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Full text of "Les Parias de France et d'Espagne : cagots et bohémiens"

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in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/lespariasdefrancOOroch 


LES  PARIAS 

DE  FRANCE  ET  D'ESPAGNE 


PRINCIPALES  PUBLICATIONS  DE  L'AUTEUR 


La  Nouvelle  Cal^édonie  et  ses  habitants,  par  le  D''  Victor  de  Rochas,  membre 
des  sociétés  de  Géographie  et  d' Anthropologe  do  Paris,  in-12 ,  Sartorius, 
éditeur,  Paris,  1862. 

Anthropologie  de  l.a  race  noire  océanienne  in  Revue  coloniale  de  juillet  1859  ; 
Bulletins  de  la  Société  d'Anthropologie,  Paris  1860. 

Les  Iles  Loyalty,  in  Bulletins  de  la  Société  de  Géographie,  imUet-aoùt  1^60. 

Les  Iles  Fidji  et  les  Iles  Pomotous  in  Annales  des  Voyage.^  ,  juillet  1860, 
avril  1861. 

Voyage  au  détroit  de  Magellan  et  sur  la  côle  occidentale  de  Patagonie,  in  Tour 
du  Monde  1861,  i"  vol. 

Un  naufrage  a  l'Ile  Rossel  (Océanie)  description  de  l'Ile,  in  Tour  du  Monde 
1861,  2e  vol. 

Cuba  sous  la  domination  espagnole,  in  Revue  Contemporaine,  N»'  d'août  et 
de  septembre  1869.  —  Traduit  en  anglais  sous  ce  titre  :  Cuba  under  spauish 
Rule  by  D'  V.  de  Rochas. 

L'Insurrection  cubaine,  in  Correspondant,  janvier  1870. 

Dictionnaire  encyclopédique  des  sciences  médicales,  articles':  Malaisie,  — Mé- 
lanésie, —  Mer,  —  Mulâtres,  —  Nègres,  —  Frambœsia ,  etc.,  etc. 


LES  PARIAS 

DE  France  et  d'Espagne 


(CAGOTS  ET  BOHÉMIENS) 


PAR 


V.  DE  Rochas 


LAURÉAT   DE   LA   SOCIÉTÉ   d' ANTHROPOLOGIE   DE  PARIS 
l'un   des   AUTEURS   DE   l'EnCYCLOPÉDIE   DES    SCIENCES    MÉDICALES. 


PARIS 

LIBRAIRIE     HACHETTE     ET     C"^ 

79 ,    BOULEVARD   ST-GERMAIN  ,    79 


1876 

DROITS   DE    REPRODUCTION   ET    DE    TRAUICTION    RÉSERVÉS 


MMorHecA 


AVANT-PROPOS 


S'il  est  un  phénomène  social  capable  de  piquer  la 
curiosité  et  de  solliciter  la  réflexion,  c'est  bien  l'existen- 
ce parmi  nous  de  certaines  classes  de  parias  compara- 
bles à  celles  de  l'Inde.  Apparues  vers  la  fm  du  moyen- 
âge,  elles  ont  traversé  l'ère  moderne  sans  livrer  le  secret 
de  leur  énigme  et  l'on  dispute  encore  jusque  sur  leur 
nom. 

Ce  n'est  pourtant  pas  à  l'indifférence  des  historiens, 
des  philanthropes  et  des  savants  qu'il  faut  imputer  l'in- 
certitude où  nous  vivons  à  cet  égard  ;  car,  depuis  le 
xvie  siècle,  ils  se  sont  exercés  à  l'envi  à  résoudre  les 
problèmes  historiques  et  sociaux  que  posaient  devant 
eux  les  Bohémiens  d'une  part,  et,  de  l'autre,  la  catégo- 
rie multiple  des  parias  connus  sous  les  noms  divers 
de  Gagots,  Gahets,  Gacous,  etc. 

De  ces  deux  problèmes,  le  premier,  celui  des  Boné- 
miens,  était  le  plus  avancé  jusqu'ici;  l'autre,  malgré 
des  hypothèses  aussi  nombreuses  que  variées  et  préci- 
sément à  cause  de  cela,  était  encore  enseveli  dans  les 
plus  profondes  ténèbres. 

G'est  celui  que  nous  croyons  avoir  résolu,  au  moyen 


—  6- 
de  documents  historiques  et  médicaux  restés  inédits  ou 
inaperçus  et  do  l'observation  personnelle  immédiate. 

Pour  le  premier,  nous  avons  accepté  la  solution 
donnée  par  les  philologues,  qui  ne  répond  pas  à  tout 
mais  qui  nous  paraît  irréfragable  sur  le  point  qu'elle 
touche.  Ceci  ne  nous  a  pas  dispensé  de  faire  la  biogra- 
phie particulière  des  Bohémiens  de  notre  territoire, 
de  les  observer  et  de  montrer  que  ceux  du  pays  basque 
forment  véritablement  aujourd'hui  une  famille  distincte 
des  autres. 

Quand  on  traite  des  parias  de  l'Occident,  il  serait 
injuste  de  passer  sous  silence  le  livre  de  Francisque 
Michel,  intitulé  :  Histoire  des  races  maudites  de  France 
et  d'Espagne.  Mais  d'abord,  ce  livre,  le  plus  considéra- 
ble et  le  plus  savant  qui  ait  paru  jusqu'à  ce  jour  sur  la 
matière,  ne  répond  pas  complètement  à  son  titre,  car 
il  n'y  est  point  question  des  Bohémiens.  Ensuite,  M.  F. 
Michel  a  plus  étudié  les  titres  des  Cagots  que  les  Gagots 
eux-mêmes,  qu'il  nous  paraît  avoir  à  peine  entrevus. 
Sous  ce  rapport,  Palassou  qu'il  cite  avait,  à  la  fin  du 
dernier  siècle,  beaucoup  plus  fait  que  lui  et  qu'aucun 
des  contemporains.  C'est  donc  par  l'étude  physiologique 
des  parias  que  je  commençai,  sans  m'épargner  ni  voyages, 
ni  peines^  ni  dépenses  ;  mais  je  ne  tardai  pas  à  m'aper- 
cevoir  que  l'observation  anthropologique  et  médicale 
ne  suffirait  pas  à  me  dévoiler  l'origine  des  populations 
que  j'étudiais.  Aussi,  pour  éclairer  ce  côté  de  la  ques- 


—  7  — 
tion  qui  n'est  pas  le  moins  séduisant,  je  dus  me  faire  à 
mon  tour  chercheur  de  vieux  titres  et  de  traditions.  Si 
j'ai  réussi  à  en  réunir  quelques-uns  d'inédits,  j'en  suis 
en  partie  redevable  à  M.  Raymond,  archiviste  des 
Basses-Pyrénées,  gardien  éclairé,  mais  non  jaloux,  de 
ce  qu'on  a  si  justement  nommé  le  trésor  de  Pau.  Gom- 
me il  serait  superflu  de  faire  l'éloge  de  son  érudition, 
je  me  borne  à  rendre  grâce  à  son  obligeance.  (1) 

J'ai  poursuivi  mes  recherches  aux  archives  de 
Bordeaux,  aux  archives  et  à  la  bibliothèque  natio- 
nales à  Paris,  enfin  aux  archives  municipales  et  pa- 
roissiales de  la  Navarre  espagnole.  Mais  ces  inves- 
tigations paléographiques  et  bibliographiques  avaient 
besoin  d'être  complétées  et  contrôlées  par  l'obser- 
vation directe  des  parias  ou  de  leurs  descendants. 
Tel  a  été  le  but  de  mes  voyages  dans  les  Pyrénées  d'un 
bout  à  l'autre  de  la  chaîne  et  des  deux  côtés  de  la  fron- 
tière. 

Coïncidence  singuhère  :  c'est  au  temps  des  troubles 
de  la  première  guerre  civile  d'Espagne,  il  y  a  près  de 
40  ans,  que  M.  F.  Michel,  poussé  par  le  seul  amour  de 

(1)  M.  Soulice,  bibliothécaire  de  la  ville,  m'a  toujours  montré  la  plus  grande 
complaisance  pour  me  fournir  non  seulement  des  livres,  mais  de  bonnes  indica- 
tions. 

M.  V.  Lespy,  connu  par  de  nombreuses  publications  sur  les  dialectes  romans 
du  midi  de  la  France,  a  eu  l'obligeance  de  m'aider  de  ses  lumières  pour  la  cor- 
rection de  mes  citations  béarnaises  ou  gasconn(^,s. 

M.  Rosenzweig,  archiviste  départemental  du  Morbihan,  a  eu  la  bonté  de  me 
fournir  des  documents  sur  les  Cacous  de  Bretagne,  dont  il  avait  lui-môme  étudié 
l'histoire  avec  plus  de  soin  que  personne. 


—  8  — 

la  science,  sans  recommandations,  sans  nul  secours  du 
ministère,  comme  il  le  dit  lui-même  (1),  fouillait  les 
archives  des  provinces  basques  et  les  dépôts  littéraires 
de  Madrid  et  de  Pampelune  ;  et  c'est  exactement  dans 
les  mêmes  conditions,  à  travers  les  bandes  carlistes  et 
libérales  de  la  deuxième  guerre  civile  d'Espagne,  qu'en 
1873,  1874  et  1875  j'ai  interrogé  les  archives  vivantes 
que  forme  chaque  groupe  humain  des  vallées  pyré- 
néennes. 

(1)  «  Je  ne  veux  point  solliciler  d'éloges  mais  seulement  li  permission  de  fyire 
observer  qu'un  pareil  ouvrage  cnlrepris  sans  recommandations,  sans  nul  secours 
du  ministère  dont  je  dépends  en  qualité  de  professeur  de  faculté  et  de  membre  du 
comité  des  monuments  écrits  de  l'histoire  de  France,  n'était  pas  sans  danger,  sur- 
tout dans  les  conjonctures  difficiles  où  l'Espagne  se  trouvait  alors.  Je  me  hâte 
d'ajouter  que  le  seul  désagrément  réel  que  j'ai  éprouvé  est  d'avoir  été  pris  pour  un 
Agot  par  des  gens  du  pays  qui  me  voyaient  les  cheveux  blonds  et  les  yeux  bleus 
et  qui  ne  pouvaient  expliquer  que  par  la  parenté  l'insistance  que  je  mettais  h  m'en- 
quérir  des  mœur^  de  cette  race.  Il  me  fut  arrivé  bien  pis  si  j'eusse  tenté  d'obtenir 
ces  renseignements  des  Agots  eux-mêmes.  Aujourd'hui,  comme  dans  le  siècle  passé 
on  voit  d'un  fort  mauvais  œil  les  étr-mgers  converser  avec  ces  malheureux.  » 

(Francisque  Michel,  Histoire  des  races  maudites  de  France  et  d'Espagne. 
—  Préface,  ix  et  x.  —  1846.) 


PREMIÈRE  PARTIE 


LES   CAGOTS 


CHAPITRE  PREMIER 
CONSIDÉfiûTIONS  PRÊLIffiINRIRES  SUR  Lft  LÈPRE  ET  LES  LÉPREUX 

Entre  toutes  les  calamités  qui  affligèrent  nos  pères  au  moyen- 
âge,  il  n'en  est  pas  où  ils  aient  cru  plus  clairement  apercevoir  le 
signe  de  la  colère  céleste  qu'en  ce  mal  rongeur  qui,  s'attachant  à 
l'homme  fait  à  l'image  de  Dieu,  s'acharnait  à  le  dégrader  avant  de 
le  détruire.  Les  victimes  de  la  lèpre,  dont  nous  voulons  parler, 
avaient  en  effet  à  souffrir  un  long  martyre  avant  de  rencontrer  la 
paix  du  tombeau.  Objets  d'horreur  pour  eux-mêmes  et  de  terreur 
indicible  pour  leurs  semblables,  ces  malheureux  étaient  relégués 
aux  abords  des  villes,  en  quelque  hutte  solitaire  d'où  ils  ne  pou- 
vaient sortir  que  vêtus  d'oripeaux  rouges  qui  les  fissent  reconnaî- 
tre de  loin.  Désireux,  comme  tous  les  humains,  de  la  société  de 
leurs  semblables,  il  leur  fallait  réprimer  ce  penchant  naturel  et 
écarter,  par  le  craquement  sinistre  d'une  crécelle,  l'approche 
d'un  parent,  d'un  ami  dont  ils  auraient  souhaité  serrer  la  main. 
Ceux-là,  pourtant,  n'étaient  pas  les  plus  à  plaindre.  La  hutte 
agreste  et  solitaire  du  lépreux  abritait  une  existence  moins  lamen- 
table que  le  vaste  bâtiment  élevé  par  la  munificence  d'un  prince 
ou  d'une  commune  aux  abords  des  grandes  cités.  Nouveau  labyrin- 
the d'un  autre  minotaure,  ce  lugubre  édifice  reçoit  toujours  des 
hôtes  mais  n'en  lâche  jamais  aucun.  Et  cependant  ce  n'est  pas  la 
désespérante  inscription  de  l'enfer  du  Dante  (1)  qu'on  trouve 

(1)  Lasciateogni  speranza  toi  che  entrale  [Divina  comedia). 


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gravée  sur  son  frontispice.  iNon,  la  main  bienfaisante  du  christia- 
nisme y  a  fixé  la  croix  du  Sauveur  avec  celte  invocation  : 

0  crux  ave  ! 
Spes  unica. 

Seule  espérance,  en  effet,  pour  les  infortunés  sur  lesquels  l'église 
elle-même  a  comme  scellé  la  pierre  du  tombeau.  Avant  de  l'y  en- 
fermer, le  prêtre  a  prononcé  sur  le  lépreux  l'arrêt  fatal  qui  le 
sépare  h  jamais  du  monde.  Puis  il  l'a  couvert  d'un  suaire  et  récité 
sur  lui  l'office  des  morts.  ((1) 

Mais  il  ne  l'abandonne  pas  seul  et  sans  secours  dans  cet  asile  : 
des  religieux  de  St-Lazare,  héros  de  la  charité,  s'y  sont  déjà  éta- 
blis pour  avoir  soin  des  malades  ;  les  aumônes,  les  donations,  les 
rentes  entretiennent  l'établis.sement.  Chaque  lépreux  y  a  la  jouis- 
ssance  d'un  petit  jardin,  et  rien  du  nécessaire  à  la  vie  ne  lui  fait 
défaut,  rien  que  la  liberté,  rien  que  l'air  pur  des  champs,  la  riante 

(1)  Officiar.  curator.  dioc-Clarom,  et  S.  Flori,  edit.  ann.  1^90.  De 
modo  separandi  leprosos.  In  ecclesia  antc  altaie  pannus  nigcr,  si  habeatui ,  suppona- 
tur  diiobus  trelellis  disjunctis,  et  juxta  stet  infiinnis  genibus  flexis  inter  tretellos, 
suMiis  ponitiir  similiUidineni  niortui  gercns,  qiiamvis  vivat  corpore  etspiritu,  Deo 
Donantc,  et  sic  ibi  dévote  missam  débet  audire.  Presbyter  ad  leprosum  :  Si  vis 
bibere  hauiias  aqiiara  cum  tuo  busillo...  Item  defenJo  tibi  ne  de  cœlero  vadas  sine  ha- 
bitu  Icprosali,  ut  cognoscaris  ab  alïisetnolidecalciatus  esse  extra  domumtuarn,  etc. 

Stat.  cccles.  TuUi  mss.  fol  i03  i°  :  Si  contingerct  quod  canonicus  leprosus 
ad  hoc  k  Domino  esset  ductus  et  inspiralus,  quod  causa  humilitatis  faceiet  se  projici 
palam,  id  est  manifeste  :  tune  fieret  officium  lalliuui  solemniter  in  modum  qui 
sequilur.  Posl  priniara  venirent  congregationes  et  pulsaietur  appellatio,  et  post  mo- 
dum h  todo  conventu  iretur  eum  quaesitum  ad  snuni  hospitium  cura  cruce  :  et  ca- 
nonicus leprosus  sit  ii.dutus  robis  negris  vel  albis  cum  superlîcio  etalmutia,  more 
aliorum,  et  solus  procédât  post  cruccm  et  sic  proveniat  in  choro.  In  medio  autem 
chori  sit  cathedra  cooperta  t  peto  et  ïpse  desupcr  sedeat,  et  cantetur  missa  solcm- 
nis  de  Requiem,  et  fient  exequi»  super  cum.  Officio  explelo,  conducatur  ab  omni- 
bus et  cura  cruce  usque  ad  muratum  ante  ecdesiam  ubi  sit  quadiiga  parata  super 
quam  asccndcre  débet  infirraus  et  conduci  débet  usque  ad  suum  habilaculum,  cruce 
Semper  antécédente;  uno  canonico  équité  sacerdote  qui  ipsum  in  habitaculum  reclu- 
dat.  Insequi  etiam  debent  ipsura  amicisui  per  lotam  viam,  eliam  si  esset  unadieta 
à  civitate  amplius.  i^Du  Gange,  Glossaire,  art.  Leprosi.) 


-  13  — 

verdure  des  prairies,  l'ombrage  des  grands  bois  et  l'onde  fraîche 
des  fontaines  ;  rien  enfin  que  la  douce  et  consolante  jouissance  de 
la  nature.  Voilà  pourquoi  son  destin  nous  paraît  plus  sombre  que 
celui  du  lépreux  solitaire  et  libre.  Quelle  liberté  cependant  pour 
celui-ci  ! 

Après  l'office  des  morts  récité  sur  son  corps  étendu  dans  une 
bière,  comme  un  cadavre,  le  prêtre,  le  mettant  sur  pied  et  enle- 
vant le  suaire  qui  le  couvrait,  lui  donnait  une  robe,  deux  chemises, 
un  baril,  une  écuelle,  un  entonnoir,  une  baguette,  des  cliquettes 
ou  une  crécelle  et  disait  :  ce  Je  te  défends  entrer  es  églises,  mar- 
ché, moulin  et  lieux  es  quels  y  a  affluence  de  peuple. 

ï  Je  te  défends  laver  tes  mains  et  choses  à  ton  usage  es  fontai- 
nes, ruisseaux  et  si  tu  veulx  y  boire  faut  prendre  avec  un  vaisseau 
honneste. 

'<  Je  te  défends  toucher  aucune  chose  que  tu  voudraz  achepter 
que  avec  une  verge  nette  pour  la  démontrance. 

«  Je  te  défends  entrer  es  tavernes  et  maisons  hors  celle  en 
laquelle  est  ton  habitation. 

«  Je  te  défends  avoir  cdmpaignie  à  ault.re  femme  que  celle  que 
lu  as  espousée. 

«  Je  te  défends  toucher  aucunement  enfants  et  ne  leur  donner 
ce  que  tu  auras  touché. 

«  Je  te  défends  manger  et  boyre  en  autre  compagnie  que  lépreux 
et  sache  que  quand  tu  mourras  ta  seras  ensepveli  en  ta  maison  si 
n'est  de  grâce  qui  te  sera  faite  par  le  prélat  ou  ses  vicaires.  » 

Tel  est  le  cérémonial  qu'on  trouve  dans  un  rituel  de  Sens  im- 
primé par  ordre  du  cardinal  de  Pellevé  en  1550.  (1) 

Quel  était  donc  le  fléau  qui  condamnait  ses  victimes  à  un  sort 
si  misérable  et  inspirait  à -la  société  des  mesures  aussi  rigoureuses 
pour  sa  défense? 

(1)  Dissertations  relatives  à  l'hist.  de  France.  CollCLt.  Lebert  t.  2.  p.  <:22. 


—  14  — 

Un  fléau  complexe,  probablement  aussi  ancien  que  les  premiè- 
res annales  de  l'humanité  dans  l'Orient  sémitique.  Je  n'en  connais 
pas  de  description  plus  navrante  que  celle  que  nous  en  donne  la 
Bible  dans  le  Livre  de  Joh.  Tout  le  corps  de  ce  patriarche  n'était 
qu'une  plaie,  ses  ulcères  rendaient  un  pus  infect,  et  il  était  réduit 
à  les  nettoyer  avec  un  têt  de  pot  cassé,  ne  pouvant  user  de  ses 
doigts  à  cause  de  leur  enflure  et  des  ulcères  dont  ils  étaient  ron- 
gés ;  —  une  chaleur  ardente  et  intestine  le  consumait  ;  —  il  était 
tout  ridé,  épuisé,  desséché,  avec  les  dents  décharnées  ;  —  la 
puanteur  de  son  haleine  et  de  son  corps  faisait  fuir  jusqu'à  sa 
femme,  et  il  avait  été  obligé  de  demeurer  hors  de  la  ville,  aban- 
donné des  siens  et  des  autres  hommes.  Tels  étaient  du  reste  l'al- 
tération de  ses  traits  et  l'horrible  tuméfaction  de  son  visage,  que 
ses  amis  eux-mômes  ne  le  reconnaissaient  point.  —  Il  avait  une 
esquinancie  étouffante.  —  Accablé  pendant  le  jour  d'une  langueur 
mortelle,  il  était  troublé  la  nuit  par  des  songes  affreux.  —  Il 
souffrait  de  douleurs  d'entrailles  et  de  maux  de  reins.  —  Ses  yeux 
étaient  toujours  baignés  de  larmes  brûlantes  ;  —  sa  voix  était 
rauque  et  sa  parole  plutôt  un  rugissement  qu'une  voix  humaine. 

On  comprend  qu'accablé  de  tant  de  maux,  l'infortuné  s'écriât 
en  son  désespoir  :  «  Que  le  jour  où  je  naquis  périsse,  et  la  nuit 
en  laquelle  il  fut  dit  :  un  homme  est  né  !  » 

Il  est  assurément  plus  facile  de  reconnaître  la  lèpre  dans  la 
maladie  de  Job  que  dans  le  Zaraath.,  des  livres  de  Moïse,  que  la 
version  des  Septante  a  cependant  rendu  par  le  mot  de  lèpre. 
Voici  le  précis  de  ce  que  dit  Moïse  sur  cette  maladie  : 

Elle  se  reconnaît  1°  à  une  ou  plusieurs  taches  blanches  sur  la 
chair,  déprimées  par  rapport  aux  tissus  environnants  et  accompa- 
gnées d'un  changement  de  couleur  des  poils  qui  deviennent  blonds 
ou  roux  ;  2°  à  des  pustules  blanches  dont  la  base  est  rouge  et  qui 
laissent  voir  la  chair  vive  :  c'est  la  lèpre  invétérée  ;  3°  à  une  tu- 


—  15  — 

meur  ou|pustule  blanche,  roussâtre,  dans  une  cicatrice  ancienne 
et  plus  enfoncée  que  la  peau  environnante  dont  le  poil  est  devenu 
blanc  ;  4°  à  une  plaie  blanche,  groussâtre,  sur  une  tête  pelée  ou 
chauve,  et,  comme  sur  le  corps,  plus  déprimée  que  la  peau  en- 
vironnante ;  5°  à  une  plaie  en  la  tête  ou  en  la  barbe,  plus  enfon- 
cée que  la  peau  et  ayant  en  soi  du  poil  devenu  jaunâtre  et  fin  : 
ceci  est  de  la  teigne  ou  lèpre  de  la  tête  ou  de  la  barbe  (1). 

Il  est  clair  qu'il  y  a  plus  d'une  maladie  désignée  par  Moïse 
sous  le  terme  vague  de  lèpre,  puisqu'il  donne  ce  même  nom  à 
d'autres  affections  ou  incommodités,  comme  la  teigne  et  une 
dartre  furfuracée  qui  rend  le  corps  blanc  des  pieds  à  la  tête  et 
qu'il  appelle  une  lèpre  blanche  la  plus  pure  de  toutes  :  lepra 
mundissima.  (2) 

S'il  ressort  clairement  du  texte  sacré  que  la  lèpre  judaïque  était 
grave  et  contagieuse,  nous  n'y  trouvons  rien  qui  nous  fixe  sur 
son  développement  et  sa  fin;  nous  y  voyons  seulement  qu'elle  est 
susceptible  de  guérison. 

Cependant,  il  est  un  trait  de  l'Ancien  Testament  qui  nous  indi- 
que que  cette  heureuse  terminaison  devrait  être  rare  puisqu'elle 
était  considérée  comme  miraculeuse,  du  moins  dans  la  forme  la 
plus  grave  :  c'est  l'épisode  de  Naaman,  au  '2"  livre  des  Rois  (3). 

Si  nous  cherchons  à  suivre  les  traces  de  la  lèpre  dans  le  monde 

(1)  Lévitique,  chap.  xiii,  versets  2  k  46. 

(2)  Lévitique,  chap.  xiii,  versets  13  et  30  à  37. 

(3)  «  Or,  Naaman  chef  de  l'armée  du  roi  de  Syrie,  était  un  homme  puissant  au- 
près de  son  seigneur,  mais  cet  homme  fort  et  vaillant  était  lépreux...  Et  le  roi  de 
Syrie  dir,  à  Na-mian  :  Va-t-en  avec  une  lettre  de  moi  trouver  le  roi  d'Israël...  11  y 
alla  donc  et  il  apporta  au  roi  d'Israël  une  lettre  ainsi  conçue  :  Dès  que  cette  lettre 
te  sera  parvenue,  tu  sauras  que  je  l'ai  envoyé  Naaman,  mon  serviteur,  afin  que  tu 
le  guérisses  de  sa  lèpre. 

«  Dès  que  le  roi  d'Israël  eut  lu  la  lettre,  il  déchira  ses  vêtements  et  dit  :  Suis- 
je  Dieu  pour  faire  mourir  et  pour  rendre  la  vie,  que  le  roi  de  Syrie 
envoie  vers  moi  un  homme  pour  le  guérir  de  sa  lèpre  9 


-  16  — 

et  dans  le  temps,  nous  en  trouvons  la  mention  dans  les  écrits 
d'Hérodote.  Le  père  de  l'histoire  nous  apprend  que  les  Perses 
considéraient  cette  maladie  comme  un  châtiment  divin  et  en  re- 
léguaient les  victimes  loin  du  commerce  des  hommes  (1). 

Hippocrate,  contemporain  d'Hérodote,  attache  le  nom  de  lèpre 
(lepra)  à  une  simple  dartre,  mais  il  désigne  sous  le  nom  de  lencé 
et  de  maladie  phénicienne  deux  affections  beaucoup  plus  graves 
qui  correspondent  peut-être  aux  deux  formes  principales  de  la 
lèpre  du  moyen-âge  :  la  lèpre  blanche  et  l'éléphantiasis  (2). 

Quoiqu'il  en  soit,  il  paraît  douteux  que  ce  grand  maître  ait  ob- 
servé personnellement  la  maladie  appelée  depuis  lui  éléphantia- 
sis  des  Grecs,  et  qu'elle  existât  en  Grèce  de  son  temps,  tandis 
que  cinq  siècles  plus  tard,  sous  Néron,  Arétée  de  Cappadoce  en 
traça  un  tableau  épouvantable  et  saisissant  de  vérité  (3). 

Les  médecins  latins  apprirent  à  connaître  l'éléphantiase  au 
temps  de  Pompée  dont  les  soldats  l'apportèrent  à  Rome  à  leur 
retour  de  Syrie  et  d'Egypte,  suivant  le  rapport  de  Pline  (4).  Lu- 
crèce lui  attribue  la  même  origine  : 

Est  Elephas  niorbus  qui  propter  flumiiia  Ni)i, 
Gignitur  Egypto  in  média  neque  preterea  usquam  (5). 


(4)  Histoire,  liv.  m. 

(2)  «  La  lèpre,  le  prurigo,  la  gale,  le  lichen,  l'alphos.  l'alopécie  proviennent  du 
phlegmc;  ce  sont  là  plutôt  des  difformités  que  des  maladies.  »  (Liv,  des  maladies, 
§  33,  T.  VI  de  la  traduction  Liltré  des  œuvres  complètes  d'Hippocrate). 

«  Les  leucés  appartiennent  aux  affections  les  plus  graves,  comme  aussi  la  mala- 
die dite  phénicienne.  »  (Porrliétique  liv.  2,  §  43).  Gallien,  commentant  ce  pas- 
sage dit  :  «  La  maladie  phénicienne  qui  est  très-fréquente  en  Phénicie  et  dans  les 
autres  contrées  d'Orient,  parait  désigner  dans  ce  passage  l'éléphantiasis.  »  (Œuvres 
comp.  d'Hippoc.  Trad.  Littré,  T.  9,  p.  li). 

(3)  Arétée.  De  morborum  dinturnorum  et  acutor:;r.i  causis,  signis  et 
curatione,  lib,  xi,  c.  15. 

(4)  Pline.  Hist.  natur.,  liv.  xxvi,  chap.  i'^^. 

(5)  Lucrèce  ;  De  rerum  naturâ,  lib.  vj. 


—  17  — 

Pline,  Celse,  Galien,  en  parlent|à  peu  près  dans  les  mêmes  ter- 
mes, comme  d'une  maladie  chronique  et  qui  affecte  la  constitu- 
tion tout  entière,  s'attaquant  d'abord  à  la  peau,  qui  se  couvre  de 
taches  et  de  tumeurs,  puis  aux  doigts  des  pieds  et  des  mains  qui 
se  tuméfient,  et  aux  os  eux-mêmes  qui  se  pourrissent  (1). 

Mais,  à  côté  de  cette  description  de  la  lèpre  tuberculeuse  dont 
la  marche  est  si  fatale,  Celse  décrit  trois  espèces  de  «  vitiligo  «  : 
1"  Valphos,  semblable  à  des  gouttes  blanchâtres  répandues  sur  la 
peau  et  qui  s'élargissent  graduellement  ;  2°  le  mêlas,  qui  ne  diffère 
du  précédent  que  par  la  couleur  ;  3°  la  leucé,  qui  a  quelque  res- 
semblance avec  l'alphos,  mais  est  beaucoup  plus  blanche,  atteint 
plus  profondément  les  tissus  et  rend  les  poils  blancs  et  lanugi- 
neux. L'alphos  et  le  mêlas  ne  durent  qu'un  temps,  mais  la  leucé 
n'abandonne  pas  facilement  le  sujet  qu'elle  a  atteint  (2).  Celle-ci 
a  été  rapportée  par  Hébra,  professeur  de  dermatologie  à  l'univer- 
sité de  Vienne,  à  ce  qu'il  appelle  la  lèpre  maculeuse  (3).  Et,  en 
effet,  Celse  donnait  déjà  sur  la  leucé  le  signe  diagnostique  que 
les  auteurs  des  xni*  et  xiv  siècles  indiquaient  pour  le  diagnostic 
de  la  lèpre  «  Incidi  enim  cutis  débet  :  si  sangiùs  exit  remedio 
locus  est,  si  humor  alhidus,  sanari  non  potest.  » 

En  même  temps  que  l'éléphantiase,  les  Romains  avaient  reçu 

(i)  Celse.  Traité  de  la  médecine,  liv.  m,  ch.  xxv.  «  De  elephantiasi 

Toturii  corpus  afficitur  ità  ut  ossa  quoque  vitiari  dicantur.  Summa  pars  corporis 
crebras  maculas  crebrosque  tumores  habet  :  rubor  eanim  pauUatim  in  atrum 
colorem  convertilur  :  summa  cutis  inœqualiter  crassa,  tenuis,  dura,  mollisque, 
quasi  squammis  quibusdam  exasperatur;  corpus  emarcscit,  os,  surœ,  pedes  intu- 
mescunt.  Ubi  vêtus  morhus  est,  digiti  in  manibus  pedibusque  sub  tumore  condun- 
tur,  fcbricula  oritur  quœ  facile  lot  malis  obrutum  hominem  consumit.  » 

(2)  Op.  cit.  lib.  V.  '(  De  vitiliginis  speciehus.  »  V.  le  texte  latin  au  ch.  vu 
de  ce  volume. 

(3)  Traité  des  maladies  de  la  peau,  par  Ferdinand  Hébra.  Paris  1875, 
traduct,  Doyon,  t.  ii,  p.  492.  Le  même  auteur  a  vu  les  taches  de  vitiligo  arriver 
à  s«  confondre  de  façon  k  décolorer  toute  la  peau.  Op.  cit.  p.  173. 


—  18  — 
d'Asie  une  dartre  maligne  et  très-rebelle  qu'ils  appelèrent  men- 
tagra.  Pline  dit  qu'on  ne  l'avait  point  vue  avant  le  règne  de  Tibère 
et  qu'elle  était  si  contagieuse  qu'elle  se  communiquait  par  un  seul 
baiser.  Elle  attaquait  le  visage,  puis  le  cou,  la  poitrine,  et  rendait 
les  gens  sales  et  dégoûtants  par  une  espèce  de  son  ou  de  petites 
écailles  blanches  qui  s'en  détachaient  (1).  Cette  dartre  qui  paraît 
correspondre  à  celle  que  Moïse  appelait  lèpre  de  la  barbe, 
est  parvenue  jusqu'à  nous  à  travers  le  moyen-âge,  durant 
lequel  elle  a  dû  être  considérée,  ainsi  que  la  teigne,  comme 
une  maladie  lépreuse.  C'est  du  reste  une  opinion  de  tous  les  temps 
et  de  tous  les  pays  depuis  Moïse,  que  les  dartres  se  rapportent  à 
la  lèpre  comme  des  avant-coureurs  et  des  causes  prédisposantes. 
Toutes  ces  maladies,  une  fois  entrées  en  Italie,  avaient  pé- 
nétré sans  doute  avec  les  colons  et  les  soldats  romains  dans  le 
reste  de  l'Europe  soumis  à  leurs  armes.  Rotharis,  roi  des  Lom- 
bards, au  milieu  du  vu*  siècle,  voulant  arrêter  les  ravages  qu'elles 
faisaient  dans  ses  états,  ordonna  que  les  lépreux  seraient  chassés 
de  leurs  maisons  et  relégués  dans  les  lieux  écartés.  Ils  furent  dé- 
clarés morts  civilement  et,  comme  tels,  incapables  de  disposer  de 
leurs  biens  (2). 

Dans  notre  pays  et  vers  le  même  temps,  Pépin  et  Charlemagne 
prenaient  des  mesures  analogues.  Par  une  ordonnance  de  757, 
Pépin  autorise  le  divorce  entre  deux  époux  dont  l'un  serait  lépreux  ; 
et,  en  789,  Charlemagne  retranchait  les  lépreux  de  la  société  (3). 
Deux  siècles  auparavant,  l'église  s'était  occupée  de  ces  malheureux, 

(1)  Pline,  Histoire  naturelle,  livre  xxvi. 

(2)  Montesquieu.  Esprit  des  lois  T.  l'=^  l,ivre  xiv  Ch*  11. 

(3)  Si  conjugum  aller  si{  leprosus,  potest  aller  cum  illius  consensu  adhibire 
conjugium.  (Capilulaiie  de  Pépin  le  Bref  de  737  in  Cayjit.  reg.  francor.  Edit. 
Baluze.  T.  l^r,  Col.  184.) 

De  leprosis.  Ut  se  non  intermisceant  alio  populo.  (Capitulaire  de  Charlemagne 
de  l'an  789,  in  Cap.  reg.  francor.  T.  1",  Col.  244.) 


-  19  — 
et,  d'une  façon  plus  charitable,  car  le  troisième  concile  de  Lyon, 
en  583,  ordonnait  que  les  lépreux  de  chaque  cité  seraient  nourris 
et  entretenus  aux  dépens  de  l'église  par  les  soins  de  l'évêque,  afin 
qu'ils  ne  fussent  pas  vagabonds  (1).  Si,  comme  on  vient  de  le  voir, 
c'est  une  grande  erreur  de  croire  que  la  lèpre  nous  soit  venue  avec 
les  croisades,  il  n'est  pas  moins  certain  que  le  mal  prit  une  re- 
crudescence et  une  intensité  inaccoutumées  à  cette  époque.  On  a 
remarqué  que  tout  grand  mouvement  de  troupes  entraîne  après 
lui  une  épidémie  quelconque,  en  dépit  même  des  mesures  hygié- 
niques compatibles  avec  les  dures  nécessités  de  la  guerre.  A  plus 
forte  raison  devait-il  en  être  ainsi  dans  un  temps  d'ignorance  et 
de  misère,  quand,  à  la  voix  d'un  Pierre  l'Ermite,  des  troupeaux 
humains  s'ébranlaient,  sans  organisation,  sans  approvisionne- 
ments, pour  tomber,  après  un  long  et  pénible  voyage,  sur  une 
terre  ennemie  et  dans  un  climat  insalubre.  C'était  une  proie  pré- 
destinée aux  endémies  particulières  à  ces  régions  et  par  conséquent 
à  la  lèpre.  Faut-il  s'étonner  après  cela  que  le  virus  renouvelé  à  sa 
source  ait  bientôt  étendu  ses  ravages  sur  l'Europe  entière,  à  la 
suite  des  héroïques  mais  infortunés  soldats  revenus  d'Egypte  et 
de  Syrie? 

En  dehors  même  des  expéditions  armées,  les  communica- 
tions [entre  l'Europe  et  l'Asie  furent  incessantes  pendant  tout 
le  moyen-âge.  On  s'en  allait  en  pèlerinage  à  la  Terre- Sainte  pour 
gagner  le  ciel  et  quelquefois  même,  chose  curieuse,  pour  se  gué- 
rir de  la  lèpre  en  se  plongeant  comme  Naaman  dans  les  eaux  du 
Jourdain  (2). 

(1)  Sacro-sancta  concilia.  T.  1"". 

(2)  Gregorii  episcopi  Turonensis  liber  ingloria  beatorum  confessorum  :  1,10. 
De  même  en  Espagne  : 

«  Y  el  conde  siendo  gafo  se  fue  para  la  «erra  santa  en  romeria.  »  Et  le  comte 
étant  Irpreux  s'en  fut  k  la  Terre  Sainte  en  pèlerinage.  (Covarrubias.) 


—  20  — 

Les  XII*,  XIIP  et  XIV*  siècles  furent  donc  afflgés  d'une  vérita- 
ble épidémie  de  lèpre  qui  sévissait  même  sur  les  classes  riches  de 
la  société.  Mathieu  Paris,  en  1244,  comptait  1 9,000  léproseries  ou 
maladreries  dans  la  chrétienté,  chiffre  qui  n'est  sans  doute  pas 
exagéré,  puisque  la  France  à  elle  seule  en  avait  2,000,  comme  on 
le  voit  par  le  testament  de  Louis  VIII  qui,  vers  la  môme  époque, 
léguait  en  mourant  cent  sols  ou  environ  84  livres  tournois  à  chacune 
d'elles.  —  Grand  encore  était  le  nombre  de  ceux  que  les  hôpitaux 
ne  pouvaient  recevoir.  Ils  parcouraient  le  royaume,  «  quèrants 
leur  vie  >  comme  parlent  les  vieux  documents,  étalant  leurs  plaies 
hideuses  sur  les  grands  chemins  et  jusque  dans  les  rues  des  villes. 
Des  ordonnances  de  Charles  V  et  de  Charles  VI  prescrivent  au 
prévôt  de  Paris  de  ne  pas  laisser  courir  les  ladres  par  les  rues,  de 
chasser  ceux  qui  sont  étrangers,  de  faire  la  visite  des  maladreries 
de  sa  juridiction,  et  de  veiller  à  ce  qu'on  n'en  détourne  point  les 
revenus  (1). 

Si  tel  était  le  désordre  dans  la  capitale,  qu'on  juge  de  ce  qu'il 
devait  être  partout  où  manquaient  les  hôpitaux  pour  recevoir  les 
malheureux  atteints  du  mal  de  «  Monsieur  St-Ladre.  » 

(1)  Charles  (V)  etc.,  au  prévôt  de  Paris.  Salut. 

Il  est  venu  k  notre  cognoissance  que  plusieurs  hommes  et  femmes  méseaux,  férus 
de  la  maladie  St-Ladre  qui  sont  de  plusieurs  nations  et  villes  sont  venus  de  jour 
en  jour  en  notre  bonne  ville  de  Paris  quèrants  leurs  vies  et  aumônes,  buvant  et 
mangeant  emmi  les  rues  et  carrefours  où  passe  le  plus  de  gens,  parquoy  nos  bons 
subgez  et  les  populaires  qui  sont  simples  gens  pourraient  par  la  compagnie  et  la 
multitude  desilits  niéseaiilx  êtie  infecs  et  férus  de  ladite  maladie  St-Ladre.  Mandons 
et  étroitement  enjoignons  que  sans  délay  tous  lesdits  méseaux,  hommes,  femmes  et 
enfants  qui  ne  sont  nés  en  notre  dite  bonne  ville,  et  qui  par  privilèges,  ordonnan- 
ces ou  statuts  anciens  d'icelle  n'y  doivent  êtie  reçeus  ès-maladieries  pour  se  està- 
blies,  repartent  de  notre  dite  bonne  ville  et  s'en  voient  droit  ès-villes  et  lieux  d'où 
ils  sont  venus  et  nez  ou  ailleurs  ès-nialadieries  où  ils  doivent  être  reçeus,  souteneus 
et  gouvernez.  Donné  au  Bois  de  Vincennes  le  f^""  jour  de  février  de  l'an  de  grâce 
1371,  (Ordonnances  des  Roys  de  France  de  lu  3^  race,  coUigèes  par  Secousse 
et  de  Villevault.  —  Paris,  imprimerie  royale  17SS. 

V.  au.ssi  Ordonnance  de  Charles  VT  du  S  juin  1404.  [Op.  cit.) 


—  21  — 

Afin  d'y  remédier,  on  élevait  dans  la  banlieue  des  villes  et  des 
bourgs  des  cabanes  pour  servir  de  retraite  non-seulement  aux 
ladres  de  la  localité,  mais  encore  aux  passants  (1). 

L'Angleterre  elle-même,  envahie  par  l'épidémie,  malgré  sa  po- 
sition insulaire,  se  défendait  par  les  mêmes  moyens  que  le  con- 
tinent (2). 

Tant  de  gens  vivaient  de  la  charité  publique,  que  celle-ci 
devait  se  trouver  impuissante  à  la  tâche,  en  un  temps  de  guerres 
et  de  misères  de  toute  sorte.  De  là  des  rixes,  des  attentats  noctur- 
nes et  même  des  complots  et  des  coalitions  exécutés  et  réprimés 
dans  le  sang.  J'imagine  que  c'est  pour  ces  causes,  et  par  mesure 
de  précaution,  que  l'usage  d'armes  quelconque  fut  défendu  aux 
lépreux.  «  Nous  défendons,  dit  la  coutume  d'Amiens,  que  frère 
m.ézel  ne  porte,  ni  ait  sur  lui,  ni  en  son  huchet,  ni  ailleurs,  coutel 
k  pointe,  ni  hache,  ni  espée,  ni  broche  de  fer  ni  d'acier,  ni  de 
autre  cose.  » 

Tous  les  lépreux  n'étaient  pas  nécessairement  pauvres,  puisque 
le  mal  s'attaquait  même  à  ceux  qui  vivaient  dans  l'abondance; 

(1)  Los  lepros  ne  se  entremesclaran  ablos  autres,  mes  poiran  passar  et  repassar 
demandan  l'aurnoûne,   se  tienen  separatz  deïis  autres 

Et  k  cause  que  en  lo  présent  royaume  no  y  a  maison  assignades  per  los  re- 
treite,  los  magistratz  seran  tengutz  los  accomoda  de  cabane  por  se  retira,  passant 
et  repassant,  aux  dépens  deiis  habitans.  {Los  fors  et  costumas  deû  royaume 
de  Navarre  deçà  ports,  Rubrica  34.  De  qualitats  de  personas.  Art.  i  et  5.) 

(2)  Extrait  des  statuts  de  la  Ghildede  Berwick,  année  128i. 

De  Leprosis. 

Cap.  XV.  NuUus  leprosus  ingrfdiatur  limita  portarum  noslri  Burgi ,  et  si 
casualiter  ingressus  fuerit,  per  servientem  Burgi  nostri,  statini  ejiciatur  :  Et 
si  quis  leprosus  centra  hanc  prohibitionem  nostram  consuetudinarie  portas  Burgi 
ingredi  prœsumpsedt ;  indumenta  quibus  indutus  fuerit,  capiantur  ab  eo,  et  com- 
burantur,  et  nudus  ejiciatur.  Quia  de  communi  consilio  provisum  est,  ut  per 
aliquera  probuni  virum,  colligantur  eis  eleemosinje,  ad  eorum  sustentationem,  in 
loco  aliquo  eis  compétente  extra  burgum.  Et  hoc  de  leprosis  indigenis,  et  non 
alienigenis. 


—  22  — 
mais  la  législation  de  l'époriuc  tendait  à  empêcher  la  fortune  de 
passer  aux  mains  d'un  ladre.  «  Li  Mesels  ne  poent  estrc  lieirs  à 
nuUui  »  (1). 

Les  malheureux  ladres  devenaient  plus  odieux  au  peuple  à  me- 
sure que  leur  nombre  augmentait  et  en  même  temps  la  mendicité 
et  le  désordre.  En  Guienne  où  ils  étaient  plus  nombreux  qu'ail- 
leurs, au  XIV»  siècle,  on  les  accusa  de  s'être  concertés  avec  les 
Juifs  pour  empoisonner  les  fontaines.  Sur  ce  vague  et  absurde 
soupçon,  le  roi  Philippe-le-Long  en  fit  arrêter  un  certain  nombre 
qui  expièrent  sur  le  bûcher  le  crime  d'être  nés  en  un  temps  d'i- 
gnorance et  de  barbarie.  Alors  aussi,  des  troupes  armées,  demi- 
paysans,  demi-bandits,  parcoururent  les  campagnes  de  Guienne, 
faisant  main-basse  sur  les  Juifs  et  les  lépreux  qu'ils  rencon- 
traient, brûlant  les  maladreries,  mettant  enfin  le  désordre  au 
comble  jusqu'à  ce  qu'ils  fussent  eux-mêmes  poursuivis  et  taillés 
en  pièce  par  le  gouverneur  de  Languedoc.  —  Ces  événements  se 
passaient  en  1319-1320.  —  Le  roi  qui  avait  d'abord  séquestré  les 
biens  des  léproseries,  fit  main-levée  des  saisies  qu'il  avait  ordon- 
nées, par  mandement  daté  de  Grécy  du  16  août  1321.  (2) 

Cependant,  la  «  fille  ahiée  de  la  mort  »,  pour  parler  le  langage 
de  Job,  commença  à  tempérer  ses  fureurs  dès  l'aurore  de  la  Re- 
naissance, et,  vers  le  milieu  du  xvi*  siècle,  le  nombre  des  lépreux 
avait  tellement  diminué,  que  plusieurs  hôpitaux  étaient  déserts  et 


(1)  CouUinn  de  Normandie  (Du  Gange,  Glossaire,  au  mot  3Iesclhis.) 

Quant  aucun  devient  mesiax  parquoi  il  convient  qu'il  laisse  la  compaignie 
des  gens  sains,  il  n'a  puis  droit  en  nule  propriété  d'hérita^re,  ni  qui  fust  sien  ni 
qui  lui  peiist  venir  de  son  lignage,  car  sitôt  comme  il  est  pris  de  celte  maladie,  il 
est  mors  quant  au  siècle.  {Les  coustumes  de  Bcauvoisis.  Edition  Deugnot,  t.  2, 
p.  3-25.) 

(2)  «  Ordonnances  des  Roys  de  France  de  la  5«  race,  »  l.  I,  p.  814, 
de  la  collection  Secousse  et  de  Villevault.  Taris,  imp.  roy.  1755. 


—  23  — 

tombaient  en  ruines.  Des  gens  puissants  ou  en  faveur  profitaient 
des  rentes  attachées  à  ces  fondations  pieuses.  Cet  abus  donna  lieu 
à  une  ordonnance  de  François  1",  du  19  décembre  1543.  Mais 
comme  les  abus  ne  sont  pas  faciles  à  déraciner,  surtout  quand 
ils  rapportent  des  rentes  à  ceux  qui.  en  profitent,  les  biens  des 
maladreries  continuèrent  d'être  usurpés  en  tout  ou  en  partie. 
Henri  IV  et  Louis  XIII  avisèrent  à  leur  tour  au  même  objet,  et 
affectèrent  les  rentes  récupérées  des  hospices  déserts  ou  en  ruine 
eau  soulagement  des  pauvres  gentils-hommes  et  soldats  blessés.  » 
Ceci  nous  indique  que,  dès  cette  époque,  la  lèpre  n'était  déjà 
plus  une  calamité  publique.  Elle  n'avait  cependant  pas  dis- 
paru complètement  du  midi  de  la  France.  Le  Béarn  avait  encore 
quelques  lépreux  et  une  maladrerie  à  Lescar  (1).  La  Provence 
et  le  comté  de  Nice  en  ont  conservé  quelques  familles  jusque 
vers  1830  à  Vitrolles,  à  Martigues  et  à  Oneille,  d'où  était  origi- 
naire le  lépreux  de  la  cité  d'Aoste,  célèbre  par  le  récit  touchant 
de  Xavier  de  Maistre.  Mais  enfin,  l'on  peut  dire  que  depuis  les 
dernières  années  du  xvii^  siècle  la  lèpre  a  presque  disparu  de 
notre  patrie  (2). 

(1)  Sentenc»  arbitrale  rendue  par  Ramon  de  Planter,  curé  de  Pardies  près  Nay, 
et  Jean  de  Lainiau,  curé  de  Narcastet  et  Rontignon,  entre  Guillaume  Burel,  «  ma- 
lau  leprous  »  en  la  ladrerie  de  Lescar,  et  Bertrand  d'Abeilhon,  habitant  de  Ba- 
liros,  sur  le  partage  des  quêtes  auloiisées  pour  les  lépreux  dans  le  diocèse  de 
Dax,  le  pays  de  Larbaig,  Monein,  Cardesse,  Lucq,  Artiguelouve,  saint-Faust,  La- 
ro'.n,  Âubertin,  Lasseube,  Gan,  Lasseubétat,  Bosdarros,  puis  dans  les  diocèses  de 
Bayonne  et  de  Bazas.  Ces  quêtes  avaient  été  affermées  peur  la  somme  annuelle  de 
118  francs  plus  24  serviettes  et  2  nappes.  Pau,  6  avril  1620. 

Archives  des  Basses-Pyrénées.  E.  2029,  f"  131. 

(2)  Moins  heureux  que  la  France,  quelques  pays  d'Europe  conservent  encore  la 
lèpre  k  l'état  endémique. 

L'archipel  grec,  dont  la  population  est  d'environ  250,000  âm«s,  comptait,  en 
18i0,  900  lépreux,  plus  de  3  par  1,000  habitants.  La  Norwège,  en  18i6,  avait 
1,122  lépreux  confirmés,  ou  en  moyenne  i  sur  1,000  habitants. 

L'Italie,  en  1858,  avait  encore  au  moins  une  centaine  de  ces  malheureux  près- 


—  24  — 

Nous  avons  vu  ce  qu'était  la  lèpre  dans  l'antiquité;  interrogeons 
maintenant  les  auteurs  du  Moyen-Age,  pour  savoir  ce  qu'elle  était 
alors,  Bernard  Gordon,  Guy  de  Chauliac,  nous  en  ont  transmis 
les  meilleures  descriptions.  Mettant  de  côté  les  théories  surannées 
qui  compliquent  inutilement  leur  récit,  voici  à  quoi  l'on  peut  ré- 
duire l'exposé  des  caractères  qu'ils  attribuent  à  la  lèpre  (1). 

Elle  rend  la  voix  enrouée  ou  rauque  et  nasillarde;  le  visage 
onctueux,  luisant,  enflé,  semé  de  boutons  fort  durs  dont  la  base 
est  verte  et  la  pointe  blanche  ;  le  front  partagé  par  des  rides  en 
divers  plis  proéminants  qui  s'étendent  d'une  tempe  à  l'autre  ;  les 
yeux  rouges,  enflammés,  brillants  comme  ceux  d'un  chat,  de  plus 
ils  sont  saillants  et  immobiles  ;  les  oreilles  enflées,  rouges,  rongées 
d'ulcères  vers  la  base  et  environnées  de  tubercules  ou  de  glandes; 


que  toui  sur  la  côte  de  Gèr.es,  et  le  gouvernement  sarde  dut,  à  cette  époque,  con- 
vertir en  léproserie  un  couvent  situé  sur  une  colline  près  de  San-Remo,  et  ou  40 
malades  furent  aussitôt  internés.  L'Espagne  a  été  une  des  .ontrées  de  l'Europe 
où  la  lèpre  prit  autreîois  le  plus  d'extension.  11  en  reste  encore  en  Andalousie  au 
moins;  seulement  comme  en  Espagne  on  fait  toute  antre  chose  que  de  la  statistique, 
nous  n'avons  pas  de  chiffre  à  fournir.  —  En  Portugal,  la  lèpre  est  encore  endé- 
mique aux  Algarves  et  dans  le  district  de  Laloës.  Almcïda  estime  à  500  le  nombre 
de  ceux  qui  en  sont  atteints.  En  dehors  de  l'Europe,  elle  est  infiniment  plus  com- 
mune, mais  il  est  hors  de  notre  propos  de  nous  en  occuper.  (Voyez  D''  Hirsch, 
Himdhuck  der  historlch  geographischen  Palhologie,  et  D""  Brassac.  Essai 
sur  l'élephantiasis  des  Grecs.  Paii»,  1866^. 

L'aperçu  historique  que  nous  avons  tiacé  montre  que  le  déclin  de  l'épidémie 
lépreuse  coïncida  U  peu  près  avec  l'explosion  de  l'épidémie  de  syphilis  en  Europe,  et 
que  'es  deux  affections  continuèrent  de  se  développer  encore  quelques  temps  côte 
à  côte.  Combien  peu  fon  lée  par  conséipient  est  l'opinion  des  médecins  qui  ont  dit 
que  la  lèpre  du  Moyen-Age  n'était  autre  chose  que  la  syphilis  !  Je  ne  voudrais  pas 
nier  toutefois  que  certains  accidents  cutanés  de  celle-ci  n'aient  pu  être  confondus 
avec  la  première. 

(1)  Bernard  Gordon,  recteur  de  l'Université  de  Montpellier  1305.  Lilium  medi- 
cinœ  etc.,  dans  Opéra  medica.  Imprimé  it  Lyon  1754,  p.  49  et  suiv. 

La  Grande  chirurgie  de  M*""*  Guy  de  Chauliac,  composée  k  Montpellier 
en  1363  et  traduite  du  latin  en  français  par  M*''«  Laurent  Joubert,  médecin  ordi- 
naire du  Roy  et  du  Roy  de  Navarre,  chancelier  de  l'Université  de  Montpellier,  1619. 


—  25  — 
le  nez  applati  en  raison  de  la  destruction  du  cartilage  et  des  ulcè- 
res qui  le  rongent  au  fond  ;  la  langue  sèche  et  noire,  tuméfiée, 
ulcérée,  entrecoupée  de  sillons  et  semée  de  petits  grains  blancs  ; 
la  peau  inégale,  rude  et  insensible  ;  de  plus,  soit  qu'on  la  perce, 
soit  qu'on  la  coupe,  elle  rend  au  lieu  de  sang  un  liquide  sanieux. 
La  démangeaison  qu'éprouve  le  malade  est  si  violente  qu'il  se 
procure  des  inflammations  et  des  plaies  en  se  grattant  ;  symptôme 
déjà  signalé  par  Lucrèce  comme  un  des  plus  pénibles: 

«  Improba  mordaci  serpens  jprurigine  le%)ra  ». 

Enfin,  au  dernier  degré  de  la  maladie,  le  nez,  les  doigts  des 
pieds  et  des  mains,  et  même  des  portions  de  membres  se  détachent 
successivement,  de  sorte  que  le  lépreux,  avant  de  goûter  de  la 
mort,  assiste  à  sa  propre  désorganisation.  Sous  de  pareilles 
couleurs,  les  médecins  du  Moyen-Age  ont  dépeint  et  nommé 
l'éléphantiase.  Les  observations  de  Larrey  :  Relation  chirt(rgicale 
de  l'armie  d'Orient  en  Egypte  et  en  Syrie,  Paris  1803,  ont  con- 
firmé en  somme  l'exactitude  de  cette  description  et  ne  permettent 
pas  de  douter  de  l'identité  de  la  maladie  observée  aux  deux  époques. 

Il  n'y  a  pas  de  doute  non  plus  que  la  lèpre  observée  de  nos  jours  en 
Europe  et  en  Amérique  est  bien  la  même  que  celle  du  Moyen-Age. 
Ceci  ressort  avec  évidence  de  la  lecture  du  Traité  de  MM.  Daniel- 
sen  et  Boëk  sur  la  lèpre  de  Norwège,  et  de  celui  de  M.  Brassac 
sur  la  lèpre  d'Amérique,  où  elle  a  été  importée  avec  les  nègres. 
Voici  le  résumé  de  leurs  descriptions  :  La  lèpre  est  tuberculeuse 
ou  non  tuberculeuse.  La  première  forme  s'annonce  par  des  taches 
auxquelles  succèdent  des  tubercules  de  forme  et  de  grosseur 
variable,  qui  s'ulcèrent  fatalement  ;  d'où  résultent  des  caries  et  des 
nécroses  des  os  du  crâne  et  de  la  face,  la  chute  des  doigts,  des 
orteils  et  même  d'une  portion  de  membre.  Qu'on  ajoute  à  cela 
certaines  altérations  dans  le  système  pileux,  des  paralysies  par- 


—  20  — 

tielles  et  des  déformations  qui  en  sont  la  conséquence,  et  on  aura 
un  tableau  en  raccourci  de  celle  hideuse  et  redoutable  maladie: 
cachexie  générale  présentant  de  graves  altérations  du  sang  qui 
peuvent  se  résumer  en  un  défaut  de  proportion  du  sérum,  de  la 
fibrine  et  de  l'albumine,  l'un  étant  très  diminué  et  les  autres 
très  augmentés.  Dans  la  forme  non  tuberculeuse,  dite  aphymatode 
ou  anaisthétique,  les  tubercules  sont  remplacés  par  une  éruption 
de  bulles  et  de  vésicules  sous  lesquelles  se  forment  les  ulcères  ;  la 
marche  est  plus  lente  mais  non  moins  fatale,  l'anesthésie  et  les 
paralysies  plus  prononcées,  ainsi  que  les  déformations  qui  en  sont 
la  conséquence;  on  voit  alors  les  extrémités  se  plier  dans  le  sens 
de  la  flexion  ;  les  doigts  de  la  main  s'incurvent  de  façon  à  imiter 
la  disposition  d'une  griffe  d'oiseau  de  proie,  en  même  temps  que 
la  main  s'applatit  par  l'atrophie  des  muscles  interosseux.  Qu'il  me 
soit  permis  de  dire  que  les  quelques  observations  que  j'ai  pu  faire 
moi-même  en  Amérique,  concordent  parfaitement  avec  celles  des 
auteurs  cités. 

En  résumé,  il  ne  saurait  y  avoir  de  doute  sur  la  nature  de  la 
grande  endémie  lépreuse  du  Moyen-Age  et  sa  continuité  jusqu'à 
nous  h  l'état  sporadique,  diminuée  dans  sa  gravité  et  sa  contagio- 
sité, comme  il  arrive  de  toutes  les  maladies  possibles,  quand  elles 
passent  de  l'état  épidémique  à  l'état  sporadique.  Il  n'est  donc  pas 
permis  de  dire,  comme  des  auteurs  recommandables  d'ailleurs 
l'ont  fait,  que  «  la  nature  et  l'origine  de  la  lèpre  au  Moyen-Age 
ne  sont  pas  plus  connues  que  celles  de  la  lèpre  dont  parlent  les 
livres  saints.  » 

Eh  bien  !  cette  maladie  était  alors,  comme  aujourd'hui,  incu- 
rable. C'est  ce  que  déclarait  formellement  Guy  de  Chauliac  au 
XIV»  siècle,  et  Ambroise  Paré  au  XVP,  alors  cependant  que 
l'épidémie  était  à  son  déclin.  «  La  lèpre,  dit  celui-ci,  est  une 
maladie  héréditaire,  contagieuse  et  incurable.  Cette  contagion  est 


—  27  - 

si  grande  qu'elle  vient  aux  enfants  des  enfants  et  môme  plus  loin; 
de  quoy  l'expérience  a  fait  foy  (d)  ». 

Qu'on  juge  de  la  terreur  qu'une  telle  maladie  devait  inspirer. 
Avicenne  n'avait-il  pas  dit,  (ce  dont  il  est  assurément  permis  de 
douter,)  qu'elle  se  communique  non-seulement  par  contact  mais 
aussi  à  travers  l'air  par  les  émanations  et  le  souffle  des  malades? 
De  là,  l'obligation  imposée  aux  lépreux  de  passer  sous  le  vent  des 
personnes  saines,  s'ils  avaient  à  les  croiser  en  chemin.  L'opinion 
générale  chez  tous  les  peuples  de  l'antiquité  et  du  Moyen-Age  fut 
que  la  lèpre  était  un  châtiment  céleste  infligé  pour  de  grandes 
fautes.  Telle  était,  au  rapport  d'Hérodote,  l'idée  que  s'en  faisaient 
les  Perses.  Les  Juifs  ne  l'envisageaient  pas  autrement.  Il  est  vrai 
que  la  maladie  de  Job  nous  est  représentée  comme  une  épreuve 
divine  dont  le  saint  patriarche  sortit  triomphant.  Mais  l'Ecri- 
ture nous  montre  aussi  Marie,  sœur  de  Moïse,  frappée  de  la 
lèpre  à  cause  de  sa  jalousie  contre  son  frère  ;  Gièzi,  serviteur 
d'Elysée,  atteint  du  même  mal  en  punition  de  son  avarice,  et  Osias, 
roi  de  Juda,  pour  avoir  voulu  usurper  les  fonctions  des  pontifes  du 
Seigneur  ;  «  Et  ceci  nous  enseigne,  dit  un  commentateur  de 
la  Bible,  que  la  lèpre  était  une  plaie  du  ciel  dont  Dieu  frappait 
alors  ceux  dont  il  voulait  punir  la  faute  par  un  châtiment  exem- 
plaire qui  pût  donner  de  la  crainte  aux  autres;  c'était  visiblement 
aussi  une  image  du  péché,  et,  pour  cette  raison,  quoi  qu'elle  fut 
une  maladie,  ce  n'était  pas  néanmoins  aux  médecins  mais  aux 
prêtres  à  juger  quels  étaient  ceux  qui  en  étaient  frappés  et 
auxquels  ils  devaient  interdire  la  liberté  de  vivre  en  société  avec 
les  autres»  (2).  De  là  l'idée  d'une  double  souillure  physique  et 

(l)  Du  pronostic  de  la  lèpre,  cli.  xi.  —  OEuvres  d'Âmbroise  Paré,  Edit. 
Malgaigne. 

{'■2)  La  Ste-Diblc  traduite  en  français  par  Lcmaistre  de  Sacy  avec  une 
explication  tirée  des  Saints  Pères  et  des  auteurs  ecclésiastiques.  Paiis, 
chez  (iuillaume  Desprez,  imprimeur  du  roy,  1719,  ôl  volumes  in-S». 


>r. 


—  28  — 

morale  qui  entraînait  non  seulement  la  séparation  d'avecle  peuple, 
mais  encore  l'interdiction  d'approcher  des  choses  saintes  tant  que 
durerait  le  mal.  Moïse  avait  dit  :  «  Tout  homme  donc  qui  sera 
infecté  de  lèpre  et  qui  aura  été  séparé  des  autres  par  le  jugement 
du  prôtre,  aura  ses  vêlements  déchirés,  la  tête  rasée,  le  visage 
couvert  et  il  criera  :  l'impur  1  le  souillé!  Et  pendant  tout  le  temps 
qu'il  sera  lépreux  et  impur,  il  demeurera  seul  hors  du  camp.  »  (1) 
Les  rois  eux-mêmes  ne  pouvaient  se  soustraire  à  cette  dure  loi, 
comme  nous  le  voyons  pour  Osias  ou  Azarias,  roi  de  Juda  (2),  et 
la  mort  elle-même  ne  pouvait  réconcilier  la  dépouille  du  lépreux 
avec  la  société  qui  l'avait  exclu  de  son  sein.  Elle  était  inhumée  à 
part  des  autres,  ainsi  que  nous  l'apprenons  au  chap.  xvii  ver.  23 
des  Paralipoménes. 

La  société  chrétienne  du  Moyen-Age  se  trouvant  frappée  du 
même  fléau  que  les  Juifs,  l'envisagea  au  même  point  de  vue  et  lui 
apphqua  strictement  la  législation  de  Moïse.  Elle  n'y  mit  de  tem- 
pérament que  dans  la  manière  de  prononcer  l'exclusion  du 
lépreux  de  la  société.  Pour  cela  l'examen  du  prêtre  ne  lui  parut 
pas  suffisant  elle  le  confia  h  des  hommes  de  l'art  qui  soumet- 
taient l'individu  suspect  du  mal  à  diverses  épreuves  et  portaient 
leur  diagnostic,  après  quoi  le  recteur  ou  curé  prononçait, 
s'il  y  avait  heu,  son  terrible  arrêt  :  Sis  mortuus  mundo  sed  sem- 
pervivus  pro  Deo  (3)  », 

(1)  Lévitique,  chap.  xiii  versets  44-46. 

(2)  Rois,  2e  livre,  chap.  xv,  v.  3.  «  Mais  TEternel  frappa  le  roi  et  il  fut  lépreux 
jusqu'au  jour  où  il  mourut  et  il  demeura  dans  une  maison  écartée  ». 

(3)  Ordonnance  du  sénéchal  de  Périgord  concernant  les  ladres,  en  date  du  12 
novembre  1480.  «  Loys  Sorbier,  seigneur  de  Paray,  conseiller  et  chambellan  du 
Roy  nostre  sire  et  son  sénéchal  en  Périgord,  nous  a  été  exposé  que  en  icelle  Séné- 

-'ussée  a  plusieurs  gens  infcctz  et  tachés  de  la  maladie  de  lèpre  dont  est  expédiant 

ner  la  charge  et  commission  h  gens  experts  en  cet  art  de  médecine  pour  trier 

'es  dicts  entachés  de  la  dicte  maladie  de  la  communication  av«c  les  sains, 

"•nns  en  prudomniie  et  bonne  expérience  de  vénérables  hommes  et  sai- 


-  29  - 

En  un  sens  la  législation  du  Moyen-Age  fut  plus  sévère  que 
celle  de  Moïse,  car  chez  les  Juifs  le  lépreux  pouvait  être  réha- 
bilité et  reprendre  son  rang  dans  la  société,  s'il  guérissait.  Ce  cas 
n'était  pas  prévu  chez  nous,  probablement  à  cause  de  l'incurabi- 
lité  reconnue  de  la  vraie  lèpre.  Bien  plus,  sa  famille  était  en  cer- 
taines villes  frappée  de  déchéance.  Ainsi,  la  Coutume  de  Calais 
excluait  du  droit  de  bourgeoisie  tout  membre  d'une  famille  dans 
laquelle  il  y  avait  eu  des  lépreux.  {Ordonnances  du  Louvre,  T.  X.) 
En  tout  cas,  le  déshonneur  restait  attaché,  très  injustement  sans 
doute,  à  la  descendance  du  ladre  autant  qu'au  ladre  lui-même  : 
«  In  Aquitaniâ,  dit  Scahger,  tantum  est  conviciwn  appellare  ali- 
quem  leprosiim  ut  mulieren  adultérant.  «Ajoutons  que  cette  injure 
était  punie  de  fortes  amendes  dans  tout  le  midi  de  la  France.  C'est 
ainsi  que  dans  le  compte  des  amendes  perçues  au  profit  de  Charles- 
le-Mauvais,  roi  de  Navarre,  dans  sa  seigneurie  de  Montpellier,  en 
1374,  nous  voyons  figurer  la  somme  de  2  francs  (d'or),  payée  par 
un  certain  Benoît  Bernard,  cordonnier,  coupable  d'avoir  appelé 
a  mézel  »  son  voisin  le  sabotier  Godin  de  Lestreye.  D'autre  part, 

ges  maistres  André  Roulx  et  Pierre  de  Porteria,  habitant  de  Péiigueux,  maislres  en 
médecine,  à  iceux  maistres  André  Roulx  et  Pierre  de  Porteria,  appelez  avecques 
eux  maistres  Jehan  Rougier  et  Jehan  Martin,  serugiens  ;  et  chacun  d'eulx  aussi  un 
notaire  non  suspect,  avons  donné  et  donnons  par  ces  présentes  congié,  autoiité  et 
puissance  de  convoquer  par  sergents  royaulx  en  chacune  paroisse  les  maires,  con- 
suls, justiciers  et  avecques  eulx  donner  regard  et  Visitation  sur  toutes  personnes 
infectées  de  ladrerie  ou  suspectés  d'icelle  maladie  laquelle  est  contagieuse  et  de  les 
faire  mettre  et  coUocquer  es  ladreries  publiques  ou  en  autres  maisons  séparées  de 

gens  saines  ctc {Arch.  hist.  de  la  Gironde,  t.  x  p.  290  et  Arch.   du 

départ,  des  Basses- Pyrénées,  série  E  n»  256).  Après  cet  examen,  ils  étaient 
«  avec  lettres  des  médecins  conduits  aux  Recteurs  ou  Curés  qui  avaient  a  prononcer 
quatre  sortes  d'arrêts  :  1"  Admonitif  pour  ceux  qui  ont  quelqu'inclination  à  la 
lèpre;  2o  Cotnminatif  pour  ceux  qui  en  ont  quelque  commencement  ;  b°  Seques- 
tratif  pour  ceux  qui  sont  ladres  confirmés;  4°  Absolutif  pour  les  sains  qui  sont 
faussement  accusés  de  ladrerie  »  [La  grande  chirurgie  de  maistre  Guy  de 
ChauUac  avec  annotations  de  maistre  Laurent  Joubert). 


—  30  - 

nous  trouvons  dans  le  registre  des  notaires  de  Navarrenx  en 
Béarn,  et  pour  l'année  -1384,  Guilhaume  d'Araux  appelé  en  justice 
par  Gaillard  de  Casaux  pour  l'avoir  appelé  «  care  de  ladre  »  (1). 
L'Etat  et  l'Eglise,  puissances  inséparables  alors,  en  s'unissant 
pour  séquestrer  le  lépreux  ou  tout  au  moins  pour  le  séparer  de  la 
coriipagnie  des  hommes  sains  n'obéissaient-ils  qu'à  un  aveugle 
préjugé  né  de  l'ignorance  et  de  la  barbarie  ?  Non  sans  doute. 
Ils  ne  faisaient  en  cela  que  remplir  leur  rùle  de  gardien  et  protec- 
teur de  la  société.  En  Europe  et  de  nos  jours,  c'est  une  question 
controversée  de  savoir  si  la  lèpre  est  contagieuse  ;  mais  il  n'en 
est  pas  de  même  dans  les  pays  où  elle  n'a  pas  encore  perdu  com- 
plètement son  génie  épidémique  (2;.  Il  n'en  était  pas  de  même 
chez  nous  non  plus  au  moyen-âge,  probablement  avec  raison,  car 
l'opinion  des  médecins  était  unanime  sur  ce  point.  D'ailleurs,  ces 
mesures  rigoureuses  ne  visaient  pas  seulement  la  contagion  mais 
en  même  temps  et  peut-être  plus  «ncore  l'hérédité.  Pour  celle-ci 
point  de  doute,  la  statistique  rigoureuse  des  médecins  modernes 
la  démontre  irréfutablement.  Des  recherches  faites  par  Danielsen 
et  Boek  dans  les  hospices  de  la  Norvège,  il  résulte  que  la  lèpre 
reconnaît  la  plus  souvent  pour  cause  l'hérédité.  Ainsi  sur  213  in- 
dividus atteints  d'éléphantiase,  avec  ou  sans  tubercules,  à  l'hôpital 
St-Georges,  l'influence  héréditaire  était  incontestable  chez  189. 
Il  résulte  en  outre  des  tableaux  dressés  par  ces  mêmes  auteurs 
que  l'hérédité  est  plus  fréquente  du  côté  maternel  et  qu'on  la 
trouve  plus  répandue  dans  la  ligne  collatérale  que  dans  la  ligne 

(1)  Ai'ch.  des  Basses-Piji'énées  E.  522  et  E.  1594. 

En  Espaf;ne ,  la  même  injure  était  punie  k  l'égal  des  plus  sanglantes.  «  Qual- 
qniera  que  aotro  dosnotaie  y  le  dixere  gafo  o  sodometieo,  o  cornuJo,  o  lierege,  etc.» 
Quiconque  insultera  un  autre  en  l'appelant  lépreux,  ou  sodomisle,  ou  cornard,  ou 
hérétique  etc.  (Lci/  2,  Tit.  iO,  Lib.  S,  de  la  Nueva  rccopilacion). 

(2)  Larrey.  Relation  chirurgicale  de  l'cj^pédiHoyi  de  l'armée  d'Orient  en 
Egypte  et  en  Syrie. 


—  31  — 

directe.  «  Ce  qui  doit  surtout  attirer  l'attention,  ajoutent-ils,  c'est 
le  mode  suivant  lequel  elle  se  propage  en  traversant  les  généra- 
tions. On  remarque  cette  singularité  que  la  maladie  non-seule- 
ment franchit  quelques  générations,  mais  aussi  qu'elle  se  présente 
dans  la  deuxième  et  quatrième  génération  avec  une  bien  plus 
grande  intensité  que  dans  la  première  et  la  troisième.  S'il  arrive 
qu'elle  ait  épargné  la  première,  elle  se  montre  en  thèse  générale 
chez  tous  les  sujets  de  la  deuxième  qui  en  transmettent  le  germe 
aux  générations  suivantes.  Assez  souvent  nous  avons  trouvé  aussi 
que  la  maladie,  passait  les  deuxième  et  troisième  générations  pour 
reparaître  dans  la  quatrième  d'où  elle  se  répandait  dans  toutes  les 
directions  pour  ainsi  dire  avec  une  nouvelle  énergie,  sans  qu'au- 
cune circonstance  extérieure  parut  favoriser  cette  bizarrerie.  » 

Ce  n'est  pas  seulement  en  Norvège  et  de  nos  jours  que  l'héré- 
dité a  été  ainsi  constatée,  mais  avec  plus  ou  moins  de  rigueur, 
partout  et  de  tout  temps  (1).  Eh  bien  !  c'est  la  constatation  de 
l'hérédité  au  moins  autant  que  la  crainte  de  la  contagion  qui  dicta 
les  mesures  rigoureuses  prises  par  tous  les  législateurs  depuis 
Moïse,  car  en  séquestrant  le  lépreux,  ou  en  lui  interdisant  au 
moins  tout  commerce  avec  ses  semblables,  en  édictant  la  sépara- 
tion ou  divorce  entre  époux,  par  une  exception  bien  remarquable 
dans  la  législation  ecclésiastique,  qui  plus  est  en  attachant  l'idée  de 
déshonneur  et  de  dérogation  aux  unions  conjugales  avec  les 
familles  suspectes ,  on  enrayait  la  cause  la  plus  puissante  du 
mal,  puisqu'on  mettait  obstacle  au  rapprochement  inconsidéré  des 


(i)  Varandacus  :  Tractatus  de  elephanti seu  leprâ.  Geneva,  1620. 

Ainsly  ."  Observations  on  the  leprà  Arabum  or  Elephanthiasis  of  the 
Grecks.  London,  i826. 

Shilling  qui  exerçait  ii  Surinam  (Guyannc  Hollandaise)  au  siècle  dernier  la 
soutient  avec  une  grande  conviction  et  des  preuves  a  l'appui  dans  son  livre  «Obser-: 
vations  sur  la  lèpre  à  Surinam,  » 


—  32  - 

sexes  (1).  Malheureusement  la  sagesse  de  nos  pères  à  qui  les  géné- 
rations nouvelles  doivent  leur  salut,  se  trouva  en  défaut  sur  un 
point  :  la  mesure.  La  législation  qu'ils  avaient  instituée  dépassa 
son  but  parce  qu'elle  ne  fut  pas  toujours  appliquée  avec  science 
et  discernement  ;  vint  le  préjugé  qui  prit  la  place  de  la  prudence  et 
le  fanatisme  celle  de  la  charité.  L'Eglise  et  l'Etat  avaient  voulu 
faire  disparaître  les  lépreux,  l'ignorance  et  le  fanatisme  créèrent 
du  même  coup  les  MAUDITS. 

(1)  Cette  préoccupation  de  prévenir  les  effets  de  l'iiéiédité  se  montre  dans 
maintes  ordonnances  législatives.  Ainsi,  pour  n'en  citer  que  quelques  exemples, 
voici  comment  s'exprime  le  for  de  la  Navarre  française  :  «  Los  lepros  et  mesetz  no 
se  entreniesclaran  ni  se  muriduran  ab  los  autres.  (Rubrica  xxiv  De  quali- 
tatz  de  peisonas,  art.  n  do  los  Fois  et  Costumas  deii  royaume  de  N'avarie  deçà  Ports). 

Pcr  quoantes  causes  se  pot  se  parar  mati  imoni ,  es  a  sabir  si  es  sa  parenta  o  si 
esferide  demeseharie.  (For  de  Morlaas  (Béarn),  art.  357.) 

Une  ordonnance  de  Louis  XIII,  en  date  d'octobre  1612,  défend  aux  lépieux  de  se 
marier  avec  quelque  personne  que  ce  soit.  (Ordonnance  des  rois  de  France.)  Nous 
avons  dit  déjk  qu'un  capitulaire  de  Pepin-lc-Bref  avait  autorisé  le  divorce  entre 
deux  époux  dont  l'un  sei'ait  lépreux.  (Capit.  Rej.'.  francor.  Edit.  Baluze  t.  i,p.l8i.) 


CHAPITRE  II. 


LES    CHRESTIRftS    ET  CRGOTS    DES    PYRÉNÉES 


En  même  temps  que  les  lépreux ,  j'allais  dire  à  côté  d'eux, 
vivait  une  autre  classe  de  parias  dont  la  condition  sociale  n'était 
pas  beaucoup  meilleure.  Dans  les  grandes  villes  de  l'ouest  et  du 
midi  de  la  France,  dans  celles  du  nord  de  l'Espagne,  ils  étaient 
relégués  et  comme  parqués  dans  un  faubourg,  espèce  de  ghetto, 
d'où  ils  ne  pouvaient  sortir  que  marqués  d'un  signal  infamant  qui 
les  fit  reconnaître.  Dans  les  campagnes,  ils  habitaient  des  huttes 
misérables  groupées  souvent  à  l'abri  des  murailles  d'un  château 
seigneurial  ou  sous  la  protection  d'une  abbaye;  en  tous  cas,  séparés 
du  village  voisin  par  un  cours  d'eau  ou  par  un  bouquet  de  bois.  Tout 
commerce  familier  avec  les  autres  habitants  leur  était  défendu  par 
la  loi  et  plus  encore  par  les  mœurs.  L'accès  des  églises  ne  leur 
était  point  interdit,  mais  ils  y  occupaient  une  place  à  part,  derrière 
les  fidèles  dont  ils  étaient  séparés  par  une  balustrade.  En  quelques 
endroits  même,  ils  devaient  entendre  l'office,  de  la  porte.  Un  bé- 
nitier particulier  leur  était  affecté  ou  bien  le  bedeau  leur  présen- 
tait l'eau  bénite  au  bout  d'un  bâton,  comme  s'ils  avaient  pu 
souiller  Teau  lustrale  des  autres  chrétiens.  De  même  le  pain  bénit 
leur  était  jeté  et  non  pas  offert  dans  la  corbeille.  A  l'offrande  on 
ne  refusait  pas  leur  obole,  mais  on  leur  donnait  à  baiser  tout 
autre  chose  que  la  patène. 

Enfin,  à  toutes  les  cérémonies  de  l'église  ils  prenaient  part 


-  34  - 

après  les  autres,  quand  ils  n'en  étaient  point  exclus.  Ainsi  Taccès 
de  la  Sainte-Table  leur  était  généralement  interdit,  «  les  prêtres 
a  faisant  difficulté  de  les  entendre  en  confession  et  de  leur  admi- 
4  nistrer  les  sacrements.  »  (1) 

Irréconciliés  jusque  dans  la  mort,  leur  dépouille  était  enfouie 
dans  un  cimetière  privé  ou  dans  un  coin  du  cimetière  commun. 

N'y  avait-il  donc  que  le  clergé  qui  tint  rigueur  à  ces  infortunés? 
Nullement  :  le  pouvoir  civil  n'était  pas  plus  doux  pour  eux. 

M.  Paul  Raymond  a  publié  dans  ses  Mœurs  béarnaises  un  règle- 
ment de  l'an  1471  qui  nous  en  apprend  long  en  quelques  lignes  ; 
car,  quoiqu'il  ne  vise  que  les  Cagots  de  Moumour  près  Oloron,  il 
n'est  qu'un  écho  de  la  législation  qui  s'appliquait  plus  ou  moins 
strictement  partout  :  Il  est  défendu  à  Maeste  Ramon  Chrestian 
dudit  lieu  et  à  toute  sa  famille  d'aller  déchaussés  parmi  les  gens, 
d'entrer  au  moulin  pour  moudre  le  grain  ;  mais  il  doit  le  donner  à 
la  porte  au  meunier  ;  d'aller  laver  aux  fontaines  ou  lavoirs  qui 
servent  aux  autres  habitants.  Il  leur  est  enjoint,  quand  ils  vont 
travailler  en  journées,  d'emporter  un  vase  afin  de  ne  pas  boire 
avec  les  autres  habitants.  Il  leur  est  défendu  de  danser  et  déjouer 
avec  les  autres,  d'avoir  des  bestiaux  et  de  faire  du  labourage;  mais 
ils  doivent  vivre  de  leur  métier  de  charpentiers,  comme  ancienne- 
ment. Enfin,  il  leur  est  prescrit  de  demander  l'aumône  accoutumée 
en  chaque  maison,  en  reconnaissance  de  leur  «  chrestiantat  »  et 
séparation  (2). 

Gomme  l'indique  cette  ordonnance,  la  plupart  des  Cagots  étaient 
charpentiers  ou  bûcherons.  On  utilisait  largement  leurs  services, 
et  quelquefois  malgré  eux.  Ainsi,  au  xvii"  siècle  les  jurats  de 
Garos,  en  Béarn,font  une  ordonnance  contre  les  Cagots  qui  refusent 

{\)  Histoire  le  Béarn,  liv.  1er,  chap.  xvi,  par  Pierre  de  Marca,  in-fol.  Paris, 
1640. 

(2)  Mœurs  béarnaises  par  Paul  Raymond,  archiviste,  p.  U.  l  vol.  Pau,  chez 
Ribaut,  libr.-éditeur,  1872. 


—  35  - 

défaire  des  cercueils  (l).  La  même  spécialité  les  conduisait  à 
construire  les  potences  pour  l'exécution  des  criminels. 

Les  Cacous  de  Bretagne  qui,  eux,  étaient  cordiers  pour  la  plu- 
part, avaient  une  charge  analogue  :  celle  de  fournir  les  cordes 
pour  le  même  objet  (2). 

Les  exécuteurs  des  hautes  œuvres  d'alors  devaient  regretter  que 
Gagots  et  Cacous  fussent  aux  deux  bouts  de  la  France  puisqu'ils 
se  complétaient  si  bien. 

Les  Cagots  étaient  encore  tenus  à  servir  de  leur  métier  à  la 
guerre  (3).  Mais,  de  ce  qu'ils  ont  été  soumis  à  certaines  corvées  et 
jugés  indignes  de  porter  les  armes,  il  ne  faudrait  pas  se  hâter  de 
conclure  à  leur  servitude,  —  Les  serfs  delà  glèbe,  en  Béarn,  por- 
taient le  nom  dequesiaux,  et  il  n'y  aaucun  rapport  nécessaire  entre 
ces  deux  ordres  de  personnes.  Sur  les  rôles  de  feux  établis  par 
Gaston-Phœbus  pour  la  vicomte  de  Béarn  au  xiv*  siècle,  les  Cres- 
tiaas  figurent  à  part  des  autres  habitants,  mais  jamais  avec  la 
qualification  de  questaux,  ni  mention  quelconque  de  servage,  ce 
qui  a  heu  au  contraire  pour  les  individus,  très-rares  déjà,  qui  vi- 
vaient encore  dans  la  servitude.  Dans  le  registre  des  serfs  du 
quartier  de  Sauveterre  pour  1388,  il  ne  figure  pas  un  seul  chres- 
tiaa.  Bien  plus,  nous  les  voyons  passer  de  gré  à  gré  (l'an  1379),  en 
présence  de  témoins  et  par  devant  notaire,  un  contrat  avec  leur 
seigneur  pour  la  construction  du  château  de  Montaner. 

Les  Gagots  ou  Ghrestiaas,  comme  on  disait  alors,  s'engagent  à 
faire  toute  la  charpente  dudit  château,  moyennant  fourniture  des 


(t)  Arch.  des  Basses-Pyrénées,  F.  F.  1. 

(2)  Inféodation  du  duché  de  Rohan  Coutume  de  Pontivy.  Manuscrit 
de  1862  cité  par  Rosenzweig  archiviste  du  Morbihan. 

(3)  Lous  Cagots  non  poderan  estar  contrets  à  portar  las  armas  ah 
tous  hommis  ni  mandats  à  la  guerre  que  per  servir  de  leurs  mestiers  en 
siedgcs  (Fors  de  Béarn.  Rubrica  xviii,  art.  xiii.) 


—  36  — 

bois  par  Gaston  et  l'exemption  définitive  des  deux  francs  de  focage 
et  de  la  taille  communale  dans  les  lieux  de  leur  résidence  (1). 

Nous  les  trouvons  encore,  en  1383,  faisant  hommage  au  comte 
Phœbus  d'une  certaine  somme  d'argent,  tout  comme  les  seigneurs 
de  Mauléon  et  de  Monein  (^).  C'étaient  donc  des  vassaux  et  non 
pas  des  serfs.  Mais,  dans  les  siècles  antérieurs,  n'auraient-ils  pas 
formé  une  certaine  classe  ou  catégorie  de  serfs?  Cette  supposition 
faite  d'abord  par  Ramond  (3),  répétée  ensuite  sans  plus  d'examen, 

{i)Arch.  des  Basses-Pyrénées.  E.  30i,  folio  9. 
Priviliedge  deus  Cagots 

Los  Crestias  dejuus  nomiatzperlorset  per  los  autes  Crestiaasde  Béarn  abscentz 
dixon,  de  gratetde  boluntat,  l'un  per  l'autre,  et  caseuns  per  lo  tôt  prometon  et 
s'obligan  k  Mo&sen  le  comte  absent,   mi  notari  dejiiusdyl  pernom  de  luy  stipulant, 

far  totes  las  obres  de  fustes  qui  seian  necessaris  au  casteg  de  Montaner 

Entre  aquei'O,  lodit  Mossen  lo  comte   por  rasoo  de  las  obres  dessusdites  qu'eiis  a 

feit  gracie  et  quitance  de  quest  foyadge  de  dus  francx  per  foec e  los  a  quitatz  de 

no  pagar  ni  conlribuir  h  negunes  talhes  comunes  deiiâ  locx  on  estan ,  si  do),cn 
soentx  non  aven  costumât  de  pagar.  Entre  asso  lodyt  Mossen  le  comte  qu'eus  a 
donat  forestadge  per  totz  soos  bosez  k  culhir  lasdltes  fustes,  asso  fo  autreyat  per 
lodyt  Mossen  lo  comte  en  locasteg  de  Paii  lo  vie  jorn  de  décembre  de  l'an  mccclxxix. 
Teslinioniis  Gaillard  de  Navalhes,  Donzel  Secven,  judge-notari  deu  Mont-de-Marsan. 
Item  lo  jorn  et  an  que  dessus  en  h  glisie  de  Pau  fo  autreyat  per  losdyts  Crestiaas. 
Tcstimoniis  Guillaume  Arnaud,  senhor  de  Monenb,  Esteven  de  Morlàas,  Seguicnse 
los  nomis  deus  Crestiaas 

{^)^Hommages  renduts  au  comte  Phœbus  de  divers  pays,  an  i319  tt 
seguiens  et  autres  instruments  considérables  retenguts  de  son  temps.  In- 
ventaire de  Béarn,  liasse  5,  registre  xvii,  archives  des  Basses-Pyrénées. 

(3)  «  On  en  trouve  enfin  dans  les  montagnes  du  Béarn,  de  la  Bigorre,  des  Quatre 
Vallées  et  du  comté  de  Comminges,  Là,  ce  sont  ces  Cagots  ou  Capots,  que  dans  le 
xi"  siècle  je  vois  donner,  léguer,  vendre,  réputés  ici  comme  partout  ladres  et  in- 
fects. Mais  on  a  chassé  et  enfermé  les  lépreux,  on  ne  les  a  jamais  ni  vendus,  ni 
légués,  ni  donnés 

«  Le  gouvernement  féodal  s'appropriait  les  personnes  avec  les  terres  et  le  Cagot 
(descendu  des  Visigoths)  devint  dans  la  race  des  esclaves  un  esclave  de  plus  basse 
condition.  En  vain  les  communes  rentrèrent  dans  les  droits  de  l'homme  ;  il  n'eut 
pour  sa  part  que  l'ombre  de  la  liberté  et  demeura  dans  une  dépendance  d'autant 
plus  misérable  qu'il  n'avait  plus  un  maître  qui  pourvût  à  ses  besoins.  »  (Ramond  de 
Carbonnières.  Observations  dans  les  Pyrénées  1789.  ) 


-  37  — 

repose  sur  un  seul  document  du  xi"  siècle,  cité  par  Marca,  et  dont 
on  a  tiré  des  conséquences  excessives.  Le  savant  évêque  de  Cou- 
serans  avait  dit  :  «:  Les  Cagots  étaient  reconnus  sous  le  nom  de 
Chrestiens  dès  l'an  4000,  ainsi  qu'on  le  remarque  dans  le  chartu- 
laire  de  l'abbaye  de  Lucq  »  et,  pour  appuyer  son  interprétation^ 
il  se  borne  h  dire  au  chap.  v,  liv.  iv,  p.  271,  de  son  histoire  : 

«  Du  temps  du  vicomte  Loup-Aner,  Garcias  Galin  fit  offrande 
à  Dieu  de  sa  personne,  avec  toutes  ses  seigneuries,  en  compagnie 
de  sa  femme  et  de  son  fils  Sanche  et  de  sa  fille  Bénédicte.  Celle- 
ci,  voulant  se  marier  en  la  maison  de  Préxac,  obtint  le  consente- 
ment de  l'abbé  et  des  moines,  et  leur  donna  une  nasse  à  Préxac  et 
un  chrestien  nommé  Auriol  Donat,  c'est-à-dire  la  maison  d'un  Ga- 
got  qui  est  une  condition  de  personnes  dont  j'ai  traité  au  livre  i" 
où  j'ai  employé  cet  acte  pour  justifier  l'antiquité  de  cette  dénomi- 
nation de  Chrestien  (1)  3>.  Toute  assertion  sortie  de  la  bouche  de 
Marca,  en  ce  qui  concerne  l'histoire  duBéarn,  mérite  un  tel  respect, 
que,  pour  y  contredire,  il  faut  au  moins  avoir  recouru  aux  sour- 
ces. C'est  ce  que  nous  avons  pu  faire,  non  sans  peine,  car  ce  n'est 
qu'après  bien  des  recherches,  que  nous  sommes  arrivé  à  mettre 
la  main  sur  le  cartulaire  de  Luc,  que  l'on  croyait  perdu.  Ce  vieux 
monument  se  trouve  intercalé  au  milieu  des  pièces  les  plus  dispa- 
rates dans  les  papiers  de  Baluze  qui  font  aujourd'hui  partie  de  la 
collection  des  manuscrits  de  la  Bibliothèque  nationale.  Il  com- 
mence précisément  par  le  document  en  question,  qui  est  ainsi 
conçu  : 

«  Temporibus  Lupi  Anerii,  vice-comitis  Oloronensis,  fuit  qui- 
dam miles  Garsias  Galinus  nomine,  qui  dédit  Sancto  Vincentio  ter- 
ram  quam  possidebat  id  est  duas  villas,  una  quœ  appellatur  Bor- 
dez altra  quœ  vocatur  Aoss,  cum  uxore  suâ  et  filio   suo   Sanchio 

(1)  Histoire  du  Béarn  par  Pierre  de  Marca. 


-  38  - 

Galino  et  filia  sua  Benedicta  nomine,  qui  ob  remedio  animarum 
suaruin  olAulerunt  se  dùo  et  Sancto  Vincentio  cum  oinni  lionoro 
suo  et  omnibus  appendiciis  suis  et  poslea  perpetualiter  confirma- 
verunt.  Postea,  ipsa  Benedicta  volens  accipere  maritum  in  Prexaco, 
cum  consensu  abbotis  et  seniorum  Sancti  Vincentii,  dédit  unam 
nassam  in  Prexaco  et  unum  christianum  qui  vocatur  Auriolus 
Donatus  (i)  ». 

Malgré  toute  la  déférence  que  nous  devons  au  jugement  d'un 
savant  comme  Marca,  nous  avouerons  que,  lecture  faite  du  cartu- 
laire  pour  comparer  les  diiïérentes  pièces  entre  elles,  nous  ne 
sommes  pas  assuré  que  le  mot  de  christianum  doive  être  pris  ici 
dans  le  sens  de  ccujot  plutôt  que  dans  son  acception  ordinaire. 
Nous  voyons  bien  que  le  chrétien  légué  à  l'abbaye  de  Luc  était 
serf,  puisqu'on  dispose  de  lui,  mais  il  ne  nous  est  pas  prouvé  que 
ce  fût  un  chrestiaa  dans  le  sens  particulier  du  mot  en  béarnais. 

Au  reste,  même  en  admettant  l'interprétation  de  Marca,  tout 
ce  qu'on  pourrait  inférer  du  document  en  question,  c'est  que  la 
condition  de  chrestiaa  n'excluait  pas  celle  de  serf,  autrement  dit, 
qu'on  pouvait  cumuler  ces  deux  situations  peu  enviables,  mais 
non  pas  que  la  servitude  ait  été  le  triste  apanage  de  tous  ceux  de 

(1)  CoHeciion  ^o^Kîfi  aux  maniisciits  de  la  Bibliollièque  nationale,  cote  74. 
Cartulaire  de  l'Albaye  de  Luc  en  Béarn,  f°  59.  —  Cette  pièce  n'est  pas 
même  le  cartulaire  original,  mais  une  copie  authentique  faite  en  1626,  comme  en 
témoignent  les  lignes  suivantes  qui  terminent  le  document  :  «  Le  présent  extrait  a 
été  fait  par  moi,  Jacques  Caudonnec,  ch:inoine  de  Lescar  et  notaire  apostolique, 
jjant  été  collationné  sur  l'instrument  original  des  donations  faites  au  monastère 
de  Saint-Vincent  de  Lue,  en  la  ville  de  Lescar  et  en  <fton  logis,  en  vertu  de  la 
requête  présentée  à  N.  S.  du  Parlement  par  Messire  Arnaud  de  Maylie,  évesque 
d'Oloron,  abbé  commandataire  de  l'abbaye  et  monastère  susdit...  Et  la  dite  grosse 
et  extrait  faira  foy  a  l'advenir  tout  ainsi  que  le  piopre  original...  Ayant  laissé  en 
blanc  les  noms  qui  ne  paraissaient  pas  à  cause  q'ic  l'original  était  mangé  et 
consumé  pour  son  antiquité,  n'y  apparaissant  aucune  trace  d'écriture.  En  foy  de 
quoy  ai  signé  le  dit  extrait  de  ma  main  propre,  en  la  dite  ville  de  Lescar,  le  2.4  oc- 
tobre 1626.  Caudonnec,  notaire  apostolique. 


—  39  — 
cette  caste.  On  a  cru  trouver,  dans  l'ancien  for  général  de  Béarn, 
la  mesure  exacte  de  la  condition  de  Cagot,  au  passage  suivant, 
Art.  G5  :  «Si  per  aventure  los  dits  juratz  no  poden saber vertadere 
sabence  qui  aure  feyt  la  mala  feyta,  que  aquets  de  qui  hom  aure 
mala  sospieyta,  que  se  esdigue  sa  maa  septabe  d'espetitso  ab  trente 
Xpistiaas.  »  Si  par  hasard  lesdits  jurats  ne  peuvent  savoir  de 
science  certaine  qui  aura  commis  le  délit,  que  celui  de  qui  on 
aura  soupçon,  se  justifie,  sa  main  septième  témoin  (c'est-à-dire 
par  six  témoignages  plus  le  sien)  ou  par  trente  chrestiaas  (A). 
On  a  conclu  à  tort  de  ce  passage  que  les  Gagots  étaient  au-dessous 
des  serfs,  puisqu'il  en  fallait  quatre  pour  valoir  un  témoin  ordi- 
naire ou  trente  pour  sept  témoins,  ce  qui  est  la  même  proportion. 

En  réalité,  les  Cagots  n'étaient  ni  au-dessus  ni  au-dessous  des 
serfs,  mais  en  dehors  de  toute  hiérarchie  sociale,  et  leur  incapa- 
cité relative  d'ester  en  justice  tenait,  comme  les  autres  règlements 
humiliants  auxquels  ils  étaient  soumis,  à  l'infirmité  réelle  ou  sup- 
posée dont  ils  étaient  atteints.  Autant  en  faisait-on  des  lépreux. 
—  «  Mésiaus  ne  doivent  pas  estre  oys  en  témoignage,  car  cous- 
tume  s'accorde  qu'ils  soyent  déboutés  de  la  conversation  |d'au- 
tres  gens  »(2). 

L'intention  de  n'appeler  les  Cagots  en  justice  que  quand  on  ne 
peut  pas  faire  autrement,  est  encore  plus  patente  dans  l'art.  170 
du  même  for  :  «  Si  per  adventure  es  aucun  accusât  de  mort,.,  l'ac- 
cusât se  esdissera  ab  vi  despetits  o  si  no  los  pot  aver,  ab  xxx  cris- 
tiaas.  »  S'il  arrive  que  quelqu'un  soit  accusé  de  meurtre...  il  devra 
se  justifier  par  6  témoins  ou,  s'il  ne  peutles  avoir,  par  30  christiaas. 


fi)  Anciens  fors  de  Béarn,  publiés  par  Ma/nre  et  Hatoulet,  \n-i",  p.  129, 
Pau,  inipr.  Vignaneour,  1844.  Le  for  dont  il  s'agit  est  daté  parce  préambule  : 
«  Soit  chose  connue  que  Monseigneur  Gaston,  vicomte  de  Béarn,  l'an  de  N.  S. 
1288,  etc » 

(2)  Coustumes  de  Beauvoisis. 


—  10  — 

C'est  sans  doute  en  vertu  de  la  même  idée  (par  assimilation  aux 
lépreux)  qu'un  article  additionnel,  inséré  dans  le  vieux  for  sous 
le  vicomte  Mathieu,  en  1398,  exempte  les  crestiaas  de  la  taille  : 
«  Fo  establit  et  ordenat  que  los  caperaas,  hospitalees  ni  crestiaas 
deu  sedent  qui  an  per  las  glisies,  hospitalariis,  crestianaries,  no 
paguin  talhas  ni  contribuesquen  a  las  donations  deu  senhor.  Actum 
a  Morlaas  lo  iv  jorns  de  julli  l'an  m'  iif  xcviii.  »  (Rénovation  de 
Cour  majeur).  Mazure  etHatoulet,  éditeurs  et  traducteurs  des  fors 
du  Béarn,  ont  rendu  ce  passage  de  la  façon  suivante  :  «  Il  fut  éta- 
bli que  les  prêtres,  hospitaliers  ni  les  chrétiens  (cagots)  pour  l'em- 
placement de  leurs  églises,  hôpitaux  et  crétienneries  (maladre- 
ries)  ne  payeront  de  tailles  ni  ne  contribueront  aux  donations 
au  seigneur.  »  Quelque  temps  auparavant  (1326),  le  concile  pro- 
vincial d'Auch,  renouvelant  les  prescriptions  du  troisième  concile 
général  deLatran,  avait  défendu  d'imposer  les  clercs,  les  religieux 
et  les  lépreux  :  «  Statuimus  etiam  ut  de  hortis  et  nutrimentis  ani- 
malium  suorum  décimas  tribuere  non  cogantur  »  (1). 

Vers  le  milieu  du  siècle  précédent,  les  Chrestiaas  étaient,  à 
Bayonne,  réunis  en  communauté,  à  la  façon  des  lépreux. 

En  effet,  nous  les  voyons  en  1266,  figurer  au  «:  livre  d'or  »  de 
la  cathédrale  de  Bayonne  parmi  les  censitaires  de  Ste-Marie  pour 
la  somme  annuelle  de  six  deniers.  Ils  vivaient  dans  un  quartier 
isolé  de  la  banlieue  de  St-Léon,  auprès  de  la  source  qui  a  con- 
servé jusqu'à  ce  jour  le  nom  de  «  fontaine  des  Agots.  »  Autour 
de  leurs  habitations  régnaient  des  jardins  qu'ils  cultivaient,  un 
chapelain  desservait  leur  oratoire.  On  se  rendait  à  leur  quartier 
par  une  poterne  contiguë  à  la  tour  de  Sault  et  qu'on  nommait  de 
St-Lazer  ou  Lazare  (2).  Voilà  qui  sent  terriblement  la  maladrerie. 

(1)  Sucro  sancta,  t.  x,  col.  1530 

{i)  Livre  d'or  de  la  cathédrale  de  Bayonne,  folio  75,  aux  Archivi-s  des 
Basses-Pyrénées.  —  Eludes  historiques  sur  la  ville  de  Bayonne  \i3iV  iiûca 
Balasque  et  Duhmrens,  t.  ii.  p.  219. 


-^  41  — 

Rappelons  que  les  maladreries  étaient  de  vastes  enclos,  renfer- 
mant des  habitations  pour  les  malades  des  deux  sexes  dont  cha- 
cun avait  sa  cellule,  des  jardins,  des  vergers  et  des  vignes,  une 
chapelle  et  un  cimetière.  Nous  ne  nous  aventurions  donc  pas 
beaucoup  en  disant  que  les  chrestiaas  vivaient,  au  XIII*  siècle,  à 
Bayonne,  à  la  façon  des  lépreux,  en  une  sorte  de  communauté 
censitaire  de  l'église  et  sous  sa  tutelle.  Nous  les  verrons  s'éman- 
ciper peu  à  peu  de  cette  dépendance,  sans  toutefois  la  secouer 
complètement.  Ainsi,  dans  la  charte  de  fondation  du  village  de 
Montant  en  1308,  par  Marguerite  de  Foix,  les  chrestiaas  sont  pla- 
cés sous  la  juridiction  exclusive  de  l'abbé  de  St-Pé,  tandis  que 
les  autres  habitants  sont  mis  sous  la  juridiction  mixte  de  cet  abbé 
et  du  seigneur  de  Béarn.  —  Dans  le  rôle  de  feux  établi  par  ordre 
de  Gaston-Phœbus,  comte  de  Foix,  en  1390,  pour  le  village  de 
Peilas  (aujourd'hui  canton  de  Foix,  Ariège),  nous  voyons  figurer 
Bernât  et  Amiel,  chrestiaas,  comme  hommes  de  l'abbé  de  Foix, 
tandis  que  les  autres  habitants  ne  portent  pas  cette  qualifica- 
tion. (1) 

Les  Chrestiaas  ne  sont  pas  nommés  dans  les  plus  anciens  fors 
de  Béarn.  Ainsi  le  for  d'Oloron  (an  1080),  plus  récent  que  le  titre 
ducartulaire  de  Luc  dont  Marca  a  fait  usage  pour  essayer  de 
prouver  que  les  chrestiaas  existaient  de  ce  temps,  ne  parle  que 
des  Mézegs  (2).  Le  for  de  Morlàas  (1220)  est  tout  aussi  muet  sur 

(1)  Archives  des  Basses-Pyrénées,  folio  66.  E.  SIA.  Dans  ce  rôle  de  feux, 
chaque  habitant  est  placé  en  regacd  de  son  seigneur.  Quand  ils  sont  serfs,  et  il  y 
en  a  très  peu,  ils  figurent  avec  cette  désignation,  mais  tel  n'est  pas  le  cas  des 
Chrestiaas.  C'étaient  des  césiaux  (ceasitaiies)  et  non  des  questaiix  (serfsj. 

(2)  J'établis,  dit  Centule  IV  auteur  de  la  charte,  et  donne  sauveté  k  cette  ville 
depuis  la  maison  des  lépieux  (la  mayson  deus  Mézegs)  jusqu'à  Mondegorrat. 

11  n'y  a  pas  le  moindre  doute  sur  le  sens  du  mot  méseg.  Voy.  Du  Cange  au  mot 
Miselli  «  Miselli,  Icprosi.  —  Gloss.  lat.-galliLe'^ra,  Mesellerie,  Leprosus,  Me- 
siau.  —  Meselbria,  domus  leprosorura.  » 

En  langue  d'oïl  on  disait  Mésiau,  en  langue  d'oc  Mézeg. 

Le  For  d'',  MorlUas  dit,  art.  226  :  «  Fo  jiidyat  que  si  ung  homi  bent  porc  mezeg 
et  aqueg  qui  compra  lo  tiouva  mezeg,  aqueg  qui  bendut  l'aura  rcdera  l'argent.  » 


—  42  — 

les  Chrestiaas  (1).  G'est'seulement  dans  le  for  rjénéml  de  Béarn 
(1288)  que  nous  voyons  apparaître  ces  derniers  aux  articles  déjà 
cités.  En  revanche,  il  n'y  est  parlé  nulle  part  des  mézegs  (lépreux), 
quoique  le  for  ait  été  rédigé  au  beau  temps  de  la  lèpre  :  silence 
significatif  et  qui  donnerait  à  penser  que  l'ancien  nom  avait  été 
remplacé  par  un  nouveau  (2).  Quoiqu'il  en  soit,  l'article  cité  du 
for  d'Oloron  montre  que,  dès  avant  les  croisades,  le  Béarn  avait 
déjà  des  asiles  de  lépreux,  mais  il  est  certain  que  Gaston  IV,  en 
entraînant  avec  lui  ses  vassaux  à  la  conquête  de  la  Terre  sainte  et 
les  ramenant  ensuite  dans  leur  pays,  dut  apporter  du  même  coup 
un  nouvel  aliment  à  la  lèpre,  et  que  la  recrudescence  de  cette  af- 
fection dans  le  Béarn,  comme  dans  le  reste  de  la  France,  date  de 
cette  époque.  L'épidémie  dura  jusqu'à  la  Benaissance,  ne 
laissant  après  elle  que  des  cas  sporadiques  et  une  longue  géné- 
ration de  suspects.  C'est  en  cette  qualité  que  les  fors  de  Béarn 
réformés  en  1552  traitent  les  Chrestiaas  désormais  appelés 
Cagots  ;  nous  saurons  plus  tard  comment  et  pourquoi.  La  rubri- 
que de  «  qualités  de  personnes  »  traite  distinctement  et  séparé- 
ment des  Cagots  et  des  ladres.  Art.  iv.  Los  Cagotz  no  se  deben 
mescla  ab  los  autres  homis  per  familiara  conversation  ;  avans 
deben  habita  separatz  deus  autres  personnadges.  Et  no  se  meteran 
davant  los  homis  et  femnas  a  la  glisia  ni  processioos  ;  a  la  pena 
de  una  ley  major  per  cascunavegada  qui  faran  lo  contrari.  Art.  v. 
Etes  prohibit  à  toutz  Cagotz  de  porta  armas  autres  qu  aqueras  qui 

(1)  Du  moins  n'cmploie-t  il  ce  nom  que  dans  son  acception  générale  pour 
déclarer  que  tout  témoin  est  valide  pourvu  qu'il  soit  chrétien,  de  boi  ne 
renommée,  majeur  d'âge  et  qu'il  ne  soit  ni  aux  gages  de  celui  qui  le  présente,  ni 
ennemi  de  celui  contre  qui  il  est  produit.  «  Tôt  Icslimonis  es  valicios  sol  que  sia 
Xpistiaa  et  de  bona  fama,  etc.  {For  de  Morlàas,  art.  iA3J.  Le  mot  est  bien 
écrit  de  la  même  manière  et  avec  les  mêmes  caractères  que  dans  le  for  général  mais 
évidemment  dans  un  autre  sens. 

(-2)  C'est  ainsi  qu'en  la  langue  d'oïl  «  ladre  »  remplaça  mésiau  vers  la  même 
époque,  quand  les  hospitaliers  de  St-Lazare  se  furent  chargés  du  soin  de»  lépreux. 


—  43  — 

han  besonh  per  lors  officis  ;  suus  pena  de  sengles  leys  majors,  per 
cascuna  vegada  qui  faraiilo  contrary.  Los  jurais  iiaberan  facultad 
de  se  saysir  de  lors  armas.  C'est-à-dire  :  Les  Cagots  ne  doivent 
pas  se  mêler  avec  les  autres  autres  hommes  en  fréquentation  fa- 
milière. Ils  doivent  habiter  séparément.  Ils  ne  se  mettront  pas 
devant  les  hommes  et  les  femmes  à  l'église  ni  aux  processions, 
sous  peine  d'une  amende  majeure  à  chaque  contravention.  Il  est 
également  défendu  à  tous  Cagots  de  porter  des  armes  autres  que 
les  outils  dont  ils  ont  besoin  pour  leurs  métiers,  sous  peine  aussi 
d'amende  majeure  à  chaque  contravention  et  de  confiscation  des 
dites  armes  par  les  jurats. 

L'amende  majeure  n'était  appliquée  que  pour  les  crimes  et  les 
graves  délits.  (Voyez  Du  Gange  au  mot  Lex  major).  L'article  vi  de 
la  même  rubriijue  est  consacré  exclusivement  aux  ladres  [los 
ladres).  Cagots  et  ladres  pouvaient  bien  passer  pour  cousins,  mais 
n'étaient  plus  confondus.  En  conséquence,  les  Cagots  perdaient  le 
privilège  d'être  exempts  de  taille  pour  leurs  nouvelles  acquisitions 
tout  en  restant  indemnes  pour  leurs  anciennes. 

Caperaas,  Espitalees  ni  Cagots  no  pagaran  talhas  deu  sedent  qui 
han  per  lors  ghsias,  espitaus  o  cagoterias  ;  mes  de  ço  qui  acque- 
riran  davantadge,  pagaran  si  tais  bées  son  rurals.  Les  prêtres,  les 
hospitaliers  et  les  Cagots  ne  payeront  pas  les  tailles  de  l'emplace- 
ment qu'ils  ont  pour  leurs  égUses,  hôpitaux  et  cagoteries  ;  m.ais  de 
ceux  qu'ils  acquerront  en  outre,  ils  payeront  si  tels  biens  sont 
ruraux,  (i^*  rubrique,  art.  XXIll^  des  Fors  et  costumas  de  Béarn, 
imprimidas  à  Pau  par  Johan  de  Vingles  ah  j^rivilégi  deu  Rey 
MDLII.  (Arch.  des  Basses-Pyrénées.) 

Labourt,  jurisconsulte  béarnais  du  siècle  dernier,  a  commenté 
ainsi  cet  article  du  for  :  «  La  raison  de  ce  privilège,  (exemption 
de  la  taille)  en  faveur  des  Cagots,  est  que  cette  sorte  de  gens 
étant  soupçonnés  de  ladrerie  fut  au  commencement  traitée  comme 


—  44  — 

pauvre  malade  et  infecte.  En  cette  qualité,  on  leur  assigna  des 
maisons  séparées  des  autres,  et  c'est  pour  cette  raison  que  cet  ar- 
ticle les  conjoint  avec  les  églises  et  les  hôpitaux,  comme  les  ma- 
ladreries,  qui  jouissaient  des  mêmes  privilèges  »  (1). 

La  nouvelle  rédaction  des  fors  de  Béarn,  tout  en  laissant  sub- 
sister les  règles  humiliantes  à  l'égard  des  Cagots,  indique  cepen- 
dant un  progrès  dans  leur  situation  :  ils  devenaient  propriétaires, 
non  pas  seulement  des  maisons  de  refuge  étabhes  en  leur  laveur 
sur  le  territoire  («  de  las  cagoterias  antiques  establides  fens 
lou  pais  en  lour  faveur  »),  mais  de  bons  et  beaux  domaines  dont 
ils  disposaient  à  leur  guise,  de  leur  vivant  comme  après  leur  mort. 

A  partir  du  XIV*  siècle,  les  notaires  du  Béarn  enregistrent  de 
nombreux  contrats  de  vente  et  des  legs  faits  entre  Cagots  d'abord' 
et  plus  tard  entre  ceux-ci  et  les  autres  habitants.  (2)  Quelques-uns 
de  ces  contrats  montrent  que  ceux  qui  les  faisaient  n'étaient  pas 
précisément  dénués  de  fortune,  et  qu'il  s'en  trouvait  même  d'as- 
sez dégagés  des  soucis  du  présent  pour  s'assurer  l'avenir  après 
leur  mort  (3). 

(1)  Coynrnent aires  sur  les  fors  et  coutumes  de  Béarn,  par  Labourt.  Ma- 
nuscrit de  la  bibliothèque  du  château  de  Pau. 

('2)  En  1369,  Arnaud  Guilhem,  maître  de  la  chrestiantad  de  Lucq,  lègue  la 
moitié  de  la  dite  chiestienté,  meubles  et  immeubles,  à  sa  femme,  sous  réserve 
qu'elle  ne  pourra  pas  aliéner  et  que  leurs  enfants  hériteront  après  elle.  Les  té- 
moins sont  deux  bourgeois  [Arch.  des  Basses-Pyrénées,  E.  iAOi,  [<^  Ak). 

Le  3  mai  1391,  Monico,  propriétaire  de  la  chrestianladde  NaTarrenx,  la  vend  à 
Jeannette,  fille  de  Berdolet,  chrestiaa  d'Oloron,  moyennant  56  florins  d'or,  somme 
assez  considérable  pour  l'époque. 

Le  2  juillet  1483,  Gratian  de  Lalanne  vend  à  Bertranet  chrestiaa  de  Suz,  une 
pièce  de  terre  pour  7  florins,  vente  ratifiée  par  le  seigneur  de  Sus.  (Arch.  E. 
1604,  f°  Oi).  Le  10  septembre,  même  année,  Labarrère,  Cagot  de  Castelnaut, 
lègue  sa  maison  et  son  jardin  a  sa  femme.  [E.  i60^,  f^  90] .  En  1443  nous 
voyons  l'affièvement  d'une  terie  de  l'abbaye  de  Lucq,  fait  à  Arnaud,  chrestiaa  de 
Ledeux. 

(3)  En  1388,  Claire,  chrestiane  de  Bougarber,  institue  un  obit  ou  prébende 
dans  l'église  d'Aubin,  k  partager  entre  l'arcbiprêtre  et  les  curés  de  Momas,  Les- 
piaub  et  Cauhios.  (E.  i922,  f^  31). 

En  1429,  Bertranet,  chrestiaa  d'Andeux,  reçoit  de  ses  compatriotes  la  cession 


—  45  — 

Des  actes  découverts  par  M.  Paul  Raymond  montrent  qu'à  cette 
époque  et  même  avant,  le  public  ne  dédaignait  pas  d'utiliser  les 
connaissances  spéciales  de  quelques-uns  de  ces  parias  générale- 
ment méprisés.  Loin  de  rester  confmés  dans  la  profession  de 
charpentier,  que  leur  avaient  imposée  l'arbitraire  et  le  besoin,  il 
en  est  qui  furent  médecins  ou  à  peu  près,  «Meges  »  et  qui,  comme 
tels,  curaient  des  plaies,  recevaient  des  honoraires  et  même  étaient 
appelés  en  justice  pour  déposer.  Un  autre  plus  retors  trouve 
moyen  d'exercer  la  profession  de  banquier  en  un  temps  où  le 
prêt  à  intérêt  est  encore  considéré  comme  usuraire,  et  même  de 
cumuler  cette  industrie  avec  celle  de  médecin.  Le  nom  de 
cette  espèce  de  Cahorsin,  juif  incarné  dans  la  peau  d'un  Béarnais, 
et  doublé  de  charlatan,  mérite  d'être  cité.  Il  s'appelait  Berdot  (1). 

d'un  lieu  de  sépulture,  «  s'il  j)lait  à  Afs»"  l'évesque  ».  Cette  clause  condition- 
nelle indique  clairement  que  les  chrestiaas  ne  pouvaient  être  enterrés  nilleurs  que 
dans  leur  cimetière  particulier,  si  ce  n'est  de  grâce  faite  par  l'autorité  ecclésias- 
tique, et  rappelle  le  traitement  tout  k  fait  semblable   imposé  aux  lépreux. 

(1)  Derduc  de  Cazenave  promet  par  devant  notaire  k  Johan,  chrestiaa  de  Méri- 
tenh,  de  lui  payer  ès-mains  ou  k  son  ordre  -23  tlorins  d'or  pour  la  cure  d'une 
plaie  à  la  tête.  —  19  décembre  138-i. 

Maeste  P...  chrestiaa  de  Lac  et  medge,  est  appelé  par  le  bayle  et  les  jurats  de 
Lagor  pour  examiner  les  pluies  qu'Arnaud  Barber  a  reçues,  et  ap:ès  avoir  juré  et 
promis  de  dire  la  vérité,  il  déclare  qu'Arnaud  a  trois  plaies  «  leyaus  »  c'est-k-dire 
majeures,  surtout  celle  qui  pénètre  dans  le  ventre,  attendu  que  toute  plaie  péné- 
trante est  une  plaie  leyau.  —  Du  io  octobre  137i. 

Voilk  sans  doute  un  des  plus  anciens  et  curieux  exemples  d'expertise  médico- 
légale. 

Le  vieux  for  de  Déarn  (art.  J64)  faisait  payer  6  sous  d'indemnité  au  blessé 
pour  chaque  plaie  simple  et  pour  chaque  plaie  «  leyau  »  ou  majeure  18  sous 
{art.  i63).  Autant  en  payait  le  coupable  au  seigneur. 

Menaud  de  Camoo  et  Bernard  de  Casamaior  promettent  également  devant  notaire 
de  payer  a  «  meste  Berdot,  chrestiaa  et  mège  cl'Oloron  »  3  écus  et  demi  de 
Toulouse,  12  de  Morlaas  a  la  Notre-Uame  de  septembre  prochain,  plus  2  sous 
Morlaas  d'intérêt.  29  mai  1434.  —  Ce  Berdot  figuie  comme  prêteur  d'argent 
dans  plusieurs  autres  documents  de  l'époque. 

Ces  trois  pièces  ont  été  publiées  par  M.  Raymond  dans  le  1«r  yoi,  du  Congrès  scien- 
tifique de  Pau  en  1873,  en  preuve  que  les  Gagots  n'ont  pas  uniquement  exercç 
des  professions  manuelles. 


En  dépit  de  ces  exceptions,  les  Etats  de  liéarn,  assemblés  en 
14G0,  demandaient  à  leur  souverain  qu'il  fût  défendu  aux  Cagots 
de  marcher  pieds-nus  par  les  rues,  de  pour  d'infection,  sous  peine 
de  les  avoir  percés  d'un  fer,  et  qu'il  leur  fut  enjoint  de  porter  sur 
leur  vêtement  l'ancienne  marque  de  pied  d'oie  ou  de  canard,  qu'ils 
avaient  abandonnée;  demande  à  laquelle  il  ne  fut  point  répondu. 
<L  Ce  qui  fait  voir,  dit  Marca,  que  le  conseil  du  prince  n'adhérait 
pas  entièrement  à  l'animosité  des  Etals,  et  qu'il  n'estimait  pas  que 
ces  gens  fussent  vrayment  infectés  de  ladrerie.  » 

Cependant  les  Béarnais  y  tenaient,  paraît-il,  car  dans  le  siècle 
suivant  les  Etats  assemblés  à  Sauveterre  renouvelèrent  la  même 
demande  près  de  la  reine  Jeanne,  mais  sans  plus  de  succès. 

Au  XVIP  siècle,  nous  trouvons  parmi  les  Cagots  d'assez  riches 
propriétaires,  voire  même  quelques-uns  qui  singeaient  les  gentils- 
hommes en  élevant  des  colombiers  sur  leur  maison,  portant  bot- 
tes et  armes  de  chasse,  conduisant  chiens  en  laisse,  etc.  (1). 
Malgré  ces  aspirations  à  s'élever  dans  la  hiérarchie  sociale,  il  s'en 
fallait  du  tout  au  tout  que  l'ère  de  l'égalité  fut  ouverte  pour  les 
infortunés  Cagots. 

En  -1606,  les  Etats  du  pays  de  Soûle  leur  font  défense,  à  peine 
du  fouet,  de  faire  l'office  de  meunier,  de  toucher  à  la  farine  du 
commun  peuple  et  de  se  mêler  aux  danses  publiques. 

En  1610,  les  Etats  de  Béarn  réclament  du  gouverneur,  marquis 
de  La  Force,  l'application  des  anciens  règlements.  Leur  requête 

(1)  Chrestiaa  ci-dessus  possède  sa  maison,  grange,  jaidin  et  vigae  de  la  conte- 
nance de  2  journaux  ;  plus  possède  autre  pièce  de  teirc,  lande  et  biiradat,  terre 
labourable,  vigne  et  pré  tout  e.'i  un  tenant  de  la  contenance  de  vingt  journaux 
2  escats.  {Livre  terrier  de  Sérnéac  établi  en  i6S4.)  A rch.  des  Basses- 
Pyrénées. 

En  16i0,  les  Etats  du  Béarn  adressent  une  réclamation  an  duc  de  Graniont, 
lieutenant-général  du  roi,  pour  avoir  a  défeiidie  aux  Cagots  d'Oloron  d'élever  des 
colombiers  sur  leurs  maisons,  et  au  Cagot  de  .Mont  de  s'arroger  le  port  d'armes  et 
le  costume  de  gentilhomme.  Demande  à  laquelle  il  fut  fait  droit. 


—  47  — 

portait  :  <  Combien  que  par  les  articles  4  et  5  du  for,  rubrique  des 
qualités  des  personnes,  il  soit  défendu  aux  Cagots  de  vivre  fami- 
lièrement avec  les  haljitants,  mais  au  contraire  prescrit  de  vivre 
séparés  et  de  ne  porter  d'autres  armes  que  celles  qui  leur  servent 
pour  leurs  offices  de  charpentier,  néantmoins  depuis  peu  de  temps 
ils  se  permettent  de  trafiquer  en  vins,  graines  et  autres  marchan- 
dises, en  gros  et  en  détail,  d'exercer  le  métier  de  marchands  de 
laine,  de  louer  à  leur  service  des  maîtres  experts  de  ce  métier, 
d'entretenir  valets  et  serviteurs  dans  leurs  maisons,  de  porter  des 
armes  comme  les  autres,  ainsi  qu'il  appert  de  la  requête  aux  dits 
Etats  présentée  par  les  maîtres  experts  du  commerce  des  laines 
des  villes  de  Ste-Marie,  Oloron,  Monein,  Lucq,  Moumour,  Gur- 
mançon,  Arros  et  Agnos;  ce  qui  n'est  autre  chose  que  se  mêler 
famihèrement  contre  la  disposition  dudit  for.  C'est  pourquoi,  ils 
supphent  humblement  V.  S.  qu'il  vous  plaise  défendre  et  inter- 
dire aux  dits  Caguotz  d'exercer  ledit  état  de  marchand  de  laine  et 
autre  commerce  que  celui  des  bois,  de  trafiquer  en  vin,  grains  et 
autres  marchandises  sinon  en  gros  seulement  des  fruits  venus  sur 
leur  ten-e  et  de  porter  aucunes  armes  que  celles  qui  leur  sont 
nécessaires  pour  leur  dit  métier,  sous  peine  d'amende  pour  la  pre- 
mière fois  et  de  peine  corporelle  pour  la  deuxième;  et,  dans  le 
but  d'éviter  ledit  commerce  et  familiarité  avec  les  autres,  qu'il 
vous  plaise  ordonner  qu'ils  seront  distingués  des  autres  habitants 
du  pays  par  certaines  marques  qu'ils  porteront  en  lieu  apparent 
telles  que  par  V.  S.  sera  ordonné  ».  (1) 

L'exclusion  de  la  communauté  et  du  droit  commun  est  renou- 
velée par  les  Etats  de  Navarre,  un  demi-siècle  plus  tard.  «  N'étant 

(1)  Cahier  des  Etats  de  Béarn:  1606  a  1621,  vol,  3. 

En  marge  de  l'original  conservé  aux  archives  de  Pau,  on  lit  écrit  de  la  main  du 
gouverneur  ou  de  son  secrétaire:  «  Lo  coniengut  au  4«  et  tf-  articles  deu  for» 
rubrique  des  quiiliîatz  de  personas,  seran  exactement  goardalz  et  observatz  a  penc 
aux  contrevenants  d'estre  punitz  de  las  pênes  portades  por  los  ditz  artigles  », 


—  AS  — 
pas  permis  aux  Cagotz  par  les  anciens  règlements  des  Etats  de 
Navarre  de  se  mesler  avec  d'autres  personnes  par  mariage  ou 
autrement,  ny  de  porter  des  armes  à  feu,  ni  autres  armes  tran- 
chantes ayant  pointe,  il  a  été  arresté  aux  Etats,  dans  la  séance  du 
8  juillet  1872,  que  lesdits  règlements  sortiront  leur  plein  et  entier 
effait  (i). 

Les  historiens  du  temps  reflètent  peut-être  mieux  encore  que 
ces  règlements  administratifs  l'animadversion  populaire  contre  les 
parias  dont  nous  nous  occupons.  Paul  Merula  en  parle  de  la  façon 
suivante  dans  un  chapitre  qu'il  leur  consacre  sous  le  titre  de  • 
«  Despectum  genus  hominurn  in  Vasconià.  —  Detestati  sunt. . . . 
Habentur  pro  leprâ  infectis —  Creduntur  alios  inficere. —  Omnium 
halitus  et  os  grave  olet,  inde  ingrati  quid  odoris  manat  in  cons- 
tantes et  conloquentes.  —  Quid  quid  sit,  maledictionis  perhibetur 
genus  quod  ab  majoribus  in  posteros  manifestatissimis  indiciis 
derivatur  (2). 

Le  sage  Oihénart  qui,  mieux  que  Merula,  connaissait  les  Cagots, 
parce  qu'il  vivait  dans  le  pays,  ne  garantit  rien  des  imputations  de 
ladrerie  et  de  puanteur  dont  on  les  charge,  attendu  qu'elles  ne 
relèvent  probablement  que  des  préjugés  du  vulgaire  :  mais  ce 
qu'il  peut  affirmer,  c'est  que  les  Cagots  sont  l'objet  du  mépris 
public,  exclus  de  la  communauté  et  qu'il  leur  est  interdit  de  con- 
tracter mariage  en  dehors  de  leur  caste  (3). 

(1)  Délibérations  des  Etats  de  Navarre,  registre  17  —  1866  a  1710,  aux 
arch.  de  Pau. 

(2)  Paulus  Merula  —  Cosmor/raphia,  purs  2,  liher  iir,  caput  58.  Paris  1603. 

(3)  «  Ipse  vera  prœslare  nolim  :  vereorenim  ne  piœjudicatis  vulgi  opiniijnii)us 
potiusqiiam  cerlis  expe; imentis,  liorum  iides  co'istet.  Non  abnueiini  tanien.,  illos  pu- 
biico  conlemptu  laborare  et  adeô  etiam  in  proprih  nafali  hunio  pcregrinorura  loco 
haheri  ut  nequc  àl  reipublicœ  munera  vel  honores  ipsis  aditus  paleat  neque  rébus 
inter  ejusdem  vici  ait  pagi  incolas  proniiscuis  usquequa  iiti  concedatur.  Connubio 
autem  et  coinmunivictu  cini  nostrisnon  tantuni  iis  interdicitur,  sed  insuper  decreto 
Curiœ  Burdigalensis,  in   piiblicuin   prodire  prœterquam  calceati  et  prœtexto  vesti 


—  49  - 

Cependant  le  temps  était  venu  où  les  proscrits  allaient  trouver 
des  défenseurs.  Vers  la  fin  du  XVII*  siècle,  arrivait  dans  le  Béarn  un 
intendant  dévoré  de  zèle  pour  le  service  du  roy,  surtout  soucieux 
d'en  faire  montre.  C'était  M.  du  Bois-Baillet.  Les  plaintes  et  les 
revendications  des  Cagots  qui  n'acceptaient  pas  sans  protester 
leur  injuste  proscription,  arrivèrent  bientôt  à  ses  oreilles.  En  finan- 
cier doublé  de  courtisan,  il  trouva  le  joint  de  placer  une  grâce 
royale  en  bon  lieu  et  à  deniers  comptants.  Il  s'aboucha  donc  avec 
les  Cagots,  près  desquels  il  se  fit  fort  d'obtenir  de  S.  M.  le  redres- 
sement de  tous  leurs  griefs,  moyennant  un  léger  tribut  ;  puis  il  se 
hâta  de  faire  part  à  Colbert  de  la  proposition  de  ses  administrés. 
Le  ministre  reçut  d'un  œil  bienveillant,  comme  elle  le  méritait, 
cette  communication  et  donna  l'ordre  à  son  intendant  de  poursui- 
vre l'alïaire,  pourvu  qu'elle  allât  à  30  ou  35,000  livres.  Du  Bois- 
Baillet  tenant  à  se  montrer  plus  royaliste  que  le  Roi,  ou  du  moins 
que  son  ministre,  écrivit  la  lettre  suivante  à  Le  Pelletier,  contrôleur 
des  finances,  qui  venait  alors  de  succéder  à  Colbert  (1683). 

«  Monsieur,  je  me  donne  l'honneur  de  vous  envoyer  le  projet 
de  déclaration  que  j'ay  dressé  pour  l'affranchissement  des  Cagots 

perspicue  panni  rubri  segmento,  intciposila  verberum  pœna,  probibentur.  In  pleris- 
que  municipiis  semota  k  vulgo  domicilia  ,  in  templis  quoque  segregata  stationes  et 
peculiares  aquai  lustralis  liydrias  assignalas  babent.  Itkque  sordidis  et  illiberalibus 
artibus  dediti,  vilem  et  jbjectam  vitam  ducunt.  «  Christanorum  »  olim  nomine 
nuncupatos  fuisse,  e  conipluribus  vetustis  monununlis  liquet  :  nequè  bactenùs 
apud  nos  ea  ncmenclatura  obsolcvit  :  ipsi  vicissim  nestros  «  pellutos  »  boc  est 
pilosos  vel  comatos  vocant:  undèk  non  nuUis  inepte  non  conjicitur  eos  Gothorum  qui 
olim  Aquitaniam  habucre,  reliquias  esse  :  et  tam  grave  in  Vasconibus,  horum  vi- 
lium  capitum,  faslidium,  k  veteris  istius  gentis  in  Gothos,  perpétues  sui  nominis 
hostes,  odio  natum.  a  Christianoruiny>  etiam  appellationera  ab  eàdem  gente 
nondum  christianU  religione  imbutà,  Gotbis  iuipositum  in  hâc  Gothorum  veluti  fœce, 
ad  nostram  memoriani  integram  remasisse  :  «  pelluti  »  demum  sive  comati  no- 
minis rationem  ad  priscum  aquitanorum  comam  alendi  morera  referendam  esse. 

(Notitia  utriusque  Vasconise  elc,  authore  Arnaldo  Oihenarto  Mauleonensi  (Mauléon 
est  une  ville  des  Basses-Pyrénées.)  Parisiis,  1687.  Un  vol.  in-i",  pages  -tU-iiS). 


—  50  — 
avec  lesquels  j'ai  réglé  toutes  choses  soubs  votre  bon  plaisir,  et 
suis  convaincu  de  leur  faire  payer,  pour  jouir  du  bénéfice  de  cette 
déclaration,  chacun  2  louis  d'or.  Quoique  la  somme  soit  peu  consi- 
dérable, néantmoins  j'ai  cru  que  c'était  assez,  à  cause  de  la  pau- 
vreté de  ces  gens-là  ;  et  le  grand  nombre  qui  s'en  rencontre  dans 
cette  province,  fera  monter  cette  contribution  à  la  somme  de  45  ou 
50,000  livres.  Comme  je  me  suis  donné  l'honneur  de  vous  le  man- 
der, j'attendrai  qu'il  vous  plaise  m'ordonner  pour  terminer  cette 
affaire  avec  les  gens  qui  se  sont  présentés  pour  en  faire  les  deniers. 
«  J'ai  cru  que,  comme  cette  nature  de  gens  est  fort  incognue  en 
d'autres  lieux,  vous  ne  seriez  pas  fâché  que  je  vous  envoyasse  ce 
que  j'en  ai  pu  recueillir  et  dans  les  livres  et  dans  les  registres  du 
Parlement,  J'en  ai  dressé  un  mémoire  que  je  me  donne  l'honneur 

de  joindre  à  cette  lettre.  Pau,  ce  7  octobre  1683. 

«  Du  Bois  Baillet.  » 

Voici  ce  mémoire,  inédit  comme  toute  la  correspondance  de 
l'intendant  du  Béarn,  et  qui  mérite  que  nous  en  publiions  ici  tout 
au  moins  les  principaux  passages  : 

€  Il  y  a  dans  les  provinces  qui  composaient  autrefois  la  Novem- 
populanie,  dont  la  ville  d'Auch  est  la  capitale,  des  gens  reconnus 
sous  le  nom  de  Christians,  Agots,  Cagots  ou  Capots.  Ces  gens 
sont  séparés  du  commun  des  autres  hommes,  sans  qu'il  leur  soit 
permis  d'habiter  dans  les  villes,  bourgs  ou  villages,  mais  simple- 
ment dans  des  lieux  séparés  et  éloignés,  des  habitations  que  l'on 
appelle  le  quartier  des  Cagots.  Ils  ne  sont  point  appelés  aux  as- 
semblées ni  aux  charges  des  communautés.  Il  leur  est  défendu,  à 
peine  de  mort,  de  faire  alliance  avec  d'autres  pesronnes  que  celles 
de  leur  secte.  Ils  ont  une  place  particulière  dans  les  églises  et 
une  porte  séparée  pour  y  entrer.  Il  leur  est  défendu  de  baiser  la 
paix.  On  ne  leur  offre  point  le  pain  bénit  et  ils  ont  des  cimetières 
particuhers  pour  enterrer  leurs  morts.  Il  leur  est  aussi  défendu 


—  51  — 

de  porter  aucune  arme  ni  de  s'adonner  à  autre  raestier  que  celui 
de  charpentier.  Ils  sont  enfin  regardés  comme  des  personnes  in- 
fâmes et  estaient  obligés  de  porter  sur  leur  toque,  pour  marque 
de  leur  infamie,  des  pieds  d'oie  ou  de  canard. 

«  Les  auteurs  sont  fort  embarrassés  à  trouver  l'origine  de  ces 
sortes  de  gens,  comme  on  l'est  d'ordinaire  dans  des  choses  qui 
sont  fort  anciennes  et  dont  on  ne  trouve  point  des  vestiges  cer- 
tains. Monsieur  de  Marca,  dans  le  xvi^  chapitre  de  son  histoire, 
pense  qu'ils  descendent  des  Sarrazins • 

«  D'autres  pensent,  et  c'est  l'opinion  qui  me  paraît  la  plus  vrai- 
semblable, que  c'est  un  reste  des  Goths.  Cette  opinion  s'est  éta- 
blie par  leur  nom  de  Cagot  qui  veut  dire  Chien  de  Goth 

«  Il  semble  qu'il  ayent  cru  eux-mêmes  estre  de  ces  Routiers  de 
Béarn  qui  servirent  le  comte  de  Toulouse  du  temps  des  Vaudois 
et  des  Albigeois,  qui  furent  excomuniés  par  Innocent  III  et  par  là 
s'attirèrent  l'adversion  de  tous  les  peuples 

«  Je  dois  seulement  vous  faire  remarquer  que  ces  gens  ont  tou- 
jours réclamé  contre  cette  séparation  des  autres  hommes  dans 
laquelle  ils  étaient  obligés  de  vivre;  qu'en  1514  ils  présentèrent 
leur  requête  à  Léon  X,  et  qu'ils  obtinrent  une  ordonnance  de  l'of- 
ficial  de  Pampelune  en  1519,  qui  n'a  eu  exécution  que  pour  ceux 
qui  sont  sujets  du  Roy  d'Espagne,  ayant  été  reçus  d'une  ordon- 
nance de  l'empereur  Charles  V,  de  1520,  pour  ce  qui  regarde  les 
effets  civils 

a  En  1562  ils  obtinrent  du  Roy  des  lettres  patentes  qui  leur  ac- 
cordèrent d'être  traités  comme  les  autres  subjects  ruraux,  pourvu 
qu'ils  fussent  trouvés  sains  de  leurs  personnes.  Mais  ces  lettres  ne 
furent  point  enregistrées. 


—  52  — 

«  En  IGll,  ils  présentèrent  une  requête  au  Conseil  de  Navarre 
qui  fut  renvoyée  aux  Etats 

oc  ...  11  ne  paraît  pas  que  depuis  ce  temps  on  ait  rien  statué  sur 
cette  requête.  Tout  ce  que  l'on  voit,  est  qu'en  exécution  d'une  or- 
donnance du  sieur  de  La  Force  qui  était  gouverneur  duBéarn  en  ce 
temps-là,  ces  Cagots  furent  visités  par  les  nommés  Noguès  et 
Perrey,  habiles  médecins,  qui  les  firent  saigner,  examinèrent  leur 
sang  et  dressèrent  leur  rapport,  par  lequel  ils  disent  qu'ils  sont 
comme  les  autres  hommes  et  qu'ils  ne  sont  touchés  d'aucune 
maladie  qui  les  puisse  empêcher  de  fréquenter  et  se  mêler  avec 
le  peuple  qui  ne  doibt  rien  appréhender  de  leur  part > 

Suit  le  projet  de  déclaration  royale  ou  lettres  patentes  pour 
l'affranchissement  des  Cagots  : 

«  Louis,  par  la  grâce  de  Dieu,  roy  de  France  et  de  Navarre,  etc. 

a  La  liberté  ayant  toujours  été  l'apanage  de  ce  royaume,  et  un 
des  principaux  avantages  de  nos  sujets,  l'esclavage  et  tout  ce  qui 
en  pourrait  donner  des  marques  en  ayant  été  banni ,  nous  avons 
appris  avec  peine  qu'il  en  reste  encore  quelque  marque  dans  notre 
royaume  de  Navarre  et  dans  les  provinces  qui  étaient  autrefois 
connues  sous  le  nom  de  Novempopulanie,  qui  sont  celles  qui  dé- 
pendent des  diocèses  d'Auch,  Bayonne,  Dax,  Lescar,  Oloron, 
Aire  et  Tarbes,  dans  lesquels  il  y  a  une  certaine  classe  de  gens 
qui  y  sont  considérés  en  quelque  manière  comme  des  esclaves, 
estant  assujettis  à  de  certains  services,  attachés  à  suivre  une 
même  profession,  séparés  du  commerce  des  autres  hommes,  les- 
quels gens  sont  connus  dans  ces  provinces  sous  les  noms  de 
Christians,  Agots,  Cagots  et  Capots  ;  sans  que  l'on  puisse  précisé- 
ment savoir  la  raison  de  cette  distinction,  contre  laquelle,  comme 
contraire  aux  lois  générales  du  royaume,  ils  ont  toujours  réclamé 
et  même  obtenu  des  lettres  patentes  de  notre  très-honoré  sei- 
gneur et  père  Louis  XIIL   Désirant  traiter  lesdits  Cagots  avec 


—  53  — 
bonté,  effacer  toutes  les  marques  de  l'esclavage  qui  peuvent  en- 
core rester  sur  les  terres  de  notre  obéissance,  entretenir  l'égaliié 
entre  nos  sujets  et  lever  toutes  les  distinctions  qui,  n'estant  esta- 
blies  que  sur  une  erreur  populaire,  ne  servent  qu'à  troubler  la 
concorde  entre  nos  sujets:  à  ces  causes,  nous  avons  éteint  et  sup- 
primé toutes  les  distinctions  qui  pourraient  estre  entre  lesdits 
Ghrestians,  Cagots,  et  nos  autres  sujets,  pour  qu'ils  jouissent  à 
l'advenir  des  mêmes  privilèges  et  advantages  ;  et,  à  cet  effet,  abo- 
lissons les  dits  noms  de  Christians,  Cagots,  Agots  et  Capots,  faisons 
défense,  à  peine  de  500  livres  d'amende,  d'appeler  ainsi  par  injure 
nos  dits  sujets  affranchis  par  les  dites  lettres.  —  Voulons  qu'ils 
soient  admis  aux  ordres  sacrés  et  reçus  dans  les  monastères, 
qu'ils  soient  placés  dans  les  paroisses  de  leur  demeure  indifférem- 
ment avec  les  autres  habitants,  qu'ils  puissent  aller  à  l'offrande, 
prendre  et  rendre  le  pain  bénit,  chacun  à  leur  tour,  et  que  les  sé- 
parations qui  sont  dans  les  églises  des  places  qu'ils  occupent,  se- 
ront abattues,  et  les  portes  de  leur  entrée  bouchées. 

«  Prions  et  ordonnons  aux  évêques  des  diocèses,  ci-dessus  mar- 
qués, de  tenir  la  main  à  l'exécution  des  deux  précédents  articles. 

«  Permettons  à  nos  sujets  affranchis  de  choisir  leurs  habitations 
où  bon  leur  semblera,  même  dans  les  villes. 

«  Voulons  qu'ils  puissent  être  choisis  pour  toutes  les  charges  des 
communautés  dans  lesquelles  ils  feront  leur  demeure,  tant  hono- 
rables qu'onéreuses,  qu'ils  soient  appelés  aux  assemblées  des 
communautés  dont  ils  font  partie. 

«  Levons  les  défenses  qui  leur  sont  faites,  tant  par  les  coutumes 
des  lieux  que  par  les  arrêts  de  nos  parlements,  de  contracter  ma- 
riage avec  nos  autres  sujets. 

«  Laissons  liberté  de  choisir  telle  profession  qu'il  leur  plaira,  les- 
quels mestiers  ils  pourront  exercer  et  y  être  reçus  maîtres,  suivant 
l'usage  des  lieux,  sans  aucune  distinction  d'avec  nos  autres  sujets. 

4 


—  5'i  — 

«  Permettons  de  porter  pour  la  défense  de  leur  vie  les  armes 
permises  par  nos  ordonnances. 

«  De  tous  lesquels  privilèges,  franchises  et  immunités,  voulons 
et  nous  plaît  que  les  dits  particuliers  jouissent,  en  payant  néanmoins 
les  sommes  auxquels  ils  seront  modérément  taxés  en  notre  Con- 
seil. 

«  A  nos  amés  et  féaux  conseillers  les  gens  tenant  nos  cours  de 
parlement  de  Toulouse,  Guienne  et  Pau  »  (1). 

Il  n'y  a  pas  lieu  de  prendre  le  change  sur  le  sens  du  mot  affran- 
chissement appliqué  aux  Cagots.  Dans  l'espèce,  il  ne  s'agit  pas  de 
l'abolition  de  l'état  de  servage,  mais  de  certaines  servitudes  léga- 
les ou  arbitraires  désignées  par  le  même  décret.  Louis  XIV,  avec 
toute  sa  puissance,  pouvait  bien  affranchir  les  Cagots  de  ces  servi- 
tudes, mais  non  pas  des  préjugés  revêches  des  Basques  et  des 
Béarnais.  Ceux-ci  répondirent  au  décret  par  des  chansons,  et  tout 
continua  du  même  train  : 

A  haig  dounc  la  Cagoutalhe 
Destruisiam  toutz  lous  Cagotz 
DestriUsiam  la  Cagoutalhe, 
A  baig  dounc  toutz  lous  Cagots  ! 

A  quoi  les  pauvres  parias  répondaient  : 

Eîicoàre  que  Cagotz  siam, 
Toutz  qu'èm  hilhs  deu  pay  Adam. 
Quoique  nous  soyons  Cagots, 
Nous  sommes  fils  du  père  Adam. 
Diu,  coum  lous  auts  ben  a  creaiz, 
Per  eth  nous  71' èm point  rejetatz. 
Dieu  comme  les  autres  nous  a  créés 
Par  lui  nous  ne  sommes  point  rejetés  ! 

(1)  Archives  nationales,  Colc  :  G,  1,  Intendance  de  Béarn.  1683. 


—  55  - 

Nous  frihalliam  ta  paaniinja 
Et  au  ccti  mey  tard  arriba. 
Nous  travaillons  pour  manger  du  pain 
Et  pour  plus  tard  arriver  au  ciel. 

Mais  les  Béarnais  ne  se  laissaient  point  désarmer  par  cette 
pieuse  résignation  :  les  insultes  pleuvaient  dru,  et  quelquefois  les 
coups  dans  des  rixes  entre  jeunes  gens  des  deux  classes,  quand  les 
offices  du  dimanche  les  rapprochaient  forcément  les  uns  des  au- 
tres, ou  quand  un  mariage  de  Cagots  donnait  occasion  de  faire 
un  bon  charivari.  On  criait  aux  gens  de  la  noce  : 

D'onn  ben  aquere  Galimachie  ? 

De  cent  mile  lègues  per  darrè  la  Turquie. 

Et  à  la  mariée  : 

Qu'a  un  hourat  a  la  camise, 
La  meytat  deu  darrè  qu'au  pa. 

C'est  qu'on  ne  trouvait  pas  bon  que  les  Cagots  propageassent 
leur  race,  quoiqu'ils  ne  fussent  guère  que  deux  mille  à  deux  mille 
cinq  cents,  d'après  le  calcul  de  Du  Bois-Baillet  (1).  N'importe, 
c'était  encore  trop  pour  les  Béarnais  qui  chantaient  : 

Si  tous  tous  Cagotz  abcn  eigs  galoches, 

Heren  autant  de  rouit  coumcinq  cent-  carroches. 

Si  lis  Cagots  portaient,  eux,  des  galoches, 

Ils  feraient  autant  de  bruit  que  cinq  cents  carrosses  (2). 

Le  Parlement  de  Navarre  qui  n'a  pas  eu  l'initiative  de  l'affran- 

(1)  En  effet.  Du  Bois-Baillet  estime  qu'à  raison  de  2  louis  d'or  par  tête,  il  en 
pourra  tirer  45  a  50,000  livres.  Or  le  louis  d'or  en  ce  temps  valait  10  livres. 

(2)  Ces  fragments  de  chansons  béarnaises  sont  extraits  de  l'Histoire  des  Races 
Maudites  de  France  et  d'Espagne  par  M.  Francisque  Michel,  qui  a  eu  le  mérite 
de  recueillir  in-extenso  ces  compositions  populair«is  qui  jettent  un  jour  curieux 
sur  les  rapports  entre  les  Cagots  et  les  autres  habitants  du  Béarn  et  du  pays  basque* 


—  56  — 
chissement  des  parias  pyrénéens,  comme  on  le  croyait  jusqu'ici, 
eut  hiontùt  à  intervenir  pour  que  les  lettres  patentes  du  roi  ne 
fussent  pas  lettres  mortes.  L'année  1722,  sur  la  plainte  des  Cagots, 
il  rend  un  arrêt  qui  défend  à  tous  les  habitants  du  ressort  de  dis- 
tinguer les  suppliants  des  autres  sous  prétexte  de  ladrerie,  cago- 
terie  ou  vice  de  naissance,  dans  les  églises  et  les  assemblées  pu- 
bliques ou  particulières  ;  enjoint  de  les  admettre  aux  confréries  et 
autres  assemblées  pieuses,  avec  défense  de  les  distinguer  dans  les 
églises  des  autres  habitants  ;  ordonne  qu'ils  entreront,  comme  les 
autres,  sans  aucune  différence  dans  les  charges  onéreuses  et  ho- 
norables du  corps  de  la  communauté  des  villes,  bourgs  et  villages 
du  ressort  (1). 

C'était  le  moins  qu'on  pût  faire  pour  des  gens  qu'on  avait  fait 
entrer  dans  le  droit  commun  vis-à-vis  de  l'impôt.  En  effet,  dès 
l'année  1707,  ce  même  Parlement  avait  ordonné  que  les  maisons 
et  les  terres  des  anciennes  cagoteries  seraient  sujettes  à  la  taille 
et  aux  autres  charges  de  la  communauté,  comme  les  nouvel- 
les acquisitions  des  Cagots,  déjà  frappées,  —  on  se  le  rappelle  — 
par  le  nouveau  for  en  1551. 

Les  derniers  privilèges  de  ces  braves  gens  s'en  allaient  plus  vite 
que  leurs  servitudes.  La  preuve,  c'est  qu'à  la  fm  du  xvii'  siècle, 
voici  comme  ils  étaient  traités  dans  le  diocèse  de  Bayonne,  d'après 
un  rapport  fait  au  chapitre  de  la  cathédrale  :  «  Les  Gots,  à  l'église 
de  ladite  paroisse,  se  mettent  dans  un  coin  à  part  des  autres  pour 
entendre  la  Sainte-Messe  et  les  autres  offices  et  ont  un  bénitier  à 
part.  On  ne  leur  donne  pas  la  paix  que  lorsqu'ils  ont  quelqu'hon- 
neur  de  leur  nation  gote.  Alors,  ils  ont  accoutumé  de  venir  à 
l'offrande  après  que  tous  les  autres  ont  offert  et  on  leur  donne  la 
paix  avec  la  croix  qui  est  au  bout  de  l'étole,  au  lieu  qu'aux  autres 
on  la  donne  avec  une  croix  d'argent.  Fait  à  Arbonne,  le  22  janvier 

(1)  Aich.   des  Basses-Pyrénées,  B.  4812.  (Registres  du  Parlement  de  Navarre.) 


—  57  — 

1693  par  moy  d'Etchevery,  curé  »  (4).  Il  est  plus  que  probable 
qu'Arbonne  n'était  pas  le  seul  village  des  Basses-Pyrénées  oU  les 
choses  se  fissent  de  la  sorte. 

En  1756,  les  pénitents  blancs  de  la  ville  de  Pau  firent  beaucoup 
de  difficultés  pour  admettre  dans  leur  confrérie  un  riche  bourgeois, 
parce  qu'il  était  d'origine  cagote.  Mais,  après  des  instances  réité- 
rées, discutées  en  séance  générale  de  la  société,  on  l'informa  que, 
moyennant  100  écus  (les  autres  memnres  ne  payant  que  6  livres), 
il  serait  admis  ;  ce  qu'il  accepta. 

Cependant,  il  est  juste  aussi  de  dire  que  déjà  les  préjugés  com- 
mençaient à  s'effacer.  En  effet.  Maria  nous  apprend  que,  de  son 
temps  (1767),  «  presque  toute  la  province  s'est  désabusée  du  pré- 
jugé d'après  lequel  on  tenait  les  Cagots  pour  lépreux  »  (2).  Un 
béarnais  qui  écrivait  en  1792,  Hourcastremé,  nous  affirme  que 
depuis  longtemps  les  Cagots,  quoiqu'encore  pour  la  plupart  char- 
pentiers, menuisiers,  tourneurs,  pouvaient  prendre  le  métier  qui 
leur  convenait,  que  quelques-uns  même  acquéraient  des  terres 
nobles  et  qu'il  n'y  avait  pas  de  bonnes  fêtes  à  Navarreins  et  dans 
les  environs  sans  que  le  violon  des  Campagnet,  famille  de  menes- 
triers  très  appréciés,  quoique  Cagots,  fit  danser  la  compagnie. 

Le  gouvernement  révolutionnaire  n'eut  aucune  disposition  nou- 
velle à  édicter  en  faveur  des  Cagots  ;  mais  ceux-ci  profitèrent  na- 
turellement d'un  régime  qui  passait  le  niveau  sur  tous  les  rangs. 
Ils  en  profitèrent  encore  pour  faire  disparaître,  autant  qu'ils  pu- 
rent, les  titres  de  leur  famille  couchés  sur  les  registres  des  pa- 
roisses de  façon  déplaisante  pour  eux  (3). 

(1)  Ârch.  des  Basses-Pyrénées,  G.  i52. 

(2)  Mémoires  et  éclaircissements  sur  le  for  et  coutumes  de  Béarn^ir 
M.  (le  Maria.  Manusciit  in-folio  de  \x  l)ii)liothôq!ie  du  cliûtcau  de  Pau,  pages  7  et 
10i>. 

(ô)  1»  Le  "10  novcnib:e  1696,  Arnaud  de  Bergeras,  d'Osserain,  capot  faisant  le 
métier  de   tisserand  et  Marie  du  Heugue:c,  aussy  capote,  ont  été  espousés  dans 


—  58  ~ 

Mais  Ifs  jinciens  parias  firent  mieux  que  de  détruire  des  actes 
d'état  civil  ;  ils  se  mêlèrent  avec  leurs  concitoyens  sur  les  champs 
de  bataille,  et  fjuelques-uns  surent  acquérir  la  vraie  noblesse,  celle 
dont  parlent  Juvénal  etBoileau,  en  servant  leur  pays  avec  distinc- 
tion. Tel  fut  Dafresne,  le  plus  grand  Cagot  du  Béarn,  au  dire 
d'Hourcastremé  ;  il  géra  les  finances  de  la  République  de  telle 
sorte  ({ii'à  sa  mort,  Bonaparte,  voulant  perpétuer  le  souvenir  de 
son  administration  habile  et  intègre,  ordonna  que  son  buste  serait 
placé  dans  la  grande  salle  du  Trésor  public.  C'est  une  gloire  ou- 
bliée que  je  rappelle  aux  Béarnais  (1). 


l'église  diidil  lieu  par  moi  (l'Etcliessary,  curé  (Registres  de  la  'paroisse  d'Escos 
t.  ler,  1660-1696.) 

2'^  Guiltiein  de  Jo'ingros,  Cagot,  mourut  muni  des  sacrements  le  25  septembre  de 
l'an  1665  et  fut  enscvely  dans  le  cimetière  des  Cagots  devant  Balère,  le  26  dudlt 
mois,  par  Bernard  Labeyrie,  curé.  [Registres  de  la  paroisse  de  Sévignac.) 

ô"  Jean  de  S*-Martin,  du  village,  Capot,  fils  légitime  de  Jean  S*-Martin  et  de 
Marie  de  Diipla,  sa  femme,  est  né  le  \i^  février  1692,  et  a  été  baptisé  le  15^  dudit 
mois.  Cazaubon  prêtre.  {Registre  des  baptêmes,  mariages  cl  enterrements 
de  la  paroisse  de  S^-Martin  de  la  ville  de  Salies  faits  du  6-  octobre  i667 
à  i69%  folio  169.) 

-io  Si.xicsme  octobre  mil  six  centz  septante  neuf,  nasquit  Marie  d'Etcliegaray, 
fille  légiiime  d'Enautde  Carricaburu,  natif  du  lieu  J'Arbouet  en  Mixe,  et  de  Jeanne 
de  Landaburu,  maîtres  de  la  maison  d'Etcheganay  de  Cbubitoua,  et  a  esté  baptisée 
le  quinziesme  dudit  mois.  Son  pariain  a  élé  Domingo  de  Carricaburu  du  lieu  d'Ar- 
bouet,  et  sa  marraine  Marie  de  Gastigar,  de  S'-Estienne  de  Baigorri,  tous  Cagols  • 
ce  que  j'ai  oublie  d'escrlre  en  son  lieu.  D'Iriart  curé.  [Registre  des  baptêmes 
de  la  paroisse  d'Anhaiix,  p.  39.) 

(1)  Dufrcsne  (Bertrand)  né  à  Navarreins,  Béarn,  en  1736,  mort  en  1801.  Ap- 
paitenant  a  une  famille  pauvre,  il  ne  dut  sa  fortune  qu'à  lui-même  Après  avoir  été 
commis  chez  un  négociant  de  Bordeaux,  il  vint  'a  Versailles,  y  fut  employé  dans 
les  buieaux  des  liffaires  étrangères  et  devint  receveur-général  à  Rouen,  par  la  pro- 
tection de  Necker,  puis  intendant  général  de  la  marine  et  des  colonies,  directeur 
du  Trésor  public  (1790)  et  obtint  le  titre  de  conseiller  d'Etat.  En  1797  il  fut  élu 
député  de  Paiis  au  conseil  des  Cinq  cents.  Ecarté  des  affaires  par  le  Directoire 
poui'  ses  rappoi'ls  sévères  sur  l'étnl  des  finances,  il  fut  rappelé  après  le  18  bru- 
maire au  poste  de  directeur  du  Trésor  public  et  se  montra  digne  de  la  confiance 
du  l^"  Consul.  Il  fit  dans  ses  bureaux  de  nombreuses  suppressions,  donna  l'exemple 


—  59  — 

Depuis  le  commencement  du  siècle,  il  n'y  a  plus  de  Cagots, 
c'est-à-dire  de  parias,  mais  seulement  des  descendants  de  Cagots. 
Ce  n'est  pas  à  dire  que  le  préjugé  soit  complètement  effacé  et  que 
la  routine  ait  partout  rendu  les  armes.  Les  petites  portes  à  l'église 
de  maint  village  sont  à  peine  bouchées,  le  petit  bénitier  à  peine 
desséché,  et  les  corps  des  derniers  maudits  à  peine  consumés 
dans  le  coin  réservé  du  cimetière.  Il  reste  encore  des  témoins  de 
ces  humiliantes  distinctions,  et  j'ai  pu  recueiUir  leurs  souvenirs. 
Mais  il  est  consolant  d'ajouter  que  les  préjugés  s'effacent  en  rai- 
son directe  du  carré  des  distances,  surtout  depuis  d830,  même 
dans  les  vallons  les  plus  reculés  de  nos  montagnes.  Les  aUiances 
mixtes  qui  naguère  encore  souffraient  des  difficultés,  n'en  ren- 
contrent presque  plus  et  la  fortune  égalise  parfaitement  les  rangs. 

de  la  plus  sévère  probité,  et  contribua,  par  l'ordre  admirable  qu'il  établit  dans  la 
comptabilité,  h  faire  renaître  le  crédit  public.  Il  mourut  en  1801.  [Biographie 
générale,  Firmin  Didot,  t.  xv.  I>aris  1856.) 

Cf.  Aventures  de  Mcssire  Anselme  par  Hoiircaslrcmé.  2  vol.  Piris,  1792. 


CHAPITRE  III 
LES  GRHETS  ET  CftPOTS 

DE   GUIENXE-ET-GASCOGNE  ET   DU   LANGUEDOC 


Les  Gahets  de  Guienne,  anciennement  dits  Gafets,  font  leur 
apparition  dans  l'iiistoire  en  même  temps  que  les  Ghrestiaas  du 
Béarn  et  de  la  Navarre. 

Le  14  novembre  1287,  noble  dame  Rose  du  Bourg  lègue,  par 
testament,  20  sous  aux  «  Gaffets  de  Bordeu  »  (Bordeaux). 

Le  20  mai  1300,  Pierre  Amanieu,  chevalier,  captai  de  Buch, 
lègue  aux  mêmes  50  sous  (d'or). 

Le  2  avril  1328,  noble  dame  Asalhide  de  Bordeaux,  épouse  de 
noble  et  puissant  baron  Pierre  de  Grailly,  vicomte  de  Benauges  et 
de  Castillon,  «  a  leyssat  a  tôt  lo  communal  dels  Gafets  de  Bordeu 
detz  libras  una  veiz  pagaduyras...  Item  a  leyssat  a  totas  las 
maysons  dels  Guafetz  de  las  honors  de  Benauges,  de  Castelhon 
sur  Dordogne  et  de  Caslelhon-de-Medoc  :  detz  libras.  »  (1). 

Qu'étaient  donc  ces  Gafets  et  d'où  leur  venait  ce  nom?  Le  mot 
fjafet  dérive  du  roman  gaf,  croc,  crochet,  d'où  nous  avons  fait 
gaffe  et  les  Espagnols  gaf  a,  mots  qui  ont  le  même  sens.  En  langue 
d'Oc,  gaf  signifiait  croc,  gafet   crochet  et  en  gafet  en  croc   ou 

(I)  Collection  Doat  à  la  Bibliolh.  nat.,  t.  xlii,  fol.  68-95.  —  Variétés  Bor- 
delaises, pnr  l'abbé  Baureln,  t.  iv  p,  i5.  Bordeaux,  1786. 


—  62  — 

crochu  (1).  L'espagnol  a,  gafete,  crochet,  agrafe,  et  gafo,  pour  dé- 
signer celui  qui  a  les  mains  croches  par  suite  de  la  contracture  ou 
rétraction  des  muscles  fléchisseurs  des  doigts.  Or,  nous  savons 
que  c'est  là  un  des  principaux  symptômes  de  la  lèpre  anaisthétique 
(voir  au  chap.  l^').  Il  n'est  donc  pas  étonnant  que  le  mî-nie  mot 
ait  servi  en  Espagne  à  désigner  les  lépreux.  En  effet,  le  diction- 
naire de  l'Académie  espagnole  indique  cette  signification,  qui 
est  tombée  en  désuétude,  mais  qui  était  très-usitée  autrefois  (2). 
Eh  bien,  en  même  temps  que  les  Elspagnols  avaient  le  mot  gafo 
pour  lépreux,  les  Gascons  avaient,  dans  le  même  sens,  «  gafet  », 
dont  ils  ont  fait  plus  tard  gahet,  par  une  substitution  de  lettre 
dont  on  pourrait  citer  bien  des  exemples  dans  les  idiomes  méri- 
dionaux. C'est  ainsi  que  le  verbe  gascon  gahar ,  accrocher, 
était  primitivement,  gafar  comme  le  verbe  espagnol  du  même 
nom   et  comme   notre  verbe   gaffer ,    qui  ont  le    même  sens. 

Que  gafet  ait  eu  en  gascon  le  sens  de  ladre,  les  preuves  en  sont 
multiples  : 

Ainsi,  la  Coutume  de  Marmande,  en  1396,  défend   aux  gafets 

(!)  Lexique  roman  de  Raynouaid,  t.  iii,  el  Dicciounari  moundi  ou  Dic- 
tionnaiie  de  la  langue  toulousaine  à  la  suite  de  Las  obros  de  Pierre  Goudelin, 
à  Toulouso,  1713.  —  Diction.  Jangucd. -franc.,  par  l'abbé  Des  Sauvages,  à 
Nismes,  1783. 

(2)  Gafo,  fa,  adj.  El  que  tieiie  cotitraidos  los  nervios  de  las  nianos  o  de  los 
pies  de  modo  que  no  puede  moverlos.  —  Lat.  Nervis  contractis  laborans. 
El  que  padece  la  enfernicdad  Uamanda  gafedad  o  lepra.  Lat.  Leprosus. 

Gafedad,  s.  f.  La  contraccion  o  cncogimienlo  de  los  nervios  en  las  manOs  o  pies. 
Lat.  Nervorum  contractio.  —  Cierto  genero  de  lepra  que  no  solo  corrompe  y 
pudre  hs  carnes,  sino  que  pone  los  dedos  dt*.  l^is  nianos  encorvados  y  ttrtidos  à 
modo  de  las  garras  de  las  aves  de  rapina.  Lat.  Lepra. 

Gafez,  V.  Gafedad.  {Diccionurio  de  la  academia  esy>aJîo/c(,  Madrid,  '18'22.) 

D"  José  Yanguas  y  Miranda,  dans  son  «  Diccionario  de  las  palabras  anti- 
guadas  (surannées)  ciue  contienen  los  documentos  exisientes  en  los  archivas 
générales  y  municipales  de  Navarra,  P;iniplona  1834,  dit  :  Gafo,  lepioso. 
—  Gaferia,   hospital  de  leprosos. 

Covarrubias,  Tesoro  de  la  lenga  caslcUana,  p.  i2l.  dit  :  «  Advicilc  que 
lepioso  y  gafo  es  toda  una  niisnia  cosa.  » 


-  63  — 

d'aller  pieds  nus  par  la  ville  et  sans  un  «  signal  «  de  drap  rouge 
appliqué  sur  le  côté  gauche  de  la  robe.  Elle  leur  enjoint,  s'ils  ren- 
contrent homme  ou  femme,  de  se  mettre  à  l'écart,  et  aussi  loin 
que  possible,  jusqu'à  ce  qu'ils  soient  passés.  Défense  leur  est  faite 
d'acheter  ou  boire  dans  les  tavernes,  de  vendre  ni  faire  vendre 
quelque  comestible  que  ce  soit,  de  boire  aux  fontaines  de  la  ville. 

La  Coutume  établit,  de  plus,  que  lesdits  lépreux  «  lebros  «  ne 
doivent  demeurer  en  ville  ni  s'y  asseoir,  excepté  les  jours  de  fête 
et  le  lundi  matin,  devant  l'éghse  des  Frères  Mineurs,  près  des 
fossés,  où  ils  ont  d'ancienneté  habitude  de  le  faire  (1). 

La  Coutume  du  Mas  d'Agenais  (aujourd'hui  chef-lieu  de  canton 
de  Lot-et-Garonne),  rédigée  huit  ans  avant  la  précédente,  porte  : 
a  Que  nulle  personne  n'achète  de  bétail  ni  de  volaille,  pour  les 
vendre,  de  Gafet  ni  de  Gafète  ni  n'en  reçoive  d'eux  en  commis- 

(1)  Asso  son  los  establimens  de  la  vila  de  Mamianda  loscals  an  feyl  far  et  escrime 
Jacme  de  Lacruizca  et  Griinon  Pelirey,  l'an  mcccxcvi  (1396). 

§  114.  Contra  los  Gaffefs  que  entran  en  la  vila  sens  scnhal. 

Han  plus  establit....  queGiffetni  Gaffera  estianh  ni  privât  (étranger  ni  indi- 
gène), petit  ni  grans,  no  intra  dens  la  vila  de  Marmanda  sens  senal  de  drap  ver- 
melh....  en  la  rauba  sobirana  e  descubert  davani,  a  part  esquera,  en  pena  V  s. 
(S  sous  d'ameiide). 

§  1 13.  Citm  no  angan  pes  nut. 

Han  establit  plus  que  no  anganl  pes  nut  per  la  vila  e  caiit  s'encontranran  ab 
home  0  ab  femna  qu'es  remangen  a  la  une  part  del  camin,  tant  t'oia  como  poyr.in, 
entre  que  home  ne  sia  passât,  en  pena  de  V  s... 

§  116.  Cuni  no  dcven  veve  vin  ni  comprar  en  tabcrna. 

Ni  venden  ni  fassan  vene  porc  ne  creston  ni  altra  bestia  mindjadoyra  ni  nuUa 
autra  causa  mindjadoyra,  en  pena  de  45  s. 

§  117.  Cum  no  dehen  beve  a  las  fons  de  la  vila  ni  trayfc  oly  de  uolz 
(ni  extraire  de  l'huile  de  noix). 

g  lis.  Cmn  los  Gaffets  no  deven  intrar  en  la  vila  sino  lo  dilus  (le  lundi) 

Et  plus  estaWiren  que  los  dits  lebios  (lépreux)  no  denioiian  en  la  vila  ni  se. 
aselie.;  en  pena  de  V  s.  delsquels  sia  lo  lers  a  la  vila  e  l'ters  al  senbor,  c  Tiers  als 
crestias  de  la  vila  qui  los  penhorien.  Exceptât  que  en  las  festas  e  al  dilus  de  matin 
puscan  estaret  sezer  davant  la  gleysa  dels  fiays  niinuts  al  los  on  auciananient  an, 
accostumat  a  sezer  deverl  lo  fossat.  [Archives  de  la  Gironde,  t.  v,  p.  239-242). 


—  G4  — 

sion  pour  les  vendre  au  Mas  d'aucune  façon,  ni  que  nul  loue  Gafet 
ou  Gafète  pour  vendanger.  » 

La  Coutume  de  Condom  ordonne  de  leur  abandonner  les  viandes 
corrompues  confisquées  aux  bouchers  (1). 

Vers  la  même  époque,  les  Gahets  de  Bordeaux  étaient  rassem- 
blés dans  un  faubourg  qui  leur  était  affecté  et  où  ils  formaient  une 
sorte  de  communauté  (lo  comunal  dels  Gafetz).  Ils  y  avaient  une 
chapelle  particulière  appelée  Saint-Nicolas  des  Gahets,  autour  de 
laquelle  ils  cultivaient  des  vignes.  En  -1437,  ils  payaient  pour  cela 
un  cens  de  16  sous  au  chapitre  de  la  cathédrale  Saint- André  (2). 
On  se  rappelle  qu'à  Bayonne  les  Ghrestiaas  vivaient  exactement 
dans  les  mêmes  conditions. 

Eh  bien,  dès  cette  époque,  les  Gaffets  étaient  aussi  désignés  par 
le  nom  de  Crestians.  En  effet,  le  13  juillet  1320,  Giraud  de  Calba- 
nar,  notaire  royal,  constate  qu'étant  sur  le  chemin  royal,  vis-à-vis 
de  la  Chrétiennerie  (Grestianaria)  de  Sauveterre-de-Guienne,  le 
prévôt  royal  lui  a  demandé  de  constater  par  un  acte  public  qu'il 
avait  défendu  aux  habitants  de  Sauveterre  d'incendier  la  dite 
chrétiennerie  ni  d'y  faire  aucun  dommage,  ce  que  le  notaire  cons- 
tate. En  même  temps ,  maître  Bernard  Gogute  demande  de 
constater  aussi  que  les  habitants  de  Sauveterre  étaient  prêts  à 
aider  le  prévôt  à  arrêter  les  Pastoureaux  ou  tous  autres  qui  brûlas- 
sent la  dite  chrétiennerie  ou  lui  fissent  dommage  (3). 

Que  la  Chrétiennerie  de  Sauveterre  incendiée  par  les  Pastoureaux 
fût  un  asile  de  lépreux,  c'est  ce  qui  paraît  résulter  du  rapproche- 
ment des  dates  et  des  événements  historiques.  En  effet,  cette  même 
année,  1320,  une  troupe  de  Pastoureaux,  ayant  passé  la  Loire,  en- 

(1)  Coutume  du  Mas  d'Agenais  et  Coutume  de  Condom  citées  par  Fnnc. 
Michel  dans  le  texte  original  :  Op.  cit.,  t.  i,  p.  182. 

(2)  Fianc.  Michel,  Op.  cit.,  t.  i,  p.  166.  d'après  le  manuscrit  original. 

(3)  Constatalio:)  de  l'inccndiiî  ilc  la  Clwclicnncric  de  Sauveterre.  [Arch.  hist. 
de  la  Gironde,  t.  vi,  n^  160.) 


—  65  — 

sanglanta  la  province  de  Guienne  dont  les  lépreux,  alors  fort  nom- 
breux, étaient  accusés  de  s'être  concertés  avec  les  Juifs  pour 
empoisonner  les  fontaines;  et,  faisant  main  basse  sur  les  uns  et  les 
autres,  brûlant  leurs  asiles,  elle  commit  tant  de  désordres,  que  le 
gouverneur  de  Languedoc  donna  la  chasse  à  cette  troupe  de  ban- 
dits et  la  tailla  en  pièces  sous  les  murs  de  Carcassonne. 

Nous  avons  les  plus  fortes  raisons  d'avancer  que  le  nom  de  Chres- 
tian  ou  de  Chrétien  a  été  un  euphémisme  employé  pour  désigner 
dans  le  Midi  de  la  France  les  lépreux,  comme,  au  Nord  de  la  Dor- 
dogne,  les  mots  ladre,  nom  vulgaire  de  Lazare  et  frère  malau 
(malade). 

Un  poète  contemporain  de  PhiUppe-le-Long,  dans  une  poésie 
intitulée  «  Un  Songe  »  et  dédiée  à  ce  même  prince,  disait  : 

Ami,  sais-tu  nulles  nouvelles? 
Ouil,  assès,  et  quelles?  —  Celles 
Qui  courent  au  monde  orendroit. 


Lors  chaçoit-on  de  mainte  guise 
Et  mainte  grant  beste  y  fut  prise 
luyfs,  Templiers  et  Chrestiens 
Furent  pris  et  mis  en  liens 
Et  chaciés  de  pais  en  autre  (1). 


Il  est  clair  que  le  mot  Chrestien  est  pris  ici  dans  une  acception 
spéciale  et  qu'accolé  aux  Juifs  et  aux  Templiers  il  ne  peut  désigner 
qu'une  certaine  catégorie  de  Chrétiens.  Serait-ce  forcer  le  sens 
du  texte,  que  d'y  voir  les  lépreux  chassés  de  leurs  asiles  par  ordre 

(1)  Godefroy  de  Paris,  volume  in-folio  magno,  n^  6812  des  manuscrits  de  la  Bi- 
bliothèque nationale,  publié  par  Paulin  Paris,  Les  manuscrits  de  la  bibliothè- 
que du  roi,  t.  I. 


—  06  — 

de  Philippe-le-Long  (1)  et  qui  Tarent  préoisément,  avec  les  Juifs 
et  les  Templiers,  les  victimes  de  Philippe-le-Bel  et  de  son  filsV 
Si  le  poète  ne  désigne  pas  les  lépreux  de  la  Guienne,  ce  sont  alors 
les  Albigeois  qui,  dans  le  même  siècle,  ont  été  traqués,  tués  ou 
chassés  aussi,  et  qui  s'intitulaient  les  Bons  Chrétiens. 
■  La  synonymie  de  Gahet  et  de  Chrestian  est  établie  d'une  ma- 
nière irréfragable  par  des  titres  anciens.  Telle  est  une  ordonnance 
des  jurats  de  Bordeaux  du  xvi«  siècle,  par  laquelle  «  il  est  statué 
que  aucun  de  ceux  que  l'on  nomme  Chrestiens  et  Chrestien^ies  ou 
autrement  G aliets,  de  quelque  lieu  qu'ils  soient,  ne  pourront  sortir 
hors  de  leurs  maysons  ne  entrer  en  la  présente  ville  pour  aller 
par  les  rues,  sinon  qu'ils  portent  une  enseigne  de  drap  rouge,  de 
la  grandeur  d'un  grand  blanc,  cousue  et  bien  attachée  au-devant 
de  leur  poitrine,  et  qu'ils  n'ayent  les  pieds  chaussés,  sous  peine 
du  fouet  ou  autre  amende  arbitraire.  Et  ne  pourront  entrer  lesdits 
Gahetz  ès-boucheries,  tavernes,  cabarets,  paneteries  de  la  pré- 
sente ville  et  participer  avec  l'autre  peuple,  à  mesmes  peines  que 
dessus  y.  Cette  ordonnance  se  réfère  aux  arrêts  du  Parlement 
du  14  mai  1578  et  du  12  mai  1581  (2). 

(1)  Pliilippus,  Dei  gratiâ,  etc..  Cum  propler  detestabile  flagitium  et  crimen 
horrendura  quod  Leprosi  regni  nostri  et  aliunde  contia  Catholicos  universos  fiie- 
runt  machinati  ut  eos  morti  traderunt  potionibus  et  venenis  quos  in  puteis,  fontibus, 
aquis  et  locis  aliis  ponebant...  Nos  tantum  sceliis  et  exscerabile  flagitium  remanere 
nolentes  incultura,  dictos  leprosos  in  regno  nostro  capi  fecerimns...  et  ordinasse- 
mus  inter  flia  quod  bona  corum  ad  manum  nostram  ponerentur  et  tenerentur  donec 
super  his  duxissimus  aliter  ordinandum...  Nos  auditis  postmodum  super  his  sup- 
plicationibus  plurium  prelatorura...  manum  nostram  ab  omnibus  locis  et  bonis  le- 
prosiarum  in  quibus  posita  fuerat  ordinamus  et  duximus  amovendam....  Datum 
Creciaci,  decimo  sexto  die  Augusti  A.  D.  niillesimo  trecenlisimo  vicesimo  primo. 
{Ordonnances  des  Rois  de  France  de  la  troisième  race).  Collection  Secousse 
et  de  Villevault,  t.  i,  p.  814.  Imp.  royale,  1755. 

(2)  Anciens  et  nouveaux  statuts  de  la  ville  et  cité  de  Bourdeaux,  1612, 
cités  dans  les  Dissertations  sur  les  anciens  monuments  de  la  ville  de 
Bordeaux,  sur  les  Gahets,  etc.  par  l'abbé  Vénuti.  —  Bordeaux;  1754. 


—  67  — 

Cependant,  dès  le  xvi''  siècle,  les  parias  Bordelais,  comme  leurs 
frères  des  Pyrénées,  ne  passaient  plus  absolument  pour  lépreux, 
mais  seulement  pour  suspects  ou  entachés  de  ladrerie.  Telle  était 
au  moins  l'opinion  de  Jean  Darnal,  avocat  au  Parlement  et  jurât 
de  Bordeaux.  «  L'année  1555,  dit-il  en  sa  Chronique  hourdelaise, 
MM.  les  Jurats  firent  ordonnance  que  les  Gahets  qui  résident  hors 
la  ville,  du  côté  de  St-Julien,  en  un  petit  faubourg  séparé,  ne  sor- 
tiront sans  porter  sur  eux,  en  lieu  apparent,  une  marque  de  drap 
rouge.  C'est  une  espèce  de  ladres,  non  du  tout  formez,  mais  des- 
quels la  conversation  n'est  pas  bonne,  qui  sont  charpentiers  et 
bons  travaillants  et  qui  gaignent  leur  vie  en  cet  art  dans  la  ville 
et  ailleurs  »  (1). 

Un  autre  document  du  XVP  siècle  les  met  à  côté  des  ladres 
proprement  dits  (2). 

Le  Parlement  de  Bordeaux  n'en  jugeait  pas  autrement  en  ce 
siècle;  car,  par  ordonnances  du  12  août  1581,  9 décembre  1592  et 
7  septembre  1596,  il  fait  défense  aux  Gahets  de  toucher  aux  vivres 
des  marchés  et  de  sortir  sans  porter  sur  leur  poitrine  un  signe 
rouge  en  forme  de  patte  de  canard,  sous  peine  du  fouet  ;  ordon- 
nances apphcables  aux  Capots  de  Labourd  et  de  Soûle  (en  pays 
basque)  qui  relevaient  du  gouvernement  de  Guienne.  Cependant 
le  Parlement  ne  les  confondait  pas  avec  les  lépreux  ;  à  preuve, 
l'ordonnance  du  14  mai  1578  qui  prescrit  aux  officiers  et  consuls 


(1)  Supplément  des  chroniques  de  la  noble  ville  et  cité  de  Bourdeaux, 
par  Jean  Darnal. —  A  Bourdeaux  1620,  vol.  in-4°,  folio  4. 

(2)  C'est  un  règlement  des  corps  et  métiers  en  ce  qui  concerne  Vestat  des  Pas- 
ticiers  et  où  on  lit  :  «  Aven  ordennat  et  establit  que  aucun  ne  pourra  uzar  en  la 
dicte  ciutat  deu  raestey  deu  pasticey  ou  loustissor  si  non  que  sya  homme  de  bona 
fama  et  renom  et  honesta  conversation  et  que  sia  net  de  son  corps  et  non  sia  ladre, 
gahet  ne  malaud  d'autre  maladia  contagiousa  ne  dangerousa.»  Ce  règlement  est  de 
1557.  Anciens  et  nouveaux  statuts  de  la  ville  de  Bourdeaux,  p.  270. 


—  G8  — 
de  Casteljaloux  et  autres  lieux  de  t  policer  les  ladres  et  Gahets  et, 
en  ce  faisant,  leur  faire  porter  la  marque  et  signal  qu'ils  ont  accou- 
tumé de  tous  temps  savoir  :  auxdits  lépreux  les  cliquettes  et  aux 
Capots  et  Gahets  un  signal  rouge  à  la  poitrine  en  forme  de  pied 
de  canard.  »  —  Trois  ans  plus  tard,  même  ordonnance  aux  offi- 
ciers et  jurats  de  la  Punte  de  Cap  Breton,  dans  les  Landes  (1). 

Toutefois,  dès  cette  époque,  les  gens  intelligents  n'étaient  plus 
bien  assurés  que  les  Gahets  fussent  malades  d'une  façon  quel- 
conque. 

Un  conseiller  du  Parlement  de  Bordeaux,  Florimond  de  Rœmond 
écrivait  à  leur  sujet  ce  qui  suit  :  «  Tout  ainsi  que  les  ladres  du 
corps  sont  retranchez  du  monde,  aussi  les  ladres  de  l'âme  ont 
toujours  été  séparez  de  l'église.  Nous  voyons  en  notre  Guyenne 
cela  avoir  été  pratiqué  à  l'endroit  de  ceux  qu'on  nomme  Cangots 
ou  Capots,  race,  quoique  chrestienne  et  catholique,  qui  n'a  pourtant 
aucun  commerce  ni  ne  peut  prendre  alliance  avec  les  autres 
chrestians,  moins  habiter  aux  villes,  leur  estant  mesme  défendu 
de  se  mettre  à  la  table  sacrée  avec  les  autres  catholiques  et  ayant 
lieu  séparé  dans  l'église.  Le  peuple  saisi  de  cette  opinion  qu'ils 
soient  infects,  se  persuade  qu'ils  ont  l'haleine  et  la  sueur  puante 
(le  mesme  dit-on  des  juifs)  et  tient  pour  certain  qu'ils  sont  tachez 
de  quelque  sorte  de  ladrerie....  J'ay  toujours  pensé  que  c'était 
une  erreur  populaire  et  que  cette  ladrerie  corporelle  qu'on  ima- 
gine provient  de  la  ladrerie  spirituelle  de  leurs  pères  :  car  il  y  a 
grande  apparence  que  se  sont  les  re.stes  des  Goths  Ariens  qui 
furent  défaicts  à  nos  portes  et  que  le  victorieux  donna  la  \ie  à 
quelque  misérable  canaille  qui  eschappa  la  furie  du  combat  à 
condition  de  se  séparer  en  divers  lieux  qui  leur  furent  assurés 
pour  leur  demeure  en  la  Guyenne  et  en  quelques  endroits  du 
Languedoc  après  avoir  abjuré  leur  hérésie.  Aussi  on  leur  prohiba 

(1)  Ordonnances  citées  par  M.  Francisque  Michel.  Op.  cit.  T.  i. 


—  69  — 

d'avoir  aucune  hantise  avec  les  catlioliques,  rigueur  qui  a  continué 

de  main  en  main  à  leurs  successeurs Cecy  a  beaucoup 

d'apparence,  car  les.  médecins  ne  sont  pas  d'accord  que  ces  hom- 
mes soyent  tachez  d'aucun  mal  contagieux.  Ils  en  ont  fait  preuve 
par  la  saignée,  n'ayant  peu  recognaistre  aucune  chaleur  extraordi- 
naire en  leur  sang.  —  D'ailleurs  ils  sont  forts,  robustes  et  gaillards 
comme  le  reste  du  peuple. .....  J'ai  remarqué  qu'en  plusieurs 

lieux  on  les  appelle  Chrestiens,  ce  qui  est  advenu  à  mon  advis 
de  tant  comme  ont  toujours  fait  tous  les  hérétiques,  ainsi  que 
remarque  St-Hiérosme  des  Lucifériens  et  St-Augustin  des  Dona- 
tistes,  s' étant  les  vrais  chrestiens  contentés  du  grand  et  victorieux 
nom  de  catholiques.  On  les  appelle  aussi  Gahets,  etc.  (1). 

Florimond  de  Rœmond  ne  trouva  aucun  écho  au  sein  de  sa  cor- 
poration, pas  plus  que  dans  le  public,  et  les  malheureux  Gahets 
durent  attendre  encore  plus  d'un  siècle  l'abrogation  des  arrêts  sé- 
vères du  parlement.  La  conversion  de  celui-ci  fut  indubitable- 
ment aidée  par  Védit  de  Louis  XIV  de  1663  obtenu  par  les  Cagots 
de  la  généralité  d'Auch  et  de  Pau  ;  et,  le  9  juillet  1723,  il  rendit 
un  arrêt  qui  effaçait  toute  distinction  humiliante  pour  les  Gahets 
et  Capots  de  sa  juridiction,  en  proscrivant  même  l'usage  de  cette 
appellation  comme  une  injure.  —  On  se  rappelle  que  le  parlement 
de  Navarre  avait  eu  l'honneur  de  devancer  en  cette  voie  celui  de 
Guienne.  Mais  les  Gascons  ne  se  montraient  pas  plus  dociles 
que  les  Béarnais  apparemment  ;  car  l'arrêt  du  parlement  de  Bor- 
deaux dut  être  renouvelé,  sous  des  peines  de  plus  en  plus  sévères, 
en  1735  et  le  27  mars  1738.  Ce  dernier  arrêt  fait  inhibition  et  dé- 
fense d'injurier  aucuns  particuliers  prétendus  descendants  de  la 
race  de  Giézi  et  de  les  traiter  d'Agots,  Cagots,  Gahets  ni  Ladres, 
à  peine  de  cinq  cents  livres  d'amende.  Veut  que  les  Gahets  soient 

(1)  L' Antichrist,  par  Florimond  de  Rœmond,  cliap.  xli.  In-8o.  A  Canibray, 
1613. 

5 


—  70  — 

admis  à  toutes  les  assemblées  générales  et  particulières,  aux 
charges  municipales  et  aux  honneurs  de  l'église,  comme  les  autres 
habitants. 

L'abbé  Venuti,  savant  bordelais  du  siècle  dernier,  qui  s'est 
occupé  des  Gahets,  dit  qu'il  y  en  avait  encore  de  son  temps  (en 
•1754),  à  Bordeaux  ;  mais,  sans  rien  noter  de  particulier  en  eux, 
probablement  parce  qu'ils  ne  se  distinguaient  déjà  plus  que  par 
tradition.  Il  les  croit  fermement  descendus  des  lépreux.  «  Après 
les  croisades,  dit-il,  la  lèpre  devint  populaire  chez  nous.  C'est 
cette  maladie  qui  fit  sans  doute  appeler  les  Gahets  du  nom  de 
Gésites  ou  Gésitains,  sobriquet  tiré  de  l'Histoire  Sainte  où  le  pro- 
phète Elisée  prédit  que  la  lèpre  de  Naaman  s'attacherait  à  Giési 
et  h  sa  postérité  pour  toujours.  Mais,  comment  le  peuple  qui  ne 
lisait  guère  la  bible  a-t-il  pu  connaître  Giési  aujourd'hui  inconnu 
du  vulgaire  ?  C'est  que  la  lèpre  de  Giési  entrait  dans  toutes  les 
formules  par  lesquelles  on  scellait  tous  les  contrats  des  princes 
et  des  particuliers,  commiC  celle-ci.  «  Si  vero  non  hœc  omnia  ita 
servavero,  recipiam  hic  et  in  future  sœculo,  in  terribih  judicio 
magni  Domini  Dei  et  Salvatoris  nostri  J.-C.  ethabeam  partem  cum 
Juda  et  le'prâ  Giezi  et  tremore  Gain.  »  Il  y  a  une  foule  d'exemples 
de  pareils  jugements  dans  les  chartes,  depuis  Charles  le  Chauve 
jusqu'au XIV'  siècle.»  (1). 

L'abbé  Baurein,  dans  ses  Variétés  hordeloises,  n'e.st  pas  moins 
afflrmatif  que  son  confrère  en  ce  qui  concerne  l'origine  des 
Gahets;  mais  déjà  de  son  temps  (1786)  ils  avaient  disparu  de 
Bordeaux.  Les  lignes  qu'il  leur  consacre  au  chapitre  où  il  traite 
de  c(  St-Nicholas  des  Gahets  »  ne  sont  dénuées  ni  d'intérêt  ni 
d'importance. 

((  Cette  éghse,  écrit-il,  était  dans  le  principe  destinée  pour  des 

(1)  Dissertations  sur  les  anciens  monuments  de  la  ville  de  Bordeouux, 
sur  les  Gahets,  etc.,  Bordeaux,  1754,  par  l'abbé  Venuti. 


—  71  — 

hommes  qu'on  prétendait  être  atteints  de  ladrerie.  Ces  gens 
étaient  séparés  de  la  conversation  d'autre  hommes  et  rassemblés 
dans  un  faubourg  qui  leur  était  affecté  où  ils  formaient  une  es- 
pèce de  communauté.  On  les  appelait  anciennement  Mézeaux  et 
leurs  habitations  Mézelleries^  et  c'est  ce  qui  est  justifié  par  les 
registres  des  comtes  de  Toulouse  de  l'an  1245  cités  par  Dom 
Vaissette  dans  son  histoire  de  Languedoc.  Ce  genre  d'hommes  qui 
étaient  assez  communs  dans  les  provinces  méridionales  de  la 
France  étaient  appelés  en  gascon  Cagots,  Capots  et  Cliresliens 
et  dans  le  pays  bordelais  Gaffets  ou  Gahets  du  verbe  gasoon 
Gahar.  On  se  rappelle  d'avoir  vu  l'acte  de  fondation  de  leur 
hospice  par  le  chapitre  de  St-André.  Plusieurs  seigneurs  et  au- 
tres fidèles  touchés  de  la  misère  de  leur  état  leur  laissaient 
quelques  legs-pies  par  testament.  Mais  il  y  a  longtemps  qu'il 
n'est  plus  question  de  gahets  ni  dans  le  faubourg  qui  en  a  retenu 
le  nom  ni  dans  le  pays  bordelais;  la  race  en  est  éteinte  et  la 
maladie  dont  ils  étaient  ou  dont  on  les  croyait  atteints  y  a  entiè- 
rement disparu  ^^  (1). 

Quelques  noms  de  lieux  en  ont  seuls  perpétué  le  souvenir.  Dans 
la  campagne  des  départements  de  la  Gironde,  du  Gers  et  des  Lan- 
des, il  y  a  encore  des  fontaines,  des  maisons  et  des  hameaux, 
dits  des  Capots,  des  Chrestians  et  des  Gahets.  Quelques  vieilles 
éghses,  de  plus  en  plus  rares,  ont  conservé  la  trace  de  la  petite 
porte  latérale  qui  leur  était  réservée .  Mais  le  peuple  a  généra- 
lement oublié  jusqu'à  la  signification  de  ces  mots  ,  de  même  que 
l'origine  de  mainte  expression,  de  maint  proverbe ,  dont  il  se  sert 
tous  les  jours. 

M.  Francisque  Michel  a  pourtant  pu  recueillir,  il  y  a  35  ans  en- 
viron, dans  le  département  des  Landes  quelques  poésies  populai- 
res qui  témoigneraient  que  le  souvenir  des  parias  gascons  était 

(1)  Baurein,  Op.  cit.  T.  iv,  P.  15  et  suivantes. 


—  72  — 

toujours  vivant  parmi  le  peuple,  si  ces  compositions  ne  lui  avaient 
été  fournies  par  des  instituteurs  ou  des  antiquaires  qui  les  ont 
tout  au  moins  retouchées.  Tel  est  ce  poëine  de  la  Chalosse,  qui  ré- 
sume toutes  les  opinions,  toutes  les  préventions,  toutes  les  haines 
dont  les  Cagots  ont  été  l'objet.  L'histoire  de  Giézi  et  de  Naaman, 
«  général  de  Bénadab  roi  de  Syrie  (^ic)  »,  y  est  racontée  tout  au 
long.'C'cstbien  savant  pour  le  peuple  !  On  y  trouve  cependant  des 
passages  qui  peuvent  avoir,  à  défaut  d'une  origine  vraiment  popu- 
laire, la  valeur  d'un  renseignement  exact  sur  les  préjugés  qui  sé- 
paraient, là,  comme  ailleurs,  les  deux,  classes  delà  population. 

Telle  est  celui-ci  : 

Remarqualz  lous  muridatges  «  Remarquez  les  mariages 

Qui  etJtz  bolcncountracla  Qu'ils  veulent  contracter 

Dab  las  gouyates  de  l'aut  puple        AYeclesfilles  de  l'autre  peuple 


Qui-is  dan  la  pêne  de  cerea  : 
Juste  cèu  :  s'escridcn  ères, 
N'ens  holem  pas  murida 
Duh  jcns  de  race  maudite 
De  crainte  de  nos  infecta. 
L'hiber  qii'cs  rct,  disencres, 
Nous  bcns  bolem  abriga, 
Et  une  soulctc  couberlure 


Qu'ils  se  donnent  la  peine  de  chercher. 
Juste  ciel  I  s'écrient-elles 
Nous  ne  voulons  pas  nous  marier 
Avec  des  gens  de  race  maudite, 
De  crainte  de  nous  infecter.  » 
L'hiver  est  froid,  disent-eiles, 
Nous  voulons  nous  couvrir, 


Et  une  seule  couverture 
.4  bous  autes  que-bs  hcg  trembla.      Vous  autres  vous  fait  trembler. 
Lous  bos  cos  que  soun  infectes  Vos  corps  sont  infects, 

Nous  pouclem pas  approcha  ;  Nous  ne  pouvons  pas  nous  approcher 

Adressats-pe  à  las  Cagotes  Adressez-vous  aux  Cagotes 

Qui  dab  bous  auls  et  seran  j^laa.      Qui,  avec  vous,  seront  bien.  (1) 

De  ce  que  le  souvenir  des  Capots  soit  un  peu  plus  oublié  en 
Gascogne  qu'en  Béarn,  on  aurait  tort  d'en  conclure  qu'ils  fussent 
autrefois  moins  nombreux,  dansla  première  de  ces  provinces,  que 


(1)  Fr.  Michel.  Op.  cit.  t.  xi,  p.  liO. 


■7*1 


dans  la  deuxième  ;  ceci  provient  simplement  de  ce  que  la  civi- 
lisation a  été  plus  lente  à  pénétrer  dans  les  vallons  reculés  de  nos 
montagnes  et  que  les  préjugés  y  sont  restés  plus  enracinés,  ou, 
comme  dit  M.  Thiers,  que  les  pays  de  montagnes  sont  par  les 
institutions,  les  mœurs  et  les  habitudes,  des  lieux  de  conserva- 
tion. —  En  réalité,  tous  les  départements  de  cette  province  ont 
eu  jadis  leurs  parias.  Les  registres  des  paroisses  d'Aire  et  du  Mas 
d'Aire  nous  ont  conservé  les  noms  des  Capots  qui  jusqu'au  XVII« 
siècle  étaient  enterrés  dans  un  cimetière  particulier.  —  Ils  étaient 
répandus  dans  nombre  de  villages  de  la  Chalosse  et  du  Mar- 
san (Landes  et  Gers)  comme  dans  ceux  de  la  Bigorre  (Hautes- 
Pyrénées).  Nous  avons  là-dessus  le  témoignage  de  Marca,  de 
Belleforest,  d'André  Duchesne,  etc,  —  Il  yen  avait  dans  le  dépar- 
tement de  Lot-et-Garonne  en  i672  ,  car  à  cette  date  ils  figurent 
sur  les  registres  cadastraux  du  bourg  de  Lusseignan  ,  arrondisse- 
ment de  Nérac.  Ceci  prouve  aussi  que  dans  la  Gascogne  ,  comme 
dans  le  Béarn,  ils  pouvaient  être  possesseurs  de  terre.  (Ij 

Ils  n'étaient  pas  encore  fondus  avec  le  reste  de  la  population  de 
Lot-et-Garonne  au  commencement  de  ce  siècle,  car  l'abbé  Chau- 
don  en  parle,  comme  témoin  oculaire,  dans  son  «  Essai  historique 
sw  Mézi)i  »  publié  en  1815.  î  Les  Capots,  dans  les  derniers 
temps,  dit-il,  étaient  en  général  d'une  constitution  saine,  et  leurs 
femmes  surtout  avaient  des  traits  réguliers.  On  pouvait  en  dire 
autant  de  leurs  mœurs  ;  jamais  de  querelles  entr'eux  ni  avec  les 
autres  citoyens  qui  s'adressaient  de  préférence  à  eux  pour  les  ou- 

(1)  Jean  Renun,  capot,  tient   terre   labourable,  bouzigiie  et  vigne,  contenant  : 

La  vigne,  1  quart  neuf  escals,  faira 1  l  v  s_ 

l.a  bouzigue.   1  quart  de  cartallade,  faira 0    x  j  'i. 

La  terre,  2  cartallades,  faii'a jjj 

Plus  m.iison,  ayriul,  jardiu  cl  terre  h  un  tc:iant  au  cousîon,  coniic.it  la  niai^oa, 

ayrial  ctj.irdin,  dix-huilescaîz,  etc.  (Registre  des  ar.h.  de  Hirliastc,  loi.  179-180, 

an  1672,  cité  par  F-  Michel,  op.  cit.  T,  'l^""  p.  lo7.) 


vrages  de  charpenterie  et  de  menuiserie  (auxquels  ils  se  consa- 
craient presque  uniquement)  parce  qu'ils  étaient  laborieux  et  mo- 
dérés dans  le  prix  du  travail.  »  {i) 

Le  Languedoc  a  compté  les  mêmes  parias,  non-seulement  dans 
sa  région  pyrénéenne,  mais  jusque  dans  le  Rouergue  et  dans  le 
Quercy  (Aveyron,  Tarn-et-Garonne,  Lot)  dans  le  Lauraguais  et 
l'Albigeois  (Aude  et  Tarn).  Nous  en  avons  pour  gai'ants  les  rôles 
de  contribution  de  Gaston  Phœbus  (en  1390)  où  ils  figurent  sous  le 
nom  de  Chrestiaas  (2),  et  des  ordonnances  des  rois  de  France, 
comme  celle-ci  : 

«  Gharles  (VI)  etc.,  aux  séneschaulx  de  Toulouse,  Garcassonne, 
Beaucaire,  Rouergue,  Bigorre  et  Quercy  et  au  gouverneur  de 
Montpellier  ; 

«  Nos  bieu-aimés  les  Gapitoliers  de  Toulouse  et  les  consuls,  ma- 
nants et  habitants  de  plusieurs  bonnes  villes  et  lieux  desdites 
sénéchaussées  et  duchié  de  Guyenne  nous  ont  fait  exposer  que 
plusieurs  personnes  malades  d'une  maladie  laquelle  est  une  es- 
pèce de  lèpre  ou  mésellerie  et  les  entachiés  d'icelle  sont  appelés 
en  aucune  contrée  Gapots  et  en  autres  contrées  Casots,  et  ont  ac- 
coustumé  de  toute  ancienneté  et  doivent  porter  certaine  ensei- 
gne pour  estre  cognues  des  saines  personnes,  et  aussi  doivent 
demeurer  et  vievre  séparément  des  saines  personnes;  néantmoins, 
vont,  viennent  et  repairent  entre  les  saines  personnes,  sans  porter 
aucune  enseigne,  et  par  ce  défaut  boivent  et  mangent  bien  sou- 
vent avec  les  sains,  dont  grant  dommage  et  inconvénient  s'en 
pourraient  ensuir,  si  briesvement  n'y  était  pourveu.  Mandons  et 

(1)  Bulletin  polymathique  du  muséum  d'instruction  2niblique  de  Bor- 
deaux. T.  xiii,  année  18IS,  p.  131-156. 

Mézin  est  un  chef-lieu  de  canton  du  département  de  Lot-et-Garonne. 

{'2)  Scguen  se  los  focx  de  Albeges  e  Lautrat;ues  derrcrementzcondatz  permaeste 

Arnaut e  P.  Ramon  de  Colombiac  en  lo  mes  de  octobre  mccc  xc.  E.  ■iH, 

h  Pcilas.  Bernai,  chrestiaa  ;  Aniicl  chrestiaa  ;  de  l'abat  de  Foix  {arch.  des 
B.-Pijrénées,  folio  66). 


estroitement  enjoignons  que  dorénavant  lesdits  Capots  et  Gassots 
ou  malades  de  ladite  maladie  ne  soyent  si  osés  ni  si  hardis  qu'ils 
aillent,  viennent  ni  repairent  aucunement  entre  les  personnes 
saines  sans  porter  la  dicte  enseigne  d'ancienneté  accoustumée, 
apparemment,  et  en  manière  que  chascun  la  puisse  voir.  Donné  à 
Paris,  le  septième  jour  de  mars  de  l'an   de   grâce   1407  (1).  » 

Le  10  juillet  1439,  le  Dauphin  Louis,  fils  du  roi  Charles  VII,  se 
trouvant  à  Toulouse,  donna  diverses  lettres  et  nomma  des  com- 
missaires pour  visiter  plusieurs  personnes,  hommes,  femmes,  en- 
fants, qui  s'étaient  répandus  par  la  ville  et  sénéchaussée  de  Tou- 
louse, et  qui  a.  étaient  malades  ou  entichés  d'une  très  horrible  et 
griève  maladie  appelée  la  maladie  de  lèpre  et  capoterie  »,  pour 
empêcher  qu'ils  ne  se  meslassent  avec  les  habitants  du  pays  et  les 
tenir  séparés  (2).  Cependant  deux  siècles  environ'après  ces  ordon- 
nances, c'est-à-dire  à  la  fin  du  XVI^  siècle  et  au  commencement 
du  XVIP,  les  Capots  du  Languedoc,  comme  ceux  de  Gascogne  et 
ceux  de  Béarn,  cessent  d'être  considérés  comme  ladres,  du  moins 
par  les  gens  éclairés.  Ceci  résulte  d'une  enquête  médicale  faite 
par  ordre  du  parlement  de  Toulouse,  le  15  juin  1600. 

«  François  Vedally  fut  député  commissaire,  et  faute  par  les 
parties  d'avoir  accordé  des  médecins  et  chirurgiens,  à  l'effet  de  la 
vérification  et  visite,  le  commissaire  ayant  pris  d'office  Emmanuel 
d'Albarrus  et  Antoine  Dumay,  docteurs  en  faculté  de  médecine  de 
l'université  de  Toulouse,  Raymond  Valladieret  François,  maistres 
chirurgiens  de  ladite  ville,  par  la  relation  du  15  juin  1600,  attestè- 
rent avoir  visité  vingt-deux  personnes,  dont  un  enfant  de  4  mois, 
tous  charpentiers  ou  menuisiers,  soi-disant  Cagots,  et  après  avoir 
palpé,  regardé  exactement  chacun  à  part,  en  tous  les  endroits  de 

(1)  Ordonnances  des  roi/s  de  France  de  la  troisième  race,  par  Secousse 
et  de  Villevault.  Paris,  1755. 

(2)  Hist.  génér.  du  Languedoc,  par  D.  Vaissctîe.  T.  iv,  liv.  xxxiv,  ch.  lxix, 
p.  493. 


—  76  — 

leur  corps  par  plusieurs  et  divers  jours,  et  fait  saigner  du  bras 
droit,  sauf  Tcnfant  ;i  cause  de  son  bas  'igo,  non  plus  que  sa  mère 
parce  qu'elle  était  nourrice,  lui  ayant  fait  néanmoins  tirer  du  sang 
par  ventouses,  appliquées  sur  les  épaules,  observé  couler  le  sang 
d'un  chacun  d'eux,  et  avoir  fait  les  preuves  accoutumées,  examiné 
les  urines  et  discouru  digilemment  sur  tous  les  signes  de  ladite 
maladie,  le  tout  suivant  les  règles  de  l'art  de  la  médecine  et  chi- 
rurgie, sans  avoir  omis  aucune  chose  nécessaire  pour  porter  un 
bon  et  solide  jugement  en  fait  de  si  grande  importance,  et  pour 
voir  si  les  soupçonnés  ou  quelques-uns  d'entre  eux  étaient  atteints 
de  ladrerie  ou  de  quelque  autre  maladie  qui  y  eut  quelque  affmité, 
et  qui,  par  communication,  pût  préjudicier  au  public  ou  au  parti- 
culier ;  examiné  aussi  si  les  accusés  avaient  quelque  disposition 
ou  inclination  à  ladite  maladie  ;  le  tout  mûrement  considéré  par 
lesdits  médecins  et  chirurgiens  ;  ils  rapportèrent  d'un  commun 
accord,  avoir  trouve  les  vingt-deux  personnes  dont  il  s'agit,  toutes 
bien  saines  et  nettes  de  leurs  corps^  exemptes  de  toutes  maladies 
contagieuses,  et  sans  aucune  disposition  à  des  maladies  qui  dût 
les  séparer  de  la  compagnie  des  autres  hommes  et  personnes 
saines;  qu'il  leur  devoit,  au  contraire,  être  permis  de  hanter, 
commercer  et  fréquenter  toutes  sortes  de  gens,  tant  en  public 
qu'en  particulier,  et  former  tous  actes  de  société  permis  par  les 
lois,  sans  crainte  d'aucun  danger  d'infection,  comme  étant  tous 
bien  disposés  et  sains  de  leurs  personnes  »  (1). 

Juste  dans  le  même  temps,  on  procédait  dans  le  Béarn  h  la  même 
enquête  qui  donnait  le  même  résultat (2).  Cependant,  le  parlement 

(1)  Palassou.  Mémoire  pour  servir  à  l'histoire  naturelle  des  Pyrénées 
et  dea  pays  adjacents,  Pau,  ISIS,  in-8'',  p.  577-379. 

(2)  «  Ces  pauvres  gens  ne  sont  pas  tachés  de  lèpre,  comme  les  médecins  plus  sça- 
vants  attestent,  et,  entre  autres,  le  sieur  Noguès,  médecin  du  roi  et  du  pais  de 
Béarn,  trCs-recomniandable  pour  sa  doctrine  et  pour  les  autres  bonnes  qualités  qui 
sont  en  lui;  lequel,  après  avoir  examiné  leur  sang,  qu'il  a  trouvé  bon  et  louable,  et 


—  77  — 

de  Toulouse,  pas  plus  que  celui  de  Pau,  n'osa  promulguer  une 
ordonnance  d'émancipation,  soit  qu'il  cédât  aux  préjugés  du  vul- 
gaire, soit  qu'il  lui  parût  prématuré  d'étendre  à  tous  les  Capots  le 
bénéfice  d'une  expertise  qui  n'avait  porté  que  sur  un  petit  nombre 
d'entr'eux.  Toujours  est-il  qu'il  leur  fit  attendre  plus  d'un  siècle 
le  bénéfice  du  droit  commun. 

Enfin,  en  1723,  le  parlement  de  Toulouse  rendit  un  arrêt  calqué 
sur  celui  du  parlement  de  Bordeaux  de  même  année,  arrêt  qui 
dut  être  réitéré  le  11  juillet  1746,  tant  étaient  difficiles  à  vaincre, 
on  Languedoc,  comme  ailleurs,  les  préjugés  du  vulgaire.  «  Nihil 
in  vulgo  mocUciim  (1).  « 

Aujourd'hui  le  souvenir  des  Capots  est  encore  plus  effacé  en 
Languedoc  qu'en  Gascogne. 

considéra  la  constitution  de  leur  corps,  qui  est  ordinairement  forte,  vigoureuse  et 
pleine  de  santé,  leur  a  accordé  son  cerliticat,  afin  qu'ils  se  pourveussent  par  devant 
le  roi,  pour  estre  déchargés  de  la  tache  de  leur  infamie,  puis  que  c'estait  la  .seule 
maladie  qui  les  pouvait  rendre  justement  odieux  au  peuple.  »  (Pierre  de  Marca, 
Histoire  du  Béarn,  liv.  i,  ch.  xvi,  p.  TA. 
il)  Tacite. 


i 


I 


CHAPITRE  IV 
LES    CftCOUS    DE   BRETAGNE 


Dans  le  même  temps  où  le  midi  de  la  France  avait  ses  Christians, 
Gahets,  Capots  et  Cagots,  la  Bretagne  avait  ses  Cacous,  Caqueux, 
Caquots,  ce  qui  est  tout  un  et  dérive  du  mot  celtique  Kakod 
ou  Cacod  qui  veut  dire  ladre.  (1) 

M.  Hersart  de  la  Villemarqué ,  dans  une  ballade  bretonne 
qu'il  a  recueillie  aux  environs  de  Lannion  et  qu"il  croit  antérieure 
au  xv°  siècle,  orthographie  Kakouz.  Dans  le  style  de  chancellerie 
au  moyen -âge,  le  mot  s'écrivait  Caqueux  en  français  ei  Cacosi 
en  latin.  C'est  en  cette  langue  que  nous  a  été  conservé  le  plus 

(1)  Dans  le  Dictio7inaire  cclto-breton  de  Bullet  [Mémoires  sur  la  langue 
celtique  1159  t.  2]  on  lit  :  Cacocld,  ladrt,  anciennement  en  Breton.  Voyez  Cacous. 
Cacous,  nom  que  les  Bas-Bretons  donnent  par  injure  aux  cordiers  et  tonnelier.s 
crus  sans  raison  descendre  des  juifs  et  qui  passent  pour  lépreux  de  race  et  de  père 
en  fils.  —  Le  pluriel  de  ce  terme  qui  signifie  lépreux  est  cacousien.  Les  Caquous 
sont  nommés  Caqueux  dans  un  arrêt  du  parlement  de  Bretagne.  —  Cagous 
le  même  que  Cacous. 

Court  de  Gébelin,  en  son  Dictionnaire  étymologique  [Monde  primitif), 
donne  la  même  étymologie  au  mot  Cacous. 

Le  P.  Grégoire  de  Rostrenem  en  son  Dictionnaire  françois-breton,  1732, 
dit  :  Ladre,  malade   atteint  de  lèpre  :   lor,  malor,  cacodd. 

Lépreux  qui  a  plusieurs  boutons  blancs  et  durs  dont  la  base  est  veile  ou  même 
une  grosse  gale  en  forme  d'écaillés  de  poisson  :  lor ,  cacodd ,  cacous, 
p.  cacousyen. 

Corderie  :  Cordennérez,  Qacousery,  Koer  ar  gacousyen.  Cordicr  :  Cor- 
denner,  et  en  termes  injurieux.  Cacous,  p.  cacousyen^  cousin  p.  cousined. 


—  80  — 

ancien  monument  de  l'existence  des  parias  bretons.  Il  consiste 
en  un  statut  de  l'évoque  de  Tréguier,  de  1436,  qui  règle  lu  façon 
dont  ils  doivent  être  traités  dans  les  églises.  (1) 

L'évêque  a  appris  que  plusieurs  personnes  des  deux  sexes 
qu'on  dit  être  sous  la  loi  canonique  et  vulgairement  appelés  Cacous, 
dont  la  condition  est  de  vivre  séparés  des  gens  sains,  se  permet- 
tent nonobstant  de  communiquer  et  de  cohabiter  avec  les  autres  ; 
même  que  dans  les  églises  paroissiales  et  les  cérémonies  reli- 
gieuses ils  sont  assez  osés  pour  aller  avant  les  autres  baiser  les  reli- 
ques et  la  paix,  ce  qui  cause  des  disputes  et  des  scandales.  En  con- 
séquence, il  déclare  que  lesdits  Cacous  doivent  se  tenir  pendant 
les  offices  à  la  partie  basse  des  églises  ,  derrière  les  paroissiens 
et  ne  pas  être  assez  osés  pour  toucher  les  vases  sacrés  et  recevoir 
le  baiser  de  la  paix  avant  les  gens  sains.  Mais,  après  que  la  paix 
aura  été  donnée  à  (;eux-ci,  qu'elle  soit  aussi  donnée  aux  Cacous. 
Le  tout  ordonné  sous  peine  de  100  sous  d'amende,  le  dernier  jour 
de  mai  1436, 

L'expression  dont  se  sert  Raoul  P^oUand  «hornines  qui  dicuntur 
esse  de  lege  »  a  embarrassé  beaucoup  de  gens  et  induit  en  erreur 

(1)  Radulphus ,  Dei  sratià  et  sanctae  scdis  apostolicœ  clementià  Trecorensis 
episcopus  :  Quia  cognovimiis  in  dicta  civitate  et  diofesi  pluies  homines  utriusque 
sexus  qui  dieuntur  esse  de  lege  et  in  vulgari  verbo  Cacosi  nominantiir  quorum 
corditio  et  habitatio  débet  cssè  soparata  ab  aliis  horainibus  sanis  in  usu ,  potu 
et  aliis  participationibus  mutuis  ;  nihilominus  dieti  Cacosi  indebitè  et  irréverenter 
et  ultrh  qiiam  decet  se  imaiiscent  cohabilationi  et  communioni  uterorum  hominum 
et  maxime  in  ecclesiis  parrochialibus  et  aliis  locis  in  quibus  divina  celebrantur 
officia  praesument  precedere  alios  homines  in  pacis  et  reliquiaium  osculo  et  exindè 
conlentiones  et  scandala  oriuntur.  (deo  stutuinins  et  ordinamus  quod  dieti  homines 
Legis  sivc  Cacosi  utriusque  sexus,  dum  fuerint  in  divinis  offidis,  debeant  stare 
et  residerein  parte  iuferiori  ecclesianim  in  quibus  divina  officia  audire  consueverint, 
et  non  présumant  sanctos  calices  ant  alia  vasa  ecclcsiastica  tangere,  nec  etiam 
osculum  pacis  antè  alios  homines  s^mos  présumant  accipere,  sed  postquam  fuerint 
tradita  pax  aliis,  tradatur  eisdem  liominihus  Cacosis  et  hoc  sub  pœnù  C.  solid. 
Datum  die  ultimà  mensis  Mail.  A.  D.  iiô6.  {Mémoires  pour  servir  deprcitvcs 
à  l'histoire  de  Brctafpœ  parDom  Hi'içynlhe  Moricc  rclig.  l)énédict.t.  ii  P.  1277.) 


Du  Gange  lui-même.  Celui-ci,  à  l'article  Cacosi  de  son  glossaire, 
a  expliqué  cette  expression  par  les  mots  suivants  mis  entre  paren- 
thèses :  id  est  Judœi;  c'est-à-dire  juifs.  Mais  l'évêque  Rolland 
ne  dit  pas  cela.  Et  s'il  faut  interprêter  son  expression  de  lege, 
il  est  plus  naturel  d'entendre  la  loi  canonique  dont  il  est  le  gardien 
naturel,  calquée  du  reste  sur  la  loi  judaïque  en  ce  qui  concerne 
les  lépreux,  comme  nous  l'avons  établi  avec  soin  dans  le  chapi- 
tre 1".  L'expression  dont  se  sert  l'évêque  de  Tréguier,  dans  le  style 
de  l'époque,  revient  dont  exactement  à  ceci  :  Nous  avons  appris 
qne,  Aq's  %e,n?,  qui  passent  pour  lépreux  et  qu'on  appelle  vulgai- 
rement Cacous,  etc. 

Un  mandement  du  duc  François  II  de  Bretagne,  de  l'an  1475, 
confirme  cette  interprétation  en  même  temps  qu'il  nous  révèle 
de  nouvelles  analogies  dans  la  condition  légale  des  parias  bretons 
et  des  parias  méridionaux.  Ce  mandement  fait  défense  aux 
«  Caqueux  »  de  voyager  dans  le  duché  sans  avoir  une  pièce  de 
drap  rouge  sur  leur  robe,  pour  éviter  le  danger  que  pourraient 
encourir  ceux  qui  auraient  communication  avec  eux,  de  se  mêler 
d'aucun  commerce  que  de  fil  et  de  chanvre  et  d'exercer  aucun 
métier  que  celui  de  cordier,  ni  de  faire  aucun  labourage  que  de 
leurs  jardins  ;  et  tous  sujets  de  leur  vendre  aucune  marchandise 
que  fil  et  chanvre,  de  leur  affermer  aucuns  de  leurs  héritages, 
etc  (1).  Deux  ans  plus  tard,  sur  la  supphque  des  infortunés  qu'une 
telle  ordonnance  réduisait  à  la  plus  extrême  misère,  le  même 
prince  amenda  la  sévérité  des  précédentes  dispositions  dans 
les  termes  suivants  : 

a  François,  etc,  etc.  De  la  part  de  nos  pauvres  subjets  et  misé- 
rables les  caqueux  et  malades  manans  et  habitans  en  l'évêsché 
de  St-Malo,  nous  a  été  exposé  :  Combien  que  paravant  ces  heures 

(1)  Extrait  d'un  registre  de  la  chancellerie  de  Bretagne  pour  les  années  1474- 
1475,  i^jr  Dom  Lobineau.  Preuves  de  l'Histoire  de  Bretagne. 


—  82  — 

lesdits  supliaiits  et  leurs  hoirs  aient  esté  tolérez  de  prendre  à 
fermes  des  terres  près  de  leurs  demeurances  pour  icelles  labourer 
afin  d'en  vivre  eulx,  leurs  femmes,  enfants  et  ménagers,  sans 
mendiquer  ne  donner  charge  à  nos  autres  sujets  non  estant  de 
leur  vacation  et  secte,  et  sans  que  fust  permis  aux  dits  caqueux 
élever  aucuns  édifices  sur  les  dites  terres  louées  et  affermées. 
Ce  néantmoins,  en  vertu  de  nostre  mandement  du  5*  jour  de  dé- 
cembre 1475,  vous,  nos  officiers,  avez  fait  prohibition  aux  dits 
exposants  d'aller  par  nostre  pays  sans  avoir  une  marque  de  drap 
rouge  sur  leur  robe  pour  les  congnoislre  d'avec  les  gens  sains 
non  suspects  ne  entachez  d'icelle  maladie,  afin  d'obvier  aux  in- 
convénients qui  en  pourroient  advenir;  et  aussi  de  ne  plus 
marchander  fors  seulement  de  chanvre  et  fil  pour  leur  mestier 
de  cordage  et  de  non  plus  faire  autre  labourage  que  de  leurs 
jardins;  et  mesme  avez  fait  défense  à  tous  nos  subjetz  de  non 
vendre  aux  dits  exposants  que  fil  et  chanvre  et  de  non  leur  bailler 
ferme  ne  louage  d'aucune  terre  ne  héritage.  Comme,  par  ce 
moïen,  les  dits  exposants  qui  sont  multipliez  en  grand  nombre 
en  leurs  maladeries,  seraient  en  voie  de  totale  mendicité  et  pau- 
vreté et  réduits,  (ou  autrement  mourir  de  faim)  à  communiquer 
entre  les  gens  pour  quérir  leurs  aumosnes,  qui  serait  à  la  grande 
charge  du  peuple  et  dont  inconvénient  pourrait  advenir,  ce  qui 
est  à  eschiver.  Pour  ce,  est-il  que  Nous  considérant  la  pauvreté 
et  indigence  des  supphants,  qui  sont  en  grand  nombre  et  que  leur 
communication  seroit  cause  de  grand  inconvénient,  et  que  sans 
labourer  autre  terre  que  leurs  jardins  ils  ne  peuvent  bonnement 
vivre  ;  —  pour  icelles  causes,  vous  mandons  et  ordonnons  vous 
informer  et  acertainer  bien  à  plein  du  nombre  des  dits  caqueux, 
habitans  et  demourans  èsditesmaladeries  en  l'éveschéde  St-Malo; 
et  quelle  quantité  de  terre  (outre  leurs  dits  jardins)  leur  sera 
nécessaire  avoir  par  louage  et  ferme  pour  leur  substantation , 


-83  - 

et  de  leur  permettre,  comme  par  Notre  grâce  leur  permettons 
de  louer  pour  3  ans,  pour  chaque  ferme,  des  terres  de  nos  sujets 
les  plus  prochaines  de  leurs  habitations,  et  des  revenus  d'icelles 
estre  les  dits  exposants  leurs  femmes  et  leurs  enfants  sustentez 
et  ahmentez  seulement,  sans  leur  permettre  vendre  ou  distribuer 
à  autres  aucunes  portions  de  bled  ne  autres  fruits  d'icelles  terres, 
si  n'est  entr'eux  ;  ni  en  icelles  faire  aucunes  maisons  ne  édifica- 
tions, ce  que  par  exprès  leur  prohibons  et  par  les  mêmes  présentes 
faisons  prohibition  ez  dits  Caqueux,  à  grosses  peines,  de  commu- 
niquer entre  les  gens  sains  et  non  suspects  de  leur  secte,  et  sans 
porter  la  dite  marque  sur  leur  robe  en  lieu  apparent  de  façon 
que  chacun  la  puisse  voir,  et  de  non  marchander  bled,  beurre, 
plumes,  porx,  vaches,  veaux,  chevaux  et  autres  marchandises, 
fors  chanvre  et  ftl  pour  leur  dit  mestier  de  cordage  en  achetant 
le  dit  chanvre  et  fil  hors  la  grande  communication  des  gens  sains. 
—  Donné  le  18«  jour  de  juin  de  l'an  4477.  (1) 

L'objet  de  ces  règlements  était  évidemment  de  restreindre 
autant  que  possible  les  communications  des  caqueux  avec  le 
peuple.  On  commence  par  ne  leur  laisser  d'autres  moyens  de 
subsistance  que  leur  jardin  et  un  métier  qui  s'exerçait  sans 
doute  au  milieu  des  landes  et  des  bruyères  si  communes  en 
Bretagne,  à  cause  du  grand  espace  qu'il  exige  pour  se  déployer. 
Mais  loin  de  trouver  en  ces  misérables  ressources  de  quoi  tra- 
fiquer avec  les  gens  en  vendant  l'excédant  de  leur  consomma- 
tion, ils  étaient  réduits  à  la  mendicité.  C'était  retomber  par 
excès  de  précaution  dans  le  mal  qu'on  voulait  éviter.  Aussi, 
par  une  nouvelle  ordonnance,  s'ingénie-t-on  à  trouver  la  mesure 
exacte  de  leurs  besoins,  de  manière  à  leur  permettre  d'y  subvenir 
sans  leur  laisser  la  faculté  de  trafiquer  avec  l'excédant,  ce  qui 
aurait  entraîné  des  communications  avec  le  peuple.  Le  seul  com- 

(1)  Dom  Lobineau,  Hist.  de  Bretrgne.  Preuves,  t.  n. 


—  84  — 

merce  qui  leur  soit  permis  est  celui  de  la  corde  dont  il  se  faisait 
une  consommation  considérable  sur  le  littoral  de  la  Bretagne 
pour  l'armement  des  bateaux  et  la  confection  des  filets  de 
pêche.  Il  est  permis  de  voir  en  cette  exception  le  désir  de  favo- 
riser l'industrie  d'une  population  essentiellement  maritime  tout 
en  laissant  à  des  malheureux  le  moyen  de  subsister  :  encore  y 
met-on  pour  condition  d'exercer  ce  trafic,  «  hors  la  grande 
communication  des  gens  sains  »,  c'est-à-dire  hors  des  foires  et 
marchés. 

Remarquons  l'expression  dont  se  sert  le  duc  de  Bretagne 
pour  désigner  les  asyles  des  caqueux  :  maladeries  :  elle  est 
topique  dans  l'espèce  quoique  la  rédaction  de  l'ordonnance  indi- 
que clairement  qu'il  s'agit  non  d'hôpitaux  mais  de  communautés 
de  caqueux.  C'est  la  traduction  française  du  mot  «  caquinerïe^  » 
et  l'équivalent  de  «  christiannerie  »  employé  dans  le  midi  à  la 
même  époque.  Tous  les  hôtes  de  ces  caquineries  n'étaient  pas 
des  malades  probablement  ;  mais  tous  étaient  suspects  et  leur 
contact  passait  pour  dangereux.  C'est  ce  qu'exprime  une  ballade 
de  l'époque  recueiUie  par  Hersart  de  la  Villemarqué  et  répandue 
dans  la  Cornouaille  et  le  pays  de  Tréguier  (Finistère  et  Côtes 
du  Nord).  Elle  est  intitulée  :  Ar  Gakouzez^  la  Caqueuse.  Le  beau 
Jannick  KoUard  de  Plumélio  se  prend  d'amour  pour  Marie  Tilly 
qui,  quoique  de  la  race  des  Caqueux  était  une  ravissante  jeune 
fille.  Le  père  Kokard  s'opposait  formellement  au  mariage,  mais 
qui  pourrait  empêcher  deux  tourtereaux  de  se  rencontrer  dans 
leur  vol.? 

Or,  Marie  Tilly  disait 

A  Jannik  Kokard,  ce  jour-là  : 

Le  suleil  est  chaud,  le  soleil  darde 

Allons  tous  deux  derrière   la  baie, 

Allons  tous  deux  nous  mettre  à  l'ombre 

Là-bas  sous  le  coudrier. 


I 


—  s.")  — 

Jannick  ne  lit  pas  attention 

Et  il  suivit  la  jeune  fille. 

Qu.niiJ  il  se  leieva  il  ne  savait  pas, 

Hélas  !  le  malheureux,  ce  qui  lui  était  arrivé, 

Hél  is  !  le  malheureux,  il  ne  savait  pas 

Qu'il  était  atteint,  qu'il  était  infecté. 

Il  ne  savait  pas,  pauvre  jeune  homme, 
Qu'il  était  Gaqueux,  qu'il  était  lépreux  ; 
Mais,  comme  il  retournait  chez  lui. 
Des  bouffies  grosses  comme  des  pois 
S'élevaient  sur  sa  jieau. 
Que  c'étiit  pitié  de  le  voir. 

Le  malheureux  accablé  de  douleur 

Dit  à  son  père  et  à  sa  mère  : 

Dieu  m'a  châtié 

Parce  que  je  n'ai  pas  obéi 

A  vos  ordres,  père  et  mère  ; 

Du  seuil  de  la  porte  je  vous  dis  adieu. 

Le  pauvre  Gaqueux  sur  la  terre 

N'a  plus  ni  parents  ni  amis  ; 

Le  prêtre  lui  défend 

De  s'approcher  de  la  porte  des  chrétiens 

Et  d'aller  puiser  de  l'eau  aux  fontaines  ; 

Il  est  mort  pour  le  monde. 

Il  doit  s'éloigner  des  hommes 

Et  même  des  petits  enfants  ; 

Le  prêtre  lui  défend 

De  s'approcher  d'eux,  de  les  caresser. 

Le  pauvre  Gaqueux  sur  la  terre 

N'a  qu'angoisses  et  que  tourmenta. 


—  8n  — 

Pareil  hélas  !  au  chirn  enragé, 
Tout  le  monde  le  luit  avec  horreur. 
Sa  l'ace  couverle  d'écaillés  est  hideuse, 
Son  haleine  donne  la  mort. 
Quand  il  rend  son  âme  à  Dieu, 
Son  corps  jiourrit  là  où  il  tombe. 

Bâtissez-rnoi  au  milieu  de  la  lande 
Une  cabane  de  chaume,  jirès  de  St-Jean. 
Failes-y  une  ouverture  que  je  voie, 
Chaque  dimanche,  j'asser  la  procession 
La  croix  et  la  bannière  en  tête. 
Hélas  !  je  ne  les  porterai  plus.  (1) 

Ogée  rapporte  en  son  «  Abrégé  de  l'histoire  de  Bretagne  »  qu'en 
1172  cette  province  fut  ravagée  par  une  épidémie  de  lèpre,  au  point 
qu'on  fut  obligé  d'avoir  des  prêtres,  des  églises  et  des  cime- 
tières pour  ses  victimes.  Il  affirme  qu'il  y  avait  encore  un  grand 
nombre  de  lépreux  dans  la  même  province  au  commencement 
du  xV'  siècle.  Mais  à  partir  de  ce  temps,  le  mal  subit,  comme 
dans  le  reste  de  la  France,  une  rémission  de  plus  en  plus  sen- 
sible, et  l'on  put  se  relâcher  de  la  rigueur  des  anciens  règle- 
ments. Il  n'en  restait  pas  moins  de  nombreuses  familles  plus  ou 
moins  entachées  ou  suspectes  de  lèpre.  C'est  l'époque  des 
ordonnances  et  probablement  aussi  de  la  ballade  précitées.  M. 
Rosenzweig  a  relevé  dans  les  archives  du  Morbihan  les  noms 
des  maladreries  signalées  dans  les  plus  anciens  titres.  L'un 
d'eux  appartenant  à  la  fabrique  de  la  paroisse  de  Caupont  est 
un  procès  de  1375  entre  cette  paroisse  et  les  «  lépreux  »  (au 
nombre  de  deux  seulement)  de  la  «  maladrerie  »  de  St-Denis,  près 
Ploërmel,    au  sujet  de  certaines  redevances  réclamées  par   les 

(1)  Hersart  de  la  Villemarqué  :  Barzuz-Breiz,  chants  populaires  de  la  Bre- 
tagne, avec  ti'adiiction  française,  arguments  et  notes. 


—  87  — 

paroissiens.  Un  titre  du  prieuré  de  St-Martin  de  Josselin,  men- 
tionne en  1428  la  «  maladrerie  »  de  Vennes.  En  1494,  d'après 
les  archives  du  château  de  Boyer,  une  pièce  de  terre  dite  la 
«  maladrerie  »  bordait  le  chemin  de  Mauron  au  pont  de  Gaël. 
Toutes  ces  maladreries  étaient  devenues,  au  XVI"  siècle,  des 
corderies.  De  même,  les  anciens  lépreux  de  Kerrock  près  d'Hen- 
nebon  sont  remplacés  au  XVIl^  siècle  par  les  «  caquins  de 
Kerrock.  »  En  1503,  un  homme  de  la  «  maladeris  de  Royal  four- 
nit pour  l'œuvre  du  château  de  Rohan  une  corde  à  lever  pou- 
tres »  et  cette  même  maladerie  située  à  l'entrée  de  Pontivy, 
près  du  château,  est  désignée  en  1666  sous  le  nom  de  la  «  Malpau- 
drie  ou  corderie  de  la  ville.  »  (Archives  de  Rohan  Chabot.)  Il  est 
difficile  après  cela  de  méconnaître  la  relation^des  cacous-cordiers 
avec  les  anciens  cacous-lépreux. — On  peut  remarquer  aussi,  d'après 
le  même  auteur,  que  les  heux  appelés  aujourd'hui  Clandy^  mot 
breton  qui  correspond  à  notre  vieux  français  :  maladerie,  sont 
occupés  de  nos  jours  par  des  cordiers  ou  des  tisserands.  — 
Des  aveux  rendus  à  l'évêque  de  Vannes  nous  apprennent  que  le 
Clandy  de  Locminé  était  au  XVIP  siècle  occupé  par  des  cordiers 
et  qu'ils  possédaient  aussi  près  de  Bignan  un  village  «  vulgaire- 
ment nommé  la  maladerie  aidtrement  le  dandy  de  ladite  pa- 
roisse. » 

Faut-il  s'étonner  qu'avec  une  pareille  généologie  les  commu- 
nautés de  cordiers  soient  restés  corps  et  biens  dans  la  dépendance 
de  l'église  ? 

Un  aveu  rendu  le  6  novembre  1554  à  Henri  II  par  Bohier, 
évêque  de  St-Malo,  nous  apprend  que  les  "  Caquins  "  du  diocèse 
étaient  sous  la  totale  juridiction  du  prélat,  et  que  leurs  villages, 
appelés  Maïadrer/es^  étaient  entr' autres  endroits  à  St- Denis  en 
Ploërmel,  à  St-Marc  en  Guer,  à  la  Corderie  en  Campénéac,  à  la 
Corderie  en  Caro,  à  la  Magdeleine  en  Mohon,  à  la  Magdeleine  en 


-88- 
Guilliers.  à  St-Marc  en  Mauran,  enlin,  à  Guignan,  à  Ploubalay, 
h  Pléau-le-Pelit  et  à  Pleuerluis.  (1) 

De  noml)reux  aveux  rendus  à  Tcvêque  de  Vannes,  sous  son 
fief  des  Piégaires,  nous  apprennent  que  tous  les  cordiers  du 
diocèse  se  reconnurent,  pendant  tes  17''  et  18''  siècles,  vassaux 
et  sujets  de  l'évêque  en  leur  qualité  de  cordiers,  et  lui  devaient, 
à  chacune  de  ses  visites  pastorales,  chacun  un  licol  de  bon 
chanvre  pour  son  cheval,  redevance  qui  se  transformait  le  plus 
souvent  en  un  sou  ou  deux  tournois.  Les  cordiers  de  Sarzeau 
avouaient,  en  outre,  qu'ils  étaient  tenus  de  fournir  les  cordes  néces- 
saires pour  les  (.'.loches  de  l'église  et  les  différentes  chapelles  de 
la  paroisse.  Il  en  était  de  même  pour  les  cordiers  du  diocèse  de 
St-Brieuc  qui,  d'après  l'aveu  de  1690,  devaient  un  droit  de  taille 
à  l'évêque,  et  étaient  réputés  "  serfs  de  l'église.  "  Justiciables  des 
régaires  pour  le  temporel,  les  cordiers  l'étaient  aussi  des  officia- 
lités  au  spirituel,  comme  l'avaient  été  les  lépreux.  De  vives 
oppositions  se  manifestèrent  cependant  dans  les  deux  derniers 
siècles  de  la  part  des  caquous  déjà  nommés  par  euphémisme 
cordiers;  et  le  parlement  de  Bretagne  eut  à  intervenir  plus  d'une 
fois.  Mais  les  évèques  parvinrent  à  sauver  au  moins  leur  tem- 
porel, si  l'on  en  juge  par  celui  de  Vannes  qui  jusque  vers  J789 
conserva  la  mouvance  sur  toutes  les  corderies,  autrement  dites 
Madelaineries  du  diocèse,  à  l'exception  de  celles  qui  étaient 
enclavées  dans  les  limites  du  domaine  royal.  Indépendamment 
de  la  rente  à  payer  à  l'évêque,  les  cordiers  étaient  assujettis  en 
certaines  seigneuries  à  quelques  minces  redevances.  Ainsi,  ceux 
de  St-Armel  à  Pontivy,  devaient  fournir ,  non-seulement  les 
cordes  des  cloches  de  l'église,  mais  encore  celles  de  la  potence 
pour  les  condamnés  exécutés  sur  la  place  publique  de  la  ville. 
{Arcliives   de  Rohan- Chabot.)  Quellf;s   que    fussent  les   obliga- 

(1)  Histoire  de  la  petite  Bretagne,  par  Manet.  T.  II.  St-Malo  4834. 


-89  - 

lions  imposées  aux  cordiers  par  l'évêque  ou  par  les  seigneurs, 
elles  n'avaient  en  somme  rien  de  l)ien  onéreux  ni  de  bien 
humiliant,  et  on  en  trouverait  aisément  de  plus  vexatoires  parmi 
les  redevances  seigneuriales  auxquelles  étaient  assujettis  presque 
tous  les  corps  de  métiers  (1).  En  sorte  que  le  prétendu  servage 
d'église  dans  lequel  vivaient  ces  gens-là  n'était  en  réalité  qu'une 
tutelle  plus  ou  moins  onéreuse,  autrement  dit  un  vassolage.  ('2) 
La  preuve  c'est  qu'ils  pouvaient  posséder  des  biens  meubles  ou 
immeubles,  et  les  transmettre.  Seulement  ils  n'étaient  apts  à 
liériter  ou  acquérir  que  de  gens  de  leur  caste  ;  et  leurs  biens  ne 
pouvaient  passer  non  plus  qu'à  des  caqueux.  Ils  n'avaient  faculté 
de  contracter  mariage  qu'entr'eux  et,  quand  venait  un  enfant,  le 
curé  de  la  paroisse  l'enregistrait  avec  l'indication  de  cordlcr-natif 
ou  nalif-cordic)\  et  même  par  surcroit  de  précaution,  le  classait 
à  part.  Dans  quelques  paroisses,  comme  à  Nostang  et  à  St-Caradec- 
Hennebont,  l'intolérance  était  poussée  à  tel  point  que  les  bap- 
têmes de  ces  iintilti  sont  inscrits  à  la  fin  du  registre  à  l'envers, 
pêle-mêle  avec  ceux  des  bâtards.  A  l'église,  les  cordiers  ne 
devaient  pas  prendre  le  pain-bénit  :  on  le  leur  mettait  dans  la 
main,  et  ils  avaient  leur  place  obligée  dans  le  bas  de  la  nef,  sous 
les  cloches  (3).  On  le  voit,  la  tutelle  ecclésiastique  s'exerçait  ici, 
comme  dans  le  Midi,  d'une  manière  un  peu  lourde,  et  il  n'y  a  pas 

(i)  Les  CacoHS  de  Brctar/nc  par  L.  Rosenzweig ,  arciiivisle  du  Morbihan. 
Vannes  1872.  Bi'0(hiiie  ti  ée  du  bulletin  de  la  Sotieté  polymathiqiic  du  Jlor- 
bili.m.  5c  semestre  1871. 

(5)  C'était  sans  doute  une  conséquence  de  l'ancien  droildcs  évoques  sur  les 
malad  reries. 

«  Voirs  est  que  de  droit  fommun  la  garde  des  maladreries  appartient  a  l'évcsque 
en  quelle  évesquié  elles  sont  assises  par  la  leson  de  ce  qu'à  sainte  église  appar- 
tient la  garde  des  coscs  animosnécs  et  aniorlies  Iiérilaulement.  Neporquant  nez 
savons  aucunes  nuiladrerics  qui  espécialemcnt  sunt  de  la  garde  des  seigneurs 
terriens.  »  (Philippe  de  Beaumanoir  :  Les  Coustumcs  de  Bcauvoisis,  édition 
du  comte  Beugnot.  Tome  II,  527.) 

(ô)  L.  Rosenzweig,  op,  cit.  p.  17. 


—  90  — 

lieu  de  s'étonner  que  les  Caquons  n'aient  cherché  de  bonne  heure 
à  fc'en  émanci[)er.  P^n  1681,  ils  trouvèrent  un  ardent  défenseur  en 
la  personne  de  Pierre  Hévin,  savant  jurisconsulte  et  avocat  au 
parlement  de  Bretagne,  qui  obtint  de  cette  cour  un  arrêt  en 
faveur  des  caquins  de  Kerroch.  C'était  un  hameau  dépendant  de 
la  paroisse  de  St-Caradec-Hennebon,  dont  les  habitants  passaient 
pour  Caqaous  et,  comme  tels,  étaient  exclus  du  commun  des 
fidèles  ainsi  que  les  cagots  du  midi.  Les  villages  de  cette  sorte 
étaient  nombreux  en  Bretagne  où  on  leur  donnait  les  noms  de 
Caquinerie,  Corderie,  Madelaine. 

L'arrêt  du  parlement  de  Rennes,  auquel  nous  faisions  allusion, 
déclarait  qu'il  n'y  avait  plus  de  lépreux,  ladres  ou  caquins,  et 
ordonnait  que  sans  aucune  distinction,  les  habitants  de  Kerroch 
seraient  traités  comme  les  autres  paroissiens  de  St-Caradec-Hen- 
neljon,  participeraient  aux  mêmes  honneurs,  charges  et  pri- 
vilèges, seraient  inhumés  dans  l'église  paroissiale,  et  non  plus 
dans  leur  cimetière  privé.  L'arrêt  déclarait  encore  qu'il  avait  été 
mal  et  abusivement  ordonné  par  M.  l'évêque  de  Vannes,  en  1633, 
quand  il  décidait  que  les  feaimes  desdits  exposants  ne  seraient 
purifiées  que  dans  leur  chapelle  particulière,  etc.. 

Honneur  au  parlement  de  Bretagne  qui  eut  la  généreuse 
initiative  des  mesures  d'humanité  et  de  justice  en  faveur  des 
parias  Français  !  L'arrêt  qu'il  avait  rendu  devait  avoir  de  l'écho 
par  toute  la  province,  mais  ne  pouvait  manquer  de  rencontrer 
de  Tùpposition. 

Aussi  dut-il  être  confirmé  par  une  décision  de  la  même  cour  du 
3  octobre  1690.  Mais,  en  dépit  de  tous  les  arrêts,  les  usages  préva- 
lurent et  donnèrent  naissance  à  des  actes  inouïs  de  barbarie  et  de 
rébellion.  M.  Rosengweig  a  relevé  dans  les  archives  du  Morbihan 
des  procès-verbaux  du  17^  siècle  qui  retracent  tout  au  long  quel- 
ques-unes de  ces  scènes  avec  les  actes  judiciaires  qui   en  furent 


—  91  — 

la  suite  (1).  Elles  méritent  de  prendre  place  dans  l'histoire  parce 
qu'elles  nous  peignent  plus  vivement  qu'aucun  règlement  admi- 
nistratif, aucun  arrêt  judiciaire,  la  condition  misérable  des  Cacous 
au  milieu  des  populations  bretonnes  jusqu'à  la  fin  du  17  siècle. 
A  ce  titre  nous  en  donnerons  le  résumé  en  tâchant  de  ne  point 
altérer  leur  physionomie  caractéristique. 

C'est  surtout  à  propos  de  la  sépulture  des  cordiers  que  les 
scènes  de  désordre  se  renouvelèrent  fréquemment.  Si  l'on  tolé- 
rait que  leurs  baptêmes  et  leurs  mariages  se  célébrassent  à  l'église 
paroissiale  ,  on  leur  refusait  obstinément  le  droit  de  se  faire 
enterrer  comme  les  autres  sous  les  dalles  de  cette  même  église 
suivant  l'usage  d'alors.  Exclus  de  leur  vivant  du  commun  des 
fidèles,  comment  ces  maudits  osaient-ils  prétendre  reposer  au 
milieu  d'eux  après  leur  mort!  Ainsi  raisonnèrent  nos  Bretons 
quand  une  cordière  de  la  Caqulnerye  de  Pluvigner,  décédée  le 
9  mai  1G87,  dut  ètreenterrée  dans  l'église  paroissiale,  à  la  requête 
de  sa  famille.  Le  convoi  fut  arrêté  dans  sa  marche  par  les  purs 
qui  menaçaient  les  caqueux  de  leur  rompre  la  tète  s'ils  persis- 
taient à  vouloir  inhumer  le  corps  dans  l'église.  Les  affligés  dépê- 
chèrent quelqu'un  des  leurs  vers  maître  Valet  de  Kerberon,  séné- 
chal de  la  juridiction  de  Pluvigner  pour  réclamer  son  appui. 
Celui-ci,  revêtu  de  sa  robe  de  palais  et  flanqué  du  procureur  et 
du  greffier,  arriva  sur  le  théâtre  de  l'action  où  il  harangua  la 
foule  en  lui  rappelant  l'arrêt  formel  du  parlement.  «  Nous  ne 
soucions  de  cet  arrêt,  lui  cria-t-on,  et  quand  le  roy  y  serait 
nous  empêcherions  bien  qu'on  enterrast  les  cordiers  dans  l'église.  » 
Une  femme  jurait  que  «  quand  elle  eust  deub  estre  pendue,  le 
corps  n'entrerait  point  dans  l'église  et  qu'il  fallait  plustôt  casser 
la  tête  à  tous  ceux  qui  voudraient  le  faire  entrer,  aussi  bien  aux 
juges  qu'aux  autres  ».  «  Boutons  le  feu  sur  les  cordiers  »,  criaient 
(1)  Op.  cit.  ['.  -21. 


—  92  — 

les  plus  enrages.  Et  les  pierres  de  pleuvoir  sur  les  porteurs  qui 
laissent  tomber  la  bière  et  sur  les  gens  de  robe  qui  se  réfugient 
dans  une  maison  voisine  pendant  que  les  cordiers  s'enfuient  de 
leur  côté.  Maîtres  de  la  place,  les  paroissiens  enlèvent  le  cercueil 
qu'ils  vont  jeter  sur  le  chemin  de  la  Caquinerie  avec  tant  de  vio- 
lence qu'il  s'ouvrit,  laissant  échapper  le  corps.  Trois  jours  durant 
celui-ci  resta  exposé  aux  profanations  les  plus  odieuses,  de 
telle  sorte  qu'un  des  yeux  ayant  été  crevé  d'un  coup  de  pierre, 
les  chiens  et  les  porcs  entamèrent  le  visage.  Enfin  les  caquins 
revenus  de  leur  frayeur  vinrent  chercher  la  dépouille  profanée  de 
leur  mère  pour  finir  par  où  ils  auraient  dû  commencer,  h  notre 
avis,  en  l'ensevelissant  près  de  ses  aïeux,  loin  de  ses  persécu- 
teurs. 

Cependant,  le  recteur  de  l'église  de  Pluvigner,  messire  Charles 
Charrier,  «  un  homme  hors  de  son  pais  »,  comme  disaient  de 
lui  ses  paroissiens,  ne  partageait  pas  leurs  préjugés  stupides,  et 
quand  survint  un  autre  décès  à  la  Caquinerie,  il  eut  le  courage 
de  se  présenter  en  personne  à  la  maison  mortuaire  pour  con- 
duire le  corps  à  l'église.  Mais  les  2)urs  opposèrent  la  même  résis- 
tances que  la  première  fois  et  le  contraignirent  à  faire  l'inhum.a- 
tion  dans  la  chapelle  des  caquins.  De  plus,  ils  lui  signifièrent  que 
«  s'il  s'advançait  désormais  de  vouloir  enterrer  quelqu'un  du 
village  des  cordiers  en  son  église,  il  serait  le  premier  tué  et  jeté 
dans  un  fossé  comme  un  chien)).  Pendant  ce  temps  la  cour 
d'Auray  procédait  avec  une  sage  lenteur  aux  enquêtes  et  aux 
contre-enquêtes,  et  les  paroissiens  enhardis  menaçaient  de  Drû- 
1er  le  village  des  cordiers  qui  réclamaient  la  protection  de  la 
justice. 

Malgré  les  menaces  dont  il  avait  été  l'objet,  messire  Charrier 
qui,  quoique  recteur  en  titre,  n'était  plus  qu'un  Calvin-graissou 
pour  ses  ouailles,  en  sa  double  qualité  d'étranger  et  d'homme 


—  93  — 

d'esprit,  persista  à  remplir  son  devoir  quand  survint  un  nouveau 
décès  au  village  des  Caquins.  Mais  il  fut  entravé  violemment  dans 
l'exercice  de  sss  fonctions  par  ses  paroissiens  intraitables.  Cette 
fois,  ce  furent  les  femmes  qui  saisirent  la  bière  et  l'allèrent  jeter 
sur  le  chemin  de  la  Corderie.  Plainte  fut  immédiatement  portée 
par  devant  le  sénéchal  de  cour  royale  d'Auray.  Maître  Vincent 
Boutouillic  de  Kerlan  jugeant  que  de  tels  désordres  ne  pouvaient 
être  plus  longtemps  tolérés,  se  décida  aux  grands  moyens.  Il 
fit  une  entrée  majestueuse  à  cheval  dans  le  bourg  de  Pluvigner 
avec  le  procureur  du  roi,  un  avocat,  un  greffier  et  un  sergent 
royal. 

Soudain  les  cloches  entrent  en  branle  et  le  clergé  de  la  paroisse 
composé  du  recteur,  du  curé  et  de  plusieurs  vicaires  est  convoqué. 
Un  seul  prêtre  se  présente;  c'était  encore  messire  Charrier.  Qui 
oserait  s'opposer  à  la  marche  d'un  sénéchal  de  cour  royale  pre- 
nant la  tète  du  cortège?  Cependant,  la  population  s'attroupe  et  du 
sein  des  murmures  et  des  grognement  confus  se  dégage  clairement 
cette  voix  :  a.  Voicy  des  juges  d'Auray  qui  ne  sont  que  des  juges  de 
caquins,  il  faut  leur  casser  la  teste  ».  Maître  Boutouillic,  à  ces  pa- 
roles, rappelle  les  émeutiers  au  respect  de  la  loi  et  de  la  justice. 
On  lui  répond  par  des  injures  et  par  des  coups  de  pierre.  Il  n'en 
persiste  pas  moins  dans  sa  résolution  de  faire  entrer  le  convoi  dans 
l'église  dont  les  portes  furent  immédiatement  fermées  pour  empê- 
cher la  populace  furibonde  d'y  pénétrer  à  sa  suite.  Mais  ce  n'était 
pas  tout  d'y  entrer,  il  fallait  encore  en  sortir  au  travers  la  foule 
qui  l'assiégeait.  Le  sénéchal  et  son  cortège  y  parvinrent  moyennant 
quelques  coups  de  pistolet  tirés  à  blancqui  leur  permirent  de  faire 
une  trouée  et  de  s'évader  au  galop,  poursuivis  par  les  huées  et  les 
coups  de  pierre.  Cette  sortie  était  d'un  effet  moins  majestueux  que 
l'entrée  du  matin  ! 

Le  triomphe  des  purs  n'eût  pas  été  complet,  s'ils  avaient  laissé 


—  94  — 

dormir  un  caquin  dans  l'église.  Ils  se  hâtèrent  donc  de  le  déterrer 
et  de  le  jeter  sur  hi  grande  roule.  Nouvelle  plainte  au  sénéchal 
de  la  part  des  parents  et  du  recteur.  C'était  l'instant  de  se  montrer  ! 
Maître  Boutouillic  prit  une  plume  et  rédigea  une  ordonnance  de 
réinhumation.  Le  corps  fut  réintégré  dans  sa  sépulture  à  l'église 
par  les  soins  de  la  maréchaussée  en  présence  du  recteur,  du  curé 
et  des  vicaires,  sans  préjudice  de  la  procédure  entamée  contre  les 
émeutiers.  Une  année  durant  se  déroulèrent  devant  la  cour 
d'Auray,  les  monitoires,  exploits,  informations,  interrogations,  ré- 
colements  de  témoins,  confrontations,  conclusions,  pendant  les- 
quelles les  accusés  étaient  «  nourris  au  pain  du  Roy  »  dans  1  a 
maison  d'arrêt. 

Enfin,  le  17  janvier  1689,  le  sénéchal  Boutouillic  de  Kerlan 
prononça  sa  sentence,  qui  frappait  plus  ou  moins  sévèrement  six 
des  accusés.  Les  deux  plus  coupables,  homme  et  femme,  étaient 
condamnés  «  à  la  confiscation  de  leurs  biens  au  profit  du  roy  et  à 
être  conduits,  tête  et  pieds  nus,  en  chemise  et  la  corde  au  col,  sur 
la  place  publique  d'Auray,  lieu  accoustumé  aux  exécutions  de  la 
haute  justice,  pour  y  être  pendus  et  étranglés  jusques  à  extermi- 
nation de  vie  ».  Il  est  à  supposer  que  cette  fois  les  caqueux  four- 
nirent la  corde  sans  rechigner  !  Ce  châtiment  exemplaire  ne  suffit 
pas  encore  à  ammener  les  Bretons  à  composition;  car  en  cette 
même  année  pareilles  scènes  d'intolércnce  se  produisirent  h  Kérarll" 
en  Kervignac,  suivies  d'une  répression  un  peu  moins  tragique. 

Sur  un  autre  point  de  la  Bretagne,  à  Planquenoual  (Côtes-du- 
Nord),  on  vit  en  plein  XVIII«  siècle  une  population  abrutie  par  un 
préjugé  féroce,  déterrer  clandestinement  pendant  la  nuit  le  corps 
du  cordier  Mathieu  Rouault  qui  avait  été  inhumé  dans  l'église  au 
milieu  des  fidèles  trépassés,  et  l'aller  jeter  dans  le  petit  cimetière 
des  parias  à  la  Corderie.  La  cour  de  justice  de  St-Brieuc  eut  à 
dépêcher  les  archers  de  la  maréchaussée  pour  faire  exécuter  son 


-  95  — 

arrêt  de  réinhumation,  malgré  les  protestations  violentes  des 
paroissiens  et  surtout  des  paroissiennes  toujours  plus  enragées 
que  leurs  maris.  Habasque,  président  du  tribunal  de  St-Brieuc 
qui  a  relevé  le  fait  dans  les  archives  de  cette  cour,  nous  apprend 
encore  qu'à  Marroué,  près  de  Lamballe,  les  Cordiers  ont  été 
enterrés  à  part  jusque  vers  1830. 

Le  bas  clergé,  imbu  lui-même  des  préjugés  du  milieu  d'où  il 
était  sorti,  ne  se  prêtait  généralement  pas  volontiers  à  eiïacer 
des  distinction  si  contraires  à  l'esprit  du  christianisme.  Il  s'inspirait 
sans  doute,  mais  à  tort,  des  canons  des  Conciles.  «  Leprosi  sibimet 
ipsis  privatim  habeant  ecclesiam  et  cœmeterium  »,  avait  décrété 
le  Concile  de  Latran  en  1179(1). 

Or,  les  malheureux  cordiers  passaient  toujours  pour  lépreux 
sinon  confirmés,  du  moins  en  puissance  de  la  maladie,  en  vertu 
de  leur  descendance  des  vrais  Cacous.  Voilà  pourquoi  on  pré- 
tendait les  confiner  vivants  ou  morts  dans  leur  chapelle  particu- 
lière. Les  cordiers  de  Pontivy  n'ont  été  autorisés  que  peu  avant 
1789  à  mettre  leur  banc  dans  l'église  paroissiale,  près  do  la  porte. 
Jusque  là  ils  devaient  payer  un  prèt''e  pour  taire  le  service  reli- 
gieux dans  leur  chapelle  privée. 

Sans  doute,  les  paysans  finirent  par  ne  plus  s'mquiétcr  des 
vraies  causes  qui  avaient  motivé  la  séparation  du  commun  des 
fidèles  et  ne  plus  craindre  aucune  espèce  de  contagion,  mais  ils 
avaient  pour  eux  Vusage.  C'en  était  bien  assez  pour  justifier  à 
à  leurs  yeux  la  distinction  traditionnelle  qu'ils  voulaient  mainte- 
nir, car  on  sait  combien  les  fils  de  la  vieille  Armorique  sont 
attachés  aux  us  et  coutumes  de  leurs  ancêtres  (1). 

(I)  Saero-sancta  concilia  T.  x.  Col.   1520. 

(1)  Les  populations  du  sud-ouest  de  la  France  ne  se  montraient  guère  plus 
raisonnables  à  la  même  époque  :  Sévignac  et  Morlaas,  prèsde  Pau,  Aucun^  dans  la 
vallée  d'Ârgelés  (Hautes-Pyiénées),  Lurbe,  près  Oloion,  Aire  (Landes)  etc.  avaient 
leur  cimetière  des  Gagots,  A  ce  cimetière  était  annexée  une  chapelle  à  Morlaas  et 


—  9G  — 

La  Révolution  Française  n'amena  pas  l'émancipation  des  parias 
bretons  qui  ne  s'est  imposée  que  peu  à  peu  aux  mœurs  publiques, 
par  le  progrès  des  lumières  et  par  ce  travail  lent  et  continu  du 

à  Sévignac.  Celle-ci  s'iippehiif  la  Glcysiote  de  Balère,  nom  qui  suivit  encore  à  la 
destruction  du  |)elit  monument.  «  Qu'hus  Vayon  à  la  gleiisiole  de  Balcre.  Tu 
as  ton  aïeul  à  la  cliiipelle  de  R;ilèi"e  »  est  une  locution  proverbiale  injurieuse 
pour  rappeler  a  quelqu'un  son  origine  cagole.  (V.  Lcspy,  Dictons  du  pays  du 
Béarn) . 

Il  n'est  pas  jusqu'aux  scènes  de  sauvagerie  et  de  rébellion  dont  on  ne  puisse 
trouver  un  écho  dans  les  Basses-Pyrénées  comme  on  en  pourra  juger  par  le  procès- 
verbal  suivant  que  nous  avons  iclevé  aux  archives  de  Bordeaux  : 

Du  19  janvier  1721.  —  Ce  jo'.ir  lii  procureur  générjl  en  la  cour  a  dit  que 
par  l'arrêt  de  la  cour  du  9  juillet  dernier  rendu  entre  divers  particuliers  de  la 
paroisse  de  Biari'itz  au  pays  de  Labourt  prétendus  agols,  cayois  el  yuhels, 
termes  injurieux  et  défendus  par  les  arrêts.  Faisant  droit  des  conclusions  du  pro- 
cureur généi'al,  il  fut  fait  pareille  défense  par  le  susdit  arrêt  a  toutes  sortes  de 
personnes  du  pays  de  Labourt  et  à  tous  autres  du  ressort  d'injuiier  aucuns  p irti- 
culiers  comme  prétendus  descendants  de  la  race  de  Gie/i  et  de  les  traiter  d'Agots, 
Cagots,  Gahets  ni  ladres  a  peine  de  500  liv.  d'amende,  même  de  peine  corporelle  ; 
qu'ils  seront  admis  dans  les  assemblées  générales  et  particulières,  aux  charges 
municipales  et  honneurs  de  l'église  même  pour  se  placer  aux  galeries  et  autres 
lieux  de  la  dite  église  où  ils  seront  traités  ■.omme  les  autres  habitants  sans  aucune 
distinction,  et  que  leurs  enfants  seiont  reçus  dans  les  écoles  et  collèges  des  villes, 
bourgs  et  villages....  La  cour  enjoint  a  tous  juges  royaux,  maires,  abbés  et  jurats 
du  pays  de  Labourt  de  tenir  la  main  a  l'exécution  de  l'arrêt. 

Ledit  arrêt  a  été  publia  et  enregistié  au  siège  royal  ordinaiie  d'Ustaritz 
le  23  août  dernier.  El  le  dit  airêt  signifié  le  27  du  dit  mois  a  la  requête  de  Miguel 
de  Legarret  frèie  et  fils  charpentiers  dudit  lieu  de  Biarritz  k  Bernard  Beyiet 
premier  jurât  tant  pour  lui  que  pour  les  autres  jurats  ses  collègues  ;  néanmoins  le 
nommé  Martin  sergent  royal  s'étant  transporté  audit  Bianitz  assisté  de  deux  archcis 
de  la  maréechaussée  le  29  du  dit  mois  daoùt  éiant  devant  la  poite  de  l'église  poui' 
y  faire  la  publication  et  l'affiche,  il  aurait  aperçu  aux  environs  d'icelle  une  grand»i 
foule  de  peuple  tant  hommes  que  femmes  qui  faisaient  de  giands  cris,  criant  : 
«  alerte,  alerte  »  parce  qu'ils  étaient  prévenus  de  la  publication  dudit  ariêt  qui 
devait  se  faire  par  le  sergent,  lequel  ayant  voulu  faire  1»  publication  et  alTuhe 
il  en  fut  empêché  par  ces  femmes  qui  voulurent  le  lui  enlever,  les  dites  femmes 
estant  entrées  en  grand  nombre  sur  la  place  de  l'egli-se.  Mais  quelque  secours 
qu'il  demandât  aux  abbés  ctjui'ats  du  lieu  ils  ne  lui  en  donnèrent  aucun,  non  plus 
qu'un  grand  nombre  d'hommes  qui  étaient  dans  le  cimetière  et  sur  la  place. 
Cependant  les  menices,  les  insultes  et  les  mouvements  des  dites  femmes  continuant 


temps  qui  use  tout,  même  les  préjugés.  Cambry  qui  parcourait 
et  étudiait  le  département  du  Finistère  à  cette  époque,  écrivait 
en  1795  (1)  :  «  On  voit  aussi  dans  ces  cantons  (de  l'arrondisse- 
ment de  Quimpeiié)  quelques  cajueux,  espèce  de  parias  proscrits 
qui  vivent  dans  les  landes,  éloignés  des  habitations,   sans  qu'on 

communique  avec  eux...  Ils  font  des  cordes  pour  subsister 

Ces  hommes  séparés  des  hommes  ont  été  l'objet  de  mille  contes 
extravagants.  (Ils  passaient  pour  sorciers).  Ces  malheureux  pro- 
fitèrent sans  doute  de  la  stupidité  et  de  la  crédulité  de  leurs 
voisins.  Beaucoup  parvinrent  à  défricher  des  landes,  à  cultiver 
des  champs  abandonnés  qu'ils  fécondèrent  ;  ils  plantèrent  des 
bois,  des  prairies  ;  on  voit  sur  le  chemin  de  Plaçamen  un  fort  joli 


toujours,  la  crainte  et  le  danger  où  se  trouvaient  le  sergent  et  archer  furent 
les  raisons  pour  lesquelles  ils  se  retirèrent  sans  faire  cette  publication  et  affiche. 
Ce  qu'étant  une  rébellion  contraire  aux  ordonnances  de  la  cour,  le  dit  sergent 
en  a  dressé  son  procès-verbai  dans  lequel  il  dit  qu'il  a  été  averti  qu'à  la  pointe 
du  jour  Icsdites  femmes  étaient  assemblées,  qu'elles  tenaient  des  armes  cachées 
et  de  la  chaux  vive  et  des  cendres  et  de  l'huile  da  baleine  pour  accabler  ceux 
qui  se  porteraient  audit  lieu  pour  l'exécution  dudit  arrêt  qui  resterait  sans  effet 
s'il  n'y  était  promptement  pourvu  par  l'autorité  de  la  cour  pour  contenir  la  fureur 
de  ces  femmes 

Ainsi,  le  procureur  général  du  Roy  a  requis  qu'il  soit  informé  par  devant 
le  lieutenant  criminel  du  sénéchal  de  Bayonne  contre  les  coupables  pour  raison 
dudit  procès-verbal  de  rébellion....  Et  du  surplus  être  ordonné  que  l'arrêt  dudit 
jour  9  juillet  dernier  sera  exécuté  suivant  sk  forme  et  teneur  et  qu'il  sera  lu, 
publié  et  enregistré  au  greffe  du  siège  sénéchal  de  Bayonne,  et  à  la  diligence 
du  subsUlut  dudit  sénéchal  de  faire  lire  et  publier  issiie  de  grand'niesse  et  afficher 
à  la  porte  de  l'église  du  lieu  de  Biarritz. 

La  cour  faisant  droit  à  la  réquisition  du  procureur  général  du  roy  ordonne  au 
lieutenant  du  roy  de  la  citadelle  de  Bayonne  de  prester  main  forte  h  l'exécution 
du  présent  arrêt  sur  la  réquisition  qui  lui  en  sera  faite.     Signé  :  MONTESQUIEU. 

Fait  a  Bordeaux,  le  19«  de  janvier  1724. 

Archives  du  département  de  la  Gironde,  Parlement  de  Bordeaux. 
—  Série  B.  Arrêts,  1218. 

(1)  Voyage  dans  le  Finistère  en  i794-95.  Imp.  du  Cercle  social,  an  7  de 
la  République.  T.  III,  p.  U6. 


-  98  — 

village  de  Caqueux.  Le  préjugé  n'est  plus  aussi  fort  qu'autrefois, 
mais  on  ne  s'allie  point  encore  à  leur  famille.  » 

Les  choses  n'ont  pas  beaucoup  changé  jusqu'à  nos  jours. 
«  Depuis  quatorze  ans  que  je  suis  secrétaire  de  l'évèché  de  Vannes, 
écrivait  le  chanoine  Gaudin  à  M.  Francisque  Michel,  en  1840,  je 
n'ai  jamais  vu  un  caquin  se  marier  qui  ne  fut  le  parent  de  sa 
future.  Aussi,  les  dispenses  de  parents  qui  ne  s'accordent  jamais 
sans  raison  canonique,  sont-elles  accordées  à  eux  sans  la  moindre 
raison,  si  ce  n'est  qu'ils  sont  tous  deux  cordiers  ou  Gaquins.»  De  là 
le  nom  de  a  cousins  »  et  de  «  cousins  de  la  Maddaine  »  qu'on 
leur  donnait  par  raillerie  ;  la  plupart  de  leurs  chapelles  et  de 
leurs  villages  étant  dédiés  à  Ste-Madelaine,  sœur  de  Lazare  (1). 

A  une  époque  encore  plus  rapprochée  de  nous  ,  en  1872, 
M.  L.  Rosenzweig,  autre  témoin  oculaire,  a  pu  dire  que  tout  en 
jouissant  de  la  plénitude  des  droits  civils  «  ils  n'en  sont  pas 
moins  encore  dans  nos  campagnes  l'objet  du  mépris  général  et 
quelquefois  d'une  crainte  superstitieuse.  Il  n'est  pas  moins  vrai  qu'ils 
portent  encore  le  nom  injurieux  de  cacous;  qu'il  leur  était  interdit, 
il  n'y  a  pas  longtemps  encore  en  certaines  églises  de  dépasser  le 
bénitier  ;  qu'on  évitait  les  influences  fâcheuses  de  leur  approche, 
soit  en  tenant  dans  la  main  une  pièce  de  six  liards,  soit  en  repliant 
le  pouce  sur  les  autres  doigts  ;  qu'ils  se  mariaient  et  se  marient 
encore  de  nos  jours  presqu^exclusivemententr'eux.  Il  y  a  quarante 
ans  environ,  un  cordier  de  Péaule  voulait  épouser  la  fille  d'un 

(1)  D'oprès  Dom  Calmet  (Dict.  de  la  Bible,  t.  III,  p.  432).  Les  léproseries  étaient 
placées  sous  la  dédicace  de  St.  Lazare,  de  Ste-Marthe,  ou  de  Ste  Madeleine. 
Lazare,  le  lépreux  de  la  parabole,  qui  vivait  des  miettes  tombées  de  la  table  du 
riche  et  qui  fut  reçu  après  sa  mort  sur  le  sein  d"Âbraham,  aurait  bien  plus  mérité 
d'être  le  patron  des  ladres  que  le  Lazare  frère  de  Marthe  et  de  Madeleine,  que  rcs- 
cucita  Jésus;  d'autant  plus  que  l'Evangélistc  ne  dit  pas  que  ctlui-ci  fut  lépreux. 
Mais  il  est  probable  qu'il  se  fit  entre  les  deux  La/are  une  confusion  qui  valut  k  la 
famille  de  Béthanie  l'avantage  de  se  partager  le  patronnage  des  lépreux. 


-  99  — 

cultivateur;  celui-ci  refusa,  et  le  jeune  liornnie  avoua  alors  qu'il 
l'avait  séduite  et  qu'elle  était  gro>;se  ;  malgré  cet  aveu,  le  cultiva- 
teur persista  dans  son  refus,  sacrifiant  l'honneur  de  sa  fille 
à  sa  répugnance  pour  un  gendre  cacous.  Notons  que  si  l'on  de- 
mande aux  habitants  des  campagnes  le  motif  de  leur  aversion, 
ils  seront  le  plus  souvent  incapable  de  nous  répondre  autre 
chose  que  c'est  un  cordiei\  c'est  un  cacous  (i).  Nous  avons  pu  néan- 
moins constater  quelques  exceptions.  Ici,  les  cordiers  passaient 
pour  être  les  descendants  des  Juifs  qui  garrottèrent  Jésus-Christ 
après  sa  condamnation  (2).  Là  comme  à  Carentoir,  à  Plaudren, 
etc.,  ils  sont  réputés  sorciers,  et  un  de  leurs  sortilèges  consiste- 
rait à  pourrir  une  pomme  au  bout  de  dix  minutes  en  la  mettant 
sous  leur  aisselle  »  (3). 

Enfin,  le  6  mars  1875,  M.  Rosen/Aveig  me  faisait  l'honneur  de 
m'écrire  de  Vannes  :  «  Le  préjugé  dure  toujours,  surtout  dans 
nos  c;im[ir;L;aes.  On  connaît  parfaitement  aujourd'hui  les  familles 
qui  descendent  des  anciens  cacous  ;  elles  n'ont  changé  ni  de  nom, 
ni  de  profession  (cordier)  et  elles  sont  encore  sous  le  coup, 
quoiqu'ci  un  moindre  degré,  .  de  l'aversion  générale  dont  elles 
étaient  l'objet  au  moyen-âge.  » 

(I  )  11  en  est  généialemeiit  de  même  dans  le  Midi. 

(2)  Ce  préjugé   populaire   vis-k-vis  des  Cordiers  rappelle  celui  qui  touche  aux 
gendarmes  dans  la   même  province.    «  Au  temps  de  mon  enfance,  dit  M.  Renan, 
le  gend.ime  y  était  considéré  avec  une  sorte  de  répulsion  pieuse,  car  c'est  lu 
qui  arrêta  Jésus  !  »  {Vie  de  Jésus,  in-8'^,  page  441.) 

(3)  Les  Cacous  de  Bretagne,  par  L.  Rosenzweig,  page  23. 


ynivar8it«9 

WBUOTHECA 
OftavIeps'L 


CHAPITRE  V. 
LES    AGOTES    D'ESPAGNE 


L'Espagne  a  connu  les  mêmes  parias  que  la  France  et  sous  des 
noms  identiques.  Qui  ne  reconnaîtrait  nos  Gafets,  nos  Chrestians 
et  nos  Gagots  dans  les  gafos,  les  christianos  et  les  agotes  d'Espa- 
gne ?  —  Ils  apparaissent  à  la  même  heure  de  l'histoire,  subis- 
sent les  mêmes  changements  d'état  et  de  nom  à  travers  leur  misé- 
rable existence  et  se  fondent  presqu'en  même  temps  dans  la  popu- 
lation ambiante.  Ghose  vraiment  extraordinaire  !  L'obscurité  qui 
entoure  leur  berceau  est  restée  jusqu'à  nos  jours  aussi  profonde  et 
la  malédiction  jetée  sur  leur  tête  aussi  implacable  au-delà  des  Py- 
rénées qu'en-deçà.  Gette  double  vérité  se  montre  avec  un  re- 
lief saisissant  dans  les  pages  écrites  par  un  prêtre  navarrais  au 
commencement  du  xvn"=  siècle,  alors  que  la  haine  et  le  préjugé 
étaient  encore  dans  toute  leur  force.  «  En  Béarn,  Navarre  et  Ara- 
gon, dit-il,  il  y  a  une  race  de  gens  séparée  des  autres  en  tout  et 
pour  tout,  comme  s'ils  étaient  lépreux  et  quasi-excommuniés.  On 
les  appelle  communément  agotes.  —  Exclus  des  centres  de  popu- 
lation, ils  habitent  des  chaumières  écartées  comme  des  pestiférés. 
Ils  n'ont  pas  capacité  pour  les  offices  et  charges  de  la  commu- 
nauté. Ils  ne  s'asseyent  jamais  à  table  avec  les  habitants.  On  croi- 
rait s'empoisonner  en  buvant  en  un  verre  qu'ils  auraient  approché 
de  leurs  lèvres.  A  l'église  ils  ne  peuvent  dépasser  le  bénitier.  Ils 


-  102  — 

ne  vont  pas  à  l'offrande  près  de  l'autel,  comme  les  autres  ;  c'est  le 
prêtre  qui,  après  la  cérémonie,  se  rend  à  la  porte  de  l'église  où  ils 
se  tiennent  pour  recevoir  leur  offrande.  On  ne  leur  donne  pas  lu 

paix  à  lu  messe,  ou,  si  on  la  leur  donne,  c'est  avec  le  revers  du 
porte-paix.  —  Traiter  de  mariage  avec  eux  serait  chose  aussi  inouïe 
et  abominable  que  si  un  chrétien  traitait  de  mariage  avec  une 
mauresque  ;  et  dans  les  siècles  passés  il  ne  s'est  jamais  rencontré 
d'homme  ou  de  femme  assez  misérable  et  de  sentiments  assez  bas 
pour  contracter  alliance  avec  eux.  Je  me  rappelle  que  dans  mon 
enfance  on  leur  défendit  toute  espèce  d'armes  excepté  un  couteau 

sans  pointe La  passion  et  la  rage  sont  arrivés  à  tel  point 

qu'on  leur  impute  des  infirmités  qu'ils  n'ont  pas,  comme  d'être 
punais,  d'avoir  un  flux  de  sang  et  de  semence,  de  naître  avec  un 
petit  bout  de  queue  et  autres  absurdités  de  ce  genre,  qui,  quoique 
contraires  à  ce  qui  se  voit  et  se  sent  tous  les  jours,  se  répandent 
malgré  tout  et  se  transmettent  par  tradition  de  père  en  fils,  pour 
attiser  la  haine,  l'horreur  et  la  répulsion,  contre  ces  misérables 
gens.  » 

L'auteur  continue  en  disant  que  cette  conduite  est  contraire 
à  la  religion  comme  à  la  raison,  parce  que  ces  gens  ne  sont 
tachés  d'aucune  infamie  naturelle,  puisqu'ils  descendent  des  Goths, 
lignage  si  estimé  dans  le  passé  comme  dans  le  présent  que  la  fleur 
de  l'Espagne  se  pique  d'en  descendre.  Mais  comment  concilier 
avec  cette  illustre  origine  le  stigmate  d'infamie  dont  les  agots  sont 
frappés  ?  Ah  !  c'est  qu'ils  proviennent  du  Béarn  où  leurs  pareils 
sont  en  abomination  comme  descendants  des  anciens  persécuteurs 
ariens.  De  France  ils  se  sont  étendus  dans  les  provinces  limitro- 
phes d'Espagne  où  ils  subissent  le  même  traitement  ;  chose  fort 
injuste,  car  les  fils  ne  devraient  pas  payer  pour  la  faute  de  leurs 
pères  après  tant  de  générations  écoulées.  «  Pourquoi,  continue  le 
défenseur  des  agots,  ne  considère-t-on  pas  qu'il  y  a  chez  ces  pau- 


—  103  — 

vres  victimes  une  bonté  naturelle,  le  culte  de  la  justice  et  de  l'hon- 
nêteté, enfin  de  bonnes  mœurs  ?  Ce  sont  de  bons  et  fidèles  chré- 
tiens :  à  preuve  la  piété  et  l'exactitude  avec  laquelle  ils  recher- 
chent tous  les  sacrements.  S'ils  ne  font  pas  beaucoup  de  donations 
à  l'Eglise,  c'est  qu'ils  sont  généralement  pauvres  et  que  les  mé- 
tiers qu'ils  exercent  leurs  fournissent  à  peine  de  quoi  vivre 

Ils  n'ont  d'ailleurs  dans  leurs  traits  rien  qui  les  distingue  des  au- 
tres habitants  de  cette  province Donc,  en  examinant  bien 

cette  question,  on  ne  trouve  aucune  raison  pour  qu'une  famille  si 
chrétienne,  si  pieuse  et  si  semblable  à  tous  les  indigènes  du  pays, 
sans  aucun  défaut  physique  ni  moral  soit  traitée  avec  une  telle 
rigueur.  » 

Après  cette  apologie  d'un  véritable  intérêt  historique  et  la 
seule  digne  d'être  tirée  de  l'oubli  où  repose  le  factum  de  Don 
Martin  Viscay,  cet  auteur  qui  n'a  donné  aucune  preuve  de  son 
opinion  sur  l'origine  qu'il  attribue  aux  agots,  combat  avec  des 
arguments  sans  valeur  l'opinion  de  Jean  Botéro,  savant  renommé 
du  même  temps,  qui  les  faisait  descendre  des  Albigeois  (1).  Du 
reste,  il  est  prêt  à  s'accommoder  de  cette  opinion  parce  que, 
dit-il,  les  Albigeois  étaient  eux-mêmes  des  restes  des  Goths 
Ariens.  On  ne  saurait  être  plus  conciliant!  (2) 

Cependant  l'idée  bizarre  de  donner  à  des  parias  les  Wisigoths 
pour  ancêtres  n'était  guère  susceptible  de  prendre  faveur  en  un 
pays  où  ces  conquérants  ont  joué  le  même  rôle  et  gardé  la  même 
place  que  les  Francs  dans  les  Gaules.  —  A  moitié  Goths  eux-mê- 
mes, les  Espagnols  ne  pouvaient  guère  être  tentés,   comme  les 

(1)  Relationi  universali  di  Giovani  Botero  Benese.  In  Venetia.  1599. 

(2)  Les  pages  citées  ou  analysées  sont  extrnits  du  chapitre  intitulé  «  Origen  de 
los  Agotes  »  placé  en  hors-d'œuvre  dans  un  livre  qui  a  pour  titre  :  Derecho  de 
naturaleza  que  los  Naturales  de  la  merindad  de  San  Juan  del  Pie  del 
puerto  tienen  en  los  reynos  de  la  corona  de  Castilla,  por  don  Martin  de 
Viscay,  presbytère.  En  Zaragoza,  ano  de  1621,  in-8«. 


-  104  — 

Français,  de  placer  le  berceau  des  agots  à  côté  de  celui  de  leurs 
anciens  rois.  On  sait  que  Pelage  était  le  descendant  des  rois  Wisi- 
goths  d'Espagne. 

Le  P.  Joseph  de  Moret,  historiographe  officiel  du  royaume  de 
Navarre,  se  faisant  l'écho  d'une  opinion  fort  ancienne  dans  le  pays 
et  que  nous  avons  trouvée  répandue  encore  aujourd'hui  parmi  le 
clergé  des  deux  Navarres,  s'exprimait  ainsi  dans  ses  Annales  pu- 
bliées en  1766  : 

((  Quelques-uns  ont  eu  l'idée  de  rapporter  aux  débris  de  cette 
armée  d'Albigeois  dispersés,  fugitifs  et  jetés  comme  par  la  tempête 
sur  les  régions  voisines  des  Pyrénées,  la  caste  abhorrée  des  agots. 
Ils  prétendent  justifier  par  les  censures  de  l'Eglise  et  l'horreur  de 
cette  rébellion  le  mépris  souverain  et  le  traitement  plus  dur  que  la 
servitude  avec  lesquels  ils  sont  tenus  à  l'écart  des  centres  de  po- 
pulation, comme  gens  infectés  de  quelque  mal  contagieux  ;  de 
telle  sorte  que  même  dans  les  églises  ils  sont  avec  soin  .séparés 
des  autres.  Le  nom  d'Agotes  leur  aurait  été  donné  en  raison  de 
leur  provenance  du  Languedoc  où  les  Goths  ont  longtemps  dominé 
et  qui  prit  d'eux  le  nom  de  Galia  Gothica.  »  Le  bon  père  de  Moret 
trouve  même  que  Languedoc  n'a  pas  d'autre  étymologie  ;  ce 
nom  signifiant  landes  des  Goths  (1). 

L'Académie  espagnole  d'histoire,  dans  le  dictionnaire  fort  estimé 
qu'elle  publia  au  commencement  de  ce  siècle,  ne  trouva  rien  de 
mieux  à  offrir  sur  la  matière  que  l'hypothèse  en  question,  sans  la 
garantir  toutefois  et  tout  en  rejetant  l'étymologie  fantastique  admise 
par  le  père  Moret. 

«  Comme,  d'une  part,  dit-elle,  il  n'est  pas  prouvé  que  les  Agots 
soient  descendants  des  Albigeois  et  que,  d'autre  part,  il  est  certain 

(1)  «  Languedoc,  esto  es  Landas  o  campos  de  los  Godos.  »  Annales  del  Reyno 
de  Navarra  compuestos  por  el  padre  Don  Joseph  de  Moret,  Chronista  del  mismo 
reyno.   Lib.  xx.  t,   m,  cap.  vi.  En  Pamplona,  ano  de  168-i.  3  vol  in-i». 


—  105  — 

que  les  habitants  du  comté  de  Toulouse  ne  portent  pas  le  même 
nom,  cette  étymologie  ne  nous  satisfait  pas.  —  Il  ne  nous  paraît 
pas  non  plus  rationnel  de  chercher  l'origine  de  cette  dénomination 
dans  la  haine  des  Vascons  pour  les  Goths,  parcequ'en  ce  cas  elle 
devrait  dater  des  temps  les  plus  anciens,  au  lieu  de  n'avoir  été  con- 
nue que  bien  des  siècles  après  que  la  monarchie  des  Goths  eût  été 
détruite  et  oubliée  (i).  » 

En  elïet,  le  nom  d'agots  n'est  pas  plus  ancien  en  Espagne  que 
celui  de  cagots  en  France,  et  il  y  a  tout  lieu  de  croire  que  le 
premier  de  ces  noms  n'est  que  la  traduction  euphonique  du 
deuxième  ;  c'est  ce  qu'admettent  tous  les  auteurs  espagnols  qui 
écrivent  aussi  quelquefois  cagotes  et  hagotesi^).  Du  même  mot 
les  Basques  ont  fait  agotac  et  les  Bayonnais,  ainsi  que  les  gens  de 
la  Navarre  Française,  agots. 

Toutes  ces  variantes  du  même  nom  ne  datent  que  de  la  pre- 
mière moitié  du  XVP  siècle.  Le  plus  ancien  document  historique 
où  il  figure,  est  un  acte  émané  des  Etats  de  Navarre  assemblés  à 
Pampelune  en  15i7,  et  dont  voici  la  traduction  : 

«  Qu'il  soit  chose  manifeste  à  tous  ceux  qui  les  présentes  verront 
et  entendront  : 

«  Que  l'an  de  grâce  1517  et  le  IG  octobre,  les  trois  états  du 
royaume  de  Navarre  étant  réunis  dans  la  ville  de  Pampelune  en 
Certes  générales,  il  a  été  présenté  une  pétition  de  ceux  qu'on 
appelle  vulgairement  agotes  é  christianos  résidant  dans  les  envi- 
rons de  Pampelune  et  autres  heux  du  royaume,  disant  que  les 

(1)  Diccion.  hist.  geograph.  de  Espagna  pnr  la  real  acadeaiia  de  la  histo- 
lia.  T.  1°.  M;idrid.  1802. 

(2)  Cf  Hisloria  compendiada  del  Reyno  de  Navarre,  par  J.  Yan- 
guas,  page  161.  Historia  de  las  Naciones  Bascas,  etc.,  tome  IIl, 
page  '213,  par  Zaïnacola.  Inip.  h  Auch  1818,  3  vol.  Dictionnario  hist. 
géogra  de  Navarra,  par  Teod.  de  Ochoa,  imp.  a  Pampelune  1842. 


—    06  — 

recteurs  et  vicaires  des  paroisses  où  ils  vivent,  tant  en  l'adminis- 
tration des  sacrements,  offrandes  et  oblations,  qu'en  l'assignation 
des  places  h  l'église,  n'usent  pas  avec  eux  des  mêmes  solennités 
et  cérémonies  qu'avec  les  autres  chrétiens  et  paroissiens,   sous 
couleur  qu'ils  ont  accoutumé  d'en  agir  ainsi  avec  eux  et  leurs 
pères  soit  disant  parce  que  leurs  dits  ancêtres  adhérèrent  ancien- 
nement à   un   certain  Raymond    de    Toulouse   qui  fit  certaine 
rébellion  à  la  Ste-Eglise  romaine  pour  laquelle  ils  furent  séparés 
du  bercail  de  la  Ste-Mère  Eglise  par  le  St-Père,  alors  régnant^ 
jusqu'à  son  bon  plaisir  ou  celui  de  ses  successeurs.  Sur  quoi  les 
suppliants  ont  recouru  à  la  sainteté  du  St-Père  qui  aujourd'hui 
régit  et  gouverne  l'église  de  Dieu,  lequel  ayant  pris  information 
et  considérant  que  le  bon  plaisir  (beneplacito)  du  St-Père  d'alors 
avait  expiré  dans  le  laps  de  cent  ans  et  que  lesdits  exposants 
n'étant  point  retombés  dans  la  faute  de  leurs  ancêtres,  mais  au 
contraire  ayant  vécu  et  vivant  dans  l'obédience  de  la  Ste-Eglise, 
ledit  St-Pèrc  usant   de   compassion,   a  ordonné   au  chantre  et 
officiai  de  l'église  cathédrale  et  à    l'archidiacre   de   Sta-Gema 
d'informer  et,  dans  le  cas  où  ils  trouveraient  exacte  l'exposition 
des  suppliants,  les  replacer  en  toutes  choses  dans  l'état  où  ils  se 
trouvaient  avant  ladite  séparation.  Sur  ce,  les  Etats,  à  la  prière 
des  requérants,  prient  et  exhortent  par  les   présentes  lesdits 
chantre  et  archidiacre  de  vouloir  bien  accorder  aux  supphants 
la  faveur  et  l'appui  qu'ils  pourraient  mériter  et  de  leur  administrer 
brève  et  droite  justice  en  toute  prudence,  vertu,  savoir  et  bonne 
conscience,   dans  la  mesure  que  méritera  le  présent  cas.   En 
témoignage  de  quoi  les  Etats  assemblés  ont  déUvré  le  présent  acte 
signé  de  la  main  du  secrétaire.  Miguel  d'Oroz.  »  (1) 
L'officialité  de  Pampelune,  chargée  depuis  trois  ans  par   le 

(1)  Archives  de  la  Cour  des  comptes  à  Pampelune,  casier  169,   n»  oO.  Pièce 
publiée  dans  le  texte  oiiginal  par  M.  F,  Michel.  Op.  cit.  tome  H,  page  212. 


—  107  — 

Pape  et  pressée  par  les  Etats  de  s'occuper  de  cette  affaire,  fit 
attendre  encore  deux  ans  sa  sentence.  Sans  se  prononcer  sur  la 
cause  et  l'origine  de  la  séparation  des  agots,  mais  statuant  seu- 
lement sur  le  fait,  elle  juge  les  griefs  justes  et  les  requérants 
fondés  en  leur  demande,  ordonne  qu'ils  seront  rétablis  dans  tous 
les  droits  et  honneurs  des  fidèles,  enjoint  aux  recteurs  des 
paroisses  de  se  conformer  à  ladite  sentence  apostolique  et  de  n'y 
contrevenir  en  aucune  façon,  sous  peine  de  la  censure  ecclésias- 
tique et  de  cinq  cents  ducats  d'amende.  Donne  acte  aux  requé- 
rants pour  que  la  sentence  soit  rendue  exécutoire  par  le  bras 
séculier,  (i)    Qui   pourrait  croire  qu'un  jugement  si  sage  et  si 

(1)  Le  texte  hitin  de  ce  jugement  a  été  publié  in-extenso  par  M.  FiMiicisque 
Michel.  Op.  cit.  tome  II,  page  2io-227.  Nous  ne  donnerons  que  les  passages 
piintipaiix  de  cet  interminable  instrument  conserve  a  l'église  paroissiale  d'Ârizcun 
(vallée  de  Daztan)  où  nous  l'avons  revu.  Le  prononcé  du  jugement  est  précédé  de 
la  supplique  au  pape  : 

c(  Beatissime  pater,  exponilnr  S.  V.  pro  patte  devotornm  illius  oratorum  Beinard 
ac  Joannis  de  Agotis.'.lias  deC'rristianis  nuncapatorum.  laïcorum  Baionensis  diocesis 
aMique  de  eorumagnationeatriusque  sexusprœdictœ,  ac  Pampilonensis,  Lascariensis, 
Oloronensis  commoranîes,  sint  boni  et  veri  Chnstiani  ac  ipsi  oratores  ac  eorum 
progenitores  ut  veros  decet  christianos  semper  vivant  ;  nihilominus  quia  parro- 
chialium  ecclesiarum  redores  sub  quibus  degunt,  in  administrandis  sicramentis 
ecclesiasticis  et  offertoiiis  seu  oblalionibus  offerendis  ab  eisdem  et  pace  oratoribus 
danda,  in  ecclesiis  hujusmodi  no»  uluntar  il'is  ceremoniis  et  solemnitatibus 
quibus  cura  aliis  Cbiislianis  eorum  parrocbianis,  sub  co  pretextu  quod  ita  tili 
consueludinc  usi  sunt  haclcnus,  ex  quo  quoddudum  nKijaribus  et  progenitores 
oratorum  adliœserunt  cuidani  co.niili  Uaymundo  de  Tolosa  qui  quamdam  rebellijnem 
fecisse  dicitur  Ecclesiœ  ronianœ,  per  tune  Romanum  Pontificem  a  g;emio  sanciœ 
matiis  Ecclesiœ  segregati  dicebantur  ad  beneplacitum  ;  et  cum,  clementissime 
Pater,  hujusmodi  beneplacitum  a  centuni  annis  citra  espiravit  oratoresque  non 
delinquerint ,  sed  semper  ul  decet  bonos  christianos  vixerinl ,  vivantque 
in  obedientia  S.  V.  et  Stœ-ecclesiœ  romanœ,  et  quando  deliquissent  volontés 
redire  admitli  debent ,  quia  Sta-Mater  Ecclesia  nunquum  daudit  gremium 
redeunti  ;  igitur  recurrunt  ad  pedes  S.  V.  oratores  prœfati,  humiliter  supplicando 
quatenus  in  prœmissis,  more  pii  patris  consulcndo  dc  de  remedio  opportuno 
providendo,  aliquibus  probis  viris  in  partibus  i'iis  residentibus...  conimittere  et 
niandare  dignemini  ut  se  de  prœmissis  informent  summarie ,  simpliciter  et  de 
piano,  facti  sola  veiitate  inspecta  ;   et,   si  prœniissa  vera  repericiint  ,  oratoixs 


-  108  — 

impératif  à  la  fois  ne  fut  pas  obéi?  C'est  pourtant  ce  qui  résulte 
d'une  série  de  décrets  royaux  et  de  procédures  civiles  et  ecclésias- 
tiques dont  les  débats  retentissent  dans  le  cours  des  XVP  et 

prœfatos  et  illis  forsan  ddhœrentes  et  adhsererc  volentes  eorum  agnatione... 
rcponant  et  réintègrent  in  omnibus  et  per  oninia  perinde  ac  si  prœmissa  minime 
commissa  seu  sulisecuta  fuissent  ;  et  rectoribus  parrocbialium  prœdictornm, 
omnihusque  aliis  et  singulis  personis  quibus  et  quoties  videbitur,  sub  censuris  et 
aliis  pœnis  ecelesiasticis,  etiam  pecuniariis,  ipso  facto  incurrendis,  inhiheant  ne 
quidquam  contra  attentent,  i 

Concessum  ut  petitur. 

a  Dilectis  filiis  cantori  et  archidiano  Stœ-Geniœ  in  ecdesiâ  Pampilonensi  LEO 
PAPA  dicimus  :  Dilecti  filii,  salutem  et  apostolicam  benedictionem,  Mittens 
Tobis  supplicationem  prœsentibus  introclusam. . . .  volumus  quod  et  vobis  com- 
mittiraus  et  mandanuis  ut  vos  vel  aller  vestrura,  vocatis  vocandis,  ad  executionem 
in  eâ  contentoruni  proeedatis  juxta  ejus  continentiam  et  signatiiram,  Datura  Romœ 
apud  Stum-Petrum  sub  annule  piscatoris  die  décima  tertia,  Maii  millesimo  quingen- 
lesimo  decimo  quinto,  pontificatus  nostri  anno  tertio. 

Nos.  Joanes  de  Sancta  Maria,  canonicus  et  cantor  ecclesiœ  cathcdralis 
Pampilonensis,  necnon  judex,  commissaiius  et  executor  apostolicus. 

Vidimus  et  reperimus  omnia  et  singula  pro  parte  dictorum  vulgariter  agotoruin 
et  Christianorum  in  dictis  supplicàtionibus  exposita  et  narrata,  fuisse,  fore  et  esse 
vera  et  manifesta. 

—  Quamobrem  dictos  agolos  iliisque  adhœrentes  et  adhœrere  volontés,  autho- 
ritate,  mandate  et  commisione  sanctissimi  domini  nostri  papœ,  virtute  dictarum 
litterarum  apostolicarum,  restituimus  et  reintegramus  in  omnibus  et  per  omnia 
perinde  ac  si  prœmissa  minime  commissa  vel  subsecuta  fuissent  ;  et  dictis 
rectoribus  pariochialium  ecclesiarum  omnibusque  aliis  et  singulis  personis, 
sub  censuris  et  pœnis  ecelesiasticis  et  etiam  pecuniariis  videlicet  sub  pœna 
quingentorum  ducaterum  oncii  per  quemlibet  rebellem,  inobedientem  et  contrave- 
nientera  incurrenda  ;  mandamus  ut  omnes  dictos  agotos  vel  christianos  utriusque 
sex.us  ac  omnes  et  quascumque  personas  de  eorum  agnatione,  cognatione,  prosapiâ 
parentelâ  et  familiù,  tanquam  veros  christianos  et  nullam  maculara  spiritualem 
aut  corporalem  patientes  sed  ab  eàdem  mundos  et  exemples,  in  dictis  parrochialibus 
ecclesiis  et  absque  aliquâ  differentià,  distinctione,  separatione  segregatione,  tam 
in  administratione  sacramenterum  quam  in  offertorio  seu  oblationibus  ac  pacedandâ 
et  recipiendâ,  ac  sessionibus  ecclesiaium  et  aliorum  lecorum  et  omnino  de  cemmu- 
nicatione  et  parlicipalione  fidelium  vicinoium,  carilalive  recipiant  et  admittant, 
tractent,  habeant  et  reputent,  ac  omnibus  illis  ceremoniis  et  solemnitatibus  quibus 
cura  aliis  christianiis  atuntur,  utantur    et  utifaciant,  quibuscumque  inhibentes 


—  109  — 

XVIP  siècles,  et  dont  les  derniers  échos  arrivent  jusqu'à  nous, 
en  1842. 

En  vain  les  agots  de  la  Navarre  obtinrent-t-ils  de  l'empereur 
Charles-Quint  une  cédule  qui  rendait  exécutoire  pour  les  effets 
civils  l'ordonnance  ecclésiastique  dont  ils  étaient  pourvus  et 
leur  reconnaissait  les  mêmes  droits  qu'aux  autres  habitants  des 
lieux  de  leur  résidence,  pourvu  qu'ils  acquittassent,  comme  eux, 
les  contributions  royales  ;  en  vain  bulle  papale  et  cédule  impé- 
riale furent-elles  proclamées  dans  les  égUses  et  par  les  rues,  la 
résistance  des  habitants  du  Baztan,  avec  ou  sans  l'appui  du  bas 
clergé,  on  ne  saurait  le  dire,  demeura  intraitable. 

En  1548,  Charles-Quint  publie  coup  sur  coup  deux  nouvelles 
ordonnances  qui  nous  intéressent  vivement,  en  ce  sens  qu'elles 
nous  découvrent  une  autre  face  du  préjugé  dont  les  agots  étaient 
victimes.  En  effet,  ces  ordonnances  prohibent  comme  injurieuses 
les  dénominations  d'agotes,  leprosos,  quistroncs,  (1)  ordonne  que 
les  enfants  de  ceux-ci  soient  baptisés  aux  mêmes  fonts  que  les  autres 
nouveaux-nés  (2),  que  les  hommes  s'assièent  avec  les  hommes  et 
les  femmes  parmi  les  femmes  dans  les  églises,  sans  distinction  ni 
séparation,  sous  peine  de  10,000  maravedis  d'amende  pour  tout 
opposant  laïque  ou  ecclésiastique. 

strictissirae  sub  dictis  censuris  et  pœnis  ne  quidquam  in  praejudicium,  injuriam 
et  jacturam  dictorum  agotoruni  utriusque  sexus  attentent  vel  peiniittant. 

Et  sic  pronuntiamus  et  decernimus  et  declaramus  Nos  Joanes  de  Sancta- 
Maria,  sub  anno  a  nalivitate  Domini  niiilesimo  quingentisirao  detimo  nono  die 
vero  ullimà  mensis  aprilis. 

(1)  Ce  mot  qui  n'appartient  plus  a  la  langue  espagnole  et  qui  n"a  probable- 
mert  jamais  été  qu'une  locution  provinciale  et  triviale,  devait  faire  au  singulier 
quistron  et  correspondait  sans  doute  au  mot  roman  quistoun,  quêteur,  men- 
diant, gueux. 

(2)  Ogée  nous  apprend,  en  son  histoire  de  Bretagne,  que  les  enfants  des  lépreux 
n'étaient  pas  baptisés  sur  les  fonts  et  que  l'eau  qui  avait  ser/i  à  leur  baptême 
était  jetée  dans  d«s  lieux  écartés. 


—  110- 

Eji  vérité,  ce  ne  sont  pas  des  gens  suspects  d'hérésie  mais  bien 
de  lèpre  qu'on  traite  de  la  façon  visée  par  cette  ordonnance.  Aussi 
Gaxar  Arnaut,  huissier  du  conseil  royal  de  Navarre,  avait-il  pris  à 
tâche  de  justifier  cette  opinion  et  de  faire  repousser  la  requête  des 
agots  aux  Etats.  «  L'origine  de  leur  séparation,  disait-il,  ne  vientpas 
de  la  révolte  du  comte  Raymond  de  Toulouse  :  elle  est  bien  plus 
ancienne  et  antérieure  à  l'avènement  de  J.-C,  car  elle  date  du 
prophète  Elysée,  quand  Nahaman  alla  près  de  lui  pour  .se  guérir 
de  la  lèpre  et  que  le  prophète,  en  saint  homme  qu'il  était,  refusa 
les  dons  qu'on  voulait  lui  faire,  tandis  que  Giézi,  son  serviteur, 
pou.ssé  par  l'avarice,  se  les  fit  subrepticement  donner  ;  sur  quoi 
il  fut  maudit  par  Elysée,  lui  et  tous  ceux  qui  en  descendraient. 
De  sorte  que  les  agots  qui  sont  ses  descendans  et  non  de  la  com- 
pagnie du  comte  Raymond,  souffrent  encore  les  effets  de  cette 
malédiction,  car  ils  sont  lépreux  et  corrompus  en  dedans  autant 
que  maudits  ;  comme  il  appert  manifestement  par  cette  expé- 
rience que  les  herbes  seulement  touchées  par  leurs  pieds  se  sè- 
chent et  perdent  leurs  qualités  et  qu'une  pomme  ou  tout  autre 
fruit  se  pourrit  immédiatement  entre  leurs  mains.  Leurs  person- 
sonnes  et  leurs  habitations  sont  infectées  et  contaminées.  Voilà 
pourquoi  leur  communication  avec  les  autres  chrétiens  serait 
très  dangereuse;  et  comment,  quoique  chrétiens,  ils  ne  sont 
pas  baptisés  aux  mêmes  fonts  que  les  autres.  C'est  pourquoi 
ledit  Caxar  Arnaut  supplie  humblement  les  Etats  de  n'ajouter  foi 
à  leurs  allégations  et  de  repousser  leurs  requêtes.  »  Malgré  la 
force  de  ce  raisonnement,  les  Etats  de  Navarre  et  l'officialité  de 
Pampelune  firent  droit,  comme  on  le  sait,  à  la  requête  des 
agots  en  les  reconnaissant  exempts  de  toute  tache  spirituelle  et 
corporelle  «  tanquam  nullam  inaculam  spiritualem  ant  corpora- 
lem  patientes  sed  ab  eadem  mundos  et  exemptes.  » 


—  111  — 

Il  est  certain  que  Caxar  Arnaut  aurait  pu  faire  valoir  de  meil- 
leurs arguments  pour  réfuter  la  prétention  des  agots. 

En  elîet,  au  temps  oîi  fut  rédigé  pour  la   première  fois  le  for 

général  de  Navarre,  au  XIP  ouXIIP  siècle,  il  y  avait  en  ce  royaume 

des  hommes  que  la  loi  séparait  des  autres  hommes  à  l'église 

comme  ailleurs  ;  c'était  les  Gafos.  «  Je  crois  devoir  faire  mention 

en  ce  règne  (celui  de  Philippe-le-Long),  dit  Yanguas  y  Miranda, 

de  la  race  des  agots,  anciennement  connus  dans  la  région  mon- 
tagneuse de  la  Navarre  sous  le  nom    de  Gafos.  Ainsi  les  appelle 

le  for  de  Navarre,  parce  que,  quand  il  fut  écrit,  on  n'avait  pas 

encore  le  nom  d'agotes  qui  se  généralisa  depuis  et  qui  est  dérivé 

de  celui  des  cagots  de  France  »  (1).  Or,  voici  comment  s'exprime 

le  for  : 

«  Aucun  gafo   ne  doit  rester  avec  Is  autres  hommes. 

((.  Si  un  noble  ou  un  vilain  devient  gafo,  il  ne  doit   pas  être 

(1)  Historia  compcndiada  ciel  reyno  de  Navarra,  page  161. 

La  première  rédaction  du  for,  dont  parle  rauteur  espagnol  et  dont  nous  citons 
le  passage  afférent  a  notre  sujet,  lemonte  au  règne  de  Tliéobalde  Fi",  l'an  1257, 
suivant  le  père  Moret  et  l'académie  d'histoire,  a  celui  d'Alphonse  le  Batailleur 
(1104-1134)  suivant  Yanguas  y  Miranda.  Mais  les  éléments  de  cette  première  ré- 
daction ont  été  puises  dans  les  coutumes  plus  anciennes  encore  de  Sobrarbe  et 
de  Navar.e. 

C'est  à  ce  point  de  vue  seulement  '■qu'on  peut  admettre  l'opinion  de  Marca 
quand  il  dit  :  «  Et  l'ancien  for  de  Navarre  qui  fut  compilé  du  temps  du  roy 
Sance  Ramirez,  environ  l'an  1074,  fait  mention  de  ces  gens  (les  cagots)  sous  le 
nom  de  gafos,  etc..  » 

Il  est  certain,  du  moins,  que  les  gafos  existaient  au  temps  où  fut  composé  le 
Romancero  du  Cid  (Xl"  siècle)  et  que  ces  gafos  étaient  des  lépreux.  —  Le 
Cid  allant  en  pèlerinage  vers  .l'apôtre  St-Jacques  rencontre  un  gato  [un  gafo  le 
aparecia)  embarrassé  dans  un  bourbier,  il  le  sauve,  l'emmène  à  l'auberge  et  le 
conche  en  son  propre  lit.  Mais  dans  la  nuit  le  gafo  s'évanouit  comme  un  fantôme 
et  a  sa  place  apparaît  un  homme  tout  resplendissant  qui  lui  dit  :  «  Je  suis 
St-Lazare,  Rodrigue,  je  suis  le  lépreux  k  qui  tu  as  rendu  un  si  grand  service 
pour  l'amour  de  Dieu.  Dieu  t'aime  bien  et  il  l'a  octroyé,  que  tout  ce  que  tu  en- 
treprendras dans  la  guerre  tu  l'accompliras  k  ton  honneur,  etc..  En  disant  ces 
paroles,  soudain  il  disparut.  »  [Romancero  espagnol,  t.  2,  p.  30,  traduit 
par  Damas  Hinard.) 


—  112  — 

à  l'église  ou  à  l'intérieur  de  la  ville  avec  les  autres  habitants 
mais  il  doit  aller  aux  léproseries.  Et  si  le  lépreux  dit  :  Je  peux 
vivre  en  mon  héritage  sans  aller  en  d'autres  terres,  et  qu'il  soit 
de  la  ville;  que  les  habitants  lui  fassent  une  cabane  hors  la  ville 
dans  le  lieu  qu'ils  jugeront  convenable.  Quant  au  lépreux  misé- 
rable qui  ne  peut  s'aider  du  sien,  qu'il  aille  demander  l'aumône 
par  la  ville,  mais  qu'il  la  demande  hors  des  portes  en  faisant 
sonner  ses  cliquettes;  qu'il  n'ait  pas  de  familiarité  avec  les  enfants 
et  les  jeunes  gens  quand  il  va  par  la  ville  demandant  l'aumône, 
et  que  les  habitants  défendent  à  leurs  enfants  d'aller  à  sa  cabane 
pour  avoir  communication  avec  lui.  Et  si  le  lépreux  ne  prenant 
aucune  privante  il  arrive  du  mal  à  quelqu'un  ,  le  lépreux  n'a 
point  tort.  »  (2) 

(2)  On  remarquera  que  nous  avons  traduit  le  mot  ycifo  par  lépreux  ;  et  celk 
avec  d'autant  plus  de  fondement  qu'à  l'index  du  for,  au  mot  leproso  on  lit  : 
«  vease  gafo  »  et  au  mot  gafo  il  est  renvoyé  au  texte  que  voici  : 

Gaffo  ninguno  non  debe  ser  con  otros  ombres.  Si  Infanzon  o  villano  tornare 
gaffo,  en  Eglesia  o  en  abrigo  de  la  villa,  non  debe  ser  con  los  otros  ombres  ni  con  los 
bezinos  mas  deve  yr  à  las  otras  gaferias  et  si  dixiere  el  g;ifo,  en  unà  heredat 
puedo  bivir  et  iio  yte  à  otras  tierras,  y  sea  de  la  villa,  et  todos  los  vezinos 
de  la  villa  faganle  casa  fuera  de  la  villa  et  de  las  beras,  en  logar  que  los  bezinos 
vean  por  bien.  Es(e  gaffo  mesquino  que  non  se  puede  ajudar  con  lo  suyo,  vaya 
deraandar  almosna  en  la  villa  et  demande  almosna  fuera  de  las  puertas 
de  los  corrales  con  sus  tablas  et  no  aya  solas  con  los  ninos  ni  con  los  ombres 
jobenes  quando  anda  en  la  villa  pidiendo  almosnas,  et  los  vezinos  de  la  villa 
viynden  les  à  lures  creaturas  que  non  vayan  à  lur  casa  por  avcr  solaz  con  eill. 
Si  el  gafo  non  dando  solaz  si  dayno  viniere  ad  alguno,  cl  gafo  non  tiene  tuerlo. 

Ce  texte  est  extrait  d'un  manuscrit  du  XIV  siècle  trouvé  a  Gailin  (Basses- 
Pyrénées)  par  M.  Barlhéty,  notaire,  au  mois  de  juin  1875.  11  est  conforme  quant 
au  fond  avec  le  texte  imprimé  à  Pampelune  en  1686  et  collationné  sur  un  original 
probablement  plus  ancien  ;  mais  son  style  un  peu  moins  suranné  le  rend  plus 
intelligible. 

Comparez  :  Fueros  dcl  Reyno  de  Navarre  desde  su  creacion  hasta 
su  feliz  union  con  el  de  Caslilla  y  recopilacion  de  las  Icyes  promulyadas 
desde  dicha  unio7i  hasta  el  ano  de  iOS5,  por  el  licenciado  Don  Antonio 
Chavier.  En  Pamplona,  ano  MDGLXXXVI,  1  vol.  in-4".  (Lib.  V.  Tilre  XI.  C.  V, 
p.  124.) 


—  113  — 

Notre  illustre  compatriote  Marca  avait  bien  vu  que  ces  Gafos 
étaient  la  souche  des  agotes  quand  il  écrivait  en  son  histoire  : 
ce  Cette  aversion  n'est  pas  seulement  en  Gascogne  mais  aussi 
en  la  Haute-Navarre  où  les  prestres  faisaient  difficultés  de  les  ouïr 
en  confession  et  de  leur  administrer  les  sacrements,  de  manière 
qu'ils  eurent  recours  au  pape  Léon  X  lequel  ordonna  aux  ecclé- 
siastiques de  les  admettre  aux  sacrements  comme  les  autres 
fidèles.  L'exposé  de  leur  requeste  prétend  de  bailler  à  ces  agotes 
ou  chrestiens  (car  c'est  ainsi  qu'il  les  nomme)  une  origine  toute 
nouvelle  ;  disant  que  leurs  ayeuls  avaient  fait  profession  de  l'hé- 
résie des  Albigeois  en  haine  de  laquelle,  bien  qu'ils  l'eussent 
abandonnée,  on  les  charga  d'infamie  qui  passait  à  leur  posté- 
rité. Mais  il  y  a  de  la  surprise  en  cette  requeste,  d'autant  que  les 
Gagots  sont  plus  anciens  que  les  Albigeois.  Car  ceux-ci  commen- 
cèrent à  paraître  en  Languedoc  environ  l'année  1180  et  furent 
ruinés  l'an  1215,  et  néantmoins  les  Gagots  étaient  reconnus  sous 
le  nom  de  chrestiens  dès  l'an  1000  ainsi  qu'on  remarque  dans 
le  chartulaire  de  l'abbaye  de  Luc,  et  Tancien  for  de  Navarre  qui 
fut  compilé  du  temps  du  roi  Sance  Ramires  environ  l'an  1074 
fait  mention  de  ces  gens  sous  le  nom  de  Gaffos,  d'où  est  venu 
celui  de  Gahets  en  Gascogne  et  les  mettant  au  rang  des  ladres 

les  traite  avec  la  mesme  rigueur  que  celui  de  Béarn.  »  L'auteur 
renvoie  en  note  à  Fori  Navarrœi  lib.  V.  tit.  6...  «  Gaffo  non  deve 
ser  con  los  otros  ombres.  »  (1)  C'est  bien  le  même  texte  sur  lequel 
nous  nous  appuyons  :  mais  alors  comment  peut-il  faire  descendre 
les  agots  des  Sarrazins  ?  Car  si  les  nobles  d'Espagne  eux-mêmes 
devenaient  gafos,  (Infanzon  si  tornare  gafo)  qu'est-il  besoin 
d'aller  chercher  les  soldats  d'Abdérarae  pour  en  faire  les  pères 
de  ces  mêmes  gafos  et  par  suite  des  agotes?  C'est  ce  que  les 
auteurs  espagnols  qui  ont  jeté  les  yeux  sur  le  texte  suranné 
(1)  Iliiit.  deBéurn,  in-fo  liv.  1er  ch.  XVI  p.  75. 


—  114  — 

des  vieux  fors  de  Navarre,  au  passage  que  nous  avons  cité,  ne 
pouvaient  manquer  de  comprendre.  (1)  Marca  invoque  pourtant 
de  bien  jolis  arguments  à  l'appui  de  son  système,  «  Je  pense, 
dit-il,  qu'ils  sont  descendus  des  Sarrazins  qui  restèrent  en  Gas- 
cogne après  que  Charles  Martel  eut  défait  Abdérama  qui  en  son 
passage  avait  occupé  les  avenues  des  Pyrénées  et  toute  la  pro- 
vince d'Aux.  On  leur  donna  la  vie  en  faveur  de  leur  conversion 
à  la  religion  chrestienne  d'où  ils  tirèrent  le  nom  de  chrestiens 

et  néantmoins  on  conserva  toute  entière  en  leur  personne  la 
haine  de  la  nation  sarrazinesque  ;  d'où  vient  le  surnom  de  Gézi- 

tains,  la  persuasion  qu'ils  sont  ladres  et  la  marque  du  pied  d'oye. 
On  leur  a  aussi  toujours  reproché  leur  puanteur,  non  seulement 
en  haine  de  leur  tyrannie  comme  les  Italiens  donnaient  cette 
mauvaise  réputation  aux  Lombards  ;  mais  parce  qu'on  a  toujours 
observé  par  expérience  que  les  Sarazins  sentaient  mal.  Ce  qui  est 
tellement  vrai  qu'ils  estimaient  que  cette  mauvaise  odeur  ne 
pouvait  leur  être  ostée  que  par  le  moyen  du  baptesme  des  chres- 
tiens, auxquels  pour  ceste  raison  ces  Agaréniens  ou  Sarrazins 
présentaient  leurs  enfants  ainsi  que  le  témoigne  le  patriarche 
Lucas  en  sa  sentence  synodique,  laquelle  coustume  les  Turcs 
continuent  encore  aujourd'huy.  Aussi  Burchard,  en  la  description 
de  la  terre  sainte,  certifie  que  les  puants  Sarrazins  avaient  accous- 
tumé  de  son  temps,  c'est-à-dire  il  y  a  600  ans ,  de  se  laver  en 
cette  fontaine  d'Egypte  où  la  tradition  enseignait  que  Notre-Dame 
lavait  son  petit  enfant  notre  grand  maistre  ;  et  que  par  le  bénéfice 
de  ce  lavement  ils  perdaient  la  mauvaise  odeur  qui  leur  est 
comme  héréditaire,  ainsi  que  parle  Burchard..,. 

«  Il  reste  à  satisfaire  à  la  dénomination  de    cagots,    laquelle, 
outre  qu'elle  est  en  usage  dans  le  Béarn,  est  aussi   pratiquée    au 

(1)  Cf  Diccion,  hist,  geograf.  de  JSavarra  por  D.  Teodoro  de    Ochoa.  Art. 
agotes  ;  et  Hist.  comp.  de  Navarra  par  J.  Yanguas  y  Miranda,  p.  16:2-163. 


—  115  — 

reste  de  la  Gascogne  sous  le  nom  de  capots  et  même  en  la 
Haute-Navarre  où  ces  gens  sont  appelés  agotes  et  cagotes.  Sur 
quoi  je  n'ai  rien  de  plus  vraisemblable  à  présenter  sinon  qu'on 
leur  faisait  ce  reproche  pour  se  moquer  de  la  vanité  des  Sarazins 
qui,  ayant  surmonté  les  Espagnes,  mettaient  entre  leurs  qualités 
celle  de  vainqueurs  ies  Gots.  On  prétendait  donc  leur  donner  le 
titre  de  leur  vanterie  en  les  qualifiant  chiens  ou  chasseurs  de 
Gots.  De  même  que  Cicéron  nomme  chiens  ces  effrontés  qui  ser- 
vaient aux  desseins  de  Verres  pour  butiner  la  Sicile  ;  si  l'on 
n'aime  mieux  croire  que  c'est  un  ancien  reproche  et  terme  de 
mépris  tiré  de  ce  convice  de  concagatus  dont  il  est  fait  mention 
dans  la  loi  salique  »  (1). 

On  voit  que  notre  auteur  a  réponse  à  tout  ;  mais,  comme  c'est 
assez  l'ordinaire,  il  se  montre  moins  rigoureux  dans  le  choix  de 
ses  arguments  que  dans  la  critique  qu'il  fait  de  ceux  des  * 
autres.  C'est  ainsi  qu'il  trouve  bonne  pour  lui  l'étymologie  fan- 
tastique de  caas  Goths  qu'il  critique  vertement  dans  la  bouche 
des  autres,  et  cela  dans  le  même  chapitre  :  «  Je  suis  obligé,  di- 
sait-il en  commençant,  d'examiner  en  cet  endroit  l'opinion  vul- 
gaire qui  a  prévalu  dans  les  esprits  de  plusieurs  et  qui  mesme  a 
été  publiée  par  Belleforest  touchant  celte  condition  de  personnes 
qui  sont  habituées  en  Béarn  et  en  plusieurs  endroits  de  Gascogne 
sous  le  nom  de  cagots  ou  capots  à  scavoir  qu'il  sont  descendus 
des  Yisigots  qui  restèrent  en  ces  quartiers  après  leur  déroute 
générale...  On  croit  donc  que  le  nom  de  Cagots  leur  a  été  donné 
comme  si  l'on  voulait  dire  caas  Goths,  chiens  Goths,  ce  reproche 
leur  estant  resté  aussi  bien  que  le  soubçon  de  ladrerie  en  haine 
de  l'arianisme  que  les  Goths  avaient  professé  et  des  rigueurs 
qu'ils  avaient  exercées  dans  ces  contrées.  —  Mais  je  ne  puis 
gouster  cette  pensée  qui  ne  prend  son  fondement  que  du  ren- 

(1)  Histoire  de  Béarn  par  Pierre  de  Marca.  Ut.  1",  ch.  16. 


—  H6  - 
contre  de  ce  nom  de  Cagot  avec  Vorigine  qu'on  lui  donne, 
d'autant  plus  que  cette  dénomination  n'est  pas  si  propre  à  ces 
pauvres  gens  que  plusieurs  autres  qu'on  leur  a  données  et  ne 
se  trouve  écrite  que  dans  la  nouvelle  coustume  de  Béarn  réformée 
l'an  1551  ;  au  lieu  que  les  anciens  fors  escrits  à  la  main  d'où  cet 
article  a  été  transcrit  portent  formellement  le  nom  de  Chrestiaas 
ou  Chrestiens.  Dans  le  cahier  des  Etats  tenus  à  Pau,  l'an  1460,  ils 
sont  nommés  Chrestiens  et  Gézitains  :  en  Basse-Navarre,  Bigorre, 
Armagnac,  Marsan  et  Chalosse  on  leur  donne  les  divers  noms  de 
Capots,  Gahets,  Gézits,  Gézitains  et  de  Chrestiens.  Je  conclus 
que  le  soubçon  de  vraie  ladrerie  et  la  marque  de  pied  d'oie 
ne  pouvant  s'accomoder  à  l'origine  des  Goths  qui  étaient  illustres 
en  extraction,  éloignés  d'infection,  et  de  profession  chrestienne 
quoique  néanmoins  arienne,  il  est  nécessaire  de  tourner  ailleurs 
la  conjecture  et  rechercher  une  descente  à  laquelle  tous  les  sou- 
briquets  puissent  convenir. 

Voilà  qui  est  parfait  ;  mais  si  l'étymologie  de  caas  Goths  pour 
Cagots  n'a  pris  naissance,  comme  dit  Marca,  et  comme  nous  le 
croyons,  que  dans  la  consonnance  des  mots  patois  et  du  mot 
français,  et  que  ce  soit  un  fondement  trop  fragile  pour  étayer 
une  théorie  sur  l'origine  gothique  des  parias  pyrénéens,  comment 
pourrait-elle  servir  à  établir  leur  descendance  des  Sarrazins  ? 

Les  raisonnements  de  Marca  nous  laissent  donc  tout-à-fait 
froid  et  nous  souscrivons  plus  volontiers  à  ceux  d'un  auteur 
espagnol  moins  célèbre,  mais  qui,  commentant  un  texte  de  loi 
de  son  pays,  s'exprime  ainsi  : 

«  On  voit  par  ce  chapitre  que  jusqu'aux  nobles  navarrais  se 
transformaient  en  gafos,  c'est-à-dire  qu'ils  contractaient  la  mala- 
die et  qu'ils  étaient  alors  aussi  gafos  et  cagots  et  séparés  de  la 
société  que  le  pouvaient  être  les  Sarrazins  les  plus  abominables. 
Dès  lors  pourquoi  aller  chercher  parmi  les  Maures  d'Abdérame 


1 


—  117  - 
l'origine  d'une  caste  qui  pouvait  être  formée  par  les  infanzones 
de  Navarre?  Sans  compter  qu'il  eut  été  presqu'impossible  de  les 
garder  dans  un  pays  où  on  les  traitait  si  mal  et  d'où  ils  pouvaient 
fuir  avec  facilité.  Mais  le  plus  admirable  est  que  Marca,  historien 
français,  qui  devait  connaître  les  cagots  mieux  que  personne,  pour 
leur  nom  qui  est  proprement  français  aussi  bien  que  par  l'histoire 
de  son  pays,  soit  tombé  dans  l'erreur  de  les  faire  descendre  des 
Sarrazins  de  l'armée  d'Abdérame.  Il  ne  devait  cependant  pas 
ignorer  qu'en  ce  temps-là  les  Chrétiens,  dans  leurs  guerres  con- 
tre les  Mores,  tuaient  ceux-ci  ou  les  réduisaient  en  esclavage, 
mais  ne  dédaignaient  pas  d'avoir  des  relations  sociales  avec  ceux 
qui  étaient  domiciliés  dans  le  pays  »  (1). 

L'écrivain  espagnol  aurait  pu  citer  à  l'appui  de  cette  dernière 
assertion  une  lettre  du  pape  Benoit  XII  à  Pierre  IV,  roi  d'Aragon, 
du  13  janvier  1340,  dans  laquelle  il  est  dit  :  «  Nous  avons  appris 
par  le  rapport  de  plusieurs  habitants  de  vos  Etats  que  les  Sarra- 
zins qui  y  sont  en  grand  nombre,  avaient,  dans  les  villes  et  les 
autres  lieux,  des  habitations  séparées  et  enfermées  de  murailles 
pour  être  éloignés  du  trop  grand  commerce  avec  les  chrétiens  ; 
mais  à  présent  ces  infidèles  étendent  leurs  quartiers  ou  les  quit- 
tent entièrement,  logent  pêle-mêle  avec  les  chrétiens  et  quelque- 
fois dans  les  mêmes  maisons  ;  ils  cuisent  aux  mêmes  fours,  se 
servent  des  mêmes  bains  et  ont  une  communication  scandaleuse 
et  dangereuse  »  (2).  Quel  contraste  avec  la  façon  dont  on  traitait 
les  infortunés  agots  !  Jusqu'à  une  époque  relativement  récente, 
nous  voyons  les  chrétiens  du  nord  de  l'Espagne  faire  bon  ménage 
avec  les  musulmans.  On  conserve  aux  archives  des  Basses-Pvré- 


(1)  Historia  compendiada  de  Navarra,  p.  1 62-163,  par  Yanguas  y  Mi- 
nnda. 


(2)  Fleury.  Histoire  ecclésiastique,  t.  20,  p.  12. 


—  lis- 
nées  un  contrat  de  vente  d'une  rente  de  200  florins  faite  par 
Charles,  prince  de  Navarre,  et  les  habitants  chrétiens  et  maures 
de  la  ville  de  Cortès,  pour  subvenir  aux  tVais  de  la  guerre  entre 
la  Gastille  et  l'Aragon.  La  pièce  mentionne  les  noms  des  députés 
chrétiens  et  maures  de  la  ville  de  Cortès,  agissant  en  son  nom  et 
réunis  ensemble  dans  l'église  de  St-Jean-Baptiste,  «  christianos 
et  sarracenos  de  villa  de  Cortès.  »  Ces  derniers,  qui  portent  tous 
des  noms  arabes,  sont  qualifiés  «  vicini  et  hahitatores  de  villa 
de  Cortès  »  (1). 

Impossible  de  trouver  un  témoignage  plus  probant  de  l'égalité 
civile  des  Chrétiens  et  des  Maures  dans  les  villes  de  Navarre  et 
d'Aragon  en  l'année  1405,  date  du  présent  contrat,  à  l'époque  où, 
dans  le  même  pays,  les  Agotes  étaient  exclus  de  toute  communauté 
civile  ou  ecclésiastique. 

Un  procès  débattu  en  1658,  entre  les  Agots  de  Bozate,  hameau 
de  la  paroisse  d'Arizcun,  et  les  habitants  de  cette  même  paroisse, 
peut  nous  aider  à  saisir  la  nature  du  préjugé  qui  séparait  alors  les 
deux  classes  de  la  population.  Les  paroissiens  d'Arizcun  empê- 
chaient les  gens  de  Bozate  de  mettre  la  main  dans  la  corbeille  du 
pain  bénit  et  refusaient  de  leur  passer  le  porte-paix,  emblème 
commémoratif  du  baiser  fraternel  que  les  premiers  chrétiens  se 
donnaient  à  la  messe.  De  là,  le  procès  intenté  par  les  gens  de  Bo- 
zate qui  se  sentant  alors  sans  doute  parfaitement  sains  de  corps  et 
'd'âme  se  révoltaient  contre  d'aussi  blessantes  distinctions. 

De  leur  côté,  les  paroissiens  d'Arizcun  maintenaient  leur  droit 
acquis  de  temps  immémorial  et  basé,  disaient-ils,  sur  une  juste 
distinction  entre  leur  noblesse  et  l'origine  tarée  des  requérants. 
—  Dans  ces  mesquines  prétentions,  il  nous  est  difficile  de  ne  pas 
voir  comme  un  écho  lointain  des  règlements  naguère  dirigés  con- 
tre les  lépreux.  —  L'officialité  de  Pampelune  donna  gain  de  cause 

(1)  Archives  des  Basses-Pyrénéc^,  Carton  E.  331. 


—  119  — 
aux  opprimés  en  décidant  qu'à  l'avenir  ils  recevraient  le  pain  bé- 
nit et  la  paix  dans  la  même  forme  que  les  autres  paroissiens,  mais 
toutefois  après  eux  (1). 

Autrefois,  en  Espagne,  pour  être  admis  à  l'exercice  des  profes- 
sions libérales,  surtout  aux  ordres  sacrés,  il  fallait  faire  preuve  de 
«  limpieza  de  sangre  »  c'est  à-dire  de  pureté  de  sang  en  établis- 
sant juridiquement  qu'on  ne  descendait  de  Maure,  ni  de  Juif,  ni 
d'Agat,  ni  de  pénitencié  par  l'inquisition.  11  faut  arriver  jusqu'à 
l'année  1818  pour  voir  édicter  une  disposition  législative  qui  sup- 
prime à  la  fois  cette  entrave  barbare  et  défende  l'appellation 
d  agot  comme  injurieuse.  Encore  la  preuve  de  pureté  de  sang  de- 
moura-t-elle  exigible  pour  obtenir  le  droit  de  Vecindad  dans  la 
vallée  de  Baztan  qui  comptait  le  plus  grand  nombre  d'agots,  long- 
temps encore,  car  j'ai  vu  aux  archives  d'Elizondo,  capitale  de  la 
vallée,  un  ban  do  de  gohierno  de  1832  par  Ferdinand  VII,  qui 
maintenait  cette  disposition.  —  Même  dix  ans  plus  tard,  en  1842, 
un  procès  qui  rappelle  de  point  en  point  celui  de  1658,  témoigne 
éloquemment  de  la  persistance  du  préjugé  et  de  l'ostracisme  ef- 
fectif sinon  légal  dont  les  descendants  des  agots  étaient  les  victi- . 
mes.  Le  plus  triste  est  qu'en  dehors  et  au-dessus  des  futiles  dis- 
putes de  préséance  aux  cérémonies  du  culte,  les  débats  du  procès 
porté  devant  la  juridiction  ecclésiastique  nous  révèlent  des  dis- 
tinctions odieuses  ainsi  exposées  par  la  partie  plaignante  :  ((  Il  y  a 
des  places  à  l'église  où  concourent  sans  distinction  les  habitants 
d'Arizcun  et  même  les  étrangers  ;  y  a-t-on  jamais  laissé  asseoir 
les  gens  de  Bozate  ?  Leur  a-t-on  jamais  permis  de  se  mêler  avec  les 
autres  paroissiens  ?  N'y  a-t-il  pas  un  endroit  séparé  dans  l'église 
où  vont  seulement  les  gens  de  Bozate  ?  La  même  séparation  odieuse 

(1)  Archive  ecclésiastico.  Sentencias,  fajo  1°  Secreto  Oteiza,  cité  par  Yanguas  y 
Miranda  in  Âddiciones  al  Diccionario  de  antiguedades  de  Navarra,  Pam- 
pelune,  in-12,  1813. 


—  120  — 

n'existe-t-elle  pas  au  cimetière?  Qui  ne  s'indignerait  à  voir  impo- 
sera la  dépouille  de  nos  morts  une  séparation  qui  n'est  pas  même 
imposée  ailleurs  à  la  dépouille  de  ceux  qui  viennent  d'expier  leur 
crime  sur  l'échafaud?  Et  cela  seulement  pour  être  de  la  soi-disant 
race  des  agots  !  etc » 

Nous  ne  sommes  pas  aussi  bien  infortnés  sur  ce  qui  se  passait 
dans  le  reste  de  la  Navarre  et  en  Aragon  où  il  y  avait  aussi  des 
cagots,  comme  ledit  D.  Martin  Viscay,  au  passage  de  son  livre 
cité  plus  haut,  et  comme  le  prouve  sans  réplique  la  requête  au 
pape  Léon  X  de  l'an  1513.  Nous  y  voyons,  en  effet,  figurer  les 
noms  d'une  foule  de  localités  des  deux  Navarres,  du  Labour  et  de 
la  Soûle  en  France  et  quelques-unes  de  l' Aragon  (1). 

Le  Guipuscoa  avait  quelques  parias,  mais  ils  y  étaient  traqués 
plus  impitoyablement  que  partout  ailleurs.  Une  junte  générale 
tenue  en  1698  prononçait  même  une  amende  de  50  ducats  d'or 
contre  tout  propriétaire  de  ferme  ou  de  moulin  qui  en  aurait  pris 
à  son  service  (2). 

Enfin  les  montagnes  des  Asturies  donnaient  asile  en  leurs  gor- 
ges sauvages,  qui  jadis  abritèrent  les  héroïques  compagnons  de 
Pelage,  à  une  classe  de  parias  qui  paraissent  ne  différer  des  Agots 
que  parle  nom.  C'étaient  les  vaqueras  de  alzada,  ainsi  nommés  de 
l'industrie  pastorale  à  laquelle  ils  se  livraient  exclusivement  et  des 

(1)  Telles  sont:  Parapelona,  Estella,  Arandigoyen,  HechaYarri,  Âllo,  Monreal, 
Ciranqui,  Puente-la  Reina,  Mendigorria,  Artajona,  Larraga,  Leiin,  Miranda,  Bara- 
soain,  Elizundo,  Tafalla,  Ollete,  Mclida,  Gallipienzo,  Casedu,  Aybar,  Ciimberri, 
Sangosse,  Sos,  Salvatierra,  Isaba,  Urroz,  Burguette,  Elvetea,  Lermo,  Lesaca,Ur- 
dax,  Maya,  Ordoqui.  Bozate  de  la  paroisse  d'Arizeun.  Iriimberri,  loldi,  Mongelos, 
Afato,  Ari'iéta,  La  Magdeleine,  Zandibar,  La  BastideClarence,  Anhaux,  Ayerre, 
Iturricn,  Echaux,  St-Palais,  Cubiet,  Ostabat,  Larçabal,  Béasquin,  ViUareal,  Ber- 
dur,,  Jac^a. 

{"2)  Archives  de  la  dcputation  forale  de  Guipuzcoa^  à  Tolosa,  Juntes  gé- 
nérales de  1696  et  1698.  —  Citées  par  M.  Fr.  Michel  op.  cit.  T.  ii,  p. 
199  et  202. 


—  121  — 

hauteurs  qu'ils  habitaient.  Jusqu'aux  premières  années  de  ce  siè- 
cle, ils  ont  vécu  complètement  isolés  du  reste  de  la  population  qui 
les  méprisait  et  les  considérait  comme  des  étrangers,  à-propos 
desquels  les  lettrés  formaient  diverses  conjectures.  Aussi  ne 
jouissaient-ils  pas  du  droit  de  vecindad,  sorte  d'indigénatqui,  dans 
les  petites  républiques  des  vallées  pyrénéennes,  procurait  seul  la 
jouissance  des  pâturages  et  bois  communaux,  l'accès  dans  les  as- 
semblées municipales  et  le  droit  aux  charges  honorables  de  la 
commune.  C'était  l'équivalent  du  veziadge  en  nos  vallées  béar- 
naises, comme  les  vezinos  de  l'autre  côté  des  monts  correspon- 
daient à  nos  vézins{i).  Eh  bien  !  les  vaqueros des  Asturies,  comme 
les  Agotes  de  Navarre  et  les  Cagotsdu  Béarn,  étaient  frustrés  de  cet 
avantage.  Gomme  eux  aussi,  ils  devaient  se  tenir  à  l'église  derrière 
les  paroissiens  dont  ils  étaient  séparés  par  une  balustrade;  enfin 
ils  étaient  enterrés  dans  un  coin  réservé  du  cimetière. 

«  Il  n'existe  entr'eux  et  le  reste  de  la  population,  dit  l'illustre  Jo- 
vellanos,  ni  alliances,  ni  amitié,  ni  lien  d'aucune  sorte  ;  et  la  vertu, 
la  beauté,  les  grâces  de  la  meilleure  de  leurs  filles  ne  parviendront 
jamais  à  mériter  la  main  d'un  villageois.  Aussi  ne  se  fait-il  presque 
aucun  mariage  parmi  eux  qui  ne  soit  précédé  d'une  dispense.  — 
Séparés  des  fidèles  pendant  leur  vie,  ils  sont  tenus  pour  infâmes 
jusque  dans  le  tombeau.  Les  villageois,  sans  doute  pour  donner 
un  vernis  d'honnêteté  à  leur  mépris,  ont  attribué  à  ces  vaqueros 
une  origine  infecte.  Cependant  ils  ne  présentent  aucune  particula- 
rité dans  leurs  traits,  ni  dans  leur  langage,  si  ce  n'est  un  certain 
air  d'astuce  et  de  rase,  un  certain  ton  sauvage  dans  la  conversa- 
tion, une  certaine  rudesse  champêtre,  résultat  de  leur  vie  solitaire 
et  qui  leur  vaut  d'être  considérés  par  les  autres  comme  des  gens 
de  valeur  infime  et  indignes  de  leur  compagnie.  » 

Jovellanos  constate  que  les  vaqueros  n'observent  aucun  rite 

(1)  Cf  Nouv.  coutume  de  Béarn  réformée  :  Rubrica  de  qualitatz  de  personnas. 


-i22- 

particulier  dans  leurs  baptêmes,  mariaf^es  et  funérailles  ;  et  de 
celte  identité  de  coutumes  dans  les  circonstances  solennelles  de 
la  vie,  non  moins  que  de  l'identité  de  dialecte  et  de  la  similitude 
des  traits,  il  conclut  légitimement  qu'ils  sont  de  la  même  souche 
que  les  autres  asturiens  ;  puis  il  attribue  à  leur  vie  solitaire  dans 
la  montagne  la  distinction  odieuse  qui  s'est  établie  à  leur  détri- 
ment (1). 

Nous  croyons  que  si  l'illustre  philosophe  espagnol  avait  fixé 
son  attention  sur  ce  qui  se  passait  dans  un  autre  coin  de  son 
pays  et  dans  quelques  provinces  de  France  vis-à-vis  des  agots  ou 
cagots,  des  gahets  et  des  cacous,  il  aurait  été  frappé  de  l'analogie 
de  condition  entre  ces  parias  et  ceux  de  ses  propres  montagnes, 
il  eut  prêté  une  oreille  moins  distraite  aux  propos  du  vulgaire  qui 
attribuait  aux  vaqueros  une  origine  infecte,  et  il  n'eut  pas  trouvé 
moins  philosophique  d'expliquer  l'aversion  dont  quelques-uns  de 
ses  compatriotes  étaient  victimes  par  cette  origine  réelle  ou 
supposée  que  parla  vie  solitaire  qu'ils  menaient  dans  la  montagne. 
Attribuer  à  cet  isolement  l'ostracisme  qui  pesait  sur  les  vaqueros, 
c'est  prendre  à  notre  avisl'eftet  pour  la  cause.  Les  parias  asturiens 
avaient  établi  leurs  villages  sur  les  montagnes  du  littoral  de  la 
principauté,  dans  les  cantons  de  l'ouest,  près  de  la  frontière  de 
Galice.  On  donnait  à  ces  hameaux  le  nom  particulier  de  brana 
qui  dans  le  dialecte  asturien  a  la  même  valeur  que  le  mot  de  basse 
latinité  hramim,  plur.  hranci,  d'où  il  dérive  et  qui  signifie  lieu  élevé, 
escarpé.  ('2)  La  population  de  chaque  brana  était  très  restreinte, 
entre  six  et  trente  feux.  On  les  trouvait  dans  les  cantons  de 
Pravia,  Salas,  Miranda,  Coto  de  Lavio,  Tinéo,  Valdès  et  Navia  ; 
plus  quelques-uns. dans  l'intérieur  des  terres  jusqu'aux  environs 

(1)  Neuvième  letlie  de  Don  Gaspar  Jovellanos  a  son  ami  Don  Antonio  Ponz,  en 
l':i:.nce  i782.  Dans  Diccion.gcog.  cstad.  de  Espana  y  Porlugul,  art.  Branas, 
Madiid,  1826  ;28,  par  Franc.  Martinez  Marina;  et  dans  Races  maudites,  par  F. 
Midiel. 

(2)  Branma,  lors  allas  et  profundus.  Hispan  :  Brana,  Du  Gange,  Glossaire. 


—  123  - 

de  la  capitale  des  Asturies.  Les  mœurs  des  baqueros,  comme 
celles  des  agotes,  quoiqu'empreintos  de  la  grossièreté  champêtre, 
étaient  douces  et  pures.  Etrangers  au  reste  du  monde,  ils  vivaient 
dans  une  indépendance  complète,  très  unis  entr'eux,  n'ayant 
jamais  de  démêlé  avec  la  justice  et  rarement  avec  les  agents  du 
fisc,  ce  qui  en  Espagne  autant  qu'ailleurs  fut  toujours  une 
bonne  fortune.  Un  jour,  en  1527,  on  voulut  les  coucher  sur  le  rôle 
des  contributions  forales,  mais  ils  réclamèrent  devant  la  Cour  de 
justice  d'Oviedo  qui  décida  que  tant  qu'ils  seraient  privés  du  droit 
de  vecindadet  de  la  jouissance  des  biens  communaux,  ils  demeu- 
reraient exempts  aussi  des  charges  communes.  Les  choses  ont 
changé  de  nos  jours  au  |)rofit  du  fisc  et  des  recruteurs  ;  les 
vaqueros  ont  acquis  bon  gré  malgré  l'égalité  devant  la  loi.  Déjà 
du  temps  de  Jovellanos,  en  1782,  quelques-uns  avaient  laissé 
l'industrie  pastorale  et  demi-nomade  dans  les  montagnes  pour 
se  livrer  dans  la  plaine  à  l'agriculture.  Ceux-ci  entretenaient  des 
rapports  de  bon  voisinage  avec  la  population  ambiante  dans 
laquelle  ils  commençaient  à  se  fondre  par  des  alliances.  Leur 
nombre  a  beaucoup  augmenté  depuis  lors  et  celui  des  hranas 
a  dû  diminuer  d'autant  (1).  Ce  n'est  pas  à  dire  que  tous  les 
vaqueros  de  alzada  aient  disparu  ni  que  toutes  traces  de  l'an- 
cienne séparation  se  soient  effacées.  Toutefois,  les  préjugés  se 
sont  adoucis  en  même  temps  que  les  moeurs  ;  le  dédain  frivole 
a  pris  la  place  de  l'ostracisme  cruel  et  la  fortune,  toujours  aveugle 
mais  de  jour  en  jour  plus  apte  à  dessiller  les  yeuxfde  ceux  qui  la 
convoitent,  tend  à  mélanger  les  familles  des  deux  classes  en 
prêtant  ses  faveurs  et  ses  charmes  à  un  plus  grand  nombre  de 
vaqueros. 

(1)  Cependant  on  compte  encore  au  moins  une  douzaine  de  villages  du  nom  de 
Brana  et  de  Branas  dans  les  Asturies  et  la  province  voisine  de  Galice. 
CA  Diccionlario  geograph.-estadist-Jiislor.de  Espana,  [lar  D.  Pascual  Madoz. 


CHAPITRE  VI . 

LES   DESCENDANTS   DES    P&RIftS 

Leurs  caractères  et  traditions 


«  Il  n'y  a  plus  de  Cagots,  disions-nous  en  terminant  notre  cha- 
pitre II,  mais  seulement  des  descendants  de  Cagots.  » 

Cette  vérité,  inscrite  dans  nos  lois  dès  avant  89,  n'a  pénétré 
que  lentement  dans  nos  mœurs  et  n'a  pas  encore  acquis  droit  de 
cité  dans  la  science,  puisque  nous  voyons  un  de  ses  maîtres  le 
plus  autorisés,  M.  Littré,  écrire  dans  le  tome  1"  de  son  grand 
Dictionnaire  de  la  langue  française  publié  en  1872  :  «  Cagots,  peu- 
plade des  Pyrénées  affectée  d'une  sorte  de  crétinisme.  »  C'est 
comme  un  résumé  de  ce  qu'en  disaient  Fodéré,  en  1813,  dans  son 
Traité  du  goitre  et  du  crétinisme,  et  Esquirol  dans  son  Traité  des 
maladies  mentales,  publié  en  1838.  Nous  ne  citons  que  les  prin- 
cipales autorités,  mais  bien  d'autres  auteurs  contemporains  par- 
tagent les  mêmes  erreurs  (1). 

(i)  M.  Cénac  Moncaut  {Histoire  des  Pyrénées,  S  vol.  in-S»  à  P-iris,  chez 
Amyot  18S5),  écrit  :  «  On  remarque  dans  les  plus  misérables  quartiers  des  villa- 
ges des  êtres  informes  a  la  tête  grosse  et  branlante,  aux  jambes  torses,  au  corps 
grêle,  au  cou  goitreux,  au  regard  éteint  et  indécis,  a  la  parole  inarticulée.  Ce  son 
des  Cagots  !..  .  Tout  concourt  à  leur  donner  pour  origine  les  Visigoths,  leur  nom 
lui-même  sert  de  preuve  historique.  —  Leur  teint  ne  porte  d'ailleurs  aucune  trace 
des  habitants  du  Midi  :  point  de  cheveux  noirs  ou  crépus,  pas  de  reflet  bronza,  pas 
de  pommettes  saillantes.  On  y  reconnaît  au  contraire  le  type  des  hommes  du  Nord: 


—  126  — 

Je  ne  crains  pas  d'être  démenti  en  avançant  que  l'incertitude 
n'est  pas  moins  grande,  aux  portes  mêmes  des  Pyrénées  qu'au 
cœur  de  la  Frarice.  Combien  de  fois  n'avons-nous  pas  été  donner 
de  la  tête  contre  un  groupe  de  crétins  ou  de  bohémiens  sur  la 
foi  de  renseignements  fournis  par  des  hommes  très  éclairés 
d'ailleurs  (1). 

Parmi  tant  d'écrivains  qui  ont  traité  incidemment  ou  ex-professo 
des  mystérieux  cagots  et  dont  les  œuvres  composeraient  à  elles 
seules  une  bibliothèque,  il  ne  s'en  est  trouvé  qu'un  seul  pour  faire 
une  enquête  approfondie  sur  leurs  caractères  physiques.  Cet 
homme  est  Palassou,  Tinfatigable  explorateur  des  Pyrénées,  et 
celui  auquel  nous  devons  la  plus  grande  somme  de  connaissances 
sur  cette  région.  Il  consigna  ses  observations  dans  les  «  Mémoires 
pour  servir  à  l'histoire  natïi relie  des  Pyrénées  et  pays  adjace)its  » 
publiés  à  Pau  en  1815.  Non  content  de  noter  ce  qu'il  avait  vu,  il 
fournit  les  éléments  de  l'enquête  à  laquelle  il  s'est  livré  près  des 
médecins,  des  ecclésiastiques,  des  notables  établis  sur  tous  les 
points  du  territoire  occupés  par  les  ci-devant  parias. 

Barrant,  médecin  à  Bagnères-de-Bigorre,  lui  écrit  :  «  Il 
ne  parait  pas  qu'ils  soient  sujets  à  plus  de  maladies  que  les 
autres  habitants  ;  et  le  village  de  notre  canton  oîi  l'on  voit  un 
plus  grand  nombre  de  goitreux  et  de  crétins  est  Gerde  où  il  n'y  a 
point  de  cagots.  » 


incarnat  blanc  et  lavé,  cheveux  blonds  et  plats.  Qnant  à  leur  abâtardissement  phy- 
sique et  moral,  il  est  (acile  de  s'ea  rendre  compte  par  leurs  longues  souffrances. 
Dix  siècles  de  mauvaise  nourriture  et  de  reproduction  sans  croisement,  suffisant 
pour  expliquer  le  crétinisme  où  ils  sont  descendus.  [Op.  cit.  T.  v.  Ch.  vi,  P.  262 
et  suivintes.  «  Conséquences  de  l'expulsion  des  Visigoths  »). 

On  peut  consulter  encore  Douillet.  Dict.  des  sciences  lettres  et  arts,  6*  édit, 
1862,  art.  Ciétins. 

(1)  Je  citerai  par  exemple  Gerde,   piîis  Ragnères  de-Bigorrc^,  et  .\inchirharburn. 
près  Saint-Jean- Pied  de-Port. 


—  127  — 

Durant,  médecin  à  St-Girons  (Ariège),  a  remarqué  que  les  indi- 
vidus de  cette  ville,  qui  passent  pour  cagots  descendants  de  fa- 
milles lépreuses,  n'ont  aucune  maladie  héréditaire  qui  les  distingue 
des  autres  habitants,  que  nul  d'entre  eux  n'est  incommodé  de 
goitre,  et  il  ajoute  que  dans  les  montagnes  du  Couserans  où  l'on 
ne  connaît  pas  de  cagots,  on  trouve  beaucoup  de  goitreux. 

«  Je  connais,  dit  un  curé  béarnais,  plus  de  deux  cents  cagots 
dans  les  villages  d'Escot,  de  Lescun,  d'Accous;  on  n'y  trouverait 
pas  deux  goitreux  parmi  les  personnes  de  cette  caste  •  ils  ne  sont 
pas  plus  que  les  autres  habitants  sujets  au  goitre.  La  plupart  se 
portent  très-bien,  » 

«  Je  défie  qu'on  distingue  en  rien  les  cagots  des  autres  habitants, 
prétend  Dabadie,  médecin  à  Buziet,  près  Oloron  ;  comme  ces  der- 
niers, ils  présentent  des  teints  et  des  traits  Llifférents.  Ils  se  portent 
aussi  bien  que  nous,  et  il  en  est  qui  sont  parvenus  à  la  plus  extrême 
vieillesse.  Ici  même,  je  connais  toutes  les  familles  cagotes,  et, 
proportion  gardée,  je  ne  trouve  pas  plus  de  goitres  chez  elles  que 
chez  les  autres.  » 

Làa,  médecin  d'Arudy,  dans  la  vallée  d'Ossau,  dit  :  «  Il  est  im- 
possible de  faire  quelque  différence  entre  la  caste  des  cagots  et 
nous.  » 

Un  officier  de  santé  de  la  vallée  du  Lavedan  (Hautes-Pyrénées), 
rapporte  que  les  habitants  sont  tellement  sujets  au  goitre,  que 
presque  toutes  les  communes  des  environs  d'Argelès  en  ont  plus 
ou  moins.  Les  cagots  ne  sont  pas  les  seuls  atteints  de  cette  maladie 
et  il  y  a  même  des  villages  comme  Agos  et  Bidalos  qui  comptent 
beaucoup  de  crétins,  c'est-à-dire  de  goitreux  sourds,  imbéciles,  et 
pas  un  cagot.  Il  est  certain  que  quelques-uns  de  ceux-ci  ont  des 
goitres,  mais  il  en  est  aussi  de  bien  constitués,  qui  se  distinguent 
même  par  les  agréments  de  la  figure.  » 

Le  témoignage  des  médecins  du  pays  basque  ne  diffère  pas  de 


—  128  — 
celui  de  leurs  confrères  du  Gouserans,  de  la  Bigorre,  du  Lavedan 
et  du  Béarn.  «  MM.  Lavie,  de  Navarrenx,  que  leur  habileté  dans 
l'art  de  guérir  ont  fait  avantageusement  connaître  dans  le  Béarn, 
la  Soûle  et  la  Basse-Navarre,  ont  eu  la  bonté  de  me  communiquer 
(écrit  Palassou)  un  grand  nombre  de  faits  qui  prouvent  que  chez 
les  Basques,  les  cagots  ne  sont  pas  plus  sujets  à  des  infirmités 
particulières  qu'en  Béarn.  » 

«  Les  agots  ou  cagots,  suivant  l'auteur  de  la  Description  défi 
Pyrénées,  ne  diffèrent  des  Basques  d'ancienne  origine  ni  sous  le 
rapport  du  physique,  ni  sous  celui  des  mœurs  ;  on  ne  les  connaît 
que  par  ia  tradition  qui  indique  que  telle  ou  telle  famille  est  agote 
et  que  tel  ou  tel  individu  lui  appartient.  » 

Un  préjugé  invétéré  alors,  comme  aujourd'hui,  dans  toutes  les 
classes  de  la  population,  était  que  les  cagots  avaient  l'oreille  courte 
et  arrondie,  grâce  à  l'absence  du  lobule  où  l'on  attache  les  pande- 
loques.  C'est  ce  qu'exprime  le  couplet  satyrique  que  voici  : 

Que  t'as-tu  heit  de  raiireiUou  Qn'as-lu  fait  de  l'oreillon 

Jean-Pierre  lou  mey  araigcu  ;  Jean- Pierre  mon  mignon; 

L'as-tu  dat  à  l'inchèrt?  L'as-tu  rais  k  l'enchère 

Tan  tira  hère,  hère.  Pour  le  vendre  bien  cher? 

Ce  qui  nous  étonne  le  plus  n'est  pas  la  persistance  de  cette 
croyance  populaire  dont  nous  connaîtrons  l'origine  en  même 
temps  que  celle  des  gens  qui  en  font  l'objet  ;  mais  que  ce  prétendu 
caractère  ethnique  ait  pu  faire  l'objet  d'une  communication  à 
l'Académie  des  sciences  par  le  D'  Guyon  (1). 
Or,  voici  comment  Palassou  s'exlique  à  ce  sujet  : 
«  J'ai  visité  une  nombreuse  peuplade  de  cagots,  sans  avoir  re- 
marqué qu'une  seule  personne  ayant  le  lobule  de  l'oreille  court  ;  et 
partout  où  de  pareilles  observations  ont  été   faites,  on  s'est  con- 

(i)  Comptes-rendus  de  l'Académie  des  sciences.  Sur  les  cagots  des  Pyré- 
nées, T.  V,  P.  415,  "2"  s^rie  1842. 


-  129- 
vaincu  que  le  préjugé  populaire  dont  il  s'agit  n'a  point  de  solide 
fondement.  » 

Enfin,  il  nous  donne  comme  un  résumé  de  son  enquête  dans 
les  lignes  suivantes  : 

a  Les  faits  que  je  viens  de  rapporter  attestent  que  les  cagots 
possèdent  une  aussi  bonne  santé  que  les  autres  habitants.  On 
voit,  chez  eux,  des  familles  entières  à  blonde  chevelure,  au  teint 
beau  et  frais,  à  la  taille  haute  et  dégagée  ;  on  en  remarque  d'au- 
tres où  la  couleur  brune  domine  et  chez  lesquelles  la  force  et 
l'adresse  se  déploient  admirablement  quoique  les  individus  soient 
d'une  stature  moyenne.  Tous  ces  dons  de  la  nature  leur  sont 
communs  avec  les  habitants  originaires  de  ce  pays  »  (1). 

Comme  observation  d'ensemble  ces  quatre  ou  cinq  lignes  sont 
irréprochables.  On  a  rarement  dit  aussi  bien  ;  jamais  mieux. 

Il  est  singulier  qu'après  cela  un  observateur  aussi  sagace  se 
contente  des  conclusions  de  Marca  sur  l'origine  des  cagots. 

Si  nous  avons  tenu  à  donner  une  analyse  de  l'enquête  physiolo- 
gique faite  par  Palassou,  ce  n'est  pas  seulement  à  cause  de  sa 
valeur  intrinsèque,  mais  aussi  parce  qu'ayant  à  fournir  nous- 
même  des  observations  qui  heurtent  les  idées  reçues,  nous  étions 
bien  aise  d'affronter  en  bonne  compagnie  les  préjugés  du  vulgaire, 
voire  même  des  gens  d'esprit  (2). 

(4  )  Mémoire  sur  la  constitution  physique  des  cagots  et  sur  l'origine  de  cette 
caste,  P.  317-332  du  tome  l^i"  des  Mémoires  pour  servir  à  l'hist.  nat.  des 
Pyrénées,  par  Palassou,  correspondant  de  l'ancienne  Académie  des  sciences  de 
Paris  et  de  l'Institut  national,  i  vol.  in-8o.  Pau,  de  l'impr.  Vignancour,  1813. 

(2)  Un  avocat  de  talent,  M.  E.  Cordier,  qui  a  publié  dans  le  Bulletin  de  la 
Société  Ramon,  fondée  pour  l'exploration  des  Pyrénées,  une  étude  sur  les  cagots, 
conclut  de  ses  recherches  personnelles  pour  la  France  et  par  analogie  pour  l'Es- 
pagne, que  «  les  agots  de  l'Espagne  et  les  cagots  de  France,  ceux  qui  sont  distri- 
bués entre  l'Océan  et  la  Garonne,  offrent  un  type  unique  qui  est  le  type  bloud  du 
Nord.  » 

Après  en  avoir  tracé  un  portrait  qui  leur  ressemble  comme  une  charge  rappelle 


-  130  — 

L'étude  des  caractères  physiques  et  irioraux  des  fils  de  nos  an- 
ciens parias  n'intéresse  pas  seulement  l'anthropologiste  et  le 
médecin,  elle  est  aussi  utile  à  l'historien  pour  le  guider  dans  la 
recherche  si  épineuse  des  origines,  tout  au  moins  pour  contrôler 
les  systèmes  qu'il  imagine. 

Nous  n'en  aurions  pas  tant  vu  éclore  et  notre  histoire  nationale 
n'y  eut  rien  perdu,  au  contraire,  si  cette  étude  n'avait  pas  été 
aussi  négligée. 

Vous  dites,  par  exemple,  que  les  cagots  sont  les  descendants 
des  vaincus  de  Vouglé  parqués  depuis  cette  époque  par  un  ostra- 
cisme inflexible  dans  un  isolement  rigoureux.  Alors  ils  doivent 
ressembler  à  leurs  pères  qui  «tous  avaient  le  corps  blanc,  les  che- 
veux blonds,  étaient  très-grands  et  beaux  à  voir  »,  suivant  le 
portrait  tracé  par  Procope  (1).  Mais,  si,  comme  le  veut  Marca,  ils 
descendent  des  Sarrazins,  ils  devraient  reproduire  le  type  bien 
connu  des  Arabes. 

Voyons  donc  jusqu'à  quel  point  les  cagots  d'aujourd'hui  répon- 
dent à  l'un  ou  l'autre  de  ces  types  ou  à  tous  deux  à  la  fois.  Par 
bonheur,  nous  pourrons  trouver  encore,  tant  en  France  qu'en 
Espagne,  trois  groupes  à  peu  près  purs  de  ces  fils  de 
parias.  C'est  par  eux  que  nous  commencerons  notre  examen  que 
nous  poursuivrons  ensuite  dans  des  milieux  moins  purs,  mais  ou 

\'is  traits  de  tel  ou  tel  personnage  du  jour,  il  n'ose  pas  se  prononcer  sur  la  déf«r- 
malion  de  l'oreille  et  Todeur  infecle  qu'on  leur  reproche.  C'était  pourtant  moins 
difficile  que  de  tracer  leur  portrait. 

(Eug.  Cordier.  Les  Cagots  des  Pyrénées,  in  Bul.  trimest.  de  la  Société 
Ramon  1866.  P.  31-38  et  107-120.) 

(1)  De  bello  vandalico,  lib.  1,  §  1,  dans  Corpus  scriptorum  Bysanti- 
norum,  éd.  Nicbuhr,  T.  l''',  P.  313. 

Sidoine  ÂppoUinairc,  traçant  le  portrait  du  roi  wisigoth  de  Toulouse,  Théodoric 
II,  le  représente  avec  un  teint  rosé,  une  peau  blanche  coœnie  le  lait  et  une  longue 
chevelure  blonde  couvrant,  suivant  la  coutume  de  sa  nation,  jusqu'à  ses  lobules 
auriculaires  {Sidonius  Appollinaris .  Lib.  1,  Epist.  2.) 


-  131  - 
la  part  des  croisements  peut  se  faire,  toutefois,  avec  quelque  cer- 
titude. 

A  la  frontière  d'Espagne  et  au  délDOuché  du  célèbre  col  de  Ron- 
ceveaux  s'ouvre  la  fraîche  et  riante  vallée  de  Saint-Jean-Pied-de- 
Port,  séparée  par  une  chaîne  de  collines  du  vallon  agreste  qu'ar- 
rose laNive  deBaïgorry.  C'est  en  ces  cantons  rustiques,  à  l'ombre 
des  grands  bois  et  des  majestueux  sommets  des  Pyrénées,  que  se 
trouvent,  comme  cachés,  les  plus  authentiques  descendants  de 
nos  anciens  parias. 

A  3  killomètres  à  l'O.  de  Saint-Jean-Pied-de-Port  et  à  gau- 
che de  la  route  de  Baigorry  ,  s'élève  le  hameau  de  Chubitoa  (1) 
aligné  [de  chaque  côté  du  chemin  vicinal  qui  conduit  à  Anhaux, 
centre  de  la  commune  et  de  la  paroisse.  C'est  l'ancienne  cagoterie 
séparée  d' Anhaux' par  un  bosquet  de  châtaigners  et  par  un  ruisseau. 
Le  site  en  est  salubre,  et  les  habitations  propres  et  assez  conforta- 
bles; In  population  composée  de  laboureurs  à  gage  et  d'ouvriers  de 
différents  corps  d'état,  surtout  de  tisserands.  Les  femmes  s'occu- 
pent principalement  du  blanchissage  et  de  la  teinture  de  la  toile.  Le 
contraste  entre  le  deux  groupes  d'habitants  d' Anhaux  et  de  Chubitoa 
ne  s'acouse  franchement  que  dans  leurs  occupations. D'un  côté,  les 
propriétaires  du  sol  adonnés  à  la  culture  de  leurs  champs  ;  le  si- 
lence et  presque  la  solitude  dans  les  rues  en  plein  jour  :  de  l'autre, 
une  ruche  ouvrière  ;  le  tintement  du  marteau  sur  l'enclume  ,  le 
grincement  de  la  scie,  le  claquement  redoublé  du  métier  à  tisser. 
Chaque  atelier  n'occupe  qu'une  seule  famille  rangée  à  l'ouvrage 
sous  l'œil  paternel  et  que  nous  pouvons  examiner  à  loisir. 

Voici  celle  de  Jean  L.  qui  a  6  enfants  ;  il  en  a  eu  10  et  n'est 
encore  âgé  que  de  42  ans,  sa  femme  étant  à  peu  près  du  même 
âge.  C'est  un  petit  brun  aux  yeux  gris-clairs,  à  la  tête  large  posté- 

(1)  On  prononce  indifféremment  Tchoubitoa,  Tehoubito  et  Tchouritou  ou 
TchourUo. 


—  132  — 

rieurement,   étroite  et  bombée  à   la   région   frontale.    Quoique 
petit,  il  est  bien  découplé. 

La  femme  est  une  brune,  de  taille  moyenne,  dont  j'admire  la 
finesse  des  traits,  surtout  de  la  moitié  inférieure  de  la  face,  et  la 
blancheur  de  la  peau  qui  tranche  avec  ses  cheveux  noirs  et  ses 
yeux  roux.  Les  enfants  sont  blonds  ou  châtains  ;  trois  ont  les  yeux 
d'un  bleu  de  ciel  et  les  trois  autres  châtains  comme  leur  mère.  Je 
regarde  avec  complaisance  une  fillette  dont  la  figure  d'ange  illu- 
minée par  des  yeux  d'azur  est  encadrée  d'une  opulente  chevelure 
tombant  en  boucles  dorées  sur  ses  épaules. 

Nous  passons  dans  un  autre  atelier  où  nous  trouvons  le  père, 
petit  homme  brun  du  même  type  que  le  précédent  ;  la  mère  grande 
femme  aux  yeux  bleus,  aux  cheveux  blonds  grisonnants,  à  la  peau 
très-blanche,  à  la  figure  longue  et  au  front  moins  convexe  que 
celui  du  mari.  Une  jeune  brune,  assez  jolie  et  petite  de  taille 
quoiqu'elle  ait  environ  20  ans,  est  assise  au  métier  près  de  ses 
parents.  Elle  a  les  yeux  et  les  cheveux  noirs,  le  front  haut,  la  face 
large,  avec  la  mâchoire  inférieure  fine  cependant.  Les  lobules  de 
ses  oreilles  sont  petits  et  adhérents. 

Nous  allons  visiter  le  plus  grand  atelier  de  Chubito  :  il  y  a 
5  métiers  en  fonction  et  le  maître  n'occupe  pas  un  seul  ouvrier 
étranger.  Mais  aussi  il  a  eu  le  soin  d'avoir  10  enfants  et  de  marier 
une  de  ses  filles.  Ce  très-honorable  père  de  famille  est  un  brun  de 
moyenne  taille,  la  mère  est  une  belle  femme  châtaine,  aux  yeux 
gris-clair.  Les  deux  filles  aînées  sont  deux  belles  et  fortes  brunes, 
d'une  taille  médiocre  mais  d'un  galbe  irréprochable.  Elles  ont  la 
face  large,  la  mâchoire  inférieure  fine  et  une  jolie  bouche.  Le  fils 
aîné  ressemble  beaucoup  à  ses  sœurs.  —  Le  gendre  est  un  type 
de  petit  brun  à  tète  large  avec  l'occiput  très-dé veloppé.  En  sor- 
tant de  cette  maison,  je  rencontre  dans  la  rue  un  brun  de  haute 
taille,  le  seul  qui  me  soit  encore  tombé  sous  les  yeux. 


—  433  - 

Voici  un  grand  jeune  homme  blond,  aux  yeux  bleus,  aux  lobules 
de  l'oreille  adhérents,  à  la  figure  longue,  à  la  tête  régulièrement 
ovalaire  avec  un  front  saillant.  Sa  mère  qui  offre  h  peu  près  les 
mêmes  caractères  physiques,  mais  avec  les  attributs  de  la  vieil- 
lesse, a  les  lobules  de  l'oreille  parfaitement  détachés.  Je  remarque 
que  mon  cicérone  qui  est  d'Anhaux  et  pas  cagot  du  tout  a  les 
mêmes  oreilles  que  ce  garçon-là. 

Parmi  les  38  personnes  de  tout  âge  et  de  tout  sexe  que  j'exa- 
mine encore  dans  le  village,  il  n'y  en  a  pas  une  de  vraiment  laide  si 
ce  n'est  par  décrépitude,  une  seule  est  goitreuse,  aucune  scrofu- 
leuse.  Les  adultes  sont  presque  tous  bruns  ;  mais  les  enfants  sont 
blonds  ou  châtains ,  généralement.  La  taille  moyenne  est  à 
peu  près  de  1">  63  chez  les  hommes  ;  plus  petite  chez  les  femmes  ; 
la  peau  des  bruns  est  assez  blanche,  mais  n'a  pas  la  fraîcheur  de 
celle  des  blonds  ;  les  yeux  sont  marrons,  gris-bleu  ou  gris- 
clair,  même  avec  des  cheveux  noirs  (1).  La  bouche  et  le  menton 
sont  élégants,  le  nez  très  variable  dans  sa  forme,  le  front  est 
bombé  et  un  peu  étroit  dans  son  diamètre  transversal  ;  la  tête  est 
large  et  saillante  postérieurement,  et  la  face  est  quelquefois  large 
aussi  au  niveau  des  pommettes.  Elle  est  plus  allongée  chez  les 
blonds  que  chez  les  bruns  et  les  premiers  sont  d'une  taille  plus 
haute  et  plus  svelte. 

Le  recensement  de  1872  donne  à  la  commune  d'Anhaux  572  ha- 
bitants dont  194  répartis  en  49  ménages  pour  Ghubitoa,  ce  qui  fait 
4  individus  par  ménage. 

Le  nombre  moyen  des  enfants  par  mariage  est  en  France  de 
3,07.  Voulant  savoir  si  la  fécondité  des  ci-devant  cagots  était 
plus  forte  ou  moindre,  j'ai  fait  relever  sur  les  registres  de 
l'état-civil  le  nombre  des  enfants  vivants  ou  morts,   présents  ou 

(1)  Numéros  3,  A,  9,  15,  de  l'échelU  chromatique  de  la  Sociélé  d'Anthropologie. 

9 


—  134  — 
absents,  nés  dans  chaque  famille,  et  j'ai  obtenu  le  tableau  suivant 
(1)  qui  donne  une  moyenne  de  3,1  par  mariage.  La  fécondité  des 
sujets  que  j'étudie  est  donc  au  moins  égale  à  celle  des  Français  en 
général. 

Le  même  recensement  accuse  deux  octogénaires  à  Chubitoa  et 
6  dans  la  commune,  proportion  qu'il  est  naturel  de  trouver  à  l'a- 
vantage des  paysans-propriétaires.  En  1874,  la  commune  entière  a 
fourni  3  enfants  naturels  dont  2  d'Anhaux,  proportion  qui  se  re- 
produit à  peu  près  la  même,  chaque  année,  selon  le  secrétaire  de 
la  mairie,  et  semblerait  indiquer  un  avantage  encore  du  même  côté 
sous  le  rapport  de  la  moralité.  Mais  en  ce  cas  aussi  il  faut  tenir 
compte  du  surcroit  d'aisance  qui  facilite  les  mariages.  Je  tiens  du 
secrétaire  de  la  mairie  que  les  alliances  entre  les  deux  parties  de 

(\)  COMMUNE  D'ANHAUX. 

>-OMBRE  DES  ENFANTS  DANS  CHACUN  DES  49  MÉNAGES  DU  QUARTIER  DE  CHUBITOA. 


Report . . . 

.   63 

Report . 

..   98 

os    1 

2enf. 

N"!-    17 

.     0 

NOS   33. 

..     3 

2 

6 

18 

5 

34... 

..      1 

3 

2 

49 

.     2 

35... 

..  H 

A 

7 

20 

.     0 

36... 

..     0 

S 

5 

21 

.     3 

37... 

..     0 

6 

2 

22 

.     3 

38... 

..    1 

7 

5 

23 

.     2 

39 ... . 

..      4 

8 

1 

24 

.     0 

40... 

..     4 

9 

3 

23 

.     2 

41 . . . 

..     5 

10 

6 

26 

.     4 

42.... 

..     5 

11 

0 

27       .. 

5 

43.... 

..     3 

12 

9 

28 

2 

44 ... . 

..     8 

13 

1 

29 

.     4 

45.... 

..     2 

U 

6 

30 

.     0 

46.... 

..     6 

15 

3 

31 

.     4 

47.... 

..     i 

16         .. 

5 

32 

1 

48.... 

..     0 





49 ... . 

..     0 

A  report. 

63 

Total . 

A  report. 

98 

1»S 

—  135  — 

la  population  sont  extrêmement  rares,  d'où  il  suit  que  la  race  de 
Chubitoa,  si  race  il  y  a,  est  à  peu  près  pure. 

Cependant  les  deux  populations  se  mêlent  dans  leurs  plaisirs 
et  leurs  affaires,  comme  les  enfants  se  mêlent  à  l'école  qu'ils  fré- 
quentent à  peu  près  également.  L'instituteur  ne  fait  pas  de  diffé- 
rence pour  l'intelligence  entre  les  uns  et  les  autres.  Il  y  acepen- 
pendant  encore  beaucoup  d'illettrés  dans  le  village  comme  en  tout 
le  pays  basque. 

J'ai  lu  dans  un  manuscrit  resté  inédit  de  feu  l'abbé  Cazeneuve 
que,  quand  il  fut  appelé  à  la  cure  d'Anhaux,  en  1836,  les  parois- 
siens de  ce  village  refusaient  à  ceux  de  Chubitoa  l'honneur  d'offrir 
le  pain  bénit,  mais  «  je  fis  disparaître,  dit-il,  ces  vaines  prétentions 
de  façon  que  les  cagots  de  Chubitoa  furent  placés  à  tous  égards 
sur  le  pied  de  l'égalité.  »  Nous  avons  eu  l'honneur  de  nous  entre- 
tenir avec  le  successeur  de  l'abbé  Cazeneuve  et  c'est  avec  un 
plaisir  que  tout  cœur  généreux  comprendra  que  nous  entendîmes 
cet  ecclésiastique,  qui  compte  à  présent  22  ans  de  résidence,  faire 
l'éloge  des  anciens  parias  pour  leur  assiduité  au  travail,  leur 
adresse  manuelle  et  leur  inteUigence,  leur  politesse  unie  à  une 
certaine  élégance  de  manières,  leur  docilité  et  leur  modestie. 

Je  n'ajoute  ni  ne  retranche  rien  au  portrait  moral  tracé  par  le 
digne  pasteur. 

Tant  de  bonnes  qualités,  jointes  à  des  avantages  physiques  sen- 
siblement égaux  à  ceux  de  leurs  voisins,  devraient  leur  mériter 
une  réhabilitation  complète,  et  de  fait  il  en  est  presqu' ainsi.  On 
leur  jette  bien  encore  quelquefois  à  la  face,  dans  les  disputes, 
l'épithète  injurieuse  de  cagot  qui  les  met  en  fureur  ;  mais,  en 
somme,  on  vit  en  bonne  intelligence  dans  la  commune  d'Anhaux. 
Les  gens  des  communes  voisines  font  encore  les  délicats  et  ne 
frayent  pas  avec  les  Chibutains.  On  se  réunit  cependant  en  pro- 
cession une  fois  par  an  pour  les  Rogations  sur  une  montagne  voi- 


—  136  — 

sine.  Naguère  il  en  résultait  des  disputes  de  préséance  et  des  rixes 
qui  n'ont  pris  fin  que  quand  la  gendarmerie  a  pris  le  sage  parti 
d'accompagner  la  procession. 

«  Comment  expliquez-vous,  disais-je  à  l'une  des  fortes  têtes 
d'Anhaux,  le  mépris  et  la  répugnance  dont  les  gens  de  Chubitoa  ont 
si  longtemps  été  victimes  ?  —  Dans  des  temps  très-éloignés,  me 
répondit-il,  deux  armées  se  sont  battues  et  ce  sont  les  malades  de 
l'armée  fugitive  qui  sont  restés  et  ont  formé  la  souche  des  agotac.  » 

Poursuivant  notre  route  à  l'ouest,  nous  arrivons  au  bout  de 
6kilom.,  à  la  grande  et  élégante  bourgade  de  St-Etienne-de- 
Baïgorry  que  baignent  les  eaux  torrentueuses  de  la  petite  Nive. 
L'œil  est  agréablement  frappé  par  la  propreté  des  rues  et  des 
maisons.  La  plupart  de  celles-ci  portent  gravés,  sur  le  linteau 
de  la  porte,  en  guise  de  numéro,  le  nom  du  fondateur  qui  sert 
à  la  désigner,  la  date  de  l'érection  et  une  devise  qui  est  comme 
un  écho  d'outre-tombe  de  la  sagesse  du  fondateur.  Par  exemple  : 
«  Vivons  en  paix.  » 

Mais  si  rapide  est  le  progrès  jusque  dans  les  derniers  recoins 
des  Pyrénées  qu'un  ingénieux  habitant  a  trouvé  une  devise  qui 
vaut  une  réclame.  La  voici  : 

«  Mémento  novissima  tua  !! 

«  Et  in  œternura  non  peccahis. 

«  Irrigoyen,  fabricant  de  chocolat.  » 

Sur  la  croupe  d'un  coteau  qui  domine  l'assiette  de  Baigorry, 
s'élève  l'ancien  manoir  seigneurial  d'Echaux ,  et  au  pied  de  ce 
château  et  comme  sous  sa  protection  ,  s'étagent  sur  la  pente 
de  la  colline  un  groupe  de  chaumières  qui  forment  le  hameau 
de  Michelena.  C'est  l'ancienne  cagoterie  séparée  de  St-Etienne 
par  la  rivière,  et  habitée  aujourd'hui  comme  dans  le  passé  par 
des  tisserands  et  des  manœuvres.  On  n'y  compte  qu'un  seul  char- 


—  137  — 

pentier,  encore  est-il  étranger  au  village,  mais  il  s'y  est  marié, 
—  Au  dire  de  mon  hôtelier ,  vieillard  de  78  ans,  il  n'y  a  qu'une 
cinquantaine  d'années  que  les  gens  de  Michelena  ont  commencé 
à  se  mêler  à  la  population  et  en  1848,  pour  la  première  fois,  ils 
ont  conquis  l'entrée  du  conseil  municipal. 

Les  jeunes  gens  cherchent  volontiers  à  se  marier  soit  dans 
le  bourg,  soit  dans  les  villages  voisins;  d'autres  émigrent  à 
La  Plata  ;  mais  dans  le  hameau  il  n'y  a  pas  dix  familles  qui  ne 
soient  de  la  race  pure  des  agotac. 

Le  recensemet  de  1872  accuse  pour  Michelena  38  ménages 
et  154  habitants,  ce  qui  donne  4  individus  par  ménage;  exactement 
la  même  proportion  qu'à  Chubitoa.  On  y  compte  3  octogénaires. 

Il  faut  avouer  qu'ici  les  cagots  ou  plutôt  leurs  descendants  sont 
reconnaissables.  D'abord,  ils  sont  généralement  petits  ;  leur  taille 
atteint  rarement  5  pieds  (!'"  62)  et  reste  le  plus  souvent  au-dessous. 
Ils  sont  bruns  avec  des  yeux  petits  et  de  couleur  fauve  repré- 
sentée assez  exactement  par  les  n"**  3  et  4  de  la  gamme  chroma- 
tique de  la  Société  d'Anthropologie  ;  quelquefois  gris-clair  (no  15 
de  la  même  échelle),  quoiqu'accompagnés  de  cheveux  et  de  sour- 
cils noirs  ou  châtains  foncés.  La  tête  est  large  à  la  région  pariéto- 
occipitale,  tandis  que  le  front  est  plus  ou  moins  étroit  et  bombé. 
La  face  est  large  toujours  et  de  couleur  terne,  loin  d'avoir  la  fraî- 
cheur de  celle  des  Basques  en  général.  Les  pommettes  font  chez 
quelques-uns  une  saillie  légère.  Le  nez  est  gros  ;  la  bouche 
grande  et  disgracieuse,  les  lèvres  étant  lippues  ou  privées  de  la 
courbe  ordinaire  sans  laquelle  la  bouche  semble  coupée  comme 
avec  un  couteau.  C'est  bien  le  type  de  Chubitoa  mais  enlaidi. 

Ce  qui  le  distingue  actuellement,  ce  ne  sont  pas  des  carac- 
tères de  race,  mais  des  attributs  du  tempérament  scrofuleux  et  les 
tristes  effets  de  la  misère  qui  n'est  pas  fciite  pour  embellir  les 


—  138  — 

gens.  Quand  on  voit  ce  que  sont  devenus  les  Irlandais  de  Flews 
(i)  abâtardis  par  la  misère ,  on  ne  s'étonne  pas  trop  de  trouver 
chez  les  pauvres  gens  de  Michéléna,  eu  égard  aux  conditions 
dans*  lesquelles  ils  vivent,  une  certaine  dégradation  du  type  na- 
tional ,  enlaidi  mais  non  méconnaissable.  N'ont-ils  pas,  en  effet, 
cette  forme  caractéristique  de  la  tête  qui  distingue  le  basque  de 
tous  les  autres  hommes  de  race  blanche  ? 

Ne  remarque-t-on  pas  chez  eux  le  contraste  fréquent  et  non 
moins  typique  entre  la  teinte  claire  des  yeux  et  de  la  peau  et  la 
couleur  brune  des  cheveux  ?  En  général,  chez  tous  les  peuples ,  il 
y  a  corrélation  entre  le  teint  de  la  peau  et  des  yeux  et  la  cou- 
leur des  cheveux,  tandis  que  chez  le  basque,  qu'il  soit  cagot  ou 
non,  qu'il  ait  les  cheveux  blonds  ou  noirs,  les  yeux  et  la  peau  sont 
toujours  d'un  teint  clair. 

Pour  écarter  autant  que  possible  les  erreurs  d'appréciation  ,  je 
n'ai  visité  que  les  familles  de  tisserands  qui,  héritières  depuis  un 
temps  immémorial  du  métier  de  leurs  pères,  avaient  plus  de  chance 
d'être  de  vraies  et  pures  familles  d'agotac.  Chez  elles,  j'avais  toute 
liberté  de  prendre  des  notes,  séance  tenante,  sous  prétexte  de 
m'enquérir  de  l'industrie  du  tissage  ,  comme  je  l'avais  fait  à  Chu- 
bito.  Ailleurs  je  n'aurais  pas  trouvé  à  compter  les  fils  de  la  chaîne, 
ni  à  discuter  la  quahté  de  la  trame  ou  le  prix  de  revient  du  mètre 
de  toile.  —  Or,  l'industrie  de  ces  braves  gens  s'exerce  dans  des 
conditions  particulièrement  défectueuses  et  insalubres.  Gomme 
leurs  maisons  sont  adossées  aune  colline,  elles  sont  humides,  mal 
éclairées  et  mal  aérées.  L'étable  à  porc  et  l'atelier  se  partagent 
le  rez-de-chaussée  ;  l'étage  au-dessus  qu'habite  la  famille  n'est 

(1)  Cf.  De  Quatrefagcs.  Unité  de  l'espèce  humaine.  P.  227-228.  A  la 
suite  des  guerres  entre  rAngieterre  et  l'Irlande,  en  1641  et  1689,  une  multitude 
d'Irlandais  furent  repoussés  dans  une  région  montagneuse  qui  s'étend  a  l'est  de  la 
baronie  de  Flews  jusqu'à  la  mer.  Depuis  cette  époque  ils  ont  eu  a  subir  presque 
constamment  les  effets  désastreux  de  la  faiofi  et  de  la  misère  sous  toutes  les  for- 
mes. Il  en  est  résulté  pour  eux  une  dégradation  marquée  des  traits  et  de  la  taille 
qui  les  distingue  tristement  de  leurs  fières  du  comté  de  Meath  restés  dans  des 
conditions  meilleures. 


—  139  — 
encore  le  plus  souvent  qu'un  rez-de-chaussée  par  derrière  à 
cause  de  la  déclivité  du  terrain.  Ces  gens  travaillent  donc  toute 
la  journée  dans  une  espèce  de  sous-sol  obscur,  sur  la  terrre 
battue,  séparés  seulement  par  une  cloison  de  l'écurie  au-  dessus 
de  laquelle  ils  passent  la  nuit.    Il  n'en  est  pas  ainsi  à  Ghubito 
dont  les  ateliers,  établis  sur  un  plateau  et  planchéiés,  sont  au 
contraire  dans  les  meilleures  conditions  de  salubrité  ;  d'autant 
plus  qu'on  n'y  vit  pas  en  promiscuité  avec  les  animaux  domesti- 
ques. —  C'est  aux  conditions  défectueuses  d'habitation  et  de  régime 
que    j'attribue  la    propension    des    Michelénais   aux   scrofules 
et  les  conséquences  qui   en  découlent  pour  les  attributs  de  la 
race.  Je  m'attendais  à  trouver  aussi  des  goitres,  mais  on  m'a  affirmé 
qu'ils  étaient  rares  aujourd'hui  :  de  fait  je  n'en  vis  pas  un  seul. 
Ceux  qui  vivent  au  grand  air,  comme  laboureurs  et  manœuvres, 
sont  peut-être  plus  grands   et  plus  vigoureux  ;   cependant  je 
tiens  de  M.  Ch.  d'Abadie,  propriétaire  du  château,  qui  les  emploie 
souvent  et  qui  est  leur  bienfaiteur,  qu'ils  ont  moins  de  vigueur  et 
de  feu  que  les  autres  Basques  ;  en  revanche,  ajoutait-il,  ils  sont 
plus  humbles  et  plus  dociles. 

La  vallée  de  Baïgorry  n'est  séparée  de  la  Navarre  espagnole  que 
par  un  chaînon  des  Pyrénées,  par  de  là  lequel  on  entre  de  plain- 
pied  dans  le  bassin  supérieur  de  la  Bidassoa  connu  sous  le  nom  de 
Vallée  de  Baztan.  Entre  deux  crêtes  sourcilleuses  couronnées  de 
nuages,  vous  apercevez  une  coupure  appelée  le  port  d'ïspégui 
qui  permet  aux  piétons  et  aux  cavaliers  de  franchir  l'imposante 
barrière.  Le  sentier  s'engage  d'abord  dans  une  gorg6  sombre  au 
fond  de  laquelle  gronde  un  affluent  de  la  Nive  ;  puis,  s'élevant 
brusquement,  il  déroule  ses  blancs  lacets  sur  les  flancs  escarpés 
de  la  montagne  à  travers  les  bois  et  les  bruyères.  Le  port  ou  col 
forme  lui-même  un  petit  plateau  désolé  où  l'œil  n'a  plus  d'autre 
horizon  que  le  bleu  du  firmament  et  lés  roches  nues,  mais  quel- 


—  140  -- 

ques  pas  encore  et  le  splendide  panorama  de  la  vallée  de  Baztan 
se  déroule  à  nos  pieds,  pièce  à  pièce,  comme  les  décors  d'une 
féerie. 

Le  soleil  d'août  dardait  ses  flèches  de  feu  sur  les  moissons 
dorées  et  sur  les  villages  épars  dans  la  campagne.  La  petite  ville 
d'Arizcun  avec  ses  maisons  de  briques,  son  église,  son  couvent 
monumental  et  son  donjon  en  ruine,  procurait  l'illusion  d'un 
décor  d'opéra  éclairé  d'une  lueur  rougeâtre  par  les  feux  de 
bengdle.  Nous  sommes  en  Espagne  !  Pour  descendre  point 
d'autre  chemin  que  les  ravines  et  les  sentiers  tracés  par  les  pas 
des  mules.  Au  bas  de  la  montagne  nous  traversons  Errazu,  dont 
les  hôtels  blasonnés  et  délabrés  présentent  le  spectacle  affligeant 
de  la  grandeur  déchue.  Puis  voici  Bozate,  le  quartier  général  des 
agots  de  la  Navarre  espagnole  ;  village  pittoresque  mais  sale, 
dont  les  masures  grimpent  les  unes  au-dessus  des  autres  le  long 
des  sentiers  rocailleux  tapissés  de  fumier.  Le  pas  de  ma  mule 
attire  à  la  lucarne  d'une  de  ces  masures  une  tète  digne  du 
pinceau  de  Raphaël.  Ce  n'était  pas  la  brune  et  grosse  Dulcinée  de 
Toboso,  c'était  la  vierge  blonde  et  rosée  du  grand  peintre  qui 
ra'apparaissait  encadrée  dans  cette  fenêtre.  Quel  bon  augure 
mais  aussi  combien  je  dus  en  rabattre  bientôt  !  Je  m'hébergeai 
chez  un  boulanger,  petit  homme  trapu,  au  nez  retroussé  et 
aux  yeux  gris  pétillants  de  vivacité.  Il  avait  le  front  bombé, 
la  tête  grosse,  les  cheveux  châtain  foncé.  —  La  famille  était  nom- 
breuse et  je  me  mis  à  table  au  milieu  d'elle,  ce  qui  me  permit  de 
l'examiner  à  loisir.  Le  père  était  un  grand  vieillard  à  tête  blanche, 
mais  qui  paraissait  avoir  été  blond,  car  il  avait  les  yeux  d'azur  et 
la  peau  très  blanche  ;  la  mère  une  toute  petite  vieille  à  l'œil 
noir,  à  la  peau  tannée  et  ridée  ;  la  femme  de  mon  hôte  une  poupée 
brunette,  sémillante  et  accorte  qui  nous  servait  à  table,  montrant 
avec  un  gracieux  sourire  des  dents  blanches  comme  des  perles  ; 


—  141  — 
ses  trois  enfants  en  bas-âge  étaient  blonds  comme  des  chérubins. 
Un  parent  revenu  d'Amérique  avec  un  petit  capital  avait  pris  place 
à  table.  C'était  un  grand  gaillard,  carré  des  épaules,  aux  cheveux 
châtains,  aux  traits  mâles  et  réguliers,  qui  faisait  ainsi  que  l'hôte 
tous  les  frais  de  la  conversation  avec  moi,  les  autres  ne  parlant 
que  le  basque.  Ces  bonnes  gens  furent  pendant  les  deux  jours  que 
je  passais  avec  eux  d'une  amabilité  de  bon  aloi,  curieux  sans 
indiscrétion  et  généreux  avant  de  savoir  comment  on  récompen- 
serait leur  hospitalité.  Je  leur  ai  fait  deux  autres  visites  en  1874  et 
75,  et  ils  n'ont  point  démenti  mes  premières  impressions. 
Le  lendemain  matin  de  mon  arrivée,  jour  de  l'Assomption,  tout  le 
village  en  fête  se  précipite  au  premier  son  des  cloches  vers 
l'église  d'Arizcun  ;  les  hommes  portaient  avec  une  désinvolture 
légère  le  costume  national  basque  :  chemise  bien  blanche  sans 
cravate,  veste  ronde  à  boutons  argentés,  large  ceinture,  berret 
sur  l'oreille  ;  les  femmes  étaient  drapées  dans  une  longue  mante 
noire  à  capuchon.  Je  suivis  la  foule.  Nous  traversâmes  sur  un 
pont  branlant  le  torrent  de  Baztan  qui  sépare  l'ancienne  cago- 
terie  de  la  paroisse  et,  à  la  distance  de  i  kil.  1/2,  nous  arrivâmes 
à  l'église  qni  occupe  le  centre  de  la  petite  ville.  Comme  dans  tout 
le  Pays  Basque,  la  place  des  femmes  est  dans  la  nef,  tandis  que 
les  hommes  montent  à  des  tribunes  qui  en  occupent  le  fond  et 
les  côtés.  La  galerie  du  fond  est  garnie  de  bancs  en  amphithéâtre 
et  coupée  transversalement  en  deux  parts  par  une  balustrade 
derrière  laquelle  vont  s'asseoir  les  gens  de  Bozate.  Mais  cette 
place  est  plutôt  consacrée  par  l'usage  qu'obligatoire,  car  mon 
hôte  et  quelques-uns  de  ses  camarades  restent  avec  moi  par 
devant. 

Le  chœur  de  l'église,  avec  son  autel  richement  décoré,  ses 
statues  enluminées,  parées  de  velours,  de  dentelles  et  dechnquant, 
n'a  aucun  caractère  original  ;  mais  le  coup  d'œil  de  la  nef  est 


—  142  — 
plus  intéressant.  Devant  chaque  femme  accroupie  sur  le  sol  nu 
ou  sur  un  mauvais  tapis  est  un  petit  fauteuil  en  bois  plein,  entre 
les  bras  duquel  repose,  sur  une  nape,  un  gros  cylindre  de  mince 
bougie  de  cire  enroulée  sur  elle-même  et  dont  le  bout  libre  dressé 
en  l'air  brûle  pendant  la  messe.  Ce  gigantesque  rat-de-cave  doit 
sans  doute  durer  toute  l'année.  J'étais  curieux  de  voir  comment 
on  procéderait  à  l'offrande  et  au  baiser  de  la  paix  ;  mais  il  n'y  en 
eut  point.  Peut-être  cette  cérémonie  a-t-elle  été  supprimée  pour 
éviter  les  anciennes  disputes  de  préséance  et  en  faire  perdre 
jusqu'au  souvenir.  Au  sortir  de  l'église  je  remarquai  qu'il  y  avait 
deux  bénitiers,  en  haut  et  en  bas  de  l'escalier,  luxe  d'autant  plus 
superflu  que  celui  d'en  bas  restait  à  sec.  Je  sus  plus  tard  que 
c'était  l'ancien  bénitier  des  cagots. 

Il  est  d'usage  en  haute  comme  en  basse  Navarre  de  danser 
après  vêpres  sur  la  place  de  l'église.  La  danse  et  le  jeu  de 
paume  sont  des  rendez-vous  communs  à  tous  les  jeunes  gens  des 
hameaux,  qui  composent  la  paroisse.  Il  n'en  est  pas  de  même  ici. 
Arizcun  a  sa  place  de  bal  et  Bozate  la  sienne.  Sept  ans  avant  ma 
visite,  un  frère  de  mon  hôte  s'était  vu  expulser  grossièrement  de 
la  place  d' Arizcun,  et  plus  récemment  encore,  pareille  mésaven- 
ture était  arrivée  à  un  autre  jeune  homme  de  son  village.  L'un  et 
l'autre  avaient  demandé  réparation  de  l'injure  devant  l'alcalde  et 
obtenu  50  réaux  de  dommages-intérêts.  Mais  comme  l'argent, 
en  passant  par  les  mains  de  Vescribano,  lui  avait,  en  vertu  de  son 
poids,  glissé  dans  la  poche,  les  Bozatenses  ne  se  souciaient  plus 
de  s'exposer  à  des  avanies  sans  compensation  possible. 

Les  gens  de  Bozate  s'amusent  donc  entr'eux  sur  leur  petite 
place.  Leur  danse  calme  et  décente  n'est  qu'un  pas  cadencé  qui 
s'exécute  on  tournant  autour  d'un  ménétrier  qui  tient  la  flûte  à 
trois  trous  d'unemain  et  de  l'autre  frappe  avec  une  grosse  baguette 
sur  un  tambourin  pendu  à  sa  ceinture.  Les  deux  sexes  ne  se  tou- 


—  143  — 

chent  pas  même  du  bout  du  doigt  ;  ils  se  tiennent  par  l'inter- 
médiaire d'un  mouchoir  et  forment  une  chaîne  qui,  sous  la  direc- 
tion d'un  chef  de  file,  se  déroule  en  zig-zags,  se  replie  sur  elle- 
même,  se  range  en  cercle,  et  imite  assez  bien  les  allures  d'un 
serpent  qui,  après  avoir  bien  rampé,  s'amuserait  à  se  mordre  la 
queue.  Que  nous  voici  loin  de  Baïgorry  avec  la  fandango  et  la 
valse  écheveléesur  l'air  de  Madame  Angot!  Sous  couleur  de  pren- 
dre un  intérêt  excessif  à  celte  danse  fantastique,  j'examinais  à  loisir 
filles  et  garçons,  comme  j'ai  eu  tout  le  temps  d'examiner  pères  et 
mères  en  trois  voyages  consécutifs.  La  plupart  appartiennent  au 
type  brun,  de  taille  moyenne  chez  les  hommes  (entre  1  m.  62  et 
1  m.  65);  petite  et  même  très-petite  quelquefois  chez  les  femmes, 
au  teint  mat,  aux  yeux  fauves  le  plus  souvent,  gris-clair  quelque- 
fois (1);  à  l'occiput  proéminent  ;  au  front  plus  ou  moins  étroit  et 
convexe  ;  à  la  chevelure  noire  ou  châtain  foncé  et  lisse.  Un  quart 
environ  appartient  au  type  blond  ou  châtain  clair,  plus  grand  et 
plus  svelte,  à  la  tête  régulièrement  ovalaire,  aux  yeux  bleus  (2), 
au  teint  rose  et  aux  traits  généralement  plus  agréables,  quoique 
les  autres  ne  soient  pas  laids  non  plus.  Naturellement,  le  croise- 
ment de  ces  deux  types  fondamentaux  a  donné  naissance  à  nom- 
bre de  variétés  intermédiaires;  mais  presque  tous  les  sujets  sont 
blonds  dans  la  première  enfance.  La  population,  composée  de  300 
habitants  environ,  ra'a-t-ondit,  car  je  n'ai  pu  consulter  le  tableau 
de  recensement,  répartie  en  une  soixantaine  de  ménages,  est  très 
saine.  Je  n'y  ai  pas  vu  ni  pu  me  faire  indiquer  un  crétin,  un  goi- 
treux, un  scrofuleux.  Seule,  une  femme,  amputée  du  bras  droit, 
l'avait  perdu,  à  ce  que  j'ai  pu  comprendre,  par  suite  d'une  tumeur 
blanche  du  coude.  C'est  qu'aussi  cette  population  a  beaucoup 
plus  d'aisance  que  celle   de  Michelena.  Leur  vallée  est  une  des 

{\)  ÎN"''s  3,  4,  1S  du  tableau  chromatique  précité. 
(2)  N^-s  9  et  14      id. 


—  144  - 

mieux  exposées,  des  plus  spacieuses  et  des  plus  fertiles  des  Pyré- 
nées. Elle  produit  en  abondance  le  blé,  le  maïs,  les  haricots,  les 
fèves,  et  nourrit  en  de  gras  pâturages  un  assez  grand  nombre 
de  bestiaux.  Les  gens  de  Bozate  se  livrent  à  la  culture  de  la  terre 
comme  fermiers  ou  petits  propriétaires,  et  élèvent  beaucoup  de 
porcs  et  de  volailles.  Un  petit  nombre  exerce  les  différents  états 
réclamés  par  les  besoins  de  la  communauté  :  ceux  de  meunier, 
boulanger,  maréchal-ferrant,  charpentier  et  tisserand.  En  somme, 
ils  vivent  bien,  boivent  du  vin  et  forment  une  population  vigou- 
reuse, saine,  laborieuse  et  pacifique. 

Mon  hôte,  sollicité  par  des  questions  naïves  de  me  rendre 
compte  des  particularités  que  j'avais  notées,  soit  à  l'église,  soit 
ailleurs,  comme  aussi  de  quelques  cancans  qui  m'étaient  venus 
aux  oreilles,  m'expliqua,  entre  deux  verres  de  vin,  que  :  «  en 
des  temps  très-éloignés  —  e)t  tiempos  rnuy  remotos  —  deux  rois 
s'étant  fait  la  guerre,  ceux  du  parti  vaincu  avaient  été  forcés  de 
s'établir  à  Bozate  qu'ils  avaient  fondé  et  en  quelques  autres  vil- 
lages. On  les  appelait  agates,  nom  qui,  suivant  lui,  ne  signifie 
rien  et  qu'il  est  d'ailleurs  défendu  de  leur  donner  aujourd'hui. 
Il  n'y  a  pas  longtemps  encore  que  les  vecinos  voulaient  faire  les 
maîtres  avec  eux,  mais  aujourd'hui  il  n'y  a  plus  de  vecinos,  ou 
plutôt  tout  le  nionde  Test.  »  C'est  du  reste  un  garçon  dégourdi 
que  mon  hôte,  et  d'un  scepticisme  politique  effrayant.  Il  me 
glisse  à  l'oreille,  en  chgnant  de  l'œil,  qu'il  porte  du  pain  aux  car- 
listes à  Pénaplata,  ce  qui  ne  l'empêche  pas  de  fournir  les  libé- 
raux à  Errazu.  Exempt  de  préjugés,  il  fait  fi  de  celui  dont  il  peut 
être  l'objet,  et  l'on  peut  en  causer  discrètement  avec  lui.  Il  est 
bon  de  dire  qu'il  a  un  peu  voyagé  et  travaillé  de  son  métier  à 
Bayonne  d'où  il  a  rapporté  un  excellent  souvenir  de  la  France  et 
des  Français.  Je  le  crois  au-dessus  de  la  moyenne  de  ses  conci- 
toyens pour  l'intelligence  et  l'éducation;  mais  cette   moyenne 


~  145  — 
elle-même  ne  fait  pas  déshonneur  à  l'Espagne.  —  Au  contraire, 
j'ai  trouvé  les  paysans  de  Bozate  moins  grossiers  et  plus  propres 
que  les  paysans  espagnols  en  général ,  privilège  qu'ils  partagent 
du  reste  avec  tous  les  Basques.  La  culture  de  l'esprit  ne  marche 
certainement  pas  de  pair  avec  celle  du  corps  :  il  n'y  a  point 
d'école  à  Bozate,  et  il  n'est  pas  probable  que  les  enfants,  surtout 
les  filles,  fréquentent  celles  d'Arizcun  ou  d'Errazu.  Je  n'ai  pas 
vu  un  seul  homme  ou  femme,  à  l'église,  avec  un  livre  à  la  main. 
—  Mais  la  proportion  des  illettrés  est,  dans  notre  pays  basque, 
de  62  0/0,  d'après  la  statistique  de  M.  L.  Soulice.  Nous  ne  jette- 
rons donc  point  la  pierre  aux  gens  de  Bozate.  S'ils  ont  su  con- 
quérir l'égalité  devant  la  loi,  et  s'ils  ne  se  montrent  pas  inférieurs 
à  leurs  concitoyens,  ils  n'ont  pas  encore  pu  rompre  complètement 
la  barrière  du  préjugé  (1).  Les  Bozatenses  continuent  de  s'allier 
entr'eux  à  moins  d'émigrer  au  loin.  «  Qui  voudrait  d'un  Agot?  »  me 
disait  une  jeune  fille  d'Urdax. 

Ces  villages,  comme  tous  ceux  des  vallées  basques,  fournissent  à 
l'Amérique  de  nombreux  émigrants  dont  quelques-uns  reviennent 
avec  une  petite  fortune.  Un  cagot  d'Elisondo,  rentré  riche  d'Améri- 
que, a  marié  sa  fille  à  un  secrétaire  du  gouverneur  civil  de  Pampe- 
lune. 

(i)  La  plus  récente  mention  qui  ait  été  faite  des  agots  est,  k  notre  connais- 
sance du  moins,  dans  le  grand  «  Dictionnaire  géographique,  statistique  et  histo- 
rique d'Espagne  p  par  Madoz,  qui  s'exprime  ainsi  .  «  Les  Agotes  n'ont  jamais 
obtenu  d'emplois  publics  ni  la  moindre  intervention  dans  le  gouvernement  et 
l'administration  de  la  vallée  (de  Baztan)  comme  les  autres  habitants;  et  même  à 
l'église  ils  avaient  naguère  une  place  séparée.  Les  Bastaneses  ne  contractent 
jamais  de  mariage  avec  des  personnes  de  cette  race,  et  si  l'on  peut  citer  quel- 
qu'exen.ple  du  contraire,  c'est  au  moins  une  exception  très-rare  et  fort  singulière. 
Les  législateurs  navarrais  n'ont  cessé  de  s'occuper  d'améliorer  le  sort  de  ces  infor- 
tunés, mais  quoique  la  prévention  qui  pesait  coutr'eux  ait  beaucoup  diminué,  il 
faut  l'attribuer  à  l'action  toute  puissante  du  temps  plutôt  qu'aux  dispositions 
législatives  » . 

{Die.  liist.  rjéog.  estadis.  de  EspanaçovH»  Pascual  Madoz.  —  art.  Baztan.) 


—  146  — 

Nous  avons  dit  que  Bozate  était  comme  le  quartier  général  des 
Agots  de  la  Haute  Navarre,  parce  que  c'est  l'endroit  où  ils  sont  le 
plus  nombreux  et  le  mieux  circonscrits  depuis  le  XV  siècle  tout  au 
moins,  suivant  le  témoignage  de  l'histoire,  et  peut-être  depuis  plus 
longtemps.  H  y  a  encore  un  certain  nombre  de  familles  qui  passent 
pour  être  de  la  même  caste  dans  plusieurs  autres  localités  de  la 
vallée  de  Baztan  et  des  vallons  voisins.  Telles  sont  Elizondo  où 
elles  sont  établies  dans  le  quartier  de  la  rive  droite  et  exercent 
des  professions  manuelles  ;  mais  ce  n'est  que  par  une  tradition 
incertaine  qu'on  peut  les  distinguer  des  autres  familles  d'artisans 
parmi  lesquelles  elles  vivent.  Elles  sont  également  dispersées  dans 
les  bourgs  d'Oronoz,  Ciga,  Zugaramurdi,  Urdax,  Maya,  où  l'on  voit 
encore  à  gauche  du  grand  portail  de  l'église  la  petite  porte  aujour- 
d'hui murée  par  laquelle  les  parias  entraient  dans  le  saint  lieu. 

Il  est  temps  de  nous  demander  si  les  caractères  que  nous  avons 
reconnus  aux  ci-devant  cagots  de  la  Haute  et  Basse-Navarre  les 
distinguent  de  leurs  voisins.  Nous  ne  le  croyons  certainement  pas, 
après  une  étude  comparée  très-attentive.  Nous  avons  parcouru  le 
pays  basque  dans  tous  les  sens,  nous  avons  assisté  deux  fois  à  la 
fête  patronale  de  St-Etienne  de  Baïgorry  qui  réunit  tous  les  mon- 
tagnards des  environs  ;  nous  nous  sommes  trouvé  à  St-Jean-Pied- 
de~Port  un  jour  de  grand  marché  et  nous  avons  pu  nous  convain- 
cre :  1°  que  le  type  basque  n'est  pas  unique;  2°  que  le  plus  commun 
est  décidément  celui-ci  :  tête  fortement  développée  en  arrière, 
front  étroit  et  un  peu  bombé,  cheveux  châtains  ou  noirs  ;  yeux 
gris  ou  châtains,  toujours  dans  les  nuances  claires  ;  peau  blanche 
dans  les  parties  habituellement  couvertes  ;  nez  régulier,  mâchoire 
fine  ;  taille  moyenne,  élégante,  allure  dégagée. 

Le  grand  développement  de  la  tête  en  arrière  et  la  teinte  claire  des 
yeux,  même  avec  une  chevelure  brune,  sont  les  traits  les  plus  frap- 
pants du  Vasco-Navarrais,  qu'il  soit  Cagot  ou  non .  Mais  à  côté  de  ce 


—  147  — 
type  fondamental  il  y  en  a  un  autre  plus  grand,  d'un  teint  plus  clair 
et  plus  rosé,  et  dont  la  tête  au  lieu  de  former  un  ovoïde  très  renflé 
par  derrière  est  plus  rapprochée  de  l'ellipse.  Les  yeux  sont  d'un 
beau-bleu  d'azur  ou  verdâtres  (n°'  13  et  9)  ;  les  cheveux  blonds 
mais  jamais  d'un  blond  fade.  J'ai  vu  quelques  filles  de  ce  type  avec 
un  profil  grec.  —  Naturellement,  le  mélange  des  deux  depuis 
un  temps  immémorial  a  donné  naissance  à  des  variétés  inter- 
médiaires. 

Les  Basques  les  plus  grands  sont  dans  la  Soûle,  mais  les  tailles 
très  hautes,  c'est-à-dire  dépassant  1  mètre  75,  sont  rares,  et  les 
très-petites,  au  dessous  de  1  mètre  60,  le  sont  également  partout. 
J'estime  que  la  proportion  des  blonds  est  de  20  à  25  0/0,  que 
j'ai  établie  numériquement  à  Baïgorry  le  jour  de  la  fête  locale  ; 
mais  je  répète  que  presque  tous  les  basques  ont  la  peau  blanche, 
le  teint  rosé  et  les  yeux  de  couleur  claire  même  quand  ils  ont  les 
cheveux  noirs. 

Transportons-novis  maintenant  en  Béarn  où  nous  ne  trouverons 
pas  de  centres  d'observation  aussi  considérables  ni  aussi  sûrs 
que  Bozate  et  Ghubito,  mais  où  l'on  peut  encore  choisir  avec  dis- 
cernement des  points  de  comparaison  non  illusoires.  Il  faut  pour 
cela  suivre  la  vallée  du  gave  d'Oloron  depuis  son  embouchure 
jusqu'à  sa  source  aux  pieds  des  glaciers  des  Pyrénées.  C'est  en 
cette  portion,  la  plus  riche  du  pays,  qu'on  comptait  jadis  le  plus 
grand  nombre  de  propriétés  ecclésiastiques,  appartenant  à  l'évê- 
ché  d'Oloron  et  aux  abbayes  de  Sordes,  Lucq,  Préchac-Josbaig, 
Ste-Christine,  Sarrance  ;  de  sorte  que  dans  le  Béarn  nous  voyons 
les  cagots  se  rapprocher  de  préférence  des  abbayes. 

Cependant,  la  première  communauté  de  parias  dont  nous  rencon- 
trions aujourd'hui  les  restes,  en  remontant  la  rivière,  était  établie 
dans  un  fief  des  Gramont,  à  Escos.  La  vieille  église  de  ce  village  a 
encore  sa  petite  porte  et  son  bénitier  des  cagots  sur  la  façade  laté- 


—  148  — 

raie  droite,  au  coin  du  cimetière  où  ceux-ci  étaient  enterrés  tout  à 
fait  au  fond  et  à  gauche,  à  l'ombre  d'un  grand  noyer  que  l'on  y  voit 
encore.  Nous  n'avons  pu  savoir  si  l'on  attachait  une  vertu  parti- 
culière à  cette  espèce  d'arbre,  le  seul  en  pareil  lieu.  Le  cimetière  est 
abandonné  depuis  quelques  années  et  les  descendants  des  familles 
proscrites  prennent  rang  dans  le  nouveau  avec  les  autres,  abso- 
lument comme  à  l'église  où  on  les  confinait  autrefois  dans  le 
recoin  des  fonts  baptismaux.  Leur  petite  porte  est  condamnée  et, 
chose  singulière,  on  en  a  ouvert  une  autre  à  côté  pour  les  besoins 
du  culte.  Inutile  d'ajouter  que  le  bénitier  lui-même  n'est  plus  en 
usage.  Ces  renseignements  que  je  tiens  d'un  vieillard  de  80  ans, 
m'ont  été  confirmés  par  M.  l'abbé  Lansalot,  curé  d'Escos  depuis 
38  ans  et  natif  d'une  commune  voisine.  Au  commencement  de 
son  ministère,  les  mariages  mixtes  souffraient  quelques  difficultés 
mais  n'en  présentent  plus  aujourd'hui. 

Le  vieillard  m'a  raconté  que,  dans  sa  jeunesse,  les  cagots  étaient 
profondément  méprisés  et  laissés  à  l'écart.  —  Pourquoi?  deman- 
dais-je  ;  étaient-ce  de  mauvaises  gens,  des  espèces  de  bohémiens? 
—  Non,  mais  ce  n'étaient  pas  des  gens  de  bonne  souche  et  l'on 
n'aurait  pas  pris  de  l'eau  bénite  après  eux  ni  passé  par  leur  porte, 
oh  dam  !  non  !  —  Étaient-ils  riches  ou  pauvres?  —  C'étaient  des 
journaliers  ;  ils  n'avaient  que  peu  ou  point  de  terre.  —  Se  distin- 
guaient-ils par  leurs  traits  des  autres  habitants  ;  étaient-ils  bruns 
ou  blonds  ?  —  Bah  !  il  y  avait  de  tout  ;  ils  ressemblaient  aux 
autres.  —  Y  a-t-il  encore  de  leurs  descendants  dans  le  village  ?  — 
Certainement,  ce  sont  tels,  tels  et  tels.  » 

Après  ce  colloque  auquel  nous  avons  cru  pouvoir  laisser,  pour 
plus  d'exactitude,  sa  tournure  famiUère,  nous  avons  compulsé  les 
anciens  registres  de  la  paroisse  et  retrouvé  quelques-uns  des  noms 
fournis  par  notre  interlocuteur.  Le  plus  vieux  date  du  XVP  siècle. 
Les  parias  y  figurent  en  très  petit  nombre,  proportionnellement, 


—  149  — 

tantôt  sous  le  nom  de  capot,  tantôt  sous  celui  de  cagot.  Nous  en 
avons  donné  un  exemple  au  chapitre  II,  p.  57,  note.  Ils  paraissent 
avoir  habité  à  cette  époque  le  quartier  sud  du  bourg  d'Escos  ; 
mais  là  n'était  point  leur  berceau  :  il  était  à  un  kilomètre  plus  loin, 
sur  la  route  de  Sauveterre,  aux  bords  du  Gave,  au  hameau  qu'on 
appelle  encore  Lous  Cagots,  composé  de  quatre  maisons,  dont 
l'une   est  appelée   au  crestiaa    et  une    autre    un    peu   écartée 
au  caperaa,  comme  si  elle  avait  été  habitée  par  un  prêtre.  Le  pro- 
priétaire du  crestiaa,  qui  ajoute  à  son  nom  patronymique  celui 
de  sa  maison ,  est  tisserand  et  son  voisin  charpentier  comme  l'étaient 
leurs  pères.  J'ai  vu  ces  deux  hommes  et  une'femme  d'une  troisième 
maison  dite  cahane.  Tous  sont  de  taille  moyenne,  les  hommes 
sont  blonds  avec  des  yeux  bleus  ou  verdâtres,  la  femme  brune 
avec  des  yeux  roux  ;  mais  rien  dans  leurs  traits  ni  dans  la  forme 
de  leur  tête  ne  les  distingue  des  autres  habitants.  Et,  cependant, 
leur  résidence,  leur  profession, 'leur  nom,  tout  accuse  leur  origine. 
Non  loin  d'Escos  est  Salies,  vieille  cité  béarnaise,  dont  nous  avons 
compulsé  les  archives    déposées  à  l'hôtel  de  ville.   Elle  avait 
aux  XVP  et  XVII^  siècles,  et  probablement  avant,  une  communauté 
assez  nombreuse  de  parias  établis  dans  le  faubourg  St-Martin  ; 
mais  il  n'en  reste  plus  que  le  souvenir.  Les  parias  figurent  sur 
les  registres  de  la  paroisse  St-Martin  sous   le  nom  de  capots. 
Nous  en  avons  donné  un  exemple  au  chap.  ii,  p.  58,  note. 

Près  de  Sauveterre  est  le  village  d'Osserain  dont  les  cagots  con- 
tra aient  des  alUances  au  XVIP  siècle  avec  leurs  pareils  d'Escos, 
ainsi  le  nous  en  avons  relevé  la  preuve  sur  les  registres  de  cette 
dernièi  ^  paroisse.  Aujourd'hui,  s'il  y  reste  de  leurs  descendants, 
comme  c'est  probable,  ils  sont  fondus  avec  le  reste  de  la  popu- 
lation. 
En  remontant  toujours  le  cours  du  Gave,  nous  arrivons  à  Na- 

varrenx.  Dans  ses  fraîches  et  riantes  campagnes,  presque  sous 

10 


—  iso- 
les canons  de  cette  forteresse  dont  un  proverbe  béarnais  a  fait 
l'emblème  incontesté  de  la  force,  il  y  avait  de  nombreuses  com- 
munautés de  parias,  d'où  sortit  un  jour,  pour  s'élever  de  rien 
jusqu'aux  plus  hautes  fonctions  de  l'état,  l'homme  oublié  de  ses 
compatriotes  dont  il  fut  l'honneur,  le  laborieux  et  honnête 
Dufresne.  Les  communautés  dont  nous  parlons  étaient  Sus,  Gurs, 
Préxac-Josbaig,  Dognen,  qui  a  encore  son  quartier  dit  des  Chres- 
tiaas,  situé  à  l'entrée /lu  bourg  et  à  main  droite  quand  on  y  arrive 
de  Navarrenx. 

La  statistique  de  1872  accuse  pour  ce  quartier  66  habit., 
répartis  en  16  ménages,  ce  qui  tait  4,  1  par  ménage  ;  le  bourg 
principal  a  340  habit,  en  78  ménages,  ou  4,  3  par  ménage.  Il  y  a 
1  octogénaire  parmi  les  66  habitants  de  Lous  Ghrestiaas.  Ils  étaient, 
autrefois,  m'a-t-on  dit,  sous  la  «  directe  »  du  château  d'Oroigne 
dont  on  voit  aujourd'hui  les  ruines,  à  l'extrémité  méridionale 
du  quartier,  sur  les  bords  du  Gave  d'Oloron.  Toujours  est-il  qu'ils 
étaient  établis  sur  les  terres  de  ce  domaine  féodal  qui  fut  vendu 
et  morcelé  en  1793  ;  le  marquis  de  Lons,  son  propriétaire,  ayant 
émigré. 

Un  homme  intelligent  et  lettré,  qui  a  bien  voulu  me  piloter 
dans  son  village  natal  de  Dognen,  m'a  affirmé  qu'il  ne  reste  plus 
aux  Ghrestiaas  que  huit  ménages  où  l'ancienne  caste  soit  restée 
pure  de  tout  mélange.  Le  premier  que  nous  visitons  est  celui  d'un 
petit  propriétaire  qui  exerce  en  même  temps  la  profession  de 
charpentier  et  même  de  cabaretier.  On  lui  accorde  beaucoup 
d'intelligence  et  il  en  a  l'air.  C'est  un  homme  de  taille  moyenne, 
à  la  tête  en  poire  avec  un  front  haut  et  saillant,  des  yeux  et  des 
cheveux  châtains,  le  nez  aquilin,  le  menton  pointu,  et  des  oreilles 
dont  le  lobule  est  adhérent.  Son  cousin  qui  est  le  chef  d'un  autre 
ménage  ne  lui  ressemble  pas  du  tout,  si  ce  n'est  par  l'absence  de 
saillie  de  l'occiput  qui  me  frappe  d'autant  plus  que  je  sors  du 


—  151  —    ■ 

pays  basque.  Il  a  la  tète  ronde  avec  des  cheveux  châtains,  des  yeux 
gros  et  verdâtres,  l'oreille  bien  conformée,  une  haute  taille,  une 
forte  carrure.  Ses  enfants  sont  charmants,  blonds  avec  des  yeux 
bleus.  Les  quelques  personnes  que  je  vois  encore  appartiennent  au 
même  type  mais  avec  une  taille  moindre. 

A  une  petite  heure  de  marche  nous  arrivons  à  Prexac-Josbaig, 
commune  de  475  hab.,  parmi  lesquels  on  compte  une  vingtaine 
de  familles,  de  la  lignée  plus  ou  moins  pure  des  anciens  parias, 
exerçant  pour  la  plupart,  comme  à  Dognen,  le  métier  de  char- 
pentier, mais  disséminées  dans  le  bourg  (1).  Elles  ne  se  distin- 
guent en  rien  ni  pour  rien  des  autres  habitants.  En  voici  une  par 
exemple  qui  porte  le  nom  patronymique  et  vraiment  catégorique 
de  Chrétien.  Le  père  est  un  petit  homme,  de  5  pieds  à  peine,  à  la 
tête  ronde  avec  des  yeux  bleus,  des  cheveux  gris,  un  grand  nez 
et  des  oreilles  bien  conformées.  La  mère  qui  porte  des  boucles 
d'oreille  comme  pour  protester  contre  le  dicton  populaire  est  de 
taille  moyenne,  de  traits  réguliers  avec  des  yeux  châtain-clair. 

(J)  Prexac-Josbaig  n'est  séparé,  que  par  le  Gave  du  bout  g  plus  important 
de  Préxac-Navarrenx.  Il  était  au  XIV«  siècle  un  fief  de  l'abbaye  de  même   nom. 

La  vallée  de  Josbaig  depuis  Prexac  jusqu'à  Oloron  parait  avoir  été  un  des 
refuges  de  prédilection  des  parias  qui  s'y  trouvaient  sous  la  dépendance  de  l'évo- 
que d'Oloron  et  de  l'abbé  de  Prexac. 

On'^lit  dans  une  chanson  satirique  citée  par  M.  Francisque  Michel  en  son  livre: 

A  Jousbaig  quouan  dé  bilatges  A  Josbaig  combien  de  villages 

Qui  touts  an  un  gian  renoum  Qui  tous  ont  un  grand  renom 


A  Gérouce,  Orin  y  St-Gouin  A  Géronce,  Orin  et  St-Gouin 

A  Moumour,  Geus  y  Prexac  a  Moumour,  Geus  et  Prexac 

Oun  qui  bet,  même  à  Aren  On  voit  même  k  Aren 

Tous  lous  cagols  de  Jousbaig  Tous  les  cagots  de  Josbaig 

Célébra  dap  allégresse  Célébrer  avec  allégresse 

Toutes  lurs  institutions  ;  Toutes  leurs  institufons 

Mey  après  dans  la  détresse  Mais  après  dans  la  détresse 

Que  s'neyen  de  libations.  Ils  se  noient  dans  les  libations. 


—  152  — 

Le  fils  est  un  beau  gars,  brun,  comme  devait  être  la  mère  dans  sa 
jeunesse  et  à  tête  ronde.  Dans  un  autre  ménage  nous  trouvons  le 
frère  et  la  sœur,  deux  jolis  sujets  de  17  à  20  ans,  bruns,  de 
traits  réguliers,  de  taille  moyenne  et  bien  prise,  en  un  mot  du 
plus  beau  type  béarnais. 

Pour  ne  pas  nous  répéter,  nous  dirons  que  les  autres  personnes 
qu'il  nous  fut  donné  de  voir  présentaient  les  mêmes  caractères. 
A  l'école  primaire  où  leurs  enfants  étaient  confondus  avec  les 
autres  et  bien  faciles  à  examiner,  il  était  impossible  de  saisir 
aucune  différence.  Il  n'est  plus  question  de  cagots  à  Prexac- 
Josbaig,  du  moins  ostensiblement,  mais  il  n'y  a  pas  plus  de  vingt- 
cinq  ans  que  le  petit  bénitier,  toujours  subsistant  à  l'église,  est 
hors  d'usage.  Ceux  qui  s'en  servaient  étaient  enterrés  dans 
l'allée  du  cimetière  qui  longe  le  chemin.  A  Dognen  aussi  pareil 
usage  existait. 

Suivons  le  cours  du  Gave  jusqu'à  Oloron,  et  d'Oloron 
passons  à  Lurbe,  village  distant  de  dix  kilomètres.  —  Le 
quartier  qu'on  appelle  aujourd'hui  le  Béziat,  c'est-à-dire 
voisinage,  faubourg,  était  jadis  l'asile  des  Cagots,  qui  y  vivaient 
sous  la  protection  de  l'abbaye  voisine  de  St-Christau.  Ce  mo- 
nastère a  fait  place  à  une  station  balnéaire  élégante  et  réputée 
pour  la  cure  des  maladies  de  la  peau.  La  tradition  locale  a 
conservé  le  nom  de  hain  des  ladres  à  l'une  des  fontaines  de 
l'établissement.  Un  ancien  proverbe  disait  : 

Sent-Christdu  A  Saint-Christau 

Pèt  mude  lou  malau.  Le  lépreux  change  de  peau. 

Le  Béziat  n'est  séparé  du  bourg  que  par  le  ruisseau  torrentueux 
de  la  Ricq,  et  ne  s'en  distingue  aujourd'hui  que  par  l'aspect  plus 
pauvre  et  plus  délabré  des  maisons.  Il  est  composé  d'une  qua- 
rantaine de  feux  et  contient  environ  le  quart  de  la  population  de 


—  153  - 

la  commune  qui  est  de  523  habitants.  Mais  tous  ses  hôtes  ne  sont 
pas  de  la  lignée  des  anciens  parias,  car  le  mélange  de  la  population 
des  deux  rives  de  la  Ricq  a  commencé  vers  les  premières  années 
du  siècle.  Cependant,  je  tiens  des  deux  personnes  les  mieux  en 
situation  d'être  bien  renseignées  que  les  unions  mixtes  ren- 
contrent encore  des  difficultés  et  que  la  réputation  de  cagot  est 
toujours  très-mal  portée.  C'est  la  plus  sanglante  injure  qu'on 
puisse  jeter  à  la  tace  de  quelqu'un. 

Je  me  suis  fait  désigner  et  j'ai  visité  sous  un  prétexte  ou  sous 
un  autre  les  familles  dont  la  descendance  était  le  mieux  établie  ; 
j'ai  pu  voir  les  enfants  à  l'école  au  milieu  de  leurs  camarades,  et 
je  suis  heureux  de  témoigner  que  nulle  part  ailleurs  petits 
campagnards  n'ont  répondu  avec  autant  d'instruction  et  plus 
d'intelligence  à  des  questions  posées  sur  les  différentes  parties 
du  programme  des  écoles  primaires. 

Tous  les  sujets  examinés  appartiennent  au  type  béarnais  le 
plus  répandu  et  que  je  caractérise  par  une  tête  arrondie  (par 
conséquent  sans  prolongation  de  l'occiput  comme  chez  les 
Basques),  des  cheveux  noirs  ou  châtains  et  des  yeux  de  même 
couleur,  un  système  pileux  luxuriant  même  chez  les  femmes, 
qui  ont  quelquefois  de  la  barbe,  par  des  traits  réguliers  et  une 
taile  moyenne,  un  peu  inférieure  à  celle  des  Basques,  surtout 
moins  dégagée  (1). 

(1)  Tel  est  le  Ivpe  le  plus  généralement  répandu  ,  mais  j'ai  aussi  noté  dans  la 
vallée  d'Ossau  un  autre  type  franchement  brachycéphale,  a  face  large  avec  des 
pommettes  parfois  saillantes,  une  petite  taille,  une  peau  brune  et  une  physionomie 
plus  ou  moins  laide  chez  les  femmes  surtout. 

Bien  que  les  Béarnais  soient  généralement  bruns  ou  châtains,  les  sujets  blonds 
ne  sont  pas  rares  dans  les  hautes  vallées  d'Âspe,  de  Barétous  et  d'Ossau.  J'estime 
qu'ils  y  comprennent  près  du  quart  de  la  population.  En  régie  générale,  dans  le 
Béarn  comme  dans  le  pays  basque,  le  teint  des  habitants  est  plus  clair 
dans  la  mop.tagae  que  dins  la  plaine  ;  c'est  dans  le  nord  du  département 
surtout  k  la  frontière  des  Landes,  que  la  population  est  plus  brune. 


—  154  — 

La  population  du  Béziat  n'est  pas  malsaine,  puisque  même  en 
donnant  des  consultations  gratuites,  partout  fort  appréciées,  je 
n'ai  noté  qu'une  famille  manifestement  entachée  du  vice  scro- 
fuleux.  Quant  à  la  conformation  légendaire  de  l'oreille,  je  ne  l'ai 
notée  que  chez  quelques  individus. 

Les  descendants  des  anciens  parias  ne  se  distingueraient  mora- 
lement des  autres  habitants,  au  tlire  de  leur  excellent  curé,  que  par 
une  plus  grande  susceptibilité  et  une  certaine  méfiance,  qu'explique 
trop  bien  la  longue  succession  d'avanies  endurées  par  leurs  pères. 
Autrefois ,  tous  les  cagots  de  cette  localité  étaient  bûcherons  ; 
ils  sont  aujourd'hui  cultivateurs  et  petits  propriétaires. 

Si  de  Lurbe  nous  dirigeons  notre  route  droit  au  sud,  nous  ne 
tarderons  pas  à  nous  engager  dans  la  vallée  d'Aspe  par  un  étroit 
défilé  au  fond  duquel  le  Gave  roule  ses  flots  tumultueux.  Les 
rochers  énormes,  à  peine  entr'ouverts  pour  livrer  un  étroit  pas- 
sage à  côté  du  torrent,  ont  reçu  le  nom  de  Pêne  d'Escot.  C'étaient 
les  Thermopyles  de  la  petite  République  pyrénéenne  du  moyen 
âge,  sur  lesquels  les  Béarnais  ont  toutes  sortes  de  légende.  Marca 
a  cru  y  voir  des  traces  du  passage  de  César  qui,  suivant  lui, 
aurait  fait  ouvrir  à  coups  de  pic  le  rocher  qui  barrait  le  passage 
à  son  armée. 

Un  duumvir  romain  y  a  consigné  en  caractères  aujourd'hui 
rongés  par  la  mousse  et  le  temps  qu'il  a  fait  rétablir  par  deux 
fois  la  route  de  la  vallée  (1). 

(1)  Voici  celte  inscription  telle  qu'elle  est  donnée  par  Pjlassou  dans  ses 
Observations  sur  la  vallée  d'Aspe.  Pau,  chez  Vignancour  18!58,  in-S». 

L  .      VAL.      V  E  R  N  U  s  .      C  E  R 

II   VIR   BIS   HANC 

VIA  M     RESTITUIT 

LA    MIIIXIV 

AMIGUS  S.  C. 
Mais  je  dois  dire  que  les  archéologues  n'ont  pas  tous  lu  de  la  même  façon 
cette  insciiption  dont  on  a  peine  aujourd'hui  à  trouver  la  trace.  Marca  avait  cru 
y  voir  le  nom  de  César  prohablement  au  dernier  mot  de  la  première  ligne  ;  d'autres 
enfin  (chose  étrange)  la  rapportent  tout  simplement  à  l'un  des  plus  anciens 
seigneurs-souverains  de  Béarn  qui  aurait  fait  ouvrir  la  roule. 


—  155  — 

Que  de  choses  ne  pourraient-ils  pas  nous  dire  encore  ces  rocs 
si  fièrement  campés  en  travers  de  la  route,  au  devant  du  pont 
jeté  sur  le  torrent  écumeux  et  profond?..  Ils  ont  vu  défiler  les 
armées  romaines,  et  successivement  les  hordes  bigarrées  des 
Vandales,  des  Visigoths,  des  Francs  et  des  Sarrazins  ;  car  toutes 
les  invasions  de  France  en  Espagne  ou  d'Espagne  en  France  ont 
passé  en  partie  par  là.  C'était  la  grande  voie  romaine  de  com- 
munication entre  l'Aquitaine  et  la  Tarraconaise  ;  plus  tard,  le 
cami  roumiu  (chemin  romain)  des  pèlerins  de  Saint-Jacques  de 
Compostelle. 

Au  sortir  de  cette  gorge  sauvage,  le  terrain  s'élargit  et  le  pay- 
sage prend  un  peu  plus  d'ampleur  et  de  variété  à  Sarrance. 
Marguerite  de  Navarre  y  avait  un  ermitage  auprès  de  l'abbaye  de 
Prémontrés  dont  on  voit  encore  la  chapelle  jadis  féconde  en  mira- 
cles. Marguerite  s'y  recueillait  pour  composer  les  galantes  nouvel- 
les de  VHeptaméron.  Après  un  nouveau  défilé,  la  vallée  se  dépjoie 
pour  former  le  charmant  et  spacieux  bassin  de  Bédous. 

A  Bedons  lou  bou  biladge 
A  Bedons  cagots  son  touts  ; 

disait-on  autrefois.  Mais  les  temps  ont  bien  changé.  Carolle, 
l'ancien  quartier  des  parias  entre  le  bourg  et  l'abbaye  de  St-Jean- 
de-Laxô,  n'existe  plus.  —  Le  gave  a  balayé  et  purifié  ce  territoire 
maudit,  en  épanchant  ses  eaux  dans  la  prairie  et  en  emportant 
jusqu'aux  pans  de  muraille  de  la  vieille  abbaye. 

Un  peu  plus  loin,  voici  Accous,  patrie  de  Despourrins,  le  dernier 
des  troubadours  béarnais.  Il  est  beaucoup  moins  connu  dans  son 
pays  par  ses  tendres  élégies  que  par  sa  «  cahille  »  (cheville).  Ainsi 
nomme-t-on  la  colonne  commémorative  élevée  par  la  munificence 
des  amateurs  de  langue  romane,  en  France,  sur  le  tertre  ombragé 
de  grands  arbres  où  il  aimait  à  venir  chercher  l'inspiration.  C'est 


—  15G  — 

en  effet  un  site  délicieux  et  poétique  où  l'oreille  n'entend  d'autre 
bruit  que  le  murmure  de  la  brise  qui  caresse  les  feuilles  et  le 
chant  des  oiseaux  dans  le  bocage  ;  où  l'œil  embrasse  d'un  regard 
toute  l'étendue  du  petit  et  charmant  bassin  de  Bedous  fermé  de 
toutes  parts  par  de  hautes  montagnes,  du  sein  desquelles  il  se 
détache  semblable  à  un  grand  parc  anglais  émaillé  de  chalets  rus- 
tiques   et  arrosé    d'eaux    vives.    Accous   a  encore  son    petit 
quartier   des    Chrestiaas  sur  le  bord   opposé  du  ruisseau  qui 
l'arrose.  Je  n'oserais  pas  affirmer  que  la  caste  réprouvée  s'y  soit 
maintenue  aussi  bien  que  le  nom.  Le  quartier  peu  séduisant,  en  rai- 
son de  sa  vétusté,  n'est  plus  habité  que  par  de  pauvres  gens  dont 
quelques-uns  sont  malsains,  mais  dont    la  généalogie  n'est  pas 
certaine.  Par  contre, il  est  avéré  que  des  familles  plus  aisées,  dont 
ils  ont  peut-être  pris  la  place,  sont  maintenant  de  l'autre  côté  de 
l'eau  où  ils  ne  serait  ni  aisé  ni  discret  d'aller  les  chercher.   Dans 
l'intérêt  même   de   la  vérité  scientifique,   il   faut    être    réservé 
ici  comme  à  Bedous,  et  laisser  les  uns  et  les  autres  laver  leur  linge 
sale  en  famille. 

Lou  patron  d' Accous 

De  cagot  lou  tretabe, 

Y  Michel  de  Bedous 

Garroufe  lou  damabe, 

{Chansons  de  Navarrot.) 
C'cst-h-dire  que  les  patrons  d' Accous  et  de  Bedous,  St-Martin  et  St-Micbel,  se 
renvoyaient  les  épithètes  de  cagot  et  de  garrotté. 

En  croisant  la  grande  route  de  la  vallée,  on  peut  s'engager  à 
main  droite  dans  un  sentier  abrupte  tracé  le  long  d'un  véritable 
précipice  au  fond  duquel  on  entend  mugir,  sans  l'apercevoir,  un 
torrent  furieux.  Mais  après  une  ascension  pénible  à  travers  le 
fourré,  on  arrive  étourdi  par  le  bruit  et  baigné  par  le  brouillard  à 
une  éclaircie  d'où  l'on  voit  avec  saisissement  une  rivière  se  précipi- 


—  157  - 
ter  d'un  seul  bond  à  plusieurs  centaines  de  mètres  de  profondeur 
La  nape  d'eau  rebondit  sur  la  roche,  bouillonne,  écume,  se  dis- 
perse en  des  milliards  degoutelettes  irisées  de  toutes  les  couleurs 
de  l'arc-en-ciel.  C'est  un  spectacle  majestueux  !  Bientôt  on  tra- 
verse le  ravin  sur  un  pont  branlant,  établi  juste  au-dessus  de  la 
cascade  et  d'où  l'œil  découvre  alors  un  panorama  tout  nouveau. 

C'est  la  nape  liquide  qui  décrit  sa  courbe  gigantesque,  dispa- 
rait tout-à-coup  dans  un  épais  brouillard  et  reparaît  au  delà  sous 
forme  d'un  ruban  argenté  décrivant  mille  sinuosités  sur  le  tapis 
d'émeraude  de  la  prairie. 

Nous  nous  arrachons  à  ces  merveilles  de  la  nature  pour  suivre 
prosaïquement  un  sentier  de  chèvre  qui  nous  conduit  droit  à 
Lescun.  Ce  village  est  perché  comme  un  nid  d'aigle  sur  un  des 
contre-forts  du  pic  d'Anie,  au  milieu  d'un  cirque  de  montagnes  , 
de  sorte  qu'il  se  trouve  placé  comme  au  fond  d'un  entonnoir  à 
950™  de  hauteur.  C'est  un  cachot  à  ciel  ouvert  ! 

Le  premier  quartier  qu'on  rencontre,  en  contre-bas  de  l'éghse, 
est  le  Béziat.  Voici  la  Iwun  (fontaine)  deons  cagots  qui  suffirait  à 
nous  indiquer  l'ancienne  destination  de  ce  quartier.  Les  maisons 
en  sont  misérables,  parfois  délabrées,  leurs  hôtes  sont  des  pas- 
teurs et  des  artisans.  Quelques  pauvres  familles  espagnoles  sont 
venues  combler  les  vides  effectués  par  la  mort  ou  par  le  progrès 
de  l'aisance  qui  permit  à  d'anciens  parias  d'aller  bâtir  ou  acheter 
dans  le  haut  du  bourg.  Mais  l'aspect  de  celui-ci  n'est  guère  plus 
séduisant.  Des  maisons  basses,  aux  murailles  lépreuses,  à  peine 
éclairées  par  de  petites  fenêtres  ogivales  percées  dans  des  murs 
d'un  mètre  d'épaisseur,  entourent  l'église;  c'estl'ancien  quartier  des 
purs  qui  s'est  agrandi  par  de  nouvelles  constructions  à  une  épo- 
que relativement  moderne.  En  somme  l'aspect  du  village  n'a  pro- 
bablement guère  changé  depuis  l'époque  où  il  était  le  théâtre  de 
luttes  opiniâtres  entre  les  cagots  et  les  purs.  La  tradition  de  ces 


—  158  — 

luttes  se  rattache  h  la  légende  des  maisons  en  grosse  maçonnerie 
qui  entourent  l'église  et  dont  j'ai  trouvé  l'écho  chez  un  vieillard 
de  79  ans,  en  pleine  possession  de  ses  facultés.  Ce  Nestor  des 
cagots  mordernes  me  disait  en  me  montrant  la  maison  surmontée 
d'une  tour  en  ruine  presqu'accolée  à  l'église  et  faite  de  blocs 
énormes  parfaitement  équarris  :  voici  l'ancienne  demeure  du  chef 
des  «  pillurs  !  »  —  «  Qu'était-ce  que  les  pillurs  ?  —  Des  brigands 
qui  habitaient  toutes  les  maisons  que  vous  voyez  autour,  —  Et 
ceux  qui  vivaient  au  bas  de  la  côte,  au  Béziat,  qu'étaient-ils?  — 
C'étaient  nous,  et  les  pillurs  nous  appelaient  «  louseagotz-»;  venez 
à  l'église.  Vous  voyez  cette  petite  porte  aux  trois  quarts  murée,  à 
côté  du  grand  portail  :  c'était  la  nôtre  ;  et  ce  boyau  à  gauche 
de  l'église  était  notre  cimetière.  J'ai  connu  le  temps  où  l'on  payait 
encore  la  faveur  d'être  enterré  ailleurs  ;  à  présent  on  n'enterre 
plus  dans  le  couloir  de  gauche,  en  partie  occupé  par  une 
chapelle  nouvellement  ajoutée  à  l'église.  —  D'où  venaient  les 
pillurs  et  les  cagots  dont  vous  me  parlez?  —  Oh  !  c'était  en  un 
temps  où  l'on  se  battait  beaucoup ,  et  les  pillurs  étaient  venus 
d'Espagne  se  mettre  chez  nous  ?  —  Que  ne  les  chassiez- vous  ?  — 
Bah  !  ils  étaient  les  plus  forts  ». 

J'ai  cité  ce  colloque  pour  montrer  l'incertitude  des  traditions, 
ici  comme  partout,  et  leur  incohérence.  Qu'est-ce  que  ces 
pillards  qui  se  seraient  établis  de  vive  force  à  Lescun  et  y 
auraient  formé  souche?  Aucun  historien  du  Béarn  n'en  a  fait 
mention.  —  Nous  savons  seulement  que  ce  village  était  une  des 
douze  premières  baronies  du  pays  souverain  de  Béarn  et  qu'il 
fut  possédé  jusqu'au  commencement  du  XIIP  siècle  par  des  sei- 
gneurs auxquels  il  prêtait  son  nom,  comme  Fontaner,  baron  de 
Lescun  en  1234,  dont  parle  Marca  à  la  page  581  de  son  histoire. 
Il  passa  depuis  en  diverses  maisons,  entr'autres  celle  de  Foix  d'où 


-  159  — 

sortit  Thomas  de  Foix,  dit  le  maréchal  de  Lescun,  qui  fut  tué  à 
Pavie. 

Faut-il  voir,  dans  la  tradition  populaire,  une  réminiscence  alté- 
rée de  quelques  exactions  dont  les  cagots  auraient  été  victimes 
sous  le  régime  féodal  des  anciens  barons  de  Lescun  ?  C'est  ce  qui 
semble  le  plus  probable.  Quoiqu'il  en  soit,  leurs  descendants  se 
sont  si  bien  émancipés  et  mêlés  avec  le  reste  de  la  population  que 
c'est  à  peine  si  l'on  trouverait  aujourd'hui  vingt  familles  de  leur 
descendance  pure  sur  une  population  de  1,200  âmes  dont  le  1/4 
environ  habite  le  Béziat.  —  La  plupart  des  sujets  sont  bruns  mais 
il  y  en  a  aussi  de  blonds,  et  l'on  trouve  quelquefois  les  uns  et  les 
autres  mêlés  dans  la  même  fgmille.  Ainsi  dans  celle  de  L. . ,  t, 
réputée  de  pure  race  cagote,  le  père,  de  qui  je  tiens  la  tradition 
ci-dessus  rapportée,  était  évidemment  blond  autrefois,  car  il  a 
les  yeux  d'un  bleu  d'azur  et  le  teint  très  clair  ;  mais  ses  fils  et  ses 
filles  sont  bruns  et  tous  de  haute  taille  comme  lui.  L'un  d'eux  qui 
est  sous-officier  en  retraite,  et  placé  par  son  instruction  bien 
au-dessus  des  sots  préjugés  qui  pourraient  l'atteindre,  m'a  con- 
firmé les  récits  du  père.  Dans  la  famille  C. . .  e,  le  père  et  le  fils 
sont  grands,  blonds,  avec  des  yeux  bieus  et  des  oreilles  qui  ne 
laissent  rien  à  désirer  snrtout  au  point  de  vue  de  la  grandeur  ;  ils 
ont  le  nez  aquilin,  le  teint  rouge  et  frais,  la  face  longue,  le  crâne 
ovalaire.  Cette  famille  est  aujourd'hui  une  des  plus  aisées  et  des 
plus  considérées  de  l'endroit. 

Il  ne  faudrait  pas  croire  que  tous  les  sujets  blonds  fussent 
grands  ;  car  tel  n'est  pas  le  cas  pour  la  nombreuse  famille  de  X. 
ancien  conscrit  de  1814,  dont  la  taille  figure  sur  sa  feuille  de 
congé  pour  un  1™  625  et  dont  la  sœur,  les  fils  et  les  filles  sont  tous, 
comme  lui,  de  taille  moyenne.  —  Les  traits  du  visage  n'ont  rien 
de  constant,  pas  plus  chez  les  bruns  que  chez  les  blonds,  et  ne 
présentent  aucun  caractère  distinctif  par  rapport  aux  autres  habi- 


—  160  — 
tants  ;  pas  même  la  brièveté  du  lobule  de  l'oreille.  Nous  prierons 
le  lecteur  qui  resterait  encore  indécis  à  l'égard  de  ce  prétendu 
caractère  spécifique  de  regarder  autour  de  lui,  en  quelque  pro- 
vince qu'il  habite,  et  nous  osons  lui  prédire  qu'il  y  trouvera  des 
oreilles  courtes  tout  comme  chez  les  cagots.  Il  y  a  une  assez  forte 
proportion  de  vieillards  parmi  les  descendants  des  cagots  de 
Lescun  ;  j'en  ai  déjà  cité  deux,  mais  j'ai  vu  aussi  une  femme  de 
94  ans,  pas  trop  décrépite  et  sœur  de  l'ancien  militaire  dont  il  a 
été  question. 

A  Arête  et  à  Lannes,  villages  voisins  d'Aramitz,  dans  la  déli- 
cieuse vallée  de  Barétous,  les  cagots  vivaient  complètement  sépa- 
rés des  autres,  il  n'y  a  pas  plus  de  40  ans.  Aujourd'hui  encore 
dans  le  deuxième  de  ces  villages,  ils  sont  enterrés  au  même  rang 
que  leurs  pères.  Les  mariages  mixtes  sont  fort  rares  à  Lannes  et 
Ton  ne  recevrait  pas  l'eau  bénite  à  l'église  de  la  main  d'un  cagot. 
Autrefois  à  Arête  le  bedeau  la  leur  donnait  au  bout  d'un  bâton. 
La  tradition  formelle  du  pays  est  que  ce  sont  des  fils  de  ladres 
La  croyance  populaire  n'est  pas  moins  bien  arrêtée  à  Borce, 
(vallée  d'Aspe),  où  il  y  avait  naguère  une  portion  du  village  qui  leur 
était  spécialement  affectée  comme  à  Etsaut  et  ailleurs.  Leurs  pères 
passent  pour  avoir  été  couverts  d'ulcères  et  rongés  de  vers.  Le 
docteur  Tarras,  qui  est  de  Borce,  se  rappelle  le  temps  où  le  préjugé 
était  encore  dans  toute  sa  force  et  où  les  alliances  mixtes  étaient 
tout- à-fait  impraticables.  Ceci  dura  jusqu'à  ce  qu'un  nommé  A, . .,  qui 
était  riche  et  père  de  plusieurs  belles  filles,  trouva  à  les  caser,  en 
dehors  de  sa  caste,  avec  des  jeunes  gens  séduits  par  leur  beauté 
ou  par  leurs  écus.  Lui-même  fut  nommé  maire  après  1830.  et  de- 
puis cette  double  réhabilitation  l'exemple  a  été  suivi.  —  Au  dire 
du  même  médecin,  les  cagots  de  Borce  étaient  bruns  et  avaient  la 
peau  onctueuse  et  luisante,  comme  il  arrive  assez  souvent  du  reste 
chez  les  gens  de  cette  complexion.  — Mais  je  puis  affirmer   que 


-  161  — 

leurs  descendants  ne  sont  pas  tous  de  même,  car  j'en  connais  de 
châtains-clairs  et  qui  ne  se  distinguent  ni  par  le  teint,  ni  par  la 
taille,  ni  par  la  forme  arrondie  de  la  tête  des  autres  béarnais.  L'un 
d'eux  qui  exerce  une  profession  libérale  n'a  pu  se  marier  à  une 
fille  qu'il  aimait  et  dont  il  était  payé  de  retour,  à  cause  de  l'opiniâ- 
tre préjugé  du  père  de  la  jeune  personne. 

De  ce  que  nous  avons  montré  les  cagots  béarnais  établis  de 
préférence  dans  la  vallée  du  Gave  d'Oloron,  nous  ne  voudrions 
point  laisser  croire  que  là  fut  uniquement  leur  séjour.  Pau  en  était 
entouré.  Il  y  en  avait  notoirement  à  Gelos,  Bizanos  et  Jurançon, 
comme  en  témoignent  des  registres  censiers  de  1674  pour  la  pre- 
mière paroisse,  de  1762  pour  la  deuxième  et  de  1704  pous  la  troi- 
sième. Lons,  Morlàas  en  avaient  également. 

Nous  savons  par  un  registre  terrier,  dressé  en  1676  par  les 
commissaires  royaux  chargés  de  la  confection  de  nouveaux  rôles 
dans  le  ressort  du  Parlement,  que  cette  ancienne  capitale  du 
Béarn  comptait  à  cette  époque  sept  maisons  habitées  por  des 
«  capots  y  (1).  Il  y  avait  auparavant  une  maladrerie  hors  la  ville, 
sur  les  bords  du  ruisseau  de  l'U,  de  l'autre  côté  du  pont  qu'on 
connaît  encore  aujourd'hui  sous  le  nom  de  pont  des  ladres,  bien 
que  cette  désignation  commence  à  tomber  en  désuétude.  La  cha- 
pelle et  le  cimetière  où  l'on  enterrait  les  capots  n'ont  disparu 
qu'à  la  fin  du  siècle  dernier.  La  trace  des  cagots  est  plus  récente 
à  Lons,  village  situé  à  4  kilomètres  de  Pau,  où  se  voient  encore 
les  restes  de  l'ancien  hameau  des  réprouvés  consistant  en  cinq 
ou  six  maisons  délabrées  dont  deux  seulement  sont  habitées.  Ce 
hameau  est  situé  à  1  kilomètre  du  bourg  au  haut  de  la  côte  deous 
cagotz  et  le  sentier  abrupt  qui  y  mène  s'appelle  encore  «  camin 
deous  cagotz.  » 

(4)  SCnéchaussée  de  Morlàas,  t.  III,  folio  i48,  Archives  des  Basses-Pyré- 
nées. 


-162  — 
Si  du  Béarn  nous  passons  dans  la  Bif^orre,  nous  trouverons  des 
traces  nombreuses  des  anciennes  communautés  de  cagots  dans  la 
poétique  vallée  d'Argelès  et  ses  ramifications. 

«  En  Terranère  et  Mailhoc 
Que  soiin  lous  grands  cagotz. 
En  Andurans  et  Canarie 
Qu'ey  la  gran  cagoterie.  » 

J'eus  la  bonne  fortune  de  rencontrer  à  Argelès  un  vieillard  de  80 
ans  dont  la  mémoire  était  encore  fraîche  et  qui  me  servit  de  cicé- 
rone en  mes  excursions.  Cet  homme  était  d'Aucun  dont  dépend 
précisément  le  hameau  de  Terranère,  cité  dans  le  couplet  saty- 
rique  qui  précède.  A  quelques  kilomètres  d'Argelès  et  sur  la  route 
des  Eaux-Bonnes  on  s'engage  dans  le  val  d'Azun  qui  n'est  qu'une 
ramification  de  la  vallée  d'Argelès. 

Aux  approches  d'Aucun  et  à  8  kilomètres  d'Argelès,  on  ren- 
contre à  main  gauche  un  chemin  vicinal  dont  l'entrée  est  marquée 
par  deux  grands  peupliers  placés  dans  un  petie  espace  lozangique 
qui  porte  le  nom  de  houssats  deoûs  cagots  —  fosses  des  Cagots. 
C'est  leur  ancien  cimetière  abandonné  depuis  un  siècle.  En  conti- 
nuant par  ce  chemin,  vous  franchissez  un  torrent  appelé  le  Gave 
d'Azun  et  vous  êtes  dans  un  hameau  dont  les  premières  maisons 
sont  délabrées  et  en  partie  abandonnées,  mais  qui  en  présente 
ensuite  quelques-unes  de  plus  confortables.  C'est  Terranère  ex- 
clusivement occupé  jadis  par  des  charpentiers,  aujourd'hui  par 
des  cultivateurs,  sauf  deux  ou  trois  familles  qui  ont  conservé  le 
métier  de  leurs  ancêtres.  La  population  ne  se  compose  d'ailleurs 
que  de  huit  ménages  qui  ne  sont  pas  tous  sans  croisement. 

Je  commence  ma  visite  par  la  doyenne  du  village,  «  la  mère 
des  cagots,  »  comme  dit  mon  cicérone,  titre  qu'elle  ne  mérite  d'ail- 
leurs que  pour  son  âge,  car  c'est  une  vieille  fille.  J'admire  en  elle 


—  163  — 
les  restes  d'une  beauté  qui  a  survécu  aux  injures  du  temps  ;  des 
yeux  bleus,  un  nez  long  et  droit,  un  visage  ovale,  une  peau  bien 
blanche  et  une  taille  svelte,  malgré  ses  70  ans.  Nous  retrouvons 
ces  mêmes  caractères  chez  un  voisin,  presque  du  même  âge,  tan- 
dis que  sa  femme  est  une  petite  brune  à  l'œil  fauve  (n"  3  de  Té- 
chelle  chromatique).  Cette  femme  a  le  lobule  de  l'oreille  petit, 
mince  et  complètement  adhérent,  tandis  que  son  mari  l'a  normal 
et  bien  détaché.  Cependant  l'un  et  l'autre  sont  de  purs  cagots 
d'après  mon  cicérone  qui  les  connaît  depuis  leur  enfance.  —  Je 
rencontre  une  autre  femme  de  même  type  dans  une  autre  ménage. 
Bref,  les  types  brun  et  blond  se  présentent  ici  en  nombre  àpeu  près 
égal  et  avec  leurs  caractères  distinctifs,  le  deuxième  étant  plus 
grand  et  plus  fort  que  le  premier. 

Je    n'ai  noté    aucune   diathèse    organique  parmi   ces  gens, 
tandis  que  j'ai  aperçu  quelques  goitres  à  Argelès  et  à  St-Savin. 

Ce  village,  célèbre  par  son  ancienne  abbaye  et  par  le  tombeau 
du  saint  à  qui  elle  doit  sa  fondation,  est  situé  dans  une  autre  rami- 
fication de  la  grande  vallée  d' Argelès.  Les  villages  de  la  Rivière  de 
St-Savin  formaient  au  moyen  âge,  sous  la  présidence  de  l'abbé, 
une  petite  république  où  les  femmes  avaient  voix  délibérative  tout 
comme  les  hommes.  C'était  un  gouvernement  peu  onéreux  que 
celui  de  l'abbé  :  l'épaule  droite  de  chaque  sanglier  tué  dans  la 
vallée,  un  quintal  de  truites  du  lac  de  Gaube  et  deux  fromages  par 
tète  de  berger  formaient  toute  sa  hste  civile.  Ajoutez-y  seulement 
un  bouquet  offert  à  chaque  grande  procession  par  la  plus  jolie 
fille  d'Argelez  que  le  bon  père  payait  d'un  «  haiser  de  paix  ». 
N'a-t-il  pas  mérité  que  Bertin  célébrât  dans  ses  vers  : 

«  Le  bon  dîner,  la  courte  messe 
Du  bon  abbé  de  Saint-Savin  »  I 

Pour  si  modeste  que  fut  le  tribut,  ce  seigneur  modèle  savait 


—  164  — 

défendre  ses  administrés;  ce  que  ne  font  pas  toujours  des  gouver- 
nants beaucoup  plus  chers.  A  preuve  la  terrible  vengeance  qu'il 
tira  des  gens  de  la  vallée  d'Aspe  qui,  au  XIV«  siècle,  se  permet- 
taient de  butiner  son  territoire  (1). 

L'abbé  de  St-Savin  n'était  pas  moins  attentif  à  sauvegarder  la 
santé  de  ses  sujets  que  leurs  propriétés.  Aussi  le  voyons-nous 
défendre  aux  capots  que  l'efficacité  des  bains  sulfureux  de  Cau- 
terets  contre  les  maladies  de  la  peau  attirait  de  loin,  de  se  baigner 
avec  ou  avant  les  autres  (2). 

Les  Cagots  entendaient  la  messe  à  l'abbaye  en  se  tenant  à  la 
porte  de  l'église  où  l'on  voit  encore  la  trace  de  leur  bénitier  à 
l'extérieur.  C'est  une  petite  excavation  de  forme  semi-circulaire 
pratiquée  dans  le  mur.  —  Il  ne  reste  plus  aujourd'hui  à  St-Savin 
que  le  souvenir  de  ces  hommes,  mais  ils  ont  encore  quelques  des- 
cendants au  hameau  voisin  de  Mailhoc,  composé  de  cinq  maisons 
dont  une  est  déserte  depuis  une'  vingtaine  d'années.  Le  site  char- 
mant de  ce  hameau  lui  mériterait  plus  de  faveur  :  il  est  ombragé 

(1)  Voyez  dans  Lous  priviledges  franquesses  et  libertats...  de  la  mon- 
taigne  et  val  d'Aspe,  page  Al,  comment  finit  cette  affaire  merveilleuse  que 
nous  ne  racontons  point  parce  qu'elle  est  étrangère  k  notre  sujet,  —  Le  docu- 
ment est  du  l^r  juin  1348.  (Imprimé  à  Pau  chez  Jérôme  Dupoux  M.DC.XGIV.) 

(2)  L'an  mil  six  cent  quarante  sept  et  le  9^  jour  de  May  a  la  requête  du  Ré- 
vérend Père  Don  Hugues  Calmet  religieux  réformé,  vicaire  général  au  monastère 
de  St-Savin,  ordre  de  St-Benoît,  en  Lavedan,  les  consuls  du  dit  lieu  de  St-Savin, 
sur  les  plaintes  qui  ont  été  faites  audit  R.  P.  vicaire  général,  que  différentes 
sortes  de  capots  ou  gézitains  se  rendent  aux  bains  de  Cautères  dans  la  catane 
appelée  des  Capots  et  se  sont  licenciés  de  se  dire  maîtres  au  Petit  bain  et  de  s'y 
baigner  quand  bon  leur  semble,  croyant  y  avoir  quelque  droit,  ce  qui  n'est  pas, 
et  qui  ne  leur  est  permis  que  par  pure  charité  ;  lesdits  consuls,  pour  mettre 
ordre  aux  abus  et  aux  mauvais  déportements  des  Capots,  de  quel  pays  et  canton 
que  ce  soit,  ont  ordonné  que  d'ors  en  avant  lesdits  capots  ne  se  baigneront  au 
petit  bain  du  bas  du  dit  Cautères,  de  nuit  ou  de  jour,  qu'après  que  les  autres  se 
seront  baignés,  à  peine  d'un  petit  écu  pour  chaque  fois  qu'ils  contreviendront,  la 
moitié  au  profit  du  dit  vicaire  général  et  l'autre  moitié  des  consuls  de  la  dite 
rivière  de  St-Savin,  etc....  [Arch.  des  B.  Pyrénées.  Clergé  régulier  H.  68.) 


-  105  — 

de  grands  arbres  et  entouré  de  gras  pâturages  ;  les  montagnes 
qui  l'encadrent  sont  à  pente  douce  et  couvertes  de  cultures 
jusqu'à  une  grande  hauteur.  Il  possédait  avant  la  Révolution  une 
petite  chapelle  à  l'usage  de  ses  habitants,  tous  cagots.  J'y  ai 
visité  la  famille  d'un  tisserand,  composée  de  l'homrne  et  de  la 
femme,  âgés  d'une  soixantaine  d'années,  et  de  leurs  fils.  Ce  sont 
des  sujets  au  teint  clairet  aux  yeux  bleus,  de  taille  moyenne  et  de 
traits  réguliers,  comme  on  en  voit  beaucoup  en  Bigorre,  particu- 
lièrement dans  la  vallée  d'Aure. 

Argelès  avait  autrefois  un  quartier  de  cagots  situé  sur  la  hau- 
teur qui  domine  l'église  et  la  ville,  et  oii  se  trouve  aujourd'hui 
l'hôpital.  C'est  Canarie  dont  parle  la  chanson,  mais  où  l'on  ne 
trouve  plus  que  de  pauvres  gens  venus  de  tous  côtés.  —  Quant 
à  Andurayis^  ce  n'est  plus  qu'une  grande  ferme  appartenant  à  un 
propriétaire  d' Argelès. 

Nous  n'avons  pas  visité  les  cacous  bretons,  mais  le  docteur 
Mauricet  fils,  de  Vannes,  dans  une  note  qu'il  a  bien  voulu  remet- 
tre à  M.  Rozenzweig  à  notre  intention,  donne  sur  eux  les  quelques 
renseignements  que  voici  :  <i  Les  cacous  s'allient  entr'eux  ;  ils 
habitent  des  faubourgs  presque  toujours  appelés  Madeleine  ;  le 
plus  souvent  ils  sont  cordiers  de  profession,  vivant  seuls,  séparés 
des  habitants,  mal  vus.  Ils  ont  un  caractère  méfiant  et  taciturne. 
Encore  à  présent  on  dirait  qu'ils  s'étonnent  qu'on  pénètre  dans 
leur  domicile,  et  leurs  yeux  fiKes,  presque  sauvages,  ne  vous 
quittent  plus  de  regard.  Leurs  habitations  sont  malsaines,  leur 
alimentation  insuffisante,  leurs  mariages  consanguins  :  autant  de 
causes  étiologiques  pouvant  expliquer  la  diathèse  scrofuleuse  et 
souvent  scorbutique  qu'ils  présentent.  Ils  sont  sujets  à  des  affec- 
tions cutanées  dans  la  paume  des  mains,  de  la  nature  du  lichen 
agrius  et  dues,  je  crois,  à  leur  profession.   Un  grand  nombre 

m'ont  semblé,  autant  qu'on  en  peut  juger  sans  prendre  de  me- 

11 


—   16(3    - 

sures,  avoir  l;i  lête  ronde,  presque  brachycéphale  »  (1).  Ce  der- 
nier caractère  est  celui  des  Bretons  en  général  (2). 

Il  est  temps  de  tirer  des  conclusions  de  cette  longue  revue    ■ 
anthropologique.  Nous  dirons  donc  :  Si   les  cagots  basques  sont 
basques;  les  cagots  béarnais,  béarnais;  et  les  cagots  bretons,  bre- 
tons par  leurs  caractères  physiologiques;  alors  ils  ne  forment  et 
n'ont  jamais  formé  une  race,  mais  une  caste. 

La  linguistique  vient  à  l'appui  de  cette  conclusion ,  puisque  les 
parias  dont  nous  avons  tracé  l'histoire,  en  quelque  province  de 
France  et  d'Espagne  qu'ils  habitent,  n'ont  aucun  idiome  particu- 
lier, mais  parlent  la  langue  de  leurs  voisins.  Il  semble,  dit  un 
philologue  de  profession,  M.  W.  Webster,  que  ni  Cordier  ni 
Francisque  Michel  n'ont  pris  en  considération  qu'il  n'existe  aucune 
trace  d'une  langue  particulière  aux  cagots.  On  ne  note  pas  même 
la  moindre  différence  de  prononciation  dans  l'idiome  de  la  popu- 
lation ambiante  qui  est  aussi  le  leur.  Ce  serait  une  circonstance 
bien  remarquable  qu'une  race  étrangère,  isolée  de  la  population 
ambiante  par  les  barrières  d'une  proscription  sévère,  ait  si  tota- 
lement oublié  la  langue  de  ses  ancêtres  qu'il  n'en  reste  pas  la 
moindre  trace  ni  dans  son  langage  habituel  ni  dans  les  documents 
les  plus  anciens  et  qu'elle  ait  appris  la  langue  de  ses  voisins  de 
manière  à  la  parler  aussi  bien  qu'eux,  même  chez  les  Basques, 
dont  la  langue  est  si  totalement  différente  de  toute  autre  langue 
européenne  »  (3). 

Avant  de  terminer  ce  chapitre,  nous  croyons  devoir  signaler 
un  autre  résultat  de  notre  enquête  physiologique,  résultat  d'une 

(1)  Lettre  datée  de  Vannes,  le  19  février  1876. 

(2)  Sur  la  classification  et  la  nomenclature  craniologiques diaprés  les 
indices  céphaliques^  par  M.  Paul  Broca,  in  Revue  d'Anthropologie,  T.  l*', 
P.  385,  an.  1872. 

(5)  Quelques  Observations  sur  les  Cagot$,  par  W.  Webster,  in  Bullet.  de 
la  Société  Ramon.  1867,  2«  livraison,  P.  S9. 


—  167  — 

haute  importance  au  point  de  vue  social  :  c'est  que  les  mariages 
consanguins  n'ont  pas  eu  ici  les  effets  pernicieux  qu'on  leur  a  attri- 
bués d'une  façon  beaucoup  trop  absolue  (1). 

Les  parias  du  midi  comme  ceux  de  l'ouest  se  sont  mariés  à 
tous  les  degrés  de  parentage,  sauf  ceux  qui  constituent  l'inceste, 
depuis  le  XIII"  siècle  jusqu'à  nos  jours,  au  point  quelescagots 
comme  les  cacous  se  traitaient  entr'eux  de  cousins.  Notre  siècle 
a  vu  les  premières  exceptions  à  cette  règle,  laps  de  temps  tout- 
à-fait  insuffisant,  croyons-nous,  pour  que  l'infusion  d'un  sang 
étranger  ait  pu  retremper  toute  une  population  si  elle  avait  été 
abâtardie  par  six  siècles  d'alliances  consanguines.  —  Nous  n'in- 
sisterons pas  davantage  sur  une  question  incidente  dans  le  sujet 
que  nous  traitons,  mais  tant  de  fois  agitée  contradictoirement 
que  nous  ne  pouvions  nous  dispenser  d'indiquer  au  moins  les 
résultats  d'une  expérience  séculaire  au  milieu  d'une  population 
nombreuse  et  vivant  d'ailleurs  dans  des  conditions  très-diverses. 
Là  où  les  conditions  hygiéniques  sont  restées  mauvaises,  la  race 
est  abâtardie,  et  partout  où  elles  sont  bonnes,  nous  trouvons  une 
population  saine  et  robuste,  quelle  que  soit  d'ailleurs,  dans  l'un 
et  l'autre  cas,  la  nature  des  alliances  qui  perpétuent  les  familles. 

(1)  Cf.  Boudin,  médecin  en  chef  de  l'hôpital  St-Martin.  «  Du  croisement 
des  races  et  des  espèces.  Ch  l""".  Nécessité  du  croisement  des  familles  »  iii 
Mémoires  delà  Société  d'Anthropolog.  T.  !*•'.— Francis  Devay.  Traité  spé- 
cial d'hygiène  des  familles.   2'  édit.,  p.  276,  Paris  1838. 


CHAPITRE  VII 
ORIGINE  DES   CAGOTS   ET  DE  LEURS  CONGENERES 


L'identité  de  condition  des  parias  dont  nous  avons  tracé  l'his- 
toire est  telle  qu'il  semble  à  priori  que  leur  origine  doive  être 
commune  ;  autrement  dit,  que  les  mêmes  circonstances  ont  dû 
présider  à  leur  exclusion  de  la  société.  Par  conséquent,  le  même 
système  doit  servir  à  la  solution  d'un  problème  qui  est  commun 
à  tous  ;  et  par  ce  seul  fait  qu'une  hypothèse  est  incapable  de  rendre 
raison  de  l'existence  des  parias  de  telle  ou  telle  province,  elle 
doit  être  rejetée  ou  tenue  au  moins  pour  suspecte.  Examinons 
donc  à  ce  point  de  vue  les  principaux  systèmes  qui  ont  joui 
à  tour  de  rôle  de  la  faveur  du  pubUc  (i). 

(1)  Nous  disons  les  principaux  systèmes  et  non  pas  toutes  les  hypothèses; 
lar  nous  laissons  de  côté  celles  qui  se  présentent  comme  une  simple  fantaisie, 
une  intuition  personnelle,  s-ins  aucune  espèce  dr.  preuve  a  l'appui.  Telles  sont 
celles  de  Court  de  Gébclin,  de  Walkenaër,  de  Cazenave  de  la  Roche,  etc.  —  Le 
premier  suppose  que  les  Cagots  sont  les  restes  d'une  population  qui  a  précédé  les 
Can'.abres  dans  les  Pyrénées  et  les  Bretons  dans  l'Armorique;  le  deuxième  que  ce 
sont  les  descendants  des  chrétiens  de  la  primitive  Eglise;  le  troisième  que  c'étaient 
des  pellagreiix.  Relativement  à  cette  dernière  opinion,  qui  a  été  exposée  dans  le 
Bulletin  de  la  Société  des  Sciences  de  Pau  (t.  3,  p  209),  nous  nous  contente- 
rons d'observer  que  les  Cagots  sont  antérieurs  de  plusieurs  siècles  à  l'introduction 
du  maïs  en  France,  et  que  cette  graminée  n'est  point  cultivée  en  Bretagne.  Or,  il 
est  reconnu  depuis  les  travaux  de  Costallat  et  de  Roussel,  dont  les  conclusions  ont 


—  170  — 

Le  plus  répandu,  le  plus  populaire  dans  le  midi  de  la  France, 
est  celui  qui  fait  descentire  les  Gagots  des  Goths  ;  mais  il  n'a 
d'autre  fondement,  comme  le  dit  Marca,  que  la  consonnance 
des  noms. 

S'il  est  un  peuple  conquérant  qui  laissa  des  ferments  de  haine 
et  de  vengeance  parmi  les  populations  de  l'Aquitaine  et  de  la  Sep- 
timnaie,  ce  furent  les  Francs  pour  leurs  expéditions  dévastatrices 
depuis  Clovis  jusqu'à  Simon  de  Monfort. 

«  La  conquête  des  provinces  méridionales  et  orientales  de 
la  Gaule  par  les  Wisigoths  et  les  Burgondes,  dit  Aug.  Thierry, 
fut  loin  d'être  aussi  violente  que  celle  du  Nord  par  les  Franks.... 
C'était  par  des  négociations  réitérées  plus  encore  que  par  la  force 
des  armes  qu'ils  avaient  obtenu  leurs  nouvelles  demeures.  A  leur 
entrée  en  Gaule  ils  étaient  chrétiens  et  quoiqu'appartenant  à  la 

secte  arienne  ils  se  montraient  en  général  tolérants 

Impatronisés  sur  les  domaines  des  propriétaires  gaulois,  ayant 
reçu  ou  pris  à  titre  d'hospitalité  les  deux  tiers  des  terres  et  le  tiers 
des  esclaves,  ils  se  faisaient  scrupule  de  rien  usurper  au-delà. 
Ils  ne  regardaient  point  le  Romain  comme  leur  colon,  comme  leur 
lite,  mais  comme  leur  égal  en  droits  dans  l'enceinte  de  ce  qui 
lui  restait Avant  l'époque  où  se  développa  chez  eux  l'intolé- 
rance du  fanatisme  arien,  les  Wisigoths,  maîtres  de  tout  le  pays 
situé  entre  le  Rhône,  la  Loire  et  les  deux  mers,  joignaient  un  égal 
esprit  de  justice  à  plus  d'intelligence  et  de  goût  pour  la  civilisa- 
tion.... Le  successeur  du  fameux  Alaric,  Ataiilf,  qui  transporta 
sa  nation  d'Italie  dans  la  province  Narbonnaise  exprimait  d'une 

été  approuvées  par  l'Académie  des  sciences  et  celle  de  médecine,  que  la  pellagre 
est  causée  par  un  champignon  microscopique,  le  vcrdet,  qui  attaque  le  grain  dans 
les  années  liumides  et  se  mêle  k  la  farine  de  maïs  dans  la  mouture.  De  plus,  la 
pellagre  se  révèle  par  des  troubles  graves  des  fonctions  digestives  et  cérébrales  qui 
conduisent  les  malades  a  la  folie  et  au  suicide,  ce  qui  n'a  jamais  été  noté  chez 
les  Cagots. 


à 


—  171  — 
manière  naïve  et  forte  ses  sentiments  à  cet  égard,  en  des  termes 

qui  nous  ont  été' conservés  par  un  écrivain  du  v''  siècle  (1) 

Ces  idées  élevées  de  gouvernement,  cet  amour  de  la  civilisation 
dont  l'empire  romain  était  alors  l'unique  modèle,  furent  conservés, 
mais  avec  plus  d'indépendance  par  les  successeurs  d'Ataûlf. 
'  Leur  cour  de  Toulouse,  centre  de  la  politique  de  tout  l'occident, 
intermédiaire  entre  la  cour  impériale  et  les  royaumes  germa- 
niques, égalait  en  politesse  et  surpassait  peut-être  en  dignité 
celle  de  Gonstantinople.  C'étaient  des  Gaulois  de  distinction  qui 
entouraient  le  roi  des  Wisigoths  quand  il  ne  marchait  pas  en 
guerre.  Le  roi  Eurik  avait  pour  conseiller  et  pour  secrétaire 
l'un  des  rhéteurs  les  plus  estimés  de  ce  temps  et  se  plaisait 
à  voir  les  dépèches  écrites  sous  son  nom  admirées  pour  la  pureté 
et  les  grâces  du  style.  Ce  roi,  l'avant  dernier  de  ceux  de  la 
même  race  qui  régnèrent  en  Gaule,  inspirait  aux  esprits  les  plus 
éclairés  et  les  plus  délicats  une  admiration  véritable.  » 

Sidoine  Apollinaire,  poète  gallo-romain  du  v"  siècle,  a  tracé 
en  des  vers  tout  empreints  de  ce  sentiment  le  tableau  de  la  cour 
d'Euric. 

c(  Si  de  ce  tableau  ou  de  celui  de  la  cour  de  son  successeur 
Théodorik  II  tracé  en  prose  par  le  même  écrivain,  on  passe  aux 
récits  originaux  du  règne  de  Glovis,  il  semble  que  l'on  s'enfonce 
dans  les  forêts  de  la  Germanie  »  etc.  (2). 

Le  dernier  roi  fut  Alaric  IL  Si  nous  consultons  sur  son  compte 
ne  tome  vii^  de  VHistoire  ecclésiastique  par  l'abbé  Fleury , 
nous  y  verrons  tout  le  bien  que  ce  prince  arien  fit  à  ses  sujets 
catholiques.  Sous  ses  auspices  les  évêques  du  Midi,  parmi  lesquels 
ceux  d'Oloron  et  de  Beneharnum,  se  réunissent  dans  la  ville  d'Agde 

(1)  Cf.  Paul  Orose  :  Hist.  liv.  vu,  apud  Script,  ver.  gallic,  et  francic, 
t.  1"  p.  598. 

(2)  Augustin  Thierry  :  Lettre  \i^  sur  VHistoire  de  France.  Œuvres  com- 
plètes, t.  V  [).  80  et  suiv,  de  la  11^  édition.  Fume,  Paris,  18o6. 


—  172  — 

et  ouvrent  leurs  séances  par  une  prière  pour  Alaric,  leur  très 
glorieux  seigneur,  lequel  consent,  entr' autres  grâces,  à  ce  que 
les  esclaves  affranchis  soient  placés  sous  la  protection  des  évo- 
ques. Ce  prince  fit  mieux  encore,  il  donna  à  ses  sujets  gallo- 
romains  un  code  de  lois  particulier  tiré  de  l'ancien  droit  romain 
et  qu'il  fit  publiera  Aire  en  50G  par  son  chancelier  Anian,  après 
l'avoir  soumis  à  l'acceptation  des  évoques  et  des  noljles.  C'est 
ce  hréviaire  d' Anian  qui  a  servi  de  base  à  tous  les  fors  pyré- 
néens au  moyen-âge.  Il  était  si  goûté  des  populations  méridio- 
nales que,  deux  siècles  et  demi  après  sa  promulgation,  la  ville 
de  Narbonne  n'ouvrait  ses  portes  à  Pépin  le  Bref  qu'à  la  con- 
dition de  conserver  ses  lois  gothes  (d). 

«  Ainsi,  dit  Augustin  Thierry,  les  maux  de  l'envahissement  se 
guérissaient  par  degrés;  les  cités  relevaient  leurs  murailles,  l'in- 
dustrie et  la  science  reprenaient  de  l'essor,  le  génie  romain  repa- 
raissait dans  ce  pays  où  les  vainqueurs  eux-mêmes  semblaient 
abjurer  leur  conquête.  Ce  fut  alors  que  Chlodowig,  chef  des 
Franks,  parut  sur  les  bords  de  la  Loire.  L'épouvante  précédait 
son  armée  ;  on  savait  qu'à  leur  émigration  de  Germanie  en  Gaule, 
les  Franks  s'étaient  montrés  cruels  envers  la  population  gallo- 
romaine.  Les  anciens  habitants  des  deux  Aquitaines  se  joignirent 
aux  troupes  des  Goths  pour  la  défense  du  territoire  envahi.  Ceux 
du  pays  montagneux  qu'on  nommait  en  latin  Arvernia  et  que 
nous  nommons  Auvergne,  s'engagèrent  dans  la  même  cause  ». 
Ils  étaient  commandés  par  Sidoine  Apollinaire,  le  fils  de  l'histo- 
rien et  poète  gallo-romain  du  même  nom.  «  Mais  le  courage  et  les 
efforts  de  ces  hommes  de  races  diverses  ne  prévalurent  pas  contre 
les  haches  des  Franks  ni  contre  le  fanatisme  des  Gaulois  septen- 
trionaux excités  par  leurs  évêques,  ennemis  des  Goths,  qui  étaient 
Ariens.  Une  multitude  avide  et  féroce  se  répandit  jusqu'aux  Pyré- 
(1)  Cf.  Reinaud  :  Invasions  des  Sarrazins  en  France,  p.  84. 


—  173  — 
nées,  détruisant  et  dépeuplant  les  villes  (1).  Elle  se  partagea  les 
trésors  du  pays,  l'un  des  plus  riches  du  monde,  et  repassa  la 
Loire,  laissant  des  garnisons  sur  le  territoire  conquis  (2).  » 

Voilà  donc  les  Goths  défaits  et  leur  roi  tué  à  Vouillé;  mais  en 
perdant  l'Aquitaine,  ils  ne  furent  pas  pour  cela  chassés  des 
Gaules  :  la  Septimanie  leur  restait,  c'est-à-dire  le  territoire  étendu 
des  sources  de  la  Garonne  jusqu'au  Rhône  et  à  la  Méditerranée, 
qu'ils  gardèrent  encore  plus  de  deux  siècles.  —  Leurs  compatrio- 
tes de  la  Noverapopulanie  pouvaient  donc  s'y  réfugier  plutôt  que 
de  subir  le  joug  honteux  qu'on  suppose,  sans  aucune  raison, 
avoir  été  le  lot  de  leurs  descendants  sous  le  nom  de  Cagots.  Ils 
pouvaient  plus  facilement  encore  passer  en  Espagne  où  les  Wisi- 
goths  étaient  si  bien  indigénisés  que  quand  ce  pays  fut  conquis 
par  les  Arabes  en  môme  temps  que  la  Septimanie,  au  commence- 
ment du  viii*^  siècle,  ce  furent  eux  qui,  réfugiés  dans  la  région 
montagneuse  des  Asturies,  de  la  Galice  et  de  la  Navarre,  for- 
mèrent le  noyau  de  ce  qui  est  devenu  peu  h  peu  le  royaume 
d'Espagne.  L'histoire  de  Pelage  et  de  ses  héroïques  compagnons 
témoigne  assez  de  l'auréole  glorieuse  qui  a  toujours  entouré  le 
nom  des  Wisigoths  dans  la  Péninsule  Ibérique.  Il  n'en  était  pas 
autrement  dans  le  midi  de  la  France.  Aussi  François  de  Bellefo- 
rest,  annaliste  du  royaume  de  France  sous  Charles  ix,  parlant 
des  opinions  qui  commençaient  à  avoir  cours  de  son  temps  sur 
l'origine  des  Cagots,  s'exprime-t-il  de  la  façon  suivante  :  «  D'au- 
tres dient  que  ce  sont  les  restes  des  Goths  demeurés  en  Gas- 
coigne,  mais  c'est  fort  mal  parlé,  car  la  plupart  des  maisons 
d'Aquitaine  et  d'Espaigne,  voire  les  plus  grandes,  sont  issues  des 

(1)  Et  Pyrenœos    montes   usque urbes  et   castella   subruens,   municipia 

quoque  depopulans.  proedani  innumerabilem  et  spolia  multa  suis  militibus  œqiiè 
dispertiens  (Boriconis  Gest.  Franc,  apud  Script,  rer.  (fallic.  et  frarfic. 
T.  3,  p.  18.)  Note  d'Aug.  Thierry, 

(2)  Aug.  Thierry  :  Dix  ans    d'études  historiques  ch.   xm  P.    270. 


—  IT'i  — 
Goths,  lesquels,  longtemps  avant  le  Sarrazinisme,  avoient  reçu  lu 
religion  catholique  pour  quitter  l'arianisme  »  (1).  En  eftet,  ceux 
qui  supposent  gratuitement  que  les  derniers  Wisigoths  de  France 
furent  placés  dans  un  état  d'abjection  par  la  population  indigène 
en  haine  de  l'arianisme,  ne  réfléchissent  pas  que  le  catholicisme 
était  devenu  leur  religion  officielle  depuis  l'abjuration  de  Récarède 
au  concile  de  Tolède  en  589.  Un  historien  navarrais,  le  père 
Joseph  de  Moret.  ajoute  à  ce  propos  que  toute  la  nation  des  Goths 
embrassa  la  religion  du  prince  (2). 

Une  preuve  que  l'origine  gothique,  loin  d'être  une  flétris- 
sure, était  un  titre  d'honneur  en  notre  pays,  au  xiii»  siècle,  se 
trouve  dans  le  passage  suivant  de  V Histoire  du  Languedoc  par 
Dom  Vaissette  (3):  «  La  province  produisit  dans  ce  siècle  (au  xin") 
deux  célèbres  historiens,  scavoir  :  Rigord,  religieux  de  St-Denis, 
auteur  de  la  vie  de  Philippe  Auguste,  lequel  se  qualifie  Goth  de 
naissance  et  physicien  ou  médecin  de  profession,  et  Guillaume  de 
Puylaurens,  chapelain  de  Raymond  vu,  comte  de  Toulouse  «. 

Il  faut  donc  renoncer  à  une  hypothèse  historique  qui  a  toutes 
les  probabilités  contr'elles  et  pas  un  texte  en  sa  faveur. 

La  deuxième,  en  ordre  de  date  comme  en  rang  d'importance, 
est  celle  qui  fait  descendre  les  Cagots  des  Sarrazins.  Nous  avons 
vu  avec  quelle  énergie  et  quel  bon  sens  un  historien  espagnol  la 
repousse  en  ce  qui  concerne  les  parias  de  son  pays.  Voyons  si 
elle  a  été  mieux  reçue  des  historiens  français  compétents. 

«  Nous  rejetons  l'opinion  de  ceux  qui  ont  rattaché  aux  invasions 
sarrazines  la  classe  d'hommes  établis  dans  la  Rigorre  et  dans  les 

{i)  La  Cosmographie  universelle  de  lout  le  monde,  pai'  Fiançois  de 
Belleforest,  gentilhomme  commingeois.  —  De  la  Gascoigne  ressortant  à 
Bourdeaux,  1  vol.  in-8°,  Paris  1379, 

(2)  «  Toda  la  nacion  de  los  Godos  abrazo  la  religion  del  principe  ».  Annales 
del  reyno  de  Navarra,  Pampiona.  1684,  tômî  l^*",  p.  77 

(3)  T.  5  in-if-,  liv.  26.  p.  533.  Puis,  175*. 


—  175  — 

contrées  voisines  des  Pyrénées  et  qu'on  appelle  Cagots.  Les 
Cagots  qui  ont  subsisté  jusqu'à  ces  derniers  temps,  formaient  une 
classe  à  part  et  passaient  pour  être  en  proie  à  des  maladies  con- 
tagieuses. Le  savant  Marca  suppose  qu'ils  étaient  un  reste  de 
Sarrazins.  Cette  opinion  est  insoutenable,  et  on  pourrait  tout  au 
plus  rattacher  les  Cagots  à  ce  grand  nombre  de  peuplades  éparses 
en  Bretagne,  en  Auvergne  et  ailleurs,  sous  les  noms  de  Caqueux, 
Cacous,  Capots,  etc.  »  (1).  Le  savant  orientaliste  que  nous  venons 
de  citer  établit  clairement,  dans  le  cours  de  son  ouvrage,  que  les 
Sarrazins  faits  prisonniers  par  les  chrétiens  étaient  la  propriété 
de  leurs  capteurs  qui  s'en  servaient  ou  les  vendaient  à  leur  guise  ; 
mais  que  s'ils  venaient  à  accepter  le  baptême,  ils  sortaient  ipso 
facto  de  la  condition  servile  pour  entrer  dans  la  classe  libre 
sans  la  moindre  déconsidération.  Les  chrétiens  ne  dédaignaient 
même  pas  les  alUances  de  famille  avec  les  Musulmans  dans  les 
provinces  où  ceux-ci  avaient  acquis  droit  de  cité  par  la  conquête. 
Au  temps  de  Charlemagne,  ce  genre  d'alliances  était  fort  com- 
mun (2). 

D'ailleurs  pas  un  des  auteurs  anciens,  arabes  ou  chrétiens, 
dont  M.  Reinaud  a  compulsé  les  écrits,  ne  parlent  de  débris  des 
armées  sarrazines  prétendument  restés  dans  les  Pyrénées,  comme 
le  suppose  Marca,  Dans  l'hypothèse  de  cet  auteur  nous  devrions 
avoir  d'autant  plus  de  chance  de  rencontrer  des  parias  dans  les 
principaux  défilés  des  Pyrénées,  que  nous  remonterions  plus 
loin  le  cours  des  ans.  Eh  bien,  le  plus  ancien  dénombrement 
de  la  population  du  Béarn,  en  1385,  n'en  mentionne  pas  encore 
dans  la  vallée  d'Aspe. 

Le  simple  bon  sens  suffirait  du  reste  à  repousser  l'idée  que  des 

(1)  Invasions  des  Sarrazins  en  France,  par  M.  Reinaud,  membre  de 
l'Institut,  conservateur  adjoint  des  manuscrits  orientaux  de  la  bibliothèque  royale 
etc.  i  vol.  in-8o  p.  304.  Paris,  1836. 

(2)  Id.  p.  119. 


—  176  — 

gens  honnis,  persécutés,  bafoués  en  raison  de  leur  origine  sarra- 
zine,  seraient  restés  dans  les  Pyrénées  quand  ils  n'avaient  qu'un 
pas  à  faire  pour  rentrer  dans  les  rovii urnes  musulmans  et  floris- 
sants de  la  Péninsule. 

Nous  devons  donc  abandonner  cette  hypothèse  historique  pour 
les  mômes  raisons  que  nous  avons  rejeté  la  précédente. 

M.  Francisque  Michel  a  pris  une  position  nouvelle  dans  la  ques- 
tion (1).  Il  pense  que  les  parias  de  France,  tant  des  Pyrénées  que 
de  Bretagne,  et  même  ceux  du  nord  de  l'Espagne,  sont  les  des- 
cendants des  réfugiés  espagnols  qui  suivirent  l'armée  de  Charle- 
magne  dans  cette  mémorable  retraite  où  périt  le  fameux  Roland. 
—  Or,  voici  quelles  furent  les  conséquences  de  cette  retraite  ra- 
contées par  l'historien  des  «  Invasions  des  Sarrazins  ». 

«  Après  le  départ  de  Charlemagne,  la  plupart  des  villes  qui 
s'étaient  abaissées  sous  son  autorité  secouèrent  le  joug.  Les  Sar- 
razins surtout  se  regardèrent  comme  humihés  de  cette  soumission 
et  pour  se  venger  ils  tournèrent  leur  efforts  contre  les  chrétiens 
de  leur  voisinage.  Ceux-ci  se  retirèrent  en  haut  des  montagnes 
ou  au  fond  des  vallées  et  s'y  défendirent  avec  leurs  haches  et 
leurs  faulx.  Mais  beaucoup  de  personnes  riches  ne  pouvant  plus 
se  maintenir  dans  leurs  biens  furent  obligés  de  s'expatrier  et 
vinrent  demander  un  asyle  à  Charlemagne.  Il  existait  alors,  aux 
environs  de  Narbonne,  de  vastes  campagnes  qui  avaient  été  plu- 
sieurs fois  ravagées  par  les  guerres  précédentes  et  qui  se  trou- 
vaient désertes.  Ce  prince  distribua  ces  campagnes  aux  réfugiés, 
leur  imposant,  pour  toute  charge,  le  service  militaire.  Il  paraît  que 
parmi  ces  réfugiés  il  y  avait  des  musulmans  devenus  chrétiens, 
c'est  du  moins  ce  qu'indique  leurs  noms.  —  Plusieurs  réfugiés 
devinrent  dans  la  suite  des  personnes  importantes.  Il  existe  encore 
des  familles  illustres  qui  font  remonter.) usqu'à  eux  leur  origine  »('2). 

(1)  Cf.  Hist.  des  races  maudites,  t.  I'",  chapitre  v. 

(2)  Reinaiid  :  op.  dl.  p.  97- 


—  177  — 

On  se  demande  après  cela ,  quel  rapport  il  peut  y  avoir  entre 
les  descendants  des  réfugiés  espagnols  du  viii*  siècle  et  les  parias 
que  nous  connaissons.  M.  Francisque  Michel  a  cru  trouver  les 
traces  de  leur  déchéance  dans  les  capitulaires  impériaux  qu'il  cite 
et  qu'il  a  tirés  de  la  collection  de  Baluze.  Le  premier,  de  Charlema- 
gne,  en  faveur  des  émigrés  qui  ont  été  admis  à  défricher  et  à 
peupler  des  terres  désertes  dans  la  Septimanie  et  la  marche  de 
Gothie  (Catalogne  et  Roussillon)  en  toute  propriété  et  sans  autre 
charge  qu'un  service  militaire  pour  la  garde  des  frontières,  est 
adressé  à  Béru,  comte  de  Barcelone  et  duc  de  Septimanie,  goth  de 
naissance,  à  Gauselme,  comte  de  Roussillon,  à  Giselafred,  comte 
de  Garcassonne,  à  Odilon,  comte  de  Bézalu  dans  la  Marche 
d'Espagne,  à  Ermanga,  comte  d'Empurias,  à  Adémar,  comte  de 
Gironne,  à  Leibulf,  comte  de  Narbonne  ou  d'Arles  (1). 

La  deuxième  charte,  de  Louis-le-Débonnaire  et  de  la  l""*  année 
de  Sun  règne,  concerne  les  Espagnols  réfugiés  en  Septimanie  et 
dans  la  Marche  d'Espagne  qui  se  sont  affranchis  du  pouvoir  des 
Sarrazins  pour  se  soumettre  au  sien,  de  leur  libre  et  plein  gré.  C'est 
pourquoi  il  veut  qu'il  soit  connu  de  tous  qu'il  a  reçu  ces  hommes 
sous  sa  protection  et  sauvegarde,  et  décidé  de  les  tenir  en  liberté. 
Il  veut  que  leurs  terres  soient  tenues  à  titre  d'alleu  {adprisio)  (2). 

Louis-le-Débonnaire,  dans  une  charte  datée  des  ides  de  février 
et  d  ?  la  3*  année  de  son  règne,  rappelle  et  confirme  les  dispo- 
sitions précédentes  en  faveur  de  ceux  qui  sont  venus  s'établir, 
dit-il,  sous  la  protection  de  son  père  ou  sous  la  sienne,  et  de  ceux 
qui,  fuyant  le  joug  des  Sarrazins,  pourraient  y  venir  plus  tard. 
Il  ordonne  qu'il  en  soit  dressé  sept  copies  semblables  pour  être 

(1)  C'est  M.  F.Michel  lui-même  qui  a  pris  soin  de  désigner  les  fonctions  de 
ces  personnages  dont  les  noms  seuls  figurent  dans  la  charte  datée  du  4  des  nones 
d'aviil  de  l'an  812.  Cf.  Cap.  reg.  franc,  editore  Steph.  Baluzio,  t.  l«r,  col,  499. 

(2)  Cf.  Capitul  reg.  franc,  éd.  Step.  Baluzi«,  t.  1«',  col.  549. 


—  17«  — 

expédiées  dans  les  villes  de  Narbonne,  (Jarcassonne,  Roussillon, 
Empurias  (en  Catalogne),  Barcelone,  Girone  et  Béziers  (3).  Enfin, 
il  existe  un  mandement  de  Charles-le-Chauve,  du  19  mai  de  l'an 
844,  en  faveur  de  quelques  Espagnols  réfugiés  dans  le  comté  de 
Béziers  qui  demandaient  à  ce  prince  de  leur  confirmer  les  pos- 
sessions que  Charlemagne  et  Louis-le-Débonnaire  leur  avaient 
anciennement  accordées  (4). 

On  ne  voit  pas  du  tout  comment  les  protégés  des  empereurs 
Francs  ont  pu  devenir  des  Cagots.  Sans  doute,  comme  le  fait 
observer  M.  F.  Michel,  certains  passages  des  chartes  montrent 
que  les  concessions  de  terres  et  les  privilèges  dont  ils  avaient  été 
gratifiés  leur  ont  été  disputés  par  des  seigneurs  du  pays  et 
même  par  les  plus  puissants  d'entr'eux  qui  cherchaient  à  oppri- 
mer les  petits  ;  sans  doute  l'insistance  même  des  empereurs  à 
rappeler  aux  comtes  des  frontières  les  premières  ordonnances 
prouve  que  celles-ci  n'ont  pas  toujours  été  bien  exécutées  ;  mais 
aucun  des  arguments  de  l'auteur  en  question  ne  saurait  résister 
à  cette  objection  que  les  vieux  titres  sur  lesquels  il  s'appuie, 
outre  qu'ils  n'établissent  pas  la  déchéance  des  hommes  libres 
pour  lesquels  ils  sont  faits,  sont  adressés  partout  ailleurs  que  dans 
les  pays  où  l'histoire  nous  montre  plus  tard  les  Cagots.  Pas  une 
charte  n'est  adressée  en  Novempopulanie  et  en  Aquitaine,  pas 
une  en  Navarre,  pas  une  Bretagne.  Quel  exode  imaginera  donc 
l'auteur  pour  faire  arriver  ses  Espagnols  en  Bretagne  ?  Et  cette 
lacune  de  trois  siècles  qui  s'écoulent  entre  les  capitulaires  impé- 
riaux et  la  première  apparition  d'une  vraie  classe  de  parias  dans 
l'occident  de  l'Europe,  qu'ils  soient  nommés  chrestians  ou  gafos 
ou  cacou.s,  M.   F.   Michel  déclare  lui-même  qu'il   renonce  à  la 


(3)  Cf.  Capitul.  reg.  franc,  éd.  Step.  Baluzio,  t.  l'r,  Col.  569. 

(4)  .Jd.  id.  t.  2,  Col.  nu. 


I 


—  179  — 

combler.  Disons  donc  que  de  toutes  les  hypothèses  imaginées  la 
sienne  est  une  des  moins  probables. 

Nous  ne  serons  point  aussi  sévère  pour  le  système  qu'il  nous 
reste  à  examiner,  celui  qu  i  donne  aux  Cagots  les  Albigeois  pour 
ancêtres.  Le  lecteur  sait  déjà  que  cette  opinion  est  très  ancienne; 
qu'elle  a  été  partagée  par  une  partie  d'entr'eux  ou  tout  au  moins 
par  les  rédacteurs  de  la  requête  à  Léon  X  ;  que  ce  pape  et  ses 
mandataires,  sans  se  prononcer  sur  les  motifs  de  l'exclusion 
du  droit  commun  dont  se  plaignent  les  requérants,  mais  statuant 
seulement  sur  le  fait,  font  droit  à  leurs  réclamations.  Quoique 
l'église  ne  lève  aucune  censure,  probablement  parce  que  la  filia- 
tion des  Albigeois  ne  lui  paraissait  pas  bien  établie,  et  qu'elle 
redresse  seulement  de  justes  griefs,  le  fait  est  grave  et  mérite 
d'autant  plus  d'être  pris  en  considération  qu'il  date  du  commen- 
cement du  xvi"  siècle. 

Mais,  il  serait  bien  étrange,  étant  donnée  une  pareille  origine, 
que  la  terrible  inquisition  d'Espagne  n'eut  jamais  eu  h  faire  le 
procès  d'aucun  agot.  Or,  Llorente,  l'auteur  prolixe  de  l'Histoire 
de  l'Inquisition  d'Espagne,  n'en  cite  pas  un  seul.  Cette  considé- 
ration n'arrête  pas  M.  Schmidt,  auteur  d'une  histoire  très  estimée 
des  Albigeois.  Il  dit  que  «  à  partir  du  xm*  siècle  la  secte  cathare 
disparut  du  midi  de  la  France  à  moins  qu'il  ne  soit  permis  d'en 
reconnaître  les  descendants  dans  les  malheureux  cagots.  Il  est 
vrai  que  nulle  tradition  dualiste  (1)  ne  paraît  s'être  conservée 
parmi  eux,  mais  abandonnés  des  ministres  qui  les  avaient  ensei- 
gnés, surveillés  de  près  par  l'Inquisition,  les  pénitents  perdirent 
peu  à  peu  le  souvenir  de  leur  ancien  culte  »  (2). 

(1)  La  croyance  dualiste  ou  manichéenne  k  deux  principes  personnifiés  du  bien 
et  du  mal  se  paitagcant  le  gouvernement  du  monde  après  l'avoir  créé,  chacun 
pour  sa  part,  constituait  la  principale  erreur  des  Cathares  ou  Albigeois. 

(2)  Histoire  des  Cathares  ou  Albigeois,  par  Schmidt  professeur  à  la  faculté 
de  thétlogie  de  Strasbourg,  2  vol.  Paris,  chez  Cherbuliez,  \Sid. 


—  1«0  — 

Le  sort  des  pénitents  avait  lieaucoup  d'analogie  avec  celui  que 
nous  avons  reconnu  appartenir  aux  cagots.  Séparés  des  fidèles, 
avec  lesquels  il  leur  était  interdit  de  communiquer,  portant  dans 
le  dos  une  grande  croix  rouge  cousue  sur  la  casaque,  ils  occu- 
paient à  l'église  une  place  à  part  où  le  curé  venait  les  compter 
chaque  dimanche.  Au  moyen  âge  ce  que  l'Eglise  retranchaitde  son 
sein  (1),  l'Etat  le  retranchait  du  monde.  Le  terrible  axiome  :  «  Hors 
de  l'Eglise  point  de  salut  »  était  applicable  dès  ce  monde.  Les 
ordonnances  de  St-Louis  ont  un  mot  qui  exprime  la  condition 
de  l'hérétique,  il  est  faydit  (2),  réfractaire  de  la  société  religieuse 
et  politique  ;  ses  biens  sont  confisqués,  sa  maison  est  démolie, 
lui-même  est  mis  à  mort  ou  immuré  dans  un  in  jmce,  à  moins 
qu'il  n'abjure  et  ne  fasse  une  pénitence  publique  ;  mais  quoique 
pénitent  il  est  exclu  des  fonctions  pubUques  et  incapable  d'ester 
en  justice.  Ses  fils  et  petits-fils  suivront  son  sort,  mais  à  la  troi- 
sième génération  sa  famille  est  réhabilitée. 

Dans  une  Dissertation  sur  les  Albigeois  que  nous  avons  con- 
sultée aux  manuscrits  de  la  Bibliothèque  nationale,  nous  y  avons 
trouvé  établie  «  sous  l'autorité  du  P.  Reynerius  qui  avait  esté  luy- 
mesme  evesque  parmi  les  hérétiques  »  la  classification  que  voici: 
«  Les  cathares  avaient  quatre  différentes  sortes  d'ordres  :  du  pre- 
mier étaient  ceux  qu'ils  appelaient  évesques,  du  deuxième  ceux 
qu'ils  appelaient  fiUus  major,  du  troisième  ceux  qu'ils  appelaient 
filius  minor,  du  quatrième  et  dernier  les  diacres  :  quant  à  ceux 

(1)  Décréta  generalis  concilii  lateranensis....  contra  hsereses  Catharorum 
quos  Valdenses  et  Âlbigenses  alii  appellant,  sub.  Innocentio  Papa  m  summo 
pontifice  De  hœreticis  :  Caput  3,  F.  «  Saneclerici  non  exbibeant  liujus  niodi 
pestilentibus  ecclesiastica  sacramenta  nec  cos  christianœ  prœsumant  sepuUurœ 
tradere  nec  eleemosynas  aut  oblationos  eoruni  accipiant. 

{Concilia  generalia  et  provincialiu,  t.  vii.  Pars  2  p.  307). 

(2)  L'auteur  anonyme  d'une  dissertation  que  nous  allons  citer  fait  venir  ce  rao 
de  faydosum  employé  dans  la  loi  salique. 


—  181  — 

qui  n'étaient  point  admis  à  aucun  de  ces  quatre  ordres  ils  étaient 
appelés  simplement  Chrestiens,  Chresiiani  et  Chrislians  »  (1). 

Mais  il  n'est  établi  nulle  part,  pas  plus  dans  cette  dissertation 
qu'ailleurs,  à  notre  connaissance  du  moins,  que  les  catholiques 
fissent  aux  hérétiques  l'honneur   de  les  désigner  par  ces  noms. 

Ils  les  appelaient  plutôt  les  Bons-hommes^  nom  que  leur  don- 
nent quelquefois  les  inquisiteurs  eux-mêmes  dans  les  registres 
qu'ils  nous  ont  laissés. 

Il  est  vrai  que  les  catholiques  étaient  peu  nombreux  dans 
le  midi.  Au  chapitre  dernier  qui  sert  de  conclusion  à  l'œuvre 
dont  nous  venons  de  citer  un  passage,  on  lit  que  «  outre  les  héré- 
tiques généralement  connus  en  Languedoc  sous  le  nom  d'Albigeois, 
cette  province  était  d'ailleurs  remphe  de  plusieurs  manières 
de  gens  qui,  bien  qu'ils  ne  fussent  pas  hérétiques  de  créance, 
n'étaient  guère  moins  méchants.  En  effet,  il  y  avait  1°  les  catho- 
liques fidèles  et  orthodoxes  qui  estaient  en  fort  petit  nombre; 
2°  ceux  qui  n'estaient  pas  hérétiques  de  créance,  mais  fauteurs, 
protecteurs  et  défenseurs  des  hérétiques;  3"  les  faydits  qui  étaient 
ennemis  pubhcs  de  l'état  et  de  l'église;  4"  les  hérétiques  en  général 
soit  Ariens,  Manichéens,  Vaudois,  Bonshommes,  5°  les  routiers 
c'est-à-dire  tous  soldats  aventuriers;  les  autres  estaient  les  juifs 
en  assez  grand  nombre.  » 

Eh  bien  ;  c'est  précisément  le  petit  nombre  de  catholiques 
restés  fidèles  à  l'église  romaine  et  l'innombrable   quantité  des 

(1)  Dissertation  sur  la  différence  des  hérétiques  généralement  appelés 
Albigeois,  avec  un  discours  sommaire  de  tout  ce  qui  a  été  fait  pour 
l'extinction  de  ces  hérétiques  (sans  nem  d'auteur  ni  date)  dans  la  collection 
Baluze,  cote  375.  Manuscrits  de  la  biblioth,  nat.  îi  Paris.  L'auteur  ne  se  nomme 
pas,  mais  il  renvoie  pour  les  détails  sur  la  guerre  des  Albigeois  à  son  histoiie 
des  ducs,  marquis  et  comtes  de  Narbonne.  11  est  postérieur  à  Catel  et  à  Marca 
ou  leur  contemporain,  car  il  les  cite,  et  comme  son  manuscrit  s'est  trouvé  dans 
les  papiers  de  Baluze,  on  peut  en  inférer  qu'il  vivait  dans  la  deuxième  moitié 
du  xvii«  siècle. 

12 


—  182  — 

hérétiques  ou  de  leurs  partisans  qui  nous  empêcherait  de  voir 
en  ceux-ci  l'origine  d'une  caste  maudite  relativement  peu  nom- 
breuse, quant  même  nous  n'aurions  pas  de  bonnes  raisons  pour 
la  trouver  ailleurs.  L'hérésie  n'est  point  une  honte  quand  elle 
est  partagée  par  une  population,  j'allais  dire  une  nation,  presque 
tout  entière.  Il  n'y  a  pas  de  doute,  d'après  le  témoignage  des 
historiens  de  l'époque,  Guillaume  de  Puy-Laurens,  l'abbé  de  Vaux- 
cernay  et  le  chroniqueur  anonyme  de  Toulouse  (1)  que  ceux-là 
même  qui  gardaient  la  foi  catholique  ne  fussent  de  cœur  avec 
les  Bons-liommes  de  la  langue  d'Oc  contre  Rome  et  les  guerriers 
de  la  langue  d'Oil. 

Je  n'en  excepterai  pas  même  le  Béarn  dont  le  vicomte  Gaston  VI 
combattit  à  Muret  à  côté  de  Pierre,  roi  d'Aragon,  de  Raymond- 
Roger,  comte  de  Foix,  et  de  Raymond,  comte  de  Toulouse.  Ce  vi- 
comte de  Béarn  fut  excommunié  ainsi  que  ses  routiers,  mais  il  se 
réconcilia  peu  avant  sa  mort  avec  l'Eglise,  moyennant  une  péni- 
tence publique  et  la  cession  des  seigneuries  de  Ste-Marie  et  de 
Moumour  aux  évêques  d'01oron(2). 

Dans  la  kirielle  de  noms  sous  lesquels  les  hérétiques  furent 
désignés  et  qui  se  trouve  au  chapitre  iv  de  la  dissertation  déjà 
citée,  je  trouve  ceux  de  Navarrais,  Arragonais  et  Basques, 
«  à  raison,  dit  l'auteur,  de  ce  que  les  troupes  de  gens  de  guerre 
estaient  composées  de  toutes  ces  diverses  nations,  gens  perdus 
et  qui  à  bien  dire  n'avaient  point  de  religion  ».  C'étaient  autre- 
ment dit  des  routiers. 

Aux  massacres  désordonnés  de  la  guerre  succéda  la  répression 
légale  et  régularisée  de  l'inquisition.  Des  communes  entières  in- 
fectées du  venin  de  l'hérésie ,  abjurèrent  en  masse  et  comme 

(1)  Histoire  des  Albigeois  in  Collection  des  historiens  de  France,  de 
Duchesne,  t.  v  :  Mémoires  relatifs  à  l'Histoire  de  France,  t.  xiii  ;  Preuves 
justificatives  de  l'Hist.  de  Languedoc,  par  doni  Vaisselle. 

(2)  Marca,  op.  cit.  p.  S09-S29. 


—  183  — 

un  seul  homme,  en  se  soumettant  à  toutes  les  rigueurs  de  la 
pénitence.  Ce  n'est  pas  là  encore  que  nous  pourrions  trouver 
la  source  des  petites  communautés  de  parias  parquées  dans  un 
coin  des  villes,  ou  disséminées  dans  la  campagne  aux  abords  des  vil- 
lages de  Gascogne,  de  Navarre  et  de  Béarn,  fort  peu  dans  le  Langue- 
doc, où  nous  devrions,  en  telle  hypothèse,  les  rencontrer  surtout. 
Mais  il  y  avait  des  âmes  plus  fières  ou  plus  aveugles  qui  refusaient 
à  tout  prix  de  se  courber  sous  le  joug  de  l'orthodoxie  romaine 
et  qui  pour  se  soustraire  aux  yeux  de  lynx  de  l'inquisition  se  réfu- 
giaient dans  les  forêts  et  les  cavernes  :  la  grotte  du  Mas  d'Azil 
est  une  de  celles-ci.  Les  archives  de  l'inquisition  de  Carcassonne  (1) 
nous  apprennent  que  l'inquisiteur  Geoffroy  d'Abluses  chargea 
les  Dominicains  de  prendre  toutes  les  mesures  nécessaires  pour 
poursuivre  les  restes  des  hérétiques  Albigeois  dans  les  forêts 
où  ils  se  cachaient,  de  les  traquer  comme  des  bêtes  fauves  et 
de  faire  arrêter  dans  les  villes  les  suspects  et  fauteurs  d'hérésie. 
—  Philippe-le-Bel  par  une  ordonnance  du  19  novembre  1305, 
ratifia  cet  ordre  à  ses  officiers  royaux  et  manda  aux  sénéchaux 
de  Toulouse  et  de  Carcassonne  d'empêcher  toute  résistance  aux 
inquisiteurs.  Philippe-le-Long  confirma  les  ordres  de  son  père. 
A-t-il  pu  se  faire  alors  que,  devant  cette  chasse  à  l'homme,  les 
proscrits  du  Languedoc  soient  venus  à  la  dérobée  chei-cher  les  uns 
après  les  autres  un  asile  dans  les  vallons  reculés  des  Pyrénées  ? 
L'ombrage  de  nos  forêts,  les  mystérieux  abris  de  nos  montagnes 
et  plus  que  tout  cela  la  complicité  bienveillante  de  nos  popu- 
lations ont-ils  suffi  pour  dérober  à  la  mort  quelques  infortunés  ? 
La  chose  n'est  pas  impossible,  mais  ce  qui  l'est  tout-à-fait,  c'est 
que  les  faydits  y  soient  arrivés  en  assez  grand  nombre  pour  y  pro- 
pager leur  postérité  sous  leur  nom  hérétique  de  christians.  Certes 
l'Inquisition  n'eut  point  souffert  et  le  vicomte  de  Béarn  n'eut  point 

(1)  Collection  Doat  :  xxxiv  folio  83. 


—  184  — 

osé  tolérer  une  pareille  émigration.  S'ils  avaient  abjuré  l'hérésie, 
ce  n'était  pas  la  peine  de  sortir  du  Languedoc  ;  et  s'ils  persistaient 
dans  leur  erreur,  le  vicomte  de  Béarn  n'eût  osé  ni  pu  les  couvrir 
de  son  égide. 

Et  cette  communauté  des  gaffets  de  Bordeaux  qui  en  1277 
et  1300  recevait  des  legs-pies,  quand  les  bûchers  de  l'inquisition 
fumaient  encore  ;  étaient-ce  donc  des  hérétiques  convertis?  Et  ces 
cacous  de  Bretagne  et  du  Maine,  comment  les  faire  venir  des 
Albigeois?  Autant  vaudrait-il  les  faire  descendre  des  Sarrazins 
ou  des  Wisigoths  qui  n'y  ont  jamais  mis  les  pieds. 

Non  :  la  guerre  des  Albigeois  et  le  tribunal  de  l'inquisition  ont 
accumulé  ruines  sur  ruines,  arrosé  la  terre  de  sang  et  fait  répandre 
des  torrents  de  larmes  ;  mais  nous  ne  les  rendrons  pas  respon- 
sables de  la  malédiction  qui  a  pesé  sur  les  Parias  de  France 
et  d'Espagne. 

II 

Nous  croyons  avoir  déjà  établi  historiquement  que  les  anciens 
gafos,  gafets,  chresliaas  et  cacous  étaient  des  lépreux. 

Il  nous  suffira,  pour  dégager  cette  vérité  de  la  pénombre  où  le 
conflit  des  opinions  a  pu  la  plonger,  de  rappeler  au  lecteur  quel- 
ques-uns des  textes  déjà  cités. 

—  Le  dictionnaire  de  l'Académie  espagnole,  le  vieux  for  de 
Navarre,  le  Romancero  du  Cid  s'accordent  à  donner  au  mot  gafo 
le  sens  rigoureux  de  ladre  et  à  gafedad  celui  de  lèpre  ou  ladrerie. 

Aujourd'hui  encore  les  Portugais  qui  ont  le  mot  de  lepra  pour 
désigner  la  lèpre  en  général  appliquent  le  mot  de  gaferia  à  cette 
forme  particulière  que  nous  avons  décrite  succinctement  sous  le 
nom  de  lèpre  aphymatode  ou  anaisthétique,  à  l'instar  des  auteurs 
français  et  suédois  (1),  et  que  le  D""  Antonio  Gomez,  de  Lisbonne, 

(1)  Gazenave  et  Schédel,  Danielssen  et  Boëk. 


—  185  — 

décrit  de  la  façon  suivante  :  «  Eléphantiasis  sans  tubercules, 
amaigrissement  de  la  région  métacarpienne,  contracture  et 
déformation  des  doigts,  crevasses  ou  larges  ulcérations  aux  extré- 
mités, etc  »  (1;. 

Le  professeur  Silva  Beirao  fait  la  même  distinction  dans  son 
Mémoire  sur  l'Eléphantiasis  des  Grecs,  inséré  dans  les  Mémoires 
de  l'Académie  des  sciences  de  Lisbonne,  de  l'année  1854. 

Que  les  noms  de  gafo  et  de  gafet  aient  été  appliqués  au  moyen- 
âge  à  certains  lépreux  plutôt  qu'à  d'autres  ;  à  ceux  dont  la  mala- 
die tordait  les  mains  (comme  l'étymologie  du  mot  l'indique),  mais 
ne  causait  pas  de  tubercules  hideux  au  visage  et  dont  la  marche 
était  plus  lente;  il  n'importe  :  c'étaient  toujours  des  lépreux, 
comme  le  sont  aujourd'hui  les  Portuguais  atteints  de  gaferia. 

Aussi,  la  coutume  de  Marmande,  rédigée  en  1396,  emploie-t-elle 
alternativement  l'un  pour  l'autre  les  termes  de  gafets  et  de 
lehros  (2j.  Les  hôtes  de  S'-Nicolas-des-Gahets,  Eglise  et  Hospice 
fondés,  au  xiii'  siècle,  par  le  chapitre  de  S'-André  de  Bordeaux, 
sont  appelés  leprosi  dans  un  censier  de  1437  vu  et  cité  par  F. 
Michel  :  «  Leprosi  burdigalenses  pro  ecelesiâ  S^'-Nicholai  et  pro 
vineis  quœ  sunt  circà  ecclesiam  :  XVI  solidi.  » 

Les  gafets  réunis  en  communautés  [communals  et  maysons)  à 
Bordeaux  et  autres  villes  de  la  province  dès  les  xiii''  etxW  siècles, 
reçoivent  des  legs-pies  comme  en  recevaient  alors  les  lépreux 
partout. 

Leur  communauté  pourvue  d'une  chapelle  particulière  et  en- 
tourée de  vignes  et  de  jardins,  est  placée  sous  l'autorité  du  cha- 
pitre de  l'église- cathédrale  àBayonne  comme  à  Bordeaux.  —  Que 
faut-il  donc  encore  pour  reconnaître  en  ces  gens  des  lépreux  et 

(1)  Essai  dermatographique^àr  le  d'"  B.-Ant.  Go.iiez,  P.  120. 

(2)  118...  Cuni  losgaffets  no  deven  entrai-  en  la  vila  sino  lo  dilus.  Et  plus  esla- 
blirenque  los  dits  Icbros  noderaorian  en  la  vila,  etc...  (V.  au  chap  m  de  notre  livre.) 


-  186  — 
dans  leurs  communautés  des  maladreries?  —  Il  est  vrai  que  ceux 
de  Bayonne  sont  appelés  christians;  mais  ce  mot  s'appliquait 
aussi  auxgafets  du  Bordelais,  comme  l'indique  le  procès- verbal  de 
l'incendie  de  la  chrestianerie  de  Sauveterre  par  les  pastoureaux, 
en  1320,  et  comme  le  dit  formellement  une  ordonnance  des  jurats 
de  Bordeaux  du  xvi*  siècle,  par  laquelle  «  il  est  statué  qu'aucun 
de  ceux  que  l'on  nomme  Chrestiens  et  Chrestiennes  ou  autrement 
dit  Gahets,  de  quelque  lieu  qu'il  soient,  ne  pourront  sortir  de  leurs 
maysons,  etc »(■!). 

Quelle  apparence  y  a-t-il  que  les  chrestiàas  du  Béarn  et  de  la 
Navarre  fussent  différents  ?  Aucune.  Les  fors  particuliers  parlent 
desmézegs  et  le  for  général  qui  les  remplace  en  1388,  traite  dans 
les  mêmes  termes  des  crestiàas.  Or,  le  doute  n'est  pas  permis 
sur  la  valeur  du  mot  mézeg  :  il  correspond  au  français  mézeau, 
lépreux.  De  même,  dans  les  vieux  titres  de  la  Navarre,  au  mot 
gafos  succèdent  ceux  de  miseles,  crisfdanos  et  agotes. 

Le  nom  de  Christian,  cristiaa  ou  crestiaa,  c'est-à-dire  chrétien  (2), 
est  un  pieux  euphémisme  qui  a  la  même  origine  que  celui  de 
ladre.  Les  lépreux  sont  souvent  appelés  pauperes  Christi  et  pau- 
peres  S'-^-Lazari  dans  les  vieux  titres  ;  ce  qui  devait  nécessaire- 
ment se  dire  en  français  pauvres  du  Christ  et  pauvres  de  S'- 
Ladre.  De  même  qu'on  en  est  venu  à  dire  simplement  les  ladres, 
on  aura  dit  aussi  par  abréviation  les  christians.  Il  faut  savoir  encore 

(1)  Le  mot  Galiet  n'est  autre  que  la  forme  nouvelle  de  gafet,  transformation 
parallèle  \i  celle  que  subirent  k  la  même  époque  beaucoup  de  mots  des  langues 
romanes. 

(2)  L'absence  de  l'H  dans  creslia  ne  fait  rien  a  l'affaire.  Les  mots  Christ  et 
chrétien  s'écrivaient  autrefois  Crist  et  creslien  en  Français  comme  aujourd'hui, 
Cristo  et  cristiano  en  Espagnol.  Les  anciens  fors  du  Bi?arn  écrivent  Xjnstiaas 
aussi  bien  pourdésign3r  les  chrétiens  en  général  que  pour  nommer  les  parias  dont 
nous  nous  occupons.  «  Tôt  testimonis  es  valicios  sol  que  sia  Xristiaa  et  de 
hona  fama.  Tout  témoin  est  valable  pourvu  qu'il  soitchrétien  et  de  bonne  réputa- 
tion. »  {For  de  Morlàas  ;  art.  i43.) 


—  187  — 

qu'au  moyen-âge  on  appelait  christiani  donatieichrestiens  douais 
ceux  qui  se  donnaient,  corps  et  biens,  à  l'église  ou   plutôt  aux 
abbayes.  On  trouve  une  foule  de  contrats  de  ce  genre  dans  les 
cartulaires  du  x^  au  xii«  siècles,    concernant  des  gens  qu'une 
épreuve  physique  ou  morale  portait  à  se  retirer  du  monde.  Ainsi, 
en  1090,  Raymond,  fils  de  Loup  de  Beaulieu,  se  trouvant  atteint 
de  lèpre,  livre  sa  terre  à  S'-Pierre  et  accepte  sa  vie  durant  l'au- 
mône du  pain  et  du  vin  au  monastère  de    S'-Pierre   {Cartidaire 
de  La  Réole ^  foYio  13,  in.   ArcJnves,  Hist.   de  la  Gironde.   T.   V. 
P.  123).  Voilà  un  vrai  chrétien  donat.  Sans  doute,  le  plus  grand 
nombre  des  lépreux  n'avaient  à  donner  aux  abbayes  que  leur 
personne,  quand  on  voulait  bien  s'en  charger,  mais  en  ce  cas  ils 
payaient  l'hospitalité  par  quelque  service  qui  fut  en  leurs  moyens, 
comme  la  garde  des  bestiaux  et  quelque  petite  culture.    Ils  deve- 
naient, par  le  fait,  et,  suivant  leur  condition  antérieure,  des  serfs 
ou  seulement  des  hommes  (homines  conditioiiales)  de  l'abbaye,  et 
étaient  distingués  par  le  nom  de  pauperes  christi,  pohres   chris- 
tians  en  gascon  ;  tandis  qu'on  appelait  fratres    donati,    frères 
donats,  ceux  qui,  plus  favorisés  des  dons  de  la  fortune,  avaient 
enrichi  le  couvent  de  leur  patrimoine  et  y  occupaient,  en  consé- 
quence, le  rang  de  frères.  Quand,  le  nombre  des  lépreux  aug- 
mentant,  on  fonda  des  maladreries,    les  hôtes  infortunés,  des 
abbayes  passèrent  avec  leur  nom  dans  ces  asyles  dont  l'église  avait 
la  garde  et  souvent  même  la  propriété.  Mais,  il  n'y  avait  pas  des 
léproseries  partout  ni  surtout  en  assez  grand  nombre  pour  rece- 
voir tous  ceux  qui  se  présentaient  ;  d'oîi  la  nécessité  de  faire  un 
choix  parmi  les  plus  malades  et  de  construire  pour  les  autres  des 
cabanes  aux  abords  des  villes  et  des  villages  qui  furent  appelées 
du  nom  de  leurs   habitants,    christianneries.    Nous  savons   par 
exemple  que  la  Basse-Navarre  n'avait  pas  de  maladrerie,  mais  que 
les  magistrats  étaient  tenus  d'élever,   aux  frais  des  habitants  de 


—  188  — 

chaque  bourg,  une  cabane  qui  put  servir  de  retraite  aux  lépreux 
qui  allaient  par  le  pays  demandant  l'aumône  {\). 

En  Béarn,  il  y  avait  trois  hôpitaux  de  lépreux  et,  en  outre,  des 
cabanes  dans  la  plupart  des  villes  et  villages  pour  les  moins 
malades  et  ceux  qui  étaient  simplement  suspects. 

La  manière  dont  les  crestiaas  étaient  distribués  sur  le  territoire 
lors  de  la  rédaction  des  plus  anciens  rôles  de  feux,  nous  reporte 
invinciblement  aux  règlements  relatifs  aux  lépreux.  En  parcourant 
ces  rôles,  nous  les  voyons  figurer  dans  un  grand  nombre  de 
villages  et  de  villes,  mais  presque  jamais  pour  plus  d'un  feu.  (2) 

(1)  V.  aucliap.  \'^'^,  en  note,  l'-articledu  for  de  la  Basse-Navarre  et  au  cliap.  V, 
l'art. du  for  de  la  Navarre  espagnole. 

(2)  Extrait  du  Dénombrement  général  des  maisons  de  la  vicomte  de 
Béarn  en  i385,  publié  pour  la  première  fois  sur  le  manuscrit  original  par  Paul 
Raymond,  archiviste  des  Basses-Pyrénées,  sous  le  titre  de  «  Le  Béarn  sous 
Gaston  Phœbus   »  Pau  1873. 

Ce  document  vraiment  précieux  no-is  donne  l'aii  e  de  l'établissement  des  chrestiaas 
en  Béarn  h  la  fin  du  XlV^  siècle  avec  d'autant  plus  de  fidélité  qu'il  est  du  aux 
agents  d'un  prince  qui,  comme  le  dit  Froissard,  «  voulait  savoir  tous  les  mois  que 
le  sien  devenait.  » 

A  Maslacq  :  —  l'ostau  deu  crestiaa.  Sus  :    —  l'ostau  deu   crestiaa. 


Loubieng, 

id. 

Lucq, 

id. 

Salies, 

id. 

Bastanès, 

id. 

&te-Suzanne, 

id. 

Lagor, 

id. 

Bellocq, 

id. 

Lahourcade, 

id. 

Bérenx, 

id. 

Os, 

id. 

Ramous, 

id. 

Pardies, 

id. 

Caresse, 

id. 

Abos, 

id. 

Sauveterre, 

id. 

Vielleségure, 

id. 

Rivehaute, 

id. 

Bastide-Villefranche  (la) 

id. 

Lo  Leu, 

id. 

Eysus, 

id. 

Navarrenx, 

id. 

Monenh, 

id. 

Méritein, 

id. 

Balansun, 

id. 

Castetbon, 

id. 

Lacq, 

id. 

Àudaux, 

id. 

Labaslide-Cézeracq, 

id. 

Laas, 

id. 

Dcnguin, 

id. 

Dognen, 

id. 

Bougarber, 

id. 

Araujuzon, 

id. 

Cescau, 

id. 

—  189  - 

Le  doute  n'est  pas  plus  permis  en  ce  qui  concerne  les  Cacous. 
Tous  les  dictionnaires  bretons  donnent  à  ce  nom  le  sens  de 
ladres.  L'ordonnance  citée  de  François  II  appelle  leurs  résidences 


Urdès  :  —  l'ostau  deu  cresliaa. 

Doazon,  id. 

Serres-Castet,  id. 

Montardon,  id. 

Buros  id. 

Navailles,  id. 

Sauvagnon,  id. 

Aubin,  id. 

Momas,  id. 

Bénéjac,  id. 

Espoey,  id. 

Assat,  id. 

Pau,  id. 

Artigueloutan,  id. 

.\rtigoulouve,  id. 

Arbus,  id. 

Saiespisse,  id. 

Oloron,    —   l'espitau  deu  Lorou 
lo  crestiaa. 

Ste-Marie-d"01oron,  —  l'espitau  deus 
malaus, 
lo  crestiaa. 

Moumour,  lo  crestiaa. 

Orin,  id. 

Préchacq-Josbaig.  id. 

Féaas,  id, 

Escout,  id. 

Précillon,  id. 

Estialescq,  id. 

Ledeuix,  id. 

Orins,  Herin  et  Audejos,     id. 

Lescar,  —  l'ostau  deûs  malaus  de  St- 
Laze, 
l'ostau  deu  chresti'aa. 

Artlicz.  -  l'ostau  de  Bertran,  chrestiaa, 
l'ostau  de  Peyrot,  chrestiaa. 

Los  Jurats  deudit  loc  dixon  que  aven 


pagat  lo  toegatge  de  ccxi  foecs  vius  fore 
los  crestiaas  et  l'espitau  Je  Caubié. 
A  Sévignac,  —  l'ostau  deu  chrestiaa. 

Aubertin,  id. 

Aydie,  id. 

Tadouse,  id. 

Gerderest,  Monassut  et 

Audirac,  id.  • 

r.embeye,  id. 

Séméac,  id. 

Simacourbe,  id. 

Juillac,  id. 

Cadillon.  id. 

Arricau,  id. 

Conchez,  id. 

Montanei,  id. 

Bentayou,  id. 

Castanhède,  id. 

Moniy,  id. 

Ger,  id. 

Morlàas,  (borc-nau  de)  —  l'ostau  deu 
chrestia  ; 

l'espitau  deus  malaus  ; 
l'espitau. 

La  Renie,  lo  chrestiaa. 

Bouillon,  id. 

Garos,  —  l'ostau  deu  chrestiaa. 

Lestelle,  id. 

Montaut,  id. 

Gan,  id. 

Buzy,  id. 

Lescun, —  l'espitau  d'Astau?? 

Aydus        id.         id.  dePeyrenère?? 

Orthez,  —  l'espitau  de  la  Trinitat. 
l'espitau  de  St-Gili, 
l'espitau  deiis  crestiaas. 


—  190  — 
maladreries.  La  chanson  publiée  par  Hersart  de  la  Villemarqué 
non-seulement  établit  la  synonimie  de  caqueux  et  de  lépreux  (1), 
mais  encore  décrit  les  caractères  de  la  lèpre  crustacée  d'Alibert  : 
l'éruption  de  bulles  pour  commencer,  puis  la  formation  des 
écailles,  l'infection  de  l'haleine,  etc. 

Mais  à  partir  de  la  deuxième  moitié  du  xiv*  siècle,  quand  l'élé- 
phantiasis  disparaît  à  peu  près  de  notre  pays,  les  Cacous  comme 
les  Gahets  et  les  Chrestiàas,  cessent  d'être  des  lépreux  confirmés 
et  deviennent  simplement  des  suspects  et  des  ladres  blancs,  soit 
en  raison  de  leur  généalogie,  soit  pour  des  symptômes  équivoques, 
comme  disaient  alors  les  médecins,  et  qui  consistaient  en  diffé- 
rentes dartres  et  autres  affections  cutanées,  particulièrement  la 
lèpre  blanche  qui,  à  partir  du  xv«  siècle,  se  substitua  de  plus  en 
plus  à  l'éléphantiasis,  vraie  lèpre  du  moyen-âge  (2).  Voilà  qui 
nous  explique  comment  les  Chrestiàas  figurent  dans  le  recense- 
ment du  Béarn  en  1385,  à  côté  des  éléphantiasiques  ou  vrais 
ladres  qui,  eux,  étaient  sans  doute  confinés  dans  les  trois  léprose- 
ries que  possédait  alors  le  pays.  C'est  ainsi  que  nous  avons  vu 
figurer  à  Lescar  Vostaiï  deus  malaus  de  St-Laze  à  côté  de  Vostaïi 
deu  chrestiàa,  et  à  Oloron  comme  à  Morlàas,  Vespitau  deus  ma- 
laus l'hôpital  des  lépreux  entre  Vespitau,  hôpital  général,  et 
Yostaii  deu  chrestiàa,  le  logis  du  chrestiàa.  Toutefois,  ces  der- 
niers n'étaient  pas  absolument  sains  puisqu'on  prenait  des  pré- 
cautions pour  les  isoler  non-seulement  des  bien-portants,  mais 
même  des  malades  ordinaires  :  à  preuve  c'est  que,  dans  la  capi- 
tale, nous  voyons  leur  hôpital  spécial  Vespitau  deus  chrestiàas 
s'élever  à  côté  de  l'hôpital  général,  espitau  de  St-Gili,  et  de  celui 
annexé  à  l'église  de  la  Trinidat. 

(1)  Il  ne  savait  pas,  pauvre  jeune  homme,  qu'il  était  caqueux,  qu'il  était  lé- 
preux, etc....  V.  chap.  iv. 

(2)  La  lèpre  blanche  correspondait  a  la  Zeitcédes  Grecs,  au  tsarath  des  Hébreux, 
au  vitiligo  des  Latins,  au  bathor  et  albaras  des  Arabes. 


—  191  — 
C'était  la  sentine  de  la  ville  que  ce  quartier,  toutes  les  impuretés 
physiques  et  morales  s'y  trouvaient  réunies,  car  à  côté  de  ces 
trois  hôpitaux,  qu'y  voit-on?  Vostau  de  las  femmes  deiï  segle,  le 
logis  des  femmes  du  siècle  1 

Mais,  dira-t-on,  comment  ces  gens  malades  ou  malsains,  sui- 
vant toute  apparence,  pouvaient-ils  passer  avec  leur  vicomte 
Gaston  Phœbus  un  traité  pour  les  œuvres  de  charpente  du  châ- 
teau de  Montaner  et  faire  partout  ailleurs  des  travaux  de  ce 
genre?  Ceci  revient  à  demander  :  qu'était  donc  cette  lèpre  blan- 
che que  vous  dites  avoir  succédé  à  l'éléphantiasis  ?  Qu'étaient  au 
juste  ces  capots  ou  cagots  qui  succèdent  aux  vrais  lépreux? 

C'est  à  quoi  nous  allons  tâcher  de  répondre  aussi  clairement 
que  possible. 

Guy  de  Chauliac  en  sa  «  Grande  chirurgie  »  écrite  en  1363, 
traitant  des  signes  de  la  lèpre,  commence  par  les  ranger  sous  deux 
chefs  :  équivoques  et  univoques,  et,  après  avoir  décrit  ces  signes, 
il  en  fait  l'application  à  l'examen  des  lépreux  ou  de  ceux  qui  sont 
soupçonnés  de  l'être. 

«  Si  autem  multa  habet  signa  sequivoca  et  pauca  univoca  cas- 
satus  vocatur  vulgariter.  Et  taies  sunt  acriter  comminandi  quod 
stent  in  domibus  et  mantionibus  ipsorum  :  et  non  multum  se 
ingérant  cum  populo  quia  ingrediuntur  lepram  »  (i).  Ce  que  Lau- 
rent Joubert,  régent  de  Montpellier,  traduit  ainsi  :  «  Mais  s'il  a 
plusieurs  signes  équivoques  et  peu  d'univoques,  il  est  vulgaire- 
ment appelé  cassot  ou  capot,  etc..  »  (2). 

M"*  Simon  Mingueloussaux,  médecin  juré  de  Bordeaux,  traduit 
le  même  passage  de  la  façon  suivante  :  «  S'il  a  beaucoup  de  signes 

(1)  D.  N.  Guiclonis  de  Cauliaco  in  arte  medica  exercitatissimi  Chi- 
rurgia,  etc..  L'igduni.  An.  1372  et  1595. 

(2)  Laurent  Joubert  :  La  grande  chirnrgie  de  Guy  de  Chauliac^  restituée 
et  mise  en  français.  P.  420,  in-S»,  Tournon,  1619. 


—  192  —  ■; 

équivoques  et  quelques-uns  d'univoques,  il  le  faudra  mettre  au 
rang  des  Cagots  et  dire  fortement  à  ceux  de  cet  ordre  qu'ils  gar- 
dent bon  régime  de  vivre  qu'ils  se  fassent  traiter  par  les  méde- 
cins et  qu'ils  se  tiennent  séquestrés  du  monde  parce  qu'ils  sont 
dans  le  commencement  de  la  lèpre  ;)  (1). 

(1)  La  grande  chirurgie  de  maistre  Guy  de  Oiauliac,  traduite  nou- 
vellement en  français  par  maistre  Simon  Mingiielousaux,  k  Boiirdeaux,  1682, 
1  vol.  in-8",  li'e  édition,  2«  partie,  cliap.  2,  p.  465.  De  la  manière  de  faire 
l'examen  des  lépreux. 

L'importance  de  ce  passa^'e  pour  notre  sujet  nous  engage  k  le  donner  en  note 
in  extenso  : 

«  On  faira  dépouiller  et  mettre  à  nud  la  personne  qu'on  examine,  on  observera 
la  couleur  de  sa  peau,  si  elle  est  terne,  si  elle  est  salie  de  quelque  galle,  si  elle 
a  des  aspretez  et  des  inégalité/. ,  on  regardera  la  substance  de  la  chair,  on  pren- 
dra garde  si  elle  est  dure,  rude,  grainéc  principalement  près  des  jointures  et  des 
extrémités,  si  elle  est  galeuse,  si  elle  gratle  fort,  si  elle  a  des  dartres  et  des  ul- 
cères, si  le  cuir  est  crispé  comme  ceUiy  d'une  oye,  si  les  muscles  sont  desséchez, 
si  y  a  de  l'insensibité  dans  les  parties,  ou  si  le  sentiment  a  été  fort  vif  lorsqu'on 
l'a  piquée  au  talon  ou  au  derrière  de  la  jambe.  On  jettera  de  l'eau  sur  son  corps 
et  on  observera  s'il  est  gras,  on  jettera  du  sel  contre  et  on  verra  s'il  s'y  attache  ; 
après  tout  cela  on  l'envisagera  de  bien  près,  examinant,  pesant  et  confrontant 
tous  les  signes,  et  si  vous  connaissez  qu'il  y  ait  quelque  disposition  ou  penchant  à 
la  lèpie  de  laquelle  vous  aperceviez  des  signes  équivoques  et  faibles,  il  faut 
avertir  le  patient,  doucement  et  secrètement,  qu'il  garde  un  bon  régime  de  vivre, 
qu  il  prenne  les  avis  de  Messieurs  les  médecins,  autrement  qu'il  deviendra  lé- 
preux. Mais  s'il  y  a  beauconp  de  signes  équivoques  et  quelques-uns  des  univoques, 
il  la  faudra  mettre  au  rang  des  cagots  et  dire  fortement  a  ceux  de  cet  ordre  qu'ils 
gardent  un  bon  régime  de  vivre,  qu'ils  se  fassent  traiter  par  les  médecins,  qu'ils 
se  tiennent  séquestrés  du  monde  parce  qu'ils  sont  dans  le  commencement  de  la 
lèpre.  Et  si  on  trouve  beaucoup  de  signes  équivoques  et  univoques,  vous  console- 
rez le  malade,  vous  lui  interdirez  toute  sorte  de  fréquentation  et  on  envoyera  les 
pauvres  aux  hôpitaux.  ~  Si  ceux  que  vous  aurez  examinés  sont  reconnus  cstre 
exemps  de  lèpre,  vous  les  devez  justifier  et  leui'  donner  de  bonnes  attestations  afin 
qu'ils  reprennent  leurs  habitations  et  la  hantise  du  monde  ».  Laurent  Joubert  traduit 
plus  correctement  la  fin  de  ce  passage,  de  cette  façon  .  «  Et  s'ils  ont  plusieurs 
signes  équivoques  et  plusieurs  univoques,  avec  bonnes  et  consolatoires  paroles, 
doivent  estre  séquestrés  du  peuple  et  conduits  a  la  maladrerie.  Mais  s'ils  sont 
sains,  doivent  estre  absous  et  avec  lettres  des  médecins  envoyés  aux  recteurs  ou 
curés.  » 


—  193- 

L'étymologie  de  cassot  qui  se  disait  en  latin  cassatus  n'est  pas 
difficile  à  trouver  puisque  cassare,  en  basse  latinité,  signifie  sépa- 
rer. Les  cassati  ou  cassots  étaient  les  séparés  du  monde. 

Le  terme  de  capot  beaucoup  plus  employé  est-il  une  corruption 
du  précédent  ou  ne  viendrait-il  pas  plutôt  du  nom  de  ta  casaque 
à  capuchon,  qu'on  donnait  aux  lépreux  et  qu'on  appelait  cape  ou 
capot  ?  Nous  trouvons  dans  le  grand  dictionnaire  de  Littré  :  — 
«  Capot.  Etym.  Diminutif  de  cape.  Hist.  XVP  siècle.  Habillé  d'un 
petit  capot  à  l'espagnole.  Satire  Ménippée^  96.  —  Le  dictionnaire 
de  l'Académie  de  1740  a  capot  au  sens  actuel  de  capote.  »  Il  est 
donc  probable  que  le  nom  du  vêtement  obligatoire  pour  les  lé- 
preux fut  appliqué  par  dérision  à  celui  qui  le  portait. 

Quant  à  l'étymologie  de  cagot,  elle  ne  paraîtra  pas  d(3uteuse  à 
qui  suivra  les  transformations  du  mot  celto-breton  cacous  ou  ca- 
quous  (ladre),  dont  le  radical  est  cacod,  {V.  la  i'"  p.  du  Ch.  IV) 
et  dont  le  français  du  i5^  siècle  a  fait  cagous  (1),  C'est  sous  ce  der- 
nier nom  qu'étaient  désignés  les  descendants  des  lépreux  dans  le 
Maine  au  xvir  siècle,  suivant  le  témoignage  contemporain  de  Dom. 
Le  Pelletier,  et  probablement  aussi  dans  la  Bourgogne  ;  car  on 
dit  encore  en  manière  de  dicton  «  les  cagous  de  Paray-le-Monial.  » 
Eh  bien  !  de  caquous  ou  cagous  on  a  fait  caquots  et  cagots  au 
midi  de  la  Loire. 

Guillaume  Bouchet,  mettant  en  avant,  avec  ses  grivois  compa- 

(1)  «  Estoit  lieutenant  du  prévost  un  gros  villain  comme  un  cagoux.»  {Journal 
de  Paris  sous  Charles  VI  et  Charles  VII,  an  i436,  p.  i66,  cité  dans  le 
dictionnaire  de  Littré.) 

Les  hauts-bretons  disaient  aussi  «  cagous  »,  au  xvii^  siècle.  «  Sur  la  représen- 
tation du  maire  qu'il  règne  diverses  maladies  contagieuses  en  plusieurs  villes  du 
royaume,  maladies  qu'on  suppose  introduites  par  les  cagous  et  autres  iiommes  de 
néant  qui  s'y  retrayent,  défenses  sont  faites  à  qui  que  ce  soit  sous  peine  d'amende 
de  donner  asyle  k  ces  sortes  de  gens  s'ils  se  présentent  à  nos  portes.  » 

Arrêté  du  9  août  1646,  extrait  des  registres  municipaux  de  la  ville  de  St-.Malo 
et  cité  par  Manet  :  Histoire  de  la  petite  Bretagne  ou  Armorique,T.  2. 


—  194  — 

gnons  de  «  sérée  »,  le  pays  où  il  y  avait  le  plus  de  ladres,  dit  :  «  Et 
fust  trouvé  que  notre  Poitou  n'en  estait  guère  taché  à  cause  de  la 
région  qui  est  tempérée  ;  que  s'il  y  en  avait,  c'étaient  des  ladres 
blancs  appelés  cachots,  caquols^  capots  et  cabots,  qui  ont  la  face 
belle;  que  s'ils  sont  ladres,  ils  le  sont  dedans  le  corps,  le  com- 
mencement de  ladrerie  estant  longtemps  auparavant  au  dedans 
avant  que  paroistre,  à  raison  que  la  lèpre  se  fait  toujours  plus  tôt 
aux  parties  intérieures  qu'aux  extérieures » 

Il  y  en  avait  même  qui  n'étaient  ladres  ni  au  dedans  ni  au  de- 
hors, mais  qui  faisaient  semblant  de  l'être,  soit  pour  échapper  aux 
vexations  des  gens  de  guerre,  soit  pour  trouver  un  asyle  et  du 
pain  assurés  dans  les  hôpitaux, 

«  Si  bien  qu'on  fut  contraint  pour  la  multitude  de  ceux  qui  se 
disaient  ladres  de  faire  langoyer  ceux  qu'on  voulait  recevoir, 
estant  défendu  à  toute  personne  de  se  dire  ladre,  s'il  ne  l'était 
à  vingt  et  quatre  carats  et  à  l'épreuve  de  la  copelle,  rejetant  des 
maladreries  ceux  qui  n'en  avaient  que  deux  ou  trois  grains. 

«  Aussi  qui  n'eust  retranché  les  ladres,  ce  n'eust  été  en  tout 
le  pays  de  Poictou  que  ladreries  et  léproseries,  car  en  plusieurs 
lieux  on  ne  trouvait  maison  qui  ne  fust  garnie  d'une  croix  et 
d'une  cloche  et  devant  la  porte  d'un  tronc  avec  les  armoiries 
des  ladres,  la  cliquette  et  le  baril  ;  pensant  par  là  estre  exempts 
de  toute  pillerie.  Ce  qui  se  trouva  si  commun  en  notre  Poictou 
où,  Dieu  mercy,  le  mal  est  rare  que  les  gens  d'armes  ne  laissaient 
d'entrer  et  de  loger  partout  sans  avoir  égard  à  l'espouvantail 
qu'on  mettait  à  l'entrée  des  maysons  et  disaient  qu'ils  estaient 
riches  commes  ladres 

«  Il  est  riche  comme  un  ladre  n'est  pas  toujours  véritable  car 
j'ay  vu  un  ladre  en  nostre  paroisse  qui  estoit  des  plus  pauvres 
et  si  ne  laissait  d'aller  tout  le  premier  à  l'offrande  encore  que  ce 
ne  fust  à  son  rang,  faysant  cela  pour  ce  qu'il  en  voulait  à  son  curé, 


—  195  — 

s'asseurant  que  pour  un  denier  qu'il  lui  baillait  de  lui  en  fayre 
perdre  un  cent  et  toute  son  offerte,  d'autant  que  tous  les  autres  pa- 
roissiens n'alloyent  jamais  à  l'offerte  baiser  la  paix  après  luy.  »  (1) 

Si  l'on  rejetait  des  maladreries  ceux  qui  n'avaient  de  lèpre  que 
deux  ou  trois  grains,  comme  dit  Guil.  Bonchet,  c'était  faire  une 
jolie  souche,  de  caquots,  caguotz  ou  cagots  !  Le  premier  de  ces 
trois  mots  est  celui  de  l'auteur  poitevin,  le  deuxième  est  celui 
des  Etats  de  Béarn  en  1610  (2),  le  troisième  celui  qui  a  fini  par 
prévaloir.  Je  demande  où  est  au  fond  la  différence  7 

Voilà  donc  la  fameuse  étymologie  qui  a  fait  rêver  tant  de  têtes  : 
tous  ces  noms  sont  des  variantes  du  même  mot  caquous. 

Un  contemporain  de  Guil.  Bouchet,  grand  chiruigien  mais  fort 
crédule  et  qui  s'appelait  Ambroise  Paré,  après  avoir  tracé  le  ta- 
bleau de  la  lèpre  ajoute,  chap.  xi  :  «  Toutefois,  aucuns  ont  la  face 
belle  et  le  cuir  poli  et  lissé,  ne  donnant  aucun  indice  de  lèpre 
par  dehors  comme  sont  les  ladres  blancs  appelés  caquots,  capots 
et  cagots  que  l'on  trouve  en  Basse-Bretagne  et  en  Guienne  vers 
Bourdeaux  où  ils  les  appellent  gahets  es -visage  desquels  bien 
que  peu  ou  point  des  signes  sus-allégués  apparaissent,  si  est-ce 
que  telle  ardeur  et  chaleur  estrange  leur  sort  du  corps,  ce  que 
par  expérience  j'ai  veu ,  quelquefois  l'un  d'iceux  tenant  en  sa 
maison  l'espace  d'une  heure  une  pomme  fraische,  icelle  après 
paroissoit  aussi  aride  et  ridée  que  si  elle  eust  été  l'espace  de  huit 
jours  au  soleil  (3).  Or  tels  ladres  sont  blancs  et  beaux  quasi  comme 
le  reste  des  hommes  ». 

(1)  Le  livre  des  Sérées  par  Guillaume  Bouchet,  36e  sérée  :  Des  ladres  et 
mézeaux.  P.  285,  à  Paris,  chez  Adrien  Pér  er,  mdxcviii  (1598). 

(2)  Cl.  chap.  II. 

(3)  Ambroise  Paré.  Œuvres  complètes,  1  vol.  in  fol.  Paris,  1561.  De  la 
petite  vérole  et  lèpre.  Chap.  xi.  Du  prognostic  de  la  lèpre. 

On  regrette  de  trouver  de  pareilles  niaiseries,  et  il  y  en  a  quelques-unes  de  cette 
force,  dans  les  œuvres  d'un  homme  qui  a  prononcé  des  paroles  aussi  profondes  que 
celle-ci  dans  sa  touchante  simplicité  :  tiie  le  pançay,  Dieu  le  guaril.  » 


—  196  — 

La  description  que  nous  donne  Paré  ne  saurait  nous  suffire, 
car  elle  a  un  peu  trop  l'air  d'une  mystification. 

Il  faut  beaucoup  chercher  dans  les  écrits  des  médecins  français 
contemporains  de  la  lèpre  pour  trouver  mieux.  Voici  cepen- 
dant un  chancelier  de  l'Université  de  Montpelher  et  l'un  des  plus 
savants  médecins  du  xvi' siècle  qui  va  nous  fixer  assez  les  idées  sur 
cette  obscure  question  pour  nous  permettre  d'étabUr  des  points 
de  comparaison  avec  les  maladies  du  même  genre  actuellement 
existantes  et  reconstituer  ainsi,  très-laborieusement,  le  tableau 
d'une  infirmité  heureusement  disparue  de  notre  patrie. 

Dans  ses  leçons  à  ses  disciples  sur  les  maladies  de  la  peau,  faites 

en  1563,  Laurent  Joubert  commentait  de  la  façon  suivante  les 

livres  de  Galien,  sans  lesquels,  à  cette  époque,  un  professeur 

n'aurait  pas  cru  pouvoir  enseigner  la  médecine.   C'est  le  doigt  sur 

un  feuillet  de  Galien  et  non  sur  les  malades  que  les  leçons  se 
faisaient  alors. 

«  Le  Vitiligo  appelé  chez  les  Grecs  Leucé.  Les  latins  employaient 
plutôt  le  mot  de  vitiligo  que  celui  de  leucé,  quoique  l'un  com- 
prenne l'autre.  En  effet,  Gelse  (chap.  dernier,  liv.  v)  établit  trois 
espèce  de  vitiligo,  appelées  par  les  Grecs,  alphos,  mêlas  et  leucé. 

«  Gelse  définit  cette  affection  un  vice  de  la  peau  qui  se  couvre 
de  taches  blanches  et  rugueuses,  comme  si  elle  était  parsemée  de 
gouttes  :  ces  taches  n'atteignent  que  la  surface  et  sont  comme  de 
petites  écailles  adhérentes  à  la  peau  et  qui  la  rendent  rugueuse; 
le  mêlas  n'en  diffère  que  par  la  couleur  qui  est  brune  ou  du  moins 
sombre,  La  leucé  a  quelque  chose  de  semblable  à  l' alphos,  mais  elle 
est  beaucoup  plus  blanche  et  attaque  plus  profondément  les  tissus, 
car,  sous  la  peau,  la  chair  change  de  couleur  et  devient  blanche^  et 
la  surface  du  lieu  affecté  est  très-lisse.  Que  si  la  partie  est  cou- 
verte de  poils,  ceux-ci  ne  tombent  pas,  comme  il  arrive  dans 
l'alphos  et  le  mêlas,  mais  deviennent  blancs  et  lanugineux.  La 
leucé  n'abandonne  pas  facilement  la  partie  qu'elle  a  attaquée, 


—  197  — 

tandis  que  les  autres  sont  d'une  guérison  assez  facile.  Celles-ci 
naissent  et  disparaissent  spontanémenl  dans  un  laps  de  temps 
variable.  La  leucé  au  contraire  ne  guérit  presque  jamais,  suivant 
la  remarque  de  Gelse.  Les  Arabes  appellent  l'alphos  morphée 
blanche  et  alguadi^  tandis  qu'ils  appellent  le  mêlas  morphée  noire 
et  la  leucé  alharas  (1). 

«  Quoique  ces  affections  semblent  plutôt  être  des  souillures  de 
la  peau  que  des  maladies  et  qu'elles  attaquent  plutôt  des  parties 
limitées  de  la  peau  que  la  totalité  du  corps  ;  cependant,  il  y  a  des 
hommes  qui  présentent  une  leucé  générale  et  qu'on  appelle  vul- 
guairement  cagots  et  ladres  blancs . 

«  Car,  leur  véritable  mal  n'est  pas  l'éléphantiasis  proprement 
dite  qu'on  définit  un  cancer  de  tout  le  corps  et  qui  provient 
de  l'atrabile  et  autres  humeurs  ajustes;  ce  n'est  pas  non  plus 
la  lèpre  des  Grecs  qui  n'est  qu'une  affection  cutanée,  ni  le  mêlas. 
C'est  dans  la  pituite  que  la  capoterie  a  sa  source  ;  tout  l'indique, 
la  couleur  uniformément  blanche  et  presque  de  neige,  l'absence 
de  démangeaison,  la  surface  hsse  et  polie  de  tout  le  corps,  enfin 
la  bouffissure  de  la  face.  La  seule  chose  qui  dénote  que  leur  santé 
n'est  pas  parfaite  est  la  puanteur  de  leur  haleine,  qui  tient  à  la 
facilité  avec  laquelle  la  pituite  se  corrompt.  Leur  mal  n'est  pas 
contagieux  comme  l'éléphantiasis ,  il  ne  se  communique  même 

(1)  Voici  le  passage  de  Celse  auquel  L.  Joubert  fait  allusion  :  Vitiligo  quoqiie, 
quamvis  per  se  nuUum  periculum  affert,  taraen  et  fœda  est  et  ex  raalo  corporis 
habita  fit.  Ejus  très  species  sunt  :  alphos  vocatur  ubi  color  albus  est  fere  subas- 
per  et  non  continuus,  utquœdam  quasi  guttœ  dispersée  videantur  ;  interdun  étlam 
latius  et  cum  quibusdam  intermissionibus  serpit.  Mêlas  colore  ab  hoc  diflert  quia 
niger  est  et  umbrœ  similis  ;  cœtera  cadem  sunt.  Leuce  habet  quiddam  simile 
alpho  sed  magis  albida  est  et  altius  descendit  ;  in  eâque  albi  pili  sunt  et  lanugini 
similes.  Omnia  hœe  serpunt  :  sed  in  aliis  celerius,  in  aliis  tardius.  Alphos  et  mêlas 
in  quibusdam  temporibus  et  oriuntur  et  desinunt.  Leuce  quem  occupavit  non  facile 
dimittit.  Priera  curationen  non  dificilliniam  recipiunt  :  ultimum  vix  umquani 
sauescit  ;  ac  si  quideivitio  demptum  est,  tamen  non  ex  tolo  sanus  color  redditur. 
(A.-C.  Celsi  Medicina,  \\b.  V.) 

13 


—  198  - 

pas  par  le  rapprochement  des  sexes,  mais  il  est  héréditaire  et 
passe  aux  enfants.  En  effet,  il  n'y  a  que  celui  qui  est  né  de  parents 
capots,  soit  de  père,  soit  de  mère,  soit  de  l'un  et  l'autre,  en  qui 
l'on  découvre  la  capoterie ,  c'est-à-dire  une  leucé  naturelle  et 
universelle  suivant  notre  opinion.  Ainsi  les  lézards  verts  font 
des  lézards  verts  et  les  polypes  blancs,  des  polypes  blancs. 
C'est  donc  avec  raison  qu'on  leur  interdit  le  mariage  avec  les  au- 
tres pour  éviter  la  propagation  de  ce  mal  qui  jusqu'ici  s'est  main- 
tenue avec  tant  de  ténacité  chez  un  certain  nombre  d'hommes  (1).  » 
Ce  que  notre  auteur  nomme  pituite  est  ce  que  nous  appelons 
aujourd'hui  la  lymphe.  Il  fait  donc  de  cette  infirmité  une  affection 
du  système  lymphatique  et  la  rapproche  de  l'anasarque  espèce 
d'hydropisie  dans  laquelle  les  chairs,  dit-il ,  sont  imbibées  d'hu. 
meur  pituiteuse  —  lisez  de  sérosité.  —  «  Proxime  ad  anasarcam 
acciditj  vel  alimentorum  vitio,  vel  facultatis  assimilatricis  errore.  » 
(Op.  cit.  C.  XI.) 


0)  Laurentii  Jouberli  0/)era.  Lyon,  apud  Stephauum  Michaelem  1S82. 

In  Galeni  Libros  de  facultatibus  naturulibus  annotationes,  discipulis 
suis  dictatœ,  anno  domini  MDLXUl.  I  Caput  xi,  pagina  21. 

«  Vitiligo  illa  quani  Grœci  leuce.  Vitiligo  apud  latinos  luagis  patet  quani 
leuce  ut  liane  eliam  sub  se  corapreliendat 

Porrô  etsi  ejusmodi  vitia,  cutis  defœdaliones  potius  quam  morbi  esse  videan- 
lur,  et  certas  corporis  particulas,  non  corpus  universura,  afficere  dicantur,  attamen 
in  quibusdara  honinibus  leuce  universalis  apparet,  ut  iis  quos  vulgô  Capotas 
et  Ladros  albos  nominant.  Non  enim  vera  et  proprio  dicta  elephantiasi  laborant, 
quse  totius  corporis  cancer  definitur  et  ex  atrabile  solum  (quibus  cumque  hunio- 
ribus  adustis)  provenit,  quemadniodum  et  lepra  Grœcis  vocata  (solius  cutis  affectio) 
et  Mêlas  vitiliginis  spccies.  Capotian  vero  illam  ex  pituita  ortuni  ducere,  indicio 
est  color  plané  albus  ad  niveum  vergens,  nullus  pruritus,  aequalis  et  plana  corporis 
superficies,  faciesque  subtumida.  A  perfecta  verô  sanitate  solo  anhelitus  faetore 
creduntur  discedere,  qui  accidit  ex  pituita  facile  putrescente.  Vitium  hoc  in  vicinos 
ex  mutuo  convictu  non  serpit,  uti  elephantiasis  ;  iniô  neque  ex  coïlu  contagiosus 
putatur.  Sed  tantiim  bœreditarius  est,  ut  in  natos  abeat.  Nam  qui  ex  parentibus 
capotis  gcnitus  est,  vel  anibobus,  vel  alterutro,  isduntaxat  capotus  deprehenditur, 
id  est   leuce  naturali  atque  universali  laborare,  ut  ipsi  conjicimus.  Sic  Yirides 


1 


—  199  — 

A  l'époque  où  ceci  a  été  écrit ,  les  différentes  formes  de  lèpre 
étaient  déjà  rares  en  France.  C'est,  en  effet,  vers  le  milieu  du 
XVI''  siècle  que  parut  l'ordonnance  de  François  l''  qui  mettait 
les  biens  des  léproseries  à  la  disposition  du  Grand  Aumônier 
de  France.  Or,  tous  les  médecins  savent  combien  se  modifient 
dans  leurs  symptômes,  leur  marche  et  leur  gravité,  les  épidémies 
qui  touchent  à  leur  fin.  Il  semble  que  l'infirmité  décrite  par 
Laurent  Joubert,  que  nous  appelerions  aujourd'hui  l'albinisme, 
n'était  que  le  reliquat  de  la  lèpre  blanche  décrite  aux  xiv^  et 
xv^  siècle  par  Gilbert  d'Angleterre  et  par  Jean  de  Vigo.  —En  effet, 
ce  n'est  pas  un  mal  aussi  léger  que  celui  qu'ont  vu  Amb.  Paré 
et  Laur.  Joubert  qui  provoquait  les  ordonnances  de  Charles  VI 
et  du  dauphin  Louis,  fils  de  Charles  VII,  déjà  citées  au  chap.  m 
de  cette  histoire.  Le  premier  l'appelle  c<  une  espèce  de  lèpre 
ou  mésellerie  et  les  entachiés  d'icelle  capots  ou  cassots  »;  et  le 
deuxième  «  une  très  horrible  et  griève  maladie  appelée  la  maladie 
de  lèpre  et  capoterie.  » 

Eh  bien  !  cette  maladie  existe  encore,  mais  heureusement  hors 
de  chez  nous,  et  nous  croyons  l'avoir  vue.  Laissons  d'abord  la 
parole  à  un  savant  compilateur  Allemand. 

Sprengel,  en  son  Histoire  de  la  Médecine,  écrit  :  «  La  lèpre 
blanche  ou  celle  dont  parle  Moïse,  fut  également  rencontrée  dans 
les  temps  modernes  par  Voigt,  Vidal  et  Hensler.  Elle  est  fré- 
quente sous  les  tropiques,  où  l'on  donne  le  nom  d'Alhijios  ou  de 
Kakerlaks  à  ceux  qui  en  sont  affectés.  Dapper  est  le  premier  qui 
fasse  mention  de  cette  prétendue  variété  d'hommes  :  il  rapporte 
déjà  l'opinion  bien  fondée  du  célèbre  Vossius  qui  pensait  que  les 
nègres  blancs  sont  vraisemblablement  des  lépreux.  Lionel  Wafer 

lacerti  viiides  edunt  partus,  et  albi  polypi  albos.  Proindè  meiito  interdicuntur 
a  cseterorum  connubiis,  ne  maluni  id  latius  diffundatur,  quod  in  gente  quadani 
hactenus  pertinacissimè  est  continuatuni,  etc.  » 


—  200  — 
décrivit  le  premier  cette  lèpre  avec  beaucoup  d'exactitude  dans 
son  ouvrage  sur  la  péninsule  de  Darien,  située  entre  les  deux 
Amériques,  et  où  les  Albinos  sont  plus  communs  que  partout 
ailleurs  ;  François  Valentyn  la  vit  à  Amboine  et  Blumenbach, 
dans  la  Savoie,  »  (1). 

Forster,  compagnon  du  capitaine  Gook,  dit  :  «  Il  y  a  une  autre 
maladie  plus  universelle  dans  ces  îles  (de  l'Océanie),  qui  a  diffé- 
rents degrés  et  qui  semble  être  une  espèce  de  lèpre  lorsqu'elle  est 
le  plus  invétérée.  Dans  l'état  le  moins  alarmant,  c'est  une  sorte 
d'exfoliation  écaillée  de  la  peau  de  couleur  blanchâtre,  ou  souvent 
blanche,  quelquefois  tout  le  corps  en  est  couvert.  Quand  la 
maladie  est  plus  grave,  j'ai  remarqué  dans  les  taches  blanches 
des  ulcères  qui  semblaient  s'étendre  par-dessous  la  peau  et  qui 
avaient  des  orifices  entourés  de  chair  rouge,  fougueuse,  etc.  (2) 

Labillardiére,  compagnon  de  Dentrecasteaux,  a  fait  les  mêmes 
observations  à  l'île  d'Amboine  (3). 

Js.  Geoffroy  St-Hilaire,  relevant  les  observations  des  voyageurs, 
dit  qu'on  a  rencontré  l'albinisme  sous  tous  les  cUmats,  depuis  les 
régions  équatoriales  jusqu'en  Islande,  mais  plus  souvent  cepen- 
dant dans  les  pays  chauds  et  chez  les  races  colorées.  Geci  s'ex- 
phque,  d'une  part,  parce  qu'il  est  moins  visible  chez  le  blanc,  et, 
d'autre  part,  parce  que  toutes  les  maladies  de  la  peau  sont  plus 
communes  dans  les  pays  chauds. 

Blumenbach,  Winterbottom,  Sprengel,  Otto,  le  considèrent 
cemme  une  sorte  de  lèpre  ;  Mansfeld  et  Meckel,  comme  un  arrêt 
de  développement.  Mais  Geoffroy  St-Hilaire  observe  que  ce  dis- 
sentiment provient  probablement  de  la  différence  des  cas  obser- 

(1)  Mediziniche,  etc.,  Biblioth.  de  Médecine,  T.  II,  p.  S38,  traduction 
Jourdan. 

(2)  Observations  sur  l'espèce  humaine  faites  pendant  le  deuxième  voyage 
de  Cook  dans  l'hémisphère  austral,  par  Forster,  père,  traduit  de  l'anglais,  Paris, 
1778,  t.  V,  p.  399,  in-^o. 

(3)  Voyage  à  la  recherche  de  Lapérouse,  t.  !•%  p.  348, 


—  201  - 

vés.  Nul  doute,  en  effet,  qu'en  certains  cas  la  peau  et  les  cheveux 
ne  soient  susceptibles  de  perdre  leur  couleur  sous  l'influence  de 
causes  morbides.  Partant  de  là,  il  divise  l'albinisme,  sous  le  rap- 
port des  causes,  en  deux  espèces  :  l'une  dépendant  d'une  maladie, 
et  c'est  à  celle-là  qu'il  faut  rapporter  le  résultat  des  expériences 
dans  lesquelles  il  a  pu  produire  l'albinisme  d'une  façon  plus  ou 
moins  complète  à  l'aide  de  causes  débilitantes  ;  l'autre,  consti- 
tuant une  véritable  anomalie  et  qui  s'explique  par  l'absence  plus 
ou  moins  complète  de  pigment  ;  c'est-à-dire  par  l'arrêt  de  déve- 
loppement de  la  substance  colorante  de  la  peau.  «  Je  crois  donc 
pouvoir  admettre  comme  incontestable,  écrit-il,  l'existence  de 
deux  sortes  d'albinisme,  l'une  dépendant  d'une  maladie,  l'autre 
constituant  une  véritable  anomalie.  »  (1). 

C'est  tout  à  fait  notre  opinion  et  telle  était  la  conclusion  à 
laquelle  nous  avaient  conduit  nos  observations  personnelles  sur 
les  albinos  d'Océanie.  «  Ces  albinos,  écrivais-je  en  1860,  diffèrent 
beaucoup  de  ceux  qu'on  a  observés  jusqu'ici  dans  les  autres  races  ; 
ils  ont,  en  effet,  les  cheveux  et  la  barbe  d'un  blond  de  lin,  et  non 
pas  blancs  ;  l'iris  bleu  et  la  pupille  noire,  au  lieu  d'avoir  le  fond 
de  l'œil  rouge  ;  aussi  ont-ils  la  vue  aussi  bonne  que  les  autres 
hommes.  Ils  ont  la  peau  de  couleur  blafarde,  c'est-à-dire  d'un 
blanc  terne,  l'épiderme  sec,  rugueux,  plus  ou  moins  écailleux,  et 
chez  quelques-uns  parsemé  de  croûtes  brunes  et  infectes  dues  à  une 
exsudation  séreuse  du  derme  crevassé  ou  dénudé  par  la  chute  des 
écailles  épidémiques.  L'état  écailleux  et  croûteux  de  la  surface 
cutanée  n'est  pas  absolument  inhérent  à  cette  forme  d'albinisme, 
car  quelques-uns  ne  l'ont  point.  Il  en  est  qui  paraissent  forts 
et  bien  portants,  mais  la  plupart  sont  malsains  et  puants,  porteurs 

(1)  Isidore  Geoffroy  St-Hil;iire.  Hist.  (jén.  et  part,  des  anomalies  de  l'or- 
f/anisation  ou  traité  de  tératologie.,  t.  l'^'".  p.  320  et  suiv.,  l^c  édit.  Paris, 
1832. 


—  202  - 

de  ganglions  engorgés,  de  croûtes  ou  d'ulcères.  Nous  avons  noté 
chez  tous  une  prédominance  excessive  du  système  lymphatique 
qui  se  révèle  par  des  sufîusions  séreuses,  des  engorgements  gan- 
glionnaires et  par  le  relâchement  général  des  tissus.  » 

On  peut  reconnaître  en  ce  tableau  tracé,  d'après  nature,  sur  des 
sujets  atteints  à  des  degrés  divers  d'une  même  affection,  toutes  les 
formes  de  capoterie  depuis  la  plus  légère,  celle  qui  n'affecte  que  la 
couleur  de  la  peau  et  des  cheveux,  telle  que  l'a  décrite  Laurent 
Joubert,  jusqu'à  celle  que  des  ordonnances  royales  ont  appelée  plus 
anciennement  <.<  une  très-horrihle  et  grîève  maladie  y>.  Cette  forme 
grave,  je  la  retrouve  dans  le  cadre  des  signes  équivoques  de  la  lèpre 
donnés  par  Guy  de  Chauliac.  On  se  rappelle  que  cet  auteur  du 
xive  siècle,  traitant  de  la  manière  de  faire  l'examen  des  lépreux, 
dit  :  «  Mais  si  le  sujet  a  plusieurs  signes  équivoques  et  peu 
d'univoques,  il  est  vulgairement  appelé  capot.  »  Or,  parmi  les  signes 
équivoques,  c'est-à-dire,  suivant  lui,  communs  à  plusieurs  maladies 
de  la  peau  mais  qui  montrent  la  disposition  à  tomber  dans  la  vraie 
lèpre,  il  désigne  :  «  Une  certaine  couleur  vilaine  qui  saute  aux 
yeux,  la  morphée  (couleur  blafarde  de  la  peau)  une  rogne  sale  et  la 
puanteur  des  excrétions  »  (1).  En  ce  tableau,  je  reconnais  bien  mes 
albinos  d'Océanie  auxquels  les  colons  hollandais  de  Java  ont  don- 
né le  nom  de  Kakerlaks  parce  qu'ils,  puent  comme  les  insectes 
hideux  du  genre  blatte  que  les  Hollandais  désignent  du  même 
nom,  et  nous  par  celui  de  cancrelats. 

N'est-ce  pas  chose  remarquable  et  qui  doit  donner  à  réfléchir 

(1)  Voici  textuellement  ce  passage  emprunté  à  la  traduction  deMinguelousseaux  : 
{Op.  cit.)  «Parmi  les  signes  communs  k  toutes  les  espèces  de  lèpre,  il  y  en  a 
quelques-uns  qui  servent  à  faire  connaître  la  disposition,  l'aptitude  ou  le  pen- 
chant qu'on  a  à  tomber  dans  cette  maladie  et  il  y  en  a  d'autres  propres  à  vous 
faire  voir  son  acte  ou  existence  positive.  Voici  ceux  qui  nous  font  voir  la  disposi- 
tion qu'ont  quelques  personnes  a  devenir  ladres  :  une  certaine  couleur  vilaine 
qui  saute  aux  jeux,  la  morphée,  une  rogne  sale,  la  puanteur  des  excrétions,  etc.  » 


—  203  — 

que  la  relation  manifeste  qui  se  montre  entre  cette  espèce  d'al- 
binisme lépreux  ou  de  lèpre  blanche  (peu  importe  le  nom)  et  la 
scrofule  ?  Même  appauvrissement  du   sang,  même  tendance  à  l'a- 
nasarque  ou  épanchement  séreux  dans  le  tissu  cellulaire  sous- 
cutané,  mêmes  engorgements  des  ganglions  lymphatiques,  même 
tendance  à  l'ulcération  de  la  peau  et  des  glandes,  même  trans- 
mission des  pères  aux  enfants.  Il  semble  que,  chez  nous,  la  scro- 
fule ait  pris  la  place  de  la  lèpre  blanche,  comme  celle-ci  succéda 
à  la  lèpre  affreuse  du  moyen-âge.  Les  deux  dernières  ont  reculé 
devant  les  progrès  de  la  civilisation  et  de  l'hygiène  publique  sous 
le    rapport  de  la  nourriture,  du  logement  et  du  vêtement.  Is. 
Geoffroy  St-Hilaire  a  pu  produire  artificiellement  l'albinisme  chez 
les  animaux,  en  les  soumettant  à  des  influences  débilitantes,  et 
ces  mêmes  causes  paraissent  agir  de  la  même  façon  chez  l'homme. 
Mais  leur  action  néfaste  ne  se  révèle  pas  avec  moins   d'évidence 
dans  la  production  des  scrofules  :  c'est  une  expérience  que  la 
misère  et  le  vice  accomplissent  tous  les  jours  sous  nos  yeux. 
Lèpres,  scrofules,  crétinisme;  hideuse  triade  qu'il  est  au  pouvoir 
de  l'humanité  plus  sage  et  plus  instruite  d'anéantir  complètement. 
Si  les  guerres  ne  fauchaient  pas  dans  la  fleur  les  rejetons  les  plus 
robustes  des  générations  successives;  si   elles  ne  suçaient  pas, 
comme  des  vampires,  la  substance  du  pauvre  ;  si  les  revenus  pu- 
blics, au  lieu   d'être  employés  à  tuer,  étaient  employés  à  faire 
vivre  ;  nous  n'aurions  plus  de  logements  insitlubres,  plus  d'insuf- 
fisance de  la  nourriture  sous  le  rapport  de  la  qualité  plus  encore 
que  de  la  quantité,  plus  d'insuffisance  du  vêtement.  Alors  des  deux 
grands  facteurs  de  la  scrofule,  la  misère  et  la  débauche,  il  ne 
resterait  que  le  moins  puissant  et  le  moins  général  dans  ses  effets. 
Alors  la  grande  masse  de  nos  populations  en  serait  débarrassée 
comme  elle  l'a  été  de  la  lèpre.  (1) 

(Ij  Le  rapport  entre  les  deux  affections  a  été  mis  en  lumière  dans  «  Report  on 
leprosy  and yaivs  in  the  ivest-Indies,  presented  ta  both  hovsGS  ofparliament 


—  204  — 

En  résumé,  la  lèpre  blanche,  vraisemblablement  connue  des 
anciens  sous  le  nom  de  leucé  et  de  vitiligo,  s'est  répandue  dans 
toutes  les  parties  du  monde,  comme  l'éléphantiasis  qu'on  con- 
naît depuis  l'extrémité  méridionale  de  l'Asie  jusqu'en  Islande,  et 
depuis  les  rivages  de  l'Afrique  jusqu'aux  derniers  confins  de 
rOcéanie,  Les  pays  que  l'une  et  l'aulre  ont  le  plus  tôt  abandon- 
nés sont  ceux  où  l'industrie,  la  civilisation,  le  bien-être,  se  sont 
le  plus  tôt  répandus  dans  les  masses. 

En  tant  que  gravité,  la  lèpre  blanche  forme  le  hideux  trait  d'u- 
nion entre  l'éléphantiasis  et  la  lèpre  vulgaire  d'Hippocrate  et  de 
Willan,  ce  qui  a  fait  dire  à  Dezeimeris,  le  savant  historien  de  la 
médecine,  que  :  «  entre  la  première  et  la  deuxième,  mais  loin  de 
cette  dernière,  il  y  a  une  autre  forme  morbide  sans  laquelle  l'his- 
toire de  la  lèpre  du  moyen-âge  n'est  pas  complète  :  c'est  la  lèpre 
blanche  dont  il  faut  joindre  l'histoire  à  celle  de  l'éléphantiasis  pour 
avoir  complète  celle  de  la  lèpre  du  moyen-âge.  »  (1) 

Malheureusement  il  ne  l'a  pas  donnée,  et  c'est  cette  lacune  dans 
la  littérature  médicale  que  j'ai  essayé  de  combler. 

La  lèpre,  sous  ses  différentes  formes,  affligea  certaines  pro- 
vinces de  notre  patrie  plus  que  d'autres.  L'Aquitaine  a  été  l'une 
des  plus  éprouvées.  Galien  nous  apprend  que  l'empereur  Adrien 
envoya  Soraims  d'Ephèse,  qui  enseignait  avec  éclat  la  médecine 
à  Rome,  en  Aquitaine,  pour  traiter  les  maladies  lépreuses  qui  y 
faisaient  de  grands  ravages.  Le  remède  de  Soranus  contre  les 
croûtes  et  l'alopécie  nous  a  même  été  conservé  par  Galien.  L'A- 
quitaine n'en  fut  pas  de  sitôt  délivrée  :  du  temps  de  Scaliger  (xvi* 


b;j  command  of  her  Majeshj.  —  Mardi  i873  —  by  Gavin  Milroy,  M.  D. 
membcr  of  the  myal  collège  ofphysicicms.  London.  W.Cloweset  Sores,  1873. 
Brochure  in-4o. 

(1)  Diction,  de  médec.  en  30  vol.  t.  XI.  art.  Elephantiasis. 


i 


-205- 

siècle)  il  y  en  avait  encore  (1), —  En  1526,  l'évêque  de  Bazas  ac- 
cordait quarante  jours  d'indulgence  à  ceux  qui  viendraient  en 
aide  aux  lépreux  de  la  maladrerie  de  la  Réole,  où  il  donnait  asile, 
non-seulement  à  de  vrais  lépreux,  mais  aussi  à  d'autres  malades 
de  la  même  catégorie  (2).  Aujourd'hui  encore,  on  peut  voir  à 
Salies-de-Béarn,  quelques  individus  qui  présentent  de  père  en  fils 
une  altération  singulière  du  système  pileux  qui  en  est  peut-être 
un  reste.  Ils  n'ont,  en  guise  de  cheveux,  qu'une  espèce  de  duvet 
très-blond,  et  leurs  ongles  racornis  se  recourbent  sur  la  pulpe  du 
bout  des  doigts,  ce  qui  leur  a  fait  donner  le  nom  d'Ouncles  de 
carcoil,  parmi  le  peuple.  Naguère  la  matrice  de  l'ongle  s'ulcérait; 
il  n'en  est  plus  de  même  aujourd'hui,  car  la  maladie  va  tous  les 
jours  diminuant  en  nombre  et  en  intensité. 

Après  l'Aquitaine,  la  Bretagne  paraît  être  la  province  qui  eut  le 
plus  à  souffrir  de  la  lèpre,  du  xii^  siècle  au  xv%  comme  le  rap- 
porte Ogée  en  son  Abrégé  de  Vhistoire  de  Bretagne.  Mais  à  partir 
du  xve  siècle,  nous  n'y  trouvons  plus  qu'une  nombreuse  généra- 
tion de  suspects  ou  du  moins  de  gens  que  leur  mal,  plus  léger, 
n'empêchait  pas  de  travailler. 

Dom  Louis  Le  Pelletier  nous  apprend  qu'il  y  avait  aussi  des 
caquous  ou  cagous  dans  le  Maine  au  xvii«  siècle  «  Je  me  souviens, 
dit-il,  qu'à  l'extrémité  d'un  des  faubourgs  de  la  ville  du  Mans, 
y  a  une  maladrerie  dite  vulgairement  le  Sanitas  de  St-Gilles, 
et  que  les  habitants  de  ce  lieu  sont  qualifiés  les  cagous  de  St-Gilles 
lesquels  sont  tous  de  la  lie  du  peuple  et  plusieurs  cordiers  et 

(1)  In  Aquitaniâ  nuUus  leprosus  qui  non  in  peculiaii  domo,  licct  princeps 
esset  :  tantum  est  convicium  vocare  aliquem  l^prosum  ut  mulierera  adulteram  ; 
et  si  falso  quem  nominaveris,  cogetis  ignosissimè  iili  facere  l'amende  honorable. 
[Scaligerana,  p.  139,  Groningue  M.DC.LXIX,  in-18. 

(2)  «Paiipeies  leprosi  et  de  eâdeni  infirmitate  delenli,  seu  eoiura  numeri,  propè 
Reulam  in  quadam  domo  commoranles.  »  Lettre  de  l'évêque  de  Bazas,  dans  Arch. 
Hist.  de  la  Gironde,  T  I^r,  P.  51 7. 


-  206  — 

tonneliers.  Voilà  donc  le  nom  de  cacous  un  peu  altéré,  lequel 
est  donné  aux  voisins  d'un  hôpital  de  lépreux  et  séparé  comme 
un  corps  particulier  du  reste  de  la  ville  où  ils  forment  une  petite 
paroisse.  »  —  Le  dicton  cité  plus  haut  semble  indiquer  qu'il  y  en 
avait  aussi  à  Paray-le-Monial  (département  de  Saône-et-Loire). 

Peut-être  faut-il  ajouter  l'Auvergne  à  la  liste  des  provinces 
qui  ont  eu  leurs  cagots,  connus,  en  cette  province,  sous  le  nom 
de  Marrons.  Toutefois  l'identité  de  ceux-ci,  tout  à  fait  disparus 
aujourd'hui,  ne  m'est  pas  démontrée.  Dans  les  Alpes,  au  moyen- 
âge,  il  y  a  eu  aussi  des  gens  connus  sous  le  nom  de  Marrons, 
Marrones,  Marruci,  sur  lesquels  Du  Gange  en  son  glossaire, 
Ménage,  en  son  dictionnaire  étymologique,  et  surtout  Moréri, 
en  son  dictionnaire  historique,  ont  réuni  tout  ce  que  l'on  sait. 
Le  dictionnaire  de  Trévoux  en  fait  aussi  une  courte  mention. 
Mais  ces  gens  qui  faisaient  le  métier  de  guider  et  de  porter  les 
voyageurs  dans  les  passages  les  plus  dangereux  des  montagnes 
en  hiver  n'avaient  rien  de  commun  par  leur  origine  et  leur  situa- 
tion avec  les  parias  que  nous  connaissons.  (Voyez  Moréri  au 
mot  Marrons). 

Nous  en  dirons  autant  des  Colliberts  du  Bas  -  Poitou  que 
M.  F.  Michel  range  parmi  les  cagots  et  qui  forment,  selon  lu  i 
«  un  anneau  nécessaire  de  cette  chaîne  d'émigrés  et  de  proscrits 
(espagnols)  qui  s'étendit  autrefois  depuis  les  Pyrénées  jusque 
dans  le  Maine  et  la  Bretagne  »  {Races  maudites  t.  ii  p,  28). 

Ces  colliberts  qui  nous  sont  signalés  dès  le  xi"^  siècle  par  Pierre 
abbé  de  Maillezais  (1),  n'avaient  aucune  infirmité  et  se  faisaient  re- 
marquer seulement  par  leur  caractère  farouche  et  leur  vie  un  peu 
sauvage.  On  a  cru  y  voiries  descendants  des  AgesinatesCamholectri^ 
peuplade  celtique  établie  le  long  de  la  mer  depuis  les  confins  des 

(1)  Pétri  Malleacensis  libri  duo,  §  1,  P-  223,  t.  H,  de  Novoe  bibliothecoœ 
rnanvscript.  lib.  Rerum  aquitanicarum,  par  Philippe  Labbe,  in-fol.  an  1657. 


—  207  - 
Santones  iusque  sur  le  territoire  des  Pidones,  ou  bien  des  Alains 
rejetés  dans  les  marécages  du  Bas-Poitou  et  de  l'Aunis  auquel  ils 
auraient  donné  leur  nom.  Ces  coUiberts,  dis-je,  quels  que  soient 
leurs  ancêtres,  me  semblent  se  rattacher  aux  colliberti  répandus 
au  moyen-âge  en  différentes  provinces  et  sur  lesquels  M.  Guérart 
ajetélaplus  vive  lumière  dans  ses  commentaires  du  cartulaire 
de  St-Père  de  Chartres.  Il  montre  que  les  colliberts  étaient  des 
hommes  de  condition  —  homines  conditionales  — •  ni  tout-à-fait 
libres  ni  tout  à  fait  serfs,  comme  l'avaient  déjà  dit  du  Gange  et  don 
Muley,  mais  d'une  condition  intermédiaire.  Ils  formaient  comme 
un  degré  supérieur  dans  la  hiérarchie  du  servage  et,  à  l'époque 
où  celui-ci  disparaissait  graduellement,  ils  représentent  une  phase 
d'évolution  du  système  féodal,  une  transition  entre  le  régime  du 
servage  et  celui  de  l'affranchissement  complet. 

Ils  existaient  en  Angleterre  sous  le  même  nom  et  en  Navarre 
sous  celui  de  collazos  (1).  L'étymologie  de  leur  nom  paraît  être 
celle  de  cum  Uherti.  —  Ceux  de  Maillezais  vivaient  dans  un 
état  d'indépendance  farouche,  ce  qui  a  fait  croire  à  M.  Massiou 
que  c'étaient  des  serfs  fugitifs  du  nord  de  la  Loire  qui  étaient  venus, 
au  viii^  siècle,  chercher  un  refuge  dans  les  halliers  marécageux 
des  bords  de  la  Sèvre  où  ils  formaient  comme  une  colonie  de  serfs 
marrons  (2).  Quoiqu'il  en  soit  de  cette  opinion,  qui  du  reste  est 
vraisemblable,  ces  colliberts  n'ont  jamais  été  soumis  aux  règle- 
ments humiliants,  ni  aux  mesures  de  précaution  dont  les  ca- 
gots  ont  été  l'objet.  —  On  a  cru  reconnaître  leurs  descen- 
dants les  huttiers  et  cabaniers  de  la  Vendée  et  de  l'Aunis  qui, 
jusqu'au  commencement  de  ce  siècle,  menaient  à  peu  près  la 

(1)  Cf.  A  gênerai  introduction  ta  doomsday  book  by  sir  Henry  Ellis,  t.  I«f. 
Covanubias  :   Tesoro  de  la  Icngua  castellana,  à  ce  mot. 

Le  fuero  de  Navarra  leur  consacre  plusieurs  articles,  soit  sous  le  nom  de 
collazos,  soit  sous  le  nom  âe  pecheros. 

(2)  Histoire  politique ^  civile  et  religieuse  de  V Aunis,  Paris,  1838, 
Les  nègres  marrons  en  ont  fait  autant  au  Brésil  et  à  Cuba. 


—  208  — 

même  existence  misérable  et  isolée  que  les  pêcheurs  du  temps  de 
l'abbé  de  Maillezais.  Du  reste,  ils  sont  aujourd'hui  complètement 
fondus  avec  le  reste  de  la  population. 

Pour  en  revenir  à  nos  cagots,  nous  rappellerons  la  relation 
intime  qui  existe  entre  les  parias  de  différentes  provinces  connus 
sous  des  noms  analogues  et  assujettis  aux  mômes  traitements. 
Des  recherches  plus  étendues  en  feront  peut-être  découvrir 
ailleurs.  En  tous  les  cas,  nous  espérons  avoir  assez  fait  pour  pré- 
venir l'objection  qu'on  aurait  pu  tirer  contre  notre  sytème  de 
l'existence  des  cagots  en  un  seul  coin  du  territoire  français. 
On  voit  qu'ils  étaient  beaucoup  plus  répandus  qu'on  ne  le  croit 
généralement. 

La  lèpre  blanche  a  affecté  plus  particulièrement  les  provinces 
de  l'Ouest,  et  comme  elle  est  infiniment  moins  grave  que  l'élé- 
phantiasis,  il  n'est  pas  étonnant  que  le  mal  ait  fini  par  s'user, 
et  que  ses  victimes  aient  laissé  des  descendants  sains  ou  à  peu 
près.  Nous  répugnerions  à  admettre  que  la  descendance  des 
lépreux  proprement  dits  ait  pu  se  perpétuer  jusqu'à  nous  dans 
l'état  où  nous  connaissons  les  cagots  contemporains,  sans  presque 
renouveler  leur  sang  par  des  alliances  étrangères  ;  tandis  que  nous 
comprenons  le  fait,  si  les  progéniteurs  n'étaient  que  des  ladres 
blancs  et  de  faux  ladres.  Or,  de  ceux-ci  il  y  avait  beaucoup. 
Guillaume  Bouchet  nous  en  a  touché  un  mot  :  A.  Paré,  dans  ses 
leçons  de  chirurgie,  met  les  élèves  en  garde  contre  les  super- 
cheries et  les  erreurs  diagnostic  (1). 

(1)  Lisez  :  «  Imposture  d'un  certain  maraut  qui  contrefesait  le  ladre  :  » 
Livre,  ^9,  Ch.  23  T.  m,  des  Œuvres  complètes.  Edition  Malgaigne. 

Le  for  de  la  Basse-Navarre  les  condamnait  à  la  peine  du  fouet,  art.  vi.  Toute 
persona  qui  contrefera  esta  lepros,  no  en  estan,  sera  condamnât  a  esta  fustigat 
pcr  l'cxécuto  de  la  haut  justicy  publiquement  et  exemplairement.  » 

[Los  fors  et  costumas  deii  royaume  de  Navarre  deça-ports.  Rubrica  34, 
De  qualitatz  de  personas.) 


—  209  — 

Mais  les  médecins  eux-mêmes  étaient  quelquefois  fort  embarassés. 
On  conserve  aux  archives  des  Basses-Pyrénées  une  pièce  de  l'année 
1330  portant  les  frais  de  voyage  d'Adam  de  la  Grève,  trésorier  de 
Philippe  et  de  Jeanne,  roi  et  reine  de  Navarre,  allant  de  Pampelune 
à  Chartres,  à  la  maladerie  de  BeauUeu  pour  faire  visiter  Evrart, 
tailleur  de  la  cour,  et  savoir  s  il  était  ladre  ou  non  (1).  Cette  inca- 
pacité des  hommes  de  l'art,  en  beaucoup  de  lieux,  donna  lieu  au 
quatrain  satyrique  que  voici  : 

Homs  qui  ne  set  bien  discerner 

Entre  santé  et  maladie, 

Entre  la  grant  mézellerie, 

Entre  la  moyenne  et  la  menre,  (mineure)  (2). 

La  généalogie  des  cagots  étant  bien  établie,  étant  connus  aussi 
la  croyance  générale  à  l'hérédité  de  la  lèpre  et  l'ostracisme  dont 
les  familles  de  lépreux  étaient  frappées  par  l'opinion,  voire  même 
par  les  coutumes  provinciales;  nous  ne  trouvons  plus  aucune 
difficulté  à  comprendre  comment  ils  ont  formé  une  caste  à  part, 
comment  dans  cette  caste  il  se  trouvait  des  gens  capables  d'entre- 
prendre des  travaux  manuels  et  d'exercer  diverses  industries.  En 
outre,  les  préjugés  du  vulgaire  à  leur  égard  n'ont  plus  de  secrets 
pour  nous.  Cette  fameuse  conformation  de  l'oreille  que  M.  Topinard, 
auteur  d'un  récent  manuel  d'anthropologie,  accepte  encore  comme 
un  trait  caractéristique  des  cagots  modernes,   se  rattache  tout 
simplement  à  ce  signe  de  lèpre  donné  par  Paré  :  «  3"  Ils  ont  (les 
,  lépreux)  les  oreilles  rondes  par  la  consomption  de  leur  lobe  et 
partie  charnue.  » 
Les  cagots  ont  été  accusés  d'être  hypocrites,  rusés,  fourbes, 

(1)  Archives  des  Basses-Pyrénées.  E.  5i9.  —  La  léproserie  de  Chartres  cons- 
truite au  xiie  siècle  était  l'une  des  plus  renommées  de  l'Europe  pour  ses  bâtiments 
et  pour  l'habilité  de  ses  médecins. 

(2)  Chssaire  de  du  Gange.  Mezellaria. 


—  210  — 

violents;  autant  en  disait-on  des  lépreux.  «  Le  douzième  signe 
équivoque  regarde  les  mœurs,  lesquelles  suivent  volontiers  la 
température  et  composition  du  corps,  suivant  Galien.  Or,  pour 
autant  que  l'humeur  prédominante  est  une  atrabile  aduste,  les 
songes  des  ladres  sont  paoureux  et  espouvantables  et  la  plupart  de 
leurs  actions  en  veillant  ne  sont  que  ruses,  tromperies  et  délo- 
yauté :  qui  est  cause  que  bien  souvent,  ils  se  ruent  sur  le  peuple 
sain  malicieusement.  »  L'auteur  ajoute  judicieusement.  «  Il  est 
vrai  qu'on  ne  laisse  pas  de  voir  autant  d'habilité,  perfidie  et 
déloyauté,  voire  plus  grandes  en  beaucoup  de  personnes  saines»  (1). 

Les  cagots  passaient  et  passent  encore  pour  lascifs.  C'est  un  au- 
tre signe  équivoque  de  lèpre  pour  Gui  de  Ghauliac,  Paré,  Guil.  des 
Innocents  et  consorts  qui  en  parlent  avec  plus  de  crudité  et  moins 
d'esprit  que  Guil.  Bouchet. 

«  Les  ladres,  dit  celui-ci,  ont  plus  de  plaisir  aux  femmes  que  les 

autres à  cause  de  la  chaleur  estrange  qui  les  brûle  par  le 

dedans  :  à  cette  cause  plusieurs  femmes  ayant  eu  affaire  à  des 
ladres  ont  souhaité  que  leurs  maris  le  fussent  »  (2). 

Maintenant,  rappellerons-nous  l'identité  ou  l'extrême  analogie 
des  règlements  de  police  appliqués  aux  cagots  et  aux  lépreux  ? 

Les  lépreux  étaient  tenus  à  vivre  écartés  des  personnes  saines 
—  les  cagots  aussi. 

Il  leur  était  interdit  de  marcher  déchaussés  dans  les  rues. 
-  Une  ordonnance  des  jurats  de  Moumour  (1471),  le  défendit  aux 
chrestiaas  du  dit  lieu  et  les  Etats  du  Béarn  prétendirent  le  dé- 
fendre à  tous  ceux  du  pays. 

Les  lépreux  devaient  porter  une  cape  rouge  —  les  cagots  une 
pièce  de  même  couleur  sur  leur  casaque. 

(<)  Examen  des  éléphantiques  ou  lépreux.  (Des  signes  de  lèpre  et  première- 
ment des  équivoques)  par  Guillaume  des  Innocents,  chirurgien  natif  et  habitant  de 
Toulouse  :  à  Lyon,  Tnomas  Soubron.  1595. 

(2)  Op.  cit.  xxvie  série,  Des  ladres  et  mèséaux. 


—  211  — 

Aux  uns  et  aux  autres  il  fut  défendu  de  porter  des  armes. 

Les  lépreux  n'étaient  point  admis  à  ester  en  justice  — les  cagots 
ne  l'étaient  que  dans  des  cas  et  à  des  conditions  exceptionnels. 

Les  lépreux  étaient  exemps  de  taille  —  les  cagots  pareillement. 

Les  uns  et  les  autres  relevaient  de  l'autorité  ecclésiastique  au 
temporel  comme  au  spirituel. 

Nous  ne  poursuivrons  pas  plus  loin  ce  parallèle  dont  tous  les 
éléments  ont  déjà  passé  sous  les  yeux  du  lecteur  et  qui  n'a  plus 
lieu  de  nous  étonner  depuis  que  nous  connaissons  l'origine  des 
cagots  et  de  leurs  congénères. 

On  comprend  aussi  pourquoi  nous  avons  fait  précéder  l'histoire 
des  cagots  d'un  chapitre  sur  les  lépreux. 


DEUXIÈME  PARTIE 


LES   BOHEMIENS 


CHAPITRE    PREMIER 
SUR    L'ORIGINE    DES     BOHÉMIENS 


Les  parias  dont  il  nous  reste  à  nous  occuper  n'ont  absolument 
rien  de  commun  avec  les  précédents.  —  Etrangers  par  la  langue 
et  par  les  mœurs,  mis  au  ban  de  la  société  pour  leurs  méfai'S,  ils 
sont  restés  jusqu'à  ce  jour  des  déclassés.  —Les  cagots,  au  contraire, 
séparés  de  la  société  par  mesure  d'hygiène  d'abord  et  par  le  pré- 
jugé ensuite,  ont  repris  leur  place  parmi  leurs  compatriotes  dont 
ils  n'ont  jamais  été  que  les  victimes,  tandis  que  les  autres  en 
étaient  et  en  sont  restés  jusqu'à  certain  point  les  ennemis. 

Bien  que  nous  n'ayons  pas  l'intention  d'écrire  une  histoire  géné- 
rale des  bohémiens,  nous  croyons  cependant  devoir  faire  précéder 
notre  étude  de  quelques  considérations  sur  l'origine  de  ce  peuple, 
d'après  les  données  récentes  de  la  linguistique  et  de  l'ethnographie. 

Jusqu'à  la  fin  du  siècle  dernier  oii  parut  le  livre  de  Grellmann  (l), 
on  n'avait  que  des  conjectures  sur  l'origine  des  bohémiens.  Les 
idées  les  plus  baroques  avaient  trouvé  du  crédit  et  les  suffrages 
des  gens  instruits  se  trouvaient  partagés  entre  des  hypothèses  dé- 
nuées de  fondement. 

A  cette  époque,  Grellmann  rassembla  un  nombre  assez  considé- 
rable de  mots  bohémiens  et  il  trouva  que  le  tiers  environ  était 
hindou.  Rapprochant  alors  la  construction  grammaticale  de  la 
langue  bohémienne  de  celle  des  idiomes  de  l'Inde,  il  y  trouva  une 

{^')  Hist.  des  hohétnien^  \>av  H.  M.  ';  G-ellniann,  !nd.  pai'  M.  J  à  Paris, 
1810,  1  vol  in-8o  —  Cette  version  française  a  été  précédée  de  deux  éditions  alle- 
mandes de  4  783  et  1787. 


—  210  — 

analogie  non  moins  frappante  et  en  conclut  que  les  bohémiens 
étaient  venus  de  ce  pays.  —  Il  alla  plus  loin  encore,  car,  en  cher- 
clii'Ht  purtui  lo-  piinci();iux  dialectes  de  l'Hindoustan  celui  qui 
aviiii  ié  plus  dv'  rapport  avec  la  langue  parlée  par  les  bohémiens, 
il  s'arrêta  ù  celui  de  Surate  au  N.  0.  de  l'Inde.  C'était  approcher 
singulièrement  du  premier  coup  de  ce  qui  parait  être  aujourd'hui 
la  vérité. 

En  efïet,  des  travaux  considérables,  entrepris  depuis  lors  dans  la 
même  direction,  ont  fixé  le  berceau  des  nomades  connus  dans  les 
divers  pays  de  l'Europe  sous  les  noms  de  Zincani^  Zigueuner , 
Tchinguiânés ,  Tziganes,  Gypsies,  Gitanos ,  Bohémiens,  chez  l'an- 
cienne tribu  des  Djatt  ou  Jatt,  établis  près  de  l'embouchure  de 
rindus,  dans  le  pays  désigné  aujourd'hui,  comme  le  fleuve,  par  le 
nom  de  Sind  (1). 

Cette  solution  du  problème  entrevue  dès  1849  par  Bataillard  , 
chez  les  vieux  annalistes  arabes  et  persans,  a  été  étayée  par  les 
travaux  postérieurs  de  Trumpp  et  de  Burton  (2)  sur  les  idiomes  du 
bas  Indus.  On  a  trouvé  beaucoup  de  rapport  entre  la  langue  du 
Sindh  ou  des  Djatt  et  les  difl"érents  dialectes  bohémiens,  partout 
semblables  au  fond  ,  quoique  diversifiés  par  des  emprunts  et  des 
altérations  dus  aux  milieux  ethniques  où  ils  ont  été  et  sont  aujour- 
d'hui parlés.  —  Pott  affirme  l'unité  fondamentale  des  dialectes 
divers  parlés  par  les  bohémiens  en  tant  et  tant  de  contrées  des 
trois  continents,  et  il  ajoute  :  «  Cette  langue  ne  sort  point  de  l'égyp- 

(1)  Paul  Bataillard  :  Mcmoires  sur  l'origine  des  bohémiens  publiés  en  \%H- 
1849  (dans  la  Bibliothèque  de  l'école  des  chartes  et  en  1871-1875,  dans  la 
Revue  critique.  2"=  mémoire  in-8o  de  48  p.,  tirage  à  part,  1849,  chez  Franck,  & 
Pans.  «  Nouvelles  recherches  sur  V apparition  des  bohémiens  en  Europe.  » 

V.  aiis>i  f'uliclin  de  la  Soiiélé  d'anthropologie  (Séance  du  19  fév.  1874.) 
Sur  l'état  actuel  lU'  la  question  des  affinités  du  bohémien  avec  les  langues 
de  rinde. 

(2)  Sind  and  the  races  that  inhabit  the  valley  of  Indus,  par  Burton, 
1871.  Gramniar  of  the  sindhi  language,  i872,  par  Trumpp. 


—  217  — 

tien,  elle  n'a  certainement  pas  sa  racine  ailleurs  que  dans  les 
idiomes  populaires  du  Nord  de  l'Inde  occidentale,  en  sorte  qu'elle 
peut,  malgré  son  extrême  abâtardissement  et  son  abjection,  se 
vanter  quoique  timidement  d'être  en  rapport  da  parenté  avec  le 
sanscrit  »  (1).  Telle  est  la  conclusion  unanime  des  philologues  • 
tous  affirment  que  la  langue  bohémienne  est  fille  du  sanscrit  et 
sœur  des  idiomes  néo-indiens  qui  en  dérivent,  comme  les  langues 
romanes  dérivent  du  latin. 

De  Goëje,  prenant  la  question  des  mains  des  philologues, 
essaie  de  la  conduire  un  pe.u  plus  loin  par  la  voie  historique. 
Il  cherche  les  traces  que  les  tribus  du  bas  Indus  et  leurs  descen- 
dants supposés  ont  pu  laisser  dans  les  chroniques  musulmanes. 
D'abord  il  note  qu'en  Syrie  les  bohémiens  sont  appelés  Zatt  et  Zott, 
forme  arabisée  de  l'indien  Djatt. 

Vers  l'embouchure  de  l'Indus,  dit-il,  demeuraient ,  suivant  les 
plus  anciens  géographes  et  chroniqueurs  arabes,  des  tribus  des- 
cendues de  Cham  qui  vivaient  de  l'élève  des  troupeaux  et  de  pira- 
terie. Elles  repoussèrent  les  premières  invasions  des  Arabes  dans 
leur  pays,  mais  bientôt  s'unirent  h  eux  sous  Wâhd  I".  Cependant 
leur  caractère  et  leurs  mœurs  vagabondes  faisant  d'elle  des  alliés 
peu  sûrs  ,  vers  l'an  710,  on  en  déporta  une  partie  sur  les  bords  du 
Tigre,  dans  le  Koursistan.  De  là,  quatre  ans  plus  tard,  Wâlid  et, 
6  ans  après  celui-ci ,  Yézid  II ,  firent  transporter  un  certain  nombre 
de  ces  Zatt  vers  Antioche  et  Mopsueste,  avec  leurs  bufles.  Un  siècle 
plus  tard  ,  en  820,  on  retrouve  ce  groupe  principal  en  révolte 
ouverte  contre  les  princes  arabes,  et  ce  n'est  qu'en  834,  après  une 
lutte  .sanglante,  que  le  général  du  prince  Motaçem  put  les  réduire. 
Trois  jours  de  réjouissance  célébrèrent  à  Bagdad  une  victoire 
chèrement  achetée,  et  dont  27,000  prisonniers,  hommes,  femmes 
et  enfants,  relevaient  l'éclat.  On  les  déporta  d'abord  à  Khànikin  au 
I  j  Die  Zigueuncr  in  Eurupa  und  Abien,  T.  I"""  !\  \o,  par  Potl.  2  vu),  in-8'. 


—  218  — 

N.-E.  de  Bagdad,  puis  à  Ainzarba  en  Syrie.  En  855  enfin,  les  gens 
de  Roum  (les  Byzantins)  attaquèrent  et  prirent  Ainzarba  et  emme- 
nèrent les  Zatt  avec  tous  leurs  biens.  Telle  est  donc  la  date  posi- 
tive où  les  bohémiens  furent  introduits  sur  le  territoire  de  l'empire 
Byzantin. 

Ceux  de  cette  race  qui  continuèrent  d'habiter  leur  pays  d'origine, 
dans  le  delta  de  l'Indus,  restèrent  tranquillesjusqu'à  Mahmoud  le 
Ghaznévide,  ([ui  punit  exemplairement  les  brigandages  qu'ils  exer- 
çaient contre  son  armée  et  soumit  Mançourah.  Près  de  quatre  siècles 
plus  tard  Timonr  (Tamerlan)  dirigea  également  une  expédition 
contre  ces  pillards  et  se  vante,  dans  ses  mémoires,  d'avoir  délivré 
le  pays  de  leurs  rapines.  Au  témoignage  d'EUiot,  ils  forrment 
encore  maintenant  les  2/5  de  la  population  du  Pendjab  et  la  majorité 
de  celle  du  Sindh  ;  et  c'est  leur  langue  Sindhi  ou  Djatt  qu'a  étudiée 
Trumpp(l). 

M.  de  Goeje  a  laissé  à  d'autres  le  soin  de  suivre  la  piste  des  bohé- 
miens après  leur  introduction  sur  le  territoire  Byzantin. 

Les  philologues  s'étaient  appliqués  avec  trop  de  bonheur  à  la 
découverte  des  origines  bohémiennes  pour  ne  pas  être  tentés  d'ap- 
pliquer leur  merveilleux  instrument  de  recherche  à  l'itinéraire  de 
la  même  race  après  son  exode. 

Un  homme  qui  a  passé  vingt-cinq  ans  de  sa  vie  parmi  les  bohé- 
miens de  toutes  les  contrées  de  l'Europe,  Georges  Borrow,  expose 
ainsi  le  fruit  de  son  expérience  en  cette  obscure  matière.  —  «  Le 
langage  des  BomanitsJiel  ou  Zinùali ,  comme  s'appellent  eux- 
mêmes  les  bohémiens,  est  partout  le  même  au  fond,  quoique  plus 
ou  moins  corrompu  par  des  mots  empruntés  aux  différents  pays 
où  ceux  qui  s'en  servent  ont  pénétré.  Un  trait  à  noter  est  le  nombre 

(1)  De  Goeje,  Contribution  à  l'histoire  des  Tsiganes.  —  Extrait  des 
mémopes  de  l'Académie  des  sciences  d'Amsicrdam  187.5,  par  Funian.  R<^vue  criti- 
ijiu:,  :22  iiiii   1875. 


\ 


—  219  — 

considérable  de  mots  slaves  qui  s'y  trouvent  mêlés,  qu'il  soit  parlé 
en  Espague,  en  Allemagne,  en  Angleterre  ou  en  Italie  ;  ce  qui  nous 
mène  à  conclure  que  ce  peuple,  dans  sa  route  d'Orient  en  Occi- 
dent, a  traversé  en  corps  compacte  quelque  contrée  de  langue 
slave.  Cette  région,  je  n'hésite  pas  à  l'affirmer,  doit  avoir  été  la 
Bulgarie,  où  ils  ont  dû  s'arrêter  un  long  espace  de  temps  et  oîi  l'on 
en  trouve  encore  un  grand  nombre  à  cette  heure.  —  Un  autre  trait 
remarquable  de  la  langue  tzigane  est  l'accession  d'un  nombre,  au 
moins  aussi  considérable ,  sinon  plus,  de  mots  helléniques.  Même 
nous  savons  qu'à  une  certaine  époque ,  le  groupe  espagnol ,  sinon 
le  reste  de  la  nation  tzigane,  comprenait  la  langue  grecque  moderne 
et  qu'ils  en  usaient  quelquefois ,  en  outre  de  leur  dialecte  propre, 
un  siècle  au  nioins  après  leur  arrivée  en  Espagne,  puisqu'il  y 
avait  encore  quelques  sujets  qui  le  comprenaient  aussi  tard  qu'en 
l'année  1540.  — Où  avaient-ils  appris  ce  langage?  Peut-être  en 
Bulgarie  dont  les  deux  tiers  de  la  population  professent  la  religion 
grecque,  ou  plutôt  en  Roumanie  où  le  dialecte  hellénique  est  géné- 
ralement compris. 

«  Que  ce  langage  leur  fut  intelligible  en  l'an  1540,  nous  en  avons 
pour  garant  un  savant  hors  ligne  de  cette  époque,  Lorenzo  Palmi- 
reno  ,  valencien  de  naissance  et  professeur  de  grec  à  l'Université 
de  Sarragosse.  Cet  homme  qui  nous  a  laissé  un  ouvrage  remar- 
quable intitulé  :  «  El  stiuUoso  cortesano  »  était  un  connaisseur 
émérite  en  grec  ancien  et  moderne,  et  c'est  lui-même  qu'il  met  en 
scène  avec  les  (jitanos  dans  le  passage  suivant  de  son  livre  imprimé 
à  Alcala  en  1587. 

«  Qu'est-ce  que  les  Gitanos  ?  Je  réponds  un  peuple  vil  qui 
apparut  d'abord  en  Allemagne  où  on  leur  donna  le  nom  de  Tar lares 
et  de  Gentils,  en  1417,  et  en  Italie  où  on  les  appela  Ciani.  Ils  préten- 
dent venir  de  la  Basse-Egypte  et  errer  pour  leur  pénitence  et , 
comme  preuve,  ils  montrent  des  lettres  du  roi  de  Pologne.  Mais 


—  220  — 

ils  mentent,  car  ils  ne  mènent  pas  une  vie  de  pénitents  mais  bien 
de  voleurs  et  de  chiens.  Une  personne  instruite  (l'écrivain  lui- 
même)  parvint ,  en  l'année  1540 ,  à  se  faire  montrer  l;i  lettre  du 
roi  et  il  vit  que  le  temps  de  leur  pénitence  était  déjà  expiré.  Il  leur 
parla  en  langue  égyptienne  et  ils  répondirent  que,  comme  il  y  avait 
longtemps  qu'ils  étaient  partis  del'Egypte,  ils  ne  comprenaient  plus 
cette  langue.  Il  leur  parla  alors  en  grec  vulgaire  tel  qu'il  est  usité 
dans  la  Morée  et  l'Archipel;  (luelques-uns  comprirent ,  d'autres 
non;  de  sorte  que,  comme  ils  ne  comprenaient  pas  tous,  nous  pou- 
vons conclure  que  la  langue  dont  ils  se  servent  n'est  qu'un  jargon 
imaginé  par  des  voleurs  dans  le  but  de  masquer  leur  propos, 
comme  l'argot  des  gueux.  »  (1) 

Pour  un  savant,  cette  conclusion  n'est  pas  forte;  car,  de  ce  que 
ses  interlocuteur^ne  comprissent  pas  tous  le  grec,  il  ne  s'en  suit 
pas  que  leur  propre  idiome  fut  un  jargon  imaginé  tout  exprès 
pour  cacher  leurs  plans  de  rapines  en  leur  permettant  de  commu- 
niquer entr'eux  sans  être  compris  des  autres.  D'ailleurs ,  le  fait 
capital  est  que  quelques-uns  comprenaient  le  grec  moderne. 

Des  études  toute  récentes  n'ont  fait  que  confirmer  les  vues 
émises  par  Borrow,  en  1842.  M.  Miklosich ,  dans  un  article  lu  à  l'Aca- 
démie impériale  de  Vienne  le  21  février  1872  «  sur  les  dialectes  et 
les  migrations  des  bohémiens  d'Europe,  »  relève  un  certain  nombre 
de  mots  grecs  et  slaves  dans  la  langue  des  gitanes  d'Espagne  et 
conclut  ainsi  :  «  Donc ,  d'après  le  témoignage  de  leur  dialecte  , 
lesbohémiensespagnols  ont  vécu  parmi  les  grecs  et  les  slaves  du  Sud. 
et ,  dans  leur  passage  du  S.-E.  au  S.-O.  de  l'Europe,  ils  n'ont  fait 
chez  aucun  peuple  un  séjour  assez  long  pour  s'approprier  des  élé- 
ments de  sa  langue.  Mais,  ajoute-t-il,  ce  qui  est  vrai  pour  ce  groupe 
l'est  également  pour  tous  les  autres  groupes  dans  lesquels  se 
décomposent  les  bohémiens  d'Europe  ;  en  sorte  que  nous  sommes 

(I)  The  Gijpsies  in  Spain,  bv  Gsorges  Borrow.  New  édition.  Loiidon  1869. 


—  221  — 

contraints  d'admettre,  dans  le  sens  le  plus  large,  pour  antique 
demeure  de  tous  les  bohémiens  d'Europe  un  pays  grec.  Celui  qui 
tient  compte  des  éléments  bulgares  juxtaposés  aux  éléments  grecs 
dans  tous  les  dialectes  bohémiens  sera  porté  tout  d'abord  à  penser 
à  l'ancienne  Thrace.  » 

M.  Miklosich  partage  les  bohémiens  d'Europe  ,  d'après  leurs 
dialectes,  en  douze  groupes  et  évalue  leur  nombre  total  à  600,000. 
Il  déclare  insoutenable  l'opinion  qui  fait  arriver  les  bohémiens  en 
Europe  vers  le  commencement  du  XV^  siècle,  chassés  de  leur  patrie 
par  Timour  que  nous  appelons  Tamerlan';  et  aux  arguments  tirés 
de  la  langue  ,  il  ajoute  la  mention  de  deux  documents  valaques  de 
1386  et  1387  ,  qui  prouvent  que  dès  cette  époque  ils  habitaient  la 
\alachie  (1). 

Bataillard  a  démontré  qu'ils  vivaient  à  l'état  d'esclaves  dès  le 
milieu  du  XIV*  siècle  ,  en  ce  pays  et  en  Crète.  Mais  il  fait  remon- 
ter leur  arrivée  dans  les  provinces  danubiennes ,  en  Thrace  ,  et 
dans  les  îles  de  l'Archipel ,  à  une  époque  beaucoup  plus  reculée» 
antérieure  même  aux  temps  homériques ,  car  leurs  ancêtres  ne 
sont  ni  plus  ni  moins,  suivant  lui ,  que  les  Sigynes  de  la  Thrace  et 
les  Sinties  de  Lemnos,  qu'Homère  appelle  les  favoris  de  Vulcain, 
parce  qu'ils  étaient  adonnés  au  travail  des  métaux. 

Malgré  tout  son  talent,  M.  Bataillard  ne  nous  a  pas  encore  con- 
vaincu que  les  chaudronniers  bohémiens  puissent  faire  remonter 
aussi  loin  leurs  titres  de  noblesse.  Nous  ne  voyons  pas  encore  non 
plus  de  preuves  convainquantes  que  les  Sybilles  de  l'antiquité  en 
Thrace  ,  en  Asie-Mineure,  en  Egypte  et  en  Grèce  fussent  des  tzi- 
ganes (2).  Mais  M.  Bataillard  n'a  pas  dit  son  dernier  mot,  et  l'on  peut 
attendre  beaucoup  d'un  chercheur  aussi  persévérant.  Qui  sait  s'il 
n'arrivera  pas  à  rattacher  la  grande  émigration  des  tribus  rive- 

(\)  Revue  critique,  Ve  année,  II"  scmestie. 

(2)  Sur  les  origines  des  bohé.niens  par  Paul  Bataillard,  no»  39,  AO,  4< 
de  la  Revue  critique,  1875,  II*  semestre. 


—  22?  — 

raines  du  delta  de  l'Indus  vers  l'Occident  aux  luttes  mystérieuses 
qui  ont  suivi  l'invasion  des  Anus  descendus  des  montagnes  de 
l'Hindoukosch  et  dont  les  livres  des  brahmanes  ont  transmis  jusqu'à 
nous  en  écho  incertain  ? 

«  Je  ne  puis  douter,  dit-il ,  que  les  Tzigannesne  soientdes  Chamites 
et  plus  particuhèrement  des  Couschites  (jui  auraient  vécu  sous  les 
Aryas  dans  la  région  de  l'Indus  assez  longtemps  pour  perdre  leur 
langue  et  en  adopter  une  aryenne,  mais  dont  les  premières  et  proba- 
blement les  plus  importantes  émigrations  vers  l'Occident  remon- 
tent à  une  antiquité  très-reculée.  » 

11  ne  sera  peut-être  pas  inutile  de  rappeler  au  lecteur  que  les 
Aryas  à  leur  arrivée  dans  les  belles  vallées  de  l'Indus  et  du  Gange 
trouvèrent  le  pays  occupé  par  des  tribus  de  race  brune  que 
leurs  chants  épiques  conservés  par  les  Brahmanes  appellent 
les  Rackassas  et  les  Nichadas,  et  que  les  ethnologistes  désignent 
par  le  nom  de  rameau  proto-hindou  ou  dravidien.  C'est  ce  peuple 
conquis  qui  forme  encore  la  masse  de  la  population  de  l'Inde  dans 
la  caste  inférieure  des  Soudiaset  dans  la  tribu  non  moins  nom- 
breuse et  hors-caste  des  Parias.  —  Grellman,  se  fondant  sur  des 
analogies  de  coutumes  et  de  mœurs,  faisait  dériver  de  ces  basses 
classes  les  bohémiens  d'Europe  qu'il  supposait  avoir  adandonné 
leur  patrie  au  commencement  du  XV*  siècle  (1).  Il  est  certain 
qu'on  trouve  encore  dans  l'Inde  certaines  tribus  nomades,  de  la 
classe  la  plus  abjecte  des  parias,  qui  rappellent  bien  nos  tziganes. 
Vagabonds  et  filous  ,  ils  plantent  leurs  tentes  là  où  le  hasard  les 
conduit,  mais  toujours  en  dehors  des  villages  dont  ils  sont  mal  vus. 
Les  hommes  vendent  quelques  ustensiles  de  ménage  et  les  femmes 
tirent  la  bonne  aventure  sur  l'inspection  des  linéaments  de  la  main. 
Quelques-uns  sont  charmeurs  de  serpents,  vend'^Mrs  de  simples, 
charlatans.  D'autres,  sans  aucune  industrie,  se  nourrissent  de  toute 

(1)  Op.  cit.  Cliap  VI,  r.  528. 


I 


-  223  - 

espèce  d'animaux  immondes  et  de  charrognes.  «  Enfin,  dit  l'abbé 
Dubois,  les  mœurs,  les  habitudes  et  les  usages  de  ces  Koravers  ont 
le  plus  grand  rapport  avec  ceux  de  ces  bandes  errantes  connues 
en  Angleterre  sous  le  nom  de  Gypsies,  et  en  France  sous  celui 
d'Egyptiens  ou  Bohémiens  (1).  Mais  le  langage  dravidien  de  ces 
tribus  nomades  du  Deccan  n'est  pas  de  la  même  famille  que 
celui  des  tziganes  cjui  est  aryen.  Il  y  a  tant  d'autres  castes  nomades 
et  pillardes  dans  l'Inde  qu'on  n'aurait  vraiment  que  l'embarras  du 
choix ,  si  des  analogies  de  mœurs  suffisaient  pour  constater  la 
parenté.  Les  Sou/ialers  ou  Bandjaris  qui  font  profession  de  marau- 
deurs et  d'espions  et  dont  les  femmes  sont  renommées  pour  leur 
lubricité,  se  rapprocheraient  davantage  de  nos  bohémiens  pour 
les  caractères  physiques  et  la  langue  ,  car  ils  paraissent  issus  des 
Mahrattes  qui  sont  des  aryans  brims  parlant  le  Pràcrit,  dialecte 
très-voisin  du  Sindhi.  M.  Rousselet,  voyageur  dans  l'Inde,  trouve 
une  ressemblance  frappante  entre  les  Bandjaris  et  nos  Tsiganes. 
La  seule  étude  comparative  de  crânes  qui  ait  été  faite ,  tend 
à  confirmer  les  données  delà  philologie.  En  effet  Koperniçki,  en 
comparant  une  série  d'une  soixantaine  de  crânes  tziganes  et 
hindous,  leur  a  trouvé  des  rapports  de  contbrmation  frappants  ; 
mais  c'est  avec  les  crânes  hindous  des  basses  classes,  au  teint  brun , 
au  h'ont  étroit  et  légèrement  fuyant,  dénotant  une  certaine  acces- 
sion de  sang  dravidien  qu'il  y  a  le  plus  de  similitude  ,  comme  il  y 
a  le  plus  de  ressemblance  ciiez  les  vivants  ([-!}.  Les  bohémiens  ont, 
à  peu  près,  les  traits  des  Européens ,  mais  ils  sont  beaucoup  plu^ 
bruns.  Parmi  les  sujets  dont  j'ai  noté  le  teint,  en  le  rapprochant  du 
tableau  chromatique  de  la  société  d'anthropologie,  je  trouve,  dans 
mes  notes,  les  n°^  28,  37,  22  ;  trois  gradations  dont  la  première 

(l)  Mœurs,  institutions  et  cérémonies  des  peuples  de  l'Inde  par  l'aiibé 
DiiÎMjis,  uiissioniidirc.  T.  I"'  P.  73    —  2  vol.  in-8"  f'ari.s,  18io.  Imprim.  roy. 
(iJ)  Cf.  Revue  d'Antropologie,  vol.  H,  P.  161. 


—  224  — 

représente  la  teinte  du  chocolat,  la  deuxièma  celle  du  café  légère- 
ment torréfié  ,  la  troisième  celle  du  vieux  parchemin.  Qui  ne  serait 
après  cela  de  l'avis  du  poète  persan  Ferdouzi  cité  par  Borrow  : 
«  Avec  ce  qui  est  sale  par  nature,  point  de  ressource  ;  vous  auriez 
beau  le  laver  que  vous  ne  rendriez  pas  le  bohémien  blanc.  » 

En  résumé,  les  témoignages  concordants  de  la  linguistique  et  de 
l'anthropologie  semblent  démontrer  que  les  bohémiens  sont  sortis 
de  l'Hindoustan  longtemps  après  la  conquête  aryane  (1).  Quant  à 
fixer  d'une  manière  précise  le  lieu  de  leur  berceau  et  l'époque  de 
leur  exode,  nous  n'avons  pour  cela  que  des  données  très-incom- 
plètes. Peut-être  y  a-t-il  eu  plusieurs  émigrations  et  de  plusieurs 
sources,  car  il  est  à  peine  admissible  qu'un  peuple  de  plus  d'un 
million  d'âmes  dispersé  aux  quatre  vents  sur  la  surface  du  monde 
et  qui  plante  ses  tentes  depuis  les  régions  glacées  de  la  Sibérie 
jusqu'aux  sables  brûlants  de  ^Eg^^pte,  que  dis-je,  jusqu'au  milieu 
des  forêts  vierges  du  Brésil,  soit  sorti  tout  entier  des  27,000  dé- 
portés byzantins  du  JX*  siècle,  dont  parle  M.  de  Goèje. 

Si  l'on  n'est  pas  d'accord  sur  la  date  de  l'arrivée  des  bohémiens 
dans  l'Orient  de  l'Europe ,  que  les  uns  fixent  à  l'aurore  des  temps 
modernes,  tandis  que  d'autres  la  reculentjusqu  àun  temps  immé- 
morial, à  l'âge  du  bronze  (car  M.  Bataillard  fait  honneur  à  nos 
Tziganes  de  l'introduction  de  ce  métal  en  Europe),  on  s'accorde  du 
moins  à  placer  leur  apparition  dans  les  divers  Etats  de  l'Occident 
dans  le  courant  du  XV''  siècle. 

Il  est  question  d'eux  en  Allemagne  dès  l'année  iMl.  Un  an  après, 
on  les  trouve  en  Suisse  et  en  1422  en  Italie.  En  1447,  ils  font  leur 
apparition  en  Catalogne  (Espagne).  Le  11  juin  de  celte  année-là,  fit 
son  entrée  dans  Barcelone  une  troupe  commandée  par  des  chefs 


(1)  Nous  disons  «  longtemps  après  la  conquête  aryane  y>  puisqu-ils  parlent 
un  dialecte  néo-indien  et  que  ces  dialectes  son(  dérivés  de  ia  langue  qne  parlaient 
les  arvas  :  le  sansciit. 


I 


—  225  — 

qui  prenaient  les  titres  de  duc  et  comte  et  qui  avançaient  les  mêmes 
impostures  qu'en  France  d'où  ils  venaient  probablement  (Fr.  delà 
Penya,  A^inales  de  Cataluna).  Il  est  vraisemblable  que  c'est  de  là 
qu'ils  se  répandirent  dans  le  reste  de  la  péninsule  ,  car  ce  n'est 
qu'en  4499  qu'il  est  question  d'eux  pour  la  première  fois  dans  le 
royaume  de  Castille  et  Léon.  Cette  mention  se  trouve  consignée 
dans  un  édit  de  Ferdinand  et  d'Isabelle  expédié  de  Médina  del 
Campo,  en  1499,  contre  «  les  Egyptiens  et  chaudronniers  étran- 
gers, E^ip/ianos  y  calderos  ej-irangreros.  »  Il  leur  est  enjoint  de  se 
fixer  dans  les  villes  et  villages  et  d'y  chercher  des  maîtres  sous 
lesquels  ils  auront  à  servir  pour  leur  subsistance  ;  faute  de  quoi 
ils  devront  vider  le  royaume  dans  le  délai  de  soixante  jours.  -— 
L'apparition  des  bohémiens  en  France  est  mieux  établie  que  partout 
ailleurs  dans  le  passage  suivant  de  Pasquier  : 

a  Vers  quel  temps  un  tas  de  gens  vagabonds  que  les  aucuns 
nomment  Œgyptiens,  les  autres  Bohém,iens  ,  com,mencèrent  de 
rôder  en  France. 

«  Il  est  tombé  un  vieux  livre  entre  mes  mains  en  forme  de  papier 
journal  par  lequel  un  théologien  de  Paris  ,  soigneux  de  recueillir 
les  choses  qu'il  voyait,  nous  rédigea  dihgemment  par  écrit  tout  ce 
qui  advint  de  son  temps ,  spécialement  dans  la  ville  de  Paris ,  de 
l'authorité  duquel  je  me  suis  aidé  en  quelques  endroits  de  cette 
œuvre.  Mais  je  veux  maintenant  insérer  tout  au  long  et  transcrire 
de  luy  mot-à-mot  certain  passage  par  lequel  on  peut  aisément 
voir  de  quel  temps  ces  Œgyptiens  que  nous  voyons  encore  voyager 
par  la  France,  commencèrent  à  y  entrer  et  quelle  feuille  ils  don- 
nèrent à  leur  pèlerinage. 

«  Le  dimanche  d'après  la  mi-aoûst  (dit-il),  qui  fut  le  dix-sep- 
tième jour  d'aoûstl427,  vinrent  à  Paris  douze  tenanciers  comme 
ils  disaient,  c'est  à  savoir  un  duc,  un  comte  et  dix  hommes  tous  à 
cheval  et  les  quels  se  disaient  très-bons  chrestiens  et  estaient  de 


—  226  — 

la  Basse-Œgypte  et  encore  disoient  que  n'ovoil  pjis  grand  temps 
que  les  chrestiens  les  avoient  subjuguez  et  tout  leur  pays  et  tous 
fait  chrestienner  ou  mourir  ceux  qui  ne  vouloient  estre.  Ceux  qui 
furent  baptisés ,  furent  seigneurs  du  pays  comme  avant  et  promi- 
rent d'estre  bons  et  loyaux,  et  garder  foy  à  Jésus-Christ  jusques  h 
la  mort  et  avoient  Roy  et  reyne  dans  leur  pays.  Item,  vray  est, 
comme  disoient,  qu'après  aucun  temps  qu'ils  orent  pris  la  foy  chres- 
tienne  les  Sarrazins  les  vinrent  assaillir.  Quand  ils  se  virent  comme 
pou  fermes  ennostrefoy,  à  trespou  d'achoi.son  sans  endurer  guère 
les  guerres  et  sans  faire  le  devoir  de  leur  pays  defîendre  que  très- 
pou,  se  rendirent  à  leurs  ennemis  et  devindrent  sarrazins  (1) 
comme  devant  et  renoncèrent  à  J.-C.  —  Item  ,  il  advint  après  que 
les  chrestiens,  comme  l'Empereur  d'Allemagne  et  autres  sieurs 
quand  ils  sçorent  qu'ils  orent  ainsi  faussement  laissé  nostre  foy  et 
qu'ils  estoient  devenus  sitost  Sarrazins  et  idolâtres  leur  coururent 
sus  et  les  vainquirent  tantôst  comme  cils  qui  cuidoient  qu'on  les 
laissât  en  leur  pais  comme  à  l'autre  fois  pour  devenir  chrestiens. 
Mais  l'Empereur  et  les  autres  seigneurs  par  grande  délibération  de 
conseil  dirent  que  jamais  netenraient  terre  en  leur  pays  si  le  pape 
ne  le  consentoit,  et  qu'il  convenoit  que  là  allassent  au  Saint- 
Père  à  Rome  :  et  là  allèrent  tous ,  petits  et  grands ,  à  moult  grand 
peine  pour  les  enfants.  Quand  là  furent ,  ils  confessèrent  en  géné- 
ral leurs  péchez.  Quand  le  pape  ot  oïiye  leur  confession  ,  par 
grande  délibération  de  conseil ,  leur  ordonna  en  pénitence  d'aller 
sept  ans  en  suivant  parmi  le  monde ,  sans  coucher  en  liet  et  pour 
avoir  aucun  confort  pour  leur  despense  ordonna  que  tout  évesque 
et  abbé  partant  crosse  leur  donneroit  pour  une  fois  dix  livres  tour- 
nois ;  et  leur  bailla  lettres  faisant  mention  de  ce  aux  prélats  de  l'é- 
glise et  leur  donna  sa  bénisson,  puis  se  départirent  et  furent  cinq 

(1)  C'est-k-dire  payens.  Du  temps  de  Pasquier  le  mot  de  sarrazin  était  encore- 
synonyme  de  payen,  quoiqu'on  l'appliquât  plus  souvent  aux  musulmans. 


—  227  — 

ans  par  le  monde  avant  qu'ils  vinssent  à  Paris.  Et  vinrent  le  dix- 
septième  jour  d'aoûst  l'an  1427  ,  les  douze  devant  dits,  et  le  jour 
Saint-Jean  Décolace  vint  le  commun.  Lequel  on  ne  laissa  point 
entrer  dans  Paris  mais  par  justyce  furent  logés  à  la  chapelle  Saint- 
Denys  et  n'estoient  point  plus  en  tout,  d'hommes,  de  femmes 
et  d'enfants  de  cent  ou  six  vingt,  ou  environ.  Et  quant  ils  se  parti- 
rent de  leur  pays  ils  estoient  mille  ou  douze  cent.  Mais  le  reme- 
nant estoit  mort  en  la  voye. 

«  Item,  a'^ant  ils  furent  à  la  chapelle  on  ne  vit  oncques  plus  grande 
allée  de  gen.^  à  la  bénisson  du  lendit ,  que  là  alloit  de  Paris,  de 
Saint-Denys  et  d'entour  Paris  pour  les  voir.  Et  vray  est  que  le 
plus  et  presque  tous  avoient  les  oreilles  percées  et  en  chacune 
oreille  un  annel  d'argent  ou  deux  en  chacune,  et  disoient  que 
c'estoient  gentillesses  en  leur  pays.  Item,  les  hommes  étoient 
très-noirs ,  les  cheveux  crespés ,  et  les  plus  laides  femmes  que 
l'ont  peut  voir  et  les  plus  noires  ;  toutes  avoient  le  visage  déployé, 
cheveux  noirs  comme  la  queue  d'un  cheval;  pour  toutes  robes 
une  vieille  flossoye  très-grosse ,  d'un  lien  de  drap  ou  de  corde 
liée  sur  l'espaule  et  dessus  un  pauvre  roquet  ou  chemise  pour 
parement ,  bref,  c'estoient  les  plus  pauvres  créatures  que  l'on 
vit  oncques  venir  en  France  d'aage  d'homme,  et  néantmoins 
leur  pauvreté ,  en  leur  compagnie  avoit  sorcières  qui  regardoient 
ès-mnins  des  gens  et  disoient  ce  qu'advenu  leur  estoit  ou  à 
l'advenir ,  et  mirent  contens  en  plusieurs  mariages  :  car  elles 
disoient  «  ta  femme  fa  fait  coup.  »  Et  qui  pis  estoit  en  parlant 
aux  créatures  par  art  magique  ou  autrement  par  l'ennemy  d'enfer 
ou  par  entrejet  d'habileté  faisoient  vuider  les  bourses  aux  gens  et 
les  mettoient  en  leurs  bourses  comme  on  disoit.  Et  vraiment  j'y 
feus  trois  ou  quatre  fois  pour  parler  à  eux ,  mais  oncques  ne  m'a- 
perçeu  d'un  denier  de  perte ,  ne  les  vey  regarder  en  main.  Mais 
ainsi  le  disoit  le  peuple  partout  :  tant  est  que  la  nouvelle  en  vint 


—  228  — 

à  l'évesque  de  Paris,  lequel  y  alla  et  mena  avec  lui  un  frère  pivs- 
cheur  nommé  le  petit  Jacobin ,  leiiuel  par  le  commandement  de 
l'évesque  fit  là  une  belle  prédication,  en  excommunianttous  ceux  et 
celles  qui  se  foisoient  et  qui  avoient  cru  et  montré  leurs  mains  ; 
et  convint  qu'ils  s'en  allassent,  et  se  partirent  le  jour  de  nostredame 
en  septembre  et  s'en  allèrent  vers  Pontoise. 

Duquel  passage  nous  pouvons  aisément  tirer ,  qu'auparavant  ce 
voyage  les  parisiens  n  avoient  été  repeu  de  telles  manières  de  gens, 
lesquels  jusqu'à  nous  ont  continué  successivement  et  de  main  en 
main  leurs  voyages  sous  ombre  de  leurs  pénitence  à  mon  jugement 
fabuleuse..  Et  est  une  chose  estrange  que  ces  misérables  voyageurs 
sans  assurance  de  feu  et  lieu  font  une  perpétuelle  profession  de 
mendicité ,  de  larcin  et  d'oisiveté,  et  encore  plus  estrange  qu'au 
veu  et  sçeu  de  nos  magistrats  ils  ont  rôdé  en  France  par  l'espace 
de  cent  ou  sixvingt  ans  et  plus,  sans  avoir  autre  adveu  de  leur 
pénitence  sinon  celuy  que  par  une  sotte  renommée  ils  avoient 
imprimé  depuis  ce  temps-là  dans  nos  testes,  disant  que  ces  sept  ans 
de  pénitence  qui  furent  ordonnés  aux  premiers  alloient  de  succession 
en  succession.  Toutefois  de  nostre  temps,  par  l'édit  des  estats 
tenus  à  Orléans  et  publié  le  3  septembre  1561,  il  fut  pourveu  à  cet 
abus  ;  pour  autant  que  par  l'art.  103*  de  cet  édit  il  fut  conjoint  à 
tous  officiers  du  roy  faire  commandement  à  tous  bohémiens  ou 
œgyptiens  de  vider  dans  deux  mois  le  royaume  à  peine  des  galè- 
res et  de  punition  corporelle  »  (1). 

On  voit  que  les  bohémiens  se  sont  révélés  en  maîtres  ès-arts 
de  fourberie  dès  leur  arrivée  en  Europe.  —  Avec  cet  instinct  qui 
leur  est  propre,  ils  virent  de  suite  par  quelle  voie  il  leur  serait 

(-1)  Les  recherches  de  la  France,  d'Estienne  P«squier,  conseiller  et  advocat 
général  en  la  Chambre  des  comptes  de  Paris.  —  Infolio,  liv.  IV.  Ch.  19,  Paris,  M. 
DC.  LXV.  Du  Gange  {Glossarium,  au  mol  Œg y ptiaci) ,  dit  que  Pasquier  a  em- 
prunté ce  récit  aux  Ephémérides  parisiennes  du  temps  de  Charles  VI 
et  Charles  Vil,  qui  ont  été  publiées  depuis  lors. 


—  229  — 
plus  facile  de  capter  la  bienveillance  des  populations,  en  abusant 
de  leur  crédulité.  Seulement  ils  varièrent  dans  leurs  impostures, 
parce  qu'ils  éprouvèrent  sans  doute  le  besoin  d'accommoder  l'appât 
aux  goûts  plus  ou  moins  grossiers  de  leurs  auditeurs.  C'est  ainsi 
qu'ils  racontaient  que  Dieu  lui-même  leur  avait  imposé  ce  pèle- 
rinage en  châtiment  du  péché  que  leurs  pères  avaient  commis  en 
refusant  de  recevoir  l'enfant  Jésus  lors  de  la  fuite  en  Egyte.  D'autres 
fois  ils  prétendaient  avoir  été  les  instruments  du  crime  d'Hérode  dans 
le  massacre  des  innocents.  —  Gomme  ces  péchés  dataient  de  loin, 
qu'ils  n'en  étaient  pas  directement  les  fauteurs  et  qu'ils  en  faisaient 
d'ailleurs  pénitence  ,  on  les  recevait  en  pitié  et  on  leur  passait  les 
larcins  qu'ils  commettaient  dans  leur  pèlerinage.  Le  plus  admi- 
rable est  qu'il  se  trouva  des  princes  assez  dénués  de  sens  commun 
pour  donner  dans  le  piège  et  leur  fournir  des  lettres  munies  de 
leurs  sceaux,  pour  sauf-conduits.  Munster,  en  sa  Cosmographie, 
affirme  avoir  vu  une  telle  lettre  de  l'empereur  Sigismond. 

Voici  son  récit  très-important  comme  émanant  d'un  témoin 
presque  contemporain  de  l'entrée  des  bohémiens  en  Allemagne. 
Je  le  traduis  du  latin.  «  Dans  le  cours  de  l'an  de  J.-C.  1M7,  parurent 
pour  la  première  fois  en  Allemagne  des  hommes  horribles  pour 
leur  noirceur*  brûlés  par  le  soleil,  immondes  dans  leur  vêtement, 
sales  en  toutes  choses,  adonnés  au  vol ,  surtout  leurs  femmes  qui 
font  vivre  les  hommes  de  leurs  pilleries.  On  les  appelle  Tartares 
ou  Gentils,  en  Italie  Ciani.  ils  ont  à  leur  tête  des  hommes  qui  se 
distinguent  par  leur  costume  et  par  les  titres  de  ducs  ,  comtes, 
chevaliers,  et  qui  nourrissent  des  chiens  de  chasse  à  la  façon  des 
nobles.  Ils  changent  souvent  de  chevaux,  mais  le  gros  de  la  troupe 
marche  à  pieds.  Les  femmes  sont  portées  sur  des  juments  avec  les 
entants  et  les  ustensiles.  Ils  colportent  des  lettres  du  roi  Sigismond 
et  de  quelques  autres  princes  pour  qu'il  leur  soit  permis  de  passer 

sains  et  saufs  par  les  villes  et  les  provinces.  Ils  prétendent  courir 

15 


—  230  — 

le  monde  pour  pénitence  et  être  sortis  de  l'Eg^^pte  mineure.  Mais 
ce  sont  là  des  fables.  L'expérience  démontre  que  cette  espèce  de 
gens  née  dans  le  vagabondage  et  vouée  à  l'oisiveté  ne  connait 
aucune  patrie,  mais  parcourt  les  provinces  en  vivant  de  maraudes, 
comme  des  chiens.  Ils  n'ont  aucune  religion,  quoique  parmi  les 
chrétiens  ils  aient  l'habitude  de  faire  baptiser  leurs  enfants.  Ils 
vivent  au  jour  le  jour,  passant  de  province  en  province,  divisés  en 
beaucoup  de  bandes,  de  façon  à  ce  que  les  mêmes  ne  reviennent 
qu'à  de  longs  intervales  dans  les  mêmes  lieux.  Ils  accueillent  ça 
et  là  des  mauvais  sujets  des  deux  sexes  qui  se  mêlent  à  leur  com- 
pagnie, et  forment  cette  étonnante  tourbe  humaine,  parlant  toutes 
les  langues ,  vrai  fléau  des  paysans  dont  ils  pillent  les  chaumières 
pendant  que  les  maîtres  sont  occupés  aux  champs.  Leurs  vieilles 
femmes  s'adonnent  à  la  divination  et  à  la  chiromancie  ,  et  tout  en 
proclament  leurs  oracles  elles  palpent  avec  une  adresse  mer- 
veilleuse les  bourses  de  leurs  dupes  et  les  vident 

t  Ily  aenviron  26ansque,  moi  Munster,  me  trouvant  à Heidelberg 
j'eus  accointance  avec  les  chefs  d'une  de  ces  bandes  et  parvins  à 
me  faire  montrer  des  lettres  qu'ils  se  vantaient  d'avoir  des  Empe- 
reurs. Nous  en  vîmes  une ,  qu'ils  disaient  obtenue  de  l'Empereur 
Sigismond ,  dans  laquelle  il  était  fait  mention  que  leurs  ancêtres 
dans  l'Egypte  mineure,  ayant  un  jour  abjuré  le  christianisme  pour 
retomber  en  l'erreur  des  Gentils ,  mais  étant  revenu ,  au  bout  de 
sept  années,  à  récipiscence,  il  leur  avait  été  enjoint  pour  pénitence 
que  chacune  de  leur  famille  errait  de  par  le  monde  pendant  un 
égal  nombre  d'années  et  expierait  ainsi  dans  l'exil  le  crime  de  leur 
perfidie.  Mais  depuis  lors  le  temps  de  leur  pénitence  a  expiré  et 
cependant  cette  tourbe  d'hommes  ne  cesse  de  vagabonder,  de  voler 
de  mentir  et  de  tirer  des  augures  »  (1). 

Un  autre  témoignage  aussi  précieux,  parce  qu'il  est  également 

(1)  Munsterus.  Cosmographia,  i  lib.  III,  fol,  257. 


—  231  — 

contemporain,  est  celui  d'Aventin ,  auteur  bavarois  de  la  fin  du 
XV*  siècle,  qui  s'exprime  ainsi:  «  A  cette  époque,  une  race  d'hommes 
de  proie,  tourbe  et  sentine  de  différentes  nations,  qui  habite  sur  les 
confins  des  Turcs  et  des  Hongrois,  et  que  nous  appelons  Zigreunes, 
commença  de  parcourir  nos  contrées,  vivant  impunément  de  vol, 
de  rapines  et  de  magie. 

«  Ils  disent  fallacieusement  qu'ils  sont  originaires  d'Egypte  et 
qu'ils  ont  été  condamnés  à  un  exil  de  sept  ans  en  expiation  du 
péché  commis  par  leurs  pères  qui  avaient  refusé  de  recevoir  la 
Vierge-Mère  avec  son  divin  fils  ,  lors  de  la  fuite  en  Egypte.  Mais 
ils  mentent  effrontément;  car  j'ai  connu  par  expérience  qu'ils  par- 
lent une  langue  vende  (un  des  dialectes  slaves)  et  qu'ils  ne  sont 
que  des  traîtres  et  des  espions.  Et  cependant  une  vaine  supersti- 
tion s'est  emparée  des  esprits  et  les  engourdit  à  tel  point  qu'on 
considère  comme  criminel  de  leur  faire  violence  et  qu'on  les 
laisse  voler,  piller  et  tromper  impunément  (1).  » 

Cette  plainte  amère  de  l'auteur  allemand  n'est  pas  un  écho  isolé 
dans  ce  temps  d'ignorance  où  le  seul  titre  de  pèlerin,  pour  si 
bizarre  que  fût  le  pèlerinage,  en  imposait  à  la  crédulité  des  petits 
et  des  grands  au  point  de  couvrir  tous  les  méfaits.  L'Italie  n'était 
pas  plus  favorisée ,  sous  l'œil  du  pontife  qui  dispose  des  indul- 
gences et  devait  savoir  infailliblement  à  quoi  s'en  tenir  sur  les 
mérites  des  pèlerins  œgyptiens  (2).  On  a  même  prétendu  que 
ces  rusés  hypocrites  avaient  été  jusqu'à  surprendre  la  bonne  foi  du 
Saint-Père  au  point  d'obtenir  de  lui  des  lettres  de  faveur  par 
lesquelles  il  leur  était  permis  de  parcourir  sans  être  molestés,  les 
différentes  contrées  de  l'Europe  durant  tout  le  temps  que  devait 
durer  leur  pèlerinage  (3).  Mais  un  tel  aveuglement  de  la  part  du 

(1)  Aventinus;  Annales  Boïorum  lib.  Vil,  in-folio.  Munich,  <SS4,  fol.  826, 

(2)  Cf.  Muratori  :  Rerum  itaiicarum,  ad  annum,  1422. 

(3j  Grellman,  op.  cit.  P.  220,  d'après  Crusius,  Wurstisen  et  Guler. 


-  232  — 

pape  est  à  peine  croyable.  —  Quand  le  Saint-Empire  germanique 
et  l'Italie  en  étaient  là,  comment  l'Espagne  aurait-elle  été  plus  éclai- 
rée ?  Hélas  !  le  témoignage  de  Martin  del  Rio  ne  laisse  planer 
aucun  doute  sur  l'exploitation  de  l'Espagne  par  les  mêmes  impos- 
teurs au  XV'  et  XVI»  siècles.  Il  se  demande  comment  des  princes 
peuvent  souffrir  un  pareil  fléau  au  grand  préjudice  des  |)aysans 
et  dit  :  «  Si  l'on  tolère  ces  voleurs,  il  faut  alors  tolérer  les  autres, 
ce  qui  est  contraire  à  la  loi  divine  et  humaine.  Surtout,  tes  magis- 
trats ne  devraient  pas  souffrir  que  ces  vagabonds  s'affilient  partout 
oli  ils  passent  des  sujets  du  roi  et  ceux-ci  devraient  être  châtiés 
sévèrement  en  même  temps  que  ceux  (]ui  les  reçoivent  en  leur 
compagnie.  Il  est  contre  la  raison  d'entretenir  au  préjudice  de 
l'état  desoisifsetdes  vagabonds,  etpartout  où  lajusticeesten  vigueur 
les  magistrats  doivent  s'enquérir  des  moyens  d'existence  des  gens, 
car  nul  n'est  censé  vivre  d'air.  »  A  cet  axiome  indiscutable,  notre 
jésuite,  grand  connaisseur  en  fait  de  magie  sur  laquelle  il  a  écrit 
six  livres,  ajoute  une  imputation  moins  certaine.  Il  accuse  les 
bohémiens  de  joindre  au  vol  la  magie.  «  L'expérience ,  dit-il , 
démontre  que  si  quelqu'un  tire  en  leur  faveur  d'un  sac  ou  d'un  coffre 
une  pièce  de  monnaie,  il  arrive  assez  souvent  que  toutes  les  autres 
qui  sont  dans  le  même  sac  ou  le  même  coffre  prennent  le  même 
chemin  que  la  première  ,  ce  qui  est  un  'maléfice  évident.  » 

Comme  son  maître,  Ignace  de  Loyola,  il  avait  été  militaire  et 
voici  alors  ce  qu'il  avait  vu  :  «  Quand  je  voyageais  en  Espagne, 
dit-il ,  avec  mon  régiment ,  en  l'année  158  i,  une  multitude  de  ces 
bohémiens  infestait  les  campagnes.  Il  arriva  que  pour  la  fête  Dieu 
ils  demandèrent  d'être  admis  dans  la  ville  de  Tolède  pour  danser 
en  l'honneur  du  Saint-Sacrement  suivant  l'usage  local.  Ce  qui  fû 
fait  :  mais  à  midi  il  s'éleva  un  grand  tumulte  provoqué  par  les 
filouteries  de  leurs  femmes.  Ils  s'enfuirent  dans  les  faubourgs 
et  se  groupèrent  du  côté  de  Saint-Marc ,  où  les  chevaliers  de 


—  233  — 

Saint  Jacques  ont  une  magnifique  habitation  et  un  hôpital ,  et 
repoussèrent  de  vive  force  les  agents  de  la  justice  qui  essayaient 
de  les  chasser.  Soudainement  je  ne  sais  par  quel  pacte  ,  tout  ce 
tumulte  s'appaisa.  La  horde  en  question  qui  avait  enrôlé  beaucoup 
d'Espagnols  en  différents  bourgs  de  la  Castille,  avait  pour  chef  un 
soit-disant  comte  qui  parlait  aussi  bien  le  Castillan  qu'un  natif  de 
Tolède.  Il  connaissait  tous  les  passages  des  montagnes ,  tous  les 
chemins  d'Espagne,  même  les  plus  scabreux  et  les  plus  difficiles, 
la  force  de  chaque  population,  les  principaux  habitants  de  chaque 
ville  et  leur  fortune.  Rien  de  ce  qui  touche  à  l'état,  pour  si  secret 
que  ce  fut ,  ne  lui  était  caché,  et  il  ne  faisait  pas  mystère  de  ses 
connaissances  mais  s'en  glorifiait  au  contraire.  Pourquoi  cet  espion- 
nage? Ne  devrait-on  pas  le  réprimer  chez  des  étrangers  quand 
même  ils  seraient  d'une  vie  irréprochable.  » 

Nous  ne  trouvons  pas  dans  ces  anecdotes  le  merveilleux  que 
l'auteur  croit  y  voir  mais  nous  y  relevons  plusieurs  données  impor- 
tantes :  la  première  c'est  qu'à  la  fin  du  XVP  siècle  les  bohémiens 
étaient  fort  nombreux  en  Espagne  malgré  l'édit  d'expulsion  de 
Ferninand  et  d'Isabelle,  renouvelé  par  leur  successeur;  la 
deuxième  c'est  qu'ils  grossissaient  leurs  files  par  des  recrues  prises 
dans  la  population  indigène  ,  ce  qui  est  contraire  à  l'idée  qu'on  a 
de  leur  isolement  ;  la  troisième  enfin  que,  dès  cette  époque,  ils 
étaient  déjà  très-familiarisés  avec  la  langue  et  l'état  du  pays.  La 
facilité  avec  laquelle  les  bohémiens  s'assimilent  toutes  les  langues, 
ne  tient  pas  du  prodige,  comme  le  croit  notre  auteur  qui  voit  de 
la  magie  partout,  mais  est  une  disposition  naturelle  qu'ils  parta- 
gent avec  les  peuples  slaves.  «  Outre  leur  jargon  particulier  que 
les  Espagnols  appellent  Ziriguenca  et  qui  n'est  compris  que  d'eux 
seuls  (continue  Martin  delRio),  ils  parlent  presque  toutesles  langues 
de  l'Europe,  allemand  parmi  les  Allemands,  françaisparmi  les  Fran- 
çais, italien  parmi  les  Italiens,  etc.,  ce  qui  leur  est  nécessaire  pour 


—  234  — 

espionner.  C'est  pourquoi  l'empereur  Charles  V,  par  un  édit  de 
d549,  a  ordonné  que  ces  dangereux  vagabonds,  véritable  excrément 
des  nations,  fussent  chassés  de  l'Allemagne  comme  des  émissaires 
envoyés  par  les  Turcs  pour  trahir  la  chrétienté  »  (1). 

Dès  cette  époque  l'étoile  des  pèlerins  égyptiens  avait  pâli, 
quoiqu'ils  imaginassent,  pour  entretenir  la  crédulité  des  fidèles,  de 
nouvelles  impostures.  Ainsi,  quand  on  leur  faisait  observer  que  le 
temps  de  leur  pénitence  était  passé,  ils  répondaient  qu'ils  ne  pou- 
vaient retourner  dans  leur  pays  parce  que  le  chemin  était  gardé 
par  les  Infidèles,  ou  bien  que  s'ils  y  rentraient,  un  nombre  d'hommes 
égal  serait  obligé  d'en  sortir  sous  peine  de  mourir  tous  par  la 
famine.  Mais  le  prétexte  le  plus  ingénieux  était  celui-ci  :  que  la 
pénitence  de  sept  ans  imposée  à  leurs  pères  se  transmettait  comme 
un  fatal  héritage  à  chacune  des  générations  successives  (2).  Malgré 
toutes  ces  belles  raisons,  la  diète  d'Augsbourg ,  dès  l'an  1500 ,  fit 
défense  à  tous  et  à  chacun  dans  l'Empire  de  laisser  dorénavant 
passer  par  leur  contrée  ou  district  les  aventuriers  connus  sous  le 
nom  de  Zigueuner  ou  de  leur  accorder  à  l'avenir  protection  et 
sauvegarde.  —  Des  édits  d'expulsion  suivirent  celui-ci  tant  en 
Allemagne  que  dans  les  autres  états  d'Occident  y  compris  l'Angle- 
terre où  les  nomades  avaient  pénétré  au  commencement  du  XVI 
siècle  (3) ,  mais  nulle  part  ils  ne  furent  exécutés  avec  autant  de 
rigueur  et  de  succès  qu'en  France. 

L'âge  d'or  des  bohémiens  était  passé!  Une  autre  ère  commence 
pour  eux  qui  n'aura  plus  de  fin,  jusqu'à  ce  qu'ils  se  réforment  ou 

(1)  Disquisitionuni  magicarum  Ubrisex^  auctore  Marlino  dcl  Rio,  Colonie 
agrippinœ  M  D  C  C  X  X.  Lib.  IV.  Cap.  III,  Quœst.  V. 

(2)  Martin  del  Rio,  Op.  cit.  P.  6i2o. 

(3)  Edit  d'Henri  VIII  et  de  la  XXII*  année  de  son  règne  (1530)  «  contre  le 
peuple  qui  se  dit  lui-même  Egyptien.  » 


—  235  — 

disparaisssent.  Louis  XII,  par  lettres  missives  données  à  Cliaumont 
le  27  juillet  1504 ,  ordonna  de  les  chasser  du  royaume  (1). 
Dans  la  fable  que  racontaient  les  bohémiens  pour  se  faire  bien 
venir  des  populations  chrétiennes,  il  y  a  peut-être  un  fond  de 
vérité  :  c'est  que  leurs  ancêtres  avaient  passé  par  l'Egypte .  Autrement, 
pourquoi  ce  conte  plutôt  que  toute  autre  légende  édifiante'?  pour- 
quoi l'Egypte  plutôt  que  la  Palestine? 

L'Eg^'^pte  possède,  depuis  le  moyen-âge  au  plus  tard ,  de  nom- 
breux groupes  de  bohémien  Djïngéaniéh),  étrangers  au  fond  de  la 
population  fellah,  et  vivant  de  la  même  existence  qu'en  Europe. 
La  olupart  des  aimées  ou  danseuses  publiques  sont  des  tziganes, 
d'ai.rès  le  savant  Pruner-Bey.  Cette  seule  considération,  que  les  tzi- 
ganes vivent  en  étrangers  au  milieu  de  la  population  fellah  qui  est 
le  n'ai  peuple  indigène  de  l'Egypte ,  suffirait  à  nous  faire 
repousser  leur  prétention  d'être  originaires  de  ce  pays ,  quand 
même  leur  langue  ne  serait  pas  là  pour  les  trahir ,  car  elle  n'a 
que  ouelques  mots  coptes  ;  mais  cela  ne  prouve  pas  que  leurs  ancê- 
tres re  l'aient  pas  habité  temporairement,  dans  leur  exode  d'Orient 
en  Occident ,  du  moins  une  partie  d'entr'eux.  Il  paraît  y  avoir  eu 
plusieurs  troupes  d'émigrants  qui  toutes  n'ont  pas  suivi  le  même 
chemii. 

Les  gitanos  espagnols  se  croient  sincèrement  originaires  d'E- 
gypte: mais  quand  on  leur  demande  la  raison  de  cette  croyance, 
ils  répndent  tout  simplement  qu'ils  l'ont  entendu  dire  à  leurs 
pères  qui  devaient  bien  le  savoir.  En  réalité ,  ils  n'ont  aucune 
traditon  sur  leur  prétendu  pays  d'origine;  seulement  une  jolie 
légenle  rapportée  par  Borrow.  «  Il  y  avait ,  disent-ils  ,  un  grand 
roi  dEgypte  dont  le  nom  était  Pharaon,  qui  avait  de  grandes  armées 
avec  lesquelles  il  fit  la  guerre  à  tous  les  pays  et  les  conquit, 

(1^^  Lettres  publiées  par  Depping  dans  les  Mémoires  de  la  Soc.  des  ardiq.  de 
Fraice,  T.  XVIII,  P.  183. 


—  Q36  — 

Quand  il  eut  conquis  le  monde  entier,  il  devint  triste  et  morose , 
car  il  aimait  la  guerre  et  ne  savait  plus  comment  employer  son 
temps.  A  la  fin  il  pensa  à  faire  la  guerre  h  Dieu  ;  de  sorte  qu'il  lui 
envoya  un  défi  pour  le  forcer  à  descendre  du  ciel  avec  ses  anges  et 
à  se  mesurer  avec  Pharaon  et  ses  armées.  Mais  Dieu  dit  :  je  ne 
mesurerai  pas  ma  force  avec  celle  d'un  homme.  —  Cependant  Dieu 
était  irrité  contre  Pharaon  et  résolut  de  le  punir.  Il  ouvrit  une 
caverne  sur  le  flanc  d'une  montage,  et  fit  souffler  un  vent  furieux 
qui  poussa  devant  lui  Pharaon  et  son  armée  vers  la  caverne  ;  et 
l'abîme  les  reçut  et  la  montagne  se  referma  sur  eux.  Maintenant, 
quiconque  va  vers  la  montagne  dans  la  nuit  de  la  Saint-Jean  peut 
entendre  Pharaon  et  ses  armées  chantant  et  hurlant  dans  les  î.to- 
fondeurs  souterraines.  —  Or  ,  il  advint  que  quand  Pharaon  et  ses 
armées  eurent  disparu ,  tous  les  rois  et  toutes  les  nations  qui 
étaient  devenues  sujettes  de  l'Egypte  se  révoltèrent  contr'ellî  et 
l'Egypte  qui  avait  perdu  son  roi  et  ses  soldats  se  trouva  sans  défense. 
Donc,  les  rois  et  les  nations  ennemies  en  triomphèrent  aisén^ent, 
prirent  son  peuple,  le  chassèrent  et  le  dispersèrent  aux  qiatre 
vents  du  monde.  Et  voilà  comment  nous  sommes  en  Espagne.  » 

On  conviendra  qu'il  n'y  a  rien  dans  cette  légende  qui  ressemble 
à  une  tradition  et  qui  ne  puisse  avoir  été  imaginé  par  des  esprits 
captieux  sur  les  données  vagues  qui  ont  cours  parmi  le  pîuple 
touchant  les  Pharaons  de  l'Ecriture  Sainte.  i 


CHAPITRE  II 


LES    BOHÉMIENS    DU    PRYS    BASQUE 


Nous  savons  déjà  (jne,  par  lettres  missives  de  Louis  XII,  de  l'an 
1504,  rappelées  par  l'édit  des  Etats  tenus  à  Orléans  et  publiées  le  3 
septembre  1561,  il  fut  enjoint  à  tous  officiers  royaux  de  faire  vider 
le  royaume  à  tous  bohémiens  ou  égyptiens  et  d'envoyer  aux 
galères  ceux  qui  contreviendraient.  Mais  l'édit  fut  si  mal  exécuté, 
soit  par  molesse  de  la  part  des  magistrats ,  soit  par  difficulté  de  le 
mettre  en  pratique,  que  les  campagnes  de  France  continuèrent 
longtemps  encore  d'être  harcelées  par  des  bandes  de  bohémiens 
qui,  chassés  des  villes ,  s'abattaient  sur  les  champs  où  ils  com- 
mettaient toute  sorte  de  déprédations.  Ils  poussaient  même  l'audace 
jusqu'à  forcer  les  maisons  des  paysans  et  détrousser  les  voyageurs 
sur  les  grands  chemins.  Un  édit  de  Louis  XIV ,  de  1675 ,  ordonna 
de  leur  i  courrir  sus  par  le  fer  et  par  le  feu.  «  On  vit  alors  les 
paysans  s'armer  pour  la  sécurité  de  leurs  biens  et  de  leurs  familles 
et  faire  une  véritable  chasse  au  bohémien.  Combien  furent  alors 
pendus  aux  arbres  de  la  forêt,  combien  envoyés  aux  galères, 
combien  de  femmes  et  d'enfants  jetés  dans  les  culs-de-basse  fosse, 
on  ne  saurait  le  dire  ;  toujours  est-il  que  le  pays  en  fut  purgé  et 
que  depuis  lors ,  à  part  les  bandes  nomades  et  relativement  inof- 
fensives de  bohémiens  hongrois  qui  nous  visitent  de  loin  en  loin, 
on  n'en  trouve  plus  qu'à  la  frontière  d'Espagne  et  d'Allemagne. 


—  238  — 

Les  solitudes  boisées  des  Vosges  et  des  Pyrénées  leur  servirent 
d'abord  de  retraite  :  h  cheval  sur  la  frontière  ils  trouvaient  moyen 
de  déjouer,  par  des  mouvements  de  conversion  à  droite  ou  à  gauche 
la  force  armée  des  deux  pays.  Puis,  quand  le  péril  social  conjuré, 
le  gouvernement  se  relâcha  de  ses  rigueurs ,  ils  s'écartèrent  timi- 
dement de  leurs  retraites  et  se  glissèrent  dans  les  villages  et  les 
villesdelafrontièrepouryexercerquelquemenu  métier.  Cependant, 
le  loup  avait  revêtu  la  peau  du  renard  :  désormais  plus  d'agression 
hardie  mais  de  timides  larcins;  plus  de  vol  à  main  armée  mais  la 
filouterie  et  lu  fraude.  Il  fallait  se  couvrir  d'une  industrie  honnête  : 
on  se  fit  tondeur,  maquignon ,  vannier.  Les  femmes  mendiaient  et 
disaient  la  bonne  aventure ,  mais  sous  couleur  de  vendre  des  paniers 
et  des  nattes.  Seul ,  le  pays  basque  n'en  fut  pas  quitte  à  si  bon 
marché.  Dans  ce  pays  .si  accidenté,  si  boisé  et  si  dépeuplé,  les 
nomades  avaient  trouvé  leur  terre  promise.  Les  chevaux  et  les 
mules  lâchés  en  liberté  dans  le  bois,  le  porc  errant  dans  le  hallier 
autour  des  fermes ,  quelles  proies  plus  faciles  à  saisir  et  à  garder 
quand  la  frontière  est  à  deux  pas.  N'a-t-on  pas  de  l'autre  côté  des 
monts  les  frères  et  amis  en  situation  de  pratiquer  ;des  échanges 
internationaux  ?  On  leur  passe  une  mule  dérobée  et  ils  vous  ren- 
dent un  cheval  volé.  L'une  et  l'autre  bête  seront  vendues  au  pro- 
chain marché,  la  française  en  Espagne  et  l'espagnole  en  France. 
Comme  les  fermes  sont  très-écartées  les  unes  des  autres ,  et  que 
la  population  clairsemée  ne  peut  pas  se  prêter  secours  en  cas  d'a- 
lerte, la  mendicité  s'exerce  avec  arrogance,  surtout  quand  il  n'y 
a  que  des  femmes  et  des  enfants  au  logis.  Les  hommes  eux-mêmes 
qui  savent  leurs  familles  exposées  aux  vengeances  des  vagabonds 
pendant  la  plus  grande  parties  des  jours  qu'ils  passent  à  la  culture 
de  leurs  champs  ou  à  la  garde  de  leurs  moutons,  les  hommes, 
d)s-je,  se  montrent  assez  patients  vis-à-vis  de  ces  rôdeurs.  Ceux-ci 
du  reste  ne  s'aventurent  pas  dans  les  villes,  ou  du  moins  ils  ne 


-  239- 

font  qu'y  passer,  en  s'affublant  de  dehors  hypocrites.  C'est  entre 
les  monts  et  les  coteaux ,  dans  les  champs  pittoresques  de  la 
Navarre  et  de  la  Soûle  qu'ils  aiment  à  rôder  pour  y  chercher  leur 
proie.  Le  reph  d'un  vallon ,  le  mystérieux  ombrage  des  bois  , 
l'anfractuosité  d'un  rocher  abritent  leur  bivouac.  S'il  y  a  quelque 
part  une  masure  abandonnée  ,  ou  une  grange  mal  gardée ,  ils  en 
prennent  possession  jusqu'à  ce  qu'on  les  en  chasse  de  vive  force. 
Pour  eux  c'est  un  affût  ;  pour  les  repris  de  justice  indigènes,  c'est 
un  lieu  d'asyle;  pour  les  débauchés  de  la  ville  ,  c'est  un  lupanar. 

En  4538,  l'Assemblée  des  Etats  de  Navarre  réunis  à  Saint-Palais 
rendait  une  ordonnance  de  bannnissement  contre  «  les  bohèmes 
vagabonds  et  autres  semblables  ,  avec  défense  d'y  entrer  à  peine 
du  fouet.  »  La  même  ordonnance  défendait  à  toute  personne  de 
leur  donner  asyle,  de  faire  aucun  traité  d'achat  ou  d'échange  avec 
eux,  sous  peine  de  cent  livres  d'amende. 

En  dépit  de  ces  règlements  impitoyables  ,  les  bohémiens  restè- 
rent ou  du  moins  revinrent  au  pays  où  ils  trouvaient  des  complices 
parmi  les  indigènes.  C'est  ce  qu'indique  une  ordonnance  de  1641 
qui  rappelle  les  anciennes  dispositions  et,  de  plus,  rend  respon- 
sables ceux  qui  donneraient  logement  ou  retraite  aux  bohèmes, 
des  vols,  larcins  ou  dommages  qu'ils  pourraient  commettre  (1). 

(1)  Caliier  des  Etats  rte  Navarre.  C.  1S29.  Chapitre  65"  Contre  les  bohèmes 
ou  égyptiens,  mandiants  valides  et  autres  vagabonds. 

Article  premier.  —  11  a  esté  enjoint  par  règlement  octroyé  à  l'assemblée  des 
Etats  de  l'an  1S38,  à  Siint-Palais  k  tous  vagabonds,  bélistres  et  gens  mal  vivants 
de  vuider  le  royaume  dans  quatre  jours  après  la  publication,  k  peyne  du  toliet. 

Art.  2.  —  Peut  en  oustre  défendue  aux  bohèmes  d'entrer  dans  le  royaume  et  en 
cas  qu'ils  le  fissent  ordonné  de  les  chasser  promptement.  Ceci  a  été  encore  confirmé 
par  règlement  de  l'an  1591. 

Art.  3.  —  Lesdifs  bohèmes,  vagagonds  et  autres  semblables  ont  été  bannis  du 
royaume  avec  défense  d'y  entrer  k  peine  du  fouet  par  règlement  octroyé  à  l'assemblée 
des  Etats  de  l'an  1375. 

Art.  -i.  —  En  conséquence  de  quoy  il  a  esté  permis  à  toutes  sortes  de  personnes 
de  s'en  saisir  sans  autre  déeret  ni  commission  comme  en  crime  flagrant. 


—  240  — 

Mais  il  n'était  pas  facile  de  se  débarrasser  de  ce  gibier  de  galères 
dans  un  pays  où  la  police  n'avait  alors  et  n'a  encore  que  peu  d'ac- 
tion. Coupable  ou  complice -d'un  crime,  le  bohémien  change  de 
territoire  à  la  moindre  alerte,  et  nargue  la  police  des  deux  Etats. 
Cela  ne  l'empêche  pas  de  revenir  vers  les  siens ,  si  quelque  lien 
l'y  attire  ;  car  il  est  toujours  en  mesure  de  s'esquiver,  grâce  à  l'in- 
violable solidarité  qui  règne  dans  cette  société  d'hommes  de  proie. 
Le  péril  de  l'un  est  le  péril  de  tous  ;  de  sorte  que  tous  veillent 
pour  un  el  chacun  veille  pour  tous. 

Aussi  bravèrent-ils  la  pohce  de  Louis  XIV  et  ses  ordonnances 
draconiennes.  En  1708,  le  vice  sénéchal  de  Béarn  reçut  ordre  de 
se  transporter  en  Navarre  avec  ses  archers  pour  arrêter  les  bohé- 
miens avec  faculté  de  tuer  sur  le  champ  ceux  qui  feraient  résis- 
tance (I).  Ceci  n'empêche  pas  que  de  1765  à  1774  on  les  poursuivait 
encore  et  que  l'on  offrait  une  prime  àleur  arrestation  de  vingt-quatre 
livres  pour  un  homme  et  de  neuf  pour  une  femme  (2).  La  même 
chasse  se  continue  de  l'an  1775  à  l'an  1783 ,  et  «  le  tiers-état  du 
royaume  de  Navarre  demande  que  les  bohémiens  mâles  soient  con- 

Art.  5.  —  A  esté  (leffendu  à  toutes  sortes  de  pei sonnes  de  quelque  qualité  et 
condition  de  logei ,  vèlir  ni  souffrir  en  leurs  m-iisons,  bordes,  gia.'.ges,  des  boliêmes, 
des  mcndiiip.ts  valides,  ni  aucuiie  sorte  de  fainéants  et  vagabonds  à  peine  de  cent 
livres  pour  ciiaque  fois. 

Art.  6.  ■-  Davantage  a  esté  deffendu  de  faire  aucun  traité  d'achat  ou  d'eschange 
avec  lesdits  bohèmes. 

Art.  7.  —  Mesnies  peines  ont  été  establies  contre  les  pé'erins  supposés  que 
contre  ks  bohèmes  par  règlement  octroyé  l'an  1628. 

Art.  8.  —  Finalement,  les  susdites  dcffcnses  de  ne  donner  point  logement  ni 
retraite  aux  boliènies  et  vagabonds  ont  été  réitérées  sous  la  peine  de  répondre  en 
son  propre  ,  des  vols  ,  larcins  et  dommages  qu'ils  pourraient  faire  par  reiglement 
octroyé  à  l'assemblée  des  Etats  de  l'an  1641  et  appointe.ment  du  18  décembre 
dernier  donné  par  le  seigneur  de  Grammont. 

(i)  Inv.  des  règ.  des  Etats  de  Navarre.  G  155S  et  1854,  registres.— 
Années  1666-1730.  Arch.  des  Basses-Pyrénées. 

(2)  item,  G.  1537,  registre. 


—  241  — 

duits  aux  galères,  et  les  femmes  aux  dépôts  de  mendicité  (1).  » 
Ce  rappel  aux  anciennes  ordonnances  dont  on  s'était  relâché 
était  provoqué  par  des  attentats  plus  nombreux  que  jamais.  Les 
députés  du  pays  de  Mixe  exposaient  que  «  la  Navarre  fourmille  de 
bohémiens,  principalement  dans  les  environs  d'Irissary  ,  et  qu'ils 
ont  jeté  la  terreur  dans  les  marchés  de  Saint-Jean-Pied-de-Port  et 
de  Hélette.  »  D'autre  part,  on  avait  eu  à  donner  la  chasse  à  une 
troupe  de  bohémiens  qui  ravageaient  le  pays  d'Arberoue  (2). 

On  peut  juger  par  là  si,  dans  la  longue  et  sanglante  période  de 
troubles  qui  s'ouvrait  peu  d'années  après  pour  ne  terminer  qu'avec 
le  siècle,  les  vagabonds  du  pays  basque  s'en  donnèrent  à  cœur 
joie.  Monestier,  le  proconsul  des  Pyrénées  Occidentales,  avait  bien 
alors  trop  d'honnêtes  gens  à  guillotiner  pour  s'occuper  de  cette 
canaille.  —  Mais  l'excès  du  désordre  ne  tarda  pas  à  produire  son 
effet  ordinaire,  la  répression  à  outrance  par  des  mesures  violentes 
et  arbitraires.  Aussi  bien  ,  la  France  avait  à  sa  tête  un  nouveau 
Louis  XIV  auquel  les  mesures  de  cette  sorte  ne  répugnaient  pas 
trop. 

Dans  la  nuit  du  15  frimaire  an  XI  (6  décembre  1802),  les  bohé- 
miens du  pays  basque  furent  enveloppés  comme  dans  un  immense 
coup  de  filet  préparé  par  le  préfet  Castellane,  et  enfermés  provisoi- 
rement dans  les  citadelles  de  Saint-Jean-Pied-de-Portet  de  Bayonne. 
Il  n'en  échappa  qu'un  petit  nombre  qui  se  hâtèrent  de  passer  la 
frontière  où  ils  trouvèrent  les  autorités  espagnoles  complices  du 
coup  de  main  exécuté  contr'eux ,  de  sorte  que  la  plupart  furent 
livrés.  —  Les  hommes  propres  au  service  militaire  furent  envoyés 
à  l'armée;  les  autres,  avec  les  femmes  et  les  enfants,  furent  dirigés 
soit  sur  les  dépôts  de  mendicité,  soit  sur  la  citadelle  de  la  Rochelle 


(1)  Ibid.  C.  1538,  règ. 

(2)  Ihid.,  C.  \b9'2,  liasse  —  année  1780  et  C.  1538,  registre. 


—  242  — 

d'où  l'on  se  proposait  de  les  embarquer  pour  quelque  colonie 
d'outre-mer. 

La  guerre  avec  l'Angleterre,  qui  reprit  cinq  mois  après,  fit  sus- 
pendre les  préparatifs  commencés  pour  cette  expédition  ,  et ,  au 
bout  de  dix-huit  mois  ou  deux  ans ,  tous  ceux  qui  n'étaient  pas 
retenus  à  l'armée  ou  au  bagne  furent  mis  en  liberté.  Ils  ne  tardè- 
rent pas  à  revenir  ,  malgré  la  surveillance  de  la  police  ,  dans  leur 
pays  de  prédilection.  Voilà  comment  le  pays  basque  recouvra  par 
malheur  une  partie  de  ses  parasites.  La  mesure  de  rigueur  prise 
par  le  premier  consul  n'a  pas  produit  tous  les  fruits  que  son 
auteur  et  la  population  basque  en  attendaient ,  parce  qu'elle  n'a 
pas  pu  recevoir  son  complément  naturel.  Toutefois  la  déportation 
est  restée  depuis  lors  comme  une  épée  de  Damoclès  suspendue  sur 
la  tête  des  bohémiens  ;  car  elle  n'a  pas  cessé  d'être  réclamée  soit 
par  la  voix  de  la  presse  soit  dans  les  sessions  des  conseils  géné- 
néraux.  Cette  crainte  salutaire  a  profité  non-seulement  au  pays 
mais  aux  bohémiens  eux-mêmes  en  ce  qu'elle  a  été  l'initiatrice  de 
leur  civilisation.  «  Initiuni  sapientiœ^timor....  •»  Pour  échapper 
aux  mesures  arbitraires  ils  comprirent  qu'ils  devaient  se  donner 
un  état  civil ,  et,  pour  se  garer  de  la  loi  sur  le  vagabondage,  acquérir 
quelque  lopin  de  terre,  quelque  masure  qui  leur  procurât  au  moins 
l'apparence  de  la  propriété  foncière.  —  Depuis  lors,  non-seulement 
ils  déclarèrent  leurs  nouveau-nés  à  la  mairie ,  mais  ils  en  vinrent 
jusqu'à  se  soumettre  à  la  loi  de  conscription  et  à  figurer  volontai- 
rement dans  notre  armée  et  notre  marine.  Ceux  de  Giboure  sont 
aujoud'hui  les  meilleurs  marins  du  pays  basque.  Mais  avant  de 
montrer  par  la  statistique  les  progrès  accomphs ,  il  n'est  pas  sans 
intérêt  d'indiquer  les  phases  de  cette  évolution. 

De  1815  à  1825,  il  y  eut  une  recrudescence  d'audace  et  d'atten- 
tats de  la  part  des  bohémiens  sous  la  conduite  et  l'impulsion  d'un 
chef  de  voleurs  nommé  Bidart  qui  peut-être  n'était  pas  de  leur 


—  243  — 

race.  — Cette  bande  dispersée  et  les  principaux  coupables  envoyés 

au  bagne,  il  ne  tarda  pas  de  s'en  former  une  autre,  plus  audacieuse 

et  plus  malfaisante,  quoiqu'elle  ne  répandit  jamais  le  sang.  Elle 

avait  pour  chef  le  nommé  Ardaix  qui,  lui,  était  sûrement  bohémien, 

mais  avait  enrôlé  sous  sa  direction  tous  les  mauvais  sujets  du  pays, 

sans  distinction  de  race.  La  gendarmerie  et  le  bagne  finirent  par 

avoir  raison  de  cette  troupe  de  malfaiteurs ,  en  1829. 

Pendant  bien  des  années  encore  les  journaux  du  département, 
les  délibérations  des  conseils  généraux  ont  enregistré  les  plaintes 

de  la  population  et  réclamé  des  moyens  de  répression  plus  efficaces 

que  ceux  que  la  législation  de  droit  commun  pouvait  fournir. 

L'auteur  d'un  article  inséré  dans  le  «  Mémorial  des  Pyrénées  ■» 
du  7  février  1836,  se  plaint  des  vols  à  main  armée  et  des  meurtres 
sur  les  grands  routes,  les  jours  de  marché.  Il  signale  l'exaspération 
des  populations  et  rappelle  ce  vieil  aphorisme  des  basques  qu'a- 
hattre  un  hohémien  d'un  bon  coup  de  carabine  est  chose  aussi 
légitime  que  de  tuer  un  loup  ou  un  renard.  Il  réclame  la  dépor- 
tation en  masse,  parce  que  l'expérience  a  montré,  dit-il,  que  les 
poursuites  judiciaires  sont  insuffisantes,  les  coupables  ayant  toute 
facilité  pour  passer  la  frontière.  Les  bohémiens  sont  en  guerre 
perpétuelle  avec  la  société  et  celle-ci  a  dès  lors  le  droit  et  le 
devoir  de  se  défendre  par  des  moyens  appropriés  au  but  à 
atteindre  qui  est  la  sécurité  du  pays  basque.  D'ailleurs  ils  ne  font 
pas  plus  partie  de  la  nation  française  que  le  gui  parasite  ne  fait 
partie  du  chêne  dont  il  suce  la  substance.  Ils  ne  se  rappellent 
qu'ils  sont  tondeurs  de  chevaux  et  vanniers  que  devant  les  tribu- 
naux quand  ils  sont  poursuivis  pour  vagabondage.  » 

L'écho  de  ces  lamentations  retentit  jusque  dans  la  presse  pari- 
sienne et  un  philanthrope  du  National,  l'un  des  journaux  les 
plus  accrédités  de  l'époque,  prit  la  défense  des  bohémiens.  «  Leurs 
torts ,  disait-il,  sont  la  conséquence  de  la  situation  qui  leur  est 


—  244  — 

faite  :  ils  ne  sauraient  semer  ni  recueillir  et  on  leur  fait  un  crime 
de  voler;  autant  vaudrai  t-i!  Uuir  faire  un  crime  de  vivre.  »  La  presse 
pyrénéenne  repoussa  comme  il  le  méritait  cet  argument  fallacieux. 

«  Ne  dirait-on  pas  ,  répondit-elle ,  que  les  bohémiens  sont  vic- 
times des  déprédations  des  basques?  Ils  sont  libres  d'acquérir,  de 
travailler,  de  fréquenter  les  marchés,  etc.,  mais  rien  ne  peut  les 
déterminer  au  travail  ;  il  serait  aussi  facile  de  faire  remonter  une 
rivière  vers  sa  source.  Qu'ils  cessent  de  prélever  un  tribut  sur 
ceux  qui  vivent  de  la  sueur  de  leur  front  et  l'antipathie  mêlée 
d'effroi  qu'ils  inspirent  ne  tardera  pas  à  se  dissiper  (1).  »  Les  bohé- 
miens n'eurent  pas  d'accusateur  plus  ardent  et  plus  éloquent  que 
le  vicomte  de  Belzunce,  maire  de  Méharin  dans  le  canton  de  Saint- 
Palais,  l'un  des  quartiers  généraux  de  l'armée  des  vagabonds. 

«  La  civilisation ,  écrivait-il  en  1842  ,  se  présente  au  bohé- 
mien ,  l'enveloppe,  le  presse  ;  il  lui  oppose  une  impassible  inertie. 
Les  lueurs  du  christianisme  l'entourent ,  il  leur  ferme  les  yeux. 
Civilisation ,  progrès ,  religion ,  vertus  ,  rien  n'a  de  traits  assez 
acérés  pour  pénétrer  sa  stoïque  enveloppe.  Le  désespoir ,  il  ne  le 
connaît  pas,  si  ce  n'est  celui  de  n'avoir  pas  commis  plus  de  crimes. 
Il  n'en  est  qu'un  seul  qu'il  ne  commette  point ,  c'est  l'infanticide 
parce  que  les  enfants  ne  le  gênent  pas  du  tout  et  seront  ses  auxi- 
liaires plus  tard. 

«  En  Autriche  on  a  créé  un  village  pour  en  fixer  quelques-uns,  le 
village  est  resté  mais  son  territoire  est  inculte.  Ses  colons  sont 
maquignons  et  tondeurs  mais  toujours  vagabonds.  On  a  voulu  faire 
un  régiment  de  bohémiens;  ils  ont  levé  le  pied  à  la  première 
rencontre.  Un  de  leurs  traits  caractéristiques  est  la  lâcheté  »  (2). 

Dans  ses  communications  à  la  presse  périodique  et  aux  conseils 
généraux,  le  vicomte  de  Belzunce  a  toujours  insisté  sur  la  nécessité 

(1)  Mémorial  des  Pyrénées  du  l*^""  mars  1836. 

(2)  Mémorial  des  Pyrénées  du  29  mai  1842. 


—  245  — 

de  la  déportation  des  bohémiens  comme  le  seul  remède  au  mal 
du  pays  basque.  Ce  mal  n'était  pas  seulement  dans  l'insécurité  des 
routes,  des  marchés  et  des  fermes ,  dans  les  déprédations  commises 
dans  les  cultures  et  les  pâturages ,  mais  aussi  dans  le  mauvais 
exemple  et  la  complicité  offerts  aux  mauvais  sujets  indigènes. 
C'est  ce  qu'expliquait  M.  de  Belzunce  dans  un  article  publié  dans 
le  Mémorial  des  Pyrénées  du  13  novenbre  1841 ,  et  dont  voici  les 
principaux  passages  : 

«  La  vie  errante  est  inhérente  au  bohémien,  comme  la  paresse  et 
la  débauche.  Le  vol  est  une  condition  de  son  être  comme  le  venin 
dans  le  crapaud  ;  il  a  en  outre  un  instinct  sûr  pour  découvrir  les 
objets  à  dérober  comme  le  renard  sa  proie.  Jamais  on  ne  les  con- 
traindra à  quitter  leur  vie  vagabonde  pour  l'habitude  d'un  travail 
quelconque. 

«  Ils  envoient  à  la  vérité  leur  enfants  à  Fécole  primaire  où  ils 
reçoivent  les  mêmes  soins,  les  mêmes  leçons,  les  mêmes  principes 
que  les  autres  enfants.  Ils  suivent  cette  éducation  jusqu'à  l'époque 
de  la  première  communion.  Ils  s'agenouillent  alors  avec  leurs 
condisciples  devant  la  table  sacrée,  partagent  l'hostie  mystérieuse 
avec  eux  comme  pour  faire  un  pacte  inviolable  avec  la  société. 
Puis  ils  se  lèvent  de  cette  table  auguste  et  sortent  du  temple  du 
Seigneur  pour  n'y  plus  reparaître....  Ils  quittent  le  "\illage  qui  les 
a  vu  naître,  qui  applaudissait,  en  sa  simplicité,  à  cette  entrée 
dans  la  famille  citoyenne  et  chrétienne  et  vont  porter  ailleurs  leurs 
coups  d'essai  de  brigand ,  leur  nullité  de  croyance ,  leur  obéis- 
sance passive  à  leur  naturel  dépravé.  Les  filles  suivent  les  mêmes 
errements ,  commettent  le  même  sacrilège ,  quittent  l'église  pour 
une  prostitution  immédiate.  La  bauge  natale  est  d'habitude  le  heu 
choisi  pour  leur  initiation  à  la  débauche  et  au  libertinage. 

«  Et  que  peuvent  elles  faire  autre  chose  que  fouler  aux  pieds 
modestie ,  retenue ,.  mœurs ,  quand  leurs  auteurs  dans  leurs  bouges 

16 


—  246  — 

infects  leur  donnent  l'exemple  incessant  du  concubinage ,  avec  le 
précepte  du  vol  et  de  l'immoralité  la  plus  déhontée  7  Je  ne  parle 
pas  des  nomades  seuls,  je  parle  des  domiciliés,  de  ceux  qui  placés 
comme  des  bornes  miliaires  indiquent  les  lieux  de  rendez-vous, 
les  retraites  des  vagabonds,  les  cachettes  des  coupables  indigènes. 
Nous  en  avons  dans  cette  commune  même  et  ce  que  je  signale  se 
passe  au  vu  et  au  su  de  toute  notre  population.  Comment  l'auto- 
rité peut-elle  rester  muette  devant  une  telle  masse  de  réclamations 
et  de  faits  signalés'?  Quoi!  un  homme,  parce  qu'il  est  bohémien, 
pourra  vivre  en  concubinage  flagrant  avec  une  fille  de  sa  caste  ou 
toute  autre  ;  il  pourra  paisiblement  rester  au  milieu  d'une  popu- 
lation qui  le  redoute  et  le  honnit;  il  pourra  donner  le  jour  à  une 
myriade  de  bâtards,  les  élever  à  la  mendicité,  au  vagabondage,  a 
la  rapine  ;  puis ,  quand  viendra  l'âge ,  à  l'ivrognerie,  au  vol ,  à  la 
prostitution  ,  au  crime  même  ;  et  pour  lui  le  livre  des  lois  reste 
clos  quand  la  clameur  de  tout  un  peuple  s'élève  contre  sa  corrup- 
tion et  ses  méfaits  !  Est-il  donc  permis  à  ces  suppôts  de  l'orgie  de 
donner  [asile  à  des  coupables  sous  le  coup  d'un  mandat  d'arrêt, 
soit  du  pays,  soit  dumême  arrondissement,  soit  même  de  l'étranger; 
de  leur  livrer  leurs  propres  filles  sous  leur  toit  ;  sans  qu'on  ait  le 
droit  de  savoir  si  leur  hôte  est  un  meurtrier ,  sans  qu'on  puisse 
faire  cesser  un  odieux  commerce,  réprimer  une  licence  effrénée 
et  en  bannir  au  loin  les  fauteurs?.... 

«  Et  que  pourra  répondre  la  jeunesse  aux  préceptes  moraux 
qu'on  voudra  lui  inculquer  ,  quand  elle  voit  une  classe  d'êtres 
adonnés  en  toute  impunité  à  la  dépravation  la  plus  complète, 
et  bravant  par  son  cynisme  les  lois  civiles  et  religieuses  ? 

«  Qu'on  ne  s'imagine  pas  réduire  jamais  les  bohémiens  au  travail. 
On  ferait  plutôt  marcher  le  cheval  de  bronze.  Maire  de  ma  com- 
mune, j'ai  voulu  essayer  tous  les  moyens  :  je  les  ai  menacés,  endoc- 


I 


-  247  — 
trinés,  conseillés,  je  leur  ai  donné  de  l'ouvrage,  tout  a  été  inutile. 
«  Chassez  le  naturel  il  revient  au  galop. 

«  Le  bohénnien  a  horreur  du  travail  comme  le  chien  enragé  de 
l'eau. 

«  La  transportation  est  donc  l'unique  moyen  de  nous  en  déba- 
rasser,  et  d'enlever  à  la  portion  viciée  de  notre  population,  un 
refuge,  un  paladium,  un  antre  de  débauche,  un  temple  de  prosti- 
tution, un  asile  de  la  paresse,  un  laboratoire  de  vols  et  de  crimes.  » 
Certes  voilà  un  rude  réquisitoire,  et  cependant  on  ne  saurait 
douter  qu'il  ne  fut  fondé  à  l'époque  où  il  a  été  écrit ,  quand  on 
entend  reprendre  les  mêmes  charges  ,  quelques  vingt  années  plus 
tard,  à  la  séance  d'ouverture  des  tribunaux ,  par  l'avocat  général 
de  la  cour  d'appel  de  Pau  ,  M.  Lespinasse.  Suivant  ce  magistrat, 
dans  la  période  de  1849  à  1860,  trente-deux  crimes  d'assassinat, 
vol  à  main  armée,  incendie  ,  furent  commis ,  que  des  indices  plus 
ou  moins  certains  permettaient  de  mettre  à  la  charge  des  bohé- 
miens ,  sans  qu'on  ait  pu  toutefois  arrêter  ou  convaincre  leurs 
auteurs.  «  Une  telle  situation,  dit-il ,   exigeait  un  remède  éner- 
gique. En  deux  années ,  quatre  vingt-cinq  bohémiens  repris  de 
justice  furent  transférés  dans  les  départements  du  centre.  Subite- 
ment allégé  d'un  tel  fardeau ,  le  pays  basque  sentit  renaître  une 
sécurité  depuis  longtemps  perdue.  » 

L'honorable  magistrat  continue  en  représentant  les  bohémiens 
comme  dépourvus  de  tout  sentiment  de  pudeur ,  d'honnêteté  et 
de  croyances  religieuses. 

«  Une  bohémienne  de  la  Soûle  qui  avait  été  la  reine  de  sa  tribu 
résumait  ainsi  sa  morale  :  Prendre  ce  dont  on  a  besoin ,  ce  n'est 
pas  voler.  —  On  tue  quand  on  ne  peut  pas  faire  autrement.  — 

La  fidélité  dans  le  mariage  est  affaire  de  cœur 

«  Comme  leurs  devanciers ,  ils  ont  en  réserve  quelques  menus 
métiers  pour  faire  illusion.  Les  femmes  tressent  des  nattes  ou  des 


—  248  — 

corbeilles,  les  hommes  exécutent  la  tonte  des  chevaux...  Un  autre 
prestige  dont  ils  se  parent  quelquefois  est  celui  de  la  propriété 
foncière.  Une  grange  obtenue  à  vil  prix  d'un  propriétaire  obéré  , 
quelques  ares  de  terre  usurpée  sur  la  lande  communale  et  que 
ne  fouilleront  jamais  le  hoyau  ni  la  charrue ,  leur  procurent 
l'honneur  de  figurer  un  moment  au  nombre  des  contribuables  ; 
mais  on  ne  tarde  pas  à  reconnaître  dans  leur  voisinage  ce  qu'il 
en  coûte  à  la  communauté.  Leur  demeure  devient  le  lieu  de 
réunion  de  tous  les  vagabonds  du  pays;  c'est  là  qu'on  dépose 

le  butin  et  qu'on   prépare  les  expéditions  nouvelles 

D'ailleurs  on  ne  connaît  dans  l'arrondissement  de  Mauléon ,  qu'un 
seul  bohémien  qui  ait  transmis  sa  maison  à  ses  enfants.  —  La  pro- 
priété du  sol  n'existe  donc  point  parmi  eux.  —  La  propriété  mobi- 
lière n'y  est  pas  moins  illusoire.  Ainsi  le  travail  et  la  propriété  leur 
sont  également  inconnus.  » 

Il  ajoute  qu'ils  n'ont  pas  même  l'idée  de  la  famille  à  cause  de 
l'instabilité  de  leurs  unions  et  de  l'incertitude  de  la  paternité. 
M.  Lespinasse  ne  fait  d'exception  que  pour  «  les  quarante  familles 
bohémiennes  de  Saint-Jean-de-Luz  et  de  Cibourre  qui,  dit-il,  ne  se 
distinguent  plus  du  reste  de  la  population,  »  ce  qui  l'empêche  de 
désespérer  de  la  conversion  des  autres' (1). 

Si  tels  étaient  les  bohémiens  en  1863,  il  faut  ajouter  à  leur  louange 
qu'ils  ont  bien  changé  depuis,  encore  qu'ils  ne  soient  pas  devenus 
des  modèles  de  vertu. 

Des  hommes  éminents  que  leurs  fonctions  ou  leur  zèle  chari- 
table ont  souvent  mis  en  rapport  avec  les  bohémiens  se  demandent 
encore  à  cette  heure  ,  si  ces  natures  dépravées  sont  susceptibles 
de  rentrer  dans  le  giron  de  notre  société.  Quelques-uns  diraient 
volontiers  : 

(1)  Discours  prononcé  à  l'audience  solemiellede  rentrée  des  tribunaux, 
le  3  novembre  1863,  par  M.  Lespinasse,  premier  avocat  général  k  la  cour  d'appel 
de  Pau  :  «  «  Les  bohémiens  du  pays  basque.  » 


—  249  — 
«  On  mettrait  plutôt  les  renards  sous  le  joug,  etc.  » 
(T  Atque  idem  jungat  vulpes  et  mulceat  hircos.  » 
Les  plus  modérés  considèrent  la  question  comme  un  problème 
social  très  épineux  et  incertain  jusqu'ici.  —  Ces  réflexions  m'ayant 
vivement  frappé,  je  résolus  de  procéder  h  une  véritable  enquête. 
—  Pour  ce  faire,  j'ai  visité  presque  tous  les  gîtes  de  bohémiens  dans 
les  Pyrénées  et  recueilli  les  renseignements  des  maires,  des  juges 
de  paix   et  des  instituteurs  (1).  Ceux-ci  ont  été  pour  moi  les 
meilleurs  auxiliaires  pour  plusieurs  raisons  :  ils  parlent  tous  le  fran- 
çais ,  tiennent  les  registres  del'état  civil,  et  leurs  modestes  fonctions, 
loin  d'effrayer  le  bohémien,  lui  donnent  confiance.  On  se  représente 
à  tort  le  bohémien  comme  hardi  et  aggressif  :  il  est  au  contraire 
peureux,  méfiant,  astucieux  :  ce  n'est  pas  un  loup,  c'est  un  renard, 

«  Un  vieux  renard  mais  des  plus  fins 
Grands  croqueur  de  poulets, 
Grand  preneur  de  lapins,  » 

comme  le  renard  ayant  la  queue  coupée  de  Lafontaine. 

Il  ne  fait  plus  d'attaque  de  vive  force ,  ni  de  vol  avec  effraction, 
mais  de  la  maraude  dans  les  champs  et  quelques  menus  larcins 
dans  les  fermes.  S'il  se  bat,  c'est  pour  se  défendre,  ou,  s'il  engage 
une  rixe,  c'est  presque  toujours  avec  quelqu'un  des  siens. 

Le  makila^  bâton  ferré ,  est  son  arme  comme  au  basque  ;  il  le 
manie,  parait-il,  avec  beaucoup  de  dextérité,  mais  il  est  rare  qu'il 
en  use.  En  tous  cas,  il  ne  joue  pas  du  couteau.  Assurément,  il 
peut  se  trouver  un  assassin  parmi  les  bohémiens  comme  dans  les 
sociétés  humaines  les  plus  policées  ;  mais  on  peut  affirmer  que  les 
nôtres  ne  sont  pas  sanguinaires  et  que  depuis  longues  années  il 

(1)  Des  lettres  de  M.  le  marquis  de  Nadaillac,  préfet  des  Basses-Pyréaées,  et  de 
M.  Gerquand  ,  inspecteur  d'académie,  mes  honorables  collègues  a  la  Société  des 
sciences  de  Pau,  m'ont  facilité  ictte  (àclie.  Je  suis  heure'ix  de  leur  ca  offrir  un 
témoignage  public  de  gratitude. 


—  250  — 

n'y  a  pas  eu  de  crimes  commis  par  eux  dans  le  département. 
Le  bohémien  est  d'une  taille  au  dessus  de  la  moyenne  et  ne  se 
distingue  généralement  du  reste  de  la  population  que  par  son 
teint  plus  ou  moins  basané  et  par  la  forme  arrondie  ou  large  de 
sa  figure  qui  n'a  pas  la  finesse  de  traits  de  celle  du  basque  ; 
presque  tous  ont  les  cheveux  lisses ,  noirs  ou  châtains  et  les  dents 
superbes.  Les  yeux  toujours  vifs  et  brillants  pré.sentent  toutes  les 
teintes ,  même  la  verdàtre  ou  bleu-clair ,  .si  fréquente  chez  le 
basque.  Le  corps  est  bien  taillé,  les  membres  sont  agiles  et  les 
mouvements  vifs.  En  général ,  les  jeunes  gens  ont  un  phy.sique 
agréable  et  les  filles  sont  quelquefois  fort  jolies.  Les  bohémiens 
basques  tendent  de  plus  en  plus  à  se  confondre  avec  le  reste  de  la 
population  par  les  caractères  physiques,  et  il  en  est  plusieurs 
qui  ne  s'en  distinguent  que  par  une  certaine  sauvagerie  de  mœurs 
et  une  pétulance  de  mouvements  remarquable   surtout  chez  les 
femmes.  Celles-ci  ont  toujours  un  certain  désordre  dans  leur 
maintien,  parlent  haut  et  avec  une  rapidité  extrême  en  ge.sticulant 
des  bras ,  de  la  tête ,  des  épaules.  Les  hommes  participent  des 
mêmes  défauts,  mais  à  un  moindre  degré.  Les  uns  et  les  autres 
parlent  bien  le  basque,  mais  en  appuyant  trop,  dit-on,  sur  la 
dernière  syllabe.  —  Les  femmes  sont  précoces  et  très-fécondes. 
Dans  les  unions  croisées  avec  la  race  indigène  ,  on  reconnaît, 
dit-on,  le  type  bohémien  jusqu'à  la  troisième  génération.  Ils  portent 
le  même  costume  que  les  basques  ;  mais    celui  des  enfants  et 
des  femmes  est  trop  souvent  débraillé. 

On  lit  dans  la  grande  Encyclopédie  du  dix-huitième  siècle. 

«  Les  biscayens  et  autres  habitants  des  Pyrénées  ont  succédé 
aux  premiers  bohémiens  et  on  leur  en  a  conservé  le  nom.  Ils  se 
mêlent  aussi  de  voler  le  peuple  ignorant  et  superstitieux  et  de  lui 
dire  la  bonne  aventure  (1).  » 

(1)  Encyc.  T.  II,  P.  295,  au  raot  bohémiens. 


—  251  — 

Dans  des  termes  aussi  absolus,  cette  thèse  est  insoutenable;  mais 
si  l'on  se  contentait  de  dire  que  les  bohémiens  du  pays  basque  ne 
sont  qu'une  populace  hétérogène,  croiséede  tsiganes  et  d'indigènes 
pyrénéens  ,  on  pourrait  s'appuyer  invinciblement  sur  l'histoire  et 
sur  la  statistique  qui  termine  ce  chapitre. 

Ce  n'est  pas  d'hier  seulement  que  les  nomades  venus  de  l'Orient 
font  des  recrues  chez  les  peuples  de  l'Occident  ;  les  passages  que 
nous  avons  tirés  des  anciens  auteurs  le  prouvent;  mais  nulle  part 
ils  n'ont  trouvé  autant  de  facilité  à  croiser  leur  sang  avec  la  popu- 
lation indigène  que  dans  le  pays  basque.  — Au  dix-huitième  siècle 
les  Etats  de  Navarre  rendaient  un  arrêt  contre  «  les  fainéants  et 
les  débauchés  qui  auront  commerce  avec  les  bohémiennes  et  les 
rendront  enceintes  (l).  »  C'est  à  pareille  époque  que  remonte  la 
vie  de  l'abbé  Adam,  de  Baïgorry,  qui  commence  comme  une 
histoire  de  brigands  et  finit  comme  une  légende  de  saints.  Voici, 
en  abrégé,  comme  elle  se  raconte  encore  dans  les  veillées  de  la 
chaumière,  en  Navarre  : 

«  L'abbé  Adam,  de  Baïgorry,  dévoré  des  feux  de  la  concupiscence, 
s'était  enrôlé  dans  une  bande  de  bohémiens  dont  il  ne  tarda  pas 
à  devenir  le  chef.  Mû  par  le  seul  désir  d'assouvir  ses  passions 
charnelles,  il  ne  versa  jamais  le  sang,  et  conserva  même  dans  tout 
le  cours  de  sa  vie  de  débauches  et  d'attentats  des  sentiments  géné- 
reux. Un  soir  d'hiver  que  la  tempête  faisait  rage  dans  la  montagne, 
il  entra  dans  une  ferme  isolée  pour  y  passer  la  nuit  et  n'y  trouva 
qu'une  jeune  femme  et  deux  ou  trois  enfants  groupés  autour  de 
leur  mère.  Après  s'être  fait  servir,  il  entre  en  conversation  et 
apprend  que  cette  femme  était  dans  la  plus  triste  situation,  car 
elle  venait  de  perdre  son  mari  et  était  sur  le  point  de  perdre  sa 
maison.  Demain  ,  dit-elle  ,  mes  enfants  et  moi  nous  seront  jetés 

(1)  Inventaire  des  registres  des  Etats  de  Navarre,  dix-liuiliènie  siècle  — 
C.  1550,  cahier,  arch.  de  Pau. 


-  252  - 

hors  d'ici  par  tel  fermier  à  qui  mon  pauvre  défunt  avait  souscrit 
un  billet  que  je  n'ai  pas  les  moyens  de  payer.  —  Adam  demande- 
quelle  est  la  somme ,  la  pose  sur  les  genoux  de  la  femme  et  sort 
sans  attendre  ses  remercîments.  Inutile  de  dire  ce  qu'elle  en  fit 
dès  le  lendemain.  Mais  dans  la  nuit  suivante,  Adam  assaille  la  mai- 
son dt  l'heureux  créancier  et  le  dévalise.  Rentré  en  possession 
de  son  bien,  il  ne  trouve  rien  de  mieux  à  faire  que  de  retourner 
chez  la  veuve  pour  lui  remettre  de  bonnes  provisions  de  bouche 
dont  il  s'était  aussi  emparé.  Cet  excès  de  générosité  parut  suspect 
à  la  jeune  femme  dont  le  trouble  n'échappa  pas  à  l'œil  clairvoyant 
du  Cartouche  basque.  «Ne  craignez  rien,  madame,  lui  dit-il,  Adam 
sait  respecter  la  vertu  partout  où  il  la  trouve  »  et  il  la  laissa  aussi 
stupéfaite  du  nom  de  son  bienfaiteur  qu'elle  n'avait  pas  reconnu, 
que  de  son  procédé  charitable.  Dix  années  durant ,  cet  homme 
continua  son  existence  criminelle  et  tomba  enfin  dans  les  mains 
de  la  Sainte-Hermandad,  dans  une  expédition  de  l'autre  côté 
de  la  frontière.  Il  fut  jeté  dans  les  prisons  de  Pampelune  où 
il  ne  tarda  pas  de  donner  des  signes  de  repentir  ,  à  tel  point  qu'il 
devint  un  sujet  d'édification  pour  ses  compagnons  de  captivité.  A 
l'expiration  de  sa  peine,  il  demanda  à  rester  en  prison  où  il  étonnait 
toutle  monde  par  larigueur  de  ses  austérités,  si  bien  qu'on  le  nomma 
aumônier  de  la  citadelle  où  il  était  entré  comme  prisonnier.  Et 
quand,  après  vingt  ans,  le  glas  funèbre  annonça  aux  habitants  de 
Pampelune  la  fin  du  bon  larron,  chacun  disait  :  «  Le  saint  est 
mort ,  le  saint  est  mort.  » 

Si  cette  légende  n'était  pas  une  biographie  tout  platement  sté- 
réotypée ,  elle  n'en  aurait  que  plus  de  valeur  à  nos  yeux ,  comme 
un  fruit  savoureux  de  l'imagination  populaire  chez  les  basques. 
En  tant  que  thème  édifiant  sur  la  conversion  des  pêcheurs,  on 
peut  dire  qu'elle  manque  à  la  Légende  dorée. 

La  langue  des  bohémiens  des  Basses-Pyrénées  est  le  basque; 


—  253  — 

la  plupart  des  femmes  n'en  parlent  pas  d'autre  et  il  en  est  de 
même  des  hommes  d'un  âge  moyen  qui  n'ont  pas  appris  le  français 
à  l'école  de  l'armée  ou  delà  prison.  Mais,  depuis  quelques  années, 
les  garçons  vont  à  l'école  ;  de  sorte  que  bientôt  tous  les  jeunes 
gens  parleront  français.  Quant  à  la  langue  romani,  elle  est  telle- 
ment oubliée  qu'elle  ne  peut  pas  même  servir  aujoud'hui  de  trame 
à  un  argot  dont  ils  usent,  dit-on,  quelquefois  et  qui  n'est  composé 
que  de  mots  basques  intervertis,  mêlés  de  quelques  autres  d'origine 
tsigane  ou  tirés  du  vocabulaire  des  prisons.  En  1858 ,  M.  Baudri- 
mont  n'a  pu  réunir  dans  les  environs  de  Saint-Palais  par  ses  efforts 
combinés  avec  ceux  d'un  instituteur  que  245  mots  qui,  ajoutés  aux 
107  publiés  parM.  F.  Michel  dans  son  ouvrage  sur  «  lepays  basques, 
donne  un  total  de  352  mots  seulement  dont  plusieurs  sont  répétés, 
d'autres  basques  et  d'autres  français  ou  espagnols.  Ainsi  on  ne 
peut  pas  prendre  pour  des  mots  romani ,  oréna  heure  ,  animalia 
animal ,  hilouac  cheveux  ,  céria  ciel ,  éria  doigt ,  hamia  ligne  à 
pêcher  ,  ilhsasoa  mer ,  mirailla  miroir ,  oulia  mouche ,  soudoura 
nez ,  sorfçia  naître  ,  lanoua  nuage,  shouria  oiseau,  azaskouria 
ongle,  héharia  oreille  ,  aria  rocher  ,  guéka  serpent ,  arréba  sœur, 
atala  tambour ,  lura  terre ,  pishia  urine  ,  orga  voiture  ,  puisque 
tous  ces  mots,  d'après  M.  Baudrimont,  qui  s'y  connaît,  sont  les 
mêmes  en  basque.  (1) 

Quel  est  donc  l'espagnol  qui  ne  reconnaîtrait  sa  langue  dans 
benlana  fenêtre,  mundo  monde  ,  polvola  (pour  polvora)  poudre , 
sans  compter  les  mots  altérés  comme  panicelo ,  sans  doute  pour 
panuelo  mouchoir?  Et  n'est-ce  pas  du  français  altéré  que  mouli- 
noua  moulin,  sahlia  sable,  lima  lime,  punasha  punaise?  D'autres 
mots  sont  hybrides  :  par  exemple  dans  erromancel ,  bohémien, 
nous  trouvons  le  mot  tsigane  romanitschel  ou  romanicel  précédé 

(1)  Cf  Baudrimont  :  Vocah.  des  Bohém.  du  pays  basque.  Bordeaux,  1862, 
in  8°  d3  'lO  p.  —  Franc, -Michel.  Le  pays  basque,  p.  128,  in  8°,  Paris,  <857. 


—  254  — 

de  l'augment  basque  er  ?  Ils  appellent  la  ^^e^ge  amadouhel ,  mot 
dans  lequel  on  reconnaît  ama  mère  (en  basque)  et  débel  dieu 
en  bohémien,  kacidorra  le  foin,  composé  de  kaç  herbe  en  bohémien, 
idorra  sec  ou  sèche  en  basque. 

D'autres  mots  ne  sont  que  de  l'argot ,  comme  foutralo  eau-de- 
vie,  qui  rappelle  un  mot  analogue  des  marins  ;  brastano  gendarme. 
Les  bohémiens  basques  ne  peuvent  pas  même  compter  jusqu'à  dix 
en  leur  langue  mère  ;  ils  ne  vont  que  jusqu'à  cinq.  Les  noms  par 
lesquels  ils  désignent  les  douze  mois  de  l'année  sont  sensiblement 
les  mêmes  qu'en  basque.  Ils  ont  emprunté  à  cette  langue  non- 
seulement  le  vocabulaire  mais  la  grammaire.  Ainsi  font-ils  leur 
pluriel  en  ac  (hilouac  les  cheveuxj,  et  représentent-ils  l'article  dé- 
terminatif  par  un  a  placé  ù  la  fin  du  mot  :  brastano  gendarme  , 
brastanoa  le  gendarme,  mandro  pain,  mandroa  le  pain.  9 

Que  leur  reste-t-il  donc  de  la  langue  des  tsiganes  ?  Juste  assez 
pour  nous  empêcher  de  méconnaître  leur  descendance  à  la  vérité 
bigarrée  comme  leur  physionomie  elle-même.  i 

Nos  bohémiens  ne  sortent  guère  de  la  partie  des  arrondissements 
deMauléon  et  de  Bayonne  qui  correspond  aux  anciennes  divisions 
de  basse  Navarre,  Labourd  et  Soûle  :  pays  boisé,  entrecoupé 
de  collines  et  de  frais  vallons,  mais  en  partie  semé  de  landes  et  de 
bruyères.  Là  le  bohémien  peut  établir  son  gite  permanent,  ou 
chercher  un  abri  provisoire  dans  une  cabane  de  berger,  sans  que 
personne  vienne  lui  demander  compte  de  son  usurpation.  Il  ne 
perd  pas  de  vue  le  clocher  du  village  voisin  où  il  vient  à  l'occa- 
sion tondre  les  animaux  et  vendre  les  paniers  d'osier  qu'il  a 
tressés  dans  sa  retraite.  Les  bohémiens  se  rapprochent  de 
plus  en  plus  des  centres  de  population  où  quelques-uns  sont 
établis  comme  fabricants  de  sandales  et  même  comme  cultivateurs, 
ce  qui  est  un  pas  de  plus  vers  la  vie  sédentaire  et  régulière.  Ainsi 
ceux  de  Méharin  qui  faisaient  le  désespoir  de  M.  de  Belzunce ,  il 


—  255  — 
y  a  trente-cinq  ans,  sont  devenus  propriétaires-agriculteurs  et  ne 
donnent  plus  aucun  sujet  de  plainte  à  leur  voisins.  Comme  ce 
groupe  a  eu  une  très-mauvaise  réputation,  je  vais  donner  le 
résultat  de  la  visite  que  je  lui  ai  faite  au  mois  d'août  1875.  Il  est 
établi  au  hameau  de  Burgory  composé  de  cinq  maisons  qui  ne 
sont  ni  plus  mal  tenues  ni  moins  confortables  que  celles  des  autres 
paysans. 

Dans  l'une  je  trouve  un  ancien  militaire  âgé  de  soixante  ans  qui 
me  présente  sa  feuille  de  congé  expédiée  à  Cherchell  (Algérie) , 
avec  un  certificat  de  bonne  conduite. 

Après  avoir  payé  sa  dette  à  l'Etat ,  il  lui  a  donné  dix  enfants  dont 
deux  seulement  ont  eu  maille  à  partir  avec  la  justice  pour  des 
peccadilles. 

Sa  deuxième  femme ,  encore  vivante  ,  est  née  en  Espagne  d'un 
mariage  mixte  et  lui-même,  à  en  juger  par  sont  teint  n'est  proba- 
blement pas  de  race  pure.  Cependant,  il  est  fils  delà  dernière 
reine  des  bohémiens,  morte  à  Saint-Palais,  il  y  a  dix-huit  ans.  (1). 

Je  considère  la  taille  de  cet  homme  (1  m.  67)  comme  représen- 
tant la  moyenne  de  celle  des  bohémiens  du  pays  basque ,  supé- 
rieure par  conséquent  de  2  à  3  centimètres  à  celle  de  leurs  voisins. 
Dans  une  autre  maison ,  nous  trouvons  le  mari  et  la  femme  âgés 
d'une  soixantaine  d'années  avec  une  belle  et  forte  fille  qui  les 
aide  à  cultiver  leurs  champs.  Une  autre  fille  a  émigré  en  Amérique, 
et  un  fils  est  marin.  Cette  famille  vit  sur  sa  propriété  composée  de 
la  maison  et  d'un  hectare  de  terrain  en  culture.  Dans  une  troisième 
habitation  vit  un  couple  du  même  âge  à  peu  près  et  non  moins 
respectable.  Ces  vieillards  cultivent  avec  l'aide  d'un  ou  deux  de 

(1)  Les  litres  de  roi  ou  de  reine  que  les  Bohémiens  cor.féraient  jusqu'à  ces 
derniers  temps  à  l'un  des  leurs  ne  comportaient  qu'une  autorité  morale  pour 
le  règlement  des  différents  survenus  dans  la  communauté  ou  avec  des  voisins. 
Le  roi  ou  la  reine,  pris  parmi  les  plus  intelligents  et  les  plus  riches,  devaient 
aussi  protéger  leurs  sujets. 


—  256  — 
leurs  fils,  un  joli  champ  de  84  ares ,  en  majeure  partie  planté  de       4. 
maïs.  Une  de  leurs  filles  est  passée  en  Amérique  avec  un  de  ces       '5 
convois  d'émigrants  que  le  pays  fournit  chaque  année  aux  états 
de  la  Plata. 

Nous  n'avons  rien  de  favorable  à  dire  des  autres;  mais  il  n'en  est 
pas  moins  acquis  que  ce  hameau  de  vingt  habitants,  jadis  repaire 
de  parias  vicieux  et  abiion-és ,  est  en  majeure  partie  composé 
aujourd'hui  d'honnêtes  gens  qui  se  distinguent  à  peine  de  leurs  voi- 
sins par  les  mœurs  et  l'éducation,  comme  par  les  traits  du  visage. 
Loin  de  vivre  sans  religion,  ils  se  montrent  non  moins  dévots  que  les 
basques.  —  J'ai  vu  leurs  enfants  à  l'école  communale  tout  aussi 
avancés  que  les  autres  écoliers  du  même  âge.  —  En  somme,  c'est 
une  population  presque  régénérée  qui  dans  ^ingt  ans  sera  tout- 
à-fait  confondue  avec  celle  qui  l'enveloppe.  Mais  il  n'en  est  malheu- 
reusenient  pas  partout  ainsi.  ¥ 

Ainchicharhuru,  hameau  de  la  commune  de  Bussunarits,  canton 
de  Saint-Jean-Pied-de-Port ,  est  un  repaire  hideux  de  vagabonds 
et  de  mendiants.  Il  est  vrai  que  les  hommes  ne  s'abaissent  jamais 
à  demander  l'aumône  ;  il';  en  lai.ssent  le  soin  aux  femmes  et  aux 
enfants.  L'Ainchicharburu  est  une  agglomération  d'une  quinzaine 
de  masures  où  l'on  trouve  tout  au  moins  une  honnête  famille, 
celle  du  garde  champêtre,  ancien  douanier  des  côtes  de  Bretagne, 
qu'on  a  fait  pasteur  d'un  troupeau  de  loups.  Sa  houlette  est 
une  vieille  carabine  pour  laquelle  ses  administrés  professent  un 
respect  superstitieux.  Avec  elle  il  promène  par  les  champs  qu'il 
a  mission  de  protéger  contre  les  égarés  et  les  affamés.  Mais  il  a 
fort  à  faire. 

«  Ces  êtres  là,  nous  disait  le  juge  de  paix  de  Saint-Jean-Pied-de 
Port,  me  donnent  plus  de  besogne  à  eux  seuls  que  tous  les  autres 
habitants  du  canton.  La  plupart  >;ont  sous  la  surveillance  de  la 


i 


—  257  — 

police,  sans  compter  ceux  qui  i;estent  sous  les  verroux.  C'est  une 
plaie  pour  le  pays.  » 

Et  cependant  ils  ne  sont  que  soixante-cinq,  petits  et  grands,  for- 
mant quinze  familles  entassées  en  neuf  maisons  où  ils  vivent  pèle 
mêle  dans  une  hideuse  et  indécente  promiscuité. 

Dans  l'une  nous  trouvons  une  veuve  et  sa  fille  qui  vit  en  concu- 
binage avec  un  basque.  Ce  jeune  gars  de  dix-huit  ans  a  déjà 
fait  souche  et  vit  là  en  vrai  bohémien.  Ailleurs  cinq  familles  for- 
mant ensemble  vingt-deux  personnes  se  partagent  une  habitation 
d'un  seul  étage  dont  l'équilibre  semble  mal  assuré  et  dont  la 
toiture  a  des  éclaircies  vers  le  ciel.  Mais  où  sont  les  lits  pour  tant 
de  monde  ?....  Il  n'y  en  pas  six  !  Un  malheureux  enfant  tremble 
de  fièvre  sur  sa  paillasse;  les  autres  grouillent  sur  le  sol  sordide. 
—  Ce  pandemonium  est  le  type  du  genre  ,  mais  les  autres  logis 
s'en  rapprochent  beaucoup.  La  plupart  ont  un  coin  de  champ  ; 
il  n'est  pas  même  cultivé.  —  En  résumé,  sur  les  quinze  ménages 
bohémiens  de  l'Ainchicharburu,  huit  sont  mixtes ,  le  père  ou  la 
mère,  mais  plus  souvent  le  père,  étant  basque  ;  six  sont  illégi- 
times et  trois  ont  pour  chefs  autant  de  repris  de  justice  dont  un 
ancien  galérien. 

Malgré  le  zèle  charitable  du  maire ,  M.  d'Apat,  qui  fait  des 
efforts  soutenus  pour  moraliser  ces  gens  là,  en  leur  offrant  du 
travail  dans  ses  terres,  la  plupart  croupissent  dans  la  paresse  et 
la  malpropreté  la  plus  insigne.  Les  hommes  sont  toujours  à  courir, 
les  femmes  et  les  enfants  à  mendier ,  les  filles  à  la  merci  de  qui 
veut  les  payer.  —  Chacun  des  bouges  sans  meubles  et  presque 
sans  literie  est  un  lieu  de  recel  ou  d'asile  pour  les  malfaiteurs. 

N'est-ce  pas  la  justification  des  plaintes  amères  qui  retentissent 
encore  par  intervalles  au  sein  du  conseil  général  et  dans  la  presse? 
Heureusement  que  l'Ainchicharburu  n'a  pas  son  pareil. 

Tout  à  côté,  à  Saint-Jean-le- Vieux ,  nous  trouvons  un  contraste 


-  258  — 
flatteur  (iaiis  la  famille  0*"  composée  de  deux  beaux  vieillards  de 
quatre-vingt-six  ans,  marietfemme,  sortis  de  l'Aïnchicharburupour 
habiter  une  maison  décente ,  appartenant  à  leur  fils  qui  leur  pro- 
cure une  hoimête  aisance.  Cet  homme  a  passé  quelques  années  à 
la  Plata  d'où  il  a  rapporté  un  petit  capital  moyennant  lequel  il 
fait  le  commerce  de  mules  avec  l'Espagne.  —  Le  maquignonage 
est  partout  en  France,  comme  en  Espagne ,  l'industrie  favorite  du 
bohémien  :  c'est  celle  qui  lui  permet  le  mieux  de  tirer  partie  de 
ses  qualités  et  de  ses  défauts.  Faute  de  moyens,  il  se  fait  tondeur, 
ce  qui  est  un  acheminement  vers  son  idéal.  Sa  dextérité  dans  ce 
rôle  est  proverbiale  :  elle  lui  sert  même  à  l'occasion  pour  déguiser 
une  bête  volée  de  telle  sorte  qu'elle  en  est  rendue  méconnaissable 
pour  son  propre  maître.  Ils  joignent  à  cela  la  fabrication  des 
paniers  d'osier  et  des  sandales  de  corde  dont  on  fait  un  grand 
usage  dans  le  pays  et  qu'on  exporte  même  à  La  Plata. 

La  culture  du  sol  qui  comporte  une  existence  plus  stable  n'est 
pas  dans  leur  goût,  mais  ils  commencent  à  s'y  faire,  au  moins  en 
Navarre. 

A  cet  égard,  les  bohémiens  des  trois  anciens  territoires  basques 
ne  vivent  pas  dans  des  conditions  également  favorables.  La 
Navarre  plus  agricole  et  plus  peuplée  ,  le  Labourd  plus  fertile  et 
plus  commerçant  offrent  un  meilleur  emploi  des  bras  du  travailleur 
que  la  Soûle  couverte  de  bois  et  de  bruyères,  sauf  en  quelques 
vallées  bien  arrosées  où  s'agglomère  sa  trop  rare  population. 

C'est  en  ces  riants  vallons  qu'on  voit  poindre  à  travers  la  cîme 
des  arbres  les  clochers  à  triple  pignon  emblème  de  la  Trinité. 

Au  douzième  siècle,  le  christianisme  avait  encore  de  la  peine  à 
triompher  des  vieilles  superstitions  euskariennes  :  le  peuple  basque 
montrait  beaucoup  de  répugnance  à  échanger  de  vieux  dogmes 
qu'il  croyait  comprendre  contre  les  nouveaux  qu'il  ne  comprenait 
pas  du  tout.  Tel  était  le  cas  du  dogme  fondamental  de  la  Trinité. 


—  259  — 

Un  des  nouveaux  apôtres  eut  un  éclair  de  génie  :  pour  rendre 
sensible  à  l'esprit  grossier  de  ses  ouailles  la  notion  d'un  seul  Dieu 
en  trois  personnes  ,  il  bâtit  un  clocher  à  trois  pointes  et  s'en  fit 
un  argument  irrésistible.  Tel  fut  son  succès  que  ses  confrères 
s'empressèrent  de  l'imiter,  et  c'est  ainsi,  dit-on ,  que  la  Soûle  se 
couvrit  de  clochers-arguments. 

Les  bohémiens  ne  sont  pas  nombreux  sur  ce  petit  territoire  qui 
correspond  à  une  partie  seulement  de  l'arrondissement  de  Mauléon. 
On  les  trouve  entre  cette  dernière  ville  et  Tardets ,  à  Menditte  et 
dans  la  lande  avoisinante.  Ils  se  livrent  à  la  fabrication  des  san- 
dales et  des  paniers,  ce  qui  leur  permet  de  vivre  passablement, 
sans  trop  usurper  sur  le  bien  d'autrui. 

Cependant,  de  vingt-deux  personnes  composant  les  cinq  familles 
de  Menditte  ,  six  ont  eu  maille  à  partir  avec  la  justice.  Ajoutons, 
pour  donner  une  idée  complète  de  leur  moralité  ,  que  des  chiq 
ménages  l'un  vit  en  concubinage  et  que,  dans  un  autre  ,  la  femme 
qui  n'a  encore  que  trente-six  ans,  a  eu  douze  enfants  avant  de  se 
marier. 

Les  bohémiens  de  la  Soûle  ont  une  mise  décente  et  sont  passa- 
blement logés.  N'était  le  teint  un  peu  basané ,  la  face  large  de  quel- 
ques-uns d'entr'eux ,  et  les  larges  anneaux  d'or  que  les  femmes 
aiment  à  porter  à  leurs  oreilles,  on  les  prendrait  facilement  pour 
des  paysans  basques.  Il  y  a  cependant  un  instinct  de  vagabondage 
qui  survit  à  leur  tranformation  extérieure  aussi  bien  que  le  goût 
dépravé  ou  l'appétit  glouton  qui  les  fait  se  ruer  comme  des  vautours 
sur  les  bêtes  mortes  de  maladie ,  fussent-elles  déjà  enterrées. 
L'animal  est  prestement  dépouillé  et  dépecé  ;  les  parent,  les  amis, 
les  voisins  se  réunissent  et  procèdent  à  un  joyeux  banquet.  On  a  dit 
que  les  bêtes  ainsi  dévorées  n'étaient  pas  mortes  de  maladie,  mais 
avaient  été  empoisonnées  par  les  bohémiens  dans  un  dessein  pré- 
médite, Ces  faits  d'empoisonnement  dont  le  nombre  a  été  grossi 


—  260     • 
par  l'esprit  méfiant  et  crédule  des  paysans,  n'enlèvent  rien  à  la 
sauvagerie  de  pareils  festins. 

C'est  un  besoin  pour  le  bohémien  que  d'avoir  ses  jours  d'orgie 
et  il  le  satisfait  n'importe  comment.  Rien  n'égale ,  du  reste ,  la 
complaisance  de  son  estomac  que  la  vigueur  de  ses  jarrets. 
Il  danse  des  heures  entières  avec  une  souplesse  et  une  élégance 
hors  ligne. 

L'exercice  favori  des  basques  est  le  jeu  de  pelote  dans  lequel 
ils  font  des  prodiges  de  vigueur  et  d'agilité  :  le  bohémien,  non 
moins  vigoureux  ni  moins  souple,  préfère  les  trépignements  désor- 
donnés et  les  poses  lascives  du  fandango. 

Dans  le  Labourd  (aujourd'hui  arrondissement  de  Bayonne)  les 
bohémiens  se  distinguent  depuis  longtemps  par  des  mœurs  plus 
policées ,  une  vie  plus  sédentaire  et  plus  laborieuse  qui ,  jointes 
au  nom  particulier  de  Cascarots  {Caficarotac  en  basque) ,  qu'on 
leur  donne ,  ont  fait  croire  à  quelques  personnes  qu'ils  étaient 
d'une  origine  différente  que  les  autres.  Mais  cette  civilisation 
relative ,  et  l'industrie  maritime  qui  les  distingue  plus  encore, 
tiennent  aux  conditions  de  miheu  où  ils  se  sont  trouvés  placés, 
car  ils  ont  commencé  par  être  vagabonds  et  pillards  comme 
ailleurs,  ainsi  que  nous  Talions  voir. 

\  Le  Labourd  est  la  partie  la  plus  découverte ,  la  mieux  cultivée 
et  la  plus  peuplée  du  pays  basque  ;  d'où  une  difficulté  plus  grande 
de  s'y  livrer  impunément  à  la  maraude.  De  plus ,  l'importance 
militaire  et  maritime  de  es  territoire  qui  commande  la  grand'route 
d'Espagne  et  qui  a  [plusieurs  ports  de  mer,  l'avait  fait  placer, 
même  au  temps  de  ses  privilèges  autonomiques  ,  sous  la  garde  du 
gouverneur  de  Guienne  et  du  commandant  militaire  de  Bayonne. 
Celui-ci  prêtait  main-torte  aux  paysans  pour  traquer  les  bandes 
errantes  de  bohémiens.  —  Les  archives  de  la  ville  de  Bayonne 
portent,  à  la  date  du  14  août  1581  ,  une  requête  du  corps  des 


—  261  — 

échevins  au  gouverneur  de  Bayonne  «  pour  faire  sortir  du  terri- 
toire les  hohémes  vagabonds.  »  —  Les  archives  de  la  ville  de 
Saint- Jean-de-Luz ,  qui  ne  remontent  pas  aussi  loin  parce  que  les 
plus  anciennes  ont  été  pillées  ou  détruites;  —  les  archives  de 
Saint-Jean-de-Luz ,  dis-je ,  de  1705  à  1760  en  font  plusieurs  fois 
mention  comme  de  vagabonds  errants  de  paroisse  en  paroisse  et 
volant  partout.  Les  habitants  demandent  leur  expulsion  et  les 
jurats  écrivent  au  gouverneur  de  Bayonne  :  «  Ils  sont  la  terreur 
des  habitants  qui  le  plus  souvent  n'osent  même  pas  se  plaindre.  » 
Le  lieutenant  général  de  Montrevel,  en  conséquence  de  cette  sup- 
plique, ordonne  de  les  enfermer  et  défend  à  quiconque  de  leur 
donner  asile  (1760)  (1) . — Le  dénombrement  fait  à  Saint-Jean-de-Luz, 
à  cette  époque,  fixe  leur  nombre  à  cinquante-trois  ;  mais  il  ne  s'agit 
sans  doute  que  de  ceux  qui  habitaient  la  ville  et  son  district.  — 
La  petite  ville  de  Ciboure,  située  en  face  de  Saint-de-Luz ,  de  l'autre 
côté  du  port,  en  avait  probablement  davantage. 

Une  tradition  locale ,  à  défaut  de  documents  écrits ,  fixe  leur 
arrivée  à  deux  siècles  environ  ,  en  arrière  ,  lors  du  sac  de  la  ville 
par  les  Espagnols.  Les  habitants  s' étant  dispersés  pour  ne  pas 
subir  les  insultes  de  la  soldatesque,  les  bohémiens,  moins  délicats, 
auraient  occupé  les  maison  désertes  des  quartiers  de  Bordagain  et 
de  Chotarreta  où  ils  sont  encore. 

Cette  tradition  se  rapporte  sans  doute  à  l'incendie  et  au  pillage 
de  Saint-Jean-de-Luz  et  de  Ciboure,  par  l'armée  espagnole,  en  1636. 
L'histoire  constate,  en  effet,  que  les  habitants  désertèrent  leurs 
foyers  après  la  prise  de  ces  deux  villes  et  qu'ils  n'y  rentrèrent 
qu'après  l'expulsion  de  l'ennemi  en  1637.  Un  état  des  pertes 
dressé  à  cette  époque  porte  qu'à  Ciboure,  qui  avait  le  plus  souffert, 
quatre  cent  trente-sept  maisons  sur  six  cents  furent  trouvées 
rasées  ou  brûlées.  —  Que  les  bohémiens  soient  venus ,  comme 

(4)  Arch.  de  la  mairie  de  SW.-de-L:  4705-1760.  Registre. 

17 


—  262  — 

une  volée  d'oiseaux  de  proie ,  s'abattre  sur  les  maisons  désertes, 
qu'ils  aient  môme  servi  l'ennemi  victorieux,  de  toutes  leur  com- 
plaisances, à  condition  de  participer  au  pillage,  il  n'y  a  là  rien  que 
de  très-conforme  à  leur  nature  et  à  leur  habitudes.  Mais  qu'une 
prise  de  possession  d'un  an  leur  ait  tenu  lieu  de  prescription,  lors 
du  retour  des  propriétaires  légitimes ,  c'est  ce  qu'il  est  impossible 
d'admettre. 

Il  est  infiniment  plus  probable  que  les  bohémiens  ont  profité 
insensiblement  de  la  décadence  des  deux  villes  riveraines  du  golfe 
de  Gascogne,  à  partir  du  traité  d'Utrecht,  pour  acquérir  à  vil  prix 
des  immeubles  que  leurs  propriétaires  abandonnaient.  Par  ce 
funeste  traité  qui  mit  fin  à  la  guerre  de  la  succession  d'Espagne, 
en  1713,  Louis  XIV  cédait  à  l'Angleterre  les  colonies  qui  entrete- 
naient le  commerce  maritime  du  Labourd  et  dont  la  découverte 
était  due  à  la  hardiesse  de  ses  marins  :  l'Acadie,  aujourd'hui  Nou- 
velle-Ecosse et  Terre-Neuve  (1). 

Cinq  ans  après  ce  coup  porté  à  la  prospérité  des  deux  villes 
sœurs ,  Saint-Jean-de-Luz  qui  avait  compté  18,000  habitants  n'en 
avait  plus  que  13,000  et  Ciboure  4,000.  Bon  nombre  de  maisons 
restaient  désertes.  —  Puis  l'Océan  vint  consommer  une  ruine  que 
la  guerre  et  la  politique  avaient  commencée.  Les  flots  jusqu'alors  > 
contenus  dans  leur  lit  marchèrent  à  l'assaut  de  la  ville  de  Saint-  \ 
Jean-de-Luz  et  battirent  en  brèche  les  falaises  qui  protégeaient 
Ciboure  de  façon  à  en  faire  crouler  une  partie  et  à  menacer  sérieu- 

(l)  «  Mémoire  touchant  la  découverte,  les  établissements  et  la  possession 
de  l'Isle  de  Terre-Neuve  et  l'origine  des  pescheries  des  baleines  et  des 
morues,  la  première  ayant  occasionné  cette  découverte  par  les  sujets  de 
S.  M.  T.  C.  habitant  dans  le  pays  de  Labourd;  —  fourni  par  les  habi- 
tants de  Saint- Jean-de-Luz  et  de  Ciboure  à  M.  de  Planthion,  syndic 
général  du  pays,  le  mois  de  m,ars  il  10.  » 

Le  nom  d'Isle  des  bacalaos  donné  anciennement  au  cap  Breton  justifie  assez 
bien  cette  prétention.  «  Bacalao  »  est  basque  et  veut  dire  morue.  La  langue 
espagnole  u  emprunté  ce  mot  dans  le  même  sens. 


—  263  — 

sèment  le  reste.  On  voit  encore  sur  le  nouveau  rivage  les  fon- 
dations des  édifices  détruits  et  leur  débris  à  demi  ensevelis  sous 
le  sable.  —  De  l'époque  qui  vit  poindre  ces  calamités  aujourd'hui 
conjurées  par  l'art  et  par  le  temps  date  la  grande  émigration 
de  Saint-Jean-de-Luz  et  de  Ciboure. 

En  1755,  la  première  n'avait  plus  que  3,367  habitants  et  la 
deuxième,  1,781  ;  c'est  à  peu  près  celle  qui  leur  reste  à  cette  heure. 

La  petite  digression  dans  laquelle  nous  venons  d'entrer  fera  com- 
prendre comment  les  hôtes  étrangers  du  Labourd  ont  pu  prendre 
racine  à  leur  gré,  avec  peu  ou  point  de  frais,  pour  échapper  aux 
mesures  répressives  du  vagabondage. 

Quoique  tenus  à  l'écart  et  méprisés,  on  sollicitait  leurs  services 
pour  l'armement  des  barques  de  pêche  qui  remplaçaient  l'ancienne 
et  brillante  marine  de  long-cours.  Cette  vie  aventureuse  s'adaptait 
mieux  à  leur  tempérament  que  la  culture  de  la  terre  qu'ils  n'ont 
jamais  pu  adopter.  Ils  y  déployèrent  beaucoup  d'adresse  et  de 
vigueur  et  quelques-uns  y  acquirent  une  certaine  aisance  qui 
leur  permit  de  s'insinuer  peu  à  peu  par  des  alliances  dans  le  gros 
de  la  population.  A  l'origine,  ils  étaient  traités  à  l'église,  à  peu 
près  comme  les  Gagots  :  les  prêtres  inscrivaient  sur  leurs  actes 
de  baptême  et  de  mariage  la  mention  de  «  Cascarot  ou  bohémien,  » 
et  les  enterraient  toujours  hors  de  l'église  au  temps  où  il  était  d'u- 
sage d'inhumer  les  fidèles  sous  les  dalles  du  temple.  Mais  peu  à 
peu  ils  rentrèrent  dans  le  droit  commun,  même  avant  les  infortunés 
cagots. 

On  ne  sait  pas  s'ils  professaient  des  croyances  religieuses  parti 
culières,  à  l'époque  de  leur  arrivée,  parce  que,  fidèles  à  l'usage 
qu'ils  observent  invariablement  partout  d'adopter  la  religion  du 
pays  oîi  ils  se  trouvent ,  quelle  qu'elle  soit,  ils  firent  montre  de 
catholicisme,  de  prime  abord.  Aussi  jamais  l'inquisition  n'eut-elle 
à  faire  brûler  un  bohémien,  pas  même  en  Espagne. 


—  264  — 

Le  mépris  qu'ils  inspiraient  faisait  passer  sur  les  irrégularités 
dont  ils  se  rendaient  coupaïjles,  d'autant  qu'ils  péchaient  par 
excès  plus  que  par  défaut. 

C'est  ainsi  que  les  nomades  font  encore  baptiser  leurs  enfants 
trois  fois  plutôt  qu'une,  pour  profiter  desfaveursque  les  bonnes  âmes 
qui  consentent  à  leur  servir  de  parrains  et  de  marraines  ne  man- 
quent pas  de  leur  faire  à  cette  occasion.  —  Le  terme  de  nomades 
ne  doit  plus  être  entendu  que  dans  un  sens  relatif  :  aujourd'hui 
tous  les  bohémiens  sont  tenus  d'avoir  un  domicile  légal  qui  est 
effectif  pour  la  plupart,  mais  un  trop  grand  nombre  encore  se 
déplace  souvent.  Ceux  du  Labourd,  au  nombre  de  300  environ, 
sont  plus  stables  et  presque  tous  domiciUés  à  Ciboure.  Saint-Jean- 
de-Luz  ne  compte  plus  que  quelques  familles  très-croisées  avec 
les  indigènes  parmi  lesquels  elles  s'efforcent  de  se  confondre, 
à  tel  point  qu'elles  ne  frayent  plus  avec  celles  de  Ciboure,  qui, 
de  leur  côté,  refusent  de  les  reconnaître. 

La  plupart  des  Cascarots  sont  marins  ou  pêcheurs  et  leurs 
femmes  marchandes  de  poisson.  Dans  cette  industrie,  ils  montrent 
plus  d'adresse  et  d'activité  que  les  basques  eux-mêmes. 

Vivant  au  milieu  d'une  population  dévote,  s'ils  s'en  distinguent, 
c'est  par  un  goût  plus  démonstratif  pour  les  cérémonies  du  culte. 
Il  en  est  de  même  pour  tous  les  bohémiens  du  pays  basque  qui 
ont  véritablament  pris  racine  quelque  part. 

Leurs  enfants  fréquentent  l'école  primaire  et  s'y  montrent  au 
moins  aussi  intelligents  que  les  autres. 

Ceux  du  canton  de  Saint-Palais  ont  fourni  récemment  au  clergé 
de  Madrid  un  jeune  prêtre  aussi  vertueux  qu'instruit ,  dont  nous 
pourrions  dire  le  nom ,  et  qu'on  a  éloigné,  un  peu  contre  son  gré, 
de  son  pays  natal,  à  cause  du  préjugé  qui  lui  aurait  nui  dans 
l'exercice  de  son  ministère. 

Les  bohémiens  ne  sont  donc  pas  incivihsables.  Leur  plus  grand 
souci  serait  de  faire  oublier  leur  origine  qu'on  leur  rappelle  encore 


-  265  — 

trop  souvent.  Les  noms  de  cascarotac  et  de  bohémiac  ou  égyptoac 
sont  des  termes  de  mépris  qui  les  blessent  :  ils  conviennent  qu'ils 
sont  «  romanichels  »  (1)  d'origine,  mais  ils  veulent  être  français 
tout  aussi  bien  que  les  basques. 

Certains  écrivains  se  sont  fait  illusion  à  ce  point  qu'ils  ont 
considéré,  soit  les  cascarots  seulement,  soit  même  tous  les  bohé- 
miens basques  comme  des  Maurisqueschassésd'Espagne.  La  chro- 
nologie seule  eut  dû  les  mettre  à  l'abri  de  cette  erreur  ,  puisque 
l'expulsion  des  Maurisques  est  de  1609,  et  que  les  documents 
officiels  que  nous  avons  cités  datent  de  1581  et  au  delà.  Un  témoi- 
gnage non  moins  sûr  mais  plus  difficile  à  interroger,  c'est  la  langue 
dont  il  ne  reste  à  la  vérité  que  des  débris ,  mais  des  débris  qui 
ne  permettent  pas  le  doute.  Les  vieillards  en  sont  restés  seuls 
dépositaires,  parce  que  la  langue  se  perd  de  plus  en  plus,  surtout 
depuis  que  les  enfants  fréquentent  l'école ,  mais  je  n'ai  pas  eu  de 
peine  à  me  faire  dire  ,  à  Ciboure,  des  mots  usuels  comme  mandro 
pain,  mol  vin,  pani  eau,  ganl  poule,  halitcho  porc,  déhla  soleil 
qui  sont  de  la  langue  romani.  Ce  dernier  mot  est  donné  dans 
le  vocabulaire  de  Grellmann  (2)  comme  synonyme  de  Dieu,  tandis 
que  le  soleil  est  désigné  par  cam.  A  l'autre  extrémité  des  Pyrénées, 
dans  le  Roussillon,  un  gitano  nous  a  aussi  donné  cam  pour  soleil 
et  dabel  pour  Dieu.  Les  bohémiens  basques  semblent  avoir  eu 
le  même  mot  autrefois  pour  désigner  Dieu  et  soleil,  puisqu'ils 
appellent  encore  la  vierge  amaduhel,  c'est-à-dire  mère  de  Dieu. 
—  Faut-il  voir  en  cette  rencontre  comme  une  relique  de  leur 
culte  primitif?.... 

La  statistique  par  laquelle  nous  terminerons  est  destinée  à 
montrer  non-seulement  le  nombre  et  la  répartition  des  bohémiens 

(1)  J'écris  ici  ce  nom  comme  je  le  leur  ai  entendu  prononcer  partout.  Ils  disent 
aussi  «  romam'cei.»  M.  Baudrimont  a  entendu  à  Saint-Pulais  «  errownancel.  » 
Ce  serait  le  même  mot  altéré  par  la  phonétique  basque,  ainsi  que  nous  l'avons 
déjà  expliqué. 

(2)  Op.  cit.  Ch.  V. 


—  266  — 

sur  le  territoire  basque,  mais  aussi  leur  état  social  et  moral  pour 
servir  à  mesurer  les  progrès  accomplis  et ,  plus  tard  ,  ceux  qui 
s'accompliront  sans  doute.  Malgré  les  misères  qu'elle  dévoile,  elle 
marque  un  progrès  réel  par  rapport  au  temps  des  premières 
ordonnances  de  police  et  même  au  temps  si  voisin  de  nous  où 
parurent  les  lettres  de  M.  de  Belzunce. 

Le  bohémien,  répétons-le  ,  n'est  pas  indisciplinable,  mais  à  part 
quelques  efforts  privés  et  généreux,  on  n'a  encore  fait  que  le  punir 
pour  le  régénérer.  On  met  le  père  sous  les  verroux  et  les  enfants, 
par  conséquent ,  sur  le  pavé.  Qui  les  nourrira  ces  orphelins 
de  par  la  loi  ?  Les  enfants  pullulent  dans  chaque  famille  et  cha- 
cun a  déjà  trop  des  siens.  C'est  donc  autant  de  petits  vagabonds 
jetés  sur  la  grand'route,  d'apprentis  voleurs  et  de  prostituées 
en  herbe. 

Les  conseils  généraux  se  plaignent  et  ne  proposent  que  des 
mesures  de  rigueur.  L'administration  reste  inerte  et  le  gouverne- 
ment passif  quand  il  suffirait  pour  assurer  l'avenir  de  fonder  une 
petite  colonie  agricole  et  ouvrière,  destinée  à  recueillir  les  enfants 
orphelins  ou  délaissés,  ou  séparés  de  leurs  parents. 

A  leur  majorité,  ces  ouvriers  de  l'atelier  ou  delà  charrue  seraient 
saisis  par  l'armée,  comme  le  sont  tous  les  français  et  achèveraient 
de  se  retremper  dans  cette  grande  école  de  discipline  et  d'honneur. 
Est-ce  au  sortir  de  là  ,  à  l'âge  de  vingt-cinq  ans,  après  dix,  quinze 
ou  vingt  années  de  vie  régulière,  qu'ils  viendraient  reprendre  près 
du  bouge  natal  la  tradition  interrompue  de  misère  et  de  larcins  ? 
Qui  oserait  répondre  affirmativement  ?  —  Quant  aux  filles  on  les 
placerait  facilement,  après  leur  apprentissage ,  comme  ouvrières 
ou  domestiques  dans  les  villes. 

La  fondation  que  nous  réclamons  serait  d'un  intérêt  réel  pour 
le  département  ;  elle  aurait  aussi  tous  les  caractères  d'une  institu- 
tion charitable  plus  digne  d'une  nation  liche  et  éclairée  que  les 
mesures  de  rigueur  qu'on  a  su  seules  mettre  en  jeu  jusqu'à  ce  jour. 


—  267  — 
STATISTIQUE  DES  BOHÉMIENS  DU  PAYS  BASQUE  FRANÇAIS 

ler   JANVIER   1876 


LOCALITÉS . 

M  EN 
'3} 

AGES 

'5) 

II 

OBSERVATIONS. 

Ainchicbarliuru 

commune  do.'.Busunaritz 

canton  de  St-Jeaiî-Pied-de-Piirt 

9 

G 

65 

Dans  le  total  des  personnes  ne  sont  pas  comprises  les  pères  ou  mères  de  race  basque  unis  légilimement  en 
non  à  un  conjoint  de  race  bohémienne.  Nous  avons  Irouvé  9  de  ces  ménages  inixic-  à  la  campagne,  el  nous 
croyons  qu'il  y  en  a  au  moins  autant  à  Giboure,  mais  li\  il  est  plus  difficile  de  t-'en  assurer  paice  "que  la  popu- 
lation est  plus  mêlée.  Pour  la  môme  raison  le  chiiïie  des  bohémiens  (cascaro/s)  de  celte  petite  ville  est  moins 
sûrement  établi  qu'ailleurs,  les  individus  de  race  mixio  indélerminée  y  étant  très  nnmlM'eux. 

Helativemeut  aux  professions,  nous  avons  pu  constater  celle  de  iri6  petsonnc*  de  tout  sexe  et  âge  ainsi  répar- 
ties :  vanniers  ou  sandaliers,  67;  cultivateurs,  manœuvres,  ouvriers  à  la  journée,  34;  tondeuis,  i;0;  maqui- 
gnons, 4;  marins,  31.  Les  femmes,  filles  ou  sœurs  de  marins,  sont  mruchandes  de  poisson. 

Le  nombre  d'individus  des  deux  sexes  ayant  subi  une  ou  plusieuis  condamnations  en  justice  s'élève  à  43. 

Saint-Jean-!e-Vieux 
canton  de  St-J  -Pied-de-Port 

1 

» 

3 

St-Etienne-de-Baïgorr  y . 

2 

)) 

■14 

20 

Burgory,  commune  de  Mébarin. 
1          canton  de  St  Palais 

3 

2 

1     Irissary,  canton  d'iiioldy. 

4 

)) 

22 

Hélette,  cauton  de  Iholdy 

3 

» 

25 

Gibraltar 
commune  de  Sl-Palais. 

2 

» 

8 
33 

12 

Ameudeuix-Oneix 
cauton  de  St-P;dais. 

4 

» 

Beyrie,  canton  de  St-i'alais. 

2 

1 

Luxe-Somberaute 
canton  de  St-Palais 

4 

)) 

17 

Lantabat,  cauton  de  Iholdy. 

1 

2 

17 
4 

Musculdy,  canton  de  Mauléon . 

» 

i 

St-Just-Ibarre,  canton  de  llioldy. 

2 

» 

9 

Buuus,  canton  d  e   Ihoy 

2 

2 

18 

Menditte,  canton  de  Mauléon. 

4 

i 

22 
280 

Cibonre 
canton  de  St-Jean-de-Luz 

46 

4 

Totaux  

89 

19 

569 

CHAPITRE  III. 


L£3  GIÎANOS  DU  ROUSSILLON  ET  D'ESPAGNE 

Les  Bohémiens  du  Roussillon  sont  appelés  gitanos,  comme  en 
Espagne,  mais  le  mot  se  prononce  à  la  façon  catalane  et  française. 
Ce  nom  n'est  qu'une  contraction  d'Egiptianos  sous  lequel  ils 
furent  d'abord  désignés  en  Castille  (1). 

Nous  avons  raconté,  dans  le  chapitre  i,  leur  première  entrée 
à  Barcelone  capitale  de  la  principauté  dont  faisait  alors  par- 
tie le  Roussillon.  Les  Constitutions  de  Catalogne  les  désignent,  en 
1512,  sous  les  noms  de  «  Boémians  et  sots  nom  de  boémians, 
Grecs  é  Egiptiaiis.  »  En  Portugal,  on  les  appelle  Boëmios  et  Cin- 
ganos.  Nous  voyons  donc  reparaître  dans  tout  le  Sud-Ouest  de 
l'Europe  ce  nom  de  Bohémiens  sous  lequel  ils  sont  connus  en 
France,  parce  qu'on  les  crut  d'abord  originaires  de  Bohême,  pro- 
bablement à  cause  du  sauf-conduit  qu'ils  montraient  de  l'empe- 
reur Sigismond,  roi  de  Bohême. 

Nos  gitanos  sont  les  frères  de  ceux  de  la  Catalogne,  dont  ils 
n'ont  été  séparés  que  par  la  conquête  du  Roussillon  et  de  la  Cer- 
dagne,  sous  Louis  XIII.  Leur  langage  usuel  est  le  catalan  qui  est 
encore  l'idiome  populaire  du  département  des  Pyrénées-Orien- 
tales, Ils  ressemblent  parfaitement  aux  gitanos  de  la  Puerta  San- 
Antonio,  à  Barcelone  et  de  Lérida.  De  stature  au-dessus  de  la 
moyenne  et  bien  campés,  ils  ont  la  peau  très-brune^  généralement 
couleur  du  cuir,   quelquefois  plus  foncée  approchant  de  celle 

(1)  «  Egiptianos  y  calderos  extrangeros.  »  Décret  de  Ferdinand  et  d'Isa- 
belle la  Catholique  (U99)  déjà  cité. 


—  270  — 

du  nègre  ;  quelquefois  aussi  d'un  bistre  clair  et  même  blanche, 
sans  doute  pour  raison  de  métissage.  Mais  leurs  traits  ne  sont  ja- 
mais ceux  du  nègre,  dont  ils  n'ont  pas  non  plus  la  chevelure  cré- 
pue. Tout  au  plus  se  rapprocheraient  ils  de  laracejaune  par  l'élar- 
gissement des  pommettes,  l'apparence  rude  et  noir  de  jais  de  leur 
longue  chevelure,  et  par  l'étroitesse  du  front. —  On  soupçonnerait 
un  mélange  de  sang  dravidien. — Ce  n'est  pourtant  pas  le  type 
ordinaire  :  la  plupart  ne  se  distinguent  facilement  des  indigènes 
que  par  le  teint.  Mais  l'observateur  pourrait  les  reconnaître  à 
d'autres  traits  moins  saillants  quoique  aussi  caractéristiques  : 
c'est  l'éclat  de  leurs  yeux  noirs  et  scrutateurs,  la  beauté  de  leur 
dentition,  l'harmonie  de  leurs  formes.  Je  n'ai  pas  rencontré  un 
seul  bohémien  contrefait,  soit  que  la  race  n'en  produise  pas,  soit 
que  les  êtres  malingres  ou  malsains  succombent  dès  le  berceau 
aux  rigueurs  d'une  existence  qui  endurcit  ceux  qui  sont  bien 
constitués.  La  bonne  santé  des  bohémiens  est  en  effet  proverbiale  ; 
leur  robuste  conGtitution  brave  toutes  les  intempéries  comme 
toutes  les  misères.  S'il  n'y  a  pas  de  race  qui  fournisse  plus  d'en- 
fants, il  n'y  en  a  pas  non  plus  qui  conserve  plus  de  vieillards. 
Aussi  la  proportion  des  individus  par  famille  est-elle  plus  grande 
chez  eux  que  chez  nous.  Le  tableau  statistique  des  bohémiens 
du  pays  basque,  que  nous  avons  établi  précédemment,  fournit 
une  proportion  de  5,25  individus  par  ménage,  tandis  qu'opérant 
dans  les  mêmes  conditions  chez  les  Basques,  nous  n'avons  trouvé 
que  4  sujets  vivants  par  ménage.  Sans  avoir  pu  établir  une  sta- 
tistique aussi  précise  dans  le  Roussillon,  nous  sommes  pourtant 
fondé  à  penser,  d'après  les  renseignements  que  nous  avons  re- 
cueilli et  la  connaissance  personnelle  d'un  certain  nombre  de 
familles,  que  la  proportion  n'est  pas  moins  favorable  à  la  race 
bohémienne.  En  de  pareilles  conditions,  elle  devrait  augmenter 
rapidement  si  un  certain  nombre  d'individus  ne  se  fondaient 


I 


—  271  — 

insensiblement  dans  la  population  ambiante.  C'est  pour  nous  la 
marque  la  plus  certaine  de  progrès. 

Le  costume  des  gitanos  du  Roussillon  est  invariablement  celui-ci: 
grande  blouse  de  coutil  bleu  tombant  jusqu'aux  genoux,  casquette 
de  loutre  ou  chapeau  de  feutre.  Les  femmes  portent  le  costume 
du  peuple,  mais  affectionnent  particulièrement  la  couleur  rouge. 
Quelques-unes,  dont  les  pères  ou  les  maris  se  sont  enrichis  dans 
le  commerce  des  chevaux  et  des  mules ,  portent  la  toilette  des 
bourgeoises,  dont  elles  se  distinguent  encore  par  ce  goût  inné  pour 
les  couleurs  voyantes. 

Les  gitanos  se  partagent  en  deux  classes  bien  tranchées  :  ceux 
qui  ont  un  domicile  fixe  dans  les  villes  et  ceux  qui  circulent  en 
chariot  avec  leur  famille,  de  village  en  village  et  de  foire  en  foire. 
Les  premiers  habitent  Perpignan,  Elne  et  Thuirs  ;  ce  sont  les  plus 
nombreux.  Exerçant  les  métiers  de  maquignon  et  surtout  de  ton- 
deur, ils  déploient  dans  cette  industrie  beaucoup  d'adresse  et 
d'activité. 

Il  faut  les  voir  accourir  ,  dès  le  point  du  jour ,  du  quartier 
mal  famé  qu'ils  habitent  à  Perpignan  (la  Porte  Canet) ,  à  l'autre 
bout  de  la  ville  à  la  Porte  Notre-Dame.  Assis  au  pied  du  rempart 
ils  sont  là,  munis  des  instruments  de  leur  art,  aux  aguets  de  tout 
ce  qui  rentre  ou  sort.  Chevaux,  mules,  ânes  ou  chiens,  tout 
est  bon  pour  eux.  Car  que  ne  tond-il  pas,  le  gitano?  il  tondrait  sur 
un  œuf. 

Mais  quelle  adresse  dans  le  maniement  des  ciseaux  de  toute 
forme  et  de  tout  modèle  qui  n'abandonnent  l'animal  que  pro- 
pre et  rasé  «  comme  le  menton  d'un  padrc  »  suivant  leur  ex- 
pression !  On  ne  laisse  qu'une  petite  touffe  de  poils ,  d'un  des- 
sin varié,  à  la  racine  de  la  queue.  C'est  la  marque  et  comme  la 
signature  de  l'artiste.  —  Tout  en  opérant,  il  ne  reste  pas  muet, 
car,  suivant  un  de  ses  proverbes,  «  rivière  qui  coule  sans  bruit, 


—  272  — 

ne  roule  pas  de  l'or;  »  et  cette  conversation  avec  le  client  lui 
donne  parfois  l'occasion  d'acquérir  la  bête  h  vil  prix.  ■ 

Il  y  a  parmi  les  gitanos  quelques  maquignons  de  plus  haute 
volée:  l'un  d'eux  que  ses  confrères  eux-mêmes  appellent  Monsieur 
F***  a  un  immense  établissement  à  la  porte  Magenta,  probablement 
le  plus  considérable  de  toute  la  région  des  Pyrénées.  Mais  il  a  mieux 
que  cela  :  une  belle  famille  bien  élevée  et  qui  lui  fait  honneur. 

Quelle  distance  n'y  a-t-il  pas  entre  cette  famille  honnête  et  riche 
et  celles  dont  les  charriots  viennent  s'aligner  le  soir  près  du  pont 
de  pierre  à  l'entrée  du  faubourg  Notre-Dame  !  Elles  sont  là  neuf 
ou  dix,  avec  autant  de  véhicules  sans  nom  dans  lesquels  chacun 
est  né  et  chacun  doit  mourir. 

Quand  l'ardent  soleil  du  Midi  vient  rougir  de  ses  derniers  rayons 
la  campagne  poudreuse,  et  que  les  tours  de  brique  du  Castillet, 
pareilles  à  des  minarets  arabes,  semblent  lancer  dans  les  airs 
l'appel  vespéral  du  muezzin  ;  alors,  les  figures  bronzées  de  ces 
hommes  et  de  ces  femmes,  à  la  longue  et  noire  chevelure,  qui 
viennent  de  tous  côtés  établir  leur  bivouac  à  l'ombre  de  la  vieille 
forteresse,  complètent  l'illusion  d'un  paysage  oriental. 

Les  hommes  détellent  et  soignent  leur  monture,  les  femms  pré- 
parent la  cuisine,  et  les  enfants  demi-nus  gambadent  comme  de  pe- 
tits démons  autour  du  feu.  Dans  les  nuits  chaudes  de  l'été,  tout  ce 
monde  couche  à  la  belle  étoile  sur  le  gazon.  —  L'indigène  passe 
sans  prendre  garde  à  côté  de  ces  parias  protégés  par  le  mépris 
même  qu'ils  inspirent  et  qui  trouvent  ainsi  l'isolement  jusque  sous 
les  murs  d'une  cité  populeuse.  De  quelles  scènes  dégoûtantes  ou 
grotesques  le  passant  ne  pourrait-il  pas  être  témoin  !  On  le  devine  ; 
mais  ce  qu'on  soupçonnerait  moins,  c'est  la  gaîté  bruyante  de  ces 
gens  en  apparence  si  misérables.  Dans  ce  tableau  de  la  dégrada- 
tion humaine  on  pourrait  même  saisir  d'aventure  une  scène  noble 
et  touchante  dont  Callot  ne  s'est  jamais  avisé,  telle  que  celle-ci, 


—  273  — 
dont  nous  fûmes  un  jour  témoin.  Un  homme  à  la  face  patibulaire 
berçait  son  enfant  dans  ses  bras  et  le  couvrait  de  caresse  en  lui 
parlant  d'une  voix  câline.  Que  lui  disait-il?...  peut-être  cette  belle 
et  simple  exhortation  que  Jaubert  de  Réart  entendit  un  jour  : 

«  Enfant,  que  Dieu  te  fasse  toujours  bon.  » 

Il  est  connu  que  les  Bohémiens  aiment  beaucoup  leurs  enfants 
et  sont  pour  eux  d'une  faiblesse  extrême  ;  mais  l'expression  de  ce 
sentiment  rendue  d'une  façon  si  noble  est  faite  pour  nous  étonner. 
Cependant  la  manière  dont  les  gitanos  de  Perpignan  célèbrent  la  fête 
de  Noël  témoigne  non-seulement  de  la  solide  constitution  des 
liens  de  famille  et  de  certaines  vertus  domestiques,  mais  aussi  de 
sentiments  religieux  qu'on  ne  s'attendrait  pas  à  trouver  chez  des 
gens  trop  souvent  représentés  comme  vivant  sans  foi  ni  loi. 

L'un  des  rares  habitants  du  Roussillon  qui  se  soit  donné  la 
peine  d'étudier  les  gitanos,  mais  qui  n'a  malheureusement  publié 
que  quelques  fragments  épars  dans  des  recueils  presque  introuva- 
bles aujourd'hui,  Jaubert  de  Réart  (1),  raconte  que  la  fête  de 
Noël  amène  à  Perpignan,  dans  les  familles  qui  y  sont  fixées, 
tous  leurs  parents  et  amis  de  la  campagne.  On  se  prépare 
de  longue  main,  de  part  et  d'autre,  à  célébrer  ce  beau  jour  dans 
lequel  les  amitiés  se  retrempent  et  les  inimitiés  s'oublient.  L'écri- 
vain a  connu  un  bohémien  qui  fit  exprès  le  voyage  de  Barcelone, 
pour  se  réconcilier  avec  son  frère  à  cette  occasion.  Voici  comment 
il  dépeint  la  fête  : 

a  Après  les  compliments  d'usage  entre  gens  qui  se  retrouvent, 
on  récite  le  rosaire.  Puis  vient  le  moment  de  cette  collation  en 
usage  dans  notre  pays,  qui  a  pour  base  ces  gâteaux  d'amandes,  de 
noisettes,  de  pignons  et  de  miel,  que  nous  appelons  tourrons,   et 

(1)  J'espère  qu'au  nom  de  Jaubert  de  Réart  nous  aurons  bientôt  le  droit  d'ajou- 
ter celui  de  M.  Fr.  de  Boaça,  de  Prades,  qui  prépare  de  longue  main  une  histoire 
générale  des  Bohémiens. 


—  274  — 

la  veillée  se  passe  à  causer  sur  le  plaisir  de  se  revoir.  Les  anciens 
s'entretiennent  des  affaires  de  la  dernière  foire  et  des  succès  qu'ils 
espèrent  dans  la  prochaine,  et  la  guitare  ébranlée  par  la  main  du 
plus  habile  met  la  jeunesse  en  train.  On  chante,  on  danse  jusqu'à 
l'heure  de  la  messe  de  minuit. 

«  A  l'avertissement  de  la  cloche,  tous  les  membres  de  la  famille 
se  rendent  à  l'église  où  vous  les  voyez  sous  leurs  plus  beaux  ha- 
bits et  dans  le  plus  grand  recueillement.  La  matinée  du  jour  de 
Noël  est  consacrée  aux  souhaits  de  bonne  fête.  Les  filleuls  vont 
baiser  la  main  de  leurs  parrains  dont  ils  reçoivent  quelques  leçons 
paternelles  et  de  ces  gâteaux,  en  forme  de  couronne,  appelés 
tourteaux. 

«  Le  foyer  pétille  sous  le  toit  hospitalier,  les  ménagères  apprê- 
tent les  provisions  et  la  famille  assiste  à  un  repas  copieux  dont  la 
gaîté  et  l'appétit  font  le  plus  piquant  assaisonnement. 

«  Prévenu,  comme  on  l'est,  sur  la  manière  de  se  nourrir  des  Bo- 
hémiens, on  serait  étonné  du  choix  et  de  l'abondance  des  mets 
dont  se  compose  leur  festin  de  la  fête  de  Noël.  Ils  économisent 
pour  ce  jour  tout  le  reste  de  l'année  ;  trois  familles  dont  je  parle, 
au  nombre  de  seize  personnes,  ont  fait  une  dépense  de  près  de 
cent  francs.  En  Espagne,  les  gitanos  plus  aisés  se  mettent  aussi 
plus  en  frais.  Il  y  a,  dit-on,  àLérida,  en  Catalogne,  un  certain  Don 
Jayme,  gitano  fort  riche,  qui  le  jour  de  Noël  traite  généreusement 
tous  ceux  de  sa  caste. 

«  Le  doyen  d'âge,  fut-il  le  plus  pauvre,  est  le  roi  du  festin...  Sui- 
vant l'antique  usage ,  les  femmes  ne  se  mettent  pas  à  table  ;  elles 
servent  les  hommes  et  ne  mangent  qu'après  eux  avec  les  enfants... 
Après  le  repas,  \ient  l'heure  des  visites  chez  les  amis  et  les  con- 
naissances ;  c'est  le  moment  solennel  du  baiser  de  paix,  du  par- 
don des  injures,  de  la  cessation  des  inimitiés.  Les  plus  jeunes,  dé- 
férant à  l'âge,  faisant  abnégation  de  toute  animosité,   se   soumet- 


—  275  — 

tent,  s'humilient,  reçoivent  à  genoux  leur  pardon  de  la  part  de 
celui  qu'ils  peuvent  avoir  offensé  et  lui  baisent  la  main.  Quelques 
conseils,  dictés  par  la  prudence  et  la  sagesse,  sortent  de  la  bouche 
des  anciens  ;  les  témoins  de  cette  scène  s'attendrissent,  des  larmes 
roulent  dans  tous  les  yeux  et  tout  le  monde  s'embrasse.  Les  plai- 
sirs et  les  amusements  achèvent  de  remplir  la  journée  et  le  lende- 
main les  familles  se  séparent  en  paix (1)  » 

Il  est  facile  de  reconnaître  dans  cette  peinture  de  mœurs  tracée 
peut-être  d'une  main  un  peu  complaisante,  une  imitation  des  usa- 
ges de  l'Espagne  catholique,  au  moins  autant  que  la  tradition  des 
mœurs  patriarchales  bohémiennes.  Nous  reconnaîtrions  plus  vo- 
lontiers pour  un  écho  des  traditions  asiatiques  et  du  culte  des  an- 
cêtres en  usage  dans  l'extrême  Orient,  la  manière  dont  les  gitanos 
se  sont  appropriés  la  fête  des  morts  de  l'église  catholique. 

«  Les  Bohémiens  de  nos  cantons,  dit  l'écrivain  déjà  cité,  mani- 
festent un  grand  respect  pour  la  mémoire  des  morts.  —  Le  soir 
de  la  Toussaint,  veille  de  la  commémoration  des  trépassés,  le  père 
de  famille  allume  dans  sa  chambre  des  cierges  en  nombre  égal  à 
celui  des  morts  dont  il  veut  honorer  la  mémoire.  Après  le  repas 
du  soir,  le  son  des  cloches  de  la  paroisse  est  le  signal  d'un  entre- 
tien sur  les  faits  et  gestes  des  défunts,  et  des  prières,  que  les  en- 
fants répètent  à  genoux  en  leur  mémoire,  terminent  la  veillée. 
Même   répétition  tous  les  soirs  jusqu'à  extinction   naturelle  des 

cierges  qui  durent  encore,  suivant  leur  grosseur,  plusieurs  jours, 
a  Les  Bohémiens  pauvres  observent  aussi  cette  pratique  ;  mais 
c'est  à  la  lueur  que  rendent  quelques  fils  de  coton  enflammés,  te- 
nus à  la  surface  d'un  peu  d'huile,  dans  un  vaisseau  de  terre,  par  le 
moyen  de  petits  trous  pratiqués  dans  un  morceau  de  roseau  léger 
qui  surnage.  »  (2) 

(4)  Bulletin  de  la  Société polymathique  de  Perpignan,  an  1834.  P.  73. 
(2)  [ublicateur  des  Pyrénées-Orientales.  7  Novembre  183S. 


—  276  — 

Jaubert  de  Réart,  écrivant  pour  ses  compatriotes  dans  un 
journal  de  Perpignan,  ne  serait  pas  entré  dans  ces  menus  dé- 
tails, si  l'usage  qu'il  rapporte  avait  été  commun  aux  autres  ha- 
bitants. Il  faut  donc  admettre  ou  que  les  gitanos  l'ont  reçu  par  tra- 
dition de  leurs  ancêtres,  ou  qu'ils  l'ont  emprunté  aux  Espagnols. 
Mais  la  connaissance  que  nous  avons  des  mœurs  de  ceux-ci,  nous 
portent  à  y  voir  une  tradition  nationale  bohémienne  adaptée  au 
calendrier  et  au  rituel  des  fêtes  chrétiennes. 

Quoiqu'il  en  soit,  nous  en  savons  assez  maintenant  pour  être  as- 
surés que  les  gitanos  ne  vivent  pas  sans  religion.  Peut-être  pour- 
rions-nous répéter  à  leur  sujet  ce  que  nous  disions  de  leurs  demi- 
frères  basques  :  établis  au  milieu  d'une  population  dévote,  s'ils 
s'en  distinguent  c'est  par  un  goût  affecté  |sinon  sincère  pour  les 
cérémonies  du  culte  catholique.  Les  gitanos  à  demeure  fixe  se  font 
baptiser,  marier,  enterrer  avec  toute  la  pompe  qu'ils  peuvent 
payer  :  les  nomades,  beaucoup  moins  à  l'aise  et  beaucoup  plus 
dégagés  du  qu'en  dira-t-on,  se  passent  souvent  des  formalités  du 
mariage,  mais  ils  font  baptiser  leurs  enfants  et  ils  appellent  ordinai- 
rement le  prêtre  près  des  mourants. 

Il  en  est  même  qui  s'administrent  la  bénédiction  nuptiale  écono- 
miquement, comme  un  homme  très  digne  de  foi  l'a  vu  et  raconté  (1). 
Par  une  belle  matinée  de  printemps  un  jeune  couple  entre  suivi  d'un 
cortège  de  bohémiens  des  deux  sexes,  assez  bien  vêtus,  dans  une 
chapelle  de  Perpignan  et  se  dirige  droit  vers  les  fonts  baptismaux. 
Là,  on  se  met  à  genoux  et  on  récite  des  oraisons  ;  puis  on  se  lève 
et  la  fiancée  va  se  placer  debout  devant  la  statue  de  la  Vierge. 
Après  une  profonde  révérence,  elle  élève  les  mains  à  la  hauteur 
de  la  tête  et,  dans  cette  posture,  adresse  une  prière  à  Marie. 
Ensuite,  prenant  la  main  de  son  fiancé,  elle  l'appuie  sur  son  cœur 
et  prononce  son  engagement.  A  son  tour  le  fiancé  en  fait  autant. 

(4;  Puiggari,  professeur  au  collège  de  Perpignan. 


—  277  — 
—  Alors  la  jeune  femme  trace  trois  fois  successivement  le  signe 
de  croix  sur  son  ventre  en  promenant  la  main  d'un  côté  à  l'autre 
et  de  haut  en  bas.  —  Une  vieille  s'avance,   peut-être  la  mère,  et 
posant  la  main   sur   l'épaule  de  la  mariée   elle  lui  marmote  à 
l'oreille  on  ne  sait  quelles  paroles  et  lui  donne  sa  bénédiction. 
Dès  lors,  la  femme  retourne  aux  fonts  baptismaux,  toujours  suivie 
de  son  cortège  qu'elle  asperge  à  belles  mains.  —  La  cérémonie 
étant  terminée,  on  sort  ;  mais  à  peine  a-t-on  passé  la  porte  que 
la  mariée  adjure  son  époux  de  lui  garder  la  fidélité  conjugale 
sous  peine  de  correction  corporelle,  et  le  mari  réplique  par  la  pro- 
messe de  lui  casser  les  reins  en  cas  de  forfaiture.  Pour  tirer 
la  moralité  de  ces  aimables  plaisanteries,  un  des  vieillards  de 
la  troupe  dit  sentencieusement  à  sa  commère  :  «  Vaya  !  tôt  avuy 
quedaran  amichs  !  —  Bah!  ils  resteront  amis  tout  aujourd'hui.  » 

Quelques-uns  des  gitanes  les  plus  pauvres  simplifient  encore 
ce  rituel  en  se  rendant  à  l'église  pendant  la  célébration  d'une 
messe  quelconque,  dont  ils  profitent  pour  s'administrer  proprio 
motu  le  sacrement  de  mariage,  en  prononçant  à  voix  basse  devant 
l'autel  leur  promesse  réciproque,  sans  plus  de  cérémonie. 

Faut-il  voir  en  ces  procédés  naïfs  les  restes  d'antiques  usages  (1) 
ou  le  désir  de  se  mettre  en  règle,  sans  frais,  avec  les  comman- 
dements de  l'église?  Peut-être  l'un  et  l'autre,  quand  on  considère 
que  les  gitanes  aisés  font  célébrer  leur  mariage  par  le  prêtre 
et  non  sans  ostentation.  —  Mais  de  quelque  manière  qu'on  envi- 
sage ces  faits,  ils  ne  cadrent  pas  du  tout  avec  l'assertion  si  sou- 
vent répétée  que  les  bohémiens  sont  tout-à-fait  sans  religion. 
La  vérité  est  qu'ils  adoptent  sans  discernement  tout  culte  pro- 

(1)  Il  paraît  que  c'est  une  question  qui  divise  les  théologiens  que  celle  de  savoir  si 
le  sacrement  de  niarikge  est  conféré  par  le  prêtre  ou  si  celui-ci  n'est  que  témoin 
du  sacrement.  Voyez  la  grande  Encyclopédie  au  mot  mariage. 

Dans  les  premiers  siècles  de  l'église  ,  les  mariages  des  chrétiens  n'étaient  pas 
tous  consacrés  par  le  prêtre. 

18 


—  278  — 

fessé  dans  le  pays  où  ils  vivent,  mais  qu'ils  paraissent  avoir, 
comme  la  plupart  des  hommes,  des  besoins  religieux  à  satisfaire. 
—  Leur  éclectisme  pratique  ne  les  empêche  pas,  d'ailleurs,  de 
garder  certains  usages  traditionnels  qui  peuvent  s'accommo- 
der à  toutes  les  lois  civiles  ou  religieuses. 

C'est  ainsi  que  les  unions  conjugales  sont  préparées  par  les 
parents  ou  les  vieillards,  entre  jeunes  gens  de  14  à  15  ans  et  que 
les  fiancés  non  seulement  ne  se  font  point  la  cour  mais  ne  doivent 
même  pas  se  parler  jusqu'après  les  noces  qui  ne  se  célèbrent  que 
deux  ans  après  (1). 

On  a  raconté,  plaisamment,  qu'une  cruche  lancée  en  l'air  et  cas- 
sée en  un  plus  ou  moins  grand  nombre  de  débris  qui  marquaient  la 
quantité  d'années  que  les  conjoints  auraient  à  vivre  ensemble,  en 
faisaient  tous  les  frais  ;  mais  c'est  de  la  fantaisie  (2).  Les  noces  sont 
au  contraire  l'occasion  de  prodigalités  insensées,pour  les  riches,  et 
de  la  perte  du  peu  qu'ils  possèdent,  pour  les  pauvres. 

En  Espagne,  un  mariage  dans  les  règles  se  célèbre  de  la  façon 
suivante  :  le  cortège  .se  rend  à  l'église  précédé  d'un  porte-étendart, 
qui  tient  haut  et  ferme  un  bâton  au  bout  duquel  flotte  un  mou- 
choir de  batiste  dont  la  blanclieur  de  neige  est  l'emblème  de  la 
mariée.  Dans  le  cortège  qui  suit  le  couple  il  y  a  des  hommes 
armés  de  pistolets  et  de  carabines  qui  font  retentir  l'air  de  déchar- 
ges répétées.  Arrivés  à  la  porte  de  réglise,le  porte-enseigne  plan- 
te son  drapeau  et  les  gens  de  la  noce  défilent  de  chaque  côté. 
Après  la  cérémonie  célébrée  par  le  curé  de  la  paroisse,  le  cortège 
retourne  à  la  maison  nuptiale  dans  le  même  ordre  et  avec  les 
mêmes  accompagnements.  La  journée  se  passe  à  festoyer,  chanter 

(1)  Ce  trait  de  mœurs  caiactéiistique  m'a  été  fcurni  par  un  gitano  de  Xarbonne. 
Nos  bohémiens  n'ont  conservé  aucun  lite,  aucun  usage  particulier  pour  la  naissance 
et  les  funérailles.  S'il  est  vrai  qu'autrefois  ils  faisaient  disparaître  leurs  morts,  soit 
qu'ils  les  enterrassent  dans  la  sollitude  des  bois  ou  sous  le  sol  même  de  leur  caba- 
ne, comme  on  l'a  dit,  il  est  certain  qu'il  n'en  est  plus  de  même  aujourd'hui. 

(2)  Du  moins  les  gitaaos  à  qui  j'en  ai  parlé  l'ont  nié  absolument. 


—  279  — 

et  danser  ;  mais  à  la  nuit  tombante  voici  venir  le  bouquet  de  la 
fête:  des  corbeilles  entières  de  gâteaux  et  principalement  de  yemas, 
jaunes  d'œufs  battus  avec  du  sucre.  On  en  mange,  on  en 
gaspille,  on  s'en  jette  à  la  tcte  comme  les  confetti  dans  le 
carnaval  romain  ;  si  bien  que  le  parquet  de  la  salle  finit  par 
en  être  tapissé.  Alors  le  branle  est  donné  pour  une  danse  de 
caractère  dans  laquelle  hommes  et  femmes  vont  nécessairement 
piétiner  sur  les  jaunes  d'œufs  et  s'en  crotter  jusqu'à  l'échiné. 
C'est  le  fandango  qui  commence  :  cavaliers  et  danseuses  se  lan- 
cent à  la  rencontre  les  uns  des  autres  en  balançant  les  bras  et 
faisant  claquer  leurs  doigts  comme  des  castagnettes  ;  les  hommes 
battent  des  entrechats  d'un  pied  de  haut  ;  les  femmes  se  trémoussent 
et  font  la  roue  ;  les  uns  et  les  autres  décrivent  des  circonvolutions 
au  bout  desquelles  la  danseuse  échappe  à  son  cavalier  par  un  tour 
de  reins,  quitte  à  s'en  rapprocher  de  nouveau  d'un  air  agaçant. 

Quand  la  guitare  furieusement  pincée  dans  un  coin  de  la  salle 
par  un  vieux  ménétrier  vient  à  cesser  ses  accords,  la  danse  s'ar- 
rête pour  un  moment,  mais  les  loustics  remplissent  l'intermède 
en  imitant  les  cris  de  tous  les  animaux  domestiques. 

Ces  saturnales  durent  deux  ou  trois  jours,  pendant  lesquels  les 
portes  sont  ouvertes  à  tous,  gitanes  ou  non,  et  les  rafraîchisse- 
ments libéralement  offerts  aux  visiteurs  ;  car  un  mariage  bohé- 
mien est  non-seulement  une  fête  de  famille,  mais  l'occasion  de 
faire  étalage  de  son  luxe  et  de  sa  prodigalité. 

On  peut  s'étonner  que  les  gitanos,  avec  leur  adresse  incroyable 
et  leur  absence  complète  de  scrupules,  soient  généralement 
pauvres.  C'est  qu'il  leur  manque  la  vertu  de  nos  paysans  :  l'esprit 
d'épargne.  Quand  le  bohémien  basque  a  ramassé  quelques  sous, 
il  les  dépense  à  s'enivrer  ;  car,  il  a  une  passion  funeste  pour  l'eau- 
de-vie.  —  Il  paraît  que  les  gitanes,  semblables  en  ceci  aux  Espa- 
gnols, n'ont  pas  ce  défaut  ;  en  revanche  ils  fument  beaucoup, 


-  280  — 
hommes,  femmes  et  enfants.  Ceci  ne  les  ruinerait  pas  s'ils  avaient 
un  travail  suivi  et  une  vie  réglée  ;  mais  la  véritable  question  est 
qu'ils  sont  tout-à-fait  insouciants  de  l'avenir  et  vivent  au  jour  le 
jour. 

Quoique  leur  industrie  soit  essentiellemeut  aléatoire  et  souffre 
nécessairement  des  chômages,  ils  se  nourrissent  mieux  que  les 
paysans  et  se  passent  plus  de  fantaisies.  Avec  une  pareille  ma- 
nière de  vivre,  même  en  volant  h  l'occasion,  il  est  clair  qu'ils  ne 
peuvent  pas  acquérir  autant  de  biens.  Au  fur  et  à  mesure  qu'ils 
se  civilisent  en  adoptant  la  vie  sédentaire,  —  l'un  ne  va  pas  sans 
l'autre,  —  ils  acquièrent  l'esprit  d'épargne  et  même  le  goût  de  la 
propriété  foncière  encore  très-peu  développés,  il  est  vrai. 

Les  gitanes  nomades  sont  aujourd'hui  peu  nombreux.  Leur  in- 
dustrie est  toujours  celle  de  tondeur  et  maquignon,  quelquefois 
de  saltimbanque,  chiromancien,  magnétiseur  et  somnanbule.  (1) 

La  population  indigène  est  dure  pour  eux  et  les  tient  rigou- 
reusement à  l'écart.  C'est  peut-être  cette  raison  plus  encore  que 
l'esprit  de  caste  et  la  vertu  sujette  à  caution  des  filles  qui  fait 
que  la  race  est  infiniment  plus  pure  en  Roussillon  que  dans  le 
pays  basque. 

Le  gitano  trompe  sur  la  marchandise  tant  qu'il  peut,  vole  une 
bête  quand  il  peut  aussi,  chose  assez  difficile,  enfin  fait  de  la 
maraude  dans  les  champs  pour  sa  nourriture,  mais  il  n'est  ni  agres- 
sif ni  sanguinaire. 

Le  paysan  catalan,  superstitieux  et  rude,  déteste  le  gitano  qu'il 
croit  capable  de  jeter  des  sorts  et  d'empoisonner  son  bétail.  Cette 
dernière  imputation  n'est  pas  aussi  vaine  que  l'autre,  du  moins  ne 
l'était  pas  autrefois,  car  les  gitanos  d'Espagne  avaient  un  nom  pour 
désigner  le  poison  qu'ils  jetaient  aux  bêtes  :  c'était  le  drao.  Il  y 

(1)  La  chiromancie  et  le  somnambulisme  sont  l'affaire  des  femmes  qui  sont  d'une 
rouerie  extrême. 


—  281  — 

a  quelques  années,  un  paysan  des  environs  de  Perpignan  frappa 
d'un  coup  de  couteau  mortel  un  pauvre  bohémien,  sur  le  simple 
soupçon  qu'il  lui  avait  empoisonné  son  porc. 

L'intention  des  gitanos  ne  serait  pas  de  faire  une  pure  méchan- 
ceté sans  aucun  profit  pour  eux,  inais  de  se  préparer  un  de  ces 
festins  dégoûtants  dont  nous  avons  déjà  eu  l'occasion  de  parler. 
La  chose  est  possible,  mais  il  est  encore  plus  certain  que  les 
bohémiens  se  contentent  même  d'une  charogne  ordinaire. 

«  La  chair  d'un  animal  que  Dieu  a  fait  mourir  doit  être  meil- 
leure que  celle  de  l'animal  tué  par  la  main  des  hommes  »  ;  telle 
est  la  réflexion  qu'on  leur  attribue ,  mais  malgré  cette  sentence  ils 
préfèrent,  à  coup  sûr,  la  viande  fraîche  quand  ils  peuvent  s'en 
procurer.  La  chair  du  hérisson  fait  leurs  délices.  J'ai  rencontré, 
un  soir,  un  bivouac  de  bohémiens  qui  préparaient  leur  souper 
composé  d'une  marmite  de  macaroni  et  d'une  demi-douzaine  de 
hérissons.  Ils  échaudaient  ce  gibier  pour  le  débarrasser  de  ses 
piquants  en  lui  raclant  la  peau  ;  puis  ils  le  vidaient  et  le  préparaient 
très  proprement.  Ils  m'assurèrent  que  c'était  un  mets  fort  délicat, 
ayant  à  peu  près  le  goût  du  lièvre.  Ils  chassent  le  hérisson  dans 
les  haies  avec  des  chiens  dressés  .à  cet  usage. 

Cette  petite  tribu  de  parias  composée  de  deux  ménages,  avail 
deux  mauvaises  carioles  dans  laquelle  ils  devaient  s'entasser  au 
nombre  de  neuf.  Dans  l'une  d'elles  gisait  une  vieille  femme  qu'on 
me  dit  être  âgée  de  102  ans  et  tante  d'un  des  deux  hommes.  Celui- 
ci  me  pria  de  lui  indiquer  un  remède  pour  la  soulager  d'une  toux 
opiniâtre  ;  ce  qui  prouve  que  les  bohémiens  ne  tiennent  pas  à  se 
débarrasser  de  leurs  parents  vieux  et  infirmes,  comme  on  les  en  a 
accusés.  Ils  témoignèrent,  en  ma  présence  ,  beaucoup  d'attache- 
ment pour  la  pauvre  vieille. 

Le  nombre  des  gitanos  fixés  dans   les  villes  est  incomparable- 


—  282  - 

ment  plus  considérable  que  celui  des  nomades.  Sur  60  familles 
composant  environ  300  personnes  qui  forment  toute  la  popula- 
tion bohémienne  du  Roussillon,  les  trois  quarts  sont  en  résidence 
fixe  (1). 

Il  en  est  de  même  en  Espagne,  dont  la  population  gitane  esti- 
mée par  Borrow  au  chiffre  énorme  de  40,000,  est  en  immense 
majorité  fixée  à  Séville,  Cordoue,  Grenade,  Valence,  Badajoz, 
Murcie,  Barcelone,  Lérida,  Madrid  et  quelques  autres  localités  de 
moindre  importance.  Il  y  en  a  aussi  quelques-uns  dans  les  provin- 
ces vascongades,  qui  sont  exactement  de  même  famille  et  de 
mêmes  moeurs  que  nos  bohémiens  basques. 

Ce  sont  deux  familles  bien  tranchées  que  les  bohémiens  du 
pays  basque  français  et  espagnol,  d'une  part,  et  les  gitanes  d'Es- 
pagne et  du  Roussillon  de  l'autre.  Ces  derniers  ont  essaimé  vers 
Narbonne,  Béziers  et  Toulouse.  Il  n'y  a  que  deux  ou  trois 
familles  dans  la  première  ville,  encore  sont-elles  demi-noma- 
des. A  Béziers,  la  colonie  bohémienne  est  composée  d'une 
centaine  de  personnes  qui  vivent  pour  la  plupart  au  Faubourg 
du  Pont.  Les  plus  aisés  sont  répandus  en  ville  :  ce  sont 
des  maquignons.  L'un  deux,  Joseph  R...,  fait  le  commerce 
dans  le  genre  de  F**,  de  Perpignan,  et  est  propriétaire  d'une  fort 
belle  maison  sur  M ^)e?^^(e  de  Bessan.  Comme  F...,  il  fait  élever 
ses  garçons  au  collège  et  nous  eûmes  un  véritable  plaisir  à  voir 
son  fils,  beau  jeune  homme  de  15  ans,  en  uniforme  de  collégien, 
visitant  ses  parents  moins  fortunés  du  faubourg,  tous  fiers  de  me 
le  présenter.  —  Les  gitanes  de  Béziers,  ont  conservé  la  vivacité 
de  langage  et  de  gestes  qui  les  fait  reconnaître  presqu'autant 
que  leur  teint  ;  mais,  comme  partout,  ils  oublient  de  plus  en  plus 
leur  langue.   Je  n'ai  rencontré  qu'un  homme  d'une   cinquantaine 

(1)  Je  tiens  ces  chiffres  tl'un  gitano  très-inlelligent  et  de  fort  bonne  tenue, 
.loseph  B.  —  Rue  Traverse  des  Potiers,  à  Perpignan. 


—  283  - 
d'années  et  une  vieille  femme  capables  de  m'en  fournir  quelque 
échantillon,  comme  le  couplet  suivant  et  des  mots  qui  seront  don- 
nés plus  loin. 

ie/î,  ta  dwjj  ta  trin,  ta  star. 

Chaï,  me  camaha  tut  ; 

Na  si  kek  sar  tut.      (pron.  l'u  ou.) 

Un  et  deux  et  trois  et  quatre. 
Fille,  je  t'aime; 
Aucune  est  comme  toi. 

Il  y  a  aussi  une  petite  colonie  de  gitanes  dans  le  faubourg  S'- 
Cyprien,  à  Toulouse,  composée  d'une  soixantaine  de  personnes  en 
douze  familles.  Elles  sont  installées  du  côte  de  l'abattoir ,  excepté 
Es.,  grand  maquignon  qui  a  son  établissement  aux  Minimes.  Tous 
ces  gens  ont  la  même  physionomie,  la  même  industrie,  le  même 
costume  que  leurs  frères  du  Roussillon,  avec  lesquels  ils  restent 
en  relation.  Comme  eux  aussi,  ils  fréquentent  toutes  les  foires  à 
cinquante  heues  à  la  ronde,  et  ce  n'est  pas  précisément  par  la 
loyauté  qu'ils  s'y  font  remarquer. 

Les  gitanes  d'Espagne  se  sont  fait  une  manière  de  vivre  qui  les 
distingue  de  tous  les  bohémiens,  peut-être,  mais  à  coup  sûr 
de  ceux  du  pays  basque,  en  ce  qui  concerne  la  vertu  des 
femmes.  Les  danses  lascives  et  les  chansons  obscènes,  en  vue  d'un 
misérable  salaire,  n'empêchent  pas  les  lemmes  de  défendre  leur 
vertu  avec  la  dernière  rigueur,  la  dague  à  la  main  s'il  le  faut, 
contre  les  entreprises  des  husné.  C'est  ainsi  qu'ils  appellent  les 
Espagnols.  Les  opinions  des  savants  et  des  simples,  des  sages 
et  des  fous  sont  tellement  unanimes  sur  ce  point  qu'il  n'est 
guère  permis  d'en  douter.  D'ailleurs  le  maintien  des  caractères  phy- 
siologiques, la  couleur  de  la  peau  parlent  plus  éloquemment  dans 
ce  sens  que  les  plus  fins  observateurs. 

Les  vieilles  gitanas  qui  font  si  volontiers  le  métier  de  proxénète 
ne  procurent  à  aucun  prix  de  marchandise  bohémienne.  N'ont- 


-  284  — 
elles  pas  dit  à  leur  fille  à  peine  arrivée  à  l'âge  nubile.  «  Sache, 
mon  enfant,  (ju'une  vraie  Cali  a  quelque  chose  à  défendre  de  plus 
précieux  que  la  vie,  c'est  sa  lâcha.  Mets-toi  bien  cela  dans 
la  tête  et  maintenant  va  de  par  le  monde  et  vole  ce  que  tu 
pourras.  »  (1). 

La  fidélité  chez  les  femmes  mariées,  paraît  être  la  règle  ordi- 
naire, quoique  les  hommes  n'aient  plus  la  faculté  de  lui  donner 
pour  sanction  la  peine  de  mort,  comme  au  temps  où  ils  vivaient 
en  tribus  indépendantes  dans  les  despoblados  de  l'Espagne  (2). 

Mais,  si  l'esprit  de  caste,  chez  les  gitanes,  oppose  heureusement 
une  barrière  à  la  prostitution  et  au  concubinage,  il  n'est  pas  fait 
pour  favoriser  leur  perfectionnement  par  des  unions  légitimes 
contractées  dans  la  population  ambiante.  Celles-ci  sont  cependant 
moins  rares  qu'autrefois,  en  Espagne  comme  en  France.  Ainsi,  une 
fille  de  F.  le  riche  marchand  de  chevaux  de  Perpignan  s'est  mariée 
à  un  boulanger  catalan  ;  J.  R.  de  Béziers  est  marié  à  une  française. 
C'est  ainsi  qu'en  Russie,  les  grandes  chanteuses  tsiganes  trouvent 
quelquefois  même  de  brillants  partis,  comme  celle  qui  est  devenue 
la  princesse  G.  Cependant  en  dehors  du  pays  basque  français 
et  espagnol  dont  les  bohémiens  sont  en  parenté  de  sang  comme  de 

(1)  Cali  est  l'abrégé  de  zincali  (zingaii).  Les  Bohémiens  espagnols  se  désignent 
par  ce  nom  et  par  celui  de  romani  ;  jamais  par  celui  de  gitano  qui  est  devenu 
un  terme  injurieux. 

(2)  Libies  y  excntos  vivimos  de  la  amarga  pestilencia  de'  los  celos....  Aunque 
liay  muclios  incestes,  no  hay  ningun  adulterio  y  cuandn  le  hay  en  la  raujer  propia- 
ô  alguna  bellaqucria  en  la  amigi,  no  vamos  à  la  justicia. ..  somos  los  jueces  y  ver, 
dugos....  Con  la  misma  facilidad  las  matamos  y  las  ent.erramos  por 
las  montanas....  coms  si  fiieran  animales  nocivos  :  no  hay  pariente 
que  las  venguc...  Cervantes.  La  Gitanilla.  Bih.  aut.  Esp.  l.  i,  p.  107. 

«  Nous  vivons  libres  et  exempts  de  l'amertume  pestilentielle  de  la  jalousie. 
Quoiqu'il  y  ait  beaucoup  d'incestes  il  n'y  a  point  d'aduKèie  parmi  nous  ou  s'il 
s'en  produit,  voire  même  une  infidélité  de  la  part  de  la  maîtresse,  nous  n'allons 
point  pour  cela  en  justice....  c'est  nous  qui  sommes  les  juges  et  les  bourreaux.... 
Is'ous  tuons  et  nous  enterrons  les  coupables  dans  la  montagne  avec  la  mfme  facilité 
que  si  t'étaient  des  animaux  malfaisants ,  et  il  n'y  a  pas  de  parent  qui  les  venge.  » 


—  285  — 
mœurs  et  qui  sont  aussi  croisés  les  uns  que  les  autres,  les  unions 
mixtes  sont  encore  l'exception.  Et  l'on  peut  dire  que  la  répugnance. 
à  de  telles  unions  vient  plus  encore  du  côté  des  gitanas  que 
de  celui  des  busné  (1).  Il  m'a  été  affirmé  par  un  homme  sérieux 
que  dernièrement  à  Séville,  un  capitaine  de  cavalerie  s'étant 
amouraché  d'une  belle  gitana  la  demanda  en  mariage  à  son  père 
qui  lui  répondit  :  «  Mon  capitaine,  c'est  beaucoup  d'honneur 
que  vous  nous  faites  ;  mais  je  ne  vous  accorderai  pas  la  main 
d'Aurora  parce  qu'avant  longtemps  vous  pourriez  vous  souvenir 
qu'elle  est  gitana  et  que  vous  êtes  capitaine.  » 

Un  affiliation  préalable  ou  une  communauté  de  vices  est  néces- 
saire pour  entrer  dans  la  famille  bohémienne  ;  alors  l'initié  pourra 
trouver  un  chef  de  famille  pour  lui  dire  :  «  Choisis  parmi  les  filles 
qui  sont  ici  celle  qui  te  plait  le  plus,  mais  sache  bien  qu'une  fois 
que  tu  l'auras  choisie  tu  ne  dois  plus  la  changer  pour  une  autre, 
ni  t'entremettre  soit  avec  les  femmes  mariées,  soit  avec  les  don- 
zelles(2).  Il  n'est  pas  imposssible  non  plus,  pour  un  filou,  de  s'a- 
coquiner avec  une  bohémienne. 

Un  écrivain  espagnol  contemporain  a  dit  en  parlant  des  gitanes  : 
«  Ils  comprennent  l'honneur  de  la  femme  dans  le  sens  le  plus 
strict  de  la  morale  chrétienne  :  fille,  sa  vertu  doit  être  irréprocha- 
ble, époux  sa  fidélité  doit  être  invincible,  bohémienne  elle  doit 
être  la  compagne  du  bohémien  à  la  vie  et  à  la  mort.  »  (1).  C'est  un 
tableau  un  jpeu  flatté. 

La  gitana  svelte  et  gracieuse,  quand  elle  est  jeune,  avec  des  yeux 

* 

(1)  oenora  doncelhi,  estoy  apalabrado  |para  casarme  y  los  gitanos  no  nos  casâ- 
mes sino  con  gitanas.  Mademoisolle  je  suis  en  pourparlers  pour  me  marier  el  nous 
autres,  bohémiens^  nous  ne  nous  marions  qu'avec  des  boliémiennes.  »  Cervantes, 
Lagitunilla. 

(2)  «  Escoje  entre  las  las  doncellas  que  aqui  estan  la  que  mas  le  accomode:  bas 
de  saber  que  una  vez  escojida  no  la  bas  de  canjear  por  otra  ni  te  bas  de  empacbar 
ni  entremetter  ni  con  las  casadas  ni  con  lis  doncellas.  La  gitanilla. 


I 


—  286- 

flamboyants  et  des  dents  de  perles;  mais  remarquablement  laide 
et  dégoûtante  quand  elle  est  vieille,  est  plus  active  et  plus  adroite 
encore  que  son  mari.  L'art  de  dire  la  bonne  aventure  sur  l'ins- 
pection de  la  main  qui  doit  préalablement  se  présenter  munie  d'une 
petite  pièce  de  monnaie,  fleurit  encore  en  Espagne  mais  n'est  plus 
toléré  par  la  police  chez  nous,  si  ce  n'est  malheureusement  dans 
les  baraques  des  foires.  Quelques  jeunes  filles  chantent  en 
s'accompagnant  delà  guitare. —  C'est  encore  un  trait  qui  distingue 
les  bohémiens  roussillonnais  des  indigènes,  que  le  don  naturel  de 
la  musique  et  l'amour  de  la  guitare.  —  A  ces  arts  d'agrément,  les 
gitanas  joignent  celui  de  filouter  et  de  vendre  de  la  contrebande. 
Elles  font  aussi  le  commerce  de  robes,  de  châles  et  de  foulards  de 
rencontre. 

Le  travail  des  métaux,  en  particulier  la  chaudronnerie,  qui  fut 
à  l'origine  l'occupation  presqu'unique  des  hommes  et  qui  distingue 
encore  les  bandes  Hongroises  et  Moldo-Valaques  qui  nous  visi- 
tent, est  en  décadence  aujourd'hui  en  Espagne  et  à  peu  près 
perdu  en  France.  Il  n'en  était  pas  ainsi  autrefois  (2). 

En  ceci,  comme  à  d'autres  égards,   les  mœurs  des  gitanes  ont 

(1)  Castro  y  Serrano  :  Illuslracion  Esp.  y  Americ,  an  187o.  P.  3î)^ 

(2)  «  el  conde  tiene   cargo 

«  De   repartir   como  conviene  el  ejerctcio  6  entieteniuiiento 

«  Que  vicne  à  cada  cual  mènes  visienio  ; 

«  Pero  al  que  siente  torpe  y  desnianado 

«  Le    condena  al   cuidado 

«  Del  liierio  que  se  labra  y  que  se  vende 

«  Cosa  que  importa  raucho  y  de  que  pende 

«  Nuestra  conserv:icion  ;  porque  con  esto, 

«  Viendonos  dados  à  Irabajo  honesto 

«  Con  el  trabajo  d»  uno  a  buena  cuenta 

'(  Nos  pa«a  el  muiido  el  ocio  de   cincuenta  ; 

«  De   suerle   que   al    inutil   ocupamos 

<(  Y  los  utiles  todos  nos  holgamos.  » 
(Antonio  de  Solis  :  la  gitanillu  de  Madrid,  Bib.  de  autor.  esp.  T.  xxi.x.) 


—  287  — 

beaucoup  changé.  Le  temps  n'est  plus  où  ils  parcouraient  en 
bandes  serrées  et  agressives  toutes  les  provinces  de  la  Péninsule. 
Aujourd'hui,  s'il  reste  quelques  nomades,  ce  sont  des  familles 
réunies  au  nombre  de  quatre  ou  cinq  au  plus  qui  vont  de  foire  en 
foire,  de  marché  en  marché,  avec  leurs  chariots  ou  leurs  voitures. 
L'âge  d'or  de  la  solidarité  fraternelle  s'est  également  évanoui, 
et  au  lieu  de  dire  comme  autrefois  :  «  Il  y  a  peu  de  choses  qui 
ne  soient  communes  entre  nous,  excepté  la  femme  et  la  maî- 
tresse »  (1),  ils  se  plaignent  que  les  riches  méprisent  les  pauvres 
et  les  délaissent. 

Quand  la  loi  forçait  les  bohémiens  à  vivre  confinés  en  certains 
quartiers  {gitanerias)^  comme  les  Mores  en  leurs  morerias  (2)  ; 
quand  une  autre  loi,  plus  absurde,  leur  interdisait  les  métiers  de 
maquignon  et  de  forgeron,  en  un  mot  «  tout  autre  exercice  et 
genre  de  vie  que  celui  de  cultivateur  de  la  terre  »  autant  dire 
tout  moyen  d'existence,  eu  égard  aux  facultés  héréditaires  de 
ceux  que  visait  une  telle  loi  (3);  alors  on  était  unis  dans  la  vie  et 
dans  la  mort,  alors  il  n'y  avait  ni  riches  ni  pauvres,  alors  on  s'en- 
tr' aidait.  Mais  depuis  que  Charles  III,  prenant  le  contre-pied  des 
mesures  de  ses  prédécesseurs,  ne  proscrivait  que  le  langage,  le 
costume  et  le  vagabondage  des  gitanes,  laissant  la  faculté  aux 
nouveaux-castillans  de  s'établir  où  bon  leur  semblerait  et  d'exer- 
cer tous  les  métiers,  ouvrait  les  écoles  à  leurs  enfants  et  les  dé- 
clarait apts  à  tous  les  emplois  et  offices,  prohibant  l'appellation  de 
gitano  au  même  titre  que  les  autres  injures  prévues  par  la  loi  (4); 

(1)  «  Pocas  cosas  tenemos  que  no  sean  comunes,  escepto  la  mujer  ù  la  amiga.  « 
(Cervantes,  op.  cit.) 

(2)  Edit  de  Philippe  m,  !6l9. 

(3)  Edit  de  Charles  ii  du  -12  juin  1093. 

(4)  Edit  Je  Charles  IM  du  17  septembre  1785.  —  L'art,  xvii  règle  la  condition 
des  enfants  vagabonds  a  peu  près  comme  nous  demandions,  dans  le  précédent  cha- 
pitre, qu'elle  le  fut  dans  notre  pays  basque.  Le  voici  : 

«  Les  enfants  et  jeunes  gens  des  deux  sexes  au-dessous  de  16  ans  seront  sépa- 


—  288  — 

depuis  lors,  dis-je,  le  faisceau  de  la  fraternité  solidaire  commença 
à  se  relâcher,  les  inégalités  sociales  à  se  dessiner,  et  les  vieux  ré- 
fractaires  ont  sujet  de  dire  avec  un  soupir  de  regret  :  El  Crallisha 
nicohado  la  liri  de  los  Cales,  le  Roi  (Charles  III)  a  tué  la  fashion 
romani  >  (1).  —  Pas  tout-à-fait,  cependant,  puisqu'ils*  se  distin- 
guent encore  par  leur  vocation  exclusive  pour  les  métiers  que 
nous  avons  dit  et  que  dans  certaines  villes,  principalement  à 
Grenade  et  au  faubourg  Triana,  de  Séville,  ils  constituent  encore 
de  véritables  colonies  modelées  au  cachet  de  la  fashion. 

Une  idée  assez  accréditée  en  Espagne  et  même  dans  le  midi  de 
la  France,  parmi  les  gens  ignorants  ou  superficiels,  est  que  les  gi- 
tanes diffèrent  foncièrement  des  Bohémiens  et  qu'ils  descendent 
des  Maures  d'Espagne  (2).  Mais  l'histoire,  l'anthropologie,  la  lin- 
guistique conspirent  pour  contredire  une  pareille  opinion. 

C'est  quelques  années  après  la*  conquête  du  royaume  de  Gre- 
nade, qui  eut  lieu  en  1492,  que  Ferdinand  et  Isabelle  lançaient 
leur  décret  d'expulsion  contre  les  «  Egyptiens  et  chaudronniers 
étrangers  »  qu'ils  ne  confondaient  pas  avec  les  Maures.  Pareil 
édit  de  bannissement,  tout  aussi  mal  exécuté  du  reste,  fut  rendu 
en  1512,  dans  la  principauté  de  Catalogne  qui  comprenait  alors 
le  Roussillon  et  la  Cerdagne.  Les  Maures  ne  furent  chassés  d'Es- 
pagne qu'un  siècle  après,  en  1609,  par  Phihppe  III.  On  ne  peut 

rés  de  leurs  parents  vagabonds  et  sans  emploi  et  seront  placés  en  npprentissage, 
soit  dans  des  hospices,  soit  dans  des  maisons  d'instruction  ».  Il  est  probable  que 
cette  sage  disposition  aura  été  exécutée  comme  le  sont  trop  souvent  les  bonnes 
lois  en  Espagne. 

(1)  Proverbe  cité  par  par  Borrow,  op.  cit. 

(2)  C'est  la  thèse  soutenue  par  Jaubert  de  Passa  dans  les  Nouvelles  annales 
de  voyages  en  1827.  Cet  essai  sur  les  gitano^-,  fait  sans  aucun  esprit  de  criti- 
que et  sans  se  piéoccuper  de  la  langue  qui  est  le  vérit:'.ble  criierium  est  devenu, 
sous  la  plume  d'un  traducteur  espagnol,  une  historia  de  les  gitanes ,  par  J.  M. 
sans  s'améliore  bien  entendu,  bien  qe.e  le  tiaducteur  ait  l'air  de  donner  l'ouvrage 
comme  sien.  Ce  plagiat  qui  est  plutôt  une  histoire  des  Maures  d'Es-pagne  ,  en  93 
petites  pages,  que  des  gitanos  a  été  publié  à  Barcelone  en  1832. 


I 


—  289  — 
pas  supposer  que  ce  sont  eux  qui,  réfugiés  en  Roussillon,  au- 
raient formé  la  souche  des  gitanos  de  cette  province.  D'abord 
parce  qu'elle  était  encore  alors  soumise  au  roi  d'Espagne,  et  sur- 
tout parce  que  les  gitanos  y  étaient  connus  un  siècle  auparavant 
sous  les  noms  de  Boëmians,  Grecs  et  Œgyptians  comme  disent 
les  constitutions  de  Catalogne. 

Le  hasard  nous  fit  rencontrer  à  Perpignan,  au  mois  de  juillet 
dernier,  une  bande  de  bohémiens  hongrois  composée  d'une  tren- 
taine d'individus  et  dont  le  chef  s'appelait  Georges  Micklosich.  La 
police  les  empêcha  de  séjourner,  mais  nous  eûmes  cependant  le 
temps  de  comparer  gy-osso  modo  les  uns  avec  les  autres.  La  res- 
emblance  du  teint  et  des  traits  était  manifeste.  Mais  la  langue 
est  un  critérium  plus  solide.  Or,  le  petit  vocabulaire  que  nous 
allons  fournir,  quelqu'incomplet  qu'il  soit,  suffit  à  dévoiler  la  com- 
munauté d'origine  des  uns  et  des  autres. 

Nous  nous  sommes  le  plus  souvent  borné  à  la  comparaison  des 
mots  gitanos-catalans  de  Jaubert  de  Réart  (1)  avec  ceux  que  nous 
avons  obtenu  des  nommés  Rey,  de  Réziers,  Patraque,  de  Narbonne, 
Baranguer,  de  Perpignan  et  Juan  Ximenes,  de  Lérida  en  Catalo- 
gne. Quand  nous  avons  cru  entendre  différemment  que.notre  de- 
vancier nous  l'avons  noté  ;  mais  en  examinant  après  coup,  nous 
avons  reconnu  que  cette  différence  tenait  souvent  à  l'orthographe 
adoptée.  Un  Anglais  et  un  Français  qui  entendent  le  même  son  ne 
le  représenteront  pas  souvent  de  la  même  manière,  c'est  ce  qui  se 
voit  dans  l'orthographe  bohémienne  de  Borrow  ;  bien  plus,  deux 
Français  qui  entendent  des  sons  qui  n'existent  pas  dans  leur  lan- 
gue ne  les  noteront  pas  toujours  de  la  même  façon.  Ainsi  Jaubert 
de  Réart  représente  par  Kh  et  Borrow  par  q  et  par  gr  le  son  de 
la  Rôta  espagnole,  que  je  crois  plus  juste  de  noter  par  j  ou  j",  parce 
que  toute  personne  qui  aura  entendu  prononcer  le)  ou  l'a;  (Quijote 

(1)  Ne  pas  confondre  avec  le  précédent. 


i 


—  290  - 

ou  Xérès),  par  un  Espagnol,  aura  une  idée  exacte  du  son  bohé- 
mien en  question  qui  n'est  rendu  ni  parKh  ni  par  q  ni  par  gr. 
Il  faut  savoir  aussi  que  le  b  ou  le  i;  sont  pris  indifféremment  l'un 
pour  l'autre  et  que  les  gitanes  diront  aussi  bien  tgihihen  que 
tgiviven  qui  signifie  vie.  Vu  doit  se  prononcer  ou,  cJi  comme  tch, 
n  comme  grn,  enfin,  deux  l  de  suite  sont  toujours  mouillées.  En 
un  mot,  nous  avons  adopté  l'orthographe  espagnole ,  non-seule- 
ment parce  que  le  langage  gitano  a  été  corrompu  par  l'espagnol, 
mais  parce  que  ce  dernier  idiome  a  de  commun  avec  le  bohémien 
un  son  guttural  que  notre  orthographe  ne  peut  pas  rendre  (1). 

Nous  allons  placer  en  regard  du  gitano  l'équivalent  tsigane 
d'api  es  le  petit  recueil  de  Grellmann  et  celui  beaucoup  plus  com- 
plet de  Richard  Liebich  (2)  pour  faire  ressortir  avec  une  évidence 
éclatante  l'étroite  connexion  des  deux  dialectes  et  par  conséquent 
de  ceux  qui  les  parlent. 

La  priorité  du  petit  vocabulaire  gitano  que  nous  allons  fournir 
appartient  en  majeure  partie  à  Jaubert  de  Réart.  Mais  nous 
croyons  servir  sa  mémoire  en  même  temps  que  la  science  en 
tirant  des  feuilles  d'un  petit  journal  de  province,  qui  a  cessé 
sa  publication  depuis  quarante  ans,  un  travail  qui  s'y  trouve 
perdu  pour  le  public  (3). 

(1)  J'étais  d'abord  porté  à  soupçonner  que  ce  son  fortement  gattural  n'était  qu'un 
des  effets  de  la  corruption  de  la  langue  tsigane  en  Espagne  ;  mais  je  nie  suis  assuré 
en  pailant  k  des  bohémiens  hongrois  de  passage  qu'ils  avaient  cette  même  pronon- 
ciation. 

(2)  Die  Zigueuner  ,  in  irhem  wesen  und  in  ihrer  sprache ,  Leipsig, 
Brodhaus,  1863,  in-S". 

(3)  Publicateur  des  Py^'énées- Orientales,  mai-novembre  183S. 


— 

-  ?91  — 

SUE 

NOMS 

SSTANTIFS 

DE     NOMBRE 

Français. 

Gitano. 

Tsigane, 

Annotations. 

Un,  une. 

lek,  ia,  ié. 

Ek. 

Deux. 

Dui. 

Dui. 

Trois. 

Trin. 

Trin. 

Quatre. 

Estar   vel  slar. 

Schtar,  star. 

J.    de    Réart     éc 

Cinq. 

Panche. 

Pantsch. 

haschtar. 

Six. 

iof  vel  jov. 

Tschow. 

S.deR.écritkhof. 

Sept. 

Efta. 

Efta. 

Haftha  (J.  de  R.) 

Huit. 

Otor. 

Ochto. 

Haftho  (J.  de  R.) 

Neuf. 

Esnia. 

Enia. 

Agnia  (J.  de  R.) 

Dix. 

Hej,  vel  déjà. 

Desch,  des. 

Dekh  (J.  de  R.) 

Onze. 

Dej-t'iek. 

Desch  jek 

Deque  (Borrow). 

Douze. 

Dej-ta-dui. 

Desch-dui. 

Treize. 

Dej-ta-trin. 

Deschtrin. 

Quatorze. 

Dej-ta-star. 

Deschstar. 

Quinze. 

Dêj-ta-panche. 

Deschpantsch. 

Seize. 

Dej-ta-jov. 

Deschtschow. 

Dix-sept. 

Dej-t'efta. 

Deschénia. 

Dix-huit. 

Dej-t'otor. 

Deschotor. 

Dix-nenf. 

Dej-t'esnia. 

Deschénia. 

Vingt. 

Bij. 

Bich,  bis. 

Tiente. 

Trianda. 

Trianda. 

Quarante. 

Saranda. 

Saranda. 

Cinquante. 

Panche-dej. 

Pantschwerdesch. 

SoixanLe. 

Jov-dej. 

Tschowerdesch. 

Soixante-dix. 

Efta-dej. 

Estawerdesch. 

Quatre-vingt. 

Otor-dej. 

Ochtowerdesch. 

Quatre-vingt-dix 

Esnia  dej. 

Eijawerdesch. 

Cent. 

Jel. 

Tschel. 

Khel  (J.  de  R»)  Grès 

Deux  cents. 

Duijels. 

Duischel. 

Etc. 

Mille. 

Dès-ta-jel. 

Deschwerschel . 

H) 


(1)  Nous  3ignalons  sous  cette  rubrique  les  mots  gitanos  que  Jaubert  de  Réart  et 
que  Boiiow  ont  entendu  ou  écrit  différemment  que  noust 


— 

292  — 

PARTIES    DU    CORPS. 

Français. 

Gitano. 

Tsigane. 

Annotations. 

Nez. 

Naki. 

Nak. 

J.  de  R.  dit  Nah. 

Œil. 

Uka. 

Iaka. 

Uiak  {L  AcR.)  aquia 

Bouche. 

Mui. 

Mui. 

(R.) 

Cerveau. 

Gutzi. 

Dent. 

Dant. 

Dant. 

Dani  (B.' 

Ventre. 

Port. 

Per. 

Oreille. 

Kan. 

Kan. 

Doigt. 

Rugni. 

Kuzhilo. 

Sang. 

Rat. 

Rat. 

Bras. 

Musia. 

Mucia. 

Langue. 

Chip. 

Tschib. 

Main. 

Bast. 

Vast. 

Poitrine. 

Kahn. 

Kelin. 

Pied. 

Pinro. 

Piro. 

Cou. 

Imen. 

Men. 

Peau. 

Muruzzi. 

Zepa. 

Ongle. 

Guschté. 

Najé. 

Poil. 

Bal. 

Cheveux. 

Baldaujéro. 

Bal. 

Tête. 

Jéro. 

Tschero. 

Garo  (J.  de  R.) 

Teint  jaune. 

Tzin  ghélo. 

Dscheldo. 

id.  rouge. 

id.  lulo. 

Lolo. 

id.  noir. 

id.  kalo. 

Galo. 

id,  blanc. 

id.  parno. 

Parno. 

Corps  mince. 

Trupos  tzano. 

Trupo  sano. 

Taille  fine. 

Mischto  kardi. 

Tête  haute.    ' 

Jéro  baro. 

Tshéro  pral. 

Œil  vif  et  noir. 

Uïak  gidolakalo. 

Iaka...  kalo. 

Dents  blanches. 

Dané  parné. 

Dante  parné. 

Visage  noir. 

Mui  kalo. 

Mui  galo. 

Jambes  maigres 

Gara  Kukia. 

Gugalle  sane. 

il 


Français. 
Barbe  noire. 
Cheveux  blancs. 


Cheval. 

Jument. 

Ane. 

Anesse. 

Mouton. 

Brebis. 

Mulet. 

Mule. 

Chien. 

Chienne. 

Bœuf. 

Vache. 

Porc. 

Truie. 

Chat. 

Poule. 


-293  — 

Gitano.  Tzigane.  Annotations. 

Bal  dau  raui  kalo.  (G.-à-d.  poil  de  visage  noir. 

Bal  diui  jéro  parno     Bal  parno.  (Poil  de  tête  blanc.) 

NOMS   DES   ANIMAUX  DOMESTIQUES. 
Grast,  vel  Gras.     Gra. 


Gr.isni. 

Grasni. 

Jer. 

Burika. 

Jerni. 

Barko. 

Bakro. 

Barki. 

Bakri. 

Tgiuro. 

Pasch-burika. 

Tggiuri. 

Tgiukel. 

Tshokcl,  tschikel. 

Tgiukli. 

Guruf. 

Guru. 

Gurusni. 

Gurongatsch. 

Balicho. 

Balo. 

Balischni. 

Ballitschi. 

Sterniveimourga. 

gisterna. 

Gasni. 

Kachni. 

NOMS  DES  METAUX. 


Or. 

Sonakai. 

Sonikey. 

Tsunakay  vel  arany 

Argent. 

Napubo. 

Rup. 

(J.deR.)  (1) 

Etain. 

Staignos. 

Tschino. 

Plomb. 

Muillibo. 

Mollivo. 

, 

Acier. 

Ciéros. 

Saster. 

Fer. 

Sast. 

Trascht, 

saster. 

(1)  Ce  mot  d' arany  est  une  révélation  du  passage  des  ancêtres  des  gitanos  dans 
l'orient  de  l'Europe,  car  il  appartient  à  la  langue  magyare  qui  a  aussi  aranyasz 
pour  désigner  les  ouvriers  qui  recueillent  l'or  dans  le  sable  des  rivières  et  Arany  o»c.h 
pour  désigner  une  rivière  de  Transylvanie  qui  roule  des  paillettes  d'or. 

Cf.  Grellmann  op.  cit.,  p,  171  et  les  traités  de  géographie. 

19 


—  294  — 


QUELQUES  AUTRES  SUBSTANTIFS. 


Françi 

%is. 

Gitano. 

Tzigane 

Annotations. 

Homme  (en 

général 

)  Manusch. 

Manusch,  gadzo. 

Homme. 

Rom. 

Rom. 

Ces  noms  s'appliquent 

Femme. 

Romi. 

Romi. 

à  l'homme  et  à  la 

Enfants. 

Gadzini. 

femme  de  race  bo- 

Femme (en 

général)  Gadzi 

Gadzi. 

hémienne  et  mariés 

Frère. 

Pralo. 

Pral. 

Garçon. 

Chabo. 

Tschabo. 

Fille, 

Chaï,  chabo  ri. 

Tschaj. 

Père. 

Dado. 

Dade. 

Oncle. 

Kak. 

Dadeskero. 

(Frère  du  père.) 

Mère. 

Daï. 

Daï. 

Tante. 

Bibi. 

pipi. 

Cousin. 

Pacpralo. 

Kako. 

Mer. 

Duriat. 

Sero. 

Bonne  aventure. 

Baji. 

Turkewawa. 

Jour. 

Dives. 

Dives.         Tzibes  (J.  de  R.)  Chibes  (B.) 

Isuit. 

Razzi,  rat. 

Rattgin,  ratti, 

rat    Arazzi  (J.  do  R.) 

Matin. 

Tzibasé,  Tasarlé 

Feizrile. 

Minuit. 

Pacarazzi. 

Paschrat. 

Midi. 

Pachives. 

Paschdives. 

Roi. 
Soldat. 

Crallis. 
Jundunari. 

Cralo.         ' 
Kutnaskro\^ 

Graillis enhoh.  hong.  \ 
gnifie  Seigneur,  Monsieur/(4) 

Eglise. 

Kingari. 

Kangri 

Cangri(B.) 

La  vierge. 

Develescridaï. 

(Mère  de  Dieu). 

Les  saints 

Majare. 

Majare. 

Plume. 

Ipor. 

Por. 

Porumia  (B.) 

Raisins. 

Araxa. 

Traka. 

(1)  A  ce  mot  est  opposé  busno  (plar.  busné),  pour  désigner  un  homme  du 
commun.  C'est  le  nom  que  les  gitanes  nous  donnnent  aussi  bien  qn'aux 
Espagnols  ;  mais  il  n'a  pas  du  tout  le  sens  de  el  del  carnjo  que  lui  prête  Borrow 
Op.  cit.,  p.  256).  Je  m'en  suis  assuré  à  la  fois  près  des  Boh.  hong.  et  près  des 
gitanes. 


— 

295  — 

Français. 

Gitano. 

Tsigane. 

Annotations. 

Poisson. 

Macho. 

Maczo. 

Vie. 

Tgibiben. 

Tschiwava. 

Os. 

Cocali. 

Gocalos. 

Mort,  subs. 

Marriben. 

Merla. 

Sabre. 

Kanro. 

Goro. 

Fusil. 

Puskia. 

Puschka. 

Pistolet. 

Tcinopuskia. 

Mot  à  mot  petit  fusil 

Peur. 

Trax. 

Tra-ch. 

Trakh  (J.  de  R.) 

Arbre. 

Ruk. 

Rut. 

Irut  (B.) 

Ami. 

Rocamlo. 

Gako. 

Pays. 

Ufzem. 

Corps. 
Corde. 

Trupos. 
Jelo. 

Trupo. 
Schello. 

Maison. 

Ker. 

Ker. 

Soulier. 

Tirag. 

Dirach. 

Veuve. 

Piuli. 

Pevli. 

Village. 

Gaf. 

Gave. 

Ville. 

Foru,  borogaf 

Forjus. 

Journée. 

Saietzives. 

Viande. 

Mas. 

Mas. 

Ciseaux. 

Cachais. 

Gattlin. 

Cachas  (15.) 

Bonnet. 

Luli. 

Punetta. 

Fontaine. 

Ganik, 

Hani. 

Panier. 

Kunitza. 

Gottschnitza. 

Ciel. 

Tciros. 

Tscherosz. 

Oiseau. 

Chirriklo. 

Tschiiiklo. 

Rivière. 

Elen. 

Len  (B.) 

Rien. 

Chikli. 

Quelque  chose. 

Chimuni. 

Chomoni. 

Dieu. 
Diable. 

Dabel. 
Benx. 

Deve,  dcvel,  devla 

(Undebel  (B.)            \ 
\Rut  dabel  {i.  de  R.) 

Lune. 

Tschemut. 

Tschemut. 

Terre. 

Ghik. 

Pu,  pube. 

m  — 


Français. 

Gxtano. 

Tsigane. 

Annotations. 

Lumière. 

Dut. 

Momli. 

feu. 

Iak. 

lag,  iak. 

Eclair. 

Maluno. 

Molnija. 

Sucre. 

Gulo. 

Gudlo. 

Lait. 

latini. 

Tud. 

SM<(J.deR.)c/iu<i(B) 

Montagne. 

Baro. 

Bar. 

Beg  (J.  de  R.)  hur  (B) 

Nom. 

Laf. 

Lave,  )iao. 

Nao  (B.) 

Chant. 

Gilien. 

Gjuwawa. 

Gilyahar  (B.) 

Soleil. 

Cam. 

Cam. 

Can  (B.) 

du  bois. 

Cascht. 

Karscht. 

Eau. 

Pani. 

Pani. 

Paignin  (J.  de  R.) 

Vin. 

Alol. 

Mol. 

Moitié. 

Pac. 

Pacsh. 

Vent. 

Barban. 

Balval. 

Ecurie. 

Musur. 

Sonnia. 

Pain. 

Manro. 

Manru,  maro. 

Khumbert  (J.  de  R. 

Eau-de-vie. 

Panali. 

Jack 

Gendarme. 

Pardiné. 

Mendicité. 

Mangaza. 

Mangawa. 

Bourse. 

Guisobi. 

Guissikk. 

Lard. 

Balabas. 

Baleno  mas. 

Cordonnier. 

Chumajarri  (1 

).     Dirachengero. 

Ecu. 

Tzulolo. 

Ruppono. 

Real  (mon.esp.) 

Bruji. 

Olive. 

Zétali. 

Figue. 

Jali. 

Sou. 

Dilino. 

Sel. 

Lon. 

Lon. 

Voleur. 

Chor. 

Tschor. 

Choro  (B.) 

(1)  Schuhtnacher ,  en  allemand  signifie  cordonnier  ;  CAî<ma;'arn  est  encore  un 
emprunt  qui  marque  une  étape  de  la  route  des  gitanos. 


Français. 
Je. 
Tu. 

Il,  elle. 
Nous. 
Vous. 
Ils,  elles. 
Me,  Moi. 
Te,  toi. 

Nous   [régime). 
Vous        (id.) 
Lui,  elle. 
Eux,  elles. 
Mon,  ma. 
Ton,  ta. 
Son,  sa. 
Notre, 
Votre. 
Leur. 
Mes. 
Tes. 
Ses. 
Nos. 
Vos. 
Leurs. 

Qui  (pron.  relat.) 
Que. 
Lequel. 
Laquelle. 
Lesquels. 
Lesquelles. 
Ceci,  cela. 


Gitano. 
Mé. 

Tu  (tou). 
Yo,  yoîf. 
Yamé. 
Turaé. 
Yon,  yone. 
Man. 
Tut. 
Men. 
Turnen. 
Lé,  la. 
Len. 

Miro,  miri. 
Tiro,  tii'o. 
Peskaro. 
Minro,/'ém..  ri. 
Tro,  fém..  tri. 
Lacro,  fém.  lacri. 
Miré. 
Tiré. 
Peskaré. 
Minré. 
Tré. 
Lacré. 
Ké. 
Ka. 

Okabo. 
Okabi. 
Okabé. 
Okabia. 
Akaba. 


—  297  — 
PRONOMS. 

Tsigane. 
Mé. 
Tu. 
Joï. 

Amen,  men, 
Tumen. 
Joie 
Man. 

Tutte,  tut. 
Amen,  men. 
Tumti,  tumen. 
Lès,  la. 
Len. 

Miro,  miri. 
Tiro,  liri, 
Leskero. 
Maro,  mari 
lumaro,  ri. 


Ké. 


Annotations. 


Tucue  (B. 
0(B.) 


J.  de  R.  dit  tôt. 


J.  (le  R.  dit  anro,anri 


-  298  — 

Celui-ci. 

Akuba. 

Kova. 

Celle-ci. 

Akali. 

Celles-ci. 

Akalé. 

Ceux-ci. 

Akulji. 

QUELQUES  ADJECTIFS. 

Français. 

Gitano. 

Tsigane. 

Annotations. 

Ce,  Cet. 

Akuba. 

Kova. 

Àkoba  (J.  de  R.) 

(,es. 

Akala. 

Celle. 

Akaia. 

Quel. 

Kabo. 

Quelle. 

Kabi. 

Quels. 

Kabia. 

Quelles. 

Kaboka. 

Quelque. 

Kabiaka. 

Quels  que. 

Kabikiek. 

Quelqu'un. 

Kabikié. 

Quelques-uns. 

Kabiakieks. 

Aucun. 

Kek. 

Kek. 

Aucune. 

Kéki. 

Aucuns,  aucunes. 

Kéké. 

Tout. 

Assa. 

Zello, 

Bon. 

Lacho. 

Latscho. 

Méchant. 

Churro. 

Eric. 

Pauvre. 

Ghonorro. 

Tschorelo. 

J-  de  R.  donne  à  ce 

Petit. 

Tcino. 

Tikno. 

mot  le  sens  de  6as. 

Fort. 

Tgiuralo. 

Sorélo. 

Sale. 

Mulato. 

Tschikkelo. 

Aveugle. 

Kurro. 

Gorelo. 

Docile,  doux. 

Gulo. 

Gandelo. 

Jeune. 

Tarno. 

Tarno. 

Vieux. 

Puro. 

Puro. 

Beau. 

Kukar. 

Kukker. 

.Toli. 

Bano. 

-  299  — 


Français. 

Gitano. 

Tsigane. 

Annotations 

Grand. 

Baro. 

Baro. 

Riche. 

Barbalo. 

Barvollo. 

Noir. 

Kalo. 

Kalo. 

Blanc. 

Parno. 

Parno. 

Rouge. 

Lulo. 

Lolo. 

Neuf. 

Nubo. 

iNévo.          ' 

Humide. 

Kinzardi». 

Kindo  (mouillé). 

Amer. 

Kurkiij. 

Doux. 

Gulo. 

Gudlo. 

Laid . 

Tgingaio. 

Tschoréro. 

Peureux. 

Trajuno. 

Trajduno. 

Borgne. 

Kurriakater. 

Boiteux. 

Lang. 

Bango. 

Lango  (B.) 

QUELQUES   VERBES. 


Charger. 

Chindar. 

Tschindas. 

Il  pourrait   se  faire 

Cuire. 

Carabif, 

Pekgum. 

que  quelque  verbe 

Arriver. 

Villasa. 

Wias. 

donné  à  l'infinitif 

Mendier,  deman- 

fut à  l'indicatif,  à 

der. 

Mangar. 

Mangawa. 

cause  de  la  diffi- 

Casser. 

Pangarar. 

Pakjum. 

culté  qu'on  a  à  se 

Il  hrûle. 

Se  cacharela. 

Catschole. 

faire  dire  exacte- 

II a  plu. 

Dinela  brijindo. 

Dias  brischendo 

ment  par  des  gens 

Saisir. 

Sinaba. 

Stildum. 

ignorants,  comme 

Manger. 

Janar. 

Gana,  hane. 

le  gitano  de  Lérida 

Je  crains. 

Me  traj. 

Me  jaraw. 

qui  m'a  fourni  ces 

Uriner. 

Mutrinor. 

Muteiwawa. 

verbes ,   le   temps 

Acheter. 

Kinar. 

Kindjellc 

que  l'on  demande. 

Aller. 

Plastalar. 

Getschaha. 

Rire. 

Sesala. 

Sawa. 

Quitter. 

Mukel. 

Muk. 

Vivre. 

Bechcsa. 

Besclicsch. 

—  300  — 


Français. 

Gitano. 

Tsigane. 

Annotations. 

Se  coucher. 

Suvinar. 

Sowawa. 

Mentir. 

Cujoben. 

Gochoben. 

Faire. 

Karen. 

Kerla.            > 

Prendre. 

Sinelar. 

Lawa. 

Compter. 

Parne. 

Zhinawa. 

Poquinar  [B]  dans  le 

Sentir. 

Junela.   . 

Songawa. 

sens  de  compter  de 

Dire. 

Penar. 

Pennawa. 

l'argent. 

Chanter. 

Canticeren. 

Giuwawa. 

Partager. 

Kinder. 

Kinder. 

Tirer  (un   coup 

de  fusil). 

Buchernar. 

Tuer. 

Malar. 

Kuroben. 

Voler. 

Chorar. 

Tschor. 

Mourir. 

Marelar. 

Mujas. 

Chercher. 

Busqueseren. 

Mongna. 

Porter. 

Utchar. 

Hitschawa. 

Se  marier. 

Camelar. 

Me  kamawa. 

(J'aime.  —  Kamelo , 

Rencontrer. 

Contrisarar. 

Kuroben. 

aimable,  en  tsigane.) 

Boire. 

Piiar. 

Piawa. 

Vieillir. 

Puro. 

Puro. 

Vendre. 

Bendisarar. 

Latsakeril. 

Savoir. 

Jubela. 

Me  dschanawa. 

(Je  sais.) 

J'ai  vu. 

Me  dikela. 

Me  dikkala. 

Entendre. 

Junen. 

Schunele. 

Tondre. 

Monrabar. 

Me  murawa. 

(Je  tonds.) 

Tromper. 

Hokkanar(B.) 

Me  hochewawa. 

(Je  trompe.) 

Je  mange. 

Me  jané. 

Tu  manges. 

Tu  jasse. 

Il  mange. 

Jof jale. 

Nous  mangeons 

Yame  jasse. 

Vous  mangez. 

Tume  janes. 

Ils  mangent. 

Yon  jane. 

—  301  — 
QUELQUES   ADVERBES. 


Français. 

Gitano 

Tsigane.               Annotations 

Beaucoup. 

Bu,  baribu 

But. 

Réellement. 

Ghachipen. 

Tschatscho. 

En  vérité. 

id. 

Oui. 

Ua,  ué. 

Auwa. 

Ne,  Non. 
Le. 

Na,  nastis. 
U  (pr.  ou.) 

Nano,  nasti. 
ARTICLES. 

Du,  delà. 

Do,  da. 

Au 

Au  [aou.] 

A  la. 

ko. 

La. 

0. 

Les. 

01. 

Des. 

Dol. 

Aux. 

Aul  {aoul). 

PRÉPOSITIONS. 

De. 

Du,  do. 

A 

A. 

Exemples  : 

Le  soldat 

du  roi   :    U  jundunari  do  crallis. 

cruche  d'eau  ;  ia  kuro  da  pani.  A  la  vie  et  à  la  mort  :  ao  tgibi- 
hen,  fao  marrïben. 

Nous  venons  de  voir  que  la  plupart  des  mots  gitanos  peuvent 
être  assimilés  ou  au  moms  rapportés  à  ceux  de  la  langue  des 
bohémiens  allemands  ;  la  ressemblance  serait  encore  plus  frap- 
pante si  nous  usions  de  la  même  orthographe  que  les  auteurs 
qui  ont  fourni  les  seconds,  et  si  nous  connaissions  tous  les 
synonymes.  Eh  bien  !  malgré  cela,  Zigueuner  et  Gitanos  se  com- 
prennent peu  ou  prou,  parce  que  ceux-ci,  tout  en  gardant  plus 
ou  moins  fidèlement  les  mots  de  leur  langue  maternelle,   ont 


—  302  - 

adopté,  du  moins  en  grande  partie,  le  syntaxe  et  la  construction 
grammaticale  de  l'espagnole.  Par  exemple  dans  le  proverbe  déjà 
cité  :  «  El  crallis  ha  nicohado  la  liri  de  los  Cales  »  mot  à  mot  : 
«  Le  roi  a  supprimé  la  loi  des  bohémiens  » ,  l'article,  et  les  in- 
flexions sont  espagnols ,  car  on  dirait  en  castillan  :  «  El  reij  ha 
suprimido  ou  invalidado  la  ley  de  los  gitanos  ». 

L'adultération  de  la  langue  est  encore  plus  manifeste ,  dans  les 
échantillons  de  poésie  que  donne  Borrow.  En  voici  un  exemple  : 

Ducas  tene  la  min  dai, 
Des  chagrins  elle  en  a  ma  mère, 

Ducas  tene  lo  yo; 

Des  chagrins  j'en  ai  moi  aussi; 

Las  de  min  dai  yo  siento. 

Ceux  de  ma  mère  je  les  sens, 

Las  de  mangue,  no. 

Les  miens,  non. 

En  voici  un  autre  : 

Si  pasaras  par  la  cangri, 
Si  tu  passes  par  l'église, 
Trin  berjis  despues  de  mi  mular, 
Trois  ans  après  mon  enterrement. 

Si  araqueras  por  mi  nao, 

Et  que  tu  cries  poui  mon  nom. 

Respondiera  wi  cocale. 

Ils  ré[iondront  mes  os. 

Ce  n'est  plus  là  du  bohémien,  mais  un  pot-pourri  de  bohémien 
et  d'espagnol.  Il  est  évident  que  le  poète  (si  Ton  peut  employer  ce 
nom),  ne  s'est  inqniété  que  de  la  cadence  et  de  la  rîme,  et  a  mis 
des  mots  castillans  partout  où  il  a  trouvé  qu'ils  faisaient  mieux 
Cette  licence  se  retrouve  à  un  moindre  degré  dans  la  prose,  com- 
me on  peut  le  voir  dans  cette  phrase  citée  par  le  même  auteur. 


—  303  — 

<r  Lâches  chibeses  te  dinela  Undehel!  —  Dieu  t'accorde  de  bons 
jours  !  »  Même  en  cette  phrase  dont  tous  les  radicaux  et  l'in- 
version sont  bohémiens,  les  inflexions  sont  castillanes. 

Les  gitanos  catalans,  y  compris  ceux  du  Roussillon ,  ont  fait 
leurs  emprunts  au  catalan.  C'est  ainsi  que  les  dialectes  bohémiens 
varient  d'une  province  à  l'autre. 

Ce  que  nous  allons  dire  s'applique  au  dialecte  gitano-catalan, 
comme  le  petit  vocabulaire  qui  précède. 

Le  Tsigane  décline  les  noms  comme  l'Hindou  et  comme  le  la- 
tin (1),  le  gitano  met  l'article  devant  le  nom  qui  reste  invariable. 

En  tsigane ,  les  noms  féminins  se  terminent  en  i,  tous  les  autres 
sont  masculins  ;  les  noms  masculins  sont  changés  en  féminins  en 
mettant  un  i  pour  la  terminaison.  Il  en  est  généralement  de  même 
en  gitano. 

Exemples  :  Rom,  homme  ;  romi,  femme  ;  grast,  cheval  ;  grasni, 
jument  ;  jer,  âne  ;  jerni,  ânesse  ;  guru,  bœuf;  gurusni,  vache  ; 
tgiukel,  chien;  tgiukli,  chienne;  tgiuro,  mulet;  tgiuri,  mule; 
harko,  mouton  ;  harki,  brebis. 

Dans  le  premier  dialecte,  les  noms  en  i  font  leur  pluriel  en  ia  : 
Kafidi  la  table,  Kafidia  les  tables  ;  et  les  noms  en  o  le  pluriel  en 
en  :  haru  haro  le  grand  porc  haru  halen  les  grands  porcs.  — 
Dans  le  second,  le  singulier  en  i  fait  aussi  ia  au  pluriel,  mais 
d'autres  fois  il  prend  simplement  une  s  ;  le  singulier  en  o  fait  son 
pluriel  en  é. 

Exemples:  lek  Jundimari,  1  soldat;  dui  Jundunaris,  2  soldats; 
ia  xindi,  une  douzaine  ;  iek  anro,  un  œuf  ;  dui  xindia  d'anré, 
deux  douzaines  d'œufs. 

(1)  Exemple  :  Kafidi  la  table. 

Kafidiakcro  de  la  table. 

Kafidiahe  à  la  table. 

Kafidi  la  table. 

0  kafidi  6    table. 

Kafidiater  ou  Kafidise  de  la  table. 


—  304  — 

Le  singulier  en  ay  ou  aï  fait  le  pluriel  en  aya  ou  aïa. 
Exemple:  Akaya  chay  siparna^  cette  fille  est  blanche:  tré  chaya 
sin  parné,  vos  filles  sont  blanches. 

Les  mots  terminés  par  une  consonne  font  le  pluriel  en  a,  en  é 
ou  en  s.  Exemple:  grast^  grasts,  cheval,  chevaux;  tgiukel,  chien; 
plur.  tgiukels;  chip,  langue;  plur.,  chipa;  tirag,  soulier;  plur., 
tiraga;  kan,  oreille  ;  kane,  les  oreilles. 

En  général,  les  adjectifs  en  o  marquent  le  féminin  par  i  et 
changent  l'o  en  é  pour  le  pluriel  masculin  et  \i'  en  ia  pour  le 
pluriel   féminin. 
Exemple  :  Rom  vel  manusch    baro, 

mischto  kardo 
tarno 
barbalo 
chonoro 
chinubarlo 
karriklo 
nassalo 
mulo 
Rome  v«ï  manuschs  baré 

Hjischto  kardé  bien  faits. 

etc 

Romi     vel     gadzi    bari  femme    grande. 

Romia  vel  gadzia    baria  femmes  grandes 

lacho  dives       bonjour, 
lachi  rat  bonne  nuit. 

Quelque  sommaire  que  soit  le  petit  vocabulaire  précédent,  il 
suffit  à  notre  but  qui  est  de  montrer  que  les  gitanos  ne  forment 
en  réalité  qu'une  branche  de  la  grande  famille  tsigane  ou  bohé- 
mienne, comme  nous  disons  en  France  ;  car  le  dialecte  des  bohé- 
miens allemands  a  la  plus  étroite  connexion  avec  celui  des  bohé- 


Homme  grand, 
bien  fait, 
jeune, 
riche, 
pauvre 
ivre 

fou. 

malade. 

mort, 
hommes  grands. 


-  305  — 

miens  hongrois  et  de  celui-ci,  l'on  passe  sans  plus  de  transition 
à  la  langue  des  bohémiens  de  l'Empire  Ottoman  qui  est  la  souche 
de  tous  les  dialectes  tsiganes  parlés  en  Europe,  d'après  Paspati  (1). 

Pour  montrer  que  leur  idiome  n'a  aucune  espèce  de  rapport 
avec  la  langue  des  Etats  barbaresques  d'où  venaient  les  Maures 
d'Espagne  et  où  ils  se  sont  réfugiés  après  leur  expulsion,  Borrow 
met  en  regard  d'un  petit  nombre  de  mots  gitanos  leurs  synony- 
mes en  Maure-Arabe  (Moorish- Arabie).  C'est  un  soin  qui  nous  pa- 
raît superflu,  et  il  suffira  de  donner,  ci-dessous  en  note,  le  tableau 
comparatif  des  dix  premiers  noms  de  nombre  tel  que  l'a  établi 
l'auteur  cité  (2). 

Arrivés  au  bout  de  notre  tâche  nous  dirons  :  la  France  est  de 
tous  les  grands  pays  de  l'Europe  celui  qui  compte  le  moins  de 
bohémiens  ;  à  peine  en  trouverait-on  un  millier  dispersés  dans  le 
midi  (3),  caries  gitanos  rayonnent  des  Pyrénées  Orientales  jusqu'à 
BordeMux  et  Valence  ,  tous  en  relation,  tous  hgués  pour  exploiter 
la  bonne  foi  des  chalands  ou  la  crédulité  des  esprits  incultes,  sauf 
quelques  honorables  exceptions.  Leurs  pères  sont  venus  chez 
nous  dans  un  état  social  qui  ne  leur  permît  pas  de  se  fondre  dans 


(1)  Les  Bohémiens  de  l'Empire  Ottoman,  par  Alexandre  Paspati,  D.  M  , 
Constantinople,  imprimerie  d'Antoine  Koroméla,  1870,  2  vol.  in-8°  en  français. 


[2)       Sanscrit. 

Bohém.-Hong. 

Gitano. 

Maure-Arabe. 

1.  Ega. 

Jek. 

Yeque. 

Wahud. 

2.  Dvaya. 

Dui. 

Dui. 

Snain. 

3.  Treya. 

Trin. 

Triii. 

Slatza. 

4.  Schatvar. 

Schtar. 

Estar. 

Arba. 

5.  Pantscha. 

Pansch. 

Pansche. 

Khamsa. 

6.  Schasda. 

Tschov. 

Job.-Zoi. 

Seta. 

7.  Sapta. 

Efta. 

Hefta. 

Sebéa. 

8.  Aschta. 

Ochto. 

Otor. 

Sminia. 

9.  Nava. 

Enija. 

Esnia. 

Tussa. 

10.  Dacha. 

Dosch. 

Deque. 

Aschra. 

(3)  Il  y  en  a  aussi 

quelques-uns  en 

Alsace-Lorraine  qui 

se  rattachent  à  la  ft 

mille  des  Zigueuner. 

—  306  — 

la  population  ;  l'écart  entre  les  deux  races  et  entre  les  deux  états 

sociaux  était  trop  grand.  Ils  ont  donc  fait  souche  de  parias  et 
livré  à  la  société  qui  les  répoussait  de  son  sein  une  guerre  achar- 
née. Mais  de  part  et  d'autre  les  mœurs  se  sont  adoucies;  les 
bohémiens  ont  cessé  d'être  un  danger  public  et  la  loi  d'exception 
qui  pesait  sur  eux  a  été  abrogée.  Ils  ont  été  conviés  au  banquet 
de  la  vie  et  au  bénéfice  de  la  qualité  de  citoyen.  Un  tiers  à  peine  en 
a  profité  pour  se  transformer,  le  reste  est  encore  pour  la  société 
une  nuisance.  Il  appartient  au  gouvernement  de  faire  cesser  cet 
état  de  choses  et  il  y  arrivera  croyons-nous ,  sans  violence,  par 
deux  moyens  :  l'instruction  primaire  obligatoire  et  le  service  mili- 
taire obligatoire.  Nous  avons  déjà  le  second  mais  il  reste  à  l'appli- 
quer plus  exactement  à  des  gens  qui  se  déplacent  sans  cesse,  il 
est  vrai,  mais  dont  un  nombre  infime  passe  la  frontière  pour 
échapper  à  la  loi  sur  le  recrutement  ;  quant  au  premier  moyen 
plus  efficace  encore  que  le  deuxième  auquel  il  servirait  de  prépa- 
ration, nous  espérons  qu'on  pourra  bientôt  en  faire  profiter  les 
Bohémiens  eux-mêmes  et  que  d'ici  la  fin  du  siècle  il  n'y  aura  plus 
en  France  que  des  Français. 


ERRATA. 


I 


Page     35,  en  notes,  3*=  ligne,  au  lieu  de  1862  lisez  1682 

—  40,   en    notes ,  1'^  ligne ,    au   lieu  de    sacrosancta    lisez 

sacrosancta  concilia 

—  62,  en  notes,  11*  ligne,  au  lieu  de  rapina  lisez  rapina 

—  17*  ligne,  au  lieu  de  lenga  lisez  lengua 

—  99,  6*  ligne ,  au  lieu  de  des  nous  répondre  lisez  de  nous 

répondre 

—  104,  note,  dernière  ligne,  au  lieu  de  ano  lisez  ano 

—  105,  note,  !  '^  ligne,  au  lieu  de  Espana  lisez  Espana 

—  125,  titre,  au  lieu  de  Les  descendants  des  parias  Zisez  les  des- 

cendants des  cagots. 

—  200, 14"  ligne,  au  lieu  de  chair  rouge  fougueuse  lisez  fon- 

gueuse. 

—  -06,  note,  1"  ligne,  au  lieu  de  bibliothecoœ  lisez  bibliothecœ 

—  222,  4*  ligne,  au  lieu  de  en  écho  lisez  un  écho 

—  5%  ligne  au  lieu  de  Tzigannes  Usez  Tsiganes 

—  223,  1"  ligne,  au  lieu  de  charrognes  lisez  charognes 

—  225,  3*  ligne,  au  lieu  de  Cataluna  lisez  Gataluna 

—  231,  12*  ligne,  au  lieu  de  vende  lisez  wende 

—  235,  9«  ligne,  au  lieu  de  bohémien  Djïngeanieh)  lisez  bohé- 

miens (Djinganieh) 

—  239,  6«  ligne,  au  heu  de  défendue  lisez  défendu 

—  239,  en  notes,  11*  ligne,  au  lieu  de  Fan  1375  lisez  (correction 

très  importante)  1575 

—  233,  2*  ligne,  au  lieu  de  leur  débris  lisez  leurs  débris 


-  308- 

Page  272  9*  ligne,  au  lieu  de  charriots  lisez  chariots 

—  281,  22»  ligne,  au  lieu  de  cariole  lisez  carriole 

—  284,  en  notes,  6*  ligne,  au  lieu  de  ver,  dugos  lisez  verdugos 

—  —         8«  ligne,  au  lieu  de  montana  lisez  montana 

—  285,  notes,  1"  ligne,  au  lieu  de  senora  lisez  senora 

—  —    5*  ligne,  au  lieu  de  laslas  lisez  las 

—  285,  16«  ligne,  au  lieu  de  donzelles  lisez  filles 

—  286,  notes,  la  première  se  rapporte  à  la  page  précédente 

—  5*  ligne,  au  lieu  de  desmanado  lisez  desmafiado 


TABLE   DES  CHAPITRES, 


Pages 

Avant-propos 5 


PKEMIERI-     PARUE 

LES   CAGOTS. 

Chapitre  ^'^     —  Clonsidérations  piéliminaiies  sur  la  lèpre   et  les 

lépreux 11 

Chapitre  II.      —  Les  Chrestiaas  cl  Cogof';  des  Pyrénées 33 

Chapitre  III.    —  Les  Galiets  et  Capots  de  Guienne-el-Gascogne  et 

de  Languedoc 61 

Chapitre  IV.    —  Les  Cacous  do  Bretagne 79 

Chapitre  V.      —  Les  Agotes  d'Espjgne iOl 

Chapitre  \I.     —  Les  descendants  des  Cagols  ;  leurs  caractères  et 

traditions '1  i^5 

Chapitre  YIL  —  0  igiin'  l'es  Cag  ts  et  di'  leurs  congénères '169 

DEUXIÈME   PAHTIE 

LES  BOHÉMIENS. 

Chapitre  I"^""    —  Sur  l'origini',  des  Bohémien- 215 

Chapitre  II.     —  Le^  Bohémiens  du  Pays  Basrpje .37 

Chapitre  III.    —  Les  Gilanos  du  Roussillon  et  d'Espagne 269 

Erîîata ,,.    307 


"TînîvëriîtSr 
MBUOTHECA 


408     4 


950 


I 


I 


La  Bibliothèque 

Université  d'Ottawa 

Echéonce 


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fïû  t)cr20'8i 


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06  FEV. 
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28  ^iÀ^ 
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1993      '^'^ 

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2 1  MARS  199^1 

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14  AVR.1994 


The  Library 

University  of  Ottawa 

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