre publiée dans la
Basse générale des Sacrse Cantiones, lib. II, Venise, 1622.)
Les artistes donnèrent raison à Gagliano-, mais il fut profondément affecté
de ces attaques contre sa réputation, « qu'il estimait à l'égal do sa vie. »
« Non mi son potuto più contenero, » dit-il, « di non movormi a difendore
essa riputazion mia, come quella dee stimarsi al par délia vita propria. » (/d.)
112 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
toujours le principal objet du chanteur. » Le récit prend une
place importante dans la pièce, et Gagliano annonce que rien
n'en est écrit au hasard, qu'il y a mis toute la recherche expres-
sive qu'il a pu. Il insiste sur la « majesté » de la déclamation.
(Les Florentins sont les vrais ancêtres de l'opéra du Grand Roi.)
Il exige que les gestes et les pas s'accordent exactement avec les
chants, et il donne de minutieux conseils pour la représentation.
Il est do ce* musiciens dont Artusi disait avec dédain que leur
musique consiste en pantomimes et en grimaces. Le pâtre qui
raconte la victoire d'Apollon à Dafné, « doit imiter par ses ges-
tes les attitudes d'Apollon dans le combat. L'Apollon doit se cou-
ronner de laurier sur un accord précis et d'un geste marqué.
Celui qui fait la partie du Python doit se concerter exactement
avec Apollon. Il sera grand; et si le décorateur « sait, comme
j'ai vu, lui faire remuer les ailes et jeter du feu, il fera la plus
belle chose du monde » (« serpeggi posando il portatore di esso
le mani in terra, acciô vada su quattro piedi »). L'exactitude et
la beauté de l'action est quelque chose de si important pour
Gagliano, que désespérant de la trouver chez le chanteur, il a
recours au pantomime, et se sert de deux acteurs pour le rôle
d'Apollon : un danseur, ou maître d'armes, pour le combat avec
Python ; un chanteur pour le reste du rôle.
Gagliano , comme Péri , ne cache pas son modèle : la tragédie
antique; il ne dissimule pas non plus le caractère privilégié de
son art. C'est aux princes qu'il s'adresse, « sans qui mal peut
atteindre à la perfection, quelque art que ce soit. »
La musique pourtant commence à vivre pour son compte,
prend un tour plus chantant. La mélodie sort du bloc à peine dé-
grossi de la déclamation lyrique. La période se dessine; à la rai-
deur des primitifs, elle joint déjà une remarquable aisance de
mouvement; elle a d'ailleurs les qualités de noblesse et l'accent
dramatique de l'école. Les chœurs sont à la fois vivants et sa-
vants, assez bien faits pour la scène, mêlés de chants à deux,
trois, quatre voix. Quelques phrases de ballet s'entrelacent aux
airs.
Nous connaissons une autre pièce de Gagliano , que M. Vogel
a été, croyons-nous, le premier à signaler : La Flora (1), repré-
(1) La Flora del Sig. Andréa Salvadori, posta in musica da Marco da Ga-
gliano, maestro di cappella del Serenissimo Gran Duca di Toscana, rappre-
sentata nel Teatro del Serenissimo Gran Duca, nelle Reali Nozze del Se-
reniss. Odoardo Farnese, duca di Parma e di Piacenza,.e délia Seren.
DEVELOPPEMENT DE L'OPÉRA ARISTOCRATIQUE EN ITALIE. 113
sentée le 11 octobre 1628, pour les noces du duc de Parme, Odo-
ardo Farnese, avec Marguerite de Toscane. Cette partition, que
nous avons consultée à Naples, a un double intérêt; car elle n'est
pas tout entière de Gagliano, et le fondateur de l'opéra , Péri , y
écrivit un rôle entier, celui de Glori. — Le poème de Andréa Salva-
dori est gracieux ; il chante la naissance des fleurs , « ces étoiles
de la terre (1), » des amours de Zéphyre et de Gloris. Au pre-
mier rang, dans le divin parterre, s'épanouissent, comme on
pense, les lis de Parme et de Florence. On ne reste pas insensi-
ble au charme des doux vers et à la délicate tendresse de ces gen-
tils livrets, un peu mièvres (2). Qui voudrait connaître le théâtre
italien du dix-septième siècle ne pourrait se dispenser de lire les
poèmes d'opéra. La vie littéraire s'y est réfugiée ; qualités et dé-
fauts de la race y sont développés à l'excès. La musique aussi a
quelque chose de fin, de poétique, de tendrement spirituel; elle
ne s'élève pas bien haut, mais son souffle est aimable, simple,
souriant. L'haleine est un peu courte, mais fraîche et saine. La
force a souvent manqué à Florence ; jamais la grâce (3).
Principessa Margherita di Toscana. (Florence, Zan. Pignoni, 1628. Exem-
plaires au Liceo Mus. de Bologne, au Conservatoire de Naples, à la Bibl.
Est. de Modène.)
(1) « Era ordinato da Giove, che la terra à paragone del Cielo, avesse an-
cora ella le sue stelle, e qucste avevano da essere i fiori, i quali dovevano
nascere dagi' amori di Zeffiro e di Clori, uno vento di primavera..., etc. »
(Argomento délia favola.)
(2) Scène de Zeffiro et Clori (p. 135). Clori : « Dhe che novell' ascolto, è
fedel' il mio bene? E mia la vita mia? Partiti, gelosia; partitevi dall' aima,
affanni e pêne. Non so come sostiene tanta dolcczza il core. Non so corne
di gîoia, egli non more ; Torna se fîdo sei, o bel Zeffiro mio, Torna à far
primavera à gl' occhi miei : Torna se fido sei, Torna ch' ogni momento ch'
io stô lungi da te, morir mi sento. Tu sei la mia vaghezza, e '1 mio desio.
Torna, torna, Zeffiro mio. »
Zeffiro : « Dimmi, sei tu mia vita, che mi chiami al gioire, ô più tosto al
monre ? »
Clori : « Son io che fatta certa del tuo sincero amore, ti dô mo stessa, e'1
core. »
Zeffiro : « Ah tu dell' Arno amante, sprezzi ogn' altro consorte, e sol finge
cosi per darmi morte. »
Clori : « Credi, caro mio bene, credi, te solo adoro, in te spiro, in te
vivo, e per te moro. » ... Etc.
(3) Gagliano fut apprécié à l'étrangor. Ses compositions passèrent la fron-
tière ; on les jouait souvent à Hesse-Cassel et Brunswick-Wolfenbùttol. En
Danemark, Christian IV, donnant l'ordre do faire une listo des mcillours
auteurs musicaux, pour acquérir lours œuvres, on 1030, Giacobbi do Bolo-
gne et Gagliano furent du nombre. Quant à Florence, ainsi que nous l'avons
dit, elle joua dos compositions religieuses do Gagliano, jusqu'au commen-
8
114 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
Les mêmes qualités brillent dans une œuvre de la même épo-
que, dernière fleur du génie florentin, qu'illustre pour la seconde
fois le nom de Caccini. Sa fille Francesca (1) (la Cecchina), déjà
connue par d'autres compositions (2), écrit la musique d'un fas-
tueux ballet, tiré, par Ferd. Saracinelli, du poème de l'Arioste :
La Liberazione di Ruggiero dalV Isola d'Alcina (3). Elle suffit à lui
cément de ce siècle. En 1695, on parle encore de lui avec éloge, à S. Lorenzo.
Voici quels étaient les principaux musiciens de Florence, au temps de
Gagliano. Nous avons dit que Caccini mourut en 1615 et Péri en 1630. Les
plus connus ensuite étaient, vers 1610 : Pietro Strozzi, qui prit part à la
Mascarade dngli accecati, en 1595, et au Rapimento di Gefalo, en 1600; Ste-
fano Venturi del Nibbio, le comte Alfonso Fontanella, Antonio Bicci, Neri
Alberti, Severo Bonini, Santé Orlandi, Alberto del Vivaio, Lodovico Arri-
ghetti, auteurs de madrigaux.
Puis, un peu plus tard, vers 1620 : Raffaello Rontani, Domenico Visconti,
Vincenzio Calestani, Gio. Batt. Bartoli, Lorenzo Allegri, Pietro Benedetti
(Vlnvaghito), auteurs de madrigaux.
Le frère de Marco d. G., Gio. Battista da Gagliano, de dix ans plus jeune,
fut aussi musicien; il écrivit, eh 1616, des intermèdes pour VAminta de
Tasse. Le célèbre Frescobaldi résida à Florence, de 1629 à 1633, comme or-
ganiste du grand-duc. Dom. Anglesi, qui fera jouer la Serva nobile en 1660,
à la Pergola, commencera à se faire connaître en 1635. Il faut aussi men-
tionner, les célèbres instrumentistes :
Giacomelli (Giovanbattista del Violino), le plus grand violoniste de l'épo-
que ; Giovanni Lapi, pour le luth; don Garzia Montalva,.pour la cithare,
ainsi qu'Antonio Naldi, il Tedeschino ; Ballard, le Français, et Santi, pour
le luth.
Parmi les chanteurs :
Après Péri et Caccini : Melchior Palantrotti, le Pluton de VEuridice de
Péri; Antonio Brandi, l'Arcetro de la môme Euridice; Iacopo Giusti, la
Dafné du même; Giovanni Gualberto; Francesco Campagnolo ; Francesco
Rasi. — Parmi les chanteuses : Vittoria Archilei, morte vers 1620 ou 1625;
Francesca Caccini; Settimia Caccini, au service du duc de Mantoue depuis
1615..., etc.
Entre 1617 et 1622, le poète Gabr. Chiabrera fit jouer, à la cour de Flo-
rence, six drames musicaux : l'Orizia ; il Polifemo geloso ; il pianto d'Or-
feo) la pietà di Cosmo ; l'amore sbandito ; il ballo délie grazie. Nous n'en
avons plus la musique.
(1) Francesca Caccini était célèbre chanteuse, jouait du luth et du clavi-
cembalo, composait, et était poète en italien et en latin. Ses voyages comme
enfant, avec son père, — et en particulier celui de 1605 à la cour de France,
où les avaient appelés Concini et Marie de Médicis, — lui firent de bonne
heure une gloire éclatante. (Voir articles d'Ademollo, 1885, Rome.)
(2) Il Primo Libro délie Musiche à 1 et 2 voci di Francesca Caccini. Flo-
rence, Z. Pignoni, 1618.
(3) La Liberazione di Ruggiero dalV Isola d'Alcina, balletto, composto in
musica dalla Francesca Caccini ne' Signorini Malaspina..., etc. Florence,
DÉVELOPPEMENT DE L'OPÉRA ARISTOCRATIQUE EN ITALIE. 115
assurer le premier rang parmi les femmes musiciennes (quel-
ques-uns vont jusqu'à dire : un des premiers parmi les musi-
ciens). Ambros la traite de génie, et lui sacrifie sans hésiter son
père. C'est une réelle injustice. Malgré quelques belles phrases
émues, elle n'a point sa force d'accent et son sens dramatique;
mais elle est plus près de nous ; elle a profité de Monteverde, et
ses airs se rapprochent des formes fixes de l'opéra moderne. Elle
a d'ailleurs toutes sortes de qualités féminines , une élégance de
pensées, une coquetterie de réponses et de style, une finesse
d'harmonie, un charme de séduction , bien faits pour le sujet et
qui rappellent YArmide de Gluck, avec quelque chose de plus
fluet et de plus raffiné (1). C'est un chant de printemps, le der-
nier chant de la Primavera florentine, jeune comme au premier
jour (2).
Cependant le nouvel art avait étendu ses racines hors de Flo-
rence. Après un moment de surprise , la mode s'en était empa-
rée, et la jalousie naturelle aux villes italiennes les avait jetées
aussitôt sur les traces de Florence, pour tâcher de la distancer.
Bologne, avec la gloire récente de son école de peintres, ne pou-
vait consentir à rester en arrière. L'opéra y pénétra vite ; mais,
pas plus que les autres arts, il n'y prit une vie personnelle. Mal-
gré quelques illustres exceptions (le père Martini au dix-huitième
siècle), nul pays ne fit tant de musique, ne parut l'aimer davan-
tage et n'en créa moins que Bologne. Ville intelligente, bour-
geoise, riche et sensée, elle a toujours compris le beau, mais
elle l'a mal senti. De matière un peu épaisse et douée de. peu de
peu de réaction, elle a presque toujours été passive en art, adop-
P. Cecconcelli, 1625. (Exemplaires au Conservatoire de Paris, à la Sainte-
Cécile de Rome, à Crespano.)
(1) « Spectacle de princes, » s'il en fut, représenté à Poggio Impériale,
dans la villa de la grande-duchesse, et dansé par les représentants les plus
illustres de l'aristocratie florentine : Eleonora Strozzi, le marquis et la mar-
quise Malaspina, Enrigo Concini , Costanza Ridolfi, le marquis Coppoli, le
baron Vitelli, Tommaso Capponi, Franc. Mar. Guicciardini, Cos. Riccardi,
Tomm. di Medici, etc.
(2) Nous pourrions parler ici de Filippo Vitali, de Florence, qui succéda,
en février 1642, à Gagliano. coramo maître de chapelle. Mais ce chanteur
de la chapelle Sixtine, compositeur du card. Barberini, nous semble appar-
tenir plutôt à Rome , qui a toujours transforme les artistes de tous pays
qui y ont vécu.
116 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
tant tout également, juste, modérée en tout, faisant la critique
judicieuse des arts de tous pays, louant les qualités et blâmant
les défauts , et s'efïorçant sagement d'imiter les premiers et de
fuir les seconds , sans s'être doutée peut-être que les uns et les
autres se tiennent chez les grands artistes, et qu'après tout mieux
vaut l'exagération d'une qualité que l'absence d'un défaut.
Le théâtre de Bologne (1) avait été tenu en grande partie par
les Florentins jusqu'à la seconde moitié du seizième siècle (2)
(Sacrae Repraesenlationes). Après 1550, Bologne avait eu son
théâtre national, ses fameux bouffons (3), dont l'audace ne res-
pectait rien , pas même la Passion (4). Mais dans l'art sérieux ,
elle oscillait sans cesse entre l'influence de Florence et celle de
Ferrare et Modène.
Nous avons vu qu'Orazio Vecchi trouve son principal disciple
à Bologne (5). Le drame musical de la Camerata a bientôt à son
tour de fervents imitateurs. Peut-être, dès 1601, YEuridice de
Péri fut-elle jouée à Bologne (6). Du moins, nous savons avec
certitude qu'en 1616 Rinuccini et Péri vinrent eux-mêmes en
diriger l'exécution , au palais Marescotti (7). Bien avant cette
date, le Bolonais Giacobbi avait introduit leur réforme et leur
style dans sa patrie (8).
(1) Voir Corrado Ricci , I teatri di Dologna nei secoli XVII e XVIII.
Bologne, successori Monti, 1888. — Gaetano Gaspari, Memorie risguar-
danti la Storia delV Arte musicale in Dologna al XVI s. (Atti e Memorie
délia Regia Deputaz. di Storia Patria per la Romagna, série 2, vol. I, 1875).
— A. d'Ancona, Origini del teatro in Italia. Florence, 1877.
(2) On cite seulement deux Bolonais : le père Valerio Agostiniano (Mis-
terio delV umana Redentione, 1527, Venise), et Cesare Sacchetti (Giuditta,
1564, Bologne. — S. Cristoforo, 1575, Florence).
(3) Les Graziani, 1567 (Baloardi de' Violini, Forbizone da Francolino, etc.).
(4) On voit , entre autres choses, Christ dicter à Jean son testament avec
toutes les formules des notaires (d'Ancona, II, 309).
(5) Voir Adriano Banchieri, chapitre II.
(6) Cependant Ricci n'en trouve aucune preuve certaine.
(7) 27 avril 1616. — Une lettre du cav. Andréa Barbazza, le jour de la
représentation, apprend qu'il y avait eu une dispute assez violente enrte
Péri et Rinuccini. Le « zazzarino » ne voulait pas que la représentation eût
lieu , se plaignant du peu de temps d'études et de la médiocrité des voix.
Rinuccini avait passé outre. « Il zazzarino dice che il sig. Ottavio fa più da
musico che da poeta, onde è cosa ridicolosa, et io in quanto ne credo che
facciano aile spalleggiate insieme. »
(8) Dans la dédicace du Carra de Fedeltà d'Amore de Quagliati (voir plus
loin), nous voyons que la pièce avait été jouée en 1611 à Bologne, et que
c'est là que l'entendit pour la première fois l'éditeur de la partition. — C'est
aussi un Bolonais, Guidotti, qui édite l'Oratorio de Cavalliere (1600).
DÉVELOPPEMENT DE L'OPÉRA ARISTOCRATIQUE EN ITALIE. 117
Girolamo Giacobbi , maître de chapelle à S. Petronio de Bolo-
gne et musicien religieux, comme tous ses contemporains, donna
le premier, un peu avant 1608 , une Dramatodia (1), ou « Chants
représentatifs, » sur Y Aurore trompée du comte Ridolfo Cam-
peggi, pour les noces du marquis Ferd. Riario et de Laura
Pepola. Le sujet est celui de Géphale et Procris, souvent traité
jusqu'à Grétry. La musique est tout à fait du genre de YEuridice;
c'est de la déclamation lyrique, qui ne manque point d'émotion (2) ;
mais c'est être déjà un peu en retard que d'imiter Péri en 1608 ;
Monteverde a paru.
L'essai ayant réussi, Giacobbi donna en 1610 une Andro-
meda (3), malheureusement perdue, et dont un air (4) fut long-
temps célèbre en Italie; puis en 1613, de nouveaux intermèdes
pour Filarmindo (5) de Campeggi ; en 1615, YAmor Prigioniero (6) ;
en 1623, la Selva dei Mirti (7) , « rappresentazione con balli, » etc.
De toutes ces partitions, la première est la seule qui nous ait
été conservée. 11 est regrettable que nous ne puissions savoir ce
que Giacobbi avait fait du drame récitatif, après s'être familia-
risé avec son style. Il semble que ce soit par l'énergie qu'il ait
frappé ses contemporains; ils louent la vigueur du rythme et la
(1) Dramatodia, overo Canti Rappresentativi di Girolamo Giacobbi, maes-
tro di capella in S. Petronio di Bologna, sopra YAurora Ingannata dell'
illustriss. sign. Conte Ridolfo Campeggi, recitati aile nozze degli illustra
sigr Marchese Ferdinando Riario e Laura Pepola. Di nuovo composti e dati
in luce. Venise, 1608, Vincenti (L'unique exemplaire connu est au Liceo
Musicale de Bologne).
Dans la dédicace à Campeggi, Giacobbi nous apprend que sa pièce musi-
cale avait été jouée « peu avant » dans les intermèdes de Filarmindo.
« Ecco l'Aurora ingannata, bella di natura , per essere stata produtta da
V. S. illustrissirna, che poco dianzi, corne che vilmente vestita, non temme
di comparire aile illustrissime nozze del sgr. March. F. R. ne gl'intermedi
del Filarmindo. »
Or le Filarmindo du comte Campeggi fut joué en 1G05, à Bologne, « casa
Zoppio. »
Les personnages de ce drame lyrique de Giacobbi, resté-presquo inconnu,
sont : Aurora (contralto), Vénus (soprano), les trois Grâces (2 soprani et
un alto), Amore (soprano), Cefalo (ténor), Adonis (contralto), le Sommeil
(basse), Morfeo (ténor), Titone (ténor), Procri (soprano), et un chœur de
chasseurs (alto, deux ténors, et basse).
(2) En particulier les plaintes d'Aurore.
(3) Le livret seul est au Liceo musicale de Bologne, n° 5856.
(4) L'air de Persée.
(5) Livret : Liceo mus., 6418.
(6) Livret : Liceo mus., 7464. Poème de Branchi.
(7) Représentée à l'Académie des Gelati. Poème de Maroscotti.
118 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
force de la mélodie ; on en a le pressentiment dans YAurora , qui
n'offre rien de fade, et dont le caractère dominant est plutôt l'ex-
pression que la grâce.
En même temps , Giacobbi tentait de faire pénétrer l'esprit de
la réforme par la fondation d'une Académie : les Filomusi (1)
de 1622, à qui il donna la devise : « Voces dulcedine cap-
tant (2). » Malheureusement il fut enlevé par la peste, le 30 no-
vembre 1630 , et Bologne perdit en lui le seul homme capable de
rivaliser avec Florence (3).
Florence d'ailleurs était déjà dépassée. La tragédie musicale
s'était répandue dans toute l'Italie. — A Milan, la musique dra-,
matique était servie en intermèdes fantasmagoriques (4). — A Vi-
terbe, Giovanni Boschetto Boschetti faisait représenter, en 1616,
(1) En 1615, Banchicri avait fonde l'Académie des Floridi. — Les Filas-
chici furent fondés en 1633 par Dom. Brunetti et Franc. Bertacchi. — La
Filarmonica, qui végète encore aujourd'hui, tout près de s'éteindre, et seu-
lement soutenue par son nom, par les souvenirs de Mozart dont elle est si
fière, fut fondée en 1666.
(2) Monteverde en fit partie.
(3) On peut noter parmi les autres pièces musicales de la même époque
à Bologne :
1613. Des intermèdes en musique pour une pastorale de Proserpina
rapita.
1615. Un Songe d'Abraham, poème de Cesare Abelli.
1617. Sialira . tragedia di Silvestro Branchi, musica d'Ottavio Vernizzi.
Livret : Liceo mus., 7524.
1619. Ulisse e Circe, intermèdes d'Alleo, opéra regia marittima de Branchi.
1621. Giuditta, oratorio. Musique de Lorenzo Guidetti. Livret : Liceo
mus., 4581.
1623. UAmorosa Innocenza de Branchi, pastorale. Musique de O. Ver-
nizzi. Liceo mus., 7525.
Le même Vernizzi écrit la musique de divers intermèdes (Liceo mus.,
7526). — On remarque aussi parmi les musiciens de Bologne, Camillo Vio-
lini (1627), Conte And. Barbazza (1634), Bonini (1635), Costanzo Varini
(1635), etc.
A partir de 1641, les Vénitiens (Manelli, Ferrari) envahissent les théâtres
de Bologne. L'oratorio s'y maintient cependant jusqu'au dix-huitième
siècle.
Bologne avait trois théâtres publics : Délia Sala (palazzo del podestà),
fondé en 1547; Il Formigliari, en 1636; Il Malvezzi, en 1651; et plus de
soixante théâtres privés, sans parler des couvents et des collèges.
(4) Cesare Negri. Voir Ambros., IV, 300.
DÉVELOPPEMENT DE L'OPÉRA ARISTOCRATIQUE EN ITALIE. 119
les Strali oVAmore (1), écrits dans le style nouveau. — A Parme ,
le théâtre Farnese est inauguré, le 21 décembre 1628 (2), par un
mélange de musique, de danses, de quadrilles et de chants, où
prend part Monteverde , et où Settimia Caccini transporte d'émo-
tion les dix mille spectateurs. — A Lucques, la musique récitative
entre dans les cérémonies publiques, depuis 1636 (3). — A Na-
ples, le ballet avec chants annonce, depuis 1630, les grands com-
positeurs dramatiques de la seconde moitié du siècle (4).
Mais c'est à Rome et Venise que l'opéra va puiser des forces
nouvelles pour la grande bataille qu'il gagnera au dix-septième
siècle dans tous les pays d'Europe.
Rome, épousant la réforme musicale de Florence, adopte son
style, lui imprime un caractère propre, et, la dernière, lui
demeure fidèle.
Dès le début, ce caractère s'affirme. C'est par un Oratorio que
la nouvelle musique entre dans la ville sainte (5). C'est par des
(1) Strali d'Amore, favola recitata in musica per Intermedii, con l'occa-
sione d'una Comedia fatta in Viterbo li 14 di febraio 1616, con alcuni ma-
drigali, etc., di Gio. Boschetto Boschetti opéra quarta. Novamente com-
posta, et data in luce. Venise, Vincenti, 1618 (Exemplaires à la Bibliothèque
Borghèse de Rome, et à Prague). Les acteurs sont : Vénus et Mars, Amour,
Vulcain, Apollon, Mercure, et chœur de Cyclopes.
(2) Il Torneo. — Voir Paolo-Emilio Ferrari, Spettacoli Drammatico-
Musicali e Coreografici in Parma, dall' anno 1628 ail' anno 1883. Parma,
Luigi Batta, 1884.
Settimia jouait l'Aurore. Le peintre Carlo Rainaldi avait brossé un décor
représentant la source de Cnide.
« Aile prime voci délia signora Settimia, cessando ogni sommesso ragio-
namento, che passava fra gli spettatori, sopra l'ammirabile illuminazione
délia scena, prodotta dalli raggi dell' Aurora, e sopra lo scoprimento del
descritto Golfo di Mare, restarono talmente rapiti gli occhi di tutti dalla
divinità, che nel volto, e negli abiti délia Dca, nel carro e sull' artificioso
moto del Pegaseo risplendeva : restarono talmente consolati gli orecchi
dalla soavità délia voce, e dalla divinità del canto , che frà le diecimila
persone, che sedevano in quel Teatro , non si trovà alcuno per debolo di
giudicio ch'egli fosse, il quale ai Irilli non s'intenerisse, ai sospiri non sos-
pirasse, ai passaggi non estaseggiasse, e che quasi alla vista d'una mira-
colosa bellezza, ed al canto d'una céleste Sircna, non istupidisse e non
impetrisse. » (Marcello Butigli. Parma, Viotti, 1629.)
(3) Voir chapitre VI.
(4) Voir chapitre VI.
(5) Emilio del Cavalliere.
120 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
préfaces à'Arie dévote et de Sacri Concerti que le style en est en-
seigné aux compositeurs et aux chanteurs.
Ottavio Durante (1) s'inspire encore des leçons de Caccini, qu'il
cite comme modèle; et, comme lui, il fait quelques concessions
aux passages d'ornement, tout en les maintenant dans de sévères
limites. Il exige des musiciens le strict et fidèle rapport des mu-
siques aux paroles. On est surtout frappé du tour intellectuel et
moral qu'il imprime à l'art florentin.
« Les compositeurs doivent premièrement bien considérer ce
qu'ils ont à composer, et tâcher par la musique de parer les pa-
roles des sentiments qui conviennent, se servant de tons appro-
priés, pour que leurs concepts soient plus efficacement introduits
par ce moyen dans les esprits do ceux qui les écoutent... Les
chanteurs doivent faire en sorte de bien comprendre en eux-
mêmes ce qu'ils ont à chanter, afin qu'ils le puissent faire com-
prendre aux autres, — ce qui est leur objet principal. »
Ludovico Viadana (2) est encore plus rigoureux, et témoigne
d'une hostilité marquée pour l'art florentin. Il ne peut souffrir le
caractère profane et peu scrupuleux du chant :
« Le chanteur doit faire ce qui est marqué, et rien d'autre. 11 y
a de certains chanteurs qui, parce que la nature les a doués
« d'un poco di gargante, » ne chantent jamais comme cela est
écrit. Ils ne comprennent pas que de telles façons ne sont plus de
mise aujourd'hui; bien plus, qu'elles sont fort mal vues, surtout
à Rome, où fleurit l'art du beau chant. »
Le coup est certainement dirigé contre Caccini et son école de
la « Coloralur. » Il y a du reste quelque animosité personnelle
dans le cœur de Viadana, quelque jalousie de métier; car il se
vante d'être l'inventeur de la Monodie religieuse (3).
(1) Ottavio Durante, romano. Arie dévote, le quali contengono in se la
maniera di cantar con gratia, l'imitation délie parole, et il modo di scriver
passaggi, et altri affetti. Rome, Simone Verovio , 1608 (Bibl. Sainte-Cécile,
Rome).
(2) Ludovico Viadana, Opéra omnium sacrorum concertuum , 1, 2, 2,
4 voci, jam in unum corpus convenienter collecta. Cum Dasso conlinuo et
gênerait, organo adplicato, novaque inventione pro omni génère et sorte
cantorum et organistarum accommodata : autore ecccllentiss. D. Ludovico
Viadana Italo, hujus novae artis musices inventore primo. Adjuncta insuper
in Basso generali hujus novae inventionis instructione et succinctà expli-
catione. Venise, Vincenti, 1C09. 1613. 1620 (Liceo music. de Bologne)!
Viadana, maître de chapelle à la cathédrale de Mantoue, de 1594 à 1609,
y connut Monteverde.
(3) Viadana dit dans sa préface, qu'il a écrit ces concerti, « il y a cinq ou
DÉVELOPPEMENT DE i/OPÉRA ARISTOCRATIQUE EN ITALIE. 121
*
Le style dramatique fait son entrée à Rome par deux oratorios :
La Rappresentatione di Anima e di Corpo (fév. 1600), d'E. di Caval-
liere, et YEumelio, d'Agostino Agazzari (1606).
Le premier nous est déjà connu (1). Nous avons rencontré Ca-
valliere parmi les inventeurs du style récitatif. La préface de
l'éditeur Aless. Guidotti nous dit que son ami à voulu montrer
dans son œuvre « combien ce style est propre à inspirer la dévo-
tion. » Il nous apprend aussi que l'essai eut grand succès, mais
qu'il excita probablement des scrupules religieux; car Guidotti
prie le cardinal Aldobrandino, camerlingue de la Sainte-Eglise,
à qui il dédie la pièce, de la défendre contre une opposition in-
juste (« che l'autorità sua la rendera sicura da qualsi voglia in-
giusta oppositione. ») (2).
A la vérité, il y avait longtemps déjà que les couvents avaient
adopté la coutume de donner au peuple, en compensation des
spectacles interdits pendant le Carême, des exercices de piété so-
lennels, animés par des discours et de la musique. Saint-Philippe
de Neri (3), avec son bon sens à la fois idéal et pratique, n'avait
six ans, quand ce nouveau genre me vint à la tête » (or l'édition est
de 1609).
(1) Voir chapitre III. — Erailio del Cavalliere, Rappresentatione di
Anima et di Corpo, nuovamente posta in musica dal sig. E. d. C. per re-
citar cantando — data in luce da Alessandro Guidotti Bolognese — con
licenza di Superiori. Rome, Nicol6 Mutii, 1600 (trois actes). L'unique exem-
plaire de ce premier oratorio est à la Bibl. Sainte-Cécile de Rome (prove-
nant de la Bibl. Angelica). On en signale un second à Urbin. — La Bibl.
Vallicelliana , à Rome, possède plusieurs compositions manuscrites de
Cavalliere, provenant du couvent des Filippini.
(2) L'Eglise résista en divers endroits à la renaissance païenne en mu-
sique, aux « antichi drammi di Grecia in musica. » L'auteur de l'argument
de la Sainte-Ursule de Gagliano (1625) félicite Florence de ce que dans la
patrie de l'opéra les « vane favole de Gentili » font place aux « vere azioni
Christiane. » L'Eglise soumet à sa censure les livrets d'opéras, et le poète
est presque toujours obligé d'expliquer que les noms de Dieux, de Fato, de
Destino, ne sont que des « scherzi poetici » (sauf à Venise).
(3) Voir sur saint Philippe de Néri, le livre du card. Capecelatro, trad.
P. Bczin, de l'Oratoire. 2 vol. Paris, Poussielgue, 1889.
Saint Philippe, né en 1515 à Florence, mourut le 25 mai 1595 à Rome.
Ami d'Animuccia, et de Palestrina, dont il fut le directeur spirituel, et qui
mourut dans ses bras, il était lui-même profondément musicien. Son aima-
ble biographe, si bien fait pour le comprendre, nous parlo de ses extases,
de ses visions musicales (si je puis dire), et de ses larmes amoureuses, en
122 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
pas peu contribué à la fondation de ces Congregazioni del orato-
rio (1), et au développement de la musique, dans laquelle il voyait
un puissant auxiliaire au sentiment religieux. Il avait pour ami
le maître de la chapelle papale, Giovanni Animuccia (2). Mais ni
Animuccia, ni son successeur Palestrina n'eussent osé sortir de
la grave impersonnalité du lyrisme religieux. Les événements de
l'histoire sainte y sont chantés (3), mais non représentés.
C'était donc une grande innovation que le spectacle de Caval-
liere en 1600. C'est une sorte de mystère. L'allégorie y tient la
première place. On y voit le Temps, l'Intelletto, affamé de l'union
bienheureuse avec Dieu; les dialogues douloureux du Corps avec
l'Ame; les tentations du Plaisir, du Monde et de la Vie mondaine;
le triomphe de l'Ame soutenue par les Anges. Le ciel s'ouvre;
l'enfer vomit des flammes; les chants des élus répondent aux gé-
écoutant les chants de ses grands et pieux amis. La règle qu'il donna à
l'Oratoire veut que les Pères unis aux fidèles, « musico concentu exci-
tentur ad cœlestia contemplanda. » (Constit., cap. I, de Oratorio.)
(1) Ou Oratorios, d'après la chambre de prière où ces exercices avaient
lieu : d'abord au cloître S. Girolamo; puis, à partir de 1575, à S. Maria in
Vallicella.
(2) Animuccia, Laudi spirituali, 1563. — 1570. Voir le titre naïf des Laudi :
Animuccia. — Jésus. Maria. — Il Primo libro délie Laudi , composte per
consolatione et a requisitione di moite persone spirituali et dévote, tanto
religiosi , quanto secolari. Rome, Val. Dorico, 1563 (Exemplaire à Lon-
dres, Royal collège of music).
Il Secondo libro délie Laudi, dove si contengono mottetti , salmi et altre
diverse cose spirituali, vulgari, et latine. — Seq. suosq. tibi Chorus aime
Hieronyme Cantus dedicat, ipse tua quos dat in aede pius. Pro quibus, in
patria, fac , dulcis nomen Iesu, audiat angelico dulcius ore cani. Rome,
Heredi di Ant. Blado, 1570 (Exemplaire à Ratisbonne, Bibl. Haberl).
On y peut suivre les premiers pas de l'Oratorio. Animuccia écrit dans sa
préface : « Il y a quelques années, je publiai le premier livre des Laudes;
je m'appliquai à y conserver une certaine simplicité, qui me semblait con-
venir aux paroles, à la qualité du lieu dévot, et à mes fins, qui étaient seu-
lement d'exciter la dévotion. Mais depuis, l'Oratorio (de S. Girolamo)
s'étant accru par le concours de prélats et d'illustres gentilshommes, il m'a
paru convenable d'enrichir, dans ce second livre, l'harmonie et les concerts,
y jetant toute la variété possible, évitant toutefois les fugues et inventions
qui pussent obscurcir l'intelligence des paroles. » (25 février 1570).
Jean Animuccia était aussi un Florentin; élève de Goudimel, il devint
en 1553 maître de chapelle de la Basilique Vaticane, et chef des chantres
de l'Oratoire; il mourut en 1571. C'était un homme d'une foi profonde et
d'une rare pureté de cœur. Son mariage avec Lucrèce Giolia de Sienne,
rappelle les chastes unions fraternelles des premiers temps du christianisme.
Saint Philippe le vit en extase voler au ciel dans le sein de Dieu.
(3) Les soli alternent avec les chœurs à quatre parties.
DÉVELOPPEMENT DE L'OPÉRA ARISTOCRATIQUE EN ITALIE. 123
missements des damnés; et les louanges de Dieu remplissent
l'univers.
C'est le thème indéfiniment répété de l'oratorio au dix-septième
siècle. Il n'est pas aussi ennuyeux qu'on pourrait le croire. Il ar-
rive même, vers 1650, sous la plume élégante d'un pape, à trou-
ver quelque intérêt de pensée et d'expression (1). Le genre est
peu vivant; mais il prête à l'analyse de la vie, du mécanisme de
l'âme, et un observateur spirituel, comme le cardinal Rospigliosi,
y trouvera l'emploi de ses qualités de psychologie mondaine et
d'ironie bienveillante.
L'œuvre de Gavalliere est un peu enfantine, mais non sans vé-
rité. La gravité et la sincérité caractérisent la poésie , et surtout
la musique. Ambros l'a traitée avec une rare dureté, qui laisse
douter qu'il l'ait lue (2). Certes, il y a là peu de concessions au
goût profane; nulle part, il n'y a place pour le rire, et la grâce
n'est pas familière à Cavalliere. Mais en revanche, quel sérieux,
et quelle émotion virile et concentrée! Le dialogue delà chair pé-
cheresse que la douleur déchire, et de l'âme paisible et délivrée,
est d'une rare beauté. Bien des passages rappellent les angoisses
intimes de Bach. Le chant des damnés respire l'effroi, et annonce
le chef-d'œuvre de Carissimi. Une forte tristesse règne sur tout
l'ouvrage et s'éclaire parfois d'un sourire de paix divine , quand
chantent les élus. Tout cela est encore bien simple, bien naïf,
souvent un peu rustique, avec des gaucheries, des inexpériences
et des duretés. Mais c'est une œuvre saine, et elle témoigne d'une
âme haute, telle qu'on ne s'attendrait plus à en trouver encore en
Italie, au commencement du dix-septième siècle. Ce n'est pas la
dernière occasion que nous aurons de montrer tout le sérieux de
caractère et la profondeur de pensée qui se cachent sous la dé-
cadence italienne.
L'essai de Cavalliere dut amener de nombreuses imitations. La
première que nous connaissions (3), est YEumelio (4), d'Agazzari.
(1) Voir plus loin.
(2) Ambros, qui est le premier des historiens allemands de la musique
par la liberté intelligente de ses jugements et la chaleur communicative de
son émotion, est en revanche le moins sûr des guides ; il est rarement im-
partial et toujours passionné.
(3) Le cardinal Capecelatro mentionne, en 1G03, un oratorio do Francesco
Gadalupi Borsani de Reggio, pour une Image de la Madone.
(4) Eumelio, dramma pastorale, recitato in Roma, nel Seminario Romano
nci giorni dcl Carnevale, con le musiche dell' Armonico Intronato,
l'anno 1606. — Novamente posto in luce. — Venise, Amadino, 1G06. 3 actes.
(Seul exemplaire connu, à la bibliothèque Sainte-Cécile de Rome.)
124 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
Agostino Agazzari (1), gentilhomme siennois, et maître de musi-
que au collège germanique de Rome, fit pénétrer l'un des pre-
miers la vie expressive dans les compositions d'église. Son Eume-
lio, drame pastoral, fut joué plusieurs fois au séminaire romain,
pendant le carnaval de 1606. La musique en est facile et assez
gracieuse , mais un peu lâchée. L'auteur en donne pour raison
qu'il l'a écrite en quinze jours (2); il en abuse pour répéter inté-
gralement, deux ou trois fois de suite, chacune de ses mélodies.
Le pire est qu'il veut mettre cette déplorable négligence sur le
compte des anciens. « Je n'ai pas trouvé de raison, » dit-il, « pour
que l'on change toujours les mélodies d'un personnage, quand le
sentiment reste le même. C'est seulement quand il varie, que le
compositeur doit se plier à l'expression. Je ne crois pas que les
musiciens de l'antiquité aient agi autrement dans leurs comédies
et tragédies, ni qu'Homère, chantant son poème sur la lyre,
ait toujours inventé de nouveaux airs. » C'est avec ces miséra-
bles raisons, qu'Agazzari excuse sa pauvreté d'invention , et que
la plupart des musiciens de la première moitié du siècle, se
croiront dispensés de trouver des mélodies, au nom de l'art
antique.
Le sujet de YEumelio, comme celui de Y Anima, est une allégo-
rie dévote; mais elle a revêtu ici des costumes païens. C'est
l'histoire d'un beau pâtre d'Arcadie , Eumelio, aimé d'Apollon ,
et qui lui a voué son cœur chaste et ses chants. Les vices le sé-
duisent; il s'abandonne à eux; ils l'entraînent au Tartare. Apol-
lon vient l'y chercher. Il l'obtient de Plutou ; l'Enfer se révolte
et veut garder sa proie; Pluton écrase les rebelles. Eumelio re-
voit avec extase les belles rives d'Arcadie et rend grâces à son
dieu avec humilité. Apollon lui fait un affectueux petit sermon ,
et la pièce finit par les danses des pasteurs appelés par Mercure.
Quelques scènes sont assez touchantes, comme l'arrivée d'Apol-
lon sur les rives du Styx (acte III, scène 1). Il chante à son Eu-
melio, lui reproche tendrement ses fautes et cherche à le consoler.
Eumelio l'entend du fond des enfers, gémit et l'appelle. La scène
de l'Enfer est assez vigoureusement traitée. Le dialogue a de
(1) Agostino Agazzari, né le 2 décembre 1578 à Sienne, mort le 10 avril 1640
membre de l'académie des Intronati (d'où son surnom : l'Armonico intro-
nato). Il fut ami de Viadana et passa quelque temps à la cour de l'empereur
Mathias. Il écrivit plusieurs livres de madrigaux. Proske {Musica divina) a
publié quelques-uns de ses airs religieux.
(2) Il ne fut prévenu, dit-il, qu'un mois avant le carnaval.
DÉVELOPPEMENT DE L'OPERA ARISTOCRATIQUE EN ITALIE. 125
l'énergie, et quelques accents de Pluton sont assez beaux (1).
Mais nous sommes bien loin, pour la déclamation même, de Ca-
valliere ou de Péri.
Le plus grave , c'est que Ton sent dévier ici le génie romain.
Cette ville, où (surtout depuis la contre-réforme) le sentiment
catholique tient la place du sentiment patriotique, pouvait trou-
ver dans le développement de YOratorio de Gavalliere son drame
national, après avoir eu sa plus haute expression lyrique dans les
messes et les motets de Palestrina. Il s'agissait de trouver une
forme plus parfaite, un style qui participât de la déclamation ra-
tionnelle de Florence et des nobles harmonies de la Sixtine. Et
voici qu'elle accepte l'art archéologique et mondain de Florence.
La mythologie s'insinue dans la tragédie religieuse; le style éru-
dit dans les confessions de l'âme chrétienne. L'opéra aristocrati-
que absorbe peu à peu la musique; il prend de plus ici un carac-
tère fastueux de triomphe romain , où se perd la grâce touchante
et souriante de Florence.
Avant d'arriver toutefois à la brillante histoire de l'opéra des
grands seigneurs romains, nous devons noter une singulière ten-
tative de théâtre populaire ; elle ne manque pas d'originalité. Il
est vrai que le mérite en est bien diminué et le bénéfice amoin-
dri par l'intention archéologique qui y préside. C'est, si je puis
dire, du théâtre populaire à la mode de Marathon.
Au carnaval de 1606, le célèbre voyageur Pietro délia Valle eut
l'idée décomposer un Char poétique(2) jjour lequel son ami, Paolo
(1) Acte III, se. 3. Pluton vient d'accorder à Apollon la liberté d'Eumelio :
Caron : Questo non sperar già ch' Eumelio torni.
Pluton: Alla barca, Caronte, e dell Averno a me lascia il governo.
Caron : S'Eumelio parte, vo partir anch' io, e qui lascio la barca e'1 remo. Adio
Radamanto : Legge è scritta in diamante in questo regno.
Chi v'entra, mai d' uccir facci disegno.
Pluton : Chi fa le leggi, le puô ben disfare.
Giove in ciel régna ; io qui ; Netuno in mare.
Eaco : Se prima il Re le leggi sue disprezza,
Folle è chi gl' obedisce e chi 1' apprezza.
Pluton : Chi stimar non si fa, non sa regnare.
Minos : E chi rompe le legi, il regno scioglie.
Apollon :
Perche si nega a me quel ch' ebbe Orfeo ?
Non son io forse un Dio e Semidio ?
Minos : S'una volta l'huom falla , hor dunque lece
Tornar al fallo ch' una volta fece?
Pluton : Non s' erra quando il prencipe comanda.
.... Etc
(L'enfer se révolte.)
(?) Carro di Fedelta d'Amorc, Rapprcscntato in Roma da cinquo voci por
126 LES ORIGINES DU THEATRE LYRIQUE MODERNE.
Quagliati, organiste à Saintc-Marie-Majeuro (1), écrivit de la
musique. Il le décrit lui-même dans une lettre du 16 janvier 1640
à Lelio Guidiccioni (2), dont on avait longtemps discuté les as-
sertions; mais elles ne sont plus douteuses aujourd'hui : la par-
tition se trouve à la bibliothèque Sainte-Cécile de Rome. — Un
char traîné par des bœufs portait la petite troupe : cinq chan-
teurs (3) et cinq instrumentistes (4), à travers les rues de Rome,
et leur servait en môme temps de théâtre ambulant. J'ai peur que
P. délia Valle n'ait songé davantage au chariot de Thespis qu'au
peuple de Rome. Cependant celui-ci s'en accommoda fort bien.
« Non seulement le public ne s'en fatigua point; mais la plupart
voulurent l'entendre jusqu'à quatre et six fois , et il y en eut qui
le suivirent dans les dix ou douze endroits où il s'arrêta (5). »
cantar soli, et insieme, posto in musica dal Sig. Paolo Quagliati, dato in
luce dal Sign. Oberto Fidati, con aggiunta di alcune arie dell' istesso au-
tore, à 1, 2, 3 voci, dedicati ail' Illustriss. et Eccell. Sig. la Sig. donna Gius-
tiniana Orsina. Rome, Robletti, 1611. (Rome, Bibl. Sainte-Cécile; Londres,
Brit. Mus.).
Comme on le voit, la musique n'a été publiée que cinq ans après, par un
ami du modeste Quagliati. Voici, du reste, une partie de la préface de
Fidati : « M'étant dernièrement transporté à Bologne, pour affaires par-
ticulières et pour le grand désir que j'avais de revoir cette ville, où j'ai passé
une partie de ma jeunesse à l'Université, je visitai entre autres une aca-
démie de très aimables virtuoses, dans laquelle la musique fleurit de telle
sorte, que ce semble célestes harmonies. A mon arrivée, en signe d'affec-
tion, ils firent choix des plus charmantes compositions qu'ils avaient, et les
exécutèrent à beaucoup d'instruments et de voix excellentes, avec une
grâce et une douceur admirables. Je pris surtout très grand plaisir d'une
nouvelle invention intitulée : Char de fidélité d'amour, composée par
M. Quagliati. Voyant qu'une œuvre si belle restait encore manuscrite, je
pensai que si elle était éditée par mes soins, je n'en aurais pas peu de gloire.
Je me mis en rapports avec l'auteur; comme il en faisait très peu de cas?
je dus user de nombreuses et pressantes instances, ou pour mieux dire,
importunités, afin qu'il consentît à la laisser imprimer...» (15 septemb. 1611,
Rome.)
(1) Quagliati était aussi fameux comme exécutant sur le clavicembalo. Il
a laissé deUx livres de canzonette (édités par un autre ami, Luca Conforto);
un recueil de divers morceaux pour chant et pour violon : la Sfera armo-
niosa (publié par un troisième, Paolo Tarditi) ; des madrigaux et des Af-
fetti amorosi spirituali. Son portrait est gravé dans la partition de la Sfera
armoniosa. Rome, Robletti, 1623. (Exemplaire à Dresde, Kgl. Bibl.)
(2) La bibliothèque de l'Institut musical de Florence possède quatorze let-
tres autographes de Pietro délia Valle (1637-1647). P. délia Valle naquit à
Rome le 2 avril 1586, et y mourut le 20 avril 1652.
(3) Amour, Apollon, Arion, Orphée, Renommée.
(4) Violon, Cembalo, Liuto, Teorba et un autre instrument.
(5) « E nella musica del mio Carro composta dal Quagliati in caméra mia
DÉVELOPPEMENT DE L'OPÉRA ARISTOCRATIQUE EN ITALIE. 127
Mais le désœuvrement d'un Corso moderne doit suffire à nous
expliquer ce débordement d'enthousiasme, auquel on serait bien
embarrassé de trouver un prétexte dans la musique de Qua-
gliati (1). Je veux bien qu'elle ne fût pas de ce style récitatif
« simple et trop trivial, dont usent quelques-uns, mais orné et
plein de grâces et de douceur. » Encore est-ce du bon et brave
style récitatif, grave et consciencieux, sans action, sans passion,
c'est-à-dire une des choses les plus ennuyeuses du monde. Ce
n'est là ni du théâtre populaire, ni même du théâtre (2).
Cependant l'opéra aristocratique et le style récitatif s'introdui-
sent dans les fêtes de Rome. Les artistes et les grands seigneurs
adoptent le genre florentin; ils se flattent que « parvenu dans
cette ville, qui a produit les Soriani, les Giovannelli, les Théo-
phile, pères, si l'on peut dire, du contrepoint et de la musique, et
la maggïor parte, secondo che vedeva a me dar gusto, con la quale uscii in
maschera il Carnevale dell' anno 1606, e fu délie prime azioni (per dir cosi)
rappresentate in musica che in Roma si sieno sentite; benchè non vi inter-
venissero più che 5 voci e 5 instrumenta quanti appunto in un carro cam-
minante potevano aver luogo , non già per questo si cantô sempre ad una
voce sola, ma cantavano i personaggi ora soli a vicenda, ora a 2, a 3, e poi
nel fine a 5, che fece buonissimo affetto ; e la musica di quel canto, corne
si puô vedere nei volumi che vanno attorno stampati, ancorchè fosse la
maggior parte in modo di rappresentare , non era tuttavia di quello stile
recitativo semplice e troppo triviale che usano alcuni, e che suol presto
venire in fastidio agli uditori; ma ornata e piena di leggiadrie con vaghezza,
non di meno , che da sollevato e manieroso modo di rappresentare punto
non si allontanava, onde piacque estremamente, e bene si vide per lo con-
corso di quasi tutta la città che si tiravi dietro , e non solo non infastidi
giammai gli ascoltanti, ma gran parte di loro vollero sentirla 4 6 6 volte, e
tali ve ne furono che la seguitarono sempre in tutti i dieci o dodici luoghi
dove si contô dalle ventidue ore in sin passata la mezza notte che si and&
in volta. » (P. délia Valle, 16 janv. 1640.)
(1) Voici la table des morceaux du Carro, dont j'ai pris copie entière :
1. Amore solo. — 2. Apollo solo. — 3. Amore, e Apollo. — 4. Amore solo.
5. Apollo solo. — 6. Arione e Orfeo. — 7. Fama sola. — 8. Fama sola, et
Insicme (5).
(2) Cependant cet usage reste à Rome, semble-t-il. Suivant Kiesewetter,
Orazio Tarditi aurait continué le genre de Quagliati. — En 1645, l'Anglais
Jean Evelyn dit avoir vu de ces chars. « Sul carro o plaustrum, la scena è
formata di fronde rusticamente disposte, c questi teatri ambulanti vanno
per le strade, tirati da duo o quattro bovi. »
Déjà sous Laurent le Magnifique, on avait pu voir à Florence de sem-
blables représentations sur des chars de triomphe. Voir Arteaga.
128 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
une infinité d'autres génies admirables, il sera élevé par eux à
une sublime perfection (1). » Les princes de l'Eglise sont les pre-
miers Mécènes de l'Opéra (2); des ecclésiastiques en sont les pre-
miers auteurs (3).
VAretusa (4) de Vitali (5), jouée le 8 février 1620 chez Mgr Cor-
sini, en présence du cardinal Borghese , de neuf cardinaux,
et des principales dames de Home (à qui Diane fait les com-
pliments d'usage), eut un succès considérable, dont Vitali fait
hommage au talent des acteurs (6), et à la magnificence de la mise
(1) Préface do VAretusa de Vitali (voir plus loin).
(2) Ottavio Corsini, archevêque de Tarse en 1622, et nonce à Paris. — Le
cardinal Orazio Lancellotti. — Le cardinal Borghese. — Le cardinal Bar-
berini. — Le cardinal Rospigliosi. — Mazarin, etc.
(3) Vitali est prêtre; Stefano Landi, clerc bénéficié de Saint-Pierre.
Cavalliere, Monteverde, Vecchi, Banchieri, Carissimi, Stefani, Cesti, sont
ou deviennent hommes d'église. Au reste, presque tous les musiciens du
seizième siècle étaient ecclésiastiques (voir les notes des p. 93 et 94).
(4) VAretusa, favola in musica di Filippo Vitali, rappresentata in Roma,
in casa di Monsignor Corsini, dedicata ail' Illmo et Rmo sig. cardinal Bor-
ghese. Rome, L. Ant. Soldi, 1620 (86 pages). Trois exemplaires à Rome,
(Bibl. Sainte-Cécile, Barberini, Borghese); un à Florence.
(5) Filippo Vitali, né à Florence, prêtre, compositeur et « virtuose di ca-
méra » du cardinal Barberini, musicien de la chapelle Sixtine en 1632, vivait
encore à Florence en 1647.
On connaît aussi de lui des intermèdes pour une comédie, Inlermedi
fatti per la Commedia degV Accademici Inconstanti, recitata nel palazzo del
Casino dell 111. Rev. sig. Cardinale de Medici, l'anno 1622. Florence, Cec-
concelli, 1623 (Un exemplaire à la Bibl. de Bruxelles). Il a composé, de plus,
un très grand nombre de madrigaux, musiche, arie, etc.
(6) « Nulle part ailleurs qu'à Rome, on ne peut trouver pareil ensemble
de chanteurs excellents. Ils donnaient avec leurs gestes la vie aux paroles
et à la pensée; tous leurs mouvements étaient gracieux, nécessaires et
naturels ; et vous auriez cru, à voir leur visage, qu'ils sentaient réellement
les passions qu'ils exprimaient. » — Vitali donne aussi la liste des acteurs.
*Le rôle du fleuve Alphée était tenu par Pompeo Caccini, fils de ce Giulio
Romano, « inventor (che ben lo posso dire) délie grazie nel canto , e délia
vaghezza nelle musiche a aria. » — Les deux rôles de la nymphe Arétuse et
de Diane appartenaient à Gregorio Lazerini, « eunucho à servizii del card.
Francesco Borghese , » général de la sainte Eglise. « Con sua veramente
angelica voce mentre finto Aretusa rappresentô il zelo délia sua castità , e
mentre in forma di Diana dimostrô la céleste benignità hebbe chiaro, e no-
tabil applauso da tutto il theatro. » — Un autre eunuque , au service du
marquis Mattei, jouait la nymphe Flora : Guidobaldo Bonetri. « Flora cosi
bene gli honesti feminili coslumi d'una ninfa poneva con delicata e franca
voce innanzi agli occhi, che avresti detto esser veramente donzella. » — Un
enfant de douze ans, Mario Savioni, faisait le frère d'Arôtuse , Dorino. —
Les autres rôles étaient tenus : Carino pastore , par Francesco Rotondi;
DÉVELOPPEMENT DE i/OPÉRA ARISTOCRATIQUE EN ITALIE. 129
en scène (1). Vitali est trop modeste. Florentin, élève de G. Alle-
gri, il a apporté à Rome la grâce émue du récitatif de Péri.
Le désespoir d'Alphée, amoureux d'Arétuse, est d'une grande
beauté dramatique qui donne bonne opinion du talent de l'auteur.
Par malheur, il a pris exemple sur Agazzari, et « quarante-quatre
jours ont suffi pour imaginer et écrire la pièce, paroles et musique,
pour l'apprendre, la répéter et la jouer (2). »
La Catena cTAdone (3) de Domenico Mazzocchi (4) offre un
caractère moins hâtif. Domenico Mazzocchi est un des plus
sérieux musiciens du temps, et mérite de nous arrêter davantage.
Ce n'est pas un esprit inventif; le temps des découvertes lui
semble passé.
a Je confesse ingénument, dit-il, que mon goût a toujours été
et sera toujours de cheminer par les routes foulées (5). »
Il reçoit donc comme un fait acquis le style récitatif; il ne se
révolte pas, bien qu'il sente très bien ce qu'il a d'ennuyeux
(tedio) ; mais il met tous ses efforts à le perfectionner, à
rompre sa monotonie (comme fait Gagliano) par un mélange
Aminta, par Lorenzo Sanci de Banchetti, qui arracha les larmes des spec-
tateurs; et Fileno pastore, par le chanteur Francesco Ravani.
(1) Pompeo Caccini avait aussi brossé les décors. Ils représentaient les
bois et les champs d'Arcadie. Ils étaient éclairés du dedans. — Les costu-
mes de pasteurs étaient tout éclatants de couleur ; ils étaient faits en gaze
d'argent. A la fin, Diane venait du ciel sur un char, dans une nuée.
L'orchestre était formé de deux cembali, deux tiorbe, deux violons, un
luth et une viola da gamba (a).
(2) « Si cominciarono à metter insieme le parole à 26 di dicembre 1619,
et fù poi per la prima volta alla presenza di nove Cardinali recitata li
8 febraio 1620, di sorte che in 44 giorni fu principiata , e finita la favola,
trovata la musica, distribuite , et imparato le parti, essercitati e provati i
recitanti, e finalmente rappresentata. » (Prôf. d'Areiusa.)
(3) La Calena. d'Adone, posta in musica da Domenico Mazzocchi. Venise,
A. Vincenti, 1626. Dédié à Odoardo Farnese, duc de Parme (Exemplaires à
Rome, Bibl. Sainte-Cécile et Borghèse: à Bologue , Liceo musicale, et à
Londres).
(4) Domenico Mazzocchi, né à Civita Castellana en 1590, élève de Nanini.
Il a composé des madrigaux à 5 voix, des dialoghi e sonetti dont nous
allons parler, des musichc sacre e morali (1640). On lui attribue aussi un
S. Abondio prête, oratorio, qui s'est perdu.
(5) Préface des Dialoghi e Sonelti. 1638.
(a) Tous ces détails sont tirés de la préface de Vitali.
130 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
habile, non seulement d'airs entiers, mais de demi-airs (1), qui
tiennent le milieu entre la mélodie et la déclamation , et mènent
de l'une à l'autre. Un peu froid d'invention , mais doué de beau-
coup de goût et d'intelligence, il est moins remarquable par la
nouveauté de ses motifs musicaux, que par la grâce piquante de
leurs agencements harmoniques. Son récitatif est aussi traité
avec vérité et avec une certaine grandeur. Il s'occupait en même
temps de perfectionner le matériel de la musique, et surtout son
écriture (2).
Il aborda le théâtre avec un S. Abondio prête, oratorio perdu,
et la Catena d'Adone, représentée à Rome en 1626. A défaut du pur
sentiment chrétien, ou du moins religieux, difficile à rencontrer
de son temps, on trouve dans le poème d'Ottavio Tronsarelli (3),
un peu de ce grand symbolisme néoplatonicien, cher aux artistes
romains, et qui a sa plus haute expression dans YEcole d'Athènes.
On y voit que le symbolisme musical n'est pas une invention de
l'auteur du Tannhaùser. Les sujets ont quelque rapport; mais,
comme il fallait s'y attendre, le plus païen des deux ouvrages est
de l'homme qui l'était le moins. Jamais un Romain, fût-il le plus
dévot des musiciens de la Sixtine, n'eût consenti à faire jouer à
Vénus le rôle de séduction perverse que lui prêtent les gens du
Nord. Dans la Catena d'Adone, ce rôle passe à une magicienne,
(1) « Vi sono molt' altre mezz' Arie sparse per l'Opéra , che rompono il
tedio del recitativo. » (Catena d'Adone.)
Mazzocchi ne cachait pas du reste sa préférence pour l'ancien genre de
musique :
« Il più ingegnoso studio, che habbia la Musica, è quello de' Madrigali;
ma pochi hoggidi se ne compongono, e meno se ne cantano, vedendosi per
Coro disavventura dall' Accademie poco men che banditi. » (Dédicace des
Madrigali a 5 voci.)
Il compose d'ailleurs des madrigaux à 5 voix, en 1638, quand l'opéra réci-
tatif a partout triomphé.
(2) Il a inventé, ou consacré, les signes du dièze et double diôze (4+ X)> du
crescendo et decrescendo « », de l'augmentation ou de la diminution de
l'intensité des sons (V. C), etc. Presque toutes ses préfaces sont consacrées
à des remarques ou des inventions de ce genre; en particulier celles des
madrigali a 5 voci, de 1638, des Dialoghi e Sonetti, de 1638, et de la Catena
d'Adone.
(3) Ottavio Tronsarelli publia en 1632 trente-trois « drammi musicali »
(Rome, Corbelletti). Mais il n'est question d'exécution théâtrale que pour le
Giudizio di Venere, « uno scherzo », « rappresentato di notte alla presenza
di nobilissime dame, » et pour la Sirena, « una cantata » , « nelle augustis-
sime nozze del principe D. Taddeo Barberini con d. Anna Colonna, » c'est-
à-dire en 1629. La Catena d'Adone a donc la priorité.
DÉVELOPPEMENT DE l'OPÉRA ARISTOCRATIQUE EN ITALIE. 131
Falsirena (1), qui captive par ses philtres les yeux du bel Adone,
abusé par une fausse ressemblance, jusqu'au moment où l'appa-
rition triomphale de Vénus elle-même arrache son amant à l'em-
pire de la sorcière. Une page, à la fin de la pièce, donne la
clef du symbole (2).
Sur ce sujet, Mazzocchi a écrit une musique remarquable par
la nouveauté des rythmes (3), l'élégance des harmonies, la grâce
avec laquelle les parties se répondent et s'enchaînent (4), et par-
fois la beauté pathétique de la déclamation. Les angoisses de
Falsirena, torturée par l'amour d'Adone qu'elle tient captif, et la
crainte de le voir s'échapper, sont peintes avec un grand art (5).
Les mêmes qualités, à un degré plus éminent, se rencontrent
dans les Dialoghi et Sonetti du même auteur (6) (1638). Nous.
sommes d'autant plus libres ici pour les admirer, qu'elles y ont
mieux leur emploi. Mazzocchi a senti où devait aboutir le style
récitatif et la savante déclamation de Florence et de Rome : au
dialogue érudit, à la transcription musicale de l'Anthologie latine
(1) La pièce fut d'ailleurs écrite pour une rivalité de chanteuses. Giovanni
Giorgio Aldobrandino soutenait une certaine Cecca dal padule, et Giando-
menico Lupi, une Margherita Costa; il fallait donc leur donner à chacune,
dans le drame, une part égale de chant. La femme du prince Aldobrandini
empêcha le concours; mais le drame fut joué sept fois avec des « evirati, »
et publié. Tronsarelli l'avait écrit sur les conseils du Cavalier Marin , et
d'après sa Prigione d'Adone. — Voir l'intéressant livre anecdotique de
M. Ademollo, I teatri di Roma nel secolo XVII. Rome, 1888.
(2) Allegoria délia Favola : « Falsirena da Arsete consigliata al bene, ma
da Idonia persuasa al maie, è l'Anima consigliata dalla Ragione, ma per-
suasa dalla Concupiscenza. E come Falsirena à Idonia facilmente cède, cosi
mostra, ch' ogni Affetto è dal Senso agevolmente superato. E se finalmente
à duro scoglio ô legata la malvagia Falsirena, si deve anco intendere, che
la Pena al fine è seguace délia Colpa.
» Adone poi, che lontano dalla Deità di Venere patisce incontri di varii
travagli, è l'Huomo , che lontano da Dio incorre in molti errori. Ma come
Venere, à lui ritornando, il libéra d'ogni affanno, et ogni félicita gli apporta,
cosi Iddio, dop6 ch' à noi ritorna co'l suo efficace aiuto, ne fa avanzare
sopra i danni terreni, e ne rende partecipi delli piaceri celesti. » (Catena
d'Adone, p. 126.)
(3) Chœur des Cyclopes, à 3 {Prologue, p. 4.)
(4) Trio de Vénus, Amour et Adonis (dernière scène, p. 110).
(5) Acte II, se. 2, (p. 34.)
(6) Dialoghi e Sonetti posti in musica da Domenico Mazzocchi. (Rome,
Franc. Zannetti, 1638. Unique exempl. connu au Liceo musicale de Bologne.)
Les dialogues comprennent : Dido Furens (Virgilii Maronis ex lib. 4 JEn.),
à 3 v. — Olindo e Sofronia (di T. Tasso. L. 2° d. Gierusalemme) , à 4 v. —
Maddalena errante (del Sig. Princ. Giorgio Aldobrandino), h 3 v. — Nisus
et Euryalus (Virgilii Maronis ex 1. 0 Mn.), à 4 v.
132 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
ou grecque, à un jeu distingué de cardinaux lettrés et d'huma-
nistes de bonne compagnie. — A la môme époque, Monteverde
publiait aussi ses Madrigali guerrieri (1) et ses traductions des
poètes; mais de lui à Mazzocchi, il y a toute la différence du
style récitatif 'du. style représentatif, et d'un patient travail de tra-
duction littérale au fort tempérament d'un homme de théâtre.
Les fragments de Virgile et de Tasse, ornés de la délicate mu-
sique de Mazzocchi, sont à leur place dans un cénacle d'artistes.
Les sujets qui enflamment la verve de Monteverde étouffent dans
le salon de Mocenigo et aspirent à s'élancer sur la scène. Maz-
zocchi a du reste tiré le meilleur parti du genre qu'il acceptait.
Sa Mort de Bidon, textuellement transcrite de Virgile, aurait pu
fournir des modèles d'expression lyrique aux Troyens de Berlioz ;
et l'épisode de Nisus et Euryale montre sous le jour le plus favo-
rable toutes les qualités du compositeur : finesse de sentiment,
tendresse de cœur, charme paisible et serein, émotion à la fois
élégante et sincère; le traducteur de Virgile n'est pas indigne de
son modèle. L'œuvre est traitée à la façon de l'Oratorio de Bach
et de Berlioz. Le Récitant (Virgile) dit en musique les gestes et
l'action. Les personnages (Nisus , Euryale, mère d'Euryale, etc.)
chantent quand leur tour est venu ; et de charmants petits chœurs,
aux gracieuses volutes, traduisent les sentiments lyriques de
l'âme harmonieuse du poète. Domenico Mazzocchi me semble
avoir trouvé le terme naturel de l'art récitatif, tel que le conce-
vaient Péri et Caccini. C'est, à coup sûr, sa forme la plus
parfaite (2).
Ce style continue cependant au théâtre ; il s'y éternise durant un
(1) Madrigali Guerrieri et Amorosi, con alcuni opuscoli in génère rap-
presentativo, che saranno per brevi Episodii frà i canti senza gesto. Libro
ottavo di Claudio Monteverde, maestro di capella délia Serenissima Repu-
blica di Venetia, dedicati alla Sacra Cesarea Maestà dell' Imperator Ferdi-
nando III. (Venise, Vincenti, 1638. Exemplaires à Bologne (Lie. Music),
Breslau et Hambourg. Voir chapitre IV.
(2) Domenico Mazzocchi avait un frère, Virgilio Mazzocchi, qu'il ne faut
pas confondre avec lui, et dont la réputation musicale fut peut-être supé-
rieure encore à la sienne. Virgilio vécut de 1593 à 1646; il fut maître de
chapelle à Saint-Jean de Latran (1628-1629), puis à Saint-Pierre (1629-1646).
Pitoni dit qu'il introduisit à l'église un style « più vago » (plus agréable),
et qu'il rendit les hymnes « giocondi ed ariosi. » Il établit à Rome une cé-
/èbre école de chant. Il mit en musique les chœurs de la Troade de Sénè-
que, et il fit exécuter à Saint-Pierre de grands « Musiconi » à dix et seize
chœurs, avec un écho dans la coupole, « fino in cima alla cupola. » Nous
aurons occasion de reparler ùb lui un peu plus loin. (Voir chapitre VI.)
DÉVELOPPEMENT DE i/OPÉRA ARISTOCRATIQUE EN ITALIE. 133
demi-siècle. Mais s'il est maintenu par la routine des musiciens,
ou plutôt leur paresse d'invention , s'il reste longtemps encore à
Rome et à Florence la langue de l'opéra, ce n'est pas grâce à ses
médiocres attraits que l'opéra continue de vivre et de garder la
faveur souveraine. Il faut en convenir : malgré le grand talent
de quelques artistes et le génie de deux ou trois, jamais l'opéra
n'eût triomphé sans tout ce qui s'y joignait d'agréments étrangers
à l'art, sans l'étalage de luxe auquel il se prêtait. Nul spectacle
n'offrait aux grands seigneurs autant de prétextes à se ruiner fas-
tueusement ; et voilà pourquoi « ce théâtre de princes » fut en
effet soutenu par les princes , dont il flattait la vanité et englou-
tissait la fortune avec fracas.
Par dessus tous les autres, les Barberini (1) se distinguèrent
dans ce tournoi magnifique. Ils étaient depuis longtemps déjà
célèbres par la somptueuse protection qu'ils accordaient aux arts,
et en particulier à la musique. Les dédicaces des artistes en font
foi (2). Mais leur réelle influence sur la musique ne commence
que vers 1633, quand la construction de leur palais est ter-
minée (3). Ils ont fait bâtir un théâtre capable de contenir plus
de trois mille spectateurs. Us peuvent dès lors royalement hé-
berger la musique qu'ils aiment. Aussi n'est-il presque plus
d'oeuvre musicale à Rome qui échappe à leur empire. Presque
toutes portent leur nom inscrit au front, soit par reconnaissance,
soit par flatterie intéressée (4).
(1) Urbain VIII (Maffeo Barberini), pape depuis 1623, mort en 1644; Don
Taddeo Barberini, préfet de Rome; le cardinal Antonio Barberini, légat en
France en 1625; le cardinal Francesco Barberini, légat en Espagne.
(2) 1629. La Sirena d'Ottavio Tronsarelli {Drammi musicali). — 6 juin 1629.
Diana Schernita de Cornachioli (voir chap. VI). Déd. à Taddeo Barb. : « Poi-
cho al volo sonore délie Api non disdice il concento piacevole délia Musica. »
(3) « Avvisi di Roma dell' Allegrucci » (Magliabechiana), 14 octobre 1634;
Avvisi di Roma di Valentini (Corsiniana), 23 décembre 1634.
(4) Au théâtre Barberini :
Fév. 1634. S. Alessio de Landi. Déd. au card. Barberini.
Carnaval 1635, 1636. Vita di S. Te.odora (?).
1637. Erminia de Rossi. Déd. à la princesse Barberini.
1637. Il Falcone (?).
1639. Chi sofre, speri de Marazzoli.
1639. Galatea de Loreto Vittori. Déd. au card. Antonio Barberini.
1653, 1656. Dal maie il bene d'Abbatini.
1656. La Vita umana de Marazzoli.
13'* LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
Pour leurs débuts, les Barberini eurent la main heureuse; ils
prirent une des meilleures œuvres de l'époque, le S. Alessio de
Landi. Il fut joué en février 1634, en présence d'Alexandre
Charles de Pologne, puis richement publié, avec de belles gra-
vures de Collignon, représentant le théâtre Barberini, les princi-
paux décors, et les gestes des personnages (1). Landi a dédié son
œuvre au cardinal, et on a joint à sa lettre l'épître d'un flatteur :
« da huomo litteratissimo », qui nous fait de la représentation
un éloge beaucoup trop enthousiaste pour être intéressant (2).
La vanité barberine, comme celle de tous les grands du temps,
n'était pas délicate sur la qualité de l'encens. Gela n'empêchait
point, comme de juste, le cardinal Barberini, auteur du livret,
de prêcher dans son S. Alessio le mépris des grandeurs. Mais
en vérité , rien ne s'oppose à ce que l'on recommande des vertus
que l'on ne pratique pas.
S. Alessio est un oratorio dans la tradition de V Anima e Corpo ,
mais d'un caractère moins archaïque et plus humain. L'action en
est bien pauvre ; mais les situations sont simples et quelquefois
touchantes (3). Saint Alexis, riche et noble romain, a pris la ré-
165G. Le arme e gli amori (?). — Etc.
Les Barberini auront bientôt un musicien ordinaire, Marco Marazzoli, et
un librettiste attaché à leur théâtre, le futur pape Clément IX. (Giulio
Rospigliosi.)
(1) Il S. Alessio, dramma musicale dall' Eminentissimo, et Reverendissimo
signore card. Barberino, fatto rappresentare al Serenissimo prencipe Ales-
sandro Carlo di Polonia, dedicato a sua Eminenza, e posto in Musica da
Stefano Landi Romano , musico délia cappella di N. S. e Cherico Bénéfi-
ciai nella Basilica di S. Pietro. Rome, P. Masotti, 1634.
C'est une des rares partitions du commencement du dix-septième siècle
un peu connues par les historiens de la musique. Il y en a des exemplaires
assez nombreux : à la Bibl. Nationale do Paris, à Rome (Sainte-Cécile et
Barborini), à Bologne (Lie. mus.), à Florence, à Naples, à Oxford, à Upsal.
— J'en connais deux éditions, avec ou sans gravures. La première, magni-
fiquement imprimée, aux armes Barberini, avec sept grandes gravures. Des
deux côtés de la scène sont représentées deux grandes colonnes corin-
thiennes; quatre marches conduisent de l'orchestre au proscenium (182 p.).
(2) Il fait de grands éloges de la mise en scène, des machines et des
décors : « La prima introduzzione di Roma nuova, il volo dcll' Angelo trà
le nuvole, l'apparimento délia Religione in aria, opère -furono d'ingegno e
di machina, ma gareggianti con la natura. La Scena artifitiosissima, le ap-
parenze del Cielo e dell' Inferno, meravigliose; le mutationi de lati, e
délia Prospettiva sempre più belli; ma l'ultima délia sfuggita, e del cupo
illuminato di quel portico , con l'apparenza lontanissima del giardino,
incomparabile, etc. »
(3) Personnages.: Roma prologo; Eufemiano padre di S. Alessio; Adrasto
DÉVELOPPEMENT DE L'OPÉRA ARISTOCRATIQUE EN ITALIE. 135
solution de vivre en Dieu. Il a fui le monde et les siens. Dans
son propre palais, sans être reconnu, il se cache sous le costume
d'ermite. Les domestiques l'injurient et l'outragent. Le démon le
torture par le spectacle de la douleur des siens , de son père , de
sa mère, de sa femme qu'il aime et qui se meurt de son absence.
Il va céder à sa tendresse. Un ange vient le secourir et l'avertit
doucement que ses tourments vont prendre fin ; l'heure de la
mort est proche. En effet elle vient ; le corps du saint martyr est
rendu à ceux qui l'aimaient, et les anges du ciel chantent sa
délivrance.
Le sujet est plus simple qu'on n'aurait pu l'attendre du goût
de l'époque (1). La musique, supérieure à ce que nous avons vu
à Rome jusqu'à cette date, a de l'énergie, un sentiment simple
et profond, un caractère vraiment chrétien. Je noterai surtout
un vigoureux chœur de démons, presque échappés du Tartare
de Gluck (2); un délicieux petit dialogue où la madré et la sposa
alternent leurs plaintes sur l'absence du bien-aimé avec une naï-
veté touchante (3) ; et les airs du saint Alexis, pleins d'un charme
de mélancolie et de douleur chrétienne (4). Chacun des trois
actes est précédé d'une symphonie (ouverture) (5) écrite dans le
style de la canzone pour orgue.
L'auteur, Stefano Landi (6), était un clerc bénéficié de Saint-
Pierre de Rome. Le S. Alessio est la seule œuvre dramatique de
cavalière romano ; S. Alessio; Sposa; Madré; Nutrice; Martio, Curtio,
paggi; Angelo; Religione; Demonio; Nuntio.
Choro di Schiavi; Choro di Domestici di Eufemiano; Choro di Angeli ;
Choro di Demonii dentro alla scena;
Choro di Demonii; Choro di Contadini; Choro di Giovani Romani; choro
di Virtù ; — che ballano.
(1) Il est vrai que le cardinal l'a égayé de quelques épisodes plus qu'in-
utiles à l'action : les bouffonneries des pages, les danses des paysans, les
facéties du diable (qui se transforme en ours), les apparitions des grandes
machines : Religion, Rome, etc., les flatteries du prologue et de l'épilogue, etc.
(2) Acte I, se. 4, p. 47.
(3) Acte I, se. 5, p. 54.
(4) Acte I, se. 2, p. 35, et p. 108.
(5) Orchestre de Landi : 3 violons, harpes, luths, gravicembali, théorbes,
lyre.
(6) Stefano Landi, né à Rome en 1590, — du collège des chapelains chan-
teurs pontificaux en 1629, maître de chapelle do l'église de la Madonna dei
Monti. Peut-être avait-il connu Monteverde à Venise. En 1619, il était maître
de chapelle de l'êvéque de Padoue. Nous connaissons de lui plusieurs
volumes de madrigaux et d'airs à une voix, avec accompagnement do
spinetta et de chitarra.
136 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
lui qu'il nous ait été possible de lire. L'unique exemplaire de sa
Morte cïOrfeo (1) a passé récemment de la bibliothèque Borghèse
à Berlin.
Les éclatants débuts du théâtre Barberini répandirent le goût
des représentations musicales (2), et favorisèrent l'éclosion des
œuvres d'art. Il nous est impossible de suivre, année par année,
la production incessante des artistes, et les représentations du
théâtre Barberini (3). Nous noterons seulement les plus illustres.
Une des plus fastueuses saisons de ce royal théâtre fut le car-
naval 1637, où l'on donna « II Falcone, fa vola in musica » d'auteur
inconnu, et YErminia sul Giordano de Michelangelo Rossi (4). Sui-
vant leur coutume, les Barberini ont eu soin de faire conserver
le souvenir de leurs dépenses dans des lettres publiées avec les
éditions des pièces. Le luxe des décors y fut poussé jusqu'à
l'exagération. Les machines surtout commencent à prendre la
première place dans l'opéra (5). Certaines idées de scènes sont
(1) La morte d'Orfeo, tragicomedia pastorale, con le musiche di Stefano
Landi, ail' Illustrissime» e Reverendissimo signor Abate Alessandro Mathei
chierico di caméra, opéra seconda, con privilegio. Venise, Gardane, 1619,
appresso Bartol. Magni, in fol. cart, (Vente Borghèse).
(2) Dès le 1er juillet 1634, le cardinal Aldobrandino, à la fin d'un somp-
tueux banquet dans sa Vigna de Frascati, fait réciter en musique « una
dilettevole opéra pastorale composta dal signor Principe Aldobrandino, che
per la vaghezza degli habiti et eccellenza de musici, riusci di tutta perfe-
tione. » (Avvisi di Roma.)
Les couvents de Rome adoptent aussitôt le mélodrame religieux. Le
10 août 1636, on joue en musique La Vita di Santa Maria Maddalena chez
les pères « ministri degli Infirmi, » en présence de sept cardinaux, du préfet
de Rome, des prélats et des seigneurs de la cour. (Avvisi Urbinati.)
(3) Au carnaval 1635, on donne au théâtre Barberini La Vita di Santa
Teodora, poésie de Mgr. Rospigliosi , « con vaghissimi intermedii, .. balli,
combattimenti, mutatione délie scène. » Les Barberini, en bons politiques,
donnèrent trois soirées : la première était française (pour le cardinal An-
tonio); la seconde, romaine (pour le préfet donTaddeo); la troisième, espa-
gnole (pour le card. Francesco). On rejoua la pièce en 1636. Le 26 janv. 1636,
le « cardinal di Lione, » frère de Richelieu, et le « cardinal di Savoia »
y assistèrent. (Avvisi di Roma. Raccolta urbinate, etc.)
(4) Erminia sul Giordano, dramma musicale, rappresentato nel palazzo
dell' Illustrissimo et Eccellentissimo signore D. Taddeo Barberino prefetto
di Roma e principe di Pellestrina, e dedicato ail' Illustrissima et Eccellen-
tissima signora, la signora D. Anna Colonna Barberina , etc., posto in mu-
sica da Michelangelo Rossi. Rome, P. Masotti , 1637 (Exemplaires à Rome,
Bibl. Sainte-Cécile et Barberini; à Bologne, Lieeo mus.; à Bergame, à
Londres, Bruxelles, Upsal, Oxford et Crain près Liegnitz).
(5) Les machines étaient de Francesco Giutti, de Ferrare, « tanto eccel-
DÉVELOPPEMENT DE L'OPÉRA ARISTOCRATIQUE EN ITALIE. 137
d'ailleurs très pittoresques et sembleraient appeler les ressources
de l'orchestration moderne. C'est ainsi qu'Armide, voulant con-
naître Tétat de Jérusalem assiégée, depuis son départ du camp,
la fait apparaître au lointain. Soudain, à travers l'horizon, la
ville poind, les tours surgissent, Argant lance aux chrétiens ses
provocations arrogantes, les Sarrasins s'excitent au combat; puis
tout s'éteint de nouveau, dans le silence du désert(l). — C'est ainsi
encore qu'Armide lance les Furies sur le camp des chrétiens (2).
Un gouffre infernal s'ouvre; le ciel s'obscurcit; une terrible
pluie mêlée de grêle et de vent éclate; les Furies, assises sur
des chars traînés par des dragons, s'envolent dans les airs; l'ou-
ragan passe sur les champs et les collines ; et tandis que le ciel
renaît, les paysans terrifiés s'interrogent à mi-voix sur la
cause de cette mystérieuse tempête. — * Ces tableaux fantastiques,
cette imagination des décors et des machines, sont dangereux ;
ils écrasent les autres éléments de l'œuvre, la musique et la
poésie. L'équilibre des arts , qui était le caractère même et l'ori-
ginalité de l'opéra dans l'esprit de ses fondateurs , était ainsi
détruit. Pour lutter contre la tyrannie de la mise en scène, il eût
fallu les démons de l'orchestre moderne. Le dix-septième siècle
en était bien loin. Wagner peut se permettre toutes les fantasma-
gories. Que le Rhin déborde sur la scène ; que les nuées s'entre-
choquent en des éclats de tonnerre, et que le pont de l'arc-en-ciel
soit jeté à travers les airs, sa musique sera toujours mille fois
plus prestigieuse que ses machines, et sa raison dominatrice
saura pétrir en une œuvre d'art unique l'énorme masse d'élé-
ments qu'il combine. Michelangelo Rossi disparaît derrière ses
lente in inventare, ordinare, e governare si fatte machine, o teatri, quanto
testificano la maraviglia, e l'applauso universale. »
La lettre sur la première représentation, imprimée avec la partition, décrit
longuement les jeux des machines. « ...I piacevoli inganni délie machine, e
délie volubili scène, impercettibilmente fecero apparire, hora annichilarsi
una gran rupe , e comparirne una grotta, et un fiume, dal quale si vide
sorger prima il Giordano, e poi le Naiadi; hora venirsene Amore à volo, et
appresso nascondersi frà le nuvole; hora per i sentieri dell' aria in un
Carro tirato da Draghi portarsi Armida, et in un baleno sparire; hora can-
giarsi l'ordinaria Scena in campo di guerra, le Selve in padiglioni, e le
prospettive del Teatro in muraglie dell' assediata Gerusalemme; hora da
non s6 quai voragine di Averno far sortita piacevolmente horribile i De-
monii in compagnia di Furie, le quali insiemo danzando, et assise poscia in
carri infernali per l'aria se ne sparissero..., etc. »
(1) Acte II, se. 7, p. 85.
(2) Acte III, se. 3, p. 117.
138 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
machines ; il leur doit son succès. Elève de Frescobaldi , il a tou-
tefois plus de ressources qu'un autre pour traiter ces grands
sujets (1). Il tient de son maître l'art de manier l'orchestre (2) et
les voix (3). C'est surtout son récitatif qui est négligé. Il a quelque
puissance, mais surtout de la grâce, et la meilleure partie de son
œuvre est sans doute l'apparition d'Apollon avec les Zéphyrs, à
la fin (4). Lui-même représentait Apollon, avec sa belle chevelure
d'or, et comme l'Apollon de Raphaël , il tenait à la main son vio-
lon, dont il jouait d'une façon merveilleuse, tandis que les
Zéphyrs chantaient de suaves petits chœurs mêlés de jolies
danses, dont la sérénité rappelle les chœurs de la Flûte enchan-
tée , avec je ne sais quoi de plus moderne, si je puis dire, par
leur précieuse naïveté.
Cependant les Barberini avaient attaché à leur théâtre un
poète et un musicien ordinaire. Le musicien était Marco Maraz-
zoli, de Parme (5); le poète, un cardinal, un futur pape, Giulio
(1) Michelangelo Rossi, de Rome, y vécut de 1620 à 1660. Il importe de ne
pas le confondre, comme ont fait nombre d'historiens de la musique, avec
Luigi Rossi, de Naples, qui joua un rôle assez important dans l'histoire de
l'opéra français (C'est le « signor Luigi » dont parle saint Evremond). —
Michelangelo était fameux par son talent d'exécution sur le violon. Un
petit andantino et allegro pour clavecin, de lui, est assez célèbre; il a,
comme les chœurs d'Ermirn'a , quelque ressemblance de style avec Mozart
(le Mozart des premières sonates). {Intabolatura d'organo e cembalo. Rome,
1657).
(2) Les sinfonie sont écrites pour quatre parties de violons et basse con-
tinue pour tous les instruments. Elles sont d'un style assez archaïque.
(3) Très nombreux chœurs : Choro di Cacciatori, di Pastori, di Ninfe, di
Soldati, di Zeffirii, di Demonii. — Les personnages sont : Erminia, Tan-
credi, Armida, Argante, Ergasto pastore vecchio, Eurillo et Armindo pas-
torelli, Lidia, Laurinda sua compagna; Selvaggio amante di Lidia; Fileno
suo compagno; Corebo , Montano padre del Selvaggio; tre Furie, Elpino,
Apollo ; un Prologue, le Fleuve Jourdain, et Amour. — Il y a trois actes
(160 pagesj.
(4) Acte III, scène 10 : « ...Apollo con vaghissima comitiva di Zeffiri, sopra
un Carro sfavillante di lucidissimi splendori fece sentire un concerto di
inestimabile melodia. E chi fii Apollo? Il signor Michel. Rossi..., il quale
sopra la più sublime parte del Carro, mentre i Zeffiri infioravano l'aria, sonô
con si dolce, e grata armonia il suo violino, che ben mostrô haver soprà le
Muse, e le Scène dominio, e signoria. » (Lettre sur YErminia.)
(5) Marco Marazzoli, de Parme, élève do Gregorio Allegri, chantre de la
chapelle pontificale, en 1637, et célèbre joueur de harpe, devint virtuose di
DÉVELOPPEMENT DE L OPÉRA ARISTOCRATIQUE EN ITALIE. 139
Rospigliosi (1). Né à Pistoie le 27 janvier 1600, il avait, comme
tous les Toscans, la passion du théâtre; auditeur à la légation du
cardinal Francesco Barberini en Espagne, il le suivit à Rome et
s'attacha à sa fortune. Pour conserver la faveur des Barberini, le
jeune archevêque de Tarse in parlibus n'eut qu'à s'abandonner à
son goût naturel. Il est assez piquant d'entendre ce futur pape
traiter « les poètes, de dieux, » et « Dieu, de poète (2); » de le voir
adresser de galants sonnets à des cantatrices (3), dont il chante
les beaux yeux, « i lumi ardenti (4), » et qu'il nomme des sirènes
« dolce sirena. » — Entre ces papes et ceux de la Renaissance,
il n'y a qu'une différence de taille; la nature est à peu près la
même. Il est vrai que chez ceux du dix-septième siècle, le bel
esprit prend le pas sur le grand seigneur. Léon X et Jules II
agissaient, faisaient écrire. Clément IX écrit lui-même ; il pu-
blie (5). On connaît de lui une dizaine de drames ou comé-
dies (6). Grescimbeni et Quadrio en ont fait d'absurdes éloges.
caméra de Christine de Suède. Il mourut en 1662. — Il collabora souvent
avec Antonio-Maria Abbatini, de Città di Castello (1595-1677?), élève de
Nanini , maître de chapelle à Orvieto , puis au Latran (1626-1628), et trois
fois à Sainte-Marie-Majeure (1645-46, 1649-1657, 1672-1677). C'est Abbatini
qui conseilla la publication des hymnes de Palestrina. — Son élève, Dome-
nico dal Pane, donne quelques renseignements sur lui dans la dédicace de
son second livre de madrigaux (1678).
(1) Giulio Rospigliosi, nonce à Madrid, de 1646 à 1653, cardinal le
9 avril 1657, secrétaire d'Etat d'Alexandre VII, et pape le 20 juin 1667, sous
le nom de Clément IX; mort le 9 décembre 1669.
(2) « Come vi fu chi chiam6 Dio poeta, non erra chi chiama i poeti
divini. » (Discorso sull'Elezione di Urba.no VIII, poème de Francesco
Bracciolini, juillet 1628.)
(3) Leonora Baroni.
(4) « Vivi e i lumi ardenti scoccan dal vago ciglio amabil pena. » (1639.)
(5) Cette passion du pape Clément IX pour les lettres et pour la musique
le fit très mal voir des politiques ; on l'accusa de sacrifier à l'opéra les
intérêts du Saint-Siège.
« Si compiace il papa molto délia musice, che finalmente non è altro che
una soddisfazione dell' orecchio, e forse da qui nasce una gran parte di quel
mormorio che si va seminando contro di lui, appunto come se fosse in-
capace di sostenere il peso di una monarchia tanto immensa, deviandosi
dalle occupazioni dovute per insinuarsi a cose di poco rilievo. » (Relazione
sincrona sulla. corte di Roma. — Tesori délia corte Roynana. Bruxelles,
1672.)
(6) Chi sofre speri ; Il Pnlazzo incantato ; VArmi e gli Amori; La Comica
del Cielo; La Vila humana; Dal Maie il Bene ; San Bonifazio ; (Mss. dans
la bibl. du marquis Trivulzio).
M. Ademollo analyse, dans son livre des théâtres romains, le mélodrame
140 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
La langue en est élégante, et les pensées souvent fines; mais le
sens dramatique est médiocre; les prosopopées de sermons font
singulière figure sur la scène. Ainsi cette ombre de Cleo pâtre ,
qui dans un oratorio , vient pleurer et se désespérer en compa-
rant sa vie à celle de l'héroïne chrétienne. On sent pourtant un
effort pour renouveler la matière de l'opéra, une tendance à met-
tre sur le théâtre la vie moderne (1).
Il tâche de relever le noble genre de l'oratorio ; il lui con-
serve son ancienne forme symbolique et allégorique, et s'efforce
de lui donner une vie nouvelle, par la finesse de l'observation
psychologique et la délicatesse élégante du style. Sa pièce la plus
fameuse en est un exemple : c'est la Vita humana, overo il
trionfo délia Pieta(2). Elle doit sa célébrité relative au' faste dont
fut entourée la représentation, et à la présence de Christine de
Suède , à qui elle est dédiée (3).
Didimo e Teodora, qu'il serait curieux de comparer à la Théodore de
Corneille.
(1) Chi sofre, speri, 1639, où l'on voit une vraie foule romaine. — Dal
maie il bene, 1653, dont il rapporta le sujet d'Espagne, d'une comédie de
Calderon « Le pire n'est pas toujours certain ». — La Comica del Cielo, ovvero
la Baltasara, 1667, qui offre la nouveauté d'un théâtre dans un théâtre,
comme Saint-Genest et Hamlet.
C'est l'histoire d'une comédienne espagnole qui renonce au théâtre et au
monde pour se faire pénitente et ermite. Comme contraste, une Béatrice
qui profite de ce que la compagnie comique se dissout après le départ du
premier rôle, pour se donner aux Turcs et se faire musulmane. Baltasare a
naturellement un amant, dont les larmes et le désespoir la torturent. Le
Diable s'épuise à la tenter; le Ciel la soutient. A bout de prières, l'amant
désespéré se jette dans la mer; Baltasare court à lui pour le sauver, mais
un rocher s'écroule et lui barre la route. Entre temps, les Turcs livrent un
combat naval aux Espagnols; ils sont vaincus. Béatrice, échappée de la
galère capitane, est poursuivie; elle se réfugie dans l'ermitage de Baltasare
qui la sauve, et devient pénitente à son tour. Baltasare meurt d'épuisement.
(2) Marco Marazzoli, La Vita humana, overo il Trionfo délia Pietà,
dramma musicale, rappresentato e dedicato alla Serenissima Regina di
Svetia. Rome, Mascardi, 1658. Jouée le 31 janvier 1656 (Exemplaires à Rome,
Bibl. Sainte-Cécile et Barberini; et à Berlin, Kônigl. Hochschule fur Musik).'
L'édition est ornée de gravures, comme le Saint Alexis de Landi. La
dernière vignette offre une vue intéressante du Tibre et du château Saint-
Ange pendant la célèbre girandola (l'illumination romaine).
(3) Elle arrivait à peine à Rome (fin de 1655). Elle fut reçue par des fêtes
triomphales. Alexandre VII crut que cette conversion était la gloire de son
règne. Sur son passage, à Innspruck, le 3 novembre 1655, on avait joué un
somptueux opéra, et le lendemain , ÏArgia de Cesti. Christine avait eu à sa
cour de Stockolm le plus grand chanteur italien, Baldassare Ferri.
Le récit de ces fêtes romaines se trouve tout au long dans les relations
DÉVELOPPEMENT DE l/OPÉRA ARISTOCRATIQUE EN ITALIE. 141
C'est le combat journalier de l'Ame, symbolisé par les deux
castels ennemis de l'Innocence et de la Coulpe, qui se dressent sur
les bords de la route où passe la Vie humaine, soutenue par l'En-
tendement. Rien ne semble plus froid. Le résumé de deux scènes
laissera peut-être entrevoir ce que le genre a de noblesse, et ce
qu'il offre de ressources à un analyste du dix-septième siècle.
La Vie est pour la première fois en présence de l'Innocence
et de la Faute (1). L'Innocence commence à parler. Mais la
Vie est déjà curieuse de l'autre belle dame, qui n'a pas encore
ouvert la bouche : « Je t'écouterai après; j'ai un curieux désir
de regarder cette autre. » — La Faute s'approche doucement, lui
parle de sa jeune beauté, de ses gracieux regards. La Vie la
considère : « Si je ne me trompe, il me semble que je t'ai vue
ailleurs. » — « Il est vrai, » répond-elle; « il me fut quelque-
fois accordé de demeurer auprès de toi, bien que souvent je me
cache à tes yeux; et dès le jour serein, où tu naquis pour faire
plus beau le monde, c'est moi qui te recueillis dans mon sein. »
L'Innocence l'épouvante en lui révélant le nom de son amie. Vertu
et Vice s'injurient. (« Gomment cette langue coupable ose-t-elle
abuser en pleine rue une damoiselle? ») — La Vie s'effraie, veut
effacer la tache du péché.
Innocence : « Seule efface et purifie les taches de la faute , la
vertu d'une eau que je te dirai plus tard. »
Vie : « Ah ! dis-la-moi, je t'en supplie. »
Innocence : « L'onde pure de tes yeux. »
La Vie se déclare aussitôt prête à la verser, et déjà la Faute
s'éloigne. Mais la Vie se reprend, veut jouer avec la tentation :
« Mon cœur vaillant fait refus de pleurer. C'est assez pour au-
jourd'hui de connaître ce pouvoir merveilleux. » — Et la Faute
revient. Les gémissements de la Vertu fatiguent la jeune âme.
Elle veut pécher, pour montrer qu'elle est libre.
Vie : « J'ai décidé delà suivre. Ne suis-je pas libre? » — « Si, »
répond l'Innocence en pleurant; et la Faute l'entraîne, ne lui de-
mandant, en échange de ses dons, que sou cœur.
du comte Galeazzo Gualdo Priorato : Historia délia Sacra Real Maeslà di
Cristina Alessandra, regina di Svezia. Rome, Stamp. délia Cam. apostol.,
1656. — Bonaventura Argenti jouait la Vita huinana; Domonico Rodamonti,
l'Innocenza; Domenico del Pane, la Colpa; Lodovico Lenzi, l'Intendimento;
Francesco do Rossi, le Piacere; Giovanni Sorilli, le Prologo (Aurora). —
Christine entendit trois fois la Vila humana.
(1) Acte I, scène 4.
142 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
L'autre scène a une grandeur dramatique qu'on n'eût pas
attendue du sujet.
La Vie s'est laissé entraîner. Elle est déchirée de remords, trop
faible et trop lasse pourtant pour revenir seule au bien. Elle
cherche son fidèle ami, son guide sûr, l'Entendement; mais la
Goulpe et le Plaisir ont achevé sa ruine. L'Entendement erre fol et
stupide; à peine brillent en lui quelques étincelles endormies de
son clair esprit. Dans une scène d'angoisses bien exprimées, la
la Vie et la Raison se cherchent désespérément et s'appellent sans
se voir. Enfin, elles se rencontrent (1). La Vie se jette dans ses
bras; mais la Raison ne la reconnaît plus. Elle se désespère; elle
parle follement, passant par bonds sauvages, de la torpeur stu-
pide aux réveils orgueilleux :
« Quoi donc! on me pose des limites, à moi, à moi! des bornes.
Ne suis-je pas moi, ne suis-je pas la Raison? Ne suis-je pas libre
peut-être, et maîtresse de moi ? Ne puis-je me gouverner comme
il me plaît ? »
Vie : « Ah ! quelle étrange folie ! Malheur à moi ! Est-ce là la
Raison? Est-ce là? Je reste confondue. »
Entendement : « La Raison , c'est moi. »
Elle chante et pleure tour à tour. Elle écoute et n'écoute plus.
Vie : « Si ton amour pour moi s'en est allé de toi, au moins
dis-moi pourquoi, pourquoi? »
Raison : « Je ne sais pas. »
Vie : « Tandis que je te supplie, pourquoi refuses-tu de me
répondre? »
Raison : « Je ne sais pas. »
La Vie pleure tendrement sur son amie. La Raison semble un
instant émue, puis la repousse avec dureté :
« C'est toi qui es folle, et non pas moi. »
Vie : « 0 mon amie! autrefois si bienfaisante, aujourd'hui si
cruelle , tu me dédaignes donc ? »
Raison : « Je te méprise, je me méprise, je méprise la lumière
du jour. Que dis-tu? Que veux-tu de moi? Qui t'amène? Va-t-en,
éloignez-vous de vous de moi; qu'en proie à son martyre, mon
âme oublie tout le reste... Arrête. Où vas-tu? Oh! que je ne te
laisse pas errer parmi ces dangers... Ecoute mes conseils... Qui
m'aide, hélas! qui m'aide? »
On sent là de la grandeur et une puissance dramatique, que
malheureusement le musicien n'a pas su faire valoir. Marazzoli
(1) Acte II, scène 10.
DÉVELOPPEMENT DE L'OPÉRA ARISTOCRATIQUE EN ITALIE. 143
emploie le style récitatif dans toute sa froideur. Ce sont d'inter-
minables mélopées, sans énergie d'accent, sans vérité d'expression,
qui alourdissent le poème déjà trop long de Clément IX (1). Ce-
pendant Marazzoli avait un joli talent, ingénieux et fin (2), mais
de peu d'étoffe et de moins de profondeur. La sève longtemps
restée dans le vieil arbre italien commence à s'épuiser ; on sent
ici une diminution de la personnalité. Marazzoli n'est plus qu'un
agréable faiseur de musiques. Au reste, c'est un compositeur en
quelque sorte officiel, — virtuose attaché à Christine de Suède, —
et « bussolante » (porteur) d'Urbain VIII.
Il est plus à son aise dans les sujets modernes et de vie mon-
daine, comme la comédie de Calderon : Dal Maie il Bene. Il y
montre une veine facile, claire, une curiosité des gentillesses
harmoniques (3) et instrumentales (4) ; et il achemine tout dou-
cement la tragédie lyrique vers le style familier. C'est là surtout
qu'est son intérêt historique. Nous le retrouverons au chapitre
suivant. Il était fait pour la musique de cour, et c'est là seule-
ment qu'il excelle. Il emploie le style récitatif par habitude, et
parce que c'est la langue officielle consacrée par l'usage mon-
dain au théâtre ; mais on sent qu'il n'y croit plus. Le style réci-
tatif est mort, et, suivant la coutume, il n'est jamais si populaire
qu'à l'heure où il s'éteint. La mode l'a consacré ; son pompeux
ennui le maintient à l'abri de la discussion; les attaques viennent
se briser contre sa force d'inertie.
Il brille d'un dernier éclat dans l'œuvre d'un homme, dont le
nom résume l'art du chant dramatique, et le pouvoir prestigieux
(t) Le sentiment est monotone, mou; l'âme manque de ressort. On remar-
que dans la musique un trait vivement reproché à l'opéra français du dix-
septième et dix-huitième siècle par les critiques étrangers : l'abus des
rythmes de danse, indéfiniment répétés. Chez Marazzoli, la moitié des
morceaux sont en passacailles.
(2) Voir le charmant duo de la Vita et de l'Intendimento. Acte I, scène 2.
(3) Voir acte II , scène 1 de Dal Maie il Bene , une curiosité de timbres
assez moderne.
(4) Voici l'orchestre du temps de Marazzoli, 1656 : « Harpes, cornemuses,
cornetti, cornettoni, chitarre spagnole , chitarre italiane, chitarroni, chitar-
rini, clavicordii, delzaine (flûtes), fagotti (bassons), flauti, lire da braccio,
lire da gamba, organi, pive (musettes), regali, rebecchini, sordeline da Na-
poli, salterii, tiorbe, trombe, tromboni, trombette da Parigi, viole da gamba,
viole da braccio, violini, etc. »
144 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
de l'opéra récitatif au dix-septième siècle : Loreto Vittori. Gréé
par deux chanteurs (Péri et Gaccini), ce genre qui devait se fon-
dre bientôt dans l'opéra à arie de Gavalli et de Scarlatti , trouva
sa plus noble expression dans le talent d'un chanteur, le plus fa-
meux du siècle.
Il ne faudrait pas se figurer Vittori sur le modèle des chan-
teurs d'à présent. L'art du chant, qui toujours avait fait partie
des talents de gentilhomme, était depuis cinquante ans devenu
l'un des plus nobles d'Italie. Les célèbres écoles qui s'étaient
formées après la naissance des soli, n'enseignaient pas seulement
des recettes pour charmer l'oreille; une large part était faite à
l'intelligence. Le devoir essentiel de l'art récitatif n'était-il pas
d'exprimer les sentiments avec justesse? Il fallait donc les bien
connaître. Aussi l'éducation du chanteur était-elle doublée de
celle d'un poète dramatique. Dans la célèbre école de Virgilio
Mazzocchi, qui date déjà d'une époque où l'air tend à détrôner
la déclamation, deux heures par jour sont consacrées à l'étude
des lettres (1) (le tiers du travail journalier). Aussi les élèves
qui sortent de cet enseignement, sont aptes presque tous, non
seulement à chanter, mais à écrire la musique; non seulement à
l'écrire, mais à en parler; quelquefois — et c'est le cas de Vit-
tori — ils sont aussi bons poètes que musiciens ; ils vont même,
comme lui, jusqu'à écrire non plus même pour le théâtre de
musique , mais pour le théâtre de comédie. Ils offrent en tout le
caractère d'artistes de race , qui ont souvent sur les littérateurs
mêmes la supériorité d'une éducation infiniment plus soignée.
Né à Spolète en 1588, le castrat Vittori Loreto (2) fut recueilli
(t) Voir Angelini Bontempi, Historia musicale. Perugia, 1695.
Voici quel était l'emploi du jour chez Mazzocchi : Le matin, on consa-
crait une heure à chanter des difficultés; une heure à étudier les lettres;
une heure à l'enseignement et à l'exercice du chant, devant un miroir, pour
ne faire aucun mouvement désagréable du front, des yeux, de la bouche.
— L'après-midi, on donnait une demi-heure à la théorie; une d «mi-heure
au contrepoint sur le canto fermo ; une heure à la pratique et à la mise en
œuvre de la leçon de contrepoint dans une composition; une heure à l'étude
des lettres. — Le reste de la journée, on étudiait le clavicembalo; on
s'exerçait à s'accompagner soi-même ; on composait quelque psaume, ou motet,
ou canzonetta..., suivant son caractère. — Quelquefois on sortait pour faire
résonner l'écho du Monte Mario, hors la porte Angélique, et juger de ses
propres accents. On étudiait la manière des célèbres Chanteurs, et on en
rendait compte au maitre..., etc.
(2) On trouvera des détails sur la vie de ce curieux personnage dans Ery-
thraeus , son biographe , ap. Doni (Vittori est le seul des modernes à qui
Doni fasse l'honneur de le nommer avec les maîtres anciens), et dans le livre
DÉVELOPPEMENT DE L'OPÉRA ARISTOCRATIQUE EN ITALIE. 145
dans la maison d'Ottavio Doni, père du musicographe. Il suivit
les leçons de G. et B. Nânini et de.Suriano, puis entra au ser-
vice de Cosme II de Médicis, et joua les premiers rôles dans les
représentations de Florence. Il y excita des transports d'enthou-
siasme. Le cardinal Ludovisi le vit et en fut si passionné , qu'il
l'enleva à Cosme; il ne le laissait entendre qu'à des personnages
de choix, qui lui faisaient de superbes cadeaux. Il entra, le
23 janvier 1622, à la chapelle pontificale. Le pape Urbain VIII le
nomma chevalier (de la milice de J.-C). Son art admirable jetait
le public dans des transports que nous avons peine à concevoir.
Erythraeus, qui se fit son biographe et son apologiste, décrit son
extase d'une façon passionnée. Il dit que lorsque Vittori chantait,
beaucoup de personnes étaient obligées d'ouvrir brusquement
leurs vêtements pour respirer, suffoquées d'émotion. Telle était
sa popularité à Rome, que les nobles et les cardinaux se virent
une fois chassés d'une de ses représentations par le peuple, qui
fit irruption d'ans le palais des Jésuites. Ses concerts devinrent
de petits champs de bataille. Quand le peuple n'avait pu réussir
à y pénétrer, il se groupait autour du palais pour tâcher de saisir
quelques accents de la représentation (1).
Le chevalier Loreto ne chantait pas seulement la musique des
autres. La sienne était encore plus fameuse. Il écrivit un Saint
intéressant et peu connu de Lindner : zur Tonkunst. Il cite une lettre assez
pittoresque de G. de Rossi à Isabella Ubaldi sur une fête gastronomico-
musicale , donnée par le chevalier Loreto. La correspondance de Pietro
délia Valle avec G. B. Doni (à l'Istituto musicale de Florence) peut aussi
fournir quelques renseignements sur Loreto, comme sur les cénacles musi-
caux de Rome, vers 1640 (Voir, par exemple, la lettre du 23 décembre 1640).
Nicias Erythraeus, le biographe de Vittori, de son vrai nom Victor Rossi,
écrivit en 1642 une PinacolJieca Imaginum illuslrium doctrinae vel ingenii
laude virorum qui , auctore superstite , diem suam obierant (Iani Nicii
Erithraei). Cologne.
(1) Loreto Vittori chante à Parme, dans les intermèdes do Monteverde,
en 1627. Voir la note originale dans VArch. di Stato. Cartegg, Farnèse, 1628.
— A côté de son nom, on lit : « E principalissimo (le plus important de
tous) o da esserc riconosciuto più con regaio, che con denari. » — Tout de
suite après, pour le meilleur chanteur do la troupe, on a bien soin d'établir
la distinction : « Non è tcnuto egualo al Cavalière, ma è bene di usaro anco
con lui di qualche regaio. » (Nota de musici di Roma, che hanno da servira
in Parma.)
Il chante Angélique et Atlante dans II Palagio d'Allante de L. Rossi
(Lie. mus. de Bologne). — Erythraeus parle d'un concert où il fit pleurer
toute l'assistance avec le Repentir de Madeleine (paroles d'Erythraeus, mu-
sique do Virgilio Mazzocchi). Il rend compte aussi do ses représentations
particulières chez les cardinaux Barberini, Aldobrandini, Ub;il<!i.
10
146 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
Ignace de Loyola, où le Christ apparaissait. Il composa aussi une
Sainte Irène et une Galatée (1). Cette dernière nous a été heureu-
sement conservée. C'est un chef-d'œuvre de l'art récitatif.
Le poème, qui est aussi de Vittori, a de la grâce et du naturel.
Le sujet a inspiré à Hsendel une de ses plus fraîches compo-
sitions, toute lumineuse de jeunesse et de gaieté (2). Il y a aussi
de la lumière, et la sérénité d'un ciel italien dans quelques parties
de l'œuvre de Vittori (3) ; mais c'est surtout par l'émotion d'un
cœur amoureux et malheureux d'amour, qu'elle se distingue de
Hsendel et garde son caractère propre de grandeur dramatique.
Le musicien retrouve le sentiment antique, moins dans la joie
que dans la douleur. Certains chœurs lamentos ont une hauteur
de calme tristesse, digne di*sujet(4). Le style est toujours simple
et fort ; et deux pages sont pénétrées d'un souffle dramatique qui
émeut encore, comme une œuvre de Racine. L'une est la gra-
cieuse scène, toute voilée de mélancolie, où Galatée, « quasi
» presaga de'futuri affanni » (prévoyant sa peine prochaine) ,
s'afflige de l'éloignement d'Acis, et où l'écho répond à ses craintes
en soulignant leur vague mélancolie et transformant la voix
secrète de son âme en soupçon cruel (5). L'autre, d'une passion
douloureuse, est celle d'Acis abandonné par Galatée qui l'accuse (6).
Le chant est d'une superbe expression , simple et profonde. Le
cœur avive sa blessure au souvenir de son bonheur passé; il
palpite de souffrance; il s'abandonne, dans son morne déses-
poir; il se dévore lui-même, haletant, éperdu, jusqu'à ce qu'il
(1) La Galatea, dramma del Cav. Loreto Vittori da Spoleti, dal medesimo
posta in Musica, e dedicata ail Emmo e Revm0 sigr cardinal Antonio Barbe-
rino. Rome, Vincenzo Bianchi, 1639 (Seuls exemplaires connus : à Rome,
Bibl. Sainte-Cécile, Barberini , et Borghèse , avec frontispice dessiné par
Andr. Anco., gravé par Hor. Brun. Sen. aux armes Barberini) (142 pages) .
On connaît aussi un volume d'Ane a voce sola del Caval. Loreto Vittori,
dédié à D. Olimpia Aldobrandini Panfili, princesse de Rosano. (La moitié
des poésies sont de Vittori.) Venise, Vincenti, 1649 (Exemplaires à Londres,
Breslau et Wolfenbùttel).
(2) Aci, Galatea e Polifemo, 1710.
(3) Surtout dans la belle scène du Triomphe de Galatée, que Protée con-
duit au milieu de la mer, accompagnée de Vénus et de l'Amour, parmi les
chants des divinités marines (scène dernière, p. 110). On trouve aussi un
certain sens du pittoresque (chœur de pêcheurs, fin de l'acte I, p. 39). g Le
rôle de Polyphème (poésie, et musique) est d'une rare saveur, franche,
agreste et violente.
(4) Acte III, scène 3.
(5) Acte II, scène 4, p. 70.
(6) Acte III, fin de la scène 1, p. 95.
DÉVELOPPEMENT DE L'OPÉRA ARISTOCRATIQUE EN ITALIE. 147
défaille, à bout de forces, dans un dernier cri d'angoisse (1).
Cette âme passionnée , qui sent si vivement les souffrances et
les tristesses du cœur, n'était pas moins propre à peindre le spec-
tacle de la Comédie humaine. Nous avons eu le bonheur de trou-
ver à la bibliothèque Barberini une comédie du cavalier Olerto
Rovilli (Loreto Vittori) (2), qui est un amusant essai de peinture
contemporaine, et une des œuvres les plus intéressantes pour
l'histoire du théâtre italien du dix-septième siècle. Le titre est :
la Foire de Palestrina. C'est l'histoire d'un pauvre mari , que sa
femme tyrannise, et qui s'est sauvé à la foire, où le tyran vient
(1) L'édition de la Galatée est accompagnée d'un sonnet de Giovanni Lotti
en l'honneur de Vittori :
Mentre addolcisci armonioso il pianto ,
Di lei ch' il suo bell' Aci egra piangea
Quinci al leggiadro stil l'aima si bea
Le note ascolta, e si ravviva al canto .
E quai s'a dispiegar duolo cotanto
Non bastasse di Pindo una sol Dea,
In triplicato stuol schiera Febea
Vien d'Elicona à triplicarti il vanto .
Ti dà Calliopea lo stil sonoro,
Le dolci note Euterpe, in di da Clio
Animate al cantar le voci foro.
Cosi delitia del Castalio Coro
Ad onta dell' invidia, e dell' oblio
Sorgi Laureto in triplicato alloro.
(2) Bibl. Barberini, XLIV, 74, Mss. La Fiera del Cav. Olerto Rovitti da
Spoleto (Loretto Vittori), dedic. al principe di Pellestrina.
Vittori dit lui-même dans la dédicace, que l'idée de cette comédie lui a
été inspirée par la scène de la foire dans la pièce du card. Rospigliosi, mu-
sique de Marazzoli (Chi sofre, speri), que nous verrons au chapitre suivant.
« L'intermedio délia fiera mi parve tanto ingegnoso ail' hor che lo vidi
rappresentare nel famoso Teatro di V. E. che pensai di tesserne una Co-
media, si corne mi venne fatto c sin hora è stata nascosta senza alcuna
consideratione, ma portando il caso di ossersi scoperta ad alcuni virtuosi
Amici, e parso loro degna di farsi vedere in su le scène, per questo mi son
risoluto di darla aile stampe sotto la protettione di V. E. lo cui splen-
dore..., etc. »
La comédie date donc des environs de 1640.
Interlocutori : Lepido marito d'Eufrasia; Eufrasia moglie di Lepido;
Leandro gentilhuomo romano ; Dorina neple d'Eufrasia ; Giovannella serva
d'Eufrasia; Schinchinello paggio di Lepido; Pulcinella fattoro di Leandro.
— Unllarini : Zingara, Ciambellaro , Romaneschi, Artigiani , Sbirri, Un
Spagnuolo et un Franceso, Intermedio di Spazzacamini a tre, Interm. di
Borgogni a tre.
(La fiera si finge nella Città di Pellestrina).
Trois actes, vers et prose mêlés.
148 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
le rejoindre. Au second acte, le malheureux Lepido est enfermé
chez lui à double tour, condamné à un mois de réclusion pour
son escapade. Le misérable qui n'ose pas se venger, met toute sa
bravoure à se moquer de la Padrona derrière son dos, avec ses
domestiques , et à leur faire chanter des chansons grossières sur
le compte de sa femme. Il en est corrigé, de façon à perdre le
goût de recommencer. Au troisième acte, n'y pouvant plus tenir,
il tente une seconde évasion. La mégère le rejoint. Rendu féroce
par le désespoir, il refuse obstinément de la suivre , et les deux
époux se rossent d'importance au milieu de la foire. Les artisans
regardent paisiblement et disent : « La rabbia e fra cani. y> (« La
rage est parmi les chiens. ») Un ami s'interpose, promet de ren-
dre sage Lepido, de le ramener à la maison. Et seul avec lui, il
l'engage à en finir avec sa femme. Le malheureux est si enragé
qu'il demande : « Faut-il la pendre? faut-il l'empoisonner? » Ici
la pièce tourne court. Régulièrement développée jusque-là, elle
annonçait une Mégère apprivoisée, à l'italienne, dans un cadre
et un milieu très romains. Malheureusement, arrivé au dénoue-
ment, Vittori fait une pirouette et tourne le dos. Leandro donne
à Lepido, pour faire boire à sa femme, un philtre, remède in-
faillible, qui la doit transformer au gré du mari. Pauvre inven-
tion, s'il n'y fallait peut-être voir une aimable ironie de l'auteur,
qui ne croit à l'efficacité d'aucun traitement pour mater une femme
despote, — qu'aux miracles et aux philtres, — et même pas aux
coups de bâton.
Dans l'ensemble, la pièce est une gentille comédie de mœurs et
de caractère; c'est une peinture extrêmement italienne , et dont
l'exactitude frappe encore aujourd'hui. Les scènes de foule sont
bien traitées, avec verve et avec entrain. Ainsi celle où le bari-
gello et les sbirri repoussent brutalement les artisans, qui étalent
leurs marchandises jusqu'au milieu de la place (1). Mais ils se
mettent des premiers à regarder les boutiques, se font donner des
objets, prennent, et payeront une autre fois. Ainsi le joyeux
tumulte de la foire (2), avec lesPulcinelle, les charlatans, les ven-
deurs d'orviétan, et les cris des marchands. Le dialogue est sou-
vent d'un style élégant, dans la bouffonnerie même , et qui sent
son gentilhomme. La pièce est mêlée de prose parlée, de couplets
en vers et de passages chantés, de chœurs populaires, et de bal-
lets. Partout, on remarque une extrême facilité, un peu négligée,
(1) Acte I, scène 3.
(2) Acte I, scène 4.
DÉVELOPPEMENT DE L'OPÉRA ARISTOCRATIQUE EN ITALIE. 149
de la jeunesse d'esprit, un talent incontestable, qui n'aurait be-
soin que d'être plus réglé.
J'ai tâché d'esquisser rapidement les multiples faces de ce génie
divers de chanteur, poète, et compositeur. C'est sur lui que je
veux finir cet aperçu de la vie musicale romaine au milieu du dix-
septième siècle (1). Nul mieux que lui ne résume les complexes
ressources du génie italien au sein de sa décadence, et ne sym-
bolise l'éclat triomphal de l'opéra. Notre siècle qui a connu les
anciens délires de la salle Ventadour, et les pèlerinages récents
en Bavière , se fait à peine l'idée de la fureur musicale de ces
temps, où la puissance de la nouveauté s'ajoutait au charme
irrésistible de la musique sur des esprits raffinés , alanguis et
voluptueux.
Un pape écrit des opéras (2), et envoie des sonnets aux canta-
trices. Les cardinaux sont librettistes, ou metteurs en scène (3),
quelquefois habilleurs (4). Les moines donnent des représenta-
tions (5). Salvator Rosajoue la comédie (6). Bernin écrit des
opéras, où « il peignit les décors, sculpta les statues, inventa les
machines, écrivit les paroles, composa la musique, et construisit
le théâtre (7). » Il n'est pas jusqu'à la pantomime musicale, et au
théâtre de marionnettes littéraires, dont nous croyons être les
inventeurs, et où nous sommes seulement les successeurs timides
(1) Loreto Vittori meurt en 1670. Son monument est à l'église de la
Minerve, à Rome.
(2) Clément IX. Voir plus haut.
(3) Mflr Corsini. Les cardinaux Barberini , Rospigliosi , Borghése, Pam-
phili , Mazarin (1639, à Rome, légation de France), son frère le cardinal
Michel, ambassadeur de France (1648); le cardinal Colonna; le cardinal
Chigi (fête gastronomico-comico-musicale de 1668), etc. L'abbé Pompeo
Scarlatti (1680). Le chanoine di Scornio.
(4) Le cardinal Orazio Lancellotti. Teodoro Ameyden raconte à ce sujet
une anecdote passablement scandaleuse.
(5) Voir plus haut. — Les pères « ministri degli infirmi, » depuis 1636. Le
Collège germanique. Le Collège romain. Les jésuites. Le palais aposto-
lique, etc. A une représentation d'opéra, en 1669, assistent vingt-six car-
dinaux.
(6) A partir du carnaval 1639 (Voir Lady Morgan, Mémoires sur la vie et
le siècle de Salvator Rosn), Les lettres de Salvator à son ami Gio. Battista
Ricciardi) donnent souvent des renseignements sur les représentations
musicales.
(7) Carnaval 1645. Evelyn dit que Bernin « dipinse le sceno, scolpi lo
statuo ornementali, inventé le macchine, scrisse le parole, compose la mu-
sica, e costrui il teatro. » — Bernin revient sur ses souvenirs de théâtre,
dans ses conversations avec Chantelou , vers 1660. (Journal du Cavalier
Bernin, Gazelle des Beaux-Arts.)
150 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
de l'étonnant Filippo Acciajoli (t), chevalier de Malte, poète,
musicien, décorateur, machiniste, imprésario de théâtre de ma-
(1) Filippo Acciajoli, né vers 1630 à Rome, mort en 1700, est un des
hommes les plus étranges de l'art du dix-septième siècle. D'une grande
famille florentine, qui eut quelque temps le duché d'Athènes, riche, très
instruit, il fit, de 1657 (?) à 1668, de longs voyages en Allemagne, Hongrie,
Bohême, Hollande, Angleterre, Espagne, Méditerranée, Asie, Afrique et
Amérique. En 1657, il était académicien du théâtre di via délia Pergola, à
Florence (Voir chapitre suivant). Son frère, Niccolô, était cardinal doyen
du Sacré-Collège.
En 1670, il mit en scène, à Florence, sur le théâtre di Via del Cocomero»
son Girello, déjà représenté, musique de Jacopo Mclani (Aless. Stradella fit
la musique du prologue), « dramma musicale burlesco » (Ce môme Girello
fit le tour de toute l'Italie : Sienne, en 1672; Florence, en 1674; Mo-
dène, en 1675; Reggio, en 1676; Venise, en 1682). — Acciajoli écrivit
aussi en 1680 et 1681, une Damira placata, musique de Marc. Ant. Ziani, et
un Ulisse in Feaccia, musique de Antonio dal Gaudio, romano. La grande
nouveauté de ces représentations fut de faire jouer les opéras par des
« figure di legno al naturale di straerdinario artifizioso lavoro , » tandis
que la musique était exécutée par des chanteurs derrière la scène. — Cette
invention est ainsi annoncée dans le livret de Damira placata :
Signoi'i curiosi,
Voi che saper bramate
I secreti più occulti
De l'arte e di natura,
Deh cortesi gradite
Quest'opra che io consacre»
A.1 genio vostro e ad ammirar venite
Chiusi in angusta parte
I portenti dell' arte ;
Che stupidi vedrete
Sfarzo di umano ingegno
Con muti gesti ad animar un legno ;
E confusi direte
Che in piccola figura
Sa l'arte far, cio che non fa natura.
Vostro servo devoto,
Il Bell' Umore.
On cite surtout, parmi ces représentations de marionnettes, Le Noce di
Benevento (ou le Conseil des Sorcières) au théâtre du palais Colonna; —
Les Champs-Elysées au théâtre de Torre di Nona ; — L'Enfer au théâtre
Capranica. Mais par dessus tout le fameux « teatrino di burattini, » qu'il
donna à Ferdinand de Toscane, comprenant vingt-quatre changements de
décors et cent vingt-quatre figures qu'il dirigeait seul , ne se faisant aider
que pour préparer les scènes, adapter les figures à leurs petits rails, et dis-
poser les machines Le premier, il proclama qu'une comédie vaut mieux
qu'une tragédie, une farce qu'une comédie, une pantomime qu'une farce, et
les marionnettes que tout le reste.
Acciajoli n'est que le plus célèbre, non pas l'unique auteur de ces opéras
pour marionnettes. En 1679, à Venise, théâtre aile Zattere, on joue II Lean-
DÉVELOPPEMENT DE i/OPÉRA ARISTOCRATIQUE EN ITALIE. 151
rionnettes, peintre, mathématicien, voyageur, et pour achever,
ermite et pénitent.
Le théâtre, surtout le théâtre de musique, finit par devenir
une passion maladive, qui a tous les symptômes d'une folie géné-
rale (1). J'ai noté dans quel état le chant de Vittori mettait ses
auditeurs (2) ; j'ai rappelé les sanglots des théâtres de Mantoue (3)
et de Parme (4).
L'influence n'est pas seulement physique. Qui le croirait? Ces
divertissements mondains, ces sensualités artistiques, produi-
sent des conversions, des désordres moraux, aussi bien que
Parsifal. Acciajoli se retire deux fois l'an, en cachette, entre
deux bouffonneries musicales, dans un oratoire au milieu des
montagnes (5) ; il y pleure, et s'y donne la discipline. Les
fillettes de Rome ont le cerveau tourné, depuis qu'elles ont vu la
Baltasare, la sainte comédienne de S. S. Clément IX (6). Les
couvents où la musique est entrée, sont en peu de temps rongés
par la corruption (7).
Bientôt la contagion se répandra en France, s'il faut en croire
la mauvaise comédie de Saint-Evremond (8), qui est une carica-
dro de Francesco Antonio Pistochini , poésie du comte Camillo Badovero,
« exécuté par des figures de bois que l'on fait mouvoir avec un mécanisme,
tandis que les musiciens chantent derrière la scène. »
(1) En 1678, à Rome, ily a 130 comédies jouées en maisons particulières,
A Bologne, plus de 60 théâtres privés (sans parler des couvents et collèges).
A Venise, Kiesewetter compte, de 1637 à 1700, plus de 357 opéras repré-
sentés (de 40 compositeurs), etc.
(2) Voir plus haut.
(3) Voir l'Ariane de Monteverde, p. 88.
(4) Voir le Torneo de 1628, et Settimia Caccini, p. 119, note 2.
(5) Il s'est fait construire un « Romitorio » dans les montagnes de Spoléte.
(6) « 3 juin 1668. — La donzella che fuggi da casa la signora donna Cate-
rina si è trovata in Castelnuovo, sola vestita da huomo, infervorata di farsi
romita ad imitazione di S. Baldassara la cui vita fu rappresentata più volte
in Casa Rospigliosi questo Carnevale. » (Avvisi di Roma.)
(7) En 1648, Innocent X est forcé d'éteindre la Religion des « Chierici
Regolari Ministri degli Infirmi, » pour leurs désordres scandaleux. Ce sont
précisément ces pères qui donnèrent les premiers, à Rome, l'exemple des
opéras de couvents, en 1636.
(8) Œuvres de Monsieur de Saint-Evremond, publiées sur ses manuscrits,
avec la vie do l'auteur, par M. Desmaizeaux. Amsterdam, 1739, t. III. —
Les Opéra, comédie.
Deux personnages sont ainsi désignés : « Mademoiselle Crisotine, lour
fille, devenue folle par la lecture des Opéra. » — « Tirsolet , jeune homme
de Lyon, devenu fou par les Opéra comme elle. »
« Je revins de Paris, » dit M. Guillaut, « environ quatre mois après la
152 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
ture, et dont le principal mérite est de nous faire entrevoir un
curieux état moral, que l'on n'eût pas attendu de l'époque. Il en
est de même en Allemagne (1).
Le plus grave est que cette exaltation de la sensibilité en amène
vite la dépravation, et les spectacles romains ne tarderont pas à
s'associer aux plus scandaleux dévergondages.
première représentation de l'Opéra... Les femmes et les jeunes gens savent
les Opéra par cœur, et il n'y a presque pas une maison où l'on n'en chante
des scènes entières. On ne parlait d'autre chose que de Cadmus, d'Alceste,
de Thésée, d'Atys. On demandait souvent un Roi de Scyros , dont j'étais
bien ennuyé. Il y avait aussi un « Lycas peu discret » qui m'importunait
souvent. « Atys est trop heureux , » et « les bienheureux Phrygiens » me
mettaient au désespoir. » (Les Opéra, acte II, scène 3.)
« Voulez-vous venir à l'Opéra? » demande la comtesse du Coquet trompé.
— « Ah ! Dieu m'en garde ! » répond la marquise ; « il me fatigue à mourir :
au moins je ne dis cela qu'à vous ; car ce serait un crime d'en dire autant
dans le monde. Je sçai qu'il est du bel air de faire l'adorateur de la musi-
que; et je sçai un de nos bons amis âgé de soixante ans, qui dernièrement
me vint dire très sérieusement que dans peu il espérait sçavoir solfier. »
(Baron, Le Coquet trompé. 1736. Paris, Ribou, I, 85. — Acte II, scène 9.)
« Elle s'enfuit, dit Moron, et je ne saurois l'attraper. Voilà ce que c'est :
si je savais chanter, j'en ferois bien mieux mes affaires. La plupart des
femmes aujourd'hui se laissent prendre par les oreilles : elles sont cause
que tout le monde se mêle de musique, et l'on ne réussit auprès d'elles que
par les petites chansons... Il faut que j'apprenne à chanter, pour faire
comme les autres. » (Princesse d'Elide, 1664. Second intermède.)
La mauvaise humeur de La Fontaine contre Lully est forcée de convenir
que le vent est maintenant à la musique, qu'il n'y en a plus que pour elle :
Le Français, pour luijseul, ^contraignant sa natur»,
N'a que pour l'opéra de passion qui dure.
Les jours de l'Opéra, de l'un à l'autre bout,
Saint-Honoré, rempli de carrosses partout,
Voit, malgré la misère à tous états commune,
Que l'opéra tout^seul fait leur bonne fortune.
11 a l'or de l'abbé, du brave, du commis;
La coquette s'y fait mener par ses amis ;
L'officier, le marchand, tout son rôle retranche
Pour y pouvoir porter tout son gain le dimanche ;
On ne va plus au bal, on ne va plus au cours.
Hiver, été, printemps, bref/opéra toujours.
Et quiconque n'en chante, ou bien plutôt n'en gronde
Quelque récitatif, n'a pas l'air du beau monde.
(Epître à M. de Nyert, 1677.)
« Qui saura comme lui chanter à table tout un dialogue de l'opéra, et les
fureurs de Roland dans une ruelle? » (La Bruyère, De la, Ville.)
(1) Dans une comédie danoise de|Holberg (1724) ,|un père demande à sa
fille s'il est vrai qu'elle parle aux gens en chantant, et qu'on lui réponde en
phrases d'opéras de Keiser (allemands). L'auteur de la pièce avait d'abord
été ami de la musique; mais l'abus de l'opéra l'en avait dégoûté.
DÉVELOPPEMENT DE L'OPÉRA ARISTOCRATIQUE EN ITALIE. 153
Ce n'est pas seulement la moralité de Rome qui est atteinte ;
c'est l'Art. La musique n'est plus qu'un sensuel excitant, une
volupté sans intelligence, une suite d'airs vides de sens. La veine
intarissable du génie italien s'y dépense sans compter ; car ce qui
rend plus triste ce dévergondage de l'art, c'est le nombre de ta-
lents capables de s'employer pour la cause de la beauté, qui se
contentent de la gloire lucrative et facile de pourvoyeurs des
sens. L'opéra aristocratique a dit son dernier mot en Italie. Le
grand art des Péri, des Mazzocchi et des Loreto Vittori, ne revi-
vra plus que sous des formes nouvelles, dans des milieux
nouveaux.
CHAPITRE VI.
LES ESSAIS D'OPÉRA POPULAIRE EN ITALIE.
Ce que nous entendons par un Art populaire. — Deux sortes d'œuvres
populaires : celles qui traduisent les sentiments de l'époque, et celles qui
expriment l'âme de la race. — De quelle utilité peuvent être des artistes
tels que Schûtz et Provenzale, pour nous faire comprendre l'Allemagne
et l'Italie du dix-septième siècle.
La comédie musicale. — Elle a toujours existé en Italie. Nous l'avons vue
avec Vecchi. Elle apparaît dans l'opéra, dès 1629. La Diana, Schernita de
Giacinto Cornachioli. Les scènes de vie moderne au théâtre Barberini.
Chi sofre, speri, de Marazzoli. La Foire de Farfa. Le Peuple dans l'opéra.
Dal Maie il Bene , de Marazzoli. — Un théâtre d'opéra-comique est fondé
en 1657, à Florence, via délia Pergola. Le Podestà di Colognole, par
Jacopo Melani. Réalisme littéraire de Moniglia.
L'Opéra vénitien. Son intérêt pour la psychologie de l'Italien au dix-
septième siècle. — Ses poètes : Minato, Ferrari, Busenello. — Ses musi-
ciens : Cavalli. Bibliographie de ses œuvres. Son génie populaire et pas-
sionné ; son sentiment de la nature. — Cesti. Bibliographie de ses œuvres.
Son charme raffiné. — L'opéra vénitien se détache du peuple, et môme
de la nation; il devient cosmopolite.
Le théâtre napolitain. La vie mondaine et populaire dans les livrets d'opéra :
Andréa Perrucci. Stampiglia. — Les Comices patriotiques de Lucques.
Le génie italien trouve son expression la plus profonde au dix-septième
siècle, dans l'œuvre de Carissimi et de Provenzale. — Giacomo Carissimi.
Sa vie et ses œuvres. Caractère romain de son génie. Sa place entre l'art
•de Palestrina et celui de Monteverde. Il annonce Bach et Mozart. La Can-
tate et l'Oratorio.
Francesco Provenzale. — Nouveauté de son nom dans l'histoire de la mu-
sique. — Son importance historique. Il est le maître d'Al. Scarlatti et le
fondateur de l'Ecole napolitaine. — Sa grandeur artistique. Bibliographie
de ses œuvres. La Stellidaura vendicata. Il Schiavo di sua moglie. — Les
livrets de Perrucci : le romantisme et l'antiquité; l'ironie napolitaine et
la majesté romaine. — Caractère mélancolique, concentré, et profondé-
ment simple de la musique. Provenzale et Bach.
Provenzale et Carissimi marquent l'apogée du drame musical en Italie.
Après eux, la beauté de la forme l'emporte sur le sérieux de la pensée.
L'opéra restait fidèle au rôle qui lui avait été assigné dès l'ori-
gine, d'amuseur des princes; mais déjà l'on voyait poindre en
LES ESSAIS D'OPÉRA POPULAIRE EN ITALIE. 155
lui les premières lueurs d'un art populaire.-— Il faut s'entendre sur
ce mot. Les représentations des palais florentins ou romains
ayant eu d'abord un caractère strictement privé, il est clair que
les premières représentations publiques sont en un sens, des
manifestations d'opéra populaire (1). Ce n'est pourtant pas de
l'histoire de l'opéra public que je veux parler, bien qu'elle ait
son importance. En premier lieu, il y a beaucoup de théâtres
publics où le peuple ne va pas, soit qu'il ne le puisse, par suite
du prix élevé des places, soit qu'il n'y soit pas attiré par le genre
du spectacle. Mais on peut même concevoir qu'un théâtre où va
le peuple ne soit pas populaire; et bien plus, qu'un théâtre qui
ne fut jamais donné au peuple, soit pourtant populaire. Ce ne
sont pas les circonstances accidentelles d'une représentation qui
déterminent le caractère d'une œuvre ; c'est l'esprit qui l'anime,
son objet intérieur. Une œuvre sans public peut être plus popu-
laire qu'une œuvre que le peuple acclame. Celle-ci flatte peut-être
sa niaiserie et sa grossièreté ; celle-là porte son peuple en elle ;
elle en est l'âme même.
C'est aux œuvres de ce genre que nous nous intéressons; c'est
aux essais d'expression, dans la langue lyrique, du cœur et des
pensées du peuple. Et il ne s'agit pas sous ce mot de la classe
d'hommes que nous distinguons de la bourgeoisie et de la noblesse,
mais de la nation tout entière, du peuple italien.
Il y a deux sortes d'artistes populaires : les uns, mêlés à la vie
de leur siècle, sont le reflet de ses caprices , et donnent des jours
qui passent un écho harmonieux ou éclatant : ce sont les génies
d'occasion. Les autres , plongeant leurs racines dans la bonne
terre de la patrie, prêtent une voix aux puissances magiques qui
dorment dans son sein. Ceux-là sont les vrais génies, les appari-
(1) La première représentation publique d'opéra est celle du S. Cassiano
de Venise, 1637.
Dès 1652, Rome a un théâtre public d'opéra. Une lettro de Salvator Rosa
à Gio. Battista Ricciardi nous l'apprend : « Roma, primo del Carnevale 1652.
— Aile comédie pubbliche, non ci vado ne anche col pensicro, poichô oltre
l'esser questa una compagnia sconcertata, e di mio pochissimo gusto, si
paga 3 giuli la comedia, e 4 Vopera.. Hor che ne dite, non è meglio mesticr
questo che starsi à romper la testa coi colori tutto giorno? »
Avant Venise, les Barberini auraient réussi à installer un théâtre public
d'opéra à Rome, si les affaires politiques (guerre avec le duc de Parme,
ligue des princes italiens, mort d'Urbain VIII, persécutions des Pamphili)
no les avaient absorbés. Leur théâtre se tait do 1640 à 1653. Les musiciens
et acteurs romains (Ferrari, Manelli) émigrent à Venise. En 1653, les Bar-
berini font leur paix avec les Pamphili.
156 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
tions mystérieuses de l'esprit de la race. Aux époques de gran-
deur, quand la nation est arrivée à la mûre moisson de ses forces,
cet esprit s'épanouit en mille formes diverses , et tous y partici-
pent. La proportion des hommes supérieurs est rarement plus
forte que dans les autres époques ; mais tous bénéficient des ri-
chesses répandues à fleur de sol; ils y puisent sans compter; et,
le niveau montant, ceux qui sont grands se trouvent en commu-
nion avec la foule; cet échange constant de pensées qui les unit,
rafraîchit leur génie et les rend doublement populaires. Aux épo-
ques de décadence, il n'en va plus de même. C'est à force de vo-
lonté, de recueillement et de profondeur, que le génie parvient à
retrouver, sous l'argile et la pierre qui recouvrent le sol, les vei-
nes fécondes où toute la vie de la terre s'est réfugiée , et coule
comme un flot obscur que l'on perçoit à peine. Ces hommes sont
isolés de leur temps ; leur temps ne les soutient plus; aussi n'ont-
ils presque jamais la joie triomphale des Rubens, ou la sérénité
confiante des Raphaël; ils gagnent en revanche, en sérieux d'es-
prit, et leurs sentiments renfermés en eux-mêmes prennent un
caractère de profondeur solitaire et mélancolique. Leur temps ne
suffît pas à les expliquer; mais que de secrets ils apprennent sur
leur temps! Qui voudrait connaître la calme gravité et l'austère
certitude du peuple allemand dans la force indestructible de ses
destinées, la lirait pendant les horreurs de la guerre de Trente
ans, dans l'âme du musicien Schùtz. Qui écouterait les chants du
musicien Provenzale, aurait pour la première fois peut-être, con-
science de la grande tristesse de 1 arae italienne, et de la noblesse
cachée sous le scepticisme voluptueux du dix-septième siècle.
L'un et l'autre comprendraient mieux ensuite que par les évé-
nements de l'histoire, comment le peuple allemand et le peuple
italien ont pu près de deux siècles , dormir, souffrir, mourir,
et pourtant vivre encore pour de puissants réveils.
Nous tâcherons de montrer d'abord dans l'art lyrique italien du
dix-septième siècle les essais d'art populaire, à Rome, Venise,
Florence et Lucques; les tentatives diverses de drame historique,
ou patriotique, de comédie de mœurs, ou de peinture de la vie
contemporaine, et les lueurs qu'elles jettent sur la société du
temps. Nous verrons ensuite deux génies, en qui la puissance ar-
tistique de l'Italie, et sa sève intérieure semblent s'être concen-
trées vers 1660 : Garissimi et Provenzale.
Le poème d'opéra , tel que le concevaient Péri et ses succès-
LES ESSAIS û'OPÉUA POPULAIRE EN ITALIE. 157
seurs , pouvait difficilement répondre aux pensées du peuple ita-
lien du dix-septième siècle. La mélancolie, la sérénité, les viriles
passions des héros grecs, ne pouvaient trouver un écho dans
l'élite efféminée, dans la foule à la fois surexcitée et endormie,
dans cette race bruyante, superficielle, facilement amusée, indif-
férente au fond. Tout au plus l'aristocratie pouvait-elle sentir la
langueur païenne des Orfeo et des Dafné ; et la foule se divertir de
leurs féeries mythologiques. Elles n'allaient ni l'une ni l'autre, au
fond d'un art qui n'était pas fait pour elles, mais seulement pour
quelques esprits délicats, et pour les salons où ils donnent
le ton.
En revanche, leur amour de la vie et de l'intrigue, leur vue ra-
pide et moqueuse, leur force de belle humeur, et leur talent natu-
rel à saisir, railler et singer les ridicules extérieurs, demandaient
une expression artistique, que la paresse seule les empêchait de
trouver. Elle devait triompher au dix-huitième siècle dans V Opéra
buffa, l'une des formes les plus parfaites de l'esprit italien. Nous
le voyons naître au dix-septième siècle dans une suite d'essais,
qui se complètent et s'achèvent.
On a l'habitude d'écrire que la comédie musicale naquit à Na-
ples en 1709 (1). C'est une erreur. Non seulement il y eut avant
1660 des comédies musicales à Florence, mais la vis comica ita-
lienne ne réussit jamais à s'imposer complètement silence au mi-
lieu des tragiques douleurs de l'opéra. On voyait peu à peu s'en-
rouler autour de la noble plante de serre ,. une petite ronce
rustique et gaillarde, qui si profondément y enfonça ses pri-
ses , que toute la vie de l'opéra finit par passer goutte à goutte
en ses veines (2).
Moins de dix ans après l'apparition du premier opéra véritable
(1) D'après le Dr Michèle Scherillo {Sloria letteraria delV Opéra buffa Na-
politana, dalle origini al principio del secolo XIX. Naples, Tipogr. reale,
1883), le premier opéra buffa est il Patro Calienno de la Costa, représenté
au théâtre dei Fiorentini, le 8 octobre 1709, « graziosa e piaciutissima
commedia in musica, tutta in lingua napolitana. » {Gazzetta napolitana.
Bibl. Naz. de Naples.)
D'après J.-L. Klein {Geschichte des Dramas. Leipzig, 1860-1874) et Napoli-
Signorelli , c'est La Fenzuine abbentorate do Francosco Antonio Tullio,
en 1710.
Scherillo analyse dans son livre II Patro Calienno, et devient très utile
pour l'histoire à partir de cette date.
(2) On a vu que la comédie est déjà l'unie du madrigal dramatique do
Vccchi et de Banchicri.
158 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
à Rome, en 1629, l'opéra bouffe fait son entrée sous les auspices
du prince Taddeo Barberini.
La Diana Scfiemita (1), « favola boscareccia, » représentée dans
la maison du baron Jean Rudolph de Hohenrechberg, n'est pas
encore une comédie de mœurs, mais une plaisanterie mythologi-
que, dans le goût de la Renaissance. Les deux auteurs sont des
provinciaux, d'Ascoli : le librettiste, Francesco Parisani; le mu-
sicien, Giacinto Gornachioli. Le sujet est assez leste : L'Amour
est à la recherche de ses petits compagnons, le Scherzo et le Rire.
Diane l'aperçoit, tandis qu'il vole dans une « nuvoletta » au som-
met d'une montagne; elle l'apostrophe rudement; il lui demande
son chemin ; pour se railler de lui, elle l'adresse à la grotte de la
nymphe Egérie. Il en sort tout penaud, et jure de se venger.
Pan, amoureux de Diane, vient à passer ; Gupidon lui promet de
venir à son aide. Il empoisonne d'amour la fontaine de Diane ; il
cache le « chèvrepied » dans la grotte voisine ; puis il court en-
flammer la jalousie d'Endymion. Le beau chasseur épie le bain
de la déesse ; les nymphes le découvrent ; il est changé en cerf,
que les chiens déchirent. Diane s'est réfugiée au fond de la
grotte ; elle y trouve l'amoureux Pan (2). Elle reparaît à l'acte sui-
vant, honteuse et rougissante. Pan s'efforce à l'apaiser. La terri-
ble nouvelle de la mort d'Endymion qu'elle aime, achève de
troubler sa pauvre âme. Mais Pan Barberini saura la consoler.
Il transforme le cerf en un lis jaune, sur lequel viennent se poser
trois abeilles d'or ^ armes des Barberini (3).
Sur ce sujet, le poète a écrit d'élégants petits vers, lestes et
bien tournés (4), qui semblent appeler une musique spirituelle
(1) Giacinto Gornachioli d'Ascoli, Diana Schernita , favola boscareccia,
posta in musica e rappresentata in casa dell' Illustris. sig. Gio. Rudolfo
Baron di Hohen Rechberg. Rome, Roblet, 16*29. (Deux exemplaires à la Sainte-
Cécile de Rome et à la Bibl. Borghèse. Ce dernier vient d'être acheté par
Berlin).
Interlocutori : Amore, Diana, Pane satiro, Endimione, Ninfe di Diana,
Choro di Ninfe e di Pastori.
(2) « et mentre si ritira nel più oscuro dell' Antro, per rivestirsi, dal
Satiro Dio viene abbracciata, etc. » (Sic.) {Argomento délia favola.)
(3) o Uno giglio gïallo sopra il quale si vanno posar tre Api d'oro, che poi
la Dea comanda si trasportino in Cielo, e nel suo Cerchio circondato da
nuvolette d'argento si mirano tre Aponi d'oro. Alludendo ail' Arme de
felicissimi Barberini. » (Ibid.)
(4) Acte I, scène 1 :
Amore. Mentre l'Alba n'imbianca
Il già imbrunito monde,
LES ESSAIS D'OPÉRA POPULAIRE EN ITALIE.
159
et légère. Gornachioli a fait effort, mais il ne réussit guère ; le
lourd récitatif étouffe les personnages ; quelques airs à voca-
E fà ch' impallidisca
Ogni notturna Stella,
Non sia mai che languisca
L'ardente mia facella,,.
Diana. Viddi (ne punto errai)
Da lungi un struno Augello
Di miniate piume
Adombrate le tergo
Et hor da presso scorgo
Che '1 ribaldello d'Amor
Ch'al cieco volgo
E cieco nume.
Amore. Oime! che duro intoppo.
Questa è la mia nemica,
Che fingè la pudica
Ripudiando in ciel
Il Dio ch'è zoppo.
Diana. Che vai facendô tu
Per questi boschi, a me sacrati ?
Amore. Io cercando men vo
Di quà, di su, di là,
Ne dove gir più so,
Che mi son stanco già ;
I miei si vari,
A me fratelli cari,
Riso, e scherzo nomati
Ne so in quai parte
Lor si sien celati.
Diana. Tu maestro di pianto,
E fabro di dolore,
Vai ricercando i lieti pargoletti,
Per infiammar d'Amore
Di queste ninfe semplicetti
I petti?
Hor su dammi la mano, e vienemeco
La dentro di quel speco
Amore. Che faro li dentro ?
Diana. A nel più cupo centro
E'1 fonte del diletto ,
Ove gode già in pace
II suo vago salmace ;
Quivi arsi i fanciulli,
Per dianzi entrorno
A puéril trastulli.
Quanto di lui mi rido.
Questo è l'antro d'Egeria
Nume di Nuraa,
Ov'ella oga'hora versa
Lagrimo in abbondanza
Gia in fontana ci inversa,
1.60 LES ORIGINES DU THEATRE LYRIQUE MODERNE.
lises (!) s'essayent sur le terrain de la Comédie, mais d'une
allure pesante, et le musicien est malgré lui attiré vers les scè-
nes dramatiques. Les pages les mieux traitées sont certainement
celles de la douleur de Diane (2).
Les premiers essais intéressants pour peindre la vie moderne,
et lui trouver une expression musicale, sont encore faits chez les
Barberini, et l'on peut croire, sous leur inspiration. Leur com-
positeur, Marazzoli , est le premier qui traite des sujets de co-
médie contemporaine, et le poète n'est autre que le jeune confi-
dent du cardinal Barberini, le futur pape Clément IX.
Leur début en ce genre mérite de nous arrêter ; car il fut écla-
tant. Grâce à l'introduction du mélodrame religieux dans les
coaivents, le théâtre Barberini, ne s'astreignant plus aux sujets
d'édification , aborda pour la première fois les sujets profanes en
1637 avec une pièce perdue, il Falcone-, puis, au carnaval de
1639, avec Chi sofre, speri (3), comédie de Msr Ruspigliosi, mise
en musique par Vergilio Mazzocchi (4) et Marco Marazzoli (5). Le
succès fut grand auprès des invités du cardinal Francesco. Nous
en avons deux relations, l'une du poète Miiton , qui assistait à la
représentation (6); l'autre, de Maximilien Montecuccoli au duc
de Modène (7). Trois mille cinq cents personnes étaient présentes
Dov' il piant'el dolor
hanno la stanza
Etc.
(1) Diane au bain, avec deux nymphes. Acte IV, scène 2, p. 25.
(2) Acte V, scène 2, p. 37-40. Diane. Choro a 6.
(3) Le manuscrit qui est resté inconnu jusqu'à présent, est à la Bibliothè-
que Barberini, où nous avons pu le consulter. En voici le titre : Comedia
Chi Sofre, Speri, poesia dell' Illustrissimo Mon Ruspigliosi, posta in musica
dalli Signori Vergilio Mazzocchi e Marco Marazzoli (Codice Cartaceo in-fol.
di carte 325. XL VIII, 154. — Sans noms de personnages, ni d'acteurs, ni
date de la représentation).
(4) Voir, sur Vergilio Mazzocchi (1593-1646), p. 132.
(5) Voir, sur Marco Marazzoli, p. 138.
(6) John Miiton en parle , dans une lettre du 30 mars 1639 (Florence), à
Luca Holstenio (The John Miiton historical, political , and miscellaneous.
Londres, 1653). Il vante l'extrême courtoisie et les honneurs avec lesquels
l'a traité le cardinal Francesco : « cum ille àxpda^a illud musicum magni-
ficentiâ vere Romand publiée exhiberet. »
(7) Dépêche de Massimiliano Montecuccoli, résident de la maison d'Esté
à Rome, au duc de Modène, 2 mars 1639 (Archiv. di Modena, Cancellaria
Ducale).
« Essa commedia per l'ampiezza di un salone a terreno in cui fu rappre-
sentata, per la vaghezza délia scena..., etc., per la novità et artificio délie
prospettive, le quali furono due, cioô una fiera dove intervennero fino un
LES ESSAIS D'OPÉRA POPULAIRE EN ITALIE. 161
à ce spectacle, qui dura cinq heures, et où le machiniste, le poète
et le musicien concoururent aux jeux les plus variés et les plus
amusants de la mise en scène (pluie, grêle, orage, batailles,
cavalcades , etc.). Un acte est surtout remarquable. C'est un
tableau de vie populaire, qui fit l'admiration du public, et assura
la renommée de la pièce. Vittori y prit l'idée de sa comédie (1).
— Nous sommes transportés à la « foire de Farfa (2). » Le début
du dernier acte de Carmen peut en donner une idée ; mais les
proportions de la comédie de Marazzoli sont plus vastes. C'est
véritablement un peuple qui s'agite sur la scène. La partie d'or-
chestre est presque nulle ; mais la multitude des voix se presse
et s'appelle, en un joyeux tumulte. Je suppose que Virgilo Maz-
zocchi , avec son amour du grand et du colossal , a dû élargir le
plan de Marazzoli, et joindre au goût pittoresque de son colla-
borateur, cette tendance épique, et l'habileté qui le caractérise
à manier les grandes masses chorales. Les cris des marchands se
mêlent ; vendeurs et acheteurs s'interpellent ; des promeneurs
passent en causant ; des grands seigneurs dans leurs carrosses ;
carro tirato da buovi, una lettiga condotta da muli con una persona dentro,
uno sopra un cavallo che la seguitava et ogni cosa vera et viva; et un'altra
che figurava la parte del palazzo del card. Antonio , che guarda nel suo
giardino, e dove per ordinario si giuoco alla pillotta (balle). In ambidue
apparivi una grandissim'a quantità , e varietà di gente, di carrozze, di ca-
valli, di lettighe, di giocatori da pillotta e di spettatori. — Vi fu anche un
improviso imbrunimento d'aria con lampi , tuoni , et un fulmine , che passô
per la scena, e successe parimente grandine, e pioggia. — Inoltre un abbat-
timento di sedici con spade e pugnali furiosissimo , e grandem'ente immi-
tante il vero... » Montecuccoli joint à son récit la a Narrazione in stampa, »
mais nous l'avons perdue.
Les Avvisi di Roma du 5 mars 1639 complètent ces renseignements, et
parlent des « Intermedii apparenti tra quali è maravigliosa l'apparenza délia
fiera di Farfa, cosi ben disposta che contiene artisti et mercanti d'ogni
sorte, che parlando in musica vanno procurando di vendere le merci, et
opère loro, ma di piii vi vengono alcuni mercanti a cavallo parimente veri,
vi si vede parimente il passaggio di carrozze et il corso d'un palio , et in
fine l'effetto che fa il sole quando tramonta; et nelle est0 intermedio si vede
l'apparenza del giardino del palazzo di sigg. Barberini con il gioco délia
pilotta, passaggio di carrozze, cavalli et lettighe, et cose simili che recano
gran stupore... »
M. Ademollo rappelle un petit incident de la représentation : lo cardinal
Antonio faisant sa police lui-même, et, pour faire de la place aux gens de
marque, chassant à coups de bâton un de ses invités, un jeune homme de
bonne mine.
(1) La Foire de Palestrina. Voir plus haut.
(2) Acte II, scène dernière, p. 172-250.
11
162 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
une litière avec des mulets ; un chariot , traîné par des bœufs ;
des jeunes filles turbulentes et rieuses ; des bourgeois qui par-
lent d'affaires ; des diseurs de bonne aventure ; le narnese (char-
latan), monté sur ses tréteaux, fait acheter son latuario (élec-
tuaire), en présageant aux mères d'affreuses maladies pour leurs
bébés. La foule regarde, s'amuse et bavarde. Des jeunes gens
font un pas de ballet. Un cavalier, en dansant, frappe rudement
un chien ; le propriétaire se fâche ; on se menace ; les épées sor-
tent du fourreau. Un duel s'engage ; le sang coule. Le soleil
s'éteint à l'horizon, versant sur ce peuple agité, les flots puis-
sants et limpides de sa sérénité. La poésie s'unit à la peinture,
et l'auteur sait heureusement mêler les impressions lyriques de
son cœur au spectacle de la. vie réelle.
Si réussie que soit la scène, si puissamment qu'elle témoigne
de l'étonnante aptitude des Italiens à manier les foules, les
chœurs, le Peuple au théâtre (1), la langue musicale n'est pas
assez souple et variée. Les accents individuels de chacun des
personnages, ou des groupes de personnages, sont vivants et
bien saisis. Il manque l'ampleur vibrante, et le frémissement de
vie de l'orchestre. Le protagoniste de ce genre était un peu grêle
pour soutenir ce rôle. C'était un Monteverde (2) , ou un
Gavalli (3), et non un Marazzoli, qu'il eût fallu pour réussir.
En revanche, son talent ingénieux, tout de conversation et
d'esprit mondain, le rendait propre avant tout autre, à tenter
(1) C'est un génie que l'Italie n'a jamais perdu (Voir les finales de l'opéra
italien, de Guillaume Tell, des opéras-bouffes de Rossini, etc.). Il est fâcheux
que ses poètes et ses librettistes n'y appliquent pas leur talent, au lieu de
s'épuiser à créer des caractères qu'ils ne réussissent pas à rendre profonds
et forts , ou de s'exprimer eux-mêmes , ce qui n'est pas très intéressant. Ils
ont d'instinct le sens du Peuple, des passions collectives. Des hommes qui
vivent toute leur vie au grand air, en communion de pensée, en réson-
nance de sentiment avec les autres, ont une supériorité native sur les races
du Nord, pour porter sur la scène ou dans leurs livres, le spectacle des
peuples et les grands mouvements des foules. Ils devraient le remarquer. —
Mais je ne doute pas qu'ils ne l'aient fait (Voir leurs drames modernes; et,
pour ne parler que de l'opéra, c'est surtout par les ensembles que valent
les pièces de Verdi, et tout dernièrement, de Mascagni et de Leoncavallo).
(2) Monteverde a d'ailleurs touché légèrement, en passant , au comique,
dans Vlncoronazione di Poppea (1642). Parmi les tragédies de la pièce, le
Page (Valletto) et la Damoiselle (Damigella) chantent leur petit amour gra-
cieux et railleur. Le Page interroge la fillette sur le trouble amoureux
qu'il éprouve, comme un Chérubin, point sentimental, et très bien dé-
niaisé. — Acte II, se. 3 et 4.
(3) Pour Cavalli, qui effleura aussi l'opéra-bouffe, voir plus loin.
LES ESSAIS D'OPÉRA POPULAIRE EN ITALIE. 163
le style de la comédie musicale. Nous lui eu devons les premières
ébauches dans quelques-unes des pièces espagnoles de Mgr Ros-
pigliosi. C'est ainsi que le Dal Maie il Bene (1) de 1653, tout entier
écrit dans une langue spirituelle et cavalière, propre aux gen-
tilshommes qui la parlent et aux intrigues qui s'y jouent, offre
les premiers exemples de scènes et de personnages vraiment co-
miques (2). On sent un effort intelligent pour adapter le style
(1) Dal Maie il Bene, poesia dell' Emm0 sig. card1" Rospigliosi, musica delli
SS" Antonio Maria Abbatini , e Marco Marazzoli (Eseguito nell' occasione
délie Nozze del Principe di Palestrina con D. Olimpia Giustiniani, 1653, e
più volte ripetuto alla presenza délia Regina di Svezia, 1654-1658. — Deux
exemplaires manuscrits à la Bibl. Barberini; un exemplaire manuscrit du
2e et 3e actes, en 2 volumes superbement écrits, à la Bibl. Sainte-Cécile
de Rome).
Interlocutori : D. Leonora; Marina sua serva; D. Diego; D. Fernando;
Tabacco suo servitore ; D. Elvira.
(2) La comédie, comme je l'ai dit, est inspirée de Calderon. Le dialogue
en est élégant, et souvent piquant. En voici, comme exemple, la scène 5 de
l'acte II , entre Leonora et Marina. (Marina vient de prendre des informa-
tions sur le gentilhomme inconnu dont sa maîtresse est éprise.)
Marina (à part) : S'ignora mia la mancia.
D. Leonora : Che hai fatto, Marina ?
Marina : Che ho fatto ? h5 fatto più che Carlo in Francia ; h6 caminato
tutta la mattina , buscando dell' amico informatione, e facile l'han resa i
contrasegni che teneva in mente; ma non consiste in ci6 l'impresa; hô tro-
vata la casa , e lungamento anche hb parlato al Cavaliero istesso. Hor, chi
credi che sia?
D. Leonora : Narralo homai.
Marina : Il nome è d. Fernando délia Cerda; sua prosapia già sai quanto
chiara, et csso mostro doti cotante ch'io per narrarle a té non son bastanto :
bizzarro, generoso, savio, gentil, galante, bravo, attento , ingegnoso; in
fin trà i Cavalieri il vanto porta, e non è Iode alcuna ond'io l'honoro che
per lui non sia corta : è una coppa d'oro.
D. Leonora : Ma quai discolpa addita di non haver più fatto à me ritorno ?
Marina ; L'obligé la ferita à non picciola cura , onde uscir non potè dal
suo sogiorno.
D. Leonora : A non picciola cura? che tù il trovassi io sento allegrezza
ch'eccede ogni misura, ma si scema in gran parte il mio contento nell'
ascoltar di D. Fernando il maie, che s'in lui più che in me vivo il desio egli
già mai tormento sentir non puô che non lo senta anch'io.
Marina : E s'a cotanto affetto fusse.
D. Leonora : Non dire ingrato ogn' altra cosa. Io passo questo solo, potria
nel sen piagato aprir al duolo anzi alla morto il passo.
Marina : Lascia simil sospetto : egli ti porta un infinito Amoro.
D. Leonora : In che l'hai conosciuto ?
Marina : Nell' havermi in duo hore che là m'ha trattenuta con molto cor-
tesie , dimandata di mille scioccherio (sottises) con affetto, con gusto e
confidenza, come se trà noi fusse antica conoscenza, — o l'hô conosciuto
anco à un'altra cosa.
164 LES ORIGINES DU THEATRE LYRIQUE MODERNE.
récitatif au dialogue familier : ainsi , dans les dialogues de va-
lets (1) , ou dans ce petit récit de Marina (2), où la musique sou-
ligne avec une attention spirituelle les qualités de D. Fernando,
à mesure que la servante les décrit à sa maîtresse. Le rôle de
Tabacco est traité avec rondeur. Ses ariettes (3) ont un entrain
comique et une large bouffonnerie d'allure, qui annonce ses har-
dis successeurs de l'opéra buffa.
Le mouvement se propageait si bien, qu'en 1657 un théâtre fut
fondé à Florence, pour le genre nouveau, par Y Académie degli
Immobili (4). Il s'ouvrit au Carnaval, via délia Pergola, par un
a drama civile rusticale » de Gio Andréa Moniglia , musique de
Jacopo Melani : La Tancia, overo il Poteslà di Colognole (5). Cette
D. Leonora : A che? Dimme'l, Marina?
Marina : AU' havermi donato questa rosa di diamanti si ricca e pellegrina :
questo è di vero amore il più certo argomento ; quando la man non accom-
pagna il core , è segno che nel cor l'ardore è lento. Io mi rido di certi che
vogliono spacciarsi per Amanti, e senza mai donare un par di guanti ; solo
nella constanza e negT amori fondando ogni ragione, pretendono favore, che
sciocca pretensione?
D. Leonora : Gl'hai detto ?
Marina : Nô, signora; non dico quel ch'io s6, si facilmente, in ciô che di
tacere è conveniente. Io non mi lascio intendere ; andai là per comprare,
è non per vendere ; onde gli dissi solo quanta cagion di duolo il suo maie
à te dia, ma non dissi per6 chi tu te sia..., etc.
(1) Acte III, scène 3.
(2) Acte II, scène 5 (Voir le dialogue ci-dessus). — L'exactitude un peu
précieuse du détail musical , la minutie légèrement prétentieuse de la des-
cription, rappelle une page des maîtres chanteurs, la scène où l'apprenti
David décrit à Walther les différents genres de style usités à l'école.
(3) Acte II, scène 6. Acte III, scène 1. — Don Fernando croit que sa maî-
tresse a un autre amant. Son valet Tabacco veut lui persuader qu'il doit
s'en réjouir.
D. Fernando : Je ne comprends pas pourquoi.
Tabacco : C'est une proposition bien claire et bien courante : Qui peut
faire le plus, peut faire le moins. Donc, si celle-là en sait aimer plus d'un,
paix, ne t'afflige plus; elle saura bien mieux encore, le jour où elle voudra
t'aimer seul.
(4) Voir le petit ouvrage de M. Ademollo : I Primi Fasti del Teatro di
Via délia Pergola in Firenze (1657-1661), Ricordi. — (M. Ademollo ne
connaît pas les partitions de Melani).
(5) La Tancia, overo II Podestà di Colognole, poesia del sig. Andréa
Moniglia, musica del sig. Jacomo Melani (Bibl. Chigi, Q. V. 36). Magnifique
partition manuscrite, avec majuscules, 210 p.; à la fin, une table alphabé-
LES ESSAIS D'OPÉRA POPULAIRE EN ITALIE. 165
pièce, qui eut une étonnante célébrité (1), et dont on ne connais-
sait plus que le livret, existe encore manuscrite; j'en ai trouvé
un exemplaire dans une armoire du palais Chigi à Rome.
Ici, le doute n'est plus permis; nous nous trouvons en pré-
sence d'un véritable opéra bouffe. Voici l'argument de la pièce :
« Anselmo Giannozzi, bourgeois de Florence, a conduit sa fillle
Isabelle à Golognole, dont il est podestà. Leandro, jeune homme
de naissance honorable , s'est épris d'Isabelle et demande sa
main. Gomme il est pauvre, Anselme n'y veut point consentir,
jusqu'à ce que, par les bizarres inventions de Bruscolo, domes-
tique de Léandre , on lui ait fait croire (étant vieux , simple et
avare) que Léandre est extraordinairement riche, entre tous les
gentilshommes du pays. » La comédie se passe au village. On y
voit, comme foule, un chœur de musiciens, une troupe de sbires,
des paysans gardes nationaux, des marchands dans une foire,
des paysans. On y parlait le patois du pays, et le réalisme en
était si fidèlement observé que l'auteur avait dû, pour se faire
comprendre, joindre un glossaire à sa pièce (2). La musique
offre un mélange de verve paysanne et gaillarde, et de derniers
restes d'archaïsme. Le dialogue est franchement bouffe et suit
avec une vivacité curieuse et amusée, les paroles, les mouve-
ments et les ridicules des personnages. Ainsi le dialogue du
Podestà et de Bruscolo (3) , où le vieux Pantalon , pris d'un
tique des morceaux. La Bibliothèque Chigi possède aussi de Jacomo Melani.
Girello, paroles de Nie. Acciajuoli ; Ercole in Tebi, par. de Moniglia, et
VIdaspe, cantate (Arbante, Laurindo, Idaspe).
L'Ercole in Tebi se trouve aussi à la Bibl. Nat. de Paris. 1661, Firenze
(mss. in-fol. obi. maroq., semé de fleurs de lis). Il fut joué pour les noces
de Cosme III et de Marguerite d'Orléans (786 gr. f.).
(1) Elle fut jouée à Bologne, Pise, etc. On vint la voir de « pays lointains. »
(2) « Per chè in qualsisia génère di rappresentazione, l'osservare il cos-
tume del personaggio che si introduce tanto nel parlare, che nell' opera-
zioni, è il maggior obbligo che sia imposto dalle buone regole délia poetica
a que tali che di ben comporre s'industriano, onde loro la piîi difficile fatica
risulta, incontrerannosi nel leggero questo Drama moite voci proprie a i
Contadini délie nostre Ville, le quali non saranno intese da chi non è na-
tivo di Firenze, perô ho stimato molto a proposito per facilitarne l'intelli-
genza porre nel fine del Drama la dichiarazione non solamcnte de i voca-
boli, ma de i proverbi ancora, e dettati rusticali. » (Moniglia, Théâtre,
préface. Nouvelle édition de 1689.)
On voit que nos réalistes auraient de la peine à surpasser en logique le
bon Moniglia, qui veut que les personnages parlent exactement comme dans
la vie réelle.
(3) Acte I, scène 14. — Je ferai remarquer combien le stylo vigouroux de
la bouffonnerie italienne a de saveur, et combien il y a prés des valets de
166 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
accès de rage folle , s'épuise à faire sortir les mots de sa bouche
tremblante, d'où coule comme d'un goulot trop étroit, un flot
rebondissant de syllabes bégayantes. C'est du Rossini, moins
généreusement doué, mais plus soucieux de l'art. Dans la partie
amoureuse de la pièce, qui (suivant la règle ordinaire de la co-
médie) est tenue à l'abri de la bouffonnerie, par une sorte de
scrupule délicat et de respect de l'amour, Melani montre une
tendresse poétique et un fin sentiment de la nature (1), qui est
comme un écho de notre charmant Rameau.
Le Potestà de Colognole fit naître d'autres œuvres du même
style. Moniglia écrivit coup sur coup II Pazzo per forza (1658); II
Vecchio burlato (1659), et la Serva Nobile (1660), les deux pre-
mières avec musique de J. Melani (2); l'autre, de Domenico
Anglesi. Le théâtre de la Pergola, protégé par le prince cardinal
Gio-Carlo de Medici, menait une brillante carrière; il avait une
excellente troupe de chanteurs, un poète et des musiciens ordi-
naires. Malheureusement, le cardinal G. -Carlo mourut le 23 jan-
vier 1662 ; Ferdinand II fut remplacé par Cosme III, ennemi des
théâtres et des amusements, et ce jeune et vigoureux développe-
ment fut brusquement arrêté. Le théâtre fut fermé pour plus de
vingt-cinq ans.
Mais le mouvement était trop fort. Ce n'était plus ici la tenta-
tive isolée d'un groupe littéraire. Moniglia était à la vérité un
lettré curieux de réalisme, à la façon de nos beaux esprits pari-
siens qui se travaillent à parler la langue d'un peuple qui est loin
d'eux. Mais tout autour de lui , le vieil esprit national, le génie
malicieux de la commedia dell'arte se réveille. Les défenseurs atti-
trés de l'art classique résistent mollement, fatigués, désireux de
changement. La bourgeoisie méprisée prend conscience qu'elle
est maîtresse du théâtre par les artistes, qui sortent presque tous
de son sein ; et dès que l'opéra devient public à Venise, à Naples
la comédie italienne à ceux de Molière. Il n'y a presque rien de changé.
C'est la même carrure et l'ample belle humeur.
(1) Acte I, scène x.
(2) Il ne faut pas confondre Jacopo Melani avec ses cousins, Atto et Ales-
sandro Melani. D'Alessandro Melani, la Biblioth. Nat. de Paris possède : II
Carceriere di se Medesimo, mss. obi., 785, et un oratorio : Exurge quare
obdormi ad me, à 5 voix, 2 violons, alto, fagotto et orgue, 447; — la
Biblioth. Chigi : L'Empio punilo , par. Fil. Acciajoli ; un Scherzo pasto-
rale, par. Car. Mencin'i, et des Arie.
D'Atto Melani, un fripon, un aventurier d'esprit, qui s'attacha à la fortune
de Mazarin, la Bibl. Nat. a 6 Arie. Ulstituto musicale de Florence possède
un certain nombre de ses Lettres autographes.
LES ESSAIS D'OPÉRA POPULAIRE EN ITALIE. 167
et à Rome, elle y imprime sa marque réaliste, pratique, gogue-
narde, un peu épaisse. Le triomphe de la musique absorbant
peu à peu le meilleur des forces dramatiques de l'Italie , il serait
impossible de faire l'histoire du théâtre italien au dix-septième
siècle, sans une étude attentive de l'opéra. On l'a trop méprisé.
Notre opéra français, tout entier sorti de la convention, n'ap-
prend rien de précis sur la cour et }a. ville ; il ne parle pas pour
elles ; on sent bien qu'on n'est pas là pour son plaisir , mais pour
une sorte d'édification artistique. Il n'en est pas de même chez
les Italiens. Bonnes ou mauvaises, et plutôt mauvaises que
bonnes, leurs pièces sont pour eux, et toutes remplies d'eux-
mêmes. Ils consentent volontiers à ce que le beau n'y soit pas
observé, pourvu qu'ils y trouvent leur plaisir.
La vie moderne se taille surtout une large place dans l'Opéra
vénitien.
Les sujets, comme ceux de l'opéra florentin, en sont il est
vrai empruntés à l'antiquité ; mais cette antiquité est presque
toujours romaine; elle prête davantage à l'observation réaliste
et au spectacle de la vie; puis, elle a un caractère patriotique;
c'est au fond la légende de la patrie. D'ailleurs, les titres seuls
sont anciens ; les personnages sortent directement de la société
moderne ; leurs aventures et leurs pensées se réduisent aux intri-
gues et aux galanteries des cours italiennes du dix-septième siè-
cle. Je ne sais si la faute en est à l'impuissance des artistes à
penser antique, ou aux exigences du public qui veut s'amuser
au théâtre ; mais nous devons à ces faiblesses, de curieux aperçus
sur l'âme italienne de la décadence.
Les héros sont des usurpateurs, des conquérants, des préten-
dants , des condottieres. Les épisodes sont des chasses à l'héri-
tage ou à la couronne, des mariages d'état, des enlèvements, des
substitutions d'enfants, des conspirations, des massacres, des
travestissements. C'est partout le triomphe de la ruse, un ma-
chiavélisme abâtardi. Il y a des exceptions : des serviteurs ou
des amis dévoués, des femmes dont l'amour conjugal va jusqu'à
l'héroïsme; mais tous, et les meilleurs mêmes, poursuivent leur
but par le mensonge. Ce n'est assurément pas le meilleur de la
vie populaire et du caractère italien; encore cela est-il précieux
par sa vérité et son naturel. Depuis 1660, les épisodes comiques
se mêlent au drame; chez Aureli, ils alternent régulièrement
168 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
avec les scènes sérieuses; ils s'inspirent de la vie commune, du
monde des petits bourgeois. L'esprit n'est ni très fin, ni bien mé-
chant; mais il a une vivacité native, et l'opéra buffa y fait ses
premières armes (1). La partie tragique prend aussi un caractère
plus emporté et plus outré, en un mot plus italien. Les péripéties
saisissantes abondent ; les Vénitiens savent tenir le public en
haleine ; leur imagination brûlante, parfois dévergondée, a sou-
vent le secret du fantastique. L'ensemble est informe, mais il vit.
Il serait assez curieux d'étudier comment l'on en est venu de
l'art néo-grec de Rinuccini et de Chiabrera (2), aux pièces bour-
souflées de Minato et d'Aureli. — Nicolo Minato, de Bergame,
le plus populaire des librettistes vénitiens, est loin d'être le
meilleur (3). Son succès est dû surtout à sa fécondité, et à son
habileté à se plier aux circonstances.
La première génération des poètes vénitiens promettait davan-
tage. Un art plus vivant que celui de Florence, plus personnel, et
toutefois s'inspirant de ses principes de goût, s'annonce dans les
œuvres de Benedetto Ferrari (4), le père de l'opéra de Venise.
Poète maladroit, mais convaincu, il avait étudié l'art antique , et
en retrouve quelquefois le sentiment dramatique. Il ne prêle pas
à ses héros les mobiles des masques de la comédie italienne. La
tristesse résignée de son Andromède (5), la puissance fatale de
l'amour dans des cœurs qui voudraient et ne peuvent se révolter
contre lui (Armide) (6), témoignent d'une certaine profondeur de
sentiment.
Francesco Busenello (7) lui est encore supérieur. Poète de Mon-
(1) A Vienne, la partie comique est confiée à un acteur spécial, le mu-
sico regio, qui dit des chansonnettes, fait des imitations, etc. En Italie, c'est
un servo ridicolo, sorte de clown, doué de quelque infirmité grotesque.
(2) Gabriello Chiabrera, né à Savone le 8 juin 1552, mort en 1637, un des
meilleurs poètes de l'Italie au dix-septième siècle, le plus pénétré peut-être
du sentiment antique. Voir p. 70 et 76.
(3) Il commence à écrire presque du temps de Chiabrera, et finit quand
débute Apostolo Zeno, au dix- huitième siècle.
(4) Poète, imprésario et musicien.
(5) C'est la première œuvre jouée à Venise, au S. Cassiano, en 1637. Mu-
sique de Francesco Manelli, de Tivoli (l'œuvre est dédiée à Marco Pisani).
Voir pour Ferrari, Tiraboschi, Biblioteca Modenese, II, 265.
(6) L' Armide fut la seconde pièce jouée au SS. Giovanni e Paolo, en 1639.
Poème et musique de Ferrari.
(7) Francesco Busenello , noble Vénitien, écrivit les poèmes de : Gli
Amori d'Apollo e di Dafne, mus. de Cavalli, S. Cassiano, 1640. — La Didone,
mus. de Cavalli, S. Cassiano, 1641. — L'Incoronazione di Poppea, mus. de
Monteverde, S. Giov. et Paolo, 1642. — La Prospérité infelice di Giulio
LES ESSAIS D'OPÉRA POPULAIRE EN ITALIE. 169
teverde et de Cavalli , il a des scènes véritablement shakespea-
riennes, et si le drame est parfois languissant , il y supplée par
la vérité des passions et la force des pensées. Ses monologues et
ses scènes d'amour sont surtout remarquables. Métastase fera son
profit de sa Didon, et la reprendra en la soumettant aux unités.
Mais après. lui, le mauvais goût, et le « capriccio bizarro » des
Vénitiens (dit Aureli lui-même) (1), l'emportent, et dès 1660, Buse-
nello combat en vain dans ses prologues le goût du burlesque et
du baroque, et montre aux Italiens le modèle un peu rude, mais
puissant, du théâtre espagnol. Le goût public entraîne l'opéra de
Venise vers la bouffonnerie sans portée, et la mise en scène vide
de sens.
Les traits caractéristiques de cet art , si on le compare à celui
de Florence, sont en musique la disparition du chœur et le dé-
veloppement de l'élément comique.
Ferrari a encore des chœurs madrigalesques, entremêlés de
soli, dans le genre de Gagliano. Les chœurs paraissent aussi dans
les premiers opéras de Cavalli (2), et dans ceux qu'il écrit pour
Paris (3). A ces exceptions près, on peut dire qu'à partir de 1650,
le chœur ne paraît plus que dans de courtes phrases, des cris ou
des appels : « AU' armi ! » etc., le plus souvent confiés aux figu-
rants, ou même aux acteurs principaux. Le chœur philosophique
et moral des Florentins était trop sérieux pour la légèreté véni-
tienne. Le goût de l'époque se détachait même du chœur drama-
tique. On était las de la forme madrigalesque, et le solo semblait
d'un art bien supérieur. Pietro délia Valle l'écrit dès la première
moitié du siècle. En 1662, Bontempi relègue le chœur dans l'ora-
torio (4). L'économie était une des raisons les plus sérieuses en
faveur de cette opinion. Maintenant que les dépenses du théâtre
ne regardaient plus le trésorier du duc de Florence, ou la caisse
du prince de Mantoue, mais une compagnie de comédiens, ou un
entrepreneur, où trouver l'argent pour payer les cinquante -sept
voix du Rapimento di Cefalo? 'Il était bien plus avantageux de rem-
placer cette foule par quelque bonne allégorie, Destino, ou For-
tuna. On exploita habilement le goût du peuple pour le solo; il
ne s'agit plus que d'en introduire dans la pièce sans rapport avec
Cesare, mus. de Cavalli, Teatr. Novissimo , 1646. — La Statira, mus. de
Cavalli, S. Giov. et Paolo, 1655.
(1) Prologue du Perseo dédié à Mazarin, et des Amori d'Apollo (1663).
(2) Nozze di Teti, 1639. Didon, 1641. Virtu degli strali, 1642.
(3) Ercole, 1662. Scipione, 1664.
(4) Prologue du Paride.
170 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
l'action. Ce goût ne deviendra pas moins ruineux; les bons chan-
teurs réclameront des appointements énormes, et il en faudra
servir au public un très grand nombre à chaque soirée. Telle
pièce a jusqu'à trente et quarante parties. On emploie des expé-
dients; chaque acteur a deux rôles, comme dans le Palagio d'At-
lante de L. Rossi.
La musique, bien supérieure à la poésie, maintient (au moins
dans la première période de l'opéra vénitien) l'unité d'une œuvre
qui s'émiette en une multitude de scènes, sans liens et sans logi-
que. Elle imprime à l'ensemble, surtout avec Gavalli, la marque
d'une personnalité sensuelle et passionnée. L'opulence de ses
couleurs dédommage du dessin si pauvre des livrets. Le solo est
devenu clair, précis, et expressif. De même que le récitatif floren-
tin s'est formé au commencement du siècle dans les madrigaux
de Vecchi et les cahiers d'esquisses de Gaccini , de même l'art
vénitien trouve sa véritable forme dans les travaux delà musique
de chambre et de la musique d'église. La cantate de Carissimi ,
dont nous parlerons tout à l'heure, est la meilleure école d'opéra.
La musique parle au peuple; elle puise dans ses chansons, ses
lieder et ses barcarolles, les rythmes les plus expressifs, peut-être
les mélodies. On y sent une âme jeune et violente, avide de
plaisirs. Gavalli, le premier et le plus puissant des Vénitiens,
nous donne l'impression d'un génie de la famille de Véronèse, en
qui se reflètent le tumulte des formes , des images et des désirs
de son époque, sans une intelligence profonde, sans un souffle
personnel, qui les altère ou les transfigure, mais avec une fraî-
cheur de sensations, et une joie franche, qui les colorent d'un
éclat opulent (1).
Pier-Francesco Galetti Bruni, dit Francesco Gavalli (2) , vrai
fondateur de l'Opéra vénitien, régna sans conteste à Venise pen-
dant plus de trente ans , et représenta l'art italien à l'étranger, à
(1) On trouvera d'excellentes études sur les maîtres vénitiens, et en parti-
culier sur Cavalli et Cesti, dans les revues allemandes des dernières an-
nées, surtout dans les écrits de M. Hugo Goldschmith et de M. Hermann
Kretzschmar. J'en ai fait mon profit.
(2) Du nom de son protecteur Federigo Cavalli, podestà et capitaine de la
province de Crema en 1614, qui le ramena à Venise en mars 1616, et lui fit
donner son éducation musicale. (Il portait le surnom de « Il Checco de Câ
(casa)-Cavalli. »)
Francesco Cavalli naquit en 1599, à Crema, où son père était maître de
chapelle, et mourut le 14 janvier 1676, à Venise. Il était entré dans les chan-
teurs de Saint-Marc en 1617, en était devenu second organiste en 1640, pre-
mier organiste le 11 janvier 1665, et maître de chapelle le 20 novembre 16G8,
LES ESSAIS D'OPÉRA POPULAIRE EN ITALIE. 171
la cour de Louis XIY. De tous les compositeurs du dix-septième
siècle, nul ne peut être plus facilement connu aujourd'hui. Sur
les trente-neuf opéras qu'il écrivit (1), vingt-six sont conservés à
(1) En voici la liste exacte. Ceux qui sont marqués d'une croix (f) sont
conservés à la bibliothèque S. Marco de Venise (fonds Contarini) :
1. f 1639. Le Nozze di Teti e Peleo, poème Orat. Persiani. S. Cassiano.
2. f 1640. Gli Amori d'Apollo e di Dafne, Franc. Busenello. S. Cassiano.
3. f 1641. Didone, Franc. Busenello. S. Cassiano.
4. f 1642. La Virtù de' Strali d'Amore, Giov. Faustini. S. Cassiano.
5. 1642. Narciso ed Eco immortalati. S. Giov. e Paolo.
6. 1642. Amore inamorato. S. Mosè.
7. f 1642. Egisto. Vienne. — S. Cassiano, 1643.
8. f 1644. Ormindo, Giov. Faustini. S. Cassiano.
9. 1644. Deïdamia, Se. Herrico. Teat. Novissimo.
10. f 1645. Doriclea, Giov. Faustini. S. Cassiano.
11. 1645. Il Titone, Giov. Faustini. S. Cassiano.
12. 1645. Romolo e Remo, Giulio Strozzi. S. Giov. e Paolo.
13. 1646. La Prosperità infelice di G. Cesare dittatore, Fr. Busenello.
T. Novissimo.
14. 1648. Torilda. S. Cassiano.
15. 1649. L'Euripo. S. Mosè.
16. f 1649. Giasone, Hiacinto A. Cicognini. S. Cassiano.
17. 1650. La Bradamante. S. Giov. e Paolo.
18. f 1650. L'Orimonte, Nie. Minato. S. Cassiano.
19. 1651. L'Armidoro. S. Cassiano.
20. 1651. Alessandro vincitor di se stesso. S. Giov. e Paolo.
21. f 1651. L'Oristeo. S. Apollinare.
22. f 1651. La Rosinda. S. Apollinare.
23. f 1651. La Calisto, Giov. Faustini. S. Apollinare.
24. f 1652. VEritrea, Giov. Faustini. S. Apollinare.
25. 1652. Veremonda VAmazzone di Aragona. S. Giov. e Paolo. (En dé-
cembre 1652, à Naples.)
26. f 1653. Elena rapita da Teseo, Nie. Minato. S. Giov. e Paolo.
27. f 1654. Serse, Nie. Minato. S. Giov. e Paolo. (En 1660, à Paris.)
28. f 1654.1665. Ciro (de Giul. Ces. Sorrentino, revu et augmenté). S. Giov.
e Paolo.
29. f 1655. Statira , principessa di Persia, Giov. Busenello. S. Giov. o
Paolo.
30. f 1655. Erismena. S. Apollinare.
31. f 1656. Artemisia, Nie. Minato. S. Giov. e Paolo.
32. 1658. Antioco. S. Cassiano.
33. 1660. La Pazzia in Trono, ovvero Caligola délirante. S. Apollinare.
34. f 1662. Ercole. Paris.
35. f 1664. Scipione Affricano, Nie. Minato. S. Giov. et Paolo.
36. f 1665. Muzio Scevola, Nie. Minato. S. Salvatore.
37. f 1666; Pompeo Magno, Nie. Minato. S. Salvatore.
38. f 1669.' Eliogabalo. (Bilil. S. Marco.)
39. f 1670. Erismena (seconde édition). S. Salvatore.
f Requiem a 2 cori (8 voix). (Collect. du roi de Saxe.)
172 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
Venise, et ils ont été souvent étudiés, surtout dans ces dernières
années. Le trait le plus caractéristique de sa nature, est la glo-
rieuse fougue qui emporte ses musiques. Sa manière, à la fois
héroïque et sensuelle, a dans les bons endroits, un peu du
Wagner des Niebelungen ; il en a le souffle hardi , et ces phrases
robustes et carrées, fanfares à la Siegfried. En revanche, il ne
lui ressemble guère par son étonnante facilité, sa verve pri-
mesautière, et le talent de produire les plus puissants effets avec
les plus simples moyens. En ceci, il se rapproche de Haendel.
Son écriture est rapide, hasardée. Presque jamais il ne réfléchit,
ni ne calcule, comme Monteverde, l'exacte vérité de l'accent.
Il est rempli de répétitions et de négligences, dont quelques-
unes assez extraordinaires; (c'est ainsi qu'il écrit bravement un
« duo » à la fin de sa Calisto, sans s'apercevoir que le poète
a préparé un trio ; puis il reconnaît brusquement son erreur, et
recommence son travail.) Il est aussi indifférent au livret qu'on
lui donne, que Véronèse ou Tintoret le sont souvent au sujet de
leurs tableaux. Peintres et musiciens ne voient dans le libretto
qu'un thème offert à leur fantaisie, et ils ne se gênent pas au
besoin, pour le traiter au rebours (1). C'est d'un mauvais exemple
pour l'art dramatique. Le vif génie de Gavalli saisit d'un coup
d'ceil l'esprit des personnages, mais il ne peut transmettre sa
clairvoyance, et seuls ses procédés demeurent.
Cavalli a d'instinct le don de la vie; plusieurs de ses person-
nages , ses figures de femmes , ont un caractère individuel bien
marqué. Il excelle à rendre les sentiments passionnés, et nul
artiste du dix-septième siècle n'a plus profondément senti le
mystérieux et le fantastique; par là aussi, il toucha le peuple
à sa corde la plus sensible, dans ces superstitions et ces effrois
magiques, qui sont la vraie religion de l'Italie (2). La nature se
mêle intimement à l'action ; l'aurore et la nuit étendent leurs
ombres mystérieuses, ou leurs paisibles reflets, sur les héros (3).
La mer murmure (4), et le ruisseau chante (5). L'orchestre, en
La bibliothèque S. Marco possède aussi un Orione et une Ipermestra,
attribués à Cavalli. Cette dernière fut sans doute jouée en 1658 au théâtre
de la Pergola, à Florence.
(1) Duo de Iarbas et Didon, 1641, duo d'Eliogabalo, 1669, où à une situa-
tion tragique il applique une musique gaie.
(2) L'ombre d'Hécube et celle de Creuse, dans Didon, 1641; Sinfonia in-
fernale, de Tetis, 1639; Incantation infernale de Médée, dans Jason, 1649.
(3) Egisto, 1642.
(4) Didon, sinfonia navale, 1641.
(5) Ercole, 1662.
LES ESSAIS D'OPÉRA POPULAIRE EN ITALIE. 173
de larges esquisses symphoniques, s'efforce de rendre la vie des
choses ; l'imitation pittoresque reprend ses droits. « Gomment
« les vents pourraient-ils chanter ? » demandait Monteverde.
Gavalli peint Borée (1), et fait passer dans son chant les tour-
billons de la tempête.
L'aria s'assouplit sous sa main et prend une grande liberté
d'allure. La mélodie est courte et vive; le récitatif se mêle au
chant; parfois il s'interrompt pour faire place à deux lignes de
mélodie, puis il reprend. Gavalli manie et fond toutes les formes
d'airs avec une habileté consommée (depuis l'air strophique avec
variations à la mode florentine, jusqu'aux arie à trois parties, et
aux soli , mêlés d'adagio et d'allegro , dans la forme des
cantates de Garissimi). Scheibe dit, en 1745, que personne n'a
encore surpassé ses qualités dramatiques.
Gavalli fonde enfin le style bouffe à Venise, cherchant le
comique, non dans la finesse railleuse et l'observation ironique,
mais dans l'exagération burlesque du sentiment, selon les
traditions de la commedia dell 'arte (2).
Quant à l'harmonie, elle est en général assez pauvre, ou plutôt
elle s'abandonne, quand la force des situations ne réveille pas le
génie de l'auteur. On y sent quelquefois l'influence de Monte-
verde (3). Le vieux maître a surtout laissé sa trace dans l'instru-
mentation de son élève, qui est plus riche et plus expressive que
celle de la plupart des autres Vénitiens.
¥■ ¥■
Le grand art vénitien s'éteignit presque en même temps que
Gavalli (4), et malgré la suite ininterrompue de talents gracieux
(1) Eritrea, 1652.
(2) Doriclea, 1645, le Miles gloriosus; — Calisto, 1651, Jupiter, qui est
une basse, déguise sa voix en soprano, pour ne pas être reconnu ; — Ercole,
1662; — Scipione, 1664; — Ciro, 1665, le bègue.
(3) On la sent aussi parfois dans la construction de la mélodie. C'est ainsi
que le souvenir du fameux lamento (d'Ariane) est évoqué tour à tour dans
Didon (1641), Jason (1649)..., etc.
(4) L'ouvrage le plus connu de Gavalli est le Jason de 1649. C'est là que
se trouve lo famoux air de Médée, d'une passion sauvage, si souvent re-
produit (Gevaert, Gloires de l'Italie), et un air de Jason, où se hourtent
avec un grand art des sentiments contraires. — Lo meilleur est peut-être
VErcule, joué à Paris en 1662. Il eut peu de succès, bien que Cavalli oût
tenté de l'accommoder au goût français, par le luxe des chœurs, des cor-
tèges et des symphonies. M. Krotzchrnar distingue ses œuvros en opéras
174 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
et frais, qui va de Montevorde à Caldara, Lotti et Marcello
(1680-1739), par Legrenzi (1625-1690), Sacrati, Ziani, Pallava-
cino, Dom. Freschi et Gabrielli, la musique s'éloigne de jour en
jour du peuple.
Dès le temps de Cavalli, son rival Marc- Antonio Gesti (1), le
seul qui puisse être rapproché de lui sans trop de désavantage,
est un artiste de la race des Florentins, un de ces musiciens
délicats et brillants, qui font partie du luxe des aristocraties. Au
reste, ce Vénitien n'est pas de Venise, mais de Florence ou
d'Arezzo, et les plus célèbres de ses œuvres sont écrites en
Autriche pour le théâtre de cour (2).
Gesti est surtout rare et précieux dans l'expression des senti-
ments tendres et des subtilités du cœur. Sa musique est d'un
charme amoureux, un peu alangui, rêveuse et mélancolique. Ses
harmonies sont délicates, fines et souvent inattendues (3). Il a je
ne sais quelle grâce élégiaque, et une noble morbidezza. C'est
bien le poète d'une élite raffinée. Il n'est pourtant pas sans
force (4), et il continue Cavalli sur deux points, la recherche du
avec chœurs et opéras pour solos. Les premiers comprennent la période de
1639 à 1642, plus la Doriclea de 1645 et la période française (1662-65).
(1) L'abbé Cesti, né vers 1620, mort vers 1669 à Venise, maître do cha-
pelle à Florence en 1646, ténor des chanteurs d'Alexandre VII le 1er jan-
vier 1660, maître de l'empereur Léopold Ier. Sa vie est assez mal connue.
(2) Voici la liste de ses œuvres connues :
1649. Orontea, Hiac. Cicognini. SS. Apostoli.
1651. Cesare amante, Rivarotta. SS. Giov. et Paolo.
De 1654 à 1663 il y a un vide dans la biographie de Cesti.
f 1662. Serenata pour l'anniversaire du grand-duc Cosme (Bibl. de
Vienne).
f 1662. La magnanimita d'Alessandro, Innsbruck (Bibl. de Vienne et de
Munich).
f 1665. Il principe generoso, Innsbruck (Bibl. de Munich).
t 1666. Tito, S. Giov. et Paolo (S. Marco de Venise).
f 1666. Neltuno et Flora festeggianti, pour l'anniversaire de l'impératrice
(Bibl. de Vienne).
f 1666. Il porno d'oro (Bibl. de Vienne).
f 1667. La Dori , Apolloni youée dès 1661 à Florence), S. Giov. et Paolo
(Bibl. S. Marco; British Muséum)).
f 1667. Semiramide. Vienne.
f 1667. Le Disgrazie d'amore. Vienne (l'empereur Léopold en compose la
Licenza) (Bibl. de Munich).
f 1669. L'Argia, Apolloni. S. Salvatore (Bibl. S. Marco).
f 1674. La Schiava fortunata, Moniglia. S. Mosè (continué par M. A.
Ziani, après la mort de Cesti.
(3) Il fait grand usage des tierces diminuées.
(4) Voir le Porno d'oro.
LES ESSAIS D'OPÉRA POPULAIRE EN ITALIE. 175
pittoresque (1), et le développement du style comique (2). Il a de
la verve, de l'humour, et un fin sentiment de la nature. Il
l'exprime de plus en une langue plus habile et plus nuancée.
L'aria prend avec lui sa forme définitive, pour la joie des
musiciens et le malheur des poètes; car le « da capo arie » aux
trois parties régulières, va maintenant imposer ses lois, ses
variations prévues et ses contrastes calculés, à la pensée drama-
tique. Les situations seront jetées uniformément dans le même
moule, et l'opéra va perdre le charme de sa liberté, la spontanéité
de son expression dramatique. Gesti a du moins sur son école la
supériorité des artistes qui viennent les premiers, et chez qui les
formes ne sont pas encore usées. De plus, son orchestration est
soignée et donne tort aux théories des critiques qui représentent
cet art comme tout à fait en décadence à la fin du dix-septième
siècle italien (3).
Avec Gesti, l'opéra vénitien s'est détaché du peuple (4). K se
détache même de l'Italie; il devient cosmopolite; il ne gardera
plus longtemps ses caractères nationaux. Art aristocratique, il
suivies changements delà mode aristocratique, et quand vient
Scarlatti, il se range à sa suite. Après une seconde et courte
période de musiciens qui continuent, en les affaiblissant, les
traditions de Cavalli et de Gesti, l'opéra de Venise, conduit par
ses chefs, Dom. Gabrielli, Grossi et Freschi, se soumettra à la
suprématie napolitaine (1680-1700).
Le Théâtre Napolitain (5) avait été le dernier à s'ouvrir à la
(1) Nettuno e Flora, 1666 : La mer. Musique descriptive.
(2) Alessandro, 1662 : Le Miles gloriosus. Le Gobbo. — Disgrazie d'Amore,
1667 : Dispute de Vénus et Vulcain, etc.
(3) Serenata de 1662 : 6 violons, 4 altos violes, 4 ténors violes, 4 basses
violes, 1 contrebasse, 1 épinette, 1 grande épinette, théorbe, 1 archiluth. —
Porno d'oro, 1666 : Scène de Junon. 2 cornetti, 3 trompettes, fagotti et re-
gale. Les trompettes concertent avec le chant, à la manière de Haendel.
(4) Les plus célèbres des opéras de Cesti sont la Dori de 1667 (1663, Flo-
rence), dont le caractère aristocratique est encore souligné par les éloges
adressés dans le prologue à la vie de cour (style de Carissimi), — et II Porno
d'Oro, joué avec une pompe extraordinaire à la cour de Vienne en 1666. On
y remarque la première ouverture-programme qui soit connue (elle expose
un des motifs do la partition). Les chœurs sont remarquablement expres-
sifs; ils ont un caractère plus grandiose que d'ordinaire chez Cesti, et les
8oli sont pénétrants.
(5) On peut consulter, sur la musique à Naples, Florirao, Scuola musicale
176 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
musique ; de tous , il devait fournir la carrière la plus éclatante
et finir par absorber en lui , jusqu'à le personnifier, l'art lyrique
italien.
Naples avait brillé au premier rang de la musique madriga-
lesque à la fin du seizième siècle (1). Mais à cette époque de
production succéda une période stérile où l'on ne trouve guère à
noter que des virtuoses (2). On peut même s'étonner qu'elle ait
été si peu curieuse de goûter la nouveauté des spectacles musi-
caux (3). Ce sont ses maîtres espagnols qui les y introduisirent,
sous une forme bien barbare encore. Telle, la fête du 17 oc-
tobre 1630 (4), au palais royal, spectacle monstrueux, mêlé de
chœurs, de ballets et de canzoni, où l'on voit danser trois nains,
quarante-huit cavaliers, six cygnes, un cheval qui vole, et qui
fait naître un fleuve d'un coup de son sabot; le Parnasse, Apollon
et les Muses ; les Gyclopes dans leurs grottes ; les Champs-Ely-
sées , tout le matériel défraîchi d'une imagination paresseuse
et puérile. La poésie était du cavalier Giambattista Basile (5),
di Napoli, e i suoi conservatorii, 4 vol. in-4°, 1881-3. — Benedetto Croce,
I teatri di Napoli, sec. XV-XVIII, Naples, 1891. — Michèle Scherillo, Storia
letteraria dell' opéra buffa napoletana, dalle origini al principio del se-
colo XIX. Naples, 1883.
(1) Le prince de Venosa (voir page 32), Dentice, Caracciolo, Nenna..., etc.
(2) Adriana Basile, mère de Leonora Baroni. Camilla Guindaccia..., etc.
(3) Le madrigal dramatique de Vecchi et la bouffonnerie insensée de
Banchieri triomphent encore à Naples, vers 1645, quand tout le reste de
l'Italie est conquis par la monodie et le style récitatif. Voir Pier Antonio
Giramo, Il Pazzo , con la Pazza , ristampata, et uno Hospedale per gl' in-
fermi d' amore. Dédié ail' Altezza Serenissima D. Anna de Medici, princi-
pessa di Toscana. — Naples, vers 1645, à 1, 2, 3, 4 et 5 voix, 70 pages.
Dédie. : « A chi meglio potea dedicare questo Hospedale, che à V. A. S.
i cui sguardi honesti , e santi di quegli occhi Medici potenti possono gua-
rire tutte queste infirmita... »
Arrivent tour à tour dans YHôpital d'amour, l'Amante ferito, pazzo, cieco,
vecchio, povero, ardito, geloso... , etc. (ainsi que dans les Veglie di Siena,
les Humori variï). Unique exemplaire à la Biblioth. nat. de Florence.
Il faut pourtant rappeler que Luigi Rossi, le célèbre Luigi, si connu en
France, où il introduisit l'opéra, était de Naples. Mais il n'y resta point;
dès 1620 il est à Rome, et vers 1640 à Paris (voir plus loin).
(4) Pour la reine Marie d'Autriche, sœur de Philippe IV, mariée à l'archi-
duc Ferdinand, qui reste à Naples jusqu'en décembre 1630. — D'autres fêtes
à peu près analogues avaient eu lieu au carnaval 1618 et en 1629.
(5) Basile, Monte Parnaso, mascherata, 1630. Naples. — Il faut noter parmi
les Egloghe de Basile, publiées à Mantoue en 1613, une très courte Venere
addolorata, favola tragica , da rappresentarsi in musica, datée de Naples,
5 sept. 1612. — Basile était d'une famille très musicienne et avait passé
plusieurs années à Mantoue, au temps de Monteverde.
LES ESSAIS D OPÉRA POPULAIRE EN ITALIE. 177
comte de Torono; la musique (perdue), de Iacinto Lombardo.
A la suite de cet essai se succédèrent de loin en loin des
ébauches de représentations musicales au palais du vice-roi,
telles que II Giudizio di P aride , de 1645, poésie d'Antonio
Basso (1), drame très court, où paraissaient seulement Mercure,
Paris et les trois déesses.
Mais c'est seulement en 1651 ou 1652, que le comte d'Ognatte,
vice-roi de Naples, « y introduisit l'usage des comédies en mu-
sique (2). » D'autres grands seigneurs, comme le duc de Madda-
loni , soutinrent ses efforts ; et du jour au lendemain , l'opéra ,
inconnu la veille encore à Naples, y devint la passion des habi-
tants (3). Salvator Rosa , musicien lui-même, flagelle assez
durement dans ses Satires , cette passion pour la musique (Sa-
tira la Musica). Les termes en sont trop crus pour que je puisse
les citer ici. — On fit venir de l'étranger les chanteurs (4) et les
œuvres. Les mélodrames de Venise apportèrent dans ce pays, tout
neuf encore aux impressions de l'opéra, leur brillante décadence.
Le premier choix fut cependant heureux, s'il est vrai que les
représentations débutèrent à Naples par YIncoronazione di Poppea
de Monteverde, en 1651 (5). Mais bientôt elles ne sont plus que le
prétexte à des mises en scène effrénées, « grandiose apparenze di
Gittà, palazzi, meschite (mosquées), giardini , battaglie, balli
(1) Antonio Basso mourut tragiquement en janvier 1648, par ordre du duc
de Guise, contre qui il avait conspiré. Ses poésies furent publiées à Naples
en 1645.
(2) « Il duca d'Ognatte, vicerè di Napoli, rinnovô 1' uso antico de' passa-
tempi délie maschere nel Carnevale, ed introdusse 1' uso délie commedie in
musica nella città (Dom. Ant. Parrino , Teatro eroico e politico de' vicerè
del regno di Napoli. Naples, 1770, II, 460).
(3) Il pénétra même presque aussitôt en province. A Cosenza, en Calabre,
on donne en 1654 un Orfeo de Carlo d'Aquino, à 7 voix et chœurs.
(4) La première compagnie de chanteurs venue à Naples, s'intitule : I Febi
Armonici. Les représentations étaient données dans le palais du comte
d'Ognatte, salle du Jeu de Paume.
(5) 1651. Il Nerone, overo Vincoronalione di Poppea, drama musicale ded.
ail' illustriss. et eccell. sign. D. Inigo de Guevara et Tassis, conte d'Onate.
Naples, R. Molli, poés. Gio. Franc. Busenello (avait été joué en 1642 et 1646
à Venise).
Viennent ensuite :
21 déc. 1052. Veremonda l'Amazzone d'Aragona, de Cavalli, à l'occasion
de la prise de Barcelone.
1653. Giasone, de Cavalli (donné en 1649, à Venise).
1053. Le Magie amorose, di G. Cesare Sorrentino, arricchito di prospet-
tive, macchine e balli da G. Batt. Balbi (déd. au comte d'Onatte).
1654. Orontea regina d'Egitlo, de Cesti (donné à Venise en 1649).
12
178 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
alla spagnuola formati da otto persone scese per aria nel palco
sopra otto basilischi e draghi (1), » « voli non soli d'uomini , ma
di cavalli vivi » , etc.
La séduction et la facilité pleines de mauvais goût et d'éclat
des Vénitiens, absorbe la faveur des grands et corrompt le goût
de Naples. Ses premiers compositeurs connus se mettent sous le
patronage de Venise. Girilli (2) enrichit de nouvelle musique
YOrontea de Gesti, en 1654. Tout entière à la séduction étran-
gère , Naples ne pense pas qu'elle a chez elle de quoi rivaliser
avec les plus grands , et ne se doutera de sa force que lorsque
Scarlatti l'aura mêlée à la faiblesse raffinée de l'époque.
La date habituellement donnée pour le premier livret d'origine
napolitaine, est celle de YAlessandro Bala, poésie de Perrucci
(1678), dont j'ai découvert la partition au Mont-Cassin. Mais il
faut reporter cette date à la Slellidaura du môme Perrucci ,
musique de Provenzale (1670), que j'ai retrouvée à la Biblio-
thèque Sainte-Cécile, de Rome. Et dès 1658, Provenzale débu-
tait avec son Teseo. Nous reparlerons un peu plus loin des
œuvres, et du musicien, l'un des plus grands de l'Italie du
dix-septième siècle.
Andréa Perrucci (3), le premier librettiste napolitain, est dans
l'histoire littéraire de Naples une sorte de créateur. Ses livrets
ampoulés et étranges réveillent la vie nationale. A peine a-t-il
commencé d'écrire ses pauvres mélodrames, que les artistes pa-
raissent autour de lui, et que la musique dramatique naît à Naples.
A côté de Perrucci, Francesco-Maria Paglia et Silvio Stampi-
(1) Cronista Innocenzo Fuidoro : Successi storici raccolti dal Governo del
Conte d'Ognatte (avril 1648 — 20 novembre 1653).
(2) Girilli, Il ratto d'Elena , 1655 (livret Paolella). Alfiero di Napoli, La
Fedeltà trionfante, 1655 (poés. Sorrentino), etc. — Dès que la comédie mu-
sicale paraît à Naples , le clergé l'adopte pour son compte , selon son ha-
bitude.
1656. Il fido campione overo il B. Gaetano, de Giov. Francesco del Gesù,
napoletano, detto Apa, prêtre de chierici regolari.
(3) Andréa Perrucci, né à Palerme le 1" juin 1651, mort le 6 mai 1704,
docteur es lois canoniques et civiles, secrétaire de l'Académie des Rozzi de
Naples, de l'Académie des Raccesi de Palerme; membre de l'Académie des
Pellegrini de Rome ; censore pronotariale des Spensierati di Rossani. Elu
poète du théâtre des Armonici di S. Bartolomeo à Naples. Il écrivit un
poème épique napolitain, VAgnano Zeffonnato, 1678; des mélodrames, ora-
torios, récitatifs et canzonettes. — Scherillo fait l'analyse de son Epami-
nonda de 1684, musique de Severo da Luca (Voir Giacinto Gimma : Elogi
accademici, 1703. — Mongitore : Biblioteca sicula, Palerme , 1707).
LES ESSAIS D'OPÉRA POPULAIRE EN ITALIE. 179
glia de Givita-Lavinia (1), remplissent le théâtre lyrique napo-
litain de leurs œuvres bizarres, où l'emphase s'allie au naturel,
et les inventions les plus extravagantes aux observations vraies.
Plus encore qu'à Venise, la comédie pénètre dans l'opéra sé-
rieux. Autour des grands personnages se groupent les domes-
tiques de cour. Les confidents muets ouvrent enfin la bouche ;
les portes de service laissent passer les valets ; ils entrent sur
la scène, ils n'en sortiront plus ; ils s'y trouveront si bien qu'ils
mettront les maîtres dehors. Dans les premiers temps, le Page et
la Nourrice se contentent de paraître quand on est rassasié d'hé-
roïsme, (ce qui ne peut manquer; car l'héroïsme prend à Naples
des allures forcenées, dont l'esprit ne saurait s'accommoder long-
temps). La Nourrice se lamente de son âge, qui n'a pas éteint
les ardeurs d'un cœur trop généreux. Le Page rebute ses décla-
rations, avec un esprit souvent brutal. Quelquefois elle s'en
venge par la magie (2), (nous sommes au pays du mauvais œil
et des petites cornes de corail). Mais le plus souvent elle se con-
sole par les bonnes fortunes des autres ; car elle est d'âme sen-
sible ; haud ignara mail..., elle s'emploie à le combattre chez les
autres, en l'assistant; elle est entremetteuse. C'est aussi un des
métiers du Page , à ses moments perdus ; il l'accomplit avec le
cynisme d'un Pandarus (3), et son ironie ne désarme jamais. Il
est rare qu'il épargne les jeunes dames du public (4). Quelquefois
(1) Né en 1650. Un des quatorze fondateurs de l'Arcadie. Historiographe
et poète de l'empereur Léopold (sous le pseudonyme : Palemone Licurio).
Voir Crescimbeni : L'Arcadia, 1708. — Scherillo examine longuement sa
Cadula. dei Decemviri, 1697, musique de Scarlatti.
(2j Zaleuco, 1688. Comodo Antonino, 1696.
(3) Silandra, mariée, aime Ermegisto , fils de Zaleucus, et s'en désespère.
Le Page. Volersi disperare è uno sproposito ;
Se voi siete casata
Ne lo sposo è a proposito,
Acciô che consolata
Siate, lasciate fare a me l'offitio :
Non mancano manière a chi ha giuditio.
E fatta la legge
Per chi non sa far ;
Chi bene si regge
E lieta in amar.
11 introduit Ermegisto dans l'alcôve, et s'en va :
Horsù vi lascio acciô nessun v'annoi ;
Se non sapete far, peggiô per voi.
(Zaleuco, II, 1.)
(4) Stampiglia, dans la Parlenope (1699), lui prête d'assez jolis vors,
amoureux et satiriques.
180 LR8 ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
il se divertit même à des farces aristo-phanesqu.es. Il se déguise
en jeune fille pour exciter les sens d'un vieil amoureux (1). Ces
rôles sont surtout curieux par la satire effrénée de tout ce qui
est respectable ou respecté. Page et Nourrice ne cessent de
railler amèrement l'amour, la noblesse, la cour et les courtisans,
— au Palais Royal môme (2). Parfois la critique littéraire s'ajoute
à la satire sociale, et le Page de la Parlenope de Stampiglia, fait
le procès du mélodrame, dont il qualifie la manière, àHdropico
stile altisonoro (3).
Ainsi l'esprit populaire se faisait jour dans la comédie musi-
cale de Florence, Venise et Naples (4).
Etait-il tout entier là, dans cette raillerie libertine et sceptique ?
— Certes le sens du burlesque et la joyeuse moquerie des ridicules
a toujours été un des traits du génie italien. On le retrouve jus-
qu'en ses plus parfaits artistes, Léonard et Raphaël. Mais enfin
ce n'en était qu'un trait, et il n'aurait pas suffi à faire les Joconde
(1) Io so che non son cosa
Ne vaga ne vezzosa ;
Perô son fanciulletta e tenerella,
Non ho gran polpa addosso,
Non son nemmen tutt'osso,
Ma son cosi cosi rosecarella.
{Eraclea, II, 11.)
(2) FAice, 1680. — Cet esprit bourgeois et frondeur se répand dans toute
l'Italie. Le vieux fonds provincial se réveille. Bontempi, de Pérouse, pré-
sente, dans son Paride de 1662 (voir chapitre suivant), un précepteur qui
reproche à deux jeunes nobles leur ignorance; ils le prennent de très
haut :
Hirseno : Je t'abandonne toute science, tout art : tu peux prendre ma
part. Etudier! à quoi me servirait-il, à moi qui suis noble? Toi qui es un
manant (ignobile), c'est ton devoir d'étudier; étudie donc, maestro; bonsoir.
Medoro (le précepteur, resté seul) : « Etudier, à quoi bon, moi qui suis
noble! » — Oh! la généreuse pensée! O Ciel! ô Dieu! Donc, parmi nous,
celui qui aura reçu du ciel l'héritage de la noblesse devra mépriser celui
qui possède la vertu!... etc. Non, il n'est pas noble, qui méprise la
vertu..., etc. (Acte V, scène 4 et 5.)
(3) Partenope, I, 11.
(4) A Rome même, la bouffonnerie s'était fait une place dans l'opéra.
Pippo Acciajuoli faisait représenter ses mélodrames un peu gras (« gras-
setti »); sans parler de son Givello , drama musicale burlesco , musique de
Melani et Stradella, joué en 1670 à Florence, en 1672 à Sienne, en 1675 à
Modène, en 1676 à Reggio, en 1682 à Venise. — Fêtes gastronomico-comico-
musicales du card. Chigi en 1668 (voir Adcmollo).
LES ESSAIS D'OPÉRA POPULAIRE EN ITALIE. 181
et les Golleone, les grandes œuvres et les grandes actions. Qu'est
devenu l'héroïsme et l'idéal de la glorieuse époque? Quelle trace
eu reste-t-il dans l'art dramatique et musical du dix-septième
siècle? Je vois bien l'homme du peuple; mais où est le peuple?
Chacun trouve son plaisir aux intrigues bouffonnes, et rit de son
voisin qu'il croit y reconnaître. Mais qu'y a-t-il là pour unir ces
bourgeois et ces artisans égoïstes, intelligents et grossiers, dans
une même pensée, où passe l'âme de tous?
C'est à peine si nous en trouvons quelque effort instinctif dans
l'oratorio romain, où les âmes s'associent en des espoirs et des
soucis semblables ; dans l'opéra historique de Venise, qui évoque
avec un reste d'enthousiasme pompeux, les grandeurs passées de
de la patrie ; enfin dans quelques tentatives des provinces, où les
cœurs restés plus longtemps à l'abri du scepticisme, ne peuvent
séparer les spectacles artistiques, de leur vie nationale. C'est ainsi
qu'à Lucques, les Tasche ou Comices (1), réunis tous les trois
ans pour élire les magistrats, s'entourent de musique et de re-
présentations solennelles, qui rehaussent la majesté de la céré-
monie, et impriment dans le peuple un sentiment presque reli-
gieux de l'Etat souverain.
(1) La première Tasca connue est de mars 1431. On n'a une mention cer-
taine de musique vocale et instrumentale exécutée à ces fêtes, qu'à partir
de l'année 1636; on y chanta du Valerio Guami. Les fêtes duraient trois
jours de suite, en décembre. Dans les palais somptueusement ornés de
tableaux, de statues, d'orfèvreries, on donnait avant l'élection, des con-
certs et des spectacles composés tout exprès par les premiers musiciens de
la ville. Les sujets étaient tantôt mythologiques, tantôt patriotiques. Je
noterai parmi ces derniers : Il vessillo délia liberta, 1666; VAmor délia
Palria, 1675; La liberta gelosa di se stessa , 1684; et un grand nombre de
sujets romains : Fabio vincilor di se stesso ; Decio sacrificato alla patria;
Marc Antonio; Tiberio ; Bruto e Cassio ; Manlio Torquato, etc., où le spec-
tacle des héros et des tyrans était tour à tour offert au peuple dans l'éter-
nelle grandeur de la Rome passée.
En 1687, on prit l'habitude de faire chanter, pendant les trois journées,
un seul sujet en trois parties, un vrai drame, ordinairement historique, une
Trilogie. Le gonfalonier et les anciens présidaient au spectacle, et un des
jeunes avocats ouvrait les fêtes par un discours politique d'à-propos.
Il faut noter aussi, dans cette ville si longtemps marquée de l'esprit an-
cien, le triomphe de l'oratorio. La Congrégation des Anges gardiens, de
Bonaventura Guasparini, donne tous les carnavals, depuis 1638, des repré-
sentations au peuple. Elles ne cessèrent jamais. A la fin du siècle, en vingt
et une années, la moyenne est de sept oratorios par an, embrassant tous
les sujets, même modernes.
On peut consulter sur Lucques l'excellent livre de l'abbé Nerici Luigi :
Btoria délia Musica in Lucca. Lucques, 1880, 460 pages.
182 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
Mais c'est surtout chez quelques hommes que se réfugie le
génie de la race ; et nous nommerons en première ligne Caris-
simi et Provenzale.
*
Toute la grandeur de l'esprit romain s'étale triomphalement
dans Carissimi : son calme impérial, sa paix souveraine, son es-
prit tout-puissant d'ordre et de clarté, la simplicité des moyens
et la vigueur de la raison. La cantate et l'oratorio se transfor-
ment dans ses mains. Bach n'y saurait plus rien changer; il y
versera seulement le charme de ses méditations, • et s'il est plus
touchant par sa naïveté sublime, dans ses meilleurs instants il ne
sera pas plus grand. Carissimi a, comme Palestrina, comme Ra-
phaël, comme les génies romains, le don magnifique de l'imper-
sonnalité, ce don, que Goethe, — de tous les modernes le plus
près de l'atteindre, — déclare avec un soupir le privilège des
Grecs et des races du Midi (1). Ce n'est pas comme chez les ar-
tistes du Nord, l'impersonnalité froide qui fait de la nature une
sorte de cadavre; c'est l'âme môme des choses, la personnalité
agrandie, épurée, et comme divinisée. Aux récentes auditions de
Saint-Gervais, il n'est personne qui n'ait remarqué combien l'art
de Palestrina semblait viril , fort et serein auprès de celui de
Bach. Les touchantes ou enfantines confidences de Jean-Sébas-
tien conservaient leur parfum poétique à côté du calme olympien
du Romain ; mais on ne pouvait oublier que celui-ci des deux
était l'homme, vraiment homme. Carissimi a ce pouvoir de donner
à son âme pleine d'émotions tragiques la forme impersonnelle et
sereine, qui fait do ses douleurs comme le cri de la douleur même,
— suprême objet de l'art, puisqu'elle lui permet, en l'expri-
mant, de consoler la souffrance humaine.
Giacomo Carissimi (2) naquit en 160 i à Marino, près de Rome
(1) « Quant à Homère, je le vois maintenant avec d'autres yeux ; ses des-
criptions, ses comparaisons sont d'une vérité effrayante... Los anciens repré-
sentent l'existence, tandis que nous représentons ses effets ; ils peignent le
terrible, nous peignons terriblement ; ils décrivent l'agréable , nous décri-
vons agréablement... Et voilà pourquoi nous tombons si souvent dans l'exa-
gération, dans le maniéré, dans le prétentieux, dans l'enflure, car lorsqu'on
ne travaille que pour l'effet, on croit ne pouvoir jamais le rendre assez
sensible. » (Goethe, Lettre à Herder, 18 mai 1787. Naples, au retour de Sicile.)
(2) Voir, sur la vie de Carissimi, son ami, le jésuite Athanasius Kircher :
Musurgia universalis, I, 5603 (Rome, 1649). Par ses récits fantastiques sur la
LES ESSAIS û'OPÉKA POPULAIRE EN ITALIE. 183
(dans les monts Albains). Il y reçut son instruction musicale
d'un maître resté inconnu ; mais il est probable que les Maz-
zocchi, par leur œuvre, sinon leur enseignement, exercèrent une
grande influence sur lui comme sur la plupart des musiciens de
l'époque. A vingt ans, il devint maître de chapelle à une église
d'Assise. Sa période de production commence en 1628, date où
il fut nommé maître de chapelle à l'église Saint-Apollinaire de
Rome (Collège romain). Il y resta jusqu'à sa mort, en 1674.
Pitoni (1), qui donne cette date, ajoute que Garissimi était de
haute stature et de tempérament mélancolique, qu'il fut enterré
à son église , et qu'on y conserve la musique qu'il ût pour elle.
Par malheur, un incendie en détruisit la plupart au dix-huitième
siècle. A la suite de ce désastre, les œuvres du plus grand musi-
cien romain du dix-septième siècle sont devenues aussi rares
en Italie que celles du plus grand peintre italien, Léonard. Au
reste, c'est à peine s'il faut le regretter; car « quod non fecerunt
barbari, fecerunt... bibliothecarii » ; et (à l'exception de quelques
villes, parmi lesquelles je m'empresse de nommer Rome, Flo-
rence et Venise), il est tout à fait indifférent pour les artistes
que les œuvres de Garissimi existent encore en Italie, puisqu'il
est défendu de les lire. C'est ainsi que le Liceo musicale de Bo-
logne détient une Messe autographe de Carissimi à huit voix dont
il est interdit de transcrire une note (2). Il est heureux pour l'art
musique, ce personnage s'acquit une réputation douteuse, conservée jusqu'à
nos jours. — Voir aussi : Friedrich Chrysander, Denhmàler der Tonkunst
(Bergedorf, près Hambourg, 1869. Carissimïs Werhe). — Chrysander a publié
quatre oratorios de Carissimi : Jephté, Judicium Salomonis, Baltasar, et
Jonas. (Ce dernier a été aussi publié par Henry Leslie.) — M. Gevaert a
donné, dans les Gloires d'Italie, une aria : « Vittoria, » de 1650, et un duetto
da caméra : « 0 mirate che portenti, » de style bouffe.
(1) J. Ott. Pitoni de Rieti (1657-1743), maître de chapelle au Latran et à
Saint-Pierre, Notizia dei maestri di cappella si di Roma che oltramontani,
ossia Notizia di contrappuntisti e compositori di musica degli anni dell' era
cristiana 1500 sino al 17Q0. (Ms. à la Vaticane. Baini s'en est beaucoup servi.)
(2) Le veto s'étend naturellement à tous les manuscrits quels qu'ils
soient, ou du moins à ceux qui ont « une certaine importance », comme le
dit la lettre que j'ai eu l'honneur de recevoir du municipe de Bologne, et
que je m'empresso de transcrire :
« Libertas. 19 maggio 1893,
» Illmo Signore,
» Sono dispiacente di dovcrle significare che la dimanda dalla S. V. di-
retta ail' Illmo Signor Sindaco non puô csscrc csaudita, non aecordando
questo municipio per deliberazionc di massima più volto confirmata, facoltà
18 i LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
que Charpentier, le musicien français du dix-septième siècle, ait
sauvé des injures du temps et des hommes un certain nombre de
cantates et d'oratorios de Carissimi, (que, dit-on, il transcrivit de
mémoire , à son retour d'Italie). Ces œuvres sont à Paris , où
chacun peut les voir (1).
di trascrivere manoscritti délia Biblioteca del Liceo Musicale che abbiano
una peculiare importanza.
» Con distinta osservanza, devmo,
» Il capo-ufficio. »
On me donna de cette mesure une raison singulière : la Ville voulait se
réserver le monopole de ses manuscrits ignorés, pour maintenir la célébrité
de son conservatoire. Il me semblerait plus sûr de l'illustrer par de nou-
veaux chefs-d'œuvre, que d'y enterrer les anciens. Il est vrai que cela est
moins aisé.
Au Conservatoire de S. Pietro a Majella de Naples, le veto ne s'étend pas
seulement aux manuscrits, mais à tout livre, quel qu'il soit. Je me suis
amusé à demander la permission de copier une page du Barbier de Séville
de Rossini (édition courante), pour me l'entendre refuser.
(1) Je no veux point faire ici une étude complète de Carissimi; mais il
n'est nulle part plus facile de l'écrire qu'à Paris, qui possède une grande
partie de ses œuvres.
Bibliothèque Nationale de Paris (Rés. 449), Oratorios manuscrits : His-
toire de Job, à 3 v. et basso; La Plainte des damnez, à 3 v., 2 viol, et
orgue; Histoire d'Ezéchias, à 4 v., 2 viol, et orgue; Le Jugement de Salo-
mon, à 4 v., 2 viol, et orgue; Histoire de Balthazar, à 5 v., 2 viol, et orgue:
David et Jonalhas, à 5 v., 2 viol, et orgue: Histoire d'Abraham et d'Isaac,
à 5 v. et orgue; Histoire de Jephté, à 6 v.; Le Jugement dernier, à 3 chœurs,
2 viol, et orgue ; Histoire du mauvais riche, à 8 v. (2 chœurs), 2 violons et
basse. — (Rés. 1171), Duos, cantates (manuscrits).
Conservatoire de Paris (Rés. 711) : 3 vol. in-f°, mss. du dix septième siè-
cle, comprenant, le premier : Jephte; Jonas; Turbabuntur impii (Plainte
des damnez); Vidi impium; Sub umbra noctis; Quare fremuerunt ; Si lin-
guis hominum ; Insurrexerunt in nos; Qui descendunt mare; Revertimini,
prevaricatores ; Iste sanctus; 0 dulcissime Jesu ; Militia est vita hominis;
Le Rudiment, nominativo : hic, hacc, hoc, plaisanterie musicale à 4'v. [en
réalité, de Dom. Mazzocchi]; Les Cyclopes, fabricum per incudem, à 3 v. ;
Rusticus cum mortuum , testament d'un clerc, à*2 v. ; Venerabilis barba
capucinorum, à 3 v. ; Requiem aeternam, sur l'air : « Quand mon mari vient
de dehors, » plaisanterie sur le plain-chant; — le second : 27 motets et
cantates; — le troisième, 33 airs italiens. Plus une Messe à 8 voix, une
Messe à 12 voix, sur l'air : « L'homme armé », et 25 motets et cantates.
Liceo Musicale de Bologne : Messe à 8 voix, ms. autographe (?) ; Cantate
a voce sola et a 3, con basso continuo. mss. autog. ; Motetti, à 4 v. (autog.);
Sacri concerti musicali, à 2, 3, 4, 5 v. (Rome Mascardi, 1075), canto ; Con-
seils pour jouer de l'orgue.
Conservatoire de S. Pietro à Majella (Naples) : Arie, p. voce sola.
Bibliothèque Chigi, à Rome : 9 arie a 2, 3, etc. v. (ms.j; Serenata, a 3 voc,
LES ESSAIS D'OPÉRA POPULAIRE EN ITALIE. 185
Garissimi avait écrit des opéras (1), (bien qu'on en ait long-
temps douté) (2); mais il s'en détourna vite, peut-être à cause de
son amour pour la vraie musique et des concessions que l'opéra
forçait à faire au goût mondain , plus probablement encore par
une naturelle inclination vers les pensées pieuses et par les occu-
pations de sa charge.
Il écrivit aussi des livres théoriques très appréciés : des Conseils
pour jouer de l'orgue (manuscrit de Bologne) et un Ars cantandi,
traduit et publié à Augsbourg en 1696, réédité sept fois jus-
qu'en 1753.
Ce génie puissant et calme, nourri des traditions des maîtres
du seizième siècle, et soutenu par sa forte personnalité, a eu le
talent de profiter des conquêtes nouvelles , sans renoncer à celles
du passé. Il adopte la révolution dramatique du dix-septième
siècle, mais avec toutes les ressources de l'art musical du seizième.
Dans le style polyphonique et le chant figuré, il est le réel suc-
cesseur de Palestrina, le chef de l'école romaine. Dans le style
dramatique, il est l'intermédiaire obligé entre Péri et Mozart.
Cette double supériorité le rendait surtout propre au genre de la
cantate, qu'il porta à la perfection. — Née en même temps que la
monodie, à la fin du seizième siècle, la cantate (3) participait à la
con viol., paroles deFr. Balducci. — Il faut y joindre : lesMtssae a 5 et a 9 voc.
cum selectis quibusdam Cantionibus (Cologne, 1665 et 1666, in-f°, 10 part,
sep.); La Plainte des damnez s'y retrouve encore; — et la collection Mu-
sica romana d. d. Foggiae, Carissimi, Gratiani, aliorumque, publiée par le
P. Spiridione, à Bamberg, en 1665. — Le Jugement de Salomon est attribué
à Samuel Capricorni. L'authenticité du David et Jonathas est douteuse. Il
faudrait reviser aussi celle d'un certain nombre des compositions du Con-
servatoire. Quelques airs de Carissimi sont disséminés dans les Raccolte
d'Arie du dix-septième siècle, en particulier dans celles de 1646 (bibl. Lan-
dau, de Florence) et de 1679 (bibl. Barberini, de Rome).
Les bibliothèques anglaises, et en particulier le British Muséum et le
Christcollege d'Oxford possèdent de belles collections des cantates de Ca-
rissimi (quelques-unes proviennent de la succession de Burney). Quelques
manuscrits de Carissimi sont aussi à Hambourg. — Les chanteurs de Saint-
Gervais ont exécuté l'an passé, à Paris, des fragments de Jephtè. Jonas a
été donné intégralement à Cologne, en 1876, sous la direction de F. Hiller,
qui en a retouché l'instrumentation.
(1) Le Amorose passioni di Fileno, représentés en 1647, casa Casali, à
Bologne (livret au Liceo Musicale, 7429).
(2) Gevaert, Gloires de l'Italie.
(3) Burney cite Benedetto Ferrari de Reggio qui, dans ses Musiche varie
a voce sola (Venise, 1638), intitule une pièce : Cantuta. Il cite aussi les can-
tatè, ariette e duetti de Barbara Strozzi, 1653. Mais il y en avait eu bion
avant, avec ou sans le titre.
186 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
fois du lyrisme, et du drame sous ses deux formes : récitatif et
mélodie. Telle qu'elle nous apparaît dans les manuscrits de
Paris, elle semble plutôt faite pour le chant des concerts que
pour le jeu scénique. Nous savons pourtant que quelques-unes
au moins des cantates de Garissimi furent représentées. C'est
ainsi que nous avons la date du Sacrificio d'Isacco, « poème d'un
jésuite , musique de Iacopo Garissimi , maître de chapelle de
l'Apollinaire », joué dans l'hiver 1655-1656 au Collège Germani-
que, sans doute devant Christine de Suède (1).
En général, un court prologue instrumental ouvre la pièce (2);
le plus souvent, il se compose de quelques mesures seulement, et
l'auteur entre brusquement dans le drame (3). Un petit nombre
de lignes, quelquefois une seule, fixent le lieu de la scène et
exposent le sujet. Le ténor récite; puis les personnages agissent
directement (4). Quand le lyrisme domine, les voix et l'orchestre
s'unissent (5). C'est exactement la forme de Bach. La principale
différence vient du rôle considérable que l'orchestre a pris chez
Bach, rôle qui, chez Garissimi comme chez tous les Italiens, est
attribué aux chœurs (6). Le récitatif a perdu sa raideur; c'est
l'expression naturelle des sentiments. Léchant, tantôt douloureux
et poignant comme la foi du Nord, tantôt d'une suavité péné-
trante comme le dessin des monts Albains,dit sobrement ce qu'il
veut dire, avec une vivante précision; jamais sentimental, il est
toujours puisé aux sources même du cœur.
Inférieur à Schïitz et à Bach pour le lyrisme instrumental (7),
peut-être supérieur à eux pour le récitatif et la voce sola, il les
égale quand il remue les grandes masses chorales (8) et jette la
polyphonie des voix dans l'action dramatique (9). On ne saurait
(1) Avvisi di Roma.
(2) Judicium Salomonis, Balthazar.
(3) Plainte des damnez.
(4) Dialogue d'Abraham et d'Isaac.
(5) Historia Divitis à 8 voc. ou 2 chœurs cum 2 viol, et organo.
(6) On ne pense pas à le regretter. C'est ainsi chez Raphaël. La couleur
y est si justement ce qu'elle doit être, qu'on ne songe pas à se plaindre
qu'il n'ait pas usé de toutes les ressources et puisé à pleines mains dans les
trésors de Venise.
(7) Il a cependant de la grandeur parfois. Introduction de Ballhazar.
(8) Jephté. — La plainte des damnés.
(9) Ils ont d'ailleurs su s'en souvenir. Hœndel a par exemple, dans le
chœur de Samson : « Hear Jacob's God, » employé le « Plorate filiae Israël »
de Jephté,
LES ESSAIS D'OPÉRA POPULAIRE EN ITALIE. 187
rien trouver de plus puissant que la Plainte des Damnés (1). Où
Mazzocchi, Marazzoli et leurs prédécesseurs nous eussent fait
une leçon didactique et morale, Garissimi nous peint une fresque
toute passionnée, un Jugement dernier, mais sans froides allé-
gories et avec une sobriété d'art digne de Raphaël. L'enfer s'ou-
vre; il en sort un cri déchirant de profondes douleurs; des gé-
missements entrecoupés qui alternent avec les puissantes tenues
de l'orgue, comme un hurlement s'échappe d'une poitrine op-
pressée qui ne peut plus le contenir, et qui respire à peine. L'im-
placable Fatalité étend son ombre sur le drame et entraîne tout le
morne édifice, l'éternel de ces douleurs. — A côté de cette som-
bre épouvante, sourit la tendre et sereine historia Divitis (2), ou
la grâce Racinienne de la fille de Jephté, ou la mélancolie pieuse
d'Abraham et Isaac, confiants en la volonté de Dieu.
Tel qu'il nous est possible d'en juger par les débris de son
œuvre, Garissimi nous apparaît comme une âme forte où les
passions se sont concentrées dans le sentiment religieux. Elles
débordent parfois en accents dramatiques, que baigne, comme la
pure lumière de la campagne romaine, sa tendresse de cœur
et la majestueuse mélancolie chrétienne. L'ordre et l'unité qui
rayonnent au travers de son œuvre en font l'exceptionnelle
grandeur.
* •
Moins parfait, mais plus profond, et d'un génie moins pur mais
plus varié, se présente à nous Francesco Provenzale. Ce musi-
cien dont le nom paraît, si je ne me trompe, pour la première
fois dans un livre sur la musique (3), mérite d'être associé à la
gloire de Garissimi qui le surpasse par la perfection de la forme,
mais qu'il devance à son tour par je ne sais quoi déplus moderne,
et l'acuité d'une méditation repliée sur elle-même.
L'importance de Provenzale est rendue plus grande par son
rôle historique dans Fart napolitain. C'est encore une opinion
courante que Naples n'a rien produit avant les dernières années
du dix-septième siècle, et que sa musique dramatique commence
à Scarlatti. Les Italiens sont les premiers à répandre cette idée
(1) A 5 voix, 2 violons et orgue (Bibl. Nat., Rés., Vm, 1469).
(2) « En vitae suprema. »
(3) Quelques lignes, erronées, dans le Dictionnaire de Fétis. — Un mot
dans Florimo.
188 LES ORIGINES DU THEATRE LYRIQUE MODERNE.
fausse, que nous avons partout entendu répéter, à Naples même,
au reste peu soucieuse de sa gloire passée. La beauté de quel-
ques pages, rencontrées par hasard, nous a mis sur nos gardes
contre la valeur d'une telle assertion, et après de courtes recher-
ches, la découverte de certaines partitions nous a donné la preuve
que non seulement il existait à Naples un art mélodramatique
avant Scarlatti, mais qu'il était absolument original et supérieur
à celui de toutes les autres villes de l'Italie (à l'exception de
Venise), et qu'enfin Scarlatti, loin de marquer le faîte de l'opéra,
était le premier échelon de sa décadence.
Nous avons vu que la séduction de Venise s'était imposée aux
théâtres napolitains et qu'elle avait conquis l'esprit public. Dans
l'éclat de cette mode étrangère, les débuts des grands musiciens
indigènes n'ont eu aucun retentissement, et leur vie tout entière
se passe dans une paix presque ignorée. Ils vivent en dehors de
leur époque, au fond de leur âme solitaire.
Us vivent cependant, et c'est le devoir de chacun de tâcher que
leur génie ne soit pas perdu pour nous, comme il le fut pour
leurs contemporains.
A vrai dire, le génie de Provenzale a nourri son époque ; les
plus illustres noms de la musique napolitaine sont sortis de son
école ; mais ils ont absorbé en eux toute la gloire et ils ont fait
oublier le maître qui les surpassait.
Francesco Provenzale est né vers 1610 (1). On ne sait presque
rien de sa vie; on ignore la date de sa mort (2). Sa modestie ne
(1) Florimo, Scuola musicale di Napoli.
(2) Voici les œuvres que j'ai pu retrouver de ce maître :
1. 1670 Difender^e Voffensore , ovvero la Stellidaura Vendicala, opéra en
3 actes, livret A. Perrucci. 5 personnages : Orismondo, Armidoro, Stelli-
daura, Armillo, Giampetro Calabrese. (Sans chœurs.)
Manuscrit sans titre, sans liste de personnages, sans date ni nom d'auteur.
Quelques lignes de la dernière scène m'ont permis de retrouver son origine,
et de l'identifier avec la Stellidaura vendicala que mentionne Croce, Teatri
di Napoli, p. 191. (Bibl. Sainte-Cécile, Rome.)
2. 1671. Il Schiavo di sua Moglie, opéra en 3 actes, avec prologue. Per-
sonnages : Ippolita; Menalippa; Melinta vecchia; Theseo; Ercole; Atreste;
limante; Sciarra Napolitano; Lucillo Paggio; Amore, Bellezza, Otio,
Prologo. (Sans chœurs.)
Manuscrit avec titre et nom d'auteur. A la dernière page : « Franc. Pro-
venzale scrisse 1671. Gaetano Venetiano, allievo di S. M. d. q. di Napoli,
1675. » (Bibl. Sainte-Cécile, Rome.)
3. Missa dei defunti en ré mineur, à 4 voix (C. A. T. B), 2 violons et
basse (appartenente al Rle arch. di mus. in S. Sebastiano et Sigismondo
LES ESSAIS D'OPÉRA POPULAIRE EN ITALTE. 189
contribua pas peu à augmenter l'obscurité qui s'est étendue au-
tour de lui. C'est à peine s'il signait ses musiques, et moins de
quinze ans après la première représentation de sa Stellidaura , à
une reprise de la pièce en 1685, son nom n'est même pas men-
tionné; celui seul du librettiste est connu de Florimo. Il n'est
donc pas douteux que beaucoup de ses œuvres ne soient perdues
dans les bibliothèques et les archives de la province de Naples,
Archivario). 44 pages. Partition manuscrite. (Conservatoire S. Pietro a
Majella, Naples.)
4. Motet à 2 voix sopran. pour la Madoue, avec orgue, en parties. (Idem.)
5. Pange lingua à 9 voix , violons et basse (« partitura originale et auto-
grafa (?) tenuta dal P. Massa Agostiniano Scalzo, e regalata dal M. Parigi »).
Dans tous les cas, la première page seule serait autographe. (Idem).
6. Pange lingua à 8 voix (partitura). (Idem.)
7. Pange lingua à 2 voix avec violon et basse (partitura). Authenticité
plus que douteuse. Copie d'ailleurs moderne. (Idem.)
8. « Voi, ombre notturne, » soprano e tenore, col solo basso. (S. Pietro
a Majella, Naples. Dans de petits recueils oblongs de musique de chambre,
mss. du temps; contenant également du Luigi Rossi , Maraz^oli, Carissimi,
del Violino, Liberati, Pasqualini, Areviglio.)
9. « Pensieri, che fate, » dialogue à 2 sopran. (Idem.)
10. « Gionto il fatal di che C^rinda vezzosa, » cantate d'après le Tasse,
col solo basso. (Idem.)
11. « Squarciato appena avea con strali d'oro, » cantate col solo basso.
(Idem.)
12. « A che mi ami, o stelle, » oantate col solo basso. (Idem.)
13. « La mia speme e vanità, » cantate col solo basso. (Idem.)
14. « Me l'ha detto chi lo sa, » cantate col solo basso. (Idem.)
15. « Sdegnosetto e che vuoi tu ch'io non t'ami, » cantate col solo basso.
(Idem.)
Comme je le dirai plus loin, je joindrai à ces œuvres, jusqu'à preuve
contraire :
16. 20 décembre 1678. Chi tal nasce, tal vive, ovvero Alessandro fîaia, opéra
en 3 actes, 1er livret de A. Perrucci. Musique : Francesco délia Torre. (Sans
chœurs.) Manuscrit sans date ni noms d'auteurs. (Monastère duMont-Cassin.)
Fétis, qui ne connaît d'ailleurs des œuvres ci-dessus mentionnées, que
(par ouï-dire) le Pange lingua à 0 voix, avec orchestre et ritournelles, et le
Tantum ergo (pour soprano solo et orgue con coro pieno) qui en fait partie,
note de plus : La Colomba ferita , drame sacré; La Geneviefa, oratorio;
L'infeclettà abbatuta, oratorio composé pour Assise. — Ce qui diminue un
peu 1 intérêt de ces assertions, c'est qu'il attribue à La Colomba ferita la
date de 1609, antérieure à la naissance de Provenzale.
Il faut enfin ajouter : 1658. Teseo, ovvero l'incostanza trionfante, opéra
en 3 actes, représenté au palais, poésie do Gregorio Chiavo, et dédié ail
eccell. D. Gassia û'Aro, conte di Cariglio, vicerè. luogotcnonto o capitan
générale del regno di Napoli, que nous n'avons pu retrouver (Voir Florimo
et Crocc).
190 LES ORIGINES DU THEATRE LYRIQUE MODERNE.
sous l'anonyme, on même sous un nom d'emprunt (1). Le man-
que de liberté du travail et l'ignorance des bibliothécaires les y
maintiendra sans doute encore longtemps.
Ce qui tendrait à prouver qu'il y eut une sorte de parti-pris chez
l'auteur, de rester dans sa tranquille médiocrité, c'est d'abord que
quelques-unes de ses œuvres jouirent d'un très grand succès,
longtemps conservé (2). Nous savons de plus, qu'il occupait cer-
tainement la première place dans l'estime des connaisseurs; car
il fut maître de la chapelle palatine, et en 1670, il fut élu pre-
mier maître de contrepoint et de composition du Conservatoire
délia Pietàdei Turchini (3). C'est ainsi qu'il forma des élèves tels
que Domenico Sarro (1678-?), Nicolà Fago (1674-?) et Alessandro
Scarlatti (1659-1725). Sa collaboration avec le premier poète na-
politain de l'époque, Andréa Perrucci, est un autre témoignage
de l'estime où l'on tenait sa valeur dramatique.
Si peu qu'il nous reste de Provenzale, nous en avons assez pour
juger de son génie sous toutes ses formes : musique de chambre,
(1) La très grande analogie de style qui existe entre Y Alessandro Dala du
Mont-Cassin et les partitions de Provenzale, et certaines curieuses analo-
gies de noms, m'ont fait concevoir une hypothèse que je me hasarde à pré-
senter : c'est que Francesco Provenzale et Francesco délia Torre ne sont
qu'un seul et même homme.
Francesco délia Torre est noté par les historiens du théâtre napolitain,
comme l'auteur de 1' 'Alessandro Dala de décembre 1678. C'est lui de plus,
qui prend à la fin de 1678, 1679, pour "sept ans, l'entreprise du théâtre
y. Bartolomeo, de concert avec un certain Gennaro délia Chiavi (qui serait
un peu architecte et imprésario). En 1681 , un incendie détruit le théâtre.
En 1684, Francesco délia Torre reprend la location du nouveau S. Barto-
lomeo avec Nice. Vaccaro et Filippo Schor. A partir de ce moment, à ce
qu'il semble, son nom disparaît.
Or le nom de Francesco Provenzale s'est éclipsé depuis l'apparition de
celui de délia Torre. Il faut remarquer de plus : 1° que Provenzale n'est
peut-être pas un nom, mais un surnom de race, et délia Torre un surnom
d'origine; que le Conservatoire de la Pieta dei Turchini, dont Provenzale
était le directeur, se nommait aussi, si je ne me trompe, « délia Torre dei
Turchini; » 2° qu'il peut très bien avoir pris un nom d'emprunt pour diriger
un théâtre dont il était le plus grand compositeur, et que son associé, Gen-
naro délia Ghiavi , ressemble étrangement au Gregorio Chiave , son libret-
tiste du Teseo de 1658.
(2) Représentations réitérées de la Slellidaura au palais, in casa princ. di
Cursi Cicinelli, au théâtre S. Bartolomeo (Voir sonnets dans les Idée délie
muse, poôs. dei dott. A. Perrucci. Naples, 1695. — Gimma, Elogi. Napoli,
1703, II, 55). — Le Tanlum ergo fut exécuté tous les ans, jusqu'au com-
mencement de ce siècle, à S. Domenico Maggiore.
(3) Le Conservatoire délia Pietà dei Turchini avait été fondé en 1583, et
ses règles furent soumises à l'approbation de Philippe II.
LES ESSAIS DOPERA POPULAIRE EN ITALIE. 191
musique d'église, style récitatif, style tragique et comique. Dans
toutes également, nous sentons le musicien de race, soucieux de
la supériorité de son art, qui ne l'asservit pas à la poésie, et le
laisse parler librement sans les préoccupations littéraires des Flo-
rentins et des Romains. Une certaine rudesse, un reste d'ar-
chaïsme, quelque sévérité de développement, règne à travers la
grâce des airs de concert, la tranquillité religieuse des messes,
la vie libre des drames, et les mène avec grandeur, comme une
âme forte et austère parmi les actes joyeux ou indifférents de
la vie.
Sans nous arrêter à la musique religieuse ou mondaine (qui
n'est pas de notre sujet, et montre d'ailleurs moins bien l'origi-
nalité du maître) (1), j'examinerai les deux curieuses partitions
de la bibliothèque Sainte-Cécile.
La Slellidaura Vendicata (2) a un double intérêt. Le livret sur
lequel Provenzale écrivit sa musique est du Sicilien A. Perrucci.
L'ensemble est donc d'une étude intéressante pour le théâtre na-
politain. Ce n'est plus ici le bon goût un peu froid d'un lettré,
instruit par les souvenirs de l'antiquité. C'est une imagination
bizarre et violente de barbare trop civilisé, un Shakespeare énervé
et sans pensée, un mélange de raffinement et de sauvagerie. On
y remarque surtout cette parfaite insouciance du bon goût qui
nous choque encore aujourd'hui, nous autres Français, dans les
productions contemporaines de l'Italie (les derniers opéras de
Mascagni et de Verdi), et qui est peut-être une puissance, le cou-
rage de dire ce que l'on pense sans crainte de l'ironie, sans cette
fausse honte qui étouffe chez les races très cultivées tant de
forces généreuses et de premiers mouvements.
La Slellidaura n'est pas une tragédie classique; c'est déjà un
drame romantique. On y voit du Trouvère et du Roméo et Juliette.
En voici l'analyse par curiosité :
Le prince Orismondo aime passionnément une jeune fille in-
connue, élevée à la cour, Stellidaura. Elle n'a d'attentions que
pour Armidoro , ami intime du prince. Orismondo les surprend
(1) Il faudrait au reste examiner de près les manuscrits do Naples. L'au-
thenticité de certains morceaux religieux ou de certaines pages en est dou-
teuse. C'est ainsi que le Pange lingua à 2 voix est probablement d'un con-
temporain de Pergolèso, et quo la Missa dei defunti, d'un très beau style,
très avancé, d'une pureté qui rappelle Mozart, n'offre pas des garanties
certaines.
(2) Un livret de 1G85, dédié au vice-roi, donne les noms des acteurs.
Mongitore la dit imprimée déjà en 1070.
192 LES ORIGINES DU THEATRE LYRIQUE MODERNE.
tous deux la nuit; fou de jalousie, il blesse son ami d'un coup de
pistolet. Stellidaura défend Armidoro, et, s'emparant d'une ôpée,
veut continuer la lutte, qu'Orismondo refuse, sans se faire con-
naître. Armidoro découvre par ses.domestiques le nom de l'agres-
seur; partagé entre l'indignation et l'ancienne amitié, il se venge
du roi, en le torturant de jalousie, au récit de son bonheur (1).
Cependant Stellidaura, instruite de son côté, veut prévenir les
nouveaux projets meurtriers d'Orismondo; elle se déguise en
homme, pénètre sous un masque dans le palais, surprend le tyran
pendant son sommeil, et lève l'épée sur lui. Armidoro survient,
et sauve son ami. Il ne reconnaît point sa maîtresse, qui refuse
de se nommer; et, sur son propre conseil, Orismondo la con-
damne à mort. Stellidaura se soumet, elle boit le poison ; mais on
se doute bien que ce n'est qu'un narcotique (2). — Cependant on la
reconnaît; Orismondo la fait ensevelir dans les caveaux royaux,
et c'est là que nous la retrouvons, avec son amant désespéré,
soupirant les métaphores d'usage. « La lumière est éteinte, voici
les lis changés en pâles violettes. » Il s'évanouit de douleur à la
fin de son Aria. Stellidaura se réveille, et croit à son tour qu'Ar-
midoro s'est tué. Elle court frapper Orismondo. Mais celui-ci
vient d'apprendre que Stellidaura est sa sœur, et il la donne à
Armidoro.
Parmi ces scènes, que j'ai simplifiées le plus possible, un pay-
san calabrais, domestique du tyran et son sbire au besoin, pro-
mène sa belle humeur poltronne et goguenarde, et fait assaut de
finasseries avec le valet d'Armidoro. La nature joue son rôle ; la
lune, les étoiles, les caveaux, les prisons, les changements fré-
quents de décors, achèvent de disperser l'intérêt, et de donner
l'idée d'un art très différent de celui de Florence et de Rome. La
langue est des plus emphatiques, et il faut l'admirable musique
de Provenzale pour donner du naturel et de la profondeur aux
passions.
L'Esclave de sa femme est sans doute aussi de Perrucci ; mais la
pièce est plus intéressante ; il y a plus de finesse dans le dialogue
(1) Ici, l'erreur de deux laquais, porteurs de messages d'amour, amène
les habituelles complications de dépit amoureux.
(2) Les âmes sensibles du public italien veulent bien encore assister au
spectacle de la mort, mais à la condition de n'y pas croire, ou d'être dé-
trompées tout de suite. Dans Lu Caduta de Decemviri de Scarlatti et Stam-
piglia, pour ne pas les affliger, Virginius ne tue pas Virginia; ce n'est
qu'une égratignure; elle épouse à la fin son fiancé Icilius. — Se rappelle-t-on
YŒdipe de Sacchini ?
LES ESSAIS D'OPÉRA POPULAIRE ENf ITALIE. 193
et dans l'analyse des sentiments. La musique donne une idée
encore plus haute de Provenzale.
Après un prologue, où 1* Amour prisonnier de la Beauté n'ob-
tient sa liberté qu'après avoir promis de rester à son service et
d'enchaîner les hommes à ses liens, le poète nous transporte au
pays des Amazones et nous trace le récit de l'expédition d'Her-
cule et de ses compagnons, Thésée, Atreste et Timante. Ils sont
vainqueurs après un combat acharné; mais c'est presque aussi-
tôt pour tomber aux genoux , Thésée d'Hippolyte , Hercule de
Ménalippe. Or Timante n'est pas Timante : c'est Leucippe,
époux de Ménalippe. Sauvé du massacre que les Amazones ont
fait de leurs maris, et toujours amoureux, il est venu se faire
condottiere d'Hercule pour revoir celle qu'il aime et qui ne pense
plus à lui. L'amour de Ménalippo pour Thésée qui la repousse,
t«a jalousie, celle d'Hercule et de Timante, celle môme d'Hippolyte
qui se croit trahie par Thésée, la grandeur d'âme d'Hercule qui se
sacrifie à son ami quand il sait son histoire, les doléances d'une
vieille Amazone (Melinta) , qui tremble toujours pour son hon-
neur, et conspire en vain contre lui, le bon sens bouffon du Napo-
litain Sciarra et l'ironie irrévérencieuse du page Lucillo remplis-
sent la pièce (1) qui est agréable, vive, pleine de fantaisie et
d'imprévu, et parfois bien écrite, en style alerte et dramatique.
Les caractères ne sont pas mal tracés. Celui d'Hercule, qui se sent
brûlé d'amour, avant de savoir de qui il est amoureux (2); celui
(1) Il s'y môle un épisode de tragicomédio italienne. Timante, chargé par
l'amoureux Hercule de commander l'armée en son absence, la fuit pour
surveiller Ménalippe, fait répandre le bruit de sa mort, et se déguise en esclave
prisonnier qu'Atreste présente à Hercule sous le nom de Sélim. Sélim se met
tout aussitôt à parler le turc de Molière, et Hercule en fait présent à Mé-
nalippe, enrichi d'un affreux calembour que lui inspire la galanterie. « Se
schiavo so'io di barbaro core, h chi tiene le catene, per mostrar che per Ici
moro , mand'il cor per man d'un moro , à chi tiene lo catene. » — Ce mé-
lange de comédie italienne, do tragédie grecque, de persiflage napolitain et
de majesté romaine, ne choque point gcàce à la verve facile do l'auteur, et
à l'exubérance de vie qui l'anime d'un bout à l'autre.
(2) Acte I, scène 13 :
Thésée : D'où vient le trait d'amour qui te frappe?
Hercule : De celle-ci (il montre Hippolytc).
Thésée : O dieux! qu'entends-je!
Timanle : Je respire...
Hercule : Je voulais dire : d'abord ; mais ensuite...
Timante : Ohimo !
Hercule : Mon amour revient à cello-là (il montre Ménalippe), et s'y tient.
Timanle : O dieux! qu'entonds-je!
13
194 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
de Ménalippe , l'amazone indomptable, qui vent mourir après la
défaite, puis s'éprend de Thésée, ordonne qu'il l'aime et ne re-
cule devant aucun moyen, prête à tuer Hippolyte, à laisser mou-
rir Timante, à perdre Thésée même; la seule qui ose tenir tête
en face à Hercule, -— sont particulièrement vivants.
Pas plus que La Stellidaura v le Schiavo n'a de chœurs. Le rôle
où Provenzale a mis le plus de son âme est celui de Timante.
Seul au milieu d'amis qui ne le connaissent pas, déchiré d'amour
pour une femme qui a voulu le tuer, et qui le trahit, il concentre
en lui toute la tristesse du drame, et Provenzale l'a pris pour in-
terprète de ses propres sentiments.
On sent d'ailleurs dans toute l'œuvre une rare facilité drama-
tique, une souplesse d'expression également supérieure dans le
rire et dans les larmes. Les dialogues sont finement menés, avec
une élégance ingénieuse. Les railleries du page et la verve du
valet trouvent des formes vives et spirituelles. Certains morceaux
comiques sont d'un style si délicat et si aisé qu'on les croirait de
Mozart (1).
Mais la musique du Schiavo doit sa grandeur, moins à ses
qualités dramatiques qu'à la puissance de l'âme de l'auteur qui
transparaît au travers. Ame forte et concentrée, qui souffre et
trouve une volupté chrétienne à souffrir; âme mélancolique, où
passent les remords évangéliques de Bach et les appels d'angoisse
d'Amfortas (2); âme calme pourtant, assurée en sa foi, que la
souffrance n'altère pas, parce qu'elle la sait nécessaire, et qui la
renferme en soi ; fortement appuyée sur la conscience de règles
supérieures et certaines, les règles de son art, les règles de l'es-
prit, les règles de la foi. Homme du dix-septième siècle avec
des tristesses que nous nous attribuons, et qui furent de leur
temps, mais qu'ils ne crièrent point, Provenzale a les deux côtés
si originaux du caractère de Bach : les flots de mélancolie qui
dorment au fond de lui, l'insouciante gaieté qui s'amuse à la sur-
face : celle-ci pourtant moins enfantine, celle-là plus concentrée;
moins riche d'imagination, aussi riche d'émotion; si fort et si
grandiose, qu'en quelques-uns de ses airs il touche aux plus
hauts sommets qu'ait atteints la tristesse héroïque de l'âme hu-
maine (3). Nulle époque n'a su mieux rendre que le dix-septième
(1) Schiavo, acte I, scène 19.
(2) Schiavo, acte III, scène 4. Air de Timante.
(3) Bien des passages rappellent Bach; par exemple, le duo qui termine le
1er acte de Stellidaura, et semble d'une de ces cantates où le Sauveur con-
les essais d'opéra populaire en italie. 195
siècle, en musique comme en poésie, cette morne et puissante
douleur qui sait qu'elle est nécessaire, cette grandeur résignée
dans l'amertume profonde, telle qu'elle s'exprime dans l'Amazone
vaincue par la Divinité. (« Se la caduta mia ne'cieli fu stabilita,
non risorgo piu. ») Combien ne faut-il pas regretter le dévelop-
pement tardif de la musique, lorsque l'on entrevoit sous ses ma-
ladresses, et avec des ressources si incomplètes, la môme supé-
riorité d'âme qui resplendit dans les autres arts au dix-septième
siècle !
La grâce de mélancolie qui rend Provenzale si attrayant est
toujours sobre et discrète, plus que l'art même de Bach. Il serait
puéril de comparer la richesse débordante de celui-ci au petit
nombre d'oeuvres que nous connaissons de l'autre. Mais si l'ima-
gination est incomparablement plus puissante chez Jean Sébas-
tien, la raison est plus forte chez le vieux Napolitain , et le cœur
n'est peut-être pas moins grand. J'espère qu'on ne m'en voudra
point d'avoir tâché de faire revivre, d'une façon qui semblera un
peu partiale, un grand artiste disparu dans l'oubli. Si peu connu
encore , il sera tout aussitôt un ami pour ceux qui auront une
fois entendu quelques-uns de ses chants. Ils verront reparaître
cette figure d'un charme sérieux et profond : tel le ravissant pré-
lude qui prépare au Schiavo , semblable à deux yeux souriants
dans un grave visage (1).
*
La parfaite sobriété de cet art, qui ne dit rien de trop, qui ne
parle jamais pour parler, mais qui va jusqu'au bout de sa pensée,
sans en atténuer la force et l'austérité par complaisance pour
les faiblesses du public, marque dans l'histoire de la musique
italienne, comme dans celle de l'Opéra, une époque unique,
presque aussitôt dépassée. Les Scarlatti vont paraître, et avec
sole l'âme endolorie de ses péchés; — ou l'air de Ménalippa : « lasciatemi
morir » (acte I, scène 8 du Schiavo), avec quoique chose de plus grandiose
encore (l'Amazone do Polyclète). — D'autres pages font songer à Gluck ou
à Maendel facte III, scène 2 de Stellidaura , air d'Orismondo); un petit
nombre à Wagner (au Wagner de Parsifal. — Rôle de.Timanto).
Les harmonies sont souvent hardies, d'une dureté expressive.
Les partitions sont écrites pour voix, 2 parties de violons, et basse.
(1) On le retrouvera à la fin du volume, avec quelques-uns des plus boaux
airs de Provenzale. — Nous avons fait entendre cetto annéo, à un concert,
quelques fragments du Schiavo et do Stellidaura.
196 LES ORIGINES DU THEATRE LYRIQUE MODERNE.
eux le style tuera la pensée. On aura plus d'expressions que
d'objets à exprimer; l'élégance des manières fera oublier l'insi-
gnifiance de l'âme. Ce que n'ont pu les génies \ les beaux diseurs
l'accompliront. L'Opéra s'environne d'une splendeur triomphale,
et comme au temps des Guide, l'art est plus populaire, alors
qu'il s'affaiblit.
CHAPITRE VII.
L'OPÉRA EN ALLEMAGNE.
L'opéra n'est, en dehors de l'Italie, qu'un objet de luxe, dont le goût et les
procédés sont appris. — Les cours de Munich et de Vienne l'introdui-
sent en Allemagne. — Roland de Lassus à Munich, et les premiers spec-
tacles en musique. — La Dafné de Schûtz. Seelewig de Staden.
Heinrich Schiïtz. Sa vie et ses œuvres. — Influence de G. Gabrieli. — Son
génie original. Son lyrisme dramatique. Rôle important de l'orchestre et
des chœurs dans l'opéra allemand. Analyse de La Conversion de saint
Paul. — Caractère de Schûtz. Sa grandeur de foi et de pensée au milieu
de la guerre de Trente ans.
La Philothea de Munich. — Affaiblissement de la personnalité en Allemagne
après la guerre de Trente ans. Influence prépondérante de l'art italien.
— L'opéra à la cour de Bavière. — Les Italiens en Allemagne. — Paricie
de Bontempi. — Les livrets d'opéra. Leur extravagance pompeuse. —
Bernabei. Steffani.
Le théâtre de Hambourg. — J. W. Francken. Bibliographie de ses œuvres.
— Reinhard Keiser. Comparaison do Keiser et de Scarlatti. Leur art est
analogue, mais leur rôle est différent. Scarlatti précipite la décadence
italienne ; Keiser fraie la «voie à Haendel et à Bach.
Cependant l'Opéra avait passé les Alpes ; les cours du Nord,
nouvelles venues dans l'art, ne pouvaient manquer de se parer
de ce luxe aristocratique, en exagérant, comme font les parvenus,
son faste inutile. Un petit nombre d'hommes de génie, ou de
grand talent, mettront une âme sous ces parades de princes ; mais
l'ensemble conservera toujours un caractère factice. La musique
dramatique reste, au dix-septième siècle, en dehors de l'Italie,
un article d'importation. Elle ne répond pas aux instincts de la
nation. En France, c'est le sentiment musical qui fait défaut; eu
Allemagne, le sentiment du drame; en Angleterre (1), tous les
deux. L'équilibre vivant du cœur et de l'action reste le privilège
(1) Il ne s'agit naturellement que du dix-septième siècle.
198 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
de l'Italie, dont l'influence rayonne au loin par les Gabrieli, les
Bontempi, les Cesti, les Bernabei, les Vivaldi, les Steffani, les
Bononcini et les Caldara en Allemagne; — par les Luigi Rossi,
les Sacrati, les Cavalli et les Lully en France; — et par leurs
disciples allemands et français en Angleterre.
C'est par les deux cours méridionales de Munich et de Vienne
que le genre nouveau pénètre au Nord (1).
Si la musique n'avait nulle part été négligée en Allemagne, où
elle comptait un nombre considérable de compositeurs et de vir-
tuoses à la fin du seizième siècle (2), Munich tenait le premier
rang parmi les villes artistes, grâce au goût de ses princes et à
rinflueuce de Boland de Lassus. Il y vécut avec ses deux fils,
Ferdinand et Rodolphe (3), parmi une cour de musiciens aile -
(1) Bernabei (1620-1687), maître de chapelle à Munich, de 1673 à 1 690 ;
Cesti (1620-1669), vice-maître de chapelle à Vienne, en 1668; Bontempi
(1630-1697), maître de chapelle à Dresde, en 1662; Vivaldi, maître de cha-
pelle du landgrave de Hessc-Darmstadt; Steffani (1650-1730), étudie à Mu-
nich; maître de chapelle à Hanovre; Bononcini, à Vienne (1699-1703), puis
à Berlin (1703-1706), et de nouveau à Vienne; Caldara, vice-maître de cha-
pelle à Vienne, en 1718, et maître de composition de Charles VI, etc.
Je rappelle que l'empereur Rodolphe appelle à sa cour en 1603 Horazio
Vecchi, qui dédie son Convito, en 1597, à Ferdinand II, archiduc d'Autriche.
— Monteverde dédie en 1638 ses madrigali guerrieri à l'empereur Ferdi-
nand III, et en 1650 sa Selva morale à l'impératrice Eléonore. — Agazzari
a séjourné à la cour de l'empereur Mathias..., etc.
Depuis 1657, l'empereur Léopold Ier fait recueillir toutes les partitions
italiennes nouvelles dans sa Bibliothèque Léopoldine de Vienne. Beaucoup
de princes allemands ont leur loge à l'Opéra do Venise.
Les empereurs eux-mêmes se mêlent de musique. L'année dernière, a
commencé la publication d'une édition populaire de leurs œuvres musicales
(sous la haute direction du ministère autrichien). La première livraison
comprend : un Miserere pour soli, chœur mixte et orgue, do Ferdinand III;
une Missa angeli custodis (soli, chœur, quatuor à cordes et orgue), et le
motet SuU luum praesidium, (soprano, chœur mixte et orgue), de Léo-
pold Ier, et la cantate Regina cœli (soprano, orchestre et orgue), de Joseph Ier.
Léopold compose la Licenza des Disgrazie d'amore de Cesti, en 1667.
(2) Gian le Couk, Pevernage, Filippo di Monte, Jacob von Werth, Jacob
Rcgnart , viennent en Allemagne. Jacob Hàndel est à Prague ; Hans Léo
Hassler de Nuremberg, à Augsbourg ; Seth Calvisius à Leipzig. A Magde-
bourg brillent de nombreux organistes et maîtres de chant : Leonhard
Schrôtcr, Gallus DrcssL'r, Friedrich Weissensee. A Hambourg est établi
Hieronymus Schulz (Praetorius). A Kœnigsberg, Johann Eckard (Voir
Wintcrfcld, II, 1).
(3) Roland de Lassus (1520-1594), né à Mons, et maître de chapelle au
Latran vers 1 545 , entre au service d'Albert de Bavière vers 1556 ou 1557;
maître de chapelle à Munich (à 4Û0 florins d'appointements) , il y compose
LOPÉUA EN ALLEMAGNE. 199
mands ou italiens, attirés par le duc : Jacob Fossa, Anton Mo-
rari, Giulio Gigli, etc.
La première mention d'un spectacle lyrico-dramatique est
de 1568 (1), sous le duc Albrecht V. On le voit d'après un livre de
comptes, où le Napolitain Massimo Trojano, et Simone Gatti,
musiciens connus, reçoivent 20 florins pour avoir joué une co-
médie. La musique en a été perdue; mais Trojano nous a laissé
le récit des représentations lyriques, données en l'honneur des
noces du prince Wilhelm. Roland de Lassus y jouait lui-même,
ses œuvres les plus renommées , et y meurt (de folie) en 1594. Il avait
été anobli par l'empereur Maximilien , le 7 décembre 1570, à la diète de
Spire.
(1) Je passe sur les Mystères, communs à toute l'Europe chrétienne (Voir
L. Janssen, L'Allemagne à la fin du moyen âge, et Wilken, Geschichte der
geistlichen Spiele in Deutschland. Gôttingen, 1872), — sur les Lamentations
de Marie (M. R. Eitner en a publié un spécimen : Marienhlage, du qua-
torzième siècle, dans la Publikation altérer Musik Werhe, 1881, t. X), et les
Jeux spirituels de toute sorte (Dans le même volume de la collection Eitner,
un Geistlich spiel de Suzanne. 1535, Zwickau), — Pour les deux derniers
genres, la musique n'y consiste guère qu'en des chorals, ou des sortes de
dialogues en plain-chant.
Je n'insiste pas davantage sur les comédies du carnaval au quinzième
siècle (réunies en trois volume, Stuttgart, 1853, par Av. Keller), et sur les
comédies latines, telles que les Scaenica progymnasmala (hoc est ludicra
praeexercitamenta) de Jean Reuchlin, joués en 1497, avec des mélodies de
Daniel Megel (Vienne, 1523).
Certaines tentatives d'opéras madrigalesques sont plus intéressantes. Une
des plus fameuses est le Ludus Dianae (in modum Comediae) de Conrad
Celtes, pour les noces de l'empereur Maximilien Ier avec Maria Bianca
Sforza, à Milan, en 1494 (Nuremberg, Hier. Holcelio, 1501). On en trouvera
l'analyse dans Ambros (IV, 212 et 213) et dans Lavoix (Gazette musicale,
sept, et oct. 1877). Ce ne sont guère que cinq morceaux, d'un style assez
lourd, à 3 et 4 parties, intercalés dans une pièce de circonstances et d'allé-
gories (chœur de nymphes et faunes, etc.). (Un exemplaire à Prague.)
Au même genre appartient un Feslspicl de 3 chœurs à 4 voix, par Be-
nedictus Chelidonius, joué à Vienne en 1515 devant la reine de Hongrie
(Bibl. de Vienne).
Il n'y a point trace en tout cela d'action dramatique. Ainsi devaient être
les chœurs entr'actes des tragédies italiennes au seizième siècle.
L'Oratorio s'annonce cependant au seizième siècle, en Allemagne comme
en Italie, par diverses Passions. La plus célèbre est la Passion selon saint
Jean, par Jacob Ilàndcl (ou Ilacndl, plus connu sous son pseudonyme
Gallus), jouée à Prague en 1587. C'est une narration do la mort du Christ,
faite par deux chœurs, dont le plus élevé (2 BOp., 2 ait.) représente le Christ;
l'autre, Judas, Pilate, etc.; et les deux réunis, l'assemblée du peuple, des
docteurs, etc. On pourra comparer l'esprit de cet art à celui du madrigal
italien, tel quo nous l'avons vu dans Vecchi, Banchicri, et ïorelli.
200 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
avec Trojano et Battista Scolari, une comédie qu'ils improvisèrent,
et où Trojano tenait trois rôles (1).
Les représentations des jésuites débutaient en même temps,
avec l'éclat de mise en scène qu'ils ont toujours eu l'habitude de
donner à leurs cérémonies. La plus curieuse que nous connais-
sions, est celle de 1597, pour la consécration d'une église à Mu-
nich. Outre les acteurs, neuf cents chanteurs (choristes) y figu-
raient, parmi lesquels Néron, Dioctétien, Decius, Maxence, etc.,
saints et papes avec leurs suites, personnages allégoriques, Satan
et tout l'Enfer. Les spectateurs eurent grande épouvante en voyant
Lucifer avec trois cents diables précipités dans les enfers par saint
Michel. La musique, perdue, était de Georges Victoria, maître de
chape^e des jésuites. Le scénario n'indique, d'ailleurs, que deux
passages chantés (2). Ces représentations publiques (3) se perdi-
dirent bientôt, et ne se continuèrent plus qu'à l'intérieur des
couvents.
Cependant les souverains donnent à la musique une protection
active; ils excitent les artistes à prendre part au mouvement con-
temporain. L'empereur Rodolphe II donne des missions dans les
Pays-Bas à ses meilleurs chanteurs. Le duc Wilhelm V (qui en-
voie des secours à Palestrina abandonné) dirige ses musiciens
vers l'Italie. Froberger recevra une pension de Ferdinand III,
pour étudier sous Frescobaldi à Rome. Le landgrave Moritz de
Marburg envoie à Venise le jeune Heinrich Schûtz, en se char-
geant de tous les frais. Ainsi les idées modernes pénètrent en
Allemagne, et l'opéra allemand commence en 1627 sa glorieuse
carrière, en adoptant à son tour la Dafné de Rinuccini, traduite
par Opitz, et mise en musique par Schûtz (4). Cette pièce,
malheureusement perdue, reste isolée. La guerre de Trente ans
est commencée, et ruine les arts en Allemagne.
(1) Roland do Lassus a écrit des madrigaux avec quelques phrases chan-
tées par un personnage qui s'accompagne sur le luth. — Voir Massimo Tro-
jano, Discorsi di tricmfi, gioslre , apparati, e délie cose più notabili fatte
nelle nozze dell' illustriss. ed eccellcnt. signor Duca Guglielmonte. Munich,
Adam Cerg, in-4°. 1568. On peut aussi consulter la notice sur Roland de
Lassus, écrite par Samuel van Quickelberg, son ami : troisième partie des
Prosopographiae heroum alque illustrium virorum totius Germaniae.
Henr. Pantaléon, Bàle, 1566, in-4°.
(1) Acte I, scène 1. Chœur des anges, avec accompagnement d'instruments
à cordes. — Acte IV, scène 7. Ecclesia pleure ses enfants. « On chante un
lamento. »
(3) Celle de 1597 avait eu lieu devant l'église Saint-Michel, à Munich.
(4) Elle n'a jamais été imprimée; elle n'est môme pas dans le catalogue
des œuvres éditées de Schûtz, à la suite des Symphoniae sacrae de 1647.
L'OPÉRA EN ALLEMAGNE. 201
Il n'est pas douteux cependant que la Dafné n'ait éveillé l'es-
prit dramatique eu Allemagne. Quelques œuvres, récemment re-
trouvées, témoignent de l'influence italienne, même au sein de
tant de préoccupations. La plus ancienne pièce musicale connue
de l'Allemagne, est un Freudenspiel en 5 actes, joué à Nuremberg
en 1644 : Das Geislliche Waldgedicht, oder Seelewig (1). L'auteur,
Sigmund Gottlieb Staden, était organiste de Saint-Sebald de Nu-
remberg. La musique ne manque ni d'expression, ni de pittores-
que, malgré l'imitation italienne qui ne cherche pas à se dissi-
muler. On sent dans le poème le panthéisme moral qui est
l'âme du Freyschùtz et du Venusberg, la Nature avec ses souffles
ennemis de matérialisme diabolique et de mysticisme chrétien.
Ce sont déjà les êtres, presque la langue par instants, des Filles
du Rhin (Rheingold) (2).
Cependant, il faut attendre jusqu'en 1654 pour trouver des re-
présentations suivies de musique allemande, jusqu'en 1678 pour
l'établissement d'un théâtre d'opéra à Hambourg. — Mais l'art alle-
mand refoulé, contraint au silence, n'a jamais été plus grand que
durant cette terrible époque. Toute sa puissance dramatique et sa
profondeur de sentiment se réfugient dans sa méditation et dans
sa foi religieuse. Elle trouve en Heinrich Schûtz son expression
immortelle, le poète de ses jours de malheur.
Heinrich Schùlz, né à Kôstritz (Vogtland) le 8 octobre 1585,
étudia d'abord pour le doctorat, à Marbourg, pendant deux ans.
Le landgrave, charmé de sa belle voix et de ses dispositions mu-
sicales, lui donna une bourse de voyage. Schûtz alla à Venise, que
dominait alors la gloire de Giovanni Gabrieli (3). Il y resta trois
(1) Publié pour la première fois en 1881. Berlin. Monatshefte fur Musih-
gescliichte , par R. Eitncr. Cette pièce a échappé jusqu'ici aux musicogra-
phes, parce qu'elle se trouve dans une publication littéraire : Harsdôvffer'a
Fraucnzimmer Gespre,chspiele, k Theil. Nùrnberg, 1644. — Georg Philipp
Harsdôrffer est l'auteur du poème. — Orchestre : 3geigen (violons), 3 floten
(flûtes), 3 schalmeyen (chalumeaux), 1 grobes horn (cor), basse continue
faite par le théorbe.
(2) Seelewig, Sinnigunda, llcrzigilda, Kunsteling, Ehrelob, Reichimut,
Trùgewalt, etc.
(3) « ...Dalla sua corto, ovo da teneri anni por sua clomonza benigna-
mente fui enodrito , emmi toccato uscir per l'Italia in particolaro, e quivi
tnescolarmi ;» qucll'onda, che tutta l'Italia, con mormorio piu d'ogni altro
simile ail' Armonia Céleste va illustrando, quai' è il famosissimo Gabrieli,
202 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
ans, de 1609 à 1612, sous la direction de son maître (1). Gabrieli
sut le conquérir tout entier; il enfonça en lui la puissante mar-
que de son génie grandiose (2), et il lui inspira une affection pro-
che m'hà fatto partecipe dell' oro délie sue sponde, si ricche in questa qua-
lité di studii, che né al Tago , ne al Pattolo invidiar certo ponno. » (Dédi-
cace du premier livre des madrigaux de Henrico Sagittario (Schùtz) Ale-
manno, à Maurice, landgrave de Hesse. Venise, 1er mai 1G11.)
G. Gabrieli était un des Italiens les plus célèbres en Allemagne. Sept
recueils de ses œuvres y avaient été publiés avant 1609 (dont six à Nurem-
berg). Cette estime était générale, et partagée même en Italie. H. Vecchi dit
de lui : « Il Signor G. Gabrieli frà quegli délia prima schiera de virtuosi
stimatissimo frà noi. » (Dédie, des Veilles de Sienne, 1604.)
Dans le môme temps, la réputation de Gabrieli attirait à Venise le Danois
Fonteijo, le Danois Petreo (Petersen), le Westphalien Grabbe, Clemsee, en-
voyé par les comtes de Slesvig-Holstein, etc. (Voir les dédicaces de leurs
œuvres à ce « vivo sole délia musica >> , « perfectorum musicorum omnium
ejus aetatis, ocellum et Italiae gemmam. ») — Gabrieli était personnellement
l'ami d'un grand nombre d'illustres Allemands, tels que J.-L. Hassler (a), de
Nuremberg; Gruber, et les Fugger, d'Augsbourg. Invité aux noces de Fug-
ger en 1597, il lui dédia la première partie de son plus célèbre ouvrage, les
Symphoniae sacrae. Venise, Gardane. Il ne réussit jamais à aller en Alle-
magne, comme il le désirait.
Winterfeld a consacré à ce grand musicien son ouvrage, un des plus im-
portants de l'histoire de la musique : Johannes Gabrieli und sein Zeitalter.
Berlin, Schlesinger, 1834, 2 vol. in-4°. — Giovanni Gabrieli, né à Venise
en 1557, mort le 12 août 1613, organiste de Saint-Marc, était le neveu
d'Andréa Gabrieli (1510-1586) dont nous avons parlé page 61, l'auteur des
chœurs d'Œdipe Roi.
(1) De cette époque datent des Madrigaux italiens de Schùtz. (Venise,
Gardane, 1611.) Unique exemplaire à Cassel, 9e vol. des œuvres complètes.
Sur 19 madrigaux, 6 sont des traductions musicales de scènes du Pastor
fido. On y sent (surtout dans le 11e), une recherche de l'expression drama-
tique du même ordre, et avec les mêmes moyens, que Vecchi (fin de la scène
ni de l'acte n du Pastor).
(2) Les Allemands ont dû, sans doute, à cette influence de Gabrieli, la
richesse relative de leur instrumentation au dix-septième siècle, le souci
qu'ils en eurent, et la puissance de l'effet. Il est curieux qu'ils aient préféré
le modèle des maîtres Vénitiens à celui des Romains et de l'Ecole de Pa-
lestrina. L'imagination pompeuse , joyeuse et triomphante de Gabrieli (qui
est à la musique du seizième siècle ce que Véronèse est à la peinture) n'au-
rait pas dû, semble-t-il, avoir le même attrait pour eux qu'un art plus sobre
d'effet et plus riche en pensée. Mais Venise était un peu une terre allemande,
le lieu de passage obligé des voyageurs. Les contraires ont d'ailleurs tou-
jours attiré les artistes chez qui l'intelligence est plus forte que la volonté.
De tous les peintres italiens , — qui le croirait? — celui pour lequel Men-
(a) Bach a emprunté à Hassler plusieurs de ses mélodies de la Passion selon saint Matthieu
pt du Weinachts-Oratorium.
i/OPÉRA EN ALLEMAGNE. 203
fonde, qui déborde encore du cœur de Schûtz, près de vingt ans
après, en dithyrambes mythologiques, comme seul un Allemand
sait les faire (1). « Oui, Gabrieli! Dieux immortels, quel homme
c'était! Si la diserte antiquité l'eût connu, elle l'eût préféré à
Amphion ; ou si les Muses désiraient un époux, Melpomène n'au-
rait pris aucun autre que lui (2). »
Une place de maître de chapelle de l'électeur de Saxe, obtenue
en 1615; la mort de sa femme en 1627; un second voyage en
Italie l'année suivante, pour se consoler et étudier la nouvelle
musique; ses séjours à la Cour de Braunschweig-Lunebourg(1638),
puis de Christian IV de Danemark (1642); enfin, son retour à
Dresde, où il mourut à l'âge de quatre-vingt-sept ans, le 6 no-
vembre 1672, sont les principaux épisodes de cette vie pourchas-
sée par la guerre (3), attristée par les deuils de famille et les
malheurs de la patrie, mais soutenue par la foi et un travail in-
fatigable.
Ses œuvres capitales, en dehors de la Dapné et d'un ballet
d'Orphée et Eurydice pour le mariage de Jean-Georges II de Saxe,
en 1638, sont des Psaumes (4), des Concerts spirituels (5), quatre
delssohn, le moins sensuel des musiciens, professe le plus d'amour, est
Titien.
(1) « la, Gabrieli! Ihr unsterbl'ichen Gôtter, welch'ein Mann war der!
Hâtte ihn das wortreiche Alterthum gekannt, den Amphionen wûrde es ihm
vorzezogen haben; oder wûnschten die Musen Vermâhlung, so besûsse
Mclpomeno keinen andern Gemahl als ihm, solch ein Meister des Gesanges
war er. Das verkûndct der Ruf, aber das verstàndigte. » (Préface de la
lr* partie des Symphonies sacrées.)
Schûtz a utilisé divers morceaux de Giov. Gabrieli, notamment un Lieto
godea à 8 voix {Concerli di Andréa et Giov. Gabrieli, 1587), pour le Gloria
du IIIe psaume. Voir le 2e volume des œuvres complètes de Schûtz, édition
Spitta. Breitkopf, 1886, — et le concerto : Angélus ad pastores ait de
A. Gabrieli, dans le 27° motet (86 vol.)
(2) Quand Gcssner, recteur de Leipzig, voudra louer son ami Bach, il le
préférera de même « à plusieurs Orphées et vingt Arions. »
(3) Il s'en plaint dans la préface de ses Concerts spirituels, 2e partie.
Dresde, 1639. Lui-même, dit-il, parmi tant de soucis, nç peut produiro que
de petites œuvres, en attendant les grandes.
(4) Mehrchôrige Psalmen mit Inslrumenten, 2 parties (26 psaumes). 1619,
Dresde. (2a et 3e vol. de la grande édit. Breitkopf.) — Psalmen 24, 8, 7, 85,
127, 15 (13e vol. de la grande édit.)
(5) Cantiones sacrae fur 4 Singstimmen mit generalbass (40 cantionos).
1625, Fribcrgac Ilermundurorum (4« vol. de l'édit. Br.). — Kleine GeUtliche
Concerte, 2 parties. 1636, Leipzig; 1639, Dresde (6* vol.). — Geistliche Chor-
musih à 5, 6, 7 voix. 1648, Dresde (8* vol.). — Gesammelte Motetten^ Con-
certe, etc. (12* vol.).
204 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
Passions (1), la Nativité du Christ (2), la Résurrection du Seigneur (3),
les Sept paroles du Christ (4) , et surtout les trois parties de ses
Symphoniae Sacra, parues en 1629 (5), 1647 (6) et 1650 (7). Peu de
temps avant sa mort, il travaillait encore à une Passion selon les
trois évangiles et au 119e Psaume (8).
Parti du grand art polyphonique de Gabrieli, frappé vers 1630
de la révolution musicale de Monteverde, et un instant atteint
par son imitation (1647) (9), il se ressaisit bientôt et maintient
sa puissante personnalité, dont nous allons tenter de donner
une idée (10).
Dès ses premières œuvres, Schùtz affirme sa tendance (commune
à tonte l'époque) vers la déclamation lyrique. Il demande que les
mots soient compréhensibles et compris de tous; « sans quoi ce
ne serait qu'une bataille de mouches (11). » On sent cette recher-
che expressive, ce désir de colorer chaque mot de son sentiment
musical, dans les chants à cinq parties de 1625 pour la Passion.
Ils s'accentuent dans les symphonies sacrées de 1629, et surtout
de 1647. Mais sa forte éducation trempée aux sources mêmes de
(1) On connaît quatre Passions de Schûtz : selon saint Jean (1C65), selon
saint Mathieu (1666), selon saint Luc, et selon saint Marc (cette dernière,
d'authenticité plus douteuse). Les mss. sont à Leipzig et Wolfenbûttcl
(1er vol. des œuvres complètes). Il n'y faut pas chercher la richesse lyrique
de Bach, mais une parfaite justesse d'accent, profondément touchante, et
une émotion concentrée.
(2) Historia von der Geburt Jesu Christi (1671, ibid.)
(3) Historia von der Auferstehung Jesu Christi (1623, Dresde, ibid.)
(4) 'Die Sieben Worte Jesu Christi am Kreuz (ms. à Cassel, ibid.)
(5) Symphoniae Sacrae, 1" partie. 1629, Venise, Bart. Magni (5e vol.).
20 symphonies , pour voix et orchestre. L'instrumentation varie de l'un à
l'autre morceau. Schûtz emploie les violons, fagott, flautini, fiffari, posaune,
trombetta et organo.
(6) Symphoniae Sacrae, 2e partie. 1647, Dresde (7e vol.). 27 symphonies.
(7) Symphoniae Sacrae, 3" partie. 1650, Dresde, op. 12 (exempl. Berlin,
Wolfenbuttel) (10e et 11e vol.) ; 22 symphonies.
(8) Eloge funèbre de Schûtz, par Martin Geier.
(9) Deuxième partie des Symphoniae sacrae, 1647, où l'on sent la con-
naissance et l'étude des Scherzi musicali (1632) et des Madrigali guerrieri
(1637) de Monteverde. 11 introduisit même, dans un de ses chants spirituels
(« Es steh Gott auff »), les motifs du madrigal de Monteverde : « Armato il
cor, » et de la Chacone : « Zefiro torna. » (Voir le 7e vol. des œuvres compl.)
(10) Les œuvres complètes de Schûtz viennent d'être publiées en Allemagne,
chez Breitkopf, par Philipp Spitta (Ueinrich Schûtz, Sàmmtliche Werke,
herausgegeben von Philipp Spitta. Breitkopf, 13 vol., 1885-1893).
(11) « Una battaglia di moschc. » (Préface des Psaumes de David, motets
à 8 voix. 1619, Dresde.)
l'opéra en allkmaGiN'e. 205
la musique, dans la fréquentation des chefs d'oeuvre et des hom-
mes du seizième siècle, le défend contre les exagérations du
genre récitatif et descriptif. En 1648, dans l'avant-propos des
musicali ad chorum sacrum, il soutient énergiquement les tradi-
tions du passé, et le vieux contrepoint, contre l'art nouveau et la
basse continue. <r Oui, quand bien même ignorants et savants y
verraient des harmonies célestes, ce n'en vaudrait pas mieux
qu'une noix vide. » D'ailleurs les besoins de sa race, son tempé-
rament musical, veulent une autre expression. L'Italien est
curieux des moindres traits de la vie extérieure ; il vibre tout
entier dans un mot; il s'abandonne au flot de sensations qui
l'entraînent sans crainte de s'y perdre; car il se retrouve en
toutes. L'Allemand est plus calme, ou sa flamme est concentrée;
son épiderme moral est moins sensible; il s'intéresse moins au
détail et le voit médiocrement; il faut que ce détail soit bien
matériel pour le détourner un instant de sa pensée intérieure;
encore l'y confond-il, et c'est chez la plupart un singulier mé-
lange d'idéalisme accommodé aux besoins les plus vulgaires.
Chez les hommes d'élite, tout l'intérêt est dans l'âme, tout le
drame dans le cœur. De là vient que Schûtz, au lieu de peindre
ses héros par l'extérieur et par l'action, les représente par l'âme,
par les profondeurs douloureuses ou joyeuses de l'être. Si l'on ne
craignait de paraître jouer sur les mots, c'est plutôt (comme dans
presque toute la musique allemande, à l'exception de Mozart) du
lyrisme dramatique que du drame lyrique. En cela, il est d'accord
avec les graves sujets qu'il traite. Il ne s'agit pas d'une repré-
sentation profane, mais d'une communion paisible et recueillie
en d'austères pensées et des émotions saintes. Puisant la source
de ses inspirations, non dans le flot changeant des émotions, mais
dans le fond immuable de l'âme, qui semblable à la mer, garde
dans ses retraites une sorte d'impassibilité parmi toutes les tour-
mentes qui agitent sa surface, Schûtz imprime à chacune de ses
œuvres une magnifique unité; dès 1629, il a donné à Y Aria un
développement logique et superbe, qu'il n'aura que plus tard chez
les Italiens, et rarement avec autant de force. L'orchestre et la
voix s'associent dans une même pensée. L'architecture en est
lourde parfois, carrée, massive, dure, mais l'ensemble est impo-
sant. La déclamation n'est pas le privilège de la voix. Tout
déclame et tout chante. Quand David pleure son fils Absalon (1),
(1) Plaintes de David, pour basse, 4 trombones et orgue. Première partie
des Symphoniae Sacrae, 1629, Veniso. (Les parolos sont tirées du livre de
206 LES ORIGINES DU THEATRE LYRIQUE MODERNE.
ce n'est pas un homme qui chante, c'est une âme répandue dans
tout l'être harmonique; et c'est, à dire vrai, l'âme humaine tout
entière, grave, douloureuse, prosternée en de mélancoliques
édifications, que l'on sent au travers des douleurs de David.
La grandeur et l'originalité de cet art paraît surtout dans la
troisième partie des Symphonise Sacrœ, qui est le chef-d'œuvre de
Schùtz. Je prendrai pour exemple la Conversion de saint Paul (1).
a Paul était entré dans la grande plaine de Damas. Il appro-
chait de la ville et s'était engagé dans les jardins qui l'entourent.
Il est midi » ; il rêve. Et voici que des voix montent en lui ; mysté-
rieuses, profondes, elles sourdent du silence, « Saul, Saul, Saul,
pourquoi me poursuis-tu ? » Elles éveillent des échos dans toutes
les fibres de l'être; d'autres voix les répètent; elles vibrent dans
l'orchestre, et le reproche divin retentit avec force, puis s'affai-
blit et meurt. Après un silence, une voix seule, un ténor, con-
tinue : « Tu te repentiras de regimber contre l'aiguillon », et
tout l'orchestre reprend : « Saul , Saul , pourquoi me poursuis-
tu? » Puis la menace imposante pénètre à son tour dans l'ensem-
ble, comme une grande ride s'étend sur un lac; elle se glisse
dans tous les coins ; elle coule de voix en voix , entrechoquant
partout ses paroles d'un calme terrible : « Tu te repentiras (Es
wird dir schwer werden) ». Enfin, avec toutes les forces de l'or-
chestre, le reproche du commencement recommence, incessant,
répété, fort et faible tour à tour, remplissant les oreilles et le
cœur, tandis que la voix du ténor martelle sans répit l'appel :
Saul, Saul, — qui monte, avec une insistance monotone et
hallucinatrice , parmi l'apaisement progressif de l'orchestre qui
s'éteint. Cette symphonie dramatique est du même ordre que
certaines pages du premier acte de Parsifal (2). Ainsi que dans
la scène du Graal, on sent planer comme une lumière aux larges
ondes, l'Esprit de Dieu, invisible, insaisissable, partout présent.
Il y a bien d'autres traits en ce vieux maître trop ignoré, que
l'on commence à peine à faire connaître en France (3). Qui pour-
Samuel. Le sujet avait été traité déjà trois fois par Josquin de Près.
(58 vol. des Œuvres.)
(1) La Conversion de Saint Paul, pour 10 voix, 2 violons et basse. 3° par-
tie des Symphoniae Sacrae, 1650, Dresde (Ume vol. des œuvres).
(2) Il n'est pas question, naturellement, de toutes les ressources moder-
nes, orchestration et harmonies, et de leur mysticisme sensuel mais seule-
ment de l'esprit de l'œuvre et surtout de sa conception.
(3) Concerts des 14 et 28 février, et 14 mars 1895, donnés par les chanteurs
de Saint-Gervais, à la salle d'Harcourt.
L*OPÉRA EN ALLEMAGNE. 207
rait oublier tant de délicatesse féminine (1), qui se cache souvent
sous des apparences de gaucherie, la douleur amoureuse et plain-
tive de Madeleine au tombeau de Jésus (2), la volupté débordante
du Cantique des Cantiques, avec ses gracieux rythmes de fête , et
ses voix enivrées de joie et de jeunesse (3). Gomment ne pas ad-
mirer la souplesse dramatique de larges scènes, comme le Denier
de César, où l'arrogance aigre et railleuse des pharisiens contraste
d'une façon si vivante avec la majesté tranquille et sereine de
Jésus (4).
Mais de cette richesse de cœur, je ne veux retenir que le calme
surprenant et le caractère de fermeté inébranlable. Contemporain
de Pascal et de Corneille , il a puissamment éprouvé et rendu les
angoisses (5) et les ardeurs héroïques de cette forte époque. On voit
dans sa musique les réserves d'énergie et la confiance en soi, que
garde l'Allemagne, deux ans à peine après la fin de la guerre qui
l'a dévastée. Elle s'incarne en cet homme qui ne sait point douter,
qui ne douterait jamais de lui-même et de sa foi, quand tout le
reste du monde en douterait (6); en ce musicien dont toute
l'œuvre chante, comme un de ses motets (7) :
Oui, cela est certainement vrai.
D'autres répètent avec moins de puissance cet hymne de foi et
de confiance, autour de lui, dans l'Allemagne accablée.
Une des œuvres les plus remarquables de l'époque, est un ora-
torio de la Bibliothèque nationale de Paris : Philothea, id est
(1) Voir le touchant dialogue de Marie et Joseph, dans la 3° partie des
Symphoniae Sacrae. 1650 (10e vol. des Œuvres).
(2) Dialogo per la pascua del nostro Salvatore Giesu Christon con Maria
Maddalena, a 4. (14e vol.).
(3) 0 quam tu pulchra es, et : Veni de Libano, arnica mea, pour ténor,
baryton et 2 violons (lr* partie des Symphoniae Sacrae, 1629, 5a vol.).
(4) Meister, wir wissen dass du wahrhaftig bist, pour 2 sopran. , alto,
ténor et basse (3° partie des Symphoniae Sacrae, 1650, 11* vol.).
(5) Herr, wie lang willsl du mein so gar vergessen ? pour 2 sopr., alto,
2 ténors, basse. (Ibid.)
(6) Comparer la phrase citée plus haut, des Musicali ad chorum sacrum,
à celle de Monteverde, p. 101. Monteverde, en homme du Midi, a au moins
besoin de s'appuyer sur la foule, d'y réchauffer sa foi. Schûtz so suffit à
lui-même.
(7) Motet à 6 voix. 1631.
208 LES ORIGINES DU THEATRE LYRIQUE MODERNE.
Anima Deo chara : comœdia sacra (1), jouée à Munich en 1643 (2)
et 1658, puis sur différents théâtres. L'auteur est inconnu : c'était
un religieux , sans doute un jésuite (3). Il avait déjà composé un
Théophile. Une préface et d'intéressants avertissements précèdent
sa pièce. On y voit combien les idées italiennes sur la musique
ont pénétré en Allemagne. Les intelligents conseils sur la façon
de chanter et sur les conditions scéniques, semblent un écho des
préfaces de Gavalliere et de Gagliano (4). Pourtant l'auteur dé-
fend, en bon Allemand, sa personnalité contre l'imitation étran-
gère. Il se tient à mi-chemin, de son propre aveu, entre les deux
mouvements artistiques, conservateurs et novateurs (5). La par-
tition comprend en effet deux sortes de morceaux , des pages
d'expression dramatique et des airs de bravoure ( « à portamenti
di voce »); les premiers sont de beaucoup les meilleurs. L'or-
chestration est particulièrement remarquable. Il y a onze parties
de chant (6) et quinze instruments (7). L'auteur les emploie avec
de curieuses intentions expressives, qui rappellent Monteverde, et
(1) Bibl. Nat. , Rés. 461. Philothea, ici est Anima Deo Chara : comoedia
sacra, anno MDCXLIII et MDCLVIII Monachii, ac deinde in variis theatris
saepius decantata : nunc typis excusa, atque sic aptata, ut etiam in templis,
aut pro honestà animi relaxatione et pietatis incitamento tam in scenâ, quàm
sine scenâ cantari possit. (Monachii, typis Joannis Jaecklini, typogr. elec-
toralis, sumptibus Joanni Wagneri, bibliop. anno MDCLXIX.
(2) Contre l'affirmation de Rudhart (Geschichte der Oper am Hofe zu Mûn-
chen, 1865), qui donne la date de 1654, pour la première représentation
musicale connue en Allemagne. Le titre de Philothea dit bien exactement
qu'elle fut jouée sur un théâtre, avant d'être chantée dans les églises (« ut
etiam in templis », etc.)
(3) « Nolite artem spectare, quam non profiteor; sed pietatem, et religio-
nem, cui sum auctoratus. » (Praefatio. Ad benignos Musicse Aestimatores.)
(4) « Locus non débet esse valdè amplus , nec multus simul spectator ;
quia si canendum fortius, non possunt durare guttura : si submissiùs, non
audiuntur in loco vasto, vel auditore conferto. » (N'est-ce pas le principe
du théâtre de Bayreuth?) — L'auteur anonyme dit encore : « Canendum
quandoquè lente, nonnunquam concitate, ad normam affectûs, sine multis
coloribus adscititiis. » [Praefatio.)
(5) « Stylo recitativo, qui praestantes requirit cantores, non sum usus ;
sed mixto, mihi actoribusque meis commodiore. » (Praefatio.)
(6) 5 canto, 1 soprano, 2 alto, 2 ténors, une basse. — Personnages : Chris-
tus (C), Philothea (C.) , Angélus tutclaris et Angélus primus (C), Provi-
dentia et Angélus secundus (C), Amor divinus (S.), Misericordia et Eccle-
sia (A.), Mundus et Clementia (C), Caro et Justitia (T.), Pax (A.), Bonitas
et Longanimitas (T.), David, Orcus et Veritas (B.).
(7) Orgue, 4 violons, 3 violes, 4 hautbois, 3 trombones; théorbes. M. La-
voix a étudié l'orchestre de Philothea , dans son Histoire de l'instrumen-
tation.
L'OPÉRA EN ALLEMAGNE. 500
annoncent les recherches assez décadentes de l'instrumentation
moderne. Les violons accompagnent Jésus-Christ et les anges;
les violettes, la Miséricorde, la Clémence, l'Amour divin, Phi-
lothée gémissante; les hautbois, le Monde, Philothée consolée;
les trombones , le Juge éternel ; les théorbes et les luths , la sym-
phonie joyeuse des filles de Jérusalem, qui s'accompagnent en
chantant. La pièce est divisée en cinq actes qui représentent les
divers effets de l'Amour divin (1) : 1° dans une âme ingrate et
pécheresse; 2° dans une âme pénitente; 3° dans une âme qui
commence d'aimer ; 4° dans une âme dont l'amour augmente
5° dans une âme dont l'amour est parfait.
Ainsi qu'il est naturel chez les artistes du Nord, la tristesse y
est mieux rendue que la joie. Les larmes de repentir, les angois-
ses religieuses, les soupirs de tendresse désolée, les. mains ten-
dues vers Dieu, si loin et tant aimé, sont le propre des plus grands
maîtres de l'Allemagne, de Bach et de Beethoven. Philothea les
annonce dans certaines pages, dont deux ou trois (2) ne sont pas
indignes d'eux.
Cependant l'art allemand, qui s'est soutenu durant la période
(1) Les paroles sont toutes extraites des livres saints, suivant l'habitude
des oratorios, conservée jusqu'à Mors et Vita de Gounod. — A de certains
moments, l'enfer s'ouvre. On voit même le supplice do Philothea, égorgée,
tourmentée. — Les indications de scène sont assez curieuses. Au début, « la
Miséricorde et la Bonté s'avancent sur le théâtre; elles apportent couronne,
sceptre, manteau et toge; elles ouvrent une fosse au milieu du théâtre.
David sort de terre lentement, aidé par Miséricorde et Bonté. Elles le vê-
tissent de la toge et du manteau; elles le placent sur un siège, le couron-
nent, lui donnent le sceptre. David se lève, s'avance avec elles sur le de-
vant du théâtre et fait la révérence. Il commence à chanter. » A la fin, sur
les paroles : «.Vanitas Vanitatum... praeter amaro Deum », l'Amour se re-
tire; « abjicitur flos, inccnditur stuppa, extinguitur candela, fit suffitus , fit
ductus plectro,'effunditur aqua, fit bulla, frangitur vitrum : unum post alte-
rura repraesentatur ut simul ultimum cadat, et abrumpatur cantus, et omnes
actores evancscant. » — Les costumes ont tous une intention allégorique.
« L'Amour divin a cœur ardent en main, flamme au cœur et au chef. Le
Monde a « globum in capite, comptus, ornatus, blandus, in manu flabrum,
cbirothecas, in occipitio larvam fernineam. » — « Caro vestita ut caupo, in
occipitio larva mortualis, ad latus cauda vulpina. » — « Orcus ut mcrcator
in capito retrô larva nigra, in pedibus ungulae, in pileo cornua. » — « Chris-
tus cum globo coeli in manu, radiis in capite, duobus Angelis comitatus :
suaviter et graviter : lentis et parvis passibus. »
(2) Par exemple, le « Peccavi, peccavi , super numerum arenao maris. »
(Partie II, scène 2.)
14
210 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
de lutte, s'abandonne après qu'elle est finie, dans la jouissance
lasse d'un bien-être renaissant et d'une paix relative. Les souve-
rains s'efforcent de connaître les raffinements du luxe étranger ;
ils copient l'Italie et la France; le cosmopolitisme sévit en Alle-
magne. Les Italiens sont seuls aimés et appréciés comme maestri,
comme chanteurs et comme librettistes. On les attire à force de
largesses, et si l'on a de bons musiciens chez soi, on les envoie
en Italie, d'où ils reviennent ayant perdu ou altéré leur person-
nalité.
Henriette- Adélaïde de Savoie, femme du duc Ferdinand, in-
troduit en Bavière le goût des représentations théâtrales. Le 12 fé-
vrier 1654, paraît sur la scène le premier opéra noté par la plupart
des historiens allemands (1) : la Ninfa ritrosa, pastorale avec
beaucoup de mise en scène et d'extravagances, dont la musique
est perdue et l'auteur inconnu. La même année, on donne un
grand ballet avec chants, la Pompe di Cipro , de Carlo Mac-
chiati (2). Puis viennent différentes pièces (3) dont nous ne pou-
vons rien dire , car la musique en a été perdue. Les livrets sont
d'une extravagance pompeuse et niaise, dont rien ne peut donner
une idée. Tous les poètes à la solde des ducs cherchent à établir
tant bien que mal un continuel rapport entre les sujets qu'ils
traitent et la famille ducale. Quand le sujet s'y refuse absolument,
ils se rabattent sur le prologue. Dans celui de YErinto (1661), le
géant Géryon converse avec Zoroastre dans les Champs-Elysées.
Il chante avec ses trois têtes (Basso, Alto, Tenore) un trio en
l'honneur du duc. En outre, paraissent la Chasteté, Archimède,
l'Intelligence et Jupiter, qui s'unissent en un chœur célébrant la
famille princière. Jusqu'en 1680, les livrets ne sont que d'absur-
des amas de folles mises en scènes et d'adulations grossières. —
La princesse Adélaïde prend part elle-même à la confection de
quelques pièces (4), et le duc y daigne jouer parfois, à l'instar de
Louis XIV (5).
(1) Rudhart, Geschichte der Oper am Hofe zu Mûnchen, Ve partie; Die ita-
lienische Oper von 165it-1181 (Freysing, 1865, in-8°).
(2) Musicien ou librettiste? Nous ne le savons pas. La musique est perdue.
(3) Oronte, 1657; Erinto , 1661; Medea vendicata, drama di foco; Le pre-
tensioni di soli, 1667; Les quatre éléments, 1657, introd. pour ballet.
(4) Les quatre éléments, 1657. Elle fournit aussi le sujet de l'Ardelia, 1660.
(5) Après le couronnement de l'empereur Léopold, en 1658, le duc joue à
Munich dans une fête brillante [barriera), avec soli et chœurs. Il représente
le dieu-soleil; son frère Max, le dieu-lune; toute la noblesse bavaroise y
prend part. Le globe entier et même le planisphère céleste étaient mis à
contribution. On voyait le jour, la nuit, les saisons, les étoiles, etc.
L'OPÉRA EN ALLEMAGNE. 211
En 1658, Gavalli vient à 6Munich et y dirige la représen-
tation de son Alessandro il grande, vincitor di se stesso (1). En
1662, Bontempi de Pérouse, maître de chapelle de Saxe, donne
son Paride à Dresde. En 1653, Bertali (2), maître de cha-
pelle à Vienne, a fait représenter au Reichstag de Ratisbonne
YInganno tfamore, de Benedetto Ferrari. En 1668, Gesti, vice-
maître de chapelle de cour à Vienne, y dirige ses Disgrazie
d'amore (3). Le maître de chapelle de Munich, Johann Gaspar
Kerll (4) est sans doute un élève de Garissimi. Son successeur,
Ercole Bernabei(5), le compositeur officiel de la Cour de Munich,
comme A. Draghi (6) de Ferrare, sera celui de Vienne, a sé-
journé à Rome à l'époque de Garissimi, et est élève du célèbre
compositeur de musique sacrée, Or. Benevoli. Le Vénitien Palla-
vicino meurt à Dresde en 1689. P. Torri est capellmeister de
Bayreuth en 1690, puis inspecteur de la musique de chambre à
Munich en 1691. Vivaldi est maître de chapelle du landgrave
de Hesse-Darmstadt ; Joseph Torelli maître des concerts de
Brandebourg-Anspach en 1703. Si l'on ajoute que Scarlatti vint
peut-être à Munich et y travailla pour le théâtre, aux environs de
1680, que Ziani, Bononcini, Galdara et G. Porta écrivent pour
celui de Vienne, on aura un aperçu de l'influence écrasante des
Italiens en Allemagne dans la seconde moitié du dix-septième
siècle.
Le pire est qu'elle ne s'exerce pas par ce qu'elle a de grand et
de fécond. Les Italiens venus au Nord prennent, avec leur sou-
plesse de nature, des caractères du Nord; au moins perdent-ils
leur éclat et leur vie. Nous en trouverons un exemple dans une
des plus célèbres partitions de l'époque, le Paride (7), de Bontem-
(1) Livret de Sbarra, joué en 1651 à Venise.
(2) Bertali (1605-1669)
(3) Voir p. 174.
(4) Kerll (1625-1690).
(5) Bernabei (1620-1690), né à Gaprarola (Etats de l'Eglise), maître de cha-
pelle au Latran (1662-1667), à Saint-Louis des Français, puis à la cappella
Giulia, succède à Kerll en 1673.
(6) Draghi (1642-1707) passe vingt-cinq ans à la cour do Vienne.
(7) Il Paride, opéra musicale, poesia e musica di Gio. Andréa Bontempi
Perugino, maestro di cappella del Sercniss. Elettor di Sassonia, — dedicata
alla serenissima altezza di Christiano Ernesto margravio di Brandenburgo,
duca di Magdeburgo, Prussia, Stetino, Pomerania, etc., et Erdmudo Sofia,
principessa di Sassonia, Julia, Clevia, e di Monti , etc., nolla celobratione
délie loro nozzo. — In Dresda appress. Melchior Bergen.
Der Schaffer Paris, in einer artlichen Poesi und lioblichen Musica vor-
212 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
pi (1), composé à l'occasion des noces du margrave Christian Ernst
de Brandebourg avec la princesse de Saxe. La musique, supérieure
aux opéras allemands de l'époque, est en retard d'une dizaine d'an-
nées sur les Italiens d'Italie. Elle se passe en ennuyeux récitatifs (2),
ou en airs d'un rythme monotone (3). On retrouve l'Italien dans
quelques pages, dans quelques accents amoureux, à leur jeunesse
d'émotion et de trouble tendre. Il serait intéressant de savoir si
Gluck eut connaissance de la musique de Bontempi ; car il s'en
rapproche dans les récitatifs, sinon dans les délicieux airs de
Paris et Hélène. Peut-être aussi Mozart y a-t-il jeté les yeux. Un
vague souffle de don Juan passe dans la scène du duel (4), dans
les gémissements à demi bouffes d'Ermillo, sur le monotone et
lugubre accompagnement de la basse.
Mais toute l'originalité de la pièce est dans le poème. Il était
écrit bien avant la musique. Bontempi le dit dans son avertisse-
ment « dem Gunstigen Léser » ; d'autres compositeurs l'avaient
même déjà traité. La préface, qui est passablement allemande, em-
brouillée, amphigourique et pédante, mais d'une bonhomie go-
guenarde, nous éclaire sur la nature de ce singulier drame.
* Il diffère, » dit-il, « dans la matière et dans la forme, de toutes
les œuvres que j'ai lues, vues, ou entendues. J'ai peut-être créé
quelque monstre d'Horace, ne pouvant le faire rentrer dans au-
cune catégorie définie et connue. — Il est divisé en cinq parties ;
mais la première n'expose pas le sujet ; la deuxième ne met pas
les affaires en mouvement; la troisième n'y amène pas d'obsta-
cles ; la quatrième ne montre aucun chemin pour les tourner ; la
cinquième ne conclut rien. Il n'y a pas de prologue, ni de dis-
gestellt von Johann-Andrea Bontempi von Perusio Churfûrstl. Durchl. zu
Sachsen bestaïten Oapellmeistern, —in den Hoch Fûrstlichen Beylager in
Dresden, anno 1662. — Richement édité. On en trouve des exemplaires dans
plusieurs bibliothèques d'Europe, à Paris, Bologne, Florence, Vienne,
Berlin, Lùneburg, Wolfenbûttel. Celui de Bologne est plus beau et plus
complet que celui de Paris (Rés. Vm, 783), où la préface manque.
(1) Jean-André Bontempi, né à Pérouse vers 1630, élève de Virgilio Maz-
zocchi, maître de chapelle à Rome et à Venise, mourut à Pérouse vers 1697.
Il était lettré; il écrivit en 1672 l'Istoria délia Ribellione d'Ungheria.
L'électeur le chargea d'écrire l'histoire des origines de la maison de Saxe.
Il composa un oratorio sur saint Emilien, évêque de Trêves.
(2) « Haverei potuto trattar con modi più affettuosi le tessiture di questi
Numeri ; ma per non confonder anch' io la Scena con l'oratorio, — hebbi
per oggetto Timitatione del parlar naturale » (Préface).
(3) Généralement en 3/2.
(4) Acte V, se. vu.
L'OPÉRA EN ALLEMAGNE. 21.3
cours aux spectateurs, comme il est habituel. Point de protase
pour raconter l'ensemble des circonstances. Point d'épitase qui
commence à embrouiller les choses. Point de catastase pour mon-
trer aux auditeurs le comble des complications. Point de catas-
trophe qui les ramène en une tranquillité inespérée. Ce n'est pas
une comédie, car le sujet n'est pas emprunté aux mœurs bour-
geoises et ordinaires. Pas une tragédie, car elle ne contient
pas de cas atroces ou misérables. Pas une tragi-comédie, car elle
n'est pas à moitié l'une, à moitié l'autre. Ce devrait être un
drame ; mais la qualité du sujet et la manière dont il est traité,
n'autorisent pas raisonnablement ce titre. J'aurais voulu l'appeler
Erolopxynion musicum (quod est Ludus deAmore,-ad musicum per-
tinens) ; mais comme c'est un nom inusité, bien que fondé sur la
raison, je ne sais s'il satisfera. Je m'en remettrai donc au juge-
ment et au choix que vous ferez vous-mêmes. »
C'est un assemblage d'actions et d'épisodes étrangers les uns
aux autres, et sans aucune espèce de lien. La pièce commence
avant la naissance d'Achille, et finit à l'arrivée d'Hélène à Troie.
La Discorde se lamente de n'être pas invitée aux noces deThétis,
vole les pommes des Hespérides, et s'enfuit. Deux pâtres disent
leur amour à la belle Emilia et lui reprochent tour à tour de
les trahir. Elle déclare les aimer autant l'un que l'autre, et leur
explique qu'ils doivent l'aimer de même. Ils se plaignent de ce
jugement. Paris dit son amour pour Enone. Des enfants jouent
au jeu de la civette; un ours survient et les chasse. Paris juge
les déesses. 11 s'embarque pour Sparte. On le présente à Hélène;
Amour les blesse tous deux; à l'instant, ils s'enflamment. Paris
cache son nom ; il chante et sa musique pénètre le cœur d'Hélène,
Un valet polisson et un balayeur bègue chantent, tour à tour,
leur maîtresses. Dans les appartements les plus retirés d'Hélène,
Paris s'introduit. Hélène qui le croit de basse condition, et
résiste à l'amour, le repousse d'abord ; mais il se fait connaître;
Amour ferme les rideaux et s'en va. Devant le temple de Vénus,
à Cy thère, Paris enlève Hélène après un combat acharné. Dans la
rue d'une ville, un valet chargé d'apporter du vin, le boit et se
grise. Dans une bibliothèque, un précepteur fait la leçon à deux
pages. Eux, au lieu d'écouter, regardent les images dans un fablier
d'Esope. Le précepteur les gronde; ils répliquent qu'étant nobles,
ils n'ont pas besoin de travailler, et lui jettent les livres au nez.
Le magister se plaint et fait une belle tirade. Enone poursuit
Paris. Les pages la surprennent et veulent l'enlever ; niais tandis
qu'ils discutent sur l'endroit où on l'emmènera, Enone en profite
214 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
pour fuir. Les deux polissons jouent aux hommes d'honneur, et se
battent. L'un deux est blessé et se sent près de mourir. L'ivrogne
sorti de son sommeil, l'entend etleréconforte avecdu vin. Quelques
scènes après, le mourant fait ses adieux et pardonne généreuse-
ment à son adversaire. On se décide enfin à chercher sa
blessure ; mais on n'en trouve pas, à la stupéfaction générale, et
le poltron ressuscite. Enone s'habille en homme ; elle excite des
passions parmi les jeunes filles. Paris arrive à Troie. Priam,
Hécube et la cour la reçoivent avec honneur. Enone se résout à
mourir. Un hymme d'amour et d'allégresse termine la pièce, —
mais pas encore le spectacle, que « complètent des joutes, car-
rousels, tournois, et autres jeux publics, chargés de raconter le
reste de l'histoire de Troie. »
Cette pièce incohérente et d'un goût bizarre, se sauve par la
franchise de sa bonne humeur; nulle prétention; une verve
amusée; un besoin de s'agiter et de rire, et un talent naturel et
facile, surtout dans le comique et le détail familier, qui fait qu'on
lui pardonne. Malheureusement son exemple devait agir d'une
singulière façon sur le cerveau allemand. Les Italiens sont des
enfants gâtés à qui l'on passe tout. On est bien plus sévère pour
les pauvres garçons, un peu faibles et maladroits, qui se laissent
prendre à leur modèle, et imitent lourdement leurs grâces im-
pertinentes. Nous pardonnons à Cavalli, Scarlatti et Bontempi,
qui ont corrompu l'art ; nous avons même au fond du cœur, de la
tendresse pour eux, et nous sommes sans pitié pour les victimes
qu'ils font dans la musique allemande.
Cette réflexion ne nous rendra pas d'ailleurs plus indulgents.
Voici quelques exemples de l'extravagance où. le mauvais goût
italien pouvait mener la pesanteur germanique :
Dans ÏErmione de Bernabei (texte de Terzago) (1683), Pyrrhus
n'est pas tué par Oreste; il renonce de bonne grâce à Hermione ;
Oreste la remmène. Le chœur chante un hymne d'allégresse. Un
domestique, Birollo, dit des polissonneries. — Soudain, pour ter-
miner, un admirable coup de théâtre. Les partis réconciliés tra-
versent les jardins royaux de Sparte, pour se rendre à la messe de
mariage, quand brusquement la scène change. Ménélas et Hélène,
Oreste et Hermione, et toute leur suite, se trouvent transportés à
la cour de Munich. Un double chœur chante avec stupéfaction, et
à grand vacarme : « Che strano caso! che portenti! » Ménélas
soupire : « Numi! » Mais bientôt ils retrouvent leurs esprits ; ils
admirent la résidence bavaroise, et déclarent qu'ils n'ont rien vu
de plus beau. Jupiter descend sur un aigle qui tient Ganymède
L'OPÉRA EN ALLEMAGNE. 215
dans ses serres ; il annonce à Hermione qu'en récompense de son
fidèle amour, il veut la présenter au duc; elle se confond en re-
merciements. Jupiter laisse son échanson prendre part aux ré-
jouissances, et remonte dans ses nuages; il assure le duc de sa
piotection, tandis que tout le chœur des Spartiates chante : « Viva
Massimiliauo Emmanuele! »
Dans le Marc-Âurèle de Steffani (texte de Terzago) (1681), l'en-
chanteur Merlin paraît comme une figure bien connue du monde
romain , et la princesse Faustine accompagne au piano (clavicem-
balo) son ami Tertullio, qui chante une ariette.
Enfin, voici la simple liste des personnages d'une pièce alle-
mande de Kœnig : la Fêle romaine d'avril, écrite pour le jour de
naissance de Léopold, fils de Charles VI, en 1716 :
« Le génie de Hongrie ;
Mars, Saturne avec ses satellites;
Morphée, Phobetor, Phantasus, fils du Sommeil et des rêves
du grand guerrier et potentat;
Avril, ou la lune du printemps;
Les quatre contrées du ciel;
L'Honneur, la Vertu ;
Vénus, Gupidon, Juno Lucina, Mena, Egeria, Pertanda, La-
tona, cinq déesses de la naissance (Geburtsgotlinen)\
Les quatre vents, les douze signes célestes;
Quelques génies héroïques;
Une compagnie déjeunes citoyens romains avec leur Aquilifer;
Flamines et enfants de chœur ;
Huit bacchantes, huit petits maures et mauresses;
Petits et grands jardiniers et jardinières ;
Amoretti, Naïades, Tritons, Chasseurs, Bergers et Bergères;
Tuttillina, Hippona, Bona et Mellona, déesses des champs, etc. ;
Quatre petits tambours maures, sonneurs de cor, cornemuse,
chalumeau;
Arlequin, Scaramouche, Silène, Silénines et Lénines;
Bacchus, Dryades et Hamadryades;
Les trois Grâces, Coryban thés et « Gallanten; »
Patriciens romains avec leurs femmes et leurs enfants;
Trabans romains et garde suisse;
Ménades, femmes; sénateurs romains;
etc. »
Après de tels exemples, il est inutile de prouver que l'opéra
allemand n'a aucune idée des lois du théâtre, et qu'il ne se doute
guère que son premier devoir est d'être un drame.
2 1 (> LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
La musique compense un peu le vide du poème. Le fils de Fer-
dinand de Bavière et d'Henriette-Adélaïde, le duc Max Emmanuel,
était un dilettante passionné. Il ne pouvait se passer des specta-
cles , auxquels il était habitué depuis l'enfance , et dépensa pour
eux des sommes énormes ; il réunit à Munich les plus grands
artistes de son temps. Les fêtes prirent un nouvel éclat en 1680,
après l'interruption causée par les événements politiques. Ber-
nabei et Steffani en étaient les compositeurs attitrés.
Steffani, né vers 1650 à Castelfranco, près Venise, avait été
recueilli tout enfant par un comte allemand qui l'amena à Mu-
nich, où Ercole Bernabei fut son maître. Il entra dans les ordres
et devint abbé en 1681 ; mais sa profession religieuse ne l'em-
pêcha pas plus que Cesti, d'écrire pour le théâtre. Le succès de
son premier opéra, Marc-Aurèle , en 1681, lui fît donner le titre
de directeur de la maîtrise du duc, et il composa l'opéra de gala,
Servius Tvllins, à l'occasion de ses noces (1). Sa célébrité se ré-
pandit dans toute l'Allemagne; Ernst August de Braunschweig-
Lunebourg l'appela en Hanovre, oii il devint maître de chapelle
et directeur de l'opéra. Il composa lui-même un grand nombre
d'opéras italiens qui furent joués à Hanovre, puis à Hambourg,
où il passa les dernières années du dix-septième siècle (2). Appelé
à un poste diplomatique, il abandonna, en 1710, sa place de
maître de chapelle à Haendel (3). Nommé évêque de Spiga , il
négligea de plus en plus la musique, ne signant plus ses compo-
sitions que du nom de son copiste Piva ; aussi sont-elles perdues.
Il mourut à Francfort en 1730. Ses opéras sont, avec ceux de
Keiser, les meilleurs avant Haendel et Mozart. Quelques-uns ont
été conservés, plusieurs en réduction pour piano; entre autres, la
Lolta tf Ercole con Acheloo (4), 1689, Hanovre, et I Rivait concordi,
(1) Servio Tvllio, 1685. — Solone, carnevalsoper, 1685. — Alarico il Bal-
lha, cioè l'audace rè di Gotlii, festoper zum Geburstag di Mar. Ant. 1687.
— Niobe 1688 (à Munich).
(5) Sept de ces opéras furent représentés avec des traductions allemandes.
Steffani écrivit aussi à Munich de célèbres duos di caméra pour les dames
de la cour.
(3) Steffani fit à Haendel l'accueil le plus bienveillant, et le présenta au
prince pour lui succéder. L'électeur offrit à Haendel un traitement de
1,500 écus. Il accepta le titre et la pension, mais partit en Angleterre, où
l'électeur devait le retrouver en 1714, comme roi d'Angleterre (Georges Ier.)
On a remarqué que Steffani eut une grande influence sur Haendel, dont il
transforma le style en lui donnant une élégance toute nouvelle. Le Rinaldo
est de février 1711.
(4) La partition manuscrite est à la Bibl. de Mnnich.
L'OPÉRA EN ALLEMAGNE. 217
ou Alalante, 1698, Hambourg. Lindner (1) qui les a étudiés, dit
qu'on y sent un effort pour plier le récitatif à l'expression dra-
matique malgré l'abus des coloratures, et que les airs ont une
fraîcheur originale, que n'ont pas surpassé Lotti ou Scarlatti (2).
En même temps, s'ouvrait à Hambourg un théâtre populaire (3),
bientôt illustré parles noms de Francken etdeKeiser. Bâti en 1678
pour des représentations d'opéras alle'mands (4), ce théâtre dura
soixante ans, puis disparut. 11 débuta par un poème de Richter (5) :
la Création, la Chute, et la Rédemption de Vhomme. Les œuvres de
la première période ne sont ni tragiques, ni comiques; c'est un
pêle-mêle de sentiments et d'intrigues, une morale pédantesque,
égayée par des bouffonneries triviales, d'une lourdeur écœurante.
Les principaux librettistes sont le prêtre Klmenhorst; Lucas van
Bostel, de Hambourg, qui travailla pour Francken; Bressand, et
Heinrich Postel, de Fribourg (1658-17Q5), qui eut l'admirable
idée de réunir tout ce que les auteurs anciens et modernes avaient
créé de plus extraordinaire.
Durant les neuf premières années du théâtre de Hambourg
(1678-1686), on représenta vingt-huit opéras nouveaux. Sur ce
nombre, quinze étaient de Francken.
Johann- Wolffgang Francken nous est assez peu connu (6). Le
peu de renseignements authentiques, que nous devons à Mol-
ler (7), nous apprend seulement qu'il était de Hambourg, qu'il
(1) O. Lindner, Die erste stehende deutsche Oper. Schlesinger, Berlin,
1855.
(2) A Munich, brille encore à la même époque Pietro Torri, organiste du
duc et élève de Steffani. C'est un des compositeurs les plus productifs
d'Allemagne.- Une de ses premières œuvres est Gli oracoli di Pallade e di
Nernesi, introduzione a torniamenti, 1G90. Munich.
(3) 11 avait trois fondateurs, dont le plus important, Schott, resta bientôt
seul à sa direction.
(4) A Weissenfels, en 1679, on commence aussi à donner pour des occa-
sions solennelles, des représentations princières d'opéras allemands.
(5j La même année , on donne à Hambourg trois autres opéras, dont les
poèmes étaient empruntés à l'Italie : Oronle, ou le prince do Candie perdu
et retrouvé; Séjanus, premier opéra à tendances morales, etc.
(Ci) Voir la brochure de M. Friedrich Zelle : Joh. Wolg. Franck, ein Bei-
trag zur Geschichte der àltesten deutschen Oper (Berlin, Gaortner, 1889).
(7) Mollcr do Flensbourg (1661-1725), «lit, dans sa Cimbria lilerala : « Joan-
nes Wolfg. Fr., musicus Hamburgonsis, qui in aulam tandem delatus His-
panicam ab semulis illic favorom ipsi invidontibus regium fortur osse truci-
21 S LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
alla en Espagne vers 1687, qu'il y gagna la faveur du roi Char-
les II, et qu'il y mourut d'une façon mystérieuse. Ses œuvres,
par bonheur, nous ont été assez bien conservées. La Bibliothèque
Nationale en possède même quelques cahiers.
Francken avait composé de la musique religieuse, des Passions,
des Cantates, des Te Deum, des Chants Spirituels, en général sur
des paroles d'Elmenhorst ; mais il doit surtout sa réputation à ses
opéras (1). — Les livrets en sont empruntés soit aux Ecritures,
soit aux auteurs français. C'est ainsi que Y Andromède est inspirée
de celle de Corneille ; le Don Pedro, du Sicilien de Molière ;
YAlceste, de Quinault ; le Jodelet, de Scarron et de Thomas Cor-
neille. Le Cara Mustapha s'autorise même de l'exemple de Baja-
zet. Cette dernière pièce avait un intérêt d'actualité. L. von Bostel
l'avait empruntée à des événements récents. Elle se divisait en
deux parties, chacune de trois actes, précédés d'un prologue :
1° « L'heureux grand vizir Cara Mustapha, pendant le siège cruel
de Vienne. » 2° « Le malheureux grand visir Cara Mustapha,
après la défaite devant Vienne. » Pour justifier le choix de son
datus, et a Wolf. Casp. Printzio componistis recentioris aevi annumeratur
celebrioribus. »
(1) Voici la liste de ces opéras, joués à Hambourg, de 1679 à 1686 :
t. Michal und David, texte d'Elmenhorst, 1679.
2. Andromeda und Perseus (d'après Corneille), 1679.
3. Die Macchabaeische Mutter mit ihren sieben Sôhnen, 1679 (où paraît
un personnage comique).
4. Don Pedro oder die abgestraffte Eyffersucht (d'après Molière), 1679.
5. Aeneas Ankunfft in Italien (24 déc. 1680).
6. Alceste (d'après celle de Quinault, 1674), 1680.
7. Jodelet oder sein selbst Gefangener (d'après Scarron et Th. Corneille),
1680.
8. Semele, 1681.
9. Hannibal (à Capoue), 1681, où paraît un élément fantastique, l'esprit
d'Hamilcar, etc.).
10. Charitine oder Gôttlich-Geliebte, texte d'Emenhorst, 1681.
11. Diocletianus (d'après l'italien), 1682.
12. Attila, texte de Moller van Bostel,M682.
13. Vespasian, 1683.
Puis viennent des années de trouble politique, où le théâtre de Hambourg
est fermé. Il rouvre en 1686, avec :
14-15. Cara Mustapha, turchischen Gros-Vezier, 1686.
La Bibliothèque Nationale de Paris possède 15 cahiers d'Arien, extraits
d' Aeneas, de Vespasian, de Diocletian et de Cara-Mustapha (Rés. Vm8-1).
La plupart des œuvres de Francken sont à la Stadtbibliothek de Hambourg
et à Berlin; quelques-unes à Leipzig et à Merseburg. M. Zelle en a publié
quelques pages à la fin de sa savante petite brochure.
219
sujet, van Bostel s'appuyait sur « M. Racine, qui permet de
transformer le temps en espace (1). » La mise en scène tenait une
grande place. Un seul nom était historique parmi les héros (du
côté des chrétiens) : celui du comte Starenberg. Les autres prin-
ces et gentilhommes ne faisaient que défiler comme dans une
apothéose (Charles V, Max-Emmanuel, duc de Bavière, et le roi
de Pologne). La pièce est du reste détestable. Mais la musique a
de la grandeur; le style en est large et pur; il annonce Haendel;
c'est sa déclamation puissante, sa facilité vigoureuse, et un peu
sa joie pompeuse. Cette remarque n'est pas seulement vraie de
Cara Mustapha, mais des autres œuvres de Francken. Les fanfa-
res grandiloquentes du commencement d'iEneas, la grâce saine
des airs heureux, la calme mélancolie, la tristesse héroïque sont
dignes de tout point de l'auteur de J udas et de la fête d'Alexandre,
qu'ils rappellent souvent.
Il en est de même de Reinhard Keiser, le meilleur musicien
dramatique de l'Allemagne avant ses grands maîtres. C'est que
tous, et Haendel (2) comme Keiser, ont une source commune :
Scarlatti et son école.
Keiser dépasse un peu le cadre de notre travail, parles dates de
sa vie et les caractères de son art. Nous n'en parlerons donc
qu'en passant, et seulement pour marquer l'esprit nouveau qui
s'introduit dans l'opéra allemand. Né en 1673, mort en 1739, il
était fils de musicien, et fut élevé à la Thomasschule et à l'Uni-
versité de Leipzig. A dix-neuf ans, il débuta par une pastorale,
(1) Van Bostel s'était d'ailleurs servi d'une traduction d'un livre français :
Vie et amours de Cara Mustapha.
(?) Hœndel, né en 1685, débute en 1705 par Almira. Il avait beaucoup étu-
die les Italiens de la seconde époque, et non seulement ceux d'Allemagne
(Steffani, Oesti, etc.), mais Scarlatti et son école.
La Hdndelgesellscliaft a publié en 1892 un certain nombre d'œuvres ita-
liennes, qu'il a utilisées dans ses compositions : le Magnificat de Erba, le
Te Deum de Urio , une serenata de Stradella, et cinq duetti de Clari (Gio-
vanni-Carlo-Maria, 1669-1740), le dernier grand compositeur de l'ancien
genre madrigalesque. Mais en dehors de ces musiques, que Hœndel trans-
crivit en entier, il en est un très grand nombre dont il s'est inspiré.
Quant ay rival et ami de Haendel , Jean Mattheson (né à Hambourg le
28 septembre 1681, mort le 17 avril 1764), élève de Praetorius et Conradi,
c'est en 1699 qu'il débute à Hambourg, avec les Pléiades. Il doit aussi beau-
coup à Keiser, avec qui il a des traits de ressemblance, mais dont il ne pos-
sède pas la riche imagination.
A la même époque, Jean Bononcini de Modène, l'autre rival de Hœndcl
(1660?- 1752?), prélude à ses succès en Allemagne avec la Fede pubblica h,
Vienne, en 1699, et le Polifemo à Berlin, en 1703.
220 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
Ismène, qui fut jouée à WolfenMttel avec un prodigieux succès.
En 1694, il vint à Hambourg, et en devint le fournisseur de mu-
sique. Les autres compositeurs dramatiques en Allemagne étaient
en même temps des musiciens religieux. Pour Keiser, l'opéra
passe avant tout le reste. Jusqu'en 1717, il écrit en moyenne trois,
quatre, parfois cinq opéras par an. En 1703, il devient directeur
de l'opéra; en 1707, il fait banqueroute, et disparaît quelque temps
de Hambourg; mais il rentre bientôt, et huit nouveaux opéras lui
font retrouver son ancienne fortune.
La Publikation altérer, praktischer, und theoretischer Musihwerhe,
de Robert Eitner, a publié en 1892 son Lâcher liche prinz Jodelet,
1726. Lindner a donné aussi des fragments de plusieurs de ses
drames, en appendice à son ouvrage : Die erste stehende deulsche
Oper (1855, Berlin) (1), et à ses Zur Tonkunst Abhandlungen (2)
(Berlin, Guttentag, 1864). Ces œuvres sont d'une belle forme,
aisée et dégagée du pédantisme allemand. La mélodie est un peu
clairette, et la facilité du style a été acquise aux dépens de la pen-
sée. On n'est point surpris qu'en France ou en Italie, on puisse
préférer sa verve abondante et son habileté sans profondeur, à la
rudesse pleine de choses de ses prédécesseurs. On est davantage
étonné que les Allemands fassent aussi bon marché de la gauche
grandeur de leurs vieux maîtres du dix-septième siècle. — Keiser
joue à peu près le même rôle en Allemagne, que Scarlatti en
Italie. Nous les retrouverons tous deux dans une prochaine étude,
si, comme nous l'espérons, nous pouvons un jour continuer ces
recherches si incomplètes encore.
Mais au lieu que Scarlatti apporte la perfection de son style à
un peuple amolli, qui s'abandonne à sa décadence, Keiser paraît
dans une race neuve, rude, qui revit plus alerte après ses désas-
tres, comme les coups de hache font repousser plus drus les arbres
d'une forêt. La facilité un peu vide de Keiser, sera le vêtement
dont le puissant Haendel drapera ses pensées (3). La verve super-
(1) Macht der Tugend, 1700; Pomona, 1702: Orpheus, 1709; Diana, 1713;
Circe, 1734. Mattheson attribue 116 opéras à Keiser. On en connaît encore
77, de titre.
(2) Fragment de l'Oratorio : Der siegende David. — Plusieurs de ses ma-
nuscrits sont dans les bibliothèques d'Allemagne. Par exemple, le Crœsus
et onze autres à Berlin.
(3) Bach entendit sans doute les concerts de Keyser, lorsqu'il fit ses voya-
ges à Hambourg (1722), pour entendre Reinken et jouer de l'orgue. Il y au-
rait lieu de chercher l'influence de la Passion de Keyser (L'agonie et la
mort de Jésus) sur celles de J. Sébastien.
L OPÉRA EN ALLEMAGNE. 221
ficielle de Scarlatti apprendra à ne plus penser à la paresse ita-
lienne.
Ainsi, Reinhard Keiser, inférieur à Scarlatti en génie musical,
le surpasse parce qu'il ouvre une ère nouvelle à la musique alle-
mande; Scarlatti ferme l'époque de glorieux travail, dont il est le
terme. Est-ce la faute et le mérite de Scarlatti et de Keiser? Ne
serait-ce pas plutôt ceux de l'époque où ils vécurent, et qui se-
conda différemment leurs efforts? — Je ne le crois pas. En des
œuvres de même ordre, et de génie inégal, Scarlatti se contentait
de refléter brillamment une société dont il flattait les goûts, sans
tâcher de les perfectionner. Keiser faisait effort pour policer la
sienne (1), et guider l'art allemand vers un idéal de beauté, qu'il
n'avait fait que pressentir. Ainsi que dit Schiller, c'est à l'artiste
à commander au peuple, et non le peuple à l'artiste.
Telle qu'elle se montre au dix-septième siècle, la musique alle-
mande (2) donne la mesure exacte de ses forces, et prend la juste
conscience de son pouvoir et de ses limites. Son caractère de mé-
ditation intime et de drame intérieur, apparaît clairement avec
Schûtz et Francken. Steffani et Keiser lui ont donné le style qui
convient à l'action. C'est une importation étrangère; elle n'y ex-
cellera jamais; mais l'appliquant à ses dons, elle en fera l'instru-
ment de sa pensée, le lien qui la rattache au monde extérieur.
Elle n'écrira pas des drames pour lesquels elle n'est point faite (3) ;
(1) Keiser n'agit pas seulement par ses œuvres, mais par les concerts
qu'il institua à partir de 1700, avec un luxe magnifiquo, puis qu'il reprit
encore en 1716 avec Mattheson.
(2) Il faudrait ajouter ici aux noms de Keiser, Francken et Steffani, ceux
d'autres musiciens qui illustrèrent l'époque, et en particulier de deux maî-
tres de l'Oratorio : Jean Sebastiani , maître de chapelle de l'électeur do
Brandebourg, qui publia en 1672, à Kœnigsberg , une Passion à cinq voix
avec basse continue et six instruments, — et surtout Jean Theile (né à Naum-
bourg le 29 juillet 1646, mort en 1724), élève de Schùtz, maître de Buxtehude,
qui écrivit une Passion allemande en 1675, une Naissance de Jésus-Christ
en 1681, un Adam et Eve en 1678 et des messes. — - Il faudrait, pour compléter
cette étude sommaire, des recherches analogues à celles que nous avons pu
faire en Italie, dans les bibliothèques mêmes et les archives d'Allemagne.
Bien que les Allemands aient toujours été plus soucieux que les autres peuples
de leur histoire musicale, il n'est pas douteux qu'il n'y ait encore beaucoup
à faire pour la connaissance de leurs vieux maîtres. Nous voudrions plus
tard reprendre et continuer ce chapitre.
(3) A mon avis, ce ne sont môme pas des drames que les admirables
Festspiele de Weber et de Wagner. Les uns sont des légendes fantastiques;
les autres, de vastes chansons do geste, mieux faites pour le concert qno
pour la représentation. Je n'excepterai que Mozart , qui est un Autrichion
222 LES ORIGINES DU THÉA.TRE LYRIQUE MODERNE.
elle laissera à la France le privilège de la tragédie, à l'Italie celui
de la comédie en musique; mais elle chantera ses puissantes
symphonies dramatiques, déroulant avec Haendei la pompe de
ses narrations bibliques, avec Bach la tendresse profonde de ses
méditations sur l'Evangile.
du Sud, et la seule comédie qu'ait écrite Wagner, Les Maîtres chanteurs.
Mais Wagner a vécu en communion bien plus intime que tous les autres
musiciens d'Allemagne (sauf Mozart), avec la pensée et l'art du Midi. Il n'est
pas mauvais non plus de rappeler que le Nozze di Figaro et Don Giovanni
sont de l'abbé da Ponte. Mozart recourt à lui, en désespoir de cause, après
avoir parcouru des centaines de livrets allemands. « Il y aurait tant de
changements à y faire, » s'écrie-t-il, « qu'il serait plus facile d'en composer
de tout nouveaux. »
CHAPITRE VIII.
LOPERA EN FRANGE.
L'opéra ne peut être un genre vraiment français. — Jugement de Saint-
Evremond. — Comment l'esprit français est opposé à celui de la tragédie
en musique. — Caractères de la musique française. Elle est un art, plutôt
qu'une langue.
Les Madrigaux français du seizième siècle. Clément Jannecquin. — Roland
de Lassus à la cour de France. — La Pléiade et la Musique. — L'Aca-
démie de Baïf. — La mascarade et le ballet. — Le Ballet comique de la
Reine, par Beaujoyeulx, Beaulieu et Salmon. — Le ballet sous Henri IV
et Louis XIII.
La régence d'Anne d'Autriche. Mazarin introduit en France le drame mu-
sical. — Les Italiens à Paris. Sacrati, Luigi, Rossi et Cavalli. — Efforts
de nos musiciens pour créer un style dramatique français. Les Dialogues
et les Comédies de chansons. — Le ballet de Benserade. — La Pastorale
en musique de Perrin et Cambert (1659). C'est un concert dramatique. —
Les Italiens chassés de France par le réveil du sentiment national. Serse
et Ercole amante de Cavalli.
Perrin et les Académies d'opéra en langue française. Pomone de Cambert.
— Illusion des Français. Ils croient avoir inventé l'opéra. — L'opéra fran-
çais est fondé en réalité par Lully. — Lully. Bibliographie de ses
œuvres. — Son esthétique. Comparaison avec celle de Péri. — Comment
la tragédie française s'acheminait vers l'opéra. — L'opéra est l'expression
parfaite du style Louis XIV. — Il ruine la tragédie. — Du génie de Lully ;
de sa gloire au dix-huitième siècle. — Comment il a détourné la musique
française de sa véritable voie.
Quelle forme d'art musical eût mieux convenu au génie français. — Les
maîtres du théâtre au dix-septième siècle en ont eu conscience. — Saint-
Evremond indique le rôle que la musique aurait dû jouer sur notre
scène, et l'art original qui aurait pu naître de son union avec la poésie.
La tragédie avec chœurs. La comédie-ballet. — Essais de Corneille,
Racine et Molière. — Comment l'esprit français a donné naissance à
l'opéra-comique. Défauts et difficultés du genre. — Musset comprend la
musique à la façon de Saint-Evremond. — Notre musique n'a pas voulu
se plier aux conditions de notre génie. Elle a rarement été chez nous un
art vraiment national.
« Je commencerai par une grande franchise, » écrit Saint-
224 LES ORIGINES DU THEATRE lyrique moderne.
Evremond au duc de Buckingham (1), « en vous disant que je
n'admire pas fort les comédies en musique, telles que nous les
voyons présentement. L'âme fatiguée d'une longue attention où
elle ne trouve rien à sentir, cherche en elle-même quelque secret
mouvement qui la touche : l'esprit qui s'est prêté vainement aux
impressions du dehors, se laisse aller à la rêverie, ou se déplaît
dans son inutilité. Mon âme, d'intelligence avec mon esprit plus
qu'avec mes sens , forme une résistance secrète aux impressions
qu'elle peut recevoir, ou, pour le moins, elle manque d'y prêter
un consentement agréable, sans lequel les objets les plus volup-
tueux même ne sauraient me donner un grand plaisir. »
Cette page d'un des gentilshommes les plus spirituels du dix-
septième siècle, donne une idée assez juste et sincère du carac-
tère français, tel qu'il était dans toute sa pureté, avant d'être mo-
difié par les influences étrangères.
Gomme il est naturel, Saint-Evremond ne parle que d'esprit et
de raisonnement. Pour le contemporain de Descartes et l'ami de
Corneille, c'est une nécessité, qu' « où l'esprit a si peu à faire, les
sens viennent à languir. » Il ne songe pas un instant que les sens
et le cœur peuvent avoir une vie propre , réclamer une expres-
sion artistique. Comment croire qu'ils reflètent une part de la
vérité? Son orthodoxie de la raison élève d'insurmontables bar-
rières entre les idées claires et les idées obscures. Ce libertin vo-
luptueux a les sens médiocres (le cas n'est point si rare). Son ex-
périence abuse ce vieil habitué des passions. Il ne connaît pas la
passion ; il se croit le droit d'y donner des leçons aux Italiens qui
s'en nourrissent, comme d'un pain quotidien. « Les Italiens ont
l'expression fausse, ou du moins outrée, pour ne connaître pas
avec justesse la nature ou le degré des passions. C'est éclater de
rire plutôt que chanter, lorsqu'ils expriment quelque sentiment
de joie. S'ils veulent soupirer, on entend des sanglots qui se for-
ment dans la gorge avec violence, non pas des soupirs qui échap-
pent secrètement à la passion d'un cœur amoureux. D'une ré-
flexion douloureuse , ils font les plus fortes exclamations : les
larmes de l'absence sont des pleurs de funérailles : le triste de-
vient lugubre dans leurs bouches : ils font des cris au lieu de
plaintes dans la douleur; et quelquefois ils expriment la langueur
de la passion comme une défaillance de la nature (2). »
(1) Saint-Evremond, Œuvres complètes, éd. Desmaizeaux. Amsterdam,
Mortier, 1739, t. III, p. 282.
(2) Lettre citée.
L OPÉRA EN FRANCE. 225
Ainsi les emportements de la passion , qui sont la matière de
la musique dramatique, sont écartés délibérément, au nom de la
vérité et de la justesse d'expression (1). Ainsi le pathétique ita-
lien est proscrit comme outré. « Justesse, » « vérité, » voilà
d'étranges raisons, si cependant ces hommes sentent d'une façon
outrée! Ne seront-ils pas en droit de prétendre à leur tour, que
les Français donnent de la nature une image pâlie et déco-
lorée (2)?
(1) Reproche constamment adressé par l'élite , chez qui domine l'intelli-
gence et le bon goût, aux tempéraments passionnés des génies surabondants
de vie. En musique , on n'a point manqué de l'adresser tour à tour à
Beethoven et à Wagner. Voir ce que l'excellent Forkel, admirateur de Bach,
a pu écrire de Beethoven.
M. Gevaert, dans ses Gloires de l'Italie, écrit à propos de Caccini : « On
sent en lui déjà une certaine tendance vers Y exagération du sentiment. »
(2) « Les Italiens trouvent que notre musique est endormante, plate, insi-
pide... En effet, les Français cherchent partout le doux, le facile, ce qui
coule, ce qui se lie ; tout y est sur le môme ton; ou si on en change quel-
quefois, c'est avec des préparations et des adoucissements qui rendent l'air
aussi suivi que si l'on n'y changeait rien. Rien de fier ni hasardé ; tout
égal et uni. » (Raguenet.)
L'abbé Raguenet, dans son très intéressant Parallèle des Italiens et des
Français en ce qui regarde la musique et les Opéra (Paris, Jean Moreau,
1702), a un sentiment plus profond de la musique, et une intelligence beau-
coup plus pénétrante des Italiens, que Saint-Evremond. Il montre leur su-
périorité de passion. Il décrit leurs symphonies « exprimant la tempête, la
fureur... Souvent la réalité n'agit pas plus fortement sur l'âme... L'imagi-
nation, les sens, l'âme et le corps môme en sont entraînés d'un commun
transport... Une symphonie de furies agite l'âme, la renverse, la culbute
malgré elle... Le violoniste qui la joue en prend la fureur; il tourmente son
violon et son corps .. Si la symphonie doit exprimer le calme et le repos,
ce sont des tons qui descendent si bas, qu'ils abîment l'âme avec eux dans
leur profondeur; des coups d'archet d'une longueur infinie, traînés d'un son
mourant, qui s'affaiblit toujours jusqu'à ce qu'il expire entièrement. — Les
symphonies de leurs sommeils enlèvent tellement l'âme aux sens, suspen-
dent tellement ses facultés et son action , qu'elle n'est plus à rien autre,
comme si toutes ses puissances étaient liées par un sommeil réel... » Dans
un oratorio chanté à l'Oratoire de Saint-Jérôme-de-la-Charité, à Rome,
en 1097, sur les mots « mille saette » (mille flèches), « les notes étaient
pointées à la manière des gigues ; le caractère de cet air imprimait si vivo-
ment dans l'âme l'idée de flèche, que chaque violon paraissait être un arc,
et tous les archets autant de flèches décochées dont les pointes semblaient
darder la symphonie de toutes parts. »
Ce dernier passage montre justement, à la fois, la passion que la musi-
que italienne mot au moindre détail, et la tendance des artistes français à
tout réduire à des images matérielles et concrètes.
La page où Raguenet montre quelle hardiesse d'invention, quello audaco
de génie musical donne aux Italiens leur passion indifférente au goût , ost
15
226 LES ORIGINES DU THEATRE LYRIQUE MODERNE.
Que reste-t-il à l'opéra, si l'on retranche de l'art le monde des
sentiments inconscients et passionnés, où la raison n'a que faire,
et dont elle n'est pas maîtresse? Les sentiments moyens, les ac-
tions journalières, le spectacle de la vie commune? Mais quel be-
soin de la musique, pour chanter ce que la. parole peut mieux
dire? C'est l'avis de Saint-Evremond ; et il lui est bien aisé
d'avoir raison. Il s'est fait la partie belle.
« Il y a une autre chose dans les Opéra, tellement contre la
nature, que mon imagination en est blessée; c'est de faire chan-
ter toute la pièce, depuis le commencement jusqu'à la fin, comme
si les personnes qu'on représente s'étaient ridiculement ajustées
pour traiter en musique, et les plus communes et les plus im-
portantes affaires de leur vie. Peut-on s'imaginer qu'un maître
appelle son valet ou qu'il lui donne une commission en chan-
tant, qu'un ami..., etc. (1). »
très curieuse, et prouve chez l'auteur un réel sentiment de la musique.
et Les Italiens passent constamment du bécarre au bémol , hasardent les
cadences les plus forcées, les dissonances les plus irrégulières. Où les
Français se croiraient perdus- s'ils faisaient la moindre chose contre les
règles, ils changent brusquement de ton et de mode, font des cadences dou-
blées et redoublées de sept et huit mesures sur des tons que nous ne croi-
rions pas capables de porter le moindre tremblement; des tenues d'une
longueur prodigieuse, qui indigne et enthousiasme; des passages d'une
étendue extraordinaire sur des tons irréguliers qui jettent la frayeur dans
l'esprit; on croit que tout le concert va tomber dans une dissonance épou-
vantable; et intéressant par là dans la ruine dont toute la musique paraît
menacée, ils rassurent aussitôt par des chutes si régulières, que chacun est
surpris de voir l'harmonie renaître de la dissonance... Ils hasardent, mais
comme dos gens qui sont en droit de hasarder, et qui sont assurés du suc-
cès, qui ont le sentiment d'être les premiers hommes du monde pour la mu-
sique; ils se mettent au dessus de l'art, mais en maîtres de l'art, qui sui-
vent ses lois quand ils veulent, et les brusquent quand il leur plaît. »
Perrault parle presque de la même façon , dans son éloge de Lully, qui
pourtant accommoda son génie italien au goût français.
« Il a sçû parfaitement les règles de son art ; mais au lieu que ceux qui
l'ont précédé n'ont acquis de la réputation que pour les avoir bien obser-
vées dans leurs ouvrages, il s'est particulièrement distingué en ne les sui-
vant pas , et en se mettant au dessus des règles et des préceptes. Un faux
accord, une dissonance, étoit un écueil où échouaient les plus habiles, et
c'a esté de ces faux accords et de ces dissonances que M. de Lully a com-
posé les plus beaux endroits de ses compositions, par l'art qu'il a eu de les
préparer , de les placer et de les sauver. » (Les hommes illustres qui ont
paru en France pendant ce siècle , avec leurs portraits au naturel, par
M. Perrault, de l'Académie française.)
(1) La Marquise : Pour moi, quoique fort jeune l'on m'ait bercée de mu-
sique, que l'on me l'ait fait apprendre avec soin, je vous jure que je n'ai
L'OPÉRA EN FRANCE. 227
Ainsi, le besoin de raisonnement qu'a Saint-Evremond, l'amène
à repousser l'opéra et à trouver d'instinct l'opéra-comique. Mais
à qui s'adressent ses critiques de l'opéra? Aux musiciens fran-
çais, aux poètes français. Est-il donc impossible de maintenir une
pièce dans les hauteurs lyriques, enveloppée d'une lumière poéti-
que où tous ses actes se transfigurent? Dans les Niebelungen de
Wagner, le familier et le trivial coudoient à chaque instant le
sublime; mais l'épopée conserve son caractère héroïque. Bien
plus, les Italiens ont réussi à traduire en musique les scènes fa-
milières. Personne ne songe à l'invraisemblance des spirituels
dialogues de leurs opéras bouffes; tout le monde est choqué pnr
l'emphatique platitude de la plupart de nos récitatifs français.
C'est que nos musiciens, comme souvent nos poètes, travaillent
trop avec leur intelligence, et que les Italiens se jettent dans une
œuvre avec toute leur vie. Gomme il n'y a rien d'indifférent
pour eux, tout leur est un prétexte à poésie et à musique : les
événements journaliers et les riens de la conversation. Qui se
douterait en France que la Serva padrona est l'exacte expres-
sion de l'accent et des gestes italiens? Nous subissons sa verve;
nous ne la comprenons pas ; il y a là pour nous une exagération
de vie, d'ailleurs comique et bien rendue, où l'Italien voit la vie
même et des êtres de son sang : c'est lui qui a raison.
Faute de cette joie ou de cette tristesse passionnée, dont le
Midi colore la réalité; faute de l'ardente méditation et des musi-
ques intérieures, que chante l'âme du Nord, que reste-t-il au
Français? L'exact spectacle de la vie; et il a, pour le retracer,
une langue admirable, sobre, précise et claire. Quel besoin a-t-il
de la musique (I)? Ce n'est pas une nécessité du cœur, mais un
luxe de spectacle. Il ne s'agit que d'en tirer le meilleur parti.
« L'esprit de la représentation est préférable à celui de l'har-
monie; car l'harmonie ne doit être qu'un simple accompagne-
ment. Il faut que la musique soit faite pour les vers, bien plus
que les vers pour la musique. C'est au musicien à suivre l'ordre
du poète (2). »
Il est curieux de rapprocher de cette déclaration, celle de
pu, aux dépens du bon sens et de la raison, entendre tous ces héros me
parler de leurs malheurs en chantant. » (Baron, Le Coquet trompé, acte II,
scène 9.)
(1) « Les vers naïvement répétés représentent plus aisément la conversa-
tion, et touchent plus les esprits que le chant ne délecto les oreilles. »
(Madame de Motteville, II, 168, édit. Potitot.)
(2) Saint-Evremond, Lettre sur les Opéra.
228 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
Mozart : « Dans un opéra, il faut absolument que la poésie soit
la fille obéissante de la musique (1). » Ou encore : c La musique
règne en souveraine et fait oublier tout le reste. » — Elle montre
combien l'esprit allemand diffère du français.
A la vérité, un Italien, le premier, l'avait dit : « Gomme l'âme
est plus noble que le corps, les mots sont plus nobles que le con-
trepoint (2). » Mais c'était un lettré florentin, et les musiciens
s'étaient vite chargés de ramener sa pensée à des termes plus
justes. D'ailleurs, nous avons déjà annoncé la parenté du diurne
récitatif de Florence avec la tragédie lyrique française, fondée
par le florentin Lully. Encore l'opéra florentin a-t-il sur le nôtre
la supériorité d'âme de ses artistes , leur nature plus vibrante ,
leur intelligence plus personnelle des passions. Saint-Evremond
lui-même en convient; il ne fait qu'une exception à sa règle, et
c'est pour Lully. Il le dispense d'obéir aux livrets, « parce qu'il
connaît mieux les passions, et va plus avant dans le cœur de
l'homme que les auteurs. » Les autres musiciens , Gambert par
exemple, « ont sans doute de fort beaux génies, propres à cent
musiques différentes, et toutes bien ménagées avec une juste éco-
nomie des voix et des instruments. Mais pour la nature des pas-
sions, pour la qualité des sentiments qu'il faut exprimer, ils doi-
vent recevoir des auteurs les lumières que Lully leur sait don-
ner, et s'assujettir à la direction..., etc. >
Il faut en convenir; la musique n'est point chez nous une
langue naturelle. Combien de gens en France, pour qui c'est un
problème que de penser sous la forme des sons! Et combien peu
de nos musiciens mêmes, dont l'art soit vraiment l'expression
spontanée du cœur! La plupart, de Jannequin (3) à Saint-Saëns,
en passant par les plus grands , Rameau (4) et Berlioz , tendent à
la description et à l'imitation objective. Il en est qui ne voient
dans les symphonies de Beethoven qu'une suite de tableaux, des
images extérieures, des orages, le vent qui souffle, les éclairs, le
(1) Lettre du 13 octobre 1781.
(2) Lettre de Bardi à Caccini (citée par Lindner : Zut Tonhunst).
(3) Voir p. 30.
(4) Rameau imite le coassement des grenouilles dans Platée, un feu d'ar-
tifice dans Acante et Céphise ; Boïeldieu, le bruit d'un soufflet attisant le
feu; Gossec etMéhul font des tableaux de chasse. — Qui ne connaît les des-
criptions de Berlioz? — Inutile de rappeler aussi Phaéton, le Rouet d'Om-
phale, et les autres poèmes descriptifs de M. Saint-Saëns. En disciple
fidèle de Berlioz, il n'a pas craint de professer même, que la musique a pour
fondement « l'imitation. »
L OPÉRA EN FRANCE. 229
soleil (1). Ils sentent difficilement que ces orages sont intérieurs ,
car ils ne les éprouvent pas; et s'ils les éprouvaient , ce n'est pas
de leur cœur que jailliraient les harmonies, mais de leur tête in-
telligente, de leur esprit logique et curieux. Ils ont l'haleine
courte ; les meilleurs , comme Berlioz , l'ont saccadée. « Le
génie italien est inépuisable pour inventer ; celui des Français
est assez étroitement borné (2). » Il est timide, assujetti aux rè-
gles ; il est trop rarement enivré pour oser contre le bon sens.
Il n'y a d'ailleurs qu'une poignée de musiciens en France. « Nous
n'avons qu'un Lully , et il était Italien. L'Italie en est pleine. On
y a vu les Luigi, les Carissimi, les Melani, les Legrenzi ; à
ceux-ci ont succédé les Scarlati, les Buononcini, les Corelli, et
les Bassani qui vivent encore. En France, il n'y en a qu'un à la
fois; il faut un siècle entier pour le produire; encore déses-
père-t-on que tous les siècles ensemble produisent jamais un se-
cond Lully. »
Aussi savants que les maîtres étrangers, doués de cette rare
élégance qui est le privilège de la France et qu'elle imprime à
(1) Les rares œuvres de Beethoven , qui ont une intention franchement
descriptive, gardent pourtant le caractère d'impressions personnelles et
morales, plutôt que de descriptions objectives. (« Erwachen heiterer Emp-
findungen bei der Ankunft auf dem Lande. ») Beethoven a écrit sur le
verso de la partie du premier violon :'« S'attacher plus à l'expression du
sentiment qu'à la peinture musicale. » — Ries, disciple de Beethoven, nous
dit même que la musique imitative avait en lui un adversaire déterminé; il
no se traçait de scénarios que pour s'exciter à de certaines émotions. Une
fois la symphonie écrite, il ne permettait plus à ses amis, ni à lui-même,
de rechercher quelles causes extérieures avaient amené la suite des senti-
ments. Le monde de l'âme devait se suffire à lui-même.
J'ai entendu raconter, par des amis intimes de Wagner, que souvent il
s'approchait d'eux pendant les représentations de Bayreuth, et leur cou-
vrait les yeux de ses mains, pour qu'ils s'abandonnassent tout entiers à la
pure musique, sans y chercher un reflet de l'action.
Il est remarquable qu'un des musiciens les plus descriptifs, (semble-t-il),
de l'Allemagne, l'auteur du Songe d'une nuit d'été, de Meeresstille, de Mé-
lusine, Mendclssohn, est un ennemi décidé de ce genre, et que cette
antipathie le rend très injuste pour Berlioz, et même pour Schubert.
« Mettre en musique un poème descriptif me semble absurde, » écrit-il à
Mme de Percira. « La foule de compositions qui existent en ce genre ne
prouve pas contre moi, mais pour moi, attendu qu'il n'en est pas uno que
l'on puisse de bonne foi appeler bonne. » Il critique vertement le Iioi des
Aunes, de Schubert, où « il essaie do rendre le bruissement des aunes, les
cri» du bambin, le galop du cheval, et tout ce fatras d'imitation matérielle, »
...« l'addition toute factice d'une peinture grossière. »
('2) Ragucnet, Parallèle, etc.
230 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
toutes ses œuvres , les musiciens français donnent souvent au
monde les formes achevées, où d'autres vont ensuite jeter leurs
pensées et leurs passions. Ce sont rarement des hommes de pen-
sée profonde ou de large intelligence, comme Beethoven , Wag-
ner, Mendelssohn, ou même les vieux maîtres italiens. Ils écri-
vent plus pour faire une œuvre d'art, qu'une œuvre de pensée;
s'ils avaient quelque idée à exprimer, il leur semblerait plus
simple d'user de la langue poétique, ou même de la prose cou-
rante. La musique n'étant que très rarement chez eux la forme
nécessaire et soudaine que revêtent leurs sentiments , ils ne sont
pas assez sûrs de sa force pour l'imposer au drame, et ils y
jouent un rôle un peu semblable au décorateur. Le meilleur de
leur effort, dans l'opéra, tend à ciseler de jolies pages, aux lignes
fines, aux nuances subtiles, sans rapport à l'action (1), ou à
transposer par l'intelligence la déclamation tragique, en phrases
musicales (2). Elégance (3) et justesse, c'est par là qu'ils excel-
(1) « Les Italiens s'attachent tout à fait à la représentation, et ne souffrent
pas cet enchaînement arbitraire de danses et de musiques, qui constitue
l'opéra français. » (Saint-Evremond, Lettre citée.)
(2) « Mais qui peut résister à l'ennui du récitatif dans une modulation qui
n'a ni le charme du chant, ni la force agréable de la parole? » (Idem.)
Le grand musicien allemand, à qui nous reconnaissons le génie d'avoir le
mieux compris notre esprit et notre art, Gluck, dit expressément :
s J'ai cherché à réduire la musique à sa véritable fonction, celle de secon-
der la poésie pour fortifier l'expression... J'ai cru que la musique devait
ajouter à la poésie, ce qu'ajoutent à un dessin correct et bien composé la
vivacité des couleurs , l'accord heureux des lumières et des ombres , qui
servent à animer les figures sans en altérer les contours. » (Gluck , Préface
d'Alceste.)
Il est bon de remarquer que les musiciens allemands , de nos jours, re-
nient pour la plupart l'esprit artistique de Gluck, et lui adressent le repro-
che que fait Saint-Evremond à l'opéra français de son temps. Ils contestent
son génie, qu'ils trouvent purement littéraire , et dont la pauvreté mélodi-
que leur paraît insupportable. C'est ainsi que je l'ai entendu apprécier (à ma
grande indignation) par M. H. Lévy, chef d'orchestre de Bayreuth. Et ce
n'est pas au nom de Wagner (respectueux de son grand devancier) , mais
de Mozart, qu'il formulait ces critiques.
(3) Cette finesse élégante a marqué, dés le dix-septième siècle, son incon-
testable supériorité dans le jeu des artistes et la perfection de l'orchestre.
Saint-Evremond dit que « les Français souffrent avec peine l'ignorance ou
le méchant usage des instruments aux opéra de Venise. » — Raguenet, peu
suspect de partialité française, parle de l'exquise délicatesse des violons
français. « Tous les coups d'archet des Italiens sont très durs, lorsqu'ils
sont détachés les uns des autres; et lorsqu'ils les veulent lier, ils viellent
d'une manière très désagréable. » — Cette observation est encore vraie
L'OPÉRA EN FRANCE. 231
lent. C'est à nous de voir quel meilleur emploi ils peuvent faire
de leurs dons, et si, dans leur histoire, ils ont tenu toujours
compte des nécessités de leur nature.
Il faudrait chercher les origines du style dramatique, ou des-
criptif, en France, dans* les madrigalistes du temps de Henri II,
et surtout dans les inventions musicales de Jannequin (1). Sa
bataille de Marignan, dont les chanteurs de Saint-Gervais nous
ont donné dans ces derniers temps de si remarquables audi-
tions, a, dans sa perfection de forme, une gaillardise héroïque
et une vigueur d'action, où revit l'époque tout entière et sa forte
joie. Comme le dit justement M. Weckerlin, « il y a plus de vie
scénique dans ce chœur à quatre voix, qu'on n'en trouve dans les
morceaux de Péri, de Caccini, » mais surtout de Cambert et Lully,
un siècle et demi après. Je n'insisterai point pourtant sur cette
tentative, qui est commune aux musiciens de l'époque, en Alle-
aujourd'hui des orchestres italiens. Raguenet ajoute que la France a la
spécialité des hautbois et des flûtes.
Le chant est un peu plus discuté. Un proverbe cité par Saint-Evremond
dit « Hispanus flet, dolet Italus, Germanus boat, Flander ululât, solus Gal-
lus cantat. » En tout cas, si les Italiens. ont la spécialité des haute-contre,
« des voix de rossignol, des haleines à faire perdre terre, à vous ôter pres-
que la respiration, des haleines infinies, » les Français ont celle des basses-
contre (Raguenet). — Plusieurs compositeurs italiens, le célèbre Luigi
(Rossi), entre autres, « demeurent rebutés de la rudesse et de la dureté
italienne, quand ils ont goûté la tendresse du toucher et la propreté de la
manière de nos Français » (aussi bien pour les voix que pour les instru-
ments) (Saint-Evremond). Luigi dit encore qu' a il faut des airs italiens dans
la bouche des François. »
Mais la grande supériorité de l'opéra français est, de l'aveu de Raguenet,
dans les chœurs, les divertissements, les danses, les habillements, la per-
fection extérieure et la pompe du spectacle.
(1) L'excellent Jeannequin, en tout cela qu'il chante,
N'a rien qui* soit mortel, mais il est tout divin.
(Bail)
Clément Jannecquin (f 1574) (?), maître de chapelle de François I", —
finit, dit-on, par entrer dans la réforme. — Il écrivit dix-sept livres de
chansons. Parmi la foule de ses œuvres, on doit citor les : Sacrac canliunes
seu motectae, 4 v. (1533); les Chansons de la Guerre et de la Chasse (1537);
le 8'"0 livre des Chansons françaises (1540. — Attaignant); les quatro livres
do ses Inventions musicales (1544. Lyon. Jac. Modorno); lo H)'" livre des
chansons, contenant la Bataille ^1545. busato. Anvers), et le Veryer de Mu-
sique (1559. Ballard).
232 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
magne et en Italie, comme en France. J'ai parlé du madrigal
dramatique dans un chapitre spécial (1), et je passe aux essais
plus particulièrement français (2).
La première tentative musicale, où l'on sente l'influence de
l'humanisme et de l'antiquité, fut faite sous Charles IX. Ce Flo-
rentin, d'un caractère distingué et passionnément artiste, adorait
la musique ; sa mélancolie s'y plaisait. Il fit de grands efforts
pour attirer Roland de Lassus en France. Le grand musicien
fit un premier voyage à Paris en 1571 (3) ; il descendit chez le
fameux éditeur de musique, Adrien Le Roy, qui le présenta à
la cour. Charles IX le reçut richement, et lui prodigua les hon-
neurs (4). Quelque temps après, Roland reçut à Munich l'invita-
tion du prince à se rendre auprès de lui, pour diriger la chapelle
du Louvre. Il hésita longtemps à se séparer de son généreux pro-
tecteur, le duc de Bavière ; il accepta enfin, sur le conseil du duc
lui-même, et se mit en route avec toute sa famille; mais arrivé
à Francfort, il y apprit la mort de Charles IX (1574), et retourna
à Munich (5). Cependant, bien qu'il n'ait pas séjourné à la cour
de France, il écrivit pour elle diverses musiques (6), où l'on sent
un acheminement vers le drame lyrique. C'est ainsi qu'il com-
(1) Voir p. 29 et suiv.
(2) A noter les fêtes allégoriques avec musique, dans le goût italien. Pour
l'entrée d'Henri II à Rouen, en 1550, on voit le combat d'Apollon et du
serpent Python, mis en musique (comme pour les noces de 1589 à Florence).
Voir p. 62.
(3) Voir l'épître dédicatoire des motets : Moduli quinis vocibus nunquam
hactenus editi, juin 1571. Paris, Ad. Le Roy et R. Ballard , in-4° obi. —
Déd. à Guillaume de Bavière.
(4) Dédicace à Charles IX du Primus liber modulorum , quinis vocibus
constantium, Orlando Lassusio auctore. Paris, A. Le Roy, 1571, in-4° obi.
(5) Dans la joie de retrouver son musicien, Albert V de Bavière composa
un panégyrique à l'occasion de son retour. — Il avait une admiration pas-
sionnée pour Roland. La copie qu'il fit exécuter de ses Psaumes de la Pé-
niliince est d'un luxe extraordinaire. Ce sont 4 vol. in-fol. en maroquin,
avec des fermoirs et des serrures ciselées, des armoiries, et des portraits en
pied et en buste (du duc, de Roland, du peintre Jean Mielich, de Quickel-
berg, auteur des descriptions, du calligraphie, de l'orfèvre, du relieur).
L'édition est, de plus, ornée de miniatures et de lettres (Munich). Voir, sur
Roland, chap. précédent.
(6) De tous les primitifs de la musique, Roland est celui qu'on a le plus
connu et pratiqué en France, au seizième et au dix-septième siècle. Le nom-
bre considérable de ses éditions en fait foi. En 1677, les Ballard entrepren-
nent encore une nouvelle publication des motets. L'éditeur Adrian Le Roy
appelle Roland « un grand maître et suprême ouvrier..., patron et exem-
plaire sur lequel on se peut seurement arrêter. »
L'OPÉRA EN FRANCE. 233
posa la musique pour un dialogue en vers latins, chanté par la
France, la Paix et la Prospérité, en 1573, dans une fête donnée
aux ambassadeurs de Pologne. Quant à ses chansons françaises (1),
tantôt d'une verve de bonne humeur railleuse, tantôt d'une déli-
catesse de sentiment mélancolique et amoureuse, elles offrent
une des plus gracieuses images de l'âme française. C'est le chef-
d'œuvre de la musique de cour au seizième siècle. L'art de Mozart
ou Gluck n'est pas plus parfait ni plus pur.
Charles IX s'adressait d'autre part aux Français. C'est mer-
veille de voir combien tous les poètes de la Pléiade sont sensibles
au charme de la musique ; ils comprennent toute la puissance
expressive et magique qu'elle peut ajouter à la beauté des vers.
Par ce fin sentiment, (et par bien d'autres), ils sont très en avance
sur les poètes du dix-septième siècle.
Jodelle chante Roland de Lassus dans un poème de cent
soixante douze vers (2), dont l'émotion est certainement sincère.
(1) En style madrigalesquc, à quatre parties. Jusqu'en 1587, Ballard en
publie 25 livres et plus. Roland compose les premiers dès 1550. — La Bibl.
Nat. en possède un recueil sous ce titre : Le Thresor de Musique d'Orlande
de Lassus , prince des musiciens de notre temps , contenant ses chansons
françoises, italiennes et latines, à 4, 5 et 6 parties; reveu et corrigé dili-
gemment en ceste 3# édition, à Cologne, 1594, par Paul Marceau (Superius,
ténor, bassus, quinta pars). (Rés. Vm7 237.)
L'éditeur, dans sa dédicace à Philippe de Pas, gentilhomme français,
déclare qu'il a changé les paroles, parfois licencieuses, « pour ne pas souiller
les langues ny offenser les oreilles chrestiennes. » En effet, les chansons
sont transformées de la plus étrange façon. « Fuyons tous d'amour le jeu »
devient : « Fuyons des vices le jeu comme le feu. N'aime les péchez infâmes ;
sauve toy loin de leurs flammes. » — « Las, voulez-vous qu'une personne
chante... » devient : « Laissez chanter qui en Dieu se contente... » etc. —
L'éditeur convient que « la musique en aura perdu quelque peu de sa grâce,
d'autant qu'Orlande l'avoit appropriée à la lettre, en quoy il est excellent
par dessus tous les musiciens. » Mais il souhaite que cet essai le conver-
tisse au bien, « Je désire grandement que ces chansons luy en puissent
donner la volonté, afin que nous ayons de luy une chaste musique fran-
çoise. »
(2) Etienne Jodelle, en son chapitre : En faveur d'Orlande, excellent
musicien (Edition Marty-Laveaux, Lemerre, 1870, vol. II, p. 186-191).
L'aile qu'Orlande peut donner aux vers, est telle,
Que son vol animé de mouvements si beaux,
Si prompts, si hauts, surpasse en volant toute autre aile.
D'enfer au ciel, du ciel aux infernales eaux,
Mercure en un moment remonte et redovalo,
Ayant au chef, aux pies, ses ailerons jumeaux.
Ce beau vol peut porter à la riva infernale
234 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
J. Dorât écrit un éloge « in Orlandum Lassusium, praestantis-
simum numerorum musicorum auctorem (J). » Ronsard adore la
musique, « et principalement aimoit à chanter et à ouyr chanter
ses vers, appelant la musique sœur puisnée de la poésie, et les
poètes et musiciens enfans sacrez des Muses, que sans la musique
la poésie estoit presque sans grâce, comme la musique sans la
mélodie des vers inanimée et sans vie (2). » Un de ses meilleurs
amis est le célèbre musicien de ballets d'Henri IV et Louis XIII,
Jacques Mauduit (3). — Mais le plus intéressant de la Pléiade est, à
notre point de vue, Jean-Antoine de Baïf (4). Son nom s'associe
à une tentative sur laquelle il nous faut insister plus longuement :
la création d'une véritable Académie de poésie et musique. Dès la
Nos vers, au ciel, aux coins de la terre, sans peur
De ce qui fit en mer choir le fils de Dédale.
Mesme l'air des beaux chants inspirez dans les vers,
Sst comme en un beau corps une belle ame infuse.
11 ne fait seulement les Dieux se sentir dieux,
Mais les hommes il fait, par une éprise extrême
Se sentir tels, que font ces dieux mesme en leurs cieux.
Son àme (à Orlande) , que je cuide, alla des cieux tirant
Tous les tons plus parfaits, tant que mesme il égale
L'accord meilleur que font ces cieux en se virant.
Etc..
(1)
At nunc Orlandus doctis sic cantibus omnes
Humani affectus exprimit ingenii,
Ejus ut in modulis non res per carmina tantùm
Quaeque cani, praesens sed videatur agi.
(J. Dorât, Thresor de Musique d'Orlande, 1594.)
(2) Vie de Ronsard, par Claude Binet. — Ronsard dit, dans son Abrégé
de l'Art poétique, qu'on doit « s'attacher à faire les vers plus propres à la
musique et accord des instruments, en faveur desquels il semble que la
poésie soit née , car la poésie sans les instruments ou sans la grâce d'une
ou plusieurs voix n'est nullement agréable, non plus que les instruments
sans estre animez de la mélodie d'une plaisante voix. » (1565.)
(3) Jacques Mauduit, de Paris, 1557-1627. — Il écrivit la musique funèbre
pour les obsèques de Ronsard. « Le service, mis en musique nombrée par
le sieur Mauduit, l'un de ses meilleurs amis, animé de toutes sortes d'ins-
truments, fut chanté par l'eslite de tous les enfants des Muses, s'y estans
trouvé ceux de la musique du roy suyvant son commandement, et qui re-
gretta à bon escient le trespas d'un si grand personnage, ornement de son
royaume..., etc. » (Binet.)
(4) Baïf, comme Charles IX, était un demi-Italien, un Vénitien par sa
mère. Fils naturel, comme on sait, de Lazare de Baïf, il était né à Venise
en février 1532. Voir sur ses tentatives musicales, le livre de M. Fremy :
V Académie des derniers Valois. E.Leroux, 1887.
L'OPÉRA EN FRANCE. 235
fin de 1567, il en avait conçu la première idée; il s'était adjoint
un musicien, Joachim Thibaut de Gourville (1), et tous deux firent
de consciencieux essais, avant de les soumettre au jugement du
public. Ils adressèrent ensuite une requête à Charles IX (2). Ils
(1) Maistre en l'art de bien chanter,
Qui me fit pour l'art de musique
Réformer à la mode antique
Les vers mesurez inventer.
(Baïf.)
Baïf était lui-même musicien. Il chantait souvent ses vers sur le luth.
(2) « Afin do remettre en usage la musique selon la perfection, qui est de
représenter la parole en chant accomply de son harmonie et mélodie, qui
consistent au choix, règle des voix, sons et accords bien accommodez pour
faire l'effet selon que le sens de la lettre le requiert, ou resserrant ou des-
serrant, ou accroississant l'esprit, renouvellant aussi l'ancienne façon de
composer vers mesurez pour y accommoder le chant pareillement mesuré
selon l'art métrique; afin aussi que par ce moyen les esprits des auditeurs
accoustumez et dressez à la musique par forme de ses membres, se compo-
sent pour estre capables de plus haute connoissance , après qu'ils seront
repurgez de ce qui pourroit leur rester de la barbarie, sous le bon plaisir
du roy nostre souverain seigneur, nous avons convenu dresser une aca-
démie ou compagnie composée de musiciens et auditeurs sous les loix et
conditions qui ensuivent :
» Que tant les musiciens que les auditeurs ne contreviendront en rien
dans l'académie aux lois publiques de ce royaume.
» Les musiciens seront tonus tous les jours de dimanche chanter et re-
citer leurs lettres et musique mesurées, selon l'ordre convenu par entr'eux,
doux heures d'horloge durant en faveur des auditeurs escrits au livre de
l'académie, où s'enregistreront les noms, surnoms et qualitez de ceux qui
se cotisent pour l'entretien de l'académie, ensemble la somme en laquelle
se seront de leur gré cottisez, et pareillement les noms et surnoms des mu-
siciens d'icelle et les convenances sous lesquelles ils seront entrez, receus
et appointez.
» Nul des musiciens à part ne fera entrer aucun, sinon du consentement
de toute leur compagnie.
» Seront tous tenus, sinon qu'il y eust excuse raisonnable, tous les jours
à certaines heures qu'ils adviseront, se trouver à la sale pour concerter ce
que chacun d'eux à part aura estudié, qui leur aura été baillé par les deux
entrepreneurs de l'académie, lesquels ils seront obligez de croire, pour ce
qui sera de la musique, et ne pourront refuser do leur obeyr en cola.
» Jureront les musiciens ne bailler copie aucune des chansons do l'aca-
démie à qui que ce soit sans le consentement de toute leur compagnie. Et
quand aucun d'eux se retirera, ne pourra emporter ouvertement ou secrè-
tement aucun des livres de l'académie, ne copie d'iceux, tant de la musique
que des lettres...
» Sera fait un médaillon marqué de la devise qu'adviseront ceux de l'aca-
démie, portant lequel des auditeurs entreront... Nul ne fera entror un autro
avec luy ny sans luy par lo moyen de son médaillon qu'il ne prestera, sinon
236 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
y joignaient un projet de règlement, dont quelques articles feront
sourire parce qu'on les croirait datés d'hier ; d'autres au con-
traire ont un intérêt historique piquant, comme celui qui défend
aux musiciens ou auditeurs, « s'il y avait querelle entre aucuns,
de s'entredemander rien, ne de parole, ne de fait, à cent pas près
de la maison de l'académie. » Mais nous remarquerons surtout
le préambule si intelligent, où Baïf montre une conscience si
claire de l'art que d'autres ont créé après lui, et sa définition de
l'idéal musical, « qui est de représenter la parole en chant ac-
comply de son harmonie et mélodie, qui consistent au choix,
règle des voix, sons et accords bien accommodez pour faire l'effet
selon que le sens de la lettre le requiert. »
Charles IX accueillit favorablement cette demande, accorda le
15 novembre 1570 le privilège requis, en des lettres patentes
d'une noblesse singulière de sentiment et de style (1). En disci-
que pour quelque mérite de marque il eust privilège des entrepreneurs de
ce faire.
» Les auditeurs, durant que l'on chantera, ne parleront ny ne s'acouste-
ront ny feront bruit, mais se tiendront le plus coy qu'il leur sera possible,
jusques à ce que la chanson qui se prononcera soit finie; et durant que se
dira une chanson, ne (râperont à l'huis de la sale qu'on ouvrira à la fin
de chaque chanson pour admettre les auditeurs attendans.
» ...Nul auditeur ne touchera, ne passera la barrière de la niche, ne autre
que ceux de la musique ny entrera, ne maniera aucun livre ou instrument,
mais se contenant au dehors de la niche, choyera tout ce qu'il verra estre
pour le service ou l'honneur de l'académie, tant au livre qu'aux personnes
d'icelle.
» S'il y avoit querelle entre aucuns de ceux de l'académie, tant musi-
ciens qu'auditeurs, ne s' entredemanderont rien, ne de parole, ne de fait,
à cent pas près de la maison où elle se tiendra.
» Il sera à la discrétion des entrepreneurs de recevoir et refuser tels que
bon leur semblera, soit pour estre escrits au livre, soit pour estre admis
aux auditoires, tant ordinaires que extraordinaires.
» Qui fera faute à quelqu'une des lois cy-dessus, soit musicien ou audi-
teur, sera exclus de l'académie pour ne plus y entrer, sinon que ce fust du
gré et consentement de ceux de l'académie , après avoir réparé la faute et
perdre ce qu'il aura avancé pour l'entretien de l'académie.
» Ainsi signé : De Baïf et Thibault. »
Voir Du Boulay (Bulœus). Historia Universitatis parisiensis. Paris, 1665-
1673, 6 vol. in-fol. — Becq de Fouquières, Elude sur Baïf, 1874.
(1) « Charles par la Grâce de Dieu Roy de France. A tous presens et à
venir, salut. Comme nous avons tousjours eu en singulière recommandation
à l'exemple de très-bonne et louable mémoire, le roy François nostre ayeul,
que Dieu absolve, de voir par tout celuy nostre royaume les lettres et la
science florir, et mesmement en nostre ville de Paris, où il y a un grand
nombre d'hommes qui y travaillent et s'y estudient chacun jour. Et que
l'opinion de plusieurs grands personnages, tant législateurs que philosophes
L OPERA EN FRANCE. 237
pie de Platon, il reconnaît l'importance sociale de la musique,
approuve le dessein que Baïf et Courville ont de la diriger, et
anciens, ne soit à mespriser, à sçavoir quil importe grandement pour les
mœurs des citoyens d'une ville que la musique courante et usitée au pays
soit retenue sous certaines loix , dautant que la pluspart des esprits des
hommes se conforment et comportent, selon qu'elle est, de façon que où
la musique est desordonnée, là volontiers les mœurs sont dépravez, et où
elle est bien ordonnée, là sont lés hommes bien morigénez. A ces causes et
ayant veu la queste en nostre privé conseil, présentée par nos chers et bien
amez Jean Antoine de Baïf et Joachim Thibaut de Courville, contenant
que depuis trois ans en çà ils auroient avec grande estude et labeur assi-
duel unanimement travaillé pour l'advancement du langage françois , à re-
mettre sus, tant la façon de la poésie, que la mesure et règlement de la mu-
sique anciennement usitée par les Grecs et les Romains , au temps que ces
deux nations estoient plus florissantes , et que dès cette heure pour le peu
qu'ils y ont employé, ils auroient desjà parachevé quelques essays de vers
mesurez mis en musique, mesurés selon les loix à peu près des maîtres de
la musique du bon et ancien âge. Et qu'après l'entreprise louable, menée
jusques à tel point, ils n'ayent pu penser ny trouver meilleur moyen de
mettre en lumière l'usage des essays heureusement réussis..., que dressans
à la manière des anciens, une académie ou compagnie composée, tant de
compositeurs, de chantres et joueurs d'instrumens de la musique, que des
honnestes auditeurs d'icelle, que non seulement seroit une eschole pour
servir de pépinière, d'où se tireront un jour poètes et musiciens, par bon
art, instruits et dressez pour nous donner plaisir, mais entièrement profi-
teroient au public, chose qui ne se pourroit mettro en effet sans qu'il leur
fust par les auditeurs subvenu de quelque honneste loyer pour l'entretien
d'eux et des compositeurs, chantres et joueurs d'instrumens de leur musi-
que, ni mesme entreprendre sans notre adveu et permission. Sçavoir fai-
sons , que nous après avoir mis cette affaire en délibération et eu sur ce
l'advis de la reine nostre tres-chere et tres-honorée dame et mère, de nos
tres-chers et tres-amez frères les ducs djAnjou et d'Alençon, princes de
nostre sang et autres grands et notables personnages de nostre conseil,
avons suivant iceluy pour l'établissement de l'académie ou compagnie sus-
dite permis et accordé, permettons et accordons auxdits de Baïf et do
Courville pour eux, leurs supports, et successeurs en icelle ce qui s'ensuit;
qu'ils puissent dresser leur académie de musique, et pour cet effet choisir
et prendre ceux qui de leur bon gré voudront y entrer pour subvenir à l'en-
tretenement de ladite académie... Et pour ce que après qu'ils auroient mis
peine d'apprendre et dresser des enfans et des chantres en leur musique, il
y auroit danger que par aucuns malins ils fussent soustraits et débauchez :
nous avons fait et faisons défenses à toutes personnes de quelque qualité
et condition qu'elles soient d'y altcnter aucunement... Et pour davantage
favoriser et autoriser ladite académie et louable entreprise desdits do Bftlf
et de Courville, les avons, ensemble les compositeurs, chantres et joueurs
d'icelle, avouez et avouons jusques au nombre de six pour nostres, des-
quels le roole sera par chacun an signé de nous, leur donnant et octroyant
par ces présentes lois et semblables privilèges, franchises et libertez dont
jouissent nos autres domestiques, pourveu qu'ils n'en abusent à noslrc pro-
238 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
« sur l'advis de la reine nostro tres-chero et tres-honorée dame
et mère, de nos tres-chers et tres-amez frères les ducs d'Anjou et
d'Alençon, princes de notre sang, » se déclare protecteur et pre-
mier auditeur de l'Académie de musique. Le Parlement, avec
son étroitesse d'esprit ordinaire, qui crut toujours faire acte de
liberté en faisant acte de maussaderie, opposa à l'ordre du roi
une mauvaise grâce non dissimulée. Il prétendit que « l'entre-
prise » de Baïf a tendoit à corrompre, amolir, effrener et pervertir
la jeunesse. » En vain Baïf proposa-t-il à la Cour d'envoyer une
délégation à un des concerts (« et particulièrement priant mes-
seigneurs les premier président et tel des plus anciens conseillers
de la Cour qu'il luy plaira nommer, avec monseigneur le procu-
reur gênerai, et l'un des deux advocats du roy, accepter d'estre
de nom et de fait reformateurs de l'Académie. ») Le Parlement
renvoya la requête aux différentes Facultés. Le 22 janvier 1571,
le recteur exposa qu'il en avait conféré avec l'archevêque de
Paris, et que ce dernier avait promis de se joindre à l'Université,
si elle produisait de bonnes et valables raisons contre l'Acadé-
mie. Les Facultés reprirent donc l'examen minutieux de l'affaire.
Mais le roi coupa court à ces ergotages, et ordonna l'ouverture de
l'Académie. Il fit plus ; il obligea ses principaux favoris à en
faire partie, et « octroya à Baïf, de temps en temps, quelques
offices de nouvelle création et de certaines confiscations (1), »
pour subvenir aux premières dépenses.
judice... Et à ce que à notre intention ladite académie soit suivie et hono-
rée des plus grands, nous avons libéralement accepté et acceptons le sur-
nom de protecteur et premier auditeur d'icelle, parce que nous voulons et
entendons que tous les exercices qjxi s'y feront soient à l'honneur de Dieu,
et à l'accroissement de noslre Estât et à Vornement du nom du peuple
françois. Si donnons en mandement à nos amez et féaux les gens tenans
nos cours de parlement, chambre de nos comptes , cours de nos aydes,
baillifs, seneschaux et autres nos justiciers et officiers qu'il appartiendra,
que celuy nostre présent establissement, ils fassent lire, publier et enregis-
trer en leurs cours et juridictions, et icelle entretenir, garder et observer
de poinct en poinct et du contenu en icelles laisser jouir et user lesdits
supplians, leurs supposts et successeurs en ladite académie plainement et
paisiblement , cessans et faisans cesser tous troubles et empeschemens au
contraire. Car tel est nostre plaisir. En témoin de ce, nous avons signé ces
présentes de nostre main et à icelles fait mettre et apposer notre scel.
Donné au faux-bourg Saint-Germain au mois de novembre 1570. Et de no-
tre règne le 10.
» Ainsi signé : Charles. Et sur le reply : Par le roy. De Neufville. » (Du
Boulay, id.)
(1) Manuscrit de Colletet, 1644. Fragment publié par Sainte-Beuve : Ta-
bleau de la poésie française au seizième siècle, 2e édit., p. 420.
L'OPÉRA EN FRANCE. 239
L'Académie tint ses séances dans la maison de Baïf , sur les
fossés Saint-Victor-aux-Faubourgs (23 et 25, rue des Fossés-
Saint-Victor) (1). Il est probable que le poète essaya d'introduire en
France dos représentations semblables à celles de Venise; (il ne
peut être encore question de tragédies chantées, mais sans doute
de morceaux lyriques intercalés dans des spectacles, et accompa-
gnés de musique). Il donna surtout des concerts (2), où Char-
les IX lui-même assistait. Henri III continua à y venir. Vers
1576, ce fut dans le cabinet môme du roi que se tinrent, deux fois
par semaine, les séances de l'Académie (3). Baïf y faisait enten-
dre de la musique italienne. Il travaillait aussi, avec le concours
d'autres artistes (4), à donnera la France une langue proprement
(1) « Domum et situ, et cultu peramoenam incoluit in Lutetiae subur-
biis ab omnibus politis hominibus assidue frequentatum, praesertim à Mu-
sicis, cura eos ad novum istud numerorum genus emodulandura, et fidibus
aptandum cupidissimè invitaret institutâ in hune usum apud se Academià,
cujus ad inusitatos concentus summi etiam Principes animi gratiâ saepe-
numero confluebant. » (Scevole de Sainte-Marthe.)
(2) M. Chouquet y fait remarquer la première pensée des concerts pério-
diques de musique de chambre, fondés par Philidor en 1725.
(3) A. d'Aubigné, Histoire universelle, II, 20, cité par Sainte-Beuve
p. 421.
(4) Voir les Mascarades de Mellin de Saint-Gelais, Jodelle, Desportes, etc.
Ronsard a composé 82 mascarades, combats et cartels, pour les fêtes et di-
vertissements de la cour. On y trouve des « stances à chanter sur la lyre »
(pour l'avant venue de la Royne d'Espagne à Bayonne), etc.
La Bibliothèque Nationale de Paris a plusieurs recueils de. poésies célè-
bres du seizième siècle, mises en musique par des compositeurs français de
l'époque. Voici les titres des deux principaux : Premier livre d'Odes de
Ronsard, mis en musique à 3 parties par Pierre Clereau. Paris, Adrian le
Roy et Robert Ballard, 1566 (2e superius) , Rés. Vra7, 225. — Chansons de
P. de Ronsard, Ph. Desportes et autres (Baïf, Sillac, Filleul), mises en mu-
sique par N. de La Grotte, vallet de chambre et organiste du roy. Paris,
1575. A le Roy et Ballard (superius).
Le recueil est précédé d'un sonnet « à Msr le duc d'Anjou, filz et frère do
Roy, » par N. de La Grotte.
Or que la France émeue et tramblante de rage
Fait en son propre sang ses plaines ondoyer
Et que vous (Monseigneur) marchez pour foudroyer
Ceux qu'on pense à bon droit chefs de tout ce dommage ;
Je vous offre ces vers comme un heureux présage
De plus douce saison : que nous doit envoyer
Le ciel, qui se répand, d'avoyr fait tournoyer
Par nos chams si longtemps, le meurtre et le carnage.
Et quand la guerre encor' ne s'appeseroyt pas
Si pourront ilz servir au retour des combats
Pour chasser quelquefoys voz soucis en arrière.
240 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
lyrique, faite pour être chantée. C'est à cette occasion qu'il com-
posa ses vers mesurés, à la manière des Grecs et des Latins, et
ses exquises chansonnettes, qui sont une musicfue à elles seu-
les (1). L'œuvre était intéressante (2); mais cette petite Académie,
précurseur de celle de Bardi (3), resta en route, découragée par
l'inaptitude de la langue, et le manque d'un musicien qui sentît
et exprimât le génie de la race. Elle s'éteignit vers 1584 (4). Mau-
duit s'efforça en vain de la continuer, en conservant seulement
la partie musicale (5).
•
Les guerres de religion entravèrent sans doute le développe-
Ainsi l'on dit qu'Acille encor tout dégoûtant
Du sang Dardanien, des vers alloyt chantant
Et pincetoyt le Leut de sa dextre guerrière.
(N. de La Grotte.)
Le livre se termine par un « Chant trionfal pour jouer sur la lire, sur l'in-
signe victoire qu'il a pieu à Dieu donner à Monsieur frère du Roy, » par
Ronsard : « Tel qu'un petit aigle fort, etc. » (Bibl. Nat., Rés. Vm7, 226.)
Les trois livres de Chansonnettes de Baïf en vers mesurés sont compris
dans le manuscrit 19140 (anc. 1247 Saint-Germain) de la Bibl. Nat.
(1) Baïf voulait joindre aussi la danse à la musique et à la poésie, dans le
genre des Grecs.
... vous contant l'entreprise
D'un ballet que dressions dont la démarche est mise
Selon que va marchant pas à pas la chanson
Et le parler suivi d'une propre façon.
(Baïf, ai* Roi.)
(2) Ce n'était peut-être pas suivre le bon chemin, que vouloir créer une
langue artificielle pour la mettre ensuite en musique italienne. Mieux valait
chercher quelle musique française convenait à l'accent de la langue et aux
caractères du génie français, tels que la nature les avait faits. Le Florentin
Lully l'a bien senti. On ne crée rien contre l'esprit d'une race.
(3) Il faut toutefois noter que l'Académie de Baïf a un caractère plus des-
potique, moins libéral, que celle de Bardi. « Les deux entrepreneurs do
l'académie » sont des maîtres absolus. Les autres « sont obligez de les
croire, pour ce qui sera de la musique, et ne pourront refuser de leur obeyr
en cela. » C'est déjà le penchant de l'art français à la centralisation intel-
lectuelle.
(4) Bientôt d'ailleurs, la musique et la poésie avaient dû laisser pénétrer
dans l'Académie l'éloquence et la philosophie. Amadis Jamyn prononça ses
discours philosophiques dans les réunions du faubourg Saint-Marceau
(Colletet).
(5) « Mauduit, greffier des requêtes, la continua après la mort de Baïf et
la transporta à la rue des Juifs, dans la maison où il logeait. Quelque temps
après, il fit le projet d'une autre académie de musique, qu'il appelait con-
frérie, société et académie royale de sainte Cécile, vierge et martyre »
(Sauvai, Antiquités de Paris, II, p. 504, lib. IX).
l'opéra en frange. 241
ment de l'art national (1). Cependant l'esprit français, dès ses pre-
miers essais en musique, avait trouvé la forme qui lui convenait
le mieux : la mascarade et le ballet (2), — le divertissement musi-
cal. Les plus célèbres spectacles de ce genre sont le ballet dansé
devant les Polacres avant le départ du duc d'Anjou, (et dont Roland
de Lassus avait écrit la musique) (3); et surtout le Ballet comique
de la reine (4), donné en 1582 pour les noces du duc de Joyeuse
avec M1Ie de Vaudemont. Henri III y dansa. Ce spectacle, un des
plus fastueux qui ait jamais été, était une œuvre collective; pour
la musique, de Beaulieu et Salmon , musiciens de chambre du
roi ; pour la poésie, de La Chesnaye, aumônier du roi ; pour l'in-
vention et l'ordonnance, de Baltazar dit Beaujoyeulx, violoniste
piémontais, venu à Paris à la suite de Catherine de Médicis;
enfin, Jacques Patin en avait peint les décors et dessiné les cos-
tumes. Les frais s'élevèrent, d'après Laborde, à plus de cinq mil-
lions, (d'autres disent : trois millions six cent mille francs). La
(1) Ronsard et Baïf semblent découragés après la Saint-Barthélémy. En
vain Baïf adresse des suppliques au roi. La cour se désintéresse de l'art. Le
roi est indifférent.
0 Charles au beau nom, noble roy de la France,
... verrez-vous mourir en sa naissance
Vostre facture née avec un si bon heur,
Qu'elle peut à jamais, célébrant vostre honneur,
Publier de vos noms la gloire et l'excellence?
Mes compagnons et moy, sous vostre autorité,
Nous mourrons dépouillez de l'honneur mérité
D'avoir osé ! Combien que l'entreprise meure,
Quel reproche à venir vers la postérité,
Par faute de sentir vostre bénignité,
Qu'un si rare dessein manqué d'effet demeure !
(Baïf.)
(2) Voir dans Fournel, Contemporains de Molière, 1866, t. II, p. 173
et suiv., comment l'esprit du ballet, importé sans doute en France par Ca-
therine de Médicis, se glisse peu à peu dans le carrousel, puis dans la mas-
carade, et profite de l'abandon des tournois après 1557.
(3) Baltazarini en avait réglé les danses. J. Dorât nous en a laissé la
description.
(4) Balet comique de la Royne, faict aux nopces de Monsieur le Duc do
Joyeuse et Mademoiselle de Vaudemont , sa sœur, par Baltasar do Beau-
joyeulx, valet de chambre du Roy et de la Reine sa mèro. A Paris, par
Adrien le Roy, Robert Ballard et Mamert, Imprimeurs du Roy, 1582. (Exem-
plaire à la Bibl. du Conservatoire de Paris.)
Orchestre : Instruments à cordes (écrits à 5 parties dans les airs do ballet);
flûtes, hautbois, cromorne , trompettes, cornets, sacquebutes (trombones),
harpe, trois luths, tambour, orgue, flùto do Pan.
M. Wcckerlin a publié la partition (en réduction pour piano avoc chant)
dans la Collection des chefs-d'œuvre de Vopéra français : Théod. Michaelis.
16
242 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
représentation dura de dix heures du soir à quatre heures du ma-
tin. Le sujet était la sorcellerie de Gircô vaincue par le roi de
France. La musique est connue des amateurs ; les concerts en
ont fait entendre des fragments, et M. Weckerlin a publié la par-
tition dans la collection Michaelis. Elle consiste en soli, chants
dialogues, chants à quatre et cinq parties , et airs de ballet. Elle
ne suit pas l'action dramatique (d'ailleurs si pauvre) , et n'en re-
flète pas les sentiments; elle s'ajoute au poème pour le divertir,
et en rehausser le luxe. Je pense qu'elle nous donne une idée
assez exacte des spectacles de Venise avant la réforme de Péri (1).
Il est remarquable qu'elle a déjà beaucoup des caractères français.
Ambros, qui est si intelligent, mais parfois superficiel et toujours
passionné, s'y arrête à peine; il y a un voile entre lui et le goût
français; il lui est aussi impossible de comprendre le ballet co-
mique et l'opéra de Lully, qu'à tout Allemand, depuis Lessing,
de sentir les tragédies de Racine (2).
Il est au contraire à peine utile de faire remarquer à un Fran-
çais l'élégance franche et saine des airs , un peu carrés de forme,
mélange de gaillarde bonhomie et de subtile distinction. Nous
reviendrons, à propos de Lully, sur les caractères de la déclama-
tion française. Mais nous devons noter ici le raffinement de cer-
taines harmonies (chant des sirènes), l'ingéniosité de l'instru-
mentation, l'habileté technique et pratique qui préside à la
(1) Voir la tragédie de Frangipane et Merulo, jouée en 1574 à Venise,
page 60, note 4. Le ballet comique est certainement inspiré de tels modèles.
Il est bien probable que Henri III, très frappé des fêtes de Venise, tâcha
de les reproduire en France. Voir, sur son voyage en Italie, le livre si com-
plet de M. de Nolhac : Pier de Nolhac e Angelo Solerti : Il viaggio in Italia
di Enrico III, re di Francia, e le feste a Venezia, Ferrara, Manlova e
Torino. Torino, Roux, 1890.
(2) « Es muss in dieser letzeren etwas sehr dem franzôsischen Sinne und
Geschmacke Entsprechendes gelegen haben ; dasselbe Volk, das Cavalli's
treffliche Opernmusik kalt und gleichgiltig ablehnte, schwàrmte fur Lulli's
schwerfâlligen heroischen Kothurngang. » (Geschichte der Musih, IV, 231.)
Il faut noter qu' Ambros ne comprend pas beaucoup mieux la tragédie
florentine de Péri, qu'il traite irrévérencieusement de « Gdnsengeschnatter »
(bavardage d'oie).
On consultera utilement pour tout ce chapitre : Père Menestrier, Des
représentations en musique anciennes et modernes. Paris, René Guignard,
1681 (C'est d'ailleurs un affreux galimatias, avec des renseignements pêlo-
mêlej. G. Chouquet, Histoire de la musique dramatique en France. Paris,
1873. Langhans, Geschichte der Musih des 11, 18 und 19 Jahrh. 2 vol.
Leipzig, 1882 (faisant suite à l'ouvrage d'Ambros , mais en le faisant
regretter). Laborde, Essai sur la musique.
i/OPÉRÀ EN FRANCE. 243
disposition des timbres et des voix, à leur place sur la scène; en
un mot, je ne sais quel instinct des « ficelles, » ou pour être plus
poli, des moyens de succès, qui transparaît au travers de cet art
un peu naïf, — et que nous n'avons pas perdu.
Sous Henri IV, le ballet reste le passe-temps préféré de la
cour (1). La sage économie des finances ne permet pas de s'y li-
vrer aux extravagances de l'ancien roi ; mais il est à la mode ; les
grands seigneurs souvent y collaborent, et le roi Louis XIH, qui
aime la musique, prend part à quelques fêtes (2). On a surtout
gardé le souvenir de la Délivrance de Renault, où il dansa le Dé-
mon du feu (29 janvier 1617). Les plus célèbres compositeurs y
contribuèrent. P. Guédron fit la pièce et la dirigea; Belleville
écrivit les danses et les conduisit; H. de Bailly joua l'ermite,
sauveur de Renault, et Jacques Mauduit (3) menait les soixante-
quatre chanteurs, que vingt-huit violes et quatorze luths accom-
pagnaient (4).
Le Ballet avait ordinairement quatre à cinq actes; mais ce n'était
pas une pièce dramatique; l'unité d'action s'y trouvait rarement
observée; moins encore, l'unité de style; presque toujours il était
l'œuvre de plusieurs musiciens. Guédron, Mauduit, Bailly, Gab.
Bataille, Antoine et Jean Boesset, Verdier, Belleville, Dumanoir,
Baschet, d'Assoucy, sont les principaux noms en faveur jusqu'au
(1) Voir, pour les comédies-ballets : P. Lacroix, Ballets et mascarades de
la cour. V. Fournel, Les contemporains de Molière, 1866, 3 vol. Abbé de
Pure, Idée des spectacles, 1668. Lavoix, Histoire de la musique française;
Histoire de V 'instrumentation. Lajarte, Curiosités de VOpéra, 1883, Calmann.
Henri IV et Sully aiment follement la danse. Les ballets se ressentent de
la joyeuse humeur du roi. Ce sont : les grimaciers, les barbiers (1598), les
princes habillés de plumes (1599), les lavandières, les juifs, les tirelaines,
les filous (1607), la femme sans teste (1610), etc. — Sous Louis XIII, ils pas-
sent, comme la politique môme, par de violents soubresauts, de la tristesse
à la joie triviale. — Richelieu leur donne un caractère surtout allégorique,
emphatique et pompeux : ballet des quatre monarchies chrétiennes (1635),
de la Félicité (1639), de la Beauté (1640), de la Prospérité des armes de
France (1641). Qu'il est plus aisé de terminer les différends par la Religion
qne par les Armes. — Enfin, sous l'influence italienne, qui marque la ré-
gence d'Anne d'Autriche, le ballet devient plus magnifique et plus délicat
à la fois, d'une galanterie décente, ingénieuse et fine. (Ballet du Gris de
lin, 1653 (c'était la couleur de la duchesse de Savoie.) Il s'achemine vers
l'opéra.^
(2) Il compose môme certains airs de danse, et un ballet entier, celui de
la Merlaison H 635).
(3) Voir plus haut.
(4) Père Mersonne, Harmonie universelle, VII, 63.
244 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
temps de Molière (1). L'entourage de Louis XIII se divertissait à
ces spectacles, plus encore que le roi, et la cour licencieuse de
Gaston d'Orléans ne fut pas inutile au développement de la mu-
sique. L'institut musical des pages, fondé par le prince, eut un
heureux succès : de là sortit le fondateur de l'opéra français ,
Gambert.
La mélancolie de Louis XIII et sa religion sévère le détour-
naient sans doute des représentations théâtrales. Les spectacles,
depuis longtemps en usage en Italie , ne devinrent publics en
France, qu'après sa mort; pendant tout son règne, le drame mu-
sical n'y fit aucune apparition. Mais dès les premières années de
la régence, il s'introduisit à Paris sous le pavillon italien (2). Le
14 ou le 24 décembre 1645, les comédiens italiens jouèrent au
Petit-Bourbon, devant la reine, la Festa teatrale délia fmta pazza,
poème de Strozzi , machines de Torelli et Balbi (S). C'était une
comédie en cinq actes , mêlée de chants et de déclamation , avec
(1) Ballet du Roi, 1617. — Ballet de la Sérénade, 1619 (Guédron). — Ballet
de Psyché, 1619 (Guédron). — Ballet des Dix verds, 1620 (Ant. Boesset). —
Ballet d'Apollon, 1621 (Ant. Boesset).— Ballet du Roi, 1622 (Ant. Boesset).
— Ballet de la Reine (Ant. Boesset). — Ballet de la douairière de Bille-
bahaut, 1626 (Aut. Boesset). — Ballet du Landy, 10 fév. 1627. — Ballet des
Andouilles, 1028. — Ballet de la Merlaison, 1635 (Louis XIII). — Ballet dos
Triomphes (Ant. Boesset). — Ballet du Temps (Jean Boesset). — Alcidiane,
ou triomphe de Bacchus (Jean Boesset), etc.
Ces ballets deviennent absurdes, agrémentés parfois d'une licence obscène.
(2) Il n'est pas malaisé d'y sentir l'influence de Mazarin, très connaisseur
en musique. En 1639, chargé de la légation de France à Rome, il y fit exé-
cuter, au palais de l'ambassade, un opéra inconnu, dédié au cardinal de
Richelieu : Il Favorito del principe. Ottaviano Castelli en avait écrit le
livret. — Les opéras de Giulio Strozzi (Proserpina rapita, 1645) sont repré-
sentés à la même époque, à l'ambassade française. Enfin, en 1648, le car-
dinal Michèle Mazzarino, frère du ministre, et ambassadeur à son tour,
donne dans son palais, la Gilinda de Francesco Zitti, dédiée à la^M. Christ,
délia Regina di Francia. Trois lis d'or apparaissaient dans l'apothéose, avec
la couronne de France parmi de glorieux présages (Voir Ademollo , Teatri
di Roma).
(3) La musique était sans doute de Sacrati. Le poème de Giulio Strozzi
est le même que traita Monteverde en 1627, et dont la musique est perdue
(Voir p. 93, note 1. La finta pazza Licori). Francesco Sacrati, de Parme, le
remit en musique pour le teatro Novissimo de Venise, qui inaugura avec
cet opéra ses représentations, en 1641. Je ne connais point la partition.
Des exemplaires du livret se trouvent à la Bibliothèque Nationale de Flo-
rence, au Conservatoire et à la Bibliothèque Nationale de Paris.
L'OPÉRA EN FRANCE. 245
d'absurdes divertissements dignes des parades de foire, des dan-
ses de singes et d'ours, d'autruches qui boivent, et de quatre
Indiens qui offrent des perroquets à Nicomède, qui a reconnu
Pyrrhus pour son petit-ûls (1).
L'année suivante (février 1646), à en croire le père Menestrier,
la Provence avait le privilège de la première tragédie lyrique
française. L'évêque de Carpentras, cardinal Alessandro Bichi ,
nonce apostolique d'Urbain VIII, fit jouer, dans la salle épisco-
pale, Achebar, roi du Mogol, poésie et musique de l'abbé Mailly (2).
Le 26 février 1647, Mazarin, renouvelant l'épreuve, donna, au
Palais-Royal, un Orfeo italien, avec un très grand faste. On en a
longtemps ignoré l'auteur. Une étude approfondie n'est pas né-
cessaire pour découvrir qu'il n'y a rien de commun entre la
pièce et celle de Monteverde. UOrfeo de 1647 est du fameux
Luigi (Luigi Rossi) (3). Un exemplaire manuscrit de la partition
(1) D'Origny, Annales du théâtre italien, I, 8. Castil-Blaze, L'Académie
impériale de musique, de 16k5 à 1855, 2 vol. Ch. Nuitter et E. Thoinan,
Les origines de l'opéra français. Pion, 1886.
('0 « Dès l'an 164G, monsieur l'abbé Mailly, secrétaire du cardinal Bichy,
et excellent compositeur en musique, dont il a fait plusieurs petits traitez
fort utiles pour la méthode de chanter, se mit à chercher cette musique
dramatique que nous avons trouvée seulement depuis quelques années. Il
fit dès lors, à Carpentras, où il était auprès de ce cardinal, quelques scènes
en musique récitative pour une tragédie Achébar, roi du Mogol, et il accom-
pagna ces récits d'une symphonie de divers instruments qui eut un grand
succez, mais il ne trouvait pas pour lors dans notre langue ces belles dispo-
sitions au chant récitatif qu'on y a trouvées depuis. » (Menestrier, p. 177.)
(3) Qu'il ne faut pas confondre, comme l'ont fait Gevaert et Wilder, avec
Michelangelo Rossi, l'auteur d'Erminia (Voir p. 136).
Luigi Rossi, né à Naples, à la fin du seizième siècle, n'y resta point; on
le trouve à Rome vers 1620, à Paris vers 1(540. Son nom est un des trois ou
quatre, que les Français du dix-septième siècle connaissent dans la musique
italienne. Il est même pour certains Italiens, un des plus grands maîtres
du siècle. Giacomo Antonio Perti écrit : « HÔ procurato di seguitare alla
meglio, che hô saputo i trè maggiori tarai délia nostra Professiono, Rossi,
Carissimi e Cesti. » (Dédicace des Cantate morali e spirituali , 1688,
Bologne.)
Il est surtout supérieur dans la cantate ; sa forme est belle et puro. Le
British Muséum et le Christcollege d'Oxford en possèdent un certain nom-
bre. — Il écrivit aussi des opéras, parmi lesquels on connaît : Il Palagio
d'Allante (où Loreto chanta Angélique et Atlas: lo livret est au Licoo mu-
sicale de Pologne); des oratorios tels que Giuscppe figlio di Giacobbe, dont
Florence possède une scène. — J'ai trouve à la Bibl. Chigi, outre VOrfeo,
paroles de Franc. Buti (Q. IV, 8), un Lamento d'Arione, par. Rospigliosi;
Lameuto di Zaida Turca, par. Fabio délia Corgna; Lamento délia Regina
délia Svetia ; et différents airs.
246 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
est à la. bibliothèque Chigi de Rome. Le père Menestrier nous a
fait une longue analyse du poème, qui est un tissu d'extravagan-
ces. Toute la vie d'Orphée et Eurydice est mise en drame de la
façon la plus misérable. Le commencement saugrenu donne une
idée du reste : « Dans un bocage, un augure assis dans sa
chaise , est consulté par Endymion, père d'Eurydice, sur le suc-
cès que doit avoir le mariage de sa fille avec Orphée excellent
poète et musicien, fils d'Apollon; sur quoi deux tourterelles, em-
portées par deux vautours , lui en ayant donné un mauvais pré-
sage , Endymion demeure d'autant plus effrayé de ce prodige ,
qu'il ne croyait pas pouvoir éviter le destin malheureux , quel-
que soin que prît la nourrice de sa fille de le détourner de cette
pensée par de meilleurs augures qu'elle tirait du chant et de la
pâture des oiseaux. » Après ce ridicule début, se déroule un cor-
tège d'épisodes insipides et niais. On nous entretient de la jalou-
sie d'Aristée. Un satyre amoureux se fait friser jpar les Grâces;
les noces d'Orphée se célèbrent avec de grands ballets, où inter-
vient Momus; puis ce sont les Jardins du Soleil, la Mort d'Eu-
rydice, et la scène des Enfers. « Des danses de tous les monstres,
sous cent figures extravagantes de hiboux, de bucentaures, de
harpyes, et d'autres bêtes, égayèrent cette scène. » Aux musiques
d'Orphée, les arbres et les bêtes tournent en rond. Ce n'est pas
encore tout. Voici Bacchus et les Bacchantes qui déchirent Or-
phée. La constellation de la Lyre paraît au firmament. Et, pour
nous achever, une instruction morale à la mode française : .« La
vertu parfaite se doit entièrement détacher de la terre et n'atten-
dre sa récompense que du ciel (1). » — On est loin, comme on
voit, des tragédies de Gluck.
Cependant le goût français s'accoutume au drame musical.
Les maîtres du théâtre lui font des avances. En 1650, Cor-
On trouve fréquemment du Luigi Rossi dans les recueils d'airs de l'épo-
que, soit manuscrits (comme au Conservatoire de Naples), soit édités en
Italie, et même à l'étranger (Londres, 1679). Doni (II, 249-264) fournit des
renseignements sur ce musicien qui intéresse surtout l'art français. — Voir
aussi : Nuitter, Les origines de l'opéra français.
Luigi était ami de Salvator Rosa, et composa la musique de plusieurs
poésies et fantaisies théâtrales de son compatriote.
(1) Il est probable que les souvenirs du P. Menestrier sont un peu confus,
et qu'il a mêlé YOrfeo de Rossi à une tragédie de Chapoton, déjà jouée
vers 1640, avec chant, danses, et dialogue en alexandrins : « La Grande
journée des machines, ou la Descente d'Orphée aux enfers, et sa mort par
les Bacchantes. »
L OPÉRA EN FRANCE. 247
neille (1) donne Andromède au Petit-Bourbon, avec musique de
d'Assoucy. En 1654, Quinault publie sa Comédie sans comédie,
comprenant un prologue, une pastorale (Cléonice), une comédie
(le Docteur de verre), une tragédie (Clorinde), et Armide et Renaud,
drame lyrique (2).
De leur côté, les musiciens français, pris d'une curieuse ému-
lation, cherchent le style dramatique. Us se préparent au théâtre
par les Dialogues et les Chansons.
a C'est par les chansons qu'on a trouvé , » dit Menestrier, « la
fin de cette musique d'action et de théâtre qu'on cherchait depuis
si longtemps avec si peu de succez, parce qu'on croyait que le
théâtre ne souffrait que des vers alexandrins et des sentiments
héroïques semblables à ceux de la grande tragédie. »
Les musiciens en avaient pris l'idée sans doute, dans les mé-
diocres vaudevilles du temps, connus sous le nom de Comédies de
chansons (3). Soixante ans après les Florentins, ils travaillèrent à
noter l'accent lyrique des mots et le mouvement des passions.
« Il y a plusieurs dialogues de Lambert, de Martin, de Per-
digal, de Boisset et de Gambert qui ont servi pour ainsi dire
d'ébauche et de prélude à cette musique que l'on cherchait, et
qu'on n'a pas d'abord trouvée (4). »
(1) Corneille avait déjà collaboré à quelques ballets, sous le gouvernement
de Richelieu (entre autres, au « Château de Bissêtre »).
(2) La même année (14 avril 1654), on donne à la cour un opéra italien de
Carlo Caproli : Le Nozze di Peleo e Theti, avec machines de Torelli. Les
airs de danse sont à la Bibl. du Conservatoire de Paris.
(3) La première comédie en chansons fut publiée en 1640, chez Toussaint-
Quinet, au Palais , in-12. On l'attribue à Timothée de Chillac et Ch. Beys.
« Il n'y a pas un mot, » dit l'avertissement, « qui ne soit un vers ou un
couplet de quelque chanson, et l'on a si bien entremêlé les choses, qu'une
chanson ridicule répond souvent à une des plus sérieuses, et une vieille à
une nouvelle. » Il ajoute que l'ingénieuse invention d'avoir enchaîné des
airs de cour et des vaudevilles a été exécutée d'une façon si subtile, que
cela s'est transformé en un « chef-d'œuvre, » et « les esprits rustiques et
grossiers seront les seuls à n'être pas de cet avis. »
D'autres lui succédèrent : la Comédie des proverbes, par Montluc (1654);
Ylnconstant vaincu, pastorale en chansons (Paris, Est. Loyson, 1661 ; rééditée
en 1662).
Ce genre, si vulgaire qu'il fût, répondait au goût d'une race qui ne pense
pas en musique, et n'y est pourtant pas insensible. La même essai se répé-
tera, un siècle plus tard, en Angleterre (Voir chapitre X. Appondice. Tho
Beggar's Opéra).
(4) Voir Menestrier. Airs en style narratif. Airs d'amant désespéré. Le
brillant luthiste Michel Lambert s'y fit surtout remarquer.
248 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
Le style dramatique s'essaie même à l'église (1), L'illustre mu-
sicien Charpentier (2) (1634-1702) va étudier en Italie le grand
art de Carissimi.
En attendant le résultat de ces recherches, le ballet de cour se
perfectionne avec Louis de Mollier, et atteint son apogée dans les
poétiques compositions de Benserade (3), reflet délicat et brillant
de la cour du jeune roi. À défaut d'action dramatique, il a main-
tenant l'unité du sujet et la grâce de l'invention ; son style mu-
sical est trouvé, et son école de danse va devenir promptement
célèbre dans toute l'Europe; il est trop fort et trop parfait pour
pouvoir disparaître, même devant le drame lyrique; la place pré-
(1) Voir dans Menestrier, le récit tiré du Cantique des Cantiques par
Perrin, et exécuté en musique (Récitant, soli et chœurs) pour le mariage de
Monsieur avec Henriette d'Angleterre (1661).
(2) L'histoire raconte que Charpentier était allé en Italie étudier la pein-
ture; mais que dès son arrivée, un motet de Carissimi, entendu par hasard,
lui fit tout abandonner pour la musique. Bien que rival de Lully, il resta
toute sa vie très italianisant, peut-être davantage que le Florentin môme,
qui se plia au goût français. On lui prête ce mot : « Allez en Italie, c'est la
véritable source ; cependant je ne désespère pas que quelque jour les Ita-
liens ne viennent apprendre chez nous ; mais alors je ne serai plus. » —
Nous n'aurons pas occasion de retrouver ce grand compositeur français dans
la suite de ces pages, car la jalousie de Lully lui ferme la scène jusqu'à la
fin du dix-septième siècle, et il s'est presque entièrement consacré à la
musique religieuse.
(3) Voir Fournel, Les contemporains de Molière, histoire du ballet de
cour. Paris, 1866, t. II, p. 173 et suiv. H. M. Schletterer : Studien zur
Geschichte der franzôsischen Musik. 3 vol., 1885, Berlin, Damkôhler.
Isaac de Benserade (1613-19 oct. 1691), né à Paris, était d'une famille assez
noble, alliée à Richelieu. Il se livra de bonne heure aux lettres, et écrivit
un certain nombre de tragédies et comédies, dont la première, Cléopâtre,
fut jouée en 1635 à l'hôtel de Bourgogne. Il suivit quelque temps, en
Espagne, l'amiral de Brézé, son parent, qui fut tué devant lui, à Orbitello.
Puis il revint en France, où il sut gagner la faveur de Mazarin et les libé-
ralités d'Anne d'Autriche. Il fut même sur le point de partir en Suède,
comme ambassadeur. Il était donc déjà riche et célèbre avant d'écrire des
ballets. En 1674, il entra à l'Académie Française, où il se signala, non moins
par l'appui qu'il prêta à La Fontaine, que par son inimitié pour La Bruyère
et Racine.
Les plus célèbres des ballets de l'époque sont : 1651, Cassandre, où
débute Louis XIV ; 1653, Le Ballet de la Nuit, triomphe de Benserade ; 26 jan-
vier 1654, Ballet des noces de Thètis et de Pelée, œuvre italienne; 17 jan-
vier 1657, Ballet de l'Amour malade, œuvre italienne; 14 février 1658, Alci-
diane, de Benserade, où débute Lully (Louis XIV y danse avec les nièces
de Mazarin); 1662, Hercule amoureux, de Benserade: Ballet de la nuit, de
Benserade; 1666, Ballet des Muses; 1669, Ballet de Flore, qui commencent
à marquer le déclin de Benserade, etc.
L'OPÉRA EN FRANCE. 249
pondérante qu'il prendra dans l'Opéra, lui donnera un de ses
caractères les plus originaux, et le plus vraiment français (1).
Déjà Lully a débuté en 1658; et Cambert, le devançant, crée
l'opéra français en 1659.
C'est encore à un Italien qu'en revint l'initiative (2). Le car-
dinal de la Rovère, archevêque de Turin, nonce apostolique
d'Innocent X à Paris, fournit un sujet de drame lyrique à Pierre
Perrin (3), introducteur des ambassadeurs près Gaston d'Orléans,
et le mit en rapport avec le bénéficier Cambert (4), organiste de
l'église Saint- Honoré. De leurs travaux communs sortit, en 1659,
(1) « Les Combattants et les Çyclopes de Persée , les Trembleurs et les
Forgerons d'Isis, les Songes funestes d'Atis, et autres entrées de ballet,
sont des pièces originales, soit pour les airs de Lully, soit pour les pas de
Beauchamp, ces deux grands hommes. » (Raguenet.)
(2) Il sera bon de ne pas oublier cette part des Italiens à la création de
notre théâtre lyrique. Charles IX, Baïf, Baltazarini, Mazarin, Sacrati, Rossi,
le cardinal Bichi, le cardinal de la Rovère, Lully, qui, après tant d'efforts,
réussissent enfin à établir l'opéra en France , sont tous Italiens ou de sang
à demi-italien.
(3) Pierre Perrin, né à Lyon en 1620, mort en 1675. Il prenait le titre
d'abbé.
(4) Robert Cambert, né à Paris vers 1628, mort à Londres au commence-
ment de 1677. Fils d'un fourbisseur; épouse en 1653 Marie du Moustiers,
fille d'un tailleur de Pontoise, dont il a une fille. Elève de Chambonnières
pour le clavecin. Débute par des motets et des chansons bachiques. Il est
sans doute nommé organiste de Saint-Honoré, après le succès de sa Pasto-
rale en 1059, et devient surintendant de la musique d'Anne d'Autriche. —
Ses premières œuvres éditées sont des Airs A boire, 1665, Ballard (un exem-
plaire incomplet à la Bibl. Nat. ; le dessus manque). « Vous y trouverez, »
dit-il dans la préface, « quelques nouveautés singulières et qui n'ont point
été pratiquées par ceux qui m'ont devancé, comme des dialogues pour des
dames et des chansons à trois, dont les couplets ont des airs différents. »
Il annonce aussi la prochaine publication de ses motets (qui n'eut pas lieu).
1666. Un trio italien burlesque, pour le Jaloux invisible, de Brécourt.
1671. Pomone.
1671. Plaisirs et peines de l'amour.
1673. Ariane, représentée à Londros, où Cambert devint surintendant do
la musique de Charles II. Il y écrivit aussi une Mort d'Adonis. Do toutes
ces œuvres, il ne nous reste que le 1" acto do Pomone et le 1" acte des
Peines et plaisirs, avec le trio italien. M. Weckorlin les a édités dans la
collection Michaelis, avec d'intéressantes préfaces auxquelles je ronvoio lo
lecteur. Voir aussi A. Pougin , Les vrais créateurs de l'opéra français,
Penin et Cambert, 1875. — Ce chapitre de l'histoire de l'opéra français est
d'ailleurs un des mieux connus. Il n'est pas le plus intéressant.
250 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
la Pastorale en musique, ou V 'Opéra dlssy , représenté au mois
d'avril à Issy, près Paris, dans la maison de M. de la Haye. On
avait évité Paris et l'affluence du public, pour pouvoir juger avec
plus de liberté de l'essai artistique. C'était une épreuve analogue
à la Dafne de Péri, dans la maison de Bardi.Il y a pourtant une
grosse différence. L'opéra d'Issy, en cinq actes, est simplement
un concert dramatique ; ses quatorze scènes ne sont que quatorze
chansons liées arbitrairement ; elles représentaient « les divers
mouvements de l'âme qui peuvent paraître sur le théâtre. » La
tentative rappellerait donc plus encore le travail de Vecchi dans
les Veilles de Sienne, que celui de la Gamerata.
La représentation eut un très grand succès (1). Une lettre de
Perrin au cardinal de la Rovère la raconte longuement (2). « Les
charmes de la nouveauté, la curiosité d'apprendre la réussite d'une
entreprise jugée impossible, et trouvée ridicule aux pièces ita-
liennes, en d'aucuns, la passion de voir triompher notre langue, »
décidèrent du triomphe. — Perrin se trahit. Le chauvinisme
français fit sans doute la moitié du chemin (3) ; le talent de Cam-
bert fit le reste. La petite phrase de Saint- Evremond nous met
(1) « Ce fut comme un essai d'opéra, qui eut l'agrément de la nouveauté;
mais ce qu'il eut de meilleur encore, c'est qu'on y entendit des concerts de
flûtes, ce que l'on n'avait pas entendu sur aucun théâtre depuis les Grecs et
les Romains » (Saint-Evremond, Comédie des Opéra).
(2) La lettre est imprimée en tête de la Pastorale, dans les œuvres de
Perrin, Paris, Est. Loyson, 1661. Elle est datée du 30 avril 1659. M. Wec-
kerlin l'a reproduite dans sa préface de Pomone.
(3) Perrin ne craint pas de dire dans sa lettre au cardinal, que « cette
manière de représentation en Italie même est toute nouvelle et inventée
par quelques musiciens modernes, depuis vingt ou trente ans. » Il ose en-
core, pour grandir son succès, adresser à la musique italienne des sarcas-
mes, qui ne seraient même pas tolérables chez les plus ignorants. Il traite
leur style do « plainchants et airs de cloistre, que nous appelons des chan-
sons de vielleur ou du ricochet, une musique de gouttières. » Affirmant son
inaptitude à comprendre l'art étranger, il lui reproche de se servir de co-
médies écrites pour la récitation, c'est-à-dire de tragédies musicales.
Son enthousiasme pour ses œuvres est sans bornes. Sa Pastorale est
toute composée « de pathétique et d'expressions d'amour, de joye, de
tristesse, de jalousie, de désespoir. » La variation des voix avec le mélange
des ritournelles lui fait un effet si merveilleux, qu'il croyait (il écrit : « on
croyait ») « que la pièce qui durait depuis une heure et demie n'avait duré
qu'un quart d'heure. »
Il entonne un hymne à sa gloire. « J'ay défriché une terre neuve et
fourny à ma nation un modèle de comédie française en musique, 1° dans le
genre pastoral. Mon Ariane leur en fera voir un dans le comique, et dans la
tragédie, La Mort d'Adonis.
L'OPÉRA EN FRANCE. 251
aussi en défiance. Les concerts de flûtes, à la mode grecque, nous
semblent trop bien faits pour amuser à la fois les beaux esprits et
les amateurs français. Quoi qu'il en soit, nous n'en pouvons juger
que par les récits du temps ; la pièce a disparu. Après huit ou dix
représentations, l'opéra d'Issy fut donné au château de Vin-
cennes (1), devant le roi et la cour; il y eut le même succès. On
est un peu surpris que Gambert ait attendu dix ans pour renou-
veler sa tentative, et pour en céder l'honneur à d'autres (2).
(1) « ... où elle eut une approbation pareille et inespérée, particulière-
ment de Son Eminence, qui so confessa surprise de son succès. » C'est
Mazarin qui engagea Cambert à lui donner une nouvelle œuvre, et Perrin
se mit aussitôt au travail, et écrivit Y Ariane ou le Mariage de Bacchus,
« ajustée à la paix que nous espérons. » — On le voit , c'est toujours ce ca-
ractère d'à-propos, de festival, donné à tant de compositions musicales en
France. Ce ne sont pas des œuvres qui vivent en soi et pour soi. — Voir,
sur les deux représentations d'Issy et de Vincennes , Loret et ses beaux
vers {Muse historique. Samedi 10 mai 1659, samedi 31 mai 1659). L'opéra
d'Issy fut donné sans ballets ni machines, « dans deux cabinets de ver-
dure. » Le comte et le chevalier de Fiesque y jouèrent à Vincennes.
(2) La mort de Gaston d'Orléans en 1660, et celle de Mazarin en 1661, pri-
vèrent sans doute Cambert de ses plus influents protecteurs.
La même année (19 février 1659), Lully met en scène, dans son Ballet de
la Raillerie, la lutte de la musique française et do la musique italienne.
L'une était représentée par MUo de la Barre, l'autre par la Sa Anna Berge-
rotti. Le dialogue ne manque pas de finesse; il caractérise assez bien l'art
des deux pays :
La Musique italienne. O musique françoise ! apprends moy, je te prie,
Ce qui te semble en moy digne de raillerie.
La Musique françoise. Le trop de liberté que tu prends dans tes chants,
Les rend parfois extravagans.
La Musique italienne. Toy, par tes notes languissantes,
Tu pleures plus que tu ne chantes.
La Musique françoise. Et toy, penses-tu faire mieux
Avec tes fredons ennuyeux ?
La Musique italienne. Mais ton orgueil aussi ne doit pas se promettre,
Qu'à ton seul jugement je me veuille soumettre.
La Musique françoise. Je composeray comme toy,
Si tu veux chanter comme moy.
La Musique italienne. Si mon amour a plus de violence ,
Je dois chanter d'un ton plus fort.
Quand on se void prest de la mort,
Le plus haut que l'on peut on demande assistance.
La Musique françoise. Mon chant fait voir par sa langueur
Que ma peine est vive et pressante.
Quand le mal attaque le cœur,
On n'a pas la voix éclatante.
Toutes deux. Cessons donc de nous contredire,
Puisque dans l'amoureux empire,
Où se confond incessumment
Le plaisir avec le_tourment ,
252 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
La victoire de l'opéra français fut rendue plus définitive l'année
suivante par l'échec de l'opéra italien. En attendant qu'Amandi ni
et Vigarini, appelés de Modène, eussent fini le théâtre du roi (1),
on représenta au Louvre, le 22 novembre 1660 , le Serse de Ga-
valli (2). Malgré le grand renom de l'auteur, et le luxe de la re-
présentation, où le roi et la reine dansèrent, le succès fut médio-
cre. L'esprit national se mit de la partie. Xerxès tomba. Il est bon
cependant de ne pas faire la part trop belle aux détracteurs du
goût français. Il y avait dans le Serse de Cavalli de quoi légitimer
peut-être plus que l'indifférence. La pièce est fastidieuse ; et
malgré quelques jolis airs, calmes, un peu mélancoliques et pré-
cieux, la musique ne rachète pas l'insipide longueur de l'opéra.
Cavalli n'y donne pas la mesure de ses forces. Il y est paresseux,
ennuyé, ennuyeux. Il abuse du style récitatif, qui n'est plus chez
lui qu'une interminable mélopée sans vérité d'accent. La forme
de ses airs est assez belle, mais peu variée; presque tous sont
Le cœur qui chante et celuy qui soupire
Peuvent s'accorder aysément.
Il semble que l'on puisse trouver dans ce curieux dialogue, la définition
du génie de Lully, génie harmonieux et conciliant, où se fondent les qua-
lités des deux races : l'émotion italienne, et le bon goût français.
(1) En 1661.
(2) Le Serse (poème de Minato) avait été joué au théâtre S. Giovanni e
Paolo de Venise, dès 1654. — La Bibl. Nat. en possède un exemplaire ma-
nuscrit (Vm, 782), sous ce titre : « Xerxès, opéra italien, orné d'entrées de
ballet, représenté dans la grande gallcrie des peintures du Louvre devant le
Roy après son mariage avec Marie Thérèse d'Autriche , infante d'Espagne,
l'an 1660. Le seigneur Francesco Cavalli en a fait la musique, et les airs de
ballet ont esté composez par Jean Baptiste de Lully, surintendant de la
musique de la Chambre. Recueilli par le Sr Fossard , ordinaire de la musi-
que du Roy. L'an 1695. » (336 p., gr. form.)
« Noms des acteurs de l'opéra de Xerxès, chanté par la musique italienne
entretenue par S. M. » :
« Xerxès, roy de Perse (le Sr Bordigon). — Arsamene , frère de Xerxès
(le Sr Atto). — Ariodate , prince d'Abidos, favori de X. et général de ses
armées (le Sr Taella Vacca). — Romilde , fille d'Ariodate , amante d'Arsa-
mene (M1U Anna). — Adelante, sœur de Romilde, amoureuse d'Arsamene
(le Sr Melone). — Eûmes, capitaine des gardes de X. et son confident (le
Sr Zannetto). — Elvire, domestique d'Arsamene (le Sr Chiarino). — Amas-
tris, fille du roy de Suse, amoureuse de Xerxès, et travestie en homme (le
Sr Philip, frère du Sr Atto), etc. »
Sept quatrains, en français et en italien, exposent l'argument du Xerxès,
composé de trois intrigues mêlées : l'amour d'Arsamene et de Romilde , la
jalousie de Xerxès et d'Adelante, l'amour d'Amastris et de Xerxès. M. Ge-
vaert en a publié (Gloires de l'Italie) deux airs, l'un d'un beau caractère élé-
giaque, l'autre dans le style de Carissimi.
l'opéra en frange. 253
écrits dans le môme rythme (1); nulle saveur d'harmonies; l'en-
semble est véritablement fade, et d'une monochromie de senti-
ments et d'expression, que son admirateur Ambros a tort do
reprocher à l'opéra français (2).
L'orgueil de l'Italien fut sans doute blessé ; il se remit à l'œu-
vre, et tenta une seconde fois la fortune. Il ne fut pas plus heu-
reux. Son Ercole amante (3) n'eut pas le succès auquel il avait
droit. Gavalli y avait pourtant mis tout son génie, et la partition
est une des plus riches qu'il ait écrites. Il y montre une certaine
attention à ménager le goût français , et les différences de cette
œuvre et des autres productions de Gavalli nous font mieux com-
prendre l'originalité propre à l'opéra français. Gavalli revient aux
chœurs, qu'il avait abandonnés depuis 1642; il ajoute de petites
symphonies avant les actes; il fait une large place aux cortèges et
aux ballets. Le récitatif a échangé sa liberté hardie pour je ne
sais quel faste emphatique et mesuré. Les rythmes de la danse
s'introduisent dans les chants (4); les ouvertures instrumentales
sont écrites dans le style fier, un peu sec et saccadé des Français.
Gavalli n'abdique pourtant pas sa personnalité tout entière ; elle
se montre dans quelques scènes qui sont des modèles dramati-
ques, dans des chœurs funèbres d'un beau style religieux, et sur-
tout dans le quartetto final (sur la mort d'Hercule), qui est une
de ses meilleures pages.
Malgré tant de talent et d'habileté politique , Gavalli perdit sa
cause et celle des Italiens. C'était le temps où le ballet de Ben-
serade jetait ses derniers feux scintillants (5), et où Molière re-
(1) En 3/2.
(2) Lully composa les airs do ballet qui sont pleins de verve et reposent
du pompeux sommeil de la pièce.
(3) L'Ercole per la maesta di Luigi XIIII, re di Francia, nelle sue nozze
in Parigi, l'anno MDCLXII di Franc" Cavalli. » La partition manuscrite
est à la Bibl. S. Marco de Venise. Cavalli en personne dut en diriger l'exé-
cution à Paris. La partition porte la marque d'indications aux chanteurs et
à l'orchestre , écrites en français, sans doute parce qu'il n'était pas très fa-
milier avec la langue, et craignait de ne plus trouver les mots, le moment
venu. C'est ainsi qu'on lit plusieurs fois : « tout doucement », et sur la sin-
fonia, avant le second acte : « Un otre fois, Messieurs ! »
(4) Cette rythmique de l'opéra français est un des caractères qui frappent
le plus les historiens étrangers. Il est certain que, dépouillée du prestige de
la scène, elle donne à la musique uno monotonie pompeuse un peu froide.
L'usage des danses fait alterner dans les mélodies, les mesures à 4 et 3/4,
avec une régularité dure et cahotante.
(5) 1GG2, Ballet d'Hercule amoureux; 16G3, Ballet des Arts; 1GG4, Ballet
de l'Amour déguisé, etc.; 16G6, Ballet des Muses (où Lully attosto ses pro-
254 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
nouvelait le genre dans ses charmantes comédies-ballets (1), art
exquis, complet, vraiment français, qu'il n'eut malheureusement
pas le temps de fonder en France, et dont il laissa seulement un
petit nombre de modèles.
Le 28 juin 1669, Perrin obtint des lettres patentes « donnant per-
mission d'établir par tout le royaume des académies d'opéra , ou
représentations en musique en langue française, sur le pied de
celles d'Italie (2). » Il s'associa Gambert pour la musique, le mar-
quis de Sourdéac pour les décors et les machines, Bersac de
Ghamperon pour les finances. On forma la troupe avec une
levée de chanteurs dans le Midi. On l'exerça à l'hôtel de Ne-
vers (3), et, le 19 mars 1671, l'opéra français (4) fit son entrée
dans le monde, avec Pomone (5), pastorale en cinq actes et un
prologue.
C'est un pauvre opéra. A vrai dire , il ne prétend même pas à
ce titre. Nulle action dramatique ; nul effort pour exprimer les
passions. C'est tout au plus si l'amoureuse mélancolie de Ver-
tumne annonce, en une assez jolie page, le récitatif de Lully;
grès). Benserade annonce qu'il va se retirer dans le rondeau aux dames, du
Ballet de Flore (1669). Il reparaît pourtant, mais pour finir, en 1681, avec le
Triomphe de l'Amour (Saint-Germain). A cette époque, le ballet est de-
puis longtemps en décadence. Après la fondation de l'Académie royale de la
danse (1661), il est passé au théâtre, en y prenant un caractère dramatique.
(1) 1661, Les Fâcheux ; 1664, La Princesse d'Elide, Le Mariage forcé; 1665,
L'Amour médecin; 1666, Mélicerte , Pastorale comique; 1667, Le Sicilien;
1668, George Dandin; 1669, Monsieur de Pourceaugnac ; 1670, Les Amants
magnifiques, Psyché; 1671, Ballet des ballets; 1673, Malade imaginaire. —
Voir plus loin.
(2) Les termes mêmes de cette déclaration montrent bien le caractère fac-
tice du drame lyrique en France. C'est une imitation de l'Italie. Voir le
texte du brevet dans le P. Menestrier, p. 236.
(3) Emplacement de la galerie des Imprimés, à la Bibliothèque Nationale.
(4) Salle du Jeu de Paume de la Bouteille ; emplacement : rue Mazarine ,
passage du Pont-Neuf. La troupe de Perrin était composée de cinq hom-
mes, quatre femmes, quinze choristes et treize symphonistes à l'orchestre.
— Il n'est pas inutile de montrer ici la progression de l'orchestre à l'Opéra
français : En 1671, on compte 13 musiciens; en 1673, 19; en 1687, 33;
en 1713, 47; en 1768, 56; en 1777, 68; en 1803, 78; en 1847, 85; en 1880, une
centaine.
(5) La Bibliothèque Nationale possède l'unique exemplaire du premier
acte de Pomone, seul conservé, avec quelques scènes du second. Le Con-
servatoire en a une copie ancienne. Les personnages étaient : Vertumne
(haute-contre), Cledière ; Pomone (dessus), Mlle Cartilly ; Flore (dessus),
Mxu Brigogne; Faune (basse-taille), Rossignol; le Dieu des jardins (id.),
Beaumavielle; Béroé (dessus), M1U Aubry.
L'OPÉRA EN FRANCE. 255
mais elle ne suffit pas à animer une tragédie lyrique, et le pre-
mier acte gui nous est seul resté, est d'une facilité monotone et
froide, qui fait songera l'appréciation de Raguenet : « Les Fran-
çais cherchent partout le doux, le facile, ce qui coule, ce qui so
lie ; tout y est sur le même ton... Ils se croiraient perdus s'ils fai-
saient la moindre chose contre les règles. » M. Weckerlin , pour
défendre le manuscrit du Conservatoire, allègue que « c'était alors
du nouveau, que ces tournures de phrases éternellement les mê-
mes, avec leur harmonie monotone, presque enfantine pour nous,
étaient alors tout ce qu'on connaissait déplus raffiné en musique
française (1). » Mais les madrigalistes français du seizième siècle,
et les auteurs du Ballet de la reine, étaient déjà beaucoup plus raf-
finés que les auteurs de Pomone ; et quand bien même on ne pour-
rait trouver en France de précurseurs et de modèles à Perrin et
à Gambert, je ne sais s'il faudrait faire un mérite à la musique
française d'avoir atteint en 1670 un peu au-dessous du point où
l'on en était à Florence dès 1600. Cette ignorance, ou cette indif-
férence aux chefs-d'œuvre italiens, à une époque où les rapports
intellectuels étaient si étroits entre les deux pays, est un fait
(1) Saint-Evremond dit de Pomone : « C'est le premier opéra français qui
ait paru sur le théâtre; la poésie en étoit fort méchante, la musique belle...
On voyoit les machines avec surprise, les danses avec plaisir; on entendoit
le chant avec agrément, les paroles avec dégoût. » {Comédie des Opéra.)
Le prologue emphatique donne la mesure de la pièce : Le théâtre repré-
sente le Louvre. La Nymphe de la Seine dialogue avec Vertumne :
La Nymphe. Toi qui vis autrefois le fleuve des Romains
Triompher des humains
Et porter le sceptre du monde ,
Vertumne, que dis-tu de ma rive féconde?
Vertumne. J'admire tes grandeurs et la félicité
De ta belle cité.
Mais ta merveille la plus grande,
C'est la pompeuse majesté
Du Roi qui la commande.
Dans l'auguste Louis, je trouve un nouveau Mars,
Dans sa ville superbe, une nouvelle Rome.
Jamais , jamais un si grand homme
Ne fut assis au trône des Césars.
La Nymphe. Aussi, sur la terre et sur l'onde,
Ce monarque puissant ne fait point de projets,
Que le ciel ne seconde :
Il est l'amour !
Tous deux. Il est l'amour et la terreur du monde,
L'effroi de ses voisins, le cœur de ses sujets,... etc.
Ces souvenirs de la Rome dos Césars font penser aux barbares contrefa-
çons que la Rome antique môme avait dû faire de la tragédie d'Athènes.
256 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
extraordinaire, et prouve la médiocrité de l'esprit musical en
France.
Cette ignorante fatuité s'étale encore dans la dédicace de l'opéra
suivant (1), à Golbert. « Les Grecs, qui sont les inventeurs du
poème dramatique, ont finy tous les actes de leurs tragédies par
des chœurs. Les inventeurs de V opéra ont enchéri sur les Grecs ;
ils ont meslé la musique dans toutes les parties du poème pour
le rendre plus accomply, et donné une nouvelle âme aux vers.
Que si ces esprits ingénieux ont mérité une estime générale, c'est
à vous, Monseigneur, que la principale gloire en est due, puisque
vous avez bien daigné les encourager, etc. »
Ainsi, de bonne foi, (au moins, je voudrais le croire), Gilbert,
Perrin et Gambert s'imaginent avoir inventé l'opéra. « Ces esprits
ingénieux, » les premiers, ont fait pénétrer la musique au cœur
du drame ! La tranquillité d'une telle assertion, le calme avec le-
quel elle fut accueillie, et resta sans réponse, sont bien faits pour
surprendre. Ils m'inspirent, je l'avoue, moins de regrets pour la
façon cavalière dont Lully en usera avec Gambert. Il ne fait
qu'imiter l'oubli intéressé, où Gambert fait disparaître ses de-
vanciers (2). Gomment ne pas l'excuser d'ailleurs, quand il le
surpasse , au lieu que Gambert n'est qu'un terne reflet du génie
italien.
Le jugement que ses contemporains ont porté sur lui est diffi-
cile à comprendre. Saint-Evremond lui reconnaît « un des plus
beaux génies du monde pour la musique, le plus entendu et le
plus naturel. » Il semble même, à l'en croire, que ce fût un mu-
sicien pur, une libre imagination, qui se plie malaisément aux
règles, et que les sujets oppriment. « Il aimait les paroles qui
n'exprimaient rien, pour n'être assujetti à aucune expression, et
avoir la liberté de faire des airs purement à sa fantaisie. Nanete,
Brunete ; Feuillage , Bocage ; Bergère, Fougère ; Oiseaux et Ra-
meaux, touchaient particulièrement son génie. » Bien plus, il le
représente comme un être passionné , qui ne s'intéresse qu'aux
(i) Les Peines et les Plaisirs de l'Amour, pastorale en 5 actes, avec pro-
logue, représentée par l'Académie royale de musique, le 8 avril 1672, poème
de Gilbert. Perrin, sans doute endetté, avait passé son privilège à Sourdéac.
Comme pour Pomone, la Bibliothèque Nationale possède seulement un
exemplaire du premier acte.
(2) Il les connaissait pourtant. A défaut d'autres preuves, son Trio italien
burlesque (1666), édité par M. Weckerlin, avec Les Peines et les Plaisirs de
V 'Amour, montre qu'il les a pratiqués et qu'il sait bien leur style, puisqu'il
le caricature habilement.
L'OPÉRA EN FRANCE. 257
grands mouvements dramatiques de l'âme. « S'il faloit tomber
dans les passions, il en vouloit de ces violentes, qui se font sentir
à tout le monde. A moins que la passion ne fût extrême, il ne
s'en apercevait pas. Les sentiments tendres et délicats lui échap-
paient. L'ennui, la tristesse, la langueur avaient quelque chose
de trop secret et de trop délicat pour lui. Il ne connaissait la dou-
leur que par les cris, l'affliction que par les larmes : ce qu'il y a
de douloureux et de plaintif ne lui était pas connu. » On se doute
bien qu'en cette jolie page, la grâce du tour nuit un peu à la
justesse de la pensée ; mais môme en faisant la part des exigences
de l'esprit et des entraînements du style, nous ne comprenons
guère du jugement de Saint-Evremond, que la partie critique.
Sans doute les paroles des opéras, de Gambert « n'expriment
rien; » mais la musique n'est pas beaucoup plus éloquente. Sans
doute la finesse de touche et le charme poétique manquent aux
œuvres qui nous restent ; mais la passion leur est encore plus
inconnue. Les deux plus graves reproches de Saint-Evremond
s'adressent à l'intelligence et au goût de Gambert (1) : c'est là son
moindre défaut.
Mais nous devons sans doute réserver notre opinion, la res-
treindre au petit nombre de pages qui nous restent de Gambert.
Il serait trop injuste de faire porter aux artistes la peine de la
mauvaise fortune qui détruisit leurs œuvres. Nous n'en possé-
dons pas la plus célèbre partie, « -Le Tombeau de Climène, » dont
parle Saint-Evremond, n'a pas été conservé. Le premier acte des
Peines et Plaisirs de l'Amour montrait un réel progrès sur Po-
mone. « Il avait quelque chose de plus poli et de plus galant. Les
voix et les instruments s'étaient déjà mieux formés pour l'exécu-
tion (2). » Le chœur des Nations, mêlé de soli, duo, trio, en l'hon-
neur de Louis XIV, est un assez brillant morceau d'apparat. La
scène champêtre a quelque grâce naturelle, et la déclamation co-
mique ne manque pas de rondeur. On peut aussi noter quelques
accents émus; (le poème entre d'ailleurs bien timidement dans
l'action dramatique, et offre peu matière à des airs passionnés).
Mais à côté de qualités françaises, telles que la franchise et la
(1) « Il lui faloit quelqu'un plus intelligent que lui pour la diroction de
son génie. —J'ajouterai une instruction, qui pourra sorvir à tous los sa-
vants, — c'est de rechercher le commerce des honnêtes gens do cour, aillant
que Gambert l'a évité. Le boa goût so forme avoc eux : la science peut s'ac-
quérir avec les savants de profession; lo bon usago de la scionco no
s'acquiert que dans le monde. »
(2) Saint-Evremond.
17
258 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
clarté, la musique de Gambert a certains défauts de race, un peu
de froideur de sentiment, et une grande pauvreté d'imagination.
Malgré les réserves que je viens de faire pour les œuvres perdues,
je ne sais si nos historiens (1) n'entendent pas le patriotisme d'une
façon un peu étroite, en reprochant amèrement à Louis XIV de-
n'avoir pas soutenu les efforts d'un « grand artiste national. »
Assurément on fut injuste pour Gambert; mais, malgré trois
succès, (qui ne suffisent pourtant pas à prouver son génie) (2),
peut-être Louis XIV fit-il plus pour notre art en donnant à
Lully les grandes lettres de naturalisation, l'emploi de son
talent. Il est douteux que sans le Florentin, notre opéra français
ait réussi à se fonder. Il ne faut pas oublier que son seul souve-
nir a plus fait pour défendre le théâtre de musique contre les
incessantes et violentes attaques de nos littérateurs, que tous nos
musiciens, jusqu'à Rameau. Quand un genre n'est pas vraiment
national, il faut une suite de chefs-d'œuvre pour lui assurer la
vie. Peut-être devons-nous à Lully, plus qu'Armide, Isis et Atys :
— deux siècles d'opéra.
C'est en 1672 qu'il entre en scène. On a maintes fois raconté
les subtiles intrigues qui le font profiter des discordes et des
maladresses de ses rivaux (3). Il achète le privilège de Perrin,
(1) Pougin. Weckerlin.
(2) « Le génie de Cambert, constaté par trois succès... » (Pougin.)
Le succès ne prouve rien; et celui-ci, moins que tout autre; car il s'ex-
plique déjà par la curiosité d'un premier essai, intéressant trop évidemment
le chauvinisme national, si fort à cette époque. (Il venait de s'éveiller avec
le jeune roi, délivré de la tutelle des Italiens et des Espagnols, et avec ses
vigoureux ministres, bourgeois et provinciaux, si profondément français.)
Il est curieux de voir, dans le Journal du cavalier Bernin, par M. de Chan-
telou, combien ce sentiment patriotique est fort à la cour, et jusque chez
le roi, mais surtout chez Louvois et Colbert. « Colbert se rembrunit dès
que Bernin critique quelque chose en France, » (XXIII, 278. Gaz. des Beaux-
Arts.) — Bernin vante les monuments antiques. Colbert dit : « Si la paix
dure douze ou quinze ans, nous ferons des choses aussi étonnantes. »
(XXXI, 285.)
(3) Histoire de l'Académie royale de Musique, depuis son établissement
jusqu'à 1109, composée et écrite par un des secrétaires de Lully (Noirville),
in-4°. — Origine et progression de la musique, suivies du Parallèle de
Lully et de Rameau, avec le Catalogue des opéra, par Dard. Paris,
Quillan, 1769, in-4°. — Recherches sur les théâtres de France, par M. de
Beauchamps. Paris, Prault, 1735, 3 vol. — Comparaison de la musique ita-
lienne, et de la musique française, par Le Cerf delà Vieville de Fresneuse.
2° édition, Bruxelles, 1705, 3 vol.
Ce dernier ouvrage, très p assionné, et par suite intéressant, mais rempli
d'erreurs, s'acharne à prouver la supériorité de l'opéra français sur l'italien.
L'OPÉRA EN FRANCE. 259
fait fermer le théâtre de Gambert (1) et obtient lui-même le
privilège d'une académie royale de musique, exclusif à tous
autres (2). Gambert passa à Londres, et plus utile qu'en France,
où sa place était mieux remplie, y porta les enseignements du
goût latin et les germes du drame lyrique (3).
L'opéra de Lully nous offre un spectacle inattendu. La tragédie
florentine, disparue depuis soixante ans, s'épanouit brusquement
avec un éclat qu'il était impossible de prévoir. Après avoir dévié
de sa route sous la puissante main de Monteverde, elle revient à
son premier idéal et lui donne l'expression la plus complète et la
plus logique qu'il ait reçue depuis Péri. Mais c'est avec la supé-
riorité de la science, de l'époque et du génie (4).
(1) Lettre de Louis XIV à la Reynie.
(2) Lettres patentes de mars 1672.
(3) Pomone fut représentée à Londres, ainsi que les Peines el plaisirs de
l'Amour. Ariane y fut aussi donnée en 1673. Cambert y écrivit encore la
Mort d'Adonis, qui resta manuscrite (Beauchamps). — Saint-Evremond dit
grand bien de l'Ariane. « La musique fut le chef-d'œuvre de Cambert.
J'ose dire que les plaintes d'Ariane et quelques autres endroits de la pièce,
ne cédait presque en rien a ce que Baptiste a fait de plus beau. » Surin-
tendant de la musique de Charles II, comblé d'honneurs à la cour, Cambert
mourut au commencement de 1677, assassine, dit-on, par son valet. (Secré-
taire de Lully). Il laissait un élève, Grabut, qui devait continuer son œuvre,
et servir de transition entre lui et Purcell.
Quant à Perrin, il mourut à Paris , en 1675, dans la plus grande misère.
(4) Je n'entends point faire ici l'histoire de Lully; son œuvre sort déjà de
l'époque où je me suis enfermé. Je veux seulement montrer quels caractères
prend avec lui l'opéra français. Voici les dates principales de sa vie et do
ses compositions :
Jean-Baptiste Lulli, né à Florence en 1633, mort à Paris, le 22 mars 1687.
Il suivit en 1646 le chevalier de Guise, et entra au service de MUo de Mont-
pensier. Il apprit le clavecin et la composition sous la direction de Metru,
Roberdet et Gigault, organistes de Saint-Nicolas-des-Champs. Il entra dans
la grande bande des violons du roi, reçut en 1652 l'inspection générale des
violons, puis devint chef des petits violons; enfin, investi des privilèges de
Perrin , il devint écuyer, conseiller, secrétaire du Roy, maison, couronne
de Franco et de ses finances, et surintendant de la musiquo du roi.
15 novembre 1672. Les Festes de l'Amour et de Dacclius, pastoralo en
3 actes et prol. (Molière, Bensorade, Quinault).
Avril 1673. Cadmus et Hermione, tragédie lyr., 5 actes et prol. (Quinault).
19 janvier 1674. Alceste, trag. lyr., 5 a. ot prol. (Quinault).
11 janvier 1675. Thésée, trag. lyr., 5 a. et prol. (Quinault).
260 LES ORIGINES DU THEATRE LYRIQUE MODERNE.
« Si vous voulez bien chanter ma musique, allez entendre la
Ghampmeslé ». Tel est le principe de l'esthétique de Lully. La Ca-
merata de Bardi ne s'exprimait pas autrement. La déclamation
lyrique, d'un côté comme de l'autre, n'est pas seulement un
moyen pour l'action ; c'est véritablement un idéal, un plaisir
parfait en lui-même. Mais, par suite des différences d'époque et
de milieu, l'opéra de Lully se distingue par plusieurs caractères
du drame lyrique de Florence (1). Celui-ci s'appliquait à retrouver
1675. Le Carnaval, mascarade pastiche en 10 entrées (Molière, Benserade,
Quinault).
10 janvier 1676. Atys, trag. lyr., 5 a. et prol. (Quinault).
5 janvier 1677. Isis, trag. lyr., 5 a. et prol (Quinault).
19 avril 1678. Psyché, trag. lyr., 5 a. et prol. (Thomas Corneille).
31 janvier 1679. Bellérophon, trag. lyr., 5 a. et prol. (Thomas Corneille et
Fontenelle).
3 février 1680. Proserpine, trag. lyr., 5 a. et prol. (Quinault).
21 janvier 1681. Le Triomphe de l'Amour, ballet royal en 20 entrées
(Quinault et Benserade).
17 avril 1682. Persée, trag. lyr., 5 a. et prol. (Quinault).
6 janvier 1683. Phaéton, trag. lyr., 5 a. et prol. (Quinault).
18 janvier 1684. Amadis, trag. lyr., 5 a. et prol. (Quinault).
18 janvier 1685. Roland, trag. lyr., 5 a. et prol. (Quinault).
1685. L'Idylle sur la Paix, pastorale en 1 a. (Jean Racine).
1685 L'Eglogue de Versailles, divertiss. en 1 a. (Quinault).
Octobre 1685. Le Temple de la Paix, opéra-ballet, 6 entrées et prol.
(Quinault).
15 février 1686. Armide, trag., 5 a. et prol. (Quinault).
6 septembre 1686. Acis et Galathée, pastorale héroïque, 3 a. et prol.
(Campistron).
11 faut y ajouter le premier acte d'Achille et Polyxène (Campistron), ter-
miné par Colasse, et joué le 7 novembre 1687, et des airs de ballet, intro-
duits par Colasse dans un opéra-ballet joué le 18 octobre 1695 : Les Saisons.
Lully écrivit de plus, de nombreuses compositions religieuses, parmi
lesquelles le motet « Plaude , Laetare , Gallia , » pour la naissance du Dau-
phin (1661); le Miserere pour les obsèques de Séguier (1672), dont parle
Mme de Sévigné; un Te Deum pour la convalescence de Louis XIV, sa der-
nière œuvre (8 janvier 1687); un De Profundis, un Denedictus, un Dies
irae, etc.
(1) Cette importation florentine n'eût d'ailleurs pas été possible sans une
certaine parenté de nature, qui a toujours rapproché Paris de Florence, plus
que de toute autre ville d'Italie. Les lys de France fleurissent sur l'écusson
des palais de l'Arno; ce peut être un symbole. Les rois et les artistes fran-
çais ont toujours subi l'attraction de cet esprit aux contours nets, un peu
anguleux, subtil et réaliste à la fois, épris des lignes précises et des clairs
sentiments, de cette intelligence fine et railleuse, de cet art à tournure lit-
téraire. Les Florentins, de leur côté, ont toujours appelé les Français, quand
ils ne sont pas venus d'eux-mêmes les chercher en France, comme tant de
leurs artistes, de Léonard à Lully.
L'OPÉRA EN FRANCE. 261
la tragédie antique; celui-là croyait en avoir reçu les modèles
dans la tragédie de Corneille et de Racine. C'est au travers du
voile classique qu'il regarde l'antiquité. Aussi est-il profondé-
ment empreint de l'esprit français. Les étrangers en sont saisis
au point de ne plus sentir l'origine étrangère et l'âme italienne.
D'elle-même, la tragédie française marchait vers l'opéra. Ses
dialogues balancés, ses périodes cadencées, ses phrases qui se
répondent, ses nobles proportions, la logique de son développe-
ment, se prêtaient naturellement à l'eurythmie musicale.
L'opéra devait être l'expresion parfaite du style Louis XIV. Ce
génie de noblesse et de dignité calme, qui répugne à l'imprévu et
se plaît à retrouver dans ses œuvres et ses spectacles la paix de
sa raison ; qui fait voir les passions au travers des yeux de l'ar-
tiste ; ce génie en un mot, qui met son idéal dans l'ordre plus
que dans la liberté, et qui tend peu à peu à chercher la beauté
dans la forme de la pensée plus que dans la pensée même, — de-
vait se satisfaire dans l'opéra de Lully, qui n'est, si je puis dire,
qu'une tragédie de la forme. En effet son charme principal est
moins dans les passions qu'elle exprime, que dans les moyens
d'expression, dans l'ordre rigoureux des proportions, la sage
progression des développements, la justesse des accents, et leur
convenance subtile aux sentiments exprimés (1).
(1) Un critique italien, Francesco de Sànctis (Histoire de la littérature ita-
lienne^ II, 230), justement cité par M. Brunetière dans sa leçon d'ouverture
du cours professé à la Sorbonne (21 janv. 93) : Evolution de la poésie ly-
rique au dix-neuvième siècle , montre le passage nécessaire des arts de la
pensée aux arts de la forme.
« Autant la parole, comme moyen d'expression, est puissante; autant,
quand elle ne s'adresse qu'aux sens, comme semplice sensibile, elle est in-
férieure à tous les autres instruments dont l'art dispose pour l'imitation do
la nature et de la vie. »
Aussi longtemps que l'on s'attache plus au fond qu'à la forme, la parole
conserve sa supériorité. Aussitôt que la forme n'est plus seulement le moyen,
mais le but, la couleur et la sonorité des mots remportent sur leur sens, et
peu à peu les arts de la forme pure, de la couleur et du son, triomphent do
la littérature.
M. de Sanctis tire de sa réflexion des conséquences curieuses pour la
transformation de l'épopée italienne du seizième siècle en musiquo et en
grand opéra. Cola est vrai, si l'on veut, pour l'opéra de Florenco (Péri), et
plus encore pour celui de Paris (Lully). Tous deux sont peut-étro une œu-
vre de lettrés dévoyés, de littérature décadente.
Mais cela est faux pour le drame de Monteverdo, do Carissimi, do Pro-
VOnzale, et plus encore pour le drame lyrique allemand, (et en général pour
tous les vrais musiciens). C'est l'œuvre do penseurs, aussi profonds quo les
poètes, mais qui n'ont pour s'exprimer que la langue musicale. Un grand
262 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
C'est ce qui fait comprendre l'inquiétude et l'irritation des
nobles esprits du dix-septième siècle. Ils sentaient dans ce mou-
vement artistique, une décadence certaine et des germes de mort.
La tragédie a fini par mettre l'idéal de noblesse au-dessus de
l'idéal de vie; elle est, dès lors, dépassée par l'opéra. Et l'opéra,
par son attraction sensuelle, achève la destruction de la tragédie.
« Ce qui me fâche le plus de l'entêtement où l'on est pour l'opéra,
écrit Saint-Evremond, c'est qu'il va ruiner la tragédie qui est la
plus belle chose que nous ayons, la plus propre à élever l'âme, et
la plus capable de former l'esprit (1). »
Le malheur est que ce que l'on met à la place ne saurait,
malgré sa noblesse, combler le vide de ce qu'on détruit. (2) Il est
musicien allemand a souvent une analyse aussi précise des passions, une
intelligence plus philosophique que nos classiques du dix-septième siècle ;
mais il ne peut les communiquer aux autres que sous la forme des sons.
Tout ce qu'il touche devient musique.
Il ne faut donc pas donner trop d'importance à une pensée juste, dont les
conséquences ne sont vraies que par occasion. C'est pour cette raison que
j'ai cru ne devoir en parler qu'à cette place où elle trouve à s'appliquer.
(1) Si l'on veut, il ne ruina pas précisément la tragédie, il la transforma.
Voltaire était tout plein des souvenirs de Métastase et des opéras italiens,
quand il écrivit Sémiramis (voir ses dissertations sur la tragédie ancienne
et moderne à S. E. Msr le cardinal Querini , évêque de Brescia). Mais en
réalité la tragédie de Voltaire, malgré le talent de l'auteur, vaut bien moins
par elle-même que par les germes qu'on sent en elle , d'un art nouveau ,
ennemi de la tragédie. C'est là une question qui sort des limites de mon
travail et que je réserve à l'étude de l'opéra du dix-huitième siècle.
(2) Un des pires instruments de l'abaissement de l'art, est « l'amusement
des machines. » Elles suppléent aux défaillances de l'esprit et encouragent
sa paresse. Il sera facile de remarquer dans l'opéra de Lully que les scènes
de machinerie sont presque toujours les plus pauvres en musique. Il s'en
remet évidemment aux manœuvres et aux architectes -du soin de charmer
le public. Il est d'ailleurs trop économe de ses dons pour les prodiguer en
pure perte parmi le bruit et l'inattention générales. Rameau sera peut-être
le premier à vouloir joindre le pittoresque de la musique à celui du décor.
De son côté, le public devient de jour en jour, de raison moins exigeante, et
de sens plus difficiles. Ainsi l'art se démoralise. Et quelle tragédie pourra
lutter contre le Phaéton de Quinault ?
On y voit « Protée sortir de la mer, conduisant les troupeaux de Nep-
tune et accompagné d'une troupe de dieux marins, dont une partie fait un
concert d'instruments et l'autre partie danse. » Plus loin, il se transforme
« en lion, en arbre, en monstre marin, en fontaine et en flamme. » Les por-
tes du temple d'Isis s'ouvrent, et « ce lieu qui avoit paru magnifique, n'est
plus qu'un gouffre effroyable qui vomit des flammes et d'où sortent des fu-
ries et des fantosmes terribles, qui menacent et escartent l'assemblée. »
Enfin Phaéton, assis sur le char du Soleil, s'élève sur l'horizon; la Terre,
L'OPÉRA EN FRANCE. 263
possible d'imaginer qu'une haute forme de l'art se transforme en
une autre digne d'elle et mieux accommodée à des besoins nou-
veaux, (bien que ces métamorphoses soient toujours périlleuses
pour le génie d'un peuple). L'opéra de Mozart n'est certainement
consumée, apparaît et supplie Jupiter; la foudre tombe, le héros est préci-
pité du haut des cieux.
11 n'est pas surprenant que Quinault se soit découragé de chercher un
intérêt vivant et humain dans un sujet de féerie si matérielle, et son livret
est un des plus pauvres qu'il ait écrits. Cependant Phaêton enchanta le pu-
blic, au point que huit mois de représentations satisfirent à peine sa curio-
sité. Ce fut le plus populaire des opéras de Lully, « l'opéra du peuple. »
[On le joua à Lyon en 1687. On vint de trente lieues à la ronde pour le
voir.]
On avait parcouru bien du chemin depuis les anciennes pièces de l'Hôtel
de Bourgogne, où une naïve convention permettait de représenter à la fois,
en un même décor, les diverses scènes où devait se passer l'action (voir le
Registre de Laurent Mahelot, chef machiniste de l'Hôtel de Bourgogne,
continué par ses successeurs, lG'SO-ieSO, mss. Bibl. Nat.). — C'est ainsi que
dans La Folie de Clidamant, de Hardy, le théâtre représentait « au milieu
un beau palais, à droite une mer avec un vaisseau et des mâts, à gauche
une belle chambre avec un lit et des draps. » — Les premières pièces de
Corneille (L'Illusion comique) furent ainsi jouées.
C'est Torelli et Vigarani qui apportèrent d'Italie l'art de la décoration; il
prit en France un développement inattendu. Telle description de ballet ou
de fête (dès 1656, le ballet donné à la reine Christine par Hesselin) touche
à la folie; les images ne demeurent pas un instant immobiles, elles se fon-
dent et se mêlent constamment. L'œil ne trouve plus une forme sur laquelle
l'esprit puisse se reposer avec certitude; c'est une suite de rêves qui se
succèdent et se contredisent sans fin. Il n'est pas possible qu'une pareille
débauche d'imagination n'ait pas eu une influence funeste sur l'art et le
goût français. Elle eût été bien plus dangereuse si la perfection des ma-
chines avait eu à son service comme aujourd'hui les jeux de la lumière.
(Jusqu'au commencement de ce siècle, l'éclairage est resté fort arriéré au
théâtre. En 1783, la rampe do l'Opéra était éclairée par huit cents mèches
de lampions.)
Le goût du merveilleux factice, des contes auxquels on ne croit plus que
par passe-temps, tue l'art sincère et vrai : « Si Peau d'Ane m'était conté...,
etc m II est remarquable que le caractère du dix-septième siècle dévie dune
façon singulière. Il rêve; il s'abandonne aux « fictions » voluptueuses,
comme dit La Bruyère dans sa défense des machines, à « celle douce illu-
sion qui esl tout le plaisir du théâtre. »
Saint-Evrcmond propose très sagement do mettre tout son luxe aux dé-
cors plutôt qu'aux machines.
Voir, sur cette question de la mise en scène au dix-septième siècle, l'étude
de Pcrrin (dans les Annales du théâtre et de la musique, de Nool et Stoul-
lig, 8« année, 1882); Fournel, Les Contemporains de Molière; la Gazette do
Renaudot, et les dessins conservés au Cabinet des Estampes et à la Biblio-
thèque de l'Institut.
564 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
pas d'un ordre moins relevé que la tragédie de Racine. Mais il
n'en est pas ainsi pour l'opéra de Lully. C'est une évidente déca-
dence malgré le talent du musicien; la faute n'en est pas à ce
dernier, mais à la société et au temps. D'une part, le goût ordonné
et pompeux de l'époque est contraire au libre développement de
l'élément passionnel, proprement musical. De l'autre, le caractère
de l'opéra, les nécessités de sa nature, le privent de l'élément
intellectuel et moral qui fait la grandeur de la tragédie française.
Il fait donc perdre à l'art plus qu'il ne lui apporte.
C'est ainsi que faisant de la déclamation l'objet de ses recher-
ches, l'opéra de Lully hésite pourtant en route, et Rousseau
peut justement, dans son injuste lettre sur la musique française,
relever dans ses chants et ses récitatifs, une foule d'erreurs contre
la vérité des passions et l'exact mouvement poétique (1). C'est
que Lully, qui prétend peindre Jes sentiments du drame, ne s'y
abandonne pas ; il est trop musicien, et trop bien de son époque,
pour ne pas sacrifier souvent la vérité de l'expression à la dignité
de la tragédie de salon et à la beauté de l'ordre musical (2).
(1) Critique du monologue d'Armide, « que les maîtres donnent eux-mê-
mes pour le modèle le plus parfait du vrai récitatif françois. »
« ... Je remarque d'abord que M. Rameau Ta cité, avec raison, en exem-
ple d'une modulation exacte et très bien liée; mais cet éloge, appliqué au
morceau dont il s'agit, devient une véritable satire..., car que peut-on pen-
ser de plus mal conçu que cette régularité scolastique dans une scène où
l'emportement, la tendresse et le contraste des passions opposées, mettent
l'artiste et les spectateurs dans la plus vive agitation? »
« ... L'héroïne finit par adorer celui qu'elle vouloit égorger au commence-
ment, et le musicien finit en E si mi, comme il avoit commencé, sans avoir
jamais quitté les cordes les plus analogues au ton principal, sans avoir mis
une seule fois dans la déclamation de l'actrice la moindre inflexion extraor-
dinaire qui fît foi de l'agitation de son âme, sans avoir donné la moindre
expression à l'harmonie. Je défie qui que ce soit d'assigner par la musique
seule, aucune différence sensible entre le commencement et la fin de cette
scène, par où le spectateur puisse juger du changement prodigieux qui s'est
fait dans le cœur d'Armide... »
« ... La tonique, il est vrai, devient dominante par un mouvement de
basse. Eh dieux ! il est bien question de tonique et de dominante, dans un
instant où toute liaison harmonique doit être interrompue, où tout doit
peindre le désordre et l'agitation!... »
(2) C'est justement sur ce point que Gluck se sépare de Lully. C'est sur ce
point que viennent l'atteindre les critiques françaises, en particulier celle
de La Harpe (à propos du récitatif d'Armide même). La Harpe, au nom du
bon goût, reproche à Gluck de « contrefaire » la nature au lieu de « l'em-
bellir » ; « d'effrayer l'oreille » avec ses « cris » ; « il ne veut pas entendre
le cri d'un homme qui souffre, » etc.
L'OPÉRA EN FRANCE. 265
Ce n'est pas un reproche ; il faut savoir gré à Lully d'avoir été
trop musicien pour sacrifier la beauté de son chant aux vers de
Quinault; c'est bien plutôt de ne pas l'avoir été assez, que nous
le blâmerons. Il fallait s'affranchir davantage du teste, et laisser
librement s'épancher l'émotion musicale, contrainte par la gêne
du vers. Il lui était d'autant plus facile d'être libre, que dans la
collaboration du poète et du musicien, toute la servitude était
pour Quinault ; Lully dictait ses lois, du droit de son génie et de
son caractère dominateur (1).
S'il ne l'a pas fait, c'est un peu par habileté politique, pour
flatter le goût d'un public ami des moyens termes et des révolu-
tions sensées, qui veut comprendre le sens des paroles, s'amuse
râleur demi justesse de notation, sans pousser l'examen bien à
fond, et préférant en somme l'agrément de la phrase mélodique
à sa justesse. Mais c'est bien plus encore parce que la nature du
génie de Lully n'a ni l'emportement, ni la sève des Vénitiens et
des Allemands. Nul écart d'imagination ; nulle prodigalité; une
sage richesse, économe de ses dons. Nulle trace de lyrisme ; à
peine la musique laisse-t-elle entrevoir de temps en temps l'émo-
tion personnelle de l'auteur; il ne cherche jamais à colorer l'âme
du héros des reflets de sa propre vie. On ne sent pas chez lui cet
impérieux besoin de soulager son cœur, de crier dans son œuvre
les passions qui le tourmentent, cette caractéristique des artistes
de race.
Mais après les défauts, il faut dire les qualités; et elles sont
(1) « Le grand homme (Quinault) qu'il (Lully) tenait à ses gages. »
^Rousseau.)
« Lully connaît mieux les passions et va plus avant dans le cœur de
l'homme que les auteurs. » Seul des musiciens, il a le dioit de commander
au poète. Les autres musiciens « doivent recevoir des auteurs les lumières
que Lully leur sait donner... » (Saint-Evremond.)
« Quinault, qui était son poète, dressait plusieurs sujets d'opéra. Lui et
Lully les portoient au Roy qui en choisissoit un. Alors Quinault écrivoit
un plan du dessein et de la suite de sa pièce; il donnoit une copie de ce
plan à Lully, et Lully, voyant de quoy il étoit question en chaque acte,
quel en étoit le but, préparoit à sa fantaisie des divertissements, des danses
et des chansonnettes de bergers, de nautonniers, etc. Quinault composoil
ces scènes. Aussitôt qu'il en avoit composé quelques-unes, il les montroit à
l'Académie françoisc dont il étoit. Lully examinent mot par mot cette poésie
déjà revue et corrigée, dont il corrigeoit encore et rctranchoit la moitié,
lorsqu'il le jugeoit à propos; et point d'appel do sa critique. Dans Phuètoii,
il le renvoya vingt fois changer des scènes entières approuvées par l'Aca-
démie françoisc » (Nicolas Boindin, Lettres historiques sur tous les */" , -
tacles de Paris. Paris, P. Prault, 1719.)
266 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
rares et exquises. La première de toutes est un sens excellent du
goût et de la justesse. Le style est noble; il a l'instinct de l'élé-
gance; les gestes, les accents, les manières sont aristocratiques.
Il garde dans ses emportements une grandeur royale. L'intelli-
gence de la passion ne lui manque point; il n'en a peut-être pas
l'expérience directe, mais il est bien personnel dans le doux et le
tempéré (1); son cœur finement poétique sait goûter la saveur des
émotions délicates, des plaisirs distingués, des mélancolies sub-
tiles, la tiède tendresse d'âmes nobles et paisibles (2). Qui dira le
charme impalpable des plaintes de Pan (7m'), du Sommeil de
Renaud (Armide), ou de celui d'Atys? La suave rêverie s'y co-
lore des nuances fragiles d'une instrumentation à la fois sobre et
raffinée (3), dont le murmure précis et vaporeux concourt avec
(1) Par tous ces traits, il y avait harmonie préétablie entre Lully et son
poète. D'autres ont parlé de Quinault (1635-10 nov. 1688), et défendu son
génie poétique contre les attaques de Boileau, qui d'ailleurs rétracta dans
la fin de sa vie, quelques mots un peu durs de ses satires. La cause n'est
plus à gagner. On sait les vers enthousiastes de Voltaire, et surtout de
Regnard. Il n'est personne qui lui refuse « l'art de plaire » (a), le don « des
vers coulants, libres et pleins d'attraits » (/)), qui savent « de douceur
enivrer tous nos sens » (a), « dans les plus froides âmes allumant les bra-
siers des amoureuses flammes » [h). Mais ces éloges mêmes expliquent et
justifient l'antipathie de Boileau. Le charme purement sensuel de ces vers
décolorés et vagues, comme une langueur lasse d'amour, avait un attrait
dangereux, un volupté dissolvante; il endormait la raison et énervait la
volonté. Son murmure de caresses se mariait, il est vrai, avec une exquise
grâce, au chant harmonieux de la musique.
On pouvait cependant imaginer une union aussi parfaite de la poésie et
de la musique en un art plus viril. Les Allemands ont montré, — et les
Italiens mômes, — que la poésie pouvait prendre dans le drame lyrique de
tout autres accents, héroïques et virils. La grâce un peu fade et efféminée
de l'opéra de Lully et de Quinault doit donc être portée au compte des
auteurs, de l'époque et de la société, mais non pas du genre de l'opéra.
(2) Je suis surpris de trouver chez quelques historiens de la musique, ce
jugement : « Lully n'a pas à proprement parler de sensibilité. »
(3) Lully emploie le quatuor ou quintette de cordes ; il fait un habile usage
des flûtes, dont il se sert habituellement dans les ritournelles (concurrem-
ment à l'unisson des cordes). Dans Psyché, il emploie un quatuor de flûtes
à l'antique. Il use aussi des hautbois, bassons, musettes, guitares, trom-
pettes, trompes de chasse, timbales, tambours de basque, etc. Son instru-
mentation est d'une extrême finesse. Auprès des plus belles pages de Ra7
meau, le Sommeil d'Atys donne l'impression d'un art plus parfait et plus
exquis. L'orchestre de Lully a souvent des intentions pittoresques; il a un
(a) Voltaire.
(b) Regnard.
L'OPÉRA EN FRANCE. 267
justesse à l'expression du cœur, comme un doux paysage, aux
lignes à peine marquées, s'harmonise avec des figures aux gestes
tristes, et les baigne de sa langueur.
Cent ans après, Gluck, reprenant Armide (1777), par défi de
génie, ne pouvait atteindre à la grâce de certaines pages, ni à
leur sobre grandeur. Plus de cent après, l'œuvre de Lully res-
tait (1) comme un monument indestructible de la gloire passée,
et l'Opéra français vivait sur ce grand nom. Sa cause était gagnée;
sa forme ne devait plus changer jusqu'à la fin du dix-huitième
siècle. Les révolutionnaires comme Rameau, ne feront que perfec-
tionner sa langue sans toucher à ses lois.
Etranger acclimaté en France, Lully y avait transplanté l'art
de son pays d'origine, en l'adaptant aux besoins de son pays
d'adoption (2). Il avait pu donner à la France, à défaut d'un art
national, un art cosmopolite ayant des caractères français. Il
avait montré au monde ce dont la France était capable dans un
genre qui n'était pas le sien, et sa merveilleuse faculté d'assimi-
lation. Avait-il donné la mesure de notre puissance lyrique? Je
ne le crois pas; et je crois plutôt que son génie a contribué à
fourvoyer la musique française depuis deux siècles.
Nous avons vu au commencement du chapitre, le peu d'apti-
tude de l'esprit français à concevoir le drame lyrique, et par con-
aimablc sentiment de la nature, tel qu'on peut le concevoir au dix-septième
siècle : une rêverie intelligente et voluptueuse.
(1) Bellérophon est repris 4 fois jusqu'en 1728; Isis, 3 fois jusqu'en 1732;
Cadmvs, 8 fois jusqu'en 1737; Les Festes de VAmour, 5 fois jusqu'en 1738;
Alys, 10 fois jusqu'en 1740; Phaèton , G fois jusqu'en 1742; Persée, 6 fois
jusqu'en 1746; Roland, G fois jusqu'en 1755; Alcesle est repriso 7 fois jus-
qu'en 1757; Proserpine, G fois jusqu'en 1758; Acis , 8 fois jusqu'en 17G2;
Armide, 8 fois jusqu'en 1764; Amadis, 8 fois jusqu'en 1771, et Thésée,
14 fois jusqu'en 1779.
11 faut remarquer que Campraet Destouches ont débuté en 1697, Rameau
en 1733, et Gluck (à Paris, avec Jphigénie en Aulide)en 1774. En 1779, lors
do la dernière reprise du Thésée de Lully, Gluck avait donné à Taris,
Iphigénie, Orfeo (1774), Alcesle (177G), Armide (1777), et, la même année,
Iphigénie en Tauride (1779). Il est de plus assez curieux qu'à la reprise
d'Acis, en 1752, Lully ait partagé le spectacle avec la Serva padrona do
Pcrgolèsc.
(2) « Il a joint à la force du génie do sa nation, la politesso et les agré-
ments de la nôtre. » (Perrault.) — Voir, plus haut, le Ballet de la Raillerie
de Lully (1659).
268 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
séquent à l'exécuter. Il n'y a pas lieu d'en rougir, puisque cette
faiblesse a sa source dans sa force môme de vie réelle et d'action,
et que les mêmes causes qui nous privent d'opéra nous ont faits
les premiers au théâtre parlé. Il faut donc se demander s'il no
valait pas mieux chercher une forme d'art musical vraiment fran-
çaise, que s'obstiner à dépenser ses dons dans une œuvre qui ne
répondait pas aux besoins de la race. Le Florentin Lully ne le
pouvait comprendre. Les maîtres du théâtre français en ont eu la
conscience dès le dix-septième siècle.
Saint-Evremond,si Français, si pénétrant des sentiments natio-
naux, (d'autant plus peut-être, qu'il était moins ouvert aux idées
étrangères), a excellemment donné la formule du rôle de la mu-
sique dans la tragédie, et de l'art original qui devrait sortir en
France de l'union des deux arts.
« Les vœux, les prières, les sacrifices, » dit-il, « et générale-
ment tout ce qui regarde le service des Dieux, s'est chanté dans
toutes les nations et dans tous les temps. Les passions tendres et
douloureuses s'expriment naturellement par une espèce de chant :
l'expression d'un amour que Ton sent naître, l'irrésolution d'une
âme combattue de divers mouvements, sont des matières propres
pour les Stances, et les Stances le sont assez pour le chant. Per-
sonne n'ignore qu'on avait introduit des Chœurs sur le théâtre
des Grecs ; et il faut avouer qu'ils pourraient être introduits avec
autant de raison sur les nôtres. Voilà quel est le partage du chant,
à mon avis ; tout ce qui est de la conversation et de la conférence,
tout ce qui regarde les intrigues et les affaires, ce qui appartient
au conseil et à l'action », est le domaine de la poésie (1).
Et plus loin, montrant, après l'emploi de la musique dans l'art
ancien, l'art nouveau qu'on pourrait faire :
« Je conseillerais de reprendre le goût de nos belles comédies,
où l'on pourrait introduire des danses et de la musique, qui ne
nuiraient en rien à la représentation. On y chanterait un prologue
avec des accompagnements agréables. Dans les intermèdes, le
chant animerait des paroles qui seraient comme l'esprit de ce
qu'on aurait représenté. La représentation finie, on viendrait à
chanter un épilogue, ou quelque réflexion sur les plus grandes
beautés de l'ouvrage : on en fortifierait l'idée, et ferait con-
server plus chèrement l'impression qu'elles auraient fait sur les
spectateurs. C'est ainsi que vous trouveriez de quoi satisfaire les
(1) Lettre sur les Opéra. — La mauvaise application de cette idée a con-
duit, comme nous verrons, au genre faux de l'opéra-comique.
L'OPÉRA EN FRANCE. 269
sens et l'esprit, n'ayant plus à désirer le charme du chant dans
une pure représentation , ni la force de la représentation dans la
langueur d'une continuelle musique. »
Il est douteux que Corneille et Racine aient eu connaissance
des vœux de Saint-Evremond ; tous deux ont cependant agi
d'après ces règles. L'Andromède (1) est un essai de ce que la mu-
sique peut apporter de charme mystérieux et d'illusion fantasti-
que clans la tragédie humaine (2). Esther (3) et Athalie (4) mar-
quent le point le plus haut où se soit élevé l'art dramatique
français, paré de toutes les richesses de la vie réelle, de la poésie
et de la musique. Qui ne sent la grandeur épique qu'ajoute l'em-
ploi des chœurs à la tragédie de Racine? C'est l'âme du peuple
d'Israël qui remplit de son souffle une page de son histoire. Rien
ne rappelle de plus près le drame de Sophocle. On sourit en pen-
sant que Wagner crut s'en rapprocher davantage avec le torrent
(1) Janvier 1650. Salle du Petit-Bourbon.
(2) Corneille, moins finement artiste que Racine et Molière, moins sensiblo
à la grâce des doux sons, relègue avec hauteur la musique dans les scènes
de machines et d'action, loin des beaux dialogues où triomphe la raison.
« Vous trouverez cet ordre gardé dans les changements de thécàtrc , que
chaque acte, aussi bien que le prologue, a sa décoration particulière, ou du
moins une machine volante, avec un concert de musique que je n'ai em-
ployé qu'à satisfaire les spectateurs , tandis que leurs yeux sont arrêtés à
voir descendre ou remonter une machine, ou s'attachent à quelque chose
qui leur empêche de prêter attention à ce que pourraient dire les acteurs,
comme fait le combat de Persée contre le monstre; mais je me suis bien
gardé de faire rien chanter qui fût nécessaire à l'intelligence de la pièce,
parce que, communément, les paroles qui se chantent étant mal entendues
des auditeurs pour la confusion qu'y apporte la diversité des voix qui les
prononcent ensemble, elles auraient fait une grande obscurité dans le corps
de l'ouvrage , si elles avaient à instruire l'auditeur de quelque chose
d'important. » (Préface d'Andromède.)
La musique fait donc pour lui partie du décor; il le dit clairement.
La Toison d'Or, « représentée par la troupe royale du Marais, chez M. lo
marquis de Sourdéac, en son château de Neufbourg, pour réjouissance pu-
blique du mariage du roi » (1060), « et ensuite sur le théâtre royal du
Marais, » a dû servir de modèle aux premiers opéras do Quinault. Sourdéac,
Comme nous avons vu, devint un des associés de Perrin et Cambert.
(3) « Je m'aperçus qu'en travaillant sur le plan qu'on m'avait donné,
j'exécutais en quelque sorte un dessein qui m'avait souvent passé dans l'es-
prit, qui était de lier, comme dans les anciennes tragédies grecques, lo
chœur et le chant avec l'action. » (Préface d'Es*/ier, 1689.)
(4) « J'ai essayé d'imiter des anciens cette continuité d'action, qui fail que
leur théâtre ne demeure jamais vide, les intervalles des actes n'étant mar-
qués que par des hymnes. La scène de la prophétie, qui est uno e
d'épisode, amène très naturellement la musique. » (Préface iV.Ulialir, 1091.)
270 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
de musiques, où sa poésie philosophique surnage à peine. La
claire pensée française, son juste sens de l'eurythmie, qui met
en œuvre tous les arts, en les subordonnant harmonieusement à
l'action, a été cette fois bien près de deviner le génie artistique
de la Grèce (1).
Plus complet encore et plus vivant, l'esprit de Molière applique
à la tragédie les ressources de l'art lyrique (2), et, dans la comé-
die, donne les modèles de l'art nouveau que rêve Saint-Evre-
mond (3). La musique jette dans le Sicilien le scintillement et la
(1) Racine avait même accepté de MMme8 de Montespan et de Thianges, la
charge d'écrire un opéra. Boileau lui en fit de vifs reproches. Il convint de
la justesse des critiques; mais trop avancé pour reculer, il commença un
opéra sur la chute de Pfiaéton. « Comme il n'entreprenait cet ouvrage qu'à
regret, » il obligea Boileau à en partager l'ennui , pour le lui rendre plus
supportable. Par bonheur, dit Boileau, Quinault parvint à les supplanter...
« Sic nos servavit Apollo. » (Boileau, Fragment d'un prologue d'opéra.)
Du moins Racine écrivit-il une pastorale en un acte pour Lully {L'Idylle
sur la Paix, 1685, jouée à l'orangerie de Sceaux, cnez Seignelay). On prête
aussi à Boileau quelque part à l'opéra de Bellerophon, par Thom. Corneille
et Fontenelle (janvier 1679). Lui-même prétendait y avoir collaboré, au
moins par des conseils : « Tout ce qui s'y est trouvé de passable, c'est à
moi qu'on le doit. »
(2) Psyché, tragi-comédie ballet en vers libres (carnaval 1670). — La
partie chantée , qui est plus particulièrement mythologique, (c'est-à-dire
fantastique), et sensuelle, est de Quinault. C'est un véritable opéra à soi
seul. Le premier intermède, en italien, qui exprime la douleur de la mort
de Psyché (« Deh ! piangete... ») est de Lully. Les quatre autres intermèdes
représentent : Vulcain et les Cyclopes forgeant le palais d'Amour; —les
Zéphyrs et les Amours charmant Psyché pendant l'absence d'Amour; — les
Enfers, la mer de feu, la danse des Furies; — l'Olympe et les noces de
Psyché.
(3) Molière, malheureusement pressé par son incessante production, et
manquant de la troupe nécessaire, n'a pu mener à la perfection l'art dont il
a eu le sentiment très net dans une heure de réflexion. Un hasard l'y amena.
Il voulait donner un ballet avec Les Fâcheux (20 août 1661); « et comme il
n'y avoit qu'un petit nombre choisi de danseurs excellents, on fut contraint
de séparer les entrées de ce ballet, et l'avis fut de les jeter dans les
entr'actes de la comédie, afin que ces intervalles donnassent temps aux
mêmes baladins de revenir sous d'autres habits; de sorte que, pour ne point
rompre aussi le fil de la pièce par ces manières d'intermèdes, on s'avisa de
les coudre au sujet du mieux que l'on put, et de ne faire qu'une seule chose
du ballet et de la comédie. » Le temps manqua pour fondre parfaitement
les deux arts. « Quoi qu'il en soit, c'est un mélange qui est nouveau pour
nos théâtres, et dont on pourrait chercher quelques autorités dans l'anti-
quité; et comme tout le monde l'a trouvé agréable , il peut servir d'idée à
d'autres choses qui pourroient être méditées avec plus de loisir. » (Au
lecteur.) — Il se pourrait que l'essai do Molière ait plus fait que l'opéra
d'Issy, pour le triomphe de l'opéra en France.
L'OPÉRA EN FRANCE. 271
griserie d'une nuit italienne, d'une mascarade d'amour. Elle en-
veloppe le cerveau d'une atmosphère d'ivresse, où les êtres vivants
peu à peu se déforment, sortent du monde réel, prennent des
proportions fantastiques. Ainsi dans le Malade et le Bourgeois
gentilhomme , où la comédie si franchement réaliste d'abord, se
grise de sa santé, et finit dans le rire colossal de Pantagruel. Loin
d'y sentir une déchéance de la grande comédie, j'y vois son fort
épanouissement, une épopée de la belle humeur et de la bouffon-
nerie. La musique n'ajoute pas peu d'ampleur à cette magnifi-
cence du rire; surtout elle le rend possible; elle désarme la cri-
tique; elle livre la raison aux folies des sens. En même temps
Dans le Mariage forcé, on voit (Argument) que Molière vise à la panto-
mime musicale (29 janvier 1664). Dans La Princesse d'Elide (8 mars 1664), la
partie musicale est déjà mieux rattachée à l'action ; elle est mêlée aux dia-
logues dans les entr'actes, mais d'un caractère comique. Cependant, le qua-
trième intermède a je ne sais quel parfum de comédie shakespearienne. La
musique berce la rêverie, et augmente le trouble de la princesse amoureuse.
« Tâchez de charmer avec votre musique le chagrin où je suis... » —
« ...Achevez seules, si vous le voulez. Je ne saurais demeurer en repos; et
quelque douceur qu'aient vos chants, ils ne font que redoubler mon inquié-
tude... »
Le prologue de Y Amour médecin (15 septembre 1665) montre la Comédie
tendant la main à la Musique et au Ballet :
Quittons, quittons notre vaine querelle,
Ne nous disputons point nos talents tour à tour.
Les entrées de ballets font de la pièco un véritable opéra-bouffe. Cham-
pagne frappe en dansant, aux portes de quatre médecins. Les médecins
dansent en se saluant. C'est du haut Guignol.
M. de Pourceaugnac (6 octobre 1669), plus encore, ressemble à V « opéra
buffa » italien. 11 commence par une sérénade ; il y a des duos bouffes (con-
sultation des médecins et des avocats), et des ballets ridicules (poursuite
des matassins, danse de deux procureurs et des sergents).
11 en est de même du Bourgeois gentilhomme (14 octobre 1670) et du
Malade imaginaire (10 février 1673). Pour achever la liste, je me contente
de nommer Mélicerle (2 décembre 1666), La Pastorale comique (idem), Le
Sicilien (janvier 1667), George Dandin (18 juillet 1668), Les Amants magni-
fiques (7 septembre 1670), Le Ballet des Ballets (décembre 1671).
On est surpris que la musique ne soit point mêlée aux Fourberies de
Scapin (4 mai 1671) et à Amphitryon (12 janvier 1668). Mais ce dernier est
une musique à soi seul.
Sans insister davantage sur un sujet qui a été plusieurs fois étudié, je
ferai remarquer particulièrement trois scènes : le sixième intermède des
Amants magnifiques (Solennité des jeux Pythiens on musiquo), qui est du
pur opéra; la Cérémonie du Malade, et le Ballet des Nations, à la fin du
Bourgeois (le donneur do livres et la foule), dont un Rossini pourrait soûl
traduire en musique l'ampleur de bouffonnerie et la vio tumultueuse. C'est
du plus grand opéra-bouffe.
272 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
elle adoucit l'ironie; elle enlève à la parole railleuse ce qu'elle a
toujours d'un peu sec; elle enrichit le spectacle de tout le luxe
mondain des danses et des sons. Elle fait du théâtre comique le
reflet de la vie, mais d'une vie joyeuse et élégante, ornée de tout
ce que la réalité a de parures pour les sens, .et où le ridicule, la
maladie, la mort même, ne sont que jeux plaisants, propres cà don-
ner à l'homme le rire fort et sain.
L'art français a toujours en le caractère d'un luxe pratique. Il
cherche à embellir la vie de son parfum d'élégance, mais sans la
troubler jamais; il veut lui donner au contraire une vue plus
nette du monde qui l'entoure, et la force héroïque et joyeuse
d'agir.
Un tel idéal ne pouvait s'accommoder do la musique à la façon
des Allemands, incessante rêverie repliée sur elle-même, — ou du
chant italien, cri de fiévreuse passion, qui toujours s'abandonne
avec la même ivresse langoureuse et lassée. La musique devait
obéir à l'action, l'entourer de son charme poétique et mondain,
mais n'en distraire jamais.
De là vint que même au théâtre lyrique, où l'on prit de bonne
heure l'habitude d'aller s'ennuyer, ou se divertiivsuivant l'hu-
meur, sans exigences littéraires ou dramatiques, il fallut cepen-
dant faire deux parts bien distinctes , l'une pour l'action , si
médiocre qu'elle fût, l'autre pour la musique. Ainsi naquit ce
joli monstre, l'opéra comique (1), qui serait une œuvre d'art
très médiocre, s'il no fallait le considérer comme un divertisse-
ment sans prétention, un passe-temps de musiques et de dialo-
gues , qui ne se prend au sérieux que juste assez pour éveiller
d'aimables émotions, dont l'esprit jouit doucement sans jamais en
être dupe.
Musset a finement senti les lois du genre, si le mot de lois
(1) Il était assurément bien dans l'esprit de la race; car qu'est-ce autre
chose qu'un opéra-comique, ce Jeu de Robin et de Marion (1285), premier
exemple d'union véritable de la musique à la poésie? L'une et l'autre y ont
déjà leur place distincte. Marion, courtisée par le chevalier, lui rit au nez
dans une chanson. Quand une phrase a uni caractère sentimental ou rail-
leur bien marqué, quand un dialogue se développe en une symétrie ca-
dencée, le rythme musical s'ajoute aux vers, vient de lui-même leur prêter
ses petites ailes, et l'émotion fleurit en une mélodie. Mais ce passage de
l'une à l'autre langue fait qu'on ne s'abandonne point à l'illusion du chant,
et qu'on en goûte le charme délicat sans oublier jamais la convention d'un
tel art. Si parfait qu'il puisse être, c'est toujours un jeu de société ; ce n'est
pas le drame où l'on perd conscience de la vie réelle (Voir, sur ce curieux
Adam de la Haie, mort vers 1288, à Naples, l'ouvrage de Coussemaker, 1878).
L OPÉRA EN FRANGE. 273
peut convenir à un genre aussi fluet (1). « Il faut saisir, » dit-il,
« le moment précis où l'action peut s'arrêter, et la passion , le
sentiment pur, se montrer et se développer. Ces sortes de scè-
nes, où la pensée de l'auteur quitte pour ainsi dire son sujet,
sûre de le retrouver tout à l'heure, et se jette hors de l'intrigue
et de la pièce même dans l'élément purement humain , ces sortes
de scènes sont extrêmement difficiles ; c'est la part de la poésie.
L'opéra comique est justement celui de tous les genres où se
montre le plus distinctement ce temps d'arrêt, ce point de démar-
cation entre l'action et la poésie. En effet, tant que l'auteur
parle, l'action marche, ou du moins peut marcher. Mais dès
qu'il chante, il est clair qu'elle s'arrête. Que devient alors le
personnage? C'est la colère, c'est la prière, c'est la jalousie, c'est
l'amour. Que le personnage s'appelle comme il voudra, Agathe
ou Elise, Dernance ou Valcour, la musique n'y a point affaire.
La mélodie s'empare du sentiment, elle l'isole; soit qu'elle le
concentre, soit qu'elle l'épanché largement, elle en tire l'accent
suprême : tantôt lui prêtant une vérité plus frappante que la pa-
role, tantôt l'entourant d'un nuage aussi léger que la pensée,
elle le précipite ou l'enlève, parfois même elle le détourne, puis
le ramène au thème favori , comme pour forcer l'esprit à se sou-
venir, jusqu'à ce que la muse s'envole et rende à l'action passa-
gère la place qu'elle a semée de fleurs. »
Musset comprend la musique à la façon de Saint-Evremond.
« Le chant animerait des paroles qui seraient comme l'esprit de
la représentation (2). » Il ne lui permet pas de se mêler à l'action;
elle n'a point cette témérité de peindre les âmes des héros et
leurs passions individuelles; mais elle prend les germes de pas-
sion qui sont en eux, les développe et les paraphrase; elle répand
autour du drame une sorte d'atmosphère sensuelle et sentimen-
tale qui grise les spectateurs et les fait participer, d'une manière
inconsciente et trouble, aux émotions du spectacle. A vrai dire,
des intermèdes symphoniques , ou des chœurs à l'antique (d'un
sentiment aussi moderne que l'on voudrait, et tels que les ima-
gine par exemple, l'auteur d'On ve badine pas), eussent mieux
résolu le problème, que ce genre hybride de l'opéra comique,
avec les heurts do ses deux langues juxtaposées et disparates.
Mais le Français a cherché son plaisir plus que son idéal ; puis-
(1) A. de Musset, Discours de réception à V Académie française (27 mai 1852)
sur Dupaty.
(2) Saint-Evremond, Lettre sur les Opéra. Voir plus haut.
18
274 les Origines du théâtre lyrique moderne.
qu'il a réussi , ne le chicanons pas. Tl est seulement fâcheux que
presque toute notre musique se soit appliquée à soutenir chez
nous un genre qui est italien ou allemand, l'Opéra, plutôt qu'à
chercher une expression de l'instinct national plus artistique et
plus haute que l'opéra comique.
Gomment s'en étonner pourtant? Un rôle brillant, mais acces-
soire, ne pouvait convenir à nos musiciens. Il est rare qu'on ait
la juste conscience de ses forces, et il est bon de tenter davantage.
En cherchant à sortir de ses limites, notre art. protégé par sa
grâce et son tact, n'a jamais commis d'erreurs pareilles aux étran-
gers, quand ils ont tenté des imitations françaises; il a même
réussi parfois à faire illusion aux étrangers eux-mêmes. En réa-
lité, il n'a jamais été au delà du second rang. L'éclat avec lequel
il l'occupe ne suffit pas à nous enlever le regret qu'il n'ait pas eu
un sentiment plus clair de son rôle artistique. Quelques-uns de
nos musiciens l'ont cependant compris. Le plus Français de tous
a donné dans Y Artésienne la mesure de notre musique dramati-
que, et montré la grandeur où elle pourrait atteindre, en consen-
tant seulement à obéir à ses lois.
CHAPITRE IX.
LA DÉCADENCE ITALIENNE.
Scepticisme et dévergondage des cours italiennes au dix-septième siècle. —
Corruption du goût. Palestrina supplanté par Kapsberger. Mise en scène et
virtuosité. — Décadence intellectuelle. Bouffonnerie sénile des poèmes
d'opéra. Quelques livrets. Cicognini. Stampiglia. Esthétique dramatique
du dix-septième siècle. Satire de Marcello. — Corruption morale. Scan-
dales des théâtres de Rome. Luttes d'Innocent XI et d'Innocent XII
contre l'immoralité. Les papes vaincus par l'Opéra.
Les grands hommes de la Décadence. Stradella. Alessandro Scarlatti. Leur
richesse, leur beauté, leur paresse et leur vide. — Ce que le monde doit
aux Italiens; ce qu'il était en droit de leur réclamer encore. — Les Ita-
liens ont créé le drame lyrique, esquissé toutes ses formes; tout l'art
moderne s'ébauche en eux. — Ils n'ont pas été tout ce qu'ils devaient
être. La musique n'a pas eu son Raphaël.
Eclat et séduction de cette Décadence voluptueuse; elle a pu faire l'illusion
de l'âge d'or de l'Opéra.
L'Opéra arrivait à peine à la pleine possession de ses forces ,
qu'il se trompait de chemin , et la décadence se révélait en son
épanouissement.
Poésie et musique étaient piquées au cœur par le scepticisme ,
par une ironie brillante, un dandysme indifférent. L'art profond
du seizième siècle s'était corrompu, à vivre dans les cours bla-
sées de l'Italie. Il avait appris à ne leur plus parler qu'un langage
digne d'elles, vide comme leur pensée. Dès 1630, Palestrina était
traité d' « antiquaille (1); » les plus sérieux artistes, un Doni,
n'étaient pas éloignés de trouver son style inculte et sauvage. Un
(1) « Ammiro anch' io quella famosa musica dol Palestrina, cho fu cagione
che il concilio del Trento non bandisso la musica dello chiesc, pcrô qucsto
cose si hanno orà in pregio, non per scrvirsenc, ma pcr consorvarlo o to-
nerle riposte in un museo, coino bellissime anlicaglie. » (Piotro dolla Vallo.)
276 LES ORIGINES DU THEATRE LYRIQUE MODERNE.
Kapsberger (1) osait se poser en réformateur de l'art passé (2), et
réussissait à le remplacer à la Sixtine par ses plates musiques sur
les poésies d'un pape Barberini.
Le mouvement s'accentua à la fin du siècle. Les tours de force
vocaux, le règne de la virtuosité, les formules brillantes et creu-
ses, le luxe extravagant de la mise en scène (3), envahirent la
musique; le sérieux en disparut. Les rythmes s'appauvrissent;
le récitatif se vide; les grandes scènes dramatiques sont étouffées
par l'aria napolitain; l'orchestration se réduit à sa plus simple
expression.
La poésie semble être devenue le langage de vieux nobles im-
béciles, un bégaiement sénile, avec des restes de dignité. Elle mêle
les façons pompeuses d'autrefois à un radotement d'idiots. Ce
sont des apothéoses vides de sens, farcies de sentences à la Polo-
nius, et de cocasseries à l'Offenbach , un spectacle dans le genre
des féeries du Ghâtelet et de la Porte Saint-Martin.
Dans le Giasone, de Gicognini (un des plus célèbres opéras du
siècle), une situation dramatique s'interrompt pour faire place à
(1) Johannes Hieronymus Kapsberger, «nobilis Germanus, » glorieux dans
son temps comme un Monteverde ou un Mozart, et soutenu dans l'histoire
par l'admiration béate de son ami, Athanasius Kircher (Musurg., VII, 586),
que son snobisme et ses façons charlatanesques avaient ébloui. Il était vir-
tuose sur le théorbe, le luth, la guitare et la trompette, musicien à la mode
et d'un goût détestable. Pietro délia Vaile parle de ses trilles, syncopes-
trémolos, oppositions peu discrètes de piano et de forte (voir Doni, II, 254).
Il a laissé une quantité de compositions profanes et religieuses, dont un
grand nombre est à la Bibliothèque Barberini de Rome.
(2) « Musicen jampridem impudicis suit ludicris modis fraclam tantae poe-
seos gravitate extollere conatus sum, ut jucundâ quàdam severitate incnrtos
desipientis vulgi plausus aspernata graviorum principum aures teneret, ne-
que tam saepe ex Antistitum cubiculis exturbaretur, tanquam ancilla libi-
dinis et obstetrix vitiorum. » (Dédicace des Missarum Urbanarum, lib. I,
1631, et des Poésies latines d'Urbain VIII (Maffio Barberini), mises en style
récitatif.)
(3) La mise en scène du Paride de Bontempi à Dresde (1662) coûte
300,000 thalers; celle de Porno d'Oro de Cesti à Vienne (1666), 100,000 thalers.
Certaines pièces ne sont que des défilés pompeux. L'Apothéose de saint
Ignace de Loyola et François Xavier, par Kapsberger, est un de ces triom-
phes jésuites, tels qu'en produit la peinture de l'époque. Les cinq actes sont
remplis par des processions de nations, avec des costumes, des animaux,
des objets exotiques.
Dans une pièce on voit Alcibiade arriver en voiture élégante, précédée
de coureurs et de cavaliers. Dans une autre, une mine prend feu au siège
de Persépolis et fait sauter la moitié de la ville.
La plus étrange do ces représentations est la Bérénice de Freschi (1680).
LA DECADENCE ITALIENNE. 277
des facéties dignes du Chapeau de paille d'Italie. Egée, bouleversé
par le départ de son fils, interroge son esclave :
« Egeo. — E verso dove andranno ? (Et où vont-ils?)
Démo (balbutiente). — S'imbarcano per co co co, per co co co.
Egeo. — Per Coimbra?
Démo. — Per co co co.
Egeo. — Per Coralto?
Démo. — Oibo! per co co co.
Egeo. — Per Cosandro?
Démo. — Nemmeno ; per co co co.
Egeo. -— Per Corinto?
Démo. — Ah! ah! bene, mi cavasti di pêne. (Ta m'as tiré de
peine.) »
Je ne nie pas l'effet de rire nerveux que provoquent ces plai-
santeries faciles ; mais le moment était singulièrement choisi (1).
Heureux encore si la niaiserie s'était cantonnée dans certaines
scènes! Mais que dire d'oeuvres à prétentions littéraires, qu'elle
remplit tout entières? Comme ce Christophe Colomb, « qui, en
courant les mers, devient passionnément amoureux de sa propre
femme, » et dont parlent les satires de l'abbé de Coulanges et du
duc de Nevers (2).
Dans le chapitre de l'opéra vénitien , j'ai noté l'incroyable
impuissance des poètes à sortir de la pauvreté de sentiments de
leur époque. Ils sont tout à fait incapables de concevoir d'autres
mobiles que l'intrigue et la galanterie. On leur pardonnerait ai-
sément de n'avoir pas l'âme antique, si du moins ils avaient une
âme; mais ce n'est qu'un semblant, un reflet, une ombre falotte.
Quelques exemples montreront cette impossibilité à saisir les mo-
tifs profondément humains d'une situation tragique.
Alceste, de Draghi (3). Au premier acte, la reine est ramenée
sur la terre par Hercule. Elle trouve Admète, au moment où la
princesse thébaine, Mégara, prisonnière d'Hercule, est introduite
à sa cour, et, prise de défaillance, tombe dans les bras du roi.
Alceste désespérée veut de nouveau mourir.
Ifide, de Draghi (4). Le roi de Crète, Lygdo, a donné l'ordre
(1) Cicognini doit presque tout son succès à ce talent effronté do persi-
fler les situations mômes qu'il traitait, un peu à la façon do Henri Heine.
(Inutile d'ajouter qu'il n'en a pas l'esprit, ni l'émotion délicate).
(2) Il Colombo ossia l'Indu Scoperta, poésie et musiquo du cardinal Otto-
boni, 1691. Rome. Théâtre du Tor di Nona.
(3) 1G99. Vienne. Poète : Donato Cupeda.
(4) 1G83. Milan. Poèto : Piantanida.
278 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
d'exposer l'enfant qui doit naître, si c'est une fille. La mère le
trompe et fait passer la petite Ifide pour an garçon. L'action com-
mence au moment où le père veut marier le faux jeune homme
avec la princesse Janthea.
Le finezze deWamicizia et delCamore (1). Tibérius Gracchus aime
Cornelia Scipio. Celle-ci le repousse, parce que le Sénat la destine
à Ptolémée d'Egypte, et surtout parce qu'elle croit Tibérius en-
nemi de sa maison. Apprenant au troisième acte, que Tibérius
a défendu les Scipions contre les autres tribuns, elle lui donne
sa main.
Mutio Scsevola, de Gavalli (2). Scaevola et Porsenna sont enne-
mis, parce qu'ils aiment tous deux la fille du consul Publicola,
Valeria. Oratio Code est aussi l'amant d'une certaine Elisa. Mu-
tio et Oratio sont les victimes d'un intrigant, le capitaine Ismeno.
Le noble Porsenna leur rend la liberté et les unit à celles qu'ils
aiment.
Ormindo, de Cavalli (3). Erisbe, jeune femme du vieux roi Ha-
drieno, aime deux jeunes princes, Amida et Ormindo. Amida
s'arrache à temps des liens coupables, et revient à l'amour de sa
fiancée délaissée, qui l'a suivi dans ses égarements sous le mas-
que d'un soldat- égyptien. Mais Ormindo est pris avec la reine et
condamné à mort. Par bonheur, au dernier moment, un talis-
man fait reconnaître qu'Ormindo est fils du vieil Hadrieno. Non
seulement le roi lui pardonne, mais il lui donne son trône et sa
femme.
Les exemples pourraient se multiplier à l'infini (4). En voici
un dernier, tiré du plus célèbre ouvrage de Scarlatti, la Caduta
dei Decemviri, dont l'Arcadien Stampiglia écrivit le livret (1697).
Il n'est rien de plus galant. Appius est respectueusement em-
pressé auprès de Virginie. Celle-ci est une jeune coquette, qui
sait profiter des conseils de sa nourrice, se garde bien de décou-
rager ses galants, et tient la balance égale entre eux. Aussi Virgi-
nius serait-il malappris à la tuer, comme le veut l'histoire; ce
manque de goût est évité (5) ; il l'effleure à peine, et elle épouse
(1) 1699. Vienne.
(2) 1665. Venise. Poète : Minato.
(3) 1647. Venise. Poète : Faustini.
(4) Voir le récit de la Bérénice de Domenico Freschi, 1680, Padoue, dans
Sulherland.
(5) « C'est une règle en Italie de ne jamais ensanglanter la scène par lo
meurtre d'un personnage principal, lors même que la pièce contient les ac-
LA DÉCADEiNCE ITALIENNE. 279
son fiancé. Virginius répare sa brutalité en épousant à son tour
la sœur d'Appius; et, pour ne pas demeurer en reste, Appius
épouse une dame romaine, Valérie.
Telles sont les sources d'inspiration des artistes de l'époque.
Encore ai-je soin de ne choisir que les pièces les plus fameuses.
Scarlatti a écrit sur celle-ci sa musique la mieux venue, et le sujet
sembla si beau, que quinze ans plus tard, Leonardo Vinci le re-
prenait pour une musique nouvelle (1712).
C'est à peine si deux ou trois braves gens protestent contre les
extravagances de l'époque. Roberti, dans le prologue de sa Rosi-
monda (1696), s'élève avec indignation contre les galanteries amou-
reuses, au nom d'Electre, de Médée, de Sophocle, d'Euripide et
de Sénèque. Busenello (1), dans sa préface des Amours d'Apollon
et Dafné, rend responsable de ce mauvais goût Guarino et son
Pastor Fido. Ce goût a malheureusement toujours été celui de
l'Italie; et si de telles récriminations étaient jamais utiles, peut-
être s'adresseraient-elles mieux au Tasse, et à son imagination
romanesque, qu'au pauvre Guarino, qui n'a rien inventé. Mais la
Renaissance tout entière serait coupable; et qui aurait le courage
de lui reprocher cette joie enfantine et raffinée de la galanterie et
des jeux amoureux, qui brille d'un frais éclat dans les comédies de
Shakespeare et dans la Jérusalem délivrée. Leur jeunesse fait leur
charme; et le tort de l'Opéra du dix-septième siècle est, comme
un vieil enfant, de jouer à des jeux qui ne sont plus de son âge.
M. Kretzschmar ramène à une formule arithmétique, la plupart
des comédies de l'époque. Soient donnés deux, ou quatre, ou six
amoureux d'une part; une, ou trois, ou cinq princesses de l'au-
tre; naturellement, un amoureux s'en retourne les mains vides.
Les combinaisons peuvent varier. Par exemple, la dame B est
aimée du prince A, mais aime le général G, qui aime la prin-
cesse D. Ou bien la dame D ne sait lequel choisir entre A, G et E.
Ou bien les uns et les autres ne sont pas ceux pour lesquels ils
sont pris. Et la plupart du temps, les maris^ne reconnaissent pas
leurs femmes; les parents, leurs enfants; les frères, leurs sœurs.
Le travestissement sévit de la façon la plus extravagante. Les
étrangers ont peine à comprendre ce goût monstrueux dos Ita-
liens. Mais, outre qu'on y pourrait saisir quelques traces d'une
déviation morale et d'un goût singulier, que Praxitèle et Léonard
tions les plus atroces. Tuez les subalternes tant qu'il vous plaira, mais los
virtuoses doivent être inviolables. » (Frés. de Brosses.)
(1) Voir p. 168.
580 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
ont paré de leur grâce sublime dans leurs êtres troubles et in-
sexuels, il faut y voir aussi l'influence de l'emploi des castrats au
théâtre (1). Les illusions des personnages étaient d'autant plus
vraisemblables, que le public lui-même pouvait s'y méprendre.
Il est à peine utile d'ajouter que ces livrets insensés n'ont au-
cun rapport avec les airs qu'on y introduit. Poésie et musique
sont indépendantes l'une de l'autre. A vrai dire, toutes deux ten-
dent de jour en jour à n'être plus qu'un prétexte à des jeux de
scène et à des virtuosités.
« Avant de composer le livret d'un opéra, le poète moderne de-
mandera au directeur une note détaillée lui indiquant le nombre
de scènes qu'il veut avoir, afin de les intercaler toutes dans le
drame. S'il doit y faire figurer des apprêts de festins, des sacri-
fices, des ciels sur la terre, etc., il aura soin de s'entendre avec les
machinistes pour savoir par combien d'airs, de monologues ou de
dialogues il doit allonger les scènes, afin qu'ils aient toutes leurs
aises pour préparer ce qui leur sera nécessaire...
» Il composera l'opéra entier sans se préoccuper de l'action,
afin que le public, incapable d'en deviner l'intrigue, l'attende
avec curiosité jusqu'à la fin. Le bon poète moderne s'arrangera
pour que ses personnages sortent souvent sans motif; ils s'éloi-
gneront l'un à la suite de l'autre après avoir chanté la canzonetta
de rigueur. — Il ne s'enquerra jamais du talent des acteurs; sa
préoccupation essentielle sera de savoir si le directeur n'a pas né-
gligé de se pourvoir d'un bon ours, d'un bon lion, de bons rossi-
(1) Voir le S. Alessio de Landi, 1634. Dans le Palagio d'Atlante de Luigi
Rossi, Loreto Vittori joue Angélique. Dans Bidon de Cavalli, 1641, Jarbas
est un castrat. De même, dans Scipione de Cavalli, 1G64, le héros est cas-
trat; Sofonisbe est déguisée en homme. Dans Mutio Scœvola de Cavalli,
1665, Orazio Code est un soprano. Eliogabalo, du même, 1669, est encore
plus extraordinaire : Eliogabalo, Alessandro et Cesare sont soprani ; Zenia
est ténor. Ce n'est guère qu'à partir de 1671 que des femmes chantent dans
les représentations musicales, à Rome. La première mention certaine qu'on
en ait, est en 1673. A l'Opéra de Paris, en- 1680 (pour Proserpine), les femmes
ne sont pas encore admises même au corps de ballet. C'est seulement en
avril 1680, qu'elles y font leur apparition, pour le Triomphe de V Amour.
Sur cette bizarre question des « soprani », on peut consulter une curieuse
apologie française du dix-septième siècle : « Eunuchi nati, facti, mystici, ex
sacra et humanâ litteraturâ illustrati. Zacharias Pasqualigus puerorum
emasculator ob musicam, quo loco habcndus ; responsio ad quaesitum per
epistolam I. lleribcrli cameliensis, — ad illustriss. M. D. D. Plùliberturn de
la Marc senatorcm Divioninsem — Diviono ap. Philibert Chavance, 1655,
cum privilegio régis. » C'est un ouvrage assez volumineux (203 p.); j'en ai
trouvé un exemplaire à la Bibl. Sainte-Cécile de Rome.
LA DÉCADENCE ITALIENNE. 281
gnols, de flèches, de tremblements de terre et d'éclairs. — Pour ter-
miner l'opéra, il amènera une scène d'une décoration splendide,
afin que le public ne parte pas avant la fin, et il ne manquera pas
d'y ajouter le chœur habituel en l'honneur du soleil, de la lune
ou du directeur (1). »
* *
Ajoutez à la décadence intellectuelle une extraordinaire immo-
ralité; j'y ai fait allusion à la fin du chapitre V. — Elle force les
papes à entrer en lutte avec l'Opéra, et on dépense de part et
d'autre plus d'ardeur et plus de haine pour cette lutte, que pour
les guerres politiques. L'héritage des Barberini et des Rospi-
gliosi était lourd à porter. Le théâtre public de Tor di Nona,
commencé vers 1660, remis à neuf avec magnificence en 1671
par le comte d'Alibert, factotum de Christine de Suède, devint le
spectacle des scènes les plus scandaleuses. Le pape Alticri (Clé-
ment X) (1670-1674), le premier, montra quelques velléités do
résistance au débordement du cabotinage et de la corruption.
Innocent XI Odesca'chi, papa Minga (2) (1676-1689), entreprit
résolument la lutte. Il défendit les spectacles publics vénaux
(c'est-à-dire à billet payant), et voulut rendre impossibles les
spectacles privés et gratuits, en frappant les chanteurs mondains
de l'interdiction de chanter dans les. églises, et en défendant aux
femmes de réciter et de chanter sur les théâtres de société. On y
répondit en faisant venir des chanteurs du dehors, et en recou-
rant aux expédients pour la gratuité du spectacle. Pour mettre
fin aux scandales qui se cachaient dans les loges fermées au Tor
di Nona, le pape fit abattre les cloisons et communiquer les lo-
ges. On se gêna si peu, qu'un an après, le pape était contraint do
faire remettre les grillages; le scandale était devenu pire. La
(1) Bcnedctto Marcello, II teatro alla moda, trad. franc. d'E. David, 1890.
Fischbachcr.
Cette spirituelle satire, la plus violente qu'un Italien ait jamais écrite con-
tre l'opéra italien, date, il est vrai, de près d'un demi-siècle plus tard, vers
1720, c'est-à-dire en plein triomphe de Scarlatti, et de son vivant encore.
11 est à remarquer d'ailleurs que Marcello, dans sa lutte contre l'art de
son temps, revient à Provenzale, dont il imite le style, et souvent de trda
près. Je dois cette observation à M. Lucien Michelot, maître de chapelle à
Notro-I)ainc-des-Champs. Nous avons retrouvé dans divers Psaumes do
Marcello, des souvenirs très exacts, et presque dos copies, des plus bcllos
pages de Provenzale (par exemple de l'air do Timante. — Voir l'Appendice).
(2) « Minga » = « qui dit toujours non » (en milanais).
282 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
lutte s'envenima. Innocent XI n'avait pas seulement à lutter
contre le goût romain, mais contre l'opposition étrangère; Chris-
tine de Suède, l'ambassadeur d'Espagne, tout le monde s'accorde
à le faire enrager. Irritable, nerveux , il s'emporto jusqu'à la fu-
reur et tombe dans le ridicule. Il fait chasser de Rome les pein-
tres, dont « le pinceau est instrument de débauches; » il s'avise,
pour remédier au scandale de l'habillement des femmes, qui vont
la gorge et les bras nus, d'envoyer ses sbires aux lavoirs et
blanchisseries, rafler toutes les chemises de dames qui répon-
dent au signalement : « tutte quelle camisce da donne, le quali
saranno trovate con maniche corte e basse di scollo di petto, a
segno taie che detti birri ne hanno fatta una copiosa raccolta in
questi giorni (1). » Un immense éclat de rire accueille ces réfor-
mes. Christine de Suède s'empresse d'aller faire visite au Vati-
can, avec toute sa cour, vêtue de robes ridicules qui montent
jusqu'au nez ; on les nomme « Innocentianes. » L'excès de la
moralité ruine la ligue morale. En 1680, le pauvre pape capitule
sur toute la ligne; il cède, jusque pour les marionnettes; et les
scandales s'épanouissent plus que jamais aux théâtres. — Le Véni-
tien Alexandre VIII (Ottobuoni), qui monte sur le trône en 1690,
les couve d'un regard paternel. Les carnavals de 1690 et 1691
sont les plus fous du siècle (2).
La lutte reprend plus âpre, sous le pontificat du Napolitain In-
nocent XII (Pignatelli) (1691-1700); et en 1697, instruit par les
exemples de ses prédécesseurs, il tranche d'un coup la tête du
monstre. Le Tor di Nona , qui a coûté plus de 100,000 écus à
bâtir, est abattu par son ordre, sous l'accusation d'immoralité et
de scandaleux exemple donné aux pèlerins. Mais la corruption
était trop forte. Après un moment d'effarement et de fureur contre
la barbarie du pape, après des flots d'injures et de pasquinades (3),
(1) Lettre de Paolo Negri al ministro San Tommaso, à Turin (Rome, 25 oc-
tobre 1679).
(2) Voir M. de Coulanges, Mémoires (Paris, 1820). «
(3) Voici une des plus innocentes : *
Notre pape est napolitain ;
Mais c'est un saint, ce qui s'appelle,
Qui veut de l'empire romain
Chasser à jamais la donzella,
Bannir les jeux, les opéra,
Le carnaval , et caetera.
Mais au moins de boire en repos
Nous permettra-t-il, le saint-père?
Son nom, ses armes, sont des pots.
Une Caraffe fut sa mère.
LA DÉCADENCE ITALIENNE. 283
l'hydre dramatique poussa de nouvelles têtes ; ce qui avait été
défendu au Tor di Nona fut permis au Capranica. D'Alihert, en
1718, releva un nouveau théâtre, et Tor di Nona lui-même ne
tarda pas à reparaître.
Si de tels désordres triomphent dans la Rome des papes, que
dire des villes où nul frein ne les retient, de Naples avec son
cynisme oriental; de Venise avec son apothéose de la chair;
Venise aux 18 théâtres d'opéra, qui, de 1637 à 1700, donnent
361 pièces (1) ; Naples, où le seul Scarlatti écrit 125 opéras (2).
Le héros de cette époque est Stradella. Par les dates, il est vrai,
il appartient encore à moitié à la période précédente (3). Mais
d'art et d'esprit, il est le représentant le plus vigoureux de la nou-
velle génération (4). Homme de plaisir et de scandales, si diffé-
rent des vieux maîtres laborieux et concentrés, il se jette dans la
musique comme dans la vie, avec une impétuosité folle, une
fureur de jouissance et d'action. C'est par ces emportements de
colère, par la fougue de la chair et le sang qui bouillonne, que
son art domine ses contemporains et ses successeurs italiens. Peu
d'émotions vraies dans cette magnificence de vie sensuelle; ses
amours et ses querelles lui laissent à peine le temps de réfléchir;
mais il vit puissamment (5).
Pour moi, je veux avec éclat
Célébrer son pontificat.
(Chanson de Coulanges.)
(1) 37 au S. Cassiano, ouvert en 1637; 99 au SS. Giovanni e Paolo, ouvert
en 1639; 34 au S. Mosè, ouvert en 1639; 7 au Novissimo, ouvert en 1642;
5 au SS. Apostoli, ouvert en 1649; 10 au S. Apollinare (1651-1660); 67 au
S. Salvatorc, ouvert en 1661; 4 au T. ai Saloni, ouvert en 1670; 43 au S.
Angclo, ouvert en 1677; 38 au S. Giov. Grisostomo, ouvert en 1678; 6 au
Canal Rcgio. ouvert en 1679; 1 au T. aile Zattcre, ouvert en 1679; 2 à l'Al-
tieri (1690); 1 au S. Marina (1698); 2 au S. Fantiro (1699); 1 au T. privato
S. Mosè (1700); 3 au théâtre de Murano (1660); 1 au théâtre de Dolo (1697).
(2) Et 500 cantates.
(3) Né vers 1645, il meurt vers 1681.
(4) C'est là que nous le retrouverons avec Scarlatti, Bononcini, Keiser, et
ceux que l'on regarde ordinairement commo l'âge d'or de l'opéra ancien.
(5) Modènc a la plus riche collection de Stradella: 148 compositions, dont
6 oratorios et 11 drames. Venise (Bibl. S. Marco) possède 21 cantatos. Voir
suitout le fameux Oratorio de S. Gio. Baltista , à 5 voci, « con istromenti
duplicati, » dont uno copie ancienne est à l'Istituto musicale do Floronco,
et (peut-être) le manuscrit original au Liceo Musicalo do Bologne. Il fut
284 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
Tout autre est Alessandro Scarlatti (1), plus dilettante et moins
vivant. Chez lui, l'abondance de verve n'est que richesse de style;
c'était chez Stradella l'opulence du sang. L'un agit, l'autre écrit.
Ni l'un, ni l'autre ne pensent. Il y a loin de ces hommes, aux
sérieuses émotions du vieux Provenzale. Ce sont pourtant encore,
l'un et l'autre, de grands artistes, plus richement doués, plus
maîtres de la forme. Leur époque est une floraison de splendeur
matérielle. Une telle abondance, fût-elle corrompue, garde pour-
tant en elle je ne sais quelle moralité. Ce torrent de création n'est
ni profond, ni pur; il est beau cependant par sa puissance
même. Jamais depuis, telle opulence de musiques; mais l'art est
plutôt admirable que les artistes. La forme est belle; trop belle ; il
n'y a nul rapport avec ce qu'elle exprime; elle le domine et le
fait oublier, comme en ces airs grandioses du Saint- Jean-Baptiste
de Stradella (2). Au hasard de la verve fleurissent les mélodies ;
en un bouquet factice, d'un goût prévu d'avance , la logique de
l'Aria les cueille et les rassemble. Les fleurs sent précieuses,
étiolées, d'une fadeur subtile; le bouquet est simple avec manié-
risme, et ne manque jamais d'éclat. Mais qu'il fait regretter les
parfums plus agrestes, moins délicats. sans doute, de Schûtz et
de Carissimi ! Par sa seule abondance, cet art sans naïveté con-
serve sa grandeur. Mais le caractère s'est abaissé; les passions
sont, affaiblies; le travail se relâche; l'intelligence même est
moins vive, surtout moins attentive. Sa finesse se dépense à faire
illusion , à chercher le succès, à le trouver sans cesse par des
moyens médiocres. C'est le paresseux abandon de natures riche-
ment douées.
Je me propose d'étudier plus tard cette époque. Elle offre de
grandes facilités à l'histoire, parle nombre considérable d'œuvres
qui portent témoignage pour elle, et dont la plupart sont encore
inconnues. Elle a de vives séductions pour les sens, et la musique
pure y trouvera plus de charme, qu'à l'austère période que nous
avons parcourue. Je ne puis l'aborder ici ; elle m'entraînerait
beaucoup trop loin. Nous touchons avec elle à l'époquo contem-
poraine.
On peut voir dans Rossini et les Italiens de nos jours, les
exécuté en 1676, à Rome, au Latran ; et c'est lui qui, d'après la légende de
Bourdelot, sauva la vie à l'artiste, en tirant des larmes de ses assassins.
(1) Alessandro Scarlatti, né à Trapane en 1649, mort à Naples le 24 octo-
bre 1725. Il débuta en 1684 à Naples, avec Pompeo ; dès 1680, à Rome, avec
VOnestà nell' amore.
(2) Hsendel en est directement sorti.
LA DÉCADENCE ITALIENNE. 285
mômes tendances qu'à la fin du dix-septième siècle. Jusqu'aux
approches de l'esprit d'indépendance politique, qui a pénétré len-
tement à son tour dans l'art de la péninsule, ils sont restés les
Italiens de Bernin et de Scarlatti. Ils n'ont cessé de montrer au
monde, côte à côte en leurs œuvres, ce qu'ils auraient pu être
auprès de ce qu'ils étaient, leur génie et leur paresse. Il est vrai
qu'ils ont pris le monde, plus encore par leurs défauts que par
leurs qualités; et je ne voudrais pas médire de cette nonchalante
facilité. C'est un don admirable, surtout à notre époque, qui ne le
connaît plus guère. Il repose du travail de fourmis laborieuses de
nos fabricants de jolies phrases; la perfection calculée fatigue;
l'agitation dévorante et stérile de notre art épuise et décourage ;
nous irions avec enthousiasme à la première nature, riche et
spontanée, qui s'abandonnerait naïvement au hasard de ses fai-
blesses et de son inspiration. Il faut donc savoir gré aux Italiens
de leur rôle « inutile » dans une société aussi affairée que la
nôtre. Il n'en est pas moins regrettable qu'ils aient négligé en eux
de si rares qualités.
De tout temps il en fut de même. Jusqu'en la première Renais-
sance, il a semblé très doux aux forts artistes de Florence et
d'Ombrie, de se laisser charmer par la langueur des choses et de
leurs rêves. L'intelligence virile de la marquise Gonzaga a de
fermes paroles pour éveiller Pérugin do son endormement volup-
tueux. Et pourtant de quel charme est cet abandon de vivre,
auprès de l'âpre précision du favori même de la duchesse, Andréa
Mantegna ! — Elle a raison pourtant. Raphaël a pu, sans renoncer
à sa grâce native, à son parfum ombrien, rester maître de sa
volonté, et développer en lui une puissante raison, souveraine de
ses rêves. Cet art , né d'une pensée virile et d'un cœur féminin,
le seul qui depuis l'antiquité, rappelle la noblesse naturelle et
souriante de la Grèce, les Italiens pouvaient le rendre au monde.
Ils n'ont fait que la moitié de leur tâche. La musique n'a pas eu
son Raphaël ; elle l'annonça parfois, mais il n'est pas venu. Elle
n'a pas à l'attendre de l'Allemagne , ni de nous. Laissons aux
Allemands l'illusion que Gœthe est un génie grec, et qu'Athènes
revit dans la Munich aux Propylées. Mozart lui-même , tout pé-
nétré de beauté italienne, a quelque chose de bourgeois auprès de
la noblesse latine; sa grâce est plutôt celle d'un joli enfant, joyeux
et tendre, que d'un Hermès d'Athènes, sublime et déconcertant,
ou d'une Joconde aux ironies profondes.
Les Italiens qui ont tant donné au monde, lui devaient plus
encore. Tout l'art moderne s'ébauche en eux. Ils oui marqua de
286 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
leur sceau la musique entière. Ils n'ont pas seulement créé le
drame lyrique; ils ont esquissé la multitude de ses formes.
L'opéra français, la tragédie récitative avec ballets, est apportée à
deux reprises de Florence par les Médicis et par Lully. L'opéra-
concert de Venise et de Naples, où la musique, sans s'attacher au
texte, cherche seulement à éveiller dans les sens une disposition
favorable à l'action poétique, se développe de Scarlatti à Rossini.
Le madrigal dramatique de Modène, Bologne et Mantoue, prend
une largeur inattendue dans la symphonie dramatique moderne,
soit qu'elle exprime de purs états d'âme comme Beethoven , soit
qu'elle vise à représenter, comme Berlioz, des drames tout en-
tiers. L'harmonieuse union de la polyphonie instrumentale (ou
vocale), et de la déclamation monodique dans l'action théâtrale,
essayée par Monteverde, Schtitz et Provenzale, après de glorieux
progrès dans l'œuvre de Rameau , Gluck et Weber, s'est pleine-
ment réalisée dans le drame de Wagner. L'opéra bouffe s'annonce
à Florence et à Naples. L'oratorio est arrivé à sa perfection , dès
Garissimi. Il n'est pas jusqu'à nos théâtres de pantomime musi-
cale, et aux représentations .scéniques de poèmes lyriques ou
d'épopées , où notre raffinement et notre affectation de simplicité
n'aient pour devanciers le burratino Acciajuoli , ou les Madrigalî
e Diabghi de Monteverde et Mazzocchi.
Ce ne sont pas seulement les genres, mais les hommes qui su-
bissent l'influence du dix-septième siècle italien. Toute la musique
du dix-huitième siècle, tous les génies allemands, sauf un seul :
Beethoven, s'annoncent fortement dans l'art latin du « Secento. »
On n'aimerait donc pas les Italiens, si on ne leur faisait un affec-
tueux reproche de s'être abandonnés. Avec quel charme, nous
tâcherons de le montrer plus tard. Le S. G. Battista de Stradella
est un témoignage assez éloquent de ce qu'il restait en eux de
sève débordante ; il manque par malheur l'austère direction de
cette pensée sérieuse, qui fait la grandeur des primitifs de la mu-
sique, ces maîtres laborieux de la première moitié du dix-sep-
tième siècle, peut-être moins bien doués, du moins trop tôt
venus.
L'Italie a sauvé les Italiens. Les négligences de l'esprit n'ont
pu entamer profondément leur heureuse nature. Ils n'ont jamais
perdu tout à fait leur aristocratie. La délicatesse fluette de Gal-
dara, l'aimable facilité de Lotti , l'abondance un peu vide , mais
brillante, de Marcello, font attendre sans impatience l'apparition,
trop passagère, du charmant Pergolèse. Et, dépouillant l'humeur
chagrine et les récriminations vaines, lorsqu'on se livre sans
LA DÉCADENCE ITALIENNE. 287
parti-pris à la joie de vivre qui grise l'Italie de la fin du dix-sep-
tième siècle, comment lui résister? Quel luxe de sonorités et
d'images fastueuses dans l'art des Scarlatti, Leonardo Léo, Dom.
Sarro, Leonardo Vinci, Porpora, Ziani, Pallavicino, D. Freschi,
Draghi, Bononcini, Clari, etc.
Le génie italien s'écroule en une pluie d'or. Les Festes galan-
tes se déroulent à travers les villes , qu'une folie de plaisir em-
porte, comme glissent sur l'eau bleue les barques pour Cythère,
aux proues roses et blanches, aux voiles qui palpitent aux cares-
ses de l'air, en un rêve fastueux que peindrait Véronèse.
APPENDICE AU CHAPITRE VIII
L'OPÉRA EN ANGLETERRE (1).
L'opéra est en Angleterre comme en France une importation italienne. —
Addison et Saint-Evremond. — Pourquoi les Anglais, malgré leur génie
lyrique, n'ont pas eu de drame lyrique national. Raisons philosophiques
et historiques. Ce que pourrait être un Opéra vraiment anglais.
Le théâtre du seizième siècle et les intermèdes musicaux. Shakespeare et
la musique. — Les Masques. Les Italiens en Angleterre. Ferabosco et
Lanière. — Cornus de Milton. — Davenant et le style « récitatif. » — Mat-
tew Lock. Shakespeare en musique. — L'opéra anglais semble sur le
point de trouver son expression personnelle avec Dryden et Purcell.
Esthétique musicale et dramatique de Dryden. — Luttes de l'esprit national
contre l'imitation étrangère. — Henry Purcell. Sa vie et ses œuvres.
King Arthur et Don Quichotte. Originalité de Purcell. Le Duodrama. —
L'opéra tombe aussitôt après lui. Snobisme et trivialité. — The Beggar's
Opéra. — Haendel en Angleterre.
L'expression musicale des sentiments dramatiques n'est pas
plus naturelle en Angleterre qu'en France. « Tout le monde fut
d'abord d'une surprise extrême d'entendre des généraux com-
mander en musique, et des dames donner des messages en chan-
tant. On ne pouvait s'empêcher de rire, toutes les fois qu'on en-
tendait un amant chanter un billet doux d'un bout à l'autre, et
fredonner même le dessus d'une lettre. La fameuse bévue d'une
de nos anciennes comédies, où l'on avertissait les lecteurs qu'un
roi, accompagné de deux violons, entrait seul, n'était plus une
(1) Ce chapitre est fait d'après les publications anciennes et les historiens
anglais. Il faudrait le compléter par des recherches dans le pays même, où
sont nombreuses et sans doute peu explorées les collections du dix-sep-
tième siècle.
Les premiers grands noms de la musique dramatique anglaise paraissant
un peu au delà du cadre de ce travail, j'ai relégué à l'appendice cette étude
très sommaire. Elle doit seulement concourir à montrer la puissance du
mouvement lyrique italien, et son développement à travers toute l'Europe.
L'OPÉRA EN ANGLETERRE. 289
chose absurde. » — 11 semble encore que l'on entende Saint -
Evremond, et c'est Addison qui parle (1).
Les Anglais n'ont pas un art lyrique national. Nul peuple n'a
moins produit, non seulement de compositeurs de musique, mais
même de simples exécutants. C'est un fait qui surprend. On l'ex-
plique d'ordinaire par ce qu'ils ne sont pas musiciens; c'est ré-
pondre à la question par la question. Sans doute, la plupart des
Anglais d'aujourd'hui ont l'oreille peu sensible aux délicates har-
monies. Mais de ce qu'ils sont devenus, on ne saurait conclure à
ce qu'ils étaient au fond. Personne n'a mieux parlé de la musique
que les Anglais de la Renaissance. Shakespeare trouve des mots
exquis pour peindre les émotions où le plonge la grâce d'une mé-
lodie, ou le son fugitif d'un rêveur instrument (2). Tout le monde
a dans la mémoire les adorables scènes du Soir des Rois, ou du
Marchand de Venise. Ce ne sont pas images de rhéteur, mais jus-
tes sensations qui rencontrent un écho dans tout cœur musi-
cien. — Les Anglais n'ont pas seulement montré qu'ils pouvaient,
mieux que personne, sentir la profondeur de l'émotion musicale;
ils ont trouvé au dix-septième siècle des artistes pour la rendre,
et l'apparition de Purcell, dès les premiers essais de l'opéra en
Angleterre, est une preuve de ce qu'ils auraient pu faire dans
la suite, — et de ce qu'ils n'ont pas fait. N'avaient-ils donc pas
les qualités nécessaires à réclusion spontanée d'une langue mu-
(1) Addison, Le Spectateur ou Le Socrate moderne, trad. franc. Amster-
dam, Mortier, 1716, t. I, p. 144, 23e discours.
(2) Le Duc : « Si la musique est l'aliment de l'amour, jouez toujours, don-
nez-m'en à l'excès , que ma passion saturée en soit malade et expire. —
Cette mesure encore une fois! elle avait une cadence mourante : — oh!
elle a effleuré mon oreille comme le suave zéphir qui souffle sur un banc
de violettes, dérobant et apportant un parfum... Assez! pas davantage!... »
{Le. Soir des Rois, scène I.) — (Voir aussi scène IX du Soir des Rois.)
Lorenzo : « ... Comme le clair de lune dort doucement sur ce banc! te-
nons nous y asseoir, et que les sons de la musique glissent jusqu'à nos
oreilles ! Le calme, le silence et la nuit conviennent aux accents de la suave
harmonie... » — (Musique).
Jessica : « Je ne suis jamais gaie quand j'entends une douce musique. »
Lorenzo : « C'est que vos esprits sont absorbés... Il n'est point d'être si
brut, si dur, si furieux, dont la musique no chango pour un moment la na-
ture. L'homme qui n'a pas de musique en lui et qui n'est pas ému par le
concert des sons harmonieux, est propre aux trahisons, aux stratagèmes et
aux rapines. Les mouvements do son âme sont mornes commo la nuit, et
ses affections noires commo l'Erèbo. Défiez-vous d'un tel homme!... Ecou-
tons la musique. » {Le Marchand de Venise, scèno XX, trad. Fr. V. Hugo.)
Voir aussi sonnets 5, 6, 128.
19
290 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
sicale? Ils ne sont pas moins passionnés que les Italiens; ils
sont à la fois lyriques et vivants. Gomment leurs passions ne
trouvent-elles pas naturellement d'expression mélodique?
Faute de raisons positives, nous sera-t-il permis de risquer une
hypothèse un peu paradoxale?
Peuple distinct des autres peuples de l'Europe, par la race, le
pays, les coutumes, l'esprit, nul n'a plus que lui une personna-
lité absolument originale; nul ne sent d'une façon pins indivi-
duelle. Il est Anglais par la forme de l'esprit, le fond de la pensée,
jusque dans les éléments les plus insaisissables qui la composent;
(les sensations hallucinatoires d'un Shakespeare, ou d'un Dickens,
n'appartiennent qu'à l'Anglais). J'oserai même affirmer que nul
autre ne portait davantage en lui les germes des arts les plus per-
sonnels , les moins semblables au reste des nations. Le matériel
des sensations est autre; ils ne voient pas comme nous, ils n'en-
tendent pas comme nous, leurs associations d'idées sont par suite
d'un autre ordre. Il n'y a pas, à proprement parler, un système
musical allemand, distinct de celui de l'Italie; les modes, les to-
nalités sont les mêmes; ce sont des nuances dans le caractère et
dans l'intelligence, mais l'oreille a les mêmes besoins et les mê-
mes jouissances; c'est plutôt une différence d'éducation que de
nature. En Angleterre, en Ecosse, (comme en Russie et en Nor-
vège), subsistent véritablement les traces d'un art qui repose sur
d'autres nécessités matérielles, d'autres besoins physiques. Les
chants populaires le disent; mais nul génie national ne les a
traduits dans l'art.
Hommes d'action, nés, comme les Romains , pour commander
au monde, ils se sont trouvés comme eux, de trop bonne heure,
en contact avec de vieilles civilisations et des arts raffinés. Trop
jeunes encore pour lutter contre le pouvoir des siècles, ils ont
subi l'empreinte profonde des chefs-d'œuvre étrangers; et comme
ils étaient trop fiers et trop peu souples pour s'assimiler le suc de tout
ce qu'il y a de beau chez les autres, (ainsi que fait un génie latin,
Raphaël ou Molière), ils sont restés comme des étrangers à l'art,
ne pouvant entrer dans celui des autres, et ne se souvenant plus
du leur. Ils avaient la grandeur de l'Angleterre à fonder, et ils
n'avaient pas beaucoup de temps ni d'attention pour le reste. Ils
se sont commandé ailleurs une musique saine, claire, forte, sou-
cieuse des convenances artistiques, mondaines et religieuses,
sans écart d'imagination, sans originalité blâmable. Ils ont adopté
Bononcini, Hàndel et Mendelssohn. Leurs peintres se sont faits
Italiens, et ce n'est guère qu'en ce siècle, à l'apparition de Tur-
L OPÉRA EN ANGLETERRE. 291
ner (vers 1820), qu'ils ont pris brusquement conscience de leurs
aspirations et de leurs besoins; avec quel éclat original, on le sait
aujourd'hui. — La musique n'aura- t-elle pas le même sort, et ne
surgira-t-elle pas brusquement des passions de la race reflétées
dans un homme?
D'autres raisons s'y opposeront peut-être, qui eurent, à mon
sens, une grande part au manque d'art musical en Angleterre
depuis le dix-septième siècle. De terribles passions dorment dans
la nature anglaise; mais elles ne se dépensent pas en agitation
tumultueuse, comme celles des Italiens; elles éclatent par éclairs,
par accès de fureur. Le reste du temps , ils sont froids, concen-
trés, pratiques et railleurs (1). Ils ont eu de bonne heure con-
science de ces germes de folie sensuelle, colère ou passionnée,
qui grondent dans le cerveau saxon (2); et ces hommes d'action,
pour assurer leur action, ont travaillé à les assujettir, loin de les
aviver comme l'Italien , qui en fin de compte n'a rien à crain-
dre de sa nature, se dépensant sans cesse , et ne gardant rien en
lui de tout ce qui l'oppresse. L'Anglais a la pudeur (ou le respect
humain , — la honte dans tous les cas) des forces sauvages qu'il
sent en lui ; il a travaillé, surtout depuis sa transformation puri-
taine (les deux révolutions protestantes du dix-septième siècle), à
les refouler dans l'abîme obscur du cœur (3) ; et il a étouffé de
(1) Aussi peut-on plus facilement concevoir en Angleterre, une forme de
drame lyrique, où la parole pratique a sa part bien distincte du chant poé-
tique, que le drame lyrique continu. Ainsi l'opéra de Purcell, entrecoupé
de musiques, avec des dialogues parlés. Shakespeare mêle aussi la musique
à ses pièces , et les emportements ou les rêves lyriques à l'ironie froide et
aux conversations réalistes. 11 est curieux d'étudier, au point de vue de la
seule musique, la Tempête ou le Songe d'une nuit d'été.
(2) Voir toute la suite de la littérature anglaise chez Taine.
(3) M. Taine montre avec beaucoup de vigueur la transformation volon-
taire de l'Anglais après la Restauration, transformation nécessaire d'ailleurs
pour le sauver d'une mort inévitable.
« Par dégoût et par contraste, une révolution se préparait dans les incli-
nations littéraire^ et dans les habitudes morales, en même temps que dans
les croyances générales et dans la constitution politique. L'homme chan-
geait tout entier, et d'une seule volte-face. La même répugnance et la
même expérience le détachaient de toutes les parties do son ancien état.
L'Anglais découvrait qu'il n'est point monarchique, papiste, ni scoptique,
mais libéral, protestant et croyant. Il comprenait qu'il n'est point viveur ni
mondain, mais réfléchi et intérieur. Il y a en lui un trop violent courant de
vie animale pour qu'il puisse sans danger se lâcher du côté do la jouis-
sance; il lui faut une barrièro de raisonnements moraux qui réprime ses
débordements... » {Histoire de la littérature anglaise, t. III, p. 142. — 1885,
Hachette).
292 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
même les germes de l'art lyrique qui en eût été l'expression. Qui
sait ce que serait un musicien anglais , le jour où il briserait la
contrainte glacée de sa vie et de sa pensée? — Le pourra- t-il encore?
Jusqu'à la première moitié du dix-septième siècle (1), il y a
peu de drames et de comédies anglaises, où la musique vocale ou
instrumentale n'ait une part. C'est un usage constant d'introduire
des intermèdes musicaux entre les actes. Dans une des premières
comédies régulières anglaises, en 1551 , un des personnages
s'adresse aux musiciens et les prie d'occuper les spectateurs en
son absence^ Dans la tragi-comédie de King Cambyse, la musique
joue durant le banquet. Chaque acte de Jocasie est terminé par
un chœur. La comédie de Damon et Pythias, par Richard Ed-
wards (2), est un vrai drame musical. Les acteurs chantent par
instants, accompagnés par les instruments. Dans la scène où Py-
thias doit être exécuté pour Damon , chaque couplet est terminé
par un chœur de Muses. On remarque aussi un trio, et un final,
chanté en l'honneur de la reine.
La Tempête, Comme il vous plaira, etc., de Shakespeare, ont des
caractères très curieux de drames fyriques. Ici, les chansons
d'Amiens, les chœurs de chasseurs et les dialogues des pages, le
cortège de l'Hymen (« avec musique solennelle »), les danses de
la fin; — là, les doux chants d'Ariel, les chœurs des esprits, les
apparitions (<■ musique douce »), la mascarade d'Iris, de Cérès et
Junon. Je ne parle pas des chansons des fées, des dialogues ly-
riques d'Oberon et de Puck, des cortèges avec danses du Songe
a"une nuit d'été, des chœurs de Roméo, et de tant de drames de
Mais il est plus facile de changer sa conduite que sa pensée. On ne trans-
forme pas à volonté son inspiration artistique et son émotion intérieure ;
on l'étouffé seulement.
(1) Charles Burney, A gênerai history of Music, from the Earliest Ages to
the Présent Period, 4 vol. Londres, 1776 (28 édit. 1789). — John Hawkins,
A gênerai history of the Science and Practice of Music, 2 vol. Londres, 1853.
— George Hogarth, Memoirs of the Opéra in Ilaly , France, Germany and
England, 2 vol. Londres, Bentley, 1851. — Edwards Sutherland, History of
the Opéra, from its origin in Italy to the présent lime, with anecdotes,
2 vol. in-12. Londres, Allen, 1862. — Lindner, Zur Tonkunst Abhandlungen.
Berlin, Guttentag, 1864.
(2) Richard Edwards, musicien, était un des maîtres de la chapelle royale,
au commencement du règne d'Elisabeth. Il mourut en 1566. Sa pièce fut
chantée par la chapelle royale.
L'OPÉRA EN ANGLETERRE. 293
Shakespeare. Nul poète moderne n'a fait une si grande place à la
musique dans son œuvre, et ne lui a fourni d'aussi charmantes
inspirations (1).
Les pièces de Jonson, Beaumont et Fletcher, Shirley, Dryden,
sont de même mêlées de musique ; et il en fut ainsi jusqu'à la
constitution du drame musical.
Il est annoncé par les Masques à la fin du seizième et au com-
mencement du dix-septième siècle. C'est un genre qui se rappro-
che déjà plus de l'opéra, que de la mascarade italienne. Les su-
jets étaient empruntés à la mythologie, et prêtaient à beaucoup de
mise en scène. Ils étaient tenus à une poésie courtisanesque,
louant le roi et l'assemblée, ou chantant les époux , sous la figure
de quelque divinité. Ce ne sont pas des actions dramatiques, mais
des Festspiele , des spectacles d'apparat, dans le goût des ballets
français. En général, ils n'ont pas de récitatifs. Pourtant, dans
quelques masques , le dialogue était déclamé « in stilo recitativo. »
Le principal auteur de masques fut Jonson. La musique en
était écrite par des Italiens. Les deux plus célèbres sont Alfonso
Ferabosco (2) et Nicolo Lanière (3). Les masques restèrent long-
temps un des amusements favoris de la cour. La reine Anne y
joua, avec ses enfants et ses dames do compagnie. Sous Charles Ier
même, la reine Henriette-Marie y tint aussi un rôle. Une des plus
(1) Les musiciens anglais de l'époque ont écrit de nombreux madrigaux
sur les pièces de Shakespeare. On pourra consulter sur ce point plusieurs
livres anglais : Illustrations of Shakespeare, par Dance, 1876. — T. Oliphant,
La Musa madrigalesca. Londres, 1837, in-12. — Bibliotheca madrigaliana.
Rimbault, Londres, 1847, in-8°. — M. G. Chouquet a écrit deux articles à
ce sujet dans la Gazette musicale (13 et 20 mai 1877).
La musique madrigalesque a fleuri en Angleterre, comme en Italie, jus-
qu'au premier tiers du dix-septième siècle. Un des plus fameux composi-
teurs de ce genre a été Orlando Gibbons, de Cambridge (1583-1025), orga-
niste de la chapelle royale, et docteur en musique de l'Université d'Oxford.
Sa musique d'église , et ses madrigaux à 5 voix avec accompagnement de
violes, ont conservé encore une grande réputation en Angleterre.
(2) Alfonso Ferabosco (commencement du dix-septième siéclo) était un
Italien né en Angleterre, et fils d'un madrigaliste éminent. 11 out une très
grande vogue, et concevait de lui-mémo une haute opinion. Sa musiquo,
disent les historiens anglais, est régulière au point do vue des modulations
et de l'harmonie, mais rude et inexpressive, sans égard au rythme et au
sens des vers.
(3) Nicolo Lanière, Italion, était musicien, peintre et graveur; il emploie
en tout la mode italienne et le style récitatif. Il excelle dans le récitatif. On
trouve do sa musique dans les collections Playfonl.
Ilawkins a reproduit dans son Histoire un portrait de Lanière, d'après
lui-môme.
294 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
remarquables de ces représentations, fut le Triomphe de la Paix,
de Shirley, donné à Charles Ier par ses gentilshommes, en témoi-
gnage de loyauté, (en 1633, après son retour d'Ecosse). Cette fête
d'un luxe et d'une gaieté éclatante était aussi une protestation
contre le livre de William Prynne, paru l'année précédente, et
flétrissant les spectacles comme œuvres sataniques (1). Withelock,
organisateur de la partie musicale, en chargea lves, Lawes et
quatre gentilshommes français.
Le puritain Milton (2) prenait part à ces fêtes, et son Cornus
(1G37) est le plus célèbre masque de l'époque. Henry Lawes (3)
en écrivit la musique; c'était le premier compositeur de l'Angle-
terre. Hogarth, différant sur ce point de Burney, qu'il accuse
d'avoir mal choisi dans l'œuvre de Lawes, lui reconnaît de rares
qualités de grâce, d'élégance, de charme et de fidélité expressive.
« S'il n'a point le secret des tendres émotions de l'incomparable
» Purcell, il a de l'imagination, du goût et du sentiment. » Il
lui reste du moins une certaine rudesse archaïque, si j'en juge
par quelques morceaux publiés dans les ouvrages anglais, et en
particulier par des fragments du Cornus (4).
(1) Prynne avait été condamné, comme on sait, à être mis deux fois au
pilori , à avoir les oreilles coupées , à payer 5,000 livres au roi , et à être
emprisonné le reste de sa vie.
(2) Il est probable qu'il avait dès cette époque connaissance des fameuses
représentations dramatiques de Rome. Deux ans plus tard, en 1639, nous
le retrouvons chez le cardinal Barberini, à la soirée de Mflr Rospigliosi et
de Marazzoli : Chi sofre speri (Voir page 160. — Lettre de Milton à Luca
Holstenio (30 mars 1639, Florence). — The John Milton historical, political
and misccllaneous. Londres, 1653). Il vante la courtoisie et les*égards avec
lesquels il a été traité par le cardinal Francesco, « cum ille àxp<5a[j.a illud
musicum magnificentià vere Romanâ publiée exhiberet. » Ce nom grec
donne à penser que Milton n'a pas échappé non plus à l'idée du théâtre
antique, mêlé de musique et de poésie.
Le second opéra joué à Venise, en 1638, La Maga fulminata de Manelli et
Ferrari, est dédié à l'ambassadeur d'Angleterre, Feilding.
(3) Henry Lawes était alors précepteur de musique dans la famille du
comte de Bridgewater, pour qui fut composé Cornus, et qui le fit repré-
senter. Admis à la chapelle royale en 1625, Lawes était fort apprécié, et le
roi Charles Ier l'aimait beaucoup. Pendant la Révolution, il enseigna le chant
aux jeunes dames de l'aristocratie. Sous la Restauration, il retrouva sa
place, et composa le Coronation-Anthem pour Charles II. Il mourut en 1662,
et fut enterré à Westminster-Abbey. On a de lui 3 volumes d'Ayres et
Dialogues,
(4) La poôsio en est une des plus belles de Milton. C'est une sorte
d' « opéra antique, composé d'hymnes solennelles, dans le genre du Pro-
méthée d'Eschyle » (Voir Taine, Littér. anglaise, II, 476). Le génie de
L'OPÉRA EN ANGLETERRE. 295
Le Common Wealth (1647-1656) fut un moment d'arrêt pour
l'art, et surtout pour le drame musical. En 1656, sir Davenant
rouvrit un théâtre, pour faire des entretiens en musique et dé-
clamation, à la façon des anciens. « Il en avait obtenu l'autorisa-
tion, parce qu'on pensait que ce serait en italien et que personne ne
comprendrait. » Mais, pour préparer les esprits, il débuta par un
dialogue d'Aristophane et de Diogène sur l'art dramatique, rem-
pli d'allusions contemporaines. Le succès fut très grand. Peu de
temps après, il donna à Rutland House le Siège de Rhodes (1656).
Ce fut, d'après Pope, le premier opéra chanté en Angleterre; et
l'on sait par Langbaine (Account of the english dramatic poels), que
celte pièce et quelques autres de Davenant étaient en « stile reci-
tativo. » Burney en doute un peu. Mais Evelyn, dans son Diary,
dit avec précision : « En 1662, je vis jouer la deuxième partie du
Siège de Rhodes. Il était en musique récitative. »
La pièce suivante de Davenant fut la Cruauté des Espagnols au
Pérou (1658). Evelyn en parle aussi : « J'ai été voira Londres un
opéra avec décors et musique récitative, à la manière italienne;
il est bien inférieur aux œuvres d'Italie, pour la composition et
la magnificence ; mais il est prodigieux qu'en un temps de cons-
ternation publique (mort de Gromwell), de telles vanités soient
permises. »
Dans une autre pièce de Davenant, The Playhouse to let, un mu-
sicien a occasion de s'expliquer sur ce qu'il entend par récitatif
musical. « Il n'est pas écrit, » dit-il, « dans le style familier de
la conversation. Le langage de la tragédie est plus élevé que le
parler ordinaire ; à la hauteur des vers répond la grandeur des
passions, et la musique prête encore ses ailes aux envolées de la
poésie. » C'est le juste principe de l'opéra florentin et français. Il
est fâcheux qu'il ne nous reste rien de la musique qui ornait les
pièces de Davenant. Leur mérite poétique est médiocre ; mais on
ne saurait oublier qu'elles ont ouvert la voie au drame musical
de Lock et Purcell (1).
Milton, avec son abstraction passionnée, propre surtout à rendre puissam-
ment des senlirnents généraux, plutôt qu'à peindre les hommes et les vies
individuelles, était bien fait pour donner à l'Angleterre un de ses premiers
et plus célèbres opéras.
(1) Après la Restauration, Londros a deux théâtres établis par licence
royale : le King's theater, au Drury Lanc; et le Duko's thoater, colui do
Davenant. En 1G82 (Davenant était mort en 1GC8), les compagnies n'
pas assez fortes pour vivre séparément, so réunirent ioui le Qom <!•' Koyale
compagnie de Comédiens. 11 faut ajouter qu'au temps do Jacques I,r, los
296 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
Mattew Lock (1), d'Exeter, fut le compositeur ordinaire de
Charles II, le musicien de la courte et folle restauration des
Stuarts. Il est curieux devoir, dans l'opéra, le retour de l'opinion
et du goût publics à Shakespeare. Lock met en musique La Tem-
pête et Macbeth; Purcell, Timon d'Athènes, Le Songe d'une nuit d'été,
et La Tempête. Les arrangeurs anglais y préludent aux odieuses
mutilations que la musique a de tout temps infligées à Shakes-
peare (2).
La Tempête, mise en opéra par Shadwell, parut en 1673, ainsi
que Psyché (3). Le dialogue y est môle de chants et de chœurs.
Dans les soli, la mélodie est une sorte de compromis entre le ré-
citatif et l'air de Lully, alors très à la mode. Les chœurs sont sur-
tout remarquables; l'harmonie en est solide; le rythme, énergi-
que et vivant. La page la plus admirée est un chœur de diables et
de furies à six parties. — Macbeth (arrangé, dit-on, par Davenant,
et paru en 1674) eut plus de succès encore. L'enthousiasme
des critiques anglais va jusqu'à le traiter d'incomparable chef-
d'œuvre (4),
Cependant, deux hommes allaient donner à l'opéra anglais sa
plus haute expression : Dryden et Purcell.
Dès 1678, Dryden avait publié des pièces : The state of Inno-
théàtres avaient été jusqu'au nombre de dix-sept. Mais les deux que nous
venons de nommer, furent les premiers dignes de ce nom, construits et amé-
nagés avec confort. Une troupe régulière de musiciens avait sa place dans
l'orchestre, et exécutait entre les actes des morceaux composés spécialement
pour cet usage, et nommés « acte-times. » Ils accompagnaient également
les musiques vocales et les danses pendant la pièce. Le théâtre devint
bientôt la principale ressource des musiciens, exécutants et compositeurs.
Chanter et danser les pièces de théâtre fut un sport favori parmi la haute
société.
(1) Mattew Lock , élevé comme choriste à la cathédrale d'Exeter. La pre-
mière œuvre connue de lui, est un « petit concert à 3 parties pour violes et
violon. » Il composa la musique pour la rentrée solennelle de Charles II, à
la Restauration. Dans la dernière partie de sa vie, il devint catholique
romain, et organiste de la reine Catherine de Portugal, femme de Charles II.
Il mourut en 1687. On trouve de sa musique dans la collection Playford,
Hilton.
(2) Shakespeare parvint même en Italie, avant de nous être connu. Dès le
commencement du dix-huitième siècle, il y est mis en opéras. J'ai trouvé le
livret d'un Hamlet (Amblelo, d'Apostolo Zeno et Pariati, musique de
Vignati, Baglioni et Corsi, 1719, Milan).
(3) Dans cette dernière pièce, Lock s'était associé un Italien, Battista
Draghi.
(4) On a contesté quelquefois que Macbeth fût du même auteur que
La, Tempête.
L'OPÉRA EN ANGLETERRE. 297
cence, et La chute de Vhomme} sous le nom d'opéras; mais il n'y a
pas de chant ; la musique est seulement instrumentale. Les pièces
sont d'ailleurs impossibles à jouer. Dryden y paraphrase en
scènes dramatiques d'un goût baroque, Le Paradis perdu. En 1685,
il donna un véritable opéra, Albion et Albanus (1), plein d'allusions
politiques, et représentant sous forme d'allégories la restauration
des Stuarts et leur récente victoire sur les Wighs. Le succès fat
médiocre, et la pièce tomba définitivement à la nouvelle de l'in-
vasion de Monmouth, apprise au milieu de la sixième représen-
tation (13 juin 1685). Elle ne manquait point de mérite. La mu-
sique est du Français Grabu (2), venu à la cour avec Gambert,
et ami de Dryden. Elle est claire, élégante, d'une mélodie facile
et superficielle. Son caractère italo-français, et la préface de
Dryden qui soumet l'art national à l'idéal étranger, en fait une
sorte de manifestation latine ; elle concorde avec la politique des
Stuarts, et se heurte presque aussitôt, comme elle, à la révolution
de 1688, qui réveille le sentiment national.
« Un opéra, » dit Dryden, « est un conte poétique, ou une
fiction, représentée par une musique vocale et instrumentale, ornée
de décors, de machines et de danses. Les personnages en sont les
dieux, les déesses et les héros. La partie récitative demande une
beauté plus mâle d'expression et d'harmonie. L'autre (songisfi
party) doit plaire à l'ouïe par son charme et la variété do ses
rythmes, plutôt que satisfaire à la raison. Il semble d'abord
étrange que la rime prenne la place de la raison ; mais il faut
avant tout poser cette vérité essentielle : que les inventeurs d'un
art ou d'une science, les premiers qui les ont portés à la perfec-
tion , ont le droit de leur donner des lois, que tous les autres de-
vront suivre. Il en est ainsi pour l'Opéra, où l'exemple des Italiens
doit avoir sur les autres peuples force de loi. »
On le voit; c'est une abdication complète, non seulement du
(1) Albion and Albanius, an Opéra, or Représentation in Musich, set by
Lewis Grabu, esquire; master of his lato Majesty's Musick. 15 mars 16S6-7.
London, Will. Nott, et chez l'auteur (La Bibliothèque du Consorvatoiro de
Paris en possède un exemplaire).
(2) Louis Grabu, établi à Londres vers 1G80. Il écrivit aussi la musique
pour la traduction de V Ariane de Cambert, ou du moins l'adapta aux paroles
anglaises. Il y aurait lieu de fairo des recherches sur ce musicien français,
au nom si peu français.
Le parti national fut blessé par sa pièce, et l'on fit une ballado satirique
dont le refrain finit sur ces mots : « And monsieur Grabu. » (Hawkins la
cite dans son histoire, t. IV, 396.)
298 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
sentiment national, mais de la raison même devant l'imitation
étrangère. On y retrouve l'influence, non pas des grands artistes
italiens, dont nous avons étudié l'histoire, mais de la seconde
génération, de l'école de Gavalli et de Scarlatti, les musiciens du
plaisir et de la sensation vide. Ce sont eux qui ont faussé les
esprits sur le sens du drame lyrique ; et les écrivains du dix-
septième siècle n'imaginent plus d'autre opéra que le leur, soit
pour le prôner comme Dryden, soit pour l'accabler comme Boileau.
Il est assez curieux qu'après avoir soutenu ces principes, Dryden
ait été justement le poète qui donnait six ans après à l'Angle-
terre, la première et peut-être unique expression de son âme dans
le drame lyrique. En 1691, il faisait représenter King-Arthur,
tragédie mêlée de chants. La musique était de Purcell.
Henry Purcell (1658-1695) est un artiste de race. Son père,
gentilhomme de la chapelle royale, était un compositeur très ho-
norable, qui mourut en 1666. Elève du captain Gook de la cha-
pelle royale, et du docteur Blow, Purcell fît preuve d'une pré-
cocité de talent, qui rappelle les exemples les plus fameux de
l'histoire de la musique. Pendant qu'il était enfant de chœur, il
composa des antiennes et de la musique d'église en style fugué,
qui étaient encore exécutées au temps de Burney. A dix-huit ans,
il devint organiste à Westminster Abbey, et à vingt-quatre, un
des trois organistes de la chapelle royale. Malgré ses fonctions,
son instinct le poussait à écrire pour le théâtre. Il y fît ses débuts
à dix-neuf ans, avec Didon et Enée([§ll)(\). C'est une œuvre iné-
gale, qui a du mauvais goût, mais de la vie et beaucoup de pro-
messes ; certaines pages sont des plus belles de Purcell. Le suc-
cès mondain de la pièce décida de la vocation de l'auteur; et de
nouveaux ouvrages étendirent sa renommée. On n'avait jamais
abandonné l'usage des intermèdes musicaux (entr'actes) et des
chants sans rapport à l'action, introduits au théâtre comme orne-
ments des pièces. Purcell en composa de la sorte pour un Abela-
zor (1677) (drame de Mme Behn) , un Timon d'Athènes (1678)
(extrait de Shakespeare par Shadwell); un Theodosius, ou la force
(1) Le texte était de Tate. L'opéra fut composé sur la demande du maître
à danser, Josias Priest, pour son cours de danse aux jeunes dames de l'aris-
tocratie; il fut représenté devant leurs parents, et on en fit des copies qui
subsistent encore. La partition est éditée chez Novello and Ewer.
L'OPÉRA EN ANGLETERRE. 299
de l'amour (1680) (de Lees), etc. (1). Ces airs furent joués dans les
théâtres jusqu'à la seconde moitié du dix-huitième siècle. Dans
tontes ces œuvres, Purcell se soumet aux axiomes de Dryden, ou
partage son abnégation devant l'art étranger. Les Italiens lui sem-
blent des modèles dont on ne saurait s'écarter sans présomption
personnelle et sans dommage pour l'art. Il le dit clairement dans
sa préface de Douze Sonates pour deux violons et basses (1683), où il
rend hommage au style italien, à son sérieux et à sa gravité, et
invite les Anglais à se pénétrer de ses enseignements. Dix Sonates
nouvelles, publiées peu après, affirment sa reconnaissance pour
les maîtres italiens (Torelli et Bassani, maître de Gorelli). Elles
rappellent en effet Gorelli, qu'il n'a pu imiter(2), mais qui procède
de la môme inspiration. La forme est moins égale. Moins virtuose
que Corelli, Purcell a laissé dans ses œuvres quelques maladres-
ses d'écriture; mais la pensée est plus profonde, et, sous plus
d'un rapport, on peut préférer le maître anglais à l'italien. Une
de ces Sonates est surtout célèbre sous le nom de Sonate d'or (3).
L'influence étrangère se sent encore dans la dédicace de la Pro-
phétesse , ou Histoire de Dioctétien (1690) (4), au duc de Somerset,
a C'est en étudiant les Italiens, qui sont les meilleurs maîtres, et
en prenant de l'art français son élégance et sa gaieté , qu'on
pourra élever en Angleterre la musique , cet enfant en nour-
rice. »
Mais déjà à cette époque, Dryden et Purcell s'étaient liés
d'amitié (5), et ils avaient collaboré à un arrangement de la Tem-
pête (6). Malgré les odieuses profanations de la pièce de Shakes-
peare, et les fautes de goût de la musique, où l'on sent pourtant
un souffle de nature assez mystérieux et personnel, à la Weber,
les deux hommes prirent dans ce travail en commun avec leur
glorieux Will , la conscience de leur force et de l'originalité de
leur race.
(1) Ils furent publics par sa veuve, après sa mort, en 1697, sous le nom
de Collection d'airs composés pour le théâtre, et autres occasions. Ecrits
à 4 parties, pour 2 violons, ténor et basse.
(2) Les trios de Corelli parurent la môme année.
(3) Hawkins l'a transcrito dans son Histoire, II, 755.
(4) Arrangée « à la manière d'opéra » par Betterton, d'après Beaumont ot
Flctchcr.
(5) Purcell avait été le professeur de musique de la femme de Dryden.
(fi) Par Davenant et Dryden. La musiquo consiste surtout on chants et
chœurs des habitants aériens do l'île. Des fragments on sont encore j
au concert aujourd'hui.
300 LES ORIGINES DU THÉÂTRE LYRIQUE MODERNE.
King- Arthur (1691) (1) est l'expression de cette heureuse décou-
verte. Le sujet est puisé aux sources poétiques de l'Angleterre;
la musique s'inspire du riche fonds des chants populaires. Très
en avance sur son temps, elle a un accent personnel , un charme
du Nord, qui tend à se dégager de la convention classique. Telle
page, comme le célèbre duo des sirènes, a quelque chose de l'en-
veloppement voluptueux et troublant des Filles-Fleurs de Wa-
gner (2). Ces efforts pour constituer un art national coïncident
avec l'arrivée des chanteurs italiens en 1G92 (3). Gomme il est na-
turel, le génie sent plus vigoureusement par contraste les droits
de sa pensée à exister librement et à secouer l'imitation étran-
gère; il aperçoit les différences de son art et de celui dont il se
croyait le fils docile; dès lors, il marche seul, plus confiant et
plus fort. Nulle part, Purcell ne trouve d'accents plus fiers que
dans le sujet «patriotique de Bonduca (4) (1695). Nulle part, il n'a
montré un sens dramatique plus sûr que dans quelques morceaux
du Don Quichotte (5) (1694-1696). Un air est surtout original ; Pur-
cell y montre un effort curieux et puissant pour peindre la folie
avec ses brusques soubresauts et ses alternatives de joie et de
mélancolie, de fureur et d'apaisement. On y reconnaît le compa-
triote du Roi Lear et de lady Macbeth, l'artiste saxon. A la vérité,
il ne faudrait pas s'attendre à trouver dans ces pages la mobilité
de nuances de l'art moderne, ni surtout la prodigieuse habileté
d'un Wagner à fondre les multiples mouvements d'une âme en
une vie unique. Les sentiments divers se juxtaposent, plutôt
qu'ils ne se pénètrent, dans leur ordre logique, comme la suite
des arguments dans un discours de tragédie classique. Mais
l'essai est nouveau, et l'expression musicale est belle, et quelque-
fois profonde.
Plus encore qu'un musicien de drames, Purcell était un musi-
(1) M. Edouard Taylor a retrouvé la partition complète de King Arthur
vers 1840. Elle fut jouée à diverses reprises, depuis 1691, sous le nom d'Ar-
thur et Emmeline. Quelques passages sont tirés de la Jérusalem délivrée.
(2) Arthur a d'ailleurs plus d'une analogie avec Parsifal. •
(3) « On joua de la musique italienne en Angleterre, et on en parla, » dit
Burney, « bien avant de l'entendre chanter. » — La première mention que
l'on ait de chanteurs italiens, date seulement de 1692, où la célèbre Marghe-
rita de l'Epine vint pour donner des concerts à York-G-uilding, et chanter
des opéras italiens.
(4) Tragédie de Beaumont et Fletcher. L'ensemble est d'ailleurs inférieur
à King Arthur. La musique ne fait pas corps avec la pièce.
(5) En trois parties, de d'Urfey. La première partie parut en 1694, la troi-
sième en 1696.
L OPÉRA EN ANGLETERRE. 301
cien de sentiments dramatiques. Il a en lui une source abon-
dante d'émotions musicales ; mais le poème ne lui est qu'un
prétexte à les épancher largement; quelquefois le sujet le gône ;
souvent il s'en affranchit et le déforme, dans sa rêverie passion-
née (1). On comprend que les Anglais l'aient souvent rapproché
de Mozart. Gomme lui, il est avant tout musicien, et d'esprit clair,
qui tend à préciser ses émotions dans une forme dramatique.
Comme lui, et plus encore que lui, il a peine à se soumettre à la
poésie, et pourtant, reconnaissant ses droits, il tend à une sorte
de Duodrama (2) (plus lyrique que celui de Mozart), où la poé-
sie et la musique se développent côte à côte, et la main dans la
main, en sœurs amies et de même rang, qui se comprennent à
demi-mot , sans commander ni obéir.
Purcell a du moins beaucoup de parenté avec les génies ger-
maniques du dix-huitième siècle, et surtout avec ceux à qui la
séduction italienne a donné, comme à Haendel, le sentiment de
la forme et la lumineuse simplicité. Burney, qui pousse un peu
attentivement la comparaison de Haendel et de Purcell, dit que,
supérieur sous d'autres rapports (en puissance épique, en ma-
yvsté), Haendel, rapproché de Purcell, fait, dans l'expression vo-
cale des paroles anglaises, l'effet d'une traduction près d'un ori-
ginal. Nous ne sommes pas bons juges, et bien des nuances nous
échappent (3) ; mais nous ne devons pas oublier les règles de cri-
tique prudente d'Addison (4), et si l'enthousiasme anglais pour
leur compatriote nous semble exagéré, il nous faudra penser que
(1) Ainsi dans un de ses plus fameux morceaux, le chant d'amour de la
jeune fille (D. Quichotte) , où la musique , très belle , est presquo un con-
tresens.
(2) « J'ai toujours désiré écrire pour un duodrama... Vous savez qu'on
n'y chante pas : on déclame , et la musique est comme un récitatif obligé.
De temps en temps, on parle aussi avec accompagnement de musique, ce
qui fait toujours la plus magnifique impression. Il faudrait traiter de la
même façon la plupart des récitatifs d'opéras, et ne les chanter que de
temps à autre, quand les paroles peuvent bien s'exprimer en musique. »
(Mozart, 12 nov. 1778.)
(3) Il faut évidemment compter avec l'accent de la nation, a Cet accent, »
comme dit Addison, « n'est pas la prononciation de chaque mot à part, mais
le son de tout le discours. » — « Les Italiens ne pourront jamais sentir la
grandeur expressive de Purcell » (23* discours).
(4) « Lorsque vous dites que la rausiquo française n'est pas si bonne que
l'italienne, cela ne signifie pas autre chose, si ce n'est qu'elle ne vous plaît
pas tant. Elle est parfaite dans son gonre. » — « La musique est quelque
chose de relatif » (td.)
302 LES ORIGINES DU THEATRE LYRIQUE MODERNE.
Lully est pour moitié, lettre moite à d'autres qu'à des Fran-
çais (1).
Purcell fut enlevé brusquement, dans le plein épanouissement
de ses forces, avant d'avoir pu fonder l'art national en Angle-
terre. Il mourut le 21 novembre 1695, à trente-six ans. Sa vie,
abrégée par le plaisir et le travail, avait été incroyablement ac-
tive. Outre les opéras dont j'ai parlé, il avait écrit de la musique
pour The Indian quecn (2) , de Dryden ; Tyrannie Love (3), The
Fairy queen (4) (1692), The Libertine et Epsom Wells, de Shad-
well ; Aurungzebe, de Dryden; un masque pour la tragédie
d'Œdipe; quantité de musique religieuse, un Te Deum, Jubi-
late (5), des Magnificat, des Anthems d'une grande beauté. Une
grande partie de ses œuvres s'est perdue; les collections de ses
airs d'opéra , rassemblés après sa mort (6) par sa veuve et ses
amis, furent faites un peu au hasard, et nous n'avons que les rui-
nes d'un monument à peine commencé, et que personne n'acheva
après lui (7).
(1) Un Anglais se plaint que tous les acteurs d'une tragédie française
parlent sur le même ton.
(2) Ecrit en partie par Howard, beau-frère de Dryden, et par Dryden lui-
même. Le sujet est emprunté à une guerre (d'authenticité douteuse) entre
le Pérou et le Mexique.
(3) D'un auteur inconnu. On y voit une sainte, des esprits astraux, de la
magie en lutte avec des saints chrétiens. Certains passages sont assez
ridicules, et ont été parodiés par Buckingham. Mais les sentiments sont
élevés, et la musique sauve la pièce.
(4) D'après le Songe d'une Nuit d'été.
(5) Ecrits pour la fête annuelle de Sainte-Cécile. C'était le principal con-
cert de l'année; la chapelle royale y prenait part. On dit que Dryden avait
écrit son Alexander's Feast pour Purcell, mais que ce dernier avait refusé,
trouvant les sentiments inexprimables en musique. La partition de Haendel
est connue de tous.
On trouve chez Novello, les Anthems de Purcell (62 Anthems); les chants
religieux en anglais et en latin, les Te Deum , Jubilate, Magnificat, etc.,
sous le titre : Purcell's Sacred Music (4 vol.).
(6) Orpheus Britannicus. A Collection of ail The Choicest Songs, for 1, 2,
and 3 voices, composed, etc. 28 éd., London, William Pearson, 1706, 2 vol.,
avec un portrait de Purcell à trente-sept ans, par Clostermann, gravé par
R. White.
La Purcell-Society a depuis publié presque toutes les œuvres connues du
maître. Clarde-Whitfeld a édité les Beauties of Purcell , 2 vol. (Rieves et
Turner, à Londres). Diverses petites anthologies modernes, parmi lesquelles :
15 morceaux pour piano, 12 lieder, etc. (Novello).
(7) Purcell est enterré à Westminster-Abbey, prés de Haendel, avec cette
épitaphe : « Ici repose Henry Purcell, qui quitta cette vie pour aller dans le
monde béni, ou seul, sa propre musique peut être surpassée. »
L'OPÉRA EN ANGLETERRE. 303
L'Opéra tomba presque aussitôt. L'importation italienne et le
snobisme des grands seigneurs eussent étouffé des talents moins
vigoureux que Purcell ; il ne trouva même pas de disciples.
L'Opéra était un plaisir fort coûteux, s'adressant à une faible mi-
norité , peu artiste , qui s'en lassa promptement. 11 ne fut pins
qu'une fête de convenance et de bonne compagnie, mais en-
nuyeuse et vide de sens. Parfois la niaise trivialité cachée sous la
contrainte du cant, prenait sa revanche à de grossières sottises ,
comme le Beggar's Opéra (1) de Gay, qui fut joué à Londres en
1727, soixante-trois fois de suite (au Lincoln's-Inn-Fields-Thea-
ter) et fut souvent repris. Le sujet est anglais, mais d'une morale
scabreuse. Le héros, Macheath, est une sorte de Robert Macaire,
un chef de brigands, qui bafoue cyniquement toutes les idées de
vertu et de morale. La musique n'est qu'une collection de mélo-
dies populaires, de chansons triviales, d'airs de contredanse, qui
coupent niaisement l'action comme des couplets de vaudeville (2).
Ce spectacle de foire fit naître une foule dé compositions sembla-
bles , dont aucune ne sort de la médiocrité (3). Elles témoignent
de l'abaissement de l'esprit artistique en Angleterre, à une épo-
que où Haendel (4), adoptant pour son compte les qualités de la
race, et lçs transfusant dans son art, impose à l'aristocratie
anglaise la domination de sa parole, plus que de son esprit.
(1) The Beggar's Opéra, as it is acted at the Theatre-Royal in Lincolns-
Inn Fieds. written by Mr. Gay. — « Nos haec novissimus esse nihil. » Mart.
— The Third Edition : with the Ouverture in Score, the Songs, and the
Basses, the Ouverture and Basses compos'd by Dr. Pepusch. — Curiously
Engrav'd on Copper Plates. London, Printed for John Watts, at the
Printing-Office in Wild Court, near Lincoln's-Inn Fields, 1729. (3 actes,
60 pages de texte, 46 pages de musique. — La Bibl. Nat. de Paris en pos-
sède un exemplaire, Vm8-234.)
(2) Ils ont été réunis par le Dr Pepusch , qui écrivit une ouverture , seul
morceau de musique de la pièce. On serait bien surpris d'y retrouver jus-
qu'aux figures les plus tristement célèbres de nos quadrilles et do nos
contredanses.
(3) C'est une réaction grossière, mais dont la faute revient peut-ôtro au
mensonge de l'art étranger imposé à la nation. Addison avait en vain pro-
testé : « Un musicien anglais peut chercher à copier de la récitation ita-
lienne, l'agréable douceur et les chutes mourantes, comme dit Shakcspcaro,
sans oublier qu'il doit s'accommoder à un auditoire anglais... Restez Anglais;
que l'infusion soit aussi forte qu'il vous plaira, mais que l'Anglais on soit
toujours la base et le capital. » (23* Disc, trad. franc, do 1718.)
(4) Haendel arrive à Londres on décembre 1710, et y donno Rinnldo le
24 février suivant (théâtre do Hay Markot). Bononcini y est installé on 1716;
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3 vol, 1884-5, Berlin, Damkôhler.
Schneider. — Geschichte der Oper in Berlin. Berlin, Duncker, in-8°,
1852.
Sittard Josef. — Zur Geschichte der Musik und des Theaters am wùr-
tembergischen Hof. Stuttgart, 2 vol. in-8», 1890-91.
Philipp Spitta. — Heinrich Schûtz, Sâmmtliche Werke. 13 vol., Brei-
tkopf, 1885-93.
Edwards Sutherland. — History of the opéra, from its origin in Italy
to the présent time, with anecdotes. 2 vol., Londres, Allen, 1862, in-12.
Girolamo Tiraboschi. — Storia délia letteratura italiana. Milano, 1824.
— Biblioteca Modenese.
Valdrighi. — Musurgiana. Modene, 1880.
Villarosa (Marquis de). — Memorie dei compositori di musica del regno
di Napoli. Naples, 1840, in-4°.
Dr E. Vogel. — Bibliothek der gedrnckten weltlichen vocalmusik Italiens,
ans den Jahren 1500-1700. 2 vol., 1892, Berlin, Haack.
— Claudio Monteverdi (Vierteljahrsschrift fur Musikwissenschaft , 1887).
— Marco da Gagliano (Id., 1889).
Vernarecci. — Ottavio di Petrucci da Fossombrone. Fossombrone, 1881.
W. J. von Wasielewski. — Geschichte der Instrumentalmusik im XVI
Jahrhundert. Berlin, 1878, Gultentag.
J.-B. Weckerlin. — Echos du temps passé. Durand, 1888.
Taddeo Wiel. — Catalogo délie opère in musica rappr. in Venezia.
Venise, 1892.
Winterfeld. — Johannes Gabrieli und sein Zeitalter. 2 vol. in-4°,
Berlin, Sehlesinger, 1834.
R. Wagner. — Gesammelte Schriften und Dichtungen. Leipzig, Fritzsch,
10 vol.
Friedrich Zelle. — Joh. Wolfg. Franck, ein Beitrag zur Geschichte der
àltesten deutschen Oper. Berlin, Gaertner, 1889.
TABLE DES MATIÈRES
Introduction.
t
CHAPITRE PREMIER.
De l'union de la musique et du drame 11
Ce qu'il faut penser du mouvement de réaction , qui s'annonce dans la musique
contemporaine, contre le genre de l'opéra. — Opinion de la littérature du dix-
septième siècle sur la musique dramatique. Examen de ces critiques.
De la prétendue immoralité de l'opéra (p. 12). — Elle ne tient pas au genre, mais
à l'esprit qui l'emploie. — Comment les reproches de Boileau ne peuvent s'ap-
pliquer aux grands maîtres de l'opéra.
Quel rôle convient-il de donner à la musique dans le drame? (p. 14). — La décla-
mation chantée. — L'expression musicale des sentiments. — La description des
faits extérieurs.
De l'union de la musique et de la poésie (p. 17). — Est-elle possible? Les deux
arts n'ont-ils pas des lois différentes? — On ne peut juger suivant les mêmes
principes l'opéra en Italie , en France et en Allemagne. — Il n'est qu'en Italie
un genre vraiment spontané , homogène et parfait. — Comment l'âme italienne
s'y reflète naturellement.
« L'opéra est l'ébauche d'un grand spectacle. » — Quel est ce grand spectacle. —
Rêve de Wagner (p. 23).
CHAPITRE II.
Le madrigal dramatique. Orazio Vecchi de Modènb 24
Renaissance en musique du sentiment personnel. Josquin des Prez (p. 2 S) et
Cypriano di Rore (p. 26). — L'expression dramatique chez Palestrina et les mu-
siciens religieux de l'école romaine (p. 27). — La recherche descriptive et pitto-
resque chez les madrigalistes (p. 29).
Le madrigal au seizième siècle (p. 31). Malgré la réaction des artistes florentins
contre le style polyphonique, il triomphe en Italie jusqu'à l'apparition de Mon-
teverde (p. 33). — Efforts des musiciens du Nord de l'Italie pour faire pénétrer
la vie et l'accent dramatique dans la symphonie chorale. Scènes pittoresques de
G. Croce et d'Alessandro Striggio (p. 34).
Orazio Vecchi de Modène, et N; drame madrigaleeqne fp. 86). Originalité du genre
et génie de l'artiste. De l'expression dramatique riiez Vecchi (p. 39). Des condi-
312 TABLE DES MATIÈRES.
tions de la représentation (p. 42). Les Veilles de Sienne (p. 48) et L'Amfiparnaso
(p. 50). Intérêt littéraire et musical de ces œuvres. — L'école de Vecchi. Adriano
Banchieri de Bologne (p. 54). Le madrigal dramatique se perd dans la bouffon-
nerie et la virtuosité.
CHAPITRE III.
L'antiquité et le drame lyrique florentin 59
Influence de l'antiquité sur la Renaissance de la musique. — Traductions des théo-
riciens antiques. Le mouvement néo-grec à la fin du seizième siècle. Œdipe Roi
à Vicence, et la musique d'Andréa Gabrieli. Le Nome pythique de Luca Marenzio
à Florence (p. 61).
L'Académie de Bardi et les recherches archéologiques de Vincenzo Galilei (p. 63).
— Giulio Caccini (p. 67) et Jacopo Péri (p. 72). Leur caractère et leurs travaux.
Le style représentatif; la beauté subordonnée à l'expression. Retour à la mo-
nodie et à la déclamation lyrique au nom de l'antiquité. L'opéra florentin est une
œuvre de lettrés, aristocratique et conventionnelle. — OttavioRinuccini et Jacopo
Corsi (p. 75). — La Bafné de Péri; son succès triomphal (p. 77). Les deux
Euridice, et les noces de Catherine de Médicis (p. 78).
Le premier théâtre d'opéra (p. 81). — Comparaison des théories d'Emilio del Caval-
liere avec celles de Gluck et de Wagner.
CHAPITRE IV.
Monteverde 83
Défauts de l'opéra florentin. C'est un amusement princier, un jeu de raffinés; il ne
peut être populaire. — Rôle de Monteverde. Il y fait entrer la passion et la vie.
Claudio Monteverde de Crémone. Sa vie , ses souffrances et ses luttes (p. 84-90).
— Bibliographie de ses œuvres (p. 84-86). — Ses théories : il observe la nature;
il fait une étude assidue de l'expression morale, et s'efforce de la traduire exac-
tement en musique (p. 91). Sa révolution mélodique (p. 93). Sa recherche d'un
style héroïque et passionné (p. 95). Les madrigaux guerriers et amoureux.
La tragédie humaine de Monteverde et le drame de Wagner (p. 96). Orfeo, Arianna.
— L'opéra historique. L'Incoronatione di Poppea (p. 98). — Innovations maté-
rielles de Monteverde. L'instrumentation. Les décors. L'orchestre derrière la
scène (p. 99). — Ses adversaires. Appel de Monteverde au peuple contre l'élite
(p. 101). — Sa gloire en Europe. Son influence sur les musiciens allemands et
français (p. 102).
Le premier théâtre public d'opéra : le S. Cassiano. Les théâtres de Venise (p. 104).
CHAPITRE V.
Développement de l'opéra aristocratique en Italie.. . 107
L'opéra de cour à Florence. — Marco da Gagliano. Sa vie et ses œuvres : Sainte
Ursule, vierge et martyre; Bafnê; Flora (p. 108). — Ses théories. L'imitation
antique et l'esprit courtisan (p. 111). — Francesca Caccini et les carrousels
dramatiques (p. 114).
L'opéra à Bologne (p. 115). — Voyages de Péri. — Giacobbi et les Filomusi
(p. 117). — L'opéra à Milan, Parme, Lucques, Viterbe et Naples (p. 118).
TABLE DES MATIÈRES. 313
La tragédie musicale à Rome. Caractère intellectuel et sérieux du génie romain. —
Les théoriciens : Ottavio Durante. Ludovico Viadana (p. 120). — L'oratorio. Saint
Philippe de Néri et Animuccia (p. 121). — Emilio del Cavalliere. La Rappresen-
tatione di Anima et di Corpo (p. 122). Profondeur et mélancolie naïve de cette
œuvre. — Influence malheureuse de l'esprit florentin. Agazzariet YEumelio (p. 123).
Quagliati et Pietro délia Valle : Le chariot de Thespis (p. 125).
Les mécènes romains. Rôle de l'Eglise dans le développement de l'opéra (p. 127).
— L'Aretusa de Vitali (p. 128). — Les Mazzocchi. La Catena d'Adone (p. 129).
L'Enéide en musique (p. 131). Domenico Mazzocchi donne à l'art florentin sa
forme la plus parfaite.
Théâtre des Barberini (p. 133). Leur faste. Importance croissante et fâcheuse de la
mise en scène. — S10 Alessio, de Stefano Landi et du cardinal Barberini (p. 134)
— Erminia, de Michelangelo Rossi (p. 136). — Les opéras du pape Clément IX
(Giulio Rospigliosi) (p. 138\ La Yita humana (p. 140). Intérêt psychologique du
livret. Le réalisme pittoresque et les scènes populaires. Les comédies de Cal-
deron en musique. — Grâce mondaine et raffinée de Marco Marazzoli, musicien
des Barberini et de Christine de Suède. — L'opéra récitatif trouve sa plus bril-
lante expression en Italie dans la vie et l'œuvre de Loreto Vittori (p. 143).
Galatea (p. 146). La Foire de Falestrina (p. 147).
La folie musicale en Italie au milieu du dix-septième siècle (p. 149).
CHAPITRE VI.
Les essais d'opéra populaire en Italie 154
Ce que nous entendons par un art populaire. — Deux sortes d'œuvres populaires :
celles qui traduisent les sentiments de l'époque, et celles qui expriment l'âme de
la race. De quelle utilité peuvent être des artistes tels que Schùtz et Provenzale,
pour nous faire comprendre l'Allemagne et l'Italie du dix-septième siècle.
La comédie musicale (p. 157). — Elle a toujours existé en Italie. Nous l'avons vue
avec Vecchi. Elle apparaît dans l'opéra, dès 1629. La Diana Schemita de Giacinto
Cornachioli (p. 158). — Les scènes de vie moderne au théâtre Barberini. Chi
sofre, speri, de Marazzoli (p. 160). La Foire de Farfa. Le peuple dans l'opéra
(p. 161). Dal Maie il Cène, de Marazzoli (p. 163). — Un théâtre d'opéra-comique
est fondé en 1657, à Florence, via délia Pergola. Le Podestà di Colognole, par
Jacopo Melani. Réalisme littéraire de Moniglia (p. 164).
L'opéra vénitien (p. 167). Son intérêt pour la psychologie de l'Italien au dix-sep-
tième siècle. — Ses poètes : Minato , Ferrari , Busenello. — Ses musiciens :
Cavalli (p. 170). Bibliographie de ses œuvres. Son génie populaire et passionné;
son sentiment de la nature. — Cesti (p. 174). Bibliographie de ses œuvres. Son
charme raffiné. — L'opéra vénitien se détache du peuple, et même de la nation;
il devient cosmopolite.
Le théâtre napolitain (p. 175). La vie mondaine et populaire dans les livrets d'opéra :
Andréa Perrucci. Stampiglia (p, 178). — Les Comices patriotiques de Lucques
(p. 181).
Le génie italien trouve son expression la plus profonde au dix-septième siècle, dans
l'œuvre de Carissimi et de Provenzale. - Giacomo Carissiini (p. 182). Sa vie et
ses œuvres. Caractère romain de son génie. Sa place entre l'art de Palestrina et
celui de Montevcrde. Il annonce Bach et Mozart. La cantate et l'oratorio.
Francesco Provenzale (p. 187). - Nouveauté de son nom dans l'histoire de la mu-
sique. — Son importance historique. 11 est le maître d'Al. Scarlatti, et le fon-
314 TABLE DES MATIÈRES.
dateur de l'Ecole napolitaine. — Sa grandeur artistique. Bibliographie de ses
œuvres. La Stellidaura vendicata (p. 191). Il Schiavo di sua moglie (p. 193). —
Les livrets de Perrucci : le romantisme et l'antiquité ; l'ironie napolitaine et la
majesté romaine. — Caractère mélancolique, concentré, et profondément simple
de la musique. Provenzale et Bach.
Provenzale et Carissimi marquent l'apogée du drame musical en Italie. Après eux ,
la beauté de la forme l'emporte sur le sérieux de la pensée.
CHAPITRE VII.
L'opéra en Allemagne 197
L'opéra n'est, en dehors de l'Italie, qu'un objet de luxe, dont le goût et les pro-
cédés sont appris. — Les cours de Munich et de Vienne l'introduisent en Alle-
magne. — Roland de Lassus à Munich , et les premiers spectacles en musique
(p. 199). —La Bafnê de Schiitz. Seelewig de Staden (p. 201).
Heinrich Schiitz (p. 201). Sa vie et ses œuvres. — Influence de G. Gabrieli. — Son
génie original. Son lyrisme dramatique. Rôle important de l'orchestre et des
chœurs dans l'opéra allemand. — Analyse de La Conversion de saint Paul (p. 206).
— Caractère de Schiitz. Sa grandeur de foi et de pensée au milieu de la guerre
de Trente ans.
La Philothea de Munich (p. 207). — Affaiblissement de la personnalité en Allemagne
après la guerre de Trente ans (p. 209j. Influence prépondérante de l'art italien.
— L'opéra à la cour de Bavière. — Les Italiens en Allemagne (p. 211). — Paride
de Bontempi (p. 212). — Les livrets d'opéra. Leur extravagance pompeuse
(p. 214). — Bernabei. Steffani (p. 216).
Le théâtre de Hambourg (p. 217). — J. W. Francken. Bibliographie de ses œuvres.
— Reinhard Keiser (p. 219). Comparaison de Keiser et de Scarlatti. Leur art est
analogue , mais leur rôle est différent. Scarlatti précipite la décadence italienne ;
Keiser fraie la voie à Haendel et à Bach.
CHAPITRE VIII.
L'opéra en France 223
L'opéra ne peut être un genre vraiment français. — Jugement de Saint-Evremond.
— Comment l'esprit français est opposé à celui de la tragédie en musique. —
Caractère de la musique française. Elle est un art, plutôt qu'une langue.
Les Madrigaux français du seizième siècle. Clément Jannecquin (p. 231). — Roland
de Lassus à la cour de France (p. 232). — La Pléiade et la Musique. L'Académie
de Baïf (p. 233). — La mascarade et le ballet (p. 240). Le Ballet comique de la
Reine, par Beaujoyeulx, Beaulieu et Salmon. — Le ballet sous Henri IV et
Louis XIII (p. 243).
La régence d'Anne d'Autriche. Mazarin introduit en France le drame musical (p. 244).
— Les Italiens à Paris. Sacrati, Luigi Rossi et Cavalli. — Efforts de nos musi-
ciens pour créer un style dramatique français. Les Dialogues et les Comédies de
chansons (p. 247). — Le ballet de Benserade. — La Pastorale en musique de
Perrin et Cambert (1659). C'est un concert dramatique (p. 249). — Les Italiens
chassés de France par le réveil du sentiment national. Serse et Ercole amante de
Cavalli (p. 252).
Perrin et les Académies d'opéra en langue française. Pomone de Cambert (p. 254).
— Illusion des Français. Ils croient avoir inventé l'opéra. — L'opéra français est
TABLE DES MATIÈRES. 315
fondé en réalité par Lully. — Lully. Bibliographie de ses œuvres (p. 259). —
Son esthétique. Comparaison avec celle de Péri. — Comment la tragédie fran-
çaise s'acheminait vers l'opéra (p. 261). L'opéra est l'expression parfaite du style
Louis XIV. 11 ruine la tragédie. — Du génie de Lully; de sa gloire au dix-
huitième siècle (p. 265). — Comment il a détourné la' musique française de sa
véritable voie.
Quelle forme d'art musical eût mieux convenu au génie français. — Les maîtres du
théâtre au dix-septième siècle en ont eu conscience. — Saint-Evremond indique
le rôle que la musique aurait dû jouer sur notre scène, et l'art original qui aurait
pu naître de son union avec la poésie. La tragédie avec chœurs. La comédie-
ballet (p. 268). — Essais de Corneille, Racine et Molière. — Comment l'esprit
français a donné naissance à l'opéra-comique. Défauts et difficultés du genre
(p. 272). — Musset comprend la musique à la façon de Saint-Evremond. —
Notre musique n'a pas voulu se plier aux conditions de notre génie. Elle a rare-
ment été chez nous un art vraiment national.
CHAPITRE IX.
La décadence italienne. 275
Scepticisme et dévergondage des cours italiennes au dix-septième siècle. — Cor-
ruption du goût. Palestrina supplanté par Kapsberger. Mise en scène et virtuosité.
— Décadence intellectuelle. Bouffonnerie sénile des poèmes d'opéra (p. 276).
Quelques livrets. Cicognini. Stampiglia. Esthétique dramatique du dix-septième
siècle. Satire de Marcello (p. 280). — Corruption morale. Scandales des théâtres
de Rome. Luttes d'Innocent XI et d'Innocent XII contre l'immoralité. Les papes
vaincus par l'opéra (p. 281).
Les grands hommes de la Décadence. Alessandro Stradella. Alessandro Scarlatti.
Leur richesse, leur beauté, leur paresse et leur vide (p. 283). — Ce que le monde
doit aux Italiens; ce qu'il était en droit de leur réclamer encore. — Les Italiens
ont créé le drame lyrique, esquissé toutes ses formes; tout l'art moderne s'ébau-
che en eux. — Ils n'ont pas été tout ce qu'ils devaient être. La musique n'a pas
eu son Raphaël.
Eclat et séduction de cette Décadence voluptueuse ; elle a pu faire l'illusion de l'âge
d'or de l'opéra (p. 286).
APPENDICE AU CHAPITRE VIII.
L'opéra en Angleterre 28s
L'opéra est en Angleterre comme en France une importation italienne. — Addison
et Saint-Evremond. — Pourquoi les Anglais, malgré leur génie lyrique, n'ont pas
eu de drame lyrique national. Raisons philosophiques et historiques. Ce que
pourrait être un opéra vraiment anglais.
Le théâtre du seizième siècle et les intermèdes musicaux. Shakespeare et la musique
(p. 292). — Les Masques. Les Italiens en Angleterre. Ferabosco et Lanière. —
Cornus de Milton (p. 294). — Davenant et le style « récitatif » (p. 295). —
Mattew Lock. Shakespeare en musique. — L'opéra anglais semble sur le point
de trouver son expression personnelle avec Dryden et Purcell.
Esthétique musicale et dramatique de Dryden. Luttes de l'esprit national contre
l'imitation étrangère. — Henry Purcell. Sa vie et ses œuvres (p. 298). King
Arthur et Don Quichotte. Originalité de Purcell. Le Duodrama (p. 301). — L'opért
316 TABLE DES MATIÈRES.
tombe aussitôt après lui. Snobisme et trivialité. — The Beggafs Opéra (p. 303).
— Haendel en Angleterre.
Bibliographie 305
SUPPLEMENT MUSICAL
Frangesco Provenzale.
Il Schiavo di sua Moglie, Opéra représenté à Naples, en 1671.
I. Prélude.
II. Air de Timante (\cte III, scène rv).
III. Air de Lucillo (Acte I, scène xix).
IV. Air de Menalippa (Acte I, scène vm).
Stellidaura Vendicante, Opéra représenté à Naples, en 1670.
Duo de Stellidaura et Armidoro (Acte I, scène dernière).
SUPPLÉMENT MUSICAL
En attendant la publication d'un Recueil de musique
dramatique du XVIe et du XVIIe siècle, d'après les copies et
les notes que fai recueillies en Italie , j'ai cru nécessaire de
joindre à cette étude quelques-unes des plus belles pages de
ce maître inconnu , si expressif et si profond : Francesco Pro-
venzale. Ces morceaux ont été plusieurs fois exécutés , ces
mois derniers, avec d'autres œuvres de la même époque : au
concert de La Trompette , à la Sorbonne, et à l'église Notre-
Dame-des- Champs .
FRANGESGO PROVENZALE
IL SCHIAVO DI SUA MOGLIE <"
Opéra représenté à Naples en 1671,
PEELUDE
(1) Manuscrit de 1675, à la Bibl. S. Cecilia, Rome. Voir p. 193.
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3 —
AIR DE TIMANTE
Acte III, Scène IV.
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Opéra représenté à Naples en 1670.
DUO DE STELLIDAURA ET D'ARMIDORO
Acte I , Scène dernière.
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(1) Manuscrit du XVII- siècle, à la Uibl. S. Oocilia, Rome. Voir p. 191,
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Viol.l?
Ritornello.
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Stellidaura.
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P. 8, dernière ligne. Lire Rittl° , au lieu de RM10.
P. 10, 3e ligne, lre mesure. Prière d'ajouter un bémol à la 4e note
du chant. (Si bémol au lieu de si naturel.)
TOULOUSE. — IMP. A. CHAUVIN ET FILS, RUE DES SALENQUES, 28.
E*
*
CJgCULATE AS MONOGRAPU
D
5
fasc.71
Bibliothèque des Écoles
françaises d» Athènes
et de Rome
PLEASE DO NOT REMOVE
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