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Full text of "Les origines du théâtre lyrique moderne. Histoire de l'opéra en Europe avant Lully et Scarlatti"

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BIBLIOTHÈQUE 


ÉCOLES  FRANÇAISES  D'ATHENES  ET  DE  ROME 


FASCICULE  SOIXANTE  ET  ONZIEME 


LES  ORIGINES  DU  THEATRE  LY1IQUE    MODERNE.   —   HISTOIRE   DE   L'OPÉRA  EN   EUROPE 
AVANT  LULLY   ET  SCARLATTI 


Par  Romatn  Rotxanp. 


TOULOUSE.  -   1MP.  A.  CHAUVIN  ET  FILS,  RUE  DES  SALENQ'.'KS.  28 


5 


LES  ORIGINES 


DU 


THÉÂTRE  LYRIQUE  MODERNE 


LES  ORIGINES  DU  THEATRE  LYRIQUE  MODERNE 


HISTOIRE 


DE 


L'OPÉRA  EN  EUROPE 


AVANT 


LULLY  ET  SCARLATTI 


Romain  ROLLAND 

nf;ien    élève    de   l'école    normale    supérieure 
et    de   l'école    française    de    rome 


PARIS 

ERNEST  THORIN,  ÉDITEUR 

LIPIMIRE     UKS     ÉCOLES     FRANÇAISES    D*  ATHÈNES     ET    DE     HOME 

1)1     COLLÈGE   DE    FRANCE,    DE   L'ÉCOLE   NORMALE   SUPÉRIEURE 

ET    DE   LA    SOCIÉTÉ    DES    ÉTUDES   HISTORIQUES 

4  ,    RUE   LE   0OFF,    4 

1895 


A  M.  Auguste  GEFFROY 

DIRECTEUR    DE    L'ÉCOLE    FRANÇAISE    DE    ROME 

Témoignage  de  respect, 
et  souvenir  affectueux  des  années  passées  au  palais  Farnèse. 


Je  me  permets  d'adresser  tous  mes  remerciements  à 
ceux  qui,  au  cours  de  ma  mission  en  Italie,  m'ont  facilité, 
par  leurs  conseils  ou  par  leurs  collections,  ces  recherches 
artistiques;  à  M.  le  professeur  Riccardo  Gandolû,  biblio- 
thécaire du  R.  Istituto  musicale  de  Florence  ;  au  Revdmo 
Padre  Priore  Dom  Ambrogio  Amelli,  supérieur  du  Mont-Cas- 
sin;  à  S.  E.  le  prince  Chigi.  J'ai  une  reconnaissance  toute 
spéciale  à  M.  le  cavalier  Berwin,  le  savant  directeur  de  la 
bibliothèque  S.  Cecilia,  à  Rome,  dont  j'ai  mis  si  souvent 
à  contribution  l'érudition  sûre  et  l'obligeance  infatigable. 

J'ajouterai  un  regret  :  c'est  d'avoir  pu  constater  dans 
trop  de  bibliothèques,  un  esprit  étroit  et  hostile  au  travail, 
qui  n'est  plus  de  notre  temps.  Entre  toutes,  je  nommerai 
celle  du  Conservatoire  de  Naples. 

Février  1894. 


INTRODUCTION 


Le  drame  lyrique  n'appartient  pas  seulement  à  la  musique; 
son  histoire  intéresse  l'art  tout  entier.  Dernier  rameau  de  la 
Renaissance ,  il  a ,  depuis  trois  siècles ,  étendu  sur  l'Europe  son 
charme  mystérieux.  Le  meilleur  de  la  pensée  allemande,  jusqu'à 
Lessing  et  Gœthe,  se  concentre  dans  la  musique.  Son  mirage  re- 
couvre la  décadence  de  l'Italie,  et  le  génie  dramatique  de  la  race 
s'y  réfugie.  En  France,  l'opéra  a  ruiné  la  tragédie  et  ouvert  le 
chemin  au  romantisme. 

Sorti  d'un  chimérique  effort  pour  imiter  l'art  grec ,  le  drame 
lyrique  a  été  l'œuvre  la  plus  originale  peut-être  de  la  civilisation 
moderne.  Œuvre  d'art  extraordinaire  qui  s'efforce  de  rendre  , 
non  seulement  l'apparence  poétique  de  la  vie,  mais  la  vie  elle- 
même,  l'homme  tout  entier,  l'arbre  avec  ses  racines,  le  monde 
des  passions  et  des  sentiments  obscurs,  —  non  tels  que  la  raison 
les  retrouve  et  les  classe,  desséchés  par  l'analyse,  —  mais  vivants, 
frémissants,  au  sein  même  de  l'action. 

Si  dans  l'histoire  des  origines  qui  sont  l'objet  de  cette  étude, 
les  œuvres  ne  réalisent  pas  encore  pleinement  cet  idéal,  les  ger- 
mes apparaissent,  la  grande  cathédrale  sort  de  terre,  et  le  plan 
est  conçu  dans  la  tête  des  premiers  créateurs. 

C'est  à  honorer  leurs  efforts  que  ce  travail  est  consacré,  —  à  la 
bonne  terre  italienne  dont  nous  sommes  sortis,  à  ce  génie  latin 
qui  n'a  jamais  cessé  d'éclairer  le  monde  du  reflet  joyeux  de  la 
beauté. 


*■ 


Nous  étudierons  ici  la  première  période  du  drame  lyrique  en 
Europe,  période  de  réflexions  fécondes  et  de  recherches  labo- 
rieuses, qui  commence  vers  le  milieu  du  seizième  siècle  et  aboutit 


4  INTRODUCTION. 

cent  ans  plus  tard  à  la  constitution  définitive  du  théâtre  d'opéra 
dans  tous  les  pays. 

Dans  un  premier  chapitre,  nous  verrons  la  vie  s'introduire  peu 
à  peu  sous  les  formes  glacées  et  purement  architecturales  de  la 
musique  du  moyen  âge;  l'esprit  populaire,  depuis  longtemps 
méconnu,  y  reprendra  ses  droits;  le  sentiment  personnel  s'épa- 
nouira de  nouveau  parmi  les  abstractions  des  vieux  contrepoin- 
tistes.  Des  esprits  hardis  comme  Josquin,  des  âmes  tragiques 
comme  Palestrina,  donneront  conscience  à  la  musique  de  son 
pouvoir  expressif.  Etonnée  de  ses  richesses,  elle  en  cherchera  les 
limites  ;  elle  s'efforcera  d'appliquer  cette  force  qui  lui  est  révélée, 
à  la  représentation  de  la  nature  et  de  l'âme.  Les  premiers  nova- 
teurs, sans  renoncer  encore  aux  formes  du  passé,  feront  pénétrer 
l'esprit  nouveau  dans  le  Madrigal  ancien,  et  des  symphonies  dra- 
matiques à  plusieurs  voix,  comme  chez  Vecchi  de  Modène,  seront 
les  premiers  essais  du  théâtre  lyrique.  Une  seconde  génération 
de  chercheurs ,  pour  la  plupart  Florentins,  s'attaque  à  la  forme 
même,  et  étudiant  longuement  les  rapports  de  la  parole  au  chant, 
et  de  l'expression  dramatique  à  la  musique,  crée  le  style  récitatif, 
qui  deviendra  l'instrument  de  l'art  nouveau.  Le  génie  de  Monte- 
verde  donne  presque  aussitôt  aux  tentatives  de  Péri  et  Gaccini 
une  consécration  retentissante.  La  cause  de  l'opéra  est  grâce  à  lui 
gagnée  ;  il  se  développe  rapidement  dans  toutes  les  villes  d'Italie  ; 
il  prend  part  à  toutes  les  fêtes  de  Florence  et  de  Rome  ;  les  Bar- 
berini  lui  donnent  dans  leur  palais  un  somptueux  asile;  les 
grands  seigneurs  rivalisent  de  faste  dans  la  protection  qu'ils  lui 
accordent.  Les  noms  de  Gagliano,  Francesca  Gaccini,  Vitali, 
Mazzocchi,  Stefano  Landi,  Michelangelo  Rossi,  Marazzoli,  Loreto 
Vittori,  illustrent  ces  efforts.  Malheureusement,  à  rester  enfermé 
dans  cette  société  factice ,  l'opéra  prend  vite  un  caractère  conven- 
tionnel ;  il  s'étiole ,  et  finirait  par  disparaître ,  si  dans  le  même 
temps  il  ne  trouvait  de  plus  libres  refuges  et  des  formes  plus 
spontanées,  où  se  conservent  et  se  développent  des  germes  de 
vie  populaire  :  c'est  la  comédie  musicale  de  Florence  (théâtre  de 
la  Pergola);  c'est  l'opéra  historique  de  Venise,  le  drame  patrioti- 
que de  Lucques,  le  mélodrame  napolitain ,  imprégnés  de  la  forte 
senteur  du  terroir  italien.  Enfin  ,  quelques  génies ,  recueillis  et 
concentrés,  donnent  à  la  pensée  de  la  race  son  expression  la  plus 
profonde  :  le  Romain  Garissimi  dans  l'oratorio  ;  Provenzale,  de 
Naples ,  dans  l'opéra. 

Le  drame  lyrique  s'étend  en  dehors  de  l'Italie.  Les  élèves  de 
Gabrieli  et  de  Monteverde  le  portent  en  Allemagne.  Schùtz  s'y 


INTRODUCTION.  5 

essaie  dès  1627.  Les  malheurs  de  la  patrie  ne  sont  pas  favorables 
aux  fêtes  artistiques;  mais  en  attendant  les  temps  meilleurs,  le 
génie  dramatique  de  l'Allemagne  se  forme  dans  les  admirables 
symphonies  sacrées  de  Schùtz.  Quand  la  paix  est  revenue ,  les  re- 
présentations musicales  s'établissent  à  Munich  et  à  Vienne,  et  se 
succèdent  sans  interruption  avec  un  faste  princier.  Mais  l'italia- 
nisme envahit  les  cours  allemandes,  et  l'esprit  national  est  dé- 
bordé parles  productions  étrangères,  corrompu  par  le  goût  napo- 
litain. Le  théâtre  populairede  Hambourg  amène  un  commencement 
de  réaction,  et  Keiser  donne  à  l'opéra  droit  de  cité  en  Allemagne. 
Dans  le  même  temps,  la  France  instruite  par  les  Italiens,  après  de 
longs  tâtonnements,  réalise,  avec  Lully,  le  théâtre  lyrique  qu'elle 
avait  en  vain  tenté  avec  ses  seules  ressources,  dès  la  fin  du  sei- 
zième siècle,  sous  l'impulsion  de  Baïf.  Peut-être  le  génie  du  Flo- 
rentin a-t-il  contribué  cependant  à  nous  éloigner  d'une  forme 
plus  nationale  du  théâtre  de  musique,  et  telle  que,  par  exemple, 
Saint-Evremond  l'avait  conçue,  et  Molière  esquissée.  Enfin  un 
reflet  de  l'opéra  d'Italie  pénètre  jusqu'à  Londres,  où  Purcell 
donne,  à  la  fin  du  dix-septième  siècle,  les  modèles  presque  uni- 
ques de  l'opéra  anglais. 

Sous  l'action  de  tant  d'efforts  et  de  travaux  artistiques,  l'opéra 
arrive  vers  1680  à  la  perfection  de  la  forme.  Malheureusement, 
cette  splendeur  d'expression  correspond  en  Italie  au  vide  de  la 
pensée.  La  décadence  des  mœurs,  l'affaiblissement  de  la  person- 
nalité ,  coïncidant  avec  les  progrès  purement  extérieurs  réalisés 
dans  la  musique,  semblent  faire  de  l'époque  d'Alessandro  Scar- 
latti,  à  la  fois  un  sommet  et  un  terme  pour  l'art. 

Il  ne  s'arrêtera  point  cependant.  La  vie  italienne  a  une  force  de 
résistance  qu'on  ne  saurait  prévoir,  et  qui  a  raison  des  circon- 
stances où  l'on  croit  qu'elle  va  disparaître.  Les  germes  populaires 
éclos  au  dix-septième  siècle,  se  développeront  au  dix-huitième 
dans  l'opéra  buffa.  D'ailleurs,  l'impulsion  est  donnée.  L'Allema- 
gne et  la  France,  formées  par  l'Italie,  compléteront  son  œuvre, 
et  lui  renverront  à  leur  tour  la  lumière  qu'elles  ont  reçue  d'elle, 
et  qu'elle  semble  avoir  perdue. 


On  s'étonnera  peut-être  qu'ayant  à  étudier  les  origines  de  notre 
drame  lyrique,  nous  ne  les  cherchions  pas  au  delà  du  seizième 
siècle  italien.  Chacun  sait  que  le  moyen  âge  a  possédé  dans  ses 


6  INTRODUCTION. 

mystères  un  théâtre  musical ,  où  le  nôtre  peut  reconnaître  une 
partie  de  ses  traits  (1).  Ces  mystères,  à  leur  tour,  sortent  des  dra- 
mes liturgiques  du  onzième  siècle  ,  et  ceux-ci  des  tropes  de 
l'Eglise  des  neuvième  et  dixième  siècles  (2). 

Enfin  ce  n'est  pas  en  eux-mêmes  que  les  premiers  docteurs  de 
l'Eglise  avaient  trouvé  le  secret  de  joindre  le  plaisir  des  sons  à 
l'émotion  de  la  parole,  et  de  faire  de  la  musique  l'expression  vi- 


(1)  A  vrai  dire,  la  partie  musicale  des  Mystères  semble  avoir  consisté  en 
intermèdes,  ou  chœurs,  sans  rapport  essentiel  à  l'action,  plutôt  qu'en  décla- 
mation chantée  et  en  harmonies  faisant  corps  avec  le  drame.  Les  rensei- 
gnements sont  d'ailleurs  médiocres ,  et  presque  tous  les  historiens  se  bor- 
nent à  copier,  les  uns  après  les  autres,  un  passage  du  Daniel  Ludus 
(25  décembre  1230,  Beauvais) ,  où  le  cortège  de  Darius  chante  au  son  des 
instruments  (tambours  et  instruments  à  cordes)  :  «  Ecce  rex  Darius;  »  ou 
bien  une  indication  préliminaire  du  Mystère  de  l'Incarnation  (1474,  Rouen), 
suivant  laquelle  le  chœur  des  anges,  entrecoupé  des  réponses  d'instruments 
derrière  la  scène  (violon,  trompette,  orgue),  chante  non  seulement  à  l'unis- 
son, mais  en  parties,  alternant  avec  des  soli.  La  plupart  des  chœurs  de  ce 
dernier  genre  ne  sont  pas  écrits  ;  leur  place  est  seulement  indiquée  dans  le 
texte.  Des  chœurs  d'un  rapport  lointain  avec  le  drame,  chœurs  de  parade  ou 
d'édification,  comme  dans  Bach  (dès  la  Représentation  d'Adam,  du 
XIIe  siècle),  des  chansons,  parfois  comiques,  souvent  bouffonnes,  entre 
deux  scènes  tragiques,  des  prologues,  entr'actes ,  épisodes  instrumentaux, 
telle  semble  avoir  été  la  musique  des  Mystères.  Ce  n'est  que  par  exception, 
et  moins  par  essai  de  récitation  notée,  que  do  couleur  locale,  à  ce  qu'il 
semble,  que  l'on  voit  un  personnage  (un  David,  par  exemple,  Mystère  de 
la  Nativité)  déclamer  au  son  d'un  instrument  (harpe).  —  Voir  :  Coussemaker, 
Les  drames  liturgiques,  in-4°,  1860.  Lavoix  fils,  Histoire  de  l'instrumen- 
tation, in-8°,  1880.  M.  Sepet,  Les  prophètes  du  Christ,  in-8°,  1878.  Danjou, 
Revue  de  musique  religieuse,  t.  IV,  1847.  Petit  de  Julleville,  Histoire  du 
théâtre  en  France,  1880,  I,  291  et  suiv.  F.  Clément,  Liturgie,  musique  et 
drame  du  moyen  âge  (Annales  archéologiques,  1847  et  suiv.). 

Voir  aussi,  pour  l'Allemagne,  le  dixième  volume  de  la  Publihation  aelterer, 
praktischer,  und  theoretischer  Musihwerhe,  vorzugsweise  des  XV  und 
XVI  Jahr.,  par  R.  Eitner,  1881 ,  Berlin.  —  On  y  trouvera  une  Marienklage 
du  quatorzième  siècle  (mss.  XVe  s.,  de  Berlin),  dialogue  en  plain-chant 
entre  Marie  et  Jean,  et  un  Geistlich  Spiel  du  seizième  siècle,  la  Chaste 
Suzanne  (1535,  Zwickau.  Paulus  Rebhun) ,  dont  le  premier  et  le  deuxième 
actes  sont  terminés  par  un  duo  choral  en  style  sacré. 

Plus  important  pour  la  musique  est  le  genre  dont  Adam  de  la  Halle  fut 
le  plus  célèbre  représentant.  Le  Jeu  de  Robin  et  de  Marion  unit  véritable- 
ment la  musique  à  la  poésie  par  des  couplets  et  des  dialogues  chantés. 
Mais  il  est  encore  très  loin  du  drame  lyrique.  Les  airs  n'y  sont  qu'un  amu- 
sement poétique ,  une  parure  de  l'action.  Nous  y  reviendrons  dans  le  cha- 
pitre de  l'opéra  français.  On  y  peut  voir  le  premier  essai  d'opéra-comique. 
Mais  le  drame  lyrique  a  de  tout  autres  origines. 

(2)  Léon  Gautier,  Hist.  de  la  poésie  liturgique  au  moyen  âge  :  Les  tropes. 
Paris,  1886. 


INTRODUCTION.  7 

vante  qui  transporte  au  cœur  de  la  foule  l'esprit  de  l'Evangile. 
Ils  l'avaient  hérité  de  l'antiquité  grecque,  et  il  n'est  plus  douteux 
que  la  tragédie  d'Eschyle  ou  d'Euripide,  et  la  comédie  d'Aristo- 
phane, aient  réalisé,  voici  vingt  siècles,  l'harmonieuse  union  des 
arts  dans  le  théâtre,  que  Wagner  voulut  retrouver  (1). 

Mais  dans  l'histoire  de  la  civilisation ,  les  premiers  inventeurs 
comptent  souvent  moins  que  ceux  qui  rétablirent  la  tradition  in- 
tellectuelle et  pratique,  qui  nous  fit  ce  que  nous  sommes.  Les 
idées  se  sont  perdues  dans  le  monde  à  plus  d'une  reprise;  et  com- 
bien de  fois  a-t-il  fallu  les  inventer  à  nouveau  pour  que  l'huma- 
nité en  eût  enfin  conscience!  En  art,  les  derniers  inventeurs  sont 
plus  importants  que  les  premiers,  bien  que  souvent  moins  grands. 
Les  uns  donnent  à  nos  idées  leurs  lettres  de  noblesse;  les  autres, 
la  forme  définitive  sous  laquelle  elles  vivront,  nourries  de  leur 
pensée  et  vraies  filles  de  leur  âme. 

Il  en  est  ainsi  du  drame  musical  moderne.  Les  éléments  lyri- 
ques conservés  de  l'antiquité  au  moyen  âge  n'eussent  jamais 
suffi  à  lui  donner  naissance;  il  fallait  une  cause  nouvelle.  Bien 
que  l'histoire  d'aujourd'hui,  éprise  des  infiniment  petits  et  des 
évolutions  indéfinies,  n'admette  guère  pour  les  idées  les  commen- 
cements soudains,  le  drame  lyrique,  perdu  au  quinzième  siècle, 
naît  véritablement  à  la  fin  du  seizième.  Il  eut  même  grand  peine 
à  s'élever  de  nouveau  dans  la  pensée  moderne.  Et  si  le  souvenir 
confus  de  l'art  antique  ne  lui  fut  pas  d'un  médiocre  secours,  ce 
n'est  pourtant  pas  dans  cet  art,  aux  exemples  inconnus,  qu'il  faut 
chercher  ses  origines  ;  c'est  dans  le  réveil  de  la  personnalité,  dans 
un  effort  de  la  raison,  et  l'observation  de  la  nature,  comme  ledit 
le  plus  illustre  des  précurseurs  de  Lully,  Monteverde  (2).  Il  ne  se- 
rait pas  plus  légitime  d'étudier,  à  propos  de  leurs  essais ,  les 
œuvres  du  moyen  âge  qu'ils  ignoraient,  ou  de  l'antiquité,  à  peine 
entrevue  de  nos  jours  ,vque  de  faire  l'histoire  de  la  peinture  an- 
tique à  propos  de  celle  de  la  Renaissance. 


(1)  On  sait  que  Wagner  s'est  souvent  réclamé,  pour  ses  réformes,  de  ces 
lointains  souvenirs.  Il  semblerait  même  que  le  théâtre  grec  ait  été  plus  près 
que  le  nôtre  du  véritable  idéal  du  drame  lyrique,  si  l'on  admet  les  savantes 
études  modernes,  fondées  sur  la  croyance  à  une  musique  inhérente  à  la 
poésie  grecque,  à  une  musique  intérieure,  liée  aux  vers  par  la  métrique,  qui 
serait  déjà  une  musique  à  elle  seule,  et  comme  le  squelette  des  rythmes 
musicaux  dépouillés  de  leurs  mélodies.  —  Gevaert,  Histoire  et  théorie  de 
la  musique  grecque,  2  vol.  grand  in-8°,  1875-81.  A.  Croiset ,  La  poésie  de 
Pindare  et  les  lois  du  lyrisme  grec,  in-8°,  1880. 

(2)  Melodia  overo  seconda  pratica  musicale,  1634,  Venise.  Voirchap.lV. 


8  INTRODUCTION. 

Il  est  bon  seulement  de  reconnaître  qu'ici  comme  ailleurs  la 
pensée  moderne  s'est  souvent  donné  bien  du  mal  pour  retrouver 
des  idées  familières  à  l'antiquité.  Au  reste,  ce  n'est  pas  rabaisser 
l'esprit  humain  que  de  croire  qu'il  vive  éternellement  sur  les 
mêmes  idées  ;  c'est  la  preuve  qu'elles  sont  bonnes.  On  ne  croit 
pas  humilier  ni  Wagner,  ni  Gluck  en  disant  qu'ils  ont  repris  des 
théories  clairement  formulées  plusieurs  siècles  avant  eux.  Ce 
serait  un  grave  argument  contre  la  vérité  de  leur  art,  qu'il  ait 
fallu  les  attendre  pour  trouver  ces  pensées.  Ils  n'ont  fait  que  les 
dire  avec  une  force  plus  grande.  C'est  assez  pour  nous  exciter  à 
l'action.  Il  ne  s'agit  pas  de  penser  des  choses  nouvelles  ;  il  s'agit 
d'être  nouveau  à  les  penser,  d'apporter  à  sentir  les  vérités,  qui 
sont  le  fonds  commun  des  siècles,  la  sève  d'une  jeune  nature  qui 
ne  les  a  pas  encore  vécues  pour  son  compte  et  jouit  passionné- 
ment de  les  éprouver  en  soi  pour  la  première  fois.  C'est  quelque 
chose  d'ajouter  la  nuance  de  son  regard,  les  couleurs  de  son  âme 
à  la  vision  multiple  de  l'unique  Beauté.  Ainsi  l'œuvre  d'art  des 
siècles  chaque  jour  s'enrichit. 

Cette  étude  du  passé  nous  protège  aussi  bien  contre  l'orgueil 
que  contre  le  découragement.  La  décadence  éprise  d'elle-même  et 
l'énervement  blasé  d'une  élite  se  plaît  à  croire  que,  notre  art 
ayant  atteint  son  faîte,  rien  ne  reste  à  dire  après  nous. 

On  peut  consoler  ces  découragés  en  leur  rappelant  que  pour  la 
musique  même,  principal  objet  de  leurs  soucis,  ils  ont  eu  des 
ancêtres  dès  le  quinzième  siècle,  —  dès  l'antiquité  grecque  (1). 
Il  a  toujours  semblé  que  la  musique  était  arrivée  à  sa  perfection 
et  qu'il  n'y  fallait  plus  toucher.  Comme  il  n'a  jamais  non  plus 


(i)  Platon  trouve  déjà  que  la  musique  de  son  temps  est  corrompue  (Lois, 
III,  700).  Aristoxène  de  Tarente  fait  commencer  la  décadence  de  la  musique 
à  Sophocle.  Platon,  d'un  goût  plus  pur,  n'admet  guère  que  les  mélodies 
d'Olympe  (VIP  s). 

Giovanni  Spataro,  qui  vivait  à  Bologne  à  la  fin  du  quinzième  siècle,  s'in- 
dignait contre  cette  prétention  de  l'élite,  que  l'art  (la  musique)  avait  atteint 
sa  perfection,  il  affirmait  avec  énergie  le  droit  des  novateurs  à  pousser 
toujours  plus  avant,  sans  se  laisser  lier  par  les  règles  du  passé  : 
.  «  Che  essendo  la  musica  arte  libérale  l'ô  da  credere  che  li  soi  termini 
sono  senza  fine,  e  che  quello  che  oggidi  sanno  li  musici  e  compositori  è  la 
superficie  di  quello  che  se  pô  sapere.  »  (Mss.  Vat.,  N.  5318:  copie  1774. 
Bologne.) 

«  Che  se  in  musica  non  era  licito  fare,  se^non  quello  che  se  trovava  facta, 
che  il  sequitaria  che  Tarte  musica  sarià  finita  et  consumata.  »  (Id.t  p.  429.) 

Il  est  remarquable^que  beaucoup  dejses  préceptes  sont  conformes  à  ceux 
de  Monteverde,  de  Gluck,  de  Mozart  et  de  Wagner. 


INTRODUCTION.  9 

manqué  de  génies  pour  la  faire  avancer,  il  faut  nous  rassurer  : 
le  champ  de  l'art  est  vaste,  il  ne  l'a  pas  rempli. 


A  ces  encouragements  pour  l'action  l'histoire  de  la  musique 
joint  peut-être  des  secours  inattendus  pour  l'intelligence  du  passé; 
elle  apporte  à  l'histoire  générale  des  ressources  nouvelles.  De 
tout  temps  on  a  senti  les  liens  qui  unissent  l'art  d'une  nation  au 
reste  de  sa  vie  et  les  lumières  qu'une  œuvre  jette  sur  le  caractère 
d'une  époque.  Aucun  art  ne  peut  rendre  plus  de  services  de  cette 
sorte  que  la  musique.  —  L'œuvre  du  peintre  nous  apprend  la 
façon  dont  les  siècles  passés  voyaient  les  objets  extérieurs  et  les 
déformations  que  leurs  yeux  et  leur  esprit  imprimaient  à  la  na- 
ture. Mais  la  nature  immuable  est  toujours  le  modèle  qu'ils  s'ef- 
forcent de  rendre.  La  musique,  au  contraire,  a  pour  matière  l'es- 
sence même  du  cœur  et  sa  diversité  infinie  (1).  Plus  intime  que 
la  poésie,  dont  la  langue,  empruntée  aux  rapports  journaliers, 
est  marquée  d'images  extérieures,  d'expériences  pratiques,  d'éti- 
quettes d'objets,  sous  l'empreinte  desquelles  se  dessèche  à  demi 
l'émotion  primitive  enfermée  dans  le  mot,  la  musique  est  l'ex- 
pression immédiate  et  profonde  du  sentiment;  elle  sourd  avec  lui 
de  sa  fraîcheur  native  avant  qu'il  ne  se  soit  flétri  au  contact  de 
l'action  ;  elle  est  le  monologue  poétique  de  l'âme  en  sa  retraite 
de  mousse  où  nul  bruit  ne  vient  troubler  le  murmure  de  son  petit 
ruisseau  ;  —  si  naturelle  et  spontanée  que  sa  langue  mystérieuse 
ne  semble  pas  distincte  de  l'objet  qu'elle  représente,  et  que,  chez 
les  génies,  l'expression  est  le  reflet  exact  du  sentiment,  sans  que 
l'artiste  ait  souvent  conscience  de  ce  dernier.  Cette  inconscience 
même  est  une  garantie  de  sa  sincérité.  Quelques  pages  d'un 
grand  musicien  apprennent  plus  sur  son  âme  que  ses  biogra- 
phies ou  ses  lettres.  La  phrase  mélodique,  modelée  sur  l'émotion 
vivante,  avant  que  la  raison  ait  pu  la  déformer,  est  comme  la 
chair  immatérielle  de  son  cœur.  Les  harmonies  qui  viennent 
vêtir  le  thème  de  leurs  caresses  subtiles  nous  instruisent  sur  les 
sens  de  l'artiste.  On  retrouve  dans  le  rythme,  si  je  puis  dire,  la 
largeur  de  sa  poitrine,  sa  respiration  morale.  Et  le  développement 
des  phrases,  la  marche  du  morceau  parlent  éloquemment  de  son 
intelligence,  du  mécanisme  de  ses  idées,  de  l'ordre  et  de  la  raison 


(1)  «  L'organe  du  cœur,  »  dit  Wagner,  «  est  le  son;  la  musique  est  son 
langage  artistique;  elle  est  l'amour  qui  s'épanche  et  débordo  du  cœur,  » 


10  INTRODUCTION. 

qui  régnent  dans  son  cerveau.  —  Nul  doute  qu'à  des  âmes  rebelles 
aux  impressions  musicales  une  telle  analyse  n'offre  un  aspect 
chimérique  dont  il  est  facile  de  se  railler.  Elle  exige  d'ailleurs 
une  finesse  de  cœur,  une  prudence  d'imagination,  faute  de  quoi 
on  s'expose'à  de  ridicules  erreurs,  à  moins  d'être  doué  de  la  divi- 
nation violente  avec  laquelle  un  Wagner  lit  dans  l'âme  d'un 
Beethoven  (1).  Mais  la  difficulté  d'un  art  n'est  pas  un  argument 
contre  lui,  et  bien  que  la  parole  soit  infiniment  plus  claire  que 
la  musique,  la  critique  littéraire  s'est  quelquefois  trompée;  cepen- 
dant ses  erreurs  n'ont  jamais  empêché  les  hommes  de  prétendre 
lire  dans  les  ouvrages  ni  même  dans  le  cœur  d'autrui. 

Cette  absolue  naïveté  des  grandes  œuvres  musicales,  cette  pro- 
fondeur d'origine,  les  pourront  rendre  utiles  à  la  connaissance 
intime  de  Fliistoire,  des  mouvements  secrets  de  la  pensée  hu- 
maine. Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  rechercher  dans  quelle  mesure 
les  génies  représentent  vraiment  leur  époque  et  leur  race.  Mais 
nous  ne  pouvons  admettre  l'idée,  trop  souvent  exprimée,  que  la  vie 
extérieure  d'un  peuple  est  en  rapport  étroit  avec  sa  valeur  morale, 
et  que  les  résultats  de  son  action,  ses  victoires  et  ses  défaites  sont 
l'histoire  exacte  de  son  âme.  Cette  superstition  de  la  force  maté- 
rielle ne  nous  semble  pas  seulement  féroce  ;  elle  est  injuste  et 
fausse,  et  nous  aurons  occasion  de  le  montrer  à  propos  de  l'Italie 
et  de  l'Allemagne  au  dix-septième  siècle.  Et  qui  donc  jugerait  de 
la  grandeur  de  Florence  par  son  anarchie  politique,  et  de  l'Italie 
par  la  lâcheté  de  ses  armes  dans  les"  guerres  des  quinzième  et 
seizième  siècles!  Chez  un  peuple  comme  les  Grecs,  où  le  corps  et 
l'esprit  sont  harmonieusement  unis  et  vivent  de  la  même  vie,  on 
peut  à  la  rigueur  tirer  des  variations  politiques,  des  conséquences 
intéressant  le  génie  tout  entier.  Il  n'en  va  pas  de  même  ailleurs, 
et  surtout  dans  le  Nord,  où  chez  les  nations,  comme  chez  les  in- 
dividus, la  grandeur  du  génie  se  réfugie  souvent  dans  la  pauvreté 
du  corps.  Pour  juger  de  ces  peuples,  la  marche  des  armées  de 
Turenne  et  de  Condé,  ou  la  diplomatie  de  M.  de  Lionne  ne  suffi- 
sent pas,  et  la  vue  attentive  d'un  malheureux  artiste  réfugié  dans 
sa  pensée,  enfermé  dans  son  cœur,  ignoré,  résigné,  en  apprend 
souvent  plus  sur  les  réserves  de  vie  et  les  puissances  cachées  qui 
dorment  dans  la  nation,  attendant  l'heure  d'agir. 

(1)  R.  Wagner,  Beethoven.  Leipzig,  1870. 


LES  ORIGINES 


DU 


THEATRE  LYRIQUE  MODERNE 


CHAPITRE  PREMIER. 

DE    L'UNION    DE  LA   MUSIQUE   ET    DU    DRAME. 


Ce  qu'il  faut  penser  du  mouvement  de  réaction,  qui  s'annonce  dans  la  mu- 
sique contemporaine,  contre  le  genre  de  l'opéra.  —  Opinion  de  la  litté- 
rature du  dix-septième  siècle  sur  la  musique  dramatique.  Examen  de  ces 
critiques. 

De  la  prétendue  immoralité  de  l'opéra.  —  Elle  no  tient  pas  au  genre,  mais 
à  l'esprit  qui  l'emploie.  —  Comment  les  reproches  de  Boileau  ne  peuvent 
s'appliquer  aux  grands  maîtres  de  l'opéra» 

Quel  rôle  convient-il  de  donner  à  la  musique,  dans  le  drame? — La  décla- 
mation chantée.  —  L'expression  musicale  des  sentiments.  —  La  descrip- 
tion des  faits  extérieurs. 

De  l'union  de  la  musique  et  de  la  poésie.  —  Est-elle  possible?  Les  deux 
arts  n'ont-ils  pas  des  lois  différentes  ?  —  On  ne  peut  juger  suivant  les 
mêmes  principes  l'opéra  en  Italie,  en  France  et  en  Allemagne.  —  Il  n'est 
qu'on  Italie  un  genre  vraiment  spontané,  homogène  et  parfait.  —  Com- 
ment l'âme  italienne  s'y  reflète  naturellement. 

L'opéra  «  est  l'ébauche  d'un  grand  spectacle,  p  —  Quel  est  ce  grand  spec- 
tacle. —  Rêve  de  Wagner. 


Personne  n'a  songé,  je  pense,  si  ce  n'est  par  boutade,  à  con- 
tester les  droits  et  le  pouvoir  de  la  musique.  On  peut  s'en 
plaindre,  mais  non  les  nier.  Ils  sont  ceux  de  la  rêverie  humaine. 
On  discute  davantage  l'union  do  la  musique  et  du  drame.  La 
question  est  loin  d'être  vidée.  Il  semble  même  que  de  nos  jours 


12  LES    ORIGINES    DU   THÉÂTRE    LYRIQUE    MODERNE. 

elle  se  réveille  avec  une  nouvelle  ardeur.  Dans  l'éclat  du  triomphe 
où  le  génie  de  Wagner  a  porté  le  drame  musical,  la  critique  in- 
soumise, fatiguée  des  attaques  vaines  contre  l'artiste,  dirige 
plus  loin  ses  coups  et  sape  par  sa  base  l'art  même  qu'il  repré- 
sente. On  se  tromperait  sans  doute,  si  l'on  y  voyait  l'indice  d'une 
réaction  prochaine  contre  le  genre  de  l'opéra.  De  tout  temps  en 
France,  l'opinion  des  gens  de  lettres  a  été,  pour  la  plupart,  fran- 
chement hostile  au  théâtre  de  musique.  De  tout  temps  aussi,  ce- 
lui-ci a  eu  pour  lui  la  faveur  du  public,  la  mode  si  l'on  veut, 
mais  une  mode  constamment  renouvelée,  et  qui  ne  s'est  pas  dé- 
mentie un  instant  depuis  deux  siècles.  Les  amateurs  peuvent 
donc  se  rassurer.  L'opéra  n'est  pas  encore  près  de  disparaître. 

On  ne  saurait  pourtant  négliger  l'opinion  d'une  littérature 
telle  que  celle  do  Louis  XIV.  Il  y  a  toujours  à  apprendre  en 
elle,  et  ses  erreurs  mêmes  sont  instructives  ;  elles  renferment 
toujours  une  grande  part  de  vérité.  Assurément,  il  ne  faut 
pas  oublier  la  tentation  naturelle  à  tout  esprit  libre,  de  rester 
à  l'écart  des  engouements  de  la  mode  et  de  prendre  le  contre- 
pied  des  enthousiasmes  de  la  foule.  Il  faut  y  voir  aussi  l'étonne- 
ment  et  le  mépris  de  penseurs  volontaires,  dont  le  travail  con- 
stant a  été  de  n'admettre  dans  leur  cerveau  et  dans  leur  art  que 
des  idées  claires,  des  sentiments  précis  en  leur  subtilité,  d'un 
exact  contour,  d'un  mécanisme  raisonné.  Ils  se  sentent  perdus 
dans  cet  art  d'idées  obscures  et  de  sentiments  impalpables  qui 
s'évanouissent  au  jour  des  mots.  Aussi  le  traitent-ils  de  sensua- 
lité vide  (1),  sans  songer  que  ces  sonorités  qui  caressent  l'oreille 
sont  le  moyen  et  non  le  but  ;  et  ils  voient  le  hasard  du  plaisir  où 
règne  la  raison  la  plus  rigoureuse  et  l'exacte  analyse  des  senti- 
ments. Mais  en  dehors  de  ces  antipathies  naturelles,  ils  ont  assez 
bien  vu  les  lois  des  genres  que  l'on  voulait  unir  dans  le  drame 
lyrique,  et  leurs  contradictions,  ou  les  dangers  de  leur  assemblage. 

Je  passerai  rapidement  sur  le  chef  d'immoralité  que  les  lettrés 
les  plus  soucieux  comme  les  moins  occupés  de  la  morale  repro- 
chent à  l'opéra.  C'est  le  grand  procès,  non  pas  de  l'opéra,  mais 
de  l'art  tout  entier.  L'art,  et  surtout  le  théâtre,  par  la  surexcitation 
qu'il  apporte  à  la  passivité  humaine,  peut  être  un  agent  aussi 
puissant  du  mal  que  du  bien.  L'opéra,  par  sa  complète  prise  de 
possession,  est  le  plus  redoutable  des  spectacles.  De  son  origine 

(1)  La  Poésie  :        Quoi  !  par  de  rains  accords  et  des  sons  impuissants, 
Vous  croyez  exprimer  tout  ce  que  je  sais  dire  ? 
Etc. 

(Boileau,  Prologue  d'opéra.) 


de  l'union  de  la  musique  et  du  drame.  13 

princière,  il  a  d'ailleurs  longtemps  gardé,  surtout  en  France  et 
en  Italie,  ce  caractère  sensuel  et  naturellement  immoral  de  tout 
luxe  inutile.  Dans  les  pays  où  il  repose  sur  des  nécessités  plus 
profondes  du  cœur,  en  Allemagne  où  la  musique  naît  de  la  poésie 
populaire,  l'opéra  a  su  prendre  et  maintenir  des  caractères  tout 
différents  de  grandeur  d'âme  et  de  santé  morale.  La  colère  de 
Boileau  (1)  tomberait  devant  Fidelio  de  Beethoven,  Freyschùtz 
de  Weber  ou  le  théâtre  de  Gluck.  Il  n'y  a  là  rien  qui  ne  s'adresse 
au  plus  noble  de  l'âme,  à  sa  pitié,  à  son  courage,  à  l'amour  dans 
ce  qu'il  a  de  plus  épuré  et  de  plus  héroïque.  On  ne  saurait  donc 
faire  porter  au  drame  lyrique  le  blâme  encouru  par  la  plupart  de 
ses  maîtres.  Ce  sont  de  terribles  puissances  qu'ils  ont  entre  les 
mains;  en  elles-mêmes  elles  ne  sont  ni  bonnes,  ni  mauvaises; 
à  vrai  dire,  elles  sont  bonnes  toujours,  puisque  ce  sont  des  forces 
pour  l'action,  mauvaises  seulement  par  l'usage  qu'on  en  fait. 

J'ajouterai  que  le  drame  musical,  à  certains  égards  plus  fac- 
tice, moins  véritablement  humain  que  la  musique  pure,  a  moins 
de  dangers  qu'elle.  Dans  le  plus  violent  de  ses  romans,  Tolstoy  a 
montré  quels  ravages  pouvaient  faire  dans  les  âmes  médiocres 
les  sublimes  passions  du  plus  noble  des  musiciens  (2).  Ces 
forces  obscures  et  ignorées,  ce  déchaînement  de  fureurs,  où  le 

(1)  Il  est  curieux  de  voir  attribuer  par  Boileau,  à  la  musique  de  Lully,  qui 
nous  paraît  si  sage,  si  calme,  si  bien  ordonnée,  une  puissance  démoralisa- 
trice analogue  à  celle  que  nous  prêtons  à  notre  art  contemporain. 

Par  toi-même  bientôt  conduite  à  l'opéra  , 

De  quel  air  penses-tu  que  ta  sainte  verra 

D'un  spectacle  enchanteur  la  pompe  harmonieuse  , 

Ces  danses,  ces  héros  à  voix  luxurieuse  ; 

Entendra  ces  discours  sur  l'amour  seul  roulants, 

Ces  doucereux  Renauds,  ces  insensés  Rolands, 

Saura  d'eux  qu'à  l'Amour,  comme  au  seul  dieu  suprême 

On  doit  immoler  tout,  jusqu'à  la  vertu  même; 

Qu'on  ne  saurait  trop  tôt  se  laisser  enflammer  ; 

Qu'on  n'a  reçu  du  ciel  un  cœur  que  pour  aimer; 

Et  tous  ces  lieux  communs  de  morale  lubrique. 

Que  Lulli  réchauffa  des  sons  de  sa  musique  ! 

Mais  de  quels  mouvements,  dans  son  cœur  excités , 

Seutira-t-elle  alors  tous  ses  sens  agités  ! 

Je  ne  te  réponds  pas  qu'au  retour,  moins  timide , 

Digne  écolière  enfin  d'Angélique  et  d'Armide, 

Elle  n'aille  à  l'instant,  pleine  de  ces  doux  sons , 

Avec  quelque  Médor  pratiquer  ces  leçons. 

{Satire  des  femmes.) 

(2)  La  Sonate  à  Kreuzer.  —  La  question  a  une  portée  plus  haute  encore. 
Toute  pensée  sublime  qui  tombe  dans  un  cœur  trop  faible  pour  la  recevoir 
en  paix,  risque  de  l'affoler  et  de  le  pervertir,  en  brisant  l'équilibre  de  sa 
nature. 


14  LES   ORIGINES   DU   THÉÂTRE   LYRIQUE   MODERNE. 

génie  se  délivre  de  ses  souffrances,  jetteront  le  trouble  dont  il 
s'est  soulagé,  son  désordre  maladif,  dans  les  cœurs  effarés,  mal 
faits  pour  le  comprendre.  Elles  ne  feront  de  bien  qu'aux  âmes  de 
sa  taille,  qui  reconnaîtront  en  elles  les  angoisses  dont  elles  souf- 
frent, et  dont  elles  ne  pouvaient  se  délivrer  (1).  Mais  ceux  qui 
ignoraient  ces  nobles  douleurs  en  reçoivent  l'atteinte  sans  savoir 
d'où  elle  vient,  et  trop  faibles  pour  l'avoir  jamais  pu  concevoir 
d'eux-mêmes,  ils  en  restent  accablés  comme  par  un  mauvais 
rêve.  Le  théâtre  rend  le  très  grand  service  d'objectiver  ces  souf- 
frances, de  les  arracher  du  cœur  de  l'artiste,  et  de  n'en  présenter 
au  peuple  que  le  reflet  brûlant  encore,  mais  lointain.  Il  endigue 
les  passions  dans  un  cadre  précis  ;  leurs  fureurs  se  dévorent  dans 
les  personnages  mêmes  en  dehors  de  nos  âmes.  Nul  doute  qu'un 
Tristan  ne  puisse  avoir  encore  de  terribles  effets,  destructifs  et 
dissolvants  sur  la  masse  du  public  ;  mais  on  ose  à  peine  penser 
à  ce  qu'il  serait  sans  l'action  extérieure,  réduit  à  la  seule  sym- 
phonie ;  c'est  pourtant  de  ce  souffle  de  vertige  et  de  mort  que 
notre  génération  se  nourrit  aux  concerts  depuis  dix  ans.  Une 
pareille  épreuve  est  bien  faite  pour  rassurer  sur  les  dangers  de  la 
musique. 


Dans  le  drame  lyrique,  trois  liens  rattachent  la  musique  à  l'ac- 
tion :  la  déclamation  chantée,  l'expression  des  sentiments,  la 
description  des  faits  extérieurs. 

La  déclamation  repose  sur  la  musique  naturelle  de  la  parole, 
les  inflexions  de  la  voix,  ses  modulations  instinctives.  Les  artistes 
florentins  du  commencement  du  dix-septième  siècle  cherchèrent 
à  en  dégager  les  lois,  du  brouillard  un  peu  gris  de  la  mélopée 
parlée,  trop  rapide  et  trop  intellectuelle ,  à  donner  tout  son  déve- 
loppement à  l'élément  sensible  contenu  dans  le  mot,  à  transformer 
en  art  la  mécanique  du  langage.  Dans  cette  déclamation,  les  élé- 
ments de  la  phrase  acquièrent  une  bien  plus  grande  valeur  que 
dans  le  langage  ordinaire,  une  individualité  propre,  distincte  de 


(1)  Parfois  un  vers,  complice  intime,  vient  rouvrir 

Quelque  plaie  où  le  feu  désire  qu'on  l'attise  ; 
Parfois  un  mot ,  le  nom  de  ce  qui  fait  souffrir, 
Tombe  comme  une  larme  à  la  place  précise, 
Où  le  cœur  méconnu  l'attendait  pour  guérir. 


(Sully-Prudhomnie,  Vaines  tendresses.) 


DE  L'UNION    DE    LA    MUSIQUE    ET    DU    DRAME.  15 

l'ensemble  ;  l'expression  se  concentre  et  se  simplifie,  et  devient 
par  excellence  la  langue  de  l'action  dramatique. 

Nous  avons  dit  que  l'expression  de  l'âme  était  l'essence  de  la 
musique.  La  note  sonore  s'adresse  au  plus  délicat  et  au  plus  pas- 
sionné de  nos  sens  artistiques,  l'ouïe,  sans  cesse  intéressée  à  notre 
vie  morale,  et  qui  seule  nous  met  en  rapport  avec  l'être  intime, 
le  monde  intérieur,  de  ceux  qui  nous  entourent.  Elle  éveille  en 
nous  un  infini  d'échos,  et  le  musicien  qui  crée  n'a  qu'à  laisser 
vibrer  ses  souvenirs  et  ses  passions  ;  tout  ce  qu'il  sent  devient 
musique.  Son  âme  est  la  boîte  de  Psyché,  où  les  voix  du  passé 
et  les  cris  intérieurs,  les  accents  concentrés,  flottent  en  harmonies 
prêtes  à  s'échapper.  Quand  il  est  grand  artiste,  il  peut  sans  les 
troubler,  prendre  connaissance  de  leurs  forces  et  en  user  à  son 
gré.  Chacune  est  inconsciente,  et  chacune  pourtant  est  la  voix 
d'un  sentiment  distinct.  C'est  une  psychologie,  dont  le  cœur  a 
la  clef. 

La  description  des  faits  extérieurs  offre  moins  de  ressources  et 
bien  plus  de  dangers.  Malgré  les  sonorités  et  les  rythmes  épars 
dans  la  nature,  et  qu'un  musicien  peut  retrouver  dans  le  flot  ca- 
dencé, dans  l'orage  qui  gronde,  dans  la  forêt  agitée,  dans  le  chant 
des  oiseaux ,  il  sera  toujours  impossible  d'en  faire  un  tableau 
exact.  Certes,  il  y  a  une  musique  dans  une  belle  journée  d'été 
lorsque ,  au  grand  soleil ,  couché  dans  une  prairie ,  les  yeux 
fermés,  on  s'abandonne  au  murmure  des  choses,  au  silence  vi- 
brant des  êtres  invisibles  ;  le  spectacle  intérieur  n'est  pas  moins 
pénétrant  que  le  charme  divin  des  couleurs  et  des  formes  ;  mais 
il  est  intérieur.  Ce  n'est  pas  ces  cris  d'insectes,  ce  bourdonne- 
ment de  la.terre,  ce  frôlement  du  vent,  qui  nous  pénètrent  si  ten- 
drement ;  c'est  tout  notre  être  à  la  fois  qui  se  sent  pris  avec  pas- 
sion par  tout  l'être  des  choses,  et  l'artiste  qui  voudrait  rendre  la 
nature  bien-aimée,  devrait ,  comme  Beethoven  au  bord  du  ruis- 
seau, et  Wagner  dans  la  forêt,  la  chercher  dans  l'extase  profonde, 
dans  l'obscurité  frémissante  de  notre  âme  qui  rêve.  Le  musicien 
doit  toujours  transposer  en  émotions  les  actions  et  les  faits  qui 
s'adressent  aux  autres  sens.  Il  ne  doit  pas  disputer  à  la  vue  les 
couleurs  et  le  mouvement  plastique  ;  il  doit  les  guetter  à  l'entrée 
du  cœur,  au  seuil  du  sanctuaire  mystérieux,  où  tout  se  transforme 
en  «  âme.  »  Les  musiciens  qui  font  de  la  peinture  (ils  sont  nom- 
breux par  malheur)  prennent  la  lettre  pour  l'esprit  et  le  matériel 
des  sons  pour  leur  âme  cachée. 

Les  adversaires  de  l'opéra  ont  attaqué  la  musique  dans  ces  trois 
moyens  d'expression.  Malgré  sa  puérilité,  le  dernier  a  trouvé  le 


16  LES   ORIGINES    DU   THÉÂTRE    LYRIQUE    MODERNE. 

plus  d'indulgence  auprès  des  lettrés;  il  a  amusé  leur  curiosité 
spirituelle  par  sa  virtuosité  ingénieuse;  il  n'était  point  redoutable 
d'ailleurs,  et  leur  sembla  sans  doute  un  amusement  mondain  sans 
conséquence,  dont  il  est  mieux  de  rire.  —  Ils  ont  été  plus  rebelles 
aux  deux  autres.  Bien  qu'ils  aient  senti  la  puissance  expressive 
de  la  déclamation,  ils  ne  lui  ont  pas  ménagé  les  critiques;  le  bon 
sens  ordinaire  se  révoltait  d'être  ému  par  un  art  où  l'on  parlait 
en  chantant.  De  leur  côté,  les  musiciens  ayant  souvent  le  tort 
d'appliquer  les  procédés  d'une  déclamation  étrangère  à  l'opéra  de 
leur  pays  (1),  ont  fourni  trop  aisément  prise  aux  reproches  sou- 
vent répétés  d'inexactitude  et  d'inintelligence  dramatique.  Nous 
y  reviendrons  au  chapitre  de  l'opéra  français  qui,  plus  que  tous 
les  autres,  a  regardé  la  déclamation  comme  l'élément  le  plus  im- 
portant de  l'art  lyrique.  —  Les  lettrés  n'ont  pas  moins  combattu  la 
prétention  de  la  musique  à  peindre  le  cœur  humain  ;  ils  l'ont  fait 
avec  une  aigreur  non  cachée  et  une  ironie  malveillante,  blessés 
de  cette  intrusion  sur  leur  propre  domaine.  Boileau  prétend  que 
«  les  passions  ne  peuvent  être  peintes  en  musique  dans  toute 
l'étendue  qu'elles  demandent;  »  il  ajoute  «  que  d'ailleurs  elle 
ne  saurait  souvent  (2)  mettre  en  chant  les  expressions  vraiment  su- 
blimes et  courageuses  (3).  »  Ce  jugement  ne  vaut  tout  au  plus 


(1)  C'est  le  reproche  d'Addison  aux  Anglais  (Spectateur,  23°  discours),  de 
Wagner  aux  Allemands  (Dayreuther-Bldtter,  1875). 

«  La  récitation  musicale,  »  dit  Addison,  «  doit  être  aussi  différente  dans 
chaque  langue  que  l'accent  naturel.  »  —  La  cadence  que  les  Italiens  obser- 
vent dans  le  récitatif,  «  n'est  que  l'accent  de  leur  langue  rendu  plus  musical 
et  plus  sonore.  »  —  Il  arrive  que  «  les  marques  d'interrogation,  ou  d'admi- 
ration, dans  la  musique  italienne,  ont  quelque  rapport  avec  les  tons  natu- 
rels d'une  voix  anglaise  quand  nous  sommes  en  colère...  J'ai  vu  les  audi- 
teurs s'y  tromper  et  croire  à  une  querelle  quand  c'était  un  bonjour...  Un 
musicien  doit  donc  s'accommoder  au  génie  de  sa  nation  et  prendre  garde 
que  la  délicatesse  de  l'oreille  ou  le  goût  de  l'harmonie  s'est  formé  sur  les 
sons  naturels  au  pays...  Un  musicien  anglais  peut  chercher  à  copier  de  la 
récitation  italienne  l'agréable  douceur  et  les  chutes  mourantes ,  comme  dit 
Shakespeare,  sans  oublier  qu'il  doit  s'accommoder  à  un  auditoire  anglais.  » 
(Addison,  23"  discours.) 

(2)  Le  mot  «  souvent  »  est  un  peu  équivoque  ;  j'imagine  que  sans  nier  la 
possibilité  pour  la  musique  de  rendre  ces  sentiments,  il  croit  que  ses 
moyens  sont  assez  limités  et  qu'elle  ne  saurait  s'y  attarder  sans  fatigue  et 
ennui. 

(3)  Musique  :    Aux  doux  transports  qu'Apollon  vous  inspire 

Je  crois  pouvoir  mêler  la  douceur  de  mes  chants. 
Poésie  :    Oui,  vous  pouvez,  au  bord  d'une  fontaine, 
Avec  moi  soupirer  une  amoureuse  peine, 
Faire  gémir  Thyrsis,  faire  plaindre  Clymène. 


de  l'union  de  la  musique  et  du  drame.  17 

que  pour  l'art  de  sou  temps.  Qui  ne  sent  aujourd'hui  le  pouvoir 
illimité  de  la  musique  à  peindre  les  passions?  Au  dix-septième 
siècle,  sa  langue  n'avait  point  toutes  les  souplesses  de  la  nôtre; 
elle  était  de  cœur  timide;  et,  à  peine  échappée  de  l'église  et  des 
salons,  elle  n'avait  pas  encore  pris  conscience  de  sa  force.  Mon- 
teverde  nous  dira  son  profond  étonnement,  en  voyant  qu'il  y  a 
des  contrées  de  l'âme  que  la  musique  n'a  jamais  explorées;  elle  se 
plaît  à  la  douleur  et  à  la  tendresse,  aux  sentiments  tristes  et  tem- 
pérés, et  ne  s'est  jamais  aventurée  dans  l'action.  Monteverde  tra- 
vaillera victorieusement  à  lui  montrer  son  pouvoir,  et  elle  com- 
mençait à  peine  à  en  avoir  idée  à  l'époque  de  Boileau  ;  mais  qu'eût 
dit  ce  dernier,  s'il  avait  pu  entendre  un  art  comme  celui  de  Bee- 
thoven, tout  rempli  d'un  sentiment  héroïque,  et  où  il  n'y  a  pres- 
que point  place  pour  l'amour?  Par  un  revirement  singulier,  c'est 
à  la  musique  seule  que  revient  aujourd'hui  le  droit  de  «  faire 
parler  les  héros  et  les  dieux.  » 

•  * 

Les  véritables  critiques,  durables  et  profondes,  ne  s'attaquent 
pas  tant  aux  divers  éléments  de  l'opéra,  qu'à  leur  assemblage,  à 
cette  forme  de  drame,  où  tant  de  langues  diverses,  peut-être  tant 
de  pensées  contraires,  cherchent  à  s'unir. 

«  L'opéra,  »  dit  Saint-Evremond  (1),  «  est  un  travail  bizarre  de 
poésie  et  de  musique,  où  le  poète  et  le  musicien,  également  gênés 
l'un  par  l'autre,  se  donnent  bien  de  la  peine  à  faire  un  méchant 
ouvrage.  » 

La  dualité  des  personnes  n'est  ici  que  d'un  faible  argument. 
Le  génie  viril  et  complet  trouvera  toujours  en  lui  la  force  d'être 
son  poète  et  son  musicien  tout  ensemble  (2)  ;  et  pour  les  talents 
plus  féminins  et  proprement  musicaux ,  il  leur  suffit  de  l'amour, 
de  l'abandon  de  soi  aux  passions  qui  les  prennent,  de  cette  sym- 
pathie vibrante  qui  est  le  propre   du  lyrique,  pour  recréer  les 


Mais  quand  je  fais  parler  les  héros  et  les  dieux, 

Vos  chants  audacieux 
Ne  me  sauraient  prêter  qu'une  cadence  vaine. 

(Prologue  d'opéra.) 

(1)  Lettre  au  duc  de  Buckingham. 

(2)  Que  l'on  n'objecte  pas  trop  la  difficulté  do  réunir  en  soi  les  qualités  du 
poète  et  colles  du  musicien.  Elles  ne  sont  peut-être  pas  d'un  ordre  aussi 
différent  que  celles  du  poète  et  de  l'auteur  dramatique,  que  nous  sommes 
habitués  à  voir  constamment  associés. 

2 


18  LES    ORIGINES    DU    THEATRE    LYRIQUE    MODERNE. 

êtres  que  d'autres  imaginent,  et  pour  les  animer  du  souffle  de 
leur  cœur  (1). 

La  critique  de  Saint-Evremond  n'en  subsiste  pas  moins  :  car 
si  la  dualité  des  personnes  peut  être  supprimée,  elle  reste  dans 
l'esprit  de  l'artiste  unique  qui  écrit  l'œuvre.  La  poésie  a  ses  lois; 
la  musique  en  a  d'autres.  Gomment  les  concilier?  La  poésie,  sur- 
tout la  poésie  dramatique,  tend  à  l'action.  La  musique  aime  à 
s'attarder  aux  émotions;  elle  s'y  laisse  lauguissamment  flotter, 
oublieuse  du  but,  toute  à  sa  rêverie.  Elle  s'endort  comme  Sieg- 
fried aux  murmures  des  bois,  ou,  comme  les  filles  du  Rhin,  berce 
sa  nonchalance  au  courant  cristallin  des  vagues  voluptueuses. 
Quand  l'action  l'emporte  dans  la  crise  dramatique,  elle  s'éternise 
aux  cris  d'amour  et  de  douleur;  elle  oublie  l'action  et  la  vie 
réelle,  comme  Tristan;  elle  les  nie  passionnément.  Qu'y  a-t-il  là 
pour  Bacchus,  comme  disaient  les  vieux  Grecs?  Quel  rapport 
entre  cet  art  et  le  théâtre  tel  que  nous  le  concevons? 

Faisons  remarquer  d'abord  que  des  exemples  aussi  particuliers 
que  ceux  que  nous  venons  de  citer,  ne  nous  permettent  pas  de 
conclure  pour  l'art  en  général.  Si  la  musique  dramatique  de 
l'Allemagne  ne  répond  pas  à  notre  esthétique  du  théâtre,  c'est  que 
peut-être  son  théâtre  même,  tout  entier,  est  en  désaccord  avec 
elle.  Il  est  bon  de  se  souvenir  des  leçons  d'Addison  ,  et  de  son 
scepticisme  intelligent  (2).  Prenons  garde  aux  lois  absolues.  La 


(1)  Ce  souci  de  l'opéra  français,  où  il  s'est  consumé  depuis  des  siècles, 
d'écrire  des  vers  pour  les  chants  et  des  chants  pour  les  vers ,  cette  cons- 
tante préoccupation  pour  les  deux  collaborateurs  de  s'accommoder  l'un  à 
l'autre,  qui  gêne  tout  à  la  fois  la  poésie  et  la  musique,  n'embarrasse  guère 
les  génies. 

a  Si  vous  saviez,  »  s'écrie  Wagner,  «  comme  vous  feriez  mieux,  ô  libret- 
tistes, de  ne  pas  vous  mettre  la  cervelle  à  l'envers  pour  le  compositeur,  mais 
simplement  de  prendre  la  peine  d'écrire,  scène  par  scène,  un  bon  drame, 
sain  et  passionné!  Alors  vous  rendriez  possible  au  musicien  de  faire  une 
musique  dramatique;  mais  avec  ce  que  vous  lui  donnez,  cela  est  en  vérité 
bien  difficile.  »  (Œuvres  complètes,  I,  307.) 

(2)  «  La  délicatesse  de  l'oreille  ou  le  goût  de  l'harmonie  s'est  formé  sur 
les  sons  dont  chaque  pays  abonde;  la  musique  est  quelque  chose  de  relatif, 
et  ce  qui  est  harmonieux  pour  une  oreille  peut  devenir  une  dissonance 
pour  une  autre...  » 

«  ...  La  musique  française  est  devenue  parfaite  en  son  genre,  et  lorsque 
vous  dites  qu'elle  n'est  pas  si  bonne  que  l'italienne,  cela  ne  signifie  pas  au- 
tre chose,  si  ce  n'est  qu'elle  ne  vous  plaît  pas  autant.  »  (Spectateur, 
23°  discours.) 

Il  va  sans  dire  qu'il  y  a  pourtant  dans  ce  scepticisme  un  peu  de  paradoxe 
ou  de  légèreté. 


de  l'union  de  la  musique  et  du  drame.  19 

question  des  rapports  de  la  musique  et  du  drame  se  transforme 
curieusement,  suivant  qu'elle  se  pose  en  Italie,  en  Allemagne  ou 
en  France. 

Le  génie  allemand  se  plaît  au  rêve.  Il  voit  malaisément  les 
êtres  tels  qu'ils  sont,  avec  leur  forme,  leur  langage,  leurs  ma- 
nières individuelles;  ils  lui  sont  un  prétexte  à  des  idées  abstrai- 
tes, à  des  expansions  sentimentales,  à  des  réflexions  métaphysi- 
ques. Son  théâtre  n'a  pas  attendu  Wagner  pour  se  livrer  aux 
rêveries  dramatiques  ;  la  musique  n'a  fait  que  lui  prêter  un  ma- 
gique instrument.  Ainsi  furent  écrites  de  sublimes  symphonies 
dramatiques  qui  donnent  aux  Allemands  l'illusion  du  théâtre. 
Ne  chicanons  pas  trop  sur  les  mots  ;  leur  art  est  admirable;  disons 
seulement  qu'il  n'a  qu'un  rapport  éloigné  avec  ce  que  nous  et  nos 
traditions  latines  entendons  par  théâtre.  Le  monde  intime,  dé- 
pouillé de  l'action ,  épuré  du  réalisme  extérieur,  est  si  bien  pour 
les  artistes  allemands  le  monde  unique  et  seul  vivant,  qu'ils  voient 
dans  la  musique  la  source  même  du  drame  (1).  —  Elle  Test,  si 
l'on  veut,  à  la  façon  dont  les  nuages  sont  la  source  des  fleuves  et 
de  la  mer.  C'est  la  passion  diffuse,  la.  nébuleuse  du  cœur  d'où 
l'action  doit  jaillir;  elle  n'en  sort  point  nécessairement;  pour 
qu'elle  prenne  une  forme,  il  faut  des  qualités  tout  autres,  prati- 
ques et  précises.  Elles  ont  le  plus  souvent  manqué  aux  Allemands. 
Aussi  leur  drame  lyrique  n'est-il  pas,  à  proprement  parler,  l'opéra, 
c'est-à-dire  l'harmonieuse  union  de  la  poésie  et  de  la  musique. 
L'équilibre  est  rompu  au  profit  de  la  rêverie. 

Il  l'est  dans  l'art  français  au  profit  de  l'action.  Boileau  écrit 
«  qu'on  ne  peut  jamais  faire  un  bon  opéra,  parce  que  la  musique 
ne  saurait  narrer  (2).  »  —  Il  oublie  que  le  récit  ou  la  narration 

(1)  Nietsche  a  montré  la  naissance  de  la  tragédie  grecque,  sortant  du 
souffle  musical  de  Dionysos. 

Wagner  nomme  la  musique  der  Multerschooss  des  Drama's.  (IX,  362.) 
Ailleurs  :  «  Lorsque  je  composai  mon  Tristan,  je  me  plongeai  avec  une  en- 
tière confiance  dans  les  profondeurs  de  l'àme,  et  de  ce  centre  intime  du 
monde  je  vis  s'épanouir  sa  forme  extérieure.  Un  coup  d'œil  sur  l'étendue 
de  ce  poème  vous  montre  aussitôt  que  le  détail  infini  auquel  le  poète ,  en 
traitant  un  sujet  historique,  est  astreint  pour  expliquer  l'enchaînement  ex- 
térieur de  l'action  aux  dépens  du  développement  clair  des  motifs  intérieurs, 
ce  détail,  dis-je,  j'osai  le  réserver  exclusivement  aux  derniers.  La  vie  et  la 
mort,  l'importance  et  l'existence  du  monde  extérieur,  tout  ici  dépend  uni- 
quement des  mouvements  intérieurs  do  l'àine.  L'action  qui  vient  à  s'accom- 
plir dépend  d'une  seule  cause,  de  l'àme  qui  la  provoque,  et  cetto  action 
éclate  au  jour  telle  que  l'ùmo  s'en  est  formé  l'imago  dans  ses  rêves.  » 
{Lettre-préface  à  ledit,  française  des  Quatre  poèmes  d'opéra.  Paris,  1861.) 
(2)  Fragment  d'un  prologue  d'opéra. 


20  LES    ORIGINES    DU    THÉÂTRE    LYRIQUE    MODERNE. 

n'est  une  caractéristique  que  de  la  tragédie  du  dix-septième  siè  - 
cle,  et  que  le  théâtre  peut  se  concevoir  sans  elle  (1).  Il  suffit  d'un 
caractère  ou  d'un  sentiment  passionné,  qui  tende  vers  un  objet, 
le  plus  souvent  intérieur  (décision  de  volonté,  crise  du  cœur). 
Que  le  héros  raconte  le  passé  ou  agisse  pour  son  compte,  c'est  à 
son  émotion  présente  que  la  musique  doit  s'attacher.  Notre  cœur 
vibre  toujours,  même  quand  nous  raisonnons  froidement  et  que 
nous  causons  avec  ennui.  La  musique  représente  le  cœur  au 
théâtre.  Elle  ne  doit  jamais  le  laisser  éteindre,  soit  qu'il  s'aban- 
donne à  de  vagues  pensées,  soit  qu'un  travail  intérieur  le  mine' 
et  le  consume.  —  Malheureusement,  les  musiciens  français 
l'ont  souvent  oublié,  et  ils  donnent  raison  à  la  critique  de  Boi- 
leau,  en  s'appliquant  trop  exclusivement  à  décrire  les  actions 
et  les  faits  extérieurs. —  Il  faut  ajouter  que,  malgré  les  curio- 
sités psychologiques  dont  se  tourmente  notre  élite  littéraire  d'une 
façon  un  peu  apprise,  notre  théâtre  s'intéresse  décidément  plus  à 
l'action  qu'aux  sentiments,  et  presque  au  but  de  l'action  plus  qu'à 
l'action  même.  Dans  tous  les  mouvements  de  passion  et  les  revi- 
rements de  pensée,  qui  font  flotter  la  pièce  du  commencement  du 
second  à  la  un  du  quatrième  acte,  notre  public  français  est  tou- 
jours préoccupé  de  savoir  à  quelle  conclusion,  à  laquelle  des  deux 
conclusions  (rarement  sont-elles  plus  nombreuses),  nous  mène  le 
personnage,  ou  l'auteur  de  la  pièce.  Il  ne  s'abandonne  pas  assez 
naïvement  aux  fluctuations  du  drame;  dans  tous  les  sentiments 
il  considère  surtout  le  côté  pratique  et  actif,  ce  qui  tend  à  l'action. 
La  pure  langue  de  l'âme,  l'émotion  désintéressée,  la  musique,  le 
distrairait  trop  profondément  de  son  objet.  Il  la  relègue  volon- 
tiers dans  l'entr'acte  à  titre  de  repos  ou  d'amusement,  ou  dans 
les  pièces  pompeuses  ou  plaisantes,  au  fond  indifférentes,  comme 
le  grand  opéra  et  l'opéra  comique  (2). 

(1)  L'exposition  narrative  en  particulier  de  la  tragédie  classique  est  évi- 
demment peu  propre  à  l'opéra,  qui  veut  entrer  immédiatement  dans  l'ac- 
tion sans  avoir  recours  à  la' mémoire,  à  la  raison  et  à  toutes  les  facultés  in- 
tellectuelles. Mais  celle-là  même  ne  lui  est  pas  impossible,  si  le  musicien 
veut  l'éclairer  par  l'émotion  intérieure,  et  non  par  le  détail,  en  quelque  sorte 
historique,  qui  n'appartient  qu'à  la  parole  raisonnée.  Est-il  utile  de  rap- 
peler le  puissant  usage  que  Wagner  a  fait  du  récit  dans  la  Tétralogie  et 
dans  Parsifal,  au  moyen  du  rappel  des  motifs  musicaux,  qui  jettent  comme 
une  lumière  mystérieuse  et  prophétique  dans  l'obscure  suite  des  faits  ! 

(2)  «  On  va  voir  une  tragédie  pour  être  touché;  on  se  rend  à  l'Opéra  par 
désœuvrement  et  pour  digérer.  »  (Voltaire  à  Chabanon,  12  février  1768.) 

«  Entendre  toujours  chanter,  est  une  chose  bien  ennuyeuse,  »  dit  Guillaut 
dans  la  comédie  de  Saint-Evremond  (Les  Opéra). 


.DEL  UNION    DE    LA    MUSIQUE    ET    DU    DRAME.  21 

Ce  n'est  qu'en  Italie  que  nous  voyons  ce  divin  mariage  de  la 
poésie  et  de  la  musique  s'accomplir  harmonieusement.  La  sensi- 
bilité y  est  assez  vive  et  souple  pour  que  les  mots  ne  tombent  pas 
en  elle  comme  des  abstractions  mortes,  mais  éveillent  des  sono- 
rités d'émotions  toujours  prêtes.  La  jeunesse  de  sensation,  le 
dilettantisme  qui  s'abandonne  à  la  passion  sans  la  discuter,  au 
plaisir  sans  le  contrôler,  favorise  la  floraison  de  ces  musiques  in- 
térieures toujours  prêtes  à  jaillir  au  contact  de  la  vie.  Nous  tâche- 
rons de  montrer  dans  la  suite  de  ce  travail,  que  l'opéra  est,  sauf 
exceptions,  un  genre  exclusivement  italien,  le  genre  d'un  peuple 
à  la  fois  très  vivant  et  très  artiste,  qui  transfigure  la  réalité  et  ne 
la  voit  que  dorée  des  reflets  de  sa  lumière. 

Ce  n'est  que  là,  en  vérité,  qu'on  peut  juger  de  ce  qu'est  l'opéra, 
—  sur  le  sol  italien ,  —  dans  des  cœurs  italiens.  —  Dès  l'entrée 
dans  ces  salles  lumineuses  et  dorées,  éclatantes  de  faste  lourd  (un 
vieux  théâtre  des  Bourbons  de  Naples),  on  les  sent  frémissants, 
excités,  impatients  de  jouissances  et  de  rêves.  Les  premiers  ac- 
cords les  plongent  dans  une  langueur  voluptueuse,  où  passent, 
comme  de  grandes  ondes  à  travers  tout  le  peuple,  des  frissons  de 
plaisir.  Los  yeux  se  croisent,  les  bouches  se  sourient;  ils  ne  sont 
plus  à  eux  tous  qu'un  seul  être.  Le  rideau  se  lève;  la  féerie  du 
décor  achève  d'entraîner  leur  imagination  complaisante  dans  un 
monde  enchanté  de  contes  héroïques  et  de  pastorales  amoureuses. 
Le  personnage  paraît  et  le  mirage  s'achève.  L'émotion  vague  se 
précise  et  prend  corps  ;  ces  âmes  qui  ne  demandaient  qu'à  se 
donner,  se  livrent  tout  entières  à  la  voix  poétique  qui  chante  pour 
elles  et  qui  semble  jaillir  de  leur  propre  fond.  Mystérieuse  sug- 
gestion de  la  musique  :  ces  plaintes,  ces  espoirs,  cet  amour  mo- 
dulés deviennent  leurs;  l'ivresse  de  ces  essors  lyriques,  c'est  en 
eux  qu'ils  en  sentent  la  source.  Vous  leur  diriez  en  vain  que  c'est 
une  illusion,  que  ce  n'est  pas  la  vie.  Là  enfin  ils  vivent  selon  leur 
cœur.  Toute  la  jeunesse  poétique  de  leur  être,  refoulée,  endormie 
par  les  soucis  journaliers,  renaît  et  s'épanouit;  ils  écoutent  avec 
extase  leur  véritable  langue,  celle  du  sentiment  libre,  dégagé  des 
entraves  de  la  raison.  —  La  pièce  se  déroule  sans  heurts  et  sans 
fatigue,  l'action  dans  les  yeux,  la  passion  dans  le  cœur.  La  parole 
et  le  geste  épargnent  à  l'esprit  la  peine  de  chercher  ce  que  la  mu- 
sique veut  dire.  Le  personnage  se  voit  d'un  coup  d'œil,  tout  en- 
tier, dans  sa  crise  dramatique;  récits  et  psychologie  sont  inuti- 
les; dix  mesures  de  musique,  le  mot  d'amour,  ou  de  haine, 
ou  de  gloire  nous  disent  tout  ce  que  nous  avons  besoin  de  sa- 
voir. 


22  LES    ORIGINES    DU   THÉÂTRE    LYRIQUE   MODERNE. 

La  Fontaine  prétend  que  le  plaisir  d'un  sens  nuit  aux  autres 
plaisirs  : 

«  Si  les  yeux  sont  charmés ,  l'oreille  n'entend  guères.  » 

Ce  ne  sont  pas  ses  sens  qui  parlent  ici,  c'est  son  besoin  raison- 
neur. Le  Français,  en  général,  ne  saurait  se  résigner  à  voir,  sans 
savoir  avec  précision  ce  qu'il  voit.  Quand  il  est  à  l'opéra,  son 
esprit  souffre  d'ordinaire  de  ne  pouvoir  lui  tenir  un  compte  exact 
de  tout  ce  qu'il  éprouve.  Et  cette  inquiétude  devient  un  obstacle 
au  plaisir;  ce  besoin  de  comprendre  va  contre  la  compréhension 
môme  des  choses.  La  raison  raisonnante  n'a  que  faire  à  l'opéra; 
nous  sommes  au  pays  du  sentiment.  S'il  vous  convient,  vous  dis- 
cuterez de  la  valeur  de  l'œuvre,  quand  vous  retrouverez,  refroi- 
die et  pâlie  ,  la  partition  muette  dans  le  silence  du  cabinet. 
Mais  durant  ces  heures  de  spectacle,  abandonnez-vous  tout  en- 
tier (1).  Tout  conspire  à  vous  charmer;  laissez- vous  faire.  Que 
pour  quelques  instants,  la  raison  abdique  sa  suprématie;  assez 
souvent  elle  seule  règne.  Ici ,  c'est  à  vos  yeux  ,  à  vos  oreilles ,  à 
votre  cœur,  à  tout  ce  qu'il  y  a  d'inconscient,  de  juvénil  et  de 
mystérieux  en  vous  que  l'on  s'adresse  (2);  livrez-les  sans  arrière- 
pensée.  Le  meilleur  opéra  n'est  pas  le  plus  raisonnable.  Que  la 
raison  est  incomplète  pour  comprendre  Parsifal,  ou  don  Juan! 

C'est  pour  en  avoir  l'instinct  que  les  femmes  et  le  peuple  sont 
presque  toujours  meilleurs  juges  au  théâtre  de  musique,  que  les 
critiques  attitrés  de  l'élite  intellectuelle.  Leur  naïveté  les  rappro- 
che plus  des  sources  de  l'art  (3)  que  la  finesse  de  ceux  qui  font 
profession  de  le  juger. 

Il  faut  l'avouer  :  notre  éloge  de  l'opéra  n'est  vrai  que  d'un 
idéal,  dont  la  plupart  des  artistes  se  sont  préoccupés  rarement. 
Mais  la  faiblesse  ou  le  manque  de  conscience  de  quelques  hom- 
mes ne  suffit  pas  à  condamner  l'art,  qu'ils  représentent  mal.  Il 
suffit  que  l'opéra   «  soit  l'ébauche  d'un  grand  spectacle  (4).  » 


(1)  «  Cette  douce  illusion  qui  est  tout  le  plaisir  du  théâtre.  »  (La  Bruyère.) 

(2)  «  Le  propre  de  ce  spectacle  est  de  tenir  les  esprits,  les  yeux  et  les 
oreilles  dans  un  égal  enchantement.  »  (La  Bruyère.) 

(3)  «  J'honore  tout  ce  qui  est  opéra,  et  quoique  je  fasse  l'entendue,  je  ne 
suis  pas  si  habile  que  M.  de  Grignan,  et  je  crois  que  j'y  pleurerais  comme 
à  la  comédie.  »  (Mme  de  Sévigné.) 

(4)  «  L'on  voit  bien  que  l'opéra  est  l'ébauche  d'un  grand  spectacle;  il  en 
donne  l'idée.  »  (La  Bruyère,  Des  ouvrages  de  l'esprit.) 


DE  L'UNION    DE    LA    MUSIQUE    ET    DU    DRAME.  23 

Vienne  le  génie,  et  l'harmonie  de  tous  les  arts  associés  en  un 
seul ,  rêve  de  tant  de  siècles,  enfin,  sera  accomplie  (1). 

(1)  «  Je  me  mis  à  chercher  ce  qui  caractérise  la  décadence  du  grand  art 
grec,  et  cet  examen  me  tint  longtemps.  Je  fus  frappé  d'abord  d'un  fait  sin- 
gulier, c'est  la  séparation,  l'isolement  des  différentes  branches  de  l'art  réu- 
nies autrefois  dans  le  drame  complet...  Les  arts  avaient  fourni ,  par  leur 
concours,  le  moyen  de  rendre  intelligibles  à  un  peuple  assemblé  les  buts  les 
plus  élevés  et  les  plus  profonds  de  l'humanité;  puis  ils  s'étaient  éloignés, 
et  désormais,  au  lieu  d'être  l'instituteur  et  l'inspirateur  de  la  voix  publique, 
l'art  n'était  plus  qu'un  passe  temps  d'amateur,  et,  tandis  que  la  multitude 
courait  aux  combats  dont  on  faisait  l'amusement  populaire,  lesplus  délicats 
égayaient  leur  solitude  en  s'occupant  de  lettres  ou  de  peinture...  Je  crus 
ne  pouvoir  m'empêcher  de  reconnaître  que  les  divers  arts  isolés  ,  cultivés 
à  part,  ne  pouvaient,  à  quelque  hauteur  que  de  grands  génies  eussent  porté 
leur  puissance  d'expression,  essayer,  sans  retomber  dans  leur  rudesse  native 
et  se  corrompre  fatalement ,  de  remplacer  d'une  façon  quelconque  cet  art 
d'une  portée  sans  limite  qui  résultait  de  leur  réunion.  Fort  de  l'autorité 
des  plus  émincnts  critiques,  et  en  particulier  des  recherches  d'un  Lessing 
sur  les  limites  de  la  peinture  et  de  la  poésie,  je  trouvai  que  chaque  art  tend 
à  une  extension  indéfinie  de  sa  puissance  ,  que  cette  tendance  le  conduit 
finalement  à  sa  limite,  et  que  cette  limite,  il  ne  saurait  la  franchir  sans 
courir  le  risque  de  se  perdre  dans  l'incompréhensible,  le  bizarre  et  l'absurde. 
Arrivé  là,  il  me  sembla  voir  clairement  que  chaque  art  demande,  dès  qu'il 
est  aux  limites  de  sa  puissance,  à  donner  la  main  à  l'art  voisin;  et  je  suivis 
cette  tendance  dans  chnque  art  particulier.  II  me  parut  que  je  pouvais  la 
démontrer  de  la  manière  la  plus  frappante  dans  les  rapports  de  la  poésie  à 
la  musique,  en  présence  surtout  de  l'importance  extraordinaire  qu'a  prise 
la  musique  moderne.  Je  cherchais  ainsi  à  me  représenter  l'œuvre  d'art  qui 
doit  embrasser  tous  les  arts  particuliers  et  les  faire  coopérer  à  l'action 
accomplie.  J'arrivai  par  cette  voie  à  la  conception  réfléchie  de  l'idéal  dra- 
matique, qui  s'était  obscurément  d'abord  formé  en  moi.  La  situation  subor- 
donnée du  théâtre  dans  notre  vie  publique,  situation  dont  j'avais  si  bien 
reconnu  le  vice,  ne  me  permettait  pas  de  croire  que  cet  idéal  pût  arriver 
de  nos  jours  à  une  réalisation  complète:  je  le  désignai  donc  sous  le  nom 
d'Œuvre  d'art  de  l'avenir.  »  (Wagner,  1850.) 

Je  m'appuierai  souvent,  au  cours  de  cette  étude,  sur  le  nom,  l'exemple, 
ou  les  réflexions  de  Wagner.  Cela  ne  m  empêche  point  de  réserver  toute 
mon  indépendance  d'esprit  et  de  sentiment.  Mais  on  est  bien  forcé  d'en 
revenir  à  lui,  non  seulement  parce  qu'il  est  le  terme  de  notre  évolution 
musicale,  et  comme  la  synthèse  des  progrès  accomplis  avant  lui,  mais  sur- 
tout parce  qu'il  est  à  peu  près  le  seul  musicien  du  siècle  qui  ait  longue- 
ment médité  sur  la  musique  et  sur  l'art  dramatique.  —  Voir  R.  Wagner, 
Gesammelte  Scliriften  und  Dichlungen.  10  vol.  Leipzig. 


CHAPITRE  II. 

LE   MADRIGAL    DRAMATIQUE.    ORAZIO   VECCHI   DE    MODÈNE. 


Renaissance  en  musique  du  sentiment  personnel.  Josquin  des  Prez  et 
Cypriano  di  Rore.  —  L'expression  dramatique  chez  Palestrina  et  les  musi- 
ciens religieux  de  l'école  romaine.  —  La  recherche  descriptive  et  pittores- 
que chez  les  madrigalistes. 

Le  madrigal  au  seizième  siècle.  Malgré  la  réaction  des  artistes  florentins 
contre  le  style  polyphonique,  il  triomphe  en  Italie  jusqu'à  l'apparition  de 
Monteverde.  —  Efforts  des  musiciens  du  Nord  de  l'Italie  pour  faire  pé- 
nétrer la  vie  et  l'accent  dramatique  dans  la  symphonie  chorale.  Scènes 
pittoresques  de  G.  Croce  et  d'Alessandro  Striggio. 

Orazio  Vecchi  de  Modène  et  le  drame  madrigalesque.  Originalité  du  genre 
et  génie  de  l'artiste.  De  l'expression  dramatique  chez  Vecchi.  Des  condi- 
tions de  la  représentation.  Les  Veilles  de  Sienne  et  VAmfiparnaso.  Inté- 
rêt littéraire  et  musical  de  ces  œuvres.  —  L'école  de  Vecchi.  Adriano 
Banchieri  de  Bologne.  Le  madrigal  dramatique  se  perd  dans  la  bouffon- 
nerie et  la  virtuosité. 


S'il  est  aisé  de  montrer  les  commencements  du  drame  musical 
en  Italie,  il  est  moins  facile  de  saisir  l'instant  précis  où  le  senti- 
ment dramatique  s'introduit  en  musique.  On  est  tenté  de  croire 
qu'il  exista  toujours;  c'est  une  question  de  mots;  l'expression 
lyrique  et  l'expression  dramatique  se  touchent  de  très  près;  un 
sentiment  profond,  un  mouvement  impétueux,  sont  un  drame 
intérieur,  et  d'instinct,  le  premier  pas  est  fait  vers  l'art  nouveau. 
Qui  croirait  cependant  que  ce  pas  fût  si  difficile  à  faire,  et  que 
la  personnalité  eût  tant  de  peine,  en  musique,  à  s'ouvrir  une 
place!  Il  semble  qu'on  s'applique  pendant  des  siècles,  à  faire  de 
la  musique,  une  architecture  vide  de  sens,  où  des  motifs  étran- 
gers (chants  populaires,  paroles  latines  sacrées,  mélodies  prises 
au  hasard)  se  superposent  et  se  combinent  d'une  façon  purement 
intellectuelle ,  perdant  par  leur  fusion  factice  le  peu  de  saveur 
agreste  des  mélodies  primitives,  et  propres  seulement  à  intéresser 
le  pédantisme  des  hommes  du  métier. 


LE    MADRIGAL    DRAMATIQUE.  25 

L'apparition  de  Josquin  des  Prez,  à  la  fin  du  quinzième  siècle 
(1450-1521),  est  un  des  faits  les  plus  considérables  de  la  musique 
moderne.  Il  transforme  par  l'esprit  l'art  de  ses  prédécesseurs.  La 
fraîcheur  printanière  de  son  génie,  son  ingénuité  raffinée,  la 
verve  d'une  nature  primesautière ,  ressuscitent  la  musique,  et 
sous  les  formes  anciennes  et  glacées  du  quinzième  siècle,  font 
briller  le  premier  espoir  du  renouveau.  Le  contrepoint  compliqué 
reste  encore  avec  lui  la  langue  d'un  art  qui  renonce  malaisément 
à  son  raffinement  intellectuel;  mais  au  moins  il  s'adoucit  et  de- 
vient plus  humain.  On  n'y  affecte  plus  de  mépriser  les  sens. 
L'homme  reprend  ses  droits  et  retrouve  le  charme  pittoresque  de 
la  nature.  —  On  conçoit  la  reconnaissance  et  l'enthousiasme  de 
l'époque  pour  le  maître  des  Pays-Bas  (1). 

Gastiglione  (Corlcgiano)  nous  atteste  la  popularité  dont  ses 
œuvres  jouissaient  dans  les  cercles  mondains.  La  musique  sort 
des  cénacles.  L'invention  de  la  gravure  musicale  par  Ottavio  Pe- 
trucci  de  Fossombrone  (1502)  (2),  répand  les  œuvres  des  maîtres, 
et  fait  tout  à  la  fois  pénétrer  l'art  dans  la  vie,  la  vie  dans  l'art. 
Sûrs  maintenant  d'un  public,  les  compositeurs  écrivent  pour  lui, 
et  non  plus  seulement  pour  les  règles  (3). 


(1)  Josquin  des  Prez,  né  sans  doute  et  mort  à  Condé  (1450-27  août  1521), 
fut  cantor  de  la  chapelle  de  Sixte  IV,  de  1471  à  1484;  on  le  trouve  aussi 
à  la  cour  d'Hercule  de  Ferrare  et  à  celle  de  Louis  XII  dont  il  fut  premier 
chantre.  Il  jouit  d'une  immense  popularité,  qui  domina  l'Europe  entière 
jusqu'en  Hongrie  et  Bohême,  pendant  plus  d'un  demi-siècle.  Toute  l'Europe 
se  disputa  son  originevLe  moment  le  plus  brillant  de  sa  gloire  est  le  pon- 
tificat de  Léon  X  (Voir  Folengo  dans  La  Macaronéide,  Phant.  XX).  — 
Glarean,  qui  vécut  de  son  temps,  écrit  :  «  Nemo  hoc  symphonetà  affectus 
animi  in  cantu  efficacius  expressit.  Nemo  felicius  orsus  est,  nemo  gratiâ 
ac  facilitate  con  eo  ex  aequo  certare  potuit  »  {Dodecachordon.  Bâle,  Henric. 
Pétri,  in-fol.,  1547).  Il  le  compare  à  Virgile.  —  Voir  aussi  :  Gafurius  Fran- 
chinus,  Practica  musicae  utriusque  canlus ,  III,  13.  1512,  Venise,  in-fol. 
Spataro,  Traclato  di  musica.  Venise,  Vitali,  in-fol.,  1531.  Folengo  (pseu- 
donyme :  Limerno  Pitocco),  Ovlandino,  III,  23. 

(2)  Anton  Schmid,  Oltaviano  Petrucci  da  Fossombrone,  in-8°,  1845.  Ver- 
narecci  D.  Ang.  OU.  Peir.  da  Fossomb.  inventore  dei  tipi  mobili  metallici 
délia  musica  nel  sec.  XV.  Fossombrone,  Monacelli,  1881. 

(3)  Voir,  pour  l'immense  popularité  de  la  musique  sous  Léon  X,  le  Raphaël 
de  M.  Mùntz,  1881,  p.  426  et  427. 

En  mars  1518,  on  représente  au  Vatican,  devant  Léon  X,  les  Suppositi 
de  l'Arioste,  avec  intermèdes  en  musique.  «  On  récita  la  comédie,  qui  fut 
bien  jouée  ,  et  à  chaque  acte  il  y  eut  un  intermède  do  musique  avec  les 
fifres,  les  cornemuses,  deux  cornets,  des  violes,  des  luths,  et  le  petit  orgue 
aux  sons  si  variés.  H  y  avait  0X1  mémo  lonips  une  flûte  et  une  voix  qui  plut 
beaucoup;  il  y  eut  aussi  un  concert  de  voix  qui  ne  réussit  pas  aussi  bien, 


26  LES    ORIGINES    DU    THEATRE    LYRIQUE    MODERNE. 

Gypriano  di  Rore  fait  un  nouveau  pas  vers  la  vie,  et  brise  par 
son  chromatique ,  les  tons  religieux.  Il  crée  de  nouvelles  formes, 
que  notre  goût  moderne  a  peine  à  distinguer  des  anciennes,  mais 
qui  ont  sur  son  époque  l'influence  la  plus  profonde  (1).  De  lui 
se  réclame  encore,  cinquante  ans  après,  le  créateur  de  l'opéra, 
Claudio  Monteverde.  C'est  le  divin  Cipriano  Rore  qu'il  invoque 
comme  le  fondateur  de  l'art  nouveau  (2),  de  la  révolution  mélo- 
dique et  expressive,  qui  veut  transformer  la  musique  au  contact 
de  la  vie  et  de  la  réalité.  Comme  il  arrive  souvent  en  art,  il  agit 
par  son  esprit,  plus  encore  que  par  ses  œuvres ,  sur  la  musique 
de  son  temps.  Il  lui  ouvrit  des  mondes  nouveaux,  sans  peut-être 
en  avoir  conscience.  Plus  tard,  on  lui  prêta  la  claire  intelligence 
de  sa  réforme,  et  on  prétendit  qu'à  la  fin  do  sa  vie  il  avait  exprimé 

scion  moi,  que  les  autres  parties  de  musique.  Le  dernier  intermède  fut  la 
Mauresque,  qui  figurait  la  fable  de  Gorgone;  elle  fut  assez  bonne,  mais  pas 
dans  cette  perfection  où  je  l'ai  vue  représenter  dans  le  palais  de  V.  S. 
Ainsi  se  termina  la  fête  »  (Lettre  de  Pauluzo,  envoyé  du  duc  de  Ferrarc. 
Rome,  8  mars  1518).  Les  décors  étaient  de  Raphaël, 

C'est  le  type  des  pièces  avec  musique  exécutées  en  Italie  jusqu'à  Yecchi, 
telles  que  L'Orfeo  de  Politien  (1475),  La  Conversion  de  saint  Paul  (Rome, 
1484-92,  mus.  Beverini  ;  voir  la  traduct.  de  Vilruve  par  Joannes  Sulpitius 
Verulanus,  dédie,  au  card.  Raphaël  Riario)  ,  Céphale  et  l'Aurore  (mus. 
Nie.  de  Corrcggio)  de  1487,  à  Ferrarc  ;  les  fêtes  galantes,  mascarades, 
hyménées,  dont  le  plus  fameux  récit  est  celui  de  l'historiographe  Tristano 
Chalco  dans  Arteaga  (Rivoluzioni  del  Teatro  musicale  italiano.  1785,  Venise) 
au  sujet  du  mariage  du  duc  Galeazzo  Sforza  avec  Isabelle  d'Aragon,  à  Milan, 
en  1488  (Léonard  de  Vinci  prit  part  à  ces  fêtes).  C'est  une  mascarade 
poético-gastronomique.  Dans  un  seul  passage,  il  est  question  avec  précision 
de  poésie  chantée.  Orphée  «  hymenaeum  ad  lyram  citavit.  » 

(1)  Son  condisciple,  Alfonso  délia  Viola,  élève  comme  lui  de  Willaert, 
met  en  musique  une  Favola  pastorale,  représentée  en  1560  à  Ferrare.  Mais 
ce  n'est  sans  doute  qu'une  pièce  galante  à  intermèdes  musicaux  (Crescimbeni, 
Commentarii  intorno  alla  sua  istoria  délia  volgar  poesia.  Rome,  1702). 

(2)  «  La  seconda  pratica,  »  dit  Monteverde,  eut  pour  «  primo  rinovatore 
ne  nostri  caratteri  il  divino  Cipriano  Rore.  »  Monteverde  entend  par 
«  seconda  pratica  »  sa  révolution  musicale,  qui  tend  à  faire  de  la  mélodie 
l'essentiel  de  la  musique,  qui  «  versa  intorno  alla  perfettionc  délia  melodia.  » 
Le  sentiment  humain  y  règne  librement;  l'expression  poétique,  «  l'oratione,  » 
y  veut  être  «  padrone  del  armonia  e  non  serva  »  [Scherzi  musicali  a  3  voci. 
1609,  Venise.  Lettre  de  J.-C.  M.). 

Cipriano  Rore  joue  pour  Monteverde  un  rôle  à  peu  près  analogue  à  celui 
de  Beethoven  pour  Wagner.  C'est  le  maître  incontesté,  sur  la  gloire  duquel 
ils  édifient  tous  deux  leur  révolution  artistique,  bien  que  souvent  elle 
détruise  ce  qu'ils  prétendent  développer  et  défendre. 

Cipriano  Rore  était  élève  d'Hadrian  Willaert,  et  fut  maître  de  chapelle 
après  lui  à  Saint-Marc  de  Venise  (vers  1565).  Né  à  Malines  en  1516,  il  mourut 
en  1565  (Manuscrits  musicaux  à  Munich). 


LE    MADRIGAL   DRAMATIQUE.  27 

l'intention,  s'il  en  avait  encore  le  temps,  «  de  perfectionner  la 
musique,  de  façon  à  la  ramener  à  l'antique  beauté  disparue  (1).  » 

Quoi  qu'il  en  soit,  on  sentit  désormais  qu'un  nouveau  monde 
s'ouvrait  à  l'art,  et  que  «  si  l'ancienne  forme  pouvait  suffire,  elle 
ne  pouvait  pas  enchaîner.  »  «  La  musique  religieuse  elle-même,  » 
dit  justement  Winterfeld,  «  avait  en  elle  les  germes  de  l'art  pro- 
fane. »  Son  rapprochement  des  chants  populaires  l'avait  rafraîchie 
et  fortifiée.  «  Ces  chants  n'étaient  pas,  il  est  vrai,  une  expansion 
passionnée  ;  mais  ils  contenaient  la  passion  d'une  façon  diffuse, 
et  l'art  religieux  était  bien  forcé  d'en  tenir  compte,  ne  fût-ce  que 
pour  la  sanctifier  (2).  » 

L'âme  humaine  semble  sortir  d'un  long  sommeil,  et  comme 
l'Adam  de  Michel-Ange,  les  yeux  pleins  de  rêve  encore,  s'étire 
en  sa  jeune  vigueur,  à  la  vie  qui  pénètre  tous  ses  sens  à  la  fois  (3). 
Mais  l'époque  était  triste,  et  le  réveil  douloureux.  Le  peintre  et 
le  musicien  de  la  Sixtine  ont  conservé  dans  leur  âme  le  reflet  des 
mélancolies  répandues  autour  d'eux,  la  décadence  des  cœurs,  les 
gloires  disparues,  la  Rome  de  Raphaël  violée  par  les  Allemands, 
et  les  doutes  rongeurs  laissés  à  leur  suite,  ainsi  que  la  souillure 
des  outrages  aux  immortelles  Stanze. 

L'œuvre  de  Palestrina  (1524-1594)  est  l'exemple  admirable  de 
cette  résurrection  du  cœur.  Le  sentiment  dramatique  pénètre  ces 
musiques,  belles  et  pures  comme  une  tragédie  grecque.  C'est  en 


(1)  Comme  ce  mot  est  cité  par  un  des  archéologues  florentins,  qui  recréè- 
rent la  tragédie  lyrique  au  nom  de  «  l'antique  beauté,  »  l'intention  qu'il  lui 
prête  dans  la  bouche  de  Cipriano,  n'est  pas  douteuse  (Lettre  de  Bardi  à 
Caccini,  citée  par  Lindner,  Zur  Tonhunsl,  1864). 

(1)  C.  von  Winterfeld,  Johannes  Gabrieli  und  sein  Zeitalter,  2e  partie, 
livre  I,  Introduction.  —  L'ouvrage,  qui  est  rempli  d'intelligentes  consi- 
dérations sur  l'art,  et  l'un  des  plus  substantiels  recueils  de  documents  sur 
l'époque,  est  malheureusement  mal  écrit,  diffus  et  d'une  digestion  difficile. 

(3)  N'est-il  pas  singulier  que  la  personnalité  italienne  apparaisse  si  tard 
en  musique,  quand  elle  s'est  depuis  longtemps  affranchie  dans  les  autres 
arts?  Ses  génies  musicaux  commencent  au  moment  où  s'éteignent  les  au- 
tres. Mais,  sans  parler  du  talent  qui  a  dû  se  réfugier  chez  les  improvisa- 
teurs a  liuto ,  si  nombreux  au  quinzième  siècle  (Léonard  de  Vinci  entre 
tant  d'autres),  peut-être  faut-il  voir  dans  le  réveil  de  la  musique  au  sei- 
zième, une  transformation  de  l'esprit  artistique,  plutôt  qu'un  art  nouveau. 
Entre  les  musiciens  du  seizième  et  les  peintres  ou  sculpteurs  du  quinzième, 
il  y  a  moins  une  différence  de  nature  que  de  forme  C'est  une  question  de 
circonstances  extérieures.  Après  s'être  épanoui  au  soleil,  en  des  arts  do 
lumière  et  de  vie,  à  des  époques  où  la  vie  était  joyeuse  et  la  lumière  se- 
reine, le  génie  se  concentre  en  lui-même  dans  son  rêve  intérieur,  dans  la 
beauté  de  son  àmc,  repoussée  de  l'action  et  fatiguée  delà  vio. 


28  LES    ORIGINES    DU    THÉÂTRE    LYRIQUE    MODERNE. 

effet  une  tragédie,  et  la  plus  haute  de  toutes,  celle  de  Dieu  et  de 
Famé  humaine.  L'émotion  est  concentrée  dans  les  Messes;  elle 
tient  les  yeux  baissés  devant  le  divin  sacrifice  ;  elle  fait  effort  pour 
l'accomplir  sans  trouble,  avec  tranquillité;  elle  transparaît  seule- 
ment au  travers  des  Benedictus  et  des  Agnus,  des  tendres  repen- 
tirs, humbles  et  extasiés.  Mais  elle  est  plus  libre  dans  les  motets 
et  les  répons.  Soit  qu'il  mette  directement  en  scène  le  Christ  aux 
Oliviers  (1),  sa  tristesse,  ses  doux  reproches  découragés,  sa  face 
douloureuse  et  tendre,  comme  le  Léonard  du  musée  Brcra  ;  — 
soit  qu'il  dise  sa  propre  misère  et  ses  souffrances  passionnées, — 
ce  sont  des  drames  intimes  qu'écrit  Palestrina.  Quelle  tragédie 
plus  poignante  que  le  motet  :  «  Peccantem  me  quotidie!  (2)  »  Elle 
commence  par  une  tristesse  lasse,  un  remords  sombre  qui  ose  à 
peine  parler,  épuisé,  ploin  de  honte  ;  il  semble  par  moments  qu'il 
ne  puisse  continuer  le  récit  de  ses  fautes;  il  reprend  cependant 
avec  plus  décourage;  il  s'accuse  de  son  impuissance  orgueilleuse 
à  se  repentir.  Il  dit  ses  terreurs  du  jour  suprême  et  de  la  mort 
toute-puissante.  Le  ton  devient  de  plus  en  plus  épouvanté  et  si- 
nistre en  parlant  d'enfer  et  de  damnation;  des  gémissements 
désolés  s'élèvent  et  retombent  sans  force.  Puis  l'âme  chrétienne 
semble  s'apaiser  dans  une  pieuse  prière  d'une  ferveur  suppliante, 
et  elle  finit  par  un  appel  de  foi  pleine  d'angoisse,  qui  veut  une 


(1)  Tantôt  c'est  le  Christ  qui  parle  directement,  tantôt  c'est  un  récit  fait 
par  un  ami  fidèle  et  pénétré  de  tristesse.  La  musique  suit  les  mots  avec 
une  grandeur  sobre,  funèbre,  exacte,  sans  lyrisme;  elle  dit  exactement  ce 
qu'elle  veut  dire,  sans  jamais  s'abandonner  aux  effusions  que  l'on  sent  près 
de  jaillir  de  son  cœur  amoureux. 

Voir  les  Nocturnes  de  la  Semaine  sainte  :  1.  «  In  monte  Oliveti  oravit 
ad  Patrem.  »  2.  «  Tristis  est  anima  mea  usque  ad  mortem.  »  3.  «  Ecce  vidi- 
mus  eum.  »  (Jeudi  saint.)  —  1.  «  Omncs  amici  mei  derelinquerunt  me.  i 
2.  «  Vélum  templi  scissum  est.  »  3.  «  Vinca  mea  electa.  »  (Vendredi  saint.) 
—  1.  «  Sicut  oves  ad  occisionem.  »  2.  «  Jérusalem  surge.  »  3.  «  Piange  quasi 
virgo,  plebs  mea»  (samedi  saint). 

On  a  donné  de  nombreuses  éditions  de  Palestrina  et  des  maîtres  reli- 
gieux de  l'Ecole  romaine.  La  difficulté  de  notation  les  rend  en  général  peu 
pratiques  pour  les  amateurs.  M.  Charles  Bordes,  le  jeune  maître  de  cha- 
pelle de  Saint-Gervais,  qui  a  déjà  rendu  de  si  grands  services  à  l'art  par 
ses  admirables  auditions  des  maîtres  anciens  et  son  école  de  musique,  pu- 
blie en  ce  moment,  en  notation  usuelle,  une  très  intéressante  anthologie  de 
Palestrina,  Vittoria,  Josquin,  Roland  de  Lassus,  Gabrieli,  Nanini,  Corsi , 
Aichinger,  etc.  (Anthologie  des  chanteurs  de  Saint-Gervais ,  en  livraisons 
mensuelles.) 

(2)  «  Péchant  chaque  jour  et  ne  me  repentant  pas,  la  crainte  de  la  mort 
me  trouble,  parce  qu'en  enfer  il  n'y  a  pas  de  rédemption.  —  Ayez  pitié  de 
moi,  Seigneur,  sauvez-moi.  »  (l8r  fascic.  de  V Anthologie,  lre  année,  1893.) 


LE   MADRIGAL    DRAMATIQUE.  29 

réponse,  qui  fiévreusement  l'attend.  Il  faut  n'avoir  point  lu  de 
telles  pages,  pour  croire  que  la  musique  a  dû  son  expression 
dramatique  à  l'effort  littéraire  des  archéologues  de  la  fin  du  sei- 
zième siècle.  Du  premier  coup,  la  musique,  et  même  la  musique 
dramatique,  a  atteint  son  faîte.  Ce  serait  mentir  que  parler  de 
progrès  depuis  Palestrina;  il  ne  peut  être  question  que  de  chan- 
gements. Plus  larges,  plus  vivants,  Bach,  Beethoven  et  Wagner 
seront  à  peine  aussi  hauts.  La  musique  ne  peut  s'élever  davan- 
tage; elle  se  rapprochera  seulement  davantage  de  nous.  Le  drame 
religieux  et  mystique  de  Palestrina  n'est  pas  assez  humain,  au 
sens  un  peu  médiocre  de  l'humanité  commune  ;  il  est  d'élite  et 
d'exception.  Le  drame  musical  qui  va  naître  à  la  fin  da  seizième 
siècle  parle  à  nos  intérêts  et  nos  soucis  journaliers,  aux  jeunes 
gens  passionnés ,  aux  hommes  mêlés  à  l'action  ;  spectacle  de  la 
vie ,  il  s'adresse  à  la  vie.  L'art  de  Palestrina  s'adresse  à  ceux  qui 
sont  déjà  sortis  de  la  lutte,  aux  sages  qui  ont  vécu,  et  pacifié  leurs 
souffrances.  De  là  ses  rencontres  avec  le  Wagner  épuré  de  Par- 
si  fal  (1).  Encore  ses  extases  et  ses  plaintes  sortent-elles  d'une 
âme  plus  virile  et  d'un  cœur  plus  pur  (2). 

Cette  tendance  expressive  et  dramatique  de  la  musique  reli- 
gieuse est  encore  plus  sensible  chez  d'autres  maîtres  de  l'école  ro- 
maine, et  surtout  dans  le  génie  moins  pur  et  plus  sombre  de 
l'Espagnol  Vittoria  (1540-1608),  continuateur  de  Palestrina. 
D'instinct,  et  sans  s'en  rendre  compte,  ils  créent  l'un  des  éléments 
de  la  tragédie  lyrique  ,  l'expression  musicale  de  la  vie  inté- 
rieure (3). 


Dans  le  même  temps ,  la  musique  mondaine  cherche  à  s'appro- 
prier l'autre  élément  du  drame  :  Faction  ,  le  mouvement,  les  for- 
mes passagères  et  le  jeu  des  couleurs.  Elle  veut  peindre  des  ta- 


(1)  Cf.  les  répons  à  trois  voix  soli  (deux  soprani  et  un  alto)  des  Nocturnes 
de  la  Semaine  sainte  (et  en  particulier  des  deux  premiers  :  «  In  monte  Oli- 
veti  »  et  «  Tristes  est  anima  »),  qui  laissent  tomber  de  mystiques  hauteurs, 
comme  la  parole  céleste  de  la  coupole  de  Parsifal,  la  dernière  phrase  où  se 
concentre  toute  l'émotion  de  la  scène  et  renseignement  chrétien.  Cf.  en- 
core, aux  plaintes  d'Arafortas,  le  motet  cité  plus  haut  :  «  Peccantem.  » 

(2)  L'ouvrage  le  plus  important  sur  Palestrina  est  celui  de  Baini  G.,  Me- 
morie  sloricocritiche  délia  vita  e  délie  opère  di  Giovanni  Pierluigi  da 
l'uleslrina,  in-4°,  1828. 

(3)  Ils  sont  naturellement  retenus  dans  certaines  provinces  de  l'àmo  :  la 
douleur,  la  tristesse,  la  tendresse,  les  émotions  tempérées. 


30  LES   ORIGINES    DU   THÉÂTRE    LYRIQUE    MODERNE. 

bleaux  de  la  vie  et  des  scènes  extérieures.  Les  Français  se 
distinguent  au  premier  rang  de  ce  genre,  qui  n'a  cessé  de  leur 
être  cher.  Le  plus  vigoureux  de  tous,  Clément  Jannecquin,  imite 
«  le  chant  des  oyseaux  »  (le  rossignol  et  l'alouette),  «  le  caquet 
des  femmes  »  (verger  de  musique),  les  rumeurs  des  batailles 
(«  la  prinse  de  Boulongne,  »  la  bataille  de  Metz  ,  la  bataille  de 
Renty,  la  bataille  de  Mawgnan),  le  tumulte  des  chasses  (lâchasse 
du  cerf)  (1).  Nicolas  Gombert  suit  ses  traces  avec  le  Chant  des 
Oiseaux  et  la  Chasse  du  Lièvre;  Verdelot  (2),  dans  sa  Chasse  au 
Lapin.  Les  étrangers  ne  sont  pas  en  retard.  J.  Eckard ,  de  Kœ- 
nigsberg,  peint  en  vives  couleurs  le  Tumulte  de  la  place  Saint- 
Marc  (1589)  (3);  Alessandro  Striggio  raconte  la  Dispute  des  fem- 
mes au  lavoir  (1584),  et  Giovanni  Croce  écrit  des  suites  de 
monologues  ou  de  scènes  bouffonnes  (4)  dans  les  Mascarale  piace- 
vole(\b90)}  et  la  Triacca  musicale  (1597)  («  Il  gioco  dell'oca,  » 
«  la  canzonetta  de  bambini,  »  le  combat  du  coucou  et  du  rossi- 
gnol, jugés  par  le  perroquet). 

Ce  double  mouvement  religieux  et  mondain  vers  le  sentiment 
dramatique  et  la  recherche  pittoresque,  est  surtout  curieux  par 
l'instrument  d'expression  qu'il  emploie.  Ce  n'est  pas  en  effet  le 
chant  accompagné  d'orchestre,  comme  aujourd'hui,  mais  le  chœur 
à  plusieurs  voix.  Que  la  musique  ait  à  mettre  en  scène  un  seul 
personnage,  ou  à  peindre  un  tableau  animé,  le  quatuor  des  voix 
représente  tour  à  tour  le  poète  et  ses  héros.  L'usage  des  chants  à 
une  seule  voix  s'est  à  peu  près  perdu  dans  l'art  du  seizième  siè- 


(1)  Verger  de  musique  contenant  partie  des  plus  excellents  labeurs  de 
M.  C.  Janequin,  à  quatre  et  cinq  parties,  nouvellement  imprimé  en  5  volu- 
mes, reveuz  et  corrigez  par  luy-mesme.  Premier  livre  :  T.  Paris,  Adrian  le 
Roy  et  Robert  Ballard,  1559,  45  p.  (Bibl.  Nat.,  rés,  V^-195). 

M.  Weckerlin  a  publié  la  Bataille  de  Marignan,  in-8°  obi.  Bologne,  Wol- 
fenbùttel,  Munich,  Oxford  ont  diverses  éditions  d'œuvres  de  Jannequin 
(1531-1540). 

(2)  Philippe  Verdelot ,  belge ,  né  vers  la  fin  du  quinzième  siècle ,  vécut  à 
Florence  entre  1530  et  1540. 

(3)  «  On  y  voit  le  noble  qui  se  promène  fièrement,  l'effronterie  de  deux 
mendiants  acharnés,  le  crieur  qui,  à  chaque  reprise,  hausse  son  chant  d'un 
ton,  pour  dominer  le  tumulte;  le  soudard  étranger,  dont  le  chant  à  boire 
sert  de  base  à  tout  le  mouvement  harmonique.  »  (Winterfeld.) 

(4)  On  sent  déjà  l'origine  de  ces  bouffonneries  dans  les  Frottole  à  4  voix, 
genre  très  répandu  en  Italie  à  la  fin  du  quinzième  siècle.  C'est  un  chant 
trivial,  grossier,  en  style  macaronique,  souvent  inconvenant,  où  la  mélodie 
domine  à  la  voix  supérieure.  —  De  1504  à  1508  paraissent  9  volumes  de 
Frottole. 


le  Madrigal  dramatique.  31 

cle  (1).  La  raison  en  est  sans  doute  dans  la  popularité  croissante 
de  la  musique  des  grands  maîtres,  depuis  que  Josquin  a  adouci 
et  simplifié  le  rude  contrepoint.  L'harmonie  est  devenue  l'élément 
capital  de  la  musique ,  et,  dès  la  fin  du  quinzième  siècle,  l'habi- 
tude s'est  établie  dans  la  société  de  chanter  des  motets  à  plusieurs 
voix.  Les  mélodies  et  monodies  ont  fini  par  se  perdre,  et  les  chan- 
teurs a  liuto  ont  presque  entièrement  disparu  (2). 

Ces  habitudes  nouvelles  créent  un  genre  nouveau  :  le  Madrigal. 
Sorti  de  l'école  vénitienne  d'Hadrian  Willaert  (3),  vers  1530,  le 
madrigal  se  répand  rapidement  dans  toute  l'Italie  ;  c'est  la  musi- 
que de  chambre  des  sociétés  distinguées  au  seizième  siècle.  Le 
compositeur  s'y  applique  à  de  courtes  poésies,  et  les  traite  en  un 
contrepoint  libre  à  trois,  quatre,  ou  plusieurs  voix  (4).  Cette  in- 

(1)  Sur  cette  question,  bien  faite  pour  surprendre,  de  la  disparition  pen- 
dant un  siècle  du  plus  naturel  de  tous  les  arts,  le  chant  pour  voix  seule, 
consulter  Kiesewetter  {Schicksale  und  Beschaffenheit  des  weltlichen  Ge- 
sanges,  vom  friihen  Mittelalter,  bis  zur  der  Erfindung  des  dramatischen 
Styles,  und  den  Anfàngen  der  Oper.  —  Leipzig,  Breitkopf,  1841),  qui,  dans 
son  livre,  excellent  pour  l'époque,  y  insiste  d'ailleurs  un  peu  plus  que  de 
raison. 

(2)  Ils  reparaîtront  à  la  fin  du  seizième  siècle,  avec  la  réinvention  du 
chant  à  une  voix.  Ce  n'est  donc  pas  d'eux  que  sort  la  monodie  de  Florence 
(Péri.  Caccini),  comme  le  dit  Gevaert  (préface  aux  Gloires  d'Italie,  Heugel); 
mais  ils  l'ont  conservée  à  travers  le  moyen  âge  et  le  quinzième  siècle  (bal- 
late,  villanelle,  serenate,  airs  d"e  comédies,  vaudevilles,  romances,  etc.). 

(3)  Hadrian  Willaert,  de  Bruges,  né  vers  1480,  mort  en  1562,  maître  de 
chapelle  de  Saint-Marc  à  Venise  en  1527;  il  y  créa  une  célèbre  école  de 
chant  et  de  composition. 

(4)  Le  madrigal  n'est  pas  composé  d'après  un  thème  donné  (cantus  firmus) 
(au  rebours  de  la  plupart  des  messes  et  motets),  mais  d'invention  complète- 
ment libre;  aussi  a-t-il  une  grande  variété.  —  Son  origine  remonte  plus 
haut  que  1530;  mais  par  l'extraordinaire  développement  qu'il  prend  à  cette 
époque,  il  y  a  comme  une  véritable  renaissance.  Des  milliers  de  madrigaux 
paraissent  durant  tout  le  siècle.  On  peut  s'en  faire  une  idée  par  la  liste  de 
ceux  qui  nous  sont  restés,  dressée  avec  le  catalogue  de  leurs  éditions  dans 
la  Bibliographie  de  Einil  Vogel,  Bibliotheh  der  gedruchten  weltlichen  vo- 
calmusih  Italiens,  aus  den  Jahren  1500-1100.  Berlin,  Haack,  1892,  2  vol. 
Le  titre  promet  davantage;  en  réalité,  l'ouvrage  n'a  de  valeur  que  pour  la 
littérature  madrigalesque. 

Tromboncino  et  Archadelt  ont  mis  en  musique  3  madrigaux  de  Michel- 
Ange  (voir  édit.  de  1875,  Florence,  Guidi,  à  peu  d'exemplaires).  —  Dès  1517 
(un  an  après  la  lro  impression  du  Roland  furieux),  le  môme  Tromboncino 
de  Vérone,  musicien  très  goûté  des  Este  et  des  Gonzaguo ,  mettait  en  mu- 
sique à  4  voix  le  lamento  d'Orlando,  disperato  pel  tradimento  d'Angelica. 
(voir  Una  Stanza  del  Furioso.  Roma,  Andréa  Antico  da  Montona,  1517, 
4*  vol.  de  Canzoni). 

Les  plus  célèbres  maîtres  de  madrigaux  au  seizième  siècle  sont  Willaert 


32  LES   ORIfUNES    DU    THÉÂTRE    LYRIQUE    MODERNE. 

vention  musicale  à  plusieurs  parties  suit  le  texte,  eu  paraphra- 
sant, sinon  les  mots,  l'intention  générale.  Les  maîtres  de  la  se- 
conde moitié  du  siècle  travaillent  h  préciser  sa  valeur  expressive. 
Don  Gesualdo,  prince  de  Venosa,  portera  dans  ce  genre  mondain, 
de  1585  à  1613  (six  livres  de  madrigaux),  l'énergie  dramatique 
que  Palestrina  donne  à  sa  musique  d'église;  il  n'a  point  sa  séré- 
nité de  cœur,  mais  une  hardiesse  d'expression  qui  ne  recule  point 
devant  les  duretés  d'harmonie  les  plus  inattendues. 

Ce  style  polyphonique  était  assurément  moins  justifiable  dans 
l'art  profane  que  dans  l'art  religieux,  dont  les  sentiments  sont 
simples  et  généraux.  Il  l'était  d'autant  moins  que  la  poésie  était 
arrivée  à  un  raffinement  delà  forme,  qui  eût  exigé  de  la  musique 
la  plus  subtile  délicatesse.  Le  lourd  et  impassible  contrepoint  pe- 
sait de  tout  son  poids  sur  le  frêle  tissu  et  détruisait  sa  grâce  (1). 

Aussi  voit-on  se  former  bientôt  contre  la  musique  de  l'époque, 
un  mouvement  de  réaction  en  faveur  de  la  mélodie.  Il  est  dirigé 
par  les  poètes,  les  lettrés,  les  chanteurs,  et  a  son  centre  à  Flo- 
rence. Nous  ferons  son  histoire  au  chapitre  suivant.  Nul  doute 
qu'il  ne  doive  son  succès,  autant  à  l'amour-propre  intéressé  des 
virtuoses,  qu'aux  savantes  méditations  des  archéologues.  Il  est 
surprenant  en  effet,  que  les  chants  pour  une  seule  voix  aient  eu 
tant  de  peine  à  s'établir,  dans  un  temps  où  brillaient  de  grands 
chanteurs  comme  Jacopo  Péri,  Giulio  Gaccini,  Honofrio  Galfre- 
ducci,  Melchior  Palantrotti,  Vittoria  Archilei ,  etc. 

Les  révolutions  dans  un  art  ne  s'accomplissent  d'ordinaire  que 
par  le  secours  d'éléments  étrangers  à  cet  art  (2).  Ici ,  les  nova- 


(Nuova  musica,  où  il  met  en  musique  des  poésies  de  Pétrarque,  1559);  Ci- 
priano  Rore,  Costanzo  Porta,  Palestrina,  Orlando  Lasso,  Orazio  Vecchi, 
Luca  Marenzio,  principe  di  Venosa.  Nous  reverrons  quelques-uns  de  ces 
noms.  Le  madrigal  persiste  jusqu'à  la  fin  du  dix-septième  siècle  ;  plus  tard 
encore,  dans  les  duos  et  trios  de  chambre,  et  la  cantate  de  chambre  de  Le- 
grenzi,  Clari,  Lotti,  Scarlatti  et  Marcello. 

(lj  La  musique  avait  alors  le  nom  de  «  démolisseur  de  la  poésie.  »  Il  pour- 
rait lui  convenir  encore,  mais  le  mal  est  moins  grand. 

Voir  dans  Winterfeld,  le  récit  des  noces  de  Bianca  Capello  avec  le  grand 
duc  Francesco  de  Medici ,  1579,  Florence  (Galluzzi,  Storia  del  grandu- 
cato  di  Toscana,  IV,  4).  Les  plus  fameux  musiciens  de  Florence  et  de  Ve- 
nise (Claudio  Merulo,  Andréas  Gabrieli,  Vincenz  Bell'aver,  Balthasar  Do- 
nat,  Orazio  Vecchi,  Tiburzio  Massaini)  mettent  en  musique  une  sestina  en 
l'honneur  de  Bianca.  Chacun  fait  sa  strophe  en  docte  contrepoint;  les  ri- 
mes de  cristal  et  le  charme  vaporeux  s'évanouissent  aussitôt. 

(2)  Ainsi  pour  la  musique  de  Gluck  au  dix-huitième  siècle,  pour  Wagner 
vers  1860,  pour  la  peinture  romantique,  etc. 


LE   MADRIGAL    DRAMATIQUE.  33 

teurs  sont  des  lettrés  ;  toutes  les  résistances  viennent  du  camp 
des  musiciens.  Ils  sentent  le  tyran  qu'on  veut  introduire  chez 
eux;  ils  veulent  bien  que  la  révolution  dramatique  ait  lieu,  mais 
à  l'intérieur  de  la  symphonie  musicale,  et  non  pas  au  dehors.  — 
Il  semble  qu'il  en  ait  été  de  même  dans  le  dithyrambe  athénien, 
et  que  les  vieux  poètes  aient  eu  la  même  crainte  de  laisser 
s'échapper  de  leurs  chants  ,  affranchis  du  lyrisme,  et  le  contrai- 
gnant à  son  tour  aux  lois  de  leur  propre  vie ,  les  figures  drama- 
tiques, les  êtres  qui  passaient  dans  leur  libre  fantaisie.  —  Dans 
l'un  et  l'autre  cas ,  on  voit  le  passage  à  regret,  mais  irrésistible- 
ment, du  chœur  dramatique  au  drame  avec  chœurs. 

Les  compositeurs  italiens  tiennent  bon  jus(fu'à  la  fin  du  siè- 
cle. Les  fêtes  des  noces  princières  de  Florence  en  témoignent 
éloquemment.  En  1539  (1),  comme  en  1565  (2)  et  en  1589  (3),  le 
madrigal  triomphe,  avec  les  noms  les  plus  illustres  de  la  musi- 
que. —  Tout  au  plus  font-ils  des  concessions  dérisoires  à  la  ten- 
dance du  chant  vers  l'individualisme.  Dans  la  fête  de  1539  (4), 
Silène  chante  seul;  mais  son  chant  n'est  que  la  partie  supérieure 
d'un  madrigal ,  dont  l'orchestre  complète  l'harmonie.  L'ensemble 
seul  a  une  signification  nette;  les  fragments  isolés  ne  vivent  pas 
en  dehors  de  leur  groupement;  ce  n'est  donc  pas  là  une  mélodie. 

Nous  avons  peine  à  comprendre  aujourd'hui  cette  obstination 

(1)  Noces  de  Cosimo  Medici  et  de  Mme  Leonora  de  Tolède.  —  Musique  de 
Francesco  Gortcccia,  Costanzo  Festa,  Mattio  Rarnpollini,  Joa.  Petrus  Masa- 
conus,  Bacio  Moschini. 

(2)  Noces  de  Francesco  Medici  et  de  la  reine  Giovanna  d'Autriche.  — 
Musique  de  Francesco  Corteccia  et  Alessandro  Strigio. 

(3)  Noces  de  Ferdinando  Medici  et  de  Mme  Cristiana  de  Lorraine.  — 
Musique  de  Luca  Marenzio,  Cristoforo  Malvezzi,  Emilio  de  Cavalieri,  Péri, 
comte  de  Vernio. 

(Madrigaux  à  3,  4,  5,  6,  8  voix.  —  Dialoghi  à  12,  15,  18,  30  voix.  —  Stances 
chantées  à  5  et  8  voix.  —  Morceaux  instrumentaux,  ou  symphonies  à 
6  parties.  —  Ballets). 

Voir  les  descriptions  de  ces  fêtes  dans  l'ouvrage  cité  de  Kiesewetter; 
M.  Chouquet  (Hist.  de  la  musique  dramatique  en  France)  a  donné  le  récit 
de  la  comédie  de  1589,  d'après  la  description  de  Bastiano  de  Rossi.  On 
trouvera  dans  la  Bibliographie  de  Vogel  la  transcription  exacte  de  la  pré- 
face et  des  notes  à  l'édition  de  1591,  par  Malvezzi.  On  corrigera  ainsi 
certaines  erreurs  des  historiens  précédents. 

(4)  Musique  de  Corteccia.  —  Francesco  Corteccia,  d'Arezzo,  lo  plus  grand 
compositeur  de  ce  temps  avec  Striggio,  était  d'état  ecclésiastique.  Il  avait 
sans  doute  été  l'élève  de  François  do  Layolle,  organiste  et  compositeur. 
Chapelain  de  S.  Lorcnzo  en  1531,  il  en  devint  organiste,  puis  chanoine  et 
maître  de  chapelle,  puis  directeur  des  concerts  de  la  cour.  Il  fut  maître  do 
L.  Buti,  qui  eut  pour  élève  Marco  da  Gagliano. 

3  ' 


34  LES    ORIGINES    DU    THÉÂTRE    LYRIQUE    MODERNE. 

des  musiciens  à  tenir  la  porte  close  à  la  parole  chantée.  Cepen- 
dant ils  étaient  dans  leur  droit.  Purement  musiciens,  les  préoc- 
cupations empruntées  aux  autres  arts  les  touchaient  peu.  La 
symphonie  avec  chœurs  leur  donnait  toute  satisfaction  possible. 
N'est-ce  pas  l'instrument  le  plus  parfait  que  puisse  désirer  la 
musique?  Ils  pouvaient  avec  elle,  rendre  toutes  les  nuances, 
toutes  les  passions.  Tout  ce  qu'il  y  a  de  musical  dans  la  nature 
pouvait  se  refléter  dans  cette  masse  mouvante  d'harmonies, 
n'obéissant  qu'à  ses  propres  lois.  Il  ne  s'agissait  que  d'en  per- 
fectionner encore  les  moyens,  de  chercher  des  timbres,  des  com- 
binaisons,  des  sonorités  nouvelles,  d'enrichir  l'orchestre,  d'as- 
souplir la  polyphonie,  de  rendre  plus  humain  et  plus  vivant  le 
monstre.  Pourquoi  auraient-ils  dû  sacrifier  ces  richesses  à  la 
vanité  d'un  chanteur,  qui  se  satisfaisait  après  tout,  dans  leurs 
madrigaux,  de  difficultés  vides  de  sens?  Quel  intérêt  y  avait-il  à 
renoncer  aux  multiples  voix  de  leur  âme  ,  pour  suivre  en  une 
imitation  factice  l'accent  et  la  déclamation  d'une  parole  médio- 
cre ou  d'une  poésie  inférieure  à  la  leur?  Que  leur  faisait  surtout 
une  antiquité,  dont  on  attestait  les  oracles  contestables  et  les 
exemples  inconnus?  Ne  valait-il  pas  mieux  être  de  son  temps  ,  et 
dire  ce  que  l'on  sentait,  sans  forcer  sa  nature? 

Aussi  voyons-nous  les  vrais  artistes  résister  au  mouvement 
nouveau,  jusqu'à  l'apparition  de  Monteverde,  dont  le  génie  per- 
sonnel décide  de  la  victoire.  Ils  sont  d'ailleurs  trop  vivants  pour 
ne  pas  être  pénétrés  du  souffle  moderne  ;  ils  sont  ennemis  des 
abstractions  et  épris  de  la  réalité.  Leur  principal  intérêt  histori- 
que est  justement  dans  ces  efforts  intelligents  et  quelquefois 
heureux ,  pour  concilier  les  besoins  de  leur  temps  avec  la  tradi- 
tion. Venise  et  le  nord  de  l'Italie  (Mantoue ,  Modône)  restent  le 
centre  de  ces  purs  musiciens,  qui  tâchent  d'appliquer  la  polypho- 
nie vocale  au  mouvement  dramatique  et  à  l'expression  de  la 
nature. 

Giovanni  Groce,  Ghiozotto  (de  Ghioggia) ,  maître  de  chapelle  à 
Saint-Marc  de  Venise ,  met  en  scène ,  avec  une  verve  réaliste  et 
comique ,  les  masques  du  carnaval  vénitien  ,  —  Pêcheurs ,  Ma- 
gnifiques, Buranelle,  Furlani,  Lenguazi,  Donne  Pitoche,  etc.  (1). 

Alessandro  Striggio  de  Mantoue  (2),  l'un  des  premiers  musi- 


(1)  Mascarade  piacevoli  et  ridicolosi  per  il  Carnevale,  à  4,  5,  6,  7,  8  voix, 
lib.  I.  Vineenti,  1590.  1604. 

Parties  des  C.  A.  B.,  5,  6,  à  la  Bibl.  S.  Cecilia,  Rome. 

(2)  Il  resta  à  la  cour  des  Médicis  de  1560  à  1586  ou  1590.  Il  jouit  d'une  très 


LE    MADRIGAL    DRAMATIQUE.  35 

ciens  de  l'époque,  écrit  une  charmante  symphonie  pittoresque 
et  dramatique,  qui  annonce,  et,  sous  certains  rapports,  devance 
l'opéra.  C'est  une  suite  de  scènes  villageoises  en  cinq  parties  (1). 
La  première  est  gracieusement  lyrique,  avec  une  pointe  d'ironie. 
C'est  un  récit  du  poète  à  quatre  voix  :  «  Au  gentil  mois  de  mai , 
me  trouvai  par  fortune  près  d'une  source  claire,  où  des  troupes 
de  femmes  aux  poses  variées,  baignaient  leur  linge  blanc,  et 
tandis  que  sur  l'herbe,  retendaient  au  soleil,  en  de  vives  ripos- 
tes, disaient  ainsi,  riant.  »  —  Aussitôt  commence  l'action  et  le 
joyeux  bavardage.  —  Bruyants  bonjours,  propos  grivois  et  récits 
d'amourettes  (2)  ;  cancans  sur  le  voisin  et  lestes  médisances  (3) , 
échange  de  doléances  sur  l'humeur  insupportable  des  maîtres  et 
sur  la  fatigue  du  service;  chuchotements  effrayés  de  songes  et 
de  visions  (4),  entrecoupés  de  rires,  de  baisers  et  de  cris;  le  jour 
entier  y  passe.  Puis  brusquement  la  scène  change ,  et  voici  une 
levée  de  battoirs  (5),  parce  qu'une  des  laveuses  subtilise  adroite- 
ment à  son  amie  quelque  précieux  chiffon;  les  coups  pleuvent, 
les  chignons  se  déroulent,  de  monstrueuses  injures  sortent  des 
jolies  lèvres  ;  on  crie,  on  s'égratigne,  on  s'apaise,  on  s'embrasse, 
on  chante  ;  le  soleil  tombe  ;  on  se  quitte  avec  des  mots  tendres  , 
on  se  disperse  avec  des  cris.  Les  oreilles  tintent  encore,  quelques 
instants  après  que  le  gai  tumulte  a  disparu.  Ce  sont  de  lestes  et 
vives  scènes ,  où  les  mots  tourbillonnent  comme  une  volée  d'oi- 
seaux. Un  coup  de  vent  emporte  l'humeur  mobile  de  ces  ombres 
bavardes,  et  la  musique  tourne  avec  elles.  —  Le  réalisme  un  peu 
libre  des  détails  rappelle  certaines  scènes  ultra-modernes,  qui  ne 
prétendaient  guère  à  une  si  haute  noblesse  ;  mais  la  grâce  poétique 
et  souriante  sent  une  race  plus  digne  du  tendre  poète  de  Mantoue, 


grande  popularité.  Son  premier  livre  de  madrigaux  à  6  voix  eut  jusqu'à 
neuf  éditions. 

(1)  Il  Cicalamento  délie  Donne  al  Bucato  (Le  Bavardage  des  femmes  au 
Lavoir)  di  Alessandro  Striggio,  gentilhuomo  mantovano,  servitore  dell' 
Illustriss.  et  eccellentissimo  Cosmo  de  Medici,  duca  di  Firenze,  1584. 

A  4,  5,  6,  7  voci  : 
Parties  de  C.  A.  B.  5,  6,  à  la  Bibl.  S.  Cecilia.  Rome; 

de  T.  7,  à  la   Bibl.  Riccardi ,  Florence;  et  à  Londres  :  British 

Muséum, 
de  T.,  à  Bruxelles  :  Bibl.  royale, 
de  7,  à  Munich  :  Hofbibliothek;  et  à  Venise  :  Bibl.  Marciana. 

(2)  Deuxième  partie. 

(3)  Troisième  partie. 

(4)  Quatrième  partie. 

(5)  Cinquième  partie. 


36  LES   ORIGINES    DU    THÉÂTRE   LYRIQUE   MODERNE. 

dont  l'âme  mélancolique  respire  le  parfum  délicat  de  la  nature 
italienne. 

Striggio  s'est-il  souvenu  de  son  ancêtre,  en  publiant  avec  la 
première  édition  de  son  Cicalamento,  le  Lamento  di  Didone  (à  plu- 
sieurs voix)  de  Gipriano  Rore?  En  tous  cas ,  il  prouve  qu'il  ne  se 
désintéresse  pas  de  la  beauté  antique;  il  la  sent  aussi  bien  que 
ceux  qui  se  réclament  d'elle  pour  transformer  la  musique.  Mais 
il  leur  montre  qu'il  est  des  sources  d'inspiration  plus  proches, 
dans  la  vie  qui  les  entoure;  et  en  vérité ,  on  est  plus  près  des  an- 
ciens, en  regardant  comme  eux  l'éternelle  nature  avec  de  jeunes 
yeux  et  une  âme  sincère,  qu'en  voulant  retrouver  dans  leurs  re- 
gards éteints  le  reflet  d'un'génie  qu'ils  ne  peuvent  transmettre. 


Le  plus  intéressant  et  le  plus  complet  des  champions,  encore 
maladroits,  mais  puissants,  de  l'art  nouveau,  qui  ne  veut  rien 
devoir  aux  anciens,  et  ne  pense  qu'à  exprimer  fidèlement  l'esprit 
de  son  époque,  est  Orazio  Veechi,  de  Modène. 

Orazio  Veechi  (1)  est  un  homme  de  la  Renaissance.  Il  en  a  la 
surabondance  de  sève,  le  besoin  d'agir,  la  robuste  belle  humeur. 
Maître  de  chapelle  de  Modène  (2),  on  le  trouve  sur  toutes  les  rou- 
tes d'Italie  (3),  seulement  au  logis  pour  prendre  part  aux  rixes  et 

(1)  Né  sans  doute  à  Modène  vers  1550  (Chron.  originale  du  Spaccini, 
Arch.  comunale),  mort  le  19  février  1605.  —  Il  étudie  la  musique  à  Bologne, 
avec  le  servite  fra  Salvatore  Essenga  de  Modène  (voir  l'épître  dédicatoire 
du  1er  livre  des  madrigaux  de  fra  Arcangelo  Gherardini  da  Siena,  dell 
ordine  di  Servi.  Ferrare,  Baldini,  1585).  Sa  première  œuvre  connue  est  un 
madrigal  publié  en  1566,  dans  le  1er  livre  des  madrigaux  de  son  maître 
Essenga  (Gardane).  En  1586,  il  est  prêtre,  chanoine  et  archidiacre  à 
Correggio. 

(2)  Supplique  du  5  mars  1584  à  la  commune  de  Modène  pour  une  subven- 
tion qui  lui  permette  de  résider  dans  sa  patrie.  Le  conseil  lui  accorde  ,  le 
6  avril,  10  livres  par  mois,  à  condition  qu'il  enseigne  la  musique  à  Modène, 
moyennant  rétribution  convenable,  et  ne  s'éloigne  pas.  —  Malgré  une  maison 
à  Correggio  (testaments  de  1588  et  1592),  Veechi  semble  avoir  été  pauvre. 

(3)  1577.  Voyage  à  Brescia,  avec  le  comte  Baldassare  Rangoni. 
1578.  A  Bergame. 

1591.  A  Venise. 

1595.  Pèlerinage  à  Lorète  (il  en  écrit  le  récit).  Il  dirige  les  pèlerins 

musiciens  à  Bologne. 
1597.  A  Venise,  avec  le  comte  Luigi  Montecuccoli. 
1600.  A  Rome,  avec  le  cardinal  Alêssandro  d'Esté.  Il  s'arrête  à  Florence 

pour  entendre   VEuridice.   Il  revient  avec  le  comte   Alfonso 

Fontanelli  de  Reggio,  etc. 


LE    MADRIGAL    DRAMATIQUE.  37 

aux  coltellate  (1).  Chanoine  et  archidiacre  de  Gorreggio,  chargé 
par  l'autorité  ecclésiastique  (avec  Giovanni  Gabrieli  et  Luigi 
Baîbi)  de  la  correction  du  Graduel  romain,  en  1591  (2),  il  in- 
vente et  dirige  les  mascarades  privées  et  publiques  de  Modène  (3)  ; 
il  écrit  de  célèbres  messes  (4)  et  crée  l'opéra  bouffe.  Il  est  trois 
fois  cassé  de  ses  fonctions  parl'évêquede  Reggio  (5);  mais  il  jouit 
d'une  renommée  universelle;  la  maison  d'Esté  (6)  et  les  grands 


(1)  5  février  1593.  A  Modène,  il  reçoit  une  «  stilettata  »  de  main  inconnue 
(Spaccini). 

8  juin  1595.  Son  frère  Girolamo  a  une  rixe  avec  un  galant  de  sa  femme. 
Orazio  vient  à  son  secours,  frappe  de  deux  coups  à  la  tête  son  adversaire 
avec  sa  «  mezza  spada,  »  et  s'enfuit  (Tiraboschi). 

21  avril  1596.  Altercation,  le  second  jour  des  Rogations,  à  l'église  Saint- 
Augustin  de  Modène,  avec  Fabio  Ricchetti,  organiste,  élève  de  Luzzasco 
Luzzaschi  de  Ferrare,  pour  question  de  «  preeminenza,  »  ou  de  «  conve- 
nienza.  » 

Avril  1597.  Nouvelle  altercation  sur  le  même  sujet  avec  le  même,  etc. 

(2)  «  Quod  quidem  Graduale  Romanum  a  multis  praestantibus,  et  primariis 
Italiae  viris  musicà  praeditis,  in  cantibus  ipsis  planis  eruditissimis,  revisum 
fuit,  et  in  primis  à  R.  D.  Gabriele  in  Ecclesiâ  D.  Marci  Venetiarum  orga- 
nico,  a  R.  D.  magistro  Ludovico  Balbo  in  Ecclesiâ  D.  Antonii  Patavini 
musices  moderatore,  et  a  R.  D.  Horatio  de  Vecchiis  Mutinensi,  canonico 
Corrigiensi,  a  quibus  omnibus  conjunctum  et  separatim  summo  studio  ac 
diligentià  correctum  fuit,  et  emendatum.  »  (Gardane.) 

(3)  Le  Cronista  raconte  en  détail  de  nombreuses  mascherate  privées  et 
publiques,  inventées  et  dirigées  par  Vecchi ,  de  1599  à  1604,  et  en  particu- 
lier le  29  février  1604.  A  la  fin  des  dialoghi  à  7  et  8  voix  (Gardane,  1608),  se 
trouve  la  musique  de  la  Mascherata  délia  Malinconia  et  Allegrezza. 

(4)  1587.  Lamenlaliones  à  4  voix.  Gardane,   dédie,  à  l'év.   de   Modène. 

(Stabat.  6  Miserere,  etc.). 
1590.  Motecta  à  4,  5,  6  et  8  voix.  Gardane. 

1597.  Sacrarum  Cantionum  à  5,  6,  7  et  8  voix,  lib.  II.  Gardane. 
1604.  Hymni  per  totum  annum  à  4  voix.  Gardane. 
1607.  Missarum  à  6  et  8  voix,  lib.  I.  Gardane. 
Ambros  cite  surtout  la  messe  à  8  voix  :  «  in  resurrectione  Domini  »  (An- 
vers, 1612).  Il  la  regarde  comme  un  modèle  du  style  religieux  vénitien. 

(5)  4  janv.  1586.  Actes  capitulaires  de  la  cathédrale  de  Modène.  Vecchi 
est  cassé  de  ses  fonctions  de  maître  de  chapelle,  pour  avoir  secrètement 
cherché  à  être  maître  de  chapelle  de  Reggio. 

1595.  Vecchi  est  dépouillé  de  ses  fonctions  par  sentence  du  vicaire  gé- 
néral de  Reggio. 

Oct.  1604.  Il  est,  par  ordre  de  l'évêque,  destitué  de  son  poste  de  maître 
de  la  cathédrale,  et  remplacé  par  son  élève  Geminiano  Capilupi.  On  dit  que 
ce  chagrin  contribua  à  hâter  sa  morÇ, 

(0)  A  la  suite  de  l'exécution  d'une  messe  de  Vecchi  dans  la  cathédrale  de 
Modène,  devant  le  duc  Cesare,  il  est  nommé,  lo  ¥1  octobre  1598,  maestro 
délia  musica  di  corte,  o  istruttore  de'  piccoli  principi,  à  80  écus  par  mois. 


38  LES   ORIGINES   DU   THÉÂTRE   LYRIQUE  MODERNE. 

seigneurs  italiens  (1)  lui  prodiguent  leurs  faveurs,  et  son  nom 
s'étend  jusqu'en  Autriche,  en  Danemark  et  en  Pologne  (2).  A  sa 
mort,  en  1605,  il  est  universellement  regardé,  non  seulement 
comme  un  des  premiers  musiciens  du  siècle,  et  l'inventeur  de  la 
comédie  musicale,  mais  comme  un  des  plus  grands  génies  de 
tous  les  temps  (3). 

(1)  Bald.  Rangoni,  O.  Farnèse,  Luigi  Montecuccoli,  Aless.  d'Esté,  Alfonso 
Fontanelle  de  Reggio.  Il  est  aussi  ami  d'Aless.  Tassoni  et  en  correspon- 
dance avec  lui.  (Lettre  du  28  oct.  1604,  au  chanoine  Sassi,  Rome.) 

(2)  En  1603,  il  est  appelé  à  la  cour  de  l'empereur  Rodolphe.  «  A  Rudolfo 
imp.  accersitus,  »  dit  l'épitaphe,  qui  ajoute  :  «  Octavio  Farnesio,  archidu- 
ciq.  Ferdinando  Austriae  carissimus.  »  Sur  le  point  de  quitter  Modène,  un 
ambassadeur  impérial  recommande  chaudement  Vecchi  au  prieur  du  conseil 
communal,  disant  qu'il  regarderait  comme  faites  à  lui-même  les  faveurs 
accordées  à  son  protégé.  A  la  suite  de  cette  démarche,  le  3  mars,  le  conseil 
vote  500  lires  modenesi  à  Vecchi,  pour  5  ans,  à  condition  de  ne  pas  quitter 
la  ville.  Le  26  mars  1600,  des  Danois  passent  à  Modéne  et  lui  vont  faire 
visite,  attirés  par  sa  renommée.  Vecchi  est  alors  en  voyage  à  Rome,  et  c'est 
son  élève  Capilupi  qui  les  reçoit.  Dans  sa  dédicace  des  Veilles  de  Sienne 
au  roi  de  Danemark  et  Norvège,  Christian  IV,  Vecchi  s'émerveille  d'être 
apprécié  de  pays  si  lointains,  et  rend  hommage  au  chef  de  la  musique  du 
roi,  Borchgrevinck,  élève  de  G.  Gabrieli.  Toutes  les  dédicaces  de  Vecchi 
témoignent  de  ses  illustres  relations  et  de  l'estime  singulière  où  il  était 
tenu,  surtout  dans  les  pays  du  Nord. 

1587.  Lamentationes,  déd.  à  l'évêque  de  Modène. 

1590.  Motecta,  déd.  au  prince  palatin,  Wilhelm,  duc  de  Bavière,  comte 

du  Rhin. 
1590.  Selva,  déd.  aux  ill.  seigneurs  Giac.  senior  et  G.  Fuccari,  barons  de 

Chirchberg,  et  Weissenhorn. 
1597.  Convicto,  déd.  au  sérén.  Ferdinand  II,  archiduc  d'Autriche. 
1604.  Hymni,  déd.  à  l'archevêque  de  Salzbourg. 
1604.  Veglie,  déd.  au  roi  de  Danemark. 

(3)  Voir  son  épitaphe  :  «  Qui  novis  tum  musicis,  tum  poeticis  rébus  inve- 
»  niendis,  ita  floruit,  ut  omnia  omnium  temporum  ingénia  facile  supera- 
»  vit...  cum  armoniam  primus  comicae  facultati  conjunxisset,  totum  terra- 
»  rum  orbem  in  sui  admirationem  traxit.  »  Il  fut  enseveli  à  l'église  del 
Carminé,  près  l'autel  de  Saint- Antoine.  On  lui  fit  de  belles  funérailles,  mal- 
gré la  volonté  du  défunt.  L'évêque  envoya  ses  condoléances  et  se  chargea 
de  tous  frais.  Paul  Bravas,  de  Modène,  «  ejus  discipulus  amantissimus  », 
édita  ses  Messes  en  1607. 

On  peut  voir  sur  Vecchi  :  Fétis.  —  Catelani ,  Délia  vita  e  délie  opère  di 
O.  Vecchi,  1859,  in-8°,  Ricordi.  —  Oscar  Chilesotti,  Biblioteca  de  Rarità 
musicali,  vol.  V,  1892.  —  Banchieri,  Lettere  armoniche.  Bologne,  1630.  — 
Allacci,  Drammaturgia,  1755.  Venise.^-  Arleaga.  Venise,  1785.  —  Tirabos- 
chi,  Bibl.  modenese,  t.  V.  —  CaflS,  Vita  e  opère  del  Zarlino.  Venise,  1836. 
—  Quadrio,  Délia  storia  e  délia  ragione  d'  ogni  poesia.  Bologne,  1739.  — 
Piccinelli,  Ateneo  dei  letterati  milanesi.  Milan,  1670.  —  Gerber,  Historich- 
Biographisches  lexicon.  Leipzig,  1790.  —  Peacham,  The  compleat  gentle- 
man. Londres,  1661.  —  Muratori,  Délia  perfetta  poesia. 


LE    MADRIGAL    DRAMATIQUE.  39 

Le  trait  caractéristique  de  ses  œuvres  profanes,  est  qu'elles  sont 
toutes  des  comédies,  ou  scènes  de  comédies,  au  rebours  de  l'école 
florentine,  qui  n'écrit  que  des  tragédies.  Ce  n'est  pas  qu'Orazio 
s'élève  difficilement  aux  sentiments  pathétiques  et  passionnés. 
Quelques  pages  de  ses  comédies  mêmes  nous  montrent  ce  dont  il 
était  capable  dans  le  style  tragique.  La  douleur  d'Isabella,  à  la 
nouvelle  de  la  mort  de  son  amant  (1) ,  est  d'un  sentiment  aussi 
délicat,  et  d'une  tristesse  dramatique  aussi  noble,  que  le  déses- 
poir des  Orphées  florentins.  D'ailleurs,  on  ne  saurait  oublier 
qu'Orazio  était  compositeur  religieux,  et  surtout  apprécié  pour  sa 
musique  d'église.  Mais  sa  sève  exubérante  a  besoin  d'une  forme 
plus  libre  pour  y  répandre  sa  fantaisie  et  l'abondance  de  sa 
gaieté;  il  est  trop  vivant  pour  s'abstraire  dans  un  genre  archaï- 
que ,  et  pour  ne  pas  chercher  d'abord  le  plaisir  de  ses  contempo- 
rains et  le  sien  propre. 

C'est  vers  la  comédie  qu'il  se  tourne,  parce  qu'elle  est  la  pein- 
ture et  le  reflet  du  monde  qui  l'entoure ,  le  seul  auquel  il  s'inté- 
resse. Il  est  curieux  de  l'entendre  revendiquer  ses  droits  et  pro- 
clamer sa  noblesse,  comme  Molière  quatre-vingts  ans  plus  tard  , 
contre  les  partisans  dédaigneux  et  étroits  du  «  grand  art.  »  - 

«  Les  facéties  grossières  que  l'on  trouve  dans  beaucoup  de  co- 
médies de  notre  temps,  et  qui  en  sont  le  morceau  de  résistance 
plutôt  que  l'épice,  sont  causes  que  qui  dit  comédie,  semble  dire 
passe-temps  bouffonesque.  Us  s'abusent,  ceux  qui  donnent  à  si 
gracieux  poème  un  sens  aussi  indigne.  La  véritable  comédie,  à  la 
bien  regarder,  a  pour  objet  de  représenter,  sous  divers  personna- 
ges, presque  toutes  les  actions  de  la  vie  familière;  miroir  de  la 
vie  humaine,  elle  ne  s'attache  pas  moins  à  l'utile  qu'au  plaisir,  et 
il  ne  lui  suffit  pas  de  faire  naître  le  rire  (2).  » 

«  On  dira  que  c'est  manquer  aux  convenances,  démêler  la  mu- 
sique sérieuse  et  la  musique  plaisante,  et  que  l'on  jette  ainsi  le 

(1)  Amfiparnaso,  acte  II,  se.  4  et  5. 

(2)  cr  Le  troppo  smoderate  e  spesse  facétie,  che  si  veggono  in  moite  Co- 
médie de  nostri  tempi  introdotte  piu  tosto  per  cibo,  che  per  condimento, 
hanno  cagionato ,  che  quando  si  dice  Comedia,  pare  che  si  voglia  dire  un 
passatempo  buffonesco.  E  pur  sono  errati  quelli  che  danno  à  cosi  gratioso 
poerna  titolo  cosi  poco  degno;  percioche  egli,  essendo  fatto  con  le  débite 
regole ,  se  si  riguarda  bene  à  dentro  la  sostanza  sua,  rappresenta  sotto 
diverse  persone,  quasi  tutte  le  attioni  dell'  huomo  privato,  la  onde  come 
specchio  dell'  humana  vita ,  ha  per  fine  non  meno  l'utile,  che'l  diletto,  e 
non  il  movere  solamente  à  riso,  come  forse  alcuni  si  faranno  à  credere,  che 
sia  per  fare  questa  mia  Comedia  musicale,  non  mirando  punto  al  convo- 
nevole.  »  {Amphiparnaso,  1597.  Hor.  Vecchi,  Ai  lettori.) 


40  LES  ORIGINES   DU    THÉÂTRE   LYRIQUE   MODERNE. 

discrédit  sur  la  profession.  Mais  le  plaisant  et  le  sérieux  sont  unis 
par  des  rapports  de  père  à  fils.  Aristote  le  dit  ;  Homère  et  Virgile 
en  donnent  l'exemple  (1).  » 

«  Je  sais  bien  que  par  aventure,  certains  pourront,  à  première 
vue,  juger  bas  et  légers  mes  caprices;  mais  qu'ils  sachent  qu'il 
faut  autant  de  grâce,  d'art  et  de  naturel,  pour  bien  tracer  un  rôle 
de  comédie,  que  pour  représenter  un  vieux  sage  raisonneur  (2).  » 

Il  nous  est  bien  aisé  de  comprendre  aujourd'hui  la  noblesse  de 
la  comédie  et  les  raisons  d'Orazio.  Sa  conception  de  la  comédie 
musicale  nous  déroute  davantage.  —  Il  y  est  amené  d'abord  par 
le  besoin  impérieux  qu'ont  tous  les  vrais  artistes  de  laisser  dé- 
border le  flot  de  leur  invention  :  «  Il  ne  me  semble  pas,  »  dit-il, 
«  que  je  doive  écarter  ces  idées  musicales  qui  s'offrent  naturelle- 
ment à  mon  esprit  (3).  »  (Rien,  ici,  de  la  laborieuse  recherche  et 
du  travail  d'invention  factice  des  mélodistes  florentins.)  —  En 
second  lieu,  il  cède  au  besoin  de  nouveauté  qui  possède  sa  na- 
ture remuante  et  originale  (4).  —  Mais  il  est  d'autres  raisons  plus 
profondes  qui  légitiment  son  essai.  Elles  sont  tirées  de  l'essence 
même  de  l'art  :  «  La  musique  est  poésie  au  même  titre  que  la  poésie 


(1)  On  dira  que  «  non  si  serba  il  decoro ,  il  framettere  la  musica  ridicola 
con  la  grave,  poiche  si  viene  à  rendere  di  poco  grido,  et  di  minore  stima 
la  professione.  Ma  il  piacevole  et  il  grave  sono  correlativi  insierae  come 
padre  e  figlio.  »  Suivent  des  exemples  d'Aristote  :  Rhélor.  à  Théod.  et  Alex., 
III;  Poétique,  I.  —  Bald.  Castiglione,  Cortigia.no,  II.  —  Homère  a  fait 
l'Odyssée  et  la  Topeide;  Virgile,  VEnéide  et  la  Bucolique.  —  Tasso  a  dit  : 

Sai  che  la  corre  il  mondo  ove  piu  versi 
Di  sue  dolcezze  il  lusinghier  parnaso 
E  che  '1  vero  condito,  in  molli  versi 
I  più  schivi  allettando  ha  persuaso. 

(Veglie  di  Siena,  1604.  Hor.  Vecchi,  Ai  lettori.) 

(2)  «  So  bene  che  per  avventura,  alcuni  potrebbono  al  primo  incontro, 
questi  miei  Capricci,  bassi  e  leggieri  stimare ,  ma  sappino  questi  che  altro 
tanto  di  gratia,  d'arte,  e  di  natura  ci  vuole  à  far  bene  una  parte  ridicola  in 
Comedia,  quanto  à  fare  un  vecchio  prudente  e  savio  ;  e  non  sanno  che  al 
musico  sta  bene  alcuna  volta  col  canto  grave,  il  famigliare  inserire,  pren- 
dendosi  l'essempio  dai  Poeti ,  che  se  bene  la  Tragedia  deve  star  dentro  à 
suoi  termini ,  non  servendosi  délie  parole  domestiche  délia  Comedia,  ne 
questa  di  quella;  dice  Horatio  nell*  arte  poetica  : 

Spesso  aviene  perô  ch'  alza  la  voce 
11  comico,  e  ragiona  alcuna  volta 
Il  tragico  con  voce  humile,  e  bassa.  » 

(Selva  di  varia  ricreatione ,  1590.  Ai  lettori.) 

(3)  «...  non  parendomi  dar  repuisa  à  quei  pensieri  musicali,  che  per  natu- 
rale  inclinatione  mi  s'offrono  ail'  intelletto.  »  {Amphiparnaso.) 

(4)  Voir  le  Convito  musicale. 


LE   MADRIGAL    DRAMATIQUE.  41 

même  (1).  »  Elles  peuvent  donc,  à  bon  droit,  associer  leurs  efforts. 
Le  disciple  de  Vecchi ,  Banchieri ,  qui  ne  fait  que  développer  la 
pensée  de  son  maître,  dira  même  :  Elles  le  doivent;  Tune  sans 
l'autre  est  incomplète;  l'art  véritable  est  fait  de  leur  réunion  à 
toutes  deux  (2). 

Gomment  s'opérera  cette  fusion  des  deux  arts?  Quelle  sera  la 
nature  de  la  comédie  ainsi  faite  de  musique  et  de  poésie?  La 
part  de  la  musique  sera,  non  la  pensée,  mais  le  sentiment;  la 
passion  est  son  domaine,  il  lui  convient  de  l'exprimer.  Vecchi 
insiste  beaucoup  sur  le  caractère  expressif  de  sa  musique  ;  ce 
n'est  pas  un  jeu.  Les  acteurs  doivent  savoir  que  «  tout  y  a  une 
intention  précise;  il  s'agit  de  la  trouver,  et,  cela  fait,  de  l'expri- 
mer bien  et  intelligemment,  de  façon  à  donner  vie  à  l'œuvre  (3).  » 
Ce  caractère  passionné,  ou  du  moins  émotionnel,  de  la  comédie 
musicale,  en  détermine  les  lois  et  la  distingue  de  la  comédie 
ordinaire. 

«  L'utilité  (ou  plutôt,  l'intention)  morale  en  sera  moindre  que 
celle  de  la  simple  comédie;  car  le  chant  s'appliquant  plutôt  à  la 
passion  qu'à  la  raison,  j'ai  dû  user  très  modérément  de  pensées 
et  sentences.  De  plus,  l'action  a  moins  d'espace  pour  se  dévelop- 
per, la  parole  étant  bien  plus  rapide  que  le  chant;  il  convient 


(1)  «  E  s'  alcuno  dicesse  ch'  è  différente  il  musico  dal  poeta,  s'inganna,  che 
tanto  è  poesia  la  musica  quanto  l'istessa  poesia,  non  suonando  altro  questa 
voce  Poesis  che  imitatione.  »  {Veglie  di  Siena.) 

(2)  «  Prudenza  Giovenile  (chiamata  in  soggietto  Opéra)  vagamente  ornata, 
uscirâ  in  scena,  et  date  due  passeggiate,  recitarà  questa  Prosa  »  : 

Opéra  :  «  Chi  non  sa,  gentilissimi  Ascoltanti,  che  la  Musica,  et  Poesia  per 
uniformità  sono  cosi  Armoniche,  che  dire  si  puô  la 'Musica  anima  délia 
Poesia,  et  la  Poesia  anima  délia  Musica  ?  Et  che  ciô  vero  sia,  ne  il  Musico 
con  le  sue  note,  ne  il  Poeta  con  le  sue  rime  {per  se  stessi)  rendono  quel 
gusto  di  perfettione  alV  udito,  che  fanno  unité  insieme  et  Musica,  et  Poesia, 
(quando  perô  da  dotta,  et  prattica  mano  vengono  annesse  insieme).  E  cosa 
ordinaria  in  Scena  recitar  Poesia,  servendosi  délia  Musica,  per  dargli  per- 
fettione; ma  hora  in  questo  Teatro  udirete,  non  separate,  ma  conteste 
insieme»  Poesia,  et  Musica,  che  in  un'  istesso  tempo  sono  per  recitarvi  un' 
artificiosa  Comedia,  che  per  cssere  inventione  non  più  sentita,  si  puote 
assicurare  sia  per  porgere  non  poca  dilettatioDe,  stando  quella  gran  Mas- 
sima,  che  tutte  le  cose  nuove  piaciono.  »  (Adriano  Banchieri,  Saviezza 
Giovenile,  1628.  Prologue.) 

(3j  «  Potrebbe  avenir  ancora  (com'  è  natural  costume)  che  quegli  che  non 
sapranno  questa  mia  Comedia  cantare ,  siano  per  biasimarla,  ma  sappiano 
essi,  ch'  ogni  soggelto,  che  s'  è  composto  in  essa,  è  dirizzato  al  suo  proprio 
affetto;  il  quai  debb'  esser  trovalo,  e  conosciuto  dal  prudento  Cantore,  et 
espresso  bcne,  o  con  ordine  per  dar  spirito  alla  Compositione.  »  (Amphi- 
parnaso.) 


42  LES    ORIGINES    DU    THÉÂTRE    LYRIQUE    MODERNE. 

donc  de  condenser,  resserrer,  supprimer  les  détails,  et  de  ne 
prendre  que  les  situations  capitales,  les  moments  caractérisques 
du  sujet.  L'imagination  doit  suppléer  au  reste  (1).  » 

Remarquons  qu'il  ne  s'agit  pas  du  tout  de  comédie  jouée  pour 
le  spectacle  des  yeux.  C'est  une  idée  qui  ne  vient  même  pas  à 
l'esprit  de  Vecchi.  Sans  doute  serait-il  choqué  de  l'invraisem- 
blance dont  les  yeux  avertissent  l'âme,  à  voir  représenter  des 
hommes  par  des  acteurs  chantants,  et  surtout  par  une  troupe 
d'acteurs.  Il  y  a  plus  de  vérité,  ou  du  moins  d'illusion,  à  ne 
s'adresser  qu'à  l'oreille.  C'est  ce  que  n'ont  point  senti  la  plupart 
des  critiques  (2),  qui,  ne  prêtant  aux  œuvres  de  Vecchi  qu'une 
intention  enfantine  ou  bouffonne,  y  voient  un  simple  jeu  musi- 
cal, et  ont  passé,  sans  le  comprendre,  sans  chercher  l'intérêt  de 
ses  essais  dramatiques.  A  tout  le  moins,  ce  sont  ici  des  sympho- 
nies dramatiques  dans  le  genre  de  Berlioz,  et  il  serait  bon  de  les 
étudier  de  plus  près. 

Pour  juger  pleinement  l'œuvre  d'art  de  Vecchi,  il  faut  d'abord 
connaître  exactement  le  mode  de  représentation.  Banchieri  nous 
fournit  sur  ce  point  toutes  sortes  de  détails,  dans  la  préface  de  la 
Sagesse  juvénile  (3)  : 


(1)  «  E  ben  vero  che  '1  giovamento  di  essa  sarà  alquanto  rimesso,  e  minor 
di  quello  délia  scmplice  Comedia,  perche  dovend'  io  il  canto  più  tosto  ail' 
affetto,  che  alla  moralità,  mi  è  convenuto  usare  gran  risparmio  di  sentenze. 
E  per6  l'attione  è  più  brève  del  dovere,  perche  essendo  il  nudo  parlare  piu 
spedito  del  canto  unito  aile  parole,  non  era  bene  discendere  a  certi  parti- 
colari  délia  favola,  accio  che  l'udito  non  si  stancasse  prima,  che  giungesse 
al  fine,  tanto  piu  non  essendo  tramezato  la  Musica  dalla  vaghezza  délia  vista, 
in  modo  taie  che  l'un  senso  venga  ricreato  dalla  vicissitudine  dell'  altro.  » 
(Amphiparnaso.) 

Il  faut  ajouter,  en  effet,  qu'un  seul  sens  devant  suppléer  à  tous  les  autres, 
se  fatigue  plus  vite. 

(2)  M.  Gevaert  les  traite  a  d'essais  informes  du  théâtre  chinois  »  (Ce  serait 
du  raffinement  au  contraire). 

(3)  Modo  da  tenersi  in  cantare  semplicemente  la  Comedia  di  Prudenza 
Giovenile.  «  Uno  de  gli  tre  Cantori  di  Terzetto  in  Terzetto,  avanti  la  Mu- 
sica, leggerà  forte  il  titolo  délia  Scena,  nomi  degli  Intercantori,  et  Argo- 
menti  :  si  canti  pausatamente,  et  con  gratia,  antivedendo  le  parole  non 
Toscane,  alcune  novità  di  Armonia;  e  ciô  basti.  » 

Ordine  di  recitare  musicalmente  la  vagha  et  nuova  inventione  di  Co- 
media inlitolata  Pr.  G.  ordinata  da  dui  Recilatori,  che  sono  Opéra,  et  Cu- 
riosità.  , 

«  Volendo  recitare  la  sudetta  Comedia  musicalmente;  sa  necessario  riti- 
rarsi  entro  una  Stanza  non  molto  grande,  e  più  chiusa"  che  si  puote  (accib 
le  Voci,  e  Stromenti  megliô  si  possino  godere).  Et  in  angolo  di  detta  Stanza, 
porre  un  paio  di  Tappeti  grandi  sopra  il  pavimento,  insieme  una  prospet- 


LE   MADRIGAL    DRAMATIQUE.  43 

«  Un  des  chanteurs,  avant  la  musique,  lira  d'une  voix  forte  le 
titre  de  la  scène,  les  noms  des  personnages  et  les  arguments. 

»  Le  lieu  de  la  scène  est  une  chambre  de  moyenne  grandeur, 
le  mieux  close  possible  (pour  la  qualité  du  son).  Dans  un  angle 
de  la  pièce,  on  a  mis  deux  grands  tapis  sur  le  parquet,  et  un  dé- 
cor agréable.  Deux  sièges  sont  disposés  ,  l'un  à  droite,  l'autre  à 
gauche.  Derrière  le  décor,  des  banquettes  pour  les  chanteurs, 
qui  sont  tournés  vers  le  public,  et  éloignés  l'un  de  l'autre  de  la 
distance  d'une  palme.  Derrière  eux,  un  orchestre  de  luths,  clavi- 
cemboli ,  etc.,  accordés  à  la  voix.  Au-dessus,  une  grande  toile 
qui  abrite  chanteurs  et  musiciens. 

»  Les  chanteurs  (invisibles)  suivent  la  musique  sur  les  parties  : 
ils  seront  trois  (ou  mieux  six),  à  la  fois;  ils  donneront  de  l'en- 
train aux  paroles  gaies,  de  la  passion  aux  tristes,  et  prononceront 
à  haute  et  intelligible  voix.  Les  acteurs  récitants  (seuls  en  scène) 
doivent  préparer  leurs  rôles,  les  bien  savoir  par  cœur,  et  suivre 
habilement  la  musique.  Il  ne  sera  pas  mauvais  qu'il  y  ait  un 
souffleur  pour  aider  chanteurs,  instrumentistes  et  récitants.  » 

tiva  con  doi  cantonate,  che  rendino  vaghezza  à  i  circôstanti.  In  detta  Scena 
si  porranno  due  Sedie,  l'una  à  man  destra,  l'altra  alla  sinistra.  Dietro  la 
prospettiva  si  porranno  banzuole  per  gli  Cantori ,  in  modo  che  sijno  dis- 
tante un  palmo  l'un  dall'  altro,  con  gli  visi  voltati  verso  gli  Audienti.  Die- 
tro à  gli  Cantori  vi  sarà  un  vagho  Concerto  di  Lauti,  Clavicemboli,  6  altri 
Stromenti,  accordati  in  Tuono  Corista.  Di  sopra  la  prospettiva  si  cucirà 
una  tela  in  modo  grande,  che  faccia  cuperto  sopra  gli  cantori,  e  suonatori, 
e  con  l'ordine  seguente  si  darà  principio. 

»  Avertendo  che  gli  Cantori ,  et  Recitatori  antivedino  prima  la  Musica, 
Prosa,  et  Rima,  il  tutto  per  le  novità,  et  parole  non  Toscane.  Gli  Cantori 
canteranno  sopra  gli  libri  (per  esser  inapparenti) ,  et  volendo  cantare  alla 
bastarda  saranno  tre  :  tuttavia  essendo  vi  commodità,  meglio  sariano  in  sei, 
Dui  Soprani,  Dui  Tenori,  Alto  et  Basso,  cantando  et  tacendo  secondo  le 
occasioni,  dando  spirito  aile  parole  allègre,  affettione  aile  meste,  et  pronun- 
tiar  con  voci  intelligibili,  tutto  à  giuditio  del  prudente  Cantore. 

»  Gli  Recitanti  devono  imparare  quello  gli  tocca  alla  mente  (per  essere  ap- 
parent!), cavandone  le  copie  dal  seguente  Originale,  et  con  ogni  prontezza 
à  luoco  et  tempo  accompagnare  la  Musica.  Et  sarà  anco  necessario  uno 
non  interessato,  che  aiuti  gli  Cantori,  et  Suonatori,  et  Recitanti,  (occor- 
rendo). 

»  Gli  leggiadri  Suonatori  con  un  vagho  Concerto  à  gusto  loro,  il  quale 
habbia  la  sua  corde  finale  in  G.  sol  re  ut,  per  D.  molle,  daranno  principio, 
obligando  à  detto  finale,  accib  gli  Cantori  possino  principiar  assolutamente, 
che  ciô  sarà  più  gustoso  à  gli  Audienti.  » 

Saviezza  Giovenile,  Ragionamenti  Comici  Vap/ii,  e  dilettevoli,  concertati 
net  Clavicembalo  con  tre  voci,  lntremedi,  et  Argomenti.  —  Opéra  Prima, 
del  Dissonante  Academico  Filomvso  Bologncsr,  con  licenza  de'  Snperiori, 
e  Privilegio.  -  Edit.  de  Milan,  fin  XVI'  siècle  (1598- lC05). 


44  LES    ORIGINES    DU    THEATRE    LYRIQUE    MODERNE. 

A  lire  ces  indications,  il  semblerait  qu'il  s'agît  d'une  panto- 
mime. Il  n'en  est  rien;  les  acteurs  récitants,  chez  Banchieri ,  ne 
sont  là  que  pour  dire  le  prologue  (le  dialogue  du  directeur  de 
théâtre  de  Faust),  et  pour  annoncer  les  sujets  des  scènes,  en  ter- 
cets. Ajoutons  qu'ils  dansent  à  la  fin  quelques  pas  de  ballet,  pour 
laisser  le  public  sur  une  impression  plus  gaie  (1).  C'est  donc  une 
symphonie  dramatique,  comme  le  Roméo  et  Juliette  de  Berlioz, 
une  symphonie  à  programme,  non  pas  écrit,  et  distribué  au  hasard 
de  l'ouvreuse,  mais  clairement  déclamé  et  bien  compris  de  tous. 

Les  moyens  d'expression  étant  cachés  au  public,  .il  n'importe 
quels  ils  sont,  et,  pourvu  que  le  but  soit  atteint,  c'est-à-dire 
pourvu  que  l'auditeur  reçoive  l'impression  intime  de  la  scène 
dont  le  sujet  vient  de  lui  être  énoncé,  il  ne  doit  point  chicaner 
l'auteur  sur  les  moyens  employés.  Or,  le  compositeur  ne  possède 
pas  à  cette  époque  les  multiples  ressources  de  l'orchestre  mo- 
derne, les  variétés  d'instruments,  les  combinaisons  de  timbres. 
Pourtant  il  a  besoin  de  la  polyphonie  musicale.  Il  veut  exprimer 
dramatiquement  les  sentiments  humains;  la  plupart  sont  com- 
plexes; ils  se  pénètrent  l'un  l'autre;  la  clarté  d'une  phrase  mélo- 
dique ne  suffit  pas  à  rendre  le  trouble  et  l'agitation  d'une  passion  ; 
elle  ne  dit  que  les  transports  de  la  voix,  de  l'action  et  du  geste; 
elle  est  impuissante  à  bien  rendre  les  troubles  intérieurs.  De 
plus,  dans  l'action  dramatique,  nous  assistons  à  des  conflits  de 
passions,  à  des  luttes  de  sentiments.  Si  le  dialogue  littéraire,  qui 
est  celui  de  gens  du  monde,  ou  de  bonne  compagnie,  ne  fait  en- 
trer un  motif  qu'après  un  autre  motif,  et  défend  de  parler  à  deux 
personnes  à  la  fois,  le  dialogue  musical  qui  veut  représenter  la 
vie  intérieure,  est  bien  forcé  de  suivre  les  deux  sentiments  con- 
traires ;  et  sous  le  silence  passionné  de  la  bouche,  souvent  s'agite 
le  cœur  tumultueux.  La  parole  de  l'un  n'arrête  pas  les  émotions 
de  l'autre;  elle  les  provoque  plutôt.  La  musique,  par  ses  archi- 
tectures harmoniques,  est  faite  justement  pour  fondre  en  un  en- 
semble, des  vies  et  des  passions  distinctes.  Ce  serait  s'appauvrir 
que  renoncer  à  ce  pouvoir.  Vecchi  en  use  donc;  mais  la  pau- 
vreté instrumentale  relative,  et  l'inexpérience  permise  aux  inven- 
teurs, le  forcent  à  employer  la  polyphonie  des  voix,  où  nos  com- 

(1)  «  Finito  il  Canto  si  levano  in  piedi  Curiosità  et  Opéra,  et  gli  Suona- 
tori  leggiadramente  suonano  un  balletto  ,  il  quale  sarà  danzato  dalle  Sud- 
dette.  »  (Zd.,  p.  39  de  l'édit.  de  Milan.) 

Cette  édition  est  rarissime.  Gasperi  en  a  connu  un  exemplaire  dans  les 
mains  de  M.  Becker,  de  Genève.  L'édition  plus  connue  de  1628,  Gardane 
(4e  édit.),  ne  contient  pas  la  préface,  > 


LE   MADRIGAL    DRAMATIQUE.  45 

positeurs  modernes,  depuis  Monteverde,  emploient  la  polyphonie 
des  instruments.  Nous  ne  trouvons  pas  invraisemblable  que  l'âme 
d'Ysolde  soit  exprimée  par  un  orchestre  de  cordes,  bois  et  cui- 
vres, ni  même  que  l'Esprit  divin  dans  Parsifal,  parle  par  la  bou- 
che de  chœurs  d'enfants.  Nous  ne  devons  pas  être  plus  difficiles, 
si  l'âme  d'Isabella  de  Vecchi  s'exprime  en  trios  ou  en  quatuors  ; 
il  nous  suffit  que  ces  quatuors  nous  disent  bien  l'émotion  dont 
son  âme  est  remplie. 

Voici  d'ailleurs  les  règles  générales  de  la  disposition  des  voix 
dans  le  madrigal  de  Vecchi  :  Lorsque  le  personnage  est  seul,  tou- 
tes les  parties  concourent  à  le  représenter.  Lorsqu'il  converse 
avec  un  autre,  les  voix  se  partagent  en  deux  groupes,  dont  la  di- 
rection appartient  d'ordinaire  à  la  partie  qui  représenterait  le 
personnage,  s'il  chantait  en  réalité.  Par  exemple,  si  Isabella  parle 
à  son  amant  Lucio  (1),  un  groupe  de  trois  voix  est  attribué  à  l'un 
comme  à  l'autre;  mais  celui  dlsabella  sera  caractérisé  par  le 
canto  (soprano),  soutenu  de  l'alto  et  du  quinto  ;  celui  de  Lucio  , 
parle  tenore,  soutenu  du  quinto  et  du  basso.  Si  dans  l&Saviezza 
de  Banchieri,  Gratiano  interroge  sa  fille  (2),  le  canto  sera  réservé 
à  celle-ci,  le  tenore  à  celui-là  ;  le  vbaritono  sera  commun  à  tous 
deux.  —  Voici  un  exemple  plus  intéressant.  Dans  les  Fidi  amanti, 
de  Torelli  (3),  un  satyre  veut  abuser  d'une  nymphe;  elle  appelle 
au  secours;  un  jeune  berger  qu'elle  aime,  et  dont  elle  se  croit  mé- 
prisée, accourt  et  la  délivre;  elle  le  remercie,  et  le  prie ,  avec  des 
larmes,  de  la  tuer  ;  il  la  console  et  lui  apprend  qu'il  l'aime.  Les 
rôles  des  deux  hommes  sont  uniquement  tenus  par  le  basso  et  le 
tenore,  qui  empiètent  parfois  l'un  sur  l'autre,  avec  cette  distinc- 
tion que  le  rôle  du  satyre  est  contenu  en  entier  dans  le  basso,  et 
seulement  en  partie  dans  le  tenore;  et  inversement,  pour  celui  du 
jeune  pâtre.  Le  canto  et  l'alto  sont  réservés  uniquement  à  la 
nymphe.  Seulement,  quand  la  passion  s'élève,  soit  douleur,  soit 
transport  de  joie,  les  quatre  parties  unies  chantent  la  phrase  ca- 
pitale, comme  pour  la  souligner.  C'est  ainsi  que  les  sonorités  des 
cuivres  font  irruption  dans  un  morceau  d'amour,  aux  passages 
pathétiques  ou  emportés.  Si  dans  la  division  des  cinq  voix  de 

(1)  Amphipa.rna.so,  act.  III,  se.  4. 

(2)  Saviezza  Giovenile,  acte  II,  se.  4. 

(3)  J  Fidi  amanti,  favola  pastorale  del  sig.  Ascanio  Ordoi  Milanese,  posta 
in  musica  da  Guaspari  Torelli  dalla  Città  di  Borgo  à  S.  Sepolchro,  con  « 
varii,  e  piacevoli  intermedii.  A  quattro  voci.  Venise,  Vincenti,  1600.  Les 
quatre  parties  sont  à  l'Accadcmia  Filarmonica  de  Bologne.  La  scène  citée 
est  la  seconde  de  l'acte  II. 


46  LES   ORIGINES    DU    THEATRE    LYRIQUE    MODERNE. 

Vecchi  ou  Banchieri  en  deux  groupes  de  trois,  une  est  nécessai- 
rement commune  aux  deux  interlocuteurs,  c'est  sans  doute  Je 
musicien  qui  commande  ici  au  poète,  et  fait  passer  l'unité  musi- 
cale avant  la  vraisemblance  dramatique.  Mais  la  voix  commune 
aux  deux  parties  d'un  dialogue,  est  toujours  la  moins  caractéris- 
tique des  trois,  et  son  rôle  principal  est  de  dérouler  le  fil  de  la 
trame  harmonique,  sans  arrêts  ni  lacunes. 

Jamais  les  considérations  musicales  ne  font  tort  à  l'intérêt  de 
la  pièce.  Il  suffira  de  jeter  un  regard  sur  une  ou  deux  scènes, 
pour  voir  l'effort  de  Vecchi  à  suivre  dans  sa  musique  le  dialogue 
dramatique  ou  comique.  Assurément,  il  y  a  encore  bien  des  gau- 
cheries. Surtout  ce  qui  nous  frappe  dans  la  musique  de  ces  vieux 
maîtres,  c'est  le  caractère  un  peu  vague  qu'ils  donnent  aux  pas- 
sions. Le  sourire  est  mal  dégagé  du  rire;  le  chagrin,  de  la  tris- 
tesse profonde.  Le  comique  touche  au  bouffon;  le  tragique,  au 
religieux.  (Il  n'est  personne  qui  n'ait  remarqué  dans  les  morceaux 
dramatiques  ou  amoureux  des  siècles  passés,  l'analogie  d'accent 
avec  les  morceaux  d'église).  Tout  art  commence  par  exprimer  des 
sentiments  généraux;  ce  n'est  plus  l'amour  d'Isabelle  ou  de  Sil- 
via  :  c'est  l'Amour.  Les  traits  individuels  ne  paraîtront  que  plus 
tard.  La  musique  dramatique  est  ainsi  faite;  d'autant  que  la  lan- 
gue musicale  est  toute  neuve  encore,  et  n'a  que  depuis  peu  con- 
science de  ses  richesses.  Gomme  les  enfants,  elle  a  longtemps  vécu 
sur  peu  de  mots,  ne  sentant  point  les  nuances,  se  servant  des 
mêmes  expressions  pour  désigner  des  sentiments  différents.  Il 
faut  être  bien  raffiné,  bien  exercé  à  lire  en  soi ,  pour  démêler  les 
nuances  subtiles  des  sentiments  qui  s'y  agitent  obscurément. 
Notre  siècle  très  psychologue  devait  passer  maître  en  cet  art;  on 
ne  pouvait  attendre  la  même  maîtrise,  d'un  âge  plus  passionné , 
et  moins  replié  sur  lui-même. 

Il  faut  pourtant  remarquer,  à  l'honneur  de  Vecchi  et  des  ma- 
drigalistes  dramatiques  de  la  fin  du  seizième  siècle ,  une  recher- 
che, encore  maladroite,  mais  attentive,  des  caractères  individuels, 
des  traits  particuliers,  et  de  leur  expression  précise  dans  la  lan- 
gue musicale.  Les  Veilles  de  Sienne,  et  le  Banquet  musical,  ne  sont 
que  de  beaux  cahiers  d'études  et  d'esquisses ,  mais  qui  n'ont  pas 
peu  servi  aux  compositeurs  dramatiques  du  siècle  suivant. 

Cette  tendance  s'annonce  déjà  dans  un  des  premiers  ouvrages 
de  Vecchi,  la  Selva  di  varia  ricreatione  (1590)  (1).  Le  titre,  un  peu 


(1)  Selva  di  varia  Ricreatione  di  Horatio  Vecchi ,  — -  nella  quale  si  con- 
tengono  varii  soggetti,  a  3,  4,  5,  6,  7,  8,  9  et  10  voci,  —  novamente  corn- 


LE    MADRIGAL    DRAMATIQUE.  47 

singulier,  suivant  le  goût  de  l'auteur,  est  commenté  par  lui  dans 
sa  préface.  Ce  n'est  pas  là,  dit-il,  un  jardin  artificiel;  c'est  un 
bois.  Un  ordre  factice  n'y  préside  pas  à  la  composition;  la  vervo 
de  l'auteur  s'y  donne  libre  carrière,  comme  la  nature  dans  sa  su- 
rabondante fantaisie.  Ainsi  que  toutes  les  herbes  et  les  plantes  se 
trouvent  mêlées  dans  une  forêt ,  ici  le  sérieux  est  uni  au  fami- 
lier, le  grave  au  plaisant,  le  chant  à  la  danse  (1).  —  La  seule 
table  des  matières,  ou  simplement  le  titre,  montre  la  diversité 
des  genres  employés  par  l'auteur  :  «  cioè  madrigali,  capricci  , 
balli,  arie,  iustiniane,  canzonette,  fantasie,  serenate,  dialoghi,  un 
lotto  amoroso,  con  una  battaglia  a  10  nel  fine.  »  Sans  y  insister 
davantage,  remarquons  déjà  l'effort  de  Vecchi  pour  varier  son 
talent,  ou  peut-être  satisfaire  les  multiples  exigences  de  sa  veine 
féconde. 

L'effort  est  plus  sensible  encore  dans  le  Banquet  (1597)  (2).  Ce 
sont  les  noces  de  Gamache  de  la  musique.  Vecchi  y  veut  servir 
à  la  foule  aux  mille  têtes  et  aux  mille  goûts ,  un  festin  dans  les 
règles,  avec  tous  ses  services.  Je  lui  laisse  la  parole.  Sa  verve  est 
amusante ,  encore  que  trop  gastronomique  ;  mais  on  y  sent  une 
belle  humeur  un  peu  grosse,  et  une  forte  joie  de  vivre  qui  fait 
plaisir. 

«  Le  véritable  assaisonnement  des  mets  est  la  faim ,  dit  So- 
crate;  donc,  que  qui  veut  s'asseoir  à  mon  Banquet,  ait  bon 
appétit,  et  tout  lui  sera  bon.  Je  le  dis,  parce  qu'il  ne  serait  pas 
étonnant ,  avec  la  quantité  de  musique  qui  se  publie ,  que  les 
oreilles  rassasiées  et  écœurées ,  fussent  comme  ces  malades  qui 
touchent  à  peine  un  mets,  que  dégoûtés  ils  en  demandent  un  au- 

posta,  e  data  in  luce,  con  privilégie  Venise,  Gardane ,  1590.  Les  parties 
complètes  se  trouvent  au  Conservatoire  de  Paris,  à  Florence  (Bibl.  nat.), 
à  Bruxelles  (Bibl.  royale),  à  Bologne  (Liceo  mus.),  à  Berlin  (Kais.  Bibl.)  et 
à  Crespano. 

(i)  «  ...  Selva,  per  non  seguire  in  essa  un  filo  continuato,  cosi  veggiamo 
nelle  Selve  gli  arbori  posti  senza  quell'  ordine  che  ne  g4i  artificiosi  giar- 
dini  veder  si  suole.  »  J'ajoute  à  Selva  le  mot  de  Ricrealione ,  «  perche  si 
corne  in  una  Selva,  vi  si  mirano  varietà  d'  herbe  e  di  piante  porgere  a'  i 
riguardanti  tanto  diletto ,  cosi  debbe  la  varietà  délie  harmonie  sparsa  frà 
questi  miei  canti  sembrare  una  Selva.  Et  havendo  altresi  giunto  in  uno  lo 
stil  serio  col  famigliare,  il  grave  col  faceto,  o  col  danzevole,  dovrà  nascerne 
quella  varietà,  di  che  tanto  il  mondo  gode.  »  (Préface.) 

(2)  Convito  musicale,  a  tre,  quattro,  cinque,  sei,  sette,  e  otto  voci,  nova- 
mente  composto ,  et  dato  in  luce.  (Venise,  Gardane,  1597.)  —  Les  parties 
complètes  sont  au  Liceo  musicale  de  Bologne  et  dans  plusieurs  bibliothè- 
ques d'Allemagne  et  d'Angleterre  :  Danzig,  Cassel,  Hambourg,  Wolfenbùt- 
tel  ;  —  Westminster,  Oxford  et  Londres. 


48  LES   ORIGINES    DU    THÉÂTRE    LYRIQUE    MODERNE. 

tre  ;  —  ce  qui  obligerait  le  musicien  à  composer  autant  de  volu- 
mes que  le  grammairien  Didyme,  qui,  d'après  Sénèque,  en  écri- 
vit 4,000,  ou  qu'Origène,  qui  en  écrivit  7,000.  —  Donc,  si  les 
convives  sont  bien  dispos,  tout  leur  semblera  bon.  Si  l'appétit  de 
quelques-uns  est  assez  mal  réglé,  pour  qu'il  ait  besoin  d'être 
excité  par  un  apéritif,  on  leur  a  préparé  un  «  Pasticcio  d'un 
Asino  bandito  (1)  »  qui  pourra  leur  plaire,  comme  le  charbon 
ou  la  craie  aux  femmes  dégoûtées.  Et  si  cela  ne  suffit  pas  à  pren- 
dre leur  oreille,  ils  goûteront  d'un  ragoût  («  intingoletto  »)  de 
canzonette,  villotte ,  giustiniane ,  et  autres  ingrédients,  qui  ré- 
veilleront l'appétit  endormi.  De  là,  ils  pourront  plus  facilement 
passer  à  des  nourritures  plus  .substantielles.  Je  les  avertis  que 
bien  qu'il  n'y  ait  là  qu'un  seul  repas,  on  a  disposé  beaucoup  de 
tables ,  servies  à  3,  4,  5,  6,  7  et  8  plats  (2) ,  et  chacune  est  armée 
de  tout  le  nécessaire...  Mon  jardinier  (3)  leur  versera  de  la  douce 
liqueur  d'Agannippe.  —  Ne  mesurez  pas,  je  vous  prie,  mon  hos- 
pitalité au  nombre  ou  à  la  qualité  des  plats,  mais  à  mon  désir  de 
vous  être  agréable...  Et  maintenant,  à  table  î  » 

Les  Veilles  de  Sienne  (4),  ou  les  divers  caractères  de  la  musique 
moderne  (1604),  ont  plus  d'intérêt.  Déjà,  dans  le  Convito ,  Vecchi 
avait  esquissé  quelques  dialogues,  monologues,  scènes  comi- 
ques, mais  sans  lien  et  sans  suite.  Dans  les  Veilles,  nous  avons 
une  sorte  de  petite  comédie  de  société,  donnée  par  la  société 
même,  un  tableau  de  la  vie  contemporaine.  Une  joyeuse  compa- 
gnie de  jeunes  hommes  et  de  jeunes  dames  s'est  réunie  à 
Sienne.  Le  soir,  on  cherche  un  jeu  pour  passer  gaiement  la 
veillée  au  coin  du  feu.  Le  prince  de  la  société  ne  propose  pas , 
comme  dans  Boccace ,  le  tournoi  des  nouvelles  amoureuses  (le 
temps  en  est  passé),  mais  un  jeu  plus  moderne  ,  bien  italien  en- 
core, le  jeu  de  l'imitation.  Chacun  doit  contrefaire  celui  que  lui 
indiquera  le  prince.  Ils  applaudissent  à  cette  idée ,  et  le  jeu  com- 

(1)  Fantaisie  macaronique  à  6  parties,  avec  des  imitations  bouffonnes  ,  et 
intitulée  :  Bando  del  asino  (le  Bannissement  de  l'âne). 

(2)  C'est-à-dire  des  morceaux  à  3,  4,  5,  6,  7  et  S  parties. 

(3)  Chants  bachiques  d'un  jardinier,  à  6  parties. 

(4)  Le  Veglie  di  Stena,  overo  i  varii  humori  délia  musica  moderna,  d'Ho- 
ratio  Vecchi,  a  3,  4,  5  e  6  voci  composte,  e  divise  in  due  Parti  :  Piacevole 
e  Grave,  con  privilegio.  (Venise.  Gardane  ,  1604)  —  Les  parties  complètes 
sont  à  la  Bibliothèque  nationale  de  Florence,  au  Liceo  musicale  de  Bolo- 
gne, à  l'Academia  Filarmonica  de  Bologne,  au  Conservatoire  de  Naples 
et  à  Cassel.  —Dédie,  al  Serenissimo  et  Potentissimo  Principe  Christiano  IV, 
re  di  Dania,  di  Norvegia,  de  Gotti  et  de  Vandali.  duca  di  Slesvich,  d'Hols- 
tatia,  di  Stomaria  et  di  Ditmarocia,  conte  d'Oldenburg,  et  Delmenhorst,  etc. 


LE   MADRIGAL    DRAMATIQUE.  49 

mence.  Tour  à  tour  défilent  le  Sicilien  fou  d'amour ,  la  paysanne 
coquette,  l'Allemand  et  son  baragouin  italien,  l'Espagnol  galant 
et  contrit,  le  Français  mourant  d'amour  (1),  le  Vénitien  qui  con- 
duit des  dames  au  Lido ,  les  criailleries  des  Juifs  enfermés  au 
Ghetto.  Chacun  des  personnages  s'exprime  dans  sa  langue  ou 
son  jargon ,  avec  ses  manières  propres ,  ses  défauts  physiques  , 
jusqu'à  ses  tics  de  physionomie  et  de  parole.  Entre  temps,  les 
jeunes  compagnons  bavardent,  se  moquent  l'un  de  l'autre;  la 
belle  Emilie  fait  des  façons  avant  de  s'exécuter;  on  flirte,  on  mé- 
dit, on  applaudit  ;  le  coq  chante ,  et  l'on  va  dormir.  —  Le  soir  sui- 
vant, le  prince  déclare  l'Amour  tyran,  et  appelle  ses  amis  à  la 
chasse.  La  Caccia  d'Amore ,  symphonie  dramatique  et  galante, 
parcourt  monts  et  vallées,  jusqu'à  ce  que  paraisse  au  ciel  la  belle 
lune  d'argent  (2).  —  D'autres  nuits,  ce  sont  des  jeux  plus  relevés, 
de  musique  et  d'esprit  :  «  Faites  silence!  Silence!  je  vous  pro- 
pose un  jeu.  Voici  que  nous  invite  le  feu  qui  pétille.  Or  que  sont 
ici  musiciens  assemblés,  il  sera  bien  ce  soir  que  tout  se  donne 
au  chant;  mais  tel  style  chanterons,  qui  ne  vous  semble  pas  vil. 
Or  ça,  nous  tirerons  ce  jeu  de  vos  tristesses.  Qui  de  vous  tou- 
chera davantage  le  cœur  avec  ses  doux  accents,  cestuy  aura  le 
prix  de  mémoire  éternelle.  Nous  le  pourrons  nommer  les  Hu- 
meurs de  la  musique  moderne.  Vous  oyez  maintenant  que  c'est 
un  jeu  d'esprit,  non  moins  que  curieux.  Or  écoutez,  vous  autres, 
et  prêtez  attention  à  nos  variés  concerts  (3).  »  Suivent  une  série 
de  morceaux,  dont  chacun  est  consacré  à  l'expression  de  nuances 

(1)  Le  Français  :     Plutost  que  io  le  dighe  la  cause  de  ma  mort 

Que  ceste  maladie  radouble  son  effortz. 
Il  faut  mourire  e  remourire  soubs  l'amourous  empire. 
Ung  vray  Amant  doit  costantmant  endurer  son  martire. 
11  faut  mourir...,  etc. 
Chœur  :  Bon  pour  ma  foy  e  l'aire  del  Fransoy. 

(2)  «  Hor  che  la  luna  inargentat'  e  bella  compart'  il.suo  splendore  —  en 
questa  part'  e'n  quella,  non  più  giocchiam,  perche  son  tarde  1'  hore.  Gitene 
a  si  bel  lume  a  rigodere  le  gradite  piume.  » 

(3)  «  Fate  silentio.  Silentio.  Ch'  io  vub  proporv'  un  gioco.  Ecco  à  punto 
n'  invita  il  crépitante  foco ,  e  vegghia  non  fu  mai  la  piu  compita.  Hor  che 
son  qui  addunati  musicisti  più  pregiati,  fia  ben  che  questa  sera  tutta  si  doni 
al  canto,  quando  perô  sien  di  cantar  contenti.  Ma  quale  stile  canterennoi  che 
non  vi  paia  vile,  che  quanti  capi  siam,  tanti  pareri,  e  meglio  anco  à  la  prova 
scoprirano  i  pensieri.  Hor  sii  dunque  da  i  vostri  dispiaceri  questo  gioco 
traremo.  Che  chi  di  voi  più  desterà  gli  affetti  col  suo  lodato  modo,  quell' 
havrà  premio  di  mcmoria  cterna,  e  lo  potrem  chiamare  Gli  Humori  délia 
Musica  moderna.  Hor  vi  destate  ch'  è  un  gioco  spiritoso,  non  men  che  cu- 
rioso.  Voi  ascoltat'  intcnti  il  vario  stile  de  nostri  concenti.  »  (Veglie  di  Siena, 
2"18  partie.) 

4 


50  LES    ORIGINES    DU    THÉÂTRE    LYRIQUE    MODERNE. 

délicates  de  la  tristesse  ou  de  la  passion.  C'est  1'  «  Humor  » 
grave,  allègre,  «  universale  »  (?),  triste,  licencieux,  dolent,  plai- 
sant, gentil,  affectueux  ,  perfide,  sincère,  vif,  mélancolique,  bi- 
zarre, etc.  Des  danses  finissent  la  soirée.  —  Vecchi  dit  lui-même, 
dans  sa  préface,  qu'il  a  pris  ce  sujet  pour  avoir  une  occasion  de 
s'essayer  dans  tous  les  genres  de  la  musique  (1).  Ne  faut-il  pas 
voir  dans  cette  recherche  une  excellente  préparation  au  drame 
musical,  un  travail  consciencieux  pour  se  faire  la  main  à  l'ex- 
pression des  passions  et  pour  en  observer  le  mécanisme?  C'est 
ainsi  que  les  grands  peintres  étudient  sur  eux-mêmes  et  sur  ceux 
qui  les  entourent,  les  jeux  des  muscles,  les  déformations  des 
traits,  les  variations  du  visage,  suivant  les  sentiments  qui  les 
mettent  en  mouvement.  Tout  art  a  besoin  de  connaître  précisé- 
ment les  ressources  de  sa  langue ,  pour  les  employer,  le  moment 
venu,  avec  justesse  et  promptitude.  Vecchi,  l'un  des  premiers,  a 
rendu  ce  service  à  la  musique,  et  il  n'est  pas  douteux  qu'il  a  épar- 
gné aux  autres  bien  du  temps  et  des  peines. 

Les  Veilles  de  Sienne  sont  un  des  derniers  ouvrages  de  Vecchi  ; 
il  travaillait  ainsi  constamment  au  perfectionnement  de  son  art, 
et  sans  doute  il  projetait  de  donner  un  pendant  à  son  Amfipar- 
naso}  quand  il  mourut  en  1605. 


Tel  qu'il  nous  reste ,  VAmfiparnaso ,  s'il  ne  représente  pas  le 
terme  des  recherches  d'Orazio  Vecchi ,  est  du  moins  de  la  matu- 
rité de  son  talent  (44  ans),  et  il  en  donne  une  idée  assez  complète 
et  très  avantageuse  (2). 

On  ne  sait  quelle  idée  bizarre  fit  éclore  du  cerveau  de  Vecchi 
ce  nom  «  superlicocantieux.  »  Giambatista  dall'  Olio  ,  dans  une 
lettre  du  19  mars  1790  à  Bernardo  Barbieri,  sur  VAm/iparnaso  (3), 
propose  les  deux  étymologies  suivantes  : 

(1)  «...  per  haver  tuttavia  occasione  di  variare  et  ischerzare  in  tutti  igeneri 
délia  musica.  »  (Déd.  au  roi  Christian.) 

(2)  L'Amfiparnaso ,  comedia  harmonica  d'Horatio  Vecchi  da  Modona, 
novamente  posto  in  luce,  con  privilegio,  in  Venetia,  appresso  A.  Gardano, 
1597. 

Les  parties  complètes  sont  au  Liceo  musicale  de  Bologne,  au  British 
Muséum,  à  la  Kais.  Bibl.  de  Berlin,  à  la  Christ  Church  d'Oxford,  à  la 
Marciana  de  Venise.  Dédie,  à  Alexandre  d'Esté.  Venise,  20  v.,  1597.  Autre 
édition  de  1610,  Gardane,  encore  plus  rare. 

(3)  Novelle  letterarie  di  Firenze  ,  1790.  Giambatista  dall'  Olio  de  Modène 
était  élève  du  père  Martini. 


LE   MADRIGAL    DRAMATIQUE.  51 

'A(xcp(  ITapvadoç  Intorno  a  Parnaso. 

'AfAfptcov  Parnaso.  Musico-Poetica. 

Quant  au  sous-titre,  «  comedia  armonica,  »  il  s'entend  au  sens 
technique  du  mot  :  armonia  :  «  accordo  contemporaneo  di  can- 
tilene  diverse  »  (P.  Martini)  (simultanéité  de  mélodies).  C'est  à 
la  vérité  une  comédie  madrigalesque,  —  quatorze  morceaux 
d'harmonie  sur  paroles  ayant  sens  de  dialogue  (onze  dialogues , 
et  trois  monologues,  tous  à  cinq  voix,  sauf  un  morceau  à  quatre). 
—  Le  lien  de  ces  morceaux  est  assez  peu  apparent,  pour  que  quel- 
ques critiques  aient  pu  douter  de  l'intention  dramatique  de  l'au- 
teur. Elle  est  pourtant  bien  claire  ;  à  défaut  de  la  pièce,  la  lecture 
des  préfaces  aurait  pu  suffire.  Les  lois  de  la  comédie  musicale 
paraissent  à  Vecchi,  non  seulement  permettre,  mais  réclamer  une 
incohérence  apparente  de  l'action  ;  il  se  sert  pour  autoriser  ses 
faiblesses  dramatiques  d'un  exemple  naïf.  «  Ne  pouvant  des- 
cendre aux  détails  de  l'action ,  il  faut  que  l'on  supplée  aux  man- 
ques apparents  de  la  pièce  par  l'imagination  de  ce  qui  est  sous- 
entendu  derrière  le  rideau.  Tel  un  peintre  qui  veut  renfermer 
dans  un  petit  tableau  un  grand  nombre  de  figures,  peint  entière- 
ment les  principales,  les  secondaires  jusqu'à  la  poitrine,  les 
autres  jusqu'au  cou ,  les  autres  à  peine  visibles  par  la  pointe  des 
cheveux,  et  le  reste  de  la  foule  comme  une  masse  confuse  et  loin- 
taine. C'est  ainsi  que  je  représenterai  en  pied  certaines  parties 
de  ma  comédie  harmonique,  celles  qui  sont  absolument  nécessai- 
res ;  je  traiterai  plus  discrètement  les  autres,  et  les  autres  encore, 
je  me  contenterai  de  les  indiquer.  Quant  au  reste,  si  je  ne  les 
passe  pas  sous  silence,  j'en  ferai  un  mélange  (1).  »  Il  n'est  pas  né- 
cessaire d'insister  sur  la  valeur  dramatique  de  cette  théorie.  Il 
faut  seulement  indiquer  que  du  moment  qu'il  s'agit  d'une  pièce 
pour  l'oreille  seulement,  et  non  pour  les  yeux,  sans  décors,  sans 


(1)  «  Ma  chi  desiderasse  di  piu  in  questa  attione,  rimutta  ogni  mancamento 
al  presupposto  sotto  inteso  di  dentro,  e  non  espresso  di  fuori,  che  cosi  si 
formera  nell'  idca  una  favola  corapiuta.  Percioche  si  corne  quel  pittore,  che 
dentro  à  picciola  tavoletta  rinchiuder  vuole  un  gran  nunrero  di  figure,  forma 
le  principali,  corne  più  riguardevoli,  di  corpo  intiero,  e  le  men  dogne  insino 
al  petto,  altre  dal  capo  in  su,  e  altre  à  pena  comprensibili  di  vista  per  la 
sommità  de  capelli ,  finalmento  il  rimanente  délia  moltitudine  quasi  da  gl' 
occhi  altrui  lontano  mischia  insiemc;  cosi  io  alcune  parti  di  questa  mia 
Comedia  Harmonica,  che  necessariamente  sono  richieste,  rappresentorb 
pienamente,  altre  tratterô  con  modo  più  ristretto,  et  altre  accennoro  solo. 
Poscia  quelle  che  rimangono,  si  corne  non  passor6  con  silentio,  cosi  farô  di 
loro  un  miscuglio.  »  {Amfiparnaso.  Ai  lettori.) 

Cette  citation  s'enchaîne  immédiatement  au  passage  de  la  p.  GO,  note  2. 


52  LES    ORIGINES    DU    THÉÂTRE    LYRIQUE    MODERNE. 

acteurs,  et,  pour  tout  dire,  d'un  théâtre  en  liberté,  les  naïvetés  de 
Vecchi  sont  plus  excusables  et  moins  blessantes.  Les  scènes  étant 
annoncées  à  l'avance  par  un  programme,  l'auteur  a  bien  le  droit 
de  choisir  celles  qu'il  veut  développer  en  musique.  Berlioz,  dont 
le  nom  est  naturellement  associé  à  la  symphonie  dramatique,  a 
été  bien  moins  scrupuleux  dans  son  Roméo,  puisqu'il  s'agit  d'un 
drame  universellement  connu ,  où.  il  s'est  permis  de  supprimer, 
ajouter,  élaguer  à  son  gré,  tantôt  décrivant,  et  tantôt  dissertant , 
de  sorte  qu'à  aucun  moment  on  ne  peut  retrouver  l'équilibre  de 
la  pièce. 

Il  n'en  est  pas  de  même  dans  YAmfi'parnaso.  Ici  toute  irrévé- 
rence est  permise;  Vecchi  n'a  affaire  qu'avec  les  masques  habi- 
tuels de  la  Commedia  dett  Arte,  connus  depuis  Burchiello  et  An- 
geïo  Beolco.  Il  s'agit  du  vieux  Pantalon ,  du  docteur  Gratian,  du 
capitan  Espagnol,  de  Francatrippa  et  de  Frulla.  Le  public  connaît 
leurs  figures;  il  n'est  pas  nécessaire  d'insister  sur  leurs  aventu- 
res ;  un  mot  suffît.  Tout  le  monde  sait  que  le  pédant  bolonais  et 
le  barbon  de  Venise  vont  être  bernés  par  Lucio,  Lelio,  et  toute 
la  jeunesse  de  Florence.  On  s'intéresse  plus  à  l'expression  artis- 
tique qu'au  sujet  exprimé. 

Un  prologue  ouvre  la  pièce.  Il  est  prêté  par  Vecchi  au  person- 
nage de  Lelio ,  —  ce  qui  est  bien  inutile ,  puisqu'il  est  déclamé 
par  cinq  voix.  —  La  comédie  est  un  peu  touffue.  Le  centre  de 
l'intrigue  est  l'amour  de  Lucio  et  d'Isabella,  fille  de  Pantalone. 
Ce  dernier  la  destine  au  pédant  Graziano ,  et  tout  est  déjà  prêt 
pour  le  mariage.  En  l'apprenant,  Lucio  court  se  jeter  dans  un 
précipice  ;  on  le  sauve  à  propos.  Isabella ,  qui  se  préparait  à  le 
suivre  dans  la  mort,  lui  déclare  son  amour  et  lui  donne  sa  main. 
Ils  s'épousent ,  et,  dans  la  dernière  scène,  reçoivent  le  consente- 
ment forcé  et  les  cadeaux  de  tous  les  personnages.  Entre  temps  , 
le  vieux  Pantalone  se  fait  rebuffer  par  la  courtisane  Hortensia, 
sous  la  fenêtre  de  laquelle  il  vient  bégayer  son  amour.  L'ami  de' 
Lucio,  Lelio,  poursuit  une  autre  intrigue  galante  avec  la  belle 
Nisa  (simple  prétexte  à  madrigaliser  ensemble).  Le  capitan  Car- 
done  se  croit  aimé  d'Isabella,  qui  le  berne  comme  il  convient.  Le 
docteur  Graziano  chante  d'absurdes  sérénades ,  et  Francatrippa, 
valet  de  Pantalon,  va  emprunter  de  l'argent  pour  le  mariage  aux 
Juifs,  qui  le  mettent  dehors,  sous  prétexte  que  c'est  le  jour  du 
Sabbat. 

Tous  ces  rôles  sont  écrits  dans  les  patois  des  personnages.  Pan- 
talon parle  vénitien  ;  Gratian,  bolonais;  Gardone,  espagnol  ;  Pe- 
drolino,  Zanni  et  Francatrippa,  bergamasque  ou  milanais;  les 


LE    MADRIGAL    DRAMATIQUE.  53 

autres,  toscan;  et  les  Juifs,  hébreu  macaronique.  Je  ne  parle  pas 
des  défauts  de  prononciation  et  des  infirmités  physiques,  du  bé- 
gaiement de  Pantalon,  du  charivari  du  Ghetto,  des  intonations 
de  la  synagogue.  Plus  d'une  scène  rappelle  par  sa  verve  la  bouf- 
fonnerie rossinienne;  et  plus  d'une,  par  sa  hardiesse,  la  maîtrise 
de  Wagner.  L'auteur  de  l'Italienne  à  Alger  eût  souri  de  reconnaî- 
tre quelques-uns  de  ses  procédés  clans  le  dialogue  entre  la  mo- 
queuse Isabelle  et  le  capitan  Cardone  (1),  quand  détaillant  ses 
beautés,  il  lui  demande  avec  fatuité  :  «  A  qui  sont  ces  beaux 
yeux,  —  ces  belles  mains,  —  cette  bouche?  »  et  qu'elle  répond  : 
«  au  capitan  Cardone.  »  Beckmesser  n'est  pas  bien  loin  non  plus 
de  Gratian  estropiant  sur  son  luth  un  madrigal  de  Cyprian  de 
Rore,  dont  le  texte  sentimental  se  déforme  burlesquement  dans 
sa  bouche  doctorale  (2).  Mais  surtout  le  charivari  des  Juifs,  où  les 
voix  criardes  et  grondeuses,  les  chants  religieux,  le  vacarme  de 
Francatrippa  qui  s'impatiente  à  la  porte,  se  fondent  en  un  joyeux 
et  savant  ensemble  (3),  rappelle  les  tours  de  force  de  la  poly- 
phonie moderne. 

Les  scènes  d'amour  et  de  tristesse  ne  sont  pas  moins  distin- 
guées; elles  sont  surtout  remarquables  par  le  mouvement  drama- 
tique ,  qui  modèle  la  musique  sur  les  gestes  et  les  émotions  ;  la 
déclamation  en  est  d'une  sobre  et  précise  justesse,  et  la  phrase 
est  souvent  pure  et  touchante.  J'en  donnerai  surtout  pour  exem- 
ple la  scène  où  Isabella,  sur  le  point  de  se  tuer,  passe  par  tous 
les  sentiments  d'amour,  depuis  le  désespoir  jusqu'aux  transports 
de  joie  (4).  Elle  est  d'une  grande  délicatesse  de  cœur,  et  elle  vit 
véritablement. 

Pour  la  poésie  (5),  son  charme  est  un  peu  précieux,  sa  bonne 
humeur  un  peu  grossière;  nous  ne  la  concevons  guère  sans  la 
musique ,  et  il  nous  est  ^difficile  de  comprendre  qu'elle  ait  pu 
être  imprimée  à  part ,  plus  de  cinquante  après  (6).  Il  faut  y  voir 
une  preuve  de  l'immense  popularité  de  l'auteur. 

(1)  Amfiparnaso,  acte  II,  se.  3. 

(2)  Amfiparnaso ,  acte  III,  se.  2.  —  L'analogie  est  encore  plus  frappante 
dans  la  Pazzia  senile  de  Danchieri  (partie  II,  ragion.  3;  partie  III,  ragion.  1), 
où  l'on  dirait  que  Wagner  a  non  seulement  puisé  la  situation,  mais  le  sou- 
venir des  vers  burlesques  chantés  par  Beckmesser,  et  jusqu'à  certains 
dessins  de  guitare. 

(3)  Amfiparnaso,  acte  III,  se.  3. 

(4)  Amfiparnaso,  acte  II,  se.  5. 

(5)  J'insisterai  sur  ce  fait  que  tous  les  livrets  de  Vecchi  sont  de  sa  com- 
position. 

(G)  Li  disperali  contenti,  comedia  piacevole  del  signor  Horatio  Vecchi, 


54  LES   ORIGINES   DU   THÉÂTRE   LYRIQUE   MODERNE. 

Le  succès  de  YAmfiparnaso  avait  été  grand  ;  il  n'avait  pas  été 
sans  discussion  ;  la  préface  des  Veilles  de  Sienne  nous  le  dit. 
Vecchi,  parlant  des  critiques  dont  son  Amfiparnaso  avait  été  l'ob- 
jet, ajoute  :  «  L'expérience  nous  enseigne  que  toutes  les  inven- 
tions de  valeur  sont  toujours  accueillies  par  mille  injures;  c'est 
peut-être  la  raison  pour  laquelle  ces  artistes,  qui,  dans  la  même 
époque,  sont  émules  de  gloire  et  d'honneur,  voudraient  absorber 
à  eux  seuls  tout  le  mérite ,  et  partager  seulement  leurs  erreurs 
avec  les  autres  (1).  C'est  une  fatalité  inévitable;  les  plus  hautes 
cimes  sont  le  plus  exposées  aux  coups  de  la  foudre.  » 

Il  est  probable  d'ailleurs  que  ces  discussions  mêmes  servirent 
à  sa  gloire,  en  excitant  le  zèle  de  ses  admirateurs.  Son  épitaphe 
en  fait  foi ,  puisqu'elle  affirme,  cinq  ans  après  les  triomphes  de 
Péri,  Caccini  et  Cavalière,  à  Rome  et  à  Florence,  qu'Orazio  Vec- 
chi fut  le  premier  qui  joignit  la  musique  au  théâtre,  «  armoniam 
primus  comicse  facultati  conjunxit  »  (19  février  1605.  Modène). 

Nous  trouvons  une  autre  preuve  du  succès  de  Vecchi  dans  les 
imitations  suscitées  par  ses  œuvres.  Dans  le  nord  de  l'Italie ,  le 
madrigal  dramatique  se  maintient  encore  vingt  ans,  et  il  faut 
le  génie  de  Monteverde  pour  assurer  la  victoire  au  drame  réci- 
tatif, en  le  transformant  (2).  A  Bologne,  la  cornedia  arrnonica 
persiste  pendant  tout  le  premier  tiers  du  dix-septième  siècle,  con- 
tre Giacobbi  et  les  partisans  de  l'art  nouveau. 


Le  plus  fidèle  et  le  plus  connu  des  disciples  de  Vecchi  est  le 
padre  Adriano  Banchieri,  de  Bologne  (3)  (1567-1634).  Célèbre 


recitata  alla  presenza  de'  Serenissimi  d'Esté.  Bologne,  1654  (Par  les  soins 
de  Gio.  Batista  Vaglierini). 

(1)  «  ...  quei  virtuosi,  che  in  uno  stesso  tempo  crescono  d'honoré,  e  di 
gloria  insieme,  emuli  frà  loro,  ciascuno  vorrebbe  nel  merito  esser  solo,  per 
parer  più  segnalato,  si  corne  nel  demerito  vorrebbe  egli  haver  compagnia 
per  parer  men  vergognoso.  »  [Veglie  di  Siena.  Ai  lettori.) 

Ce  passage  me  ferait  croire  que  les  inventeurs  du  drame  récitatif  flo- 
rentin avaient  dû  affecter  quelque  dédain  pour  le  madrigal  dramatique  de 
Vecchi,  qui  enlevait  en  partie  à  leur  œuvre  l'intérêt  de  la  nouveauté. 

(2)  La  même  année  que  l'Euridice  de  Péri,  Guasparo  Torelli,  un  Ombrien, 
de  Città  d.  Castello  (In  pays  de  Raphaël  enfant  et  de  Piero  délia  Francesca), 
donne  à  Padoue  I  Fidi  Amanti,  à  4  voix,  pièce  pastorale,  1600. 

(3)  Adriano  Banchieri,  né  à  Bologne  en  1567;  élève  de  Joseph  Guami,  or- 
ganiste de  Saint-Marc,  organiste  à  Imola  en  1603,  moine  olivétain,  orga- 
niste de  S.  Michèle  in  Bosco  près  Bologne,  peut-être  abbé  en  1612,  mort  en 


LE    MADRIGAL    DRAMATIQUE.  55 

organiste  et  écrivain  de  renom,  il  publia  une  foule. d'œuvres 
théoriques  et  polémiques  intéressantes;  et ,  comme  Vecchi ,  de  la 
musique  religieuse,  des  morceaux  d'orgue  fugues,  des  psaumes, 
des  sacri  concerti.  Il  fonda  la  première  Académie  de  musique  à 
Bologne,  celle  des  Floridi  (1615).  Ses  œuvres  dramatiques  sont 
surtout  importantes.  Il  ne  s'y  est  jamais  caché  de  l'imitation  de 
Vecchi,  qu'il  admirait  sans  réserves  (1).  Le  Studio  dilettevole  à 
trois  voix,  qu'il  publie  en  1603,  est,  dit  le  titre,  «  nuovamente  con 
vaghi  argomenti  e  spassevoli  intermedii  fiorito  dall'  Amfiparnaso, 
commedia  musicale  dell'  Orazio  Vecchi.  » 

Si  ses  deux  plus  célèbres  ouvrages  n'en  portent  pas  aussi  le 
nom,  c'est  qu'en  vérité  le  souvenir  est  dans  la  pensée  de  tous  (2). 
Le  sujet  est  presque  identique.  Les  personnages  ont  seulement 
changé  de  rôle.  Pantalon  a  cédé  à  Gratian  le  rôle  du  vieux  bar- 
bon; les  deux  caractères  de  femmes  se  sont  fondus  en  un  (3). 
Mais  sauf  quelques  changements  de  détails  (4),  les  situations 
musicales  sont  les  mêmes.  Les  noms  et  les  pays  seuls  diffèrent. 
On  ne  sent  quelque  originalité  que  dans  un  effort  pour  enchaîner 
les  scènes. 


1634.  Parmi  ses  ouvrages  théoriques,  il  faut  citer  ses  Conclusion!  per  or- 
ga.no,  Lucques,  1591  ;  YOrgano  suonarino,  Amadino,  1605,  et  ses  Lettere  ar- 
moniche,  Bologne,  1628.  Il  écrivit  des  comédies  et  des  satires  sous  le  pseu- 
donyme de  Camillo  Scaligeri  délia  Fratta. 

(1)  Ce  qui  est  remarquable,  c'est  que  Banchieri  fut  un  des  premiers  admi- 
rateurs de  Montcverde,  et  que  cependant  il  suivit  les  traces  de  Vecchi. 

(2)  La  Pazzia  Senile,  ragionamenti  vaghi,  et  dilettevoli,  novamente  com- 
posti  et  dati  in  luce,  con  la  musica  di  Adriano  Banchieri  Bolognese.  Li- 
bro  II,  a  3  voci,  Venetia,  Amadino,  1598. 

Editions  nouvelles  en  1599,  1601,  1607,  1621,  chez  Gardane.  Les  parties 
complètes  se  trouvent  au  Liceo  musicale  do  Bologne,  à  Augsburg,  et  Wol- 
fenbûttel. 

La  Saviezza  Giovenile,  ragionamenti  comici  vaghi,  e  dilettevoli,  concer- 
tai nel  clavicembalo,  con  3  voci,  intermedi,  et  argomenti.  Op.  prima,  e 
4a  impressione  del  Dissonante  Academico  Filomuso  Bolognese.  —  Venise, 
Gardane,  1628.  Les  parties  complètes  se  trouvent  au  Lie.  mus.  de  Bologne. 

(3)  Argument  de  Saviezza  Giovenile  :  «  Gratiano  Dottore  da  Francolino 
hà  unica  figlia  per  nome  Isabella,  e  di  questa  tiene  pensiero  accasarla  in 
Pantalone  Mercante  Chiozotto;  ma  ne  sortisce  contrario  effetto ,  accasan- 
dosi  essa  Isabella  senza  consenso  paterno  nel  di  lei  amante  Sig.  Leandro.  Il 
sudetto  Dottor  Gratiano  anch'  egli  professa  d'  amante  nella  Signora  Au- 
rora;  ma  essendo  ella  amata  dal  Sig.  Fortunato,  concludono  il  secondo  ma- 
ritaggio,  onde  i  Vecchi  restano  delusi  et  i  giovani  godono  il  frutto  délia  di 
loro  Saviezza  Giovenile.  » 

(4)  Par  exemple,  quand  Burattino ,  le  valet  de  Pantalone,  lui  apprend  la 
façon  dont  sa  fille  passe  les  nuits  d'été. 


56  LES   ORIGINES    DU   THEATRE   LYRIQUE   MODERNE. 

Le  styje  musical  rappelle  souvent  Yecchi,  surtout  dans  le 
bouffon  ,  mais  avec  moins  de  verve  et  d'invention.  Banchieri  est 
habile  et  sait  son  métier;  ce  n'est  pas  un  génie  primesautier  et 
plein  de  sève  comme  l'auteur  de  YAmfiparnaso  (1). 

Le  point  de  vue  n'est  plus  le  même  non  plus.  Quand  Orazio 
écrivait  YAmfiparnaso,  c'était  dans  sa  pensée  un  art  nouveau  dont 
il  offrait  le  modèle,  ou  le  premier  exemple.  Quand  Banchieri  fait 
la  Sagesse  juvénile,  ce  n'est  plus  qu'un  compromis  entre  l'art  du 
passé  et  celui  du  présent.  On  sent  que  Florence  l'emporte  (2).  — 
«  Il  n'y  a  plus  de  louanges  aujourd'hui  que  pour  la  musique  re- 
présentative ;  quiconque  reste  attaché  aux  bonnes  règles  et  à  l'ob- 
servation du  contrepoint,  est  cassé  du  rôle  des  musiciens,  et  enre- 
gistré parmi  les  antiquaires.  Le  vieux  proverbe  se  vérifie  :  Le 
bon  n'est  pas  le  bon  ;  le  bon  est  ce  qui  plaît.  —  Eh  bien,  voici  du 
style  représentatif.  Observe  bien  cette  Sagesse  juvénile,  lecteur;  tu 


(1)  Cf.  les  situations  correspondantes  de  Vecchi  et  Banchieri. 

Pazzia  Senile.  Amfiparnaso. 

II,  4.  Pantalon  et  Lauretta.  I,  1.  Pantalon  et  Hortensia. 

I,  4.  Gratiano  et  Pantalon.  I,  3.  Pantalon  et  Gratiano. 

II,  1.  Pantalon  et  Burattino.  III,  1.  Pantalon  et  Francatrippa. 

II,  3.  )  _. ,    .      .     .    \_      .  III,  2.  Sérénade  de  Gratiano. 

TTT    1    \  Sérénade  de  Gratiano. 

La  plus  grande  différence  est  que  chez  Banchieri  chaque  morceau  est  in- 
différemment écrit  pour  3  voix,  avec  accompagnement  de  clavicembalo. 

(2)  VAcademico  dissonante  al  Virtuoso  Cantanti. 

«  Le  testure  Musicali  d'  oggïdi,  par,  che  apportino  poca  loda  à  gli  Com- 
positori  mentre  esse  non  vengano  espresse  ail'  atto  scenico  rapresentativo , 
e  chiunque  stà  sul  pontiglio  délie  buone  regole  ed  osservato  contrapunto, 
vien  cassato  dal  ruolo  de'  Musici,  e  registrato  à  quello  degl'  antiquari.  Che 
cosa  è  atto  scenico  rapresentativo?  Un  vecchio,  un  giovine,  una  serva, 
una  fanciulla,  e  simili,  talvolta  in  soliloquio,  e  quando  in  dialogo  trà  di 
loro,  e  per  intramezi  balletti,  e  mascherate;  in  guisa  taie  ecco  la  Musica 
oggidiana  odesi  un  Basso,  un  Alto,  un  Tcnore,  un  Soprano,  e  simili.can- 
tanti  singoli  et  accoppiati  si  corne  per  intramezi  arie,  e  Sinfonie,  e  questo 
vien  detto  istile  moderno,  e  tal  uno  eccene  talmente  moderno,  che  la  buona 
scuola  de'  Musici  Legislatori  meno  se  lo  sognarons,  tal  che  qui  si  verifica 
quel  detto  sententioso  : 

Che  il  buono  non  è  buono, 
Ma  buono  quel,  che  piace. 

La  seguente  Saviezza  Giovenile,  è  anch'  ella  di  Scenico  istile  rapresen- 
tativo. Osservala  benigno  Lettore,  che  troverai  l'antico  stile  accoppiato 
al  moderno,  si  come  molti  intelligenti  praticano,  anche  odiernamente  :  la 
testura  è  Dramatica  mista  trà  il  serio,  e  dilettevole;  gradisci  l'uno,  gode 
l'altro  :  canta  allegramente,  e  vive  felice.  »  (Edit.  de  Milan.) 


LE    MADRIGAL    DRAMATIQUE.  57 

y  trouveras  le  vieux  style  joint  au  moderne.  La  texture  est  dra- 
matique, moitié  sérieuse,  moitié  plaisante;  agrée  l'une,  amuse- 
toi  de  l'autre.  »  —  Il  ne  semble  pas  que  le  publierait  mal  répondu 
à  l'appel  de  l'auteur  ;  car  cette  première  œuvre  de  Ranchieri  eut 
quatre  éditions  jusqu'en  1628,  et  l'auteur  y  revint  à  plusieurs  fois, 
en  donnant  successivement  les  Melamorfosi ,  lo  Zabajone,  la  Barca 
di  Venetia  per  Padova  ,  le  Nozze  di  primavera ,  le  Fcstino  nella  sera 
del  giovedi  grasso ,  etc.  (1).  Mais  il  imprime  une  fausse  direction 
au  genre  que  lui  a  confié  Vecchi.  Il  n'est  sensible  qu'aux  effets 
burlesques  et  au  génie  du  rire,  qui  ne  sont  chez  son  maître  que 
le  complément  de  qualités  plus  sérieuses  et  puissantes.  La  recher- 
che du  vrai  et  l'imitation  de  la  vie  se  perdent  dans  la  bouffonne- 
rie, presque  dans  la  folie.  Je  n'en  veux  pour  preuve  que  ce  Festin 
du  jeudi-gras  (1608)  et  son  «  Conlrapunlo  bestiale  alla  mente,  »  où 
un  chien  («  bubbau  »),un  coucou,  un  chat(«  gnao  »),  et  un  chou- 
cas («  chiù  »),  font  un  contrepoint  sur  une  basse,  qui  chante  un 
verbiage  de  fou  en  latin  de  docteur  («  Nulla  fides  gobbis,  similiter  et 
zoppis  »),  tandis  que  des  amoureux  chantent  une  «  canzonette,  » 
et  que  la  tante  Bernardina  raconte  une  nouvelle.  Le  pire  est  que 
le  morceau  fait  preuve  de  solides  qualités  théoriques ,  et  est  tou- 
jours écrit  en  bon  style.  Ce  n'est  pas  à  ce  charivari  de  fous,  que 
devait  conduire  la  scène  si  vivante  et  si  colorée  de  la  syna- 
gogue (2). 
Les  musiciens  purs  abdiquaient  leur  pouvoir,  en  le  profanant 


(1)  Il  Melamorfosi  musicale,  4°  libro  délie  canzonette  a  3  voci,  de  A.  Ban- 
chieri.  Venise,  ll'Ol,  Amadino.  —  Nouvelle  édition,  1606,  Amadino  (Parties 
complètes  au  British  Muséum,  Augsburg  et  Kœnigsberg). 

//  Zabaione  musicale,  inventione  boscareccia ,  et  1°  libro  di  madrigali  a 
5  voci,  di  A.  Banchieri.  Milan,  1603,  Sim.  Tini  (Parties  complètes  à 
Augsbourg). 

Barca  di  Venetia  per  Padova,  dentrovi  la  nuova  mescolanza  di  A.  Ban- 
chieri, libro  2°  di  madr.  a  5  voci.  Venise,  1605,  Amadino.  —  Nouvelle  édit., 
1623.  Gardane  (Parties  complètes  à  Augsbourg  et  Bologne). 

Festino  nella  sera  del  Giovedi  grasso,  3°  libro  madrigali  a  5  voci  di 
A.  Banchieri.  Venise,  1608,  Amadino  (Parties  complètes  à  Bologne,  Augs- 
bourg et  Cassel). 

Tirsi,  fili,  e  Clori ,  che  in  verde  prato  di  variati  fiori  cantano,  6°  libro 
délie  canzonette  a  3  voci.  Venise,  1614,  Amadino  (Parties  complètes  à 
Berlin),  etc. 

(2)  Vecchi  en  avait  malheureusement  donné  l'exemple  dans  sa  Selva. 
de  1590,  et  d'autres  avant  lui,  puisque  sur  un  madrigal  à  8  voix  de  Marenzio, 
la  I-'rancescluna,  composé  sur  des  paroles  inintelligibles,  Vecchi  ajoute  une 
neuvième  partie,  d'un  écolier  battu  par  son  précepteur,  qui  divague  on  latin 
et  en  italien. 


58  LES    ORIGINES    DU    THÉÂTRE    LYRIQUE    MODERNE. 

à  des  niaiseries  bouffonnes.  Il  était  juste  que  les  littérateurs  flo- 
rentins ,  plus  soucieux  de  la  dignité  de  Fart ,  prissent  leur  place 
à  la  tête  du  mouvement  dramatique.  Nous  regretterons  toutefois 
que  l'école  de  Vecchi  se  soit  abandonnée  ;  plus  rapprochée  de  la 
foule,  et  puisant  aux  sources  même  du  sentiment  populaire,  elle 
eût  évité  ce  malentendu,  qui  pendant  plus  de  deux  siècles  a  fait 
de  l'opéra  un  spectacle  factice,  réservé  à  l'élite,  et  incomplète- 
ment humain. 


CHAPITRE  III. 


L  ANTIQUITÉ    ET    LE    DRAME    LYRIQUE   FLORENTIN. 


Influence  de  l'antiquité  sur  la  Renaissance  de  la  musique.  —  Traductions 
des  théoriciens  antiques.  Le  mouvement  néo-grec  à  la  fin  du  seizième 
siècle.  Œdipe  Roi  à  Vicence,  et  la  musique  d'Andréa  Gabrieli.  Le  Nome 
pythique  de  Luca  Marenzio  à  Florence. 

L'Académie  de  Bardi  et  les  recherches  archéologiques  de  Vincenzo  Galilei. 
—  Jacopo  Péri  et  Giulio  Caccini.  Leur  caractère  et  leurs  travaux.  Le 
style  représentatif;  la  beauté  subordonnée  à  l'expression.  Retour  à  la 
monodie  et  à  la  déclamation  lyrique  au  nom  de  l'antiquité.  L'Opéra 
florentin  est  une  œuvre  de  lettrés,  aristocratique  et  conventionnelle.  — 
Ottavio  Rinuccini  et  Jacopo  Corsi.  —  La  Dafne  de  Péri;  son  succès 
triomphal.  Les  deux  Euridice,  et  les  noces  de  Catherine  de  Médicis. 

Le  premier  théâtre  d'opéra.  —  Comparaison  des  théories  d'Emilio  del  Ca- 
valliere  avec  celles  de  Gluck  et  de  Wagner. 


Les  partisans  des  modernes  avaient  eu  le  sentiment  du  vérita- 
ble drame  lyrique,  sans  en  trouver  la  forme  définitive.  Il  fallut  le 
secours  de  l'antiquité  et  le  souvenir  de  ses  exemples,  bien  ou  mal 
compris,  pour  faire  naître  l'opéra. 

Il  est  inutile  de  rappeler  ici  l'influence  de  l'antiquité  sur 
l'Italie  de  la  Renaissance.  Pour  rester  dans  le  domaine  de  la  mu- 
sique, il  faut  citer  d'abord  les  cinq  livres  de  Boèce  (1),  impri- 
més de  1491  à  1499,  à  Venise,  sur  les  principes  des  vieux  musi- 
ciens (Aristoxène,  Ptolémée,  Nicomaque),  ouvrage  capital  qui 
éveilla  le  désir  de  puiser  aux  sources  anciennes,  et  de  ramener  la 
musique  moderne  à  la  perfection  antique.  En  1498,  George  Valla 
donna  une  traduction  latine  de  l'introduction  harmonique  d'Eu- 
clide,  sous  le  nom  de  Cléonidas  (Venise).  Pendant  la  première 


(1)  Boetius,  Anerius  Manlius  Sevcrinus,  De  Arithmeticâ,  libri  2;  De  Musicâ, 
libri  5;  Goomclriae,  libri  3.  Venise,  Io  et  Greg.  de  Grogoriis,  18  août  1492, 
in-folio. 


60  LES    ORIGINES    DU    THÉÂTRE    LYRIQUE    MODERNE. 

moitié  du  seizième  siècle,  Boèce  t'ait  loi  et  dispense  de  l'étude  di- 
recte des  anciens  (1).  Nous  ne  pouvons  guère  noter  qu'une  tra- 
duction latine,  par  Carlo  Valguglio,  du  commentaire  de  Plutar- 
que  (?)  sur  la  musique  (1532.  Venise).  Mais,  en  1562,  paraît  la 
traduction  latine  d'Aristoxène,  de  Ptolémée,  et  des  fragments 
d'Aristote,  par  Gogavino  del  Grave  (Venise).  Elle  permettait  enfin 
d'avoir  une  connaissance  plus  directe  de  l'antiquité.  Les  théories 
d'Aristoxène  furent  aussitôt  répandues  dans  les  sociétés  d'artistes, 
et  discutées  avec  chaleur.  L'admiration  passionnée  de  la  Renais- 
sance pour  les  œuvres  plastiques  de  l'antiquité,  l'aveugle  con- 
fiance en  la  sûreté  de  ses  règles,  se  renouvela  cent  ans  plus  tard 
pour  la  musique.  Elle  y  était  plus  dangereuse.  On  n'avait  plus 
affaire  à  des  chefs-d'œuvre  d'une  beauté  reconnue,  mais  à  des 
théories  contestables,  qu'aucun  exemple  n'illustrait,  puisque  la 
musique  grecque  avait  disparu.  De  plus,  la  génération  de  la  fin 
du  seizième  siècle  avait  perdu  la  force  de  résistance  et  la  sève 
des  Primitifs  de  la  peinture  et  de  la  sculpture  (2).  Elle  pouvait 
donc  moins  se  défendre  contre  les  dangers  d'une  imitation,  d'ail- 
leurs moins  justifiée.  La  musique,  au  point  où  la  trouvèrent  les 
théories  antiques,  avait  atteint  avec  Palestrina,  Lassus  et  Ga- 
brieli  une  splendeur  admirable. 'C'était  de  sa  part,  modestie  exa- 
gérée et  faiblesse  blâmable,  que  de  chercher  dans  le  passé  un 
encouragement  pour  se  développer,  —  pis  encore,  une  condam- 
nation de  ses  tendances,  et  une  obligation  de  les  subordonner  à 
un  idéal  disparu.  —  Heureusement,  le  danger  s'atténue  par 
l'élasticité  des  théories,  que  chacun  tire  à  soi,  pour  justifier  les 
tendances  les  plus  contraires,  et  les  arts  les  plus  opposés  (3). 

Trois  dates  capitales  nous  montrent  la  puissance  du  mouve- 
ment néo-grec  en  musique  aux  environs  de  1580  (4). 


(1)  Glareanus  Henricus,  Helvetius,  Isagoge  in  musicen ,  e  quibusdam 
bonis  authoribus  lat.  et  graec.  Bâle,  1516. 

Glareanus  H.,  Dodecachordon.  Bâle,  Henric.  Pétri,  in-fol.,  1547. 
Dentice  Luigi,  napoletano,  Duo  dialoghi  délia  musica  theoretica  et  prat- 
tica,  raccolti  da  diversi  autori  greci  et  latini.  Rome,  Lucrino,  in-4°,  1553,  etc. 

(2)  11  est  remarquable  pourtant  quelle  énergie  plus  grande  il  y  a  dans 
Caccini,  Monteverde,  Vecchi,  etc.,  que  dans  les  peintres  de  la  même  époque. 
C'est  qu'ils  ne  sont  pas  encombrés  par  le  génie  de  leurs  prédécesseurs. 

(3)  C'est  ainsi  que  Zarlino  et  Galilei  s'appuient  également  sur  l'étude  des 
anciens,  l'un  pour  défendre  les  maîtres  de  la  musique  contemporaine,  l'autre 
pour  les  condamner. 

(4)  Dès  1574,  la  seigneurie  de  Venise  fait  représenter  devant  Henri  III, 
dans  la  salle  du  grand  Conseil,  une  Tragédie  à  Vantique,  de  Claudio  Cor- 
nelio  Frangipane,  avec  musique  du  célèbre  Claudio  Merulo  (éd.  Farri,  1574, 


L*ANTIQUITÉ    ET    LE    DRAME    LYRIQUE    FLORENTIN.  61 

En  1585,  le  grand  Andréa  Gabrieli,  le  pins  illustre  maître  de  la 
musique  vénitienne,  écrit  les  Chœurs  tf  Œdipe  roiy  pour  la  repré- 
sentation solennelle  de  la  tragédie  de  Sophocle,  à  Vicence,  sur  le 
théâtre  grec  de  Palladio  (1). 

En  1581,  Vincenzo  Galilei  publie  son  Dialogue  de  la  musique 
ancienne  et  moderne,  où  il  offre  à  ses  contemporains  l'exemple  de 
l'art  antique  (2). 


in-4°).  La  pièce  est  perdue,  et  nous  ne  savons  pas  exactement  dans  quels 
rapports  étaient  combinées  la  poésie  et  la  musique;  mais  il  est  peu  pro- 
bable que  le  grand  madrigaliste  vénitien  se  soit  préoccupé  de  modifier  son 
style  habituel.  La  recherche  d'archaïsme  ne  porta  sans  doute  que  sur  la 
poésie,  sur  l'introduction  des  chœurs  et  des  airs  chantés,  dans  une  action 
mythologique.  «  Fu  recitata  con  quella  maniera  che  si  ha  alla  forma  degli 
antichi.  Tutti  li  recitanti  hanno  cantato  in  soavissimi  concenti,  quando  soli, 
quando  accompagnati  ;  ed  in  fine  il  coro  di  Mercurio  era  di  sonatori  che 
avevano  quanti  varii  istrumenti  che  si  sonarono  giammai.  Li  trombetti  in- 
troducevano  li  dei  in  scena,  quale  era  instituita  con  la  macchina  tragica, 
ma  non  si  è  potuto  ordinare  per  il  gran  tomolto  di  persone  che  qui  vi  era. 
Non  si  è  potuto  imitare  1'  antichità  nelle  composizioni  musicali,  avendole 
fatte  il  sig.  Claudio  Merulo ,  che  a  tal  grado  non  debbono  essere  giunti  gli 
antichi,  come  a  quello  di  monsign.  Giuseffo  Zarlino ,  il  quale  è  stato  occu- 
pato  nelle  musiche  che  hanno  incontrato  il  Re  nel  Bucentoro,  ed  è  stato 
ordinatore  di  quelle  che  continuamente  si  sono  fatte  ad  istantia  di  S. 
Maestà.  »  (Frangipane,  2e  édit.  de  sa  tragédie;  Farri,  in-12.)  —  D'autres  his- 
toriens ont  parlé  d'un  Orfeo  de  Politien ,  mis  en  musique  par  Zarlino  et 
donné  par  Venise  à  Henri  III,  pour  la  même  occasion.  Mais  il  ne  s'agit 
sans  doute  que  de  représentations  avec  intermèdes  musicaux,  dans  le  goût 
des  cours  italiennes  du  quinzième  siècle  :  Ferrare  ou  Florence.  (Voir  le 
chapitre  de  l'Opéra  français  :  Ballet  comique  de  Beaujoyeulx.) 

(1)  La  Compagnia  délia  Calza,  constituée  à  Venise  pour  organiser  les 
fêtes  publiques  et  privées,  fit  élever  par  Palladio  un  théâtre  grec  en  bois, 
où  Federigo  Zucchero  peignit  douze  tableaux  relatifs  à  l'action  (Vasari, 
XII,  127,  éd.  1856,  in-16),  pour  la  seule  représentation  d'Antigone,  da  mes- 
ser  Conte  di  Monte  Vicentino  (Conti  Pigatti) ,  le  28  février  1565.  (Morelli , 
Calai,  comm.  ilal.  Venise,  1776,  in-8°.) 

(2)  a)  Chori  in  Musica,  composti  da  M.  Andréa  Gabrieli,  sopra  li  Chori 
délia  Tragedia  di  Edippo  Tiranno.  Recitati  in  Vicenza  l'anno  MDLXXXV 
con  solennissimo  apparato,  et  novamente  data  aile  stampe.  —  Venetia, 
Ang.  Gardano,  1588. 

J'en  ai  retrouvé  les  parties,  —  malheureusement  incomplètes,  —  dans 
la  Biblioteca  del  Seminario,  de  Padoue. 

b)  Galilei  Vincentio.  Fronimo.  —  Dialogo  délia  musica  anlica  et  délia  mo- 
derna.  Florence,  Maroscotti,  in-folio,  1581  (Rome,  Biblioth.  Sainte-Cécile). 

c)  Combattimento  di  Apolline  col  serpente.  —  Poesia  de  Ottavio  Rinuc- 
cini,  mus.  Luca  Marenzio  (38  intermède  des  «  Intermodii  et  Concerti 
fatti  per  la  Commedia  rappresentata  in  Firenze ,  otc.  »,  publiés  en  1591, 
par  Christofano  Malvezzi.  Venise,  Vincenti.  —  Parties  complètes  à  la  Hof- 
bibl.  de  Vienne.  —  5,  6,  8,  11,  à  la  Bibl.  nat.  do  Florence). 


62  LES   ORIGINES    DU    THÉÂTRE    LYRIQUE    MODERNE. 

En  1589,  pour  le  mariage  de  D.  Ferdinando  Medici  et  Madame 
Gristiana  de  Lorraine,  grands-ducs  de  Toscane,  Luca  Marenzio, 
le  premier  compositeur  de  Florence,  écrit  le  Combat  d* Apollon 
avec  le  serpent  Python ,  sujet  évidemment  inspiré  des  concours 
musicaux  aux  jeux  Pythiques  (1). 

A  la  vérité,  l'œuvre  de  Marenzio,  comme  celle  de  Gabrieli, 
sont  encore  conçues  dans  l'ancien  style  de  la  musique  du  sei- 
zième siècle. 

Les  chœurs  de  Gabreli  sont  empreints  de  la  gravité  religieuse 
de  ses  compositions  d'église,  et  ne  sont  pas  à  proprement  parler 
des  œuvres  dramatiques.  Mais  il  faut  noter  que,  dès  cette  parti- 
tion (1588).  il  y  a  des  monodies  clairement  marquées  :  «  Solo.  » 
De  plus,  les  quatre  chœurs  d'OEdipe  se  modèlent  exactement  sur 
les  vers  de  la  traduction  italienne,  se  divisant  tour  à  tour  en 
deux,  trois,  quatre  et  six  voix,  avec  un  effort  scrupuleux  pour 
suivre  la  déclamation  lyrique,  en  noter  l'accent  et  en  doubler  la 
valeur. 

Chez  Marenzio,  le  dialogue  de  Rinuccini  était  évidemment  dé- 
clamé. Les  seuls  morceaux  qui  nous  restent  sont  trois  chœurs  du 
peuple  de  Délos,  à  douze,  quatre  et  huit  voix.  Il  eût  été  assez  sur- 
prenant qu'un  maître  du  madrigal,  musicien  de  la  chapelle  Six- 
tine,  fût  entré  dès  l'abord  dans  les  réformes  des  lettrés  florentins. 
Mais  sa  tendresse  et  cette  gracieuse  sensibilité,  qui  lui  avait  fait 
donner  le  nom  du  «  più  dolce  cigno  dell'  Italia ,  »  le  rendait  pro- 
pre plus  qu'un  autre  à  prendre  la  direction  de  l'art  nouveau. 

(1)  On  retrouvera,  dans  le  beau  livre  de  M.  Gevaert  sur  la  Musique  grec- 
que, la  description  du  Nome  Pythique,  d'après  un  passage  de  Pollux,  qui  en 
donne  le  programme  (IV,  84).  C'était  une  Sonate  ou  Concerto,  de  genre 
essentiellement  descriptif  et  imitatif,  qui  remontait  jusqu'à  600  avant  Jésus- 
Christ,  à  Sacadas  d'Argos.  Le  cadre  en  était  invariable. 

C'était  la  lutte  d'Apollon  et  du  serpent,  en  5  parties  : 

1°  Introduction.  —  Le  dieu  observe  le  terrain  et  examine  s'il  est  propre 
au  combat. 

2°  La  provocation.  —  Il  défie  le  dragon. 

3°  L'iambique.  —  Le  combat  s'engage.  Le  soliste  imitait  les  fanfares  de 
trompette,  et  faisait  entendre  un  trait  particulier  à  Vaulos  (l'ôÔovTta[ji6ç), 
exprimant  les  grincements  de  dents  du  monstre. 

4°  La  prière.  —  La  victoire  du  dieu  est  célébrée. 

5°  Ovation.  —  Apollon  entonne  d-es  chants  de  triomphe. 

Cette  sonate  était  un  solo  d'instrument;  d'abord  réservée  à  Vaulos,  elle 
passa  aux  instruments  à  cordes.  Aucun  virtuose  ne  se  dispensait  de  jouer 
son  concerto,  son  «  Pythicon  »  devant  le  public.  On  peut  dire  que  Wagner 
a  écrit,  lui  aussi,  son  «  Pythicon  »  dans  Siegfried  (lutte  du  héros  et  du 
dragon  Fafner). 


l'antiquité  et  le  drame  lyrique  florentin.  63 

C'est  un  malheur  pour  l'art  qu'il  n'ait  pu  voir  la  renaissance  de 
la  monodie,  qu'il  avait  préparée,  et  l'éclosion  du  drame  lyrique, 
auquel  il  eût  donné  sans  doute  plus  de  vie,  et  d'an  art  plus  élevé, 
que  Péri  et  Cavalière.  Il  mourut  en  1599,  dans  la  pleine  force  de 
son  talent  (1). 

Ainsi,  les  deux  plus  grands  musiciens  de  l'Italie,  qui  d'accord 
avec  les  lettrés,  cherchent,  avant  1590,  à  restaurer  le  théâtre  an- 
tique, ne  conçoivent  encore  la  part  de  la  musique  que  comme 
secondaire,  et  la  réservent  aux  chœurs  de  la  tragédie. 

L'Académie  de  Bardi  la  fait  pénétrer  au  sein  même  du  drame , 
dans  la  déclamation  lyrique  et  dans  le  dialogue. 


Giovanni  Bardi ,  comte  de  Vernio  ,  tenait  à  Florence  ,  vers  la 
fin  du  seizième  siècle,  un  salon  d'artistes,  qui  avait  fini  par  pren- 
dre, comme  toutes  les  sociétés  du  temps,  le  caractère  d'une  petite 
Académie  (2).  La  nuance  en  était  surtout  musicale,  mais  sans 
pédantisme  et  de  bonne  compagnie.  Le  maître  de  maison  lui- 
même  était  compositeur.  C'est  dire  qu'un  dilettantisme  intelli- 
gent dominait  dans  ces  réunions,  où  l'on  s'occupait  de  musique 
avec  des  préoccupations  littéraires.  La  musique  y  gagnait  moins 
que  les  musiciens.  Ils  y  prirent  une  intelligence  dés  choses  de 
l'art,  très  supérieure  à  la  moyenne  ;  quand  on  compare  l'esprit 
d'un  Mozart  ou  d'un  Rossini  à  celui  d'un  Caccini,  d'un  Péri  ou 
d'un  Gagliano ,  on  est  frappé  de  la  supériorité  de  ceux-ci.  Ils  la 
durent  en  partie  au  salon  de  Bardi.  Caccini  le  proclame  haute- 


Ci)  Luca  Marenzio,  né  vers  1550,  à  Coccaglia,  près  Brescia;  maître  de  cha- 
pelle du  roi  de  Pologne,  puis  du  cardinal  d'Esté,  du  cardinal  Aldobrandini, 
chapelain-chanoine  de  la  Sixtine  en  1595. 

(2)  Il  serait  curieux  d'étudier  ce  besoin  d'Académies  en  Italie,  au  com- 
mencement du  dix-septième  siècle.  —  Je  ne  parle  pas  de  celle  des  Carraches 
à  Bologne  {Desiderosi  et  Incamminati).  —  Après  la  mort  de  Corsi,  Ga- 
gliano fonde  les  Elevati  en  1607.  Les  Allerati  de  Florence  ne  font  pas  de 
place  à  la  musique.  Mais,  à  la  même  époque,  on  compte  les  académies  mu- 
sicales suivantes  :  Sienne,  Intronali,  Filornati  ;  Mantoue,  Invaghiti  ;  Vi- 
cence,  Olimpici;  Bologne,  Gelati;  Ferrare,  Intrepidi. 

Sans  parler  pour  tous  les  arts  réunis,  de  :  Sienne,  Filomeli ;  Ferrare, 
délia  Morte,  dello  Spirito  santo;  Vérone,  Filarmonici;  Pérouse,  Unisoni  ; 
Césène,  Eterei. 

Puis  viennent  (musique  seule)  vers  1620  :  Bologne  :  Floridi,  Filomusi; 
Bergame,  Eccitati;  Faenza,  Spennati;  Padoue,  Occulti;  Casalraaggiore,  Fi- 
lomeni;  Udine,  Sventati;  Brescia,  Erranti. 


64  LES   ORIGINES    DU    THÉÂTRE    LYRIQUE    MODERNE. 

ment  :  «  Je  puis  dire  que  j'ai  plus  appris  de  ces  doctes  entretiens 
que  de  plus  de  trente  ans  de  contrepoint  (1).  » 

L'esprit  le  plus  intéressant  de  ces  réunions  devait  être  Vin- 
cenzo  Galilei  (le  père  du  célèbre  savant).  Musicien  et  lettré,  élève 
de  Zarlino,  il  était  nourri  de  l'antiquité,  et  professait  le  plus  pro- 
fond mépris  pour  les  «  Goths  (2)  »  (entendez,  pour  les  restes  de 
l'art  du  moyen  âge,  contrepoint  et  madrigal).  Ce  fut  lui  sans 
doute,  qui  donna  à  l'Académie  sa  tournure  réformatrice  et  ar- 
chéologique. Son  Dialogue  de  1583  est  une  œuvre  de  combat; 
armé  de  l'art  antique,  il  met  en  lumière  les  erreurs  de  la  musique 
de  son  temps  (3).  Il  ne  s'aperçoit  pas  que  le  but  est  autre  et  les 
moyens  différents.  Au  reste,  partisans  et  adversaires  de  la  musi- 
que moderne,  se  rencontrent  dans  l'éloge  exagéré  des  anciens. 
Moins  de  dix  ans  après,  Artusi  écrasera  les  novateurs  avec  les 
mêmes  exemples  qui  leur  ont  servi  à  condamner  leurs  devan- 
ciers (4). 

Les  théoriciens  italiens  partent  de  ce  fait  (attesté  par  les  écri- 
vains antiques),  que  la  musique  grecque,  disposant  de  moyens 
plus  simples,  produisait  des  effets  plus  puissants  (5).  Ils  Texpli- 


(1)  «  Posso  dire  d'  havcre  appreso  piîi  dai  i  loro  dotti  ragionari,  che  in 
più  di  trenta  anni  non  ho  fatto  nel  contrappunto.  »  (Caccini,  Nuove  Musi- 
che,  1601,  préface.) 

(2)  «  ...  Sous  le  flot  des  Barbares,  toute  science  s'éteignit,  comme  si  tous 
les  hommes  étaient  tombés  dans  une  lourde  léthargie  d'ignorance;  ils 
vivaient  sans  désir  de  savoir,  ils  avaient  de  la  musique  la  même  idée  que 
des  Indes  occidentales,  et  ils  persévérèrent  dans  cette  cécité  jusqu'à  ce  que 
d'abord  le  Gafurio  (a),  puis  le  Glareano  (b)  et  enfin  le  Zarlino  (c) ,  princes 
vraiment  de  cette  nouvelle  science,  commencèrent  de  chercher  à  la  tirer 
des  ténèbres.  »  (Galilei,  Préambule  des  Dial.) 

(3)  Galilei  publie  en  même  temps  trois  vieux  hymnes  grecs,  aux  Muses, 
à  Apollon,  à  Némésis,  dont  un  de  ses  amis,  noble  florentin,  avait  pris  exacte 
copie  sur  un  manuscrit  grec  qui  appartenait  au  cardinal  S.  Angelo,  à  Rome. 
Il  donne  aussi  le  traité  d'Aristides  Quintilianus  et  de  Bryennius  sur  la 
musique. 

(4)  Artusi  Gio  Maria  di  Bologna.  L' Artusi,  Overo  délie  imperfetlioni  délia 
moderna  musica,  ragionamenti  due.  Venise,  Vincenti,  1600,  in-fol. 

(5)  Ils  reproduisent  les  exemples  connus  de  Pythagore,  de  Démodocus 
dans  Vlliade,  de  Timothée  et  d'Alexandre,  de  l'aède  qui  protège  la  chas- 
teté de  Clytemnestre,  de  Thaïes  de  Candie  délivrant  de  la  peste  les  Lacé- 

a)  Gafurius  Franchinus  Laudensis.  Theoricum  opus  musice  discipline.  Naples,  Fr.  Dini,  1480, 
in-4°  (Bologne,  Lie.  Mus.).  —  Theorica  Musice.  Milan,  Mantegat,  15  déc.  1592,  in-4°.  —  Prac- 
tica  musice,  sive  musicen  actioues,  in-4  lib.  Milan,  Signerre,  1496,  in-fol.  Venise,  1512,  in-fol. 

6)  Glareanus  Henricus  (voir  plus  haut). 

c)  Zarlino  Gioseffo  da  Chioggia.  —  Opère,  2  1.  Venise,  1589,  in-fol.,  voir  chap.  IV. 


L  ANTIQUITÉ    ET    LE    DRAME    LYRIQUE    FLORENTIN.  65 

quent  par  l'unité  de  l'œuvre.  Un  seul  homme  était  alors  poète  et 
musicien  (1).  Au  son  d'un  seul  instrument,  il  chantait  ses  œu- 
vres personnelles.  Aristoxène,  Ptolémée,  Euclide,  nous  montrent 
de  plus,  qu'ils  n'usaient  pas  de  toutes  nos  consonnances;  leur 
oreille  plus  délicate  était  blessée  d'harmonies  qui  nous  char- 
ment ;  nos  consonnances  imparfaites  (tierces  et  sixtes)  étaient 
dissonances  pour  eux.  Il  en  résulte  que  notre  musique  est  maté- 
riellement plus  riche  que  la  musique  ancienne:  mais  l'esprit  en 
est  beaucoup  plus  pauvre. 

«  Il  n'est  pas  étonnant  qu'un  seul  homme ,  à  la  fois  musicien 
et  poète  excellent,  chantant  et  récitant,  au  son  d'un  unique 
instrument  à  quatre  cordes,  des  choses  conformes  au  goût  et  à  la 
nature  de  son  public,  ait  fait  sur  lui  l'impression  que  nous  avons 
dite  :  les  choses  simples  s'impriment  plus  fortement  en  nous  que 
les  choses  complexes  »  (2). 

C'est  donc  un  retour  vers  la  simplicité  que  veulent  les  nova- 
teurs ;  et ,  comme  tous  les  novateurs ,  c'est  au  nom  de  la  nature 
qu'ils  veulent  accomplir  leur  réforme,  sans  s'apercevoir  que  re- 
chercher la  simplicité  d'un  autre  âge  est  un  raffinement  de  plus; 
ils  ne  craignent  pas  d'appauvrir  l'art  en  le  privant  des  ressources 
devenues  légitimes  et  naturelles  par  l'usage.  Gela  est  si  vrai  que, 
dès  qu'il  se  trouvera  des  musiciens  de  génie  parmi  les  novateurs, 
loin  de  renoncer  au  bénéfice  des  nouvelles  découvertes ,  ils  re- 
viendront puiser  à  ces  richesses  de  l'harmonie  et  de  l'instrumen- 
tation, et  leur  feront  une  place  plus  large  encore. 

Il  ne  semble  pas  que  l'Académie  de  Bardi  ait  eu  dès  l'abord 
claire  conscience  de  l'œuvre  qu'elle  avait  à  accomplir,  ni  même 
qu'elle  se  soit  laissé  convaincre  par  les  théories  de  Galilei  (3).  En 
1589,  aux  fêtes  de  Florence  (4) ,  nous  trouvons  à  la  tête  des  spec- 
tacles musicaux  Giov.  Bardi  lui-même,  et  ses  amis,  Rinuccini, 
Péri,  E.  de  Gavalieri,  peut-être  Gaccini.  Cependant,  il  n'y  a  là 


démoniens  ;  de  Clinias,  dans  Athénée,  qui  calme  ses  accès  de  colère  aux 
sons  do  la  cithare,  etc. 

(1)  Ils  s'appuient  sur  Strabon,  Horace,  Plutarque,  Pline,  Hist.  Nal.,  V,  6. 

(2)  a  Non  è  gran  cosa,  che  un  musico  solo,  e  poeta  eccellente  al  suono  diun 
solo  Instromento  di  quattro  o  piu  corde,  cantasso  e  recitasse  cose  conformi 
alla  natura,  et  volontà  dogli  ascoltanti ,  e  in  loro  si  immutasse  il  senso,  e 
facessc  quegli  effetto  ,  che  gia  habbiamo  detto,  massime  cho  ne'  sensi  si 
imprimono  le  cose  piu  semplici,  piu  facilmente  che  le  miste.  »  (Artusi,  13.) 

(3)  Il  est  curieux  du  reste  que  Galilei  ait  publié,  non  ses  monodies,  mais 
ses  madrigaux  à  4  et  5  voix.  Primo  libro ,  Venise,  Gardane,  1574.  Socondo 
libro,  Venise,  Gardane,  1587. 

(4)  Voyez  chapitro  II. 

5 


66  LES    ORIGINES    DU    THÉÂTRE    LYRIQUE    MODERNE. 

rien  encore  qui  annonce  le  nouveau  style  dont  ils  vont  se  faire 
les  champions,  et  les  intermèdes  de  la  comédie  sont  de  purs  ma- 
drigaux à  3,  4,  5,  6,  8  voix,  des  dialoghi  pour  12,  15,  18,  30  voix, 
des  morceaux  instrumentaux  ou  sinfonie  à  six.  parties ,  et  des 
ballets. 

Ce  fut  Galilei,  qui,  le  premier,  joignant  l'exemple  à  la  théorie,  fit 
entendre  le  chant  en  «  style  représentatif,  »  comme  on  dit  à  l'époque. 
Piero  Bardi,  dans  sa  lettre  du  16  décembre  1634  à  Doni  (1),  dit 
que  «  dans  cette  tentative  si  difficile  et  jugée  presque  ridicule 
(«  stimata  quasi  cosa  ridicolosa  »),  il  fut  surtout  aidé  par  son 
père,  le  comte  de  Vernio,  et  qu'ils  passèrent  des  nuits  entières  à 
cette  recherche.  Pour  mieux  affirmer  son  intention  dramatique, 
Galilei  s'attaqua  à  une  des  pages  les  plus  célèbres  de  la  poésie  mo- 
derne, à  la  scène  d'Ugolin  de  la  Divine  comédie  (2).  Il  la  mit  en 
musique ,  et  la  chanta  lui-même ,  en  s'accompagnant  sur  la 
viole  (3).  Galilei  était  beau;  sa  voix  était  passionnée;  il  semble 
que  sa  musique,  un  peu  dure  (4),  fût  expressive  ;  elle  eut  grand 


(1)  Doni  est  le  plus  important  des  historiens  à  consulter  pour  la  réforme 
musicale  de  Florence.  Il  faut  surtout  recourir  à  ses  Trattati  di  Musica,  1763 
(comprenant  un  «  Trattato  délia  musica  scenica,  »  neuf  discours  sur  le 
même  objet,  un  discours  de  Giovanni  Bardi  «  sopra  la  musica  antica  e  il 
cantar  bene  ;  »  un  autre  de  Pietro  délia  Valle,  «  délia  musica  del'  età  nostra, 
che  non  è  punto  inferiore,  anzi  e  migliore  di  quella  dell'  eta  passata,  »  etc.). 
C'est  le  deuxième  volume  des  Trattati.  —  On  doit  seulement  reprocher  à 
l'auteur  un  peu  trop  de  patriotisme  florentin,  qui  le  rend  injuste  pour  les 
artistes  des  autres  pays. 

J.  B.  Doni,  né  à  Florence  en  1593  ,  mort  en  1647,  fit  cinq  ans  d'études  en 
France,  à  Bourges,  à  l'école  de  Cujas  (1613-1618).  Il  fut  docteur  à  l'Univer- 
sité de  Pise,  étudia  les  langues  orientales,  les  sciences  naturelles  et  la  phi- 
lologie. Deux  fois  encore  il  revint  en  France,  en  1621,  avec  le  cardinal- 
légat  Ottavio  Corsini;  un  peu  plus  tard,  avec  le  cardinal  Barberini.  Il  y  forma 
de  solides  amitiés,  en  particulier  avec  le  Père  Mersenne.  Secrétaire  du 
Sacré-Collège,  puis,  vers  1640,  professeur  d'éloquence  à  Florence,  acadé- 
micien de  la  Crusca,  il  écrivit  des  dissertations  sur  la  musique,  et  imagina 
même  une  lyre,  dite  Lyra  Barberina,  qu'il  dédia  à  Urbain  VIII.  Ce  lui  fut 
un  prétexte  à  d'intéressantes  études  sur  les  instruments  à  cordes  de  l'anti- 
quité. —  Le  plus  important  de  ses  écrits  ne  fut  publié  qu'un  siècle  après  sa 
mort.  La  Bibl.  Nat.  de  Paris  possède  quelques  manuscrits  de  lui. 

(2)  Ce  premier  essai  du  drame  lyrique  ne  nous  est  malheureusement  pas 
parvenu,  non  plus  que  les  autres  œuvres  monodiques  de  Galilei.  Dernière- 
ment encore,  Verdi  le  faisait  vainement  rechercher. 

(3)  «  Galilei  sopra  un  corpo  di  viole  esattamente  suonate  ,  cantando  un 
tenore  di  buona  voce,  e  intelligibile,  fece  sentire  il  lamento  del  conte  Ugo- 
lino  di  Dante.  »  (Lettre  de  Bardi.) 

(4)  «  Una  certa  rozzezza,  e  troppa  antichità.  »  (Lettre  de  Bardi.) 


l'antiquité  et  le  drame  lyrique  florentin.  67 

succès  auprès  des  habitués  de  Bardi,  mais  souleva  de  violentes 
discussions  au  dehors,  et  la  colère  des  vieux  musiciens.  » 

Galilei  ne  s'en  tint  pas  là,  et  mit  en  musique  des  fragments  de 
Jérémie  (1).  Mais  déjà  l'inventeur  était  dépassé,  et  la  gloire  de  sa 
découverte  allait  à  de  plus  grands  musiciens  que  lui. 

Il  y  avait  alors  auprès  de  Giovanni  Bardi,  deux  artistes,  dont 
l'un,  Jacopo  Péri,  était  déjà  célèbre  à  Florence,  —  dont  l'autre, 
Giulio  Caccini,  tout  jeune  encore,  et  peu  connu,  devait  atteindre 
en  peu  d'années  à  une  renommée  universelle.  Tous  deux  étaient 
chanteurs.  C'est  à  eux  que  le  comte  de  Vernio  s'ouvrit  de  ses 
idées  sur  la  tragédie  antique,  et  de  ses  projets  pour  le  drame  mu- 
sical contemporain  (2).  Il  lui  fallait  créer  deux  choses  :  l'instru- 
ment, —  le  style  récitatif  ;  —  et  le  genre,  —  le  drame  récitatif.  — 
Pour  les  premiers  essais,  il  s'adressa  à  Gaccini,  plus  jeune,  plus 
docile  (3);  et  le  moment  venu,  il  eut  recours  au  grand  nom  et  au 
talent  de  Péri  pour  faire  réussir  l'œuvre  (4). 


Giulio  Gaccini  dit  Jules  Romain,  était  élève  de  Sçipione  del 
Palla,  célèbre  chanteur.  Les  historiens  ont  en  général  laissé  de 
lui  l'impression  d'un  caractère  insinuant  et  orgueilleux,  habile  à 
détourner  à  son  profit  les  découvertes  des  autres,  et  à  s'enrichir 
de  leurs  mérites,  non  moins  que  des  siens,  qui  étaient  grands, 
—  Je  crains  qu'ils  ne  se  soient  laissé  abuser  par  l'orgueil  bien 
autrement  superbe  de  ses  rivaux  (Péri) ,  et  l'esprit  national  des 
historiens  florentins ,  toujours  prêts  à  diminuer  les  artistes  des 
autres  villes,  au  profit  des  leurs.  Tout  autre  nous  apparaît  Gac- 
cini au  travers  de  ses  œuvres  et  de  ses  écrits.  Il  a  d'abord  une 
politesse  de  manières,  une  «  gentilezza  »  de  style,  qui  charme, 
quand  on  pense  au  verbe  prophétique  et  à  l'énorme  vanité  de  nos 
musiciens  du  dix-neuvième  siècle.  Gaccini  est  un  homme  de  bonne 
compagnie.  La  tendresse  de  son  âme  affectueuse  ne  se  traduit  pas 
seulement  dans  ses  chants,  mais  dans  la  reconnaissance  qu'il  est 
toujours  prêt  à  témoigner  à  ses  amis  et  à  ses  maîtres.  C'est  un 

(1)  «  Parte  délie  Lamentazioni,  e  responsi  délia  Sottimana  santa.  » 

(2)  Il  est  probable  qu'il  eut  recours  à  Péri  et  à  Caccini,  plutôt  qu'à  Galilei, 
parce  qu'il  était  plus  libre  de  les  faire  travailler  à  son  gré. 

(3)  a  Sotto  la  intera  disciplina  di  mio  padre.  »  (Lettre  de  Bardi.) 

(4)  Voir  :  Hugo  Goldschraith,  Die  italienische  Gefangsmethode  des  XVII 
Jahrhunderls.  Broslau,  1890.  —  Gevaert,  La  musique  vocale  en  Italie,  1882. 
A.  de  la  Fage,  Essais  de  diphtérograpfùe  musicale,  1864. 


08  LES    ORIGINES    DU    THÉÂTRE    LYRIQUE    MODERNE. 

cœur  ingénu,  de  véritable  artiste,  et  tout  pénétré  de  musique. 
Quelques  mots  discrètement  émus  de  ses  préfaces  le  font  aimer 
plus  que  des  éloges  de  commande.  On  lui  sait  un  gré  infini  de 
«  ces  gracieuses  musiques,  qu'il  entend  résonner  dans  son 
âme  (1),  »  et  qu'il  écrit  «  pour  le  soulagement  des  cœurs  oppres- 
sés (2);  »  de  son  enthousiasme  si  gentiment  naïf  pour  son  bel 
art,  «  le  plus  excellent  de  tous,  celui  qui  ne  souffre  pas  la  médio- 
crité, »  et  dont  il  s'excuse  aimablement  à  la  fin  de  ses  Nuove  Mu- 
siche  (3).  «  Si  je  me  suis  laissé  entraîner  plus  loin  qu'il  n'était 
peut-être  convenable,  mon  excuse  sera  le  grand  amour  que  j'ai 
pour  la  musique,  par  inclination  de  nature,  et  travaux  de  tant 
d'années  (4);  cet  art  si  beau  et  si  charmant,  devient  admirable 
et  prend  tout  notre  amour,  quand  ceux  qui  en  ont  la  charge 
l'égalent  par  leurs  efforts  à  ces  sublimes  harmonies  célestes , 
dont  rayonne  tant  de  bien  sur  la  terre,  éveillant  les  intelligences 
à  la  contemplation  des  délices  infinies  goûtées  dans  le  Paradis.  » 
Cette  nature  artistique  le  sauve  des  exagérations  de  sa  théorie. 
Esprit  flexible,  il  n'a  rien  de  sec  ni  d'exclusif.  «  Pas  de  règles 
sans  exceptions  (5).  »  Il  est  hardi ,  et  l'habitude  des  libres  dis- 
cussions chez  Bardi  lui  a  donné  la  conscience  du  droit  de  son 
génie  à  se  développer  suivant  ses  lois ,  et  à  n'accepter  de  règles 
que  de  sa  raison.  Mais  il  est  protégé  contre  les  dangers  d'une 
originalité  factice ,  par  son  bon  sens  et  le  caractère  humain  de 

(1)  «  ...musiche  di  quella,  intera  grazia,  ch'  io  sento  nel  mio  animo  riso- 
nare ,  io  ne  possa  in  questi  scritti  lasciare  alcun  vestigio...  »  (Nuove 
Musiche.) 

(2)  «  ...per  sollevamento  talvolta  degli  animi  oppressi.  »  (Nuove  Musiche.) 

(3)  Le  Nuove  Musiche  di  Giulio  Caccini  dctto  Romano.  Florence,  Mares- 
cotti,  1601  (Exemplaires  au  Conservatoire  et  à  la  Bibl.  Nat.  de  Paris,  et  en 
beaucoup  de  bibliothèques).  —  Nouvelles  éditions  :  en  1607  (Venise, 
Raverii),  1608  (Venise,  Vincenti),  1615  (Venise,  Vincenti),  1614  (Florence, 
Zanobi  Pignoni),  etc. 

(4)  «  L'amor  délia  musica  acceso  in  me  per  inclinazione  di  natura,  e  per 
gli  studi  di  tanti  anni,  mi  scuserà  se  io  mi  fosse  lasciato  trasportar  piii  oltre, 
che  forse  non  conveniva  a  chi  non  meno  stima  lo  imparare,  che  il  comu- 
nicar  lo  'mparato,  et  alla  reverenza,  che  io  porto  à  tutti  i  professori  di 
quest'  arte  :  la  quale  bellissima  essendo  ,  e  dilettando  naturalmente  ,  allora 
si  fa  ammirabile,  e  si  guadagna  interamente  l'altrui  amore,  quando  coloro, 
che  la  posseggono  ,  e  con  lo  'nsegnare ,  e  col  dilettare  altrui  esercitandola 
spesso,  la  scuoprono,  e  appalesano  per  un  esempio,  e  una  sembianza  vera 
di  quelle  inarrestabili  armonie  celesti,  dalle  quali  derivano  tanti  béni  sopra 
la  terra,  svegliandone  gl'  intelletti  uditori  alla  contemplazione  de  i  diletti 
infiniti  in  Cielo  somministrati.  »  (Nuove  Musiche.) 

(5)  «  Il  giudizio  spéciale  fa  ad  ogni  regola  patire  quâlche  eccessione.  » 
(Nuove  Musiche.) 


l'antiquité  et  le  drame  lyrique  florentin.  69 

son  art.  «  Je  ne  me  suis  jamais  tenu  aux  banales  limites  où 
s'arrêtent  les  autres  ;  j'ai  toujours  été  explorant  et  cherchant  le 
plus  de  nouveautés  possible ,  pourvu  toutefois  que  la  nouveauté 
soit  apte  à  mieux  accomplir  la  véritable  fin  de  la  musique ,  qui 
est  de  plaire  et  d'émouvoir  (1).  » 

La  haute  idée  qu'il  a  de  son  art  le  rend  très  sévère  pour  les 
autres  comme  pour  lui-même.  Le  musicien  n'est  pour  lui,  ni  un 
virtuose  ni  un  penseur;  c'est  un  homme,  dans  la  plus  noble  ac- 
ception du  mot,  un  homme  complet,  ayant  à  la  fois  la  techni- 
que et  l'intelligence  générale  de  son  art  (2). 

L'importance  de  Caccini  dans  la  réforme  de  Florence  est  dou- 
ble. 11  ne  forme  pas  seulement  une  école  de  compositeurs,  mais 
une  école  de  chanteurs,  et  donne  les  exemples  du  nouveau  style 
et  les  leçons  du  nouveau  chaut  (3). 

Il  raconte  lui-même  l'histoire  de  ses  découvertes.  Après  avoir 
rendu  hommage  au  comte  de  Vernio  et  à  sa  société,  il  dit  qu'il 
fut  encouragé  par  eux  à  se  défaire  de  cette  musique  qui  ne  tient 
pas  compte  des  paroles  et  déchire  la  poésie  (4),  et  à  retrouver  la 
manière  dont  parlent  Platon  et  les  philosophes  antiques  (5). 
Pour  eux ,  la  musique  est  constituée  par  trois  éléments  essen- 
tiels :  1°  la  parole  (favella)  ;  2°  le  rythme,  et,  en  dernier,  le  son. 
Le  contrepoint  s'écartait  absolument  de  ce  but;  les  chants  soli 
d'alors,  avec  accompagnement  d'instruments  à  cordes (6),  n'étaient 

(1)  «  Ma  perche  io  non  mi  sono  mai  quietato  dentro  à  i  termini  ordinarii 
et  usati  da  gli  altri,  anzi  sono  andato  sempre  investigando  più  novità  a  me 
possibile ,  pur  che  la  novità  sia  stata  atta  à  poter  meglio  conseguire  il  fine 
del  musico,  cïoè  dilettare,  e  muovere  l'affetto  dell'  anirno.»  (Nuove  Musiche.) 

(2)  Dans  la  profession  de  musicien,  dit-il  «  (per  l'eccellenza  sua),  non  ser- 
vono  solo  le  cose  particolari,  ma  tutte  insieme  la  fanno  migliore.  »  {Nuove 
Musiche.) 

(3)  Ses  deux  filles,  Settimia  et  Francesca ,  sont  parmi  les  plus  célèbres 
chanteuses  du  siècle.  Francesca  est  même  un  compositeur  dramatique  do 
grand  talent.  Voir  chapitre  V. 

(4)  «  Laceramento  délia  poesia.  »  {Nuove  Musiche.) 

(5)  o...  Ma  ad  attenermi  a  quella  maniera  cotanto  lodata  da  Platone  e  altri 
Filosofi,  che  affermarano  la  musica  altro  non  essere  che  la  favella  e  '1  ritmo, 
ed  il  suono  per  ultimo,  e  non  per  lo  contrario.  »  (Nuove  Musiche.) 

(G)  Caccini  lui-même  avait  composé  de  ces  chants,  avant  de  penser  au 
style  proprement  récitatif.  S.  Bonini  (dans  Lafage,  Essais  de  diphtérogra- 
pliic)  cite  notamment  le  O  Benedctlo  giorno  do  1589,  et  dit  que  ce  fut  lo 
premier  spécimen  de  monodie.  «  Giulio  Caccini,  à  S.  Spirito  do  Florence, 
«  entro  ad  una  nuvola,  »  chanta,  à  l'arrivée  do  M"10  Cristiana  de  Lorraine, 
O  Denedetto  giorno,  dont  le  titre  lui  est  longtemps  resté  comme  surnom.  » 
Picro  Bartli  confirme  que  Caccini  «  se  sentait  naturellement  porté  vois  la 
nouvelle  musique,  »  avant  d'étiu  confié  à  la  direction  de  son  père. 


70  LES   ORIGINES   DU  THÉÂTRE   LYRIQUE   MODERNE. 

pas  beaucoup  plus  heureux,  à  cause  de  la  multitude  des  passages 
d'agrément  sur  les  syllabes  brèves  ou  longues  qui  empêchaient 
d'entendre  les  paroles.  «  Ayant  donc  vu  que  de  telles  musiques 
ne  donnaient  d'autre  plaisir  que  celui  de  l'oreille ,  et  qu'on  ne 
pouvait  émouvoir  l'intelligence  sans  le  secours  des  paroles  (1),  » 
il  vint  à  l'idée  de  Gaccini  «  d'inventer  une  sorte  de  chant  où 
l'on  pût  comme  parler  en  musique.  Il  commença  à  composer 
des  chants  pour  voix  seule,  qui  lui  semblaient  plus  propres  à 
émouvoir  et  à  plaire  que  des  combinaisons  de  plusieurs  voix  en- 
semble. »  Ces  madrigaux  à  une  voix  (2)  furent  entendus  avec 
«  d'amoureux  applaudissements  (3)  »  dans  la  «  Gamerata  »  de 
Bardi.  Encouragé  par  le  succès,  mais  voulant  l'éprouver  encore 
sur  des  gens  moins  prévenus  que  ses  amis  de  Florence,  Gaccini 
se  rendit  à  Rome ,  où  il  fit  exécuter  ses  œuvres  dans  les  salons, 
—  chez  Nero  Neri ,  Lione  Strozzi ,  etc.  Il  y  acquit  la  certitude 
qu'il  était  dans  la  bonne  voie  et  prit  confiance  dans  ses  forces  (4). 
De  retour  à  Florence,  il  eut  l'idée  de  créer  un  genre  de  can- 
zone  poétique  et  grave ,  avec  accompagnement  de  plusieurs  ins- 
truments à  cordes  (5).  Il  s'adressa  aux  poètes  gentilshommes 
de  sa  connaissance;  Gabriello  Ghiabrera  lui  fournit  des  vers 
dans  tous  les  mètres.  Il  en  mit  en  musique  un  très  grand 
nombre,  se  faisant  ainsi  la  main   au  nouveau  style  drama- 


(1)  «  Veduto  adunque,  che  tali  musiche  e  musici  non  davano  altro  di- 
letto,  fuori  di  quello  che  poteva  l'armonia  dare  ail'  udito  solo,  poichè  non 
potevano  esse  muovere  l'intelletto  senza  l'intelligenza  délie  parole,  mi 
venne  pensiero  introduire  una  sorte  di  musica  per  cui  altri  potesse  quasi 
che  in  armonia  favellare,  usando  in  essa  una  certa  nobile  sprezzatura  di 
canto,  trapassando  talora  per  alcune  false,  tenendo  perô  la  corda  del  basso 
ferma,  eccetto  che  quando  io  me  ne  voleva  servire  ail'  uso  comune,  con  le 
parti  di  mezzotocche  dall  instrumcnto,  per  esprimere  qualche  affetto,  non 
essendo  buone  per  altro.  »  (Nuove  Musiche). 

(2)  Madrigaux  :  «  Perfidissimo  volto;  —  Vedro  '1  mio  sol;  —  Dovrô  dun- 
que  morire,  »  et  un  air  sur  l'églogue  de  Sannazar  :  «  Itene  ail'  ombra,  »  — 
écrits  a  dans  ce  style,  »  dit  Caccini,  «  que  j'employai  ensuite  pour  les  piè- 
ces qui  ont  été  représentées  avec  chant,  à  Florence.  » 

(3)  «  Amorevole  applauso.  » 

(4)  On  lui  dit  que  jusqu'alors  on  n'avait  jamais  entendu  chant  d'une  voix 
seule  sur  un  simple  instrument,  qui  eût  eu  tant  de  force  pour  émouvoir  le 
cœur,  «  ...dicendomi  per  fine  a  quei  tempi  non  haverc  udito  mai  armonia 
d'una  voce  sola  sopra  un  semplice  strumento  di  corde  ,  che  havcssc  havuto 
tanta  forza  di  muovere  l'affetto  dcll'  animo  quanto  quei  madrigali.  »  (Nuove 
Musiche.) 

(5)jTJusqu'alors ,  d'après  Caccini ,  on  ne  composait  guère  que  des  canzo- 
nette  sur  paroles  assez  brèves.  ♦ 


l'antiquité  et  le  drame  lyrique  florentin.  71 

tique  et  y  habituant  le  goût  public,  qui  accueillait  avec  en- 
thousiasme ses  moindres  œuvres.  Dans  toutes,  il  cherchait  à 
traduire  le  sens  des  paroles  en  émotions  musicales  (1).  Il  ne  s'y 
refusait  pas  l'agrément  de  certains  passages,  ports  de  voix,  em- 
bellissements, qui  ornent  le  chant  sans  en  augmenter  l'expres- 
sion, —  ces  lianes  charmantes  et  dangereuses  de  la  musique  ita- 
lienne, qui  l'ont  quelquefois  étouffée.  Mais  Gaccini  en  réglait 
l'emploi  avec  bon  sens,  faisant  le  procès  à  leur  abus,  et  reven- 
diquant les  droits  de  la  vérité  et  de  la  simplicité  (2).  Il  exige  que 
le  chanteur,  comme  le  compositeur,  s'appliquent  avant  tout  à 
comprendre  la  poésie ,  à  s'en  bien  pénétrer,  et  à  l'exprimer  avec 
goût  et  émotion  ;  la  beauté  du  morceau ,  la  qualité  d'œuvre  d'art 
vient  après  ;  on  est  toujours  beau  quand  on  est  expressif. 

C'est  une  hardie  révolution  qu'annoncent  de  telles  paroles. 
Elle  peut  renouveler  l'art  en  le  retrempant  dans  la  nature;  mais 
elle  peut  en  revanche  étouffer  la  musique,  qu'elle  subordonne  à  la 
poésie,  et  je  voudrais  savoir  ce  qu'en  aurait  pensé  Mozart ,  qui  sou- 
mettait si  fièrement  la  poésie  à  la  musique  (3).  Cependant  Mozart 


(1)  «  Ho  sempre  procurata  l'imitazione  dei  concetti  délie  parole,  ricercando 
quelle  corde  più  e  meno  affettuose  secondo  i  sentimenti  di  esse,  e  che  par- 
ticolarmente  havessero  grazia,  etc.  »  (Nuove  Musiche). 

(2)  «  Les  passages  ne  sont  pas  nécessaires  à  la  bonne  manière  du  chant, 
mais  je  crois  plutôt  à  un  certain  chatouillement  de  l'oreille  («  ma  credo  io 
più  tosto  per  una  certa  titillatione  a  gli  orecchi  »)  de  ceux  qui  ne  savent 
pas  ce  que  c'est  que  chanter  avec  passion.  Rien  au  monde  n'est  plus  con- 
traire à  l'émotion  («  affetto  »).  Je  ne  m'en  suis  servi  que  dans  les  morceaux 
moins  expressifs,  et  seulement  sur  les  syllabes  longues  et  dans  les  cadences 
finales.  Dans  tous  les  cas,  quand  on  en  use,  ce  doit  être  avec  méthode  et 
non  pas  au  hasard  ou  d'après  la  pratique  du  contrepoint.  Pour  bien  com- 
poser ou  chanter  dans  ce  style,  il  est  beaucoup  plus  important  de  com- 
prendre l'idée  et  les  paroles,  de  les  sentir  et  de  les  exprimer  avec  goût,  et 
émotion,  que  de  savoir  le  contrepoint.  («  Alla  buona  maniera  di  comporre 
e  cantare  in  questo  stile,  serve  molto  più  l'intelligenza  del  concetto,  e  délie 
parole,  il  gusto  e  l'imitazione  di  esso ,  cosi  nelle  corde  affettuose,  come 
nello  csprimcrlo  con  affetto  cantando,  che  non  serve  il  contrappunto...  ») 
On  s'est  fait  une  façon  de  chanter  uniformément  sentimentale.  («  ...  una  ma- 
niera di  cantare  (verbi  grazia)  tutta  affettuosa  con  una  regola  générale.  ») 
Quelque  parole,  quelque  sens  que  ce  soit,  la  manière  est  devenue  le  fonde- 
ment de  la  passion  La  cause  de  ce  défaut  est  que  le  musicien  no  sait  pas 
bien  ce  qu'il  veut  chanter...  («  La  radice  del  quai  difetto  (se  non  m'inganno), 
è  cagionata  perche  il  musico  non  bene  possiede  prima  qucllo,  che  egli  vuol 
cantare.  »)  (Nuove  Musiche.) 

(3)  «  Dans  un  opéra,  il  faut  absolument  que  la  poésie  soit  la  fille  obéis- 
sante de  la  musique...  Un  opéra  doit  évidemment  plaire  d'autant  plus  quo 
le  plan   de  la  pièce  sera  bien  composé ,  mais  quo  les  paroles  auront  été 


72  LES   ORIGINES    DU   THÉÂTRE   LYRIQUE  MODERNE. 

lui-même  a  profité  de  la  réforme,  et  c'est  une  exception  dans  son 
œuvre  que  le  pur  objet  d'art ,  qui  n'exprime  pas  un  sentiment, 
une  passion,  un  état  d'âme  (1).  Les  idées  de  Gaccini  et  de  l'école 
florentine  sont  vraies  et  fortifiantes  pour  les  génies;  elles  redou- 
blent leur  force  en  leur  donnant  des  règles,  en  les  enserrant  dans 
le  respect  de  la  vérité,  et  en  les  contraignant  à  la  précision.  Elles 
sont  dangereuses  et  desséchantes  pour  la  foule  des  musiciens, 
qui  se  sont  réduits  au  rôle  de  souligneurs  de  rimes,  et  elles  ont 
créé  le  genre,  rarement  sublime,  toujours  monotone,  et  souvent 
ennuyeux,  de  l'opéra  du  dix-septième  siècle. 

Les  exemples  que  Gaccini  joint  aux  préceptes  dans  ses  Nuove 
Musiche  de  1601,  sont  des  plus  instructifs.  Ils  forment  un  recueil, 
non  seulement  de  précieux  conseils  pour  l'art  du  chant,  mais  de 
modèles  pour  les  nuances  des  passions.  C'est,  en  style  récitatif, 
la  contrepartie  des  essais  d'Orazio  Vecchi  en  style  madrigalesque, 
dans  les  Veilles  de  Sienne.  On  y  trouve  des  exemples  «  d'esclarna- 
zione  languida,  »  «  d'esclamazione  spiritosa,  »  «  d'esclamazione 
viva,  più  viva,  larga,  rinforzata,  »  «  di  favella  in  armonia,  »  etc. 
On  voit  combien  Gaccini,  et  tous  les  vieux  maîtres  d'Italie,  étaient 
en  rapport  constant  et  direct  avec  la  nature.  Mais  on  pressent 
aussi  le  danger  de  ces  beaux  cahiers  d'expressions ,  pour  les  élè- 
ves, —  les  maîtres  de  la  génération  suivante;  ils  y  puisent  la 
tentation  de  sentir  et  de  parler,  selon  des  formules  toutes  faites. 
Et  déjà  en  1601,  nous  apprenons  de  Gaccini,  qu'il  n'imprime 
ces  mélodies,  après  s'y  être  longtemps  refusé,  que  parce  qu'on 
les  emploie  mal  à  propos  et  sans  les  bien  connaître,  qu'on  les 
imite,  qu'on  les  gâte,  et  qu'on  perd  le  profit  de  la  découverte. 

Dans  le  même  temps,  Péri  travaillait  à  restaurer  le  drame  néo- 
grec, et,  devançant  Gaccini,  en  donnait  le  premier  modèle.  Iacopo 
Péri,  élève  de  Gristofano  Malvezzi  (2),  avait  plus  de  science  har- 


écrites  uniquement  pour  la  musique, 'et  qu'on  n'y  aura  pas  introduit  çà  et 
là  des  mots  ou  même  des  strophes  entières  capables  de  gâter  toute  l'idée 
du  compositeur,  et  cela  pour  l'amour  d'une  malheureuse  rime  qui,  quelle 
qu'elle  soit,  mon  Dieu!  n'ajoute  absolument  rien  au  mérite  d'une  représen- 
tation théâtrale,  et  lui  nuit  plutôt!...  »  (Mozart,  Lettre  du  13  octobre  1781.) 

(1)  Voir  les  lettres  de  Mozart,  passim,  et  en  particulier  celles  des  8  no- 
vembre, 6  décembre  1777,  2G  septembre  1781,  qui  se  rapportent  à  VEnlève- 
ment  au  sérail. 

(2)  Voir  chap.  II. 


l'antiquité  et  le  drame  lyrique  florentin.  73 

monique  que  son  jeune  rival,  Caccini,  bien  que  très  inférieurs 
l'un  et  l'autre  aux  grands  madrigalistes  du  seizième  siècle.  Il  était 
universellement  connu  pour  sa  virtuosité  sur  l'orgue ,  et  tous  les 
instruments  «  di  tasto,  »  et  surtout  par  son  admirable  voix  de  so- 
prano. Les  salons  aristocratiques  se  disputaient  le  beau  chanteur, 
dont  la  chevelure  dorée  était  un  des  attraits  de  Florence  vers 
1590  (1).  Le  grand-duc  avait  fait  de  lui  le  directeur  en  chef  de  sa 
musique;  aussi  jouissait-il  d'une  suprématie  incontestée  sur  tous 
les  artistes. 

Péri  ne  semble  pas  avoir  eu  la  douceur  de  caractère  de  Caccini. 
La  conscience  qu'il  avait  de  sa  valeur  le  rendait  souvent  d'un 
commerce  difficile  (2).  Il  avait,  d'ailleurs,  le  petit  ridicule  de 
vouloir  ajouter  à  la  gloire  du  talent  la  noblesse  de  la  naissance  ; 
et  ses  compatriotes  exercèrent  quelquefois  leur  esprit  aux  dépens 
de  cet  enfant  trouvé,  qui  se  targuait  de  descendre  des  Péri,  vieux 
nobles  florentins  (3).  Ruspoli  le  traite  même  de  faux  dévot  et  de 
faux  bonhomme  (4);  il  va  jusqu'à  insinuer  les  plus  odieuses 
calomnies  sur  sa  moralité.  Mais  Ruspoli  avait  un  ami  à  venger, 
et  ses  injures  sont  sujettes  à  caution.  Péri  s'était  fait  beaucoup 
d'ennemis  à  Florence  ;  dans  sa  haute  situation  près  du  prince,  il 
usa  peu  de  son  crédit  en  faveur  des  artistes,  qui  ne  l'oublièrent 

(1)  «  Bellissima  capellatura  fra  bionda  et  rossa.  »  Il  lui  devait  son  surnom 
de  Zazzerino. 

Rosselli,  dans  son  commentaire  d'un  fort  méchant  sonnet  de  Franc.  Rus- 
poli contre  Péri,  nous  donne  de  curieux  détails  sur  la  personne  du  Zazze- 
rino. Le  portrait  n'est  pas  flatté  (sans  doute  pour  piquer  la  fatuité  du  chan- 
teur). «  11  était  de  taille  raisonnable,  maigre  et  sec,  et  dans  sa  vieillesse 
non  seulement' avait  les  jambes  sans  molets,  mais  encore  plus  grosses  du 
bas  que  du  haut;  et  au  bout,  deux  vilains  grands  pieds,  qu'il  tenait  si  écar- 
tés, et  les  pointes  si  en  dehors,  que  lorsqu'il  cheminait  par  les  rues...  etc.  » 

»  Di  statura  giusta,  magro  et  asciutto,  e  nella  sua  vecchiaia  non  solo 
aveva  le  gambe  senza  polpe,  ma  ancora  più  grosse  da  piedi  che  da  capo,  e 
aile  fine  di  quelle  aveva  certi  piedacci  grandi  i  quali  teneva  di  modo  lar- 
ghi,  e  con  le  punte  tanto  lontane  l'una  dalP  altra,  che  quando  camminava 
per  le  strade  serrava  quasi  con  essi  gli  sportelli  aile  botteghe...  etc.  » 

(1)  Voir  notamment  dans  le  livre  de  M.  Corrado  Ricci  sur  les  Théâtres  de 
Bologne  au  dix-septième  siècle,  ses  disputes  avec  Rinuccini  pour  une  re- 
présentation d'Euridice  à  Bologne,  en  1616. 

(3i  II  sut  gouverner  habilement  sa  fortune  et  mener  ses  affaires  en  même 
temps  que  sa  gloire;  il  épousa  une  assez  noble  demoiselle  di'  Fortini,  qui 
lui  apporta  une  riche  dot  et  lui  donna  six  fils.  Rosselli  nous  a  laisse  sur  eux 
des  renseignements  assez  curieux  (voir  Lafage,  Essais  de  diphtérographie). 
L'ainé  fut  un  élève  tout  à  fait  distingué  de  Galilée. 

(4)  Naturn  inclina  al  mnle  e  viene  a  farsij 

L'abito  poi  difficile  a  mutursi. 


74  LES   ORIGINES    DU   THÉÂTRE    LYRIQUE    MODERNE. 

point.  Je  croirais  volontiers  que  Péri  avait  le  goût  difficile,  et  un 
respect  de  son  art,  qui  le  rendait  plus  dédaigneux  que  de  raison 
pour  les  musiciens  médiocres.  Il  fut,  en  revanche,  tout  dévoué  à 
Monteverde,  et  il  y  avait  quelque  mérite;  car  il  vit  préférer 
Y  Ariane  à  sa  Teti  (faite  en  collaboration  avec  Gini),  en  1608,  à 
Mantoue  (1).  11  se  montre  plus  empressé  encore  à  servir  Gagliano. 
Il  admire  sans  réserve  ses  œuvres,  et  les  préfère  aux  siennes 
propres  (2).  Il  se  dévoue  à  leur  étude ,  les  dirige  en  l'absence  de 
l'auteur  (3),  et  dans  tous  ses  rapports  avec  lui ,  fait  preuve  d'un 
désintéressement  absolu.  Il  se  peut  d'ailleurs  que  dans  d'autres 
circonstances,  Péri  ait  montré  une  certaine  dureté  orgueilleuse  et 
méprisante.  Il  traitait  son  génie  comme  un  hôte  que  l'on  reçoit 
avec  des  égards.  Gela  est  naturel.  Le  caractère  et  le  génie  sont 

(1)  «  Quelle  cose  di  Monteverde  sono  ammirate  da  tutti  universalmente,  e 
dal  Zazzerino  fuor  di  modo  »  (Rinuccini,  24  juin  1610.  Florence.  —  Arch. 
Gonzaga.) 

(2)  «  La  Dafne  fatta  recitare  da  V.  Ecc.  111.  arricchita  dallo  stesso  Rinuc- 
cini di  nuove  invenzioni,  e  composta  dal  Sig.  Marco  (da  Gagliano),  con  in- 
finito  gusto  al  pari  di  ogni  altra  e  d'avantaggio,  poichè  tal  modo  di  canto 
è  slato  conosciuto  più  proprio  e  più  vicino  al  parlare  che  quello  di  qual- 
cun  altro  valent'  huomo.  »  (8  avril  1608.  Péri  au  card.  Ferd.  Gonzaga.  — 
Arch.  Gonzaga.) 

(3)  Gagliano  retenu  à  Mantoue,  était  cependant  contraint  à  faire  jouer  de 
la  musique  à  S.  Lorenzo  de  Florence.  Péri  se  charge  de  tout  pour  lui  : 

«  Poichè  V.  Ecc.  Illma  mi  comanda  ch'  io  eserciti  le  musiche  del  Signor 
Marco  da  Gagliano,  et  in  particoliire  quelle  che  cantano  soli,  stia  per  sicura 
ch'  io  non  manchorô  d'  ogni  diligcnza,  e  lo  custodirô  come  le  mie  proprie, 
e  dica  pure  al  Signor  Marco  che  se  ne  stia  con  l'animo  quieto,  che  qui  el 
suo  servizio  non  patirà,  et  in  vero  che  V.  Ecc.  Illma  non  poteva  raccoman- 
darle  a  suggetto  che  vedessi  le  cose  del  Signor  Marco  con  più  affezione  di 
me.  »  (10  mars  1608.  Péri  au  card.  Ferd.  Gonzaga.  —  Arch.  Gonz.  Cité  par 
Davari.) 

On  pourrait  même  trouver  que  Péri  se  départ  un  peu  trop  de  sa  réserve 
habituelle,  quand  il  s'agit  des  grands  seigneurs. 

«  Le  giuro  in  verità  che  quella  :  «  Chi  da  lacci  d'Amor,  »  mi  è  parsa  tanto 
vagha  e  nuova,  che  mi  ha  fatto  sdimenticar  la  mia,  che  pur  ci  havevo  den- 
tro  qualche  effetto,  sendomi  stata  più  volte  assai  commendata  :  ma  spo- 
gliàto  d'  interesse,  giudico  e  confesso,  esser  questa  di  V.  Ecc.  Illma  assai  più 
bella.  »  (23  avril  1608.  Id.)  (à  propos  d'airs  composés  pour  Dafné  par  le  car- 
dinal Gonzaga.) 

Les  hommes  du  dix-septième  siècle,  les  plus  francs  et  le  plus  vraiment 
artistes  ,  ont  deux  poids  et  deux  mesures ,  selon  qu'il  s'agit  de  juger  les 
grands  seigneurs  ou  les  gens  de  leur  classe.  Je  crois  qu'il  ne  serait  pas  très 
intelligent  d'en  rire.  Ils  étaient  sincères  dans  cette  foi,  comme  nous  le  som- 
mes encore,  involontairement,  en  jugeant  diversement  les  mêmes  actes  de 
courage  et  de  bonté,  ou  les  mêmes  productions  littéraires,  chez  un  homme 
comme  nous,  ou  chez  un  souverain. 


l'antiquité  et  le  drame  lyrique  florentin.  75 

distincts  chez  Péri.  L'un  fut  peut-être  hautain  et  désagréable. 
L'autre  ne  conquiert  pas  seulement  l'estime  ;  il  attire  la  sympathie. 
Il  avait  quelque  chose  de  triste  et  de  passionné.  Bonini  dit  que 
son  talent  était  «  di  concetto  lagrimevole;  »  il  dit  encore  «  qu'il 
faisait  toujours  pleurer,  quand  il  chantait  «  materie  lugubri , 
corne  suo  proprio  talento.  »  D'autres  parlent  de  «  sua  dolce  e 
affettuosa  maniera.  »  Encore  aujourd'hui ,  ses  airs  d'Orphée  tou- 
chent par  leur  profonde  mélancolie,  et  il  n'est  pas  douteux  qu'un 
grand  acteur  ne  puisse  en  les  chantant ,  nous  arracher  des  lar- 
mes, comme  au  temps  de  l'auteur.  Doni  et  tous  les  bons  juges 
parlent  avec  admiration  de  sa  noblesse  d'art  et  de  sa  simplicité 
tragique.  Piero  Bardi  loue  sa  science  et  le  naturel  de  sa  décla- 
mation (1).  Sans  avoir  peut-être  l'abondante  verve  de  Gaccini,  il 
l'a  surpassé  par  la  noblesse  de  ses  pensées.  Moins  musicien  de 
race,  surtout  moins  Italien,  Péri  est  un  poète;  et  si  l'on  cherchait 
les  devanciers  de  l'opéra  français,  peut-être  ne  trouverait-on  per- 
sonne qui  annonçât  aussi  bien  que  lui  la  tragédie  de  Quinault  et 
Lully. 


Deux  autres  hommes,  amis  du  comte  de  Vernio,  jouèrent,  sans 
être  musiciens,  un  rôle  important  dans  la  réforme  de  la  musique. 
L'un  était  le  poète  Ottavio  Rinuccini  ;  l'autre,  le  savant  Jacopo 
Corsi.  Celui-ci,  riche,  instruit  et  artiste ,  fit  généreusement  pro- 
fiter de  sa  fortune  et  de  son  expérience  les  musiciens  et  leurs 
œuvres  (2).  L'autre  voulut  être  et  fut  le  poète  attitré  du  nouveau 


(1)  «  Pcri  aveva  più  scienza,  e  trovato  modo  con  ricerchar  poche  corde,  e 
con  altra  esatta  diligenza  d'imitare  il  paiiar  familiare,  acquistô  gran  fama. 
Giulio  (Caccini)  ebbe  più  leggiadria  nelle  sue  invenzioni.  »  (P.  Bardi.) 

«  Péri  fu  ancora  nell'  arte  di  sonare  di  tasti  leggiadro  et  artifizioso,  e 
nell'  accompagnar  il  canto  con  le  parti  di  mezzo,  unico  e  singolare.  » 
(Bonini.) 

«  In  Giulio  Romano  vi  si  scorge  maggior  varietà  di  pensieri,  ma  nel  Péri 
più  nobili  e  uno  stilo  direi  più  tragico,  siccome  quell'  altro  (Monteverde?) 
ha  più  di  comico,  esscndo  quello  più  ornato  e  questo  più  scmplice  e 
maestoso.  »  (Doni,  Trattato  délia  musica  scenica,  p.  44.) 

(2)  «  Jacopo  Corsi,  che  infiammatosi ,  e  non  contcnto,  se  non  dell'  eccel- 
lente  in  qucst'  arte,  instruiva  que'  compositori,  con  pensieri  eccellenti  e  dot- 
trine  mirabili,  corne  conveniva  a  cosa  si  nobile.  »  (Lettre  de  Piero  Bardi.) 

Corsi  s'était  lui-même  occupé  de  la  composition  de  la  célèbro  Dafné.  On 
trouvera  deux  morceaux  de  lui  dans  un  manuscrit  do  Bruxelles,  8450,  litt.  f. 
Il  mourut  en  1 004.  Voir,  dans  le  deuxième  livre  des  madrigaux  à  5  voix  do 
Marco  da  Gagliano,  IGOi,  des  morceaux  pour  la  mort  de  Corsi. 


76  LES    ORIGINES    DU    THEATRE    LYRIQUE    MODERNE. 

drame  lyrique;  et  ses  Orphée  et  ses  Dafné  fournirent  le  premier 
type,  indéfiniment  répété,  peut-être  le  plus  parfait,  de  la  tragédie 
en  musique. 

Rinuccini,  comme  tous  les  artistes  de  la  Gamerata,  était  hanté 
du  souvenir  de  l'art  grec,  et  la  supériorité  de  l'ancienne  tragédie 
sur  le  théâtre  moderne  l'humiliait  profondément  (1).  Il  y  pensa 
longuement  avec  Corsi  (2),  et  après  quelques  essais  de  ce  dernier 
pour  mettre  en  musique  quelques  airs  de  sa  tragédie  de  Dafné,  ils 
en  parlèrent  tous  deux  à  Péri  (vers  1594).  Il  s'agissait,  suivant 
Péri,  de  faire  «  une  simple  épreuve  du  pouvoir  de  la  musique 
moderne.  »  Rinuccini,  plus  assuré,  dit  :  «  Il  fallait  donner  la 
preuve,  qui  semblait  incroyable,  que  notre  musique  était  capable 
de  rehausser  les  passions  du  poème.  »  Péri  se  mit  à  l'œuvre. 
«  Considérant  qu'il  s'agissait  de  poésie  dramatique,  et  qu'ainsi  le 
chant  devait  toujours  se  modeler  sur  la  parole  (bien  qu'on  n'ait 
jamais  parlé  en  chantant),  »  Péri  imagina  que  les  anciens  em- 
ployaient des  formes  musicales  a  qui,  plus  relevées  que  le  parler 
ordinaire,  et  moins  régulièrement  dessinées  que  les  pures  mélo- 
dies du  chant,  fussent  à  mi-chemin  des  deux  (3).  » 

En  poésie,  Rinuccini  adopte  la  forme  de  l'ïambe.  En  musique, 
Péri,  tâchant  d'oublier  tout  style  connu,  cherche  à  retrouver  la 
«  Diastematica  »  des  anciens,  qui  prend  une  moyenne  entre  les 
mouvements  rapides  du  drame,  et  ceux  du  chant,  lents  et  retar- 
dés. Il  étudie  la  langue  italienne,  et  y  reconnaît  certains  accents 
qui  peuvent  servir  de  fondement  au  style  récitatif  musical.  Ces 
accents  s'infléchissent  dans  le  cours  de  la  conversation,  passent 
par  des  dégradations  et  des  nuances  insensibles  pour  la  musique, 


(1)  Le  travail  de  Rinuccini  n'a  même  pas  été  perdu  pour  le  théâtre  italien 
en  général.  Les  hellénisants  ont  arrêté  un  instant  la  décadence  du  goût  lit- 
téraire, comme  les  académies  de  peinture  réagissaient  à  la  même  époque 
contre  les  extravagances  des  derniers  disciples  de  Michel  Ange.  Après  les 
tragédies  sanglantes  et  les  comédies  sans  mesure  du  seizième  siècle,  le 
drame  musical  des  Florentins  paraît  une  renaissance  du  théâtre.  C'est  ainsi 
qu'on  le  présente  dans  presque  tous  les  prologues.  (Ecole  de  Chiabrera.) 

(2)  Les  principaux  documents  pour  l'histoire  de  ces  recherches  sont  :  la 
dédicace  à'Euridice  par  Rinuccini,  et  la  préface  de  Péri  à  la  même  pièce, 
ainsi  que  la  préface  de  Gagliano  à  sa  Dafnè. 

(3)  «  Onde  veduto,  che  si  trattava  di  Poesia  dramatica,  e  che  perô  si 
doveva  imitar  col  Canto,  chi  parla  (e  senza  dubbio  non  si  parlé  mai  can- 
tando) ,  stimai  che  gli  antichi  Greci ,  e  Romani  (i  quali  secondo  l'opinione 
di  molti  cantavano  su  le  Scène  le  Tragédie  intere)  usassero  un  armonia, 
che  avanzando  quella  del  parlar  ordinario,  scendesse  tanta  dalla  melodia 
del  cantare,  che  pigliasse  forma  di  cosa  inezzana,  »  (Préf.  à  Euridice.  Péri.) 


l'antiquité  et  le  drame  lyrique  florentin.  77 

jusqu'à  ce  qu'ils  retombent  sur  de  nouvelles  consonnances  capa- 
bles d'être  notées  (1).  Il  fait  une  étude  des  modes  et  des  accents 
qui  servent  dans  la  douleur,  la  joie,  les  passions.  Péri  ne  répond 
pas  d'ailleurs  de  rester  fidèle  à  la  pensée  antique;  mais  le  style 
qu'il  retrouve,  lui  semble  le  seul  qui  puisse  se  prêter  dans  notre 
musique  moderne  à  l'expression  du  drame. 

Ses  intelligentes  recherches,  et  les  musiques  qu'il  composa  à 
l'appui  de  ses  théories,  pour  la  Dafné,  charmèrent  Rinuccini  et 
Corsi.  On  les  fit  entendre  d'abord  dans  un  cercle  d'amis,  qui  en 
furent  enchantés;  puis,  un  soir  du  Carnaval  1597,  la  Dafné  fut 
représentée  dans  la  maison  de  Corsi ,  en  présence  du  grand-duc 
Ferdinando- Medici,  des  cardinaux  dal  Monte  et  Montalto,  de 
Piero  Strozzi,  Francesco  Cini,  et  d'une  foule  de  gentilshommes (2). 
Ce  fut  un  coup  de  foudre.  «  Le  plaisir  et  la  stupeur,  qui  saisirent 
l'âme  des  auditeurs  devant  ce  spectacle  si  nouveau,  ne  se  peut 
exprimer  (3).  »  On  était  venu  avec  défiance;  il  semblait  que  le 
chant  dût  alourdir  la  parole  et  «  engendrer  l'ennui;  »  Rinuccini 
lui-même  n'avait  qu'à  demi  confiance  dans  le  succès  (4).  Le  spec- 
tacle fut  une  révélation.  Il  n'y  eut  personne  qui  ne  sentît  qu'on 
était  en  présence  d'un  art  nouveau.  Plusieurs  représentations  se 
succédèrent.  La  célèbre  Vettoria  Archilei  (5)  ajoutait  au  succès 
par  la  beauté  dramatique  de  son  chant.  Trois  années  de  suite,  au 
carnaval,  la  Dafné  fut  reprise  avec  le  même  succès. 

Rinuccini,  enflammé  par  la  victoire,  se  remit  à  l'œuvre  avec 
Péri,  et  composa  YEtiridice  (6).  Elle  fut  représentée  en  grand  ap- 


(1)  Notre  plus  grand  tragédien  moderne,  M.  Mounet-Sully,  qui  n'a  certes 
pas  connaissance  de  Péri ,  me  faisait  part  de  ses  recherches  toutes  sembla- 
bles pour  la  création  d'un  style  récitatif  et  lyrique  qui  tint  le  milieu  entre 
la  phrase  musicale  et  le  vers  déclamé,  passant  de  tons  précis  à  d'autres  tons 
précis,  par  une  série  de  quarts  de  ton,  ou  dégradations  de  ton  non  suscep- 
tibles d'être  notés,  mais  perçus  avec  précision  par  l'oreille. 

(2)  Préfaces  de  Rinuccini  et  de  Péri  à  Euridice,  1600.  «  Che  nella  nobiltà 
fiorisce  hoggi  la  musica.  »  La  partition  de  la  Dafné  est  perdue.  En  1608, 
Gagliano  fit  une  nouvelle  musique  (conservée  jusqu'à  nous)  sur  le  livret  de 
Rinuccini. 

(3)  Préface  de  Gagliano  à  sa  Dafné. 

(4)  Ibid. 

(5)  Vettoria  Archilei  (1550  ou  1560-1640),  «  l'Euterpe  de  notre  temps  » 
(Péri)  (Voir  aussi  la  lettre  de  P.  délia  Valle  à  Lelio  Giudiccioni,  16  jan- 
vier 1640).  Elle  n'était  point  belle,  mais  la  première  chanteuse  de  l'époquo. 
Elle  ornait  le  chant  écrit,  de  longs  «  giri  »  et  «  gruppi  »  qui  le  défiguraient , 
mais  qui  étaient  fort  à  la  mode ,  et  dont  lo  chanteur  Péri  fait  grand  éloge. 

(6)  Jacopo  Péri,  Le  Musiche  di  J.  P.  nobil  fiorentino  sopra  VEuridice, 
del  sig.  Ottavio  Rinuccini ,  rappresentate  nello  Sponsalizio  délia  Cristia- 


78  LES    ORIGINES    DU   THÉÂTRE    LYRIQUE    MODERNE. 

parât,  au  palais  Pitti ,  pour  les  noces  de  Marie  de  Médicis  avec 
Henri  IV,  le  6  octobre  1600;  le  duc  de  Bellegarde  était  présent. 
La  date  est  restée  mémorable  dans  l'histoire  de  l'art  ;  car  elle  a 
consacré  définitivement  l'avènement  de  l'opéra.  Le  solennel  re- 
tentissement des  fêtes,  la  part  que  prirent  à  la  représentation  les 
plus  fameux  musiciens  et  les  plus  nobles  seigneurs  d'Italie  (1),  le 
génie  de  Péri,  qui  chanta  lui-même  le  rôle  d'Orphée  avec  un  art 
admirable  (2),  eurent  dans  toutes  les  cours  italiennes,  et  presque 
aussitôt  dans  celles  de  l'étranger,  un  éclatant  écho  qui  devait  sus- 
citer la  jalousie  des  princes  à  servir  Fart  nouveau. 

L'Orfeo  de  Péri  était  à  peine  représenté,  que  Gaccini  écrivait 
une  autre  musique  pour  le  même  poème  (3)  (il  avait  fait  repré- 
senter auparavant,  aux  fêtes  du  mariage,  une  petite  pièce  pasto- 
rale, II  ratio  di  Cefalo,  le  9  octobre  1600,  au  Palais- Vieux)  (4).  — 
Déjà  Gagliano  se  préparait  à  marcher  sur  leurs  traces  (5).  Mon- 


nissima  Maria  Medici  regina  di  Francia  e  di  Navarra.  Florence,  Marescotti 
1600  (Exemplaires  à  Bologne  (Lie.  mus.) ,  aux  diverses  bibl.  de  Florence,  à 
Bruxelles  et  à  Crespano). 

Nouvelle  édition  en  1608.  Venise,  Raverii  (Exemplaires  à  Bologne,  Flo- 
rence, à  la  Bibl.  Sainte-Cécile  de  Rome,  et  à  Londres). 

Kiesewetter  en  a  publié  quelques  morceaux  à  la  fin  de  son  livre  :  Schich- 
sale  und  Beschaffenheit,  etc.  Il  n'y  a  pas  d'orchestre  marqué  dans  la  parti- 
tion. Les  chœurs  sont  très  peu  développés. 

(1)  «  Un  noble  d'Arezzo,  Francesco  Rasi,  «  di  voce  granita  e  suave,  »  élève 
de  Caccini  (suivant  Bonini),  chantait  Aminta.  Antonio  Brandi  tenait  le  rôle 
d'Arcetro  ;  Melchior  Palantrotti ,  celui  de  Plutone;  tandis  que  derrière  la 
scène,  l'orchestre  était,  tenu  par  des  seigneurs  :  Jacopo  Corsi  jouait  le  gra- 
vicembalo;  D.  Grazia  Montalvo,  le  chitarrone;  Giovambattista  del  Violino, 
la  lira  grande;  et  Giovanni  Lupi,  le  liuto  grosso.  »  (Préf.  de  Péri.) 

«  Notre  ami  Orazio  Vecchi,  «  nobilissimo  testimonio  del  mio  pensiero,  » 
l'entendit.  »  (Préf.  de  Péri.) 

(2)  «  Alors  Jac.  Péri  retrouva  cette  merveilleuse  façon  de  réciter  en 
chantant,  que  toute  l'Italie  admira.  »  (Préf.  de  Gagliano  à  Dafné.) 

(3)  Giulio  Caccini,  L'Euridice, .composta  in  musica ,  in  stile  rappresenta- 
tivo  da  G.  C.  detto  Romano.  Florence,  Marescotti,  1600.  Dédicace  du  20  dé- 
cembre 1600  à  G.  Bardi  (Exemplaires  aux  Bibl.  de  Florence,  à  la  Sainte- 
Cécile  de  Rome,  à  Naples,  Venise,  Bologne,  Crespano  et  Vienne). 

Nouvelle  édition  en  1615.  Venise,  Vincenti  (Exemplaire  à  Oxford). 

(4)  Le  dernier  chœur  du  Rapimento  di  Cefalo  est  imprimé  à  la  fin  des 
Nuove  Musiche  de  1601,  Florence. 

(5)  Je  crois  bon  d'ajouter  ici  la  liste  des  autres  œuvres  connues  (par  le 
titre,  la  partition  étant  perdue,  sauf  pour  la  Flora,  voir  Gagliano)  de  Péri  : 

Carnaval  1615,  Guerra  d'Amore,  opéra  di  festa,  mascarade,  poés.  Salva- 
dori  (Péri  y  prit  part  à  la  composition  musicale,  de  concert  avec  P.  Grazie, 
Signorini,  Turco). 


l'antiquité  et  le  drame  lyrique  florentin.  79 

teverde  revenait  de  Belgique  avec  les  éléments  de  sa  révolution 
musicale  (1),  qui  devait  compléter  et  assurer  celle  de  l'opéra  flo- 
rentin. Enfin,  un  autre  musicien  du  grand-duc,  l'un  des  compo- 
siteurs de  la  fête  de  1589  (2),  travaillait  avec  moins  de  bruit,  mais 
non  moins  de  talent,  à  la  réforme  dramatique,  où  il  devançait 
Péri  et  Caccini ,  portait  l'esprit  nouveau  dans  la  citadelle  de  l'art 
ancien,  à  Rome,  et  créait  J'Oratorio. 


Emilio  del  Gavalliere,  gentilhomme  romain,  avait  été,  jusqu'en 
1596,  l'intendant  de  la  musique  du  grand-duc.  Il  y  avait  trouvé 
l'occasion,  quelques  années  avant  Péri,  d'aborder  ce  genre  de 
musique  récitative  qui  s'élaborait  lentement  dans  la  société  de 
Bardi.  L'aristocratique  modestie  de  son  talent,  et  sans  doute  aussi 
le  caractère  un  peu  sévère,  intime,  et  froid  en  apparence,  de  sa 
musique,  fit  oublier  ses  essais  dans  la  gloire  de  ses  successeurs. 
D'ailleurs,  la  question  de  priorité  importe  peu  (3)  ;  seuls,  les  pre- 
miers chefs-d'œuvre  sont  les  premiers  inventeurs  ;  la  découverte 
des  idées  nouvelles  n'est  qu'une  question  d'âge  et  de  droit  d'aî- 
nesse; elles  flottent  dans  l'air,  et  lo  hasard  d'un  mot  laissé  dans 
un  écrit,  fait'que  souvent  on  croit  que  tel  les  a  inventées,  qui  les 


1624,  Canzone  délie  lodi  d'Auslria,  poés.  A.  Salvadori  (chantée  par 
Campagnolo). 

Hiver  1624,  La  Precedenza  délie  Dame,  barriera  nell'  arena  di  Sparta, 
fatta  dal  principe  Gio.  Carlo  di  Toscana,  e  da  altri  cavalieri  giovanetti  rap- 
presentanti  Spartani  e  Spartane,  en  prés,  de  Ladislas  Sigismond  de  Pologne, 
poés.  Salvadori. 

11  octobre  1628,  La  Flora,  poés.  Salvadori;  mus.,  Gagliano  et  Péri  (voir 
chap.  V).  Pour  le  mariage  de  Marg.  Medici  et  Od.  Farnese. 

Péri  mourut  sans  doute  en  1630;  Caccini,  beaucoup  plus  tôt.  En  dehors 
des  œuvres  citées  de  Caccini,  nous  n'avons  de  lui  qu'un  Fuggilotio  musi- 
cale de  1613  (madrigaux,  sonnets,  arie,  canzoni,  scherzi,  etc.).  M.  R.  Eitncr 
a  publié  YEuridice  de  Caccini  en  1881.  Berlin,  Trautweinsche  Hof. 

(1)  Voir  la  préf.  des  Scherzi  musicali,  à  3  voix,  de  1609. 

(2)  Il  en  avait  même  la  haute  direction. 

(3)  Quoi  qu'en  dise  Bonini,  dans  son  enthousiasme  pour  Caccini  :  «  Facile 
est  inventis  addere;  gratiae  sunt  habendao  primis  inventorions,  »  mot  qui 
pourrait  bien,  comme  on  le  voit  ici,  se  tourner  contre  son  protégé. 

Péri  rend  justice  à  Cavalliere.  Dans  la  préface  de  YEuridice,  il  dit  que  lo 
signor  Emilio  del  Cavalliere,  «  le  premier  de  tous  que  je  sache,  fit  entendre 
par  une  merveilleuse  invention,  notre  musique  sur  la  scène,  »  mais  qu'il 
plut  à  Corsi  et  Rinuccini,  que  «  l'employant  en  autre  guise,  je  traduise  en 
vers  la  fable  de  Dafné.  » 


80  LES   ORIGINES    DU    THÉÂTRE    LYRIQUE    MODERNE. 

pensait  avec  raille  autres.  Nous  avons  vu  combien  d'hommes, 
depuis  Cipriano  di  Rore,  avaient  conscience  plus  ou  moins  nette 
de  la  réforme  à  accomplir  dans  la  musique.  Nous  saurons  donc 
gré  à  Cavalliere  de  l'accent  personnel  qu'il  a  imprimé  à  son  Ora- 
torio delï  Anima  e  di  Corpo,  bien  plus  que  d'une  puérile  avance 
de  quelques  années  sur  les  Florentins. 

Il  se  pourrait  d'ailleurs  qu'il  n'y  ait  eu,  dans  les  premières 
œuvres  (perdues)  de  Cavalliere,  qu'un  travail  de  reconstitution 
archéologique ,  et  non  un  art  original  comme  dans  YEuridice  de 
1600  (1).  Alexandre  Guidotti,  qui  publie  1'  «  Anima  e  Corpo  *>  de 
son  ami ,  insiste  sur  sa  science  des  choses  de  l'antiquité  et  sur 
ses  intentions  érudites  (2). 

Réservant  l'analyse  de  la  pièce  de  Cavalliere  à  l'étude  de  l'Ora- 
torio, je  veux  seulement  montrer  ici  ce  qu'il  apporte  en  propre 
aux  recherches  de  l'école  de  Florence  pour  perfectionner  le  jeune 
drame  lyrique.  Bien  que  sa  déclamation  soit  belle  et  parfois  pro- 
fonde, il  en  est  moins  soucieux  que  Péri  et  Caccini;  mais 
son  esprit  généralisateur  et  sa  longue  expérience  d'intendant 


(1)  Surtout  l'intention  en  était  sans  doute  peu  dramatique.  Ces  pièces 
(trois  pastorales),  jouées  avec  éclat  en  présence  du  grand  duc  et  de  sa  cour, 
ne  semblent  pas  avoir  cherché  le  style  tragique  et  la  noble  rigueur  de  dé- 
clamation de  Péri  ;  mais  elles  étaient  certainement  un  essai  de  style  réci- 
tatif, et  un  effort  pour  restaurer  le  théâtre  antique.  —  Voici  la  liste  de  ces 
compositions  : 

1588.  Une  grande  comédie,  dont  Cavalliere  nous  parle  dans  la  préface  de 
V Anima,  sans  nous  en  donner  le  titre,  —  récitée  pour  les  noces  de  la  grande 
duchesse  de  Toscane.  C'est  sans  doute  la  même  qui  employa  les  talents 
réunis  de  Marenzio,  Malvezzi,  Péri,  etc.  —  Comédie  parlée,  avec  intermèdes 
musicaux  et  ballets  chantés  (instruments  en  main). 

1590.  Il  Satiro,  poème  pastoral  de  Laura  Guidiccioni. 

1590.  La  disperazione  di  Fileno,  idem. 

1595.  Il  giuoco  délia  Cieca,  idem. 

(2)  «  J'ai  eu  le  désir...  de  faire  imprimer  quelques  originales  et  nouvelles 
compositions  de  musique,  que  le  sign.  Emilio  a  faites  à  l'imitation  du  style 
dramatique  des  Grecs  et  des  Romains.  Il  semble  que  dans  quelques-uns  de 
ses  airs,  il  soit  arrivé  aune  parfaite  ressemblance...  Il  conseille  de  jouer  et 
de  chanter  quelquefois  à  l'antique,  avec  accompagnement  de  deux  flûtes  (a), 
des  dialogues  pastorals...  Par  sa  science  et  son  mérite,  il  a  pu  ranimer 
l'ancien  art...,  et  il  a  été  le  premier  à  faire  voir  de  tels  spectacles,  a  non 
essendo  stato  da  quel  tempo  indietro  mai  da  persona  alcuna  simil  modo 
veduto,  né  pure  udito.  »  (Dédie,  au  card.  Aldobrandino,  3  sept.  1600.) 


a)  Cavalliere  en  donne  un  modèle  à  la  fin  de  sa  partition.  —  Il  traite  lui-même  sa  musique 
de  «  Musica  rinovata.  » 


l'antiquité  et  le  drame  lyrique  florentin.  81 

des  fêtes  florentines  lui  ont  donné  une  grande  entente  du  côté 
pratique  et  technique  des  représentations. 

Il  importe  d'y  insister.  Ses  avis  sont  très  judicieux,  et  les 
grands  auteurs  dramatiques  les  ont  souvent  repris  jusqu'à  nos 
jours.  De  plus  ils  complètent  les  renseignements  de  Péri,  et  nous 
donnent  une  idée  précise  et  exacte  du  premier  théâtre  d'opéra  (1). 

La  salle  ne  doit  pas  contenir  plus  de  mille  spectateurs,  commo- 
dément assis,  dans  le  plus  grand  silence.  Les  salles  plus  vastes 
sont  d'une  mauvaise  acoustique;  elles  obligent  Je  chanteur  à 
forcer  sa  voix  et  tuent  l'expression.  D'ailleurs,  quand  on  n'entend 
plus  les  paroles,  la  musique  devient  ennuyeuse. 

Le  nombre  des  instruments  doit  être  proportionné  au  lieu  du 
spectacle  (2).  U  orchestre  est  invisible,  caché  derrière  la  toile. 
L'instrumentation  changera  suivant  la  passion  exprimée.  Une 
ouverture,  ou  introduction  instrumentale  et  vocale,  fera  bon 
effet  avant  le  lever  du  rideau.  Les  ritournelles  et  sinfonie  se 
joueront  à  beaucoup  d'instruments.  On  finira  par  un  ballet,  ou 
mieux,  par  un  ballet  chanté. 

L'acteur  cherchera  à  acquérir  une  perfection  absolue  dans  la 
voix,  le  physique,  les  gestes,  la  démarche,  les  pas  mêmes,  «  che 
sono  aiuti  molto  efïicaci  a  muovere  l'affetto.  »  Il  chantera  avec 
passion,  —  comme  cela  est  écrit,  —  sans  passages  d'agrément;  et 
il  aura  bien  soin  de  prononcer  distinctement  les  paroles,  de  fa- 
çon à  ce  qu'on  les  entende,  «  che  siano  intese.  »  Les  chœurs  ne 
se  croiront  pas  dispensés  de  jouer,  même  lorsqu'ils  n'auront  pas 
à  chanter  (3).  Il  faudra  qu'ils  «  feignent  d'écouter  ce  qui  se 
passe  ;  »  ils  changeront  plusieurs  fois  de  place ,  se  lèveront,  s'as- 
siéront, feront  des  gestes. 


(1)  Tous  les  renseignements  qui  suivent  sont  extraits  de  la  préface  de  la 
Rappresentatione  di  Anima  et  di  Corpo.  (1600,  Rome,  Nie.  Mutii.)  On  com- 
parera ces  idées  à  celles  de  Wagner,  sur  le  théâtre  de  Bayreuth. 

(2)  L'orchestre  de  Cavalliero  est  très  pauvre  :  1  lire  double,  1  clavicem- 
balo,  1  chitarone  ou  théorbe,  1  organo  suave,  con  un  chitarone.  La  faute 
en  est  à  cette  idée  faussement  empruntée  aux  anciens,  que  l'expression  est 
d'autant  plus  profonde  que  ses  moyens  sont  simples. 

(3)  «  Le  chœur  aura  soin  de  s'attrister  ou  de  se  réjouir,  selon  la  réponse 
de  l'écho,  qu'ils  témoignent  attendre  avec  grando  attention  »r  dit  de  même 
Gagliano,  dans  sa  préface  de  Dafnè.  Jamais  dans  les  éloges  des  critiques 
ou  des  préfaces,  on  n'oublie  de  mentionner  «  l'azzione  corrispondente  alli 
sensi  délie  parole  »,  ni  «  les  mouvements  harmonieux,  consonanti,  corne  le 
voci  »  (S.  Alesio,  1034),  les  gestes  des  acteurs,  «  graziosi,  necessarii  e  na- 
turali  »  (Aretusa,  10'20).  Les  conseils  do  Cavalliero  sont  d'autant  plus  sur- 
prenants qu'il  s'agit  d'un  oratorio,  où  il  y  a  très  peu  à  jouer. 

6 


82  LES    ORIGINES    DU    THÉÂTRE    LYRIQUE    MODERNE. 

Los  représentations  ne  passeront  pas  deux  heures.  Sept  cents 
vers  environ  pour  le  poème,  écrits  dans  une  langue  facile,  claire, 
en  petits  mètres  de  cinq,  sept,  huit  syllabes,  à  rimes  plates;  des 
dialogues  sans  tirades,  de  vives  ripostes;  les  récits  et  les  mono- 
logues aussi  brefs  que  possible.  Trois  actes  suffisent,  et  l'on 
veillera  à  y  semer  de  la  variété,  non  seulement  dans  la  musique, 
mais  dans  le  poème,  et  jusque  dans  les  costumes.  Il  sera  bon 
d'entremêler  les  soli  et  les  chœurs,  de  varier  les  voix ,  les  Ions  , 
les  harmonies,  les  danses;  d'introduire  des  ballets,  des  intermè- 
des (quatre  par  pièce),  des  pantomimes,  qui  changent  à  chaque 
fois. 

Gluck  et  Wagner  ont  bien  peu  ajouté  à  ces  règles  ;  peut-être 
même  font-elles  preuve  de  plus  de  largeur  d'esprit  et  d'une  en- 
tente supérieure  des  exigences  scéniques. 

Ainsi  surgit  tout  armé  l'opéra  florentin ,  dès  ses  premiers  pas 
dans  le  monde.  Il  a  ses  poètes,  son  style  et  ses  lois.  Jeune  encore 
de  dix  ans,  et  à  son  second  début,  il  paraît  ce  qu'il  fut  jusqu'à  Bee- 
thoven et  Weber,  «  un  spectacle  vraiment  de  princes,  »  l'art  aris- 
tocratique par  excellence,  «  admirable  par-dessus  tous;  car  en 
lui  s'unissent  tous  les  plus  nobles  plaisirs  :  l'invention  poétique, 
le  drame  ,  la  pensée,  le  style,  la  douceur  des  rimes,  le  charmé  de 
la  musique ,  les  concerts  des  voix  et  des  instruments ,  l'exquise 
beauté  du  chant,  la  grâce  des  danses  et  des  gestes,  l'attrait  de  la 
peinture  même  (dans  les  décors  et  les  costumes)  :  enfin  l'intelli- 
gence et  les  plus  nobles  sentiments  sont  charmés  à  la  fois  par  les 
arts  les  plus  parfaits  qu'ait  retrouvés  le  génie  humain  (1).  » 


(1)  «  ...  Spettacolo  veramente  da  Principi ,  e  oltre  ad  ogn'  altro  piacevo- 
lissimo,  come  quello  nel  quale  s'unisce  ogni  più  nobil  diletto,  corne  inven- 
zione,  e  disposizione  di  favola,  sentenza,  stile,  dolcezza  di  rima,  arto  di  mu- 
sica,  concerti  di  voci  e  di  strumenti,  esquisitezza  di  canto,  leggiadria  di 
ballo,  e  di  gesti,  e  puossi  anche  dire,  che  non  poca  parte  v'  abbia  la  pit- 
tura  per  la  prospettiva  e  per  gl'  abiti  :  di  maniera  che  con  l'intelletto  vien 
lusingato  in  uno  stesso  tempo  ogni  sentimento  più  nobile  dalle  più  dilette- 
voli  arti  ch'  abbia  ritrovato  l'ingegno  umano.  »  (Marco  da  Gagliano,  Préface 
de  la  Dafné,  1608.) 


CHAPITRE   IV. 


MONTEVERDE. 


Défauts  de  l'opéra  florentin.  C'est  un  amusement  princier,  un  jeu  de  raffi- 
nés; il  ne  peut  être  populaire.  —  Rôle  de  Monteverde.  Il  y  fait  entrer  la 
passion  et  la  vie. 

Claudio  Monteverde  de  Crémone.  Sa  vie,  ses  souffrances  et  ses  luttes.  — 
Bibliographie  de  ses  œuvres.  —  Ses  théories  :  il  observe  la  nature;  il 
fait  une  étude  assidue  de  l'expression  morale  et  s'efforce  de  la  traduire 
exactement  en  musique.  Sa  révolution  mélodique.  Sa  recherche  d'un  style 
héroïque  et  passionné.  Les  madrigaux  guerriers  et  amoureux. 

La  tragédie  humaine  de  Monteverde  et  le  drame  de  Wagner.  Orfeo. 
Arianna.  —  L'opéra  historique.  Ulncoronatione  di  Poppea.  —  Innova- 
tions matérielles  de  Monteverde.  L'instrumentation.  Les  décors.  L'orches- 
tre derrière  la  scène.  —  Ses  adversaires.  Appel  de  Monteverde  au  peuple 
contre  l'élite.  —  Sa  gloire  en  Europe.  Son  influence  sur  les  musiciens 
allemands  et  français. 

Le  premier  théâtre  public  d'opéra  :  le  S.  Cassiano.  Les  théâtres  de  Venise. 


Ce  beau  spectacle  de  princes  avait,  à  la  vérité,  un  défaut  de 
nature  :  il  était  exclusivement  princier;  son  aristocratique  per- 
fection l'éloignait  de  la  vie  commune  et  de  l'âme  populaire,  sans 
laquelle  on  ne  bâtit  rien  de  fort.  C'était  un  jeu  de  raffinés,  un 
noble  jeu,  développant  harmonieusement  toutes  les  puissances 
de  l'esprit,  donnant  une  satisfaction  pondérée  à  tous  les  sens,  sous 
le  gouvernement  de  la  raison,  maîtresse  incontestée.  Ce  n'était 
pas  un  besoin,  c'était  un  calcul  intelligent  de  l'esprit.  Un  art  n'est 
populaire  que  lorsqu'il  a  un  caractère  de  nécessité  passionnée,  ou 
tout  au  moins  d'expression  spontanée  de  la  nature.  Rien  n'en 
était  plus  loin  que  l'opéra  de  Péri  et,  j'en  ai  peur,  rien  n'en  res- 
tera plus  loin  que  l'opéra  de  Lully. 

D'instinct  ou  do  raison,  un  grand  artiste  le  sent  presque  aussi- 
tôt, et  sans  renoncer  aux  bénéfices  de  la  révolution  musicale, 
s'efforce,  en  l'adoptant,  d'en  élargir  le  champ,  de  l'arracher  à  sou 


84  LES   ORIGINES    DU    THÉÂTRE    LYRIQUR    MODERNE. 

cadre  mondain  pour  la  faire  pénétrer  au  cœur  de  l'âme  humaine  : 
Claudio  Monteverde. 

La  tragédie  florentine  était  restreinte  aux  petits  espaces;  l'exi- 
guïté de  ses  moyens  la  condamnait  au  théâtre  de  salon.  D'ail- 
leurs son  principal  attrait,  presque  sa  raison  d'être,  était  intel- 
lectuel; c'était  cet  ingénieux  rapport  de  la  poésie  à  la  musique, 
cette  précise  justesse  de  l'accent  poétique  transposé  en  musique, 
que  la  raison  contrôle  et  dont  elle  réclame  sa  part  avant  d'en 
laisser  jouir  les  sens,  ne  s'abandonnant  jamais,  et  toujours  en 
éveil.  La  noblesse  des  sentiments,  l'archaïsme  des  sujets,  le  pa- 
ganisme éruditdes  personnages  n'étaient  pas  faits  davantage  pour 
gagner  la  foule,  que  des  raisons  semblables  avaient  dès  longtemps 
détachée  de  ses  peintres  et  de  ses  sculpteurs,  insoucieux  de  sa 
vie,  parvenus  nés  du  peuple,  oublieux  des  amours  et  des  souf- 
frances communes.  Enfin,  la  langue  musicale  était  encore  trop 
gauche,  et  malgré  les  travaux  de  Vecchi  et  de  Gaccini,  impuis- 
sante à  rendre  la  liberté  de  la  passion. 

Monteverde  revendique  les  droits  des  sens  et  de  la  libre  mu- 
sique. Malgré  les  protestations  des  défenseurs  des  règles,  il  brise 
les  liens  dont  elle  s'était  elle-même  enchaînée;  il  veut  qu'elle 
n'écoute  plus  que  les  mouvements  de  son  cœur.  Il  en  appelle 
d'ailleurs  au  peuple  contre  l'élite;  et  malgré  la  dépendance  que 
l'artiste  a  toujours  subie  des  aristocraties,  qui  seules  ont  l'argent 
et  les  loisirs,  on  sent  jusqu'à  la  fin  dans  son  œuvre,  un  peu  de 
l'âme  populaire.  Enfin ,  ses  efforts  ont  amené  la  création  du  pre- 
mier théâtre  de  musique  pour  le  peuple. 

Claudio  Monteverde  (1),  né  en  1568  à  Crémone,  mort  en  1643 


(1)  L'importance  historique  de  Monteverde  est  trop  grande,  pour  que  nous 
négligions  de  donner  ici  les  dates  principales  de  sa  vie,  d'après  les  derniers 
travaux  de  Davari  :  Notizie  biografiche  del  dislinto  maestro  Cl.  Monteverdi, 
desunte  dai  documenti  dell'  Archivio  Storico  Gonzaga.  Atti  délia  R.  Acca- 
demia  Virgiliana.  Mantoue,  Mondovi,  1885;  et  de  E.  Vogel  :  Claudio  Mon- 
teverdi. Leben,  Wirken  im  Lichte  der  zeUgenôssischen  Kritik  und  Ver- 
zeichniss  seiner  im  Druck  erschienenen  Werke  (Vierteljahrschrift  fur 
Musikwissenschaft,  1887.  Leipzig). 

Claudio  Johannes  Antonius  Monteverde,  né  à  Crémone  au  commence- 
ment de  mai  1567,  de  Balthazar  Monteverde;  élève  de  Marcantonio  Inge- 
gneri,  fait  ses  débuts  musicaux  dès  1583.  Madrigali  spirituali  4  voci. 

1584.  Canzonette  à  3  voci.  Venise,  Amadino. 

1587.  Madrigaux  à  5  v.,  libro  I. 

1590.  Madrigaux  à  5  v.,  libro  IL  » 

Entre  au  service  du  duc  de  Mantoue  comme  joueur  de  viole  et  chanteur. 

1592.  Madrigaux  à  5  v.,  libr.  III. 


MONTEVERDE.  85 

à  Venise,  est  différent  de  Péri  et  Gaccini,  de  toute  la  distance  qui 
sépare  un  artiste  vénitien  d'un  artiste  florentin.  Il  est  de  la  race 


Vers  1594  épouse  une  jeune  chanteuse,  Claudia,  fille  d'un  joueur  de  viole. 
1595.  Suit  le  duc  Vincent  en  Autriche  (où  il  va  porter  à  l'empereur  Ro- 
dolphe son  secours  contre  les  Turcs). 

1599.  Voyage  en  Flandre  (à  Spa)  avec  le  duc  Vincent.  Il  en  rapporte  le 
«  canto  alla  francese.  » 

1600.  Naissance  de  son  fils  Francesco. 

1603.  Succède  à  Pallavicino,  comme  maître  de  la  musique  du  duc. 

1603.  Madrigaux  à  5  voix,  lib.  IV.  Venise,  Amadino. 

1605.  Madrigaux  à  5  voix,  lib.  V.  Venise,  Amadino. 

1605.  Naissance  de  son  fils  Massimiliano'. 

1607.  Orfeo,  favola  in  musica,  représenté  à  Mantoue,  à  l'Académie  des  In- 
vaghiti,  au  printemps,  puis  au  théâtre  du  duc.  C'est  le  premier  opéra  re- 
présenté à  Mantoue.  Le  poème  est  d'Aless.  Striggio.  La  partition  est  de 
1609  (Dédie.  22  août  1609).  —  2ra0  édit.  1615.  Venise,  Amadino. 

1607  (juillet).  Scherzi  musicali  à  3  voci  (datent  de  1599).  Venise,  Amadino. 

1607  (sept.).  Mort  de  sa  femme  Claudia. 

1608  (mercredi  28  mai).  Arianna,  favola  in  musica,  représ,  à  Mantoue  pour 
le  mariage  du  prince  héritier  avec  l'infante  de  Savoie.  —  Partition  perdue. 

1608  (2  juin).  Musique  pour  Vldropica,  de  Guarini  (fêtes  de  Mantoue). 
1608  (4  juin).  Ballo  dell'  ingrate,  in  génère  rappresentativo  (id.),  imprimé 
dans  les  Madrigali  guerrieri  de  1638. 

1608  (fin).  Monteverde  malade  à  Crémone. 

1609  (19  janv.).  Il  reçoit  une  pension  extraordinaire  de  100  écus  du  duc 
de  Mantoue. 

1609  (27  janv.).  Son  traitement  est  élevé  à  300  écus. 

1610  (nov.-déc).  Voyage  à  Rome.  11  s'arrête  à  Florence,  chez  Caccini.  — 
Sanctissimœ  Virgini  Missa,  6  v.,  déd.  au  pape  Paul  V.  Venise,  Amad. 

1612  (18  fév.).  Mort  du  duc  Vincent  de  Mantoue.  Monteverde  quitte  Man- 
toue à  la  fin  de  juillet,  recevant  25  écus  pour  22  ans'et  demi  de  services. 

1613  (19  août).  Maître  de  chapelle  à  Saint-Marc  de  Venise,  avec  300  du- 
cats de  traitement. 

1614.  Madrigaux  à  5  voix,  lib.  VI  (le  lamento  d'Ariane  y  est  mis  à  5  voix). 
1615-1628.  Intéressante  correspondance  avec  la  cour  de  Mantoue. 
1616  (24  août).  Son  traitement  à  Saint-Marc  est  élevé  à  400  ducats. 
1616  (hiver).  A  Mantoue.  Il  y  travaille  au  Mariage  d'Alceste  et  d'Admète. 
1617.  Musique  pour  une  Madeleine  d'Andreinis.  Venise. 

1617.  (automne).  Amours  de  Diane  et  Endymionf  pour  Parme. 

1618.  Travaille  à  une  Andromeda  d'Ere.  Mariani.  — •  Innombrable  musique 
de  chambre  et  d'église. 

1619.  Musique  pour  un  ballet  et  pour  un  lamento  d'Apollo  de  Striggio. 

1619.  Madrigaux  à  5  v.,  lib.  VII,  déd.  à  la  duchesse  de  Mantoue  (Lettere 
amorose). 

1620.  Tentatives  pour  le  rappeler  à  Mantoue. 

1620  (juillet).  Voyage  à  Bologne;  il  y  est  reçu  en  triomphe. 

1620  (13  mars).  Son  traitement  est  élevé  à  650  ducats  par  an. 

1621  (25  mai).  Service  funèbre  pour  le  grand-duc  Cosmc  II  do  Médicis,  à 
Venise. 


86  LES    ORIGINES   DU    THÉÂTRE    LYRIQUE   MODERNE. 

des  coloristes,  de  Titien  et  de  Gabrieli.  Les  belles  sonorités,  les 
sensualités  de  la  forme,  l'abondance  de  verve  (1),  le  distinguent 
de  la  noblesse  de  lignes,  exacte,  précise,  nettement  délimitée,  un 
peu  sèche  d'intelligence  des  compatriotes  de  Ghirlandajo.  Joueur 
de  viole  au  service  des  Gonzaga,  puis  chargé  chez  eux  de  tous  les 
emplois  musicaux  et  de  la  surintendance  des  fêtes,  expert  à  jouer 
de  tous  instruments  (2),  il  puise  dans  cette  obligation  une  habi- 

1621  (mars-novembre).  3  intermèdes  pour  des  fêtes  à  Mantoue. 

1624.  Combat  de  Tancrède  et  de  Clorinde,  en  style  représentatif,  joué 
chez  le  sénateur  Girolamo  Mocenigo,  imprimé  dans  les  Madrig.  guer.  de 
1638. 

1624.  Nommé  membre  de  l'Académie  des  Filomusi  à  Bologne. 

1626.  Cherche  à  obtenir  un  canonicat  à  Crémone. 

1627  (mai).  Met  en  musique  la  scène  d'Armide  et  Renaud,  du  Tasse. 
1627  (avril).  La  finla  pazza  Licori  de  G.  Strozzi  et  Striggio.  Mantoue. 

1627.  Travaille  peut-être  à  VArètuse  de  Vitali. 

1627.  Edite  les  madrigaux  d'Archadelt.  Masotti,  Rome,  1627. 

1627  (sept.)  5  intermèdes  pour  le  mariage  d'Odoardo  Farnese  à  Parme  (His- 
toire de  Bradamante,  de  Didon,  et  des  Argonautes.) 

1627  (oct.).  Musique  pour  les  fêtes  de  la  victoire  de  Lépante,  à  Chioggia. 

(1628).  (Cette  date  était  autrefois  donnée  pour  une  pièce  attribuée  à  Mon- 
teverde  :  Il  Rosajo  fiorito,  jouée  à  Rovigo.  Cette  pièce  lui  est  aujourd'hui 
retirée.) 

1630.  Proserpina  rapita  de  G.  Strozzi,  chez  Mocenigo,  pour  les  noces  de 
sa  fille  avec  Lorenzo  Giustiniani. 

1630.  Délia  et  Ulisse  de  Monteverde  et  Manelli,  à  Bologne. 

1631.  Messe  de  Requiem  du  doge. 

1633-1634.  Travaille  à  sa  Melodia,  overo  seconda  pratica  musicale. 
1634.  Pèlerinage  à  Lorette  (?). 

1637.  Premières  représentations  publiques  d'opéra  à  Venise. 

1638.  Madrigaux,  libr.  VIII  {Madrigali  Guerrieri  et  Amorosi). 

1639  (automne).  Adone,  poème  de  P.  Vendramin.  Théâtre  S.  Giovanni  e 
Paolo. 

1639  (hiver).  Arianna  à  Venise.  Théâtre  S.  Mosé. 

1640.  Selva  morale  et  spirituale.  Déd.  à  l'impératrice  Eléonore  Gonzague. 

1641.  Le  nozze  di  Enea  con  Lavinia.  Théâtre  S.  Giov.  et  Paolo. 
1641.  Il  ritorno  d'Ulisse  in  patria.  Théâtre  S.  Cassiano. 

1642  (automne).  L'Incoronatione  di  Poppea.  Théâtre   S.  Giov.  et  Paolo. 

1643  (29  nov.).  Meurt  à  Venise.  Est  enterré  aux  Frari. 

1650  et  1651.  Publications  posthumes.  (Compositions  spirituelles,  madri- 
gaux et  canzonettes.) 

(1  )  De  simples  chiffres  sont  déjà  instructifs.  Dans  l'édition  allemande  de 
R.  Eitner,  tandis  que  la  musique  de  YEuridice  de  Caccini  tient  seulement 
41  pages,  et  celle  de  la  Dafné  de  Gagliano  38  seulement,  VOrfeo  de  Monte- 
verde en  compte  plus  de  llû,  et  il  abonde  en  chœurs,  en  sinfonie  très  dé- 
veloppées, en  danses  mêlées  à  l'action.  La  partie  musicale  l'emporte  de 
beaucoup  sur  la  partie  purement  dramatique. 

(2)  «  Non  seulement  il  a  la  charge  de  la  musique  tant  d'église  que  de 


MONTEVERDE.  87 

leté,  peu  commune  pour  l'époque,  à  tirer  parti  des  ressources  de 
l'instrumentation.  On  voit  ce  que  la  palette  a  gagné  en  couleurs, 
quand  on  compare  l'orchestre  de  Péri  et  de  Cavalliere  à  celui  de 
YOrfeo  (1).  Et  la  préface  de  l'auteur  nous  montre  que  le  musicien 
prend  conscience  du  pouvoir  magique  des  timbres  qui  dorment 
dans  ses  mains. 

Plus  encore  qu'une  distinction  de  race,  une  différence  de  na- 
ture l'éloigné  des  Florentins.  Quelques  postes  qu'il  ait  remplis 
auprès  des  princes,  il  n'est  plus  un  artiste  de  salon,  un  virtuose 
de  cour,  abrité  du  monde  réel  par  la  sécurité  de  sa  vie  et  le  carac- 
tère désintéressé,  presque  inutile,  de  ses  recherches.  Monteverde 
a  vécu;  il  a  connu  la  souffrance  et  les  amertumes  de  la  lutte;  il 
s'est  débattu  contre  la  misère;  il  a  été  frappé  dans  ses  affections 
les  plus  chères,  et  on  trouve  dans  sa  musique  l'écho  de  ses  pro- 
pres douleurs. 

Ses  plus  célèbres  œuvres  sont  de  la  période  la  plus  sombre  de 
sa  vie.  Quand  il  remporta  sa  première  grande  victoire  avec  Orfeo 
(printemps  1607,  Mantoue),  il  était  rongé  de  soucis  (2);  sa  jeune 


chambre,  mais  de  toutes  sortes  de  services  extraordinaires,  «  essendo  che 
(servendo  a  gran  prencipe)  la  maggior  parte  del  tempo  si  trova  occupato 
hora  in  Tornei,  hora  in  Balletti,  hora  in  Comédie,  et  in  varii  Concerti,  et 
finalmente  nello  concertar  le  due  viole  bastarde...  etc.  »  (Lettre  de  Giulio 
Cesare  Monteverde,  son  frère.  Scherzi  musicali  à  3  v.  Venise,  Amad.,  1609.) 

(1)  Voir  les  principaux  historiens  de  la  musique  et,  en  particulier,  Lavoix 
Hist.  de  l'instrumentation  ;  ou  Hist.  de  la  musique,  p.  168. 

Orchestre  de  Monteverde,  d'après  les  indications  de  YOrfeo  (36  instru- 
ments) :  2  gravicembali,  2  contrabassi  de  viola,  10  viole  da  brazzo,  1  arpa 
doppia,  2  violini  piccoli  alla  francese,  2  chitaroni,  2  organi  di  legno,  3  bassi 
di  gamba,  4  tromboni,  1  regale,  2  cornetti,  3  trombe  sordine,  1  flautino  alla 
vigesima  seconda,  1  clarino. 

(2)  Il  semble  voir  la  trace  de  ces  préoccupations  dans  cette  belle  parti- 
tion, dont  tant  de  pages  ont  un  caractère  si  personnel.  La  sombre  gravité 
des  symphonies  infernales,  les  cris  de  douleur  d'Orphée  (2e  acte,  p.  164  de 
l'éd.  allemande),  (ces  successions  si  hardies  et  d'une  expression  si  mo- 
derne), son  angoisse  déchirante  qui  devine  aux  premiers  mots  la  terrible 
nouvelle  que  le  messager  n'ose  dire,  et  qu'il  n'ose  pas  entendre,  ramènent 
involontairement  l'esprit  aux  propres  inquiétudes  de  l'artiste.  On  croirait 
que  Rinuccini  a  écrit  à  son  adresse  ces  consolations  prématurées  dont 
Apollon  caresse  l'àrne  meurtrie  de  son  poète,  réfugié  dans  son  art,  arraché 
de  la  terre  vers  les  cieux  immortels. 

Apollo  :  «  Troppo,  troppo  gioisti  di  tua  lieta  ventura;  or  troppo  piagni 
tua  sorte  acerba  e  dura,  ancor  non  sai,  corne  nulla  qua  giîi  diletta  e  dura? 
Duiiquc,  se  goder  brami  immortal  vita,  vientene  meco  al  ciel,  ch'à  se  t'in- 
vita. » 

Orfeo  :  «  Si  non  vedr6  piîi  mai  dell'  amata  Euridice  i  dolci  rai.  » 


88  LES    ORIGINES    DU    THÉÂTRE    LYRIQUE   MODERNE. 

femme,  Claudia,  qu'il  aimait  tendrement,  languissait  depuis  un 
an  d'une  maladie  cruelle  qui  devait  l'emporter  au  mois  de  sep- 
tembre suivant.  Malgré  son  désespoir,  il  lui  était  défendu  de 
s'abandonner  à  son  cœur,  et  il  avait  dû  redoubler  de  zèle  pour 
les  fêtes  de  Mantoue ,  qui  exigeaient  son  concours  (fêtes  pour  le 
mariage  du  prince  héritier  ;  voir  les  lettres  de  Follino  dans  Vogel). 
Il  s'y  était  jeté  avec  tant  de  fureur,  qu'on  put  craindre  un  mo- 
ment qu'il  ne  se  tuât  de  travail  (1).  De  cette  crise  passionnée  sortit 
Y  Ariane  (28  mai  1608,  finie  dès  février) ,  l'œuvre  qui  fit  le  plus 
pour  la  gloire  de  Monteverde,  et  dont  il  ne  reste  plus  que  quel- 
ques pages,  les  plus  douloureuses  et  les  plus  vraies  qu'il  ait  écri- 
tes ,  et  que  Gluck  n'a  pas  surpassées.  Merveilleux  effet  du  génie, 
dont  toute  la  douleur  concentrée  dans  ces  pages,  passa  parla  voix 
d'Ariane  dans  le  cœur  de  son  auditoire  (plus  de  six  mille  specta- 
teurs), qui  éclata  en  sanglots  (2). 

Presque  en  même  temps,  Monteverde  écrivait  le  prologue  et  les 
intermèdes  de  YIdropica  de  Guarini  (2  juin  1608)  (3),  et  le  Balln 
deW  Ingrate  (4  juin)  (4),  qui  fut  un  triomphe  pour  lui.  Si  l'on 
joint  à  ce  grand  travail  de  composition,  la  fatigue  des  répétitions 
et  la  charge  de  toutes  les  fêtes,  en  sa  qualité  de  maître  de  chapelle 
du  prince,  on  est  pris  d'admiration  et  de  pitié  pour  le  malheureux 
homme  (5).  A  peine  se  retrouve-t-il  seul  que  la  surexcitation 

Apollo  :  «  Nel  sole  e  nelle  stelle  vageggerai  le  sue  sembianze  belle...,  etc.  » 
La  grandeur  de  VOrfeo  de  Monteverde  et  sa  tristesse  antique  est  d'ailleurs 
tempérée  d'une  grâce  mélancolique  et  d'un  sourire  délicat  qui  brille  sur- 
tout dans  ses  danses,  toujours  fines  et  soignées. 

(1)  «  La  brevità  del  tempo  fu  cagione  ch'  io  mi  riducessi  quasi  alla  morte 
nel  scrivere  VArianna.  »  (1er  mai  1627.) 

«  ...con  farmi  far  una  quasi  impossibile  fatica.  »  (2  décembre  1608,  à 
Chieppio.) 

«  Ho  avuto  1500  versi  da  mettere  in  musica.  »  (Idem.) 

(2)  «  Claudio  Monteverde  è  giunto  nella  musica  à  taie  eccellenza,  che  non 
più  devono  parère  strani  quegli  effetti  d'armonia,  i  quali  con  molta  mera- 
viglia  leggiamo  nelle  carte  antiche.  Di  qucsto  trà  molti  altri  componimenti, 
chiara  fedc  ne  fà  VArianna...  Hà  potuto  trarre  à  viva  forza  dagli  occhi  del 
famoso  teatro  à  mille  à  mille  lagryme.  »  (Terzo  libro  délia  musica  di  Claudio 
Monteverde.  Milano,  1609.)  Cf.  lettres  de  Follino  (Arch.  Gonzaga)  et  préface 
de  la  Dafné  de  Gagliano. 

(3)  La  musique  est  perdue,  mais  les  récits  en  attestent  le  caractère  saisis- 
sant et  touchant  (Lettres  de  Follino). 

(4)  Conservé  dans  les  Madrigali  Guerrieri  de  1638  (partie  de  la  Basse 
continue).  Il  a  un  caractère  romantique  ,  et  d'une  élégance  un  peu  mélan- 
colique. 

(5)  Monteverde  lui-même  semble  avoir  attaché  beaucoup  d'importance  aux 
œuvrcs_de  cette  époque.  Il  publie  son  ballet  trente  ans  plus  tard  à  Venise. 


MONTEVERDE.  89 

tombe;  à  Crémone,  chez  son  père  (1),  il  est  pris  d'une  maladie 
nerveuse  qui  met  sa  vie  en  danger.  A  la  douleur  de  ses  plus  chè- 
res affections  brisées,  se  joignent  les  difficultés  matérielles  de  sa 
vie,  la  gêne  relative  où  il  se  trouve  avec  ses  deux  jeunes  enfants, 
et  l'ingratitude  du  duc  qui  ne  lui  a  donné  pour  tant  de  peines,  au- 
cune récompense,  aucun  témoignage  de  reconnaissance  publique. 
Toutes  les  lettres  de  cette  époque  sont  d'une  amertume  désespé- 
rée (2).  Il  y  rappelle  les  exemples  de  ses  illustres  devanciers,  sou- 
tenus par  la  faveur  des  princes,  et  compare  leur  situation  à  sa 
misère.  A  plusieurs  reprises,  il  supplié  le  duc  de  lui  accorder  sa 
démission,  «  licenza  con  bona  gratia;  »  il  fait  écrire  par  son 
père,  il  écrit  lui-même  que  le  climat  de  Mantoue  lui  est  funeste 
et  causera  promptement  sa  mort  (3).  Le  duc  se  contente  de  faire 
répondre  par  Chieppio,  que  Monteverde  ait  à  revenir  aussitôt,  re- 
prendre son  emploi.  Un  homme  de  notre  temps  imaginera  sans 
doute  plus  aisément  qu'un  contemporain  de  Monteverde  (et  peut- 
être  avec  quelque  exagération),  de  quelles  souffrances  devait  être 
pour  ce  libre  génie  la  cruauté  d'un  asservissement  si  durement 
rappelé  (4).  L'égoïsme  et  l'ingratitude  de  ses  princes  (5)  ne  dimi- 


II  publie  le  Lamento  d'Ariane  en  1623,  à  Orvieto,  puis  en  ajuste  la  musi- 
que à  un  Pianto  délia  Madonna,  en  1640.  De  plus,  en  1614,  il  l'a  déjà  arrangé 
à  5  voix  (6e  livre  de  madrigaux). 

(1)  «  Serenissima  Signora.  Claudio  Monteverde  mio  filiolo ,  subito  finite 
le  solennissime  feste  di  Mantova,  venne  a  Cremona  amalato  gravamente  con 
debiti ,  pocho  ben  vestito,  con  doi  filiolini  poveri  cosi  lassiati  nella  morte 
délia  Signora  Claudia  aile  spalle  sue,  etc.  »  (27  novembre  1608.  Lettre 
de  Baldesare  Monteverde  à  la  duchesse  de  Mantoue.  —  Arch.  Gonzaga, 
Mantoue.) 

(2)  Dès  1604,  sa  correspondance  avec  le  conseiller  ducal  Chieppio  crie 
famine  et  implore  assistance.  Sa  pension  ne  lui  est  même  pas  payée. 

(3)  «  Se  lui  torna  a  Mantova  sotto  a  quelle  fatiche  e  aria,  in  brève  li 
lasiera  la  vitta.  »  (Baldassare  Monteverde.  27  novembre  1608.) 

«  L'aria,  fra  poco  di  tempo,  sarebbe  la  mia  morte.  »  (2  décembre  1608.) 

(4)  En  1609,  le  duc  améliore  d'ailleurs  sa  situation  pécuniaire  à  Mantoue. 
Décret  du  19  janvier  1609.  —  Mais  on  comprend  comme  Monteverde  se 
sentira  heureux  ensuite  dans  la  libre  Venise,  si  respectueuse  des  artistes, 
et  comme  il  aura  peu  le  désir  d'en  sortir  (Lettres  du  13  mars  1620,  en 
réponse  à  des  offres  pour  l'attirer  de  nouveau  à  Mantoue). 

(5)  Le  duc  de  Mantoue  était  pourtant  le  fameux  Vincent  Ior,  le  protecteur 
de  Rubcns,  sur  qui  M.  A.  Baschet  a  publié  des  renseignements  si  intéres- 
sants dans  la  Gazelle  des  Beaux-Ails  du  1er  mai  1866. 

Vincent  I**  avait  quarante-cinq  ans  en  1608.  Il  était  d'une  beauté  remar- 
quable, voluptueux,  galant,  chevaleresque,  joueur.  Il  délivra  lo  Tasse  et 
L'emmena  à  Mantoue.  Il  fit  trois  expéditions  contre  le  Turc.  Sa  somptuosité 
était  célèbre  en  Europe.  Il  avait  la  passion  de  tous  ceux  de  sa  race  pour 


90  LES    ORIGINES    DU   THÉÂTRE    LYRIQUE    MODERNE. 

nua  pourtant  rien  de  son  fervent  loyalisme,  et  jusqu'au  dernier 
jour,  il  garda  fidèlement  le  culte  de  la  maison  de  Gonzague. 

Une  grande  bonté  de  cœur,  une  sensibilité  délicate  et  vibrante, 
des  manières  aimables  et  distinguées  (1),  le  souci  passionné  des 
siens,  de  ses  fils,  de  sa  famille  ;  un  profond  sentiment  religieux  (2) 
qui  le  fait  entrer  dans  l'Eglise  après  la  peste  de  1630,  tels  sont  les 
traits  les  plus  caractéristiques  de  cet  homme,  avec  une  foi  sans 
bornes  dans  son  art,  et  l'infatigable  ardeur  d'un  travail  opiniâtre, 
qui  tâche  à  en  agrandir  l'empire  pour  la  gloire  de  Dieu  et  son 
propre  bonheur. 


les  beaux  chevaux  et  les  grands  chiens.  D'un  faste  fou ,  il  alla  une  fois 
saluer  Clément  VIII  à  Ferrare  avec  2,000  personnes  de  suite.  Ses  comédiens 
célèbres  (Arlequin,  Frittelin,  Pedrolin,  Léandre,  Lélio,  Matamoros)  jouèrent 
en  1608  et  1613  au  Louvre  et  à  Fontainebleau.  Il  fit  des  voyages  à  Munich, 
Augsbourg,  en  Hollande  et  Lorraine,  deux  fois  en  Flandre;  il  fut  même 
reçu  en  1608,  à  Fontainebleau,  par  Henri  IV,  dont  il  avait  épousé  la  belle- 
sœur,  Léonora  de  Médicis.  Très  artiste,  il  dictait  des  sonnets  galants,  et 
recherchait  les  poètes  et  peintres  célèbres  de  l'époque.  Il  fit  venir  Pourbus 
et  Rubens.  Il  se  faisait  envoyer  la  musique  de  Guédron  par  M.  de  la  Clielle, 
les  symphonies  et  chœurs  de  Cini,  les  madrigaux  de  Gagliano,  etc.  Guarini 
lui  adresse  ses  pastorales,  Chiabrera  ses  pièces.  Il  pratique  Galilée.  Il  prend 
aux  Canossa  la  Madone  à  la  Perle  de  Raphaël,  moyennant  l'investiture 
d'un  fief  et  marquisat.  La  dévotion  se  mêlait  chez  lui  à  la  passion  du  plaisir, 
et  l'esprit  scientifique  à  un  goût  du  bizarre  et  des  recherches  occultes. 
Il  était  entouré  d'alchimistes  et  astrologues,  et  cherchait  l'absolu.  En  1602, 
il  donne  l'ordre  à  Vincenzo  Guerrieri,  son  ambassadeur  en  Espagne,  de  lui 
envoyer  toutes  les  madones  miraculeuses  et  les  portraits  de  «  dammes  en 
beautés.  »  Il  meurt  en  1612,  pleuré  de  son  peuple,  qui  s'est  amusé  sous  son 
règne;  moins  regretté  des  bourgeois  et  des  bons.  —  C'est  Vincent  Ier  qui 
créa  l'ordre  du  Rédempteur. 

Pour  Annibal  Chieppio,  qui  est  chargé  de  tous  ses  rapports  avec  Monte- 
verde ,  il  était  le  protecteur  et  l'ami  de  Rubens;  secretario  ducale,  puis 
ministre  d'Etat  en  1611;  homme  d'un  haut  et  sérieux  caractère;  M.  Bas- 
chet  cite  de  lui  ces  belles  lignes  :  «  Louez,  honorez  les  offices  et  les  charges, 
plutôt  que  ne  les  ambitionnez  ;  car  sous  l'apparence  du  miel  et  sous  l'aspect 
des  honneurs  j'ai  souvent  ressenti  les  poignantes  atteintes  de  la  douleur.  » 

Rubens  n'assista  point  sans  doute  aux  représentations  de  YOrfco  et  do 
L'Arianna.  En  1607  il  est  à  Gènes,  en  1608  à  Rome. 

(1)  «  Garbatissimo  gentilomo.  »  (7  décembre  1627.  Lettre  de  Bentivoglio 
à  la  duchesse  de  Parme.  Arch.  di  Stato.  Parma.) 

(2)  «  Non  mancherô  di  attendere  à  Franceschino  mio  filiolo,  acio  impari 
tre  virtu,  l'una  il  servire  a  Dio  con  ogni  diligenza  et  timoré,  l'altra  le  lettere, 
terza  un  poco  di  musica,  che  sino  a  quest'  hora  mi  pare  che  faccia  assai 
bene  et  trillo  et  gorgia.  »  (21  juin  1611.  Mantoue,  Arch.  Gonzaga.).  —  Voir 
ses  lettres,  passim,  en  particulier  celles  de  1621  et  de  1627  sur  l'emprison- 
nement de  son  fils  Massimiliano  par  l'Inquisition, 


MONTEVERDE.  91 


Le  point  de  départ  de  Monteverde  est  le  même  que  celui  des 
Florentins  :  c'est  l'antiquité  grecque.  Mais  où  les  uns  ne  voient 
que  la  lettre  morte,  le  génie  de  Monteverde  retrouve  l'esprit  de 
vie.  Dans  ses  lettres  de  1633  et  1634  (seuls  restes  de  l'ouvrage  où 
il  se  proposait  d'exposer  ses  théories  artistiques  (1),  après  en  avoir 
donné  les  exemples),  il  raconte  comment  il  fit  pour  retrouver  la 
mélodie  humaine,  et  la  musique  des  passions.  Nul  guide  auprès 
de  lui,  nul  livre,  que  Platon ,  si  loin  que  brillât  sa  lumière.  Les 
renseignements  que  Galilei  lui  fournit  sur  la  musique  des  anciens 
l'intéressèrent;  mais  il  se  garda  bien,  à  sa  suite,  de  poursuivre 
cet  art  perdu.  Il  s'en  tint  à  l'esprit,  et  une  ardente  étude  des  phi- 
losophes et  des  naturalistes  antiques,  l'amena  à  poser  comme  rè- 
gles fondamentales  de  son  esthétique,  l'observation  de  la  nature 
et  le  respect  de  la  vérité.  Il  croit  être  plus  fidèle  à  la  pensée  anti- 
que, en  suivant  ces  principes  ,  qu'en  tâchant  vainement  d'appli- 
quer des  formules.  Il  affirme  d'ailleurs  que  Fart  moderne  et  lui- 
même  ont  retiré  plus  de  profit  des  penseurs  grecs  que  des  vieilles 
études  harmoniques.  Ainsi,  les  anciens  ont  rendu  à  la  musique 
le  même  service  que,  deux  ou  trois  siècles  avant,  à  la  sculpture. 

(1)  Melodia,  overo  seconda  pratica  musicale.  Lettres  du  22  octobre  1633 
et  du  2  févr.  1634.  Venise  (Arch.  di  stato  de  Parme.  Carteggib  farncsiano, 
Istit.  mus.  de  Florence). 

«  Quando  fui  per  scrivere  il  pianto  del  Arianna,  non  trovando  libro  che 
mi  aprisse  la  via  naturale  alla  imitatione,  ne  meno  che  mi  illuminasse  che 
dovessi  essere  imitatore,  altri  che  Platone  per  via  di  un  suo  lume  rin- 
chiuso  cosi  che  appena  potevo  di  lontano  con  la  mia  debil  vista  quel  poco 
che  mi  mostrasse...,  etc.  »  (22  oct.  1633.) 

«  Ho  visto  non  prima,  d'ora  anzi  venti  anni  fa  il  Galilei  che  ove  nota 
quella  poca  pratica  antica,  mi  fu  caro  ail'  hora  l'haverla  vista,  per  haver 
visto  in  quella  parte  corne  che  adoperavano  gli  antichi  gli  loro  segni  prati- 
cali  a  differcnza  di  nostri ,  non  cercando  di  avanzarmi  piu  oltre  ne  lo  in- 
tenderli,  essendo  sicuro  che  mi  sarebbero  riusciti  corne  oscurissime  zifere 
et  peggio  ,  essendo  perso  in  tutto  quel  modo  praticale  antico;  perloche  ri- 
voltai  gli  miei  studi  per  altra  via  appoggandoli  sopra  a  fondamenti  de  mi- 
gliori  filosofi  scrutatori  de  la  nntura,  et  perche  sccondo  ch'  io  leggo,  veggo 
che  s'incontrano  gli  affetti  con  le  dette  ragioni  et  con  la  sodisfatione  de  la 
natura  montre  scrivo  cose  praticali  con  le  dette  osscrvationi,  et  provo  real- 
mente  che  non  ha  che  farc  qucste  presenti  regole,  con  le  dette  sodisfationi, 
per  tal  fondamonto  ho  posto  quel  nome  di  seconda  pratica  in  fronte  al  mio 
libro  et  spero  di  farla  veder  cosi  chiara...,  etc.  » 

«  La  mia  intentione  è  di  mostrarc  con  il  mezzo  de  la  nostra  pratica  quanto 
ho  potuto  trarro  de  la  mente  de  que'  filosofi  a  servitio  de  la  bona  arte,  et 
non  a  principii  de  la  prima  pratica,  armonica  solamente.  »  (2  fév.  1634). 


92  LES   ORIGINES    DU    THÉÂTRE    LYRIQUE    MODERNE. 

Ils  l'ont  fait  sortir  des  formules  apprises,  et  ont  ramené  les  re- 
gards des  artistes  à  la  seule  observation  de  la  nature.  C'est  véri- 
tablement une  Renaissance  qui  s'ouvre  au  dix-septième  siècle 
avec  Monteverde,  une  Renaissance  du  cœur  dans  la  langue 
musicale. 

Dès  ses  premières  œuvres,  Monteverde  mit  en  pratique  ces 
théories.  Les  critiques  de  ses  ennemis  nous  l'apprennent.  Il  avait 
fait  des  études  assidues  de  l'expression  des  passions,  et  des  rap- 
ports entre  les  mouvements  de  l'âme  et  les  phrases  musicales. 
Vecchi  et  Gaccini  en  avaient  fait  autant;  mais  tous  deux  avec  les 
voix,  et  l'un  en  madrigaux,  l'autre  en  style  monodique.  Monte- 
verde est  plus  libre;  il  étudie  les  instruments  (et  ceci  est  bien 
instructif);  c'est  sur  eux  qu'  «  il  s'évertue  jour  et  nuit,  à  écouter 
et  chercher  les  effets  (1).  »  La  voix  n'est  plus  seulement  la  voix, 
c'est  l'âme.  Monteverde  est  déjà  loin  de  Péri.  Ce  n'est  plus  de 
simple  déclamation  tragique  et  d'accent  noté  qu'il  s'agit,  mais  des 
tragédies  du  cœur.  La  justesse  du  récitatif  y  perd  peut-être  un 
peu  ;  la  poésie  est  parfois  maltraitée  (2)  ;  mais  l'âme  parle  direc- 
tement à  l'âme,  et  les  ignorants  mômes  sentent  vibrer  en  eux 
l'écho  des  passions  et  des  peines.  La  musique  a  reconnu  son 
domaine;  elle  vient  avec  Monteverde,  d'affirmer  sa  prise  de  pos- 
session sur  le  monde  intérieur,  dont  la  parole  déclamée,  et 
même  le  chant  récitatif,  n'est  qu'un  pâle  reflet. 

Ainsi  l'observation  et  1'  «  imitation  »  des  passions  (non  pas 
seulement  de  la  parole  passionnée)  est  l'essence  de  la  musique 
nouvelle.  Elle  ne  s'attache  donc  pas  servilement  au  texte ,  mais 
elle  lit  au  fond  de  sa  pensée.  Péri  et  les  Florentins  ont  raison  de 

(1)  «  Il  senso  è  ingannato  »  (le  sens  est  perverti),  a  et  c'est  à  quoi  tra- 
vaillent gaillardement  tous  ces  nouveaux  inventeurs  qui  jour  et  nuit, 
s'évertuent  sur  les  instruments,  à  écouter  et  chercher  les  effets.  Ils  ne  voient 
pas  que  les  instruments  enseignent  le  faux,  et  qu'autre  chose  est  cette  re- 
cherche à  tâtons  des  sens  aveugles,  autre  chose  celle  de  la  raison  soutenue 
par  les  sens.  —  Aristoxène  a  dit  :  «  Maximum  ergo  et  flagitiosum  in  summâ 
est  peccatum,  referre  ad  instrumcntum  rei  harmonicae  naturam.  »  {Harmon., 
1.  II.)  Toute  leur  idée  est  de  satisfaire  les  sens  ;  ils  se  soucient  peu  de  la 
raison.  »  (Artusi,  II,  43  ) 

Il  faut  bien  avouer  que  l'on  sent  encore  aujourd'hui  ces  curiosités  d'ins- 
trumentation au  détriment  parfois  de  l'unité  d'impression  dramatique.  Ainsi 
dans  le  fameux  air  d'Orphée,  chanté  l'année  dernière,  au  premier  concert 
de  musique  historique  donné  par  M.  Bordes. 

(2)  «  Quand  on  fait  l'éloge  de  la  musique  «  accentata,  »  il  faudrait  com- 
mencer par  définir  l'accent,  ce  qu'on  n'a  pas  fait;  d'ailleurs,  ils  font  des  bar- 
barismes et  des  choses  contraires  à  la  syntaxe.  »  {Arlusit  commencement 
du  livre  II.) 


MONTKVERDB.  93 

revendiquer  les  droits  de  la  poésie,  et  sa  suprématie  dans  le  drame 
musical;  mais  ils  ont  tort  de  sacrifier  si  complètement  les  droits 
de  la  musique  ,  et  d'en  faire  une  sorte  de  traduction  juxtali- 
néaire. C'est  ne  plus  comprendre  le  drame  même.  La  musique 
va  jusqu'au  fond  du  cœur,  et  ne  s'en  tenant  pas  à  la  seule  im- 
pression passagère  éveillée  par  le  mot,  elle  prête  l'oreille  aux  sen- 
timents plus  qu'aux  paroles  du  personnage;  elle  tient  compte 
«  de  son  passé  et  de  son  avenir,  »  comme  dit  Monteverde, 
c'est-à-dire  de  son  caractère  général;  et  nous  voici  bien  près  du 
leit-motiv  moderne,  où  se  résume  une  âme,  que  l'on  voit  vivre 
et  se  transformer  au  cours  d'une  action  dramatique  (1). 

La  mélodie  ainsi  comprise,  harmonieuse  union  de  la  musique 
et  de  la  poésie  (2),  est  le  fondement  de  l'art  nouveau.  C'est  au 
nom  de  la  mélodie  que  se  fait  la  révolution.  Monteverde  oppose 
deux  écoles  :  celle  «  d'Ockeghem  (3) ,  Josquin  de  Près ,  Pierre 
de  la  Rue  (4),  Jouan  Motton  (5),  Grequillon  (6),  Glemens  non 

(1)  Nous  le  voyons  à  divers  passages  de  Monteverde,  et  notamment  à 
l'exception  même  qu'il  fait  pour  le  rôle  de  Licori  (La  Finta  pazza,  1627). 
«  Comme  il  s'agit  d'une  scène  de  feinte  folie,  qui  n'a  de  racines  ni  dans  le 
passé,  ni  dans  l'avenir  du  caractère,  mais  seulement  dans  une  fantaisie 
passagère,  la  musique  s'attache  seulement  à  souligner  plaisamment  les  in- 
tentions du  texte;  mais  c'est  une  exception;  en  général,  elle  doit  lire  plus 
avant.  » 

«  I^a  immitatione  di  tal  finta  pazzia  dovendo  havere  la  consideratione  solo 
che  nel  présente  et  non  nel  passato  et  nel  futuro,  per  conseguenza  la  im- 
mitatione dovendo  havere  il  suo  appoggiamento  sopra  alla  parola  et  non 
sopra  al  senso  de  la  clausola...  »  (Lettre  du  7  mai  1627.  —  Arch.  Gonzaga.) 

(2)  «  Nonne  et  Musica  circa  perfectionem  melodiae  versatur?  »  (comm. 
Gorgias.)  «  Melodiam  ex  tribus  constare,  oratione,  harmonia,  rythme. . 
Rythmus  et  Harmonia  orationem  sequuntur...  Loquendi  modus  ipsaque 
oratio  animi  affectionem  sequitur...  Orationem  vero  cetera  sequuntur.  » 
Rép.  3.)  Passages  cités  par  Monteverde  dans  la  lettre-préface  aux  Scherzi 
musicali  de  1607). 

(3)  Jean  de  Okeghem ,  né  vers  1430,  mort  entre  1494  et  1496,  trésorier  de 
Saint-Martin  de  Tours  en  1459,  fut  maître  de  chapelle  de  Charles  VII  et 
Louis  XI.  —  Voir  l'intéressante  étude  de  M.  Michel  Brenet  dans  les  Mém. 
de  la  Société  de  l'Histoire  de  Paris  et  de  V Ile-de-France,  t.  XX  (1893). 

(4)  Pierre  Pierchon.  Petrus  Platensis,  sans  doute  Picard,  né  avant  1477; 
il  disparaît  après  1510.  Il  était  prêtre,  et  devint  chanoine.  Il  fut  au  servico 
de  Marie  de  Bourgogne,  de  Philippe  le  Beau  et  do  Marguerite  d'Autriche. 
(Mss.  à  Malines  et  Bruxelles.) 

(5)  Jean  de  Hollingue,  dit  Mouton;  Français  ou  Belgo;  élève  de  Josquin, 
maître  de  Willaert.  Né  vers  1475,  mort  en  1522,  à  Saint-Quentin,  où  il  était 
chanoine.  Il  fut  chantre  du  roi  sous  Louis  XII  et  François  Ier,  et  dédia  des 
messes  à  Léon  X. 

(6)  Thomas  Crecquillon.  Belge,  né  au  commencement  du  seizième  siècle, 


94  LES    ORIGINES    DU    THÉÂTRE    LYRIQUE    MODERNE. 

papa(l),  Gombert  (2),  messer  Adriano  (3),  l'Eccell.  Zarlino  (4),  » 
dont  l'idéal  est  la  perfection  de  l'harmonie  et  qui  lui  soumet  la  dé- 
clamation poétique  («  l'oratione  »)  ;  — l'autre,  «  fondée  par  le  divin 
Gipriano  Rore  (5),  élargie  par  Ingegneri  (6),  Marenzio  (7),  Gia- 
chio  Wert(8),  Luzzasco  (9),  Giacopo  Péri,  Giulio  Gaccini,  et  les 
artistes  les  plus  élevés  et  les  plus  pénétrants,  met  tout  son  effort 
à  la  perfection  de  la  mélodie  («  versa  intorno  alla  perfettione  délia 
melodia  »)  et  lui  soumet  l'harmonie.  —  La  poésie  y  siège  à  la 
première  place  et  dirige  les  autres  arts,  mais  par  sa  seule  raison. 
Si  elle  commande,  ce  n'est  pas  en  qualité  du  plus  fort,  mais  du 
plus  sage.  Elle-même  obéit  au  drame  ;  elle  doit  se  modeler  sur  la 
vérité  des  passions.  La  nature  est  son  idéal  ;  c'est  dans  un  har- 
monieux effort  pour  rendre  la  réalité,  que  consiste  le  devoir  des 
arts  associés.  La  nature  est  le  drapeau  de  l'art  nouveau.  Monte- 
verde  puise  en  elle  sa  force  et  son  assurance.  S'il  défend  la  mé- 


mort  en  1557.  Chanoine  de  Namur,  puis  Termonde  et  Béthune.  Il  fnt  maître 
de  chapelle  de  Charles  Quint  à  Madrid,  et  le  plus  grand,  avec  Gombert  et 
Clemens,  de  l'époque  qui  s'étend  de  Josquin  à  Palestrina. 

(1)  Jacques  Clément.  Flamand,  né  vers  1475,  mort  avant  15G6.  Egalement 
ecclésiastique,  il  fut  premier  maître  de  chapelle  de  Charles  Quint  à  Vienne. 

(2)  Nicolas  Gombert,  né  à  Bruges  vers  la  fin  du  quinzième  siècle.  Ecclé- 
siastique, premier  maître  de  chapelle  de  Madrid. 

(3)  Adriano  Banchieri.  Voir  chapitre  II. 

(4)  Giuseppe  Zarlino,  né  à  Chioggia  en  1519,  mort  le  14  février  1590  à  Ve- 
nise; élève  de  Willaert  ,  il  succéda  à  Cipriano  Rore  comme  maître  de  cha- 
pelle à  Saint-Marc,  en  1565.  Il  était  chapelain  de  l'église  S.  Severo,  à 
Venise,  chanoine  de  Chioggia,  et  faillit  en  devenir  évêque  en  1583.  C'est  lui 
qui  fut  chargé  des  chants  de  triomphe  pour  la  bataille  de  Lépante,  et  de  la 
musique  de  fête  pour  l'entrée  de  Henri  III.  Il  jouit  d'une  gloire  éclatante. 
Bettinelli  {Risorgimenio  d'Ilalia)  l'appelle  «  un  Titien  »,  «  un  Arioste.  » 
Marco  Foscarini  (Délia  letteratura  veneziana)  l'appelle  «  famoso  restaura- 
tore  délia  musica  in  tutta  l'Italia.  »  Il  n'est  plus  connu  que  comme  théori- 
cien par  ses  Istituzioni  harmoniche.  Venise,  1558,  4  parties,  et  ses  Dimos- 
trationi  harmoniche,  Venise,  1571,  5  part.  ;  enfin  ses  Supplementi  rnusicali, 
Venise,  1588,  où  il  combat  les  théories  de  Galilée. 

(5)  Voir  chapitre  IL 

(6)  Marc  Antonio  Ingegneri,  né  à  Crémone  vers  1545,  et  maître  de  Monte- 
verde.  Il  fut  maître  de  chapelle  du  duc  de  Mantoue. 

(7)  Voir  chapitre  III. 

(8)  Giacche  de  Wert,  belge;  il  fut  au  service  du  duc  de  Ferrare  en  1580, 
puis  de  la  duchesse  de  Mantoue  en  1581. 

(9)  Luzzasco  Luzzaschi,  de  Ferrare,  maître  de  chapelle  de  la  cathédrale,  et 
du  duc  Alphonse  II  de  Ferrare,  le  plus  grand  organiste  italien  de  son  temps. 

On  remarquera  que  tous  les  musiciens  de  l'école  mélodique,  sauf  Giacche 
de  Vert,  sont  italiens  ;  et  que  tous  ceux  de  l'école  harmonique  ,  sauf  Ban- 
chieri et  Zarlino,  sont  Flamands. 


MONTEVERDE.  95 

lodie,  c'est  qu'elle  est  le  langage  de  l'âme,  la  parole  intérieure.  Si 
parfaite  que  soit  l'harmonie,  livrée  à  elle-même,  elle  ne  peut  rien 
exprimer  avec  précision.  Zarlino  lui-même  l'avoue  :  «  Elle  pré- 
pare et  dispose,  d'une  certaine  façon  intérieure,  au  plaisir  et  à  la 
tristesse;  mais  elle  ne  produit  elle-même  aucun  effet  précis.  » 
(Inslruct.,  II,  7.)  Il  faut  donc  l'employer,  mais  non  pas  pour  elle- 
même,  pour  un  objet  plus  haut.  Loin  de  faire  bon  marché  des 
ressources  harmoniques  (1),  Monteverde  les  double,  les  enrichit 
sans  cesse  ;  mais  c'est  au  service  de  la  mélodie,  c'est-à-dire  de  la 
passion. 

Dans  ses  études  de  l'expression  et  ses  recherches  musicales,  il 
remarque  avec  surprise  le  petit  nombre  de  sentiments  employés, 
et  il  travaille  à  faire  rentrer  les  autres  dans  le  domaine  de  l'art. 
Pour  peindre  ces  passions  nouvelles,  il  faut  des  couleurs,  des 
rythmes,  des  moyens  nouveaux.  Monteverde  crée  des  harmonies, 
des  styles  inconnus  jusqu'à  lui,  ou  timidement  employés.  Il  y  a, 
dit-il ,  des  ordres  entiers  de  sentiments  auxquels  la  musique  est 
restée  étrangère.  C'est  ainsi  qu'elle  n'a  rendu  que  deux  sur  trois 
des  mouvements  de  l'âme  :  la  tristesse  et  la  paix.  La  colère,  les 
mouvements  violents  et  passionnés,  lui  ont  échappé.  Or  c'est  là 
proprement  l'élément  dramatique.  Monteverde  travaille  à  lui 
trouver  l'expression  la  plus  juste  dans  des  essais  lyriques,  avant 
d'aborder  directement  la  scène.  De  là  ces  «  Madrigaux  guerriers 
et  amoureux  (2) ,  »  écrits  dans  un  rythme  nouveau  (qu'il  nomme 


(1)  Pour  ses  audaces  harmoniques,  je  renvoie  à  tous  les  traités  spéciaux. 
Monteverde  entre  délibérément  dans  la  dissonance ,  non  qu'elle  n'ait  été 
constamment  employée  avant  lui  (Artusi,  II,  40),  mais  il  en  généralise  l'em- 
ploi; il  la  considère  comme  une  mine  de  ressources  pour  l'art  dramatique, 
qui  ne  saurait  s'en  passer  sans  se  condamner  à  la  monotonie  des  senti- 
ments moyens,  et  à  la  froide  impassibilité  néo-grecque.  Il  emploie  libre- 
ment la  septième  et  la  neuvième;  il  sent  le  grand  effet  de  la  septième 
diminuée,  ce  tendre  accord,  tout  pénétré  de  faiblesse  et  de  langueur. 
Il  module  hardiment  d'un  ton  à  l'autre  ;  il  mêle  les  genres  et  les  voix. 

(2)  «  Havendo  io  considerato  le  nostre  passioni,  ed'  affettioni  del  animo, 
essere  tre  le  principali,  cioè,  Ira,  Temperanza  et  Humilia  ô  pupplicatione, 
corne  bene  gli  migliori  Filosofi  affermano ,  anzi  la  natura  stessa  de  la  voce 
nostra  in  ritrovarsi  alta,  bassa  et  mezzana  :  et  corne  l'arte  musica  lo  noti- 
fica  chiaramente  in  questi  tre  termini  di  concitato,  molle  et  temperato ,  ne 
havendo  in  tutte  le  composition!  de  passati  compositori  potuto  ritrovare 
esempio  del  concitato  génère,  ma  ben  si  del  molle  et  temperato;  génère 
perô  descritto  da  Platone  nelterzo  de  Rethorica(Repub.?),  conquesto parole; 
Suspice  Harmoniam  illam  quae  ut  decet  imitatur  fortiter  euntis  in  praelium, 
voces  atque  accentus...;  perciô  mi  posi  con  non  poco  mio  studio,  et  fatica 
per  ritrovarlo...,  etc.  »  —  «  Mi  è  parso  beno  il  far  sapere  che  da  me  è  nata 


06  LES    ORIGINES    DU    THEATRE    LYRIQUE    MODERNE. 

«  concitato,  »  agité)  (1).  —  Nulle  autre  loi  que  la  vie  (2).  Or- 
chestre et  voix,  tout  est  mélodie.  Tout  chante  pour  son  compte. 
Ce  n'est  pas  une  combinaison  savante  d'éléments  indifférents, 
dont  l'ensemble  seul  est  expressif.  Les  instruments  pleurent 
comme  les  voix.  Les  voix  s'agitent  comme  les.  instruments.  L'or- 
chestre soupire,  gémit,  frémit  et  meurt.  C'est  la  langue  de  la 
souffrance  et  de  l'amour,  la  langue  de  l'âme  libre. 

Les  pédagogues  de  l'art  en  demeurent  consternés.  «  On  entend 
un  mélange  de  sons,  une  diversité  de  voix,  une  rumeur  d'har- 
monie insupportable  aux  sens.  Celui-ci  chante  un  mouvement 
rapide,  celui-là  un  mouvement  lent;  l'un  prononce  une  syllabe 
d'une  façon,  l'autre  d'une  autre;  l'un  s'en  va  à  l'aigu  ,  et  l'autre 
tombe  au  grave  ;  et  pour  comble ,  un  troisième  n'est  ni  grave  ni 
aigu;  tel  chante  au  diapason  harmonique,  tel  à  l'arithmétique. 
Malgré  toute  la  bonne  volonté  du  monde,  comment  voulez-vous 
que  l'esprit  se  reconnaisse  dans  ce  tourbillon  d'impressions  (3)?  » 

Il  est  curieux  de  remarquer  que  c'est  au  nom  de  cette  môme 
mélodie ,  affranchie  des  règles ,  obéissant  au  seul  mouvement  des 
passions  («  la  Mélodie  de  la  forêt  »),  que  Wagner,  comme  Monte- 
verde,  fit  sa  révolution  et  se  heurta  aux  mêmes  critiques  (4).  Les 
choses  restent  éternellement  les  mêmes. 

Cependant  Monteverde  diffère  de  Wagner  dans  sa  conception 
de  l'art  dramatique.  Il  n'a  pas  de  prétentions  philosophiques,  et 


la  investigatione  et  la  prova  prima  di  tal  génère,  tanto  necessario  al  arte 
Musica,  senza  il  quale  e  statta  sino  ad  hora  iraperfetta...,  etc.  »  (Préi'ace  des 
Madrigali  Guerrieri  et  Amorosi,  Venise,  1638.) 

(1)  Le  principal  est  ce  fameux  Combat  de  Tancrède  et  Clorinde ,  joué  en 
1624  chez  Mocenigo.  Monteverde  avait  choisi  ce  fragment  du  Tasse  pour  la 
variété  de  ses  mouvements  et  la  diversité  de  ses  passions.  Qu'on  en  juge 
par  ce  programme  :  «  Motto  del  Cavallo  »  (galop  du  cheval),  Combat,  Fré- 
missement de  l'orchestre,  Trémolos,  Cris  entrecoupés,  Défis,  Coups,  Invo- 
cation à  la  nuit,  Mort,  Ciel  qui  s'entr'ouvre. 

(2)  «  Con  quietanza  délia  ragione  e  del  senso  »,  c'est-à-dire  qu'il  entend 
bien  pourtant  rester  d'accord  avec  la  raison  et  les  sens.  Malgré  son  libre 
parler,  il  s'appuie  sur  les  lois  de  l'acoustique,  dans  son  emploi  des  disso- 
nances. (Voir  les  Scherzi  musicali.) 

(3)  Artusi,  I,  13.  Il  s'agit  expressément  de  Monteverde;  car  Artusi,  après 
avoir  cité  un  de  ses  madrigaux,  dit  :  «  Ne  so  come  uno  che  facci  profes- 
sione  di  valent'  huomo,  si  lasci  scorrere  in  simili  imperfettioni,  note  fino  a 
putti  che  ail'  hora  incominciano  a  mettere  il  labro  sul  fonte  d'Helicona.  » 
(II,  48.) 

(4)  «  Die  einzige  Form  der  Musik  ist  die  Mélodie.  »  (Wagner,  Œuvres 
complètes,  VII,  166.) , Cf.  Mozart  :  «  La  mélodie  est  l'essence  même  de  la 
musique.  »  (Principes-  de  la  basse  générale.) 


MONTEVERDE.  07 

l'objet  de  son  drame  musical  n'est  pas  une  conception  du  monde, 
mais  purement  et  simplement  l'homme.  Le  cadre  du  drame 
wagnérien  est  la  légende,  et  son  personnage,  le  héros,  être  sym- 
bolique et  général  où  s'incarnent  l'esprit  d'une  race  et  les  puis- 
sances d'un  système  philosophique.  L'opéra  de  Monteverde, 
comme  la  tragédie  de  Racine,  est  parfumé  du  pur  sentiment  grec. 
Son  héros  est  celui  d'Aristote,  l'homme  moyen  et  pondéré,  dont 
le  cœur  est  parent  du  nôtre.  Le  surnaturel  n'est  pas  de  son 
domaine.  On  le  voit  aux  intelligentes  critiques  que  Monteverde 
fait  des  livrets  qu'on  lui  soumet.  —  Qu'est-ce  que  cette  pièce  de 
«  Peleo  e  Tetide,  favola  marittima?  »  —  Une  fantasmagorie,  des 
cortèges  de  monstres,  des  chœurs  de  tritons  et  de  sirènes,  des 
vents,  des  «  amoretti  »  et  des  «  zeffiretti.  »  «  Et  comment  est-il 
possible  que  ces  hippogriffes  et  ces  chimères  remuent  les  pas- 
sions? L'Ariane  émeut  parce  qu'elle  est  une  femme;  V Orphée, 
parce  qu'il  est  un  homme.  Un  monstre,  un  vent  ne  peuvent 
émouvoir,  h' Ariane  me  fait  gémir;  Y  Orphée  me  fait  prier;  mais 
à  quoi  rime  cette  pièce?  11  n'y  a  rien  là  pour  la  musique  (I).  » 
Un  musicien  français  du  dix-septième  siècle ,  un  romantique 
du  dix-neuvième,  eût  saisi  avidement  un  sujet  de  ce  genre  qui 
prête  aux  jeux  descriptifs  et  aux  curiosités  pittoresques.  Monte- 
verde le  rejette;  il  dédaigne  la  description  extérieure;  il  ne  s'en 
sert  que  comme  d'un  accessoire.  En  vrai  poète  du  dix-septième 
siècle,  le  cœur  humain  seul  l'intéresse;  et,  refusant  le  sujet  de 
«  Thétis,  »  il  s'attache  au  sujet  si  touchant  d'  «  Alceste  et  Ad- 
mette (2).  »'  Les  souffrances  attirent  son  art  compatissant,  art 
mélancolique  et  délicat  comme  celui  dos  Grecs,  qui  se  plaît  aux 
larmes  et  à  la  douleur,  mais  recule  devant  les  situations  trop  vio- 
lentes (3),  et  refuse  le  Narcisse  de  Rinuccini,  parce  qu'il  est  trop 


(1)  «  Li  venti  hanno  a  cantaro,  cioè  li  Zeffiri  e  li  Borcali;  come,  caro  Si- 
gnore,  potrô  io  imitare  il  parlar  di  venti  se  non  parlano?  Et  come  potrô  io 
con  il  mezzo  loro  movere  li  affetti?  Mosse  l'Arianna  per  essore  donna,  et 
mosse  panmente  Orfeo  per  esser  homo,  et  non  vento.  Le  armonie  imittano 
loro  medesime  et  non  con  l'oratione  et  li  strepiti  de'  venti,  et  il  bellar  délie 
pécore,  il  nitrir  de'  cavalli,  et  va  discorendo,  ma  non  imitano  il  parlar  de' 
venti  che  non  si  trovi...  L'Arianna  mi  porta  ad  un  giusto  lamento  et  l'Orfeo 
ad  una  giusta  preglriora,  nia  questa  non  so  a  quai  fine;  sichè,  che  vole  V.  S. 
Illraa  che  la  musica  possa  in  questa?...  »  (Lettre  du  9  décembro  1G16,  Arch. 
Gonzaga.) 

(2)  Hiver  161G.  A  Mantoue. 

(3)  «  Et  più  con  fine  tragico  et  mesto.  »  (7  mai  1G27.) 

Môme  préoccupation  dans  Marco  do  Gagliano  qui,  après  le  succès  do  son 
Medovo  à  Florence,  lo  retouche   pour  Mantoue  et  change  los  chœurs,  de 

7 


98  LES    ORIGINES    DU    THÉÂTRE    LYRIQUE    MODERNE. 

tragique.  —  C'est  ici  que  l'on  sent  toute  la  distance  qui  sépare 
notre  art  du  goût  aristocratique  du  dix-septième  siècle. 

La  tragédie  humaine,  qui  est  l'idéal  de  Monteverde,  n'a  pour- 
tant pas  triomphé  avec  lui  dans  la  musique  du  dix-septième 
siècle.  A  la  vérité,  elle  ne  fut  pas  sans  influence,  sans  doute,  sur 
l'opéra  historique  de  Venise,  qui  s'oppose  à  l'opéra  mythologique 
ou  allégorique  de  Rome  et  Florence,  et  dont  Monteverde  lui- 
même  devait  donner  le  premier  modèle  dans  son  Incoronatione  di 
Poppea  (1).  Mais  elle  ne  devait  trouver  sa  lumineuse  expression 
qu'à  la  fin  du  dix-huitième  siècle,  dans  la  sérénité  chaste  et  mé- 
lancolique de  Gluck  (2);  art  plus  sohre,  moins  complexe,  plus 
difficile  que  le  nôtre,  et  peut-être  plus  grand;  art  qui  dit  tant  de 
choses,  moins  par  ce  qu'il  dit  vraiment,  que  par  ce  qu'il  fait  dire. 
La  vérité  du  détail ,  des  mots  déclamés ,  y  est  subordonnée  à  la 
vérité  puissante  du  caractère  général ,  de  la  passion  dominante. 
Les  hommes  passionnés  comme  Monteverde  s'arrêtent  malaisé- 
ment au  détail  (3).  Monteverde  a  le  plus  profond  mépris  pour  les 
critiques  qui  ne  vont  pas  au  fond  de  sa  pensée,  qui  s'attaquent  à 


peur  que  l'œuvre  «  potesse  riuscire  troppo  grave.  »  (Lettres  de  1622.)  Cf. 
Mozart  :  «  La  musique  ne  doit  jamais  blesser  l'oreille.  Même  dans  les 
situations  les  plus  horribles,  elle  doit  la  satisfaire;  en  un  mot,  la  musique 
doit  toujours  rester  de  la  musique...  Si  violentes  que  soient  les  passions, 
leur  expression  ne  doit  jamais  provoquer  le  dégoût.  »  (Lettre  du  26  sep- 
tembre 1781.)  Grétry  dit  de  même  :  «  Si  la  colère  n'est  ennoblie  par  des 
sentiments  tragiques,  elle  n'est,  dans  les  arts  d'imitation,  qu'une  charge 
dégoûtante.  »  (Essais  sur  la  musique,  II,  58  :  De  la  colère.) 

(1)  Vlncoronazione  di  Poppea  (Il  Nerone,  titre  inscrit  sur  la  couverture 
du  ms.).  Venise,  Bibl.  S.  Marco,  fonds  Contarini,  legs  1843,  classe  IV, 
cod.  CDXXXIX.  —  Représ,  au  théâtre  S.  Giov.  e  Paolo,  en  automne  1642. 
C'est  la  dernière  œuvre  de  Monteverde,  mort  en  novembre  1643,  et  la  par- 
tition est  du  plus  grand  intérêt,  par  l'étude  qu'elle  permet  de  faire  de  son 
progrès  artistique.  On  voit  qu'il  y  a  conservé  toute  sa  fraîcheur  juvénile 
de  sentiment.  (Rôles  du  page  et  de  la  damoiselle,  acte  II,  se.  3.)  Le  rôle 
de  Poppée  fait  preuve  d'une  coquetterie  délicate  et  raffinée.  Les  élans  pas- 
sionnés ont  disparu,  mais  le  «  Sénèque  »  a  une  grandeur  imposante ,  toute 
romaine,  et  la  scène  de  sa  mort  est  un  des  plus  beaux  morceaux  de  l'opéra 
du  dix-septième  siècle.  Le  livret  de  Busenello  est  peut-être  le  meilleur  du 
siècle.  Il  est  vivant,  d'une  observation  fine,  et  certaines  scènes  (les  dialogues 
de  Néron  et  de  Poppée)  ne  seraient  même  pas  indignes  de  Shakespeare.  (Voir 
chapitre  de  l'opéra  vénitien.) 

(2)  Remarquer  que  Gluck  a  repris  cette  Alceste  que  Monteverde  eût  voulu 
mettre  en  musique  et  que,  comme  lui,  il  s'est  adressé  à  VArmide  de  Tasso. 
(1er  mai  1627.  Monteverde  traduit  en  musique  la  scène  d'Armide  et  Renaud.) 

(3)  «  On  doit  toujours  considérer  les  choses  par  rapport  à  l'ensemble,  et 
jamais  au  détail.  »  (Lettre  préf.  aux  Schcrzi  musicali.) 


MONTEVERDE.  99 

des  «  minime  particelle  »  de  ses  œuvres.  11  n'y  a  rien  en  lui  d'un 
chercheur  érudit,  rien  de  pédant.  Il  laisse  aux  autres  le  soin  de 
le  défendre  ;  son  frère  répond  pour  lui.  Il  se  flatte  de  «  n'avoir 
égard  qu'aux  faits,  et  de  priser  peu  de  chose  les  paroles  d'au- 
trui  (1).  »  Il  laisse  «  au  cav.  Ercole  Bottrigari  et  au  révér.  Zerlino  » 
la  gloire  des  théories  et  «  des  nobles  écrits  ;  »  pour  lui ,  ce  sont 
des  conseils  pour  l'action  qu'il  donne  ;  mieux  encore,  des  exemples. 

Il  agit  sans  cesse;  sa  fécondité  artistique  ne  se  lasse  jamais. 
A  soixante-quinze  ans,  moins  d'un  an  avant  sa  mort,  il  écrit 
encore  un  admirable  opéra.  Non  seulement  il  compose,  mais  il 
médite;  il  travaille  opiniâtrement,  et  donne  le  premier  l'exemple 
de  ses  théories.  Il  joue  de  tous  les  instruments,  et  il  peut  donner 
des  leçons  aussi  bien  à  ses  acteurs  qu'à  son  orchestre.  Artusi  dit 
aigrement  :  «  Ils  ont  moins  souci  de  lire  et  d'étudier  Boèce,  que 
de  savoir,  à  ce  qu'ils  disent,  enfiler  ces  merveilleuses  gammes  à 
leur  manière  («  insfilzare  quelle  solfe  a  modo  loro  »),  et  enseigner 
aux  acteurs  à  chanter  leurs  cantilènes,  avec  des  contorsions  de 
tout  le  corps  qui  suivent  le  mouvement  des  paroles  («  con  molti 
movimenti  del  corpo,  accompagnando  la  voce  con  quei  moti  »); 
à  la  fin,  ils  se  laissent  aller,  de  façon  qu'ils  semblent  mourir;  et 
c'est  là  la  perfection  de  leur  musique.(«  et  questa  è  la  perfettione 
délia  loro  musica  »)  (2).  » 

A  ce  trait,  on  reconnaît  encore  l'artiste  de  la  race  de  Wagner, 
le  musicien  dont  le  but  est  bien  précisément  l'action  dramatique, 
et  non  pas  la  musique.  Et  que  de  ressemblances  encore,  jusque 
dans  les  détails  matériels  de  l'exécution  !  Qui  n'hésiterait  au  récit 
des  fêtes  de  Mantoue  par  Follino,  s'il  s'agit  d'intermèdes  de 
Monteverde  ou  du  Rheingold  de  Wagner  (3). 

«  Après  que  les  invités  eurent  pris  place,  on  donna  du  fond  du 
théâtre  le  signal  habituel  des  trompettes.  Quand  il  retentit  pour 
la  troisième  fois,  le  rideau  disparut,  comme  par  enchantement. 

(1)  «  Toutes  ces  disputes  de  mots  ne  servent  de  rien;  c'est  par  de  la  mu- 
sique qu'un  musicien  doit  répondre.  C'est  là  que  mon  frère  attend  ses  ad- 
versaires, ne  faisant  attention  qu'au  chant  et  non  à  la  parole  écrite.  »  (Id. , 
Lettre  de  J.  César  Monteverde.) 

(2)  Artusi,  II ,  43. 

(3)  Comte  Follino,  Compendio  délie  sonluose  f'ste  fatte  Vanno  MDCVIII 
nella  cilla  di  Manlova,  per  le  reali  nozze  del  Serenissimo  prencipe  D.  Fran- 
cesco  Gonzaga  con  la  Serenissima  Infante  Mavgherila  di  Savoia.  In  Man- 
tova  (Aurclio  et  Lodovico  Osanna),  1(508,  Bibl.  Naz.t  Florence.  «  Si  diedo 
dalla  parte  di  dentro  del  palco  il  solito  segno  del  suono  délie  trombe,  e 
nel  cominciar  a  suonar  la  terza  volta  spari  con  tanta  velocità  in  un  batter 
di  ciglia  la  gran  cortina...,  etc.  »  (p.  74). 


100  LES    ORIGINES    DU    THÉÂTRE    LYRIQUE    MODERNE. 

On  aperçut  trois  nuages,  faits  avec  tant  d'art,  qu'ils  semblaient 
naturels.  Au-dessous  d'eux,  les  vagues  se  soulevaient  et  se  dérou- 
laient. Une  tête  de  femme  surgit  lentement.  Avec  des  mouve- 
ments mesurés,  elle  s'éleva,  el  tandis  que  les  sonneries  de  trom- 
pes s'éteignaient,  elle  aborda  au  rivage  d'un  îlot.  Alors,  sur 
l'accompagnement  de  l'orchestre  placé  derrière  la  scène,  elle 
chanta  une  mélodie  si  touchante,  que  tout  le  public  en  fut  saisi.  » 

L'orchestre  derrière  la  scène;  l'idée  de  l'instrumentation  re- 
présentative d'un  caractère  (1);  le  sentiment  de  la  puissance  ex- 
pressive des  timbres  et  de  leurs  ressources  pour  le  drame  (2);  la 
recherche  dès  effets  nouveaux  de  l'orchestre  (3);  l'abus  même  de 
certains  procédés  (4);  mais  surtout  l'amour  de  la  vie  et  l'intuition 
des  âmes;  le  bonheur  avec  lequel  ils  excellent  à  peindre  d'une 
touche  rapide  les  caractères  individuels  (la  coquetterie  alanguie 
et  l'insistance  mutine  de  Poppée  ;  la  morne  désolation  d'Ariane  ; 
la  grandiloquence  philosophique  de  Sénèque;  la  pure  et  fîère  ré- 
signation de  Clorinde  mourante;  les  gémissements  amoureux 
d'Orphée,  beau  comme  un  marbre  antique);  —  autant  de  traits 
communs (5)  qui  rapprochent  le  premier  maître  du  drame  lyrique, 
du  dernier  et  du  plus  puissant. 

Ils  se  ressemblent  aussi  par  leur  fierté  méprisante,  sûre  d'elle- 
même,  qui  n'a  pas  un  instant  de  doute  sur  l'excellence  de  leur 
art.  «  Et  croyez  que  le  compositeur  moderne  bâtit  sur  les  fonde- 
ments de  la  vérité,  et  soyez  tranquilles  (6).  »  Elle  ne  les  rend  pas 
injustes  pour  les  autres.  Tous  deux,  avec  une  largeur  d'esprit 


(1)  Chaque  personnage  d'Orfeo  marche  avec  un  groupe  d'instruments  dif- 
férents, qui  ne  le  quittent  pas  :  Orphée,  la  harpe;  Pluton,  les  trombones,  etc. 

(?)  Tandis  que  Doni,  le  grand  théoricien  florentin,  écrit  :  «  Tengasi  per 
fermo,  che  quanto  minore  numéro  d'instrumenti  si  metterà  in  opéra,  tanto 
meno  diffettosi  saranno  i  concenti.  »  (II,  111),  —  idée  d'Artusi  et  du  cénacle 
de  Bardi. 

(3)  Le  grand  air  d'Orfeo  est  précédé  d'une  ritournelle  à  cinq  trombones.  Il 
est  composé  de  5  strophes,  dont  chacune  est  soutenue  par  une  instrumenta- 
tion différente  :  la  première  par  deux  violons,  la  seconde  par  deux  cor- 
netti,  la  troisième  par  une  harpe,  la  quatrième  par  deux  violons  et  un 
violoncelle,  la  cinquième  par  les  tenues  d'un  quatuor  d'instruments  à 
archets...,  etc. 

(4)  Par  exemple,  le  trémolo.  Voir  Combatlimento  di  Tancredo.  Cf.  second 
acte  de  Lohengrin. 

(5)  Il  va  de  soi  qu'il  reste  entre  l'un  et  l'autre,  la  distance  du  dix-sep- 
tième au  dix-neuvième  siècle,  et  d'une  langue  sobre,  simple  et  abstraite,  à 
une  langue  raffinée  et  précise  jusqu'à  la  subtilité. 

(6)  «  Et  credete  che  il  moderno  compositore  fabrica  sopra  li  fondamenti 
dclla  venta,  et  vivetc  felici.  »  (Préf.  des  Scherzi.) 


MONTE  VEÎIDE.  101 

qu'on  ne  leur  a  reconnue  qu'après  leur  mort,  n'ont  jamais  pré- 
tendu nier  les  droits  de  l'art  ancien,  mais  seulement  affirmer  les 
leurs.  Tous  deux  se  sont  heurtés  aux  critiques  attitrés  de  l'élite, 
qui  leur  ont  opposé  les  grands  mots  de  nature,  dont  ils  igno- 
raient le  sens,  et  de  peuple,  dont  ils  ne  se  souciaient  pas  (1). 
Aussi ,  avec  quelle  hauteur  dédaigneuse  (2)  ils  font  bon  mar- 
ché de  leurs  adversaires!  Les  pédants  leur  barrent  la  route. 
Au  peuple  à  les  juger  (3)!  Le  peuple,  mis  en  présence  des  œu- 
vres, se  reconnaît  en  elles,  et  du  premier  coup  d'œil  y  retrouve 
des  hommes  comme  lui,  et  non  plus  des  auteurs.  «  Les  hommes 
de  science  protestent  au  nom  de  Platon,  que  le  peuple  se  trompe 
et  ne  saurait  juger.  Non,  le  peuple  a  raison,  et  s'il  contredit 
l'élite,  c'est  à  l'élite  à  se  taire.  »  «  Quand  un  art  est  accueilli  par 
le  monde  avec  cette  faveur,  je  ne  puis  croire  et  ne  croirai  jamais, 
(quand  bien  môme  je  n'aurais  que  de  mauvaises  raisons  pour  le 
défendre),  que  le  monde  se  trompe,  mais  bien  ceux  qui  ne  sont 
pas  avec  lui  (4).  »  C'est  le  cri  de  la  nature  contre  le  savoir  aveu- 
gle, de  la  vie  contre  la  raison  étroite  qui  veut  l'étouffer. 


Ce  cri  fut  entendu,  et  le  triomphe  de  Monteverde  fut  aussi 
complet  et  aussi  glorieux  que  celui  de  Wagner. 

(1)  Ainsi  qu'il  est  de  coutume  dans  toutes  les  révolutions  où  paraît  le 
souffle  de  la  nature,  les  partisans  de  la  routine,  effarés,  se  défendent  contre 
la  nature,  au  nom  de  la  nature  pervertie.  Contre  les  cris  de  passion  de 
Monteverde,  Artusi  écrit  doctement  que  de  «  telles  modulations  sont 
abhorrées  par  la  nature,  que  le  bon  compositeur  doit  imiter  le  plus  pos- 
sible. »  (47.)—  Le  public  d'amateurs  et  de  mondains,  habitué  au  puéril 
bavardage  de  ses  artistes  privilégiés,  dans  le  désarroi  où  le  jette  l'apparition 
d'un  génie  qui  vit  suivant  les  lois  de  sa  vie,  et  non  les  règles  apprises,  pro- 
teste que  le  peuple  ne  peut  le  comprendre,  le  peuple,  dont  l'existence  lui 
échappe,  et  qui  lui  est  si  indifférent.  —  «  Si  vede  che  in  quella  parte  che 
diletta,  non  diletta  tutti  universalmente;  ma  degli  ascoltanti  uno  più ,  et 
meno  dell'  altro  ne  piglia  diletto  ;  et  se  ritrovano  di  quelli,  che  non  possono 
sentirc  questi  concerti,  ne  questi  modérai  musichi.  »  (p.  13.) 

(2)  «  Ils  sont  prodigieusement  énamourés  d'eux-mêmes  »  («  di  se  stessi 
inamorati.  »)  (Artusi,  II,  42.) 

«  Tout  vient  de  leur  fatuité.  Est  caecus  Amor  sui.  Il  rend  ivre;  les  ivro- 
gnes croient  que  les  autres  ont  perdu  le  sens.  »  (II,  44.) 

(:})  C'est  ainsi  qu'Artusi  critiquant  des  madrigaux  de  Monteverde,  qui 
circulaient  manuscrits,  pour  toute  réponse  Monteverde  les  publia. 

(4j  Préf.  aux  Scherzi  musicnli. 

Cf.  Molière  :  «  Je  m'en  remets  assez  aux  décisions  de  la  multitude,  et  je 
tiens  aussi  difficile  de  combattre  un  ouvrage  que  le  public  approuve,  que 
d'en  défendre  un  qu'il  condamne.  »  (Préface  des  Fâcheux.) 


102  LES    ORIGINES    DU    THÉÂTRE    LYRIQUE   MODERNE. 

Dès  ses  premières  compositions ,  il  conquiert  la  popularité. 
L'acharnement  avec  lequel  Artusi  (1)  s'attache  à  le  ruiner,  dès 
1600,  en  est  une  preuve.  Son  cinquième  livre  de  madrigaux 
(1605)  est  aussitôt  répandu  en  Italie  comme  un  modèle  de  com- 
position (2).  Orfeo  et  Ariane  sont  tout  de  suite,  célèbres.  Quand 
Orfeo  parut  à  Florence,  il  n'y  eut  pas  une  maison,  dit  Bonini  (3), 
où  on  ne  l'entendit  jouer  ou  chanter  sur  le  clavier  ou  le  théorbe. 
Les  maîtres  de  Bologne  et  de  Florence  s'inclinent  devant  sa  su- 
périorité. Monteverde  n'a  pas  d'ami  plus  dévoué  que  Banchieri  (4), 


(1)  Cet  Artusi  (Gio.  Maria)  était  chanoine  régulier  de  la  Congrégation  du 
Sauveur  à  Bologne.  Il  était  compositeur.  Nous  avons  de  lui  un  livre  de 
Canzonette  à  4  voix.  Venise,  Vinccnti,  1598  (exemplaire  à  Bologne).  Mais  il 
est  surtout  connu  comme  théoricien,  pour  son  Arte  del  contraponlo.  Venise, 
Vincenti,  1598,  in-fol.,  et  pour  le  livre,  souvent  cité  au  cours  de  cette  étude, 
sur  les  Imperfections  de  la  musique  moderne.  L'ouvrage  est  traité  en  dia- 
logue ;  c'est  Ja  conversation  de  deux  gentilshommes  qui  se  rencontrent, 
en  1598,  aux  fêtes  du  mariage  de  Philippe  III  d'Espagne  et  de  Marguerite 
d'Autriche,  à  Ferrare.  Il  est  précédé,  suivant  le  goût  de  l'époque,  d'un 
sonnet  en  l'honneur  d'Artusi,  qui  fait  bien  juger  de  l'opinion  flatteuse  qu'il 
avait  de  lui-môme. 

Quai'  altro  Arturo  nel  Settentrione 
Conduce  Artusi  il  Carro  trionfale 
Di  céleste  Armonia ,  che  senza  eguale 
Vince  d'Orfeo  la  Lira,  e  d'Anûone. 

Ivi  le  Consonanze,  e  la  Ragione 

Che  morta  giacque,  sorge  hora  immortale, 

E  la  fama  seguendo  spiega  l'aie 

Ad  Euro,  à  Coro,  ad  Austro,  e  ad  Aquilone. 

Felice  ingegno  à  tanta  gloria  duce, 

Che  da  noi  lieva  il  tenebroso  vélo 

Mentre  col  vivo  raggio  fuor  traluce  : 

A  cui  cedon  gl'oracoli  di  Delo  ; 

Si  che  sia  cinto  di  suprema  luce 

Con  l'altfo  Arturo  eternamente  in  Cielo. 

(2)  «  La  Musica  rappresentativa  del  5°  libro  de'  Madrigali  del  sig.  Claudio 
Monteverde,  regolata  dalle  naturale  espressione  délia  voce  humana  nel  mo- 
vere  gli  affetti,  influendo  con  soavissima  maniera  negli  orecchi,  c  per  quelli 
facendosi  de  gli  animi  piacevolissima  tiranna,  é  bon  degna  d'essor  cantata, 
et  udita,  non  già  ne  i  pascoli,  e  trà  le  mandre  ;  ma  ne'  ricetti  de'  piu  nobili 
spiriti,  et  nelle  régie  corti,  e  puo  aheo  servire  à  molti  per  infallibile  norma, 
et  idea  di  comporre  armonicamente  conforme  aile  legge  migiiore,  Madrigali, 
e  Canzoni.  »  (Copini ,  Il  secondo  libro  délia  musica  di  Cl.  Montev.  Milan, 
1608.) 

Il  ajoute  que  le  premier  livre  fut  «  stato  ricevuto  da  principalissimo  Città 
d'Italia  con  gusto,  et  applauso  grande.  » 

(3)  Adrien  de  la  Fage,  Essais  de  diphlérographie  music,  p.  175. 

(4)  Banchieri,  dès  1609,  nomme  Monteverde  «  soavissimo  compositore  di 


MONTEVERDE.  103 

et  Péri ,  si  peu  empressé  à  louer  les  autres,  s'enthousiasme  pour 
lui  (1). 

Le  décret  des  procurateurs  vénitiens  (Contarini,  Sagredo,  Cor- 
naro  et  Landi) ,  qui  l'installe  à  Saint-Marc,  est  rédigé  dans  les 
termes  les  plus  flatteurs  (2).  Pour  attacher  à  leur  ville  le  génie  de 
Monteverde,  ils  décident  à  l'unanimité  de  lui  accorder  un  traite- 
ment de  trois  cents  ducats,  alors  que  ses  plus  glorieux  prédéces- 
seurs (Willaert,  Cipriano  di  Rore,  Zarlino,  Donati ,  G.  Croce , 
Martinengo)  n'ont  jamais  reçu  plus  de  deux  cents  ducats.  Toute 
l'aristocratie  et  le  peuple  de  Venise  ratifient  ce  choix  par  l'en- 
thousiasme avec  lequel  ils  vont  assister  à  ses  concerts  (3). 

Les  souverains  d'Italie  se  disputent  sa  personne  et  ses  œuvres. 
Il  ne  se  fait  point  de  mariage  princier  sans  sa  direction  artisti- 
que. Les  Académies  étrangères  s'honorent  de  son  nom  (Floridi 
et  Filomusi ,  de  Bologne).  Toute  opposition  s'est  tue.  Ses  princi- 
pes ont  si  bien  triomphé  qu'ils  ont  passé  dans  l'usage  courant  et  que 
l'on  songe  à  peine,  qu'il  lésa  trouvés.  Les  partisans  de  l'ancienne 
école,  ses  anciens  adversaires  (Lod.  Zacconi  par  exemple)  (4),  font 
volte-face  contre  Artusi  et  s'enrôlent  à  sa  suite.  Les  poètes  et  les 
musiciens  italiens  lui  prodiguent  les  éloges  les  plus  mythologi- 
ques et  l'encens  le  moins  mesuré.  Il  est  banal  de  le  comparer 
à  Apollon,  aux  dieux,  aux  chants  des  anges  (5). 

musiche...,  etc.  »  (Conclusioni  nel  suono  dell'  orga.no.  Bologne,  Rossi,  1609, 
p.  59.) 

(1)  Voir  lettre  de  Rinuccini,  24  juin  1610.  Florence. 

(2)  Actes  de  la  Procuratia  per  la  chiesa  di  S.  Marco  (Archiv.  di  stato. 
Venise). 

(3)  «  Ne  vi  ô  gentilhomo  che  non  mi  stimi  et  honori,  et  quando  vado  a  far 
qualche  musica  o  sia  da  caméra  o  chiesa,  giuro  a  V.  S.  111.  che  tutta  la  città 
corre.  Il  servitio  poi  è  dolcissimo.  »  (13  mars  1620.  Lettre  de  Monteverde. 
Arch.  Gonzaga.) 

(4)  Il  suffit  de  comparer  les  deux  parties  de  sa  Prattica  di  Musica  : 
1°  Venise,  Carampello,  1596;  2°  Venise,  Vincenti,  1622. 

(5)  «  Ho  cercato  di  scguir  l'orme  d'un  nuovo  vivente  Àpollo,  sovra'l  cui 
verde  Monte  le  vere  Muse  cercan  di  ricovrarsi  per  apprendere  i  tuoni  degli 
exquisiti  concerti.  »  (Giov.  Rovetta,  Salmi  Concertati,  1626.) 

«  Mons.  Monte  Verde,  qui,  par  sa  sublimité  proche  du  ciel,  entend  le  doux 
chant  des  anges,  et  a  rempli  le  monde  de  céleste  harmonie.  »  (Pellegrino 
Possenti,  Canora  Sampogna.  Venise,  1623.) 

Voir  le  Canzoniero  de  Stigliani  (Venise,  1615;  Rome,  1625)  et  les  vers  de 
Bellerofonte  Castaldi  (Musurgiana  de  Valdrighi,  1880,  Modéne).  Tarquinio 
Merula,  La  Monteverde ,  canzonc  a  4  (Canzoni  a  4,  lib.  I.  Venise,  1615, 
Gardane).  Pietro  Lappi,  La  Monteverde,  canzono  a  13  (Canzoni  da  suonare, 
lib.  I.  Venise,  1616).  Claudio  Saracini ,  Udite  lagrimosi  spirti ,  dédie,  au 
Molto  illustre  sig.  Cl.  Monlev.  (Seconde  musiche,  1620,  Venise,  Vincenti). 


104  LES   ORIGINES    DU   THÉÂTRE    LYRIQUE   MODERNE. 

Sa  gloire  n'est  pas  seulement  italienne;  on  imprime  ses  œu- 
vres à  Anvers  (1)  et  à  Copenhague.  Les  vieux  maîtres  allemands 
étudient  ses  partitions,  comme  Praetorius,  ou  le  viennent  voir  à 
Venise,  comme  Schiitz  (1628),  qui  compose  un  de  ses  chants  spi- 
rituels sur  des  motifs  de  Monteverde  (2).  On. cherche  même  à 
l'attirer  en  Allemagne  (3). 

Huygens  et  Albert  Ban  (4),  en  Hollande,  le  lisent  avec  une  cu- 
riosité passionnée. 

Quant  aux  Français,  ils  ne  discutent  pas  leur  admiration  et 
s'inclinent  à  l'envie  devant  sa  toute-puissance.  André  Maugars 
et  Thomas  Gobert  le  regardent  «  comme  un  des  premiers  com- 
positeurs du  monde  (5).  » 


L'œuvre  vaillante  de  Monteverde  eut  son  couronnement.  En 
1637,  de  son  vivant  encore,  s'ouvrit  à  Venise  le  premier  théâtre 
public  d'opéra,  le  S.  Cassiano  (nuovo),  qui  fut  bientôt  suivi  d'une 
quantité  d'autres.  Il  ne  l'inaugura  point;  une  troupe  romaine, 

(1)  3°  livre  des  madrig.  à  5  voix.  Anvers,  P.  Phalesius,  1615. 

4e  livre  —  —  1615,  1644. 

5e  livre  —  —  1615. 

6e  livre  —  —  1639,  etc. 

(2)  Schiitz,  Es  sleh  Gott  auff ,  2e  partie  des  Symphonies  sacrées.  Sur  le 
madrigal  de  Monteverde  :  «  Armato  il  cor,  »  et  «  Zefira,  torna,  »  chacone. 

(3)  E  ben  mostrô  d'aver  giudizio  quando 
Fermossi  senz'andar  in  Alemagna 
Perche  avria  dato  alla  sua  vita  bando 
Da  quai  costi  in  Venezia  si  sparagna. 

(Castaldi.  Voir  plus  haut.) 

(4)  Bannius,  ami  de  Descartes,  musicien.  Voir  ses  lettres  dans  la  Corres- 
pondance et  œuvre  musicales  de  Consi.  Huygens,  publiées  par  W.  J.  A. 
Jonckbloet  et  J.  P.  N.  Land.  Leyde,  1882. 

«  J'estime  par  dessus  tout  M.  Monteverde...  Personne  n'a  tant  fait  dans 
l'art  du  chant  que  cet  homme  admirable.  » 

Il  y  môle  cependant  des  réserves  intelligentes ,  qui  font  regretter  de  ne 
pas  connaître  cette  musique  hollandaise  du  dix-septième  siècle. 

«  Monteverde  libro  4,  5,  6,  7  madrigal.,  pathemata  animi  prae  omnibus 
tentavit,  et  tetigit,  liect  rem  non  praestiterit.  » 

(5)  «  ...Ce  grand  Monteverde,  maistre  compositeur  de  l'église  Saint-Marc, 
qui  a  trouvé  une  nouvelle  manière  de  composer  très  admirable,  tant  pour 
les  instrumens  que  pour  les  voix  ,  qui  m'oblige  à  vous  le  proposer  comme 
un  des  premiers  compositeurs  du  monde.  »  (Maugars,  Response  faile  à  un 
curieux  sur  le  sentiment  de  la  musique  d  Italie,  1639  ou  1640,  publié 
en  1865  chez  Thoinan.  Paris.)  Cf.  Gobert,  Lettre  du  17  juillet  1646  (Corresp. 
de  Huygens). 


MONTEVERDE.  105 

dont  le  musicien  était  Francesco  Manelli  de  Tivoli,  et  le  poète  et 
directeur,  Benedetto  Ferrari,  y  débuta  avec  YAndromeda  (1637) 
et  la  Maga  fulminata  ;  mais  le  vieux  maître  ne  tarda  pas  à  y  mar- 
quer sa  place  avec  YAdone  (1640),  le  Nozze  d'Enea  (1641)  au 
S.  Giovanni  et  Paolo  (1),  le  Rilorno  d' Misse  in  patria  (1641)  (2)  au 
S.  Gassiano,  et  YIncoronazione  di  Poppea  (1642)  (3)  au  S.  G.  et 
Paolo.  Il  eut  aussi  le  temps  de  voir  les  premiers  succès  de  son 
grand  disciple,  Cavalli,  qui  préludait  en  1639  à  sa  brillante 
carrière  (4). 

L'opéra  vénitien  était  fondé  ;  le  peuple  avait  son  théâtre  de 
musique  (5);   nous  verrons  dans  la  suite  quel  usage  il  en  fit. 


(1)  Fondé  en  1639. 

(2)  D'après  Ambros,  le  Ritorno  d'Ulisse  in  patria  se  trouverait  dans  un 
manuscrit  de  la  Selva  morale  et  spirituale ,  relié  aux  armes  de  l'empereur 
Léopold  1er,  qui  serait  à  la  Kaiserl.  Bibl.  de  Vienne;  et  il  en  aurait  fait 
prendre  copie  pour  sa  propre  bibliothèque.  M.  Vogel.  qui  a  parcouru  le  ms. 
de  Vienne,  ne  croit  pas  quil  soit  de  Monteverde;  mais  les  raisons  qu'il  en 
donne  ne  me  semblent  pas  bien  concluantes.  L'Adone  et  l'Enea  sont  restés 
inconnus  jusqu'à  présent. 

(3)  Voir  plus  haut. 

(4)  Cavalli,  Nozze  di  Teti  e  Peleo.  Voir  chapitre  VI. 

(5)  Tous  les  théâtres  du  dix-septième  siècle,  à  Venise,  furent  élevés  aux 
frais  des  particuliers,  ou  par  actions  (on  achetait  à  l'avance  un  ou  plusieurs 
palchetti).  Le  maître  du  théâtre  gardait  les  moins  bonnes  places,  le  parterre 
et  le  paradis,  et  les  louait. 

En  1637,  le  prix  d'entrée  au  S.  Cassiano  (nuovo)  est  de  4  lires  venetes 
(2  lires). 

En  1674  le  San  Mosè,  en  1G77  le  S.  Angelo,  en  1674  le  S.  Giovanni  et 
Paolo,  en  1678  le  S.  Cassiano  et  le  S.  Salvadore,  font  payer  un  quart  de 
ducat  (31  sous  vénètes). 

Seul,  le  San  Giovanni  Grisostomo  maintient  ses  prix  (c'était  le  plus  grand 
et  le  plus  riche  de  Venise,  aujourd'hui  théâtre  Malibran).  L'ancien  San 
Cassiano  (qui  datait  des  environs  de  1629)  et  le  San  Samuele  sont  les  seuls 
de  Venise  qui  résistent  au  drame  musical. 

Les  bourgeois  avaient  coutume  d'aller  deux  ou  trois  fois  l'an  à  l'opéra 
avec  leur  famille  {N.  D.  La  population  de  Venise,  en  1630,  est  de  140,000  h.). 
Le  grandes  familles,  et  beaucoup  de  princes  allemands,  y  avaient  leurs 
loges.  On  donnait  trois  saisons  :  1°  en  hiver,  jusqu'à  la  fin  du  carnaval; 
2°  à  l'Ascension  (pendant  quinze  jours) ;  3°  à  l'automne. 

Les  théâtres  étaient  construits  avec  grand  soin.  Ils  étaient  soumis  à  la 
surveillance  des  Capi  dcl  Consiglio  dei  Dieci,  pour  les  affiches,  les  heures 
de  représentation,  la  solidité  du  théâtre.  La  salle  était  éclairée  par  un  fanal, 
qui  disparaissait  au  lever  du  rideau.  Deux  rangées  de  lampions,  qui  ris- 
quaient toujours  de  s'éteindre,  brillaient  sur  les  côtés  de  la  scène.  Si  l'on 
voulait  suivre  sur  le  livret,  on  apportait  des  cerini  (il  en  reste  les  traces 
sur  les  livrets  du  dix-septième  siècle). 

Le  système  de  la  participation  aux  bénéfices  prévalut  d'abord  parmi  les 


106  LES    ORIGINES    DU    THÉÂTRE    LYRIQUE    MODERNE. 

A  l'heure  où  mourut  Monteverde ,  son  rêve  semblait  presque 
accompli.  Le  drame  musical  avait  gagné  sa  cause;  il  s'établis- 
sait en  Italie ,  non  pas  comme  un  spectacle  mondain  ni  même 
comme  une  forme  plus  parfaite  du  théâtre ,  mais  comme  le  théâ- 
tre même,  la  tragédie  normale,  enfin  retrouvée. après  des  siècles 
de  barbarie,  telle  qu'elle  avait  brillé  au  temps  de  Périclès. 

artistes  ;  puis  ils  reçurent  de  modiques  salaires,  qui  s'élevèrent  peu  à  peu, 
et  devinrent  considérables  au  dix-huitième  siècle  (Lotti  et  sa  femme  tou- 
chent 10,000  thalers  à  Dresde,  en  1719).  Au  commencement,  le  compositeur, 
quand  la  pièce  réussit,  peut  recevoir  jusqu'à  cent  ducats.  Le  poète  doit  se 
contenter  de  l'honneur  ;  mais  il  a  la  ressource  des  dédicaces.  Ses  livrets 
sont  d'ailleurs  très  achetés,  et  survivent  à  la  musique.  Quand  un  opéra  a 
eu  du  succès,  le  plus  souvent  on  redonne  le  poème  à  un  autre  musicien 
(Voir  Livio  Niso  Galvani,  I  tealri  musicali  di  Venezia  nel  secolo  XVII,  1878, 
Ricordi). 


CHAPITRE  V. 

DÉVELOPPEMENT    DE    L'OPÉRA    ARISTOCRATIQUE    EN    ITALIE. 


L'opéra  de  cour  à  Florence.  —  Marco  da  Gagliano.  Sa  vie  et  ses  œuvres  : 
Sainte  Ursule,  vierge  et  martyre;  Dafnè;  Flora.  —  Ses  théories.  L'imi- 
tation antique  et  l'esprit  courtisan.  —  Francesca  Caccini  et  les  carrousels 
dramatiques. 

L'opéra  à  Bologne.  —  Voyages  de  Péri.  —  Giacobbi  et  les  Filomusi.  — 
L'opéra  à  Milan,  Parme,  Lucques,  Viterbe  et  Naples. 

La  tragédie  musicale  à  Rome.  Caractère  intellectuel  et  sérieux  du  génie 
romain.  —  Les  théoriciens  :  Ottavio  Durante.  Ludovico  Viadana.  — 
L'Oratorio.  Saint  Philippe  de  Néri  et  Animuccia.  —  Emilio  del  Cavalliere. 
La  Rappresentatione  di  Anima  et  di  Corpo.  Profondeur  et  mélancolie 
naïve  de  cette  œuvre.  —  Influence  malheureuse  de  l'esprit  florentin. 
Agazzari  et  YEumelio.  Quagliati  et  Pietro  délia  Valle  :  Le  chariot  de 
Thespis. 

Les  mécènes  romains.  Rôle  de  l'Eglise  dans  le  développement  de  l'opéra. 

—  L'Aretusa  de  Vitali.  —  Les  Mazzocchi.  La  Catena  d'Adone.  L'Enéide 
en  musique.  Domenico  Mazzocchi  donne  à  l'art  florentin  sa  forme  la 
plus  parfaite. 

Théâtre  des  Barberini.  Leur  faste.  Importance  croissante  et  fâcheuse  de  la 
mise  en  scène.  —  St0  Alessio,  de  Stefano  Landi  et  du  cardinal  Barberini. 

—  Erminia  de  Michelangelo  Rossi.  —  Les  opéras  du  pape  Clément  IX 
(Giulio  Rospigliosi).  La  Vita  humana.  Intérêt  psychologique  du  livret. 
Chi  sofre,  speri.  Le  réalisme  pittoresque  et  les  scènes  populaires.  Les  co- 
médies de  Calderon  en  musique.  —  Grâce  mondaine  et  raffinée  de  Marco 
Marazzoli,  musicien  des  Barberini  et  de  Christine  de  Suède.  —  L'opéra 
récitatif  trouve  sa  plus  brillante  expression  en  Italie  dans  la  vie  et  l'œu- 
vre de  Loreto  Vittori.  Galatea.  La  Foire  de  Palestrina. 

La  folie  musicale  en  Italie  au  milieu  du  dix-septième  siècle. 


Tandis  que  Monteverde  et  quelques  autres  tâchent  de  parler  au 
peuple  la  langue  do  ses  passions  ennoblies,  le  reste  des  musi- 
ciens, satisfaits  du  succès  immédiat,  des  applaudissements  des 
grands  seigneurs,  continuent  l'œuvre  de  Péri,  en  la  perfection- 
nant sur  certains  points,  en  l'affaiblissant  sur  d'autres. 


108  LES    ORIGINES    DU    THÉÂTRE    LYRIQUE    MODERNE. 

Nous  suivrons  le  développement  de  l'opéra  aristocratique  en 
Italie  d'abord,  où  il  gagne  de  proche  en  proche,  et  bientôt  à 
l'étranger,  où  il  prendra  une  vie  nouvelle. 

Florence,  qui  lui  avait  donné  naissance,  n'en  garda  pas  long- 
temps le.privilège  ;  elle  ne  resta  môme  pas  à  la  tôte  de  l'art  nouveau. 
Son  génie  curieux  et  inventif  lui  a  fait  trouver  presque  toutes  les 
formes  de  l'art;  mais  le  plus  souvent  elles  n'ont  atteint  leur  per- 
fection qu'ailleurs.  Encore  une  fois  dans  cette  histoire,  nous  la 
retrouverons,  créant  un  genre  nouveau  (l'opéra  comique),  et  puis 
l'abandonnant,  jusqu'à  ce  qu'il  trouve  au  dehors  son  expression 
parfaite.  Rome  et  les  cours  du  Nord  vont  se  partarger  la  supré- 
matie de  l'opéra.  Cependant  Florence  compte  encore  un  grand 
nom  de  musicien  dans  le  premier  tiers  du  dix-septième  siècle  : 
Marc  Antonio  di  Zanobi  da  Gagliano. 

Né  vers  1575,  dans  le  petit  bourg  de  Gagliano  ,  en  Toscane,  fils 
d'un  ciseleur,  orphelin  de  bonne  heure,  Gagliano  dut  soutenir 
sa  mère  et  une  nombreuse  famille.  Comme  Monteverde,  il  con- 
nut d'abord  toutes  les  souffrances  de  la  pauvreté;  mais  il  en  sor- 
tit plus  vite  et  trouva  dans  l'Eglise  un  refuge  assuré.  Amené  de 
bonne  heure  à  Florence,  il  y  entra  vers  1590  à  l'école  de  Luca 
Buti ,  élève  de  Corteccia,  un  de  ces  vieux  contrepointistes  de 
l'ancienne  école,  combattus  par  la  Camerata.  Buti  était  chanoine 
de  Saint-Laurent  et  maître  de  chapelle  depuis  la  mort  de  Mal- 
vezzi.  Il  fit  sans  doute  obtenir  à  son  élève  le  titre  de  chapelain- 
adjoint  à  Saint-Laurent,  puis  en  1602  de  maître  de  chant  de 
l'église.  Cette  modeste  situation  permit  à  Gagliano  de  travailler 
à  loisir,  d'achever  son  éducation  artistique  et  de  se  faire  connaî- 
tre à  Florence.  Il  devint  sans  doute  l'ami  de  Corsi,  et  il  fut  du 
nombre  de  ceux  qui  entendirent  en  1597  la  Dafnê  de  Péri  ;  il 
en  reçut  une  profonde  impression.  Cependant  il  ne  se  hasarda 
à  son  tour  dans  le  genre  nouveau,  que  dix  ans  après,  en  1607; 
et  ce  fut  avec  le  même  sujet,  la  Dafné  de  Rinuccini.  D'abord 
jouée  à  Mantoue  (fin  janvier  1608)  pour  les  fêtes  de  l'intronisa- 
tion de  Ferdinando  Gonzaga  au  cardinalat  (1) ,  la  pièce  vint  plus 
tard  a  Florence  (probablement  en  1610).  Elle  consacra  la  renom- 
mée de  Gagliano,  déjà  connu  par  cinq  livres  de  madrigaux,  un 
volume  de  compositions  religieuses,  et  la  fondation  d'une  Acadé- 


(1)  Gagliano  avait  apporté  sa  Dafné  de  Florence  à  Mantoue. 

«  Avrô  appresso  di  me  una  favoletta,  per  recitar  cantando,  opéra  da  po- 
tersi  eondurre  in  brève  e  facilmente.  »  (20  août  1607.  Lettre  à  Fcrd.  Gon- 
zaga.) 


*  DÉVELOPPEMENT    DE    L'OPÉRA    ARISTOCRATIQUE    EN    ITALIE.       109 

mie  (1).  Il  devint  maître  de  chapelle  de  S.  Loronzo  en  novembre 
JG08,  après  la  mort  de  Bâti  ;  chanoine  des  SS.  Cosme  et  Damien 
(janvier  1609);  maître  de  chapelle  de  la  cour  (février  1609),  et 
des  lors  il  fut  le  musicien  en  titre  des  divertissements  et  des 
tournois  des  fêtes  religieuses  et  profanes,  du  palais  et  de  l'église 
des  Médicis.  11  soutient  presque  seul  la  musique  florentine  jus- 
que vers  1640. 

Il  no  le  doit  pas  à  son  génie,  à  l'honneur  d'avoir  inventé  des 
formes  nouvelles.  Ce  n'est  pas  un  novateur.  Toute  sa  force  est 
dans  l'heureuse  harmonie  de  sa  nature,  ses  facultés  pondérées, 
sa  perfection  moyenne,  et  une  science  de  son  métier  plus  sûre 
que  celle  de  ses  devanciers.  Malgré  l'attrait  de  la  nouveauté 
qui  le  fait  entrer  dans  le  mouvement  littéraire  et  dramatique 
de  l'époque,  il  est  au  fond  attiré  par  l'art  ancien  et  la  musi- 
que pure.  Son  chef-d'œuvre  est  sans  doute  les  Répons  à  quatre 
voix,  qu'il  écrit  en  1630  pour  la  Semaine  sainte  (2).  L'intérêt  de 
son  intervention  dans  le  drame  lyrique  vient  justement  de  ce 
qu'il  y  rétablit  les  droits  de  la  musique,  trop  sacrifiée  à  la  poésie 
par  Gaccini  et  Péri.  (En  cela  il  se  rapproche  de  Monteverde,  mais 
avec  un  caractère  bien  différent.)  11  est  très  fâcheux  que  l'on  ait 
tant  perdu  de  son  œuvre,  et  peut-être  son  ouvrage  capital  au 
théâtre,  la  Rappresentatione  di  S.  Orsola,  Vergine  et  Martire  (au- 
tomne et  hiver  1624)  (3) ,  si  l'on  en  juge  par  l'intérêt  dramatique 


(1)  L'académie  des  Elevali,  sous  le  protectorat  du  cardinal  Ferdinando 
Gonzaga,  1607.  Gagliano  y  avait  pris  pour  lui-même  le  titre  de  VAffannato 
(l'Inquiet). 

(2)  Responsi  a  4  voci  per  la  Settimana  Santa.  Chantés  jusqu'à  la  première 
moitié  de  ce  siècle,  tous  les  ans,  à  S.  Lorenzo  de  Florence.  La  bibliothèque 
Canal  à  Crespano  en  possède  un  exemplaire. 

(3)  C'est  le  sujet  des  jolies  peintures  de  Carpaccio.  —  Ursule,  fille  du  roi 
Dionocus  de  Cornouailles,  a  été  promise  au  prince  Ireus  d'Angleterre.  Mais 
le  destin  l'a  désignée  pour  être  la  céleste  fiancée  du  Seigneur.  Tandis  qu'elle 
se  promène  dans  une  petite  barque  avec  les  jeunes  demoiselles  do  sa  suite, 
une  tempête  éclate  et  l'emporte  aux  rivages  germaniques.  Elle  y  trouve  les 
Huns  qui  assiègent  Cologne.  Les  Barbares  massacrent  ses  compagnes.  Le 
roi  Gaunus  s'éprend  d'elle;  mais  elle  le  repousse,  et  meurt  dans  le  martyre. 

On  voit  tout  ce  que  le  poème  offrait  à  l'imagination  pittoresque  et  à  l'ex- 
pression des  passions.  Il  s'y  joignait  un  intérêt  national ,  presque  patrioti- 
que, dans  ce  siège  d'une  ville  romaine  par  les  Barbares. 

La  pièce  fut  jouée  en  automne  1624,  et  répétée  en  hiver,  devant  Ladislas 
Sigismond  de  Pologne.  La  poésie  était  de  Salvadori,  «  con  musica  reci- 
t.Uiva.  » 

On  ne  doit  pas  moins  regretter  la  perte  du  Medoro  de  1619-1620  (Salva- 
dori et  Gagliano),  dont  Doni  dit  :  «  Medoro,  —  dovo  si  riconobbp  chiara- 


110  LES    ORIGINRS    DU    THÉÂTRE    LYRIQUE    MODERNE. 

du  livret,  et  la  maturité  du  talent  de  l'auteur  à  cette  époque. 

La  Dafné  (1),  presque  seule,  a  suffi  à  porter  jusqu'à  nous  le 

nom  de  Gagliano  (2).  Dans  la  préface  de  sa  pièce,  qui  est  une 


monte  quanto  di  già  si  era  migliorata  qucsto  stilc  recitativo.  »  (Trattati  di 
musica.)  Il  fut  joué  pour  les  fêtes  du  grand-duc,  en  l'honneur  du  couron- 
nement de  son  beau-frère  Ferdinand  II,  empereur. 

(1)  La  Dafne  di  Marco  da  Gagliano,  noll'  Accademia  degl'  Elevati  l'Affan- 
nato  rappresentata  in  Mantova.  Florence,  Marescotti,  1608  (exemplaires  au 
Conservatoire  de  Paris,  à  la  Bibl.  nat.  de  Florence,  à  la  Sainte-Cécile  de 
Rome,  à  la  Kais.  Bibl.  de  Berlin.  Publiée  par  R.  Eitner  dans  le  même  vo- 
lume que  VOrfeo  de  Monteverde). 

(2)  Voici  la  liste  des  principaux  ouvrages  de  Gagliano,  d'après  les  récents 
travaux  de  M.  E.  Vogel  {Vierteljahrschrift  fur  Musihwissenschaft,  1889. 
Leipzig). 

1594.  Missa  festiva  à  4  ej  5  voci. 

—    Motet  à  5  v.  (?). 
1602.  Madrigali  à  5  v.,  lib.  I.  Venise,  Gardane  (nouv.  édit.  en  1606). 

1604.  Madrig.  à  5v.,  lib.  IL  Venise,  Gardane. 

1605.  —  lib.  III.  Venise,  Gardane. 

1606.  —  lib.  IV.  Venise,  Gardane. 
1608.             —  lib.  V.  Venise,  Gardane. 

1607.  Officium  defunctorum,  4  voci.  Venise,  Gardane. 

1607.  Chœurs  pour  une  Festa  teatrale  de  Francesco  Gonzaga. 

1607.  Dafne. 

Oct.  1608.  Musique  pour  les  noces  de  Cosme  de  Médicis  avec  Marie  Mad. 
d'Autriche. 

Fév.  1609.  Messe  funèbre  (perdue)  pour  la  mort  du  grand-duc  Ferdinand. 

Carnaval  1614.  Danse  de  femmes  turques,  ballet  de  Ginori  et  Gagliano. 
Joué  au  palais  Pitti  avec  grand  succès,  publié  en  1615. 

Avril  1614.  Missae  et  sacrarum  Cantionum ,  6  voci.  Florence,  Zen.  Pig- 
noni. 

1615.  Musiche  à  1,  2,  3  voci.  Venise,  Amadino. 

1617.  Madrig.  à  5  voci,  lib.  VI.  Venise,  Gardane. 

Hiver  1619-1620.  Il  Medoro,  de  Salvadori  et  Gagliano. 

Août  1622.  Basse  continue  des  Sacrae  Cantiones,  6  voci,  lib.  II.  Venise, 
Gardane. 

Janv.  1623.  Cantus  des  Sacr.  Cant.,  6  voci,  lib.  II.  Venise,  Gardane. 

1623.  Le  Fonti  d'Ardenna,  festa  d'armi,  avec  danses.  Salvadori  et  Ga- 
gliano (?). 
Automne  et  hiver  1624.  Rappresentatione  di  S.  Orsola,  vergine  et  martire. 

1627.  Musique  pour  les  fêtes  du  mariage  de  Marg.  Medici  et  Od.  Farnese. 

11  oct.  1628.  La  Flora,  poés.  Salvadori.  Florence,  Z.  Pignoni. 

1629.  Madrigal  à  5  voci,  imprimé  dans  le  troisième  livre  des  Madrig.  de 
Vitali. 

1629.  Musique  religieuse  pour  les  fêtes  de  canonisation  d'Andréa  Corsini. 

1630.  Responsoria  Majoris  Hebdomadae,  4  voci.  Venise,  Barth.  Magni. 
1637.  Le  Nozze  degli  Dei,  poés.  Coppola.  Gagliano  y  prend  part,  sans  doute, 

avec  quatre  autres  musiciens. 

1643.  Lauda  Sion  à  8  voci,  publié  après  sa  mort.  Venise,  Vincenti. 


DEVELOPPEMENT    DE    L  OPÉRA    ARISTOCRATIQUE    EN    ITALIE.       111 

des  plus  intéressantes  du  temps,  Gagliano  s'y  montre  bien  le 
successeur  de  Péri.  Il  proclame  que  «  le  vrai  plaisir  naît  de  l'in- 
telligence des  paroles...  La  musique  n'est  pas  tout;  il  faut  bien 
autre  chose,  sans  quoi  toute  harmonie  serait  de  peu  de  prix,  en- 
core qu'excellente.  »  Il  critique  l'emploi  des  ornements,  gruppi  , 
trilles,  passages,  qui  ne  servent  pas  au  caractère  ni  à  l'action. 
«  Ne  faites  pas  comme  cet  artiste  qui ,  sachant  bien  peindre  des 
cyprès,  en  faisait  partout.  »  —  «  Il  s'agit  de  bien  détacher  les 
syllabes  pour  faire  clairement  entendre  les  paroles.  Ce  doit  être 


Gagliano  mourut  le  24  février  1642 ,  à  Florence.  Il  était  malade  depuis 
quelques  années  déjà.  En  1639,  il  ordonne  de  faire  chanter  quatre  offices  de 
vingt  messes,  pendant  les  quatre  jours  qui  suivront  sa  mort.  Il  fait  aussi 
distribuer  des  sommes  aux  pauvres. 

Son  portrait  est  à  S.  Lorenzo  de  Florence.  UArchivio  Gonzaga  contient 
vingt-neuf  lettres  de  lui,  de  1607  à  1622,  avec  les  Gonzague. 

La  seconde  partie  de  sa  carrière  fut  attristée  par  les  attaques  violentes 
de  Muzio  Effrem.  Cet  homme,  élève  du  prince  de  Vënosa  (pendant  vingt- 
deux  ans),  maître  de  chapelle  di  caméra  de  Mantoue  et  musicien  du 
grand-duc  de  Toscane,  poursuit  Gagliano  de  ses  libelles  (à  propos  de  son 
6°  livre  de  madrigaux),  qui  courent  l'Italie,  sans  que  Gagliano  puisse  les 
lire,  et  qui  font  grand  tort  à  sa  réputation.  Gagliano  somme  Effrem  de 
s'expliquer;  ce  qu'il  fait  enfin  en  janvier  1623,  du  ton  le  plus  insolent, 
dans  ses  Censure  sopra  il  sesto  libro  di  Madrigali.  C'est  l'Artusi  de  Ga- 
gliano ;  mais  il  ne  garde  aucune  mesure.  «  L'opère  vostre,  »  lui  écrit-il, 
«  meritano  piu  tosto  di  star  sepolte  nelle  ténèbre  che  di  goder  la  luce.  »  Il 
lui  oppose  Turco  (son  élève),  Cifra,  Agazzari,  Teofilo,  Vitali,  Giovanelli, 
Monteverde  et  Frescobaldi.  Il  s'offre  même  pour  lui  apprendre  la  musique, 
comme  il  l'a  apprise  aux  jeunes  gens,  en  leur  montrant  ses  fautes.  Il  fait 
imprimer  dans  son  livre  un  de  ses  propres  madrigaux,  comme  modèle,  «  ac- 
ciô  studiandolo,  possiate  venire  in  cognitione,  quali  siano  le  regolate  bel- 
lezze.  »  Il  lui  reproche  de  maintenir  mal  le  ton  initial,  de  mal  conduire  les 
voix,  de  finir  toujours  avec  les  mômes  formules.  Il  s'indigne  surtout  contre 
ses  hardiesses;  reproche  singulier,  quand  il  s'adresse  à  Gagliano,  qui  est 
bien  plutôt  l'homme  de  la  règle  et  des  traditions,  comparé  à  Monteverde 
qu'on  lui  oppose  ;  ses  hardiesses  sont  toutes  calculées  et  raisonnées.  Gagliano 
se  défend  d'ailleurs  avec  noblesse  et  intelligence.  Il  revendique  le  droit  du 
génie  à  s'affranchir  des  règles.  «  Interviene  ancora  che  tal  volta  l'uscir  di 
regola  cresce  non  poca  bellezza  ail'  opéra  si  come  mi  vien  detto  esserno 
molti  esempi  in  architetture  eccellenti,  e  nelle  musiche  di  quoi  grand'  ho- 
mini  che  noi  più  stimiamo,  son  frequentissimi  ;  le  quali  sregolate  bellezzc, 
a  chi  non  s'avanza  troppo  oltre  nell'  esperienza,  posson  esser  tenute  gros- 
sissime  inavertenze,  ed  errori  da  principianti.  »  (Lettre  publiée  dans  la 
Basse  générale  des  Sacrse  Cantiones,  lib.  II,  Venise,  1622.) 

Les  artistes  donnèrent  raison  à  Gagliano-,  mais  il  fut  profondément  affecté 
de  ces  attaques  contre  sa  réputation,  «  qu'il  estimait  à  l'égal  do  sa  vie.  » 
«  Non  mi  son  potuto  più  contenero,  »  dit-il,  «  di  non  movormi  a  difendore 
essa  riputazion  mia,  come  quella  dee  stimarsi  al  par  délia  vita  propria.  »  (/d.) 


112  LES    ORIGINES    DU    THÉÂTRE    LYRIQUE    MODERNE. 

toujours  le  principal  objet  du  chanteur.  »  Le  récit  prend  une 
place  importante  dans  la  pièce,  et  Gagliano  annonce  que  rien 
n'en  est  écrit  au  hasard,  qu'il  y  a  mis  toute  la  recherche  expres- 
sive qu'il  a  pu.  Il  insiste  sur  la  «  majesté  »  de  la  déclamation. 
(Les  Florentins  sont  les  vrais  ancêtres  de  l'opéra  du  Grand  Roi.) 
Il  exige  que  les  gestes  et  les  pas  s'accordent  exactement  avec  les 
chants,  et  il  donne  de  minutieux  conseils  pour  la  représentation. 
Il  est  do  ce*  musiciens  dont  Artusi  disait  avec  dédain  que  leur 
musique  consiste  en  pantomimes  et  en  grimaces.  Le  pâtre  qui 
raconte  la  victoire  d'Apollon  à  Dafné,  «  doit  imiter  par  ses  ges- 
tes les  attitudes  d'Apollon  dans  le  combat.  L'Apollon  doit  se  cou- 
ronner de  laurier  sur  un  accord  précis  et  d'un  geste  marqué. 
Celui  qui  fait  la  partie  du  Python  doit  se  concerter  exactement 
avec  Apollon.  Il  sera  grand;  et  si  le  décorateur  «  sait,  comme 
j'ai  vu,  lui  faire  remuer  les  ailes  et  jeter  du  feu,  il  fera  la  plus 
belle  chose  du  monde  »  («  serpeggi  posando  il  portatore  di  esso 
le  mani  in  terra,  acciô  vada  su  quattro  piedi  »).  L'exactitude  et 
la  beauté  de  l'action  est  quelque  chose  de  si  important  pour 
Gagliano,  que  désespérant  de  la  trouver  chez  le  chanteur,  il  a 
recours  au  pantomime,  et  se  sert  de  deux  acteurs  pour  le  rôle 
d'Apollon  :  un  danseur,  ou  maître  d'armes,  pour  le  combat  avec 
Python  ;  un  chanteur  pour  le  reste  du  rôle. 

Gagliano ,  comme  Péri ,  ne  cache  pas  son  modèle  :  la  tragédie 
antique;  il  ne  dissimule  pas  non  plus  le  caractère  privilégié  de 
son  art.  C'est  aux  princes  qu'il  s'adresse,  «  sans  qui  mal  peut 
atteindre  à  la  perfection,  quelque  art  que  ce  soit.  » 

La  musique  pourtant  commence  à  vivre  pour  son  compte, 
prend  un  tour  plus  chantant.  La  mélodie  sort  du  bloc  à  peine  dé- 
grossi de  la  déclamation  lyrique.  La  période  se  dessine;  à  la  rai- 
deur des  primitifs,  elle  joint  déjà  une  remarquable  aisance  de 
mouvement;  elle  a  d'ailleurs  les  qualités  de  noblesse  et  l'accent 
dramatique  de  l'école.  Les  chœurs  sont  à  la  fois  vivants  et  sa- 
vants, assez  bien  faits  pour  la  scène,  mêlés  de  chants  à  deux, 
trois,  quatre  voix.  Quelques  phrases  de  ballet  s'entrelacent  aux 
airs. 

Nous  connaissons  une  autre  pièce  de  Gagliano ,  que  M.  Vogel 
a  été,  croyons-nous,  le  premier  à  signaler  :  La  Flora  (1),  repré- 


(1)  La  Flora  del  Sig.  Andréa  Salvadori,  posta  in  musica  da  Marco  da  Ga- 
gliano, maestro  di  cappella  del  Serenissimo  Gran  Duca  di  Toscana,  rappre- 
sentata  nel  Teatro  del  Serenissimo  Gran  Duca,  nelle  Reali  Nozze  del  Se- 
reniss.  Odoardo  Farnese,  duca   di   Parma  e  di  Piacenza,.e  délia  Seren. 


DEVELOPPEMENT    DE    L'OPÉRA   ARISTOCRATIQUE    EN    ITALIE.      113 

sentée  le  11  octobre  1628,  pour  les  noces  du  duc  de  Parme,  Odo- 
ardo  Farnese,  avec  Marguerite  de  Toscane.  Cette  partition,  que 
nous  avons  consultée  à  Naples,  a  un  double  intérêt;  car  elle  n'est 
pas  tout  entière  de  Gagliano,  et  le  fondateur  de  l'opéra ,  Péri ,  y 
écrivit  un  rôle  entier,  celui  de  Glori.  —  Le  poème  de  Andréa  Salva- 
dori  est  gracieux  ;  il  chante  la  naissance  des  fleurs ,  «  ces  étoiles 
de  la  terre  (1),  »  des  amours  de  Zéphyre  et  de  Gloris.  Au  pre- 
mier rang,  dans  le  divin  parterre,  s'épanouissent,  comme  on 
pense,  les  lis  de  Parme  et  de  Florence.  On  ne  reste  pas  insensi- 
ble au  charme  des  doux  vers  et  à  la  délicate  tendresse  de  ces  gen- 
tils livrets,  un  peu  mièvres  (2).  Qui  voudrait  connaître  le  théâtre 
italien  du  dix-septième  siècle  ne  pourrait  se  dispenser  de  lire  les 
poèmes  d'opéra.  La  vie  littéraire  s'y  est  réfugiée  ;  qualités  et  dé- 
fauts de  la  race  y  sont  développés  à  l'excès.  La  musique  aussi  a 
quelque  chose  de  fin,  de  poétique,  de  tendrement  spirituel;  elle 
ne  s'élève  pas  bien  haut,  mais  son  souffle  est  aimable,  simple, 
souriant.  L'haleine  est  un  peu  courte,  mais  fraîche  et  saine.  La 
force  a  souvent  manqué  à  Florence  ;  jamais  la  grâce  (3). 

Principessa  Margherita  di  Toscana.  (Florence,  Zan.  Pignoni,  1628.  Exem- 
plaires au  Liceo  Mus.  de  Bologne,  au  Conservatoire  de  Naples,  à  la  Bibl. 
Est.  de  Modène.) 

(1)  «  Era  ordinato  da  Giove,  che  la  terra  à  paragone  del  Cielo,  avesse  an- 
cora  ella  le  sue  stelle,  e  qucste  avevano  da  essere  i  fiori,  i  quali  dovevano 
nascere  dagi'  amori  di  Zeffiro  e  di  Clori,  uno  vento  di  primavera...,  etc.  » 
(Argomento  délia  favola.) 

(2)  Scène  de  Zeffiro  et  Clori  (p.  135).  Clori  :  «  Dhe  che  novell'  ascolto,  è 
fedel'  il  mio  bene?  E  mia  la  vita  mia?  Partiti,  gelosia;  partitevi  dall'  aima, 
affanni  e  pêne.  Non  so  come  sostiene  tanta  dolcczza  il  core.  Non  so  corne 
di  gîoia,  egli  non  more  ;  Torna  se  fîdo  sei,  o  bel  Zeffiro  mio,  Torna  à  far 
primavera  à  gl'  occhi  miei  :  Torna  se  fido  sei,  Torna  ch'  ogni  momento  ch' 
io  stô  lungi  da  te,  morir  mi  sento.  Tu  sei  la  mia  vaghezza,  e  '1  mio  desio. 
Torna,  torna,  Zeffiro  mio.  » 

Zeffiro  :  «  Dimmi,  sei  tu  mia  vita,  che  mi  chiami  al  gioire,  ô  più  tosto  al 
monre  ?  » 

Clori  :  «  Son  io  che  fatta  certa  del  tuo  sincero  amore,  ti  dô  mo  stessa,  e'1 
core.  » 

Zeffiro  :  «  Ah  tu  dell'  Arno  amante,  sprezzi  ogn'  altro  consorte,  e  sol  finge 
cosi  per  darmi  morte.  » 

Clori  :  «  Credi,  caro  mio  bene,  credi,  te  solo  adoro,  in  te  spiro,  in  te 
vivo,  e  per  te  moro.  »  ...  Etc. 

(3)  Gagliano  fut  apprécié  à  l'étrangor.  Ses  compositions  passèrent  la  fron- 
tière ;  on  les  jouait  souvent  à  Hesse-Cassel  et  Brunswick-Wolfenbùttol.  En 
Danemark,  Christian  IV,  donnant  l'ordre  do  faire  une  listo  des  mcillours 
auteurs  musicaux,  pour  acquérir  lours  œuvres,  on  1030,  Giacobbi  do  Bolo- 
gne et  Gagliano  furent  du  nombre.  Quant  à  Florence,  ainsi  que  nous  l'avons 
dit,  elle  joua  dos  compositions  religieuses  do  Gagliano,  jusqu'au  commen- 

8 


114  LES   ORIGINES    DU    THÉÂTRE   LYRIQUE   MODERNE. 

Les  mêmes  qualités  brillent  dans  une  œuvre  de  la  même  épo- 
que, dernière  fleur  du  génie  florentin,  qu'illustre  pour  la  seconde 
fois  le  nom  de  Caccini.  Sa  fille  Francesca  (1)  (la  Cecchina),  déjà 
connue  par  d'autres  compositions  (2),  écrit  la  musique  d'un  fas- 
tueux ballet,  tiré,  par  Ferd.  Saracinelli,  du  poème  de  l'Arioste  : 
La  Liberazione  di  Ruggiero  dalV  Isola  d'Alcina  (3).  Elle  suffit  à  lui 


cément  de  ce  siècle.  En  1695,  on  parle  encore  de  lui  avec  éloge,  à  S.  Lorenzo. 

Voici  quels  étaient  les  principaux  musiciens  de  Florence,  au  temps  de 
Gagliano.  Nous  avons  dit  que  Caccini  mourut  en  1615  et  Péri  en  1630.  Les 
plus  connus  ensuite  étaient,  vers  1610  :  Pietro  Strozzi,  qui  prit  part  à  la 
Mascarade  dngli  accecati,  en  1595,  et  au  Rapimento  di  Gefalo,  en  1600;  Ste- 
fano  Venturi  del  Nibbio,  le  comte  Alfonso  Fontanella,  Antonio  Bicci,  Neri 
Alberti,  Severo  Bonini,  Santé  Orlandi,  Alberto  del  Vivaio,  Lodovico  Arri- 
ghetti,  auteurs  de  madrigaux. 

Puis,  un  peu  plus  tard,  vers  1620  :  Raffaello  Rontani,  Domenico  Visconti, 
Vincenzio  Calestani,  Gio.  Batt.  Bartoli,  Lorenzo  Allegri,  Pietro  Benedetti 
(Vlnvaghito),  auteurs  de  madrigaux. 

Le  frère  de  Marco  d.  G.,  Gio.  Battista  da  Gagliano,  de  dix  ans  plus  jeune, 
fut  aussi  musicien;  il  écrivit,  eh  1616,  des  intermèdes  pour  VAminta  de 
Tasse.  Le  célèbre  Frescobaldi  résida  à  Florence,  de  1629  à  1633,  comme  or- 
ganiste du  grand-duc.  Dom.  Anglesi,  qui  fera  jouer  la  Serva  nobile  en  1660, 
à  la  Pergola,  commencera  à  se  faire  connaître  en  1635.  Il  faut  aussi  men- 
tionner, les  célèbres  instrumentistes  : 

Giacomelli  (Giovanbattista  del  Violino),  le  plus  grand  violoniste  de  l'épo- 
que ;  Giovanni  Lapi,  pour  le  luth;  don  Garzia  Montalva,.pour  la  cithare, 
ainsi  qu'Antonio  Naldi,  il  Tedeschino  ;  Ballard,  le  Français,  et  Santi,  pour 
le  luth. 

Parmi  les  chanteurs  : 

Après  Péri  et  Caccini  :  Melchior  Palantrotti,  le  Pluton  de  VEuridice  de 
Péri;  Antonio  Brandi,  l'Arcetro  de  la  môme  Euridice;  Iacopo  Giusti,  la 
Dafné  du  même;  Giovanni  Gualberto;  Francesco  Campagnolo  ;  Francesco 
Rasi.  —  Parmi  les  chanteuses  :  Vittoria  Archilei,  morte  vers  1620  ou  1625; 
Francesca  Caccini;  Settimia  Caccini,  au  service  du  duc  de  Mantoue  depuis 
1615...,  etc. 

Entre  1617  et  1622,  le  poète  Gabr.  Chiabrera  fit  jouer,  à  la  cour  de  Flo- 
rence, six  drames  musicaux  :  l'Orizia  ;  il  Polifemo  geloso  ;  il  pianto  d'Or- 
feo)  la  pietà  di  Cosmo  ;  l'amore  sbandito  ;  il  ballo  délie  grazie.  Nous  n'en 
avons  plus  la  musique. 

(1)  Francesca  Caccini  était  célèbre  chanteuse,  jouait  du  luth  et  du  clavi- 
cembalo,  composait,  et  était  poète  en  italien  et  en  latin.  Ses  voyages  comme 
enfant,  avec  son  père,  —  et  en  particulier  celui  de  1605  à  la  cour  de  France, 
où  les  avaient  appelés  Concini  et  Marie  de  Médicis,  —  lui  firent  de  bonne 
heure  une  gloire  éclatante.  (Voir  articles  d'Ademollo,  1885,  Rome.) 

(2)  Il  Primo  Libro  délie  Musiche  à  1  et  2  voci  di  Francesca  Caccini.  Flo- 
rence, Z.  Pignoni,  1618. 

(3)  La  Liberazione  di  Ruggiero  dalV  Isola  d'Alcina,  balletto,  composto  in 
musica  dalla  Francesca  Caccini  ne' Signorini  Malaspina...,  etc.  Florence, 


DÉVELOPPEMENT    DE   L'OPÉRA   ARISTOCRATIQUE   EN   ITALIE.      115 

assurer  le  premier  rang  parmi  les  femmes  musiciennes  (quel- 
ques-uns vont  jusqu'à  dire  :  un  des  premiers  parmi  les  musi- 
ciens). Ambros  la  traite  de  génie,  et  lui  sacrifie  sans  hésiter  son 
père.  C'est  une  réelle  injustice.  Malgré  quelques  belles  phrases 
émues,  elle  n'a  point  sa  force  d'accent  et  son  sens  dramatique; 
mais  elle  est  plus  près  de  nous  ;  elle  a  profité  de  Monteverde,  et 
ses  airs  se  rapprochent  des  formes  fixes  de  l'opéra  moderne.  Elle 
a  d'ailleurs  toutes  sortes  de  qualités  féminines ,  une  élégance  de 
pensées,  une  coquetterie  de  réponses  et  de  style,  une  finesse 
d'harmonie,  un  charme  de  séduction ,  bien  faits  pour  le  sujet  et 
qui  rappellent  YArmide  de  Gluck,  avec  quelque  chose  de  plus 
fluet  et  de  plus  raffiné  (1).  C'est  un  chant  de  printemps,  le  der- 
nier chant  de  la  Primavera  florentine,  jeune  comme  au  premier 
jour  (2). 


Cependant  le  nouvel  art  avait  étendu  ses  racines  hors  de  Flo- 
rence. Après  un  moment  de  surprise ,  la  mode  s'en  était  empa- 
rée, et  la  jalousie  naturelle  aux  villes  italiennes  les  avait  jetées 
aussitôt  sur  les  traces  de  Florence,  pour  tâcher  de  la  distancer. 
Bologne,  avec  la  gloire  récente  de  son  école  de  peintres,  ne  pou- 
vait consentir  à  rester  en  arrière.  L'opéra  y  pénétra  vite  ;  mais, 
pas  plus  que  les  autres  arts,  il  n'y  prit  une  vie  personnelle.  Mal- 
gré quelques  illustres  exceptions  (le  père  Martini  au  dix-huitième 
siècle),  nul  pays  ne  fit  tant  de  musique,  ne  parut  l'aimer  davan- 
tage et  n'en  créa  moins  que  Bologne.  Ville  intelligente,  bour- 
geoise, riche  et  sensée,  elle  a  toujours  compris  le  beau,  mais 
elle  l'a  mal  senti.  De  matière  un  peu  épaisse  et  douée  de.  peu  de 
peu  de  réaction,  elle  a  presque  toujours  été  passive  en  art,  adop- 


P.  Cecconcelli,  1625.  (Exemplaires  au  Conservatoire  de  Paris,  à  la  Sainte- 
Cécile  de  Rome,  à  Crespano.) 

(1)  «  Spectacle  de  princes,  »  s'il  en  fut,  représenté  à  Poggio  Impériale, 
dans  la  villa  de  la  grande-duchesse,  et  dansé  par  les  représentants  les  plus 
illustres  de  l'aristocratie  florentine  :  Eleonora  Strozzi,  le  marquis  et  la  mar- 
quise Malaspina,  Enrigo  Concini ,  Costanza  Ridolfi,  le  marquis  Coppoli,  le 
baron  Vitelli,  Tommaso  Capponi,  Franc.  Mar.  Guicciardini,  Cos.  Riccardi, 
Tomm.  di  Medici,  etc. 

(2)  Nous  pourrions  parler  ici  de  Filippo  Vitali,  de  Florence,  qui  succéda, 
en  février  1642,  à  Gagliano.  coramo  maître  de  chapelle.  Mais  ce  chanteur 
de  la  chapelle  Sixtine,  compositeur  du  card.  Barberini,  nous  semble  appar- 
tenir plutôt  à  Rome ,  qui  a  toujours  transforme  les  artistes  de  tous  pays 
qui  y  ont  vécu. 


116  LES    ORIGINES    DU    THÉÂTRE    LYRIQUE    MODERNE. 

tant  tout  également,  juste,  modérée  en  tout,  faisant  la  critique 
judicieuse  des  arts  de  tous  pays,  louant  les  qualités  et  blâmant 
les  défauts ,  et  s'efïorçant  sagement  d'imiter  les  premiers  et  de 
fuir  les  seconds ,  sans  s'être  doutée  peut-être  que  les  uns  et  les 
autres  se  tiennent  chez  les  grands  artistes,  et  qu'après  tout  mieux 
vaut  l'exagération  d'une  qualité  que  l'absence  d'un  défaut. 

Le  théâtre  de  Bologne  (1)  avait  été  tenu  en  grande  partie  par 
les  Florentins  jusqu'à  la  seconde  moitié  du  seizième  siècle  (2) 
(Sacrae  Repraesenlationes).  Après  1550,  Bologne  avait  eu  son 
théâtre  national,  ses  fameux  bouffons  (3),  dont  l'audace  ne  res- 
pectait rien ,  pas  même  la  Passion  (4).  Mais  dans  l'art  sérieux , 
elle  oscillait  sans  cesse  entre  l'influence  de  Florence  et  celle  de 
Ferrare  et  Modène. 

Nous  avons  vu  qu'Orazio  Vecchi  trouve  son  principal  disciple 
à  Bologne  (5).  Le  drame  musical  de  la  Camerata  a  bientôt  à  son 
tour  de  fervents  imitateurs.  Peut-être,  dès  1601,  YEuridice  de 
Péri  fut-elle  jouée  à  Bologne  (6).  Du  moins,  nous  savons  avec 
certitude  qu'en  1616  Rinuccini  et  Péri  vinrent  eux-mêmes  en 
diriger  l'exécution ,  au  palais  Marescotti  (7).  Bien  avant  cette 
date,  le  Bolonais  Giacobbi  avait  introduit  leur  réforme  et  leur 
style  dans  sa  patrie  (8). 


(1)  Voir  Corrado  Ricci ,  I  teatri  di  Dologna  nei  secoli  XVII  e  XVIII. 
Bologne,  successori  Monti,  1888.  —  Gaetano  Gaspari,  Memorie  risguar- 
danti  la  Storia  delV  Arte  musicale  in  Dologna  al  XVI  s.  (Atti  e  Memorie 
délia  Regia  Deputaz.  di  Storia  Patria  per  la  Romagna,  série  2,  vol.  I,  1875). 
—  A.  d'Ancona,  Origini  del  teatro  in  Italia.  Florence,  1877. 

(2)  On  cite  seulement  deux  Bolonais  :  le  père  Valerio  Agostiniano  (Mis- 
terio  delV  umana  Redentione,  1527,  Venise),  et  Cesare  Sacchetti  (Giuditta, 
1564,  Bologne.  —  S.  Cristoforo,  1575,  Florence). 

(3)  Les  Graziani,  1567  (Baloardi  de'  Violini,  Forbizone  da  Francolino,  etc.). 

(4)  On  voit ,  entre  autres  choses,  Christ  dicter  à  Jean  son  testament  avec 
toutes  les  formules  des  notaires  (d'Ancona,  II,  309). 

(5)  Voir  Adriano  Banchieri,  chapitre  II. 

(6)  Cependant  Ricci  n'en  trouve  aucune  preuve  certaine. 

(7)  27  avril  1616.  —  Une  lettre  du  cav.  Andréa  Barbazza,  le  jour  de  la 
représentation,  apprend  qu'il  y  avait  eu  une  dispute  assez  violente  enrte 
Péri  et  Rinuccini.  Le  «  zazzarino  »  ne  voulait  pas  que  la  représentation  eût 
lieu ,  se  plaignant  du  peu  de  temps  d'études  et  de  la  médiocrité  des  voix. 
Rinuccini  avait  passé  outre.  «  Il  zazzarino  dice  che  il  sig.  Ottavio  fa  più  da 
musico  che  da  poeta,  onde  è  cosa  ridicolosa,  et  io  in  quanto  ne  credo  che 
facciano  aile  spalleggiate  insieme.  » 

(8)  Dans  la  dédicace  du  Carra  de  Fedeltà  d'Amore  de  Quagliati  (voir  plus 
loin),  nous  voyons  que  la  pièce  avait  été  jouée  en  1611  à  Bologne,  et  que 
c'est  là  que  l'entendit  pour  la  première  fois  l'éditeur  de  la  partition.  —  C'est 
aussi  un  Bolonais,  Guidotti,  qui  édite  l'Oratorio  de  Cavalliere  (1600). 


DÉVELOPPEMENT    DE    L'OPÉRA    ARISTOCRATIQUE   EN    ITALIE.      117 

Girolamo  Giacobbi ,  maître  de  chapelle  à  S.  Petronio  de  Bolo- 
gne et  musicien  religieux,  comme  tous  ses  contemporains,  donna 
le  premier,  un  peu  avant  1608  ,  une  Dramatodia  (1),  ou  «  Chants 
représentatifs,  »  sur  Y  Aurore  trompée  du  comte  Ridolfo  Cam- 
peggi,  pour  les  noces  du  marquis  Ferd.  Riario  et  de  Laura 
Pepola.  Le  sujet  est  celui  de  Géphale  et  Procris,  souvent  traité 
jusqu'à  Grétry.  La  musique  est  tout  à  fait  du  genre  de  YEuridice; 
c'est  de  la  déclamation  lyrique,  qui  ne  manque  point  d'émotion  (2)  ; 
mais  c'est  être  déjà  un  peu  en  retard  que  d'imiter  Péri  en  1608  ; 
Monteverde  a  paru. 

L'essai  ayant  réussi,  Giacobbi  donna  en  1610  une  Andro- 
meda  (3),  malheureusement  perdue,  et  dont  un  air  (4)  fut  long- 
temps célèbre  en  Italie;  puis  en  1613,  de  nouveaux  intermèdes 
pour  Filarmindo  (5)  de  Campeggi  ;  en  1615,  YAmor  Prigioniero  (6)  ; 
en  1623,  la  Selva  dei  Mirti  (7) ,  «  rappresentazione  con  balli,  »  etc. 

De  toutes  ces  partitions,  la  première  est  la  seule  qui  nous  ait 
été  conservée.  11  est  regrettable  que  nous  ne  puissions  savoir  ce 
que  Giacobbi  avait  fait  du  drame  récitatif,  après  s'être  familia- 
risé avec  son  style.  Il  semble  que  ce  soit  par  l'énergie  qu'il  ait 
frappé  ses  contemporains;  ils  louent  la  vigueur  du  rythme  et  la 


(1)  Dramatodia,  overo  Canti  Rappresentativi  di  Girolamo  Giacobbi,  maes- 
tro di  capella  in  S.  Petronio  di  Bologna,  sopra  YAurora  Ingannata  dell' 
illustriss.  sign.  Conte  Ridolfo  Campeggi,  recitati  aile  nozze  degli  illustra 
sigr  Marchese  Ferdinando  Riario  e  Laura  Pepola.  Di  nuovo  composti  e  dati 
in  luce.  Venise,  1608,  Vincenti  (L'unique  exemplaire  connu  est  au  Liceo 
Musicale  de  Bologne). 

Dans  la  dédicace  à  Campeggi,  Giacobbi  nous  apprend  que  sa  pièce  musi- 
cale avait  été  jouée  «  peu  avant  »  dans  les  intermèdes  de  Filarmindo. 

«  Ecco  l'Aurora  ingannata,  bella  di  natura ,  per  essere  stata  produtta  da 
V.  S.  illustrissirna,  che  poco  dianzi,  corne  che  vilmente  vestita,  non  temme 
di  comparire  aile  illustrissime  nozze  del  sgr.  March.  F.  R.  ne  gl'intermedi 
del  Filarmindo.  » 

Or  le  Filarmindo  du  comte  Campeggi  fut  joué  en  1G05,  à  Bologne,  «  casa 
Zoppio.  » 

Les  personnages  de  ce  drame  lyrique  de  Giacobbi,  resté-presquo  inconnu, 
sont  :  Aurora  (contralto),  Vénus  (soprano),  les  trois  Grâces  (2  soprani  et 
un  alto),  Amore  (soprano),  Cefalo  (ténor),  Adonis  (contralto),  le  Sommeil 
(basse),  Morfeo  (ténor),  Titone  (ténor),  Procri  (soprano),  et  un  chœur  de 
chasseurs  (alto,  deux  ténors,  et  basse). 

(2)  En  particulier  les  plaintes  d'Aurore. 

(3)  Le  livret  seul  est  au  Liceo  musicale  de  Bologne,  n°  5856. 

(4)  L'air  de  Persée. 

(5)  Livret  :  Liceo  mus.,  6418. 

(6)  Livret  :  Liceo  mus.,  7464.  Poème  de  Branchi. 

(7)  Représentée  à  l'Académie  des  Gelati.  Poème  de  Maroscotti. 


118  LES   ORIGINES   DU   THÉÂTRE   LYRIQUE   MODERNE. 

force  de  la  mélodie  ;  on  en  a  le  pressentiment  dans  YAurora ,  qui 
n'offre  rien  de  fade,  et  dont  le  caractère  dominant  est  plutôt  l'ex- 
pression que  la  grâce. 

En  même  temps ,  Giacobbi  tentait  de  faire  pénétrer  l'esprit  de 
la  réforme  par  la  fondation  d'une  Académie  :  les  Filomusi  (1) 
de  1622,  à  qui  il  donna  la  devise  :  «  Voces  dulcedine  cap- 
tant (2).  »  Malheureusement  il  fut  enlevé  par  la  peste,  le  30  no- 
vembre 1630  ,  et  Bologne  perdit  en  lui  le  seul  homme  capable  de 
rivaliser  avec  Florence  (3). 


Florence  d'ailleurs  était  déjà  dépassée.  La  tragédie  musicale 
s'était  répandue  dans  toute  l'Italie.  —  A  Milan,  la  musique  dra-, 
matique  était  servie  en  intermèdes  fantasmagoriques  (4).  — A  Vi- 
terbe,  Giovanni  Boschetto  Boschetti  faisait  représenter,  en  1616, 


(1)  En  1615,  Banchicri  avait  fonde  l'Académie  des  Floridi.  —  Les  Filas- 
chici  furent  fondés  en  1633  par  Dom.  Brunetti  et  Franc.  Bertacchi.  —  La 
Filarmonica,  qui  végète  encore  aujourd'hui,  tout  près  de  s'éteindre,  et  seu- 
lement soutenue  par  son  nom,  par  les  souvenirs  de  Mozart  dont  elle  est  si 
fière,  fut  fondée  en  1666. 

(2)  Monteverde  en  fit  partie. 

(3)  On  peut  noter  parmi  les  autres  pièces  musicales  de  la  même  époque 
à  Bologne  : 

1613.  Des  intermèdes  en  musique  pour  une  pastorale  de  Proserpina 
rapita. 

1615.  Un  Songe  d'Abraham,  poème  de  Cesare  Abelli. 

1617.  Sialira  .  tragedia  di  Silvestro  Branchi,  musica  d'Ottavio  Vernizzi. 
Livret  :  Liceo  mus.,  7524. 

1619.  Ulisse  e  Circe,  intermèdes  d'Alleo,  opéra  regia  marittima  de  Branchi. 

1621.  Giuditta,  oratorio.  Musique  de  Lorenzo  Guidetti.  Livret  :  Liceo 
mus.,  4581. 

1623.  UAmorosa  Innocenza  de  Branchi,  pastorale.  Musique  de  O.  Ver- 
nizzi. Liceo  mus.,  7525. 

Le  même  Vernizzi  écrit  la  musique  de  divers  intermèdes  (Liceo  mus., 
7526).  —  On  remarque  aussi  parmi  les  musiciens  de  Bologne,  Camillo  Vio- 
lini  (1627),  Conte  And.  Barbazza  (1634),  Bonini  (1635),  Costanzo  Varini 
(1635),  etc. 

A  partir  de  1641,  les  Vénitiens  (Manelli,  Ferrari)  envahissent  les  théâtres 
de  Bologne.  L'oratorio  s'y  maintient  cependant  jusqu'au  dix-huitième 
siècle. 

Bologne  avait  trois  théâtres  publics  :  Délia  Sala  (palazzo  del  podestà), 
fondé  en  1547;  Il  Formigliari,  en  1636;  Il  Malvezzi,  en  1651;  et  plus  de 
soixante  théâtres  privés,  sans  parler  des  couvents  et  des  collèges. 

(4)  Cesare  Negri.  Voir  Ambros.,  IV,  300. 


DÉVELOPPEMENT   DE    L'OPÉRA    ARISTOCRATIQUE   EN    ITALIE.       119 

les  Strali  oVAmore  (1),  écrits  dans  le  style  nouveau.  —  A  Parme  , 
le  théâtre  Farnese  est  inauguré,  le  21  décembre  1628  (2),  par  un 
mélange  de  musique,  de  danses,  de  quadrilles  et  de  chants,  où 
prend  part  Monteverde ,  et  où  Settimia  Caccini  transporte  d'émo- 
tion les  dix  mille  spectateurs.  — A  Lucques,  la  musique  récitative 
entre  dans  les  cérémonies  publiques,  depuis  1636  (3).  —  A  Na- 
ples,  le  ballet  avec  chants  annonce,  depuis  1630,  les  grands  com- 
positeurs dramatiques  de  la  seconde  moitié  du  siècle  (4). 

Mais  c'est  à  Rome  et  Venise  que  l'opéra  va  puiser  des  forces 
nouvelles  pour  la  grande  bataille  qu'il  gagnera  au  dix-septième 
siècle  dans  tous  les  pays  d'Europe. 


Rome,  épousant  la  réforme  musicale  de  Florence,  adopte  son 
style,  lui  imprime  un  caractère  propre,  et,  la  dernière,  lui 
demeure  fidèle. 

Dès  le  début,  ce  caractère  s'affirme.  C'est  par  un  Oratorio  que 
la  nouvelle  musique  entre  dans  la  ville  sainte  (5).  C'est  par  des 


(1)  Strali  d'Amore,  favola  recitata  in  musica  per  Intermedii,  con  l'occa- 
sione  d'una  Comedia  fatta  in  Viterbo  li  14  di  febraio  1616,  con  alcuni  ma- 
drigali,  etc.,  di  Gio.  Boschetto  Boschetti  opéra  quarta.  Novamente  com- 
posta, et  data  in  luce.  Venise,  Vincenti,  1618  (Exemplaires  à  la  Bibliothèque 
Borghèse  de  Rome,  et  à  Prague).  Les  acteurs  sont  :  Vénus  et  Mars,  Amour, 
Vulcain,  Apollon,  Mercure,  et  chœur  de  Cyclopes. 

(2)  Il  Torneo.  —  Voir  Paolo-Emilio  Ferrari,  Spettacoli  Drammatico- 
Musicali  e  Coreografici  in  Parma,  dall'  anno  1628  ail'  anno  1883.  Parma, 
Luigi  Batta,  1884. 

Settimia  jouait  l'Aurore.  Le  peintre  Carlo  Rainaldi  avait  brossé  un  décor 
représentant  la  source  de  Cnide. 

«  Aile  prime  voci  délia  signora  Settimia,  cessando  ogni  sommesso  ragio- 
namento,  che  passava  fra  gli  spettatori,  sopra  l'ammirabile  illuminazione 
délia  scena,  prodotta  dalli  raggi  dell'  Aurora,  e  sopra  lo  scoprimento  del 
descritto  Golfo  di  Mare,  restarono  talmente  rapiti  gli  occhi  di  tutti  dalla 
divinità,  che  nel  volto,  e  negli  abiti  délia  Dca,  nel  carro  e  sull'  artificioso 
moto  del  Pegaseo  risplendeva  :  restarono  talmente  consolati  gli  orecchi 
dalla  soavità  délia  voce,  e  dalla  divinità  del  canto ,  che  frà  le  diecimila 
persone,  che  sedevano  in  quel  Teatro ,  non  si  trovà  alcuno  per  debolo  di 
giudicio  ch'egli  fosse,  il  quale  ai  Irilli  non  s'intenerisse,  ai  sospiri  non  sos- 
pirasse,  ai  passaggi  non  estaseggiasse,  e  che  quasi  alla  vista  d'una  mira- 
colosa  bellezza,  ed  al  canto  d'una  céleste  Sircna,  non  istupidisse  e  non 
impetrisse.  »  (Marcello  Butigli.  Parma,  Viotti,  1629.) 

(3)  Voir  chapitre  VI. 

(4)  Voir  chapitre  VI. 

(5)  Emilio  del  Cavalliere. 


120  LES   ORIGINES   DU   THÉÂTRE   LYRIQUE   MODERNE. 

préfaces  à'Arie  dévote  et  de  Sacri  Concerti  que  le  style  en  est  en- 
seigné aux  compositeurs  et  aux  chanteurs. 

Ottavio  Durante  (1)  s'inspire  encore  des  leçons  de  Caccini,  qu'il 
cite  comme  modèle;  et,  comme  lui,  il  fait  quelques  concessions 
aux  passages  d'ornement,  tout  en  les  maintenant  dans  de  sévères 
limites.  Il  exige  des  musiciens  le  strict  et  fidèle  rapport  des  mu- 
siques aux  paroles.  On  est  surtout  frappé  du  tour  intellectuel  et 
moral  qu'il  imprime  à  l'art  florentin. 

«  Les  compositeurs  doivent  premièrement  bien  considérer  ce 
qu'ils  ont  à  composer,  et  tâcher  par  la  musique  de  parer  les  pa- 
roles des  sentiments  qui  conviennent,  se  servant  de  tons  appro- 
priés, pour  que  leurs  concepts  soient  plus  efficacement  introduits 
par  ce  moyen  dans  les  esprits  do  ceux  qui  les  écoutent...  Les 
chanteurs  doivent  faire  en  sorte  de  bien  comprendre  en  eux- 
mêmes  ce  qu'ils  ont  à  chanter,  afin  qu'ils  le  puissent  faire  com- 
prendre aux  autres,  —  ce  qui  est  leur  objet  principal.  » 

Ludovico  Viadana  (2)  est  encore  plus  rigoureux,  et  témoigne 
d'une  hostilité  marquée  pour  l'art  florentin.  Il  ne  peut  souffrir  le 
caractère  profane  et  peu  scrupuleux  du  chant  : 

«  Le  chanteur  doit  faire  ce  qui  est  marqué,  et  rien  d'autre.  11  y 
a  de  certains  chanteurs  qui,  parce  que  la  nature  les  a  doués 
«  d'un  poco  di  gargante,  »  ne  chantent  jamais  comme  cela  est 
écrit.  Ils  ne  comprennent  pas  que  de  telles  façons  ne  sont  plus  de 
mise  aujourd'hui;  bien  plus,  qu'elles  sont  fort  mal  vues,  surtout 
à  Rome,  où  fleurit  l'art  du  beau  chant.  » 

Le  coup  est  certainement  dirigé  contre  Caccini  et  son  école  de 
la  «  Coloralur.  »  Il  y  a  du  reste  quelque  animosité  personnelle 
dans  le  cœur  de  Viadana,  quelque  jalousie  de  métier;  car  il  se 
vante  d'être  l'inventeur  de  la  Monodie  religieuse  (3). 


(1)  Ottavio  Durante,  romano.  Arie  dévote,  le  quali  contengono  in  se  la 
maniera  di  cantar  con  gratia,  l'imitation  délie  parole,  et  il  modo  di  scriver 
passaggi,  et  altri  affetti.  Rome,  Simone  Verovio ,  1608  (Bibl.  Sainte-Cécile, 
Rome). 

(2)  Ludovico  Viadana,  Opéra  omnium  sacrorum  concertuum  ,  1,  2,  2, 
4  voci,  jam  in  unum  corpus  convenienter  collecta.  Cum  Dasso  conlinuo  et 
gênerait,  organo  adplicato,  novaque  inventione  pro  omni  génère  et  sorte 
cantorum  et  organistarum  accommodata  :  autore  ecccllentiss.  D.  Ludovico 
Viadana  Italo,  hujus  novae  artis  musices  inventore  primo.  Adjuncta  insuper 
in  Basso  generali  hujus  novae  inventionis  instructione  et  succinctà  expli- 
catione.  Venise,  Vincenti,  1C09.  1613.  1620  (Liceo  music.  de  Bologne)! 

Viadana,  maître  de  chapelle  à  la  cathédrale  de  Mantoue,  de  1594  à  1609, 
y  connut  Monteverde. 

(3)  Viadana  dit  dans  sa  préface,  qu'il  a  écrit  ces  concerti,  «  il  y  a  cinq  ou 


DÉVELOPPEMENT   DE   i/OPÉRA   ARISTOCRATIQUE   EN   ITALIE.      121 


* 


Le  style  dramatique  fait  son  entrée  à  Rome  par  deux  oratorios  : 
La  Rappresentatione  di  Anima  e  di  Corpo  (fév.  1600),  d'E.  di  Caval- 
liere,  et  YEumelio,  d'Agostino  Agazzari  (1606). 

Le  premier  nous  est  déjà  connu  (1).  Nous  avons  rencontré  Ca- 
valliere  parmi  les  inventeurs  du  style  récitatif.  La  préface  de 
l'éditeur  Aless.  Guidotti  nous  dit  que  son  ami  à  voulu  montrer 
dans  son  œuvre  «  combien  ce  style  est  propre  à  inspirer  la  dévo- 
tion. »  Il  nous  apprend  aussi  que  l'essai  eut  grand  succès,  mais 
qu'il  excita  probablement  des  scrupules  religieux;  car  Guidotti 
prie  le  cardinal  Aldobrandino,  camerlingue  de  la  Sainte-Eglise, 
à  qui  il  dédie  la  pièce,  de  la  défendre  contre  une  opposition  in- 
juste («  che  l'autorità  sua  la  rendera  sicura  da  qualsi  voglia  in- 
giusta  oppositione.  »)  (2). 

A  la  vérité,  il  y  avait  longtemps  déjà  que  les  couvents  avaient 
adopté  la  coutume  de  donner  au  peuple,  en  compensation  des 
spectacles  interdits  pendant  le  Carême,  des  exercices  de  piété  so- 
lennels, animés  par  des  discours  et  de  la  musique.  Saint-Philippe 
de  Neri  (3),  avec  son  bon  sens  à  la  fois  idéal  et  pratique,  n'avait 

six  ans,  quand  ce  nouveau  genre  me  vint  à  la  tête    »  (or  l'édition  est 
de  1609). 

(1)  Voir  chapitre  III.  —  Erailio  del  Cavalliere,  Rappresentatione  di 
Anima  et  di  Corpo,  nuovamente  posta  in  musica  dal  sig.  E.  d.  C.  per  re- 
citar  cantando  —  data  in  luce  da  Alessandro  Guidotti  Bolognese  —  con 
licenza  di  Superiori.  Rome,  Nicol6  Mutii,  1600  (trois  actes).  L'unique  exem- 
plaire de  ce  premier  oratorio  est  à  la  Bibl.  Sainte-Cécile  de  Rome  (prove- 
nant de  la  Bibl.  Angelica).  On  en  signale  un  second  à  Urbin.  —  La  Bibl. 
Vallicelliana ,  à  Rome,  possède  plusieurs  compositions  manuscrites  de 
Cavalliere,  provenant  du  couvent  des  Filippini. 

(2)  L'Eglise  résista  en  divers  endroits  à  la  renaissance  païenne  en  mu- 
sique, aux  «  antichi  drammi  di  Grecia  in  musica.  »  L'auteur  de  l'argument 
de  la  Sainte-Ursule  de  Gagliano  (1625)  félicite  Florence  de  ce  que  dans  la 
patrie  de  l'opéra  les  «  vane  favole  de  Gentili  »  font  place  aux  «  vere  azioni 
Christiane.  »  L'Eglise  soumet  à  sa  censure  les  livrets  d'opéras,  et  le  poète 
est  presque  toujours  obligé  d'expliquer  que  les  noms  de  Dieux,  de  Fato,  de 
Destino,  ne  sont  que  des  «  scherzi  poetici  »  (sauf  à  Venise). 

(3)  Voir  sur  saint  Philippe  de  Néri,  le  livre  du  card.  Capecelatro,  trad. 
P.  Bczin,  de  l'Oratoire.  2  vol.  Paris,  Poussielgue,  1889. 

Saint  Philippe,  né  en  1515  à  Florence,  mourut  le  25  mai  1595  à  Rome. 
Ami  d'Animuccia,  et  de  Palestrina,  dont  il  fut  le  directeur  spirituel,  et  qui 
mourut  dans  ses  bras,  il  était  lui-même  profondément  musicien.  Son  aima- 
ble biographe,  si  bien  fait  pour  le  comprendre,  nous  parlo  de  ses  extases, 
de  ses  visions  musicales  (si  je  puis  dire),  et  de  ses  larmes  amoureuses,  en 


122  LES   ORIGINES    DU   THÉÂTRE   LYRIQUE   MODERNE. 

pas  peu  contribué  à  la  fondation  de  ces  Congregazioni  del  orato- 
rio (1),  et  au  développement  de  la  musique,  dans  laquelle  il  voyait 
un  puissant  auxiliaire  au  sentiment  religieux.  Il  avait  pour  ami 
le  maître  de  la  chapelle  papale,  Giovanni  Animuccia  (2).  Mais  ni 
Animuccia,  ni  son  successeur  Palestrina  n'eussent  osé  sortir  de 
la  grave  impersonnalité  du  lyrisme  religieux.  Les  événements  de 
l'histoire  sainte  y  sont  chantés  (3),  mais  non  représentés. 

C'était  donc  une  grande  innovation  que  le  spectacle  de  Caval- 
liere  en  1600.  C'est  une  sorte  de  mystère.  L'allégorie  y  tient  la 
première  place.  On  y  voit  le  Temps,  l'Intelletto,  affamé  de  l'union 
bienheureuse  avec  Dieu;  les  dialogues  douloureux  du  Corps  avec 
l'Ame;  les  tentations  du  Plaisir,  du  Monde  et  de  la  Vie  mondaine; 
le  triomphe  de  l'Ame  soutenue  par  les  Anges.  Le  ciel  s'ouvre; 
l'enfer  vomit  des  flammes;  les  chants  des  élus  répondent  aux  gé- 


écoutant  les  chants  de  ses  grands  et  pieux  amis.  La  règle  qu'il  donna  à 
l'Oratoire  veut  que  les  Pères  unis  aux  fidèles,  «  musico  concentu  exci- 
tentur  ad  cœlestia  contemplanda.  »  (Constit.,  cap.  I,  de  Oratorio.) 

(1)  Ou  Oratorios,  d'après  la  chambre  de  prière  où  ces  exercices  avaient 
lieu  :  d'abord  au  cloître  S.  Girolamo;  puis,  à  partir  de  1575,  à  S.  Maria  in 
Vallicella. 

(2)  Animuccia,  Laudi  spirituali,  1563.  —  1570.  Voir  le  titre  naïf  des  Laudi  : 
Animuccia.  —  Jésus.  Maria.  —  Il  Primo  libro  délie  Laudi ,  composte  per 
consolatione  et  a  requisitione  di  moite  persone  spirituali  et  dévote,  tanto 
religiosi ,  quanto  secolari.  Rome,  Val.  Dorico,  1563  (Exemplaire  à  Lon- 
dres, Royal  collège  of  music). 

Il  Secondo  libro  délie  Laudi,  dove  si  contengono  mottetti ,  salmi  et  altre 
diverse  cose  spirituali,  vulgari,  et  latine.  —  Seq.  suosq.  tibi  Chorus  aime 
Hieronyme  Cantus  dedicat,  ipse  tua  quos  dat  in  aede  pius.  Pro  quibus,  in 
patria,  fac ,  dulcis  nomen  Iesu,  audiat  angelico  dulcius  ore  cani.  Rome, 
Heredi  di  Ant.  Blado,  1570  (Exemplaire  à  Ratisbonne,  Bibl.  Haberl). 

On  y  peut  suivre  les  premiers  pas  de  l'Oratorio.  Animuccia  écrit  dans  sa 
préface  :  «  Il  y  a  quelques  années,  je  publiai  le  premier  livre  des  Laudes; 
je  m'appliquai  à  y  conserver  une  certaine  simplicité,  qui  me  semblait  con- 
venir aux  paroles,  à  la  qualité  du  lieu  dévot,  et  à  mes  fins,  qui  étaient  seu- 
lement d'exciter  la  dévotion.  Mais  depuis,  l'Oratorio  (de  S.  Girolamo) 
s'étant  accru  par  le  concours  de  prélats  et  d'illustres  gentilshommes,  il  m'a 
paru  convenable  d'enrichir,  dans  ce  second  livre,  l'harmonie  et  les  concerts, 
y  jetant  toute  la  variété  possible,  évitant  toutefois  les  fugues  et  inventions 
qui  pussent  obscurcir  l'intelligence  des  paroles.  »  (25  février  1570). 

Jean  Animuccia  était  aussi  un  Florentin;  élève  de  Goudimel,  il  devint 
en  1553  maître  de  chapelle  de  la  Basilique  Vaticane,  et  chef  des  chantres 
de  l'Oratoire;  il  mourut  en  1571.  C'était  un  homme  d'une  foi  profonde  et 
d'une  rare  pureté  de  cœur.  Son  mariage  avec  Lucrèce  Giolia  de  Sienne, 
rappelle  les  chastes  unions  fraternelles  des  premiers  temps  du  christianisme. 
Saint  Philippe  le  vit  en  extase  voler  au  ciel  dans  le  sein  de  Dieu. 

(3)  Les  soli  alternent  avec  les  chœurs  à  quatre  parties. 


DÉVELOPPEMENT    DE    L'OPÉRA   ARISTOCRATIQUE  EN   ITALIE.       123 

missements  des  damnés;  et  les  louanges  de  Dieu  remplissent 
l'univers. 

C'est  le  thème  indéfiniment  répété  de  l'oratorio  au  dix-septième 
siècle.  Il  n'est  pas  aussi  ennuyeux  qu'on  pourrait  le  croire.  Il  ar- 
rive même,  vers  1650,  sous  la  plume  élégante  d'un  pape,  à  trou- 
ver quelque  intérêt  de  pensée  et  d'expression  (1).  Le  genre  est 
peu  vivant;  mais  il  prête  à  l'analyse  de  la  vie,  du  mécanisme  de 
l'âme,  et  un  observateur  spirituel,  comme  le  cardinal  Rospigliosi, 
y  trouvera  l'emploi  de  ses  qualités  de  psychologie  mondaine  et 
d'ironie  bienveillante. 

L'œuvre  de  Gavalliere  est  un  peu  enfantine,  mais  non  sans  vé- 
rité. La  gravité  et  la  sincérité  caractérisent  la  poésie ,  et  surtout 
la  musique.  Ambros  l'a  traitée  avec  une  rare  dureté,  qui  laisse 
douter  qu'il  l'ait  lue  (2).  Certes,  il  y  a  là  peu  de  concessions  au 
goût  profane;  nulle  part,  il  n'y  a  place  pour  le  rire,  et  la  grâce 
n'est  pas  familière  à  Cavalliere.  Mais  en  revanche,  quel  sérieux, 
et  quelle  émotion  virile  et  concentrée!  Le  dialogue  delà  chair  pé- 
cheresse que  la  douleur  déchire,  et  de  l'âme  paisible  et  délivrée, 
est  d'une  rare  beauté.  Bien  des  passages  rappellent  les  angoisses 
intimes  de  Bach.  Le  chant  des  damnés  respire  l'effroi,  et  annonce 
le  chef-d'œuvre  de  Carissimi.  Une  forte  tristesse  règne  sur  tout 
l'ouvrage  et  s'éclaire  parfois  d'un  sourire  de  paix  divine ,  quand 
chantent  les  élus.  Tout  cela  est  encore  bien  simple,  bien  naïf, 
souvent  un  peu  rustique,  avec  des  gaucheries,  des  inexpériences 
et  des  duretés.  Mais  c'est  une  œuvre  saine,  et  elle  témoigne  d'une 
âme  haute,  telle  qu'on  ne  s'attendrait  plus  à  en  trouver  encore  en 
Italie,  au  commencement  du  dix-septième  siècle.  Ce  n'est  pas  la 
dernière  occasion  que  nous  aurons  de  montrer  tout  le  sérieux  de 
caractère  et  la  profondeur  de  pensée  qui  se  cachent  sous  la  dé- 
cadence italienne. 

L'essai  de  Cavalliere  dut  amener  de  nombreuses  imitations.  La 
première  que  nous  connaissions  (3),  est  YEumelio  (4),  d'Agazzari. 

(1)  Voir  plus  loin. 

(2)  Ambros,  qui  est  le  premier  des  historiens  allemands  de  la  musique 
par  la  liberté  intelligente  de  ses  jugements  et  la  chaleur  communicative  de 
son  émotion,  est  en  revanche  le  moins  sûr  des  guides  ;  il  est  rarement  im- 
partial et  toujours  passionné. 

(3)  Le  cardinal  Capecelatro  mentionne,  en  1G03,  un  oratorio  do  Francesco 
Gadalupi  Borsani  de  Reggio,  pour  une  Image  de  la  Madone. 

(4)  Eumelio,  dramma  pastorale,  recitato  in  Roma,  nel  Seminario  Romano 
nci  giorni  dcl  Carnevale,  con  le  musiche  dell'  Armonico  Intronato, 
l'anno  1606.  —  Novamente  posto  in  luce.  —  Venise,  Amadino,  1G06.  3  actes. 
(Seul  exemplaire  connu,  à  la  bibliothèque  Sainte-Cécile  de  Rome.) 


124  LES    ORIGINES    DU   THÉÂTRE   LYRIQUE   MODERNE. 

Agostino  Agazzari  (1),  gentilhomme  siennois,  et  maître  de  musi- 
que au  collège  germanique  de  Rome,  fit  pénétrer  l'un  des  pre- 
miers la  vie  expressive  dans  les  compositions  d'église.  Son  Eume- 
lio, drame  pastoral,  fut  joué  plusieurs  fois  au  séminaire  romain, 
pendant  le  carnaval  de  1606.  La  musique  en  est  facile  et  assez 
gracieuse ,  mais  un  peu  lâchée.  L'auteur  en  donne  pour  raison 
qu'il  l'a  écrite  en  quinze  jours  (2);  il  en  abuse  pour  répéter  inté- 
gralement, deux  ou  trois  fois  de  suite,  chacune  de  ses  mélodies. 
Le  pire  est  qu'il  veut  mettre  cette  déplorable  négligence  sur  le 
compte  des  anciens.  «  Je  n'ai  pas  trouvé  de  raison,  »  dit-il,  «  pour 
que  l'on  change  toujours  les  mélodies  d'un  personnage,  quand  le 
sentiment  reste  le  même.  C'est  seulement  quand  il  varie,  que  le 
compositeur  doit  se  plier  à  l'expression.  Je  ne  crois  pas  que  les 
musiciens  de  l'antiquité  aient  agi  autrement  dans  leurs  comédies 
et  tragédies,  ni  qu'Homère,  chantant  son  poème  sur  la  lyre, 
ait  toujours  inventé  de  nouveaux  airs.  »  C'est  avec  ces  miséra- 
bles raisons,  qu'Agazzari  excuse  sa  pauvreté  d'invention ,  et  que 
la  plupart  des  musiciens  de  la  première  moitié  du  siècle,  se 
croiront  dispensés  de  trouver  des  mélodies,  au  nom  de  l'art 
antique. 

Le  sujet  de  YEumelio,  comme  celui  de  Y  Anima,  est  une  allégo- 
rie dévote;  mais  elle  a  revêtu  ici  des  costumes  païens.  C'est 
l'histoire  d'un  beau  pâtre  d'Arcadie ,  Eumelio,  aimé  d'Apollon , 
et  qui  lui  a  voué  son  cœur  chaste  et  ses  chants.  Les  vices  le  sé- 
duisent; il  s'abandonne  à  eux;  ils  l'entraînent  au  Tartare.  Apol- 
lon vient  l'y  chercher.  Il  l'obtient  de  Plutou  ;  l'Enfer  se  révolte 
et  veut  garder  sa  proie;  Pluton  écrase  les  rebelles.  Eumelio  re- 
voit avec  extase  les  belles  rives  d'Arcadie  et  rend  grâces  à  son 
dieu  avec  humilité.  Apollon  lui  fait  un  affectueux  petit  sermon  , 
et  la  pièce  finit  par  les  danses  des  pasteurs  appelés  par  Mercure. 
Quelques  scènes  sont  assez  touchantes,  comme  l'arrivée  d'Apol- 
lon sur  les  rives  du  Styx  (acte  III,  scène  1).  Il  chante  à  son  Eu- 
melio, lui  reproche  tendrement  ses  fautes  et  cherche  à  le  consoler. 
Eumelio  l'entend  du  fond  des  enfers,  gémit  et  l'appelle.  La  scène 
de  l'Enfer  est  assez  vigoureusement  traitée.  Le  dialogue  a  de 


(1)  Agostino  Agazzari,  né  le  2  décembre  1578  à  Sienne,  mort  le  10  avril  1640 
membre  de  l'académie  des  Intronati  (d'où  son  surnom  :  l'Armonico  intro- 
nato).  Il  fut  ami  de  Viadana  et  passa  quelque  temps  à  la  cour  de  l'empereur 
Mathias.  Il  écrivit  plusieurs  livres  de  madrigaux.  Proske  {Musica  divina)  a 
publié  quelques-uns  de  ses  airs  religieux. 

(2)  Il  ne  fut  prévenu,  dit-il,  qu'un  mois  avant  le  carnaval. 


DÉVELOPPEMENT    DE    L'OPERA    ARISTOCRATIQUE    EN    ITALIE.       125 

l'énergie,  et  quelques  accents  de  Pluton  sont  assez  beaux  (1). 
Mais  nous  sommes  bien  loin,  pour  la  déclamation  même,  de  Ca- 
valliere  ou  de  Péri. 

Le  plus  grave ,  c'est  que  Ton  sent  dévier  ici  le  génie  romain. 
Cette  ville,  où  (surtout  depuis  la  contre-réforme)  le  sentiment 
catholique  tient  la  place  du  sentiment  patriotique,  pouvait  trou- 
ver dans  le  développement  de  YOratorio  de  Gavalliere  son  drame 
national,  après  avoir  eu  sa  plus  haute  expression  lyrique  dans  les 
messes  et  les  motets  de  Palestrina.  Il  s'agissait  de  trouver  une 
forme  plus  parfaite,  un  style  qui  participât  de  la  déclamation  ra- 
tionnelle de  Florence  et  des  nobles  harmonies  de  la  Sixtine.  Et 
voici  qu'elle  accepte  l'art  archéologique  et  mondain  de  Florence. 
La  mythologie  s'insinue  dans  la  tragédie  religieuse;  le  style  éru- 
dit  dans  les  confessions  de  l'âme  chrétienne.  L'opéra  aristocrati- 
que absorbe  peu  à  peu  la  musique;  il  prend  de  plus  ici  un  carac- 
tère fastueux  de  triomphe  romain ,  où  se  perd  la  grâce  touchante 
et  souriante  de  Florence. 

Avant  d'arriver  toutefois  à  la  brillante  histoire  de  l'opéra  des 
grands  seigneurs  romains,  nous  devons  noter  une  singulière  ten- 
tative de  théâtre  populaire  ;  elle  ne  manque  pas  d'originalité.  Il 
est  vrai  que  le  mérite  en  est  bien  diminué  et  le  bénéfice  amoin- 
dri par  l'intention  archéologique  qui  y  préside.  C'est,  si  je  puis 
dire,  du  théâtre  populaire  à  la  mode  de  Marathon. 

Au  carnaval  de  1606,  le  célèbre  voyageur  Pietro  délia  Valle  eut 
l'idée  décomposer  un  Char  poétique(2)  jjour  lequel  son  ami,  Paolo 

(1)  Acte  III,  se.  3.  Pluton  vient  d'accorder  à  Apollon  la  liberté  d'Eumelio  : 
Caron  :  Questo  non  sperar  già  ch'  Eumelio  torni. 

Pluton:  Alla  barca,  Caronte,  e  dell  Averno  a  me  lascia  il  governo. 

Caron  :  S'Eumelio  parte,  vo  partir  anch'  io,  e  qui  lascio  la  barca  e'1  remo.  Adio 

Radamanto  :      Legge  è  scritta  in  diamante  in  questo  regno. 

Chi  v'entra,  mai  d'  uccir  facci  disegno. 
Pluton  :  Chi  fa  le  leggi,  le  puô  ben  disfare. 

Giove  in  ciel  régna  ;  io  qui  ;  Netuno  in  mare. 
Eaco  :  Se  prima  il  Re  le  leggi  sue  disprezza, 

Folle  è  chi  gl'  obedisce  e  chi  1'  apprezza. 
Pluton  :              Chi  stimar  non  si  fa,  non  sa  regnare. 
Minos  :               E  chi  rompe  le  legi,  il  regno  scioglie. 
Apollon  :  

Perche  si  nega  a  me  quel  ch'  ebbe  Orfeo  ? 

Non  son  io  forse  un  Dio  e  Semidio  ? 
Minos  :  S'una  volta  l'huom  falla ,  hor  dunque   lece 

Tornar  al  fallo  ch'  una  volta  fece? 
Pluton  :  Non  s'  erra  quando  il  prencipe  comanda. 

....    Etc 

(L'enfer  se  révolte.) 
(?)  Carro  di  Fedelta  d'Amorc,  Rapprcscntato  in  Roma  da  cinquo  voci  por 


126  LES   ORIGINES    DU   THEATRE   LYRIQUE   MODERNE. 

Quagliati,  organiste  à  Saintc-Marie-Majeuro  (1),  écrivit  de  la 
musique.  Il  le  décrit  lui-même  dans  une  lettre  du  16  janvier  1640 
à  Lelio  Guidiccioni  (2),  dont  on  avait  longtemps  discuté  les  as- 
sertions; mais  elles  ne  sont  plus  douteuses  aujourd'hui  :  la  par- 
tition se  trouve  à  la  bibliothèque  Sainte-Cécile  de  Rome.  —  Un 
char  traîné  par  des  bœufs  portait  la  petite  troupe  :  cinq  chan- 
teurs (3)  et  cinq  instrumentistes  (4),  à  travers  les  rues  de  Rome, 
et  leur  servait  en  môme  temps  de  théâtre  ambulant.  J'ai  peur  que 
P.  délia  Valle  n'ait  songé  davantage  au  chariot  de  Thespis  qu'au 
peuple  de  Rome.  Cependant  celui-ci  s'en  accommoda  fort  bien. 
«  Non  seulement  le  public  ne  s'en  fatigua  point;  mais  la  plupart 
voulurent  l'entendre  jusqu'à  quatre  et  six  fois  ,  et  il  y  en  eut  qui 
le  suivirent  dans  les  dix  ou  douze  endroits  où  il  s'arrêta  (5).  » 

cantar  soli,  et  insieme,  posto  in  musica  dal  Sig.  Paolo  Quagliati,  dato  in 
luce  dal  Sign.  Oberto  Fidati,  con  aggiunta  di  alcune  arie  dell'  istesso  au- 
tore,  à  1,  2,  3  voci,  dedicati  ail'  Illustriss.  et  Eccell.  Sig.  la  Sig.  donna  Gius- 
tiniana  Orsina.  Rome,  Robletti,  1611.  (Rome,  Bibl.  Sainte-Cécile;  Londres, 
Brit.  Mus.). 

Comme  on  le  voit,  la  musique  n'a  été  publiée  que  cinq  ans  après,  par  un 
ami  du  modeste  Quagliati.  Voici,  du  reste,  une  partie  de  la  préface  de 
Fidati  :  «  M'étant  dernièrement  transporté  à  Bologne,  pour  affaires  par- 
ticulières et  pour  le  grand  désir  que  j'avais  de  revoir  cette  ville,  où  j'ai  passé 
une  partie  de  ma  jeunesse  à  l'Université,  je  visitai  entre  autres  une  aca- 
démie de  très  aimables  virtuoses,  dans  laquelle  la  musique  fleurit  de  telle 
sorte,  que  ce  semble  célestes  harmonies.  A  mon  arrivée,  en  signe  d'affec- 
tion, ils  firent  choix  des  plus  charmantes  compositions  qu'ils  avaient,  et  les 
exécutèrent  à  beaucoup  d'instruments  et  de  voix  excellentes,  avec  une 
grâce  et  une  douceur  admirables.  Je  pris  surtout  très  grand  plaisir  d'une 
nouvelle  invention  intitulée  :  Char  de  fidélité  d'amour,  composée  par 
M.  Quagliati.  Voyant  qu'une  œuvre  si  belle  restait  encore  manuscrite,  je 
pensai  que  si  elle  était  éditée  par  mes  soins,  je  n'en  aurais  pas  peu  de  gloire. 
Je  me  mis  en  rapports  avec  l'auteur;  comme  il  en  faisait  très  peu  de  cas? 
je  dus  user  de  nombreuses  et  pressantes  instances,  ou  pour  mieux  dire, 
importunités,  afin  qu'il  consentît  à  la  laisser  imprimer...»  (15  septemb.  1611, 
Rome.) 

(1)  Quagliati  était  aussi  fameux  comme  exécutant  sur  le  clavicembalo.  Il 
a  laissé  deUx  livres  de  canzonette  (édités  par  un  autre  ami,  Luca  Conforto); 
un  recueil  de  divers  morceaux  pour  chant  et  pour  violon  :  la  Sfera  armo- 
niosa  (publié  par  un  troisième,  Paolo  Tarditi)  ;  des  madrigaux  et  des  Af- 
fetti  amorosi  spirituali.  Son  portrait  est  gravé  dans  la  partition  de  la  Sfera 
armoniosa.  Rome,  Robletti,  1623.  (Exemplaire  à  Dresde,  Kgl.  Bibl.) 

(2)  La  bibliothèque  de  l'Institut  musical  de  Florence  possède  quatorze  let- 
tres autographes  de  Pietro  délia  Valle  (1637-1647).  P.  délia  Valle  naquit  à 
Rome  le  2  avril  1586,  et  y  mourut  le  20  avril  1652. 

(3)  Amour,  Apollon,  Arion,  Orphée,  Renommée. 

(4)  Violon,  Cembalo,  Liuto,  Teorba  et  un  autre  instrument. 

(5)  «  E  nella  musica  del  mio  Carro  composta  dal  Quagliati  in  caméra  mia 


DÉVELOPPEMENT    DE    L'OPÉRA    ARISTOCRATIQUE    EN    ITALIE.       127 

Mais  le  désœuvrement  d'un  Corso  moderne  doit  suffire  à  nous 
expliquer  ce  débordement  d'enthousiasme,  auquel  on  serait  bien 
embarrassé  de  trouver  un  prétexte  dans  la  musique  de  Qua- 
gliati  (1).  Je  veux  bien  qu'elle  ne  fût  pas  de  ce  style  récitatif 
«  simple  et  trop  trivial,  dont  usent  quelques-uns,  mais  orné  et 
plein  de  grâces  et  de  douceur.  »  Encore  est-ce  du  bon  et  brave 
style  récitatif,  grave  et  consciencieux,  sans  action,  sans  passion, 
c'est-à-dire  une  des  choses  les  plus  ennuyeuses  du  monde.  Ce 
n'est  là  ni  du  théâtre  populaire,  ni  même  du  théâtre  (2). 


Cependant  l'opéra  aristocratique  et  le  style  récitatif  s'introdui- 
sent dans  les  fêtes  de  Rome.  Les  artistes  et  les  grands  seigneurs 
adoptent  le  genre  florentin;  ils  se  flattent  que  «  parvenu  dans 
cette  ville,  qui  a  produit  les  Soriani,  les  Giovannelli,  les  Théo- 
phile, pères,  si  l'on  peut  dire,  du  contrepoint  et  de  la  musique,  et 

la  maggïor  parte,  secondo  che  vedeva  a  me  dar  gusto,  con  la  quale  uscii  in 
maschera  il  Carnevale  dell'  anno  1606,  e  fu  délie  prime  azioni  (per  dir  cosi) 
rappresentate  in  musica  che  in  Roma  si  sieno  sentite;  benchè  non  vi  inter- 
venissero  più  che  5  voci  e  5  instrumenta  quanti  appunto  in  un  carro  cam- 
minante  potevano  aver  luogo ,  non  già  per  questo  si  cantô  sempre  ad  una 
voce  sola,  ma  cantavano  i  personaggi  ora  soli  a  vicenda,  ora  a  2,  a  3,  e  poi 
nel  fine  a  5,  che  fece  buonissimo  affetto  ;  e  la  musica  di  quel  canto,  corne 
si  puô  vedere  nei  volumi  che  vanno  attorno  stampati,  ancorchè  fosse  la 
maggior  parte  in  modo  di  rappresentare ,  non  era  tuttavia  di  quello  stile 
recitativo  semplice  e  troppo  triviale  che  usano  alcuni,  e  che  suol  presto 
venire  in  fastidio  agli  uditori;  ma  ornata  e  piena  di  leggiadrie  con  vaghezza, 
non  di  meno ,  che  da  sollevato  e  manieroso  modo  di  rappresentare  punto 
non  si  allontanava,  onde  piacque  estremamente,  e  bene  si  vide  per  lo  con- 
corso  di  quasi  tutta  la  città  che  si  tiravi  dietro ,  e  non  solo  non  infastidi 
giammai  gli  ascoltanti,  ma  gran  parte  di  loro  vollero  sentirla  4  6  6  volte,  e 
tali  ve  ne  furono  che  la  seguitarono  sempre  in  tutti  i  dieci  o  dodici  luoghi 
dove  si  contô  dalle  ventidue  ore  in  sin  passata  la  mezza  notte  che  si  and& 
in  volta.  »  (P.  délia  Valle,  16  janv.  1640.) 

(1)  Voici  la  table  des  morceaux  du  Carro,  dont  j'ai  pris  copie  entière  : 
1.  Amore  solo.  —  2.  Apollo  solo.  —  3.  Amore,  e  Apollo.  —  4.  Amore  solo. 
5.  Apollo  solo.  —  6.  Arione  e  Orfeo.  —  7.  Fama  sola.  —  8.  Fama  sola,  et 
Insicme  (5). 

(2)  Cependant  cet  usage  reste  à  Rome,  semble-t-il.  Suivant  Kiesewetter, 
Orazio  Tarditi  aurait  continué  le  genre  de  Quagliati.  —  En  1645,  l'Anglais 
Jean  Evelyn  dit  avoir  vu  de  ces  chars.  «  Sul  carro  o  plaustrum,  la  scena  è 
formata  di  fronde  rusticamente  disposte,  c  questi  teatri  ambulanti  vanno 
per  le  strade,  tirati  da  duo  o  quattro  bovi.  » 

Déjà  sous  Laurent  le  Magnifique,  on  avait  pu  voir  à  Florence  de  sem- 
blables représentations  sur  des  chars  de  triomphe.  Voir  Arteaga. 


128  LES   ORIGINES    DU   THÉÂTRE    LYRIQUE    MODERNE. 

une  infinité  d'autres  génies  admirables,  il  sera  élevé  par  eux  à 
une  sublime  perfection  (1).  »  Les  princes  de  l'Eglise  sont  les  pre- 
miers Mécènes  de  l'Opéra  (2);  des  ecclésiastiques  en  sont  les  pre- 
miers auteurs  (3). 

VAretusa  (4)  de  Vitali  (5),  jouée  le  8  février  1620  chez  Mgr  Cor- 
sini,  en  présence  du  cardinal  Borghese ,  de  neuf  cardinaux, 
et  des  principales  dames  de  Home  (à  qui  Diane  fait  les  com- 
pliments d'usage),  eut  un  succès  considérable,  dont  Vitali  fait 
hommage  au  talent  des  acteurs (6),  et  à  la  magnificence  de  la  mise 


(1)  Préface  do  VAretusa  de  Vitali  (voir  plus  loin). 

(2)  Ottavio  Corsini,  archevêque  de  Tarse  en  1622,  et  nonce  à  Paris.  —  Le 
cardinal  Orazio  Lancellotti.  —  Le  cardinal  Borghese.  —  Le  cardinal  Bar- 
berini.  —  Le  cardinal  Rospigliosi.  —  Mazarin,  etc. 

(3)  Vitali  est  prêtre;  Stefano  Landi,  clerc  bénéficié  de  Saint-Pierre. 
Cavalliere,  Monteverde,  Vecchi,  Banchieri,  Carissimi,  Stefani,  Cesti,  sont 
ou  deviennent  hommes  d'église.  Au  reste,  presque  tous  les  musiciens  du 
seizième  siècle  étaient  ecclésiastiques  (voir  les  notes  des  p.  93  et  94). 

(4)  VAretusa,  favola  in  musica  di  Filippo  Vitali,  rappresentata  in  Roma, 
in  casa  di  Monsignor  Corsini,  dedicata  ail'  Illmo  et  Rmo  sig.  cardinal  Bor- 
ghese. Rome,  L.  Ant.  Soldi,  1620  (86  pages).  Trois  exemplaires  à  Rome, 
(Bibl.  Sainte-Cécile,  Barberini,  Borghese);  un  à  Florence. 

(5)  Filippo  Vitali,  né  à  Florence,  prêtre,  compositeur  et  «  virtuose  di  ca- 
méra »  du  cardinal  Barberini,  musicien  de  la  chapelle  Sixtine  en  1632,  vivait 
encore  à  Florence  en  1647. 

On  connaît  aussi  de  lui  des  intermèdes  pour  une  comédie,  Inlermedi 
fatti  per  la  Commedia  degV  Accademici  Inconstanti,  recitata  nel  palazzo  del 
Casino  dell  111.  Rev.  sig.  Cardinale  de  Medici,  l'anno  1622.  Florence,  Cec- 
concelli,  1623  (Un  exemplaire  à  la  Bibl.  de  Bruxelles).  Il  a  composé,  de  plus, 
un  très  grand  nombre  de  madrigaux,  musiche,  arie,  etc. 

(6)  «  Nulle  part  ailleurs  qu'à  Rome,  on  ne  peut  trouver  pareil  ensemble 
de  chanteurs  excellents.  Ils  donnaient  avec  leurs  gestes  la  vie  aux  paroles 
et  à  la  pensée;  tous  leurs  mouvements  étaient  gracieux,  nécessaires  et 
naturels  ;  et  vous  auriez  cru,  à  voir  leur  visage,  qu'ils  sentaient  réellement 
les  passions  qu'ils  exprimaient.  »  — Vitali  donne  aussi  la  liste  des  acteurs. 
*Le  rôle  du  fleuve  Alphée  était  tenu  par  Pompeo  Caccini,  fils  de  ce  Giulio 

Romano,  «  inventor  (che  ben  lo  posso  dire)  délie  grazie  nel  canto ,  e  délia 
vaghezza  nelle  musiche  a  aria.  »  —  Les  deux  rôles  de  la  nymphe  Arétuse  et 
de  Diane  appartenaient  à  Gregorio  Lazerini,  «  eunucho  à  servizii  del  card. 
Francesco  Borghese ,  »  général  de  la  sainte  Eglise.  «  Con  sua  veramente 
angelica  voce  mentre  finto  Aretusa  rappresentô  il  zelo  délia  sua  castità ,  e 
mentre  in  forma  di  Diana  dimostrô  la  céleste  benignità  hebbe  chiaro,  e  no- 
tabil  applauso  da  tutto  il  theatro.  »  —  Un  autre  eunuque ,  au  service  du 
marquis  Mattei,  jouait  la  nymphe  Flora  :  Guidobaldo  Bonetri.  «  Flora  cosi 
bene  gli  honesti  feminili  coslumi  d'una  ninfa  poneva  con  delicata  e  franca 
voce  innanzi  agli  occhi,  che  avresti  detto  esser  veramente  donzella.  »  —  Un 
enfant  de  douze  ans,  Mario  Savioni,  faisait  le  frère  d'Arôtuse  ,  Dorino.  — 
Les  autres  rôles  étaient  tenus  :  Carino  pastore ,  par  Francesco  Rotondi; 


DÉVELOPPEMENT    DE    i/OPÉRA    ARISTOCRATIQUE    EN    ITALIE.       129 

en  scène  (1).  Vitali  est  trop  modeste.  Florentin,  élève  de  G.  Alle- 
gri,  il  a  apporté  à  Rome  la  grâce  émue  du  récitatif  de  Péri. 
Le  désespoir  d'Alphée,  amoureux  d'Arétuse,  est  d'une  grande 
beauté  dramatique  qui  donne  bonne  opinion  du  talent  de  l'auteur. 
Par  malheur,  il  a  pris  exemple  sur  Agazzari,  et  «  quarante-quatre 
jours  ont  suffi  pour  imaginer  et  écrire  la  pièce,  paroles  et  musique, 
pour  l'apprendre,  la  répéter  et  la  jouer  (2).  » 


La  Catena  cTAdone  (3)  de  Domenico  Mazzocchi  (4)  offre  un 
caractère  moins  hâtif.  Domenico  Mazzocchi  est  un  des  plus 
sérieux  musiciens  du  temps,  et  mérite  de  nous  arrêter  davantage. 
Ce  n'est  pas  un  esprit  inventif;  le  temps  des  découvertes  lui 
semble  passé. 

a  Je  confesse  ingénument,  dit-il,  que  mon  goût  a  toujours  été 
et  sera  toujours  de  cheminer  par  les  routes  foulées  (5).  » 

Il  reçoit  donc  comme  un  fait  acquis  le  style  récitatif;  il  ne  se 
révolte  pas,  bien  qu'il  sente  très  bien  ce  qu'il  a  d'ennuyeux 
(tedio)  ;  mais  il  met  tous  ses  efforts  à  le  perfectionner,  à 
rompre  sa  monotonie  (comme  fait  Gagliano)  par  un  mélange 

Aminta,  par  Lorenzo  Sanci  de  Banchetti,  qui  arracha  les  larmes  des  spec- 
tateurs; et  Fileno  pastore,  par  le  chanteur  Francesco  Ravani. 

(1)  Pompeo  Caccini  avait  aussi  brossé  les  décors.  Ils  représentaient  les 
bois  et  les  champs  d'Arcadie.  Ils  étaient  éclairés  du  dedans.  —  Les  costu- 
mes de  pasteurs  étaient  tout  éclatants  de  couleur  ;  ils  étaient  faits  en  gaze 
d'argent.  A  la  fin,  Diane  venait  du  ciel  sur  un  char,  dans  une  nuée. 

L'orchestre  était  formé  de  deux  cembali,  deux  tiorbe,  deux  violons,  un 
luth  et  une  viola  da  gamba  (a). 

(2)  «  Si  cominciarono  à  metter  insieme  le  parole  à  26  di  dicembre  1619, 
et  fù  poi  per  la  prima  volta  alla  presenza  di  nove  Cardinali  recitata  li 
8  febraio  1620,  di  sorte  che  in  44  giorni  fu  principiata ,  e  finita  la  favola, 
trovata  la  musica,  distribuite  ,  et  imparato  le  parti,  essercitati  e  provati  i 
recitanti,  e  finalmente  rappresentata.  »  (Prôf.  d'Areiusa.) 

(3)  La  Calena.  d'Adone,  posta  in  musica  da  Domenico  Mazzocchi.  Venise, 
A.  Vincenti,  1626.  Dédié  à  Odoardo  Farnese,  duc  de  Parme  (Exemplaires  à 
Rome,  Bibl.  Sainte-Cécile  et  Borghèse:  à  Bologue ,  Liceo  musicale,  et  à 
Londres). 

(4)  Domenico  Mazzocchi,  né  à  Civita  Castellana  en  1590,  élève  de  Nanini. 
Il  a  composé  des  madrigaux  à  5  voix,  des  dialoghi  e  sonetti  dont  nous 
allons  parler,  des  musichc  sacre  e  morali  (1640).  On  lui  attribue  aussi  un 
S.  Abondio  prête,  oratorio,  qui  s'est  perdu. 

(5)  Préface  des  Dialoghi  e  Sonelti.  1638. 

(a)  Tous  ces  détails  sont  tirés  de  la  préface  de  Vitali. 


130  LES   ORIGINES    DU   THÉÂTRE    LYRIQUE   MODERNE. 

habile,  non  seulement  d'airs  entiers,  mais  de  demi-airs  (1),  qui 
tiennent  le  milieu  entre  la  mélodie  et  la  déclamation  ,  et  mènent 
de  l'une  à  l'autre.  Un  peu  froid  d'invention ,  mais  doué  de  beau- 
coup de  goût  et  d'intelligence,  il  est  moins  remarquable  par  la 
nouveauté  de  ses  motifs  musicaux,  que  par  la  grâce  piquante  de 
leurs  agencements  harmoniques.  Son  récitatif  est  aussi  traité 
avec  vérité  et  avec  une  certaine  grandeur.  Il  s'occupait  en  même 
temps  de  perfectionner  le  matériel  de  la  musique,  et  surtout  son 
écriture  (2). 

Il  aborda  le  théâtre  avec  un  S.  Abondio  prête,  oratorio  perdu, 
et  la  Catena  d'Adone,  représentée  à  Rome  en  1626.  A  défaut  du  pur 
sentiment  chrétien,  ou  du  moins  religieux,  difficile  à  rencontrer 
de  son  temps,  on  trouve  dans  le  poème  d'Ottavio  Tronsarelli  (3), 
un  peu  de  ce  grand  symbolisme  néoplatonicien,  cher  aux  artistes 
romains,  et  qui  a  sa  plus  haute  expression  dans  YEcole  d'Athènes. 
On  y  voit  que  le  symbolisme  musical  n'est  pas  une  invention  de 
l'auteur  du  Tannhaùser.  Les  sujets  ont  quelque  rapport;  mais, 
comme  il  fallait  s'y  attendre,  le  plus  païen  des  deux  ouvrages  est 
de  l'homme  qui  l'était  le  moins.  Jamais  un  Romain,  fût-il  le  plus 
dévot  des  musiciens  de  la  Sixtine,  n'eût  consenti  à  faire  jouer  à 
Vénus  le  rôle  de  séduction  perverse  que  lui  prêtent  les  gens  du 
Nord.  Dans  la  Catena  d'Adone,  ce  rôle  passe  à  une  magicienne, 


(1)  «  Vi  sono  molt'  altre  mezz'  Arie  sparse  per  l'Opéra ,  che  rompono  il 
tedio  del  recitativo.  »  (Catena  d'Adone.) 

Mazzocchi  ne  cachait  pas  du  reste  sa  préférence  pour  l'ancien  genre  de 
musique  : 

«  Il  più  ingegnoso  studio,  che  habbia  la  Musica,  è  quello  de'  Madrigali; 
ma  pochi  hoggidi  se  ne  compongono,  e  meno  se  ne  cantano,  vedendosi  per 
Coro  disavventura  dall'  Accademie  poco  men  che  banditi.  »  (Dédicace  des 
Madrigali  a  5  voci.) 

Il  compose  d'ailleurs  des  madrigaux  à  5  voix,  en  1638,  quand  l'opéra  réci- 
tatif a  partout  triomphé. 

(2)  Il  a  inventé,  ou  consacré,  les  signes  du  dièze  et  double  diôze  (4+  X)>  du 
crescendo  et  decrescendo  «  »,  de  l'augmentation  ou  de  la  diminution  de 
l'intensité  des  sons  (V.  C),  etc.  Presque  toutes  ses  préfaces  sont  consacrées 
à  des  remarques  ou  des  inventions  de  ce  genre;  en  particulier  celles  des 
madrigali  a  5  voci,  de  1638,  des  Dialoghi  e  Sonetti,  de  1638,  et  de  la  Catena 
d'Adone. 

(3)  Ottavio  Tronsarelli  publia  en  1632  trente-trois  «  drammi  musicali  » 
(Rome,  Corbelletti).  Mais  il  n'est  question  d'exécution  théâtrale  que  pour  le 
Giudizio  di  Venere,  «  uno  scherzo  »,  «  rappresentato  di  notte  alla  presenza 
di  nobilissime  dame,  »  et  pour  la  Sirena,  «  una  cantata  » ,  «  nelle  augustis- 
sime  nozze  del  principe  D.  Taddeo  Barberini  con  d.  Anna  Colonna,  »  c'est- 
à-dire  en  1629.  La  Catena  d'Adone  a  donc  la  priorité. 


DÉVELOPPEMENT    DE    l'OPÉRA    ARISTOCRATIQUE    EN    ITALIE.       131 

Falsirena  (1),  qui  captive  par  ses  philtres  les  yeux  du  bel  Adone, 
abusé  par  une  fausse  ressemblance,  jusqu'au  moment  où  l'appa- 
rition triomphale  de  Vénus  elle-même  arrache  son  amant  à  l'em- 
pire de  la  sorcière.  Une  page,  à  la  fin  de  la  pièce,  donne  la 
clef  du  symbole  (2). 

Sur  ce  sujet,  Mazzocchi  a  écrit  une  musique  remarquable  par 
la  nouveauté  des  rythmes  (3),  l'élégance  des  harmonies,  la  grâce 
avec  laquelle  les  parties  se  répondent  et  s'enchaînent  (4),  et  par- 
fois la  beauté  pathétique  de  la  déclamation.  Les  angoisses  de 
Falsirena,  torturée  par  l'amour  d'Adone  qu'elle  tient  captif,  et  la 
crainte  de  le  voir  s'échapper,  sont  peintes  avec  un  grand  art  (5). 

Les  mêmes  qualités,  à  un  degré  plus  éminent,  se  rencontrent 
dans  les  Dialoghi  et  Sonetti  du  même  auteur  (6)  (1638).  Nous. 
sommes  d'autant  plus  libres  ici  pour  les  admirer,  qu'elles  y  ont 
mieux  leur  emploi.  Mazzocchi  a  senti  où  devait  aboutir  le  style 
récitatif  et  la  savante  déclamation  de  Florence  et  de  Rome  :  au 
dialogue  érudit,  à  la  transcription  musicale  de  l'Anthologie  latine 

(1)  La  pièce  fut  d'ailleurs  écrite  pour  une  rivalité  de  chanteuses.  Giovanni 
Giorgio  Aldobrandino  soutenait  une  certaine  Cecca  dal  padule,  et  Giando- 
menico  Lupi,  une  Margherita  Costa;  il  fallait  donc  leur  donner  à  chacune, 
dans  le  drame,  une  part  égale  de  chant.  La  femme  du  prince  Aldobrandini 
empêcha  le  concours;  mais  le  drame  fut  joué  sept  fois  avec  des  «  evirati,  » 
et  publié.  Tronsarelli  l'avait  écrit  sur  les  conseils  du  Cavalier  Marin ,  et 
d'après  sa  Prigione  d'Adone.  —  Voir  l'intéressant  livre  anecdotique  de 
M.  Ademollo,  I  teatri  di  Roma  nel  secolo  XVII.  Rome,  1888. 

(2)  Allegoria  délia  Favola  :  «  Falsirena  da  Arsete  consigliata  al  bene,  ma 
da  Idonia  persuasa  al  maie,  è  l'Anima  consigliata  dalla  Ragione,  ma  per- 
suasa  dalla  Concupiscenza.  E  come  Falsirena  à  Idonia  facilmente  cède,  cosi 
mostra,  ch'  ogni  Affetto  è  dal  Senso  agevolmente  superato.  E  se  finalmente 
à  duro  scoglio  ô  legata  la  malvagia  Falsirena,  si  deve  anco  intendere,  che 
la  Pena  al  fine  è  seguace  délia  Colpa. 

»  Adone  poi,  che  lontano  dalla  Deità  di  Venere  patisce  incontri  di  varii 
travagli,  è  l'Huomo ,  che  lontano  da  Dio  incorre  in  molti  errori.  Ma  come 
Venere,  à  lui  ritornando,  il  libéra  d'ogni  affanno,  et  ogni  félicita  gli  apporta, 
cosi  Iddio,  dop6  ch'  à  noi  ritorna  co'l  suo  efficace  aiuto,  ne  fa  avanzare 
sopra  i  danni  terreni,  e  ne  rende  partecipi  delli  piaceri  celesti.  »  (Catena 
d'Adone,  p.  126.) 

(3)  Chœur  des  Cyclopes,  à  3  {Prologue,  p.  4.) 

(4)  Trio  de  Vénus,  Amour  et  Adonis  (dernière  scène,  p.  110). 

(5)  Acte  II,  se.  2,  (p.  34.) 

(6)  Dialoghi  e  Sonetti  posti  in  musica  da  Domenico  Mazzocchi.  (Rome, 
Franc.  Zannetti,  1638.  Unique  exempl.  connu  au  Liceo  musicale  de  Bologne.) 
Les  dialogues  comprennent  :  Dido  Furens  (Virgilii  Maronis  ex  lib.  4  JEn.), 
à  3  v.  —  Olindo  e  Sofronia  (di  T.  Tasso.  L.  2°  d.  Gierusalemme) ,  à  4  v.  — 
Maddalena  errante  (del  Sig.  Princ.  Giorgio  Aldobrandino),  h  3  v.  —  Nisus 
et  Euryalus  (Virgilii  Maronis  ex  1.  0  Mn.),  à  4  v. 


132  LES   ORIGINES    DU    THÉÂTRE   LYRIQUE    MODERNE. 

ou  grecque,  à  un  jeu  distingué  de  cardinaux  lettrés  et  d'huma- 
nistes de  bonne  compagnie.  —  A  la  môme  époque,  Monteverde 
publiait  aussi  ses  Madrigali  guerrieri  (1)  et  ses  traductions  des 
poètes;  mais  de  lui  à  Mazzocchi,  il  y  a  toute  la  différence  du 
style  récitatif 'du.  style  représentatif,  et  d'un  patient  travail  de  tra- 
duction littérale  au  fort  tempérament  d'un  homme  de  théâtre. 
Les  fragments  de  Virgile  et  de  Tasse,  ornés  de  la  délicate  mu- 
sique de  Mazzocchi,  sont  à  leur  place  dans  un  cénacle  d'artistes. 
Les  sujets  qui  enflamment  la  verve  de  Monteverde  étouffent  dans 
le  salon  de  Mocenigo  et  aspirent  à  s'élancer  sur  la  scène.  Maz- 
zocchi a  du  reste  tiré  le  meilleur  parti  du  genre  qu'il  acceptait. 
Sa  Mort  de  Bidon,  textuellement  transcrite  de  Virgile,  aurait  pu 
fournir  des  modèles  d'expression  lyrique  aux  Troyens  de  Berlioz  ; 
et  l'épisode  de  Nisus  et  Euryale  montre  sous  le  jour  le  plus  favo- 
rable toutes  les  qualités  du  compositeur  :  finesse  de  sentiment, 
tendresse  de  cœur,  charme  paisible  et  serein,  émotion  à  la  fois 
élégante  et  sincère;  le  traducteur  de  Virgile  n'est  pas  indigne  de 
son  modèle.  L'œuvre  est  traitée  à  la  façon  de  l'Oratorio  de  Bach 
et  de  Berlioz.  Le  Récitant  (Virgile)  dit  en  musique  les  gestes  et 
l'action.  Les  personnages  (Nisus  ,  Euryale,  mère  d'Euryale,  etc.) 
chantent  quand  leur  tour  est  venu  ;  et  de  charmants  petits  chœurs, 
aux  gracieuses  volutes,  traduisent  les  sentiments  lyriques  de 
l'âme  harmonieuse  du  poète.  Domenico  Mazzocchi  me  semble 
avoir  trouvé  le  terme  naturel  de  l'art  récitatif,  tel  que  le  conce- 
vaient Péri  et  Caccini.  C'est,  à  coup  sûr,  sa  forme  la  plus 
parfaite  (2). 
Ce  style  continue  cependant  au  théâtre  ;  il  s'y  éternise  durant  un 


(1)  Madrigali  Guerrieri  et  Amorosi,  con  alcuni  opuscoli  in  génère  rap- 
presentativo,  che  saranno  per  brevi  Episodii  frà  i  canti  senza  gesto.  Libro 
ottavo  di  Claudio  Monteverde,  maestro  di  capella  délia  Serenissima  Repu- 
blica  di  Venetia,  dedicati  alla  Sacra  Cesarea  Maestà  dell'  Imperator  Ferdi- 
nando  III.  (Venise,  Vincenti,  1638.  Exemplaires  à  Bologne  (Lie.  Music), 
Breslau  et  Hambourg.  Voir  chapitre  IV. 

(2)  Domenico  Mazzocchi  avait  un  frère,  Virgilio  Mazzocchi,  qu'il  ne  faut 
pas  confondre  avec  lui,  et  dont  la  réputation  musicale  fut  peut-être  supé- 
rieure encore  à  la  sienne.  Virgilio  vécut  de  1593  à  1646;  il  fut  maître  de 
chapelle  à  Saint-Jean  de  Latran  (1628-1629),  puis  à  Saint-Pierre  (1629-1646). 
Pitoni  dit  qu'il  introduisit  à  l'église  un  style  «  più  vago  »  (plus  agréable), 
et  qu'il  rendit  les  hymnes  «  giocondi  ed  ariosi.  »  Il  établit  à  Rome  une  cé- 
/èbre  école  de  chant.  Il  mit  en  musique  les  chœurs  de  la  Troade  de  Sénè- 
que,  et  il  fit  exécuter  à  Saint-Pierre  de  grands  «  Musiconi  »  à  dix  et  seize 
chœurs,  avec  un  écho  dans  la  coupole,  «  fino  in  cima  alla  cupola.  »  Nous 
aurons  occasion  de  reparler  ùb  lui  un  peu  plus  loin.  (Voir  chapitre  VI.) 


DÉVELOPPEMENT    DE    i/OPÉRA    ARISTOCRATIQUE    EN    ITALIE.       133 

demi-siècle.  Mais  s'il  est  maintenu  par  la  routine  des  musiciens, 
ou  plutôt  leur  paresse  d'invention  ,  s'il  reste  longtemps  encore  à 
Rome  et  à  Florence  la  langue  de  l'opéra,  ce  n'est  pas  grâce  à  ses 
médiocres  attraits  que  l'opéra  continue  de  vivre  et  de  garder  la 
faveur  souveraine.  Il  faut  en  convenir  :  malgré  le  grand  talent 
de  quelques  artistes  et  le  génie  de  deux  ou  trois,  jamais  l'opéra 
n'eût  triomphé  sans  tout  ce  qui  s'y  joignait  d'agréments  étrangers 
à  l'art,  sans  l'étalage  de  luxe  auquel  il  se  prêtait.  Nul  spectacle 
n'offrait  aux  grands  seigneurs  autant  de  prétextes  à  se  ruiner  fas- 
tueusement  ;  et  voilà  pourquoi  «  ce  théâtre  de  princes  »  fut  en 
effet  soutenu  par  les  princes ,  dont  il  flattait  la  vanité  et  englou- 
tissait la  fortune  avec  fracas. 


Par  dessus  tous  les  autres,  les  Barberini  (1)  se  distinguèrent 
dans  ce  tournoi  magnifique.  Ils  étaient  depuis  longtemps  déjà 
célèbres  par  la  somptueuse  protection  qu'ils  accordaient  aux  arts, 
et  en  particulier  à  la  musique.  Les  dédicaces  des  artistes  en  font 
foi  (2).  Mais  leur  réelle  influence  sur  la  musique  ne  commence 
que  vers  1633,  quand  la  construction  de  leur  palais  est  ter- 
minée (3).  Ils  ont  fait  bâtir  un  théâtre  capable  de  contenir  plus 
de  trois  mille  spectateurs.  Us  peuvent  dès  lors  royalement  hé- 
berger la  musique  qu'ils  aiment.  Aussi  n'est-il  presque  plus 
d'oeuvre  musicale  à  Rome  qui  échappe  à  leur  empire.  Presque 
toutes  portent  leur  nom  inscrit  au  front,  soit  par  reconnaissance, 
soit  par  flatterie  intéressée  (4). 

(1)  Urbain  VIII  (Maffeo  Barberini),  pape  depuis  1623,  mort  en  1644;  Don 
Taddeo  Barberini,  préfet  de  Rome;  le  cardinal  Antonio  Barberini,  légat  en 
France  en  1625;  le  cardinal  Francesco  Barberini,  légat  en  Espagne. 

(2)  1629.  La  Sirena  d'Ottavio  Tronsarelli  {Drammi  musicali).  —  6  juin  1629. 
Diana  Schernita  de  Cornachioli  (voir  chap.  VI).  Déd.  à  Taddeo  Barb.  :  «  Poi- 
cho  al  volo  sonore  délie  Api  non  disdice  il  concento  piacevole  délia  Musica.  » 

(3)  «  Avvisi  di  Roma  dell'  Allegrucci  »  (Magliabechiana),  14  octobre  1634; 
Avvisi  di  Roma  di  Valentini  (Corsiniana),  23  décembre  1634. 

(4)  Au  théâtre  Barberini  : 

Fév.  1634.  S.  Alessio  de  Landi.  Déd.  au  card.  Barberini. 

Carnaval  1635,  1636.  Vita  di  S.  Te.odora  (?). 

1637.  Erminia  de  Rossi.  Déd.  à  la  princesse  Barberini. 

1637.  Il  Falcone  (?). 

1639.  Chi  sofre,  speri  de  Marazzoli. 

1639.  Galatea  de  Loreto  Vittori.  Déd.  au  card.  Antonio  Barberini. 

1653,  1656.  Dal  maie  il  bene  d'Abbatini. 

1656.  La  Vita  umana  de  Marazzoli. 


13'*  LES    ORIGINES    DU    THÉÂTRE    LYRIQUE    MODERNE. 

Pour  leurs  débuts,  les  Barberini  eurent  la  main  heureuse;  ils 
prirent  une  des  meilleures  œuvres  de  l'époque,  le  S.  Alessio  de 
Landi.  Il  fut  joué  en  février  1634,  en  présence  d'Alexandre 
Charles  de  Pologne,  puis  richement  publié,  avec  de  belles  gra- 
vures de  Collignon,  représentant  le  théâtre  Barberini,  les  princi- 
paux décors,  et  les  gestes  des  personnages  (1).  Landi  a  dédié  son 
œuvre  au  cardinal,  et  on  a  joint  à  sa  lettre  l'épître  d'un  flatteur  : 
«  da  huomo  litteratissimo  »,  qui  nous  fait  de  la  représentation 
un  éloge  beaucoup  trop  enthousiaste  pour  être  intéressant  (2). 
La  vanité  barberine,  comme  celle  de  tous  les  grands  du  temps, 
n'était  pas  délicate  sur  la  qualité  de  l'encens.  Gela  n'empêchait 
point,  comme  de  juste,  le  cardinal  Barberini,  auteur  du  livret, 
de  prêcher  dans  son  S.  Alessio  le  mépris  des  grandeurs.  Mais 
en  vérité ,  rien  ne  s'oppose  à  ce  que  l'on  recommande  des  vertus 
que  l'on  ne  pratique  pas. 

S.  Alessio  est  un  oratorio  dans  la  tradition  de  V Anima  e  Corpo , 
mais  d'un  caractère  moins  archaïque  et  plus  humain.  L'action  en 
est  bien  pauvre  ;  mais  les  situations  sont  simples  et  quelquefois 
touchantes  (3).  Saint  Alexis,  riche  et  noble  romain,  a  pris  la  ré- 


165G.  Le  arme  e  gli  amori  (?).  —  Etc. 

Les  Barberini  auront  bientôt  un  musicien  ordinaire,  Marco  Marazzoli,  et 
un  librettiste  attaché  à  leur  théâtre,  le  futur  pape  Clément  IX.  (Giulio 
Rospigliosi.) 

(1)  Il  S.  Alessio,  dramma  musicale  dall'  Eminentissimo,  et  Reverendissimo 
signore  card.  Barberino,  fatto  rappresentare  al  Serenissimo  prencipe  Ales- 
sandro  Carlo  di  Polonia,  dedicato  a  sua  Eminenza,  e  posto  in  Musica  da 
Stefano  Landi  Romano ,  musico  délia  cappella  di  N.  S.  e  Cherico  Bénéfi- 
ciai nella  Basilica  di  S.  Pietro.  Rome,  P.  Masotti,  1634. 

C'est  une  des  rares  partitions  du  commencement  du  dix-septième  siècle 
un  peu  connues  par  les  historiens  de  la  musique.  Il  y  en  a  des  exemplaires 
assez  nombreux  :  à  la  Bibl.  Nationale  do  Paris,  à  Rome  (Sainte-Cécile  et 
Barborini),  à  Bologne  (Lie.  mus.),  à  Florence,  à  Naples,  à  Oxford,  à  Upsal. 
—  J'en  connais  deux  éditions,  avec  ou  sans  gravures.  La  première,  magni- 
fiquement imprimée,  aux  armes  Barberini,  avec  sept  grandes  gravures.  Des 
deux  côtés  de  la  scène  sont  représentées  deux  grandes  colonnes  corin- 
thiennes; quatre  marches  conduisent  de  l'orchestre  au  proscenium  (182  p.). 

(2)  Il  fait  de  grands  éloges  de  la  mise  en  scène,  des  machines  et  des 
décors  :  «  La  prima  introduzzione  di  Roma  nuova,  il  volo  dcll'  Angelo  trà 
le  nuvole,  l'apparimento  délia  Religione  in  aria,  opère -furono  d'ingegno  e 
di  machina,  ma  gareggianti  con  la  natura.  La  Scena  artifitiosissima,  le  ap- 
parenze  del  Cielo  e  dell'  Inferno,  meravigliose;  le  mutationi  de  lati,  e 
délia  Prospettiva  sempre  più  belli;  ma  l'ultima  délia  sfuggita,  e  del  cupo 
illuminato  di  quel  portico ,  con  l'apparenza  lontanissima  del  giardino, 
incomparabile,  etc.  » 

(3)  Personnages.:  Roma  prologo;  Eufemiano  padre  di  S.  Alessio;  Adrasto 


DÉVELOPPEMENT    DE    L'OPÉRA    ARISTOCRATIQUE    EN    ITALIE.       135 

solution  de  vivre  en  Dieu.  Il  a  fui  le  monde  et  les  siens.  Dans 
son  propre  palais,  sans  être  reconnu,  il  se  cache  sous  le  costume 
d'ermite.  Les  domestiques  l'injurient  et  l'outragent.  Le  démon  le 
torture  par  le  spectacle  de  la  douleur  des  siens ,  de  son  père ,  de 
sa  mère,  de  sa  femme  qu'il  aime  et  qui  se  meurt  de  son  absence. 
Il  va  céder  à  sa  tendresse.  Un  ange  vient  le  secourir  et  l'avertit 
doucement  que  ses  tourments  vont  prendre  fin  ;  l'heure  de  la 
mort  est  proche.  En  effet  elle  vient  ;  le  corps  du  saint  martyr  est 
rendu  à  ceux  qui  l'aimaient,  et  les  anges  du  ciel  chantent  sa 
délivrance. 

Le  sujet  est  plus  simple  qu'on  n'aurait  pu  l'attendre  du  goût 
de  l'époque  (1).  La  musique,  supérieure  à  ce  que  nous  avons  vu 
à  Rome  jusqu'à  cette  date,  a  de  l'énergie,  un  sentiment  simple 
et  profond,  un  caractère  vraiment  chrétien.  Je  noterai  surtout 
un  vigoureux  chœur  de  démons,  presque  échappés  du  Tartare 
de  Gluck  (2);  un  délicieux  petit  dialogue  où  la  madré  et  la  sposa 
alternent  leurs  plaintes  sur  l'absence  du  bien-aimé  avec  une  naï- 
veté touchante  (3)  ;  et  les  airs  du  saint  Alexis,  pleins  d'un  charme 
de  mélancolie  et  de  douleur  chrétienne  (4).  Chacun  des  trois 
actes  est  précédé  d'une  symphonie  (ouverture)  (5)  écrite  dans  le 
style  de  la  canzone  pour  orgue. 

L'auteur,  Stefano  Landi  (6),  était  un  clerc  bénéficié  de  Saint- 
Pierre  de  Rome.  Le  S.  Alessio  est  la  seule  œuvre  dramatique  de 


cavalière  romano  ;  S.  Alessio;  Sposa;  Madré;  Nutrice;  Martio,  Curtio, 
paggi;  Angelo;  Religione;  Demonio;  Nuntio. 

Choro  di  Schiavi;  Choro  di  Domestici  di  Eufemiano;  Choro  di  Angeli  ; 
Choro  di  Demonii  dentro  alla  scena; 

Choro  di  Demonii;  Choro  di  Contadini;  Choro  di  Giovani  Romani;  choro 
di  Virtù  ;  —  che  ballano. 

(1)  Il  est  vrai  que  le  cardinal  l'a  égayé  de  quelques  épisodes  plus  qu'in- 
utiles à  l'action  :  les  bouffonneries  des  pages,  les  danses  des  paysans,  les 
facéties  du  diable  (qui  se  transforme  en  ours),  les  apparitions  des  grandes 
machines  :  Religion,  Rome,  etc.,  les  flatteries  du  prologue  et  de  l'épilogue,  etc. 

(2)  Acte  I,  se.  4,  p.  47. 

(3)  Acte  I,  se.  5,  p.  54. 

(4)  Acte  I,  se.  2,  p.  35,  et  p.  108. 

(5)  Orchestre  de  Landi  :  3  violons,  harpes,  luths,  gravicembali,  théorbes, 
lyre. 

(6)  Stefano  Landi,  né  à  Rome  en  1590,  —  du  collège  des  chapelains  chan- 
teurs pontificaux  en  1629,  maître  de  chapelle  do  l'église  de  la  Madonna  dei 
Monti.  Peut-être  avait-il  connu  Monteverde  à  Venise.  En  1619,  il  était  maître 
de  chapelle  de  l'êvéque  de  Padoue.  Nous  connaissons  de  lui  plusieurs 
volumes  de  madrigaux  et  d'airs  à  une  voix,  avec  accompagnement  do 
spinetta  et  de  chitarra. 


136  LES    ORIGINES    DU    THÉÂTRE    LYRIQUE    MODERNE. 

lui  qu'il  nous  ait  été  possible  de  lire.  L'unique  exemplaire  de  sa 
Morte  cïOrfeo  (1)  a  passé  récemment  de  la  bibliothèque  Borghèse 
à  Berlin. 

Les  éclatants  débuts  du  théâtre  Barberini  répandirent  le  goût 
des  représentations  musicales  (2),  et  favorisèrent  l'éclosion  des 
œuvres  d'art.  Il  nous  est  impossible  de  suivre,  année  par  année, 
la  production  incessante  des  artistes,  et  les  représentations  du 
théâtre  Barberini  (3).  Nous  noterons  seulement  les  plus  illustres. 

Une  des  plus  fastueuses  saisons  de  ce  royal  théâtre  fut  le  car- 
naval 1637,  où  l'on  donna  «  II  Falcone,  fa  vola  in  musica  »  d'auteur 
inconnu,  et  YErminia  sul  Giordano  de  Michelangelo  Rossi  (4).  Sui- 
vant leur  coutume,  les  Barberini  ont  eu  soin  de  faire  conserver 
le  souvenir  de  leurs  dépenses  dans  des  lettres  publiées  avec  les 
éditions  des  pièces.  Le  luxe  des  décors  y  fut  poussé  jusqu'à 
l'exagération.  Les  machines  surtout  commencent  à  prendre  la 
première  place  dans  l'opéra  (5).  Certaines  idées  de  scènes  sont 


(1)  La  morte  d'Orfeo,  tragicomedia  pastorale,  con  le  musiche  di  Stefano 
Landi,  ail'  Illustrissime»  e  Reverendissimo  signor  Abate  Alessandro  Mathei 
chierico  di  caméra,  opéra  seconda,  con  privilegio.  Venise,  Gardane,  1619, 
appresso  Bartol.  Magni,  in  fol.  cart,  (Vente  Borghèse). 

(2)  Dès  le  1er  juillet  1634,  le  cardinal  Aldobrandino,  à  la  fin  d'un  somp- 
tueux banquet  dans  sa  Vigna  de  Frascati,  fait  réciter  en  musique  «  una 
dilettevole  opéra  pastorale  composta  dal  signor  Principe  Aldobrandino,  che 
per  la  vaghezza  degli  habiti  et  eccellenza  de  musici,  riusci  di  tutta  perfe- 
tione.  »  (Avvisi  di  Roma.) 

Les  couvents  de  Rome  adoptent  aussitôt  le  mélodrame  religieux.  Le 
10  août  1636,  on  joue  en  musique  La  Vita  di  Santa  Maria  Maddalena  chez 
les  pères  «  ministri  degli  Infirmi,  »  en  présence  de  sept  cardinaux,  du  préfet 
de  Rome,  des  prélats  et  des  seigneurs  de  la  cour.  (Avvisi  Urbinati.) 

(3)  Au  carnaval  1635,  on  donne  au  théâtre  Barberini  La  Vita  di  Santa 
Teodora,  poésie  de  Mgr.  Rospigliosi ,  «  con  vaghissimi  intermedii,  ..  balli, 
combattimenti,  mutatione  délie  scène.  »  Les  Barberini,  en  bons  politiques, 
donnèrent  trois  soirées  :  la  première  était  française  (pour  le  cardinal  An- 
tonio); la  seconde,  romaine  (pour  le  préfet  donTaddeo);  la  troisième,  espa- 
gnole (pour  le  card.  Francesco).  On  rejoua  la  pièce  en  1636.  Le  26  janv.  1636, 
le  «  cardinal  di  Lione,  »  frère  de  Richelieu,  et  le  «  cardinal  di  Savoia  » 
y  assistèrent.  (Avvisi  di  Roma.  Raccolta  urbinate,  etc.) 

(4)  Erminia  sul  Giordano,  dramma  musicale,  rappresentato  nel  palazzo 
dell'  Illustrissimo  et  Eccellentissimo  signore  D.  Taddeo  Barberino  prefetto 
di  Roma  e  principe  di  Pellestrina,  e  dedicato  ail'  Illustrissima  et  Eccellen- 
tissima  signora,  la  signora  D.  Anna  Colonna  Barberina  ,  etc.,  posto  in  mu- 
sica da  Michelangelo  Rossi.  Rome,  P.  Masotti ,  1637  (Exemplaires  à  Rome, 
Bibl.  Sainte-Cécile  et  Barberini;  à  Bologne,  Lieeo  mus.;  à  Bergame,  à 
Londres,  Bruxelles,  Upsal,  Oxford  et  Crain  près  Liegnitz). 

(5)  Les  machines  étaient  de  Francesco  Giutti,  de  Ferrare,  «  tanto  eccel- 


DÉVELOPPEMENT    DE    L'OPÉRA    ARISTOCRATIQUE    EN    ITALIE.       137 

d'ailleurs  très  pittoresques  et  sembleraient  appeler  les  ressources 
de  l'orchestration  moderne.  C'est  ainsi  qu'Armide,  voulant  con- 
naître Tétat  de  Jérusalem  assiégée,  depuis  son  départ  du  camp, 
la  fait  apparaître  au  lointain.  Soudain,  à  travers  l'horizon,  la 
ville  poind,  les  tours  surgissent,  Argant  lance  aux  chrétiens  ses 
provocations  arrogantes,  les  Sarrasins  s'excitent  au  combat;  puis 
tout  s'éteint  de  nouveau,  dans  le  silence  du  désert(l).  —  C'est  ainsi 
encore  qu'Armide  lance  les  Furies  sur  le  camp  des  chrétiens  (2). 
Un  gouffre  infernal  s'ouvre;  le  ciel  s'obscurcit;  une  terrible 
pluie  mêlée  de  grêle  et  de  vent  éclate;  les  Furies,  assises  sur 
des  chars  traînés  par  des  dragons,  s'envolent  dans  les  airs;  l'ou- 
ragan passe  sur  les  champs  et  les  collines  ;  et  tandis  que  le  ciel 
renaît,  les  paysans  terrifiés  s'interrogent  à  mi-voix  sur  la 
cause  de  cette  mystérieuse  tempête.  — *  Ces  tableaux  fantastiques, 
cette  imagination  des  décors  et  des  machines,  sont  dangereux  ; 
ils  écrasent  les  autres  éléments  de  l'œuvre,  la  musique  et  la 
poésie.  L'équilibre  des  arts ,  qui  était  le  caractère  même  et  l'ori- 
ginalité de  l'opéra  dans  l'esprit  de  ses  fondateurs ,  était  ainsi 
détruit.  Pour  lutter  contre  la  tyrannie  de  la  mise  en  scène,  il  eût 
fallu  les  démons  de  l'orchestre  moderne.  Le  dix-septième  siècle 
en  était  bien  loin.  Wagner  peut  se  permettre  toutes  les  fantasma- 
gories. Que  le  Rhin  déborde  sur  la  scène  ;  que  les  nuées  s'entre- 
choquent en  des  éclats  de  tonnerre,  et  que  le  pont  de  l'arc-en-ciel 
soit  jeté  à  travers  les  airs,  sa  musique  sera  toujours  mille  fois 
plus  prestigieuse  que  ses  machines,  et  sa  raison  dominatrice 
saura  pétrir  en  une  œuvre  d'art  unique  l'énorme  masse  d'élé- 
ments qu'il  combine.  Michelangelo  Rossi  disparaît  derrière  ses 


lente  in  inventare,  ordinare,  e  governare  si  fatte  machine,  o  teatri,  quanto 
testificano  la  maraviglia,  e  l'applauso  universale.  » 

La  lettre  sur  la  première  représentation,  imprimée  avec  la  partition,  décrit 
longuement  les  jeux  des  machines.  «  ...I  piacevoli  inganni  délie  machine,  e 
délie  volubili  scène,  impercettibilmente  fecero  apparire,  hora  annichilarsi 
una  gran  rupe  ,  e  comparirne  una  grotta,  et  un  fiume,  dal  quale  si  vide 
sorger  prima  il  Giordano,  e  poi  le  Naiadi;  hora  venirsene  Amore  à  volo,  et 
appresso  nascondersi  frà  le  nuvole;  hora  per  i  sentieri  dell'  aria  in  un 
Carro  tirato  da  Draghi  portarsi  Armida,  et  in  un  baleno  sparire;  hora  can- 
giarsi  l'ordinaria  Scena  in  campo  di  guerra,  le  Selve  in  padiglioni,  e  le 
prospettive  del  Teatro  in  muraglie  dell'  assediata  Gerusalemme;  hora  da 
non  s6  quai  voragine  di  Averno  far  sortita  piacevolmente  horribile  i  De- 
monii  in  compagnia  di  Furie,  le  quali  insiemo  danzando,  et  assise  poscia  in 
carri  infernali  per  l'aria  se  ne  sparissero...,  etc.  » 

(1)  Acte  II,  se.  7,  p.  85. 

(2)  Acte  III,  se.  3,  p.  117. 


138  LES   ORIGINES    DU   THÉÂTRE    LYRIQUE    MODERNE. 

machines  ;  il  leur  doit  son  succès.  Elève  de  Frescobaldi ,  il  a  tou- 
tefois plus  de  ressources  qu'un  autre  pour  traiter  ces  grands 
sujets  (1).  Il  tient  de  son  maître  l'art  de  manier  l'orchestre  (2)  et 
les  voix  (3).  C'est  surtout  son  récitatif  qui  est  négligé.  Il  a  quelque 
puissance,  mais  surtout  de  la  grâce,  et  la  meilleure  partie  de  son 
œuvre  est  sans  doute  l'apparition  d'Apollon  avec  les  Zéphyrs,  à 
la  fin  (4).  Lui-même  représentait  Apollon,  avec  sa  belle  chevelure 
d'or,  et  comme  l'Apollon  de  Raphaël ,  il  tenait  à  la  main  son  vio- 
lon, dont  il  jouait  d'une  façon  merveilleuse,  tandis  que  les 
Zéphyrs  chantaient  de  suaves  petits  chœurs  mêlés  de  jolies 
danses,  dont  la  sérénité  rappelle  les  chœurs  de  la  Flûte  enchan- 
tée ,  avec  je  ne  sais  quoi  de  plus  moderne,  si  je  puis  dire,  par 
leur  précieuse  naïveté. 


Cependant  les  Barberini  avaient  attaché  à  leur  théâtre  un 
poète  et  un  musicien  ordinaire.  Le  musicien  était  Marco  Maraz- 
zoli,  de  Parme  (5);  le  poète,  un  cardinal,  un  futur  pape,  Giulio 


(1)  Michelangelo  Rossi,  de  Rome,  y  vécut  de  1620  à  1660.  Il  importe  de  ne 
pas  le  confondre,  comme  ont  fait  nombre  d'historiens  de  la  musique,  avec 
Luigi  Rossi,  de  Naples,  qui  joua  un  rôle  assez  important  dans  l'histoire  de 
l'opéra  français  (C'est  le  «  signor  Luigi  »  dont  parle  saint  Evremond).  — 
Michelangelo  était  fameux  par  son  talent  d'exécution  sur  le  violon.  Un 
petit  andantino  et  allegro  pour  clavecin,  de  lui,  est  assez  célèbre;  il  a, 
comme  les  chœurs  d'Ermirn'a  ,  quelque  ressemblance  de  style  avec  Mozart 
(le  Mozart  des  premières  sonates).  {Intabolatura  d'organo  e  cembalo.  Rome, 
1657). 

(2)  Les  sinfonie  sont  écrites  pour  quatre  parties  de  violons  et  basse  con- 
tinue pour  tous  les  instruments.  Elles  sont  d'un  style  assez  archaïque. 

(3)  Très  nombreux  chœurs  :  Choro  di  Cacciatori,  di  Pastori,  di  Ninfe,  di 
Soldati,  di  Zeffirii,  di  Demonii.  —  Les  personnages  sont  :  Erminia,  Tan- 
credi,  Armida,  Argante,  Ergasto  pastore  vecchio,  Eurillo  et  Armindo  pas- 
torelli,  Lidia,  Laurinda  sua  compagna;  Selvaggio  amante  di  Lidia;  Fileno 
suo  compagno;  Corebo ,  Montano  padre  del  Selvaggio;  tre  Furie,  Elpino, 
Apollo  ;  un  Prologue,  le  Fleuve  Jourdain,  et  Amour.  —  Il  y  a  trois  actes 
(160  pagesj. 

(4)  Acte  III,  scène  10  :  «  ...Apollo  con  vaghissima  comitiva  di  Zeffiri,  sopra 
un  Carro  sfavillante  di  lucidissimi  splendori  fece  sentire  un  concerto  di 
inestimabile  melodia.  E  chi  fii  Apollo?  Il  signor  Michel.  Rossi...,  il  quale 
sopra  la  più  sublime  parte  del  Carro,  mentre  i  Zeffiri  infioravano  l'aria,  sonô 
con  si  dolce,  e  grata  armonia  il  suo  violino,  che  ben  mostrô  haver  soprà  le 
Muse,  e  le  Scène  dominio,  e  signoria.  »  (Lettre  sur  YErminia.) 

(5)  Marco  Marazzoli,  de  Parme,  élève  do  Gregorio  Allegri,  chantre  de  la 
chapelle  pontificale,  en  1637,  et  célèbre  joueur  de  harpe,  devint  virtuose  di 


DÉVELOPPEMENT    DE    L  OPÉRA    ARISTOCRATIQUE    EN    ITALIE.       139 

Rospigliosi  (1).  Né  à  Pistoie  le  27  janvier  1600,  il  avait,  comme 
tous  les  Toscans,  la  passion  du  théâtre;  auditeur  à  la  légation  du 
cardinal  Francesco  Barberini  en  Espagne,  il  le  suivit  à  Rome  et 
s'attacha  à  sa  fortune.  Pour  conserver  la  faveur  des  Barberini,  le 
jeune  archevêque  de  Tarse  in  parlibus  n'eut  qu'à  s'abandonner  à 
son  goût  naturel.  Il  est  assez  piquant  d'entendre  ce  futur  pape 
traiter  «  les  poètes,  de  dieux,  »  et  «  Dieu,  de  poète  (2);  »  de  le  voir 
adresser  de  galants  sonnets  à  des  cantatrices  (3),  dont  il  chante 
les  beaux  yeux,  «  i  lumi  ardenti  (4),  »  et  qu'il  nomme  des  sirènes 
«  dolce  sirena.  »  —  Entre  ces  papes  et  ceux  de  la  Renaissance, 
il  n'y  a  qu'une  différence  de  taille;  la  nature  est  à  peu  près  la 
même.  Il  est  vrai  que  chez  ceux  du  dix-septième  siècle,  le  bel 
esprit  prend  le  pas  sur  le  grand  seigneur.  Léon  X  et  Jules  II 
agissaient,  faisaient  écrire.  Clément  IX  écrit  lui-même  ;  il  pu- 
blie (5).  On  connaît  de  lui  une  dizaine  de  drames  ou  comé- 
dies (6).  Grescimbeni  et  Quadrio  en  ont  fait  d'absurdes  éloges. 


caméra  de  Christine  de  Suède.  Il  mourut  en  1662.  —  Il  collabora  souvent 
avec  Antonio-Maria  Abbatini,  de  Città  di  Castello  (1595-1677?),  élève  de 
Nanini ,  maître  de  chapelle  à  Orvieto  ,  puis  au  Latran  (1626-1628),  et  trois 
fois  à  Sainte-Marie-Majeure  (1645-46,  1649-1657,  1672-1677).  C'est  Abbatini 
qui  conseilla  la  publication  des  hymnes  de  Palestrina.  —  Son  élève,  Dome- 
nico  dal  Pane,  donne  quelques  renseignements  sur  lui  dans  la  dédicace  de 
son  second  livre  de  madrigaux  (1678). 

(1)  Giulio  Rospigliosi,  nonce  à  Madrid,  de  1646  à  1653,  cardinal  le 
9  avril  1657,  secrétaire  d'Etat  d'Alexandre  VII,  et  pape  le  20  juin  1667,  sous 
le  nom  de  Clément  IX;  mort  le  9  décembre  1669. 

(2)  «  Come  vi  fu  chi  chiam6  Dio  poeta,  non  erra  chi  chiama  i  poeti 
divini.  »  (Discorso  sull'Elezione  di  Urba.no  VIII,  poème  de  Francesco 
Bracciolini,  juillet  1628.) 

(3)  Leonora  Baroni. 

(4)  «  Vivi  e  i  lumi  ardenti  scoccan  dal  vago  ciglio  amabil  pena.  »  (1639.) 

(5)  Cette  passion  du  pape  Clément  IX  pour  les  lettres  et  pour  la  musique 
le  fit  très  mal  voir  des  politiques  ;  on  l'accusa  de  sacrifier  à  l'opéra  les 
intérêts  du  Saint-Siège. 

«  Si  compiace  il  papa  molto  délia  musice,  che  finalmente  non  è  altro  che 
una  soddisfazione  dell'  orecchio,  e  forse  da  qui  nasce  una  gran  parte  di  quel 
mormorio  che  si  va  seminando  contro  di  lui,  appunto  come  se  fosse  in- 
capace  di  sostenere  il  peso  di  una  monarchia  tanto  immensa,  deviandosi 
dalle  occupazioni  dovute  per  insinuarsi  a  cose  di  poco  rilievo.  »  (Relazione 
sincrona  sulla.  corte  di  Roma.  —  Tesori  délia  corte  Roynana.  Bruxelles, 
1672.) 

(6)  Chi  sofre  speri  ;  Il  Pnlazzo  incantato  ;  VArmi  e  gli  Amori;  La  Comica 
del  Cielo;  La  Vila  humana;  Dal  Maie  il  Bene  ;  San  Bonifazio  ;  (Mss.  dans 
la  bibl.  du  marquis  Trivulzio). 

M.  Ademollo  analyse,  dans  son  livre  des  théâtres  romains,  le  mélodrame 


140  LES   ORIGINES    DU   THÉÂTRE    LYRIQUE    MODERNE. 

La  langue  en  est  élégante,  et  les  pensées  souvent  fines;  mais  le 
sens  dramatique  est  médiocre;  les  prosopopées  de  sermons  font 
singulière  figure  sur  la  scène.  Ainsi  cette  ombre  de  Cleo  pâtre , 
qui  dans  un  oratorio ,  vient  pleurer  et  se  désespérer  en  compa- 
rant sa  vie  à  celle  de  l'héroïne  chrétienne.  On  sent  pourtant  un 
effort  pour  renouveler  la  matière  de  l'opéra,  une  tendance  à  met- 
tre sur  le  théâtre  la  vie  moderne  (1). 

Il  tâche  de  relever  le  noble  genre  de  l'oratorio  ;  il  lui  con- 
serve son  ancienne  forme  symbolique  et  allégorique,  et  s'efforce 
de  lui  donner  une  vie  nouvelle,  par  la  finesse  de  l'observation 
psychologique  et  la  délicatesse  élégante  du  style.  Sa  pièce  la  plus 
fameuse  en  est  un  exemple  :  c'est  la  Vita  humana,  overo  il 
trionfo  délia  Pieta(2).  Elle  doit  sa  célébrité  relative  au' faste  dont 
fut  entourée  la  représentation,  et  à  la  présence  de  Christine  de 
Suède ,  à  qui  elle  est  dédiée  (3). 


Didimo   e    Teodora,  qu'il   serait  curieux  de   comparer  à  la  Théodore  de 
Corneille. 

(1)  Chi  sofre,  speri,  1639,  où  l'on  voit  une  vraie  foule  romaine.  —  Dal 
maie  il  bene,  1653,  dont  il  rapporta  le  sujet  d'Espagne,  d'une  comédie  de 
Calderon  «  Le  pire  n'est  pas  toujours  certain  ».  —  La  Comica  del  Cielo,  ovvero 
la  Baltasara,  1667,  qui  offre  la  nouveauté  d'un  théâtre  dans  un  théâtre, 
comme  Saint-Genest  et  Hamlet. 

C'est  l'histoire  d'une  comédienne  espagnole  qui  renonce  au  théâtre  et  au 
monde  pour  se  faire  pénitente  et  ermite.  Comme  contraste,  une  Béatrice 
qui  profite  de  ce  que  la  compagnie  comique  se  dissout  après  le  départ  du 
premier  rôle,  pour  se  donner  aux  Turcs  et  se  faire  musulmane.  Baltasare  a 
naturellement  un  amant,  dont  les  larmes  et  le  désespoir  la  torturent.  Le 
Diable  s'épuise  à  la  tenter;  le  Ciel  la  soutient.  A  bout  de  prières,  l'amant 
désespéré  se  jette  dans  la  mer;  Baltasare  court  à  lui  pour  le  sauver,  mais 
un  rocher  s'écroule  et  lui  barre  la  route.  Entre  temps,  les  Turcs  livrent  un 
combat  naval  aux  Espagnols;  ils  sont  vaincus.  Béatrice,  échappée  de  la 
galère  capitane,  est  poursuivie;  elle  se  réfugie  dans  l'ermitage  de  Baltasare 
qui  la  sauve,  et  devient  pénitente  à  son  tour.  Baltasare  meurt  d'épuisement. 

(2)  Marco  Marazzoli,  La  Vita  humana,  overo  il  Trionfo  délia  Pietà, 
dramma  musicale,  rappresentato  e  dedicato  alla  Serenissima  Regina  di 
Svetia.  Rome,  Mascardi,  1658.  Jouée  le  31  janvier  1656  (Exemplaires  à  Rome, 
Bibl.  Sainte-Cécile  et  Barberini;  et  à  Berlin,  Kônigl.  Hochschule  fur  Musik).' 

L'édition  est  ornée  de  gravures,  comme  le  Saint  Alexis  de  Landi.  La 
dernière  vignette  offre  une  vue  intéressante  du  Tibre  et  du  château  Saint- 
Ange  pendant  la  célèbre  girandola  (l'illumination  romaine). 

(3)  Elle  arrivait  à  peine  à  Rome  (fin  de  1655).  Elle  fut  reçue  par  des  fêtes 
triomphales.  Alexandre  VII  crut  que  cette  conversion  était  la  gloire  de  son 
règne.  Sur  son  passage,  à  Innspruck,  le  3  novembre  1655,  on  avait  joué  un 
somptueux  opéra,  et  le  lendemain  ,  ÏArgia  de  Cesti.  Christine  avait  eu  à  sa 
cour  de  Stockolm  le  plus  grand  chanteur  italien,  Baldassare  Ferri. 

Le  récit  de  ces  fêtes  romaines  se  trouve  tout  au  long  dans  les  relations 


DÉVELOPPEMENT    DE    l/OPÉRA    ARISTOCRATIQUE    EN    ITALIE.       141 

C'est  le  combat  journalier  de  l'Ame,  symbolisé  par  les  deux 
castels  ennemis  de  l'Innocence  et  de  la  Coulpe,  qui  se  dressent  sur 
les  bords  de  la  route  où  passe  la  Vie  humaine,  soutenue  par  l'En- 
tendement. Rien  ne  semble  plus  froid.  Le  résumé  de  deux  scènes 
laissera  peut-être  entrevoir  ce  que  le  genre  a  de  noblesse,  et  ce 
qu'il  offre  de  ressources  à  un  analyste  du  dix-septième  siècle. 

La  Vie  est  pour  la  première  fois  en  présence  de  l'Innocence 
et  de  la  Faute  (1).  L'Innocence  commence  à  parler.  Mais  la 
Vie  est  déjà  curieuse  de  l'autre  belle  dame,  qui  n'a  pas  encore 
ouvert  la  bouche  :  «  Je  t'écouterai  après;  j'ai  un  curieux  désir 
de  regarder  cette  autre.  »  —  La  Faute  s'approche  doucement,  lui 
parle  de  sa  jeune  beauté,  de  ses  gracieux  regards.  La  Vie  la 
considère  :  «  Si  je  ne  me  trompe,  il  me  semble  que  je  t'ai  vue 
ailleurs.  »  —  «  Il  est  vrai,  »  répond-elle;  «  il  me  fut  quelque- 
fois accordé  de  demeurer  auprès  de  toi,  bien  que  souvent  je  me 
cache  à  tes  yeux;  et  dès  le  jour  serein,  où  tu  naquis  pour  faire 
plus  beau  le  monde,  c'est  moi  qui  te  recueillis  dans  mon  sein.  » 
L'Innocence  l'épouvante  en  lui  révélant  le  nom  de  son  amie.  Vertu 
et  Vice  s'injurient.  («  Gomment  cette  langue  coupable  ose-t-elle 
abuser  en  pleine  rue  une  damoiselle?  »)  —  La  Vie  s'effraie,  veut 
effacer  la  tache  du  péché. 

Innocence  :  «  Seule  efface  et  purifie  les  taches  de  la  faute ,  la 
vertu  d'une  eau  que  je  te  dirai  plus  tard.  » 

Vie  :  «  Ah  !  dis-la-moi,  je  t'en  supplie.  » 

Innocence  :  «  L'onde  pure  de  tes  yeux.  » 

La  Vie  se  déclare  aussitôt  prête  à  la  verser,  et  déjà  la  Faute 
s'éloigne.  Mais  la  Vie  se  reprend,  veut  jouer  avec  la  tentation  : 

«  Mon  cœur  vaillant  fait  refus  de  pleurer.  C'est  assez  pour  au- 
jourd'hui de  connaître  ce  pouvoir  merveilleux.  »  —  Et  la  Faute 
revient.  Les  gémissements  de  la  Vertu  fatiguent  la  jeune  âme. 
Elle  veut  pécher,  pour  montrer  qu'elle  est  libre. 

Vie  :  «  J'ai  décidé  delà  suivre.  Ne  suis-je  pas  libre?  »  —  «  Si,  » 
répond  l'Innocence  en  pleurant;  et  la  Faute  l'entraîne,  ne  lui  de- 
mandant, en  échange  de  ses  dons,  que  sou  cœur. 


du  comte  Galeazzo  Gualdo  Priorato  :  Historia  délia  Sacra  Real  Maeslà  di 
Cristina  Alessandra,  regina  di  Svezia.  Rome,  Stamp.  délia  Cam.  apostol., 
1656.  —  Bonaventura  Argenti  jouait  la  Vita  huinana;  Domonico  Rodamonti, 
l'Innocenza;  Domenico  del  Pane,  la  Colpa;  Lodovico  Lenzi,  l'Intendimento; 
Francesco  do  Rossi,  le  Piacere;  Giovanni  Sorilli,  le  Prologo  (Aurora).  — 
Christine  entendit  trois  fois  la  Vila  humana. 
(1)  Acte  I,  scène  4. 


142  LES    ORIGINES    DU    THÉÂTRE    LYRIQUE    MODERNE. 

L'autre  scène  a  une  grandeur  dramatique  qu'on  n'eût  pas 
attendue  du  sujet. 

La  Vie  s'est  laissé  entraîner.  Elle  est  déchirée  de  remords,  trop 
faible  et  trop  lasse  pourtant  pour  revenir  seule  au  bien.  Elle 
cherche  son  fidèle  ami,  son  guide  sûr,  l'Entendement;  mais  la 
Goulpe  et  le  Plaisir  ont  achevé  sa  ruine.  L'Entendement  erre  fol  et 
stupide;  à  peine  brillent  en  lui  quelques  étincelles  endormies  de 
son  clair  esprit.  Dans  une  scène  d'angoisses  bien  exprimées,  la 
la  Vie  et  la  Raison  se  cherchent  désespérément  et  s'appellent  sans 
se  voir.  Enfin,  elles  se  rencontrent  (1).  La  Vie  se  jette  dans  ses 
bras;  mais  la  Raison  ne  la  reconnaît  plus.  Elle  se  désespère;  elle 
parle  follement,  passant  par  bonds  sauvages,  de  la  torpeur  stu- 
pide aux  réveils  orgueilleux  : 

«  Quoi  donc!  on  me  pose  des  limites,  à  moi,  à  moi!  des  bornes. 
Ne  suis-je  pas  moi,  ne  suis-je  pas  la  Raison?  Ne  suis-je  pas  libre 
peut-être,  et  maîtresse  de  moi  ?  Ne  puis-je  me  gouverner  comme 
il  me  plaît  ?  » 

Vie  :  «  Ah  !  quelle  étrange  folie  !  Malheur  à  moi  !  Est-ce  là  la 
Raison?  Est-ce  là?  Je  reste  confondue.  » 

Entendement  :  «  La  Raison  ,  c'est  moi.  » 

Elle  chante  et  pleure  tour  à  tour.  Elle  écoute  et  n'écoute  plus. 

Vie  :  «  Si  ton  amour  pour  moi  s'en  est  allé  de  toi,  au  moins 
dis-moi  pourquoi,  pourquoi?  » 

Raison  :  «  Je  ne  sais  pas.  » 

Vie  :  «  Tandis  que  je  te  supplie,  pourquoi  refuses-tu  de  me 
répondre?  » 

Raison  :  «  Je  ne  sais  pas.  » 

La  Vie  pleure  tendrement  sur  son  amie.  La  Raison  semble  un 
instant  émue,  puis  la  repousse  avec  dureté  : 

«  C'est  toi  qui  es  folle,  et  non  pas  moi.  » 

Vie  :  «  0  mon  amie!  autrefois  si  bienfaisante,  aujourd'hui  si 
cruelle ,  tu  me  dédaignes  donc  ?  » 

Raison  :  «  Je  te  méprise,  je  me  méprise,  je  méprise  la  lumière 
du  jour.  Que  dis-tu?  Que  veux-tu  de  moi?  Qui  t'amène?  Va-t-en, 
éloignez-vous  de  vous  de  moi;  qu'en  proie  à  son  martyre,  mon 
âme  oublie  tout  le  reste...  Arrête.  Où  vas-tu?  Oh!  que  je  ne  te 
laisse  pas  errer  parmi  ces  dangers...  Ecoute  mes  conseils...  Qui 
m'aide,  hélas!  qui  m'aide?  » 

On  sent  là  de  la  grandeur  et  une  puissance  dramatique,  que 
malheureusement  le  musicien  n'a  pas  su  faire  valoir.  Marazzoli 

(1)  Acte  II,  scène  10. 


DÉVELOPPEMENT    DE    L'OPÉRA    ARISTOCRATIQUE    EN    ITALIE.       143 

emploie  le  style  récitatif  dans  toute  sa  froideur.  Ce  sont  d'inter- 
minables mélopées,  sans  énergie  d'accent,  sans  vérité  d'expression, 
qui  alourdissent  le  poème  déjà  trop  long  de  Clément  IX  (1).  Ce- 
pendant Marazzoli  avait  un  joli  talent,  ingénieux  et  fin  (2),  mais 
de  peu  d'étoffe  et  de  moins  de  profondeur.  La  sève  longtemps 
restée  dans  le  vieil  arbre  italien  commence  à  s'épuiser  ;  on  sent 
ici  une  diminution  de  la  personnalité.  Marazzoli  n'est  plus  qu'un 
agréable  faiseur  de  musiques.  Au  reste,  c'est  un  compositeur  en 
quelque  sorte  officiel,  —  virtuose  attaché  à  Christine  de  Suède,  — 
et  «  bussolante  »  (porteur)  d'Urbain  VIII. 

Il  est  plus  à  son  aise  dans  les  sujets  modernes  et  de  vie  mon- 
daine, comme  la  comédie  de  Calderon  :  Dal  Maie  il  Bene.  Il  y 
montre  une  veine  facile,  claire,  une  curiosité  des  gentillesses 
harmoniques  (3)  et  instrumentales  (4)  ;  et  il  achemine  tout  dou- 
cement la  tragédie  lyrique  vers  le  style  familier.  C'est  là  surtout 
qu'est  son  intérêt  historique.  Nous  le  retrouverons  au  chapitre 
suivant.  Il  était  fait  pour  la  musique  de  cour,  et  c'est  là  seule- 
ment qu'il  excelle.  Il  emploie  le  style  récitatif  par  habitude,  et 
parce  que  c'est  la  langue  officielle  consacrée  par  l'usage  mon- 
dain au  théâtre  ;  mais  on  sent  qu'il  n'y  croit  plus.  Le  style  réci- 
tatif est  mort,  et,  suivant  la  coutume,  il  n'est  jamais  si  populaire 
qu'à  l'heure  où  il  s'éteint.  La  mode  l'a  consacré  ;  son  pompeux 
ennui  le  maintient  à  l'abri  de  la  discussion;  les  attaques  viennent 
se  briser  contre  sa  force  d'inertie. 


Il  brille  d'un  dernier  éclat  dans  l'œuvre  d'un  homme,  dont  le 
nom  résume  l'art  du  chant  dramatique,  et  le  pouvoir  prestigieux 


(t)  Le  sentiment  est  monotone,  mou;  l'âme  manque  de  ressort.  On  remar- 
que dans  la  musique  un  trait  vivement  reproché  à  l'opéra  français  du  dix- 
septième  et  dix-huitième  siècle  par  les  critiques  étrangers  :  l'abus  des 
rythmes  de  danse,  indéfiniment  répétés.  Chez  Marazzoli,  la  moitié  des 
morceaux  sont  en  passacailles. 

(2)  Voir  le  charmant  duo  de  la  Vita  et  de  l'Intendimento.  Acte  I,  scène  2. 

(3)  Voir  acte  II ,  scène  1  de  Dal  Maie  il  Bene ,  une  curiosité  de  timbres 
assez  moderne. 

(4)  Voici  l'orchestre  du  temps  de  Marazzoli,  1656  :  «  Harpes,  cornemuses, 
cornetti,  cornettoni,  chitarre  spagnole ,  chitarre  italiane,  chitarroni,  chitar- 
rini,  clavicordii,  delzaine  (flûtes),  fagotti  (bassons),  flauti,  lire  da  braccio, 
lire  da  gamba,  organi,  pive  (musettes),  regali,  rebecchini,  sordeline  da  Na- 
poli,  salterii,  tiorbe,  trombe,  tromboni,  trombette  da  Parigi,  viole  da  gamba, 
viole  da  braccio,  violini,  etc.  » 


144  LES    ORIGINES    DU    THÉÂTRE    LYRIQUE    MODERNE. 

de  l'opéra  récitatif  au  dix-septième  siècle  :  Loreto  Vittori.  Gréé 
par  deux  chanteurs  (Péri  et  Gaccini),  ce  genre  qui  devait  se  fon- 
dre bientôt  dans  l'opéra  à  arie  de  Gavalli  et  de  Scarlatti ,  trouva 
sa  plus  noble  expression  dans  le  talent  d'un  chanteur,  le  plus  fa- 
meux du  siècle. 

Il  ne  faudrait  pas  se  figurer  Vittori  sur  le  modèle  des  chan- 
teurs d'à  présent.  L'art  du  chant,  qui  toujours  avait  fait  partie 
des  talents  de  gentilhomme,  était  depuis  cinquante  ans  devenu 
l'un  des  plus  nobles  d'Italie.  Les  célèbres  écoles  qui  s'étaient 
formées  après  la  naissance  des  soli,  n'enseignaient  pas  seulement 
des  recettes  pour  charmer  l'oreille;  une  large  part  était  faite  à 
l'intelligence.  Le  devoir  essentiel  de  l'art  récitatif  n'était-il  pas 
d'exprimer  les  sentiments  avec  justesse?  Il  fallait  donc  les  bien 
connaître.  Aussi  l'éducation  du  chanteur  était-elle  doublée  de 
celle  d'un  poète  dramatique.  Dans  la  célèbre  école  de  Virgilio 
Mazzocchi,  qui  date  déjà  d'une  époque  où  l'air  tend  à  détrôner 
la  déclamation,  deux  heures  par  jour  sont  consacrées  à  l'étude 
des  lettres  (1)  (le  tiers  du  travail  journalier).  Aussi  les  élèves 
qui  sortent  de  cet  enseignement,  sont  aptes  presque  tous,  non 
seulement  à  chanter,  mais  à  écrire  la  musique;  non  seulement  à 
l'écrire,  mais  à  en  parler;  quelquefois  —  et  c'est  le  cas  de  Vit- 
tori —  ils  sont  aussi  bons  poètes  que  musiciens  ;  ils  vont  même, 
comme  lui,  jusqu'à  écrire  non  plus  même  pour  le  théâtre  de 
musique ,  mais  pour  le  théâtre  de  comédie.  Ils  offrent  en  tout  le 
caractère  d'artistes  de  race ,  qui  ont  souvent  sur  les  littérateurs 
mêmes  la  supériorité  d'une  éducation  infiniment  plus  soignée. 

Né  à  Spolète  en  1588,  le  castrat  Vittori  Loreto  (2)  fut  recueilli 

(t)  Voir  Angelini  Bontempi,  Historia  musicale.  Perugia,  1695. 

Voici  quel  était  l'emploi  du  jour  chez  Mazzocchi  :  Le  matin,  on  consa- 
crait une  heure  à  chanter  des  difficultés;  une  heure  à  étudier  les  lettres; 
une  heure  à  l'enseignement  et  à  l'exercice  du  chant,  devant  un  miroir,  pour 
ne  faire  aucun  mouvement  désagréable  du  front,  des  yeux,  de  la  bouche. 
—  L'après-midi,  on  donnait  une  demi-heure  à  la  théorie;  une  d  «mi-heure 
au  contrepoint  sur  le  canto  fermo  ;  une  heure  à  la  pratique  et  à  la  mise  en 
œuvre  de  la  leçon  de  contrepoint  dans  une  composition;  une  heure  à  l'étude 
des  lettres.  —  Le  reste  de  la  journée,  on  étudiait  le  clavicembalo;  on 
s'exerçait  à  s'accompagner  soi-même  ;  on  composait  quelque  psaume,  ou  motet, 
ou  canzonetta...,  suivant  son  caractère.  —  Quelquefois  on  sortait  pour  faire 
résonner  l'écho  du  Monte  Mario,  hors  la  porte  Angélique,  et  juger  de  ses 
propres  accents.  On  étudiait  la  manière  des  célèbres  Chanteurs,  et  on  en 
rendait  compte  au  maitre...,  etc. 

(2)  On  trouvera  des  détails  sur  la  vie  de  ce  curieux  personnage  dans  Ery- 
thraeus ,  son  biographe  ,  ap.  Doni  (Vittori  est  le  seul  des  modernes  à  qui 
Doni  fasse  l'honneur  de  le  nommer  avec  les  maîtres  anciens),  et  dans  le  livre 


DÉVELOPPEMENT    DE   L'OPÉRA   ARISTOCRATIQUE    EN    ITALIE.       145 

dans  la  maison  d'Ottavio  Doni,  père  du  musicographe.  Il  suivit 
les  leçons  de  G.  et  B.  Nânini  et  de.Suriano,  puis  entra  au  ser- 
vice de  Cosme  II  de  Médicis,  et  joua  les  premiers  rôles  dans  les 
représentations  de  Florence.  Il  y  excita  des  transports  d'enthou- 
siasme. Le  cardinal  Ludovisi  le  vit  et  en  fut  si  passionné ,  qu'il 
l'enleva  à  Cosme;  il  ne  le  laissait  entendre  qu'à  des  personnages 
de  choix,  qui  lui  faisaient  de  superbes  cadeaux.  Il  entra,  le 
23  janvier  1622,  à  la  chapelle  pontificale.  Le  pape  Urbain  VIII  le 
nomma  chevalier  (de  la  milice  de  J.-C).  Son  art  admirable  jetait 
le  public  dans  des  transports  que  nous  avons  peine  à  concevoir. 
Erythraeus,  qui  se  fit  son  biographe  et  son  apologiste,  décrit  son 
extase  d'une  façon  passionnée.  Il  dit  que  lorsque  Vittori  chantait, 
beaucoup  de  personnes  étaient  obligées  d'ouvrir  brusquement 
leurs  vêtements  pour  respirer,  suffoquées  d'émotion.  Telle  était 
sa  popularité  à  Rome,  que  les  nobles  et  les  cardinaux  se  virent 
une  fois  chassés  d'une  de  ses  représentations  par  le  peuple,  qui 
fit  irruption  d'ans  le  palais  des  Jésuites.  Ses  concerts  devinrent 
de  petits  champs  de  bataille.  Quand  le  peuple  n'avait  pu  réussir 
à  y  pénétrer,  il  se  groupait  autour  du  palais  pour  tâcher  de  saisir 
quelques  accents  de  la  représentation  (1). 

Le  chevalier  Loreto  ne  chantait  pas  seulement  la  musique  des 
autres.  La  sienne  était  encore  plus  fameuse.  Il  écrivit  un  Saint 


intéressant  et  peu  connu  de  Lindner  :  zur  Tonkunst.  Il  cite  une  lettre  assez 
pittoresque  de  G.  de  Rossi  à  Isabella  Ubaldi  sur  une  fête  gastronomico- 
musicale  ,  donnée  par  le  chevalier  Loreto.  La  correspondance  de  Pietro 
délia  Valle  avec  G.  B.  Doni  (à  l'Istituto  musicale  de  Florence)  peut  aussi 
fournir  quelques  renseignements  sur  Loreto,  comme  sur  les  cénacles  musi- 
caux de  Rome,  vers  1640  (Voir,  par  exemple,  la  lettre  du  23  décembre  1640). 

Nicias  Erythraeus,  le  biographe  de  Vittori,  de  son  vrai  nom  Victor  Rossi, 
écrivit  en  1642  une  PinacolJieca  Imaginum  illuslrium  doctrinae  vel  ingenii 
laude  virorum  qui ,  auctore  superstite ,  diem  suam  obierant  (Iani  Nicii 
Erithraei).  Cologne. 

(1)  Loreto  Vittori  chante  à  Parme,  dans  les  intermèdes  do  Monteverde, 
en  1627.  Voir  la  note  originale  dans  VArch.  di  Stato.  Cartegg,  Farnèse,  1628. 
—  A  côté  de  son  nom,  on  lit  :  «  E  principalissimo  (le  plus  important  de 
tous)  o  da  esserc  riconosciuto  più  con  regaio,  che  con  denari.  »  —  Tout  de 
suite  après,  pour  le  meilleur  chanteur  do  la  troupe,  on  a  bien  soin  d'établir 
la  distinction  :  «  Non  è  tcnuto  egualo  al  Cavalière,  ma  è  bene  di  usaro  anco 
con  lui  di  qualche  regaio.  »  (Nota  de  musici  di  Roma,  che  hanno  da  servira 
in  Parma.) 

Il  chante  Angélique  et  Atlante  dans  II  Palagio  d'Allante  de  L.  Rossi 
(Lie.  mus.  de  Bologne).  —  Erythraeus  parle  d'un  concert  où  il  fit  pleurer 
toute  l'assistance  avec  le  Repentir  de  Madeleine  (paroles  d'Erythraeus,  mu- 
sique do  Virgilio  Mazzocchi).  Il  rend  compte  aussi  do  ses  représentations 
particulières  chez  les  cardinaux  Barberini,  Aldobrandini,  Ub;il<!i. 

10 


146  LES   ORIGINES    DU   THÉÂTRE   LYRIQUE    MODERNE. 

Ignace  de  Loyola,  où  le  Christ  apparaissait.  Il  composa  aussi  une 
Sainte  Irène  et  une  Galatée  (1).  Cette  dernière  nous  a  été  heureu- 
sement conservée.  C'est  un  chef-d'œuvre  de  l'art  récitatif. 

Le  poème,  qui  est  aussi  de  Vittori,  a  de  la  grâce  et  du  naturel. 
Le  sujet  a  inspiré  à  Hsendel  une  de  ses  plus  fraîches  compo- 
sitions, toute  lumineuse  de  jeunesse  et  de  gaieté  (2).  Il  y  a  aussi 
de  la  lumière,  et  la  sérénité  d'un  ciel  italien  dans  quelques  parties 
de  l'œuvre  de  Vittori  (3)  ;  mais  c'est  surtout  par  l'émotion  d'un 
cœur  amoureux  et  malheureux  d'amour,  qu'elle  se  distingue  de 
Hsendel  et  garde  son  caractère  propre  de  grandeur  dramatique. 
Le  musicien  retrouve  le  sentiment  antique,  moins  dans  la  joie 
que  dans  la  douleur.  Certains  chœurs  lamentos  ont  une  hauteur 
de  calme  tristesse,  digne  di*sujet(4).  Le  style  est  toujours  simple 
et  fort  ;  et  deux  pages  sont  pénétrées  d'un  souffle  dramatique  qui 
émeut  encore,  comme  une  œuvre  de  Racine.  L'une  est  la  gra- 
cieuse scène,  toute  voilée  de  mélancolie,  où  Galatée,  «  quasi 
»  presaga  de'futuri  affanni  »  (prévoyant  sa  peine  prochaine) , 
s'afflige  de  l'éloignement  d'Acis,  et  où  l'écho  répond  à  ses  craintes 
en  soulignant  leur  vague  mélancolie  et  transformant  la  voix 
secrète  de  son  âme  en  soupçon  cruel  (5).  L'autre,  d'une  passion 
douloureuse,  est  celle  d'Acis  abandonné  par  Galatée  qui  l'accuse  (6). 
Le  chant  est  d'une  superbe  expression ,  simple  et  profonde.  Le 
cœur  avive  sa  blessure  au  souvenir  de  son  bonheur  passé;  il 
palpite  de  souffrance;  il  s'abandonne,  dans  son  morne  déses- 
poir; il  se  dévore  lui-même,  haletant,  éperdu,  jusqu'à  ce  qu'il 


(1)  La  Galatea,  dramma  del  Cav.  Loreto  Vittori  da  Spoleti,  dal  medesimo 
posta  in  Musica,  e  dedicata  ail  Emmo  e  Revm0  sigr  cardinal  Antonio  Barbe- 
rino.  Rome,  Vincenzo  Bianchi,  1639  (Seuls  exemplaires  connus  :  à  Rome, 
Bibl.  Sainte-Cécile,  Barberini ,  et  Borghèse  ,  avec  frontispice  dessiné  par 
Andr.  Anco.,  gravé  par  Hor.  Brun.  Sen.  aux  armes  Barberini)  (142  pages)  . 

On  connaît  aussi  un  volume  d'Ane  a  voce  sola  del  Caval.  Loreto  Vittori, 
dédié  à  D.  Olimpia  Aldobrandini  Panfili,  princesse  de  Rosano.  (La  moitié 
des  poésies  sont  de  Vittori.)  Venise,  Vincenti,  1649  (Exemplaires  à  Londres, 
Breslau  et  Wolfenbùttel). 

(2)  Aci,  Galatea  e  Polifemo,  1710. 

(3)  Surtout  dans  la  belle  scène  du  Triomphe  de  Galatée,  que  Protée  con- 
duit au  milieu  de  la  mer,  accompagnée  de  Vénus  et  de  l'Amour,  parmi  les 
chants  des  divinités  marines  (scène  dernière,  p.  110).  On  trouve  aussi  un 
certain  sens  du  pittoresque  (chœur  de  pêcheurs,  fin  de  l'acte  I,  p.  39).  g  Le 
rôle  de  Polyphème  (poésie,  et  musique)  est  d'une  rare  saveur,  franche, 
agreste  et  violente. 

(4)  Acte  III,  scène  3. 

(5)  Acte  II,  scène  4,  p.  70. 

(6)  Acte  III,  fin  de  la  scène  1,  p.  95. 


DÉVELOPPEMENT    DE    L'OPÉRA   ARISTOCRATIQUE   EN    ITALIE.       147 

défaille,  à  bout  de  forces,  dans  un  dernier  cri  d'angoisse  (1). 
Cette  âme  passionnée ,  qui  sent  si  vivement  les  souffrances  et 
les  tristesses  du  cœur,  n'était  pas  moins  propre  à  peindre  le  spec- 
tacle de  la  Comédie  humaine.  Nous  avons  eu  le  bonheur  de  trou- 
ver à  la  bibliothèque  Barberini  une  comédie  du  cavalier  Olerto 
Rovilli  (Loreto  Vittori)  (2),  qui  est  un  amusant  essai  de  peinture 
contemporaine,  et  une  des  œuvres  les  plus  intéressantes  pour 
l'histoire  du  théâtre  italien  du  dix-septième  siècle.  Le  titre  est  : 
la  Foire  de  Palestrina.  C'est  l'histoire  d'un  pauvre  mari ,  que  sa 
femme  tyrannise,  et  qui  s'est  sauvé  à  la  foire,  où  le  tyran  vient 


(1)  L'édition  de  la  Galatée  est  accompagnée  d'un  sonnet  de  Giovanni  Lotti 
en  l'honneur  de  Vittori  : 

Mentre  addolcisci  armonioso  il  pianto  , 
Di  lei  ch'  il  suo  bell'  Aci  egra  piangea 
Quinci  al  leggiadro  stil  l'aima  si  bea 
Le  note  ascolta,  e  si  ravviva  al  canto . 

E  quai  s'a  dispiegar  duolo  cotanto 
Non  bastasse  di  Pindo  una  sol  Dea, 
In  triplicato  stuol  schiera  Febea 
Vien  d'Elicona  à  triplicarti  il  vanto . 

Ti  dà  Calliopea  lo  stil  sonoro, 

Le  dolci  note  Euterpe,  in  di  da  Clio 

Animate  al  cantar  le  voci  foro. 

Cosi  delitia  del  Castalio  Coro 
Ad  onta  dell'  invidia,  e  dell'  oblio 
Sorgi  Laureto  in  triplicato  alloro. 

(2)  Bibl.  Barberini,  XLIV,  74,  Mss.  La  Fiera  del  Cav.  Olerto  Rovitti  da 
Spoleto  (Loretto  Vittori),  dedic.  al  principe  di  Pellestrina. 

Vittori  dit  lui-même  dans  la  dédicace,  que  l'idée  de  cette  comédie  lui  a 
été  inspirée  par  la  scène  de  la  foire  dans  la  pièce  du  card.  Rospigliosi,  mu- 
sique de  Marazzoli  (Chi  sofre,  speri),  que  nous  verrons  au  chapitre  suivant. 

«  L'intermedio  délia  fiera  mi  parve  tanto  ingegnoso  ail'  hor  che  lo  vidi 
rappresentare  nel  famoso  Teatro  di  V.  E.  che  pensai  di  tesserne  una  Co- 
media,  si  corne  mi  venne  fatto  c  sin  hora  è  stata  nascosta  senza  alcuna 
consideratione,  ma  portando  il  caso  di  ossersi  scoperta  ad  alcuni  virtuosi 
Amici,  e  parso  loro  degna  di  farsi  vedere  in  su  le  scène,  per  questo  mi  son 
risoluto  di  darla  aile  stampe  sotto  la  protettione  di  V.  E.  lo  cui  splen- 
dore...,  etc.  » 

La  comédie  date  donc  des  environs  de  1640. 

Interlocutori  :  Lepido  marito  d'Eufrasia;  Eufrasia  moglie  di  Lepido; 
Leandro  gentilhuomo  romano  ;  Dorina  neple  d'Eufrasia  ;  Giovannella  serva 
d'Eufrasia;  Schinchinello  paggio  di  Lepido;  Pulcinella  fattoro  di  Leandro. 
—  Unllarini  :  Zingara,  Ciambellaro  ,  Romaneschi,  Artigiani ,  Sbirri,  Un 
Spagnuolo  et  un  Franceso,  Intermedio  di  Spazzacamini  a  tre,  Interm.  di 
Borgogni  a  tre. 

(La  fiera  si  finge  nella  Città  di  Pellestrina). 

Trois  actes,  vers  et  prose  mêlés. 


148  LES   ORIGINES    DU   THÉÂTRE   LYRIQUE   MODERNE. 

le  rejoindre.  Au  second  acte,  le  malheureux  Lepido  est  enfermé 
chez  lui  à  double  tour,  condamné  à  un  mois  de  réclusion  pour 
son  escapade.  Le  misérable  qui  n'ose  pas  se  venger,  met  toute  sa 
bravoure  à  se  moquer  de  la  Padrona  derrière  son  dos,  avec  ses 
domestiques ,  et  à  leur  faire  chanter  des  chansons  grossières  sur 
le  compte  de  sa  femme.  Il  en  est  corrigé,  de  façon  à  perdre  le 
goût  de  recommencer.  Au  troisième  acte,  n'y  pouvant  plus  tenir, 
il  tente  une  seconde  évasion.  La  mégère  le  rejoint.  Rendu  féroce 
par  le  désespoir,  il  refuse  obstinément  de  la  suivre ,  et  les  deux 
époux  se  rossent  d'importance  au  milieu  de  la  foire.  Les  artisans 
regardent  paisiblement  et  disent  :  «  La  rabbia  e  fra  cani.  y>  («  La 
rage  est  parmi  les  chiens.  »)  Un  ami  s'interpose,  promet  de  ren- 
dre sage  Lepido,  de  le  ramener  à  la  maison.  Et  seul  avec  lui,  il 
l'engage  à  en  finir  avec  sa  femme.  Le  malheureux  est  si  enragé 
qu'il  demande  :  «  Faut-il  la  pendre?  faut-il  l'empoisonner?  »  Ici 
la  pièce  tourne  court.  Régulièrement  développée  jusque-là,  elle 
annonçait  une  Mégère  apprivoisée,  à  l'italienne,  dans  un  cadre 
et  un  milieu  très  romains.  Malheureusement,  arrivé  au  dénoue- 
ment, Vittori  fait  une  pirouette  et  tourne  le  dos.  Leandro  donne 
à  Lepido,  pour  faire  boire  à  sa  femme,  un  philtre,  remède  in- 
faillible, qui  la  doit  transformer  au  gré  du  mari.  Pauvre  inven- 
tion, s'il  n'y  fallait  peut-être  voir  une  aimable  ironie  de  l'auteur, 
qui  ne  croit  à  l'efficacité  d'aucun  traitement  pour  mater  une  femme 
despote,  —  qu'aux  miracles  et  aux  philtres,  —  et  même  pas  aux 
coups  de  bâton. 

Dans  l'ensemble,  la  pièce  est  une  gentille  comédie  de  mœurs  et 
de  caractère;  c'est  une  peinture  extrêmement  italienne  ,  et  dont 
l'exactitude  frappe  encore  aujourd'hui.  Les  scènes  de  foule  sont 
bien  traitées,  avec  verve  et  avec  entrain.  Ainsi  celle  où  le  bari- 
gello  et  les  sbirri  repoussent  brutalement  les  artisans,  qui  étalent 
leurs  marchandises  jusqu'au  milieu  de  la  place  (1).  Mais  ils  se 
mettent  des  premiers  à  regarder  les  boutiques,  se  font  donner  des 
objets,  prennent,  et  payeront  une  autre  fois.  Ainsi  le  joyeux 
tumulte  de  la  foire  (2),  avec  lesPulcinelle,  les  charlatans,  les  ven- 
deurs d'orviétan,  et  les  cris  des  marchands.  Le  dialogue  est  sou- 
vent d'un  style  élégant,  dans  la  bouffonnerie  même ,  et  qui  sent 
son  gentilhomme.  La  pièce  est  mêlée  de  prose  parlée,  de  couplets 
en  vers  et  de  passages  chantés,  de  chœurs  populaires,  et  de  bal- 
lets. Partout,  on  remarque  une  extrême  facilité,  un  peu  négligée, 


(1)  Acte  I,  scène  3. 

(2)  Acte  I,  scène  4. 


DÉVELOPPEMENT    DE    L'OPÉRA    ARISTOCRATIQUE    EN    ITALIE.      149 

de  la  jeunesse  d'esprit,  un  talent  incontestable,  qui  n'aurait  be- 
soin que  d'être  plus  réglé. 

J'ai  tâché  d'esquisser  rapidement  les  multiples  faces  de  ce  génie 
divers  de  chanteur,  poète,  et  compositeur.  C'est  sur  lui  que  je 
veux  finir  cet  aperçu  de  la  vie  musicale  romaine  au  milieu  du  dix- 
septième  siècle  (1).  Nul  mieux  que  lui  ne  résume  les  complexes 
ressources  du  génie  italien  au  sein  de  sa  décadence,  et  ne  sym- 
bolise l'éclat  triomphal  de  l'opéra.  Notre  siècle  qui  a  connu  les 
anciens  délires  de  la  salle  Ventadour,  et  les  pèlerinages  récents 
en  Bavière ,  se  fait  à  peine  l'idée  de  la  fureur  musicale  de  ces 
temps,  où  la  puissance  de  la  nouveauté  s'ajoutait  au  charme 
irrésistible  de  la  musique  sur  des  esprits  raffinés ,  alanguis  et 
voluptueux. 

Un  pape  écrit  des  opéras  (2),  et  envoie  des  sonnets  aux  canta- 
trices. Les  cardinaux  sont  librettistes,  ou  metteurs  en  scène  (3), 
quelquefois  habilleurs  (4).  Les  moines  donnent  des  représenta- 
tions (5).  Salvator  Rosajoue  la  comédie  (6).  Bernin  écrit  des 
opéras,  où  «  il  peignit  les  décors,  sculpta  les  statues,  inventa  les 
machines,  écrivit  les  paroles,  composa  la  musique,  et  construisit 
le  théâtre  (7).  »  Il  n'est  pas  jusqu'à  la  pantomime  musicale,  et  au 
théâtre  de  marionnettes  littéraires,  dont  nous  croyons  être  les 
inventeurs,  et  où  nous  sommes  seulement  les  successeurs  timides 


(1)  Loreto  Vittori  meurt  en  1670.  Son  monument  est  à  l'église  de  la 
Minerve,  à  Rome. 

(2)  Clément  IX.  Voir  plus  haut. 

(3)  Mflr  Corsini.  Les  cardinaux  Barberini ,  Rospigliosi ,  Borghése,  Pam- 
phili ,  Mazarin  (1639,  à  Rome,  légation  de  France),  son  frère  le  cardinal 
Michel,  ambassadeur  de  France  (1648);  le  cardinal  Colonna;  le  cardinal 
Chigi  (fête  gastronomico-comico-musicale  de  1668),  etc.  L'abbé  Pompeo 
Scarlatti  (1680).  Le  chanoine  di  Scornio. 

(4)  Le  cardinal  Orazio  Lancellotti.  Teodoro  Ameyden  raconte  à  ce  sujet 
une  anecdote  passablement  scandaleuse. 

(5)  Voir  plus  haut.  —  Les  pères  «  ministri  degli  infirmi,  »  depuis  1636.  Le 
Collège  germanique.  Le  Collège  romain.  Les  jésuites.  Le  palais  aposto- 
lique, etc.  A  une  représentation  d'opéra,  en  1669,  assistent  vingt-six  car- 
dinaux. 

(6)  A  partir  du  carnaval  1639  (Voir  Lady  Morgan,  Mémoires  sur  la  vie  et 
le  siècle  de  Salvator  Rosn),  Les  lettres  de  Salvator  à  son  ami  Gio.  Battista 
Ricciardi)  donnent  souvent  des  renseignements  sur  les  représentations 
musicales. 

(7)  Carnaval  1645.  Evelyn  dit  que  Bernin  «  dipinse  le  sceno,  scolpi  lo 
statuo  ornementali,  inventé  le  macchine,  scrisse  le  parole,  compose  la  mu- 
sica,  e  costrui  il  teatro.  »  —  Bernin  revient  sur  ses  souvenirs  de  théâtre, 
dans  ses  conversations  avec  Chantelou  ,  vers  1660.  (Journal  du  Cavalier 
Bernin,  Gazelle  des  Beaux-Arts.) 


150  LES    ORIGINES    DU    THÉÂTRE    LYRIQUE   MODERNE. 

de  l'étonnant   Filippo  Acciajoli  (t),  chevalier  de  Malte,  poète, 
musicien,  décorateur,  machiniste,  imprésario  de  théâtre  de  ma- 


(1)  Filippo  Acciajoli,  né  vers  1630  à  Rome,  mort  en  1700,  est  un  des 
hommes  les  plus  étranges  de  l'art  du  dix-septième  siècle.  D'une  grande 
famille  florentine,  qui  eut  quelque  temps  le  duché  d'Athènes,  riche,  très 
instruit,  il  fit,  de  1657  (?)  à  1668,  de  longs  voyages  en  Allemagne,  Hongrie, 
Bohême,  Hollande,  Angleterre,  Espagne,  Méditerranée,  Asie,  Afrique  et 
Amérique.  En  1657,  il  était  académicien  du  théâtre  di  via  délia  Pergola,  à 
Florence  (Voir  chapitre  suivant).  Son  frère,  Niccolô,  était  cardinal  doyen 
du  Sacré-Collège. 

En  1670,  il  mit  en  scène,  à  Florence,  sur  le  théâtre  di  Via  del  Cocomero» 
son  Girello,  déjà  représenté,  musique  de  Jacopo  Mclani  (Aless.  Stradella  fit 
la  musique  du  prologue),  «  dramma  musicale  burlesco  »  (Ce  môme  Girello 
fit  le  tour  de  toute  l'Italie  :  Sienne,  en  1672;  Florence,  en  1674;  Mo- 
dène,  en  1675;  Reggio,  en  1676;  Venise,  en  1682).  —  Acciajoli  écrivit 
aussi  en  1680  et  1681,  une  Damira  placata,  musique  de  Marc.  Ant.  Ziani,  et 
un  Ulisse  in  Feaccia,  musique  de  Antonio  dal  Gaudio,  romano.  La  grande 
nouveauté  de  ces  représentations  fut  de  faire  jouer  les  opéras  par  des 
«  figure  di  legno  al  naturale  di  straerdinario  artifizioso  lavoro ,  »  tandis 
que  la  musique  était  exécutée  par  des  chanteurs  derrière  la  scène.  —  Cette 
invention  est  ainsi  annoncée  dans  le  livret  de  Damira  placata  : 

Signoi'i  curiosi, 

Voi  che  saper  bramate 

I  secreti  più  occulti 

De  l'arte  e  di  natura, 

Deh  cortesi  gradite 

Quest'opra  che  io  consacre» 

A.1  genio  vostro  e  ad  ammirar  venite 

Chiusi  in  angusta  parte 

I  portenti  dell'  arte  ; 

Che  stupidi  vedrete 

Sfarzo  di  umano  ingegno 

Con  muti  gesti  ad  animar  un  legno  ; 

E  confusi  direte 

Che  in  piccola  figura 

Sa  l'arte  far,  cio  che  non  fa  natura. 

Vostro  servo  devoto, 

Il  Bell'  Umore. 

On  cite  surtout,  parmi  ces  représentations  de  marionnettes,  Le  Noce  di 
Benevento  (ou  le  Conseil  des  Sorcières)  au  théâtre  du  palais  Colonna;  — 
Les  Champs-Elysées  au  théâtre  de  Torre  di  Nona  ;  —  L'Enfer  au  théâtre 
Capranica.  Mais  par  dessus  tout  le  fameux  «  teatrino  di  burattini,  »  qu'il 
donna  à  Ferdinand  de  Toscane,  comprenant  vingt-quatre  changements  de 
décors  et  cent  vingt-quatre  figures  qu'il  dirigeait  seul ,  ne  se  faisant  aider 
que  pour  préparer  les  scènes,  adapter  les  figures  à  leurs  petits  rails,  et  dis- 
poser les  machines  Le  premier,  il  proclama  qu'une  comédie  vaut  mieux 
qu'une  tragédie,  une  farce  qu'une  comédie,  une  pantomime  qu'une  farce,  et 
les  marionnettes  que  tout  le  reste. 

Acciajoli  n'est  que  le  plus  célèbre,  non  pas  l'unique  auteur  de  ces  opéras 
pour  marionnettes.  En  1679,  à  Venise,  théâtre  aile  Zattere,  on  joue  II  Lean- 


DÉVELOPPEMENT    DE   i/OPÉRA    ARISTOCRATIQUE   EN   ITALIE.      151 

rionnettes,  peintre,  mathématicien,  voyageur,  et  pour  achever, 
ermite  et  pénitent. 

Le  théâtre,  surtout  le  théâtre  de  musique,  finit  par  devenir 
une  passion  maladive,  qui  a  tous  les  symptômes  d'une  folie  géné- 
rale (1).  J'ai  noté  dans  quel  état  le  chant  de  Vittori  mettait  ses 
auditeurs (2)  ;  j'ai  rappelé  les  sanglots  des  théâtres  de  Mantoue  (3) 
et  de  Parme  (4). 

L'influence  n'est  pas  seulement  physique.  Qui  le  croirait?  Ces 
divertissements  mondains,  ces  sensualités  artistiques,  produi- 
sent des  conversions,  des  désordres  moraux,  aussi  bien  que 
Parsifal.  Acciajoli  se  retire  deux  fois  l'an,  en  cachette,  entre 
deux  bouffonneries  musicales,  dans  un  oratoire  au  milieu  des 
montagnes  (5)  ;  il  y  pleure,  et  s'y  donne  la  discipline.  Les 
fillettes  de  Rome  ont  le  cerveau  tourné,  depuis  qu'elles  ont  vu  la 
Baltasare,  la  sainte  comédienne  de  S.  S.  Clément  IX  (6).  Les 
couvents  où  la  musique  est  entrée,  sont  en  peu  de  temps  rongés 
par  la  corruption  (7). 

Bientôt  la  contagion  se  répandra  en  France,  s'il  faut  en  croire 
la  mauvaise  comédie  de  Saint-Evremond  (8),  qui  est  une  carica- 


dro  de  Francesco  Antonio  Pistochini ,  poésie  du  comte  Camillo  Badovero, 
«  exécuté  par  des  figures  de  bois  que  l'on  fait  mouvoir  avec  un  mécanisme, 
tandis  que  les  musiciens  chantent  derrière  la  scène.  » 

(1)  En  1678,  à  Rome,  ily  a  130  comédies  jouées  en  maisons  particulières, 
A  Bologne,  plus  de  60  théâtres  privés  (sans  parler  des  couvents  et  collèges). 
A  Venise,  Kiesewetter  compte,  de  1637  à  1700,  plus  de  357  opéras  repré- 
sentés (de  40  compositeurs),  etc. 

(2)  Voir  plus  haut. 

(3)  Voir  l'Ariane  de  Monteverde,  p.  88. 

(4)  Voir  le  Torneo  de  1628,  et  Settimia  Caccini,  p.  119,  note  2. 

(5)  Il  s'est  fait  construire  un  «  Romitorio  »  dans  les  montagnes  de  Spoléte. 

(6)  «  3  juin  1668.  —  La  donzella  che  fuggi  da  casa  la  signora  donna  Cate- 
rina  si  è  trovata  in  Castelnuovo,  sola  vestita  da  huomo,  infervorata  di  farsi 
romita  ad  imitazione  di  S.  Baldassara  la  cui  vita  fu  rappresentata  più  volte 
in  Casa  Rospigliosi  questo  Carnevale.  »  (Avvisi  di  Roma.) 

(7)  En  1648,  Innocent  X  est  forcé  d'éteindre  la  Religion  des  «  Chierici 
Regolari  Ministri  degli  Infirmi,  »  pour  leurs  désordres  scandaleux.  Ce  sont 
précisément  ces  pères  qui  donnèrent  les  premiers,  à  Rome,  l'exemple  des 
opéras  de  couvents,  en  1636. 

(8)  Œuvres  de  Monsieur  de  Saint-Evremond,  publiées  sur  ses  manuscrits, 
avec  la  vie  do  l'auteur,  par  M.  Desmaizeaux.  Amsterdam,  1739,  t.  III.  — 
Les  Opéra,  comédie. 

Deux  personnages  sont  ainsi  désignés  :  «  Mademoiselle  Crisotine,  lour 
fille,  devenue  folle  par  la  lecture  des  Opéra.  »  —  «  Tirsolet ,  jeune  homme 
de  Lyon,  devenu  fou  par  les  Opéra  comme  elle.  » 

«  Je  revins  de  Paris,  »  dit  M.  Guillaut,  «  environ  quatre  mois  après  la 


152  LES    ORIGINES   DU    THÉÂTRE    LYRIQUE   MODERNE. 

ture,  et  dont  le  principal  mérite  est  de  nous  faire  entrevoir  un 
curieux  état  moral,  que  l'on  n'eût  pas  attendu  de  l'époque.  Il  en 
est  de  même  en  Allemagne  (1). 

Le  plus  grave  est  que  cette  exaltation  de  la  sensibilité  en  amène 
vite  la  dépravation,  et  les  spectacles  romains  ne  tarderont  pas  à 
s'associer  aux  plus  scandaleux  dévergondages. 

première  représentation  de  l'Opéra...  Les  femmes  et  les  jeunes  gens  savent 
les  Opéra  par  cœur,  et  il  n'y  a  presque  pas  une  maison  où  l'on  n'en  chante 
des  scènes  entières.  On  ne  parlait  d'autre  chose  que  de  Cadmus,  d'Alceste, 
de  Thésée,  d'Atys.  On  demandait  souvent  un  Roi  de  Scyros  ,  dont  j'étais 
bien  ennuyé.  Il  y  avait  aussi  un  «  Lycas  peu  discret  »  qui  m'importunait 
souvent.  «  Atys  est  trop  heureux ,  »  et  «  les  bienheureux  Phrygiens  »  me 
mettaient  au  désespoir.  »  (Les  Opéra,  acte  II,  scène  3.) 

«  Voulez-vous  venir  à  l'Opéra?  »  demande  la  comtesse  du  Coquet  trompé. 
—  «  Ah  !  Dieu  m'en  garde  !  »  répond  la  marquise  ;  «  il  me  fatigue  à  mourir  : 
au  moins  je  ne  dis  cela  qu'à  vous  ;  car  ce  serait  un  crime  d'en  dire  autant 
dans  le  monde.  Je  sçai  qu'il  est  du  bel  air  de  faire  l'adorateur  de  la  musi- 
que; et  je  sçai  un  de  nos  bons  amis  âgé  de  soixante  ans,  qui  dernièrement 
me  vint  dire  très  sérieusement  que  dans  peu  il  espérait  sçavoir  solfier.  » 
(Baron,  Le  Coquet  trompé.  1736.  Paris,  Ribou,  I,  85.  —  Acte  II,  scène  9.) 

«  Elle  s'enfuit,  dit  Moron,  et  je  ne  saurois  l'attraper.  Voilà  ce  que  c'est  : 
si  je  savais  chanter,  j'en  ferois  bien  mieux  mes  affaires.  La  plupart  des 
femmes  aujourd'hui  se  laissent  prendre  par  les  oreilles  :  elles  sont  cause 
que  tout  le  monde  se  mêle  de  musique,  et  l'on  ne  réussit  auprès  d'elles  que 
par  les  petites  chansons...  Il  faut  que  j'apprenne  à  chanter,  pour  faire 
comme  les  autres.  »  (Princesse  d'Elide,  1664.  Second  intermède.) 

La  mauvaise  humeur  de  La  Fontaine  contre  Lully  est  forcée  de  convenir 
que  le  vent  est  maintenant  à  la  musique,  qu'il  n'y  en  a  plus  que  pour  elle  : 

Le  Français,  pour  luijseul, ^contraignant  sa  natur», 

N'a  que  pour  l'opéra  de  passion  qui  dure. 

Les  jours  de  l'Opéra,  de  l'un  à  l'autre  bout, 

Saint-Honoré,  rempli  de  carrosses  partout, 

Voit,  malgré  la  misère  à  tous  états  commune, 

Que  l'opéra  tout^seul  fait  leur  bonne  fortune. 

11  a  l'or  de  l'abbé,  du  brave,  du  commis; 

La  coquette  s'y  fait  mener  par  ses  amis  ; 

L'officier,  le  marchand,  tout  son  rôle  retranche 

Pour  y  pouvoir  porter  tout  son  gain  le  dimanche  ; 

On  ne  va  plus  au  bal,  on  ne  va  plus  au  cours. 

Hiver,  été,  printemps,  bref/opéra  toujours. 

Et  quiconque  n'en  chante,  ou  bien  plutôt  n'en  gronde 

Quelque  récitatif,  n'a  pas  l'air  du  beau  monde. 

(Epître  à  M.  de  Nyert,  1677.) 

«  Qui  saura  comme  lui  chanter  à  table  tout  un  dialogue  de  l'opéra,  et  les 
fureurs  de  Roland  dans  une  ruelle?  »  (La  Bruyère,  De  la,  Ville.) 

(1)  Dans  une  comédie  danoise  de|Holberg  (1724)  ,|un  père  demande  à  sa 
fille  s'il  est  vrai  qu'elle  parle  aux  gens  en  chantant,  et  qu'on  lui  réponde  en 
phrases  d'opéras  de  Keiser  (allemands).  L'auteur  de  la  pièce  avait  d'abord 
été  ami  de  la  musique;  mais  l'abus  de  l'opéra  l'en  avait  dégoûté. 


DÉVELOPPEMENT    DE   L'OPÉRA   ARISTOCRATIQUE   EN   ITALIE.       153 

Ce  n'est  pas  seulement  la  moralité  de  Rome  qui  est  atteinte  ; 
c'est  l'Art.  La  musique  n'est  plus  qu'un  sensuel  excitant,  une 
volupté  sans  intelligence,  une  suite  d'airs  vides  de  sens.  La  veine 
intarissable  du  génie  italien  s'y  dépense  sans  compter  ;  car  ce  qui 
rend  plus  triste  ce  dévergondage  de  l'art,  c'est  le  nombre  de  ta- 
lents capables  de  s'employer  pour  la  cause  de  la  beauté,  qui  se 
contentent  de  la  gloire  lucrative  et  facile  de  pourvoyeurs  des 
sens.  L'opéra  aristocratique  a  dit  son  dernier  mot  en  Italie.  Le 
grand  art  des  Péri,  des  Mazzocchi  et  des  Loreto  Vittori,  ne  revi- 
vra plus  que  sous  des  formes  nouvelles,  dans  des  milieux 
nouveaux. 


CHAPITRE  VI. 

LES    ESSAIS    D'OPÉRA   POPULAIRE   EN    ITALIE. 

Ce  que  nous  entendons  par  un  Art  populaire.  —  Deux  sortes  d'œuvres 
populaires  :  celles  qui  traduisent  les  sentiments  de  l'époque,  et  celles  qui 
expriment  l'âme  de  la  race.  —  De  quelle  utilité  peuvent  être  des  artistes 
tels  que  Schûtz  et  Provenzale,  pour  nous  faire  comprendre  l'Allemagne 
et  l'Italie  du  dix-septième  siècle. 

La  comédie  musicale.  —  Elle  a  toujours  existé  en  Italie.  Nous  l'avons  vue 
avec  Vecchi.  Elle  apparaît  dans  l'opéra,  dès  1629.  La  Diana,  Schernita  de 
Giacinto  Cornachioli.  Les  scènes  de  vie  moderne  au  théâtre  Barberini. 
Chi  sofre,  speri,  de  Marazzoli.  La  Foire  de  Farfa.  Le  Peuple  dans  l'opéra. 
Dal  Maie  il  Bene ,  de  Marazzoli.  —  Un  théâtre  d'opéra-comique  est  fondé 
en  1657,  à  Florence,  via  délia  Pergola.  Le  Podestà  di  Colognole,  par 
Jacopo  Melani.  Réalisme  littéraire  de  Moniglia. 

L'Opéra  vénitien.  Son  intérêt  pour  la  psychologie  de  l'Italien  au  dix- 
septième  siècle.  —  Ses  poètes  :  Minato,  Ferrari,  Busenello.  —  Ses  musi- 
ciens :  Cavalli.  Bibliographie  de  ses  œuvres.  Son  génie  populaire  et  pas- 
sionné ;  son  sentiment  de  la  nature.  —  Cesti.  Bibliographie  de  ses  œuvres. 
Son  charme  raffiné.  —  L'opéra  vénitien  se  détache  du  peuple,  et  môme 
de  la  nation;  il  devient  cosmopolite. 

Le  théâtre  napolitain.  La  vie  mondaine  et  populaire  dans  les  livrets  d'opéra  : 
Andréa  Perrucci.   Stampiglia.  —  Les  Comices  patriotiques  de  Lucques. 

Le  génie  italien  trouve  son  expression  la  plus  profonde  au  dix-septième 
siècle,  dans  l'œuvre  de  Carissimi  et  de  Provenzale.  —  Giacomo  Carissimi. 
Sa  vie  et  ses  œuvres.  Caractère  romain  de  son  génie.  Sa  place  entre  l'art 
•de  Palestrina  et  celui  de  Monteverde.  Il  annonce  Bach  et  Mozart.  La  Can- 
tate et  l'Oratorio. 

Francesco  Provenzale.  —  Nouveauté  de  son  nom  dans  l'histoire  de  la  mu- 
sique. —  Son  importance  historique.  Il  est  le  maître  d'Al.  Scarlatti  et  le 
fondateur  de  l'Ecole  napolitaine.  —  Sa  grandeur  artistique.  Bibliographie 
de  ses  œuvres.  La  Stellidaura  vendicata.  Il  Schiavo  di  sua  moglie. —  Les 
livrets  de  Perrucci  :  le  romantisme  et  l'antiquité;  l'ironie  napolitaine  et 
la  majesté  romaine.  —  Caractère  mélancolique,  concentré,  et  profondé- 
ment simple  de  la  musique.  Provenzale  et  Bach. 

Provenzale  et  Carissimi  marquent  l'apogée  du  drame  musical  en  Italie. 
Après  eux,  la  beauté  de  la  forme  l'emporte  sur  le  sérieux  de  la  pensée. 

L'opéra  restait  fidèle  au  rôle  qui  lui  avait  été  assigné  dès  l'ori- 
gine, d'amuseur  des  princes;  mais  déjà  l'on  voyait  poindre  en 


LES   ESSAIS   D'OPÉRA   POPULAIRE   EN   ITALIE.  155 

lui  les  premières  lueurs  d'un  art  populaire.-—  Il  faut  s'entendre  sur 
ce  mot.  Les  représentations  des  palais  florentins  ou  romains 
ayant  eu  d'abord  un  caractère  strictement  privé,  il  est  clair  que 
les  premières  représentations  publiques  sont  en  un  sens,  des 
manifestations  d'opéra  populaire  (1).  Ce  n'est  pourtant  pas  de 
l'histoire  de  l'opéra  public  que  je  veux  parler,  bien  qu'elle  ait 
son  importance.  En  premier  lieu,  il  y  a  beaucoup  de  théâtres 
publics  où  le  peuple  ne  va  pas,  soit  qu'il  ne  le  puisse,  par  suite 
du  prix  élevé  des  places,  soit  qu'il  n'y  soit  pas  attiré  par  le  genre 
du  spectacle.  Mais  on  peut  même  concevoir  qu'un  théâtre  où  va 
le  peuple  ne  soit  pas  populaire;  et  bien  plus,  qu'un  théâtre  qui 
ne  fut  jamais  donné  au  peuple,  soit  pourtant  populaire.  Ce  ne 
sont  pas  les  circonstances  accidentelles  d'une  représentation  qui 
déterminent  le  caractère  d'une  œuvre  ;  c'est  l'esprit  qui  l'anime, 
son  objet  intérieur.  Une  œuvre  sans  public  peut  être  plus  popu- 
laire qu'une  œuvre  que  le  peuple  acclame.  Celle-ci  flatte  peut-être 
sa  niaiserie  et  sa  grossièreté  ;  celle-là  porte  son  peuple  en  elle  ; 
elle  en  est  l'âme  même. 

C'est  aux  œuvres  de  ce  genre  que  nous  nous  intéressons;  c'est 
aux  essais  d'expression,  dans  la  langue  lyrique,  du  cœur  et  des 
pensées  du  peuple.  Et  il  ne  s'agit  pas  sous  ce  mot  de  la  classe 
d'hommes  que  nous  distinguons  de  la  bourgeoisie  et  de  la  noblesse, 
mais  de  la  nation  tout  entière,  du  peuple  italien. 

Il  y  a  deux  sortes  d'artistes  populaires  :  les  uns,  mêlés  à  la  vie 
de  leur  siècle,  sont  le  reflet  de  ses  caprices ,  et  donnent  des  jours 
qui  passent  un  écho  harmonieux  ou  éclatant  :  ce  sont  les  génies 
d'occasion.  Les  autres ,  plongeant  leurs  racines  dans  la  bonne 
terre  de  la  patrie,  prêtent  une  voix  aux  puissances  magiques  qui 
dorment  dans  son  sein.  Ceux-là  sont  les  vrais  génies,  les  appari- 


(1)  La  première  représentation  publique  d'opéra  est  celle  du  S.  Cassiano 
de  Venise,  1637. 

Dès  1652,  Rome  a  un  théâtre  public  d'opéra.  Une  lettro  de  Salvator  Rosa 
à  Gio.  Battista  Ricciardi  nous  l'apprend  :  «  Roma,  primo  del  Carnevale  1652. 
—  Aile  comédie  pubbliche,  non  ci  vado  ne  anche  col  pensicro,  poichô  oltre 
l'esser  questa  una  compagnia  sconcertata,  e  di  mio  pochissimo  gusto,  si 
paga  3  giuli  la  comedia,  e  4  Vopera..  Hor  che  ne  dite,  non  è  meglio  mesticr 
questo  che  starsi  à  romper  la  testa  coi  colori  tutto  giorno?  » 

Avant  Venise,  les  Barberini  auraient  réussi  à  installer  un  théâtre  public 
d'opéra  à  Rome,  si  les  affaires  politiques  (guerre  avec  le  duc  de  Parme, 
ligue  des  princes  italiens,  mort  d'Urbain  VIII,  persécutions  des  Pamphili) 
no  les  avaient  absorbés.  Leur  théâtre  se  tait  do  1640  à  1653.  Les  musiciens 
et  acteurs  romains  (Ferrari,  Manelli)  émigrent  à  Venise.  En  1653,  les  Bar- 
berini font  leur  paix  avec  les  Pamphili. 


156  LES    ORIGINES    DU    THÉÂTRE   LYRIQUE    MODERNE. 

tions  mystérieuses  de  l'esprit  de  la  race.  Aux  époques  de  gran- 
deur, quand  la  nation  est  arrivée  à  la  mûre  moisson  de  ses  forces, 
cet  esprit  s'épanouit  en  mille  formes  diverses ,  et  tous  y  partici- 
pent. La  proportion  des  hommes  supérieurs  est  rarement  plus 
forte  que  dans  les  autres  époques  ;  mais  tous  bénéficient  des  ri- 
chesses répandues  à  fleur  de  sol;  ils  y  puisent  sans  compter;  et, 
le  niveau  montant,  ceux  qui  sont  grands  se  trouvent  en  commu- 
nion avec  la  foule;  cet  échange  constant  de  pensées  qui  les  unit, 
rafraîchit  leur  génie  et  les  rend  doublement  populaires.  Aux  épo- 
ques de  décadence,  il  n'en  va  plus  de  même.  C'est  à  force  de  vo- 
lonté, de  recueillement  et  de  profondeur,  que  le  génie  parvient  à 
retrouver,  sous  l'argile  et  la  pierre  qui  recouvrent  le  sol,  les  vei- 
nes fécondes  où  toute  la  vie  de  la  terre  s'est  réfugiée ,  et  coule 
comme  un  flot  obscur  que  l'on  perçoit  à  peine.  Ces  hommes  sont 
isolés  de  leur  temps  ;  leur  temps  ne  les  soutient  plus;  aussi  n'ont- 
ils  presque  jamais  la  joie  triomphale  des  Rubens,  ou  la  sérénité 
confiante  des  Raphaël;  ils  gagnent  en  revanche,  en  sérieux  d'es- 
prit, et  leurs  sentiments  renfermés  en  eux-mêmes  prennent  un 
caractère  de  profondeur  solitaire  et  mélancolique.  Leur  temps  ne 
suffît  pas  à  les  expliquer;  mais  que  de  secrets  ils  apprennent  sur 
leur  temps!  Qui  voudrait  connaître  la  calme  gravité  et  l'austère 
certitude  du  peuple  allemand  dans  la  force  indestructible  de  ses 
destinées,  la  lirait  pendant  les  horreurs  de  la  guerre  de  Trente 
ans,  dans  l'âme  du  musicien  Schùtz.  Qui  écouterait  les  chants  du 
musicien  Provenzale,  aurait  pour  la  première  fois  peut-être,  con- 
science de  la  grande  tristesse  de  1  arae  italienne,  et  de  la  noblesse 
cachée  sous  le  scepticisme  voluptueux  du  dix-septième  siècle. 
L'un  et  l'autre  comprendraient  mieux  ensuite  que  par  les  évé- 
nements de  l'histoire,  comment  le  peuple  allemand  et  le  peuple 
italien  ont  pu  près  de  deux  siècles ,  dormir,  souffrir,  mourir, 
et  pourtant  vivre  encore  pour  de  puissants  réveils. 

Nous  tâcherons  de  montrer  d'abord  dans  l'art  lyrique  italien  du 
dix-septième  siècle  les  essais  d'art  populaire,  à  Rome,  Venise, 
Florence  et  Lucques;  les  tentatives  diverses  de  drame  historique, 
ou  patriotique,  de  comédie  de  mœurs,  ou  de  peinture  de  la  vie 
contemporaine,  et  les  lueurs  qu'elles  jettent  sur  la  société  du 
temps.  Nous  verrons  ensuite  deux  génies,  en  qui  la  puissance  ar- 
tistique de  l'Italie,  et  sa  sève  intérieure  semblent  s'être  concen- 
trées vers  1660  :  Garissimi  et  Provenzale. 

Le  poème  d'opéra ,  tel  que  le  concevaient  Péri  et  ses  succès- 


LES   ESSAIS    û'OPÉUA    POPULAIRE    EN    ITALIE.  157 

seurs ,  pouvait  difficilement  répondre  aux  pensées  du  peuple  ita- 
lien du  dix-septième  siècle.  La  mélancolie,  la  sérénité,  les  viriles 
passions  des  héros  grecs,  ne  pouvaient  trouver  un  écho  dans 
l'élite  efféminée,  dans  la  foule  à  la  fois  surexcitée  et  endormie, 
dans  cette  race  bruyante,  superficielle,  facilement  amusée,  indif- 
férente au  fond.  Tout  au  plus  l'aristocratie  pouvait-elle  sentir  la 
langueur  païenne  des  Orfeo  et  des  Dafné  ;  et  la  foule  se  divertir  de 
leurs  féeries  mythologiques.  Elles  n'allaient  ni  l'une  ni  l'autre,  au 
fond  d'un  art  qui  n'était  pas  fait  pour  elles,  mais  seulement  pour 
quelques  esprits  délicats,  et  pour  les  salons  où  ils  donnent 
le  ton. 

En  revanche,  leur  amour  de  la  vie  et  de  l'intrigue,  leur  vue  ra- 
pide et  moqueuse,  leur  force  de  belle  humeur,  et  leur  talent  natu- 
rel à  saisir,  railler  et  singer  les  ridicules  extérieurs,  demandaient 
une  expression  artistique,  que  la  paresse  seule  les  empêchait  de 
trouver.  Elle  devait  triompher  au  dix-huitième  siècle  dans  V Opéra 
buffa,  l'une  des  formes  les  plus  parfaites  de  l'esprit  italien.  Nous 
le  voyons  naître  au  dix-septième  siècle  dans  une  suite  d'essais, 
qui  se  complètent  et  s'achèvent. 

On  a  l'habitude  d'écrire  que  la  comédie  musicale  naquit  à  Na- 
ples  en  1709  (1).  C'est  une  erreur.  Non  seulement  il  y  eut  avant 
1660  des  comédies  musicales  à  Florence,  mais  la  vis  comica  ita- 
lienne ne  réussit  jamais  à  s'imposer  complètement  silence  au  mi- 
lieu des  tragiques  douleurs  de  l'opéra.  On  voyait  peu  à  peu  s'en- 
rouler autour  de  la  noble  plante  de  serre ,.  une  petite  ronce 
rustique  et  gaillarde,  qui  si  profondément  y  enfonça  ses  pri- 
ses ,  que  toute  la  vie  de  l'opéra  finit  par  passer  goutte  à  goutte 
en  ses  veines  (2). 

Moins  de  dix  ans  après  l'apparition  du  premier  opéra  véritable 


(1)  D'après  le  Dr  Michèle  Scherillo  {Sloria  letteraria  delV  Opéra  buffa  Na- 
politana, dalle  origini  al  principio  del  secolo  XIX.  Naples,  Tipogr.  reale, 
1883),  le  premier  opéra  buffa  est  il  Patro  Calienno  de  la  Costa,  représenté 
au  théâtre  dei  Fiorentini,  le  8  octobre  1709,  «  graziosa  e  piaciutissima 
commedia  in  musica,  tutta  in  lingua  napolitana.  »  {Gazzetta  napolitana. 
Bibl.  Naz.  de  Naples.) 

D'après  J.-L.  Klein  {Geschichte  des  Dramas.  Leipzig,  1860-1874)  et  Napoli- 
Signorelli ,  c'est  La  Fenzuine  abbentorate  do  Francosco  Antonio  Tullio, 
en  1710. 

Scherillo  analyse  dans  son  livre  II  Patro  Calienno,  et  devient  très  utile 
pour  l'histoire  à  partir  de  cette  date. 

(2)  On  a  vu  que  la  comédie  est  déjà  l'unie  du  madrigal  dramatique  do 
Vccchi  et  de  Banchicri. 


158  LES    ORIGINES    DU    THÉÂTRE    LYRIQUE    MODERNE. 

à  Rome,  en  1629,  l'opéra  bouffe  fait  son  entrée  sous  les  auspices 
du  prince  Taddeo  Barberini. 

La  Diana  Scfiemita  (1),  «  favola  boscareccia,  »  représentée  dans 
la  maison  du  baron  Jean  Rudolph  de  Hohenrechberg,  n'est  pas 
encore  une  comédie  de  mœurs,  mais  une  plaisanterie  mythologi- 
que, dans  le  goût  de  la  Renaissance.  Les  deux  auteurs  sont  des 
provinciaux,  d'Ascoli  :  le  librettiste,  Francesco  Parisani;  le  mu- 
sicien, Giacinto  Gornachioli.  Le  sujet  est  assez  leste  :  L'Amour 
est  à  la  recherche  de  ses  petits  compagnons,  le  Scherzo  et  le  Rire. 
Diane  l'aperçoit,  tandis  qu'il  vole  dans  une  «  nuvoletta  »  au  som- 
met d'une  montagne;  elle  l'apostrophe  rudement;  il  lui  demande 
son  chemin  ;  pour  se  railler  de  lui,  elle  l'adresse  à  la  grotte  de  la 
nymphe  Egérie.  Il  en  sort  tout  penaud,  et  jure  de  se  venger. 
Pan,  amoureux  de  Diane,  vient  à  passer  ;  Gupidon  lui  promet  de 
venir  à  son  aide.  Il  empoisonne  d'amour  la  fontaine  de  Diane  ;  il 
cache  le  «  chèvrepied  »  dans  la  grotte  voisine  ;  puis  il  court  en- 
flammer la  jalousie  d'Endymion.  Le  beau  chasseur  épie  le  bain 
de  la  déesse  ;  les  nymphes  le  découvrent  ;  il  est  changé  en  cerf, 
que  les  chiens  déchirent.  Diane  s'est  réfugiée  au  fond  de  la 
grotte  ;  elle  y  trouve  l'amoureux  Pan  (2).  Elle  reparaît  à  l'acte  sui- 
vant, honteuse  et  rougissante.  Pan  s'efforce  à  l'apaiser.  La  terri- 
ble nouvelle  de  la  mort  d'Endymion  qu'elle  aime,  achève  de 
troubler  sa  pauvre  âme.  Mais  Pan  Barberini  saura  la  consoler. 
Il  transforme  le  cerf  en  un  lis  jaune,  sur  lequel  viennent  se  poser 
trois  abeilles  d'or ^  armes  des  Barberini  (3). 

Sur  ce  sujet,  le  poète  a  écrit  d'élégants  petits  vers,  lestes  et 
bien  tournés  (4),  qui  semblent  appeler  une  musique  spirituelle 


(1)  Giacinto  Gornachioli  d'Ascoli,  Diana  Schernita ,  favola  boscareccia, 
posta  in  musica  e  rappresentata  in  casa  dell'  Illustris.  sig.  Gio.  Rudolfo 
Baron  di  Hohen  Rechberg.  Rome,  Roblet,  16*29.  (Deux  exemplaires  à  la  Sainte- 
Cécile  de  Rome  et  à  la  Bibl.  Borghèse.  Ce  dernier  vient  d'être  acheté  par 
Berlin). 

Interlocutori  :  Amore,  Diana,  Pane  satiro,  Endimione,  Ninfe  di  Diana, 
Choro  di  Ninfe  e  di  Pastori. 

(2)  «  et  mentre  si  ritira  nel  più  oscuro  dell'  Antro,  per  rivestirsi,  dal 
Satiro  Dio  viene  abbracciata,  etc.  »  (Sic.)  {Argomento  délia  favola.) 

(3)  o  Uno  giglio  gïallo  sopra  il  quale  si  vanno  posar  tre  Api  d'oro,  che  poi 
la  Dea  comanda  si  trasportino  in  Cielo,  e  nel  suo  Cerchio  circondato  da 
nuvolette  d'argento  si  mirano  tre  Aponi  d'oro.  Alludendo  ail'  Arme  de 
felicissimi  Barberini.  »  (Ibid.) 

(4)  Acte  I,  scène  1  : 

Amore.    Mentre  l'Alba  n'imbianca 
Il  già  imbrunito  monde, 


LES    ESSAIS    D'OPÉRA   POPULAIRE    EN    ITALIE. 


159 


et  légère.  Gornachioli  a  fait  effort,  mais  il  ne  réussit  guère  ;  le 
lourd  récitatif  étouffe  les  personnages  ;  quelques  airs  à  voca- 


E  fà  ch'  impallidisca 
Ogni  notturna  Stella, 
Non  sia  mai  che  languisca 
L'ardente  mia  facella,,. 

Diana.     Viddi  (ne  punto  errai) 

Da  lungi  un  struno  Augello 

Di  miniate  piume 

Adombrate  le  tergo 

Et  hor  da  presso  scorgo 

Che  '1  ribaldello  d'Amor 

Ch'al  cieco  volgo 

E  cieco  nume. 
Amore.     Oime!  che  duro  intoppo. 

Questa  è  la  mia  nemica, 

Che  fingè  la  pudica 

Ripudiando  in  ciel 

Il  Dio  ch'è  zoppo. 
Diana.     Che  vai  facendô  tu 

Per  questi  boschi,  a  me  sacrati  ? 

Amore.  Io  cercando  men  vo 
Di  quà,  di  su,  di  là, 
Ne  dove  gir  più  so, 
Che  mi  son  stanco  già  ; 

I  miei  si  vari, 

A  me  fratelli  cari, 

Riso,  e  scherzo  nomati 

Ne  so  in  quai  parte 

Lor  si  sien  celati. 
Diana.     Tu  maestro  di  pianto, 

E  fabro  di  dolore, 

Vai  ricercando  i  lieti  pargoletti, 

Per  infiammar  d'Amore 

Di  queste  ninfe  semplicetti 
I  petti? 

Hor  su  dammi  la  mano,  e  vienemeco 

La  dentro  di  quel  speco 
Amore.     Che  faro  li  dentro  ? 
Diana.    A  nel  più  cupo  centro 

E'1  fonte  del  diletto , 

Ove  gode  già  in  pace 

II  suo  vago  salmace  ; 
Quivi  arsi  i  fanciulli, 
Per  dianzi  entrorno 
A  puéril  trastulli. 


Quanto  di  lui  mi  rido. 
Questo  è  l'antro  d'Egeria 
Nume  di  Nuraa, 
Ov'ella  oga'hora  versa 
Lagrimo  in  abbondanza 
Gia  in  fontana  ci  inversa, 


1.60  LES    ORIGINES    DU   THEATRE    LYRIQUE    MODERNE. 

lises  (!)  s'essayent  sur  le  terrain  de  la  Comédie,  mais  d'une 
allure  pesante,  et  le  musicien  est  malgré  lui  attiré  vers  les  scè- 
nes dramatiques.  Les  pages  les  mieux  traitées  sont  certainement 
celles  de  la  douleur  de  Diane  (2). 

Les  premiers  essais  intéressants  pour  peindre  la  vie  moderne, 
et  lui  trouver  une  expression  musicale,  sont  encore  faits  chez  les 
Barberini,  et  l'on  peut  croire,  sous  leur  inspiration.  Leur  com- 
positeur, Marazzoli ,  est  le  premier  qui  traite  des  sujets  de  co- 
médie contemporaine,  et  le  poète  n'est  autre  que  le  jeune  confi- 
dent du  cardinal  Barberini,  le  futur  pape  Clément  IX. 

Leur  début  en  ce  genre  mérite  de  nous  arrêter  ;  car  il  fut  écla- 
tant. Grâce  à  l'introduction  du  mélodrame  religieux  dans  les 
coaivents,  le  théâtre  Barberini,  ne  s'astreignant  plus  aux  sujets 
d'édification  ,  aborda  pour  la  première  fois  les  sujets  profanes  en 
1637  avec  une  pièce  perdue,  il  Falcone-,  puis,  au  carnaval  de 
1639,  avec  Chi  sofre,  speri  (3),  comédie  de  Msr  Ruspigliosi,  mise 
en  musique  par  Vergilio  Mazzocchi  (4)  et  Marco  Marazzoli  (5).  Le 
succès  fut  grand  auprès  des  invités  du  cardinal  Francesco.  Nous 
en  avons  deux  relations,  l'une  du  poète  Miiton  ,  qui  assistait  à  la 
représentation  (6);  l'autre,  de  Maximilien  Montecuccoli  au  duc 
de  Modène  (7).  Trois  mille  cinq  cents  personnes  étaient  présentes 


Dov'  il  piant'el  dolor 

hanno  la  stanza 
Etc. 

(1)  Diane  au  bain,  avec  deux  nymphes.  Acte  IV,  scène  2,  p.  25. 

(2)  Acte  V,  scène  2,  p.  37-40.  Diane.  Choro  a  6. 

(3)  Le  manuscrit  qui  est  resté  inconnu  jusqu'à  présent,  est  à  la  Bibliothè- 
que Barberini,  où  nous  avons  pu  le  consulter.  En  voici  le  titre  :  Comedia 
Chi  Sofre,  Speri,  poesia  dell'  Illustrissimo  Mon  Ruspigliosi,  posta  in  musica 
dalli  Signori  Vergilio  Mazzocchi  e  Marco  Marazzoli  (Codice  Cartaceo  in-fol. 
di  carte  325.  XL VIII,  154.  —  Sans  noms  de  personnages,  ni  d'acteurs,  ni 
date  de  la  représentation). 

(4)  Voir,  sur  Vergilio  Mazzocchi  (1593-1646),  p.  132. 

(5)  Voir,  sur  Marco  Marazzoli,  p.  138. 

(6)  John  Miiton  en  parle ,  dans  une  lettre  du  30  mars  1639  (Florence),  à 
Luca  Holstenio  (The  John  Miiton  historical,  political ,  and  miscellaneous. 
Londres,  1653).  Il  vante  l'extrême  courtoisie  et  les  honneurs  avec  lesquels 
l'a  traité  le  cardinal  Francesco  :  «  cum  ille  àxpda^a  illud  musicum  magni- 
ficentiâ  vere  Romand  publiée  exhiberet.  » 

(7)  Dépêche  de  Massimiliano  Montecuccoli,  résident  de  la  maison  d'Esté 
à  Rome,  au  duc  de  Modène,  2  mars  1639  (Archiv.  di  Modena,  Cancellaria 
Ducale). 

«  Essa  commedia  per  l'ampiezza  di  un  salone  a  terreno  in  cui  fu  rappre- 
sentata,  per  la  vaghezza  délia  scena...,  etc.,  per  la  novità  et  artificio  délie 
prospettive,  le  quali  furono  due,  cioô  una  fiera  dove  intervennero  fino  un 


LES    ESSAIS    D'OPÉRA    POPULAIRE    EN    ITALIE.  161 

à  ce  spectacle,  qui  dura  cinq  heures,  et  où  le  machiniste,  le  poète 
et  le  musicien  concoururent  aux  jeux  les  plus  variés  et  les  plus 
amusants  de  la  mise  en  scène  (pluie,  grêle,  orage,  batailles, 
cavalcades ,  etc.).  Un  acte  est  surtout  remarquable.  C'est  un 
tableau  de  vie  populaire,  qui  fit  l'admiration  du  public,  et  assura 
la  renommée  de  la  pièce.  Vittori  y  prit  l'idée  de  sa  comédie  (1). 
—  Nous  sommes  transportés  à  la  «  foire  de  Farfa  (2).  »  Le  début 
du  dernier  acte  de  Carmen  peut  en  donner  une  idée  ;  mais  les 
proportions  de  la  comédie  de  Marazzoli  sont  plus  vastes.  C'est 
véritablement  un  peuple  qui  s'agite  sur  la  scène.  La  partie  d'or- 
chestre est  presque  nulle  ;  mais  la  multitude  des  voix  se  presse 
et  s'appelle,  en  un  joyeux  tumulte.  Je  suppose  que  Virgilo  Maz- 
zocchi ,  avec  son  amour  du  grand  et  du  colossal ,  a  dû  élargir  le 
plan  de  Marazzoli,  et  joindre  au  goût  pittoresque  de  son  colla- 
borateur, cette  tendance  épique,  et  l'habileté  qui  le  caractérise 
à  manier  les  grandes  masses  chorales.  Les  cris  des  marchands  se 
mêlent  ;  vendeurs  et  acheteurs  s'interpellent  ;  des  promeneurs 
passent  en  causant  ;  des  grands  seigneurs  dans  leurs  carrosses  ; 


carro  tirato  da  buovi,  una  lettiga  condotta  da  muli  con  una  persona  dentro, 
uno  sopra  un  cavallo  che  la  seguitava  et  ogni  cosa  vera  et  viva;  et  un'altra 
che  figurava  la  parte  del  palazzo  del  card.  Antonio ,  che  guarda  nel  suo 
giardino,  e  dove  per  ordinario  si  giuoco  alla  pillotta  (balle).  In  ambidue 
apparivi  una  grandissim'a  quantità ,  e  varietà  di  gente,  di  carrozze,  di  ca- 
valli,  di  lettighe,  di  giocatori  da  pillotta  e  di  spettatori.  —  Vi  fu  anche  un 
improviso  imbrunimento  d'aria  con  lampi ,  tuoni ,  et  un  fulmine ,  che  passô 
per  la  scena,  e  successe  parimente  grandine,  e  pioggia.  —  Inoltre  un  abbat- 
timento  di  sedici  con  spade  e  pugnali  furiosissimo ,  e  grandem'ente  immi- 
tante il  vero...  »  Montecuccoli  joint  à  son  récit  la  a  Narrazione  in  stampa,  » 
mais  nous  l'avons  perdue. 

Les  Avvisi  di  Roma  du  5  mars  1639  complètent  ces  renseignements,  et 
parlent  des  «  Intermedii  apparenti  tra  quali  è  maravigliosa  l'apparenza  délia 
fiera  di  Farfa,  cosi  ben  disposta  che  contiene  artisti  et  mercanti  d'ogni 
sorte,  che  parlando  in  musica  vanno  procurando  di  vendere  le  merci,  et 
opère  loro,  ma  di  piii  vi  vengono  alcuni  mercanti  a  cavallo  parimente  veri, 
vi  si  vede  parimente  il  passaggio  di  carrozze  et  il  corso  d'un  palio ,  et  in 
fine  l'effetto  che  fa  il  sole  quando  tramonta;  et  nelle  est0  intermedio  si  vede 
l'apparenza  del  giardino  del  palazzo  di  sigg.  Barberini  con  il  gioco  délia 
pilotta,  passaggio  di  carrozze,  cavalli  et  lettighe,  et  cose  simili  che  recano 
gran  stupore...  » 

M.  Ademollo  rappelle  un  petit  incident  de  la  représentation  :  lo  cardinal 
Antonio  faisant  sa  police  lui-même,  et,  pour  faire  de  la  place  aux  gens  de 
marque,  chassant  à  coups  de  bâton  un  de  ses  invités,  un  jeune  homme  de 
bonne  mine. 

(1)  La  Foire  de  Palestrina.  Voir  plus  haut. 

(2)  Acte  II,  scène  dernière,  p.  172-250. 

11 


162  LES    ORIGINES    DU   THÉÂTRE   LYRIQUE    MODERNE. 

une  litière  avec  des  mulets  ;  un  chariot ,  traîné  par  des  bœufs  ; 
des  jeunes  filles  turbulentes  et  rieuses  ;  des  bourgeois  qui  par- 
lent d'affaires  ;  des  diseurs  de  bonne  aventure  ;  le  narnese  (char- 
latan), monté  sur  ses  tréteaux,  fait  acheter  son  latuario  (élec- 
tuaire),  en  présageant  aux  mères  d'affreuses  maladies  pour  leurs 
bébés.  La  foule  regarde,  s'amuse  et  bavarde.  Des  jeunes  gens 
font  un  pas  de  ballet.  Un  cavalier,  en  dansant,  frappe  rudement 
un  chien  ;  le  propriétaire  se  fâche  ;  on  se  menace  ;  les  épées  sor- 
tent du  fourreau.  Un  duel  s'engage  ;  le  sang  coule.  Le  soleil 
s'éteint  à  l'horizon,  versant  sur  ce  peuple  agité,  les  flots  puis- 
sants et  limpides  de  sa  sérénité.  La  poésie  s'unit  à  la  peinture, 
et  l'auteur  sait  heureusement  mêler  les  impressions  lyriques  de 
son  cœur  au  spectacle  de  la.  vie  réelle. 

Si  réussie  que  soit  la  scène,  si  puissamment  qu'elle  témoigne 
de  l'étonnante  aptitude  des  Italiens  à  manier  les  foules,  les 
chœurs,  le  Peuple  au  théâtre  (1),  la  langue  musicale  n'est  pas 
assez  souple  et  variée.  Les  accents  individuels  de  chacun  des 
personnages,  ou  des  groupes  de  personnages,  sont  vivants  et 
bien  saisis.  Il  manque  l'ampleur  vibrante,  et  le  frémissement  de 
vie  de  l'orchestre.  Le  protagoniste  de  ce  genre  était  un  peu  grêle 
pour  soutenir  ce  rôle.  C'était  un  Monteverde  (2) ,  ou  un 
Gavalli  (3),  et  non  un  Marazzoli,  qu'il  eût  fallu  pour  réussir. 

En  revanche,  son  talent  ingénieux,  tout  de  conversation  et 
d'esprit  mondain,  le  rendait  propre  avant  tout  autre,  à  tenter 


(1)  C'est  un  génie  que  l'Italie  n'a  jamais  perdu  (Voir  les  finales  de  l'opéra 
italien,  de  Guillaume  Tell,  des  opéras-bouffes  de  Rossini,  etc.).  Il  est  fâcheux 
que  ses  poètes  et  ses  librettistes  n'y  appliquent  pas  leur  talent,  au  lieu  de 
s'épuiser  à  créer  des  caractères  qu'ils  ne  réussissent  pas  à  rendre  profonds 
et  forts  ,  ou  de  s'exprimer  eux-mêmes ,  ce  qui  n'est  pas  très  intéressant.  Ils 
ont  d'instinct  le  sens  du  Peuple,  des  passions  collectives.  Des  hommes  qui 
vivent  toute  leur  vie  au  grand  air,  en  communion  de  pensée,  en  réson- 
nance  de  sentiment  avec  les  autres,  ont  une  supériorité  native  sur  les  races 
du  Nord,  pour  porter  sur  la  scène  ou  dans  leurs  livres,  le  spectacle  des 
peuples  et  les  grands  mouvements  des  foules.  Ils  devraient  le  remarquer.  — 
Mais  je  ne  doute  pas  qu'ils  ne  l'aient  fait  (Voir  leurs  drames  modernes;  et, 
pour  ne  parler  que  de  l'opéra,  c'est  surtout  par  les  ensembles  que  valent 
les  pièces  de  Verdi,  et  tout  dernièrement,  de  Mascagni  et  de  Leoncavallo). 

(2)  Monteverde  a  d'ailleurs  touché  légèrement,  en  passant ,  au  comique, 
dans  Vlncoronazione  di  Poppea  (1642).  Parmi  les  tragédies  de  la  pièce,  le 
Page  (Valletto)  et  la  Damoiselle  (Damigella)  chantent  leur  petit  amour  gra- 
cieux et  railleur.  Le  Page  interroge  la  fillette  sur  le  trouble  amoureux 
qu'il  éprouve,  comme  un  Chérubin,  point  sentimental,  et  très  bien  dé- 
niaisé. —  Acte  II,  se.  3  et  4. 

(3)  Pour  Cavalli,  qui  effleura  aussi  l'opéra-bouffe,  voir  plus  loin. 


LES    ESSAIS    D'OPÉRA   POPULAIRE   EN   ITALIE.  163 

le  style  de  la  comédie  musicale.  Nous  lui  eu  devons  les  premières 
ébauches  dans  quelques-unes  des  pièces  espagnoles  de  Mgr  Ros- 
pigliosi.  C'est  ainsi  que  le  Dal  Maie  il  Bene  (1)  de  1653,  tout  entier 
écrit  dans  une  langue  spirituelle  et  cavalière,  propre  aux  gen- 
tilshommes qui  la  parlent  et  aux  intrigues  qui  s'y  jouent,  offre 
les  premiers  exemples  de  scènes  et  de  personnages  vraiment  co- 
miques (2).  On  sent  un  effort  intelligent  pour  adapter  le  style 

(1)  Dal  Maie  il  Bene,  poesia  dell'  Emm0  sig.  card1"  Rospigliosi,  musica  delli 
SS"  Antonio  Maria  Abbatini ,  e  Marco  Marazzoli  (Eseguito  nell'  occasione 
délie  Nozze  del  Principe  di  Palestrina  con  D.  Olimpia  Giustiniani,  1653,  e 
più  volte  ripetuto  alla  presenza  délia  Regina  di  Svezia,  1654-1658.  —  Deux 
exemplaires  manuscrits  à  la  Bibl.  Barberini;  un  exemplaire  manuscrit  du 
2e  et  3e  actes,  en  2  volumes  superbement  écrits,  à  la  Bibl.  Sainte-Cécile 
de  Rome). 

Interlocutori  :  D.  Leonora;  Marina  sua  serva;  D.  Diego;  D.  Fernando; 
Tabacco  suo  servitore  ;  D.  Elvira. 

(2)  La  comédie,  comme  je  l'ai  dit,  est  inspirée  de  Calderon.  Le  dialogue 
en  est  élégant,  et  souvent  piquant.  En  voici,  comme  exemple,  la  scène  5  de 
l'acte  II ,  entre  Leonora  et  Marina.  (Marina  vient  de  prendre  des  informa- 
tions sur  le  gentilhomme  inconnu  dont  sa  maîtresse  est  éprise.) 

Marina  (à  part)  :  S'ignora  mia  la  mancia. 

D.  Leonora  :  Che  hai  fatto,  Marina  ? 

Marina  :  Che  ho  fatto  ?  h5  fatto  più  che  Carlo  in  Francia  ;  h6  caminato 
tutta  la  mattina ,  buscando  dell'  amico  informatione,  e  facile  l'han  resa  i 
contrasegni  che  teneva  in  mente;  ma  non  consiste  in  ci6  l'impresa;  hô  tro- 
vata  la  casa ,  e  lungamento  anche  hb  parlato  al  Cavaliero  istesso.  Hor,  chi 
credi  che  sia? 

D.  Leonora  :  Narralo  homai. 

Marina  :  Il  nome  è  d.  Fernando  délia  Cerda;  sua  prosapia  già  sai  quanto 
chiara,  et  csso  mostro  doti  cotante  ch'io  per  narrarle  a  té  non  son  bastanto  : 
bizzarro,  generoso,  savio,  gentil,  galante,  bravo,  attento ,  ingegnoso;  in 
fin  trà  i  Cavalieri  il  vanto  porta,  e  non  è  Iode  alcuna  ond'io  l'honoro  che 
per  lui  non  sia  corta  :  è  una  coppa  d'oro. 

D.  Leonora  :  Ma  quai  discolpa  addita  di  non  haver  più  fatto  à  me  ritorno  ? 

Marina  ;  L'obligé  la  ferita  à  non  picciola  cura ,  onde  uscir  non  potè  dal 
suo  sogiorno. 

D.  Leonora  :  A  non  picciola  cura?  che  tù  il  trovassi  io  sento  allegrezza 
ch'eccede  ogni  misura,  ma  si  scema  in  gran  parte  il  mio  contento  nell' 
ascoltar  di  D.  Fernando  il  maie,  che  s'in  lui  più  che  in  me  vivo  il  desio  egli 
già  mai  tormento  sentir  non  puô  che  non  lo  senta  anch'io. 

Marina  :  E  s'a  cotanto  affetto  fusse. 

D.  Leonora  :  Non  dire  ingrato  ogn'  altra  cosa.  Io  passo  questo  solo,  potria 
nel  sen  piagato  aprir  al  duolo  anzi  alla  morto  il  passo. 

Marina  :  Lascia  simil  sospetto  :  egli  ti  porta  un  infinito  Amoro. 

D.  Leonora  :  In  che  l'hai  conosciuto  ? 

Marina  :  Nell'  havermi  in  duo  hore  che  là  m'ha  trattenuta  con  molto  cor- 
tesie ,  dimandata  di  mille  scioccherio  (sottises)  con  affetto,  con  gusto  e 
confidenza,  come  se  trà  noi  fusse  antica  conoscenza,  —  o  l'hô  conosciuto 
anco  à  un'altra  cosa. 


164  LES    ORIGINES    DU    THEATRE    LYRIQUE    MODERNE. 

récitatif  au  dialogue  familier  :  ainsi ,  dans  les  dialogues  de  va- 
lets (1) ,  ou  dans  ce  petit  récit  de  Marina  (2),  où  la  musique  sou- 
ligne avec  une  attention  spirituelle  les  qualités  de  D.  Fernando, 
à  mesure  que  la  servante  les  décrit  à  sa  maîtresse.  Le  rôle  de 
Tabacco  est  traité  avec  rondeur.  Ses  ariettes  (3)  ont  un  entrain 
comique  et  une  large  bouffonnerie  d'allure,  qui  annonce  ses  har- 
dis successeurs  de  l'opéra  buffa. 


Le  mouvement  se  propageait  si  bien,  qu'en  1657  un  théâtre  fut 
fondé  à  Florence,  pour  le  genre  nouveau,  par  Y  Académie  degli 
Immobili  (4).  Il  s'ouvrit  au  Carnaval,  via  délia  Pergola,  par  un 
a  drama  civile  rusticale  »  de  Gio  Andréa  Moniglia ,  musique  de 
Jacopo  Melani  :  La  Tancia,  overo  il  Poteslà  di  Colognole  (5).  Cette 


D.  Leonora  :  A  che?  Dimme'l,  Marina? 

Marina  :  AU'  havermi  donato  questa  rosa  di  diamanti  si  ricca  e  pellegrina  : 
questo  è  di  vero  amore  il  più  certo  argomento  ;  quando  la  man  non  accom- 
pagna il  core ,  è  segno  che  nel  cor  l'ardore  è  lento.  Io  mi  rido  di  certi  che 
vogliono  spacciarsi  per  Amanti,  e  senza  mai  donare  un  par  di  guanti  ;  solo 
nella  constanza  e  negT  amori  fondando  ogni  ragione,  pretendono  favore,  che 
sciocca  pretensione? 

D.  Leonora  :  Gl'hai  detto  ? 

Marina  :  Nô,  signora;  non  dico  quel  ch'io  s6,  si  facilmente,  in  ciô  che  di 
tacere  è  conveniente.  Io  non  mi  lascio  intendere  ;  andai  là  per  comprare, 
è  non  per  vendere  ;  onde  gli  dissi  solo  quanta  cagion  di  duolo  il  suo  maie 
à  te  dia,  ma  non  dissi  per6  chi  tu  te  sia...,  etc. 

(1)  Acte  III,  scène  3. 

(2)  Acte  II,  scène  5  (Voir  le  dialogue  ci-dessus).  —  L'exactitude  un  peu 
précieuse  du  détail  musical ,  la  minutie  légèrement  prétentieuse  de  la  des- 
cription, rappelle  une  page  des  maîtres  chanteurs,  la  scène  où  l'apprenti 
David  décrit  à  Walther  les  différents  genres  de  style  usités  à  l'école. 

(3)  Acte  II,  scène  6.  Acte  III,  scène  1.  —  Don  Fernando  croit  que  sa  maî- 
tresse a  un  autre  amant.  Son  valet  Tabacco  veut  lui  persuader  qu'il  doit 
s'en  réjouir. 

D.  Fernando  :  Je  ne  comprends  pas  pourquoi. 

Tabacco  :  C'est  une  proposition  bien  claire  et  bien  courante  :  Qui  peut 
faire  le  plus,  peut  faire  le  moins.  Donc,  si  celle-là  en  sait  aimer  plus  d'un, 
paix,  ne  t'afflige  plus;  elle  saura  bien  mieux  encore,  le  jour  où  elle  voudra 
t'aimer  seul. 

(4)  Voir  le  petit  ouvrage  de  M.  Ademollo  :  I  Primi  Fasti  del  Teatro  di 
Via  délia  Pergola  in  Firenze  (1657-1661),  Ricordi.  —  (M.  Ademollo  ne 
connaît  pas  les  partitions  de  Melani). 

(5)  La  Tancia,  overo  II  Podestà  di  Colognole,  poesia  del  sig.  Andréa 
Moniglia,  musica  del  sig.  Jacomo  Melani  (Bibl.  Chigi,  Q.  V.  36).  Magnifique 
partition  manuscrite,  avec  majuscules,  210  p.;  à  la  fin,  une  table  alphabé- 


LES    ESSAIS    D'OPÉRA    POPULAIRE    EN    ITALIE.  165 

pièce,  qui  eut  une  étonnante  célébrité  (1),  et  dont  on  ne  connais- 
sait plus  que  le  livret,  existe  encore  manuscrite;  j'en  ai  trouvé 
un  exemplaire  dans  une  armoire  du  palais  Chigi  à  Rome. 

Ici,  le  doute  n'est  plus  permis;  nous  nous  trouvons  en  pré- 
sence d'un  véritable  opéra  bouffe.  Voici  l'argument  de  la  pièce  : 
«  Anselmo  Giannozzi,  bourgeois  de  Florence,  a  conduit  sa  fillle 
Isabelle  à  Golognole,  dont  il  est  podestà.  Leandro,  jeune  homme 
de  naissance  honorable  ,  s'est  épris  d'Isabelle  et  demande  sa 
main.  Gomme  il  est  pauvre,  Anselme  n'y  veut  point  consentir, 
jusqu'à  ce  que,  par  les  bizarres  inventions  de  Bruscolo,  domes- 
tique de  Léandre ,  on  lui  ait  fait  croire  (étant  vieux ,  simple  et 
avare)  que  Léandre  est  extraordinairement  riche,  entre  tous  les 
gentilshommes  du  pays.  »  La  comédie  se  passe  au  village.  On  y 
voit,  comme  foule,  un  chœur  de  musiciens,  une  troupe  de  sbires, 
des  paysans  gardes  nationaux,  des  marchands  dans  une  foire, 
des  paysans.  On  y  parlait  le  patois  du  pays,  et  le  réalisme  en 
était  si  fidèlement  observé  que  l'auteur  avait  dû,  pour  se  faire 
comprendre,  joindre  un  glossaire  à  sa  pièce  (2).  La  musique 
offre  un  mélange  de  verve  paysanne  et  gaillarde,  et  de  derniers 
restes  d'archaïsme.  Le  dialogue  est  franchement  bouffe  et  suit 
avec  une  vivacité  curieuse  et  amusée,  les  paroles,  les  mouve- 
ments et  les  ridicules  des  personnages.  Ainsi  le  dialogue  du 
Podestà  et  de  Bruscolo  (3) ,  où  le  vieux  Pantalon ,  pris  d'un 

tique  des  morceaux.  La  Bibliothèque  Chigi  possède  aussi  de  Jacomo  Melani. 

Girello,  paroles  de  Nie.  Acciajuoli  ;  Ercole  in  Tebi,  par.  de  Moniglia,  et 
VIdaspe,  cantate  (Arbante,  Laurindo,  Idaspe). 

L'Ercole  in  Tebi  se  trouve  aussi  à  la  Bibl.  Nat.  de  Paris.  1661,  Firenze 
(mss.  in-fol.  obi.  maroq.,  semé  de  fleurs  de  lis).  Il  fut  joué  pour  les  noces 
de  Cosme  III  et  de  Marguerite  d'Orléans  (786  gr.  f.). 

(1)  Elle  fut  jouée  à  Bologne,  Pise,  etc.  On  vint  la  voir  de  «  pays  lointains.  » 

(2)  «  Per  chè  in  qualsisia  génère  di  rappresentazione,  l'osservare  il  cos- 
tume del  personaggio  che  si  introduce  tanto  nel  parlare,  che  nell'  opera- 
zioni,  è  il  maggior  obbligo  che  sia  imposto  dalle  buone  regole  délia  poetica 
a  que  tali  che  di  ben  comporre  s'industriano,  onde  loro  la  piîi  difficile  fatica 
risulta,  incontrerannosi  nel  leggero  questo  Drama  moite  voci  proprie  a  i 
Contadini  délie  nostre  Ville,  le  quali  non  saranno  intese  da  chi  non  è  na- 
tivo  di  Firenze,  perô  ho  stimato  molto  a  proposito  per  facilitarne  l'intelli- 
genza  porre  nel  fine  del  Drama  la  dichiarazione  non  solamcnte  de  i  voca- 
boli,  ma  de  i  proverbi  ancora,  e  dettati  rusticali.  »  (Moniglia,  Théâtre, 
préface.  Nouvelle  édition  de  1689.) 

On  voit  que  nos  réalistes  auraient  de  la  peine  à  surpasser  en  logique  le 
bon  Moniglia,  qui  veut  que  les  personnages  parlent  exactement  comme  dans 
la  vie  réelle. 

(3)  Acte  I,  scène  14.  —  Je  ferai  remarquer  combien  le  stylo  vigouroux  de 
la  bouffonnerie  italienne  a  de  saveur,  et  combien  il  y  a  prés  des  valets  de 


166  LES   ORIGINES    DU    THÉÂTRE    LYRIQUE    MODERNE. 

accès  de  rage  folle ,  s'épuise  à  faire  sortir  les  mots  de  sa  bouche 
tremblante,  d'où  coule  comme  d'un  goulot  trop  étroit,  un  flot 
rebondissant  de  syllabes  bégayantes.  C'est  du  Rossini,  moins 
généreusement  doué,  mais  plus  soucieux  de  l'art.  Dans  la  partie 
amoureuse  de  la  pièce,  qui  (suivant  la  règle  ordinaire  de  la  co- 
médie) est  tenue  à  l'abri  de  la  bouffonnerie,  par  une  sorte  de 
scrupule  délicat  et  de  respect  de  l'amour,  Melani  montre  une 
tendresse  poétique  et  un  fin  sentiment  de  la  nature  (1),  qui  est 
comme  un  écho  de  notre  charmant  Rameau. 

Le  Potestà  de  Colognole  fit  naître  d'autres  œuvres  du  même 
style.  Moniglia  écrivit  coup  sur  coup  II  Pazzo  per  forza  (1658);  II 
Vecchio  burlato  (1659),  et  la  Serva  Nobile  (1660),  les  deux  pre- 
mières avec  musique  de  J.  Melani  (2);  l'autre,  de  Domenico 
Anglesi.  Le  théâtre  de  la  Pergola,  protégé  par  le  prince  cardinal 
Gio-Carlo  de  Medici,  menait  une  brillante  carrière;  il  avait  une 
excellente  troupe  de  chanteurs,  un  poète  et  des  musiciens  ordi- 
naires. Malheureusement,  le  cardinal  G. -Carlo  mourut  le  23  jan- 
vier 1662  ;  Ferdinand  II  fut  remplacé  par  Cosme  III,  ennemi  des 
théâtres  et  des  amusements,  et  ce  jeune  et  vigoureux  développe- 
ment fut  brusquement  arrêté.  Le  théâtre  fut  fermé  pour  plus  de 
vingt-cinq  ans. 

Mais  le  mouvement  était  trop  fort.  Ce  n'était  plus  ici  la  tenta- 
tive isolée  d'un  groupe  littéraire.  Moniglia  était  à  la  vérité  un 
lettré  curieux  de  réalisme,  à  la  façon  de  nos  beaux  esprits  pari- 
siens qui  se  travaillent  à  parler  la  langue  d'un  peuple  qui  est  loin 
d'eux.  Mais  tout  autour  de  lui ,  le  vieil  esprit  national,  le  génie 
malicieux  de  la  commedia  dell'arte  se  réveille.  Les  défenseurs  atti- 
trés de  l'art  classique  résistent  mollement,  fatigués,  désireux  de 
changement.  La  bourgeoisie  méprisée  prend  conscience  qu'elle 
est  maîtresse  du  théâtre  par  les  artistes,  qui  sortent  presque  tous 
de  son  sein  ;  et  dès  que  l'opéra  devient  public  à  Venise,  à  Naples 

la  comédie  italienne  à  ceux  de  Molière.  Il  n'y  a  presque  rien  de  changé. 
C'est  la  même  carrure  et  l'ample  belle  humeur. 

(1)  Acte  I,  scène  x. 

(2)  Il  ne  faut  pas  confondre  Jacopo  Melani  avec  ses  cousins,  Atto  et  Ales- 
sandro  Melani.  D'Alessandro  Melani,  la  Biblioth.  Nat.  de  Paris  possède  :  II 
Carceriere  di  se  Medesimo,  mss.  obi.,  785,  et  un  oratorio  :  Exurge  quare 
obdormi  ad  me,  à  5  voix,  2  violons,  alto,  fagotto  et  orgue,  447;  —  la 
Biblioth.  Chigi  :  L'Empio  punilo ,  par.  Fil.  Acciajoli  ;  un  Scherzo  pasto- 
rale, par.  Car.  Mencin'i,  et  des  Arie. 

D'Atto  Melani,  un  fripon,  un  aventurier  d'esprit,  qui  s'attacha  à  la  fortune 
de  Mazarin,  la  Bibl.  Nat.  a  6  Arie.  Ulstituto  musicale  de  Florence  possède 
un  certain  nombre  de  ses  Lettres  autographes. 


LES    ESSAIS    D'OPÉRA    POPULAIRE    EN    ITALIE.  167 

et  à  Rome,  elle  y  imprime  sa  marque  réaliste,  pratique,  gogue- 
narde, un  peu  épaisse.  Le  triomphe  de  la  musique  absorbant 
peu  à  peu  le  meilleur  des  forces  dramatiques  de  l'Italie ,  il  serait 
impossible  de  faire  l'histoire  du  théâtre  italien  au  dix-septième 
siècle,  sans  une  étude  attentive  de  l'opéra.  On  l'a  trop  méprisé. 
Notre  opéra  français,  tout  entier  sorti  de  la  convention,  n'ap- 
prend rien  de  précis  sur  la  cour  et  }a.  ville  ;  il  ne  parle  pas  pour 
elles  ;  on  sent  bien  qu'on  n'est  pas  là  pour  son  plaisir ,  mais  pour 
une  sorte  d'édification  artistique.  Il  n'en  est  pas  de  même  chez 
les  Italiens.  Bonnes  ou  mauvaises,  et  plutôt  mauvaises  que 
bonnes,  leurs  pièces  sont  pour  eux,  et  toutes  remplies  d'eux- 
mêmes.  Ils  consentent  volontiers  à  ce  que  le  beau  n'y  soit  pas 
observé,  pourvu  qu'ils  y  trouvent  leur  plaisir. 


La  vie  moderne  se  taille  surtout  une  large  place  dans  l'Opéra 
vénitien. 

Les  sujets,  comme  ceux  de  l'opéra  florentin,  en  sont  il  est 
vrai  empruntés  à  l'antiquité  ;  mais  cette  antiquité  est  presque 
toujours  romaine;  elle  prête  davantage  à  l'observation  réaliste 
et  au  spectacle  de  la  vie;  puis,  elle  a  un  caractère  patriotique; 
c'est  au  fond  la  légende  de  la  patrie.  D'ailleurs,  les  titres  seuls 
sont  anciens  ;  les  personnages  sortent  directement  de  la  société 
moderne  ;  leurs  aventures  et  leurs  pensées  se  réduisent  aux  intri- 
gues et  aux  galanteries  des  cours  italiennes  du  dix-septième  siè- 
cle. Je  ne  sais  si  la  faute  en  est  à  l'impuissance  des  artistes  à 
penser  antique,  ou  aux  exigences  du  public  qui  veut  s'amuser 
au  théâtre  ;  mais  nous  devons  à  ces  faiblesses,  de  curieux  aperçus 
sur  l'âme  italienne  de  la  décadence. 

Les  héros  sont  des  usurpateurs,  des  conquérants,  des  préten- 
dants ,  des  condottieres.  Les  épisodes  sont  des  chasses  à  l'héri- 
tage ou  à  la  couronne,  des  mariages  d'état,  des  enlèvements,  des 
substitutions  d'enfants,  des  conspirations,  des  massacres,  des 
travestissements.  C'est  partout  le  triomphe  de  la  ruse,  un  ma- 
chiavélisme abâtardi.  Il  y  a  des  exceptions  :  des  serviteurs  ou 
des  amis  dévoués,  des  femmes  dont  l'amour  conjugal  va  jusqu'à 
l'héroïsme;  mais  tous,  et  les  meilleurs  mêmes,  poursuivent  leur 
but  par  le  mensonge.  Ce  n'est  assurément  pas  le  meilleur  de  la 
vie  populaire  et  du  caractère  italien;  encore  cela  est-il  précieux 
par  sa  vérité  et  son  naturel.  Depuis  1660,  les  épisodes  comiques 
se  mêlent  au  drame;  chez  Aureli,  ils  alternent  régulièrement 


168  LES   ORIGINES    DU   THÉÂTRE   LYRIQUE    MODERNE. 

avec  les  scènes  sérieuses;  ils  s'inspirent  de  la  vie  commune,  du 
monde  des  petits  bourgeois.  L'esprit  n'est  ni  très  fin,  ni  bien  mé- 
chant; mais  il  a  une  vivacité  native,  et  l'opéra  buffa  y  fait  ses 
premières  armes  (1).  La  partie  tragique  prend  aussi  un  caractère 
plus  emporté  et  plus  outré,  en  un  mot  plus  italien.  Les  péripéties 
saisissantes  abondent  ;  les  Vénitiens  savent  tenir  le  public  en 
haleine  ;  leur  imagination  brûlante,  parfois  dévergondée,  a  sou- 
vent le  secret  du  fantastique.  L'ensemble  est  informe,  mais  il  vit. 

Il  serait  assez  curieux  d'étudier  comment  l'on  en  est  venu  de 
l'art  néo-grec  de  Rinuccini  et  de  Chiabrera  (2),  aux  pièces  bour- 
souflées de  Minato  et  d'Aureli.  —  Nicolo  Minato,  de  Bergame, 
le  plus  populaire  des  librettistes  vénitiens,  est  loin  d'être  le 
meilleur  (3).  Son  succès  est  dû  surtout  à  sa  fécondité,  et  à  son 
habileté  à  se  plier  aux  circonstances. 

La  première  génération  des  poètes  vénitiens  promettait  davan- 
tage. Un  art  plus  vivant  que  celui  de  Florence,  plus  personnel,  et 
toutefois  s'inspirant  de  ses  principes  de  goût,  s'annonce  dans  les 
œuvres  de  Benedetto  Ferrari  (4),  le  père  de  l'opéra  de  Venise. 
Poète  maladroit,  mais  convaincu,  il  avait  étudié  l'art  antique ,  et 
en  retrouve  quelquefois  le  sentiment  dramatique.  Il  ne  prêle  pas 
à  ses  héros  les  mobiles  des  masques  de  la  comédie  italienne.  La 
tristesse  résignée  de  son  Andromède  (5),  la  puissance  fatale  de 
l'amour  dans  des  cœurs  qui  voudraient  et  ne  peuvent  se  révolter 
contre  lui  (Armide)  (6),  témoignent  d'une  certaine  profondeur  de 
sentiment. 

Francesco  Busenello  (7)  lui  est  encore  supérieur.  Poète  de  Mon- 


(1)  A  Vienne,  la  partie  comique  est  confiée  à  un  acteur  spécial,  le  mu- 
sico  regio,  qui  dit  des  chansonnettes,  fait  des  imitations,  etc.  En  Italie,  c'est 
un  servo  ridicolo,  sorte  de  clown,  doué  de  quelque  infirmité  grotesque. 

(2)  Gabriello  Chiabrera,  né  à  Savone  le  8  juin  1552,  mort  en  1637,  un  des 
meilleurs  poètes  de  l'Italie  au  dix-septième  siècle,  le  plus  pénétré  peut-être 
du  sentiment  antique.  Voir  p.  70  et  76. 

(3)  Il  commence  à  écrire  presque  du  temps  de  Chiabrera,  et  finit  quand 
débute  Apostolo  Zeno,  au  dix- huitième  siècle. 

(4)  Poète,  imprésario  et  musicien. 

(5)  C'est  la  première  œuvre  jouée  à  Venise,  au  S.  Cassiano,  en  1637.  Mu- 
sique de  Francesco  Manelli,  de  Tivoli  (l'œuvre  est  dédiée  à  Marco  Pisani). 
Voir  pour  Ferrari,  Tiraboschi,  Biblioteca  Modenese,  II,  265. 

(6)  L' Armide  fut  la  seconde  pièce  jouée  au  SS.  Giovanni  e  Paolo,  en  1639. 
Poème  et  musique  de  Ferrari. 

(7)  Francesco  Busenello ,  noble  Vénitien,  écrivit  les  poèmes  de  :  Gli 
Amori  d'Apollo  e  di  Dafne,  mus.  de  Cavalli,  S.  Cassiano,  1640.  —  La  Didone, 
mus.  de  Cavalli,  S.  Cassiano,  1641.  —  L'Incoronazione  di  Poppea,  mus.  de 
Monteverde,  S.  Giov.  et  Paolo,  1642.  —  La  Prospérité  infelice  di  Giulio 


LES    ESSAIS    D'OPÉRA    POPULAIRE    EN    ITALIE.  169 

teverde  et  de  Cavalli ,  il  a  des  scènes  véritablement  shakespea- 
riennes, et  si  le  drame  est  parfois  languissant ,  il  y  supplée  par 
la  vérité  des  passions  et  la  force  des  pensées.  Ses  monologues  et 
ses  scènes  d'amour  sont  surtout  remarquables.  Métastase  fera  son 
profit  de  sa  Didon,  et  la  reprendra  en  la  soumettant  aux  unités. 

Mais  après. lui,  le  mauvais  goût,  et  le  «  capriccio  bizarro  »  des 
Vénitiens  (dit  Aureli  lui-même)  (1),  l'emportent,  et  dès  1660,  Buse- 
nello  combat  en  vain  dans  ses  prologues  le  goût  du  burlesque  et 
du  baroque,  et  montre  aux  Italiens  le  modèle  un  peu  rude,  mais 
puissant,  du  théâtre  espagnol.  Le  goût  public  entraîne  l'opéra  de 
Venise  vers  la  bouffonnerie  sans  portée,  et  la  mise  en  scène  vide 
de  sens. 

Les  traits  caractéristiques  de  cet  art ,  si  on  le  compare  à  celui 
de  Florence,  sont  en  musique  la  disparition  du  chœur  et  le  dé- 
veloppement de  l'élément  comique. 

Ferrari  a  encore  des  chœurs  madrigalesques,  entremêlés  de 
soli,  dans  le  genre  de  Gagliano.  Les  chœurs  paraissent  aussi  dans 
les  premiers  opéras  de  Cavalli  (2),  et  dans  ceux  qu'il  écrit  pour 
Paris  (3).  A  ces  exceptions  près,  on  peut  dire  qu'à  partir  de  1650, 
le  chœur  ne  paraît  plus  que  dans  de  courtes  phrases,  des  cris  ou 
des  appels  :  «  AU'  armi  !  »  etc.,  le  plus  souvent  confiés  aux  figu- 
rants, ou  même  aux  acteurs  principaux.  Le  chœur  philosophique 
et  moral  des  Florentins  était  trop  sérieux  pour  la  légèreté  véni- 
tienne. Le  goût  de  l'époque  se  détachait  même  du  chœur  drama- 
tique. On  était  las  de  la  forme  madrigalesque,  et  le  solo  semblait 
d'un  art  bien  supérieur.  Pietro  délia  Valle  l'écrit  dès  la  première 
moitié  du  siècle.  En  1662,  Bontempi  relègue  le  chœur  dans  l'ora- 
torio (4).  L'économie  était  une  des  raisons  les  plus  sérieuses  en 
faveur  de  cette  opinion.  Maintenant  que  les  dépenses  du  théâtre 
ne  regardaient  plus  le  trésorier  du  duc  de  Florence,  ou  la  caisse 
du  prince  de  Mantoue,  mais  une  compagnie  de  comédiens,  ou  un 
entrepreneur,  où  trouver  l'argent  pour  payer  les  cinquante -sept 
voix  du  Rapimento  di  Cefalo? 'Il  était  bien  plus  avantageux  de  rem- 
placer cette  foule  par  quelque  bonne  allégorie,  Destino,  ou  For- 
tuna.  On  exploita  habilement  le  goût  du  peuple  pour  le  solo;  il 
ne  s'agit  plus  que  d'en  introduire  dans  la  pièce  sans  rapport  avec 

Cesare,  mus.  de  Cavalli,  Teatr.  Novissimo  ,  1646.  —  La  Statira,  mus.  de 
Cavalli,  S.  Giov.  et  Paolo,  1655. 

(1)  Prologue  du  Perseo  dédié  à  Mazarin,  et  des  Amori  d'Apollo  (1663). 

(2)  Nozze  di  Teti,  1639.  Didon,  1641.  Virtu  degli  strali,  1642. 

(3)  Ercole,  1662.  Scipione,  1664. 

(4)  Prologue  du  Paride. 


170  LES   ORIGINES    DU   THÉÂTRE   LYRIQUE   MODERNE. 

l'action.  Ce  goût  ne  deviendra  pas  moins  ruineux;  les  bons  chan- 
teurs réclameront  des  appointements  énormes,  et  il  en  faudra 
servir  au  public  un  très  grand  nombre  à  chaque  soirée.  Telle 
pièce  a  jusqu'à  trente  et  quarante  parties.  On  emploie  des  expé- 
dients; chaque  acteur  a  deux  rôles,  comme  dans  le  Palagio  d'At- 
lante de  L.  Rossi. 

La  musique,  bien  supérieure  à  la  poésie,  maintient  (au  moins 
dans  la  première  période  de  l'opéra  vénitien)  l'unité  d'une  œuvre 
qui  s'émiette  en  une  multitude  de  scènes,  sans  liens  et  sans  logi- 
que. Elle  imprime  à  l'ensemble,  surtout  avec  Gavalli,  la  marque 
d'une  personnalité  sensuelle  et  passionnée.  L'opulence  de  ses 
couleurs  dédommage  du  dessin  si  pauvre  des  livrets.  Le  solo  est 
devenu  clair,  précis,  et  expressif.  De  même  que  le  récitatif  floren- 
tin s'est  formé  au  commencement  du  siècle  dans  les  madrigaux 
de  Vecchi  et  les  cahiers  d'esquisses  de  Gaccini ,  de  même  l'art 
vénitien  trouve  sa  véritable  forme  dans  les  travaux  delà  musique 
de  chambre  et  de  la  musique  d'église.  La  cantate  de  Carissimi , 
dont  nous  parlerons  tout  à  l'heure,  est  la  meilleure  école  d'opéra. 

La  musique  parle  au  peuple;  elle  puise  dans  ses  chansons,  ses 
lieder  et  ses  barcarolles,  les  rythmes  les  plus  expressifs,  peut-être 
les  mélodies.  On  y  sent  une  âme  jeune  et  violente,  avide  de 
plaisirs.  Gavalli,  le  premier  et  le  plus  puissant  des  Vénitiens, 
nous  donne  l'impression  d'un  génie  de  la  famille  de  Véronèse,  en 
qui  se  reflètent  le  tumulte  des  formes ,  des  images  et  des  désirs 
de  son  époque,  sans  une  intelligence  profonde,  sans  un  souffle 
personnel,  qui  les  altère  ou  les  transfigure,  mais  avec  une  fraî- 
cheur de  sensations,  et  une  joie  franche,  qui  les  colorent  d'un 
éclat  opulent  (1). 

Pier-Francesco  Galetti  Bruni,  dit  Francesco  Gavalli  (2) ,  vrai 
fondateur  de  l'Opéra  vénitien,  régna  sans  conteste  à  Venise  pen- 
dant plus  de  trente  ans  ,  et  représenta  l'art  italien  à  l'étranger,  à 


(1)  On  trouvera  d'excellentes  études  sur  les  maîtres  vénitiens,  et  en  parti- 
culier sur  Cavalli  et  Cesti,  dans  les  revues  allemandes  des  dernières  an- 
nées, surtout  dans  les  écrits  de  M.  Hugo  Goldschmith  et  de  M.  Hermann 
Kretzschmar.  J'en  ai  fait  mon  profit. 

(2)  Du  nom  de  son  protecteur  Federigo  Cavalli,  podestà  et  capitaine  de  la 
province  de  Crema  en  1614,  qui  le  ramena  à  Venise  en  mars  1616,  et  lui  fit 
donner  son  éducation  musicale.  (Il  portait  le  surnom  de  «  Il  Checco  de  Câ 
(casa)-Cavalli.  ») 

Francesco  Cavalli  naquit  en  1599,  à  Crema,  où  son  père  était  maître  de 
chapelle,  et  mourut  le  14  janvier  1676,  à  Venise.  Il  était  entré  dans  les  chan- 
teurs de  Saint-Marc  en  1617,  en  était  devenu  second  organiste  en  1640,  pre- 
mier organiste  le  11  janvier  1665,  et  maître  de  chapelle  le  20  novembre  16G8, 


LES    ESSAIS    D'OPÉRA   POPULAIRE   EN   ITALIE.  171 

la  cour  de  Louis  XIY.  De  tous  les  compositeurs  du  dix-septième 
siècle,  nul  ne  peut  être  plus  facilement  connu  aujourd'hui.  Sur 
les  trente-neuf  opéras  qu'il  écrivit  (1),  vingt-six  sont  conservés  à 


(1)  En  voici  la  liste  exacte.  Ceux  qui  sont  marqués  d'une  croix  (f)  sont 
conservés  à  la  bibliothèque  S.  Marco  de  Venise  (fonds  Contarini)  : 

1.  f  1639.  Le  Nozze  di  Teti  e  Peleo,  poème  Orat.  Persiani.  S.  Cassiano. 

2.  f  1640.  Gli  Amori  d'Apollo  e  di  Dafne,  Franc.  Busenello.  S.  Cassiano. 

3.  f  1641.  Didone,  Franc.  Busenello.  S.  Cassiano. 

4.  f  1642.  La  Virtù  de'  Strali  d'Amore,  Giov.  Faustini.  S.  Cassiano. 

5.  1642.  Narciso  ed  Eco  immortalati.  S.  Giov.  e  Paolo. 

6.  1642.  Amore  inamorato.  S.  Mosè. 

7.  f  1642.  Egisto.  Vienne.  —  S.  Cassiano,  1643. 

8.  f  1644.  Ormindo,  Giov.  Faustini.  S.  Cassiano. 

9.  1644.  Deïdamia,  Se.  Herrico.  Teat.  Novissimo. 

10.  f  1645.  Doriclea,  Giov.  Faustini.  S.  Cassiano. 

11.  1645.  Il  Titone,  Giov.  Faustini.  S.  Cassiano. 

12.  1645.  Romolo  e  Remo,  Giulio  Strozzi.  S.  Giov.  e  Paolo. 

13.  1646.  La  Prosperità  infelice  di  G.  Cesare  dittatore,  Fr.  Busenello. 

T.  Novissimo. 

14.  1648.  Torilda.  S.  Cassiano. 

15.  1649.  L'Euripo.  S.  Mosè. 

16.  f  1649.  Giasone,  Hiacinto  A.  Cicognini.  S.  Cassiano. 

17.  1650.  La  Bradamante.  S.  Giov.  e  Paolo. 

18.  f  1650.  L'Orimonte,  Nie.  Minato.  S.  Cassiano. 

19.  1651.  L'Armidoro.  S.  Cassiano. 

20.  1651.  Alessandro  vincitor  di  se  stesso.  S.  Giov.  e  Paolo. 

21.  f  1651.  L'Oristeo.  S.  Apollinare. 

22.  f  1651.  La  Rosinda.  S.  Apollinare. 

23.  f  1651.  La  Calisto,  Giov.  Faustini.  S.  Apollinare. 

24.  f  1652.  VEritrea,  Giov.  Faustini.  S.  Apollinare. 

25.  1652.  Veremonda  VAmazzone  di  Aragona.  S.  Giov.  e  Paolo.  (En  dé- 

cembre 1652,  à  Naples.) 

26.  f  1653.  Elena  rapita  da  Teseo,  Nie.  Minato.  S.  Giov.  e  Paolo. 

27.  f  1654.  Serse,  Nie.  Minato.  S.  Giov.  e  Paolo.  (En  1660,  à  Paris.) 

28.  f  1654.1665.  Ciro  (de  Giul.  Ces.  Sorrentino,  revu  et  augmenté).  S.  Giov. 

e  Paolo. 

29.  f  1655.  Statira ,  principessa  di  Persia,  Giov.  Busenello.  S.  Giov.  o 

Paolo. 

30.  f  1655.  Erismena.  S.  Apollinare. 

31.  f  1656.  Artemisia,  Nie.  Minato.  S.  Giov.  e  Paolo. 

32.  1658.  Antioco.  S.  Cassiano. 

33.  1660.  La  Pazzia  in  Trono,  ovvero  Caligola  délirante.  S.  Apollinare. 

34.  f  1662.  Ercole.  Paris. 

35.  f  1664.  Scipione  Affricano,  Nie.  Minato.  S.  Giov.  et  Paolo. 

36.  f  1665.  Muzio  Scevola,  Nie.  Minato.   S.  Salvatore. 

37.  f  1666;  Pompeo  Magno,  Nie.  Minato.  S.  Salvatore. 

38.  f  1669.'  Eliogabalo.  (Bilil.  S.  Marco.) 

39.  f  1670.  Erismena  (seconde  édition).  S.  Salvatore. 

f  Requiem  a  2  cori  (8  voix).  (Collect.  du  roi  de  Saxe.) 


172  LES    ORIGINES    DU    THÉÂTRE    LYRIQUE    MODERNE. 

Venise,  et  ils  ont  été  souvent  étudiés,  surtout  dans  ces  dernières 
années.  Le  trait  le  plus  caractéristique  de  sa  nature,  est  la  glo- 
rieuse fougue  qui  emporte  ses  musiques.  Sa  manière,  à  la  fois 
héroïque  et  sensuelle,  a  dans  les  bons  endroits,  un  peu  du 
Wagner  des  Niebelungen  ;  il  en  a  le  souffle  hardi ,  et  ces  phrases 
robustes  et  carrées,  fanfares  à  la  Siegfried.  En  revanche,  il  ne 
lui  ressemble  guère  par  son  étonnante  facilité,  sa  verve  pri- 
mesautière,  et  le  talent  de  produire  les  plus  puissants  effets  avec 
les  plus  simples  moyens.  En  ceci,  il  se  rapproche  de  Haendel. 
Son  écriture  est  rapide,  hasardée.  Presque  jamais  il  ne  réfléchit, 
ni  ne  calcule,  comme  Monteverde,  l'exacte  vérité  de  l'accent. 
Il  est  rempli  de  répétitions  et  de  négligences,  dont  quelques- 
unes  assez  extraordinaires;  (c'est  ainsi  qu'il  écrit  bravement  un 
«  duo  »  à  la  fin  de  sa  Calisto,  sans  s'apercevoir  que  le  poète 
a  préparé  un  trio  ;  puis  il  reconnaît  brusquement  son  erreur,  et 
recommence  son  travail.)  Il  est  aussi  indifférent  au  livret  qu'on 
lui  donne,  que  Véronèse  ou  Tintoret  le  sont  souvent  au  sujet  de 
leurs  tableaux.  Peintres  et  musiciens  ne  voient  dans  le  libretto 
qu'un  thème  offert  à  leur  fantaisie,  et  ils  ne  se  gênent  pas  au 
besoin,  pour  le  traiter  au  rebours  (1).  C'est  d'un  mauvais  exemple 
pour  l'art  dramatique.  Le  vif  génie  de  Gavalli  saisit  d'un  coup 
d'ceil  l'esprit  des  personnages,  mais  il  ne  peut  transmettre  sa 
clairvoyance,  et  seuls  ses  procédés  demeurent. 

Cavalli  a  d'instinct  le  don  de  la  vie;  plusieurs  de  ses  person- 
nages ,  ses  figures  de  femmes ,  ont  un  caractère  individuel  bien 
marqué.  Il  excelle  à  rendre  les  sentiments  passionnés,  et  nul 
artiste  du  dix-septième  siècle  n'a  plus  profondément  senti  le 
mystérieux  et  le  fantastique;  par  là  aussi,  il  toucha  le  peuple 
à  sa  corde  la  plus  sensible,  dans  ces  superstitions  et  ces  effrois 
magiques,  qui  sont  la  vraie  religion  de  l'Italie  (2).  La  nature  se 
mêle  intimement  à  l'action  ;  l'aurore  et  la  nuit  étendent  leurs 
ombres  mystérieuses,  ou  leurs  paisibles  reflets,  sur  les  héros  (3). 
La  mer  murmure  (4),  et  le  ruisseau  chante  (5).  L'orchestre,  en 

La  bibliothèque  S.  Marco  possède  aussi  un  Orione  et  une  Ipermestra, 
attribués  à  Cavalli.  Cette  dernière  fut  sans  doute  jouée  en  1658  au  théâtre 
de  la  Pergola,  à  Florence. 

(1)  Duo  de  Iarbas  et  Didon,  1641,  duo  d'Eliogabalo,  1669,  où  à  une  situa- 
tion tragique  il  applique  une  musique  gaie. 

(2)  L'ombre  d'Hécube  et  celle  de  Creuse,  dans  Didon,  1641;  Sinfonia  in- 
fernale, de  Tetis,  1639;  Incantation  infernale  de  Médée,  dans  Jason,  1649. 

(3)  Egisto,  1642. 

(4)  Didon,  sinfonia  navale,  1641. 

(5)  Ercole,  1662. 


LES    ESSAIS    D'OPÉRA    POPULAIRE    EN    ITALIE.  173 

de  larges  esquisses  symphoniques,  s'efforce  de  rendre  la  vie  des 
choses  ;  l'imitation  pittoresque  reprend  ses  droits.  «  Gomment 
«  les  vents  pourraient-ils  chanter  ?  »  demandait  Monteverde. 
Gavalli  peint  Borée  (1),  et  fait  passer  dans  son  chant  les  tour- 
billons de  la  tempête. 

L'aria  s'assouplit  sous  sa  main  et  prend  une  grande  liberté 
d'allure.  La  mélodie  est  courte  et  vive;  le  récitatif  se  mêle  au 
chant;  parfois  il  s'interrompt  pour  faire  place  à  deux  lignes  de 
mélodie,  puis  il  reprend.  Gavalli  manie  et  fond  toutes  les  formes 
d'airs  avec  une  habileté  consommée  (depuis  l'air  strophique  avec 
variations  à  la  mode  florentine,  jusqu'aux  arie  à  trois  parties,  et 
aux  soli ,  mêlés  d'adagio  et  d'allegro ,  dans  la  forme  des 
cantates  de  Garissimi).  Scheibe  dit,  en  1745,  que  personne  n'a 
encore  surpassé  ses  qualités  dramatiques. 

Gavalli  fonde  enfin  le  style  bouffe  à  Venise,  cherchant  le 
comique,  non  dans  la  finesse  railleuse  et  l'observation  ironique, 
mais  dans  l'exagération  burlesque  du  sentiment,  selon  les 
traditions  de  la  commedia  dell  'arte  (2). 

Quant  à  l'harmonie,  elle  est  en  général  assez  pauvre,  ou  plutôt 
elle  s'abandonne,  quand  la  force  des  situations  ne  réveille  pas  le 
génie  de  l'auteur.  On  y  sent  quelquefois  l'influence  de  Monte- 
verde (3).  Le  vieux  maître  a  surtout  laissé  sa  trace  dans  l'instru- 
mentation de  son  élève,  qui  est  plus  riche  et  plus  expressive  que 
celle  de  la  plupart  des  autres  Vénitiens. 


¥■   ¥■ 

Le  grand  art  vénitien  s'éteignit  presque  en  même  temps  que 
Gavalli  (4),  et  malgré  la  suite  ininterrompue  de  talents  gracieux 

(1)  Eritrea,  1652. 

(2)  Doriclea,  1645,  le  Miles  gloriosus;  —  Calisto,  1651,  Jupiter,  qui  est 
une  basse,  déguise  sa  voix  en  soprano,  pour  ne  pas  être  reconnu  ;  —  Ercole, 
1662;  —  Scipione,  1664;  —  Ciro,  1665,  le  bègue. 

(3)  On  la  sent  aussi  parfois  dans  la  construction  de  la  mélodie.  C'est  ainsi 
que  le  souvenir  du  fameux  lamento  (d'Ariane)  est  évoqué  tour  à  tour  dans 
Didon  (1641),  Jason  (1649)...,  etc. 

(4)  L'ouvrage  le  plus  connu  de  Gavalli  est  le  Jason  de  1649.  C'est  là  que 
se  trouve  lo  famoux  air  de  Médée,  d'une  passion  sauvage,  si  souvent  re- 
produit (Gevaert,  Gloires  de  l'Italie),  et  un  air  de  Jason,  où  se  hourtent 
avec  un  grand  art  des  sentiments  contraires.  —  Lo  meilleur  est  peut-être 
VErcule,  joué  à  Paris  en  1662.  Il  eut  peu  de  succès,  bien  que  Cavalli  oût 
tenté  de  l'accommoder  au  goût  français,  par  le  luxe  des  chœurs,  des  cor- 
tèges et  des  symphonies.  M.  Krotzchrnar  distingue  ses  œuvros  en  opéras 


174  LES    ORIGINES    DU   THÉÂTRE    LYRIQUE    MODERNE. 

et  frais,  qui  va  de  Montevorde  à  Caldara,  Lotti  et  Marcello 
(1680-1739),  par  Legrenzi  (1625-1690),  Sacrati,  Ziani,  Pallava- 
cino,  Dom.  Freschi  et  Gabrielli,  la  musique  s'éloigne  de  jour  en 
jour  du  peuple. 

Dès  le  temps  de  Cavalli,  son  rival  Marc- Antonio  Gesti  (1),  le 
seul  qui  puisse  être  rapproché  de  lui  sans  trop  de  désavantage, 
est  un  artiste  de  la  race  des  Florentins,  un  de  ces  musiciens 
délicats  et  brillants,  qui  font  partie  du  luxe  des  aristocraties.  Au 
reste,  ce  Vénitien  n'est  pas  de  Venise,  mais  de  Florence  ou 
d'Arezzo,  et  les  plus  célèbres  de  ses  œuvres  sont  écrites  en 
Autriche  pour  le  théâtre  de  cour  (2). 

Gesti  est  surtout  rare  et  précieux  dans  l'expression  des  senti- 
ments tendres  et  des  subtilités  du  cœur.  Sa  musique  est  d'un 
charme  amoureux,  un  peu  alangui,  rêveuse  et  mélancolique.  Ses 
harmonies  sont  délicates,  fines  et  souvent  inattendues  (3).  Il  a  je 
ne  sais  quelle  grâce  élégiaque,  et  une  noble  morbidezza.  C'est 
bien  le  poète  d'une  élite  raffinée.  Il  n'est  pourtant  pas  sans 
force  (4),  et  il  continue  Cavalli  sur  deux  points,  la  recherche  du 

avec  chœurs  et  opéras  pour  solos.  Les  premiers  comprennent  la  période  de 
1639  à  1642,  plus  la  Doriclea  de  1645  et  la  période  française  (1662-65). 

(1)  L'abbé  Cesti,  né  vers  1620,  mort  vers  1669  à  Venise,  maître  do  cha- 
pelle à  Florence  en  1646,  ténor  des  chanteurs  d'Alexandre  VII  le  1er  jan- 
vier 1660,  maître  de  l'empereur  Léopold  Ier.  Sa  vie  est  assez  mal  connue. 

(2)  Voici  la  liste  de  ses  œuvres  connues  : 
1649.  Orontea,  Hiac.  Cicognini.  SS.  Apostoli. 

1651.  Cesare  amante,  Rivarotta.  SS.  Giov.  et  Paolo. 

De  1654  à  1663  il  y  a  un  vide  dans  la  biographie  de  Cesti. 

f  1662.  Serenata  pour  l'anniversaire  du  grand-duc  Cosme  (Bibl.  de 
Vienne). 

f  1662.  La  magnanimita  d'Alessandro,  Innsbruck  (Bibl.  de  Vienne  et  de 
Munich). 

f  1665.  Il  principe  generoso,  Innsbruck  (Bibl.  de  Munich). 

t  1666.  Tito,  S.  Giov.  et  Paolo  (S.  Marco  de  Venise). 

f  1666.  Neltuno  et  Flora  festeggianti,  pour  l'anniversaire  de  l'impératrice 
(Bibl.  de  Vienne). 

f  1666.  Il  porno  d'oro  (Bibl.  de  Vienne). 

f  1667.  La  Dori ,  Apolloni  youée  dès  1661  à  Florence),  S.  Giov.  et  Paolo 
(Bibl.  S.  Marco;  British  Muséum)). 

f  1667.  Semiramide.  Vienne. 

f  1667.  Le  Disgrazie  d'amore.  Vienne  (l'empereur  Léopold  en  compose  la 
Licenza)  (Bibl.  de  Munich). 

f  1669.  L'Argia,  Apolloni.  S.  Salvatore  (Bibl.  S.  Marco). 

f  1674.  La  Schiava  fortunata,  Moniglia.  S.  Mosè  (continué  par  M.  A. 
Ziani,  après  la  mort  de  Cesti. 

(3)  Il  fait  grand  usage  des  tierces  diminuées. 

(4)  Voir  le  Porno  d'oro. 


LES    ESSAIS    D'OPÉRA    POPULAIRE    EN    ITALIE.  175 

pittoresque  (1),  et  le  développement  du  style  comique  (2).  Il  a  de 
la  verve,  de  l'humour,  et  un  fin  sentiment  de  la  nature.  Il 
l'exprime  de  plus  en  une  langue  plus  habile  et  plus  nuancée. 
L'aria  prend  avec  lui  sa  forme  définitive,  pour  la  joie  des 
musiciens  et  le  malheur  des  poètes;  car  le  «  da  capo  arie  »  aux 
trois  parties  régulières,  va  maintenant  imposer  ses  lois,  ses 
variations  prévues  et  ses  contrastes  calculés,  à  la  pensée  drama- 
tique. Les  situations  seront  jetées  uniformément  dans  le  même 
moule,  et  l'opéra  va  perdre  le  charme  de  sa  liberté,  la  spontanéité 
de  son  expression  dramatique.  Gesti  a  du  moins  sur  son  école  la 
supériorité  des  artistes  qui  viennent  les  premiers,  et  chez  qui  les 
formes  ne  sont  pas  encore  usées.  De  plus,  son  orchestration  est 
soignée  et  donne  tort  aux  théories  des  critiques  qui  représentent 
cet  art  comme  tout  à  fait  en  décadence  à  la  fin  du  dix-septième 
siècle  italien  (3). 

Avec  Gesti,  l'opéra  vénitien  s'est  détaché  du  peuple  (4).  K  se 
détache  même  de  l'Italie;  il  devient  cosmopolite;  il  ne  gardera 
plus  longtemps  ses  caractères  nationaux.  Art  aristocratique,  il 
suivies  changements  delà  mode  aristocratique,  et  quand  vient 
Scarlatti,  il  se  range  à  sa  suite.  Après  une  seconde  et  courte 
période  de  musiciens  qui  continuent,  en  les  affaiblissant,  les 
traditions  de  Cavalli  et  de  Gesti,  l'opéra  de  Venise,  conduit  par 
ses  chefs,  Dom.  Gabrielli,  Grossi  et  Freschi,  se  soumettra  à  la 
suprématie  napolitaine  (1680-1700). 


Le  Théâtre  Napolitain  (5)  avait  été  le  dernier  à  s'ouvrir  à  la 

(1)  Nettuno  e  Flora,  1666  :  La  mer.  Musique  descriptive. 

(2)  Alessandro,  1662  :  Le  Miles  gloriosus.  Le  Gobbo.  —  Disgrazie  d'Amore, 
1667  :  Dispute  de  Vénus  et  Vulcain,  etc. 

(3)  Serenata  de  1662  :  6  violons,  4  altos  violes,  4  ténors  violes,  4  basses 
violes,  1  contrebasse,  1  épinette,  1  grande  épinette,  théorbe,  1  archiluth.  — 
Porno  d'oro,  1666  :  Scène  de  Junon.  2  cornetti,  3  trompettes,  fagotti  et  re- 
gale. Les  trompettes  concertent  avec  le  chant,  à  la  manière  de  Haendel. 

(4)  Les  plus  célèbres  des  opéras  de  Cesti  sont  la  Dori  de  1667  (1663,  Flo- 
rence), dont  le  caractère  aristocratique  est  encore  souligné  par  les  éloges 
adressés  dans  le  prologue  à  la  vie  de  cour  (style  de  Carissimi),  —  et  II  Porno 
d'Oro,  joué  avec  une  pompe  extraordinaire  à  la  cour  de  Vienne  en  1666.  On 
y  remarque  la  première  ouverture-programme  qui  soit  connue  (elle  expose 
un  des  motifs  do  la  partition).  Les  chœurs  sont  remarquablement  expres- 
sifs; ils  ont  un  caractère  plus  grandiose  que  d'ordinaire  chez  Cesti,  et  les 
8oli  sont  pénétrants. 

(5)  On  peut  consulter,  sur  la  musique  à  Naples,  Florirao,  Scuola  musicale 


176  LES    ORIGINES    DU    THÉÂTRE    LYRIQUE    MODERNE. 

musique  ;  de  tous ,  il  devait  fournir  la  carrière  la  plus  éclatante 
et  finir  par  absorber  en  lui ,  jusqu'à  le  personnifier,  l'art  lyrique 
italien. 

Naples  avait  brillé  au  premier  rang  de  la  musique  madriga- 
lesque  à  la  fin  du  seizième  siècle  (1).  Mais  à  cette  époque  de 
production  succéda  une  période  stérile  où  l'on  ne  trouve  guère  à 
noter  que  des  virtuoses  (2).  On  peut  même  s'étonner  qu'elle  ait 
été  si  peu  curieuse  de  goûter  la  nouveauté  des  spectacles  musi- 
caux (3).  Ce  sont  ses  maîtres  espagnols  qui  les  y  introduisirent, 
sous  une  forme  bien  barbare  encore.  Telle,  la  fête  du  17  oc- 
tobre 1630  (4),  au  palais  royal,  spectacle  monstrueux,  mêlé  de 
chœurs,  de  ballets  et  de  canzoni,  où  l'on  voit  danser  trois  nains, 
quarante-huit  cavaliers,  six  cygnes,  un  cheval  qui  vole,  et  qui 
fait  naître  un  fleuve  d'un  coup  de  son  sabot;  le  Parnasse,  Apollon 
et  les  Muses  ;  les  Gyclopes  dans  leurs  grottes  ;  les  Champs-Ely- 
sées ,  tout  le  matériel  défraîchi  d'une  imagination  paresseuse 
et  puérile.  La  poésie  était  du  cavalier  Giambattista  Basile  (5), 


di  Napoli,  e  i  suoi  conservatorii,  4  vol.  in-4°,  1881-3.  —  Benedetto  Croce, 
I  teatri  di  Napoli,  sec.  XV-XVIII,  Naples,  1891.  —  Michèle  Scherillo,  Storia 
letteraria  dell'  opéra  buffa  napoletana,  dalle  origini  al  principio  del  se- 
colo  XIX.  Naples,  1883. 

(1)  Le  prince  de  Venosa  (voir  page  32),  Dentice,  Caracciolo,  Nenna...,  etc. 

(2)  Adriana  Basile,  mère  de  Leonora  Baroni.  Camilla  Guindaccia...,  etc. 

(3)  Le  madrigal  dramatique  de  Vecchi  et  la  bouffonnerie  insensée  de 
Banchieri  triomphent  encore  à  Naples,  vers  1645,  quand  tout  le  reste  de 
l'Italie  est  conquis  par  la  monodie  et  le  style  récitatif.  Voir  Pier  Antonio 
Giramo,  Il  Pazzo ,  con  la  Pazza ,  ristampata,  et  uno  Hospedale  per  gl'  in- 
fermi  d'  amore.  Dédié  ail'  Altezza  Serenissima  D.  Anna  de  Medici,  princi- 
pessa  di  Toscana.  —  Naples,  vers  1645,  à  1,  2,  3,  4  et  5  voix,  70  pages. 

Dédie.  :  «  A  chi  meglio  potea  dedicare  questo  Hospedale,  che  à  V.  A.  S. 
i  cui  sguardi  honesti ,  e  santi  di  quegli  occhi  Medici  potenti  possono  gua- 
rire  tutte  queste  infirmita...  » 

Arrivent  tour  à  tour  dans  YHôpital  d'amour,  l'Amante  ferito,  pazzo,  cieco, 
vecchio,  povero,  ardito,  geloso...  ,  etc.  (ainsi  que  dans  les  Veglie  di  Siena, 
les  Humori  variï).  Unique  exemplaire  à  la  Biblioth.  nat.  de  Florence. 

Il  faut  pourtant  rappeler  que  Luigi  Rossi,  le  célèbre  Luigi,  si  connu  en 
France,  où  il  introduisit  l'opéra,  était  de  Naples.  Mais  il  n'y  resta  point; 
dès  1620  il  est  à  Rome,  et  vers  1640  à  Paris  (voir  plus  loin). 

(4)  Pour  la  reine  Marie  d'Autriche,  sœur  de  Philippe  IV,  mariée  à  l'archi- 
duc Ferdinand,  qui  reste  à  Naples  jusqu'en  décembre  1630.  —  D'autres  fêtes 
à  peu  près  analogues  avaient  eu  lieu  au  carnaval  1618  et  en  1629. 

(5)  Basile,  Monte  Parnaso,  mascherata,  1630.  Naples.  —  Il  faut  noter  parmi 
les  Egloghe  de  Basile,  publiées  à  Mantoue  en  1613,  une  très  courte  Venere 
addolorata,  favola  tragica ,  da  rappresentarsi  in  musica,  datée  de  Naples, 
5  sept.  1612.  —  Basile  était  d'une  famille  très  musicienne  et  avait  passé 
plusieurs  années  à  Mantoue,  au  temps  de  Monteverde. 


LES    ESSAIS    D  OPÉRA    POPULAIRE    EN    ITALIE.  177 

comte  de  Torono;  la  musique  (perdue),  de  Iacinto  Lombardo. 

A  la  suite  de  cet  essai  se  succédèrent  de  loin  en  loin  des 
ébauches  de  représentations  musicales  au  palais  du  vice-roi, 
telles  que  II  Giudizio  di  P aride  ,  de  1645,  poésie  d'Antonio 
Basso  (1),  drame  très  court,  où  paraissaient  seulement  Mercure, 
Paris  et  les  trois  déesses. 

Mais  c'est  seulement  en  1651  ou  1652,  que  le  comte  d'Ognatte, 
vice-roi  de  Naples,  «  y  introduisit  l'usage  des  comédies  en  mu- 
sique (2).  »  D'autres  grands  seigneurs,  comme  le  duc  de  Madda- 
loni ,  soutinrent  ses  efforts  ;  et  du  jour  au  lendemain ,  l'opéra , 
inconnu  la  veille  encore  à  Naples,  y  devint  la  passion  des  habi- 
tants (3).  Salvator  Rosa ,  musicien  lui-même,  flagelle  assez 
durement  dans  ses  Satires ,  cette  passion  pour  la  musique  (Sa- 
tira  la  Musica).  Les  termes  en  sont  trop  crus  pour  que  je  puisse 
les  citer  ici.  —  On  fit  venir  de  l'étranger  les  chanteurs  (4)  et  les 
œuvres.  Les  mélodrames  de  Venise  apportèrent  dans  ce  pays,  tout 
neuf  encore  aux  impressions  de  l'opéra,  leur  brillante  décadence. 
Le  premier  choix  fut  cependant  heureux,  s'il  est  vrai  que  les 
représentations  débutèrent  à  Naples  par  YIncoronazione  di  Poppea 
de  Monteverde,  en  1651  (5).  Mais  bientôt  elles  ne  sont  plus  que  le 
prétexte  à  des  mises  en  scène  effrénées,  «  grandiose  apparenze  di 
Gittà,  palazzi,  meschite  (mosquées),  giardini ,  battaglie,  balli 

(1)  Antonio  Basso  mourut  tragiquement  en  janvier  1648,  par  ordre  du  duc 
de  Guise,  contre  qui  il  avait  conspiré.  Ses  poésies  furent  publiées  à  Naples 
en  1645. 

(2)  «  Il  duca  d'Ognatte,  vicerè  di  Napoli,  rinnovô  1'  uso  antico  de'  passa- 
tempi  délie  maschere  nel  Carnevale,  ed  introdusse  1'  uso  délie  commedie  in 
musica  nella  città  (Dom.  Ant.  Parrino ,  Teatro  eroico  e  politico  de'  vicerè 
del  regno  di  Napoli.  Naples,  1770,  II,  460). 

(3)  Il  pénétra  même  presque  aussitôt  en  province.  A  Cosenza,  en  Calabre, 
on  donne  en  1654  un  Orfeo  de  Carlo  d'Aquino,  à  7  voix  et  chœurs. 

(4)  La  première  compagnie  de  chanteurs  venue  à  Naples,  s'intitule  :  I  Febi 
Armonici.  Les  représentations  étaient  données  dans  le  palais  du  comte 
d'Ognatte,  salle  du  Jeu  de  Paume. 

(5)  1651.  Il  Nerone,  overo  Vincoronalione  di  Poppea,  drama  musicale  ded. 
ail'  illustriss.  et  eccell.  sign.  D.  Inigo  de  Guevara  et  Tassis,  conte  d'Onate. 
Naples,  R.  Molli,  poés.  Gio.  Franc.  Busenello  (avait  été  joué  en  1642  et  1646 
à  Venise). 

Viennent  ensuite  : 

21  déc.  1052.  Veremonda  l'Amazzone  d'Aragona,  de  Cavalli,  à  l'occasion 
de  la  prise  de  Barcelone. 

1653.  Giasone,  de  Cavalli  (donné  en  1649,  à  Venise). 

1053.  Le  Magie  amorose,  di  G.  Cesare  Sorrentino,  arricchito  di  prospet- 
tive,  macchine  e  balli  da  G.  Batt.  Balbi  (déd.  au  comte  d'Onatte). 

1654.  Orontea  regina  d'Egitlo,  de  Cesti  (donné  à  Venise  en  1649). 

12 


178  LES    ORIGINES    DU   THÉÂTRE   LYRIQUE    MODERNE. 

alla  spagnuola  formati  da  otto  persone  scese  per  aria  nel  palco 
sopra  otto  basilischi  e  draghi  (1),  »  «  voli  non  soli  d'uomini ,  ma 
di  cavalli  vivi  »  ,  etc. 

La  séduction  et  la  facilité  pleines  de  mauvais  goût  et  d'éclat 
des  Vénitiens,  absorbe  la  faveur  des  grands  et  corrompt  le  goût 
de  Naples.  Ses  premiers  compositeurs  connus  se  mettent  sous  le 
patronage  de  Venise.  Girilli  (2)  enrichit  de  nouvelle  musique 
YOrontea  de  Gesti,  en  1654.  Tout  entière  à  la  séduction  étran- 
gère ,  Naples  ne  pense  pas  qu'elle  a  chez  elle  de  quoi  rivaliser 
avec  les  plus  grands ,  et  ne  se  doutera  de  sa  force  que  lorsque 
Scarlatti  l'aura  mêlée  à  la  faiblesse  raffinée  de  l'époque. 

La  date  habituellement  donnée  pour  le  premier  livret  d'origine 
napolitaine,  est  celle  de  YAlessandro  Bala,  poésie  de  Perrucci 
(1678),  dont  j'ai  découvert  la  partition  au  Mont-Cassin.  Mais  il 
faut  reporter  cette  date  à  la  Slellidaura  du  môme  Perrucci , 
musique  de  Provenzale  (1670),  que  j'ai  retrouvée  à  la  Biblio- 
thèque Sainte-Cécile,  de  Rome.  Et  dès  1658,  Provenzale  débu- 
tait avec  son  Teseo.  Nous  reparlerons  un  peu  plus  loin  des 
œuvres,  et  du  musicien,  l'un  des  plus  grands  de  l'Italie  du 
dix-septième  siècle. 

Andréa  Perrucci  (3),  le  premier  librettiste  napolitain,  est  dans 
l'histoire  littéraire  de  Naples  une  sorte  de  créateur.  Ses  livrets 
ampoulés  et  étranges  réveillent  la  vie  nationale.  A  peine  a-t-il 
commencé  d'écrire  ses  pauvres  mélodrames,  que  les  artistes  pa- 
raissent autour  de  lui,  et  que  la  musique  dramatique  naît  à  Naples. 
A  côté  de  Perrucci,  Francesco-Maria  Paglia  et  Silvio  Stampi- 


(1)  Cronista  Innocenzo  Fuidoro  :  Successi  storici  raccolti  dal  Governo  del 
Conte  d'Ognatte  (avril  1648  —  20  novembre  1653). 

(2)  Girilli,  Il  ratto  d'Elena ,  1655  (livret  Paolella).  Alfiero  di  Napoli,  La 
Fedeltà  trionfante,  1655  (poés.  Sorrentino),  etc.  —  Dès  que  la  comédie  mu- 
sicale paraît  à  Naples ,  le  clergé  l'adopte  pour  son  compte ,  selon  son  ha- 
bitude. 

1656.  Il  fido  campione  overo  il  B.  Gaetano,  de  Giov.  Francesco  del  Gesù, 
napoletano,  detto  Apa,  prêtre  de  chierici  regolari. 

(3)  Andréa  Perrucci,  né  à  Palerme  le  1"  juin  1651,  mort  le  6  mai  1704, 
docteur  es  lois  canoniques  et  civiles,  secrétaire  de  l'Académie  des  Rozzi  de 
Naples,  de  l'Académie  des  Raccesi  de  Palerme;  membre  de  l'Académie  des 
Pellegrini  de  Rome  ;  censore  pronotariale  des  Spensierati  di  Rossani.  Elu 
poète  du  théâtre  des  Armonici  di  S.  Bartolomeo  à  Naples.  Il  écrivit  un 
poème  épique  napolitain,  VAgnano  Zeffonnato,  1678;  des  mélodrames,  ora- 
torios, récitatifs  et  canzonettes.  —  Scherillo  fait  l'analyse  de  son  Epami- 
nonda  de  1684,  musique  de  Severo  da  Luca  (Voir  Giacinto  Gimma  :  Elogi 
accademici,  1703.  —  Mongitore  :  Biblioteca  sicula,  Palerme ,  1707). 


LES   ESSAIS   D'OPÉRA    POPULAIRE    EN   ITALIE.  179 

glia  de  Givita-Lavinia  (1),  remplissent  le  théâtre  lyrique  napo- 
litain de  leurs  œuvres  bizarres,  où  l'emphase  s'allie  au  naturel, 
et  les  inventions  les  plus  extravagantes  aux  observations  vraies. 
Plus  encore  qu'à  Venise,  la  comédie  pénètre  dans  l'opéra  sé- 
rieux. Autour  des  grands  personnages  se  groupent  les  domes- 
tiques de  cour.  Les  confidents  muets  ouvrent  enfin  la  bouche  ; 
les  portes  de  service  laissent  passer  les  valets  ;  ils  entrent  sur 
la  scène,  ils  n'en  sortiront  plus  ;  ils  s'y  trouveront  si  bien  qu'ils 
mettront  les  maîtres  dehors.  Dans  les  premiers  temps,  le  Page  et 
la  Nourrice  se  contentent  de  paraître  quand  on  est  rassasié  d'hé- 
roïsme, (ce  qui  ne  peut  manquer;  car  l'héroïsme  prend  à  Naples 
des  allures  forcenées,  dont  l'esprit  ne  saurait  s'accommoder  long- 
temps). La  Nourrice  se  lamente  de  son  âge,  qui  n'a  pas  éteint 
les  ardeurs  d'un  cœur  trop  généreux.  Le  Page  rebute  ses  décla- 
rations, avec  un  esprit  souvent  brutal.  Quelquefois  elle  s'en 
venge  par  la  magie  (2),  (nous  sommes  au  pays  du  mauvais  œil 
et  des  petites  cornes  de  corail).  Mais  le  plus  souvent  elle  se  con- 
sole par  les  bonnes  fortunes  des  autres  ;  car  elle  est  d'âme  sen- 
sible ;  haud  ignara  mail...,  elle  s'emploie  à  le  combattre  chez  les 
autres,  en  l'assistant;  elle  est  entremetteuse.  C'est  aussi  un  des 
métiers  du  Page ,  à  ses  moments  perdus  ;  il  l'accomplit  avec  le 
cynisme  d'un  Pandarus  (3),  et  son  ironie  ne  désarme  jamais.  Il 
est  rare  qu'il  épargne  les  jeunes  dames  du  public  (4).  Quelquefois 


(1)  Né  en  1650.  Un  des  quatorze  fondateurs  de  l'Arcadie.  Historiographe 
et  poète  de  l'empereur  Léopold  (sous  le  pseudonyme  :  Palemone  Licurio). 
Voir  Crescimbeni  :  L'Arcadia,  1708.  —  Scherillo  examine  longuement  sa 
Cadula.  dei  Decemviri,  1697,  musique  de  Scarlatti. 

(2j  Zaleuco,  1688.  Comodo  Antonino,  1696. 

(3)  Silandra,  mariée,  aime  Ermegisto ,  fils  de  Zaleucus,  et  s'en  désespère. 

Le  Page.    Volersi  disperare  è  uno  sproposito  ; 
Se  voi  siete  casata 
Ne  lo  sposo  è  a  proposito, 
Acciô  che  consolata 
Siate,  lasciate  fare  a  me  l'offitio  : 
Non  mancano  manière  a  chi  ha  giuditio. 
E  fatta  la  legge 
Per  chi  non  sa  far  ; 
Chi  bene  si  regge 
E  lieta  in  amar. 

11  introduit  Ermegisto  dans  l'alcôve,  et  s'en  va  : 
Horsù  vi  lascio  acciô  nessun  v'annoi  ; 
Se  non  sapete  far,  peggiô  per  voi. 

(Zaleuco,  II,  1.) 

(4)  Stampiglia,  dans  la  Parlenope  (1699),  lui  prête  d'assez  jolis  vors, 
amoureux  et  satiriques. 


180  LR8    ORIGINES    DU    THÉÂTRE     LYRIQUE    MODERNE. 

il  se  divertit  même  à  des  farces  aristo-phanesqu.es.  Il  se  déguise 
en  jeune  fille  pour  exciter  les  sens  d'un  vieil  amoureux  (1).  Ces 
rôles  sont  surtout  curieux  par  la  satire  effrénée  de  tout  ce  qui 
est  respectable  ou  respecté.  Page  et  Nourrice  ne  cessent  de 
railler  amèrement  l'amour,  la  noblesse,  la  cour  et  les  courtisans, 

—  au  Palais  Royal  môme  (2).  Parfois  la  critique  littéraire  s'ajoute 
à  la  satire  sociale,  et  le  Page  de  la  Parlenope  de  Stampiglia,  fait 
le  procès  du  mélodrame,  dont  il  qualifie  la  manière,  àHdropico 
stile  altisonoro  (3). 

Ainsi  l'esprit  populaire  se  faisait  jour  dans  la  comédie  musi- 
cale de  Florence,  Venise  et  Naples  (4). 

Etait-il  tout  entier  là,  dans  cette  raillerie  libertine  et  sceptique  ? 

—  Certes  le  sens  du  burlesque  et  la  joyeuse  moquerie  des  ridicules 
a  toujours  été  un  des  traits  du  génie  italien.  On  le  retrouve  jus- 
qu'en ses  plus  parfaits  artistes,  Léonard  et  Raphaël.  Mais  enfin 
ce  n'en  était  qu'un  trait,  et  il  n'aurait  pas  suffi  à  faire  les  Joconde 


(1)  Io  so  che  non  son  cosa 
Ne  vaga  ne  vezzosa  ; 

Perô  son  fanciulletta  e  tenerella, 
Non  ho  gran  polpa  addosso, 
Non  son  nemmen  tutt'osso, 
Ma  son  cosi  cosi  rosecarella. 

{Eraclea,  II,  11.) 

(2)  FAice,  1680.  —  Cet  esprit  bourgeois  et  frondeur  se  répand  dans  toute 
l'Italie.  Le  vieux  fonds  provincial  se  réveille.  Bontempi,  de  Pérouse,  pré- 
sente, dans  son  Paride  de  1662  (voir  chapitre  suivant),  un  précepteur  qui 
reproche  à  deux  jeunes  nobles  leur  ignorance;  ils  le  prennent  de  très 
haut  : 

Hirseno  :  Je  t'abandonne  toute  science,  tout  art  :  tu  peux  prendre  ma 
part.  Etudier!  à  quoi  me  servirait-il,  à  moi  qui  suis  noble?  Toi  qui  es  un 
manant  (ignobile),  c'est  ton  devoir  d'étudier;  étudie  donc,  maestro;  bonsoir. 

Medoro  (le  précepteur,  resté  seul)  :  «  Etudier,  à  quoi  bon,  moi  qui  suis 
noble!  »  —  Oh!  la  généreuse  pensée!  O  Ciel!  ô  Dieu!  Donc,  parmi  nous, 
celui  qui  aura  reçu  du  ciel  l'héritage  de  la  noblesse  devra  mépriser  celui 
qui  possède  la  vertu!...  etc.  Non,  il  n'est  pas  noble,  qui  méprise  la 
vertu...,  etc.  (Acte  V,  scène  4  et  5.) 

(3)  Partenope,  I,  11. 

(4)  A  Rome  même,  la  bouffonnerie  s'était  fait  une  place  dans  l'opéra. 
Pippo  Acciajuoli  faisait  représenter  ses  mélodrames  un  peu  gras  («  gras- 
setti  »);  sans  parler  de  son  Givello ,  drama  musicale  burlesco ,  musique  de 
Melani  et  Stradella,  joué  en  1670  à  Florence,  en  1672  à  Sienne,  en  1675  à 
Modène,  en  1676  à  Reggio,  en  1682  à  Venise.  —  Fêtes  gastronomico-comico- 
musicales  du  card.  Chigi  en  1668  (voir  Adcmollo). 


LES    ESSAIS    D'OPÉRA    POPULAIRE    EN    ITALIE.  181 

et  les  Golleone,  les  grandes  œuvres  et  les  grandes  actions.  Qu'est 
devenu  l'héroïsme  et  l'idéal  de  la  glorieuse  époque?  Quelle  trace 
eu  reste-t-il  dans  l'art  dramatique  et  musical  du  dix-septième 
siècle?  Je  vois  bien  l'homme  du  peuple;  mais  où  est  le  peuple? 
Chacun  trouve  son  plaisir  aux  intrigues  bouffonnes,  et  rit  de  son 
voisin  qu'il  croit  y  reconnaître.  Mais  qu'y  a-t-il  là  pour  unir  ces 
bourgeois  et  ces  artisans  égoïstes,  intelligents  et  grossiers,  dans 
une  même  pensée,  où  passe  l'âme  de  tous? 

C'est  à  peine  si  nous  en  trouvons  quelque  effort  instinctif  dans 
l'oratorio  romain,  où  les  âmes  s'associent  en  des  espoirs  et  des 
soucis  semblables  ;  dans  l'opéra  historique  de  Venise,  qui  évoque 
avec  un  reste  d'enthousiasme  pompeux,  les  grandeurs  passées  de 
de  la  patrie  ;  enfin  dans  quelques  tentatives  des  provinces,  où  les 
cœurs  restés  plus  longtemps  à  l'abri  du  scepticisme,  ne  peuvent 
séparer  les  spectacles  artistiques,  de  leur  vie  nationale.  C'est  ainsi 
qu'à  Lucques,  les  Tasche  ou  Comices  (1),  réunis  tous  les  trois 
ans  pour  élire  les  magistrats,  s'entourent  de  musique  et  de  re- 
présentations solennelles,  qui  rehaussent  la  majesté  de  la  céré- 
monie, et  impriment  dans  le  peuple  un  sentiment  presque  reli- 
gieux de  l'Etat  souverain. 


(1)  La  première  Tasca  connue  est  de  mars  1431.  On  n'a  une  mention  cer- 
taine de  musique  vocale  et  instrumentale  exécutée  à  ces  fêtes,  qu'à  partir 
de  l'année  1636;  on  y  chanta  du  Valerio  Guami.  Les  fêtes  duraient  trois 
jours  de  suite,  en  décembre.  Dans  les  palais  somptueusement  ornés  de 
tableaux,  de  statues,  d'orfèvreries,  on  donnait  avant  l'élection,  des  con- 
certs et  des  spectacles  composés  tout  exprès  par  les  premiers  musiciens  de 
la  ville.  Les  sujets  étaient  tantôt  mythologiques,  tantôt  patriotiques.  Je 
noterai  parmi  ces  derniers  :  Il  vessillo  délia  liberta,  1666;  VAmor  délia 
Palria,  1675;  La  liberta  gelosa  di  se  stessa ,  1684;  et  un  grand  nombre  de 
sujets  romains  :  Fabio  vincilor  di  se  stesso  ;  Decio  sacrificato  alla  patria; 
Marc  Antonio;  Tiberio ;  Bruto  e  Cassio  ;  Manlio  Torquato,  etc.,  où  le  spec- 
tacle des  héros  et  des  tyrans  était  tour  à  tour  offert  au  peuple  dans  l'éter- 
nelle grandeur  de  la  Rome  passée. 

En  1687,  on  prit  l'habitude  de  faire  chanter,  pendant  les  trois  journées, 
un  seul  sujet  en  trois  parties,  un  vrai  drame,  ordinairement  historique,  une 
Trilogie.  Le  gonfalonier  et  les  anciens  présidaient  au  spectacle,  et  un  des 
jeunes  avocats  ouvrait  les  fêtes  par  un  discours  politique  d'à-propos. 

Il  faut  noter  aussi,  dans  cette  ville  si  longtemps  marquée  de  l'esprit  an- 
cien, le  triomphe  de  l'oratorio.  La  Congrégation  des  Anges  gardiens,  de 
Bonaventura  Guasparini,  donne  tous  les  carnavals,  depuis  1638,  des  repré- 
sentations au  peuple.  Elles  ne  cessèrent  jamais.  A  la  fin  du  siècle,  en  vingt 
et  une  années,  la  moyenne  est  de  sept  oratorios  par  an,  embrassant  tous 
les  sujets,  même  modernes. 

On  peut  consulter  sur  Lucques  l'excellent  livre  de  l'abbé  Nerici  Luigi  : 
Btoria  délia  Musica  in  Lucca.  Lucques,  1880,  460  pages. 


182  LES   ORIGINES   DU   THÉÂTRE   LYRIQUE   MODERNE. 

Mais  c'est  surtout  chez  quelques  hommes  que  se  réfugie  le 
génie  de  la  race  ;  et  nous  nommerons  en  première  ligne  Caris- 
simi  et  Provenzale. 


* 


Toute  la  grandeur  de  l'esprit  romain  s'étale  triomphalement 
dans  Carissimi  :  son  calme  impérial,  sa  paix  souveraine,  son  es- 
prit tout-puissant  d'ordre  et  de  clarté,  la  simplicité  des  moyens 
et  la  vigueur  de  la  raison.  La  cantate  et  l'oratorio  se  transfor- 
ment dans  ses  mains.  Bach  n'y  saurait  plus  rien  changer;  il  y 
versera  seulement  le  charme  de  ses  méditations, •  et  s'il  est  plus 
touchant  par  sa  naïveté  sublime,  dans  ses  meilleurs  instants  il  ne 
sera  pas  plus  grand.  Carissimi  a,  comme  Palestrina,  comme  Ra- 
phaël, comme  les  génies  romains,  le  don  magnifique  de  l'imper- 
sonnalité,  ce  don,  que  Goethe,  —  de  tous  les  modernes  le  plus 
près  de  l'atteindre,  —  déclare  avec  un  soupir  le  privilège  des 
Grecs  et  des  races  du  Midi  (1).  Ce  n'est  pas  comme  chez  les  ar- 
tistes du  Nord,  l'impersonnalité  froide  qui  fait  de  la  nature  une 
sorte  de  cadavre;  c'est  l'âme  môme  des  choses,  la  personnalité 
agrandie,  épurée,  et  comme  divinisée.  Aux  récentes  auditions  de 
Saint-Gervais,  il  n'est  personne  qui  n'ait  remarqué  combien  l'art 
de  Palestrina  semblait  viril ,  fort  et  serein  auprès  de  celui  de 
Bach.  Les  touchantes  ou  enfantines  confidences  de  Jean-Sébas- 
tien conservaient  leur  parfum  poétique  à  côté  du  calme  olympien 
du  Romain  ;  mais  on  ne  pouvait  oublier  que  celui-ci  des  deux 
était  l'homme,  vraiment  homme.  Carissimi  a  ce  pouvoir  de  donner 
à  son  âme  pleine  d'émotions  tragiques  la  forme  impersonnelle  et 
sereine,  qui  fait  do  ses  douleurs  comme  le  cri  de  la  douleur  même, 
—  suprême  objet  de  l'art,  puisqu'elle  lui  permet,  en  l'expri- 
mant, de  consoler  la  souffrance  humaine. 

Giacomo  Carissimi  (2)  naquit  en  160 i  à  Marino,  près  de  Rome 


(1)  «  Quant  à  Homère,  je  le  vois  maintenant  avec  d'autres  yeux  ;  ses  des- 
criptions, ses  comparaisons  sont  d'une  vérité  effrayante...  Los  anciens  repré- 
sentent l'existence,  tandis  que  nous  représentons  ses  effets  ;  ils  peignent  le 
terrible,  nous  peignons  terriblement  ;  ils  décrivent  l'agréable ,  nous  décri- 
vons agréablement...  Et  voilà  pourquoi  nous  tombons  si  souvent  dans  l'exa- 
gération, dans  le  maniéré,  dans  le  prétentieux,  dans  l'enflure,  car  lorsqu'on 
ne  travaille  que  pour  l'effet,  on  croit  ne  pouvoir  jamais  le  rendre  assez 
sensible.  »  (Goethe,  Lettre  à  Herder,  18  mai  1787.  Naples,  au  retour  de  Sicile.) 

(2)  Voir,  sur  la  vie  de  Carissimi,  son  ami,  le  jésuite  Athanasius  Kircher  : 
Musurgia  universalis,  I,  5603  (Rome,  1649).  Par  ses  récits  fantastiques  sur  la 


LES    ESSAIS    û'OPÉKA    POPULAIRE    EN    ITALIE.  183 

(dans  les  monts  Albains).  Il  y  reçut  son  instruction  musicale 
d'un  maître  resté  inconnu  ;  mais  il  est  probable  que  les  Maz- 
zocchi,  par  leur  œuvre,  sinon  leur  enseignement,  exercèrent  une 
grande  influence  sur  lui  comme  sur  la  plupart  des  musiciens  de 
l'époque.  A  vingt  ans,  il  devint  maître  de  chapelle  à  une  église 
d'Assise.  Sa  période  de  production  commence  en  1628,  date  où 
il  fut  nommé  maître  de  chapelle  à  l'église  Saint-Apollinaire  de 
Rome  (Collège  romain).  Il  y  resta  jusqu'à  sa  mort,  en  1674. 
Pitoni  (1),  qui  donne  cette  date,  ajoute  que  Garissimi  était  de 
haute  stature  et  de  tempérament  mélancolique,  qu'il  fut  enterré 
à  son  église ,  et  qu'on  y  conserve  la  musique  qu'il  ût  pour  elle. 
Par  malheur,  un  incendie  en  détruisit  la  plupart  au  dix-huitième 
siècle.  A  la  suite  de  ce  désastre,  les  œuvres  du  plus  grand  musi- 
cien romain  du  dix-septième  siècle  sont  devenues  aussi  rares 
en  Italie  que  celles  du  plus  grand  peintre  italien,  Léonard.  Au 
reste,  c'est  à  peine  s'il  faut  le  regretter;  car  «  quod  non  fecerunt 
barbari,  fecerunt...  bibliothecarii  »  ;  et  (à  l'exception  de  quelques 
villes,  parmi  lesquelles  je  m'empresse  de  nommer  Rome,  Flo- 
rence et  Venise),  il  est  tout  à  fait  indifférent  pour  les  artistes 
que  les  œuvres  de  Garissimi  existent  encore  en  Italie,  puisqu'il 
est  défendu  de  les  lire.  C'est  ainsi  que  le  Liceo  musicale  de  Bo- 
logne détient  une  Messe  autographe  de  Carissimi  à  huit  voix  dont 
il  est  interdit  de  transcrire  une  note  (2).  Il  est  heureux  pour  l'art 


musique,  ce  personnage  s'acquit  une  réputation  douteuse,  conservée  jusqu'à 
nos  jours.  —  Voir  aussi  :  Friedrich  Chrysander,  Denhmàler  der  Tonkunst 
(Bergedorf,  près  Hambourg,  1869.  Carissimïs  Werhe).  —  Chrysander  a  publié 
quatre  oratorios  de  Carissimi  :  Jephté,  Judicium  Salomonis,  Baltasar,  et 
Jonas.  (Ce  dernier  a  été  aussi  publié  par  Henry  Leslie.)  —  M.  Gevaert  a 
donné,  dans  les  Gloires  d'Italie,  une  aria  :  «  Vittoria,  »  de  1650,  et  un  duetto 
da  caméra  :  «  0  mirate  che  portenti,  »  de  style  bouffe. 

(1)  J.  Ott.  Pitoni  de  Rieti  (1657-1743),  maître  de  chapelle  au  Latran  et  à 
Saint-Pierre,  Notizia  dei  maestri  di  cappella  si  di  Roma  che  oltramontani, 
ossia  Notizia  di  contrappuntisti  e  compositori  di  musica  degli  anni  dell'  era 
cristiana  1500  sino  al  17Q0.  (Ms.  à  la  Vaticane.  Baini  s'en  est  beaucoup  servi.) 

(2)  Le  veto  s'étend  naturellement  à  tous  les  manuscrits  quels  qu'ils 
soient,  ou  du  moins  à  ceux  qui  ont  «  une  certaine  importance  »,  comme  le 
dit  la  lettre  que  j'ai  eu  l'honneur  de  recevoir  du  municipe  de  Bologne,  et 
que  je  m'empresso  de  transcrire  : 

«  Libertas.  19  maggio  1893, 

»  Illmo  Signore, 

»  Sono  dispiacente  di  dovcrle  significare  che  la  dimanda  dalla  S.  V.  di- 
retta  ail'  Illmo  Signor  Sindaco  non  puô  csscrc  csaudita,  non  aecordando 
questo  municipio  per  deliberazionc  di  massima  più  volto  confirmata,  facoltà 


18  i  LES    ORIGINES    DU   THÉÂTRE    LYRIQUE    MODERNE. 

que  Charpentier,  le  musicien  français  du  dix-septième  siècle,  ait 
sauvé  des  injures  du  temps  et  des  hommes  un  certain  nombre  de 
cantates  et  d'oratorios  de  Carissimi,  (que,  dit-on,  il  transcrivit  de 
mémoire ,  à  son  retour  d'Italie).  Ces  œuvres  sont  à  Paris ,  où 
chacun  peut  les  voir  (1). 


di  trascrivere  manoscritti  délia  Biblioteca  del  Liceo  Musicale  che  abbiano 
una  peculiare  importanza. 

»  Con  distinta  osservanza,  devmo, 

»  Il  capo-ufficio.  » 

On  me  donna  de  cette  mesure  une  raison  singulière  :  la  Ville  voulait  se 
réserver  le  monopole  de  ses  manuscrits  ignorés,  pour  maintenir  la  célébrité 
de  son  conservatoire.  Il  me  semblerait  plus  sûr  de  l'illustrer  par  de  nou- 
veaux chefs-d'œuvre,  que  d'y  enterrer  les  anciens.  Il  est  vrai  que  cela  est 
moins  aisé. 

Au  Conservatoire  de  S.  Pietro  a  Majella  de  Naples,  le  veto  ne  s'étend  pas 
seulement  aux  manuscrits,  mais  à  tout  livre,  quel  qu'il  soit.  Je  me  suis 
amusé  à  demander  la  permission  de  copier  une  page  du  Barbier  de  Séville 
de  Rossini  (édition  courante),  pour  me  l'entendre  refuser. 

(1)  Je  no  veux  point  faire  ici  une  étude  complète  de  Carissimi;  mais  il 
n'est  nulle  part  plus  facile  de  l'écrire  qu'à  Paris,  qui  possède  une  grande 
partie  de  ses  œuvres. 

Bibliothèque  Nationale  de  Paris  (Rés.  449),  Oratorios  manuscrits  :  His- 
toire de  Job,  à  3  v.  et  basso;  La  Plainte  des  damnez,  à  3  v.,  2  viol,  et 
orgue;  Histoire  d'Ezéchias,  à  4  v.,  2  viol,  et  orgue;  Le  Jugement  de  Salo- 
mon,  à  4  v.,  2  viol,  et  orgue;  Histoire  de  Balthazar,  à  5  v.,  2  viol,  et  orgue: 
David  et  Jonalhas,  à  5  v.,  2  viol,  et  orgue:  Histoire  d'Abraham  et  d'Isaac, 
à  5  v.  et  orgue;  Histoire  de  Jephté,  à  6  v.;  Le  Jugement  dernier,  à  3  chœurs, 
2  viol,  et  orgue  ;  Histoire  du  mauvais  riche,  à  8  v.  (2  chœurs),  2  violons  et 
basse.  —  (Rés.  1171),  Duos,  cantates  (manuscrits). 

Conservatoire  de  Paris  (Rés.  711)  :  3  vol.  in-f°,  mss.  du  dix  septième  siè- 
cle, comprenant,  le  premier  :  Jephte;  Jonas;  Turbabuntur  impii  (Plainte 
des  damnez);  Vidi  impium;  Sub  umbra  noctis;  Quare  fremuerunt  ;  Si  lin- 
guis  hominum  ;  Insurrexerunt  in  nos;  Qui  descendunt  mare;  Revertimini, 
prevaricatores  ;  Iste  sanctus;  0  dulcissime  Jesu  ;  Militia  est  vita  hominis; 
Le  Rudiment,  nominativo  :  hic,  hacc,  hoc,  plaisanterie  musicale  à  4'v.  [en 
réalité,  de  Dom.  Mazzocchi];  Les  Cyclopes,  fabricum  per  incudem,  à  3  v.  ; 
Rusticus  cum  mortuum ,  testament  d'un  clerc,  à*2  v.  ;  Venerabilis  barba 
capucinorum,  à  3  v.  ;  Requiem  aeternam,  sur  l'air  :  «  Quand  mon  mari  vient 
de  dehors,  »  plaisanterie  sur  le  plain-chant;  —  le  second  :  27  motets  et 
cantates;  —  le  troisième,  33  airs  italiens.  Plus  une  Messe  à  8  voix,  une 
Messe  à  12  voix,  sur  l'air  :  «  L'homme  armé  »,  et  25  motets  et  cantates. 

Liceo  Musicale  de  Bologne  :  Messe  à  8  voix,  ms.  autographe  (?)  ;  Cantate 
a  voce  sola  et  a  3,  con  basso  continuo.  mss.  autog.  ;  Motetti,  à  4  v.  (autog.); 
Sacri  concerti  musicali,  à  2,  3,  4,  5  v.  (Rome  Mascardi,  1075),  canto  ;  Con- 
seils pour  jouer  de  l'orgue. 

Conservatoire  de  S.  Pietro  à  Majella  (Naples)  :  Arie,  p.  voce  sola. 

Bibliothèque  Chigi,  à  Rome  :  9  arie  a  2,  3,  etc.  v.  (ms.j;  Serenata,  a  3  voc, 


LES    ESSAIS    D'OPÉRA    POPULAIRE    EN    ITALIE.  185 

Garissimi  avait  écrit  des  opéras  (1),  (bien  qu'on  en  ait  long- 
temps douté)  (2);  mais  il  s'en  détourna  vite,  peut-être  à  cause  de 
son  amour  pour  la  vraie  musique  et  des  concessions  que  l'opéra 
forçait  à  faire  au  goût  mondain ,  plus  probablement  encore  par 
une  naturelle  inclination  vers  les  pensées  pieuses  et  par  les  occu- 
pations de  sa  charge. 

Il  écrivit  aussi  des  livres  théoriques  très  appréciés  :  des  Conseils 
pour  jouer  de  l'orgue  (manuscrit  de  Bologne)  et  un  Ars  cantandi, 
traduit  et  publié  à  Augsbourg  en  1696,  réédité  sept  fois  jus- 
qu'en 1753. 

Ce  génie  puissant  et  calme,  nourri  des  traditions  des  maîtres 
du  seizième  siècle,  et  soutenu  par  sa  forte  personnalité,  a  eu  le 
talent  de  profiter  des  conquêtes  nouvelles  ,  sans  renoncer  à  celles 
du  passé.  Il  adopte  la  révolution  dramatique  du  dix-septième 
siècle,  mais  avec  toutes  les  ressources  de  l'art  musical  du  seizième. 
Dans  le  style  polyphonique  et  le  chant  figuré,  il  est  le  réel  suc- 
cesseur de  Palestrina,  le  chef  de  l'école  romaine.  Dans  le  style 
dramatique,  il  est  l'intermédiaire  obligé  entre  Péri  et  Mozart. 
Cette  double  supériorité  le  rendait  surtout  propre  au  genre  de  la 
cantate,  qu'il  porta  à  la  perfection.  —  Née  en  même  temps  que  la 
monodie,  à  la  fin  du  seizième  siècle,  la  cantate  (3)  participait  à  la 


con  viol., paroles  deFr.  Balducci. — Il  faut  y  joindre  :  lesMtssae  a  5  et  a  9  voc. 
cum  selectis  quibusdam  Cantionibus  (Cologne,  1665  et  1666,  in-f°,  10  part, 
sep.);  La  Plainte  des  damnez  s'y  retrouve  encore;  —  et  la  collection  Mu- 
sica  romana  d.  d.  Foggiae,  Carissimi,  Gratiani,  aliorumque,  publiée  par  le 
P.  Spiridione,  à  Bamberg,  en  1665.  —  Le  Jugement  de  Salomon  est  attribué 
à  Samuel  Capricorni.  L'authenticité  du  David  et  Jonathas  est  douteuse.  Il 
faudrait  reviser  aussi  celle  d'un  certain  nombre  des  compositions  du  Con- 
servatoire. Quelques  airs  de  Carissimi  sont  disséminés  dans  les  Raccolte 
d'Arie  du  dix-septième  siècle,  en  particulier  dans  celles  de  1646  (bibl.  Lan- 
dau, de  Florence)  et  de  1679  (bibl.  Barberini,  de  Rome). 

Les  bibliothèques  anglaises,  et  en  particulier  le  British  Muséum  et  le 
Christcollege  d'Oxford  possèdent  de  belles  collections  des  cantates  de  Ca- 
rissimi (quelques-unes  proviennent  de  la  succession  de  Burney).  Quelques 
manuscrits  de  Carissimi  sont  aussi  à  Hambourg.  —  Les  chanteurs  de  Saint- 
Gervais  ont  exécuté  l'an  passé,  à  Paris,  des  fragments  de  Jephtè.  Jonas  a 
été  donné  intégralement  à  Cologne,  en  1876,  sous  la  direction  de  F.  Hiller, 
qui  en  a  retouché  l'instrumentation. 

(1)  Le  Amorose  passioni  di  Fileno,  représentés  en  1647,  casa  Casali,  à 
Bologne  (livret  au  Liceo  Musicale,  7429). 

(2)  Gevaert,  Gloires  de  l'Italie. 

(3)  Burney  cite  Benedetto  Ferrari  de  Reggio  qui,  dans  ses  Musiche  varie 
a  voce  sola  (Venise,  1638),  intitule  une  pièce  :  Cantuta.  Il  cite  aussi  les  can- 
tatè,  ariette  e  duetti  de  Barbara  Strozzi,  1653.  Mais  il  y  en  avait  eu  bion 
avant,  avec  ou  sans  le  titre. 


186  LES    ORIGINES    DU   THÉÂTRE   LYRIQUE   MODERNE. 

fois  du  lyrisme,  et  du  drame  sous  ses  deux  formes  :  récitatif  et 
mélodie.  Telle  qu'elle  nous  apparaît  dans  les  manuscrits  de 
Paris,  elle  semble  plutôt  faite  pour  le  chant  des  concerts  que 
pour  le  jeu  scénique.  Nous  savons  pourtant  que  quelques-unes 
au  moins  des  cantates  de  Garissimi  furent  représentées.  C'est 
ainsi  que  nous  avons  la  date  du  Sacrificio  d'Isacco,  «  poème  d'un 
jésuite ,  musique  de  Iacopo  Garissimi ,  maître  de  chapelle  de 
l'Apollinaire  »,  joué  dans  l'hiver  1655-1656  au  Collège  Germani- 
que, sans  doute  devant  Christine  de  Suède  (1). 

En  général,  un  court  prologue  instrumental  ouvre  la  pièce  (2); 
le  plus  souvent,  il  se  compose  de  quelques  mesures  seulement,  et 
l'auteur  entre  brusquement  dans  le  drame  (3).  Un  petit  nombre 
de  lignes,  quelquefois  une  seule,  fixent  le  lieu  de  la  scène  et 
exposent  le  sujet.  Le  ténor  récite;  puis  les  personnages  agissent 
directement  (4).  Quand  le  lyrisme  domine,  les  voix  et  l'orchestre 
s'unissent  (5).  C'est  exactement  la  forme  de  Bach.  La  principale 
différence  vient  du  rôle  considérable  que  l'orchestre  a  pris  chez 
Bach,  rôle  qui,  chez  Garissimi  comme  chez  tous  les  Italiens,  est 
attribué  aux  chœurs  (6).  Le  récitatif  a  perdu  sa  raideur;  c'est 
l'expression  naturelle  des  sentiments.  Léchant,  tantôt  douloureux 
et  poignant  comme  la  foi  du  Nord,  tantôt  d'une  suavité  péné- 
trante comme  le  dessin  des  monts  Albains,dit  sobrement  ce  qu'il 
veut  dire,  avec  une  vivante  précision;  jamais  sentimental,  il  est 
toujours  puisé  aux  sources  même  du  cœur. 

Inférieur  à  Schïitz  et  à  Bach  pour  le  lyrisme  instrumental  (7), 
peut-être  supérieur  à  eux  pour  le  récitatif  et  la  voce  sola,  il  les 
égale  quand  il  remue  les  grandes  masses  chorales  (8)  et  jette  la 
polyphonie  des  voix  dans  l'action  dramatique  (9).  On  ne  saurait 


(1)  Avvisi  di  Roma. 

(2)  Judicium  Salomonis,  Balthazar. 

(3)  Plainte  des  damnez. 

(4)  Dialogue  d'Abraham  et  d'Isaac. 

(5)  Historia  Divitis  à  8  voc.  ou  2  chœurs  cum  2  viol,  et  organo. 

(6)  On  ne  pense  pas  à  le  regretter.  C'est  ainsi  chez  Raphaël.  La  couleur 
y  est  si  justement  ce  qu'elle  doit  être,  qu'on  ne  songe  pas  à  se  plaindre 
qu'il  n'ait  pas  usé  de  toutes  les  ressources  et  puisé  à  pleines  mains  dans  les 
trésors  de  Venise. 

(7)  Il  a  cependant  de  la  grandeur  parfois.  Introduction  de  Ballhazar. 

(8)  Jephté.  —  La  plainte  des  damnés. 

(9)  Ils  ont  d'ailleurs  su  s'en  souvenir.  Hœndel  a  par  exemple,  dans  le 
chœur  de  Samson  :  «  Hear  Jacob's  God,  »  employé  le  «  Plorate  filiae  Israël  » 
de  Jephté, 


LES    ESSAIS    D'OPÉRA    POPULAIRE    EN    ITALIE.  187 

rien  trouver  de  plus  puissant  que  la  Plainte  des  Damnés  (1).  Où 
Mazzocchi,  Marazzoli  et  leurs  prédécesseurs  nous  eussent  fait 
une  leçon  didactique  et  morale,  Garissimi  nous  peint  une  fresque 
toute  passionnée,  un  Jugement  dernier,  mais  sans  froides  allé- 
gories et  avec  une  sobriété  d'art  digne  de  Raphaël.  L'enfer  s'ou- 
vre; il  en  sort  un  cri  déchirant  de  profondes  douleurs;  des  gé- 
missements entrecoupés  qui  alternent  avec  les  puissantes  tenues 
de  l'orgue,  comme  un  hurlement  s'échappe  d'une  poitrine  op- 
pressée qui  ne  peut  plus  le  contenir,  et  qui  respire  à  peine.  L'im- 
placable Fatalité  étend  son  ombre  sur  le  drame  et  entraîne  tout  le 
morne  édifice,  l'éternel  de  ces  douleurs.  —  A  côté  de  cette  som- 
bre épouvante,  sourit  la  tendre  et  sereine  historia  Divitis  (2),  ou 
la  grâce  Racinienne  de  la  fille  de  Jephté,  ou  la  mélancolie  pieuse 
d'Abraham  et  Isaac,  confiants  en  la  volonté  de  Dieu. 

Tel  qu'il  nous  est  possible  d'en  juger  par  les  débris  de  son 
œuvre,  Garissimi  nous  apparaît  comme  une  âme  forte  où  les 
passions  se  sont  concentrées  dans  le  sentiment  religieux.  Elles 
débordent  parfois  en  accents  dramatiques,  que  baigne,  comme  la 
pure  lumière  de  la  campagne  romaine,  sa  tendresse  de  cœur 
et  la  majestueuse  mélancolie  chrétienne.  L'ordre  et  l'unité  qui 
rayonnent  au  travers  de  son  œuvre  en  font  l'exceptionnelle 
grandeur. 

*  • 

Moins  parfait,  mais  plus  profond,  et  d'un  génie  moins  pur  mais 
plus  varié,  se  présente  à  nous  Francesco  Provenzale.  Ce  musi- 
cien dont  le  nom  paraît,  si  je  ne  me  trompe,  pour  la  première 
fois  dans  un  livre  sur  la  musique  (3),  mérite  d'être  associé  à  la 
gloire  de  Garissimi  qui  le  surpasse  par  la  perfection  de  la  forme, 
mais  qu'il  devance  à  son  tour  par  je  ne  sais  quoi  déplus  moderne, 
et  l'acuité  d'une  méditation  repliée  sur  elle-même. 

L'importance  de  Provenzale  est  rendue  plus  grande  par  son 
rôle  historique  dans  Fart  napolitain.  C'est  encore  une  opinion 
courante  que  Naples  n'a  rien  produit  avant  les  dernières  années 
du  dix-septième  siècle,  et  que  sa  musique  dramatique  commence 
à  Scarlatti.  Les  Italiens  sont  les  premiers  à  répandre  cette  idée 


(1)  A  5  voix,  2  violons  et  orgue  (Bibl.  Nat.,  Rés.,  Vm,  1469). 

(2)  «  En  vitae  suprema.  » 

(3)  Quelques  lignes,  erronées,  dans  le  Dictionnaire  de  Fétis.  —  Un  mot 
dans  Florimo. 


188  LES    ORIGINES    DU    THEATRE    LYRIQUE    MODERNE. 

fausse,  que  nous  avons  partout  entendu  répéter,  à  Naples  même, 
au  reste  peu  soucieuse  de  sa  gloire  passée.  La  beauté  de  quel- 
ques pages,  rencontrées  par  hasard,  nous  a  mis  sur  nos  gardes 
contre  la  valeur  d'une  telle  assertion,  et  après  de  courtes  recher- 
ches, la  découverte  de  certaines  partitions  nous  a  donné  la  preuve 
que  non  seulement  il  existait  à  Naples  un  art  mélodramatique 
avant  Scarlatti,  mais  qu'il  était  absolument  original  et  supérieur 
à  celui  de  toutes  les  autres  villes  de  l'Italie  (à  l'exception  de 
Venise),  et  qu'enfin  Scarlatti,  loin  de  marquer  le  faîte  de  l'opéra, 
était  le  premier  échelon  de  sa  décadence. 

Nous  avons  vu  que  la  séduction  de  Venise  s'était  imposée  aux 
théâtres  napolitains  et  qu'elle  avait  conquis  l'esprit  public.  Dans 
l'éclat  de  cette  mode  étrangère,  les  débuts  des  grands  musiciens 
indigènes  n'ont  eu  aucun  retentissement,  et  leur  vie  tout  entière 
se  passe  dans  une  paix  presque  ignorée.  Ils  vivent  en  dehors  de 
leur  époque,  au  fond  de  leur  âme  solitaire. 

Us  vivent  cependant,  et  c'est  le  devoir  de  chacun  de  tâcher  que 
leur  génie  ne  soit  pas  perdu  pour  nous,  comme  il  le  fut  pour 
leurs  contemporains. 

A  vrai  dire,  le  génie  de  Provenzale  a  nourri  son  époque  ;  les 
plus  illustres  noms  de  la  musique  napolitaine  sont  sortis  de  son 
école  ;  mais  ils  ont  absorbé  en  eux  toute  la  gloire  et  ils  ont  fait 
oublier  le  maître  qui  les  surpassait. 

Francesco  Provenzale  est  né  vers  1610  (1).  On  ne  sait  presque 
rien  de  sa  vie;  on  ignore  la  date  de  sa  mort  (2).  Sa  modestie  ne 


(1)  Florimo,  Scuola  musicale  di  Napoli. 

(2)  Voici  les  œuvres  que  j'ai  pu  retrouver  de  ce  maître  : 

1.  1670  Difender^e  Voffensore ,  ovvero  la  Stellidaura  Vendicala,  opéra  en 
3  actes,  livret  A.  Perrucci.  5  personnages  :  Orismondo,  Armidoro,  Stelli- 
daura, Armillo,  Giampetro  Calabrese.  (Sans  chœurs.) 

Manuscrit  sans  titre,  sans  liste  de  personnages,  sans  date  ni  nom  d'auteur. 
Quelques  lignes  de  la  dernière  scène  m'ont  permis  de  retrouver  son  origine, 
et  de  l'identifier  avec  la  Stellidaura  vendicala  que  mentionne  Croce,  Teatri 
di  Napoli,  p.  191.  (Bibl.  Sainte-Cécile,  Rome.) 

2.  1671.  Il  Schiavo  di  sua  Moglie,  opéra  en  3  actes,  avec  prologue.  Per- 
sonnages :  Ippolita;  Menalippa;  Melinta  vecchia;  Theseo;  Ercole;  Atreste; 
limante;  Sciarra  Napolitano;  Lucillo  Paggio;  Amore,  Bellezza,  Otio, 
Prologo.  (Sans  chœurs.) 

Manuscrit  avec  titre  et  nom  d'auteur.  A  la  dernière  page  :  «  Franc.  Pro- 
venzale scrisse  1671.  Gaetano  Venetiano,  allievo  di  S.  M.  d.  q.  di  Napoli, 
1675.  »  (Bibl.  Sainte-Cécile,  Rome.) 

3.  Missa  dei  defunti  en  ré  mineur,  à  4  voix  (C.  A.  T.  B),  2  violons  et 
basse  (appartenente   al  Rle  arch.  di  mus.  in  S.  Sebastiano  et  Sigismondo 


LES    ESSAIS    D'OPÉRA    POPULAIRE    EN    ITALTE.  189 

contribua  pas  peu  à  augmenter  l'obscurité  qui  s'est  étendue  au- 
tour de  lui.  C'est  à  peine  s'il  signait  ses  musiques,  et  moins  de 
quinze  ans  après  la  première  représentation  de  sa  Stellidaura ,  à 
une  reprise  de  la  pièce  en  1685,  son  nom  n'est  même  pas  men- 
tionné; celui  seul  du  librettiste  est  connu  de  Florimo.  Il  n'est 
donc  pas  douteux  que  beaucoup  de  ses  œuvres  ne  soient  perdues 
dans  les  bibliothèques  et  les  archives  de  la  province  de  Naples, 


Archivario).    44   pages.    Partition  manuscrite.  (Conservatoire   S.    Pietro    a 
Majella,  Naples.) 

4.  Motet  à  2  voix  sopran.  pour  la  Madoue,  avec  orgue,  en  parties.  (Idem.) 

5.  Pange  lingua  à  9  voix ,  violons  et  basse  («  partitura  originale  et  auto- 
grafa  (?)  tenuta  dal  P.  Massa  Agostiniano  Scalzo,  e  regalata  dal  M.  Parigi  »). 
Dans  tous  les  cas,  la  première  page  seule  serait  autographe.  (Idem). 

6.  Pange  lingua  à  8  voix  (partitura).  (Idem.) 

7.  Pange  lingua  à  2  voix  avec  violon  et  basse  (partitura).  Authenticité 
plus  que  douteuse.  Copie  d'ailleurs  moderne.  (Idem.) 

8.  «  Voi,  ombre  notturne,  »  soprano  e  tenore,  col  solo  basso.  (S.  Pietro 
a  Majella,  Naples.  Dans  de  petits  recueils  oblongs  de  musique  de  chambre, 
mss.  du  temps;  contenant  également  du  Luigi  Rossi ,  Maraz^oli,  Carissimi, 
del  Violino,  Liberati,  Pasqualini,  Areviglio.) 

9.  «  Pensieri,  che  fate,  »  dialogue  à  2  sopran.  (Idem.) 

10.  «  Gionto  il  fatal  di  che  C^rinda  vezzosa,  »  cantate  d'après  le  Tasse, 
col  solo  basso.  (Idem.) 

11.  «  Squarciato  appena  avea  con  strali  d'oro,  »  cantate  col  solo  basso. 
(Idem.) 

12.  «  A  che  mi  ami,  o  stelle,  »  oantate  col  solo  basso.  (Idem.) 

13.  «  La  mia  speme  e  vanità,  »  cantate  col  solo  basso.  (Idem.) 

14.  «  Me  l'ha  detto  chi  lo  sa,  »  cantate  col  solo  basso.  (Idem.) 

15.  «  Sdegnosetto  e  che  vuoi  tu  ch'io  non  t'ami,  »  cantate  col  solo  basso. 
(Idem.) 

Comme  je  le  dirai  plus  loin,  je  joindrai  à  ces  œuvres,  jusqu'à  preuve 
contraire  : 

16.  20  décembre  1678.  Chi  tal  nasce,  tal  vive,  ovvero  Alessandro  fîaia,  opéra 
en  3  actes,  1er  livret  de  A.  Perrucci.  Musique  :  Francesco  délia  Torre.  (Sans 
chœurs.)  Manuscrit  sans  date  ni  noms  d'auteurs.  (Monastère  duMont-Cassin.) 

Fétis,  qui  ne  connaît  d'ailleurs  des  œuvres  ci-dessus  mentionnées,  que 
(par  ouï-dire)  le  Pange  lingua  à  0  voix,  avec  orchestre  et  ritournelles,  et  le 
Tantum  ergo  (pour  soprano  solo  et  orgue  con  coro  pieno)  qui  en  fait  partie, 
note  de  plus  :  La  Colomba  ferita  ,  drame  sacré;  La  Geneviefa,  oratorio; 
L'infeclettà  abbatuta,  oratorio  composé  pour  Assise.  —  Ce  qui  diminue  un 
peu  1  intérêt  de  ces  assertions,  c'est  qu'il  attribue  à  La  Colomba  ferita  la 
date  de  1609,  antérieure  à  la  naissance  de  Provenzale. 

Il  faut  enfin  ajouter  :  1658.  Teseo,  ovvero  l'incostanza  trionfante,  opéra 
en  3  actes,  représenté  au  palais,  poésie  do  Gregorio  Chiavo,  et  dédié  ail 
eccell.  D.  Gassia  û'Aro,  conte  di  Cariglio,  vicerè.  luogotcnonto  o  capitan 
générale  del  regno  di  Napoli,  que  nous  n'avons  pu  retrouver  (Voir  Florimo 
et  Crocc). 


190  LES    ORIGINES    DU    THEATRE    LYRIQUE    MODERNE. 

sous  l'anonyme,  on  même  sous  un  nom  d'emprunt  (1).  Le  man- 
que de  liberté  du  travail  et  l'ignorance  des  bibliothécaires  les  y 
maintiendra  sans  doute  encore  longtemps. 

Ce  qui  tendrait  à  prouver  qu'il  y  eut  une  sorte  de  parti-pris  chez 
l'auteur,  de  rester  dans  sa  tranquille  médiocrité,  c'est  d'abord  que 
quelques-unes  de  ses  œuvres  jouirent  d'un  très  grand  succès, 
longtemps  conservé  (2).  Nous  savons  de  plus,  qu'il  occupait  cer- 
tainement la  première  place  dans  l'estime  des  connaisseurs;  car 
il  fut  maître  de  la  chapelle  palatine,  et  en  1670,  il  fut  élu  pre- 
mier maître  de  contrepoint  et  de  composition  du  Conservatoire 
délia  Pietàdei  Turchini  (3).  C'est  ainsi  qu'il  forma  des  élèves  tels 
que  Domenico  Sarro  (1678-?),  Nicolà  Fago  (1674-?)  et  Alessandro 
Scarlatti  (1659-1725).  Sa  collaboration  avec  le  premier  poète  na- 
politain de  l'époque,  Andréa  Perrucci,  est  un  autre  témoignage 
de  l'estime  où  l'on  tenait  sa  valeur  dramatique. 

Si  peu  qu'il  nous  reste  de  Provenzale,  nous  en  avons  assez  pour 
juger  de  son  génie  sous  toutes  ses  formes  :  musique  de  chambre, 

(1)  La  très  grande  analogie  de  style  qui  existe  entre  Y  Alessandro  Dala  du 
Mont-Cassin  et  les  partitions  de  Provenzale,  et  certaines  curieuses  analo- 
gies de  noms,  m'ont  fait  concevoir  une  hypothèse  que  je  me  hasarde  à  pré- 
senter :  c'est  que  Francesco  Provenzale  et  Francesco  délia  Torre  ne  sont 
qu'un  seul  et  même  homme. 

Francesco  délia  Torre  est  noté  par  les  historiens  du  théâtre  napolitain, 
comme  l'auteur  de  1' 'Alessandro  Dala  de  décembre  1678.  C'est  lui  de  plus, 
qui  prend  à  la  fin  de  1678,  1679,  pour  "sept  ans,  l'entreprise  du  théâtre 
y.  Bartolomeo,  de  concert  avec  un  certain  Gennaro  délia  Chiavi  (qui  serait 
un  peu  architecte  et  imprésario).  En  1681  ,  un  incendie  détruit  le  théâtre. 
En  1684,  Francesco  délia  Torre  reprend  la  location  du  nouveau  S.  Barto- 
lomeo avec  Nice.  Vaccaro  et  Filippo  Schor.  A  partir  de  ce  moment,  à  ce 
qu'il  semble,  son  nom  disparaît. 

Or  le  nom  de  Francesco  Provenzale  s'est  éclipsé  depuis  l'apparition  de 
celui  de  délia  Torre.  Il  faut  remarquer  de  plus  :  1°  que  Provenzale  n'est 
peut-être  pas  un  nom,  mais  un  surnom  de  race,  et  délia  Torre  un  surnom 
d'origine;  que  le  Conservatoire  de  la  Pieta  dei  Turchini,  dont  Provenzale 
était  le  directeur,  se  nommait  aussi,  si  je  ne  me  trompe,  «  délia  Torre  dei 
Turchini;  »  2°  qu'il  peut  très  bien  avoir  pris  un  nom  d'emprunt  pour  diriger 
un  théâtre  dont  il  était  le  plus  grand  compositeur,  et  que  son  associé,  Gen- 
naro délia  Ghiavi ,  ressemble  étrangement  au  Gregorio  Chiave ,  son  libret- 
tiste du  Teseo  de  1658. 

(2)  Représentations  réitérées  de  la  Slellidaura  au  palais,  in  casa  princ.  di 
Cursi  Cicinelli,  au  théâtre  S.  Bartolomeo  (Voir  sonnets  dans  les  Idée  délie 
muse,  poôs.  dei  dott.  A.  Perrucci.  Naples,  1695.  —  Gimma,  Elogi.  Napoli, 
1703,  II,  55).  —  Le  Tanlum  ergo  fut  exécuté  tous  les  ans,  jusqu'au  com- 
mencement de  ce  siècle,  à  S.  Domenico  Maggiore. 

(3)  Le  Conservatoire  délia  Pietà  dei  Turchini  avait  été  fondé  en  1583,  et 
ses  règles  furent  soumises  à  l'approbation  de  Philippe  II. 


LES    ESSAIS    DOPERA    POPULAIRE    EN    ITALIE.  191 

musique  d'église,  style  récitatif,  style  tragique  et  comique.  Dans 
toutes  également,  nous  sentons  le  musicien  de  race,  soucieux  de 
la  supériorité  de  son  art,  qui  ne  l'asservit  pas  à  la  poésie,  et  le 
laisse  parler  librement  sans  les  préoccupations  littéraires  des  Flo- 
rentins et  des  Romains.  Une  certaine  rudesse,  un  reste  d'ar- 
chaïsme, quelque  sévérité  de  développement,  règne  à  travers  la 
grâce  des  airs  de  concert,  la  tranquillité  religieuse  des  messes, 
la  vie  libre  des  drames,  et  les  mène  avec  grandeur,  comme  une 
âme  forte  et  austère  parmi  les  actes  joyeux  ou  indifférents  de 
la  vie. 

Sans  nous  arrêter  à  la  musique  religieuse  ou  mondaine  (qui 
n'est  pas  de  notre  sujet,  et  montre  d'ailleurs  moins  bien  l'origi- 
nalité du  maître)  (1),  j'examinerai  les  deux  curieuses  partitions 
de  la  bibliothèque  Sainte-Cécile. 

La  Slellidaura  Vendicata  (2)  a  un  double  intérêt.  Le  livret  sur 
lequel  Provenzale  écrivit  sa  musique  est  du  Sicilien  A.  Perrucci. 
L'ensemble  est  donc  d'une  étude  intéressante  pour  le  théâtre  na- 
politain. Ce  n'est  plus  ici  le  bon  goût  un  peu  froid  d'un  lettré, 
instruit  par  les  souvenirs  de  l'antiquité.  C'est  une  imagination 
bizarre  et  violente  de  barbare  trop  civilisé,  un  Shakespeare  énervé 
et  sans  pensée,  un  mélange  de  raffinement  et  de  sauvagerie.  On 
y  remarque  surtout  cette  parfaite  insouciance  du  bon  goût  qui 
nous  choque  encore  aujourd'hui,  nous  autres  Français,  dans  les 
productions  contemporaines  de  l'Italie  (les  derniers  opéras  de 
Mascagni  et  de  Verdi),  et  qui  est  peut-être  une  puissance,  le  cou- 
rage de  dire  ce  que  l'on  pense  sans  crainte  de  l'ironie,  sans  cette 
fausse  honte  qui  étouffe  chez  les  races  très  cultivées  tant  de 
forces  généreuses  et  de  premiers  mouvements. 

La  Slellidaura  n'est  pas  une  tragédie  classique;  c'est  déjà  un 
drame  romantique.  On  y  voit  du  Trouvère  et  du  Roméo  et  Juliette. 
En  voici  l'analyse  par  curiosité  : 

Le  prince  Orismondo  aime  passionnément  une  jeune  fille  in- 
connue, élevée  à  la  cour,  Stellidaura.  Elle  n'a  d'attentions  que 
pour  Armidoro ,  ami  intime  du  prince.  Orismondo  les  surprend 

(1)  Il  faudrait  au  reste  examiner  de  près  les  manuscrits  do  Naples.  L'au- 
thenticité de  certains  morceaux  religieux  ou  de  certaines  pages  en  est  dou- 
teuse. C'est  ainsi  que  le  Pange  lingua  à  2  voix  est  probablement  d'un  con- 
temporain de  Pergolèso,  et  quo  la  Missa  dei  defunti,  d'un  très  beau  style, 
très  avancé,  d'une  pureté  qui  rappelle  Mozart,  n'offre  pas  des  garanties 
certaines. 

(2)  Un  livret  de  1G85,  dédié  au  vice-roi,  donne  les  noms  des  acteurs. 
Mongitore  la  dit  imprimée  déjà  en  1070. 


192  LES    ORIGINES    DU    THEATRE    LYRIQUE    MODERNE. 

tous  deux  la  nuit;  fou  de  jalousie,  il  blesse  son  ami  d'un  coup  de 
pistolet.  Stellidaura  défend  Armidoro,  et,  s'emparant  d'une  ôpée, 
veut  continuer  la  lutte,  qu'Orismondo  refuse,  sans  se  faire  con- 
naître. Armidoro  découvre  par  ses.domestiques  le  nom  de  l'agres- 
seur; partagé  entre  l'indignation  et  l'ancienne  amitié,  il  se  venge 
du  roi,  en  le  torturant  de  jalousie,  au  récit  de  son  bonheur  (1). 
Cependant  Stellidaura,  instruite  de  son  côté,  veut  prévenir  les 
nouveaux  projets  meurtriers  d'Orismondo;  elle  se  déguise  en 
homme,  pénètre  sous  un  masque  dans  le  palais,  surprend  le  tyran 
pendant  son  sommeil,  et  lève  l'épée  sur  lui.  Armidoro  survient, 
et  sauve  son  ami.  Il  ne  reconnaît  point  sa  maîtresse,  qui  refuse 
de  se  nommer;  et,  sur  son  propre  conseil,  Orismondo  la  con- 
damne à  mort.  Stellidaura  se  soumet,  elle  boit  le  poison  ;  mais  on 
se  doute  bien  que  ce  n'est  qu'un  narcotique  (2).  —  Cependant  on  la 
reconnaît;  Orismondo  la  fait  ensevelir  dans  les  caveaux  royaux, 
et  c'est  là  que  nous  la  retrouvons,  avec  son  amant  désespéré, 
soupirant  les  métaphores  d'usage.  «  La  lumière  est  éteinte,  voici 
les  lis  changés  en  pâles  violettes.  »  Il  s'évanouit  de  douleur  à  la 
fin  de  son  Aria.  Stellidaura  se  réveille,  et  croit  à  son  tour  qu'Ar- 
midoro  s'est  tué.  Elle  court  frapper  Orismondo.  Mais  celui-ci 
vient  d'apprendre  que  Stellidaura  est  sa  sœur,  et  il  la  donne  à 
Armidoro. 

Parmi  ces  scènes,  que  j'ai  simplifiées  le  plus  possible,  un  pay- 
san calabrais,  domestique  du  tyran  et  son  sbire  au  besoin,  pro- 
mène sa  belle  humeur  poltronne  et  goguenarde,  et  fait  assaut  de 
finasseries  avec  le  valet  d'Armidoro.  La  nature  joue  son  rôle  ;  la 
lune,  les  étoiles,  les  caveaux,  les  prisons,  les  changements  fré- 
quents de  décors,  achèvent  de  disperser  l'intérêt,  et  de  donner 
l'idée  d'un  art  très  différent  de  celui  de  Florence  et  de  Rome.  La 
langue  est  des  plus  emphatiques,  et  il  faut  l'admirable  musique 
de  Provenzale  pour  donner  du  naturel  et  de  la  profondeur  aux 
passions. 

L'Esclave  de  sa  femme  est  sans  doute  aussi  de  Perrucci  ;  mais  la 
pièce  est  plus  intéressante  ;  il  y  a  plus  de  finesse  dans  le  dialogue 


(1)  Ici,  l'erreur  de  deux  laquais,  porteurs  de  messages  d'amour,  amène 
les  habituelles  complications  de  dépit  amoureux. 

(2)  Les  âmes  sensibles  du  public  italien  veulent  bien  encore  assister  au 
spectacle  de  la  mort,  mais  à  la  condition  de  n'y  pas  croire,  ou  d'être  dé- 
trompées tout  de  suite.  Dans  Lu  Caduta  de  Decemviri  de  Scarlatti  et  Stam- 
piglia,  pour  ne  pas  les  affliger,  Virginius  ne  tue  pas  Virginia;  ce  n'est 
qu'une  égratignure;  elle  épouse  à  la  fin  son  fiancé  Icilius.  —  Se  rappelle-t-on 
YŒdipe  de  Sacchini  ? 


LES  ESSAIS    D'OPÉRA    POPULAIRE    ENf    ITALIE.  193 

et  dans  l'analyse  des  sentiments.  La  musique  donne  une  idée 
encore  plus  haute  de  Provenzale. 

Après  un  prologue,  où  1* Amour  prisonnier  de  la  Beauté  n'ob- 
tient sa  liberté  qu'après  avoir  promis  de  rester  à  son  service  et 
d'enchaîner  les  hommes  à  ses  liens,  le  poète  nous  transporte  au 
pays  des  Amazones  et  nous  trace  le  récit  de  l'expédition  d'Her- 
cule et  de  ses  compagnons,  Thésée,  Atreste  et  Timante.  Ils  sont 
vainqueurs  après  un  combat  acharné;  mais  c'est  presque  aussi- 
tôt pour  tomber  aux  genoux ,  Thésée  d'Hippolyte ,  Hercule  de 
Ménalippe.  Or  Timante  n'est  pas  Timante  :  c'est  Leucippe, 
époux  de  Ménalippe.  Sauvé  du  massacre  que  les  Amazones  ont 
fait  de  leurs  maris,  et  toujours  amoureux,  il  est  venu  se  faire 
condottiere  d'Hercule  pour  revoir  celle  qu'il  aime  et  qui  ne  pense 
plus  à  lui.  L'amour  de  Ménalippo  pour  Thésée  qui  la  repousse, 
t«a  jalousie,  celle  d'Hercule  et  de  Timante,  celle  môme  d'Hippolyte 
qui  se  croit  trahie  par  Thésée,  la  grandeur  d'âme  d'Hercule  qui  se 
sacrifie  à  son  ami  quand  il  sait  son  histoire,  les  doléances  d'une 
vieille  Amazone  (Melinta) ,  qui  tremble  toujours  pour  son  hon- 
neur, et  conspire  en  vain  contre  lui,  le  bon  sens  bouffon  du  Napo- 
litain Sciarra  et  l'ironie  irrévérencieuse  du  page  Lucillo  remplis- 
sent la  pièce  (1)  qui  est  agréable,  vive,  pleine  de  fantaisie  et 
d'imprévu,  et  parfois  bien  écrite,  en  style  alerte  et  dramatique. 
Les  caractères  ne  sont  pas  mal  tracés.  Celui  d'Hercule,  qui  se  sent 
brûlé  d'amour,  avant  de  savoir  de  qui  il  est  amoureux  (2);  celui 


(1)  Il  s'y  môle  un  épisode  de  tragicomédio  italienne.  Timante,  chargé  par 
l'amoureux  Hercule  de  commander  l'armée  en  son  absence,  la  fuit  pour 
surveiller  Ménalippe,  fait  répandre  le  bruit  de  sa  mort,  et  se  déguise  en  esclave 
prisonnier  qu'Atreste  présente  à  Hercule  sous  le  nom  de  Sélim.  Sélim  se  met 
tout  aussitôt  à  parler  le  turc  de  Molière,  et  Hercule  en  fait  présent  à  Mé- 
nalippe, enrichi  d'un  affreux  calembour  que  lui  inspire  la  galanterie.  «  Se 
schiavo  so'io  di  barbaro  core,  h  chi  tiene  le  catene,  per  mostrar  che  per  Ici 
moro ,  mand'il  cor  per  man  d'un  moro ,  à  chi  tiene  lo  catene.  »  —  Ce  mé- 
lange de  comédie  italienne,  do  tragédie  grecque,  de  persiflage  napolitain  et 
de  majesté  romaine,  ne  choque  point  gcàce  à  la  verve  facile  do  l'auteur,  et 
à  l'exubérance  de  vie  qui  l'anime  d'un  bout  à  l'autre. 

(2)  Acte  I,  scène  13  : 

Thésée  :  D'où  vient  le  trait  d'amour  qui  te  frappe? 

Hercule  :  De  celle-ci  (il  montre  Hippolytc). 

Thésée  :  O  dieux!  qu'entends-je! 

Timanle  :  Je  respire... 

Hercule  :  Je  voulais  dire  :  d'abord  ;  mais  ensuite... 

Timante  :  Ohimo  ! 

Hercule  :  Mon  amour  revient  à  cello-là  (il  montre  Ménalippe),  et  s'y  tient. 

Timanle  :  O  dieux!  qu'entonds-je! 

13 


194  LES   ORIGINES    DU   THÉÂTRE   LYRIQUE   MODERNE. 

de  Ménalippe ,  l'amazone  indomptable,  qui  vent  mourir  après  la 
défaite,  puis  s'éprend  de  Thésée,  ordonne  qu'il  l'aime  et  ne  re- 
cule devant  aucun  moyen,  prête  à  tuer  Hippolyte,  à  laisser  mou- 
rir Timante,  à  perdre  Thésée  même;  la  seule  qui  ose  tenir  tête 
en  face  à  Hercule,  -—  sont  particulièrement  vivants. 

Pas  plus  que  La  Stellidaura  v  le  Schiavo  n'a  de  chœurs.  Le  rôle 
où  Provenzale  a  mis  le  plus  de  son  âme  est  celui  de  Timante. 
Seul  au  milieu  d'amis  qui  ne  le  connaissent  pas,  déchiré  d'amour 
pour  une  femme  qui  a  voulu  le  tuer,  et  qui  le  trahit,  il  concentre 
en  lui  toute  la  tristesse  du  drame,  et  Provenzale  l'a  pris  pour  in- 
terprète de  ses  propres  sentiments. 

On  sent  d'ailleurs  dans  toute  l'œuvre  une  rare  facilité  drama- 
tique, une  souplesse  d'expression  également  supérieure  dans  le 
rire  et  dans  les  larmes.  Les  dialogues  sont  finement  menés,  avec 
une  élégance  ingénieuse.  Les  railleries  du  page  et  la  verve  du 
valet  trouvent  des  formes  vives  et  spirituelles.  Certains  morceaux 
comiques  sont  d'un  style  si  délicat  et  si  aisé  qu'on  les  croirait  de 
Mozart  (1). 

Mais  la  musique  du  Schiavo  doit  sa  grandeur,  moins  à  ses 
qualités  dramatiques  qu'à  la  puissance  de  l'âme  de  l'auteur  qui 
transparaît  au  travers.  Ame  forte  et  concentrée,  qui  souffre  et 
trouve  une  volupté  chrétienne  à  souffrir;  âme  mélancolique,  où 
passent  les  remords  évangéliques  de  Bach  et  les  appels  d'angoisse 
d'Amfortas  (2);  âme  calme  pourtant,  assurée  en  sa  foi,  que  la 
souffrance  n'altère  pas,  parce  qu'elle  la  sait  nécessaire,  et  qui  la 
renferme  en  soi  ;  fortement  appuyée  sur  la  conscience  de  règles 
supérieures  et  certaines,  les  règles  de  son  art,  les  règles  de  l'es- 
prit, les  règles  de  la  foi.  Homme  du  dix-septième  siècle  avec 
des  tristesses  que  nous  nous  attribuons,  et  qui  furent  de  leur 
temps,  mais  qu'ils  ne  crièrent  point,  Provenzale  a  les  deux  côtés 
si  originaux  du  caractère  de  Bach  :  les  flots  de  mélancolie  qui 
dorment  au  fond  de  lui,  l'insouciante  gaieté  qui  s'amuse  à  la  sur- 
face :  celle-ci  pourtant  moins  enfantine,  celle-là  plus  concentrée; 
moins  riche  d'imagination,  aussi  riche  d'émotion;  si  fort  et  si 
grandiose,  qu'en  quelques-uns  de  ses  airs  il  touche  aux  plus 
hauts  sommets  qu'ait  atteints  la  tristesse  héroïque  de  l'âme  hu- 
maine (3).  Nulle  époque  n'a  su  mieux  rendre  que  le  dix-septième 


(1)  Schiavo,  acte  I,  scène  19. 

(2)  Schiavo,  acte  III,  scène  4.  Air  de  Timante. 

(3)  Bien  des  passages  rappellent  Bach;  par  exemple,  le  duo  qui  termine  le 
1er  acte  de  Stellidaura,  et  semble  d'une  de  ces  cantates  où  le  Sauveur  con- 


les  essais  d'opéra  populaire  en  italie.  195 

siècle,  en  musique  comme  en  poésie,  cette  morne  et  puissante 
douleur  qui  sait  qu'elle  est  nécessaire,  cette  grandeur  résignée 
dans  l'amertume  profonde,  telle  qu'elle  s'exprime  dans  l'Amazone 
vaincue  par  la  Divinité.  («  Se  la  caduta  mia  ne'cieli  fu  stabilita, 
non  risorgo  piu.  »)  Combien  ne  faut-il  pas  regretter  le  dévelop- 
pement tardif  de  la  musique,  lorsque  l'on  entrevoit  sous  ses  ma- 
ladresses, et  avec  des  ressources  si  incomplètes,  la  môme  supé- 
riorité d'âme  qui  resplendit  dans  les  autres  arts  au  dix-septième 
siècle  ! 

La  grâce  de  mélancolie  qui  rend  Provenzale  si  attrayant  est 
toujours  sobre  et  discrète,  plus  que  l'art  même  de  Bach.  Il  serait 
puéril  de  comparer  la  richesse  débordante  de  celui-ci  au  petit 
nombre  d'oeuvres  que  nous  connaissons  de  l'autre.  Mais  si  l'ima- 
gination est  incomparablement  plus  puissante  chez  Jean  Sébas- 
tien, la  raison  est  plus  forte  chez  le  vieux  Napolitain ,  et  le  cœur 
n'est  peut-être  pas  moins  grand.  J'espère  qu'on  ne  m'en  voudra 
point  d'avoir  tâché  de  faire  revivre,  d'une  façon  qui  semblera  un 
peu  partiale,  un  grand  artiste  disparu  dans  l'oubli.  Si  peu  connu 
encore ,  il  sera  tout  aussitôt  un  ami  pour  ceux  qui  auront  une 
fois  entendu  quelques-uns  de  ses  chants.  Ils  verront  reparaître 
cette  figure  d'un  charme  sérieux  et  profond  :  tel  le  ravissant  pré- 
lude qui  prépare  au  Schiavo ,  semblable  à  deux  yeux  souriants 
dans  un  grave  visage  (1). 


* 


La  parfaite  sobriété  de  cet  art,  qui  ne  dit  rien  de  trop,  qui  ne 
parle  jamais  pour  parler,  mais  qui  va  jusqu'au  bout  de  sa  pensée, 
sans  en  atténuer  la  force  et  l'austérité  par  complaisance  pour 
les  faiblesses  du  public,  marque  dans  l'histoire  de  la  musique 
italienne,  comme  dans  celle  de  l'Opéra,  une  époque  unique, 
presque  aussitôt  dépassée.  Les  Scarlatti  vont  paraître,  et  avec 


sole  l'âme  endolorie  de  ses  péchés;  —  ou  l'air  de  Ménalippa  :  «  lasciatemi 
morir  »  (acte  I,  scène  8  du  Schiavo),  avec  quoique  chose  de  plus  grandiose 
encore  (l'Amazone  do  Polyclète).  —  D'autres  pages  font  songer  à  Gluck  ou 
à  Maendel  facte  III,  scène  2  de  Stellidaura ,  air  d'Orismondo);  un  petit 
nombre  à  Wagner  (au  Wagner  de  Parsifal.  —  Rôle  de.Timanto). 

Les  harmonies  sont  souvent  hardies,  d'une  dureté  expressive. 

Les  partitions  sont  écrites  pour  voix,  2  parties  de  violons,  et  basse. 

(1)  On  le  retrouvera  à  la  fin  du  volume,  avec  quelques-uns  des  plus  boaux 
airs  de  Provenzale.  —  Nous  avons  fait  entendre  cetto  annéo,  à  un  concert, 
quelques  fragments  du  Schiavo  et  do  Stellidaura. 


196  LES   ORIGINES    DU    THEATRE   LYRIQUE   MODERNE. 

eux  le  style  tuera  la  pensée.  On  aura  plus  d'expressions  que 
d'objets  à  exprimer;  l'élégance  des  manières  fera  oublier  l'insi- 
gnifiance de  l'âme.  Ce  que  n'ont  pu  les  génies  \  les  beaux  diseurs 
l'accompliront.  L'Opéra  s'environne  d'une  splendeur  triomphale, 
et  comme  au  temps  des  Guide,  l'art  est  plus  populaire,  alors 
qu'il  s'affaiblit. 


CHAPITRE  VII. 

L'OPÉRA    EN    ALLEMAGNE. 


L'opéra  n'est,  en  dehors  de  l'Italie,  qu'un  objet  de  luxe,  dont  le  goût  et  les 
procédés  sont  appris.  —  Les  cours  de  Munich  et  de  Vienne  l'introdui- 
sent en  Allemagne.  —  Roland  de  Lassus  à  Munich,  et  les  premiers  spec- 
tacles en  musique.  —  La  Dafné  de  Schûtz.  Seelewig  de  Staden. 

Heinrich  Schiïtz.  Sa  vie  et  ses  œuvres.  —  Influence  de  G.  Gabrieli.  —  Son 
génie  original.  Son  lyrisme  dramatique.  Rôle  important  de  l'orchestre  et 
des  chœurs  dans  l'opéra  allemand.  Analyse  de  La  Conversion  de  saint 
Paul.  —  Caractère  de  Schûtz.  Sa  grandeur  de  foi  et  de  pensée  au  milieu 
de  la  guerre  de  Trente  ans. 

La  Philothea  de  Munich. —  Affaiblissement  de  la  personnalité  en  Allemagne 
après  la  guerre  de  Trente  ans.  Influence  prépondérante  de  l'art  italien. 

—  L'opéra  à  la  cour  de  Bavière.  —  Les  Italiens  en  Allemagne.  —  Paricie 
de  Bontempi.  —  Les  livrets  d'opéra.  Leur  extravagance  pompeuse.  — 
Bernabei.  Steffani. 

Le  théâtre  de  Hambourg.  —  J.  W.  Francken.  Bibliographie  de  ses  œuvres. 

—  Reinhard  Keiser.  Comparaison  do  Keiser  et  de  Scarlatti.  Leur  art  est 
analogue,  mais  leur  rôle  est  différent.  Scarlatti  précipite  la  décadence 
italienne  ;  Keiser  fraie  la  «voie  à  Haendel  et  à  Bach. 


Cependant  l'Opéra  avait  passé  les  Alpes  ;  les  cours  du  Nord, 
nouvelles  venues  dans  l'art,  ne  pouvaient  manquer  de  se  parer 
de  ce  luxe  aristocratique,  en  exagérant,  comme  font  les  parvenus, 
son  faste  inutile.  Un  petit  nombre  d'hommes  de  génie,  ou  de 
grand  talent,  mettront  une  âme  sous  ces  parades  de  princes  ;  mais 
l'ensemble  conservera  toujours  un  caractère  factice.  La  musique 
dramatique  reste,  au  dix-septième  siècle,  en  dehors  de  l'Italie, 
un  article  d'importation.  Elle  ne  répond  pas  aux  instincts  de  la 
nation.  En  France,  c'est  le  sentiment  musical  qui  fait  défaut;  eu 
Allemagne,  le  sentiment  du  drame;  en  Angleterre  (1),  tous  les 
deux.  L'équilibre  vivant  du  cœur  et  de  l'action  reste  le  privilège 

(1)  Il  ne  s'agit  naturellement  que  du  dix-septième  siècle. 


198  LES   ORIGINES   DU   THÉÂTRE    LYRIQUE   MODERNE. 

de  l'Italie,  dont  l'influence  rayonne  au  loin  par  les  Gabrieli,  les 
Bontempi,  les  Cesti,  les  Bernabei,  les  Vivaldi,  les  Steffani,  les 
Bononcini  et  les  Caldara  en  Allemagne;  —  par  les  Luigi  Rossi, 
les  Sacrati,  les  Cavalli  et  les  Lully  en  France;  —  et  par  leurs 
disciples  allemands  et  français  en  Angleterre. 

C'est  par  les  deux  cours  méridionales  de  Munich  et  de  Vienne 
que  le  genre  nouveau  pénètre  au  Nord  (1). 

Si  la  musique  n'avait  nulle  part  été  négligée  en  Allemagne,  où 
elle  comptait  un  nombre  considérable  de  compositeurs  et  de  vir- 
tuoses à  la  fin  du  seizième  siècle  (2),  Munich  tenait  le  premier 
rang  parmi  les  villes  artistes,  grâce  au  goût  de  ses  princes  et  à 
rinflueuce  de  Boland  de  Lassus.  Il  y  vécut  avec  ses  deux  fils, 
Ferdinand  et  Rodolphe  (3),  parmi  une  cour  de  musiciens  aile  - 


(1)  Bernabei  (1620-1687),  maître  de  chapelle  à  Munich,  de  1673  à  1 690  ; 
Cesti  (1620-1669),  vice-maître  de  chapelle  à  Vienne,  en  1668;  Bontempi 
(1630-1697),  maître  de  chapelle  à  Dresde,  en  1662;  Vivaldi,  maître  de  cha- 
pelle du  landgrave  de  Hessc-Darmstadt;  Steffani  (1650-1730),  étudie  à  Mu- 
nich; maître  de  chapelle  à  Hanovre;  Bononcini,  à  Vienne  (1699-1703),  puis 
à  Berlin  (1703-1706),  et  de  nouveau  à  Vienne;  Caldara,  vice-maître  de  cha- 
pelle à  Vienne,  en  1718,  et  maître  de  composition  de  Charles  VI,  etc. 

Je  rappelle  que  l'empereur  Rodolphe  appelle  à  sa  cour  en  1603  Horazio 
Vecchi,  qui  dédie  son  Convito,  en  1597,  à  Ferdinand  II,  archiduc  d'Autriche. 
—  Monteverde  dédie  en  1638  ses  madrigali  guerrieri  à  l'empereur  Ferdi- 
nand III,  et  en  1650  sa  Selva  morale  à  l'impératrice  Eléonore.  —  Agazzari 
a  séjourné  à  la  cour  de  l'empereur  Mathias...,  etc. 

Depuis  1657,  l'empereur  Léopold  Ier  fait  recueillir  toutes  les  partitions 
italiennes  nouvelles  dans  sa  Bibliothèque  Léopoldine  de  Vienne.  Beaucoup 
de  princes  allemands  ont  leur  loge  à  l'Opéra  do  Venise. 

Les  empereurs  eux-mêmes  se  mêlent  de  musique.  L'année  dernière,  a 
commencé  la  publication  d'une  édition  populaire  de  leurs  œuvres  musicales 
(sous  la  haute  direction  du  ministère  autrichien).  La  première  livraison 
comprend  :  un  Miserere  pour  soli,  chœur  mixte  et  orgue,  do  Ferdinand  III; 
une  Missa  angeli  custodis  (soli,  chœur,  quatuor  à  cordes  et  orgue),  et  le 
motet  SuU  luum  praesidium,  (soprano,  chœur  mixte  et  orgue),  de  Léo- 
pold Ier,  et  la  cantate  Regina  cœli  (soprano,  orchestre  et  orgue),  de  Joseph  Ier. 
Léopold  compose  la  Licenza  des  Disgrazie  d'amore  de  Cesti,  en  1667. 

(2)  Gian  le  Couk,  Pevernage,  Filippo  di  Monte,  Jacob  von  Werth,  Jacob 
Rcgnart ,  viennent  en  Allemagne.  Jacob  Hàndel  est  à  Prague  ;  Hans  Léo 
Hassler  de  Nuremberg,  à  Augsbourg  ;  Seth  Calvisius  à  Leipzig.  A  Magde- 
bourg  brillent  de  nombreux  organistes  et  maîtres  de  chant  :  Leonhard 
Schrôtcr,  Gallus  DrcssL'r,  Friedrich  Weissensee.  A  Hambourg  est  établi 
Hieronymus  Schulz  (Praetorius).  A  Kœnigsberg,  Johann  Eckard  (Voir 
Wintcrfcld,  II,  1). 

(3)  Roland  de  Lassus  (1520-1594),  né  à  Mons,  et  maître  de  chapelle  au 
Latran  vers  1 545 ,  entre  au  service  d'Albert  de  Bavière  vers  1556  ou  1557; 
maître  de  chapelle  à  Munich  (à  4Û0  florins  d'appointements) ,  il  y  compose 


LOPÉUA    EN    ALLEMAGNE.  199 

mands  ou  italiens,  attirés  par  le  duc  :  Jacob  Fossa,  Anton  Mo- 
rari,  Giulio  Gigli,  etc. 

La  première  mention  d'un  spectacle  lyrico-dramatique  est 
de  1568  (1),  sous  le  duc  Albrecht  V.  On  le  voit  d'après  un  livre  de 
comptes,  où  le  Napolitain  Massimo  Trojano,  et  Simone  Gatti, 
musiciens  connus,  reçoivent  20  florins  pour  avoir  joué  une  co- 
médie. La  musique  en  a  été  perdue;  mais  Trojano  nous  a  laissé 
le  récit  des  représentations  lyriques,  données  en  l'honneur  des 
noces  du  prince  Wilhelm.  Roland  de  Lassus  y  jouait  lui-même, 


ses  œuvres  les  plus  renommées ,  et  y  meurt  (de  folie)  en  1594.  Il  avait 
été  anobli  par  l'empereur  Maximilien ,  le  7  décembre  1570,  à  la  diète  de 
Spire. 

(1)  Je  passe  sur  les  Mystères,  communs  à  toute  l'Europe  chrétienne  (Voir 
L.  Janssen,  L'Allemagne  à  la  fin  du  moyen  âge,  et  Wilken,  Geschichte  der 
geistlichen  Spiele  in  Deutschland.  Gôttingen,  1872), — sur  les  Lamentations 
de  Marie  (M.  R.  Eitner  en  a  publié  un  spécimen  :  Marienhlage,  du  qua- 
torzième siècle,  dans  la  Publikation  altérer  Musik  Werhe,  1881,  t.  X),  et  les 
Jeux  spirituels  de  toute  sorte  (Dans  le  même  volume  de  la  collection  Eitner, 
un  Geistlich  spiel  de  Suzanne.  1535,  Zwickau),  —  Pour  les  deux  derniers 
genres,  la  musique  n'y  consiste  guère  qu'en  des  chorals,  ou  des  sortes  de 
dialogues  en  plain-chant. 

Je  n'insiste  pas  davantage  sur  les  comédies  du  carnaval  au  quinzième 
siècle  (réunies  en  trois  volume,  Stuttgart,  1853,  par  Av.  Keller),  et  sur  les 
comédies  latines,  telles  que  les  Scaenica  progymnasmala  (hoc  est  ludicra 
praeexercitamenta)  de  Jean  Reuchlin,  joués  en  1497,  avec  des  mélodies  de 
Daniel  Megel  (Vienne,  1523). 

Certaines  tentatives  d'opéras  madrigalesques  sont  plus  intéressantes.  Une 
des  plus  fameuses  est  le  Ludus  Dianae  (in  modum  Comediae)  de  Conrad 
Celtes,  pour  les  noces  de  l'empereur  Maximilien  Ier  avec  Maria  Bianca 
Sforza,  à  Milan,  en  1494  (Nuremberg,  Hier.  Holcelio,  1501).  On  en  trouvera 
l'analyse  dans  Ambros  (IV,  212  et  213)  et  dans  Lavoix  (Gazette  musicale, 
sept,  et  oct.  1877).  Ce  ne  sont  guère  que  cinq  morceaux,  d'un  style  assez 
lourd,  à  3  et  4  parties,  intercalés  dans  une  pièce  de  circonstances  et  d'allé- 
gories (chœur  de  nymphes  et  faunes,  etc.).  (Un  exemplaire  à  Prague.) 

Au  même  genre  appartient  un  Feslspicl  de  3  chœurs  à  4  voix,  par  Be- 
nedictus  Chelidonius,  joué  à  Vienne  en  1515  devant  la  reine  de  Hongrie 
(Bibl.  de  Vienne). 

Il  n'y  a  point  trace  en  tout  cela  d'action  dramatique.  Ainsi  devaient  être 
les  chœurs  entr'actes  des  tragédies  italiennes  au  seizième  siècle. 

L'Oratorio  s'annonce  cependant  au  seizième  siècle,  en  Allemagne  comme 
en  Italie,  par  diverses  Passions.  La  plus  célèbre  est  la  Passion  selon  saint 
Jean,  par  Jacob  Ilàndcl  (ou  Ilacndl,  plus  connu  sous  son  pseudonyme 
Gallus),  jouée  à  Prague  en  1587.  C'est  une  narration  do  la  mort  du  Christ, 
faite  par  deux  chœurs,  dont  le  plus  élevé  (2  BOp.,  2  ait.)  représente  le  Christ; 
l'autre,  Judas,  Pilate,  etc.;  et  les  deux  réunis,  l'assemblée  du  peuple,  des 
docteurs,  etc.  On  pourra  comparer  l'esprit  de  cet  art  à  celui  du  madrigal 
italien,  tel  quo  nous  l'avons  vu  dans  Vecchi,  Banchicri,  et  ïorelli. 


200  LES   ORIGINES   DU   THÉÂTRE   LYRIQUE    MODERNE. 

avec  Trojano  et  Battista  Scolari,  une  comédie  qu'ils  improvisèrent, 
et  où  Trojano  tenait  trois  rôles  (1). 

Les  représentations  des  jésuites  débutaient  en  même  temps, 
avec  l'éclat  de  mise  en  scène  qu'ils  ont  toujours  eu  l'habitude  de 
donner  à  leurs  cérémonies.  La  plus  curieuse  que  nous  connais- 
sions, est  celle  de  1597,  pour  la  consécration  d'une  église  à  Mu- 
nich. Outre  les  acteurs,  neuf  cents  chanteurs  (choristes)  y  figu- 
raient, parmi  lesquels  Néron,  Dioctétien,  Decius,  Maxence,  etc., 
saints  et  papes  avec  leurs  suites,  personnages  allégoriques,  Satan 
et  tout  l'Enfer.  Les  spectateurs  eurent  grande  épouvante  en  voyant 
Lucifer  avec  trois  cents  diables  précipités  dans  les  enfers  par  saint 
Michel.  La  musique,  perdue,  était  de  Georges  Victoria,  maître  de 
chape^e  des  jésuites.  Le  scénario  n'indique,  d'ailleurs,  que  deux 
passages  chantés  (2).  Ces  représentations  publiques  (3)  se  perdi- 
dirent  bientôt,  et  ne  se  continuèrent  plus  qu'à  l'intérieur  des 
couvents. 

Cependant  les  souverains  donnent  à  la  musique  une  protection 
active;  ils  excitent  les  artistes  à  prendre  part  au  mouvement  con- 
temporain. L'empereur  Rodolphe  II  donne  des  missions  dans  les 
Pays-Bas  à  ses  meilleurs  chanteurs.  Le  duc  Wilhelm  V  (qui  en- 
voie des  secours  à  Palestrina  abandonné)  dirige  ses  musiciens 
vers  l'Italie.  Froberger  recevra  une  pension  de  Ferdinand  III, 
pour  étudier  sous  Frescobaldi  à  Rome.  Le  landgrave  Moritz  de 
Marburg  envoie  à  Venise  le  jeune  Heinrich  Schûtz,  en  se  char- 
geant de  tous  les  frais.  Ainsi  les  idées  modernes  pénètrent  en 
Allemagne,  et  l'opéra  allemand  commence  en  1627  sa  glorieuse 
carrière,  en  adoptant  à  son  tour  la  Dafné  de  Rinuccini,  traduite 
par  Opitz,  et  mise  en  musique  par  Schûtz  (4).  Cette  pièce, 
malheureusement  perdue,  reste  isolée.  La  guerre  de  Trente  ans 
est  commencée,  et  ruine  les  arts  en  Allemagne. 

(1)  Roland  do  Lassus  a  écrit  des  madrigaux  avec  quelques  phrases  chan- 
tées par  un  personnage  qui  s'accompagne  sur  le  luth.  —  Voir  Massimo  Tro- 
jano,  Discorsi  di  tricmfi,  gioslre ,  apparati,  e  délie  cose  più  notabili  fatte 
nelle  nozze  dell'  illustriss.  ed  eccellcnt.  signor  Duca  Guglielmonte.  Munich, 
Adam  Cerg,  in-4°.  1568.  On  peut  aussi  consulter  la  notice  sur  Roland  de 
Lassus,  écrite  par  Samuel  van  Quickelberg,  son  ami  :  troisième  partie  des 
Prosopographiae  heroum  alque  illustrium  virorum  totius  Germaniae. 
Henr.  Pantaléon,  Bàle,  1566,  in-4°. 

(1)  Acte  I,  scène  1.  Chœur  des  anges,  avec  accompagnement  d'instruments 
à  cordes.  —  Acte  IV,  scène  7.  Ecclesia  pleure  ses  enfants.  «  On  chante  un 
lamento.  » 

(3)  Celle  de  1597  avait  eu  lieu  devant  l'église  Saint-Michel,  à  Munich. 

(4)  Elle  n'a  jamais  été  imprimée;  elle  n'est  môme  pas  dans  le  catalogue 
des  œuvres  éditées  de  Schûtz,  à  la  suite  des  Symphoniae  sacrae  de  1647. 


L'OPÉRA   EN   ALLEMAGNE.  201 

Il  n'est  pas  douteux  cependant  que  la  Dafné  n'ait  éveillé  l'es- 
prit dramatique  eu  Allemagne.  Quelques  œuvres,  récemment  re- 
trouvées, témoignent  de  l'influence  italienne,  même  au  sein  de 
tant  de  préoccupations.  La  plus  ancienne  pièce  musicale  connue 
de  l'Allemagne,  est  un  Freudenspiel  en  5  actes,  joué  à  Nuremberg 
en  1644  :  Das  Geislliche  Waldgedicht,  oder  Seelewig  (1).  L'auteur, 
Sigmund  Gottlieb  Staden,  était  organiste  de  Saint-Sebald  de  Nu- 
remberg. La  musique  ne  manque  ni  d'expression,  ni  de  pittores- 
que, malgré  l'imitation  italienne  qui  ne  cherche  pas  à  se  dissi- 
muler. On  sent  dans  le  poème  le  panthéisme  moral  qui  est 
l'âme  du  Freyschùtz  et  du  Venusberg,  la  Nature  avec  ses  souffles 
ennemis  de  matérialisme  diabolique  et  de  mysticisme  chrétien. 
Ce  sont  déjà  les  êtres,  presque  la  langue  par  instants,  des  Filles 
du  Rhin  (Rheingold)  (2). 

Cependant,  il  faut  attendre  jusqu'en  1654  pour  trouver  des  re- 
présentations suivies  de  musique  allemande,  jusqu'en  1678  pour 
l'établissement  d'un  théâtre  d'opéra  à  Hambourg.  —  Mais  l'art  alle- 
mand refoulé,  contraint  au  silence,  n'a  jamais  été  plus  grand  que 
durant  cette  terrible  époque.  Toute  sa  puissance  dramatique  et  sa 
profondeur  de  sentiment  se  réfugient  dans  sa  méditation  et  dans 
sa  foi  religieuse.  Elle  trouve  en  Heinrich  Schûtz  son  expression 
immortelle,  le  poète  de  ses  jours  de  malheur. 


Heinrich  Schùlz,  né  à  Kôstritz  (Vogtland)  le  8  octobre  1585, 
étudia  d'abord  pour  le  doctorat,  à  Marbourg,  pendant  deux  ans. 
Le  landgrave,  charmé  de  sa  belle  voix  et  de  ses  dispositions  mu- 
sicales, lui  donna  une  bourse  de  voyage.  Schûtz  alla  à  Venise,  que 
dominait  alors  la  gloire  de  Giovanni  Gabrieli  (3).  Il  y  resta  trois 


(1)  Publié  pour  la  première  fois  en  1881.  Berlin.  Monatshefte  fur  Musih- 
gescliichte ,  par  R.  Eitncr.  Cette  pièce  a  échappé  jusqu'ici  aux  musicogra- 
phes, parce  qu'elle  se  trouve  dans  une  publication  littéraire  :  Harsdôvffer'a 
Fraucnzimmer  Gespre,chspiele,  k  Theil.  Nùrnberg,  1644.  —  Georg  Philipp 
Harsdôrffer  est  l'auteur  du  poème.  —  Orchestre  :  3geigen  (violons),  3  floten 
(flûtes),  3  schalmeyen  (chalumeaux),  1  grobes  horn  (cor),  basse  continue 
faite  par  le  théorbe. 

(2)  Seelewig,  Sinnigunda,  llcrzigilda,  Kunsteling,  Ehrelob,  Reichimut, 
Trùgewalt,  etc. 

(3)  «  ...Dalla  sua  corto,  ovo  da  teneri  anni  por  sua  clomonza  benigna- 
mente  fui  enodrito  ,  emmi  toccato  uscir  per  l'Italia  in  particolaro,  e  quivi 
tnescolarmi  ;»  qucll'onda,  che  tutta  l'Italia,  con  mormorio  piu  d'ogni  altro 
simile  ail'  Armonia  Céleste  va  illustrando,  quai'  è  il  famosissimo  Gabrieli, 


202  LES   ORIGINES    DU   THÉÂTRE    LYRIQUE    MODERNE. 

ans,  de  1609  à  1612,  sous  la  direction  de  son  maître  (1).  Gabrieli 
sut  le  conquérir  tout  entier;  il  enfonça  en  lui  la  puissante  mar- 
que de  son  génie  grandiose  (2),  et  il  lui  inspira  une  affection  pro- 


che m'hà  fatto  partecipe  dell'  oro  délie  sue  sponde,  si  ricche  in  questa  qua- 
lité di  studii,  che  né  al  Tago ,  ne  al  Pattolo  invidiar  certo  ponno.  »  (Dédi- 
cace du  premier  livre  des  madrigaux  de  Henrico  Sagittario  (Schùtz)  Ale- 
manno,  à  Maurice,  landgrave  de  Hesse.  Venise,  1er  mai  1G11.) 

G.  Gabrieli  était  un  des  Italiens  les  plus  célèbres  en  Allemagne.  Sept 
recueils  de  ses  œuvres  y  avaient  été  publiés  avant  1609  (dont  six  à  Nurem- 
berg). Cette  estime  était  générale,  et  partagée  même  en  Italie.  H.  Vecchi  dit 
de  lui  :  «  Il  Signor  G.  Gabrieli  frà  quegli  délia  prima  schiera  de  virtuosi 
stimatissimo  frà  noi.  »  (Dédie,  des  Veilles  de  Sienne,  1604.) 

Dans  le  môme  temps,  la  réputation  de  Gabrieli  attirait  à  Venise  le  Danois 
Fonteijo,  le  Danois  Petreo  (Petersen),  le  Westphalien  Grabbe,  Clemsee,  en- 
voyé par  les  comtes  de  Slesvig-Holstein,  etc.  (Voir  les  dédicaces  de  leurs 
œuvres  à  ce  «  vivo  sole  délia  musica  >> ,  «  perfectorum  musicorum  omnium 
ejus  aetatis,  ocellum  et  Italiae  gemmam.  »)  —  Gabrieli  était  personnellement 
l'ami  d'un  grand  nombre  d'illustres  Allemands,  tels  que  J.-L.  Hassler  (a),  de 
Nuremberg;  Gruber,  et  les  Fugger,  d'Augsbourg.  Invité  aux  noces  de  Fug- 
ger  en  1597,  il  lui  dédia  la  première  partie  de  son  plus  célèbre  ouvrage,  les 
Symphoniae  sacrae.  Venise,  Gardane.  Il  ne  réussit  jamais  à  aller  en  Alle- 
magne, comme  il  le  désirait. 

Winterfeld  a  consacré  à  ce  grand  musicien  son  ouvrage,  un  des  plus  im- 
portants de  l'histoire  de  la  musique  :  Johannes  Gabrieli  und  sein  Zeitalter. 
Berlin,  Schlesinger,  1834,  2  vol.  in-4°.  —  Giovanni  Gabrieli,  né  à  Venise 
en  1557,  mort  le  12  août  1613,  organiste  de  Saint-Marc,  était  le  neveu 
d'Andréa  Gabrieli  (1510-1586)  dont  nous  avons  parlé  page  61,  l'auteur  des 
chœurs  d'Œdipe  Roi. 

(1)  De  cette  époque  datent  des  Madrigaux  italiens  de  Schùtz.  (Venise, 
Gardane,  1611.)  Unique  exemplaire  à  Cassel,  9e  vol.  des  œuvres  complètes. 

Sur  19  madrigaux,  6  sont  des  traductions  musicales  de  scènes  du  Pastor 
fido.  On  y  sent  (surtout  dans  le  11e),  une  recherche  de  l'expression  drama- 
tique du  même  ordre,  et  avec  les  mêmes  moyens,  que  Vecchi  (fin  de  la  scène 
ni  de  l'acte  n  du  Pastor). 

(2)  Les  Allemands  ont  dû,  sans  doute,  à  cette  influence  de  Gabrieli,  la 
richesse  relative  de  leur  instrumentation  au  dix-septième  siècle,  le  souci 
qu'ils  en  eurent,  et  la  puissance  de  l'effet.  Il  est  curieux  qu'ils  aient  préféré 
le  modèle  des  maîtres  Vénitiens  à  celui  des  Romains  et  de  l'Ecole  de  Pa- 
lestrina.  L'imagination  pompeuse ,  joyeuse  et  triomphante  de  Gabrieli  (qui 
est  à  la  musique  du  seizième  siècle  ce  que  Véronèse  est  à  la  peinture)  n'au- 
rait pas  dû,  semble-t-il,  avoir  le  même  attrait  pour  eux  qu'un  art  plus  sobre 
d'effet  et  plus  riche  en  pensée.  Mais  Venise  était  un  peu  une  terre  allemande, 
le  lieu  de  passage  obligé  des  voyageurs.  Les  contraires  ont  d'ailleurs  tou- 
jours attiré  les  artistes  chez  qui  l'intelligence  est  plus  forte  que  la  volonté. 
De  tous  les  peintres  italiens  ,  —  qui  le  croirait?  —  celui  pour  lequel  Men- 

(a)  Bach  a  emprunté  à  Hassler  plusieurs  de  ses  mélodies  de  la  Passion  selon  saint  Matthieu 
pt  du  Weinachts-Oratorium. 


i/OPÉRA   EN   ALLEMAGNE.  203 

fonde,  qui  déborde  encore  du  cœur  de  Schûtz,  près  de  vingt  ans 
après,  en  dithyrambes  mythologiques,  comme  seul  un  Allemand 
sait  les  faire  (1).  «  Oui,  Gabrieli!  Dieux  immortels,  quel  homme 
c'était!  Si  la  diserte  antiquité  l'eût  connu,  elle  l'eût  préféré  à 
Amphion  ;  ou  si  les  Muses  désiraient  un  époux,  Melpomène  n'au- 
rait pris  aucun  autre  que  lui  (2).  » 

Une  place  de  maître  de  chapelle  de  l'électeur  de  Saxe,  obtenue 
en  1615;  la  mort  de  sa  femme  en  1627;  un  second  voyage  en 
Italie  l'année  suivante,  pour  se  consoler  et  étudier  la  nouvelle 
musique;  ses  séjours  à  la  Cour  de  Braunschweig-Lunebourg(1638), 
puis  de  Christian  IV  de  Danemark  (1642);  enfin,  son  retour  à 
Dresde,  où  il  mourut  à  l'âge  de  quatre-vingt-sept  ans,  le  6  no- 
vembre 1672,  sont  les  principaux  épisodes  de  cette  vie  pourchas- 
sée par  la  guerre  (3),  attristée  par  les  deuils  de  famille  et  les 
malheurs  de  la  patrie,  mais  soutenue  par  la  foi  et  un  travail  in- 
fatigable. 

Ses  œuvres  capitales,  en  dehors  de  la  Dapné  et  d'un  ballet 
d'Orphée  et  Eurydice  pour  le  mariage  de  Jean-Georges  II  de  Saxe, 
en  1638,  sont  des  Psaumes  (4),  des  Concerts  spirituels  (5),  quatre 


delssohn,  le  moins  sensuel  des  musiciens,  professe  le  plus  d'amour,  est 
Titien. 

(1)  «  la,  Gabrieli!  Ihr  unsterbl'ichen  Gôtter,  welch'ein  Mann  war  der! 
Hâtte  ihn  das  wortreiche  Alterthum  gekannt,  den  Amphionen  wûrde  es  ihm 
vorzezogen  haben;  oder  wûnschten  die  Musen  Vermâhlung,  so  besûsse 
Mclpomeno  keinen  andern  Gemahl  als  ihm,  solch  ein  Meister  des  Gesanges 
war  er.  Das  verkûndct  der  Ruf,  aber  das  verstàndigte.  »  (Préface  de  la 
lr*  partie  des  Symphonies  sacrées.) 

Schûtz  a  utilisé  divers  morceaux  de  Giov.  Gabrieli,  notamment  un  Lieto 
godea  à  8  voix  {Concerli  di  Andréa  et  Giov.  Gabrieli,  1587),  pour  le  Gloria 
du  IIIe  psaume.  Voir  le  2e  volume  des  œuvres  complètes  de  Schûtz,  édition 
Spitta.  Breitkopf,  1886,  —  et  le  concerto  :  Angélus  ad  pastores  ait  de 
A.  Gabrieli,  dans  le  27°  motet  (86  vol.) 

(2)  Quand  Gcssner,  recteur  de  Leipzig,  voudra  louer  son  ami  Bach,  il  le 
préférera  de  même  «  à  plusieurs  Orphées  et  vingt  Arions.  » 

(3)  Il  s'en  plaint  dans  la  préface  de  ses  Concerts  spirituels,  2e  partie. 
Dresde,  1639.  Lui-même,  dit-il,  parmi  tant  de  soucis,  nç  peut  produiro  que 
de  petites  œuvres,  en  attendant  les  grandes. 

(4)  Mehrchôrige  Psalmen  mit  Inslrumenten,  2  parties  (26  psaumes).  1619, 
Dresde.  (2a  et  3e  vol.  de  la  grande  édit.  Breitkopf.)  —  Psalmen  24,  8,  7,  85, 
127,  15  (13e  vol.  de  la  grande  édit.) 

(5)  Cantiones  sacrae  fur  4  Singstimmen  mit  generalbass  (40  cantionos). 
1625,  Fribcrgac  Ilermundurorum  (4«  vol.  de  l'édit.  Br.).  —  Kleine  GeUtliche 
Concerte,  2  parties.  1636,  Leipzig;  1639,  Dresde  (6*  vol.).  —  Geistliche  Chor- 
musih  à  5,  6,  7  voix.  1648,  Dresde  (8*  vol.).  —  Gesammelte  Motetten^  Con- 
certe, etc.  (12*  vol.). 


204  LES   ORIGINES    DU    THÉÂTRE   LYRIQUE    MODERNE. 

Passions  (1),  la  Nativité  du  Christ  (2),  la  Résurrection  du  Seigneur  (3), 
les  Sept  paroles  du  Christ  (4) ,  et  surtout  les  trois  parties  de  ses 
Symphoniae  Sacra,  parues  en  1629  (5),  1647  (6)  et  1650  (7).  Peu  de 
temps  avant  sa  mort,  il  travaillait  encore  à  une  Passion  selon  les 
trois  évangiles  et  au  119e  Psaume  (8). 

Parti  du  grand  art  polyphonique  de  Gabrieli,  frappé  vers  1630 
de  la  révolution  musicale  de  Monteverde,  et  un  instant  atteint 
par  son  imitation  (1647)  (9),  il  se  ressaisit  bientôt  et  maintient 
sa  puissante  personnalité,  dont  nous  allons  tenter  de  donner 
une  idée  (10). 

Dès  ses  premières  œuvres,  Schùtz  affirme  sa  tendance  (commune 
à  tonte  l'époque)  vers  la  déclamation  lyrique.  Il  demande  que  les 
mots  soient  compréhensibles  et  compris  de  tous;  «  sans  quoi  ce 
ne  serait  qu'une  bataille  de  mouches  (11).  »  On  sent  cette  recher- 
che expressive,  ce  désir  de  colorer  chaque  mot  de  son  sentiment 
musical,  dans  les  chants  à  cinq  parties  de  1625  pour  la  Passion. 
Ils  s'accentuent  dans  les  symphonies  sacrées  de  1629,  et  surtout 
de  1647.  Mais  sa  forte  éducation  trempée  aux  sources  mêmes  de 


(1)  On  connaît  quatre  Passions  de  Schûtz  :  selon  saint  Jean  (1C65),  selon 
saint  Mathieu  (1666),  selon  saint  Luc,  et  selon  saint  Marc  (cette  dernière, 
d'authenticité  plus  douteuse).  Les  mss.  sont  à  Leipzig  et  Wolfenbûttcl 
(1er  vol.  des  œuvres  complètes).  Il  n'y  faut  pas  chercher  la  richesse  lyrique 
de  Bach,  mais  une  parfaite  justesse  d'accent,  profondément  touchante,  et 
une  émotion  concentrée. 

(2)  Historia  von  der  Geburt  Jesu  Christi  (1671,  ibid.) 

(3)  Historia  von  der  Auferstehung  Jesu  Christi  (1623,  Dresde,  ibid.) 

(4)  'Die  Sieben  Worte  Jesu  Christi  am  Kreuz  (ms.  à  Cassel,  ibid.) 

(5)  Symphoniae  Sacrae,  1"  partie.  1629,  Venise,  Bart.  Magni  (5e  vol.). 
20  symphonies ,  pour  voix  et  orchestre.  L'instrumentation  varie  de  l'un  à 
l'autre  morceau.  Schûtz  emploie  les  violons,  fagott,  flautini,  fiffari,  posaune, 
trombetta  et  organo. 

(6)  Symphoniae  Sacrae,  2e  partie.   1647,  Dresde  (7e  vol.).  27  symphonies. 

(7)  Symphoniae  Sacrae,  3"  partie.  1650,  Dresde,  op.  12  (exempl.  Berlin, 
Wolfenbuttel)  (10e  et  11e  vol.)  ;  22  symphonies. 

(8)  Eloge  funèbre  de  Schûtz,  par  Martin  Geier. 

(9)  Deuxième  partie  des  Symphoniae  sacrae,  1647,  où  l'on  sent  la  con- 
naissance et  l'étude  des  Scherzi  musicali  (1632)  et  des  Madrigali  guerrieri 
(1637)  de  Monteverde.  11  introduisit  même,  dans  un  de  ses  chants  spirituels 
(«  Es  steh  Gott  auff  »),  les  motifs  du  madrigal  de  Monteverde  :  «  Armato  il 
cor,  »  et  de  la  Chacone  :  «  Zefiro  torna.  »  (Voir  le  7e  vol.  des  œuvres  compl.) 

(10)  Les  œuvres  complètes  de  Schûtz  viennent  d'être  publiées  en  Allemagne, 
chez  Breitkopf,  par  Philipp  Spitta  (Ueinrich  Schûtz,  Sàmmtliche  Werke, 
herausgegeben  von  Philipp  Spitta.  Breitkopf,  13  vol.,  1885-1893). 

(11)  «  Una  battaglia  di  moschc.  »  (Préface  des  Psaumes  de  David,  motets 
à  8  voix.  1619,  Dresde.) 


l'opéra  en  allkmaGiN'e.  205 

la  musique,  dans  la  fréquentation  des  chefs  d'oeuvre  et  des  hom- 
mes du  seizième  siècle,  le  défend  contre  les  exagérations  du 
genre  récitatif  et  descriptif.  En  1648,  dans  l'avant-propos  des 
musicali  ad  chorum  sacrum,  il  soutient  énergiquement  les  tradi- 
tions du  passé,  et  le  vieux  contrepoint,  contre  l'art  nouveau  et  la 
basse  continue.  <r  Oui,  quand  bien  même  ignorants  et  savants  y 
verraient  des  harmonies  célestes,  ce  n'en  vaudrait  pas  mieux 
qu'une  noix  vide.  »  D'ailleurs  les  besoins  de  sa  race,  son  tempé- 
rament musical,  veulent  une  autre  expression.  L'Italien  est 
curieux  des  moindres  traits  de  la  vie  extérieure  ;  il  vibre  tout 
entier  dans  un  mot;  il  s'abandonne  au  flot  de  sensations  qui 
l'entraînent  sans  crainte  de  s'y  perdre;  car  il  se  retrouve  en 
toutes.  L'Allemand  est  plus  calme,  ou  sa  flamme  est  concentrée; 
son  épiderme  moral  est  moins  sensible;  il  s'intéresse  moins  au 
détail  et  le  voit  médiocrement;  il  faut  que  ce  détail  soit  bien 
matériel  pour  le  détourner  un  instant  de  sa  pensée  intérieure; 
encore  l'y  confond-il,  et  c'est  chez  la  plupart  un  singulier  mé- 
lange d'idéalisme  accommodé  aux  besoins  les  plus  vulgaires. 
Chez  les  hommes  d'élite,  tout  l'intérêt  est  dans  l'âme,  tout  le 
drame  dans  le  cœur.  De  là  vient  que  Schûtz,  au  lieu  de  peindre 
ses  héros  par  l'extérieur  et  par  l'action,  les  représente  par  l'âme, 
par  les  profondeurs  douloureuses  ou  joyeuses  de  l'être.  Si  l'on  ne 
craignait  de  paraître  jouer  sur  les  mots,  c'est  plutôt  (comme  dans 
presque  toute  la  musique  allemande,  à  l'exception  de  Mozart)  du 
lyrisme  dramatique  que  du  drame  lyrique.  En  cela,  il  est  d'accord 
avec  les  graves  sujets  qu'il  traite.  Il  ne  s'agit  pas  d'une  repré- 
sentation profane,  mais  d'une  communion  paisible  et  recueillie 
en  d'austères  pensées  et  des  émotions  saintes.  Puisant  la  source 
de  ses  inspirations,  non  dans  le  flot  changeant  des  émotions,  mais 
dans  le  fond  immuable  de  l'âme,  qui  semblable  à  la  mer,  garde 
dans  ses  retraites  une  sorte  d'impassibilité  parmi  toutes  les  tour- 
mentes qui  agitent  sa  surface,  Schûtz  imprime  à  chacune  de  ses 
œuvres  une  magnifique  unité;  dès  1629,  il  a  donné  à  Y  Aria  un 
développement  logique  et  superbe,  qu'il  n'aura  que  plus  tard  chez 
les  Italiens,  et  rarement  avec  autant  de  force.  L'orchestre  et  la 
voix  s'associent  dans  une  même  pensée.  L'architecture  en  est 
lourde  parfois,  carrée,  massive,  dure,  mais  l'ensemble  est  impo- 
sant. La  déclamation  n'est  pas  le  privilège  de  la  voix.  Tout 
déclame  et  tout  chante.  Quand  David  pleure  son  fils  Absalon  (1), 


(1)  Plaintes  de  David,  pour  basse,  4  trombones  et  orgue.  Première  partie 
des  Symphoniae  Sacrae,  1629,  Veniso.  (Les  parolos  sont  tirées  du  livre  de 


206  LES    ORIGINES    DU    THEATRE    LYRIQUE    MODERNE. 

ce  n'est  pas  un  homme  qui  chante,  c'est  une  âme  répandue  dans 
tout  l'être  harmonique;  et  c'est,  à  dire  vrai,  l'âme  humaine  tout 
entière,  grave,  douloureuse,  prosternée  en  de  mélancoliques 
édifications,  que  l'on  sent  au  travers  des  douleurs  de  David. 

La  grandeur  et  l'originalité  de  cet  art  paraît  surtout  dans  la 
troisième  partie  des  Symphonise  Sacrœ,  qui  est  le  chef-d'œuvre  de 
Schùtz.  Je  prendrai  pour  exemple  la  Conversion  de  saint  Paul  (1). 

a  Paul  était  entré  dans  la  grande  plaine  de  Damas.  Il  appro- 
chait de  la  ville  et  s'était  engagé  dans  les  jardins  qui  l'entourent. 
Il  est  midi  »  ;  il  rêve.  Et  voici  que  des  voix  montent  en  lui  ;  mysté- 
rieuses, profondes,  elles  sourdent  du  silence,  «  Saul,  Saul,  Saul, 
pourquoi  me  poursuis-tu  ?  »  Elles  éveillent  des  échos  dans  toutes 
les  fibres  de  l'être;  d'autres  voix  les  répètent;  elles  vibrent  dans 
l'orchestre,  et  le  reproche  divin  retentit  avec  force,  puis  s'affai- 
blit et  meurt.  Après  un  silence,  une  voix  seule,  un  ténor,  con- 
tinue :  «  Tu  te  repentiras  de  regimber  contre  l'aiguillon  »,  et 
tout  l'orchestre  reprend  :  «  Saul ,  Saul ,  pourquoi  me  poursuis- 
tu?  »  Puis  la  menace  imposante  pénètre  à  son  tour  dans  l'ensem- 
ble, comme  une  grande  ride  s'étend  sur  un  lac;  elle  se  glisse 
dans  tous  les  coins  ;  elle  coule  de  voix  en  voix ,  entrechoquant 
partout  ses  paroles  d'un  calme  terrible  :  «  Tu  te  repentiras  (Es 
wird  dir  schwer  werden)  ».  Enfin,  avec  toutes  les  forces  de  l'or- 
chestre, le  reproche  du  commencement  recommence,  incessant, 
répété,  fort  et  faible  tour  à  tour,  remplissant  les  oreilles  et  le 
cœur,  tandis  que  la  voix  du  ténor  martelle  sans  répit  l'appel  : 
Saul,  Saul,  —  qui  monte,  avec  une  insistance  monotone  et 
hallucinatrice  ,  parmi  l'apaisement  progressif  de  l'orchestre  qui 
s'éteint.  Cette  symphonie  dramatique  est  du  même  ordre  que 
certaines  pages  du  premier  acte  de  Parsifal  (2).  Ainsi  que  dans 
la  scène  du  Graal,  on  sent  planer  comme  une  lumière  aux  larges 
ondes,  l'Esprit  de  Dieu,  invisible,  insaisissable,  partout  présent. 

Il  y  a  bien  d'autres  traits  en  ce  vieux  maître  trop  ignoré,  que 
l'on  commence  à  peine  à  faire  connaître  en  France  (3).  Qui  pour- 


Samuel.   Le  sujet   avait  été  traité   déjà  trois  fois  par  Josquin  de  Près. 
(58  vol.  des  Œuvres.) 

(1)  La  Conversion  de  Saint  Paul,  pour  10  voix,  2  violons  et  basse.  3°  par- 
tie des  Symphoniae  Sacrae,  1650,  Dresde  (Ume  vol.  des  œuvres). 

(2)  Il  n'est  pas  question,  naturellement,  de  toutes  les  ressources  moder- 
nes, orchestration  et  harmonies,  et  de  leur  mysticisme  sensuel  mais  seule- 
ment de  l'esprit  de  l'œuvre  et  surtout  de  sa  conception. 

(3)  Concerts  des  14  et  28  février,  et  14  mars  1895,  donnés  par  les  chanteurs 
de  Saint-Gervais,  à  la  salle  d'Harcourt. 


L*OPÉRA    EN    ALLEMAGNE.  207 

rait  oublier  tant  de  délicatesse  féminine  (1),  qui  se  cache  souvent 
sous  des  apparences  de  gaucherie,  la  douleur  amoureuse  et  plain- 
tive de  Madeleine  au  tombeau  de  Jésus  (2),  la  volupté  débordante 
du  Cantique  des  Cantiques,  avec  ses  gracieux  rythmes  de  fête ,  et 
ses  voix  enivrées  de  joie  et  de  jeunesse  (3).  Gomment  ne  pas  ad- 
mirer la  souplesse  dramatique  de  larges  scènes,  comme  le  Denier 
de  César,  où  l'arrogance  aigre  et  railleuse  des  pharisiens  contraste 
d'une  façon  si  vivante  avec  la  majesté  tranquille  et  sereine  de 
Jésus  (4). 

Mais  de  cette  richesse  de  cœur,  je  ne  veux  retenir  que  le  calme 
surprenant  et  le  caractère  de  fermeté  inébranlable.  Contemporain 
de  Pascal  et  de  Corneille ,  il  a  puissamment  éprouvé  et  rendu  les 
angoisses  (5)  et  les  ardeurs  héroïques  de  cette  forte  époque.  On  voit 
dans  sa  musique  les  réserves  d'énergie  et  la  confiance  en  soi,  que 
garde  l'Allemagne,  deux  ans  à  peine  après  la  fin  de  la  guerre  qui 
l'a  dévastée.  Elle  s'incarne  en  cet  homme  qui  ne  sait  point  douter, 
qui  ne  douterait  jamais  de  lui-même  et  de  sa  foi,  quand  tout  le 
reste  du  monde  en  douterait  (6);  en  ce  musicien  dont  toute 
l'œuvre  chante,  comme  un  de  ses  motets  (7)  : 

Oui,  cela  est  certainement  vrai. 


D'autres  répètent  avec  moins  de  puissance  cet  hymne  de  foi  et 
de  confiance,  autour  de  lui,  dans  l'Allemagne  accablée. 

Une  des  œuvres  les  plus  remarquables  de  l'époque,  est  un  ora- 
torio de  la  Bibliothèque  nationale  de  Paris  :  Philothea,  id  est 


(1)  Voir  le  touchant  dialogue  de  Marie  et  Joseph,  dans  la  3°  partie  des 
Symphoniae  Sacrae.  1650  (10e  vol.  des  Œuvres). 

(2)  Dialogo  per  la  pascua  del  nostro  Salvatore  Giesu  Christon  con  Maria 
Maddalena,  a  4.  (14e  vol.). 

(3)  0  quam  tu  pulchra  es,  et  :  Veni  de  Libano,  arnica  mea,  pour  ténor, 
baryton  et  2  violons  (lr*  partie  des  Symphoniae  Sacrae,  1629,  5a  vol.). 

(4)  Meister,  wir  wissen  dass  du  wahrhaftig  bist,  pour  2  sopran. ,  alto, 
ténor  et  basse  (3°  partie  des  Symphoniae  Sacrae,  1650,  11*  vol.). 

(5)  Herr,  wie  lang  willsl  du  mein  so  gar  vergessen  ?  pour  2  sopr.,  alto, 
2  ténors,  basse.  (Ibid.) 

(6)  Comparer  la  phrase  citée  plus  haut,  des  Musicali  ad  chorum  sacrum, 
à  celle  de  Monteverde,  p.  101.  Monteverde,  en  homme  du  Midi,  a  au  moins 
besoin  de  s'appuyer  sur  la  foule,  d'y  réchauffer  sa  foi.  Schûtz  so  suffit  à 
lui-même. 

(7)  Motet  à  6  voix.  1631. 


208  LES    ORIGINES    DU    THEATRE    LYRIQUE    MODERNE. 

Anima  Deo  chara  :  comœdia  sacra  (1),  jouée  à  Munich  en  1643  (2) 
et  1658,  puis  sur  différents  théâtres.  L'auteur  est  inconnu  :  c'était 
un  religieux ,  sans  doute  un  jésuite  (3).  Il  avait  déjà  composé  un 
Théophile.  Une  préface  et  d'intéressants  avertissements  précèdent 
sa  pièce.  On  y  voit  combien  les  idées  italiennes  sur  la  musique 
ont  pénétré  en  Allemagne.  Les  intelligents  conseils  sur  la  façon 
de  chanter  et  sur  les  conditions  scéniques,  semblent  un  écho  des 
préfaces  de  Gavalliere  et  de  Gagliano  (4).  Pourtant  l'auteur  dé- 
fend, en  bon  Allemand,  sa  personnalité  contre  l'imitation  étran- 
gère. Il  se  tient  à  mi-chemin,  de  son  propre  aveu,  entre  les  deux 
mouvements  artistiques,  conservateurs  et  novateurs  (5).  La  par- 
tition comprend  en  effet  deux  sortes  de  morceaux ,  des  pages 
d'expression  dramatique  et  des  airs  de  bravoure  (  «  à  portamenti 
di  voce  »);  les  premiers  sont  de  beaucoup  les  meilleurs.  L'or- 
chestration est  particulièrement  remarquable.  Il  y  a  onze  parties 
de  chant  (6)  et  quinze  instruments  (7).  L'auteur  les  emploie  avec 
de  curieuses  intentions  expressives,  qui  rappellent  Monteverde,  et 

(1)  Bibl.  Nat. ,  Rés.  461.  Philothea,  ici  est  Anima  Deo  Chara  :  comoedia 
sacra,  anno  MDCXLIII  et  MDCLVIII  Monachii,  ac  deinde  in  variis  theatris 
saepius  decantata  :  nunc  typis  excusa,  atque  sic  aptata,  ut  etiam  in  templis, 
aut  pro  honestà  animi  relaxatione  et  pietatis  incitamento  tam  in  scenâ,  quàm 
sine  scenâ  cantari  possit.  (Monachii,  typis  Joannis  Jaecklini,  typogr.  elec- 
toralis,  sumptibus  Joanni  Wagneri,  bibliop.  anno  MDCLXIX. 

(2)  Contre  l'affirmation  de  Rudhart  (Geschichte  der  Oper  am  Hofe  zu  Mûn- 
chen,  1865),  qui  donne  la  date  de  1654,  pour  la  première  représentation 
musicale  connue  en  Allemagne.  Le  titre  de  Philothea  dit  bien  exactement 
qu'elle  fut  jouée  sur  un  théâtre,  avant  d'être  chantée  dans  les  églises  («  ut 
etiam  in  templis  »,  etc.) 

(3)  «  Nolite  artem  spectare,  quam  non  profiteor;  sed  pietatem,  et  religio- 
nem,  cui  sum  auctoratus.  »  (Praefatio.  Ad  benignos  Musicse  Aestimatores.) 

(4)  «  Locus  non  débet  esse  valdè  amplus ,  nec  multus  simul  spectator  ; 
quia  si  canendum  fortius,  non  possunt  durare  guttura  :  si  submissiùs,  non 
audiuntur  in  loco  vasto,  vel  auditore  conferto.  »  (N'est-ce  pas  le  principe 
du  théâtre  de  Bayreuth?)  —  L'auteur  anonyme  dit  encore  :  «  Canendum 
quandoquè  lente,  nonnunquam  concitate,  ad  normam  affectûs,  sine  multis 
coloribus  adscititiis.  »  [Praefatio.) 

(5)  «  Stylo  recitativo,  qui  praestantes  requirit  cantores,  non  sum  usus  ; 
sed  mixto,  mihi  actoribusque  meis  commodiore.  »  (Praefatio.) 

(6)  5  canto,  1  soprano,  2  alto,  2  ténors,  une  basse.  —  Personnages  :  Chris- 
tus  (C),  Philothea  (C.) ,  Angélus  tutclaris  et  Angélus  primus  (C),  Provi- 
dentia  et  Angélus  secundus  (C),  Amor  divinus  (S.),  Misericordia  et  Eccle- 
sia  (A.),  Mundus  et  Clementia  (C),  Caro  et  Justitia  (T.),  Pax  (A.),  Bonitas 
et  Longanimitas  (T.),  David,  Orcus  et  Veritas  (B.). 

(7)  Orgue,  4  violons,  3  violes,  4  hautbois,  3  trombones;  théorbes.  M.  La- 
voix  a  étudié  l'orchestre  de  Philothea ,  dans  son  Histoire  de  l'instrumen- 
tation. 


L'OPÉRA    EN    ALLEMAGNE.  500 

annoncent  les  recherches  assez  décadentes  de  l'instrumentation 
moderne.  Les  violons  accompagnent  Jésus-Christ  et  les  anges; 
les  violettes,  la  Miséricorde,  la  Clémence,  l'Amour  divin,  Phi- 
lothée  gémissante;  les  hautbois,  le  Monde,  Philothée  consolée; 
les  trombones ,  le  Juge  éternel  ;  les  théorbes  et  les  luths ,  la  sym- 
phonie joyeuse  des  filles  de  Jérusalem,  qui  s'accompagnent  en 
chantant.  La  pièce  est  divisée  en  cinq  actes  qui  représentent  les 
divers  effets  de  l'Amour  divin  (1)  :  1°  dans  une  âme  ingrate  et 
pécheresse;  2°  dans  une  âme  pénitente;  3°  dans  une  âme  qui 
commence  d'aimer  ;  4°  dans  une  âme  dont  l'amour  augmente 
5°  dans  une  âme  dont  l'amour  est  parfait. 

Ainsi  qu'il  est  naturel  chez  les  artistes  du  Nord,  la  tristesse  y 
est  mieux  rendue  que  la  joie.  Les  larmes  de  repentir,  les  angois- 
ses religieuses,  les  soupirs  de  tendresse  désolée,  les. mains  ten- 
dues vers  Dieu,  si  loin  et  tant  aimé,  sont  le  propre  des  plus  grands 
maîtres  de  l'Allemagne,  de  Bach  et  de  Beethoven.  Philothea  les 
annonce  dans  certaines  pages,  dont  deux  ou  trois  (2)  ne  sont  pas 
indignes  d'eux. 


Cependant  l'art  allemand,  qui  s'est  soutenu  durant  la  période 

(1)  Les  paroles  sont  toutes  extraites  des  livres  saints,  suivant  l'habitude 
des  oratorios,  conservée  jusqu'à  Mors  et  Vita  de  Gounod.  —  A  de  certains 
moments,  l'enfer  s'ouvre.  On  voit  même  le  supplice  do  Philothea,  égorgée, 
tourmentée.  —  Les  indications  de  scène  sont  assez  curieuses.  Au  début,  «  la 
Miséricorde  et  la  Bonté  s'avancent  sur  le  théâtre;  elles  apportent  couronne, 
sceptre,  manteau  et  toge;  elles  ouvrent  une  fosse  au  milieu  du  théâtre. 
David  sort  de  terre  lentement,  aidé  par  Miséricorde  et  Bonté.  Elles  le  vê- 
tissent de  la  toge  et  du  manteau;  elles  le  placent  sur  un  siège,  le  couron- 
nent, lui  donnent  le  sceptre.  David  se  lève,  s'avance  avec  elles  sur  le  de- 
vant du  théâtre  et  fait  la  révérence.  Il  commence  à  chanter.  »  A  la  fin,  sur 
les  paroles  :  «.Vanitas  Vanitatum...  praeter  amaro  Deum  »,  l'Amour  se  re- 
tire; «  abjicitur  flos,  inccnditur  stuppa,  extinguitur  candela,  fit  suffitus ,  fit 
ductus  plectro,'effunditur  aqua,  fit  bulla,  frangitur  vitrum  :  unum  post  alte- 
rura  repraesentatur  ut  simul  ultimum  cadat,  et  abrumpatur  cantus,  et  omnes 
actores  evancscant.  »  —  Les  costumes  ont  tous  une  intention  allégorique. 
«  L'Amour  divin  a  cœur  ardent  en  main,  flamme  au  cœur  et  au  chef.  Le 
Monde  a  «  globum  in  capite,  comptus,  ornatus,  blandus,  in  manu  flabrum, 
cbirothecas,  in  occipitio  larvam  fernineam.  »  —  «  Caro  vestita  ut  caupo,  in 
occipitio  larva  mortualis,  ad  latus  cauda  vulpina.  »  —  «  Orcus  ut  mcrcator 
in  capito  retrô  larva  nigra,  in  pedibus  ungulae,  in  pileo  cornua.  »  —  «  Chris- 
tus  cum  globo  coeli  in  manu,  radiis  in  capite,  duobus  Angelis  comitatus  : 
suaviter  et  graviter  :  lentis  et  parvis  passibus.  » 

(2)  Par  exemple,  le  «  Peccavi,  peccavi ,  super  numerum  arenao  maris.  » 
(Partie  II,  scène  2.) 

14 


210  LES   ORIGINES   DU   THÉÂTRE    LYRIQUE    MODERNE. 

de  lutte,  s'abandonne  après  qu'elle  est  finie,  dans  la  jouissance 
lasse  d'un  bien-être  renaissant  et  d'une  paix  relative.  Les  souve- 
rains s'efforcent  de  connaître  les  raffinements  du  luxe  étranger  ; 
ils  copient  l'Italie  et  la  France;  le  cosmopolitisme  sévit  en  Alle- 
magne. Les  Italiens  sont  seuls  aimés  et  appréciés  comme  maestri, 
comme  chanteurs  et  comme  librettistes.  On  les  attire  à  force  de 
largesses,  et  si  l'on  a  de  bons  musiciens  chez  soi,  on  les  envoie 
en  Italie,  d'où  ils  reviennent  ayant  perdu  ou  altéré  leur  person- 
nalité. 

Henriette- Adélaïde  de  Savoie,  femme  du  duc  Ferdinand,  in- 
troduit en  Bavière  le  goût  des  représentations  théâtrales.  Le  12  fé- 
vrier 1654,  paraît  sur  la  scène  le  premier  opéra  noté  par  la  plupart 
des  historiens  allemands  (1)  :  la  Ninfa  ritrosa,  pastorale  avec 
beaucoup  de  mise  en  scène  et  d'extravagances,  dont  la  musique 
est  perdue  et  l'auteur  inconnu.  La  même  année,  on  donne  un 
grand  ballet  avec  chants,  la  Pompe  di  Cipro ,  de  Carlo  Mac- 
chiati  (2).  Puis  viennent  différentes  pièces  (3)  dont  nous  ne  pou- 
vons rien  dire ,  car  la  musique  en  a  été  perdue.  Les  livrets  sont 
d'une  extravagance  pompeuse  et  niaise,  dont  rien  ne  peut  donner 
une  idée.  Tous  les  poètes  à  la  solde  des  ducs  cherchent  à  établir 
tant  bien  que  mal  un  continuel  rapport  entre  les  sujets  qu'ils 
traitent  et  la  famille  ducale.  Quand  le  sujet  s'y  refuse  absolument, 
ils  se  rabattent  sur  le  prologue.  Dans  celui  de  YErinto  (1661),  le 
géant  Géryon  converse  avec  Zoroastre  dans  les  Champs-Elysées. 
Il  chante  avec  ses  trois  têtes  (Basso,  Alto,  Tenore)  un  trio  en 
l'honneur  du  duc.  En  outre,  paraissent  la  Chasteté,  Archimède, 
l'Intelligence  et  Jupiter,  qui  s'unissent  en  un  chœur  célébrant  la 
famille  princière.  Jusqu'en  1680,  les  livrets  ne  sont  que  d'absur- 
des amas  de  folles  mises  en  scènes  et  d'adulations  grossières.  — 
La  princesse  Adélaïde  prend  part  elle-même  à  la  confection  de 
quelques  pièces  (4),  et  le  duc  y  daigne  jouer  parfois,  à  l'instar  de 
Louis  XIV  (5). 

(1)  Rudhart,  Geschichte  der  Oper  am  Hofe  zu  Mûnchen,  Ve  partie;  Die  ita- 
lienische  Oper  von  165it-1181  (Freysing,  1865,  in-8°). 

(2)  Musicien  ou  librettiste?  Nous  ne  le  savons  pas.  La  musique  est  perdue. 

(3)  Oronte,  1657;  Erinto ,  1661;  Medea  vendicata,  drama  di  foco;  Le  pre- 
tensioni  di  soli,  1667;  Les  quatre  éléments,  1657,  introd.  pour  ballet. 

(4)  Les  quatre  éléments,  1657.  Elle  fournit  aussi  le  sujet  de  l'Ardelia,  1660. 

(5)  Après  le  couronnement  de  l'empereur  Léopold,  en  1658,  le  duc  joue  à 
Munich  dans  une  fête  brillante  [barriera),  avec  soli  et  chœurs.  Il  représente 
le  dieu-soleil;  son  frère  Max,  le  dieu-lune;  toute  la  noblesse  bavaroise  y 
prend  part.  Le  globe  entier  et  même  le  planisphère  céleste  étaient  mis  à 
contribution.  On  voyait  le  jour,  la  nuit,  les  saisons,  les  étoiles,  etc. 


L'OPÉRA   EN   ALLEMAGNE.  211 

En  1658,  Gavalli  vient  à  6Munich  et  y  dirige  la  représen- 
tation de  son  Alessandro  il  grande,  vincitor  di  se  stesso  (1).  En 
1662,  Bontempi  de  Pérouse,  maître  de  chapelle  de  Saxe,  donne 
son  Paride  à  Dresde.  En  1653,  Bertali  (2),  maître  de  cha- 
pelle à  Vienne,  a  fait  représenter  au  Reichstag  de  Ratisbonne 
YInganno  tfamore,  de  Benedetto  Ferrari.  En  1668,  Gesti,  vice- 
maître  de  chapelle  de  cour  à  Vienne,  y  dirige  ses  Disgrazie 
d'amore  (3).  Le  maître  de  chapelle  de  Munich,  Johann  Gaspar 
Kerll  (4)  est  sans  doute  un  élève  de  Garissimi.  Son  successeur, 
Ercole  Bernabei(5),  le  compositeur  officiel  de  la  Cour  de  Munich, 
comme  A.  Draghi  (6)  de  Ferrare,  sera  celui  de  Vienne,  a  sé- 
journé à  Rome  à  l'époque  de  Garissimi,  et  est  élève  du  célèbre 
compositeur  de  musique  sacrée,  Or.  Benevoli.  Le  Vénitien  Palla- 
vicino  meurt  à  Dresde  en  1689.  P.  Torri  est  capellmeister  de 
Bayreuth  en  1690,  puis  inspecteur  de  la  musique  de  chambre  à 
Munich  en  1691.  Vivaldi  est  maître  de  chapelle  du  landgrave 
de  Hesse-Darmstadt  ;  Joseph  Torelli  maître  des  concerts  de 
Brandebourg-Anspach  en  1703.  Si  l'on  ajoute  que  Scarlatti  vint 
peut-être  à  Munich  et  y  travailla  pour  le  théâtre,  aux  environs  de 
1680,  que  Ziani,  Bononcini,  Galdara  et  G.  Porta  écrivent  pour 
celui  de  Vienne,  on  aura  un  aperçu  de  l'influence  écrasante  des 
Italiens  en  Allemagne  dans  la  seconde  moitié  du  dix-septième 
siècle. 

Le  pire  est  qu'elle  ne  s'exerce  pas  par  ce  qu'elle  a  de  grand  et 
de  fécond.  Les  Italiens  venus  au  Nord  prennent,  avec  leur  sou- 
plesse de  nature,  des  caractères  du  Nord;  au  moins  perdent-ils 
leur  éclat  et  leur  vie.  Nous  en  trouverons  un  exemple  dans  une 
des  plus  célèbres  partitions  de  l'époque,  le  Paride  (7),  de  Bontem- 


(1)  Livret  de  Sbarra,  joué  en  1651  à  Venise. 

(2)  Bertali  (1605-1669) 

(3)  Voir  p.  174. 

(4)  Kerll  (1625-1690). 

(5)  Bernabei  (1620-1690),  né  à  Gaprarola  (Etats  de  l'Eglise),  maître  de  cha- 
pelle au  Latran  (1662-1667),  à  Saint-Louis  des  Français,  puis  à  la  cappella 
Giulia,  succède  à  Kerll  en  1673. 

(6)  Draghi  (1642-1707)  passe  vingt-cinq  ans  à  la  cour  do  Vienne. 

(7)  Il  Paride,  opéra  musicale,  poesia  e  musica  di  Gio.  Andréa  Bontempi 
Perugino,  maestro  di  cappella  del  Sercniss.  Elettor  di  Sassonia,  —  dedicata 
alla  serenissima  altezza  di  Christiano  Ernesto  margravio  di  Brandenburgo, 
duca  di  Magdeburgo,  Prussia,  Stetino,  Pomerania,  etc.,  et  Erdmudo  Sofia, 
principessa  di  Sassonia,  Julia,  Clevia,  e  di  Monti ,  etc.,  nolla  celobratione 
délie  loro  nozzo.  —  In  Dresda  appress.  Melchior  Bergen. 

Der  Schaffer  Paris,  in  einer  artlichen  Poesi  und  lioblichen  Musica  vor- 


212  LES    ORIGINES    DU    THÉÂTRE    LYRIQUE    MODERNE. 

pi  (1),  composé  à  l'occasion  des  noces  du  margrave  Christian  Ernst 
de  Brandebourg  avec  la  princesse  de  Saxe.  La  musique,  supérieure 
aux  opéras  allemands  de  l'époque,  est  en  retard  d'une  dizaine  d'an- 
nées sur  les  Italiens  d'Italie.  Elle  se  passe  en  ennuyeux  récitatifs (2), 
ou  en  airs  d'un  rythme  monotone  (3).  On  retrouve  l'Italien  dans 
quelques  pages,  dans  quelques  accents  amoureux,  à  leur  jeunesse 
d'émotion  et  de  trouble  tendre.  Il  serait  intéressant  de  savoir  si 
Gluck  eut  connaissance  de  la  musique  de  Bontempi  ;  car  il  s'en 
rapproche  dans  les  récitatifs,  sinon  dans  les  délicieux  airs  de 
Paris  et  Hélène.  Peut-être  aussi  Mozart  y  a-t-il  jeté  les  yeux.  Un 
vague  souffle  de  don  Juan  passe  dans  la  scène  du  duel  (4),  dans 
les  gémissements  à  demi  bouffes  d'Ermillo,  sur  le  monotone  et 
lugubre  accompagnement  de  la  basse. 

Mais  toute  l'originalité  de  la  pièce  est  dans  le  poème.  Il  était 
écrit  bien  avant  la  musique.  Bontempi  le  dit  dans  son  avertisse- 
ment «  dem  Gunstigen  Léser  »  ;  d'autres  compositeurs  l'avaient 
même  déjà  traité.  La  préface,  qui  est  passablement  allemande,  em- 
brouillée, amphigourique  et  pédante,  mais  d'une  bonhomie  go- 
guenarde, nous  éclaire  sur  la  nature  de  ce  singulier  drame. 

*  Il  diffère,  »  dit-il,  «  dans  la  matière  et  dans  la  forme,  de  toutes 
les  œuvres  que  j'ai  lues,  vues,  ou  entendues.  J'ai  peut-être  créé 
quelque  monstre  d'Horace,  ne  pouvant  le  faire  rentrer  dans  au- 
cune catégorie  définie  et  connue.  —  Il  est  divisé  en  cinq  parties  ; 
mais  la  première  n'expose  pas  le  sujet  ;  la  deuxième  ne  met  pas 
les  affaires  en  mouvement;  la  troisième  n'y  amène  pas  d'obsta- 
cles ;  la  quatrième  ne  montre  aucun  chemin  pour  les  tourner  ;  la 
cinquième  ne  conclut  rien.  Il  n'y  a  pas  de  prologue,  ni  de  dis- 


gestellt  von  Johann-Andrea  Bontempi  von  Perusio  Churfûrstl.  Durchl.  zu 
Sachsen  bestaïten  Oapellmeistern,  —in  den  Hoch  Fûrstlichen  Beylager  in 
Dresden,  anno  1662.  —  Richement  édité.  On  en  trouve  des  exemplaires  dans 
plusieurs  bibliothèques  d'Europe,  à  Paris,  Bologne,  Florence,  Vienne, 
Berlin,  Lùneburg,  Wolfenbûttel.  Celui  de  Bologne  est  plus  beau  et  plus 
complet  que  celui  de  Paris  (Rés.  Vm,  783),  où  la  préface  manque. 

(1)  Jean-André  Bontempi,  né  à  Pérouse  vers  1630,  élève  de  Virgilio  Maz- 
zocchi,  maître  de  chapelle  à  Rome  et  à  Venise,  mourut  à  Pérouse  vers  1697. 
Il  était  lettré;  il  écrivit  en  1672  l'Istoria  délia  Ribellione  d'Ungheria. 
L'électeur  le  chargea  d'écrire  l'histoire  des  origines  de  la  maison  de  Saxe. 
Il  composa  un  oratorio  sur  saint  Emilien,  évêque  de  Trêves. 

(2)  «  Haverei  potuto  trattar  con  modi  più  affettuosi  le  tessiture  di  questi 
Numeri  ;  ma  per  non  confonder  anch'  io  la  Scena  con  l'oratorio,  —  hebbi 
per  oggetto  Timitatione  del  parlar  naturale  »  (Préface). 

(3)  Généralement  en  3/2. 

(4)  Acte  V,  se.  vu. 


L'OPÉRA    EN    ALLEMAGNE.  21.3 

cours  aux  spectateurs,  comme  il  est  habituel.  Point  de  protase 
pour  raconter  l'ensemble  des  circonstances.  Point  d'épitase  qui 
commence  à  embrouiller  les  choses.  Point  de  catastase  pour  mon- 
trer aux  auditeurs  le  comble  des  complications.  Point  de  catas- 
trophe qui  les  ramène  en  une  tranquillité  inespérée.  Ce  n'est  pas 
une  comédie,  car  le  sujet  n'est  pas  emprunté  aux  mœurs  bour- 
geoises et  ordinaires.  Pas  une  tragédie,  car  elle  ne  contient 
pas  de  cas  atroces  ou  misérables.  Pas  une  tragi-comédie,  car  elle 
n'est  pas  à  moitié  l'une,  à  moitié  l'autre.  Ce  devrait  être  un 
drame  ;  mais  la  qualité  du  sujet  et  la  manière  dont  il  est  traité, 
n'autorisent  pas  raisonnablement  ce  titre.  J'aurais  voulu  l'appeler 
Erolopxynion  musicum  (quod  est  Ludus  deAmore,-ad  musicum  per- 
tinens)  ;  mais  comme  c'est  un  nom  inusité,  bien  que  fondé  sur  la 
raison,  je  ne  sais  s'il  satisfera.  Je  m'en  remettrai  donc  au  juge- 
ment et  au  choix  que  vous  ferez  vous-mêmes.  » 

C'est  un  assemblage  d'actions  et  d'épisodes  étrangers  les  uns 
aux  autres,  et  sans  aucune  espèce  de  lien.  La  pièce  commence 
avant  la  naissance  d'Achille,  et  finit  à  l'arrivée  d'Hélène  à  Troie. 
La  Discorde  se  lamente  de  n'être  pas  invitée  aux  noces  deThétis, 
vole  les  pommes  des  Hespérides,  et  s'enfuit.  Deux  pâtres  disent 
leur  amour  à  la  belle  Emilia  et  lui  reprochent  tour  à  tour  de 
les  trahir.  Elle  déclare  les  aimer  autant  l'un  que  l'autre,  et  leur 
explique  qu'ils  doivent  l'aimer  de  même.  Ils  se  plaignent  de  ce 
jugement.  Paris  dit  son  amour  pour  Enone.  Des  enfants  jouent 
au  jeu  de  la  civette;  un  ours  survient  et  les  chasse.  Paris  juge 
les  déesses.  11  s'embarque  pour  Sparte.  On  le  présente  à  Hélène; 
Amour  les  blesse  tous  deux;  à  l'instant,  ils  s'enflamment.  Paris 
cache  son  nom  ;  il  chante  et  sa  musique  pénètre  le  cœur  d'Hélène, 
Un  valet  polisson  et  un  balayeur  bègue  chantent,  tour  à  tour, 
leur  maîtresses.  Dans  les  appartements  les  plus  retirés  d'Hélène, 
Paris   s'introduit.   Hélène   qui  le  croit  de  basse  condition,    et 
résiste  à  l'amour,  le  repousse  d'abord  ;  mais  il  se  fait  connaître; 
Amour  ferme  les  rideaux  et  s'en  va.  Devant  le  temple  de  Vénus, 
à  Cy  thère,  Paris  enlève  Hélène  après  un  combat  acharné.  Dans  la 
rue  d'une  ville,  un  valet  chargé  d'apporter  du  vin,  le  boit  et  se 
grise.  Dans  une  bibliothèque,  un  précepteur  fait  la  leçon  à  deux 
pages.  Eux,  au  lieu  d'écouter,  regardent  les  images  dans  un  fablier 
d'Esope.  Le  précepteur  les  gronde;  ils  répliquent  qu'étant  nobles, 
ils  n'ont  pas  besoin  de  travailler,  et  lui  jettent  les  livres  au  nez. 
Le  magister  se  plaint  et  fait  une  belle  tirade.  Enone  poursuit 
Paris.  Les  pages  la  surprennent  et  veulent  l'enlever  ;  niais  tandis 
qu'ils  discutent  sur  l'endroit  où  on  l'emmènera,  Enone  en  profite 


214  LES   ORIGINES  DU   THÉÂTRE   LYRIQUE   MODERNE. 

pour  fuir.  Les  deux  polissons  jouent  aux  hommes  d'honneur,  et  se 
battent.  L'un  deux  est  blessé  et  se  sent  près  de  mourir.  L'ivrogne 
sorti  de  son  sommeil,  l'entend  etleréconforte  avecdu  vin.  Quelques 
scènes  après,  le  mourant  fait  ses  adieux  et  pardonne  généreuse- 
ment à  son  adversaire.  On  se  décide  enfin  à  chercher  sa 
blessure  ;  mais  on  n'en  trouve  pas,  à  la  stupéfaction  générale,  et 
le  poltron  ressuscite.  Enone  s'habille  en  homme  ;  elle  excite  des 
passions  parmi  les  jeunes  filles.  Paris  arrive  à  Troie.  Priam, 
Hécube  et  la  cour  la  reçoivent  avec  honneur.  Enone  se  résout  à 
mourir.  Un  hymme  d'amour  et  d'allégresse  termine  la  pièce,  — 
mais  pas  encore  le  spectacle,  que  «  complètent  des  joutes,  car- 
rousels, tournois,  et  autres  jeux  publics,  chargés  de  raconter  le 
reste  de  l'histoire  de  Troie.  » 

Cette  pièce  incohérente  et  d'un  goût  bizarre,  se  sauve  par  la 
franchise  de  sa  bonne  humeur;  nulle  prétention;  une  verve 
amusée;  un  besoin  de  s'agiter  et  de  rire,  et  un  talent  naturel  et 
facile,  surtout  dans  le  comique  et  le  détail  familier,  qui  fait  qu'on 
lui  pardonne.  Malheureusement  son  exemple  devait  agir  d'une 
singulière  façon  sur  le  cerveau  allemand.  Les  Italiens  sont  des 
enfants  gâtés  à  qui  l'on  passe  tout.  On  est  bien  plus  sévère  pour 
les  pauvres  garçons,  un  peu  faibles  et  maladroits,  qui  se  laissent 
prendre  à  leur  modèle,  et  imitent  lourdement  leurs  grâces  im- 
pertinentes. Nous  pardonnons  à  Cavalli,  Scarlatti  et  Bontempi, 
qui  ont  corrompu  l'art  ;  nous  avons  même  au  fond  du  cœur,  de  la 
tendresse  pour  eux,  et  nous  sommes  sans  pitié  pour  les  victimes 
qu'ils  font  dans  la  musique  allemande. 

Cette  réflexion  ne  nous  rendra  pas  d'ailleurs  plus  indulgents. 

Voici  quelques  exemples  de  l'extravagance  où.  le  mauvais  goût 
italien  pouvait  mener  la  pesanteur  germanique  : 

Dans  ÏErmione  de  Bernabei  (texte  de  Terzago)  (1683),  Pyrrhus 
n'est  pas  tué  par  Oreste;  il  renonce  de  bonne  grâce  à  Hermione  ; 
Oreste  la  remmène.  Le  chœur  chante  un  hymne  d'allégresse.  Un 
domestique,  Birollo,  dit  des  polissonneries.  — Soudain,  pour  ter- 
miner, un  admirable  coup  de  théâtre.  Les  partis  réconciliés  tra- 
versent les  jardins  royaux  de  Sparte,  pour  se  rendre  à  la  messe  de 
mariage,  quand  brusquement  la  scène  change.  Ménélas  et  Hélène, 
Oreste  et  Hermione,  et  toute  leur  suite,  se  trouvent  transportés  à 
la  cour  de  Munich.  Un  double  chœur  chante  avec  stupéfaction,  et 
à  grand  vacarme  :  «  Che  strano  caso!  che  portenti!  »  Ménélas 
soupire  :  «  Numi!  »  Mais  bientôt  ils  retrouvent  leurs  esprits  ;  ils 
admirent  la  résidence  bavaroise,  et  déclarent  qu'ils  n'ont  rien  vu 
de  plus  beau.  Jupiter  descend  sur  un  aigle  qui  tient  Ganymède 


L'OPÉRA   EN   ALLEMAGNE.  215 

dans  ses  serres  ;  il  annonce  à  Hermione  qu'en  récompense  de  son 
fidèle  amour,  il  veut  la  présenter  au  duc;  elle  se  confond  en  re- 
merciements. Jupiter  laisse  son  échanson  prendre  part  aux  ré- 
jouissances, et  remonte  dans  ses  nuages;  il  assure  le  duc  de  sa 
piotection,  tandis  que  tout  le  chœur  des  Spartiates  chante  :  «  Viva 
Massimiliauo  Emmanuele!  » 

Dans  le  Marc-Âurèle  de  Steffani  (texte  de  Terzago)  (1681),  l'en- 
chanteur Merlin  paraît  comme  une  figure  bien  connue  du  monde 
romain  ,  et  la  princesse  Faustine  accompagne  au  piano  (clavicem- 
balo)  son  ami  Tertullio,  qui  chante  une  ariette. 

Enfin,  voici  la  simple  liste  des  personnages  d'une  pièce  alle- 
mande de  Kœnig  :  la  Fêle  romaine  d'avril,  écrite  pour  le  jour  de 
naissance  de  Léopold,  fils  de  Charles  VI,  en  1716  : 

«  Le  génie  de  Hongrie  ; 

Mars,  Saturne  avec  ses  satellites; 

Morphée,  Phobetor,  Phantasus,  fils  du  Sommeil  et  des  rêves 
du  grand  guerrier  et  potentat; 

Avril,  ou  la  lune  du  printemps; 

Les  quatre  contrées  du  ciel; 

L'Honneur,  la  Vertu  ; 

Vénus,  Gupidon,  Juno  Lucina,  Mena,  Egeria,  Pertanda,  La- 
tona,  cinq  déesses  de  la  naissance  (Geburtsgotlinen)\ 

Les  quatre  vents,  les  douze  signes  célestes; 

Quelques  génies  héroïques; 

Une  compagnie  déjeunes  citoyens  romains  avec  leur  Aquilifer; 

Flamines  et  enfants  de  chœur  ; 

Huit  bacchantes,  huit  petits  maures  et  mauresses; 

Petits  et  grands  jardiniers  et  jardinières  ; 

Amoretti,  Naïades,  Tritons,  Chasseurs,  Bergers  et  Bergères; 

Tuttillina,  Hippona,  Bona  et  Mellona,  déesses  des  champs,  etc.  ; 

Quatre  petits  tambours  maures,  sonneurs  de  cor,  cornemuse, 
chalumeau; 

Arlequin,  Scaramouche,  Silène,  Silénines  et  Lénines; 

Bacchus,  Dryades  et  Hamadryades; 

Les  trois  Grâces,  Coryban thés  et  «  Gallanten;  » 

Patriciens  romains  avec  leurs  femmes  et  leurs  enfants; 

Trabans  romains  et  garde  suisse; 

Ménades,  femmes;  sénateurs  romains; 

etc.  » 

Après  de  tels  exemples,  il  est  inutile  de  prouver  que  l'opéra 
allemand  n'a  aucune  idée  des  lois  du  théâtre,  et  qu'il  ne  se  doute 
guère  que  son  premier  devoir  est  d'être  un  drame. 


2  1  (>  LES    ORIGINES    DU    THÉÂTRE    LYRIQUE    MODERNE. 

La  musique  compense  un  peu  le  vide  du  poème.  Le  fils  de  Fer- 
dinand de  Bavière  et  d'Henriette-Adélaïde,  le  duc  Max  Emmanuel, 
était  un  dilettante  passionné.  Il  ne  pouvait  se  passer  des  specta- 
cles ,  auxquels  il  était  habitué  depuis  l'enfance  ,  et  dépensa  pour 
eux  des  sommes  énormes  ;  il  réunit  à  Munich  les  plus  grands 
artistes  de  son  temps.  Les  fêtes  prirent  un  nouvel  éclat  en  1680, 
après  l'interruption  causée  par  les  événements  politiques.  Ber- 
nabei  et  Steffani  en  étaient  les  compositeurs  attitrés. 

Steffani,  né  vers  1650  à  Castelfranco,  près  Venise,  avait  été 
recueilli  tout  enfant  par  un  comte  allemand  qui  l'amena  à  Mu- 
nich, où  Ercole  Bernabei  fut  son  maître.  Il  entra  dans  les  ordres 
et  devint  abbé  en  1681  ;  mais  sa  profession  religieuse  ne  l'em- 
pêcha pas  plus  que  Cesti,  d'écrire  pour  le  théâtre.  Le  succès  de 
son  premier  opéra,  Marc-Aurèle ,  en  1681,  lui  fît  donner  le  titre 
de  directeur  de  la  maîtrise  du  duc,  et  il  composa  l'opéra  de  gala, 
Servius  Tvllins,  à  l'occasion  de  ses  noces  (1).  Sa  célébrité  se  ré- 
pandit dans  toute  l'Allemagne;  Ernst  August  de  Braunschweig- 
Lunebourg  l'appela  en  Hanovre,  oii  il  devint  maître  de  chapelle 
et  directeur  de  l'opéra.  Il  composa  lui-même  un  grand  nombre 
d'opéras  italiens  qui  furent  joués  à  Hanovre,  puis  à  Hambourg, 
où  il  passa  les  dernières  années  du  dix-septième  siècle  (2).  Appelé 
à  un  poste  diplomatique,  il  abandonna,  en  1710,  sa  place  de 
maître  de  chapelle  à  Haendel  (3).  Nommé  évêque  de  Spiga  ,  il 
négligea  de  plus  en  plus  la  musique,  ne  signant  plus  ses  compo- 
sitions que  du  nom  de  son  copiste  Piva  ;  aussi  sont-elles  perdues. 
Il  mourut  à  Francfort  en  1730.  Ses  opéras  sont,  avec  ceux  de 
Keiser,  les  meilleurs  avant  Haendel  et  Mozart.  Quelques-uns  ont 
été  conservés,  plusieurs  en  réduction  pour  piano;  entre  autres,  la 
Lolta  tf  Ercole  con  Acheloo  (4),  1689,  Hanovre,  et  I  Rivait  concordi, 


(1)  Servio  Tvllio,  1685.  —  Solone,  carnevalsoper,  1685.  —  Alarico  il  Bal- 
lha,  cioè  l'audace  rè  di  Gotlii,  festoper  zum  Geburstag  di  Mar.  Ant.  1687. 
—  Niobe  1688  (à  Munich). 

(5)  Sept  de  ces  opéras  furent  représentés  avec  des  traductions  allemandes. 
Steffani  écrivit  aussi  à  Munich  de  célèbres  duos  di  caméra  pour  les  dames 
de  la  cour. 

(3)  Steffani  fit  à  Haendel  l'accueil  le  plus  bienveillant,  et  le  présenta  au 
prince  pour  lui  succéder.  L'électeur  offrit  à  Haendel  un  traitement  de 
1,500  écus.  Il  accepta  le  titre  et  la  pension,  mais  partit  en  Angleterre,  où 
l'électeur  devait  le  retrouver  en  1714,  comme  roi  d'Angleterre  (Georges  Ier.) 
On  a  remarqué  que  Steffani  eut  une  grande  influence  sur  Haendel,  dont  il 
transforma  le  style  en  lui  donnant  une  élégance  toute  nouvelle.  Le  Rinaldo 
est  de  février  1711. 

(4)  La  partition  manuscrite  est  à  la  Bibl.  de  Mnnich. 


L'OPÉRA    EN    ALLEMAGNE.  217 

ou  Alalante,  1698,  Hambourg.  Lindner  (1)  qui  les  a  étudiés,  dit 
qu'on  y  sent  un  effort  pour  plier  le  récitatif  à  l'expression  dra- 
matique malgré  l'abus  des  coloratures,  et  que  les  airs  ont  une 
fraîcheur  originale,  que  n'ont  pas  surpassé  Lotti  ou  Scarlatti  (2). 


En  même  temps,  s'ouvrait  à  Hambourg  un  théâtre  populaire  (3), 
bientôt  illustré  parles  noms  de  Francken  etdeKeiser.  Bâti  en  1678 
pour  des  représentations  d'opéras  alle'mands  (4),  ce  théâtre  dura 
soixante  ans,  puis  disparut.  11  débuta  par  un  poème  de  Richter  (5)  : 
la  Création,  la  Chute,  et  la  Rédemption  de  Vhomme.  Les  œuvres  de 
la  première  période  ne  sont  ni  tragiques,  ni  comiques;  c'est  un 
pêle-mêle  de  sentiments  et  d'intrigues,  une  morale  pédantesque, 
égayée  par  des  bouffonneries  triviales,  d'une  lourdeur  écœurante. 
Les  principaux  librettistes  sont  le  prêtre  Klmenhorst;  Lucas  van 
Bostel,  de  Hambourg,  qui  travailla  pour  Francken;  Bressand,  et 
Heinrich  Postel,  de  Fribourg  (1658-17Q5),  qui  eut  l'admirable 
idée  de  réunir  tout  ce  que  les  auteurs  anciens  et  modernes  avaient 
créé  de  plus  extraordinaire. 

Durant  les  neuf  premières  années  du  théâtre  de  Hambourg 
(1678-1686),  on  représenta  vingt-huit  opéras  nouveaux.  Sur  ce 
nombre,  quinze  étaient  de  Francken. 

Johann- Wolffgang  Francken  nous  est  assez  peu  connu  (6).  Le 
peu  de  renseignements  authentiques,  que  nous  devons  à  Mol- 
ler  (7),  nous  apprend  seulement  qu'il  était  de  Hambourg,  qu'il 


(1)  O.  Lindner,  Die  erste  stehende  deutsche  Oper.  Schlesinger,  Berlin, 
1855. 

(2)  A  Munich,  brille  encore  à  la  même  époque  Pietro  Torri,  organiste  du 
duc  et  élève  de  Steffani.  C'est  un  des  compositeurs  les  plus  productifs 
d'Allemagne.-  Une  de  ses  premières  œuvres  est  Gli  oracoli  di  Pallade  e  di 
Nernesi,  introduzione  a  torniamenti,  1G90.  Munich. 

(3)  11  avait  trois  fondateurs,  dont  le  plus  important,  Schott,  resta  bientôt 
seul  à  sa  direction. 

(4)  A  Weissenfels,  en  1679,  on  commence  aussi  à  donner  pour  des  occa- 
sions solennelles,  des  représentations  princières  d'opéras  allemands. 

(5j  La  même  année ,  on  donne  à  Hambourg  trois  autres  opéras,  dont  les 
poèmes  étaient  empruntés  à  l'Italie  :  Oronle,  ou  le  prince  do  Candie  perdu 
et  retrouvé;  Séjanus,  premier  opéra  à  tendances  morales,  etc. 

(Ci)  Voir  la  brochure  de  M.  Friedrich  Zelle  :  Joh.  Wolg.  Franck,  ein  Bei- 
trag  zur  Geschichte  der  àltesten  deutschen  Oper  (Berlin,  Gaortner,  1889). 

(7)  Mollcr  do  Flensbourg  (1661-1725),  «lit,  dans  sa  Cimbria  lilerala  :  «  Joan- 
nes  Wolfg.  Fr.,  musicus  Hamburgonsis,  qui  in  aulam  tandem  delatus  His- 
panicam  ab  semulis  illic  favorom  ipsi  invidontibus  regium  fortur  osse  truci- 


21 S  LES   ORIGINES   DU   THÉÂTRE  LYRIQUE   MODERNE. 

alla  en  Espagne  vers  1687,  qu'il  y  gagna  la  faveur  du  roi  Char- 
les II,  et  qu'il  y  mourut  d'une  façon  mystérieuse.  Ses  œuvres, 
par  bonheur,  nous  ont  été  assez  bien  conservées.  La  Bibliothèque 
Nationale  en  possède  même  quelques  cahiers. 

Francken  avait  composé  de  la  musique  religieuse,  des  Passions, 
des  Cantates,  des  Te  Deum,  des  Chants  Spirituels,  en  général  sur 
des  paroles  d'Elmenhorst  ;  mais  il  doit  surtout  sa  réputation  à  ses 
opéras  (1).  —  Les  livrets  en  sont  empruntés  soit  aux  Ecritures, 
soit  aux  auteurs  français.  C'est  ainsi  que  Y  Andromède  est  inspirée 
de  celle  de  Corneille  ;  le  Don  Pedro,  du  Sicilien  de  Molière  ; 
YAlceste,  de  Quinault  ;  le  Jodelet,  de  Scarron  et  de  Thomas  Cor- 
neille. Le  Cara  Mustapha  s'autorise  même  de  l'exemple  de  Baja- 
zet.  Cette  dernière  pièce  avait  un  intérêt  d'actualité.  L.  von  Bostel 
l'avait  empruntée  à  des  événements  récents.  Elle  se  divisait  en 
deux  parties,  chacune  de  trois  actes,  précédés  d'un  prologue  : 
1°  «  L'heureux  grand  vizir  Cara  Mustapha,  pendant  le  siège  cruel 
de  Vienne.  »  2°  «  Le  malheureux  grand  visir  Cara  Mustapha, 
après  la  défaite  devant  Vienne.  »  Pour  justifier  le  choix  de  son 


datus,  et  a  Wolf.  Casp.  Printzio  componistis  recentioris  aevi  annumeratur 
celebrioribus.  » 
(1)  Voici  la  liste  de  ces  opéras,  joués  à  Hambourg,  de  1679  à  1686  : 
t.  Michal  und  David,  texte  d'Elmenhorst,  1679. 

2.  Andromeda  und  Perseus  (d'après  Corneille),  1679. 

3.  Die  Macchabaeische  Mutter  mit  ihren  sieben  Sôhnen,  1679  (où  paraît 

un  personnage  comique). 

4.  Don  Pedro  oder  die  abgestraffte  Eyffersucht  (d'après  Molière),  1679. 

5.  Aeneas  Ankunfft  in  Italien  (24  déc.  1680). 

6.  Alceste  (d'après  celle  de  Quinault,  1674),  1680. 

7.  Jodelet  oder  sein  selbst  Gefangener  (d'après  Scarron  et  Th.  Corneille), 

1680. 

8.  Semele,  1681. 

9.  Hannibal  (à  Capoue),  1681,  où  paraît  un  élément  fantastique,  l'esprit 

d'Hamilcar,  etc.). 

10.  Charitine  oder  Gôttlich-Geliebte,  texte  d'Emenhorst,  1681. 

11.  Diocletianus  (d'après  l'italien),  1682. 

12.  Attila,  texte  de  Moller  van  Bostel,M682. 

13.  Vespasian,  1683. 

Puis  viennent  des  années  de  trouble  politique,  où  le  théâtre  de  Hambourg 
est  fermé.  Il  rouvre  en  1686,  avec  : 

14-15.  Cara  Mustapha,  turchischen  Gros-Vezier,  1686. 

La  Bibliothèque  Nationale  de  Paris  possède  15  cahiers  d'Arien,  extraits 
d' Aeneas,  de  Vespasian,  de  Diocletian  et  de  Cara-Mustapha  (Rés.  Vm8-1). 
La  plupart  des  œuvres  de  Francken  sont  à  la  Stadtbibliothek  de  Hambourg 
et  à  Berlin;  quelques-unes  à  Leipzig  et  à  Merseburg.  M.  Zelle  en  a  publié 
quelques  pages  à  la  fin  de  sa  savante  petite  brochure. 


219 

sujet,  van  Bostel  s'appuyait  sur  «  M.  Racine,  qui  permet  de 
transformer  le  temps  en  espace  (1).  »  La  mise  en  scène  tenait  une 
grande  place.  Un  seul  nom  était  historique  parmi  les  héros  (du 
côté  des  chrétiens)  :  celui  du  comte  Starenberg.  Les  autres  prin- 
ces et  gentilhommes  ne  faisaient  que  défiler  comme  dans  une 
apothéose  (Charles  V,  Max-Emmanuel,  duc  de  Bavière,  et  le  roi 
de  Pologne).  La  pièce  est  du  reste  détestable.  Mais  la  musique  a 
de  la  grandeur;  le  style  en  est  large  et  pur;  il  annonce  Haendel; 
c'est  sa  déclamation  puissante,  sa  facilité  vigoureuse,  et  un  peu 
sa  joie  pompeuse.  Cette  remarque  n'est  pas  seulement  vraie  de 
Cara  Mustapha,  mais  des  autres  œuvres  de  Francken.  Les  fanfa- 
res grandiloquentes  du  commencement  d'iEneas,  la  grâce  saine 
des  airs  heureux,  la  calme  mélancolie,  la  tristesse  héroïque  sont 
dignes  de  tout  point  de  l'auteur  de  J  udas  et  de  la  fête  d'Alexandre, 
qu'ils  rappellent  souvent. 

Il  en  est  de  même  de  Reinhard  Keiser,  le  meilleur  musicien 
dramatique  de  l'Allemagne  avant  ses  grands  maîtres.  C'est  que 
tous,  et  Haendel  (2)  comme  Keiser,  ont  une  source  commune  : 
Scarlatti  et  son  école. 

Keiser  dépasse  un  peu  le  cadre  de  notre  travail,  parles  dates  de 
sa  vie  et  les  caractères  de  son  art.  Nous  n'en  parlerons  donc 
qu'en  passant,  et  seulement  pour  marquer  l'esprit  nouveau  qui 
s'introduit  dans  l'opéra  allemand.  Né  en  1673,  mort  en  1739,  il 
était  fils  de  musicien,  et  fut  élevé  à  la  Thomasschule  et  à  l'Uni- 
versité  de  Leipzig.  A  dix-neuf  ans,  il  débuta  par  une  pastorale, 


(1)  Van  Bostel  s'était  d'ailleurs  servi  d'une  traduction  d'un  livre  français  : 
Vie  et  amours  de  Cara  Mustapha. 

(?)  Hœndel,  né  en  1685,  débute  en  1705  par  Almira.  Il  avait  beaucoup  étu- 
die les  Italiens  de  la  seconde  époque,  et  non  seulement  ceux  d'Allemagne 
(Steffani,  Oesti,  etc.),  mais  Scarlatti  et  son  école. 

La  Hdndelgesellscliaft  a  publié  en  1892  un  certain  nombre  d'œuvres  ita- 
liennes, qu'il  a  utilisées  dans  ses  compositions  :  le  Magnificat  de  Erba,  le 
Te  Deum  de  Urio ,  une  serenata  de  Stradella,  et  cinq  duetti  de  Clari  (Gio- 
vanni-Carlo-Maria,  1669-1740),  le  dernier  grand  compositeur  de  l'ancien 
genre  madrigalesque.  Mais  en  dehors  de  ces  musiques,  que  Hœndel  trans- 
crivit en  entier,  il  en  est  un  très  grand  nombre  dont  il  s'est  inspiré. 

Quant  ay  rival  et  ami  de  Haendel ,  Jean  Mattheson  (né  à  Hambourg  le 
28  septembre  1681,  mort  le  17  avril  1764),  élève  de  Praetorius  et  Conradi, 
c'est  en  1699  qu'il  débute  à  Hambourg,  avec  les  Pléiades.  Il  doit  aussi  beau- 
coup à  Keiser,  avec  qui  il  a  des  traits  de  ressemblance,  mais  dont  il  ne  pos- 
sède pas  la  riche  imagination. 

A  la  même  époque,  Jean  Bononcini  de  Modène,  l'autre  rival  de  Hœndcl 
(1660?- 1752?),  prélude  à  ses  succès  en  Allemagne  avec  la  Fede  pubblica  h, 
Vienne,  en  1699,  et  le  Polifemo  à  Berlin,  en  1703. 


220  LES    ORIGINES    DU    THÉÂTRE    LYRIQUE    MODERNE. 

Ismène,  qui  fut  jouée  à  WolfenMttel  avec  un  prodigieux  succès. 
En  1694,  il  vint  à  Hambourg,  et  en  devint  le  fournisseur  de  mu- 
sique. Les  autres  compositeurs  dramatiques  en  Allemagne  étaient 
en  même  temps  des  musiciens  religieux.  Pour  Keiser,  l'opéra 
passe  avant  tout  le  reste.  Jusqu'en  1717,  il  écrit  en  moyenne  trois, 
quatre,  parfois  cinq  opéras  par  an.  En  1703,  il  devient  directeur 
de  l'opéra;  en  1707,  il  fait  banqueroute,  et  disparaît  quelque  temps 
de  Hambourg;  mais  il  rentre  bientôt,  et  huit  nouveaux  opéras  lui 
font  retrouver  son  ancienne  fortune. 

La  Publikation  altérer,  praktischer,  und  theoretischer  Musihwerhe, 
de  Robert  Eitner,  a  publié  en  1892  son  Lâcher liche  prinz  Jodelet, 
1726.  Lindner  a  donné  aussi  des  fragments  de  plusieurs  de  ses 
drames,  en  appendice  à  son  ouvrage  :  Die  erste  stehende  deulsche 
Oper  (1855,  Berlin)  (1),  et  à  ses  Zur  Tonkunst  Abhandlungen  (2) 
(Berlin,  Guttentag,  1864).  Ces  œuvres  sont  d'une  belle  forme, 
aisée  et  dégagée  du  pédantisme  allemand.  La  mélodie  est  un  peu 
clairette,  et  la  facilité  du  style  a  été  acquise  aux  dépens  de  la  pen- 
sée. On  n'est  point  surpris  qu'en  France  ou  en  Italie,  on  puisse 
préférer  sa  verve  abondante  et  son  habileté  sans  profondeur,  à  la 
rudesse  pleine  de  choses  de  ses  prédécesseurs.  On  est  davantage 
étonné  que  les  Allemands  fassent  aussi  bon  marché  de  la  gauche 
grandeur  de  leurs  vieux  maîtres  du  dix-septième  siècle.  —  Keiser 
joue  à  peu  près  le  même  rôle  en  Allemagne,  que  Scarlatti  en 
Italie.  Nous  les  retrouverons  tous  deux  dans  une  prochaine  étude, 
si,  comme  nous  l'espérons,  nous  pouvons  un  jour  continuer  ces 
recherches  si  incomplètes  encore. 

Mais  au  lieu  que  Scarlatti  apporte  la  perfection  de  son  style  à 
un  peuple  amolli,  qui  s'abandonne  à  sa  décadence,  Keiser  paraît 
dans  une  race  neuve,  rude,  qui  revit  plus  alerte  après  ses  désas- 
tres, comme  les  coups  de  hache  font  repousser  plus  drus  les  arbres 
d'une  forêt.  La  facilité  un  peu  vide  de  Keiser,  sera  le  vêtement 
dont  le  puissant  Haendel  drapera  ses  pensées  (3).  La  verve  super- 


(1)  Macht  der  Tugend,  1700;  Pomona,  1702:  Orpheus,  1709;  Diana,  1713; 
Circe,  1734.  Mattheson  attribue  116  opéras  à  Keiser.  On  en  connaît  encore 
77,  de  titre. 

(2)  Fragment  de  l'Oratorio  :  Der  siegende  David.  —  Plusieurs  de  ses  ma- 
nuscrits sont  dans  les  bibliothèques  d'Allemagne.  Par  exemple,  le  Crœsus 
et  onze  autres  à  Berlin. 

(3)  Bach  entendit  sans  doute  les  concerts  de  Keyser,  lorsqu'il  fit  ses  voya- 
ges à  Hambourg  (1722),  pour  entendre  Reinken  et  jouer  de  l'orgue.  Il  y  au- 
rait lieu  de  chercher  l'influence  de  la  Passion  de  Keyser  (L'agonie  et  la 
mort  de  Jésus)  sur  celles  de  J.  Sébastien. 


L  OPÉRA    EN    ALLEMAGNE.  221 

ficielle  de  Scarlatti  apprendra  à  ne  plus  penser  à  la  paresse  ita- 
lienne. 

Ainsi,  Reinhard  Keiser,  inférieur  à  Scarlatti  en  génie  musical, 
le  surpasse  parce  qu'il  ouvre  une  ère  nouvelle  à  la  musique  alle- 
mande; Scarlatti  ferme  l'époque  de  glorieux  travail,  dont  il  est  le 
terme.  Est-ce  la  faute  et  le  mérite  de  Scarlatti  et  de  Keiser?  Ne 
serait-ce  pas  plutôt  ceux  de  l'époque  où  ils  vécurent,  et  qui  se- 
conda différemment  leurs  efforts?  —  Je  ne  le  crois  pas.  En  des 
œuvres  de  même  ordre,  et  de  génie  inégal,  Scarlatti  se  contentait 
de  refléter  brillamment  une  société  dont  il  flattait  les  goûts,  sans 
tâcher  de  les  perfectionner.  Keiser  faisait  effort  pour  policer  la 
sienne  (1),  et  guider  l'art  allemand  vers  un  idéal  de  beauté,  qu'il 
n'avait  fait  que  pressentir.  Ainsi  que  dit  Schiller,  c'est  à  l'artiste 
à  commander  au  peuple,  et  non  le  peuple  à  l'artiste. 

Telle  qu'elle  se  montre  au  dix-septième  siècle,  la  musique  alle- 
mande (2)  donne  la  mesure  exacte  de  ses  forces,  et  prend  la  juste 
conscience  de  son  pouvoir  et  de  ses  limites.  Son  caractère  de  mé- 
ditation intime  et  de  drame  intérieur,  apparaît  clairement  avec 
Schûtz  et  Francken.  Steffani  et  Keiser  lui  ont  donné  le  style  qui 
convient  à  l'action.  C'est  une  importation  étrangère;  elle  n'y  ex- 
cellera jamais;  mais  l'appliquant  à  ses  dons,  elle  en  fera  l'instru- 
ment de  sa  pensée,  le  lien  qui  la  rattache  au  monde  extérieur. 
Elle  n'écrira  pas  des  drames  pour  lesquels  elle  n'est  point  faite  (3)  ; 


(1)  Keiser  n'agit  pas  seulement  par  ses  œuvres,  mais  par  les  concerts 
qu'il  institua  à  partir  de  1700,  avec  un  luxe  magnifiquo,  puis  qu'il  reprit 
encore  en  1716  avec  Mattheson. 

(2)  Il  faudrait  ajouter  ici  aux  noms  de  Keiser,  Francken  et  Steffani,  ceux 
d'autres  musiciens  qui  illustrèrent  l'époque,  et  en  particulier  de  deux  maî- 
tres de  l'Oratorio  :  Jean  Sebastiani ,  maître  de  chapelle  de  l'électeur  do 
Brandebourg,  qui  publia  en  1672,  à  Kœnigsberg ,  une  Passion  à  cinq  voix 
avec  basse  continue  et  six  instruments,  —  et  surtout  Jean  Theile  (né  à  Naum- 
bourg  le  29  juillet  1646,  mort  en  1724),  élève  de  Schùtz,  maître  de  Buxtehude, 
qui  écrivit  une  Passion  allemande  en  1675,  une  Naissance  de  Jésus-Christ 
en  1681,  un  Adam  et  Eve  en  1678  et  des  messes.  — -  Il  faudrait,  pour  compléter 
cette  étude  sommaire,  des  recherches  analogues  à  celles  que  nous  avons  pu 
faire  en  Italie,  dans  les  bibliothèques  mêmes  et  les  archives  d'Allemagne. 
Bien  que  les  Allemands  aient  toujours  été  plus  soucieux  que  les  autres  peuples 
de  leur  histoire  musicale,  il  n'est  pas  douteux  qu'il  n'y  ait  encore  beaucoup 
à  faire  pour  la  connaissance  de  leurs  vieux  maîtres.  Nous  voudrions  plus 
tard  reprendre  et  continuer  ce  chapitre. 

(3)  A  mon  avis,  ce  ne  sont  môme  pas  des  drames  que  les  admirables 
Festspiele  de  Weber  et  de  Wagner.  Les  uns  sont  des  légendes  fantastiques; 
les  autres,  de  vastes  chansons  do  geste,  mieux  faites  pour  le  concert  qno 
pour  la  représentation.  Je  n'excepterai  que  Mozart ,  qui  est  un  Autrichion 


222  LES   ORIGINES   DU   THÉA.TRE    LYRIQUE    MODERNE. 

elle  laissera  à  la  France  le  privilège  de  la  tragédie,  à  l'Italie  celui 
de  la  comédie  en  musique;  mais  elle  chantera  ses  puissantes 
symphonies  dramatiques,  déroulant  avec  Haendei  la  pompe  de 
ses  narrations  bibliques,  avec  Bach  la  tendresse  profonde  de  ses 
méditations  sur  l'Evangile. 

du  Sud,  et  la  seule  comédie  qu'ait  écrite  Wagner,  Les  Maîtres  chanteurs. 
Mais  Wagner  a  vécu  en  communion  bien  plus  intime  que  tous  les  autres 
musiciens  d'Allemagne  (sauf  Mozart),  avec  la  pensée  et  l'art  du  Midi.  Il  n'est 
pas  mauvais  non  plus  de  rappeler  que  le  Nozze  di  Figaro  et  Don  Giovanni 
sont  de  l'abbé  da  Ponte.  Mozart  recourt  à  lui,  en  désespoir  de  cause,  après 
avoir  parcouru  des  centaines  de  livrets  allemands.  «  Il  y  aurait  tant  de 
changements  à  y  faire,  »  s'écrie-t-il,  «  qu'il  serait  plus  facile  d'en  composer 
de  tout  nouveaux.  » 


CHAPITRE  VIII. 


LOPERA     EN    FRANGE. 


L'opéra  ne  peut  être  un  genre  vraiment  français.  —  Jugement  de  Saint- 
Evremond.  —  Comment  l'esprit  français  est  opposé  à  celui  de  la  tragédie 
en  musique.  —  Caractères  de  la  musique  française.  Elle  est  un  art,  plutôt 
qu'une  langue. 

Les  Madrigaux  français  du  seizième  siècle.  Clément  Jannecquin.  —  Roland 
de  Lassus  à  la  cour  de  France.  —  La  Pléiade  et  la  Musique.  —  L'Aca- 
démie de  Baïf.  —  La  mascarade  et  le  ballet.  —  Le  Ballet  comique  de  la 
Reine,  par  Beaujoyeulx,  Beaulieu  et  Salmon.  —  Le  ballet  sous  Henri  IV 
et  Louis  XIII. 

La  régence  d'Anne  d'Autriche.  Mazarin  introduit  en  France  le  drame  mu- 
sical. —  Les  Italiens  à  Paris.  Sacrati,  Luigi,  Rossi  et  Cavalli.  —  Efforts 
de  nos  musiciens  pour  créer  un  style  dramatique  français.  Les  Dialogues 
et  les  Comédies  de  chansons.  —  Le  ballet  de  Benserade.  —  La  Pastorale 
en  musique  de  Perrin  et  Cambert  (1659).  C'est  un  concert  dramatique.  — 
Les  Italiens  chassés  de  France  par  le  réveil  du  sentiment  national.  Serse 
et  Ercole  amante  de  Cavalli. 

Perrin  et  les  Académies  d'opéra  en  langue  française.  Pomone  de  Cambert. 
—  Illusion  des  Français.  Ils  croient  avoir  inventé  l'opéra.  —  L'opéra  fran- 
çais est  fondé  en  réalité  par  Lully.  —  Lully.  Bibliographie  de  ses 
œuvres.  —  Son  esthétique.  Comparaison  avec  celle  de  Péri.  —  Comment 
la  tragédie  française  s'acheminait  vers  l'opéra.  —  L'opéra  est  l'expression 
parfaite  du  style  Louis  XIV.  —  Il  ruine  la  tragédie.  —  Du  génie  de  Lully  ; 
de  sa  gloire  au  dix-huitième  siècle.  —  Comment  il  a  détourné  la  musique 
française  de  sa  véritable  voie. 

Quelle  forme  d'art  musical  eût  mieux  convenu  au  génie  français.  —  Les 
maîtres  du  théâtre  au  dix-septième  siècle  en  ont  eu  conscience.  —  Saint- 
Evremond  indique  le  rôle  que  la  musique  aurait  dû  jouer  sur  notre 
scène,  et  l'art  original  qui  aurait  pu  naître  de  son  union  avec  la  poésie. 
La  tragédie  avec  chœurs.  La  comédie-ballet.  —  Essais  de  Corneille, 
Racine  et  Molière.  —  Comment  l'esprit  français  a  donné  naissance  à 
l'opéra-comique.  Défauts  et  difficultés  du  genre.  —  Musset  comprend  la 
musique  à  la  façon  de  Saint-Evremond.  —  Notre  musique  n'a  pas  voulu 
se  plier  aux  conditions  de  notre  génie.  Elle  a  rarement  été  chez  nous  un 
art  vraiment  national. 

«  Je  commencerai  par  une  grande  franchise,  »  écrit  Saint- 


224  LES  ORIGINES   DU  THEATRE   lyrique  moderne. 

Evremond  au  duc  de  Buckingham  (1),  «  en  vous  disant  que  je 
n'admire  pas  fort  les  comédies  en  musique,  telles  que  nous  les 
voyons  présentement.  L'âme  fatiguée  d'une  longue  attention  où 
elle  ne  trouve  rien  à  sentir,  cherche  en  elle-même  quelque  secret 
mouvement  qui  la  touche  :  l'esprit  qui  s'est  prêté  vainement  aux 
impressions  du  dehors,  se  laisse  aller  à  la  rêverie,  ou  se  déplaît 
dans  son  inutilité.  Mon  âme,  d'intelligence  avec  mon  esprit  plus 
qu'avec  mes  sens ,  forme  une  résistance  secrète  aux  impressions 
qu'elle  peut  recevoir,  ou,  pour  le  moins,  elle  manque  d'y  prêter 
un  consentement  agréable,  sans  lequel  les  objets  les  plus  volup- 
tueux même  ne  sauraient  me  donner  un  grand  plaisir.  » 

Cette  page  d'un  des  gentilshommes  les  plus  spirituels  du  dix- 
septième  siècle,  donne  une  idée  assez  juste  et  sincère  du  carac- 
tère français,  tel  qu'il  était  dans  toute  sa  pureté,  avant  d'être  mo- 
difié par  les  influences  étrangères. 

Gomme  il  est  naturel,  Saint-Evremond  ne  parle  que  d'esprit  et 
de  raisonnement.  Pour  le  contemporain  de  Descartes  et  l'ami  de 
Corneille,  c'est  une  nécessité,  qu'  «  où  l'esprit  a  si  peu  à  faire,  les 
sens  viennent  à  languir.  »  Il  ne  songe  pas  un  instant  que  les  sens 
et  le  cœur  peuvent  avoir  une  vie  propre ,  réclamer  une  expres- 
sion artistique.  Comment  croire  qu'ils  reflètent  une  part  de  la 
vérité?  Son  orthodoxie  de  la  raison  élève  d'insurmontables  bar- 
rières entre  les  idées  claires  et  les  idées  obscures.  Ce  libertin  vo- 
luptueux a  les  sens  médiocres  (le  cas  n'est  point  si  rare).  Son  ex- 
périence abuse  ce  vieil  habitué  des  passions.  Il  ne  connaît  pas  la 
passion  ;  il  se  croit  le  droit  d'y  donner  des  leçons  aux  Italiens  qui 
s'en  nourrissent,  comme  d'un  pain  quotidien.  «  Les  Italiens  ont 
l'expression  fausse,  ou  du  moins  outrée,  pour  ne  connaître  pas 
avec  justesse  la  nature  ou  le  degré  des  passions.  C'est  éclater  de 
rire  plutôt  que  chanter,  lorsqu'ils  expriment  quelque  sentiment 
de  joie.  S'ils  veulent  soupirer,  on  entend  des  sanglots  qui  se  for- 
ment dans  la  gorge  avec  violence,  non  pas  des  soupirs  qui  échap- 
pent secrètement  à  la  passion  d'un  cœur  amoureux.  D'une  ré- 
flexion douloureuse ,  ils  font  les  plus  fortes  exclamations  :  les 
larmes  de  l'absence  sont  des  pleurs  de  funérailles  :  le  triste  de- 
vient lugubre  dans  leurs  bouches  :  ils  font  des  cris  au  lieu  de 
plaintes  dans  la  douleur;  et  quelquefois  ils  expriment  la  langueur 
de  la  passion  comme  une  défaillance  de  la  nature  (2).  » 


(1)  Saint-Evremond,  Œuvres  complètes,  éd.  Desmaizeaux.  Amsterdam, 
Mortier,  1739,  t.  III,  p.  282. 

(2)  Lettre  citée. 


L  OPÉRA    EN   FRANCE.  225 

Ainsi  les  emportements  de  la  passion ,  qui  sont  la  matière  de 
la  musique  dramatique,  sont  écartés  délibérément,  au  nom  de  la 
vérité  et  de  la  justesse  d'expression  (1).  Ainsi  le  pathétique  ita- 
lien est  proscrit  comme  outré.  «  Justesse,  »  «  vérité,  »  voilà 
d'étranges  raisons,  si  cependant  ces  hommes  sentent  d'une  façon 
outrée!  Ne  seront-ils  pas  en  droit  de  prétendre  à  leur  tour,  que 
les  Français  donnent  de  la  nature  une  image  pâlie  et  déco- 
lorée (2)? 

(1)  Reproche  constamment  adressé  par  l'élite ,  chez  qui  domine  l'intelli- 
gence et  le  bon  goût,  aux  tempéraments  passionnés  des  génies  surabondants 
de  vie.  En  musique ,  on  n'a  point  manqué  de  l'adresser  tour  à  tour  à 
Beethoven  et  à  Wagner.  Voir  ce  que  l'excellent  Forkel,  admirateur  de  Bach, 
a  pu  écrire  de  Beethoven. 

M.  Gevaert,  dans  ses  Gloires  de  l'Italie,  écrit  à  propos  de  Caccini  :  «  On 
sent  en  lui  déjà  une  certaine  tendance  vers  Y  exagération  du  sentiment.  » 

(2)  «  Les  Italiens  trouvent  que  notre  musique  est  endormante,  plate,  insi- 
pide... En  effet,  les  Français  cherchent  partout  le  doux,  le  facile,  ce  qui 
coule,  ce  qui  se  lie  ;  tout  y  est  sur  le  môme  ton;  ou  si  on  en  change  quel- 
quefois, c'est  avec  des  préparations  et  des  adoucissements  qui  rendent  l'air 
aussi  suivi  que  si  l'on  n'y  changeait  rien.  Rien  de  fier  ni  hasardé  ;  tout 
égal  et  uni.  »  (Raguenet.) 

L'abbé  Raguenet,  dans  son  très  intéressant  Parallèle  des  Italiens  et  des 
Français  en  ce  qui  regarde  la  musique  et  les  Opéra  (Paris,  Jean  Moreau, 
1702),  a  un  sentiment  plus  profond  de  la  musique,  et  une  intelligence  beau- 
coup plus  pénétrante  des  Italiens,  que  Saint-Evremond.  Il  montre  leur  su- 
périorité de  passion.  Il  décrit  leurs  symphonies  «  exprimant  la  tempête,  la 
fureur...  Souvent  la  réalité  n'agit  pas  plus  fortement  sur  l'âme...  L'imagi- 
nation, les  sens,  l'âme  et  le  corps  môme  en  sont  entraînés  d'un  commun 
transport...  Une  symphonie  de  furies  agite  l'âme,  la  renverse,  la  culbute 
malgré  elle...  Le  violoniste  qui  la  joue  en  prend  la  fureur;  il  tourmente  son 
violon  et  son  corps  ..  Si  la  symphonie  doit  exprimer  le  calme  et  le  repos, 
ce  sont  des  tons  qui  descendent  si  bas,  qu'ils  abîment  l'âme  avec  eux  dans 
leur  profondeur;  des  coups  d'archet  d'une  longueur  infinie,  traînés  d'un  son 
mourant,  qui  s'affaiblit  toujours  jusqu'à  ce  qu'il  expire  entièrement.  —  Les 
symphonies  de  leurs  sommeils  enlèvent  tellement  l'âme  aux  sens,  suspen- 
dent tellement  ses  facultés  et  son  action  ,  qu'elle  n'est  plus  à  rien  autre, 
comme  si  toutes  ses  puissances  étaient  liées  par  un  sommeil  réel...  »  Dans 
un  oratorio  chanté  à  l'Oratoire  de  Saint-Jérôme-de-la-Charité,  à  Rome, 
en  1097,  sur  les  mots  «  mille  saette  »  (mille  flèches),  «  les  notes  étaient 
pointées  à  la  manière  des  gigues  ;  le  caractère  de  cet  air  imprimait  si  vivo- 
ment  dans  l'âme  l'idée  de  flèche,  que  chaque  violon  paraissait  être  un  arc, 
et  tous  les  archets  autant  de  flèches  décochées  dont  les  pointes  semblaient 
darder  la  symphonie  de  toutes  parts.  » 

Ce  dernier  passage  montre  justement,  à  la  fois,  la  passion  que  la  musi- 
que italienne  mot  au  moindre  détail,  et  la  tendance  des  artistes  français  à 
tout  réduire  à  des  images  matérielles  et  concrètes. 

La  page  où  Raguenet  montre  quelle  hardiesse  d'invention,  quello  audaco 
de  génie  musical  donne  aux  Italiens  leur  passion  indifférente  au  goût ,  ost 

15 


226  LES   ORIGINES    DU    THEATRE    LYRIQUE    MODERNE. 

Que  reste-t-il  à  l'opéra,  si  l'on  retranche  de  l'art  le  monde  des 
sentiments  inconscients  et  passionnés,  où  la  raison  n'a  que  faire, 
et  dont  elle  n'est  pas  maîtresse?  Les  sentiments  moyens,  les  ac- 
tions journalières,  le  spectacle  de  la  vie  commune?  Mais  quel  be- 
soin de  la  musique,  pour  chanter  ce  que  la. parole  peut  mieux 
dire?  C'est  l'avis  de  Saint-Evremond  ;  et  il  lui  est  bien  aisé 
d'avoir  raison.  Il  s'est  fait  la  partie  belle. 

«  Il  y  a  une  autre  chose  dans  les  Opéra,  tellement  contre  la 
nature,  que  mon  imagination  en  est  blessée;  c'est  de  faire  chan- 
ter toute  la  pièce,  depuis  le  commencement  jusqu'à  la  fin,  comme 
si  les  personnes  qu'on  représente  s'étaient  ridiculement  ajustées 
pour  traiter  en  musique,  et  les  plus  communes  et  les  plus  im- 
portantes affaires  de  leur  vie.  Peut-on  s'imaginer  qu'un  maître 
appelle  son  valet  ou  qu'il  lui  donne  une  commission  en  chan- 
tant, qu'un  ami...,  etc.  (1).  » 


très  curieuse,  et  prouve  chez  l'auteur  un   réel   sentiment   de  la   musique. 

et  Les  Italiens  passent  constamment  du  bécarre  au  bémol ,  hasardent  les 
cadences  les  plus  forcées,  les  dissonances  les  plus  irrégulières.  Où  les 
Français  se  croiraient  perdus-  s'ils  faisaient  la  moindre  chose  contre  les 
règles,  ils  changent  brusquement  de  ton  et  de  mode,  font  des  cadences  dou- 
blées et  redoublées  de  sept  et  huit  mesures  sur  des  tons  que  nous  ne  croi- 
rions pas  capables  de  porter  le  moindre  tremblement;  des  tenues  d'une 
longueur  prodigieuse,  qui  indigne  et  enthousiasme;  des  passages  d'une 
étendue  extraordinaire  sur  des  tons  irréguliers  qui  jettent  la  frayeur  dans 
l'esprit;  on  croit  que  tout  le  concert  va  tomber  dans  une  dissonance  épou- 
vantable; et  intéressant  par  là  dans  la  ruine  dont  toute  la  musique  paraît 
menacée,  ils  rassurent  aussitôt  par  des  chutes  si  régulières,  que  chacun  est 
surpris  de  voir  l'harmonie  renaître  de  la  dissonance...  Ils  hasardent,  mais 
comme  dos  gens  qui  sont  en  droit  de  hasarder,  et  qui  sont  assurés  du  suc- 
cès, qui  ont  le  sentiment  d'être  les  premiers  hommes  du  monde  pour  la  mu- 
sique; ils  se  mettent  au  dessus  de  l'art,  mais  en  maîtres  de  l'art,  qui  sui- 
vent ses  lois  quand  ils  veulent,  et  les  brusquent  quand  il  leur  plaît.  » 

Perrault  parle  presque  de  la  même  façon  ,  dans  son  éloge  de  Lully,  qui 
pourtant  accommoda  son  génie  italien  au  goût  français. 

«  Il  a  sçû  parfaitement  les  règles  de  son  art  ;  mais  au  lieu  que  ceux  qui 
l'ont  précédé  n'ont  acquis  de  la  réputation  que  pour  les  avoir  bien  obser- 
vées dans  leurs  ouvrages,  il  s'est  particulièrement  distingué  en  ne  les  sui- 
vant pas ,  et  en  se  mettant  au  dessus  des  règles  et  des  préceptes.  Un  faux 
accord,  une  dissonance,  étoit  un  écueil  où  échouaient  les  plus  habiles,  et 
c'a  esté  de  ces  faux  accords  et  de  ces  dissonances  que  M.  de  Lully  a  com- 
posé les  plus  beaux  endroits  de  ses  compositions,  par  l'art  qu'il  a  eu  de  les 
préparer ,  de  les  placer  et  de  les  sauver.  »  (Les  hommes  illustres  qui  ont 
paru  en  France  pendant  ce  siècle ,  avec  leurs  portraits  au  naturel,  par 
M.  Perrault,  de  l'Académie  française.) 

(1)  La  Marquise  :  Pour  moi,  quoique  fort  jeune  l'on  m'ait  bercée  de  mu- 
sique, que  l'on  me  l'ait  fait  apprendre  avec  soin,  je  vous  jure  que  je  n'ai 


L'OPÉRA    EN    FRANCE.  227 

Ainsi,  le  besoin  de  raisonnement  qu'a  Saint-Evremond,  l'amène 

à  repousser  l'opéra  et  à  trouver  d'instinct  l'opéra-comique. Mais 

à  qui  s'adressent  ses  critiques  de  l'opéra?  Aux  musiciens  fran- 
çais, aux  poètes  français.  Est-il  donc  impossible  de  maintenir  une 
pièce  dans  les  hauteurs  lyriques,  enveloppée  d'une  lumière  poéti- 
que où  tous  ses  actes  se  transfigurent?  Dans  les  Niebelungen  de 
Wagner,  le  familier  et  le  trivial  coudoient  à  chaque  instant  le 
sublime;  mais  l'épopée  conserve  son  caractère  héroïque.  Bien 
plus,  les  Italiens  ont  réussi  à  traduire  en  musique  les  scènes  fa- 
milières. Personne  ne  songe  à  l'invraisemblance  des  spirituels 
dialogues  de  leurs  opéras  bouffes;  tout  le  monde  est  choqué  pnr 
l'emphatique  platitude  de  la  plupart  de  nos  récitatifs  français. 
C'est  que  nos  musiciens,  comme  souvent  nos  poètes,  travaillent 
trop  avec  leur  intelligence,  et  que  les  Italiens  se  jettent  dans  une 
œuvre  avec  toute  leur  vie.  Gomme  il  n'y  a  rien  d'indifférent 
pour  eux,  tout  leur  est  un  prétexte  à  poésie  et  à  musique  :  les 
événements  journaliers  et  les  riens  de  la  conversation.  Qui  se 
douterait  en  France  que  la  Serva  padrona  est  l'exacte  expres- 
sion de  l'accent  et  des  gestes  italiens?  Nous  subissons  sa  verve; 
nous  ne  la  comprenons  pas  ;  il  y  a  là  pour  nous  une  exagération 
de  vie,  d'ailleurs  comique  et  bien  rendue,  où  l'Italien  voit  la  vie 
même  et  des  êtres  de  son  sang  :  c'est  lui  qui  a  raison. 

Faute  de  cette  joie  ou  de  cette  tristesse  passionnée,  dont  le 
Midi  colore  la  réalité;  faute  de  l'ardente  méditation  et  des  musi- 
ques intérieures,  que  chante  l'âme  du  Nord,  que  reste-t-il  au 
Français?  L'exact  spectacle  de  la  vie;  et  il  a,  pour  le  retracer, 
une  langue  admirable,  sobre,  précise  et  claire.  Quel  besoin  a-t-il 
de  la  musique  (I)?  Ce  n'est  pas  une  nécessité  du  cœur,  mais  un 
luxe  de  spectacle.  Il  ne  s'agit  que  d'en  tirer  le  meilleur  parti. 

«  L'esprit  de  la  représentation  est  préférable  à  celui  de  l'har- 
monie; car  l'harmonie  ne  doit  être  qu'un  simple  accompagne- 
ment. Il  faut  que  la  musique  soit  faite  pour  les  vers,  bien  plus 
que  les  vers  pour  la  musique.  C'est  au  musicien  à  suivre  l'ordre 
du  poète  (2).  » 

Il  est  curieux  de  rapprocher  de  cette  déclaration,  celle  de 

pu,  aux  dépens  du  bon  sens  et  de  la  raison,  entendre  tous  ces  héros  me 
parler  de  leurs  malheurs  en  chantant.  »  (Baron,  Le  Coquet  trompé,  acte  II, 
scène  9.) 

(1)  «  Les  vers  naïvement  répétés  représentent  plus  aisément  la  conversa- 
tion, et  touchent  plus  les  esprits  que  le  chant  ne  délecto  les  oreilles.  » 
(Madame  de  Motteville,  II,  168,  édit.  Potitot.) 

(2)  Saint-Evremond,  Lettre  sur  les  Opéra. 


228  LES    ORIGINES    DU    THÉÂTRE   LYRIQUE   MODERNE. 

Mozart  :  «  Dans  un  opéra,  il  faut  absolument  que  la  poésie  soit 
la  fille  obéissante  de  la  musique  (1).  »  Ou  encore  :  c  La  musique 
règne  en  souveraine  et  fait  oublier  tout  le  reste.  »  —  Elle  montre 
combien  l'esprit  allemand  diffère  du  français. 

A  la  vérité,  un  Italien,  le  premier,  l'avait  dit  :  «  Gomme  l'âme 
est  plus  noble  que  le  corps,  les  mots  sont  plus  nobles  que  le  con- 
trepoint (2).  »  Mais  c'était  un  lettré  florentin,  et  les  musiciens 
s'étaient  vite  chargés  de  ramener  sa  pensée  à  des  termes  plus 
justes.  D'ailleurs,  nous  avons  déjà  annoncé  la  parenté  du  diurne 
récitatif  de  Florence  avec  la  tragédie  lyrique  française,  fondée 
par  le  florentin  Lully.  Encore  l'opéra  florentin  a-t-il  sur  le  nôtre 
la  supériorité  d'âme  de  ses  artistes ,  leur  nature  plus  vibrante  , 
leur  intelligence  plus  personnelle  des  passions.  Saint-Evremond 
lui-même  en  convient;  il  ne  fait  qu'une  exception  à  sa  règle,  et 
c'est  pour  Lully.  Il  le  dispense  d'obéir  aux  livrets,  «  parce  qu'il 
connaît  mieux  les  passions,  et  va  plus  avant  dans  le  cœur  de 
l'homme  que  les  auteurs.  »  Les  autres  musiciens ,  Gambert  par 
exemple,  «  ont  sans  doute  de  fort  beaux  génies,  propres  à  cent 
musiques  différentes,  et  toutes  bien  ménagées  avec  une  juste  éco- 
nomie des  voix  et  des  instruments.  Mais  pour  la  nature  des  pas- 
sions, pour  la  qualité  des  sentiments  qu'il  faut  exprimer,  ils  doi- 
vent recevoir  des  auteurs  les  lumières  que  Lully  leur  sait  don- 
ner, et  s'assujettir  à  la  direction...,  etc.  > 

Il  faut  en  convenir;  la  musique  n'est  point  chez  nous  une 
langue  naturelle.  Combien  de  gens  en  France,  pour  qui  c'est  un 
problème  que  de  penser  sous  la  forme  des  sons!  Et  combien  peu 
de  nos  musiciens  mêmes,  dont  l'art  soit  vraiment  l'expression 
spontanée  du  cœur!  La  plupart,  de  Jannequin  (3)  à  Saint-Saëns, 
en  passant  par  les  plus  grands ,  Rameau  (4)  et  Berlioz  ,  tendent  à 
la  description  et  à  l'imitation  objective.  Il  en  est  qui  ne  voient 
dans  les  symphonies  de  Beethoven  qu'une  suite  de  tableaux,  des 
images  extérieures,  des  orages,  le  vent  qui  souffle,  les  éclairs,  le 


(1)  Lettre  du  13  octobre  1781. 

(2)  Lettre  de  Bardi  à  Caccini  (citée  par  Lindner  :  Zut  Tonhunst). 

(3)  Voir  p.  30. 

(4)  Rameau  imite  le  coassement  des  grenouilles  dans  Platée,  un  feu  d'ar- 
tifice dans  Acante  et  Céphise  ;  Boïeldieu,  le  bruit  d'un  soufflet  attisant  le 
feu;  Gossec  etMéhul  font  des  tableaux  de  chasse.  —  Qui  ne  connaît  les  des- 
criptions de  Berlioz?  —  Inutile  de  rappeler  aussi  Phaéton,  le  Rouet  d'Om- 
phale,  et  les  autres  poèmes  descriptifs  de  M.  Saint-Saëns.  En  disciple 
fidèle  de  Berlioz,  il  n'a  pas  craint  de  professer  même,  que  la  musique  a  pour 
fondement  «  l'imitation.  » 


L  OPÉRA    EN    FRANCE.  229 

soleil  (1).  Ils  sentent  difficilement  que  ces  orages  sont  intérieurs , 
car  ils  ne  les  éprouvent  pas;  et  s'ils  les  éprouvaient ,  ce  n'est  pas 
de  leur  cœur  que  jailliraient  les  harmonies,  mais  de  leur  tête  in- 
telligente, de  leur  esprit  logique  et  curieux.  Ils  ont  l'haleine 
courte  ;  les  meilleurs ,  comme  Berlioz ,  l'ont  saccadée.  «  Le 
génie  italien  est  inépuisable  pour  inventer  ;  celui  des  Français 
est  assez  étroitement  borné  (2).  »  Il  est  timide,  assujetti  aux  rè- 
gles ;  il  est  trop  rarement  enivré  pour  oser  contre  le  bon  sens. 
Il  n'y  a  d'ailleurs  qu'une  poignée  de  musiciens  en  France.  «  Nous 
n'avons  qu'un  Lully ,  et  il  était  Italien.  L'Italie  en  est  pleine.  On 
y  a  vu  les  Luigi,  les  Carissimi,  les  Melani,  les  Legrenzi  ;  à 
ceux-ci  ont  succédé  les  Scarlati,  les  Buononcini,  les  Corelli,  et 
les  Bassani  qui  vivent  encore.  En  France,  il  n'y  en  a  qu'un  à  la 
fois;  il  faut  un  siècle  entier  pour  le  produire;  encore  déses- 
père-t-on  que  tous  les  siècles  ensemble  produisent  jamais  un  se- 
cond Lully.  » 

Aussi  savants  que  les  maîtres  étrangers,  doués  de  cette  rare 
élégance  qui  est  le  privilège  de  la  France  et  qu'elle  imprime  à 


(1)  Les  rares  œuvres  de  Beethoven  ,  qui  ont  une  intention  franchement 
descriptive,  gardent  pourtant  le  caractère  d'impressions  personnelles  et 
morales,  plutôt  que  de  descriptions  objectives.  («  Erwachen  heiterer  Emp- 
findungen  bei  der  Ankunft  auf  dem  Lande.  »)  Beethoven  a  écrit  sur  le 
verso  de  la  partie  du  premier  violon  :'«  S'attacher  plus  à  l'expression  du 
sentiment  qu'à  la  peinture  musicale.  »  —  Ries,  disciple  de  Beethoven,  nous 
dit  même  que  la  musique  imitative  avait  en  lui  un  adversaire  déterminé;  il 
no  se  traçait  de  scénarios  que  pour  s'exciter  à  de  certaines  émotions.  Une 
fois  la  symphonie  écrite,  il  ne  permettait  plus  à  ses  amis,  ni  à  lui-même, 
de  rechercher  quelles  causes  extérieures  avaient  amené  la  suite  des  senti- 
ments. Le  monde  de  l'âme  devait  se  suffire  à  lui-même. 

J'ai  entendu  raconter,  par  des  amis  intimes  de  Wagner,  que  souvent  il 
s'approchait  d'eux  pendant  les  représentations  de  Bayreuth,  et  leur  cou- 
vrait les  yeux  de  ses  mains,  pour  qu'ils  s'abandonnassent  tout  entiers  à  la 
pure  musique,  sans  y  chercher  un  reflet  de  l'action. 

Il  est  remarquable  qu'un  des  musiciens  les  plus  descriptifs,  (semble-t-il), 
de  l'Allemagne,  l'auteur  du  Songe  d'une  nuit  d'été,  de  Meeresstille,  de  Mé- 
lusine,  Mendclssohn,  est  un  ennemi  décidé  de  ce  genre,  et  que  cette 
antipathie  le  rend  très  injuste  pour  Berlioz,  et  même  pour  Schubert. 
«  Mettre  en  musique  un  poème  descriptif  me  semble  absurde,  »  écrit-il  à 
Mme  de  Percira.  «  La  foule  de  compositions  qui  existent  en  ce  genre  ne 
prouve  pas  contre  moi,  mais  pour  moi,  attendu  qu'il  n'en  est  pas  uno  que 
l'on  puisse  de  bonne  foi  appeler  bonne.  »  Il  critique  vertement  le  Iioi  des 
Aunes,  de  Schubert,  où  «  il  essaie  do  rendre  le  bruissement  des  aunes,  les 
cri»  du  bambin,  le  galop  du  cheval,  et  tout  ce  fatras  d'imitation  matérielle,  » 
...«  l'addition  toute  factice  d'une  peinture  grossière.  » 

('2)  Ragucnet,  Parallèle,  etc. 


230  LES   ORIGINES   DU  THÉÂTRE   LYRIQUE   MODERNE. 

toutes  ses  œuvres ,  les  musiciens  français  donnent  souvent  au 
monde  les  formes  achevées,  où  d'autres  vont  ensuite  jeter  leurs 
pensées  et  leurs  passions.  Ce  sont  rarement  des  hommes  de  pen- 
sée profonde  ou  de  large  intelligence,  comme  Beethoven ,  Wag- 
ner, Mendelssohn,  ou  même  les  vieux  maîtres  italiens.  Ils  écri- 
vent plus  pour  faire  une  œuvre  d'art,  qu'une  œuvre  de  pensée; 
s'ils  avaient  quelque  idée  à  exprimer,  il  leur  semblerait  plus 
simple  d'user  de  la  langue  poétique,  ou  même  de  la  prose  cou- 
rante. La  musique  n'étant  que  très  rarement  chez  eux  la  forme 
nécessaire  et  soudaine  que  revêtent  leurs  sentiments ,  ils  ne  sont 
pas  assez  sûrs  de  sa  force  pour  l'imposer  au  drame,  et  ils  y 
jouent  un  rôle  un  peu  semblable  au  décorateur.  Le  meilleur  de 
leur  effort,  dans  l'opéra,  tend  à  ciseler  de  jolies  pages,  aux  lignes 
fines,  aux  nuances  subtiles,  sans  rapport  à  l'action  (1),  ou  à 
transposer  par  l'intelligence  la  déclamation  tragique, en  phrases 
musicales  (2).  Elégance  (3)  et  justesse,  c'est  par  là  qu'ils  excel- 


(1)  «  Les  Italiens  s'attachent  tout  à  fait  à  la  représentation,  et  ne  souffrent 
pas  cet  enchaînement  arbitraire  de  danses  et  de  musiques,  qui  constitue 
l'opéra  français.  »  (Saint-Evremond,  Lettre  citée.) 

(2)  «  Mais  qui  peut  résister  à  l'ennui  du  récitatif  dans  une  modulation  qui 
n'a  ni  le  charme  du  chant,  ni  la  force  agréable  de  la  parole?  »  (Idem.) 

Le  grand  musicien  allemand,  à  qui  nous  reconnaissons  le  génie  d'avoir  le 
mieux  compris  notre  esprit  et  notre  art,  Gluck,  dit  expressément  : 

s  J'ai  cherché  à  réduire  la  musique  à  sa  véritable  fonction,  celle  de  secon- 
der la  poésie  pour  fortifier  l'expression...  J'ai  cru  que  la  musique  devait 
ajouter  à  la  poésie,  ce  qu'ajoutent  à  un  dessin  correct  et  bien  composé  la 
vivacité  des  couleurs ,  l'accord  heureux  des  lumières  et  des  ombres  ,  qui 
servent  à  animer  les  figures  sans  en  altérer  les  contours.  »  (Gluck ,  Préface 
d'Alceste.) 

Il  est  bon  de  remarquer  que  les  musiciens  allemands  ,  de  nos  jours,  re- 
nient pour  la  plupart  l'esprit  artistique  de  Gluck,  et  lui  adressent  le  repro- 
che que  fait  Saint-Evremond  à  l'opéra  français  de  son  temps.  Ils  contestent 
son  génie,  qu'ils  trouvent  purement  littéraire ,  et  dont  la  pauvreté  mélodi- 
que leur  paraît  insupportable.  C'est  ainsi  que  je  l'ai  entendu  apprécier  (à  ma 
grande  indignation)  par  M.  H.  Lévy,  chef  d'orchestre  de  Bayreuth.  Et  ce 
n'est  pas  au  nom  de  Wagner  (respectueux  de  son  grand  devancier) ,  mais 
de  Mozart,  qu'il  formulait  ces  critiques. 

(3)  Cette  finesse  élégante  a  marqué,  dés  le  dix-septième  siècle,  son  incon- 
testable supériorité  dans  le  jeu  des  artistes  et  la  perfection  de  l'orchestre. 
Saint-Evremond  dit  que  «  les  Français  souffrent  avec  peine  l'ignorance  ou 
le  méchant  usage  des  instruments  aux  opéra  de  Venise.  »  —  Raguenet,  peu 
suspect  de  partialité  française,  parle  de  l'exquise  délicatesse  des  violons 
français.  «  Tous  les  coups  d'archet  des  Italiens  sont  très  durs,  lorsqu'ils 
sont  détachés  les  uns  des  autres;  et  lorsqu'ils  les  veulent  lier,  ils  viellent 
d'une  manière  très   désagréable.  »   —  Cette  observation  est  encore  vraie 


L'OPÉRA   EN   FRANCE.  231 

lent.  C'est  à  nous  de  voir  quel  meilleur  emploi  ils  peuvent  faire 
de  leurs  dons,  et  si,  dans  leur  histoire,  ils  ont  tenu  toujours 
compte  des  nécessités  de  leur  nature. 


Il  faudrait  chercher  les  origines  du  style  dramatique,  ou  des- 
criptif, en  France,  dans*  les  madrigalistes  du  temps  de  Henri  II, 
et  surtout  dans  les  inventions  musicales  de  Jannequin  (1).  Sa 
bataille  de  Marignan,  dont  les  chanteurs  de  Saint-Gervais  nous 
ont  donné  dans  ces  derniers  temps  de  si  remarquables  audi- 
tions, a,  dans  sa  perfection  de  forme,  une  gaillardise  héroïque 
et  une  vigueur  d'action,  où  revit  l'époque  tout  entière  et  sa  forte 
joie.  Comme  le  dit  justement  M.  Weckerlin,  «  il  y  a  plus  de  vie 
scénique  dans  ce  chœur  à  quatre  voix,  qu'on  n'en  trouve  dans  les 
morceaux  de  Péri,  de  Caccini,  »  mais  surtout  de  Cambert  et  Lully, 
un  siècle  et  demi  après.  Je  n'insisterai  point  pourtant  sur  cette 
tentative,  qui  est  commune  aux  musiciens  de  l'époque,  en  Alle- 


aujourd'hui  des  orchestres   italiens.   Raguenet  ajoute  que  la  France  a  la 
spécialité  des  hautbois  et  des  flûtes. 

Le  chant  est  un  peu  plus  discuté.  Un  proverbe  cité  par  Saint-Evremond 
dit  «  Hispanus  flet,  dolet  Italus,  Germanus  boat,  Flander  ululât,  solus  Gal- 
lus  cantat.  »  En  tout  cas,  si  les  Italiens. ont  la  spécialité  des  haute-contre, 
«  des  voix  de  rossignol,  des  haleines  à  faire  perdre  terre,  à  vous  ôter  pres- 
que la  respiration,  des  haleines  infinies,  »  les  Français  ont  celle  des  basses- 
contre  (Raguenet).  —  Plusieurs  compositeurs  italiens,  le  célèbre  Luigi 
(Rossi),  entre  autres,  «  demeurent  rebutés  de  la  rudesse  et  de  la  dureté 
italienne,  quand  ils  ont  goûté  la  tendresse  du  toucher  et  la  propreté  de  la 
manière  de  nos  Français  »  (aussi  bien  pour  les  voix  que  pour  les  instru- 
ments) (Saint-Evremond).  Luigi  dit  encore  qu'  a  il  faut  des  airs  italiens  dans 
la  bouche  des  François.  » 

Mais  la  grande  supériorité  de  l'opéra  français  est,  de  l'aveu  de  Raguenet, 
dans  les  chœurs,  les  divertissements,  les  danses,  les  habillements,  la  per- 
fection extérieure  et  la  pompe  du  spectacle. 

(1)  L'excellent  Jeannequin,  en  tout  cela  qu'il  chante, 

N'a  rien  qui*  soit  mortel,  mais  il  est  tout  divin. 

(Bail) 

Clément  Jannecquin  (f  1574)  (?),  maître  de  chapelle  de  François  I",  — 
finit,  dit-on,  par  entrer  dans  la  réforme.  —  Il  écrivit  dix-sept  livres  de 
chansons.  Parmi  la  foule  de  ses  œuvres,  on  doit  citor  les  :  Sacrac  canliunes 
seu  motectae,  4  v.  (1533);  les  Chansons  de  la  Guerre  et  de  la  Chasse  (1537); 
le  8'"0  livre  des  Chansons  françaises  (1540.  —  Attaignant);  les  quatro  livres 
do  ses  Inventions  musicales  (1544.  Lyon.  Jac.  Modorno);  lo  H)'"  livre  des 
chansons,  contenant  la  Bataille  ^1545.  busato.  Anvers),  et  le  Veryer  de  Mu- 
sique (1559.  Ballard). 


232  LES   ORIGINES   DU   THÉÂTRE   LYRIQUE   MODERNE. 

magne  et  en  Italie,  comme  en  France.  J'ai  parlé  du  madrigal 
dramatique  dans  un  chapitre  spécial  (1),  et  je  passe  aux  essais 
plus  particulièrement  français  (2). 

La  première  tentative  musicale,  où  l'on  sente  l'influence  de 
l'humanisme  et  de  l'antiquité,  fut  faite  sous  Charles  IX.  Ce  Flo- 
rentin, d'un  caractère  distingué  et  passionnément  artiste,  adorait 
la  musique  ;  sa  mélancolie  s'y  plaisait.  Il  fit  de  grands  efforts 
pour  attirer  Roland  de  Lassus  en  France.  Le  grand  musicien 
fit  un  premier  voyage  à  Paris  en  1571  (3)  ;  il  descendit  chez  le 
fameux  éditeur  de  musique,  Adrien  Le  Roy,  qui  le  présenta  à 
la  cour.  Charles  IX  le  reçut  richement,  et  lui  prodigua  les  hon- 
neurs (4).  Quelque  temps  après,  Roland  reçut  à  Munich  l'invita- 
tion du  prince  à  se  rendre  auprès  de  lui,  pour  diriger  la  chapelle 
du  Louvre.  Il  hésita  longtemps  à  se  séparer  de  son  généreux  pro- 
tecteur, le  duc  de  Bavière  ;  il  accepta  enfin,  sur  le  conseil  du  duc 
lui-même,  et  se  mit  en  route  avec  toute  sa  famille;  mais  arrivé 
à  Francfort,  il  y  apprit  la  mort  de  Charles  IX  (1574),  et  retourna 
à  Munich  (5).  Cependant,  bien  qu'il  n'ait  pas  séjourné  à  la  cour 
de  France,  il  écrivit  pour  elle  diverses  musiques  (6),  où  l'on  sent 
un  acheminement  vers  le  drame  lyrique.  C'est  ainsi  qu'il  com- 


(1)  Voir  p.  29  et  suiv. 

(2)  A  noter  les  fêtes  allégoriques  avec  musique,  dans  le  goût  italien.  Pour 
l'entrée  d'Henri  II  à  Rouen,  en  1550,  on  voit  le  combat  d'Apollon  et  du 
serpent  Python,  mis  en  musique  (comme  pour  les  noces  de  1589  à  Florence). 
Voir  p.  62. 

(3)  Voir  l'épître  dédicatoire  des  motets  :  Moduli  quinis  vocibus  nunquam 
hactenus  editi,  juin  1571.  Paris,  Ad.  Le  Roy  et  R.  Ballard  ,  in-4°  obi.  — 
Déd.  à  Guillaume  de  Bavière. 

(4)  Dédicace  à  Charles  IX  du  Primus  liber  modulorum ,  quinis  vocibus 
constantium,  Orlando  Lassusio  auctore.  Paris,  A.  Le  Roy,  1571,  in-4°  obi. 

(5)  Dans  la  joie  de  retrouver  son  musicien,  Albert  V  de  Bavière  composa 
un  panégyrique  à  l'occasion  de  son  retour.  —  Il  avait  une  admiration  pas- 
sionnée pour  Roland.  La  copie  qu'il  fit  exécuter  de  ses  Psaumes  de  la  Pé- 
niliince  est  d'un  luxe  extraordinaire.  Ce  sont  4  vol.  in-fol.  en  maroquin, 
avec  des  fermoirs  et  des  serrures  ciselées,  des  armoiries,  et  des  portraits  en 
pied  et  en  buste  (du  duc,  de  Roland,  du  peintre  Jean  Mielich,  de  Quickel- 
berg,  auteur  des  descriptions,  du  calligraphie,  de  l'orfèvre,  du  relieur). 
L'édition  est,  de  plus,  ornée  de  miniatures  et  de  lettres  (Munich).  Voir,  sur 
Roland,  chap.  précédent. 

(6)  De  tous  les  primitifs  de  la  musique,  Roland  est  celui  qu'on  a  le  plus 
connu  et  pratiqué  en  France,  au  seizième  et  au  dix-septième  siècle.  Le  nom- 
bre considérable  de  ses  éditions  en  fait  foi.  En  1677,  les  Ballard  entrepren- 
nent encore  une  nouvelle  publication  des  motets.  L'éditeur  Adrian  Le  Roy 
appelle  Roland  «  un  grand  maître  et  suprême  ouvrier...,  patron  et  exem- 
plaire sur  lequel  on  se  peut  seurement  arrêter.  » 


L'OPÉRA    EN   FRANCE.  233 

posa  la  musique  pour  un  dialogue  en  vers  latins,  chanté  par  la 
France,  la  Paix  et  la  Prospérité,  en  1573,  dans  une  fête  donnée 
aux  ambassadeurs  de  Pologne.  Quant  à  ses  chansons  françaises  (1), 
tantôt  d'une  verve  de  bonne  humeur  railleuse,  tantôt  d'une  déli- 
catesse de  sentiment  mélancolique  et  amoureuse,  elles  offrent 
une  des  plus  gracieuses  images  de  l'âme  française.  C'est  le  chef- 
d'œuvre  de  la  musique  de  cour  au  seizième  siècle.  L'art  de  Mozart 
ou  Gluck  n'est  pas  plus  parfait  ni  plus  pur. 

Charles  IX  s'adressait  d'autre  part  aux  Français.  C'est  mer- 
veille de  voir  combien  tous  les  poètes  de  la  Pléiade  sont  sensibles 
au  charme  de  la  musique  ;  ils  comprennent  toute  la  puissance 
expressive  et  magique  qu'elle  peut  ajouter  à  la  beauté  des  vers. 
Par  ce  fin  sentiment,  (et  par  bien  d'autres),  ils  sont  très  en  avance 
sur  les  poètes  du  dix-septième  siècle. 

Jodelle  chante  Roland  de  Lassus  dans  un  poème  de  cent 
soixante  douze  vers  (2),  dont  l'émotion  est  certainement  sincère. 


(1)  En  style  madrigalesquc,  à  quatre  parties.  Jusqu'en  1587,  Ballard  en 
publie  25  livres  et  plus.  Roland  compose  les  premiers  dès  1550.  —  La  Bibl. 
Nat.  en  possède  un  recueil  sous  ce  titre  :  Le  Thresor  de  Musique  d'Orlande 
de  Lassus  ,  prince  des  musiciens  de  notre  temps ,  contenant  ses  chansons 
françoises,  italiennes  et  latines,  à  4,  5  et  6  parties;  reveu  et  corrigé  dili- 
gemment en  ceste  3#  édition,  à  Cologne,  1594,  par  Paul  Marceau  (Superius, 
ténor,  bassus,  quinta  pars).  (Rés.  Vm7  237.) 

L'éditeur,  dans  sa  dédicace  à  Philippe  de  Pas,  gentilhomme  français, 
déclare  qu'il  a  changé  les  paroles,  parfois  licencieuses,  «  pour  ne  pas  souiller 
les  langues  ny  offenser  les  oreilles  chrestiennes.  »  En  effet,  les  chansons 
sont  transformées  de  la  plus  étrange  façon.  «  Fuyons  tous  d'amour  le  jeu  » 
devient  :  «  Fuyons  des  vices  le  jeu  comme  le  feu.  N'aime  les  péchez  infâmes  ; 
sauve  toy  loin  de  leurs  flammes.  »  —  «  Las,  voulez-vous  qu'une  personne 
chante...  »  devient  :  «  Laissez  chanter  qui  en  Dieu  se  contente...  »  etc.  — 
L'éditeur  convient  que  «  la  musique  en  aura  perdu  quelque  peu  de  sa  grâce, 
d'autant  qu'Orlande  l'avoit  appropriée  à  la  lettre,  en  quoy  il  est  excellent 
par  dessus  tous  les  musiciens.  »  Mais  il  souhaite  que  cet  essai  le  conver- 
tisse au  bien,  «  Je  désire  grandement  que  ces  chansons  luy  en  puissent 
donner  la  volonté,  afin  que  nous  ayons  de  luy  une  chaste  musique  fran- 
çoise.  » 

(2)  Etienne  Jodelle,  en  son  chapitre  :  En  faveur  d'Orlande,  excellent 
musicien  (Edition  Marty-Laveaux,  Lemerre,  1870,  vol.  II,  p.  186-191). 


L'aile  qu'Orlande  peut  donner  aux  vers,  est  telle, 

Que  son  vol  animé  de  mouvements  si  beaux, 

Si  prompts,  si  hauts,  surpasse  en  volant  toute  autre  aile. 

D'enfer  au  ciel,  du  ciel  aux  infernales  eaux, 

Mercure  en  un  moment  remonte  et  redovalo, 

Ayant  au  chef,  aux  pies,  ses  ailerons  jumeaux. 

Ce  beau  vol  peut  porter  à  la  riva  infernale 


234  LES   ORIGINES   DU    THÉÂTRE    LYRIQUE    MODERNE. 

J.  Dorât  écrit  un  éloge  «  in  Orlandum  Lassusium,  praestantis- 
simum  numerorum  musicorum  auctorem  (J).  »  Ronsard  adore  la 
musique,  «  et  principalement  aimoit  à  chanter  et  à  ouyr  chanter 
ses  vers,  appelant  la  musique  sœur  puisnée  de  la  poésie,  et  les 
poètes  et  musiciens  enfans  sacrez  des  Muses,  que  sans  la  musique 
la  poésie  estoit  presque  sans  grâce,  comme  la  musique  sans  la 
mélodie  des  vers  inanimée  et  sans  vie  (2).  »  Un  de  ses  meilleurs 
amis  est  le  célèbre  musicien  de  ballets  d'Henri  IV  et  Louis  XIII, 
Jacques  Mauduit  (3).  —  Mais  le  plus  intéressant  de  la  Pléiade  est,  à 
notre  point  de  vue,  Jean-Antoine  de  Baïf  (4).  Son  nom  s'associe 
à  une  tentative  sur  laquelle  il  nous  faut  insister  plus  longuement  : 
la  création  d'une  véritable  Académie  de  poésie  et  musique.  Dès  la 


Nos  vers,  au  ciel,  aux  coins  de  la  terre,  sans  peur 
De  ce  qui  fit  en  mer  choir  le  fils  de  Dédale. 

Mesme  l'air  des  beaux  chants  inspirez  dans  les  vers, 
Sst  comme  en  un  beau  corps  une  belle  ame  infuse. 

11  ne  fait  seulement  les  Dieux  se  sentir  dieux, 

Mais  les  hommes  il  fait,  par  une  éprise  extrême 

Se  sentir  tels,  que  font  ces  dieux  mesme  en  leurs  cieux. 

Son  àme  (à  Orlande) ,  que  je  cuide,  alla  des  cieux  tirant 
Tous  les  tons  plus  parfaits,  tant  que  mesme  il  égale 
L'accord  meilleur  que  font  ces  cieux  en  se  virant. 
Etc.. 

(1)  

At  nunc  Orlandus  doctis  sic  cantibus  omnes 
Humani  affectus  exprimit  ingenii, 
Ejus  ut  in  modulis  non  res  per  carmina  tantùm 
Quaeque  cani,  praesens  sed  videatur  agi. 

(J.  Dorât,  Thresor  de  Musique  d'Orlande,  1594.) 

(2)  Vie  de  Ronsard,  par  Claude  Binet.  —  Ronsard  dit,  dans  son  Abrégé 
de  l'Art  poétique,  qu'on  doit  «  s'attacher  à  faire  les  vers  plus  propres  à  la 
musique  et  accord  des  instruments,  en  faveur  desquels  il  semble  que  la 
poésie  soit  née ,  car  la  poésie  sans  les  instruments  ou  sans  la  grâce  d'une 
ou  plusieurs  voix  n'est  nullement  agréable,  non  plus  que  les  instruments 
sans  estre  animez  de  la  mélodie  d'une  plaisante  voix.  »  (1565.) 

(3)  Jacques  Mauduit,  de  Paris,  1557-1627.  —  Il  écrivit  la  musique  funèbre 
pour  les  obsèques  de  Ronsard.  «  Le  service,  mis  en  musique  nombrée  par 
le  sieur  Mauduit,  l'un  de  ses  meilleurs  amis,  animé  de  toutes  sortes  d'ins- 
truments, fut  chanté  par  l'eslite  de  tous  les  enfants  des  Muses,  s'y  estans 
trouvé  ceux  de  la  musique  du  roy  suyvant  son  commandement,  et  qui  re- 
gretta à  bon  escient  le  trespas  d'un  si  grand  personnage,  ornement  de  son 
royaume...,  etc.  »  (Binet.) 

(4)  Baïf,  comme  Charles  IX,  était  un  demi-Italien,  un  Vénitien  par  sa 
mère.  Fils  naturel,  comme  on  sait,  de  Lazare  de  Baïf,  il  était  né  à  Venise 
en  février  1532.  Voir  sur  ses  tentatives  musicales,  le  livre  de  M.  Fremy  : 
V Académie  des  derniers  Valois.  E.Leroux,  1887. 


L'OPÉRA   EN   FRANCE.  235 

fin  de  1567,  il  en  avait  conçu  la  première  idée;  il  s'était  adjoint 
un  musicien,  Joachim  Thibaut  de  Gourville  (1),  et  tous  deux  firent 
de  consciencieux  essais,  avant  de  les  soumettre  au  jugement  du 
public.  Ils  adressèrent  ensuite  une  requête  à  Charles  IX  (2).  Ils 


(1)  Maistre  en  l'art  de  bien  chanter, 
Qui  me  fit  pour  l'art  de  musique 
Réformer  à  la  mode  antique 
Les  vers  mesurez  inventer. 

(Baïf.) 

Baïf  était  lui-même  musicien.  Il  chantait  souvent  ses  vers  sur  le  luth. 

(2)  «  Afin  do  remettre  en  usage  la  musique  selon  la  perfection,  qui  est  de 
représenter  la  parole  en  chant  accomply  de  son  harmonie  et  mélodie,  qui 
consistent  au  choix,  règle  des  voix,  sons  et  accords  bien  accommodez  pour 
faire  l'effet  selon  que  le  sens  de  la  lettre  le  requiert,  ou  resserrant  ou  des- 
serrant, ou  accroississant  l'esprit,  renouvellant  aussi  l'ancienne  façon  de 
composer  vers  mesurez  pour  y  accommoder  le  chant  pareillement  mesuré 
selon  l'art  métrique;  afin  aussi  que  par  ce  moyen  les  esprits  des  auditeurs 
accoustumez  et  dressez  à  la  musique  par  forme  de  ses  membres,  se  compo- 
sent pour  estre  capables  de  plus  haute  connoissance ,  après  qu'ils  seront 
repurgez  de  ce  qui  pourroit  leur  rester  de  la  barbarie,  sous  le  bon  plaisir 
du  roy  nostre  souverain  seigneur,  nous  avons  convenu  dresser  une  aca- 
démie ou  compagnie  composée  de  musiciens  et  auditeurs  sous  les  loix  et 
conditions  qui  ensuivent  : 

»  Que  tant  les  musiciens  que  les  auditeurs  ne  contreviendront  en  rien 
dans  l'académie  aux  lois  publiques  de  ce  royaume. 

»  Les  musiciens  seront  tonus  tous  les  jours  de  dimanche  chanter  et  re- 
citer leurs  lettres  et  musique  mesurées,  selon  l'ordre  convenu  par  entr'eux, 
doux  heures  d'horloge  durant  en  faveur  des  auditeurs  escrits  au  livre  de 
l'académie,  où  s'enregistreront  les  noms,  surnoms  et  qualitez  de  ceux  qui 
se  cotisent  pour  l'entretien  de  l'académie,  ensemble  la  somme  en  laquelle 
se  seront  de  leur  gré  cottisez,  et  pareillement  les  noms  et  surnoms  des  mu- 
siciens d'icelle  et  les  convenances  sous  lesquelles  ils  seront  entrez,  receus 
et  appointez. 

»  Nul  des  musiciens  à  part  ne  fera  entrer  aucun,  sinon  du  consentement 
de  toute  leur  compagnie. 

»  Seront  tous  tenus,  sinon  qu'il  y  eust  excuse  raisonnable,  tous  les  jours 
à  certaines  heures  qu'ils  adviseront,  se  trouver  à  la  sale  pour  concerter  ce 
que  chacun  d'eux  à  part  aura  estudié,  qui  leur  aura  été  baillé  par  les  deux 
entrepreneurs  de  l'académie,  lesquels  ils  seront  obligez  de  croire,  pour  ce 
qui  sera  de  la  musique,  et  ne  pourront  refuser  do  leur  obeyr  en  cola. 

»  Jureront  les  musiciens  ne  bailler  copie  aucune  des  chansons  do  l'aca- 
démie à  qui  que  ce  soit  sans  le  consentement  de  toute  leur  compagnie.  Et 
quand  aucun  d'eux  se  retirera,  ne  pourra  emporter  ouvertement  ou  secrè- 
tement aucun  des  livres  de  l'académie,  ne  copie  d'iceux,  tant  de  la  musique 
que  des  lettres... 

»  Sera  fait  un  médaillon  marqué  de  la  devise  qu'adviseront  ceux  de  l'aca- 
démie, portant  lequel  des  auditeurs  entreront...  Nul  ne  fera  entror  un  autro 
avec  luy  ny  sans  luy  par  lo  moyen  de  son  médaillon  qu'il  ne  prestera,  sinon 


236  LES    ORIGINES    DU   THÉÂTRE    LYRIQUE   MODERNE. 

y  joignaient  un  projet  de  règlement,  dont  quelques  articles  feront 
sourire  parce  qu'on  les  croirait  datés  d'hier  ;  d'autres  au  con- 
traire ont  un  intérêt  historique  piquant,  comme  celui  qui  défend 
aux  musiciens  ou  auditeurs,  «  s'il  y  avait  querelle  entre  aucuns, 
de  s'entredemander  rien,  ne  de  parole,  ne  de  fait,  à  cent  pas  près 
de  la  maison  de  l'académie.  »  Mais  nous  remarquerons  surtout 
le  préambule  si  intelligent,  où  Baïf  montre  une  conscience  si 
claire  de  l'art  que  d'autres  ont  créé  après  lui,  et  sa  définition  de 
l'idéal  musical,  «  qui  est  de  représenter  la  parole  en  chant  ac- 
comply  de  son  harmonie  et  mélodie,  qui  consistent  au  choix, 
règle  des  voix,  sons  et  accords  bien  accommodez  pour  faire  l'effet 
selon  que  le  sens  de  la  lettre  le  requiert.  » 

Charles  IX  accueillit  favorablement  cette  demande,  accorda  le 
15  novembre  1570  le  privilège  requis,  en  des  lettres  patentes 
d'une  noblesse  singulière  de  sentiment  et  de  style  (1).  En  disci- 

que  pour  quelque  mérite  de  marque  il  eust  privilège  des  entrepreneurs  de 
ce  faire. 

»  Les  auditeurs,  durant  que  l'on  chantera,  ne  parleront  ny  ne  s'acouste- 
ront  ny  feront  bruit,  mais  se  tiendront  le  plus  coy  qu'il  leur  sera  possible, 
jusques  à  ce  que  la  chanson  qui  se  prononcera  soit  finie;  et  durant  que  se 
dira  une  chanson,  ne  (râperont  à  l'huis  de  la  sale  qu'on  ouvrira  à  la  fin 
de  chaque  chanson  pour  admettre  les  auditeurs  attendans. 

»  ...Nul  auditeur  ne  touchera,  ne  passera  la  barrière  de  la  niche,  ne  autre 
que  ceux  de  la  musique  ny  entrera,  ne  maniera  aucun  livre  ou  instrument, 
mais  se  contenant  au  dehors  de  la  niche,  choyera  tout  ce  qu'il  verra  estre 
pour  le  service  ou  l'honneur  de  l'académie,  tant  au  livre  qu'aux  personnes 
d'icelle. 

»  S'il  y  avoit  querelle  entre  aucuns  de  ceux  de  l'académie,  tant  musi- 
ciens qu'auditeurs,  ne  s' entredemanderont  rien,  ne  de  parole,  ne  de  fait, 
à  cent  pas  près  de  la  maison  où  elle  se  tiendra. 

»  Il  sera  à  la  discrétion  des  entrepreneurs  de  recevoir  et  refuser  tels  que 
bon  leur  semblera,  soit  pour  estre  escrits  au  livre,  soit  pour  estre  admis 
aux  auditoires,  tant  ordinaires  que  extraordinaires. 

»  Qui  fera  faute  à  quelqu'une  des  lois  cy-dessus,  soit  musicien  ou  audi- 
teur, sera  exclus  de  l'académie  pour  ne  plus  y  entrer,  sinon  que  ce  fust  du 
gré  et  consentement  de  ceux  de  l'académie ,  après  avoir  réparé  la  faute  et 
perdre  ce  qu'il  aura  avancé  pour  l'entretien  de  l'académie. 

»  Ainsi  signé  :  De  Baïf  et  Thibault.  » 

Voir  Du  Boulay  (Bulœus).  Historia  Universitatis  parisiensis.  Paris,  1665- 
1673,  6  vol.  in-fol.  —  Becq  de  Fouquières,  Elude  sur  Baïf,  1874. 

(1)  «  Charles  par  la  Grâce  de  Dieu  Roy  de  France.  A  tous  presens  et  à 
venir,  salut.  Comme  nous  avons  tousjours  eu  en  singulière  recommandation 
à  l'exemple  de  très-bonne  et  louable  mémoire,  le  roy  François  nostre  ayeul, 
que  Dieu  absolve,  de  voir  par  tout  celuy  nostre  royaume  les  lettres  et  la 
science  florir,  et  mesmement  en  nostre  ville  de  Paris,  où  il  y  a  un  grand 
nombre  d'hommes  qui  y  travaillent  et  s'y  estudient  chacun  jour.  Et  que 
l'opinion  de  plusieurs  grands  personnages,  tant  législateurs  que  philosophes 


L  OPERA    EN    FRANCE.  237 

pie  de  Platon,  il  reconnaît  l'importance  sociale  de  la  musique, 
approuve  le  dessein  que  Baïf  et  Courville  ont  de  la  diriger,  et 


anciens,  ne  soit  à  mespriser,  à  sçavoir  quil  importe  grandement  pour  les 
mœurs  des  citoyens  d'une  ville  que  la  musique  courante  et  usitée  au  pays 
soit  retenue  sous  certaines  loix  ,  dautant  que  la  pluspart  des  esprits  des 
hommes  se  conforment  et  comportent,  selon  qu'elle  est,  de  façon  que  où 
la  musique  est  desordonnée,  là  volontiers  les  mœurs  sont  dépravez,  et  où 
elle  est  bien  ordonnée,  là  sont  lés  hommes  bien  morigénez.  A  ces  causes  et 
ayant  veu  la  queste  en  nostre  privé  conseil,  présentée  par  nos  chers  et  bien 
amez  Jean  Antoine  de  Baïf  et  Joachim  Thibaut  de  Courville,  contenant 
que  depuis  trois  ans  en  çà  ils  auroient  avec  grande  estude  et  labeur  assi- 
duel  unanimement  travaillé  pour  l'advancement  du  langage  françois ,  à  re- 
mettre sus,  tant  la  façon  de  la  poésie,  que  la  mesure  et  règlement  de  la  mu- 
sique anciennement  usitée  par  les  Grecs  et  les  Romains  ,  au  temps  que  ces 
deux  nations  estoient  plus  florissantes ,  et  que  dès  cette  heure  pour  le  peu 
qu'ils  y  ont  employé,  ils  auroient  desjà  parachevé  quelques  essays  de  vers 
mesurez  mis  en  musique,  mesurés  selon  les  loix  à  peu  près  des  maîtres  de 
la  musique  du  bon  et  ancien  âge.  Et  qu'après  l'entreprise  louable,  menée 
jusques  à  tel  point,  ils  n'ayent  pu  penser  ny  trouver  meilleur  moyen  de 
mettre  en  lumière  l'usage  des  essays  heureusement  réussis...,  que  dressans 
à  la  manière  des  anciens,  une  académie  ou  compagnie  composée,  tant  de 
compositeurs,  de  chantres  et  joueurs  d'instrumens  de  la  musique,  que  des 
honnestes  auditeurs  d'icelle,  que  non  seulement  seroit  une  eschole  pour 
servir  de  pépinière,  d'où  se  tireront  un  jour  poètes  et  musiciens,  par  bon 
art,  instruits  et  dressez  pour  nous  donner  plaisir,  mais  entièrement  profi- 
teroient  au  public,  chose  qui  ne  se  pourroit  mettro  en  effet  sans  qu'il  leur 
fust  par  les  auditeurs  subvenu  de  quelque  honneste  loyer  pour  l'entretien 
d'eux  et  des  compositeurs,  chantres  et  joueurs  d'instrumens  de  leur  musi- 
que, ni  mesme  entreprendre  sans  notre  adveu  et  permission.  Sçavoir  fai- 
sons ,  que  nous  après  avoir  mis  cette  affaire  en  délibération  et  eu  sur  ce 
l'advis  de  la  reine  nostre  tres-chere  et  tres-honorée  dame  et  mère,  de  nos 
tres-chers  et  tres-amez  frères  les  ducs  djAnjou  et  d'Alençon,  princes  de 
nostre  sang  et  autres  grands  et  notables  personnages  de  nostre  conseil, 
avons  suivant  iceluy  pour  l'établissement  de  l'académie  ou  compagnie  sus- 
dite permis  et  accordé,  permettons  et  accordons  auxdits  de  Baïf  et  do 
Courville  pour  eux,  leurs  supports,  et  successeurs  en  icelle  ce  qui  s'ensuit; 
qu'ils  puissent  dresser  leur  académie  de  musique,  et  pour  cet  effet  choisir 
et  prendre  ceux  qui  de  leur  bon  gré  voudront  y  entrer  pour  subvenir  à  l'en- 
tretenement  de  ladite  académie...  Et  pour  ce  que  après  qu'ils  auroient  mis 
peine  d'apprendre  et  dresser  des  enfans  et  des  chantres  en  leur  musique,  il 
y  auroit  danger  que  par  aucuns  malins  ils  fussent  soustraits  et  débauchez  : 
nous  avons  fait  et  faisons  défenses  à  toutes  personnes  de  quelque  qualité 
et  condition  qu'elles  soient  d'y  altcnter  aucunement...  Et  pour  davantage 
favoriser  et  autoriser  ladite  académie  et  louable  entreprise  desdits  do  Bftlf 
et  de  Courville,  les  avons,  ensemble  les  compositeurs,  chantres  et  joueurs 
d'icelle,  avouez  et  avouons  jusques  au  nombre  de  six  pour  nostres,  des- 
quels le  roole  sera  par  chacun  an  signé  de  nous,  leur  donnant  et  octroyant 
par  ces  présentes  lois  et  semblables  privilèges,  franchises  et  libertez  dont 
jouissent  nos  autres  domestiques,  pourveu  qu'ils  n'en  abusent  à  noslrc  pro- 


238  LES   ORIGINES    DU    THÉÂTRE    LYRIQUE   MODERNE. 

«  sur  l'advis  de  la  reine  nostro  tres-chero  et  tres-honorée  dame 
et  mère,  de  nos  tres-chers  et  tres-amez  frères  les  ducs  d'Anjou  et 
d'Alençon,  princes  de  notre  sang,  »  se  déclare  protecteur  et  pre- 
mier auditeur  de  l'Académie  de  musique.  Le  Parlement,  avec 
son  étroitesse  d'esprit  ordinaire,  qui  crut  toujours  faire  acte  de 
liberté  en  faisant  acte  de  maussaderie,  opposa  à  l'ordre  du  roi 
une  mauvaise  grâce  non  dissimulée.  Il  prétendit  que  «  l'entre- 
prise »  de  Baïf  a  tendoit  à  corrompre,  amolir,  effrener  et  pervertir 
la  jeunesse.  »  En  vain  Baïf  proposa-t-il  à  la  Cour  d'envoyer  une 
délégation  à  un  des  concerts  («  et  particulièrement  priant  mes- 
seigneurs  les  premier  président  et  tel  des  plus  anciens  conseillers 
de  la  Cour  qu'il  luy  plaira  nommer,  avec  monseigneur  le  procu- 
reur gênerai,  et  l'un  des  deux  advocats  du  roy,  accepter  d'estre 
de  nom  et  de  fait  reformateurs  de  l'Académie.  »)  Le  Parlement 
renvoya  la  requête  aux  différentes  Facultés.  Le  22  janvier  1571, 
le  recteur  exposa  qu'il  en  avait  conféré  avec  l'archevêque  de 
Paris,  et  que  ce  dernier  avait  promis  de  se  joindre  à  l'Université, 
si  elle  produisait  de  bonnes  et  valables  raisons  contre  l'Acadé- 
mie. Les  Facultés  reprirent  donc  l'examen  minutieux  de  l'affaire. 
Mais  le  roi  coupa  court  à  ces  ergotages,  et  ordonna  l'ouverture  de 
l'Académie.  Il  fit  plus  ;  il  obligea  ses  principaux  favoris  à  en 
faire  partie,  et  «  octroya  à  Baïf,  de  temps  en  temps,  quelques 
offices  de  nouvelle  création  et  de  certaines  confiscations  (1),  » 
pour  subvenir  aux  premières  dépenses. 

judice...  Et  à  ce  que  à  notre  intention  ladite  académie  soit  suivie  et  hono- 
rée des  plus  grands,  nous  avons  libéralement  accepté  et  acceptons  le  sur- 
nom de  protecteur  et  premier  auditeur  d'icelle,  parce  que  nous  voulons  et 
entendons  que  tous  les  exercices  qjxi  s'y  feront  soient  à  l'honneur  de  Dieu, 
et  à  l'accroissement  de  noslre  Estât  et  à  Vornement  du  nom  du  peuple 
françois.  Si  donnons  en  mandement  à  nos  amez  et  féaux  les  gens  tenans 
nos  cours  de  parlement,  chambre  de  nos  comptes ,  cours  de  nos  aydes, 
baillifs,  seneschaux  et  autres  nos  justiciers  et  officiers  qu'il  appartiendra, 
que  celuy  nostre  présent  establissement,  ils  fassent  lire,  publier  et  enregis- 
trer en  leurs  cours  et  juridictions,  et  icelle  entretenir,  garder  et  observer 
de  poinct  en  poinct  et  du  contenu  en  icelles  laisser  jouir  et  user  lesdits 
supplians,  leurs  supposts  et  successeurs  en  ladite  académie  plainement  et 
paisiblement ,  cessans  et  faisans  cesser  tous  troubles  et  empeschemens  au 
contraire.  Car  tel  est  nostre  plaisir.  En  témoin  de  ce,  nous  avons  signé  ces 
présentes  de  nostre  main  et  à  icelles  fait  mettre  et  apposer  notre  scel. 
Donné  au  faux-bourg  Saint-Germain  au  mois  de  novembre  1570.  Et  de  no- 
tre règne  le  10. 

»  Ainsi  signé  :  Charles.  Et  sur  le  reply  :  Par  le  roy.  De  Neufville.  »  (Du 
Boulay,  id.) 

(1)  Manuscrit  de  Colletet,  1644.  Fragment  publié  par  Sainte-Beuve  :  Ta- 
bleau de  la  poésie  française  au  seizième  siècle,  2e  édit.,  p.  420. 


L'OPÉRA    EN    FRANCE.  239 

L'Académie  tint  ses  séances  dans  la  maison  de  Baïf ,  sur  les 
fossés  Saint-Victor-aux-Faubourgs  (23  et  25,  rue  des  Fossés- 
Saint-Victor)  (1).  Il  est  probable  que  le  poète  essaya  d'introduire  en 
France  dos  représentations  semblables  à  celles  de  Venise;  (il  ne 
peut  être  encore  question  de  tragédies  chantées,  mais  sans  doute 
de  morceaux  lyriques  intercalés  dans  des  spectacles,  et  accompa- 
gnés de  musique).  Il  donna  surtout  des  concerts  (2),  où  Char- 
les IX  lui-même  assistait.  Henri  III  continua  à  y  venir.  Vers 
1576,  ce  fut  dans  le  cabinet  môme  du  roi  que  se  tinrent,  deux  fois 
par  semaine,  les  séances  de  l'Académie  (3).  Baïf  y  faisait  enten- 
dre de  la  musique  italienne.  Il  travaillait  aussi,  avec  le  concours 
d'autres  artistes  (4),  à  donnera  la  France  une  langue  proprement 

(1)  «  Domum  et  situ,  et  cultu  peramoenam  incoluit  in  Lutetiae  subur- 
biis  ab  omnibus  politis  hominibus  assidue  frequentatum,  praesertim  à  Mu- 
sicis,  cura  eos  ad  novum  istud  numerorum  genus  emodulandura,  et  fidibus 
aptandum  cupidissimè  invitaret  institutâ  in  hune  usum  apud  se  Academià, 
cujus  ad  inusitatos  concentus  summi  etiam  Principes  animi  gratiâ  saepe- 
numero  confluebant.  »  (Scevole  de  Sainte-Marthe.) 

(2)  M.  Chouquet  y  fait  remarquer  la  première  pensée  des  concerts  pério- 
diques de  musique  de  chambre,  fondés  par  Philidor  en  1725. 

(3)  A.  d'Aubigné,  Histoire  universelle,  II,  20,  cité  par  Sainte-Beuve 
p.  421. 

(4)  Voir  les  Mascarades  de  Mellin  de  Saint-Gelais,  Jodelle,  Desportes,  etc. 
Ronsard  a  composé  82  mascarades,  combats  et  cartels,  pour  les  fêtes  et  di- 
vertissements de  la  cour.  On  y  trouve  des  «  stances  à  chanter  sur  la  lyre  » 
(pour  l'avant  venue  de  la  Royne  d'Espagne  à  Bayonne),  etc. 

La  Bibliothèque  Nationale  de  Paris  a  plusieurs  recueils  de.  poésies  célè- 
bres du  seizième  siècle,  mises  en  musique  par  des  compositeurs  français  de 
l'époque.  Voici  les  titres  des  deux  principaux  :  Premier  livre  d'Odes  de 
Ronsard,  mis  en  musique  à  3  parties  par  Pierre  Clereau.  Paris,  Adrian  le 
Roy  et  Robert  Ballard,  1566  (2e  superius) ,  Rés.  Vra7,  225.  —  Chansons  de 
P.  de  Ronsard,  Ph.  Desportes  et  autres  (Baïf,  Sillac,  Filleul),  mises  en  mu- 
sique par  N.  de  La  Grotte,  vallet  de  chambre  et  organiste  du  roy.  Paris, 
1575.  A  le  Roy  et  Ballard  (superius). 

Le  recueil  est  précédé  d'un  sonnet  «  à  Msr  le  duc  d'Anjou,  filz  et  frère  do 
Roy,  »  par  N.  de  La  Grotte. 

Or  que  la  France  émeue  et  tramblante  de  rage 

Fait  en  son  propre  sang  ses  plaines  ondoyer 

Et  que  vous  (Monseigneur)  marchez  pour  foudroyer 

Ceux  qu'on  pense  à  bon  droit  chefs  de  tout  ce  dommage  ; 

Je  vous  offre  ces  vers  comme  un  heureux  présage 

De  plus  douce  saison  :  que  nous  doit  envoyer 

Le  ciel,  qui  se  répand,  d'avoyr  fait  tournoyer 

Par  nos  chams  si  longtemps,  le  meurtre  et  le  carnage. 

Et  quand  la  guerre  encor'  ne  s'appeseroyt  pas 
Si  pourront  ilz  servir  au  retour  des  combats 
Pour  chasser  quelquefoys  voz  soucis  en  arrière. 


240  LES    ORIGINES    DU    THÉÂTRE   LYRIQUE    MODERNE. 

lyrique,  faite  pour  être  chantée.  C'est  à  cette  occasion  qu'il  com- 
posa ses  vers  mesurés,  à  la  manière  des  Grecs  et  des  Latins,  et 
ses  exquises  chansonnettes,  qui  sont  une  musicfue  à  elles  seu- 
les (1).  L'œuvre  était  intéressante  (2);  mais  cette  petite  Académie, 
précurseur  de  celle  de  Bardi  (3),  resta  en  route,  découragée  par 
l'inaptitude  de  la  langue,  et  le  manque  d'un  musicien  qui  sentît 
et  exprimât  le  génie  de  la  race.  Elle  s'éteignit  vers  1584  (4).  Mau- 
duit  s'efforça  en  vain  de  la  continuer,  en  conservant  seulement 
la  partie  musicale  (5). 

• 

Les  guerres  de  religion  entravèrent  sans  doute  le  développe- 


Ainsi  l'on  dit  qu'Acille  encor  tout  dégoûtant 
Du  sang  Dardanien,  des  vers  alloyt  chantant 
Et  pincetoyt  le  Leut  de  sa  dextre  guerrière. 

(N.  de  La  Grotte.) 
Le  livre  se  termine  par  un  «  Chant  trionfal  pour  jouer  sur  la  lire,  sur  l'in- 
signe victoire  qu'il  a  pieu  à  Dieu  donner  à  Monsieur  frère  du  Roy,  »  par 
Ronsard  :  «  Tel  qu'un  petit  aigle  fort,  etc.  »  (Bibl.  Nat.,  Rés.  Vm7,  226.) 

Les  trois  livres  de  Chansonnettes  de  Baïf  en  vers  mesurés  sont  compris 
dans  le  manuscrit  19140  (anc.  1247  Saint-Germain)  de  la  Bibl.  Nat. 

(1)  Baïf  voulait  joindre  aussi  la  danse  à  la  musique  et  à  la  poésie,  dans  le 
genre  des  Grecs. 

...  vous  contant  l'entreprise 
D'un  ballet  que  dressions  dont  la  démarche  est  mise 
Selon  que  va  marchant  pas  à  pas  la  chanson 
Et  le  parler  suivi  d'une  propre  façon. 

(Baïf,  ai*  Roi.) 

(2)  Ce  n'était  peut-être  pas  suivre  le  bon  chemin,  que  vouloir  créer  une 
langue  artificielle  pour  la  mettre  ensuite  en  musique  italienne.  Mieux  valait 
chercher  quelle  musique  française  convenait  à  l'accent  de  la  langue  et  aux 
caractères  du  génie  français,  tels  que  la  nature  les  avait  faits.  Le  Florentin 
Lully  l'a  bien  senti.  On  ne  crée  rien  contre  l'esprit  d'une  race. 

(3)  Il  faut  toutefois  noter  que  l'Académie  de  Baïf  a  un  caractère  plus  des- 
potique, moins  libéral,  que  celle  de  Bardi.  «  Les  deux  entrepreneurs  do 
l'académie  »  sont  des  maîtres  absolus.  Les  autres  «  sont  obligez  de  les 
croire,  pour  ce  qui  sera  de  la  musique,  et  ne  pourront  refuser  de  leur  obeyr 
en  cela.  »  C'est  déjà  le  penchant  de  l'art  français  à  la  centralisation  intel- 
lectuelle. 

(4)  Bientôt  d'ailleurs,  la  musique  et  la  poésie  avaient  dû  laisser  pénétrer 
dans  l'Académie  l'éloquence  et  la  philosophie.  Amadis  Jamyn  prononça  ses 
discours  philosophiques  dans  les  réunions  du  faubourg  Saint-Marceau 
(Colletet). 

(5)  «  Mauduit,  greffier  des  requêtes,  la  continua  après  la  mort  de  Baïf  et 
la  transporta  à  la  rue  des  Juifs,  dans  la  maison  où  il  logeait.  Quelque  temps 
après,  il  fit  le  projet  d'une  autre  académie  de  musique,  qu'il  appelait  con- 
frérie, société  et  académie  royale  de  sainte  Cécile,  vierge  et  martyre  » 
(Sauvai,  Antiquités  de  Paris,  II,  p.  504,  lib.  IX). 


l'opéra  en  frange.  241 

ment  de  l'art  national  (1).  Cependant  l'esprit  français,  dès  ses  pre- 
miers essais  en  musique,  avait  trouvé  la  forme  qui  lui  convenait 
le  mieux  :  la  mascarade  et  le  ballet  (2),  —  le  divertissement  musi- 
cal. Les  plus  célèbres  spectacles  de  ce  genre  sont  le  ballet  dansé 
devant  les  Polacres  avant  le  départ  du  duc  d'Anjou,  (et  dont  Roland 
de  Lassus  avait  écrit  la  musique)  (3);  et  surtout  le  Ballet  comique 
de  la  reine  (4),  donné  en  1582  pour  les  noces  du  duc  de  Joyeuse 
avec  M1Ie  de  Vaudemont.  Henri  III  y  dansa.  Ce  spectacle,  un  des 
plus  fastueux  qui  ait  jamais  été,  était  une  œuvre  collective;  pour 
la  musique,  de  Beaulieu  et  Salmon  ,  musiciens  de  chambre  du 
roi  ;  pour  la  poésie,  de  La  Chesnaye,  aumônier  du  roi  ;  pour  l'in- 
vention et  l'ordonnance,  de  Baltazar  dit  Beaujoyeulx,  violoniste 
piémontais,  venu  à  Paris  à  la  suite  de  Catherine  de  Médicis; 
enfin,  Jacques  Patin  en  avait  peint  les  décors  et  dessiné  les  cos- 
tumes. Les  frais  s'élevèrent,  d'après  Laborde,  à  plus  de  cinq  mil- 
lions, (d'autres  disent  :  trois  millions  six  cent  mille  francs).  La 

(1)  Ronsard  et  Baïf  semblent  découragés  après  la  Saint-Barthélémy.  En 
vain  Baïf  adresse  des  suppliques  au  roi.  La  cour  se  désintéresse  de  l'art.  Le 
roi  est  indifférent. 

0  Charles  au  beau  nom,  noble  roy  de  la  France, 
...  verrez-vous  mourir  en  sa  naissance 
Vostre  facture  née  avec  un  si  bon  heur, 
Qu'elle  peut  à  jamais,  célébrant  vostre  honneur, 
Publier  de  vos  noms  la  gloire  et  l'excellence? 
Mes  compagnons  et  moy,  sous  vostre  autorité, 
Nous  mourrons  dépouillez  de  l'honneur  mérité 
D'avoir  osé  !  Combien  que  l'entreprise  meure, 
Quel  reproche  à  venir  vers  la  postérité, 
Par  faute  de  sentir  vostre  bénignité, 
Qu'un  si  rare  dessein  manqué  d'effet  demeure  ! 

(Baïf.) 

(2)  Voir  dans  Fournel,  Contemporains  de  Molière,  1866,  t.  II,  p.  173 
et  suiv.,  comment  l'esprit  du  ballet,  importé  sans  doute  en  France  par  Ca- 
therine de  Médicis,  se  glisse  peu  à  peu  dans  le  carrousel,  puis  dans  la  mas- 
carade, et  profite  de  l'abandon  des  tournois  après  1557. 

(3)  Baltazarini  en  avait  réglé  les  danses.  J.  Dorât  nous  en  a  laissé  la 
description. 

(4)  Balet  comique  de  la  Royne,  faict  aux  nopces  de  Monsieur  le  Duc  do 
Joyeuse  et  Mademoiselle  de  Vaudemont ,  sa  sœur,  par  Baltasar  do  Beau- 
joyeulx, valet  de  chambre  du  Roy  et  de  la  Reine  sa  mèro.  A  Paris,  par 
Adrien  le  Roy,  Robert  Ballard  et  Mamert,  Imprimeurs  du  Roy,  1582.  (Exem- 
plaire à  la  Bibl.  du  Conservatoire  de  Paris.) 

Orchestre  :  Instruments  à  cordes  (écrits  à  5  parties  dans  les  airs  do  ballet); 
flûtes,  hautbois,  cromorne  ,  trompettes,  cornets,  sacquebutes  (trombones), 
harpe,  trois  luths,  tambour,  orgue,  flùto  do  Pan. 

M.  Wcckerlin  a  publié  la  partition  (en  réduction  pour  piano  avoc  chant) 
dans  la  Collection  des  chefs-d'œuvre  de  Vopéra  français  :  Théod.  Michaelis. 

16 


242  LES   ORIGINES   DU   THÉÂTRE    LYRIQUE    MODERNE. 

représentation  dura  de  dix  heures  du  soir  à  quatre  heures  du  ma- 
tin. Le  sujet  était  la  sorcellerie  de  Gircô  vaincue  par  le  roi  de 
France.  La  musique  est  connue  des  amateurs  ;  les  concerts  en 
ont  fait  entendre  des  fragments,  et  M.  Weckerlin  a  publié  la  par- 
tition dans  la  collection  Michaelis.  Elle  consiste  en  soli,  chants 
dialogues,  chants  à  quatre  et  cinq  parties  ,  et  airs  de  ballet.  Elle 
ne  suit  pas  l'action  dramatique  (d'ailleurs  si  pauvre) ,  et  n'en  re- 
flète pas  les  sentiments;  elle  s'ajoute  au  poème  pour  le  divertir, 
et  en  rehausser  le  luxe.  Je  pense  qu'elle  nous  donne  une  idée 
assez  exacte  des  spectacles  de  Venise  avant  la  réforme  de  Péri  (1). 
Il  est  remarquable  qu'elle  a  déjà  beaucoup  des  caractères  français. 
Ambros,  qui  est  si  intelligent,  mais  parfois  superficiel  et  toujours 
passionné,  s'y  arrête  à  peine;  il  y  a  un  voile  entre  lui  et  le  goût 
français;  il  lui  est  aussi  impossible  de  comprendre  le  ballet  co- 
mique et  l'opéra  de  Lully,  qu'à  tout  Allemand,  depuis  Lessing, 
de  sentir  les  tragédies  de  Racine  (2). 

Il  est  au  contraire  à  peine  utile  de  faire  remarquer  à  un  Fran- 
çais l'élégance  franche  et  saine  des  airs ,  un  peu  carrés  de  forme, 
mélange  de  gaillarde  bonhomie  et  de  subtile  distinction.  Nous 
reviendrons,  à  propos  de  Lully,  sur  les  caractères  de  la  déclama- 
tion française.  Mais  nous  devons  noter  ici  le  raffinement  de  cer- 
taines harmonies  (chant  des  sirènes),  l'ingéniosité  de  l'instru- 
mentation, l'habileté   technique  et  pratique  qui  préside  à  la 


(1)  Voir  la  tragédie  de  Frangipane  et  Merulo,  jouée  en  1574  à  Venise, 
page  60,  note  4.  Le  ballet  comique  est  certainement  inspiré  de  tels  modèles. 

Il  est  bien  probable  que  Henri  III,  très  frappé  des  fêtes  de  Venise,  tâcha 
de  les  reproduire  en  France.  Voir,  sur  son  voyage  en  Italie,  le  livre  si  com- 
plet de  M.  de  Nolhac  :  Pier  de  Nolhac  e  Angelo  Solerti  :  Il  viaggio  in  Italia 
di  Enrico  III,  re  di  Francia,  e  le  feste  a  Venezia,  Ferrara,  Manlova  e 
Torino.  Torino,  Roux,  1890. 

(2)  «  Es  muss  in  dieser  letzeren  etwas  sehr  dem  franzôsischen  Sinne  und 
Geschmacke  Entsprechendes  gelegen  haben  ;  dasselbe  Volk,  das  Cavalli's 
treffliche  Opernmusik  kalt  und  gleichgiltig  ablehnte,  schwàrmte  fur  Lulli's 
schwerfâlligen  heroischen  Kothurngang.  »  (Geschichte  der  Musih,  IV,  231.) 

Il  faut  noter  qu' Ambros  ne  comprend  pas  beaucoup  mieux  la  tragédie 
florentine  de  Péri,  qu'il  traite  irrévérencieusement  de  «  Gdnsengeschnatter  » 
(bavardage  d'oie). 

On  consultera  utilement  pour  tout  ce  chapitre  :  Père  Menestrier,  Des 
représentations  en  musique  anciennes  et  modernes.  Paris,  René  Guignard, 
1681  (C'est  d'ailleurs  un  affreux  galimatias,  avec  des  renseignements  pêlo- 
mêlej.  G.  Chouquet,  Histoire  de  la  musique  dramatique  en  France.  Paris, 
1873.  Langhans,  Geschichte  der  Musih  des  11,  18  und  19  Jahrh.  2  vol. 
Leipzig,  1882  (faisant  suite  à  l'ouvrage  d'Ambros ,  mais  en  le  faisant 
regretter).  Laborde,  Essai  sur  la  musique. 


i/OPÉRÀ   EN   FRANCE.  243 

disposition  des  timbres  et  des  voix,  à  leur  place  sur  la  scène;  en 
un  mot,  je  ne  sais  quel  instinct  des  «  ficelles,  »  ou  pour  être  plus 
poli,  des  moyens  de  succès,  qui  transparaît  au  travers  de  cet  art 
un  peu  naïf,  —  et  que  nous  n'avons  pas  perdu. 

Sous  Henri  IV,  le  ballet  reste  le  passe-temps  préféré  de  la 
cour  (1).  La  sage  économie  des  finances  ne  permet  pas  de  s'y  li- 
vrer aux  extravagances  de  l'ancien  roi  ;  mais  il  est  à  la  mode  ;  les 
grands  seigneurs  souvent  y  collaborent,  et  le  roi  Louis  XIH,  qui 
aime  la  musique,  prend  part  à  quelques  fêtes  (2).  On  a  surtout 
gardé  le  souvenir  de  la  Délivrance  de  Renault,  où  il  dansa  le  Dé- 
mon du  feu  (29  janvier  1617).  Les  plus  célèbres  compositeurs  y 
contribuèrent.  P.  Guédron  fit  la  pièce  et  la  dirigea;  Belleville 
écrivit  les  danses  et  les  conduisit;  H.  de  Bailly  joua  l'ermite, 
sauveur  de  Renault,  et  Jacques  Mauduit  (3)  menait  les  soixante- 
quatre  chanteurs,  que  vingt-huit  violes  et  quatorze  luths  accom- 
pagnaient (4). 

Le  Ballet  avait  ordinairement  quatre  à  cinq  actes;  mais  ce  n'était 
pas  une  pièce  dramatique;  l'unité  d'action  s'y  trouvait  rarement 
observée;  moins  encore,  l'unité  de  style;  presque  toujours  il  était 
l'œuvre  de  plusieurs  musiciens.  Guédron,  Mauduit,  Bailly,  Gab. 
Bataille,  Antoine  et  Jean  Boesset,  Verdier,  Belleville,  Dumanoir, 
Baschet,  d'Assoucy,  sont  les  principaux  noms  en  faveur  jusqu'au 


(1)  Voir,  pour  les  comédies-ballets  :  P.  Lacroix,  Ballets  et  mascarades  de 
la  cour.  V.  Fournel,  Les  contemporains  de  Molière,  1866,  3  vol.  Abbé  de 
Pure,  Idée  des  spectacles,  1668.  Lavoix,  Histoire  de  la  musique  française; 
Histoire  de  V 'instrumentation.  Lajarte,  Curiosités  de  VOpéra,  1883,  Calmann. 

Henri  IV  et  Sully  aiment  follement  la  danse.  Les  ballets  se  ressentent  de 
la  joyeuse  humeur  du  roi.  Ce  sont  :  les  grimaciers,  les  barbiers  (1598),  les 
princes  habillés  de  plumes  (1599),  les  lavandières,  les  juifs,  les  tirelaines, 
les  filous  (1607),  la  femme  sans  teste  (1610),  etc.  —  Sous  Louis  XIII,  ils  pas- 
sent, comme  la  politique  môme,  par  de  violents  soubresauts,  de  la  tristesse 
à  la  joie  triviale.  —  Richelieu  leur  donne  un  caractère  surtout  allégorique, 
emphatique  et  pompeux  :  ballet  des  quatre  monarchies  chrétiennes  (1635), 
de  la  Félicité  (1639),  de  la  Beauté  (1640),  de  la  Prospérité  des  armes  de 
France  (1641).  Qu'il  est  plus  aisé  de  terminer  les  différends  par  la  Religion 
qne  par  les  Armes.  —  Enfin,  sous  l'influence  italienne,  qui  marque  la  ré- 
gence d'Anne  d'Autriche,  le  ballet  devient  plus  magnifique  et  plus  délicat 
à  la  fois,  d'une  galanterie  décente,  ingénieuse  et  fine.  (Ballet  du  Gris  de 
lin,  1653  (c'était  la  couleur  de  la  duchesse  de  Savoie.)  Il  s'achemine  vers 
l'opéra.^ 

(2)  Il  compose  môme  certains  airs  de  danse,  et  un  ballet  entier,  celui  de 
la  Merlaison  H  635). 

(3)  Voir  plus  haut. 

(4)  Père  Mersonne,  Harmonie  universelle,  VII,  63. 


244  LES   ORIGINES    DU    THÉÂTRE   LYRIQUE   MODERNE. 

temps  de  Molière  (1).  L'entourage  de  Louis  XIII  se  divertissait  à 
ces  spectacles,  plus  encore  que  le  roi,  et  la  cour  licencieuse  de 
Gaston  d'Orléans  ne  fut  pas  inutile  au  développement  de  la  mu- 
sique. L'institut  musical  des  pages,  fondé  par  le  prince,  eut  un 
heureux  succès  :  de  là  sortit  le  fondateur  de  l'opéra  français , 
Gambert. 


La  mélancolie  de  Louis  XIII  et  sa  religion  sévère  le  détour- 
naient sans  doute  des  représentations  théâtrales.  Les  spectacles, 
depuis  longtemps  en  usage  en  Italie ,  ne  devinrent  publics  en 
France,  qu'après  sa  mort;  pendant  tout  son  règne,  le  drame  mu- 
sical n'y  fit  aucune  apparition.  Mais  dès  les  premières  années  de 
la  régence,  il  s'introduisit  à  Paris  sous  le  pavillon  italien  (2).  Le 
14  ou  le  24  décembre  1645,  les  comédiens  italiens  jouèrent  au 
Petit-Bourbon,  devant  la  reine,  la  Festa  teatrale  délia  fmta  pazza, 
poème  de  Strozzi ,  machines  de  Torelli  et  Balbi  (S).  C'était  une 
comédie  en  cinq  actes ,  mêlée  de  chants  et  de  déclamation ,  avec 


(1)  Ballet  du  Roi,  1617.  —  Ballet  de  la  Sérénade,  1619  (Guédron).  —  Ballet 
de  Psyché,  1619  (Guédron).  —  Ballet  des  Dix  verds,  1620  (Ant.  Boesset).  — 
Ballet  d'Apollon,  1621  (Ant.  Boesset).—  Ballet  du  Roi,  1622  (Ant.  Boesset). 
—  Ballet  de  la  Reine  (Ant.  Boesset).  —  Ballet  de  la  douairière  de  Bille- 
bahaut,  1626  (Aut.  Boesset).  —  Ballet  du  Landy,  10  fév.  1627.  —  Ballet  des 
Andouilles,  1028.  —  Ballet  de  la  Merlaison,  1635  (Louis  XIII).  —  Ballet  dos 
Triomphes  (Ant.  Boesset).  —  Ballet  du  Temps  (Jean  Boesset).  —  Alcidiane, 
ou  triomphe  de  Bacchus  (Jean  Boesset),  etc. 

Ces  ballets  deviennent  absurdes,  agrémentés  parfois  d'une  licence  obscène. 

(2)  Il  n'est  pas  malaisé  d'y  sentir  l'influence  de  Mazarin,  très  connaisseur 
en  musique.  En  1639,  chargé  de  la  légation  de  France  à  Rome,  il  y  fit  exé- 
cuter, au  palais  de  l'ambassade,  un  opéra  inconnu,  dédié  au  cardinal  de 
Richelieu  :  Il  Favorito  del  principe.  Ottaviano  Castelli  en  avait  écrit  le 
livret.  —  Les  opéras  de  Giulio  Strozzi  (Proserpina  rapita,  1645)  sont  repré- 
sentés à  la  même  époque,  à  l'ambassade  française.  Enfin,  en  1648,  le  car- 
dinal Michèle  Mazzarino,  frère  du  ministre,  et  ambassadeur  à  son  tour, 
donne  dans  son  palais,  la  Gilinda  de  Francesco  Zitti,  dédiée  à  la^M.  Christ, 
délia  Regina  di  Francia.  Trois  lis  d'or  apparaissaient  dans  l'apothéose,  avec 
la  couronne  de  France  parmi  de  glorieux  présages  (Voir  Ademollo ,  Teatri 
di  Roma). 

(3)  La  musique  était  sans  doute  de  Sacrati.  Le  poème  de  Giulio  Strozzi 
est  le  même  que  traita  Monteverde  en  1627,  et  dont  la  musique  est  perdue 
(Voir  p.  93,  note  1.  La  finta  pazza  Licori).  Francesco  Sacrati,  de  Parme,  le 
remit  en  musique  pour  le  teatro  Novissimo  de  Venise,  qui  inaugura  avec 
cet  opéra  ses  représentations,  en  1641.  Je  ne  connais  point  la  partition. 
Des  exemplaires  du  livret  se  trouvent  à  la  Bibliothèque  Nationale  de  Flo- 
rence, au  Conservatoire  et  à  la  Bibliothèque  Nationale  de  Paris. 


L'OPÉRA    EN    FRANCE.  245 

d'absurdes  divertissements  dignes  des  parades  de  foire,  des  dan- 
ses de  singes  et  d'ours,  d'autruches  qui  boivent,  et  de  quatre 
Indiens  qui  offrent  des  perroquets  à  Nicomède,  qui  a  reconnu 
Pyrrhus  pour  son  petit-ûls  (1). 

L'année  suivante  (février  1646),  à  en  croire  le  père  Menestrier, 
la  Provence  avait  le  privilège  de  la  première  tragédie  lyrique 
française.  L'évêque  de  Carpentras,  cardinal  Alessandro  Bichi , 
nonce  apostolique  d'Urbain  VIII,  fit  jouer,  dans  la  salle  épisco- 
pale,  Achebar,  roi  du  Mogol,  poésie  et  musique  de  l'abbé  Mailly  (2). 

Le  26  février  1647,  Mazarin,  renouvelant  l'épreuve,  donna,  au 
Palais-Royal,  un  Orfeo  italien,  avec  un  très  grand  faste.  On  en  a 
longtemps  ignoré  l'auteur.  Une  étude  approfondie  n'est  pas  né- 
cessaire pour  découvrir  qu'il  n'y  a  rien  de  commun  entre  la 
pièce  et  celle  de  Monteverde.  UOrfeo  de  1647  est  du  fameux 
Luigi  (Luigi  Rossi)  (3).  Un  exemplaire  manuscrit  de  la  partition 


(1)  D'Origny,  Annales  du  théâtre  italien,  I,  8.  Castil-Blaze,  L'Académie 
impériale  de  musique,  de  16k5  à  1855,  2  vol.  Ch.  Nuitter  et  E.  Thoinan, 
Les  origines  de  l'opéra  français.  Pion,  1886. 

('0  «  Dès  l'an  164G,  monsieur  l'abbé  Mailly,  secrétaire  du  cardinal  Bichy, 
et  excellent  compositeur  en  musique,  dont  il  a  fait  plusieurs  petits  traitez 
fort  utiles  pour  la  méthode  de  chanter,  se  mit  à  chercher  cette  musique 
dramatique  que  nous  avons  trouvée  seulement  depuis  quelques  années.  Il 
fit  dès  lors,  à  Carpentras,  où  il  était  auprès  de  ce  cardinal,  quelques  scènes 
en  musique  récitative  pour  une  tragédie  Achébar,  roi  du  Mogol,  et  il  accom- 
pagna ces  récits  d'une  symphonie  de  divers  instruments  qui  eut  un  grand 
succez,  mais  il  ne  trouvait  pas  pour  lors  dans  notre  langue  ces  belles  dispo- 
sitions au  chant  récitatif  qu'on  y  a  trouvées  depuis.  »  (Menestrier,  p.  177.) 

(3)  Qu'il  ne  faut  pas  confondre,  comme  l'ont  fait  Gevaert  et  Wilder,  avec 
Michelangelo  Rossi,  l'auteur  d'Erminia  (Voir  p.  136). 

Luigi  Rossi,  né  à  Naples,  à  la  fin  du  seizième  siècle,  n'y  resta  point;  on 
le  trouve  à  Rome  vers  1620,  à  Paris  vers  1(540.  Son  nom  est  un  des  trois  ou 
quatre,  que  les  Français  du  dix-septième  siècle  connaissent  dans  la  musique 
italienne.  Il  est  même  pour  certains  Italiens,  un  des  plus  grands  maîtres 
du  siècle.  Giacomo  Antonio  Perti  écrit  :  «  HÔ  procurato  di  seguitare  alla 
meglio,  che  hô  saputo  i  trè  maggiori  tarai  délia  nostra  Professiono,  Rossi, 
Carissimi  e  Cesti.  »  (Dédicace  des  Cantate  morali  e  spirituali ,  1688, 
Bologne.) 

Il  est  surtout  supérieur  dans  la  cantate  ;  sa  forme  est  belle  et  puro.  Le 
British  Muséum  et  le  Christcollege  d'Oxford  en  possèdent  un  certain  nom- 
bre. —  Il  écrivit  aussi  des  opéras,  parmi  lesquels  on  connaît  :  Il  Palagio 
d'Allante  (où  Loreto  chanta  Angélique  et  Atlas:  lo  livret  est  au  Licoo  mu- 
sicale de  Pologne);  des  oratorios  tels  que  Giuscppe  figlio  di  Giacobbe,  dont 
Florence  possède  une  scène.  —  J'ai  trouve  à  la  Bibl.  Chigi,  outre  VOrfeo, 
paroles  de  Franc.  Buti  (Q.  IV,  8),  un  Lamento  d'Arione,  par.  Rospigliosi; 
Lameuto  di  Zaida  Turca,  par.  Fabio  délia  Corgna;  Lamento  délia  Regina 
délia  Svetia  ;  et  différents  airs. 


246  LES   ORIGINES   DU   THÉÂTRE    LYRIQUE   MODERNE. 

est  à  la.  bibliothèque  Chigi  de  Rome.  Le  père  Menestrier  nous  a 
fait  une  longue  analyse  du  poème,  qui  est  un  tissu  d'extravagan- 
ces. Toute  la  vie  d'Orphée  et  Eurydice  est  mise  en  drame  de  la 
façon  la  plus  misérable.  Le  commencement  saugrenu  donne  une 
idée  du  reste  :  «  Dans  un  bocage,  un  augure  assis  dans  sa 
chaise  ,  est  consulté  par  Endymion,  père  d'Eurydice,  sur  le  suc- 
cès que  doit  avoir  le  mariage  de  sa  fille  avec  Orphée  excellent 
poète  et  musicien,  fils  d'Apollon;  sur  quoi  deux  tourterelles,  em- 
portées par  deux  vautours ,  lui  en  ayant  donné  un  mauvais  pré- 
sage ,  Endymion  demeure  d'autant  plus  effrayé  de  ce  prodige , 
qu'il  ne  croyait  pas  pouvoir  éviter  le  destin  malheureux  ,  quel- 
que soin  que  prît  la  nourrice  de  sa  fille  de  le  détourner  de  cette 
pensée  par  de  meilleurs  augures  qu'elle  tirait  du  chant  et  de  la 
pâture  des  oiseaux.  »  Après  ce  ridicule  début,  se  déroule  un  cor- 
tège d'épisodes  insipides  et  niais.  On  nous  entretient  de  la  jalou- 
sie d'Aristée.  Un  satyre  amoureux  se  fait  friser  jpar  les  Grâces; 
les  noces  d'Orphée  se  célèbrent  avec  de  grands  ballets,  où  inter- 
vient Momus;  puis  ce  sont  les  Jardins  du  Soleil,  la  Mort  d'Eu- 
rydice, et  la  scène  des  Enfers.  «  Des  danses  de  tous  les  monstres, 
sous  cent  figures  extravagantes  de  hiboux,  de  bucentaures,  de 
harpyes,  et  d'autres  bêtes,  égayèrent  cette  scène.  »  Aux  musiques 
d'Orphée,  les  arbres  et  les  bêtes  tournent  en  rond.  Ce  n'est  pas 
encore  tout.  Voici  Bacchus  et  les  Bacchantes  qui  déchirent  Or- 
phée. La  constellation  de  la  Lyre  paraît  au  firmament.  Et,  pour 
nous  achever,  une  instruction  morale  à  la  mode  française  :  .«  La 
vertu  parfaite  se  doit  entièrement  détacher  de  la  terre  et  n'atten- 
dre sa  récompense  que  du  ciel  (1).  »  —  On  est  loin,  comme  on 
voit,  des  tragédies  de  Gluck. 

Cependant  le  goût  français  s'accoutume  au  drame  musical. 
Les  maîtres  du  théâtre  lui  font  des  avances.  En   1650,   Cor- 


On  trouve  fréquemment  du  Luigi  Rossi  dans  les  recueils  d'airs  de  l'épo- 
que, soit  manuscrits  (comme  au  Conservatoire  de  Naples),  soit  édités  en 
Italie,  et  même  à  l'étranger  (Londres,  1679).  Doni  (II,  249-264)  fournit  des 
renseignements  sur  ce  musicien  qui  intéresse  surtout  l'art  français.  —  Voir 
aussi  :  Nuitter,  Les  origines  de  l'opéra  français. 

Luigi  était  ami  de  Salvator  Rosa,  et  composa  la  musique  de  plusieurs 
poésies  et  fantaisies  théâtrales  de  son  compatriote. 

(1)  Il  est  probable  que  les  souvenirs  du  P.  Menestrier  sont  un  peu  confus, 
et  qu'il  a  mêlé  YOrfeo  de  Rossi  à  une  tragédie  de  Chapoton,  déjà  jouée 
vers  1640,  avec  chant,  danses,  et  dialogue  en  alexandrins  :  «  La  Grande 
journée  des  machines,  ou  la  Descente  d'Orphée  aux  enfers,  et  sa  mort  par 
les  Bacchantes.  » 


L  OPÉRA    EN    FRANCE.  247 

neille  (1)  donne  Andromède  au  Petit-Bourbon,  avec  musique  de 
d'Assoucy.  En  1654,  Quinault  publie  sa  Comédie  sans  comédie, 
comprenant  un  prologue,  une  pastorale  (Cléonice),  une  comédie 
(le  Docteur  de  verre),  une  tragédie  (Clorinde),  et  Armide  et  Renaud, 
drame  lyrique  (2). 

De  leur  côté,  les  musiciens  français,  pris  d'une  curieuse  ému- 
lation, cherchent  le  style  dramatique.  Us  se  préparent  au  théâtre 
par  les  Dialogues  et  les  Chansons. 

a  C'est  par  les  chansons  qu'on  a  trouvé ,  »  dit  Menestrier,  «  la 
fin  de  cette  musique  d'action  et  de  théâtre  qu'on  cherchait  depuis 
si  longtemps  avec  si  peu  de  succez,  parce  qu'on  croyait  que  le 
théâtre  ne  souffrait  que  des  vers  alexandrins  et  des  sentiments 
héroïques  semblables  à  ceux  de  la  grande  tragédie.  » 

Les  musiciens  en  avaient  pris  l'idée  sans  doute,  dans  les  mé- 
diocres vaudevilles  du  temps,  connus  sous  le  nom  de  Comédies  de 
chansons  (3).  Soixante  ans  après  les  Florentins,  ils  travaillèrent  à 
noter  l'accent  lyrique  des  mots  et  le  mouvement  des  passions. 

«  Il  y  a  plusieurs  dialogues  de  Lambert,  de  Martin,  de  Per- 
digal,  de  Boisset  et  de  Gambert  qui  ont  servi  pour  ainsi  dire 
d'ébauche  et  de  prélude  à  cette  musique  que  l'on  cherchait,  et 
qu'on  n'a  pas  d'abord  trouvée  (4).  » 


(1)  Corneille  avait  déjà  collaboré  à  quelques  ballets,  sous  le  gouvernement 
de  Richelieu  (entre  autres,  au  «  Château  de  Bissêtre  »). 

(2)  La  même  année  (14  avril  1654),  on  donne  à  la  cour  un  opéra  italien  de 
Carlo  Caproli  :  Le  Nozze  di  Peleo  e  Theti,  avec  machines  de  Torelli.  Les 
airs  de  danse  sont  à  la  Bibl.  du  Conservatoire  de  Paris. 

(3)  La  première  comédie  en  chansons  fut  publiée  en  1640,  chez  Toussaint- 
Quinet,  au  Palais  ,  in-12.  On  l'attribue  à  Timothée  de  Chillac  et  Ch.  Beys. 

«  Il  n'y  a  pas  un  mot,  »  dit  l'avertissement,  «  qui  ne  soit  un  vers  ou  un 
couplet  de  quelque  chanson,  et  l'on  a  si  bien  entremêlé  les  choses,  qu'une 
chanson  ridicule  répond  souvent  à  une  des  plus  sérieuses,  et  une  vieille  à 
une  nouvelle.  »  Il  ajoute  que  l'ingénieuse  invention  d'avoir  enchaîné  des 
airs  de  cour  et  des  vaudevilles  a  été  exécutée  d'une  façon  si  subtile,  que 
cela  s'est  transformé  en  un  «  chef-d'œuvre,  »  et  «  les  esprits  rustiques  et 
grossiers  seront  les  seuls  à  n'être  pas  de  cet  avis.  » 

D'autres  lui  succédèrent  :  la  Comédie  des  proverbes,  par  Montluc  (1654); 
Ylnconstant  vaincu,  pastorale  en  chansons  (Paris,  Est.  Loyson,  1661  ;  rééditée 
en  1662). 

Ce  genre,  si  vulgaire  qu'il  fût,  répondait  au  goût  d'une  race  qui  ne  pense 
pas  en  musique,  et  n'y  est  pourtant  pas  insensible.  La  même  essai  se  répé- 
tera, un  siècle  plus  tard,  en  Angleterre  (Voir  chapitre  X.  Appondice.  Tho 
Beggar's  Opéra). 

(4)  Voir  Menestrier.  Airs  en  style  narratif.  Airs  d'amant  désespéré.  Le 
brillant  luthiste  Michel  Lambert  s'y  fit  surtout  remarquer. 


248  LES   ORIGINES   DU   THÉÂTRE   LYRIQUE    MODERNE. 

Le  style  dramatique  s'essaie  même  à  l'église  (1),  L'illustre  mu- 
sicien Charpentier  (2)  (1634-1702)  va  étudier  en  Italie  le  grand 
art  de  Carissimi. 

En  attendant  le  résultat  de  ces  recherches,  le  ballet  de  cour  se 
perfectionne  avec  Louis  de  Mollier,  et  atteint  son  apogée  dans  les 
poétiques  compositions  de  Benserade  (3),  reflet  délicat  et  brillant 
de  la  cour  du  jeune  roi.  À  défaut  d'action  dramatique,  il  a  main- 
tenant l'unité  du  sujet  et  la  grâce  de  l'invention  ;  son  style  mu- 
sical est  trouvé,  et  son  école  de  danse  va  devenir  promptement 
célèbre  dans  toute  l'Europe;  il  est  trop  fort  et  trop  parfait  pour 
pouvoir  disparaître,  même  devant  le  drame  lyrique;  la  place  pré- 


(1)  Voir  dans  Menestrier,  le  récit  tiré  du  Cantique  des  Cantiques  par 
Perrin,  et  exécuté  en  musique  (Récitant,  soli  et  chœurs)  pour  le  mariage  de 
Monsieur  avec  Henriette  d'Angleterre  (1661). 

(2)  L'histoire  raconte  que  Charpentier  était  allé  en  Italie  étudier  la  pein- 
ture; mais  que  dès  son  arrivée,  un  motet  de  Carissimi,  entendu  par  hasard, 
lui  fit  tout  abandonner  pour  la  musique.  Bien  que  rival  de  Lully,  il  resta 
toute  sa  vie  très  italianisant,  peut-être  davantage  que  le  Florentin  môme, 
qui  se  plia  au  goût  français.  On  lui  prête  ce  mot  :  «  Allez  en  Italie,  c'est  la 
véritable  source  ;  cependant  je  ne  désespère  pas  que  quelque  jour  les  Ita- 
liens ne  viennent  apprendre  chez  nous  ;  mais  alors  je  ne  serai  plus.  »  — 
Nous  n'aurons  pas  occasion  de  retrouver  ce  grand  compositeur  français  dans 
la  suite  de  ces  pages,  car  la  jalousie  de  Lully  lui  ferme  la  scène  jusqu'à  la 
fin  du  dix-septième  siècle,  et  il  s'est  presque  entièrement  consacré  à  la 
musique  religieuse. 

(3)  Voir  Fournel,  Les  contemporains  de  Molière,  histoire  du  ballet  de 
cour.  Paris,  1866,  t.  II,  p.  173  et  suiv.  H.  M.  Schletterer  :  Studien  zur 
Geschichte  der  franzôsischen  Musik.  3  vol.,  1885,  Berlin,  Damkôhler. 

Isaac  de  Benserade  (1613-19  oct.  1691),  né  à  Paris,  était  d'une  famille  assez 
noble,  alliée  à  Richelieu.  Il  se  livra  de  bonne  heure  aux  lettres,  et  écrivit 
un  certain  nombre  de  tragédies  et  comédies,  dont  la  première,  Cléopâtre, 
fut  jouée  en  1635  à  l'hôtel  de  Bourgogne.  Il  suivit  quelque  temps,  en 
Espagne,  l'amiral  de  Brézé,  son  parent,  qui  fut  tué  devant  lui,  à  Orbitello. 
Puis  il  revint  en  France,  où  il  sut  gagner  la  faveur  de  Mazarin  et  les  libé- 
ralités d'Anne  d'Autriche.  Il  fut  même  sur  le  point  de  partir  en  Suède, 
comme  ambassadeur.  Il  était  donc  déjà  riche  et  célèbre  avant  d'écrire  des 
ballets.  En  1674,  il  entra  à  l'Académie  Française,  où  il  se  signala,  non  moins 
par  l'appui  qu'il  prêta  à  La  Fontaine,  que  par  son  inimitié  pour  La  Bruyère 
et  Racine. 

Les  plus  célèbres  des  ballets  de  l'époque  sont  :  1651,  Cassandre,  où 
débute  Louis  XIV  ;  1653,  Le  Ballet  de  la  Nuit,  triomphe  de  Benserade  ;  26  jan- 
vier 1654,  Ballet  des  noces  de  Thètis  et  de  Pelée,  œuvre  italienne;  17  jan- 
vier 1657,  Ballet  de  l'Amour  malade,  œuvre  italienne;  14  février  1658,  Alci- 
diane,  de  Benserade,  où  débute  Lully  (Louis  XIV  y  danse  avec  les  nièces 
de  Mazarin);  1662,  Hercule  amoureux,  de  Benserade:  Ballet  de  la  nuit,  de 
Benserade;  1666,  Ballet  des  Muses;  1669,  Ballet  de  Flore,  qui  commencent 
à  marquer  le  déclin  de  Benserade,  etc. 


L'OPÉRA    EN   FRANCE.  249 

pondérante  qu'il  prendra  dans  l'Opéra,  lui  donnera  un  de  ses 
caractères  les  plus  originaux,  et  le  plus  vraiment  français  (1). 


Déjà  Lully  a  débuté  en  1658;  et  Cambert,  le  devançant,  crée 
l'opéra  français  en  1659. 

C'est  encore  à  un  Italien  qu'en  revint  l'initiative  (2).  Le  car- 
dinal de  la  Rovère,  archevêque  de  Turin,  nonce  apostolique 
d'Innocent  X  à  Paris,  fournit  un  sujet  de  drame  lyrique  à  Pierre 
Perrin  (3),  introducteur  des  ambassadeurs  près  Gaston  d'Orléans, 
et  le  mit  en  rapport  avec  le  bénéficier  Cambert  (4),  organiste  de 
l'église  Saint- Honoré.  De  leurs  travaux  communs  sortit,  en  1659, 

(1)  «  Les  Combattants  et  les  Çyclopes  de  Persée ,  les  Trembleurs  et  les 
Forgerons  d'Isis,  les  Songes  funestes  d'Atis,  et  autres  entrées  de  ballet, 
sont  des  pièces  originales,  soit  pour  les  airs  de  Lully,  soit  pour  les  pas  de 
Beauchamp,  ces  deux  grands  hommes.  »  (Raguenet.) 

(2)  Il  sera  bon  de  ne  pas  oublier  cette  part  des  Italiens  à  la  création  de 
notre  théâtre  lyrique.  Charles  IX,  Baïf,  Baltazarini,  Mazarin,  Sacrati,  Rossi, 
le  cardinal  Bichi,  le  cardinal  de  la  Rovère,  Lully,  qui,  après  tant  d'efforts, 
réussissent  enfin  à  établir  l'opéra  en  France  ,  sont  tous  Italiens  ou  de  sang 
à  demi-italien. 

(3)  Pierre  Perrin,  né  à  Lyon  en  1620,  mort  en  1675.  Il  prenait  le  titre 
d'abbé. 

(4)  Robert  Cambert,  né  à  Paris  vers  1628,  mort  à  Londres  au  commence- 
ment de  1677.  Fils  d'un  fourbisseur;  épouse  en  1653  Marie  du  Moustiers, 
fille  d'un  tailleur  de  Pontoise,  dont  il  a  une  fille.  Elève  de  Chambonnières 
pour  le  clavecin.  Débute  par  des  motets  et  des  chansons  bachiques.  Il  est 
sans  doute  nommé  organiste  de  Saint-Honoré,  après  le  succès  de  sa  Pasto- 
rale en  1059,  et  devient  surintendant  de  la  musique  d'Anne  d'Autriche.  — 
Ses  premières  œuvres  éditées  sont  des  Airs  A  boire,  1665,  Ballard  (un  exem- 
plaire incomplet  à  la  Bibl.  Nat.  ;  le  dessus  manque).  «  Vous  y  trouverez,  » 
dit-il  dans  la  préface,  «  quelques  nouveautés  singulières  et  qui  n'ont  point 
été  pratiquées  par  ceux  qui  m'ont  devancé,  comme  des  dialogues  pour  des 
dames  et  des  chansons  à  trois,  dont  les  couplets  ont  des  airs  différents.  » 
Il  annonce  aussi  la  prochaine  publication  de  ses  motets  (qui  n'eut  pas  lieu). 

1666.  Un  trio  italien  burlesque,  pour  le  Jaloux  invisible,  de  Brécourt. 

1671.  Pomone. 

1671.  Plaisirs  et  peines  de  l'amour. 

1673.  Ariane,  représentée  à  Londros,  où  Cambert  devint  surintendant  do 
la  musique  de  Charles  II.  Il  y  écrivit  aussi  une  Mort  d'Adonis.  Do  toutes 
ces  œuvres,  il  ne  nous  reste  que  le  1"  acto  do  Pomone  et  le  1"  acte  des 
Peines  et  plaisirs,  avec  le  trio  italien.  M.  Weckorlin  les  a  édités  dans  la 
collection  Michaelis,  avec  d'intéressantes  préfaces  auxquelles  je  ronvoio  lo 
lecteur.  Voir  aussi  A.  Pougin ,  Les  vrais  créateurs  de  l'opéra  français, 
Penin  et  Cambert,  1875.  —  Ce  chapitre  de  l'histoire  de  l'opéra  français  est 
d'ailleurs  un  des  mieux  connus.  Il  n'est  pas  le  plus  intéressant. 


250  LES   ORIGINES    DU   THÉÂTRE    LYRIQUE    MODERNE. 

la  Pastorale  en  musique,  ou  V 'Opéra  dlssy ,  représenté  au  mois 
d'avril  à  Issy,  près  Paris,  dans  la  maison  de  M.  de  la  Haye.  On 
avait  évité  Paris  et  l'affluence  du  public,  pour  pouvoir  juger  avec 
plus  de  liberté  de  l'essai  artistique.  C'était  une  épreuve  analogue 
à  la  Dafne  de  Péri,  dans  la  maison  de  Bardi.Il  y  a  pourtant  une 
grosse  différence.  L'opéra  d'Issy,  en  cinq  actes,  est  simplement 
un  concert  dramatique  ;  ses  quatorze  scènes  ne  sont  que  quatorze 
chansons  liées  arbitrairement  ;  elles  représentaient  «  les  divers 
mouvements  de  l'âme  qui  peuvent  paraître  sur  le  théâtre.  »  La 
tentative  rappellerait  donc  plus  encore  le  travail  de  Vecchi  dans 
les  Veilles  de  Sienne,  que  celui  de  la  Gamerata. 

La  représentation  eut  un  très  grand  succès  (1).  Une  lettre  de 
Perrin  au  cardinal  de  la  Rovère  la  raconte  longuement  (2).  «  Les 
charmes  de  la  nouveauté,  la  curiosité  d'apprendre  la  réussite  d'une 
entreprise  jugée  impossible,  et  trouvée  ridicule  aux  pièces  ita- 
liennes, en  d'aucuns,  la  passion  de  voir  triompher  notre  langue,  » 
décidèrent  du  triomphe.  —  Perrin  se  trahit.  Le  chauvinisme 
français  fit  sans  doute  la  moitié  du  chemin  (3)  ;  le  talent  de  Cam- 
bert  fit  le  reste.  La  petite  phrase  de  Saint- Evremond  nous  met 


(1)  «  Ce  fut  comme  un  essai  d'opéra,  qui  eut  l'agrément  de  la  nouveauté; 
mais  ce  qu'il  eut  de  meilleur  encore,  c'est  qu'on  y  entendit  des  concerts  de 
flûtes,  ce  que  l'on  n'avait  pas  entendu  sur  aucun  théâtre  depuis  les  Grecs  et 
les  Romains  »  (Saint-Evremond,  Comédie  des  Opéra). 

(2)  La  lettre  est  imprimée  en  tête  de  la  Pastorale,  dans  les  œuvres  de 
Perrin,  Paris,  Est.  Loyson,  1661.  Elle  est  datée  du  30  avril  1659.  M.  Wec- 
kerlin  l'a  reproduite  dans  sa  préface  de  Pomone. 

(3)  Perrin  ne  craint  pas  de  dire  dans  sa  lettre  au  cardinal,  que  «  cette 
manière  de  représentation  en  Italie  même  est  toute  nouvelle  et  inventée 
par  quelques  musiciens  modernes,  depuis  vingt  ou  trente  ans.  »  Il  ose  en- 
core, pour  grandir  son  succès,  adresser  à  la  musique  italienne  des  sarcas- 
mes, qui  ne  seraient  même  pas  tolérables  chez  les  plus  ignorants.  Il  traite 
leur  style  do  «  plainchants  et  airs  de  cloistre,  que  nous  appelons  des  chan- 
sons de  vielleur  ou  du  ricochet,  une  musique  de  gouttières.  »  Affirmant  son 
inaptitude  à  comprendre  l'art  étranger,  il  lui  reproche  de  se  servir  de  co- 
médies écrites  pour  la  récitation,  c'est-à-dire  de  tragédies  musicales. 

Son  enthousiasme  pour  ses  œuvres  est  sans  bornes.  Sa  Pastorale  est 
toute  composée  «  de  pathétique  et  d'expressions  d'amour,  de  joye,  de 
tristesse,  de  jalousie,  de  désespoir.  »  La  variation  des  voix  avec  le  mélange 
des  ritournelles  lui  fait  un  effet  si  merveilleux,  qu'il  croyait  (il  écrit  :  «  on 
croyait  »)  «  que  la  pièce  qui  durait  depuis  une  heure  et  demie  n'avait  duré 
qu'un  quart  d'heure.  » 

Il  entonne  un  hymne  à  sa  gloire.  «  J'ay  défriché  une  terre  neuve  et 
fourny  à  ma  nation  un  modèle  de  comédie  française  en  musique,  1°  dans  le 
genre  pastoral.  Mon  Ariane  leur  en  fera  voir  un  dans  le  comique,  et  dans  la 
tragédie,  La  Mort  d'Adonis. 


L'OPÉRA   EN   FRANCE.  251 

aussi  en  défiance.  Les  concerts  de  flûtes,  à  la  mode  grecque,  nous 
semblent  trop  bien  faits  pour  amuser  à  la  fois  les  beaux  esprits  et 
les  amateurs  français.  Quoi  qu'il  en  soit,  nous  n'en  pouvons  juger 
que  par  les  récits  du  temps  ;  la  pièce  a  disparu.  Après  huit  ou  dix 
représentations,  l'opéra  d'Issy  fut  donné  au  château  de  Vin- 
cennes  (1),  devant  le  roi  et  la  cour;  il  y  eut  le  même  succès.  On 
est  un  peu  surpris  que  Gambert  ait  attendu  dix  ans  pour  renou- 
veler sa  tentative,  et  pour  en  céder  l'honneur  à  d'autres  (2). 


(1)  «  ...  où  elle  eut  une  approbation  pareille  et  inespérée,  particulière- 
ment de  Son  Eminence,  qui  so  confessa  surprise  de  son  succès.  »  C'est 
Mazarin  qui  engagea  Cambert  à  lui  donner  une  nouvelle  œuvre,  et  Perrin 
se  mit  aussitôt  au  travail,  et  écrivit  Y  Ariane  ou  le  Mariage  de  Bacchus, 
«  ajustée  à  la  paix  que  nous  espérons.  »  —  On  le  voit ,  c'est  toujours  ce  ca- 
ractère d'à-propos,  de  festival,  donné  à  tant  de  compositions  musicales  en 
France.  Ce  ne  sont  pas  des  œuvres  qui  vivent  en  soi  et  pour  soi.  —  Voir, 
sur  les  deux  représentations  d'Issy  et  de  Vincennes ,  Loret  et  ses  beaux 
vers  {Muse  historique.  Samedi  10  mai  1659,  samedi  31  mai  1659).  L'opéra 
d'Issy  fut  donné  sans  ballets  ni  machines,  «  dans  deux  cabinets  de  ver- 
dure. »  Le  comte  et  le  chevalier  de  Fiesque  y  jouèrent  à  Vincennes. 

(2)  La  mort  de  Gaston  d'Orléans  en  1660,  et  celle  de  Mazarin  en  1661,  pri- 
vèrent sans  doute  Cambert  de  ses  plus  influents  protecteurs. 

La  même  année  (19  février  1659),  Lully  met  en  scène,  dans  son  Ballet  de 
la  Raillerie,  la  lutte  de  la  musique  française  et  do  la  musique  italienne. 
L'une  était  représentée  par  MUo  de  la  Barre,  l'autre  par  la  Sa  Anna  Berge- 
rotti.  Le  dialogue  ne  manque  pas  de  finesse;  il  caractérise  assez  bien  l'art 
des  deux  pays  : 

La  Musique  italienne.    O  musique  françoise  !  apprends  moy,  je  te  prie, 

Ce  qui  te  semble  en  moy  digne  de  raillerie. 
La  Musique  françoise.     Le  trop  de  liberté  que  tu  prends  dans  tes  chants, 

Les  rend  parfois  extravagans. 
La  Musique  italienne.    Toy,  par  tes  notes  languissantes, 

Tu  pleures  plus  que  tu  ne  chantes. 
La  Musique  françoise.     Et  toy,  penses-tu  faire  mieux 

Avec  tes  fredons  ennuyeux  ? 
La  Musique  italienne.     Mais  ton  orgueil  aussi  ne  doit  pas  se  promettre, 

Qu'à  ton  seul  jugement  je  me  veuille  soumettre. 
La  Musique  françoise.    Je  composeray  comme  toy, 

Si  tu  veux  chanter  comme  moy. 
La  Musique  italienne.    Si  mon  amour  a  plus  de  violence , 

Je  dois  chanter  d'un  ton  plus  fort. 

Quand  on  se  void  prest  de  la  mort, 

Le  plus  haut  que  l'on  peut  on  demande  assistance. 
La  Musique  françoise.     Mon  chant  fait  voir  par  sa  langueur 

Que  ma  peine  est  vive  et  pressante. 

Quand  le  mal  attaque  le  cœur, 

On  n'a  pas  la  voix  éclatante. 
Toutes  deux.     Cessons  donc  de  nous  contredire, 

Puisque  dans  l'amoureux  empire, 

Où  se  confond  incessumment 

Le  plaisir  avec  le_tourment , 


252  LES   ORIGINES    DU   THÉÂTRE   LYRIQUE   MODERNE. 

La  victoire  de  l'opéra  français  fut  rendue  plus  définitive  l'année 
suivante  par  l'échec  de  l'opéra  italien.  En  attendant  qu'Amandi ni 
et  Vigarini,  appelés  de  Modène,  eussent  fini  le  théâtre  du  roi  (1), 
on  représenta  au  Louvre,  le  22  novembre  1660  ,  le  Serse  de  Ga- 
valli  (2).  Malgré  le  grand  renom  de  l'auteur,  et  le  luxe  de  la  re- 
présentation, où  le  roi  et  la  reine  dansèrent,  le  succès  fut  médio- 
cre. L'esprit  national  se  mit  de  la  partie.  Xerxès  tomba.  Il  est  bon 
cependant  de  ne  pas  faire  la  part  trop  belle  aux  détracteurs  du 
goût  français.  Il  y  avait  dans  le  Serse  de  Cavalli  de  quoi  légitimer 
peut-être  plus  que  l'indifférence.  La  pièce  est  fastidieuse  ;  et 
malgré  quelques  jolis  airs,  calmes,  un  peu  mélancoliques  et  pré- 
cieux, la  musique  ne  rachète  pas  l'insipide  longueur  de  l'opéra. 
Cavalli  n'y  donne  pas  la  mesure  de  ses  forces.  Il  y  est  paresseux, 
ennuyé,  ennuyeux.  Il  abuse  du  style  récitatif,  qui  n'est  plus  chez 
lui  qu'une  interminable  mélopée  sans  vérité  d'accent.  La  forme 
de  ses  airs  est  assez  belle,  mais  peu  variée;  presque  tous  sont 

Le  cœur  qui  chante  et  celuy  qui  soupire 
Peuvent  s'accorder  aysément. 

Il  semble  que  l'on  puisse  trouver  dans  ce  curieux  dialogue,  la  définition 
du  génie  de  Lully,  génie  harmonieux  et  conciliant,  où  se  fondent  les  qua- 
lités des  deux  races  :  l'émotion  italienne,  et  le  bon  goût  français. 

(1)  En  1661. 

(2)  Le  Serse  (poème  de  Minato)  avait  été  joué  au  théâtre  S.  Giovanni  e 
Paolo  de  Venise,  dès  1654.  —  La  Bibl.  Nat.  en  possède  un  exemplaire  ma- 
nuscrit (Vm,  782),  sous  ce  titre  :  «  Xerxès,  opéra  italien,  orné  d'entrées  de 
ballet,  représenté  dans  la  grande  gallcrie  des  peintures  du  Louvre  devant  le 
Roy  après  son  mariage  avec  Marie  Thérèse  d'Autriche ,  infante  d'Espagne, 
l'an  1660.  Le  seigneur  Francesco  Cavalli  en  a  fait  la  musique,  et  les  airs  de 
ballet  ont  esté  composez  par  Jean  Baptiste  de  Lully,  surintendant  de  la 
musique  de  la  Chambre.  Recueilli  par  le  Sr  Fossard ,  ordinaire  de  la  musi- 
que du  Roy.  L'an  1695.  »  (336  p.,  gr.  form.) 

«  Noms  des  acteurs  de  l'opéra  de  Xerxès,  chanté  par  la  musique  italienne 
entretenue  par  S.  M.  »  : 

«  Xerxès,  roy  de  Perse  (le  Sr  Bordigon).  —  Arsamene ,  frère  de  Xerxès 
(le  Sr  Atto).  —  Ariodate ,  prince  d'Abidos,  favori  de  X.  et  général  de  ses 
armées  (le  Sr  Taella  Vacca).  —  Romilde  ,  fille  d'Ariodate ,  amante  d'Arsa- 
mene  (M1U  Anna).  —  Adelante,  sœur  de  Romilde,  amoureuse  d'Arsamene 
(le  Sr  Melone).  —  Eûmes,  capitaine  des  gardes  de  X.  et  son  confident  (le 
Sr  Zannetto).  —  Elvire,  domestique  d'Arsamene  (le  Sr  Chiarino).  —  Amas- 
tris,  fille  du  roy  de  Suse,  amoureuse  de  Xerxès,  et  travestie  en  homme  (le 
Sr  Philip,  frère  du  Sr  Atto),  etc.  » 

Sept  quatrains,  en  français  et  en  italien,  exposent  l'argument  du  Xerxès, 
composé  de  trois  intrigues  mêlées  :  l'amour  d'Arsamene  et  de  Romilde ,  la 
jalousie  de  Xerxès  et  d'Adelante,  l'amour  d'Amastris  et  de  Xerxès.  M.  Ge- 
vaert  en  a  publié  (Gloires  de  l'Italie)  deux  airs,  l'un  d'un  beau  caractère  élé- 
giaque,  l'autre  dans  le  style  de  Carissimi. 


l'opéra  en  frange.  253 

écrits  dans  le  môme  rythme  (1);  nulle  saveur  d'harmonies;  l'en- 
semble est  véritablement  fade,  et  d'une  monochromie  de  senti- 
ments et  d'expression,  que  son  admirateur  Ambros  a  tort  do 
reprocher  à  l'opéra  français  (2). 

L'orgueil  de  l'Italien  fut  sans  doute  blessé  ;  il  se  remit  à  l'œu- 
vre, et  tenta  une  seconde  fois  la  fortune.  Il  ne  fut  pas  plus  heu- 
reux. Son  Ercole  amante  (3)  n'eut  pas  le  succès  auquel  il  avait 
droit.  Gavalli  y  avait  pourtant  mis  tout  son  génie,  et  la  partition 
est  une  des  plus  riches  qu'il  ait  écrites.  Il  y  montre  une  certaine 
attention  à  ménager  le  goût  français ,  et  les  différences  de  cette 
œuvre  et  des  autres  productions  de  Gavalli  nous  font  mieux  com- 
prendre l'originalité  propre  à  l'opéra  français.  Gavalli  revient  aux 
chœurs,  qu'il  avait  abandonnés  depuis  1642;  il  ajoute  de  petites 
symphonies  avant  les  actes;  il  fait  une  large  place  aux  cortèges  et 
aux  ballets.  Le  récitatif  a  échangé  sa  liberté  hardie  pour  je  ne 
sais  quel  faste  emphatique  et  mesuré.  Les  rythmes  de  la  danse 
s'introduisent  dans  les  chants  (4);  les  ouvertures  instrumentales 
sont  écrites  dans  le  style  fier,  un  peu  sec  et  saccadé  des  Français. 
Gavalli  n'abdique  pourtant  pas  sa  personnalité  tout  entière  ;  elle 
se  montre  dans  quelques  scènes  qui  sont  des  modèles  dramati- 
ques, dans  des  chœurs  funèbres  d'un  beau  style  religieux,  et  sur- 
tout dans  le  quartetto  final  (sur  la  mort  d'Hercule),  qui  est  une 
de  ses  meilleures  pages. 

Malgré  tant  de  talent  et  d'habileté  politique ,  Gavalli  perdit  sa 
cause  et  celle  des  Italiens.  C'était  le  temps  où  le  ballet  de  Ben- 
serade  jetait  ses  derniers  feux  scintillants  (5),  et  où  Molière  re- 


(1)  En  3/2. 

(2)  Lully  composa  les  airs  do  ballet  qui  sont  pleins  de  verve  et  reposent 
du  pompeux  sommeil  de  la  pièce. 

(3)  L'Ercole  per  la  maesta  di  Luigi  XIIII,  re  di  Francia,  nelle  sue  nozze 
in  Parigi,  l'anno  MDCLXII  di  Franc"  Cavalli.  »  La  partition  manuscrite 
est  à  la  Bibl.  S.  Marco  de  Venise.  Cavalli  en  personne  dut  en  diriger  l'exé- 
cution à  Paris.  La  partition  porte  la  marque  d'indications  aux  chanteurs  et 
à  l'orchestre  ,  écrites  en  français,  sans  doute  parce  qu'il  n'était  pas  très  fa- 
milier avec  la  langue,  et  craignait  de  ne  plus  trouver  les  mots,  le  moment 
venu.  C'est  ainsi  qu'on  lit  plusieurs  fois  :  «  tout  doucement  »,  et  sur  la  sin- 
fonia,  avant  le  second  acte  :  «  Un  otre  fois,  Messieurs  !  » 

(4)  Cette  rythmique  de  l'opéra  français  est  un  des  caractères  qui  frappent 
le  plus  les  historiens  étrangers.  Il  est  certain  que,  dépouillée  du  prestige  de 
la  scène,  elle  donne  à  la  musique  uno  monotonie  pompeuse  un  peu  froide. 
L'usage  des  danses  fait  alterner  dans  les  mélodies,  les  mesures  à  4  et  3/4, 
avec  une  régularité  dure  et  cahotante. 

(5)  1GG2,  Ballet  d'Hercule  amoureux;  16G3,  Ballet  des  Arts;  1GG4,  Ballet 
de  l'Amour  déguisé,  etc.;  16G6,  Ballet  des  Muses  (où  Lully  attosto  ses  pro- 


254  LES   ORIGINES    DU   THÉÂTRE    LYRIQUE    MODERNE. 

nouvelait  le  genre  dans  ses  charmantes  comédies-ballets  (1),  art 
exquis,  complet,  vraiment  français,  qu'il  n'eut  malheureusement 
pas  le  temps  de  fonder  en  France,  et  dont  il  laissa  seulement  un 
petit  nombre  de  modèles. 

Le  28  juin  1669,  Perrin  obtint  des  lettres  patentes  «  donnant  per- 
mission d'établir  par  tout  le  royaume  des  académies  d'opéra  ,  ou 
représentations  en  musique  en  langue  française,  sur  le  pied  de 
celles  d'Italie  (2).  »  Il  s'associa  Gambert  pour  la  musique,  le  mar- 
quis de  Sourdéac  pour  les  décors  et  les  machines,  Bersac  de 
Ghamperon  pour  les  finances.  On  forma  la  troupe  avec  une 
levée  de  chanteurs  dans  le  Midi.  On  l'exerça  à  l'hôtel  de  Ne- 
vers  (3),  et,  le  19  mars  1671,  l'opéra  français  (4)  fit  son  entrée 
dans  le  monde,  avec  Pomone  (5),  pastorale  en  cinq  actes  et  un 
prologue. 

C'est  un  pauvre  opéra.  A  vrai  dire ,  il  ne  prétend  même  pas  à 
ce  titre.  Nulle  action  dramatique  ;  nul  effort  pour  exprimer  les 
passions.  C'est  tout  au  plus  si  l'amoureuse  mélancolie  de  Ver- 
tumne  annonce,  en  une  assez  jolie  page,  le  récitatif  de  Lully; 


grès).  Benserade  annonce  qu'il  va  se  retirer  dans  le  rondeau  aux  dames,  du 
Ballet  de  Flore  (1669).  Il  reparaît  pourtant,  mais  pour  finir,  en  1681,  avec  le 
Triomphe  de  l'Amour  (Saint-Germain).  A  cette  époque,  le  ballet  est  de- 
puis longtemps  en  décadence.  Après  la  fondation  de  l'Académie  royale  de  la 
danse  (1661),  il  est  passé  au  théâtre,  en  y  prenant  un  caractère  dramatique. 

(1)  1661,  Les  Fâcheux  ;  1664,  La  Princesse  d'Elide,  Le  Mariage  forcé;  1665, 
L'Amour  médecin;  1666,  Mélicerte ,  Pastorale  comique;  1667,  Le  Sicilien; 
1668,  George  Dandin;  1669,  Monsieur  de  Pourceaugnac ;  1670,  Les  Amants 
magnifiques,  Psyché;  1671,  Ballet  des  ballets;  1673,  Malade  imaginaire. — 
Voir  plus  loin. 

(2)  Les  termes  mêmes  de  cette  déclaration  montrent  bien  le  caractère  fac- 
tice du  drame  lyrique  en  France.  C'est  une  imitation  de  l'Italie.  Voir  le 
texte  du  brevet  dans  le  P.  Menestrier,  p.  236. 

(3)  Emplacement  de  la  galerie  des  Imprimés,  à  la  Bibliothèque  Nationale. 

(4)  Salle  du  Jeu  de  Paume  de  la  Bouteille  ;  emplacement  :  rue  Mazarine , 
passage  du  Pont-Neuf.  La  troupe  de  Perrin  était  composée  de  cinq  hom- 
mes,  quatre  femmes,  quinze  choristes  et  treize  symphonistes  à  l'orchestre. 
—  Il  n'est  pas  inutile  de  montrer  ici  la  progression  de  l'orchestre  à  l'Opéra 
français  :  En  1671,  on  compte  13  musiciens;  en  1673,  19;  en  1687,  33; 
en  1713,  47;  en  1768,  56;  en  1777,  68;  en  1803,  78;  en  1847,  85;  en  1880,  une 
centaine. 

(5)  La  Bibliothèque  Nationale  possède  l'unique  exemplaire  du  premier 
acte  de  Pomone,  seul  conservé,  avec  quelques  scènes  du  second.  Le  Con- 
servatoire en  a  une  copie  ancienne.  Les  personnages  étaient  :  Vertumne 
(haute-contre),  Cledière  ;  Pomone  (dessus),  Mlle  Cartilly  ;  Flore  (dessus), 
Mxu  Brigogne;  Faune  (basse-taille),  Rossignol;  le  Dieu  des  jardins  (id.), 
Beaumavielle;  Béroé  (dessus),  M1U  Aubry. 


L'OPÉRA    EN    FRANCE.  255 

mais  elle  ne  suffit  pas  à  animer  une  tragédie  lyrique,  et  le  pre- 
mier acte  gui  nous  est  seul  resté,  est  d'une  facilité  monotone  et 
froide,  qui  fait  songera  l'appréciation  de  Raguenet  :  «  Les  Fran- 
çais cherchent  partout  le  doux,  le  facile,  ce  qui  coule,  ce  qui  so 
lie  ;  tout  y  est  sur  le  même  ton...  Ils  se  croiraient  perdus  s'ils  fai- 
saient la  moindre  chose  contre  les  règles.  »  M.  Weckerlin ,  pour 
défendre  le  manuscrit  du  Conservatoire,  allègue  que  «  c'était  alors 
du  nouveau,  que  ces  tournures  de  phrases  éternellement  les  mê- 
mes, avec  leur  harmonie  monotone,  presque  enfantine  pour  nous, 
étaient  alors  tout  ce  qu'on  connaissait  déplus  raffiné  en  musique 
française  (1).  »  Mais  les  madrigalistes  français  du  seizième  siècle, 
et  les  auteurs  du  Ballet  de  la  reine,  étaient  déjà  beaucoup  plus  raf- 
finés que  les  auteurs  de  Pomone  ;  et  quand  bien  même  on  ne  pour- 
rait trouver  en  France  de  précurseurs  et  de  modèles  à  Perrin  et 
à  Gambert,  je  ne  sais  s'il  faudrait  faire  un  mérite  à  la  musique 
française  d'avoir  atteint  en  1670  un  peu  au-dessous  du  point  où 
l'on  en  était  à  Florence  dès  1600.  Cette  ignorance,  ou  cette  indif- 
férence aux  chefs-d'œuvre  italiens,  à  une  époque  où  les  rapports 
intellectuels  étaient  si  étroits  entre  les  deux  pays,  est  un  fait 


(1)  Saint-Evremond  dit  de  Pomone  :  «  C'est  le  premier  opéra  français  qui 
ait  paru  sur  le  théâtre;  la  poésie  en  étoit  fort  méchante,  la  musique  belle... 
On  voyoit  les  machines  avec  surprise,  les  danses  avec  plaisir;  on  entendoit 
le  chant  avec  agrément,  les  paroles  avec  dégoût.  »  {Comédie  des  Opéra.) 
Le  prologue  emphatique  donne  la  mesure  de  la  pièce  :  Le  théâtre  repré- 
sente le  Louvre.  La  Nymphe  de  la  Seine  dialogue  avec  Vertumne  : 
La  Nymphe.    Toi  qui  vis  autrefois  le  fleuve  des  Romains 
Triompher  des  humains 
Et  porter  le  sceptre  du  monde , 
Vertumne,  que  dis-tu  de  ma  rive  féconde? 
Vertumne.    J'admire  tes  grandeurs  et  la  félicité 
De  ta  belle  cité. 

Mais  ta  merveille  la  plus  grande, 
C'est  la  pompeuse  majesté 
Du  Roi  qui  la  commande. 

Dans  l'auguste  Louis,  je  trouve  un  nouveau  Mars, 
Dans  sa  ville  superbe,  une  nouvelle  Rome. 
Jamais ,  jamais  un  si  grand  homme 
Ne  fut  assis  au  trône  des  Césars. 
La  Nymphe.    Aussi,  sur  la  terre  et  sur  l'onde, 

Ce  monarque  puissant  ne  fait  point  de  projets, 
Que  le  ciel  ne  seconde  : 
Il  est  l'amour  ! 
Tous  deux.  Il  est  l'amour  et  la  terreur  du  monde, 

L'effroi  de  ses  voisins,  le  cœur  de  ses  sujets,...  etc. 
Ces  souvenirs  de  la  Rome  dos  Césars  font  penser  aux  barbares  contrefa- 
çons que  la  Rome  antique  môme  avait  dû  faire  de  la  tragédie  d'Athènes. 


256  LES   ORIGINES    DU   THÉÂTRE    LYRIQUE   MODERNE. 

extraordinaire,  et  prouve  la  médiocrité  de  l'esprit  musical  en 
France. 

Cette  ignorante  fatuité  s'étale  encore  dans  la  dédicace  de  l'opéra 
suivant  (1),  à  Golbert.  «  Les  Grecs,  qui  sont  les  inventeurs  du 
poème  dramatique,  ont  finy  tous  les  actes  de  leurs  tragédies  par 
des  chœurs.  Les  inventeurs  de  V opéra  ont  enchéri  sur  les  Grecs  ; 
ils  ont  meslé  la  musique  dans  toutes  les  parties  du  poème  pour 
le  rendre  plus  accomply,  et  donné  une  nouvelle  âme  aux  vers. 
Que  si  ces  esprits  ingénieux  ont  mérité  une  estime  générale,  c'est 
à  vous,  Monseigneur,  que  la  principale  gloire  en  est  due,  puisque 
vous  avez  bien  daigné  les  encourager,  etc.  » 

Ainsi,  de  bonne  foi,  (au  moins,  je  voudrais  le  croire),  Gilbert, 
Perrin  et  Gambert  s'imaginent  avoir  inventé  l'opéra.  «  Ces  esprits 
ingénieux,  »  les  premiers,  ont  fait  pénétrer  la  musique  au  cœur 
du  drame  !  La  tranquillité  d'une  telle  assertion,  le  calme  avec  le- 
quel elle  fut  accueillie,  et  resta  sans  réponse,  sont  bien  faits  pour 
surprendre.  Ils  m'inspirent,  je  l'avoue,  moins  de  regrets  pour  la 
façon  cavalière  dont  Lully  en  usera  avec  Gambert.  Il  ne  fait 
qu'imiter  l'oubli  intéressé,  où  Gambert  fait  disparaître  ses  de- 
vanciers (2).  Gomment  ne  pas  l'excuser  d'ailleurs,  quand  il  le 
surpasse ,  au  lieu  que  Gambert  n'est  qu'un  terne  reflet  du  génie 
italien. 

Le  jugement  que  ses  contemporains  ont  porté  sur  lui  est  diffi- 
cile à  comprendre.  Saint-Evremond  lui  reconnaît  «  un  des  plus 
beaux  génies  du  monde  pour  la  musique,  le  plus  entendu  et  le 
plus  naturel.  »  Il  semble  même,  à  l'en  croire,  que  ce  fût  un  mu- 
sicien pur,  une  libre  imagination,  qui  se  plie  malaisément  aux 
règles,  et  que  les  sujets  oppriment.  «  Il  aimait  les  paroles  qui 
n'exprimaient  rien,  pour  n'être  assujetti  à  aucune  expression,  et 
avoir  la  liberté  de  faire  des  airs  purement  à  sa  fantaisie.  Nanete, 
Brunete  ;  Feuillage ,  Bocage  ;  Bergère,  Fougère  ;  Oiseaux  et  Ra- 
meaux, touchaient  particulièrement  son  génie.  »  Bien  plus,  il  le 
représente  comme  un  être  passionné ,  qui  ne  s'intéresse  qu'aux 


(i)  Les  Peines  et  les  Plaisirs  de  l'Amour,  pastorale  en  5  actes,  avec  pro- 
logue, représentée  par  l'Académie  royale  de  musique,  le  8  avril  1672,  poème 
de  Gilbert.  Perrin,  sans  doute  endetté,  avait  passé  son  privilège  à  Sourdéac. 
Comme  pour  Pomone,  la  Bibliothèque  Nationale  possède  seulement  un 
exemplaire  du  premier  acte. 

(2)  Il  les  connaissait  pourtant.  A  défaut  d'autres  preuves,  son  Trio  italien 
burlesque  (1666),  édité  par  M.  Weckerlin,  avec  Les  Peines  et  les  Plaisirs  de 
V 'Amour,  montre  qu'il  les  a  pratiqués  et  qu'il  sait  bien  leur  style,  puisqu'il 
le  caricature  habilement. 


L'OPÉRA    EN    FRANCE.  257 

grands  mouvements  dramatiques  de  l'âme.  «  S'il  faloit  tomber 
dans  les  passions,  il  en  vouloit  de  ces  violentes,  qui  se  font  sentir 
à  tout  le  monde.  A  moins  que  la  passion  ne  fût  extrême,  il  ne 
s'en  apercevait  pas.  Les  sentiments  tendres  et  délicats  lui  échap- 
paient. L'ennui,  la  tristesse,  la  langueur  avaient  quelque  chose 
de  trop  secret  et  de  trop  délicat  pour  lui.  Il  ne  connaissait  la  dou- 
leur que  par  les  cris,  l'affliction  que  par  les  larmes  :  ce  qu'il  y  a 
de  douloureux  et  de  plaintif  ne  lui  était  pas  connu.  »  On  se  doute 
bien  qu'en  cette  jolie  page,  la  grâce  du  tour  nuit  un  peu  à  la 
justesse  de  la  pensée  ;  mais  môme  en  faisant  la  part  des  exigences 
de  l'esprit  et  des  entraînements  du  style,  nous  ne  comprenons 
guère  du  jugement  de  Saint-Evremond,  que  la  partie  critique. 
Sans  doute  les  paroles  des  opéras,  de  Gambert  «  n'expriment 
rien;  »  mais  la  musique  n'est  pas  beaucoup  plus  éloquente.  Sans 
doute  la  finesse  de  touche  et  le  charme  poétique  manquent  aux 
œuvres  qui  nous  restent  ;  mais  la  passion  leur  est  encore  plus 
inconnue.  Les  deux  plus  graves  reproches  de  Saint-Evremond 
s'adressent  à  l'intelligence  et  au  goût  de  Gambert  (1)  :  c'est  là  son 
moindre  défaut. 

Mais  nous  devons  sans  doute  réserver  notre  opinion,  la  res- 
treindre au  petit  nombre  de  pages  qui  nous  restent  de  Gambert. 
Il  serait  trop  injuste  de  faire  porter  aux  artistes  la  peine  de  la 
mauvaise  fortune  qui  détruisit  leurs  œuvres.  Nous  n'en  possé- 
dons pas  la  plus  célèbre  partie,  «  -Le  Tombeau  de  Climène,  »  dont 
parle  Saint-Evremond,  n'a  pas  été  conservé.  Le  premier  acte  des 
Peines  et  Plaisirs  de  l'Amour  montrait  un  réel  progrès  sur  Po- 
mone.  «  Il  avait  quelque  chose  de  plus  poli  et  de  plus  galant.  Les 
voix  et  les  instruments  s'étaient  déjà  mieux  formés  pour  l'exécu- 
tion (2).  »  Le  chœur  des  Nations,  mêlé  de  soli,  duo,  trio,  en  l'hon- 
neur de  Louis  XIV,  est  un  assez  brillant  morceau  d'apparat.  La 
scène  champêtre  a  quelque  grâce  naturelle,  et  la  déclamation  co- 
mique ne  manque  pas  de  rondeur.  On  peut  aussi  noter  quelques 
accents  émus;  (le  poème  entre  d'ailleurs  bien  timidement  dans 
l'action  dramatique,  et  offre  peu  matière  à  des  airs  passionnés). 
Mais  à  côté  de  qualités  françaises,  telles  que  la  franchise  et  la 


(1)  «  Il  lui  faloit  quelqu'un  plus  intelligent  que  lui  pour  la  diroction  de 
son  génie.  —J'ajouterai  une  instruction,  qui  pourra  sorvir  à  tous  los  sa- 
vants, —  c'est  de  rechercher  le  commerce  des  honnêtes  gens  do  cour,  aillant 
que  Gambert  l'a  évité.  Le  boa  goût  so  forme  avoc  eux  :  la  science  peut  s'ac- 
quérir avec  les  savants  de  profession;  lo  bon  usago  de  la  scionco  no 
s'acquiert  que  dans  le  monde.  » 

(2)  Saint-Evremond. 

17 


258  LES    ORIGINES    DU    THÉÂTRE    LYRIQUE    MODERNE. 

clarté,  la  musique  de  Gambert  a  certains  défauts  de  race,  un  peu 
de  froideur  de  sentiment,  et  une  grande  pauvreté  d'imagination. 
Malgré  les  réserves  que  je  viens  de  faire  pour  les  œuvres  perdues, 
je  ne  sais  si  nos  historiens  (1)  n'entendent  pas  le  patriotisme  d'une 
façon  un  peu  étroite,  en  reprochant  amèrement  à  Louis  XIV  de- 
n'avoir  pas  soutenu  les  efforts  d'un  «  grand  artiste  national.  » 

Assurément  on  fut  injuste  pour  Gambert;  mais,  malgré  trois 
succès,  (qui  ne  suffisent  pourtant  pas  à  prouver  son  génie)  (2), 
peut-être  Louis  XIV  fit-il  plus  pour  notre  art  en  donnant  à 
Lully  les  grandes  lettres  de  naturalisation,  l'emploi  de  son 
talent.  Il  est  douteux  que  sans  le  Florentin,  notre  opéra  français 
ait  réussi  à  se  fonder.  Il  ne  faut  pas  oublier  que  son  seul  souve- 
nir a  plus  fait  pour  défendre  le  théâtre  de  musique  contre  les 
incessantes  et  violentes  attaques  de  nos  littérateurs,  que  tous  nos 
musiciens,  jusqu'à  Rameau.  Quand  un  genre  n'est  pas  vraiment 
national,  il  faut  une  suite  de  chefs-d'œuvre  pour  lui  assurer  la 
vie.  Peut-être  devons-nous  à  Lully,  plus  qu'Armide,  Isis  et  Atys  : 
—  deux  siècles  d'opéra. 

C'est  en  1672  qu'il  entre  en  scène.  On  a  maintes  fois  raconté 
les  subtiles  intrigues  qui  le  font  profiter  des  discordes  et  des 
maladresses  de  ses  rivaux  (3).  Il  achète  le  privilège  de  Perrin, 


(1)  Pougin.  Weckerlin. 

(2)  «  Le  génie  de  Cambert,  constaté  par  trois  succès...  »  (Pougin.) 

Le  succès  ne  prouve  rien;  et  celui-ci,  moins  que  tout  autre;  car  il  s'ex- 
plique déjà  par  la  curiosité  d'un  premier  essai,  intéressant  trop  évidemment 
le  chauvinisme  national,  si  fort  à  cette  époque.  (Il  venait  de  s'éveiller  avec 
le  jeune  roi,  délivré  de  la  tutelle  des  Italiens  et  des  Espagnols,  et  avec  ses 
vigoureux  ministres,  bourgeois  et  provinciaux,  si  profondément  français.) 
Il  est  curieux  de  voir,  dans  le  Journal  du  cavalier  Bernin,  par  M.  de  Chan- 
telou,  combien  ce  sentiment  patriotique  est  fort  à  la  cour,  et  jusque  chez 
le  roi,  mais  surtout  chez  Louvois  et  Colbert.  «  Colbert  se  rembrunit  dès 
que  Bernin  critique  quelque  chose  en  France,  »  (XXIII,  278.  Gaz.  des  Beaux- 
Arts.)  —  Bernin  vante  les  monuments  antiques.  Colbert  dit  :  «  Si  la  paix 
dure  douze  ou  quinze  ans,  nous  ferons  des  choses  aussi  étonnantes.  » 
(XXXI,  285.) 

(3)  Histoire  de  l'Académie  royale  de  Musique,  depuis  son  établissement 
jusqu'à  1109,  composée  et  écrite  par  un  des  secrétaires  de  Lully  (Noirville), 
in-4°.  —  Origine  et  progression  de  la  musique,  suivies  du  Parallèle  de 
Lully  et  de  Rameau,  avec  le  Catalogue  des  opéra,  par  Dard.  Paris, 
Quillan,  1769,  in-4°.  —  Recherches  sur  les  théâtres  de  France,  par  M.  de 
Beauchamps.  Paris,  Prault,  1735,  3  vol.  —  Comparaison  de  la  musique  ita- 
lienne, et  de  la  musique  française,  par  Le  Cerf  delà  Vieville  de  Fresneuse. 
2°  édition,  Bruxelles,    1705,  3  vol. 

Ce  dernier  ouvrage,  très  p  assionné,  et  par  suite  intéressant,  mais  rempli 
d'erreurs,  s'acharne  à  prouver    la  supériorité  de  l'opéra  français  sur  l'italien. 


L'OPÉRA   EN   FRANCE.  259 

fait  fermer  le  théâtre  de  Gambert  (1)  et  obtient  lui-même  le 
privilège  d'une  académie  royale  de  musique,  exclusif  à  tous 
autres  (2).  Gambert  passa  à  Londres,  et  plus  utile  qu'en  France, 
où  sa  place  était  mieux  remplie,  y  porta  les  enseignements  du 
goût  latin  et  les  germes  du  drame  lyrique  (3). 


L'opéra  de  Lully  nous  offre  un  spectacle  inattendu.  La  tragédie 
florentine,  disparue  depuis  soixante  ans,  s'épanouit  brusquement 
avec  un  éclat  qu'il  était  impossible  de  prévoir.  Après  avoir  dévié 
de  sa  route  sous  la  puissante  main  de  Monteverde,  elle  revient  à 
son  premier  idéal  et  lui  donne  l'expression  la  plus  complète  et  la 
plus  logique  qu'il  ait  reçue  depuis  Péri.  Mais  c'est  avec  la  supé- 
riorité de  la  science,  de  l'époque  et  du  génie  (4). 


(1)  Lettre  de  Louis  XIV  à  la  Reynie. 

(2)  Lettres  patentes  de  mars  1672. 

(3)  Pomone  fut  représentée  à  Londres,  ainsi  que  les  Peines  el  plaisirs  de 
l'Amour.  Ariane  y  fut  aussi  donnée  en  1673.  Cambert  y  écrivit  encore  la 
Mort  d'Adonis,  qui  resta  manuscrite  (Beauchamps).  —  Saint-Evremond  dit 
grand  bien  de  l'Ariane.  «  La  musique  fut  le  chef-d'œuvre  de  Cambert. 
J'ose  dire  que  les  plaintes  d'Ariane  et  quelques  autres  endroits  de  la  pièce, 
ne  cédait  presque  en  rien  a  ce  que  Baptiste  a  fait  de  plus  beau.  »  Surin- 
tendant de  la  musique  de  Charles  II,  comblé  d'honneurs  à  la  cour,  Cambert 
mourut  au  commencement  de  1677,  assassine,  dit-on,  par  son  valet.  (Secré- 
taire de  Lully).  Il  laissait  un  élève,  Grabut,  qui  devait  continuer  son  œuvre, 
et  servir  de  transition  entre  lui  et  Purcell. 

Quant  à  Perrin,  il  mourut  à  Paris  ,  en  1675,  dans  la  plus  grande  misère. 

(4)  Je  n'entends  point  faire  ici  l'histoire  de  Lully;  son  œuvre  sort  déjà  de 
l'époque  où  je  me  suis  enfermé.  Je  veux  seulement  montrer  quels  caractères 
prend  avec  lui  l'opéra  français.  Voici  les  dates  principales  de  sa  vie  et  do 
ses  compositions  : 

Jean-Baptiste  Lulli,  né  à  Florence  en  1633,  mort  à  Paris,  le  22  mars  1687. 
Il  suivit  en  1646  le  chevalier  de  Guise,  et  entra  au  service  de  MUo  de  Mont- 
pensier.  Il  apprit  le  clavecin  et  la  composition  sous  la  direction  de  Metru, 
Roberdet  et  Gigault,  organistes  de  Saint-Nicolas-des-Champs.  Il  entra  dans 
la  grande  bande  des  violons  du  roi,  reçut  en  1652  l'inspection  générale  des 
violons,  puis  devint  chef  des  petits  violons;  enfin,  investi  des  privilèges  de 
Perrin  ,  il  devint  écuyer,  conseiller,  secrétaire  du  Roy,  maison,  couronne 
de  Franco  et  de  ses  finances,  et  surintendant  de  la  musiquo  du  roi. 

15  novembre  1672.  Les  Festes  de  l'Amour  et  de  Dacclius,  pastoralo  en 
3  actes  et  prol.  (Molière,  Bensorade,  Quinault). 

Avril  1673.  Cadmus  et  Hermione,  tragédie  lyr.,  5  actes  et  prol.  (Quinault). 

19  janvier  1674.  Alceste,  trag.  lyr.,  5  a.  ot  prol.  (Quinault). 

11  janvier  1675.  Thésée,  trag.  lyr.,  5  a.  et  prol.  (Quinault). 


260  LES    ORIGINES    DU   THEATRE   LYRIQUE    MODERNE. 

«  Si  vous  voulez  bien  chanter  ma  musique,  allez  entendre  la 
Ghampmeslé  ».  Tel  est  le  principe  de  l'esthétique  de  Lully.  La  Ca- 
merata  de  Bardi  ne  s'exprimait  pas  autrement.  La  déclamation 
lyrique,  d'un  côté  comme  de  l'autre,  n'est  pas  seulement  un 
moyen  pour  l'action  ;  c'est  véritablement  un  idéal,  un  plaisir 
parfait  en  lui-même.  Mais,  par  suite  des  différences  d'époque  et 
de  milieu,  l'opéra  de  Lully  se  distingue  par  plusieurs  caractères 
du  drame  lyrique  de  Florence  (1).  Celui-ci  s'appliquait  à  retrouver 


1675.  Le  Carnaval,  mascarade  pastiche  en  10  entrées  (Molière,  Benserade, 
Quinault). 

10  janvier  1676.  Atys,  trag.  lyr.,  5  a.  et  prol.  (Quinault). 

5  janvier  1677.  Isis,  trag.  lyr.,  5  a.  et  prol    (Quinault). 

19  avril  1678.  Psyché,  trag.  lyr.,  5  a.  et  prol.  (Thomas  Corneille). 

31  janvier  1679.  Bellérophon,  trag.  lyr.,  5  a.  et  prol.  (Thomas  Corneille  et 
Fontenelle). 

3  février  1680.  Proserpine,  trag.  lyr.,  5  a.  et  prol.  (Quinault). 

21  janvier  1681.  Le  Triomphe  de  l'Amour,  ballet  royal  en  20  entrées 
(Quinault  et  Benserade). 

17  avril  1682.  Persée,  trag.  lyr.,  5  a.  et  prol.  (Quinault). 

6  janvier  1683.  Phaéton,  trag.  lyr.,  5  a.  et  prol.  (Quinault). 

18  janvier  1684.  Amadis,  trag.  lyr.,  5  a.  et  prol.  (Quinault). 
18  janvier  1685.  Roland,  trag.  lyr.,  5  a.  et  prol.  (Quinault). 
1685.  L'Idylle  sur  la  Paix,  pastorale  en  1  a.  (Jean  Racine). 
1685   L'Eglogue  de  Versailles,  divertiss.  en  1  a.  (Quinault). 

Octobre  1685.  Le  Temple  de  la  Paix,  opéra-ballet,  6  entrées  et  prol. 
(Quinault). 

15  février  1686.  Armide,  trag.,  5  a.  et  prol.  (Quinault). 

6  septembre  1686.  Acis  et  Galathée,  pastorale  héroïque,  3  a.  et  prol. 
(Campistron). 

11  faut  y  ajouter  le  premier  acte  d'Achille  et  Polyxène  (Campistron),  ter- 
miné par  Colasse,  et  joué  le  7  novembre  1687,  et  des  airs  de  ballet,  intro- 
duits par  Colasse  dans  un  opéra-ballet  joué  le  18  octobre  1695  :  Les  Saisons. 

Lully  écrivit  de  plus,  de  nombreuses  compositions  religieuses,  parmi 
lesquelles  le  motet  «  Plaude ,  Laetare ,  Gallia ,  »  pour  la  naissance  du  Dau- 
phin (1661);  le  Miserere  pour  les  obsèques  de  Séguier  (1672),  dont  parle 
Mme  de  Sévigné;  un  Te  Deum  pour  la  convalescence  de  Louis  XIV,  sa  der- 
nière œuvre  (8  janvier  1687);  un  De  Profundis,  un  Denedictus,  un  Dies 
irae,  etc. 

(1)  Cette  importation  florentine  n'eût  d'ailleurs  pas  été  possible  sans  une 
certaine  parenté  de  nature,  qui  a  toujours  rapproché  Paris  de  Florence,  plus 
que  de  toute  autre  ville  d'Italie.  Les  lys  de  France  fleurissent  sur  l'écusson 
des  palais  de  l'Arno;  ce  peut  être  un  symbole.  Les  rois  et  les  artistes  fran- 
çais ont  toujours  subi  l'attraction  de  cet  esprit  aux  contours  nets,  un  peu 
anguleux,  subtil  et  réaliste  à  la  fois,  épris  des  lignes  précises  et  des  clairs 
sentiments,  de  cette  intelligence  fine  et  railleuse,  de  cet  art  à  tournure  lit- 
téraire. Les  Florentins,  de  leur  côté,  ont  toujours  appelé  les  Français,  quand 
ils  ne  sont  pas  venus  d'eux-mêmes  les  chercher  en  France,  comme  tant  de 
leurs  artistes,  de  Léonard  à  Lully. 


L'OPÉRA    EN    FRANCE.  261 

la  tragédie  antique;  celui-là  croyait  en  avoir  reçu  les  modèles 
dans  la  tragédie  de  Corneille  et  de  Racine.  C'est  au  travers  du 
voile  classique  qu'il  regarde  l'antiquité.  Aussi  est-il  profondé- 
ment empreint  de  l'esprit  français.  Les  étrangers  en  sont  saisis 
au  point  de  ne  plus  sentir  l'origine  étrangère  et  l'âme  italienne. 
D'elle-même,  la  tragédie  française  marchait  vers  l'opéra.  Ses 
dialogues  balancés,  ses  périodes  cadencées,  ses  phrases  qui  se 
répondent,  ses  nobles  proportions,  la  logique  de  son  développe- 
ment, se  prêtaient  naturellement  à  l'eurythmie  musicale. 
L'opéra  devait  être  l'expresion  parfaite  du  style  Louis  XIV.  Ce 
génie  de  noblesse  et  de  dignité  calme,  qui  répugne  à  l'imprévu  et 
se  plaît  à  retrouver  dans  ses  œuvres  et  ses  spectacles  la  paix  de 
sa  raison  ;  qui  fait  voir  les  passions  au  travers  des  yeux  de  l'ar- 
tiste ;  ce  génie  en  un  mot,  qui  met  son  idéal  dans  l'ordre  plus 
que  dans  la  liberté,  et  qui  tend  peu  à  peu  à  chercher  la  beauté 
dans  la  forme  de  la  pensée  plus  que  dans  la  pensée  même,  —  de- 
vait se  satisfaire  dans  l'opéra  de  Lully,  qui  n'est,  si  je  puis  dire, 
qu'une  tragédie  de  la  forme.  En  effet  son  charme  principal  est 
moins  dans  les  passions  qu'elle  exprime,  que  dans  les  moyens 
d'expression,  dans  l'ordre  rigoureux  des  proportions,  la  sage 
progression  des  développements,  la  justesse  des  accents,  et  leur 
convenance  subtile  aux  sentiments  exprimés  (1). 


(1)  Un  critique  italien,  Francesco  de  Sànctis  (Histoire  de  la  littérature  ita- 
lienne^ II,  230),  justement  cité  par  M.  Brunetière  dans  sa  leçon  d'ouverture 
du  cours  professé  à  la  Sorbonne  (21  janv.  93)  :  Evolution  de  la  poésie  ly- 
rique au  dix-neuvième  siècle ,  montre  le  passage  nécessaire  des  arts  de  la 
pensée  aux  arts  de  la  forme. 

«  Autant  la  parole,  comme  moyen  d'expression,  est  puissante;  autant, 
quand  elle  ne  s'adresse  qu'aux  sens,  comme  semplice  sensibile,  elle  est  in- 
férieure à  tous  les  autres  instruments  dont  l'art  dispose  pour  l'imitation  do 
la  nature  et  de  la  vie.  » 

Aussi  longtemps  que  l'on  s'attache  plus  au  fond  qu'à  la  forme,  la  parole 
conserve  sa  supériorité.  Aussitôt  que  la  forme  n'est  plus  seulement  le  moyen, 
mais  le  but,  la  couleur  et  la  sonorité  des  mots  remportent  sur  leur  sens,  et 
peu  à  peu  les  arts  de  la  forme  pure,  de  la  couleur  et  du  son,  triomphent  do 
la  littérature. 

M.  de  Sanctis  tire  de  sa  réflexion  des  conséquences  curieuses  pour  la 
transformation  de  l'épopée  italienne  du  seizième  siècle  en  musiquo  et  en 
grand  opéra.  Cola  est  vrai,  si  l'on  veut,  pour  l'opéra  de  Florenco  (Péri),  et 
plus  encore  pour  celui  de  Paris  (Lully).  Tous  deux  sont  peut-étro  une  œu- 
vre de  lettrés  dévoyés,  de  littérature  décadente. 

Mais  cela  est  faux  pour  le  drame  de  Monteverdo,  do  Carissimi,  do  Pro- 
VOnzale,  et  plus  encore  pour  le  drame  lyrique  allemand,  (et  en  général  pour 
tous  les  vrais  musiciens).  C'est  l'œuvre  do  penseurs,  aussi  profonds  quo  les 
poètes,  mais  qui  n'ont  pour  s'exprimer  que  la  langue  musicale.  Un  grand 


262  LES    ORIGINES    DU   THÉÂTRE   LYRIQUE   MODERNE. 

C'est  ce  qui  fait  comprendre  l'inquiétude  et  l'irritation  des 
nobles  esprits  du  dix-septième  siècle.  Ils  sentaient  dans  ce  mou- 
vement artistique,  une  décadence  certaine  et  des  germes  de  mort. 
La  tragédie  a  fini  par  mettre  l'idéal  de  noblesse  au-dessus  de 
l'idéal  de  vie;  elle  est,  dès  lors,  dépassée  par  l'opéra.  Et  l'opéra, 
par  son  attraction  sensuelle,  achève  la  destruction  de  la  tragédie. 
«  Ce  qui  me  fâche  le  plus  de  l'entêtement  où  l'on  est  pour  l'opéra, 
écrit  Saint-Evremond,  c'est  qu'il  va  ruiner  la  tragédie  qui  est  la 
plus  belle  chose  que  nous  ayons,  la  plus  propre  à  élever  l'âme,  et 
la  plus  capable  de  former  l'esprit  (1).  » 

Le  malheur  est  que  ce  que  l'on  met  à  la  place  ne  saurait, 
malgré  sa  noblesse,  combler  le  vide  de  ce  qu'on  détruit.  (2)  Il  est 


musicien  allemand  a  souvent  une  analyse  aussi  précise  des  passions,  une 
intelligence  plus  philosophique  que  nos  classiques  du  dix-septième  siècle  ; 
mais  il  ne  peut  les  communiquer  aux  autres  que  sous  la  forme  des  sons. 
Tout  ce  qu'il  touche  devient  musique. 

Il  ne  faut  donc  pas  donner  trop  d'importance  à  une  pensée  juste,  dont  les 
conséquences  ne  sont  vraies  que  par  occasion.  C'est  pour  cette  raison  que 
j'ai  cru  ne  devoir  en  parler  qu'à  cette  place  où  elle  trouve  à  s'appliquer. 

(1)  Si  l'on  veut,  il  ne  ruina  pas  précisément  la  tragédie,  il  la  transforma. 
Voltaire  était  tout  plein  des  souvenirs  de  Métastase  et  des  opéras  italiens, 
quand  il  écrivit  Sémiramis  (voir  ses  dissertations  sur  la  tragédie  ancienne 
et  moderne  à  S.  E.  Msr  le  cardinal  Querini ,  évêque  de  Brescia).  Mais  en 
réalité  la  tragédie  de  Voltaire,  malgré  le  talent  de  l'auteur,  vaut  bien  moins 
par  elle-même  que  par  les  germes  qu'on  sent  en  elle  ,  d'un  art  nouveau , 
ennemi  de  la  tragédie.  C'est  là  une  question  qui  sort  des  limites  de  mon 
travail  et  que  je  réserve  à  l'étude  de  l'opéra  du  dix-huitième  siècle. 

(2)  Un  des  pires  instruments  de  l'abaissement  de  l'art,  est  «  l'amusement 
des  machines.  »  Elles  suppléent  aux  défaillances  de  l'esprit  et  encouragent 
sa  paresse.  Il  sera  facile  de  remarquer  dans  l'opéra  de  Lully  que  les  scènes 
de  machinerie  sont  presque  toujours  les  plus  pauvres  en  musique.  Il  s'en 
remet  évidemment  aux  manœuvres  et  aux  architectes  -du  soin  de  charmer 
le  public.  Il  est  d'ailleurs  trop  économe  de  ses  dons  pour  les  prodiguer  en 
pure  perte  parmi  le  bruit  et  l'inattention  générales.  Rameau  sera  peut-être 
le  premier  à  vouloir  joindre  le  pittoresque  de  la  musique  à  celui  du  décor. 
De  son  côté,  le  public  devient  de  jour  en  jour,  de  raison  moins  exigeante,  et 
de  sens  plus  difficiles.  Ainsi  l'art  se  démoralise.  Et  quelle  tragédie  pourra 
lutter  contre  le  Phaéton  de  Quinault  ? 

On  y  voit  «  Protée  sortir  de  la  mer,  conduisant  les  troupeaux  de  Nep- 
tune et  accompagné  d'une  troupe  de  dieux  marins,  dont  une  partie  fait  un 
concert  d'instruments  et  l'autre  partie  danse.  »  Plus  loin,  il  se  transforme 
«  en  lion,  en  arbre,  en  monstre  marin,  en  fontaine  et  en  flamme.  »  Les  por- 
tes du  temple  d'Isis  s'ouvrent,  et  «  ce  lieu  qui  avoit  paru  magnifique,  n'est 
plus  qu'un  gouffre  effroyable  qui  vomit  des  flammes  et  d'où  sortent  des  fu- 
ries et  des  fantosmes  terribles,  qui  menacent  et  escartent  l'assemblée.  » 
Enfin  Phaéton,  assis  sur  le  char  du  Soleil,  s'élève  sur  l'horizon;  la  Terre, 


L'OPÉRA    EN    FRANCE.  263 

possible  d'imaginer  qu'une  haute  forme  de  l'art  se  transforme  en 
une  autre  digne  d'elle  et  mieux  accommodée  à  des  besoins  nou- 
veaux, (bien  que  ces  métamorphoses  soient  toujours  périlleuses 
pour  le  génie  d'un  peuple).  L'opéra  de  Mozart  n'est  certainement 


consumée,  apparaît  et  supplie  Jupiter;  la  foudre  tombe,  le  héros  est  préci- 
pité du  haut  des  cieux. 

11  n'est  pas  surprenant  que  Quinault  se  soit  découragé  de  chercher  un 
intérêt  vivant  et  humain  dans  un  sujet  de  féerie  si  matérielle,  et  son  livret 
est  un  des  plus  pauvres  qu'il  ait  écrits.  Cependant  Phaêton  enchanta  le  pu- 
blic, au  point  que  huit  mois  de  représentations  satisfirent  à  peine  sa  curio- 
sité. Ce  fut  le  plus  populaire  des  opéras  de  Lully,  «  l'opéra  du  peuple.  » 
[On  le  joua  à  Lyon  en  1687.  On  vint  de  trente  lieues  à  la  ronde  pour  le 
voir.] 

On  avait  parcouru  bien  du  chemin  depuis  les  anciennes  pièces  de  l'Hôtel 
de  Bourgogne,  où  une  naïve  convention  permettait  de  représenter  à  la  fois, 
en  un  même  décor,  les  diverses  scènes  où  devait  se  passer  l'action  (voir  le 
Registre  de  Laurent  Mahelot,  chef  machiniste  de  l'Hôtel  de  Bourgogne, 
continué  par  ses  successeurs,  lG'SO-ieSO,  mss.  Bibl.  Nat.).  —  C'est  ainsi  que 
dans  La  Folie  de  Clidamant,  de  Hardy,  le  théâtre  représentait  «  au  milieu 
un  beau  palais,  à  droite  une  mer  avec  un  vaisseau  et  des  mâts,  à  gauche 
une  belle  chambre  avec  un  lit  et  des  draps.  »  —  Les  premières  pièces  de 
Corneille  (L'Illusion  comique)  furent  ainsi  jouées. 

C'est  Torelli  et  Vigarani  qui  apportèrent  d'Italie  l'art  de  la  décoration;  il 
prit  en  France  un  développement  inattendu.  Telle  description  de  ballet  ou 
de  fête  (dès  1656,  le  ballet  donné  à  la  reine  Christine  par  Hesselin)  touche 
à  la  folie;  les  images  ne  demeurent  pas  un  instant  immobiles,  elles  se  fon- 
dent et  se  mêlent  constamment.  L'œil  ne  trouve  plus  une  forme  sur  laquelle 
l'esprit  puisse  se  reposer  avec  certitude;  c'est  une  suite  de  rêves  qui  se 
succèdent  et  se  contredisent  sans  fin.  Il  n'est  pas  possible  qu'une  pareille 
débauche  d'imagination  n'ait  pas  eu  une  influence  funeste  sur  l'art  et  le 
goût  français.  Elle  eût  été  bien  plus  dangereuse  si  la  perfection  des  ma- 
chines avait  eu  à  son  service  comme  aujourd'hui  les  jeux  de  la  lumière. 
(Jusqu'au  commencement  de  ce  siècle,  l'éclairage  est  resté  fort  arriéré  au 
théâtre.  En  1783,  la  rampe  do  l'Opéra  était  éclairée  par  huit  cents  mèches 
de  lampions.) 

Le  goût  du  merveilleux  factice,  des  contes  auxquels  on  ne  croit  plus  que 
par  passe-temps,  tue  l'art  sincère  et  vrai  :  «  Si  Peau  d'Ane  m'était  conté..., 
etc  m  II  est  remarquable  que  le  caractère  du  dix-septième  siècle  dévie  dune 
façon  singulière.  Il  rêve;  il  s'abandonne  aux  «  fictions  »  voluptueuses, 
comme  dit  La  Bruyère  dans  sa  défense  des  machines,  à  «  celle  douce  illu- 
sion qui  esl  tout  le  plaisir  du  théâtre.  » 

Saint-Evrcmond  propose  très  sagement  do  mettre  tout  son  luxe  aux  dé- 
cors plutôt  qu'aux  machines. 

Voir,  sur  cette  question  de  la  mise  en  scène  au  dix-septième  siècle,  l'étude 
de  Pcrrin  (dans  les  Annales  du  théâtre  et  de  la  musique,  de  Nool  et  Stoul- 
lig,  8«  année,  1882);  Fournel,  Les  Contemporains  de  Molière;  la  Gazette  do 
Renaudot,  et  les  dessins  conservés  au  Cabinet  des  Estampes  et  à  la  Biblio- 
thèque de  l'Institut. 


564  LES    ORIGINES   DU   THÉÂTRE    LYRIQUE   MODERNE. 

pas  d'un  ordre  moins  relevé  que  la  tragédie  de  Racine.  Mais  il 
n'en  est  pas  ainsi  pour  l'opéra  de  Lully.  C'est  une  évidente  déca- 
dence malgré  le  talent  du  musicien;  la  faute  n'en  est  pas  à  ce 
dernier,  mais  à  la  société  et  au  temps.  D'une  part,  le  goût  ordonné 
et  pompeux  de  l'époque  est  contraire  au  libre  développement  de 
l'élément  passionnel,  proprement  musical.  De  l'autre,  le  caractère 
de  l'opéra,  les  nécessités  de  sa  nature,  le  privent  de  l'élément 
intellectuel  et  moral  qui  fait  la  grandeur  de  la  tragédie  française. 
Il  fait  donc  perdre  à  l'art  plus  qu'il  ne  lui  apporte. 

C'est  ainsi  que  faisant  de  la  déclamation  l'objet  de  ses  recher- 
ches, l'opéra  de  Lully  hésite  pourtant  en  route,  et  Rousseau 
peut  justement,  dans  son  injuste  lettre  sur  la  musique  française, 
relever  dans  ses  chants  et  ses  récitatifs,  une  foule  d'erreurs  contre 
la  vérité  des  passions  et  l'exact  mouvement  poétique  (1).  C'est 
que  Lully,  qui  prétend  peindre  Jes  sentiments  du  drame,  ne  s'y 
abandonne  pas  ;  il  est  trop  musicien,  et  trop  bien  de  son  époque, 
pour  ne  pas  sacrifier  souvent  la  vérité  de  l'expression  à  la  dignité 
de  la  tragédie  de  salon  et  à  la  beauté  de  l'ordre  musical  (2). 


(1)  Critique  du  monologue  d'Armide,  «  que  les  maîtres  donnent  eux-mê- 
mes pour  le  modèle  le  plus  parfait  du  vrai  récitatif  françois.  » 

«  ...  Je  remarque  d'abord  que  M.  Rameau  Ta  cité,  avec  raison,  en  exem- 
ple d'une  modulation  exacte  et  très  bien  liée;  mais  cet  éloge,  appliqué  au 
morceau  dont  il  s'agit,  devient  une  véritable  satire...,  car  que  peut-on  pen- 
ser de  plus  mal  conçu  que  cette  régularité  scolastique  dans  une  scène  où 
l'emportement,  la  tendresse  et  le  contraste  des  passions  opposées,  mettent 
l'artiste  et  les  spectateurs  dans  la  plus  vive  agitation?  » 

«  ...  L'héroïne  finit  par  adorer  celui  qu'elle  vouloit  égorger  au  commence- 
ment, et  le  musicien  finit  en  E  si  mi,  comme  il  avoit  commencé,  sans  avoir 
jamais  quitté  les  cordes  les  plus  analogues  au  ton  principal,  sans  avoir  mis 
une  seule  fois  dans  la  déclamation  de  l'actrice  la  moindre  inflexion  extraor- 
dinaire qui  fît  foi  de  l'agitation  de  son  âme,  sans  avoir  donné  la  moindre 
expression  à  l'harmonie.  Je  défie  qui  que  ce  soit  d'assigner  par  la  musique 
seule,  aucune  différence  sensible  entre  le  commencement  et  la  fin  de  cette 
scène,  par  où  le  spectateur  puisse  juger  du  changement  prodigieux  qui  s'est 
fait  dans  le  cœur  d'Armide...  » 

«  ...  La  tonique,  il  est  vrai,  devient  dominante  par  un  mouvement  de 
basse.  Eh  dieux  !  il  est  bien  question  de  tonique  et  de  dominante,  dans  un 
instant  où  toute  liaison  harmonique  doit  être  interrompue,  où  tout  doit 
peindre  le  désordre  et  l'agitation!...  » 

(2)  C'est  justement  sur  ce  point  que  Gluck  se  sépare  de  Lully.  C'est  sur  ce 
point  que  viennent  l'atteindre  les  critiques  françaises,  en  particulier  celle 
de  La  Harpe  (à  propos  du  récitatif  d'Armide  même).  La  Harpe,  au  nom  du 
bon  goût,  reproche  à  Gluck  de  «  contrefaire  »  la  nature  au  lieu  de  «  l'em- 
bellir »  ;  «  d'effrayer  l'oreille  »  avec  ses  «  cris  »  ;  «  il  ne  veut  pas  entendre 
le  cri  d'un  homme  qui  souffre,  »  etc. 


L'OPÉRA   EN   FRANCE.  265 

Ce  n'est  pas  un  reproche  ;  il  faut  savoir  gré  à  Lully  d'avoir  été 
trop  musicien  pour  sacrifier  la  beauté  de  son  chant  aux  vers  de 
Quinault;  c'est  bien  plutôt  de  ne  pas  l'avoir  été  assez,  que  nous 
le  blâmerons.  Il  fallait  s'affranchir  davantage  du  teste,  et  laisser 
librement  s'épancher  l'émotion  musicale,  contrainte  par  la  gêne 
du  vers.  Il  lui  était  d'autant  plus  facile  d'être  libre,  que  dans  la 
collaboration  du  poète  et  du  musicien,  toute  la  servitude  était 
pour  Quinault  ;  Lully  dictait  ses  lois,  du  droit  de  son  génie  et  de 
son  caractère  dominateur  (1). 

S'il  ne  l'a  pas  fait,  c'est  un  peu  par  habileté  politique,  pour 
flatter  le  goût  d'un  public  ami  des  moyens  termes  et  des  révolu- 
tions sensées,  qui  veut  comprendre  le  sens  des  paroles,  s'amuse 
râleur  demi  justesse  de  notation,  sans  pousser  l'examen  bien  à 
fond,  et  préférant  en  somme  l'agrément  de  la  phrase  mélodique 
à  sa  justesse.  Mais  c'est  bien  plus  encore  parce  que  la  nature  du 
génie  de  Lully  n'a  ni  l'emportement,  ni  la  sève  des  Vénitiens  et 
des  Allemands.  Nul  écart  d'imagination  ;  nulle  prodigalité;  une 
sage  richesse,  économe  de  ses  dons.  Nulle  trace  de  lyrisme  ;  à 
peine  la  musique  laisse-t-elle  entrevoir  de  temps  en  temps  l'émo- 
tion personnelle  de  l'auteur;  il  ne  cherche  jamais  à  colorer  l'âme 
du  héros  des  reflets  de  sa  propre  vie.  On  ne  sent  pas  chez  lui  cet 
impérieux  besoin  de  soulager  son  cœur,  de  crier  dans  son  œuvre 
les  passions  qui  le  tourmentent,  cette  caractéristique  des  artistes 
de  race. 

Mais  après  les  défauts,  il  faut  dire  les  qualités;  et  elles  sont 


(1)  «  Le  grand  homme  (Quinault)  qu'il  (Lully)  tenait  à  ses  gages.  » 
^Rousseau.) 

«  Lully  connaît  mieux  les  passions  et  va  plus  avant  dans  le  cœur  de 
l'homme  que  les  auteurs.  »  Seul  des  musiciens,  il  a  le  dioit  de  commander 
au  poète.  Les  autres  musiciens  «  doivent  recevoir  des  auteurs  les  lumières 
que  Lully  leur  sait  donner...  »  (Saint-Evremond.) 

«  Quinault,  qui  était  son  poète,  dressait  plusieurs  sujets  d'opéra.  Lui  et 
Lully  les  portoient  au  Roy  qui  en  choisissoit  un.  Alors  Quinault  écrivoit 
un  plan  du  dessein  et  de  la  suite  de  sa  pièce;  il  donnoit  une  copie  de  ce 
plan  à  Lully,  et  Lully,  voyant  de  quoy  il  étoit  question  en  chaque  acte, 
quel  en  étoit  le  but,  préparoit  à  sa  fantaisie  des  divertissements,  des  danses 
et  des  chansonnettes  de  bergers,  de  nautonniers,  etc.  Quinault  composoil 
ces  scènes.  Aussitôt  qu'il  en  avoit  composé  quelques-unes,  il  les  montroit  à 
l'Académie  françoisc  dont  il  étoit.  Lully  examinent  mot  par  mot  cette  poésie 
déjà  revue  et  corrigée,  dont  il  corrigeoit  encore  et  rctranchoit  la  moitié, 
lorsqu'il  le  jugeoit  à  propos;  et  point  d'appel  do  sa  critique.  Dans  Phuètoii, 
il  le  renvoya  vingt  fois  changer  des  scènes  entières  approuvées  par  l'Aca- 
démie françoisc  »  (Nicolas  Boindin,  Lettres  historiques  sur  tous  les  */"  ,  - 
tacles  de  Paris.  Paris,  P.  Prault,  1719.) 


266  LES   ORIGINES    DU   THÉÂTRE    LYRIQUE   MODERNE. 

rares  et  exquises.  La  première  de  toutes  est  un  sens  excellent  du 
goût  et  de  la  justesse.  Le  style  est  noble;  il  a  l'instinct  de  l'élé- 
gance; les  gestes,  les  accents,  les  manières  sont  aristocratiques. 
Il  garde  dans  ses  emportements  une  grandeur  royale.  L'intelli- 
gence de  la  passion  ne  lui  manque  point;  il  n'en  a  peut-être  pas 
l'expérience  directe,  mais  il  est  bien  personnel  dans  le  doux  et  le 
tempéré  (1);  son  cœur  finement  poétique  sait  goûter  la  saveur  des 
émotions  délicates,  des  plaisirs  distingués,  des  mélancolies  sub- 
tiles, la  tiède  tendresse  d'âmes  nobles  et  paisibles  (2).  Qui  dira  le 
charme  impalpable  des  plaintes  de  Pan  (7m'),  du  Sommeil  de 
Renaud  (Armide),  ou  de  celui  d'Atys?  La  suave  rêverie  s'y  co- 
lore des  nuances  fragiles  d'une  instrumentation  à  la  fois  sobre  et 
raffinée  (3),  dont  le  murmure  précis  et  vaporeux  concourt  avec 


(1)  Par  tous  ces  traits,  il  y  avait  harmonie  préétablie  entre  Lully  et  son 
poète.  D'autres  ont  parlé  de  Quinault  (1635-10  nov.  1688),  et  défendu  son 
génie  poétique  contre  les  attaques  de  Boileau,  qui  d'ailleurs  rétracta  dans 
la  fin  de  sa  vie,  quelques  mots  un  peu  durs  de  ses  satires.  La  cause  n'est 
plus  à  gagner.  On  sait  les  vers  enthousiastes  de  Voltaire,  et  surtout  de 
Regnard.  Il  n'est  personne  qui  lui  refuse  «  l'art  de  plaire  »  (a),  le  don  «  des 
vers  coulants,  libres  et  pleins  d'attraits  »  (/)),  qui  savent  «  de  douceur 
enivrer  tous  nos  sens  »  (a),  «  dans  les  plus  froides  âmes  allumant  les  bra- 
siers des  amoureuses  flammes  »  [h).  Mais  ces  éloges  mêmes  expliquent  et 
justifient  l'antipathie  de  Boileau.  Le  charme  purement  sensuel  de  ces  vers 
décolorés  et  vagues,  comme  une  langueur  lasse  d'amour,  avait  un  attrait 
dangereux,  un  volupté  dissolvante;  il  endormait  la  raison  et  énervait  la 
volonté.  Son  murmure  de  caresses  se  mariait,  il  est  vrai,  avec  une  exquise 
grâce,  au  chant  harmonieux  de  la  musique. 

On  pouvait  cependant  imaginer  une  union  aussi  parfaite  de  la  poésie  et 
de  la  musique  en  un  art  plus  viril.  Les  Allemands  ont  montré,  —  et  les 
Italiens  mômes,  —  que  la  poésie  pouvait  prendre  dans  le  drame  lyrique  de 
tout  autres  accents,  héroïques  et  virils.  La  grâce  un  peu  fade  et  efféminée 
de  l'opéra  de  Lully  et  de  Quinault  doit  donc  être  portée  au  compte  des 
auteurs,  de  l'époque  et  de  la  société,  mais  non  pas  du  genre  de  l'opéra. 

(2)  Je  suis  surpris  de  trouver  chez  quelques  historiens  de  la  musique,  ce 
jugement  :  «  Lully  n'a  pas  à  proprement  parler  de  sensibilité.  » 

(3)  Lully  emploie  le  quatuor  ou  quintette  de  cordes  ;  il  fait  un  habile  usage 
des  flûtes,  dont  il  se  sert  habituellement  dans  les  ritournelles  (concurrem- 
ment à  l'unisson  des  cordes).  Dans  Psyché,  il  emploie  un  quatuor  de  flûtes 
à  l'antique.  Il  use  aussi  des  hautbois,  bassons,  musettes,  guitares,  trom- 
pettes, trompes  de  chasse,  timbales,  tambours  de  basque,  etc.  Son  instru- 
mentation est  d'une  extrême  finesse.  Auprès  des  plus  belles  pages  de  Ra7 
meau,  le  Sommeil  d'Atys  donne  l'impression  d'un  art  plus  parfait  et  plus 
exquis.  L'orchestre  de  Lully  a  souvent  des  intentions  pittoresques;  il  a  un 


(a)  Voltaire. 

(b)  Regnard. 


L'OPÉRA    EN    FRANCE.  267 

justesse  à  l'expression  du  cœur,  comme  un  doux  paysage,  aux 
lignes  à  peine  marquées,  s'harmonise  avec  des  figures  aux  gestes 
tristes,  et  les  baigne  de  sa  langueur. 

Cent  ans  après,  Gluck,  reprenant  Armide  (1777),  par  défi  de 
génie,  ne  pouvait  atteindre  à  la  grâce  de  certaines  pages,  ni  à 
leur  sobre  grandeur.  Plus  de  cent  après,  l'œuvre  de  Lully  res- 
tait (1)  comme  un  monument  indestructible  de  la  gloire  passée, 
et  l'Opéra  français  vivait  sur  ce  grand  nom.  Sa  cause  était  gagnée; 
sa  forme  ne  devait  plus  changer  jusqu'à  la  fin  du  dix-huitième 
siècle.  Les  révolutionnaires  comme  Rameau,  ne  feront  que  perfec- 
tionner sa  langue  sans  toucher  à  ses  lois. 

Etranger  acclimaté  en  France,  Lully  y  avait  transplanté  l'art 
de  son  pays  d'origine,  en  l'adaptant  aux  besoins  de  son  pays 
d'adoption  (2).  Il  avait  pu  donner  à  la  France,  à  défaut  d'un  art 
national,  un  art  cosmopolite  ayant  des  caractères  français.  Il 
avait  montré  au  monde  ce  dont  la  France  était  capable  dans  un 
genre  qui  n'était  pas  le  sien,  et  sa  merveilleuse  faculté  d'assimi- 
lation. Avait-il  donné  la  mesure  de  notre  puissance  lyrique?  Je 
ne  le  crois  pas;  et  je  crois  plutôt  que  son  génie  a  contribué  à 
fourvoyer  la  musique  française  depuis  deux  siècles. 


Nous  avons  vu  au  commencement  du  chapitre,  le  peu  d'apti- 
tude de  l'esprit  français  à  concevoir  le  drame  lyrique,  et  par  con- 

aimablc  sentiment  de  la  nature,  tel  qu'on  peut  le  concevoir  au  dix-septième 
siècle  :  une  rêverie  intelligente  et  voluptueuse. 

(1)  Bellérophon  est  repris  4  fois  jusqu'en  1728;  Isis,  3  fois  jusqu'en  1732; 
Cadmvs,  8  fois  jusqu'en  1737;  Les  Festes  de  VAmour,  5  fois  jusqu'en  1738; 
Alys,  10  fois  jusqu'en  1740;  Phaèton ,  G  fois  jusqu'en  1742;  Persée,  6  fois 
jusqu'en  1746;  Roland,  G  fois  jusqu'en  1755;  Alcesle  est  repriso  7  fois  jus- 
qu'en 1757;  Proserpine,  G  fois  jusqu'en  1758;  Acis ,  8  fois  jusqu'en  17G2; 
Armide,  8  fois  jusqu'en  1764;  Amadis,  8  fois  jusqu'en  1771,  et  Thésée, 
14  fois  jusqu'en  1779. 

11  faut  remarquer  que  Campraet  Destouches  ont  débuté  en  1697,  Rameau 
en  1733,  et  Gluck  (à  Paris,  avec  Jphigénie  en  Aulide)en  1774.  En  1779,  lors 
do  la  dernière  reprise  du  Thésée  de  Lully,  Gluck  avait  donné  à  Taris, 
Iphigénie,  Orfeo  (1774),  Alcesle  (177G),  Armide  (1777),  et,  la  même  année, 
Iphigénie  en  Tauride  (1779).  Il  est  de  plus  assez  curieux  qu'à  la  reprise 
d'Acis,  en  1752,  Lully  ait  partagé  le  spectacle  avec  la  Serva  padrona  do 
Pcrgolèsc. 

(2)  «  Il  a  joint  à  la  force  du  génie  do  sa  nation,  la  politesso  et  les  agré- 
ments de  la  nôtre.  »  (Perrault.)  —  Voir,  plus  haut,  le  Ballet  de  la  Raillerie 
de  Lully  (1659). 


268  LES    ORIGINES    DU   THÉÂTRE   LYRIQUE   MODERNE. 

séquent  à  l'exécuter.  Il  n'y  a  pas  lieu  d'en  rougir,  puisque  cette 
faiblesse  a  sa  source  dans  sa  force  môme  de  vie  réelle  et  d'action, 
et  que  les  mêmes  causes  qui  nous  privent  d'opéra  nous  ont  faits 
les  premiers  au  théâtre  parlé.  Il  faut  donc  se  demander  s'il  no 
valait  pas  mieux  chercher  une  forme  d'art  musical  vraiment  fran- 
çaise, que  s'obstiner  à  dépenser  ses  dons  dans  une  œuvre  qui  ne 
répondait  pas  aux  besoins  de  la  race.  Le  Florentin  Lully  ne  le 
pouvait  comprendre.  Les  maîtres  du  théâtre  français  en  ont  eu  la 
conscience  dès  le  dix-septième  siècle. 

Saint-Evremond,si  Français,  si  pénétrant  des  sentiments  natio- 
naux, (d'autant  plus  peut-être,  qu'il  était  moins  ouvert  aux  idées 
étrangères),  a  excellemment  donné  la  formule  du  rôle  de  la  mu- 
sique dans  la  tragédie,  et  de  l'art  original  qui  devrait  sortir  en 
France  de  l'union  des  deux  arts. 

«  Les  vœux,  les  prières,  les  sacrifices,  »  dit-il,  «  et  générale- 
ment tout  ce  qui  regarde  le  service  des  Dieux,  s'est  chanté  dans 
toutes  les  nations  et  dans  tous  les  temps.  Les  passions  tendres  et 
douloureuses  s'expriment  naturellement  par  une  espèce  de  chant  : 
l'expression  d'un  amour  que  Ton  sent  naître,  l'irrésolution  d'une 
âme  combattue  de  divers  mouvements,  sont  des  matières  propres 
pour  les  Stances,  et  les  Stances  le  sont  assez  pour  le  chant.  Per- 
sonne n'ignore  qu'on  avait  introduit  des  Chœurs  sur  le  théâtre 
des  Grecs  ;  et  il  faut  avouer  qu'ils  pourraient  être  introduits  avec 
autant  de  raison  sur  les  nôtres.  Voilà  quel  est  le  partage  du  chant, 
à  mon  avis  ;  tout  ce  qui  est  de  la  conversation  et  de  la  conférence, 
tout  ce  qui  regarde  les  intrigues  et  les  affaires,  ce  qui  appartient 
au  conseil  et  à  l'action  »,  est  le  domaine  de  la  poésie  (1). 

Et  plus  loin,  montrant,  après  l'emploi  de  la  musique  dans  l'art 
ancien,  l'art  nouveau  qu'on  pourrait  faire  : 

«  Je  conseillerais  de  reprendre  le  goût  de  nos  belles  comédies, 
où  l'on  pourrait  introduire  des  danses  et  de  la  musique,  qui  ne 
nuiraient  en  rien  à  la  représentation.  On  y  chanterait  un  prologue 
avec  des  accompagnements  agréables.  Dans  les  intermèdes,  le 
chant  animerait  des  paroles  qui  seraient  comme  l'esprit  de  ce 
qu'on  aurait  représenté.  La  représentation  finie,  on  viendrait  à 
chanter  un  épilogue,  ou  quelque  réflexion  sur  les  plus  grandes 
beautés  de  l'ouvrage  :  on  en  fortifierait  l'idée,  et  ferait  con- 
server plus  chèrement  l'impression  qu'elles  auraient  fait  sur  les 
spectateurs.  C'est  ainsi  que  vous  trouveriez  de  quoi  satisfaire  les 

(1)  Lettre  sur  les  Opéra.  —  La  mauvaise  application  de  cette  idée  a  con- 
duit, comme  nous  verrons,  au  genre  faux  de  l'opéra-comique. 


L'OPÉRA    EN    FRANCE.  269 

sens  et  l'esprit,  n'ayant  plus  à  désirer  le  charme  du  chant  dans 
une  pure  représentation  ,  ni  la  force  de  la  représentation  dans  la 
langueur  d'une  continuelle  musique.  » 

Il  est  douteux  que  Corneille  et  Racine  aient  eu  connaissance 
des  vœux  de  Saint-Evremond  ;  tous  deux  ont  cependant  agi 
d'après  ces  règles.  L'Andromède  (1)  est  un  essai  de  ce  que  la  mu- 
sique peut  apporter  de  charme  mystérieux  et  d'illusion  fantasti- 
que clans  la  tragédie  humaine  (2).  Esther  (3)  et  Athalie  (4)  mar- 
quent le  point  le  plus  haut  où  se  soit  élevé  l'art  dramatique 
français,  paré  de  toutes  les  richesses  de  la  vie  réelle,  de  la  poésie 
et  de  la  musique.  Qui  ne  sent  la  grandeur  épique  qu'ajoute  l'em- 
ploi des  chœurs  à  la  tragédie  de  Racine?  C'est  l'âme  du  peuple 
d'Israël  qui  remplit  de  son  souffle  une  page  de  son  histoire.  Rien 
ne  rappelle  de  plus  près  le  drame  de  Sophocle.  On  sourit  en  pen- 
sant que  Wagner  crut  s'en  rapprocher  davantage  avec  le  torrent 


(1)  Janvier  1650.  Salle  du  Petit-Bourbon. 

(2)  Corneille,  moins  finement  artiste  que  Racine  et  Molière,  moins  sensiblo 
à  la  grâce  des  doux  sons,  relègue  avec  hauteur  la  musique  dans  les  scènes 
de  machines  et  d'action,  loin  des  beaux  dialogues  où  triomphe  la  raison. 

«  Vous  trouverez  cet  ordre  gardé  dans  les  changements  de  thécàtrc ,  que 
chaque  acte,  aussi  bien  que  le  prologue,  a  sa  décoration  particulière,  ou  du 
moins  une  machine  volante,  avec  un  concert  de  musique  que  je  n'ai  em- 
ployé qu'à  satisfaire  les  spectateurs ,  tandis  que  leurs  yeux  sont  arrêtés  à 
voir  descendre  ou  remonter  une  machine,  ou  s'attachent  à  quelque  chose 
qui  leur  empêche  de  prêter  attention  à  ce  que  pourraient  dire  les  acteurs, 
comme  fait  le  combat  de  Persée  contre  le  monstre;  mais  je  me  suis  bien 
gardé  de  faire  rien  chanter  qui  fût  nécessaire  à  l'intelligence  de  la  pièce, 
parce  que,  communément,  les  paroles  qui  se  chantent  étant  mal  entendues 
des  auditeurs  pour  la  confusion  qu'y  apporte  la  diversité  des  voix  qui  les 
prononcent  ensemble,  elles  auraient  fait  une  grande  obscurité  dans  le  corps 
de  l'ouvrage ,  si  elles  avaient  à  instruire  l'auditeur  de  quelque  chose 
d'important.  »  (Préface  d'Andromède.) 

La  musique  fait  donc  pour  lui  partie  du  décor;  il  le  dit  clairement. 

La  Toison  d'Or,  «  représentée  par  la  troupe  royale  du  Marais,  chez  M.  lo 
marquis  de  Sourdéac,  en  son  château  de  Neufbourg,  pour  réjouissance  pu- 
blique du  mariage  du  roi  »  (1060),  «  et  ensuite  sur  le  théâtre  royal  du 
Marais,  »  a  dû  servir  de  modèle  aux  premiers  opéras  do  Quinault.  Sourdéac, 
Comme  nous  avons  vu,  devint  un  des  associés  de  Perrin  et  Cambert. 

(3)  «  Je  m'aperçus  qu'en  travaillant  sur  le  plan  qu'on  m'avait  donné, 
j'exécutais  en  quelque  sorte  un  dessein  qui  m'avait  souvent  passé  dans  l'es- 
prit, qui  était  de  lier,  comme  dans  les  anciennes  tragédies  grecques,  lo 
chœur  et  le  chant  avec  l'action.  »  (Préface  d'Es*/ier,  1689.) 

(4)  «  J'ai  essayé  d'imiter  des  anciens  cette  continuité  d'action,  qui  fail  que 
leur  théâtre  ne  demeure  jamais  vide,  les  intervalles  des  actes  n'étant  mar- 
qués que  par  des  hymnes.  La  scène  de  la  prophétie,  qui  est  uno  e 
d'épisode,  amène  très  naturellement  la  musique.  »  (Préface  iV.Ulialir,  1091.) 


270  LES    ORIGINES    DU    THÉÂTRE    LYRIQUE    MODERNE. 

de  musiques,  où  sa  poésie  philosophique  surnage  à  peine.  La 
claire  pensée  française,  son  juste  sens  de  l'eurythmie,  qui  met 
en  œuvre  tous  les  arts,  en  les  subordonnant  harmonieusement  à 
l'action,  a  été  cette  fois  bien  près  de  deviner  le  génie  artistique 
de  la  Grèce  (1). 

Plus  complet  encore  et  plus  vivant,  l'esprit  de  Molière  applique 
à  la  tragédie  les  ressources  de  l'art  lyrique  (2),  et,  dans  la  comé- 
die, donne  les  modèles  de  l'art  nouveau  que  rêve  Saint-Evre- 
mond  (3).  La  musique  jette  dans  le  Sicilien  le  scintillement  et  la 

(1)  Racine  avait  même  accepté  de  MMme8  de  Montespan  et  de  Thianges,  la 
charge  d'écrire  un  opéra.  Boileau  lui  en  fit  de  vifs  reproches.  Il  convint  de 
la  justesse  des  critiques;  mais  trop  avancé  pour  reculer,  il  commença  un 
opéra  sur  la  chute  de  Pfiaéton.  «  Comme  il  n'entreprenait  cet  ouvrage  qu'à 
regret,  »  il  obligea  Boileau  à  en  partager  l'ennui ,  pour  le  lui  rendre  plus 
supportable.  Par  bonheur,  dit  Boileau,  Quinault  parvint  à  les  supplanter... 
«  Sic  nos  servavit  Apollo.  »  (Boileau,  Fragment  d'un  prologue  d'opéra.) 

Du  moins  Racine  écrivit-il  une  pastorale  en  un  acte  pour  Lully  {L'Idylle 
sur  la  Paix,  1685,  jouée  à  l'orangerie  de  Sceaux,  cnez  Seignelay).  On  prête 
aussi  à  Boileau  quelque  part  à  l'opéra  de  Bellerophon,  par  Thom.  Corneille 
et  Fontenelle  (janvier  1679).  Lui-même  prétendait  y  avoir  collaboré,  au 
moins  par  des  conseils  :  «  Tout  ce  qui  s'y  est  trouvé  de  passable,  c'est  à 
moi  qu'on  le  doit.  » 

(2)  Psyché,  tragi-comédie  ballet  en  vers  libres  (carnaval  1670).  —  La 
partie  chantée ,  qui  est  plus  particulièrement  mythologique,  (c'est-à-dire 
fantastique),  et  sensuelle,  est  de  Quinault.  C'est  un  véritable  opéra  à  soi 
seul.  Le  premier  intermède,  en  italien,  qui  exprime  la  douleur  de  la  mort 
de  Psyché  («  Deh  !  piangete...  »)  est  de  Lully.  Les  quatre  autres  intermèdes 
représentent  :  Vulcain  et  les  Cyclopes  forgeant  le  palais  d'Amour;  —les 
Zéphyrs  et  les  Amours  charmant  Psyché  pendant  l'absence  d'Amour;  —  les 
Enfers,  la  mer  de  feu,  la  danse  des  Furies;  —  l'Olympe  et  les  noces  de 
Psyché. 

(3)  Molière,  malheureusement  pressé  par  son  incessante  production,  et 
manquant  de  la  troupe  nécessaire,  n'a  pu  mener  à  la  perfection  l'art  dont  il 
a  eu  le  sentiment  très  net  dans  une  heure  de  réflexion.  Un  hasard  l'y  amena. 
Il  voulait  donner  un  ballet  avec  Les  Fâcheux  (20  août  1661);  «  et  comme  il 
n'y  avoit  qu'un  petit  nombre  choisi  de  danseurs  excellents,  on  fut  contraint 
de  séparer  les  entrées  de  ce  ballet,  et  l'avis  fut  de  les  jeter  dans  les 
entr'actes  de  la  comédie,  afin  que  ces  intervalles  donnassent  temps  aux 
mêmes  baladins  de  revenir  sous  d'autres  habits;  de  sorte  que,  pour  ne  point 
rompre  aussi  le  fil  de  la  pièce  par  ces  manières  d'intermèdes,  on  s'avisa  de 
les  coudre  au  sujet  du  mieux  que  l'on  put,  et  de  ne  faire  qu'une  seule  chose 
du  ballet  et  de  la  comédie.  »  Le  temps  manqua  pour  fondre  parfaitement 
les  deux  arts.  «  Quoi  qu'il  en  soit,  c'est  un  mélange  qui  est  nouveau  pour 
nos  théâtres,  et  dont  on  pourrait  chercher  quelques  autorités  dans  l'anti- 
quité; et  comme  tout  le  monde  l'a  trouvé  agréable  ,  il  peut  servir  d'idée  à 
d'autres  choses  qui  pourroient  être  méditées  avec  plus  de  loisir.  »  (Au 
lecteur.)  —  Il  se  pourrait  que  l'essai  do  Molière  ait  plus  fait  que  l'opéra 
d'Issy,  pour  le  triomphe  de  l'opéra  en  France. 


L'OPÉRA    EN    FRANCE.  271 

griserie  d'une  nuit  italienne,  d'une  mascarade  d'amour.  Elle  en- 
veloppe le  cerveau  d'une  atmosphère  d'ivresse,  où  les  êtres  vivants 
peu  à  peu  se  déforment,  sortent  du  monde  réel,  prennent  des 
proportions  fantastiques.  Ainsi  dans  le  Malade  et  le  Bourgeois 
gentilhomme ,  où  la  comédie  si  franchement  réaliste  d'abord,  se 
grise  de  sa  santé,  et  finit  dans  le  rire  colossal  de  Pantagruel.  Loin 
d'y  sentir  une  déchéance  de  la  grande  comédie,  j'y  vois  son  fort 
épanouissement,  une  épopée  de  la  belle  humeur  et  de  la  bouffon- 
nerie. La  musique  n'ajoute  pas  peu  d'ampleur  à  cette  magnifi- 
cence du  rire;  surtout  elle  le  rend  possible;  elle  désarme  la  cri- 
tique; elle  livre  la  raison  aux  folies  des  sens.  En  même  temps 

Dans  le  Mariage  forcé,  on  voit  (Argument)  que  Molière  vise  à  la  panto- 
mime musicale  (29  janvier  1664).  Dans  La  Princesse  d'Elide  (8  mars  1664),  la 
partie  musicale  est  déjà  mieux  rattachée  à  l'action  ;  elle  est  mêlée  aux  dia- 
logues dans  les  entr'actes,  mais  d'un  caractère  comique.  Cependant,  le  qua- 
trième intermède  a  je  ne  sais  quel  parfum  de  comédie  shakespearienne.  La 
musique  berce  la  rêverie,  et  augmente  le  trouble  de  la  princesse  amoureuse. 
«  Tâchez  de  charmer  avec  votre  musique  le  chagrin  où  je  suis...  »  — 
«  ...Achevez  seules,  si  vous  le  voulez.  Je  ne  saurais  demeurer  en  repos;  et 
quelque  douceur  qu'aient  vos  chants,  ils  ne  font  que  redoubler  mon  inquié- 
tude... » 

Le  prologue  de  Y  Amour  médecin  (15  septembre  1665)  montre  la  Comédie 
tendant  la  main  à  la  Musique  et  au  Ballet  : 

Quittons,  quittons  notre  vaine  querelle, 

Ne  nous  disputons  point  nos  talents  tour  à  tour. 

Les  entrées  de  ballets  font  de  la  pièco  un  véritable  opéra-bouffe.  Cham- 
pagne frappe  en  dansant,  aux  portes  de  quatre  médecins.  Les  médecins 
dansent  en  se  saluant.   C'est  du  haut  Guignol. 

M.  de  Pourceaugnac  (6  octobre  1669),  plus  encore,  ressemble  à  V  «  opéra 
buffa  »  italien.  11  commence  par  une  sérénade  ;  il  y  a  des  duos  bouffes  (con- 
sultation des  médecins  et  des  avocats),  et  des  ballets  ridicules  (poursuite 
des  matassins,  danse  de  deux  procureurs  et  des  sergents). 

11  en  est  de  même  du  Bourgeois  gentilhomme  (14  octobre  1670)  et  du 
Malade  imaginaire  (10  février  1673).  Pour  achever  la  liste,  je  me  contente 
de  nommer  Mélicerle  (2  décembre  1666),  La  Pastorale  comique  (idem),  Le 
Sicilien  (janvier  1667),  George  Dandin  (18  juillet  1668),  Les  Amants  magni- 
fiques (7  septembre  1670),  Le  Ballet  des  Ballets  (décembre  1671). 

On  est  surpris  que  la  musique  ne  soit  point  mêlée  aux  Fourberies  de 
Scapin  (4  mai  1671)  et  à  Amphitryon  (12  janvier  1668).  Mais  ce  dernier  est 
une  musique  à  soi  seul. 

Sans  insister  davantage  sur  un  sujet  qui  a  été  plusieurs  fois  étudié,  je 
ferai  remarquer  particulièrement  trois  scènes  :  le  sixième  intermède  des 
Amants  magnifiques  (Solennité  des  jeux  Pythiens  on  musiquo),  qui  est  du 
pur  opéra;  la  Cérémonie  du  Malade,  et  le  Ballet  des  Nations,  à  la  fin  du 
Bourgeois  (le  donneur  do  livres  et  la  foule),  dont  un  Rossini  pourrait  soûl 
traduire  en  musique  l'ampleur  de  bouffonnerie  et  la  vio  tumultueuse.  C'est 
du  plus  grand  opéra-bouffe. 


272  LES    ORIGINES    DU    THÉÂTRE    LYRIQUE    MODERNE. 

elle  adoucit  l'ironie;  elle  enlève  à  la  parole  railleuse  ce  qu'elle  a 
toujours  d'un  peu  sec;  elle  enrichit  le  spectacle  de  tout  le  luxe 
mondain  des  danses  et  des  sons.  Elle  fait  du  théâtre  comique  le 
reflet  de  la  vie,  mais  d'une  vie  joyeuse  et  élégante,  ornée  de  tout 
ce  que  la  réalité  a  de  parures  pour  les  sens,  .et  où  le  ridicule,  la 
maladie,  la  mort  même,  ne  sont  que  jeux  plaisants,  propres  cà  don- 
ner à  l'homme  le  rire  fort  et  sain. 

L'art  français  a  toujours  en  le  caractère  d'un  luxe  pratique.  Il 
cherche  à  embellir  la  vie  de  son  parfum  d'élégance,  mais  sans  la 
troubler  jamais;  il  veut  lui  donner  au  contraire  une  vue  plus 
nette  du  monde  qui  l'entoure,  et  la  force  héroïque  et  joyeuse 
d'agir. 

Un  tel  idéal  ne  pouvait  s'accommoder  do  la  musique  à  la  façon 
des  Allemands,  incessante  rêverie  repliée  sur  elle-même,  —  ou  du 
chant  italien,  cri  de  fiévreuse  passion,  qui  toujours  s'abandonne 
avec  la  même  ivresse  langoureuse  et  lassée.  La  musique  devait 
obéir  à  l'action,  l'entourer  de  son  charme  poétique  et  mondain, 
mais  n'en  distraire  jamais. 

De  là  vint  que  même  au  théâtre  lyrique,  où  l'on  prit  de  bonne 
heure  l'habitude  d'aller  s'ennuyer,  ou  se  divertiivsuivant  l'hu- 
meur, sans  exigences  littéraires  ou  dramatiques,  il  fallut  cepen- 
dant faire  deux  parts  bien  distinctes  ,  l'une  pour  l'action  ,  si 
médiocre  qu'elle  fût,  l'autre  pour  la  musique.  Ainsi  naquit  ce 
joli  monstre,  l'opéra  comique  (1),  qui  serait  une  œuvre  d'art 
très  médiocre,  s'il  no  fallait  le  considérer  comme  un  divertisse- 
ment sans  prétention,  un  passe-temps  de  musiques  et  de  dialo- 
gues ,  qui  ne  se  prend  au  sérieux  que  juste  assez  pour  éveiller 
d'aimables  émotions,  dont  l'esprit  jouit  doucement  sans  jamais  en 
être  dupe. 

Musset  a  finement  senti  les  lois  du  genre,  si  le  mot  de  lois 

(1)  Il  était  assurément  bien  dans  l'esprit  de  la  race;  car  qu'est-ce  autre 
chose  qu'un  opéra-comique,  ce  Jeu  de  Robin  et  de  Marion  (1285),  premier 
exemple  d'union  véritable  de  la  musique  à  la  poésie?  L'une  et  l'autre  y  ont 
déjà  leur  place  distincte.  Marion,  courtisée  par  le  chevalier,  lui  rit  au  nez 
dans  une  chanson.  Quand  une  phrase  a  uni  caractère  sentimental  ou  rail- 
leur bien  marqué,  quand  un  dialogue  se  développe  en  une  symétrie  ca- 
dencée, le  rythme  musical  s'ajoute  aux  vers,  vient  de  lui-même  leur  prêter 
ses  petites  ailes,  et  l'émotion  fleurit  en  une  mélodie.  Mais  ce  passage  de 
l'une  à  l'autre  langue  fait  qu'on  ne  s'abandonne  point  à  l'illusion  du  chant, 
et  qu'on  en  goûte  le  charme  délicat  sans  oublier  jamais  la  convention  d'un 
tel  art.  Si  parfait  qu'il  puisse  être,  c'est  toujours  un  jeu  de  société  ;  ce  n'est 
pas  le  drame  où  l'on  perd  conscience  de  la  vie  réelle  (Voir,  sur  ce  curieux 
Adam  de  la  Haie,  mort  vers  1288,  à  Naples,  l'ouvrage  de  Coussemaker,  1878). 


L  OPÉRA    EN    FRANGE.  273 

peut  convenir  à  un  genre  aussi  fluet  (1).  «  Il  faut  saisir,  »  dit-il, 
«  le  moment  précis  où  l'action  peut  s'arrêter,  et  la  passion ,  le 
sentiment  pur,  se  montrer  et  se  développer.  Ces  sortes  de  scè- 
nes, où  la  pensée  de  l'auteur  quitte  pour  ainsi  dire  son  sujet, 
sûre  de  le  retrouver  tout  à  l'heure,  et  se  jette  hors  de  l'intrigue 
et  de  la  pièce  même  dans  l'élément  purement  humain  ,  ces  sortes 
de  scènes  sont  extrêmement  difficiles  ;  c'est  la  part  de  la  poésie. 
L'opéra  comique  est  justement  celui  de  tous  les  genres  où  se 
montre  le  plus  distinctement  ce  temps  d'arrêt,  ce  point  de  démar- 
cation entre  l'action  et  la  poésie.  En  effet,  tant  que  l'auteur 
parle,  l'action  marche,  ou  du  moins  peut  marcher.  Mais  dès 
qu'il  chante,  il  est  clair  qu'elle  s'arrête.  Que  devient  alors  le 
personnage?  C'est  la  colère,  c'est  la  prière,  c'est  la  jalousie,  c'est 
l'amour.  Que  le  personnage  s'appelle  comme  il  voudra,  Agathe 
ou  Elise,  Dernance  ou  Valcour,  la  musique  n'y  a  point  affaire. 
La  mélodie  s'empare  du  sentiment,  elle  l'isole;  soit  qu'elle  le 
concentre,  soit  qu'elle  l'épanché  largement,  elle  en  tire  l'accent 
suprême  :  tantôt  lui  prêtant  une  vérité  plus  frappante  que  la  pa- 
role, tantôt  l'entourant  d'un  nuage  aussi  léger  que  la  pensée, 
elle  le  précipite  ou  l'enlève,  parfois  même  elle  le  détourne,  puis 
le  ramène  au  thème  favori ,  comme  pour  forcer  l'esprit  à  se  sou- 
venir, jusqu'à  ce  que  la  muse  s'envole  et  rende  à  l'action  passa- 
gère la  place  qu'elle  a  semée  de  fleurs.  » 

Musset  comprend  la  musique  à  la  façon  de  Saint-Evremond. 
«  Le  chant  animerait  des  paroles  qui  seraient  comme  l'esprit  de 
la  représentation  (2).  »  Il  ne  lui  permet  pas  de  se  mêler  à  l'action; 
elle  n'a  point  cette  témérité  de  peindre  les  âmes  des  héros  et 
leurs  passions  individuelles;  mais  elle  prend  les  germes  de  pas- 
sion qui  sont  en  eux,  les  développe  et  les  paraphrase;  elle  répand 
autour  du  drame  une  sorte  d'atmosphère  sensuelle  et  sentimen- 
tale qui  grise  les  spectateurs  et  les  fait  participer,  d'une  manière 
inconsciente  et  trouble,  aux  émotions  du  spectacle.  A  vrai  dire, 
des  intermèdes  symphoniques ,  ou  des  chœurs  à  l'antique  (d'un 
sentiment  aussi  moderne  que  l'on  voudrait,  et  tels  que  les  ima- 
gine par  exemple,  l'auteur  d'On  ve  badine  pas),  eussent  mieux 
résolu  le  problème,  que  ce  genre  hybride  de  l'opéra  comique, 
avec  les  heurts  do  ses  deux  langues  juxtaposées  et  disparates. 
Mais  le  Français  a  cherché  son  plaisir  plus  que  son  idéal  ;  puis- 

(1)  A.  de  Musset,  Discours  de  réception  à  V Académie  française  (27  mai  1852) 
sur  Dupaty. 

(2)  Saint-Evremond,  Lettre  sur  les  Opéra.  Voir  plus  haut. 

18 


274  les  Origines  du  théâtre  lyrique  moderne. 

qu'il  a  réussi ,  ne  le  chicanons  pas.  Tl  est  seulement  fâcheux  que 
presque  toute  notre  musique  se  soit  appliquée  à  soutenir  chez 
nous  un  genre  qui  est  italien  ou  allemand,  l'Opéra,  plutôt  qu'à 
chercher  une  expression  de  l'instinct  national  plus  artistique  et 
plus  haute  que  l'opéra  comique. 

Gomment  s'en  étonner  pourtant?  Un  rôle  brillant,  mais  acces- 
soire, ne  pouvait  convenir  à  nos  musiciens.  Il  est  rare  qu'on  ait 
la  juste  conscience  de  ses  forces,  et  il  est  bon  de  tenter  davantage. 
En  cherchant  à  sortir  de  ses  limites,  notre  art.  protégé  par  sa 
grâce  et  son  tact,  n'a  jamais  commis  d'erreurs  pareilles  aux  étran- 
gers, quand  ils  ont  tenté  des  imitations  françaises;  il  a  même 
réussi  parfois  à  faire  illusion  aux  étrangers  eux-mêmes.  En  réa- 
lité, il  n'a  jamais  été  au  delà  du  second  rang.  L'éclat  avec  lequel 
il  l'occupe  ne  suffit  pas  à  nous  enlever  le  regret  qu'il  n'ait  pas  eu 
un  sentiment  plus  clair  de  son  rôle  artistique.  Quelques-uns  de 
nos  musiciens  l'ont  cependant  compris.  Le  plus  Français  de  tous 
a  donné  dans  Y  Artésienne  la  mesure  de  notre  musique  dramati- 
que, et  montré  la  grandeur  où  elle  pourrait  atteindre,  en  consen- 
tant seulement  à  obéir  à  ses  lois. 


CHAPITRE  IX. 

LA    DÉCADENCE   ITALIENNE. 


Scepticisme  et  dévergondage  des  cours  italiennes  au  dix-septième  siècle.  — 
Corruption  du  goût.  Palestrina  supplanté  par  Kapsberger.  Mise  en  scène  et 
virtuosité.  —  Décadence  intellectuelle.  Bouffonnerie  sénile  des  poèmes 
d'opéra.  Quelques  livrets.  Cicognini.  Stampiglia.  Esthétique  dramatique 
du  dix-septième  siècle.  Satire  de  Marcello.  —  Corruption  morale.  Scan- 
dales des  théâtres  de  Rome.  Luttes  d'Innocent  XI  et  d'Innocent  XII 
contre  l'immoralité.  Les  papes  vaincus  par  l'Opéra. 

Les  grands  hommes  de  la  Décadence.  Stradella.  Alessandro  Scarlatti.  Leur 
richesse,  leur  beauté,  leur  paresse  et  leur  vide.  —  Ce  que  le  monde  doit 
aux  Italiens;  ce  qu'il  était  en  droit  de  leur  réclamer  encore.  —  Les  Ita- 
liens ont  créé  le  drame  lyrique,  esquissé  toutes  ses  formes;  tout  l'art 
moderne  s'ébauche  en  eux.  —  Ils  n'ont  pas  été  tout  ce  qu'ils  devaient 
être.  La  musique  n'a  pas  eu  son  Raphaël. 

Eclat  et  séduction  de  cette  Décadence  voluptueuse;  elle  a  pu  faire  l'illusion 
de  l'âge  d'or  de  l'Opéra. 


L'Opéra  arrivait  à  peine  à  la  pleine  possession  de  ses  forces , 
qu'il  se  trompait  de  chemin ,  et  la  décadence  se  révélait  en  son 
épanouissement. 

Poésie  et  musique  étaient  piquées  au  cœur  par  le  scepticisme , 
par  une  ironie  brillante,  un  dandysme  indifférent.  L'art  profond 
du  seizième  siècle  s'était  corrompu,  à  vivre  dans  les  cours  bla- 
sées de  l'Italie.  Il  avait  appris  à  ne  leur  plus  parler  qu'un  langage 
digne  d'elles,  vide  comme  leur  pensée.  Dès  1630,  Palestrina  était 
traité  d'  «  antiquaille  (1);  »  les  plus  sérieux  artistes,  un  Doni, 
n'étaient  pas  éloignés  de  trouver  son  style  inculte  et  sauvage.  Un 


(1)  «  Ammiro  anch'  io  quella  famosa  musica  dol  Palestrina,  cho  fu  cagione 
che  il  concilio  del  Trento  non  bandisso  la  musica  dello  chiesc,  pcrô  qucsto 
cose  si  hanno  orà  in  pregio,  non  per  scrvirsenc,  ma  pcr  consorvarlo  o  to- 
nerle  riposte  in  un  museo,  coino  bellissime  anlicaglie.  »  (Piotro  dolla  Vallo.) 


276  LES   ORIGINES    DU   THEATRE    LYRIQUE    MODERNE. 

Kapsberger  (1)  osait  se  poser  en  réformateur  de  l'art  passé  (2),  et 
réussissait  à  le  remplacer  à  la  Sixtine  par  ses  plates  musiques  sur 
les  poésies  d'un  pape  Barberini. 

Le  mouvement  s'accentua  à  la  fin  du  siècle.  Les  tours  de  force 
vocaux,  le  règne  de  la  virtuosité,  les  formules  brillantes  et  creu- 
ses, le  luxe  extravagant  de  la  mise  en  scène  (3),  envahirent  la 
musique;  le  sérieux  en  disparut.  Les  rythmes  s'appauvrissent; 
le  récitatif  se  vide;  les  grandes  scènes  dramatiques  sont  étouffées 
par  l'aria  napolitain;  l'orchestration  se  réduit  à  sa  plus  simple 
expression. 

La  poésie  semble  être  devenue  le  langage  de  vieux  nobles  im- 
béciles, un  bégaiement  sénile,  avec  des  restes  de  dignité.  Elle  mêle 
les  façons  pompeuses  d'autrefois  à  un  radotement  d'idiots.  Ce 
sont  des  apothéoses  vides  de  sens,  farcies  de  sentences  à  la  Polo- 
nius,  et  de  cocasseries  à  l'Offenbach ,  un  spectacle  dans  le  genre 
des  féeries  du  Ghâtelet  et  de  la  Porte  Saint-Martin. 

Dans  le  Giasone,  de  Gicognini  (un  des  plus  célèbres  opéras  du 
siècle),  une  situation  dramatique  s'interrompt  pour  faire  place  à 


(1)  Johannes  Hieronymus  Kapsberger,  «nobilis  Germanus,  »  glorieux  dans 
son  temps  comme  un  Monteverde  ou  un  Mozart,  et  soutenu  dans  l'histoire 
par  l'admiration  béate  de  son  ami,  Athanasius  Kircher  (Musurg.,  VII,  586), 
que  son  snobisme  et  ses  façons  charlatanesques  avaient  ébloui.  Il  était  vir- 
tuose sur  le  théorbe,  le  luth,  la  guitare  et  la  trompette,  musicien  à  la  mode 
et  d'un  goût  détestable.  Pietro  délia  Vaile  parle  de  ses  trilles,  syncopes- 
trémolos,  oppositions  peu  discrètes  de  piano  et  de  forte  (voir  Doni,  II,  254). 
Il  a  laissé  une  quantité  de  compositions  profanes  et  religieuses,  dont  un 
grand  nombre  est  à  la  Bibliothèque  Barberini  de  Rome. 

(2)  «  Musicen  jampridem  impudicis  suit  ludicris  modis  fraclam  tantae  poe- 
seos  gravitate  extollere  conatus  sum,  ut  jucundâ  quàdam  severitate  incnrtos 
desipientis  vulgi  plausus  aspernata  graviorum  principum  aures  teneret,  ne- 
que  tam  saepe  ex  Antistitum  cubiculis  exturbaretur,  tanquam  ancilla  libi- 
dinis  et  obstetrix  vitiorum.  »  (Dédicace  des  Missarum  Urbanarum,  lib.  I, 
1631,  et  des  Poésies  latines  d'Urbain  VIII  (Maffio  Barberini),  mises  en  style 
récitatif.) 

(3)  La  mise  en  scène  du  Paride  de  Bontempi  à  Dresde  (1662)  coûte 
300,000  thalers;  celle  de  Porno  d'Oro  de  Cesti  à  Vienne  (1666),  100,000  thalers. 

Certaines  pièces  ne  sont  que  des  défilés  pompeux.  L'Apothéose  de  saint 
Ignace  de  Loyola  et  François  Xavier,  par  Kapsberger,  est  un  de  ces  triom- 
phes jésuites,  tels  qu'en  produit  la  peinture  de  l'époque.  Les  cinq  actes  sont 
remplis  par  des  processions  de  nations,  avec  des  costumes,  des  animaux, 
des  objets  exotiques. 

Dans  une  pièce  on  voit  Alcibiade  arriver  en  voiture  élégante,  précédée 
de  coureurs  et  de  cavaliers.  Dans  une  autre,  une  mine  prend  feu  au  siège 
de  Persépolis  et  fait  sauter  la  moitié  de  la  ville. 

La  plus  étrange  do  ces  représentations  est  la  Bérénice  de  Freschi  (1680). 


LA    DECADENCE    ITALIENNE.  277 

des  facéties  dignes  du  Chapeau  de  paille  d'Italie.  Egée,  bouleversé 
par  le  départ  de  son  fils,  interroge  son  esclave  : 

«  Egeo.  —  E  verso  dove  andranno  ?  (Et  où  vont-ils?) 

Démo  (balbutiente).  —  S'imbarcano  per  co  co  co,  per  co  co  co. 

Egeo.  —  Per  Coimbra? 

Démo.  —  Per  co  co  co. 

Egeo.  —  Per  Coralto? 

Démo.  —  Oibo!  per  co  co  co. 

Egeo.  —  Per  Cosandro? 

Démo.  —  Nemmeno  ;  per  co  co  co. 

Egeo.  -—  Per  Corinto? 

Démo.  —  Ah!  ah!  bene,  mi  cavasti  di  pêne.  (Ta  m'as  tiré  de 
peine.)  » 

Je  ne  nie  pas  l'effet  de  rire  nerveux  que  provoquent  ces  plai- 
santeries faciles  ;  mais  le  moment  était  singulièrement  choisi  (1). 

Heureux  encore  si  la  niaiserie  s'était  cantonnée  dans  certaines 
scènes!  Mais  que  dire  d'oeuvres  à  prétentions  littéraires,  qu'elle 
remplit  tout  entières?  Comme  ce  Christophe  Colomb,  «  qui,  en 
courant  les  mers,  devient  passionnément  amoureux  de  sa  propre 
femme,  »  et  dont  parlent  les  satires  de  l'abbé  de  Coulanges  et  du 
duc  de  Nevers  (2). 

Dans  le  chapitre  de  l'opéra  vénitien ,  j'ai  noté  l'incroyable 
impuissance  des  poètes  à  sortir  de  la  pauvreté  de  sentiments  de 
leur  époque.  Ils  sont  tout  à  fait  incapables  de  concevoir  d'autres 
mobiles  que  l'intrigue  et  la  galanterie.  On  leur  pardonnerait  ai- 
sément de  n'avoir  pas  l'âme  antique,  si  du  moins  ils  avaient  une 
âme;  mais  ce  n'est  qu'un  semblant,  un  reflet,  une  ombre falotte. 
Quelques  exemples  montreront  cette  impossibilité  à  saisir  les  mo- 
tifs profondément  humains  d'une  situation  tragique. 

Alceste,  de  Draghi  (3).  Au  premier  acte,  la  reine  est  ramenée 
sur  la  terre  par  Hercule.  Elle  trouve  Admète,  au  moment  où  la 
princesse  thébaine,  Mégara,  prisonnière  d'Hercule,  est  introduite 
à  sa  cour,  et,  prise  de  défaillance,  tombe  dans  les  bras  du  roi. 
Alceste  désespérée  veut  de  nouveau  mourir. 

Ifide,  de  Draghi  (4).  Le  roi  de  Crète,  Lygdo,  a  donné  l'ordre 

(1)  Cicognini  doit  presque  tout  son  succès  à  ce  talent  effronté  do  persi- 
fler les  situations  mômes  qu'il  traitait,  un  peu  à  la  façon  do  Henri  Heine. 
(Inutile  d'ajouter  qu'il  n'en  a  pas  l'esprit,  ni  l'émotion  délicate). 

(2)  Il  Colombo  ossia  l'Indu  Scoperta,  poésie  et  musiquo  du  cardinal  Otto- 
boni,  1691.  Rome.  Théâtre  du  Tor  di  Nona. 

(3)  1G99.  Vienne.  Poète  :  Donato  Cupeda. 

(4)  1G83.  Milan.  Poèto  :  Piantanida. 


278  LES    ORIGINES    DU   THÉÂTRE    LYRIQUE   MODERNE. 

d'exposer  l'enfant  qui  doit  naître,  si  c'est  une  fille.  La  mère  le 
trompe  et  fait  passer  la  petite  Ifide  pour  an  garçon.  L'action  com- 
mence au  moment  où  le  père  veut  marier  le  faux  jeune  homme 
avec  la  princesse  Janthea. 

Le  finezze  deWamicizia  et  delCamore  (1).  Tibérius  Gracchus  aime 
Cornelia  Scipio.  Celle-ci  le  repousse,  parce  que  le  Sénat  la  destine 
à  Ptolémée  d'Egypte,  et  surtout  parce  qu'elle  croit  Tibérius  en- 
nemi de  sa  maison.  Apprenant  au  troisième  acte,  que  Tibérius 
a  défendu  les  Scipions  contre  les  autres  tribuns,  elle  lui  donne 
sa  main. 

Mutio  Scsevola,  de  Gavalli  (2).  Scaevola  et  Porsenna  sont  enne- 
mis, parce  qu'ils  aiment  tous  deux  la  fille  du  consul  Publicola, 
Valeria.  Oratio  Code  est  aussi  l'amant  d'une  certaine  Elisa.  Mu- 
tio et  Oratio  sont  les  victimes  d'un  intrigant,  le  capitaine  Ismeno. 
Le  noble  Porsenna  leur  rend  la  liberté  et  les  unit  à  celles  qu'ils 
aiment. 

Ormindo,  de  Cavalli  (3).  Erisbe,  jeune  femme  du  vieux  roi  Ha- 
drieno,  aime  deux  jeunes  princes,  Amida  et  Ormindo.  Amida 
s'arrache  à  temps  des  liens  coupables,  et  revient  à  l'amour  de  sa 
fiancée  délaissée,  qui  l'a  suivi  dans  ses  égarements  sous  le  mas- 
que d'un  soldat-  égyptien.  Mais  Ormindo  est  pris  avec  la  reine  et 
condamné  à  mort.  Par  bonheur,  au  dernier  moment,  un  talis- 
man fait  reconnaître  qu'Ormindo  est  fils  du  vieil  Hadrieno.  Non 
seulement  le  roi  lui  pardonne,  mais  il  lui  donne  son  trône  et  sa 
femme. 

Les  exemples  pourraient  se  multiplier  à  l'infini  (4).  En  voici 
un  dernier,  tiré  du  plus  célèbre  ouvrage  de  Scarlatti,  la  Caduta 
dei  Decemviri,  dont  l'Arcadien  Stampiglia  écrivit  le  livret  (1697). 
Il  n'est  rien  de  plus  galant.  Appius  est  respectueusement  em- 
pressé auprès  de  Virginie.  Celle-ci  est  une  jeune  coquette,  qui 
sait  profiter  des  conseils  de  sa  nourrice,  se  garde  bien  de  décou- 
rager ses  galants,  et  tient  la  balance  égale  entre  eux.  Aussi  Virgi- 
nius  serait-il  malappris  à  la  tuer,  comme  le  veut  l'histoire;  ce 
manque  de  goût  est  évité  (5)  ;  il  l'effleure  à  peine,  et  elle  épouse 


(1)  1699.  Vienne. 

(2)  1665.  Venise.  Poète  :  Minato. 

(3)  1647.  Venise.  Poète  :  Faustini. 

(4)  Voir  le  récit  de  la  Bérénice  de  Domenico  Freschi,  1680,  Padoue,  dans 
Sulherland. 

(5)  «  C'est  une  règle  en  Italie  de  ne  jamais  ensanglanter  la  scène  par  lo 
meurtre  d'un  personnage  principal,  lors  même  que  la  pièce  contient  les  ac- 


LA    DÉCADEiNCE    ITALIENNE.  279 

son  fiancé.  Virginius  répare  sa  brutalité  en  épousant  à  son  tour 
la  sœur  d'Appius;  et,  pour  ne  pas  demeurer  en  reste,  Appius 
épouse  une  dame  romaine,  Valérie. 

Telles  sont  les  sources  d'inspiration  des  artistes  de  l'époque. 
Encore  ai-je  soin  de  ne  choisir  que  les  pièces  les  plus  fameuses. 
Scarlatti  a  écrit  sur  celle-ci  sa  musique  la  mieux  venue,  et  le  sujet 
sembla  si  beau,  que  quinze  ans  plus  tard,  Leonardo  Vinci  le  re- 
prenait pour  une  musique  nouvelle  (1712). 

C'est  à  peine  si  deux  ou  trois  braves  gens  protestent  contre  les 
extravagances  de  l'époque.  Roberti,  dans  le  prologue  de  sa  Rosi- 
monda  (1696),  s'élève  avec  indignation  contre  les  galanteries  amou- 
reuses, au  nom  d'Electre,  de  Médée,  de  Sophocle,  d'Euripide  et 
de  Sénèque.  Busenello  (1),  dans  sa  préface  des  Amours  d'Apollon 
et  Dafné,  rend  responsable  de  ce  mauvais  goût  Guarino  et  son 
Pastor  Fido.  Ce  goût  a  malheureusement  toujours  été  celui  de 
l'Italie;  et  si  de  telles  récriminations  étaient  jamais  utiles,  peut- 
être  s'adresseraient-elles  mieux  au  Tasse,  et  à  son  imagination 
romanesque,  qu'au  pauvre  Guarino,  qui  n'a  rien  inventé.  Mais  la 
Renaissance  tout  entière  serait  coupable;  et  qui  aurait  le  courage 
de  lui  reprocher  cette  joie  enfantine  et  raffinée  de  la  galanterie  et 
des  jeux  amoureux,  qui  brille  d'un  frais  éclat  dans  les  comédies  de 
Shakespeare  et  dans  la  Jérusalem  délivrée.  Leur  jeunesse  fait  leur 
charme;  et  le  tort  de  l'Opéra  du  dix-septième  siècle  est,  comme 
un  vieil  enfant,  de  jouer  à  des  jeux  qui  ne  sont  plus  de  son  âge. 

M.  Kretzschmar  ramène  à  une  formule  arithmétique,  la  plupart 
des  comédies  de  l'époque.  Soient  donnés  deux,  ou  quatre,  ou  six 
amoureux  d'une  part;  une,  ou  trois,  ou  cinq  princesses  de  l'au- 
tre; naturellement,  un  amoureux  s'en  retourne  les  mains  vides. 
Les  combinaisons  peuvent  varier.  Par  exemple,  la  dame  B  est 
aimée  du  prince  A,  mais  aime  le  général  G,  qui  aime  la  prin- 
cesse D.  Ou  bien  la  dame  D  ne  sait  lequel  choisir  entre  A,  G  et  E. 
Ou  bien  les  uns  et  les  autres  ne  sont  pas  ceux  pour  lesquels  ils 
sont  pris.  Et  la  plupart  du  temps,  les  maris^ne  reconnaissent  pas 
leurs  femmes;  les  parents,  leurs  enfants;  les  frères,  leurs  sœurs. 
Le  travestissement  sévit  de  la  façon  la  plus  extravagante.  Les 
étrangers  ont  peine  à  comprendre  ce  goût  monstrueux  dos  Ita- 
liens. Mais,  outre  qu'on  y  pourrait  saisir  quelques  traces  d'une 
déviation  morale  et  d'un  goût  singulier,  que  Praxitèle  et  Léonard 

tions  les  plus  atroces.  Tuez  les  subalternes  tant  qu'il  vous  plaira,  mais  los 
virtuoses  doivent  être  inviolables.  »  (Frés.  de  Brosses.) 
(1)  Voir  p.  168. 


580  LES   ORIGINES    DU   THÉÂTRE    LYRIQUE   MODERNE. 

ont  paré  de  leur  grâce  sublime  dans  leurs  êtres  troubles  et  in- 
sexuels, il  faut  y  voir  aussi  l'influence  de  l'emploi  des  castrats  au 
théâtre  (1).  Les  illusions  des  personnages  étaient  d'autant  plus 
vraisemblables,  que  le  public  lui-même  pouvait  s'y  méprendre. 

Il  est  à  peine  utile  d'ajouter  que  ces  livrets  insensés  n'ont  au- 
cun rapport  avec  les  airs  qu'on  y  introduit.  Poésie  et  musique 
sont  indépendantes  l'une  de  l'autre.  A  vrai  dire,  toutes  deux  ten- 
dent de  jour  en  jour  à  n'être  plus  qu'un  prétexte  à  des  jeux  de 
scène  et  à  des  virtuosités. 

«  Avant  de  composer  le  livret  d'un  opéra,  le  poète  moderne  de- 
mandera au  directeur  une  note  détaillée  lui  indiquant  le  nombre 
de  scènes  qu'il  veut  avoir,  afin  de  les  intercaler  toutes  dans  le 
drame.  S'il  doit  y  faire  figurer  des  apprêts  de  festins,  des  sacri- 
fices, des  ciels  sur  la  terre,  etc.,  il  aura  soin  de  s'entendre  avec  les 
machinistes  pour  savoir  par  combien  d'airs,  de  monologues  ou  de 
dialogues  il  doit  allonger  les  scènes,  afin  qu'ils  aient  toutes  leurs 
aises  pour  préparer  ce  qui  leur  sera  nécessaire... 

»  Il  composera  l'opéra  entier  sans  se  préoccuper  de  l'action, 
afin  que  le  public,  incapable  d'en  deviner  l'intrigue,  l'attende 
avec  curiosité  jusqu'à  la  fin.  Le  bon  poète  moderne  s'arrangera 
pour  que  ses  personnages  sortent  souvent  sans  motif;  ils  s'éloi- 
gneront l'un  à  la  suite  de  l'autre  après  avoir  chanté  la  canzonetta 
de  rigueur.  —  Il  ne  s'enquerra  jamais  du  talent  des  acteurs;  sa 
préoccupation  essentielle  sera  de  savoir  si  le  directeur  n'a  pas  né- 
gligé de  se  pourvoir  d'un  bon  ours,  d'un  bon  lion,  de  bons  rossi- 


(1)  Voir  le  S.  Alessio  de  Landi,  1634.  Dans  le  Palagio  d'Atlante  de  Luigi 
Rossi,  Loreto  Vittori  joue  Angélique.  Dans  Bidon  de  Cavalli,  1641,  Jarbas 
est  un  castrat.  De  même,  dans  Scipione  de  Cavalli,  1G64,  le  héros  est  cas- 
trat; Sofonisbe  est  déguisée  en  homme.  Dans  Mutio  Scœvola  de  Cavalli, 
1665,  Orazio  Code  est  un  soprano.  Eliogabalo,  du  même,  1669,  est  encore 
plus  extraordinaire  :  Eliogabalo,  Alessandro  et  Cesare  sont  soprani  ;  Zenia 
est  ténor.  Ce  n'est  guère  qu'à  partir  de  1671  que  des  femmes  chantent  dans 
les  représentations  musicales,  à  Rome.  La  première  mention  certaine  qu'on 
en  ait,  est  en  1673.  A  l'Opéra  de  Paris,  en- 1680  (pour  Proserpine),  les  femmes 
ne  sont  pas  encore  admises  même  au  corps  de  ballet.  C'est  seulement  en 
avril  1680,  qu'elles  y  font  leur  apparition,  pour  le  Triomphe  de  V Amour. 

Sur  cette  bizarre  question  des  «  soprani  »,  on  peut  consulter  une  curieuse 
apologie  française  du  dix-septième  siècle  :  «  Eunuchi  nati,  facti,  mystici,  ex 
sacra  et  humanâ  litteraturâ  illustrati.  Zacharias  Pasqualigus  puerorum 
emasculator  ob  musicam,  quo  loco  habcndus  ;  responsio  ad  quaesitum  per 
epistolam  I.  lleribcrli  cameliensis,  —  ad  illustriss.  M.  D.  D.  Plùliberturn  de 
la  Marc  senatorcm  Divioninsem  —  Diviono  ap.  Philibert  Chavance,  1655, 
cum  privilegio  régis.  »  C'est  un  ouvrage  assez  volumineux  (203  p.);  j'en  ai 
trouvé  un  exemplaire  à  la  Bibl.  Sainte-Cécile  de  Rome. 


LA    DÉCADENCE    ITALIENNE.  281 

gnols,  de  flèches,  de  tremblements  de  terre  et  d'éclairs.  —  Pour  ter- 
miner l'opéra,  il  amènera  une  scène  d'une  décoration  splendide, 
afin  que  le  public  ne  parte  pas  avant  la  fin,  et  il  ne  manquera  pas 
d'y  ajouter  le  chœur  habituel  en  l'honneur  du  soleil,  de  la  lune 
ou  du  directeur  (1).  » 


*  * 


Ajoutez  à  la  décadence  intellectuelle  une  extraordinaire  immo- 
ralité; j'y  ai  fait  allusion  à  la  fin  du  chapitre  V.  —  Elle  force  les 
papes  à  entrer  en  lutte  avec  l'Opéra,  et  on  dépense  de  part  et 
d'autre  plus  d'ardeur  et  plus  de  haine  pour  cette  lutte,  que  pour 
les  guerres  politiques.  L'héritage  des  Barberini  et  des  Rospi- 
gliosi  était  lourd  à  porter.  Le  théâtre  public  de  Tor  di  Nona, 
commencé  vers  1660,  remis  à  neuf  avec  magnificence  en  1671 
par  le  comte  d'Alibert,  factotum  de  Christine  de  Suède,  devint  le 
spectacle  des  scènes  les  plus  scandaleuses.  Le  pape  Alticri  (Clé- 
ment X)  (1670-1674),  le  premier,  montra  quelques  velléités  do 
résistance  au  débordement  du  cabotinage  et  de  la  corruption. 
Innocent  XI  Odesca'chi,  papa  Minga  (2)  (1676-1689),  entreprit 
résolument  la  lutte.  Il  défendit  les  spectacles  publics  vénaux 
(c'est-à-dire  à  billet  payant),  et  voulut  rendre  impossibles  les 
spectacles  privés  et  gratuits,  en  frappant  les  chanteurs  mondains 
de  l'interdiction  de  chanter  dans  les.  églises,  et  en  défendant  aux 
femmes  de  réciter  et  de  chanter  sur  les  théâtres  de  société.  On  y 
répondit  en  faisant  venir  des  chanteurs  du  dehors,  et  en  recou- 
rant aux  expédients  pour  la  gratuité  du  spectacle.  Pour  mettre 
fin  aux  scandales  qui  se  cachaient  dans  les  loges  fermées  au  Tor 
di  Nona,  le  pape  fit  abattre  les  cloisons  et  communiquer  les  lo- 
ges. On  se  gêna  si  peu,  qu'un  an  après,  le  pape  était  contraint  do 
faire  remettre  les  grillages;  le  scandale  était  devenu  pire.  La 

(1)  Bcnedctto  Marcello,  II  teatro  alla  moda,  trad.  franc.  d'E.  David,  1890. 
Fischbachcr. 

Cette  spirituelle  satire,  la  plus  violente  qu'un  Italien  ait  jamais  écrite  con- 
tre l'opéra  italien,  date,  il  est  vrai,  de  près  d'un  demi-siècle  plus  tard,  vers 
1720,  c'est-à-dire  en   plein  triomphe  de  Scarlatti,  et  de  son  vivant  encore. 

11  est  à  remarquer  d'ailleurs  que  Marcello,  dans  sa  lutte  contre  l'art  de 
son  temps,  revient  à  Provenzale,  dont  il  imite  le  style,  et  souvent  de  trda 
près.  Je  dois  cette  observation  à  M.  Lucien  Michelot,  maître  de  chapelle  à 
Notro-I)ainc-des-Champs.  Nous  avons  retrouvé  dans  divers  Psaumes  do 
Marcello,  des  souvenirs  très  exacts,  et  presque  dos  copies,  des  plus  bcllos 
pages  de  Provenzale  (par  exemple  de  l'air  do  Timante.  —  Voir  l'Appendice). 

(2)  «  Minga  »  =  «  qui  dit  toujours  non  »  (en  milanais). 


282  LES    ORIGINES   DU    THÉÂTRE   LYRIQUE   MODERNE. 

lutte  s'envenima.  Innocent  XI  n'avait  pas  seulement  à  lutter 
contre  le  goût  romain,  mais  contre  l'opposition  étrangère;  Chris- 
tine de  Suède,  l'ambassadeur  d'Espagne,  tout  le  monde  s'accorde 
à  le  faire  enrager.  Irritable,  nerveux  ,  il  s'emporto  jusqu'à  la  fu- 
reur et  tombe  dans  le  ridicule.  Il  fait  chasser  de  Rome  les  pein- 
tres, dont  «  le  pinceau  est  instrument  de  débauches;  »  il  s'avise, 
pour  remédier  au  scandale  de  l'habillement  des  femmes,  qui  vont 
la  gorge  et  les  bras  nus,  d'envoyer  ses  sbires  aux  lavoirs  et 
blanchisseries,  rafler  toutes  les  chemises  de  dames  qui  répon- 
dent au  signalement  :  «  tutte  quelle  camisce  da  donne,  le  quali 
saranno  trovate  con  maniche  corte  e  basse  di  scollo  di  petto,  a 
segno  taie  che  detti  birri  ne  hanno  fatta  una  copiosa  raccolta  in 
questi  giorni  (1).  »  Un  immense  éclat  de  rire  accueille  ces  réfor- 
mes. Christine  de  Suède  s'empresse  d'aller  faire  visite  au  Vati- 
can, avec  toute  sa  cour,  vêtue  de  robes  ridicules  qui  montent 
jusqu'au  nez  ;  on  les  nomme  «  Innocentianes.  »  L'excès  de  la 
moralité  ruine  la  ligue  morale.  En  1680,  le  pauvre  pape  capitule 
sur  toute  la  ligne;  il  cède,  jusque  pour  les  marionnettes;  et  les 
scandales  s'épanouissent  plus  que  jamais  aux  théâtres.  —  Le  Véni- 
tien Alexandre  VIII  (Ottobuoni),  qui  monte  sur  le  trône  en  1690, 
les  couve  d'un  regard  paternel.  Les  carnavals  de  1690  et  1691 
sont  les  plus  fous  du  siècle  (2). 

La  lutte  reprend  plus  âpre,  sous  le  pontificat  du  Napolitain  In- 
nocent XII  (Pignatelli)  (1691-1700);  et  en  1697,  instruit  par  les 
exemples  de  ses  prédécesseurs,  il  tranche  d'un  coup  la  tête  du 
monstre.  Le  Tor  di  Nona ,  qui  a  coûté  plus  de  100,000  écus  à 
bâtir,  est  abattu  par  son  ordre,  sous  l'accusation  d'immoralité  et 
de  scandaleux  exemple  donné  aux  pèlerins.  Mais  la  corruption 
était  trop  forte.  Après  un  moment  d'effarement  et  de  fureur  contre 
la  barbarie  du  pape,  après  des  flots  d'injures  et  de  pasquinades  (3), 

(1)  Lettre  de  Paolo  Negri  al  ministro  San  Tommaso,  à  Turin  (Rome,  25  oc- 
tobre 1679). 

(2)  Voir  M.  de  Coulanges,  Mémoires  (Paris,  1820).  « 

(3)  Voici  une  des  plus  innocentes  :  * 

Notre  pape  est  napolitain  ; 

Mais  c'est  un  saint,  ce  qui  s'appelle, 

Qui  veut  de  l'empire  romain 

Chasser  à  jamais  la  donzella, 

Bannir  les  jeux,  les  opéra, 

Le  carnaval ,  et  caetera. 

Mais  au  moins  de  boire  en  repos 

Nous  permettra-t-il,  le  saint-père? 

Son  nom,  ses  armes,  sont  des  pots. 

Une  Caraffe  fut  sa  mère. 


LA    DÉCADENCE    ITALIENNE.  283 

l'hydre  dramatique  poussa  de  nouvelles  têtes  ;  ce  qui  avait  été 
défendu  au  Tor  di  Nona  fut  permis  au  Capranica.  D'Alihert,  en 
1718,  releva  un  nouveau  théâtre,  et  Tor  di  Nona  lui-même  ne 
tarda  pas  à  reparaître. 

Si  de  tels  désordres  triomphent  dans  la  Rome  des  papes,  que 
dire  des  villes  où  nul  frein  ne  les  retient,  de  Naples  avec  son 
cynisme  oriental;  de  Venise  avec  son  apothéose  de  la  chair; 
Venise  aux  18  théâtres  d'opéra,  qui,  de  1637  à  1700,  donnent 
361  pièces  (1)  ;  Naples,  où  le  seul  Scarlatti  écrit  125  opéras  (2). 


Le  héros  de  cette  époque  est  Stradella.  Par  les  dates,  il  est  vrai, 
il  appartient  encore  à  moitié  à  la  période  précédente  (3).  Mais 
d'art  et  d'esprit,  il  est  le  représentant  le  plus  vigoureux  de  la  nou- 
velle génération  (4).  Homme  de  plaisir  et  de  scandales,  si  diffé- 
rent des  vieux  maîtres  laborieux  et  concentrés,  il  se  jette  dans  la 
musique  comme  dans  la  vie,  avec  une  impétuosité  folle,  une 
fureur  de  jouissance  et  d'action.  C'est  par  ces  emportements  de 
colère,  par  la  fougue  de  la  chair  et  le  sang  qui  bouillonne,  que 
son  art  domine  ses  contemporains  et  ses  successeurs  italiens.  Peu 
d'émotions  vraies  dans  cette  magnificence  de  vie  sensuelle;  ses 
amours  et  ses  querelles  lui  laissent  à  peine  le  temps  de  réfléchir; 
mais  il  vit  puissamment  (5). 


Pour  moi,  je  veux  avec  éclat 
Célébrer  son  pontificat. 

(Chanson  de  Coulanges.) 

(1)  37  au  S.  Cassiano,  ouvert  en  1637;  99  au  SS.  Giovanni  e  Paolo,  ouvert 
en  1639;  34  au  S.  Mosè,  ouvert  en  1639;  7  au  Novissimo,  ouvert  en  1642; 

5  au  SS.  Apostoli,  ouvert  en  1649;  10  au  S.  Apollinare  (1651-1660);  67  au 
S.  Salvatorc,  ouvert  en  1661;  4  au  T.  ai  Saloni,  ouvert  en  1670;  43  au  S. 
Angclo,  ouvert  en  1677;  38  au  S.  Giov.  Grisostomo,  ouvert  en  1678;  6  au 
Canal  Rcgio.  ouvert  en  1679;  1  au  T.  aile  Zattcre,  ouvert  en  1679;  2  à  l'Al- 
tieri  (1690);  1  au  S.  Marina  (1698);  2  au  S.  Fantiro  (1699);  1  au  T.  privato 
S.  Mosè  (1700);  3  au  théâtre  de  Murano  (1660);  1  au  théâtre  de  Dolo  (1697). 

(2)  Et  500  cantates. 

(3)  Né  vers  1645,  il  meurt  vers  1681. 

(4)  C'est  là  que  nous  le  retrouverons  avec  Scarlatti,  Bononcini,  Keiser,  et 
ceux  que  l'on  regarde  ordinairement  commo  l'âge  d'or  de  l'opéra  ancien. 

(5)  Modènc  a  la  plus  riche  collection  de  Stradella:  148  compositions,  dont 

6  oratorios  et  11  drames.  Venise  (Bibl.  S.  Marco)  possède  21  cantatos.  Voir 
suitout  le  fameux  Oratorio  de  S.  Gio.  Baltista  ,  à  5  voci,  «  con  istromenti 
duplicati,  »  dont  uno  copie  ancienne  est  à  l'Istituto  musicale  do  Floronco, 
et  (peut-être)  le  manuscrit  original  au  Liceo  Musicalo  do  Bologne.  Il  fut 


284  LES    ORIGINES    DU    THÉÂTRE   LYRIQUE    MODERNE. 

Tout  autre  est  Alessandro  Scarlatti  (1),  plus  dilettante  et  moins 
vivant.  Chez  lui,  l'abondance  de  verve  n'est  que  richesse  de  style; 
c'était  chez  Stradella  l'opulence  du  sang.  L'un  agit,  l'autre  écrit. 
Ni  l'un,  ni  l'autre  ne  pensent.  Il  y  a  loin  de  ces  hommes,  aux 
sérieuses  émotions  du  vieux  Provenzale.  Ce  sont  pourtant  encore, 
l'un  et  l'autre,  de  grands  artistes,  plus  richement  doués,  plus 
maîtres  de  la  forme.  Leur  époque  est  une  floraison  de  splendeur 
matérielle.  Une  telle  abondance,  fût-elle  corrompue,  garde  pour- 
tant en  elle  je  ne  sais  quelle  moralité.  Ce  torrent  de  création  n'est 
ni  profond,  ni  pur;  il  est  beau  cependant  par  sa  puissance 
même.  Jamais  depuis,  telle  opulence  de  musiques;  mais  l'art  est 
plutôt  admirable  que  les  artistes.  La  forme  est  belle;  trop  belle  ;  il 
n'y  a  nul  rapport  avec  ce  qu'elle  exprime;  elle  le  domine  et  le 
fait  oublier,  comme  en  ces  airs  grandioses  du  Saint- Jean-Baptiste 
de  Stradella  (2).  Au  hasard  de  la  verve  fleurissent  les  mélodies  ; 
en  un  bouquet  factice,  d'un  goût  prévu  d'avance  ,  la  logique  de 
l'Aria  les  cueille  et  les  rassemble.  Les  fleurs  sent  précieuses, 
étiolées,  d'une  fadeur  subtile;  le  bouquet  est  simple  avec  manié- 
risme, et  ne  manque  jamais  d'éclat.  Mais  qu'il  fait  regretter  les 
parfums  plus  agrestes,  moins  délicats. sans  doute,  de  Schûtz  et 
de  Carissimi  !  Par  sa  seule  abondance,  cet  art  sans  naïveté  con- 
serve sa  grandeur.  Mais  le  caractère  s'est  abaissé;  les  passions 
sont,  affaiblies;  le  travail  se  relâche;  l'intelligence  même  est 
moins  vive,  surtout  moins  attentive.  Sa  finesse  se  dépense  à  faire 
illusion  ,  à  chercher  le  succès,  à  le  trouver  sans  cesse  par  des 
moyens  médiocres.  C'est  le  paresseux  abandon  de  natures  riche- 
ment douées. 

Je  me  propose  d'étudier  plus  tard  cette  époque.  Elle  offre  de 
grandes  facilités  à  l'histoire,  parle  nombre  considérable  d'œuvres 
qui  portent  témoignage  pour  elle,  et  dont  la  plupart  sont  encore 
inconnues.  Elle  a  de  vives  séductions  pour  les  sens,  et  la  musique 
pure  y  trouvera  plus  de  charme,  qu'à  l'austère  période  que  nous 
avons  parcourue.  Je  ne  puis  l'aborder  ici  ;  elle  m'entraînerait 
beaucoup  trop  loin.  Nous  touchons  avec  elle  à  l'époquo  contem- 
poraine. 

On  peut  voir  dans  Rossini  et  les  Italiens  de  nos  jours,  les 

exécuté  en  1676,  à  Rome,  au  Latran  ;  et  c'est  lui  qui,  d'après  la  légende  de 
Bourdelot,  sauva  la  vie  à  l'artiste,  en  tirant  des  larmes  de  ses  assassins. 

(1)  Alessandro  Scarlatti,  né  à  Trapane  en  1649,  mort  à  Naples  le  24  octo- 
bre 1725.  Il  débuta  en  1684  à  Naples,  avec  Pompeo ;  dès  1680,  à  Rome,  avec 
VOnestà  nell'  amore. 

(2)  Hsendel  en  est  directement  sorti. 


LA    DÉCADENCE    ITALIENNE.  285 

mômes  tendances  qu'à  la  fin  du  dix-septième  siècle.  Jusqu'aux 
approches  de  l'esprit  d'indépendance  politique,  qui  a  pénétré  len- 
tement à  son  tour  dans  l'art  de  la  péninsule,  ils  sont  restés  les 
Italiens  de  Bernin  et  de  Scarlatti.  Ils  n'ont  cessé  de  montrer  au 
monde,  côte  à  côte  en  leurs  œuvres,  ce  qu'ils  auraient  pu  être 
auprès  de  ce  qu'ils  étaient,  leur  génie  et  leur  paresse.  Il  est  vrai 
qu'ils  ont  pris  le  monde,  plus  encore  par  leurs  défauts  que  par 
leurs  qualités;  et  je  ne  voudrais  pas  médire  de  cette  nonchalante 
facilité.  C'est  un  don  admirable,  surtout  à  notre  époque,  qui  ne  le 
connaît  plus  guère.  Il  repose  du  travail  de  fourmis  laborieuses  de 
nos  fabricants  de  jolies  phrases;  la  perfection  calculée  fatigue; 
l'agitation  dévorante  et  stérile  de  notre  art  épuise  et  décourage  ; 
nous  irions  avec  enthousiasme  à  la  première  nature,  riche  et 
spontanée,  qui  s'abandonnerait  naïvement  au  hasard  de  ses  fai- 
blesses et  de  son  inspiration.  Il  faut  donc  savoir  gré  aux  Italiens 
de  leur  rôle  «  inutile  »  dans  une  société  aussi  affairée  que  la 
nôtre.  Il  n'en  est  pas  moins  regrettable  qu'ils  aient  négligé  en  eux 
de  si  rares  qualités. 

De  tout  temps  il  en  fut  de  même.  Jusqu'en  la  première  Renais- 
sance, il  a  semblé  très  doux  aux  forts  artistes  de  Florence  et 
d'Ombrie,  de  se  laisser  charmer  par  la  langueur  des  choses  et  de 
leurs  rêves.  L'intelligence  virile  de  la  marquise  Gonzaga  a  de 
fermes  paroles  pour  éveiller  Pérugin  do  son  endormement  volup- 
tueux. Et  pourtant  de  quel  charme  est  cet  abandon  de  vivre, 
auprès  de  l'âpre  précision  du  favori  même  de  la  duchesse,  Andréa 
Mantegna  !  —  Elle  a  raison  pourtant.  Raphaël  a  pu,  sans  renoncer 
à  sa  grâce  native,  à  son  parfum  ombrien,  rester  maître  de  sa 
volonté,  et  développer  en  lui  une  puissante  raison,  souveraine  de 
ses  rêves.  Cet  art ,  né  d'une  pensée  virile  et  d'un  cœur  féminin, 
le  seul  qui  depuis  l'antiquité,  rappelle  la  noblesse  naturelle  et 
souriante  de  la  Grèce,  les  Italiens  pouvaient  le  rendre  au  monde. 
Ils  n'ont  fait  que  la  moitié  de  leur  tâche.  La  musique  n'a  pas  eu 
son  Raphaël  ;  elle  l'annonça  parfois,  mais  il  n'est  pas  venu.  Elle 
n'a  pas  à  l'attendre  de  l'Allemagne ,  ni  de  nous.  Laissons  aux 
Allemands  l'illusion  que  Gœthe  est  un  génie  grec,  et  qu'Athènes 
revit  dans  la  Munich  aux  Propylées.  Mozart  lui-même  ,  tout  pé- 
nétré de  beauté  italienne,  a  quelque  chose  de  bourgeois  auprès  de 
la  noblesse  latine;  sa  grâce  est  plutôt  celle  d'un  joli  enfant,  joyeux 
et  tendre,  que  d'un  Hermès  d'Athènes,  sublime  et  déconcertant, 
ou  d'une  Joconde  aux  ironies  profondes. 

Les  Italiens  qui  ont  tant  donné  au  monde,  lui  devaient  plus 
encore.  Tout  l'art  moderne  s'ébauche  en  eux.  Ils  oui  marqua  de 


286  LES    ORIGINES    DU    THÉÂTRE    LYRIQUE    MODERNE. 

leur  sceau  la  musique  entière.  Ils  n'ont  pas  seulement  créé  le 
drame  lyrique;  ils  ont  esquissé  la  multitude  de  ses  formes. 
L'opéra  français,  la  tragédie  récitative  avec  ballets,  est  apportée  à 
deux  reprises  de  Florence  par  les  Médicis  et  par  Lully.  L'opéra- 
concert  de  Venise  et  de  Naples,  où  la  musique,  sans  s'attacher  au 
texte,  cherche  seulement  à  éveiller  dans  les  sens  une  disposition 
favorable  à  l'action  poétique,  se  développe  de  Scarlatti  à  Rossini. 
Le  madrigal  dramatique  de  Modène,  Bologne  et  Mantoue,  prend 
une  largeur  inattendue  dans  la  symphonie  dramatique  moderne, 
soit  qu'elle  exprime  de  purs  états  d'âme  comme  Beethoven ,  soit 
qu'elle  vise  à  représenter,  comme  Berlioz,  des  drames  tout  en- 
tiers. L'harmonieuse  union  de  la  polyphonie  instrumentale  (ou 
vocale),  et  de  la  déclamation  monodique  dans  l'action  théâtrale, 
essayée  par  Monteverde,  Schtitz  et  Provenzale,  après  de  glorieux 
progrès  dans  l'œuvre  de  Rameau ,  Gluck  et  Weber,  s'est  pleine- 
ment réalisée  dans  le  drame  de  Wagner.  L'opéra  bouffe  s'annonce 
à  Florence  et  à  Naples.  L'oratorio  est  arrivé  à  sa  perfection ,  dès 
Garissimi.  Il  n'est  pas  jusqu'à  nos  théâtres  de  pantomime  musi- 
cale, et  aux  représentations  .scéniques  de  poèmes  lyriques  ou 
d'épopées ,  où  notre  raffinement  et  notre  affectation  de  simplicité 
n'aient  pour  devanciers  le  burratino  Acciajuoli ,  ou  les  Madrigalî 
e  Diabghi  de  Monteverde  et  Mazzocchi. 

Ce  ne  sont  pas  seulement  les  genres,  mais  les  hommes  qui  su- 
bissent l'influence  du  dix-septième  siècle  italien.  Toute  la  musique 
du  dix-huitième  siècle,  tous  les  génies  allemands,  sauf  un  seul  : 
Beethoven,  s'annoncent  fortement  dans  l'art  latin  du  «  Secento.  » 
On  n'aimerait  donc  pas  les  Italiens,  si  on  ne  leur  faisait  un  affec- 
tueux reproche  de  s'être  abandonnés.  Avec  quel  charme,  nous 
tâcherons  de  le  montrer  plus  tard.  Le  S.  G.  Battista  de  Stradella 
est  un  témoignage  assez  éloquent  de  ce  qu'il  restait  en  eux  de 
sève  débordante  ;  il  manque  par  malheur  l'austère  direction  de 
cette  pensée  sérieuse,  qui  fait  la  grandeur  des  primitifs  de  la  mu- 
sique, ces  maîtres  laborieux  de  la  première  moitié  du  dix-sep- 
tième siècle,  peut-être  moins  bien  doués,  du  moins  trop  tôt 
venus. 

L'Italie  a  sauvé  les  Italiens.  Les  négligences  de  l'esprit  n'ont 
pu  entamer  profondément  leur  heureuse  nature.  Ils  n'ont  jamais 
perdu  tout  à  fait  leur  aristocratie.  La  délicatesse  fluette  de  Gal- 
dara,  l'aimable  facilité  de  Lotti ,  l'abondance  un  peu  vide ,  mais 
brillante,  de  Marcello,  font  attendre  sans  impatience  l'apparition, 
trop  passagère,  du  charmant  Pergolèse.  Et,  dépouillant  l'humeur 
chagrine  et  les  récriminations  vaines,  lorsqu'on  se  livre  sans 


LA    DÉCADENCE    ITALIENNE.  287 

parti-pris  à  la  joie  de  vivre  qui  grise  l'Italie  de  la  fin  du  dix-sep- 
tième siècle,  comment  lui  résister?  Quel  luxe  de  sonorités  et 
d'images  fastueuses  dans  l'art  des  Scarlatti,  Leonardo  Léo,  Dom. 
Sarro,  Leonardo  Vinci,  Porpora,  Ziani,  Pallavicino,  D.  Freschi, 
Draghi,  Bononcini,  Clari,  etc. 

Le  génie  italien  s'écroule  en  une  pluie  d'or.  Les  Festes  galan- 
tes se  déroulent  à  travers  les  villes ,  qu'une  folie  de  plaisir  em- 
porte, comme  glissent  sur  l'eau  bleue  les  barques  pour  Cythère, 
aux  proues  roses  et  blanches,  aux  voiles  qui  palpitent  aux  cares- 
ses de  l'air,  en  un  rêve  fastueux  que  peindrait  Véronèse. 


APPENDICE  AU  CHAPITRE  VIII 

L'OPÉRA    EN   ANGLETERRE    (1). 


L'opéra  est  en  Angleterre  comme  en  France  une  importation  italienne.  — 
Addison  et  Saint-Evremond.  —  Pourquoi  les  Anglais,  malgré  leur  génie 
lyrique,  n'ont  pas  eu  de  drame  lyrique  national.  Raisons  philosophiques 
et  historiques.  Ce  que  pourrait  être  un  Opéra  vraiment  anglais. 

Le  théâtre  du  seizième  siècle  et  les  intermèdes  musicaux.  Shakespeare  et 
la  musique.  —  Les  Masques.  Les  Italiens  en  Angleterre.  Ferabosco  et 
Lanière.  —  Cornus  de  Milton.  —  Davenant  et  le  style  «  récitatif.  »  —  Mat- 
tew  Lock.  Shakespeare  en  musique.  —  L'opéra  anglais  semble  sur  le 
point  de  trouver  son  expression  personnelle  avec  Dryden  et  Purcell. 

Esthétique  musicale  et  dramatique  de  Dryden.  —  Luttes  de  l'esprit  national 
contre  l'imitation  étrangère.  —  Henry  Purcell.  Sa  vie  et  ses  œuvres. 
King  Arthur  et  Don  Quichotte.  Originalité  de  Purcell.  Le  Duodrama.  — 
L'opéra  tombe  aussitôt  après  lui.  Snobisme  et  trivialité.  —  The  Beggar's 
Opéra.  —  Haendel  en  Angleterre. 


L'expression  musicale  des  sentiments  dramatiques  n'est  pas 
plus  naturelle  en  Angleterre  qu'en  France.  «  Tout  le  monde  fut 
d'abord  d'une  surprise  extrême  d'entendre  des  généraux  com- 
mander en  musique,  et  des  dames  donner  des  messages  en  chan- 
tant. On  ne  pouvait  s'empêcher  de  rire,  toutes  les  fois  qu'on  en- 
tendait un  amant  chanter  un  billet  doux  d'un  bout  à  l'autre,  et 
fredonner  même  le  dessus  d'une  lettre.  La  fameuse  bévue  d'une 
de  nos  anciennes  comédies,  où  l'on  avertissait  les  lecteurs  qu'un 
roi,  accompagné  de  deux  violons,  entrait  seul,  n'était  plus  une 

(1)  Ce  chapitre  est  fait  d'après  les  publications  anciennes  et  les  historiens 
anglais.  Il  faudrait  le  compléter  par  des  recherches  dans  le  pays  même,  où 
sont  nombreuses  et  sans  doute  peu  explorées  les  collections  du  dix-sep- 
tième siècle. 

Les  premiers  grands  noms  de  la  musique  dramatique  anglaise  paraissant 
un  peu  au  delà  du  cadre  de  ce  travail,  j'ai  relégué  à  l'appendice  cette  étude 
très  sommaire.  Elle  doit  seulement  concourir  à  montrer  la  puissance  du 
mouvement  lyrique  italien,  et  son  développement  à  travers  toute  l'Europe. 


L'OPÉRA    EN    ANGLETERRE.  289 

chose  absurde.  »  —  11  semble  encore  que  l'on  entende  Saint  - 
Evremond,  et  c'est  Addison  qui  parle  (1). 

Les  Anglais  n'ont  pas  un  art  lyrique  national.  Nul  peuple  n'a 
moins  produit,  non  seulement  de  compositeurs  de  musique,  mais 
même  de  simples  exécutants.  C'est  un  fait  qui  surprend.  On  l'ex- 
plique d'ordinaire  par  ce  qu'ils  ne  sont  pas  musiciens;  c'est  ré- 
pondre à  la  question  par  la  question.  Sans  doute,  la  plupart  des 
Anglais  d'aujourd'hui  ont  l'oreille  peu  sensible  aux  délicates  har- 
monies. Mais  de  ce  qu'ils  sont  devenus,  on  ne  saurait  conclure  à 
ce  qu'ils  étaient  au  fond.  Personne  n'a  mieux  parlé  de  la  musique 
que  les  Anglais  de  la  Renaissance.  Shakespeare  trouve  des  mots 
exquis  pour  peindre  les  émotions  où  le  plonge  la  grâce  d'une  mé- 
lodie, ou  le  son  fugitif  d'un  rêveur  instrument  (2).  Tout  le  monde 
a  dans  la  mémoire  les  adorables  scènes  du  Soir  des  Rois,  ou  du 
Marchand  de  Venise.  Ce  ne  sont  pas  images  de  rhéteur,  mais  jus- 
tes sensations  qui  rencontrent  un  écho  dans  tout  cœur  musi- 
cien. —  Les  Anglais  n'ont  pas  seulement  montré  qu'ils  pouvaient, 
mieux  que  personne,  sentir  la  profondeur  de  l'émotion  musicale; 
ils  ont  trouvé  au  dix-septième  siècle  des  artistes  pour  la  rendre, 
et  l'apparition  de  Purcell,  dès  les  premiers  essais  de  l'opéra  en 
Angleterre,  est  une  preuve  de  ce  qu'ils  auraient  pu  faire  dans 
la  suite,  —  et  de  ce  qu'ils  n'ont  pas  fait.  N'avaient-ils  donc  pas 
les  qualités  nécessaires  à  réclusion  spontanée  d'une  langue  mu- 


(1)  Addison,  Le  Spectateur  ou  Le  Socrate  moderne,  trad.  franc.  Amster- 
dam, Mortier,  1716,  t.  I,  p.  144,  23e  discours. 

(2)  Le  Duc  :  «  Si  la  musique  est  l'aliment  de  l'amour,  jouez  toujours,  don- 
nez-m'en à  l'excès ,  que  ma  passion  saturée  en  soit  malade  et  expire.  — 
Cette  mesure  encore  une  fois!  elle  avait  une  cadence  mourante  :  —  oh! 
elle  a  effleuré  mon  oreille  comme  le  suave  zéphir  qui  souffle  sur  un  banc 
de  violettes,  dérobant  et  apportant  un  parfum...  Assez!  pas  davantage!...  » 
{Le. Soir  des  Rois,  scène  I.)  —  (Voir  aussi  scène  IX  du  Soir  des  Rois.) 

Lorenzo  :  «  ...  Comme  le  clair  de  lune  dort  doucement  sur  ce  banc!  te- 
nons nous  y  asseoir,  et  que  les  sons  de  la  musique  glissent  jusqu'à  nos 
oreilles  !  Le  calme,  le  silence  et  la  nuit  conviennent  aux  accents  de  la  suave 
harmonie...  »  —  (Musique). 

Jessica  :  «  Je  ne  suis  jamais  gaie  quand  j'entends  une  douce  musique.  » 

Lorenzo  :  «  C'est  que  vos  esprits  sont  absorbés...  Il  n'est  point  d'être  si 
brut,  si  dur,  si  furieux,  dont  la  musique  no  chango  pour  un  moment  la  na- 
ture. L'homme  qui  n'a  pas  de  musique  en  lui  et  qui  n'est  pas  ému  par  le 
concert  des  sons  harmonieux,  est  propre  aux  trahisons,  aux  stratagèmes  et 
aux  rapines.  Les  mouvements  do  son  âme  sont  mornes  commo  la  nuit,  et 
ses  affections  noires  commo  l'Erèbo.  Défiez-vous  d'un  tel  homme!...  Ecou- 
tons la  musique.  »  {Le  Marchand  de  Venise,  scèno  XX,  trad.  Fr.  V.  Hugo.) 

Voir  aussi  sonnets  5,  6,  128. 

19 


290  LES    ORIGINES    DU    THÉÂTRE    LYRIQUE    MODERNE. 

sicale?  Ils  ne  sont  pas  moins  passionnés  que  les  Italiens;  ils 
sont  à  la  fois  lyriques  et  vivants.  Gomment  leurs  passions  ne 
trouvent-elles  pas  naturellement  d'expression  mélodique? 

Faute  de  raisons  positives,  nous  sera-t-il  permis  de  risquer  une 
hypothèse  un  peu  paradoxale? 

Peuple  distinct  des  autres  peuples  de  l'Europe,  par  la  race,  le 
pays,  les  coutumes,  l'esprit,  nul  n'a  plus  que  lui  une  personna- 
lité absolument  originale;  nul  ne  sent  d'une  façon  pins  indivi- 
duelle. Il  est  Anglais  par  la  forme  de  l'esprit,  le  fond  de  la  pensée, 
jusque  dans  les  éléments  les  plus  insaisissables  qui  la  composent; 
(les  sensations  hallucinatoires  d'un  Shakespeare,  ou  d'un  Dickens, 
n'appartiennent  qu'à  l'Anglais).  J'oserai  même  affirmer  que  nul 
autre  ne  portait  davantage  en  lui  les  germes  des  arts  les  plus  per- 
sonnels ,  les  moins  semblables  au  reste  des  nations.  Le  matériel 
des  sensations  est  autre;  ils  ne  voient  pas  comme  nous,  ils  n'en- 
tendent pas  comme  nous,  leurs  associations  d'idées  sont  par  suite 
d'un  autre  ordre.  Il  n'y  a  pas,  à  proprement  parler,  un  système 
musical  allemand,  distinct  de  celui  de  l'Italie;  les  modes,  les  to- 
nalités sont  les  mêmes;  ce  sont  des  nuances  dans  le  caractère  et 
dans  l'intelligence,  mais  l'oreille  a  les  mêmes  besoins  et  les  mê- 
mes jouissances;  c'est  plutôt  une  différence  d'éducation  que  de 
nature.  En  Angleterre,  en  Ecosse,  (comme  en  Russie  et  en  Nor- 
vège), subsistent  véritablement  les  traces  d'un  art  qui  repose  sur 
d'autres  nécessités  matérielles,  d'autres  besoins  physiques.  Les 
chants  populaires  le  disent;  mais  nul  génie  national  ne  les  a 
traduits  dans  l'art. 

Hommes  d'action,  nés,  comme  les  Romains ,  pour  commander 
au  monde,  ils  se  sont  trouvés  comme  eux,  de  trop  bonne  heure, 
en  contact  avec  de  vieilles  civilisations  et  des  arts  raffinés.  Trop 
jeunes  encore  pour  lutter  contre  le  pouvoir  des  siècles,  ils  ont 
subi  l'empreinte  profonde  des  chefs-d'œuvre  étrangers;  et  comme 
ils  étaient  trop  fiers  et  trop  peu  souples  pour  s'assimiler  le  suc  de  tout 
ce  qu'il  y  a  de  beau  chez  les  autres,  (ainsi  que  fait  un  génie  latin, 
Raphaël  ou  Molière),  ils  sont  restés  comme  des  étrangers  à  l'art, 
ne  pouvant  entrer  dans  celui  des  autres,  et  ne  se  souvenant  plus 
du  leur.  Ils  avaient  la  grandeur  de  l'Angleterre  à  fonder,  et  ils 
n'avaient  pas  beaucoup  de  temps  ni  d'attention  pour  le  reste.  Ils 
se  sont  commandé  ailleurs  une  musique  saine,  claire,  forte,  sou- 
cieuse des  convenances  artistiques,  mondaines  et  religieuses, 
sans  écart  d'imagination,  sans  originalité  blâmable.  Ils  ont  adopté 
Bononcini,  Hàndel  et  Mendelssohn.  Leurs  peintres  se  sont  faits 
Italiens,  et  ce  n'est  guère  qu'en  ce  siècle,  à  l'apparition  de  Tur- 


L OPÉRA   EN    ANGLETERRE.  291 

ner  (vers  1820),  qu'ils  ont  pris  brusquement  conscience  de  leurs 
aspirations  et  de  leurs  besoins;  avec  quel  éclat  original,  on  le  sait 
aujourd'hui.  —  La  musique  n'aura- t-elle  pas  le  même  sort,  et  ne 
surgira-t-elle  pas  brusquement  des  passions  de  la  race  reflétées 
dans  un  homme? 

D'autres  raisons  s'y  opposeront  peut-être,  qui  eurent,  à  mon 
sens,  une  grande  part  au  manque  d'art  musical  en  Angleterre 
depuis  le  dix-septième  siècle.  De  terribles  passions  dorment  dans 
la  nature  anglaise;  mais  elles  ne  se  dépensent  pas  en  agitation 
tumultueuse,  comme  celles  des  Italiens;  elles  éclatent  par  éclairs, 
par  accès  de  fureur.  Le  reste  du  temps  ,  ils  sont  froids,  concen- 
trés, pratiques  et  railleurs  (1).  Ils  ont  eu  de  bonne  heure  con- 
science de  ces  germes  de  folie  sensuelle,  colère  ou  passionnée, 
qui  grondent  dans  le  cerveau  saxon  (2);  et  ces  hommes  d'action, 
pour  assurer  leur  action,  ont  travaillé  à  les  assujettir,  loin  de  les 
aviver  comme  l'Italien ,  qui  en  fin  de  compte  n'a  rien  à  crain- 
dre de  sa  nature,  se  dépensant  sans  cesse ,  et  ne  gardant  rien  en 
lui  de  tout  ce  qui  l'oppresse.  L'Anglais  a  la  pudeur  (ou  le  respect 
humain ,  —  la  honte  dans  tous  les  cas)  des  forces  sauvages  qu'il 
sent  en  lui  ;  il  a  travaillé,  surtout  depuis  sa  transformation  puri- 
taine (les  deux  révolutions  protestantes  du  dix-septième  siècle),  à 
les  refouler  dans  l'abîme  obscur  du  cœur  (3)  ;  et  il  a  étouffé  de 

(1)  Aussi  peut-on  plus  facilement  concevoir  en  Angleterre,  une  forme  de 
drame  lyrique,  où  la  parole  pratique  a  sa  part  bien  distincte  du  chant  poé- 
tique,  que  le  drame  lyrique  continu.  Ainsi  l'opéra  de  Purcell,  entrecoupé 
de  musiques,  avec  des  dialogues  parlés.  Shakespeare  mêle  aussi  la  musique 
à  ses  pièces  ,  et  les  emportements  ou  les  rêves  lyriques  à  l'ironie  froide  et 
aux  conversations  réalistes.  11  est  curieux  d'étudier,  au  point  de  vue  de  la 
seule  musique,  la  Tempête  ou  le  Songe  d'une  nuit  d'été. 

(2)  Voir  toute  la  suite  de  la  littérature  anglaise  chez  Taine. 

(3)  M.  Taine  montre  avec  beaucoup  de  vigueur  la  transformation  volon- 
taire de  l'Anglais  après  la  Restauration,  transformation  nécessaire  d'ailleurs 
pour  le  sauver  d'une  mort  inévitable. 

«  Par  dégoût  et  par  contraste,  une  révolution  se  préparait  dans  les  incli- 
nations littéraire^  et  dans  les  habitudes  morales,  en  même  temps  que  dans 
les  croyances  générales  et  dans  la  constitution  politique.  L'homme  chan- 
geait tout  entier,  et  d'une  seule  volte-face.  La  même  répugnance  et  la 
même  expérience  le  détachaient  de  toutes  les  parties  do  son  ancien  état. 
L'Anglais  découvrait  qu'il  n'est  point  monarchique,  papiste,  ni  scoptique, 
mais  libéral,  protestant  et  croyant.  Il  comprenait  qu'il  n'est  point  viveur  ni 
mondain,  mais  réfléchi  et  intérieur.  Il  y  a  en  lui  un  trop  violent  courant  de 
vie  animale  pour  qu'il  puisse  sans  danger  se  lâcher  du  côté  do  la  jouis- 
sance; il  lui  faut  une  barrièro  de  raisonnements  moraux  qui  réprime  ses 
débordements...  »  {Histoire  de  la  littérature  anglaise,  t.  III,  p.  142.  —  1885, 
Hachette). 


292  LES   ORIGINES    DU    THÉÂTRE    LYRIQUE   MODERNE. 

même  les  germes  de  l'art  lyrique  qui  en  eût  été  l'expression.  Qui 
sait  ce  que  serait  un  musicien  anglais ,  le  jour  où  il  briserait  la 
contrainte  glacée  de  sa  vie  et  de  sa  pensée?  —  Le  pourra- t-il  encore? 


Jusqu'à  la  première  moitié  du  dix-septième  siècle  (1),  il  y  a 
peu  de  drames  et  de  comédies  anglaises,  où  la  musique  vocale  ou 
instrumentale  n'ait  une  part.  C'est  un  usage  constant  d'introduire 
des  intermèdes  musicaux  entre  les  actes.  Dans  une  des  premières 
comédies  régulières  anglaises,  en  1551  ,  un  des  personnages 
s'adresse  aux  musiciens  et  les  prie  d'occuper  les  spectateurs  en 
son  absence^  Dans  la  tragi-comédie  de  King  Cambyse,  la  musique 
joue  durant  le  banquet.  Chaque  acte  de  Jocasie  est  terminé  par 
un  chœur.  La  comédie  de  Damon  et  Pythias,  par  Richard  Ed- 
wards (2),  est  un  vrai  drame  musical.  Les  acteurs  chantent  par 
instants,  accompagnés  par  les  instruments.  Dans  la  scène  où  Py- 
thias  doit  être  exécuté  pour  Damon ,  chaque  couplet  est  terminé 
par  un  chœur  de  Muses.  On  remarque  aussi  un  trio,  et  un  final, 
chanté  en  l'honneur  de  la  reine. 

La  Tempête,  Comme  il  vous  plaira,  etc.,  de  Shakespeare,  ont  des 
caractères  très  curieux  de  drames  fyriques.  Ici,  les  chansons 
d'Amiens,  les  chœurs  de  chasseurs  et  les  dialogues  des  pages,  le 
cortège  de  l'Hymen  («  avec  musique  solennelle  »),  les  danses  de 
la  fin;  —  là,  les  doux  chants  d'Ariel,  les  chœurs  des  esprits,  les 
apparitions  (<■  musique  douce  »),  la  mascarade  d'Iris,  de  Cérès  et 
Junon.  Je  ne  parle  pas  des  chansons  des  fées,  des  dialogues  ly- 
riques d'Oberon  et  de  Puck,  des  cortèges  avec  danses  du  Songe 
a"une  nuit  d'été,  des  chœurs  de  Roméo,  et  de  tant  de  drames  de 


Mais  il  est  plus  facile  de  changer  sa  conduite  que  sa  pensée.  On  ne  trans- 
forme pas  à  volonté  son  inspiration  artistique  et  son  émotion  intérieure  ; 
on  l'étouffé  seulement. 

(1)  Charles  Burney,  A  gênerai  history  of  Music,  from  the  Earliest  Ages  to 
the  Présent  Period,  4  vol.  Londres,  1776  (28  édit.  1789).  —  John  Hawkins, 
A  gênerai  history  of  the  Science  and  Practice  of  Music,  2  vol.  Londres,  1853. 
—  George  Hogarth,  Memoirs  of  the  Opéra  in  Ilaly ,  France,  Germany  and 
England,  2  vol.  Londres,  Bentley,  1851.  —  Edwards  Sutherland,  History  of 
the  Opéra,  from  its  origin  in  Italy  to  the  présent  lime,  with  anecdotes, 
2  vol.  in-12.  Londres,  Allen,  1862.  —  Lindner,  Zur  Tonkunst  Abhandlungen. 
Berlin,  Guttentag,  1864. 

(2)  Richard  Edwards,  musicien,  était  un  des  maîtres  de  la  chapelle  royale, 
au  commencement  du  règne  d'Elisabeth.  Il  mourut  en  1566.  Sa  pièce  fut 
chantée  par  la  chapelle  royale. 


L'OPÉRA    EN    ANGLETERRE.  293 

Shakespeare.  Nul  poète  moderne  n'a  fait  une  si  grande  place  à  la 
musique  dans  son  œuvre,  et  ne  lui  a  fourni  d'aussi  charmantes 
inspirations  (1). 

Les  pièces  de  Jonson,  Beaumont  et  Fletcher,  Shirley,  Dryden, 
sont  de  même  mêlées  de  musique  ;  et  il  en  fut  ainsi  jusqu'à  la 
constitution  du  drame  musical. 

Il  est  annoncé  par  les  Masques  à  la  fin  du  seizième  et  au  com- 
mencement du  dix-septième  siècle.  C'est  un  genre  qui  se  rappro- 
che déjà  plus  de  l'opéra,  que  de  la  mascarade  italienne.  Les  su- 
jets étaient  empruntés  à  la  mythologie,  et  prêtaient  à  beaucoup  de 
mise  en  scène.  Ils  étaient  tenus  à  une  poésie  courtisanesque, 
louant  le  roi  et  l'assemblée,  ou  chantant  les  époux  ,  sous  la  figure 
de  quelque  divinité.  Ce  ne  sont  pas  des  actions  dramatiques,  mais 
des  Festspiele ,  des  spectacles  d'apparat,  dans  le  goût  des  ballets 
français.  En  général,  ils  n'ont  pas  de  récitatifs.  Pourtant,  dans 
quelques  masques ,  le  dialogue  était  déclamé  «  in  stilo  recitativo.  » 

Le  principal  auteur  de  masques  fut  Jonson.  La  musique  en 
était  écrite  par  des  Italiens.  Les  deux  plus  célèbres  sont  Alfonso 
Ferabosco  (2)  et  Nicolo  Lanière  (3).  Les  masques  restèrent  long- 
temps un  des  amusements  favoris  de  la  cour.  La  reine  Anne  y 
joua,  avec  ses  enfants  et  ses  dames  do  compagnie.  Sous  Charles  Ier 
même,  la  reine  Henriette-Marie  y  tint  aussi  un  rôle.  Une  des  plus 

(1)  Les  musiciens  anglais  de  l'époque  ont  écrit  de  nombreux  madrigaux 
sur  les  pièces  de  Shakespeare.  On  pourra  consulter  sur  ce  point  plusieurs 
livres  anglais  :  Illustrations  of  Shakespeare,  par  Dance,  1876.  —  T.  Oliphant, 
La  Musa  madrigalesca.  Londres,  1837,  in-12.  —  Bibliotheca  madrigaliana. 
Rimbault,  Londres,  1847,  in-8°.  —  M.  G.  Chouquet  a  écrit  deux  articles  à 
ce  sujet  dans  la  Gazette  musicale  (13  et  20  mai  1877). 

La  musique  madrigalesque  a  fleuri  en  Angleterre,  comme  en  Italie,  jus- 
qu'au premier  tiers  du  dix-septième  siècle.  Un  des  plus  fameux  composi- 
teurs de  ce  genre  a  été  Orlando  Gibbons,  de  Cambridge  (1583-1025),  orga- 
niste de  la  chapelle  royale,  et  docteur  en  musique  de  l'Université  d'Oxford. 
Sa  musique  d'église  ,  et  ses  madrigaux  à  5  voix  avec  accompagnement  de 
violes,  ont  conservé  encore  une  grande  réputation  en  Angleterre. 

(2)  Alfonso  Ferabosco  (commencement  du  dix-septième  siéclo)  était  un 
Italien  né  en  Angleterre,  et  fils  d'un  madrigaliste  éminent.  11  out  une  très 
grande  vogue,  et  concevait  de  lui-mémo  une  haute  opinion.  Sa  musiquo, 
disent  les  historiens  anglais,  est  régulière  au  point  do  vue  des  modulations 
et  de  l'harmonie,  mais  rude  et  inexpressive,  sans  égard  au  rythme  et  au 
sens  des  vers. 

(3)  Nicolo  Lanière,  Italion,  était  musicien,  peintre  et  graveur;  il  emploie 
en  tout  la  mode  italienne  et  le  style  récitatif.  Il  excelle  dans  le  récitatif.  On 
trouve  do  sa  musique  dans  les  collections  Playfonl. 

Ilawkins  a  reproduit  dans  son  Histoire  un  portrait  de  Lanière,  d'après 
lui-môme. 


294  LES    ORIGINES   DU   THÉÂTRE    LYRIQUE   MODERNE. 

remarquables  de  ces  représentations,  fut  le  Triomphe  de  la  Paix, 
de  Shirley,  donné  à  Charles  Ier  par  ses  gentilshommes,  en  témoi- 
gnage de  loyauté,  (en  1633,  après  son  retour  d'Ecosse).  Cette  fête 
d'un  luxe  et  d'une  gaieté  éclatante  était  aussi  une  protestation 
contre  le  livre  de  William  Prynne,  paru  l'année  précédente,  et 
flétrissant  les  spectacles  comme  œuvres  sataniques  (1).  Withelock, 
organisateur  de  la  partie  musicale,  en  chargea  lves,  Lawes  et 
quatre  gentilshommes  français. 

Le  puritain  Milton  (2)  prenait  part  à  ces  fêtes,  et  son  Cornus 
(1G37)  est  le  plus  célèbre  masque  de  l'époque.  Henry  Lawes  (3) 
en  écrivit  la  musique;  c'était  le  premier  compositeur  de  l'Angle- 
terre. Hogarth,  différant  sur  ce  point  de  Burney,  qu'il  accuse 
d'avoir  mal  choisi  dans  l'œuvre  de  Lawes,  lui  reconnaît  de  rares 
qualités  de  grâce,  d'élégance,  de  charme  et  de  fidélité  expressive. 
«  S'il  n'a  point  le  secret  des  tendres  émotions  de  l'incomparable 
»  Purcell,  il  a  de  l'imagination,  du  goût  et  du  sentiment.  »  Il 
lui  reste  du  moins  une  certaine  rudesse  archaïque,  si  j'en  juge 
par  quelques  morceaux  publiés  dans  les  ouvrages  anglais,  et  en 
particulier  par  des  fragments  du  Cornus  (4). 


(1)  Prynne  avait  été  condamné,  comme  on  sait,  à  être  mis  deux  fois  au 
pilori ,  à  avoir  les  oreilles  coupées ,  à  payer  5,000  livres  au  roi ,  et  à  être 
emprisonné  le  reste  de  sa  vie. 

(2)  Il  est  probable  qu'il  avait  dès  cette  époque  connaissance  des  fameuses 
représentations  dramatiques  de  Rome.  Deux  ans  plus  tard,  en  1639,  nous 
le  retrouvons  chez  le  cardinal  Barberini,  à  la  soirée  de  Mflr  Rospigliosi  et 
de  Marazzoli  :  Chi  sofre  speri  (Voir  page  160.  —  Lettre  de  Milton  à  Luca 
Holstenio  (30  mars  1639,  Florence).  —  The  John  Milton  historical,  political 
and  misccllaneous.  Londres,  1653).  Il  vante  la  courtoisie  et  les*égards  avec 
lesquels  il  a  été  traité  par  le  cardinal  Francesco,  «  cum  ille  àxp<5a[j.a  illud 
musicum  magnificentià  vere  Romanâ  publiée  exhiberet.  »  Ce  nom  grec 
donne  à  penser  que  Milton  n'a  pas  échappé  non  plus  à  l'idée  du  théâtre 
antique,  mêlé  de  musique  et  de  poésie. 

Le  second  opéra  joué  à  Venise,  en  1638,  La  Maga  fulminata  de  Manelli  et 
Ferrari,  est  dédié  à  l'ambassadeur  d'Angleterre,  Feilding. 

(3)  Henry  Lawes  était  alors  précepteur  de  musique  dans  la  famille  du 
comte  de  Bridgewater,  pour  qui  fut  composé  Cornus,  et  qui  le  fit  repré- 
senter. Admis  à  la  chapelle  royale  en  1625,  Lawes  était  fort  apprécié,  et  le 
roi  Charles  Ier  l'aimait  beaucoup.  Pendant  la  Révolution,  il  enseigna  le  chant 
aux  jeunes  dames  de  l'aristocratie.  Sous  la  Restauration,  il  retrouva  sa 
place,  et  composa  le  Coronation-Anthem  pour  Charles  II.  Il  mourut  en  1662, 
et  fut  enterré  à  Westminster-Abbey.  On  a  de  lui  3  volumes  d'Ayres  et 
Dialogues, 

(4)  La  poôsio  en  est  une  des  plus  belles  de  Milton.  C'est  une  sorte 
d'  «  opéra  antique,  composé  d'hymnes  solennelles,  dans  le  genre  du  Pro- 
méthée  d'Eschyle  »  (Voir  Taine,  Littér.  anglaise,  II,   476).  Le  génie  de 


L'OPÉRA    EN    ANGLETERRE.  295 

Le  Common  Wealth  (1647-1656)  fut  un  moment  d'arrêt  pour 
l'art,  et  surtout  pour  le  drame  musical.  En  1656,  sir  Davenant 
rouvrit  un  théâtre,  pour  faire  des  entretiens  en  musique  et  dé- 
clamation, à  la  façon  des  anciens.  «  Il  en  avait  obtenu  l'autorisa- 
tion, parce  qu'on  pensait  que  ce  serait  en  italien  et  que  personne  ne 
comprendrait.  »  Mais,  pour  préparer  les  esprits,  il  débuta  par  un 
dialogue  d'Aristophane  et  de  Diogène  sur  l'art  dramatique,  rem- 
pli d'allusions  contemporaines.  Le  succès  fut  très  grand.  Peu  de 
temps  après,  il  donna  à  Rutland  House  le  Siège  de  Rhodes  (1656). 
Ce  fut,  d'après  Pope,  le  premier  opéra  chanté  en  Angleterre;  et 
l'on  sait  par  Langbaine  (Account  of  the  english  dramatic  poels),  que 
celte  pièce  et  quelques  autres  de  Davenant  étaient  en  «  stile  reci- 
tativo.  »  Burney  en  doute  un  peu.  Mais  Evelyn,  dans  son  Diary, 
dit  avec  précision  :  «  En  1662,  je  vis  jouer  la  deuxième  partie  du 
Siège  de  Rhodes.  Il  était  en  musique  récitative.  » 

La  pièce  suivante  de  Davenant  fut  la  Cruauté  des  Espagnols  au 
Pérou  (1658).  Evelyn  en  parle  aussi  :  «  J'ai  été  voira  Londres  un 
opéra  avec  décors  et  musique  récitative,  à  la  manière  italienne; 
il  est  bien  inférieur  aux  œuvres  d'Italie,  pour  la  composition  et 
la  magnificence  ;  mais  il  est  prodigieux  qu'en  un  temps  de  cons- 
ternation publique  (mort  de  Gromwell),  de  telles  vanités  soient 
permises.  » 

Dans  une  autre  pièce  de  Davenant,  The  Playhouse  to  let,  un  mu- 
sicien a  occasion  de  s'expliquer  sur  ce  qu'il  entend  par  récitatif 
musical.  «  Il  n'est  pas  écrit,  »  dit-il,  «  dans  le  style  familier  de 
la  conversation.  Le  langage  de  la  tragédie  est  plus  élevé  que  le 
parler  ordinaire  ;  à  la  hauteur  des  vers  répond  la  grandeur  des 
passions,  et  la  musique  prête  encore  ses  ailes  aux  envolées  de  la 
poésie.  »  C'est  le  juste  principe  de  l'opéra  florentin  et  français.  Il 
est  fâcheux  qu'il  ne  nous  reste  rien  de  la  musique  qui  ornait  les 
pièces  de  Davenant.  Leur  mérite  poétique  est  médiocre  ;  mais  on 
ne  saurait  oublier  qu'elles  ont  ouvert  la  voie  au  drame  musical 
de  Lock  et  Purcell  (1). 


Milton,  avec  son  abstraction  passionnée,  propre  surtout  à  rendre  puissam- 
ment des  senlirnents  généraux,  plutôt  qu'à  peindre  les  hommes  et  les  vies 
individuelles,  était  bien  fait  pour  donner  à  l'Angleterre  un  de  ses  premiers 
et  plus  célèbres  opéras. 

(1)  Après  la  Restauration,  Londros  a  deux  théâtres  établis  par  licence 
royale  :   le  King's  theater,  au  Drury   Lanc;  et  le  Duko's  thoater,  colui  do 
Davenant.  En    1G82  (Davenant  était  mort  en  1GC8),  les  compagnies  n' 
pas  assez  fortes  pour  vivre  séparément,  so  réunirent  ioui  le  Qom  <!•'  Koyale 
compagnie  de  Comédiens.  11  faut  ajouter  qu'au  temps  do  Jacques  I,r,  los 


296  LES   ORIGINES    DU   THÉÂTRE    LYRIQUE    MODERNE. 

Mattew  Lock  (1),  d'Exeter,  fut  le  compositeur  ordinaire  de 
Charles  II,  le  musicien  de  la  courte  et  folle  restauration  des 
Stuarts.  Il  est  curieux  devoir,  dans  l'opéra,  le  retour  de  l'opinion 
et  du  goût  publics  à  Shakespeare.  Lock  met  en  musique  La  Tem- 
pête et  Macbeth;  Purcell,  Timon  d'Athènes,  Le  Songe  d'une  nuit  d'été, 
et  La  Tempête.  Les  arrangeurs  anglais  y  préludent  aux  odieuses 
mutilations  que  la  musique  a  de  tout  temps  infligées  à  Shakes- 
peare (2). 

La  Tempête,  mise  en  opéra  par  Shadwell,  parut  en  1673,  ainsi 
que  Psyché  (3).  Le  dialogue  y  est  môle  de  chants  et  de  chœurs. 
Dans  les  soli,  la  mélodie  est  une  sorte  de  compromis  entre  le  ré- 
citatif et  l'air  de  Lully,  alors  très  à  la  mode.  Les  chœurs  sont  sur- 
tout remarquables;  l'harmonie  en  est  solide;  le  rythme,  énergi- 
que et  vivant.  La  page  la  plus  admirée  est  un  chœur  de  diables  et 
de  furies  à  six  parties.  —  Macbeth  (arrangé,  dit-on,  par  Davenant, 
et  paru  en  1674)  eut  plus  de  succès  encore.  L'enthousiasme 
des  critiques  anglais  va  jusqu'à  le  traiter  d'incomparable  chef- 
d'œuvre  (4), 

Cependant,  deux  hommes  allaient  donner  à  l'opéra  anglais  sa 
plus  haute  expression  :  Dryden  et  Purcell. 

Dès  1678,  Dryden  avait  publié  des  pièces  :  The  state  of  Inno- 

théàtres  avaient  été  jusqu'au  nombre  de  dix-sept.  Mais  les  deux  que  nous 
venons  de  nommer,  furent  les  premiers  dignes  de  ce  nom,  construits  et  amé- 
nagés avec  confort.  Une  troupe  régulière  de  musiciens  avait  sa  place  dans 
l'orchestre,  et  exécutait  entre  les  actes  des  morceaux  composés  spécialement 
pour  cet  usage,  et  nommés  «  acte-times.  »  Ils  accompagnaient  également 
les  musiques  vocales  et  les  danses  pendant  la  pièce.  Le  théâtre  devint 
bientôt  la  principale  ressource  des  musiciens,  exécutants  et  compositeurs. 
Chanter  et  danser  les  pièces  de  théâtre  fut  un  sport  favori  parmi  la  haute 
société. 

(1)  Mattew  Lock ,  élevé  comme  choriste  à  la  cathédrale  d'Exeter.  La  pre- 
mière œuvre  connue  de  lui,  est  un  «  petit  concert  à  3  parties  pour  violes  et 
violon.  »  Il  composa  la  musique  pour  la  rentrée  solennelle  de  Charles  II,  à 
la  Restauration.  Dans  la  dernière  partie  de  sa  vie,  il  devint  catholique 
romain,  et  organiste  de  la  reine  Catherine  de  Portugal,  femme  de  Charles  II. 
Il  mourut  en  1687.  On  trouve  de  sa  musique  dans  la  collection  Playford, 
Hilton. 

(2)  Shakespeare  parvint  même  en  Italie,  avant  de  nous  être  connu.  Dès  le 
commencement  du  dix-huitième  siècle,  il  y  est  mis  en  opéras.  J'ai  trouvé  le 
livret  d'un  Hamlet  (Amblelo,  d'Apostolo  Zeno  et  Pariati,  musique  de 
Vignati,  Baglioni  et  Corsi,  1719,  Milan). 

(3)  Dans  cette  dernière  pièce,  Lock  s'était  associé  un  Italien,  Battista 
Draghi. 

(4)  On  a  contesté  quelquefois  que  Macbeth  fût  du  même  auteur  que 
La,  Tempête. 


L'OPÉRA    EN   ANGLETERRE.  297 

cence,  et  La  chute  de  Vhomme}  sous  le  nom  d'opéras;  mais  il  n'y  a 
pas  de  chant  ;  la  musique  est  seulement  instrumentale.  Les  pièces 
sont  d'ailleurs  impossibles  à  jouer.  Dryden  y  paraphrase  en 
scènes  dramatiques  d'un  goût  baroque,  Le  Paradis  perdu.  En  1685, 
il  donna  un  véritable  opéra,  Albion  et  Albanus  (1),  plein  d'allusions 
politiques,  et  représentant  sous  forme  d'allégories  la  restauration 
des  Stuarts  et  leur  récente  victoire  sur  les  Wighs.  Le  succès  fat 
médiocre,  et  la  pièce  tomba  définitivement  à  la  nouvelle  de  l'in- 
vasion de  Monmouth,  apprise  au  milieu  de  la  sixième  représen- 
tation (13  juin  1685).  Elle  ne  manquait  point  de  mérite.  La  mu- 
sique est  du  Français  Grabu  (2),  venu  à  la  cour  avec  Gambert, 
et  ami  de  Dryden.  Elle  est  claire,  élégante,  d'une  mélodie  facile 
et  superficielle.  Son  caractère  italo-français,  et  la  préface  de 
Dryden  qui  soumet  l'art  national  à  l'idéal  étranger,  en  fait  une 
sorte  de  manifestation  latine  ;  elle  concorde  avec  la  politique  des 
Stuarts,  et  se  heurte  presque  aussitôt,  comme  elle,  à  la  révolution 
de  1688,  qui  réveille  le  sentiment  national. 

«  Un  opéra,  »  dit  Dryden,  «  est  un  conte  poétique,  ou  une 
fiction,  représentée  par  une  musique  vocale  et  instrumentale,  ornée 
de  décors,  de  machines  et  de  danses.  Les  personnages  en  sont  les 
dieux,  les  déesses  et  les  héros.  La  partie  récitative  demande  une 
beauté  plus  mâle  d'expression  et  d'harmonie.  L'autre  (songisfi 
party)  doit  plaire  à  l'ouïe  par  son  charme  et  la  variété  do  ses 
rythmes,  plutôt  que  satisfaire  à  la  raison.  Il  semble  d'abord 
étrange  que  la  rime  prenne  la  place  de  la  raison  ;  mais  il  faut 
avant  tout  poser  cette  vérité  essentielle  :  que  les  inventeurs  d'un 
art  ou  d'une  science,  les  premiers  qui  les  ont  portés  à  la  perfec- 
tion ,  ont  le  droit  de  leur  donner  des  lois,  que  tous  les  autres  de- 
vront suivre.  Il  en  est  ainsi  pour  l'Opéra,  où  l'exemple  des  Italiens 
doit  avoir  sur  les  autres  peuples  force  de  loi.  » 

On  le  voit;  c'est  une  abdication  complète,  non  seulement  du 


(1)  Albion  and  Albanius,  an  Opéra,  or  Représentation  in  Musich,  set  by 
Lewis  Grabu,  esquire;  master  of  his  lato  Majesty's  Musick.  15  mars  16S6-7. 
London,  Will.  Nott,  et  chez  l'auteur  (La  Bibliothèque  du  Consorvatoiro  de 
Paris  en  possède  un  exemplaire). 

(2)  Louis  Grabu,  établi  à  Londres  vers  1G80.  Il  écrivit  aussi  la  musique 
pour  la  traduction  de  V Ariane  de  Cambert,  ou  du  moins  l'adapta  aux  paroles 
anglaises.  Il  y  aurait  lieu  de  fairo  des  recherches  sur  ce  musicien  français, 
au  nom  si  peu  français. 

Le  parti  national  fut  blessé  par  sa  pièce,  et  l'on  fit  une  ballado  satirique 
dont  le  refrain  finit  sur  ces  mots  :  «  And  monsieur  Grabu.  »  (Hawkins  la 
cite  dans  son  histoire,  t.  IV,  396.) 


298  LES    ORIGINES   DU   THÉÂTRE    LYRIQUE   MODERNE. 

sentiment  national,  mais  de  la  raison  même  devant  l'imitation 
étrangère.  On  y  retrouve  l'influence,  non  pas  des  grands  artistes 
italiens,  dont  nous  avons  étudié  l'histoire,  mais  de  la  seconde 
génération,  de  l'école  de  Gavalli  et  de  Scarlatti,  les  musiciens  du 
plaisir  et  de  la  sensation  vide.  Ce  sont  eux  qui  ont  faussé  les 
esprits  sur  le  sens  du  drame  lyrique  ;  et  les  écrivains  du  dix- 
septième  siècle  n'imaginent  plus  d'autre  opéra  que  le  leur,  soit 
pour  le  prôner  comme  Dryden,  soit  pour  l'accabler  comme  Boileau. 
Il  est  assez  curieux  qu'après  avoir  soutenu  ces  principes,  Dryden 
ait  été  justement  le  poète  qui  donnait  six  ans  après  à  l'Angle- 
terre, la  première  et  peut-être  unique  expression  de  son  âme  dans 
le  drame  lyrique.  En  1691,  il  faisait  représenter  King-Arthur, 
tragédie  mêlée  de  chants.  La  musique  était  de  Purcell. 


Henry  Purcell  (1658-1695)  est  un  artiste  de  race.  Son  père, 
gentilhomme  de  la  chapelle  royale,  était  un  compositeur  très  ho- 
norable, qui  mourut  en  1666.  Elève  du  captain  Gook  de  la  cha- 
pelle royale,  et  du  docteur  Blow,  Purcell  fît  preuve  d'une  pré- 
cocité de  talent,  qui  rappelle  les  exemples  les  plus  fameux  de 
l'histoire  de  la  musique.  Pendant  qu'il  était  enfant  de  chœur,  il 
composa  des  antiennes  et  de  la  musique  d'église  en  style  fugué, 
qui  étaient  encore  exécutées  au  temps  de  Burney.  A  dix-huit  ans, 
il  devint  organiste  à  Westminster  Abbey,  et  à  vingt-quatre,  un 
des  trois  organistes  de  la  chapelle  royale.  Malgré  ses  fonctions, 
son  instinct  le  poussait  à  écrire  pour  le  théâtre.  Il  y  fît  ses  débuts 
à  dix-neuf  ans,  avec  Didon  et  Enée([§ll)(\).  C'est  une  œuvre  iné- 
gale, qui  a  du  mauvais  goût,  mais  de  la  vie  et  beaucoup  de  pro- 
messes ;  certaines  pages  sont  des  plus  belles  de  Purcell.  Le  suc- 
cès mondain  de  la  pièce  décida  de  la  vocation  de  l'auteur;  et  de 
nouveaux  ouvrages  étendirent  sa  renommée.  On  n'avait  jamais 
abandonné  l'usage  des  intermèdes  musicaux  (entr'actes)  et  des 
chants  sans  rapport  à  l'action,  introduits  au  théâtre  comme  orne- 
ments des  pièces.  Purcell  en  composa  de  la  sorte  pour  un  Abela- 
zor  (1677)  (drame  de  Mme  Behn) ,  un  Timon  d'Athènes  (1678) 
(extrait  de  Shakespeare  par  Shadwell);  un  Theodosius,  ou  la  force 


(1)  Le  texte  était  de  Tate.  L'opéra  fut  composé  sur  la  demande  du  maître 
à  danser,  Josias  Priest,  pour  son  cours  de  danse  aux  jeunes  dames  de  l'aris- 
tocratie; il  fut  représenté  devant  leurs  parents,  et  on  en  fit  des  copies  qui 
subsistent  encore.  La  partition  est  éditée  chez  Novello  and  Ewer. 


L'OPÉRA   EN   ANGLETERRE.  299 

de  l'amour  (1680)  (de  Lees),  etc.  (1).  Ces  airs  furent  joués  dans  les 
théâtres  jusqu'à  la  seconde  moitié  du  dix-huitième  siècle.  Dans 
tontes  ces  œuvres,  Purcell  se  soumet  aux  axiomes  de  Dryden,  ou 
partage  son  abnégation  devant  l'art  étranger.  Les  Italiens  lui  sem- 
blent des  modèles  dont  on  ne  saurait  s'écarter  sans  présomption 
personnelle  et  sans  dommage  pour  l'art.  Il  le  dit  clairement  dans 
sa  préface  de  Douze  Sonates  pour  deux  violons  et  basses  (1683),  où  il 
rend  hommage  au  style  italien,  à  son  sérieux  et  à  sa  gravité,  et 
invite  les  Anglais  à  se  pénétrer  de  ses  enseignements.  Dix  Sonates 
nouvelles,  publiées  peu  après,  affirment  sa  reconnaissance  pour 
les  maîtres  italiens  (Torelli  et  Bassani,  maître  de  Gorelli).  Elles 
rappellent  en  effet  Gorelli,  qu'il  n'a  pu  imiter(2),  mais  qui  procède 
de  la  môme  inspiration.  La  forme  est  moins  égale.  Moins  virtuose 
que  Corelli,  Purcell  a  laissé  dans  ses  œuvres  quelques  maladres- 
ses d'écriture;  mais  la  pensée  est  plus  profonde,  et,  sous  plus 
d'un  rapport,  on  peut  préférer  le  maître  anglais  à  l'italien.  Une 
de  ces  Sonates  est  surtout  célèbre  sous  le  nom  de  Sonate  d'or  (3). 

L'influence  étrangère  se  sent  encore  dans  la  dédicace  de  la  Pro- 
phétesse ,  ou  Histoire  de  Dioctétien  (1690)  (4),  au  duc  de  Somerset, 
a  C'est  en  étudiant  les  Italiens,  qui  sont  les  meilleurs  maîtres,  et 
en  prenant  de  l'art  français  son  élégance  et  sa  gaieté  ,  qu'on 
pourra  élever  en  Angleterre  la  musique ,  cet  enfant  en  nour- 
rice. » 

Mais  déjà  à  cette  époque,  Dryden  et  Purcell  s'étaient  liés 
d'amitié  (5),  et  ils  avaient  collaboré  à  un  arrangement  de  la  Tem- 
pête (6).  Malgré  les  odieuses  profanations  de  la  pièce  de  Shakes- 
peare, et  les  fautes  de  goût  de  la  musique,  où  l'on  sent  pourtant 
un  souffle  de  nature  assez  mystérieux  et  personnel,  à  la  Weber, 
les  deux  hommes  prirent  dans  ce  travail  en  commun  avec  leur 
glorieux  Will ,  la  conscience  de  leur  force  et  de  l'originalité  de 
leur  race. 


(1)  Ils  furent  publics  par  sa  veuve,  après  sa  mort,  en  1697,  sous  le  nom 
de  Collection  d'airs  composés  pour  le  théâtre,  et  autres  occasions.  Ecrits 
à  4  parties,  pour  2  violons,  ténor  et  basse. 

(2)  Les  trios  de  Corelli  parurent  la  môme  année. 

(3)  Hawkins  l'a  transcrito  dans  son  Histoire,  II,  755. 

(4)  Arrangée  «  à  la  manière  d'opéra  »  par  Betterton,  d'après  Beaumont  ot 
Flctchcr. 

(5)  Purcell  avait  été  le  professeur  de  musique  de  la  femme  de  Dryden. 
(fi)  Par  Davenant  et  Dryden.  La  musiquo  consiste  surtout  on  chants  et 

chœurs  des  habitants  aériens  do  l'île.  Des  fragments  on  sont  encore  j 
au  concert  aujourd'hui. 


300  LES   ORIGINES    DU    THÉÂTRE   LYRIQUE   MODERNE. 

King- Arthur  (1691)  (1)  est  l'expression  de  cette  heureuse  décou- 
verte. Le  sujet  est  puisé  aux  sources  poétiques  de  l'Angleterre; 
la  musique  s'inspire  du  riche  fonds  des  chants  populaires.  Très 
en  avance  sur  son  temps,  elle  a  un  accent  personnel ,  un  charme 
du  Nord,  qui  tend  à  se  dégager  de  la  convention  classique.  Telle 
page,  comme  le  célèbre  duo  des  sirènes,  a  quelque  chose  de  l'en- 
veloppement voluptueux  et  troublant  des  Filles-Fleurs  de  Wa- 
gner (2).  Ces  efforts  pour  constituer  un  art  national  coïncident 
avec  l'arrivée  des  chanteurs  italiens  en  1G92  (3).  Gomme  il  est  na- 
turel, le  génie  sent  plus  vigoureusement  par  contraste  les  droits 
de  sa  pensée  à  exister  librement  et  à  secouer  l'imitation  étran- 
gère; il  aperçoit  les  différences  de  son  art  et  de  celui  dont  il  se 
croyait  le  fils  docile;  dès  lors,  il  marche  seul,  plus  confiant  et 
plus  fort.  Nulle  part,   Purcell  ne  trouve  d'accents  plus  fiers  que 
dans  le  sujet  «patriotique  de  Bonduca  (4)  (1695).  Nulle  part,  il  n'a 
montré  un  sens  dramatique  plus  sûr  que  dans  quelques  morceaux 
du  Don  Quichotte  (5)  (1694-1696).  Un  air  est  surtout  original  ;  Pur- 
cell y  montre  un  effort  curieux  et  puissant  pour  peindre  la  folie 
avec  ses  brusques  soubresauts  et  ses  alternatives  de  joie  et  de 
mélancolie,  de  fureur  et  d'apaisement.  On  y  reconnaît  le  compa- 
triote du  Roi  Lear  et  de  lady  Macbeth,  l'artiste  saxon.  A  la  vérité, 
il  ne  faudrait  pas  s'attendre  à  trouver  dans  ces  pages  la  mobilité 
de  nuances  de  l'art  moderne,  ni  surtout  la  prodigieuse  habileté 
d'un  Wagner  à  fondre  les  multiples  mouvements  d'une  âme  en 
une  vie  unique.   Les  sentiments  divers  se  juxtaposent,   plutôt 
qu'ils  ne  se  pénètrent,  dans  leur  ordre  logique,  comme  la  suite 
des  arguments  dans   un  discours  de  tragédie  classique.   Mais 
l'essai  est  nouveau,  et  l'expression  musicale  est  belle,  et  quelque- 
fois profonde. 

Plus  encore  qu'un  musicien  de  drames,  Purcell  était  un  musi- 


(1)  M.  Edouard  Taylor  a  retrouvé  la  partition  complète  de  King  Arthur 
vers  1840.  Elle  fut  jouée  à  diverses  reprises,  depuis  1691,  sous  le  nom  d'Ar- 
thur et  Emmeline.  Quelques  passages  sont  tirés  de  la  Jérusalem  délivrée. 

(2)  Arthur  a  d'ailleurs  plus  d'une  analogie  avec  Parsifal.  • 

(3)  «  On  joua  de  la  musique  italienne  en  Angleterre,  et  on  en  parla,  »  dit 
Burney,  «  bien  avant  de  l'entendre  chanter.  »  —  La  première  mention  que 
l'on  ait  de  chanteurs  italiens,  date  seulement  de  1692,  où  la  célèbre  Marghe- 
rita  de  l'Epine  vint  pour  donner  des  concerts  à  York-G-uilding,  et  chanter 
des  opéras  italiens. 

(4)  Tragédie  de  Beaumont  et  Fletcher.  L'ensemble  est  d'ailleurs  inférieur 
à  King  Arthur.  La  musique  ne  fait  pas  corps  avec  la  pièce. 

(5)  En  trois  parties,  de  d'Urfey.  La  première  partie  parut  en  1694,  la  troi- 
sième en  1696. 


L OPÉRA    EN    ANGLETERRE.  301 

cien  de  sentiments  dramatiques.  Il  a  en  lui  une  source  abon- 
dante d'émotions  musicales  ;  mais  le  poème  ne  lui  est  qu'un 
prétexte  à  les  épancher  largement;  quelquefois  le  sujet  le  gône  ; 
souvent  il  s'en  affranchit  et  le  déforme,  dans  sa  rêverie  passion- 
née (1).  On  comprend  que  les  Anglais  l'aient  souvent  rapproché 
de  Mozart.  Gomme  lui,  il  est  avant  tout  musicien,  et  d'esprit  clair, 
qui  tend  à  préciser  ses  émotions  dans  une  forme  dramatique. 
Comme  lui,  et  plus  encore  que  lui,  il  a  peine  à  se  soumettre  à  la 
poésie,  et  pourtant,  reconnaissant  ses  droits,  il  tend  à  une  sorte 
de  Duodrama  (2)  (plus  lyrique  que  celui  de  Mozart),  où  la  poé- 
sie et  la  musique  se  développent  côte  à  côte,  et  la  main  dans  la 
main,  en  sœurs  amies  et  de  même  rang,  qui  se  comprennent  à 
demi-mot ,  sans  commander  ni  obéir. 

Purcell  a  du  moins  beaucoup  de  parenté  avec  les  génies  ger- 
maniques du  dix-huitième  siècle,  et  surtout  avec  ceux  à  qui  la 
séduction  italienne  a  donné,  comme  à  Haendel,  le  sentiment  de 
la  forme  et  la  lumineuse  simplicité.  Burney,  qui  pousse  un  peu 
attentivement  la  comparaison  de  Haendel  et  de  Purcell,  dit  que, 
supérieur  sous  d'autres  rapports  (en  puissance  épique,  en  ma- 
yvsté),  Haendel,  rapproché  de  Purcell,  fait,  dans  l'expression  vo- 
cale des  paroles  anglaises,  l'effet  d'une  traduction  près  d'un  ori- 
ginal. Nous  ne  sommes  pas  bons  juges,  et  bien  des  nuances  nous 
échappent  (3)  ;  mais  nous  ne  devons  pas  oublier  les  règles  de  cri- 
tique prudente  d'Addison  (4),  et  si  l'enthousiasme  anglais  pour 
leur  compatriote  nous  semble  exagéré,  il  nous  faudra  penser  que 


(1)  Ainsi  dans  un  de  ses  plus  fameux  morceaux,  le  chant  d'amour  de  la 
jeune  fille  (D.  Quichotte) ,  où  la  musique ,  très  belle ,  est  presquo  un  con- 
tresens. 

(2)  «  J'ai  toujours  désiré  écrire  pour  un  duodrama...  Vous  savez  qu'on 
n'y  chante  pas  :  on  déclame ,  et  la  musique  est  comme  un  récitatif  obligé. 
De  temps  en  temps,  on  parle  aussi  avec  accompagnement  de  musique,  ce 
qui  fait  toujours  la  plus  magnifique  impression.  Il  faudrait  traiter  de  la 
même  façon  la  plupart  des  récitatifs  d'opéras,  et  ne  les  chanter  que  de 
temps  à  autre,  quand  les  paroles  peuvent  bien  s'exprimer  en  musique.  » 
(Mozart,  12  nov.  1778.) 

(3)  Il  faut  évidemment  compter  avec  l'accent  de  la  nation,  a  Cet  accent,  » 
comme  dit  Addison,  «  n'est  pas  la  prononciation  de  chaque  mot  à  part,  mais 
le  son  de  tout  le  discours.  »  —  «  Les  Italiens  ne  pourront  jamais  sentir  la 
grandeur  expressive  de  Purcell  »  (23*  discours). 

(4)  «  Lorsque  vous  dites  que  la  rausiquo  française  n'est  pas  si  bonne  que 
l'italienne,  cela  ne  signifie  pas  autre  chose,  si  ce  n'est  qu'elle  ne  vous  plaît 
pas  tant.  Elle  est  parfaite  dans  son  gonre.  »  —  «  La  musique  est  quelque 
chose  de  relatif  »  (td.) 


302  LES    ORIGINES    DU    THEATRE    LYRIQUE    MODERNE. 

Lully  est  pour  moitié,  lettre   moite  à  d'autres  qu'à  des  Fran- 
çais (1). 

Purcell  fut  enlevé  brusquement,  dans  le  plein  épanouissement 
de  ses  forces,  avant  d'avoir  pu  fonder  l'art  national  en  Angle- 
terre. Il  mourut  le  21  novembre  1695,  à  trente-six  ans.  Sa  vie, 
abrégée  par  le  plaisir  et  le  travail,  avait  été  incroyablement  ac- 
tive. Outre  les  opéras  dont  j'ai  parlé,  il  avait  écrit  de  la  musique 
pour  The  Indian  quecn  (2) ,  de  Dryden  ;  Tyrannie  Love  (3),  The 
Fairy  queen  (4)  (1692),  The  Libertine  et  Epsom  Wells,  de  Shad- 
well  ;  Aurungzebe,  de  Dryden;  un  masque  pour  la  tragédie 
d'Œdipe;  quantité  de  musique  religieuse,  un  Te  Deum,  Jubi- 
late  (5),  des  Magnificat,  des  Anthems  d'une  grande  beauté.  Une 
grande  partie  de  ses  œuvres  s'est  perdue;  les  collections  de  ses 
airs  d'opéra ,  rassemblés  après  sa  mort  (6)  par  sa  veuve  et  ses 
amis,  furent  faites  un  peu  au  hasard,  et  nous  n'avons  que  les  rui- 
nes d'un  monument  à  peine  commencé,  et  que  personne  n'acheva 
après  lui  (7). 


(1)  Un  Anglais  se  plaint  que  tous  les  acteurs  d'une  tragédie  française 
parlent  sur  le  même  ton. 

(2)  Ecrit  en  partie  par  Howard,  beau-frère  de  Dryden,  et  par  Dryden  lui- 
même.  Le  sujet  est  emprunté  à  une  guerre  (d'authenticité  douteuse)  entre 
le  Pérou  et  le  Mexique. 

(3)  D'un  auteur  inconnu.  On  y  voit  une  sainte,  des  esprits  astraux,  de  la 
magie  en  lutte  avec  des  saints  chrétiens.  Certains  passages  sont  assez 
ridicules,  et  ont  été  parodiés  par  Buckingham.  Mais  les  sentiments  sont 
élevés,  et  la  musique  sauve  la  pièce. 

(4)  D'après  le  Songe  d'une  Nuit  d'été. 

(5)  Ecrits  pour  la  fête  annuelle  de  Sainte-Cécile.  C'était  le  principal  con- 
cert de  l'année;  la  chapelle  royale  y  prenait  part.  On  dit  que  Dryden  avait 
écrit  son  Alexander's  Feast  pour  Purcell,  mais  que  ce  dernier  avait  refusé, 
trouvant  les  sentiments  inexprimables  en  musique.  La  partition  de  Haendel 
est  connue  de  tous. 

On  trouve  chez  Novello,  les  Anthems  de  Purcell  (62  Anthems);  les  chants 
religieux  en  anglais  et  en  latin,  les  Te  Deum ,  Jubilate,  Magnificat,  etc., 
sous  le  titre  :  Purcell's  Sacred  Music  (4  vol.). 

(6)  Orpheus  Britannicus.  A  Collection  of  ail  The  Choicest  Songs,  for  1,  2, 
and  3  voices,  composed,  etc.  28  éd.,  London,  William  Pearson,  1706,  2  vol., 
avec  un  portrait  de  Purcell  à  trente-sept  ans,  par  Clostermann,  gravé  par 
R.  White. 

La  Purcell-Society  a  depuis  publié  presque  toutes  les  œuvres  connues  du 
maître.  Clarde-Whitfeld  a  édité  les  Beauties  of  Purcell ,  2  vol.  (Rieves  et 
Turner,  à  Londres).  Diverses  petites  anthologies  modernes,  parmi  lesquelles  : 
15  morceaux  pour  piano,  12  lieder,  etc.  (Novello). 

(7)  Purcell  est  enterré  à  Westminster-Abbey,  prés  de  Haendel,  avec  cette 
épitaphe  :  «  Ici  repose  Henry  Purcell,  qui  quitta  cette  vie  pour  aller  dans  le 
monde  béni,  ou  seul,  sa  propre  musique  peut  être  surpassée.  » 


L'OPÉRA    EN    ANGLETERRE.  303 

L'Opéra  tomba  presque  aussitôt.  L'importation  italienne  et  le 
snobisme  des  grands  seigneurs  eussent  étouffé  des  talents  moins 
vigoureux  que  Purcell  ;  il  ne  trouva  même  pas  de  disciples. 
L'Opéra  était  un  plaisir  fort  coûteux,  s'adressant  à  une  faible  mi- 
norité ,  peu  artiste ,  qui  s'en  lassa  promptement.  11  ne  fut  pins 
qu'une  fête  de  convenance  et  de  bonne  compagnie,  mais  en- 
nuyeuse et  vide  de  sens.  Parfois  la  niaise  trivialité  cachée  sous  la 
contrainte  du  cant,  prenait  sa  revanche  à  de  grossières  sottises , 
comme  le  Beggar's  Opéra  (1)  de  Gay,  qui  fut  joué  à  Londres  en 
1727,  soixante-trois  fois  de  suite  (au  Lincoln's-Inn-Fields-Thea- 
ter)  et  fut  souvent  repris.  Le  sujet  est  anglais,  mais  d'une  morale 
scabreuse.  Le  héros,  Macheath,  est  une  sorte  de  Robert  Macaire, 
un  chef  de  brigands,  qui  bafoue  cyniquement  toutes  les  idées  de 
vertu  et  de  morale.  La  musique  n'est  qu'une  collection  de  mélo- 
dies populaires,  de  chansons  triviales,  d'airs  de  contredanse,  qui 
coupent  niaisement  l'action  comme  des  couplets  de  vaudeville  (2). 
Ce  spectacle  de  foire  fit  naître  une  foule  dé  compositions  sembla- 
bles ,  dont  aucune  ne  sort  de  la  médiocrité  (3).  Elles  témoignent 
de  l'abaissement  de  l'esprit  artistique  en  Angleterre,  à  une  épo- 
que où  Haendel  (4),  adoptant  pour  son  compte  les  qualités  de  la 
race,  et  lçs  transfusant  dans  son  art,  impose  à  l'aristocratie 
anglaise  la  domination  de  sa  parole,  plus  que  de  son  esprit. 

(1)  The  Beggar's  Opéra,  as  it  is  acted  at  the  Theatre-Royal  in  Lincolns- 
Inn  Fieds.  written  by  Mr.  Gay.  —  «  Nos  haec  novissimus  esse  nihil.  »  Mart. 
—  The  Third  Edition  :  with  the  Ouverture  in  Score,  the  Songs,  and  the 
Basses,  the  Ouverture  and  Basses  compos'd  by  Dr.  Pepusch.  —  Curiously 
Engrav'd  on  Copper  Plates.  London,  Printed  for  John  Watts,  at  the 
Printing-Office  in  Wild  Court,  near  Lincoln's-Inn  Fields,  1729.  (3  actes, 
60  pages  de  texte,  46  pages  de  musique.  —  La  Bibl.  Nat.  de  Paris  en  pos- 
sède un  exemplaire,  Vm8-234.) 

(2)  Ils  ont  été  réunis  par  le  Dr  Pepusch ,  qui  écrivit  une  ouverture ,  seul 
morceau  de  musique  de  la  pièce.  On  serait  bien  surpris  d'y  retrouver  jus- 
qu'aux figures  les  plus  tristement  célèbres  de  nos  quadrilles  et  do  nos 
contredanses. 

(3)  C'est  une  réaction  grossière,  mais  dont  la  faute  revient  peut-ôtro  au 
mensonge  de  l'art  étranger  imposé  à  la  nation.  Addison  avait  en  vain  pro- 
testé :  «  Un  musicien  anglais  peut  chercher  à  copier  de  la  récitation  ita- 
lienne, l'agréable  douceur  et  les  chutes  mourantes,  comme  dit  Shakcspcaro, 
sans  oublier  qu'il  doit  s'accommoder  à  un  auditoire  anglais...  Restez  Anglais; 
que  l'infusion  soit  aussi  forte  qu'il  vous  plaira,  mais  que  l'Anglais  on  soit 
toujours  la  base  et  le  capital.  »  (23*  Disc,  trad.  franc,  do  1718.) 

(4)  Haendel  arrive  à  Londres  on  décembre  1710,  et  y  donno  Rinnldo  le 
24  février  suivant  (théâtre  do  Hay  Markot).  Bononcini  y  est  installé  on  1716; 
Porpora,  vers  1730  (directeur  de  la  musique  du  Lincoln's-Inn  Fields),  ot 
leurs  rivalités  occupent  l'aristocratie  anglaise  et  le  rnondi- 


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TABLE  DES  MATIÈRES 


Introduction. 


t 


CHAPITRE  PREMIER. 
De  l'union  de  la  musique  et  du  drame 11 

Ce  qu'il  faut  penser  du  mouvement  de  réaction  ,  qui  s'annonce  dans  la  musique 
contemporaine,  contre  le  genre  de  l'opéra.  —  Opinion  de  la  littérature  du  dix- 
septième  siècle  sur  la  musique  dramatique.  Examen  de  ces  critiques. 

De  la  prétendue  immoralité  de  l'opéra  (p.  12).  —  Elle  ne  tient  pas  au  genre,  mais 
à  l'esprit  qui  l'emploie.  —  Comment  les  reproches  de  Boileau  ne  peuvent  s'ap- 
pliquer aux  grands  maîtres  de  l'opéra. 

Quel  rôle  convient-il  de  donner  à  la  musique  dans  le  drame?  (p.  14).  —  La  décla- 
mation chantée.  —  L'expression  musicale  des  sentiments.  —  La  description  des 
faits  extérieurs. 

De  l'union  de  la  musique  et  de  la  poésie  (p.  17).  —  Est-elle  possible?  Les  deux 
arts  n'ont-ils  pas  des  lois  différentes?  —  On  ne  peut  juger  suivant  les  mêmes 
principes  l'opéra  en  Italie ,  en  France  et  en  Allemagne.  —  Il  n'est  qu'en  Italie 
un  genre  vraiment  spontané ,  homogène  et  parfait.  —  Comment  l'âme  italienne 
s'y  reflète  naturellement. 

«  L'opéra  est  l'ébauche  d'un  grand  spectacle.  »  —  Quel  est  ce  grand  spectacle.  — 
Rêve  de  Wagner  (p.  23). 

CHAPITRE  II. 
Le  madrigal  dramatique.   Orazio  Vecchi  de  Modènb 24 

Renaissance  en  musique  du  sentiment  personnel.  Josquin  des  Prez  (p.  2 S)  et 
Cypriano  di  Rore  (p.  26).  —  L'expression  dramatique  chez  Palestrina  et  les  mu- 
siciens religieux  de  l'école  romaine  (p.  27).  —  La  recherche  descriptive  et  pitto- 
resque chez  les  madrigalistes  (p.  29). 

Le  madrigal  au  seizième  siècle  (p.  31).  Malgré  la  réaction  des  artistes  florentins 
contre  le  style  polyphonique,  il  triomphe  en  Italie  jusqu'à  l'apparition  de  Mon- 
teverde  (p.  33).  —  Efforts  des  musiciens  du  Nord  de  l'Italie  pour  faire  pénétrer 
la  vie  et  l'accent  dramatique  dans  la  symphonie  chorale.  Scènes  pittoresques  de 
G.  Croce  et  d'Alessandro  Striggio  (p.  34). 

Orazio  Vecchi  de  Modène,  et  N;  drame  madrigaleeqne  fp.  86).  Originalité  du  genre 
et  génie  de  l'artiste.  De  l'expression  dramatique  riiez  Vecchi  (p.  39).  Des  condi- 


312  TABLE    DES    MATIÈRES. 

tions  de  la  représentation  (p.  42).  Les  Veilles  de  Sienne  (p.  48)  et  L'Amfiparnaso 
(p.  50).  Intérêt  littéraire  et  musical  de  ces  œuvres.  —  L'école  de  Vecchi.  Adriano 
Banchieri  de  Bologne  (p.  54).  Le  madrigal  dramatique  se  perd  dans  la  bouffon- 
nerie et  la  virtuosité. 

CHAPITRE  III. 
L'antiquité  et  le  drame  lyrique  florentin 59 

Influence  de  l'antiquité  sur  la  Renaissance  de  la  musique.  —  Traductions  des  théo- 
riciens antiques.  Le  mouvement  néo-grec  à  la  fin  du  seizième  siècle.  Œdipe  Roi 
à  Vicence,  et  la  musique  d'Andréa  Gabrieli.  Le  Nome  pythique  de  Luca  Marenzio 
à  Florence  (p.  61). 

L'Académie  de  Bardi  et  les  recherches  archéologiques  de  Vincenzo  Galilei  (p.  63). 

—  Giulio  Caccini  (p.  67)  et  Jacopo  Péri  (p.  72).  Leur  caractère  et  leurs  travaux. 
Le  style  représentatif;  la  beauté  subordonnée  à  l'expression.  Retour  à  la  mo- 
nodie  et  à  la  déclamation  lyrique  au  nom  de  l'antiquité.  L'opéra  florentin  est  une 
œuvre  de  lettrés,  aristocratique  et  conventionnelle.  —  OttavioRinuccini  et  Jacopo 
Corsi  (p.  75).  —  La  Bafné  de  Péri;  son  succès  triomphal  (p.  77).  Les  deux 
Euridice,  et  les  noces  de  Catherine  de  Médicis  (p.  78). 

Le  premier  théâtre  d'opéra  (p.  81).  —  Comparaison  des  théories  d'Emilio  del  Caval- 
liere  avec  celles  de  Gluck  et  de  Wagner. 

CHAPITRE  IV. 
Monteverde 83 

Défauts  de  l'opéra  florentin.  C'est  un  amusement  princier,  un  jeu  de  raffinés;  il  ne 

peut  être  populaire.  —  Rôle  de  Monteverde.  Il  y  fait  entrer  la  passion  et  la  vie. 

Claudio  Monteverde  de  Crémone.  Sa  vie ,  ses  souffrances  et  ses  luttes  (p.  84-90). 

—  Bibliographie  de  ses  œuvres  (p.  84-86).  —  Ses  théories  :  il  observe  la  nature; 
il  fait  une  étude  assidue  de  l'expression  morale,  et  s'efforce  de  la  traduire  exac- 
tement en  musique  (p.  91).  Sa  révolution  mélodique  (p.  93).  Sa  recherche  d'un 
style  héroïque  et  passionné  (p.  95).  Les  madrigaux  guerriers  et  amoureux. 

La  tragédie  humaine  de  Monteverde  et  le  drame  de  Wagner  (p.  96).  Orfeo,  Arianna. 

—  L'opéra  historique.  L'Incoronatione  di  Poppea  (p.  98).  —  Innovations  maté- 
rielles de  Monteverde.  L'instrumentation.  Les  décors.  L'orchestre  derrière  la 
scène  (p.  99).  —  Ses  adversaires.  Appel  de  Monteverde  au  peuple  contre  l'élite 
(p.  101).  —  Sa  gloire  en  Europe.  Son  influence  sur  les  musiciens  allemands  et 
français  (p.  102). 

Le  premier  théâtre  public  d'opéra  :  le  S.  Cassiano.  Les  théâtres  de  Venise  (p.  104). 

CHAPITRE  V. 
Développement  de  l'opéra  aristocratique  en  Italie..    . 107 

L'opéra  de  cour  à  Florence.  —  Marco  da  Gagliano.  Sa  vie  et  ses  œuvres  :  Sainte 
Ursule,  vierge  et  martyre;  Bafnê;  Flora  (p.  108).  —  Ses  théories.  L'imitation 
antique  et  l'esprit  courtisan  (p.  111).  —  Francesca  Caccini  et  les  carrousels 
dramatiques  (p.  114). 

L'opéra  à  Bologne  (p.  115).  —  Voyages  de  Péri.  —  Giacobbi  et  les  Filomusi 
(p.  117).  —  L'opéra  à  Milan,  Parme,  Lucques,  Viterbe  et  Naples  (p.  118). 


TABLE   DES   MATIÈRES.  313 

La  tragédie  musicale  à  Rome.  Caractère  intellectuel  et  sérieux  du  génie  romain.  — 
Les  théoriciens  :  Ottavio  Durante.  Ludovico  Viadana  (p.  120).  —  L'oratorio.  Saint 
Philippe  de  Néri  et  Animuccia  (p.  121).  —  Emilio  del  Cavalliere.  La  Rappresen- 
tatione  di  Anima  et  di  Corpo  (p.  122).  Profondeur  et  mélancolie  naïve  de  cette 
œuvre.  —  Influence  malheureuse  de  l'esprit  florentin.  Agazzariet  YEumelio  (p.  123). 
Quagliati  et  Pietro  délia  Valle  :  Le  chariot  de  Thespis  (p.  125). 

Les  mécènes  romains.  Rôle  de  l'Eglise  dans  le  développement  de  l'opéra  (p.  127). 

—  L'Aretusa  de  Vitali  (p.  128).  —  Les  Mazzocchi.  La  Catena  d'Adone  (p.  129). 
L'Enéide  en  musique  (p.  131).  Domenico  Mazzocchi  donne  à  l'art  florentin  sa 
forme  la  plus  parfaite. 

Théâtre  des  Barberini  (p.  133).  Leur  faste.  Importance  croissante  et  fâcheuse  de  la 
mise  en  scène.  —  S10  Alessio,  de  Stefano  Landi  et  du  cardinal  Barberini  (p.  134) 

—  Erminia,  de  Michelangelo  Rossi  (p.  136).  —  Les  opéras  du  pape  Clément  IX 
(Giulio  Rospigliosi)  (p.  138\  La  Yita  humana  (p.  140).  Intérêt  psychologique  du 
livret.  Le  réalisme  pittoresque  et  les  scènes  populaires.  Les  comédies  de  Cal- 
deron  en  musique.  —  Grâce  mondaine  et  raffinée  de  Marco  Marazzoli,  musicien 
des  Barberini  et  de  Christine  de  Suède.  —  L'opéra  récitatif  trouve  sa  plus  bril- 
lante expression  en  Italie  dans  la  vie  et  l'œuvre  de  Loreto  Vittori  (p.  143). 
Galatea  (p.  146).  La  Foire  de  Falestrina  (p.  147). 

La  folie  musicale  en  Italie  au  milieu  du  dix-septième  siècle  (p.  149). 

CHAPITRE  VI. 
Les  essais  d'opéra  populaire  en  Italie 154 

Ce  que  nous  entendons  par  un  art  populaire.  —  Deux  sortes  d'œuvres  populaires  : 
celles  qui  traduisent  les  sentiments  de  l'époque,  et  celles  qui  expriment  l'âme  de 
la  race.  De  quelle  utilité  peuvent  être  des  artistes  tels  que  Schùtz  et  Provenzale, 
pour  nous  faire  comprendre  l'Allemagne  et  l'Italie  du  dix-septième  siècle. 

La  comédie  musicale  (p.  157).  —  Elle  a  toujours  existé  en  Italie.  Nous  l'avons  vue 
avec  Vecchi.  Elle  apparaît  dans  l'opéra,  dès  1629.  La  Diana  Schemita  de  Giacinto 
Cornachioli  (p.  158).  —  Les  scènes  de  vie  moderne  au  théâtre  Barberini.  Chi 
sofre,  speri,  de  Marazzoli  (p.  160).  La  Foire  de  Farfa.  Le  peuple  dans  l'opéra 
(p.  161).  Dal  Maie  il  Cène,  de  Marazzoli  (p.  163).  —  Un  théâtre  d'opéra-comique 
est  fondé  en  1657,  à  Florence,  via  délia  Pergola.  Le  Podestà  di  Colognole,  par 
Jacopo  Melani.  Réalisme  littéraire  de  Moniglia  (p.  164). 

L'opéra  vénitien  (p.  167).  Son  intérêt  pour  la  psychologie  de  l'Italien  au  dix-sep- 
tième siècle.  —  Ses  poètes  :  Minato ,  Ferrari ,  Busenello.  —  Ses  musiciens  : 
Cavalli  (p.  170).  Bibliographie  de  ses  œuvres.  Son  génie  populaire  et  passionné; 
son  sentiment  de  la  nature.  —  Cesti  (p.  174).  Bibliographie  de  ses  œuvres.  Son 
charme  raffiné.  —  L'opéra  vénitien  se  détache  du  peuple,  et  même  de  la  nation; 
il  devient  cosmopolite. 

Le  théâtre  napolitain  (p.  175).  La  vie  mondaine  et  populaire  dans  les  livrets  d'opéra  : 
Andréa  Perrucci.  Stampiglia  (p,  178).  —  Les  Comices  patriotiques  de  Lucques 
(p.  181). 

Le  génie  italien  trouve  son  expression  la  plus  profonde  au  dix-septième  siècle,  dans 
l'œuvre  de  Carissimi  et  de  Provenzale.  -  Giacomo  Carissiini  (p.  182).  Sa  vie  et 
ses  œuvres.  Caractère  romain  de  son  génie.  Sa  place  entre  l'art  de  Palestrina  et 
celui  de  Montevcrde.  Il  annonce  Bach  et  Mozart.  La  cantate  et  l'oratorio. 

Francesco  Provenzale  (p.  187).  -  Nouveauté  de  son  nom  dans  l'histoire  de  la  mu- 
sique. —  Son  importance  historique.  11  est  le  maître  d'Al.  Scarlatti,  et  le  fon- 


314  TABLE    DES   MATIÈRES. 

dateur  de  l'Ecole  napolitaine.  —  Sa  grandeur  artistique.  Bibliographie  de  ses 
œuvres.  La  Stellidaura  vendicata  (p.  191).  Il  Schiavo  di  sua  moglie  (p.  193).  — 
Les  livrets  de  Perrucci  :  le  romantisme  et  l'antiquité  ;  l'ironie  napolitaine  et  la 
majesté  romaine.  —  Caractère  mélancolique,  concentré,  et  profondément  simple 
de  la  musique.  Provenzale  et  Bach. 
Provenzale  et  Carissimi  marquent  l'apogée  du  drame  musical  en  Italie.  Après  eux , 
la  beauté  de  la  forme  l'emporte  sur  le  sérieux  de  la  pensée. 

CHAPITRE  VII. 
L'opéra  en  Allemagne 197 

L'opéra  n'est,  en  dehors  de  l'Italie,  qu'un  objet  de  luxe,  dont  le  goût  et  les  pro- 
cédés sont  appris.  —  Les  cours  de  Munich  et  de  Vienne  l'introduisent  en  Alle- 
magne. —  Roland  de  Lassus  à  Munich ,  et  les  premiers  spectacles  en  musique 
(p.  199).  —La  Bafnê  de  Schiitz.  Seelewig  de  Staden  (p.  201). 

Heinrich  Schiitz  (p.  201).  Sa  vie  et  ses  œuvres.  —  Influence  de  G.  Gabrieli.  —  Son 
génie  original.  Son  lyrisme  dramatique.  Rôle  important  de  l'orchestre  et  des 
chœurs  dans  l'opéra  allemand.  —  Analyse  de  La  Conversion  de  saint  Paul  (p.  206). 

—  Caractère  de  Schiitz.  Sa  grandeur  de  foi  et  de  pensée  au  milieu  de  la  guerre 
de  Trente  ans. 

La  Philothea  de  Munich  (p.  207).  —  Affaiblissement  de  la  personnalité  en  Allemagne 
après  la  guerre  de  Trente  ans  (p.  209j.  Influence  prépondérante  de  l'art  italien. 

—  L'opéra  à  la  cour  de  Bavière.  —  Les  Italiens  en  Allemagne  (p.  211).  —  Paride 
de  Bontempi  (p.  212).  —  Les  livrets  d'opéra.  Leur  extravagance  pompeuse 
(p.  214).  —  Bernabei.  Steffani  (p.  216). 

Le  théâtre  de  Hambourg  (p.  217).  —  J.  W.  Francken.  Bibliographie  de  ses  œuvres. 

—  Reinhard  Keiser  (p.  219).  Comparaison  de  Keiser  et  de  Scarlatti.  Leur  art  est 
analogue ,  mais  leur  rôle  est  différent.  Scarlatti  précipite  la  décadence  italienne  ; 
Keiser  fraie  la  voie  à  Haendel  et  à  Bach. 

CHAPITRE  VIII. 
L'opéra  en  France 223 

L'opéra  ne  peut  être  un  genre  vraiment  français.  —  Jugement  de  Saint-Evremond. 

—  Comment  l'esprit  français  est  opposé  à  celui  de  la  tragédie  en  musique.  — 
Caractère  de  la  musique  française.  Elle  est  un  art,  plutôt  qu'une  langue. 

Les  Madrigaux  français  du  seizième  siècle.  Clément  Jannecquin  (p.  231).  —  Roland 
de  Lassus  à  la  cour  de  France  (p.  232).  —  La  Pléiade  et  la  Musique.  L'Académie 
de  Baïf  (p.  233).  —  La  mascarade  et  le  ballet  (p.  240).  Le  Ballet  comique  de  la 
Reine,  par  Beaujoyeulx,  Beaulieu  et  Salmon.  —  Le  ballet  sous  Henri  IV  et 
Louis  XIII  (p.  243). 

La  régence  d'Anne  d'Autriche.  Mazarin  introduit  en  France  le  drame  musical  (p.  244). 

—  Les  Italiens  à  Paris.  Sacrati,  Luigi  Rossi  et  Cavalli.  —  Efforts  de  nos  musi- 
ciens pour  créer  un  style  dramatique  français.  Les  Dialogues  et  les  Comédies  de 
chansons  (p.  247).  —  Le  ballet  de  Benserade.  —  La  Pastorale  en  musique  de 
Perrin  et  Cambert  (1659).  C'est  un  concert  dramatique  (p.  249).  —  Les  Italiens 
chassés  de  France  par  le  réveil  du  sentiment  national.  Serse  et  Ercole  amante  de 
Cavalli  (p.  252). 

Perrin  et  les  Académies  d'opéra  en  langue  française.  Pomone  de  Cambert  (p.  254). 

—  Illusion  des  Français.  Ils  croient  avoir  inventé  l'opéra.  —  L'opéra  français  est 


TABLE    DES    MATIÈRES.  315 

fondé  en  réalité  par  Lully.  —  Lully.  Bibliographie  de  ses  œuvres  (p.  259).  — 
Son  esthétique.  Comparaison  avec  celle  de  Péri.  —  Comment  la  tragédie  fran- 
çaise s'acheminait  vers  l'opéra  (p.  261).  L'opéra  est  l'expression  parfaite  du  style 
Louis  XIV.  11  ruine  la  tragédie.  —  Du  génie  de  Lully;  de  sa  gloire  au  dix- 
huitième  siècle  (p.  265).  —  Comment  il  a  détourné  la'  musique  française  de  sa 
véritable  voie. 
Quelle  forme  d'art  musical  eût  mieux  convenu  au  génie  français.  —  Les  maîtres  du 
théâtre  au  dix-septième  siècle  en  ont  eu  conscience.  —  Saint-Evremond  indique 
le  rôle  que  la  musique  aurait  dû  jouer  sur  notre  scène,  et  l'art  original  qui  aurait 
pu  naître  de  son  union  avec  la  poésie.  La  tragédie  avec  chœurs.  La  comédie- 
ballet  (p.  268).  —  Essais  de  Corneille,  Racine  et  Molière.  —  Comment  l'esprit 
français  a  donné  naissance  à  l'opéra-comique.  Défauts  et  difficultés  du  genre 
(p.  272).  —  Musset  comprend  la  musique  à  la  façon  de  Saint-Evremond.  — 
Notre  musique  n'a  pas  voulu  se  plier  aux  conditions  de  notre  génie.  Elle  a  rare- 
ment été  chez  nous  un  art  vraiment  national. 

CHAPITRE  IX. 
La  décadence  italienne. 275 

Scepticisme  et  dévergondage  des  cours  italiennes  au  dix-septième  siècle.  —  Cor- 
ruption du  goût.  Palestrina  supplanté  par  Kapsberger.  Mise  en  scène  et  virtuosité. 
—  Décadence  intellectuelle.  Bouffonnerie  sénile  des  poèmes  d'opéra  (p.  276). 
Quelques  livrets.  Cicognini.  Stampiglia.  Esthétique  dramatique  du  dix-septième 
siècle.  Satire  de  Marcello  (p.  280).  —  Corruption  morale.  Scandales  des  théâtres 
de  Rome.  Luttes  d'Innocent  XI  et  d'Innocent  XII  contre  l'immoralité.  Les  papes 
vaincus  par  l'opéra  (p.  281). 

Les  grands  hommes  de  la  Décadence.  Alessandro  Stradella.  Alessandro  Scarlatti. 
Leur  richesse,  leur  beauté,  leur  paresse  et  leur  vide  (p.  283).  —  Ce  que  le  monde 
doit  aux  Italiens;  ce  qu'il  était  en  droit  de  leur  réclamer  encore.  —  Les  Italiens 
ont  créé  le  drame  lyrique,  esquissé  toutes  ses  formes;  tout  l'art  moderne  s'ébau- 
che en  eux.  —  Ils  n'ont  pas  été  tout  ce  qu'ils  devaient  être.  La  musique  n'a  pas 
eu  son  Raphaël. 

Eclat  et  séduction  de  cette  Décadence  voluptueuse  ;  elle  a  pu  faire  l'illusion  de  l'âge 
d'or  de  l'opéra  (p.  286). 

APPENDICE  AU  CHAPITRE  VIII. 
L'opéra  en  Angleterre 28s 


L'opéra  est  en  Angleterre  comme  en  France  une  importation  italienne.  —  Addison 
et  Saint-Evremond.  —  Pourquoi  les  Anglais,  malgré  leur  génie  lyrique,  n'ont  pas 
eu  de  drame  lyrique  national.  Raisons  philosophiques  et  historiques.  Ce  que 
pourrait  être  un  opéra  vraiment  anglais. 

Le  théâtre  du  seizième  siècle  et  les  intermèdes  musicaux.  Shakespeare  et  la  musique 
(p.  292).  —  Les  Masques.  Les  Italiens  en  Angleterre.  Ferabosco  et  Lanière.  — 
Cornus  de  Milton  (p.  294).  —  Davenant  et  le  style  «  récitatif  »  (p.  295).  — 
Mattew  Lock.  Shakespeare  en  musique.  —  L'opéra  anglais  semble  sur  le  point 
de  trouver  son  expression  personnelle  avec  Dryden  et  Purcell. 

Esthétique  musicale  et  dramatique  de  Dryden.  Luttes  de  l'esprit  national  contre 
l'imitation  étrangère.  —  Henry  Purcell.  Sa  vie  et  ses  œuvres  (p.  298).  King 
Arthur  et  Don  Quichotte.  Originalité  de  Purcell.  Le  Duodrama  (p.  301).  —  L'opért 


316  TABLE    DES    MATIÈRES. 

tombe  aussitôt  après  lui.  Snobisme  et  trivialité.  —  The  Beggafs  Opéra  (p.  303). 
—  Haendel  en  Angleterre. 
Bibliographie 305 


SUPPLEMENT  MUSICAL 


Frangesco  Provenzale. 

Il  Schiavo  di  sua  Moglie,  Opéra  représenté  à  Naples,  en  1671. 

I.  Prélude. 

II.  Air  de  Timante  (\cte  III,  scène  rv). 

III.  Air  de  Lucillo  (Acte  I,  scène  xix). 

IV.  Air  de  Menalippa  (Acte  I,  scène  vm). 
Stellidaura  Vendicante,  Opéra  représenté  à  Naples,  en  1670. 
Duo  de  Stellidaura  et  Armidoro  (Acte  I,  scène  dernière). 


SUPPLÉMENT  MUSICAL 


En  attendant  la  publication  d'un  Recueil  de  musique 
dramatique  du  XVIe  et  du  XVIIe  siècle,  d'après  les  copies  et 
les  notes  que  fai  recueillies  en  Italie ,  j'ai  cru  nécessaire  de 
joindre  à  cette  étude  quelques-unes  des  plus  belles  pages  de 
ce  maître  inconnu ,  si  expressif  et  si  profond  :  Francesco  Pro- 
venzale.  Ces  morceaux  ont  été  plusieurs  fois  exécutés ,  ces 
mois  derniers,  avec  d'autres  œuvres  de  la  même  époque  :  au 
concert  de  La  Trompette ,  à  la  Sorbonne,  et  à  l'église  Notre- 
Dame-des-  Champs . 


FRANGESGO  PROVENZALE 


IL  SCHIAVO  DI  SUA  MOGLIE  <" 


Opéra  représenté  à  Naples  en  1671, 


PEELUDE 


(1)  Manuscrit  de  1675,  à  la  Bibl.  S.  Cecilia,  Rome.  Voir  p.  193. 


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AIR    DE    TIMANTE 

Acte  III,  Scène  IV. 
Largo  -ass.ai. 


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troppo    ne-mi-ci;       à 


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AIR,   DE    1-iTJOrL.LO 

Acte  I,  Scène  XIX. 


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te   che     la  morte  ha-ve-tein  let 


-to    se  -di  -  rado  in-biem's  ac-co 


gli  -  e     buo  -  na  dot-tee    bel -la 


mo  -  gli  -  e-      se  di 


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rado  insiem  s'acco-gliebuona 


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dotée  bella  mo    - 


—  9  - 


AIR,    DE    MENALIPPA 
Acte  I,  Scène   VIII. 
Largo. 


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cie-li    fu      sta-bi 


li  -ta,     non     risorgo 


—  11  — 


12  — 


v~r  r  r    t  r  r  r  j 


-  13  — 

STELLIDAURA  VENDICANTE  » 

Opéra  représenté  à  Naples  en  1670. 


DUO    DE    STELLIDAURA    ET    D'ARMIDORO 
Acte  I ,  Scène  dernière. 
j     Stellidaura. 


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(1)  Manuscrit  du  XVII-  siècle,  à  la  Uibl.  S.  Oocilia,  Rome.  Voir  p.  191, 


—  14  — 


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Viol.l? 


Ritornello. 


—  15  — 


Stellidaura. 


ERRATA 


P.  8,  dernière  ligne.  Lire  Rittl° ,  au  lieu  de  RM10. 
P.  10,  3e  ligne,  lre  mesure.  Prière  d'ajouter  un  bémol  à  la  4e  note 
du  chant.  (Si  bémol  au  lieu  de  si  naturel.) 


TOULOUSE.   —    IMP.  A.   CHAUVIN  ET  FILS,   RUE   DES    SALENQUES,   28. 


E* 


* 


CJgCULATE  AS  MONOGRAPU 


D 

5 

fasc.71 


Bibliothèque  des  Écoles 
françaises  d» Athènes 
et  de  Rome 


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.  A 


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