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BIBUOTHÈOUE DES UNIVERSITES D(I MIDI
FASCICULE XI
LES
ESSAI
SUR LA COLONISATION ESPAGNOLE
AU VENEZUELA
PAR
Jules HUMBERT
PROFESSEUR AGRÉGÉ, DOCTEUR ES LETTRES
COMMANDEUR DE L'oRDRE NATIONAL VÉNÉZUÉLIEN DU LIBÉRATEUR
(Ouvrage accompagné d'une gravure et d'une carte géographiquej
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Bordeaux :
FERET & FILS, ÉDITEURS, i5, COURS DE L'INTENDANCE
Lyon : Hstum GEORG, 36-4a» passage ob l'Hotbl-Dieu
Hartellle: Paul RUAT, 5^, rue Paradis | Montpellier: G.C0ULET,5,Graiid*Rub
Tottlouse : Edouard PRIVAT, i &, rus dbs Arts
Madrid : MUHILLO, AlcalX, 7
Paris :
Albert FONTEMOING, 4, rue Le Goff
1905
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ORIGINES VÉNÉZUÉLIENNES
ESSAI
SUR LA COLOMSâTION ESPAGNOLE
AU VENEZUELA
BIBLIOTHÈQUE DES UNIVEBSITÉS DU MIDI
FASCICULE XI
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ESSAI
SUR LA COLONISATION ESPAGNOLE
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AU VENEZUELA
PAR
Jules HUMBERT
PROFESSEUR AGRÉGÉ, DOCTEUR ES LETTRES
COMMANDEUR DE L*ORDRE !SATIO>AL VÉNÉZUÉLIEN DU LIBÉRATEUR
(Ouvrage accompagné d*une gravure et d'une carte géographiquej
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Bordeaux :
FERET & FILS, ÉDITEURS, i5, COURS DE LINTENDANCE
Lyon : Hburi GEORG, 30-42^ passage db l'Uotbl-Dieu
Marseille: Paul RUAT, 54, rue Paradis | Montpellier: G.C0ULET,5,Grand'Rue
Toulouse: Edouard PRIVAT, i4, rue des Arts
Madrid : MURILLO, Alcalâ, 7
Paris :
Albert FONTEMOING, 4, rue Lk Gofp
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A MON CHER MAITRE
M. Albert GOLLIGNON
PROFESSEUR A LA FACULTÉ DES LETTRES DE lY'MYERSITÉ DE NANCY
Hommage (VaJJeclion et de reconnaissance
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— Manuscrits : Tom. de var. n" i4.
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et i36 ; L. 264 et 3oi ; Ce. 46, f. 42.
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Eg. i8o3, 1804.
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lutie Boek van de Camer von Zeeland; Notulen van de Camcr
(1644- 1760); Papiers de la Compagnie des Indes Occidentales
(1621-1775) (pièces publiées en hollandais et en anglais dans
Lniled States commission on houndary helween Venezuela and
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The Case oj the United States of Venezuela before the tribunal of
arbitration to convene at Paris under the provisions of the treaty
between the United States of Venezuela and Her Britannic Majesty,
signed at Washington, February 2**» 1897, 3 vol. Baltimore,
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The Counter-Case ofthe United States of Venezuela before the tribunal
of arbitration to convene at Paris under the provisions of the
treaty between the United States of Venezuela and Her Britannic
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INTRODUCTION
La coloniâation espagnole n'est plus aujourd'hui qu'une
question d'histoire, et l'on peut, semble-t-il, en aborder
l'étude sans passion, maintenant que le temps a glissé sur
les derniers événements de Cuba et que l'Espagne elle-
même a fait définitivement le sacrifice de son empire
d'outre-mer.
On n'a guère considéré jusqu'ici la domination de
l'Espagne en Amérique que comme une odieuse exploi-
tation, et l'on a surtout jugé son œuvre colonisatrice
d'après les horreurs de la conquête. L'étude des nombreux
documents qui dorment dans les archives de la péninsule
permettront, croyons-nous, de porter sur la question un
jugement plus équitable. Est-il possible, en effet, qu'une
nation qui a pu implanter au delà des océans sa langue,
sa religion, ses lois et ses coutumes, n'ait entassé contre
elle que haine et réprobation ? A coup sûr, il y a eu des
excès ; quel est le peuple qui n'a pas quelques hontes à se
reprocher dans ses conquêtes ? Mais la barbarie des conquis-
tadores n'a-t-elle pas fait germer la charité des apôtres ?
Au cruel Ocampo succède le protecteur des Indiens, le
vénérable Las Casas. A la suite des idées généreuses que
l'Espagne a cherché è propager sur le sol du Nouveau-
Monde, nous verrons, au xviii* siècle surtout, éclore les
projets d'une colonisation qui voudra être pratique et effi-
cace. Malheureusement les bonnes intentions des gouver-
neurs n'ont pas toujours porté leurs fruits, et trop souvent
LES oftiGinEs véMÉzuéulmiES. I
*i LES UlilGI^ES VENEZUELIENNES
elles furent étouffées par Tobligation de se soumettre à
toutes les formalités d'une administration compliquée et
défectueuse. Mais Feffort est indéniable» et malgré ses fautes
nombreuses, TEspagne n'en a pas moins droit à la recon-
naissance des amis de la civilisation et de l'humanité.
Telles sont les impressions qui se dégageront, pensons-
nous, de la lecture de ces pages. Nous ne prétendons pas
ici retracer l'histoire complète du Venezuela sous la domi-
nation espagnole ; nous avons voulu seulement présenter la
colonisation dans ce pays sous des aspects aussi différents
que possible, et nous avons choisi les phases qui semblent
préparer et expliquer quelque chose de la nationalité véné-
zuélienne. Nous étudierons ainsi successivement :
Le pays et ses anciens habitants ;
La conquête et la première organisation de Caracas en
capitale; les origines des grandes familles dont le nom
deviendra plus tard célèbre, et les rivalités entre les classes
qui prépareront le mouvement révolutionnaire ;
Les origines du commerce et le monopole de la Compa-
gnie guipuzcoane, qui explique les premières aspirations
des âmes vers la liberté ;
La société, la grande place qu'y tenait la religiosité,
l'omnipotence du clergé et les a competencias » entre les
administrations civile et ecclésiastique;
Les origines de l'instruction publique et de F Université,
et les efforts généreux des particuliers pour fonder des
écoles, efforts qui ne porteront tous leurs fruits qu'après
l'indépendance.
Dans le Venezuela oriental, l'histoire de Cubagua et de
Nueva-Câdiz nous fera assister aux cruautés du commerce
des esclaves. Sur le continent, les villes de Nueva-Toledo
et de Nueva-Cordoba seront fondées au milieu des ruines
entassées par les premières expéditions armées ; mais bien-
tôt Cumanâ se développera pacifiquement, grâce au zèle
apostolique des missionnaires. Nous trouverons les Espa-
gnols en présence des Hollandais, et nous verrons au prix
de quels efforts les premiers réussirent à établir leur
INTflODUGtlON 3
domination dans les provinces de Gumanâ et de Guyane.
Nous étudierons enfin les plans de colonisation élaborés
par les Inciarte et les Marmion, dont les projets devaient
être étouffés par la révolution qui allait faire du Venezuela
une des républiques de l'Amérique du Sud.
En écrivant ces lignes» notre pensée se reporte avec
émotion vers une mémoire qui nous est chère. C'est de
Tamitié qui nous unissait au D*^ L. Vincent, médecin ins-
pecteur des troupes coloniales» qu'est sortie l'idée de ce
livre; il fut le collaborateur de nos premières études» et
c'est en conversant longuement avec lui que nous nous
sommes attaché à un pays dont il avait rapporté tant de
souvenirs et en l'avenir duquel il avait une foi si profonde.
11 nous reste enfin une dette de reconnaissance à payer
aux savants français qui ont accueilli nos études» aux
maîtres éminents de l'Université de Nancy qui n'ont cessé
de nous soutenir de leurs encouragements et de leurs
conseils» ainsi qu'à tous ceux qui, à Saint-Sébastien, à
Tolosa» à Madrid, à Simancas» à Séville, à Câdiz» à Londres,
en Allemagne et au Venezuela, se sont intéressés à nos
travaux et nous ont facilité nos recherches. Qu'on nous
permette une mention toute spéciale à l'adresse du D' R.
Villavicencio, de Caracas, qui» en sa qualité de ministre de
l'instruction publique, nous a témoigné tant de bienveil-
lante sollicitude, et de MM. D. Pedro Manuel de Soraluce,
de Saint-Sébastien, et D. Pedro Riafio de la Iglesia, de
Câdiz, dans le commerce desquels nous avons éprouvé tant
de joie. Les voyages que nous avons dû faire pour mener
k bien ce travail sont amplement récompensés par l'accueil
chaleureux que nous avons reçu partout, et nous étions
fier de penser que cette sympathie s'adressait autant au
Français qu'au travailleur.
LIVRE I
GEOGRAPHIE ET ETHNOGRAPHIE
DU VENEZUELA
Le Venezuela est baigné au nord par la mer des Antilles,
qui découpe sur son littoral de vastes échancrures : le
golfe de Venezuela rattaché par un détroit à celui de Mara-
caïbo, la presqu^île de Paraguana, le golfe Triste, la baie
de Gumanâ, le golfe de Gariaco, le golfe de Paria, fermé
par rUe aujourd'hui anglaise de la Trinidad, enfin Timmense
delta de rOrénoque. Les îles voisines de la côte sont
nombreuses; les principales sont : Oniba, Curaçao,
Buen-Ayre, les Roques, Orchilla, Tortuga, Gubagua,
Margarita, Coche, Testigos, dont les trois premières
appartiennent à la Hollande.
A Touest, le Venezuela confine à la République de
Colombie ; la frontière part du nord-ouest du lac Maracaïbo,
traverse le territoire des Goajiros, suit la sierra de Perija,
franchit la sierra de Merida, coupe les affluents de gauche
de TArauca, suit TArauca lui-môme, puis TOrénoque,
jusqu'à San Fernando de Atabapo. Formée ensuite par
TAtabapo et le rio Negro, elle atteint au sud les monts
Iberi.
La limite avec le Brésil suit la ligne de partage des
eaux du rio Negro, de rOrénoque et du rio Branco ; elle
est marquée sur les cartes les plus récentes * par les monts
1. V. surtout : StanforiVs map of Guiana and Venezuela, Londres, 1899.
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(\ LES ORIGINES VKISKZUKLÏENNES
Iberî, Ucurusiro, Tapiraperu, Merehuarî, Maritani et
Saranrayeng.
A Test, la question de frontières entre le Venezuela et
la Guyane britannique a donné naissance au long conflit
anglo-vénézuélien, réglé en 1899 par un tribunal d'arbi-
trage réuni à Paris. D'après la décision rendue par co
tribunal en date du 3 octobre 1899, la ligne frontière part
de la pointe Playa, à Touest de rembouchure du Guaima,
« suit une ligne droite jusqu'au confluent de la rivière
Barima avec la rivière Mururuma, ensuite le thalweg de
cette dernière rivière jusqu'à sa source; de ce point, elle va
jusqu'au confluent de la rivière Haiowa avec l'Amacuro.
Elle suit ensuite le thalweg de l'Amacuro jusqu'à sa
source dans la chaîne de l'Imataca ; de là, vers le sud-ouest,
la crête la plus élevée de l'éperon des monts Imataca
jusqu'au point le plus élevé de la chaîne des dits monts
Imataca, en face de la source du Barima; de là, la chaîne
principale des monts Imataca, et se dirigeant vers le sud-
est jusqu'à la source de l'Acarabisi; ensuite le thalweg de
l'Acarabisi jusqu'au Cuyuni ; ensuite la rive septentrionale
de la rivière Cuyuni, vers l'ouest, jusqu'à son confluent
«ivec le Venamo. Puis elle suit le thalweg du Venamo
jusqu'à sa source la plus occidentale; de là une ligne droite
jusqu'au sommet du mont Roraima; enfin, du mont
Roraima, elle va jusqu'à la source du Cotinga, où elle quitte
le Venezuela pour longer le Brésil en suivant le thalweg
du Cotinga jusqu'à son confluent avec le Tacutu, ensuite
le thalweg du Tacutu jusqu'à sa source; de là une ligne
droite jusqu'au point le plus occidental des monts Acarai;
ensuite la ligne de faîte des monts Acarai, jusqu'à la source
du Corentin, appelée rivière Cutari^ »
Nous n'avons pas à apprécier les conséquences * de co
1. G. Pariset, L'Arbitrage anglo-vénézuélien de Guyane, Berger- Levraii II.
1900, pp. ao, a3 et 2^.
2. V. à ce sujet : La fin du conflit anglo-vénézuélien, par M. Froi1>evaux,
secrétaire de l'Oflice colonial p^^s la Faculté des lettres de Paris, dans les
Questions diplomatiques et coloniales, 3« année, n** 65, i*' nov. 1899, p. 366,
el r Arbitrage anglo-vénézuélien, de H, Pariset, cité plus haut.
GÉOGRAPHIE ET ETHNOGli^PlIlE DU VENEZUELA 7
jugement des arbitres de Paris; nous n'en avons d'ailleurs
donné le texte qu'à titre de document, car à Tépoque dont
nous aurons à nous occuper, sous la domination espagnole,
les limites du Venezuela n'ont jamais été établies d'une
manière fixe. A l'ouest même, où la Cordillère forme une
frontière naturelle, les chartes donnent comme point
terminus, tantôt le cap de la yela\ tantôt le rio Hacha ^,
mais sans qu'on ait pu jamais déterminer si le territoire
arrosé par c^tte rivière appartenait au gouvernement de
Sainte- Marthe ou à celui de Venezuela. A l'est, les
Espagnols indiquaient vaguement comme limites de leurs
possessions « toute la côte sur laquelle les Hollandais sont
établis, Ësquivo, Service, Demerari, Gorentin et Suri-
nam»^, et ils ont toujours revendiqué la plus grande
partie du territoire qui forme aujourd'hui la Guyane
britannique.
Orographie. — Bien que les montagnes du Venezuela
semblent être des rameaux qui se détachent des Andes,
M. Siewers les considère comme complètement indépen-
dantes de la grande Cordillère et les rattache uniquement
aux montagnes des Antilles i. Dans la partie du Venezuela
qui s'étend jusqu'à l'Orénoque on distingue deux chaînes
principales, dont l'une borne la République k l'ouest et
l'autre traverse de l'ouest à l'est le territoire vénézuélien
dans toute sa longueur. La première, partant de Pam-
plona, se dirige vers le nord et fait au Venezuela une
limite de gigantesques remparts. « Partout des rochers aux
formes étranges, aux flancs ravinés par les eaux, déchirés
par des tremblements de terre ; sur les versants, des masses
sombres de forêts et quelques vestiges du terrible sinistre
I. Arch. de Ind. (Séville). £st. I, cig. i, leg. 1/27, ramo 8.
a. Arch. de Ind. (Séville), Est. I, csg. i, leg. 1/27, ramo 18.
3. Mémorandum de D. José Diguja, gouverneur de Cumanâi adressé
«lu roi d*Espagne, on date du 18 déc. 1761. Arch. de Ind. (Séville), Est. i3i,
caj. 5, leg. 7.
4. Siewers, Vénézuélaj Hambourg, 1888, ch. IV, p. 45-6a. — Et Karten
zur physikalischen Géographie von VenezueUiy par le même. — Peterman's
Mitteilangen, Ust Band. 1896, VI, p. 128 et 129.
(\ LES ORIGINES VENEZIELIENNES
U)eri, Ucurusiro, Tapîraperu, Merehuari, Maritani et
Saranrayeng.
A Test, la question de frontières entre le Venezuela et
la Guyane britannique a donné naissance au long conflit
anglo-vénézuélien, réglé en 1899 par un tribunal d'arbi-
trage réuni à Paris. D'après la décision rendue par ce
tribunal en date du 3 octobre 1899, la ligne frontière part
de la pointe Playa, à Touest de rembouchure du Guaima,
(( suit une ligne droite jusqu'au confluent de la rivière
Barima avec la rivière Mururuma, ensuite le thalweg de
cette dernière rivière jusqu'à sa source; de ce point» elle va
jusqu'au confluent de la rivière Haiowa avec l'Amacuro.
Elle suit ensuite le thalweg de l'Amacuro jusqu'à sa
source dans la chaîne de l'Imataca ; de là, vers le sud-ouest,
la crête la plus élevée de l'éperon des monts Imataca
jusqu'au point le plus élevé de la chaîne des dits monts
Imataca, en face de la source du Barima; de là, la chaîne
principale des monts Imataca, et se dirigeant vers le sud-
est jusqu'à la source de l'Acarabisi ; ensuite le thalweg de
l'Acarabisi jusqu'au Cuyuni ; ensuite la rive septentrionale
de la rivière Cuyuni, vers l'ouest, jusqu'à son confluent
avec le Venamo. Puis elle suit le thalweg du Venamo
jusqu'à sa source la plus occidentale; de là une ligne droite
jusqu'au sommet du mont Roraima; enfln, du mont
Roraima, elle va jusqu'à la source du Cotinga, où elle quitte
le Venezuela pour longer le Brésil en suivant le thalweg
du Cotinga jusqu'à son confluent avec le Tacutu, ensuite
le thalweg du Tacutu jusqu'à sa source; de là une ligne
droite jusqu'au point le plus occidental des monts Acarai :
ensuite la ligne de faite des monts Acarai, jusqu'à la source
du Corentin, appelée rivière Cutari^ »
Nous n'avons pas à apprécier les conséquences* de ce
1. G. Pariset, L'Arbitrage anglo-vénézuélien de Guyane, Berger- Levraul t.
190O; pp. aO| a3 et 2^.
2. V. à ce sujet : La fin du conflit anglo-vénézuélien, par M. FroiIïrvaux,
secrétaire de l'Office colonial près la Faculté dos lettres de Paris, dans les
Questions diplomatiques et coloniales, ^' année, n** 65, i**^ nov. 1899, p. 366,
pl V Arbitrage anglo-vénézuélien, de (i, Pariset, cité plus haut.
GÉOGRAPHIE JET ETHNOGRAPHIE DU vi^izvihA 9
lianes présentent, dans les saisons intermédiaires, Taspect
de prairies sans fin, où dominent les graminées et les cypé-
racées, magnifiques pacages pour des millions de bœufs et
de chevaux.
Hydrographie. — Les Ilanos sont limités au sud par
rOrénoque. Ce fleuve, comme Ta démontré M. Siewers, ne
coule plus dans la région pastorale ; il y met brusquement
fin, et même dans certaines parties de son cours, son lit
semble creusé dans les premiers contreforts des montagnes
de la Guyane*. L'Orénoque est la grande artère fluviale
du Venezuela, Il a un cours d^environ a,5oo kilomètres et
une surface de bassin de i ,o36,ooo kilomètres carrés ; son
débit moyen est de 1 4^000 mètres cubes. Le régime de ses
eaux n*est pas encore parfaitement connu et présente des
variations considérables. Devant Giudad-Bolivar, à 3 20 ki-
lomètres de son embouchure, on constate, à diverses
époques, une différence de 20 à a5 mètres entre le niveau
des eaux. A cet endroit, le fleuve possède une profondeur
de 5o mètres aux hautes eaux et n^offre, lorsque les eaux
sont basses, qu^une profondeur variant entre 20, i5 et
même 10 mètres. Pendant la saison des pluies, son aspect
est plutôt celui d'un immense lac que d'un fleuve, et on
Ta à bon droit surnommé le Mississipi de TAmérique
méridionale ^ .
L'Orénoque prend sa source près de la sierra Manda-
caces, sur la frontière du Brésil, à une latitude un peu
inférieure à a"" ; il décrit ensuite une immense courbe dont
la concavité est dirigée vers Test, et vient se jeter dans
rOcéan Atlantique au nord du 8"* parallèle, offrant à son
1. Siewers, Zweite Reise in Venezuela in den Jahren 1892-93^ dans les
Mitteilangen dergeogr. Gesellschaft in Hambarg, Band XII, 1896, p. 3o4-3o7.
— Siewers compare le cours de l'Orénoque entre Ciudad- Bolivar et l'embou -
chure du Caroni, à celui du Danube entre Regensburg et Vienne. La masse
des montagnes de Bohème représente la chaîne de Guyane et le plateau
austro'hongrois les Ilanos. (/d., p. 807.)
a. L. Vincent, Bulletin de la Société de géographie commerciale de
Bordeaux f 17 fév. idgo, p. 69.
rO I.K8 ORIGINES VÉNÉXUI^LIE.XNKS
embouchure un vaste delta traversé par de nombreuses
branches. Les principales sont la Boca grande ou Boca de
navios, qui semble la continuation directe du fleuve» et les
bouches du Dragon et du Serpent» voies de dérivation assez
éloignées que le fleuve s'est creusées vers le nord et sur sa
rive gauche,
L'Orénoque, pour la commodité de la description, peut
se diviser en trois tronçons : i** la partie comprise entre le
delta du fleuve et les chutes d'Atures ; a** la région inter-
médiaire aux chutes d'Atures et à celles de Maipures;
3* le haut fleuve ou le cours du fleuve au-dessus des chutes
de Maipures.
La première zone comprend environ 600 kilomètres;
elle s'étend depuis les bouches de TOrénoque jusqu'au-
dessus de Ciudad-Bolivar, port accessible aux navires de
haute mer et siège d'un commerce maritime très actif.
Dans cette partie du fleuve la navigation est libre de tout
obstacle, et pendant l'hivernage, c'est-à-dire d'avril à sep-
tembre, le fleuve subit une crue considérable. Au-dessus
de Ciudad-Bolivar se trouvent quelques passages difficiles,
mais des navires d'un faible tonnage peuvent encore
remonter, pendant la saison sèche, jusqu'au pied du Cerro-
Pericho, et, pendant la saison des pluies, jusqu'à la crique
de Puerto-Zamuro, située à 4 kilomètres en amont du point
précédent, dernière limite de la navigation dans le bas
Orénoque, en aval des rapides d'Atures, qui sont infran-
chissables ' .
Les rapides d'Atures s'étendent sur un espace de 8 kilo-
mètres environ. Ces rapides ou sauts sont formés par une
quantité innombrable de petites cascades ou raudales qui
se suivent d'une façon presque ininterrompue, en tombant
de degré en degré, et qui sont entrecoupées d'un grand
nombre d'îlots et de rochers sur lesquels s'élèvent des
massifs de palmiers qui ajoutent encore à la beauté du
tableau et viennent très heureusement compléter le pano-
I. Vincent et Hliidert, Le Venezuela, dans la bibltothèquo illustrée des
voyages de Pion et Nourrit, p. 1 1 .
céOGHAPHIR KT ETHNOGRAPHIE DU YEÎSKZrKLV lî
rama véritablement grandiose que présentent ces rapides * .
Atures, par sa situation exceptionnelle, est un point
très important où viennent affluer tous les produits du
haut Orénoque, ainsi que les marchandises venant de Tex-
térieur et apportées par les navires qui ont remonté le
fleuve jusqu'à Ciudad-Bolivar.
Entre Atures et Maipures la navigation est presque
impossible pendant la saison sèche; toutefois, pendant Thi-
vernage et la crue des eaux, certains passages sont fran-
chissables. Mais cette descente exige toujours beaucoup
d'habileté et une connaissance parfaite de tous les dangers
du fleuve ; elle est, en tout temps d'ailleurs, fort périlleuse
à cause de Tétroitesse du chenal qui n'a pas plus de
6 mètres de largeur sur une longueur de a à 3 kilomètres.
Les chutes ou cataractes de Maipures présentent un coup
d'œil assez imposant, bien que la chute en elle-même ne
soit pas considérable et ne dépasse pas 9 mètres. Maipures
n'ofifre pas, comme les Niagara-Falls de l'Amérique du
\ord, le débit d'un énorme volume d'eau se précipitant,
d'une grande hauteur, tout entier à la fois ; mais ce qui
frappe surtout le regard, k Maipures, c'est cette nappe
d'écume, de plus d'un mille de largeur, sur laquelle se
profilent une foule de roches noirâtres, aux formes les plus
diverses et les plus bizarres. Les unes ressemblent à des
colonnes basaltiques ; d'autres ont l'apparence de tours, de
châteaux-forts, de donjons, d'édifices en ruines ; ces îlots,
qui revêtent les contours les plus fantastiques, sont sou-
vent couverts d'arbres touff'us et de palmiers^.
Au-dessus des chutes de Maipures, TOrénoque redevient
navigable et continue à l'être ensuite dans presque toute
l'étendue de son cours supérieur. En amont de Maipures,
le fleuve est bordé par de vastes savanes où vivent, à
l'état sauvage, d'immenses troupeaux de bœufs; plus loin
on voit la montagne du Singe (cerro del Mono), qui n'est
I. Cf. J. CuAFFANjoN, LVrénoquê et le Caura, HacheUe, 1889, ^^^- ^^^h
pp. i79etsqq.
m, Vincent et HuMRBRT, Le Venezuela, pp. 19 et i3,
13 LES ORIGINES véNÉZU^UENNES
composée presque en totalité que de rochers granitiques
dont les sommets sontk peu près inaccessibles.
San Fernando de Atabapo, Tun des principaux comp-
toirs du haut Orénoque et la résidence du gouverneur du
territoire, semble destiné» par sa situation au confluent de
rOrénoque, du Guaviare et de TAtabapo, à acquérir une
grande importance commerciale dans un avenir peu
éloigné.
Dans la partie supérieure de son bassin, TOrénoque
traverse, en décrivant son vaste et si remarquable circuit,
d'immenses territoires occupés par un grand nombre de
tribus indiennes presque toutes géophages, Piaroas, Ba-
nivas, Piapocos, Barés, Mariquitarés, etc., et on lira avec
intérêt les remarquables descriptions qu'en a faites Tintré-
pide explorateur du haut Orénoque, M. Ghaffanjon^
Les affluents de rOrénoque sont très nombreux; ils
s'élèvent à plus de quatre cents rivières et près de deux
mille cours d'eaux (riachuelos), qui forment à travers le
pays un lacis des plus compliqués. Les trois plus importants
de ces affluents vénézuéliens sont l'Apure, le Gaura et le
Garoni. Ge dernier, obligé de couper la sierra Piacoa,
présente des chutes remarquables dont Humboldt^ et, de
nos jours, Siewers^ ont fait de saisissants tableaux.
Le Gassiquiare, enfin^ mérite une mention spéciale
parce qu'il unit les bassins de l'Orénoque et de l'Amazone
en reliant directement le premier de ces fleuves au rio
Negro, tributaire du second. Il est donc curieux d'étudier
les conditions dans lesquelles a pu s'établir cette commu-
nication. Immédiatement en amont de l'embouchure du
Gassiquiare, l'Orénoque traverse une gorge assez resserrée,
n'ayant pas plus de 80 mètres de largeur, entre le Gerro
Tamatama, à droite, et le Gerro Deromoni, à gauche. Les
eaux, au moment des grandes crues, s'échappent de cette
gorge avec une violence extrême, envahissent leurs berges
I. Ghaffanjon, L'Orénoque et le Caura, ch. XIV à XVII.
9. HuMBOLDT, Unter den Troppen, II, 435.
3. SiEWERS, Zweite Beiu in Venezuela^ p. 400.
GÉOGRAPHIE ET ETHNOGRAPHIE DU VENEZUELA l3
et les inondent. La rive droite, celle qui fait suite au Gerro
Tamatama, étant de nature rocheuse, résiste, dans une
certaine mesure, aux efforts du courant et s'encombre de
dépôts sablonneux; la rive gauche, de nature argilo-sili-
ceuse, a plus facilement cédé; il s'est formé tout d'abord,
sur cette rive, une tranchée qui peu à peu s'est appro-
fondie, et cette communication qui, très probablement,
n'existait à une certaine époque qu'au moment des grandes
crues, est devenue dans la suite définitive ^
En dehors d'une infinité de lagunes sans grande impor-
tance, le Venezuela possède deux grands lacs : i*" celui de
Maracaïbo, qui couvre une superficie de 2,173,800 hectares,
est formé par les torrents qui descendent des Andes, et
reçoit les eaux de plus de cent rivières. Il est bordé
à l'ouest par la chaîne andine, à l'est par les savanes de
Taratara et les montagnes de Goro, et déverse ses eaux
dans la mer des Antilles par le golfe qui lui fait suite.
â° Le lac de Yalencia ou de Tacarigua, très pittoresque, est
entouré de tous côtés par des massifs montagneux appar-
tenant à la chaîne côtière. Situé à une altitude de
43 1 mètres au-dessus du niveau de la mer, il a une super-
ficie de 68,3a I hectares, une largeur de la milles et une
longueur de 33 milles. Il est semé d'un grand nombre
d'îlots, les uns verdoyants, les autres arides, et reçoit les
eaux d'une vingtaine de rivières.
La Guyane. — La partie de la Guyane où les Espagnols
et les Hollandais se trouvèrent aux prises à l'époque de la
colonie est limitée par l'Atlantique, l'Orénoque, le Garoni
jusqu'au mont Roraima, la frontière brésilienne et l'Esse-
quibo. On peut la diviser géographiquement en trois
grandes régions : celle des bras littoraux, le bassin des
Guyuni-Mazaruni et le massif guyanais.
1° La côte présente d'abord une bande de terrains
d'alluvions, large de 3 à 4 milles, et, derrière, une étendue
1. Cf. Ghaffanjon, L'Orénoque et le CaurCy ch. XX.
1^1 LG^ UUIGI>'ES VK>É/.tKLlKNNKS
à peu près égale de marais interrompus seulement ça et là
par (( quelques tles de sable sur lesquelles s'élèvent des
buissons, quelques arbres, entre autres le palmier Mauritia
flexuosa qui, de sa haute stature, domine tout ce désert » ^
Derrière les marais apparaissent des collines de sable « de
3o à I30 pieds de hauteur)»'. Ce sable, blanc et semblable
à de la neige durcie, « jette sous le soleil de midi un éclat
qui éblouit les yeux d'une manière souvent même intolé-
rable» 3. Ces dunes se prolongent sur des milles et des
milles d'étendue jusqu'aux premières pentes de la sierra
Imataca et des Montagnes Bleues, qui séparent cette région
côtière du bassin du Cuyuni-Mazaruni.
Dans cette zone coulent des rivières qui, bien que
d'accès facile, ne sont pas des voies de pénétration vers
rintérieur. Elles sont, en effet, généralement parallèles k la
côte et très voisines de celte dernière. Ce sont les nos Ama-
euro, Barima, Barama, Guaima, « réunis entre eux par des
bras ou caftos transversaux, et qui peuvent être considérés
comme les dépendances du rio Barima, le plus oriental des
débouchés de l'Orénoque dans l'Atlantique » &. Plus près
de l'Ëssequibo se trouve le rio Pomerun, qui, à l'ouest,
rejoint le rio Moroco et le cafto Paraman (continuation du
cafko Morebo et du rio Barima).
S" Au sud de la chaîne de montagnes qui porte les noms
divers de Piacoa, Imataca, Montagnes Bleues, et jusqu'au
massif guyanais, s'étend un vaste plateau accidenté, de
aoo à 3oo mètres d'altitude en moyenne, et arrosé par le
Cuyuni et le Mazaruni. Bien que ces deux rivières se jettent
dans l'Ëssequibo, la région seule du bas Cuyuni et du bas
Mazaruni esl en dépendance étroite avec l'Ëssequibo, tandis
que le reste du pays semble plutôt se rattacher au bassin
de l'Orénoque. Ces deux contrées semblent en effet séparées
I. RoDWAY (J.), Hand-Book of British Guiana, Georgetown, 1893, in- 13,
p. 10.
a. ScHOMBURGiL, Descr. of British Guiana, Londres, i8io, in-ia, p. 3.
3. KoDWAT, loceit,
X. (1. Pariî*et, Historique sommaire du conflit anglo-vénézuélien en Guyane.
Berpei'-Le\rault, éd.. 1898, p. H.
GÉOGliAPHIlC ET ETHNOGRAPHIE DU VENEZUELA l5
par une chahie de montagnes, les Ayangcanna (atteignant
par places 5,ooo pieds de haut) qui, prolongeant les Mon-
tagnes Bleues, se dirigent au sud, vers le massif guyanais'.
A un point voisin de la jonction du Cuyuni et du Mazaruni,
ces montagnes s'abaissent et livrent passage aux deux
rivières qui se précipitent à travers les brèches ainsi formées.
Ces rapides ou ces chutes rendent les communications de
l'est k l'ouest à peu près impossibles^.
A l'ouest, au contraire, il n'existe aucune séparation
appréciable entre le bassin du Garoni (affluent de TOré-
noque) et celui du Yuruari (sous-affluent du Cuyuni) ; on
dit même que TUsupamo, affluent du Caroni, communique
directement avec l'Avechica, affluent du Yuruari 3, Cette
région occidentale est celle des « savanes », au centre
desquelles s'élève la ville d'Upata. Elle a fait l'admira-
tion des voyageurs. « Aussi loin que l'œil peut s'étendre,
ce ne sont que vastes plaines ondulées d'herbes verdoyantes
où s'élèvent par intervalles des massifs d'arbres splendides,
les uns en boutons, les autres en feuilles, présentant toutes
les teintes de la fleur ou de la feuille, depuis le cramoisi
le «plus foncé jusqu'au jaune le plus pâle. De temps en
temps une mince ligne de forêt marque le cours d'un
torrent, ou une masse plus épaisse d'arbres indique l'em-
placement d'une lagune, tandis qu'à une lointaine distance
apparaissent dans un fond gris les pics rosés des mon-
tagnes^. »
Plus on va vers l'est, plus les bois s'épaississent, jusqu'à
devenir la masse impénétrable de forêts vierges qui s'ajou-
tent aux montagnes et aux rapides pour rendre de ce côté
la pénétration extrêmement difficile.
3"" Le bassin des Cuyuni- Mazaruni est borné au sud par
le massif guyanais. « C'est un système de massifs et de
I. The Case ofihe United States o/ Venezuela before Ihe Tribunal ofarbi-
tration, New- York, 1898, vol. I, p. 29,
3. ScHOMBURGK, cUé par le Case of Venezuela, app. HI, p. 119-iao.
3. G. Parisbt, Historique sommaire, p. 6-7.
4. Venezuela. A visit to ihe gold mines of Ouayana during 1886, by
William Barry, (!. K. Loiidon, 1886, p. 198.
l6 LES ORIGINES VÉNÉZUiSlIENNES
plateaux» diversement dénommés» très compliqués, très
mal connus, mais dont Ton peut dire en gros qulls diver-
gent en éventail autour d'un centre commun» le mont
Roraima (2 , 5oo mètres environ), vers trois directions : i • vers
le nord-ouest, système du Garoni ou sierra Rinocote;
a"* vers le sud-ouest, système du rio Branco (sous-affluent
de FAmazone), ou sierra Parima et Pacaraima; 3° vers le
sud-est, système de l'Essequibo, ou sierra Pacaraima avec
ses prolongements ^ i>
On voit par ce qui précède que la Guyane est divisée
en bandes parallèles au littoral, formant des régions où
les bassins de TOrénoque et de TEssequibo semblent se
confondre. Cette disposition du pays explique l'histoire de
sa colonisation. La pénétration s'est faite, non pas du
nord au sud par les bras littoraux, mais de Test à l'ouest
et surtout de l'ouest à l'est. Le conflit hispano-hollandais
comme le conflit anglo-vénézuélien qui en fut l'épilogue,
n'ont eu d'autre cause que cette absence complète de
limites naturelles entre les eaux de l'Essequibo et celles de
rOrénoque.
•
Ethnographie. — A l'époque de la conquête, le terri-
toire du Venezuela était habité par de nombreuses tribus
d'indigènes, aux noms les plus divers. Suivant Humboldt,
il y avait encore au Venezuela, avant la révolution,
iao,ooo Indiens de race pure^. Voici, d'après la grande
Recopilaciôn de J. P. RojasS, le nombre des familles
indiennes répandues dans le pays et classées d'après les
lieux qu'elles habitaient :
Apure i3 tribus. Bolivar i5 tribus.
Aragua 4 — Carabobo .... a —
Barcelona. ... 10 — Gumanà .... la —
Barquisimeto . . i5 — . Falcon (Goro) . . 10 —
1. G. Pariset, Historique sommaire, p. 7.
2. Gf. GoDAZZi, Resumen de la geografia de Venezuela, Paris, Fournicr,
éd., i84i, p. a46.
3. RojAS (Juan-Pablo), Gran recopilaciôn geogrâjicaj esladistica é hisioriea
de Venezuela, Garacas, 1889, I, p. 75.
GÉOGRAPHIE ET ETHNOGRAPHIE DU VENEZUELA I7
Goajîra 45 faailles. Portufiiiesa et Za-)
^., . ... l la tnbus.
Guanco lo tribus. mora )
Guyane 84 — Trujillo 4 —
Maturin 3 — Yaracuy a —
Merida i9 — Zulia i4 —
Quelle était rorigine ethnologique de toutes ces tribus ?
D'après Humboldt, les peuples indigènes de rAmérique, à
Texception des Esquimaux, appartiennent tous à une seule
race, présentant les plus grandes affinités avec la race
mongole, ayant la même forme de crâne, la môme teinte
de peau, la même rareté de barbe, les mêmes cheveux plats
et lisses'. Les travaux des savants modernes, Emst,
Gôring, Hamy, Marcano, semblent confirmer cette opinion,
et le Vénézuélien D. Julio Calcailo^ regarde comme un
fait incontestable Texistence d'une ancienne communication
continentale entre l'Asie et l'Amérique, et de migrations à
travers le nouveau monde de peuples de race tartare.
La linguistique parait d'accord ici avec l'ethnologie.
Godazzi comptait au Venezuela onze idiomes et cent
cinquante dialectes 3. Les modernes, Lucien Adam, Rafaël
Celedon, E. Uricoecha, ont ramené toutes ces langues à un
fort petit nombre de types primitifs. Uricoecha considère,
au Venezuela, trois langues principales : la Garibe, la
Gumanagota et la Goajira, et il démontre qu'elles appar-
tiennent à une même famille, « ayant toutes les mêmes
procédés grammaticaux et une partie du vocabulaire
commun» A. Si enfin l'on cherchait à rapprocher ces
langues américaines d'une langue de l'ancien monde, c'est
au chinois qu'il faudrait penser. Pour ne citer que quelques
rapports, on exprime le genre en chinois par l'adjonction
devant le substantif des mots nam, mâle, on neûi, femelle:
nam-i/an = homme (m. à m. mâle personne); neûi'yan =
I. Cf. BéNARD, Le Venezuela, p. 36.
a. Actas de la Academia venezolana (Resûmen de las), i886. Rapport de
D. Julio Galgaî^o, secrétaire.
3. Godazzi, Resûmen de la geografia de Venezffekii p. 346.
4. Uricoecha, InlroducUon à la gramâiica de la lengùa goajira de Rafaël
Celedon {i. Vdela Ôollecl. linguistique américaine, Maisonneuvo,édil.), p. ig.
LES OniGlMBS \KlléxuALlB1l!IE$i. 2
l8 LES OniGl!SES VÉ>EZtéLlENI«ES
reuiiue (m. k m. femelle personne). De même en goajire,
par exemple', on prépose les mots jashichi^ mâle, el /îér,
femelle : jas/nchi-pa, taureau; jîér-pa, vache. — La conju-
gaison chinoise ignore les flexions; pour exprimer les
temps, elle emploie des vocables qui correspondent à nos
adverbes de temps aujourd'hui^ hier, demain, et elle
indique les personnes en préposant au mot des particules
équivalant à nos pronoms =. De même, en goajire, on dît :
atûnk àshi tut/a, je dors (dormir actuellement moi) ; atànk
éichc pia^ tu dormiras (dormir plus lard toi) 3.
Si Ton passe au vocabulaire, M. Calcafto voit une étroite
parenté entre le mot chichi par lequel la majeure partie
des indigènes du Venezuela désignent le soleil, et le chinois
chi'tsou, Taïeul de la race (chi = famille, race). La rédu-
plication même de la syllabe est un phénomène propre aux
idiomes mongols. En chinois, le mot chin signifie esprit,
corps, et cette racine se retrouve dans nombre de mots
vénézuéliens : chiklén^ vent; chirup, ieu^chikaboy lumière;
chimpuéj eau; chimanakot^ maison, famille 4. La termi-
naison tchi ou chi, qui, en mongol comme en turc, sert à
former des noms d'agents exerçant un art, une profession,
comme khoulakhaitchi, brigand; iariyatchi, laboureur
(en mongol); tchiftetchi^ laboureur; eu(nieuktchi,hou\au-
ger (en turc), se retrouve en goajire, où elle sert à former
nombre de substantifs ou d'adjectifs qui expriment une
action, comme : karguarachi, brigand; ayornajashi,
danseur; autematichi, moribond; karkarchi, querelleur;
t. R. Celeoon, Gramàlica de la lengua goajira, p. i3.
2. Cf. la Grammaire chinoise de A. Bazin. Maisonneuve, édit., i856.
3. R. Geledon, Gramàlica goajira, p. 3o. On trouverait des exemples
analogues dans les autres dialectes du Venezuela. (V. les divers vocabulaires
cités dans notre bibliographie). Nous avons de préférence puisé ceux-ci dans
la langue goajire, parce que cette dernière s*est conservée absolument pure,
de même que la race qui la parle est restée indomptable et inaccessible à
toute civilisation européenne. (V. sur les Goajii^es les inléressantes études de
Candelier, dans le Bulletin de Gé**graphie historique et dt scriptioe de iSgS, et
du D' £rnst, dans la Zeitschrijt fur Ethnologie de Berlin, 1870.)
/». Vocabulaire goajire de José Ramon Yepes, annoté par D. Julio Cal-
cano (Actas de la Academia venezolana de 1H86. p. 53, note i3).
GÉOGRAPHIE ET ETHNOGRAPHIE DU YÉNÉZUéLA I9
puraschi, devin*. Dans la langue mandchoue cette syllabe
c/ti se prononce tantôt tchi^ tantôt 67*. La même irrégularité
se retrouve en goajire. Que penser de ces faits, sinon
qu'il existe une parenté indéniable entre les indigènes de
l'Amérique et les peuples de race jaune de l'Asie centrale?
On a tiré les mêmes conclusions de l'étude des insti-
tutions religieuses des Péruviens, comme aussi du calen-
drier et des hiéroglyphes des Aztèques et des Muyscas^.
Quant aux indigènes du Venezuela, leur religion n'était
guère qu'une naïve idolâtrie. Les Indiens de Caracas ado-
raient les montagnes, les plantes, les animaux et les pierres.
Ils prenaient pour autels le sommet d'un rocher, le bord
d'un ruisseau, le creux d'un arbre; ils y plaçaient leurs
fétiches auxquels ils adressaient des prières au son de leurs
botutos ou trompettes sacrées 3. Pour être initié aux
mystères du boluto et arriver à être piache^ il fallait être
pur et célibataire 4. Le piache était à la fois prêtre, méde-
cin et devin. On le consultait sur les récoltes, les variations
du temps, le traitement des maladies. Il avait le pouvoir
de faire parler les idoles et il transmettait les réponses aux
croyants. Quant aux offrandes, elles consistaient surtout
dans les prémices des fruits de la terre. Nous sommes donc
loin ici de la cruauté des Aztèques. Ces sacrifices se faisaient
principalement à l'esprit du mal 5, appelé Joh-Kiamo
chez les uns (haut Orénoque) 6, Yar/a chez les autres
(Goajire vénézuélienne) 7. La plupart des indigènes du
YénéMiéla croyaient aussi d'ailleurs au bon principe, que
les Indiens du Cuyuni et du haut Orénoque nommaient
I. Vocabulaire goajire de Ram6n Yepes (Actes de FAcad. venez, de i886,
p. 5a, note 12).
3. HuMBOLDT, Sites des Cordillères et Monuments des peuples indigènes de
V Amérique, Paris, Guérin et C**, éditeurs, 18691 p. 462, 4^4.
3. Marcako (D' G.)f Ethnographie précolombienne du lénézuéla (vallées
d*Aragua et de Caracas), Paris, Hennuyer, éditeur, 1889, P* 7^*
4. CoDAZzi, Resûmen de la geografla de Veneiuetat p. a6o.
5. Marcano, loc. oit,
6. CoDAzzi, loc. cit.
7. Vocabulaire goajire de RamcSn Yepes (Actes de TArad. venez, de 1886,
p. 5i).
'JO LES ORIGINES VENEZUELIENNES
Cachimana ' et les Goajîres Amariba *. Enfin, le Mani-
tou était une espèce de fétiche protecteur réglant les saisons
et favorisant les récoltes; il consistait en une pierre, un
morceau de corail ou une coquille marine que les Indiens
portaient au cou ou aux poignets 3.
Selon le témoignage de Codazzi^, les peuples de
rOrénoque avaient une vague idée de Timmortalilé de
rame. Ils pensaient que, quand un Indien mourait, il
parlait vers des lagunes éloignées où il renaissait dans le
ventre d'un serpent monstrueux 5.
A côté de ces naïves pratiques et de ces grossières
croyances, nombre de tribus vénézuéliennes avaient con-
servé des traditions qui font croire a un ancien état de
culture plus avancé et laissent penser que la religion des
indigènes du Venezuela était primitivement un culte solaire.
La preuve en est, semble-l~il, dans le mythe àWmalwaca
et dans la curieuse légende du déluge qui se retrouve chez
les Tamanacos de l'Apure et du Guarico, chez les Maipures
et dans toutes les peuplades du haut Orénoque 6.
Nous devons la tradition des Tamanacos sur la formation
du monde après le déluge k un célèbre missionnaire italien,
le père Gilli, qui vécut dans les régions de l'Orénoque. Les
indigènes racontèrent a ce missionnaire" quWmalivaca,
le père des Tamanacos, r'est-a-dire, selon eux, le créateur
I. CoDAZzi, p. aOo. — Cf. le génie prolccleur féminin, la Pachamamaj
adorée par les Indiens de la région calchaqui. Folk-Lorc calchaqui de Adam
QuinoGA, dans le Boletin del Insliluio geogràftco argentino de Buends-Ayres,
t. XVIIl (1897), P- 565.
a. Ramôn YEPEs,^ans les Actes de TAcad. venez.. 1886, p. 5i.
3. Ramôn YtPKs, dans les Actes de l'Acad. venez., 1886, p. 5i.
/i. CoDAZzi, p. aOi.
.1. Le culte du serpent a toujours occupe une des premières places dans
le fétichisme des Indiens. (îarcilaso de la Vega (I, 9, ii et 5, 10) dit qu'avant
les Incas, les Poru\icus adoraient les couleuvres et les serpents. Cf. Juan B.
Ambroseti'i : Kl simbolo de la serpiente en la alfarcria funeraria de la région
calchaqui, dans le Boletin del Inst, geog, argentino, t. Wll (189G), p. aig
6. CoDAZzi, p. 262. Le nom môme d* Amariba, que les Goajires
appliquent à Tesprit du bien laisserait supposer que la tradition dont nous
parlons ne leur a pas toujours été inconnue
7. Le P. GiLLi, Saggh de historia americana. Cité par A. Rojas,
Leyendns hisloricas (C^rac^s, 1890^ I, p. '|.
GEOGRAPHIE KT ETHNOGRAPHIE DU VKNEZUELV 21
du genre humain, arriva dans leur pays, un certain jour,
sur un canot, dans les moments de la grande inondation
qui s'appelle « l'âge des eaux », quand les vagues de l'Océan
venaient se heurter, dans l'inlérieur des terres, contre les
montagnes de la Encaramada. Et comme le missionnaire
demandait aux Tamanacos comment le genre humain put
survivre à une semblable catastrophe, les Indiens lui répon-
dirent aussitôt : que tous les Tamanacos périrent, k l'ex-
ception d'un homme et d'une femme qui se réfugièrent sur
la cime de la haute montagne de Tamacù, près des bords
de la rivière Asiverû, appelée par les Espagnols Cuchivero,
que de là tous deux se mirent, sur le conseil d'Amalivaca,
h lancer au loin, par-dessus leurs têtes, les fruits du palmier
moriche, et que des ^semences de ces fruits sortirent les
hommes et les femmes qui peuplent actuellement la terre.
Amalivaca, voyageant dans son embarcation, grava les
figures du soleil et de la lune sur la roche peinte (Tepu-
mereme) qui se rencontre auprès de la Encaramada ' .
Dans son voyage à l'Orénoque, Humboldt vit une grande
pierre que lui montrèrent les Indiens, dans les plaines de
Maita ; les indigènes lui dirent que c'était un instrument de
musique, le tambour d'Amalivaca.
La légende ne s'en tient pas là, k ce que rapporte Gilli.
Amalivaca avait un frère, Vochi, qui l'aida k donner k la
surface de la terre sa forme actuelle, et les Tamanacos
racontent que les deux frères, dans leur pensée bienfaitrice,
voulurent régler le cours de l'Orénoque de telle manière
que l'on pût toujours suivre son courant, soit en descen-
dant, soit en remontant le fleuve. Ils espéraient épargner
aux hommes la peine de se servir de rames, en donnant
ainsi une double pente k l'Orénoque ^.
Amalivaca avait en outre deux filles d'un goût prononcé
pour les voyages, et la tradition rapporte que le père leur
I. A. RojAS, Ley, hist.^ 1, p. 5. A Amalivaca cf. le Bochica des Muyscas,
qui lui aussi repeupla la terre après le déluge et enseigna aux hommes le
culte du soleil. (Humboldt, Sites des Cordillères, p. 4i et sqq.)
a. Humboldt, Voyages aux régions équinoxiales de l'Amérique fVoy âge
aux sources de l'Orénoque) . Cf. A. Rojas, Ley, hist., I, p. 5.
!Î3 LES ORIGINES V^NÉZUéLIENNES
brisa les jambes pour les affranchir de œlte passion, et
afin qu'elles pussent conlribuer à peupler la terre des
Tamanacos.
Après avoir réglé pour le mieux les choses dans la région
inondée de TOrénoque, Amalivaca se rembarqua et retourna
à la rive opposée, au lieu même d'oii il était parti. Les
Indiens n'avaient vu, depuis lors, arriver dans leurs terres
aucun homme qui pût leur donner des nouvelles de leur
régénérateur, et, s'imaginant que l'autre rive était l'Europe,
un des caciques Tamanacos demanda innocemment au
Père Gilli « s'il avait vu là -bas le grand Amalivaca, le père
des Tamanacos, qui avait couvert les roches de figures
symboliques » ' ?
Que faut-il penser de cette légende? Amalivaca est-il
une création mythique ou un homme historique, le pre-
mier civilisateur du Venezuela, dont le nom se serait trans-
mis par la mémoire de milliers de générations ?
(( Ces notions d'un grand cataclysme, dit Humboldt, ces
deux êtres réfugiés sur le sommet d'une montagne,
qui lancent devant eux les fruits du palmier moriche pour
repeupler le monde, cette divinité nationale, Amalivaca,
qui arrive par eau d'une terre éloignée, qui impose des lois
à la nature et oblige les peuples à renoncer à leurs émigra-
tions, toutes ces croyances antiques sont bien dignes de
fixer notre attention. Les Tamanacos et les tribus qui par-
lent une langue analogue à la leur tiennent sans doute ces
traditions d'autres peuples qui ont habité ces même régions
avan t eux . Le nom d' Amalivaca est connu sur un espace de plus
de 5,000 lieues carrées, et on le rencontre comme désignant
le père des hommes jusque parmi les nations caribes, dont
l'idiome ressemble au tamanaco comme l'allemand au grec,
au persan et au sanscrit. Amalivaca n'est pas primitivement
le grand Esprit et le Vieux du Ciel, dont le culte naît de la
force de la Nature, quand les peuples s'élèvent insensible-
ment au sentiment de Punité, mais bien un personnage des
I. Le P. GiLu, loc. cit. Cf. A. Rojas. Ley, hisL, I, p. 0.
GjlOGRAPlIIK KT ETHNOGRAPHIK Dr VKn4zUÉL.\ '.l3
temps héroïques, un homme étranger qui a vécu dans le
pays des Tamanacos et des Caribes, où il laissa des traits
symboliques sur les roches, pour ensuite retourner de
Tautre côté du grand (leuve, aux pays qu'il avait habités
primitivement ' . »
On ne peut nier, en effet, que le sol de la Colombie et du
Venezuela ait été le centre d'antiques civilisations, dont les
traces nous apparaissent en maint endroit. Dans la sierra
Nevada de Merida, région Muysca, on rencontre de nom-
breuses pierres écrites, des idoles gravées sur les rochers
ou sur les vases que l'on retrouve dans les tombeaux. Ces
effigies, aujourd'hui encore, sont pour les indigènes des
santicos (petits saints) ou de simples poupées {muAecos)'^,
Les voyageurs modernes nous ont laissé des descrip-
tions détaillées des cavernes funéraires de la région oré-
noquienne, telles que le fameux cerro de los muertos^ à
trois kilomètres d'Atures, et Crevaux et Chaffanjon ont été
surpris des images représentées sur le cerro Pintado, entre
les rapides d'Atures et de Maipures^. Tous ces vestiges prou-
vent évidemment que le pays avait été habité, a une époque
reculée, par des races d'une culture intellectuelle supérieure
k celle des Indiens modernes. C'est ce qui explique l'opinion
de Humboldt, supposant que les indigènes avaient conservé
le souvenir et le regret d'un ancien civilisateur qui serait
pour eux cet Amalivaca, dont ils espéraient le retour,
comme les Mexicains attendaient celui de leur dieu Quetzal-
cohuatl, que Montezuma crut un instant reconnaître dans
Fernand Corlez.
L'œuvre civilisatrice d'Amalîvaca semble surtout attestée
au savant allemand par cette partie de la légende où le
héros brise les jambes de ses filles, afin de les fixer dans
1. HoMBOLDT, Voyages aux sources de VOrénoque, — Cf, A. Rojas, Ley.
hUt., Ij p. 6-7.
2. GÔRi>'6y Mitteilangen des Vereinsfur Erdkunde zu Leipzig, 1874 et 1876
(Venezuelanische Allerthûmer).
3. Chevaux, Tour du monde, 1882, 1" semestre. — Giiafpanjon, VOré-
noqueet le Caura, p. 189. — Humboldt, Sites des Cordillères, p. 28/1 et sqq,
(Inscriptions (le la région de TOrénoqueV
a'i • LKS (>HI»1>ES VÉNÉZUÉLIENNKS
le pays. D'après Humboldt, cela voudrait dire qu'il arrêta
les migrations des tribus, leur donna des lois et les obli-
gea à vivre en société.
Pour achever de détruire la fiction, la géographie eût
pu venir au secours de l'histoire en résolvant le problème
hydraulique d'Amalivaca, et l'établissement du double cou-
rant de rOrénoque pourrait s'expliquer, si l'on voulait, par
l'existence du Cassiquiare, ce canal naturel qui fait com-
muniquer le bassin de l'Orénoque avec celui de l'Amazone,
et où, par conséquent, les courants des deux fleuves se
contrarient.
Cette explication, toute positiviste, pourrait-on dire, ne
nous semble pas pénétrer assez profondément dans l'âme
des populations primitives du sol américain, et Humboldt
paraît avoir été induit en erreur par une doctrine qui, de
son temps, conservait encore de nombreux adeptes. Depuis
que les Proie oomènes d'Otfried Millier ont renouvelé la
science des religions en ruinant le système d'Evhémère, il
n'est plus personne qui croie que les dieux de la Grèce ou
de Rome aient été des hommes des temps préhistoriques,
et si le symbolisme solaire et lunaire a rencontré auprès des
savants un accueil si favorable, c'est qu'il interprète d'une
manière infaillible beaucoup de légendes et de faits qui
étaient restés longtemps enveloppés de ténèbres mysté-
rieuses. La religion des Hellènes a pris à nos yeux un sens
tout à fait nouveau depuis que cette explication des mythes
primitifs par les phénomènes de la nature a donné nais-
sance à un livre où la science du fond n'a d'égale que
l'irréprochable pureté et la merveilleuse poésie de la
forme ^ De même, la signification solaire du mythe d'Osiris
jette une vive clarté sur l'origine des autres triades égyp-
tiennes. Si le symbolisme explique naturellement les
conceptions religieuses de peuples appartenant à des races
différentes, c'est que les hommes primitifs, sous quelque
latitude qu'ils vécussent, avaient une âme et des idées
I. Decharme. Mythologie de la Grèce antique.
(;éoGilAPHIE KT ETHNOGRAPHIE DU VÉ>ËZUéL.\ ^5
analogues» et c'est par des procédés semblables qu'ils se
sont formé tout un système de mythes et de croyances.
Pour en revenir à TAmérîque, l'origine solaire de la
religion des Péruviens, comme celle des peuples muyscas
de Quito et de Bogota, est aujourd'hui incontestée, et il
nous semble bien difficile de donner une autre signification
aux légendes des peuples de l'Orénoque. C'est donc un
mythe solaire et lunaire que nous verrions aussi dans celle
d'Amalivaca et de son frère Vochi^
Après le déluge, Amalivaca arrive sur les eaux, comme,
après les grandes inondations, le soleil en se levant semble
sortir des flots. Il est le grand régénérateur, comme le
soleil vivifiant et fécondant, qui dessèche les marais, fait
rentrer les eaux dans leur lit et semble rendre la vie aux
hommes et aux choses. C'est k l'instigation d'Amalivaca
que les gens de la montagne lancent au loin les fruits du
palmier : n'est-ce pas sous l'influence du soleil que le pal-
mier pousse et grandit, que ses fruits germent, mûrissent,
et que, par suite, l'Indien se nourrit du moriche, « l'arbre
de l'aliment»^, que d'autres peuplades, les Guaraunos,
appellent aussi « temiche », mot indien qui veut dire
« plume du soleil » 3 P
Enfin, si pour donner un double courant à l'Orénoque,
Vochi nous apparaît comme le collaborateur d'Amalivaca,
n'est-ce point que les Indiens avaient remarqué la coïnci-
dence des mouvements réguliers de la mer avec ceux de la
lune, et ce double courant ne personnifie*t-il pas très bien
le flux et le reflux de la marée, qui remonte au loin le cours
du grand fleuve ? On pourrait alors penser que les figures
tracées sur la pierre peinte Tepumereme ne sont autres que
I. Ne pourrail-on pas rapprocher du mot « vochi » le mot chibcha, «chie»,
qui signifie la luneP (R. de li Grasserib, dans le Journal des Améncanules de
Paris, nouvelle série, t. I, n" a (iQo^), p. 183).
a. Le nom de « moriche » est, selon le D' Ernst, la corruption du mot
indien-tupi « muriti » composé de m6ar, aliment, et Ui, arbre élevé. 11
signifie donc « arbre élevé de Talimcnt », ou « arbre de vie » Cf. A. Roja»,
Ley, hist,, I, p. i, note. — Sur le rôle que le moriche joue dans la vie dos
Indiens, v. E. Reclus, t. XVIH, p. it\S.
3. A. RoJiS. Ley, hisl., I, p. 8.
26 LES OBIGINKS véNÉZUÉLIENNES
les symboles éternels d'Amalivaca, le Soleil, et de son frère
Vochi, la Lune.
N'est-il pas remarquable aussi de voir Fimagination des
Indiens se rencontrer avec celle des Grecs, lorsqu'ils font
de la musique un des attributs du dieu du soleil? Le rocher
sur lequel Tastre du jour darde ses rayons devient le tam-
bour d'Amalivaca. Il s'agit évidemment ici d'une de ces
roches sonores comme les voyageurs en ont rencontré sur
les bords de l'Orénoque, et dans le crépitement que la
pierre faisait entendre à l'apparition de la lumière >, les
Indiens voyaient sans doute le signal de l'harmonie univer-
selle qui, avec le jour, se réveille dans le monde. C'est par
une association d'idées toute semblable que les Grecs repré-
sentaient leur Apollon avec « la cithare d'or dont les accents
étaient l'expression du chant de la nature qui salue le soleil
h son lever »^.
La partie la plus singulière de la légende indienne et la
plus diCQcile k expliquer nous paraît être celle oii Amali-
vaca brise les jambes de ses filles pour les fixer dans le
pays. Cela veut-il dire simplement que les Tamanacos, fils
d'Amalivaca, sont attachés à leur sol, de même que le pal-
mier à la terre par ses racines? ou bien ces deux filles à
l'humeur voyageuse ne sont-elles pas précisément les deux
grandes rivières qui, sous le regard et l'influence du soleil,
fécondent la contrée, et qui se trouvent arrêtées dans leurs
cours par ce canal naturel, le Cassiquiare, qui en fait en
quelque sorte deux tronçons et oblige leurs eaux à rebrousser
chemin pour les contraindre à rester dans le pays et con-
courir ainsi à une action commune, la fertilité du sol et le
bien-être de ses habitants ?
Quoi que l'on pense de cette légende et de ses diverses
interprétations, il est bien curieux de trouver, au berceau de
ceux que l'on appelle dédaigneusement les sauvages de
l'Amérique, de poétiques traditions, analogues à celles qui
»
I. Cf. rhisloîre bien connue de la statue de Memnon, à Thèbos, qui
chantait tous les matins.
a. Decharme. Myth.. p. 119.
■^■P^il^**'
GÉOGRAPHIE ET ETHNOGRAPHIE DU VENEZUELA 27
embellissent rorigine des races réputées supérieures de
l'Asie et de l'Europe. N'est-ce pas là un vaste champ d'obser-
vations ouvert à Tanthropologiste qui étudie les parentés
des grandes familles humaines» comme au philosophe qui
cherche à pénétrer l'essence même de l'esprit humain P
LIVRE II
LA. CONQUÊTE. — LES ORIGINES DE CARACAS
CHAPITRE PREMIER
Les premiers établissements espagnols
du Venezuela occidental.
La partie de la Terre-Ferme que l'on désigna sous le
nom de « Province de Venezuela » proprement dite, fut
découverte en 1^99 par Alonso de Hojeda. Il était parti
le 3 mai de cette année du port de Santa-Maria, en face de
Câdiz, accompagné d'Amerigo Vespucci, qui faisait les frais
de son expédition'. z\près avoir d'abord suivi le même
chemin que Colon, les navigateurs abordèrent a laTrinidad,
côtoyèrent la région des perles, Margarita et Cubagua, et
prêtèrent main-forte aux naturels de la côte de Cubagua
contre une bande de cannibales des petites Antilles. Us
durent attendre vingt jours la guérison de vingt et un de
I. Sur le premier \o\age d'nojeda v. Herrer\, Decad. 1, 1. IV, ch. I, II,
llf. — P. Martyr. Decad. I, 1. IX. — Oviedo y Vvldez, Historia gênerai de
las IndiaSf 1. lil. — Oviedo y Banos, Conquista y poblacion de Venez., 1. I,
ch. II. — BvRALT Y DiAZ, Rcsûmen de la hisloria de Venezuela, ch. IV. —
Amerigo Vespucci (Viaggio primo de), cité par Ciiaix, Histoire de t Amérique
méridionale au XVl* siècle, Genève, Gherbuiiez, éd., i853. — lRviNG(Washing>
Ion), Compagnons de Colomb ^l, p. 10 et sqq. — Robertsox, Hist, de V Amé-
rique, Trad., Panckoi cke, I. p. «lo et sqq.
3o LES ORIGINES VÉNizuéLIENNES
leurs soldats qui avaient été blessés; puis ils arrivèrent
a l'île de Curaçao, habitée, au dire de Vespucci, par une
race de géants, dont chaque femme élait une Penthésilée et
chaque homme un Antée *- En continuant à suivre la côte
k Touest de Curaçao, ils abordèrent bientôt sur la rive
orientale de la mer intérieure ou « lagune de Coquibacoa »,
dite aujourd'hui de Maracaïbo. Sur ses bords s'élevait un
village, ou plutôt un groupe de huttes construites sur
un échafaudage de pieux entourés de pirogues et commu-
niquant entre elles par des ponts-levis tremblants. La
petite cité lacustre se mirait dans les eaux tranquilles du
lac, et le Florentin n'en dut pas être le moins frappé. Ce
fut lui sans doute qui compara le premier cette nouvelle
Venise, si humble et si modeste, à la grande reine de
l'Adriatique, et les deux voyageurs se plurent à baptiser la
bourgade indienne du nom de « Venezuela yy, petite Venise,
ou plutôt pauvre petite Venise. On peut penser, en eflTet, que
cette dénomination ne leur vint pas à l'esprit sans une
légère pointe d'ironie, car, en espagnol, les diminutifs zuelo,
zuela, indiquent une idée de mesquinerie et même de déri-
sion et de mépris ^.
A l'apparition des vaisseaux espagnols, une partie des
Indiens, saisis de terreur, s'enfuirent dans les maisons et
en retirèrent les ponts-levis; d'autres, qui montaient une
escadrille de canots, gagnèrent le rivage et s'enfoncèrent
dans la forêt voisine. Us en revinrent cependant bientôt
avec seize jeunes filles; ils en conduisirent quatre à bord
de chacun des navires, où elles furent reçues comme gage
de confiance et de paix. La meilleure intelligence parut
alors régner et les habitants du village vinrent en foule
sur leurs canots autour des vaisseaux, tandis que d'autres
en approchaient à la nage.
I. C\iép9ivCHK\x, HUt.de VAmériqae mèrid, aux 17* siècle (1. 1, Voya-
ges d'HoJeda).
a. Le nom de « Venezuela» ne devait recevoir une consécration ofiî-
cielle qu'en i5a8, dans la charte passée entre la reine Jeanne et les Alle-
mands. — V. notre thèse sur VOccupation allemande da Venezuela au
XVI* siècle.
LA CONQUÊTE LES ORIGINES DE CARACAS 3l
L'amilié des sauvages fut pourtant trompeuse. Tout a
coup, plusieurs vieilles femmes se montrant à la porle des
maisons poussèrent de grands cris en s'arrachant les che-
veux avec fureur. Ces cris semblèrent le signal des hosti-
lités. Les seize nymphes se jetèrent lestement à la mer et
nagèrent vers le rivage. Les Indiens qui étaient dans les
canots lancèrent contre les Espagnols une grêle de flèches,
et ceux mêmes qui nageaient brandirent leurs lances et
leurs dards qu'ils avaient jusque-lk cachés sous l'eau. Les
armes k feu des Européens eurent vite raison de ces mani-
festations, et lorsque Hojeda débarqua, il trouva le village
abandonné. Il ne le pilla point, par crainte de représailles,
et continua son exploration autour du lac. Dans le havre
de Saint-Barthélémy, les Espagnols s'arrêtèrent plusieurs
jours pour jouir d'une hospitalité moins trompeuse chez
des Indiens qui surpassaient en beauté ceux qu'ils avaient
vus dans le commencement de leur voyage. Plusieurs
jeunes femmes voulurent même s'attacher à eux et Hojeda
en emmena une qui fut nommée Isabelle,
Après s'être avancé à l'ouest jusqu'au promontoire de la
Vêla et avoir essayé d'aborder k la Espaftola, d'où il fut
repoussé par les colons, Hojeda regagna l'Europe désap-
pointé, et le résultat du voyage fut si mince qu'il ne resta
que cinq cents ducats à partager entre cinquante-cinq
aventuriers.
Durant les vingt- cinq années qui suivirent le départ
d'Hojeda, la côte qu'il avait découverte ne fut guère fré-
quentée que par des marchands d'esclaves et des aventuriers
de toutes sortes qui ravageaient le pays. Pour metti^ un
terme à ces déprédations, l'Audicncia de Saint-Domingue
résolut d'élever près du lac de Coquibacoa un établissement
important, et pour cela elle eut recours à un homme qui
avait déjà rendu de grands services k la colonisation, Juan
de Am/jués'. Un curieux document nous fait connaître ce
I. Les historiens ne consacrent que quelques lignes à Ampués. V. Fr,
Simon, Noticias,ll, i. — Herrera, Decad. IV, 1. VI, c. I. — Oviedo y BaSos.
Conq, YpobLde Venezuela^ L I, c. lll. — Baralty Diaz, Resâmen de la his-
3 a LES ORIGINE^ YENEZUÉUENNES
personnage et les causes qui déterminèrent sa mission à la
Terre-Ferme. C'est une lettre adressée par Ampués lui-même
a S. M. probablement en i5â6 ou 1627 '. Il rappelle qu'en
i5i3, étant facteur du roi à la Espafiola, S. M. le roi Catho-
lique lui avait concédé la pacification des Indiens des îles
de Curazao, Oruba et Buenaré (sic) . Malgré l'opposition du
licencié Figueroa, qui voulait que l'on employât la force à
l'égard des indigènes, il n'a traité les Indiens que par la
persuasion et peut répondre maintenant de la tranquillité
des dites îles. Bien plus, nombre d'Indiens de la Terre-
Ferme, voyant, dit Ampués, « el bueii tratamiento que yo
en nombre de Vuestra Magestad hacia à los Indios de las
dichas islas », lui envoyèrent un cacique qu'il appelle
D. Joan Varacoeya, qui lui demanda de le recevoir sous
son gouvernement. Ce cacique lui raconta qu'à une dizaine
de lieues de son pays, dans l'intérieur des terres, il y avait
un autre cacique, nommé Anaure, si grand seigneur qu'il
se faisait adorer comme un dieu ^ Ampués envoya cinq
hommes avec une carabaleta pour conclure amitié avec lui.
Mais sur ces entrefaites une flotte de chrétiens aborda dans
le pays d'Anaure et enleva de nombreux Indiens, ainsi que
la fille même du grand cacique, qui furent emmenés pri-
sonniers à Saint-Domingue. C'est à la suite de ces faits
qu'Ampués écrit k S. M. ; il proteste contre de semblables
vexations, supplie le Roi de « niandar que desde Para-
guocha hasta la punta de Coquibacoa no vayan armadas
à cautivar los Indios », et il ajoute : « si desto ellos estàn
seguros^ no dudo el pacificar. » Et, en terminant, il insiste
ioria de Venezuela, ch. VIII, p. 147. — A. Rojas, Estudios histôricos, p. 98.
— K LODEN (Karl von), Die Welscr in Augsburg als Besiizer von Venezuela
und die von ihncn veranlassten Expeditionen dahin (dans la ZeUschrifl fur
allgemeine Erdkunde, Berlin, i855, p. 437). — Klunzinger (Karl), Antheil
der Deutschen an der Entdeckang von Sûdamprika, Stuttgard, 1857, ch. I,
p. 7-8. — IIXbler, Einc deutsche kolonie in Venezuela (dans ÏHistorisches
Ta^chenbuch de RaOmer, Leipzig, 1890, p. 207).
1. Arcli. gen. deIndias(Séville),Esl. l,caj. i, leg. 1/27, ramo a.iDescubri-
mientos, descripciones y poblacioncs tocantes al nuevo Rcyno de Granada...
Afios i5a6 à 1591.)
2. « ... el quai por ser tan gran seûor se hace adorar como Dios. »
LA CONQUÊTB — LES ORIGINES DE CARACAS 33
sur rimportance du pays, riche en or et en pierres précieuses .
Ampués se trouvait donc tout désigne pour assurer
dans la région de Coquibacoa la domination espagnole;
aussi reçut-îl la mission d'y fonder une ville. Or, tandis que
les premiers établissements du Venezuela oriental, Toledo et
Cumanâ, furent, comme nous le verrons, construits au
milieu du sang et des ruines amoncelées par la barbarie
des Hojeda et des Ocampo, la colonisation d' Ampués fut
une œuvre toute pacifique. Parti de Saint-Domingue en
1637 avec soixante hommes, il aborda en un lieu appelé
Curiana, à Test du golfe de Maracaïbo, C'était là que la
vue des palafîttes indiens avait frappé pour la première fois
Hojeda; ce fut près de là aussi qu'Ampués construisit la
ville de Santa Ana de Coro (iSay), dans le pays même du
cacique Anaure, qui accueillit Ampués comme un ami et
un protecteur. La nouvelle ville, bâtie dans une situation
des plus avantageuses, devint rapidement florissante. Mais
à peine TAdelantado commençait-il à jouir de son œuvre,
qu'il dut céder la place à des gouverneurs étrangers et se
contenter du gouvernement des îles Curaçao, Oruba et
Buen-Ayre.
De iBaS à i546, le Venezuela fut administré par des
Allemands, et l'histoire de la colonisation espagnole dans
la contrée ne commence vraiment qu'après cette date. Bien
que, de i546 à i556, les Welser d'Augsbourg possédassent
encore de nom le Venezuela, ils n'eurent plus aucune
influence sur son gouvernement, et l'histoire de ces dix
années est remplie tout entière par un grand nom, Juan
de Ville gas^ que les Welser avaient eux-mêmes fait nommer
capitaine général de la province ^
Le résumé de ses services comme pacificateur et comme
poblador de villes nous est donné par un mémoire qui fut,
près de deux siècles plus tard (1728), rédigé en l'honneur
d'un des descendants de ce personnage, le colonel D. Juan
de Bolivar Villegas, qui venait, en 1723, de fonder la ville
I. Arch. gen. de Ind. (Séville), Est. 2, caj. 3, leg. i/i4- Cf. notre thèse sur
l'occupation allemande.
LES 0RI01?fES TKnélUÉLlERNES. ^
34 LES ORIGKNES VENEZUELIENNES
de San Luis de Cura ^ . Ce qui fait Tintérêt de ce document,
c'est qu'il énumère les titres de gloire, non seulement du
fondateur de Cura, mais de ses ancêtres paternels et
maternels en remontant jusqu'aux premiers d'entre eux qui
parurent au Venezuela. L'importance en est capitale pour
l'histoire des origines de ce pays, puisque les Bolivar et les
Villegas sont les ancêtres directs du Libérateur ; et d'après
les données de cette pièce, on peut établir, d'une façon
certaine et définitive, pensons-nous, la descendance de
Simon Bolivar, le Libérateur.
Les Villegas tiraient leur origine des montagnes de
Burgos. C'était une famille des plus nobles et des plus
anciennes de ce pays (hijosdalgo de solar conocido). Elle
prétendait même descendre des Goths et possédait dans la
contrée de nombreux domaines et manoirs seigneuriaux.
Le principal était celui à^Assereda y Villa Seiùl, situé dans
la vallée de Toranzo, entre Reynosa et Santillana. Ce
manoir avait pour seigneur, en Tan 1 1 5o, l'illustre caballero
Pedro Fe mandez de Villegas qui, avec ses clients et ses
amis, contribua k la victoire de Las Navas de Tolosa^. En
récompense, le roi Alphonse IX lui accorda maintes
faveurs, entre autres le droit de faire graver les forteresses
royales sur son blason. Ses descendants remplirent divers
emplois politiques et militaires et furent même revêtus
de charges importantes, telles que celle de Adelantado
mayor de Cas tille.
Le premier des Villegas qui passa dans les Indes fut
précisément ce Juan de Villegas à qui les Welser confièrent
1. Relacién de los méritos y servicios de D. Juan de Yolibar Villegas,
Poblador y Fundador de la villa de S. Luis de Cura, en la provincia de
Venezuela, en obsequio de Su Magestad, y los de su padre, y demds ascen-
dientes por ambas Ifneas. (Le document est rédigé «por un testiinonio
dado en la ciudad de Santiago de Caracas por Nicolas Bartbolomé Cedillo,
Escrivano pûblico delà rcferida ciudad », le 3 juillet 1723.) — Madrid, Arcbivo
historico nacional, leg. 848.
2. («... ayudô à ganar la famosa batalla de las Navas de Tolosa, con sus
deudos y amigos; en atenciôn à lo quai, el seiior Bey Don Alonso el Noveno,
te hiz6 raucbas mercedes, y entre ellas, que traxessc los Castillos Reaies por
orlas de sus Armas. »
LA CONQUÊTE LES ORIGINES DE CARACAS 35
le pouvoir. Il fut, dit la relation précitée, des premiers
DescubridoreSj Conquistadores et Pobladores de la pro-
vince de Venezuela. 11 y arriva avec le premier gouverneur
allemand, Ambroise Alfinger, Taccompagna à la lagune de
Maracaïbo, qu'il traversa avec les brigantins, et assista a
tous les événements de cette expédition. 11 s'enfonça égale-
ment dans l'intérieur des terres avec George de Spira,
servit dans l'expédition de ce dernier avec armes et chevaux
à son compte, ce qui fut cause qu'il rentra k Coro fort
endetté (muy adeudado) par les dépenses qu'il avait faites * .
Les aventureuses conquêtes des Alfinger et des Hoher-
muth avaient en grande partie dépeuplé Coro, et, en i55o,
la ville se trouvait exposée presque sans défense à l'invasion
des Indiens. C'est alors que Villegas fut investi des fonc-
tions de Capitaine général et de Justicia mayor. Son premier
soin fut de partir pour la côte de Maracapana, dans le but
de ramener les gens de guerre qui y résidaient ^ ; il revint
en effet à Coro avec cent hommes de guerre armés et plus
de cent trente chevaux et juments, au moment même où les
Espagnols allaient abandonner la ville. Grâce à ce secours,
ils purent se maintenir, et les Indiens qui s'étaient soulevés
contre Coro furent châtiés.
Villegas fit des sorties répétées vers le port de Bur-
burata et en d'autres parages, et une grande multitude
d'Indiens furent pacifiés. Il découvrit les vallées de Bocofio
et de Bocate avec de nombreuses populations d'Indiens, qui
restèrent en paix et acceptèrent l'autorité du roi. Il découvrit
aussi des mines d'or en oes mêmes parages, puis, avec
1. En récompense de ces services, le roi ordonnait aux gouverneurs
allemands, en date du 9 janv. i535, de réserver à Juan de Villegas «un buen
reparlimiento de Indios en el vaUe de los Pacabaeyesn, British Muséum,
mss. Add. a4go6 (ceduias reaies, tocantes à la provincia de Venezuela lOatj-
i535), fol. iM.
3. «Fué à la Costa de Maracapana, é traer la gente de guerra que allf
residia, bolviendo a la citada Giudad de Coro con cien hombres de guerra
armados, y mas de cicnto y trcinta cavallos y yeguas, con lo quai se man-
tuvô aquella Ciudad, y se castigaron los Indios rebeldes que se avian alçado
con eUa, dando motivo â que los Espafiolcs la desamparasen, a no aver
llegado este socorro. t (Relaciôn de los meritos y servicios de D. Juan de
Volibar Villegas. citée plus haut.)
36 LES .OHIG^ES VÉNEZUBUENNES
Taide de Juan de Guewira^ fonda et peupla, au nom de
S. M., la ville de Nuestra SeUora de la Conce/)cî6n, près
de la lagune de Tacarigua, et celle de Nueva Segovia de
Barquisimeto (i55;x)*.
Les efforts de Juan de Villegas furent le signal d'un
grand mouvement de colonisation. Le gouverneur Villa-
cinda (i555-i556) confia à Alonzo Diaz Moreno le soin de
jeter les bases de Valehcia^ près du lac de Tacarigua, dans
une situation que lui envient toutes les cités du Venezuela^.
Vers le même temps, Diego Garcia Paredes fonda Trujillo^,
mais la nouvelle ville, a peine élevée, était détruite par les
Indiens (1557). Sous le gouverneur intérimaire Gutierrez
de la Pefla, elle fut repeuplée par Francisco Ruiz, qui
changea son ndta contre celui de MirahcU tandis que
Diego Romero créait, près des mines de San Felipe de
Buria, la ville de Villa-Rica^ qui prit successivement plus
lard les diverses dénominations de Nueva Jerez et de
Nuestra Seflora del Prado. En iBSg arrivait k Coro le
successeur officiel de Yillacinda, le licencié Pablo CoUado;
il organisa une expédition contre les Cuicas, dont il confia
le commandement à Paredes. Celui-ci pacifia la contrée
voisine de Mirabel et rendit à cette ville son appellation
primitive de Trujillo4.
Entre temps. Fa j arda, né à Margarita d'un Espagnol
et d'une Indienne, avait entrepris plusieurs expéditions dans
le pays compris entre Piritù et Valencia5. Une première
fois, en i555, il était venu, pour gagner, grâce à sa con-
naissance parfaite de la langue indigène, la confiance des
I. Sur Villegas et la fondation de Barquisimeto, cf. G vie do t Ba5[os,
Conq, y PobL de Venezuelay 1. 111, ch. VIIL — Baralt y Diaz, Resûm. de
la hist. de Venezuela, ch. IX.
a. OviEDO T Bancs, 1. HI, ch. IX. — Baralt y Diaz, fin du ch. IX.
3. OviEDO Y BaSIos, 1. III, ch. XI. — Baralt y Diaz, ch. X.
4. OviEDO Y Banos, 1. m, ch. XII. — Aucune cité ne fit des progrès plus
rapides que TrujiUo. En 1668, le pirate Grammont, attiré par sa renommée,
la pilla, brûla ses principaux édifices et dispersa ses habitants qui ne périrent
point. — Sur (irammont, voir Henri Lorin, De praedonibus insulam Sancti
Dominici celebrantibas saeculo septimo decimo, Paris, A. Ck)lin, 1896, p. /it.
5. OviEDO Y Banos, 1. in, ch. X. — Bauvlt y Diaz, ch. X.
LA CONQUÊTE LES ORIGINES DE CARACAS 87
caciques de la contrée. Dan? un second voyage, en iSSy,
il avait essayé de fonder un établissement, la ville de
Rosario, dans le. site appelé Panecillo, mais Thostilité des
Indiens l'avait forcé à l'abandonner presque aussitôt. Il
revint une troisième fois, en iboQ, sous le gouvernement
de Pablo Collado, amenant de Margarita i5o hommes.
CoUado lui adjoignit 3o soldats pour l'aider dans ses
projets, et Fajard'o, après avoir parcouru les terres qui
s'étendent depuis la lagune dç Tacarigua jusqu'à la vallée
de San Francisco, en concluant amitié avec les tribus qu'il
rencontrait, fonda dans le port de Garaballeda une ville
qu'il appela Côllado. Ayant appris que le pays des Teques
renfermait de précieuses mines d'or, il envoya pour les
exploiter Pedro Miranda; mais le cacique des Teques,
Guaicaipuro, voyant d'un mauvais œil ces agissements, se
souleva contre les étrangers, et Fajardo expédia contre lui
Juan Rodriguez avec 35 Jibmmes, tandis que lui-même
prenait le chemin de Margarita pour porter secours aux
insulaires contre Lope de Aguirre. Rodriguez vainquit
d'abord Guaicaipuro, mais ce succès lui coûta cher, car le
cacique, profitant de ce que l'Espagnol, confiant dans son
triomphe, s'était avancé dans le pays des Mariches, tua ses
fils et tous les- ouvriers qui étaient restés dans les mines.
Rodriguez n'était pas encore revenu de la surprise et de la
douleur que lui causa ce malheureux événement, quand un
autre cacique, Paramaconi, descendit à la vallée de San
Francisco où se trouvait le bétail des colons. Il mit à mort
les bergers, dispersa les troupeaux et réduisit en cendres les
huttes que l'on avait construites. C'est alors que Rodriguez,
pour se fortifier contre les attaques des Indiens, fonda,
non loin de Collado, dans la vallée de San Francisco,
la ville du même nom, qui devait être le berceau de
Caracas ' .
I. OviEDO T Ba5Ios, liv. m, chap. XUI et XIV. — Bar\lt y Diaz, fin du
chap. X.
CHAPITRE II
Histoire du tyran Lope de Aguirre.
L'œuvre de colonisation espagnole devait rencontrer
encore bien des obstacles. Elle n'eut pas seulement à sou-
mettre et k gagner les indigènes, mais elle fut menacée par
les aventuriers et les corsaires européens qui, à maintes
reprises, ruinèrent les premiers établissements. C'est ainsi
que l'histoire des origines de Valencia et de Barquisimeto
est intimement liée à celle de cet «être féroce, sans religion
et sans loi, aux appétits d'hyène » S que la tradition désigne
sous le nom de Tyran Aguirre.
Dès 1557, le vice-roi du Pérou, marquis de Caflete,
victime lui aussi de l'épidémie de l'or, avait résolu d'orga-
niser une expédition pour aller à la conquête du royaume
des Omaguas, que l'on plaçait entre l'Amazone et TOré-
noque, dans la Guyane vénézuélienne. Ce pays était regardé
par les Péruviens comme le véritable El Dorado, et la ville
de Manoa, ainsi que le lac enchanté de Parima, hantaient
depuis longtemps leurs rêves. Le vice-roi, désireux, soit de
récompenser les services d'un de ses lieutenants les plus
distingués, Pedro de Ursua, déjà célèbre par ses conquêtes
dans l'ancienne Cundinamarca, soit peut-^tre de se débar-
rasser d'un rival dont la présence le gênait, lui confia le
commandement de 1 expédition, et le 9 juillet i56o, une
petite escadre, montée par 4oo hommes de pied et 60 che-
vaux^, sous les ordres du futur gouverneur des Omaguas
I. A. RojAS, Estudios historicoSy p. 157.
a. Relation de Vazqucz. — Monguia dit 3oo hommes, ao nègres et des
Indiens, dont il ne donne pas le nombre. Selon lui, il n'y avait que 3o che-
vaux au lieu de i5o que l'on voulait emmener; car, au moment du dépari,
des onze radeaux où on devait les embarquer, sept se brisèrent. '
LA CO.NQLÉTK LES ORIGINES DE CAUACAS ' lUj
et de TEl Dorado, mettait à la voile dans le rio de los
Motilones * •
L'équipage était composé en grande partie d'aventu-
riers sans scrupules, restes des conquôtes de Pizarre,
mécontents de toutes sortes, prêts à tous les crimes, ne
voyant dans l'entreprise qu'une occasion de satisfaire leur
cupidité et leurs instincts perfides. A peine la flottille navi-
guait-elle dans les eaux de FAmazone que les mutineries
commencèrent; la haine et la discorde grondèrent sour-
dement et préparèrent leur œuvre en secret « comme des
serpents cachés, guettant le moment favorable pour se
précipiter sur leur victime » ^ .
Parmi les révoltés se faisait remarquer un homme de
petite stature, appelé Lope de Aguirre. Laid, maigre,
boiteux et manchot, sa personne avait toujours été
méprisée, à cause de son physique disgraciés. Grand
hâbleur et charlatan consommé, personne n'était plus
téméraire en compagnie ni plus poltron dans la solitude;
son âme toujours inquiète n'aimait que les séditions et les
tumultes 4. Il disait à ses soldats qu'ils vécussent selon la
loi qu'ils voudraient (que robasen, matasen y fuesen
judios, moros y gentiles), pourvu qu'ils lui restassent
soumis. Il ajoutait qu'il n'y avait pas d'enfer et que tout le
monte irait au ciel. D'ailleurs peu lui importait que son
âme brûlât toute l'éternité « pourvu que le nom d'Aguirre
s'élevât j usqu'au neuvième ciel ï>^.
Les aventures de ce personnage n'ont guère été con-
nues des historiens du Venezuela que par des traditions, et
ils ne semblent pas avoir eu sous les yeux les documents
officiels. Cependant nous ne possédons pas moins de trois
I. « Provincia que es el tcrmino del Fini, y porque los Indios andan
rapados à navaja se Uaman Motilones » (car ta de Aguirre). L'expédition a
été étudiée au point de vue géographique par Bollaert (Wm.)) Expédition
of Pedro de Ursua^ avec introd. par Markham (Hakl. Soc. Londres, 1861).
a. A. RojAS, Est hist.j p. 160.
3. Relation de Zuniga.
\. Pedro Simon (SoticiaSy impart.), cité par Rojas. Est. hist.y p. 160.
5. Relation de Zuniga.
^|0 LES ORIGINES VÉNÉZUéLIENNES
relations contemporaines qui s'accordent parfaitement
entre elles sur les principaux points et ne font que se
compléter mutuellement. Ce sont les récits de Pedro de
Monguia', Gonzalo de Zuftiga^ et Francisco Vazquez3,
soldats mêmes du tyran. Enfin, un quatrième document,
intercalé dans le mémoire de Vazquez, nous permettra
de fixer définitivement les traits de Lope de Aguirre ; c'est
la lettre qu'il écrivit lui-même k Philippe II avant de quitter
Valencia4. Cette pièce, fort curieuse, nous dévoile un côté
de son caractère que n'ont pas suffisamment dégagé
les historiens. Cet Aguirre a quelque chose de l'âme des
premiers conquistadores, de Hojeda par exemple, con-
servant dstns le crime même la tranquillité d'esprit la plus
parfaite. C'est un mélange bizarre de hidalguia espagnole
et de perversité inconsciente; on est décontenancé en
présence d'une telle humilité alliée à tant d'audace, et l'on
se sent saisi malgré soi de je ne sais quel frémissement
devant ce ton de grandeur respectueuse tout à la fois et de
cynisme révoltant avec lequel ce « loco », ce fou, comme
on l'appelait au Pérou, proteste de sa soumission aux lois
de la sainte Église romaine, de ses sentiments d'admira-
tion pour le roi, et en même temps fait une apologie
t. « Relacién brève fccha por Pedro de Monguia, capitan que fuc de
Lope de Aguirre, de lo mas sustancial que ha aconlecido, segun lo que se
me acuerda de la jornada del Gobernador Pedro de Orsua, que salio de los
reinos del Perû, proveido por el Audiencia real que réside en la ciudad de
los Reyes, é por el visorey marqués de Cafiele; é del alzamiento de Lope de
Aguirre, ei cual matô al dicho gobernador Pedro de Orsua é se hizo capitan
en el, con intenci6n de volver al Perû por el nombre de Dios para hacerse
rey é senor del, segun lo poblica. » (Doc. inéd., collect. Torrcs de Mendoza,
t. IV, p. 191. )
2. Doc. inéd., coUecl. Torrcs de Mendoza, t. IV, p. 21 5.
3. K Relaciôn de todo lo que succdié en la jornada de Amagua y
Dorado que fué à dcscubrir el Gobernador Pedro de Ursûa, con poderes y
comisiones que le diô el Virey marqués de Gaiïele, présidente del Piriî.
Trâtase asimismo del alzamiento de Don Fernando de Guzman y Lope de
Aguirre y otros tiranos, por Francisco Vazquez. » (Madrid, Biblioth. natio-
nale, mss., J. 1H6.)
4. « Garta del tirano à su Magestad Rey Felipe, natural espaîlol, h^o
de Garlos invencible. Lope de Aguirre tu niinimo vasallo, cristiano viejo,
de medianos padres, hijodalgo, natural vascongado en el Rey no de Espana
en la villa de Onate..» fld.J
LA CONQUÊTE — LES ORIGINES DE CARACAS 4l
éhontée de ses crimes, s'intitulant avec orgueil Aguirre
a le traître » jusqu'à la mort.
Cette lettre est en même temps un acte d'accusation en
règle contre les gouverneurs des Indes, et, à ce titre, elle
n'est pas moins intéressante; car, si les actes auxquels fait
allusion Aguirre ne suffisent pas pour justifier sa trahison
et ses crimes, nous y voyons cependant une preuve de la
conduite scandaleuse et de l'autocratie effrontée des gou-
verneurs, soucieux seulement de satisfaire leur ambition
personnelle, sans songer aux intérêts de la couronne. Mais
entrons directement dans le détail des faits.
Au début de sa lettre, Aguirre rappelle qu'originaire
d'Oflate, dans la province de Guipuzcoa, et issu de parents
nobles, il passa au Pérou très jeune pour s'y distinguer
(( la lance en main » au service du roi. Durant vingt-quatre
ans, il rendit de nombreux services dans la conquête du
Pérou, fondant plusieurs bourgades, prenant part à diffé-
rentes batailles et rencontres, perdant même sa jambe
droite, qui lui fut enlevée par les coups d'arquebuse qu'il
reçut à la bataille de Chucuniga avec le maréchal Alonzo
de Alvarado, « suivant, ô Roi, ta voix et ton appel contre
Francisco Hernândez Giron, rebelle à ton service, comme
moi et mes compagnons sommes présentement et serons
jusqu'à la mort. » Puis il ajoute : « Et cependant, très
excellent Roi et Seigneur, si tu t'es montré envers moi et
mes compagnons si cruel et si ingrat pour les bons services
que tu as reçus de nous, je crois que c'est parce que tu as
dû être trompé par ceux qui t'écrivent de ces parties des
Indes qui sont si loin... Ne pouvant donc plus souffrir les
cruautés que commettent tes Auditeurs, Vice- Roi et Gouver-
neurs, je te refuse obéissance, moi et mes compagnons,
et nous dénaturalisant de notre pays qui est l'Espagne,
nous sommes décidés à te faire en ces contrées les plus
cruelles guerres que nous pourrons. y> Et pour bien préciser
les causes de sa rébellion, il répète une seconde fois :
« Crois bien, Roi et Seigneur, que ce qui nous a décidés,
c'est que nous ne pouvons souffrir les persécutions et les
42 LES ORIGINES YÉNézUÉLIENNES
châtiments que nous infligent tes ministres qui, pour don-
ner satisfaction k leurs créatures, nous ont pris et volé
notre réputation, notre vie, notre honneur, car c'est pitié,
ô Roi, le mauvais traitement qu'on nous a infligée » Et
plus loin : « Ton vice-roi et marquis de Caftete, homme
luxurieux, méchant et tyrannique, fit pendre Martin de
Robles qui s'était signalé dans ton service, ainsi qu'Alvaro
Tomas Vazquez, conquistador du Pérou, et le triste Alonso
Diaz, qui travailla plus à la découverte de ce royaume que
les explorateurs de Moïse dans le désert, et Piedrahita,
enfin, bon capitaine qui se distingua dans plusieurs ba-
tailles à ton service, te donnant même la victoire à Pucara,
car si ces combats n'avaient pas réussi, aujourd'hui Fran-
cisco Hernândez serait roi du Pérou. — Ne considère pas,
ô Roi, comme grands services ce que tes Auditeurs t'écrivent
avoir fait pour loi, car c'est une bien grande fable s'ils appel-
lent service le fait d'avoir dépensé huit mille pesos de ton
trésor royal pour satisfaire leurs vices et leur méchanceté. »
Quels étaient les griefs particuliers d'Aguirre contre le
gouverneur du Pérou? La lettre ne précise rien. D'après
A. Rojas, suivant en cela Oviedo y Bailos, Aguirre, dès son
arrivée dans la colonie, aurait été obligé, pour vivre, de
se faire dompteur de poulains. Devenu chef de mutins,
il aurait été condamné à mort, puis seulement banni*, et
c'est à ces faits sans doute que se rapporte la phrase que
nous avons citée : « Ils m'ont ravi ma réputation, ma vie
et mon honneur. » Gracié ensuite, à condition qu'il s'en-
rôlât dans les armées de Sa Majesté, nous avons vu comment
il s'y conduisit. Il ne tarde pas à s'apercevoir que tout le
mérite des victoires revient à Messieurs les Auditeurs et
Gouverneurs qui n'ont rien fait, tandis que ceux qui ont payé
de leur personne, qui ont «sué de leur sang», trahajado y
I. « ...el no poder sufrir los grandes apremios y castigos que nos dan
estos tus ministros que por remediar à sus criados noshanusurpado y robado
nuestra fama, vida y honra, que es lastiina, oh, Rey, et mal trâtainiento que
se nos ha hecho. »>
a. \. RojAs, Eu. hist., p. i6o. — Cf. Oviedo y B\5;os, h IV, ch. 1 el II.
— Baualt y Di\z, ch. XIII.
LA CONQUÊTE LES ORIGINES DE CARACAS 43
sudado su sangre^ sont dédaignés et méprisés. Et pendant
que les premiers se gavent aux frais du roi, avec chacun
leurs quatre mille pesos de traitement, plus huit mille pesos
de frais supplémentaires, les autres ne sont bons qu*à
courber les genoux devant eux et à les adorer comme des
Nabuchodonosor ' .
C'est donc la colère de voir ses services méconnus, son
ambition non satisfaite, qui réveille chez Aguirre ses ins-
tincts pervers ; il entrevoit dans Texpédition d'Ursua l'oc-
casion de punir les puissants de leurs crimes, et c'est
la conscience parfaitement tranquille qu'il se prépare à
verser leur sang. Bien plus, par un sophisme des plus
subtils, il en arrive à se croire, nouvel Attila, le fléau du
ciel, el azote del cielo; peu lui importe le courroux du
roi : « Nous t*avons trouvé, ô Roi, si cruel et si parjure à
la foi et à la parole donnée, que je tiens sur cette terre tes
pardons en moindre crédit que les livres de Martin Luther. »
Et encore : « Je fais vœu k Dieu, moi et mes deux cents
arquebusiers, marafiones, conquistadores, hijosdalgo, de ne
laisser en vie aucun de tes ministres; et, ce faisant, nous
avons conscience d'être les bienvenus des naturels, gardant
la foi et les commandements de Dieu entiers et sans cor-
ruption comme chrétiens, respectant tout ce qu'enseigne
la Sainte mère Église de Rome, et nous aspirons, quoique
pécheurs en cette vie, à recevoir le martyre pour les com-
mandements de Dieu. »
L'expédition d'Ursua avait donc parcouru à peine trois
cents lieues, qu'arrivés dans une bourgade de la province
que Monguia appelle <( Machifaro » etVazquez «Macbijero»,
Aguirre et ses partisans mettent à mort sans autre forme de
procès le commandant Ursua et son lieutenant Vargas^. Le
1. « Mas por niieslros pecados, quieren que dondc los enconlramos nos
hinquemos de rodillas y los adoremos como a Nabucodonosor , cosa cierlo
insufrible y no como hoinbre que esloy lastlmado v nianco de mis miem-
bros en tu servicio... »
2. BoLLAERT, ExpedU. of Pedro de Ursua and Lope de Aguirre, fin du
ch. X. — SouTHEY (Robert), The expédition of Ursua and the crimes of Aguirre,
ch. I. — Ces deux auteurs n'ont fait d'ailleurs que traduire et paraphraser le
récit de Pedro Simon, Vï, io-5o.
44 LES ORIGINES VÉNlizUÉLIENNES
récit qu'Aguirre fait du crime est fort bref : « Ce méchant
gouverneur se montra si pervers, si ambitieux et misérable,
que nous ne le pûmes souffrir, et dans l'impossibilité de
rapporter ses méfaits, je me contenterai de dire que nous
le tuâmes bien vite^ » Dans l'impossibilité de rapporter
ses méfaits I . . . cela est bientôt dit ; mais pense-t-on que si
Aguirre avait eu un grief précis à articuler, il se fût dis-
pensé de l'énoncer? Une tradition rapporte qu'en faisant
périr Ursua, Aguirre voulait se débarrasser d'un rival et
posséder la belle Inès qui suivait le chef de l'expédition a.
Aucun texte précis ne permet de l'affirmer, mais on peut
le conjecturer par ce fait qu'après la mort d'Ursua, Lorenzo
de Salduendo, capitaine de la garde d'Aguirre, ayant gagné
l'affection d'Inès, fut tué par ordre du tyran, sur la dénon-
ciation d'un soldat, Nicolas Zozayas.
Ursua disparu, Aguirre fait élire à sa place Fernando de
Guzman, et lui-même devient son maître de camp^.
A partir de ce moment, il est le véritable chef de l'escadre
et de nouvelles exécutions ne vont pas tarder à se succéder.
Il est probable que les projets du tyran ne rencontraient
pas que des partisans, et quelques-uns voulaient se débar-
rasser de lui. Mais terribles furent ses représailles : « Ils
voulurent me tuer, et je tuai le nouveau roi (sic), le capi-
taine de sa garde, le lieutenant-général et quatre capitaines,
son majordome, son chapelain-clerc et une femme de la
ligue qui s'était formée contre mois, un amiral, deux
I. «... Fué este mal gobernador tan perverso, ambicioso y misérable,
que no le pudimos sufrir, y asi por ser imposible relatar sus maldades, no
dire mas de que le matamos cierio bien brève. »
Monguia dit qu*Ursua était déchaussé et prêt à s'étendre dans son hamac,
quand il fut assailli par les conjurés, qui étaient au nombre de quinze :
D. Fernando de Guzman, Altérez général de l'expédition, Lope de Aguirre,
Juan Alonso de la Bandera, Lorenzo de Salduendo, Alonso de Montoya,
Cristôbal de Chaves, Alonso de Yillena, Martin Ferez de Gorrendo, Juan
Calogîral, Diego de Torres, Miguel Serrano, Miranda, Sébastian Gomez,
Pedro Hernandez et Pedro de Tnijillo.
a. Gf. Deberle, Hist, de V Amérique du Sud, Alcan, 1897, p. ^t,
3. Relations de Monguia et de Zuniga.
4. Cf. SouTHEY (Robert), op. cit., ch. II, p. ^9.
5. Il s*agit de la fameuse Inès elle-même, qui, loin d'accorder ses faveurs
à Aguirre, s*était mise à la tète du complot ourdi contre lui, (Relat. de
Zuniga.)
LA CONQUÊTE LES ORIGINES DE CARACAS /i5
alferez et cinq autres de leurs alliés ; et mon intention est
bien de porter la guerre en avant et de mourir en la faisant
pour venger les nombreuses cruautés dont tes ministres
usent envers nous... Je nommai de nouveau des capitaines
et un sergent-major; ils voulurent me tuer, et je les
élranglai aussitôt tous. » Il est bien diflicile de rapporter
de semblables monstruosités avec plus de sang-froid et de
cynisme.
Après avoir parcouru i,5oo lieues en cent journées
juste, l'expédition atteignit l'embouchure de l'Amazone et
la mer. Aguirre avait encore avec lui aoo hommes qu'il
avait baptisés fièrement du nom de naciôn marahona.
C'est de là, suivant les anciens historiens du Venezuela,
que serait venu le nom de Marafion donné au fleuve des
Amazones'. Arrivé en pleine mer, Aguirre fait voile vers
le nord, et la tempête le pousse sur les côtes de Margarita.
11 parvient à se réfugier dans la baie de Paraguachi, en un
point de la côte qui a conservé jusqu'à aujourd'hui le nom
de port de El Traidor^.
Margarita devait être un nouveau théâtre de crimes
pour cet Aguirre toujours altéré de sang. Laissant le gros
de sa troupe caché à bord, il débarque avec quelques
complices et dépêche un courrier au gouverneur de l'île,
pour l'informer de son arrivée et lui demander des secours.
Les habitants, à la vue de ces étrangers, accourent aux
plages de Paraguachi, et ils écoutent avec surprise et
compassion le récit qu'avec une feinte affliction le tyran
leur fait de ses disgrâces et de ses malheurs. Les uns s'em-
1. Marana stgnifle en espagnol bruyères ou halliers qui rendent un
chemin impraticable, d*oii, au sens figuré, embrouillement, tromperie,
confusion, intrigue. Le nom de nncion maranona aurait été donné par
Vguirre à sa troupe à cause des « maranas de que se habia valido para
realizar sus deseos ». (A. Rojas, Est. hist., p. 162.) Quant au nom de fleuve
Maranon, ne viendrait-il pas plutôt d'un mot indigène P Cette appellation
était, sans doute, antérieure à Aguirre, et c*est peut-être la ressemblance
entre ce mot Maranon et le mot espagnol marana qui a plu au tyran.
2. A. RojAS, Esl. hisLf p. 162. — Cf. Bollaert, Exped, of Ursua^
ch. XXVIU, et SouTiiET (Robert), The Exp. of Ursua and ihe crimes of Aguirre,
ch. IV.
46 LES ORIGINES VENEZUELIENNES
pressent de procurer aux naufragés les aliments dont ils
ont besoin, tandis que les autres vont à la rencontre du
gouverneur pour l'intéresser au sort d'infortunés compa-
triotes. Aguirre, se voyant l'objet de tant d'attentions, se
fait de plus en plus humble et offre aux insulaires des
cadeaux, qui achèvent de lui concilier toutes les sympathies.
Alors le gouverneiu', sefior de Villadrando, se présente lui-
même, accompagné d'une suite peu nombreuse. Ne se
doutant pas de la perversité de son hôte, il entend avec
intérêt la relation de son voyage et offre ses services aux
naufragés. Aguirre demande la permission de faire débarquer
ses hommes, ce que le gouverneur lui accorde avec plaisir.
Alors les Marafiones sortent de leurs cachettes, se précipitent
sur le rivage et, tout à coup, Aguirre, jetant le masque,
annonce à Villadrando qu'il devient son prisonnier avec
toute sa suite ^ Le noble chevalier porte la main à son
épée pour répondre à un tel outrage; mais, entouré de
tous côtés par ses ennemis, il est réduit à l'impuissance
et force lui est de subir les plus cruelles humiliations.
Le tyran, montant sur le magnifique cheval du gouverneur,
place celui-ci sur la croupe de l'anii^al et prend le chemin
de la capitale, entouré de ses marailones, qui l'escortent en
poussant les cris de (( Libertad, liber tad, viva Lope de
Aguirre^ 1 »
A cet enthousiasme sauvage allaient succéder la licence
la plus effrénée et le pillage le plus éhonté. Aguirre détruit
les caisses royales, vole les trésors du gouvernement et
ordonne le sac général de la population 3. Les habitants
s'enfuient, on brûle leurs maisons, et le tyran, aussi cruel
I . Les trois relations s'accordent pour les détails de tous ces faits. Voici,
d'après Zufliga, les paroles qu'Aguirre adressa à Villadrando et à sa suite :
« Caballeros, nos otros venimos de los reinos de Pird à la jornada del
Dorado, por el rio del Maranon abajo, y matainos à Pedro de Ursûa, nuestro
Gobernador, por malos tratamientos que en nuestras personas nos hacia»
y acordamos volvernos à nuestra tierra ques el Pirû, y para pasar alla, no
puede ser con las armas en las manos; é para esto conviene que vuestras
mercedes sean nuestros prisioneros. »
a. Relation de Vazquez.
3. Zuniga dit que Ton prit « ao,ooo pesos de ropa y 5o pipas de vino».
LA CONQUÊTE. LES ORIGINES DE CARACAS 4?
envers les siens qu'envers les colons, fait mettre h mort
ceux de ses soldats qui hésitent à piller ^ . Les marailons
eux-mêmes éprouvent un suprême dégoût de l'horrible
besogne dont ils sont chargés ; les défections se multiplient
dans leurs rangs ; dix-huit d'entre eux se sauvent sur un
esquif pour échapper aux représailles d'Aguirre et viennent
chercher un refuge au monastère de Cumanâ. Parmi eux se
trouvaient précisément les trois narrateurs de ces événe-
ments, Vazquez, Monguia et Zufiiga.
Déjà la nouvelle des cruautés d'Aguirre s'était répandue
au Venezuela, et une terreur panique s'était emparée de
toutes les populations. Au cri d'alarme jeté par Vazquez et
ses compagnons, on songe à organiser contre le tyran des
expéditions armées. Francisco Fajardo, le même qui venait
de fonder Collado, réunit à la hâte une petite escadre et
s'avança à la rencontre d'Aguirre, jusque sur les côtes de
Margarita. Mais il arriva malencontreusement qu'averti
sans doute de l'arrivée de Fajardo, le tyran avait fait
embarquer ses hommes pendant la nuit, et il réussit, sans
être vu de l'ennemi, à gagner le continent^. A la fin d'août
i56i, il débarquait donc au port de Burburata avec
i5o hommes, reste des 4oo qui étaient partis sous les
ordres d'Ursua ; il n'avait gardé qu'un seul prisonnier, le
curé de Margarita, le Père Gontreras3. Toute la population
s'était enfuie dans les montagnes voisines; Burburata fut
mise k sac, tandis que le tyran envoyait des émissaires
dans toute la campagne pour enlever bétail et provisions
de toutes sortes.
Cependant une coalition se formait, composée de toutes
I. Il faut rendre cependant cette justice à Aguirre qu*il se montrait autant
que possible chevaleresque envers les femmes. 11 les faisait mettre dans une
forteresse en compagnie de sa fille <( que era mestiza, que truj6 de Pini, à la
cual querfa y tenfa en mucho. Nunca jamàs se hallô hacer fuerza ni deshonra
A ninguna, antes las tenia muy à recaudo y siguras de ningun mal; y de sus
honras tenfa el tirano una cosa por estremo, que las que eran honradas
mujeres las honraba mucho, y à las malas las deshonraba y trataba muy
mal ». (Relation de Zuiiiga )
a. A. RojAS, E$t. /lis/., p. 166-167. — Southby (Robert), ch. \*
3. Relation de Zuîiiga.
48 LES ORIGINES YENlSzUÉLIENNËS
les villes du Venezuela, et Diego Garcia de Paredes, le fondateur
de Trujillo, fut mis, par le gouverneur de Coro, à la tête
de l'expédition envoyée pour combattre Aguirre " . Celui-^ci
avait donné à sa troupe l'ordre de marcher dans la direction
du lac de Tacarigua. Pour la première fois, le sort sembla
se déclarer contre les envahisseurs ; ce ne fut qu'au prix de
mille peines qu'ils purent avancer dans des chemins où les
habitants de la contrée avaient planté des épines aiguës
pour arrêter la horde dévastatrice, et les sept lieues qui
séparent Burburata de Valencia « furent véritablement, dit
M. A. Rojas, le calvaire d' Aguirre » ^. A un moment donné,
le chef lui-même, à bout de forces, perdit connaissance, et
ses soldats durent le charger sur leurs épaules. C'est dans
cet état qu'il fit son entrée a Valencia, et l'instant eût
été propice pour livrer au tyran un assaut décisif. Mais il
put sans difficulté prendre possession de la ville, et durant
quinze jours il la mit à feu et k sangS. Apprenant alors que
Paredes s'avançait contre lui, il prit la direction de l'ouest
et pénétra dans le pays des Girajaras. C'est avant de quitter
Valencia qu'il envoya à Philippe II, par l'intermédiaire du
curé de Margarita, qu'il remit en liberté, la fameuse lettre
que nous avons analysée.
Le 32 octobre i56i, Lope de Aguirre arrivait à Nueva
Segovia de Barquisimeto ^. Malgré tous ses efforts, le
Poblador Juan de Guevara n'avait pu s'opposer à la fuite
des habitants, et ce n'est qu'à grand'peine qu'il avait
réuni une troupe de 4o hommes armés 5. Il sortit avec eux
à la rencontre d'Aguirre, mais dut lu^ céder la place. Le
tyran •s'établit en maître dans la ville; ce ne devait pas
I. BoLLAERT, ch. XL. — SouTHEY (Robcrt), ch. V., p. i44-
a. A. Rojas, Est. hist,, p. i68.
3. OviEDO Y BaNOS, 1. IV, ch. V. — BOLLAERT, Ch. XLU. — SOUTHET
(Robert), ch. V, p. i6o.
^. BoLLAERT, ch. XLV.
5. Ce détail, dont ne parle aucun historien, nous est donné par la « Rela-
tion des services de D. Juan de Bolivar Yillegas et de ses ancêtres » que
nous avons citée plus haut. « Saliô con cuarentahombres, armados y mante-
nidos à su costa, a resislir la invasion del Tyrano Parlidario Lope de
Aguirre. >>
LA CONQUÊTE — LKS ORIGINi:S DE CARACAS /jg
être pour longtemps, et Theure approchait où il allait
être puni de ses crimes.
Guevara, dont les armes étaient impuissantes, eut
recours k la ruse : il fit promettre le pardon et de grandes
récompenses aux soldats d'Aguirre qui viendraient le
rejoindre, et le tyran se vit abandonné de ses derniers par-
tisans ^ Pendant ce temps, la troupe de secours de Paredes
arrivait ; Guevara fît sa jonction avec lui, et Paredes entrait
à Barquisimeto cinq jours après les MaraAons et leur chef.
L'heure de l'expiation avait sonné pour le Traître, et il
devait avoir la suprême humiliation de recevoir le coup
fatal de la main même d'un de ses soldats. Voici comment
M. A. Rojas raconte la dernière scène de ce drame san-
glant^ :
(( Deux femmes avaient accompagné Aguirre depuis son
départ du rio des Motilones : l'une était sa fîUe unique, « qui
j> avait été le témoin de tous ses crimes et la consolation de
» toutes ses douleurs ; » l'autre était la compagne et l'amie
de sa fîlle. De tous les Maraiions, un seul était aux côtés du
tyran au moment suprême, Antero Llamozas, qui, dès le
commencement, lui avait juré une fidèle et inébranlable
amitié. On était au 37 octobre i56i. Aguirre se voit cerné
par les soldats qui approchent de plus en plus de la maison
qui lui servait de refuge. En présence d'une mort immi-
nente, le Traître se dirige vers l'appartement où sa fille, en
compagnie de son amie, compte les instants de cette ter-
rible journée. Lui présentant alors l'arquebuse qu'il lient à
la main, il l'exhorte à mourir, puisqu'en lui survivant elle
n'aurait plus que le déshonneur d'être appelée la fille d'un
traître. « Une lutte terrible s'engage entre ces trois êtres,
» la fille qui implore, le père qui ordonne, et l'amie qui se
» jette entre eux. Mais Aguirre tirant le poignard qu'il porte
» à sa ceinture, le plonge à deux reprises dans le cœur de la
» victime. La fille expire. » Alors, éperdu et à bout de forces,
I. BOLLAERT, Ch. XLIX.
2. A. Roms, Bst. hisl., p. 170. — Cf. Oviedo y R\S[os, l. IV, ch. XI. —
B\RALT Y DlAZ, ch. XII. — BOLLVEUT, ch. LI.
LE9 ORIGINES YKIfézuéLIENIfES. '4
5o LES ORIGINES VENÉZUÉUEIS'NES
le lyraii sort de Tappartement de sa fille et attend les sol-
dats de Paredes. Ils arrivent» et le premier qui entre dans la
maison intime à Aguirre Tordre de se rendre. Le traître, avec
un geste brusque, répond : « No me rindo à tan grandes
I» bellacos, » et, reconnaissant Paredes à ses insignes, il lui
demande la permission de lui parler. Paredes s'incline avec
dignité, mais deux Marafions, craignant peut-être que le
tyran ne fasse au général espagnol le récit de leurs crimes,
dirigent le canon de leurs arquebuses vers la poitrine de
leur ancien chef. Au coup tiré par le premier MarafLon, le
tyran prononce ces mots : « Mal tira ! » mais sentant
l'arme du second contre son cœur : « Este tiro si es bueno ! »
s'écria-l-il, et il tomba mort. Il appartenait encore à un
autre Marafion de couper la tête du cadavre et de la présen-
ter aux troupes de Paredes. Quelques instants après, les
enseignes du tyran flambaient devant la maison; ses restes
furent conduits dans les villes du Venezuela et semés sur
les chemins publics. »
Ainsi disparut cette légendaire figure de l'époque de la
conquête. Plus de trois siècles ont passé, et le souvenir de
ses crimes n'est pas encore éteint. Durant les nuits obscu-
res, quand on voit apparaître dans les plaines de Barquisi-
meto et dans les lieux voisins de la côte de Burburata la
lumière phosphorescente des feux-follets qui s'agitent au
caprice du vent, les paysans racontent à leurs enfants que
ces lumières sont l'âme errante du tyran Aguirre qui, en
aucun lieu sous terre, ne peut trouver de repos*.
1. Sur celte croyance populaire, cf. la Gran Recopilaeiôn de J. P. Rojas,
I) p. 59 : « En las sabanas de la secciôn Zamora, corre por sobre la p^a sin
quemarla una llama conocida con el nombre de luz del Tirano Agairre,
suponiendo la génie ignorante que es el aima de aqueL mal hombre que
vaya por alli sin descanso. »
CHAPITRE III
Soumission des Canaques. — Les premiers gouverneurs
de Caracas. — L'œuvre du Procurateur Simon Bolivar.
A l'invasion de Lope de Aguirre se rattache la mort de
Juan Rodriguez, que nous avons laissé à San Francisco.
Quand il apprit qu' Aguirre avait débarqué à Burburata, il
se mit en marche vers Valencia avec six hommes seulement ;
mais dans la montagne de Lagunetas, il fut surpris par une
troupe nombreuse d'Indiens commandés par Terepaima et
et Guaicaipuro, et malgré une défense héroïque, il dut suc-
comber ainsi que ses compagnons ^ Cette catastrophe ne
fut que le commencement des malheurs qui allaient s'abat-
tre sur les Espagnols pendant cette période toute pleine
d'atrocités et d'horreurs qu'on nomme la conquête des
Caracas et des Teques *•
Fajardo, de retour de Margarita, trouva CoUado et San
Francisco menacées d'une ruine prochaine; il demanda des
secours au gouverneur de Coro, et, sur l'ordre de ce
dernier, Luis Narvaez sortit de Barquisimeto, en janvier
i562, avec loo hommes de ceux qui avaient appartenu
à Aguirre. Non loin du lieu où était mort Rodriguez, les
Espagnols furent assaillis par le cacique Guaracarima, et
1. OviEDO T Ba5[os, 1. IV, ch. VI. — Baralt y Diaz, ch. XH.
2. C'est la période héroïque, chantée par la poésie épique vénézuélienne.
Un poète de talent, Francisco G. Pardo (iSSo-iSSa) s*était proposé de racon-
ter les péripéties les plus dramatiques de ces luttes. Chacun des chants de
son poème, intitulé Indianas, devait porter le nom d*un cacique célèbre. Le
premier chant seul a été publié, Paramaconi, dans lequel Pardo raconte la
touchante légende du Calvaire de Caracas.
J'i LES ORIGINES VÉNÉZLÉLIEMNES
tous périrent, sauf trois qui purent s'enfuir ^ L' Audiencia de
Saint-Domingue rendit le gouverneur Collado responsable
de ces désastres et envoya le licencié Bernaldez pour lui
faire un procès de residencia, Collado fut reconnu
coupable, destitué de ses fonctions, et envoyé comme
prisonnier en Espagne. Fajardo perdit en lui un ami et un
aide précieux; pour» conserver Téts^blissement .de Collado,
il abandonna San Francisco, mais se voyant trahi par les
quelques Indiens qui lui étaient restés fidèles, surtout par
le cacique Guaimacuare, il quitta Collado, et envoyant une
partie de ses gens à Burburata, il gagna avec les autres Tîle
de Margarita. En i564, il revint à la Terre-Ferme, mais
c'était pour y périr misérablement. Alonso Cobos, justicia
mayor de Cumanâ, avec qui il avait eu quelques difficultés,
l'attira traîtreusement à Cumanâ, sous prétexte de réconci-
liation. Mais à peine Fajardo était-il arrivé qu'il fut jeté en
prison, condamné à mort par Cobos, et on dit que ce
dernier ajusta même de sa propre main la corde qui devait
étrangler son ennemi^. Les Margaritains, indignés, tirèrent
une vengeance terrible de la mort de leur compatriote.
Une troupe d'insulaires passa sur le continent, entra de
nuit à Cumanâ et s'empara de Cobos, qui fut garrotté et
emmené k Margarita. Là, il fut a son tour étranglé; son
corps fut traîné par les rues, puis coupé en morceaux.
Cependant, le successeur de Collado, D. Alonso Manza-
nedo^ était mort à Coro en i56i. Le licencié Bernaldez,
chargé par intérim du gouvernement, voulut lui-même
entreprendre la conquête, et n'étant pas homme de guerre,
il se fît accompagner de Gutierrez de la Peria, qui, pour la
circonstance, fut gratifié du titre de MariscaL Un avocat
et un militaire n'étaient pas faits pour mener k bien une
expédition ; ils eurent du moins le bon esprit de s'en
rendre compte, et quand ils arrivèrent dans la vallée du
Tuy, intimidés par le nombre des Indiens qu'ils virent
1 . Baralt t Diaz, ch. XII.
a. B\R\LT Y Dr\z, ch. \IT, ot Ovïedo y Bv>os, 1. IV, ch. XIII.
•ï^"
LA CONQUÊTE — LES ORIGINES DE CARACAS 53
couronnant les hauteurs, ils se retirèrent et. reprirent le
chemin de Goro * .
Sur ces entrefaites, le successeur officiel de Manzanedo
arriva; c'était un homme prudent et habile, Pedro Ponce
de Leon^ et il conQa le soin de soumettre les Caracas k un
conquistador dont la bravoure était déjà réputée, Diego de
Losada. Celui-ci partit au commencement de 1667, emme-
nant avec lui i5o soldats et 800 colons. Le fameux chef des
Teques, Guaicaipuro, qui essaya de s'opposer à son passage,
fut pour la première fois obligé de reculer (26 mars 1567),
et Losada continua sa marche jusqu'à la vallée de Caracas.
Dans le lieu même où avait été San Francisco, il fonda une
nouvelle ville, qu'il appela Santiago de Léon de Caracas '
(1567)^. Grâce à la vigilance de Losada, une immense
conjuration d'Jndiens soudoyés par Guaicaipuro fut
déjouée; la plupart des habitants de Burburata, trouvant
ce pays malsain, vinrent chercher à Santiago un climat
bienfaisant, et la future cité progressa rapidement.
Comprenant alors la nécessité de créer un port voisin,
Losada fonda dans l'emplacement qu'avait occupé CoUado,
un établissement auquel il donna le nom de Nuestra
Sefio/a de Caravalleda.
Le pays semblait pacifié, et Losada voulut procéder
dès ce moment à des repartlmientos. Mais aussitôt
que l'on commença à mesurer les terres et à compter
les Indiens de chaque tribu, les indigènes s'enfuirent
dans la montagne, et des soulèvements en masse
eurent lieu dans toute la contrée. Guaicaipuro était
l'âme de la révolte; un ordre de capture fut lancé
contre lui, et Sancho Villar prit le commandement
de la troupe envoyée pour le prendre. Guaicaipuro
avait autour de lui 22 archers, et avec eux il commença la
plus héroïque défense. Un téméraire osait-il approcher du
seuil de la hutte qui servait de refuge au cacique, sa tête
I. OviEDO Y Banos, 1. IV, cil. XII. — Baralt y Diaz, ch. XII.
a. Sur Losada, voir Oviedo y BaSos, 1. V, ch. I à XIII. — Baralt y Diaz
ch XU.
5^1 LE8 ORIGINES véNÉZUéLIENNES
tombait immédiatement sous le glaive de Guaicaipuro. Les
Espagnols eurent alors Tidée de mettre le feu à la cabane,
et le valeureux cacique aima mieux succomber en luttant
contre ses ennemis que de mourir dans les flammes. Il
s'élança dehors, et, percé de nombreuses blessures, il
tomba expirant à côté de ses vingt-deux compagnons qui
déjà n'étaient plus eux-mêmes que des cadavres ^ Plusieurs
autres caciques furent faits prisonniers et périrent dans
d'aflreux supplices (1569).
Peu de temps après, Losada était déposé à la suite de
plaintes portées contre lui à Ponce de Léon ^ ; mécontent et
offensé, il se retira à Tocuyo, où il termina ses jours 3 dans
le même temps que le gouverneur mourait lui-même à
Barquisimeto4.
La soumission des Caracas et des Teques devait encore
durer près de dix ans, et cette période est remplie tout
entière par les exploits dç Garci-Gonzalez. Une première
fois, il vainquit le cacique des Caracas, Paramaconi, qui
avait hérité de l'influence qu'exerçait sur les Indiens le
fameux Guaicaipuro. Appelé de nouveau par le successeur
de Ponce de Léon, Diego de Mazariego, il prit, avec l'aide
de Pedro Alonzo, le chef des Mariches, le cacique Tamanaco,
et acheva la conquête des Teques 5.
L'administration de M azariego fut marquée par la fonda-
tion de deux nouvelles villes. Alonso Pacheco, envoyé pour
coloniser les terres qu'avait visitées l'Allemand Alflnger, créa
le 20 janvier 1571, au bord du lac de Maracaïbo, un
établissement qu'il appela Nueva Zamora^ en souvenir de
sa patrie. C'est aujourd'hui Maracaïbo^. Il voulut ensuite
1. D*après la tradition, Guaicaipuro serait mort à l'endroit même où
s'élève aujourd'hui le village des Teques (en pleine montagne, à quelques
heures de Caracas, dans la direction de Valencia. Le président Guzman
Dlanco y a établi un asile d'aliénés;. V. M"* Jenny de TALLE^AY, Sonmnirz du
Venezuela, Paris, Pion, i884, p. 5i.
2. OviEDO Y Banos, 1. V, ch. XIV.
3. Baralt y Diaz, fln du ch. XII.
4. Baoalt y Diaz, début du ch. Xlll.
5. Sur Garci-Gonzalez, voir Oviedo y Banos, I. VI. ch. Il à V. — Bar\lt y
Diaz, ch. XIII.
6. Oviedo y Ba^^os, 1. VI, ch. VI.
LA CONOr^E LES OUIGINKS DE CARACAS 57)
soumettre toute la contrée voisine, et pendant deux ans
parcourut les bords de la lagune de Maracaïbo. Mais il
devait lui aussi succomber sous les coups des indigènes, et
une lettre du gouverneur, en 1578, annonçait à S, M.
que Pacheco, dans une marche contre les Indiens, avait été
tué avec les 4o hommes qui l'accompagnaient ^ En juin
1572, Juan de Salamanca avait fondé entre Barquisimeto
et le lac de Maracaïbo, la ville de San Juan Bautista del
Portillo de Car or a.
D. Juan de Pimentet, nommé pour succéder à Maza-
riego, arrivait à Coro dans le courant de 15762. Dès le
début de son gouvernement, il s'occupa du transfèrement
de la capitale à Caracas, et en 1678 Santiago de Léon de
Caracas devint la résidence officielle du gouverneur du
Venezuela. Parmi les raisons qui décidèrent Pimentel à ce
changement il en est une, la plus importante peut-être, que
personne n'a soupçonnée, que Pimentel lui-même s'est bien
gardé de faire valoir, mais qui se dégage implicitement
des idées de ce personnage, tel que les documents des
archives nous le font connaître. La ville de Coro était dans
une dépendance très étroite vis-à-vis de l'Audiencîa de
Saint-Domingue. On sait quelle était d'une façon générale
l'influence des Audiencias, de ces corps tout-puissants qui
étaient à la fois des cours de justice, des conseils adminis-
tratifs et des agences de renseignements au service du gou-
vernement espagnol. Elles enregistraient les ordres royaux,
donnaient des avis, rendaient des ordonnances sur les
matières administratives et faisaient des enquêtes sur la
conduite des gouverneurs. Or cette surveillance s'exerçait
à l'égard de Coro plus peut-être qu'à l'égard de toute autre
ville. Le fondateur de Coro avait été un envoyé direct de
l'Audicncia de Saint-Domingue ; les gouverneurs allemands
avaient bien joui pour un temps de Tomnipotence, mais les
1. Arch. gcn. de Indias (Scville), Est. 54» caj. 4^ ieg. i5. (Carias y expc-
dientes de los gobernadores de Venezuela.) La lettre est à moitié brûlée.
2. Les premières lettres de Pimentel que renferment les archives
(Arch. gi*n. de Indias (SovilloV 54, 'i, i5) sont de décembre 1576.
56 LES ORIGINES véNézUÉLIENNES
procès de residencia instruits à plusieurs reprises contre
les délégués des Welser, et finalement la chute des ban-
quiers d'Augsbourg avaient rendu à l'Audiencia une influence
plus prépondérante que jamais sur le premier magistrat de
Coro. Au moindresoupçon, elle ordonnait une enquête sur ses
agissements; nous l'avons vu à propos de CoUado; de sa
propre autorité, elle nommait un gouverneur intérimaire
avant d'avoir la ratification royale: Bernâldez, après Manza-
nedo, Juan Chaves, après Ponce de Léon. Il semblait donc
que changer la capitale, c'était rompre dans une certaine
mesure le lien qui unissait le Venezuela a l'Audiencia, et
les rapports de Pimentel* dévoilent son intention bien
marquée de donner à Caracas la plus grande autonomie
possible. 11 organise le cabildo et réclame pour les habi-
tants le droit de nommer un des alcaldes^. A maintes
reprises, il demande que des relations directes s'établissent
entre la métropole et la provinces, et, ce qui est bien
caractéristique, il émet le désir que les cédules royales lui
parviennent sans l'intermédiaire de Saint-Domingue ou de
Carthagène4. Il n'est donc pas étonnant que, sous l'impul-
sion d'un tel homme, Caracas ait été, dès, le début, jalouse
de ses droits de capitale.
Malheureusement, Pimentel eut un successeur incapable,
Luia de liojas (i583), qui, sans aucune aptitude pour les
affaires, perdit son autorité à se faire l'arbitre des vaines
disputes qui commençaient à éclater entre les chapitres
civil et ecclésiastique, tandis que le gouverneur de Cumanà,
sans rencontrer aucune opposition, diminuait l'étendue de
la juridiction de Caracas, en englobant dans sa province
le pays des Cumanagotos^.
Heureusement, en 1687, Rojas fut relevé de ses fonc-
tions et remplacé par D, Diego Osorio de Villegns. Lenou-
1. Arch. gen. de Indias (Séville), E. 54, c. 4, 1. XV. (Carias y expedientes
de los gobernadores de Venezuela. Ramo secular.)
a. Lettres de lôyg.
3. Lettres de 1579, i58o, i58i.
4. Lettre du 7 décembre 1678.
5. OviF.DO Y Ba5os, Uv, VIL ch. VIL
LA CONQUÊTE — LES ORIGINES DE GAIIACAS 67
veau gouverneur est cité dans la Relation sur les services
de la famille Villegas\ comme parent du capitaine général
de i55o. N'étant point de sa descendance directe, il ne
pouvait ôtre que son neveu, on ne sait à quel degré. C'était
un homme de grand talent, doué en même temps d'une
droiture d'àme et d'une pénétration d'esprit qui devaient
faire de lui un homme d'État remarquable. Il venait de
remplir à la Espaflola le haut emploi de Juge des galères et
des garde-côtes de cette région a. Avec lui arrivait au
Venezuela un personnage dont le nom, déjà connu par
trente années de services en qualité A^Escribano de l'Au-
diencia de Saint-Domingue, devait deux siècles et demi
plus tard être consacré par un des faits les plus glorieux de
l'histoire moderne, l'émancipation de rAmérique du Sud ;
il s'appelait Simon Bolivar^ originaire d'une noble famille
de Biscaye. Le nom patronymique de Bolivar, ou plus
exactement Bolibar^ signifie étymologiquement « prairie
du moulin», étant composé des deux radicaux basques
bolu^ bolu-a^ moulin, le moulin, et ibar, ibnr-a, prairie,
la prairies.
Les armes primitives de la maison de Bolibar consis-
taient, en effet, en un écu représentant une pierre de
moulin sur champ d'argent ; elles se trouvent gravées sur
une sépulture de trois personnages de la famille à l'entrée
de l'église de Santo Tomas de Bolibar. Le moulin avait
réellement existé dans la riante prairie qui borde la petite
rivière d'Ondarroa, au pied du mont Oiz. Le solar, la «casa
Infanzona » des Bolibar s'élevait dans la bourgade de
ce nom, où ils avaient bâti l'église de Santo Tomas;
composé de maisons dispersées sur les rives de l'Ondarroa,
et habité par six cents âmes environ, le pueblo actuel de
Bolibar, à sept lieues de Bilbao, fait partie de la ante-
iglesia de Cenarruza, l'une des cent vingt-cinq petites
I . Citée plus haut,
a. OviEDO Y Ba^os, 1. Vn, ch. VÎII.
3. Antonio de Trueb4, Venezuela y los Vascoi (dans la Iluatrncinn
gspanola y ame ricana, 187O).
58 LKS OHIGl?iES VÉNÉZUÉLIENNES
républiques qui constituaient, avant Tabolition des fueros,
le sefiorio de Biscaye * .
Les ancêtres de Simon Bolivar s'étaient distingués au
XI' siècle dans les luttes des Biscayens contre les évèques
d'Armentia et avaient combattu avec énergie pour le main-
tien des libertés du peuple basque ^. Notre personnage fut
le premier de la famille qui passa aux Indes. A Saint-
Domingue il connut Osorio Yillegas ; une grande intimité
s'était établie entre eux, et quand Osorio fut nommé gou-
verneur du Venezuela, il le suivit en qualité d'aEscribano
de residencia » 3.
Osorio et Bolivar, en esprits pratiques qu'ils étaient,
surent se rendre un compte exact des besoins d'une colonie
naissante, et c'est à leurs efforts combinés qu'est due la
première organisation de Caracas en capitale. Us élabo-
rèrent un plan de réformes composé de 27 articles, et les
principales villes de la province furent invitées par Osorio
k envoyer à Caracas des représentants pour élire un ProcH-
rador gênerai chargé de porter au roi les doléances des
Vénézuéliens. Sinaon Bolivar fut choisi à l'unanimité, et à
sa nomination contribuèrent, avec les alcaldes et les regi-
dores du cabildo de Caracas, R. Espejo, pour les villes de
Tocuyo et de Valencia; Bernardo de Quiroz, pour celle de
Nueva Segovia de Barquisimeto ; Miguel de Morillo, pour
celle de Carora, et Rodrigo de Arguecese, au nom de la
Nueva Zamora de Maracaïbo '«.
I. Devant Téglise de chaque communauté de Biscaye était une vaste
galerie couverte où se faisaient les délibérations qui intéressaient Tagglomé-
ration, et tout le territoire qui relevait de ce conseil et de cette paroisse se
nommait ainsi Vanle-iglesia. D'espace en espace, au-dessus des habitations
modestes, s'élevaient quelques châteaux, d*une architecture simple, la plu-
part flanqués de tours carrées. Les possesseurs étaient les parienies mayores,
les anciens ; non pas les seigneurs, car tous les Biscayens étaient égaux, mais
les Infanzones, c'est-à-dire, d'après l'étymologie de ce vocable basque, les
premiers habitants du sol. — Cf. Le régime forai en Espagne aa XMlh siècle,
par 6. Desuevises du Dézert (Revae historiqae, t. LXII, 1896, p. 7 et sqq.).
a. A. deTrueba., loc, cit.
3. « Relaciôn de los mêritos » des Bolivar et des Villegas (Madrid,
Arch. hist. nac, leg. 848).
/|. Actes du cabildo de Caracas de 1589-1590. dites par A. Rojvs, Est,
hist., p. i33 i3^|.
LA CONQUÊTE LES ORIGINES DE CARACAS fîQ
Bolivar fut donc nommé Procurador (28 mars iSgo) pour
Tespace de deux ans, avec indemnité de 60 réaux par jour,
et les instructions qu'il devait soumettre au roi témoignent
d'un sens politique que Ton est peu habitué à rencontrer
chez les gouverneurs des Indes ^
Tout d'abord, on se préoccupait de la condition des
Indiens, et on suppliait le roi d'interdire par cédule le
service personnel^ c'est-à-dire le travail forcé des indigènes,
comme étant la plus grande des entraves à la conversion
des Indiens au christianisme (^art. i).
Mais en même temps, par une contradiction que l'on
retrouve chez les esprits les plus sensés et les plus vertueux
de ce temps, on demandait l'importation de 3, 000 esclaves
de Guinée (art. 2). On imposerait un peso d'or pour
chaque esclave (art. 16). D'ailleurs, pour que les esclaves
ne fussent pas seuls à travailler aux mines, on désirait que
des mineurs de Castille vinssent avec leurs familles s'établir
au Venezuela (art. 18).
En ce qui concerne les impôts, on demandait pour la
province, pendant un certain temps, un régime de faveur :
autorisation de ne payer que le 20' de l'or extrait des mines
(art. 3); le lo* des perles au lieu du 5* (art. 4) ; prorogation
«H dix ans de la licence déjà accordée de ne payer que le
2 1/2 p. Vq de Yalmo/arifazgo^ royal (art. 8); exemption
pendant vingt années de droits sur le maïs et autres den-
rées envoyées des côtes de Caracas à Cumanâ, à Margarita
et aux îles pour l'approvisionnement des canots travaillant
à la pêcherie des perles (art. 11); autorisation pour les
bateaux qui se seraient chargés de perles sur les côtes rele-
vant d'une autre juridiction, de revenir compter leurs perles
pour l'impôt à Caracas, sans être obligés de relAcher à
Cumanâ ou à Margarita (art. 23).
Les limites du gouvernement de Caracas n'avaient point
I. Instrucciôn dada a Simon de Bolivar, Procurador ^neralde la gover-
naciôn de Venezuela (28 mars iSgo). Arch. gen. de Indias (Sevillc), Est. 54^
caj. 4, leg. i5 (la cual consta de veinte y siete arliculos).
a. Droit d'entrée et de sortie des marchandises.
6o LES ORIGINES VÉNézUELlENNES
encore été formellement établies, et le gouverneur de
Cumanâ avait pu englober dans son territoire le pays des
Cumanagotos. Osorio demandait donc que ces limites
fussent définitivement fixées k M aracapana d'une part et au
cap de la Vêla de l'autre, ainsi qu'il avait été décidé par la
capitulation royale passée, avec les Allemands en 1628 '
(art. 5 et 18).
Il réclamait également le droit d'étendre sa juridiction
sur le territoire du rio de la Hacha, conformément à Tauto-
risation déjà accordée par une cédule antérieure^ (art. 6),
et soumettait à l'approbation de S. M. la conquête des pays
situés entre Maracaïbo et le rio de la Hacha, confiée à Joan
de Saavedra (art. 7).
Une des parties les plus curieuses du document est celle
qui précise les attributions du gouverneur lui-même, et
Osorio se montre ici le digne successeur de Pimentel.
Jusqu'alors, en effet, le premier magistrat de la province
n'était guère, comme nous l'avons dit, que l'humble servi-
teur de l'Audience royale de Saint-Domingue. Toute initia-
tive de la part des gouverneurs se trouvait paralysée par la
crainte qu'ils pouvaient avoir de déplaire à ce corps privi-
légié qui, à chaque instant, envoyait dans la province des
juges de commission pour connaître des procès civils et
criminels, ou des juges de residencia pour demander aux
gouverneurs compte de leurs actions. Cette dualité de pou-
voirs ne pouvait qu'être préjudiciable aux intérêts de la
province. Osorio demande donc que le gouverneur ait le
droit de pourvoir lui-même au remplacement des fonction-
naires de la Real Hacienda^ sans l'intermédiaire de l'Au-
diencia de Saint-Domingue (art. 10) ; qu'il puisse juger en
premier ressort les causes civiles et criminelles (art. 1 2) et
que l'Audiencia n'envoie des juges de commission que pour
I. Asiento original que el Rey hizô con Enriquc Ynguer et Gerônimo
Sailer, aiemanes, sobre ir d conquistar la provincia de Venezuela. Arch. gen.
de Indias (Séville), Est. I, caj. i., leg. 1/27, ramo 7.
a. Arch. gen. de Indias (Séville), Est. I, caj. i, leg. 1/27, ramo 18. Cédule
concernant les territoires situés entre le gouvernement des Welscr et celui
de D. Antonio Luis de Lu go, gouverneur de Santa Marta,
LA CONQUÊTE — LES ORIGINES DE CARACAS 6l
les affaires graves et après appel (art. i3); que, pour l'aider
k remplir ses fonctions judiciaires, le gouverneur soit auto-
risé à nommer un lieutenant général « Ictrado », dont le
traitement annuel serait de aSo.ooo maravedis (art. 19):
que les visites sur le bon traitement des Indiens et l'appli-
cation des (( leyes de Indias » soient faites par le gouverneur
lui-même, et non par des juges de commission (art. i/l,
21), et que ce magistrat ait le droit de prendre contre
les Indiens révoltés les mesures qu'il jugera utiles, h con-
dition de ne pas se départir des recommandations conte-
nues dans lesdites « leyes de Indias» (art. 22). Enfin, pour
prouver la sincérité de ses intentions et prévenir tout soup-
çon d'arbitraire, Osorio admettait le maintien des procès
de résidence, mais il demandait que les fonctionnaires pus-
sent faire appel des jugements rendus, d'abord à l'Audience
elle-même, puis au Conseil des Indes (art. 24).
En même temps qu'il songeait k l'organisation admi-
nistrative et civile du pays, Osorio ne perdait pas de vue
son avenir commercial, et il insistait pour que chaque année
deux navires de registre fussent envoyés à Caracas de Séville
ou de Câdiz (art. 9). Pour favoriser les trafics, il deman-
dait que les perles fines pussent remplacer la monnaie, en
raison de la rareté de cette dernière dans la province
(art. 20). Il se préoccupait également de la sécurité des
personnes et des biens, demandant que les habitants de
Caracas qui possédaient des canots destinés h pêcher les
perles ne fussent jamais, en cas de dettes ou de délit
quelque grave qu'il fût, condamnés a la perte de leurs
bateaux, mais qu'on pût seulement leur confisquer des
denrées et une partie du produit de leur pêche (art. 9.7).
Nous apprenons par le document que les arsenaux, le
fort et les cales du port de la Guayra étaient en voie de
construction; on demandait que les amendes infligées pour
les (( penas de camaras», ainsi que le peso imposé pour
chaque esclave, fussent employés à leur achèvement (art. i5
et 16).
Enfin Osorio avait fondé un hôpital à Caracas sous le
62 LB8 ORI6n«B8 VÉNizU&IEIfNES
patronage du cabildo ; il demande à S. M. de vouloir bien
lui faire l'aumône de cinq cents pesos pour en terminer la
construction (art. 26), d'ordonner l'envoi de deux cloches,
l'une de quatre quintaux et Tautre de deux; enfin, et ceci
n'est pas le moins piquant, d'interdire dans cet hôpital
l'intervention de toute justice ecclésiastique, sauf seule-
ment dans la visite destinée à savoir si les sacrements
ét^rient administrés avec la décence convenable (art. 25).
Telles étaient les instructions que Simon Bolivar était
chargé de soumettre au gouvernement royal. Il resta plus
de deux ans à la cour d'Espagne et fut comblé d'honneurs
par le monarque. C'est ainsi que, voulant récompenser
son dévouement aux intérêts de la province, S. M. conflrma,
par cédule royale du 29 juin 1692, le titre de Contador de
la Real Hacienda de Venezuela, que Bolivar possédait déjà,
et lui concéda celui de Regidovy lui donnant le droit d'as-
sister au cabildo, comme s'il était un de ses membres et de
voter dans toutes les délibérations ^
Mais les instructions furent-elles approuvées toutes par le
roi? Nous n'avons trouvé dans les archives aucun texte qui
nous permit de l'affirmer; il est certain du moins que quel-
ques-unes d'entre elles ne furent jamais appliquées : ainsi le
pays des Cumanagotos ne retomba jamais sous la juri-
diction du gouverneur de Caracas, et on ne vit que bien
rarement au Venezuela des navires de registre d'Es-
pagne. Cependant, nous pensons, avec Oviedo y Bafios et
M. A. Rojas^, que la plupart des réformes demandées, et
principalement celles qui avaient trait aux finances, entrè-
rent en pratique dès le retour de Bolivar à Caracas, en
1593. Il est certain également que des privilèges, autres que
ceux qui avaient été demandés par les députés de la pro-
vince, furent obtenus, grâce au zèle du Procurador; c'est
ainsi que la ville de Caracas fut autorisée a établir un droit
dialcabala, c'est-à-dire une sorte d'octroi sur les denrées
I. A. RojAS, EtL hist.y Appendice, p. 57: Tftulo de Regidor de Simon de
Bolivar.
a. OviEDO Y B\Sos, 1, VII, ch. IX. — V. Rojvs. Esl.hisl., p. i34.
LA GONQU&TE — LES ORIGINES DE CARACAS 63
venant des environs ou de l'extérieur de la province et
entrant dans les murs de la capitale : cet octroi fut réelle-
ment créé le i" novembre lôgS*. Ajoutons que, par cédule
de 1592 (la avril), les ports de Venezuela furent assimilés
à ceux de Cuba et de Puerto-Rico, qui ne payaient que
2 i/a p. Vo d'almojarifazgo^. Enfin, dès iBgi, Pilippe II
avait donné une marque toute spéciale d'estime à la ville
de Caracas en lui concédant des armoiries : l'écu représen-
tait un lion ailé tenant une coquille sur laquelle figurait la
croix de Saint-Jacques 3.
C'est aussi de cette époque que datent les débuts de
rinstruction publique à Caracas, et ce n'est pas un des
moindres mérites du premier Bolivar que d'avoir songé
a faire de la capitale naissante du Venezuela un centre
intellectuel capable de rivaliser avec ceux qui existaient
déjà dans d'autres parties plus favorisées des Indes occiden-
tales. Sur les instances du Procurador, le roi adressa k
l'évêque de Caracas, qui était alors Juan Martinez Manza-
nillo 4, une cédule en date du 22 juin iSga, ordonnant la
création à Caracas d'un séminaire conciliaire, le « Semi-
nario Tridentino ». L'établissement, placé sous le haut
patronage de S. M., devait relever de l'autorité de l'évêque,
et le souverain demandait que dans la nomination des
boursiers, ou coleg/ales, « on tînt compte et soin de pré-
férer à tous autres les descendants des premiers conqué-
rants et les fils de ceux qui avaient servi avec le plus de
dévouement la couronne d'Espagne 5. » Ce séminaire devait
être, comme nous le verrons, l'origine de l'Université de
Caracas.
Mais au milieu d'une population aussi réduite que l'était
1. A. RojAS, Est. hisL, p. i38. »
a. Archive del Gonsulado de Câdiz, £st. 10, leg. i, qo 46.
3. A. R0JA8, Leyendoê histérieas, a* série, p. 107.
4. L'évèché de Coro avait été transféré à Caracas en i583. Cf. Siewers,
Zweite Reise in Venezuela^ p. 61.
5. A. RoJAS, Est, hist,fXpp,, p. 182. — Real cedula que creaelseminario
Tridentino. Fecha en Tordesillas a 22 de Junio de 159a. Signée : Yo el Rey,
y por mandado del Rey, Juan Vasques.
I)/| LES ORIGINES VÉNÉZUÉLIENNES
celle de Caracas, possédant à peine assez de ressources pour
donner aliment a ses nécessités matérielles, il eût été
prématuré de créer un collège proprement dit, avec une
organisation complète et des chaires pour toutes les bran-
ches de renseignement. C'est ce que coniprit sans doute
Simon Bolivar, et il demanda comme disposition transi-
toire la simple création d'un enseignement de grammaire
castillane. Philippe II, par une nouvelle ordonnance en date
du i4 septembre iBga, accéda à ce désir; de sorte que,
vingt-quatre ans après la fondation de Caracas, com-
mençait dans cette ville Tinstruction primaire avec une
école dont le maître gagnait la somme de 23o pesos
par an *.
C'est du gouvernement d'Osorio que date l'établissement
des archives de Caracas et des ordonnances municipales ^.
Bien plus, le Venezuela eut alors son historiographe officiel.
En 1593, un soldat poète, nommé UUoa, s'offrit à l'Ayun-
tamiento pour écrire la « coronica historia de la conquista
de la Provincia de Caracas », et TAyuntamiento, en date du
36 novembre de la même année, lui décerna le titre de
«cronista». Le manuscrit d'Ulloa est malheureusement
perdu, mais il est certain qu'il a servi de base aux histo-
riens qui sont venus après lui et en particulier à Oviedo y
Baûos 3.
Les travaux publics ne furent point non plus négligés
par Osorio Villegas. Nous avons vu qu'il commença la
construction du port de la Guayra; c'est lui aussi qui
ouvrit les premières routes partant de la capitale vers les
1. A. RojAS, Est. hUt., App., p. 180. — Realcédula porlacual se créa en
la provincia de Venezuela un preceptorado de gramdtica (Burgos, i4 sept.
1592). — Le peso fuerte ou duro vaut 20 reaies de vellon, soit cinq francs
vingt centimes (soit exactement 1,196 fr.).
' 3. Un des plus intéressants de ces décrets est celui que rendit en 1695
le cabildo, fixant à un maximum de 3o 0/0 le bénéfice que pouvaient faire
les « imporladores » de marchandises, et à a5 0/0 celui des <c revendedores ».
(A. RojAS, Est, hist., p. i4o.) — Les premiers actes enregistrés du cabildo sont
de 1589 (/d., p. i34, note i).
3. M. A. RojAS a eu entre les mains, en x846, deux feuilles du manuscrit
d'Ulloa, et a constaté la similitude des récits faits par Ulloa et Oviedo {Est,
hist., p. 139 et note).
LA CONQUÊTE — LES ORIGINES DE CARACAS 65
vallées d'Aragua. Enfin, un de ses plus grands titres de
gloire est de s'être préoccupé surtout de la condition des
Indiens. Il en groupa un grand nombre en villages, et
commença dès iSgd ces visites k travers le territoire dont
il avait demandé k S. M. Tautorisation, comme un privilège
réservé au premier magistrat de la province.
C'est pendant une des absences d'Osorio qu'eut lieu, en
1695, la prise de possession de Caracas par un corsaire
anglais, qu'Oviedo dit être le fameux Francis Drake *. Cette
opinion est formellement contredite par les auteurs anglais
Hakluyt, Kingsley et Southeya. M. A. Rojas, suivant en
cela ces derniers, a fort bien établi qu'en juin i5g5, Drake
devait être en Angleterre, se préparant pour sa seconde
expédition contre les Antilles 3 ; il n'arriva k Marie-Galante
que le â8 octobre de cette année; le i3 novembre, il était k
Puerto-Rico, et le 3o il touchait au cap de la Vêla. C'est en
décembre suivant seulement qu'eurent lieu les sacs de Rio
Hacha, Santa Marta, et le i8 janvier 1596, Drake mourait
devant Puerto-Bello. D'ailleurs, les historiens anglais cités
plus haut désignent comme les héros de la prise de Cara-
cas les capitaines Amyas Preston et George Sommers. Le
;s9 mai iSgS, ils tombèrent sur Caracas après avoir gravi
jusqu'k 3,000 mètres d'altitude les sentiers de la cordillère,
et ils entrèrent dans la ville sans résistance, car les habi-
tants en état de porter les armes étaient sortis sur le chemin
royal de la Guayra, croyant rencontrer les ennemis de ce
côté. Les Anglais occupèrent Caracas pendant six jours;
le 3 juin, après avoir incendié quelques maisons, ils se
retirèrent par la grand'route, sans avoir pu obtenir de
rançon, et le k ils regagnaient leurs bateaux.
Cet incident n'eut d'ailleurs pas d'influence sur le déve-
loppement de Caracas. Osorio revint dans la capitale au
commencement de 1596 et y resta jusqu'k l'année suivante^
t. O VIE DO Y B\Slos, llv. VI ï, ch. X.
3. Ha&lutt, History 0/ ihe West Indies (161 a) (année lôgS). — Southeyi
Chronological History ofthe West indies (1827), v. I, p. 2o4-ao5. — Kingsley^
Westward ho! (What befel at la Guayra), ch. XI, p. 277. «
3. A. Rojas, Leyendas historicas, r* série, pp. 388-3o3.
LES ORIGINES TéRilV^LIBlIllES. 6
66 LES ORIGINES vénezu^liehnes
époque a laquelle il fut appelé à présider le gouvernement
de Saint-Domingue « . Il fut remplacé par Gonzalo Pefia
Luctuetla, qui venait de pacifier le pays des Quiriquires et
de fonder sur la rive méridionale du lac de Maracaïbo la
ville de Gibraltar >. Ludueila ne se montra pas indigne de
son prédécesseur; cependant, il ne se passa rien de remar-
quable sous son gouvernement, et il mourut en 1600,
laissant la place a D. Alonso Arias Baca.
I. OviEDO T BaSos, 1. VII, fin du chap. X. — Baralt t Diaz, fin du
chap. XIII.
a. Cf. notre étude sur «Un Gibraltar ignoré» (Bulletin de la Soc, de
géog, commerciale de Bordeaux, 18 mars 1901).
CHAPITRE IV
Caracas au XVIh siècle.— Les Cercles.
Les origines du Libérateur.
Au commencement du xvii* siècle, l'agriculture était
déjà florissante autour de Caracas. La vallée, au dire de Fr.
Pedro Simon S était semée de froment et d'orge, de canne
à sucre, d'anil et de plantes potagères, surtout de choux;
les fruits d'Espagne y abondaient : les figues, les gre-
nades, les raisins, principalement les coings; on y cultivait
le'tabac, la salsepareille, et les troupeaux de bétail, déjà
nombreux, fournissaient le cuir et le suif. La farine était
exportée sur Carthagène, et en i6o3 la récolte du froment
fut si abondante, que le cabildo fixa à un réal le prix du
pain de six livres. Les quatre premières pulperias ^ de
Caracas furent ouvertes en iSgg par autorisation du cabildo.
En 1600, Martin de Soler créa la première fabrique de savon,
et en 1609 le capitaine ccpoblador» Juan de Guevara fut
autorisé k creuser un canal dans les terrains voisins du
Guaire pour y établir une fabrique de sucre de canne; ce
fut le commencement de l'industrie sucrière à Caracas 3.
Quant à la ville elle-même, elle se réduisait alors à
deux rues parallèles, s'étendant du nord au sud, depuis le
1. Noticias de Tierra Fimic, i» parte.
2. Pulperia, corruption du mot pulqueria, vient du mot mexicain pulque,
qui signifle : vin tiré de la feuille de Vagabe. Dans les premiers établissements
de ce nom, on ne vendait que du vin de pulque; mais les Espagnols y ajou-
tèrent des articles de genres divers, tels que : pain, vivres de toutes sortes,
produits pharmaceutiques, bois, faïence, etc.
3. Anuario de Venezuela, (fracas, Rojas hermanos, i885, p. 196.
68 LES ORIGINES VÉMEZUéUENNES
Catuche jusqu'au Guaire; celle de Touest, appelée de la
Mar, correspond aux rues actuelles Norte 4 et Sur 4 (ou
del Comercio) ; celle de l'est, nommée de San Sébastian^
est actuellement numérotée Norte 2 et Sur a». Les deux
seuls monuments dignes de remarque étaient les couvents
de San Francisco et de San Jacinto, construits entre i5g8
et 1600. La cathédrale métropolitaine fut sans doute
commencée vers la fin du xvi' siècle; mais elle ne devait
être achevée que plus tard, en i636.
La capitale, à cette époque, ne comprenait qu'environ
quinze cents habitants formant des classes ou plutôt des
castes nettement séparées. Dès les premiers temps de la
conquête, Charles -Quint avait créé l'aristocratie vénézué-
lienne en anoblissant les filles des caciques et ceux qui les
épouseraient. Beaucoup de soldats, qui étaient entrés dans
la conquête sans titres, sans antécédents de famille, en
contractant mariage avec ces Indiennes, acquirent ainsi le
droit aux fiieros ou aux privilèges de la noblesse (adminis-
tration publique, acquisition des terres, participation aux
enromiendas). Cette alliance des Castillans avec les indi-
gènes donna naissance à ce qu'on appela le mantua-
nismo^.
Mais à coté de cette nouvelle aristocratie figuraient les
familles espagnoles qui, avec leurs anciens titres de noblesse,
étaient venues s'établir à Caracas ; elles se croyaient tout
naturellement bien supérieures aux autres, mais elles étaient
obligées de partager avec les mantuanos tous leurs privi-
lèges. 11 se forma dès lors dans la société caraquenaise
1. A la fin du xvii* siècle deux autres grandes rues apparaissent: la
otra banda et la calle de San Jacinto.— Anuario Uojas herm., i885, p. 196.
3. On peut donner au mol mantuanismo deux origines. Il >ienl peut-
èlre des inanleaux qu'avaienl coutume de porter les caciques indigènes et
leurs filles. On sail en eirel qu'une des choses qui frappa le plus Fernand
Corlez, c'élait les manleaux que portaient les ambassadeurs de Monlezuma.
— Une autre explication esl donnée par l'usage qu'avaient les « scnoras >» de
Caracas de relever en la ramenant sur la tcte, jusque devant le front, la
« falda » de leur Kcamison ». Cet usage était considéré au Venezuela comme
signe de noblesse, et il y a une cinquantaine d'années il n'était pas rare de
voir encore dans les rues de Caracas des scnoras ainsi drapées. — A. Rojas,
Leyendas histôricas, !'• série, p. aSS.
LA CONQUÊTE LES OKIGINES DE IIARACAS 69
deux cercles différents, et cette distinction donna naissance
k bien des conflits. La rivalité des deux cercles, vénézuélien
et espagnol, remplit en effet toute l'histoire de Caracas aux
xvii" et x\i\V siècles, et cette competencia ne fut pas une
des moindres causes qui préparèrent le grand mouvement
révolutionnaire de 1 8 1 o * .
Cette rivalité des cercles s'accrut encore au xviii* siècle
par celle des différents bataillons de milices. Les milices
furent organisées en 1759 sous le gouvernement de Rami-
rez Estenoz, et chaque classe de la société voulut former
une compagnie spéciale a. A côté de la compagnie des
«Nobles aventuriers», composée des grandes familles, il y
eut celles des ouvriers et des artisans. Les couleurs mêmes
étaient nettement séparées : il y avait les <( Voluntarios
Blancos » dont fit partie Simon BolivarS, les (c Blancos
Isleflos» dont Sébastien de Miranda (le père du général)
fut créé capitaine en 1764. Les officiers de ces divers
bataillons se jalousaient terriblement les uns les autres.
M. A. Rojas rapporte a ce propos la très curieuse histoire
de Sébastien de Miranda, diffamé auprès du gouverneur
Solano (1769) par Juan Nicolas de Ponte et Martin de
1. Cf. A. Rojas, Ley. hist., i" série, p. a33-a34.
2. A. Rojas, Est, hisL, p. a84-a86.
3. Voici quels étaient les services et les notes du futur Libérateur, à
rage de quinze ans, en fin décembre 1798: Arch. gen. 4c Simancas,
secretaria de guerra, 1. 7a95.
Batallon de Voluntarios Blancos de los valles de Aragua.
El subteniente D. Simon de Bolivar, su edad ]5 aîios, su pais Cara-
cas, su calidad ilustre, su salud buena, sus servicios y circunstancias las que
se expresan.
Tiempoenquecomenzoa servir Empleos Tiempo que sirve y cuanto cada empleo
losempleofi Aiios Meses Dias
i4 Enero 1797 Cadele i 5 ai
4 Julio 1798 Subteniente 5 a6
Total hasta fin de diciembre 1798. . . i 11 17
Regimientos donde ha ser>ido : En estas milicias.
Companfas y acciones de guerra en que se ha hallado : En ninguna.
Valor: Conicido. — Aplicaciôn : Sobresaliente. — Capacidad: Buena. —
Conducta: Idem. — Estado: Soltero.
Como ayudante mayor que ejerzo las funciones del sargento mayor que
se halla ausente : Francisco Antonio Lozano Pompa (signature et paraphe).
Manual Sanz (Signature et paraphe).
yO LES ORIGINES VÉNÉZUÉLIENNES
Tovar Blanco» de la compagnie des Nobles aventuriers, qui
représentèrent leur rival au gouverneur Solano comme
étant mulâtre^ marchand et indigne de remplir le poste
qui lui était confié. Un procès retentissant s'ensuivit;
Miranda eut gain de cause et ses ennemis durent lui faire
amende honorable. Mais Sébastien de Miranda, écœuré,
donna sa démission; il envoya son fils Francisco servir en
Espagne, et l'offense faite au père ne fut-elle pas une des
causes qui décidèrent le fils à se mettre plus tard à la tête
des démocrates vénézuéliens > ?
Nous avons cité parmi les grandes familles espagnoles
les Villegas et les Boliuar, dont les descendants devaient
s'allier et devenir les ancêtres du Libérateur. Le Procu-
rarfo/- du Venezuela avait un fils, Simon de Bolivar le jeune
qui, en iBga, se maria avec D" Beatriz de Roxas. Lui-même
épousa en secondes noces (1600) D* Maria de Luyando et
vécut jusqu'à un âge très avancé. On ne sait à quelle
époque il disparut de la scène caraquenaise, mais il jouit
longtemps de l'affection de ses compatriotes et de la con-
sidération du monarque; une cédule royale du 37 octobre
1607 en est la preuve : elle concédait à titre de pension de
retraite au Contador du trésor royal, Simon de Bolivar,
la somme de trente mille maravédis, traitement égal k
celui qu'il touchait lorsque son âge et sa santé lui permet-
taient de remplir ses fonctions 2.
Le tableau suivant donnera la descendance des Bolivar
et des Villegas jusqu'au Libérateur.
1. A. RojAs, Est. hist.f p. 291 et sqq.
2. El Rey — Oficiales de mi Real Hacienda, de la provincia de Venezuela
(Madrid, 39 oct. 1607). — A. Rojas, Est. hist,, p. i/i3.
Outre les fonctions dTscribano de residcncîa, de Contador gênerai
qu'il exerça pendant dix-sept ans, et sa mission de Procurador, Bolivar avait
rempli plusieurs autres charges de conGance. ~ «También fué nombrado
por Juez de Quentas, para tomarselas à los Oficiales de la isla Margarita, y
obtuvo otras comisiones, en que hizô muy scfialados servicios à su Majestad,
en que gasto en ellas mas de ocho mil pesos, de que salio muy empenado,
aviendo venido a notoria pobreza, por no avêrsele abonado estos gaslos. »
— « Relaciôn de los servicios » des Villegas et des Bolivar.
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LIVRE III
LE COMMERCE — LA COMPAGNIE GUIPUZCOANE
DE CARACAS
CHAPITRE I
Avant la fondation de la Compagnie Guipuzcoane.
Jusqu'au règne de Philippe V, le commerce du Vene-
zuela avec la mère-patrie fut à peu près nul, et le gouver-
nement espagnol fît peu de chose pour diriger vers ce pays
le courant d'immigration qui, dès les premiers temps de la
conquête, se porta vers le Mexique et le Pérou. C'est que le
Venezuela manquait de ce qui fut toujours pour TeXplora-
teur européen le principal attrait. On savait que les premiers
conquistadores avaient perdu leur fortune et leur vie k cher-
cher l'or sur son territoire, tandis que dans les contrées
plus favorisées des Andes on rencontrait à chaque pas le
précieux minerai. Le Pérou, le Mexique avaient été le centre
de civilisations avancées; ils avaient été habités par de
riches populations, et il suffisait d'entrer dans leurs temples,
dans leurs palais, pour être ébloui par le métal fascinant.
L'exploitation des mines n'avait pas tardé à révéler que le
sol de ces contrées recelait d'immenses richesses, tandis que
le Venezuela ne représentait à l'imagination du colon ou du
commerçant qu'une terre ingrate et infertile, une immense
74 LB8 ORIGINES VÉNézUÉUENMES
étendue de forets vierges et de pampas improductives, où
ne s'élevaient que quelques huttes isoléesd'Indiens sauvages
et féroces. Si l'on ajoute à ces causes les entraves que
l'Espagne mettait au commerce de ses colonies, il sera
facile de comprendre comment il se fait que, dans les pre-
miers siècles, le Venezuela ait eu si peu de relations avec la
métropole.
On sait que la couronne d'Espagne, pour se conserver
la direction du commerce avec le Nouveau-Monde, avait
ordonné que tout bâtiment chargé pour l'Amérique fût
soumis à l'inspection des officiers do la Casa (te contrata-
ci6n de Séville \ C'est la casa de contratacion qui accordait
la permission de faire le voyage, et au retour on devait lui
adresser un rapport détaillé des marchandises qui for-
maient la cargaison. Les flottes autorisées à commercer
avec les colonies durent partir, d'abord de Séville, puis,
dès la fin du xvii* siècle, de Câdiz, changement dû princi-
palement à l'influence toujours croissante du Consulado
de cette dernière ville ^. Elles comprenaient : i^les Galions
(Galeonesjf destinés à fournir la Terre-Ferme, le Pérou et
le Chili de presque tous les objets de luxe ou de nécessité
qu'un peuple opulent peut désirer; a'* la Flotte proprement
dite (Flota), envoyée pour recevoir les trésors de la Nou-
velle-Espagne. Les premiers touchaient d'abord k Cartha-
gène, rendez-vous des négociants de Sainte-Marthe, du
Venezuela et de la Nouvelle-Grenade, puis k Porto-Bello, où
affluaient les marchandises du Pérou et du Chili. La flotte
se dirigeait à Vera-Cruz. Puis les deux escadres se rejoi-
gnaient k la Havane, et de Ik elles revenaient de compagnie
en Europe.
Le commerce de l'Espagne avec l'Amérique, se trouvant
I. Y. KoNHAD Habler, Abhondlungcfi zur Geschichte des spanischen Kolo-
nialhandels iin 16 und 17 Jahrhandert (dans la Zeitschrijl fâr Sozial and
Wirthschaflsgeschichle, 1899, P- 377-378). — Leroy-Baulieu, Colonisation chez
les peuples modernes^ p. 26-27. — Robertsox, Hist. de l'Amériqaey III, p. 346.
a. V. plus loin, p. 77. Les archives de Gàdiz enregistrent des départs de
galions depuis le a8 sept. 1695 (Arch. del Consulado de Câdiz, Est. 10, 1. 3
n" 76).
LE COMMERCE yS
aînsî borné a un seul port, était accessible a peu de per-
sonnes et devint Tapanage d'un petit nombre de maisons
opulentes de Séville, puis de Gâdiz. Elles pouvaient à leur
gré hausser le prix des marchandises, et comme elles ne les
répandaient en Amérique qu'avec une extrême retenue, les
acheteurs se voyaient obligés de se les procurer coûte que
coûte, et les négociants de Sévi lie et de Gâdiz faisaient sur
leurs cargaisons des bénéfices exorbitants \ Au milieu du
dernier siècle, lorsque ce commerce exclusif était à son plus
haut degré de prospérité, les deux escadres unies des galions
et de la flotte ne portaient pas plus de 27.500 tonneaux ^.
<( Une pareille charge devait être bien loin de suppléer aux
demandes de ces vastes et nombreuses colonies, qui en
attendaient toutes les commodités et la plupart des néces-
sités de la vie ^. »
Aussi le commerce illicite n'avait pas tardé à s'établir 4,
malgré la violence des règlements, qui punissaient de la
confiscation des biens, et même de mort, quiconque était
convaincu de contrebande •*>, et qui, « ne distinguant point
les fautes civiles des actes d'impiété, mettaient le commerce
illicite au rang des crimes réservés k la connaissance de
l'Inquisition 6. »
Bien plus, le gouvernement espagnol se voyait obligé
de fermer les yeux sur les agissements des étrangers '7. La
i.RoBERTSON, Hisi. de VAmérique, III, p. 349, d'après Ullo a, Réta-
blissement des manufactures et du commerce d'Espagne, part. II, p. 191.
2. Id., p. 35o, d'après Campom\nes, Edac. pop., I, 435 et II, 1 10.
3. /d., p. 35 1.
4. Dès la fin du xvr siècle, la contrebande se faisait sur une très grande
échelle. Le 3o avril 1594, le gouverneur du Venezuela signalait 9 ou 10 na-
vires anglais ou français « passés sur la côte les jours précédents » (Arcli.
gen. de Indias (Scville), Est. 54, caj. 4, leg. i5). — Le 7 décembre 1602, le
gouverneur Alonso Suarez de Castillo se plaignait des actes de piraterie
répétés des Écossais, des Anglais et des Hollandais. (^ïd.J
5. RoBERTSOiN, Hist, de VAmérique, lïl, p. 35i,d*après le Comercio suello
y en companias de Santa-Chuz, p. i4a.
6. Id.y p. 35i, d'après Moncvda, Restauracion politica de Espana, p. 4i.
7. Les documents de TArchivo du Consulat de Cédiz renferment les
témoignages les plus curieux et les plus frappants de la politique flottante de
l'Espagne vis-à-vis des étrangers. C'est d'abord Tintordiction absolue de tout
commerce étranger dans les Indes (Est. 10, leg. i, n* 43. — (^édule royale
du 27 juillet 1592); puis la permission de- commercer aux Indes accordée
76 LES ORIGINES VÉNÉZUÉUËNNES
France, l'Angleterre et la Hollande avaient favorisé de leurs
armes les prétentions des maisons d'Autriche ou de Bourbon
au trône d'Espagne, et on leur devait de la reconnaissance.
Philippe V avait souffert que Louis XIV autorisât des négo-
ciants de Saint-Malo à commercer avec le Pérou ' et que
les marchandises de France naviguassent sur les galions de
Terre-Ferme^. De même, après la paix conclue à Utrecht,
une compagnie anglaise avait obtenu, outre VAsiento, ou
droit de porter les nègres aux colonies espagnoles, le privi-
lège d'envoyer tous les ans a la foire de Porto-Bello un
vaisseau de 5oo tonneaux ^. Des commissaires anglais
s'étaient établis à Carthagène, à Panama, à la Vera-Cruz,
à Buenos-Ayres et dans les autres établissements espagnols.
Bientôt les agents de la Compagnie britannique répandi-
rent leurs denrées sur le continent, sans limites et sans
obstacles. Au lieu d'un vaisseau de 5oo tonneaux, ils en
employaient un déplus de 900, et celui-ci était accompagné
de deux ou trois bâtiments plus petits qui, amarrés dans
une crique voisine, fournissaient clandestinement de nou-
velles marchandises pour remplacer celles qui étaient
vendues. Les inspecteurs de la foire et les officiers de la
douane, gagnés par des présents considérables, facilitaient
la fraude ^. Le commerce des galions dont l'Espagne était
aux étrangers, à condition qu'ils demandent la naturalisation (Est. 10, 1. ?.,
no 7, 2 oct. 1608). Mais les demandes devinrent bientôt si nombreuses que
le gouvernement se crut oblige de restreindre les autorisations (/d.^ 2784,
a8 juin i644), de les suspendre et même de révoquer un certain nombre de
naturalisations déjà obtenues (/cf., a, 86, i645). Cependant les nécessités de la
politique obligeaient le roi d'Espagne à des concessions telles que celles dont
nous parlons ici. Mais à peine les avait-il accordées qu'il envoyait aux vice-
rois des instructions secrètes pour les engager à évincer le plus possible les
étrangers des colonies (/d., 1707 — E. 10, 1.4, n'23; Id., 1720 — E. 10, 4787), et
cette politique d'atermoiement dura jusqu'à Charles III. — (Cf notre étude
sur r« Archivo du Consulat de Cddîz et le Commerce de l'Amérique », dans
le Journal de la Société des Américanisies de Paris y nouvelle série, t. I, n* 2,
pp. a3i et sqq.).
1. Sur le commerce des Malouins dans les Indes Occidentales, v. un
intéressant article de J.-J. Baude : Les Côtes de Bretagne {Revue des Deux
Mondes, i5 nov. i85i, p. 676).
2. A. del C. de Cadiz, E. lo, 1. 3, n* 20; Cédule royale du 25 fév. 1676.
3. RoDERTSON, Histoire de V Amérique ^ III, p. 355-356.
4. RoBERTSON, Histoire de VAmérique, III, p. 357, d'après Alcedo y
LE COMMERCE 77
si fîère s^anéantit, et la flotte, réduite de i5,ooo a 3,000
tonneaux * ne servit plus qu'à apporter en Europe les
revenus du roi, formés du quint des mines.
Malgré le préjudice causé au commerce espagnol par
les agissements des Anglais, on n'osa pas les frustrer de
leurs prérogatives, et en 1762, après la suppression de
VAsiento, les navires de Câdiz étaient autorisés par cédule
royale à embarquer des denrées anglaises pour l'Amé-
rique ^
Afin de remédier aux fâcheux effets du trafic illicite,
l'Espagne avait institué les garde-côtes ou vaisseaux armés,
destinés à faire la chasse aux interlopes sur le littoral des
provinces les plus fréquentées, ainsi qu'à protéger les
galions et la flotte contre les attaques auxquelles ils étaient
exposés de la part des pirates ou des ennemis de l'Espagne.
Le Consulat de Câdiz, fondé en i543, sous Charles-Quint 3,
s'offrit, dès le règne de Philippe II, à entreprendre, à ses
frais, la construction et l'armement de navires de ce genre.
En i562, il équipait huit galères et une frégate qui, com-
mandées par D. Alvaro Bazan, devaient veiller à la défense
des côtes d'Amérique ^. La même année, il envoyait deux
caravelles à la Havane pour le retour des flottes^, et, durant
tout le cours des xvir et xvin' siècles, le Consulat de Câdiz
se chargea de la protection des galions et des flottes venant
soit de la Terre-Ferme, soit des îles, ainsi que de la répres-
sion de la contrebande ^. Par ces services, il ne tarda pas à
H ERRERA, Aviio kisloricOj pp. a 36 et SSg. — Le témoignage d*Alcedo y
Herrera mérite la plus grande confiance, car il fut président de TAudiencia
de Quito et gouverneur de la province. 11 a été témoin oculaire des faits
qu'il rapporte et a été souvent employé à découvrir et à constater les fraudes
dont il parle.
1. RoBERTSON, Hist. de l'Amer., 111, p. 867, d'après G\mpomanes, 1, .^436.
2. A. del C. de Gadiz, E. 10, 1. 7, n* 11.
3. 27 août i543. Real cédula de creaciôn del Clonsulado y Universidad
de Cargadorcs de Yndias. — Exemplaire manuscrit unique, conservé à la
bibliothèque provinciale de Cddiz.
4. A. del C. de Cadiz, E. 10. leg. x, n<> 3 à 7.
5. A. del C. de Câdiz, E. 10, 1. i, n*> i4.
G. A. del C. de (adiz, E. 10, 1. i. n"* 17, 18; E. 10, 1. 3, n** 70, 73-,
K. 12, 1. 1-10.
78 LES ORIGINES véNézuéuENNES
acquérir une influence considérable, et il devint une nou-
velle Casa de contrataciôn h laquelle passèrent bientôt
presque toutes les attributions de celle de SévîUe.
Cependant quelles que fussent l'activité et la vigilance
des commandants, il était impossible d'équiper un nombre
de croiseurs suffisant pour surveiller une étendue de littoral
aussi considérable que Tétait celle de T Amérique espagnole.
Mais ce qui rendait surtout difficile la tâche des garde-côtes,
c'est que dans cette répression de la contrebande, l'Espagne
avait à lutter contre les colons d'Amérique eux-mêmes,
qui trouvaient un grand bénéfice à se fournir auprès
des étrangers, plutôt que d'acheter les marchandises
débarquées par les navires espagnols, a des prix exorbitants,
établis selon le bon plaisir des députés du Consulat de
Câdîz\ Les gouverneurs, malgré les menaces de la métro-
pole, se faisaient les complices de leurs administrés^, et
quand les galions arrivaient, les marchés se trouvaient
déjà remplis de denrées 3 que les interlopes avaient amenées
des îles anglaises, françaises et hollandaises, sous l'œil
indulgent des fonctionnaires espagnols. D'ailleurs, pouvait-
I , O droit d'assigner les prix avait été réservé au Consulat de Cudiz par
cédule royale du 1" juin 1680. A. del C de Càdiz, E. 10, 1. III. n* 3a.
a. C*est ce que nous laisse entrevoir un intéressant document de
r « Archivo hislorico » de Madrid, intitulé : « Instrucciôn sécréta para los
que han de observar los quatro ministros que con titulos deoidores (D. Juan
Serrano Espejo y D. Pedro Diaz Pintado) y de alcaldes (D. Antonio Albarcz
y D. Juan Agûeno) se han embarcado en los navios de Onduras y registre de
Caracas del cargo del marqués de Montesacro. » Madrid, 9 nov. 1714.
Ces fonctionnaires étaient chargés de faire une enquête sur ce qui se
passait dans ces contrées, où le commerce espagnol se trouvait anéanti
(aniquilado) « por la floxedad y omisiôn de los gobernadores y ministros de
aquellos puertos». Ils avaient ordre de faire un inventaire de toutes les
marchandises introduites en fraude et de les confisquer, « formando causa
criminal y proceso contra todas y qualesquiera pcrsonas que ubieren
intervenido en la descarga, introducciôn, compra, bcnla y despacho de los
taies generos». Ils devaient s'informer si les Auditeurs des Audiencias
«cumplen ô faltan a su obligaciôn», notifier à tous les gouverneurs et
officiers de chaque port « fofmalmente an te escribano que obscrvcn y guar-
den imbiolablemente las leyes y establecimientos reglados para el comcrcio
de las Indias», et on leur laissait faculté absolue d'instruire des procès de
« residencia » contre gouverneurs, officiers ou fonctionnaires, quels qu'ils
fussent, qui auraient manqué à leurs obligations (Arch. hist. de Madrid,
leg. 2889).
3. Cf. RoBERTsoN, Histoire de V Amérique, lll. p. 359.
LE COMMERCE 79
on compter sur les galions ou sur les Hottes qui ne venaient
que rarement, et, malgré les recommandations que leur
adressait le gouvernement central', n'arrivaient jamais
aux mêmes époques ^ ?
Pour remédier dans une certaine mesure à cet état de
choses, on augmenta le nombre des vaisseaux de registre^
dont Tinstitution datait de la fin du xvi* siècle 3. Avec une
permission délivrée par le Conseil des Indes et achetée
chèrement, ils quittaient l'Espagne dans l'intervalle des
départs de la flotte et des galions, et ils étaient destinés
pour les ports où l'on prévoyait que les besoins étaient le
plus pressants. Par ce moyen, le marché d'Amérique fut
plus régulièrement alimenté, mais les vaisseaux de registre
étant obligés eux aussi de partir du port de Gâdiz et d'y
revenir, le commerce demeura soumis aux entraves d'un
fâcheux monopole, et la contrebande n'en continua pas
moins, quoique sur une plus petite échelle^.
I. En 1714, on envoyait ù Càdiz un Français, que le document appelle
indifféremment t Monsieur Bataille » ou « Batalla », comme inspecteur chargé
de veiller au chargement « en bucna forma » des galions. Il avait en même
temps des instructions pour que les galions et les flottes partent régulière-
ment d'Europe, afin d*arriver aux Indes à époques fixes (Arch. hist. de
Madrid, leg. a88g).
a. Le départ des galions et des flottes était arrêté par le président de la
Casa de contrataciôn, d'apvcs Real ordcn, et, malgré les efforts du gouverne-
ment, on ne put jamais obtenir qu'ils partissent à des dates ^xc^. Pour ne
citer que quelques exemples, en 1764, la flotte, qui devait partir à la fin
d'août (A. del C. de Càdiz, E. 10, 1. 7, n" 38), ne levait l'anci^c que le dernier
jour de décembre (/d., 10, 7, 42). En 1772, c'était au commencement de
janvier (/d., 10, 8, 3), et en 1776, le i" avril (/d., 10, 8, 3a).
3. Le premier envoi de navire de registre aux Indes, inscrit dans les
archives du consulat de C^dîz, est daté du i"' juillet 1.598 (Ë. 10, 1. i, n" 55).
Le nombre des navires de registre augmentant, les galions furent défi-
nitivement supprimés en 1748. (A. del C. de Càdiz, E. ao, 1. iia).
Les droits à percevoir par la couronne sur le départ et l'arrivée des
vaisseaux de registre furent ainsi fixés par les instructions données en 171 4 a
rinspecteur qui devait aller à Càdiz assister au chargement de ces navires :
« cincopor ciento à la salida de Càdiz para Indias, dos y medio de entrada en
las referidas Indias, cinco por ciento de salida en las mismas Indias y dos y
medio de entrada de las Indias en Espafia » (Arch. hist. de Madrid, leg. aSSg).
4. En 1735 (10 nov.), le ministre Patino demandait encore au Consulat
de Càdiz, au nom de S. M.^ d'envoyer deux navires armés pour réprimer le
commerce illicite en Terre-Ferme (A. del C. de Cadiz, E. 10, 1. 5, n** i33), et
le 10 nov. 1736, le consulat nommait des députés pour accompagner les
garde-côtes de Terre-Ferme (/d., E. 10, 1. 5, n" i43).
8o LES ORIGINES VENEZUELIENNES
On pense bien que les négociants de Câdiz avaient
intérêt à choisir, comme ports de destination pour leurs
navires, les pays les plus riches du Nouveau Monde, et le
Venezuela n'excitant guère leur convoitise, ne fut pas des
plus favorisés. Les plaintes de la province ^ et les réclama-
tions élevées par les gouverneurs, dès le xvi* siècle*, res-
tèrent sans résultat. On se fera une idée de l'abandon dans
lequel la mère-patrie laissait le Venezuela, quand nous au-
rons dit que, pendant les vingt-deux premières années du
xviii' siècle, nous n'avons trouvé dans les archives que
l'indication d'un seul envoi de vaisseaux marchands à la
province de Caracas, et encore par voie indirecte, puisque
les mêmes navires devaient d'abord s'arrêtera Honduras 3,
et que durant ce temps pas un seul ne partit de Caracas
pour l'Espagne 4.
Le Venezuela, cependant , avec ses vallées et ses plaines
arrosées de mille rivières, avec ses climats variés, favorables
à toutes les productions de l'Amérique, se trouvait doué
d'avantages géographiques naturels grâce auxquels il
pouvait devenir un centre agricole et commercial de
premier ordre. Dans la province de Caracas croissait sans
i. Ambassade de Simon Bolivar « procurador gênerai de la governaci6n
de Venezuela » à la cour d*Espagne (v. plus haut, liv. Il, eh. IIÎ.)
Art. 9 : « Suplicar se de licencia para que vengan cada aîio dos navlos de
menor porte con registro à esta provincia de Caracas, de Se villa 6 Câdiz, con
flota 6 sin ella, y mercaderias para el aprovcchamicnlo de sus vecinos. »
(Arch. gen. de Indias (Seville), Est. 54, caj. 4, leg- i5.)
2. Le Venezuela ne communiquait avec la mère-patrie que par Tinter-
niédiaire de petits navires venant de Garthagène ou de Saint-Domingue.
Le 7 déc. 1576, le gouverneur Pimentel se plaignait que les navires « qui
venaient de Saint-Domingue étaient petits et insuffisants», et il suppliait
S. M. d'envoyer des vaisseaux directement d*Espagne. — En 1578,1! renouve-
lait ses réclamations : « no viene navio de Espana para esta pro\încia ni délia
sale para elIa. Las mas veces los despachos y cédulas de V. M. Uegan tardios,
y mucho mas los que bienen por la via de Carlagena ». — Plaintes ana-
logues on 1579, ï58i. Arch. gen. de Indias (SéWlle) E. o'i, c. 'i, l. 10.
3. " Sobre el armamiento de très navîos y im patachc que con carga
de frutos y mercaderias deben navegar a las provincias de Onduras y Caracas
(2'] janv. 1714). (Arch. hist. deMadrid^ leg. 2889.; — Ces navires partirent
on novembre de la même année emmenant les fonctionnaires chargés de
la mission secrète dont nous avons parlé plus haut.
4. IS^oticias de la renl compania de CarâcaSy p. 28.
ij
LE COMMERCK 8l
culture uni produit supérieur, qui n'avait pas tardé a être
apprécié des Européens : c'était le cacao ^ Mais telle était
la négligence des Espagnols que les Hollandais, favorisés
par le voisinage de leurs établissements dans les petites
îles de Curaçao et de Buen-Ayre, s'étaient emparés de la
quasi- totalité de ce commerce, et l'Espagne elle-même
leur achetait k des prix exorbitants cette production de ses
propres colonies. Très proches des ports de Maracaïbo et
de la Guaira, les Hollandais arrivaient facilement à défier
les quelques garde -côtes qui semblaient s'égarer en ces
parages, et dans toute cette partie de la Terre-Ferme, le
commerce et la navigation de l'Espagne en étaient arrivés
k être tributaires des étrangers^.
Le roi Philippe V, en présence d'une situation sem-
blable, se vit forcé, par ordonnances en date du i*^ novembre
17 17 et du 9 juin 17 18, de prohiber en Espagne l'intro-
duction de tous genres de produits des Indes ou des Amé-
mériques espagnoles faite directement par les étrangers 3.
1 . ((Le cacaotier croit sans culture dans plusieurs parties de la zone tor-
ride ; mais les noix de la meilleure qualité, après colles de Guatemala, dans
la mer du Sud, croissent dans les riches plaines des (baraques; la commu-
nication de cette province avec l'Océan facilitant le transport fit que la
culture de ce fruit s*y répandit bientôt plus qu'en aucune autre contrée
d'Amérique. » Robeutson, III, p. 363.
2. V. Arch. gen. de Indias (Scville), Est. 10, caj. 4, leg. 16. On cite la prise,
près de Curaçao, de deux navires hollandais chargés de cacao (juillet i638). —
Cf., même après les mesures dont nous parlons plus bas, les préliminaires
de la « real cédula para cstabiecimicnto de la CompaAia Guipuzcoana de
Caracas » :
«... Continuandosc actualmente, ademas de los considérables menos-
cabos de mis intereses Reaies, el pcrjuicio universal de mis Vassallos, por el
cxorvitante precio, à que en el Reyno se compra el cacao por mano de
Estrangeros, A cuyo dano se signe el de la remota esperanza de prompto
remedio para lo successivo, por no a ver al présente Registro aigu no del
Comercio de (^diz en Caracas, que à su buclta facilitasse algun alivio à la
escaséz de este genero, tan costosa al Reyno, en donde, segun estoy infor-
mado, ha sido muy limitada la porcion de cacao, que por mano del
comercio Espafiol, ha venido de Caracas en el dllatado tiempo de los veinte
y très a nos ultimos, y por esta razon han sido mas cxcessivos los fraudes y
desordenes de comercios ilicitos, que todavfa subsisten en aquella Pro-
vincia, con la frecuencia de Embarcaciones Estrangeras, que Infestan sus
costas... » Arch. de Pasages, Corresp. 1720-1730.
3. SoRALucE, C*' Gttipazc. de Caracas^ p. 4- — Cf. A. del C. de Câdiz, E. 10,
I. 4, n*' ii3 et ii5.
LES ORIGINES VéllézuiLIBlllfE9. H
8*2 LES ORIGINES véNÉZUéLlENIfES
Bien plus, comme malgré ces mesures on n'arrivait pas à
recevoir de bateau national, une autre cédule royale du
17 septembre 1720 abaissa les droits d'entrée du cacao a
33 maravédis la livre, de 75 qui avaient été exigés jus-
qu'alors'. Et, pour plus grand stimulant, Philippe V
émettait, le i'*^ octobre suivant, une nauvelle ordonnance
relevant du droit de tonnage tous les navires qui iraient à
Caracas chercher du cacao*.
On comprendra aisément quelle était la puissance de la
contrebande et de la concurrence étrangère en voyant le
petit nombre de vaisseaux qui, malgré de telles remises et
de tels avantages, osèrent se risquer à ce trafic. De 1722 à
1730, cinq navires nationaux seulement arrivèrent en
Espagne avec du cacao provenant de Caracas. C'est pour
cela qu'en 1728, dans les ports des côtes d'Espagne, cette
denrée se vendait à 80 pesos la fanega de iio livres, et les
gens versés dans ce commerce prévoyaient que le prix
allait bientôt monter à 100 pesos 3.
Et non seulement la contrebande exerçait sa funeste
influence sur le commerce du Venezuela, mais les voyages
du navire qui, par permission royale, faisait le trafic entre
les Canaries et les Indes 4, avaient été supprimés^, et les
échanges de la Nouvelle-Espagne par le port de la Vera-Cruz
n'avaient plus que très peu d'importance 6.
« Malgré de si funestes augures, dit M. de Soraluce, il
se trouva alors en Espagne des gens entreprenants et
hardis qui tentèrent le relèvement du commerce et de la
marine presque anéantis?, » et c'est au pays basque que
1. A. del C de Cadiz, Ë. 10, 1. 4» n** ia4.
2. A. del C. de Gàdiz^ E. 10, 1. 4i n" ia5.
3. Noticias de la real C'* Guip, de Caracas , p. 29. — Cf. Soraluci::, p. 5.
4. A. del C. de Cadiz, E. 10, 1. 4i n** 11 5. Etablissement du commerce
entre les Canaries et la Terre-Ferme, 6 décembre 1718.
5. A. del C. de Cadiz, E. 10, 1. 5, n° 60. Suppression de l'envoi d'un
navire de registre aux Canaries, à cause de la décadence du commerce de
ces îles avec les Indes, 10 janvier 173t.
6. A. del C. de Càdiz, E. 10, 1. 5, n^ 109. Suppression de Tenvoi de navires
de registre à la Nouvelle-Espagne, 18 mai i734<
7. SoRALtcK, C** Guip. de Caracas, p. 5»
LE COMMERCE 83
revient la gloire de cette entreprise. Ce furent le consulat et
le négoce de la ville de Saint-Sébastien qui se mirent à la
tête du mouvement qui allait aboutir à la fondation de
la Real Conipafiia Guipuzcoana de Caracas,
CHAPITRE II
Constitution de la Compagnie Guipuzcoane. — Ses débuts
(1728-1738).
Malgré le rôle important que joua la Compagnie Gui-
puzcoane pendant plus de la moitié du xviii* siècle, rien n'est
si peu connu, en Espagne même, que son histoire, et il est
difficile de se faire une idée exacte de son développement et
de son influence, si Ton s'en rapporte à ce qu^en ont dit les
œuvres publiées jusqu'à nos jours. Les appréciations par-
tent de deux points de vue absolument opposés. D. Modesto
Lafuente, dans son Hisloria gênerai de Espahn^ condamne
en elle ce qu'il appelle « le système fatal des privilèges » '.
D. Miguel Rodriguez Ferrer, dans son œuvre los Vas-
congados^ s'exprime ainsi : « En Amérique, peu avant
son indépendance, la Compagnie de Caracas, établie à
Saint-Sébastien vers 1728, développa admirablement dans
la province de Venezuela et de Maracaïbo le commerce du
cacao et des cuirs et augmenta ses diverses industries: cette
impulsion ne diminua pas quand celte compagnie se fondit
dans celle des Philippines. Je n'essaie pas en ceci de
vanter ni de défendre les monopoles, que mes principes
repoussent ; je rapporte seulement les biens que d'une ou
d'autre façon ces pays ont recueillis de l'activité et du travail
des Basques ^ . »
Si M. Ferrer fait encore quelque restriction dans son
éloge, M. de Soraluce a été plus loin, et il a écrit une véri-
table apologie, un panégyrique sans réserve de la Compa-
1. Lafuexte, Historia yeneral de Espana^ a'ëdit., t. X, p. i3o-i3i.
2. Cité par Aristidcs Rojas, Estadios histôricos, p. i '18. (El clemento vasro
en la historia de Venezuela).
LE COMMKHCE 85
gnie '. Son livre d'ailleurs est l'œuvre d'un savant qui a tenu
a n'appuyer ses assertions que sur des faits et des documents
précis, mais il est aussi celle d'un ardent patriote qui a jugé
surtout la Société par son état florissant et par l'essor nou-
veau qu'elle imprima au commerce de l'Espagne. C'est dire
quel est le mérite de cette étude, et en même temps quel
est son défaut, car si M. de Soraluce a fort bien jugé la
Compagnie Guipuzcoane au point de vue espagnol, il ne l'a
pas assez considérée, semble-t-il, au point de vue vénézué-
lien. Aussi la note la plus juste de ce côté a-t-elle été donnée
par les historiens du Venezuela qui, en contact direct avec
les populations, ont mieux vu d'abord les bienfaits qui
résultèrent pour le pays de l'établissement de la Compagnie,
mais en même temps l'influence néfaste qu'elle exerça sur
la vie sociale et politique du Venezuela. « C'est k la Compa-
gnie Guipuzcoane, dit Andres Bello, qu'il faut attribuer les
progrès et les obstacles qui se sont succédé dans la régé-
nération politique du Venezuela ». » Mais l'écrivain qui
semble avoir posé la question sur le meilleur terrain est
M. Aristides Rojas. Le monopole, dit-il, que la Compagnie
exerçait, fut dans les premières années de son installation
un grand bienfait. Elle favorisa merveilleusement le déve-
loppement de l'agriculture et du commerce, ainsi que le
progrès des populations; mais, plus tard, elle se convertit
en un pouvoir dictatorial et arbitraire, et alors une tempête
de malédictions s'éleva contre elle. « C'est que, comme tout
monopole, dans les sociétés qui commencent, le monopole
de la Compagnie Guipuzcoane à Caracas fut d'abord régéné-
rateur; mais quand les populations vénézuéliennes passèrent
de l'enfance à une jeunesse précoce, de nouvelles forces
s'éveillèrent, de nouvelles exigences; on aspira alors au
commerce libre, et ce sont là, ajoute M. Rojas, les manifes-
tations de tout pays qui porte en lui le désir de la vie 3. »
1. Historia de la real Compania Guipuzcoana de Caracas^ por D. Nicolas
DE Soraluce y Zubizarreta. Madrid, 1876.
2. Andres Bello. Recuerdos de la historia de Venezuela. Cité par A.
Rojas, Est. hist,^ p. 180.
3. A. BojAS, Est. hist., p. 178.
86 LES ORIGINES VÉNézuéUENNES
Nous essaierons a notre tour de retracer impartialement
rhistoire de la Compagnie Guipuzcoane de Caracas en nous
appuyant principalement sur les chiffres officiels publiés
par la Compagnie elle-même et sur les documents des
archives. L'étude des registres de la municipalité de Caracas
nous montrera Fopinion publique en lutte contre le pouvoir
tyrannique de la Compagnie, et le lecteur se formera de
lui-même un jugement définitif sur le rôle et Tinfluence de
cette Société.
Gardons-nous dès l'abord d'être trop sévère dans notre
appréciation, car, comme le dît encore M. A. Rojas, « les écri-
vains qui ont mal jugé la Compagnie Guipuzcoane n'ont
pas remonté aux causes politiques et naturelles qui empê-
chèrent r Espagne d'entrer de plain-pied dans la voie des
sages réformes. Séparée de l'Amérique par l'Océan, crai-
gnant l'esprit d'aventure qui n'était pas encore éteint, et
importunée par les intérêts personnels de ses vassaux, elle
ne pouvait accepter tout de suite ces idées modernes qui
sont le résultat de la pratique, du progrès matériel et des
nécessités sociales. L'histoire, pour être véridique, doit se
dégager de toute influence contemporaine et apprécier les
faits en se plaçant à l'époque même où ils s'accomplirent ^ »
Or, au temps dont nous parlons, le monopole était le seul
remède qui pût lutter avec la contrebande étrangère; le
commerce libre était encore impossible dans une société
où l'esprit national était imbu de craintes et d'erreurs invé-
térées; c'est pourquoi les Basques, par leur initiative, ont
de grands titres h la reconnaissance des amis de la civili-
sation, et, quoi qu'il arrivât par la suite, la Compagnie
Guipuzcoane fut, k l'origine du moins, une source de biens
inestimables pour l'Espagne et pour le Venezuela.
Formation de la Compagnie. — Ses opérations durant
LES PREMIERES ANNÉES. — Lcs uégociatious pour la création
d'une compagnie chargée du commerce de Caracas furent
I. A. RojAS, Est, hist.f p. i8o.
LK COMMERCK 87
entamées en 1727 par la représentation de la province de
Guipuzcoa f, et menées à bien en septembre de l'année sui-
vante par le ministre Patiilo, représentant S. M. le Roi
d'une part, et Don Felipe de Aguirre, secrétaire des juntes
forales et députation de Saint-Sébastien, représentant le
Guipuzcoa, d'autre part. Ces négociations furent sanc-
tionnées par une cédule royale du 35 septembre 1728 s qui
comprenait 18 articles, dont voici la substance :
Art. I". — L'article premier décrétait la fondation en
Guipuzcoa d'une Compagnie qui aurait le monopole du
commerce avec la province de Caracas, ajoutant que des
patentes seraient accordées aux capitaines pour poursuivre,
et, s'ils le pouvaient, supprimer sur les cotes du Venezuela
tous les trafics illicites.
Art. II. — Les navires de cette Compagnie devraient
se charger dans les ports du Guipuzcoa, mais malgré
l'exemption des droits dont jouissait la province, on acquit-
terait, avant l'embarquement pour l'Amérique, l'équivalent
des droits de douane de sortie et d'entrée que les denrées
auraient dû acquitter à Câdiz 3.
Art. III. — Les navires de la Compagnie, a leur retour
de Caracas, devraient d'abord mouiller à Câdiz, et ils
auraient le droit de conduire ensuite au Guipuzcoa une
partie de leur chargement.
Art. IV. — La Compagnie serait exempte du droit de
tonnage et autres adealasy sauf ce qui revenait au sémi-
naire San Telmo de Séville '1.
I. Guipuzcoano insiruido (Saiiit-Sébastieii, 1780), p. ioj, col. a; et Arch.
g(^n. de Guipuzcoa (Tolosa), secc. 2, negoc. aa, log. 7a (i" liasse), 7 leUres de
Aguirre rendant compte de ces négociations.
a. Kcai cédula para cstabiecimiento de la Real Compania Guipuzcoana
de Caracas, \rcli. de Pasages, correspondance, 1720-1730.
3. Ces droits étaient les mômes que ceux imposés aux vaisseaux de
registre : 5 0/0 de sortie et 2 0/0 d*enlrée. — \rch. hist. de Madrid,
ieg. aSSg.
4. Une cédule royale du 2 ojlobre 1629 concède au séminaire San
TeUno de Séville un droit de 1/4 o, sur les marchandises entrant en douane
à Cddiz, (A. del C. de Câdiz, É. 10, l. a, n« 53.)
88 LES OIUGINKS véjiîlSzUKLlEN?<E8
Art. V. — Sa Majeslé se réservait le droit de concéder
de semblables permissions, selon son bon phiisir, et de
prendre k Tavenir, pour le commerce, et la navigation de
Caracas, |es mesures qu'elle jugerait bonnes.
Art. VI. — Les denrées, Tor, Targent confisqués au
commerce illicite par les navires de la Compagnie, pour-
raient être vendus dans les Indes sans aucun droit à^alca"
bala. Les dites prises seraient ainsi réparties : deux tiers
pour la Compagnie et les armateurs, l'autre tiers pour les
officiers et Téquipage des navires.
Art. VII. — On nommerait un Juge conser^fateur
(juez conservador) à «fui reviendraient la connaissance et la
détermination des causes de prises (avec appel au Conseil
des Indes).
Art. VIII. — Que si les grands navires lïe pouvaient
entrer dans les rios et les criques où avait coutiune de se
faire surtout le commerce illicite, la Compagnie était auto-
risée à construire k ses frais des embarcations plus petites
(embarcaciones menores), et elle pourrait emmener sur ces
bateaux jusqu'k 4oo quintaux de munitions, ainsi que les
provisions (de bouche) qu'elle jugerait nécessaires, sans
payer aucun droit, k condition de ne pas en faire le com-
merce, auquel cas les officiers royaux percevraient les droits
ordinaires.
Art. IX. — Si l'on s'^emparait dans les Indes de navires
étrangers ou de commerce illicite, les facteurs de la Com-
pagnie pourraient les charger de cacao ou autres produits
et les envoyer con registro en Espagne de conserve avec
les navires ordinaires.
Art. X. — Afin que la surveillance exercée par la Com-
pagnie sur les pirates et la contrebande soit continuelle,
elle devrait toujours avoir des navires en Amérique, et les
vaisseaux arrivés les premiers y resteraient jusqu'k ce que
d'autres arrivassent. La Compagnie devrait informer le
ministère du départ de ses vaisseaux deux mois avant qu'ils
quittassent la mer de Cantabre.
Art. XI. — Si les navires de la Compagnie, pendant
LK COMMEKCK 89
leur voyage de retour en Espagne, faisaient quelques prises
d'ennemis ou de commerce illicite, le Juez de arrihadas
de nanos de Indias répartirait ces prises selon la forme
indiquée à l'article VI (avec appel au Conseil des Indes.)
Art. XII. — On concédait k la Compagnie le droit de
faire ses premiers voyages a Caracas avec les navires qu'elle
voudrait, fussent-ils de construction étrangère, et en ce cas
elle serait relevée des droits de Estrangeria.
Art. XIII. — On concédait à la Compagnie le droit de
pourvoir de denrées les provinces de Cumanâ, Trinidad et
Margarita, quand il n'y aurait pas de vaisseaux de registre
d'Espagne chez elles.
Art. XIV. — Que si, par suite de tempêtes, ou k cause
du manque de provisions ou de munitions, quelque embar-
cation de la Compagnie arrivait inopinément au port de
Maracaïbo, ou à celui de Santa-Marta, les officiers royaux
devraient lui livrer l'entrée et le séjour libre du port et
l'aider de tous les secours qui seraient à leur disposition.
Art. XV. — La flotte de « Barlovento », les escadres et
navires de guerre, devraient prêter secours aux navires de
la Compagnie.
Art. XVI. — On devrait observer les instructions des
années 1717 et 171 8, ainsi que les cédules royales des
17 septembre et i*' octobre 1720, sur le commerce de
Caracas.
Art. XVII. — Les employés du roi ne devraient causer
ni dommage ni retard aux navires de registre de la Compa-
gnie ni à ses agents.
Art. XVIII. — S. M. promettait de garder la Compa-
gnie sous sa royale protection, et l'on accordait à tous ceux
qui dépendaient d*elle les prérogatives dont jouissaient les
officiers de la flotte.
Après la promulgation de cette cédule, la représentation
de Guipuzcoa, et en son nom la Députation forale nomma
une commission composée des seflores D. Francisco de
Munibe é Idiaquez; comte de Pefla Florida; D. Juan
()0 LKS ORIGINKS VÉNÉZUÉLIENNES
Ramôn de Arteaga y Lazcano, marquis de Valmediano;
D. José de Areizaga y Corral et D. Francisco Ignacio de
Lapaza y Zarauz\ lesquels, en vertu de la permission
royale, rédigèrent le 17 novembre de la même année 1728
les Bases constitutives de la Compaflia Guipuzcoana de
Caracas ^. Elles comprenaient les 21 4 articles suivants :
I. — La Real Compailia Guipuzcoana de Caracas se
formait sous la protection de Saint-Ignace de Loyola.
IL — Les résultats que produirait son commerce étant
communs à tous les intéressés de la Compagnie, aucun
d'eux ne devrait négocier particulièrement avec ses navires,
IIL — Chacune des actions de la Compagnie serait
émise à 5oo pesos (de i5 réaux de vellon chacun).
IV. — L'argent de ces actions serait reçu en un point
que désigneraient les directeurs de la Compagnie.
V. — Les acquéreurs de une ou plusieurs actions pour-
raient les aliéner en recourant à cet effet aux directeurs, soit
personnellement, soit par procuration (por poder).
VL — Aussitôt que seraient réunis les fonds pour le pre-
mier voyage, on convoquerait la junte générale des action-
naires, afin de régler tout ce qui avait rapport à la direction
et à la bonne marche de l'entreprise.
VIL — Dans les assemblées ou juntes des actionnaires,
auraient droit de vote ceux qui auraient acquis huit actions
au moins.
VIIL — Pour représenter les absents, on pourrait voter
par procuration.
IX. — La junte générale des actionnaires prendrait les
mesures nécessaires au bon gouvernement économique de
la Compagnie.
X. — La même junte réglerait également ce qui concer-
nait le bon établissement et le bon ordre des bureaux de la
Compagnie, ses employés et leurs salaires respectifs.
1. Guipuzcoano insiruido, p. 106, col. a.
2. Arch. de Pasages, corresp. 1720-1730. Le document porte la signature
autographe de D. Manuel Ygnacio de Aguirre, Escribano (Por mandado de
la Diputaciôn).
LE COMMEHCK QI
XL — Elle pourrait aussi, k la majorité des votes,
nommer ou révoquer les directeurs et les employés.
XII. — Les directeurs, entre autres connaissances,
devraient avoir celle du commerce et êlre possesseurs d'au
moins dix actions dans la Compagnie.
XIIL — Ne pourraient être directeurs en même temps
des hommes qui seraient parents au premier ou même au
second degré de consanguinité.
XIV. — On convoquerait annuellement la junte géné-
rale des actionnaires, pour connaître de la marche générale
de la Compagnie et des bénéfices qu'il pourrait y avoir à
répartir.
XV. — Cet examen serait confié k des revisores,
nommés à cette fin par la junte.
XVL — Les directeurs devraient, en outre, tous les cinq
ans rendre un compte général de l'état de la Compagnie et
donner aux actionnaires des dividendes extraordinaires, si
les résultats le permettaient.
XVIL — Les directeurs, pas plus que les reviseurs, ne
pourraient acheter les denrées ou les munitions de la
Compagnie, ni les vendre, si ce n'est en adjudication
publique.
XVIII. — Les directeurs se réuniraient en particulier
pour traiter et résoudre les affaires importantes de la Com-
pagnie, décidant, en cas de désaccord, k la majorité des
voix, et, en cas d'égalité, en vertu du droit de préférence du
premier directeur.
XIX. — Les directeurs disposeraient, pour cons-
truire les navires et les armer, comme ils croiraient être
le mieux.
XX. — Les directeurs et re viseurs de comptes devraient
jurer, en la ville de Saint- Sébastien, devant le premier
député forai de Guipuzcoa, l'observance de la real conces-
sion de S. M., comme celle de ces hases et aussi des
dispositions que les juntes générales des actionnaires adop-
teraient.
XXI. — Les directeurs nommeraient les officiers des
» » »
g2 LKS ORIGINKS \ KNKZUELIENINES
navires et autres employés et leur fixeraient leurs salaires
respectifs ; mais ils devraient faire approuver ces mesures
par la junte qui suivrait leur mise k exécution.
XXII. — Il y aurait cinq directeurs avec cinq mille
pesos chacun, et le droit était réservé à la junte des
actionnaires d'augmenter ou de diminuer ce traitement.
XXIII. — Les reviseurs de comptes seraient nommés
sous réserve, jusqu'à la réunion de la première junte.
XXIV. — Enfin, la Compagnie et ses directeurs veille-
raient à la plus grande équité possible du prix de vente du
cacao que les navires de la dite Compagnie auraient ramené
de Caracas.
De ces Bases constitutives et des i8 articles qui les
précèdent connaissance fut donnée à tous les pueblos du
Guipuzcoa et au consulat de Saint-Sébastien s afin d'obtenir
le plus promp(ement possible la réunion des fonds néces-
saires et d'arriver a la constitution définitive de la Com-
pagnie.
Elle fut organisée en principe durant Tannée 1729» bien
que les fonds ne fussent pas réunis; les directeurs furent
nommés ainsi que les reviseurs, et les uns et les autres
prêtèrent serment devant le député forai, conformément
à la Base XX ^. Aussitôt que l'émission fut décidée, les
rois d'Espagne s'inscrivirent pour aoo actions, le Gui-
puzcoa pour 100 3, et la souscription resta ouverte
durant cinq ans pour que tous les Espagnols pussent y
participer.
Cependant la grande majorité des particuliers regar-
dait l'entreprise avec la plus entière indifférence. Par
malheur, une compagnie fondée à Câdiz, sous le ministère
I. Guipuzcoano instruido, p. 107, col. i. «Entran en diputacién los cabal-
leros nombrados para acordar Jas providencias del Comercio de Caracas, y
dan cuenta de las reglas que han acordado para la formaciôn de la Com-
paîifa. Se aprueban y comunican estas providencias à las Rcpûblicas. »
3. Les cinq premiers directeurs furent: i" directeur D. JoséMiglelde Vjl-
DÔsoLA. — a" D.Domingo Gregorio de Yln y Barvia. — 3* D.José de Lopeola.
— 4*i^- Juan Antonio de Glaesens. — b"" D. José de Aterdi. — Secrétaire :
D. Nicolas de Echeyeste. (Archives de Saint-Sébastien, sec. B, lib. 2, p. 493.)
3. Guip. insir, p. 107, col. i et 3,
LK COMMKHCK 98
du même Patiilo, pour le commerce de Tlnde orienlate,
venait de sombrer piteusement, quelque temps à peine
après sa constitution, malgré, dit Lafuente, « qu'on lui eût
concédé la monstrueuse faculté d'avoir des troupes armées
et de tenir sous sa souveraineté le pays oîi elle s'établi-
rait ', » et il ne manquait pas de gens pour prédire à la
Compagnie Guipuzcoanc la même issue fatale. Oh jugera du
peu de popularité de l'œuvre en constatant que durant les
cinq années que resta ouverte la souscription, bien que le
droit de souscrire fût étendu même aux étrangers', on put
k peine réunir la moitié du million et demi de pesos
demandés^.
Si pourtant l'on arriva k vaincre les difficultés qui sem-
blaient dès l'origine compromettre l'existence même de la
Compagnie, ce fut grâce aux efforts et à la ténacité des Gui-
puzcoans, et en particulier des membres du consulat de
Saint -Sébastien. Les commerçants de cette ville savaient
bien que du succès de l'entreprise dépendait la prospérité
de la cité et de sa marine, puisque la direction générale
devait s'établir et s'établit en effet à Saint-Sébastien, et que
la presque totalité du mouvement de sorties et d'entrées
des navires devait s'effectuer par le port de Pasages, qui
faisait alors partie intégrante de Saint-Sébastien 4.
Le i5 juillet 1780, les navires San Ignacio^ San Joa-
gain et la frégate Guipuzcoana^ après avoir reçu les béné-
dictions des prêtres, et accompagnés par les chants reli-
gieux des habitants, franchissaient le col étroit, creusé par
la nature entre de hautes montagnes, qui fait communiquer
les bassins de Pasages avec l'Océan^. Le i5 octobre suivant
partait également pour Caracas la petite frégate Santa
liosa. Ces quatre navires, bien que disposés surtout pour
I. Laflente, loc. cit.
'2. M. DE SoR.iLUCE cilc pârniî les souscripteurs un habitant de Bavonne.
François de Casaubon.
3. SoRALUCE, p. 12.
\, SORALUCE, p. l3.
3. Guip. insfr.^ p. 107, col. a.
94 LES ORIGINES VÉNÉZUÉLIENNES
le commerce, éluieut armés de canons', moins grands, îl
est vrai, que ceux de la flotte de guerre (de TArmada), et
l'on pouvait les désarmer en partie, en temps de paix.
L'équipage se composait de 700 hommes^.
Si la Compagnie eut beaucoup de peine à réunir les fonds
nécessaires pour mettre en marche ses premiers bateaux,
grandes furent aussi les difficultés qu'elle rencontra a Cara-
cas pour établir ses factoreries, construire des abris sûrs et
des dépôts pour ses marchandises, comme aussi pour met-
tre un terme à la contrebande faite sur une si large échelle
par les étrangers et principalement par les Hollandais.
Ceux-ci possédaient même des comptoirs qu'ils avaient
impunément fondés, profitant de la tolérance coupable des
autorités espagnoles. Accoutumés depuis si longtemps à
exploiter la contrée, non seulement ils combattaient par
tous les moyens possibles le commerce licite, mais encore,
pour créer des embarras au gouvernement royal, ils fomen-
taient par-dessous main des révoltes parmi les indigènes.
C'est ainsi qu'ils contribuèrent au soulèvement d'un mulâ-
tre cagneux (zambo), du nom de Andresote, sur les bords
du rio Yaracuy. Le gouverneur D. Sébastian Garcia de la
Torre dut se transporter sur les lieux avec ses gens, et il ne
parvint à étouffer la sédition qiie grâce aux secours que lui
prêta la Compagnie 3.
La concurrence étrangère était telle que la Compagnie
mit deux ans à trouver assez de cacao pour charger un seul
de ses quatre navires ; les trois autres furent moins heureux
encore, et il leur fallut trois ans avant de se procurer une
t. Les grands navires de la Compagnie pouvaient recevoir jusqu'à
00 canons (Arch. gen. de Guip. (Tolosa), secc. a, neg. 22, leg. 72). — Pour
l'armement de ces trois premiers navires, v. Archives de Saint-Sébastien,
citées plus loin.
a. Arch. gen. de Guip. (Tolosa), secc. 2, 2a, 72. — Sur ces 700 hommes,
109 étaient des « naturales » de Pasages, dont 5 officiers : D. Domingo de
Salaberrio ; D. Ignazio de Guillamaza, D. José de Mantiarena, D. José
Antonio de Echeverria et D. José Ignazio Apaîsechea Galafate (Arch. de
Pasages, docum., année 1729).
3. SORALUCE, p. i\.
LE COMMERCE q5
charge suftisaute pour retourner en Espagne ^ En dépit de
ces contrariétés et des frais énormes qu'exigeait le séjour de
semblables navires dans les ports pendant trois ans, avec
un équipage considérable, le cacao amené en Espagne fut
vendu par la Compagnie 45 pesos la fanega^, au lieu de 80,
que Ton payait, comme nous l'avons dit, en 1728.
Nous avons pu retrouver dans les archives de Saint-
Sébastien l'état des dépenses et des recettes faites par la
Compagnie dans ses deux premiers voyages à Caracas ; il
est une attestation des grands bénéfices que la Compagnie
réalisa dès ses origines. Voici les chiffres officiels donnés
par ce document, signé du secrétaire de la Compagnie,
D. Nicolas de Echevestc^.
I. — Passif.
Pour le premier voyage :
!î frégates années de A6 canons, pouvant servir de
garde-côtes 110,000 pesos.
I autre frégate armée de a4 canons (avec 16 autres
en calle, pouvant être montés en cas de nécessité). 4o,ooo —
I petite frégate, à rames ^fragatiUaJ, armée de
16 canons 8,000 —
Total des frais d'armement des navires pour le
premier voyage i58,ooo pesos.
Pour le second voyage :
On ajouta a autres frégates semblables aux deux
premières 1 10,000 —
L'équipage des navires pour chaque voyage se com-
posa de 700 hommes, soit i,4oo hommes (dont
5o officiers), payés en moyenne chacun 100 pesos. 1 4o,ooo —
Rations journalières 70,000 —
A reporter 478,000 pesos.
I. SORALUCE, p. i5.
3. Noticias de la G^* et Sûr a luge, p. i5.
3. Presupuestos de les dos primeros armamentos para Caracas, su coste,
el de les retornos y producto en Ëspaila. (\rch. de Saint -Sébastien, secc. R
(Fomento), libro n" 2, p. 177-180).
96 LES ORIGINES VENEZUELIENNES
Report 478,000 pesos.
Total de l'armement des navires pour le premier et
le deuxième voyages 478,000 —
Frais des deux voyages (soit 4oo,ooo pesos pour
chacun 800,000 —
Droits du roi (5o,ooo pesos pour chaque voyage) . 100,000 —
Principal pour les deux premiers voyages .... 1,378,000 —
Frais d'achat du cacao, soit 80,000 fanegas, au
prix courant de 10 pesos la fanega de no livres . 800,000 —
Droits en Espagne (à 33 maravédis de vellon la
livre) 563, 43o —
Frais de la direction, salaires 100,000 —
Frais de décharge ao,ooo —
Total du passif 3,86i,43o pesos.
II. — Actif.
Les 80,000 fanegas de cacao^ vendues en Espagne,
libres de tout droit, à 45 pesos la fanega de
no livres, produisirent 3, 600,000 pesos.
Bénéfice pour les deux premiers voyages 738,570 pesos.
Encouragée par ses succès, la Compagnie ne tarda pas à
établir des magasins de dépôt et de vente de cacao à
Madrid, Saint-Sébastien, Càdiz, Alicante, Barcelone et
autres villes. On a dit que la direction principale s'était
fixée à Saint-Sébastien. C'est dans la salle consulaire de
cette ville que se réunissait tous les ans la junte générale
des actionnaires; ses décrets ou acuerdos y restaient
ensuite affichés et tous les intéressés pouvaient en prendre
connaissance. On se fera une idée de ce qu'étaient les
séances de cette assemblée par les procès-verbaux de la
junte de 1787, dont nous donnons ci-après l'analyse' :
<( En la salle du Consulat de cette Très Noble et Très
Loyale ciié de Saint-Sébastien, le 28 juin 1787, se réu-
I. Archive de San Sébastian (Seccion B (Fomenlo), libre 2, p. ^98 à5i6; :
Varios acnordos de la Heal Compania de Carî^cas.
LE COMMERCE 97
nirent en junte générale les intéressés dans la Real Gom-
pafiia de Caracas, après envoi fait par la direction de
lettres-circulaires aux actionnaires, en date du 16 mai
dernier, fixant cette réunion à aujourd'hui, fête de l'Octave
du Corpus. Les actionnaires présents, pourvus de procu-
rations pour voter au nom des absents sont les suivants :
» Sr. D. Felipe de Urioste, commissaire ordinaire de la
marine dans cette Très Noble et Très Loyale province de
Guipuzcoa, juge des arrivées des Indes, chargé des pou-
voirs du Roi et de la Reine, nos Seigneurs (que Dieu ait
en sa protection) ; Sr. D. Fernando de Falcojena, trésorier
de la même marine; Sr. D. José Manuel de Jaujeguindo,
alcalde et juge ordinaire de cette ville ; les directeurs
de la Compagnie : 1* D. José Miguel de Vildôsola;
3** D. Domingo Gregorio de Yun y Barvia; 3* D. José de
Lopeola; 4* D. Juan Antonio de Claesens; 5" D. José de
Ayerdi; — D. Juan Bautista de Iturralde; D. Juan Bautista
de Urbina; D. Bernardo de Arocena; D. Santiago de Sala-
verrîa; D. Juan Bautista de Echeverria; D. Manuel José de
Echeverria; D. José de Yarza; D. José de Lascano; D. Juan
Francisco de Aldeçoa; D. Laujeano de Barredabracho, et
enfin D. Nicolas de Echeveste, notaire royal et secrétaire de la
Compagnie. ))
Ces 21 intéressés représentent 127 actionnaires votants ;
quelques-uns n'ayant que leur propre voix, comme D. José
de Lascano; d'autres ayant droit à deux voix, comme
D. Manuel José de Echeverria et Falcalde Jaujeguindo ;
d'autres trois, comme José de Yarza; d'autres, D. Fer-
nando de Falcojena, représentant 17 votants, le directeur
Vildôsola 18, et enfin le représentant de Leurs Majestés,
D. Urioste, aô.
Séance du 28 juin. — On approuve les comptes de la
Compagnie, les rapports des directeurs sur l'état et la
vitalité de son commerce, et l'on détermine les parts qui
reviennent à chacun des actionnaires dans les bénéfices.
Les membres de la junte demandent à la direction
LB8 ORIOIUBS TéHézuiLIBlIlIBS. 7
gS LES ORIGINES VÉNézuéUENNES
qu'elle envoie des lettres à tous les intéressés pour qu'ils se
rendent bien compte de la prospérité du commerce et de la
bonne conduite des affaires de la Compagnie en Amérique.
Il existe à Caracas dans les caisses de la Compagnie
1,746,000 pesos, ce qui fait penser que la Compagnie est
là-bas en grande vogue et que l'on peut y risquer l'envoi
de nouveaux bateaux.
On invite la Compagnie à conclure promptement les
comptes relatifs aux factoreries, aux crédits et à l'état des
denrées à Caracas.
On charge D. José de Yarza, intéressé de la Compagnie,
membre de la junte, en considération de son zèle et de sa
diligence pour le service du roi, d'une mission de confiance
à Caracas ' ; il s'embarquera sur le premier bateau qui sera
frété et sur lequel doit prendre passage aussi D. Gabriel de
Zuloaga, nouveau gouverneur du Venezuela.
On décrète qu'une autre junte sera convoquée pour
régler les prochains comptes de la direction, car il reste
encore dans les magasins de la Compagnie à Câdiz, à Madrid
et à Saint-Sébastien, 21,888 fanegas de cacao, et on en sol-
licite la vente la plus prompte qui devra se faire à Saint-
Sébastien et à Câdiz du 16 juillet au 3i août. Ce décret
sera affiché dès maintenant dans toutes les provinces du
royaume, pour que tous les acheteurs en soient informés.
Le prix sera de 63o reaies de vellou la fanega, à Câdiz
comme à Saint-Sébastien.
Là-dessus la séance est levée et la junte est renvoyée au
lendemain, à quatre heures de l'après-midi. En foi de quoi
signe le notaire : D. Nicolas de Echeveste.
Séance du 29 juin 1131. — Les membres de la junte
décident que les directeurs devront envoyer des circulaires
à tous les intéressés de la Compagnie pour leur expliquer
la nécessité de faire baisse sur les prix.
I. Le document de Saint- Sébastien ne nous dit que quelques mots de
cette mission ; mais une pièce des Archives de Tolosa, que nous étudierons
plus loin, comble cette lacune*
LE COMMERCE QQ
Le représentant de Leurs Majestés, Sr. D. Felipe de
Urioste, prend la parole au nom du roi et approuve la
conduite particulière des directeurs, pour avoir été conforme
à (( su real aninio ».
La junte se montre également satisfaite des directeurs
et approuve les motifs qu*ils donnent pour ne pas encore
avoir fait la répartition des bénéfices, pourvu qu'elle ait
lieu aussitôt après l'époque de la vente fixée dans la réunion
de la veille.
D. Juan Bautista de Urbina dit qu'en la junte de Tan
passé, il a proposé que les directeurs n'usent pas du droit
de voter pour les intéressés absents, chose, dit-il, « que no
tenga por conveniente ».
D. Bemardo de Arocena appuie cette proposition, disant
que les directeurs ne peuvent être les juges de leurs propres
comptes et de leur propre façon d'agir.
D. Santiago de Salaverria prend la parole dans le même
sens.
Le premier directeur, D. José de Vildôsola combat
cette proposition, disant que les directeurs lui semblent
pouvoir user des mêmes droits que les autres intéressés.
On passe au vote, et sur 127 votants, 5o se prononcent
contre le droit de vote des directeurs. Les choses restent
donc en l'état où elles sont.
Séance du 30 juin 1737. — On décrète que le meilleur
garant du bon gouvernement et des progrès de la Compa-
gnie est le respect absolu des règlements, et il sera
nécessaire que la junte établisse des peines pécuniaires
proportionnées aux fautes et aux manquements.
La junte concède aux directeurs le choix des officiers
des navires, des facteurs et des employés de la Compagnie,
ainsi que le droit de les remplacer, à la majorité des votes,
quand ce changement sera nécessaire a la prospérité de la
Compagnie. Mais les directeurs devront instruire ponctuel-
lement la junte des bons services, ainsi que des mauvais,
de tous les employés. Cette mesure est d'autant plus néces-
lOO LKS OIUGl.NËS VENEZUELIENNES
saire que la distance entre Caracas et l'Espagne est plus
longue, et elle est indispensable aux intérêts de la
Compagnie.
On vote des compliments à la direction pour le choix
qu'elle a fait jusqu'ici de ses agents. Mais qu'elle veille bien
à la bonne conduite de ces derniers, et qu'elle se tienne
éloignée k leur égard d'une tolérance coupable.
On rappelle aux directeurs qu'ils doivent tenir leur junte
de direction toutes les semaines.
La Compagnie informera la prochaine junte de l'état de
la fabrique d'armes de Plazencia.
On approuve les instructions confiées à D. José de
Yarza pour empêcher à Caracas les fraudes du commerce
particulier du cacao.
Connaissance est donnée à la junte de la célébration de
la fête de Nuestra Sefiora del Coro ' , le jour de sa nativité,
ainsi que de celle du glorieux patriarche Ignacio de Loyola,
patron de la Compagnie, en son collège de Saint-Sébastien.
La junte invite les directeurs a continuer k faire célébrer
ces deux fêtes, afin d'implorer le secours divin pour les
succès et la prospérité de la Compagnie. On célébrera
également l'anniversaire général de sa fondation ainsi que
les messes quotidiennes et les cantates accoutumées a
l'occasion du départ et du retour de chaque navire.
Lk-dessus se termine la junte générale de 1737. Ses
décisions sont arrêtées par la volonté commune de tous les
membres présents, et en la forme accoutumée; en foi de
quoi signe le notaire royal: D. Nicolas de Echeveste.
On voit par cet important document quelles étaient les
préoccupations des intéressés de la Compagnie. Ce qu'ils
voulaient avant tout, c'était que les règlements fussent
ponctuellement observés, non seulement par les employés,
mais encore par les directeurs mêmes, et si des discussions
s'élèvent parmi les membres de la junte, c'est que les plus
clairvoyants sentent bien que la grande distance qui sépare
I. Sur la vierge du Coro, voir plus loin, p. i34 sqq.
LE COMMERCE lOl
l'Amérique de l'Espagne risque d'être pour les fonction-
naires de la Compagnie une tentation de se soustraire à la
surveillance et à l'autorité de la junte générale.
Celle défiance vîs-a-vis des représentants de la Compa-
gnie a Caracas est surtout marquée dans les instructions
que Ton donne à D. José de Yarza'. Il devra d'abord s'in-
former si le fadeur principal de la Compagnie, D. Nicolas
de Francia, a établi exactement les comptes généraux des
factoreries dès le début du commerce de la Compagnie ; il
reconnaîtra l'état des magasins, la qualité des denrées qu'ils
contiennent; mais aussi il fera un rapport sur tout ce dont
les naturels ont besoin en fait de provisions , linge et vête-
. ments, afin que les navires de la Compagnie puissent le
leur fournir; et surtout il est chargé d'une enquête
secrète 2 sur les procédés de chacun des facteurs et des
agents de la Compagnie; il s'adressera k des personnes
dignes de foi pour savoir si ces fonctionnaires vivent
«chrétiennement», c'est-à-dire sans doute s'ils entretiennent
de bons rapports avec les habitants, et s'ils ne se rendent
pas coupables de mesures vexatoires capables de nuire à la
Compagnie.
On ne peut que louer la junte de la prévoyance dont
elle faisait preuve dans ces dernières instructions, surtout
quand l'on pense que, malgré ses efforts, le pouvoir dicta-
torial, comme dit M. A. Rojas, des employés de la Compa-
gnie au Venezuela ne tardera pas à provoquer contre la
Compagnie même un mouvement général de l'opinion, et
soulèvera une révolution où l'on verra pour la première fois
1. Instrucciôn que la Junla de Interessados de la Real Gompania
Guipuzcoana de Caracas dà al senor D. Joseph de Yarza, Vezino de esta
Ciudadf para lo que en represeniacion suya, ha de cxecutar en la Provincia
de Benezuela, con comunicacion, consejo, y auxilio de los sefiores D. Mar-
tin de Lardizaval, governador actual, y Don Gabriel de Zuloaga, que ha de
subccderle, à quien la Junta cscribira en este assumpto (1737). Arch. gen.
de Guipuzcoa (Tolosa), secciôn 2, neg. 22, leg. 73, 3* liasse.
2. «Ha de informarse tambien por personas fidedignas, con disimulo
y secreto, del procéder de cada uno de los Factorcs, del de sus dependientes,
y demas empleados por la companîa en aquella Provincia, de si vivcn
christianamente. » Doc. cit.
I02 LES ORIGINES YÉNÉZUiLIENNES
un chef de bandes entrer les armes à la main dans Caracas.
Nous devrons plus tard revenir sur ces faits, et nous
continuons pour Tinstant k retracer l'histoire générale des
travaux de la Compagnie.
CHAPITRE m
La Compagnie Guipuzcoane de 1739 à 1749. — Sa prospérité
maigre ses nombreux revers.
La Compagnie eut bientôt Toccasion de donner des
preuves de sa vitalité et de sa puissance. Son histoire, de
1789 k 1748, est intimement liée à celle de la guerre entre
l'Espagne et l'Angleterre qui dura ces neuf années, et pen-
dant ce laps de temps, ses navires ne cessèrent de prêter un
concours actif aux vaisseaux de la flotte rovale. Les actes
valeureux de la Compagnie sont énumérés complaisamment
dans le «Manifeste»' que le premier directeur Iturriaga
publia k Madrid en date du 11 octobre 1749. Ce mémoire,
qui n'est pas autre chose qu'un panégyrique personnel,
attribue souvent k la Compagnie des succès qui furent dus
surtout à la valeur des habitants du Venezuela; les docu-
ments de Caracas nous en donneront la preuve, et nous
verrons plus loin pourquoi la direction de la Compagnie
avait ainsi intérêt k exagérer ses mérites. Cependant, les
faits attestés par des historiens autres que les intéressés de
la Compagnie^, prouvent que celle-ci rendit pendant la
guerre avec l'Angleterre de grands services k la marine
royale espagnole ; les revers qu'elle éprouva indiquent d'ail-
leurs qu'elle ne craignit pas, a maintes reprises, d'exposer
1. Manificsto que con incontestables hechos, prueba los grandes bene-
ficios que ha producido el establecimicnto de la Real Compania Guipuz-
coana de Caracas, y califica quan importante es su conservaciôn al Estado,
à la Real Hacienda, al bien publico, y à los verdaderos intéresses de la misma
provincia de Caracas. (Signé D. Joseph Yturriaga, directeur.) Madrid,
oct. II de 17^9. Arch. gen. do Guipuzcoa (Tolosa), secc. 2, neg. aa, leg. 72,
3* liasse.
2. Historia de la marina real espahola, par Ferrcr de Conto y March
et Labores, citée par Soraluce, p. 18.
lo4 LES ORIGINES YENézuéUENNES
ses vaisseaux pour le service du roi ; mais si la guerre lui
fit perdre bien des navires, Tétat de ses finances était si
florissant que non seulement son commerce n'en souffrit
pas, mais que, tout en accomplissant ses échanges réguliers
entre Caracas et TEspagne, elle put faire revivre les expédi-
tions de bateaux à la Vera-Cruz et aux Canaries, voyages
qui, comme nous Tavons dit, avaient été complètement
abandonnés.
Dès Tannée 17^0, la Compagnie conduisait trois cents
hommes de troupes, des munitions de guerre et un armement
considérable à Caracas. Cette expédition était bientôt suivie
d'une autre, composée de huit navires avec mille hommes,
des armes et des provisions de toutes sortes, et dirigée sur
la Havane.
En même temps, la Compagnie ravitaillait Tescadre de
D. Rodrigo de Torres au Ferrol et les navires de D. José
Pizarro à Santander.
En 1743, la Havane se trouvant bloquée par les Anglais,
le capitaine de frégate de la flotte espagnole, Iturriaga,
nommé premier directeur de la Compagnie, se porta au
secours de cette ville avec cinq navires portant deux régi-
ments de troupes; il soutint un combat de neuf heures avec
les vaisseaux de guerre anglais, et sur ses cinq navires, un,
le San Isrnacio fut coulé; deux autres, Nuestra Setiora
(tel Coro et San Sébastian, k leur arrivée au Venezuela,
durent être désarmés, l'un a la Guaira et l'autre à Puerto-
Cabello^
Après son installation k Caracas, Iturriaga s'attribua
également le mérite (et son dire est contesté par une lettre
de Francisco de Léon dont nous aurons k parler ci-après)
d'avoir, conjointement avec le gouverneur D. Gabriel José
de Zuloaga, repoussé victorieusement, le 3 mars 1743,
l'attaque de la Guaira par l'escadre anglaise de 17 voiles,
commandée par Knowles. Les navires ennemis durent se
I. Tous ces faits sont relatés dans le manifeste d'Iturriaga, et rapportés
également par Soraluce (p. 17-18), d'après Ferrer de Gonto y March et
Labores.
LE (.OMMKni:!': lOO
replier vers l'île hollandaise de Curaçao, d'oîi, après s'être
réparés de leurs avaries, ils revinrent, le 37 avril et le 5 mai
suivant, attaquer Puerto -Cabello; mais les batteries de ce
port, construites depuis peu, infligèrent aux Anglais la
même déroute que venaient de leur causer celles de la
Guaira.
Le gouverneur Zuloaga fut récompensé des belles
défenses de la Guaira et de Puerto-Cabello, en se voyant
élever, dès l'année suivante, au titre de lieutenant général
et comte de Torre-Alta, et plus tard k celui de conseiller de
guerre. Le roi reconnut en même temps les services de la
Compagnie Guipuzcoane, en nommant le directeur Ilu-
riaga chef d'escadre de la flotte espagnole ' .
La guerre continuant, Philippe V eut encore recours à
la Compagnie en 174/1, et celle-ci conduisit à la Guaira des
armes, des canons de gros calibre, de la poudre et des
munitions de toutes sortes.
Quand la paix fut rétablie, la Compagnie pouvait donc
se vanter dans son Manifeste d'avoir rendu à la nation
a des services nombreux et signalés, entretenant à Caracas,
à son compte, de 600 à i4oo hommes durant un bon
nombre d'années, au prix de plusieurs millions de réaux,
et employant ses fonds et son crédit au bien du service
royal, sans avoir toutefois aucun exemple à imiter,
puisqu'elle était la seule Compagnie de son genre en
* Espagne^.»
Pendant une si longue guerre, elle éprouva des revers
terribles. Outre la perte des trois navires, San Ignacio,
Nuestra Sefiora del Coro et San Sébastian, elle s'en vit
prendre par les Anglais huit autres, dont deux, San José
et Santiago, allant h Caracas, chargés de denrées, et six,
HercultSy Jupiter, Chata^ Sirena, Santa Teresa et San
Vicente Ferrer, revenant en Espagne avec du cacao 3.
^ I. SOHALUGE, p. 19.
3. «... sin embargo de no tencr cjeniplo que îmitar, por ser esta la
ûnica compailfa de su génère en Espaîia. »
3. Manifeste d'Iturriaga, et Soraluce, p. ao.
Io6 LES ORIGINKS véNEZUELlENNES
Malgré de tels contretemps, les chantiers de Pasages
et ceux de la Guaîra travaillaient avec activité k la cons-
truction de grands navires et de bateaux plus petits pour
la Compagnie. En même temps, son commerce et ses
recettes s'augmentaient dans de notables proportions. Bien
que les étrangers, et principalement les Hollandais, conti-
nuassent à faire des efforts opiniâtres pour ruiner la Com-
pagnie et exerçassent encore furtivement leur commerce k
Caracas, soit en vendant k concurrence, soit en mêlant au
cacao de Caracas, supérieur k tous les autres, celui de
Surinam et de Berbice, possessions hollandaises, ou encore
celui de la Guyane française et môme celui du Marafion,
dont la vente était prohibée, la quantité de cacao importée
en Espagne par la Compagnie tripla durant les dix-huit
années qui suivirent 1731. En effet, tandis que de 1700 k
1780, il n'était entré dans la péninsule que 643,2 15 fanegas
de cacao, il en entra, de 1731 a 1749. 869,2/17 fanegas*.
Et le prix de cette denrée, qui était en 1728 de 80 pesos
la fanega, qui était tombé a ^b pesos dès les premiers
voyages de la Compagnie^, était, en avril 1749» k Saint-
Sébastien et k Câdiz, de 3o pesos, tous droits nationaux et
municipaux étant payés 3.
Pour les tissus de lingerie et autres articles manufac-
turés, la Compagnie rivalisa avec les étrangers qui, depuis
longtemps, étaient beaucoup plus avancés en industrie que
les Espagnols.
La culture et le commerce du tabac, qui jusqu'alors
n'avaient eu aucune importance, en acquirent bientôt une
grande ^. Il en fut de même de l'élevage des troupeaux, de
l'industrie pastorale 5, de l'importation des cuirs et du com-
I. Noticias de la real Compahin de Caracas, p. 48.
a. Cf. plus haut. Nous l'avons vu taxé à G3o reaies de vellon la fanega
(soit 42 pesos) par la junte de 1737.
3. Noticias, p. 61. — Les mêmes chiffres sont donnés par un ms. de
Londres : Bristish Muséum, Add. 13987, n* i5, fol. 227.
4. V. plus loin les chiffres donnés par la (compagnie pour Timportation
du tabac et des cuirs.
5. British Muséum, mss., A.dd. 13987, n** i3, fol. ao6.
LE COMMERCE IO7
merce du dividm^ fruit aussi utile pour les teintures que
la noix de galle '.
Puis, afin de donner une plus grande impulsion k la
culture, la Compagnie obtînt de S. M. la permission d'ac-
quérir deux mille nègres africains. Elle les acheta sur les
côtes d'Afrique par l'intermédiaire des trafiquants anglais
et français, et les revendit, au prix coûtant, aux planteurs
caraquenais.
Enfin, pour stimuler davantage les planteurs et les pro-
priétaires de Caracas, la Compagnie établit des primes
annuelles considérables, proportionnées k l'augmentation
des récoltes de cacao et autres produits ^.
Et cependant, outre les dépenses qu'avait occasionnées
k la Compagnie la guerre avec l'Angleterre, elle était
obligée, afin de protéger son commerce contre ses con-
currents secrets, de s'imposer des frais considérables- On
jugera de ce qu'était encore la contrebande étrangère sur
les côtes de Caracas, après l'établissement de la Compagnie,
quand on saura qu'en l'année 1783 il y eut un mois oîi l'on
captura neuf embarcations 3 ; elles étaient de telle capacité
et de telle importance que d'eux d'entre elles, montées de
douze canons, purent servir de garde-côtes.
Cette surveillance exigeait de la Compagnie de 10 k
1 2 navires armés en guerre, avec une centaine de canons et
1. En 1767, la (iompagnic inaugura les plantations de coton. Elle fit
venir et entretint à ses frais un Français de la Martinique « para instruir en
la siembra y beneficio de esta planta». Vers le même temps, elle inaugura
la culture de Tanil. « Para promover el ramo de aniles, hlzo venir la com-
pailia k su costa desdc Vera Ouz a D. \nt<* Arvidc, VizcainOf que se havia
dedicado à su cultivo; oste enviô un hermano suyo à Guatemala para traher
semilla con la quai y a5o pesos que le suplio la Companfa, se plantaron las
primeras haciendas. » British Muséum, mss., Add. 18987, n"* i5 (papoles
varios de Indias : on the trading Company called « guipuzcoana de Caracas,
created in 1728, and the necessity it bas of encouragement.», fol. 222. —
Les rapports non signes que renferme le manuscrit semblent ^tre des copies,
quelquefois des résumés des rapports officiels.
2. SoRALucB, p. 22. — Ajoutons enfin que pour aider aux plantations,
la Compagnie avait été autorisée par cédule royale du 16 septembre 1754
à introduire deux mille nègres dans la province de Caracas. (Brit. Mus.,
mss., Eg. i8o4 (papeles tocantes à la provincia de Venezuela), fol. 8.)
3. Arch. hist. de Madrid, leg. 2333.
Io8 LES OUIGINE8 VENEZUELIENNES
de 5 à 600 hommes d'équipage *, sans compter une dou-
zaine de bateaux plus petits avec 10 ou 13 hommes chacun.
Le service total des garde-côtes iui occasionnait un
déboursement annuel de 200,000 pesos ^; service coûteux,
il est vrai, mais nécessaire à l'existence même de la Com-
pagnie, puisque les îles voisines étaient au pouvoir des
étrangers, et que les Hollandais, notamment, pouvaient, de
Curaçao et de Buen-Ayre, effectuer impunément en quelques
heures un débarquement sur le rivage vénézuélien 3.
Aux services rendus par la Compagnie, il faut ajouter
le développement qu'elle donna à la fabrique d'armes de
Plazencia, dans le Guipuzcoa. Elle s'était chargée de sa
direction dès l'année 1734, sur la demande du ministre de
la guerre ^, et au bout de quelques années la fabrique pro-
duisit le nlouble d'armes de ce qu'elle fournissait aupa-
ravant ^.
Il ne faut pas oublier enfin l'amélioration apportée par
la Compagnie à ses ports d'attache, tant en Espagne qu'au
Venezuela, et l'influence civilisatrice qu'elle exerça sur les
populations vénézuéliennes. Tandis que l'on construit à
Pasages des quais spacieux, Puerto-Cabello, qui jusque-là
n'était guère qu'un ensemble de huttes de pêcheurs, un
refuge de pirates, d'où s'effectuait le commerce clandestin,
se transforme promptement en une ville ornée de jolies mai-
sons, de vastes magasins ; ce lieu disgracié devient bientôt
1. Arch. gen. de Guipuzcoa (Tolosa), secc. 3, nég. aa, Icg. 72, i'* liasse.
2. Id., 3* liasse. (Acuerdos de la (Compagnie.)
3. Les Hollandais approvisionnaient de cacao non seulement leurs colo-
nies, mais les lies françaises. £n 1753, une frégate de la Compagnie con-
fisquait aux Hollandais, près de Saint-Domingue, 600 fanegas de cacao
qu'ils allaient vendre aux colonies françaises. (Arch. hist. de Madrid,
leg. a3ao.)
La Compagnie avait également fort à faire contre les Français eux-
mêmes, qui pourchassaient les garde-côtes, faisant prisonniers ou tuant
leurs capitaines. fJdJ
4. Guip. instr., p. 21a, col. i.
5. Arch. gen. de Guipuzcoa (Tolosa), secc. a, nég. 2a, leg. 72, 3* liasse.
(Acuerdos de la junta générât de la real Compaiiia Guipuzcoana de Caracas
des a5 et 26 juin 1744.)
LE COMMERCE lOg
le premier port du Venezuela S et grâce k ses avantages
topographiques, à son climat sain et h son commerce
actif, il n'eut plus tard qu'à continuer k suivre la voie de
progrès où l'avaient fait entrer les Basques, ses fondateurs.
Puerto-Cabello n'est pas le seul lieu qui doive aux
Basques sa richesse et sa prospérité; sous leur impulsion,
les hameaux des pittoresques vallées d'Âragua se transfor-
ment en villages à la mode d'Europe ; les maisons de pierre
prennent la place des huttes de paille, et la vaste zone de
forêts qui s'étend du lac de Valencia aux rives du Portu-
guesa et de l'Apure, devient un centre de mouvement et de
commerce. « Sur les bords des rivières et des lacs, au pied
des Andes comme au milieu des bois séculaires, partout
règne la même animation, tandis que les côtes, purgées
des flibustiers qui les infestaient, apparaissent comme la
parure du commerce, annonçant au monde la fertilité et
la richesse du sol vénézuélien ^. »
I. Dès 1733, sous le gouverneur D. Martin de Lardizâbal, on avait
élevé» avec les excédents entrés dans les caisses de la Compagnie, un fort à
Puerto-CabcIIo, qui coûta 3oo,ooo pesos. (Soraluce, p. 19.)
a. A. RojAS, Est, hist., p. 177.
CHAPITRE lY
Révolte contre la Compagnie Guipuzcoane. — L'Insurrection
de 1749 à Caracas.
On ne peut nier que le monopole exercé au Venezuela
par la Compagnie Guipuzcoane n'ait produit» dans les
premières années, de grands bienfaits en développant
l'agriculture, en stimulant le travail et en améliorant consi-
dérablement le sort des populations. Cependant le Compa-
gnie n'avait pas tardé à se rendre odieuse à ceux mêmes
qu'elle avait d'abord favorisés ; ses représentants, que leurs
richesses et leur crédit avaient rendus tout-puissants,
étaient devenus de véritables tyrans. Non contents d'aller
de pair avec les premiers fonctionnaires du pays, ils voulu-
rent dominer tous les autres pouvoirs, et, disposant à leur
gré des charges publiques, ils en étaient arrivés a exercer
sur les différentes classes de la société une autorité pour
ainsi dire absolue. Dès 1735, plusieurs conspirations s'étaient
formées dans l'ombre contre les facteurs de la Compagnie,
mais personne n'avait encore osé lutter ouvertement contre
un pouvoir dont le gouverneur lui-même n'était que
l'humble serviteur, jusqu'au jour où Francisco de Léon se
fît l'écho des revendications du peuple. Le mouvement
insurrectionnel de 1 749 est considéré par les historiens du
Venezuela comme le premier cri de délivrance, comme le
premier appel du peuple vénézuélien à la liberté et à Tindé-
pendance, et si cette première révolution n'aboutit pas,
elle jeta du moins dans les âmes des semences fécondes
qui ne devaient pas tarder à germer et à porter leurs fruits.
(( C'est sur les ruines de la maison de Léon que flotta pour
la première fois en 181 1 le drapeau tricolore de la repu-
LE COMMERCE I I I
blique; Miranda, Martin Tovar, lloscio, Mendoza, Ëspejo
et les députés de l'Assemblée constituante saluèrent comme
premier martyr de l'indépendance celui qui réclamait jus-
tice en 17491 et le 19 avril i8ic n'est que le corollaire du
19 avril 1749 '. »
Le capitaine pohladov de la ville de Panaquire, D. Juan
Francisco de Léon, était un homme de vertus pacifiques et
généreuses, et jamais figure plus loyale n'apparut dans
l'histoire des conquérants espagnols. D'une probité exem-
plaire, animé de l'esprit de justice et de l'amour du bien,
c'est uniquement par des moyens légaux qu'il veut faire
triompher ce qu'il croit être la cause du droit ; en présence
du mauvais vouloir et des procédés iniques des gouver-
nants, il consent à devenir le chef de ses compatriotes
révoltés; mais quand, à la têlc de son armée et sûr du
triomphe, il eût pu se rendre maître de la cité et faire tout
plier sous ses lois, nous le voyons, avec un désintéressement
superbe, s'arrêter et se retirer confiant dans les promesses
trompeuses des autorités publiques. Cette honnêteté même
sera la cause de sa perte, et lorsqu'il se livrera sans armes
entre les mains de ses ennemis, il croira jusqu'au bout que
la légitimité de ses revendications sera reconnue; aussi
comprenons-nous l'hommage que les hommes de 1810
rendirent a celui qui donna le premier à son pays le signal
d'une ère nouvelle.
Avant 1749, Léon remplissait les fonctions de Lieute-
nant de Justice {Teniente de Justicia) auprès des popula-
tions de la vallée de Caucagua ^, k l'est de Caracas, et son
caractère droit et intègre lui avait attiré la considération et
le respect de tous les habitants de cette fertile contrée.
Originaire des îles Canaries, il avait une maison sur la
place de Candelaria de Caracas, centre habité h cette
époque par les riches insulaires qui avaient contribué à
élever l'église du même nom et à peupler la nouvelle
paroisse qui s'étendait alors jusqu'au quartier de Chacao.
I. A. RojASt ^</. hist. (Origcnes de la revoliiciôn vcnczolana), p. 243.
a. A. RojAS, Est, hist^j p. a44*
112 LES ORIGINES «VENEZCÉLIENNES
En Tannée lySS, aux jours du gouverneur Lardîzâbal,
une première révolle avait éclaté dans la vallée de Cau-
cagua contre les représentants de la Compagnie guipuz-
coane; on ne voulait rien moins que mettre à mort
D. Nicolas de Francîa, facteur principal de la Compagnie
à Caracas. Les agriculteurs et les commerçants qui étaient
à la tête du mouvement essayèrent de gagner à leur cause
le capitaine Leôn; mais celui-ci, en homme probe et digne,
repoussa hautement tout projet d'assassinat et se porta
garant qu'il arriverait par des moyens légaux et honnêtes
à faire rendre justice aux victimes de la Compagnie ^
Celle-ci, au lieu de savoir gré à Léon de son attitude ferme
et correcte, lui en garda au contraire rancune, et c'est ce
qui explique sans doute qu'en avril 17/49, Leôn, se trouvant
dans son domaine du village d'El Guapo, à une journée de
distance de Panaquire, sa résidence ordinaire, reçut la
nouvelle que D. Martin de Eclieverria arrivait avec un ordre
spécial pour le remplacer dans sa charge de Lieutenant de
Justice. Leôn craignant qu'Eclieverrîa ne fiU mal reçu à
Panaquire, écrivit avant de quitter El Guapo au gouverneur
qui était aloi's le maréchal Luis de Castcllanos, homme
faible et débile. Il lui disait qu'Echcverria étant une des
créatures de la Compagnie, il ne lui semblait pas être
rhomme qu'il fallait pour le remplacer dans sa charge;
que lui-même, d'ailleurs, voulait bien quitter ses fonctions,
mais qu'il désirait ne céder la place qu'à une personne
capable de l'occuper et qui n'eût pas les antécédents du
précité ^ .
Ne recevant pas de réponse du gouverneur, Leôn quitte
El Guapo pour rentrer dans sa résidence de Panaquire, oii
l'attendaient ses fils, ainsi que son remplaçant Echeverrîa.
Léon n'était pas encore arrivé que plusieurs décharges
d'armes à feu se firent entendre, auxquelles d'autres répon
dirent dans les différents quartiers de la ville. Echeverrîa,
X. A. RojAs, Est. hist.y p. a/|5.
2. Ibid.
LE COMMEllCE 1 I 3
surpris» sort dans la rue, demande quelle est la cause de
ces coups de fusil, et on lui répond qu'ils avaient pour but
d'avertir la cuisinière de la famille de Léon du retour de
son chef. Echeverria crut ce qu'il voulut de cette explica-
tion ; mais il est certain que les coups de feu ne pouvaient
être qu'un signal de réunion * .
A l'arrivée de Léon, Echeverria essaie de se faire recon-
naître par lui comme son successeur. Léon le prie d'atten-
dre au lendemain, alléguant qu'il se trouvait très fatigué et
incapable pour le moment de parler d'affaires sérieuses;
mais Echeverria répliqua qu'il avait été nommé Lieutenant
de Justice et qu'en vertu des titres qu'il présentait on devait
immédiatement le mettre en possession de son emploi. Les
deux Lieutenants en étaient là de cette discussion, quand on
frappe à la porte à coups redoublés. Ce sont les habitants
qui, au milieu de cris et de vociférations diverses, déclarent
qu'ils ne veulent aucun Lieutenant de Justice de Biscaye ; ils
accepteront des insulaires, des péninsulaires, des créoles,
mais jamais de Basques. Echeverria comprit ce que ces cris
signifiaient ; sans tarder un instant, il quitta Panaquire avec
sa suite et partit dans la direction de Caucagua.
Cependant une foule considérable de propriétaires et
de paysans accourus de toutes parts envahit la maison du
capitaine Léon ; ils décident celui-ci a se mettre k leur tête,
et Léon, avec sa troupe, marche vers Caracas. C'était lé
19 avril 1749. Avant de passer par Caucagua, le capitaine
prend la précaution d'écrire k Echeverria, l'engageant a
quitter cette localité, afin de ne pas être victime de la multi-
tude qui a pris les armes pour défendre « la morale publi-
que ». Mais quelques soldats de Lcôn ont pris les devants ;
ils arrivent à Caucagua, désarment Echeverria, ainsi que
ceux qui l'accompagnaient, et les déclarent prisonniers. On
dit que Leén se montra fort mécontent de ce procédé, et
remettant en liberté son rival, il blâma sévèrement ses
hommes de leur acte d'indiscipline^.
1. A. RojAS, Est, hisi., p. a46.
2. A. RojAS, Est, hist., p. 2^17.
LES OniGlABS VÉClézVbLlBRIIËS. 8
r
I I \ LKS ORIGINES VÉXEZUÉUKNNES
 Cauca^a, à Guatire, à Guarenas et dans d'autres
lieux, les habitants vinrent grossir la petite armée de Léon,
et quand il arriva au bourg de Tocomé, à deux lieues de
Caracas, les forces quUl commandait représentaient un total
de 800 hommes, de tous les pays de sa juridiction.
Dès le jour même du 19 avril, on avait appris à Caracas
ce qui se préparait, et l'arrivée de Le6n apparaissait comme
celle « d'un monstre menaçant dont les proportions aug-
mentaient à mesure qu'il approchait de la capitale » ^ Le
gouverneur Castellanos s'effraie; sans forces k opposer à
celles de Le6n, incapable d'ailleurs de prendre aucune déci-
sion par lui-même, il écrit au chef rebelle en le priant de
lui exposer ses prétentions, et se hâte de convoquer en
séance extraordinaire les membi*es de la municipalité et les
notables de Caracas.
Voici, d'après les Actes de l'Ayuntamiento de Caracas, le
procès-verbal de cette assemblée du 19 avril 17^9^ :
« En la ville de Santiago de Léon de Caracas, le 19'
jour du mois d'avril 1749» se réunirent en chapitre
extraordinaire les seflores des Consejo, Justicia et Régi-
miento de cette ville, à savoir : le Sr. D. Juan Nicolas de
Ponte y Solorzano, alcalde ordinaire de la dite ville, et les
Sres. José Felipe de Arteaga, D. José Miguel Xelder et
D. Juan Tomas Ibarra, Regidores, avec assistance du Sr.
Procureur général D. Francisco de Tovar y Blanco. Les
autres membres de l'Ayuntamiento absents, l'étaient par
ignorance de la cause, sauf le Sr. alcalde, D. Miguel Blanco
y Uribe, malade. — Ainsi réunis, les dits seilores traitèrent
et décrétèrent ce qui suit : Convoqués en c^tte junte à qua-
tre heures de l'après-midi par une lettre du Sr. Gouverneur
et Capitaine général de cette province, les informant que le
Capitaine Juan Francisco de Leén, fondateur de la ville de
Panaquire, arrivait avec une troupe de gens armés pour
I. A. RojAS, FéSt, hist., p. 247.
a. A. Roj\8, Est. hisl,. Appendice (collection Rojas), p. i48. — Ce docu-
ment figure aussi dans la collection publiée par Blanco-AzpurC\ (Cara-
cas, 1876).
LK COMMËltCË I 1«>
entrer dans celte ville, les dits Sres. de ce Consejo, Justicia et
Regimiento jugent qu'il n'est ni bien ni convenable que le
Sr. Léon entre de semblable façon. Pour arrêter dans la
mesure du possible une telle sédition, ils décident que tous
les dils Sres. qui se trouvent ici assemblés, et avec eux
les principaux notables de la cité, ainsi que le Lieutenant
général D. Lorenzo Ponte y Villegas et le Sr. marquis de
Mijares, sortiront de la ville, iront trouver les gens du capi-
taine Leôn et leur demanderont la cause de leur présence,
afin que, suivant ce qui sera répondu, l'on prenne les mesu-
res nécessaires pour faire échouer leur projet. — Là-dessus
s'acheva la junte, en foi de quoi signèrent avec nous, escri--
bano, les membres ici présents. (Suivent les signatures des
personnages cités plus haut et celle de Luis Francisco de
Salas, greffier du chapitre.)
Celte délibération approuvée par le gouverneur Castel-
lanos, les membres du Cabildo partirent le lendemain pour
s'acquitter de leur mission auprès de Léon, après s'être
adjoint les représentants de la noblesse, les délégués du
chapitre ecclésîasiique, Sres. D. Pedro Tamaron, vicaire de
l'évêché, et le chanoine D. Carlos de Herrera y Antonio,
ainsi que des trois ordres religieux des prédicateurs, San
Francisco, San Hieronymo et Nucstra Senora de las Merce-
des. Léon et ses gens répondirent aux députés « qu'ils
venaient en haine des nationaux du Guipuzcoa et de leur
Compagnie » ; et comme on leur demandait « de faire trêve
jusqu'à ce qu'on ait eu le temps d'examiner leurs réclama-
tions avec toute l'attention que nécessitaient des choses
d'une telle gravité », ils se refusèrent à tout, déclarant
« qu'ils entreraient dès le lendemain en la place principale
de la ville, et iraient, s'il le fallait, jusqu'à exercer des
violences sur les S. S. des Consejo, Justicia et Regimiento,
pouraiTÎver à leurs fins » '.
Les envoyés accoururent pleins d'anxiété faire part du
peu de succès de leur entreprise au gouverneur Caslellanos,
I. Aclcs de rAyunlaiiiîenlo de Caracas di! 20 avril 1749- Collccl.
A. RojAs, Esl, hist., App., p. i5a.
Il6 LES OlilGlMES VÉ>ÉZUKLlEiN>ES
qui décida de' déléguer aussitôt aux révoltés une seconde
commission composée de l'Archidiacre deTéglise-cathédrale,
juge subdélégué de la Santa Cruzada a l'évêché de Caracas,
du Sr. D^ D. Manuel de Sosa y Betancourt et des RR. PP.
capucins, missionnaires* apostoliques Fray Antonio Tirros
et Fray Andres Grasalema. (^es derniers ne purent obtenir
qu'une chose de Léon et de ses gens : c'est qu'une fois
entrés dans Caracas, ils se cantonneraient sur la place et
dans le quartier de Candelaria, où ils attendraient jusqu'à
ce qu'on ait statué sur leurs réclamations».
Non content de donner ces explications verbales aux
députés du Gouverneur, le capitaine Léon adressait de Chacao
au maréchal de Castellanos deux lettres, datées également
du Vio avril, où il lui exposait nettement la cause de sa
prise d'armes et la nature de ses revendications. Ces lettres,
toutes laconiques, n'en présentent pas moins un vif intérêt ;
elles prouvent la grande intluence de la Compagnie Guipuz-
coane sur les pouvoirs constitués, puisque c'est à elle que
furent dus les titres acquis par le gouverneur Zuloaga en
1743, et elles éclairent d'un jour nouveau la conduite des
agents de la Compagnie, qu'elles nous montrent exagérant
leurs services et s'attribuant tous les succès dans le but de
rehausser leurs mérites aux yeux de Sa Majesté. Voici,
d'ailleurs, le texte de ces lettres :
I. — Le Capitaine Poblador Juan Francisco de Léon au
Gouverneur Maréchal Luis F. de Castellanos' :
« Je vous fais connaître comment ont résolu de conspi-
rer contre la « tripulaciôn » de Biscaye les peuples de tou-
tes ces vallées, ainsi que tous les commerçants de la province,
outrés de l'injustice qui pèse contre toute la dite province,
et en particulier des procédés inqualifiables auxquels on eut
recours lors de la première attaque des Anglais contre le
port de la Guaira ; en effet, les habitants et les colons suffi-
saient amplement (avec l'aide de Dieu) à la défense de cette
1. Même document. Gollect. \. Rojas, p. i53.
2. Gollect. A. RojAS, p. 149- i5o.
LE COMMERCE I 1 7
place et il n'était pas nécessaire que la lient Compafiia assis-
tât à la dite bataille ; il est évident d'ailleurs que tous ceux
de la dite Compagnie ont fui ' ; ce qui n'empêche pas que
c'est aux faux rapports de la Compagnie qu'est dû le titre
à' Excelentisimo accordé à Gabriel José de Zuloaga, sans
qu'il l'ait mérité : ce qui le prouve, c'est que les Biscayens
remirent leur rapport au Caslellano ^ de la Guaira (requies-
cal in pace) pour qu'il le signât ; connaissant l'extrême
fausseté de cette pièce, il refusa de la signer, motif pour
lequel ils le révoquèrent de ses fonctions, et il n'est pas dou-
teux que cette disgrâce ait été la cause de sa mort. — Lors
de la seconde invasion, ceux de la Compagnie rapportèrent
qu'ils avaient obligé à coups de bâtons les habitants a
concourir k la défense de la place, et cependant il est avéré
que si grand fut le nombre de ceux qui étaient accourus
pour prendre les armes, qu'il fut nécessaire d'en renvoyer.
Ces faits si contraires au crédit de la dite province, joints
aux nombreux actes d'hostilité commis par les agents de la
Compagnie, expliquent notre résolution de les expulser
tous de la province. Votre Grâce d'ailleurs n'a ni k s'en
inquiéter ni k s'en émouvoir ; car, ne faisant pas partie de
la dite Compagnie, vous pouvez être sans crainte. Lk-des-
sus, je prie le Tout-Puissant qu'il vous ait en sa protection.
— Chacao, avril ao de 1749. — Je suis très respectueuse-
ment de Votre Grâce le très dévoué : Juan Francisco
de Léon. »
Outre celte lettre, Leôn répondait par la suivante k celle
que le gouverneur lui avait adressée la veille 3 :
IL — Sefior Gouverneur et Capitaine général,
«J'ai reçu la lettre datée du 19 courant par laquelle
vous me demandez de vous exposer les prétentions qui
nous animent, moi et la troupe qui m'accompagne, qui
1. «... que es évidente que todos los de dicha Compaîlfa huyeron. »
2. Commandant des batteries du castillo ou forteresse de la Guaira.
3. Collect. A. Roj\s, p. i5q, i5i.
Il8 LES ORIGINES VlÊNEZLKUENNE^
nous trouvons acluellement dans ce parage de Ghacao. Par-
lant humblement, avec tout le respect que je dois à Votre
Grâce, je dis : Que notre seul but est la destruction totale
de la Real CompaAia Guipuzcoana, entendant non seule-
ment délivrer les factoreries des agents de Biscaye, maïs
encore expulser ceux qui exercent les emplois de Lieutenants
ou de Ministœs de Justice, au détriment de la province. Il
faut que dans toute la dite province il ne reste plus aucune
personne de celte race, et que tous s'embarquent sur le
premier bateau ou navire qui se trouvera dans la baie; s'il
ne s'en trouve pas, qu'on en frète un à cet effet. Item, il
faut qu'avec les dits Biscayens s'embarque Juan Martin de
Alayon, pour la destination que Votre Grâce lui assignera
comme exil, pour avoir élé le ministre servile de la Compa-
gnie, chose qui a été si pernicieuse à la province. Ainsi
l'exige le bien commun. Item, s'il arrive des navires de la
dite Compagnie, ils ne seront pas reçus, et on n'admettra
que les vaisseaux de registœ d'Espagne, comme cela se
passait auparavant. Telles sont les mesures exigées par nos
propres intérêts. Quant a vos intérêts particuliers, Votre
Grâce peut être assurée que s'ils se trouvaient jamais
compromis, nous exposerions nos vies pour vous, et moi et
toute la province nous en prendrions la défense à notre
charge. Ceci posé, j'avertis Votre Grâce que demain matin
lundi j'entrerai dans cette ville, emmenant avec moi les
gens qu'il me paraîtra convenable, laissant les autres
retirés pour ne pas causer trop de tumulte et de scandale.
Que Dieu vous réserve de nombreuses années. — Chacao,
avril 20 de 17/19. ^^ Votre Grâce le dévoué serviteur : Juan
Francisco de Léon. »
Léon n'attendit pas jusqu*au lendemain pour metti^e
son projet k exécution. Ce même jour, vto avril, comme
l'Avunlamiento était en train de délibérer sur les mesures
•i'
que l'on devait prendre k la suite du peu de succès des
deux ambassades envoyées au capitaine, la nouvelle se
répand tout h coup dans la salle du conseil qu'une
LE COMMKKCE I I9
nombreuse troupe armée, au son des tambours de guerre,
et enseignes déployées, montait du quartier Gandelaria
dans la direction de la plaza mayor ' . Il était un peu plus
de quatre heures de l'après-midi^. La délibération cesse
brusquement, et les conseillers, pris de peur, s'empressent de
courir à la maison du Gouverneur pour s'entendre avec Iui3.
Cependant Le6n arrive sur la plaza mayor, au palais de
Tévêché, le trouve inoccupé par suite d'une absence du
prélat, s'en empare et y établit son quartier général, ainsi
que dans les rues adjacentes. Puis il envoie un exprès pour
notifier son arrivée au maréchal de Gastellanos4.
Pendant ce temps, les conseillers de l'Ayuntamiento,
réunis chez le Gouverneur, l'assurent de leur dévouement
et de leur fidélité. Le doyen du chapitre ecclésiastique, les
RR, PP. capucins et d'autres religieux sont venus se
joindre à eux, et on passe une bonne partie de la nuit dans
l'attente des événements, sans pouvoir prendre aucune
décisions. '
Le lendemain ai avril, de bonne heure 6, le Gouverneur
réunit de nouveau dans la salle de l'Ayuntamiento les
membres de ce Conseil, les notables de Caracas et le chapitre
ecclésiastique. On décide que le Gouverneur Maréchal de
Castellanos en personne, accompagné de quelques délégués
de la noblesse et de l'Archidiacre de la cathédrale, Sr. de
Sosa y Betancourt, se rendra auprès de Léon pour traiter
avec lui des moyens propres à amener la pacification 7, et
I. «... y estando en este eslado sobrevinô intempeslivamente la novedad
de que se entraron por las calles dichas gcntes a son de cajas y banderas des-
plegadas, con lo que se acabô el cabildo, de que yo el Escribano doy fé : Luis
Francisco de Salas. » Acta del Ayuntamicnto de Caracas del 20 de abril
de 17/19. Collect. A. Rojas, p. i54.
a. Acte del AyMntamiento de Caracas du 16 mai 17^9 — W., p. 168.
3. « Certificacién del Escribano 1 qui accompagne le procès- verbal de la
séance du 30 avril, /d., p. i55.
4. Actadel Ayunt. du 16 mai.
5. Certificat du greffier du ao avril.
6. <c ... â hora mas temprano que se acostumbran los sonores del Cohsejo,
Justicia y Regimiento. » Actes du ai avril 1749- C!k)Ilect. A. Rojas, p. i56.
7. « ... é tratar y conferir sobre los medios conducentes à la paciflcacion. »
Actes du 21 a>Til.
lïîO LES ORIGINES VÉNÉZUÉLIENNES
TAssemblée se sépare avec calme, pleine de confiance dans
le résultat de celte démarche.
L^entrevue fut brève et digne. Léon protesta de la pureté
de ses intentions, disant qu'il ne voulait « causer inquié-
tude, dommage, ni préjudice à qui que ce fût », et que ce
qu'il désirait seulement c'était l'expulsion des facteurs,
employés et tous fonctionnaires dépendant de la Compagnie
Guipuzcoane ^ Il demandait d'ailleurs qu'on voulût bien
désigner d*office un avocat qui se ferait le porte-parole de
ses revendications, et en attendant qu'on eût statué sur le
fond de la question, d'accord avec le Gouverneur, il disposa
des sentinelles devant les principaux monuments publics,
et ordonna que des patrouilles parcourussent les dififérents
quartiers de la ville, afin que l'ordre ne fût troublé sur
aucun point.
Aussitôt Ton désigna, pour défendre les intérêts de Léon
et de ses gens, un avocat de la Royale Audience du district,
D. José Pablo de Arènas, qui, en date de ce même jour,
ai avril, adressait au gouverneur la pétition suivante^ :
« Sefior Gouverneur et Capitaine Général,
» Le capitaine D. Juan Francisco de Leén, citoyen de
cette ville, avec moi et au nom de tous les habitants et
naturels de cette ville et de sa province, dont il soutient la
cause pour le droit et la justice, sans qu'on puisse inter-
préter cet écrit et cette pétition comme un appel à la
conspiration, tumulte, sédition, rébellion ou perturbation
de la tranquille paix de cette précitée ville et de sa province,
et encore moins comme désobéissance aux préceptes royaux
de notre Souverain Catholique monarque Don Femand VI
(que Dieu garde!); mais au contraire n'ayant en \ue que le
bénéfice de son trésor royal et l'utilité du bien commun et
I . «... rcspondio no reducirse su vcnida «4 causar inquietud, dano ni per-
juicio à persona alguna, y solamentc ordenarse à que se expulsasen de las
provincias los factures, dcpendientes y sirvicntes de la Ck)mpaf[fa » ^Actes de
TAyuni. du i6 mai).
a. Peticion que el abogado D. José Pablo de Arenas, à nombre del
capitân Leôn. éleva al Capilân General Castelianos. — (x)Ilcct. A. Rojas,
p. 157.
LE COMMERCE 1 SS 1
public de cette dite ville et de sa province, paraissons
devant Vous et vous demandons : Qu'il vous plaise de citer
et convoquer les membres du Très Illustre Cabildo, Justi-
cia et Regimiento de la précitée ville, pour que, conjoin-
tement avec Vous-même ils certifient si le commerce et
résidence de la Royale Compagnie Guipuzcoane, depuis
dix-huit ans qu'elle est établie dans cette province, ont été
avantageux et utiles, ou au contraire préjudiciables et
nuisibles à l'accroissement du Royal patrimoine; et que,
convoquant aussi les personnes nobles et anciennes de la
ville que vous jugerez convenable, si d'un même sentiment
tous déclarent que la Compagnie a été préjudiciable à l'aug-
mentation du trésor royal et au bien public et commun, il
vous plaise d'ordonner que le facteur principal de la
Compagnie et tous ses agents sortent de cette cité et de sa
province, après leur avoir permis toutefois de régler leurs
affaires en cours. Que dans toutes les villes et lieux de cette
province où il se trouve des administrateurs, juges ou
commissaires dépendant de la Compagnie, ils aient a
quitter leur poste dans le délai que vous voudrez bien leur
fixer... Mais, comme avant que Sa Majesté (que Dieu
garde) soit informée de ces mesures, il pourra se faire que
des embarcations arrivent à la Guaira, chargées de denrées
de la Compagnie, afin que les intéressés de la dite Royale
Compagnie ne soient lésés dans aucun de leurs droits, les
agents pourront vendre ces denrées comme précédemment
au nom et au bénéfice de leurs maîtres. Qu'il vous plaise
également que le notaire à qui cet écrit sera remis m'en
donne acte authentique, selon la forme accoutumée. —
Pido ut supra. — Dr. D. José Arenas, défenseur nommé
par vous. — Juan Francisco de Léon. »
Si l'on compare cette pièce à la lettre de Le6n que nous
avons citée précédemment, on voit combien les termes en
sont plus mesurés. La lettre a été écrite, semble-t-il, sous
l'empire de la colère; le capitaine y demande l'expulsion
pure et simple de la Compagnie, sans aucun adoucissement
à cette mesure; ici, il est rentré en possession de tout son
1^2 LES ORIGINES VÉNÉZUÉLIENNES
bon sens, et si la pétition reflète sans doute l'habileté de
Tavocat, elle n'en est pas moins inspirée par Tesprit de
justice, par la droiture du négociateur. Léon ne nous
apparaît plus comme un promoteur de troubles, comme le
chef d'une révolution armée, mais comme un ami du bien
public qui ne veut agir que selon les formes légales, et qui
entend respecter les droits et les intérêts de tous, même
de ses ennemis.
La réunion demandée par Léon eut lieu le lendemain
an avril, en la salle de TAyuntamiento, sous la présidence
des alcaldes ordinaires de la cité, D. Nicolas de Ponte et
D. Miguel Blanco Uribe, qui, encore malade, s'était fait
amener en chaise à porteurs. Outre les membres du Cabildo,
plus de soixante notables de la ville y assistaient, et rien
n'est plus curieux que la délibération de cette assemblée', qui
nous semble un reflet sincère de l'opinion publique. Encou-
ragés sans doute par les succès de Léon, les Caraquenais
donnent un libre cours à leur mauvaise humeur et ne se
gênent pas pour faire le procès de la Compagnie. D'abord
elle n'amène pas en assez grande abondance à Caracas les
denrées d'Espagne, et elle n'achète pas suffisamment de
cacao, de tabac, de cuirs aux propriétaires vénézuéliens. De
plus, le prix de vente des marchandises espagnoles n'a fait
que s'élever, tandis que le prix d'achat du cacao baisse
de plus en plus, au point d'en être arrivé, de aa pesos où
il était au moment de l'établissement de la Compagnie, au
prix infime de 8 pesos. Il résulte de cet état de choses un
préjudice considérable pour le fisc royal, les rentes ecclé-
siastiques et la prospérité générale de la province. Des
réclamations ont déjà été adressées à ce sujet à Sa Majesté
par la voie de son Royal Conseil des Indes et celle du
Secrétaire d'État, marquis de la Ensefiada, D. Zenon de
Zomodevilla. L'Assemblée, constatant que «la Compagnie
continue à ne pas observer les règlements institués par
S. M. Philippe V et son successeur Ferdinand VI, déclare
I. CoUect. A. R0JA8, p. iSg: Acla de la Asamblea que tuvieron los Nota-
bles de Caracas en la sala del Ayuntamiento el 21a de abril de 17^19.
LR COMMERCE 123
que rcxîstence de la Compagnie est préjudiciable k rintërèt
de la province ; elle ne peut qu'approuver la lettre du
capitaine Juan Francisco de Leôn, lue k haute et intelligible
voix par le greffier, et déclare qu'il n'est ni bon ni
convenable que la Compagnie subsiste dans de telles
conditions».
Léon se sentant soutenu par ses concitoyens, écrit
immédiatement au gouverneur pour lui demander de certi-
fier dans les formes légales qu'en tout ce qu'il a fait il n'a
agi qu'au nom des habitants de la province, et que, malgré
son entrée dans la ville, il n'a rien fait de contraire k la
fidélité qu'il doit au Roi. Il prie, en terminant, le Gouverneur
de faire demander aux habitants de Caracas, par la voix du
crieur public, « au nom de qui il a agi, » et de lui donner
acte de la réponse qui sera faite k cette question trois fois
répétée ' .
La première pensée de Castellanos, en lisant cette lettre
fut de quitter immédiatement Caracas. Mais son astuce
l'emporta sur sa couardise. Il donna satisfaction au capitaine,
et le a 3 avril, le ban public fut proclamé dans la ville, aux
alentours de la plaza mayor et aux coins des rues que l'on
appelait alors «del Agua» et de «DoAa Inès de Silva». Le
crieur demanda par trois fois : « Au nom de qui le capitaine
D. Juan Francisco de Léon a-t-il agi en soutenant la cause
de la noblesse et de la plèbe Pd et trois fois la multitude
répondit: «Au nom de tous ceux de la province'. ))
Acte officiel fut donné k Leôn de cette réponse, ainsi que
de la délibération des notables de la veille, et ce même
jour 33 avril, il quittait Caracas en ordre parfait, reprenant
avec ses troupes le chemin de la vallée de Caucagua.
Le gendre même du capitaine Le<3n, Juan Alvarez de
I. « .. prestaiido la obediencia y venia debida à US. requiera por voz de
progonero diciendo «quien y en nombre de quien» se ha pedido en esta
causa y habiendo precedido esta diligoncia por 1res veces repetidas certiflque
lo que oycre se responde, y a ello me de tesliinonio 6 teslimonios que
pidiere. — Pido ut supra. — Juan Francisco de Leôn. — Dr. D. Joph.
Arcnas, defensor noinbrado por Usia ». Collect. Rojas, p. i66.
a, Vclos de l*\yuntamiento de Caracas du 22 avril 17^19.
I2i LES ORIGINES VENEZUELIENNES
Avila» partit pour FEspagne avec une députation de Véné-
zuéliens, afin de solliciter du monarque Tabolition de la
Compagnie Guipuzcoane.
Confiant dans les promesses du gouverneur, Leôn vivait
tranquille dans ses terres de Panaquire, quand il apprit
que, dans la nuit du s mai, Caslellanos, déguisé en moine,
avait abandonné Caracas et s'était réfugié k la Guaira^ Il
envoie son fils Nicolas avec une lettre pour le gouverneur,
qui lui répond le 5 mai en lui renouvelant ses promesses
et ses protestations. Leôn en personne se présente à la
Guaira, sans aucune escorte; il exige que le ban public de
Caracas soit publié dans les ports de la Guaira et de Puerto-
Cabello, et il obtient de Castellanos confirmation de la
promesse qu'il donnerait au plus tôt satisfaction au désir
des habitants de la province ainsi que des notables de
Caracas?.
Mais le rusé gouverneur méditait de tout autres projets.
De la Guaira il écrit à TAyuntamiento pour lui demander
le récit détaillé de son admirable conduite pendant les
journées des 19 au a â avril, et T Assemblée, retombée sous
le joug de la servilité, lui répond le 16 mai en exagérant
le zèle, la valeur, la prudence et le patriotisme du célèbre
maréchal 3. En possession de ce document, Castellanos écrit
au roi, lui peignant sous les couleurs les plus noires ce
qu'il appelle « le soulèvement de la province ».
Cependant, voyant qu'aucun des facteurs de la Compa-
gnie n'avait quitté le Venezuela, Leôn en appelle de nouveau
à l'opinion, et k l'instant, viennent se ranger sous ses
ordres non plus 800, mais 9,000 hommes, accourus des
vallées d'Aragua, Guarenas, Caucagua et autres lieux; et
avec ces forces imposantes, il cimpe sous les murs
de Caracas le i*' août 1749*. De Ik, avec une partie de
t. A. RojAS, Est, hUt., p. 205.
2. Id,f p. a56.
3. Actes de rAyuntamiento du 16 mai, auxquels nous avons d^jà fait
plusieurs emprunts. — Collect. A. Rojas, p. 1G8.
4. A. Rojas, Est, hisf., p. aSy.
LE COMMERCE ITÔ
SCS troupes, le chef révolutionnaire se rend a la Guaira,
et en arrivant à Maiquetia» il envoie h Castellanos la som-
mation d'avoir à exécuter ce qu'on attendait de lui. Cette
fois encore Leôn est victime des promesses mensongères
du gouverneur, et le 7 du même mois, bien qu'ayant avec
lui 9,000 hommes prêts a tout, il ordonne le départ, après
que le maréchal a fait devant lui le simulacre d'envoyer à
tous les facteurs et employés résidant k la Guaira, Tordre
de quitter au plus vite la côte du Venezuela.
Baralt, après avoir résumé la première partie de ce
drame politique, s'exprime ainsi : (( Léon n'était doué ni
de l'audace ni de l'ambition nécessaires a un chef de bande:
son profond respect de l'autorité, son horreur pour la
violence et l'illégalité, le rendaient impropre k conduire
jusqu'au bout une émeute populaire'. » Cette critique est
en même temps un éloge ; Léon se distingue des révolution-
naires ordinaires par sa candeur et sa confiance d'honnête
homme, et c'est bien Ik ce qui fait pour nous l'intérêt du
personnage.
1. Resdmen de lahUtoria de Venezuela, ch. \iii.
CHAPITRE V
Caracas de 1750 à 1752. Suite et fin de l'histoire de Leôn.
Le i*' septembre lyÂQt un mois après le retour du capi-
taine Léon et de ses troupes dans les campagnes de Cauca-
gua, TAuditeur de T Audience royale de Saint-Dcmiingue»
D*^ Francisco Galindo Quinoncs, arrivait k la Guaira pour
pacifier le Venezuela. Léon est entendu en jugement et,
pour faire constater les abus commis par la Compagnie
Guipuzcoane, il en appelle aux municipalités, aux commu-
nautés religieuses et aux hommes les plus respectables de
la province*. Ce célèbre procès suivait son cours quand, a
la fin de novembra, débarqua à la Guaira le successeur du
gouverneur Castellanos, D. Juliân de Arriaga y Rivero.
Il était accompagné de i,5oo soldats vétérans et d'un
escadron de cavalerie. C'est avec ces forces qu'il fit son
entrée dans la capitale, croyant la trouver en proie à la
révolution. Mais a peine installé à Caracas, en janvier 1750,
il se rend une idée exacte de la situation, et, comprenant
qu'il suffisait de calmer l'opinion publique surexcitée, il
publie au nom du roi une amnistie générale s'étendant
à tous ceux qui avaient demandé l'expulsion des Basques.
En outre, le nouveau gouverneur promettait de travailler
au relèvement de l'agriculture et du commerce par tous les
moyens qui seraient à sa portée. Ces mesures ramenèrent
la confiance dans le cœur des populations; Léon, profitant
de l'induit accordé par Arriaga, lui écrivit pour le remer-
cier et en même temps pour le supplier de supprimer les
licences que s'était arrogées la Compagnie au mépris des
LE COMMERCE 127
articles du contrat ^ Sur ces entrefaites, Arriaga fut rap-
pelé de Caracas et élevé au rang de ministre. Ce change-
ment était l'œuvre de la Compagnie qui se débarrassait
habilement d'un homme qui la gênait, en le couvrant de
fleurs. Elle fit nommer pour le remplacer une de ses créa-
tures, D. Felipe Ricardos, qui avait été gouverneur de
Malaga.
Homme aussi injuste que cruel, Ricardos s'était, avant
même de débarquer au Venezuela, tracé une ligne de con-
duite toute de répression et de vengeance dont il ne se
départit jamais. Au commencement de 1751, il arrivait à
la Guaira avec 1,200 hommes de troupes vétéranes, et aus-
sitôt les vexations et les cruautés ouvrirent son gouverne-
ment. Le monopole et la tyrannie relevèrent la tête, plus
puissants que jamais, et a la paix qui régnait sous l'admi-
nistration d' Arriaga succéda une tempête de haines. Ri-
c^ixlos ne cacha pas son intention de remettre en jugement
tous les faits qui avaient été amnistiés sous son prédéces-
seur et de poursuivre sans pitié tous les mécontents et
tous les ennemis de la Compagnie^. Un cri d'alarme reten-
tit de nouveau dans la province ; sur la côte comme dans
les llanos on s'arme contre les facteurs de la Compagnie,
et cette fois encore Léon se met à la tête du mouvement.
Le sang coule k Caucagua où le lieutenant Oberto est blessé
par les troupes de Nicolas, fils aîné du capitaine Léon. Le
plan des révolutionnaires était de tomber sur Caracas et
d'en finir d'un seul coup avec le nouveau tyran qui oppri-
mait la province 3.
Mais cette fois, on n'avait plus affaire à un Castellanos.
Avec une activité extraordinaire, Ricardos met en mouve-
vement les troupes vétéranes, lève un escadron de cavalerie,
arme les milices de la capitale et envoie des ordres dans
toutes les directions. Pendant ce temps, les prisons s'em-
plissent; on passe par les armes les premières victimes
1. A. Roj\s, Est. hist.j p. a6i.
2. Id., p. 26a.
3. ld,y p. 263.
128 LES ORIGINES VÉNÉZCKUENNES
du mouvement révolutionnaire, « et on n'hésite pas a
mettre k mort les mêmes Vénézuéliens qui avaient servi
TEspagne en 1743 durant le combat de la Guaira contre
les Anglais ^ )> Enfin, la tête du capitaine Leôn est mise à
prix pour deux mille pesos. Leôn se voyant entouré d'enne-
mis, et incapable d'opérer sa jonction avec les troupes
d'Aragua et de Barlovento, n'a plus d'espoir que dans la
fuite. Il disperse ses soldats, et, avec ses fils et trois esclaves,
il parvient a gagner le monastère des Pères de Gabrula^.
Là, il sollicita une embarcation pour remonter l'Orénoque,
mais, voyant qu'au lieu de le protéger les moines cher-
chaient a le trahir, il s'enfonce dans la montagne où il vit
pendant deux mois sans rencontrer âme qui vive 3. Enfin,
il peut revenir à El Guapo sans avoir été reconnu. G'est
alors qu'abreuvé de dégoût il envoya son fils Nicolas a
Panaquire, avec une lettre qu'il avait écrite pour le gouver-
neur et dans laquelle il lui disait qu'il était résolu h se
livrer, si on lui promettait de ne lui faire aucun mal.
Nicolas laissa tomber la lettre k la porte «de la maison où
demeurait le lieutenant de la juridiction, D. Bernardo de la
PeAa, et se cacha. Le lieutenant fit parvenir la lettre a son
adresse et transmit k Léon la réponse du gouverneur, qui
était favorable. Le capitaine, après avoir eu la suprême
humiliation de voir tous ceux qui avaient soutenu avec lui
la cause de la justice se dénoncer les uns les autres et
devenir les complices de la politique de Ricardos, vint
lui-même, avec son fils Nicolas, se rendre à son ennemi 4.
Cependant, quelques jours avant la soumission de Léon,
le 5 février 1762, D. Felipe Ricardos avait fait proclamer
par ban public dans la ville de Caracas qu'en vertu de la loi
qui punissait les traîtres a la couronne royale, il ordonnait
a que les maisons appartenant à Juan Francisco de Leôn
fussent démolies et rasées, que l'emplacement où elles
1. A. KojAS, Est, hist.., p. 263.
2. /d., p. 364.
3. Id,, p. a65.
4. Id.f p. 265.
-•,-r »
LE COMMERCE I2g
s'étaient élevées fût arrosé et semé de sel» et qu'on y élevât
une colonne de pierre ou de brique portant une plaque de
cuivre avec une inscription relatant : que cette justice était
rendue par son Excellence, au nom du Roi, parce que le
maître de cette maison, le dit Juan Francisco de Léon,
avait été contumace, rebelle et traître k la royale couronne
du Souverain; qu'en conséquence, sa maison avait été
démolie, le terrain arrosé de sel et cette inscription gravée
pour perpétuer la mémoire de son crime. Ce décret serait
publié au son des tambours de guerre, premièrement sur la
place principale de la ville, puis au coin du pont appelé de
Catuche, et enfin sur la place de Candelaria, devant le
notaire qui en donnerait foi ^ »
Les ordres du gouverneur furent ponctuellement exé-
cutés. La maison de Leôn fut rasée; la troupe parcourut les
rues indiquées pour lire le décret ci-dessus, et à chaque
lecture la foule criait : « Vive le Roi I » Sur la place de Can-
delaria, on sema du sel à l'endroit oit s'était élevée l'habitation
du capitaine, et sur une colonne de maçonnerie qui avait
été dressée au préalable, on appliqua une plaque de cuivre
de 6i centimètres de long sur 21 de large, qui portait cette
inscription en lettres capitales :
« Esta es la Justicia del Rey nuestro Seflor mandada
hacer por el Excmo. seftor Don Phe. Ricardos The. General
de los Exercs. de Su Majestad su Govr. y Capn. General
desta prova. de Caracas con Francisco Leôn, amo de esta
casa por pertinaz, rebelde y traidor à la Real Corona y por
ello Reo. Que se derribe y siembre de sal pa. perpétua
memoria de su Inf* ^. »
I. Archives de Caracas. Document signé par D. Felipe Ricardos,
D' D. Diego Munoz et Francisco Castrilio, escribano. — Cité par A. Rojas,
Ett. hist., p. 267.
a. /d.y p. a68. Cette plaque fut retrouvée en 1881 par un ouvrier maçon,
travaillant à la démolition des vieux édifices de Caracas, qui la déterra du
soi de l'ancien couvent de las Mercedes (place Falcon). 11 la porta à M. A.
Rojas qui s*écria : «AlÛn! lo hallamos!» Le savant Vénézuélien explique
ainsi le passage de la plaque de la place de Candelaria à la place Falcon. Il
y avait au couvent de las Mercedes deux moines, du nom de Hernândez,
apparentés à la famille de Le6n. Il est à supposer que Tun d*eux prit la
LES ORIGINES VEREZUELIBIIIIES.
y
loo LES oHiGl^Ek vfSézl'Éliemvks
Léon arriva juste à temps à Caracas pour voir les ruines
de sa maison et la colonne infamante. On se figure quels
durent être ses sentiments, en rentrant abandonné et honni
dans cette ville où trois ans auparavant il avait été accueilli
par les acclamations enthousiastes de ses concitoyens. On
comprend qu'il ait eu un moment de faiblesse, et qu'ac-
câblé par tant d'épreuves, doutant un instant de la justice
de sa cause, il ait pu, au commencement de son interroga-
toire, le 8 février 1753, demander pardon k Dieu et au Roi
a del énorme delito )) qu'il avait commis ' .
Le procès de Léon dura plusieurs mois, et le 7 août 175a
le capitaine et son fils Nicolas furent embarqués, suprême
ironie I sur un navire de la Compagnie Guipuzcoane, la fré-
gate Santa Barbara, pour être traduits devant la casa de
contratacién. Avis préalable avait déjà été remis à la
chambre de commerce par la frégate Nuestra Setlora de
los ReniedioSf avec une lettre du gouverneur en date du
27 juin 175a, demandant que le Roi appliquât aux cou-
pables le châtiment qu'ils méritaient ^.
Léon et son fils ne restèrent pas longtemps dans les
prisons d'Espagne et un événement imprévu vint les déli-
vrer. Le monarque espagnol, dans la nécessité de réprimer
certains mouvements de rébellion dans ses colonies d'Afri-
que, offrit la liberté à ceux des détenus pour motifs
révolutionnaires qui consentiraient à s'engager dans l'armée
d'Afrique. Juan Francisco de Le6n et son fils Nicolas
acceptèrent cette offre avec empressement; ils se distin-
guèrent par leur valeur, et quelque temps après leur retour
plaque le jour de la démolition de la colonne « et l'enterra dans une des
cours du couvent, afin qu'elle demeurât ensevelie pour jamais». On a
trouvé au même endroit des ossements humains, ce qui parait indiquer que
quelques membres de la communauté moururent là, lors de la catastrophe
de i8ia qui renversa le couvent. Il n*est donc pas nécessaire de supposer que
la plaque fut enterrée par les religieux ; elle a très bien pu être simplement
enfouie dans le sol par le tremblement de terre.
I. A. RoJAs, E$t, hisL, p. 270.
a. <c Para que el Rey les aplicase el condignocastigo. » Gollect. A. Rojas.
p. 270.
LK CiOMMbUCl*: 1^1
en Espagne» Leôn mourut dans la péninsule > . La tradition
rapporte que le roi récompensa les services du père et du
fils en donnant a Nicolas le titre de seflor de Capaya, et en
lui rendant les (erres et les propriétés qui avaient appartenu
à son père et qui avaient été confisquées. Aucun docu-
ment, il est vrai» ne fait mention de ce titre de noblesse
accordé k Nicolas, mais les archives de Caracas donnent
comme un fait certain que les biens de Leôn furent rendus
à son fils'. Quant au poteau d'ignominie dressé par ordre
de Ricardos, il ne fut détruit qu'en 1811, par ordre du
pouvoir exécutif de la République^.
Ainsi se termina la révolution conduite de 1749 à lyBa
par le capitaine Léon. Elle embrasse, comme nous Tavons
1. Les dinereuts épisodes de la révolution de 1749-1752 sont k peu près
inconnus des historiens vénézuéliens. Monténégro consacre quatre lignes à
Léon. — Y ANES assure qu*il fut déclaré traître et qu'il aurait été exécuté s'il
avait été pris. — Baralt résume Thistoire de Lc6n en trois pages et termine
ainsi: «S*il avait été pris, il eût été tué sans rémission; mais heureusement
il échappa toujours aux poursuites de ses ennemis, et, sans doute proscrit et
caché, Il mourut à une époque inconnue que nos eflbrts n*ont pu déter-
miner.» Baralt n*a donc rien su du dernier acte de la révolution de Léon, ni
de son interrogatoire, ni de sa conduite en Espagne. — Larrazabal dit :
« 11 s'échappa dans Tobscurité d'une solitude qui fut pour lui une mort
anticipée, où il lui fallut enfln rendre l'esprit loin de ses amis, abreuvé de
misères et de fatigues. » — M. A. Rojas est le seul qui ait réuni les matériaux
pouvant servir à retracer tous les incidents de cette histoire.
3. A. RojAS, Est. Au/., p. 373. — Le fait est confirmé par un manuscrit de
Londres, où il est dit que le roi fit donation à Nicolas de Léon des haciendas
de El Guapo «quando se establecié el comercio libre». — Brit. Mus., mas.,
Add. 13987, n** i5, f. 319, verso.
3. A. Rojas, Est. hUt.^ p. 273. — La Gazette de Caracas du 20 sept. 181 1
publiait un décret de D. Rodulfo Vasallo, Diputado director de obras
publicas de la Capitale, qui, en vertu d'un décret du pouvoir exécutif,
ordonnait la démolition du poteau d'Ignominie élevé en face du temple de
Na. Sra. de Candelaria, sur l'emplacement de la maison du magnanime
Juan Francisco Léon « para manchar Inicuamente la memoria de este, como
caudlUo de los valerosos varones que en aquel entonces pretendieron sacudir
el duro vu go mercantil con que la avaricia y despotismo de los reyes de
Espafia estancaron cl comercio de estas provincias, por medio de la estafa-
dora compaAia guipuzcoana, cuyos privilcgios exclusivos hicieron geniir a
los Venezolanos por mas de cuarenta Snos. »
Quelques jours après, les membres du pouvoir exécutif, un grand
nombre de députés de la Constituante, les troupes avec leurs enseignes et
une multitude de citoyens s'assemblèrent sur la place de Candelaria. Le
poteau fut démoli aux cris de « Vive la République ! » et le drapeau du
Venezuela fut solennellement planté au son dos musiques militaires
(\. Rojas, Est. hist., p. 276).
l32 LBS ORIGINE» VHNÉZUÉLlK\i^Ë8
VU, deux périodes : Tune toute pacifique, quand Topinion
cherche k s'imposer d'une manière juste et courtoise ; l'autre
armée» quand les populations, victimes des persécutions
officielles, se soulèvent contre un gouvernement qui ne
favorisait que les intérêts particuliers d'une certaine classe,
en s'opposant à toute mesure de progrès. Ce mouvement
peut être, k juste titre, considéré comme le premier élan
des esprits vénézuéliens vers l'indépendance et comme la
préparation de la grande révolution de i8io. «En effet, dit
M. A. Rojas, si Ton recherche l'origine de chacune des
nationalités modernes, on trouvera toujours comme point
de départ une nécessité sociale, la liberté essayant de se
faire jour et de lutter contre les abus du pouvoir, les impôts
exagérés et la tyrannie politique. Les hommes qui en 17^9
demandaient la destruction du monopole et faisaient appel
k la liberté du commerce avaient avec eux la majorité de la
population de Caracas et de la province > . » Parmi les nom-
breux patriotes qui assistèrent a la réunion du as avril lyÂQt
les actes publics citent D. Sébastian de Miranda, commer-
çant de Caracas, le même dont nous avons parlé dans un
chapitre antérieurs et qui, sept ans plus tard, devait être le
père du général Miranda, et mentionnent le nom du plus
jeune fils du lieutenant général, D. Juan de Bolivar Yillegas,
Juan Vicente Bolivar y Ponte, le même qui, trente-quatre ans
après, allait donner le jour au Libérateur de l'Amérique. Ces
grands citoyens se souvinrent, et si Ricardos étouffa pour
quelque temps la rébellion sous l'épouvante et sous la
terreur, le feu couva sous la cendre et une étincelle devait
suffire k faire éclater l'incendie.
1. A. RojAS, Ent. hist.j p. 274.
2. G*est ce Sébastien de Miranda qui fut diffamé en 1769 chez le gouver-
neur Soiano, comme nous i*avons raconté.
CHAPITRE VI
La Compagnie Guipuzcoane de 1751 à 1785.
Sous Tadministration de D. Felipe Ricardos, les agents
de la Compagnie étaient redevenus tout-puissants k Caracas.
Il faut dire» k Texcuse du gouvernement espagnol, que s'il
ne donna pas satisfaction aux populations opprimées, la
faute en est moins k son bon vouloir qu'k la distance qui
séparait TEspagne de Caracas, aux fausses informations que
le Roi recevait de ses mandataires, qui lui cachaient le plus
souvent la vérité des faits. Nous avons dit que dès les
premiers mouvements insurrectionnels, en 1749» la Compa-
gnie avait pris soin de rédiger un manifeste ob elle exaltait
les services qu'elle rendait k S. M. et au pays*. Le roi ne
pouvait donc qu'être fort bien disposé pour la Compagnie
et ses directeurs. Cependant Ferdinand VI vit le danger et
comprit, aux réclamations de ses sujets d'Amérique, qu'un
pouvoir aussi omnipotent que celui de la Compagnie devait
être tenu en bride par l'autorité souveraine. C'est ce qui
explique l'ordonnance royale de lySi, décrétant que la
direction générale de la Compagnie Guipuzcoane serait
transférée de Saint-Sébastien k Madrid, où elle s'établirait
le plus promptement possible ^
Cette nouvelle sema la consternation chez les habitants
de Saint-Sébastien. C'est que l'existence même de la cité
semblait maintenant liée a celle de la Compagnie et au
I. Voir plus haut.
3. Real orden para la translaciôn de la direcciôn de la Compaflia
Gidpuzcoana à Madrid. — Arch. gen. de Guipuzcoa (^Tolosa), secc. a, neg. aa,
log. 7a, 5' paquet.
l3/| LES ORIGINES vé^ézUÉLlE^^ES
séjour dans la ville des directeurs qui en étaient devenus les
bienfaiteurs et les soutiens. Dans la curieuse description
de Saint-Sébastien en 1761, faite par le prêtre D. Joaquin
de Ordoîlez', le nom de la Compagnie revient à chaque
page. C'était k elle, en efifet, que Saint-Sébastien devait son
embellissement. Sur le muelle^ oh jusqu'alors ne se trou-
vaient que des maisons de pêcheurs» s'élevait maintenant
un magnifique palais, la casa Lonja^ qui abritait les
bureaux de la direction; la Compagnie avait fait réparer
rhôpilal de la ville ^; elle avait bâti le collège de Saint-
Ignace 3, et surtout elle avait construit un temple splendide,
la nouvelle église de Santa Maria, où se trouvait le palla-
dium de la cité, Timage de Na. Sra. del Coro ^.
Le nom de la <( Vierge du Coro » mérite plus qu'une
simple mention, à cause de la popularité dont elle a tou-
jours joui et dont elle jouit encore à Saint-Sébastien. C'est
une petite statue en bois de 0*40 de hauteur, taillée gros-
sièrement et représentant la Vierge avec l'enfant Jésus, dont
les figures sont noires, Dans l'ancienne église elle se trou-
vait au-dessus du lutrin du chœur, d'où son nom. Après
la reconstruction, la Compagnie la fit placer au-dessus de
I. San Sébastian en 1761. Descripciôn de la ciudad, sus monumentos;
usos y costumbrcs, por el prcsbitero D. Joaquin OrdoAez. — Manuscrit com-
muniqué à la Real Academia de la historia par M. le marquis de Seoane, de la
commission des monuments de Guîpuzcoa, et publié par D. Alfredo de
Laffltte, secrétaire de la dite commission. CSaint- Sébastien, Jornet, éditeur,
1900.)
a. /d., n* 48, p. 53.
3. /d., n" 49> p. 54.
4. L*égiise était encore en construction en 176 1, et OrdoAez s*étend lon-
guement sur la magnificence de Tceuvre, sur le superbe portail de l'édifice
et ses deux tours qui, faisant le fond de la calle mayor, donneront une aussi
belle perspective qu*à « Valladolid, en la Plateria que hace frente laiglesia de
la Cruz» (San Sébastian en 1761, n" 8, p. 17 et 18).
Cf. la savante étude que D. Pedro Manuel de Soraluce, le distingué
conservateur du Musée municipal de Saint -Sébastien, fils de Tauteur de la
brochure sur la Compagnie Guipuzcoane, a publiée dans la uRevista
Vascongada Eurkal-Erria», t. XXXVI (1897), pp. 201 et 357, intitulée:
«Arqueologia donostiarra. La milagrosa imagendcNuestra Senora del Coro» ;
et la a Historia civil-diplomatica-cclesiastica antigua y moderna de la ciudad
de San Sébastian » du D' D. Joaquin Antonio de Gamino y Orella (p. a23),
citée par D. Pedro Manuel de Soralucc.
LE COMMERCi: iSÔ
Tautel principal. Elle est soutenue par un arc triomphal
d'argent, au centre duquel est sculpté Abraham, formant
le tronc d'un arbre généalogique doré d'où se détachent
quatre branches qui représentent quatre rois de Juda.
Cette statue, comme toutes les images miraculeuses, a
sa légende, que rapporte pieusement le prêtre Ordofiez^. Un
vénérable religieux la tenait en si grand amour qu'il la
visitait chaque jour ; fatigué de monter si souvent au Coro
et désireux de la posséder dans sa cellule pour l'invoquer
tout à son aise, il l'enleva de son ancienne place, la cacha
dans sa manche et voulut sortir de l'église. Mais il se sentit
arrêté k la porte par une force supérieure, et les « Benefi-
ciados » du chapitre, qui arrivaient sur ces entrefaites pour
chanter les vêpres, trouvèrent le religieux confus et
interdit : il dut confesser sa faute et rendre la statue.
« C'est k la dévotion des habitants pour cette sainte
image, ajoute Ordoftez, qu'est due la prospérité de la ville.
On l'invoque dans toutes les nécessités, et la demande est k
peine formulée que déjk elle est exaucée 3. »
1. D. Pedro Manuel de Soraluce, article cité. — Le nom de « Virgeti
dei Ck>ro » a fait penser à quelques-uns que cette statue aurait été rapportée
par la Compagnie de la ville de Goro où les Indiens l'auraient eue en grande
vénération. M. P. M. de Soraluce détruit cette opinion en rappelant simple*
ment que longtemps avant l'établissement de la Compagnie Guipuzcoane,
en novembre i6i5, quand Philippe III vint À Saint- Sébastien pour les fian-
çailles de sa fille, Dofia Ana de Austria, avec Louis XIII de France, on lui
offrit comme relique un vêtement précieux de la Vierge du Coro.
En 1773, l'église Santa Maria, incendiée en partie, fut remplacée par
l'actuelle.
En 1794» lors de l'invasion de l'armée française conduite par le général
Moncey, l'image de la Vierge du Coro fut transportée à Madrid par le curé
Antonio de Rem6n. Elle en fut ramenée le i5 août 181 5.
Jusqu'en i834, elle était promenée en procession tous les ans, au 8 sep-
tembre. Depuis cette époque on ne la promène plus qu'aux calamités
publiques (comme lors du choléra de i855). D. P. M. de Soraluce,
article cité).
Actuellement, la statue, toujours au-dessus du maltre-autel, est voilée
par un rideau que l'on ne soulève que les dimanches et jours de fêtes pen-
dant la célébration de la grand'messe, ou lorsque, nous disait le sacristain
de Santa Maria, l'on fait célébrer en l'honneur de la Vierge une messe du
prix de deux douros.
2. Saint- Sébastien en 1761, n"" 9, p. 18.
3. /d., p. 19.
l36 LES ORIGINES VlSsflSzUBLIENNES
Le culte si populaire de la Vierge du Goro fut donc
encouragé par la Compagnie guipuzcoane, qui s'attacha
Taffection de la foule en lui donnant le régal de magnifi-
ques funciones religieuses dont fut toujours avide Tâme
espagnole. Outre les messes journalières dites pour la « feli-
cidad » de la Compagnie ^ chaque fois qu'un navire de
Caracas arrivait à Pasages ou à Câdiz, un office solennel
était célébré à Téglise Santa Maria en Thonneur de la Vierge
du Coro; il y avait messe en musique avec chant du Salve
et du Te Deum^. Même cérémonie au départ de chaque
navire. En novembre, une grand'messe était dite pour tous
les défunts de la Compagnie, et il n'était guère de famille
qui ne vînt y prier pour quelqu'un des siens 3.
Mais la plus grande fête de la Compagnie était celle de
son patron saint Ignace de Loyola. A la grand'messe, célé-
brée avec chants, musique et sermon, assistait tout le clergé
de la ville; le Saint-Sacrement restait exposé toute la jour-
née, et l'après-midi, après les vêpres solennelles, le peuple
était en liesse ^ ; on chantait et on dansait dans les rues ; et
les traditions sont si vivaces chez ce peuple basque, qu'au-
jourd'hui encore la ronieria de Loyola est une des fêtes les
plus populaires de Saint-Sébastien.
Non seulement la Compagnie contribuait k donner aux
habitants de la capitale guipuzcoane quelques-unes de ces
satisfactions et de ces joies dont l'âme a besoin, mais si l'on
s'en tient au point de vue uniquement matériel, elle faisait
vivre une grande partie delà population. Outre le personnel
de la direction et les officiers, il y a, dit la relation d'Or-
dofiez, « muchos hombres de bien que se emplean en capi-
tanes, mayordomos, pilotos y un sin numéro en la mari-
neria ^, » et il ajoute non sans humour que les servantes de
I. Saint-Sébastien en 1761, n** 49» p- 53.
9. /d., n° 47) p. 5a. — OrdoSIez nous indique même le prix de ces offices
solennels; il était de 4 pesos (un pour chaque vicario)^ plus i peseta pour
chacun des prêtres assistants.
3. Id., n° 49) p. 53.
4. id.) p. 54»
5. W., no 48, p. 53
LE COMMERCE 187
la ville sont heureuses de se marier avec les matelots qui
reviennent d'Amérique avec « ciertos pesos fuertes » en
poche ' •
La note triste, hélas ! succède à la note gaie. La morta-
lité est grande parmi les hommes embarqués, et presque
tous les navires reviennent avec des listes de matelots et
d'employés décédés à Caracas^. Mais dans la douleur comme
dans la joie, la Compagnie a conscience de ses devoirs ;
elle accorde des pensions aux veuves et aux orphelins 3.
D'ailleurs elle n'abandonne aucun de ceux qui ont été à son
service; nous la voyons en 1740 envoyer des secours à
38 hommes débarqués fatigués du navire Santa Ana 4, et
plus tard, en 17^6, elle demande la liste des anciens marins
de Pasages, de plus de soixante ans, qui ont navigué sur ses
vaisseaux, afin de leur donner une retraite s. Ajoutons k ces
détails qu'elle faisait cadeau à l'hôpital de Saint*Sébastien
delà moitié des médicaments qu'il employait6, qu'elle entre*
tenait à ses frais le collège de Saint-Ignace "7, et il sera facile
de comprendre quelle émotion excita dans la capitale du
Guipuzcoa la cédule royale de 1 76 1 .
Le monarque fut sourd k la protestation que lui adressè-
rent les directeurs de Saint- Sébastien, et une seconde
cédule ordonna l'exécution immédiate de la première. Les
réclamations des juntes forales du Guipuzcoa, réitérées
pendant plusieurs années^, et demandant que la direction
I. Saint-Sébastien en 1761, n* 48, p. 53.
3. Id.
3. Arch. de Pasages. Gorresp. 1740-1750. Acuerdode 1746.
4. Id. Acuerdo du 6 avril 1740.
5. Id. Lettre du 18 oct. 1746, signée Manuel Ignacio de Aguirre. i
6. Saint-Sébastien en 1761, n« 48, p. 53.
7. Id.y n'*49> p- 54. I
8. Arch. gen. de Guipuzcoa (Tolosa), s. 3, n. aa, 1. 73, 5* paquet :
« Fundamentos que conçu rren y se exponen sobre la importancia de que
la direccion de la real compatlia guipuzcoana, cstablecida el ano de 1738, en
la ciudad de San Sébastian, y traslada desde ella, en virtud de Real orden a
la Villa y Gorte de Madrid, haga su regreso à la mlsma ciudad y se restablezca I
en ella como en su primitivo centro y origen. »
Les réclamations furent renouvelées tous les ans, de 175a à 175Ô, et en I
cette dernière année, on tentait un suprême effort en envoyant un délégué
à la Cour, D. Andres de Otamendi, pour demander avec instance le retour
de la direction à Saint-Sébastien. (Guipiizcoa/io instraido, p. 110, col. 2.)
l38 LES ORIGINES vé^ÉZUÉLlEN^KS
principale et ses bureaux fussent restitués à la ville de Saint-
Sébastien, n'eurent pas plus d'effet, et il fallut se contenter
à Saint-Sébastien d'une direction subalterne, d'une espèce
de sousKlirection ' .
En 1759, le Roi prenait également une mesure très
importante, qui prouvait que les réclamations des Véné-
zuéliens n'étaient pas pour lui lettre morte. Il décrétait que
la sixième partie du fret de chaque vaisseau de registre
serait laissée à la libre disposition des planteurs et des com-
merçants du Venezuela, et qu'ils pourraient la charger à
leur gré de cacao pour l'Espagne, sans pour cela avoir
recours à la Compagnie'. C'était là porter un coup sensible
au monopole de cette dernière ; c'était un premier pas vers
la liberté du commerce.
Cependant, la prospérité de la Compagnie n'en fut pas
atteinte. Pour étendre son commerce, la junte des action-
naires présidée à Madrid en 175a par l'Excmo. Sr. D.Julian
de Arriaga, ministre de S. M. 3, décida que les actions
seraient doublées, et que dans la nouvelle émission, parti-
cipation serait offerte aux Caraquenais et aux habitants de
la province de Venezuela 4.
Les assemblées des actionnaires se réunirent régulière-
ment jusqu'en 1766 s, mais on laissa tomber dans l'oubli
la coutume d'envoyer aux intéressés le résumé des décrets
1 . Cependant, il avait été décidé que le premier directeur de Saint- Sél)as-
tien ne serait remplacé par un employé subalterne que quand le poste oc-
cupé par D. José Agustin de Zuaznàbar deviendrait vacant. Ce dernier con-
serva sa dignité et son emploi, en raison, dit la cédule royale de 1751; de
son ancien et distingué mérite au service de la Compagnie, u en atenciôn à
su antiguo y distinguido mérito en servicio de la compafiia. » (\rch. gen. de
Guipuzcoa, s. a, n. 32, 1. 72, 5* paquet.)
2. SoRALLCE, Hist. de la Compania Guipuzc, p. 34. En même temps, on
obligeait la Compagnie à payer aux planteurs le cacao 16 pesos la fanega au
lieu de 10 pesos qu'elle avait donnés jusqu'alors, et Tanii i3 réaux la livre,
au lieu de 10 réaux. (Brit. Mus. mss. Add. 18987, n" i/», f. 3i5 verso.)
3. Le même qui s'était fait remarquer comme gouverneur du Vene-
zuela.
4. Arcb. gen. de Guip. (Tolosa), s. 2, n. 32, 1. 73, 3* paquet.
5. Les archives du Guipuzcoa renferment les procès-verbaux de presque
toutes ces réunions, bien qu'elles se fussent tenues à Madrid. La plus impor-
tante fut celle de 1760-1761 qui dura six mois et neuf jour^. (Arch. gen. de
Guip. (Tolosa), s. 3, n. 22, 1. 73, 3* paquet.)
LE COMMENCE iSq
de la junte, comme cela se faisait après les réunions
annuelles qui eurent lieu dans la salle consulaire de Saint-
Sébastien, jusqu'en 1751 inclusivement.
Le premier imprimé de la Compagnie après le transfert
à Madrid fut un Mémoire du 34 octobre 1764 * (édité à la
fin de 1765), signé par ses directeurs, A. José Agustfn
deZuaznâbar, D. Juan BautislaGoizueta, D. Luis Bernardo
de Larrarte et D. Vicente Rodriguez de Ribas. Il passait en
revue l'histoire de la Compagnie depuis sa fondation, et
par des chiffres comparés, démontrait son heureuse in-
fluence sur le commerce d'Espagne et de Caracas. Ce
mémoire était accompagné d'un premier certificat du
Il janvier 175a, émanant du suprême Conseil des Indes et
appuyé sur six attestations des officiers royaux de Caracas,
qui démontrait que les sorties de cacao, effectuées de 1780
à 1748, avaient été en augmentation considérable sur celles
de 1700 à 1730^. Ce commerce du cacao était assez pros-
père pour que la Compagnie pût en alimenter non seule-
ment l'Espagne, mais les îles Canaries et le Mexique, par
Vera-Cruz; elle recevait en échange, du Mexique, de l'argent
monnayé qui était envoyé en Espagne 3 et employé à
acheter des marchandises d'Europe.
A ce premier certificat en était joint un autre, émanant
du même Conseil des Indes, et basé sur quarante-neuf
documents, fournis par différentes autorités. Il était relatif
k l'exportation du cacao et autres denrées, de 17^9 à i764t
et démontrait que le commerce de ces produits avait plus
que triplé depuis 1730.
1. Real CompaAfa Guipuzcoana de Caracas. Noticias historiales prâcticas
de los Sucesds y Adelantamientos de esta Compailia, desde su fundacion
en 1728, hasta 1764, in-'»'. Madrid, 1765.
2. V. plus haut les chiffres donnés jusqu'en 1749*
3. Archivo hislorico de Madrid, Leg. a333. Un navire de la Compagnie
arrive à Câdiz avec /t,ooo pesos d'argent monnayé (1737).
/cf., leg. a3ao. Un autre navire, le San Ignacio, apporte, en 1753,
6886 pesos.
La frappe de l'argent en Amérique avait été déûnitivement concédée à
la casa de moneda de Méjico par ordonnances royales du 19 septembre et du
i5 décembre 1733. (Arch. del Cons, de Cadiz, E. 10, 1. 5, n*' 100 et 104.)
l4o LES ORIGINES VENÉZUéLIENNES
•
Aux chiffres que nous avons précédemment cités ajou-
tons-en quelques autres. Pendant les trente années qui sui-
virent 1730, la Compagnie expédia 1,448,746 fanegas- de
cacao, au lieu de 643,ai5, expédiées de 1700 à 1780, ce qui
faisait une augmentation de 8o5,53i fanegas ^ De 1766
à 1764» on importa en Espagne 88,48a arrobas^ (de
ab livres) de tabac et 177,354 cuirsS.
Pendant que nous relatons les comptes de la Com-
pagnie, ajoutons tout de suite, d'après Campomanes, que
durant les cinq années qui ont suivi 1769, elle a importé
179,156 fanegas de cacao en Espagne, 36,ao8 arrobas de
tabac, 75,496 cuirs et 2ai,43a pesos en espèces4.
Enfin le mémoire exposait qu'en même temps que la
production du cacao s'était singulièrement accrue, les
revenus de Tévêque, qui consistaient en dîmes, s'étaient
augmentés de 8 jusqu'à ao pesos 5.
Cependant, durant la seconde période de son existence,
de 1749 à 1764, la Compagnie n'avait pas été exempte de
contretemps et de revers, semblables à ceux qui l'avaient
éprouvée pendant la période précédente. Elle perdit les
frégates San Fernando et San Joaquin en 1754 et 1755,
sur les côtes du Guipuzcoa, le San Juan Bautista en 1758,
à la barre de Maracaïbo, le garde-côtes San Francisco
Javier^ de 18 canons, sur les côtes de Caracas, en 1760.
Enfin, pendant la guerre de l'Espagne contre l'Angleterre,
en 1762, l'ennemi lui prit six navires chargés : San José ^ San
Ignacio 9 San Sébastian, Santiago, San Carlos et Aranzagu 6.
I. NoticiaSy p. i48.
a. L'arroba vaut exactement 11 kil. 5oa (Dict. de IWcad. espagnole.)
3. NoticiaSfP. 161 . Ajoutons quelques chifDres donnés par les manuscrits
de Londres. En 175a, la Compagnie avait comme fonds en Espagne plus de
3oo, 000 pesos, et en 1755 son capital était de 1,300,000 pesos. (Brit. Mus.,
ms Eg. i8o4, fol. 77.) '
4. Campomanes, II, p. i6a. .
5. Notichs, p. 169. Il faut dire un mot aussi des charités et des secours
que la Compagnie accordait aux maisons^ de miséricorde et aux temples.
Ainsi elle donnait chaque année une soimpe considérable au séminaire des
marins de Se ville.
6. SoRALUGE, Hist. de la Compania Giiîp.>, p. a6. — Cf. Brit. Mus., ms.
Eg. i8o4, f. ia6. Rapport sur la capture faite par les Hollandais du vaisseau
San Ignacio de Loyola,
LE COMMERCE I^I
Malgré ces pertes, la Compagnie eut assez de crédit
pour pouvoir, en 1766, tripler le nombre de ses actions.
Le Guipuzcoa avait pour sa part contribué à la duplication
et k la triplicatîon, et en 1766 il était inscrit pour trois
cents ' .
En cette même année 1766, le roi Charles III voyant
les excellents résultats que donnait la fabrique d^armes de
Plazencia, sous la surveillance de la Compagnie, chargea
également cette dernière de l'exploitation des bois des mon-
tagnes de Navarre. Elle s'acquitta fort bien de cette com-
mission et put fournir de bois la flotte royale du Fercol,
au prix de 53 réaux de vellon et 16 maravédis la coudée
cubique (o"'43)* Le mérite de ces opérations doit surtout
être attribué au directeur de la Compagnie a Saint-Sébas-
tien, D. José Agustîn de Zuaznâbar, qui procéda fort
habilement, en utilisant la Bidassoa, ce qui lui valut
plusieurs lettres de félicitations de S. M. ^.
Les affaires générales de la Compagnie continuèrent
à prospérer, malgré la perte du navire Santa Ana, chargé
de cacao, en 1767, a l'entrée du port de Pasages, et un
terrible incendie qui détruisit, l'année suivante, une partie
des entrepôts de Saint-Sébastien 3.
L'habitude de réunir les actionnaires chaque année était
tombée en désuétude depuis 1766, et à partir de cette
année aucune junte générale ne fut tenue jusqu'à la grande
assemblée de 1772, convoquée par décret royal et dont nous
résumons ci-dessous les travaux 4 :
En vertu d'une décision du Roi et d'une résolution prise
par une junte particulière^, une. circulaire fut adressée en
I. Arch. gen. de Guipuzcoa (Tolosa), s. a, n. aa, 1. 7a, 3* paquet. — Cf.
SoRALucE, p. 39.
a. Guipuzcoano instruidOf p. 297, col. i. — Cf. Soralugb, p. 3o.
3. SOIULUGE, p. 3o.
h, Arch. gen. de Guipuzcoa (Toiosa), s. a, n. aa, 1. 7a, 3* paquet.
5. Les juntes particulières avaient lieu tous les mois régulièrement, et
extraordinairement à chaque arrivée de bateau de Caracas. Elles étaient
composées de cinq députés, élus par la junte générale, des directeurs et
des comptables de la Compagnie. (Arch. gen. de Guip. (Tolosa), s. a,
n. aa, 1. 7a, 6' paquet.)
l42 LES OHIGIMlS VËNËZCÉUENNLS
date du II mai 177a aux actionnaires de la Compagnie par
les directeurs D. Juan Bautista de Goizueta et D. Vicente
Rodriguez de Ribas. Les intéressés étaient informés que la
junte générale s'ouvrirait le 1 5 du mois suivant, que les
actionnaires y seraient mis au courant de la situation de la
Compagnie depuis rassemblée de 1766 jusqu'à la fin de
1771, et qu'ils seraient invités à adopter les dispositions
qu'ils croiraient convenables.
La junte ne dura pas moins de cinq mois et un tiers» et
pendant un si long espace de temps» on ne tint que
19* séances.
La réunion fut présidée par le Sr. D. Jacinto Miguel de
Castro, ministre togé du suprême Conseil des Indes. Il
commença par rappeler certaines circonstances relatées dans
la circulaire antérieure du i'^ mai 1766, entre autres la
mesure adoptée par les précédentes juntes, et d'après
laquelle un membre de l'assemblée pouvait représenter
jusqu'à 18 votes différents, mais sous la condition expresse
que le fondé de pouvoirs fût aussi actionnaire de la Com-
pagnie.
En vertu de cette décision, les directeurs, dont, à Saint-
Sébastien, on avait même contesté le droit au vote, se firent
attribuer en 1773, l'un, D. Juan Bautista de Goizueta,
17 voix, l'autre, D. Vicente Rodriguez de Ribas, i4.
Connaissance fut ensuite donnée à la junte de l'état des
finances de la Compagnie. Elle comptait alors dans ses
magasins d'Espagne 33,4^3 fanegas de cacao, 3,487 petacas
ou boîtes de tabac et 3^,102 peaux de bœufs ^ Voici
d'ailleurs le rapport sur le passif et l'actif de la Compagnie
tel qu'il fut lu à cette junte de 177a.
I. Il arriva en ouirc à Cludiz cl à Pasages, pendant la durée de la junte,
aix navires chargés venant de Caracas. Pour donner une idée de la moyenne
de chargement d*un navire de la Compagnie, nous donnons comme
exemple le chargement du navire San Ignacio, signalé à Càdiz par lettre du
président de la contratacion en date du aS octobre lyôS : 7)687 fanegas de
cacao; 1,307 arrobas de cacao; 80 libr. de manteca de cacao; 7 boUzuelas de
azeite de jialo; 6.88<) pesos en plata acufiada. (Vrch. hisL de Madrid,
leg. aSao.)
le commeuck 1^3
Passif :
Actions de la Compagnie Guipuzcoane (les primitives des années 1738
et suivantes, doublées en 175a et triplées
eni766) Rvn«. 35.121.750,00 marav.
Capitaux à rente et & intérêt 15.787.361,08
Autres dettes sans intérêt (capitaux d'associés,
actionnaires et employés de la Compagnie,
provenant de dépôts, etc.) 5.362.083,07
Total du passif Kvn. 56. 271.194,15 marav.
Actif :
Marchandises, évaluées à leur prix de facture,
existant dans les magasins de la Com-
pagnie à Caracas et en Espagne — et crédits
à Vera-Ciiiz, Lima, au Chili et à Buénos-
Ayres Rvn. 3o.8o5.4oo,x9 marav.
Fonds existant dans les caisses de Madrid,
Càdiz, Saint^Sébastien et autres villes d'Es-
pagne, ainsi que dans les différentes places
de commerce étrangères 18.49 1-743, 18
Matériel. — 10 navires et x5 embarcations plus
petites pour le service de la Compagnie et
pour les garde-côtes, et, en plus, les facto-
reries et les magasins de la Compagnie en
Amérique et en Espagne 19.595.254,08
Produit ou bénéfice résultant des revisions de
comptes 454.955,18
Total de l'actif Rvn. 69.347.352,29 marav.
Bénéfices résultant de cette balance. . . Rvn. 13.076.159,14 marav.
On constata, par ces résultats, qu'après avoir paye
le 5 0/0 annuel des intérêts et réparti un dividende extraor-
dinaire de 10 0/0 entre les actionnaires ^, il resterait encore
une somme respectable de bénéfices, qui pourrait être
I. Le féal de vellon était de 34 maravédis.
3. Cf. Arch.de Pasages, corresp. 1770- 1780. Lettre des directeurs de la
Compagnie, D. Juan Bautista de Goizucta, D. Vicente Rodrfguez de Ribas,
ordonnant, après cette juate de 1772, le paiement du dividende de 10 0/0,
en plus (le l'inlrrèt réglementaire de 5 0/0.
i4â les origines VÉNÉZUKUENNëS
employée tant au paiement d'une partie des dettes qu'au
développement général et à Tamélioration de la Com-
pagnie * .
Avant de se séparer» TAssemblée décida que dorénavant
la junte générale se réunirait régulièrement tous les ans»
et le Sr. Président fut chargé de rendre compte à S. M. de
ce qui s'était passé dans la junte de 177a.
Le 7 mars de Tannée suivante» l'Excmo. Sr. D. Fr. Juan
de Arriaga» secrétaire d'État au département de la Marine
et des Indes» écrivait au nom de S. M. aux directeurs
de la Compagnie^» leur exprimant le désir du Roi que
la junte» au lieu d'être annuelle, ne se tînt que tous
les deux ans» qu'elle s'ouvrit toujours le i5 juin et ne durât
pas au delà de cinquante jours. Il ajoutait qu'au cas où il
conviendrait à la Compagnie de faire révoquer quelqu'un
ou quelques-uns de ses employés par un décret de la junte,
elle devrait rendre compte auparavant à S. M. des causes
qui motivaient cette révocation. En ce qui concernait les
dépenses particulières et secrètes (gastos secretos), le Roi
pensait que l'on devait les supprimer entièrement» parce
que de telles dépenses n'étaient pas convenables, quelque
peu élevé qu'en fût le montants. Pour prendre ces mesures
complémentaires, le Roi ordonnait que l'on convoquât de
nouveau le plus tôt possible la junte générale.
Réunie à cet effet le 26 mars de cette année 1773, l'as-
semblée se montra vivement touchée des résolutions de
S. M. et fît observer, avec tout le respect qu'elle devait à
son Roi, que la Compagnie se croyait autorisée par ses
règlements k agir en toute liberté dans les affaires qui
étaient particulières à son gouvernement. Cependant» elle
se soumettrait au désir de S. M.» et comme il fallait pour
t. Les intérêts à payer se montant à . . . 789.868 rvn.
Le dividende à 3.512.175 —
Il restait donc un bénélice net de . . . 8.774.61G rvn. i4 marav.
9. Arch. gen. de Guip. (Tolosa), s. 3, n. aa, 1. 7a, 7* paquet.
3. H Pues de ningun modo conviene el que se hagan semejantes dispen-
dios por inferiores que sean. »
LR COMMERCE 1^5
cela changer les primitives Bases et ordonnances, une
commission de trois membres fut nommée pour y intro-
duire les modifications demandées par le Roi.
On voit combien la Compagnie fut sensible aux repro-
ches que lui adressait indirectement Charles III. Quelles
étaient ces dépenses secrètes auquelles le Roi faisait allu-
sion? La lettre du ministre ne le dit pas, mais on peut
supposer que S. M. voyait d'un mauvais œil certains agis-
sements, et, se rappelant ce qui s était passé vingt ans
auparavant a Caracas, craignait que Tordre ne fût de nou-
veau troublé dans ses colonies. En tout cas, cet acte d'au-
torité de Charles III prépare et explique les ordonnances
royales qui bientôt allaient porter un coup décisif à la
Compagnie.
Pendant les dernières années de son existence, la Com-
pagnie continua à envoyer régulièrement a Caracas six
navires par an, et lors de la nouvelle guerre de TEspagne
avec l'Angleterre, déclarée en 1779, elle prêta son concours
à la flotte royale, comme elle l'avait fait dans les guerres
précédentes. En janvier 1780, elle se vit prendre, entre les
caps Finisterre et Saint-Vincent, par Tescadre de l'amiral
anglais Rodney, une flottille composée du navire Asunciôn
et de sept frégates, tous chargés de vivres et de provisions
destinés k l'armée espagnole ' .
Cependant, le temps approchait où la Compagnie Gui-
puzcoane allait cesser d'exister. C'est une gloire incontestée
pour le roi Charles III d'avoir su se rendre un compte
exact des nouvelles aspirations qui se manifestaient parmi
ses sujets d'Amérique, et le commerce lui doit» une série
de réformes qui furent pour lui ce qu'on pourrait appeler
le commencement de l'ère moderne "* .
En 1764» Charles III établissait la poste régulière entre
I. SoRALucE, Hisi, de \a Compania Gaip., p. 35.
3. U peut être intéressant de savoir quel était, à la veille des ordonnances
rendues par Charles III, le mouvement commercial entre l'Amérique
et l'Espagne. Nous donnons ci-dessous, d'après TArchivo historico de
Madrid, la somme totale des capitaux et effets (caudales y efectos) arrivés
LbS OniG15liS VKRÉZUÉLIBnKBS. 10
l/|(} LES OHiGlNKS VÉXKZUKUE>'?IK.S
TEspagnc cl rAïuérique, en ordonnant que des paquebots
seraient expédiés les premiers jours de chaque mois de la
Corogne k la Havane et k Puerto-Rico, et que de Ik des
bâtiments légers transporteraient les lettres sur le continent
américain ' .
En 1765, ce monarque ouvrait à tous ses sujets en Espa-
gne le commerce des iles du Vent, Cuba, Espafiola, Puerto-
Rico, Margarita et la Trinité, leur laissant le choix des
ports, moyennant qu'ils paieraient les droits ordinaires^.
En 1774» il publiait une real cédula par laquelle il
accordait la liberté de commercer entre elles aux quatre
provinces de Pérou, Nouvelle-Espagne, Guatemala, Nou-
velle-Grenade 3 ; et en 1776, supprimant complètement la
navigation officielle, il autorisait la création des Compagnies
de commerce particulières, étrangères ou espagnoles, k la
seule condition qu'elles soumissent au secrétariat du
consulat de Câdiz a copia testimoniada de las escrituras
pûblicas de su estableciniiento » 4.
Le monopole de la Compagnie Guipuzcoane n'avait plus
de raison d'être; aussi, une ordonnance du i5 février 1781
d*Amérique en Espagne depuis le commencement de 1749 jusqu'au 10 octo-
bre 1759 :
pesos de 15 r^n. pesos de 15 rvn.
1749 En plata y oro : . . . 38. '187.79'! En efeclos. . . 4.008.683
1750 — 37.388.684 — • 4.276,352
1761 — 8.757.006 — 3.597.848
1763 — 34.457. 733 — 9.783.357
Total 99 091.307 i4. 666.039
Somme totale : 11 3. 757, 946 pesos de i5 reaies de vellon. (Arch. hist. de
Madrid, leg. 3390. Consultas del Consejo de Indias )
Un autre document nous fait connaître le montant des envois faits parla
province de Caracas à la métropole de 1748 à 1753 :
En productos de America 807.435 pesos.
En oro y plata 59 . 786 »
Total 867.931 pesos.
(British Muséum, mss. Add. 13974» Papeles tocantes a la provincia de
Venezuela, fol. 5o5|: distribucion de los retornos hechos de America a
Espaîla desdc 1748 hasta 1753).
1. A. del C. de Càdiz, £. 10, 1. 7, n* 37.
2. A. del C. de Cédiz, E. 10, 1. 7, n* &8.
3. RoBERTsoN, HUi, de l'Amérique^ III, p. 371.
4. A. del C. de Cadiz. E. 10, 1. 8, n*4ï (Real cédula du 19 mars 177O).
LE COMMEllCK 1^7
supprima les privilèges dont elle jouissait, en Fassimilant a
toute autre Compagnie commerciale particulière'. Enfin,
par une dernière cëdule royale du lo mars 1786, la Compa-
gnie Guipuzcoane était fondue dans la Compagnie Royale
des Philippines^. C'était sa mort, après cinquante sept ans
d^existence.
En terminant cette étude, nous ne pouvons que répéter
ce que nous disions en commençant. SMl vint un jour où
le monopole ne répondit plus aux aspirations d'un peuple
nouveau, si même, dans le cours de son existence, la
Compagnie Guipuzcoane, à Tinstar de tous les pouvoirs
dominants, commit de lourdes fautes et de graves excès, il
n'en est pas moins vrai que c'est elle qui donna le premier
essor au commerce vénézuélien, jusque-là comprimé et
étouffé par la contrebande étrangère; elle joua un rôle
éminemment civilisateur, et son histoire tient une place
d'honneur dans Tétude des origines du Venezuela moderne.
I. Arch. gen. de (îuip. (Tolosui), s. a, n. 32, 1. 72, 9* paquet.
3. Arch. de Pasages. Docum., ailos 1 780-1803. Real cédula de ereccién
de la Ck>inpailia de Filipinas C98 articles), donnée au Pardo le 10 mars 1786;
signée : Yo el Rey. — Don Joseph de Galvez.
Les articles suivants avaient trait à la liquidation de la Compagnie
Guipuzcoane.
Art. 4. — Les actionnaires de la (Compagnie de Caracas étaient invités,
dans le délai de six mois, à présenter leurs titres, et on leur en donnerait
un reçu.
Art. 5. — Avec les fonds de la nouvelle Compagnie, on paierait les
anciens actionnaires, qui d'ailleurs seraient libres de disposer de leurs actions
à leur gré; ils les laisseraient à la nouvelle Compagnie ou on leur en
rembourserait le montant.
Art. II. — Sur les 32,ooo actions (de 25o pesos chacune) émises par la
Compagnie, on réserverait d*abord celles que désireraient prendre les
anciens actionnaires de la (>>mpagnie de Caracas.
LIVRE IV
LA SOCIÉTÉ CARAQUEN AISE AUX XVIF
ET XVIir SIÈCLES
CHAPITRE PREMIER
La vie des Caraquenais. — La religion.
La vie des Caraquenais au xvii* siècle pouvait, selon
l'expression de M. A. Rojas, se résumer en ces simples
mots : « manger» dormir, prier et se promener. » Mais ces
quatre verbes, ajoute Técrivain vénézuélien, on les conju-
guait à tous les temps. Jusqu'à une heure avancée de Taprès*
midi, la ville semblait endormie et déserte. En effet, entre
» Valmuerzo de neuf heures et la comida de une heure, on
ne rencontrait guère dans les rues, à part quelques hommes
affiairés et quelques seiioras pieuses se rendant à la messe,
que les esclaves, les négresses surtout, qui allaient aux
* ventorrillos faire les provisions. Après la comida, on faisait
la sieste jusqu'à trois heures et demie. C'était un repos
obligatoire et sacré, et ceux-mêmes qui auraient voulu s'y
soustraire étaient obligés de rester chez eux, car durant ce
temps toutes les affaires étaient suspendues, tous les maga-
sins, toutes les maisons étaient fermés. La rigidité, de cette
coutume était telle qu'un visiteur importun ayant frappé
pendant la sieste à la porte d'un certain intendant général,
l5o LES ORIGINES vé!SÉZtÉLlE>>E8
Vayudante de celui-ci ouvrit la porte et déchargea simple-
ment son pistolet sur la poitrine du pauvre diable ' !
A quatre heures» la cité s'animait comme par enchante-
ment: c'était le moment de la promenade et des visites. La
variété et la beauté des costumes jetaient alors k travers les
rues une note des plus pittoresques. Les hommes étaient
vêtus de la cnsaca ronde aux couleurs diverses» de panta-
lons courts, de petits souliers surmontés d'une boucle; ils
étaient coiffés d'un tricorne qui, chez les riches, était
abondamment orné de broderies, de boucles et de pierres
précieuses. Les nobles se drapaient dans la capa espagnole;
la classe moyenne avait substitué à ce manteau majestueux
des capotes moins grands et moins amples, mais aux
couleurs variées et rutilantes ; même quand la température
excluait la capa ou le capote^ la vanité l'exigeait, et l'usage
du capote s'est perpétué à Caracas jusqu'à notre époque^.
Quant aux dames, une riche mantille castillane encadrait
admirablement leurs traits fins et délicats, faisant ressortir
la douceur et la vivacité de leurs beaux yeux pers. Les
nobles caraquenaises, nous l'avons déjà dit, portaient des
camisones de soie brochée avec des ornements d'or et
d'argent; quelquefois \Kfalda était ramenée gracieusement
sur la nuque, sans cacher cependant tout à fait l'opulente
chevelure d'un noir de jais qui était un des charmes des
riches mantuanas^.
Les visites se faisaient jusqu'à une heure très tardive, -
quelquefois même fort avant dans la nuit; mais celles que
commandait l'étiquette devaient avoir lieu dans l'après-
midi. Il était alors d'usage de faire prévenir plusieurs
heures à l'avance la famille que l'on allait vpir; celle-ci se'
préparait à recevoir ses hôtes avec des confitures et des
rafraîchissements que l'on servait sur des assiettes ou des
plateaux de Chine ou du Japon et dans des vases dorés 4.
1. Aristides Rojas, Leyendas historicast U, p. 91.
2. /cf., p. 93.
3. A. RojAS, Ley. hist., II, p. 91. — Sur le mantuanisme, v. plus haut,
Liv. II, chap. IV.
4. A. RojA», Ley. hist,. II, p. 92.
LA SOCIÉTÉ CARAQIENAISK VIA W 11" ET XVIII* SIÈCLES 10 1
■
Ces visites, ainsi que les réunions du soir, les tertuliasy
étaient les seules distractions mondaines que Ton pouvait
se permettre dans une ville qui manquait de théâtre.
Cependant, à défaut de représentations profanes, la nuit
amenait des divertissements bien en accord avec le caractère
des habitants : c'étaient les processions du rosaire. Après la
cena^ une troupe de mauvais chanteurs accompagnés de
musique plus détestable encore parcourait les rues; de
jeunes garçons les précédaient; Tun de ceux-ci portail le
retable représentant la Vierge du Rosaire ; les autres, tenant
en main des lanternes, entouraient la sainte image. Les
portes des maisons se remplissaient alors d'enfants et de
domestiques, tandis qu'aux fenêtres apparaissaient de gra-
cieux visages k côté de figures graves et sévères. De toutes
parts on demandait aux artistes un Salue^ un Ai^e Maria,
et on leur jetait qui de simples centavos, qui des pièces
d'argent, a Le chant, la musique et la prière passaient de
quartier en quartier, faisant des stations ici et Ik, et quand,
vers les onze heures, la procession était terminée, on avait
chanté cent Saline et deux cents Ave Maria, ce qui équivalait
à a5 pesos et plus, que se partageaient équitablement tous
les membres de la troupe ' . »
On voit déjà par ce simple exemple quelle place la reli-
gion, ou plutôt la religiosité, tenait dans la vie des Cara-
quenais. C'est qu'en effet le vieux catholicisme d'Espagne
avait trouvé dans ce nouveau pays d'Amérique un terrain
des plus favorables pour y fleurir avec tout son cortège de
patrons, de saints tutélaires et de vierges miraculeuses,
desservis par un clergé puissant et des confréries sans nom-
bre. Avant même de fonder la future capitale, le conquis-
tador Losada, dès le moment où il conçut l'idée de soumettre
la belliqueuse nation des Caracas, avait promis de cons-
truire un ermitage à saint Sébastien, s'il le protégeait
contre les flèches empoisonnées des indigènes. Ainsi fut
fait, et quand, en 1567, Losada créa Santiago de Léon de
1. A. RoJAS, Ley. hist.j II, p. g3.
l5a LES ORIGINES VÉNÉZUÉLIENNES
Caracas, il posa la première pierre de Saint-Sébastien a au
lieu où se trouve aujourd'hui la Santa Capilla » ^ En même
temps s'élevait une autre église dédiée k saint Jacques, qui
devait devenir la cathédrale, et la première fête en Thonneur
du patron de Caracas y fut célébrée le a5 juillet i568^.
En 1574» les premiers champs cultivés autour de Cara-
cas furent ravagés par les sauterelles. On invoqua saint
Maurice contre ce fléau, et on lui éleva une chapelle cou-
verte de paille, qui, peu de temps après, fut dévorée par
les flammes, et le nouveau saint dut chercher un asile dans
Termitage de Saint-Sébastien.
En i58o, Caracas est désolée par la première épidémie
de petite vérole ; TAyuntamiento décide alors la construc-
tion d'une église en l'honneur de saint Paul l'Ermite, qui
devient un des protecteurs de la cité 3.
C'est vers le même temps, en i583, que Tévêché de
Venezuela, dont le siège était à Coro, fut transféré à
Caracas^. Il avait alors à sa tête Fr. Juan Martinez Manza-
nillo5. Le cabildo ecclésiastique fut définitivement organisé
1. A. RojAS, Ley, hist,, p. 95.
2. /cf., p. 96.
3. Id,
4. SiEYERS, Zweite Reise in Venezuela, p. 61.
5. L'évéché de Venezuela avait été créé pas bulle du pape Clément VII.
en date du premier juillet i53a (Arch. gen. delndias, E. I, c. 1, 1. i, fol. /i),
Le premier évèque de Coro fut D. Rodrigo de Bastidas. Sur ce personnage,
voir notre thèse : « L'occupation allemande au Venezuela au xvi" siècle. »
Voici, d'après la gran Recopilaci6n de J. P. Rojas Hl, p. 78), la liste des
évèques du Venezuela jusqu'à l'indépendance :
D. Rodrigo Bastidas . ... * (i53a) (Coro)
D. Miguel Gerônimo Ballestros (i543) —
D. Bartolomé Venezolano (i558) —
D. Fr. Pedro de Agreda (i56i) —
Fr. Juan Martinez Manzanillo (i583) (Caracas)
Maestro Fr. Pedro Maria Palomino . . . (iSgÔ) —
Fray Domingo de Satinas ('597) —
Fray Pedro Palomino (1601) —
D. Fr. Pedro de Ona (i6o3) —
D. Fr. Antonio de Alcega (i6o5) —
D. Fr. Juan de Bohorques. * (161 1) —
D. Fr. Gonzalo de Angulo (1619) —
D. Juan Lopez Augusto de la Mata . . . (i635) —
D. Fr. Mauro de Tovar (1639) —
kBi>rw^^
LA SOCIÉTÉ GARAQUENAISE AUX XVIl" ET XVIII* SIECLES I 53
avec ses six dignitaires (Dean, Arcediano, Chantre, Maestro-
Escuela, Tesorero et Prior), six chanoines, deux curés, six
chapelains et six acolytes ' .
Le culte de la Vierge fit son apparition à Caracas en
1596 avec Na. Sra. de Copacabana. Cette vierge indienne,
dont le sanctuaire principal s'élevait sur les bord du lac Titi-
caca, dans la presqu'île de Copacabana ^ était déjà célèbre
en Amérique 3, et voici, d'après une légende que nous
n'apprécierons pas, comment elle se manifesta à Caracas :
Un Indien qui se promenait dans une rue de la ville vit
tout à coup une pièce de monnaie tomber devant lui. Il la
ramassa et courut k la pulperia voisine, où il la dépensa en
boisson. Continuant ensuite son chemin, une nouvelle pièce
tomba : il en fit le même usage ; mais la scène se renou-
vela une troisième fois, et l'Indien, surpris, regarda la pièce;
il y découvrit l'image de la Vierge. Il la plaça alors dans
un scapulaire qu'il portait k son cou, sous la chemise.
Or, il arriva plus tard que cet Indien commit un assassinat
et fut condamné k être étranglé. Mais au moment où le
bourreau serrait la corde, elle se rompit comme par en-
chantement. Une seconde corde, puis une troisième, tou-
jours plus fortes, eurent le même sort. L'Indien déclara
D. Fr. Alonzo BriceAo (iô53) (Caracas)
D. Fr. Antonio Gonzalez de Acuna . . . (i664) —
D. Diego de Bafios y Sotomayor .... (i68a) —
D. Fr. Franc, dcl Rincon (iT^a) —
D. J. José Escalona y Cataiayud .... (1717) —
D. José Félix Valverde. . (1728) —
D. Manuel Ximenes Breton («749) —
D. Juan Machado y Luna (17^) —
D. Franc. Julian de Antoiino (17^^) —
D. Diego Antonio Diez Madronero , . , (1756) —
D. Mariano Marti (*77o) —
D. Antonio de la Virgen Mariana y Viana . ( 1 79a) —
D. Franc, de Ibarra 0799) —
Doctor D. Narciso Coll y Prat (1810) —
I. V. Gonzalez Davila, Teatro eclesiâstico (La Santa-fglesia de Venezuela
y vidas de sus obispos),- p. 297 à 3o3.
a. Wiener, Pérou et Bolivie (Paris, 1880), et A. Rojas, Ley, hw*., II,
p. ia3.
3. Andrés de San NigolAs, Imagen de Na. Sra. de Copacabana, portento
fiel Xuevo Mundo ya conocido en Europa (Madrid, un vol. in-S", i663),
P ia4.
154 I.KS ORir.INKS YÉ>'ÉZl ÉLIKNNKS
alors que cet événement miraculeux était dû k la protection
de Na. Sra. de Copacabana ; il enleva de son cou le scapu-
laire et demanda que Ton portât la médaille d'argent au
temple de Saint-Paul. Ainsi fut fait, et Tassassin put être
étranglé ^ .
La vierge de Copacabana devint Tavocate des pluies,
et dans les périodes de grande sécheresse, on la trans
portait en procession solennelle de Téglise Saint-Paul à
la cathédrale. On la laissait plusieurs jours kla vénération
des fidèles, puis on la reconduisait k Saint-Paul. Au dire
du chroniqueur D. Blas Terrero, la cérémonie était toujours
suivie d'effet. Une fois, entre autres, sous le pontificat de
Bohorques, la procession à laquelle assistaient Févêque,
le gouverneur et toute la population n'eut pas plus tdt fait
quelques pas que le ciel se fondit en eau ; on cria au mi-
racle, et tout le monde commença à demander pardon de
ses fautes et k se confesser publiquement, depuis le gou-
verneur jusqu'au dernier des esclaves. M. A. Rojas, en
rapportant ces faits, ne laisse pas, quoique fervent catho-
lique, de soupçonner malicieusement que l'on devait sortir
la Copacabana lorsque le baromètre baissait et que l'aug-
mentation de la chaleur ou d'autres symptômes faisaient
prévoir la pluie prochaine ^ .
Les processions de la Copacabana se perpétuèrent jus-
qu'en i84i. En 1880, l'église Saint-Paul fut démolie et
remplacée par le Théâtre Municipal; la Vierge fut trans-
portée k la basilique de Sainte-Anne, et il ne reste plus du
culte qu'on lui rendait que le proverbe caraquenais : Salir
como la Copacabana^.
La Vierge indigène de Copacabana ne fut pas la seule
honorée k Caracas. En i636 commença le culte de la Vierge
de la Conception^ et en 1687, la Vierge de las Mercedes fut
reconnue par les deux chapitres ecclésiastique et civil comme
1. A Rojas, Ley. hisL, II, p. 126. — Dépotas, Voyage à la partie orientale
de la Terre-Ferme (trois vol., Paris, 1806), v. UI, p. y),
a. A. Ro j AS, ZJejfnd. hist,, II. p. 127.
3. /d., p. ia8.
LA SOCléTÉ (lARAQUEN A18E AUV VVIl' KT \V1II° SIÈCLES I 55
la protectrice des plantations de cacao, dévastées par un
terrible parasite, que Ton appelait la «candelilla» ^ Elle
devint en i64i Tavocate des tremblements de terre, lors de
la première de ces catastrophes qui, dans la matinée du
II juin i64i» renversa la cathédrale, les couvents de San
Francisco, San Jacinto et celui de las Mercedes, récemment
construit, en i638a. A cet événement est attaché le nom
d'une femme pieuse et charitable. Maria Pérez, qui se
dévoua pour soulager les misères causées par la catastrophe.
Le souvenir de cette Caraquenaise est perpétué par un
retable, conservé k la sacristie de la métropolitaine actuelle,
où Maria Pérez est représentée à cdté de Tévêque Mauro de
Tovar, tandis que celui-ci tient le Saint-Sacrement qu'il
vient de sauver des ruines de la cathédrale 3.
La liste des patrons de Caracas contenait encore bien
d'autres noms. Dès la fin du xvi* siècle, on avait cherché un
protecteur des champs de blé, dont un insecte inconnu
dévorait les épis. Dans l'embarras du choix, TAyuntamiento
fit tirer au sort entre cent noms de saints, et saint Georges
fut le vainqueur; depuis ce temps on l'invoqua dans la
chapelle de la Métropolitaine qui lui est consacrée 4.
Au commencement du xvii* siècle, saint François
d'Assise et saint Hyacinthe vinrent tenir compagnie à
saint Georges; en i656 une église fut élevée k la Vierge
de Altagracia, qui reçut près d'elle une sainte américaine,
Rose de Lima, patronne du séminaire Tridentino. En 1696,
on invoqua Rosalie de Palerme contre la fièvre jaune et on
lui bàlit un temple^. En 1708, les membres de la colonie
Isleiia des Canaries construisent Téglise de la Vierge de
« Candelaria )). En 173s, deux nouvelles vierges apparais-
sent, celle du Carmel et celle de la Pastora ; en 1759,
1. A. R0JA8, Ley. hUt., H, p. 97.
2. Id,, p. 343.
3. Id,, p. 344* — Il existe aussi à Test de Caracas, entre le Guaire et les
pentes de i'Avila, un canton de champs appelé Maripere, nom venu, d*après
M. A. Rojas, de Maria Pérez (/d., p. 34i).
4« Id.f p. 96.
5. W., p. 97.
]56 LIS ORIGINES VÉNÉZUÉLIENNES
saint Lazare vient secourir les lépreux, et en 1774» les
Néristes et les Capucins construisent deux temples, Tun à
saint Philippe, l'autre a saint Jean, et entrent en « compé-
tition religieuse » avec les franciscains, dominicains et
mercedarios, qui protégeaient la Vierge ' .
Une mention spéciale doit être faite pour Téglise de la
Santisima Trinidad^ k cause des souvenirs historiques qui
s'y rattachent. Le culte de la Trinité commença k Caracas
au début du xviii* siècle; ce fut un aïeul du Libérateur,
D. Pedro Ponte Andradé Jaspe y Monténégro, naturel de
Galicie et Regidor de la capitale, qui fit élever la chapelle
de la Trinité dans la cathédrale et laissa des fonds pour la
construction d'une église destinée au même culte. La fille
de D. Pedro Ponte ayant épousé le Lieutenant Général
D. Juan de Bolivar Villcgas, grand-père du Libérateur, la
famille Bolivar, devenue Tunique héritière du culte de la
Trinité, entretint la chapelle de la cathédrale, où furent
enterrés le Regidor et ses descendants, ainsi que la nouvelle
église^. Celle-ci fut commencée en 1743 par l'architecte
Juan Domingo Infante et achevée en 1788, Tannée de la
naissance du Libérateur, qui reçut aux fonts baptismaux les
prénoms de Simon José Antonio de la Santisima Tri-
nidadS. L'église, détruite par le terrible tremblement de
terre de 181 a, fut remplacée par une chapelle provisoire.
C'est dans cette chapelle que les restes de Simon Bolivar
passèrent la nuit du 16 décembre i84a ; un nouveau temple
fut élevé sur l'emplacement du premier, et en 1874 le gou-
vernement de Venezuela en faisait le Panthéon nationale.
Au milieu du xviii* siècle, Caracas comptait 1 5 églises
et 4o « hermandades » ou confréries religieuses qui, entre
autres noms, portaient ceux de Dolores, San Pedro, Las
Animas, San Juan Nepomuceno, Los Trinitarios, Los
Remedios, San Juan Evangelista, Jésus Nazareno, Santi-
1 . A. RoJAS, Ley. hUi , II, p. 98.
2. Id,, \, p. 38.
3. /d., I, p. 39.
4. Id., h p. 37.
LA SOCIETE CABAQUENAIiSK AL\ WIl* ET XVIIl' SIECLES lÔ'J
simo Sacramento, Las Mercedes, El Carmen, Santa Rosalia,
La Guia, La Caridad, El Socorro, Candelaria. Ces associa-
lions, composées de personnes libres et même d'esclaves,
veillaient au culte de quelque image ou administraient la
fabrique de quelque église'. Elles vivaient du privilège qui
leur était concédé de demander Taumône. Aux jours de
fêtes, devant les églises, chaque confrérie avait une table
couverte d'un riche tapis, sur laquelle était un plateau d ar-
gent ou de simple plomb. Les visiteurs, et surtout les grands
personnages, étaient assaillis par les cris de : (( para el
Santi^mo, para las animas benditas, para la cofradia de los
Dolores, para la fàbrica del templo, etc. », et il était bien
diflicile de se soustraire h ce péage force ^
La confrérie de Dolores avait le privilège exclusif de
demander Taumône le jour de Texécution d'un condamné.
Quelques heures avant le supplice, elle parcourait les rues,
portant un crucifix et un plateau, et on allait de maison en
maison, répétant le refrain ; (( Hagan bien para hacer bien
por el aima del que van à ajusticiar. » Avec une partie du
produit de la quête, la confrérie payait Tenterrement du
supplicié, les messes que Ton devait dire pour son âme, et
elle remettait un cadeau à sa famille; le reste était son
propre bénéfices.
Mais les confréries ne se bornaient pas à mendier aux
portes des temples; elles avaient des délégués, générale-
ment des vieillards, que Ton appelait les santeros^ et qui
s'en allaient dans la ville, ayant en main une sainte image,
peinte ou sculptée, et au bras un panier, le macuto^ où se
trouvaient des rosaires, des reliques, des scapulaires ou
autres objets sacrés que le santero vendait aux fidèles.
L'acheteur ou le passant qui faisait Faumdne s'agenouillait
et baisait l'image sacrée. Le santero revenait de sa tournée
la poche bien garnie de centavos et le panier plein de pro-
visions, car il ne manquait pas de passer au marché public»
1. \. RojAS, Ley, hist., II, p. 80.
a. /d., p. 82.
3. Id., p. 81 8a.
l58 LES ORIGINES VÉREZUéLlENNES
et les marchands payaient avec du pain, des œufs, des
légumes, etc., le droit d'embrasser le saint ou la vierge ^
Les corporations religieuses se distinguaient dans les
cérémonies par les couleurs variées des vêtements de leurs
membres : les uns avaient adopté le bleu, d'autres le
blanc, d'autres la pourpre, le violet, le marron ou le noir.
Ils portaient au cou des rubans de couleur, d'où pendaient
sur la poitrine des scapulaires ornés de broderies, et sur
les manches des écussons d'or et d'argent. Tous parais-
saient aux processions la tête découverte et un cierge à la
main. On peut donc juger du spectacle pittoresque qu'of-
fraient les rues de Caracas aux jours solennels, tels que
ceux du Corpus-Christi (fête-Dieu), du Jeudi Saint, de
Saint-Jacques, où ces nombreuses confréries sortaient
accompagnées de leurs croix et de leurs bannières, aux-
quelles se joignaient les croix de la Métropolitaine et des
paroisses, suivies par les moines aux costumes bleus,
blancs, noirs et blancs, etc., et par l'Ayuntamiento, la
(xobernaciôn, tous les corps de la cité et la plus grande
partie de la population^.
Les jours de grandes fêtes religieuses, Caracas était dans
un état de vertige qu'on ne peut guère comparer qu'à la
surexcitation que provoque dans les villes d'Espagne
l'annonce d'une grande course de taureaux. « Les dames
se paraient de pied en cap et exhibaient leurs plus riches
bijoux; les matrones étaient suivies de leurs queues de
femmes esclaves ; les bataillons portaient fièrement leurs
armes luisantes et leurs beaux uniformes, tandis que la
première autorité de la colonie, gonflée de vanité et
d'ignorance, attirait les regards contemplatifs des sols
qu'un sourire ou un salut remplissait de béatitudes. )>
Cet amour des distractions religieuses se manifestait
jusque dans les circonstances où Ton s'attendrait le moins
à rencontrer l'exhibition et l'apparat. Lorsque deux coups
I. A. RojAS, Lty, hisl., U, p. 83.
M. M., p. 8i.
li kl., p. 83.
L\ SOCIETE CAUAOUKNAISE AU\ Wll*" ET Wfll^ SIECLES lOQ
de cloche annonçaient que Ton portait le viatique à un
moribond riche ou de naissance illustre (nous disons deux
coups de cloche, parce que pour les pauvres on ne sonnait
qu'une fois et en ce cas on ne se dérangeait guère), les
gens de la paroisse se pressaient dehors comme pour
assister à une procession du Corpus ; les rues se jonchaient
de fleurs, les fenêtres s^ouvraient et se garnissaient de
cierges allumés, et le viatique passait sous un dais écarlate
conduit par des personnages de distinction qu'accom-
pagnait la musique et que suivait la multitude ' .
Aux enterrements des nobles, toutes les confréries
exhibaient leurs emblèmes, et Ton portait les croix de
toutes les paroisses. 'Toutes les corporations civiles et reli-
gieuses défilaient dans le cortège, depuis le gouverneur
jusqu'au simple alguacil. Il n'y avait pas alors d'agences
funèbres ; on s'adressait aux confréries, qui fournissaient des
cercueils pour les riches et pour les pauvres. Les premiers
avaient la forme d'urnes ouvertes, ornées de sculptures
d'or et d'argent. Le cadavre y était exposé à découvert et
seulement voilé par une gaze légère. On transportait l'urne
sur des brancards, et quand l'office religieux était fini, on
enlevait le corps de ce cercueil d'apparat pour l'enfermer
dans un autre moins luxueux destiné à l'inhumation^.
Les enterrements avaient généralement lieu de nuit, et
on entendait venir de loin les cortèges funèbres par le bruit
des conversations qui s'animaient à mesui^e que l'on
approchait du temple^.
Huit jours après la mort d'un de ses membres, chaque
famille avait coutume d'offrir un grand repas aux amis du
défunt. Les pauvres avaient indirectement leur part à ce
festin ; il était d'usage, en effet, de déposer auprès du tom-
beau un tonneau de vin, ainsi qu'un panier plein de
pain et de mouton rôti ; on pense bien que les nécessiteux
de la ville ne tardaient pas à s'emparer de ces provisions
I. A. RojAS, Ley. hist., H, p. 93.
'j. /d., p. 88.
3. W., p. S().
]6o M-:s OniGINES vénézukliennks
et k faciliter ainsi la tâche des mânes du défunt, à qui sans
doute étaient destinées ces offrandes ^
II était une fête qui donnait à la vanité caraquenaise
une occasion merveilleuse de s'exercer, c'était la vente des
bullvs, qui avait lieu tous jles deux ans k la Métropolitaine.
On sait qu'à l'époque des croisades, le Pape avait accordé
des indulgences spéciales à ceux qui partaient en guerre
contre les infidèles. Plus tard, le gouvernement espagnol
obtint du Saint-Siège les mêmes faveurs pour ceux qui
participeraient à la destruction des Maures et à la civilisation
des Indiens. Ce fut l'origine de la bulle de la Santa
Cruzada, dont on fit un grand commerce dans le Nou-
veau-Monde. A cette bulle vinrent s'en ajouter d'autres :
celles de los vwos^ de lacticinios et de los muertos, dont
la vente fut pendant trois siècles la source de grands
revenus pour le trésor espagnol, car les bulles étaient
concédées, non pas aux plus méritants, mais aux plus
offrants. Il y en avait de tous les prix, depuis deux réaux
jusqu'à vingt pesos. Il est vrai qu'une fois payées, les
privilèges qu'elles concédaient étaient les mêmes pour tous ;
mais les riches et les puissants rivalisaient d'orgueil pour
acheter aux sommes les plus élevées ».
Par la bulle de la Santa Cruzada et celle de « los vivos )>,
on acquérait, entre autres grâces, celle d'être absous de toute
espèce de crimes. Par celle de la « lacticinios », les clercs
obtenaient la permission de manger à leur aise pendant les
jours de jeûne; mais le pouvoir le plus remarquable était
n ttaché à la c bula de los muertos » . C'était en quelque sorte un
billet d'entrée pour le paradis; il suffisait d'y inscrire le nom
d'un défunt pour le délivrer non seulement du purgatoire,
mais des flammes de l'enfer et lui ouvrir toutes grandes les
portes du séjour des élus. Chaque bulle ne pouvait servir
que pour une seule âme; aussi, quand un Espagnol
mourait, ses parents couraient à la maison du tesorero pour
I. A. RoJAS, Ley. hisL, M, p. gS.
a. Id,, p. 84 •
LA SOGliTE CAUAQUENAISK AUX Wll'' ET XVlll^ SIÈCLES iGl
acheter immédiatement une bulle de « los muertos ». Si la
famille manquait des ressources nécessaires pour cela, deux
ou plusieurs de ses membres imploraient la charité dans la
ville» (( pleurant et poussant des cris scandaleux qui prou-
vaient combien était grande leur peine de voir partir un
parent sans un passeport aussi essentiels
La fête des bulles avait lieu dans certaines villes de
FAmérique espagnole le jour de la saint Jean, dans d'autres
a la saint Michel. Caracas appartenait au premier groupe.
A neuf heures du matin, les autorités civiles et ecclésias-
tiques, accompagnées de la population, partaient de la plaza
Mayor et se dirigeaient k la chapelle des religieuses de la
Conception. Là, on prenait les paquets de bulles et on les
conduisait processionnellement à la métropolitaine, où
on les plaçait sur une table richement ornée, au milieu de
la nef centrale. L'évêque, par raison de convenance, sans
doute, n'assistait pas à la cérémonie; elle était présidée par
le commissaire de la Santa Cruzada ; une grand'messe et
un sermon précédaient la vente des bulles s
1. A. RoJAS, Ley. hist,, H, p. 85. — Cf. Depoxs, Voyage à la^partie
orientale de La Terre-Ferme, vol. III, ch. X.
2. A. RoJAS, Ley. hist., II, p. 86.
LES ORIGINES vésézUKLIEXNES I t
CHAPITRE II
Competenclas. — Épiscopats de Mauro deTovar
et de Madronero.
La famille française des Blandin.
Dans cette ville de Caracas, où durant toute Tannée
les fêtes religieuses succédaient aux fêtes et les processions
aux processions, « il ne faudrait pas croire, dit M. A. Rojas,
que rhumilité était à la hauteur de la dévotion)!). Les
autorités, civile et ecclésiastique, vivaient comme chiens et
chats, se jalousant perpétuellement et se querellant sans
cesse pour des questions futiles de préséance, d^escorte ou
de prérogatives quelconques, dont elles cherchaient à se
dépouiller mutuellement V On se dispute tantôt au sujet
des bancs destinés dans la cathédrale au gouverneur et k
TAyuntamiento, tantôt au sujet des coussins que doivent
avoir MM. les Regidores, ou bien encore à propos des pages
et des (( caudatarios » dont veut se faire suivre Tévêque, ou
des parasols au moyen desquels les Pères du chapitre
ecclésiastique tiennent à se garantir contre les ardeurs de
Tastre du jour. Souvent la question s'envenime, et au lieu
de régler le différend en famille on va jusqu'à s'adresser au
Roi. Un jour, le monarque agacé répondit a qu'il n'avait
ni le temps ni la patience d'entendre les niaiseries et les
disputes des autorités de Caracas» '.
On jugera de ce qu'étaient ces competencias par les
exemples suivants, que rapporte M. A. Rojas d'après les
archives de l'Ayuntamiento ou les chroniques inédites de
D. Blas Terrero. En lôaS, le vicaire Mendoza qui remplaçait
I. A. Rojas, Ley, hiiL, II, p. 87.
LA SOCIÉTÉ CARAQUE^'AISB AUX XYIl* ET XVlIl" SIÈCLES l63
l'ëvêque Gonzalo de Angulo absent, voulant rabaisser l'or-
gueil de MM. de rAyuntamiento, choisit le jour de la fête
que Ton appelait alors le Domingo de Minerva '. La pro-
cession solennelle avait d'habitude lieu à neuf heures. Le
vicaire fait prévenir en secret les Pères des couvents d'ar-
river une heure plus tôt. Quand les alcaldes et les conseillers
se présentèrent, ils trouvèrent la procession qui parcourait
les nefs de l'église ; bien plus, les bancs de l'Ayuntamiento
avaient disparu et les Regidores durent se retirer. Ils accu-
sèrent alors le chapitre ecclésiastique devant l'Audience de
Saint-Domingue; celle-ci blâma sévèrement l'évêque de
Caracas, lui ordonnant de remettre les bancs en place et
d'attendre toujours l'Ayuntamiento pour faire la procession
de Minerva ^ Mais la municipalité, pour prendre sa re-
vanche, fit k son tour enlever ses bancs de la cathédrale; ils
furent transportés a San Francisco, et c'est là qu'eurent lieu
pendant longtemps les fêtes patronnées par l'Ayuntamiento.
Une autre fois, en i63i, le gouverneur Nufiez Melean
assitait avec TAyuntamiento à la fête du dimanche des Ra-
meaux. Quand on sortit dans la rue, lors de la cérémonie
qui doit se faire à la grande porte, le Gouverneur s'aperçut
que l'évêque était accompagné d'une suite nombreuse de
pages et de caudatarios. La colère le prend : « A nos
places I » s'écrie- t-il. Tous les civils rentrent dans le
temple, et Monseigneur reste seul avec ses chanoines.
Nouvelle plainte a l'Audiencia ; mais cette fois le Tribunal
donne droit à l'évêque et prononce «que le prélat peut avoir
dans les processions et actes publics, autour de sa vénérable
personne, tous les caudatarios et pages qu'il lui plaît » 3.
I. Cétait la fête de l'Adoration perpétuelle du Saint-Sacrement, établie
à Caracas par édit de rAyuntainiento du 17 juillet 1617, et que Ton célé-
brait le troisième dimanche de chaque mois (A. RoJAS, Ley, hUt,, II, p. aa5).
a. Id., p. aag : « Digase al Obispo de Caracas que se deje de novelerias,
de mudanzas y variaciones que perturban el orden ; que reponga los bancos
donde estaban, y aguarde siempre al Ayuntamiento para que pueda efec-
tuarse la procesiôn de Minerva. »
3. /d , p. 229 : « Que el prelado pueda llevar, en las procesioncs y actas
pûblicos, cerca de su vénérable persona, todos los caudatarios y pajes que a
bien lenga. »
l64 LES ORIGINES VÉNÉZUÉLIENNES
En 1728, dans une procession en l'honneur de sainte
Rosalie, à laquelle les chanoines devaient assister à côté des
membres de TAyuntamiento, les premiers, une fois dans la
rue, ouvrent de magnifiques parasols, couleur de pourpre,
à manche d'argent, et <( cheminent pleins d'aise et de satis-
faction, tandis que les Regidores se chaufifent les joues aux
feux de Fastre-roi » *. L'Ayuntamiento accuse encore une
fois le chapitre ecclésiastique, et FAudiencia répond
« qu'en des actes aussi solennels, on ne doit point faire
figurer de parasols, qui sont incompatibles avec le sérieux
de Facte, d'autant plus que le chapitre ecclésiastique doit
marcher accompagné du Gouverneur et de FAyunta-
miento » '.
Ces querelles entre les autorités civiles et ecclésiastiques
n'éclatèrent malheureusement pas toujours sur des prétextes
aussi puérils que ceux que nous venons de voir; les hosti-
lités furent quelquefois terribles et provoquèrent des luttes
sans merci, de véritables révolutions qui désolèrent la capi-
tale. La période la plus troublée par les Competencias fut
l'épiscopat de Mauro de Tovar (1639- 1 653). Ce prélat, bien
que pieux et charitables, était un despote intransigeant,
n'aspirant k rien moins qu'à subordonner en toutes choses
le pouvoir civil à sa propre autorité, à s'ingérer dans les
affaires domestiques des familles et à s'ériger en inqui-
siteur tyrannique de la conduite de tous les Caraquenais.
Les scandales qui se produisirent de son temps furent tels
que, pour qu'ils ne passassent point à la postérité, les
membres de sa famille mutilèrent les registres des deux
I. A. RojAS, Ley, hUt,, II, p. 229.
a. id., p. a 3o. Les manuscrits de Londres citent un autre cas de « com-
petencia » des plus amusants. Un beau jour les cloches ont sonné pour an-
noncer Texcommunication de D. Joseph Monserrate (homme de mauvaise
vie), par ordre du commissaire de la Santa Gruzada, et sans que le Gouver-
neur en fût averti. Ce dernier s*en plaint amèrement dans une lettre à
S.M.en datedu i"février 1749. (British Muséum, mss. Eg. i8o3, n»6,f. 277 :
Original despatch of the governor of Caracas, D. Luis Francisco Gastellanos,
enclosing a discourse on the contencion for jurisdiction between the civil
and ecclesiastical authorities in that province.)
3. Y A NES, Compendio de la historia de Venezuela, cité par A. Rojas, Ley.
hUt.y II, p. 76.
LA SOCIÉTÉ CARAQUENAI8E AUX WII* ET XVIII* SIÈCLES l65
chapitres \ M. A. Rojas rattache k la même cause la
disparition de la seconde partie de la Historia de la Con-
quista y Poblaciôn de Venezuela de José Oviedo y Baflos.
Celui-ci, avant d*être Teniente gênerai de la province de
Venezuela, de 1710 à 1716, avait épousé, lorsqu'il était
Regidor de Caracas, Da. Francisca Manuela de Tovar y
Mijares y Solorzano, parente de l'évêque; c'est elle sans
doute qui empêcha Oviedo de publier son second volume,
dont le manuscrit fut détruit après sa mort ^. M. Rojas a su,
par les traditions qu'il a pu recueillir, que l'historien n'était
pas tendre pour l'évêque et qu'il rapportait impartialement
les excès auxquels la colère l'entraînait. C'est ainsi qu'un
jour, une dame d'une des plus nobles familles de la ville,
peut-être une parente du gouverneur, étant venue k l'église
dans un costume que l'évêque jugea insufiQsamment décent,
il la fit fouetter publiquement en plein temple ; un procès
s'ensuivit, dans lequel le roi lui-même intervint; l'évêque
dut faire réparation et obliger un membre de sa famille
k se marier avec la dame ofifensée 3.
Nous avons eu la bonne fortune de trouver dans les
Archives des Indes un document qui nous permet de juger
autrement que sur des traditions l'épiscopat de Tovar; c'est
précisément un rapport du Procurador gênerai de Venezuela
sur la conduite indigne de l'évêque et d'une de ses créatures,
le curé Marcos de Sobremonte4. On y voit que l'évêque
était animé d'une haine féroce contre le gouverneur d'alors,
Ruy Fernandez de Fuenmayor, et n'osant manifester lui-
1. D. Blas Terrero, Crônieas manuscritas, cité par A. Rojas, Ley. hut.y
l, p. 236.
2. A. Rojas, Ley. hUt.y I, pp 223-237 (Resoluciôn de un mito bibliogrâ-
flco).
3. A. Rojas, Ley. hUt-t I, p. 286.
i. Ei Gapitan D. Gabriel Nabarro de Gampos Villavicencio, Regidor
perpetuo y Procurador gênerai de la provincia de Venezuela, à S. M., 28 de
abril de i65i. (Représenta las innobedencias, escandalos, excessos y delictos
que a causado el cura Marcos de Sobremonte, Provisor del Obispo D. Fray
Mauro de Torar). — Arch. gen. de Indias (Séville), E. 54, caj. 4, leg. 17.
Gartas y cxpedientes de las provincias de Garacas y Venezuela (1640-1678),
ramo secular.
l66 LES ORIGINES VÉNÉZUéUENNES
même ses sentiments, il se fait du curé Sobremonle un
porte-parole. Dans les discours séditieux que ce curé peu
recommandable par sa vie privée ' tient du haut de la
chaire, il déclare que ce n'est point un péché de se venger
d'un ennemi * ; lui et Tévêque ne se plaisent qu'à tramer
«lltigios y pleitos», refusant l'absolution au gré de leur
caprice. Bien plus, il est avéré que le dit curé a poussé
son beau-frère et plusieurs autres citoyens à sortir sur la
place pour tuer le gouverneur, criant tout haut : Tuez-le!
« matenlo !» 3. L'Audience de Saint-Domingue a dû envoyer,
pour rétablir l'ordre, un juez metropolitano ; mais loin
d'obéir k ses executoriales^ Sobremonte arma lui-même le
bras d'un assassin qui frappa le metropolitano de deux coups
de couteau. De tous ces faits, l'évêque a été le complice;
c'est pourquoi le Procurateur Villavicencio supplie S. M.
d'en débarrasser la province et d'envoyer au Venezuela un
autre prélat, « y todo se lo a consentido el Obispo por ser
de su devociôn y el que a cooperado con él, que no podra
tener enmienda ni reformaciôn hasta que Uegue nuevo
Obispo a aquella diocesis y>.
Deux ans après, Mauro de Tovar quittait le siège de
Caracas pour celui de Chiapa et était remplacé par D. Fr.
Alonzo Bricefto.
L'église vénézuélienne n'eut heureusement pas k sa tête
que des Mauro de Tovar. Ses successeurs s'efforcèrent au
contraire de faire oublier son œuvre néfaste. M. Rojas fait
le plus grand éloge de Diego de Bafios y Sotomayor
(1682-1713), apôtre de progrès, de J. José Escalona y
Catalayud (17 17-1728), « cœur charitable et esprit éclairé, »
et les lettres de l'évoque Valverde (i 728-1749), que nous
1. <(... en muchas occasiones a perdido el respecto y su modo de vivir es
con tan gran escandalo que se omite decirlo por el respecto de V. Mg. »
2. «...a predicado escandalosos scrmones apoyando y aplaudiendo las
acciones del Obispo, y entre ellos ci que dijo que el vengarse del enemigo no
era peccado. »
3. (c El dicho Provisor fué el que insté a un cunado suyo y â otros, à que
salieran d inatar a la plaça al governador Ruy Fernandez de Fuenmayor,
diziendo a voces matenlo. »
LA SOCIÉTÉ CARAQUENAISE AU\ XVIi' ET XVIU' SIÈCLES 167
avons pu lire dans les archives, nous révèlent, en même
temps qu'un prélat soucieux de reformer la discipline
ecclésiastique et de répandre Tévangile chez les indigènes
du Venezuela ' , un patriote ardent, à la recherche de tout
ce qui lui semble pouvoir contribuer à la prospérité de la
province. Préoccupé surtout du déplorable état dans lequel
se trouve le commerce, il joint ses instances à celles du
gouverneur pour obtenir la répression de la contrebande,
et il accueille avec enthousiasme la fondation de la Compa-
pagnie Guipuzcoane ^ .
Mais le prélat le plus aimé des Caraquenais fut incontes-
tablement D. Diego Antonio Diez Madroflero (1756-1770).
Homme d'une piété même excessive et d'un tact parfait,
il s'efforce avant tout de gagner les sympathies des gou-
verneurs, Estenoz d'abord, puis Solano; les competencias
disparaissent et l'influence de l'évêque est telle que l'Ayun-
tamiento rivalise de dévotion sincère avec le clergé lui-
même. Le 6 novembre 1768, les Regidores demandent au
roi l'autorisation de donner à la ville de Caracas le nom de
la Vierge Marie 3, et Charles III, par une cédule en date
du 27 janvier 1764» décerne officiellement k la capitale
l'appellation de Ciudad Mariana de Santiago de Leôn de
Caracas 4. Ce nom paraît dorénavant sur les actes des deux
chapitres, et les écussons de la ville sont entourés d'une
nouvelle devises : Ave Maria Santisinia de la Luz^ sin
pecado original concebida en et primer instante de su
1. Biblioteca universilaria y provincial de Santa Cruz de Valladolid,
mss. (Tom. de Var. nûm. i4.) Carta del Obispo Valverde sobre la necesidad
de operarios evangélicos en las Indias.
2. Id. — Deux autres lettres de l'évêque Valverde, sous les titres sui-
vants : i'* Informaciôn hecha por mandado de D. Joseph Feliz Valverde,
Obispo de Caracas, sobre rcgistros de comercio ilicito. — 2"* Tratado de un
informe que el Illmo. Sr. D. Joseph Feliz Valverde de feliz memoria
Obispo que fuc de la Sa. Yglesia cathedral de la ciudad de Caracas, formô
para dar à S. M. noticia del déplorable estado, que en su tiempo tenlan los
intereses de aquella Ciudad y su Provincia.
3. A. R0JA8, Ley, hUt,, II, p. io3.
4. /c(., p. io4*
5. /d., p. io5.
l68 LE8 ORIGINES YÉNézU^LlENNES
Ser natural^. Caracas se transforme alors, selon l'ex-
pression de M. A. Rojas, en un véritable couvent* et les
rues de la ville sont baptisées de noms qui rappellent les
différents épisodes de la vie et de la passion du Christ. Sur
le Plan de la Ciudad Mariana de Caraccts, dedicado à
Dios, su Santisimo Hijoy santlsima Madré, y Sanios Pro-
teciores de sus casas y ce cinost dressé en 1765, figurent
pour les rues du N. au S. les appellations suivantes : rue de
la (( Encarnaciôn del Hijo de Dios — Nacimiento del Nifio
Dios — Circuncisiôn y Bautismo de Jésus — Dulce nombre
de Jésus — Adoraciôn de los Reyes — Presentaciôn del
NiAo Jésus en el Templo — Santisima Trinidad — Huida
à Egipto. — Nifio perdido y hallado en el Templo. —
Desierto y Transfîguracion del Seflor — Triunfo en Yeru-
salén — CenÂculo — Santisimo Sacramento — Corazôn
de Jésus — Oraciôn del Huerto )>, et celles de TO. k TE.
sont ainsi désignées : « Prendimiento de Jesucristo — - La
Columna — Ecce Homo — Jesû Nazareno — Cristo
crucificado — La sangre de Jesucristo — La Agonia—
El Perdon — El Testamento — La Muerte y Calvârio — El
Descendimiento — El santo Sepulcro — La Resurecciôn —
La Ascenciôn — El Juicio universal ^ . » Les places, les
carrefours et jusqu'aux simples coins de rues reçoivent
comme dénominations tous les titres de la Vierge, et k côté
de Na. Sra. del Pilar, de Covadonga, de la Sabiduria, etc.,
on voit apparaître les noms de Na. Sra. de Venezuela et
de Na. Sra. Mariana de Caracas 3.
Bien plus, afin d'augmenter la ferveur, l'évêque invite
1. Le culte de SU. Maria de Caracas fut consacré par un retable qui se
trouve aujourd*hui au musée de Caracas, après être resté longtemps à la
cathédrale. En haut des nues apparaît la Vierge couronnée par deux anges.
A droite, sainte Anne, patronne de la première église métropolitaine du
Venezuela (Coro); à gauche, sainte Rose de Lima et sainte Rosalie. Derrière
ces groupes, des anges tiennent en main des rubans sur lesquels sont ins
crits les différents versets des litanies. Enfin, du milieu des anges se détache
un chérubin qui présente à la Vierge Técu d*armes concédé à Caracas par
Philippe II en 1691, le lion ailé tenant la coquille sur laquelle est représentée
la croix de Saint-Jacques. — A. Roja.s, Ley, hUt,t II, p. 106-107.
2. A. Rojas, Ley. /lîs/., II, p. iio-iii.
3. Id.y p. III.
LA SOCIÉTÉ GARAQUENAISK AUX XVIl' ET XVIII* SIÈCLES 169
chaque famille à choisir un patron spécial pour la maison
qu'elle habite ; au-dessus des portes on creuse des niches où
prennent place tous les saints et saintes du calendrier,
avec cette indication : patrono de esta cnsa ; le soir, on les
Hlumine, tandis que les habitants viennent, au son de la
cloche qui tinte l'angelus, réciter le rosaire devant la sainte
image; ces centaines de lanternes qui s'allongent en files
dans les rues donnent k la ville « un aspect vénitien x) des
plus pittoresques ' .
Un pareil zèle apostolique ne va jamais sans une légère
pointe de despotisme inquisiteur ; Tévêque Madrofiero, qui
ne veut pas qu'une seule âme se perde, fait relever par ses
curés le nombre exact des habitants de Caracas, avec leur
âge, leur condition sociale, etc., et personne ne peut se
dérober k la confession et k la communion sans être frappé
d'une note infamante et être livré publiquement au mépris
de ses concitoyens^.
Une triste circonstance contribua k augmenter le pres-
tige de l'évêque. Nous voulons parler du tremblement de
terre du 21 octobre 1766. On disait que Madrofiero avait
prédit la catastrophe plusieurs jours k l'avance; il avait
passé la nuit du 20 au 21 en prières dans l'église Saint-
Paul, en compagnie d'un curé que l'on vénérait également,
D. Nicolas Bello; et quand, k 4 h. 20 du matin, la terrible
secousse se produisit, ils étaient précisément en train de
transporter processionnellement la vierge de las Mercedes de
l'église Saint-Paul k la cathédrale 3. On ne manqua pas de
remarquer que les temples et les édifices publics souffrirent
beaucoup du tremblement de terre, tandis que les maisons
particulières restèrent intactes. (( Pas une tuile ne tomba de
la plus humble chaumière 4, » et on attribua le fait k la
sainteté de l'évêque et k la protection de la vierge Marie.
Nous ne devons pas omettre un détail qui donnera une idée
I. Ce fut là d'ailleurs le début de Téclairage public à Caracas, qui ne
fut offlciellement établi qu*en 1797. — A. Rojas, Ley, hist,^ II, p. 11 a.
3. Id,, p. Il a.
3. /d., p. 116-118.
4. D. Blas Terrero, cité par A. Rojas, Ley, hist., H, p. 119.
170 LES ORIGINES VÉNézuéUENNES
de la façon singulière dont les Garaquenais comprenaient
la religion. Trouvant Tirnage de la vierge de las Mercedes
indigne de la reine des cieux et voulant avoir une vierge
qui fût bien locale, ils firent poser une des plus jolies
sefioritas de l'ëpoque, Mercedes Iriarte Âresteiguieta ; une
statue fut exécutée, tout à fait conforme au modèle; on
inscrivit au pied : Servatrici nostrae^ Die XXI Oct. A.
Dmn. MDCCLXVl, et dès lors le portrait de la belle Gara-
quenaise fut vénéré à la place de Fancienile image espa-
gnole ' .
Pour achever son œuvre de christianisation à outrance,
révêque Madrofiero voulut faire disparaître tout ce qu'il
considérait comme un reste de paganisme ; les danses po-
pulaires, telles que \e fandango, la zapa, la mochilera, lui
déplaisaient parce que les danseurs se touchaient les doigts
en s'approchant de trop près ^ ; les jeux que nous considé-
rons comme les plus innocents, le colin-maillard et la
cachette, lui semblaient contraires aux bonnes mœurs 3;
mais il est une coutume, le Garnaval, k laquelle il s'attaqua
par-dessus tout, et malgré les solides racines que cette fête
semblait avoir dans Tâme des peuples, Févèque eut assez
d'autorité pour l'interdire. Rien n'était plus barbare, il est
vrai, que l'ancien carnaval caraquenais. La populace enva-
hissait les rues; c'étaient des batailles sans fin, dans les-
quelles on se lançait des projectiles de sucre, de pâte, et
où chaque adversaire semblait n'avoir en vue que de (c tirer
l'œil de son partenaire » 4. Des groupes armés de seringues
arrosaient les passants de liquides de toutes couleurs et
aspergeaient les murs des maisons, qui conservaient pour
toujours les traces de ces plaisanteries. On eût dit une cité
assiégée. Les gens d'une condition un peu relevée s'enfer-
maient hermétiquement chez eux pendant les trois jours du
carnaval, plutôt que de s'exposer au vandalisme de la multi-
1. A. RoJAS, Ley. /lû^, II, p. 120-1 ai.
2. Id.j p. l32.
3. id., p. i33.
4. îd., p. i33.
LA SOCIÉTÉ CARAQUENAISE AUX XVIl' ET XVIII* SIÈCLES I7I
tude. Mais ce qui excitait la fureur de l'évêque, c'étaient
moins les projectiles et les aspersions que la promiscuité entre
les sexes qu'une pareille fête autorisait, a Que se lancen
balas si quieren, disaitr-il, pero que no se acerquen» pues
noconviene tan ta incongruencia > . » Cependant, Madroftero
se garda bien de supprimer sans remplacer ; de concert avec
TAyuntamiento, il prépara un édit dans lequel» après avoir
montré tout ce qu'avait d'inconvenant le carnaval, tel qu'il
se pratiquait, il ordonnait, pendant les trois jours de cette
fête, des processions solennelles du Rosaire, et il y conviait
la population '^ . Il remplaça également les danses profanes
par des représentations de scènes religieuses empruntées à
l'Évangile ou k la vie de la Vierge. La docilité du troupeau
caraquenais fut telle que, jusqu'à la mort de Madrofiero,
en 1769, on ne vit plus à Caracas, pendant le Carnaval, que
cortèges pieux, et l'Ayuntamiento, dans ses lettres au roi,
exaltait l'esprit de dévotion qui s'était emparé de tous les
habitants de la capitale 3.
L'évêque disparu, le peuple revint à ses anciennes habi-
tudes; batailles et aspersions marquèrent de nouveau le
Carnaval, et les murs gardèrent leurs souillures jusqu'au
23 juillet i883, veille du centenaire de Simon Bolivar. Ce
jour-là, le gouvernement de Caracas fit blanchir toutes les
maisons en l'honneur du Libérateur, et alors seulement
s'effacèrent à jamais les traces du Carnaval d'antan4.
On ne peut nier que, malgré ses puériles exagérations,
répiscopat de Madrofiero n'ait eu une heureuse influence
sur le développement de la société caraquenaise, en don-
nant aux habitants le goût des réunions intimes, des dis-
tractions de l'esprit, des plaisirs calmes de la famille, et en
I. A. RoJAs, Ley. hist., II, p. i33.
a. Id., p. i35.
3. «No tenemos paseos ni teatros ni fllarmonfas ni distracciones de
ningiin género; pero si sabemos rezar elrosario y festejar à Maria, y nos
gozamos al ver à nuestras familias y esclavitudes, llenas de alegrfa, entonar
himnos y canciones à la Reina de los Angeles. » Actes de TAyuntamiento de
Caracas. Cité par A. Rojas, Ley. hut., II, p. i36.
4. A. RojAS, Ley, hist,, II, p. i3f.
172 LES ORIGINES vénézuéUENNES
éveillant chez eux le sentiment artistique. Les voyageurs
qui ont visité Caracas à la fin du xvin* siècle, le comte de
Ségur, Humboldt, l'américain Daune, furent frappés de la
concorde des familles caraquenaises, de l'esprit patriarcal
qui régnait en elles, et en même temps de la culture intel-
lectuelle qu'ils y rencontrèrent*.
Les petites représentations religieuses organisées par
Madroflero avaient sans doute excité chez les Caraquenais
le désir des vraies représentations scéniques; aussi, en
1787, un théâtre fut-il ouvert à Caracas'. Mais c'est sur-
tout par Tamour de la musique que se distingue la société
vénézuélienne de l'époque. En 1778, le cabildo ecclésias-
tique fait venir des instruments (violons et basses) d'Es-
pagne pour accompagner le grand orgue de la cathédrales,
et, en 1785, un orchestre complet de musiciens prend
place dans le coro.
Le développement de l'art musical à Caracas est dû
principalement k l'influence d'une célèbre famille française,
les Blandin, et de deux prêtres, leurs amis, le P. Sojo, de
la famille maternelle de Bolivar et fondateur du couvent
des Néristes4, et le P. Mohedano, curé de Chacao, ancien
secrétaire de l'évêque MadrofleroS. Pierre Blandin, venu k
Caracas en 1740, y avait fondé, l'année suivante, la pre-
mière pharmacie6. Son fils, Bârtolomé, après avoir voyagé
en Europe, revint dans sa ville natale pour se consacrer k
l'agriculture ; il se lia d'amitié avec les deux ecclésiastiques
distingués que nous avons nommés, et tous trois en même
temps introduisirent dans la campagne de Caracas la cul-
1. De Séulr, Mémoires, souvenirs et anecdotes. — Humboldt, Voyages aux
régions équinoxiales. — Daune, A visit to Colambin (i v., 1827), cités par
A Rojas, Ley, hist,, I, p. la.
2. Anuario de Venezuela (Rojas hermanos, i885), p. 196.
3. /d., p. 199. — Ce grand orgue avait été construit en 1711 par un
Français, Claude Fèvres, qui reçut par contrat i.5oo pesos, plus aoo que lui
remit le Cabildo à titre de cadeau.
4. Sur Sojo, V. A. R0JA.S, Ley, hist,, I, p. i5.
5. Sur Mohedano, id., p. ai.
6. A. Rojas, Ley, hist., I, p. 10.
LA. SOCIÉTÉ GARAQUENAISE AUX XVH* ET XVIII* SIÈCLES lyS
ture du café, en 1784'. Ils créèrent k Ghacao les planta-
tions de Blandin^ San Felipe^ La Floresîa^ et c'est autour
de l'arbuste nouveau qu'eurent lieu les premières réunions
des amateurs de musique de la capitale. A ces tertulias
assistaient les jeunes gens des deux sexes appartenant aux
familles les plus distinguées de la ville, car Bartolomé
Blandin avait deux sœurs» Maria de Jésus et Manuela, qui,
à leurs vertus domestiques, joignaient une éducation soi-
gnée et une connaissance parfaite de l'art musicaP.
En 1786, les deux naturalistes allemands Bredmeyer et
Schultz arrivèrent à Caracas et explorèrent la vallée de
Chacao, ainsi que les pentes de l'Âvila. Us entretinrent
d'excellentes relations avec le Père Sojo, et, a leur retour
en Europe, lui envoyèrent des instruments de musique qui
manquaient à Caracas, ainsi que des partitions de Pleyel,
de Mozart et de Haydn. C'est de cette époque que date
l'introduction de la musique classique dans la capitale du
VénézuélaS.
I. A. RojAS, Ley, hUt,, I, p. i3.
3. Id.f p. i5, et Anaario Rojas hermanosde i885, p. 199. — Bartolomé
Blandin embrassa avec ardeur le parti de la Révolution, en 18 10. Il assiste à
la Ck)nsti tuante de .1811, et il acclame Bolivar à son retour triomphal, en
iSai (A. Rojas, Ley. hUt., I, p. aa, note i). Le nom de Blandin est encore
porté par la fameuse plantation de café de Chacao. Quant au nom patrony-
mique, il a disparu, mais M. A. Rojas cite les familles suivantes qui descen-
dent des Blandin : Echeniquc, Baez, Aguerrevere, Rodriguez, Supervie,
Ramella-Ëcheniquc, Martinez-Echenique, Marcano-Echenique {id,^ p. aAj-
3. A. Rojas, Ley. hUL^ I, p. i5, et Anuario Rojas hermanos de i885.
P- "99-
CHAPITRE III
Origines de l'instruction publique et de ^Université
de Caracas.
Les débuts de rinstruction publique au Venezuela remon-
tenty comme nous l'avons dit^ à l'ambassade du premier
Bolivar à la cour d^Espagne, en 1592. Alors fut créée la
première chaire officielle de grammaire castillane et fut
décidée en principe la fondation d'un séminaire conciliaire
à Caracas. Mais cet établissement ne devait s'ouvrir que
cinquante ans plus tard. C'est l'évèque Mauro de Tovar qui,
en i64i» ordonna la création du séminaire Tridentino;
organisé seulement sous le pontificat de l'évèque Gonzalez
de Âcùfia, en 1673, il fut définitivement constitué en 1682,
sous celui de Diego Bafios y Sotomayor \
Bientôt, la prospérité du (( Tridentino » fut telle que les
évêques conçurent l'ambition de le voir transformé en Uni-
versité. Mais le gouvernement d'Espagne résista longtemps
à ce désir; une Université existait déjà k Saint-Domingue et
l'on craignait que celle de Caracas ne diminuât l'impor-
tance de la première.
En 1696, la ville de Caracas adressait au monarque d'Es-
pagne une pétition par laquelle elle sollicitait la création
d'une Université dans le séminaire conciliaire. Par cédule
du 3o janvier 1698, le roi se bornait h accorder des faveurs
pour les boursiers du séminaire. En 1701, le séminaire
demanda le droit de concéder les grades et d'éviter ainsi k
ses candidats le voyage de Saint-Domingue ; nouveau refus.
1. V. plus haut, liv. II, ch. III.
2. A. RojAs, EstadioB hiatoricos, p. 3xo.
LA SOClélé CARAQUENAI6E AUX XVII* ET XVIII* SIÈCLES lyS
Cependant le roi devait bientôt céder au vœu général de la
population; par ordonnance du s 2 décembre 172 1, Phi-
lippe y accordait la permission d'ériger à Caracas une Uni-
versité, et le II août lyaS, elle était solennellement inau-
gurée dans la chapelle du séminaire, sous la présidence de
Tévêque Escalona y Catalayud'. L'enseignement supérieur
était définitivement fondé au Venezuela,
De 1735 k 1775, l'Université ne fut point séparée du
séminaire Tridentino, et parmi les chaires du nouvel Eta-
blissement, les unes tirent leur origine du séminaire, les
autres furent créées par l'Université ^ Les différentes bran-
ches de l'enseignement qui s'y trouvèrent représentées
furent : les grammaires latine et castillane, la philosophie,
la théologie, le droit et la médecine. Ajoutons que l'ins-
fruction primaire se donnait au séminaire Tridentino dès
les premières années du xviii* siècle. Supprimée vers le
milieu du siècle, faute de crédits pour Tentretenir, l'école
àe primeras letras fut rétablie en 1773, grâce k la géné-
rosité d'un particulier. D. Fernando de Echeverria, domicilié
À Caracas, exécuteur testamentaire de D. Bartolomé Itur-
ralde, de Navarre, consacra, suivant les volontés de ce der-
nier, le revenu d'un capital de deux mille pesos k payer un
msdtre d'école chargé d'instruire un certain nombre de
petits garçons pauvres, de préférence des orphelins. Cette
école de primeras letras s'ouvrit donc de nouveau en 1773
avec vingt et un élèves, dans la salle même du séminaire
où elle avait été primitivement établie.
L'enseignement de la grammaire latine, donné k l'Uni-
versité, comprenait les classes de menores^ medianos et
mai/ores, et, au début, il fut confié au maître chargé d'ap-
prendre la langue castillane. La chaire de castillan avait
été, comme nous l'avons dit, créée par patente royale de
I. V. A. RoJAS, Estudios hUtoricos,^, 3io-3ii.
a. V. A. R0JA8, Estudhs hUtéricos, p. 3ii et suiv. — Anuario Rojas her-
manos de i885, p. 383 et sqq. •— Apuntes Estadisticos del Dîstrito Fédéral
de Venezuela (Caracas, 1876), Documentos, p. 9a et sqq. (étude sur TUni-
versité de Caracas).
176 LES ORIGINES véNÉZUËLIENNES
i5g2, et cette ordonnance, ratifiée par d'autres, les 8 nov.
1608, 19 oct. 1687,24 sept. 1692 et 18 juin 1698, témoigne
de rintérêt que les monarques d'Espagne eurent, dès les
origines de Caracas, à ce que la première matière d'ensei-
gnement public fût la langue castillane. Aussi cette chaire
fut-elle k peu près la seule entretenue par les faveurs du
roi. Le professeur touchait 33o pesos par an, et dans ce
traitement se trouvait primitivement compris celui de
renseignement du latin. Cependant, k partir de 1750,
une somme de iqo pesos s'ajouta k ce traitement; et, avec
ce total de 35o pesos, on paya deux professeurs. Enfin, en
1773, le bachelier Moreno ofîrit de fonder une chaire nou-
velle de latin, celle de minimos^ et de professer gratis pen-
dant cinq ans, k la condition qu'on lui concédât le bonnet
de maestro. La nouvelle chaire, dont la création fut
approuvée par le souverain, fut érigée en 1778, et quand,
en 1783, cessa le compromis du bachelier Moreno, on
assigna au nouveau professeur i5o pesos.
L'enseignement de la philosophie comprenait, outre
une classe de morale, fondée et dotée par l'évêque Rincon,
le 5 juillet 1716, une première chaire dont le professeur
recevait une rétribution de i5o pesos. Sur cette somme,
I30 pesos provenaient d'une dotation faite en 1737 par
D. Pedro LayaMujica.Une seconde chaire fut créée en 1741
k la demande du R.P.Fray Pedro Gonzalez Figuera, prieur
du couvent des Dominicains, et les religieux de ce couvent
s'engagèrent k l'occuper gratuitement, k la condition qu'on
réservât k leur ordre quatre bonnets de docteur; cette
demande fut approuvée par le roi en 1743* sous cette
réserve cependant que, pour avoir une existence légale,
cette chaire devait recevoir une dotation; c'est pourquoi
l'Université lui consacra 5o pesos.
La théologie s'enseignait également dans deux chaires.
Celle de Teologia de prima avait été dotée dès 1 706 par le
D' D. Sébastian Mora. Celle de Teologia de Visperas fut
d'abord entretenue par les évêques : en 1707, W^ Diego de
BaAos y Sotomayor la dota du revenu des biens du prêtre
LA SOCaél'é CAUAQUENAI8K AUX XVIl'' ET XVIIl* SIECLES I77
Vilches Narvàez, et cette rente fut augmentée en 1765 par
D. Ruy Fernandez.
L'enseignement du droit civil et du droit ecclésiastique
se donnait dans les chaires de Institula et de Canones. La
première fut fondée et dotée par Févêque Rincon en 17169
et en 1721 Févêque Escalona y Catalayud accrut sa rente,
ainsi que celle de la chaire de canones.
La chaire de Médecine ne fut créée qu'en 1763, sur l'ini-
tiative du Sr. Gampins y Ballestros. Celui-ci s'engagea à
professer durant six années, ne demandant pour récom-
pense que les bonnets de maestro et de docteur en méde-
cine. La création de cette chaire fut approuvée par le
monarque, sous la réserve qu'après six ans elle serait dotée
de 100 pesos pris sur les fonds de l'Université.
Le D' Campins professait tous les jours, de neuf k dix
heures du matin et de quatre k cinq heures du soir, sans
compter deux conférences supplémentaires qu'il faisait les
mardi et vendredi de chaque semaine. La science du
D' Campins se réduisait à des notions tout à fait élémen-
taires d'anatomie, de physiologie et de pathologie, con-
formes k ce qu'on enseignait de ces sciences dans les écoles
d'Espagne. Sans modèles, sans estampes, sans musée, sans
laboratoire et sans bibliothèque scientifique, on comprend
que l'étude de la médecine ne pouvait être que fort rudi-
mentaire. Une capitale aussi peu peuplée que Caracas,
privée d'imprimerie, et, bien que située presque au bord
de la mer, très distante de la civilisation européenne, ne
pouvait guère avancer en une science qui aurait nécessité,
outre des maîtres habiles, une communication constante
et un échange continuel d'idées avec la société de l'ancien
monde. Cependant, en 17771 fut créé, par patente royale
de Charles III, le Proîomedicato de Caracas, et le D' Cam-
pins reçut le titre de Proîomédico^ de médecin des hôpi-
taux royaux et du séminaire conciliaire; et dès cette
époque commence, avec Francisco Molina et Felipe
Tamaris, la série des médecins qui illustrèrent Caracas
depuis la fin du siècle dernier jusqu'à la révolution
LE» ORIGINES vénKZUKLIBXRES I 3
178 LES ORIGINES VÉNÉZtELIE^iNES
de I8Io^ Toutefois, Tétude de la médecine ne devint
véritablement scientifique et transcendantale qu'après la
séparation du Venezuela de la Colombie, en i83o.
Telles furent les origines des principales chaires de
rUniversité de Caracas. Elles étaient, vers le dernier tiers
du XVIII* siècle, au nombre de douze 3. Quant au rectorat
de rUniversité, il fut uni dès la fondation au rectorat du
séminaire, et cette fonction dépendait de la libre nomina-
tion de révêque de Caracas. Un peu plus tard, on créa la
chancellerie de TUniversité et on réserva au chancelier la
collation des grades les plus élevés, ceux de Maestro^
Licenciado et Doctor; attribuant au recteur celle des gra-
des de bachelier, la présidence du Claustro ou Conseil de
l'Université, celle des fêtes religieuses et Tinspection des
différentes chaires.
La réunion dans un même édifice de deux établissements
aussi importants que le séminaire et l'Université, la riva-
lité de deux dignitaires comme le chancelier et le recteur,
devaient nécessairement éveiller bien des jalousies, susciter
bien des conflits. Aussi, de graves désordres ne tardèrent
pas à s'élever, et le roi d'Espagne dut interdire aux évêques
de s'immiscer dans les affaires de l'Université. La lutte ne
s'apaisa point et elle aboutit k la séparation des deux éta-
blissements, qui eut lieu sous l'épiscopat de Marti, en 1776.
L'évêque de Tricala nous a laissé le curieux récit de
l'événement qui amena cette scission définitive 3, Un prêtre
d'Espagne, D. Lorenzo Fernandez de Léon, était venu k
Caracas comme vicaire de M^ Valverde. Il n'était que
t. Cf. Bulletin de la Société de Médecine de Caraeas, 1880.
2. Teologia de prima — Teologia de visperas — Canones — Instituio
de leyes — Teologia moral — Filosofta escolàstica de dominicos — Gramà-
tica de menores y Mûsica — Medianos y mayores — Minimes de grama-
iica — Escrîiura — Medicina.
Razon puntual de las cdtedras del Seminario y Univenidad de Caracas.
Su ereceiony renia. Rapport inédit présenté en 1785 par le D' D. Domingo
BriceRo. (Communiqué par le D' R. Villa vicencio, ancien vice-recteur de
l'Université de Caracas et ministre de Tlnstruction publique de Venezuela,
au D' L. Vincent et à Tauteur.)
3. Croniea eclesiâstica. Cité par A. Rojas, Estudios histéricos, p. 32 1.
LA SOCJÉTÉ CARAQUENAISË AL'V XVII* ET XVIII* SIECLES 179
bachelier en droit, mais c'était un homme d'un grand
savoir et d'une rare fermeté. Autoritaire et violent, il
cachait sous une apparente modestie une extrême ambi-
tion. Il ne tarda pas à se pourvoir des grades de licencié et
de docteur, et, enfin, de la dignité de Maestro-escuela^
à laquelle, conformément k une patente royale, était unie
la chancellerie de l'Université. Devenu chancelier, il exerça
une autorité inconnue jusqu'alors; il se déclara juge dans
toutes les causes des élèves de l'Université, présida les exa-
mens pour l'obtention de tous les titres, et se rendit si
redoutable que les étudiants renoncèrent à prendre aucun
grade durant tout le temps de sa chancellerie. De plus en
plus audacieux, il ne désira rien moins que la suppression
du rectorat du séminaire. Les fonctions de recteur étaient
alors exercées par le prêtre D' Domingo de Berroteran.
Un beau jour, ce dernier se voit tout à coup appréhendé
dans son appartement du séminaire, sur l'ordre du chan-
celier, et, sous prétexte d'un léger manquement à un règle-
ment, suspendu de ses fonctions rectorales. Le vice-recteur
convoque immédiatement le Conseil des maîtres et docteurs
pour porter plainte au roi contre l'insolence du chancelier
Mais celui-ci se présente lui-même au milieu de l'assemblée
et prononce un {^eto absolu contre toute délibération. Le
Conseil envoie supplier l'évêque de venir opposer son auto-
rité k celle du seilor de Léon. M^' Marti arrive k la porte
de la salle du Claustro et fait annoncer par le bedeau l'ar-
rivée de (( Sa Seiloria llustrîsima ». Alors, le chancelier,
d'une voix forte : « S'il est docteur de cette Université,
qu'il entre ! » L'évêque ne l'était pas ; il venait en simple
conciliateur» et reçu aussi peu courtoisement, il n'avait
plus qu'a regagner son palais. Pour comble d'ironie et
d'insolence, le chancelier en personne sort du Conseil et
accompagne Sa Grandeur jusqu'k la porte du séminaire.
La situation était devenue intolérable, et le roi se décida k
séparer le séminaire de l'Université.
Dès lors, l'Université de Caracas fut considérée comme
le premier corps de la cité, et ses représentants eurent la
l8o LES ORIOINB8 VENEZUEUBNNKS
première place dans toutes les cérémonies officielles. Ce
droit de préséance, l'Université le défendit jalousement, et
il fut quelquefois l'objet de vives competenciaSf dont la
plus importante fut celle qui éclata en 1787. Le roi,
cédant aux instances de l'Ayuntamiento de Caracas, venait
de créer une Audiencia dans la capitale du Venezuela ^ Le
sceau royal, arrivé le ig juillet de cette année, resta plu-
sieurs jours exposé dans un riche coflfret placé sur un trône
en l'église de la Trinité, et le a 5 il fut transporté en grande
pompe dans le palais destiné k l'Audience'. Toutes les cor-
porations faisaient partie du cortège; l'Université seule
manquait. Voici ce qui s'était passé :
Invitée dans toutes les formes à assister à la cérémonie,
l'Université avait fait demander au Capitaine général quel
rang elle occuperait dans les fêtes. On lui répondit : ce La
première place après l'Audience.» Immédiatement, le
Claustro se rassemble, et se jugeant atteint dans sa dignité
même, prend la résolution suivante : Etant donnés les pri-
vilèges et les prérogatives dont jouit l'Université, en vertu
même de sa désignation royale, elle ne peut accepter de se
trouver au second rang. Son rôle se bornera donc à une
sonnerie de cloches dans l'Université k l'heure de l'arrivée
du sceau royal et à l'assistance des universitaires, comme
simples particuliers, au Te Deum. Mais le ao, l'Université
fera chanter pour son compte, dans sa chapelle, un Te Deum
pour la vie et la prospérité du monarque ; le a5, elle tiendra
une séance solennelle dans laquelle le Sr. D. Fernando
Aristeguieta prononcera un discours en latin pour louer la
piété et la munificence du roi, et à tous ces actes seront
invités MM. les membres de la Real Audiencia. Connais-
sance sera donnée de la délibération au Capitaine générais.
C'est ainsi que l'Université de Caracas sut fièrement
venger sa dignité offensée, et, dans cette circonstance
I. A. RoJAS, Leyendas histôricaSy l, p. a64*65.
a. Ai:gourd*hui calle Este 4> n^ 11. La façade a été restaurée.
3. A. RojAS, Ley. hist,f I, p. a66, d*aprës Ponte : Apantes para los fastos
de la Universidad central de Venezuela (Caracas, i885).
LA SOCIÉTÉ C\RAQUKNAI8E AUX XTH" RT Wlir SIÈCLES l8l
même, marqua avec la plus parfaite urbanité son respect
pour le monarque et sa courtoisie envers les auditeurs de
l'Audience royale ' .
Mais revenons à l'organisation même de l'Université.
On n'aura pas manqué de remarquer les nombreuses lacunes
que présentait son enseignement. Si l'étude de la gram-
maire et celle de la philosophie y sont bien représentées,
celle des sciences n'y occupe qu'une place des plus res-
treintes. Les mathématiques, la physique et la chimie,
l'histoire même et la géographie en sont totalement
absentes. Cette lacune s'explique aisément par des raisons
politiques et par l'état d'esprit de la population caraque-
naise. Les monarques d'Espagne avaient tout intérêt à
développer dans les contrées du Nouveau-Monde la connais-
sance des langues latine et castillane qui représentaient
l'esprit et les idées de l'Espagne et qu'ils considéraient
comme une arme puissante pour leur œuvre de coloni-
sation. Us se défiaient au contraire de l'éducation scien-
tifique, qui leur semblait pour l'avenir un danger
redoutable. La bourgeoisie de Caracas reflétait fidèlement
les sentiments des premiers conquérants, et si elle tolérait
que ses fils suivissent les traditions espagnoles en étudiant
la philosophie et les lettres, elle préférait a un titre scienti-
fique un grade militaire, et mettait bien au-dessus de l'étude
des sciences les exercices de l'équitation et des armes. De
là vient qu'il y eut au Venezuela abondance de théologiens
et de juristes à une époque où les barbiers s'acquittaient
encore des fonctions de chirurgiens et où les médecins
n'étaient que de simples herboristes.
L'inauguration des études mathématiques au Venezuela
date de l'année 1760^. C'était l'époque du gouverneur
Hamirez de Estenoz. Le colonel des troupes du génie, D. Ni-
colas de Castro, émit le vœu d'établir dans sa maison ^
I . L'Audience de Caracas fut solennellement déposée par les révolution-
naires le 19 avril 1810 (A. Rojas, Ley, hisi,, p. 370).
a. Mêmes sources que plus haut.
3. Située à Caracas, calle.Oeste a. n') i.
l82 LES ORIGINES VENÉZUÉLIE^INES
une académie de géométrie et d'études de fortifications,
réservée exclusivement aux officiers placés sous ses
ordres, et il adressa une demande en ce sens au gou-
vernement de Caracas le ai juillet 1760. Le a5 juillet,
Ramirez de Eàtenoz donnait l'autorisation demandée, et le
16 juillet 1761, la couronne d'Espagne approuvait défini-
tivement la création de cette académie'. Elle eut sept
ans d'existence, et en 1768 le colonel Castro quitta Caracas
pour aller en qualité de Lieutenant du roi à Panama, où il
mourut en 177a ^.
Après le départ de Castro, l'académie qu'il avait fondée
disparut et les études mathématiques étaient retombées
dans l'oubli quand, en 1786, le père Andùjar, capucin ara-
gonais d'une grande érudition, proposa au Capitaine
général intérimaire, D. Manuel Gonzalez, de régenter gratis
en l'Université de Caracas une chaire de mathématiques,
« dans l'unique but d'acclimater en ce pays cette branche
des connaissances humaines » 3. Le gouverneur accéda
provisoirement à ce désir, sous la réserve de se faire
appuyer par le roi d'Espagne. La réponse de Charles IV se
fit attendre quatre ans; elle n'est guère à l'honneur de
ce monarque et dénote bien l'état d'esprit dont nous
parlions plus haut. Le roi refusait l'autorisation parce que,
disait-il, il ne convenait pas d'éclairer les Américains, « no
convenia ilustrar à los Americanos ». La chaire fut
suspendue au moment où elle commençait à donner
d'excellents résultats.
Cependant, les idées du colonel Castro faisaient d'ar-
dents prosélytes au sein de la municipalité de Caracas et
même parmi les gouverneurs du Venezuela. Dès 1781, le
chapitre ecclésiastique avait fondé dans la capitale le collège
I. V. le texte de la demande de Castro et celui de Tautorisation de
Ramirez, dans A. Rojas, Est, hist., p. 817.
a. Parmi les travaux inédits laissés par le colonel Castro figurait son
ouvrage intitulé Maximas de la guerra, qui fut imprimé après sa mort. Le
général Miranda» en iSio, considérait cette œuvre comme un ouvrage d'un
mérite transcendant, digne, comme il l'écrivait, de son savant auteur.
3. A. Roms, Est. hist., p. 3i8.
LA SOCIÉTÉ CAliAQLENAlSE AUX Wir ET XVIII* SIECLES I 8.*^
des jésuites. Cet établissement, destiné exclusivement à
réducation des jeunes gens qui se préparaient a la carrière
ecclésiastique, ne fut tout d'abord qu'un second séminaire.
Mais quand Tordre des jésuites fut supprimé par ordon-
nance royale de Charles III, en 1767, la municipalité décréta,
en 1768, que leur collège serait converti en un collège de
nobles où seraient admis, outre les fils des Caraquenais, les
jeunes gens de bonne naissance de toutes les provinces ' ;
La municipalité, soutenue par l'approbation et les en-
couragements du gouverneur Solano, voulut de plus que,
parmi les études qui devaient figurer dans le nouvel établis-
sement, la préférence fût donnée aux sciences mathéma-
tiques et naturelles, enseignées par des professeurs habiles.
Mais les nobles avaient trop d'aversion pour l'éducation
scientifique, et les efforts de la municipalité comme ceux de
Solano restèrent sans effet. De même que la médecine,
l'étude des sciences mathématiques et physiques ne devait
véritablement s'implanter au Venezuela qu'après la révolu-
tion de 1810.
Un des actes les plus louables du gouvernement de
Solano fut la création de la première école de jeunes
filles qu'eut la ville de Caracas. Par permission royale du
3o juillet 1768, le licencié Simon Malpica, trésorier de la
cathédrale de Caracas, fonda el colegio de nifias educandas^
plaçant celte œuvre sous la protection de l'autorité civile. Il
intitula l'établissement : collège de Jésus-Marie-Joseph, et le
destina à instruire les petites filles pauvres ou orphelines
âgées de six à quinze ans. Il en recueillit dès le début vingt-
quatre et les plaça sous la direction de deux maîtresses qui
devaient leur enseigner les travaux manuels. Malpica consacra
à l'entretien de cette maison toute sa fortune, qui consis-
tait en quatorze immeubles, situés k Caracas, sans compter
celui où il avait installé le collège. Leur valeur était de
ig. 000 pesos, ce qui produisait alors une rente de ôiopesos^.
1. A. Roms, Est, hist.y p. 3ai-3aa.
a. A. RojAS, Est. hist.^ p. 3a3-334- — jinuario Rojas hcrmanos de i885,
p. 3^2. — El Sacional de Caracas, i835, n* 70.
••-» — i
|84 LES ORIGINES viNÉZtéLlKNNES
Dans le même temps que le Père Malpica sollicitait la
permission de fonder un collège de petites filles, une femme,
D* Josefa de Ponte, obtenait également du monarque l'au-
torisation de créer un couvent de religieuses qui s'occupe-
raient de réducation des jeunes filles, et elle abandonna, à
cet effet, les revenus de tous ses biens ' •
Malgré le dévouement et la générosité des particuliers
qui s'étaient attachés à Tceuvre de Finstruction, l'enseigne-
ment public ne présentait encore au Venezuela, à la fin du
xviii* siècle, qu'une organisation bien imparfaite. Le zèle et
les efforts isolés des esprits intelligents n'avaient pu triom-
pher du mauvais vouloir du gouvernement espagnol et de
l'indifférence du peuple, chez qui l'absence du sentiment
patriotique était un obstacle à tout perfectionnement moral
et intellectuel. L'ignorance la plus grande continuait à
régner dans les campagnes; bien rares étaient ceux qui
connaissaient seulement leur alphabet, et les quelques
écoles primaires qui existaient dans les bourgades les plus
importantes du pays n'étaient même pas sous la surveil-
lance des autorités. Dans la capitale, l'enseignement supé-
rieur était livré à la routine et aux préjugés importés
d'Espagne, et que la métropole elle-même aVait reçus en
héritage de la vieille scolastique du Moyen-Age. Beaucoup
de latin, parce que la connaissance de cette langue était
nécessaire pour l'état ecclésiastique, la jurisprudence civile
et canonique et l'exercice de la médecine ; une philosophie
et une théologie qui se réduisaient à des disputes stériles,
à des argumentations creuses et quelquefois violentes;
une médecine où la théorie tenait plus de place que la
pratique : voilà ce qui faisait le fond de l'enseignement
de l'Université.
Cependant de nouvelles idées germaient et des réformes
se préparaient. Elles commencèrent dès 1794 par l'instruc-
tion primaire. Cette année-là, un savant directeur d'école,
Simon Rodriguez, qui avait été le maître de Bolivar, pré-
I. A. BojAS, Esl, hist,, p. 824.
LA SOCIÉTÉ CARAQUENAI8E AUX XVH* KT XVIII* SIÈCLES 1 85
senta à la municipalité de Caracas un mémoire intitulé :
Rfiflexiones sobre los defectos que vician la escuela de
primeras letras de Caracas y medio de lograr su reforma
par un nuevo esiablecimiento. Le manuscrit fut étudié
sérieusement par tous les membres du conseil, et le
a 5 juin 1795, ils votaient l'augmentation du nombre des
écoles, décrétant qu'on en établirait une dans chaque
paroisse. De plus, ils accordaient à Rodriguez un témoi-
gnage écrit de l'estime en laquelle ils tenaient ses services
et ses bons offices envers la jeunesse caraquenaise ' .
Ce même Rodriguez quittait Caracas en 1796 pour
suivre Bolivar qu'il accompagna dans ses voyages en Eu-
rope, de i8o3 à 1807. Il devint l'ami vénéré de son élëve,
et quand le Libérateur fut arrivé au sommet de la gloire, il
se plut à reconnaître et à honorer Rodriguez comme le
conseiller de sa jeunesse ^.
Ce n'est pas seulement dans l'enseignement primaire
que des réformes s'accomplissaient ; il s'en préparait égale-
ment dans l'Université, grâce aux efforts de Marrero^ Esca-
lona, Monténégro et autres jeunes gens illustres, qui,
poussés par les nécessités de la civilisation, commençaient
la propagande des idées nouvelles 3. Le sentiment national
s'éveilla en même temps que se développa le commerce avec
les nations étrangères et que s'introduisirent dans le pays les
journaux d'Europe, apportant avec eux comme un souffle
de liberté- et d'émancipation. Enfin, le Venezuela prit un
contact plus direct avec l'ancien monde par l'intermédiaire
des voyageurs illustres et des naturalistes célèbres qui
vinrent en Amérique à la fin du xviii* siècle. U n'est pas
un Vénézuélien instruit qui ne garde un souvenir reconnais-
sant du séjour que fit à Caracas, de 1799 a 1800, le savant
I. Actes de la municipalité de Caracas, année 1796, cités par A. Rojas,
Est. hi$t,, p. 339.
a. V. rétude dé A. Rojas, Homonimia singnlar, dans les Leyendas hUtô-
rieas fil, p. 303 et suiv., la biographie de Simon Rodriguez par Amund-
legui (citée par A. Rojas, loc, cit., p. a66), et la Correspondsneia del Liber-
lador (collection O'Leary), 3 yoL, 1888.
3. A. Rojas, Est. hist., p. SaG.
l86 LES ORIGINES véNEZUÉUENNKS
allemand Alexandre de Humboldt; quelques-uns même
ont voué à sa mémoire un véritable culte*. C'est qu'en
effet Humboldt a exercé sur le développement de Tinstruc-
tion à Caracas une influence des plus salutaires. C'est grâce
à son arrivée que la curiosité scientifique s'éveilla chez les
Caraquenais. Il nous a raconté lui-même comment» dès
qu'il fut débarqué» ses instruments scientifiques et astro-
nomiques furent remarqués et admirés; un franciscain
surtout n'en pouvait rassasier sa vue, et le lendemain,
grande fut la surprise du voyageur quand il vit sa maison
se remplir de tous les religieux de Saint-François» qui
accouraient pour voir une boussole d'inclinaison'.
La correspondance qu'entretint Humboldt avec le
D' Monténégro est un magnifique témoignage des ten-
dances nouvelles et des aspirations de la jeunesse caraque-
naise d'alors, de cette génération qui devait jouer un si
grand rôle dans les destinées de la patrie vénézuélienne.
Monténégro désirait ardemment voir s'implanter dans
l'Université de son pays une instruction vraiment scienti-
fique, et il demande au savant allemand des indications sur
la manière dont on étudie en Europe les mathématiques,
la physique, la chimie. Humboldt lui donne de longs
détails sur la méthode d'enseignement de ces sciences et
il lui indique les noms des professeurs célèbres d'Alle-
magne, de France et d'Espagne auxquels il faut recourir 3.
Les idées nouvelles ne devaient pas tarder à recevoir
une consécration. L'année même où le Venezuela secouait
le joug de l'Espagne, en 1810, on décrétait la fondation à
Caracas d'une Académie militaire de mathématiques f^^ où
seraient admis de préférence les militaires et leurs fils,
depuis l'âge de douze ans jusqu'à celui de trente-deux,
et après eux les jeunes gens de toutes les classes de la
I. V. surtout les Recuerdos de Humboldt de A. Rojas.
a. A. Rojas, Est. hist., p. 826.
3. Voir une de ces lettres dans A. Rojas, Est. kist.j p. 837 et suiv.
4. La Gaceta de Caracas du 7 septembre 1810 publiait le décret de
fondation.
LA SOCIÉTÉ CARAQUENAISE AUX XVII* ET XVIÏl' SIÈCLES 187
société qui désireraient étudier les sciences mathématiques.
Mais cette académie ne fut réellement constituée que vingt
ans plus tard. Les progrès de l'enseignement furent encore
en effet longtemps retardés par la révolution et les guerres
de l'Indépendance. En 1827» Bolivar, comprenant que Tins-
truction est la principale force d'un État libre, traça un plan
complet d'études pour le Venezuela. Cependant, les idées du
Libérateur ne devaient être mises en pratique que lors de
la séparation du Venezuela d'avec la Colombie, et ce n'est
qu'après i83o que l'enseignement public, grâce surtout à la
fondation de l'Académie de mathématiques, de celle de
peinture, du collège de l'Indépendance, du liceo Venezo-
lano, de la Bibliothèque nationales entra résolument dans
une ère de réformes et de progrès toujours croissants.
•
I. V. A. RojAs, EsL hUL, \ppend., p. 3o3: Origenes de la Biblloieca
nadonal.
LIVRE V
L'ILE DE CUBAGUA. LA NOUVELLE-ANDALOUSIE
CHAPITRE PREMIER
Cubagua et Nueva Càdiz.
Ce fut dans son troisième voyage, en 1498, que Chris-
tophe Colon toucha pour la première fois à la terre
ferme de F Amérique, dans le golfe de Paria, près des bou-
ches de rOrénoque. Les noms de Tierra de Gracia^ de
Golfo de las Perlas ^ comme aussi ceux de Boca del Drago^
Boca de la Sierpe^ résument les impressions du grand
navigateur en abordant à ce continent qu'il ne croyait
point être celui d^un nouveau monde, mais qu'il prenait
simplement pour le rivage occidental de Flnde et le vesti-
bule du paradis terrestre >.
I. V. sur le troisième voyage de Colon, outre la relation de Colon lui-
même et le livre de son flb, La vie et les déeouverteê de ChrUtophe
Colon, par Fernand Colon ;
Irvino, Histoire de Christophe-Colomb, II, p. 3o5 et sqq., et HI, p. i65 et
sqq. — Navarrute, Relation des quatre voyages de Colomb (3 vol., Paris
1838), III* vol. — HuMBOLbT, Voyage aux régions éqainoxiales, v. U, 1. I,
c. 3 et 4; Y. III, 1. III, c. 6 et 9. — Robertson, Histoire de l'Amérique, 1. 1,
p. ig3 et sqq. — Herrera, Dec. I, 1. III, c. 10 et sqq. — Gomara, Hist.
gen. de las Indias, c. 84. — Pierre Martyr, Dec. I, 1. VI. — Las Casas,
HiMt. de las Indias, c. i38. — Acosta (Joaquin), Hist. de Nueva Ora-
nada, ci. — A. Rojas, Estudios historicos, p. 3 et sqq. — Pi t Makoall,
Historia gênerai de America, desde sus tiempos mas remotos (Barcelone, 1888,
3 vol.)* — RoDOLFO Cronau, América (Historia de su deseubrimienio desde
los tiempos primitivos hasta los mas modernos, Barcelone, 1893). — Fran-
cisco Serrato, Cristobal Colon, Historia del deseubrimiento de América
(Madrid, 1893). — Dbberle, Hist, de V Amérique du Sud (Paris, Alcan, 1897,
p. i4-i5). — OviBDO T Banos, ConquiMta y Poblaeion de Venezuela, 1. 1,c. 1. —
OviEDO Y Valdez, Hist, gen, de ku Indias, I. let II.
igO LES OHI61NE8 YÉNÉZUELIENNES
D'après la tradition généralement suivie par les chroni-
queurs espagnols et reprise par de Navarrele et par
Irving\ Colon aurait longé au sud la côte de Margarita et,
passant entre cette île et Tile Coche, aurait abordé à celle
de Cubagua, située entre Margarita et la péninsule d'Araya.
Là, il aurait vu des Indiens plonger dans les eaux et revenir
à la surface chargés d'huîtres ; il aurait échangé des colliers
et des bracelets de perles contre des assiettes de Valence,
puis, étant tombé malade et devenu presque aveugle par
suite des fatigues qu'il s'imposait, il cingla au Nord-Ouest
vers rtle Espafiola qu'il avait déjà colonisée et où Tatten-
daient des peines d'un autre genre.
On ne peut affirmer historiquement que Colon ait tou-
ché à l'île de Cubagua, pas plus d'ailleurs qu'à Margarita,
et aucun document précis n'en fait foi > • Codazzi trace sa
route à l'Est et à une grande distance des îles Margarita,
Cubagua et Coche ^. Colon ne le mentionne aucunement
dans sa lettre aux Rois catholiques 4 ; il est donc possible
que la tradition se soit ici égarée en attribuant à Colon
des découvertes de navigateurs venus après lui.
L'année même qui suivit le troisième voyage de Colon,
Hojeda s'arrêtait à Margarita et à Cubagua et commerçait
I. Irving, loc, cit., t. II, 1. X, c. III, p. 3a4-
3. Le passage suivant de Fernand Colon ne nous semble pas concluant :
« Chemin faisant, il rencontra plusieurs lies auxquelles il donna divers
noms et qui lui auraient offert bien des particularités à noter, si, à ce
moment de son voyage, par suite des veilles prolongées et de l'attention
donnée par lui aux observations et aux lectures, il n*eût été pris d'une
grande inflammation des yeux qui Tempéchait d'écrire » (chap. LXVIII,
p. 307). Cette affirmation est bien vague. D'ailleurs, on ne peut accueillir
qu*avec une extrême circonspection ce que dit Fernand Colon. Il para-
phrase les lettres de son père, et, comme il écrit un panégyrique, il reporte
sur Christophe Colon bien des actions qui ont été faites par ses successeurs.
3. Cf. A. RojAs, Eêt. hisl.y p. 11, note i.
4. L'original de cette lettre a disparu. La copie, écrite de la main de
révoque Barthélémy de Las Casas, et qui se trouve dans les archlvet âa duc
de rinfantado, a été publiée pour la première fois dans he premier volume
de la « Colecciôn de los visges y descubrimientos qae hicieron por mar los
Ëspatioles, desde fines del siglo XV, con vsrios documentos inéditos », par
D. Martin Femandez de Navarrele (5yoL in-8% Madrid, iSsS), p. 343-a44- Elle
a pour titre : c< Tercer yia^e de Cristôbal Colon. La historia del viaje quel almi-
rante D. CrisU^aol Colon hizo la tercera vez que vinô à las Indias, cuando
dcscubriô la tierra firme, como lo envié à los Reyes desde la Isla Espanola. n
L ILE DE et BAGUA. LA NOUTKLLE-ANDALOUSIE .IQI
avec les indigènes. On dit même qu'il leur prêta main-
forte contre une bande de cannibales des petites Antilles
qui étaient venus les attaquer ^ Mais ce fut surtout l'expé-
dition de Nifio et de Guerra, en cette année lAoQt qui
donna aux Espagnols une id^ des ressources que Ton
pouvait tirer de l'exploitation des perles. Ils en récoltèrent
en quantité considérable dans les parages de l'île de Cuba-^
gua, et le nombre de celles qu'ils remirent aux autorités
espagnoles, comme représentant le cinquième qui revenait
au Roi, fut si grand qu'on les soupçonna d'en avoir
détourné autant k leur profit. Ils furent mis en jugement,
acquittés, et, dit Navarrete, « purent jouir de la réputation
enviée d'avoir mené k bonne fin le voyage le plus riche qui
ait été fait jusqu'alors au Nouveau-Monde >. ))
Il est certain que dès l'an i5oo une cinquantaine d'aven-
turiers de la Espafiola s'étaient établis a Cubagua, y avaient
construit des huttes, élevé des tentes et des baraquements
et y avaient apporté tous les instruments nécessaires à
la pêche de l'huître. La renommée du voyage de Nifto
attira bientôt de nouveaux colons, et ils s'occupèrent à
rendre habitable cette île déserte, sans eau potable et sans
arbres, ce terrain aride où ne croissaient que des ronces et
de maigres buissons. Ils amenèrent à Cubagua le bois de
Margarita, l'eau du rio Cumanâ, distant de sept lieues, et se
mirent surtout à pêcher le précieux mollusque 3.
Au début, on s'attacha les Indiens par des bagatelles
venues d'Espagne, par des promesses flatteuses et menson-
gères; mais bientôt la force, soutenue par la cupidité,
s'arma contre le malheureux indigène et l'obligea à ne tra-
vailler que pour le bénéfice des spéculateurs. Les naturels ne
suffisant pas au travail de la pêche, on tira des lies Lucayes
un grand nombre d'Indiens esclaves qui, excellents nageurs
et plongeurs, donnèrent au commerce des perles une
grande impulsion. Le droit du cinquième qui revenait au
I. A. RoiAS, Est. hULf p. la.
a. Cité par le même, p. i3. — Cf. Hbrrbra, Dec. 1, 1. IV, c. 5.
3. C\uLiN, HUtoria de Nae\m Andalucia, 1. II, chap. HI.
193 l'BS ORIGINES VÉNÉZUÉUENNES
roi monta dès les premiers temps à quinze mille ducats
par an, et Ton peut supposer que le trésor était fraudé d'une
somme au moins égale, car il était facile à cette foule
d'exploiteurs de Tile de se soustraire à la surveillance de
TAudiencia de la Espafiola. Celle-ci envoya ' à plusieurs
reprises à Cubagua des fonctionnaires chargés de défendre
les intérêts de la couronne; ils réussirent à «organiser avec
ordre et méthode l'aggloméra tion des habitants, en fixant
les lieux qui serviraient pour la douane, les bureaux, les
édifices du gouvernement, comme pour les magasins et les
habitations des particuliers '• »
En i5i5, la principale bourgade de Cubagua présentait
déjà l'aspect d'une ville européenne; on y voyait de jolies
maisons, construites en maçonnerie, parmi lesquelles celles
des personnages principaux de l'Ile : Barrera, Herrera,
Castellanos, Beltran et le Maréchal Diego Caballero.
Cependant, Cubagua ne devait pas être exempte des
tribulations inhérentes à toute colonie naissante. Une pre-
mière attaque de pirates caribes, en i5i5, avait été repous-
sée par l'arrivée fort opportune d'un navire étranger. Mais,
en i520, a la suite de la destruction des monastères élevés
sur le continent, et dont nous nous occuperons plus loin,
les Indiens qui avaient triomphé k Maracapana et à Cumanâ
vinrent donner l'assaut aux côtes de l'Ile. <c L'alcalde Anto-
nio Flores est pris de peur; sa frayeur se communique aux
habitants, et presque tous se décident k fuir à la EspaAola,
bien qu'ils soient trois cents hommes en état de porter les
armes et qu^ils aient deux caravelles, ainsi que des muni-
tions en abondance. Embarqués sur les deux caravelles et
sur d'autres vaisseaux plus petits, ils abandonnent la capi-
tale, laissant comme butin à l'envahisseur une grande
quantité de vin, de victuailles et d'articles de valeur. Les
Indiens, qui, sans quitter la mer, surveillaient les mouve-
ments des insulaires, se précipitèrent sur la bourgade
désertée, la pillèrent k leur gré et s'en retournèrent^. »
I. \. RojAS, Est. hUt.j p. i5.
a. Id., p. 17.
l'jLE de GLBAGUA LA NOUVELLE -ANDALOUSIE 1 qS
Ainsi s'exprime M. A. Rojas, résumant le récit de Castel-
ianos et celui de Herrera. On s'explique peu la couardise de
ces gens habitués eux-mêmes k semer la terreur parmi les
naturels. La clef du mystère nous est donnée par un
document officiel. Il est dit, en effet, dans les instructions
données k Ocampo, que nous citerons plus loin, que les
Indiens avaient coupé aux habitants de Gubagua Teau du
rio de Gumanâ et qu'ils avaient empoisonné celle de Mar-
garita pour les empêcher de venir la chercher. Nous
comprenons mieux maintenant que, menacés de mourir de
soif, Talcalde et ses administrés se soient décidés k émigrer
pour un temps < .
Cet événement fut une des causes qui firent décréter les
expéditions d'Ocampo et de Castellôn et l'érection de la
première forteresse de Gumanâ en i5aa. Les fugitifs purent
rentrer dans leurs foyers, le désastre fut vite réparé, et en
i5a3 la première colonie commerciale du Venezuela était
assez prospère pour être baptisée d'un nom illustre. Par
ordre royal, la cité de Gubagua fut appelée Nueva Càdiz.
Nous ne savons pas exactement quelle était k cette époque
la population de cette ville; on peut présumer qu'elle dépas-
sait i.5oo habitants. Plus tard, en iSay, l'Empereur auto-
risait les .colons de Nueva Gâdiz k choisir parmi eux chaque
année un alcalde ordinaire, qui connaîtrait des procès civils
et criminels. Il créait aussi pour l'île huit Regidores^ qui
étaient: Giraldo de Yiernes, Andrés Fernando, Yicente
Dàvila, Francisco de Portillo, Alonso de Rojas, Pedro de
Alegria, Martin de Ochandiano (celui-ci remplissant en
outre les fonctions de trésorier de Tile) et Juan Lôpez de
Archuleta, qui fut nommé Veedor (contrôleur ou inspecteur
des finances). Enfin, Gharles-Quint donnait 5oo écus pour
la reconstruction de l'église de Nueva Gàdiz, qui avait été
brûlée, et il dotait la ville d'un régiment sous les ordres de
Pedro Luiz de Matienza^.
1. Provision real du ao janv. 1021. — A. G. de Ind. (Séville), 2, 3,i/i4«
2. A. Rojas, Est, hist , p. x8.
LES 01IIG19IES vilfKZUKLIERRBâ l3
ÎKTV
19^ LES OH1GINE8 VENEZUELIENNES
Dans son Historia del Mondo Nuox^o^ Benzoni raconte
qu'en ce même temps un Milanais, Luigi Lampugnano,
fils du comte du même nom, se présenta à l'Empereur
comme étant Tinventeur d'un appareil qui pourrait servir à
la pêche des huîtres à Cubagua, sans que Ton eût besoin
d'avoir recours aux plongeurs. Le monarque lui concéda le
privilège de cette pêche pour une durée de six ans, sous
condition de réserver la troisième partie du produit au
bénéfice de la couronne. Mais à peine les habitants de Cuba-
gua eurent-ils appris cette concession, qu'ils se portèrent à
la rencontre de Lampugnano et lui dirent : a Retournez au
palais de l'Empereur et dites-lui que s'il est assez libéral
pour disposer de ce qui ne lui appartient pas, il n'a pas le
droit de disposer des huttres qui vivent au fond de la
mer.» Charles -Quint modifia le privilège, disant qu'il
maintenait la licence accordée, mais k condition que la
pêche ne s'étendrait pas aux domaines des «sefLores de
Cubagua ». Lampugnano vécut néanmoins cinq ans à
Gubagua, mais dans l'impossibilité de pêcher dans les eaux
de cette île et de payer les frais énormes de son expédition.
Il mourut, dit-on, dans un accès de folies
Cubagua n'avait eu jusqu'alors a subir que des attaques
isolées de pirates caribes, mais elle ne tarda pas à exciter
les appétits des Européens eux-mêmes. En 1638 eut lieu la
première expédition de flibustiers dans les eaux de Vene-
zuela. Elle était dirigée par des Français; leur escadre se
composait d'un grand navire, d'une caravelle volée aux Por-
tugais en pleine mer et d'une goélette, le tout portant
160 hommes bien armés. Fernandez Oviedo y Valdez dit
que le pilote de cette petite escadre était un Espagnol
originaire de Cartaya, appelé Pedro Ingenio". Herrera ne
mentionne pas ce détail: peut-être lui répugnait-il de
constater qu'un Espagnol avait prêté son aide k des étran-
gers contre ses compatriotes. Lorsqu'on apprit donc a
I. Benzoni, HisL del Mondo NuovOj p. 34. — Cf. Southet (Thomas),
Chronological HUtory ojlhe We$t Indiet^ v. I, p. i58.
a. Cf. A. RoJAS, Est. hitt., p. ig.
BLASO> OCTROVÉ PAR CHAnLES-Q(.I^T A l' ttU»TAUlEM(> DE .M Kt t CADi;^
(Musée national de Cai-acas.)
, _ -"v t ' i. *.^^ _^_^^^~^^:^^^^^—^^i^ymm^-w^9mmmmmmmm^mg^a^i^^mm»
l'île de GUBAGUA LA NOUVELLE- ANDALOUSIE I97
Cubagua qu'une escadre d'aventuriers était dans les eaux
de Tîle, les employés du port s'avancèrent en bateau pour
demander à ces nouveaux hôtes qui ils étaient. Aux pre-
mières questions des Espagnols» les Français répondirent
que c'était le navire Sarco^ qui venait de Séville; cette
réponse les trahit, car le Sarco était arrivé plusieurs jours
auparavant. Les Français invitèrent par de belles paroles les
Espagnols k monter k leur bord ; mais ceux-ci, qui connais-
saient cette manière de procéder pour la mettre eux-mêmes
en pratique vis-k-vis des Indiens, se retirèrent à la hâte afin
d'avertir les gens de l'île. Les flibustiers font semblant de
s'éloigner, mais le jour suivant on les voit apparaître dans
les eaux du port. Ici les versions des historiens diffèrent
sensiblement. Le récit d'Oviedo y Valdez» renferme d'évi-
dentes contradictions. Selon lui, k l'approche des Français,
les autorités de Cubagua auraient armé leurs brigantins et
leurs caravelles, au total 3o embarcations; puis, sortant
du port avec une force militaire considérable, renforcée
encore par des Indiens armés de flèches empoisonnées, les
insulaires auraient infligé une sanglante défaite aux flibus-
tiers; treize Français auraient été tués et deux Espagnols
seulement auraient été mis hors de combat. Ensuite, par
un revirement qui ne s'explique guère, les Français auraient
pu débarquer dans l'île et faire le commerce avec les Castil-
lans. Puis, de nouveau, les Espagnols auraient attaqué les
navires étrangers; ils auraient tué ou fait prisonniers
35 hotfnmes et pris comme butin des armes et pour
5oo ducats de linge et d'étoffes. Les Français, ne pouvant
résister, auraient gagné avec leur escadre démantelée les
côtes de Puerto Rico et de La Mona ; Ik ils auraient remis
en liberté la caravelle portugaise qu'ils tenaient prisonnière,
et celle-ci aurait fait voile vers la Espaffola pour informer
les autorités de l'événement. Une petite escadre envoyée
de cette île aurait bataillé deux jours durant contre les
Français, qui auraient enfin réussi k s'enfuir à la faveur
d'une nuit obscure.
I. Cr. Al. R0JA8, Est. hUt.j p. ao.
Hj8 LES ORIGINES VÉNÉZUÉLIENNES
Selon Herreras les flibustiers débarquèrent dans Tîle
des marchandises qu'ils échangèrent avec les habitants;
bien plus, ils rançonnèrent ces derniers et les obligèrent à
leur payer mille marcs ' de perles. Sur ces entrefaites» le
chef de Tescadre étrangère aurait été averti par un Indien
que les insulaires avaient fait prisonniers plusieurs Français
dans la ville et qu'ils avaient pris leurs mesures pour atta-
quer Tescadrc durant la nuit et couler k fond les navires.
Profitant de cet avertissement, les flibustiers levèrent
Tancre immédiatement, abandonnant ceux de leurs compa-
gnons qui étaient à terre. Puis après avoir brûlé San Ger-
man, dans Tile de Puerto Rico, et pillé File de la Mona, le
capitaine français écrivit au gouvernement de la Espafiola,
se plaignant de la conduite des gens de Gubagua, et décla-
rant qu'il tomberait sur File des perles et sacrifierait dix
Espagnols pour un Français, au cas où ses compatriotes
détenus dans Tîle seraient maltraités. La seule réponse
des autorités de Saint-Domingue fut de prendre des
mesures pour la poursuite des flibustiers.
Cependant la célébrité des perles de Cubagua commen-
çait à diminuer. Dès i5a6 on exploitait les bancs d'huîtres
de l'île de Coche, et en cette même année le roi concédait
ladite île à Juan Lopez de Archuleta, le Veedor de Cubagua.
La production ne tarda pas à monter k Cbche k i,5oo marcs
de perles par mois ^, et les habitants de Cubagua, atteints
par celte concurrence, cherchèrent ailleurs une nouvelle
source de richesses. Ils établirent sur le continent, à Mara-
capana, des postes d'hommes armés qui, sous prétexte de
défendre l'île contre toute invasion indigène, faisaient irrup-
tion dans les territoires voisins, s'emparaient des Indiens et
les conduisaient k Gubagua, oîi ils étaient vendus comme
esclaves. Cette île devint le premier grand marché d'esclaves
du Nouveau-Monde, et parmi les principaux trafiquants de
I. Herrera, Dec. IV, 1. Vï, c. la (De lo que hicieron ciertos navfos fran-
ceses que Uegaron à Gubagua).
a. Le marc valait 8 onces, soit environ a5o grammes.
3. A. RojAS, Est, hist., p. 26.
l'île de CUB.VGl a — L\ NOl VKLLEANnALOUSfE I QÇJ
chair humaine figurait un nommé Hojeda, dont on ignore
la parenté exacte avec le conquistador de Coquibacoa. La
terreur régna bientôt parmi les populations indigènes qui,
pourchassées par les Castillans, n'avaient d'autres res-
sources pour défendre leur liberté que de lutter, de mourir
ou de s'enfuir et de se cacher dans les solitudes des forêts.
« Le roi d'Espagne, informé d'un commerce aussi illicite
qu'immoral, défendit d'asservir les Indiens et établit des
peines sévères contre ceux qui continueraient cet infâme
trafic '.» A la réprobation du monarque semblait se joindre
la colère du ciel. On achevait à peine d'élever la solide for-
teresse a l'embouchure du rio de Cumanâ, quand, dans la
matinée du i""' septembre i53o, la mer de Cariaco s'enfle
subitement; les vagues s'avancent avec fracas vers la côte;
la Terre-Ferme et les îles tremblent; les plaines s'entr'ou-
vrent et des sources d'eaux sulfureuses jaillissent des cre-
vasses "" ; les collines semblent s'écrouler et la Cordillère se
désagrège. Beaucoup de huttes d'Indiens disparaissent et la
forteresse espagnole est en partie détruite. Les secousses
durèrent plusieurs jours ; les habitants de Cubagua les res-
sentirent vivement; beaucoup furent tués, quelques-uns
moururent de peur, et les survivants, nous dit Castel-
lanos, virent dans ce phénomène un avertissement céleste ^.
Us n'en revinrent pas moins a k leurs mœurs infâmes »
aussitôt que le calme se fut rétabli dans la nature, et le
commerce des esclaves reprit avec une intensité nouvelle
sous la direction de Diego de Ordâz d'abord, et ensuite de
I. A. RojAS, Est. hist.j p. 39.
a. Les sources thermales du golfe de Cariaco tirent probablement leur
origine de celte convulsion du sol, la première qu'enregistre Thistoire de la
séismologie sur la terre vénézuélienne.
3. « De cuyo miedo muchos perecieron,
Y con temor la vida despedfan.
Los que vivos quedaron ya dijeron
La causa deste niai que padecian :
Que fué por las maldades que hicieron
En aquellos que mal no merecîan. »
Castellainos, Elegias de varones Uuslres de IndLas, i" part., El. XIII. —
Le phénomène est également décrit dans Herrera, DescripL des Indes occi-
dentales, chap. VIII,
rjviowvwiv^w^owv^'^iii i
200 LKS ORIGINES véNÉZLBLIRNNKS
Geronîmo de Horlal '. C'est que, outre les bancs d'huîtres
de Coche, de nouveaux dépôts avaient été découverts à
Margarita, à los Testigos et au Cabo de la Vêla. Cubagua
ne pouvait donc plus vivre que de son marché d'esclaves ;
aussi ses habitants ne reculaient devant aucune indignité
pour l'alimenter. L'autorité locale ferma d'abord les yeux
sur ce trafic^, mais le scandale devint cependant tel que
l'Audience de Saint-Domingue, obéissant aux injonctions
royales qui l'engageaient à veiller au maintien de l'ordre
dans Cubagua et à s'opposer aux dérèglements de ses habi-
tants, envoya dans cette île, en i533, le licencié Prado. Il
devait, avec les Alcaldes et les Regidores de la ville de Nueva-
Câdiz et de celle de Asunciôn de Margarita, se constituer
en une commission qui visiterait les peuplades circonvoi-
sines, interrogerait les Indiens sur les traitements que leur
faisaient subir les Espagnols et en référerait au Monarque.
Mais l'Espagne était trop loin pour que les ordres du Roi
fussent ponctuellement exécutés ; les juges de « residencia »
se savaient peu soutenus par l'Audience de Saint-Domingue,
aussi ne faut-il pas s'étonner qu'ils aient souvent fait cause
commune avec les exploiteurs, k la vengeance desquels ils
n'osaient pas s'exposer. Le licencié Prado dut se résoudre
simplement à justifier Hortal^, tandis que celui-ci, dans
une lettre personuelle adressée à S. M., faisait l'apologie de
« sa conduite et de ses services f> ^.
Cependant une anarchie complète désolait Cubagua ; le
commandant d'armes Sedefio rivalisait de cruauté avec
Hortal dans l'asservissement et la vente des Indiens. L'Au-
dience envoya un nouveau juge de « residencia », le licencié
Prias, et celui-ci, décidé à remplir son devoir, entra dans
1 . Gaulix, Hist, de Naeva A/idalucta, 1. Il, ch. VII.
2. Les auditeurs de Saint-Domingue disaient eux-mêmes de ce com-
merce : « Si esto no hubiera, esta isla cstuviera harto màs perdida, é no
bubiera casi trato alguno. » (Les Auditeurs royaux de Saint-Domingue à
Leurs Migestés, i4 nov. i5ao). Arch. gen. de Indias (Séville), 5^, 4, i3.
3. Arch. gen. de Indias (Séville) : Papeles pertenecientes al govierno de
varias Islas de America, Est. 2, caj. i, leg. i (2^ cuaderno, Isla de Cubagua).
/i. Collect. Torrcs de Mendoza, t. XII, p. 46.
w V ■•Il )■ ■ I B^ tr-^jB^v-iF^^i^^v^-v^v^r-^a^^ag^^-'^p
L ILR DE CUBAGUA LA NOUVELLE -ANDALOUSIE QOI
Nueva Câdiz avec soixante hommes, tant fantassins que
cavaliers. Mais Sedefio le fit arrêter et emprisonner; l'ai-
guazil qui raccompagnait fut bâtonné, le grefBer royal
passé au fil de Tépée; les armes, les chevaux, toutes les
munitions dont disposait la petite troupe furent confisqués ' .
Quelque temps après, Sedefio était massacré par les
indigènes sur la Terre-Ferme, où il se livrait à son infâme
trafic 2.
Un troisième juge, le licencié Castafteda, fut envoyé
pour venger Prias et mettre fin aux actes scandaleux de
Hortal. Ce dernier essaya, dans une nouvelle lettre à S. M.,
de discréditer Gastaûeda dans Tesprit du Roi en accusant
la « profanidad de su persona, vida é obras », et ajoutant :
« no tiene letras sino para fabricar maldades » 3 ; mais le
licencié n'en continua pas moins à s'acquitter de ses fonc-
tions avec fermeté. Dans son rapport au Roi, il rendait
compte de ses efforts pour faire respecter la ju'stice : il avait
pris « residencia » aux officiers de Gubagua et infligé un
châtiment terrible à ceux qu'il reconnut coupables d'avoir
emprisonné Prias et de s'être livrés au commerce des es-
claves; ils furent flagellés et on leur coupa le nez. Mais, en
même temps, Castafieda avouait son impuissance à refréner
« los vicios é desordenes » des gens de Gubagua et décla-
rait que cette Ile « était une terre perdue par suite des
mauvais traitements que l'on avait fait subir aux Indiens et
qui causaient parmi ceux-ci des révoltes menaçantes »4.
Les prévisions de Gastafieda n'étaient que trop justes, et
le marin italien Benzoni, qui visita Gubagua en iS^Sf en
compagnie de marchands d'esclaves qui exploitaient cette
1. Lettre des Auditeurs de S^-Domingue à S. M. du 3i déc. i538. — Arch.
Gen. de Indias (Séville) : Audiencia de S'° Domingo, cartas de persoaas secu-
Inres, 5/|, 4, i3.
2. Gallin, Hist. de Nueva Andalueia, 1. II, ch. VIII. — Gastellanos,
Elesrias, i" parte, eleg. \II.
3. Lettre de Gerônimo de Hortal à S. M. (S'-Domingue, le 5 juillet
i33g). — Arch. Gen. de Ind. (Séville): Dossier de File de Gubagua, a, i, i
I j' cuad*').
4. Lettre du licencié Gastaileda h S. M. (2a juillet iSSg). — !d.
aoa I.KS ORIGINES VÉNézréUKNNKS
île ainsi que les côtes de Paria et de Cumanà, décrit ainsi
les horreurs dont il fut le témoin :
(( Durant notre séjour à Cubagua» dit-il, le capitaine
Pedro de Galice arriva avec plus de quatre cents esclaves
qu'il avait réunis ; et, soit par la privation de la nourriture,
soit par les excès de travail et de fatigue, soit par la dou-
leur d'abandonner leur patrie, leurs pères ou leurs fils, il
est certain que tous étaient exlénués. Et s'il arrivait que
l'un ou l'autre, sous le poids de tant d'infortunes, ne pou-
vait suivre, les Castillans, ne voulant pas les abandonner de
crainte qu'ils ne conspirassent, les excitaient à force de
coups, jusqu'à les laisser sans vie. C'était pitié de voir ces
créatures à bout de forces, nues, estropiées, malades et
affamées. Les malheureuses mères, éplorées et accablées par
la douleur, traînaient à leurs côtés deux ou trois enfants,
tous attachés avec des cordes et des chaînes au cou, aux
bras et aux mains. Il n'y avait pas de jeune fille qui n'eût
été déshonorée... Tous les esclaves réunis par les Castillans
étaient conduits à Cubagua ; on leur imprimait à tous, au
moyen du fer rouge, sur le visage et sur les bras, une
marque qui représentait un C ', et les maîtres faisaient
ensuite d'eux ce que bon leur semblait 3. » Ils les vendaient
d'ordinaire à Cubagua même ou les conduisaient pour les
vendre à la Espafiola.
Le récit de Bartholomé de Las Casas n'est pas moins saisis-
sant : « A peine les Indiens pêcheurs de perles remontaient-
ils du fond des eaux avec leurs charges d'huîtres, que les
maîtres les obligeaient à redescendre sans leur donner le
temps de réparer leurs forces perdues et de reprendre leur
respiration interrompue. Si l'Indien, à bout de forces, tar-
dait quelques minutes, le maître l'obligeait alors à des-
cendre à coups de fouet répétés. Par suite de ces mauvais
I
. <cCastille, Caribc ou Cubagua, qu'importe ce que signifiait cette ini-
tiale, si elle laissait toujours sur le corps de l'homme libre le sceau de Top-
probre et de la mort ?» A. Rojas, Est. hist., p. 8.
a. Benzom, Historia del Mondo Nuovo, p. 3o, 3a. — Cf. V. Rojas, Gsl.
hist., p. 28.
l'île de CUBAGUA - L\ NOUVELLE -ANDALOUSIE îlo3
traitements» ils mouraient presque tous en peu de temps.
Leur nourriture consistait en huîtres, et à de rares occa-
sions, on leur donnait du pain de cassave; jamais de vin,
ni aucune liqueur qui pût contribuer à soutenir les forces
de leurs corps épuisés et couverts de souillures par suite
de leur continuel contact avec Teau salée. La chambre de
ces malheureux n'était qu'une espèce de cellule où on
les emprisonnait, chargés de chaînes, de peur qu'ils ne
s'échappassent. Dès le matin du jour suivant, on les traînait
de nouveau au travail; beaucoup disparaissaient sous les
eaux, victimes des requins; d'autres tombaient défaillants;
d'autres jetaient le sang par la bouche; le plus grand
nombre était victime de la faim, des cruautés et du déses-
poir * . »
Cependant, une nouvelle catastrophe, plus terrible que
celle de i53o, devait ensevelir encore une fois toutes ces
infamies. En i543, un ouragan formidable passa sur Nueva
Câdiz ; de fortes secousses de tremblement de terre se firent
sentir ; les maisons et les édifices s'écroulèrent, et les eaux
du ciel, se mêlant à celles de la mer, inondèrent ce sol qui
semblait maudit de Dieu. Castellanos a consacré au récit
de cet événement une vingtaine de strophes, dans lesquelles
l'imagination tient plus de place que la vérité historique 3.
Le fait est néanmoins que cette fois Nueva Câdiz ne se
releva pas de ses ruines. Sa population, décimée, sans
défense contre les flibustiers, ne devait pas tarder à dispa-
raître complètement. Depuis longtemps d'ailleurs l'exploi-
tation des huîtres ne donnait plus aucun résultat. Le com-
merce des esclaves végéta péniblement encore jusqu'en
i55o; alors les derniers habitants de l'île se décidèrent à
émigrer, et à la fin du xvi' siècle on ne parlait déjà plus de
Cubagua ni de Nueva Câdiz.
Aujourd'hui, Cubagua est redevenue ce qu'elle était avant
l'arrivée des Espagnols, une île déserte et inculte, et le
seul souvenir qui reste de sa capitale est le blason que lui
1. Las Ca8aS| Hist, de las Indias, cité par A. Rojas, Est. hist., p. 29.
a, A. Rojas, E$i, hist., p. 33 et 3.^.
304 LES ORIGINES viN^ZtéUENNES
avait accordé Charles-Quint et qui» sculpté sur une roche
calcaire de Cumanà, figurait sur la porte de l'Ayuntamiento
de Nueva Câdiz. Cette pierre resta pendant plus de trois
siècles mêlée aux ruines que les eaux de la mer recouvrent
en partie sur la côte où s'élevait la capitale de Cubagua;
découverte par hasard, elle fut apportée à Caracas pour
l'exposition du centenaire de Bolivar, en i883, et se trouve
aujourd'hui dans la cour voisine de la salle où l'Académie
nationale d'histoire tient ses séances ^
I. A. RoiAS, Eitudioê hUiorieos, p. 3^, note i, et Los Bstados Unidos
de Venezuela (Esposicién universel colombina de Chicago, New- York, 1893).
p. io5.
CHAPITRE II
Les premières missions et les premières expéditions armées
dans le Venezuela oriental.
Si nous passons maintenant sur le continent, dans la
partie orientale du Venezuela qui reçut d'abord le nom de
Nueva Andalucia^ nous y serons réconfortés par un spec-
tacle bien différent de celui que vient de nous offrir la
honteuse exploitation des colons de Cubagua. Les premiers
Européens qui foulèrent le sol de la Nouvelle-Andalousie
furent des missionnaires chrétiens. On sait quelle influence
exerça sur la fondation des colonies espagnoles en Amé-
rique le sentiment religieux. Aussitôt que les Conquista-
dores entrèrent dans le Nouveau-Monde, l'ambition et la
cupidité ne tardèrent pas, il est vrai, à germer dans leur
cœur, mais Tidée première qui présida k la conquête, le
désir d'Isabelle la Catholique, celui de Colon lui-même,
c'était avant tout de gagner des âmes pour le ciel» de
répandre la foi chrétienne parmi des nations inconnues
et sauvages. C'est pourquoi l'apparition des missionnaires
sur la terre américaine date des premiers temps de la
découverte.
Cependant, l'histoire des ecclésiastiques qui accom-
pagnèrent Colon dans ses différents voyages n'est rien
moins que certaine. Il avait avec lui, dans sa seconde expé-
dition, un délégué du Saint-Père, Fray Boil suivant les
uns', Fray Juan Pérez de Marchena selon d'autres', ainsi
que douze religieux. Ceux-ci exercèrentr-ils leur apostolat
1. Herrirai Fbrnandbz de Ovibdo, Las Casas, suivis par A. RoiA8(J?«l,
hUL, p. &i).
3. Cauun, H\*L de Nuêva Andalacia, 1. III. Cf. Rojas, p. 4i, n. i.
*J
06 LES ORIGINES VÉNlIzUELlENNKS
dans les parties non encore explorées des Antilles, ou bien
reslërenl-ils a la Espailola après le départ de Colon?
on rignore. Les chroniqueurs nous disent seulement
que Fr. Boil, Catalan intransigeant, n'était jamais
d'accord avec Colon et qu'il dut enfin quitter l'île
clandestinement, avec un des généraux de l'amiral, appelé
Margarite ^ .
Avant d'entreprendre son quatrième voyage. Colon
écrivit au pape de lui envoyer des délégués des ordres de
Saint-Benoit, des Chartreux, de Saint-Jérôme et des frères
mendiants^. Celte lettre de l'Amiral fait le plus grand hon-
neur à son auteur; elle donne à chaque ligne la preuve que
Colon voulait conquérir les nations des contrées qu'il avait
découvertes par des moyens exclusivement persuasifs et
pacifiques.
L'histoire des établissements religieux au Nouveau-
Monde ne devient à peu près certaine qu'avec les succes-
seurs de Colon. En i5oi, lors de l'expédition d'Obando à
la EspaAola, par ordre royal, on fit partir pour cette colonie
douze franciscains et un prélat appelé Antonio de Espinel.
Ce fut là, dit Las Casas, le berceau de l'ordre des francis-
cains en Amérique^. Mais il ne fut officiellement installé
qu'en avril i5o5, époque à laquelle le roi ordonna au cha-
pitre général de l'ordre de Saintr-François, à Barcelone,
d'envoyer des religieux aux Indes pour instruire les popu-
lations indigènes^.
C'est en i5io que, également sur le désir du monarque,
l'ordre des Dominicains fut établi à la Espailola. Le premier
qui, de concert avec quatre autres religieux, fonda leur
couvent, fut le jeune Fray Pedro de Cordoba, issu d'une
noble famille, esprit éclairé et homme de conscience et de
vertu. Rien ne paraît plus digne d'admiration que l'humi-
lité avec laquelle le jeune missionnaire, à la tête de ses
1. V. RoJAS, Est, hUt., p. 4i.
2. /cf. Reproduction de cette lettre de Colon.
3. Cité par A. Rojas, Est. hist,, p. &3.
^. A. RojAs, Est, hist., p. 43-43.
LILE DE Cl BAGUA — LA NOUVELLE- ANDALOUSIE ^^07
compagnons plus âgés que lui, mais ((inférieurs eu lu-
mières et en abnégation », accepta, en abordant à la Espa-
fiola, la hutte de paille que lui offrait avec générosité un
bon Castillan, appelé Pedro de Lumbreras. Ce dernier installa
ses hôtes le mieux qu'il put : (( Us dormaient sur des lits
de paille sèche, se revêtaient de bure et mangeaient ce
qu'ils trouvaient, car en ces temps il arrivait souvent à
Saint-Domingue qu'on ne pouvait même pas se procurer
du vin pour la messe. »
Bientôt arrivèrent à la Espailola d'autres dominicains,
ayant à leur tête Fray Pedro de Mendoza. Tous joignirent
leur efforts et, (( s'imposant mille pénitences et mille tra-
vaux, commencèrent k remplir dignement leur charge
apostolique ' . » Pour défendre les droits des naturels, ils ne
craignirent pas de tonner violemment du haut de la chaire
contre les abus de pouvoir des autorités civiles; un jour
de i5ii, Antonio de Montesinos, un de leurs plus célèbres
prédicateurs, déclama dans la grande église de Saint-
Domingue (X)ntre l'usage des repartiniiento^^ et l'on dit
que Diego Colon, qui assistait à ce sermon, approuva le
zèle des dominicains^.
Cependant, Fr. Pedro de Cordoba avait, dans son âme
d'apôtre, conçu l'idée d'étendre le domaine de l'Évangile
plus loin que les limites de l'île, et, désireux de voir la
bonne nouvelle annoncée aux Indiens du continent, il pro-
jeta d'aller demander au gouverneur l'autorisation de
fonder sur la Terre-Ferme un couvent de son ordre. L'ami-
ral Diego Colon résidait alors à la Vega. Pour le joindre,
Fr. Cordoba dut parcourir à pied trente lieues d'un chemin
dur et rocailleux. Herrera nous le représente, le manteau
relevé sur ses épaules, dormant en plein air pendant la
nuit, et se nourrissant, durant le jour, des racines qu'il
trouvait sur son chemin. Diego Colon accueillit le prieur
avec bonté et en référa au Roi de sa demande. Le souve-
I. A. RojAS, E%1, kUL, p. 43.
a. QuiNTANA, Obras, p. /i38-439; ci p. 5o4, extraits de ce sermon, d'après
L\9 CAs\fl, Historia gênerai^ I. III. c. 3 et 4>
à
3o8 LRS ORIGINES VENEZUELIENNES
rain, touché de cette offre spontanée, ordonna que non
seulement on délivrât à Gordoba Tautorisation de bâtir un
couvent sur la Terre-Ferme, mais encore qu'on lui donnât
tous les matériaux, tous les ornements nécessaires à la
construction de la maison et de Téglbe, jusqu'aux cloches
et aux livres dont il aurait besoin.
Fr. Pedro de Gordoba confia alors aux trois domini-
cains Fr. Francisco de Gordoba, son frère, Fr. Antonio
Montesinos et Fr. Juan Garces, la mission d'aller explorer
les côtes du Venezuela et de fonder un couvent dans l'en-
droit qui leur paraîtrait le plus favorable. Montesinos était,
comme nous l'avons dit, un orateur éloquent et plein de
charité ; Francisco de Gordoba passait pour un théologien
éclaire et pour un homme aussi vertueux que son frère.
Quant k Juan Garces, domicilié longtemps k la Vega, il
avait occupé un rang illustre parmi les personnages les
plus riches et les plus distingués de l'île. Un jour, il apprit
que sa femme le trompait, et il punit par la mort Timpudi-
cité de l'adultère. Pendant quatre ans, il vécut dans les
montagnes, fuyant la justice qui le poursuivait, et se
présenta enfin aux prêtres de l'ordre de Saint-Dominique,
les suppliant de le recevoir comme frère lai. 11 versa tant
de larmes et manifesta un repentir si touchant, que les
pères, émus de compassion, l'admirent dans leur cou-
vent.
Les trois religieux firent donc voile pour les côtes
de Gumanâ, sur une caravelle frétée tout exprès. A leur
arrivée à Puerto Rico, Fr. Montesinos tomba gravement
malade et dut rester dans cette île pendant que Gordoba et
Garces continuaient leur voyage. Us abordèrent bientôt à
l'ouest de la côte de Gumanâ, en un lieu appelé Manjar^
voisin de Piritù. Grâce à la mansuétude et à la bonté des
religieux, des relations étroites s'établirent entre eux et les
indigènes. La première messe célébrée sur le continent
américain date de cette année i5i3; le premier couvent fut
bâti; les naturels consentirent k recevoir des moines les
premières leçons de l'alphabet, et tout faisait augurer
l'île de CUBAGUA — LA NOUVELLE -ANDALOUSIE 209
pour l'avenir une paix durable, lorsqu'un incident malheu-
reux vint tout bouleverser * .
Quelques mois s'étaient k peine écoulés que l'on vit
arriver sur la côte une embarcation chargée d'Espagnols
qui venaient à la pêche des perles. Les Indiens qui, dans de
telles circonstances, prenaient toujours la fuite, ne bougèrent
pas cette fois, se fiant k la protection des religieux ; bien plus,
pressé par le capitaine de monter à son bord, le cacique
se rendit h l'invitation avec 17 hommes de sa suite. Mais
à peine furent-ils sur le vaisseau, que les Espagnols prirent
le large et gagnèrent la Espailola, emmenant les naturels
comme esclaves. Ils allaient être vendus, quand les juges de
l'Audiencia intervinrent, s'emparèrent des Indiens comme
d'une marchandise de contrebande et se les partagèrent.
Pendant ce temps, les indigènes de Piritû se soulevaient
contre les dominicains, qu'ils accusaient de complicité avec
les pirates, et ils allaient les massacrer, lorsque les reli-
gieux leur promirent de faire rendre avant quatre mois la
liberté aux prisonniers. Par un second navire à destination
de la Espafiola, ils purent rendre compte de ce qui s'était
passé à Fr. Pedro de Cordoba et lui faire connaître le dan-
ger auquel ils étaient exposés. Celui-ci usa de tout son
crédit pour sauver la vie à* ses religieux. Antonio Monte-
sinos qui, remis de sa maladie, était revenu à la Espafiola,
joignit ses efforts à ceux de son supérieur pour obtenir la
mise en liberté immédiate du cacique et de sa suite. Les
juges, sans refuser formellement de les rendre, laissèrent
traîner les choses en longueur; au bout de quatre mois,
ils n'étaient pas rentrés à Piritû, et les dominicains n'eu-
rent plus qu'à se préparer à mourir. Ils étaient a genoux,
en prières, dit Herrera, lorsqu'ils furent saisis par les
Indiens. Le premier que ceux-ci martyrisèrent fut Fr. Juan
Garces; il l'attachèrent à un arbre, lui firent subir toutes
sortes d'outrages et prolongèrent longtemps ses souffrances
I. Gaulin, Historia de \aeva Andaluciaj 1. III, c. 2, et Quintana,
p. 44a.
LES ORIGINES Vé!«KZUÉLIES?iE9 l4
aïO LES ORIGINES VÉNÉZUéUENNES
avant de lui ôter complètement la vie. Ce fut ensuite le
tour de Francisco de Cordoba ' .
Cette sanglante exécution fut suivie d'une révolte générale
du pays de Cumanâ, et c'est alors que les Indiens vinrent,
comme nous Tavons vu, attaquer les côtes de Gubagua.
Cinq ans après, cependant, en i5i8, des dominicains et des
franciscains osaient de nouveau se risquer dans les parages
où leurs devanciers avaient péri. Les franciscains se fixè-
rent dans le bâtiment même qu'avaient élevé les Pères
Garces et Cordoba et que n'avaient pas détruit les Indiens ;
les dominicains établirent leur couvent k cinq lieues plus
k l'ouest, dans la province de Chichiribichi, et l'appelèrent
Santa Fé, parce qu'il se trouvait bâti au bord du golfe du
même nom^. Durant deux ans, les missionnaires purent
évangéliser en paix les naturels 3, lorsqu'un beau jour de
1 5ao, les Indiens de Cumanâ tramèrent un nouveau complot,
à la suite duquel ils envahirent et saccagèrent le monastère
dominicain de Chichiribichi. Le rapport que les autorités
de Saint-Domingue adressèrent au roi d'Espagne à cette
occasion, en date du i4 novembre i5ao^, nous donne sur
cette agression les détails les plus circonstanciés.
« Le dimanche 3 septembre passé, comme les domini-
cains célébraient la messe, l'un d'eux étant revêtu des habits
sacerdotaux, vint à l'église un cacique de la province de
M aracapana , nommé Maraguey, voisin très proche du
monastère, que les religieux avaient honoré et à qui ils
avaient accordé plus de bienfaits qu'à tous (ainsi que nous
l'a dit le vice-président de l'ordre, qui est ici). Il amenait
avec lui beaucoup d'Indiens de la dite province, ainsi que
d'une autre contrée, celle des Tageres. Ils entrèrent dans le
I. QUINTANA, p. 443.
a. Rapport des Auditeurs de Saint-Domingue cité plus bas.
3. OviEDo, HisLy iib. XIX. — Herreiu, Dec. U, 1. IX, c. 8 et g. — Cf.
A. RojAS, Eit. hUi.f p. 54 et 55.
4. « A Sus Majestades. Losoidores é oflciales reaies de Santo Domingo, à
i4 de noviembre de i520. » Le rapport est signé : l'Amiral vice-rôi (Diego
Colon), licencié Villalobos, Malienzo, Ayllon, Figueroa, Pasamonte, Alonzo
Dàvila (Arch. gen. de^Ind. (Séviile), Audiencia de Santo Domingo : Cartas de
persona» seculares, 54, 4» i5).
l'île de CUBAGUA — LA NOUVELLE -ANDALOUSIE 211
monastère, sous prétexte qu'ils venaient à la messe» et tuè-
rent les deux religieux qui se trouvaient là en ce moment,
les deux autres étant allés à Cubagua dire la messe à
Valcalde mayor et aux Espagnols qui résident dans cette
île. Ils tuèrent neuf autres personnes qu'ils rencontrèrent
dans le couvent, et parmi elles un Indien de la même pro-
vince et de la langue en laquelle prêchaient les dominicains.
Us saccagèrent et brûlèrent le monastère, tuèrent jusqu'à
un cheval, un chien et un mouton qu'on y gardait, et
volèrent des ornements et autres choses d'une valeur de
mille pesos. Il ne s'échappa qu'un Indien de cette île,
employé au service des Pères, qui se hâta de porter la nou-
velle à Antonio Flores, alcalde mayor de Cubagua. )»
Tel est, puisé aux sources mêmes, le récit de l'événement.
Comment se fait-il que ces Indiens, qui depuis plusieurs
années vivaient en bonne intelligence avec les religieux, se
révoltent ainsi tout à coup ? Le rapport officiel, qui s'étend
longuement sur les mauvais traitements que les indigènes
infligèrent aux Espagnols qu'ils rencontrèrent dans le pays
après le meurtre des missionnaires, reste muet sur les causes
de cette trahison. Catdin, qui raconte les mêmes faits,
n'approfondit pas non plus la question et se borne à nous
représenter les Indiens comme des ingrats, qui massacrèrent
les missionnaires tout simplement dans un accès d'ivresse ^
Cependant, il est quelques phrases du rapport qui nous
laissent entrevoir la vérité. On dirait que les Auditeurs
craignent que les principales raisons de la révolte des natu^
rels ne soient soupçonnées, et ils les réfutent d'avance, bien
timidement, il est vrai. Après avoir demandé que l'on châtie
sévèrement les coupables et que l'on pacifie la contrée le
plus promptement possible, les officiers royaux ajoutent :
« Il est certain que de cette côte on a amené ici des Indiens,
mais ils ont été peu nombreux 2. » Ces quelques mots sont
gros de révélations. On peut penser que les naturels étaient
I. Caulih, Hxti, de Nueva Andalucia, 1. UI, ch. a.
a. « Es cierto que de aquella costa se han traido aqui indios; pero han
sido pocos. »
21 â LES ORIGINES VéNézU^LTENNES
exaspérés par les vexations des Castillans lorsqu'ils prirent
les armes, et en eflet Herrera nous dit que la principale
cause de la destruction du monastère de Chichiribichi fut
la perfidie de ce même Hojeda que nous avons vu entre-
tenir d'esclaves le marché de Nueva Câdiz ».
Dans une de ses incursions, cet astucieux Espagnol
s'était présenté au monastère de Chichiribichi. Après avoir
reçu des dominicains une généreuse hospitalité» il les pria
de faire appeler le chef indien du pays, le cacique MaragUey.
Les Pères, sans rien soupçonner des machiavéliques projets
de leur hôte, firent venir le cacique, et Hojeda se posant
tout à coup devant lui, lui demanda à brûle-pourpoint si les
Indiens de la contrée mangeaient de la chair humaine. A
cette question, MaragUey s'indigne, et sachant que les Cas-
tillans faisaient une guerre acharnée aux anthropophages,
il ne peut que balbutier dans son mauvais espagnol : a Nô,
no carne humana, no carne humana. » Hojeda laisse aller
le cacique, et s'embarquant lui-même avec ses gens, il longe
quatre lieues de côtes, jusqu'à la province de Maracapana.
Là vivait un bon cacique, que les Castillans appelaient
Gil Gonzalez, parce qu'il était resté quelque temps à la
Espailola, où un contrôleur du même nom l'avait tenu en
grande amitié. Instruit de l'arrivée de Hojeda, il l'invite à
un repas et l'accueille, lui et ses gens, avec la plus cordiale
sympathie. Hojeda lui dit alors que ce qui l'amenait dans
son pays, c'était le désir d'acheter du maïs aux Indiens
Tageres, qui vivaient dans la montagne, à trois lieues de
distance. Hojeda, favorisé par le cacique Gil Gonzalez,
s'enfonça dans les terres avec vingt de ses compagnons,
laissant les autres pour garder sa caravelle. Les Tageres
reçurent amicalement Hojeda, et celui-cî leur demanda cin-
quante charges de maïs avec cinquante piétons pour les
transporter à Maracapana, lieu où il paierait le grain et le
transport. Ainsi fut fait, et les Indiens, arrivés à Maracapana
avec le maïs, se reposaient tranquilles et sans méfiance sur
I. Herrera^ loc. cit., Dec. Il, IX, 6. — Cf. Ovîedo t RA5fo5. Hist.
1. XlX,c.3.
l'île de CUBAGUA — LA NOUVELLE -ANDALOUSIE 2l3
la place du village, quand tout à coup ils se voient entourés
par les Espagnols armés de leurs épées. Dix-sept indigènes
réussirent à s'échapper; les trente-trois autres furent pris
et conduits à bord de la caravelle, qui leva Tancre à
l'instant.
Le rapport officiel ne nie pas cet acte de piraterie d'Ho-
jeda, mais les officiers de Saint-Domingue disent qu'il fut
exécuté le jour môme de l'incendie du monastère S et ils
ont ainsi l'air de le présenter comme un châtiment infligé
aux Indiens. De toute façon, on ne saurait excuser Hojeda
de punir une peuplade d'un crime commis par une autre ;
et puis, il n'est guère probable que le chef espagnol, qui
se trouvait à une assez grande distance du monastère, ait
pu être instruit aussi rapidement de sa destruction, étant
donné surtout qu'aucun de ses compagnons n'était resté à
Chichiribichi, que tous les Espagnols du couvent tombèrent
sous les coups des indigènes et que les Indiens de la con-
trée n'avaient aucun intérêt à l'informer de l'événement.
Nous aimons mieux croire avec Herrera que le rapt des
indigènes fait par Hojeda précéda de quelques jours le
soulèvement général des Indiens, dont il fut d'ailleurs la
véritable cause.
Aussitôt que le cacique Gil Gonzalez eut connaissance
de la trahison d'Hojeda, il dépêcha des courriers à toutes
les tribus de la contrée, leur conseillant d'exterminer les
Espagnols. Il s'entendit surtout avec le cacique Maraguey
pour une commune vengeance, et c'est alors que celui-ci,
ne doutant pas que les dominicains qui avaient hébergé
Hojeda ne se fussent concertés avec lui, ordonna le massacre
I. M Este Hojeda, el mismo dia de la muerte de los dominicos, por la
tarde, en la provincia de Guanta, habiendo alquilado ciertos indios que le
trajeran mahis rescatado de tierra adentro metiô por fuerza en la carabela
33 dellos, los cuales, llevados a Cubagua, los ba enviado aqui el alcalde
mayor. »
Les Auditeurs ne disent pas d'ailleurs que cet enlèvement des indigènes
était un châtiment. Ces réticences des ofBciers royaux, l'aveu qui leur
échappe plus loin et que nous avons relaté, l'intérêt qu'ils ont k maintenir
la traite des nègres, tout cela prouve qu'ils altèrent ou plutôt qu'ils voilent
sciemment la vérité;
2l4 LES ORIGINES VÉNÉZUÉLIENNES
des religieux » . Hojeda lui-même ne tarda pas k payer de sa
vie ses propres méfaits. Le 3 octobre de cette année iSao,
comme il débarquait de nouveau k la côte de Maracapana
avec onze hommes, les Indiens de Gonzalez, embusqués
dans les bois, l'assaillirent et le mirent à mort avec tous ses
gens, sauf deux qui purent regagner la caravelle et se sau-
ver à la Espafiola». Les représailles des indigènes ne s'ar-
rêtèrent pas là. Ils tuèrent plusieurs autres capitaines
espagnols 3, et c'est k la suite de ces faits que les autorités
de Saint-Domingue s'adressèrent au roi d'Espagne (i4 nov.
i5so) pour demander la punition des rebelles.
Alors fut décidée la première expédition armée contre
les côtes de Cumanâ. Le commandement en fut confié au
capitaine Gonzalo de Ocampo, et voici les instructions que
l'Amiral-gouverneur et les officiers royaux de Saint-Domin-
gue lui donnèrent, en date du 20 janvier lÔaiA;
« A vous, capitaine Gonzalo Docampo, nous remettons
le châtiment des Indiens des provinces de Cumanâ, Santa
Fée, los Tageres, Maracapana, dont on avait résolu d'ins-
truire et de bien traiter les caciques pour qu'ils se conver-
tissent. Mais ceux-ci, loin de se montrer reconnaissants,
tuèrent il y a quatre mois les deux pères dominicains, dont
l'un était vêtu pour dire la messe, et mirent k mort naguère
le capitaine Hernando Ibafiez avec cinq Espagnols. Ceux de
Maracapana massacrèrent perfidement le capitaine Hojeda
et ses compagnons, et de la même manière les capitaines
Villafaile et Gregorio de Ocafla avec quarante-six hommes.
Ensuite, ayant fait un grand rassemblement et un grand
tumulte, sonnant de la trompe et armés d'arcs et de flèches,
ils défendirent l'eau k ceux de Cubagua, dans le rio de
1. Ce qui semble bien prouver que les Indiens n'en voulaient aux
dominicains que parce qu'ils avaient reçu Hojeda dans leur couvent, c'est
qu'ils ne s'attaquèrent pas alors aux franciscains voisins.
2. Rapport des Auditeurs à S. M. cité plus haut.
3. V. les instructions données à Ocampo, citées ci-dessous.
4. M Provision real, emanada del Almirante,de la Audiencia é oficiales de
Santo Domingo de la Ysla Espaîiola, à 20 de Enero de 1621, dando instruc-
dones al capitân Gonzalo Docampo para la guerra de los Indios » (Arch. gen-
de Indias (Séville), Est. 2, caj. 2, leg. i l'i).
E«WJff
LILB DE CUBAGUA — LA NOUVELLE -ANDALOUSIE 2 10
Cumanâ, et comme ceux^i voulaient la prendre dans Tîle
Margarita, ils allèrent également la leur défendre avec de
nombreux canots, jetèrent du poison dans Teau, causes qui
obligèrent seules Talcalde mayor et les habitants à aban-
donner Cubagua, laissant maisons, provisions, marchan-
dises, etc.
)) Pour remédier à cela, vous irez, vous, capitaine Gon-
zalo Docampo, avec cette flotte, directement à Santa Fée ;
vous ferez en sorte de prendre Maraguey et son frère, ainsi
que tous les caciques et Indiens de cette province que vous
pourrez, car tous furent d'accord pour tuer les dominicains,
et vous les enverrez ici pour que justice soit faite. S'ils
résistent, faites-leur une guerre cruelle et capturez-les, et
pacifiez la contrée. Vous agirez de même à l'égard des
Tageres, qui favorisèrent ceux de Santa Fée.
» A Maracapana, vous demanderez que l'on vous livre
les caciques Gil Gonzalez et D. Diego, ainsi que tous ceux
qui prirent part au meurtre des dits capitaines.
)) A Gariaco, Gumanà et la Margarita, bien que les
Indiens, excités par les autres, leur aient prêté secours,
dites-leur que nous leur pardonnons, mais qu'ils sachent
qu*on les traitera avec rigueur s'ils récidivent.
» A Cumanâ spécialement, faites que le père Fr. Juan
Garceto que vous emmenez avec vous leur parle, car il
sait leur langue.
» Enfin, vous ne quitterez le pays que quand il sera tout
entier pacifié, afin que le commerce reprenne comme
auparavant et que les religieux puissent aller instruire les
indigènes et les baptiser sans courir aucun risque. Pour
tout nous vous donnons pouvoir complet ^ »
Quelques semaines après, Ocampo, en route pour la
Terre-Ferme, relâchait à Puerto Rico, et là il se trouvait
en présence d'un personnage qui se rendait aux mêmes
I. Le document est daté de Santo Domingo le ao janv. i5ai, et signé :
L'Amiral Vice Roi, le licencié Villalobos, le licencié Matienso, Ayllon, le
licencié Figueroa, Miguel de Pasamonte, trésorier; Alon^o Dâvila, Martinez
Dampues, Diego Caballero, secrétaire.
2l6 LES ORIGINES véN^ZUéUENNES
lieux que lui, pour travailler également, mais par
d'autres moyens, k la pacification du pays : c'était Bartho-
lomé de Las Casas. Les travaux de Quintana et de Llo-
rente, après ceux des premiers historiens de la conquête ^
ont fait connaître en détail la vie de cet apôtre de la colo-
nisation espagnole qui se consacra tout entier à la défense
des Indiens, dont il avait le titre de (( Protecteur universel ».
Las Casas avait conçu l'idée de recruter en Espagne un cer-
tain nombre de laboureurs et de les emmener aux Indes,
et malgré l'opposition de l'évêque du Darien, il avait obtenu,
par concession royale signée à la Corogne le 19 mai i5ao,
le droit de les établir sur a6o lieues de côtes, de Paria à
S"-Marthe a . Après avoir réuni deux cents colons et des
navires, et avoir emprunté à Séville sur son crédit les fonds
dont il avait besoin 3, il était parti pour la Terre-Ferme
en i520. A San Juan de Puerto Rico il rencontra donc
Gonzalo de Ocampo. Il lui présenta sa commission et
voulut le détourner de poursuivre sa route vers le
continent, l'assurant que sa propre présence et celle de
quelques religieux suffirait pour rétablir promptement la
tranquillité. Ocampo lui répondit qu'il ne pouvait se dis-
penser d'obéir aux ordres qu'il avait reçus, et qu'au reste,
dans l'état de rébellion où se trouvait la province, l'exécu-
tion du plan pacifique de Las Casas devenait impossible 4.
Bartholomé se rendit alors à S*-Domingue; il mit ses
I. QuiKTANA, Fray Bartholomé de Las Casas, dans les Œuvres complètes
de Quintana (Biblioteca de Autores Espafioles. Madrid, Rivadeneyra, édit%
1867), P- ^^3* — Llorente (J. a.), Œuvres de don Barthélemi de Las Casas ^
précédées de sa vie (Paris, a vol., Eymery, édit', 1822). — Gomara, Hist. de
las Indias, c. 77. — Baralt y Diaz, c. VII. — Ovibdo y BaSos, 1. XIX, c. 5,
— Herrera, Dec. II, 1. I, c. 11, 1. II, c. i5 et 16, l. III, c. 3 et 8, 1. IV, c. 8
et 9. — Remesal, Hist. gen. de las Indias^ 1. Il, c. 19-20. V. aussi la repro-
duction de plusieurs lettres de Las Casas dans les Cartas de Indias, publiées
par le ministère de Fomento (Madrid, 1877).
a. uAsiento y capitulaciôn de Bartolomé de Las Casas, que hizô con
S. M. sobre descubrimiento y poblaciôn en Tierra Firme, desde la provincia
de Paria, hasta la de Sa. Marta, por la costa del mar » (collect, Torres de
Mendoza, t. VII, p. 65).
3. Herrera, Dec. II, I. IV, c. 8. — Remesal, Hist. gen., I. Il, c. 19. —
Cf. Argensola, Anales de Aragon^ 74, 97.
4- Quintana, p. 4Si>
L*ILE DE CUBAGUA — LA NOUVELLE -ANDALOUSIE 217
pouvoirs sous les yeux de l'Amiral et de l'Audience royale,
leur annonça que les laboureurs qu'il devait employer dans
son expédition l'attendaient à Puerto Rico, et demanda que
Ocampo fût rappelé. Mais il n'était plus temps, le capitaine
espagnol était déjà parti pour la Terre-Ferme.
Il avait avec lui quatre caravelles; en passant à Cubagua,
il en laissa trois dans cette île, afin de ne pas alarmer les
Indiens, et aborda avec la quatrième aux côtes de Maraca-
pana, terre du cacique Gonzalez > . Cachant son équipage
dans les soutes du navire, il ne laisse sur le pont que cinq
matelots. Tout d'abord, les Indiens se montrèrent méfiants,
mais peu à peu, oubliant le passé, ils s'approchèrent dans
des canots et entourèrent l'embarcation espagnole, où les
marins les invitaient à accoster en leur offrant du pain et
du vin de Castille. Ils demandèrent aux étrangers d'où ils
venaient, et sur la réponse qu'ils arrivaient de Castille, les
indigènes reprirent : « No Castilla, Haiti ? » manifestant
par cette phrase la frayeur qu'ils avaient de voir venir chez
eux des gens de S^-Domingue. Les naturels, s'enhardissant,
se décidèrent à monter sur le pont de la caravelle, à l'excep-
tion toutefois de Gonzalez qui resta dans son canot. Alors
Ocampo, qui désirait surtout s'emparer du cacique, donna
l'ordre à l'un de ses matelots, qui était un habile nageur,
de se lancer k la mer aussitôt que les troupes sortiraient de
leur cachette et de saisir le chef indien. Ocampo frappe
dans ses mains; tous ses soldats s'élancent sur le pont et
font prisonniers les indigènes. En même temps, le matelot
se jette à l'eau, aborde le canot du cacique, saisit celui-ci à
bras-le-corps et tous deux tombent à la mer. Après une
lutte très vive, l'agilité de l'Espagnol triompha de la force
de l'Indien; le matelot réussit à planter sa dague au flanc
de Gonzalez; là-dessus, d'autres soldats sautent également
dans les flots et achèvent de tuer le cacique.
Le chef de la contrée disparu, Ocampo avait le champ
I. Sur l'expédition d'Ocampo, v. Herrera, Dec. il, i. IX, c. 16. ^
A. RojAS, Est. /lis/., p. 80 et sqq. — Qlintana, 06ra«, p. 452. — Hakluyt,
Hist ofthe West Ind., p. 288. — Benzoni, Hist. del Mondo Nuovo. p. 33.
f< »
2l8
LES ORIGINES VlÊNézUBLIENNES
libre pour exercer ses vengeances. Etranglant plusieurs de
ses prisonniers, il les suspend aux antennes de son navire,
pour qu'ils soient mieux vus de la côte; puis il débarque
sur le rivage de Maracapana, et tandis qu'il fait chercher ses
caravelles à Gubagua, il se livre aux plus horribles cruautés.
Parmi les habitants, les uns sont passés au fil de l'épée, les
autres sont pendus, d'autres empalés, la plupart sont faits
prisonniers, et Ocampo les expédie sur ses caravelles k la
Espafiola, afin de les y faire vendre pour couvrir les frais
de son expédition.
Pendant qu'Ocampo accomplissait son œuvre sangui-
naire, tandis qu'ensuite, pour réparer les ruines qu'il avait
causées, il jetait lui-même les fondements de la ville de
Nueva Toledo, à une demi-lieue du rio de Cumanâ, Las
Casas discutait avec les autorités de Saint-Domingue sur
l'opportunité de son entreprise, et, après de longs débats, il
finissait par faire prendre en considération par les
magistrats de la Espafiola son plan de colonisation. On mit
même à sa disposition 1 20 hommes d'élite et on l'autorisa
à lever dans l'île de la Mona onze cents charges de pain
de cassave, afin de pourvoir aux premiers besoins ». Au
mois de juin i5âi, Bartholomé faisait voile de Saint-
Domingue pour Puerto Rico, où il comptait embarquer les
laboureurs qu'il y avait laissés, mais il n'en trouva aucun,
car le besoin les avait contraints à se disperser dans le pays.
Il n'en continua pas moins sa route pour la Terre-Ferme et
arriva à Toledo, où Ocampo s'était cantonné avec sa petite
armée. Mais l'hostilité sourde des indigènes, la difficulté de
se procurer des vivres dans cette région désolée, décidèrent
ce dernier à regagner Saint-Domingue, et il partit, suivi de
la plupart des hommes qu'avait amenés Las Casas. La ville
de Toledo devint à peu près déserte, et Bartholomé y
demeura entouré seulement de quelques amis et des gens
attachés à son service. Cependant, ce contretemps n'affaiblit
point son courage. « Il avait, dit Baralt, une âme de feu,
I. QuiMTAiiA, p. 45a.
V ■
LILE DE CUBAGUA — L\ NOUVELLE- ANDALOUSIE 219
et dans sa poitrine battait un cœur de martyr ^ . » Soutenu
d^abord par sa foi ardente, il trouva auprès des franciscains
du couvent de Piritû un précieux appui. Il fit bâtir, non
loin de leur monastère, une grande maison pour y conserver
les munitions et les vivres qu'il avait apportes, puis il
commença la construction d'une forteresse à l'embouchure
du rio de Cumanâ, afin de mettre les Espagnols et les
Indiens à l'abri des incursions des gens de Cubagua^. Mais
ceux-ci réussirent à lui enlever le maçon qui conduisait les
travaux du fort, et l'établissement de Toledo resta exposé
aux déprédations des chasseurs d'esclaves. Las Casas résolut
de partir à Saint-Domingue et de se concerter avec l'Au-
diencia pour réprimer ces actes scandaleux. Il laissa donc
ses quelques colons sous la garde de son second, François
de Soto. Celui-ci, croyant ne rien avoir à craindre de la
part des naturels, envoya les deux navires que lui avait
laissés Bartholomé faire des échanges avec les Indiens de la
côte; mais il n'eut pas plus tôt commis cette imprudence,
que les indigènes tramèrent un nouveau complot contre les
Espagnols. Ils fondirent sur l'établissement élevé par Las
Casas, massacrèrent le Père Fr. Dionisio, blessèrent mortel-
lement François de Soto, qui mourut bientôt après, et mirent
le feu à la maison 3. Quelques Espagnols cependant purent
s'échapper, gagnèrent la côte et aperçurent heureusement,
à deux lieues, vers les salines de la pointe d'Âraya, une
embarcation, dans laquelle ils coururent chercher un asile.
Arrivés à Saint-Domingue, ils joignirent leurs instances
h celles de Las Casas pour obtenir de l'Audiencia qu'elle
s'occupât des moyens de rétablir sur le continent l'ordre et
paix 4. On décida enfin d'envoyer à la Terre-Ferme une
I. Baralt t Diaz, ch. VIL
9. QUINTANA, p. 453.
3. QdiNtana, p. 4^3.
4. C'est à ce moment que Las Casas prit à Saint-Domingue l'habit des
dominicains. En i5a5, il fondait à Nicaragua un couvent de cet ordre. On le
trouve ensuite au Pérou, à Mexico, travaillant k la conversion des indigènes.
En i544i il était placé à la tète de Tévêché de Chiapa, dépendant de la Nou-
velle-Espagne. Il passa les dernières années de sa vie à Madrid, où il mourut
en i566, à Tàge de 92 ans. (V. pour plus de détails Quintana, p. 454 et sqq.;
230 LES ORIGINES véNÉZuéUENNES
seconde expédition armée et le commandement en fut
donné au capitaine Jacomé Gastellôn. 11 partit de la Espafiola
à la fin de 1 5a I avec trois cents hommes et cinq caravelles.
Il avait aussi k son bord les autorités fugitives de Nueva
Câdiz ; il les débarqua à son passage à Tile de Cubagua et
cingla vers les côtes de Cumanâ. A peine avait-il jeté l'ancre,
qu'il dépêchait ses hommes dans toutes les directions pour
semer la terreur parmi les naturels. Tous les Indiens
impliqués dans la destruction de l'établissement de Toledo
furent pris ; les uns furent empalés, les autres étranglés, et
on trouva l'un des plus farouches meneurs, le fameux
Orteguilla, vêtu de l'habit de Fr. Dionisio, ayant encore
caché dans la manche le bréviaire du martyr. Gastellôn put
également s'emparer du cacique Diego et envoya à la
Espafiola un nombre considérable d'esclaves ' .
Après avoir pacifié le pays, le premier soin du capitaine
espagnol fut de continuer la construction de la forteresse
commencée par Las Casas. Elle fut achevée en i5a3^.
Puis, dans le voisinage de Nueva Toledo, k l'est du cerro
Colorado, Gastellôn éleva Nueva Cordoba, qui devait être
le fondement de la ville de Cumanâ,
I. A. RojAs, Est. hist.,p, 86, 87.
a. Le tremblement 4e terre de |53o la détruisit, comme noqs Tavons vu
plus haut,
CHAPITRE m
Origines de Cumanà et de Barcelona. — Exploits d'Urpin.
L'établissement créé par Gastellon put difficilement se
soutenir, et quarante ans après sa fondation il était sur le
point d'être abandonné, lorsque l'arrivée de D. Diego
Fernandez de Serpa le sauva de la ruine. Cette expédition
de Serpa nous semble une date importante dans l'histoire
vénézuélienne ; elle marque, en effet, la fin de la conquête
brutale et le début d'une ère nouvelle de colonisation. Serpa
est le premier conquistador qui ne débarque plus avec la
seule idée de tuer et de massacrer, mais il amène avec lui
des familles tout entières, de véritables colons décidés à tirer
du sol toutes les ressources qu'il pourra leur fournir.
A la suite d'une négociation conclue à la Cour en i568,
Diego Fernandez de Serpa * quittait le port de Santa Maria
(province de Câdiz) dans la Semaine- Sainte de iSGg avec
quatre navires. Après les avoir fait visiter dans la baie de
Câdiz par le « Juez oficial », il embarqua à San Lucar
800 personnes^ dont 65o hommes, le reste composé de
femmes et d'enfants, et partit pour les Indes en août.
Aux Canaries, il augmentait sa flotte d'un nouveau navire,
pour que ses a gens fussent plus à leur aise », et arrivé
I . Ces détails sur l'expédition de Serpa sont extraits de la « Relacion de
Lope de VariUas sobre la conquista y poblaciôn de Nueva Gordoba » (A. G. de
Ind. (Séville), E. i, c. i, 1. 1/37, afio iSGg, et Gollect. Torres de Mendoza,
t. IV, p. 467).
Ce Lope de Varillas devait faire partie de la suite de Serpa. En tout cas,
il a été témoin des événements, car il emploie souvent la première personne.
«... (Los Indios) holgaron de ver nuestro orden y trage. » Quand les Alcaldes
et les Regidores de Gordoba se réunirent en Ayuntamiento après la mort do
Serpa, il semble bien qu'il devait être là, tant il relate avec précision la
diversité des avis qui furent alors exprimes.
22a LES ORIGIPCES VÉNÉZUÉLIENNES
à Margarita le 4 octobre, il y achetait 800 têtes de bétail
d'espèce bovine, destinées à être conduites dans les llanos
du Venezuela. Le i3 octobre enfin il débarquait sur la côte
de Cumanâ, et <( sept ou huit caciques descendirent des
montagnes lui apportant du maïs et des provisions ». Il
réunit ses colons aux quelques familles qui résidaient encore
à Nueva Cordoba, et « en huit jours i5o maisons nou-
velles, couvertes de paille et de roseaux, s'élevèrent sur la
colline qui domine le Manzanarès », et où se trouve actuel-
lement Cumanà. Le Gabildo de Nueva Cordoba fut dès ce
moment organisé et le gouverneur nomma « un Teniente,
un Yicario, des Alcaldes et des Regidores x>. Ensuite, pour
reconnaître le pays, il envoya deux expéditions qui devaient
durer quarante jours. Elles revinrent, en effet, au terme fixé.
La première, conduite par Pedro de Ayala, qui avait avec
lui i3a hommes, s'était dirigée vers le golfe de Cariaco.
Après avoir traversé un pays stérile, on avait rencontré une
terre fertile, bien cultivée et arrosée par de nombreux rios,
de grandes a labranzas de maïs, yuccas, batatas, ayamas )> '.
Les Indiens donnèrent aux Espagnols de l'or en échange de
couteaux et de hameçons. « Toutes les Indiennes portaient
des perles ; la femme d'un cacique en avait une ceinture
qu'ils appréciaient à plus de i,5oo ducats. Le capitaine
ramena avec lui deux Indiens notables, très vieux, avec leurs
femmes et leurs enfants, ce qui est le meilleur signe de paix
qu'ils puissent donner; ces indigènes racontèrent qu'il y
avait dans leur région, sur les pentes de la sierra, beaucoup
de poblaciones ; que de nombreux Indiens vivaient près
d'une agua grande^ qu'ils avaient beaucoup de caracuries
et àguilasS, qu'ils venaient chez eux pour prendre du sel, et
qu'en échange ils leiu* livraient des Indiennes esclaves, qu'ils
I . Ou hayoSj herbes dont les Indiens se servent comme purgatif (note
de Mendoza).
a. Caracuries ou caracolies, ornements d*or qui, avecd^autres objets, ser-
vaient aux Indiens pour couvrir leurs parties honteuses et pour faire des
colliers (note de Mendoza).
3. AguilaSj ornements en figures d'aigles, généralement d'or, que les
Indiens et les Indiennes portaient au cou.
l'île DB CLBAGLA LA NOUVELLE- ANDALOUSIE 223
amenaient d'un rio où les habitants étaient Garibes, avec
lesquels ils étaient continuellement en guerre. On comprit
qu'il s'agissait du rio de Amanâ, qui confine au golfe de Paria. »
Le capitaine Francisco de Alava s'était dirigé vers le sud
avec 74 soldats et avait exploré la montagne appelée « le
Bergantin ». L'ascension fut pénible, et pour traverser ces
terrains rudes et rocailleux on dut se chausser de « cueros
de vaca )) . Mais le haut de la montagne était un plateau très
fertile» d'une demi-lieue environ d'étendue et habité par une
quantité d'Indiens, qui convièrent les Espagnols à aller avec
eux en guerre contre les Caribes. Le capitaine ne voulut
pas, n*étant pas sûr de l'intention de ses hôtes ; il donna
pour excuse que ses gens étaient fatigués et quelques-uns
malades. « Il raconta que les soldats avaient trouvé, chez
un cacique nommé Guantar, des flèches d'or et une pierre
verte d'un jeme ' de long sur deux doigts de large, claire
et transparente comme de l'émeraude. » Du haut de la mon-
tagne, ils avaient vu les Uanos et « en ellos muchos humos
y de noche fuegos ». Les Indiens disaient qu'il y avait la de
grandes pohlaciones^ et qu'ils en tiraient les àguilas de oro
dont ils se paraient. « Dans ce pays, les Indiens ont le nez,
les oreilles et les lèvres percés et traversés par des orne-
ments d'or. »
Après ces deux reconnaissances, qui donnaient à Serpa
de grandes espérances pour l'avenir, il envoya son gendre
à Margarita pour s'y procurer du nouveau bétail, des
juments et des chevaux. Les Indiens lui prêtèrent leur aide
pour la culture du sol et l'élevage des troupeaux, et une
véritable colonie agricole s'étendit a du golfe de Cariaco
jusqu'à la vallée de Maracapana et au rio de Neveri, sur
36 lieues de long et 1 4 de large ».
Bientôt Serpa conçut l'idée de fonder une nouvelle ville
sur la côte même, à l'embouchure du rio de Neveri; il
l'appela Santiago de los Caballeros ^ , et confia le soin de la
1. Jeme^ mesure qui comprend la distance entre le bout du pouce et
l'extrémité de l'index bien tendus (Dict. de l'Acad. espagnole).
2. Cf. Caulin, Hitt, de Nueva Andaluciaf 1. II, c. IX.
22 ^ LES ORIGINES yi^izvÉhlEWEë
peupler à Juan de Salas. Qu'arriva-t-il alors P On ne peut
le dire exactement ; tout ce qu'on sait, c'est que presque
aussitôt le capitaine Francisco Martinez était envoyé pour
emprisonner Salas, parce que, dit seulement la relation,
« comenzô à decir cosas que no parescian bien y>. On peut
penser cependant que Salas avait affiché à l'égard des indi-
gènes des prétentions qui ne s'accordaient pas avec la
politique de douceur inaugurée par Serpa, car Martinez
recevait en même temps la mission d'aller s'entendre avec
le gouverneur de la Trinité, Juan Ponce de Le6n, pour le
bon traitement des Indiens.
Martinez était à peine parti, que Serpa se mettait lui-
même en route pour Santiago. Mais Salas avait pu s'échapper
de sa prison ; avec l'aide d'un certain Montaflo, qui lui ser-
vait d'interprète, il réussit à soulever les Gumanagotos, et
quand Serpa pénétra dans la terre de Chacopata, il fut
assailli et tué par les Indiens ; avec lui périrent deux capi-
taines et tous les chevaux qu'il amenait.
Martinez apprit la nouvelle au moment où il revenait de
la Trinité à Santiago ; il se précipita au secours de la troupe
de Serpa et arriva à temps pour recueillir ^o blessés. Un
Indien resté fidèle raconta la trahison de Salas, et un cava-
lier fut envoyé à Nueva Cordoba pour annoncer le fatal
événement à la femme de Serpa et aux autorités. Une
grande panique se répand alors dans la ville ; les membres
du Cabildo se réunissent : les uns veulent quitter k Tinstant
la Terre-Ferme, les autres proposent d'attendre la décision
de l'Audiencia de Saint-Domingue. Enfin, le premier
moment de stupeur passé, la plupart des colons restèrent,
sauf la femme et les enfants de Serpa qui gagnèrent Marga-
lita et passèrent, sur une frégate, de cette île à Carthagène.
Trois mois après, le capitaine Luis Honora to Ortiz et Luis
de Figueroa, alguacil mayor de la province, quittaient éga-
lement Nueva Cordoba. Cependant l'état général de la ville
ne souffrit pas de cet incident malheureux; Santiago de los
Caballeros en supporta seul les conséquences, car ses habi-
tants vinrent se joindre à ceux de Cordoba. La ville changea
L ILE DE CUBAGt A — LA NOUVELLE- ANDALOUSIE 325
son nom en celui de Santa Inez de Cumanà et prospéra au
point de former bientôt un gouvernement indépendant, à la
tête duquel fut placé, en i585, D, Francisco Vides*.
Outre la culture du sol, qui produisait le maïs, la cassave
et le tabacs il existait pour les colons de Gumanâ une autre
source de revenus que, dès les origines, ils essayèrent de
mettre à profit, mais dans l'exploitation de laquelle ils
rencontrèrent bientôt de redoutables rivaux : nous voulons
parler des marais salants que possédait la région, et l'his-
toire de ces salines est d'autant plus intéressante qu'elle
nous présente, pour la première fois, les Espagnols et les
Hollandais aux prises sur le continent américain.
Au sud-est de la pointe qui forme l'extrémité occidentale
de la péninsule d'Araya, se trouvaient d'importants marais
de sel que Nifto et Guerra avaient découverts dans leur
expédition de i5oo. Serpa, à peine arrivé sur les côtes de
Gumanâ, avait envoyé aux dites salines, avec 3 navires, un
capitaine et 12 soldats, qu'accompagnaient 4 caciques et
3oo Indiens. En huit jours, ils chargèrent les 3 navires de
plus de AfOoo fanegas de sel et de 2,000 arrobas de poisson;
I. Arch. gen., de Indias (Séville), Est. 56, caj. 4, leg. 8. Consultas y
decretos originales de Cumanà (t585 à 1759). — Le gouvernement de
Cumanà comprit trois provinces : celle de Nueva Andalucfa ou Cumanà,
celle de Nueva Barcelona et celle de Guayana. Le gouverneur, résidant dans
la ville de Santa Inez de Cumanà, avait le titre de Capitaine Général de ces
provinces, et le rang de brigadier (général de brigade) ou de colonel. Dans
les affaires civiles, le gouverneur est subordonné au vice-roi de Santa Fé. Les
cédules royales, expédiées par le secrétaire du « Despacho universal de
Indias », lui parviennent par Tintermédiaire du Conseil suprême des Indes
et par voie du Secrétaire de Nueva Espafia. — En matière juridique, les pro-
vinces de Cumanà et de Barcelona dépendent de TAudience royale et de la
Chancellerie de Saint-Domingue ; celle de Guayana de l'Audience et de In
Chancellerie de Santa Fé. — Le trésor et tout ce qui s'y rapporte est subor-
donné au Trésorier royal de Caracas. Au point de vue religieux, les trois
provinces dépendent, ainsi du reste que Margarita et Trinidad, de l'évêque
de Puerto-Rico, qui nomme un Superintendant vicaire, résidant à Cumanà.
— Le tribunal des Croisades possède à Cumanà un commissaire particulier,
délégué de celui de Puerto-Rico. Le tribunal du Saint-Offlce de Carthagène
des Indes a deux commissaires, l'un à Cumanà, l'autre à Barcelona. (Cf. le
mémorandum de Diguja de 1761. Arch. gen. de Indias, 56, 6, ai.)
3. « Gogen en la costa mayz y caçave, y la labrança del tavaco esta la
tierra adentro 12 y ao léguas. » Relation de Larrazpuru, citée plus loin.
LS8 0RIG1MÎ8 >Éfl£ZUULfENKB» lû
326 LES ORIGINES VÉNEZUéUENNES
et Serpa, émerveiUé, avait pris possession officielle des salines
au nom de la ville de Nueva Gordoba '.
Cependant, dès cette époque, les Hollandais fréquentaient
ces parages et venaient remplir leurs vaisseaux aux fosses
d'Araya. Les gens de Gumanâ, dans l'impossibilité de les
repousser, s'adressèrent au gouvernement de Madrid qui,
en 1606, envoya une expédition, composée de 18 embar-
cations, pour chasser les Hollandais. Ceux-ci furent surpris
tandis qu'ils embarquaient le sel dans leurs chaloupes ; les
Espagnols en pendirent quelques-uns à Âraya même et
conduisirent les autres à la forteresse de Carthagène ^. Les
salines demeurèrent libres jusqu'en 1622; mais à cette épo-
que la Compagnie hollandaise des Indes occidentales afficha
des prétentions sur leur possession, et la Cour d'Espagne
envoya à la côte d'Araya un ingénieur, Bautista Antonelli,
chargé d'étudier les moyens d'interdire aux ennemis l'accès
des salines.
Antonelli débarqua au port de Guarnache, à une lieue
de la saline, au commencement de juin 1624» et le 19 du
même mois il envoyait son rapport au Roi 3. Malgré les
difficultés qu'il éprouva dans son travail, ce tant par suite du
grand soleil et de sa réverbération sur le sel qu'à cause de
la vase qui, par endroits, lui venait jusqu'aux genoux »,
Antonelli réussît k prendre en trois jours le plan de la
saline. Il décrit sa topographie, parle savamment des com-
munications souterraines qui existent entre elle et les eaux
du golfe, ainsi que des courants fluviaux qui contribuent à
l'entretenir ; il en donne les dimensions, qu'il évalue à dix
mille pieds de long sur six mille de large, avec des profon-
deurs de douze. Puis, il parle de la richesse de la saline, si
grande <( que les eaux de pluie qui s'y écoulent des versants
voisins et celles des courants fluviaux se convertissent immé-
diatement en sel». On ne peut s'y aventurer avec des
I. Relation de Vaiillas citée plus haut, p. aai.
9. A. RoJAS, Estudios histéricos, p. aa4«
3. «Relaciôn de la gran Salina de Araya. Esta dicha salina en dlei
grados de altura entre cl Tr6pico de Cancro y la Equinoccial. » (Bibliothèque
nationale de Madrid, manuscrits, H. 49* f- ^')
LILE DB GUBAOUA — LA NOUVELLE -ANDALOUSIE 227
chaussures de cuir que Taction du sel brûle, et les Hollan-
dais n'y pénétraient qu'avec des sabots de bois. Quant à
l'abondance du sel, elle est telle qu'on ne peut espérer vider
le marais, quand même on en remplirait « aoo urcas en un
mois». D'ailleurs, les vides qu'on fait se comblent presque
instantanément, car la saline communique si bien avec la
mer qu'elle suit tous les mouvements de la marée. Cepen-
dant, dit Antonelli, il est nécessaire, coûte que coûte, de
prendre des mesures pour empêcher les incursions des
étrangers, qui sont un danger pour la domination espagnole.
Les Hollandais, en effet, viennent à la saline avec des bateaux
munis de ao k a4 pièces d'artillerie ' ; pendant son séjour
dans la contrée, il en a vu quatre stationnant dans le rio de
Burdones, à deux lieues de Gumanâ, et la colonie est impuis-
sante à lutter contre de telles forces. Pour remédier à cet
état de choses, Antonelli ne voit que deux moyens : ou bien
construire une forteresse entre le port de Guarnache et la
saline, à 45o pas de la mer et à si5o de la saline, ce qui
nécessiterait de grands frais au trésor royal, ou bien, et
Antonelli penche vers cette solution finale, combler le
marais, et pour cette opération, il demande au Roi d'en-
voyer 4 galions avec 600 hommes.
C'eût été là, en effet, un moyen radical ; mais le gouver-
nement espagnol ne voulut pas renoncer aux richesses que
promettait l'exploitatidn de la saline, et il se prononça pour
la forteresse. On se mit à l'œuvre dès le 4 décembre i6a4-
Le fort fut bâti sur une éminence dominant une échancrure
du rivage, la colline de Varragon, à trois quarts de lieue de
la saline ; l'ingénieur D . Cristobal de Roda et le gouverneur de
Cumanâ, D. Diego de Arroyo Daza, présidèrent aux travaux,
et le I*' janvier i6a5 un des quatre bastions était construit^.
I. Malgré la rudesse du climat, qui obligeait les Hollandais à ne travailler
que la nuit, Antonelli a trouvé des digues construites par eux, des chemins
de voiture autour du marais.
a. C'est ce que prouve Tinscription suivante, gravée en capitales sur une
plaque de marbre bleu (de %% centimètres de long sur 44 de large) que l'on
a retrouvée à Cumanâ et qui figure aij^ourd'hul au musée de Caracas :
« En 4 de diciembre... (la date i6a4 a disparu avec un morceau du coin
3:^8 LES ORIGINES véNézUÉUENNES
Le capitaine des galions envoyés pour protéger les
ouvriers contre les Hollandais, D. Tomâs de Larrazpuru,
fut chargé de faire les essais d'artillerie ; il constata que les
canons de la forteresse pourraient facilement empêcher
tout débarquement à la pointe d'Âraya et que, d'autre part,
ils portaient du côté de la saline jusqu'aux deux tiers de sa
largeur. L'ouvrage était achevé au 6 novembre 1625, époque
à laquelle Larrazpuru envoyait sa relation au Roi ; il avait
coûté au trésor royal plus d'un million de pesos * .
Voici, d'après le vice-roi de Santa Fé de Bogota,
D. Jorge de Villalonga, quel était, en 1720, l'état du fort
d'Araya. Construit en pierres de taille liées avec de la
chaux, il avait quatre façades égales avec quatre bastions,
dont deux défendaient le côté de la mer et les deux autres
la saline. A l'intérieur se trouvaient deux citernes, des
magasins de poudre, le logement du Castellano, 3o canons
de bronze et a46 hommes de garnison, dont aoo fusiliers,
20 artilleurs et a6 officiera ou autres employés. L'entretien
de la forteresse coûtait au gouvernement espagnol 3i.ga3
pesos par an, que l'on envoyait de Mexico. — Entre le fort
et la saline s'était fondé un village comprenant ^7 maisons,
98 familles avec 71 esclaves, en tout i.ogo habitants, dont
5g hommes constitués en une compagnie de milice. Il y
avait en outre 9 hatos de chèvres^.
Jusqu'au milieu du xvni" siècle, les salines d'Araya contri-
buèrent à alimenter de sel les établissements espagnols des
provinces de Cumanâ et de Guyane, mais vers 1780 elles
droit de la plaque) reynando Don Philippe 4 Rey d'Espana y de las Yndias
No. Sr. se enpezo esta fabrica siendo Governador y Gapit. General en estas
provincias Don Diego de Axoyo Daza, y se acabo este, lienzo y punta deste
baluarte en i de Henero de i6a5 afios quedando plantada el artillerla. »
I . « Relaciôn de la Salina de Araya y el sitio del Gastillo para su defensa,
ifisto y andado y tanteado personalmente por los que aqui firmamos en
compaiiia del Gobernador Don Diego de Arroyo y el Ingeniero Cristôbal
de Roda. » (Relation signée : Thomas de Larrazpuru, Don Gristôbal Mejia
Vocanegra, Don Juan de Verçossa, Don Alonsode Muxica.) — Biblioth. nation,
de Madrid, manuscrits, Ce. 46, f. 4a.
a. Manuscrit de la collection de D. Pedro Montbrun, cité par Rojas.
Est. hisl., p. 327-338.
l'île de GUBAGUA — LA NOUVELLE -ANDALOUSIE 22g
commencèrent à s'épuiser, et quelques années plus tard on
renonçait à les exploiter. A la suite de la représentation
faite au Roi le 27 août 1751 par le gouverneur de Gumanà.
D. José Diguja, sur Tinutilité de la forteresse d*Araya, trois
cédules royales, en dates du ai juillet 1759, du i3 mai 1760
et du 6 janvier 176a, en ordonnèrent la démolition; et le
!•' novembre 176a Diguja informait S. M. qu'il avait fait
sauter les murs du fort de façon k ce qu'on ne puisse plus
y*placer de canons ^ .
Cependant les Hollandais, n'osant plus s'aventurer dans
les parages d'Araya après la construction de cet ouvrage,
n'avaient point pour cela abandonné la parti_e, et ils s'étaient
rejetés sur l'exploitation d'une autre saline, qui de jour en
jour devenait plus importante^. Elle se trouvait dans une
petite île de mille pas de long sur quinze cents de large, située
en face de l'embouchure du rio Unare, dont la sépare un
étroit cafio. Les textes la désignent sous le nom de saline de
Unare. Les Hollandais, qui, en i634» s'étaient emparés de
Curaçao, avaient toute facilité pour faire sur les côtes du
Venezuela le commerce clandestin, et à Unare aucune
forteresse ne les empêchait de faire leurs provisions de sel.
C'est alors qu'apparaît dans l'histoire du Venezuela D. Juan
Urpin. Son œuvre, bien peu connue, n'en fut pas moins
féconde en résultats ; c'est lui qui empêcha les Hollandais
de se fixer sur les côtes de Cumanâ, et ce fait nous semble
des plus importants pour l'avenir du pays. Nous verrons
plus loin, en effet, avec quelle ténacité les Hollandais luttè-
rent pour pénétrer en Guyane; combien cette tâche leur
eût été plus facile s'ils avaient eu sur la côte de Barcelona
un solide point d'appui, et leur extension eût été grosse
I . Tous ces faits sont rappelés dans la description de la province de
Cumanà par D. José Diguja (i5 déc. 1763). — Arch. gen. de Indias (SévlUe),
Est. i33, cfig. 3, leg. 16.
Les ruines de la forteresse subsistent encore. D'ailleurs, l'exploitation de
la saline a été reprise de nos jours et les employés actuels se servent de l'eau
des citernes construites par Daza. (Cf. Rojas, Est, hist., p. 235.)
a. «Esta salina es muy grande y de mucha sal, que siempre se va
multiplicando sin otro beneficio que el de la naturaleza. » Relation d'Urpin,
citée plus loin.
23d LES ORIGINES véNBZUéLIEN>-ES
de conséquences, puisque c*est sur Tauthenticité des établis-
sements hollandais que se basait TÂngleterre en 1899 pour
demander à reculer vers l'ouest les frontières de sa Guyane.
En i63&, Urpin, chargé de la conquête des Cumanagotos,
dans laquelle avaient échoué Garci Gonzalez en 1679 etCobos
en i585 >, avait fondé la ville de Santa Maria de Manapire,
vers l'embouchure du rio Tuy». Puis, il était revenu k
Caracas chercher des renforts, et en i636 il partait de
nouveau en campagne, suivi d'Indiens et de nègres
libres pour le transport des bagages, et de quatre pièces
d'artillerie. Après un rude combat, on entra dans la bour-
gade indienne de Cumanagoto, ce où les Indiens consentirent
k devenir les vassaux de S. M. )> et apportèrent à Urpin des
poulets et des provisions de toutes sortes. A une lieue de
Cumanagoto, il fondait en 1637, au pied du cerro Santo,
une cité à laquelle il donnait le nom de Nueva Barcelona^,
et dix-sept lieues plus loin une autre ville, qu'il appela
Nueva Tarragona.
La pacification et la conversion des indigènes firent, dit
Urpin, de rapides progrès. L'évêquede Puerto-Rico, cédant
aux instances du gouverneur, vint, malgré son grand âge,
après une traversée périlleuse de trois cents lieues, visiter les
nouvelles populations, et, « retrouvant une seconde jeunesse
dans les ardeurs de la charité, il exposa, après une procès*
sion solennelle, le Saint-Sacrement dans l'église paroissiale
de Nueva Barcelona ; puis il baptisa et confirma plus de deux
mille Indiens, tant de Barcelona que de Tarragona ou des
lieux voisins. »
I. V. sur Garci Gonzalez et sur Gobos, Oviedo y Banos, Conquista y
poblaeiôn de Venezuela, 1. VI, ch. II à VI. — Baralt y Diaz, Reiûmen de la
Hist. de Venezaelaf ch. XlII. — Miguel Tejera, Venezuela pintoresca è ilas-
trada (p. 22 à 68, passim). — Caulin, Hist. de Nueva Andalucia, 1. II, ch. X.
3. Nous analysons Tceuvre d'Urpîn d'après sa propre relation: «Expo-
siciôn que hace al monarca espaîiol Don Juan de Orpin, conquistador de los
indios cumanagotos y fundador de Nueva Barcelona. » — Bibliothèque natio-
nale de Madrid, manuscrits, J. 3i.
3. En 167 1, sous le gouvernement de D. Sancho Fernandez de Anguloi
Barcelona fut transférée sur la rive gauche du Ncveri, au site qu'elle occupe
aujourd'hui. {Anuario del Comercio de la Indusiria, etc., de Venezuela, i885,
Caracas, Rojas hermanos, édit.)
l'île de CUBAGLA — LA NOUVELLE -ANDALOUSIE 23l
Mais la fondation de ces deux villes eut un autre résultat
des plus appréciables. Les Hollandais, qui auparavant
venaient k la saline d'Unare quelquefois avec a 5 vaisseaux
en même temps, cessèrent leurs incursions, et jusqu'en
i64o on ne vit pas un seul de leurs bateaux. On était donc
sans méfiance, lorsqu'un beau jour de i64o, c'était le
i8 août, Urpin, se trouvant k Nueva Barcelona, apprend
que huit «urcas» hollandaises, avec un équipage de 6 à
700 hommes, ont débarqué pendant la nuit dans l'île
d'Unare. Le gouverneur, accompagné de quelques soldats,
s'avance à la côte pour reconnaître les ennemis, et il voit,
ô surprise, entre la saline et le caflo un fort en bois, pourvu
d'artillerie, asi grand et si bien construit qu'on aurait
pu croire que de nombreux officiers avaient travaillé pour
l'élever durant de nombreux mois, de nombreuses années < . »
Urpin, sans s'effrayer, se hâte de rassembler ses troupes ;
elles consistaient en deux bataillons d'Espagnols, l'un
comprenant 80 hommes de Nueva Barcelona, l'autre 4o
de Nueva Tarragona. Il y avait en outre des Indiens, dont
Urpin n'évalue pas le nombre. Le a6 août au matin, les
Espagnols ouvraient le feu sur le fort ennemi ; les Hollan-
dais, surpris, se défendirent néanmoins vaillamment pendant
deux jours; mais le 37 au soir ils se décidaient à fuir, et
Urpin jugea que leur général était mort, car son pavillon
fut, au moment de la retraite, transféré de son navire à un
autre vaisseau. Trois Espagnols seulement furent tués, le
sargente niayor Marcos del Pino, Val ferez Juan de Azedo
et le cabo de esquadra Benilo Montero. Six autres furent
blessés. La conduite des Indiens fut admirable; un seul tua cinq
Hollandais ; on ne put les empêcher de se précipiter k l'assaut
du fort, et ils eurent quatorze morts dans le feu de l'action.
Après le départ des Hollandais, Urpin et ses hommes
s'emparèrent du fort, où ils trouvèrent «barriles, vêlas,
cables, palamenta, hachas y grande numéro de pertrechos
de guerra y carretones con que habian de conducir la sal
de la salina a la mar )) .
I . Urpin en conclut que les pièces de construction du fort avaient été
amenées de Hollande toutes prêtes à être montées.
CHAPITRE IV
Les établissements civils et religieux des provinces
de Cumanà et de Barcelona.
Grâce aux exploits d'Urpin, la domination espagnole
fut définitivement assise dans les provinces de Cumanâ et
de Barcelona. Cependant, la région prospéra bien peu
durant la seconde partie du xvii* siècle : Finsouciance de
la métropole annihilait l'initiative personnelle des gouver-
neurs; les quelques progrès accomplis dans la colonisa*
tion furent surtout l'œuvre des missioimaires. Le monas-
tère franciscain de Piritù était devenu le centre de la
propagande religieuse dans la province de Barcelona;
celle de Cumanâ fut évangélisée par l'ordre des capucins
aragonais. En 1720, sous le gouvernement de D. José
Carrefio, les capucins aragonais avaient à leur charge 18 ou
20 villages d'Indiens instruits dans la doctrine chrétienne,
ou, comme l'on disait c( puestos in doctrina » ; les fran-
ciscains, ou Padres observantes de PiritA, en possédaient
i4 ou i5 dans les vallées du rio Unare et de son affluent
le Huere '. Quant aux établissements civils, ils n'étaient
alors qu'au nombre de 4» dont 3 dans la province de
Cumanâ :
I' La capitale, Santa Inez de Cumanà, renfermant une
centaine de petites maisons, bâties de boue et de troncs
d'arbres, et couvertes de chaume. « Les habitants, dit le
gouverneur Diguja, étaient très pauvres, bien que quel-
I. Papiers relatifs aux missions de la province de Cumanà. — fiiblioth.
nationale de Madrid, manuscrits, L. 3oi et L. a64.
l'île de CUBA6UA — L\ NOUVELLE -ANDALOUSIE 233
ques-uns d'entre eux possédassent de petites fermes sur la
côte du golfe ou dans la vallée de Cariaco ' . if>
2"* La ville de San Balthasar de los Arias^ autrement
appelée Cumanacoa, a consistant en ao ou aS maisons de
boue» couvertes de chaume, habitées par de pauvres culti-
vateurs, la plupart mulâtres ou nègres. » Les environs pro-
duisaient du tabac, mais seulement en quantité suffisante
pour la consommation de la province.
3* La viUe de San Felipe de Austria ou Cariaco, où
la culture du cacao avait été répandue dans de petites
fermes appartenant aux gens de Gumanâ, qui avaient
rhabitude d'y venir et d'y résider temporairement.
Les habitants* étaient également dés nègres et des
mulâtres, « qui vivaient dans environ 3o cabanes couvertes
de chaume, éparses çà et là sur des terrains où ils
cultivaient blé, manioc, bananes et produits de différentes
espèces. )>
La seule ville de la province de Barcelona était la
capitale, « qui comprenait entre 80 et 100 maisons de bois
et de boue, couvertes de chaume, habitées par une popu-
lation encore plus pauvre que celle de Cumanâ, parce
qu'elle n'avait à cultiver que les terres les plus stériles de
la contrée'. »
Le xviii' siècle, marqué par l'avènement des Bourbons,
fut une période d'activité dans l'histoire de la colonisation
espagnole. Le gouverneur Tomera, qui succéda à Carrefio
en i7ao, établit les premiers ranchos de bétail dans les
plaines de Barcelona ; ensuite, il se préoccupa de défendre
les établissements des missionnaires menacés par les
Caribes, et il envoya sur le rio Huere une expédition dont
le résultat fut la destruction de onze cabanes qui servaient
de refuges à ces Indiens; puis, il donna une escorte aux
franciscains, qui purent fonder dans les montagnes les
I. Rapport de D. José Diguja du i5 déc. 1763. — Arch. gen. de Ind.
(Séville), i33, 3, 16, f. 5 du ms.
a. Rapport de D. José Diguja du i5 déc. 1763. — Arch. gen. de Ind.
(SéviUe), i33, 3, 16, f. 6 du ms.
t
V
234 LKS ORIGINES VÉNÉZUÉLIENNES
nouvelles missions de San Buenauentura, S ta. Rosa, San
Joaquin et Ntra. Sra. de los Remedios '.
Don Carlos de Sucre (i 783-1740) continua l'œuvre de
Tornera. Les Caribes s'étaient de nouveau rendus redouta-
bles; ils avaient, en 1735, détruit la mission de los Reme^
dios et martyrisé le prêtre qu'ils avaient saisi au moment
où il disait la messe. Mais, grâce k Faction de Sucre et à
celle du marquis de San Felipe, le pays fut pacifié au
point que les ranchos de bétail se multiplièrent dans les
régions naguère infestées par les Caribes. En 1761, la
province de Barcelona comptait lai de ces ranchos, ren-
fermant de 5o à 55,000 têtes de bétail.
Dans la province de Cumanâ, les capucins avaient
aussi créé de nouvelles missions, et deux villes espagnoles
furent fondées sur la côte nord dans le voisinage du cap
Très Puntas. « On les désigna respectivement sous les
noms de Rio Caribes et de Carûpano^ et elles devinrent
plus tard très utiles pour la pacification de la côte de
Paria ». »
En 17&3, sous le gouvernement de D. Gregorio Espi*
nosa, les franciscains élevèrent encore deux établissements
dans les plaines de Barcelona : i*" la ville à'Aragua, composée
dès l'origine de ao familles (mulâtres, nègres et quelques
blancs), située à ao lieues de Barcelona et séparée de cette
dernière par des ranchos de bétail et plusieurs villages
indiens ; a** la ville de Nuestra Sefiora de la Concepciôn
del Pao, avec 16 ou 18 familles, située à ao lieues
d'Aragua, et k 35 ou 4o de Barcelona 3. « La population
de ces deux villes augmenta considérablement par suite des
troubles survenus dans la province de Caracas, lors du
soulèvement de Léon en 1749 et 1750. Toutes deux, ajoute
Diguja, sont très importantes pour assurer la sécurité des
régions où elles sont situées, car elles fournissent des
I. Biblioth. nationale de Madrid, manuscrils, L. 3oi.
a. Rapport de Di^ja du i5 déc. 1763, p. i4 du ms.
3. Mémoire de Gregorio Ëspinosa de los Monteros, gouverneur de
Gumané, sur sa visite dans la province. — Arch. gen. deind. (Séville), Est. 56,
cfl\j. 6, leg. 21.
l'île de GUBAGUA — LA NOUVELLE -ANDALOUSIE 235
moyens efficaces pour résister à une invasion de la part
des Caribes qui habitent la contrée s'étendant entre ces
pueblos et les rives de l'Orénoque » . »
En résumé, d'après les statistiques officielles relevées
par lé gouverneur Diguja en 1763, les établissements
civils des Espagnols dans les provinces de Gumanà et de
Barcelona étalent alors au nombre de huit» et, sauf ceux de
San Balthasar de los Arias» d'Aragua et d'El Pao» les cinq
autres étaient sur la côte. La capitale» Cumanà, possédait
une population de 4»37a âmes. <( Tous les habitants mâles
valides, écrit Diguja» sont inscrits pour le service militaire»
et la force entière comprend 79g hommes» dont ago blancs»
le reste nègres» mulâtres et sang-mêlés. La ville renferme
environ 80 maisons de pierre» couvertes en tuiles ; 1 5o mai-
sons couvertes en tuiles» mais bâties de bois et de boue» et
aoo maisons environ» également bâties de bois et de boue,
couvertes en chaume. L'église paroissiale et les couvents
sont construits avec les mêmes matériaux. On a rassemblé
i8»ooo pierres pour bâtir l'église» mais la construction n'a
pas encore été commencée» faute d'architecte» et Ton
attend l'arrivée de l'évêque de Puerto Rico qui doit en
désigner un. La ville n'a pas de monuments publics. Un
tiers des habitants est adonné k l'agriculture et k l'élevage
du bétail ; un autre tiers se livre à la pèche et aux autres
occupations maritimes; le reste comprend des commis et
employés du gouvernement et des ouvriers. »
San Balthasar de los Arias, situé k lo lieues de
Gumanâ» dans un territoire extrêmement fertile» avait
88 maisons, 796 habitants et ai3 hommes prêts k prendre
les armes» dont 60 ou 70 blancs. — San Felipe de Aus-
tria, a la lieues par mer de la capitale» renfermait
19a maisons, i»395 habitants et 270 hommes capables de
porter les armes» dont 80 blancs. — Carupano, distante
de la capitale de 3o ou 34 lieues» comprenait 928 habitants»
dont i6i en état de porter les armes. — Rio Caribes, k
I. Rapport de Digt^a du i5 déc. 1763, p. i5 du ma.
336 LES ORIGINES VÉNézuéLIEN!tE8
36 lieues de Gumanà, i3g maisons et if077 h&bitantStdont
226 hommes en état de porter les armes.
Dans la province de Barcelona, la capitale comptait
43a maisons» toutes, sauf ao, en bois et en boue et cou-
vertes de chaume, et 3,35 1 habitants. Il y avait 690 hom-
mes en état de porter les armes, dont a5o blancs, a Environ
un tiers des habitants s'occupent de la pêche et sont des
gens de mer ; les autres se livrent à Tagriculture. A part
une église en pierre, en construction, il n'y a pas de monu-
ments publics. »
Aragua avait i5o maisons et 8a4 habitants, dont
145 hommes capables de porter les armes, presque tous de
couleur. — El Pao, 90 maisons, 63a habitants, dont
i35 hommes en état de porteries armes; la moitié étaient
des blancs.
Dans ces huit établissements, Diguja ne compte pas la
bourgade d'Âraya,dont les habitants, qui, en 176a, étaient
au nombre de 1,09a, commençaient k se disperser dans les
autres villes ^
Quant aux établissements religieux, ils s'élevaient au
chiffre de 53 : les capucins aragonais en avaient k leur
charge ao dans la province de Gumanà, et les franciscains
de Piritû 33 dans celle de Barcelona^.
I. Rapport de Diguja du i5 décembre 1763, pp. 17-ss du ms.
a. Établissements des capucins aragonais : Cures de Gocuisas, Chaca-
racuar, Santa Maria de les Angeles, San Félix, San Francisco, San An-
tonio, San Lorenzo. — Missions de Ck)icuar, Caripe, Guanaguana, Tere-
zen, Puniere, Guainta, Caicara, Tipirin, Soro, Amacuro, Yagaaraparo,
Irapa, Unare. Total : ao.
Établissements des franciscains ou Pères observants de Piritû: Cures
de Posuelos, San Diego, Araguita, Curateguiche, San Matheo, San Bernar-
dino, El Pilar, Caigua, San Miguel, Piritû, Tocuyo, Purney, Clarines, San
Francisco, San Pablo, San Lorenzo. — Missions de Guiamare^ la Margarita,
Santa Barbara, Santa Ana, Cachipo, El^Cary, Chamarîapa, Unate, Aribi, La
Candelaria, Santa Clara, Santa Rosa, San Joaquin, Mucuras, El Platanar,
Atapiriri, Guaseiparo. Total : 33.
(Mémorandum envoyé par Diguja à S. M. après sa visite des provinces
de Cumanà, Barcelona et Guayana, le 18 décembre 1761.) Arch. gen. de
Indias (Séville), Est. i3i, caj. 5, leg. 7.
Cf. sur les missions dans les provinces de Nueva Andalucia, Caulin, Hist,
deNueva Andalucia, liv. IIL
l'iLB de GUBAGUA LA NOUVELLE -ANDALOUSIE 287
Tel était à peu près l'état de ces deux provinces à la fin
du xviîV siècle, lorsque naquit dans la capitale de Gumanâ
un des héros de Tindépendance américaine, Antonio José
de Sucre, le vainqueur d'Ayacucho, l'ami de Bolivar et le
premier président de la république de Bolivie.
LIVRE VI
LA GUYANE
EXPLORATIONS. COLONISATION CIVILE ET RELIGIEUSE
CHAPITRE PREMIER
Premiers établissements espagnols en Guyane.
Les expéditions de Walter Raieigh. Origines de Santo Tome.
L'expédition de Vicente Yanez Pinzon, en i5oo, avait
fait connaître les côtes de TAtlantique, de TOrénoque à
r Amazone. Les Espagnols ne tardèrent pas k essayer de
pénétrer dans Timmense région de la Guyane, et de 1 53o
à iSgo une trentaine d'expéditions eurent lieu, dont quel-
ques-unes très importantes, puisque les relations mention-
nent aoo, 4oo, 600, parfois 1,000 hommes, mais toutes
sans résultat appréciable; et ce n'est qu'à la fin du xvi* siè-
cle que l'on put fonder sur l'Orénoque un établissement
durable ' .
I. V. H\RLUYT (R.), Principal Navigations, édité par E. Goldsmid, Edin-
burgh, 1890, vol. XV, pp. 93-96. — Rodwatt (J.) et Walt (T.), Annals of
Gaiana, 1888, vol. 1, p. la. — Raleigh (W.), Diseovery of Gaiana, édité par
R. H. Schomburgk, Londres, 1848, p. 16 et sqq. — The Case 0/ the Vniled
States of Venezuela before the Tribunal ofarbiiration to convene al Paris (New-
York, 1898), V. I, pp. 36-37, ^^ ouvrages cités : Ketmis, Relation du deuxième
voyage de Raleigh, et Castellanos, Elegias de varones ilusires de Indias (pri-
mera parte). — The printed argument on behalfoj the United States of Vene-
uela before the Tribunal of Arbiiralion, t. I, p. 179.
24o LES ORIGINES VBffEZUÉUENNES
En i83o, Pedro de Acosta, avec 3oo hommes, s'était
établi en un lieu appelé Parema, à Tembouchure de TOré-
noque ; mais le poste h peine fondé était détruit par les
Caribes. En i53i, un certain Conejo remonta le fleuve à
quelque distance. Mais la première expédition digne de ce
nom est celle de Diego de Ordaz^ Cet aventurier, qui déjà
s'était rendu célèbre lors de la conquête de Mexico, avait
obtenu de Charles-Quint le gouvernement des contrées de
la Terre - Ferme, qu'il soumettrait sur un espace de
aoo lieues. Il réunit jusqu'à i,ooo hommes, dont 4oo
étaient des vétérans éprouvés, et partit de San Lucar en
i63i. Il relâcha aux Canaries et de là fit voile pour la
Bouche du Dragon. Longeant alors la côte jusqu'à l'Ama-
zone, il voulut entrer dans ce fleuve, mais une tempête
l'obligea à rebrousser chemin et il revint à la côte de Paria.
Là se trouvait un petit fort, élevé par Antonio Sedefio, gou-
verneur de Trinidad. Ordaz, jugeant qu'il était situé sur le
territoire de son gouvernement, en prit possession, y établit
une petite garnison et s'enfonça dans l'Orénoque, qu'il
remonta jusqu'à Tembouchure du Meta, sur une distance
de près de 600 milles ou aoo lieues. Il ne put aller plus loin
à cause des obstacles que présentait le fleuve à la navigation.
De plus, les flèches empoisonnées des Indiens éclaircis-
saient chaque jour davantage le nombre de ses hommes ;
les soldats commençaient à murmurer, et pour prévenir
une révolte, Ordaz redescendit l'Orénoque. A peine arri-
vait-il à la côte de Paria, qu'il se voyait emprisonné avec son
lieutenant Gonzalez de Avila, sur l'ordre de Sedefio. Conduit
à Saint-Domingue, l'Audience le remit en liberté. C'est
alors que nous le trouvons à Cubagua en i53a, et il pré-
parait son retour en Espagne lorsqu'il mourut empoisonné.
Le successeur d'Ordaz fut Gerônimo de Hortal, qui
I. Sur Ordaz, v. Las Casas, Hist. de las Indiasi t. III, pp. x 19-133. —
PiZAimo y Orellana, Varones ilustres, p. 78. ~ Oviedo, HUt, de las îndias,
l. XXXIIÏ. c. 5. - HEaRERA, HisL Gen,, Dec. II, lib. IV, VI; dec. lU, 1, UI, V.
— pRESGOTT, Conquête du Mexique, t. I, 1. II, p. 19g, 353; t. II, 1. lU, p. 37,
393. — Gaulin, Historia de Nueva Andalucia, 1. Il, ch. V et VI. — Caste-
LLi^os, ElegiaSi r*parl., 61ég. I\.
1
LA GUYANE 2^1
Tavait accompagné comme trésorier. Une expédition, dont
il confia le commandement à Herrera, remonta l'Orénoque
en 1537, et, dépassant le lieu où s'était arrêté Ordaz, s'en-
gagea dans le Meta. Malgré les rudes fatigues du voyage
Herrera poussait toujours plus avant, espérant atteindre la
terre enchantée de TEl Dorado, lorsqu'il mourut, frappé
d'une flèche empoisonnée. Alors l'expédition revint en
arrière, sous la conduite de Alvaro de Ordâz. Hortal, qui
avait promis d'attendre ses gens au fort de Paria, était
parti pour la Trinidad, impatient d'organiser une autre
expédition et de partir lui-même à la suite de son lieu-
tenant. Ordâz et ses hommes souffrirent les maux les plus
cruels; n'ayant rien pour se nourrir, ils mangeaient des
herbes, des coquillages et même du cuir, déjà pourri, d'ani-
maux marins; à la fin, ils se livrèrent au commerce des
esclaves.
Hortal, accompagné de Sedefio, suivit le même chemin
qu'Herrera, sans plus de résultats. A son retour, il s'établit
k Cubagua; ses démêlés avec Sedefio occupèrent le reste
de sa vie et ses cruautés hâtèrent la ruine de la Nouvelle-
Cadiz^
Nous ne citerons ici que pour mémoire les voyages
sans profit pour la colonisation de Francisco de Orellana
qui, en i54i» passa de l'Amazone dans l'Océan et longea
au nord et à l'ouest la côte entière de Guyane ^ ; de Pedro
de Ursua 3, et de Lope de Aguirre (i56o) 4, partis du Pérou
à la recherche de l'El Dorado, afin d'arriver aux expéditions
d'Antonio de Berrio, les premières qui eurent un résultat
appréciable. A. de Berrio était le gendre et l'unique héritier
du conquérant des Muyscas, Gonzalo Jiménez de Quesada,
I. Sur Hortal, v. Gaulin, HisL de Nueva Andalucia^ 1. U, ch. 7. Caste-
LLANOs, El. I, p. 10; — Herrera, Dec. V, 1. V, c. 6; Dec. VI, 1. HI, c. if). vl
Gollect. de Docum. ined. de Torres de Mendoza, t. XH, p. 46, une lettre très
curieuse de Hortal, datée de Cubagua, dans laquelle il énumère ses préten-
dus services et réclame à titre de récompense la charge de Gontador.
a. Herrera, Dec. VI, 1. IX, c. 2.
3. BoLLAERT (Wm.), Expédition of Pedro de Ursaa, avec introd. par
C. R. Markhara, Londres, 1861.
4. Sur Aguirre, v. Liv. II, ch. II.
LES ORIGl.'VKS véllÉXl}KI.IE.NnE8 iG
a42 LES ORIGINES V^NlîZUéLIEffNES
qui lui-même, avant i58i, avait dépensé 5o,ooo pesos en
des expéditions dans Tintérieur de la Guyane. Désireux
de continuer Tœuvre de son beau-père, Berrio partit en iBgi
de la Nouvelle-Grenade avec 700 cavaliers, 1,000 têtes de
bétail et une troupe d'Indiens esclaves. Passant par le Casa-
nare et le Meta, il entra dans TOrénoque, descendit à son
embouchure ' et monta à la Trinité où il fonda San José
de Oriifia. Puis, il revint bientôt à l'Orénoque, et ce fut lui
probablement qui jeta les bases de la première ville de
Santo Tome de Guayana.
On ne possède aucun document qui permette d'établir
d'une façon certaine la date de la fondation de Santo Tome.
Gumilla ^, suivi par T Anglais Schomburgk et le Hollandais
Netscher, la font remonter jusqu'à Teurpédition de Ordaz.
« Diego de Ordaz, dit Schomburgk, fonda en i53i-32, à
l'embouchure du Caroni, un établissement appelé Caroao
ou Carao^ qui, plus tard, reçut le nom de Santo Tome de
Guayana 3. » Netscher dit également que « Ordaz fonda
Santo Tome vers iSSa»^. Ces assertions sont formellement
contredites par Fr. Pedro Simon. Celui-ci, qui était provin-
cial des franciscains à Bogota, écrivit ses Noticias en lôaS.
11 est donc plus proche contemporain des événements
qu'aucun de ceux qui ont suggéré d'autres dates ; de plus,
il s'est servi pour la composition de son ouvrage, de docu-
ments et de manuscrits de date antérieure; aussi son
autorité mérite-t-elle la plus sérieuse considération. Or,
Simon dit en parlant d'Ordaz que ce dernier, «étant à Paria,
fît voile vers l'autre rive du fleuve et débarqua à un village
appelé Carao, dont les naturels le reçurent avec affabilité » 5.
Il s'agit donc d'un simple séjour d'Ordaz dans un village
indien et non d'une fondation. Et plus loin, Simon attribue
1. Raleigh*s GuUma, éd. Schomburgk, pp. aG-Sg. — Case of Venez, , I, 38.
2. Gumilla, El Orinoco HaslradOj p. 9 (édit. de lyAO*
3. Schomburgk, Raleigh*s Discovery, p. 79, note a.
4. Geschiedcnis van de Kolonien Essequebo, etc. (p. ao), cité par U, S.
corn, report, I, 89. Quant à la date de i586, indiquée par Depons {Voyage
à kl Terre-Ferme, v. lU, p. a54), elle ne semble reposer sur aucune autorité.
5. Fr. Pedro Simon, NoticiaB, p. 121.
L\ GUYANE 2àS
la création de Santo Tome à A. de Berrio, mais sans en
donner la date exacte \ M. J. Franklin Jameson, dans son
rapport à la Commission de Paris chargée de régler le diffé-
rend anglo-vénézuélien, pense que la ville fut fondée en 1691
ou i5gâ ^.
A défaut de document déterminant Tannée où fîit bâti
Santo Tome, nous en possédons un, du moins, qui nous
donne la date de la prise de possession officielle de la
Guyane par les Espagnols. Cette curieuse relation, tombée
entre les mains de Walter Raleigh en i bgb et publiée dans
le Discos^ery of Guiana^ est ainsi conçue :
(( Sur la rive du Pato, autrement appelé Orénoque, la
principale partie en étant nommée Ouarismero, le a3 avril
iSgS, Domingo de Vera, maître de camp et général pour
Anth. de Bereo, gouverneur et capitaine général pour notre
seigneur le Roi, entre les rives du Pato, alias Orénoque, et
du Marafion et de Tile de Trinedad, en présence de moi
Rodrigo de Caranca, escribano, commanda à tous les
soldats de se réunir en ordre de bataille, et le capitaine et
maître de camp se tenant au milieu d'eux, il leur dit :
« Sefiores, soldats et capitaines, vous savez depuis long-
temps que notre général, Anth. de Bereo, après avoir, pen-
dant onze années de voyage, dépensé plus de 100,000 pesos
d'or, a découvert les nobles provinces de Guiane et de Dorado,
desquelles il prit possession pour les gouverner lui-même ;
mais pour procurer à ses populations les secours et les
munitions nécessaires, il passa à l'île de Margarita et peupla
la Trinedad. Il m'a envoyé afin d'apprendre et de découvrir
les moyens les plus faciles pour entrer dans les dites
provinces et les peupler. Donc, en présence de la croix, je
prends cette possession au nom du roi Don Philippe, notre
Seigneur et du gouverneur Anth. de Bereo, et aux questions
faites sur cette possession, je réponds que ce faisant, en
présence du cacique Don Antho., autrement appelé More-
I. Pbdeo Simon, NoticUUj p. 161.
a. V, S. com. report^ 1, 38.
2/|'i LES ORIGINES VÉNézuiUENNES
quito, celui-ci consentit à la dite possession, s'en montra
content et donna son obéissance à notre Seigneur le Roi, et
en son nom au dit gouverneur Antho. de Bereo. Et le dit
maître de camp s'agenouilla devant la croix portée par
Fray Francisco Carillo ; les capitaines et soldats dirent que
la possession était bien prise et qu'ils la défendraient au
péril de leurs vies. Et il m'a requis, moi Escribano, de
prendre acte de la chose, ce que j'ai fait, confirmant cette
possession pour ]e gouverneur Antho. de Bereo.
» Signé : Domingo de Vera, et au-dessous :
» Devant moi , Rodrigo de Garanca , escribano del Ejércilo .
» En conséquence de cette prise de possession, le 37 avril
de la même année, le maître de camp, avec tout le camp et
les hommes de guerre, s'enfonça k plus de deux lieues dans
l'intérieur, alla k la ville du cacique, lui annonça par l'inter-
médiaire de l'interprète Antho. Bisante la prise de possession.
Devant le dit Fray Francisco Carillo il fit sa soumission a
Sa Majesté et k notre Sainte Foi Catholique. Et le maître
de camp planta la croix dans le sol, l'inclinant vers FOrienl.
Et il requit le camp entier d'en témoigner. Et Domingo de
Vera signa avec nous :
)) Rodrigo de Caranca, Escribano del Ejército.
)) Le premier mai, ils poursuivirent la dite possession et
découverte vers la ville de Carapana. De Ik, le dit maître de
camp passa k la ville de Toroco, dont le cacique s'appelait
Topianary, k cinq lieues plus avant dans l'intérieur que la
ville de la première nation. Et le cacique, informé de la prise
de possession par Sa Majesté et le Corregidor, et qu'il
devait obéissance k Sa Majesté, au dit Corregidor et maître
de camp, et que celui-ci voulait planter une croix au milieu
de la ville, le dit cacique promit de rester dans l'obéissance
de notre seigneur le Roi et du dit gouverneur, Antho.
de Bereo, dont il serait le vassal '. »
On voit par ce document qu'antérieiu*ement au mois
d'avril i5g3, Berrio avait pris possession de la Guyane.
I. RiLEiGii, Discovery of Guiana, édit. Schomburgk, pp. ia3-ia6.
LA GUYANE 2^5
Avait-il jeté les fondements de Santo Tome? On peut le
conjecturer de ce passage de l'acte où il est dit que, pour
procurer des secours aux populations, Berrio était passé
à la Trinité. Il s'agit Ik évidemment non pas de populations
indigènes, pour lesquelles Berrio n'eût sans doute pas eu
cette généreuse pensée, mais bien des premiers colons
espagnols. En tout cas, ce premier Santo Tome n'était
qu'un établissement bien faible, incapable de se maintenir,
un simple essai'; et en 1594» Berrio se vit dans l'obligation
d'envoyer Domingo de Vera en Espagne pour chercher
des renforts ^ .
Pendant l'absence de Vera, en iBgS, eut lieu la première
expédition du fameux Walter Raleigh sur l'Orénoque, qu'il
a racontée dans son Disco^ery of Guiana^^ livre qui
« contient les plus grandes impostures qui aient jamais
récréé la crédulité du genre humain » 4. Parti d'Angleterre
avec cinq navires, il arrive à la Trinité, incendie San José
de Orufta, fait prisonnier Antonio de Berrio qu'il y trouve
établi et l'oblige à s'embarquer avec lui pour le guider vers
les régions de l'El Dorado. Dans son imagination de vision-
naire, il se figure déjà qu'il entre dans le palais de Manoa,
«où la vaisselle, les vases, les meubles, tout est d'or et
d'argent. Les oiseaux, les quadrupèdes, les arbres et les
arbustes, de grandeur naturelle, tout est d'or; il en est de
même des poissons qui nagent dans les eaux des rivières,
des lacs et des mers de cette localité surprenante. »
1. Cf. W. Raleigh dans son Apology^ édit. de i65o, p. ag, qui, en
parlant du Santo Tome de 16 18, dit qu'il était « twenty miles distant from
the place where Antonio Berrio, the flrst governour, by me taken in my
first discovery, had attempted to plant ».
2. Keymis, a relation of the second voyage to Guiana, 1696, p. 9. —
Fr. Simon, p. 597.
3. Raleigh, The discovery of the large, rich and beautiful empire of
Gaiana, i vol. in-8" de 176 pages. Londres, 1596. — Traduit en français dans
l'édition française des Voyages de Franc. Coreal aux Indes occidentales ,
1666-1697, édit. d'Amsterdam, 1772, 3 vol, in-ia ; a* vol., p. i53.
Simon et Gaulin ne nous disent rien de cette première expédition de
Raleigh. Yanes, dans son Compendio de Hisloria antigua de Venezuela,
indique seulement la date de l'expédition (p. 38). Baralt, dans son Hisloria
antigua de Venezuela, ne lui consacre que quelques lignes.
4. Hume, cité par A. Rojas, Leyendas hisiôricas^ 2' v., p. 19.
!2/|6 LES ORIGITIES VÉn£zu£lIENNE8
Raleigh entra dans l'Orénoque par le tributaire Âmana
qui tombe dans le Macareo, un des principaux caftos du
delta ^ Il s'enfonça jusqu'aux raudales du Garoni; mais
les pluies qui faisaient déborder les eaux, et en même
temps la crainte des Espagnols, l'obligèrent à rebrousser
chemin; il remit en liberté son prisonnier Berrio et il
regagna l'Angleterre pour préparer une expédition mieux
armée.
C'est qu'en effet ce premier voyage, qu'on pourrait
appeler une inspection préliminaire, avait donné à Raleigh
une haute idée de l'influence que les Espagnols exerçaient,
dès cette époque, sur les indigènes de la Guyane. Il essaya
à maintes reprises d'enrôler des Indiens sur son passage
pour l'aider à atteindre la fabuleuse cité de Manoa; mais
il eut beau montrer aux caciques le portrait de la reine
Elisabeth en leur expliquant que c'était la souveraine la
plus puissante du monde, les caciques secouaient la tète,
répétant en leur langue : « Ezzabeta cassipuna, Aque-
rerwuna, » Elisabeth, caciquesse, souveraine très puissante;
mais ils refusaient de suivre l'Anglais, craignant les repré-
sailles des Espagnols. Un seul chef se déclara prêt à
le guider vers les mines de Guyane, à condition que
Raleigh laissât dans sa bourgade assez d'hommes pour
la protéger contre les Espagnols. Mais Raleigh en était
incapable; cela, dit-il, aurait exigé des forces supérieures à
toutes celles dont il disposait >. Enfin, il avoue qu'il dut
renoncer à pénétrer dans l'intérieur, parce qu'ayant seu-
lement 5o soldats, « le reste étant des ouvriers et des
rameurs, » il ne pouvait laisser sur le fleuve une garde
suffisamment armée, car « without those thinges necessarie
for their défense, they shoulde be in daunger of the Spa-
niards in my absence » 3. Aussi écrivait-il, lorsque immédia-
tement après son retour il préparait une seconde expédi-
dition : « Nous ne marchons pas, comme Gortez, Pizarre,
1. Cf. A. RojAS, Ley, hist,, II, p. i6.
2. Raleigh, Discovery o/Guiana, édil Schomburgk, p. ga, 98, 98..
3. /d., p. 9a.
LA GUYANE 2/17
contre un peuple nu et sans armes (ressemblant k des
enfants qui vont jouer au juego de Carias) ; maïs we are to
encounter with the Spaniards, armed in ail respectes, and
as well practised as ourselves ' . »
Raleigh ne put jamais obtenir assistance des naturels.
Dans sa dernière expédition, il ne le tenta même pas. Il
avait laissé sur TOrénoque, en i5g5, deux Anglais qui
devaient essayer de gagner Tamitié des Indiens ; aussitôt
que les Espagnols entendirent parler d'eux, un ordre fut
donné pour les faire arrêter, et ici nous laissons la parole
au trésorier royal de Gumanâ, D. Roque de Montes, qui,
le 18 avril i5g6, adressait de Gumanâ au roi d'Espagne un
rapport contenant le passage suivant :
((J'ai donné des instructions au capitaine Felipe de
Santiago pour qu'il remonte l'Orénoque et s'empare des
deux Anglais que Guaterral (sic) a laissés l'année dernière,
afin qu'ils apprennent le langage des naturels, dans l'inten-
tion qu'il est de revenir lui-même et de savoir quels sont
les meilleurs endroits pour s'établir.
d Je lui ai ordonné d'aviser les chefs des nations indien-
nes de ne pas admettre ni recevoir d'étrangers dans leurs
territoires, sauf les Espagnols au service de V. M.
» Gonformément a ces recommandations, le dit capi-
taine Felipe de Santiago est allé directement k la dite rive
8ud.de rOrénoque, montant jusqu'k la province de Mori-
quito, où il s'empara d'un des deux Anglais mentionnés
plus haut, nommé Francisco Esparî ; il apprit que l'autre
avait été dévoré par un tigre, et il avisa les Indiens des
instructions que je lui avais données^. »
La crainte qae les Espagnols inspiraient aux indigènes est
attestée par Keymis,le lieutenant de Raleigh, qui, en i5g63,
I. Ralegii, Discovery ofGuiana, édit. Shombiirgk, p. 149.
a. Rapport de D. Roque de Montes, trésorier royal de Gumanâ, à S. M.,
18 avril 1696. Arch. gen. de Indias (Séville), E. 54, caj. 4* leg. i3 (Archivo
de Simancas, Audiencia de Santo Domingo : Carias y expedientes de per-
sonas seculares de la provincia de Cumané, 1578- 1693).
3. GuMiLLA {Orin. Ilustr,, 1741, p. 9) place les voyages de Raleigh et de
Keymis en i545 et i546 au lieu de 1598 et 1596. A la page suivante, il déclare
a 48 LES ORIGINES viNézuÉLIENNES
fit un second voyage en Guyane pour préparer les
voies à une autre expédition de son chef. Les caciques
indiens refusaient de correspondre avec lui autrement que
par de petits entretiens secrets, car ils redoutaient que des
espions n'en informassent les Espagnols et que ceux-ci ne
leur fissent un mauvais parti'. Et Keymis constata que
plusieurs tribus, entre autres celle des Araucas, étaient
entièrement dévouées aux Espagnols^.
Après le départ de Raleigh, en iBgS, nous retrouvons
Antonio de Berrio, à la Trinité, occupé k réparer les ruines
de San José de Orufia. Ses prétentions à s'établir dans cette
île furent vues d'un mauvais œil par le gouverneur de
Cumanà, Francisco de Vides, qui déjà avait confié le com-
mandement de la Trinité au capitaine Velasco. La jalousie
de Vides en vint à un tel point qu'il songea même un ins-
tant k déposséder de son établissement sur l'Orénoque
celui qu'il considérait comme un rival. D'après Pedro
Simon, dont l'autorité est confirmée par celle de D. Roque
de Montes, Felipe de Santiago, le même qui avait été
chargé de s'emparer des deux Anglais de Raleigh, fut
envoyé avec vingt hommes pour enlever Santo Tome à
Berrio, (C prenant avantage de la petite troupe d'hommes
que celui-ci avait 3. » Heureusement, tout se termina paci-
fiquement, et, par un arrangement conclu « au gré des
deux parties » entre Santiago et Berrio, il fut convenu que
que la ville fut détruite par le capitaine hollandais Janson ; et cette assertion
est répétée par Caulin (Historia corogràphica, naiural y evangélica de Nueva
Andalucia, 1779, p. 9), par Humboldt (Voyage aux régions équinoxiales,
V. 11, p. 638), et par Rodway {Annals ofGuiana, p. i4). H s*agit de Texpédi-
tion de l'amiral Adrîaen Janszoon Pater, qui cul lieu on 1639 (v. plus loin),
et la date qui donne Santo Tonié comme existant en 1579, repose, comme
le conjecturent MM. Jameson et Burr dans leurs rapports de 1896, sur une
mauvaise lecture : MDLXXÏX, pour MDCWIX. (U. S. corn, report, I, 4o).
1. «... Whereby danger would grow to Carapana. » Hakluyt (U,), Prin-
cipal Navigations, elc.,édit. Goldsmid, Ëdinburgh, 1890, vol. XV, p. 77 (Key-
mis, Relation ofthe second voyage to Guiana).
2. t Doc for thc most part serve and foUow the Spaniards. » Id., p. 60.
3. Fr. P, Simon, Noticias, p. 600. — Cf. Keymis, Relation^ p. 9. Déjà
" Raleigh, dans son « Discovery » (éd. Schomburgk, p. 37), disait que « Vide
! et Berrio étaient devenus mortels ennemis. »
LA GUYANE 9.^^
celui-ci» renonçant à la Trinité, « resterait avec ses gens sur
la rive de l'Oréncque * . »
Cette rencontre de Santiago et de Berrio sur TOréno-
que eut lieu, selon le rapport de D. Roque de Montes, k
Tautomne de iSgB. C'est vers ce moment que Domingo de
Vera revint d'Espagne, amenant un nombre considérable
de colons pour l'Orénoque^, et Ton peut dire que de ce
temps date la véritable fondation de Santo Tome, qui jus*
que-là n'avait été qu'un poste sans importance et p'cut-être
sans nom. La population de la place s'éleva à quatre cents
hommes, femmes et enfants. Un couvent de franciscains y
fut fondé, car Vera avait amené avec lui dix prêtres sécu-
liers et douze pères franciscains, dont sept s'établirent k
Santo Tome 3.
La question de l'emplacement, ou plutôt des emplace-
ments de Santo Tome, est aussi obscure que celle de ses
origines. Selon Pedro Simon, lors de l'expédition de
Raleigh en 1618, la ville se trouvait k l'embouchure du
Caroni4. Or, si l'on se reporte k l'expression de Raleigh,
que nous avons citée plus haut, on en conclura que le pre-
mier essai de colonie de Berrio avait été fait k vingt milles
en aval. Le professeur Burr conjecture que la construction
de Santo Tome dans une situation mieux défendable, vers
l'embouchure du Caroni, a dû commencer en 1696, après
l'arrivée de Domingo de Vera et de ses colons 5.
Nous verrons plus loin qu'en 16 19, Berrio rebâtit la
ville incendiée par Raleigh, et qu'elle changea encore une
I. Rapport de D. Roque de Montes au Roi d*Espagne, du 18 av. i5gG,
cité plus haut, p. 247.
a. Fr. Pedro Simon, NoticicUf p. 600. — Keyuis, p. 9.
3. Simon, Noticias, p. 699, 606. En 16 17, ce couvent fut transféré de la
juridiction de la province de Santa Fé à celle de la province de Caracas
(Caulin, HUloria corogrdphica, etc., p. 180). Peu après, en 1618 ou 1619, un
autre couvent fut fondé là par les Dominicains (U. S. com. rep.y l, 54).
Cependant, en 1629, il n'existait plus que le monastère des Franciscains.
(Simon, pp. 65o, 669. U. S. com, rep. 1, 54, et les autorités citées : De Laêt,
Besefiryuinghe van West Indien, édit. de i63o, p. figS; Novus orbis, iC33,
p. 659; Nouveau Monde, i64o, p. 601).
4. Simon, Noticias, p. 64i.
5. U. S. com, report, 1, p. 44, note i.
25o LK8 ORIGINES VÉNÉZUÉLIENNES
fois de site en 1637'; mais on peut penser que ces deux
derniers emplacements n'étaient pas sensiblement diffé-
rents de celui de la seconde ville de 1596, car Gumilla et
Caulin s'accordent à placer celle-ci k peu près dans le site
que Santo Tome occupa jusqu'au transfert à Angostura^.
Les colons que Domingo de Vera avait amenés n'étaient
venus en Guyane que dans l'espoir de s'enrichir au pays
de l'or. Leur chef leur avait tant vanté les splendeurs de
Manoa que l'établissement de Santo Tome fut pour eux
une triste désillusion. Aussi n'aspiraient-ils qu'à quitter
leurs nouveaux foyers, et Berrio dut en laisser partir trois
cents qui suivirent Vera à la conquête de l'El Dorado3.
Pas un seul ne revint; tous périrent de la fièvre ou tom-
bèrent sous les flèches des indigènes.
Leur départ avait failli compromettre l'existence de
Santo Tome. L'établissement se maintint cependant grâce
à l'énergie de Berrio. Keymis, qui le vit en avril iSgô, dit
que c'était « une rancherîa d'environ une vingtaine ou
une trentaine de maisons », que Berrio avait l'intention de
fortifier avec de l'artillerie et dans laquelle il avait une
cinquantaine d'hommes 4.
A. Cabeliau, commissaire général du bateau hollandais
Zeeridder, qui visita Santo Tome dans l'été de iSgS,
dit qu'il y trouva une force de soixante cavaliers et de cent
mousquetaires 5. Dans son rapport, Cabeliau témoigne de
l'activité des Espagnols, qui, dit-il, « ont commencé dans
les montagnes de Guyane, k une distance d'environ six
jours de voyage vers le sud de l'Orénoque, la construction
I. Lettre du Gabildo de Trinidad à S. M., citée même liv., ch. II.
a. Gumilla, p. 11. — Cauliti, p. 69, 191.
3. Simon, Noticias^ p. 606-61 4-
4. Ketmis, Relation, p. i5, 16. G*est sans doute dès ce moment que fut
commencée la construction du fort de Fajardo, dans une lie, en face de
la ville.
5. Rapport aux Etats-Généraux du récent voyage à la côte de Guyane
(3 décemb. 1597-28 oct. iSgS), écrit par Cabeliau, « clcrk » de Tcxpédition,
et soumis par lui (3 fév. 1599). Cité par U. S. corn, rep.. H, p. i3, d'après
les archives royales de la Haye (Haguc, Rijksarchief : Aclcn ende Résolution
van de... Staten Generael, 1598).
LA GUYANE 2i>C
d'une route d'à peu près i ,600 stades (200 milles) de lon-
gueur et assez large pour que cinq chevaux y passassent
de front, et ils espèrent par ce moyen conquérir le pays ^ »
De même, un Anglais, sir Thomas Roe,qui avait navigué
le long de la côte de Guyane, parlait, dans une lettre
adressée de Port of Spain au lord trésorier Salisbury, le
28 février 161 1 , a des efforts faits par le Roi d'Espagne pour
s'implanter sur l'Orénoque, » et il constatait que a hommes,
bétail et chevaux arrivaient journellement pour être em-
ployés à fortifier la place et la nouvelle ville » «.
Néanmoins, SantoTomé n'était encore qu'un établis-
sement bien faible quand les hommes de Raleigh le détrui-
sirent au temps de sa dernière expédition. Dans une lettre
de 161 8, Raleigh lui-même s'exprimait ainsi : « Mon long
emprisonnement ^ a donné le temps aux Espagnols d'élever,
sur les rives de l'Orénoque, une ville de pieux couverts avec
des feuilles d'arbres, qu'ils ont appelée Santo Tome 4. » Dans
son Apology 5 , il appelle cela « a spanish lov^ne or rather
a village », ce a wooden towne, and a kind of a forte. » Et
l'autorité de Raleigh est confirmée par celle de Pedro Simon.
(( Don Diego de Palomeque, qui défendit la place en 161 8,
disposait^ dit-il, de 57 hommes ; il avait un fort, six canons,
une église, un beffroi, un couvent de franciscains^.»
Nous venons de parler de la dernière expédition
de Raleigh. Ce fut un rude assaut pour la ville naissante.
Raleigh était parti d'Angleterre en 161 7 avec une escadre
de i4 navires et 121 pièces d'artillerie. Pour avoir le che-
min libre vers les mines, il avait résolu de prendre Santo
Tome. Il envoya contre la ville 4oo hommes conduits par
t. Rapport, etc. : «... ende meenen by dese middol alsoe, tselfdle te
conques teren. »
2. Cité par U. S. com. rep., I, p. 49» d*après le « Galendar of State Papers,
Colonial», v. 1, p. zi.
3. Au retour de sa première expédition, Raleigh, impliqué dans une
conspiration contre Jacques I", fut jeté en prison (i6o3), où il resta treize ans.
4. Cité par JJ. S. eom, rep,y I, p. 49t d'après «Edward*s Raleigh», y II,
p. 377.
5. /d., pp. ag. 5a.
6. Simon, NoticiaSj pp. G37, 64o-43.
«Sa LU onioiNRS n^Mbu^LiEK'tes
son lieutenant Keymis et son flU, le jeune Haleigh ■ . Quant
à lui, il débarqua à unpoint plusbasdel'Orénoque, afin de
gagner directement la région où il croyait trouver de l'or.
Que pouvaient contre les forces des Anglais les 5; hommes
de Palomeque ? Cependant la résistance de Santo Tome fut
admirable. Le gouverneur était assisté d'un brave ofBcier,
le capitaine Gerônimo de Grados. Palomeque paya de sa
vie sa vaillante défense, mais l'Anglais ne put entrer dans
Santo Tome qu'après avoir subi des pertes considérables.
Parmi les morts se trouvait le fds de Raleigh. Keymis
occupa la ville pendant vingt-six jours; puis il appritquedes
renforts espagnols approchaient >; il la pilla, la brûla et se
retira pour aller rejoindre Raleigh. C'était le tg janvier
1618.
De graves dissentiments ne tardèrent pas à éclater entre
le général anglais et son lieutenant. On avait découvert
une mine, mais pour extraire le précieux métal, il fallait
sacrifier la vie de cent hommes. Keymis refusa d'employer
les soldats & cette besogne. De là une scène violente entre
lui et Raleigh, qui déjà auparavant avait reproché, en
termes amers, à son lieutenant la mort de son fils. Keymis,
ne voulant pas s'exposer plus longtemps à la colère de son
chef, s'enferme dans son navire, y demeure plusieurs jours,
et un beau matin une détonation se fait entendre. C'était
Keymis qui venait de se'suicider^. A la suite de cet événe-
ment, les soldats murmurèrent; une révolte faillit éclater,
cl Raleigh, après avoir perdu la moitié de son escadre,
regagna l'Angleterre, où bientôt après il monta sur l'écha-
faud, le roi ayant rendu effective la sentence de mort
prononcée contre lui.
Un an environ après cet événement, arrivait à la cité
1. Ralbigh, Discovery o/Gaiana, pp. 167 et sqq. — Cf. Simon, Notieias,
pp. Gji3-GSS.
a. Raleigh noie qu'une grande partie de la force espagnole ëtait due à
la facilité avec laquelle le commandant de Uuyanc pouvait obtenir des ren-
forts de Cumanâ et des autres provinces (Dùcooery, pp. 93, ijg, 311-316;.
3. A. RojAS, Lejrrndas historicat, II, p. as, et les autorités citées : Harkis,
CoUection (^ voyage*; TnoMSO^, Mémoire of Ihe Uveoftir Walter Raleigh.
LA GUYANE 253
incendiée Fernando de Berrio, qui la reconstruisit». Mais
Santo Tome ne devait pas tarder h subir de nouveaux
désastres.
I. Simon, NoliciaSy p. 689. — Les habitants commencèrent à rebâtir
aussitôt après le départ des hommes de Raleigh, construisant cette fois, avec
une église, un couvent de franciscains et un de dominicains (cf. Caulin,
pp. 180, 181).
CHAPITRE II
Les Hollandais dans les régions de l'Orénoque
et de TEssequIbo.
De bonne heure les Espagnols se trouvèrent en contact,
dans la Guyane, avec un peuple qui, pendant deux siècles,
leur en disputa la possession; nous voulons parler des
Hollandais. L^histoire de cette rivalité entre Espagnols et
Hollandais est des plus importantes pour l'étude des origi-
nes vénézuéliennes. On sait, en effet, que Tancienne Guyane
hollandaise est devenue la Guyane anglaise en 1 8 1 4 S et
c'est en s'appuyant sur les droits acquis par leurs prédéces-
seurs que les Anglais réclamaient naguère au Venezuela
l'embouchure même de TOrénoque.
Longtemps avant que le livre de Raleigh, Discovenj of
Guiana appelât l'attention universelle de l'Europe sur les
rivages de l'Amérique, les Hollandais avaient soupçonné les
grands avantages qu'ils pourraient recueillir du commerce
avec les naturels de ce pays. Us avaient été les premiers
colons de la région du Demerara, oîi ils s'étaient établis
en i556^. Ils ne tardèrent pas à essayer de gagner l'Esse-
quibo et même la contrée de l'Orénoque. En iB^y, des
marchands hollandais, entre autres l'armateur Cornelisz
Leyen, boiu*geois de Entkuisen, étaient autorisés par les
Etats-Généraux de Hollande à envoyer deux vaisseaux sur
1. Convention de Londres. — V. G. Pariset, Historique sommaire du
conflit anglO'Vénèzaélien en Guyane, p. a4. — Les Hollandais étaient alors
sujets espagnols.- Leur existence nationale commença en 1579. ^^ i58i, ils
repoussaient formellement toute dépendance vis-à-vis du roi d* Espagne , et
le soulèvement des Pays-Bas aboutit à l'indépendance reconnue en 1648 par
le traité de Munster.
2. G. Pariset, Historique sommaire ^ p. 9.
LA GUYAÎSE 255
la côte de la Guyane occidentale ^ De même, en i6o4» des
marchands de Haarlem, nommés Peenen et Gerrît, firent
voile vers l'Orénoque en vertu d'instructions qu'ils avaient
reçues en janvier de cette même année ; mais ils ne purent
pénétrer dans le fleuve» « à cause de la multitude des Espa-
gnols qu'ils rencontrèrent ^ . »
La première date certaine d'un poste hollandais
dans la Guyane occidentale est l'année i6i3. Le député-
gouverneur de Santo Tome de Guayana, D. Antonio
de Muxica Buitron, écrivait k S. M., le a 5 juin: ((Les
Hollandais ont une forteresse puissante, bien défendue par
de l'artillerie, sur le Corentyn, rivière située à une distance
de aoo lieues de la ville, et ils sont fortement unis avec les
Caribes » 3. Mais cet établissement ne devait pas subsister
longtemps. Dans une nouvelle lettre du 3o mai 1614» le
même Antonio de Muxica rapporte que (d'insolence des
Flamands et les mauvais traitements qu'eux et les Caribes
infligeaient aux Aruacas étaient tels, qu'avec l'autorisation
de D. Juan de Tostado, gouverneur de Trinidad, en l'absence
de Sancho de Aiguisa, il s'avança vers le Corentyn, accom-
pagné de 3o mousquetaires et de 3oo Indiens armés. Arrivé
près de la forteresse des Flamands, il les somma trois ou
quatre fois de se rendre. Us ne répondirent que par des
insultes et des plaisanteries; les Espagnols firent feu sur
le fort, si bien que pas un seul Flamand n'échappa et que
tous furent brûlés. Les plantations de tabac avoisinantes
furent détruites, le pays dévasté, et ce qui fut fait en cette
occasion produisit un grand effet » ^.
Un autre essai, fait en 161 5 par les Hollandais pour
s'établir sur le Cayenne, n'eut pas plus de succès. Deux
I. La Haye, Rijksarchief: Acten ende Rcsolulien van de Staten Generael,
1Ô97 (a3 décemb.), cité par U, S. corn, rep., H, p. 11, et Case of Venezuela,
App. n, 5, 6.
a. La Haye, Rijksarchief: Resolutien van de Admiraliteit te Amsterdam^
i6o4i codex 386, d*après C7. S. com. rep., II, p. 25.
3. Arch. gen. de Indias (Séville) ; Gartas y expedientes de la Ysla de
Trinidad, 54, 4« 6 (cf. Livre bùu anglais j I, p. 52).
4. Arch. gen. de Indias (Séville), 54, h, i, Audiencia de Santo-Domingo.
Ramo secular : C^artas y expedientcit de los gober nadores.
356 LES ORIGINES vénézuéuENNES
vaisseaux avaient amené sur les bords de ce fleuve a 80 colons,
qui tentèrent en vain de commercer avec les naturels ; ils
furent malmenés par les Indiens et durent quitter leur
poste la même année ^ Une cédule royale du la décem-
bre i6i5, adressée à D. Felipe de Biamonte y Navarra,
gouverneur et capitaine général de Tîle de. San Juan
de Puerto-Rîco, lui enjoignait d'envoyer k D. Diego Palo-
meque de Acufia, gouverneur de Trinité et Guyane, 5o hom-
mes de la flotte et de . 70 k 80 soldats pour Taider « k se
débarrasser des ennemis qui tentaient de s'établir dans son
gouvernement», et Biamonte recevait l'ordre «d'obéir aux
requêtes confidentielles que lui adresserait le gouverneur
de la Trinité et de lui expédier des renforts'. »
On est donc en droit de dire avec le professeur Burr :
((s'il est certain que dès i6i3 les Hollandais s'étaient éta-
blis sur la côte de Guyane, ces premiers établissements
périrent dans leur enfance, et en partie ou entièrement par
le fait des Espagnols » 3.
Cependant, les Hollandais ne devaient pas tarder k se
relever de ces premiers échecs et, sous prétexte d'échanges
avec les indigènes, k prendre pied dans la région de l'Oré-
nocfue. En i6ai, la Compagnie hollandaise des Indes Occi-
dentales reçut sa première charte. Tout le commerce aux
mains des Hollandais fut mis sous le contrôle exclusif de la
Compagnie, et elle ne craignit pas de désigner l'Orénoque
comme étant soumis k son action 4. Il faut croire que les
Espagnols, malgré le soin jaloux avec lequel ils écartaient
les étrangers de leurs ports, ne s'offensèrent point tout
d'abord des prétentions de la Compagnie. En effet, Jan
de Laët, dans son livre Beschryvinghe van West Indien^
paru en 1626, dit que la ville de Santo Tome faisait alors
im grand commerce de tabac avec les Hollandais, et (pie
1. U, s. corn. rep,f I, p. 1 65. — Case of Venezuela, l, p. 5i.
2. Arch. gen. de Indias (Séville), 54, 4, i ' Gartas y expedientes de los
^obernadores de Trinidad y Guaiana (1586-1699).
3. U. S. com, rep., I, p. i64-i65.
4. Case of Venezuela^ App. 111, i. 3. — Livre bleu anglais, lïï, 53, 55.
LA GUYANE 267
quelquefois» il se trouvait dans son port jusqu'à huit ou
neuf navires hollandais en même temps ^
Profitant de ces avantages, les Hollandais voulurent
porter un coup décisif à la puissance espagnole. En décem-
bre 1629, Santo Tome était attaqué par une force navale de
la Compagnie hollandaise des Indes occidentales, comman-
dée par l'amiral Adriaen Janszoon Pater. La ville fut pillée
et incendiée; elle consistait alors en i3o ou i4o maisons
de construction légère, une église et un couvent de fran-
ciscains 3.
En 1637, les Hollandais, aidés des Caribes, s'attaquèrent
k San José de Orufia de la Trinité, qu'ils détruisirent, après
avoir pris de nouveau Santo Tome, qu'ils venaient encore
une fois d'incendier. Une lettre du Gabildo de Trinidad au
Roi d'Espagne, en date du 217 décembre 1637, nous donne
la relation officielle de ces événements, en même temps
qu'elle atteste les progrès considérables de la puissance
hollandaise et les craintes que les Espagnols en conce*
valent 3.
«Informés par le gouverneur de cette province, Don
Diego de Escobar, qui envoya un courrier spécial de la
ville de Santo Tome de Guaiana, que les Hollandais, unis
avec les Indiens Caribes et venant d'Amacuro, Essequibo et
Berbice, ont pris cette place, l'ont pillée et brûlée, nous
nous hâtons de faire connaître cet événement k V. M. Ces
ennemis nous ont également menacés dans l'île de Trinité»
avec une flotte redoutable, car ils sont unis avec des nations
indiennes très nombreuses, et particulièrement avec les
naturels de cette île, qui se sont soulevés contre nous.
)) Les Hollandais sont mariés aux femmes des tribus
Caribes, ainsi qu'à celles d'autres peuplades, et c'est une
I. Edition de 1625, p. 487, et édit. de i63o, p. Ô91, 5ga ; cité par 6. S.
com, rep»y I, p. 43.
3. De Laêt, Beschryv.f édit. de i6a5, p. 487, édit. de i63o, p. SgS, et
De Laét, Historié of te Jaerlick Verhaêl, p. 166, cités par 17. S. com. rep.,
I, p. 43.
3. Arch. gen. de Indias (Séville), 54, 4, i : Cartas y cxpedientes de los
gobernadores de Trinidad y Guaiana. — Cf. Livre bleu anglais, I, p. 56.
LES ORIGINES VÉRKZUKLIENRBS l^
358 LES ORIGINES v£NéZU£LIENNES
aide vraiment puissante pour eux dans leur dessein, qui est
de se rendre maîtres de toutes ces régions, de TOrénoque
entier, ainsi que de cette île, et de nous anéantir. Ils ont
toujours eu le désir de coloniser Tune et l'autre de ces con-
trées et de se transporter aux confins du Nouveau-Royaume
de Grenade. Nous primes toutes les mesures possibles avec
le peu de forces dont nous disposons, mais par suite de
Tétat de cette place à peu près privée de défense, nous
sommes incapables de nous opposer à leurs ravages < . »
A ce document sont annexées trois pièces renfermant
les attestations de différents témoins. Dans la première, il
est dit que le 1 4 octobre iGSy, les Hollandais ont pillé et brûlé
la ville de San José de OruAa, le principal établissement
espagnol de Tîle de Trinidad, et qu'ils étaient accompagnés
de nombreux Indiens Garibes, Aruacas et Nepuyas.
Dans la seconde, TAlcalde de la Trinidad dit qu'au mo-
ment où eut lieu l'attaque des Hollandais contre Santo
Tome, le 2a juillet 1687, fête de sainte Marie-Madeleine, le
gouverneur Don Diego Lopez de Escobar s'occupait de
transporter la ville à un site voisin, également sur l'Oré-
noque, mais plus sain et plus favorable au bien-être des
habitants, et que la plupart de ceux-ci avaient déjà quitté
leurs anciens foyers.
A cette déclaration était joint le procès-verbal de la
déposition d'un Indien nommé Andrés, qui était au service
du capitaine Cristôbal deVera, « vecino de Guaiana 9. Il rap-
porta que dans les établissements de Amacuro, Essequibo
et Berbice, les ennemis avaient une grande force, et en par-
ticulier dans ceux d'Essequibo et de Berbice. Le dit Indien
ne connaissait pas l'exacte valeur de ces forces, mais il
savait « qu'elles étaient très considérables, que les Hollan-
dais étaient bien armés et avaient avec eux tous les Aruacas
et les Garibes; que chaque année, trois ou quatre vaisseaux
venaient de Hollande, apportant hommes, argent et provi-
I . Signé : Agusiin Santiago, Miguel de Morilla, Agustfn de Cafias,
Gaspar Sanchez, Francisco Reîliz Mons, Jacinto de Mendoza, et par ordre du
Cabildo, Juan de Peîlallier, escribano.
LA GUYANE 369
sions et s'en retournaient avec du bois de campêche, du
coton, des hamacs et du tabac. Il savait bien tout cela,
était âgé de trente ans et n'avait d'autre but en parlant que
de dire la vérité » ' .
Enfin, dans l'annexe 3, le Regidor de la Trinité précise
encore les faits, disant que « les Hollandais brûlèrent les
maisons de Santo Tome, ainsi que la principale église et le
couvent de San Francisco. En octobre ils pillèrent et brû-
lèrent également les maisons de San José de Oruila, les
habitants, peu nombreux, n'ayant pu résister. Ils tuèrent
Juan Gallardo et blessèrent, entre autres personnages, le
capitaine Agustin de Santiago et Don Lopez de Albarân»
cousin du gouverneur. A la retraite de l'ennemi, les colons
le poursuivirent, tuant de nombreux Indiens et cinq HoUan*
dais. Le témoin, accompagné d'un soldat et de plusieurs
Indiens, reprit aux ennemis quinze esclaves et un Indien
nommé Andrés (le même qui fit la déclaration précédente),
qu'ils avaient fait prisonnier pendant l'assaut de Santo
Tome a . »
Santo Tome ne se releva que lentement et péniblement
du désastre de 1687, et il comptait encore bien peu d'habi^
tants en i653^ lorsque arriva dans la Guyane espagnole le
Père Denis Mesland^. Le xvii* siècle, d'ailleurs, ainsi que les
premières années du xviii', furent pour la puissance espa-
gnole une période de recul. Les Hollandais en profitèrent.
En Amérique comme en Europe, « la puissance hollandaise
a été faite pour beaucoup de la décadence espagnole sous
les derniers Habsbourg^, » et si l'Espagne a pu maintenir
sa domination en Guyane, c'est, ainsi que nous le verrons
bientôt, à l'activité de ses missionnaires qu'elle le dut.
La région de l'Essequibo, de même que celle de l'Oré-
I. Signé: Miguel de Morillas, en présence de D. Juan de Eulate, gou-
verneur, devant Francisco Gonzalez de Barrio Nuevo, escribano.
a. Signé : Don Juan de Eulate» Jacinto de Mendoza et Tescribano, Fr.
Gonzalez de Barrio Nuevo.
3. Pelleprat (R. p.), Relation des missions des PP. de la Compagnie de
Jésus, part. H, p. 9.
4. G. Pariset, Historique sommaire, p. i'j.
a6o LES ORIGINES VÉNÉZUÉUEMUES
noque, avait été de bonne heure explorée et occupée par
TEspagne. En 1 553, un voyageur espagnol entra dans TEsse-
quibo avec quatre canots, poussa vers Tintérieur, et par
une autre rivière passa dans T Amazone ^ Une carte fort
curieuse rappelle cette expédition, donnant les cours, non
seulement de TEssequibo, mais du Cuyuni et du Mazaruni,
et indiquant sur le Pomerun, TAmacura, le Waini et le
Barima, les noms des caciques indiens (|ui régnaient dans
ces contrées».
De Laët constatait qu'en Tannée 1591, il y avait sur
TEssequibo plusieurs centres de population espagnole ^.
En 1597, Thomas Masham, qui accompagnait le capitaine
Léonard Berrie, envoyé en expédition vers TEssequibo par
Raleigh, et qui écrivit la relation du voyage, dit qu'il ren-
contra sur le fleuve plus de trois cents Espagnols, et il ajoute:
(( La dernière nuit, nous apprîmes qu'il y avait dix canots
d'Espagnols à l'embouchure du Corentyn... qui suivirent la
côte pour se procurer du pain et des vivres 4, » Des docu-
ments espagnols parlent d'une autre expédition dans la
contrée de l'Essequibo, en 1597, conduite par Ibarguen, le
maître de camp de Domingo de Yera^. Enfin, en 161 5, le
duc de Lerme, écrivant au Président du Conseil des Indes,
pouvait dire que les Espagnols « étaient solidement établis
sur l'Essequibo, où ils cultivaient le sol et récoltaient la
cassave, dont ils faisaient du pain qu'ils envoyaient même
à leurs compatriotes de la Trinité et del'Orénoque^.
Cette première occupation de l'Essequibo par les Espa-
gnols est attestée par les ruines d'un ancien fort, dans l'île
1. Caseof Venezuela^ I, p. 4^; V. S. com. rep,, III, p. 190.
a. Carte d*un explorateur anonyme, publiée par le gouvernement
espagnol dans les Carias de Induis (Madrid, 1877). — Reproduite dans TAtlas
servant d'Appendice au Case of Venezuela, carte 76.
3. De Laët, Beschryvinghe van West Indien, p. 474» cité par Case of
Venezuela, I, p. 4a-
4. Case of Venezuela, l, p. 4a; d'après Hakluyt (R.); Principal Navigations,
IV, p. 193-194.
5. U. S, com. rep., III, p. 189, note, et autorités citées.
6. Lettre officielle du duc de Lerme au Président du Conseil des Indes,
Madrid, a fcv. iGi5. Arch. gen. de Indias (Scvillc), Est. 147, caj. 5, leg. 17.
— Cf. Case of Venezuela^ App. II, p. 363-64.
LA GUYANE , s6l
de Kykoveral, à Tembouchure du Guyuai, dont la
construction, autrefois attribuée aux Portugais, n'est plus
aujourd'hui contestée aux Espagnols < .
Dans la région de TEssequibo, comme dans celle de
rOrénoque, Tincurie des Espagnols favorisa les progrès des
Hollandais, qui s'y infiltrèrent dès le début du xvn* siècle,
s'établissant dans les postes que les Espagnols avaient
fondés et qu'ils abandonnaient ensuite. Les archives de la
Compagnie hollandaise des Ipdes occidentales mentionnent
les efforts faits par cette Société, dès 1626, pour occuper
l'Essequibo^. En date du 26 novembre i6a6, résolution était
prise (( d'envoyer le yacht Arnemuyden avec vingt hommes
robustes vers l'Amazone, le Wiapoco et l'Essequibo, dans le
but d'y représenter la Compagnie. Chacun d'eux recevrait
en solde deux, trois ou quatre gulden par mois, suivant les
services qu'il rendrait ». Le i a décembre suivant, Johannes
Beverlander était pris au service de la Compagnie: c il
devrait s'installer sur la rivière d'Essequibo avec Jan
Adriaenss van der Goes, et cela moyennant si gulden par
mois. » En 1627, van der Goes se trouvait sur l'Essequibo,
et le 33 août on lui annonçait l'envoi de a trente hommes
par le prochain navire, pour l'aider à construire un
fort ».
Malgré les difficultés que l'on rencontra dans la fonda-
tion de ce premier établissement dont l'abandon fut même
agité en 1682 3 et en 1637^, malgré le peu de constance
I. U. s, corn, rep,, I, 185-187, et III, 190-191.— Case of Venezuela,
I, p. 43.
a. La Haye, Ryksarchief, West India papers, v. 478 (Resolulie Boek,
\ mai i6a6-So août 1629), cité par U, S. corn, rep,, II, p. 43-45.
3. La Haye, Rijksarchief, v. 479 (Resolulie Boek van de Camer van Zee-
lant, sepl. i6a9-déc. i633) ; cité par U. S. com. rep., II, p. 65, 8 avril iGSa :
« Sur le rapport de MM. de Moor et Ëltsdyck, après entretien avec Van der
Goes, il fut résolu de ne pas abandonner la colonie d'Essequibo (Opt rap-
port van de Heercn de Moor ende Eltsdyck gesproken hebbende met Van der
Goes, is geresolveert de colonie op Isekepe nyet te verlaeten). »
4. /d., vol. 480-481 (U. S. com, rep,, p. 71-72), 16 avril 1637 : Une com-
mission est instituée pour étudier si le commerce de l'Essequibo est profi-
table ou non à la Compagnie, et si les marchandises demandées doivent y
être expédiées ou non.
269. LES ORIGINES V^NézuéLIENNES
des colons, qui demandèrent a être rapatriés S la Compagnie
tint bon; on renvoya des hommes plus sérieux et plus
sûrs^, et les Hollandais avaient un poste solide dans Tîle de
Kykoveral3, lorsque le 3o janvier i648 fut signé le traité de
Munster en Westphalie, par lequel il fut conclu « qu'un
chacun, sçavoir les susdits seigneurs Roy (d'Espagne) et
Estats (Généraux) respectivement demeureront en posses-
sion et jouiront de telles seigneuries, villes, chasteaux,
forteresses, commerce, et pays es Indes orientales et
occidentales, comme aussi au Brésil et sur les costes d'Asie,
d'Afrique et d'Amérique, que lesdits seigneurs Roy et
Estats respectivement tiennent et possèdent » ^.
Cependant, malgré les efforts faits par la Compagnie, le
commerce de l'Essequibo se réduisait à un léger trafic, de
peu de profit, avec les Indiens, pour les teintures et les
bois^; l'agriculture était nulle; c'est pourquoi, quand la
charte de la Compagnie des Indes occidentales eut été
renouvelée en 1647 pour aS ans, la Chambre de Zélande à
qui était confié le soin de l'Essequibo, s'occupa des moyens
de rendre la colonisation de cette contrée plus prospère, en
l'ouvrant à tous les particuliers qui voudraient s'y fixer.
Un premier décret du la octobre i656, suivi d'un second
en 1657, annonçait les libertés et les franchises que la
Compagnie offrait aux chefs de colonies qui partiraient
pour la Guyane : on leur concéderait l'étendue de terrain
I. La Haye, Rljksarchief, 17 août 1637: Vu la grande démoralisation
qui règne en Essequîbo chez les colons et leur désir de rentrer dans leurs
foyers, on leur permet de revenir (Door de groote débauche vant volok
cnde dat zy willen thuys commen, is geresolveert dat men se sal laten
thuys commen).
a. Id,j 17 août 1637 : On essaiera un nouvel envoi de 35 personnes
respectables.
3. U. S, com. rep., I, p. i85.
/j. Livre bleu anglais, I, p. 67 (d*après Dumont, Traités, VI, I, 43o).
5. V, S, com, r«p.,I, p. 19a. — W., II, p. io4. D'après Rijksarchief, de
La Haye, v. 483-484 (Notulen van de Gamer, 16 juin i644-3i mai i646),
39 mai 1643 : La Commission chargée de l'Essequibo, constatant que le
commerce de celte région avait été de très peu de profit pour la Compagnie,
demandait qu'au renouvellement de la charte l'Essequibo fût ouvert au
commerce libre.
LA GUYANE 2 63
qu'ils pourraient occuper, selon le nombre de colons qu'ils
auraient avec eux, soit deux milles hollandais pour 60 per-
sonnes et quatre milles pour 100 personnes. Ils seraient
exempts de tout impôt pendant une période de dix ans et
seraient libres de chasser, pêcher et commercer en toute
franchise ' .
Malgré ces belles promesses, douze personnes seulement
consentirent à s'embarquer pour FEssequibo ^, et la Chambre
de Zélande, voyant le peu de succès de ses plans, demanda,
le 9 juin 1657, aux Etats provinciaux de prendre eux-mêmes
le contrôle de la colonie 3. Les Etats n'y consentirent pas,
mais le â4 décembre 1657, ils passaient un contrat avec les
trois villes de Middelburg, Flushing et Vere, qui se char-
geaient des risques de l'entreprise^.
De grands projets furent élaborés et Cornélius Goliat,
un ingénieur, fut envoyé en Guyane pour les mettre à exé-
cution. Il s'agissait de s'étendre à l'ouest de l'Essequibo et
de prendre possession du Moroco-Pomerun. a On créerait
sur ce dernier une ville qui s'appellerait Nouveau-Middel-
burg, et plus en amont on bâtirait une imposante forteresse
qui porterait le nom de Nouvelle-Zélande^. »
Ces établissements furent en effet commencés, mais ne
purent être achevés. Dans l'hiver de 1 665-66, une troupe
d'Anglais des Barbades, conduite par le major John Scott,
ruina la colonie du Pomerun, et ce qui en restait fut détruit
par l'occupation militaire des Français qui suivirent les
I. La Haye, Rijksarchief (papiers de Ja C' des Indes 'occidentales, vol.
491) : Colonien, Commissien, Ins truc tien, Gonditien van Coloniers, i6a6-
1671, pp. loS-iog; cité par U. S. com. rep., II, p. ii3.
a. Case of Venezuela, I, p. 77; d'après Nederlandsche Jaerboeken (1751),
p. 1093.
3. Case of Venezuela, I, p. 77, et II, p. 33. — (/. S. com. rep., II, p. 124 ;
d'après les actes des Etats provinciaux de Zélande.
4. La Haye, Rijksarchief (papiers de la Compagnie des Indes occiden-
tales, V. aoaG). Gontracten betreffende de Compagnie 1 634-1676, cité par
U, S. com, rep,, II, p. ia5.
5. Case of Venezuela, I, p. 78, et U. S. com. rep., 1, p. 2i4-ai5. — Le gou-
verneur de rÈssequibo en 1760, Storm van 's Gravesande, dans une lettre du
a mai, disait qu'à cette époque la forteresse était encore à fonder {Livre bleu
anglais, III, p. 11 4).
264 LKS ORIOmBS VÉNÉZUÉLIENNES
Anglais '. La Nouvelle-Zélande et le Nouveau-Middelburg
n^en continuèrent pas moins à exister sur les cartes hollan-
daises ^ , mais les Etats de Zélande constatèrent eux-mêmes
que a la colonie du Pomerun, d'abord prise par les Anglais,
puis pillée par les Français, se trouvait maintenant aban-
donnée de tout le monde »3. Néanmoins, les Hollandais ne
quittèrent point Tîle de Kykoveral, où ils maintinrent une
petite garnison^» et le ii avril 1670, les trois villes citées
plus haut ayant refusé de se charger de nouveau de la
colonie, « le fort et la rivière d'Essequibo revinrent à la
charge de la Chambre de Zélande^. »
Elle y envoya un gouverneur actif, Hendrik Roll, qui
y arriva en 1670. Reconnaissant la difficulté d'installer des
planteurs, il chercha à faire de la colonie un poste impor-
tant de trafic 6, et sa correspondance témoigne de son habile
politique. Son but était de réussir à commercer librement
avec les Indiens, comme aussi avec les Européens. Dans une
lettre du 16 mars 1678, il disait « que la paix était faite entre
les Caribes du Barima et les Aruacas, qu'il avait pu envoyer
chez eux un bateau pour y chercher de l'huile et qu'il avait
expédié également des marchandises à l'Orénoque pour les
vendre aux Espagnols» 7. Le 22 février 1675, la Chambre
1. U. s, corn, rep.y II, p. e33, cite le récit de Scott dans sa « description
of Guiana «, folio 876 de son manuscrit. «En cette année (1666), les Anglais se
trouvèrent maîtres de toute la partie de la (xuyane, aboutissant à l'Océan
\llan tique, depuis le Cayenne au S. E. jusqu'à l'Orénoque au N. G. (excepté
une petite colonie sur la rivière de Berbishus), sur une étendue d'au moins
600 milles anglais, » et l'attestation de Byam, le compagnon de Scott, qui
dans son « Exact Narrative of the State of Guiana » dit qu'ils tuèrent 3o hom-
mes et firent 70 captifs dans leur expédition.
2. U. S. com, rep,, I, p. 316 et Case of Venezuela (Appendice III),
p. 36o-6i-63.
3. U. S. com. rep., I, p. 197.
4. Case of Venezuela, I, p. 81.
5. La Haye, Rijksarchief (papiers de la Compagnie des Indes occiden-
tales), v. 497 : Notulen (ter West Indische Compagnie ter Kamer Zeeland)
1686-87; procès-verbal du 9 janv. 1686, rappelant que le retour de l'Esse-
quibo à la dite Chambre avait eu lieu le 11 av. 1670 (cité par (/. S. com,
rep,y II, p. 175).
6. U. S, com. rep,, I, p. 198, et Ccue of Venezuela, I, p. 81, d'après
Rodway (J.), History of British Guyana, I, i3, i4.
7. La Haye, Rijkâarchief, v. 490, n"* i, année 1673, cité par (/. S. com,
rep.j II, p. i4o.
L\ GUYANE a65
de Zélande approuvait ce qu'il avait fait pour le commerce
de rOrénoque» mais on lui recommandait d'agir avec la
plus grande circonspection. « Quant à la demande que les
Espagnols vous ont adressée de leur fournir du matériel de
guerre pour le Roi, il faut prendre garde que ce ne soit
pour s'en servir contre nous ; ce serait alors mettre entre
leurs mains un couteau pour nous couper la gorge ^ . Nous
vous prions de faire la plus grande attention à la chose/»
Dans une autre lettre du 3o novembre 1675, on approuve
Roll « d'avoir fait reconduire un noble Espagnol qui venait
de Surinam à l'Orénoque par un canot et un guide nommé
Jacobus Asseliers, à qui on avait donné la mission d'obtenir
du gouverneur espagnol que les Hollandais entrassent en
relations de négoce avec ce peuple. Le gouverneur a informé
le Roi» et on attend sa réponse. La Chambre ne doute pas
qu'elle ne soit favorable et que cet événement ne serve à
établir des rapports fructueux et un commerce tout à
l'avantage de la Compagnie'. »
En 1674» une nouvelle Compagnie des Indes occiden-
tales prit la place de l'ancienne, qui fut dissoute 3. Abra-
ham Beekman, qui succéda à Roll, continua sa politique
et, en 1678, la Chambre de Zélande le félicitait du succès
de ses premiers efforts : a Nous avons appris avec plaisir
que des relations commerciales pouvaient être établies
avec les Espagnols, et nous attendons, par un prochain
courrier, la liste des objets et marchandises qu'il faudra
envoyer Ik-bas 4. » Encouragé par ces résultats, Beekman
rêva de reconstituer la colonie du Pomerun. En 1679, ^^
envoya des soldats sur ce fleuve pour échanger de la tein-
ture d'annatto, et on y construisit un poste, simple cabane
1 . « ... brengende aen haar een mes om ons selfs de kele aff te snyden. »
La Haye, Rijksarchief (papiers de la Compagnie), v. 694 (Boek van Brieven,
1675- 1688), pp. a et 3., cité par U. S. com, rep., II, p. i4i.
2. /d., même vol., p. 19. — U, S. eom. rep,, II, p. 142.
3. V. la charte de la nouvelle Compagnie, en date du 20 sept. 1674
{Livre blea anglais, III, p. 58).
4. Lettre de la Chambre de Zélande à Abrah. Beekman, commandant
en Eflsequibo, du 3o déc. 1678. ~ La Haye, Rijksarchief, v. 594, p. 129, cité
par V, S. eom. rep., II, p. i44.
aG6 . LKS ORJOINES véN<ZUiLIEN!IKf(
OU abri pour deux ou trois hommes ' . Cependant, les let-
tres de Beekman témoignent des grandes difficultés qu'U
rencontra dans Texécution de ses projets. Ses compa-
triotes mêmes, les Hollandais du Surinam, mais surtout
les Français, Turent pour lui des concurrents redoutables.
a Les Français,' écrit-il en date du 3i mars i684» viennent
fréquemment des Iles avec leurs vaisseaux, et infestent le
Barima. » Et il rapporte, le i8 août i684, qu'il a eu une
échauffourée avec les Caribes, à qui il a tué quinze hommes,
a Ils sont soulevés, dit-il, par les Français, qui voudraient
voir disparaître la colonie et le fort d'Essequibo ^. )> Malgré
cela, un abri avait pu être bâti sur le Barima en i683 3, et
en i685, un planteur de TEssequibo, Jacob de Jonge, fut
nommé gouverneur de la colonie projetée sur le Pome-
run i. Cet essai fut presque aussi infructueux que celui
qui avait été fait vingt-cinq ans auparavant, et en i68g la
nouvelle colonie subit un rude assaut de la part des
Français. Voici comment de Jonge raconte cet événement
dans un rapport en date du 6 juillet 1689 :
« Nous avons été attaqués à Timproviste sur la rivière
Bourona, le dernier jour d'avril, par 33 Français et en-
viron 3oo Caribes, les uns venus par eau avec dix canots
et trois curiares, les autres par terre, sortant des bois.
Nous n'avions pas de canon et n'étions que six hommes
robustes. Je me suis échappé, accompagné par des
esclaves rouges. Les Caribes, envoyés par les Français, me
poursuivirent vigoureusement, et je dus me jeter dans la
forêt en abandonnant mes effets. J'arrivai ainsi en grande
détresse au fort d'Essequibo... Quelques jours après, je
revins à Bourona pour voir l'état des choses, pensant que
1. La Haye, Rijksarchicf (papiers de la G*), v. 168 (Brieven en Papieren
van Ârguin en Isekepe mitsgaders Bourona, i" juin 1675-6 mars 1696,
fol. 66). Lettre d*Ab. Beekman, du 90 oct. 1679. — Cité par U, S. corn, rep..
Il, p. i44.
2. Lettres d*\br. Beekman (même source). — U. S. corn, rep,, II,
p. i55.
3. Lettre d'Àbr. Beekman du a5 déc. i683 fidj,
4. La Haye, Rijksarchief, v. 58. {U, S. corn, rep., II, p. 174). Nomination
de Jacob Pietersz de Jongh comme commandant du Pomerun.
i
LA GUYANE 267
les Français auraient tout massacré, surtout ayant tant de
Caribes avec eux. Mais je trouvai mes gens encore en vie,
et je restai là jusqu'à ce que je reçus une lettre du Com-
mandant d'Ëssequibo, me disant que les Français se trou-
vaienty sur la rivière Berbice, engagés dans des hostilités
contre nos autres établissements. Je résolus de me hâter
avec mes gens vers TEssequibo. Nous n'avions, d'ailleurs,
plus de provisions ni de vivres. Je me suis donc réfugié
avec mes hommes sur la rivière Ëssequibo, en attendant
que les ordres de Vos Seigneuries me parviennent ^ »
En i6go, les Français étaient établis sur le Ba-
rimait où ils avaient un fort; ils prirent également
possession de l'embouchure du Pomerun, et Samuel
Beekman qui avait succédé k Abraham en 1690 dans le
gouvernement de TEssequibo, écrivait à la Compagnie des
Indes occidentales, le 34 juin 1695 : a Nous sommes en
alarmes continuelles, sachant que les Français, aidés par
les Caribes de Barima, sont établis à l'embouchure du
Pomerun et menacent de nous rendre visite. En vue d'un
tel événement, j'ai donné ordre aux colons d'envoyer tous
les esclaves mâles, afin de fortifier le poste (de Kykoveral).
dans le but de nous défendre en cas d'attaque. Ce déplace-
ment d'esclaves a beaucoup nui à l'œuvre des plantations,
déjà si éprouvée par la grande mortalité des chrétiens et
des esclaves 3, »
Malgré la présence de ces dangereux voisins, malgré les
échecs subis, la ténacité des Hollandais fut telle qu'ils
maintinrent le poste du Pomerun ; il fut connu plus tard
sous le nom de poste de Wacupo 4. On construisit même,
un peu plus haut sur le fleuve, un second fort qui, pendant
deux ans, de 1708 k 1706 5, protégea le premier contre les
I. Lettre de Jacob de Jonge, commandant sur le Pomerun, à la Com-
pagnie des Indes occidentales {Livre bleu anglais, III, p. 66).
3. Lettre d'A.br. Beekman du 18 mai 1690. — U, S. com, rep,^ H, p. 191.
et Case of Venez., App. II, p, 63.
3. La Haye, Rijksarchief (papiers de la G', y. 168, fol. 4^9). — il. S. corn,
rep., II, p. 195.
/i. U, S, com. rep.j I, p. aao. — Case of Venez., I, p. 95.
5. 17. S. com. rep., 1, p. aai. — Case of Venez., I, p. 95.
a 68 LES ORIGPIES TéN&Eu£LIBNNR8
attaques des Indiens de Tintérieur. Il est donc certain que,
si Ton abandonna le Barima S rétablissement du Pomerun
subsista, et en 17 17 les gens de TEssequibo étaient autorisés
h venir y trafiquer, à la suite d'une pétition adressée par eux
k la Chambre de Zélande ^.
En même temps, la colonie de TEssequibo s'agrandis-
sait, et en 17 16 on bâtit, en face de Tlle de Kykoveral, sur
le continent et au confluent du Cuyuni et du Mazaruni, un
village qui s'appela Cartabo 3.
A l'intérieur, dès 1680, les Hollandais achetaient aux
Indiens du baume et des hamacs ^. Vers i6g3 commença
le commerce des chevaux sur le Cuyuni 5, et le ao mai 1708
on décida de fonder k cet eflet un poste « k six semaines
par eau de Kykoveral, dans les savanes » 6. Les Hollandais
se considérèrent alors comme les maîtres du bassin inté-
rieur des Cuyuni et Mazaruni 7«
I. (/. s. com, rep.fl, p. 271, note. — En 1711, une expédition du
Surinam passa à l'embouchure du Barima et trouva le pays déserté.
a. Liv. bleu angl., III, 75, 76. — Mémoire adressé aux directeurs de la
Chambre de Zélande de la C' des Indes Occidentales, signé A. Holander et
autres (34 mai 1717).
3. Lettre d'Abr. Beekman du a8 juin 1680. — U. S, com, rep., U,
p. i49-
4. Lettres d*Abr. Beekman de 1681, de i685 (i5 janv., 11 fév., i**^ mai),
de 1686 (7 juin). — 17. S. com, rep., I, p. 3o6, et II, pp. i5i, 182. — Case 0/
Venez., App. II, 4i, 5a, 53.
5. La Chambre d 3 Zélande à Samuel Beekman (a3 oct. 1693) : « Un grand
avantage revient à la Compagnie de ce que vous avez fondé sur le Cuyuni
un commerce de chevaux. Nous vous recommandons de réserver ce com-
merce pour la Compagnie seule. » — La Haye, Rgk^archief, v. 595 (Brieven
1668-171 1, fol. 61 b), d'après U. S. com. rep.j II, p. i^ê^. Mention est encore
faite de ce commerce en 1707 {U. S. com., rep., I, p. 3 16).
6. Liv, bleu angl., I, p. 9. — Ce poste ne subsista pas longtemps :
Case of Venez., I, p. 96, et U, S, com. rep., I, pp. 3i3, 3i6 (rapport de Burr:
The Dutch in the Cuyuni).
7. Le 19 mars 1733, l'ingénieur Maurain-Saincterre proposait à la Com-
pagnie de reculer les plantations de Poelwijk au-dessus des chutes du
Cuyuni, et d*en créer de nouvelles sur le Demerara, le Pomerun, le Waini
et le Barima ((/. S. com. rep.. Il, p. a48, et source citée : London, Record
Office, Essequibo papers, vol. 46i, doc. 60, p. 8).
CHAPITRE ni
Prépondérance des Espagnols en Guyane au XVIIh siècle.
Les progrès des Hollandais en Guyane au xvii' siècle et
dans le premier quart du xviii* furent les résultats d'une
politique ferme et constante suivie par les Étals provinciaux
et la Compagnie des Indes occidentales. Profitant de
rinsouciance des Espagnols, ils s'infiltrent lentement dans
leurs possessions, et afin de ne pas éveiller leur suscepti-
bilité, ils créent moins des établissements fixes que de
simples postes de surveillance» qu'ils quittent à la première
alerte et transportent ailleurs. Les Hollandais, en effet,
cherchent peu à coloniser; mais se rendre maîtres du com-
merce jusqu'à rOrénoque, tel est le but qu'ils poursuivent
sans défaillance.
Du côté de l'Espagne, au contraire, pas de règles de
politique, aucune ligne de conduite dictée par la métropole.
Les anciens règlements de Charles-Quint et de Philippe H
interdisant le commerce des étrangers sont tombés en
désuétude, et les Hollandais trafiquent librement avec les
Espagnols eux-mêmes'. L'initiative des particuliers seule
cherche à maintenir les droits de l'Espagne, et, de temps en
temps, les colons espagnols chassent les agents des Hollan-
dais^. Cette initiative est même assez puissante pour obliger
I. Ainsi, Jacob de Jonge, en mai 1686, demandait à la Compagnie d'en-
voyer de nouvelles cargaisons pour commercer avec les Espagnols sur
rOrénoque (Ltv. bleuangL, III, p. 60-61, et Case of Venezuela, Àpp. Il, 57).
— Cf. la correspondance de Roll citée plus haut.
a. C'est ce qui arriva aux nationaux hollandais Gabriel Biscop, tué par
les Espagnols sur le Barima (lettre d*Abr. Beekman du 25 décembre i683.
— U. S. corn, rep.^ II, p. i58), Abraham Baudardt, chasse du Barima (lettre
d'Abr. Beekman du 3i mars i684, — V. S. eom. rep. II. p. 169), Pieter
Laman et Matthijs Bergcnaar, chassés de rOrénoque Hcttre du même, —
U, S. com, rep., 11. p. 172), etc.
370 LES ORIGINES vâNizUBUENIIBS
les Hollandais à reconnaître la souveraineté de l'Espagne '.
11 arrive parfois que de sa propre autorité un gouverneur
essaie de remettre en vigueur les anciennes lois^ et con-
fisque les vaisseaux hollandais ; mais cela n*a qu'un temps,
et en 1714» la Compagnie des Indes occidentales, tout en
admettant encore pour la forme les droits de TEspagne,
n'hésite pas à proclamer hautement la prépondérance
commerciale de la Hollande dans la région de TOrénoque^.
Sous l'actif gouvernement des premiers rois Bourbons,
l'Espagne secoua sa torpeur et elle ne tarda pas à regagner
sur sa rivale le terrain qu'elle avait perdu au xvii' siècle.
La colonisation semble alors s'organiser avec méthode, et
les gouverneurs, soutenus cette fois par la couronne,
procèdent à des expulsions en règle des agents hollandais.
C'est ainsi qu'en 17191e commandant espagnol en Guyane,
Pedro Dionisio Ruano, arrêtait le trafiquant hollandais
Pieter Schouten, qui, avec trois canots, essayait de pénétrer
dans l'Orénoque. Il informa le commandant hollandais en
Essequibo de la prise qu'il venait de faire, et à la suite du
rapport de la Cour de police de l'Essequibo, la Chambre
I. Abr. Beckman à la Compagnie, le i'^ mai i685 (C/. S. com. rep.j II,
p. 173): «Les Espagnols sont de nouveau maîtres de TOrénoque. Us ont
dispersé et expulsé les Garibes qui cherchent un refuge vers Barima, Waini,
Amacura ; ils alarment souvent cette côte, tuant à maintes reprises de
malheureux Aruacas ou chrétiens. »
a. Lettre de Pieter van der Heyden Resen, commandant en Essequibo,
à la Ck>mpagnie (3i juillet 171a) : « L*année dernière, il ne nous a pas été
possible de nous procurer une seule livre d'huile pour la Noble Compagnie,
les Espagnols ayant prohibé le commerce aux Hollandais, surtout depuis
l'arrivée du nouveau gouverneur à Trinidad, qui a fait armer de nombreux
navires pour croiser l'Oréiioque, afin de confisquer tous les vaisseaux hol-
landais qui s'y aventureraient... Dans le moment présent, le commerce est
de nouveau libre, et je jiense que l'année prochaine j'aurai environ 600 barils
d'huile prêts pour la Noble Compagnie. » (Liv. bleu angl., III, p. 7^. —
Caseof Venez,, App. II, 74.)
3. Lettre de la Chambre de Zélande à Pieter van der Heyden Resen du
i4 mai 1714 {U. S. com. rep,, II, p. a^o, d'après La Haye, Rijksarchicf, v. 596,
Brieven, 1712-1719, p. a): «Bien que l'Orénoque, Trinidad, etc., soient
sous le pouvoir des Espagnols, ils se trouvent aussi dans les limites de la
Compagnie, où personne n'a le droit de commercer, excepté la Com-
pagnie et ceux à qui elle en donne la permission (...schoon Ornocque,
Trinidatis, etc., onder de magt der Spaence is, soolegthet even wel mede
onder den octroyé van de Comp.) ; aussi tout ce territoire relève-t-il de la
Compagnie, bien que nous n'y ayons pasfide forts. »
LA GUYANE 27 I
de Zélande de la Gompagaie des Indes occidentales ap-
prouva les mesures prises par les Espagnols ' .
En 1737» un autre négociant hollandais fut saisi par les
Espagnols, qui lui dirent « qu'ils avaient ordre du gouver-
neur de la Trinité d'arrêter le commerce sur l'Orénoque» ».
L'année suivante, le même sort échut à un Hollandais du
Surinam, qui péchait dans le voisinage de cette rivière^, et
k maintes reprises, les nationaux des Provinces^Unies con-
tinuèrent à être ainsi traqués et pris par les Espagnols^.
Une occasion allait se présenter pour ces derniers d'affir-
mer leurs droits de contrôle sur toute la région côtière
entre TOrénoque et TEssequibo. En 1733, les Suédois
avaient conçu le projet d'un poste au Barima. Sur
l'avis du Conseil des Indes ^, le roi d'Espagne chargea
le gouverneur de Gumanâ et de Guyane d'une enquête sur
cet établissement^, et à la suite de son rapport, des troupes
Turent envoyées pour expulser les étrangers. Le 8 juin
1734» le commandant hollandais de l'Essequibo écrivait,
en effet, à la Compagnie des Indes occientales : « Les
Espagnols rassemblent des troupes à la frontière hollan-
daise; ils disent que c'est pour chasser les Suédois, mais
je crains que ce ne soit là qu'un prétexte, car ils se rendent
formidables par le nombre considérable de leurs soldats,
tandis que nous, nous sommes au contraire très faibles?. »
1. l/. s. corn, rep. ,lly p. 244-247. i* Letlre de Ruano au gouverneur hol-
landais, ai février 171 9 (London, Rec. off. Easeq. papers, v. 46o, doc. 48). —
•j** La Chambre de Zélande au Commandant Laurens de Heere et à la Cour
de police de FEssequibo, 26 septembre 1719 (La Haye, Rgks., v. 696, Brieven,
1719-1729, p. a).
a. Lettre de la Cour de police de l'Essequibo à la Compagnie, du
1" mars 1727 (Liv. bleu cmgL, HI, 80, et Case of Venez., App. U, 80, 81).
3. Lettre de la même, du la mai 1738 {Liv, bleu angL, III, 81).
4. Case of Venez., I, p. 137.
5. Liv, bleu angl,, l, p. 64, d'après la « Consulta du Conseil des Indes
au Roi », en date de 1733.
6. Arch. gen. de Indias (Séville), Est. i33, csg. 3, leg, 16 : Real orden
expédiée du Pardo le i3 mars 1734, et signée par ordre du Roi, Don Miguel
de Villanueva.
7. «... en wy ter contrarie hier seer swalLzyn. » Lettre de H. Gelskerke,
commandant en Esscquibo, à la Compagnie des Indes Occidentales (8 juin
1734). Cité par U. S. corn, rep., II, p. 267, d'après La Haye, Ryks. (papiers de
la Compagnie), v. 169 : Brieven, 1697-174 1, fol. 453.
27a LES ORIGINES VÉNézUISLIBNNBS
En 1735 et en 1737, le gouverneur Sucre réclamait encore de
nouvelles troupes S et ce n^est qu'après l'arrivée de ces derniers
renforts que les Suédois purent être expulsés du Barima.
Dans la nécessité de surveiller les agissements des
Espagnols sur la côte, les Hollandais abandonnèrent rem-
placement primitif de leur colonie d'Essequibo et se rappro-
chèrent de la bouche du fleuve. En 1 739-40, la garnison et
le siège du gouvernement furent transférés de Kykoveral à
rtle que les documents anglais appellent « Flag Island»^,
à Tembouchure de TEssequibo» où fut construit le « fort de
Zélande». En 1740, le village de Gartabo fut délaissé et
tomba en ruines 3«
Voici, d'après les rapports espagnols, quel était au
milieu du xviii* siècle l'état de la colonie hollandaise :
(( Le fort de Zélande, écrivait en 1755 Eugenio de Alba-
rado, est bâti sur la dernière île formée par la grande bouche
de l'Essequibo ; c*est un bas rempart en forme d'hexagone,
avec un parapet en briques; il possède 35 canons. La gar-
nison est de 100 soldats, dont 60 sont payés par les États-
Généraux et les autres par la communauté des marchands
de la colonie. Un sergent et 20 hommes sont détachés pour
le Demerara. II n'y a ni villes ni villages, mais des plan-
tations qui, sur une étendue de 3o lieues, couvrent les
deux rives de l'Essequibo. Dans le voisinage du fort de
Zélande se trouvent 10 ou 12 maisons, y compris celles
des gardes et les auberges. C'est là que demeurent le secré-
taire et les ofQciers de la garnison. Le gouverneur a son
habitation dans le fort même. La Compagnie des Indes
Occidentales tire de cette colonie une grande quantité de
sucre et de rhum, qui est exportée en Europe4. »
I. \rch. gen. de Ind. (Séville), Audiencia de Caracas, 1736-1807, Est.
i3o, c£g. 4o, leg. 90.
a. Case of Venezuela, 1, p. 107, et 17. S. corn, rep*, l, p. aoi, ao3.
3. Cate of Venezuela, l, p. 108, et U. S. corn, rep,, l, p. 303, d'après
Hartsinck (Beschryving van Guiana, I, p. a63, qui écrit en 1770 que «ce
hameau est maintenant en ruines; il consistait en la ou i5 maisons».
4. Arcli. gen. de Simancas, leg. 73go, fol. i5. — Rapport de Eugenio de
Mbarado (£1 curso del rio Esequibo y sus tributarios), Hato de la Divina
Pastora, 3o avril 1755.
LA GUYANE 2'j3
Le mémoire du gouverneur de Cumanâ, D.José Diguja,
envoyé au Roi d'Espagne le i8 décembre 1761, ajoute
d'autres détails : (( La colonie hollandaise d'Essequibo con-
siste en différentes plantations de canne à sucre, que les
Hollandais ont établies sur les rives de l'Esquivo, ainsi que
dans différentes lies formées par la dite rivière. La plus
grande partie de ces plantations sont de canne à sucre,
avec maisons d'habitation et moulins, et elles sont situées
à des distances d'environ â ou 3 lieues les unes des autres...
» Deux des îles comprises entre les cinq embouchures de
TEsquivo renferment chacune une plantation avec plusieurs
maisons pour nègres et Indiens. Chaque propriétaire pos^
sède un groupe de ces maisons, ressemblant à un petit
village. Les plantations des rives présentent la même appa^
rence. Sur une troisième île, plus à l'est, ils ont environ
douze maisons élevées pour la résidence du gouverneur de
cette colonie, le capitaine de la troupe et le chirurgien, y
compris celle du secrétaire, tenant les intérêts de la Com-
pagnie, deux ou trois auberges, deux boutiques de forge^
rons, quelques habitations pour les nègres de la Compa*
gnie et, en outre, l'église ou édifice pour le culte.
» Sur le plus haut point de Fîle, près de la demeure du
gouverneur, s'élève le fort de Zélande, bâti sur pilotis, sur
un sol bourbeux que baignent la rivière et la mer aux hautes
eaux, raison pour laquelle on est obligé de faire sans cesse
de nouvelles réparations. Outre ce fort, il y a une batterie
horizontale, au niveau de l'eau des deux bras du fleuve et
de la mer, avec 12 pièces d'artillerie de calibre 2i4- La gar-
nison de ces fortifications et de la colonie consiste en une
compagnie de soldats réguliers, en tout 70 hommes, dont
4o sont payés parla Compagnie et 3o par les habitants. Un
détachement d'un sergent et de 3o hommes est envoyé pour
la garnison du petit fort établi à l'embouchure du Deme-
rari, à une distance de 5 lieues de l'Essequibo, le long de
la côte vers Test. Le commandant est un subalterne et lieu-
tenant du gouverneur.
1 Les rives du Demerari sont également couvertes de
LES ORIGIRES véNézU^LIBRRH iB
2']^ LES OEIGINES TÉNézuÉLIENNES
plantations. Ses habitants sont des Anglais déserteurs et
délinquants, payant tribut aux Hollandais pour les terrains
qu'ils possèdent. Leurs récoltes consistent surtout en
sucre, café et coton. L'Europe fait chaque année à la
colonie deux envois de bateaux, et les habitants expédient
h leurs risques les produits de leurs exploitations ' . »
Comme on le voit par ce document, les plantations hol-
landaises étaient, dans le milieu du xviii* siècle, ouvertes
aux étrangers. Il fallait de la main-d'œuvre pour la culture;
aussi la recherche d'esclaves indiens, qui avait été grande
depuis rétablissement de la colonie hçllandaise de l'Esse-
quibo, s*accrut-elle singulièrement à cette époque. Pour
obtenir ces esclaves, les Garibes furent engagés à faire des
incursions sur le territoire espagnol, dans le voisinage im-
médiat des missions, qui eurent souvent à sou£frir de ces
déprédations^. Les Hollandais, se déguisant eux-mêmes en
Indiens, prenaient part aux expéditions des Garibes 3, et le
commerce des esclaves devint si absorbant pour ces der-
niers, que le gouverneur hollandais pouvait dire en 1746
qu'ils en tiraient tous leurs moyens d'existence 4. En 1768,
le Préfet des missions écrivait : « Il n'est pas exagéré d'es-
timer la vente annuelle faite par les Garibes, k la suite de
leurs incursions, à plus de 3oo jeunes Indiens, tandis
qu'ils tuaient les vieux (plus de 4oo) qu'ils ne pouvaient
vendre aux Hollandais^. »
Gette chasse aux esclaves n'était pas confinée à la partie
de la Guyane située entre l'Essequibo et l'Orénoque ; mais
I . Mémoire explicatif de la carte générale du gouvernement de Cumanâ,
envoyée à S. M. par le gouverneur D. José Diguja (Gumanà, 18 déc. 1761).
— Ârch. gen. de Ind. (Séville), Est. i3i, cfi\j. 5, leg. 7.
a. Lit;, bleu angl, Ul, p. 78, et source citée : Minutes of the Court of
Policy held in Essequibo, 1734-1726.
3. Liv. bleu ongL, III, p. 2G2, a63, d'après le rapport de Joseph Gumilla
au Roi d*Espagne sur les moyens de prévenir les hostilités des Hollandais et
des Garibes (i745).
4. Lettre du Gouverneur Storm van's Gravesande à la G" des Indes
Occidentales, 7 déc. 1746. — 17. S. com, rep., II, p. 3o8. D'après La Haye,
Rijks. (papiers de la G^*), v. 170, fol. 161.
5. Arch. gen. de Ind. (Séville), i3i, 7, 17.— Lettre de Fray Benilo de
la Garriga à Félix Ferreras, commandant en Guyane (9 juin 1758).
LA GUYANE 278
elle s^étendait au cœur même du territoire espagnol, dans
le Caroni, le Caura et dans la région nord de TOrénoque \
Les esclaves une fois capturés, il fallait adopter des
mesures pour les retenir, car il arrivait souvent que de TEs-
sequibo, ces malheureux s'échappaient, soit par le Cuyuni,
soit par mer, en longeant la côte et en s'enfonçant dans
rintérîeur par les voies du Pomerun, du Moroco, du Waini
et du Barima^. Dans le but de capturer ces fugitifs, les
Hollandais établissaient un homme, quelquefois deux ou
trois, à des points stratégiques 3, et c'est surtout pour main-
tenir ces postes qu'ils résistèrent avec la dernière énergie à
la guerre acharnée que leur firent les Espagnols, en Guyane»
dans la seconde moitié du xviii' siècle.
En 1726 ou 1727, le poste hollandais du Wacupo avait
été transféré sur le Moroco supérieur à un endroit que l'on
avait jugé plus commode pour surveiller les fuyards 4.
Ce poste ne paraissant pas suffisant, on décida, en 1767,
de bâtir une nouvelle maison d'observation à l'embou-
chure même du Moroco. Les Espagnols s'émurent^, et les
Hollandais, craignant sans doute des représailles, abandon-
nèrent ce dernier poste deux ans après sa création 6. Il resta
I. Arch. gen. de Ind. (Séville). — Lettre de D. Juan Valdcz à D. José
Yturriaga : «... Les Hollandais ont coutume de passer sur le rio Caura et sur
d'autres nos pour acheter auxCaribes des Indiens esclaves, tandis que d'autres
pèchent la tortue. Ces pécheurs achètent également des Indiens esclaves aux
Carihes et ils en emmènent tous à leur départ un très grand nombre. »
a. Lettre de van's Gravesande à la O* des Indes Occ*" (9 mars 1767),
U, S. com, rep,, II, p. 432, d'après La Uaye, R\)ks., v. 599: Brieven, 1765-
1 768 ; et Lettre de van's Gravesande aux officiers de la milice en Essequibo
(1767), (/. S. com, rep,j II, p. 439, d'après London, Rec. off. Esseq.
papers, v. 474* doc. 3.
3. Lettres delà G*' à van's Gravesande (9 mars 1767, 3 ^ août i']i}']),U. S.
com. rep, II, p. 4a4 et 434- ~ Mesures à prendre pour l'établissement de
postes destinés à prévenir la Alite des esclaves. — Autorisation de l'envoi de
postes de deux hommes à l'embouchure des rivières.
4. Liv, bleu ongL, III, p. 80, d'après Minutes of the Court of Policy in
Essequibo, 2 déc. 1726.
5. Arch. gen. de Ind. (Séville), i3i, 7, 17. — Lettre de D.José Yturriaga
à TExcellentissime Sr. D. Ricardo Wall, relative à la construction par les
Hollandais d'un nouveau poste sur le Moroco, à une courte distance de la
boca de navios de l'Orénoque (2 déc. 1767).
6. U. S. com. rep., I, p. 236. — Case of Venezuela, I, p. 118.
276 IfS ORIGINES TÂNÉZUiUEMNES
donc Fabri du haut Moroco, dont le gardien descendait de
temps en temps à la côte pour arrêter les esclaves fugitifs ' .
Une curieuse lettre de van's Gravesande, datëe de 1764,
parle de son utilité et en même temps nous donne d'inté-
ressants détails sur les mouvements des Espagnols dans
cette région : « Nous avons encore le poste du Moroco, où
le commerce se fait à la fois avec les Indiens, et spéciale-
ment avec les Espagnols qui, de l'Orénoque, passent au
poste en une journée. Le gardien pourrait faire une grande
fortune s'il le voulait, car outre le commerce avec les
Indiens, en hamacs, bateaux, poisson salé, esclaves, et
autres marchandises, tous les Espagnols qui viennent ici
avec mules, bétail, tabac, peaux, viande sèche, etc., s'arrê-
tent au poste plusieurs jours pour se réconforter, eux et
leurs animaux. S'il gardait un stock des objets que les
Espagnols demandent, ces derniers seraient heureux de les
lui acheter et ne seraient pas obligés d'aller plus loin^. »
C'est qu'en effet les Espagnols, pour empêcher les Hollan-
dais d'aller trafiquer sur l'Orénoque, s'étaient mis à venir
eux-mêmes faire des échanges dans la colonie hollandaise,
et, imitant la politique de leurs rivaux,» ils prenaient pied
chez eux de la même façon qu'au xvii' siècle les Hollandais
pénétraient dans leurs territoires. Les rapports de van's
Gravesande nous les montrent venant jusqu'à l'Essequibo
vendre de grandes quantités de tabac et s'approvisionner de
denrées hollandaises ^.
En même temps, l'Espagne inaugurait une politique
nouvelle, qu'elle poursuivra avec fermeté pendant tout le
reste du siècle, à savoir l'expulsion en règle des marchands
d'esclaves et des pêcheurs hollandais qui fréquentaient les
1. £/. S. corn, rep.i I» p. a36, d'après HarUinck, Beschryving van
Guiana, I, a58, 9. — Liv, bleuangL, III, 187; Lettre de van*s Gravesande à la
G** (i3 déc. 1765).
2. Mémorandum de van's Gravesande, concernant les places de com.
merce de la G** (1764). — Liv. bleu angL, III, p. i3o-z3i, et Case of Venez,^
App. II, p. 167.
3. Lettres de Storm van's Gravesande, directeur général en Essequibo, à
la C'^des IndesOcc*"(aa juin 1750-18 mars 1761). — U. S. com. rep., II, p. 333,
et Liv. bleu angl., 111, p. 116.
LA GUYANB 377
côtes. C'est ainsi qu'en 1760, le Préfet des missions ayant
informé le commandant en Guyane, Juan de Dios Valdez,
« du commerce illicite et inhumain fait par les Hollandais à
l'embouchure du Barima», Valdez ordonne au lieutenant
d'infanterie Juan de Dios Gonzalez de Flores « de partir
sur un vaisseau du roi, avec 10 hommes bien armés et des
provisions pour vingt jours. Il prendra avec lui des pilotes
espagnols et des Indiens fugitifs et ira k la place où sont
établis les Hollandais. Il fera diligence, naviguant nuit et
jour, et quand ils auront atteint le rancho, l'attaqueront
après l'avoir cerné. Il fera prisonnier les Hollandais, Fran-
çais et Espagnols même qu'il trouvera, au cri de ce Vive le
Roi», ainsi que les Garibes qui les aident dans ce commerce
inhumain. Il saisira également les vaisseaux qu'il pourra
rencontrer en çaontant ou en descendant la rivière > . »
L'expédition réussit à merveille. Flores captura sur le
Barima une goélette et deux canots, et confisqua les objets
qu'ils transportaient, à savoir : ce 5 barils de poisson salé,
4 barils de sel, 2 curiares (pour le service des bateaux),
6 hachettes, 6 petits pagnes d'Indiens, 6 paquets de grains
de colliers et un vieil étui. » Il s'empara également, entre
l'embouchure du Waini et le Barima, d'un vaisseau avec
10 Indiens Aruacas qui venaient de l'Essequibo pour aller
pêcher sur l'Orénoque ».
De 1760 à 1770, les officiers espagnols firent ainsi une
chasse sans merci aux étrangers qui fréquentaient les
régions de l'Orénoque, du Barima et du Waini, et les
rapports des Hollandais, aussi bien que ceux des Espa-
gnols, témoignent des saisies de plus en plus nombreuses
qui furent opérées durant cette période 3. Pour en donner
I. Arch. s;en. de Ind. (Séville), i3i, 7, 17. Ordre donné par le comman-
dant Valdez au lieutenant Flores (Guayana, 7 sept. 1760).
a. Rapport de Valdez sur les saisies opérées par Flores les 11 et 22 sep>
tembre 1760, et déposition de Flores (pièces incluses dans la précédente).
Cf. une lettre de van's Gravesande du 18 mars 1761, rapportant les mêmes
faits (Ltv. bleu angl.t III, p. 116).
3. Lettres de van's Gravesande du a4 octob. 1760 {Liv. bleu ongL, III,
p. II 5), et de 1761, 16 mars, a8 mai, 5 août, la août, a8 août (Lîv. bleu
angl., III, p. 117, et (/. S. com. rep., II, Sgi-gS). — Lettre d'Adriaan Spoors,
«
378 LES ORIGINES véNézUÉLIENNES
une idée, les Espagnols confisquèrent pendant la seule
année 1767 : « un canot et ce qu'il contenait, venant de
TEssequibo ; un bateau et sa cargaison, venant du même ;
4 mules chargées de denrées étrangères; 16 barils d'eau-
de-vie ; un bateau indien avec des provisions hollan-
daises, venant de l'Essequibo ; une corvette anglaise ; un
bateau anglais ; deux goélettes et une corvette françaises ' . »
En 1768, le capitaine Francisco Cierto, sur l'ordre des
autorités espagnoles, délogeait des planteurs hollandais qui
venaient de s'établir sur le Barima. Ils durent s'enfuir, et
leurs propriétés furent vendues aux enchères 2.
Le poste hollandais du Wacupo-Moroco ne resta pas a
l'abri des poursuites des Espagnols. Van's Gravesande écri-
vait le 6 nov. 1762: «Depuis le i4 septembre, le gardien
du poste de Moroco s'est sauvé dans la brousse par crainte
des Espagnols ^. » Cette alarme ne devait pas être la seule.
En mars 176g, a deux capucins catalans, escortés comme
de coutume par des soldats, passèrent en canot de l'Oré-
noque au Barima, à la recherche d'Indiens qui s'étaient
échappés des missions à leur charge ; ils pénétrèrent dans les
criques entre le Waini et le Moroco (territoires contigus à
rOrénoque et qui ne furent jamais occupés par les Hollan-
dais). Pendant qu'ils rassemblaient leurs Indiens, ils arri-
vèrent au poste de Moroco où il y avait un garde hollandais
avec trois Indiens esclaves et leurs enfants, qui avaient été
capturés près des bouches de TOrénoque, ainsi qu'ils le
déclarèrent aux religieux. Ceux-ci les emmenèrent aux mis*
sions, ne pensant point en cela faire injure aux Hollandais,
et le garde, pour expliquer l'affaire au commandant de
secrétaire en Ëssequibo, à la C" des Indes Occ>", du a5 août 1762 (capture
faite par les Espagnols le 17 du même mois d'un saunier et de son canot avec
8 barils et demi de poisson, près de la rivière de Waini {Liv. bleu angL, III,
p. 120). — CertiQcat de Don Andres de Oleaga, real contador de Guyane,
des confiscations et saisies faites dans la province par les ofQciers espagnols,
1767-69 (Arch. gen. de Ind., Sév., i3i, 2, 17).
1. Certificat de D. Andres de Oleaga, cité ci-dessus.
2. Arch. gen. de Ind. (Séville), Audiencia de Caracas : Carias y expe-
dientes, i3i, 7, 17. — Cf. Liv. bleu angl, III, p. 274-279,
3. Liv. bleu angl , III, p. 121, 122.
LA GUYANE 279
FEssequibo, demanda aux capucins un certificat qu'ils lui
accordèrent. »
Ainsi s'exprime le commandant espagnol en Guyane,
Centurion, dans un rapport daté de Guayana, 5 avril 1770,
et adressé au roi d'Espagne sur les plaintes présentées de
la part des Etats-Généraux des Provinces-Unies au sujet des
outrages faits par les Espagnols aux colonies hollandaises ^ .
Selon lui, tout se serait passé pacifiquement, presque léga-
lement. Mais que penser d'un gardien de poste qui consent
ainsi à livrer ses esclaves contre un simple certificat rédigé
par deux moines ? La vérité est qu'il ne céda qu'à la force,
et ce que Centurion ne dit pas, nous le trouvons jdans un
rapport hollandais, adressé par la Cour de police en Esse-
quibo à la Compagnie des Indes Occidentales, en mai 176g :
a L'invasion inattendue des Espagnols appelle la plus
sérieuse considération de Vos Noblesses... La colonie est
exposée au plus grand danger et nos plantations ouvertes
au pillage. Nos pêcheries sur l'Orénoque sont entièrement
perdues et le poste de Vos Noblesses au Moroco a été com-
plètement ruiné. Tous les Indiens qui y demeuraient encore
ont fui et aucun ne reste plus maintenant aux alentours ou
auprès du poste. Ceux du Pomerun sont aussi partis et ont
abandonné leurs demeures, excepté les Caribes à qui, jus-
qu'à présent, les Espagnols n'ont pas osé faire outrage ^. »
Les lettres de van's Gravesande sont également l'écho
des appréhensions hollandaises : « Les Espagnols ont Pau-
dace d'agir comme s'ils étaient les souverains de toute
la côte,)) écrit-il en mars 17693. Et en mai de la même
année : (( Les déprédations des Espagnols au Barima et au
Pomerun continuent tous les jours, et nous devons nous
attendre à toute espèce de violences de leur part... Les
I. Arch. gen. de Ind. (Séville), Audiencîa de Caracas : Cartas y expe-
dientes (aflo 1778), Est. i3i, oy. 7, leg. 17).— Cf. Liv. bleuangL, I, p. ii4, et
Case of Venez., App. U, p. 896.
a. Liv. bUu angl,, III, p. i64.
3. Lettre de van*s Gravesande du i5 mars 1769. — Liv, blea angL, UI,
p. 161, et Case of Venez., I, p. i43> et A.pp. II, p. i83.
aSo LES ORIGINES VÉNlEzU^LIBNNES
pauvres colons de FEssequibo vivent dans un état d'alarme
terrible et sont sur le qui-vive nuit et jour*.»
Le rapport de Centurion que nous avons déjà cité
résume admirablement la situation, ainsi que les sentiments
espagnols à Tégard des Hollandais. « Les Hollandais ne
sont pas, dit-il, et n'ont jamais été en possession des
rivières qui coulent vers la mer, entre TEssequibo et TOré-
noque. Ils n'y ont pas d'autre établissement que le poste
couvert de chaume sur la rive est du rio Maruca (sic) ^, qu'ils
y ont fondé dans le but de prévenir la désertion de leurs
esclaves, et qui a été toléré depuis environ quarante ans.
» Ils ne sont pas non plus en possession du Mazaruni ni
des autres rivières qui coulent dans l'Essequibo, du côté
sud-ouest (Cuyuni, Mao, Apanoni, Patara et autres plus
petites...). ))
Quant à la pêcherie aux bouches de TOrénoque, elle a
été permise par l'Espagne, tant qu'elle s'est faite d'une
manière honnête et convenable, mais la « vérité est que ces
pêcheries ont dégénéré en un commerce illicite et pernicieux
pour les intérêts des provinces espagnoles ».
Et, dans un fier langage. Centurion revendique haute-
ment pour les Espagnols de Guyane le droit d'accorder
protection à tous les esclaves fugitifs, « comme cela est pra-
tiqué à Caracas pour ceux de l'île de Gurazao », et de
donner asile aux Indiens et aux noirs « qui viennent k la
recherche de la foi et dans le désir de devenir catholiques».
Enfin, il conclut ainsi : « Les Hollandais infestent la
région de FOrénoque et l'intérieur de la Guyane; il faut
poursuivre la destruction de leurs colonies, en commençant
par l'Essequibo et en continuant vers les Demerari, Berbice,
Corentyn, Surinam. Pour cela, il y a deux moyens effectifs,
d'abord accorder la dite protection aux esclaves fugitifs,
1. Lettre de van's Gravesande du la mai 1769. — Liv, bleu angL, III,
p. i65; Case of Venez. y I, p. i44i et App. II, p. 191.
2. On trouve pour le nom de cette rivière les nombreuses formes sui-
vantes: « Maroc, Maroca, Marocco, Marocque, Marocques, Maroque, Maruca,
Maruga, Maruka, Moroca, Morocco, Moroco, Morooca, Morowoco, Morroca,
Moruca, Morucca, Moruga, Moruka ». (U. S. com, rep., l, p. 227, note i.)
■!•■"■'— ■ ■ 1 ■ «r>i
LA GUYANE a8l
ensuite établir dans la province une garnison (un bataillon
d'infanterie) pour surveiller les rivières qui coulent dans
rOrénoque. Plusieurs forts pourraient être construits» mais
un surtout à Test de la Boca de Navfos, vers le Barima» qui
serait une sentinelle importante sur la mer et sur le Barima,
principal chemin de TEssequibo à rOrénoque. On rendrait
ainsi le poste du Maruca inutile, en privant les Hollandais
des moyens d'empêcher les esclaves de s'échapper ^ . »
Ainsi donc, arriver à expulser complètement les Hollan-
dais, commerçants, pêcheurs ou colons, tel était le but
poursuivi par le gouverneur. On organisa si habilement la
surveillance de la côte, que bientôt la colonie même de
l'Essequibo se trouva « sur le penchant d'une ruine totale » '.
En 1773, toutes les demandes de concession de territoires
sur la rivière avaient cessée, et en 1777 il n'y avait au-
dessus du fort de Zélande aucune plantation de sucre, café
ou coton, en fait aucune culture, excepté quelques champs
de cassave, ce de tellement peu d'importance qu'on pourrait
omettre d'en faire mention^.»
Dans le bassin du Guyuni-Mazaruni, les progrès des
Espagnols furent non moins remarquables que dans la
région côtière. Là, d'ailleurs, l'Espagne eut pour assurer sa
prépondérance des agents autrement puissants que ceux de la
Hollande ; les missions furent, comme nous le verrons plus
loin, organisées dès 1784 en véritable institution d'État, et
les villages fondés et peuplés par les missionnaires, com-
parés aux simples postes hollandais, à ces a loges » com-
merciales mises sous la garde d'un ou de deux mulâtres,
attestent un effort colonisateur autrement sérieux et solide.
Aussi les craintes que les Espagnols inspiraient aux HoUan-
I. Rapport de Centurion du 5 avril 1770. — Arch. gen. de Ind. (Séviile),
i3i, 7, 17.
a. Caseof Venezuela, I, p. 145, et App. II, pp. a 19, aao. — Lettre de van*s
Gravesande de 1772, dtée par le Liv, bleuangL, III, p. 180.
3. Case of Venezuela, l, p. 108, et App. II, 231.
4. A. Brown, secrétaire en Essequibo, à la G^« des Indes Occidentales,
6 juin 1777. Cité par (/. S. corn, rep., Il, p. 54o; d*après La Haye, R\iks.
(papiers de la O*), v. 176 : Brieven en papiereh van Essequebo en Demerary
aan de Vergadering van Thienen (i"janv. 1776— 28 juillet 1777), p. iioi.
282 LES ORIGINES véN^ZU^LlENNES
dais dans cette contrée sont-elles attestées dès 1746 par le
gouverneur de TEssequibo, Le 7 décembre de cette année,
van's Gravesande écrivait à la Compagnie des Indes Occi-
dentales : « J'ai Thonneur de vous informer qu'une mission
avec un petit fort a été établie par les Espagnols, à mon
avis, sur notre territoire. Ils ont l'intention d'en créer
dans quelques mois une plus rapprochée. Les habitants sont
fort éprouvés, et les Caribes encore bien plus, depuis que le
commerce des esclaves dont cette nation tirait sa subsis-
tance est complètement fermé... Il est vraiment périlleux
pour cette colonie d'avoir de tels voisins ^)> Et le 22 juin
1750 : (( Il est d'une nécessité urgente que les limites du
territoire de la Compagnie soient connues, afin que Ton
puisse s'opposer au continuel empiétement des Espagnols
qui, s'ils. ne sont arrêtés, nous excluront de partout et qui,
sous prétexte d'établir leurs missions, se fortifient eux-
mêmes de toutes parts ^. )>
Pour calmer les appréhensions des Hollandais, ici comme
sur la côte, les Espagnols s'offrirent à lier commerce avec
eux. C'est ce que nous apprend la lettre suivante du
secrétaire de l'Essequibo, adressée à la Compagnie le 8 sep*
tcmbre 1760 : « J'ai été informé par le colon Fredrik
Persik, venu ici en personne, que les Espagnols commen-
cent la construction d'une nouvelle mission sur une
certaine rivière nommée Imataca, très loin dans l'Orénoque,
ce qui pourra être un grand danger pour la Compagnie...
Le même Persik m'a informé que les Pères de l'Orénoque
sont disposés à ouvrir le commerce du bétail avec la colonie.
Le commandant étant absent, je dois refuser jusqu'à ce
qu'il vous plaise de m'envoyer vos instructions. Ce serait
d'une part un grand encouragement et stimulant pour le
commerce, mais ce serait en même temps un chemin sûr
I. Case of Venez, j II, 97, et U. S. eom. rep.y II, p. 3o8 ; d'après La Haye,
Rijks., V. 170, fol. i6i.
a. «... en die onder pretext van hare missien of zendige uyt te zetten
zig op aile plaeten versterken. » La Haye, R^ks. (papiers de la G*), v. 5a8 :
Notulen van de Kamer van Zeeland, 1749- 1761, p. 5-a6. Cité par U. S. com,
rep.f II, p. 338.
LÀ GUYANE 283
ouvert aux esclaves qui pourraient s'enfuir de la colonie, à
moins qu'un bon poste ne fût établi'. »
La création de ce poste fut ordonnée et il fut fondé, en
1754 ou 1755, sur le Cuyunî, « k dix ou douze heures des
habitations espagnoles ». d Mais il ne devait pas tarder à
être dévasté, et van's Gravesande raconte ainsi le fait par
une lettre k la Compagnie, datée du 9 sept. 1758 : « Les
Indiens Caribes vivant sur le rio Cuyuni ont descendu le
courant la semaine dernière et ont informé les agents de
Vos Noblesses établis juste au-dessous de la grande chute
de cette rivière, que les Espagnols de TOrénoque, estimés
par eux à environ 100, ont fait une incursion sur le poste
de Vos Noblesses; ils ont emmené comme prisonniers le
gardien du poste et son assistant, ainsi qu'un créole appar-
tenant à Vos Noblesses, avec sa femme et ses enfants; ils
ont laissé le poste dévasté ainsi que tous les lieux d'alen-
tour, et ils ont menacé de revenir et de traiter toute la
colonie de la même manière... Don Iturriaga, nommé
récemment gouverneur de cette portion de l'Amérique, qui
réside en Orénoque, a été d'opinion que le poste de la
Compagnie est situé sur le territoire espagnol 3. »
En même temps, le gouverneur hollandais adressait au
commandant de la Guyane la protestation suivante, dont
le texte, qui est en français dans l'original, donnera une
idée du. style diplomatique des hauts fonctionnaires du
Nouveau-Monde à cette époque :
(( Monsieur, c'est avec une surprise très grande que
j'appris il y a quelques jours, par des Indiens, que notre
poste dans la rivière de Cuyuni avait été attaqué par des
Espagnols, le maître du dit poste, son second, un créole
I. ^driaan Spoors, secrétaire et commandant intérimaire en Essequibo,
à la Compagnie des Indes Occidentales (8 sept. 1750). La Haye, Rijks. (papiers
de la Compagnie), v. 170: Brieven en Papieren van Isekepe, 1741-1759, p. 5.
Cité par U. S. com, rep., II, pp. 334, 335.
3. Lettre de van's Gravesande à la Compagnie du 3i mai 1755. — (/. S.
com. rep., II, p. 364.
3. Lettre de van's Gravesande à la Compagnie du 9 sept. 1758. — Liv.
bleu angl.f IIl, pp. 109- 1 10.
384 LB8 ORIGINES yilf&U<UBNNB8
esclave de la Compagnie» et une créole avec ses enfans
emmenez prisonniers, et la maison brûlée, etc. Cette nou-
velle, à laquelle je ne puis ajouter foi, me parut fabuleuse
et la chose impossible. C'est pourquoi je ne voulus pas faire
encore le moindre pas, mais j'envoyai d'abord des gens pour
prendre inspection oculaire. Ces gens, de retour, me confir-
ment non seulement la vérité du fait, mais par un autre
rapport j'apprens que les susdits nommez sont actuellement
prisonniers en Guiane.
)» Que dois-je m'imaginer, Monsieur, d'un attentat si
directement opposé au droit des nations et aux Traitez de
Paix et d'Alliance subsistans si heureusement et depuis si
longtems entre Sa Majesté Catholique et Leurs Hautes
Puissances les Etats Généraux des Provinces Unies ?
y^ Comment est-il possible qu'on ose agir d'une manière
si violante sans raison, sans aucune plainte préalablement P
Je suis infiniment persuadé que Sa Majesté Catholique,
bien loin d'approuver un tel attentat, ne manquera pas de
rendre justice plenière à mes souverains et une punition
exemplaire de ceux qui osent ainsi abuser de leur authorité,
» Ce grand Roi a donné des preuves si signalées de son
affection pour notre République que je me serois contenté
de faire rapport à mes Souverains de la chose, remettant à
leur prudence de se procurer la satisfaction requise; mais
le poste que j'ai l'honneur d'occuper m'oblige de faire la
première démarche et en leur nom de m'addresser à vous,
Monsieur, pour vous demander, non seulement lenlargis*
sèment des prisonniers, mais une satisfaction convenable
pour un violemment si manifeste des Traitez et du droit
des gens. Si longtems que j'ai eu l'honneur d'être à la tête
de cette Colonie, j'ai toujours taché de cultiver l'amitié de
la nation Espagnole, nos plus proches voisins; j'ai toujours
employé tout mon pouvoir pour empêcher les sauvages
Caraïbes de leur faire le moindre tort, et si ceux qu'on a
employés à cette action irresponsable ont eu soin de se
saisir des papiers qui éloient au poste, vous verrez qu'un
des articles principaux de son instruction contient un ordre
LA CUTANE 285
exprès de ne donner pas le moindre sujet de plainte aux
Eispagnols voisins.
» Il ne me seroit nullement difficile d'user de représailles,
aiant des moiens assez efficaces entre les mains, mais je ne
trouve nulle raison de m'en servir, considérant cela comme
contre celui d'un Chrétien^ et dont il n'est permis de se
servir que dans la dernière extrémité, et quand tous les
autres moiens sont trouvez infructueux. Par un vaisseau
qui part cette semaine pour l'Europe, j'ai fait rapport à mes
maîtres de cet accident. Je ne doute nullement qu'ils ne
soient surpris pas (sic) d'en faire parvenir plainte à la Cour
de Sa Majesté Catholique.
)) Ainsi, Monsieur, au nom de Leurs Hautes Puissances
mes Souverains et des Directeurs de la Compagnie, mes
maîtres, je vous demande l'enlargissement et le renvoi
direct des prisonniers et une satisfaction équivalente pour
les pertes et dommages soufferts.
» Protestant bien expressément en cas de refus de toutes
les suites qu'une telle affaire doit naturellement attirer,
qu'on n'aura jamais aucun sujet de me reprocher, aiant
toujours été incliné de cultiver une amitié et correspondencc
réciproque avec nos voisins, et je persisterai dans les
mêmes sentimens si longtems que je ne serai pas forcé au
contraire, attendant avec impatience la response à celle-ci,
)) J'ai l'honneur, etc.
» (Etoit signé) L. Stokm van's Ghavesande.
» Rio Essequebe, le dernier de septembre, 1768 '. »
Cette lettre de Gravesande fut transmise par le com-
mandant espagnol au gouverneur intérimaire de Cumanà,
Nicolas de Castro, qui répondit ainsi, le 9 novembre 1768,
non au directeur général, mais au commandant militaire
de l'Essequibo :
« Le commandant de Guyane m'a envoyé avec d'autres
papiers une lettre que vous lui avez fait parvenir, réclamant
les deux prisonniers hollandais, l'esclave nègre, la femme
I. Liv. blea angl, I, p. 97-98.
286 LE8 ORIGINES VENEZ u£l1 EN NES
créole et ses enfants que le gardien envoyé de ce fort (de
Cumanâ) a saisi dans une ile de la rivière Cuyuni, établis
là dans une maison et se livrant à Tinjuste trafic des esclaves
parmi les Indiens, dans les domaines du Roi mon Souve-
rain. Le rio Cuyuni et tout son territoire est compris dans
ces domaines, et il est incroyable que LL. H. P. les Etats
Généraux vous aient autorisé à pénétrer dans ces domaines,
et encore moins à faire le trafic sur la personne des Indiens
appartenant aux établissements et territoires des Espagnols.
J'approuve donc pour ma part la conduite de cette expédi-
tion, et je ne puis condescendre au retour des prisonniers
que vous me demandez, jusqu'à ce que la question ait été
résolue par mon Souverain, à qui je vais rendre un compte
complet de tout ce qui est arrivé, avec tous les documents
à Tappui.
» Je vous offre mes services et prie Dieu de vous réser-
ver de nombreuses années.
y> Nicolas de Castro ' . »
On voit avec quelle hauteur et quel mépris le représen-
tant de TEspagne traitait les revendications hollandaises,
et on juge de la fureur de Gravesande lorsqu'il lut cette
réponse de Castro. Une nouvelle lettre, en date du 8 dé-
cembre 1758, fut adressée, sur son ordre, au comman-
dant espagnol de l'Orénoque par LL. van Bercheyck, com-
mandant militaire en Essequibo :
« Monsieur, j'ay bien reçu la lettre qui m'a été écrite
par Monsieur D. Nicolas de Castro que je n'ay pas l'hon-
neur de connoistre ni de sçavoir ce qu'il est, en réponse de
la lettre que notre Gouverneur vous avoit écrite au sujet de
l'attentat commis en notre rivierre de Cajoeny. J'ay commu-
niqué cette lettre à Son Excellence qui a été extrêmement
surpris de voir qu'on ne daignoit pas seulement lui
répondre.
» Ayant lu le contenu de la ditte lettre et voyant les pré-
I. Liu. bleu angL, III, p. 34^ (texte anglais).
LA GUYANE 287
textes frivoles qu'on allègue pour justifier un procédé si
directement contraire au droit des Nations, Son Excellence
m'a ordonné de vous écrire :
)) Qu'il persistoit au nom de LL. H. P. ses Souverains,
et que pour la seconde fois, il demandoit le largissement
des prisonniers et une satisfaction convenable pour cette
infraction et injure faite au territoire de ces Souverains...
» Notre Gouverneur a toujours taché d'entretenir une
bonne correspondance et amitié avec ses voisins, vous
même. Monsieur, en avez eu une preuve convainquante
quand il a pris la peine de vous écrire pour vous avertir
immédiatement quand il eut avis que les Caraïbes avoient
formé le dessein d'attaquer vos missions, lequel avis et ses
defences réitérées même accompagnées de menaces aux
dits Caraïbes, ont prévenu l'exécution.
» ... Voilà, Monsieur, ce que j'ay ordre de vous écrire.
Celle cy vous sera remise par des Indiens envoyez exprez.
La manière dont on en a usé avec les exprez envoyez avec
la précédente ne permettant pas d'envoyer encore une fois
des blancs. •
» Au reste, Monsieur, pour ce qui me regarde, j'ay
l'honneur d'être avec beaucoup d'estime, Monsieur, votre
très humble et très obéissant serviteur.
» LL. Van Berghetck.
» Rio Essequebo ce 8 décembre 1758 ^ »
Les Espagnols se croyaient si bien dans leurs droits, que
cette lettre fut retournée à son auteur sans même avoir été
décachetée ^.
Alors, sur la demande de Gravesande, les États-Généraux
eux-mêmes s'adressèrent directement a la Cour d'Espagne,
en date du 2 juillet 1759. Rappelant l'attentat commis fin
1. London, Becord Office, Esseq. papers, vol. 470, doc, i33. U, S. corn.
rep., n, p. 377, et Case of Venez,, II, ï3o.
3 . Gravesande à la Compagnie, 19 mai 1 789: «La leUre du Commandant mi-
litaire d*ici au Commandant sur rOrénoque, dont j'avais l'honneur de parler
dans ma lettre via Berbicc, a été retournée sans être ouverte... is ongeopendt
teruggesonden ». (/. S. com, rep,, II, p. 38o, d'après London, Ree, 0/f. ,
Esseq. papers, vol. 470, doc. i34.
a88 LB8 ORIGINES Y^NizU&LIENNES
août 1768, la réclamation de Grayesande, écrite le 3o sep-
tembre à D. Juan Valdez, commandant de la Guyane « en
un langage très courtois )), la courte dépêche adressée en
réponse au commandant militaire en Essequibo par Nicolas
de Castro de Gumanâ, ils demandent « k être réinstallés en
la tranquille possession du poste sur le Cuyuni» et désirent
« que LL. H. P'. et la Gour de Madrid s'entendent pour la
délimitation entre la colonie d'Essequibo et la rivière d'Oré-
noque, ce qui préviendra de futurs conflits » ' .
Nous verrons plus loin ce qu'il advint de cette suppli-
que, qui trsdna pendant vingt-cinq ans dans les bureaux du
Gonseil des Indes avant qu'on daignât l'examiner.
Cependant • le gouverneur hollandais constatait avec
dépit que « les Espagnols restaient en possession du
Cuyuni » ^. En 1761, ils étaient descendus jusqu'aux «plus
basses chutes de cette rivière et chassaient tous les Indiens
qui leur étaient hostiles » 3. En 1762, l'envoi de patrouilles
espagnoles dans toute la région était devenu « une chose
journalière» 4, et la nécessité de quelque poste sur le Cuyuni
devenait pour les Hollandais de plus eit plus urgente. En
1763, le gouverneur suggéra à la Compagnie que «tran-
quillement et sans exercer la moindre violence, posses-
sion pouvait de nouveau être prise d'un poste sur la dite
rivière» 5. Cette proposition fut approuvée, et en 1766 un
autre abri pour trois hommes, bientôt après réduits à
deux, puis à un seul homme, fut établi sur le Cuyuni, «pro-
bablement & un endroit différent de celui de 1768, mais
certainement pas au delà de l'île Tokoro » ^.
1. U, s» com. rep,y II, p. 38i, d*après La Haye, R^ks. (papiers de la G'*),
V. 533 : Notulen van der Kamer van Zeeland, 8 jativ. 1759-ag déc. 1760.
2. Lettre de Gravesande, 3i juillet 1759. — Ckue 0/ Venez. j II, i32, et Liv,
bleu ongL, III, p. m.
3. Lettre de Gravesande, a8 août 1761. — Ccae of Venez, y II, i45, et Ltv.
blenangl.y III, p. 117.
i. Lettre de Gravesande, 17 mai 176a. — C(ue of Venez,, II, i49> et Làv.
bleu. angL, III, p. lao.
5. î/. S. com. rep.f l, p. 337-338 (Rapport de Durr: The Dutch in the
Cuyuni), et lettre de Gravesande, citée p. 337, note 10).
6. Case of Venez., I, p. ia3. — Cf. U. S. eom. rep., I, p. 338, et Liv. blea
angl., III, extraits, ii3-i3i.
LA GUYANE aSg
Les Hollandais étaient trop faibles et les Espagnols trop
puissants pour que ce poste fût d'une grande utilité. Dès le
a3 mars 1767, Gravesande exprime son anxiété a parce qu'il
a été informé qu'un créole appelé Tampoko a rapporté
que le poste, du Cuyuni a été pillé par les Espagnols » ^ Ce
n'était cependant là qu'une alarme vaine ; mais quelques
mois après, le 6 octobre,. Gravesande écrivait aux officiers
de la milice en Essequibo : « Il résulte de l'attaque des Espa-
gnols et de la destruction du poste, qu'il ne reste plus
d'Indiens sur la rivière et que le gardien peut à peine se
maintenir lui-même ^. »
En décembre, le chef du poste, sous prétexte de mala-^
die,, demandait k être relevé de ses fonctions 3, On ne
trouva pas à le remplacer, et deux hommes subalternes
restèrent seuls 4.
Le recul des Hollandais eut pour causes principales le
manque de groupement de leurs populations^ et le petit
nombre de soldats dont ils disposaient. Cette faiblesse
militaire est . attestée de bonne heure par les lettres du
gouverneur de l'Essequibo. Le 8 juin 1734, s'adressant à
la Compagnie- des Indes Occidentales, il parlait des Espa-
gnols comme. « formidables » et des Hollandais comme « très
faibles d, et demandait le « renforcement de la milice » 6.
Vingt ans plus t^rd, le a septembre 1764, Gravesande écrivait
a qu'avec le peu de soldats qu'il avait, il ne pouvait
repousser là moindre agression dans ces contrées et qu'il
lui fallait au moins 8 ou 10 hommes pour les détacher au
I. Liv. bUa angl.^ III, p. x44.
a. << ... Door de attaque der Spai\iaarden en het ruineeren van de post
aldaar in welke riviér geen Indianen meer zyn en den nieuwen Posthoulder
qualyk kan bestaanK. London, Rec. Off,, Esseq. papers, v. 47&) doc. 3, cité
par U, S. com, rep,,il, p. 439.
3. Liv, bleu angt,, III, p. 149.
4. Liv. blea angL^ III, p. i58.
5. En 1733, la colonie comptait moins de aoo Européens. -^ Ceue
Venez,y I, p. 127, d'après Hodway, Hist. ofBrit. Guiana, l, p. 73.
6. Lettre de H. Gelskerke, directeur général de l'Essequibo* — Case 0/
Venez,, II, p. 86, et U. S, corn, rep.^ II, p. aSy-aGô, d'après La Haye, Bijks;
Brieven, v. 169, fol. 453.
LES ORIGIKES véNÛZUKLIBR^ffiS I9
agO LES ORIGINES véNézUlÊLIENNEâ
Moroco, où il craignait des troubles... J'attends, ajoutait-il,
des munitions et des vivres, et je n^ai ni Tun ni l'autre ^ »
Et en date du i5 août 1768 : «Pendant le cours de Tan-
née, il est mort beaucoup de monde dans la colonie, et la
garnison est dans un bien lamentable état. Nous n'avons
pas à présent plus de i5 hommes capables de faire leur
devoir ; aucun au fort Kykoveral, que j'ai dû laisser sans
protection, et un seul homme au Demerary ^. »
Bien plus, il ne pouvait même pas toujours compter
sur la fidélité des soldats qu'on lui envoyait, car s'il arrivait
qu'ils fussent catholiques, ils risquaient de passer du côté
des Espagnols. Le 8 décembre 1766, il demande des soldats
protestants, car «à cause de la proximité des Espagnols
et spécialement de leurs missions, on ne peut accorder la
moindre confiance aux catholiques » 3.
Le 18 février 1768, il remerciait la Compagnie de lui
avoir envoyé 1 2 soldats protestants 4 ; mais quelques mois
après, le i5 septembre, il se plaignait de nouveau des fré-
quentes désertions, et déplorant encore la faiblesse des
postes hollandais, il terminait : <( Devons-nous donc voir
nos postes envahis et nos bateaux attaqués sur nos pro-
pres côtes 5?)) Enfin, le i5 mars 1769, parlant des atta-
ques des Espagnols, il disait : an Je puis me demander
une fois de plus si tout cela doit être supporté tranquil-
lement et si la patience de Vos Noblesses n'est pas
encore poussée à bout? Pour moi, patientia laesa tandem
furor fit. Mais que puis-je faire avec une si faible garni-
son?... A l'exception de la rébellion de fierbice, ceci est un
des moments les plus critiques où je me sois trouvé depuis
mes longues années de services 6. y>
Dans un tel état d'infériorité vis-à-vis de leurs rivaux, il
1. (7. s. corn, rep., U, p. 346, d'après La Haye, Rijks. : Brieven en Papieren
van Isekepe, 1741-1759 (papiers de la G*% v. 170, p. 56i).
a. Liv. hleuangl.f III, p. 109.
3. Case of Venez. ^ App. II, p. 168, et Liv. bleu angL, m, p. i4i.
^, Case of Venez, ^ App. II, p. 175, et Liv. bleu angl, III, p. i5a.
5. Case of Venez, , App. II, p. 178, et Liv. bleu angl., III, p. i56.
6. Ca$e of Venez, ^ App. II, p. i84, eiLiv. bleu angL, III, p. 161.
LA GUYANE agi
n'est pas étonnant que les Hollandais aient eu recours
pour les protéger aux Indiens Caribes. Dans ses lettres,
Storm van's Gravesande fait souvent mention de Taide que
lui prêtaient ces tribus ' • Non seulement il utilisait les Cari-
bes contre les Européens, mais il les excitait contre d'autres
tribus indiennes, en particulier celle des Acuways, voisins
des Hollandais sur TEssequibo, le Mazaruni et le Demerara,
et qui inquiétaient souvent leurs plantations ^ . Les missions
espagnoles eurent souvent à souffrir des incursions de ces
alliés des Hollandais, et leurs attaques contre les établisse-
ments des missionnaires, ordonnées par le gouverneur
lui-même, recevaient l'approbation officielle de la Com-
pagnie 3.
Mais ce ne pouvait être là pour les Espagnols que des
cas de' surprise isolés, et ils inspirèrent bientôt assez de
terreur aux Caribes pour les obliger à abandonner le parti
des Hollandais. En 1765, au dire même de Gravesande,
les Caribes craignaient de s'aventurer dans l'intérieur du
Cuyuni, et ce n'est que sur les promesses répétées des Hol-
landais et sur l'assurance formelle qu'on les protégerait
contre les Espagnols, qu'ils pouvaient se décider k faire
quelque chose pour la défense de la colonie d'Essequibo 4.
Le gouverneur se plaignait même, en 1767, de ce que,
quand les Indiens longeaient avec leurs bateaux les postes
du Moroco et du Cuyuni et qu'on les invitait à faire halte,
ils n'osaient pas s'arrêter et passaient outre 5. En 1767, et
de nouveau en 1768, les Espagnols parcouraient la rivière,
I. Lettresde 1748 {2 déc), 1754 (a sept, et la oct.)*~ Case ofVenetueUx^
App. II, pp. loi, loa, XI 2, xi3.
a. Lettres de 17Ô5, de 1764 (a8 fév.), de 1768. — Liv. bleu angL, lU,
p. io4-io5, 137, i5a, i54.
3. « ...Nous approuvons les ordres que vous avez donnés aux Caribes du
Barima, car les entreprises des Espagnols portent un notable préjudice à la
Compagnie. » CLettre de la G^" des Indes occidentales à van's Gravesande»
a6 juillet 1769.) — La Haye, Rijks. : Buiten Lands Brieve Book, 1768, 1778
(papiers de la G**, v. 600, p. iSg) ; cité par U. S* com rep,, II, p. 464*
4. Case of Venez, f II, p. 162. Lettre de la G*« à Gravesande (19 sept. 17^5/,
d'après : La Haye, R^ks. : Buiten..., 1750- 1766, v. 598, foL aao b.
5. Lettre de van's Gravesande à la G" (27 juin 1767), — Lio. bleu angL^
UI, p. i44*
ag'J LES ORIGINES VÉNdzCJâLIBNNES
capturaient les Indiens qui leur étaient hostiles, et terri-
fièrent si fort les Caribes que tous abandonnèrent le
Cuyuni ^ Cette plainte de Gravesande donne une idée de
rétat précaire des établissements hollandais : a C'est fini
maintenant ; ni gardiens de postes ni postes ne sont plus
d'aucune utiUté. Les esclaves peuvent s'enfuir à leur aise
jusqu'aux missions sans crainte d'être poursuivis, et
bientôt il nous faudra abandonner toute possession sur
la rivière Cajoeny '. » Et dans une autre lettre il avouait
qu' « il ne restait plus d'Indiens dans cette contrée pour
donner aux Hollandais l'avertissement de l'approche du
dangers. »
Les choses en étaient alors arrivées k un tel point,
qu'en mai 176g, la Cour de Police et le Directeur général
de la Colonie hollandaise envoyèrent un mémoire 4 à la
Compagnie des Indes Occidentales, la priant de prendre en
la plus sérieuse considération le grand danger dans lequel
se trouvait la colonie, depuis le Cuyuni jusqu'à la côte. Ils
appelaient l'attention de la Compagnie sur le pillage sans
cesse renouvelé des plantations et sur la ruine absolue des
pêcheries. Au reçu de cette suppUque, les États-Généraux
adressèrent à la Cour d'Espagne une réclamation, rappe-
lant celle de 17595. L'affaire fut encore transmise par le
Roi au Conseil des Indes, et en 1775, les États-Généraux,
voyant que toutes les représentations faites au gouverne-
ment espagnol restaient sans réponse, revinrent une troi-
sième fois k la charge 6. Pour le coup, l'Espagne daigna
I. Lettres de Gravesande à la C'% citées par le Uv. bleu angl^ III,
pp. i^S-iig.
a. Lettre de Gravesande, du ai fév, 1769. — Case of Venez., Il, 180, et
Liu. bleuanglf III, p. iSg.
3. Lettre de Gravesande, du 3 mars 1769. — Case of Venez* j II, i8a, et
Liv, blea angl., III, p. iSg.
4. Hv. bleu angL, III, pp* i64-i65.
5. La Haye, Rijks., v. ag : Recueil van haar Hoog Mogende (Resolutien
raakende de West Indische Compagnie, janv. x767*>nov. 176g). Actes des
Ëtats-Généraux du a août 176g. — U, S. com, rep.^ 11^ p. 468.
6. La Haye, Rijks., v. 37 i^papiers de la C'*, janv. 1773, 3o déc. 1770). —
Vi S. com. rep.j II, p. 5o5.
LA GUYANE 2g3
sortir de son mutisme/et le Ministre du Roi écrivait en
date du aS avril 1775 :
a Pour le premier sujet de votre plainte» je suis obligé
de vous répéter ce que j'ai dit par ordre du Roi le 5 no-
vembre dernier à Jhr. Francis Doublet (van Groeneveld,
votre envoyé extraordinaire k la Cour d'Espagne), que
depuis longtemps il a été décrété dans rAmérique espa-
gnole que les esclaves qui devenaient fugitifs des colonies
protestantes avec l'intention d'embrasser la religion catho-
lique, devaient rester libres. Cette pratique a été et est
encore observée dans les domaines du Roi en ces régions,
sans possibilité de la changer.
» Quant aux outrages que vous m'assurez «ivoir été
commis par les Espagnols dans les colonies hollandaises,
en prenant de force ou en tuant des Indiens libres, je puis
vous déclarer que ces actes de violence ont causé aii
Roi une grande surprise, et que Sa Majesté a ordonné
au Ministre des Indes de faire la plus minutieuse enquête
à ce sujet et de procéder au châtiment des agresseurs ' . »
Le gouvernement espagnol demanda donc au gouver-
neur de Guyane un rapport détaillé sur les faits auxquels
faisaient allusion les réclamations hollandaises de 1769 et
de 1769. Un volumineux dossier fut envoyé au Conseil des
Indes, et après l'avoir compulsé, le dit Conseil décida,
en 1785, que « les papiers montraient le peu de fondement
des plaintes des vassaux de la Hollande, et qu'il n'y avait
pas lieu de donner plus de suite à l'affaire » ^ .
Cette fois, la Hollande jugea à propos de ne plus
insister. D'ailleurs, l'inutilité de ses postes 3, leur impuis-
sance k servir les intérêts du commerce aussi bien qu'à
arrêter les esclaves fugitifs, était reconnue par tous lès
I. Liv. bleu ongLj III, p. 188.
3. 97 mai 1785. — Arch. gen. de Indlas (Séville), Audiencia de Gara-
cas: Cartas y expedientes, Est. i3i, caj. 7, leg. 17.
3. G. H. Trotz, qui avait succédéi en 177a, comme Directeur générai
de TEssequibo^à van's Gravcsandc, proclamait comme lui, en 1778, l'inutilité
des postes (Lettre de Trotz à la G^% la oct. 1778). — La Haye, R^ks. :
Brieven (papiers de la G**, v. 872, p. 456V, cité par (7. S. com, rep.y II, p. 556
ag^ l'Es ORIOmES véNÉZUéLIEIfNBS
gouverneurs de l'Essequibo. Le poste du Cuyuni avait
été, en 1769, descendu jusqu'à l'île de Toenamoelo, entre
les deux chutes du fleuve S et quand son gardien mourut,
en 177a, on ne songea même pas à lui donner un succes-
seur^. La station du Moroco fut le seul poste hollandais
qui continua & fonctionner jusqu'à l'occupation anglaise '.
Le Wacupo, le Pomenin étaient entièrement désertés*, et
en 1788, Antonio Lopez de la Puente pouvait descendre
le Cuyuni « sans rencontrer un poste hollandais, ni même
un seul Hollandais, et sans éprouver aucune résistance de
la part des Indiens, que les Espagnols avaient complètement
intimidés » 5.
La victoire de cette longue lutte de plus de deux siècles
restait donc aux Espagnols. Us se trouvaient, à la fin
du xviii* siècle, à peu près les maîtres des immenses terri-
toires arrosés par l'Orénoque et les grands tributaires de
TEssequibo, le Mazaruni et le Cuyuni. Nous aurons main-
tenant à étudier comment ils essayèrent de coloniser cette
région, et à dire quels furent les établissements religieux
et civils qu'ils y fondèrent, ou que du moins ils tentèrent
d'y établir.
I. l/. s. com. rep.i I, p. 3ili.
a. U. S. com. rep,, I, pp. 34i-3i7. — Case of Venezuela, I, p. 134.
3. V, S. com, rep.f I, p. 242. ^ Case of Venezuela^ I» p. 119.
4. Case of Venezuela, I, p. xa6, et autorités citées: Pinckard (Dr. Geo.),
Sotes on ihe West Indies, %* édit., London, 1816, 1, p. 357; — Rodway, Hislory
of British Guianai I, p. 73. — Cf. Case of Venezuela, II, ii5, i65 et id,, III,
p. i52. — l/. S. com. rep.y II, p. 716.
5. Case of Venezuela, II, p. 462 et Liv. bleu angl., III, p. 337, d'après le
« Journal tenu par Antonio Lopez de la Puente, de son expédition sur le
Cuyuni, 7 nov. 1788-5 fév. 1789».
• «
CHAPITRE IV
Les Missions «n Guyane jusqu'au milieu du XVI M* siècie.
Les missionnaires firent leur apparition en Guyane dès
la fin du XVI* siècle. Pedro Simon nous dit qu'un francis-
cain, Fray Domingo de Santa Agueda^ accompagna Berrio
dans toutes ses découvertes et dans la fondation de Santo
Tome'. Un autre moxne^ Francisco Carillo^ était avec Do-
mingo de Yera lorsqu'en 1 593 il prit possession de la Guyane
au nom de Berrio 3, et quand Yera, en iSgS ou 1596, revint
d'Espagne avec des renforts pour Berrio, il amena avec lui
dix prêtres séculiers et douze franciscains. Deux d'entre les
premiers et cinq des seconds rejoignirent Fr. Domingo de
Santa Agueda à Santo Tome et l'aidèrent k fonder le pre-
mier couvent de cette ville 3. Quatre autres religieux accom-
pagnèrent Vera dans sa marche vers Manoa, mais l'échec
de l'expédition leur enleva toute pensée d'établir dans là
contrée des postes de missions, et tous ces ecclésiastiques,
à part ceux qui étaient établis à Santo Tome, ne songèrent
qu'à quitter la Guyane. Simon nous décrit le sort de dix
d'entre eux 4. Deux périrent dans le delta de l'Orénoque,
deux autres entre la Trinité et Margarita; trois réussirent à
rentrer en Europe; trois enfin firent route vers la Nouvelle-
Grenade.
On ne trouve pas d'autre indication de l'activité des
franciscains en Guyane ni de l'existence d'autres postes de
I . Fr. P. Simon, NoticiaSf p. 606.
a. Schomburgk's Raleigh's Discovery, p. ia4) ia5. Cf. U. S, com, rep,,
l, p. 53.
3. P. Simon, NoticiaSf p. 899, 606.
4. P. Simon, NoticiaSf p. 614.
396 l'Es ORIGINES V&f£zuéLIElfNES
missionnaires que celui de Santo Tome lui-même. Si
d'autres établissements avaient été fondés dans la région,
P. Simon, qui était provincial des Franciscains à Santa Fé,
en eût sûrement été instruit et n'aurait pas manqué d*en
faire mention dans son livre, écrit en iGaS. Nous pouvons
donc conclure de son silence qu'au xvi* siècle, Santo Tome
n'était pas encore le centre d'une propagande évangélique.
Au milieu duxvii* siècle, la présence des Jésuites est signa-
lée en Guyane. On lit, en effet, dans les Litterae annuae de
la Compagnie de Jésus (année i65a) : « In missione Guaya-
nensi, ubi labori quantum vis aerumnoso messis paene nuUa
respondet, Pr Andréas Ignatius^ ejus missionis praeses, vir
obedientiae ac zeli heroici, et 4 vota professus, in gloriosa
illa, et rerum omnium penuriae plena statione occubuit'. »
Les mots « ejus missionis praeses » semblent indiquer
qu'une véritable mission composée de plusieurs jésuites
existait alors dans la Guyane. Cependant, en la même année
i65a (29 sept.), un officier du gouverneur Don Martin de
Mendoza, nommé Don Frantique, écrivant au Père Diony-
sius Mesland pour l'engager, au nom du gouverneur, k
venir des possessions françaises à Santo Tome, lui disait :
«Nous n'avons point icy de Religieux », » et l'on peut
penser, avec Gumilla, que si un commencement avait été fait,
la véritable origine des missions des jésuites ne date que
de 1664. C'est à cette époque qu'arrivèrent k l'Orénoque
les PP. Monteverde, Mesland, Yergara et Llauri, et que les
jésuites prirent réellement possession du district de San^
tiago de los Llanos^.
Mais ces missions des llanos ne tardèrent pas k ren*
contrer de nombreuses difficultés. Nous ne pouvons mieux
faire ici que de citer l'intéressant rapport adressé le 5 mai
1723 par D. Antonio de la Pedrosa, vice -roi de la
I. p. i85. Cité par C7. S. corn, rep,^ I, p. 55.
a. P. Pelleprat, Relation de$ Musions des PP, de la C^* de Jésus dans les
Isles et dans la Terre-Ferme de lAmériqae méridionale, Pt. II, p. 37.
3. GuMiLLAi El Orinoco ilustrado, p. 11. — Cf. Cassani, Historiadela
Prov. de la C^* de Jésus del Nuevo Reyno de Granada (1741)1 p* Si, 8a , iio,
ni, ia8. — Cf. Rapport de Fidel Santo, p. 3o5.
LA GUYANE 297
Nouvelle -Grenade, à D. Francisco de Arana, secrétaire
d'Etat' :
i( Sur les rives du fleuve Orénoque et à Tîntérieur du
pays sont d'innombrables infidèles et Caribes qui habitent
cette région et vivent en dehors de la connaissance de notre
sainte Foi. Le saint ordre du glorieux patriarche Saint Ignace
dé Loyola a entrepris la conversion des dits infidèles et
Indiens Caribes, mais n'a pu Taccomplir, les dites contrées
n'étant pas protégées ni gardées. Il est reconnu qu'aucun
fruit ne doit résulter des efforts des missionnaires, et que
ces derniers ne peuvent que périr entre les mains des infi-
dèles... Avant 1681, les PP. ignacio Fiol, Gaspar Bech,
Christobal Riegel, Ignacio Tobast, Julian de Bergara, et
Agustin de Gampos étaient entrés dans les Uanos et avaient
créé six villages. Mais tandis qu'ils instruisaient en paix
les Indiens, les Caribes qui peuplent les côtes de la mer et
l'embouchure de l'Orénoque, fondirent sur eux en i684» et
attaquant les habitants des villages, tuèrent les PP. Ignacio
Fiol, Gaspar Bech et Ignacio Tobast. En raison de ce
désastre, les villages furent désertés et les Pères durent les
quitter. Plus tard, en 1691, d'autres Pères remontèrent
l'Orénoque, ayant avec eux une escorte k la tête de laquelle
était le capitaine Tiburcio de Médina. Mais les Caribes les
attaquèrent de nouveau et de la même façon, tuant traîtreu-
sement le capitaine et torturant jusqu'à la mort le P. Yicente
Soberso. Les autres Pères retournèrent à la mission des lia-
nos après ces expériences; et par suite de l'insécurité dans
laquelle reste la rivière à cause *de la non-construction du
fort ordonnée par S. M. pour sa défense, la conversion des
Indiens n'a pu être continuée. »
Les dernières tentatives dont parle ce document étaient
l'œuvre de religieux zélés, agissant de leur propre initiative
et non d'après des ordres reçus de leurs supérieurs, car les
jésuites, prévoyant qu'ils n'éprouveraient que déboires
dans la Guyane, avaient, en gens prudents et par acte offi-
t. Arch. gen. de Indias (Séviile), Est. 56, caj. 6, leg. 19.
SgS tB8 ORIGIflES y^N&U^LIKNNES
•
ciel du 9 septembre 168.3 passé devant 'D.Tiburdio de Azpey
Zufliga, gouverneur de Trinité et de Guyane', renonce à
leurs missions de l'Orénoque en faveur dès capucins de
Catalogne, représentés par les PP. Angel de MatanS et Pablo
de Blanes. Deux cédules royales des 7 février 1686 et ag avril
1687 approuvèrent cette convention et confièrent définitive-
ment les missions de la province de Guyane aux capucins
catalans ^
Les premiers religieux de cet ordre qui se consacrèrent
à Tévangélisation de la Trinité et de la Guyane arrivèrent
en 1680. Ils étaient au nombre de dix, et tous devaient
mourir victimes de leur zèle apostolique 3. Deux autres
Pères vinrent en 1682 pour veiller sur deux villages
d'Indiens Pariagotos récemment fondés^, et en 1686 les
missions de Guyane recevaient encore douze nouveaux
capucins^.
Les résultats bienfaisants de leur ministère ne tardèrent
pas à se faire sentir ; le préfet de l'ordre, Fr. Gabriel de
Barcelona, en rendait compte en ces termes au roi d'Es^
pagne le ao juin 1694 : « Nous avons, aussi loin que la
chose a été praticable, fait en sorte de fonder des missions.
L'une, pour les Indiens de l'intérieur, a dû être interrompue
par suite de la mort du missionnaire. Une autre, non loin
I. U, s. corn, rep.f I, p. 54, et Case of Venez. t App. II, p. 269-71 (d'après
Strickland, Rev. Joseph S. J. : The Boundary question between British
Guiana and Venezuela, App. I, p. i-3). Rapport de Santo, cité ci-dessous.
a. Rapport de Fidel Santo, préfet des capucins catalans de Guyane, en
date du 36 fév. 1761. Arch. gen. de Ind. (Séville), i33, 3, 16.
3. C'étaient : i^P. Thomas de Llupian, qui mourut en Guyane pendant
qu*il prenait soin d'un établissement indien, en 1688; a"* P. Arcangel de
Barna, qui mourut à Guayana Vicja en 1689; 3" P. Basilio de Barna, mort à
Trinidad en 1689; 4*" Fr. Angel de Llavaneras, mort en 169a; 5"* P. Ambrosio
de Matarô, mort à Guayana Vieja en 1704; 6** Pedro de Aneto, mort en 1698;
7° P. Félix de Moset; 8* P. Estevan de San Félix de Pelerols; 9» P. Marcos de
Vich; iC Fr. Raimundode Figuerola, ces quatre derniers tués par les Indiens
en 1699, à la Trinité. (Case of V«nez., App. Il, p. a68; d'après Strickland,
App. I, p. 65.)
4. C'étaient précisément les PP. Angel de Mataro et Pablo de Blanes,
les mêmes qui signèrent la convention avec le.H Jésuites. (Case of Venêz^,
App. II, 2'ji, et U.S. corn, rep., l, p. 54, n. 3, d'après Strickland, App. i, p. 3.)
5. U. S. corn, rep., I, p. 54, n. iyCiCaseof Venez., App. II, p. 371; d'après
Strickland, App» 1, p. ^. .
rnullyj ixnjÇ^
ilace est malsaine et
Iroit. Trois religieux
céments où ils (Joi-
nt les forêts. L'une
les et les Panacaias
iplétés par d'autres
roules avaient été
ence impénétrables;
irmes établies' ; plus
quinze ans3, et les
sez l'espagnol pour
or sans avoir besoin
n'alla pas sans ren-
:Ies. Ijes religieux ne
3t l'autorité ne faisait
i cédules royales de
\ la construction d'un
>, mais elles étaient
ense de leur zèle, les
re que le martyre, et
17G1 des premières
infortunes et la mort
ssible de les secourir
es missionnaires pour
de longs intervalles
ique fut suspendu, et
«j. I, leg. i/l) ; Ramo ecle-
Japucina et des franciscains,
kland, App., p. ~,i.
U'cs : QtuLiTi, Hâloria, etc.,
i, (14— Documertlospara la
y. lai.
.'après Sliickland, App. 1.
lù, ou roi d'Kspaftnc (8 janv.
idicncia de Caracas : Cartas y
3oO LES ORIGINES véNJ^Zr^LIKNNES
tous les progrès faits dans la conversion et la pacification
des naturels couraient grand danger d'être perdus ' . »
La situation changea heureusement au xviii* siècle. Les
gouverneurs commencèrent alors à se préoccuper sérieuse-
ment des moyens les plus propres à établir en Guyane une
colonisation efficace, et les rapports de Tomera, de Sucre et
d'Espinosa contiennent déjà en germe les idées exprimées
plus tard avec infiniment d'autorité par Inciarte et Mar-
mion. Les missionnaires paraissant être les auxiliaires les
plus précieux pour l'occupation du pays, on songe à faire
de l'œuvre des missions une véritable institution d'Etat,
agissant sous le contrôle et la protection des pouvoirs
publics. Dès 17Î14, le gouverneur de Gumanâ, Tornera,
agitait la question du transfert de Santo Tome à l'Angos-
tura de l'Orénoque, emplacement d'où l'on pourrait mieux,
selon lui, surveiller la région intérieure et protéger les
postes espagnols contre les attaques des Hollandais et des
Caribes^. En 1735, le capitaine général de Caracas expri-
mait le désir que les capucins de Guyane vinssent se fixer
au milieu même des Indiens, plutôt que de chercher à les
attirer hors de leurs villages indigènes dans de nouveaux
établissements 3. Pour favoriser cette pénétration des reli-
gieux dans les savanes et dans les forêts, en même temps
que pour les défendre contre les attaques imprévues, on
donna aux missionnaires des escortes de soldats 4, et
D. Garlos de Sucre disait en lySS qu'il avait dépensé à l'or-
I. Rapport de Fidel Santo, cité plus haut.
3. Rai^[>ort de Tornera du 8 janvier 1724) cité plus haut.
3. Lettre de Diego Portâtes Mense, gouverneur de Venezuela, au roi,
d*Espagne (24 sept. 1725). — Arch. gen. de Ind. (Séville), Est. 67, caj, 6,
leg. 27.
4. Une cédulc royale du 3o mars 1753, adressée à D. Diego Tabares,
gouverneur de Gum'anâ, ordonnait que la garde des capucins de Guyane fût
portée à 4o hommes qui seraient payés sur le trésor de Santa Fé. Et le
monarque ajoutait : « Vous emploierez pour défendre les missionnaires les
troupes dont vous disposez, et vous pourrez en prendre du fort d*Araya,
puisqu'il ne vous semble plus nécessaire, comme vous me Tavez dit dans
votre dernière lettre. En cas de nécessité, vous aurez recours à l'enrôlement
nominal de la garnison de Guayana, avec approbation du . vice-roi de
Santa Fé. » — Arch. gen. de Ind. (Séville), i3i, 7, 17.
LA.. GUYANE 3oi
t
ganisation de ces corps expéditionnaires non seulement les
deniers publics dont il disposait, mais une grande partie de
sa fortune personnelle'. Les chefs des missions furent ainsi
les représentants de Tautorité politique et militaire; une
mission, une fois fondée, devenait un établissement civil
espagnol en même temps qu'un centre religieux, et le mis-
sionnaire était réellement un fonctionnaire tenant lieu de
véritable gouverneur » .
On comprend que dans de telles conditions les capucins
catalans se soient montrés jaloux de conserver à l'Espagne
tout le profit de leurs conquêtes ; aussi Témotion était-elle
grande quand on apprenait par hasard qu'un missionnaire
étranger essayait de s'établir sur les domaines que l'on
considérait comme relevant en propre des religieux espa-
gnols. La curieuse histoire du prêtre français Gervais est
des plus intéressantes à ce point de vue 3 :
Le i8 mai 1739, D. Agustin de Arredundo, gouverneur
de Trinidad, informait S. M. qu'un prêtre de l'église de
Turon (probablement Tours) dans le royaume de France,
ayant le titre d'évôque, et nommé « D. Nicolas Gervasio »,
lui avait demandé l'autorisation a d'établir une mission sur
le territoire de la côte de Paria, Or^noque, îles Caribes et
d'y fonder un séminaire en vertu d'une bulle apostolique de
Sa Sainteté ». Arredundo, vu la gravité du cas, et le pays
étant déjà occupé par les capucins catalans, a cru devoir
prier ce personnage d'attendre à Santo Tome la déci-
sion de S. M.
Le Procureur du Conseil des' Indes transmit le 19 sep-
tembre la réponse du roi. Il faut, dit-il en substance,
donner à Tévêque français le conseU d'aller dans' la
I. Lettre du gouverneur D. Carlos de Sucre à D. José Patirio (Gumanâ,
33 mars 1735).— Arch. gen. de Ind. (Séville), 56, 6, 19 : Gartas y expedientes
de los gobernadores de Cumanâ y Margarita.
3. {/. S. com, rep.y I, p. 383 (Burr: Spanish occupation and daim). —
Case of Venezuela, I, p. 147, et App. II, pp. Syo, 373.
3. Papiers relatifs à la tentative faite par un évèque français pour s'éta-
blir en Guyane, son expulsion, son retour et son assassinat en Guyane par
les Caribes. — Arch. gen. de Ind. (Séville), 56, 4» 7*
3oa LES ORIGUŒS TEIiÉZUÉUENNES
colonie hollandaise d^Essequibo. D. Sébastian, évèque de
Puerto Rico, fut chargé d'arranger l'affaire, et le i6 no-
vembre, il annonçait à S. M. que Gervais avait consenti a
partir pour les colonies hollandaises. Mais deux mois
après, le Français était revenu, et manifestait de nouveau
l'intention de se fixer en Guyane, en vertu de ses instruc-
tions. Dans une lettre du 3o janvier 1780, l'évêque Sébas-
tian exprime ses inquiétudes ; il craint pour rinfluence des
Capucins catalans ce entre les mains de qui est l'éducation
des Indiens », et son âme de fougueux patriote propose, pour
se débarrasser de l'étranger, des mesures où la charité chré-
tienne a bien peu de part. « Il n'y aurait aucun autre moyen,
dit-il, que la saisie et la détention du dit évêque jusqu'à ce
que la décision royale de Y. M. soit annoncée. »
L'affaire eut un dénouement tragique. Le 26 avril 1730,
D. Agustin de Arredundo annonce au roi que Nicolas
Gervais, qui, au retour de la colonie hollandaise de Berbice,
s'était établi sur les rives de l'Aguire pour évangéliser les
Indiens, a été assassiné par les Caribes « qui ont emmené
deux nègres, ses serviteurs, profané et emporté ses vête-
ments sacrés ». Dans cette lettre, très digne et très chevale-
resque, le gouverneur s'élève en termes sévères contre ceux
qui ont « perpétré si traîtreusement un tel sacrilège » , et il
demande à S. M. d'ordonner une expédition pour soumettre
et réduire les Caribes ' .
Nous n'avons rapporté ces faits que pour montrer com-
bien les pouvoirs politiques en même temps que l'autorité
religieuse se montraient soucieux de faire des missions de
Guyane une œuvre exclusivement nationale.
L'activité des capucins catalans s'exerça d'abord dans
les environs immédiats de Santo Tome où furent fondées
les premières missions de Suay, Caroni, Santa Maria,
I . Le dernier papier se rapportant à cette afTaire est une cédule royale
datée de Séville, 34 janvier 1731 : « Pour punir de tels crimes sacrilèges, j'ai
résolu de vous ordonner de procéder à la saisie des Indiens qui ont commis
le meurtre et qui y ont pris part, continuant à agir, comme vous l'avez
commencé, avec la plus grande prudence. — Yo el Rey, et par ordre du Roi
notre seigneur, D. Francisco Diez Romaii. »
LA GUYANE 3o3
Amâruca. Puis, s^enfonçant dans rintérieur, ils créèrent en
pleine montagne des établissements tels que ceux d'Alta-
gracia, de Palmar, et, traversant la chaîne des Imataca,
ils multiplièrent leurs entradas dans toute la région arrosée
par le Guyuni et ses affluents. Leur centrç d'action devint
le (( Hato -h de Divina Pastora sur le Yuruari, et cet établis-
sement fut protégé par de nombreuses missions qui l'en-
tourèrent comme un cercle de remparts, ayant pour limites
au nord les Imataca, à Test et au sud le Guyuni et le
Caroni à l'ouest.
Le premier en date des documents qui nous donne,
avec d'intéressants détails, la statistique officielle des
missions de Guyane, est un rapport de « D. Gregorio de
Espinosa de los Monteros, gouverneur et capitaine géné-
ral des provinces de Nueva Andalucia, Nueva Barcelona,
Guayana, adressé à S. M. le 3o septembre ^7^3, à la
suite de la visite qu'il fit en Guyane»'. Voici, succincte-
ment, diaprés la lettre de Espinosa, l'état des sept établisr
sements des capucins catalans, qui existaient alors.
I® Purisima Concepciôa de Suay. Le plus ancien village
fondé, à l'ouest et tout près de Santo Tome. Climat très
sain. Eglise décorée d'ornements, 23 maisons, 73 familles,
139 âmes.
a** Santa Maria de los Angeles de Amaruca, 46 mai-
sons, 65 familles, 128 âmes. Le pays pourrait nourrir
3,000 habitants, et le sol est bon pour toutes sortes de
récoltes. L'eau est excellente et les pêcheries abondantes.
3" San Antonio de Caroni^ sur le Caroni, en face de
rile Faxardo. 48 maisons, un fort avec 4 canons et garni-
son fournie par la forteresse de Guayana. 81 familles,
35o âmes. Climat très sain, eau excellente, sol fertile pour
toutes sortes de productions.
I\'' Altagracia^ à.ia lieues environ de Guayana, daiis
l'intérieur. i43 familles, 43g âmes.
5" San José de Cupapuy^ dans l'intérieur, à 16 lieues
I. Arch. gen. de Ind. (Séville), 56, 6, ai. — Cf. Case ofVene^.j III, 269.
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LES OniClIfES VÉNÉZUÉLIERIIES
90
3o6 LES ORIGINELS VÉNÉZL'ÉLIELNNES
de la forteresse de Guayana. In fort avec 2 pièces de
canons sur roues. 96 maisons, 118 familles» 537 âmes.
Pêcheries sur la rivière Yuruari.
6** DcK'ina Pastora del Yacurî. i3 maisons, 20 familles,
83 umes. Pâturages. Pêcheries sur le Yuruari (à 30 lieues
de Guayana).
7** Cunun\ à 10 lieues de la Divina Pastora, avec
33 hommes, 38 femmes, 33 garçons, 16 jeunes filles.
L'établissement n'est que commence. Un chef de tribu
Panacayo, nommé Guayurumay, est venu demander le
baptême, portant au cou, en signe de dévotion, une mon-
naie de la valeur d'un peso, avec les armes royales de
S. M. Il a proposé de s'établir en ce lieu comme vassal
de S. M. et s'est soumis volontairement a l'instruction des
capucins.
Parmi les premiers villages chrétiens, il en est
plusieurs qui eurent peine à se maintenir; quelques-uns
furent détruits soit par des épidémies, soit par des révoltes
d'Indiens hostiles, ou même par des attaques d'ennemis
européens. Cependant, malgré ces revers, l'œuvre des mis-
sions progressa singulièrement dans les douze années qui
suivirent 1743. Les deux tableaux ci-avant donneront,
d'après le lieutenant de Guyane, Albarado, i** la liste des
établissements détruits de 1724 à 17^0, et 3" l'état des
missions existant en 1755 '.
Ces renseignements sont extraits d'un long mémoire
rédigé par le lieutenant de Guyane, Eugenio de Albarado,
après une inspection des villages des capucins^. Ce docu-
ment, daté du « Hato » môme de la Divina Pastora
(30 avril 1755), renferme sur la vie des religieux et celle
des Indiens les détails les plus circonstanciés. Les données
d' Albarado sont d'ailleurs conformes à celles que nous
t . Beaucoup de ces missions furent à plusieurs reprises décimées par
des rivalités de tribus et par des épidémies de rougeole et de petite vérole.
a. Arch. gen. de Simancas, secretarfa de Estado, Legajo 7390, fol. 12,
i3et 1^4.
LA GUYANE 3o7
trouvons dans d*autres documents, en particulier dans
une lettre de D. Maleo Gual, gouverneur de Cumanà,
adressée au marquis de la Ensenada le i*' juin 1754, et lui
donnant le résultat des « enquêtes qu'il a faîtes sur les
missions des capucins catalans, en obéissance aux ins-
tructions du roi, en date du 3o mars 1753 » ^ C'est donc
d'après ces rapports officiels que nous essaierons de retra-
cer le régime de ces missions, qui en plus d'un point
rappelleront aux lecteurs celles des jésuites du Paraguay^.
Nous nous abstiendrons d'ailleurs de tout jugement per-
sonnel qui pourrait paraître téméraire, pensant seulement,
avec un des auteurs qui ont le mieux connu l'Espagne de
l'ancien régime, qu'en somme la création des grandes mis-
sions américaines est un des plus beaux titres de gloire de
l'Église espagnoles. Si Ton a pu comparer parfois les
fondations des missionnaires « k des entreprises commer-
ciales )), il serait injuste de méconnaître que les Pères ont
singulièrement « amélioré la condition matérielle des In-
diens » et se sont surtout préoccupés « du progrès moral
de leurs ouailles ». Les capucins de Guyane, plus encore
que les jésuites du Paraguay, car ils succombèrent moins
que ces derniers aux tentations mercantiles, « ont été en
Amérique de courageux pionniers de la civilisation^. »
1. Arch. gcn. do Tnd. iSrvillc), i3i, a, i. — Cf. Case of Venez., HI, 873.
2. Sur les josuilcs du Paraguay, v. D. Francisco \arque, Insignes Mi-
siones de la Compania de Jestis» — El P. Palricio FEn\A>DEz, Historica
Helatio de aposloUcis misslonibus. — D. Antonio Ulloa, Relacion historica
del viaje d la America méridional. — Le P. Charlevoix, Histoire du Paraguay.
— D. Grcgorîo Funes, Ensayo de la historia civil del Paraguay' — Muratori,
El Cristianismo felice del Paraguay,
3. G. Desdbvises du Dezert, L'Espagne de l'ancien régime. La Société
(Paris, Lecènc et C% 1897), p. 77.
4. /d., p. 78.
CHAPITRE V
Organisation des nfiissions. — Leurs progrès Ju$qu*en 1813.
I. — Vie religiruse des Pères. — A la tête de chaque
établissement se trouve un missionnaire, quelquefois deux,
le Père et son coadjuteur. En 1754, le corps des capucins
catalans ne se composait, d'après Mateo Gual, que de dix
membres, sans compter celui «qui sert de curé h Guayana
et fait les fonctions de chapelain des troupes de cette forte-
resse, accomplissant son devoir avec ferveur, à la satisfaction
et à la consolation de tous ». Ces religieux, ajoute Gual,
(( mènent une vie exemplaire, se dévouant aux soins
de leur ministère. Ils maintiennent la paix et Tunion entre
eux-mêmes, et veillent à la conversion et à la préservation
des Indiens, ainsi qu'à la propagation de notre sainte Foi. »
Le matin, dit Albarado, « aussitôt que Tappel pour VAi^e
Maria a retenti, ils récitent les litanies de la Vierge et
disent la messe. Puis ils sonnent pour les prières et ras-
semblent dans l'église les enfants, les filles et les femmes
mariées. Les Indiens récitent ensemble le Pater noster^
VAve Maria^ le Credo, les commandements et articles de
foi en espagnol, avec l'assistance du Père missionnaire ou
de son coadjuteur. Dans certaines villes, les prières sont
dites en dialecte PuriagfftOy afin que la congrégation puisse
faire de plus rapides progrès dans la connaissance des
mystères de la foi catholique. »
Les religieux emploient leur matinée à des occupations
manuelles ou à la lecture, selon leur inclination personnelle.
Ils dînent entre onze heures et midi et font la sieste. Ils
consacrent l'après-midi «à ce qu'ils jugent le plus conve-
nable, pourvoyant aux soins matériels de la mission et
LA GUYANE SoQ
veillant sur les femmes qui, avec une enlîère liberté, ont
adapté la vraie religion. Au coucher du soleil, ils regagnent
leur maison, soupent avant neuf heures, sorment la cloche
pour les prières du soir cl, avant de se retirer pour la nuit,
ils font une ronde dans \e pueblo pour constater que leurs
Indiens sont rassemblés en paix ^ »
Les missionnaires ne formant, pas une communauté,
ils ne sont pas astreints au jeûne, a la pénitence ni aux
autres exigences de la règle de saint François. Le pape
Léon X, puis Adrien VI, par la bulle Omnimodo^ leur ont
donné toute latitude pour n'observer ces prescriptions que
dans la mesure du possible. iMais, dit encore Albarado, «si
le craquement de la discipline ne se fait pas entendre dans
leur demeure, ils n'en acquièrent pas moins de grands
mérites aux yeux de Dieu. »
Leurs vêtements sont confectionnés k la manière de
ceux d'Europe ; mais comme ils vivent dans une contrée
chaude et qu'ils jouissent du privilège de la dite bulle, cer-
tains d'entre eux sont vêtus en drap léger, d'autres en
étoffe de laine ou en toile écrue ; cependant, « s'il n'y a
pas uniformité dans leur costume, tous portent la même
barbe. » Leurs jambes sont nues, et ils ont aux pieds des
pantoufles au lieu de sandales. Obligés de voyager de ville
en ville, ils vont à cheval, et «la contrée étant inhabitée,
montagneuse, pleine de bêtes féroces, leurs brodequins sont
munis d'éperons ; ils prennent également avec eux des
pistolets et un sabre pour se défendre au besoin ».
Pour le choix de leur supérieur, ils se rassemblent tous
les trois ans à la mission de Suay, et là, « après avoir
imploré l'assistance du Saint-Esprit, ils élisent canonique-
ment un Préfet, auquel ils engagent leur obéissance ^. »
II. — Vie économique des Pères. — Grâce aux mesures
prises par les RR. PP. Thomas de Santa Engracia, Benito
de Moya, Agustin de Olot et Bruno de Barcelona, une pre-
I. Rapport d* Albarado.
a. Rapport d' Albarado.
3lO LES ORIGINES VéNÂZUéUENNES
mière ferme de bétail avait été installée à la mission de
Suay, et elle fournit bientôt aux religieux la principale
source de leur subsistance. Le pain leur était donné par les
Indiens eux-mêmes. « Les missionnaires ont poussé les indi-
gènes à établir de bonnes fermes (co/iucos) où ils cultivent
le maïs, le yucca, le riz, les bananes, la canne à sucre, pour
leur propre subsistance et profit, et ils les ont amenés à
entretenir, en outre, dans chaque village, une petite ferme
pour les Pères qui les assistent et les dirigent ^ »
Les capucins catalans ont un fonds commun, administré
par un syndic fixé h Guayana et un procurateur résidant à
la mission de Suay. Ce fonds est constitué par le produit
des industries et par les biens particuliers des religieux.
« Le P. Procurateur a charge d'acquérir, par lui-même ou
par rintermédiaire du syndic, toutes les choses nécessaires
qui ne sont pas produites par les missions, telles que vôle-
ments, chapeaux, cacao, avoine, fleur de farine pour les
hosties sacramentelles, vin pour la messe, sel, etc. Le
P. Procurateur achète aussi pour compte des missionnaires
couteaux, haches, étoffes et autres articles destinés à payer
les Indiens les jours où ils travaillent sur les plantations
pour le bénéfice des religieux^. » Les objets, ainsi réunis
par le Procurateur dans rétablissement de Suay, sont par-
tagés également entre les Pères, qui viennent de leurs
résidences respectives à celte distribution. La caisse du
fonds commun est entre les mains du syndic.
c( Chacun des Pères, qui dans la mission remplit le rôle
de président ou de coadjuteur, tient registre (comme les
commandants du Pérou ou de la Nouvelle-Espagne) pour
défendre ses administrés contre l'injustice. En effet, tous
les habitants de la ville de Guayana, depuis le gouverneur
jusqu'au dernier des mulâtres, n'ont pas d'autres péons
pour bâtir leurs maisons, labourer leurs terres ou conduire
leurs bateaux que les Indiens; ils en demandent aux mis-
sions, et ceux qui leur sont confiés, ils doivent les payer
I. Rapport de Matoo Giial.
a. Rapport d\\Ibarado.
LA GUYANE 3ll
pour leur travail, en argent ou en nature, selon le tarif
établi par le gouverneur D. Carlos de Sucre. Les mission-
naires ont appris aux Indiens à montrer au P. Président ce
qu'ils apportent en compensation de leur travail, et si l'ar-
gent ou la marchandise semblent insuffisants, réclamation
on est adressée. Les Indiens remettent donc leur argent au
Père qui leur donne l'équivalent en objets, car les indigènes
ne savent pas apprécier l'argent et préfèrent des étoffes, des
ornements pour ceintures, des haches ou des coutelas. Si le
Père n'agissait pas ainsi, les Indiens reviendraient toujours
sans argent aux missions, car les habitants de Guayana
cherchent continuellement a le leur échanger, en les
exploitant, contre cassave, plantain, poulets et coton filé.
)) Les Pères mettent également a part le produit du
labeur des Indiens qui travaillent pour eux dans les plan-
tations et le convertissent en étoffes, ornements et autres
objets, tels que haches et coutelas, qu'ils distribuent à la
fin de chaque année aux habitants de la mission.
» Pour assurer la subordination des indigènes et leur
inculquer des mœurs policées, les religieux élisent parmi
les plus considérés d'entre eux un certain nombre d'officiers
et de ministres de justice, qui sont élevés au rang de capi-
taines, de lieutenants, d'alcaldes, de procureurs et de comp-
tables. Ils portent des insignes particuliers, gouvernent les
autres Indiens et les dirigent dans les travaux qu'ils accom-
plissent dans la mission (portant l'eau, balayant l'église et la
maison du Père). Ils font la liste de ceux qui partent pour
travailler comme péons, rameurs ou laboureurs de plan-
tations, etc. ï. »
III. — Entradas. — Une des parties les plus curieuses
du mémoire d'Albarado est celle où il rapporte les pro-
cédés qu'employaient les religieux pour pénétrer au
milieu des naturels : « Avant d'entrer dans les forêts, ils
préparent leurs provisions de viande, bœuf salé, cassave et
I . Rapport d*Albarado.
3l2 LES ORIGINES VÉNÉZUÉLIENNES
autres choses qui leur sont nécessaires pour subsister avec
leur suite durant leur voyage, ainsi que des colliers, des
ceintures, du calicot, des hachettes et des coutelas destinés
à être offerts aux Indiens. Ils choisissent dans la commu-
nauté des missions deux ou trois indigènes parmi les plus
sûrs, et appartenant a la tribu qui habite Tendroit qu'ils
vont visiter. Ces hommes leur servent d'interprètes et de
témoins des bons traitements réservés aux Indiens qui
s'établissent dans les missions. Ils prennent aussi un ou
deux soldats de la garnison de Guayana, d'entre ceux qui
gardent les missions, et ces soldats les accompagnent avec
des épées et des armes à feu. Us entrent ainsi dans les
places où les familles indiennes sont rassemblées en des
huttes (selon leur manière de vivre), et au moyen de leurs
présents, ainsi que par de bonnes paroles, ils essaient de
gagner leurs cœurs. Cette première journée n'est qu'un
préliminaire, et il faut la répéter plus ou moins de fois,
suivant le caractère plus ou moins barbare de la tribu. »
IV. — La Divina Pastora, et autres établissements
agricoles et industriels. — La ferme de Suay, où, depuis
1725, se faisait l'élevage du troupeau des religieux, fut
bientôt jugée insuffisante, et en 1785 le bétail fut trans-
porté à la Divina Pastora. Cet établissement fut dès lors le
grand centre de ravitaillement des missions, et, en 1754,
d'après le témoignage de Matco Gual, il comptait déjà
8,000 têtes de bétail. Le Hato^ comme on l'appelait,
était placé sous le contrôle du Père Président et de son
coadjuteur. Un intendant, blanc ou mulâtre, et un employé
subalterne surveillaient les opérations de la ferme, et avaient
sous leurs ordres quarante bouviers ou guarichos. a Ceux-ci
consacrent tout leur temps k la garde des troupeaux et sont
dans l'impossibilité de soigner leurs plantations de cassave
ou de chasser et de pêcher pour leur subsistance. Aussi les
Pères considèrent-ils comme un devoir de leur fournir les
choses nécessaires à la vie. Au son du tambour, ils se ras-
semblent pour recevoir leur ration de viande. Quant à la
LA GUYANE 3l3
culture de la cassave, lorsque le temps de labourer le sol est
venu, cet ouvrage étant exécuté exclusivement par les
hommes, on fait venir les bras nécessaires des autres mis-
sions, et ces ouvriers sont payés suivant le taux établi. Cela
fait, les femmes des bouviers, les guarichas^ s'occupent de
la semaille et des autres travaux des champs. Les guarichos
reçoivent également des Pères les autres articles dont ils ont
besoin, tels que ceintures, haches et couteaux ^ »
Pour l'élevage des chevaux et des mules nécessaires aux
bouviers et aux religieux eux-mêmes, un second établisse-
ment avait été créé k cinq lieues de la Divina Pastora ; on
l'appelait la « yeguerîa », la jumenterie. « Elle est surveillée
par un intendant, son assistant et six guarichos, et l'orga-
nisation de l'établissement est la même que celle du « hato »,
avec la seule différence qu'il n'y a pas de religieux, la place
étant regardée comme une dépendance et administrée
directement par les Pères de la Divina Pastora^. »
Outre le « hato » et son annexe, de petites fermes secon-
daires furent fondées à Caroni, Suay, Altagi'acîa, Cupapui
et Mîamo. On évita ainsi les grands frais occasionnés parle
transport continuel de la viande, mais surtout, dit Albarado,
(( aux jours où l'on tue le bétail, on peut manger de la
viande fraîche, et les missions sont approvisionnées
de lait ».
Enfin, pour la fabrication du sucre et du rhum, on créa
Tusine de Cacaqual^ k égale distance de Caroni, Suay
et Amaruca. Les Pères y viennent de toutes les missions
pour faire leurs provisions de ces deux articles, car ce le
sucre est employé dans le chocolat, la limonade, etc. Quant
au rhum, on le distribue aux ouvriers par légères rations,
une fois par jour, k onze heures ; de plus, on l'utilise pour
les plaies et les meurtrissures ». L'entrepôt de Cacagual est
k la charge d'un surveillant qui a sous ses ordres quatre In-
diens. Le Père Procurateur de Suay « les fournit de toutes
I . Rapport d' Albarado.
a. Rapport d* Albarado. — Il y avait, en 1765, 3oo juments à la yegûeria,
sans compter les étalons, dont Albarado n'indique pas le nombre.
3l4 LES ORIGINES VÉNézuéLlRlNNES
les choses nécessaires, telles que outils, appareils pour dis-
tiller le rhum et vases pour faire bouillir le jus de canne;
en même temps, il approvisionne les ouvriers de viande et
d'habits. Pour les choses spirituelles, sainte messe et con-
fession annuelle, rétablissement est rattaché à la mission de
Amaruca ^ »
V. — Industries au profit du fonds commun des
Pères. — Les religieux « entretiennent de viande, au taux
de 6 pesos par tête, les deux tiers de la population de
Guayana, y compris les troupes en garnison dans les forte-
resses, et, au taux de 5 pesos, les journaliers qui travaillent
pour quelque ouvrage de S. M. Ils exportent une grande
quantité de bétail à la Trinité et vendent aussi des mules à
raison de 5o pesos pièce ^. » Mais ils nourrissent gratuite-
ment les (( Indiens malades, les veuves et les orphelins de
leurs missions, ainsi que les soldats du détachement de
protection )>3. Ils contribuent à leur façon k la défense
nationale. Ainsi, en 17^1 9 « un renfort de 180 hommes
étant passé de Cumanâ à Guayana pour défendre cette der-
nière ville contre les Anglais, le préfet donna aoo têtes de
bétail pour la nourriture des hommes 4. »
Ils envoient au marché le fromage, le beurre, le suif, le
savon, qu'ils ne consomment pas. Le prix du fromage est de
8 réaux l'arroba (2 5 livres). Us vendent un certain nombre
de peaux (16 réaux par arroba); avec d'autres, ils font des
cordes, des courroies, des coffres et diflérents objets. Le
surplus de leur consommation en rhum, sucre et mélasse
est expédié à Guayana, « et le Commandant de Guyane prend
grand soin que ces denrées ne soient vendues qu'à Vestanco.
Enfin, le yucca qu'ils n'emploient pas est vendu à raison
de 6 réaux l'arroba, et la cassave au prix de a pesos la charge
prise aux missions, 3 pesos à la ville, à cause du transport 5. »
1 . Rapport d'Albarado.
2. Id.
3. Rapport de Mateo Gual.
/♦. Id.
5. Rapport d^Albarado.
LA GUYANE 3l5
VI. — Industries au profit particulier des Pères. —
Les bénéfices entrant dans la caisse privée des religieux
sont limités au produit de leurs messes, dont le prix est
dans la province de 4 réaux, à la vente du riz (3 pesos la
fanega de 55 litres) et du maïs ou blé indien (8 réaux),
exporté par les seules missions de Suay, Amaruca et Garoni.
Quant au tabac, ils le consomment eux-mêmes, ainsi que
les œufs des poules. Ils vendent seulement quelques poulets
à deux réaux pièce aux gens qui viennent de Guayana et des
autres villes.
Quelques Pères de l'intérieur ont amené les Indiens à
extraire les précieuses huiles de carapa et currucaiy qu'ils
leur payent avec des étoffes ou d'autres objets. Ce produit
est vendu h 6 et 8 réaux la bouteille, et, ajoute Albarado,
« il est très demandé, surtout par les étrangers ».
Enfin plusieurs missionnaires tirent profit du trafic des
hamacs qu'ils font avec les Caribes. On les vend 7 pesos, à
l'intérieur comme k l'extérieur des missions.
VIL — Industries au bénéfice des Indiens et des per-
sonnes vivant sous la protection des missions. — D'après
une opinion fort répandue et dont s'est fait l'écho M. Leroy-
Beaulieu dans son Histoire de la Colonisation chez les
peuples modernes, les missionnaires auraient systémati-
quement écarté de leurs établissements les personnes de
race blanche*. Nous pensons que par blancs il faut surtout
entendre ici les Européens étrangers. La défiance des reli-
gieux à leur égard était la plupart du temps justifiée, et
nous avons vu que dans la Guyane, en particulier, beau-
coup de Hollandais, qui se disaient simples trafiquants, tra-
vaillaient en réalité k implanter dans les territoires des mis-
sions l'hégémonie commerciale de leur pays. Mais il ressortdes
mémoires de Gual et d'Albarado que les Pères offraient une
hospitalité large et généreuse aux blancs de race espagnole.
I. Lgroy-BbaulieU) Histoire de la Colonisation des peuples modernes,
pp. i4-i6.
3l6 LES ORIGINES yÉNÉZUÉUENNES
Outre les Indiens cl les soldats qui gardent les différentes
missions, il y a dans ces établissements, dit Albarado, « un
certain nombre d'Espagnols; les uns sont d'anciens matelots
qui ont quitté leurs vaisseaux; d'autres sont simplement
venus k la recherche de quelque gain. Ils obtiennent leur
subsistance de la main des Pères, qui la leur accordent
volontiers pour le plaisir de jouir de leur compagnie.
Us cultivent le tabac, le riz et le maïs, échangent pour des
grains de colliers le coton filé des Indiens, et élèvent des
poulets, toutes choses qu'ils vendent régulièrement aux gens
qui viennent de Guayana pour les acheter. — Ces hommes
font paître leurs poulains et leurs mules, avec la permission
du Père Président, dans les pâturages de la mission. Quand
ils le veulent, ils envoient ces animaux soit dans la province,
soit en dehors, pour en tirer bénéfice. »
Quant aux Indiens des deux sexes qui vivent dans les
missions, ce ils cultivent la cassave et le maïs, mais ils
sont si gourmands et si imprévoyants qu'ils mangent et
boivent en chicha la plus grande partie de leurs récoltes;
le peu qui reste, ils le vendent aux blancs qui résident
à Guayana, et ce commerce les aide à se fournir de
ceintures, ^annatto et de grains de colliers. Dans quelques
villages, ils font des cordes pour différents usages avec les
fibres du curaguate^ espèce d'agave supérieur au chanvre
d'Espagne et aussi beau que le lin. Ils les vendent le plus
cher possible, généralement de 2 k 3 pesos chacune. Avec
les crins de chevaux qui abondent k la yegiieria du Hato,
ils fabriquent des longes pour attacher les animaux, et les
vendent également aux blancs * . »
Enfin, les Indiens de Suay, Amaruca, Caroni et de
quelques autres missions font un trafic spécial avec l'huile
de tortue. « Us vont la chercher à l'Orénoque pendant la
pleine lune de mars, et en rapportent une grande quantité
qu'ils vendent k raison de 4 réaux la bouteille. Il arrive
parfois que les missionnaires obtiennent cette huile des
I . Rapport d'Albarado.
L\ GUYANE 3l7
Indiens au moment de la récolle, et quand la saison est
passée, ils la vendent jusqu'à 8 réaux la bouteille ^ »
VIII. Dépenses défrayées par le fonds commun des
Pères. — Les religieux étaient obligés d'envoyer un agent
aux ports de Cumanâ et de la Guayra pour y chercher les
objets indispensables que ne produisaient point les mis-
sions. C'est ainsi qu'ils se procuraient la farine pour les
hosties sacramentelles, le vin pour la messe, le drap tanné
et la serge pour les vêtements, les haches, les coutelas, les
colliers pour les Indiens, les ornements pour les églises,
enfin le cacao et les livres.
Le transport du sel aux missions était également très
onéreux, à cause de la grande quantité de viande que l'on
y salait. « Il faut aller le chercher aux fosses d'Araya ou
a la Trinité, et la consommation n'est pas inférieure à
a5o fanegas par an. Le coût étant de 3 pesos, la dépense
se monte à ySo pesos. Le cacao ne coûte pas moins de
i6 pesos par charge en Guyane, et pour leur usage les
Pères ont besoin de 20 charges, coûtant ^9.0 pesos ^. »
Enfin, les missionnaires de Guyane versaient chaque
année au trésor royal de Caracas un impôt de i5o pesos.
Après avoir rapporté tous ces détails, une grave ques-
tion se présente à nous. Les^ Indiens ont-ils, oui ou non,
été exploités par les Pères des missions ? Avec les gouver-
neurs sur lesquels nous nous sommes appuyé, il nous
semble qu'on peut répondre hardiment non. La transfor-
mation des missions en établissements commerciaux que
Ton a tant reprochée aux Espagnols, était, croyons-nous,
une chose nécessaire. Ne fallait-il pas d'abord subsister
dans ces contrées désertes et sauvages, et se faire une
somme de revenus pour se procurer les objets indispen-
sables à l'existence? De plus, les Indiens, pour être élevés
à un certain degré de la vie civilisée, avaient besoin d'être
guidés comme des enfants. Ils ne connaissaient ni l'usage
I. Rapport d'Albarado.
a. /(/.
3l8 LES ORIGINES yÉ>EZUéUE>NE8
nî le prix de l'argent, et Tîntervention des Pères pouvait
seule les empêcher d'être volés dans leurs échanges. Maïs
ils jouissaient dans les villages d'une liberté individuelle
presque absolue ' ; nous avons vu qu'ils faisaient de leurs
récoltes l'emploi qu'ils voulaient» et que leurs travaux
leur étaient payés suivant des taux consciencieusement
établis. Nous ne parlons pas d'ailleurs ici des missions des
jésuites du Paraguay, qui devinrent de grandes entreprises
industrielles; mais pour nous en tenir aux seuls capucins
catalans, nous ne pensons pas qu'ils aient agi par amour
du lucre ou par le désir d'enrichir une communauté dont
ils ne faisaient plus partie, ces apôtres qui, de plein gré,
avaient renoncé à tout retour dans leur patrie, et ne pou-
vaient s'attendre qu'à une mort prématurée, dans un pays
exposé aux attaques des hommes aussi bien qu'aux ardeurs
d'un climat meurtrier; la simple conclusion d'Albarado se
passe de tout commentaire : « Il n'est pas douteux que la
bonne direction des religieux, spécialement de feu Thomas
de Santa Engracia et du préfet actuel, Fray Benilo de
Moya, n'ait gagné de nombreuses âmes pour le ciel et
singulièrement accru la fertilité de la province de Guyane. »
Les missions des capucins catalans ne cessèrent de pros-
pérer jusqu'à la fm du xviir siècle, et les lettres de leurs
préfets, conservées dans l'cc Archivo de la antigua provin-
cia de capuchinos de Cataluna», à Rome, nous en font
connaître les progrès. Ce sont généralement des billets
laconiques annonçant la fondation de nouveaux établisse-
ments ou les « entradas » tentées par les religieux^. Le
I. Diguja affirme même qiio beaucoup n*élaieiil pas baptisés, car on
voulait qu*ils vinssent à la religion chrétienne en toute liberté. Pariant de
l'éducation donnée aux indigènes par les missionnaires, il dit qu'« un grand
nombre dlndiens apprennent la musique et jouent parfaitement de plu-
sieurs instruments». (Mémorandum du i8 décembre 1761, cité même livre,
chap. VI.)
a. La plupart de ces lettres sont citées par le Counler-Case ofthe United
States of Venezuela before the Tribunal of arbitration to convene at Paris,
vol ni. Voir surtout pp. 77-107 les lettres de Fr. Joachin Moreno Mendoza
(1764-1765), Jayme de Puîgcerda (1769), Joachin Maria (1769-1770), Bruno de
Barcelona (1770), Fidel Santo (1778), Jayme de Puîgcerda (1773), Berna-
dino deSan Felice (1776), Mariano de Sebadel (1777), Félix de Villanueva
LA GLYANE Sig
nombre des missions qui était de ii en 1755, comme
nous l'avons vu, était de 16 en 1761 \ et il arriva a 28
en 1788^. Le tableau comparatif suivant donnera Tétat de
ces établissements, en 1797, en 1799 et en 181 3, époque
à laquelle les missions de Guyane furent officiellement
supprimées par les Cor tes espagnoles.
(1777), Bernndîno de Verdu (1777), Beiiito de la Garriga (1779), Félix de
Tarraga (1779), lienito de la (larriga (178a), Mariano de Gervera (1787),
Thomas de oiod (1787).
I. Rapport de D. José Diguja, gouverneur de Cumana à Sa Majesté,
18 décembre 1701. — Vrch. gen. de Ind. (Séville), i3i, 5, 7. — Les jésuites
qui avaient abandonné les missions de Guyane aux capucins étaient cepen-
dant revenus fonder quelques établissements, et Diguja cite quatre missions
dirigées par eux : Carichanaj El RaudaL Vrbana et la Encaramada.
3. Avec i/i,oi2 habitants indiens (lettre du P. Ilermeneglldo de Vich
au P. Gervera du 3i août 1788, citée par Case of Venez., \pp. 11, p. W-j, et
Liv. bleu angl,, III, p. Ss^).
320
LES OniGINES VENE/LEUENNE8
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CHAPITRE VI
La colonisation civiie en Guyane au XVIIh siècie.
Jusqu'au milieu du xviii* siècle, les Espagnols ne possé-
dèrent pas d'autre établissement civil en Guyane que la
ville, ou, comme on disait, le Presidio de Sanlo Tome
de Guayana, désigné plus ordinairement encore sous le
simple nom de Guayana. En 1720, cette capitale de la
Guyane ne renfermait que « 20 ou 25 maisons, et ses habi-
tants étaient éloignés de tout secours humain » ». Le gou-
verneur de Gumanâ, D. Carlos de Sucre, en vertu d'ins-
tructions royales adressées à son prédécesseur Tornera, le
7 sept. 1728, par le ministre d'Etat D. José Patiflo, com-
mença en 1734 la construction du castillo de San Fran-
cisco de Asis. C'était un quadrilatère irrégulièrement bâti,
« avec une grande façade du côté de la rivière, une autre à
l'est très petite au contraire et si basse qu'on pourrait faci-
lement l'escalader. Le côté sud est défendu par une grande
lagune qui se trouve en arrière; c'est dans cette 'partie que
sont gardées les provisions et les munitions pour la troupe.
porte est située a la façade ouest. L'ouvrage tout entier
est fait de pierre et de mortier 3. »
On ne tarda pas à constater l'insuffisance de cette for-
teresse. En 1741, sous le gouvernement de Ëspinosa, elle
ne put résister à l'attaque de corsaires anglais qui mirent k
sac le Presidio. (( Un renfort de 100 hommes envoyé de
I. Ilapporl de D. José Diguja Villagomez, gouverneur de Gumana,
contenant la description de ces provinces (Gumanâ, i5déc. 1768;. Arch. gen.
de Ind. (Séville), i33, 3, 16. — Cf. Livre jaune vénézuélien, I, p. 1 et suiv.
3. Mémorandum de notes envoyées à S. M. par le gouverneur colonel
D. José Diguja Villagomez, après sa visite dans son gouvernement de Gumanà
(18 déc. 17OO. Arch. gen. de Ind. (Séville), i3i, 5, 7. — /d., p. ao3 et sqq.
LA GUYANE 323
Cumanâ et de Barcelona arriva trop lard, et les maisons de
Guayana, ainsi que celles des villages indiens du voisinage,
furent réduites en cendres». » D. Diego Tavares, qui suc-
céda à Espinosa en 17^6, songea a prévenir le retour d'un
tel désastre. Il répara le castillo de San Francisco et en
bâtit un second, qui fut appelé San Diego ou Padrastro^
((sur une montagne rocheuse qui domine le fort de San
Francisco, à la distance d'une portée de mousquet. C'est
une petite tour de quatre façades égales, en pierre et mor-
tier, avec des parapets de terre. Elle possède six pierriers et
est si basse, qu'un homme, avec un léger secours, pourrait
pénétrer à l'intérieur. Derrière la montagne est une large
lagune comme celle de San Francisco a. » Enfin, Tavares
commença la construction d'une troisième forteresse, celle
de San Fernando^ du côté opposé au Padrastro, dans une
anse appelée Limones. Elle avait la forme d'une tour ronde,
bâtie de chaux et de brique, mais était encore inachevée
lors du transfert a Angostura^.
La garnison de Santo Tome comprenait r « i capitaine-
commandant, 1 lieutenant, 3 sous-lieutenants, 1 comptable,
2 sergents de fusiliers, 2 caporaux, 12 artilleurs, 1 tambour
et 77 fantassins. Le salaire annuel de ces hommes se monte
à i3,9g4 pesos, sur i/i,ooo assignés à cet effet par S. M.
sur le trésor royal de Santa Fé. On envoie chaque année
un officier à Santa Fé pour y chercher les fonds, et il
rapporte en outre au Presidio 100 pesos pour les dépenses
de la garnison^. »
I. Diguja, rapport de 1763.
9. Diguja, mémorandum de 1761.
3. Digiija, rapport de 1763 et mémorandum de 1761, passim.
a. Diguja, mémorandum de 17O1. — Le voyage de cet officier était
long et pénible. Diguja le décrit ainsi : « Il remonte pendant 33 jours TOré-
noque et le Meta, jusqu*au confluent du Casanare. Puis la navigation continue
sur le Meta, et après 8 jours il atteint la mission de San Miguel, la première
à la charge des jésuites. De là, passant à celles de Surimena et de Casi-
mena^ il arrive en 6 jours à la bouche du rio Negro. Après 3 jours de
navigation sur ce dernier, il atteint le ruisseau de Pachaquiero, sur lequel il
navigue pendant un jour. 11 met ensuite un autre jour pour atteindre par
terre la mission d*Apiay, la dernière à la charge des jésuites dans le terri-
toire du Meta, et d'Apiay il arrive en 5 jours à Santa Fé : Total 67 jours. »
LliS ORIG1IIE8 VÉR^ZUÉLIEHRES ''< *
324 LES ORIGINES VÉNÉZUÉLIENNES
Sur cette centaîne d'hommes de troupe régulière, on
prenait l'escorte des missionnaires; de plus, 12 soldats
étaient détachés à la Trinité; il en restait a peine 5o en tout
à Guayana " . Aussi, pour compléter cet effectif, avait-on
fondé une milice locale, et tous les résidants de la ville
étaient enrôlés en une compagnie de 58 hommes, y com-
pris les officiers 2.
Quant k la population, elle était, en 1760, de 90
fcimilles, en comptant celles de la troupe régulière, en tout
535 âmes 3. Sur ce nombre, il y avait 1 13 nègres ou mulâtres.
Ces derniers « sont des fainéants et leurs femmes d'indo-
lentes créatures; ils se contentent pour maisons de mau-
vaises cabines; ils vivent de pêche et de boissons alcoolisées
qu'ils font avec du sucre de canne » ^.
Les habitants possédaient une vingtaine de plantations,
dont quelques-unes de canne à sucre, les autres de blé. Ils
avaient, en outre, environ i ,800 têtes de bétail d'espèce
bovine^.
La ville comprenait 66 maisons, bâties sur un sol fan-
geux. (( Les pluies continuelles, la chaleur et le voisinage
des lagunes rendent le climat très insalubre et insuppor-
table pour ceux qui ne sont pas nés dans le pays. » Il y
avait une église paroissiale, couverte de chaume, avec
murs bâtis en bois et en terre <5. Elle était desservie par
un chapelain, capucin catalan, recevant un traitement
annuel de 110 pesos. Son casuel variait en outre de 3o à
5o pesos?.
Enfin, en ce qui concerne les cours de justice, Guayana
n'avait pas de tribunal ordinaire. « Le castellano (com-
mandant militaire) a refusé cette responsabilité, et il n'agit
1. Description des Territoires de l'Orénoque par llurriaga. — Ârchivo
General central de Aicala de Hcnares, leg. 3^99 (17^7? dossier a^ant pour
titre : Iturriaga).
2. Digiga, mémorandum de 1761.
3. Id,
4. liturriaga, loc. cit.
5. Diguja, mémorandum de 1761.
6. M.
7. Rapport d*Albaradodu ao avril 1755, souvent cite.
LA GUYANE 325
que par commission du gouverneur de Cumanâ, devant
qui les parties comparaissent d'abord "• »
Telle était la ville de Santo Tome dans les dernières
années de son existence comme capitale. Au traité hispano-
porlugais conclu a Madrid en 1750, il avait été convenu
que le « versant » de TOrénoque reviendrait à TEspagne,
celui du Brésil au Portugal 2. Le gouvernement espagnol
s'était aussitôt mis en mesure d'organiser dans la contrée
sud do l'Orénoquc une colonisation civile effective. Un
premier commissaire spécial, le chef d'escadron D. José de
Iturriaga, fonda sur la rive gauche du fleuve, a partir du
confluent du Caroni et en amont (de 1753 k 1762 environ),
une dizaine de stations, dont les deux principales reçurent
les noms de Heal Corona et de Ciudad Real ^. Mais rempla-
cement même de la capitale semblait défavorable, et nous
avons vu que dès 172/i le gouverneur Tornera demandait
son recul. D. José de Solano fut chargé d'une enquête à ce
sujet, et dans son rapport adressé au Roi le i5 décembre
1761, il constatait que le climat (el temple) de la région où
se trouvait Gua>ana était des plus malsains, que les mai-
sons, aussi bien que l'église, étaient construites de bois et de
boue et couvertes de chaume, que les murs* du fort de San
Francisco n'avaient pas une force suffisante, que les troupes
étaient exposées k chaque instant k être insultées, que le
poste du Padrastro pouvait facilement être enlevé par un
coup de main de l'ennemi, et qu'alors la possession même
de la province serait menacée; que dans ce cas les pi'ovinces
de Cumanâ, de Caracas et même de Santa Fé seraient sans
protection; qu'enfin la trop grande largeur de l'Orénoque
k cet endroit facilitait l'accès de la place et constituait un ^
grand danger. En conséquence, il demandait k S. M.
d'ordonner le transport de la capitale k Angostura'*.
1. Digujii, mcinorandum de 17O1.
a (ï. Pauimet, Historique sommaire du coiijîil amjio-vênézuéiieiu p. 17.
3. Iturriaga, rapport cité plus haut, et Diguja, ineinorandum de 1761.
(^f. G. Pariset, Hisioriq. som., p. 17.
h. Expédie nte relatif au transfert de Gua>ana à Angostura. — Arch.
gen. de Indias (Séville), i33, 3, 16, Audiencia de Caracas.
326 LES ORIGINES VENEZUELIENNES
Le gouvcriiour do Cumanà, D. José Diguja, voyait
d'un mauvais œil ces projets de changement. 11 avait la
haute main sur la Guyane, et il se disait sans doute que le
jour où cette province aurait acquis assez d'importance, on
ne manquerait pas de l'ériger en un gouvernement séparé ;
alors l'autorité des gouverneurs de Cumanà se trouverait
d'autant diminuée. Aussi rédigea-t-il un long rapport où il
montraitqu'il n'était nullement nécessaire de déplacer la ville
de Guayana. Ce rapport arriva trop tard, et le Roi avait
déjà adopté les conclusions de Solano par cédule du
27 mai 1762. Ce qu'avait craint Diguja se réalisa, et le
4 juillet 1762, le roi d'Espagne, « considérant l'importance
de mettre sur un autre pied le gouvernement de la pro-
vince de Guyane )),rérigea « en un commandement séparé,
sous l'immédiate subordination du vice-roi de Santa Fé » '.
D. Joachim Moreno de Mendoza fut placé à la tête de la
province; il prêta serment entre les mains du gouverneur
capitaine général du Venezuela, a Caracas, et se rendit sur
l'Orénoque pour présider a la construction de la nouvelle
ville.
Le 4 novembre 1765, Mendoza rendait compte de ses
travaux^. Sur les 20,000 pesos du trésor royal mis à sa
disposition, il n'en avait dépensé que iG,ooo pour aider les
habitants à bâtir leurs maisons et élever les deux forts de
San Gabriel et de San Rafaël. Ce dernier, ajoutait Men-
doza, bouchait complètement le passage de l'Orénoque. La
ville, d'ailleurs, était admirablement protégée contre les
attaques de l'intérieur par d'énormes rochers. Ajoutons
que le fleuve, devant Angostura, mesure 734 mètres d'une
rive à l'autre ; des navires ennemis ne se fussent point aven-
turés dans un tel espace sans s'exposer au feu de la forte-
resse; mais la largeur était suflîsante pour que les vais-
seaux d'assez fort tonnage pussent arriver jusqu'au port de
la capitale. Aussi la Nueva Guayana fut à l'abri de toute
I. Cf. G. Pariset, HUtoriq. soin., p. 18.
a. Expedienle véidXxi Bxx transfert. — Lettre de Moreno de Mendoza à
Son Excellence D. Julian de Arriaga, chevalier de Malte.
LA GUYANE 827
surprise, et elle devint rapidement un grand entrepôt
commercial. En 1773, elle comptait déjà 1,624 habitants S
mais son importance grandit surtout quand les ordon-
nances de Cliarles III eurent décrété la liberté des échan-
ges. Angostura entretint alors des relations assidues avec
la Nouvelle-Grenade, ainsi qu'avec les colonies hollandaises
d'Essequibo et de Demerara et principalement avec l'île
française do la Martinique. Du 28 septembre au 11 décem-
bre 1782, douze navires entrèrent dans son port et vingt-
deux en sortirent^. Elle recevait spécialement de la Nouvelle-
Grenade de l'argent monnayé, des colonies hollandaises
de l'eau-de-vie, et par voie de la Martinique elle importait
de la toile de Bretagne, des rouenneries (coton, coutil,
serge), des dentelles de Bruxelles et des articles de toutes
sortes, tels que porcelaines, coutelas, feuilles d'étain,
chaudronnerie, pierres a feu, chandelles en boîtes, fil
retors gris, fine corde, huile de lin. D'autre part, ses
bateaux exportaient : chevaux, mules, veaux, porcs, tor-
tues, poulets, fromage, bœuf salé, peaux brutes, suif, tabac
en feuilles 3.
Outre la capitale, bâtie par Mendoza, et les premières
stations qu'Iturriaga avait créées vers 1700, un nouveau
village, San Antonio de Upata^ s'était élevé en 1762, avec
dix familles espagnoles '», dans la montagne, non loin de la
mission de Altagracia. Mais c'est surtout sous le gouverne-
ment de D. Manuel Centurion, successeur de Mendoza, que
1. Case of Venezuela, App. IH, p. 383. Composition de la province de
(iiiyanc sous le gou>erncinent du lieutenant-colonel Centurion.
2. Arrivées et départs de vaisseaux à Angostura, de sept. ('/3) à déccnib,
(il) 1782, d'après le rapport de Vntonio de Pareda, gouverneur de Guyane,
à l'Intendant général de Cîaracas (3i déc. 178a}. — Counter-Case of Venez.,
III, p. 99-103, et source citée: Archives du Registrador principal interino
del I>istrito Fédéral à (fracas.
3. ("itons, par exemple, le chargement du bateau yira. Sra. del Carmen,
partant pour la Martinique le a déc. 1782 (navire de i\ tonnes 3//| apparte-
nant à Gaspar Vidal et commandé par Juan Beltran). — Il avait i3 hommes
d'équipage et transportait : 3oo peaux brutes, \o mulets, Sa poulets, 86 tor-
tues et I porc. — Arrivées et départs de vaisseaux à Angostura (v. note
précédente).
4. Rapport de Fr. Bruno de Barcelona, préfet des missions, la septem-
bre 1770. — Case of ]ene:uela. Vpp. 11, p. 898.
328 LES ORIGINES VÉNÉZUéLIENNES
s'accrut le nombre des établissements civils en Guyane. Ce
Centurion est, entre tous les gouverneurs des provinces
vénézuéliennes, une des plus curieuses figures. Il fut en
plein xvïii* siècle un véritable «conquistador», mais un
conquistador doublé d'un habile politique et d'un esprit
éminemment pratique. Rêvant de conquérir l'El Dorado,
il envoya vers le lac Parîme deux expéditions. L'une con-
duite par D. Nicolas Martinez, dut revenir par suite de la
mort de son chef; l'autre, que dirigeait D. Vicente Dîez de la
Fuente, n'était plus qu'à deux journées du lac lorsqu'elle
fut assaillie par une bande de Caribes qui tuèrent le guide
indien; les Espagnols rebroussèrent chemin et rentrèrent
à Nueva Guayana, non cependant sans avoir pacifié plu-
sieurs peuplades indigènes ^
Ces utopies n'empêchèrent point Centurion de pour-
suivre avec assiduité le but dont la réalisation lui paraissait
seule capable d'asseoir définitivement la domination de
l'Espagne en Guyane, à savoir l'expulsion absolue des Hol-
landais. Nous avons vu comment il justifia l'attaque du
poste du Moroco en 1769, et les lettres de Storm van's
Gravesande nous ont fourni la preuve de la terreur que
sous son gouvernement les Espagnols inspiraient k leurs
rivaux de l'Est ^.
Enfin, Centurion songea à fortifier la puissance espa-
gnole par de solides établissements. Il se défiait des mis-
sionnaires, et il est le seul des gouverneurs qui ne les
comble pas d'éloges. Il trouve exagérées leurs prétentions de
vouloir a s'arroger l'autorité et du Commandant militaire
et du Corregidor 3, » et il veut que la colonisation ait
avant tout un caractère civil. Aussi est-ce à jeter les bases
de cette nouvelle organisation que tendent tous ses efforts.
Il crée d'abord le poste de Guirior sur le Caroni, en face
1. Arch. geii. de Sîmancas, Socrelarîa de guerra, Leg. 71CG. — Lettre
de Centurion à S. E. D. Julian de Arriaga (ao sept. 1774). secrétaire d'Etat
pour le Département des Indes.
2. Noir plus haut, même liv., chap. 111.
3. Rapports do (>enturîon de 1771. — Arch. gen. de Ind. (Séville), i3i.
LA GUYANE SSQ
de l'embouchure de la rivière Tarasîana; puis, en 1770, la
ville de Barceloneta y au confluent du Caroni et de son
affluent le Paragua. Rassemblant ensuite 1,170 Guaraunos,
il fonde, dans la seule année de 1771, les villes de Borbon
et de Carolina^ et les villages de Orocopiche^ Maruanta^
Buena Vista^.
Le tableau suivant donnera l'état des i3 établissements
civils que comptait la Guyane espagnole, à la date du
i5 février 1773^.
ÉTABLISSEMENTS CIVILS
DE LA GITANE
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BABITANTS
lAISOltiS
FERIES
BÉTUL
Cité de Guavana
1.624
682
188
325
1 35
339
208
178
,78
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63o
12
Village de Maruanta . .
Id. de Pana Pana . .
Id. de Orocopiche. <
Id. de Buena Visto .
Ciudad Real
Real Coron a
Ville de Unata ....
Id. de Borbon . . .
Id. de Carolina . . .
Id. de Esmeralda . .
Id. de Barceloneta. .
San Carlos de Caura .
-
Totaux. . . i3
4.39C
477
633
14.781
Felipe de Inciarte, qui succéda à Centurion en 1776,
continua son œuvre. Il fut d'ailleurs secondé par D. José
Abalos, intendant de Caracas, qui, le 4 février 1779, dres-
sait un plan détaillé pour l'occupation de la Guyane, dont
il définissait ainsi les limites : a Au nord, le bas Orénoque;
I. Rapports do Centurion.
a. Case of Venezuela, App. III. p. 383.
33o LES ORIGINES VENEZ LÉLIENNES
à Touesl, le haut Orénoque, le Casslquiare elle Rio Negro;
au sud, le fleuve des Amazones, et à Test, l'Océan. » Ainsi
« la Guyane espagnole encadrait en quelque sorte les
Guyanes étrangères » ^ Entre autres mesures, Abalos
proposait d'accepter les douze mille têtes de bétail offertes
par les capucins catalans, de demander des Indiens aux
missionnaires pour les grouper en villages, de ne pas créer
cependant des villages uniquement avec des gens de cou-
leur, mais de placer toujours ceux-ci sous la juridiction de
quelques blancs; d'engager les fugitifs des Guyanes hol-
landaise et française h venir s'établir sous le gouvernement
de S. M. ; enfin, pour encourager les premiers colons,
d'accorder une exemption complète d'impôts et de contri-
butions pendant dix ans aux blancs et aux Indiens purs
qui viendraient dans les six premières années ^
En conséquence, Inciarte reçut la mission « d'explorer
les terres qui se trouvent aux bouches de l'Orénoque jus-
qu'aux limites de la Guyane hollandaise », et de les occu-
per (( comme faisant partie de la province (espagnole) de
Guyane ))3. Il parcourut toute la côte et les bras littoraux.
Dans son rapport, daté du 27 novembre 1779, *^ constate
que les villages indiens de Buena Vista, Maruanta, Oroco-
piche. Pana Pana, sont très florissants et que la migration
des Indiens vers le bas Orénoque continue de plus en plus.
(( Les Français ayant pris possession de l'Essequibo, les
Hollandais ont abandonné le poste duMoroco,et il faut se hâter
de construire un fort sur cette rivière pour rendre le rétablis-
sement du poste hollandais inutile. » Enfin, Inciarte exposait
la nécessité de construire sur le haut Pomerun un village
fortifié qui porterait le nom de San Carlos de la Frontera.
Le Roi approuva d'abord ces projets (i*' octobre 1780)^,
I. 6. Pariset, Historique sommaire^ p. 19.
a. Rapport de D. José Abalos, intendant de Caracas (4 fcv. 1779). Ins-
tructions pour la colonisation de la province de Guyane. (Arch. gen. de
Simancas, Secretaria de Guerra, Leg. 7805.)
3, Rapport de Inciarte à Abalos. gouverneur général de Venezuela, sur
la surveillance du bas Orénoque. {Id,)
/i. Case of Venezuela, App. II, p. '439.
•• 'ém'^yp'
1
LA GUYANE 33 I
maïs il faut croire que de hautes influences le firent revenir
sur sa décision, car Inciarte dut partir lui-même a Madrid
pour y défendre ses idées. C'est qu'en eflct les Gouver-
neurs, en Guyane comme ailleurs, eurent souvent a lutter
contre la mauvaise volonté des « Audiencias », intermé-
diaires administratifs entre eux et la Couronne. Ces corps
tout-puissants voyaient d'un mauvais œil les progrès des
provinces, craignant sans doute qu'il ne s'y créât quelque
jour de nouveaux conseils d'État capables de les surveiller
ou de rivaliser avec eux.
Cet antagonisme entre l'activité des gouverneurs et
des agents particuliers de la Couronne et le mauvais vou-
loir de ses grands mandataires oflîciels a été, selon nous,
une des principales causes de la faiblesse du régime colonial
espagnol.
En décembre 1783, rien n'avait encore été fait des
mesures proposées par Inciarte ^ Cependant, il finit par
obtenir l'autorisation de construire le fort du Moroco, mais
il quitta la Guyane sans avoir pu jeter les fondements de
San Carlos ^.
Marmion, qui vint après lui, est peut-être, de tous les
gouverneurs, celui qui se fit la conception la plus nette des
nécessités d'une colonisation, qu'il voulait à la fois agricole
et commerciale. Se rendre un compte exact des ressources
de la Guyane, doter chaque terrain de la culture qui lui
con> ient, se servir des voies fluviales pour faciliter l'échange
et l'écoulement des produits, telle est l'œuvre à laquelle il
se consacre tout entier. Le long mémoire qu'il adressa le
10 juillet 1788 k D. A. Valdes, secrétaire d'Etat du dépar-
tement des Indes, dans lequel il décrit la province de
Guyane et propose les différentes mesures qu'il juge utiles
pour développer son commerce et augmenter le bien-être
1. Lettre de D. José Felipe de Inciarte (Caracas, 5 déc. 1788). (.\rch. gen.
de Simancas. Secretarîa de Guerra, Leg. 7805.)
2. Cf. G. Pariset, Historique sommaire, p. 20.
Les restes du poste espagnol du Moroco étaient encore visibles au
milieu du xix' siècle.
33a LES ORIGINES YENEZUÉUEINNES
de ses populations, est un des plus beaux documents de la
colonisation espagnole ' .
Dans ce rapport, Marmion relève avec une précision
remarquable les productions de chaque région et les profits
qu'on en peut tirer. Déjà de nombreux champs de riz
s'étendent sur les rives de l'Orénoque ; il sera donc facile
de développer cette culture. L'huile que l'on récolte abon-
damment des œufs que les tortues enfouissent dans le sable
pendant les mois de février, mars et avril, pourra devenir
la source d'un important commerce. Les terrains qui
entourent Upata et la capitale fournissent déjà annuelle-
ment six cents charges de tabac. Le Caura est un territoire
extrêmement fertile et très propre au labour; il en est de
même des pentes de la Sierra Imataca; pourquoi ne pas
introduire dans ces régions la culture du cacao, produit de
premier ordre, inconnu en Guyane et qu'il faut aller cher-
cher à Caracas et à Barinas; du coton, dont il n'existe que
quelques plantations isolées, et qui, cependant, croît natu-
rellement dans beaucoup de parties de la Guyane ; de l'in-
digo, enfin, dont quelques semis ont été faits et ont donné
d'excellents échantillons ? D'autre part, la sierra abonde en
bois de qualité supérieure qu'il serait facile d'exploiter et de
transporter par radeaux à la capitale. Quant à l'élevage,
celui des espèces bovines est en pleine prospérité, puisque
les troupeaux du Hato comptent en 1788 180,000 têtes, et
ceux des particuliers 40,000 têtes de bétail. Mais celui des
mulets et des chevaux est encore trop peu important.
11 faut le développer et faire venir des provinces voisines
des étalons pour faciliter la multiplication des espèces.
I. Ce rapport existe en double dans les archives espagnoles. L'original,
daté de Guayana, 10 juillet 1788, se trouve à TArchivo gênerai de Indias, à
Scville, Est. i3i, caj. a, leg. 17. — L*archivo de Simancas (Secretaria de
Guerra, leg. 7241) renferme une copie refaite par Marmion lui-même
d'après ses brouillons cl ses notes (datée de Caracas, le 35 oct. 1798), ainsi
que l'indique le post-scriptum suivant : « Estil copiado con la exaclitud que
se lia podido sobre los pocos borradores y papeles que por casualidad que-
daron en mi podcr de los informes que remitf por el conduclo de los
N. dp" G' de Ciaracas D. Juan Guillelmi é Intendente G^ D" Kran" de Saave-
dra> » Celle copie est reproduite dans le Counter Case of Venezuela, 111, p. 108.
LA GUViiNE 333
Mais si Ton veut que la colonisation soit ciRcace, il faut
attirer de nouveaux colons qui ne soient pas seulement des
déclassés et des fainéants, mais des gens d'une condition
plus relevée et amis du travail. Il en viendrait s'ils savaient
trouver en Guyane « un établissement et des prérogatives ».
Et non seulement on devrait leur octroyer des terres et leur
accorder durant dix ans toute exemption d'impôts et de
charges, mais pourquoi, pendant les six premiers mois,
ne leur fournirait-on pas des matériaux pour Mtir leurs
maisons, des semences pour des plantations de cassave,
maïs, etc., des instruments d'agriculture, de chasse et de
pêche ? » Ce serait la pour le Trésor un capital bien placé,
car il n'est pas douteux que ses recettes ne tarderaient pas
k doubler*, si toutes les ressources dont dispose la Guyane
se trouvaient mises en rapport.
De plus, pour faciliter l'écoulement et l'échange des
produits du sol, il est nécessaire de créer des débouchés qui
malheureusement n'existent pas. Déjà les habitants de
Santa Fé descendent le Meta avec des chargements de farine,
de sucre, d'étoffes de coton et de hamacs. Les bois de
l'Apure sont transportés k Guayana sur de grands radeaux.
Il faut imiter cet exemple et instituer un trafic actif entre
les bassins de l'Orénoque, du Meta, du Caroni et du Gaura.
Il faut surtout qu'une fois arrivées à Guayana, les richesses
de la Guyane puissent être expédiées en Europe, et pour cela
on devra établir avec la métropole des relations directes et
fréquentes.
Enfin, pour protéger les colons et prendre possession
définitive du bassin du Cuyuni, il est indispensable de cons-
truire, au confluent de cette rivière et de son affluent le
Curumo, un fort qui assurera le contrôle de l'Espagne dans
toute la région.
La nécessité de cet étabh'ssement fut reconnue par la
I. En 1788, les recettes de la Guyane, selon Marmion, atteignaient
1^,000 pesos.
334
LES ORIGINES VÉNézUÉLIENNES
mélropole, et en 1792 les Espagnols en achevaient la cons-
truction ' .
Ce fut la seule des mesures proposées par Marmion qui
put recevoir exécution, car d'autres soucis, combien plus
graves, tourmentaient le gouvernement espagnol. La révo-
lution grondait en Amérique, et, en 181 1, le Venezuela
proclamait son indépendance.
Il ne nous appartient pas de dire ce que le Venezuela
moderne a fait de l'héritage qu'il a reçu de l'Espagne.
Mous avons seulement voulu montrer au prix de quels
efforts l'Espagne avait établi son autorité dans les contrées
arrosées par l'Orénoque et le Cuyuni; elle léguait aux
Vénézuéliens de vastes territoires dont elle avait achevé la
pacification et commencé la colonisation; c'en était assez
pour s'assurer la reconnaissance de ces jeunes États qui,
en maintes circonstances, ont reconnu hautement ce qu'ils
devaient à leur mère patrie.
I. Case of Venezuela f I, p. i53, et App. HI, p. 4oo.
Voici comment étaient réparties les troupes espagnoles dans les différenls
postes militaires de Guyane à la fin de Toccupation, en 1809 (Case of Vene-
zuela, App. lï, p. 486, et U. S. com. rep., lï, p. 671, d'après TArchivo de la
Tntendencia de Caracas).
NOMS
DES POSTES
TROUPES
DE CHAQUE CORPS
CueriKi volera no . . .
C" vcteranadeBarinas
Milicia de Pardos . .
Arlilleria vclerana . .
Capi-
Lieu-
SOU8-
Ser-
Tam-
Capo-
lainos
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liinil'»
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Rio Negro . .^
Guirior. . . .
Caura
Cu>uni ....
Forteresse de
Guyana-Vieja
Tacaiipana . .
A la Capitale.
Infanterie.
Artillerie.
Infanterie
Id.
Id.
Infanterie
Arlilleric .
Infanterie
Infanterie
Artillerie .
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•9
/i3 I a6G
CONCLUSION
De bonnes .intentions et des résultats trop souvent
négatifs, tel est, semble-t-îl, le résumé de l'histoire de la
colonisation espagnole au Venezuela. Or, si tous les efforis
n'ont pas abouti, n'est-ce point que l'Espagne a voulu
modeler l'Amérique h son image? Au lieu d'une société
neuve et dégagée des errements qui affligeaient la métro-
pole, nous retrouvons sur le sol du Nouveau-Monde, dès
le début de la conquête, les mêmes divisions de classes, la
même soif de privilèges, les mêmes luttes entre les diffé-
rents ordres.
Il était impossible cependant que dans cette transplan-
tation d'une vieille société sur une terre vierge, un peu de
sang nouveau ne vivifiât ce peuple imbu des habitudes
héréditaires. De là, en effet, les efforts des Villegas, des
Pîmentel, des Bolivar, pour doter le Venezuela d'une
administration indépendante; de là cette antithèse frap-
pante entre le clergé des villes, transformant la religion en
une dévotion puérile, en cérémonies d'apparat et en « com-
petencias » avec l'administration civile, et, d'autre part,
l'abnégation des missionnaires n'ayant en vue que l'évan-
gélisation, le bien-être des indigènes et la grandeur de
l'Espagne. Les missions du Venezuela ont été surtout une
œuvre nationale, jusqu'au jour cependant où, grisés par
leurs succès, les missionnaires affichèrent des prétentions
d'omnipotence qui inquiétèrent les gouverneurs. Nous
avons vu, ce jour-là, Centurion ne pas hésiter à combattre
l'accaparement des Pères, proclamer la prépondérance de
l'élément civil, et le xvin* siècle nous a fait assister à la
préparation d'une colonisation des plus intelligemment
comprises.
336 LES ORIGINES VENEZUELIENNES
Malheureusement, les projets des gouverneurs furent,
à maintes reprises, contrecarrés parles hautes innuences de
la péninsule. Nous avons vu un Inciartc obligé de partir
en Espagne pour y défendre ses idées. Si Ton ajoute à cela
la mauvaise volonté des Audiencias, intermédiaires obligés
entre la province et la métropole, qui le plus souvent
cherchaient a annihiler l'initiative des fonctionnaires, on
s'expliquera que les plus belles théories colonisatrices ne
soient jamais passées dans la pratique. En un mot, au lieu
de relâcher dans la mesure du possible le lien qui l'unissait
à TAmériquc, TEspagne a voulu faire de sa colonie une
province espagnole, et c'est, croyons-nous, le manque
absolu d'autonomie qui a rompu la corde. N'y a-t-il pas
là une grave leçon de colonisation pour les peuples mo-
dernes ?
Ne soyons pas trop sévères pourtant; n'oublions pas
que TEspagne rencontra dans son œuvre des entraves sans
nombre. Nous avons vu les luttes qu'elle dut soutenir
contre les étrangers, qui lui disputèrent bientôt le profit
de son labeur ou même le sol de ses établissements. Le
monopole fut le seul remède qu'elle pût opposer a la con-
trebande et au commerce illicite, et nous avons dit avec
quelle ténacité elle combattit les progrès des Hollandais en
Guyane. «Quand on étudie \ dit M. A. Rojas, cette époque
qui suit la découverte de TAmérique, résumé de plus de
deux siècles de luttes sanglantes, d'incendies, de vexations,
de pillages et de crimes de tout genre, ce paraît être un
miracle que l'Espagne ait pu conserver sa conquête amé-
ricaine. »
Le Venezuela d'aujourd'hui est l'héritier des efforts
faits par l'Espagne dans le passé. C'est k l'Espagne qu'il
doit son territoire, et c'est sur les droits acquis par les
Espagnols dans les siècles précédents que le tribunal d'arbi-
trage de Paris s'est basé en 1899 pour lui attribuer les
sources de l'Orénoque et les mines du Yuruari. Or, n'est-ce
I. A. RojA!4, Préface des Leyetxdas historiens.
CONCLUSION 337
point un devoir pour la jeune république de maintenir
intact cet héritage reçu de l'antique métropole? Le Vene-
zuela a vu naguère surgir devant lui, dans la mer des
Antilles, les Etats-Unis, et cette apparition soudaine du
colosse nord -américain ne constitue-t-cUe pas pour le
petit Etat du sud une menace, sinon un danger? Des
événements récents ont prouvé que l'Allemagne et l'Angle-
terre ne se désintéressaient pas non plus de la question
vénézuélienne. L'avenir est gros d'orages, et la parole du
Libérateur mourant ne devrait-elle pas plus que jamais
résonner aux oreilles de ses concîloyens? « De l'union! de
l'union! » Aux Etats-Unis d'Amérique, le Venezuela isolé,
avec son armée de 4»ooo hommes, ses quatre navires de
guerre, ne peut opposer qu'un faible rempart. Si, au con-
traire, les trois républiques de Venezuela, de Colombie et
d'Equateur formaient par leur alliance et, au besoin, par
une commune défense, une barrière d'un seul tenant, la
puissante nation nord-américaine respecterait une attitude
qui trouverait sans doute un appui, non seulement dans
l'Europe intéressée à réprimer l'ambition yankec, mais aussi
dans le Brésil, le Pérou et la Bolivie. Pour réaliser celte
étroite union, il faudrait peut-être un autre Bolivar, et qui
oserait assumer une tâche aussi ingrate, en songeant aux
épreuves et aux amertumes qui empoisonnèrent les derniers
jours du Libérateur ?
1
TABLE DES MATIERES
BiBLIOGBAPHIE • . . . . VU
Cartographie xvii
I.'«ITR0DUCT10If I
Livre I. — Géographie et Ethnographie du Venezuela.
Limites. Orographie. Hydrographie . 5
La Guyane i3
Ethnographie i6
Livre H. — La Conquête. Les origines de Caracas.
Chap. L — Les premiers établissements espagnols du
Venezuela occidental 39
— IL — Histoire du tyran Lope de Aguirre 38
— m. — Soumission des Caraques. Les premiers
gouverneurs de Caracas. L'œuvre du procu-
rateur Bolivar 01
— IV. — Caracas au xvir siècle. Les cercles. Les ori-
gines du Libérateur G7
Livre IIL — Le Commerce.
Chap. L — Ayant la fondation de la Compagnie
Guipuzcoane 73
— II. — Constitution de la Compagnie Guipuzcoane.
Ses débuts (1738-1738) 84
— III. — La Compagnie Guipuzcoane de 1739 à 1749.
Sa prospérité malgré ses nombreux revers . io3
— IV. — Révolte contre la Compagnie Guipuzcoane.
L'insurrection de 1749 à Caracas no
— V. — Caracas de 1760 à 1763. Suite et fin de
l'histoire de Léon 136
— VI. — La Compagnie Guipuzcoane de 1751 à 1780 . i33