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LES PARIAS
DE FRANCE ET D'ESPAGNE
PRINCIPALES PUBLICATIONS DE L'AUTEUR
La Nouvelle Cal^édonie et ses habitants, par le D'' Victor de Rochas, membre
des sociétés de Géographie et d' Anthropologe do Paris, in-12 , Sartorius,
éditeur, Paris, 1862.
Anthropologie de l.a race noire océanienne in Revue coloniale de juillet 1859 ;
Bulletins de la Société d'Anthropologie, Paris 1860.
Les Iles Loyalty, in Bulletins de la Société de Géographie, imUet-aoùt 1^60.
Les Iles Fidji et les Iles Pomotous in Annales des Voyage.^ , juillet 1860,
avril 1861.
Voyage au détroit de Magellan et sur la côle occidentale de Patagonie, in Tour
du Monde 1861, i" vol.
Un naufrage a l'Ile Rossel (Océanie) description de l'Ile, in Tour du Monde
1861, 2e vol.
Cuba sous la domination espagnole, in Revue Contemporaine, N»' d'août et
de septembre 1869. — Traduit en anglais sous ce titre : Cuba under spauish
Rule by D' V. de Rochas.
L'Insurrection cubaine, in Correspondant, janvier 1870.
Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, articles': Malaisie, — Mé-
lanésie, — Mer, — Mulâtres, — Nègres, — Frambœsia , etc., etc.
LES PARIAS
DE France et d'Espagne
(CAGOTS ET BOHÉMIENS)
PAR
V. DE Rochas
LAURÉAT DE LA SOCIÉTÉ d' ANTHROPOLOGIE DE PARIS
l'un des AUTEURS DE l'EnCYCLOPÉDIE DES SCIENCES MÉDICALES.
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET C"^
79 , BOULEVARD ST-GERMAIN , 79
1876
DROITS DE REPRODUCTION ET DE TRAUICTION RÉSERVÉS
MMorHecA
AVANT-PROPOS
S'il est un phénomène social capable de piquer la
curiosité et de solliciter la réflexion, c'est bien l'existen-
ce parmi nous de certaines classes de parias compara-
bles à celles de l'Inde. Apparues vers la fm du moyen-
âge, elles ont traversé l'ère moderne sans livrer le secret
de leur énigme et l'on dispute encore jusque sur leur
nom.
Ce n'est pourtant pas à l'indifférence des historiens,
des philanthropes et des savants qu'il faut imputer l'in-
certitude où nous vivons à cet égard ; car, depuis le
xvie siècle, ils se sont exercés à l'envi à résoudre les
problèmes historiques et sociaux que posaient devant
eux les Bohémiens d'une part, et, de l'autre, la catégo-
rie multiple des parias connus sous les noms divers
de Gagots, Gahets, Gacous, etc.
De ces deux problèmes, le premier, celui des Boné-
miens, était le plus avancé jusqu'ici; l'autre, malgré
des hypothèses aussi nombreuses que variées et préci-
sément à cause de cela, était encore enseveli dans les
plus profondes ténèbres.
G'est celui que nous croyons avoir résolu, au moyen
— 6-
de documents historiques et médicaux restés inédits ou
inaperçus et do l'observation personnelle immédiate.
Pour le premier, nous avons accepté la solution
donnée par les philologues, qui ne répond pas à tout
mais qui nous paraît irréfragable sur le point qu'elle
touche. Ceci ne nous a pas dispensé de faire la biogra-
phie particulière des Bohémiens de notre territoire,
de les observer et de montrer que ceux du pays basque
forment véritablement aujourd'hui une famille distincte
des autres.
Quand on traite des parias de l'Occident, il serait
injuste de passer sous silence le livre de Francisque
Michel, intitulé : Histoire des races maudites de France
et d'Espagne. Mais d'abord, ce livre, le plus considéra-
ble et le plus savant qui ait paru jusqu'à ce jour sur la
matière, ne répond pas complètement à son titre, car
il n'y est point question des Bohémiens. Ensuite, M. F.
Michel a plus étudié les titres des Cagots que les Gagots
eux-mêmes, qu'il nous paraît avoir à peine entrevus.
Sous ce rapport, Palassou qu'il cite avait, à la fin du
dernier siècle, beaucoup plus fait que lui et qu'aucun
des contemporains. C'est donc par l'étude physiologique
des parias que je commençai, sans m'épargner ni voyages,
ni peines^ ni dépenses ; mais je ne tardai pas à m'aper-
cevoir que l'observation anthropologique et médicale
ne suffirait pas à me dévoiler l'origine des populations
que j'étudiais. Aussi, pour éclairer ce côté de la ques-
— 7 —
tion qui n'est pas le moins séduisant, je dus me faire à
mon tour chercheur de vieux titres et de traditions. Si
j'ai réussi à en réunir quelques-uns d'inédits, j'en suis
en partie redevable à M. Raymond, archiviste des
Basses-Pyrénées, gardien éclairé, mais non jaloux, de
ce qu'on a si justement nommé le trésor de Pau. Gom-
me il serait superflu de faire l'éloge de son érudition,
je me borne à rendre grâce à son obligeance. (1)
J'ai poursuivi mes recherches aux archives de
Bordeaux, aux archives et à la bibliothèque natio-
nales à Paris, enfin aux archives municipales et pa-
roissiales de la Navarre espagnole. Mais ces inves-
tigations paléographiques et bibliographiques avaient
besoin d'être complétées et contrôlées par l'obser-
vation directe des parias ou de leurs descendants.
Tel a été le but de mes voyages dans les Pyrénées d'un
bout à l'autre de la chaîne et des deux côtés de la fron-
tière.
Coïncidence singuhère : c'est au temps des troubles
de la première guerre civile d'Espagne, il y a près de
40 ans, que M. F. Michel, poussé par le seul amour de
(1) M. Soulice, bibliothécaire de la ville, m'a toujours montré la plus grande
complaisance pour me fournir non seulement des livres, mais de bonnes indica-
tions.
M. V. Lespy, connu par de nombreuses publications sur les dialectes romans
du midi de la France, a eu l'obligeance de m'aider de ses lumières pour la cor-
rection de mes citations béarnaises ou gasconn(^,s.
M. Rosenzweig, archiviste départemental du Morbihan, a eu la bonté de me
fournir des documents sur les Cacous de Bretagne, dont il avait lui-môme étudié
l'histoire avec plus de soin que personne.
— 8 —
la science, sans recommandations, sans nul secours du
ministère, comme il le dit lui-même (1), fouillait les
archives des provinces basques et les dépôts littéraires
de Madrid et de Pampelune ; et c'est exactement dans
les mêmes conditions, à travers les bandes carlistes et
libérales de la deuxième guerre civile d'Espagne, qu'en
1873, 1874 et 1875 j'ai interrogé les archives vivantes
que forme chaque groupe humain des vallées pyré-
néennes.
(1) « Je ne veux point solliciler d'éloges mais seulement li permission de fyire
observer qu'un pareil ouvrage cnlrepris sans recommandations, sans nul secours
du ministère dont je dépends en qualité de professeur de faculté et de membre du
comité des monuments écrits de l'histoire de France, n'était pas sans danger, sur-
tout dans les conjonctures difficiles où l'Espagne se trouvait alors. Je me hâte
d'ajouter que le seul désagrément réel que j'ai éprouvé est d'avoir été pris pour un
Agot par des gens du pays qui me voyaient les cheveux blonds et les yeux bleus
et qui ne pouvaient expliquer que par la parenté l'insistance que je mettais h m'en-
quérir des mœur^ de cette race. Il me fut arrivé bien pis si j'eusse tenté d'obtenir
ces renseignements des Agots eux-mêmes. Aujourd'hui, comme dans le siècle passé
on voit d'un fort mauvais œil les étr-mgers converser avec ces malheureux. »
(Francisque Michel, Histoire des races maudites de France et d'Espagne.
— Préface, ix et x. — 1846.)
PREMIÈRE PARTIE
LES CAGOTS
CHAPITRE PREMIER
CONSIDÉfiûTIONS PRÊLIffiINRIRES SUR Lft LÈPRE ET LES LÉPREUX
Entre toutes les calamités qui affligèrent nos pères au moyen-
âge, il n'en est pas où ils aient cru plus clairement apercevoir le
signe de la colère céleste qu'en ce mal rongeur qui, s'attachant à
l'homme fait à l'image de Dieu, s'acharnait à le dégrader avant de
le détruire. Les victimes de la lèpre, dont nous voulons parler,
avaient en effet à souffrir un long martyre avant de rencontrer la
paix du tombeau. Objets d'horreur pour eux-mêmes et de terreur
indicible pour leurs semblables, ces malheureux étaient relégués
aux abords des villes, en quelque hutte solitaire d'où ils ne pou-
vaient sortir que vêtus d'oripeaux rouges qui les fissent reconnaî-
tre de loin. Désireux, comme tous les humains, de la société de
leurs semblables, il leur fallait réprimer ce penchant naturel et
écarter, par le craquement sinistre d'une crécelle, l'approche
d'un parent, d'un ami dont ils auraient souhaité serrer la main.
Ceux-là, pourtant, n'étaient pas les plus à plaindre. La hutte
agreste et solitaire du lépreux abritait une existence moins lamen-
table que le vaste bâtiment élevé par la munificence d'un prince
ou d'une commune aux abords des grandes cités. Nouveau labyrin-
the d'un autre minotaure, ce lugubre édifice reçoit toujours des
hôtes mais n'en lâche jamais aucun. Et cependant ce n'est pas la
désespérante inscription de l'enfer du Dante (1) qu'on trouve
(1) Lasciateogni speranza toi che entrale [Divina comedia).
— 12 —
gravée sur son frontispice. iNon, la main bienfaisante du christia-
nisme y a fixé la croix du Sauveur avec celte invocation :
0 crux ave !
Spes unica.
Seule espérance, en effet, pour les infortunés sur lesquels l'église
elle-même a comme scellé la pierre du tombeau. Avant de l'y en-
fermer, le prêtre a prononcé sur le lépreux l'arrêt fatal qui le
sépare h jamais du monde. Puis il l'a couvert d'un suaire et récité
sur lui l'office des morts. ((1)
Mais il ne l'abandonne pas seul et sans secours dans cet asile :
des religieux de St-Lazare, héros de la charité, s'y sont déjà éta-
blis pour avoir soin des malades ; les aumônes, les donations, les
rentes entretiennent l'établis.sement. Chaque lépreux y a la jouis-
ssance d'un petit jardin, et rien du nécessaire à la vie ne lui fait
défaut, rien que la liberté, rien que l'air pur des champs, la riante
(1) Officiar. curator. dioc-Clarom, et S. Flori, edit. ann. 1^90. De
modo separandi leprosos. In ecclesia antc altaie pannus nigcr, si habeatui , suppona-
tur diiobus trelellis disjunctis, et juxta stet infiinnis genibus flexis inter tretellos,
suMiis ponitiir similiUidineni niortui gercns, qiiamvis vivat corpore etspiritu, Deo
Donantc, et sic ibi dévote missam débet audire. Presbyter ad leprosum : Si vis
bibere hauiias aqiiara cum tuo busillo... Item defenJo tibi ne de cœlero vadas sine ha-
bitu Icprosali, ut cognoscaris ab alïisetnolidecalciatus esse extra domumtuarn, etc.
Stat. cccles. TuUi mss. fol i03 i° : Si contingerct quod canonicus leprosus
ad hoc k Domino esset ductus et inspiralus, quod causa humilitatis faceiet se projici
palam, id est manifeste : tune fieret officium lalliuui solemniter in modum qui
sequilur. Posl priniara venirent congregationes et pulsaietur appellatio, et post mo-
dum h todo conventu iretur eum quaesitum ad snuni hospitium cura cruce : et ca-
nonicus leprosus sit ii.dutus robis negris vel albis cum superlîcio etalmutia, more
aliorum, et solus procédât post cruccm et sic proveniat in choro. In medio autem
chori sit cathedra cooperta t peto et ïpse desupcr sedeat, et cantetur missa solcm-
nis de Requiem, et fient exequi» super cum. Officio explelo, conducatur ab omni-
bus et cura cruce usque ad muratum ante ecdesiam ubi sit quadiiga parata super
quam asccndcre débet infirraus et conduci débet usque ad suum habilaculum, cruce
Semper antécédente; uno canonico équité sacerdote qui ipsum in habitaculum reclu-
dat. Insequi etiam debent ipsura amicisui per lotam viam, eliam si esset unadieta
à civitate amplius. i^Du Gange, Glossaire, art. Leprosi.)
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verdure des prairies, l'ombrage des grands bois et l'onde fraîche
des fontaines ; rien enfin que la douce et consolante jouissance de
la nature. Voilà pourquoi son destin nous paraît plus sombre que
celui du lépreux solitaire et libre. Quelle liberté cependant pour
celui-ci !
Après l'office des morts récité sur son corps étendu dans une
bière, comme un cadavre, le prêtre, le mettant sur pied et enle-
vant le suaire qui le couvrait, lui donnait une robe, deux chemises,
un baril, une écuelle, un entonnoir, une baguette, des cliquettes
ou une crécelle et disait : ce Je te défends entrer es églises, mar-
ché, moulin et lieux es quels y a affluence de peuple.
ï Je te défends laver tes mains et choses à ton usage es fontai-
nes, ruisseaux et si tu veulx y boire faut prendre avec un vaisseau
honneste.
'< Je te défends toucher aucune chose que tu voudraz achepter
que avec une verge nette pour la démontrance.
« Je te défends entrer es tavernes et maisons hors celle en
laquelle est ton habitation.
« Je te défends avoir cdmpaignie à ault.re femme que celle que
lu as espousée.
« Je te défends toucher aucunement enfants et ne leur donner
ce que tu auras touché.
« Je te défends manger et boyre en autre compagnie que lépreux
et sache que quand tu mourras ta seras ensepveli en ta maison si
n'est de grâce qui te sera faite par le prélat ou ses vicaires. »
Tel est le cérémonial qu'on trouve dans un rituel de Sens im-
primé par ordre du cardinal de Pellevé en 1550. (1)
Quel était donc le fléau qui condamnait ses victimes à un sort
si misérable et inspirait à -la société des mesures aussi rigoureuses
pour sa défense?
(1) Dissertations relatives à l'hist. de France. CollCLt. Lebert t. 2. p. <:22.
— 14 —
Un fléau complexe, probablement aussi ancien que les premiè-
res annales de l'humanité dans l'Orient sémitique. Je n'en connais
pas de description plus navrante que celle que nous en donne la
Bible dans le Livre de Joh. Tout le corps de ce patriarche n'était
qu'une plaie, ses ulcères rendaient un pus infect, et il était réduit
à les nettoyer avec un têt de pot cassé, ne pouvant user de ses
doigts à cause de leur enflure et des ulcères dont ils étaient ron-
gés ; — une chaleur ardente et intestine le consumait ; — il était
tout ridé, épuisé, desséché, avec les dents décharnées ; — la
puanteur de son haleine et de son corps faisait fuir jusqu'à sa
femme, et il avait été obligé de demeurer hors de la ville, aban-
donné des siens et des autres hommes. Tels étaient du reste l'al-
tération de ses traits et l'horrible tuméfaction de son visage, que
ses amis eux-mômes ne le reconnaissaient point. — Il avait une
esquinancie étouffante. — Accablé pendant le jour d'une langueur
mortelle, il était troublé la nuit par des songes affreux. — Il
souffrait de douleurs d'entrailles et de maux de reins. — Ses yeux
étaient toujours baignés de larmes brûlantes ; — sa voix était
rauque et sa parole plutôt un rugissement qu'une voix humaine.
On comprend qu'accablé de tant de maux, l'infortuné s'écriât
en son désespoir : « Que le jour où je naquis périsse, et la nuit
en laquelle il fut dit : un homme est né ! »
Il est assurément plus facile de reconnaître la lèpre dans la
maladie de Job que dans le Zaraath., des livres de Moïse, que la
version des Septante a cependant rendu par le mot de lèpre.
Voici le précis de ce que dit Moïse sur cette maladie :
Elle se reconnaît 1° à une ou plusieurs taches blanches sur la
chair, déprimées par rapport aux tissus environnants et accompa-
gnées d'un changement de couleur des poils qui deviennent blonds
ou roux ; 2° à des pustules blanches dont la base est rouge et qui
laissent voir la chair vive : c'est la lèpre invétérée ; 3° à une tu-
— 15 —
meur ou|pustule blanche, roussâtre, dans une cicatrice ancienne
et plus enfoncée que la peau environnante dont le poil est devenu
blanc ; 4° à une plaie blanche, groussâtre, sur une tête pelée ou
chauve, et, comme sur le corps, plus déprimée que la peau en-
vironnante ; 5° à une plaie en la tête ou en la barbe, plus enfon-
cée que la peau et ayant en soi du poil devenu jaunâtre et fin :
ceci est de la teigne ou lèpre de la tête ou de la barbe (1).
Il est clair qu'il y a plus d'une maladie désignée par Moïse
sous le terme vague de lèpre, puisqu'il donne ce même nom à
d'autres affections ou incommodités, comme la teigne et une
dartre furfuracée qui rend le corps blanc des pieds à la tête et
qu'il appelle une lèpre blanche la plus pure de toutes : lepra
mundissima. (2)
S'il ressort clairement du texte sacré que la lèpre judaïque était
grave et contagieuse, nous n'y trouvons rien qui nous fixe sur
son développement et sa fin; nous y voyons seulement qu'elle est
susceptible de guérison.
Cependant, il est un trait de l'Ancien Testament qui nous indi-
que que cette heureuse terminaison devrait être rare puisqu'elle
était considérée comme miraculeuse, du moins dans la forme la
plus grave : c'est l'épisode de Naaman, au '2" livre des Rois (3).
Si nous cherchons à suivre les traces de la lèpre dans le monde
(1) Lévitique, chap. xiii, versets 2 k 46.
(2) Lévitique, chap. xiii, versets 13 et 30 à 37.
(3) « Or, Naaman chef de l'armée du roi de Syrie, était un homme puissant au-
près de son seigneur, mais cet homme fort et vaillant était lépreux... Et le roi de
Syrie dir, à Na-mian : Va-t-en avec une lettre de moi trouver le roi d'Israël... 11 y
alla donc et il apporta au roi d'Israël une lettre ainsi conçue : Dès que cette lettre
te sera parvenue, tu sauras que je l'ai envoyé Naaman, mon serviteur, afin que tu
le guérisses de sa lèpre.
« Dès que le roi d'Israël eut lu la lettre, il déchira ses vêtements et dit : Suis-
je Dieu pour faire mourir et pour rendre la vie, que le roi de Syrie
envoie vers moi un homme pour le guérir de sa lèpre 9
- 16 —
et dans le temps, nous en trouvons la mention dans les écrits
d'Hérodote. Le père de l'histoire nous apprend que les Perses
considéraient cette maladie comme un châtiment divin et en re-
léguaient les victimes loin du commerce des hommes (1).
Hippocrate, contemporain d'Hérodote, attache le nom de lèpre
(lepra) à une simple dartre, mais il désigne sous le nom de lencé
et de maladie phénicienne deux affections beaucoup plus graves
qui correspondent peut-être aux deux formes principales de la
lèpre du moyen-âge : la lèpre blanche et l'éléphantiasis (2).
Quoiqu'il en soit, il paraît douteux que ce grand maître ait ob-
servé personnellement la maladie appelée depuis lui éléphantia-
sis des Grecs, et qu'elle existât en Grèce de son temps, tandis
que cinq siècles plus tard, sous Néron, Arétée de Cappadoce en
traça un tableau épouvantable et saisissant de vérité (3).
Les médecins latins apprirent à connaître l'éléphantiase au
temps de Pompée dont les soldats l'apportèrent à Rome à leur
retour de Syrie et d'Egypte, suivant le rapport de Pline (4). Lu-
crèce lui attribue la même origine :
Est Elephas niorbus qui propter flumiiia Ni)i,
Gignitur Egypto in média neque preterea usquam (5).
(4) Histoire, liv. m.
(2) « La lèpre, le prurigo, la gale, le lichen, l'alphos. l'alopécie proviennent du
phlegmc; ce sont là plutôt des difformités que des maladies. » (Liv, des maladies,
§ 33, T. VI de la traduction Liltré des œuvres complètes d'Hippocrate).
« Les leucés appartiennent aux affections les plus graves, comme aussi la mala-
die dite phénicienne. » (Porrliétique liv. 2, § 43). Gallien, commentant ce pas-
sage dit : « La maladie phénicienne qui est très-fréquente en Phénicie et dans les
autres contrées d'Orient, parait désigner dans ce passage l'éléphantiasis. » (Œuvres
comp. d'Hippoc. Trad. Littré, T. 9, p. li).
(3) Arétée. De morborum dinturnorum et acutor:;r.i causis, signis et
curatione, lib, xi, c. 15.
(4) Pline. Hist. natur., liv. xxvi, chap. i'^^.
(5) Lucrèce ; De rerum naturâ, lib. vj.
— 17 —
Pline, Celse, Galien, en parlent|à peu près dans les mêmes ter-
mes, comme d'une maladie chronique et qui affecte la constitu-
tion tout entière, s'attaquant d'abord à la peau, qui se couvre de
taches et de tumeurs, puis aux doigts des pieds et des mains qui
se tuméfient, et aux os eux-mêmes qui se pourrissent (1).
Mais, à côté de cette description de la lèpre tuberculeuse dont
la marche est si fatale, Celse décrit trois espèces de « vitiligo « :
1" Valphos, semblable à des gouttes blanchâtres répandues sur la
peau et qui s'élargissent graduellement ; 2° le mêlas, qui ne diffère
du précédent que par la couleur ; 3° la leucé, qui a quelque res-
semblance avec l'alphos, mais est beaucoup plus blanche, atteint
plus profondément les tissus et rend les poils blancs et lanugi-
neux. L'alphos et le mêlas ne durent qu'un temps, mais la leucé
n'abandonne pas facilement le sujet qu'elle a atteint (2). Celle-ci
a été rapportée par Hébra, professeur de dermatologie à l'univer-
sité de Vienne, à ce qu'il appelle la lèpre maculeuse (3). Et, en
effet, Celse donnait déjà sur la leucé le signe diagnostique que
les auteurs des xni* et xiv siècles indiquaient pour le diagnostic
de la lèpre « Incidi enim cutis débet : si sangiùs exit remedio
locus est, si humor alhidus, sanari non potest. »
En même temps que l'éléphantiase, les Romains avaient reçu
(i) Celse. Traité de la médecine, liv. m, ch. xxv. « De elephantiasi
Toturii corpus afficitur ità ut ossa quoque vitiari dicantur. Summa pars corporis
crebras maculas crebrosque tumores habet : rubor eanim pauUatim in atrum
colorem convertilur : summa cutis inœqualiter crassa, tenuis, dura, mollisque,
quasi squammis quibusdam exasperatur; corpus emarcscit, os, surœ, pedes intu-
mescunt. Ubi vêtus morhus est, digiti in manibus pedibusque sub tumore condun-
tur, fcbricula oritur quœ facile lot malis obrutum hominem consumit. »
(2) Op. cit. lib. V. '( De vitiliginis speciehus. » V. le texte latin au ch. vu
de ce volume.
(3) Traité des maladies de la peau, par Ferdinand Hébra. Paris 1875,
traduct, Doyon, t. ii, p. 492. Le même auteur a vu les taches de vitiligo arriver
à s« confondre de façon k décolorer toute la peau. Op. cit. p. 173.
— 18 —
d'Asie une dartre maligne et très-rebelle qu'ils appelèrent men-
tagra. Pline dit qu'on ne l'avait point vue avant le règne de Tibère
et qu'elle était si contagieuse qu'elle se communiquait par un seul
baiser. Elle attaquait le visage, puis le cou, la poitrine, et rendait
les gens sales et dégoûtants par une espèce de son ou de petites
écailles blanches qui s'en détachaient (1). Cette dartre qui paraît
correspondre à celle que Moïse appelait lèpre de la barbe,
est parvenue jusqu'à nous à travers le moyen-âge, durant
lequel elle a dû être considérée, ainsi que la teigne, comme
une maladie lépreuse. C'est du reste une opinion de tous les temps
et de tous les pays depuis Moïse, que les dartres se rapportent à
la lèpre comme des avant-coureurs et des causes prédisposantes.
Toutes ces maladies, une fois entrées en Italie, avaient pé-
nétré sans doute avec les colons et les soldats romains dans le
reste de l'Europe soumis à leurs armes. Rotharis, roi des Lom-
bards, au milieu du vu* siècle, voulant arrêter les ravages qu'elles
faisaient dans ses états, ordonna que les lépreux seraient chassés
de leurs maisons et relégués dans les lieux écartés. Ils furent dé-
clarés morts civilement et, comme tels, incapables de disposer de
leurs biens (2).
Dans notre pays et vers le même temps, Pépin et Charlemagne
prenaient des mesures analogues. Par une ordonnance de 757,
Pépin autorise le divorce entre deux époux dont l'un serait lépreux ;
et, en 789, Charlemagne retranchait les lépreux de la société (3).
Deux siècles auparavant, l'église s'était occupée de ces malheureux,
(1) Pline, Histoire naturelle, livre xxvi.
(2) Montesquieu. Esprit des lois T. l'=^ l,ivre xiv Ch* 11.
(3) Si conjugum aller si{ leprosus, potest aller cum illius consensu adhibire
conjugium. (Capilulaiie de Pépin le Bref de 737 in Cayjit. reg. francor. Edit.
Baluze. T. l^r, Col. 184.)
De leprosis. Ut se non intermisceant alio populo. (Capitulaire de Charlemagne
de l'an 789, in Cap. reg. francor. T. 1", Col. 244.)
- 19 —
et, d'une façon plus charitable, car le troisième concile de Lyon,
en 583, ordonnait que les lépreux de chaque cité seraient nourris
et entretenus aux dépens de l'église par les soins de l'évêque, afin
qu'ils ne fussent pas vagabonds (1). Si, comme on vient de le voir,
c'est une grande erreur de croire que la lèpre nous soit venue avec
les croisades, il n'est pas moins certain que le mal prit une re-
crudescence et une intensité inaccoutumées à cette époque. On a
remarqué que tout grand mouvement de troupes entraîne après
lui une épidémie quelconque, en dépit même des mesures hygié-
niques compatibles avec les dures nécessités de la guerre. A plus
forte raison devait-il en être ainsi dans un temps d'ignorance et
de misère, quand, à la voix d'un Pierre l'Ermite, des troupeaux
humains s'ébranlaient, sans organisation, sans approvisionne-
ments, pour tomber, après un long et pénible voyage, sur une
terre ennemie et dans un climat insalubre. C'était une proie pré-
destinée aux endémies particulières à ces régions et par conséquent
à la lèpre. Faut-il s'étonner après cela que le virus renouvelé à sa
source ait bientôt étendu ses ravages sur l'Europe entière, à la
suite des héroïques mais infortunés soldats revenus d'Egypte et
de Syrie?
En dehors même des expéditions armées, les communica-
tions [entre l'Europe et l'Asie furent incessantes pendant tout
le moyen-âge. On s'en allait en pèlerinage à la Terre- Sainte pour
gagner le ciel et quelquefois même, chose curieuse, pour se gué-
rir de la lèpre en se plongeant comme Naaman dans les eaux du
Jourdain (2).
(1) Sacro-sancta concilia. T. 1"".
(2) Gregorii episcopi Turonensis liber ingloria beatorum confessorum : 1,10.
De même en Espagne :
« Y el conde siendo gafo se fue para la «erra santa en romeria. » Et le comte
étant Irpreux s'en fut k la Terre Sainte en pèlerinage. (Covarrubias.)
— 20 —
Les XII*, XIIP et XIV* siècles furent donc afflgés d'une vérita-
ble épidémie de lèpre qui sévissait même sur les classes riches de
la société. Mathieu Paris, en 1244, comptait 1 9,000 léproseries ou
maladreries dans la chrétienté, chiffre qui n'est sans doute pas
exagéré, puisque la France à elle seule en avait 2,000, comme on
le voit par le testament de Louis VIII qui, vers la môme époque,
léguait en mourant cent sols ou environ 84 livres tournois à chacune
d'elles. — Grand encore était le nombre de ceux que les hôpitaux
ne pouvaient recevoir. Ils parcouraient le royaume, « quèrants
leur vie > comme parlent les vieux documents, étalant leurs plaies
hideuses sur les grands chemins et jusque dans les rues des villes.
Des ordonnances de Charles V et de Charles VI prescrivent au
prévôt de Paris de ne pas laisser courir les ladres par les rues, de
chasser ceux qui sont étrangers, de faire la visite des maladreries
de sa juridiction, et de veiller à ce qu'on n'en détourne point les
revenus (1).
Si tel était le désordre dans la capitale, qu'on juge de ce qu'il
devait être partout où manquaient les hôpitaux pour recevoir les
malheureux atteints du mal de « Monsieur St-Ladre. »
(1) Charles (V) etc., au prévôt de Paris. Salut.
Il est venu k notre cognoissance que plusieurs hommes et femmes méseaux, férus
de la maladie St-Ladre qui sont de plusieurs nations et villes sont venus de jour
en jour en notre bonne ville de Paris quèrants leurs vies et aumônes, buvant et
mangeant emmi les rues et carrefours où passe le plus de gens, parquoy nos bons
subgez et les populaires qui sont simples gens pourraient par la compagnie et la
multitude desilits niéseaiilx êtie infecs et férus de ladite maladie St-Ladre. Mandons
et étroitement enjoignons que sans délay tous lesdits méseaux, hommes, femmes et
enfants qui ne sont nés en notre dite bonne ville, et qui par privilèges, ordonnan-
ces ou statuts anciens d'icelle n'y doivent êtie reçeus ès-maladieries pour se està-
blies, repartent de notre dite bonne ville et s'en voient droit ès-villes et lieux d'où
ils sont venus et nez ou ailleurs ès-nialadieries où ils doivent être reçeus, souteneus
et gouvernez. Donné au Bois de Vincennes le f^"" jour de février de l'an de grâce
1371, (Ordonnances des Roys de France de lu 3^ race, coUigèes par Secousse
et de Villevault. — Paris, imprimerie royale 17SS.
V. au.ssi Ordonnance de Charles VT du S juin 1404. [Op. cit.)
— 21 —
Afin d'y remédier, on élevait dans la banlieue des villes et des
bourgs des cabanes pour servir de retraite non-seulement aux
ladres de la localité, mais encore aux passants (1).
L'Angleterre elle-même, envahie par l'épidémie, malgré sa po-
sition insulaire, se défendait par les mêmes moyens que le con-
tinent (2).
Tant de gens vivaient de la charité publique, que celle-ci
devait se trouver impuissante à la tâche, en un temps de guerres
et de misères de toute sorte. De là des rixes, des attentats noctur-
nes et même des complots et des coalitions exécutés et réprimés
dans le sang. J'imagine que c'est pour ces causes, et par mesure
de précaution, que l'usage d'armes quelconque fut défendu aux
lépreux. « Nous défendons, dit la coutume d'Amiens, que frère
m.ézel ne porte, ni ait sur lui, ni en son huchet, ni ailleurs, coutel
k pointe, ni hache, ni espée, ni broche de fer ni d'acier, ni de
autre cose. »
Tous les lépreux n'étaient pas nécessairement pauvres, puisque
le mal s'attaquait même à ceux qui vivaient dans l'abondance;
(1) Los lepros ne se entremesclaran ablos autres, mes poiran passar et repassar
demandan l'aurnoûne, se tienen separatz deïis autres
Et k cause que en lo présent royaume no y a maison assignades per los re-
treite, los magistratz seran tengutz los accomoda de cabane por se retira, passant
et repassant, aux dépens deiis habitans. {Los fors et costumas deû royaume
de Navarre deçà ports, Rubrica 34. De qualitats de personas. Art. i et 5.)
(2) Extrait des statuts de la Ghildede Berwick, année 128i.
De Leprosis.
Cap. XV. NuUus leprosus ingrfdiatur limita portarum noslri Burgi , et si
casualiter ingressus fuerit, per servientem Burgi nostri, statini ejiciatur : Et
si quis leprosus centra hanc prohibitionem nostram consuetudinarie portas Burgi
ingredi prœsumpsedt ; indumenta quibus indutus fuerit, capiantur ab eo, et com-
burantur, et nudus ejiciatur. Quia de communi consilio provisum est, ut per
aliquera probuni virum, colligantur eis eleemosinje, ad eorum sustentationem, in
loco aliquo eis compétente extra burgum. Et hoc de leprosis indigenis, et non
alienigenis.
— 22 —
mais la législation de l'époriuc tendait à empêcher la fortune de
passer aux mains d'un ladre. « Li Mesels ne poent estrc lieirs à
nuUui » (1).
Les malheureux ladres devenaient plus odieux au peuple à me-
sure que leur nombre augmentait et en même temps la mendicité
et le désordre. En Guienne où ils étaient plus nombreux qu'ail-
leurs, au XIV» siècle, on les accusa de s'être concertés avec les
Juifs pour empoisonner les fontaines. Sur ce vague et absurde
soupçon, le roi Philippe-le-Long en fit arrêter un certain nombre
qui expièrent sur le bûcher le crime d'être nés en un temps d'i-
gnorance et de barbarie. Alors aussi, des troupes armées, demi-
paysans, demi-bandits, parcoururent les campagnes de Guienne,
faisant main-basse sur les Juifs et les lépreux qu'ils rencon-
traient, brûlant les maladreries, mettant enfin le désordre au
comble jusqu'à ce qu'ils fussent eux-mêmes poursuivis et taillés
en pièce par le gouverneur de Languedoc. — Ces événements se
passaient en 1319-1320. — Le roi qui avait d'abord séquestré les
biens des léproseries, fit main-levée des saisies qu'il avait ordon-
nées, par mandement daté de Grécy du 16 août 1321. (2)
Cependant, la « fille ahiée de la mort », pour parler le langage
de Job, commença à tempérer ses fureurs dès l'aurore de la Re-
naissance, et, vers le milieu du xvi* siècle, le nombre des lépreux
avait tellement diminué, que plusieurs hôpitaux étaient déserts et
(1) CouUinn de Normandie (Du Gange, Glossaire, au mot 3Iesclhis.)
Quant aucun devient mesiax parquoi il convient qu'il laisse la compaignie
des gens sains, il n'a puis droit en nule propriété d'hérita^re, ni qui fust sien ni
qui lui peiist venir de son lignage, car sitôt comme il est pris de celte maladie, il
est mors quant au siècle. {Les coustumes de Bcauvoisis. Edition Deugnot, t. 2,
p. 3-25.)
(2) « Ordonnances des Roys de France de la 5« race, » l. I, p. 814,
de la collection Secousse et de Villevault. Taris, imp. roy. 1755.
— 23 —
tombaient en ruines. Des gens puissants ou en faveur profitaient
des rentes attachées à ces fondations pieuses. Cet abus donna lieu
à une ordonnance de François 1", du 19 décembre 1543. Mais
comme les abus ne sont pas faciles à déraciner, surtout quand
ils rapportent des rentes à ceux qui. en profitent, les biens des
maladreries continuèrent d'être usurpés en tout ou en partie.
Henri IV et Louis XIII avisèrent à leur tour au même objet, et
affectèrent les rentes récupérées des hospices déserts ou en ruine
eau soulagement des pauvres gentils-hommes et soldats blessés. »
Ceci nous indique que, dès cette époque, la lèpre n'était déjà
plus une calamité publique. Elle n'avait cependant pas dis-
paru complètement du midi de la France. Le Béarn avait encore
quelques lépreux et une maladrerie à Lescar (1). La Provence
et le comté de Nice en ont conservé quelques familles jusque
vers 1830 à Vitrolles, à Martigues et à Oneille, d'où était origi-
naire le lépreux de la cité d'Aoste, célèbre par le récit touchant
de Xavier de Maistre. Mais enfin, l'on peut dire que depuis les
dernières années du xvii^ siècle la lèpre a presque disparu de
notre patrie (2).
(1) Sentenc» arbitrale rendue par Ramon de Planter, curé de Pardies près Nay,
et Jean de Lainiau, curé de Narcastet et Rontignon, entre Guillaume Burel, « ma-
lau leprous » en la ladrerie de Lescar, et Bertrand d'Abeilhon, habitant de Ba-
liros, sur le partage des quêtes auloiisées pour les lépreux dans le diocèse de
Dax, le pays de Larbaig, Monein, Cardesse, Lucq, Artiguelouve, saint-Faust, La-
ro'.n, Âubertin, Lasseube, Gan, Lasseubétat, Bosdarros, puis dans les diocèses de
Bayonne et de Bazas. Ces quêtes avaient été affermées peur la somme annuelle de
118 francs plus 24 serviettes et 2 nappes. Pau, 6 avril 1620.
Archives des Basses-Pyrénées. E. 2029, f" 131.
(2) Moins heureux que la France, quelques pays d'Europe conservent encore la
lèpre k l'état endémique.
L'archipel grec, dont la population est d'environ 250,000 âm«s, comptait, en
18i0, 900 lépreux, plus de 3 par 1,000 habitants. La Norwège, en 18i6, avait
1,122 lépreux confirmés, ou en moyenne i sur 1,000 habitants.
L'Italie, en 1858, avait encore au moins une centaine de ces malheureux près-
— 24 —
Nous avons vu ce qu'était la lèpre dans l'antiquité; interrogeons
maintenant les auteurs du Moyen-Age, pour savoir ce qu'elle était
alors, Bernard Gordon, Guy de Chauliac, nous en ont transmis
les meilleures descriptions. Mettant de côté les théories surannées
qui compliquent inutilement leur récit, voici à quoi l'on peut ré-
duire l'exposé des caractères qu'ils attribuent à la lèpre (1).
Elle rend la voix enrouée ou rauque et nasillarde; le visage
onctueux, luisant, enflé, semé de boutons fort durs dont la base
est verte et la pointe blanche ; le front partagé par des rides en
divers plis proéminants qui s'étendent d'une tempe à l'autre ; les
yeux rouges, enflammés, brillants comme ceux d'un chat, de plus
ils sont saillants et immobiles ; les oreilles enflées, rouges, rongées
d'ulcères vers la base et environnées de tubercules ou de glandes;
que toui sur la côte de Gèr.es, et le gouvernement sarde dut, à cette époque, con-
vertir en léproserie un couvent situé sur une colline près de San-Remo, et ou 40
malades furent aussitôt internés. L'Espagne a été une des .ontrées de l'Europe
où la lèpre prit autreîois le plus d'extension. 11 en reste encore en Andalousie au
moins; seulement comme en Espagne on fait toute antre chose que de la statistique,
nous n'avons pas de chiffre à fournir. — En Portugal, la lèpre est encore endé-
mique aux Algarves et dans le district de Laloës. Almcïda estime à 500 le nombre
de ceux qui en sont atteints. En dehors de l'Europe, elle est infiniment plus com-
mune, mais il est hors de notre propos de nous en occuper. (Voyez D'' Hirsch,
Himdhuck der historlch geographischen Palhologie, et D"" Brassac. Essai
sur l'élephantiasis des Grecs. Paii», 1866^.
L'aperçu historique que nous avons tiacé montre que le déclin de l'épidémie
lépreuse coïncida U peu près avec l'explosion de l'épidémie de syphilis en Europe, et
que 'es deux affections continuèrent de se développer encore quelques temps côte
à côte. Combien peu fon lée par conséipient est l'opinion des médecins qui ont dit
que la lèpre du Moyen-Age n'était autre chose que la syphilis ! Je ne voudrais pas
nier toutefois que certains accidents cutanés de celle-ci n'aient pu être confondus
avec la première.
(1) Bernard Gordon, recteur de l'Université de Montpellier 1305. Lilium medi-
cinœ etc., dans Opéra medica. Imprimé it Lyon 1754, p. 49 et suiv.
La Grande chirurgie de M*""* Guy de Chauliac, composée k Montpellier
en 1363 et traduite du latin en français par M*''« Laurent Joubert, médecin ordi-
naire du Roy et du Roy de Navarre, chancelier de l'Université de Montpellier, 1619.
— 25 —
le nez applati en raison de la destruction du cartilage et des ulcè-
res qui le rongent au fond ; la langue sèche et noire, tuméfiée,
ulcérée, entrecoupée de sillons et semée de petits grains blancs ;
la peau inégale, rude et insensible ; de plus, soit qu'on la perce,
soit qu'on la coupe, elle rend au lieu de sang un liquide sanieux.
La démangeaison qu'éprouve le malade est si violente qu'il se
procure des inflammations et des plaies en se grattant ; symptôme
déjà signalé par Lucrèce comme un des plus pénibles:
« Improba mordaci serpens jprurigine le%)ra ».
Enfin, au dernier degré de la maladie, le nez, les doigts des
pieds et des mains, et même des portions de membres se détachent
successivement, de sorte que le lépreux, avant de goûter de la
mort, assiste à sa propre désorganisation. Sous de pareilles
couleurs, les médecins du Moyen-Age ont dépeint et nommé
l'éléphantiase. Les observations de Larrey : Relation chirt(rgicale
de l'armie d'Orient en Egypte et en Syrie, Paris 1803, ont con-
firmé en somme l'exactitude de cette description et ne permettent
pas de douter de l'identité de la maladie observée aux deux époques.
Il n'y a pas de doute non plus que la lèpre observée de nos jours en
Europe et en Amérique est bien la même que celle du Moyen-Age.
Ceci ressort avec évidence de la lecture du Traité de MM. Daniel-
sen et Boëk sur la lèpre de Norwège, et de celui de M. Brassac
sur la lèpre d'Amérique, où elle a été importée avec les nègres.
Voici le résumé de leurs descriptions : La lèpre est tuberculeuse
ou non tuberculeuse. La première forme s'annonce par des taches
auxquelles succèdent des tubercules de forme et de grosseur
variable, qui s'ulcèrent fatalement ; d'où résultent des caries et des
nécroses des os du crâne et de la face, la chute des doigts, des
orteils et même d'une portion de membre. Qu'on ajoute à cela
certaines altérations dans le système pileux, des paralysies par-
— 20 —
tielles et des déformations qui en sont la conséquence, et on aura
un tableau en raccourci de celle hideuse et redoutable maladie:
cachexie générale présentant de graves altérations du sang qui
peuvent se résumer en un défaut de proportion du sérum, de la
fibrine et de l'albumine, l'un étant très diminué et les autres
très augmentés. Dans la forme non tuberculeuse, dite aphymatode
ou anaisthétique, les tubercules sont remplacés par une éruption
de bulles et de vésicules sous lesquelles se forment les ulcères ; la
marche est plus lente mais non moins fatale, l'anesthésie et les
paralysies plus prononcées, ainsi que les déformations qui en sont
la conséquence; on voit alors les extrémités se plier dans le sens
de la flexion ; les doigts de la main s'incurvent de façon à imiter
la disposition d'une griffe d'oiseau de proie, en même temps que
la main s'applatit par l'atrophie des muscles interosseux. Qu'il me
soit permis de dire que les quelques observations que j'ai pu faire
moi-même en Amérique, concordent parfaitement avec celles des
auteurs cités.
En résumé, il ne saurait y avoir de doute sur la nature de la
grande endémie lépreuse du Moyen-Age et sa continuité jusqu'à
nous h l'état sporadique, diminuée dans sa gravité et sa contagio-
sité, comme il arrive de toutes les maladies possibles, quand elles
passent de l'état épidémique à l'état sporadique. Il n'est donc pas
permis de dire, comme des auteurs recommandables d'ailleurs
l'ont fait, que « la nature et l'origine de la lèpre au Moyen-Age
ne sont pas plus connues que celles de la lèpre dont parlent les
livres saints. »
Eh bien ! cette maladie était alors, comme aujourd'hui, incu-
rable. C'est ce que déclarait formellement Guy de Chauliac au
XIV» siècle, et Ambroise Paré au XVP, alors cependant que
l'épidémie était à son déclin. « La lèpre, dit celui-ci, est une
maladie héréditaire, contagieuse et incurable. Cette contagion est
— 27 -
si grande qu'elle vient aux enfants des enfants et môme plus loin;
de quoy l'expérience a fait foy (d) ».
Qu'on juge de la terreur qu'une telle maladie devait inspirer.
Avicenne n'avait-il pas dit, (ce dont il est assurément permis de
douter,) qu'elle se communique non-seulement par contact mais
aussi à travers l'air par les émanations et le souffle des malades?
De là, l'obligation imposée aux lépreux de passer sous le vent des
personnes saines, s'ils avaient à les croiser en chemin. L'opinion
générale chez tous les peuples de l'antiquité et du Moyen-Age fut
que la lèpre était un châtiment céleste infligé pour de grandes
fautes. Telle était, au rapport d'Hérodote, l'idée que s'en faisaient
les Perses. Les Juifs ne l'envisageaient pas autrement. Il est vrai
que la maladie de Job nous est représentée comme une épreuve
divine dont le saint patriarche sortit triomphant. Mais l'Ecri-
ture nous montre aussi Marie, sœur de Moïse, frappée de la
lèpre à cause de sa jalousie contre son frère ; Gièzi, serviteur
d'Elysée, atteint du même mal en punition de son avarice, et Osias,
roi de Juda, pour avoir voulu usurper les fonctions des pontifes du
Seigneur ; « Et ceci nous enseigne, dit un commentateur de
la Bible, que la lèpre était une plaie du ciel dont Dieu frappait
alors ceux dont il voulait punir la faute par un châtiment exem-
plaire qui pût donner de la crainte aux autres; c'était visiblement
aussi une image du péché, et, pour cette raison, quoi qu'elle fut
une maladie, ce n'était pas néanmoins aux médecins mais aux
prêtres à juger quels étaient ceux qui en étaient frappés et
auxquels ils devaient interdire la liberté de vivre en société avec
les autres» (2). De là l'idée d'une double souillure physique et
(l) Du pronostic de la lèpre, cli. xi. — OEuvres d'Âmbroise Paré, Edit.
Malgaigne.
{'■2) La Ste-Diblc traduite en français par Lcmaistre de Sacy avec une
explication tirée des Saints Pères et des auteurs ecclésiastiques. Paiis,
chez (iuillaume Desprez, imprimeur du roy, 1719, ôl volumes in-S».
>r.
— 28 —
morale qui entraînait non seulement la séparation d'avecle peuple,
mais encore l'interdiction d'approcher des choses saintes tant que
durerait le mal. Moïse avait dit : « Tout homme donc qui sera
infecté de lèpre et qui aura été séparé des autres par le jugement
du prôtre, aura ses vêlements déchirés, la tête rasée, le visage
couvert et il criera : l'impur 1 le souillé! Et pendant tout le temps
qu'il sera lépreux et impur, il demeurera seul hors du camp. » (1)
Les rois eux-mêmes ne pouvaient se soustraire à cette dure loi,
comme nous le voyons pour Osias ou Azarias, roi de Juda (2), et
la mort elle-même ne pouvait réconcilier la dépouille du lépreux
avec la société qui l'avait exclu de son sein. Elle était inhumée à
part des autres, ainsi que nous l'apprenons au chap. xvii ver. 23
des Paralipoménes.
La société chrétienne du Moyen-Age se trouvant frappée du
même fléau que les Juifs, l'envisagea au même point de vue et lui
apphqua strictement la législation de Moïse. Elle n'y mit de tem-
pérament que dans la manière de prononcer l'exclusion du
lépreux de la société. Pour cela l'examen du prêtre ne lui parut
pas suffisant elle le confia h des hommes de l'art qui soumet-
taient l'individu suspect du mal à diverses épreuves et portaient
leur diagnostic, après quoi le recteur ou curé prononçait,
s'il y avait heu, son terrible arrêt : Sis mortuus mundo sed sem-
pervivus pro Deo (3) »,
(1) Lévitique, chap. xiii versets 44-46.
(2) Rois, 2e livre, chap. xv, v. 3. « Mais TEternel frappa le roi et il fut lépreux
jusqu'au jour où il mourut et il demeura dans une maison écartée ».
(3) Ordonnance du sénéchal de Périgord concernant les ladres, en date du 12
novembre 1480. « Loys Sorbier, seigneur de Paray, conseiller et chambellan du
Roy nostre sire et son sénéchal en Périgord, nous a été exposé que en icelle Séné-
-'ussée a plusieurs gens infcctz et tachés de la maladie de lèpre dont est expédiant
ner la charge et commission h gens experts en cet art de médecine pour trier
'es dicts entachés de la dicte maladie de la communication av«c les sains,
"•nns en prudomniie et bonne expérience de vénérables hommes et sai-
- 29 -
En un sens la législation du Moyen-Age fut plus sévère que
celle de Moïse, car chez les Juifs le lépreux pouvait être réha-
bilité et reprendre son rang dans la société, s'il guérissait. Ce cas
n'était pas prévu chez nous, probablement à cause de l'incurabi-
lité reconnue de la vraie lèpre. Bien plus, sa famille était en cer-
taines villes frappée de déchéance. Ainsi, la Coutume de Calais
excluait du droit de bourgeoisie tout membre d'une famille dans
laquelle il y avait eu des lépreux. {Ordonnances du Louvre, T. X.)
En tout cas, le déshonneur restait attaché, très injustement sans
doute, à la descendance du ladre autant qu'au ladre lui-même :
« In Aquitaniâ, dit Scahger, tantum est conviciwn appellare ali-
quem leprosiim ut mulieren adultérant. «Ajoutons que cette injure
était punie de fortes amendes dans tout le midi de la France. C'est
ainsi que dans le compte des amendes perçues au profit de Charles-
le-Mauvais, roi de Navarre, dans sa seigneurie de Montpellier, en
1374, nous voyons figurer la somme de 2 francs (d'or), payée par
un certain Benoît Bernard, cordonnier, coupable d'avoir appelé
a mézel » son voisin le sabotier Godin de Lestreye. D'autre part,
ges maistres André Roulx et Pierre de Porteria, habitant de Péiigueux, maislres en
médecine, à iceux maistres André Roulx et Pierre de Porteria, appelez avecques
eux maistres Jehan Rougier et Jehan Martin, serugiens ; et chacun d'eulx aussi un
notaire non suspect, avons donné et donnons par ces présentes congié, autoiité et
puissance de convoquer par sergents royaulx en chacune paroisse les maires, con-
suls, justiciers et avecques eulx donner regard et Visitation sur toutes personnes
infectées de ladrerie ou suspectés d'icelle maladie laquelle est contagieuse et de les
faire mettre et coUocquer es ladreries publiques ou en autres maisons séparées de
gens saines ctc {Arch. hist. de la Gironde, t. x p. 290 et Arch. du
départ, des Basses- Pyrénées, série E n» 256). Après cet examen, ils étaient
« avec lettres des médecins conduits aux Recteurs ou Curés qui avaient a prononcer
quatre sortes d'arrêts : 1" Admonitif pour ceux qui ont quelqu'inclination à la
lèpre; 2o Cotnminatif pour ceux qui en ont quelque commencement ; b° Seques-
tratif pour ceux qui sont ladres confirmés; 4° Absolutif pour les sains qui sont
faussement accusés de ladrerie » [La grande chirurgie de maistre Guy de
ChauUac avec annotations de maistre Laurent Joubert).
— 30 -
nous trouvons dans le registre des notaires de Navarrenx en
Béarn, et pour l'année -1384, Guilhaume d'Araux appelé en justice
par Gaillard de Casaux pour l'avoir appelé « care de ladre » (1).
L'Etat et l'Eglise, puissances inséparables alors, en s'unissant
pour séquestrer le lépreux ou tout au moins pour le séparer de la
coriipagnie des hommes sains n'obéissaient-ils qu'à un aveugle
préjugé né de l'ignorance et de la barbarie ? Non sans doute.
Ils ne faisaient en cela que remplir leur rùle de gardien et protec-
teur de la société. En Europe et de nos jours, c'est une question
controversée de savoir si la lèpre est contagieuse ; mais il n'en
est pas de même dans les pays où elle n'a pas encore perdu com-
plètement son génie épidémique (2;. Il n'en était pas de même
chez nous non plus au moyen-âge, probablement avec raison, car
l'opinion des médecins était unanime sur ce point. D'ailleurs, ces
mesures rigoureuses ne visaient pas seulement la contagion mais
en même temps et peut-être plus «ncore l'hérédité. Pour celle-ci
point de doute, la statistique rigoureuse des médecins modernes
la démontre irréfutablement. Des recherches faites par Danielsen
et Boek dans les hospices de la Norvège, il résulte que la lèpre
reconnaît la plus souvent pour cause l'hérédité. Ainsi sur 213 in-
dividus atteints d'éléphantiase, avec ou sans tubercules, à l'hôpital
St-Georges, l'influence héréditaire était incontestable chez 189.
Il résulte en outre des tableaux dressés par ces mêmes auteurs
que l'hérédité est plus fréquente du côté maternel et qu'on la
trouve plus répandue dans la ligne collatérale que dans la ligne
(1) Ai'ch. des Basses-Piji'énées E. 522 et E. 1594.
En Espaf;ne , la même injure était punie k l'égal des plus sanglantes. « Qual-
qniera que aotro dosnotaie y le dixere gafo o sodometieo, o cornuJo, o lierege, etc.»
Quiconque insultera un autre en l'appelant lépreux, ou sodomisle, ou cornard, ou
hérétique etc. (Lci/ 2, Tit. iO, Lib. S, de la Nueva rccopilacion).
(2) Larrey. Relation chirurgicale de l'cj^pédiHoyi de l'armée d'Orient en
Egypte et en Syrie.
— 31 —
directe. « Ce qui doit surtout attirer l'attention, ajoutent-ils, c'est
le mode suivant lequel elle se propage en traversant les généra-
tions. On remarque cette singularité que la maladie non-seule-
ment franchit quelques générations, mais aussi qu'elle se présente
dans la deuxième et quatrième génération avec une bien plus
grande intensité que dans la première et la troisième. S'il arrive
qu'elle ait épargné la première, elle se montre en thèse générale
chez tous les sujets de la deuxième qui en transmettent le germe
aux générations suivantes. Assez souvent nous avons trouvé aussi
que la maladie, passait les deuxième et troisième générations pour
reparaître dans la quatrième d'où elle se répandait dans toutes les
directions pour ainsi dire avec une nouvelle énergie, sans qu'au-
cune circonstance extérieure parut favoriser cette bizarrerie. »
Ce n'est pas seulement en Norvège et de nos jours que l'héré-
dité a été ainsi constatée, mais avec plus ou moins de rigueur,
partout et de tout temps (1). Eh bien ! c'est la constatation de
l'hérédité au moins autant que la crainte de la contagion qui dicta
les mesures rigoureuses prises par tous les législateurs depuis
Moïse, car en séquestrant le lépreux, ou en lui interdisant au
moins tout commerce avec ses semblables, en édictant la sépara-
tion ou divorce entre époux, par une exception bien remarquable
dans la législation ecclésiastique, qui plus est en attachant l'idée de
déshonneur et de dérogation aux unions conjugales avec les
familles suspectes , on enrayait la cause la plus puissante du
mal, puisqu'on mettait obstacle au rapprochement inconsidéré des
(i) Varandacus : Tractatus de elephanti seu leprâ. Geneva, 1620.
Ainsly ." Observations on the leprà Arabum or Elephanthiasis of the
Grecks. London, i826.
Shilling qui exerçait ii Surinam (Guyannc Hollandaise) au siècle dernier la
soutient avec une grande conviction et des preuves a l'appui dans son livre «Obser-:
vations sur la lèpre à Surinam, »
— 32 -
sexes (1). Malheureusement la sagesse de nos pères à qui les géné-
rations nouvelles doivent leur salut, se trouva en défaut sur un
point : la mesure. La législation qu'ils avaient instituée dépassa
son but parce qu'elle ne fut pas toujours appliquée avec science
et discernement ; vint le préjugé qui prit la place de la prudence et
le fanatisme celle de la charité. L'Eglise et l'Etat avaient voulu
faire disparaître les lépreux, l'ignorance et le fanatisme créèrent
du même coup les MAUDITS.
(1) Cette préoccupation de prévenir les effets de l'iiéiédité se montre dans
maintes ordonnances législatives. Ainsi, pour n'en citer que quelques exemples,
voici comment s'exprime le for de la Navarre française : « Los lepros et mesetz no
se entreniesclaran ni se muriduran ab los autres. (Rubrica xxiv De quali-
tatz de peisonas, art. n do los Fois et Costumas deii royaume de N'avarie deçà Ports).
Pcr quoantes causes se pot se parar mati imoni , es a sabir si es sa parenta o si
esferide demeseharie. (For de Morlaas (Béarn), art. 357.)
Une ordonnance de Louis XIII, en date d'octobre 1612, défend aux lépieux de se
marier avec quelque personne que ce soit. (Ordonnance des rois de France.) Nous
avons dit déjk qu'un capitulaire de Pepin-lc-Bref avait autorisé le divorce entre
deux époux dont l'un sei'ait lépreux. (Capit. Rej.'. francor. Edit. Baluze t. i,p.l8i.)
CHAPITRE II.
LES CHRESTIRftS ET CRGOTS DES PYRÉNÉES
En même temps que les lépreux , j'allais dire à côté d'eux,
vivait une autre classe de parias dont la condition sociale n'était
pas beaucoup meilleure. Dans les grandes villes de l'ouest et du
midi de la France, dans celles du nord de l'Espagne, ils étaient
relégués et comme parqués dans un faubourg, espèce de ghetto,
d'où ils ne pouvaient sortir que marqués d'un signal infamant qui
les fit reconnaître. Dans les campagnes, ils habitaient des huttes
misérables groupées souvent à l'abri des murailles d'un château
seigneurial ou sous la protection d'une abbaye; en tous cas, séparés
du village voisin par un cours d'eau ou par un bouquet de bois. Tout
commerce familier avec les autres habitants leur était défendu par
la loi et plus encore par les mœurs. L'accès des églises ne leur
était point interdit, mais ils y occupaient une place à part, derrière
les fidèles dont ils étaient séparés par une balustrade. En quelques
endroits même, ils devaient entendre l'office, de la porte. Un bé-
nitier particulier leur était affecté ou bien le bedeau leur présen-
tait l'eau bénite au bout d'un bâton, comme s'ils avaient pu
souiller Teau lustrale des autres chrétiens. De même le pain bénit
leur était jeté et non pas offert dans la corbeille. A l'offrande on
ne refusait pas leur obole, mais on leur donnait à baiser tout
autre chose que la patène.
Enfin, à toutes les cérémonies de l'église ils prenaient part
- 34 -
après les autres, quand ils n'en étaient point exclus. Ainsi Taccès
de la Sainte-Table leur était généralement interdit, « les prêtres
a faisant difficulté de les entendre en confession et de leur admi-
4 nistrer les sacrements. » (1)
Irréconciliés jusque dans la mort, leur dépouille était enfouie
dans un cimetière privé ou dans un coin du cimetière commun.
N'y avait-il donc que le clergé qui tint rigueur à ces infortunés?
Nullement : le pouvoir civil n'était pas plus doux pour eux.
M. Paul Raymond a publié dans ses Mœurs béarnaises un règle-
ment de l'an 1471 qui nous en apprend long en quelques lignes ;
car, quoiqu'il ne vise que les Cagots de Moumour près Oloron, il
n'est qu'un écho de la législation qui s'appliquait plus ou moins
strictement partout : Il est défendu à Maeste Ramon Chrestian
dudit lieu et à toute sa famille d'aller déchaussés parmi les gens,
d'entrer au moulin pour moudre le grain ; mais il doit le donner à
la porte au meunier ; d'aller laver aux fontaines ou lavoirs qui
servent aux autres habitants. Il leur est enjoint, quand ils vont
travailler en journées, d'emporter un vase afin de ne pas boire
avec les autres habitants. Il leur est défendu de danser et déjouer
avec les autres, d'avoir des bestiaux et de faire du labourage; mais
ils doivent vivre de leur métier de charpentiers, comme ancienne-
ment. Enfin, il leur est prescrit de demander l'aumône accoutumée
en chaque maison, en reconnaissance de leur « chrestiantat » et
séparation (2).
Gomme l'indique cette ordonnance, la plupart des Cagots étaient
charpentiers ou bûcherons. On utilisait largement leurs services,
et quelquefois malgré eux. Ainsi, au xvii" siècle les jurats de
Garos, en Béarn,font une ordonnance contre les Cagots qui refusent
{\) Histoire le Béarn, liv. 1er, chap. xvi, par Pierre de Marca, in-fol. Paris,
1640.
(2) Mœurs béarnaises par Paul Raymond, archiviste, p. U. l vol. Pau, chez
Ribaut, libr.-éditeur, 1872.
— 35 -
défaire des cercueils (l). La même spécialité les conduisait à
construire les potences pour l'exécution des criminels.
Les Cacous de Bretagne qui, eux, étaient cordiers pour la plu-
part, avaient une charge analogue : celle de fournir les cordes
pour le même objet (2).
Les exécuteurs des hautes œuvres d'alors devaient regretter que
Gagots et Cacous fussent aux deux bouts de la France puisqu'ils
se complétaient si bien.
Les Cagots étaient encore tenus à servir de leur métier à la
guerre (3). Mais, de ce qu'ils ont été soumis à certaines corvées et
jugés indignes de porter les armes, il ne faudrait pas se hâter de
conclure à leur servitude, — Les serfs delà glèbe, en Béarn, por-
taient le nom dequesiaux, et il n'y aaucun rapport nécessaire entre
ces deux ordres de personnes. Sur les rôles de feux établis par
Gaston-Phœbus pour la vicomte de Béarn au xiv* siècle, les Cres-
tiaas figurent à part des autres habitants, mais jamais avec la
qualification de questaux, ni mention quelconque de servage, ce
qui a heu au contraire pour les individus, très-rares déjà, qui vi-
vaient encore dans la servitude. Dans le registre des serfs du
quartier de Sauveterre pour 1388, il ne figure pas un seul chres-
tiaa. Bien plus, nous les voyons passer de gré à gré (l'an 1379), en
présence de témoins et par devant notaire, un contrat avec leur
seigneur pour la construction du château de Montaner.
Les Gagots ou Ghrestiaas, comme on disait alors, s'engagent à
faire toute la charpente dudit château, moyennant fourniture des
(t) Arch. des Basses-Pyrénées, F. F. 1.
(2) Inféodation du duché de Rohan Coutume de Pontivy. Manuscrit
de 1862 cité par Rosenzweig archiviste du Morbihan.
(3) Lous Cagots non poderan estar contrets à portar las armas ah
tous hommis ni mandats à la guerre que per servir de leurs mestiers en
siedgcs (Fors de Béarn. Rubrica xviii, art. xiii.)
— 36 —
bois par Gaston et l'exemption définitive des deux francs de focage
et de la taille communale dans les lieux de leur résidence (1).
Nous les trouvons encore, en 1383, faisant hommage au comte
Phœbus d'une certaine somme d'argent, tout comme les seigneurs
de Mauléon et de Monein (^). C'étaient donc des vassaux et non
pas des serfs. Mais, dans les siècles antérieurs, n'auraient-ils pas
formé une certaine classe ou catégorie de serfs? Cette supposition
faite d'abord par Ramond (3), répétée ensuite sans plus d'examen,
{i)Arch. des Basses-Pyrénées. E. 30i, folio 9.
Priviliedge deus Cagots
Los Crestias dejuus nomiatzperlorset per los autes Crestiaasde Béarn abscentz
dixon, de gratetde boluntat, l'un per l'autre, et caseuns per lo tôt prometon et
s'obligan k Mo&sen le comte absent, mi notari dejiiusdyl pernom de luy stipulant,
far totes las obres de fustes qui seian necessaris au casteg de Montaner
Entre aquei'O, lodit Mossen lo comte por rasoo de las obres dessusdites qu'eiis a
feit gracie et quitance de quest foyadge de dus francx per foec e los a quitatz de
no pagar ni conlribuir h negunes talhes comunes deiiâ locx on estan , si do),cn
soentx non aven costumât de pagar. Entre asso lodyt Mossen le comte qu'eus a
donat forestadge per totz soos bosez k culhir lasdltes fustes, asso fo autreyat per
lodyt Mossen lo comte en locasteg de Paii lo vie jorn de décembre de l'an mccclxxix.
Teslinioniis Gaillard de Navalhes, Donzel Secven, judge-notari deu Mont-de-Marsan.
Item lo jorn et an que dessus en h glisie de Pau fo autreyat per losdyts Crestiaas.
Tcstimoniis Guillaume Arnaud, senhor de Monenb, Esteven de Morlàas, Seguicnse
los nomis deus Crestiaas
{^)^Hommages renduts au comte Phœbus de divers pays, an i319 tt
seguiens et autres instruments considérables retenguts de son temps. In-
ventaire de Béarn, liasse 5, registre xvii, archives des Basses-Pyrénées.
(3) « On en trouve enfin dans les montagnes du Béarn, de la Bigorre, des Quatre
Vallées et du comté de Comminges, Là, ce sont ces Cagots ou Capots, que dans le
xi" siècle je vois donner, léguer, vendre, réputés ici comme partout ladres et in-
fects. Mais on a chassé et enfermé les lépreux, on ne les a jamais ni vendus, ni
légués, ni donnés
« Le gouvernement féodal s'appropriait les personnes avec les terres et le Cagot
(descendu des Visigoths) devint dans la race des esclaves un esclave de plus basse
condition. En vain les communes rentrèrent dans les droits de l'homme ; il n'eut
pour sa part que l'ombre de la liberté et demeura dans une dépendance d'autant
plus misérable qu'il n'avait plus un maître qui pourvût à ses besoins. » (Ramond de
Carbonnières. Observations dans les Pyrénées 1789. )
- 37 —
repose sur un seul document du xi" siècle, cité par Marca, et dont
on a tiré des conséquences excessives. Le savant évêque de Cou-
serans avait dit : «: Les Cagots étaient reconnus sous le nom de
Chrestiens dès l'an 4000, ainsi qu'on le remarque dans le chartu-
laire de l'abbaye de Lucq » et, pour appuyer son interprétation^
il se borne h dire au chap. v, liv. iv, p. 271, de son histoire :
« Du temps du vicomte Loup-Aner, Garcias Galin fit offrande
à Dieu de sa personne, avec toutes ses seigneuries, en compagnie
de sa femme et de son fils Sanche et de sa fille Bénédicte. Celle-
ci, voulant se marier en la maison de Préxac, obtint le consente-
ment de l'abbé et des moines, et leur donna une nasse à Préxac et
un chrestien nommé Auriol Donat, c'est-à-dire la maison d'un Ga-
got qui est une condition de personnes dont j'ai traité au livre i"
où j'ai employé cet acte pour justifier l'antiquité de cette dénomi-
nation de Chrestien (1) 3>. Toute assertion sortie de la bouche de
Marca, en ce qui concerne l'histoire duBéarn, mérite un tel respect,
que, pour y contredire, il faut au moins avoir recouru aux sour-
ces. C'est ce que nous avons pu faire, non sans peine, car ce n'est
qu'après bien des recherches, que nous sommes arrivé à mettre
la main sur le cartulaire de Luc, que l'on croyait perdu. Ce vieux
monument se trouve intercalé au milieu des pièces les plus dispa-
rates dans les papiers de Baluze qui font aujourd'hui partie de la
collection des manuscrits de la Bibliothèque nationale. Il com-
mence précisément par le document en question, qui est ainsi
conçu :
« Temporibus Lupi Anerii, vice-comitis Oloronensis, fuit qui-
dam miles Garsias Galinus nomine, qui dédit Sancto Vincentio ter-
ram quam possidebat id est duas villas, una quœ appellatur Bor-
dez altra quœ vocatur Aoss, cum uxore suâ et filio suo Sanchio
(1) Histoire du Béarn par Pierre de Marca.
- 38 -
Galino et filia sua Benedicta nomine, qui ob remedio animarum
suaruin olAulerunt se dùo et Sancto Vincentio cum oinni lionoro
suo et omnibus appendiciis suis et poslea perpetualiter confirma-
verunt. Postea, ipsa Benedicta volens accipere maritum in Prexaco,
cum consensu abbotis et seniorum Sancti Vincentii, dédit unam
nassam in Prexaco et unum christianum qui vocatur Auriolus
Donatus (i) ».
Malgré toute la déférence que nous devons au jugement d'un
savant comme Marca, nous avouerons que, lecture faite du cartu-
laire pour comparer les diiïérentes pièces entre elles, nous ne
sommes pas assuré que le mot de christianum doive être pris ici
dans le sens de ccujot plutôt que dans son acception ordinaire.
Nous voyons bien que le chrétien légué à l'abbaye de Luc était
serf, puisqu'on dispose de lui, mais il ne nous est pas prouvé que
ce fût un chrestiaa dans le sens particulier du mot en béarnais.
Au reste, même en admettant l'interprétation de Marca, tout
ce qu'on pourrait inférer du document en question, c'est que la
condition de chrestiaa n'excluait pas celle de serf, autrement dit,
qu'on pouvait cumuler ces deux situations peu enviables, mais
non pas que la servitude ait été le triste apanage de tous ceux de
(1) CoHeciion ^o^Kîfi aux maniisciits de la Bibliollièque nationale, cote 74.
Cartulaire de l'Albaye de Luc en Béarn, f° 59. — Cette pièce n'est pas
même le cartulaire original, mais une copie authentique faite en 1626, comme en
témoignent les lignes suivantes qui terminent le document : « Le présent extrait a
été fait par moi, Jacques Caudonnec, ch:inoine de Lescar et notaire apostolique,
jjant été collationné sur l'instrument original des donations faites au monastère
de Saint-Vincent de Lue, en la ville de Lescar et en <fton logis, en vertu de la
requête présentée à N. S. du Parlement par Messire Arnaud de Maylie, évesque
d'Oloron, abbé commandataire de l'abbaye et monastère susdit... Et la dite grosse
et extrait faira foy a l'advenir tout ainsi que le piopre original... Ayant laissé en
blanc les noms qui ne paraissaient pas à cause q'ic l'original était mangé et
consumé pour son antiquité, n'y apparaissant aucune trace d'écriture. En foy de
quoy ai signé le dit extrait de ma main propre, en la dite ville de Lescar, le 2.4 oc-
tobre 1626. Caudonnec, notaire apostolique.
— 39 —
cette caste. On a cru trouver, dans l'ancien for général de Béarn,
la mesure exacte de la condition de Cagot, au passage suivant,
Art. G5 : «Si per aventure los dits juratz no poden saber vertadere
sabence qui aure feyt la mala feyta, que aquets de qui hom aure
mala sospieyta, que se esdigue sa maa septabe d'espetitso ab trente
Xpistiaas. » Si par hasard lesdits jurats ne peuvent savoir de
science certaine qui aura commis le délit, que celui de qui on
aura soupçon, se justifie, sa main septième témoin (c'est-à-dire
par six témoignages plus le sien) ou par trente chrestiaas (A).
On a conclu à tort de ce passage que les Gagots étaient au-dessous
des serfs, puisqu'il en fallait quatre pour valoir un témoin ordi-
naire ou trente pour sept témoins, ce qui est la même proportion.
En réalité, les Cagots n'étaient ni au-dessus ni au-dessous des
serfs, mais en dehors de toute hiérarchie sociale, et leur incapa-
cité relative d'ester en justice tenait, comme les autres règlements
humiliants auxquels ils étaient soumis, à l'infirmité réelle ou sup-
posée dont ils étaient atteints. Autant en faisait-on des lépreux.
— « Mésiaus ne doivent pas estre oys en témoignage, car cous-
tume s'accorde qu'ils soyent déboutés de la conversation |d'au-
tres gens »(2).
L'intention de n'appeler les Cagots en justice que quand on ne
peut pas faire autrement, est encore plus patente dans l'art. 170
du même for : « Si per adventure es aucun accusât de mort,., l'ac-
cusât se esdissera ab vi despetits o si no los pot aver, ab xxx cris-
tiaas. » S'il arrive que quelqu'un soit accusé de meurtre... il devra
se justifier par 6 témoins ou, s'il ne peutles avoir, par 30 christiaas.
fi) Anciens fors de Béarn, publiés par Ma/nre et Hatoulet, \n-i", p. 129,
Pau, inipr. Vignaneour, 1844. Le for dont il s'agit est daté parce préambule :
« Soit chose connue que Monseigneur Gaston, vicomte de Béarn, l'an de N. S.
1288, etc »
(2) Coustumes de Beauvoisis.
— 10 —
C'est sans doute en vertu de la même idée (par assimilation aux
lépreux) qu'un article additionnel, inséré dans le vieux for sous
le vicomte Mathieu, en 1398, exempte les crestiaas de la taille :
« Fo establit et ordenat que los caperaas, hospitalees ni crestiaas
deu sedent qui an per las glisies, hospitalariis, crestianaries, no
paguin talhas ni contribuesquen a las donations deu senhor. Actum
a Morlaas lo iv jorns de julli l'an m' iif xcviii. » (Rénovation de
Cour majeur). Mazure etHatoulet, éditeurs et traducteurs des fors
du Béarn, ont rendu ce passage de la façon suivante : « Il fut éta-
bli que les prêtres, hospitaliers ni les chrétiens (cagots) pour l'em-
placement de leurs églises, hôpitaux et crétienneries (maladre-
ries) ne payeront de tailles ni ne contribueront aux donations
au seigneur. » Quelque temps auparavant (1326), le concile pro-
vincial d'Auch, renouvelant les prescriptions du troisième concile
général deLatran, avait défendu d'imposer les clercs, les religieux
et les lépreux : « Statuimus etiam ut de hortis et nutrimentis ani-
malium suorum décimas tribuere non cogantur » (1).
Vers le milieu du siècle précédent, les Chrestiaas étaient, à
Bayonne, réunis en communauté, à la façon des lépreux.
En effet, nous les voyons en 1266, figurer au «: livre d'or » de
la cathédrale de Bayonne parmi les censitaires de Ste-Marie pour
la somme annuelle de six deniers. Ils vivaient dans un quartier
isolé de la banlieue de St-Léon, auprès de la source qui a con-
servé jusqu'à ce jour le nom de « fontaine des Agots. » Autour
de leurs habitations régnaient des jardins qu'ils cultivaient, un
chapelain desservait leur oratoire. On se rendait à leur quartier
par une poterne contiguë à la tour de Sault et qu'on nommait de
St-Lazer ou Lazare (2). Voilà qui sent terriblement la maladrerie.
(1) Sucro sancta, t. x, col. 1530
{i) Livre d'or de la cathédrale de Bayonne, folio 75, aux Archivi-s des
Basses-Pyrénées. — Eludes historiques sur la ville de Bayonne \i3iV iiûca
Balasque et Duhmrens, t. ii. p. 219.
-^ 41 —
Rappelons que les maladreries étaient de vastes enclos, renfer-
mant des habitations pour les malades des deux sexes dont cha-
cun avait sa cellule, des jardins, des vergers et des vignes, une
chapelle et un cimetière. Nous ne nous aventurions donc pas
beaucoup en disant que les chrestiaas vivaient, au XIII* siècle, à
Bayonne, à la façon des lépreux, en une sorte de communauté
censitaire de l'église et sous sa tutelle. Nous les verrons s'éman-
ciper peu à peu de cette dépendance, sans toutefois la secouer
complètement. Ainsi, dans la charte de fondation du village de
Montant en 1308, par Marguerite de Foix, les chrestiaas sont pla-
cés sous la juridiction exclusive de l'abbé de St-Pé, tandis que
les autres habitants sont mis sous la juridiction mixte de cet abbé
et du seigneur de Béarn. — Dans le rôle de feux établi par ordre
de Gaston-Phœbus, comte de Foix, en 1390, pour le village de
Peilas (aujourd'hui canton de Foix, Ariège), nous voyons figurer
Bernât et Amiel, chrestiaas, comme hommes de l'abbé de Foix,
tandis que les autres habitants ne portent pas cette qualifica-
tion. (1)
Les Chrestiaas ne sont pas nommés dans les plus anciens fors
de Béarn. Ainsi le for d'Oloron (an 1080), plus récent que le titre
ducartulaire de Luc dont Marca a fait usage pour essayer de
prouver que les chrestiaas existaient de ce temps, ne parle que
des Mézegs (2). Le for de Morlàas (1220) est tout aussi muet sur
(1) Archives des Basses-Pyrénées, folio 66. E. SIA. Dans ce rôle de feux,
chaque habitant est placé en regacd de son seigneur. Quand ils sont serfs, et il y
en a très peu, ils figurent avec cette désignation, mais tel n'est pas le cas des
Chrestiaas. C'étaient des césiaux (ceasitaiies) et non des questaiix (serfsj.
(2) J'établis, dit Centule IV auteur de la charte, et donne sauveté k cette ville
depuis la maison des lépieux (la mayson deus Mézegs) jusqu'à Mondegorrat.
11 n'y a pas le moindre doute sur le sens du mot méseg. Voy. Du Cange au mot
Miselli « Miselli, Icprosi. — Gloss. lat.-galliLe'^ra, Mesellerie, Leprosus, Me-
siau. — Meselbria, domus leprosorura. »
En langue d'oïl on disait Mésiau, en langue d'oc Mézeg.
Le For d'', MorlUas dit, art. 226 : « Fo jiidyat que si ung homi bent porc mezeg
et aqueg qui compra lo tiouva mezeg, aqueg qui bendut l'aura rcdera l'argent. »
— 42 —
les Chrestiaas (1). G'est'seulement dans le for rjénéml de Béarn
(1288) que nous voyons apparaître ces derniers aux articles déjà
cités. En revanche, il n'y est parlé nulle part des mézegs (lépreux),
quoique le for ait été rédigé au beau temps de la lèpre : silence
significatif et qui donnerait à penser que l'ancien nom avait été
remplacé par un nouveau (2). Quoiqu'il en soit, l'article cité du
for d'Oloron montre que, dès avant les croisades, le Béarn avait
déjà des asiles de lépreux, mais il est certain que Gaston IV, en
entraînant avec lui ses vassaux à la conquête de la Terre sainte et
les ramenant ensuite dans leur pays, dut apporter du même coup
un nouvel aliment à la lèpre, et que la recrudescence de cette af-
fection dans le Béarn, comme dans le reste de la France, date de
cette époque. L'épidémie dura jusqu'à la Benaissance, ne
laissant après elle que des cas sporadiques et une longue géné-
ration de suspects. C'est en cette qualité que les fors de Béarn
réformés en 1552 traitent les Chrestiaas désormais appelés
Cagots ; nous saurons plus tard comment et pourquoi. La rubri-
que de « qualités de personnes » traite distinctement et séparé-
ment des Cagots et des ladres. Art. iv. Los Cagotz no se deben
mescla ab los autres homis per familiara conversation ; avans
deben habita separatz deus autres personnadges. Et no se meteran
davant los homis et femnas a la glisia ni processioos ; a la pena
de una ley major per cascunavegada qui faran lo contrari. Art. v.
Etes prohibit à toutz Cagotz de porta armas autres qu aqueras qui
(1) Du moins n'cmploie-t il ce nom que dans son acception générale pour
déclarer que tout témoin est valide pourvu qu'il soit chrétien, de boi ne
renommée, majeur d'âge et qu'il ne soit ni aux gages de celui qui le présente, ni
ennemi de celui contre qui il est produit. « Tôt Icslimonis es valicios sol que sia
Xpistiaa et de bona fama, etc. {For de Morlàas, art. iA3J. Le mot est bien
écrit de la même manière et avec les mêmes caractères que dans le for général mais
évidemment dans un autre sens.
(-2) C'est ainsi qu'en la langue d'oïl « ladre » remplaça mésiau vers la même
époque, quand les hospitaliers de St-Lazare se furent chargés du soin de» lépreux.
— 43 —
han besonh per lors officis ; suus pena de sengles leys majors, per
cascuna vegada qui faraiilo contrary. Los jurais iiaberan facultad
de se saysir de lors armas. C'est-à-dire : Les Cagots ne doivent
pas se mêler avec les autres autres hommes en fréquentation fa-
milière. Ils doivent habiter séparément. Ils ne se mettront pas
devant les hommes et les femmes à l'église ni aux processions,
sous peine d'une amende majeure à chaque contravention. Il est
également défendu à tous Cagots de porter des armes autres que
les outils dont ils ont besoin pour leurs métiers, sous peine aussi
d'amende majeure à chaque contravention et de confiscation des
dites armes par les jurats.
L'amende majeure n'était appliquée que pour les crimes et les
graves délits. (Voyez Du Gange au mot Lex major). L'article vi de
la même rubriijue est consacré exclusivement aux ladres [los
ladres). Cagots et ladres pouvaient bien passer pour cousins, mais
n'étaient plus confondus. En conséquence, les Cagots perdaient le
privilège d'être exempts de taille pour leurs nouvelles acquisitions
tout en restant indemnes pour leurs anciennes.
Caperaas, Espitalees ni Cagots no pagaran talhas deu sedent qui
han per lors ghsias, espitaus o cagoterias ; mes de ço qui acque-
riran davantadge, pagaran si tais bées son rurals. Les prêtres, les
hospitaliers et les Cagots ne payeront pas les tailles de l'emplace-
ment qu'ils ont pour leurs égUses, hôpitaux et cagoteries ; m.ais de
ceux qu'ils acquerront en outre, ils payeront si tels biens sont
ruraux, (i^* rubrique, art. XXIll^ des Fors et costumas de Béarn,
imprimidas à Pau par Johan de Vingles ah j^rivilégi deu Rey
MDLII. (Arch. des Basses-Pyrénées.)
Labourt, jurisconsulte béarnais du siècle dernier, a commenté
ainsi cet article du for : « La raison de ce privilège, (exemption
de la taille) en faveur des Cagots, est que cette sorte de gens
étant soupçonnés de ladrerie fut au commencement traitée comme
— 44 —
pauvre malade et infecte. En cette qualité, on leur assigna des
maisons séparées des autres, et c'est pour cette raison que cet ar-
ticle les conjoint avec les églises et les hôpitaux, comme les ma-
ladreries, qui jouissaient des mêmes privilèges » (1).
La nouvelle rédaction des fors de Béarn, tout en laissant sub-
sister les règles humiliantes à l'égard des Cagots, indique cepen-
dant un progrès dans leur situation : ils devenaient propriétaires,
non pas seulement des maisons de refuge étabhes en leur laveur
sur le territoire (« de las cagoterias antiques establides fens
lou pais en lour faveur »), mais de bons et beaux domaines dont
ils disposaient à leur guise, de leur vivant comme après leur mort.
A partir du XIV* siècle, les notaires du Béarn enregistrent de
nombreux contrats de vente et des legs faits entre Cagots d'abord'
et plus tard entre ceux-ci et les autres habitants. (2) Quelques-uns
de ces contrats montrent que ceux qui les faisaient n'étaient pas
précisément dénués de fortune, et qu'il s'en trouvait même d'as-
sez dégagés des soucis du présent pour s'assurer l'avenir après
leur mort (3).
(1) Coynrnent aires sur les fors et coutumes de Béarn, par Labourt. Ma-
nuscrit de la bibliothèque du château de Pau.
('2) En 1369, Arnaud Guilhem, maître de la chrestiantad de Lucq, lègue la
moitié de la dite chiestienté, meubles et immeubles, à sa femme, sous réserve
qu'elle ne pourra pas aliéner et que leurs enfants hériteront après elle. Les té-
moins sont deux bourgeois [Arch. des Basses-Pyrénées, E. iAOi, [<^ Ak).
Le 3 mai 1391, Monico, propriétaire de la chrestianladde NaTarrenx, la vend à
Jeannette, fille de Berdolet, chrestiaa d'Oloron, moyennant 56 florins d'or, somme
assez considérable pour l'époque.
Le 2 juillet 1483, Gratian de Lalanne vend à Bertranet chrestiaa de Suz, une
pièce de terre pour 7 florins, vente ratifiée par le seigneur de Sus. (Arch. E.
1604, f° Oi). Le 10 septembre, même année, Labarrère, Cagot de Castelnaut,
lègue sa maison et son jardin a sa femme. [E. i60^, f^ 90] . En 1443 nous
voyons l'affièvement d'une terie de l'abbaye de Lucq, fait à Arnaud, chrestiaa de
Ledeux.
(3) En 1388, Claire, chrestiane de Bougarber, institue un obit ou prébende
dans l'église d'Aubin, k partager entre l'arcbiprêtre et les curés de Momas, Les-
piaub et Cauhios. (E. i922, f^ 31).
En 1429, Bertranet, chrestiaa d'Andeux, reçoit de ses compatriotes la cession
— 45 —
Des actes découverts par M. Paul Raymond montrent qu'à cette
époque et même avant, le public ne dédaignait pas d'utiliser les
connaissances spéciales de quelques-uns de ces parias générale-
ment méprisés. Loin de rester confmés dans la profession de
charpentier, que leur avaient imposée l'arbitraire et le besoin, il
en est qui furent médecins ou à peu près, «Meges » et qui, comme
tels, curaient des plaies, recevaient des honoraires et même étaient
appelés en justice pour déposer. Un autre plus retors trouve
moyen d'exercer la profession de banquier en un temps où le
prêt à intérêt est encore considéré comme usuraire, et même de
cumuler cette industrie avec celle de médecin. Le nom de
cette espèce de Cahorsin, juif incarné dans la peau d'un Béarnais,
et doublé de charlatan, mérite d'être cité. Il s'appelait Berdot (1).
d'un lieu de sépulture, « s'il j)lait à Afs»" l'évesque ». Cette clause condition-
nelle indique clairement que les chrestiaas ne pouvaient être enterrés nilleurs que
dans leur cimetière particulier, si ce n'est de grâce faite par l'autorité ecclésias-
tique, et rappelle le traitement tout k fait semblable imposé aux lépreux.
(1) Derduc de Cazenave promet par devant notaire k Johan, chrestiaa de Méri-
tenh, de lui payer ès-mains ou k son ordre -23 tlorins d'or pour la cure d'une
plaie à la tête. — 19 décembre 138-i.
Maeste P... chrestiaa de Lac et medge, est appelé par le bayle et les jurats de
Lagor pour examiner les pluies qu'Arnaud Barber a reçues, et ap:ès avoir juré et
promis de dire la vérité, il déclare qu'Arnaud a trois plaies « leyaus » c'est-k-dire
majeures, surtout celle qui pénètre dans le ventre, attendu que toute plaie péné-
trante est une plaie leyau. — Du io octobre 137i.
Voilk sans doute un des plus anciens et curieux exemples d'expertise médico-
légale.
Le vieux for de Déarn (art. J64) faisait payer 6 sous d'indemnité au blessé
pour chaque plaie simple et pour chaque plaie « leyau » ou majeure 18 sous
{art. i63). Autant en payait le coupable au seigneur.
Menaud de Camoo et Bernard de Casamaior promettent également devant notaire
de payer a « meste Berdot, chrestiaa et mège cl'Oloron » 3 écus et demi de
Toulouse, 12 de Morlaas a la Notre-Uame de septembre prochain, plus 2 sous
Morlaas d'intérêt. 29 mai 1434. — Ce Berdot figuie comme prêteur d'argent
dans plusieurs autres documents de l'époque.
Ces trois pièces ont été publiées par M. Raymond dans le 1«r yoi, du Congrès scien-
tifique de Pau en 1873, en preuve que les Gagots n'ont pas uniquement exercç
des professions manuelles.
En dépit de ces exceptions, les Etats de liéarn, assemblés en
14G0, demandaient à leur souverain qu'il fût défendu aux Cagots
de marcher pieds-nus par les rues, de pour d'infection, sous peine
de les avoir percés d'un fer, et qu'il leur fut enjoint de porter sur
leur vêtement l'ancienne marque de pied d'oie ou de canard, qu'ils
avaient abandonnée; demande à laquelle il ne fut point répondu.
<L Ce qui fait voir, dit Marca, que le conseil du prince n'adhérait
pas entièrement à l'animosité des Etals, et qu'il n'estimait pas que
ces gens fussent vrayment infectés de ladrerie. »
Cependant les Béarnais y tenaient, paraît-il, car dans le siècle
suivant les Etats assemblés à Sauveterre renouvelèrent la même
demande près de la reine Jeanne, mais sans plus de succès.
Au XVIP siècle, nous trouvons parmi les Cagots d'assez riches
propriétaires, voire même quelques-uns qui singeaient les gentils-
hommes en élevant des colombiers sur leur maison, portant bot-
tes et armes de chasse, conduisant chiens en laisse, etc. (1).
Malgré ces aspirations à s'élever dans la hiérarchie sociale, il s'en
fallait du tout au tout que l'ère de l'égalité fut ouverte pour les
infortunés Cagots.
En -1606, les Etats du pays de Soûle leur font défense, à peine
du fouet, de faire l'office de meunier, de toucher à la farine du
commun peuple et de se mêler aux danses publiques.
En 1610, les Etats de Béarn réclament du gouverneur, marquis
de La Force, l'application des anciens règlements. Leur requête
(1) Chrestiaa ci-dessus possède sa maison, grange, jaidin et vigae de la conte-
nance de 2 journaux ; plus possède autre pièce de teirc, lande et biiradat, terre
labourable, vigne et pré tout e.'i un tenant de la contenance de vingt journaux
2 escats. {Livre terrier de Sérnéac établi en i6S4.) A rch. des Basses-
Pyrénées.
En 16i0, les Etats du Béarn adressent une réclamation an duc de Graniont,
lieutenant-général du roi, pour avoir a défeiidie aux Cagots d'Oloron d'élever des
colombiers sur leurs maisons, et au Cagot de .Mont de s'arroger le port d'armes et
le costume de gentilhomme. Demande à laquelle il fut fait droit.
— 47 —
portait : < Combien que par les articles 4 et 5 du for, rubrique des
qualités des personnes, il soit défendu aux Cagots de vivre fami-
lièrement avec les haljitants, mais au contraire prescrit de vivre
séparés et de ne porter d'autres armes que celles qui leur servent
pour leurs offices de charpentier, néantmoins depuis peu de temps
ils se permettent de trafiquer en vins, graines et autres marchan-
dises, en gros et en détail, d'exercer le métier de marchands de
laine, de louer à leur service des maîtres experts de ce métier,
d'entretenir valets et serviteurs dans leurs maisons, de porter des
armes comme les autres, ainsi qu'il appert de la requête aux dits
Etats présentée par les maîtres experts du commerce des laines
des villes de Ste-Marie, Oloron, Monein, Lucq, Moumour, Gur-
mançon, Arros et Agnos; ce qui n'est autre chose que se mêler
famihèrement contre la disposition dudit for. C'est pourquoi, ils
supphent humblement V. S. qu'il vous plaise défendre et inter-
dire aux dits Caguotz d'exercer ledit état de marchand de laine et
autre commerce que celui des bois, de trafiquer en vin, grains et
autres marchandises sinon en gros seulement des fruits venus sur
leur ten-e et de porter aucunes armes que celles qui leur sont
nécessaires pour leur dit métier, sous peine d'amende pour la pre-
mière fois et de peine corporelle pour la deuxième; et, dans le
but d'éviter ledit commerce et familiarité avec les autres, qu'il
vous plaise ordonner qu'ils seront distingués des autres habitants
du pays par certaines marques qu'ils porteront en lieu apparent
telles que par V. S. sera ordonné ». (1)
L'exclusion de la communauté et du droit commun est renou-
velée par les Etats de Navarre, un demi-siècle plus tard. « N'étant
(1) Cahier des Etats de Béarn: 1606 a 1621, vol, 3.
En marge de l'original conservé aux archives de Pau, on lit écrit de la main du
gouverneur ou de son secrétaire: « Lo coniengut au 4« et tf- articles deu for»
rubrique des quiiliîatz de personas, seran exactement goardalz et observatz a penc
aux contrevenants d'estre punitz de las pênes portades por los ditz artigles »,
— AS —
pas permis aux Cagotz par les anciens règlements des Etats de
Navarre de se mesler avec d'autres personnes par mariage ou
autrement, ny de porter des armes à feu, ni autres armes tran-
chantes ayant pointe, il a été arresté aux Etats, dans la séance du
8 juillet 1872, que lesdits règlements sortiront leur plein et entier
effait (i).
Les historiens du temps reflètent peut-être mieux encore que
ces règlements administratifs l'animadversion populaire contre les
parias dont nous nous occupons. Paul Merula en parle de la façon
suivante dans un chapitre qu'il leur consacre sous le titre de •
« Despectum genus hominurn in Vasconià. — Detestati sunt. . . .
Habentur pro leprâ infectis — Creduntur alios inficere. — Omnium
halitus et os grave olet, inde ingrati quid odoris manat in cons-
tantes et conloquentes. — Quid quid sit, maledictionis perhibetur
genus quod ab majoribus in posteros manifestatissimis indiciis
derivatur (2).
Le sage Oihénart qui, mieux que Merula, connaissait les Cagots,
parce qu'il vivait dans le pays, ne garantit rien des imputations de
ladrerie et de puanteur dont on les charge, attendu qu'elles ne
relèvent probablement que des préjugés du vulgaire : mais ce
qu'il peut affirmer, c'est que les Cagots sont l'objet du mépris
public, exclus de la communauté et qu'il leur est interdit de con-
tracter mariage en dehors de leur caste (3).
(1) Délibérations des Etats de Navarre, registre 17 — 1866 a 1710, aux
arch. de Pau.
(2) Paulus Merula — Cosmor/raphia, purs 2, liher iir, caput 58. Paris 1603.
(3) « Ipse vera prœslare nolim : vereorenim ne piœjudicatis vulgi opiniijnii)us
potiusqiiam cerlis expe; imentis, liorum iides co'istet. Non abnueiini tanien., illos pu-
biico conlemptu laborare et adeô etiam in proprih nafali hunio pcregrinorura loco
haheri ut nequc àl reipublicœ munera vel honores ipsis aditus paleat neque rébus
inter ejusdem vici ait pagi incolas proniiscuis usquequa iiti concedatur. Connubio
autem et coinmunivictu cini nostrisnon tantuni iis interdicitur, sed insuper decreto
Curiœ Burdigalensis, in piiblicuin prodire prœterquam calceati et prœtexto vesti
— 49 -
Cependant le temps était venu où les proscrits allaient trouver
des défenseurs. Vers la fin du XVII* siècle, arrivait dans le Béarn un
intendant dévoré de zèle pour le service du roy, surtout soucieux
d'en faire montre. C'était M. du Bois-Baillet. Les plaintes et les
revendications des Cagots qui n'acceptaient pas sans protester
leur injuste proscription, arrivèrent bientôt à ses oreilles. En finan-
cier doublé de courtisan, il trouva le joint de placer une grâce
royale en bon lieu et à deniers comptants. Il s'aboucha donc avec
les Cagots, près desquels il se fit fort d'obtenir de S. M. le redres-
sement de tous leurs griefs, moyennant un léger tribut ; puis il se
hâta de faire part à Colbert de la proposition de ses administrés.
Le ministre reçut d'un œil bienveillant, comme elle le méritait,
cette communication et donna l'ordre à son intendant de poursui-
vre l'alïaire, pourvu qu'elle allât à 30 ou 35,000 livres. Du Bois-
Baillet tenant à se montrer plus royaliste que le Roi, ou du moins
que son ministre, écrivit la lettre suivante à Le Pelletier, contrôleur
des finances, qui venait alors de succéder à Colbert (1683).
« Monsieur, je me donne l'honneur de vous envoyer le projet
de déclaration que j'ay dressé pour l'affranchissement des Cagots
perspicue panni rubri segmento, intciposila verberum pœna, probibentur. In pleris-
que municipiis semota k vulgo domicilia , in templis quoque segregata stationes et
peculiares aquai lustralis liydrias assignalas babent. Itkque sordidis et illiberalibus
artibus dediti, vilem et jbjectam vitam ducunt. « Christanorum » olim nomine
nuncupatos fuisse, e conipluribus vetustis monununlis liquet : nequè bactenùs
apud nos ea ncmenclatura obsolcvit : ipsi vicissim nestros « pellutos » boc est
pilosos vel comatos vocant: undèk non nuUis inepte non conjicitur eos Gothorum qui
olim Aquitaniam habucre, reliquias esse : et tam grave in Vasconibus, horum vi-
lium capitum, faslidium, k veteris istius gentis in Gothos, perpétues sui nominis
hostes, odio natum. a Christianoruiny> etiam appellationera ab eàdem gente
nondum christianU religione imbutà, Gotbis iuipositum in hâc Gothorum veluti fœce,
ad nostram memoriani integram remasisse : « pelluti » demum sive comati no-
minis rationem ad priscum aquitanorum comam alendi morera referendam esse.
(Notitia utriusque Vasconise elc, authore Arnaldo Oihenarto Mauleonensi (Mauléon
est une ville des Basses-Pyrénées.) Parisiis, 1687. Un vol. in-i", pages -tU-iiS).
— 50 —
avec lesquels j'ai réglé toutes choses soubs votre bon plaisir, et
suis convaincu de leur faire payer, pour jouir du bénéfice de cette
déclaration, chacun 2 louis d'or. Quoique la somme soit peu consi-
dérable, néantmoins j'ai cru que c'était assez, à cause de la pau-
vreté de ces gens-là ; et le grand nombre qui s'en rencontre dans
cette province, fera monter cette contribution à la somme de 45 ou
50,000 livres. Comme je me suis donné l'honneur de vous le man-
der, j'attendrai qu'il vous plaise m'ordonner pour terminer cette
affaire avec les gens qui se sont présentés pour en faire les deniers.
« J'ai cru que, comme cette nature de gens est fort incognue en
d'autres lieux, vous ne seriez pas fâché que je vous envoyasse ce
que j'en ai pu recueillir et dans les livres et dans les registres du
Parlement, J'en ai dressé un mémoire que je me donne l'honneur
de joindre à cette lettre. Pau, ce 7 octobre 1683.
« Du Bois Baillet. »
Voici ce mémoire, inédit comme toute la correspondance de
l'intendant du Béarn, et qui mérite que nous en publiions ici tout
au moins les principaux passages :
€ Il y a dans les provinces qui composaient autrefois la Novem-
populanie, dont la ville d'Auch est la capitale, des gens reconnus
sous le nom de Christians, Agots, Cagots ou Capots. Ces gens
sont séparés du commun des autres hommes, sans qu'il leur soit
permis d'habiter dans les villes, bourgs ou villages, mais simple-
ment dans des lieux séparés et éloignés, des habitations que l'on
appelle le quartier des Cagots. Ils ne sont point appelés aux as-
semblées ni aux charges des communautés. Il leur est défendu, à
peine de mort, de faire alliance avec d'autres pesronnes que celles
de leur secte. Ils ont une place particulière dans les églises et
une porte séparée pour y entrer. Il leur est défendu de baiser la
paix. On ne leur offre point le pain bénit et ils ont des cimetières
particuhers pour enterrer leurs morts. Il leur est aussi défendu
— 51 —
de porter aucune arme ni de s'adonner à autre raestier que celui
de charpentier. Ils sont enfin regardés comme des personnes in-
fâmes et estaient obligés de porter sur leur toque, pour marque
de leur infamie, des pieds d'oie ou de canard.
« Les auteurs sont fort embarrassés à trouver l'origine de ces
sortes de gens, comme on l'est d'ordinaire dans des choses qui
sont fort anciennes et dont on ne trouve point des vestiges cer-
tains. Monsieur de Marca, dans le xvi^ chapitre de son histoire,
pense qu'ils descendent des Sarrazins •
« D'autres pensent, et c'est l'opinion qui me paraît la plus vrai-
semblable, que c'est un reste des Goths. Cette opinion s'est éta-
blie par leur nom de Cagot qui veut dire Chien de Goth
« Il semble qu'il ayent cru eux-mêmes estre de ces Routiers de
Béarn qui servirent le comte de Toulouse du temps des Vaudois
et des Albigeois, qui furent excomuniés par Innocent III et par là
s'attirèrent l'adversion de tous les peuples
« Je dois seulement vous faire remarquer que ces gens ont tou-
jours réclamé contre cette séparation des autres hommes dans
laquelle ils étaient obligés de vivre; qu'en 1514 ils présentèrent
leur requête à Léon X, et qu'ils obtinrent une ordonnance de l'of-
ficial de Pampelune en 1519, qui n'a eu exécution que pour ceux
qui sont sujets du Roy d'Espagne, ayant été reçus d'une ordon-
nance de l'empereur Charles V, de 1520, pour ce qui regarde les
effets civils
a En 1562 ils obtinrent du Roy des lettres patentes qui leur ac-
cordèrent d'être traités comme les autres subjects ruraux, pourvu
qu'ils fussent trouvés sains de leurs personnes. Mais ces lettres ne
furent point enregistrées.
— 52 —
« En IGll, ils présentèrent une requête au Conseil de Navarre
qui fut renvoyée aux Etats
oc ... 11 ne paraît pas que depuis ce temps on ait rien statué sur
cette requête. Tout ce que l'on voit, est qu'en exécution d'une or-
donnance du sieur de La Force qui était gouverneur duBéarn en ce
temps-là, ces Cagots furent visités par les nommés Noguès et
Perrey, habiles médecins, qui les firent saigner, examinèrent leur
sang et dressèrent leur rapport, par lequel ils disent qu'ils sont
comme les autres hommes et qu'ils ne sont touchés d'aucune
maladie qui les puisse empêcher de fréquenter et se mêler avec
le peuple qui ne doibt rien appréhender de leur part >
Suit le projet de déclaration royale ou lettres patentes pour
l'affranchissement des Cagots :
« Louis, par la grâce de Dieu, roy de France et de Navarre, etc.
a La liberté ayant toujours été l'apanage de ce royaume, et un
des principaux avantages de nos sujets, l'esclavage et tout ce qui
en pourrait donner des marques en ayant été banni , nous avons
appris avec peine qu'il en reste encore quelque marque dans notre
royaume de Navarre et dans les provinces qui étaient autrefois
connues sous le nom de Novempopulanie, qui sont celles qui dé-
pendent des diocèses d'Auch, Bayonne, Dax, Lescar, Oloron,
Aire et Tarbes, dans lesquels il y a une certaine classe de gens
qui y sont considérés en quelque manière comme des esclaves,
estant assujettis à de certains services, attachés à suivre une
même profession, séparés du commerce des autres hommes, les-
quels gens sont connus dans ces provinces sous les noms de
Christians, Agots, Cagots et Capots ; sans que l'on puisse précisé-
ment savoir la raison de cette distinction, contre laquelle, comme
contraire aux lois générales du royaume, ils ont toujours réclamé
et même obtenu des lettres patentes de notre très-honoré sei-
gneur et père Louis XIIL Désirant traiter lesdits Cagots avec
— 53 —
bonté, effacer toutes les marques de l'esclavage qui peuvent en-
core rester sur les terres de notre obéissance, entretenir l'égaliié
entre nos sujets et lever toutes les distinctions qui, n'estant esta-
blies que sur une erreur populaire, ne servent qu'à troubler la
concorde entre nos sujets: à ces causes, nous avons éteint et sup-
primé toutes les distinctions qui pourraient estre entre lesdits
Ghrestians, Cagots, et nos autres sujets, pour qu'ils jouissent à
l'advenir des mêmes privilèges et advantages ; et, à cet effet, abo-
lissons les dits noms de Christians, Cagots, Agots et Capots, faisons
défense, à peine de 500 livres d'amende, d'appeler ainsi par injure
nos dits sujets affranchis par les dites lettres. — Voulons qu'ils
soient admis aux ordres sacrés et reçus dans les monastères,
qu'ils soient placés dans les paroisses de leur demeure indifférem-
ment avec les autres habitants, qu'ils puissent aller à l'offrande,
prendre et rendre le pain bénit, chacun à leur tour, et que les sé-
parations qui sont dans les églises des places qu'ils occupent, se-
ront abattues, et les portes de leur entrée bouchées.
« Prions et ordonnons aux évêques des diocèses, ci-dessus mar-
qués, de tenir la main à l'exécution des deux précédents articles.
« Permettons à nos sujets affranchis de choisir leurs habitations
où bon leur semblera, même dans les villes.
« Voulons qu'ils puissent être choisis pour toutes les charges des
communautés dans lesquelles ils feront leur demeure, tant hono-
rables qu'onéreuses, qu'ils soient appelés aux assemblées des
communautés dont ils font partie.
« Levons les défenses qui leur sont faites, tant par les coutumes
des lieux que par les arrêts de nos parlements, de contracter ma-
riage avec nos autres sujets.
« Laissons liberté de choisir telle profession qu'il leur plaira, les-
quels mestiers ils pourront exercer et y être reçus maîtres, suivant
l'usage des lieux, sans aucune distinction d'avec nos autres sujets.
4
— 5'i —
« Permettons de porter pour la défense de leur vie les armes
permises par nos ordonnances.
« De tous lesquels privilèges, franchises et immunités, voulons
et nous plaît que les dits particuliers jouissent, en payant néanmoins
les sommes auxquels ils seront modérément taxés en notre Con-
seil.
« A nos amés et féaux conseillers les gens tenant nos cours de
parlement de Toulouse, Guienne et Pau » (1).
Il n'y a pas lieu de prendre le change sur le sens du mot affran-
chissement appliqué aux Cagots. Dans l'espèce, il ne s'agit pas de
l'abolition de l'état de servage, mais de certaines servitudes léga-
les ou arbitraires désignées par le même décret. Louis XIV, avec
toute sa puissance, pouvait bien affranchir les Cagots de ces servi-
tudes, mais non pas des préjugés revêches des Basques et des
Béarnais. Ceux-ci répondirent au décret par des chansons, et tout
continua du même train :
A haig dounc la Cagoutalhe
Destruisiam toutz lous Cagotz
DestriUsiam la Cagoutalhe,
A baig dounc toutz lous Cagots !
A quoi les pauvres parias répondaient :
Eîicoàre que Cagotz siam,
Toutz qu'èm hilhs deu pay Adam.
Quoique nous soyons Cagots,
Nous sommes fils du père Adam.
Diu, coum lous auts ben a creaiz,
Per eth nous 71' èm point rejetatz.
Dieu comme les autres nous a créés
Par lui nous ne sommes point rejetés !
(1) Archives nationales, Colc : G, 1, Intendance de Béarn. 1683.
— 55 -
Nous frihalliam ta paaniinja
Et au ccti mey tard arriba.
Nous travaillons pour manger du pain
Et pour plus tard arriver au ciel.
Mais les Béarnais ne se laissaient point désarmer par cette
pieuse résignation : les insultes pleuvaient dru, et quelquefois les
coups dans des rixes entre jeunes gens des deux classes, quand les
offices du dimanche les rapprochaient forcément les uns des au-
tres, ou quand un mariage de Cagots donnait occasion de faire
un bon charivari. On criait aux gens de la noce :
D'onn ben aquere Galimachie ?
De cent mile lègues per darrè la Turquie.
Et à la mariée :
Qu'a un hourat a la camise,
La meytat deu darrè qu'au pa.
C'est qu'on ne trouvait pas bon que les Cagots propageassent
leur race, quoiqu'ils ne fussent guère que deux mille à deux mille
cinq cents, d'après le calcul de Du Bois-Baillet (1). N'importe,
c'était encore trop pour les Béarnais qui chantaient :
Si tous tous Cagotz abcn eigs galoches,
Heren autant de rouit coumcinq cent- carroches.
Si lis Cagots portaient, eux, des galoches,
Ils feraient autant de bruit que cinq cents carrosses (2).
Le Parlement de Navarre qui n'a pas eu l'initiative de l'affran-
(1) En effet. Du Bois-Baillet estime qu'à raison de 2 louis d'or par tête, il en
pourra tirer 45 a 50,000 livres. Or le louis d'or en ce temps valait 10 livres.
(2) Ces fragments de chansons béarnaises sont extraits de l'Histoire des Races
Maudites de France et d'Espagne par M. Francisque Michel, qui a eu le mérite
de recueillir in-extenso ces compositions populair«is qui jettent un jour curieux
sur les rapports entre les Cagots et les autres habitants du Béarn et du pays basque*
— 56 —
chissement des parias pyrénéens, comme on le croyait jusqu'ici,
eut hiontùt à intervenir pour que les lettres patentes du roi ne
fussent pas lettres mortes. L'année 1722, sur la plainte des Cagots,
il rend un arrêt qui défend à tous les habitants du ressort de dis-
tinguer les suppliants des autres sous prétexte de ladrerie, cago-
terie ou vice de naissance, dans les églises et les assemblées pu-
bliques ou particulières ; enjoint de les admettre aux confréries et
autres assemblées pieuses, avec défense de les distinguer dans les
églises des autres habitants ; ordonne qu'ils entreront, comme les
autres, sans aucune différence dans les charges onéreuses et ho-
norables du corps de la communauté des villes, bourgs et villages
du ressort (1).
C'était le moins qu'on pût faire pour des gens qu'on avait fait
entrer dans le droit commun vis-à-vis de l'impôt. En effet, dès
l'année 1707, ce même Parlement avait ordonné que les maisons
et les terres des anciennes cagoteries seraient sujettes à la taille
et aux autres charges de la communauté, comme les nouvel-
les acquisitions des Cagots, déjà frappées, — on se le rappelle —
par le nouveau for en 1551.
Les derniers privilèges de ces braves gens s'en allaient plus vite
que leurs servitudes. La preuve, c'est qu'à la fm du xvii' siècle,
voici comme ils étaient traités dans le diocèse de Bayonne, d'après
un rapport fait au chapitre de la cathédrale : « Les Gots, à l'église
de ladite paroisse, se mettent dans un coin à part des autres pour
entendre la Sainte-Messe et les autres offices et ont un bénitier à
part. On ne leur donne pas la paix que lorsqu'ils ont quelqu'hon-
neur de leur nation gote. Alors, ils ont accoutumé de venir à
l'offrande après que tous les autres ont offert et on leur donne la
paix avec la croix qui est au bout de l'étole, au lieu qu'aux autres
on la donne avec une croix d'argent. Fait à Arbonne, le 22 janvier
(1) Aich. des Basses-Pyrénées, B. 4812. (Registres du Parlement de Navarre.)
— 57 —
1693 par moy d'Etchevery, curé » (4). Il est plus que probable
qu'Arbonne n'était pas le seul village des Basses-Pyrénées oU les
choses se fissent de la sorte.
En 1756, les pénitents blancs de la ville de Pau firent beaucoup
de difficultés pour admettre dans leur confrérie un riche bourgeois,
parce qu'il était d'origine cagote. Mais, après des instances réité-
rées, discutées en séance générale de la société, on l'informa que,
moyennant 100 écus (les autres memnres ne payant que 6 livres),
il serait admis ; ce qu'il accepta.
Cependant, il est juste aussi de dire que déjà les préjugés com-
mençaient à s'effacer. En effet. Maria nous apprend que, de son
temps (1767), « presque toute la province s'est désabusée du pré-
jugé d'après lequel on tenait les Cagots pour lépreux » (2). Un
béarnais qui écrivait en 1792, Hourcastremé, nous affirme que
depuis longtemps les Cagots, quoiqu'encore pour la plupart char-
pentiers, menuisiers, tourneurs, pouvaient prendre le métier qui
leur convenait, que quelques-uns même acquéraient des terres
nobles et qu'il n'y avait pas de bonnes fêtes à Navarreins et dans
les environs sans que le violon des Campagnet, famille de menes-
triers très appréciés, quoique Cagots, fit danser la compagnie.
Le gouvernement révolutionnaire n'eut aucune disposition nou-
velle à édicter en faveur des Cagots ; mais ceux-ci profitèrent na-
turellement d'un régime qui passait le niveau sur tous les rangs.
Ils en profitèrent encore pour faire disparaître, autant qu'ils pu-
rent, les titres de leur famille couchés sur les registres des pa-
roisses de façon déplaisante pour eux (3).
(1) Ârch. des Basses-Pyrénées, G. i52.
(2) Mémoires et éclaircissements sur le for et coutumes de Béarn^ir
M. (le Maria. Manusciit in-folio de \x l)ii)liothôq!ie du cliûtcau de Pau, pages 7 et
10i>.
(ô) 1» Le "10 novcnib:e 1696, Arnaud de Bergeras, d'Osserain, capot faisant le
métier de tisserand et Marie du Heugue:c, aussy capote, ont été espousés dans
— 58 ~
Mais Ifs jinciens parias firent mieux que de détruire des actes
d'état civil ; ils se mêlèrent avec leurs concitoyens sur les champs
de bataille, et fjuelques-uns surent acquérir la vraie noblesse, celle
dont parlent Juvénal etBoileau, en servant leur pays avec distinc-
tion. Tel fut Dafresne, le plus grand Cagot du Béarn, au dire
d'Hourcastremé ; il géra les finances de la République de telle
sorte ({ii'à sa mort, Bonaparte, voulant perpétuer le souvenir de
son administration habile et intègre, ordonna que son buste serait
placé dans la grande salle du Trésor public. C'est une gloire ou-
bliée que je rappelle aux Béarnais (1).
l'église diidil lieu par moi (l'Etcliessary, curé (Registres de la 'paroisse d'Escos
t. ler, 1660-1696.)
2'^ Guiltiein de Jo'ingros, Cagot, mourut muni des sacrements le 25 septembre de
l'an 1665 et fut enscvely dans le cimetière des Cagots devant Balère, le 26 dudlt
mois, par Bernard Labeyrie, curé. [Registres de la paroisse de Sévignac.)
ô" Jean de S*-Martin, du village, Capot, fils légitime de Jean S*-Martin et de
Marie de Diipla, sa femme, est né le \i^ février 1692, et a été baptisé le 15^ dudit
mois. Cazaubon prêtre. {Registre des baptêmes, mariages cl enterrements
de la paroisse de S^-Martin de la ville de Salies faits du 6- octobre i667
à i69% folio 169.)
-io Si.xicsme octobre mil six centz septante neuf, nasquit Marie d'Etcliegaray,
fille légiiime d'Enautde Carricaburu, natif du lieu J'Arbouet en Mixe, et de Jeanne
de Landaburu, maîtres de la maison d'Etcheganay de Cbubitoua, et a esté baptisée
le quinziesme dudit mois. Son pariain a élé Domingo de Carricaburu du lieu d'Ar-
bouet, et sa marraine Marie de Gastigar, de S'-Estienne de Baigorri, tous Cagols •
ce que j'ai oublie d'escrlre en son lieu. D'Iriart curé. [Registre des baptêmes
de la paroisse d'Anhaiix, p. 39.)
(1) Dufrcsne (Bertrand) né à Navarreins, Béarn, en 1736, mort en 1801. Ap-
paitenant a une famille pauvre, il ne dut sa fortune qu'à lui-même Après avoir été
commis chez un négociant de Bordeaux, il vint 'a Versailles, y fut employé dans
les buieaux des liffaires étrangères et devint receveur-général à Rouen, par la pro-
tection de Necker, puis intendant général de la marine et des colonies, directeur
du Trésor public (1790) et obtint le titre de conseiller d'Etat. En 1797 il fut élu
député de Paiis au conseil des Cinq cents. Ecarté des affaires par le Directoire
poui' ses rappoi'ls sévères sur l'étnl des finances, il fut rappelé après le 18 bru-
maire au poste de directeur du Trésor public et se montra digne de la confiance
du l^" Consul. Il fit dans ses bureaux de nombreuses suppressions, donna l'exemple
— 59 —
Depuis le commencement du siècle, il n'y a plus de Cagots,
c'est-à-dire de parias, mais seulement des descendants de Cagots.
Ce n'est pas à dire que le préjugé soit complètement effacé et que
la routine ait partout rendu les armes. Les petites portes à l'église
de maint village sont à peine bouchées, le petit bénitier à peine
desséché, et les corps des derniers maudits à peine consumés
dans le coin réservé du cimetière. Il reste encore des témoins de
ces humiliantes distinctions, et j'ai pu recueiUir leurs souvenirs.
Mais il est consolant d'ajouter que les préjugés s'effacent en rai-
son directe du carré des distances, surtout depuis d830, même
dans les vallons les plus reculés de nos montagnes. Les aUiances
mixtes qui naguère encore souffraient des difficultés, n'en ren-
contrent presque plus et la fortune égalise parfaitement les rangs.
de la plus sévère probité, et contribua, par l'ordre admirable qu'il établit dans la
comptabilité, h faire renaître le crédit public. Il mourut en 1801. [Biographie
générale, Firmin Didot, t. xv. I>aris 1856.)
Cf. Aventures de Mcssire Anselme par Hoiircaslrcmé. 2 vol. Piris, 1792.
CHAPITRE III
LES GRHETS ET CftPOTS
DE GUIENXE-ET-GASCOGNE ET DU LANGUEDOC
Les Gahets de Guienne, anciennement dits Gafets, font leur
apparition dans l'iiistoire en même temps que les Ghrestiaas du
Béarn et de la Navarre.
Le 14 novembre 1287, noble dame Rose du Bourg lègue, par
testament, 20 sous aux « Gaffets de Bordeu » (Bordeaux).
Le 20 mai 1300, Pierre Amanieu, chevalier, captai de Buch,
lègue aux mêmes 50 sous (d'or).
Le 2 avril 1328, noble dame Asalhide de Bordeaux, épouse de
noble et puissant baron Pierre de Grailly, vicomte de Benauges et
de Castillon, « a leyssat a tôt lo communal dels Gafets de Bordeu
detz libras una veiz pagaduyras... Item a leyssat a totas las
maysons dels Guafetz de las honors de Benauges, de Castelhon
sur Dordogne et de Caslelhon-de-Medoc : detz libras. » (1).
Qu'étaient donc ces Gafets et d'où leur venait ce nom? Le mot
fjafet dérive du roman gaf, croc, crochet, d'où nous avons fait
gaffe et les Espagnols gaf a, mots qui ont le même sens. En langue
d'Oc, gaf signifiait croc, gafet crochet et en gafet en croc ou
(I) Collection Doat à la Bibliolh. nat., t. xlii, fol. 68-95. — Variétés Bor-
delaises, pnr l'abbé Baureln, t. iv p, i5. Bordeaux, 1786.
— 62 —
crochu (1). L'espagnol a, gafete, crochet, agrafe, et gafo, pour dé-
signer celui qui a les mains croches par suite de la contracture ou
rétraction des muscles fléchisseurs des doigts. Or, nous savons
que c'est là un des principaux symptômes de la lèpre anaisthétique
(voir au chap. l^'). Il n'est donc pas étonnant que le mî-nie mot
ait servi en Espagne à désigner les lépreux. En effet, le diction-
naire de l'Académie espagnole indique cette signification, qui
est tombée en désuétude, mais qui était très-usitée autrefois (2).
Eh bien, en même temps que les Elspagnols avaient le mot gafo
pour lépreux, les Gascons avaient, dans le même sens, « gafet »,
dont ils ont fait plus tard gahet, par une substitution de lettre
dont on pourrait citer bien des exemples dans les idiomes méri-
dionaux. C'est ainsi que le verbe gascon gahar , accrocher,
était primitivement, gafar comme le verbe espagnol du même
nom et comme notre verbe gaffer , qui ont le même sens.
Que gafet ait eu en gascon le sens de ladre, les preuves en sont
multiples :
Ainsi, la Coutume de Marmande, en 1396, défend aux gafets
(!) Lexique roman de Raynouaid, t. iii, el Dicciounari moundi ou Dic-
tionnaiie de la langue toulousaine à la suite de Las obros de Pierre Goudelin,
à Toulouso, 1713. — Diction. Jangucd. -franc., par l'abbé Des Sauvages, à
Nismes, 1783.
(2) Gafo, fa, adj. El que tieiie cotitraidos los nervios de las nianos o de los
pies de modo que no puede moverlos. — Lat. Nervis contractis laborans.
El que padece la enfernicdad Uamanda gafedad o lepra. Lat. Leprosus.
Gafedad, s. f. La contraccion o cncogimienlo de los nervios en las manOs o pies.
Lat. Nervorum contractio. — Cierto genero de lepra que no solo corrompe y
pudre hs carnes, sino que pone los dedos dt*. l^is nianos encorvados y ttrtidos à
modo de las garras de las aves de rapina. Lat. Lepra.
Gafez, V. Gafedad. {Diccionurio de la academia esy>aJîo/c(, Madrid, '18'22.)
D" José Yanguas y Miranda, dans son « Diccionario de las palabras anti-
guadas (surannées) ciue contienen los documentos exisientes en los archivas
générales y municipales de Navarra, P;iniplona 1834, dit : Gafo, lepioso.
— Gaferia, hospital de leprosos.
Covarrubias, Tesoro de la lenga caslcUana, p. i2l. dit : « Advicilc que
lepioso y gafo es toda una niisnia cosa. »
- 63 —
d'aller pieds nus par la ville et sans un « signal « de drap rouge
appliqué sur le côté gauche de la robe. Elle leur enjoint, s'ils ren-
contrent homme ou femme, de se mettre à l'écart, et aussi loin
que possible, jusqu'à ce qu'ils soient passés. Défense leur est faite
d'acheter ou boire dans les tavernes, de vendre ni faire vendre
quelque comestible que ce soit, de boire aux fontaines de la ville.
La Coutume établit, de plus, que lesdits lépreux « lebros « ne
doivent demeurer en ville ni s'y asseoir, excepté les jours de fête
et le lundi matin, devant l'éghse des Frères Mineurs, près des
fossés, où ils ont d'ancienneté habitude de le faire (1).
La Coutume du Mas d'Agenais (aujourd'hui chef-lieu de canton
de Lot-et-Garonne), rédigée huit ans avant la précédente, porte :
a Que nulle personne n'achète de bétail ni de volaille, pour les
vendre, de Gafet ni de Gafète ni n'en reçoive d'eux en commis-
(1) Asso son los establimens de la vila de Mamianda loscals an feyl far et escrime
Jacme de Lacruizca et Griinon Pelirey, l'an mcccxcvi (1396).
§ 114. Contra los Gaffefs que entran en la vila sens scnhal.
Han plus establit.... queGiffetni Gaffera estianh ni privât (étranger ni indi-
gène), petit ni grans, no intra dens la vila de Marmanda sens senal de drap ver-
melh.... en la rauba sobirana e descubert davani, a part esquera, en pena V s.
(S sous d'ameiide).
§ 1 13. Citm no angan pes nut.
Han establit plus que no anganl pes nut per la vila e caiit s'encontranran ab
home 0 ab femna qu'es remangen a la une part del camin, tant t'oia como poyr.in,
entre que home ne sia passât, en pena de V s...
§ 116. Cuni no dcven veve vin ni comprar en tabcrna.
Ni venden ni fassan vene porc ne creston ni altra bestia mindjadoyra ni nuUa
autra causa mindjadoyra, en pena de 45 s.
§ 117. Cum no dehen beve a las fons de la vila ni trayfc oly de uolz
(ni extraire de l'huile de noix).
g lis. Cmn los Gaffets no deven intrar en la vila sino lo dilus (le lundi)
Et plus estaWiren que los dits lebios (lépreux) no denioiian en la vila ni se.
aselie.; en pena de V s. delsquels sia lo lers a la vila e l'ters al senbor, c Tiers als
crestias de la vila qui los penhorien. Exceptât que en las festas e al dilus de matin
puscan estaret sezer davant la gleysa dels fiays niinuts al los on auciananient an,
accostumat a sezer deverl lo fossat. [Archives de la Gironde, t. v, p. 239-242).
— G4 —
sion pour les vendre au Mas d'aucune façon, ni que nul loue Gafet
ou Gafète pour vendanger. »
La Coutume de Condom ordonne de leur abandonner les viandes
corrompues confisquées aux bouchers (1).
Vers la même époque, les Gahets de Bordeaux étaient rassem-
blés dans un faubourg qui leur était affecté et où ils formaient une
sorte de communauté (lo comunal dels Gafetz). Ils y avaient une
chapelle particulière appelée Saint-Nicolas des Gahets, autour de
laquelle ils cultivaient des vignes. En -1437, ils payaient pour cela
un cens de 16 sous au chapitre de la cathédrale Saint- André (2).
On se rappelle qu'à Bayonne les Ghrestiaas vivaient exactement
dans les mêmes conditions.
Eh bien, dès cette époque, les Gaffets étaient aussi désignés par
le nom de Crestians. En effet, le 13 juillet 1320, Giraud de Calba-
nar, notaire royal, constate qu'étant sur le chemin royal, vis-à-vis
de la Chrétiennerie (Grestianaria) de Sauveterre-de-Guienne, le
prévôt royal lui a demandé de constater par un acte public qu'il
avait défendu aux habitants de Sauveterre d'incendier la dite
chrétiennerie ni d'y faire aucun dommage, ce que le notaire cons-
tate. En même temps , maître Bernard Gogute demande de
constater aussi que les habitants de Sauveterre étaient prêts à
aider le prévôt à arrêter les Pastoureaux ou tous autres qui brûlas-
sent la dite chrétiennerie ou lui fissent dommage (3).
Que la Chrétiennerie de Sauveterre incendiée par les Pastoureaux
fût un asile de lépreux, c'est ce qui paraît résulter du rapproche-
ment des dates et des événements historiques. En effet, cette même
année, 1320, une troupe de Pastoureaux, ayant passé la Loire, en-
(1) Coutume du Mas d'Agenais et Coutume de Condom citées par Fnnc.
Michel dans le texte original : Op. cit., t. i, p. 182.
(2) Fianc. Michel, Op. cit., t. i, p. 166. d'après le manuscrit original.
(3) Constatalio:) de l'inccndiiî ilc la Clwclicnncric de Sauveterre. [Arch. hist.
de la Gironde, t. vi, n^ 160.)
— 65 —
sanglanta la province de Guienne dont les lépreux, alors fort nom-
breux, étaient accusés de s'être concertés avec les Juifs pour
empoisonner les fontaines; et, faisant main basse sur les uns et les
autres, brûlant leurs asiles, elle commit tant de désordres, que le
gouverneur de Languedoc donna la chasse à cette troupe de ban-
dits et la tailla en pièces sous les murs de Carcassonne.
Nous avons les plus fortes raisons d'avancer que le nom de Chres-
tian ou de Chrétien a été un euphémisme employé pour désigner
dans le Midi de la France les lépreux, comme, au Nord de la Dor-
dogne, les mots ladre, nom vulgaire de Lazare et frère malau
(malade).
Un poète contemporain de PhiUppe-le-Long, dans une poésie
intitulée « Un Songe » et dédiée à ce même prince, disait :
Ami, sais-tu nulles nouvelles?
Ouil, assès, et quelles? — Celles
Qui courent au monde orendroit.
Lors chaçoit-on de mainte guise
Et mainte grant beste y fut prise
luyfs, Templiers et Chrestiens
Furent pris et mis en liens
Et chaciés de pais en autre (1).
Il est clair que le mot Chrestien est pris ici dans une acception
spéciale et qu'accolé aux Juifs et aux Templiers il ne peut désigner
qu'une certaine catégorie de Chrétiens. Serait-ce forcer le sens
du texte, que d'y voir les lépreux chassés de leurs asiles par ordre
(1) Godefroy de Paris, volume in-folio magno, n^ 6812 des manuscrits de la Bi-
bliothèque nationale, publié par Paulin Paris, Les manuscrits de la bibliothè-
que du roi, t. I.
— 06 —
de Philippe-le-Long (1) et qui Tarent préoisément, avec les Juifs
et les Templiers, les victimes de Philippe-le-Bel et de son filsV
Si le poète ne désigne pas les lépreux de la Guienne, ce sont alors
les Albigeois qui, dans le même siècle, ont été traqués, tués ou
chassés aussi, et qui s'intitulaient les Bons Chrétiens.
■ La synonymie de Gahet et de Chrestian est établie d'une ma-
nière irréfragable par des titres anciens. Telle est une ordonnance
des jurats de Bordeaux du xvi« siècle, par laquelle « il est statué
que aucun de ceux que l'on nomme Chrestiens et Chrestien^ies ou
autrement G aliets, de quelque lieu qu'ils soient, ne pourront sortir
hors de leurs maysons ne entrer en la présente ville pour aller
par les rues, sinon qu'ils portent une enseigne de drap rouge, de
la grandeur d'un grand blanc, cousue et bien attachée au-devant
de leur poitrine, et qu'ils n'ayent les pieds chaussés, sous peine
du fouet ou autre amende arbitraire. Et ne pourront entrer lesdits
Gahetz ès-boucheries, tavernes, cabarets, paneteries de la pré-
sente ville et participer avec l'autre peuple, à mesmes peines que
dessus y. Cette ordonnance se réfère aux arrêts du Parlement
du 14 mai 1578 et du 12 mai 1581 (2).
(1) Pliilippus, Dei gratiâ, etc.. Cum propler detestabile flagitium et crimen
horrendura quod Leprosi regni nostri et aliunde contia Catholicos universos fiie-
runt machinati ut eos morti traderunt potionibus et venenis quos in puteis, fontibus,
aquis et locis aliis ponebant... Nos tantum sceliis et exscerabile flagitium remanere
nolentes incultura, dictos leprosos in regno nostro capi fecerimns... et ordinasse-
mus inter flia quod bona corum ad manum nostram ponerentur et tenerentur donec
super his duxissimus aliter ordinandum... Nos auditis postmodum super his sup-
plicationibus plurium prelatorura... manum nostram ab omnibus locis et bonis le-
prosiarum in quibus posita fuerat ordinamus et duximus amovendam.... Datum
Creciaci, decimo sexto die Augusti A. D. niillesimo trecenlisimo vicesimo primo.
{Ordonnances des Rois de France de la troisième race). Collection Secousse
et de Villevault, t. i, p. 814. Imp. royale, 1755.
(2) Anciens et nouveaux statuts de la ville et cité de Bourdeaux, 1612,
cités dans les Dissertations sur les anciens monuments de la ville de
Bordeaux, sur les Gahets, etc. par l'abbé Vénuti. — Bordeaux; 1754.
— 67 —
Cependant, dès le xvi'' siècle, les parias Bordelais, comme leurs
frères des Pyrénées, ne passaient plus absolument pour lépreux,
mais seulement pour suspects ou entachés de ladrerie. Telle était
au moins l'opinion de Jean Darnal, avocat au Parlement et jurât
de Bordeaux. « L'année 1555, dit-il en sa Chronique hourdelaise,
MM. les Jurats firent ordonnance que les Gahets qui résident hors
la ville, du côté de St-Julien, en un petit faubourg séparé, ne sor-
tiront sans porter sur eux, en lieu apparent, une marque de drap
rouge. C'est une espèce de ladres, non du tout formez, mais des-
quels la conversation n'est pas bonne, qui sont charpentiers et
bons travaillants et qui gaignent leur vie en cet art dans la ville
et ailleurs » (1).
Un autre document du XVP siècle les met à côté des ladres
proprement dits (2).
Le Parlement de Bordeaux n'en jugeait pas autrement en ce
siècle; car, par ordonnances du 12 août 1581, 9 décembre 1592 et
7 septembre 1596, il fait défense aux Gahets de toucher aux vivres
des marchés et de sortir sans porter sur leur poitrine un signe
rouge en forme de patte de canard, sous peine du fouet ; ordon-
nances apphcables aux Capots de Labourd et de Soûle (en pays
basque) qui relevaient du gouvernement de Guienne. Cependant
le Parlement ne les confondait pas avec les lépreux ; à preuve,
l'ordonnance du 14 mai 1578 qui prescrit aux officiers et consuls
(1) Supplément des chroniques de la noble ville et cité de Bourdeaux,
par Jean Darnal. — A Bourdeaux 1620, vol. in-4°, folio 4.
(2) C'est un règlement des corps et métiers en ce qui concerne Vestat des Pas-
ticiers et où on lit : « Aven ordennat et establit que aucun ne pourra uzar en la
dicte ciutat deu raestey deu pasticey ou loustissor si non que sya homme de bona
fama et renom et honesta conversation et que sia net de son corps et non sia ladre,
gahet ne malaud d'autre maladia contagiousa ne dangerousa.» Ce règlement est de
1557. Anciens et nouveaux statuts de la ville de Bourdeaux, p. 270.
— G8 —
de Casteljaloux et autres lieux de t policer les ladres et Gahets et,
en ce faisant, leur faire porter la marque et signal qu'ils ont accou-
tumé de tous temps savoir : auxdits lépreux les cliquettes et aux
Capots et Gahets un signal rouge à la poitrine en forme de pied
de canard. » — Trois ans plus tard, même ordonnance aux offi-
ciers et jurats de la Punte de Cap Breton, dans les Landes (1).
Toutefois, dès cette époque, les gens intelligents n'étaient plus
bien assurés que les Gahets fussent malades d'une façon quel-
conque.
Un conseiller du Parlement de Bordeaux, Florimond de Rœmond
écrivait à leur sujet ce qui suit : « Tout ainsi que les ladres du
corps sont retranchez du monde, aussi les ladres de l'âme ont
toujours été séparez de l'église. Nous voyons en notre Guyenne
cela avoir été pratiqué à l'endroit de ceux qu'on nomme Cangots
ou Capots, race, quoique chrestienne et catholique, qui n'a pourtant
aucun commerce ni ne peut prendre alliance avec les autres
chrestians, moins habiter aux villes, leur estant mesme défendu
de se mettre à la table sacrée avec les autres catholiques et ayant
lieu séparé dans l'église. Le peuple saisi de cette opinion qu'ils
soient infects, se persuade qu'ils ont l'haleine et la sueur puante
(le mesme dit-on des juifs) et tient pour certain qu'ils sont tachez
de quelque sorte de ladrerie.... J'ay toujours pensé que c'était
une erreur populaire et que cette ladrerie corporelle qu'on ima-
gine provient de la ladrerie spirituelle de leurs pères : car il y a
grande apparence que se sont les re.stes des Goths Ariens qui
furent défaicts à nos portes et que le victorieux donna la \ie à
quelque misérable canaille qui eschappa la furie du combat à
condition de se séparer en divers lieux qui leur furent assurés
pour leur demeure en la Guyenne et en quelques endroits du
Languedoc après avoir abjuré leur hérésie. Aussi on leur prohiba
(1) Ordonnances citées par M. Francisque Michel. Op. cit. T. i.
— 69 —
d'avoir aucune hantise avec les catlioliques, rigueur qui a continué
de main en main à leurs successeurs Cecy a beaucoup
d'apparence, car les. médecins ne sont pas d'accord que ces hom-
mes soyent tachez d'aucun mal contagieux. Ils en ont fait preuve
par la saignée, n'ayant peu recognaistre aucune chaleur extraordi-
naire en leur sang. — D'ailleurs ils sont forts, robustes et gaillards
comme le reste du peuple. ..... J'ai remarqué qu'en plusieurs
lieux on les appelle Chrestiens, ce qui est advenu à mon advis
de tant comme ont toujours fait tous les hérétiques, ainsi que
remarque St-Hiérosme des Lucifériens et St-Augustin des Dona-
tistes, s' étant les vrais chrestiens contentés du grand et victorieux
nom de catholiques. On les appelle aussi Gahets, etc. (1).
Florimond de Rœmond ne trouva aucun écho au sein de sa cor-
poration, pas plus que dans le public, et les malheureux Gahets
durent attendre encore plus d'un siècle l'abrogation des arrêts sé-
vères du parlement. La conversion de celui-ci fut indubitable-
ment aidée par Védit de Louis XIV de 1663 obtenu par les Cagots
de la généralité d'Auch et de Pau ; et, le 9 juillet 1723, il rendit
un arrêt qui effaçait toute distinction humiliante pour les Gahets
et Capots de sa juridiction, en proscrivant même l'usage de cette
appellation comme une injure. — On se rappelle que le parlement
de Navarre avait eu l'honneur de devancer en cette voie celui de
Guienne. Mais les Gascons ne se montraient pas plus dociles
que les Béarnais apparemment ; car l'arrêt du parlement de Bor-
deaux dut être renouvelé, sous des peines de plus en plus sévères,
en 1735 et le 27 mars 1738. Ce dernier arrêt fait inhibition et dé-
fense d'injurier aucuns particuliers prétendus descendants de la
race de Giézi et de les traiter d'Agots, Cagots, Gahets ni Ladres,
à peine de cinq cents livres d'amende. Veut que les Gahets soient
(1) L' Antichrist, par Florimond de Rœmond, cliap. xli. In-8o. A Canibray,
1613.
5
— 70 —
admis à toutes les assemblées générales et particulières, aux
charges municipales et aux honneurs de l'église, comme les autres
habitants.
L'abbé Venuti, savant bordelais du siècle dernier, qui s'est
occupé des Gahets, dit qu'il y en avait encore de son temps (en
•1754), à Bordeaux ; mais, sans rien noter de particulier en eux,
probablement parce qu'ils ne se distinguaient déjà plus que par
tradition. Il les croit fermement descendus des lépreux. « Après
les croisades, dit-il, la lèpre devint populaire chez nous. C'est
cette maladie qui fit sans doute appeler les Gahets du nom de
Gésites ou Gésitains, sobriquet tiré de l'Histoire Sainte où le pro-
phète Elisée prédit que la lèpre de Naaman s'attacherait à Giési
et h sa postérité pour toujours. Mais, comment le peuple qui ne
lisait guère la bible a-t-il pu connaître Giési aujourd'hui inconnu
du vulgaire ? C'est que la lèpre de Giési entrait dans toutes les
formules par lesquelles on scellait tous les contrats des princes
et des particuliers, commiC celle-ci. « Si vero non hœc omnia ita
servavero, recipiam hic et in future sœculo, in terribih judicio
magni Domini Dei et Salvatoris nostri J.-C. ethabeam partem cum
Juda et le'prâ Giezi et tremore Gain. » Il y a une foule d'exemples
de pareils jugements dans les chartes, depuis Charles le Chauve
jusqu'au XIV' siècle.» (1).
L'abbé Baurein, dans ses Variétés hordeloises, n'e.st pas moins
afflrmatif que son confrère en ce qui concerne l'origine des
Gahets; mais déjà de son temps (1786) ils avaient disparu de
Bordeaux. Les lignes qu'il leur consacre au chapitre où il traite
de c( St-Nicholas des Gahets » ne sont dénuées ni d'intérêt ni
d'importance.
(( Cette éghse, écrit-il, était dans le principe destinée pour des
(1) Dissertations sur les anciens monuments de la ville de Bordeouux,
sur les Gahets, etc., Bordeaux, 1754, par l'abbé Venuti.
— 71 —
hommes qu'on prétendait être atteints de ladrerie. Ces gens
étaient séparés de la conversation d'autre hommes et rassemblés
dans un faubourg qui leur était affecté où ils formaient une es-
pèce de communauté. On les appelait anciennement Mézeaux et
leurs habitations Mézelleries^ et c'est ce qui est justifié par les
registres des comtes de Toulouse de l'an 1245 cités par Dom
Vaissette dans son histoire de Languedoc. Ce genre d'hommes qui
étaient assez communs dans les provinces méridionales de la
France étaient appelés en gascon Cagots, Capots et Cliresliens
et dans le pays bordelais Gaffets ou Gahets du verbe gasoon
Gahar. On se rappelle d'avoir vu l'acte de fondation de leur
hospice par le chapitre de St-André. Plusieurs seigneurs et au-
tres fidèles touchés de la misère de leur état leur laissaient
quelques legs-pies par testament. Mais il y a longtemps qu'il
n'est plus question de gahets ni dans le faubourg qui en a retenu
le nom ni dans le pays bordelais; la race en est éteinte et la
maladie dont ils étaient ou dont on les croyait atteints y a entiè-
rement disparu ^^ (1).
Quelques noms de lieux en ont seuls perpétué le souvenir. Dans
la campagne des départements de la Gironde, du Gers et des Lan-
des, il y a encore des fontaines, des maisons et des hameaux,
dits des Capots, des Chrestians et des Gahets. Quelques vieilles
éghses, de plus en plus rares, ont conservé la trace de la petite
porte latérale qui leur était réservée . Mais le peuple a généra-
lement oublié jusqu'à la signification de ces mots , de même que
l'origine de mainte expression, de maint proverbe , dont il se sert
tous les jours.
M. Francisque Michel a pourtant pu recueillir, il y a 35 ans en-
viron, dans le département des Landes quelques poésies populai-
res qui témoigneraient que le souvenir des parias gascons était
(1) Baurein, Op. cit. T. iv, P. 15 et suivantes.
— 72 —
toujours vivant parmi le peuple, si ces compositions ne lui avaient
été fournies par des instituteurs ou des antiquaires qui les ont
tout au moins retouchées. Tel est ce poëine de la Chalosse, qui ré-
sume toutes les opinions, toutes les préventions, toutes les haines
dont les Cagots ont été l'objet. L'histoire de Giézi et de Naaman,
« général de Bénadab roi de Syrie (^ic) », y est racontée tout au
long.'C'cstbien savant pour le peuple ! On y trouve cependant des
passages qui peuvent avoir, à défaut d'une origine vraiment popu-
laire, la valeur d'un renseignement exact sur les préjugés qui sé-
paraient, là, comme ailleurs, les deux, classes delà population.
Telle est celui-ci :
Remarqualz lous muridatges « Remarquez les mariages
Qui etJtz bolcncountracla Qu'ils veulent contracter
Dab las gouyates de l'aut puple AYeclesfilles de l'autre peuple
Qui-is dan la pêne de cerea :
Juste cèu : s'escridcn ères,
N'ens holem pas murida
Duh jcns de race maudite
De crainte de nos infecta.
L'hiber qii'cs rct, disencres,
Nous bcns bolem abriga,
Et une soulctc couberlure
Qu'ils se donnent la peine de chercher.
Juste ciel I s'écrient-elles
Nous ne voulons pas nous marier
Avec des gens de race maudite,
De crainte de nous infecter. »
L'hiver est froid, disent-eiles,
Nous voulons nous couvrir,
Et une seule couverture
.4 bous autes que-bs hcg trembla. Vous autres vous fait trembler.
Lous bos cos que soun infectes Vos corps sont infects,
Nous pouclem pas approcha ; Nous ne pouvons pas nous approcher
Adressats-pe à las Cagotes Adressez-vous aux Cagotes
Qui dab bous auls et seran j^laa. Qui, avec vous, seront bien. (1)
De ce que le souvenir des Capots soit un peu plus oublié en
Gascogne qu'en Béarn, on aurait tort d'en conclure qu'ils fussent
autrefois moins nombreux, dansla première de ces provinces, que
(1) Fr. Michel. Op. cit. t. xi, p. liO.
■7*1
dans la deuxième ; ceci provient simplement de ce que la civi-
lisation a été plus lente à pénétrer dans les vallons reculés de nos
montagnes et que les préjugés y sont restés plus enracinés, ou,
comme dit M. Thiers, que les pays de montagnes sont par les
institutions, les mœurs et les habitudes, des lieux de conserva-
tion. — En réalité, tous les départements de cette province ont
eu jadis leurs parias. Les registres des paroisses d'Aire et du Mas
d'Aire nous ont conservé les noms des Capots qui jusqu'au XVII«
siècle étaient enterrés dans un cimetière particulier. — Ils étaient
répandus dans nombre de villages de la Chalosse et du Mar-
san (Landes et Gers) comme dans ceux de la Bigorre (Hautes-
Pyrénées). Nous avons là-dessus le témoignage de Marca, de
Belleforest, d'André Duchesne, etc, — Il yen avait dans le dépar-
tement de Lot-et-Garonne en i672 , car à cette date ils figurent
sur les registres cadastraux du bourg de Lusseignan , arrondisse-
ment de Nérac. Ceci prouve aussi que dans la Gascogne , comme
dans le Béarn, ils pouvaient être possesseurs de terre. (Ij
Ils n'étaient pas encore fondus avec le reste de la population de
Lot-et-Garonne au commencement de ce siècle, car l'abbé Chau-
don en parle, comme témoin oculaire, dans son « Essai historique
sw Mézi)i » publié en 1815. î Les Capots, dans les derniers
temps, dit-il, étaient en général d'une constitution saine, et leurs
femmes surtout avaient des traits réguliers. On pouvait en dire
autant de leurs mœurs ; jamais de querelles entr'eux ni avec les
autres citoyens qui s'adressaient de préférence à eux pour les ou-
(1) Jean Renun, capot, tient terre labourable, bouzigiie et vigne, contenant :
La vigne, 1 quart neuf escals, faira 1 l v s_
l.a bouzigue. 1 quart de cartallade, faira 0 x j 'i.
La terre, 2 cartallades, faii'a jjj
Plus m.iison, ayriul, jardiu cl terre h un tc:iant au cousîon, coniic.it la niai^oa,
ayrial ctj.irdin, dix-huilescaîz, etc. (Registre des ar.h. de Hirliastc, loi. 179-180,
an 1672, cité par F- Michel, op. cit. T, 'l^"" p. lo7.)
vrages de charpenterie et de menuiserie (auxquels ils se consa-
craient presque uniquement) parce qu'ils étaient laborieux et mo-
dérés dans le prix du travail. » {i)
Le Languedoc a compté les mêmes parias, non-seulement dans
sa région pyrénéenne, mais jusque dans le Rouergue et dans le
Quercy (Aveyron, Tarn-et-Garonne, Lot) dans le Lauraguais et
l'Albigeois (Aude et Tarn). Nous en avons pour gai'ants les rôles
de contribution de Gaston Phœbus (en 1390) où ils figurent sous le
nom de Chrestiaas (2), et des ordonnances des rois de France,
comme celle-ci :
« Gharles (VI) etc., aux séneschaulx de Toulouse, Garcassonne,
Beaucaire, Rouergue, Bigorre et Quercy et au gouverneur de
Montpellier ;
« Nos bieu-aimés les Gapitoliers de Toulouse et les consuls, ma-
nants et habitants de plusieurs bonnes villes et lieux desdites
sénéchaussées et duchié de Guyenne nous ont fait exposer que
plusieurs personnes malades d'une maladie laquelle est une es-
pèce de lèpre ou mésellerie et les entachiés d'icelle sont appelés
en aucune contrée Gapots et en autres contrées Casots, et ont ac-
coustumé de toute ancienneté et doivent porter certaine ensei-
gne pour estre cognues des saines personnes, et aussi doivent
demeurer et vievre séparément des saines personnes; néantmoins,
vont, viennent et repairent entre les saines personnes, sans porter
aucune enseigne, et par ce défaut boivent et mangent bien sou-
vent avec les sains, dont grant dommage et inconvénient s'en
pourraient ensuir, si briesvement n'y était pourveu. Mandons et
(1) Bulletin polymathique du muséum d'instruction 2niblique de Bor-
deaux. T. xiii, année 18IS, p. 131-156.
Mézin est un chef-lieu de canton du département de Lot-et-Garonne.
{'2) Scguen se los focx de Albeges e Lautrat;ues derrcrementzcondatz permaeste
Arnaut e P. Ramon de Colombiac en lo mes de octobre mccc xc. E. ■iH,
h Pcilas. Bernai, chrestiaa ; Aniicl chrestiaa ; de l'abat de Foix {arch. des
B.-Pijrénées, folio 66).
estroitement enjoignons que dorénavant lesdits Capots et Gassots
ou malades de ladite maladie ne soyent si osés ni si hardis qu'ils
aillent, viennent ni repairent aucunement entre les personnes
saines sans porter la dicte enseigne d'ancienneté accoustumée,
apparemment, et en manière que chascun la puisse voir. Donné à
Paris, le septième jour de mars de l'an de grâce 1407 (1). »
Le 10 juillet 1439, le Dauphin Louis, fils du roi Charles VII, se
trouvant à Toulouse, donna diverses lettres et nomma des com-
missaires pour visiter plusieurs personnes, hommes, femmes, en-
fants, qui s'étaient répandus par la ville et sénéchaussée de Tou-
louse, et qui a. étaient malades ou entichés d'une très horrible et
griève maladie appelée la maladie de lèpre et capoterie », pour
empêcher qu'ils ne se meslassent avec les habitants du pays et les
tenir séparés (2). Cependant deux siècles environ'après ces ordon-
nances, c'est-à-dire à la fin du XVI^ siècle et au commencement
du XVIP, les Capots du Languedoc, comme ceux de Gascogne et
ceux de Béarn, cessent d'être considérés comme ladres, du moins
par les gens éclairés. Ceci résulte d'une enquête médicale faite
par ordre du parlement de Toulouse, le 15 juin 1600.
« François Vedally fut député commissaire, et faute par les
parties d'avoir accordé des médecins et chirurgiens, à l'effet de la
vérification et visite, le commissaire ayant pris d'office Emmanuel
d'Albarrus et Antoine Dumay, docteurs en faculté de médecine de
l'université de Toulouse, Raymond Valladieret François, maistres
chirurgiens de ladite ville, par la relation du 15 juin 1600, attestè-
rent avoir visité vingt-deux personnes, dont un enfant de 4 mois,
tous charpentiers ou menuisiers, soi-disant Cagots, et après avoir
palpé, regardé exactement chacun à part, en tous les endroits de
(1) Ordonnances des roi/s de France de la troisième race, par Secousse
et de Villevault. Paris, 1755.
(2) Hist. génér. du Languedoc, par D. Vaissctîe. T. iv, liv. xxxiv, ch. lxix,
p. 493.
— 76 —
leur corps par plusieurs et divers jours, et fait saigner du bras
droit, sauf Tcnfant ;i cause de son bas 'igo, non plus que sa mère
parce qu'elle était nourrice, lui ayant fait néanmoins tirer du sang
par ventouses, appliquées sur les épaules, observé couler le sang
d'un chacun d'eux, et avoir fait les preuves accoutumées, examiné
les urines et discouru digilemment sur tous les signes de ladite
maladie, le tout suivant les règles de l'art de la médecine et chi-
rurgie, sans avoir omis aucune chose nécessaire pour porter un
bon et solide jugement en fait de si grande importance, et pour
voir si les soupçonnés ou quelques-uns d'entre eux étaient atteints
de ladrerie ou de quelque autre maladie qui y eut quelque affmité,
et qui, par communication, pût préjudicier au public ou au parti-
culier ; examiné aussi si les accusés avaient quelque disposition
ou inclination à ladite maladie ; le tout mûrement considéré par
lesdits médecins et chirurgiens ; ils rapportèrent d'un commun
accord, avoir trouve les vingt-deux personnes dont il s'agit, toutes
bien saines et nettes de leurs corps^ exemptes de toutes maladies
contagieuses, et sans aucune disposition à des maladies qui dût
les séparer de la compagnie des autres hommes et personnes
saines; qu'il leur devoit, au contraire, être permis de hanter,
commercer et fréquenter toutes sortes de gens, tant en public
qu'en particulier, et former tous actes de société permis par les
lois, sans crainte d'aucun danger d'infection, comme étant tous
bien disposés et sains de leurs personnes » (1).
Juste dans le même temps, on procédait dans le Béarn h la même
enquête qui donnait le même résultat (2). Cependant, le parlement
(1) Palassou. Mémoire pour servir à l'histoire naturelle des Pyrénées
et dea pays adjacents, Pau, ISIS, in-8'', p. 577-379.
(2) « Ces pauvres gens ne sont pas tachés de lèpre, comme les médecins plus sça-
vants attestent, et, entre autres, le sieur Noguès, médecin du roi et du pais de
Béarn, trCs-recomniandable pour sa doctrine et pour les autres bonnes qualités qui
sont en lui; lequel, après avoir examiné leur sang, qu'il a trouvé bon et louable, et
— 77 —
de Toulouse, pas plus que celui de Pau, n'osa promulguer une
ordonnance d'émancipation, soit qu'il cédât aux préjugés du vul-
gaire, soit qu'il lui parût prématuré d'étendre à tous les Capots le
bénéfice d'une expertise qui n'avait porté que sur un petit nombre
d'entr'eux. Toujours est-il qu'il leur fit attendre plus d'un siècle
le bénéfice du droit commun.
Enfin, en 1723, le parlement de Toulouse rendit un arrêt calqué
sur celui du parlement de Bordeaux de même année, arrêt qui
dut être réitéré le 11 juillet 1746, tant étaient difficiles à vaincre,
on Languedoc, comme ailleurs, les préjugés du vulgaire. « Nihil
in vulgo mocUciim (1). «
Aujourd'hui le souvenir des Capots est encore plus effacé en
Languedoc qu'en Gascogne.
considéra la constitution de leur corps, qui est ordinairement forte, vigoureuse et
pleine de santé, leur a accordé son cerliticat, afin qu'ils se pourveussent par devant
le roi, pour estre déchargés de la tache de leur infamie, puis que c'estait la .seule
maladie qui les pouvait rendre justement odieux au peuple. » (Pierre de Marca,
Histoire du Béarn, liv. i, ch. xvi, p. TA.
il) Tacite.
i
I
CHAPITRE IV
LES CftCOUS DE BRETAGNE
Dans le même temps où le midi de la France avait ses Christians,
Gahets, Capots et Cagots, la Bretagne avait ses Cacous, Caqueux,
Caquots, ce qui est tout un et dérive du mot celtique Kakod
ou Cacod qui veut dire ladre. (1)
M. Hersart de la Villemarqué , dans une ballade bretonne
qu'il a recueillie aux environs de Lannion et qu"il croit antérieure
au xv° siècle, orthographie Kakouz. Dans le style de chancellerie
au moyen -âge, le mot s'écrivait Caqueux en français ei Cacosi
en latin. C'est en cette langue que nous a été conservé le plus
(1) Dans le Dictio7inaire cclto-breton de Bullet [Mémoires sur la langue
celtique 1159 t. 2] on lit : Cacocld, ladrt, anciennement en Breton. Voyez Cacous.
Cacous, nom que les Bas-Bretons donnent par injure aux cordiers et tonnelier.s
crus sans raison descendre des juifs et qui passent pour lépreux de race et de père
en fils. — Le pluriel de ce terme qui signifie lépreux est cacousien. Les Caquous
sont nommés Caqueux dans un arrêt du parlement de Bretagne. — Cagous
le même que Cacous.
Court de Gébelin, en son Dictionnaire étymologique [Monde primitif),
donne la même étymologie au mot Cacous.
Le P. Grégoire de Rostrenem en son Dictionnaire françois-breton, 1732,
dit : Ladre, malade atteint de lèpre : lor, malor, cacodd.
Lépreux qui a plusieurs boutons blancs et durs dont la base est veile ou même
une grosse gale en forme d'écaillés de poisson : lor , cacodd , cacous,
p. cacousyen.
Corderie : Cordennérez, Qacousery, Koer ar gacousyen. Cordicr : Cor-
denner, et en termes injurieux. Cacous, p. cacousyen^ cousin p. cousined.
— 80 —
ancien monument de l'existence des parias bretons. Il consiste
en un statut de l'évoque de Tréguier, de 1436, qui règle lu façon
dont ils doivent être traités dans les églises. (1)
L'évêque a appris que plusieurs personnes des deux sexes
qu'on dit être sous la loi canonique et vulgairement appelés Cacous,
dont la condition est de vivre séparés des gens sains, se permet-
tent nonobstant de communiquer et de cohabiter avec les autres ;
même que dans les églises paroissiales et les cérémonies reli-
gieuses ils sont assez osés pour aller avant les autres baiser les reli-
ques et la paix, ce qui cause des disputes et des scandales. En con-
séquence, il déclare que lesdits Cacous doivent se tenir pendant
les offices à la partie basse des églises , derrière les paroissiens
et ne pas être assez osés pour toucher les vases sacrés et recevoir
le baiser de la paix avant les gens sains. Mais, après que la paix
aura été donnée à (;eux-ci, qu'elle soit aussi donnée aux Cacous.
Le tout ordonné sous peine de 100 sous d'amende, le dernier jour
de mai 1436,
L'expression dont se sert Raoul P^oUand «hornines qui dicuntur
esse de lege » a embarrassé beaucoup de gens et induit en erreur
(1) Radulphus , Dei sratià et sanctae scdis apostolicœ clementià Trecorensis
episcopus : Quia cognovimiis in dicta civitate et diofesi pluies homines utriusque
sexus qui dieuntur esse de lege et in vulgari verbo Cacosi nominantiir quorum
corditio et habitatio débet cssè soparata ab aliis horainibus sanis in usu , potu
et aliis participationibus mutuis ; nihilominus dieti Cacosi indebitè et irréverenter
et ultrh qiiam decet se imaiiscent cohabilationi et communioni uterorum hominum
et maxime in ecclesiis parrochialibus et aliis locis in quibus divina celebrantur
officia praesument precedere alios homines in pacis et reliquiaium osculo et exindè
conlentiones et scandala oriuntur. (deo stutuinins et ordinamus quod dieti homines
Legis sivc Cacosi utriusque sexus, dum fuerint in divinis offidis, debeant stare
et residerein parte iuferiori ecclesianim in quibus divina officia audire consueverint,
et non présumant sanctos calices ant alia vasa ecclcsiastica tangere, nec etiam
osculum pacis antè alios homines s^mos présumant accipere, sed postquam fuerint
tradita pax aliis, tradatur eisdem liominihus Cacosis et hoc sub pœnù C. solid.
Datum die ultimà mensis Mail. A. D. iiô6. {Mémoires pour servir deprcitvcs
à l'histoire de Brctafpœ parDom Hi'içynlhe Moricc rclig. l)énédict.t. ii P. 1277.)
Du Gange lui-même. Celui-ci, à l'article Cacosi de son glossaire,
a expliqué cette expression par les mots suivants mis entre paren-
thèses : id est Judœi; c'est-à-dire juifs. Mais l'évêque Rolland
ne dit pas cela. Et s'il faut interprêter son expression de lege,
il est plus naturel d'entendre la loi canonique dont il est le gardien
naturel, calquée du reste sur la loi judaïque en ce qui concerne
les lépreux, comme nous l'avons établi avec soin dans le chapi-
tre 1". L'expression dont se sert l'évêque de Tréguier, dans le style
de l'époque, revient dont exactement à ceci : Nous avons appris
qne, Aq's %e,n?, qui passent pour lépreux et qu'on appelle vulgai-
rement Cacous, etc.
Un mandement du duc François II de Bretagne, de l'an 1475,
confirme cette interprétation en même temps qu'il nous révèle
de nouvelles analogies dans la condition légale des parias bretons
et des parias méridionaux. Ce mandement fait défense aux
« Caqueux » de voyager dans le duché sans avoir une pièce de
drap rouge sur leur robe, pour éviter le danger que pourraient
encourir ceux qui auraient communication avec eux, de se mêler
d'aucun commerce que de fil et de chanvre et d'exercer aucun
métier que celui de cordier, ni de faire aucun labourage que de
leurs jardins ; et tous sujets de leur vendre aucune marchandise
que fil et chanvre, de leur affermer aucuns de leurs héritages,
etc (1). Deux ans plus tard, sur la supphque des infortunés qu'une
telle ordonnance réduisait à la plus extrême misère, le même
prince amenda la sévérité des précédentes dispositions dans
les termes suivants :
a François, etc, etc. De la part de nos pauvres subjets et misé-
rables les caqueux et malades manans et habitans en l'évêsché
de St-Malo, nous a été exposé : Combien que paravant ces heures
(1) Extrait d'un registre de la chancellerie de Bretagne pour les années 1474-
1475, i^jr Dom Lobineau. Preuves de l'Histoire de Bretagne.
— 82 —
lesdits supliaiits et leurs hoirs aient esté tolérez de prendre à
fermes des terres près de leurs demeurances pour icelles labourer
afin d'en vivre eulx, leurs femmes, enfants et ménagers, sans
mendiquer ne donner charge à nos autres sujets non estant de
leur vacation et secte, et sans que fust permis aux dits caqueux
élever aucuns édifices sur les dites terres louées et affermées.
Ce néantmoins, en vertu de nostre mandement du 5* jour de dé-
cembre 1475, vous, nos officiers, avez fait prohibition aux dits
exposants d'aller par nostre pays sans avoir une marque de drap
rouge sur leur robe pour les congnoislre d'avec les gens sains
non suspects ne entachez d'icelle maladie, afin d'obvier aux in-
convénients qui en pourroient advenir; et aussi de ne plus
marchander fors seulement de chanvre et fil pour leur mestier
de cordage et de non plus faire autre labourage que de leurs
jardins; et mesme avez fait défense à tous nos subjetz de non
vendre aux dits exposants que fil et chanvre et de non leur bailler
ferme ne louage d'aucune terre ne héritage. Comme, par ce
moïen, les dits exposants qui sont multipliez en grand nombre
en leurs maladeries, seraient en voie de totale mendicité et pau-
vreté et réduits, (ou autrement mourir de faim) à communiquer
entre les gens pour quérir leurs aumosnes, qui serait à la grande
charge du peuple et dont inconvénient pourrait advenir, ce qui
est à eschiver. Pour ce, est-il que Nous considérant la pauvreté
et indigence des supphants, qui sont en grand nombre et que leur
communication seroit cause de grand inconvénient, et que sans
labourer autre terre que leurs jardins ils ne peuvent bonnement
vivre ; — pour icelles causes, vous mandons et ordonnons vous
informer et acertainer bien à plein du nombre des dits caqueux,
habitans et demourans èsditesmaladeries en l'éveschéde St-Malo;
et quelle quantité de terre (outre leurs dits jardins) leur sera
nécessaire avoir par louage et ferme pour leur substantation ,
-83 -
et de leur permettre, comme par Notre grâce leur permettons
de louer pour 3 ans, pour chaque ferme, des terres de nos sujets
les plus prochaines de leurs habitations, et des revenus d'icelles
estre les dits exposants leurs femmes et leurs enfants sustentez
et ahmentez seulement, sans leur permettre vendre ou distribuer
à autres aucunes portions de bled ne autres fruits d'icelles terres,
si n'est entr'eux ; ni en icelles faire aucunes maisons ne édifica-
tions, ce que par exprès leur prohibons et par les mêmes présentes
faisons prohibition ez dits Caqueux, à grosses peines, de commu-
niquer entre les gens sains et non suspects de leur secte, et sans
porter la dite marque sur leur robe en lieu apparent de façon
que chacun la puisse voir, et de non marchander bled, beurre,
plumes, porx, vaches, veaux, chevaux et autres marchandises,
fors chanvre et ftl pour leur dit mestier de cordage en achetant
le dit chanvre et fil hors la grande communication des gens sains.
— Donné le 18« jour de juin de l'an 4477. (1)
L'objet de ces règlements était évidemment de restreindre
autant que possible les communications des caqueux avec le
peuple. On commence par ne leur laisser d'autres moyens de
subsistance que leur jardin et un métier qui s'exerçait sans
doute au milieu des landes et des bruyères si communes en
Bretagne, à cause du grand espace qu'il exige pour se déployer.
Mais loin de trouver en ces misérables ressources de quoi tra-
fiquer avec les gens en vendant l'excédant de leur consomma-
tion, ils étaient réduits à la mendicité. C'était retomber par
excès de précaution dans le mal qu'on voulait éviter. Aussi,
par une nouvelle ordonnance, s'ingénie-t-on à trouver la mesure
exacte de leurs besoins, de manière à leur permettre d'y subvenir
sans leur laisser la faculté de trafiquer avec l'excédant, ce qui
aurait entraîné des communications avec le peuple. Le seul com-
(1) Dom Lobineau, Hist. de Bretrgne. Preuves, t. n.
— 84 —
merce qui leur soit permis est celui de la corde dont il se faisait
une consommation considérable sur le littoral de la Bretagne
pour l'armement des bateaux et la confection des filets de
pêche. Il est permis de voir en cette exception le désir de favo-
riser l'industrie d'une population essentiellement maritime tout
en laissant à des malheureux le moyen de subsister : encore y
met-on pour condition d'exercer ce trafic, « hors la grande
communication des gens sains », c'est-à-dire hors des foires et
marchés.
Remarquons l'expression dont se sert le duc de Bretagne
pour désigner les asyles des caqueux : maladeries : elle est
topique dans l'espèce quoique la rédaction de l'ordonnance indi-
que clairement qu'il s'agit non d'hôpitaux mais de communautés
de caqueux. C'est la traduction française du mot « caquinerïe^ »
et l'équivalent de « christiannerie » employé dans le midi à la
même époque. Tous les hôtes de ces caquineries n'étaient pas
des malades probablement ; mais tous étaient suspects et leur
contact passait pour dangereux. C'est ce qu'exprime une ballade
de l'époque recueiUie par Hersart de la Villemarqué et répandue
dans la Cornouaille et le pays de Tréguier (Finistère et Côtes
du Nord). Elle est intitulée : Ar Gakouzez^ la Caqueuse. Le beau
Jannick KoUard de Plumélio se prend d'amour pour Marie Tilly
qui, quoique de la race des Caqueux était une ravissante jeune
fille. Le père Kokard s'opposait formellement au mariage, mais
qui pourrait empêcher deux tourtereaux de se rencontrer dans
leur vol.?
Or, Marie Tilly disait
A Jannik Kokard, ce jour-là :
Le suleil est chaud, le soleil darde
Allons tous deux derrière la baie,
Allons tous deux nous mettre à l'ombre
Là-bas sous le coudrier.
I
— s.") —
Jannick ne lit pas attention
Et il suivit la jeune fille.
Qu.niiJ il se leieva il ne savait pas,
Hélas ! le malheureux, ce qui lui était arrivé,
Hél is ! le malheureux, il ne savait pas
Qu'il était atteint, qu'il était infecté.
Il ne savait pas, pauvre jeune homme,
Qu'il était Gaqueux, qu'il était lépreux ;
Mais, comme il retournait chez lui.
Des bouffies grosses comme des pois
S'élevaient sur sa jieau.
Que c'étiit pitié de le voir.
Le malheureux accablé de douleur
Dit à son père et à sa mère :
Dieu m'a châtié
Parce que je n'ai pas obéi
A vos ordres, père et mère ;
Du seuil de la porte je vous dis adieu.
Le pauvre Gaqueux sur la terre
N'a plus ni parents ni amis ;
Le prêtre lui défend
De s'approcher de la porte des chrétiens
Et d'aller puiser de l'eau aux fontaines ;
Il est mort pour le monde.
Il doit s'éloigner des hommes
Et même des petits enfants ;
Le prêtre lui défend
De s'approcher d'eux, de les caresser.
Le pauvre Gaqueux sur la terre
N'a qu'angoisses et que tourmenta.
— 8n —
Pareil hélas ! au chirn enragé,
Tout le monde le luit avec horreur.
Sa l'ace couverle d'écaillés est hideuse,
Son haleine donne la mort.
Quand il rend son âme à Dieu,
Son corps jiourrit là où il tombe.
Bâtissez-rnoi au milieu de la lande
Une cabane de chaume, jirès de St-Jean.
Failes-y une ouverture que je voie,
Chaque dimanche, j'asser la procession
La croix et la bannière en tête.
Hélas ! je ne les porterai plus. (1)
Ogée rapporte en son « Abrégé de l'histoire de Bretagne » qu'en
1172 cette province fut ravagée par une épidémie de lèpre, au point
qu'on fut obligé d'avoir des prêtres, des églises et des cime-
tières pour ses victimes. Il affirme qu'il y avait encore un grand
nombre de lépreux dans la même province au commencement
du xV' siècle. Mais à partir de ce temps, le mal subit, comme
dans le reste de la France, une rémission de plus en plus sen-
sible, et l'on put se relâcher de la rigueur des anciens règle-
ments. Il n'en restait pas moins de nombreuses familles plus ou
moins entachées ou suspectes de lèpre. C'est l'époque des
ordonnances et probablement aussi de la ballade précitées. M.
Rosenzweig a relevé dans les archives du Morbihan les noms
des maladreries signalées dans les plus anciens titres. L'un
d'eux appartenant à la fabrique de la paroisse de Caupont est
un procès de 1375 entre cette paroisse et les « lépreux » (au
nombre de deux seulement) de la « maladrerie » de St-Denis, près
Ploërmel, au sujet de certaines redevances réclamées par les
(1) Hersart de la Villemarqué : Barzuz-Breiz, chants populaires de la Bre-
tagne, avec ti'adiiction française, arguments et notes.
— 87 —
paroissiens. Un titre du prieuré de St-Martin de Josselin, men-
tionne en 1428 la « maladrerie » de Vennes. En 1494, d'après
les archives du château de Boyer, une pièce de terre dite la
« maladrerie » bordait le chemin de Mauron au pont de Gaël.
Toutes ces maladreries étaient devenues, au XVI" siècle, des
corderies. De même, les anciens lépreux de Kerrock près d'Hen-
nebon sont remplacés au XVIl^ siècle par les « caquins de
Kerrock. » En 1503, un homme de la « maladeris de Royal four-
nit pour l'œuvre du château de Rohan une corde à lever pou-
tres » et cette même maladerie située à l'entrée de Pontivy,
près du château, est désignée en 1666 sous le nom de la « Malpau-
drie ou corderie de la ville. » (Archives de Rohan Chabot.) Il est
difficile après cela de méconnaître la relation^des cacous-cordiers
avec les anciens cacous-lépreux. — On peut remarquer aussi, d'après
le même auteur, que les heux appelés aujourd'hui Clandy^ mot
breton qui correspond à notre vieux français : maladerie, sont
occupés de nos jours par des cordiers ou des tisserands. —
Des aveux rendus à l'évêque de Vannes nous apprennent que le
Clandy de Locminé était au XVIP siècle occupé par des cordiers
et qu'ils possédaient aussi près de Bignan un village « vulgaire-
ment nommé la maladerie aidtrement le dandy de ladite pa-
roisse. »
Faut-il s'étonner qu'avec une pareille généologie les commu-
nautés de cordiers soient restés corps et biens dans la dépendance
de l'église ?
Un aveu rendu le 6 novembre 1554 à Henri II par Bohier,
évêque de St-Malo, nous apprend que les " Caquins " du diocèse
étaient sous la totale juridiction du prélat, et que leurs villages,
appelés Maïadrer/es^ étaient entr' autres endroits à St- Denis en
Ploërmel, à St-Marc en Guer, à la Corderie en Campénéac, à la
Corderie en Caro, à la Magdeleine en Mohon, à la Magdeleine en
-88-
Guilliers. à St-Marc en Mauran, enlin, à Guignan, à Ploubalay,
h Pléau-le-Pelit et à Pleuerluis. (1)
De noml)reux aveux rendus à Tcvêque de Vannes, sous son
fief des Piégaires, nous apprennent que tous les cordiers du
diocèse se reconnurent, pendant tes 17'' et 18'' siècles, vassaux
et sujets de l'évêque en leur qualité de cordiers, et lui devaient,
à chacune de ses visites pastorales, chacun un licol de bon
chanvre pour son cheval, redevance qui se transformait le plus
souvent en un sou ou deux tournois. Les cordiers de Sarzeau
avouaient, en outre, qu'ils étaient tenus de fournir les cordes néces-
saires pour les (.'.loches de l'église et les différentes chapelles de
la paroisse. Il en était de même pour les cordiers du diocèse de
St-Brieuc qui, d'après l'aveu de 1690, devaient un droit de taille
à l'évêque, et étaient réputés " serfs de l'église. " Justiciables des
régaires pour le temporel, les cordiers l'étaient aussi des officia-
lités au spirituel, comme l'avaient été les lépreux. De vives
oppositions se manifestèrent cependant dans les deux derniers
siècles de la part des caquous déjà nommés par euphémisme
cordiers; et le parlement de Bretagne eut à intervenir plus d'une
fois. Mais les évèques parvinrent à sauver au moins leur tem-
porel, si l'on en juge par celui de Vannes qui jusque vers J789
conserva la mouvance sur toutes les corderies, autrement dites
Madelaineries du diocèse, à l'exception de celles qui étaient
enclavées dans les limites du domaine royal. Indépendamment
de la rente à payer à l'évêque, les cordiers étaient assujettis en
certaines seigneuries à quelques minces redevances. Ainsi, ceux
de St-Armel à Pontivy, devaient fournir , non-seulement les
cordes des cloches de l'église, mais encore celles de la potence
pour les condamnés exécutés sur la place publique de la ville.
{Arcliives de Rohan- Chabot.) Quellf;s que fussent les obliga-
(1) Histoire de la petite Bretagne, par Manet. T. II. St-Malo 4834.
-89 -
lions imposées aux cordiers par l'évêque ou par les seigneurs,
elles n'avaient en somme rien de l)ien onéreux ni de bien
humiliant, et on en trouverait aisément de plus vexatoires parmi
les redevances seigneuriales auxquelles étaient assujettis presque
tous les corps de métiers (1). En sorte que le prétendu servage
d'église dans lequel vivaient ces gens-là n'était en réalité qu'une
tutelle plus ou moins onéreuse, autrement dit un vassolage. ('2)
La preuve c'est qu'ils pouvaient posséder des biens meubles ou
immeubles, et les transmettre. Seulement ils n'étaient apts à
liériter ou acquérir que de gens de leur caste ; et leurs biens ne
pouvaient passer non plus qu'à des caqueux. Ils n'avaient faculté
de contracter mariage qu'entr'eux et, quand venait un enfant, le
curé de la paroisse l'enregistrait avec l'indication de cordlcr-natif
ou nalif-cordic)\ et même par surcroit de précaution, le classait
à part. Dans quelques paroisses, comme à Nostang et à St-Caradec-
Hennebont, l'intolérance était poussée à tel point que les bap-
têmes de ces iintilti sont inscrits à la fin du registre à l'envers,
pêle-mêle avec ceux des bâtards. A l'église, les cordiers ne
devaient pas prendre le pain-bénit : on le leur mettait dans la
main, et ils avaient leur place obligée dans le bas de la nef, sous
les cloches (3). On le voit, la tutelle ecclésiastique s'exerçait ici,
comme dans le Midi, d'une manière un peu lourde, et il n'y a pas
(i) Les CacoHS de Brctar/nc par L. Rosenzweig , arciiivisle du Morbihan.
Vannes 1872. Bi'0(hiiie ti ée du bulletin de la Sotieté polymathiqiic du Jlor-
bili.m. 5c semestre 1871.
(5) C'était sans doute une conséquence de l'ancien droildcs évoques sur les
malad reries.
« Voirs est que de droit fommun la garde des maladreries appartient a l'évcsque
en quelle évesquié elles sont assises par la leson de ce qu'à sainte église appar-
tient la garde des coscs animosnécs et aniorlies Iiérilaulement. Neporquant nez
savons aucunes nuiladrerics qui espécialemcnt sunt de la garde des seigneurs
terriens. » (Philippe de Beaumanoir : Les Coustumcs de Bcauvoisis, édition
du comte Beugnot. Tome II, 527.)
(ô) L. Rosenzweig, op, cit. p. 17.
— 90 —
lieu de s'étonner que les Caquons n'aient cherché de bonne heure
à fc'en émanci[)er. P^n 1681, ils trouvèrent un ardent défenseur en
la personne de Pierre Hévin, savant jurisconsulte et avocat au
parlement de Bretagne, qui obtint de cette cour un arrêt en
faveur des caquins de Kerroch. C'était un hameau dépendant de
la paroisse de St-Caradec-Hennebon, dont les habitants passaient
pour Caqaous et, comme tels, étaient exclus du commun des
fidèles ainsi que les cagots du midi. Les villages de cette sorte
étaient nombreux en Bretagne où on leur donnait les noms de
Caquinerie, Corderie, Madelaine.
L'arrêt du parlement de Rennes, auquel nous faisions allusion,
déclarait qu'il n'y avait plus de lépreux, ladres ou caquins, et
ordonnait que sans aucune distinction, les habitants de Kerroch
seraient traités comme les autres paroissiens de St-Caradec-Hen-
neljon, participeraient aux mêmes honneurs, charges et pri-
vilèges, seraient inhumés dans l'église paroissiale, et non plus
dans leur cimetière privé. L'arrêt déclarait encore qu'il avait été
mal et abusivement ordonné par M. l'évêque de Vannes, en 1633,
quand il décidait que les feaimes desdits exposants ne seraient
purifiées que dans leur chapelle particulière, etc..
Honneur au parlement de Bretagne qui eut la généreuse
initiative des mesures d'humanité et de justice en faveur des
parias Français ! L'arrêt qu'il avait rendu devait avoir de l'écho
par toute la province, mais ne pouvait manquer de rencontrer
de Tùpposition.
Aussi dut-il être confirmé par une décision de la même cour du
3 octobre 1690. Mais, en dépit de tous les arrêts, les usages préva-
lurent et donnèrent naissance à des actes inouïs de barbarie et de
rébellion. M. Rosengweig a relevé dans les archives du Morbihan
des procès-verbaux du 17^ siècle qui retracent tout au long quel-
ques-unes de ces scènes avec les actes judiciaires qui en furent
— 91 —
la suite (1). Elles méritent de prendre place dans l'histoire parce
qu'elles nous peignent plus vivement qu'aucun règlement admi-
nistratif, aucun arrêt judiciaire, la condition misérable des Cacous
au milieu des populations bretonnes jusqu'à la fin du 17 siècle.
A ce titre nous en donnerons le résumé en tâchant de ne point
altérer leur physionomie caractéristique.
C'est surtout à propos de la sépulture des cordiers que les
scènes de désordre se renouvelèrent fréquemment. Si l'on tolé-
rait que leurs baptêmes et leurs mariages se célébrassent à l'église
paroissiale , on leur refusait obstinément le droit de se faire
enterrer comme les autres sous les dalles de cette même église
suivant l'usage d'alors. Exclus de leur vivant du commun des
fidèles, comment ces maudits osaient-ils prétendre reposer au
milieu d'eux après leur mort! Ainsi raisonnèrent nos Bretons
quand une cordière de la Caqulnerye de Pluvigner, décédée le
9 mai 1G87, dut ètreenterrée dans l'église paroissiale, à la requête
de sa famille. Le convoi fut arrêté dans sa marche par les purs
qui menaçaient les caqueux de leur rompre la tète s'ils persis-
taient à vouloir inhumer le corps dans l'église. Les affligés dépê-
chèrent quelqu'un des leurs vers maître Valet de Kerberon, séné-
chal de la juridiction de Pluvigner pour réclamer son appui.
Celui-ci, revêtu de sa robe de palais et flanqué du procureur et
du greffier, arriva sur le théâtre de l'action où il harangua la
foule en lui rappelant l'arrêt formel du parlement. « Nous ne
soucions de cet arrêt, lui cria-t-on, et quand le roy y serait
nous empêcherions bien qu'on enterrast les cordiers dans l'église. »
Une femme jurait que « quand elle eust deub estre pendue, le
corps n'entrerait point dans l'église et qu'il fallait plustôt casser
la tête à tous ceux qui voudraient le faire entrer, aussi bien aux
juges qu'aux autres ». « Boutons le feu sur les cordiers », criaient
(1) Op. cit. ['. -21.
— 92 —
les plus enrages. Et les pierres de pleuvoir sur les porteurs qui
laissent tomber la bière et sur les gens de robe qui se réfugient
dans une maison voisine pendant que les cordiers s'enfuient de
leur côté. Maîtres de la place, les paroissiens enlèvent le cercueil
qu'ils vont jeter sur le chemin de la Caquinerie avec tant de vio-
lence qu'il s'ouvrit, laissant échapper le corps. Trois jours durant
celui-ci resta exposé aux profanations les plus odieuses, de
telle sorte qu'un des yeux ayant été crevé d'un coup de pierre,
les chiens et les porcs entamèrent le visage. Enfin les caquins
revenus de leur frayeur vinrent chercher la dépouille profanée de
leur mère pour finir par où ils auraient dû commencer, h notre
avis, en l'ensevelissant près de ses aïeux, loin de ses persécu-
teurs.
Cependant, le recteur de l'église de Pluvigner, messire Charles
Charrier, « un homme hors de son pais », comme disaient de
lui ses paroissiens, ne partageait pas leurs préjugés stupides, et
quand survint un autre décès à la Caquinerie, il eut le courage
de se présenter en personne à la maison mortuaire pour con-
duire le corps à l'église. Mais les 2)urs opposèrent la même résis-
tances que la première fois et le contraignirent à faire l'inhum.a-
tion dans la chapelle des caquins. De plus, ils lui signifièrent que
« s'il s'advançait désormais de vouloir enterrer quelqu'un du
village des cordiers en son église, il serait le premier tué et jeté
dans un fossé comme un chien)). Pendant ce temps la cour
d'Auray procédait avec une sage lenteur aux enquêtes et aux
contre-enquêtes, et les paroissiens enhardis menaçaient de Drû-
1er le village des cordiers qui réclamaient la protection de la
justice.
Malgré les menaces dont il avait été l'objet, messire Charrier
qui, quoique recteur en titre, n'était plus qu'un Calvin-graissou
pour ses ouailles, en sa double qualité d'étranger et d'homme
— 93 —
d'esprit, persista à remplir son devoir quand survint un nouveau
décès au village des Caquins. Mais il fut entravé violemment dans
l'exercice de sss fonctions par ses paroissiens intraitables. Cette
fois, ce furent les femmes qui saisirent la bière et l'allèrent jeter
sur le chemin de la Corderie. Plainte fut immédiatement portée
par devant le sénéchal de cour royale d'Auray. Maître Vincent
Boutouillic de Kerlan jugeant que de tels désordres ne pouvaient
être plus longtemps tolérés, se décida aux grands moyens. Il
fit une entrée majestueuse à cheval dans le bourg de Pluvigner
avec le procureur du roi, un avocat, un greffier et un sergent
royal.
Soudain les cloches entrent en branle et le clergé de la paroisse
composé du recteur, du curé et de plusieurs vicaires est convoqué.
Un seul prêtre se présente; c'était encore messire Charrier. Qui
oserait s'opposer à la marche d'un sénéchal de cour royale pre-
nant la tète du cortège? Cependant, la population s'attroupe et du
sein des murmures et des grognement confus se dégage clairement
cette voix : a. Voicy des juges d'Auray qui ne sont que des juges de
caquins, il faut leur casser la teste ». Maître Boutouillic, à ces pa-
roles, rappelle les émeutiers au respect de la loi et de la justice.
On lui répond par des injures et par des coups de pierre. Il n'en
persiste pas moins dans sa résolution de faire entrer le convoi dans
l'église dont les portes furent immédiatement fermées pour empê-
cher la populace furibonde d'y pénétrer à sa suite. Mais ce n'était
pas tout d'y entrer, il fallait encore en sortir au travers la foule
qui l'assiégeait. Le sénéchal et son cortège y parvinrent moyennant
quelques coups de pistolet tirés à blancqui leur permirent de faire
une trouée et de s'évader au galop, poursuivis par les huées et les
coups de pierre. Cette sortie était d'un effet moins majestueux que
l'entrée du matin !
Le triomphe des purs n'eût pas été complet, s'ils avaient laissé
— 94 —
dormir un caquin dans l'église. Ils se hâtèrent donc de le déterrer
et de le jeter sur hi grande roule. Nouvelle plainte au sénéchal
de la part des parents et du recteur. C'était l'instant de se montrer !
Maître Boutouillic prit une plume et rédigea une ordonnance de
réinhumation. Le corps fut réintégré dans sa sépulture à l'église
par les soins de la maréchaussée en présence du recteur, du curé
et des vicaires, sans préjudice de la procédure entamée contre les
émeutiers. Une année durant se déroulèrent devant la cour
d'Auray, les monitoires, exploits, informations, interrogations, ré-
colements de témoins, confrontations, conclusions, pendant les-
quelles les accusés étaient « nourris au pain du Roy » dans 1 a
maison d'arrêt.
Enfin, le 17 janvier 1689, le sénéchal Boutouillic de Kerlan
prononça sa sentence, qui frappait plus ou moins sévèrement six
des accusés. Les deux plus coupables, homme et femme, étaient
condamnés « à la confiscation de leurs biens au profit du roy et à
être conduits, tête et pieds nus, en chemise et la corde au col, sur
la place publique d'Auray, lieu accoustumé aux exécutions de la
haute justice, pour y être pendus et étranglés jusques à extermi-
nation de vie ». Il est à supposer que cette fois les caqueux four-
nirent la corde sans rechigner ! Ce châtiment exemplaire ne suffit
pas encore à ammener les Bretons à composition; car en cette
même année pareilles scènes d'intolércnce se produisirent h Kérarll"
en Kervignac, suivies d'une répression un peu moins tragique.
Sur un autre point de la Bretagne, à Planquenoual (Côtes-du-
Nord), on vit en plein XVIII« siècle une population abrutie par un
préjugé féroce, déterrer clandestinement pendant la nuit le corps
du cordier Mathieu Rouault qui avait été inhumé dans l'église au
milieu des fidèles trépassés, et l'aller jeter dans le petit cimetière
des parias à la Corderie. La cour de justice de St-Brieuc eut à
dépêcher les archers de la maréchaussée pour faire exécuter son
- 95 —
arrêt de réinhumation, malgré les protestations violentes des
paroissiens et surtout des paroissiennes toujours plus enragées
que leurs maris. Habasque, président du tribunal de St-Brieuc
qui a relevé le fait dans les archives de cette cour, nous apprend
encore qu'à Marroué, près de Lamballe, les Cordiers ont été
enterrés à part jusque vers 1830.
Le bas clergé, imbu lui-même des préjugés du milieu d'où il
était sorti, ne se prêtait généralement pas volontiers à eiïacer
des distinction si contraires à l'esprit du christianisme. Il s'inspirait
sans doute, mais à tort, des canons des Conciles. « Leprosi sibimet
ipsis privatim habeant ecclesiam et cœmeterium », avait décrété
le Concile de Latran en 1179(1).
Or, les malheureux cordiers passaient toujours pour lépreux
sinon confirmés, du moins en puissance de la maladie, en vertu
de leur descendance des vrais Cacous. Voilà pourquoi on pré-
tendait les confiner vivants ou morts dans leur chapelle particu-
lière. Les cordiers de Pontivy n'ont été autorisés que peu avant
1789 à mettre leur banc dans l'église paroissiale, près do la porte.
Jusque là ils devaient payer un prèt''e pour taire le service reli-
gieux dans leur chapelle privée.
Sans doute, les paysans finirent par ne plus s'mquiétcr des
vraies causes qui avaient motivé la séparation du commun des
fidèles et ne plus craindre aucune espèce de contagion, mais ils
avaient pour eux Vusage. C'en était bien assez pour justifier à
à leurs yeux la distinction traditionnelle qu'ils voulaient mainte-
nir, car on sait combien les fils de la vieille Armorique sont
attachés aux us et coutumes de leurs ancêtres (1).
(I) Saero-sancta concilia T. x. Col. 1520.
(1) Les populations du sud-ouest de la France ne se montraient guère plus
raisonnables à la même époque : Sévignac et Morlaas, prèsde Pau, Aucun^ dans la
vallée d'Ârgelés (Hautes-Pyiénées), Lurbe, près Oloion, Aire (Landes) etc. avaient
leur cimetière des Gagots, A ce cimetière était annexée une chapelle à Morlaas et
— 9G —
La Révolution Française n'amena pas l'émancipation des parias
bretons qui ne s'est imposée que peu à peu aux mœurs publiques,
par le progrès des lumières et par ce travail lent et continu du
à Sévignac. Celle-ci s'iippehiif la Glcysiote de Balère, nom qui suivit encore à la
destruction du |)elit monument. « Qu'hus Vayon à la gleiisiole de Balcre. Tu
as ton aïeul à la cliiipelle de R;ilèi"e » est une locution proverbiale injurieuse
pour rappeler a quelqu'un son origine cagole. (V. Lcspy, Dictons du pays du
Béarn) .
Il n'est pas jusqu'aux scènes de sauvagerie et de rébellion dont on ne puisse
trouver un écho dans les Basses-Pyrénées comme on en pourra juger par le procès-
verbal suivant que nous avons iclevé aux archives de Bordeaux :
Du 19 janvier 1721. — Ce jo'.ir lii procureur générjl en la cour a dit que
par l'arrêt de la cour du 9 juillet dernier rendu entre divers particuliers de la
paroisse de Biari'itz au pays de Labourt prétendus agols, cayois el yuhels,
termes injurieux et défendus par les arrêts. Faisant droit des conclusions du pro-
cureur généi'al, il fut fait pareille défense par le susdit arrêt a toutes sortes de
personnes du pays de Labourt et à tous autres du ressort d'injuiier aucuns p irti-
culiers comme prétendus descendants de la race de Gie/i et de les traiter d'Agots,
Cagots, Gahets ni ladres a peine de 500 liv. d'amende, même de peine corporelle ;
qu'ils seront admis dans les assemblées générales et particulières, aux charges
municipales et honneurs de l'église même pour se placer aux galeries et autres
lieux de la dite église où ils seront traités ■.omme les autres habitants sans aucune
distinction, et que leurs enfants seiont reçus dans les écoles et collèges des villes,
bourgs et villages.... La cour enjoint a tous juges royaux, maires, abbés et jurats
du pays de Labourt de tenir la main a l'exécution de l'arrêt.
Ledit arrêt a été publia et enregistié au siège royal ordinaiie d'Ustaritz
le 23 août dernier. El le dit airêt signifié le 27 du dit mois a la requête de Miguel
de Legarret frèie et fils charpentiers dudit lieu de Biarritz k Bernard Beyiet
premier jurât tant pour lui que pour les autres jurats ses collègues ; néanmoins le
nommé Martin sergent royal s'étant transporté audit Bianitz assisté de deux archcis
de la maréechaussée le 29 du dit mois daoùt éiant devant la poite de l'église poui'
y faire la publication et l'affiche, il aurait aperçu aux environs d'icelle une grand»i
foule de peuple tant hommes que femmes qui faisaient de giands cris, criant :
« alerte, alerte » parce qu'ils étaient prévenus de la publication dudit ariêt qui
devait se faire par le sergent, lequel ayant voulu faire 1» publication et alTuhe
il en fut empêché par ces femmes qui voulurent le lui enlever, les dites femmes
estant entrées en grand nombre sur la place de l'egli-se. Mais quelque secours
qu'il demandât aux abbés ctjui'ats du lieu ils ne lui en donnèrent aucun, non plus
qu'un grand nombre d'hommes qui étaient dans le cimetière et sur la place.
Cependant les menices, les insultes et les mouvements des dites femmes continuant
temps qui use tout, même les préjugés. Cambry qui parcourait
et étudiait le département du Finistère à cette époque, écrivait
en 1795 (1) : « On voit aussi dans ces cantons (de l'arrondisse-
ment de Quimpeiié) quelques cajueux, espèce de parias proscrits
qui vivent dans les landes, éloignés des habitations, sans qu'on
communique avec eux... Ils font des cordes pour subsister
Ces hommes séparés des hommes ont été l'objet de mille contes
extravagants. (Ils passaient pour sorciers). Ces malheureux pro-
fitèrent sans doute de la stupidité et de la crédulité de leurs
voisins. Beaucoup parvinrent à défricher des landes, à cultiver
des champs abandonnés qu'ils fécondèrent ; ils plantèrent des
bois, des prairies ; on voit sur le chemin de Plaçamen un fort joli
toujours, la crainte et le danger où se trouvaient le sergent et archer furent
les raisons pour lesquelles ils se retirèrent sans faire cette publication et affiche.
Ce qu'étant une rébellion contraire aux ordonnances de la cour, le dit sergent
en a dressé son procès-verbai dans lequel il dit qu'il a été averti qu'à la pointe
du jour Icsdites femmes étaient assemblées, qu'elles tenaient des armes cachées
et de la chaux vive et des cendres et de l'huile da baleine pour accabler ceux
qui se porteraient audit lieu pour l'exécution dudit arrêt qui resterait sans effet
s'il n'y était promptement pourvu par l'autorité de la cour pour contenir la fureur
de ces femmes
Ainsi, le procureur général du Roy a requis qu'il soit informé par devant
le lieutenant criminel du sénéchal de Bayonne contre les coupables pour raison
dudit procès-verbal de rébellion.... Et du surplus être ordonné que l'arrêt dudit
jour 9 juillet dernier sera exécuté suivant sk forme et teneur et qu'il sera lu,
publié et enregistré au greffe du siège sénéchal de Bayonne, et à la diligence
du subsUlut dudit sénéchal de faire lire et publier issiie de grand'niesse et afficher
à la porte de l'église du lieu de Biarritz.
La cour faisant droit à la réquisition du procureur général du roy ordonne au
lieutenant du roy de la citadelle de Bayonne de prester main forte h l'exécution
du présent arrêt sur la réquisition qui lui en sera faite. Signé : MONTESQUIEU.
Fait a Bordeaux, le 19« de janvier 1724.
Archives du département de la Gironde, Parlement de Bordeaux.
— Série B. Arrêts, 1218.
(1) Voyage dans le Finistère en i794-95. Imp. du Cercle social, an 7 de
la République. T. III, p. U6.
- 98 —
village de Caqueux. Le préjugé n'est plus aussi fort qu'autrefois,
mais on ne s'allie point encore à leur famille. »
Les choses n'ont pas beaucoup changé jusqu'à nos jours.
« Depuis quatorze ans que je suis secrétaire de l'évèché de Vannes,
écrivait le chanoine Gaudin à M. Francisque Michel, en 1840, je
n'ai jamais vu un caquin se marier qui ne fut le parent de sa
future. Aussi, les dispenses de parents qui ne s'accordent jamais
sans raison canonique, sont-elles accordées à eux sans la moindre
raison, si ce n'est qu'ils sont tous deux cordiers ou Gaquins.» De là
le nom de a cousins » et de « cousins de la Maddaine » qu'on
leur donnait par raillerie ; la plupart de leurs chapelles et de
leurs villages étant dédiés à Ste-Madelaine, sœur de Lazare (1).
A une époque encore plus rapprochée de nous , en 1872,
M. L. Rosenzweig, autre témoin oculaire, a pu dire que tout en
jouissant de la plénitude des droits civils « ils n'en sont pas
moins encore dans nos campagnes l'objet du mépris général et
quelquefois d'une crainte superstitieuse. Il n'est pas moins vrai qu'ils
portent encore le nom injurieux de cacous; qu'il leur était interdit,
il n'y a pas longtemps encore en certaines églises de dépasser le
bénitier ; qu'on évitait les influences fâcheuses de leur approche,
soit en tenant dans la main une pièce de six liards, soit en repliant
le pouce sur les autres doigts ; qu'ils se mariaient et se marient
encore de nos jours presqu^exclusivemententr'eux. Il y a quarante
ans environ, un cordier de Péaule voulait épouser la fille d'un
(1) D'oprès Dom Calmet (Dict. de la Bible, t. III, p. 432). Les léproseries étaient
placées sous la dédicace de St. Lazare, de Ste-Marthe, ou de Ste Madeleine.
Lazare, le lépreux de la parabole, qui vivait des miettes tombées de la table du
riche et qui fut reçu après sa mort sur le sein d"Âbraham, aurait bien plus mérité
d'être le patron des ladres que le Lazare frère de Marthe et de Madeleine, que rcs-
cucita Jésus; d'autant plus que l'Evangélistc ne dit pas que ctlui-ci fut lépreux.
Mais il est probable qu'il se fit entre les deux La/are une confusion qui valut k la
famille de Béthanie l'avantage de se partager le patronnage des lépreux.
- 99 —
cultivateur; celui-ci refusa, et le jeune liornnie avoua alors qu'il
l'avait séduite et qu'elle était gro>;se ; malgré cet aveu, le cultiva-
teur persista dans son refus, sacrifiant l'honneur de sa fille
à sa répugnance pour un gendre cacous. Notons que si l'on de-
mande aux habitants des campagnes le motif de leur aversion,
ils seront le plus souvent incapable de nous répondre autre
chose que c'est un cordiei\ c'est un cacous (i). Nous avons pu néan-
moins constater quelques exceptions. Ici, les cordiers passaient
pour être les descendants des Juifs qui garrottèrent Jésus-Christ
après sa condamnation (2). Là comme à Carentoir, à Plaudren,
etc., ils sont réputés sorciers, et un de leurs sortilèges consiste-
rait à pourrir une pomme au bout de dix minutes en la mettant
sous leur aisselle » (3).
Enfin, le 6 mars 1875, M. Rosen/Aveig me faisait l'honneur de
m'écrire de Vannes : « Le préjugé dure toujours, surtout dans
nos c;im[ir;L;aes. On connaît parfaitement aujourd'hui les familles
qui descendent des anciens cacous ; elles n'ont changé ni de nom,
ni de profession (cordier) et elles sont encore sous le coup,
quoiqu'ci un moindre degré, . de l'aversion générale dont elles
étaient l'objet au moyen-âge. »
(I ) 11 en est généialemeiit de même dans le Midi.
(2) Ce préjugé populaire vis-k-vis des Cordiers rappelle celui qui touche aux
gendarmes dans la même province. « Au temps de mon enfance, dit M. Renan,
le gend.ime y était considéré avec une sorte de répulsion pieuse, car c'est lu
qui arrêta Jésus ! » {Vie de Jésus, in-8'^, page 441.)
(3) Les Cacous de Bretagne, par L. Rosenzweig, page 23.
ynivar8it«9
WBUOTHECA
OftavIeps'L
CHAPITRE V.
LES AGOTES D'ESPAGNE
L'Espagne a connu les mêmes parias que la France et sous des
noms identiques. Qui ne reconnaîtrait nos Gafets, nos Chrestians
et nos Gagots dans les gafos, les christianos et les agotes d'Espa-
gne ? — Ils apparaissent à la même heure de l'histoire, subis-
sent les mêmes changements d'état et de nom à travers leur misé-
rable existence et se fondent presqu'en même temps dans la popu-
lation ambiante. Ghose vraiment extraordinaire ! L'obscurité qui
entoure leur berceau est restée jusqu'à nos jours aussi profonde et
la malédiction jetée sur leur tête aussi implacable au-delà des Py-
rénées qu'en-deçà. Gette double vérité se montre avec un re-
lief saisissant dans les pages écrites par un prêtre navarrais au
commencement du xvn"= siècle, alors que la haine et le préjugé
étaient encore dans toute leur force. « En Béarn, Navarre et Ara-
gon, dit-il, il y a une race de gens séparée des autres en tout et
pour tout, comme s'ils étaient lépreux et quasi-excommuniés. On
les appelle communément agotes. — Exclus des centres de popu-
lation, ils habitent des chaumières écartées comme des pestiférés.
Ils n'ont pas capacité pour les offices et charges de la commu-
nauté. Ils ne s'asseyent jamais à table avec les habitants. On croi-
rait s'empoisonner en buvant en un verre qu'ils auraient approché
de leurs lèvres. A l'église ils ne peuvent dépasser le bénitier. Ils
- 102 —
ne vont pas à l'offrande près de l'autel, comme les autres ; c'est le
prêtre qui, après la cérémonie, se rend à la porte de l'église où ils
se tiennent pour recevoir leur offrande. On ne leur donne pas lu
paix à lu messe, ou, si on la leur donne, c'est avec le revers du
porte-paix. — Traiter de mariage avec eux serait chose aussi inouïe
et abominable que si un chrétien traitait de mariage avec une
mauresque ; et dans les siècles passés il ne s'est jamais rencontré
d'homme ou de femme assez misérable et de sentiments assez bas
pour contracter alliance avec eux. Je me rappelle que dans mon
enfance on leur défendit toute espèce d'armes excepté un couteau
sans pointe La passion et la rage sont arrivés à tel point
qu'on leur impute des infirmités qu'ils n'ont pas, comme d'être
punais, d'avoir un flux de sang et de semence, de naître avec un
petit bout de queue et autres absurdités de ce genre, qui, quoique
contraires à ce qui se voit et se sent tous les jours, se répandent
malgré tout et se transmettent par tradition de père en fils, pour
attiser la haine, l'horreur et la répulsion, contre ces misérables
gens. »
L'auteur continue en disant que cette conduite est contraire
à la religion comme à la raison, parce que ces gens ne sont
tachés d'aucune infamie naturelle, puisqu'ils descendent des Goths,
lignage si estimé dans le passé comme dans le présent que la fleur
de l'Espagne se pique d'en descendre. Mais comment concilier
avec cette illustre origine le stigmate d'infamie dont les agots sont
frappés ? Ah ! c'est qu'ils proviennent du Béarn où leurs pareils
sont en abomination comme descendants des anciens persécuteurs
ariens. De France ils se sont étendus dans les provinces limitro-
phes d'Espagne où ils subissent le même traitement ; chose fort
injuste, car les fils ne devraient pas payer pour la faute de leurs
pères après tant de générations écoulées. « Pourquoi, continue le
défenseur des agots, ne considère-t-on pas qu'il y a chez ces pau-
— 103 —
vres victimes une bonté naturelle, le culte de la justice et de l'hon-
nêteté, enfin de bonnes mœurs ? Ce sont de bons et fidèles chré-
tiens : à preuve la piété et l'exactitude avec laquelle ils recher-
chent tous les sacrements. S'ils ne font pas beaucoup de donations
à l'Eglise, c'est qu'ils sont généralement pauvres et que les mé-
tiers qu'ils exercent leurs fournissent à peine de quoi vivre
Ils n'ont d'ailleurs dans leurs traits rien qui les distingue des au-
tres habitants de cette province Donc, en examinant bien
cette question, on ne trouve aucune raison pour qu'une famille si
chrétienne, si pieuse et si semblable à tous les indigènes du pays,
sans aucun défaut physique ni moral soit traitée avec une telle
rigueur. »
Après cette apologie d'un véritable intérêt historique et la
seule digne d'être tirée de l'oubli où repose le factum de Don
Martin Viscay, cet auteur qui n'a donné aucune preuve de son
opinion sur l'origine qu'il attribue aux agots, combat avec des
arguments sans valeur l'opinion de Jean Botéro, savant renommé
du même temps, qui les faisait descendre des Albigeois (1). Du
reste, il est prêt à s'accommoder de cette opinion parce que,
dit-il, les Albigeois étaient eux-mêmes des restes des Goths
Ariens. On ne saurait être plus conciliant! (2)
Cependant l'idée bizarre de donner à des parias les Wisigoths
pour ancêtres n'était guère susceptible de prendre faveur en un
pays où ces conquérants ont joué le même rôle et gardé la même
place que les Francs dans les Gaules. — A moitié Goths eux-mê-
mes, les Espagnols ne pouvaient guère être tentés, comme les
(1) Relationi universali di Giovani Botero Benese. In Venetia. 1599.
(2) Les pages citées ou analysées sont extrnits du chapitre intitulé « Origen de
los Agotes » placé en hors-d'œuvre dans un livre qui a pour titre : Derecho de
naturaleza que los Naturales de la merindad de San Juan del Pie del
puerto tienen en los reynos de la corona de Castilla, por don Martin de
Viscay, presbytère. En Zaragoza, ano de 1621, in-8«.
- 104 —
Français, de placer le berceau des agots à côté de celui de leurs
anciens rois. On sait que Pelage était le descendant des rois Wisi-
goths d'Espagne.
Le P. Joseph de Moret, historiographe officiel du royaume de
Navarre, se faisant l'écho d'une opinion fort ancienne dans le pays
et que nous avons trouvée répandue encore aujourd'hui parmi le
clergé des deux Navarres, s'exprimait ainsi dans ses Annales pu-
bliées en 1766 :
(( Quelques-uns ont eu l'idée de rapporter aux débris de cette
armée d'Albigeois dispersés, fugitifs et jetés comme par la tempête
sur les régions voisines des Pyrénées, la caste abhorrée des agots.
Ils prétendent justifier par les censures de l'Eglise et l'horreur de
cette rébellion le mépris souverain et le traitement plus dur que la
servitude avec lesquels ils sont tenus à l'écart des centres de po-
pulation, comme gens infectés de quelque mal contagieux ; de
telle sorte que même dans les églises ils sont avec soin .séparés
des autres. Le nom d'Agotes leur aurait été donné en raison de
leur provenance du Languedoc où les Goths ont longtemps dominé
et qui prit d'eux le nom de Galia Gothica. » Le bon père de Moret
trouve même que Languedoc n'a pas d'autre étymologie ; ce
nom signifiant landes des Goths (1).
L'Académie espagnole d'histoire, dans le dictionnaire fort estimé
qu'elle publia au commencement de ce siècle, ne trouva rien de
mieux à offrir sur la matière que l'hypothèse en question, sans la
garantir toutefois et tout en rejetant l'étymologie fantastique admise
par le père Moret.
« Comme, d'une part, dit-elle, il n'est pas prouvé que les Agots
soient descendants des Albigeois et que, d'autre part, il est certain
(1) « Languedoc, esto es Landas o campos de los Godos. » Annales del Reyno
de Navarra compuestos por el padre Don Joseph de Moret, Chronista del mismo
reyno. Lib. xx. t, m, cap. vi. En Pamplona, ano de 168-i. 3 vol in-i».
— 105 —
que les habitants du comté de Toulouse ne portent pas le même
nom, cette étymologie ne nous satisfait pas. — Il ne nous paraît
pas non plus rationnel de chercher l'origine de cette dénomination
dans la haine des Vascons pour les Goths, parcequ'en ce cas elle
devrait dater des temps les plus anciens, au lieu de n'avoir été con-
nue que bien des siècles après que la monarchie des Goths eût été
détruite et oubliée (i). »
En elïet, le nom d'agots n'est pas plus ancien en Espagne que
celui de cagots en France, et il y a tout lieu de croire que le
premier de ces noms n'est que la traduction euphonique du
deuxième ; c'est ce qu'admettent tous les auteurs espagnols qui
écrivent aussi quelquefois cagotes et hagotesi^). Du même mot
les Basques ont fait agotac et les Bayonnais, ainsi que les gens de
la Navarre Française, agots.
Toutes ces variantes du même nom ne datent que de la pre-
mière moitié du XVP siècle. Le plus ancien document historique
où il figure, est un acte émané des Etats de Navarre assemblés à
Pampelune en 15i7, et dont voici la traduction :
« Qu'il soit chose manifeste à tous ceux qui les présentes verront
et entendront :
« Que l'an de grâce 1517 et le IG octobre, les trois états du
royaume de Navarre étant réunis dans la ville de Pampelune en
Certes générales, il a été présenté une pétition de ceux qu'on
appelle vulgairement agotes é christianos résidant dans les envi-
rons de Pampelune et autres heux du royaume, disant que les
(1) Diccion. hist. geograph. de Espagna pnr la real acadeaiia de la histo-
lia. T. 1°. M;idrid. 1802.
(2) Cf Hisloria compendiada del Reyno de Navarre, par J. Yan-
guas, page 161. Historia de las Naciones Bascas, etc., tome IIl,
page '213, par Zaïnacola. Inip. h Auch 1818, 3 vol. Dictionnario hist.
géogra de Navarra, par Teod. de Ochoa, imp. a Pampelune 1842.
— 06 —
recteurs et vicaires des paroisses où ils vivent, tant en l'adminis-
tration des sacrements, offrandes et oblations, qu'en l'assignation
des places h l'église, n'usent pas avec eux des mêmes solennités
et cérémonies qu'avec les autres chrétiens et paroissiens, sous
couleur qu'ils ont accoutumé d'en agir ainsi avec eux et leurs
pères soit disant parce que leurs dits ancêtres adhérèrent ancien-
nement à un certain Raymond de Toulouse qui fit certaine
rébellion à la Ste-Eglise romaine pour laquelle ils furent séparés
du bercail de la Ste-Mère Eglise par le St-Père, alors régnant^
jusqu'à son bon plaisir ou celui de ses successeurs. Sur quoi les
suppliants ont recouru à la sainteté du St-Père qui aujourd'hui
régit et gouverne l'église de Dieu, lequel ayant pris information
et considérant que le bon plaisir (beneplacito) du St-Père d'alors
avait expiré dans le laps de cent ans et que lesdits exposants
n'étant point retombés dans la faute de leurs ancêtres, mais au
contraire ayant vécu et vivant dans l'obédience de la Ste-Eglise,
ledit St-Pèrc usant de compassion, a ordonné au chantre et
officiai de l'église cathédrale et à l'archidiacre de Sta-Gema
d'informer et, dans le cas où ils trouveraient exacte l'exposition
des suppliants, les replacer en toutes choses dans l'état où ils se
trouvaient avant ladite séparation. Sur ce, les Etats, à la prière
des requérants, prient et exhortent par les présentes lesdits
chantre et archidiacre de vouloir bien accorder aux supphants
la faveur et l'appui qu'ils pourraient mériter et de leur administrer
brève et droite justice en toute prudence, vertu, savoir et bonne
conscience, dans la mesure que méritera le présent cas. En
témoignage de quoi les Etats assemblés ont déUvré le présent acte
signé de la main du secrétaire. Miguel d'Oroz. » (1)
L'officialité de Pampelune, chargée depuis trois ans par le
(1) Archives de la Cour des comptes à Pampelune, casier 169, n» oO. Pièce
publiée dans le texte oiiginal par M. F, Michel. Op. cit. tome H, page 212.
— 107 —
Pape et pressée par les Etats de s'occuper de cette affaire, fit
attendre encore deux ans sa sentence. Sans se prononcer sur la
cause et l'origine de la séparation des agots, mais statuant seu-
lement sur le fait, elle juge les griefs justes et les requérants
fondés en leur demande, ordonne qu'ils seront rétablis dans tous
les droits et honneurs des fidèles, enjoint aux recteurs des
paroisses de se conformer à ladite sentence apostolique et de n'y
contrevenir en aucune façon, sous peine de la censure ecclésias-
tique et de cinq cents ducats d'amende. Donne acte aux requé-
rants pour que la sentence soit rendue exécutoire par le bras
séculier, (i) Qui pourrait croire qu'un jugement si sage et si
(1) Le texte hitin de ce jugement a été publié in-extenso par M. FiMiicisque
Michel. Op. cit. tome II, page 2io-227. Nous ne donnerons que les passages
piintipaiix de cet interminable instrument conserve a l'église paroissiale d'Ârizcun
(vallée de Daztan) où nous l'avons revu. Le prononcé du jugement est précédé de
la supplique au pape :
c( Beatissime pater, exponilnr S. V. pro patte devotornm illius oratorum Beinard
ac Joannis de Agotis.'.lias deC'rristianis nuncapatorum. laïcorum Baionensis diocesis
aMique de eorumagnationeatriusque sexusprœdictœ, ac Pampilonensis, Lascariensis,
Oloronensis commoranîes, sint boni et veri Chnstiani ac ipsi oratores ac eorum
progenitores ut veros decet christianos semper vivant ; nihilominus quia parro-
chialium ecclesiarum redores sub quibus degunt, in administrandis sicramentis
ecclesiasticis et offertoiiis seu oblalionibus offerendis ab eisdem et pace oratoribus
danda, in ecclesiis hujusmodi no» uluntar il'is ceremoniis et solemnitatibus
quibus cura aliis Cbiislianis eorum parrocbianis, sub co pretextu quod ita tili
consueludinc usi sunt haclcnus, ex quo quoddudum nKijaribus et progenitores
oratorum adliœserunt cuidani co.niili Uaymundo de Tolosa qui quamdam rebellijnem
fecisse dicitur Ecclesiœ ronianœ, per tune Romanum Pontificem a g;emio sanciœ
matiis Ecclesiœ segregati dicebantur ad beneplacitum ; et cum, clementissime
Pater, hujusmodi beneplacitum a centuni annis citra espiravit oratoresque non
delinquerint , sed semper ul decet bonos christianos vixerinl , vivantque
in obedientia S. V. et Stœ-ecclesiœ romanœ, et quando deliquissent volontés
redire admitli debent , quia Sta-Mater Ecclesia nunquum daudit gremium
redeunti ; igitur recurrunt ad pedes S. V. oratores prœfati, humiliter supplicando
quatenus in prœmissis, more pii patris consulcndo dc de remedio opportuno
providendo, aliquibus probis viris in partibus i'iis residentibus... conimittere et
niandare dignemini ut se de prœmissis informent summarie , simpliciter et de
piano, facti sola veiitate inspecta ; et, si prœniissa vera repericiint , oratoixs
- 108 —
impératif à la fois ne fut pas obéi? C'est pourtant ce qui résulte
d'une série de décrets royaux et de procédures civiles et ecclésias-
tiques dont les débats retentissent dans le cours des XVP et
prœfatos et illis forsan ddhœrentes et adhsererc volentes eorum agnatione...
rcponant et réintègrent in omnibus et per oninia perinde ac si prœmissa minime
commissa seu sulisecuta fuissent ; et rectoribus parrocbialium prœdictornm,
omnihusque aliis et singulis personis quibus et quoties videbitur, sub censuris et
aliis pœnis ecelesiasticis, etiam pecuniariis, ipso facto incurrendis, inhiheant ne
quidquam contra attentent, i
Concessum ut petitur.
a Dilectis filiis cantori et archidiano Stœ-Geniœ in ecdesiâ Pampilonensi LEO
PAPA dicimus : Dilecti filii, salutem et apostolicam benedictionem, Mittens
Tobis supplicationem prœsentibus introclusam. . . . volumus quod et vobis com-
mittiraus et mandanuis ut vos vel aller vestrura, vocatis vocandis, ad executionem
in eâ contentoruni proeedatis juxta ejus continentiam et signatiiram, Datura Romœ
apud Stum-Petrum sub annule piscatoris die décima tertia, Maii millesimo quingen-
lesimo decimo quinto, pontificatus nostri anno tertio.
Nos. Joanes de Sancta Maria, canonicus et cantor ecclesiœ cathcdralis
Pampilonensis, necnon judex, commissaiius et executor apostolicus.
Vidimus et reperimus omnia et singula pro parte dictorum vulgariter agotoruin
et Christianorum in dictis supplicàtionibus exposita et narrata, fuisse, fore et esse
vera et manifesta.
— Quamobrem dictos agolos iliisque adhœrentes et adhœrere volontés, autho-
ritate, mandate et commisione sanctissimi domini nostri papœ, virtute dictarum
litterarum apostolicarum, restituimus et reintegramus in omnibus et per omnia
perinde ac si prœmissa minime commissa vel subsecuta fuissent ; et dictis
rectoribus pariochialium ecclesiarum omnibusque aliis et singulis personis,
sub censuris et pœnis ecelesiasticis et etiam pecuniariis videlicet sub pœna
quingentorum ducaterum oncii per quemlibet rebellem, inobedientem et contrave-
nientera incurrenda ; mandamus ut omnes dictos agotos vel christianos utriusque
sex.us ac omnes et quascumque personas de eorum agnatione, cognatione, prosapiâ
parentelâ et familiù, tanquam veros christianos et nullam maculara spiritualem
aut corporalem patientes sed ab eàdem mundos et exemples, in dictis parrochialibus
ecclesiis et absque aliquâ differentià, distinctione, separatione segregatione, tam
in administratione sacramenterum quam in offertorio seu oblationibus ac pacedandâ
et recipiendâ, ac sessionibus ecclesiaium et aliorum lecorum et omnino de cemmu-
nicatione et parlicipalione fidelium vicinoium, carilalive recipiant et admittant,
tractent, habeant et reputent, ac omnibus illis ceremoniis et solemnitatibus quibus
cura aliis christianiis atuntur, utantur et utifaciant, quibuscumque inhibentes
— 109 —
XVIP siècles, et dont les derniers échos arrivent jusqu'à nous,
en 1842.
En vain les agots de la Navarre obtinrent-t-ils de l'empereur
Charles-Quint une cédule qui rendait exécutoire pour les effets
civils l'ordonnance ecclésiastique dont ils étaient pourvus et
leur reconnaissait les mêmes droits qu'aux autres habitants des
lieux de leur résidence, pourvu qu'ils acquittassent, comme eux,
les contributions royales ; en vain bulle papale et cédule impé-
riale furent-elles proclamées dans les égUses et par les rues, la
résistance des habitants du Baztan, avec ou sans l'appui du bas
clergé, on ne saurait le dire, demeura intraitable.
En 1548, Charles-Quint publie coup sur coup deux nouvelles
ordonnances qui nous intéressent vivement, en ce sens qu'elles
nous découvrent une autre face du préjugé dont les agots étaient
victimes. En effet, ces ordonnances prohibent comme injurieuses
les dénominations d'agotes, leprosos, quistroncs, (1) ordonne que
les enfants de ceux-ci soient baptisés aux mêmes fonts que les autres
nouveaux-nés (2), que les hommes s'assièent avec les hommes et
les femmes parmi les femmes dans les églises, sans distinction ni
séparation, sous peine de 10,000 maravedis d'amende pour tout
opposant laïque ou ecclésiastique.
strictissirae sub dictis censuris et pœnis ne quidquam in praejudicium, injuriam
et jacturam dictorum agotoruni utriusque sexus attentent vel peiniittant.
Et sic pronuntiamus et decernimus et declaramus Nos Joanes de Sancta-
Maria, sub anno a nalivitate Domini niiilesimo quingentisirao detimo nono die
vero ullimà mensis aprilis.
(1) Ce mot qui n'appartient plus a la langue espagnole et qui n"a probable-
mert jamais été qu'une locution provinciale et triviale, devait faire au singulier
quistron et correspondait sans doute au mot roman quistoun, quêteur, men-
diant, gueux.
(2) Ogée nous apprend, en son histoire de Bretagne, que les enfants des lépreux
n'étaient pas baptisés sur les fonts et que l'eau qui avait ser/i à leur baptême
était jetée dans d«s lieux écartés.
— 110-
Eji vérité, ce ne sont pas des gens suspects d'hérésie mais bien
de lèpre qu'on traite de la façon visée par cette ordonnance. Aussi
Gaxar Arnaut, huissier du conseil royal de Navarre, avait-il pris à
tâche de justifier cette opinion et de faire repousser la requête des
agots aux Etats. « L'origine de leur séparation, disait-il, ne vientpas
de la révolte du comte Raymond de Toulouse : elle est bien plus
ancienne et antérieure à l'avènement de J.-C, car elle date du
prophète Elysée, quand Nahaman alla près de lui pour .se guérir
de la lèpre et que le prophète, en saint homme qu'il était, refusa
les dons qu'on voulait lui faire, tandis que Giézi, son serviteur,
pou.ssé par l'avarice, se les fit subrepticement donner ; sur quoi
il fut maudit par Elysée, lui et tous ceux qui en descendraient.
De sorte que les agots qui sont ses descendans et non de la com-
pagnie du comte Raymond, souffrent encore les effets de cette
malédiction, car ils sont lépreux et corrompus en dedans autant
que maudits ; comme il appert manifestement par cette expé-
rience que les herbes seulement touchées par leurs pieds se sè-
chent et perdent leurs qualités et qu'une pomme ou tout autre
fruit se pourrit immédiatement entre leurs mains. Leurs person-
sonnes et leurs habitations sont infectées et contaminées. Voilà
pourquoi leur communication avec les autres chrétiens serait
très dangereuse; et comment, quoique chrétiens, ils ne sont
pas baptisés aux mêmes fonts que les autres. C'est pourquoi
ledit Caxar Arnaut supplie humblement les Etats de n'ajouter foi
à leurs allégations et de repousser leurs requêtes. » Malgré la
force de ce raisonnement, les Etats de Navarre et l'officialité de
Pampelune firent droit, comme on le sait, à la requête des
agots en les reconnaissant exempts de toute tache spirituelle et
corporelle « tanquam nullam inaculam spiritualem ant corpora-
lem patientes sed ab eadem mundos et exemptes. »
— 111 —
Il est certain que Caxar Arnaut aurait pu faire valoir de meil-
leurs arguments pour réfuter la prétention des agots.
En elîet, au temps oîi fut rédigé pour la première fois le for
général de Navarre, au XIP ouXIIP siècle, il y avait en ce royaume
des hommes que la loi séparait des autres hommes à l'église
comme ailleurs ; c'était les Gafos. « Je crois devoir faire mention
en ce règne (celui de Philippe-le-Long), dit Yanguas y Miranda,
de la race des agots, anciennement connus dans la région mon-
tagneuse de la Navarre sous le nom de Gafos. Ainsi les appelle
le for de Navarre, parce que, quand il fut écrit, on n'avait pas
encore le nom d'agotes qui se généralisa depuis et qui est dérivé
de celui des cagots de France » (1). Or, voici comment s'exprime
le for :
« Aucun gafo ne doit rester avec Is autres hommes.
((. Si un noble ou un vilain devient gafo, il ne doit pas être
(1) Historia compcndiada ciel reyno de Navarra, page 161.
La première rédaction du for, dont parle rauteur espagnol et dont nous citons
le passage afférent a notre sujet, lemonte au règne de Tliéobalde Fi", l'an 1257,
suivant le père Moret et l'académie d'histoire, a celui d'Alphonse le Batailleur
(1104-1134) suivant Yanguas y Miranda. Mais les éléments de cette première ré-
daction ont été puises dans les coutumes plus anciennes encore de Sobrarbe et
de Navar.e.
C'est à ce point de vue seulement '■qu'on peut admettre l'opinion de Marca
quand il dit : « Et l'ancien for de Navarre qui fut compilé du temps du roy
Sance Ramirez, environ l'an 1074, fait mention de ces gens (les cagots) sous le
nom de gafos, etc.. »
Il est certain, du moins, que les gafos existaient au temps où fut composé le
Romancero du Cid (Xl" siècle) et que ces gafos étaient des lépreux. — Le
Cid allant en pèlerinage vers .l'apôtre St-Jacques rencontre un gato [un gafo le
aparecia) embarrassé dans un bourbier, il le sauve, l'emmène à l'auberge et le
conche en son propre lit. Mais dans la nuit le gafo s'évanouit comme un fantôme
et a sa place apparaît un homme tout resplendissant qui lui dit : « Je suis
St-Lazare, Rodrigue, je suis le lépreux k qui tu as rendu un si grand service
pour l'amour de Dieu. Dieu t'aime bien et il l'a octroyé, que tout ce que tu en-
treprendras dans la guerre tu l'accompliras k ton honneur, etc.. En disant ces
paroles, soudain il disparut. » [Romancero espagnol, t. 2, p. 30, traduit
par Damas Hinard.)
— 112 —
à l'église ou à l'intérieur de la ville avec les autres habitants
mais il doit aller aux léproseries. Et si le lépreux dit : Je peux
vivre en mon héritage sans aller en d'autres terres, et qu'il soit
de la ville; que les habitants lui fassent une cabane hors la ville
dans le lieu qu'ils jugeront convenable. Quant au lépreux misé-
rable qui ne peut s'aider du sien, qu'il aille demander l'aumône
par la ville, mais qu'il la demande hors des portes en faisant
sonner ses cliquettes; qu'il n'ait pas de familiarité avec les enfants
et les jeunes gens quand il va par la ville demandant l'aumône,
et que les habitants défendent à leurs enfants d'aller à sa cabane
pour avoir communication avec lui. Et si le lépreux ne prenant
aucune privante il arrive du mal à quelqu'un , le lépreux n'a
point tort. » (2)
(2) On remarquera que nous avons traduit le mot ycifo par lépreux ; et celk
avec d'autant plus de fondement qu'à l'index du for, au mot leproso on lit :
« vease gafo » et au mot gafo il est renvoyé au texte que voici :
Gaffo ninguno non debe ser con otros ombres. Si Infanzon o villano tornare
gaffo, en Eglesia o en abrigo de la villa, non debe ser con los otros ombres ni con los
bezinos mas deve yr à las otras gaferias et si dixiere el g;ifo, en unà heredat
puedo bivir et iio yte à otras tierras, y sea de la villa, et todos los vezinos
de la villa faganle casa fuera de la villa et de las beras, en logar que los bezinos
vean por bien. Es(e gaffo mesquino que non se puede ajudar con lo suyo, vaya
deraandar almosna en la villa et demande almosna fuera de las puertas
de los corrales con sus tablas et no aya solas con los ninos ni con los ombres
jobenes quando anda en la villa pidiendo almosnas, et los vezinos de la villa
viynden les à lures creaturas que non vayan à lur casa por avcr solaz con eill.
Si el gafo non dando solaz si dayno viniere ad alguno, cl gafo non tiene tuerlo.
Ce texte est extrait d'un manuscrit du XIV siècle trouvé a Gailin (Basses-
Pyrénées) par M. Barlhéty, notaire, au mois de juin 1875. 11 est conforme quant
au fond avec le texte imprimé à Pampelune en 1686 et collationné sur un original
probablement plus ancien ; mais son style un peu moins suranné le rend plus
intelligible.
Comparez : Fueros dcl Reyno de Navarre desde su creacion hasta
su feliz union con el de Caslilla y recopilacion de las Icyes promulyadas
desde dicha unio7i hasta el ano de iOS5, por el licenciado Don Antonio
Chavier. En Pamplona, ano MDGLXXXVI, 1 vol. in-4". (Lib. V. Tilre XI. C. V,
p. 124.)
— 113 —
Notre illustre compatriote Marca avait bien vu que ces Gafos
étaient la souche des agotes quand il écrivait en son histoire :
ce Cette aversion n'est pas seulement en Gascogne mais aussi
en la Haute-Navarre où les prestres faisaient difficultés de les ouïr
en confession et de leur administrer les sacrements, de manière
qu'ils eurent recours au pape Léon X lequel ordonna aux ecclé-
siastiques de les admettre aux sacrements comme les autres
fidèles. L'exposé de leur requeste prétend de bailler à ces agotes
ou chrestiens (car c'est ainsi qu'il les nomme) une origine toute
nouvelle ; disant que leurs ayeuls avaient fait profession de l'hé-
résie des Albigeois en haine de laquelle, bien qu'ils l'eussent
abandonnée, on les charga d'infamie qui passait à leur posté-
rité. Mais il y a de la surprise en cette requeste, d'autant que les
Gagots sont plus anciens que les Albigeois. Car ceux-ci commen-
cèrent à paraître en Languedoc environ l'année 1180 et furent
ruinés l'an 1215, et néantmoins les Gagots étaient reconnus sous
le nom de chrestiens dès l'an 1000 ainsi qu'on remarque dans
le chartulaire de l'abbaye de Luc, et Tancien for de Navarre qui
fut compilé du temps du roi Sance Ramires environ l'an 1074
fait mention de ces gens sous le nom de Gaffos, d'où est venu
celui de Gahets en Gascogne et les mettant au rang des ladres
les traite avec la mesme rigueur que celui de Béarn. » L'auteur
renvoie en note à Fori Navarrœi lib. V. tit. 6... « Gaffo non deve
ser con los otros ombres. » (1) C'est bien le même texte sur lequel
nous nous appuyons : mais alors comment peut-il faire descendre
les agots des Sarrazins ? Car si les nobles d'Espagne eux-mêmes
devenaient gafos, (Infanzon si tornare gafo) qu'est-il besoin
d'aller chercher les soldats d'Abdérarae pour en faire les pères
de ces mêmes gafos et par suite des agotes? C'est ce que les
auteurs espagnols qui ont jeté les yeux sur le texte suranné
(1) Iliiit. deBéurn, in-fo liv. 1er ch. XVI p. 75.
— 114 —
des vieux fors de Navarre, au passage que nous avons cité, ne
pouvaient manquer de comprendre. (1) Marca invoque pourtant
de bien jolis arguments à l'appui de son système, « Je pense,
dit-il, qu'ils sont descendus des Sarrazins qui restèrent en Gas-
cogne après que Charles Martel eut défait Abdérama qui en son
passage avait occupé les avenues des Pyrénées et toute la pro-
vince d'Aux. On leur donna la vie en faveur de leur conversion
à la religion chrestienne d'où ils tirèrent le nom de chrestiens
et néantmoins on conserva toute entière en leur personne la
haine de la nation sarrazinesque ; d'où vient le surnom de Gézi-
tains, la persuasion qu'ils sont ladres et la marque du pied d'oye.
On leur a aussi toujours reproché leur puanteur, non seulement
en haine de leur tyrannie comme les Italiens donnaient cette
mauvaise réputation aux Lombards ; mais parce qu'on a toujours
observé par expérience que les Sarazins sentaient mal. Ce qui est
tellement vrai qu'ils estimaient que cette mauvaise odeur ne
pouvait leur être ostée que par le moyen du baptesme des chres-
tiens, auxquels pour ceste raison ces Agaréniens ou Sarrazins
présentaient leurs enfants ainsi que le témoigne le patriarche
Lucas en sa sentence synodique, laquelle coustume les Turcs
continuent encore aujourd'huy. Aussi Burchard, en la description
de la terre sainte, certifie que les puants Sarrazins avaient accous-
tumé de son temps, c'est-à-dire il y a 600 ans , de se laver en
cette fontaine d'Egypte où la tradition enseignait que Notre-Dame
lavait son petit enfant notre grand maistre ; et que par le bénéfice
de ce lavement ils perdaient la mauvaise odeur qui leur est
comme héréditaire, ainsi que parle Burchard..,.
« Il reste à satisfaire à la dénomination de cagots, laquelle,
outre qu'elle est en usage dans le Béarn, est aussi pratiquée au
(1) Cf Diccion, hist, geograf. de JSavarra por D. Teodoro de Ochoa. Art.
agotes ; et Hist. comp. de Navarra par J. Yanguas y Miranda, p. 16:2-163.
— 115 —
reste de la Gascogne sous le nom de capots et même en la
Haute-Navarre où ces gens sont appelés agotes et cagotes. Sur
quoi je n'ai rien de plus vraisemblable à présenter sinon qu'on
leur faisait ce reproche pour se moquer de la vanité des Sarazins
qui, ayant surmonté les Espagnes, mettaient entre leurs qualités
celle de vainqueurs ies Gots. On prétendait donc leur donner le
titre de leur vanterie en les qualifiant chiens ou chasseurs de
Gots. De même que Cicéron nomme chiens ces effrontés qui ser-
vaient aux desseins de Verres pour butiner la Sicile ; si l'on
n'aime mieux croire que c'est un ancien reproche et terme de
mépris tiré de ce convice de concagatus dont il est fait mention
dans la loi salique » (1).
On voit que notre auteur a réponse à tout ; mais, comme c'est
assez l'ordinaire, il se montre moins rigoureux dans le choix de
ses arguments que dans la critique qu'il fait de ceux des *
autres. C'est ainsi qu'il trouve bonne pour lui l'étymologie fan-
tastique de caas Goths qu'il critique vertement dans la bouche
des autres, et cela dans le même chapitre : « Je suis obligé, di-
sait-il en commençant, d'examiner en cet endroit l'opinion vul-
gaire qui a prévalu dans les esprits de plusieurs et qui mesme a
été publiée par Belleforest touchant celte condition de personnes
qui sont habituées en Béarn et en plusieurs endroits de Gascogne
sous le nom de cagots ou capots à scavoir qu'il sont descendus
des Yisigots qui restèrent en ces quartiers après leur déroute
générale... On croit donc que le nom de Cagots leur a été donné
comme si l'on voulait dire caas Goths, chiens Goths, ce reproche
leur estant resté aussi bien que le soubçon de ladrerie en haine
de l'arianisme que les Goths avaient professé et des rigueurs
qu'ils avaient exercées dans ces contrées. — Mais je ne puis
gouster cette pensée qui ne prend son fondement que du ren-
(1) Histoire de Béarn par Pierre de Marca. Ut. 1", ch. 16.
— H6 -
contre de ce nom de Cagot avec Vorigine qu'on lui donne,
d'autant plus que cette dénomination n'est pas si propre à ces
pauvres gens que plusieurs autres qu'on leur a données et ne
se trouve écrite que dans la nouvelle coustume de Béarn réformée
l'an 1551 ; au lieu que les anciens fors escrits à la main d'où cet
article a été transcrit portent formellement le nom de Chrestiaas
ou Chrestiens. Dans le cahier des Etats tenus à Pau, l'an 1460, ils
sont nommés Chrestiens et Gézitains : en Basse-Navarre, Bigorre,
Armagnac, Marsan et Chalosse on leur donne les divers noms de
Capots, Gahets, Gézits, Gézitains et de Chrestiens. Je conclus
que le soubçon de vraie ladrerie et la marque de pied d'oie
ne pouvant s'accomoder à l'origine des Goths qui étaient illustres
en extraction, éloignés d'infection, et de profession chrestienne
quoique néanmoins arienne, il est nécessaire de tourner ailleurs
la conjecture et rechercher une descente à laquelle tous les sou-
briquets puissent convenir.
Voilà qui est parfait ; mais si l'étymologie de caas Goths pour
Cagots n'a pris naissance, comme dit Marca, et comme nous le
croyons, que dans la consonnance des mots patois et du mot
français, et que ce soit un fondement trop fragile pour étayer
une théorie sur l'origine gothique des parias pyrénéens, comment
pourrait-elle servir à établir leur descendance des Sarrazins ?
Les raisonnements de Marca nous laissent donc tout-à-fait
froid et nous souscrivons plus volontiers à ceux d'un auteur
espagnol moins célèbre, mais qui, commentant un texte de loi
de son pays, s'exprime ainsi :
« On voit par ce chapitre que jusqu'aux nobles navarrais se
transformaient en gafos, c'est-à-dire qu'ils contractaient la mala-
die et qu'ils étaient alors aussi gafos et cagots et séparés de la
société que le pouvaient être les Sarrazins les plus abominables.
Dès lors pourquoi aller chercher parmi les Maures d'Abdérame
1
— 117 -
l'origine d'une caste qui pouvait être formée par les infanzones
de Navarre? Sans compter qu'il eut été presqu'impossible de les
garder dans un pays où on les traitait si mal et d'où ils pouvaient
fuir avec facilité. Mais le plus admirable est que Marca, historien
français, qui devait connaître les cagots mieux que personne, pour
leur nom qui est proprement français aussi bien que par l'histoire
de son pays, soit tombé dans l'erreur de les faire descendre des
Sarrazins de l'armée d'Abdérame. Il ne devait cependant pas
ignorer qu'en ce temps-là les Chrétiens, dans leurs guerres con-
tre les Mores, tuaient ceux-ci ou les réduisaient en esclavage,
mais ne dédaignaient pas d'avoir des relations sociales avec ceux
qui étaient domiciliés dans le pays » (1).
L'écrivain espagnol aurait pu citer à l'appui de cette dernière
assertion une lettre du pape Benoit XII à Pierre IV, roi d'Aragon,
du 13 janvier 1340, dans laquelle il est dit : « Nous avons appris
par le rapport de plusieurs habitants de vos Etats que les Sarra-
zins qui y sont en grand nombre, avaient, dans les villes et les
autres lieux, des habitations séparées et enfermées de murailles
pour être éloignés du trop grand commerce avec les chrétiens ;
mais à présent ces infidèles étendent leurs quartiers ou les quit-
tent entièrement, logent pêle-mêle avec les chrétiens et quelque-
fois dans les mêmes maisons ; ils cuisent aux mêmes fours, se
servent des mêmes bains et ont une communication scandaleuse
et dangereuse » (2). Quel contraste avec la façon dont on traitait
les infortunés agots ! Jusqu'à une époque relativement récente,
nous voyons les chrétiens du nord de l'Espagne faire bon ménage
avec les musulmans. On conserve aux archives des Basses-Pvré-
(1) Historia compendiada de Navarra, p. 1 62-163, par Yanguas y Mi-
nnda.
(2) Fleury. Histoire ecclésiastique, t. 20, p. 12.
— lis-
nées un contrat de vente d'une rente de 200 florins faite par
Charles, prince de Navarre, et les habitants chrétiens et maures
de la ville de Cortès, pour subvenir aux tVais de la guerre entre
la Gastille et l'Aragon. La pièce mentionne les noms des députés
chrétiens et maures de la ville de Cortès, agissant en son nom et
réunis ensemble dans l'église de St-Jean-Baptiste, « christianos
et sarracenos de villa de Cortès. » Ces derniers, qui portent tous
des noms arabes, sont qualifiés « vicini et hahitatores de villa
de Cortès » (1).
Impossible de trouver un témoignage plus probant de l'égalité
civile des Chrétiens et des Maures dans les villes de Navarre et
d'Aragon en l'année 1405, date du présent contrat, à l'époque où,
dans le même pays, les Agotes étaient exclus de toute communauté
civile ou ecclésiastique.
Un procès débattu en 1658, entre les Agots de Bozate, hameau
de la paroisse d'Arizcun, et les habitants de cette même paroisse,
peut nous aider à saisir la nature du préjugé qui séparait alors les
deux classes de la population. Les paroissiens d'Arizcun empê-
chaient les gens de Bozate de mettre la main dans la corbeille du
pain bénit et refusaient de leur passer le porte-paix, emblème
commémoratif du baiser fraternel que les premiers chrétiens se
donnaient à la messe. De là, le procès intenté par les gens de Bo-
zate qui se sentant alors sans doute parfaitement sains de corps et
'd'âme se révoltaient contre d'aussi blessantes distinctions.
De leur côté, les paroissiens d'Arizcun maintenaient leur droit
acquis de temps immémorial et basé, disaient-ils, sur une juste
distinction entre leur noblesse et l'origine tarée des requérants.
— Dans ces mesquines prétentions, il nous est difficile de ne pas
voir comme un écho lointain des règlements naguère dirigés con-
tre les lépreux. — L'officialité de Pampelune donna gain de cause
(1) Archives des Basses-Pyrénéc^, Carton E. 331.
— 119 —
aux opprimés en décidant qu'à l'avenir ils recevraient le pain bé-
nit et la paix dans la même forme que les autres paroissiens, mais
toutefois après eux (1).
Autrefois, en Espagne, pour être admis à l'exercice des profes-
sions libérales, surtout aux ordres sacrés, il fallait faire preuve de
« limpieza de sangre » c'est à-dire de pureté de sang en établis-
sant juridiquement qu'on ne descendait de Maure, ni de Juif, ni
d'Agat, ni de pénitencié par l'inquisition. 11 faut arriver jusqu'à
l'année 1818 pour voir édicter une disposition législative qui sup-
prime à la fois cette entrave barbare et défende l'appellation
d agot comme injurieuse. Encore la preuve de pureté de sang de-
moura-t-elle exigible pour obtenir le droit de Vecindad dans la
vallée de Baztan qui comptait le plus grand nombre d'agots, long-
temps encore, car j'ai vu aux archives d'Elizondo, capitale de la
vallée, un ban do de gohierno de 1832 par Ferdinand VII, qui
maintenait cette disposition. — Même dix ans plus tard, en 1842,
un procès qui rappelle de point en point celui de 1658, témoigne
éloquemment de la persistance du préjugé et de l'ostracisme ef-
fectif sinon légal dont les descendants des agots étaient les victi- .
mes. Le plus triste est qu'en dehors et au-dessus des futiles dis-
putes de préséance aux cérémonies du culte, les débats du procès
porté devant la juridiction ecclésiastique nous révèlent des dis-
tinctions odieuses ainsi exposées par la partie plaignante : (( Il y a
des places à l'église où concourent sans distinction les habitants
d'Arizcun et même les étrangers ; y a-t-on jamais laissé asseoir
les gens de Bozate ? Leur a-t-on jamais permis de se mêler avec les
autres paroissiens ? N'y a-t-il pas un endroit séparé dans l'église
où vont seulement les gens de Bozate ? La même séparation odieuse
(1) Archive ecclésiastico. Sentencias, fajo 1° Secreto Oteiza, cité par Yanguas y
Miranda in Âddiciones al Diccionario de antiguedades de Navarra, Pam-
pelune, in-12, 1813.
— 120 —
n'existe-t-elle pas au cimetière? Qui ne s'indignerait à voir impo-
sera la dépouille de nos morts une séparation qui n'est pas même
imposée ailleurs à la dépouille de ceux qui viennent d'expier leur
crime sur l'échafaud? Et cela seulement pour être de la soi-disant
race des agots ! etc »
Nous ne sommes pas aussi bien infortnés sur ce qui se passait
dans le reste de la Navarre et en Aragon où il y avait aussi des
cagots, comme ledit D. Martin Viscay, au passage de son livre
cité plus haut, et comme le prouve sans réplique la requête au
pape Léon X de l'an 1513. Nous y voyons, en effet, figurer les
noms d'une foule de localités des deux Navarres, du Labour et de
la Soûle en France et quelques-unes de l' Aragon (1).
Le Guipuscoa avait quelques parias, mais ils y étaient traqués
plus impitoyablement que partout ailleurs. Une junte générale
tenue en 1698 prononçait même une amende de 50 ducats d'or
contre tout propriétaire de ferme ou de moulin qui en aurait pris
à son service (2).
Enfin les montagnes des Asturies donnaient asile en leurs gor-
ges sauvages, qui jadis abritèrent les héroïques compagnons de
Pelage, à une classe de parias qui paraissent ne différer des Agots
que parle nom. C'étaient les vaqueras de alzada, ainsi nommés de
l'industrie pastorale à laquelle ils se livraient exclusivement et des
(1) Telles sont: Parapelona, Estella, Arandigoyen, HechaYarri, Âllo, Monreal,
Ciranqui, Puente-la Reina, Mendigorria, Artajona, Larraga, Leiin, Miranda, Bara-
soain, Elizundo, Tafalla, Ollete, Mclida, Gallipienzo, Casedu, Aybar, Ciimberri,
Sangosse, Sos, Salvatierra, Isaba, Urroz, Burguette, Elvetea, Lermo, Lesaca,Ur-
dax, Maya, Ordoqui. Bozate de la paroisse d'Arizeun. Iriimberri, loldi, Mongelos,
Afato, Ari'iéta, La Magdeleine, Zandibar, La BastideClarence, Anhaux, Ayerre,
Iturricn, Echaux, St-Palais, Cubiet, Ostabat, Larçabal, Béasquin, ViUareal, Ber-
dur,, Jac^a.
{"2) Archives de la dcputation forale de Guipuzcoa^ à Tolosa, Juntes gé-
nérales de 1696 et 1698. — Citées par M. Fr. Michel op. cit. T. ii, p.
199 et 202.
— 121 —
hauteurs qu'ils habitaient. Jusqu'aux premières années de ce siè-
cle, ils ont vécu complètement isolés du reste de la population qui
les méprisait et les considérait comme des étrangers, à-propos
desquels les lettrés formaient diverses conjectures. Aussi ne
jouissaient-ils pas du droit de vecindad, sorte d'indigénatqui, dans
les petites républiques des vallées pyrénéennes, procurait seul la
jouissance des pâturages et bois communaux, l'accès dans les as-
semblées municipales et le droit aux charges honorables de la
commune. C'était l'équivalent du veziadge en nos vallées béar-
naises, comme les vezinos de l'autre côté des monts correspon-
daient à nos vézins{i). Eh bien ! les vaqueros des Asturies, comme
les Agotes de Navarre et les Cagotsdu Béarn, étaient frustrés de cet
avantage. Gomme eux aussi, ils devaient se tenir à l'église derrière
les paroissiens dont ils étaient séparés par une balustrade; enfin
ils étaient enterrés dans un coin réservé du cimetière.
« Il n'existe entr'eux et le reste de la population, dit l'illustre Jo-
vellanos, ni alliances, ni amitié, ni lien d'aucune sorte ; et la vertu,
la beauté, les grâces de la meilleure de leurs filles ne parviendront
jamais à mériter la main d'un villageois. Aussi ne se fait-il presque
aucun mariage parmi eux qui ne soit précédé d'une dispense. —
Séparés des fidèles pendant leur vie, ils sont tenus pour infâmes
jusque dans le tombeau. Les villageois, sans doute pour donner
un vernis d'honnêteté à leur mépris, ont attribué à ces vaqueros
une origine infecte. Cependant ils ne présentent aucune particula-
rité dans leurs traits, ni dans leur langage, si ce n'est un certain
air d'astuce et de rase, un certain ton sauvage dans la conversa-
tion, une certaine rudesse champêtre, résultat de leur vie solitaire
et qui leur vaut d'être considérés par les autres comme des gens
de valeur infime et indignes de leur compagnie. »
Jovellanos constate que les vaqueros n'observent aucun rite
(1) Cf Nouv. coutume de Béarn réformée : Rubrica de qualitatz de personnas.
-i22-
particulier dans leurs baptêmes, mariaf^es et funérailles ; et de
celte identité de coutumes dans les circonstances solennelles de
la vie, non moins que de l'identité de dialecte et de la similitude
des traits, il conclut légitimement qu'ils sont de la même souche
que les autres asturiens ; puis il attribue à leur vie solitaire dans
la montagne la distinction odieuse qui s'est établie à leur détri-
ment (1).
Nous croyons que si l'illustre philosophe espagnol avait fixé
son attention sur ce qui se passait dans un autre coin de son
pays et dans quelques provinces de France vis-à-vis des agots ou
cagots, des gahets et des cacous, il aurait été frappé de l'analogie
de condition entre ces parias et ceux de ses propres montagnes,
il eut prêté une oreille moins distraite aux propos du vulgaire qui
attribuait aux vaqueros une origine infecte, et il n'eut pas trouvé
moins philosophique d'expliquer l'aversion dont quelques-uns de
ses compatriotes étaient victimes par cette origine réelle ou
supposée que parla vie solitaire qu'ils menaient dans la montagne.
Attribuer à cet isolement l'ostracisme qui pesait sur les vaqueros,
c'est prendre à notre avisl'eftet pour la cause. Les parias asturiens
avaient établi leurs villages sur les montagnes du littoral de la
principauté, dans les cantons de l'ouest, près de la frontière de
Galice. On donnait à ces hameaux le nom particulier de brana
qui dans le dialecte asturien a la même valeur que le mot de basse
latinité hramim, plur. hranci, d'où il dérive et qui signifie lieu élevé,
escarpé. ('2) La population de chaque brana était très restreinte,
entre six et trente feux. On les trouvait dans les cantons de
Pravia, Salas, Miranda, Coto de Lavio, Tinéo, Valdès et Navia ;
plus quelques-uns. dans l'intérieur des terres jusqu'aux environs
(1) Neuvième letlie de Don Gaspar Jovellanos a son ami Don Antonio Ponz, en
l':i:.nce i782. Dans Diccion.gcog. cstad. de Espana y Porlugul, art. Branas,
Madiid, 1826 ;28, par Franc. Martinez Marina; et dans Races maudites, par F.
Midiel.
(2) Branma, lors allas et profundus. Hispan : Brana, Du Gange, Glossaire.
— 123 -
de la capitale des Asturies. Les mœurs des baqueros, comme
celles des agotes, quoiqu'empreintos de la grossièreté champêtre,
étaient douces et pures. Etrangers au reste du monde, ils vivaient
dans une indépendance complète, très unis entr'eux, n'ayant
jamais de démêlé avec la justice et rarement avec les agents du
fisc, ce qui en Espagne autant qu'ailleurs fut toujours une
bonne fortune. Un jour, en 1527, on voulut les coucher sur le rôle
des contributions forales, mais ils réclamèrent devant la Cour de
justice d'Oviedo qui décida que tant qu'ils seraient privés du droit
de vecindadet de la jouissance des biens communaux, ils demeu-
reraient exempts aussi des charges communes. Les choses ont
changé de nos jours au |)rofit du fisc et des recruteurs ; les
vaqueros ont acquis bon gré malgré l'égalité devant la loi. Déjà
du temps de Jovellanos, en 1782, quelques-uns avaient laissé
l'industrie pastorale et demi-nomade dans les montagnes pour
se livrer dans la plaine à l'agriculture. Ceux-ci entretenaient des
rapports de bon voisinage avec la population ambiante dans
laquelle ils commençaient à se fondre par des alliances. Leur
nombre a beaucoup augmenté depuis lors et celui des hranas
a dû diminuer d'autant (1). Ce n'est pas à dire que tous les
vaqueros de alzada aient disparu ni que toutes traces de l'an-
cienne séparation se soient effacées. Toutefois, les préjugés se
sont adoucis en même temps que les moeurs ; le dédain frivole
a pris la place de l'ostracisme cruel et la fortune, toujours aveugle
mais de jour en jour plus apte à dessiller les yeuxfde ceux qui la
convoitent, tend à mélanger les familles des deux classes en
prêtant ses faveurs et ses charmes à un plus grand nombre de
vaqueros.
(1) Cependant on compte encore au moins une douzaine de villages du nom de
Brana et de Branas dans les Asturies et la province voisine de Galice.
CA Diccionlario geograph.-estadist-Jiislor.de Espana, [lar D. Pascual Madoz.
CHAPITRE VI .
LES DESCENDANTS DES P&RIftS
Leurs caractères et traditions
« Il n'y a plus de Cagots, disions-nous en terminant notre cha-
pitre II, mais seulement des descendants de Cagots. »
Cette vérité, inscrite dans nos lois dès avant 89, n'a pénétré
que lentement dans nos mœurs et n'a pas encore acquis droit de
cité dans la science, puisque nous voyons un de ses maîtres le
plus autorisés, M. Littré, écrire dans le tome 1" de son grand
Dictionnaire de la langue française publié en 1872 : « Cagots, peu-
plade des Pyrénées affectée d'une sorte de crétinisme. » C'est
comme un résumé de ce qu'en disaient Fodéré, en 1813, dans son
Traité du goitre et du crétinisme, et Esquirol dans son Traité des
maladies mentales, publié en 1838. Nous ne citons que les prin-
cipales autorités, mais bien d'autres auteurs contemporains par-
tagent les mêmes erreurs (1).
(i) M. Cénac Moncaut {Histoire des Pyrénées, S vol. in-S» à P-iris, chez
Amyot 18S5), écrit : « On remarque dans les plus misérables quartiers des villa-
ges des êtres informes a la tête grosse et branlante, aux jambes torses, au corps
grêle, au cou goitreux, au regard éteint et indécis, a la parole inarticulée. Ce son
des Cagots !.. . Tout concourt à leur donner pour origine les Visigoths, leur nom
lui-même sert de preuve historique. — Leur teint ne porte d'ailleurs aucune trace
des habitants du Midi : point de cheveux noirs ou crépus, pas de reflet bronza, pas
de pommettes saillantes. On y reconnaît au contraire le type des hommes du Nord:
— 126 —
Je ne crains pas d'être démenti en avançant que l'incertitude
n'est pas moins grande, aux portes mêmes des Pyrénées qu'au
cœur de la Frarice. Combien de fois n'avons-nous pas été donner
de la tête contre un groupe de crétins ou de bohémiens sur la
foi de renseignements fournis par des hommes très éclairés
d'ailleurs (1).
Parmi tant d'écrivains qui ont traité incidemment ou ex-professo
des mystérieux cagots et dont les œuvres composeraient à elles
seules une bibliothèque, il ne s'en est trouvé qu'un seul pour faire
une enquête approfondie sur leurs caractères physiques. Cet
homme est Palassou, Tinfatigable explorateur des Pyrénées, et
celui auquel nous devons la plus grande somme de connaissances
sur cette région. Il consigna ses observations dans les « Mémoires
pour servir à l'histoire natïi relie des Pyrénées et pays adjace)its »
publiés à Pau en 1815. Non content de noter ce qu'il avait vu, il
fournit les éléments de l'enquête à laquelle il s'est livré près des
médecins, des ecclésiastiques, des notables établis sur tous les
points du territoire occupés par les ci-devant parias.
Barrant, médecin à Bagnères-de-Bigorre, lui écrit : « Il
ne parait pas qu'ils soient sujets à plus de maladies que les
autres habitants ; et le village de notre canton oîi l'on voit un
plus grand nombre de goitreux et de crétins est Gerde où il n'y a
point de cagots. »
incarnat blanc et lavé, cheveux blonds et plats. Qnant à leur abâtardissement phy-
sique et moral, il est (acile de s'ea rendre compte par leurs longues souffrances.
Dix siècles de mauvaise nourriture et de reproduction sans croisement, suffisant
pour expliquer le crétinisme où ils sont descendus. [Op. cit. T. v. Ch. vi, P. 262
et suivintes. « Conséquences de l'expulsion des Visigoths »).
On peut consulter encore Douillet. Dict. des sciences lettres et arts, 6* édit,
1862, art. Ciétins.
(1) Je citerai par exemple Gerde, piîis Ragnères de-Bigorrc^, et .\inchirharburn.
près Saint-Jean- Pied de-Port.
— 127 —
Durant, médecin à St-Girons (Ariège), a remarqué que les indi-
vidus de cette ville, qui passent pour cagots descendants de fa-
milles lépreuses, n'ont aucune maladie héréditaire qui les distingue
des autres habitants, que nul d'entre eux n'est incommodé de
goitre, et il ajoute que dans les montagnes du Couserans où l'on
ne connaît pas de cagots, on trouve beaucoup de goitreux.
« Je connais, dit un curé béarnais, plus de deux cents cagots
dans les villages d'Escot, de Lescun, d'Accous; on n'y trouverait
pas deux goitreux parmi les personnes de cette caste • ils ne sont
pas plus que les autres habitants sujets au goitre. La plupart se
portent très-bien, »
« Je défie qu'on distingue en rien les cagots des autres habitants,
prétend Dabadie, médecin à Buziet, près Oloron ; comme ces der-
niers, ils présentent des teints et des traits Llifférents. Ils se portent
aussi bien que nous, et il en est qui sont parvenus à la plus extrême
vieillesse. Ici même, je connais toutes les familles cagotes, et,
proportion gardée, je ne trouve pas plus de goitres chez elles que
chez les autres. »
Làa, médecin d'Arudy, dans la vallée d'Ossau, dit : « Il est im-
possible de faire quelque différence entre la caste des cagots et
nous. »
Un officier de santé de la vallée du Lavedan (Hautes-Pyrénées),
rapporte que les habitants sont tellement sujets au goitre, que
presque toutes les communes des environs d'Argelès en ont plus
ou moins. Les cagots ne sont pas les seuls atteints de cette maladie
et il y a même des villages comme Agos et Bidalos qui comptent
beaucoup de crétins, c'est-à-dire de goitreux sourds, imbéciles, et
pas un cagot. Il est certain que quelques-uns de ceux-ci ont des
goitres, mais il en est aussi de bien constitués, qui se distinguent
même par les agréments de la figure. »
Le témoignage des médecins du pays basque ne diffère pas de
— 128 —
celui de leurs confrères du Gouserans, de la Bigorre, du Lavedan
et du Béarn. « MM. Lavie, de Navarrenx, que leur habileté dans
l'art de guérir ont fait avantageusement connaître dans le Béarn,
la Soûle et la Basse-Navarre, ont eu la bonté de me communiquer
(écrit Palassou) un grand nombre de faits qui prouvent que chez
les Basques, les cagots ne sont pas plus sujets à des infirmités
particulières qu'en Béarn. »
« Les agots ou cagots, suivant l'auteur de la Description défi
Pyrénées, ne diffèrent des Basques d'ancienne origine ni sous le
rapport du physique, ni sous celui des mœurs ; on ne les connaît
que par ia tradition qui indique que telle ou telle famille est agote
et que tel ou tel individu lui appartient. »
Un préjugé invétéré alors, comme aujourd'hui, dans toutes les
classes de la population, était que les cagots avaient l'oreille courte
et arrondie, grâce à l'absence du lobule où l'on attache les pande-
loques. C'est ce qu'exprime le couplet satyrique que voici :
Que t'as-tu heit de raiireiUou Qn'as-lu fait de l'oreillon
Jean-Pierre lou mey araigcu ; Jean- Pierre mon mignon;
L'as-tu dat à l'inchèrt? L'as-tu rais k l'enchère
Tan tira hère, hère. Pour le vendre bien cher?
Ce qui nous étonne le plus n'est pas la persistance de cette
croyance populaire dont nous connaîtrons l'origine en même
temps que celle des gens qui en font l'objet ; mais que ce prétendu
caractère ethnique ait pu faire l'objet d'une communication à
l'Académie des sciences par le D' Guyon (1).
Or, voici comment Palassou s'exlique à ce sujet :
« J'ai visité une nombreuse peuplade de cagots, sans avoir re-
marqué qu'une seule personne ayant le lobule de l'oreille court ; et
partout où de pareilles observations ont été faites, on s'est con-
(i) Comptes-rendus de l'Académie des sciences. Sur les cagots des Pyré-
nées, T. V, P. 415, "2" s^rie 1842.
- 129-
vaincu que le préjugé populaire dont il s'agit n'a point de solide
fondement. »
Enfin, il nous donne comme un résumé de son enquête dans
les lignes suivantes :
a Les faits que je viens de rapporter attestent que les cagots
possèdent une aussi bonne santé que les autres habitants. On
voit, chez eux, des familles entières à blonde chevelure, au teint
beau et frais, à la taille haute et dégagée ; on en remarque d'au-
tres où la couleur brune domine et chez lesquelles la force et
l'adresse se déploient admirablement quoique les individus soient
d'une stature moyenne. Tous ces dons de la nature leur sont
communs avec les habitants originaires de ce pays » (1).
Comme observation d'ensemble ces quatre ou cinq lignes sont
irréprochables. On a rarement dit aussi bien ; jamais mieux.
Il est singulier qu'après cela un observateur aussi sagace se
contente des conclusions de Marca sur l'origine des cagots.
Si nous avons tenu à donner une analyse de l'enquête physiolo-
gique faite par Palassou, ce n'est pas seulement à cause de sa
valeur intrinsèque, mais aussi parce qu'ayant à fournir nous-
même des observations qui heurtent les idées reçues, nous étions
bien aise d'affronter en bonne compagnie les préjugés du vulgaire,
voire même des gens d'esprit (2).
(4 ) Mémoire sur la constitution physique des cagots et sur l'origine de cette
caste, P. 317-332 du tome l^i" des Mémoires pour servir à l'hist. nat. des
Pyrénées, par Palassou, correspondant de l'ancienne Académie des sciences de
Paris et de l'Institut national, i vol. in-8o. Pau, de l'impr. Vignancour, 1813.
(2) Un avocat de talent, M. E. Cordier, qui a publié dans le Bulletin de la
Société Ramon, fondée pour l'exploration des Pyrénées, une étude sur les cagots,
conclut de ses recherches personnelles pour la France et par analogie pour l'Es-
pagne, que « les agots de l'Espagne et les cagots de France, ceux qui sont distri-
bués entre l'Océan et la Garonne, offrent un type unique qui est le type bloud du
Nord. »
Après en avoir tracé un portrait qui leur ressemble comme une charge rappelle
- 130 —
L'étude des caractères physiques et irioraux des fils de nos an-
ciens parias n'intéresse pas seulement l'anthropologiste et le
médecin, elle est aussi utile à l'historien pour le guider dans la
recherche si épineuse des origines, tout au moins pour contrôler
les systèmes qu'il imagine.
Nous n'en aurions pas tant vu éclore et notre histoire nationale
n'y eut rien perdu, au contraire, si cette étude n'avait pas été
aussi négligée.
Vous dites, par exemple, que les cagots sont les descendants
des vaincus de Vouglé parqués depuis cette époque par un ostra-
cisme inflexible dans un isolement rigoureux. Alors ils doivent
ressembler à leurs pères qui «tous avaient le corps blanc, les che-
veux blonds, étaient très-grands et beaux à voir », suivant le
portrait tracé par Procope (1). Mais, si, comme le veut Marca, ils
descendent des Sarrazins, ils devraient reproduire le type bien
connu des Arabes.
Voyons donc jusqu'à quel point les cagots d'aujourd'hui répon-
dent à l'un ou l'autre de ces types ou à tous deux à la fois. Par
bonheur, nous pourrons trouver encore, tant en France qu'en
Espagne, trois groupes à peu près purs de ces fils de
parias. C'est par eux que nous commencerons notre examen que
nous poursuivrons ensuite dans des milieux moins purs, mais ou
\'is traits de tel ou tel personnage du jour, il n'ose pas se prononcer sur la déf«r-
malion de l'oreille et Todeur infecle qu'on leur reproche. C'était pourtant moins
difficile que de tracer leur portrait.
(Eug. Cordier. Les Cagots des Pyrénées, in Bul. trimest. de la Société
Ramon 1866. P. 31-38 et 107-120.)
(1) De bello vandalico, lib. 1, § 1, dans Corpus scriptorum Bysanti-
norum, éd. Nicbuhr, T. l''', P. 313.
Sidoine ÂppoUinairc, traçant le portrait du roi wisigoth de Toulouse, Théodoric
II, le représente avec un teint rosé, une peau blanche coœnie le lait et une longue
chevelure blonde couvrant, suivant la coutume de sa nation, jusqu'à ses lobules
auriculaires {Sidonius Appollinaris . Lib. 1, Epist. 2.)
- 131 -
la part des croisements peut se faire, toutefois, avec quelque cer-
titude.
A la frontière d'Espagne et au délDOuché du célèbre col de Ron-
ceveaux s'ouvre la fraîche et riante vallée de Saint-Jean-Pied-de-
Port, séparée par une chaîne de collines du vallon agreste qu'ar-
rose laNive deBaïgorry. C'est en ces cantons rustiques, à l'ombre
des grands bois et des majestueux sommets des Pyrénées, que se
trouvent, comme cachés, les plus authentiques descendants de
nos anciens parias.
A 3 killomètres à l'O. de Saint-Jean-Pied-de-Port et à gau-
che de la route de Baigorry , s'élève le hameau de Chubitoa (1)
aligné [de chaque côté du chemin vicinal qui conduit à Anhaux,
centre de la commune et de la paroisse. C'est l'ancienne cagoterie
séparée d' Anhaux' par un bosquet de châtaigners et par un ruisseau.
Le site en est salubre, et les habitations propres et assez conforta-
bles; In population composée de laboureurs à gage et d'ouvriers de
différents corps d'état, surtout de tisserands. Les femmes s'occu-
pent principalement du blanchissage et de la teinture de la toile. Le
contraste entre le deux groupes d'habitants d' Anhaux et de Chubitoa
ne s'acouse franchement que dans leurs occupations. D'un côté, les
propriétaires du sol adonnés à la culture de leurs champs ; le si-
lence et presque la solitude dans les rues en plein jour : de l'autre,
une ruche ouvrière ; le tintement du marteau sur l'enclume , le
grincement de la scie, le claquement redoublé du métier à tisser.
Chaque atelier n'occupe qu'une seule famille rangée à l'ouvrage
sous l'œil paternel et que nous pouvons examiner à loisir.
Voici celle de Jean L. qui a 6 enfants ; il en a eu 10 et n'est
encore âgé que de 42 ans, sa femme étant à peu près du même
âge. C'est un petit brun aux yeux gris-clairs, à la tête large posté-
(1) On prononce indifféremment Tchoubitoa, Tehoubito et Tchouritou ou
TchourUo.
— 132 —
rieurement, étroite et bombée à la région frontale. Quoique
petit, il est bien découplé.
La femme est une brune, de taille moyenne, dont j'admire la
finesse des traits, surtout de la moitié inférieure de la face, et la
blancheur de la peau qui tranche avec ses cheveux noirs et ses
yeux roux. Les enfants sont blonds ou châtains ; trois ont les yeux
d'un bleu de ciel et les trois autres châtains comme leur mère. Je
regarde avec complaisance une fillette dont la figure d'ange illu-
minée par des yeux d'azur est encadrée d'une opulente chevelure
tombant en boucles dorées sur ses épaules.
Nous passons dans un autre atelier où nous trouvons le père,
petit homme brun du même type que le précédent ; la mère grande
femme aux yeux bleus, aux cheveux blonds grisonnants, à la peau
très-blanche, à la figure longue et au front moins convexe que
celui du mari. Une jeune brune, assez jolie et petite de taille
quoiqu'elle ait environ 20 ans, est assise au métier près de ses
parents. Elle a les yeux et les cheveux noirs, le front haut, la face
large, avec la mâchoire inférieure fine cependant. Les lobules de
ses oreilles sont petits et adhérents.
Nous allons visiter le plus grand atelier de Chubito : il y a
5 métiers en fonction et le maître n'occupe pas un seul ouvrier
étranger. Mais aussi il a eu le soin d'avoir 10 enfants et de marier
une de ses filles. Ce très-honorable père de famille est un brun de
moyenne taille, la mère est une belle femme châtaine, aux yeux
gris-clair. Les deux filles aînées sont deux belles et fortes brunes,
d'une taille médiocre mais d'un galbe irréprochable. Elles ont la
face large, la mâchoire inférieure fine et une jolie bouche. Le fils
aîné ressemble beaucoup à ses sœurs. — Le gendre est un type
de petit brun à tète large avec l'occiput très-dé veloppé. En sor-
tant de cette maison, je rencontre dans la rue un brun de haute
taille, le seul qui me soit encore tombé sous les yeux.
— 433 -
Voici un grand jeune homme blond, aux yeux bleus, aux lobules
de l'oreille adhérents, à la figure longue, à la tête régulièrement
ovalaire avec un front saillant. Sa mère qui offre h peu près les
mêmes caractères physiques, mais avec les attributs de la vieil-
lesse, a les lobules de l'oreille parfaitement détachés. Je remarque
que mon cicérone qui est d'Anhaux et pas cagot du tout a les
mêmes oreilles que ce garçon-là.
Parmi les 38 personnes de tout âge et de tout sexe que j'exa-
mine encore dans le village, il n'y en a pas une de vraiment laide si
ce n'est par décrépitude, une seule est goitreuse, aucune scrofu-
leuse. Les adultes sont presque tous bruns ; mais les enfants sont
blonds ou châtains , généralement. La taille moyenne est à
peu près de 1"> 63 chez les hommes ; plus petite chez les femmes ;
la peau des bruns est assez blanche, mais n'a pas la fraîcheur de
celle des blonds ; les yeux sont marrons, gris-bleu ou gris-
clair, même avec des cheveux noirs (1). La bouche et le menton
sont élégants, le nez très variable dans sa forme, le front est
bombé et un peu étroit dans son diamètre transversal ; la tête est
large et saillante postérieurement, et la face est quelquefois large
aussi au niveau des pommettes. Elle est plus allongée chez les
blonds que chez les bruns et les premiers sont d'une taille plus
haute et plus svelte.
Le recensement de 1872 donne à la commune d'Anhaux 572 ha-
bitants dont 194 répartis en 49 ménages pour Ghubitoa, ce qui fait
4 individus par ménage.
Le nombre moyen des enfants par mariage est en France de
3,07. Voulant savoir si la fécondité des ci-devant cagots était
plus forte ou moindre, j'ai fait relever sur les registres de
l'état-civil le nombre des enfants vivants ou morts, présents ou
(1) Numéros 3, A, 9, 15, de l'échelU chromatique de la Sociélé d'Anthropologie.
9
— 134 —
absents, nés dans chaque famille, et j'ai obtenu le tableau suivant
(1) qui donne une moyenne de 3,1 par mariage. La fécondité des
sujets que j'étudie est donc au moins égale à celle des Français en
général.
Le même recensement accuse deux octogénaires à Chubitoa et
6 dans la commune, proportion qu'il est naturel de trouver à l'a-
vantage des paysans-propriétaires. En 1874, la commune entière a
fourni 3 enfants naturels dont 2 d'Anhaux, proportion qui se re-
produit à peu près la même, chaque année, selon le secrétaire de
la mairie, et semblerait indiquer un avantage encore du même côté
sous le rapport de la moralité. Mais en ce cas aussi il faut tenir
compte du surcroit d'aisance qui facilite les mariages. Je tiens du
secrétaire de la mairie que les alliances entre les deux parties de
(\) COMMUNE D'ANHAUX.
>-OMBRE DES ENFANTS DANS CHACUN DES 49 MÉNAGES DU QUARTIER DE CHUBITOA.
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— 135 —
la population sont extrêmement rares, d'où il suit que la race de
Chubitoa, si race il y a, est à peu près pure.
Cependant les deux populations se mêlent dans leurs plaisirs
et leurs affaires, comme les enfants se mêlent à l'école qu'ils fré-
quentent à peu près également. L'instituteur ne fait pas de diffé-
rence pour l'intelligence entre les uns et les autres. Il y acepen-
pendant encore beaucoup d'illettrés dans le village comme en tout
le pays basque.
J'ai lu dans un manuscrit resté inédit de feu l'abbé Cazeneuve
que, quand il fut appelé à la cure d'Anhaux, en 1836, les parois-
siens de ce village refusaient à ceux de Chubitoa l'honneur d'offrir
le pain bénit, mais « je fis disparaître, dit-il, ces vaines prétentions
de façon que les cagots de Chubitoa furent placés à tous égards
sur le pied de l'égalité. » Nous avons eu l'honneur de nous entre-
tenir avec le successeur de l'abbé Cazeneuve et c'est avec un
plaisir que tout cœur généreux comprendra que nous entendîmes
cet ecclésiastique, qui compte à présent 22 ans de résidence, faire
l'éloge des anciens parias pour leur assiduité au travail, leur
adresse manuelle et leur inteUigence, leur politesse unie à une
certaine élégance de manières, leur docilité et leur modestie.
Je n'ajoute ni ne retranche rien au portrait moral tracé par le
digne pasteur.
Tant de bonnes qualités, jointes à des avantages physiques sen-
siblement égaux à ceux de leurs voisins, devraient leur mériter
une réhabilitation complète, et de fait il en est presqu' ainsi. On
leur jette bien encore quelquefois à la face, dans les disputes,
l'épithète injurieuse de cagot qui les met en fureur ; mais, en
somme, on vit en bonne intelligence dans la commune d'Anhaux.
Les gens des communes voisines font encore les délicats et ne
frayent pas avec les Chibutains. On se réunit cependant en pro-
cession une fois par an pour les Rogations sur une montagne voi-
— 136 —
sine. Naguère il en résultait des disputes de préséance et des rixes
qui n'ont pris fin que quand la gendarmerie a pris le sage parti
d'accompagner la procession.
« Comment expliquez-vous, disais-je à l'une des fortes têtes
d'Anhaux, le mépris et la répugnance dont les gens de Chubitoa ont
si longtemps été victimes ? — Dans des temps très-éloignés, me
répondit-il, deux armées se sont battues et ce sont les malades de
l'armée fugitive qui sont restés et ont formé la souche des agotac. »
Poursuivant notre route à l'ouest, nous arrivons au bout de
6kilom., à la grande et élégante bourgade de St-Etienne-de-
Baïgorry que baignent les eaux torrentueuses de la petite Nive.
L'œil est agréablement frappé par la propreté des rues et des
maisons. La plupart de celles-ci portent gravés, sur le linteau
de la porte, en guise de numéro, le nom du fondateur qui sert
à la désigner, la date de l'érection et une devise qui est comme
un écho d'outre-tombe de la sagesse du fondateur. Par exemple :
« Vivons en paix. »
Mais si rapide est le progrès jusque dans les derniers recoins
des Pyrénées qu'un ingénieux habitant a trouvé une devise qui
vaut une réclame. La voici :
« Mémento novissima tua !!
« Et in œternura non peccahis.
« Irrigoyen, fabricant de chocolat. »
Sur la croupe d'un coteau qui domine l'assiette de Baigorry,
s'élève l'ancien manoir seigneurial d'Echaux , et au pied de ce
château et comme sous sa protection , s'étagent sur la pente
de la colline un groupe de chaumières qui forment le hameau
de Michelena. C'est l'ancienne cagoterie séparée de St-Etienne
par la rivière, et habitée aujourd'hui comme dans le passé par
des tisserands et des manœuvres. On n'y compte qu'un seul char-
— 137 —
pentier, encore est-il étranger au village, mais il s'y est marié,
— Au dire de mon hôtelier , vieillard de 78 ans, il n'y a qu'une
cinquantaine d'années que les gens de Michelena ont commencé
à se mêler à la population et en 1848, pour la première fois, ils
ont conquis l'entrée du conseil municipal.
Les jeunes gens cherchent volontiers à se marier soit dans
le bourg, soit dans les villages voisins; d'autres émigrent à
La Plata ; mais dans le hameau il n'y a pas dix familles qui ne
soient de la race pure des agotac.
Le recensemet de 1872 accuse pour Michelena 38 ménages
et 154 habitants, ce qui donne 4 individus par ménage; exactement
la même proportion qu'à Chubitoa. On y compte 3 octogénaires.
Il faut avouer qu'ici les cagots ou plutôt leurs descendants sont
reconnaissables. D'abord, ils sont généralement petits ; leur taille
atteint rarement 5 pieds (!'" 62) et reste le plus souvent au-dessous.
Ils sont bruns avec des yeux petits et de couleur fauve repré-
sentée assez exactement par les n"** 3 et 4 de la gamme chroma-
tique de la Société d'Anthropologie ; quelquefois gris-clair (no 15
de la même échelle), quoiqu'accompagnés de cheveux et de sour-
cils noirs ou châtains foncés. La tête est large à la région pariéto-
occipitale, tandis que le front est plus ou moins étroit et bombé.
La face est large toujours et de couleur terne, loin d'avoir la fraî-
cheur de celle des Basques en général. Les pommettes font chez
quelques-uns une saillie légère. Le nez est gros ; la bouche
grande et disgracieuse, les lèvres étant lippues ou privées de la
courbe ordinaire sans laquelle la bouche semble coupée comme
avec un couteau. C'est bien le type de Chubitoa mais enlaidi.
Ce qui le distingue actuellement, ce ne sont pas des carac-
tères de race, mais des attributs du tempérament scrofuleux et les
tristes effets de la misère qui n'est pas fciite pour embellir les
— 138 —
gens. Quand on voit ce que sont devenus les Irlandais de Flews
(i) abâtardis par la misère , on ne s'étonne pas trop de trouver
chez les pauvres gens de Michéléna, eu égard aux conditions
dans* lesquelles ils vivent, une certaine dégradation du type na-
tional , enlaidi mais non méconnaissable. N'ont-ils pas, en effet,
cette forme caractéristique de la tête qui distingue le basque de
tous les autres hommes de race blanche ?
Ne remarque-t-on pas chez eux le contraste fréquent et non
moins typique entre la teinte claire des yeux et de la peau et la
couleur brune des cheveux ? En général, chez tous les peuples , il
y a corrélation entre le teint de la peau et des yeux et la cou-
leur des cheveux, tandis que chez le basque, qu'il soit cagot ou
non, qu'il ait les cheveux blonds ou noirs, les yeux et la peau sont
toujours d'un teint clair.
Pour écarter autant que possible les erreurs d'appréciation , je
n'ai visité que les familles de tisserands qui, héritières depuis un
temps immémorial du métier de leurs pères, avaient plus de chance
d'être de vraies et pures familles d'agotac. Chez elles, j'avais toute
liberté de prendre des notes, séance tenante, sous prétexte de
m'enquérir de l'industrie du tissage , comme je l'avais fait à Chu-
bito. Ailleurs je n'aurais pas trouvé à compter les fils de la chaîne,
ni à discuter la quahté de la trame ou le prix de revient du mètre
de toile. — Or, l'industrie de ces braves gens s'exerce dans des
conditions particulièrement défectueuses et insalubres. Gomme
leurs maisons sont adossées aune colline, elles sont humides, mal
éclairées et mal aérées. L'étable à porc et l'atelier se partagent
le rez-de-chaussée ; l'étage au-dessus qu'habite la famille n'est
(1) Cf. De Quatrefagcs. Unité de l'espèce humaine. P. 227-228. A la
suite des guerres entre rAngieterre et l'Irlande, en 1641 et 1689, une multitude
d'Irlandais furent repoussés dans une région montagneuse qui s'étend a l'est de la
baronie de Flews jusqu'à la mer. Depuis cette époque ils ont eu a subir presque
constamment les effets désastreux de la faiofi et de la misère sous toutes les for-
mes. Il en est résulté pour eux une dégradation marquée des traits et de la taille
qui les distingue tristement de leurs fières du comté de Meath restés dans des
conditions meilleures.
— 139 —
encore le plus souvent qu'un rez-de-chaussée par derrière à
cause de la déclivité du terrain. Ces gens travaillent donc toute
la journée dans une espèce de sous-sol obscur, sur la terrre
battue, séparés seulement par une cloison de l'écurie au- dessus
de laquelle ils passent la nuit. Il n'en est pas ainsi à Ghubito
dont les ateliers, établis sur un plateau et planchéiés, sont au
contraire dans les meilleures conditions de salubrité ; d'autant
plus qu'on n'y vit pas en promiscuité avec les animaux domesti-
ques. — C'est aux conditions défectueuses d'habitation et de régime
que j'attribue la propension des Michelénais aux scrofules
et les conséquences qui en découlent pour les attributs de la
race. Je m'attendais à trouver aussi des goitres, mais on m'a affirmé
qu'ils étaient rares aujourd'hui : de fait je n'en vis pas un seul.
Ceux qui vivent au grand air, comme laboureurs et manœuvres,
sont peut-être plus grands et plus vigoureux ; cependant je
tiens de M. Ch. d'Abadie, propriétaire du château, qui les emploie
souvent et qui est leur bienfaiteur, qu'ils ont moins de vigueur et
de feu que les autres Basques ; en revanche, ajoutait-il, ils sont
plus humbles et plus dociles.
La vallée de Baïgorry n'est séparée de la Navarre espagnole que
par un chaînon des Pyrénées, par de là lequel on entre de plain-
pied dans le bassin supérieur de la Bidassoa connu sous le nom de
Vallée de Baztan. Entre deux crêtes sourcilleuses couronnées de
nuages, vous apercevez une coupure appelée le port d'ïspégui
qui permet aux piétons et aux cavaliers de franchir l'imposante
barrière. Le sentier s'engage d'abord dans une gorg6 sombre au
fond de laquelle gronde un affluent de la Nive ; puis, s'élevant
brusquement, il déroule ses blancs lacets sur les flancs escarpés
de la montagne à travers les bois et les bruyères. Le port ou col
forme lui-même un petit plateau désolé où l'œil n'a plus d'autre
horizon que le bleu du firmament et lés roches nues, mais quel-
— 140 --
ques pas encore et le splendide panorama de la vallée de Baztan
se déroule à nos pieds, pièce à pièce, comme les décors d'une
féerie.
Le soleil d'août dardait ses flèches de feu sur les moissons
dorées et sur les villages épars dans la campagne. La petite ville
d'Arizcun avec ses maisons de briques, son église, son couvent
monumental et son donjon en ruine, procurait l'illusion d'un
décor d'opéra éclairé d'une lueur rougeâtre par les feux de
bengdle. Nous sommes en Espagne ! Pour descendre point
d'autre chemin que les ravines et les sentiers tracés par les pas
des mules. Au bas de la montagne nous traversons Errazu, dont
les hôtels blasonnés et délabrés présentent le spectacle affligeant
de la grandeur déchue. Puis voici Bozate, le quartier général des
agots de la Navarre espagnole ; village pittoresque mais sale,
dont les masures grimpent les unes au-dessus des autres le long
des sentiers rocailleux tapissés de fumier. Le pas de ma mule
attire à la lucarne d'une de ces masures une tète digne du
pinceau de Raphaël. Ce n'était pas la brune et grosse Dulcinée de
Toboso, c'était la vierge blonde et rosée du grand peintre qui
ra'apparaissait encadrée dans cette fenêtre. Quel bon augure
mais aussi combien je dus en rabattre bientôt ! Je m'hébergeai
chez un boulanger, petit homme trapu, au nez retroussé et
aux yeux gris pétillants de vivacité. Il avait le front bombé,
la tête grosse, les cheveux châtain foncé. — La famille était nom-
breuse et je me mis à table au milieu d'elle, ce qui me permit de
l'examiner à loisir. Le père était un grand vieillard à tête blanche,
mais qui paraissait avoir été blond, car il avait les yeux d'azur et
la peau très blanche ; la mère une toute petite vieille à l'œil
noir, à la peau tannée et ridée ; la femme de mon hôte une poupée
brunette, sémillante et accorte qui nous servait à table, montrant
avec un gracieux sourire des dents blanches comme des perles ;
— 141 —
ses trois enfants en bas-âge étaient blonds comme des chérubins.
Un parent revenu d'Amérique avec un petit capital avait pris place
à table. C'était un grand gaillard, carré des épaules, aux cheveux
châtains, aux traits mâles et réguliers, qui faisait ainsi que l'hôte
tous les frais de la conversation avec moi, les autres ne parlant
que le basque. Ces bonnes gens furent pendant les deux jours que
je passais avec eux d'une amabilité de bon aloi, curieux sans
indiscrétion et généreux avant de savoir comment on récompen-
serait leur hospitalité. Je leur ai fait deux autres visites en 1874 et
75, et ils n'ont point démenti mes premières impressions.
Le lendemain matin de mon arrivée, jour de l'Assomption, tout le
village en fête se précipite au premier son des cloches vers
l'église d'Arizcun ; les hommes portaient avec une désinvolture
légère le costume national basque : chemise bien blanche sans
cravate, veste ronde à boutons argentés, large ceinture, berret
sur l'oreille ; les femmes étaient drapées dans une longue mante
noire à capuchon. Je suivis la foule. Nous traversâmes sur un
pont branlant le torrent de Baztan qui sépare l'ancienne cago-
terie de la paroisse et, à la distance de i kil. 1/2, nous arrivâmes
à l'église qni occupe le centre de la petite ville. Comme dans tout
le Pays Basque, la place des femmes est dans la nef, tandis que
les hommes montent à des tribunes qui en occupent le fond et
les côtés. La galerie du fond est garnie de bancs en amphithéâtre
et coupée transversalement en deux parts par une balustrade
derrière laquelle vont s'asseoir les gens de Bozate. Mais cette
place est plutôt consacrée par l'usage qu'obligatoire, car mon
hôte et quelques-uns de ses camarades restent avec moi par
devant.
Le chœur de l'église, avec son autel richement décoré, ses
statues enluminées, parées de velours, de dentelles et dechnquant,
n'a aucun caractère original ; mais le coup d'œil de la nef est
— 142 —
plus intéressant. Devant chaque femme accroupie sur le sol nu
ou sur un mauvais tapis est un petit fauteuil en bois plein, entre
les bras duquel repose, sur une nape, un gros cylindre de mince
bougie de cire enroulée sur elle-même et dont le bout libre dressé
en l'air brûle pendant la messe. Ce gigantesque rat-de-cave doit
sans doute durer toute l'année. J'étais curieux de voir comment
on procéderait à l'offrande et au baiser de la paix ; mais il n'y en
eut point. Peut-être cette cérémonie a-t-elle été supprimée pour
éviter les anciennes disputes de préséance et en faire perdre
jusqu'au souvenir. Au sortir de l'église je remarquai qu'il y avait
deux bénitiers, en haut et en bas de l'escalier, luxe d'autant plus
superflu que celui d'en bas restait à sec. Je sus plus tard que
c'était l'ancien bénitier des cagots.
Il est d'usage en haute comme en basse Navarre de danser
après vêpres sur la place de l'église. La danse et le jeu de
paume sont des rendez-vous communs à tous les jeunes gens des
hameaux, qui composent la paroisse. Il n'en est pas de même ici.
Arizcun a sa place de bal et Bozate la sienne. Sept ans avant ma
visite, un frère de mon hôte s'était vu expulser grossièrement de
la place d' Arizcun, et plus récemment encore, pareille mésaven-
ture était arrivée à un autre jeune homme de son village. L'un et
l'autre avaient demandé réparation de l'injure devant l'alcalde et
obtenu 50 réaux de dommages-intérêts. Mais comme l'argent,
en passant par les mains de Vescribano, lui avait, en vertu de son
poids, glissé dans la poche, les Bozatenses ne se souciaient plus
de s'exposer à des avanies sans compensation possible.
Les gens de Bozate s'amusent donc entr'eux sur leur petite
place. Leur danse calme et décente n'est qu'un pas cadencé qui
s'exécute on tournant autour d'un ménétrier qui tient la flûte à
trois trous d'unemain et de l'autre frappe avec une grosse baguette
sur un tambourin pendu à sa ceinture. Les deux sexes ne se tou-
— 143 —
chent pas même du bout du doigt ; ils se tiennent par l'inter-
médiaire d'un mouchoir et forment une chaîne qui, sous la direc-
tion d'un chef de file, se déroule en zig-zags, se replie sur elle-
même, se range en cercle, et imite assez bien les allures d'un
serpent qui, après avoir bien rampé, s'amuserait à se mordre la
queue. Que nous voici loin de Baïgorry avec la fandango et la
valse écheveléesur l'air de Madame Angot! Sous couleur de pren-
dre un intérêt excessif à celte danse fantastique, j'examinais à loisir
filles et garçons, comme j'ai eu tout le temps d'examiner pères et
mères en trois voyages consécutifs. La plupart appartiennent au
type brun, de taille moyenne chez les hommes (entre 1 m. 62 et
1 m. 65); petite et même très-petite quelquefois chez les femmes,
au teint mat, aux yeux fauves le plus souvent, gris-clair quelque-
fois (1); à l'occiput proéminent ; au front plus ou moins étroit et
convexe ; à la chevelure noire ou châtain foncé et lisse. Un quart
environ appartient au type blond ou châtain clair, plus grand et
plus svelte, à la tête régulièrement ovalaire, aux yeux bleus (2),
au teint rose et aux traits généralement plus agréables, quoique
les autres ne soient pas laids non plus. Naturellement, le croise-
ment de ces deux types fondamentaux a donné naissance à nom-
bre de variétés intermédiaires; mais presque tous les sujets sont
blonds dans la première enfance. La population, composée de 300
habitants environ, ra'a-t-ondit, car je n'ai pu consulter le tableau
de recensement, répartie en une soixantaine de ménages, est très
saine. Je n'y ai pas vu ni pu me faire indiquer un crétin, un goi-
treux, un scrofuleux. Seule, une femme, amputée du bras droit,
l'avait perdu, à ce que j'ai pu comprendre, par suite d'une tumeur
blanche du coude. C'est qu'aussi cette population a beaucoup
plus d'aisance que celle de Michelena. Leur vallée est une des
{\) ÎN"''s 3, 4, 1S du tableau chromatique précité.
(2) N^-s 9 et 14 id.
— 144 -
mieux exposées, des plus spacieuses et des plus fertiles des Pyré-
nées. Elle produit en abondance le blé, le maïs, les haricots, les
fèves, et nourrit en de gras pâturages un assez grand nombre
de bestiaux. Les gens de Bozate se livrent à la culture de la terre
comme fermiers ou petits propriétaires, et élèvent beaucoup de
porcs et de volailles. Un petit nombre exerce les différents états
réclamés par les besoins de la communauté : ceux de meunier,
boulanger, maréchal-ferrant, charpentier et tisserand. En somme,
ils vivent bien, boivent du vin et forment une population vigou-
reuse, saine, laborieuse et pacifique.
Mon hôte, sollicité par des questions naïves de me rendre
compte des particularités que j'avais notées, soit à l'église, soit
ailleurs, comme aussi de quelques cancans qui m'étaient venus
aux oreilles, m'expliqua, entre deux verres de vin, que : « en
des temps très-éloignés — e)t tiempos rnuy remotos — deux rois
s'étant fait la guerre, ceux du parti vaincu avaient été forcés de
s'établir à Bozate qu'ils avaient fondé et en quelques autres vil-
lages. On les appelait agates, nom qui, suivant lui, ne signifie
rien et qu'il est d'ailleurs défendu de leur donner aujourd'hui.
Il n'y a pas longtemps encore que les vecinos voulaient faire les
maîtres avec eux, mais aujourd'hui il n'y a plus de vecinos, ou
plutôt tout le nionde Test. » C'est du reste un garçon dégourdi
que mon hôte, et d'un scepticisme politique effrayant. Il me
glisse à l'oreille, en chgnant de l'œil, qu'il porte du pain aux car-
listes à Pénaplata, ce qui ne l'empêche pas de fournir les libé-
raux à Errazu. Exempt de préjugés, il fait fi de celui dont il peut
être l'objet, et l'on peut en causer discrètement avec lui. Il est
bon de dire qu'il a un peu voyagé et travaillé de son métier à
Bayonne d'où il a rapporté un excellent souvenir de la France et
des Français. Je le crois au-dessus de la moyenne de ses conci-
toyens pour l'intelligence et l'éducation; mais cette moyenne
~ 145 —
elle-même ne fait pas déshonneur à l'Espagne. — Au contraire,
j'ai trouvé les paysans de Bozate moins grossiers et plus propres
que les paysans espagnols en général , privilège qu'ils partagent
du reste avec tous les Basques. La culture de l'esprit ne marche
certainement pas de pair avec celle du corps : il n'y a point
d'école à Bozate, et il n'est pas probable que les enfants, surtout
les filles, fréquentent celles d'Arizcun ou d'Errazu. Je n'ai pas
vu un seul homme ou femme, à l'église, avec un livre à la main.
— Mais la proportion des illettrés est, dans notre pays basque,
de 62 0/0, d'après la statistique de M. L. Soulice. Nous ne jette-
rons donc point la pierre aux gens de Bozate. S'ils ont su con-
quérir l'égalité devant la loi, et s'ils ne se montrent pas inférieurs
à leurs concitoyens, ils n'ont pas encore pu rompre complètement
la barrière du préjugé (1). Les Bozatenses continuent de s'allier
entr'eux à moins d'émigrer au loin. « Qui voudrait d'un Agot? » me
disait une jeune fille d'Urdax.
Ces villages, comme tous ceux des vallées basques, fournissent à
l'Amérique de nombreux émigrants dont quelques-uns reviennent
avec une petite fortune. Un cagot d'Elisondo, rentré riche d'Améri-
que, a marié sa fille à un secrétaire du gouverneur civil de Pampe-
lune.
(i) La plus récente mention qui ait été faite des agots est, k notre connais-
sance du moins, dans le grand « Dictionnaire géographique, statistique et histo-
rique d'Espagne p par Madoz, qui s'exprime ainsi . « Les Agotes n'ont jamais
obtenu d'emplois publics ni la moindre intervention dans le gouvernement et
l'administration de la vallée (de Baztan) comme les autres habitants; et même à
l'église ils avaient naguère une place séparée. Les Bastaneses ne contractent
jamais de mariage avec des personnes de cette race, et si l'on peut citer quel-
qu'exen.ple du contraire, c'est au moins une exception très-rare et fort singulière.
Les législateurs navarrais n'ont cessé de s'occuper d'améliorer le sort de ces infor-
tunés, mais quoique la prévention qui pesait coutr'eux ait beaucoup diminué, il
faut l'attribuer à l'action toute puissante du temps plutôt qu'aux dispositions
législatives » .
{Die. liist. rjéog. estadis. de EspanaçovH» Pascual Madoz. — art. Baztan.)
— 146 —
Nous avons dit que Bozate était comme le quartier général des
Agots de la Haute Navarre, parce que c'est l'endroit où ils sont le
plus nombreux et le mieux circonscrits depuis le XV siècle tout au
moins, suivant le témoignage de l'histoire, et peut-être depuis plus
longtemps. H y a encore un certain nombre de familles qui passent
pour être de la même caste dans plusieurs autres localités de la
vallée de Baztan et des vallons voisins. Telles sont Elizondo où
elles sont établies dans le quartier de la rive droite et exercent
des professions manuelles ; mais ce n'est que par une tradition
incertaine qu'on peut les distinguer des autres familles d'artisans
parmi lesquelles elles vivent. Elles sont également dispersées dans
les bourgs d'Oronoz, Ciga, Zugaramurdi, Urdax, Maya, où l'on voit
encore à gauche du grand portail de l'église la petite porte aujour-
d'hui murée par laquelle les parias entraient dans le saint lieu.
Il est temps de nous demander si les caractères que nous avons
reconnus aux ci-devant cagots de la Haute et Basse-Navarre les
distinguent de leurs voisins. Nous ne le croyons certainement pas,
après une étude comparée très-attentive. Nous avons parcouru le
pays basque dans tous les sens, nous avons assisté deux fois à la
fête patronale de St-Etienne de Baïgorry qui réunit tous les mon-
tagnards des environs ; nous nous sommes trouvé à St-Jean-Pied-
de~Port un jour de grand marché et nous avons pu nous convain-
cre : 1° que le type basque n'est pas unique; 2° que le plus commun
est décidément celui-ci : tête fortement développée en arrière,
front étroit et un peu bombé, cheveux châtains ou noirs ; yeux
gris ou châtains, toujours dans les nuances claires ; peau blanche
dans les parties habituellement couvertes ; nez régulier, mâchoire
fine ; taille moyenne, élégante, allure dégagée.
Le grand développement de la tête en arrière et la teinte claire des
yeux, même avec une chevelure brune, sont les traits les plus frap-
pants du Vasco-Navarrais, qu'il soit Cagot ou non . Mais à côté de ce
— 147 —
type fondamental il y en a un autre plus grand, d'un teint plus clair
et plus rosé, et dont la tête au lieu de former un ovoïde très renflé
par derrière est plus rapprochée de l'ellipse. Les yeux sont d'un
beau-bleu d'azur ou verdâtres (n°' 13 et 9) ; les cheveux blonds
mais jamais d'un blond fade. J'ai vu quelques filles de ce type avec
un profil grec. — Naturellement, le mélange des deux depuis
un temps immémorial a donné naissance à des variétés inter-
médiaires.
Les Basques les plus grands sont dans la Soûle, mais les tailles
très hautes, c'est-à-dire dépassant 1 mètre 75, sont rares, et les
très-petites, au dessous de 1 mètre 60, le sont également partout.
J'estime que la proportion des blonds est de 20 à 25 0/0, que
j'ai établie numériquement à Baïgorry le jour de la fête locale ;
mais je répète que presque tous les basques ont la peau blanche,
le teint rosé et les yeux de couleur claire même quand ils ont les
cheveux noirs.
Transportons-novis maintenant en Béarn où nous ne trouverons
pas de centres d'observation aussi considérables ni aussi sûrs
que Bozate et Ghubito, mais où l'on peut encore choisir avec dis-
cernement des points de comparaison non illusoires. Il faut pour
cela suivre la vallée du gave d'Oloron depuis son embouchure
jusqu'à sa source aux pieds des glaciers des Pyrénées. C'est en
cette portion, la plus riche du pays, qu'on comptait jadis le plus
grand nombre de propriétés ecclésiastiques, appartenant à l'évê-
ché d'Oloron et aux abbayes de Sordes, Lucq, Préchac-Josbaig,
Ste-Christine, Sarrance ; de sorte que dans le Béarn nous voyons
les cagots se rapprocher de préférence des abbayes.
Cependant, la première communauté de parias dont nous rencon-
trions aujourd'hui les restes, en remontant la rivière, était établie
dans un fief des Gramont, à Escos. La vieille église de ce village a
encore sa petite porte et son bénitier des cagots sur la façade laté-
— 148 —
raie droite, au coin du cimetière où ceux-ci étaient enterrés tout à
fait au fond et à gauche, à l'ombre d'un grand noyer que l'on y voit
encore. Nous n'avons pu savoir si l'on attachait une vertu parti-
culière à cette espèce d'arbre, le seul en pareil lieu. Le cimetière est
abandonné depuis quelques années et les descendants des familles
proscrites prennent rang dans le nouveau avec les autres, abso-
lument comme à l'église où on les confinait autrefois dans le
recoin des fonts baptismaux. Leur petite porte est condamnée et,
chose singulière, on en a ouvert une autre à côté pour les besoins
du culte. Inutile d'ajouter que le bénitier lui-même n'est plus en
usage. Ces renseignements que je tiens d'un vieillard de 80 ans,
m'ont été confirmés par M. l'abbé Lansalot, curé d'Escos depuis
38 ans et natif d'une commune voisine. Au commencement de
son ministère, les mariages mixtes souffraient quelques difficultés
mais n'en présentent plus aujourd'hui.
Le vieillard m'a raconté que, dans sa jeunesse, les cagots étaient
profondément méprisés et laissés à l'écart. — Pourquoi? deman-
dais-je ; étaient-ce de mauvaises gens, des espèces de bohémiens?
— Non, mais ce n'étaient pas des gens de bonne souche et l'on
n'aurait pas pris de l'eau bénite après eux ni passé par leur porte,
oh dam ! non ! — Étaient-ils riches ou pauvres? — C'étaient des
journaliers ; ils n'avaient que peu ou point de terre. — Se distin-
guaient-ils par leurs traits des autres habitants ; étaient-ils bruns
ou blonds ? — Bah ! il y avait de tout ; ils ressemblaient aux
autres. — Y a-t-il encore de leurs descendants dans le village ? —
Certainement, ce sont tels, tels et tels. »
Après ce colloque auquel nous avons cru pouvoir laisser, pour
plus d'exactitude, sa tournure famiUère, nous avons compulsé les
anciens registres de la paroisse et retrouvé quelques-uns des noms
fournis par notre interlocuteur. Le plus vieux date du XVP siècle.
Les parias y figurent en très petit nombre, proportionnellement,
— 149 —
tantôt sous le nom de capot, tantôt sous celui de cagot. Nous en
avons donné un exemple au chapitre II, p. 57, note. Ils paraissent
avoir habité à cette époque le quartier sud du bourg d'Escos ;
mais là n'était point leur berceau : il était à un kilomètre plus loin,
sur la route de Sauveterre, aux bords du Gave, au hameau qu'on
appelle encore Lous Cagots, composé de quatre maisons, dont
l'une est appelée au crestiaa et une autre un peu écartée
au caperaa, comme si elle avait été habitée par un prêtre. Le pro-
priétaire du crestiaa, qui ajoute à son nom patronymique celui
de sa maison , est tisserand et son voisin charpentier comme l'étaient
leurs pères. J'ai vu ces deux hommes et une'femme d'une troisième
maison dite cahane. Tous sont de taille moyenne, les hommes
sont blonds avec des yeux bleus ou verdâtres, la femme brune
avec des yeux roux ; mais rien dans leurs traits ni dans la forme
de leur tête ne les distingue des autres habitants. Et, cependant,
leur résidence, leur profession, 'leur nom, tout accuse leur origine.
Non loin d'Escos est Salies, vieille cité béarnaise, dont nous avons
compulsé les archives déposées à l'hôtel de ville. Elle avait
aux XVP et XVII^ siècles, et probablement avant, une communauté
assez nombreuse de parias établis dans le faubourg St-Martin ;
mais il n'en reste plus que le souvenir. Les parias figurent sur
les registres de la paroisse St-Martin sous le nom de capots.
Nous en avons donné un exemple au chap. ii, p. 58, note.
Près de Sauveterre est le village d'Osserain dont les cagots con-
tra aient des alUances au XVIP siècle avec leurs pareils d'Escos,
ainsi le nous en avons relevé la preuve sur les registres de cette
dernièi ^ paroisse. Aujourd'hui, s'il y reste de leurs descendants,
comme c'est probable, ils sont fondus avec le reste de la popu-
lation.
En remontant toujours le cours du Gave, nous arrivons à Na-
varrenx. Dans ses fraîches et riantes campagnes, presque sous
10
— iso-
les canons de cette forteresse dont un proverbe béarnais a fait
l'emblème incontesté de la force, il y avait de nombreuses com-
munautés de parias, d'où sortit un jour, pour s'élever de rien
jusqu'aux plus hautes fonctions de l'état, l'homme oublié de ses
compatriotes dont il fut l'honneur, le laborieux et honnête
Dufresne. Les communautés dont nous parlons étaient Sus, Gurs,
Préxac-Josbaig, Dognen, qui a encore son quartier dit des Chres-
tiaas, situé à l'entrée /lu bourg et à main droite quand on y arrive
de Navarrenx.
La statistique de 1872 accuse pour ce quartier 66 habit.,
répartis en 16 ménages, ce qui tait 4, 1 par ménage ; le bourg
principal a 340 habit, en 78 ménages, ou 4, 3 par ménage. Il y a
1 octogénaire parmi les 66 habitants de Lous Ghrestiaas. Ils étaient,
autrefois, m'a-t-on dit, sous la « directe » du château d'Oroigne
dont on voit aujourd'hui les ruines, à l'extrémité méridionale
du quartier, sur les bords du Gave d'Oloron. Toujours est-il qu'ils
étaient établis sur les terres de ce domaine féodal qui fut vendu
et morcelé en 1793 ; le marquis de Lons, son propriétaire, ayant
émigré.
Un homme intelligent et lettré, qui a bien voulu me piloter
dans son village natal de Dognen, m'a affirmé qu'il ne reste plus
aux Ghrestiaas que huit ménages où l'ancienne caste soit restée
pure de tout mélange. Le premier que nous visitons est celui d'un
petit propriétaire qui exerce en même temps la profession de
charpentier et même de cabaretier. On lui accorde beaucoup
d'intelligence et il en a l'air. C'est un homme de taille moyenne,
à la tête en poire avec un front haut et saillant, des yeux et des
cheveux châtains, le nez aquilin, le menton pointu, et des oreilles
dont le lobule est adhérent. Son cousin qui est le chef d'un autre
ménage ne lui ressemble pas du tout, si ce n'est par l'absence de
saillie de l'occiput qui me frappe d'autant plus que je sors du
— 151 — ■
pays basque. Il a la tète ronde avec des cheveux châtains, des yeux
gros et verdâtres, l'oreille bien conformée, une haute taille, une
forte carrure. Ses enfants sont charmants, blonds avec des yeux
bleus. Les quelques personnes que je vois encore appartiennent au
même type mais avec une taille moindre.
A une petite heure de marche nous arrivons à Prexac-Josbaig,
commune de 475 hab., parmi lesquels on compte une vingtaine
de familles, de la lignée plus ou moins pure des anciens parias,
exerçant pour la plupart, comme à Dognen, le métier de char-
pentier, mais disséminées dans le bourg (1). Elles ne se distin-
guent en rien ni pour rien des autres habitants. En voici une par
exemple qui porte le nom patronymique et vraiment catégorique
de Chrétien. Le père est un petit homme, de 5 pieds à peine, à la
tête ronde avec des yeux bleus, des cheveux gris, un grand nez
et des oreilles bien conformées. La mère qui porte des boucles
d'oreille comme pour protester contre le dicton populaire est de
taille moyenne, de traits réguliers avec des yeux châtain-clair.
(J) Prexac-Josbaig n'est séparé, que par le Gave du bout g plus important
de Préxac-Navarrenx. Il était au XIV« siècle un fief de l'abbaye de même nom.
La vallée de Josbaig depuis Prexac jusqu'à Oloron parait avoir été un des
refuges de prédilection des parias qui s'y trouvaient sous la dépendance de l'évo-
que d'Oloron et de l'abbé de Prexac.
On'^lit dans une chanson satirique citée par M. Francisque Michel en son livre:
A Jousbaig quouan dé bilatges A Josbaig combien de villages
Qui touts an un gian renoum Qui tous ont un grand renom
A Gérouce, Orin y St-Gouin A Géronce, Orin et St-Gouin
A Moumour, Geus y Prexac a Moumour, Geus et Prexac
Oun qui bet, même à Aren On voit même k Aren
Tous lous cagols de Jousbaig Tous les cagots de Josbaig
Célébra dap allégresse Célébrer avec allégresse
Toutes lurs institutions ; Toutes leurs institufons
Mey après dans la détresse Mais après dans la détresse
Que s'neyen de libations. Ils se noient dans les libations.
— 152 —
Le fils est un beau gars, brun, comme devait être la mère dans sa
jeunesse et à tête ronde. Dans un autre ménage nous trouvons le
frère et la sœur, deux jolis sujets de 17 à 20 ans, bruns, de
traits réguliers, de taille moyenne et bien prise, en un mot du
plus beau type béarnais.
Pour ne pas nous répéter, nous dirons que les autres personnes
qu'il nous fut donné de voir présentaient les mêmes caractères.
A l'école primaire où leurs enfants étaient confondus avec les
autres et bien faciles à examiner, il était impossible de saisir
aucune différence. Il n'est plus question de cagots à Prexac-
Josbaig, du moins ostensiblement, mais il n'y a pas plus de vingt-
cinq ans que le petit bénitier, toujours subsistant à l'église, est
hors d'usage. Ceux qui s'en servaient étaient enterrés dans
l'allée du cimetière qui longe le chemin. A Dognen aussi pareil
usage existait.
Suivons le cours du Gave jusqu'à Oloron, et d'Oloron
passons à Lurbe, village distant de dix kilomètres. — Le
quartier qu'on appelle aujourd'hui le Béziat, c'est-à-dire
voisinage, faubourg, était jadis l'asile des Cagots, qui y vivaient
sous la protection de l'abbaye voisine de St-Christau. Ce mo-
nastère a fait place à une station balnéaire élégante et réputée
pour la cure des maladies de la peau. La tradition locale a
conservé le nom de hain des ladres à l'une des fontaines de
l'établissement. Un ancien proverbe disait :
Sent-Christdu A Saint-Christau
Pèt mude lou malau. Le lépreux change de peau.
Le Béziat n'est séparé du bourg que par le ruisseau torrentueux
de la Ricq, et ne s'en distingue aujourd'hui que par l'aspect plus
pauvre et plus délabré des maisons. Il est composé d'une qua-
rantaine de feux et contient environ le quart de la population de
— 153 -
la commune qui est de 523 habitants. Mais tous ses hôtes ne sont
pas de la lignée des anciens parias, car le mélange de la population
des deux rives de la Ricq a commencé vers les premières années
du siècle. Cependant, je tiens des deux personnes les mieux en
situation d'être bien renseignées que les unions mixtes ren-
contrent encore des difficultés et que la réputation de cagot est
toujours très-mal portée. C'est la plus sanglante injure qu'on
puisse jeter à la tace de quelqu'un.
Je me suis fait désigner et j'ai visité sous un prétexte ou sous
un autre les familles dont la descendance était le mieux établie ;
j'ai pu voir les enfants à l'école au milieu de leurs camarades, et
je suis heureux de témoigner que nulle part ailleurs petits
campagnards n'ont répondu avec autant d'instruction et plus
d'intelligence à des questions posées sur les différentes parties
du programme des écoles primaires.
Tous les sujets examinés appartiennent au type béarnais le
plus répandu et que je caractérise par une tête arrondie (par
conséquent sans prolongation de l'occiput comme chez les
Basques), des cheveux noirs ou châtains et des yeux de même
couleur, un système pileux luxuriant même chez les femmes,
qui ont quelquefois de la barbe, par des traits réguliers et une
taile moyenne, un peu inférieure à celle des Basques, surtout
moins dégagée (1).
(1) Tel est le Ivpe le plus généralement répandu , mais j'ai aussi noté dans la
vallée d'Ossau un autre type franchement brachycéphale, a face large avec des
pommettes parfois saillantes, une petite taille, une peau brune et une physionomie
plus ou moins laide chez les femmes surtout.
Bien que les Béarnais soient généralement bruns ou châtains, les sujets blonds
ne sont pas rares dans les hautes vallées d'Âspe, de Barétous et d'Ossau. J'estime
qu'ils y comprennent près du quart de la population. En régie générale, dans le
Béarn comme dans le pays basque, le teint des habitants est plus clair
dans la mop.tagae que dins la plaine ; c'est dans le nord du département
surtout k la frontière des Landes, que la population est plus brune.
— 154 —
La population du Béziat n'est pas malsaine, puisque même en
donnant des consultations gratuites, partout fort appréciées, je
n'ai noté qu'une famille manifestement entachée du vice scro-
fuleux. Quant à la conformation légendaire de l'oreille, je ne l'ai
notée que chez quelques individus.
Les descendants des anciens parias ne se distingueraient mora-
lement des autres habitants, au tlire de leur excellent curé, que par
une plus grande susceptibilité et une certaine méfiance, qu'explique
trop bien la longue succession d'avanies endurées par leurs pères.
Autrefois , tous les cagots de cette localité étaient bûcherons ;
ils sont aujourd'hui cultivateurs et petits propriétaires.
Si de Lurbe nous dirigeons notre route droit au sud, nous ne
tarderons pas à nous engager dans la vallée d'Aspe par un étroit
défilé au fond duquel le Gave roule ses flots tumultueux. Les
rochers énormes, à peine entr'ouverts pour livrer un étroit pas-
sage à côté du torrent, ont reçu le nom de Pêne d'Escot. C'étaient
les Thermopyles de la petite République pyrénéenne du moyen
âge, sur lesquels les Béarnais ont toutes sortes de légende. Marca
a cru y voir des traces du passage de César qui, suivant lui,
aurait fait ouvrir à coups de pic le rocher qui barrait le passage
à son armée.
Un duumvir romain y a consigné en caractères aujourd'hui
rongés par la mousse et le temps qu'il a fait rétablir par deux
fois la route de la vallée (1).
(1) Voici celte inscription telle qu'elle est donnée par Pjlassou dans ses
Observations sur la vallée d'Aspe. Pau, chez Vignancour 18!58, in-S».
L . VAL. V E R N U s . C E R
II VIR BIS HANC
VIA M RESTITUIT
LA MIIIXIV
AMIGUS S. C.
Mais je dois dire que les archéologues n'ont pas tous lu de la même façon
cette insciiption dont on a peine aujourd'hui à trouver la trace. Marca avait cru
y voir le nom de César prohablement au dernier mot de la première ligne ; d'autres
enfin (chose étrange) la rapportent tout simplement à l'un des plus anciens
seigneurs-souverains de Béarn qui aurait fait ouvrir la roule.
— 155 —
Que de choses ne pourraient-ils pas nous dire encore ces rocs
si fièrement campés en travers de la route, au devant du pont
jeté sur le torrent écumeux et profond?.. Ils ont vu défiler les
armées romaines, et successivement les hordes bigarrées des
Vandales, des Visigoths, des Francs et des Sarrazins ; car toutes
les invasions de France en Espagne ou d'Espagne en France ont
passé en partie par là. C'était la grande voie romaine de com-
munication entre l'Aquitaine et la Tarraconaise ; plus tard, le
cami roumiu (chemin romain) des pèlerins de Saint-Jacques de
Compostelle.
Au sortir de cette gorge sauvage, le terrain s'élargit et le pay-
sage prend un peu plus d'ampleur et de variété à Sarrance.
Marguerite de Navarre y avait un ermitage auprès de l'abbaye de
Prémontrés dont on voit encore la chapelle jadis féconde en mira-
cles. Marguerite s'y recueillait pour composer les galantes nouvel-
les de VHeptaméron. Après un nouveau défilé, la vallée se dépjoie
pour former le charmant et spacieux bassin de Bédous.
A Bedons lou bou biladge
A Bedons cagots son touts ;
disait-on autrefois. Mais les temps ont bien changé. Carolle,
l'ancien quartier des parias entre le bourg et l'abbaye de St-Jean-
de-Laxô, n'existe plus. — Le gave a balayé et purifié ce territoire
maudit, en épanchant ses eaux dans la prairie et en emportant
jusqu'aux pans de muraille de la vieille abbaye.
Un peu plus loin, voici Accous, patrie de Despourrins, le dernier
des troubadours béarnais. Il est beaucoup moins connu dans son
pays par ses tendres élégies que par sa « cahille » (cheville). Ainsi
nomme-t-on la colonne commémorative élevée par la munificence
des amateurs de langue romane, en France, sur le tertre ombragé
de grands arbres où il aimait à venir chercher l'inspiration. C'est
— 15G —
en effet un site délicieux et poétique où l'oreille n'entend d'autre
bruit que le murmure de la brise qui caresse les feuilles et le
chant des oiseaux dans le bocage ; où l'œil embrasse d'un regard
toute l'étendue du petit et charmant bassin de Bedous fermé de
toutes parts par de hautes montagnes, du sein desquelles il se
détache semblable à un grand parc anglais émaillé de chalets rus-
tiques et arrosé d'eaux vives. Accous a encore son petit
quartier des Chrestiaas sur le bord opposé du ruisseau qui
l'arrose. Je n'oserais pas affirmer que la caste réprouvée s'y soit
maintenue aussi bien que le nom. Le quartier peu séduisant, en rai-
son de sa vétusté, n'est plus habité que par de pauvres gens dont
quelques-uns sont malsains, mais dont la généalogie n'est pas
certaine. Par contre, il est avéré que des familles plus aisées, dont
ils ont peut-être pris la place, sont maintenant de l'autre côté de
l'eau où ils ne serait ni aisé ni discret d'aller les chercher. Dans
l'intérêt même de la vérité scientifique, il faut être réservé
ici comme à Bedous, et laisser les uns et les autres laver leur linge
sale en famille.
Lou patron d' Accous
De cagot lou tretabe,
Y Michel de Bedous
Garroufe lou damabe,
{Chansons de Navarrot.)
C'cst-h-dire que les patrons d' Accous et de Bedous, St-Martin et St-Micbel, se
renvoyaient les épithètes de cagot et de garrotté.
En croisant la grande route de la vallée, on peut s'engager à
main droite dans un sentier abrupte tracé le long d'un véritable
précipice au fond duquel on entend mugir, sans l'apercevoir, un
torrent furieux. Mais après une ascension pénible à travers le
fourré, on arrive étourdi par le bruit et baigné par le brouillard à
une éclaircie d'où l'on voit avec saisissement une rivière se précipi-
— 157 -
ter d'un seul bond à plusieurs centaines de mètres de profondeur
La nape d'eau rebondit sur la roche, bouillonne, écume, se dis-
perse en des milliards degoutelettes irisées de toutes les couleurs
de l'arc-en-ciel. C'est un spectacle majestueux ! Bientôt on tra-
verse le ravin sur un pont branlant, établi juste au-dessus de la
cascade et d'où l'œil découvre alors un panorama tout nouveau.
C'est la nape liquide qui décrit sa courbe gigantesque, dispa-
rait tout-à-coup dans un épais brouillard et reparaît au delà sous
forme d'un ruban argenté décrivant mille sinuosités sur le tapis
d'émeraude de la prairie.
Nous nous arrachons à ces merveilles de la nature pour suivre
prosaïquement un sentier de chèvre qui nous conduit droit à
Lescun. Ce village est perché comme un nid d'aigle sur un des
contre-forts du pic d'Anie, au milieu d'un cirque de montagnes ,
de sorte qu'il se trouve placé comme au fond d'un entonnoir à
950™ de hauteur. C'est un cachot à ciel ouvert !
Le premier quartier qu'on rencontre, en contre-bas de l'éghse,
est le Béziat. Voici la Iwun (fontaine) deons cagots qui suffirait à
nous indiquer l'ancienne destination de ce quartier. Les maisons
en sont misérables, parfois délabrées, leurs hôtes sont des pas-
teurs et des artisans. Quelques pauvres familles espagnoles sont
venues combler les vides effectués par la mort ou par le progrès
de l'aisance qui permit à d'anciens parias d'aller bâtir ou acheter
dans le haut du bourg. Mais l'aspect de celui-ci n'est guère plus
séduisant. Des maisons basses, aux murailles lépreuses, à peine
éclairées par de petites fenêtres ogivales percées dans des murs
d'un mètre d'épaisseur, entourent l'église; c'estl'ancien quartier des
purs qui s'est agrandi par de nouvelles constructions à une épo-
que relativement moderne. En somme l'aspect du village n'a pro-
bablement guère changé depuis l'époque où il était le théâtre de
luttes opiniâtres entre les cagots et les purs. La tradition de ces
— 158 —
luttes se rattache h la légende des maisons en grosse maçonnerie
qui entourent l'église et dont j'ai trouvé l'écho chez un vieillard
de 79 ans, en pleine possession de ses facultés. Ce Nestor des
cagots mordernes me disait en me montrant la maison surmontée
d'une tour en ruine presqu'accolée à l'église et faite de blocs
énormes parfaitement équarris : voici l'ancienne demeure du chef
des « pillurs ! » — « Qu'était-ce que les pillurs ? — Des brigands
qui habitaient toutes les maisons que vous voyez autour, — Et
ceux qui vivaient au bas de la côte, au Béziat, qu'étaient-ils? —
C'étaient nous, et les pillurs nous appelaient « louseagotz-»; venez
à l'église. Vous voyez cette petite porte aux trois quarts murée, à
côté du grand portail : c'était la nôtre ; et ce boyau à gauche
de l'église était notre cimetière. J'ai connu le temps où l'on payait
encore la faveur d'être enterré ailleurs ; à présent on n'enterre
plus dans le couloir de gauche, en partie occupé par une
chapelle nouvellement ajoutée à l'église. — D'où venaient les
pillurs et les cagots dont vous me parlez? — Oh ! c'était en un
temps où l'on se battait beaucoup , et les pillurs étaient venus
d'Espagne se mettre chez nous ? — Que ne les chassiez- vous ? —
Bah ! ils étaient les plus forts ».
J'ai cité ce colloque pour montrer l'incertitude des traditions,
ici comme partout, et leur incohérence. Qu'est-ce que ces
pillards qui se seraient établis de vive force à Lescun et y
auraient formé souche? Aucun historien du Béarn n'en a fait
mention. — Nous savons seulement que ce village était une des
douze premières baronies du pays souverain de Béarn et qu'il
fut possédé jusqu'au commencement du XIIP siècle par des sei-
gneurs auxquels il prêtait son nom, comme Fontaner, baron de
Lescun en 1234, dont parle Marca à la page 581 de son histoire.
Il passa depuis en diverses maisons, entr'autres celle de Foix d'où
- 159 —
sortit Thomas de Foix, dit le maréchal de Lescun, qui fut tué à
Pavie.
Faut-il voir, dans la tradition populaire, une réminiscence alté-
rée de quelques exactions dont les cagots auraient été victimes
sous le régime féodal des anciens barons de Lescun ? C'est ce qui
semble le plus probable. Quoiqu'il en soit, leurs descendants se
sont si bien émancipés et mêlés avec le reste de la population que
c'est à peine si l'on trouverait aujourd'hui vingt familles de leur
descendance pure sur une population de 1,200 âmes dont le 1/4
environ habite le Béziat. — La plupart des sujets sont bruns mais
il y en a aussi de blonds, et l'on trouve quelquefois les uns et les
autres mêlés dans la même fgmille. Ainsi dans celle de L. . , t,
réputée de pure race cagote, le père, de qui je tiens la tradition
ci-dessus rapportée, était évidemment blond autrefois, car il a
les yeux d'un bleu d'azur et le teint très clair ; mais ses fils et ses
filles sont bruns et tous de haute taille comme lui. L'un d'eux qui
est sous-officier en retraite, et placé par son instruction bien
au-dessus des sots préjugés qui pourraient l'atteindre, m'a con-
firmé les récits du père. Dans la famille C. . . e, le père et le fils
sont grands, blonds, avec des yeux bieus et des oreilles qui ne
laissent rien à désirer snrtout au point de vue de la grandeur ; ils
ont le nez aquilin, le teint rouge et frais, la face longue, le crâne
ovalaire. Cette famille est aujourd'hui une des plus aisées et des
plus considérées de l'endroit.
Il ne faudrait pas croire que tous les sujets blonds fussent
grands ; car tel n'est pas le cas pour la nombreuse famille de X.
ancien conscrit de 1814, dont la taille figure sur sa feuille de
congé pour un 1™ 625 et dont la sœur, les fils et les filles sont tous,
comme lui, de taille moyenne. — Les traits du visage n'ont rien
de constant, pas plus chez les bruns que chez les blonds, et ne
présentent aucun caractère distinctif par rapport aux autres habi-
— 160 —
tants ; pas même la brièveté du lobule de l'oreille. Nous prierons
le lecteur qui resterait encore indécis à l'égard de ce prétendu
caractère spécifique de regarder autour de lui, en quelque pro-
vince qu'il habite, et nous osons lui prédire qu'il y trouvera des
oreilles courtes tout comme chez les cagots. Il y a une assez forte
proportion de vieillards parmi les descendants des cagots de
Lescun ; j'en ai déjà cité deux, mais j'ai vu aussi une femme de
94 ans, pas trop décrépite et sœur de l'ancien militaire dont il a
été question.
A Arête et à Lannes, villages voisins d'Aramitz, dans la déli-
cieuse vallée de Barétous, les cagots vivaient complètement sépa-
rés des autres, il n'y a pas plus de 40 ans. Aujourd'hui encore
dans le deuxième de ces villages, ils sont enterrés au même rang
que leurs pères. Les mariages mixtes sont fort rares à Lannes et
Ton ne recevrait pas l'eau bénite à l'église de la main d'un cagot.
Autrefois à Arête le bedeau la leur donnait au bout d'un bâton.
La tradition formelle du pays est que ce sont des fils de ladres
La croyance populaire n'est pas moins bien arrêtée à Borce,
(vallée d'Aspe), où il y avait naguère une portion du village qui leur
était spécialement affectée comme à Etsaut et ailleurs. Leurs pères
passent pour avoir été couverts d'ulcères et rongés de vers. Le
docteur Tarras, qui est de Borce, se rappelle le temps où le préjugé
était encore dans toute sa force et où les alliances mixtes étaient
tout- à-fait impraticables. Ceci dura jusqu'à ce qu'un nommé A, . ., qui
était riche et père de plusieurs belles filles, trouva à les caser, en
dehors de sa caste, avec des jeunes gens séduits par leur beauté
ou par leurs écus. Lui-même fut nommé maire après 1830. et de-
puis cette double réhabilitation l'exemple a été suivi. — Au dire
du même médecin, les cagots de Borce étaient bruns et avaient la
peau onctueuse et luisante, comme il arrive assez souvent du reste
chez les gens de cette complexion. — Mais je puis affirmer que
- 161 —
leurs descendants ne sont pas tous de même, car j'en connais de
châtains-clairs et qui ne se distinguent ni par le teint, ni par la
taille, ni par la forme arrondie de la tête des autres béarnais. L'un
d'eux qui exerce une profession libérale n'a pu se marier à une
fille qu'il aimait et dont il était payé de retour, à cause de l'opiniâ-
tre préjugé du père de la jeune personne.
De ce que nous avons montré les cagots béarnais établis de
préférence dans la vallée du Gave d'Oloron, nous ne voudrions
point laisser croire que là fut uniquement leur séjour. Pau en était
entouré. Il y en avait notoirement à Gelos, Bizanos et Jurançon,
comme en témoignent des registres censiers de 1674 pour la pre-
mière paroisse, de 1762 pour la deuxième et de 1704 pous la troi-
sième. Lons, Morlàas en avaient également.
Nous savons par un registre terrier, dressé en 1676 par les
commissaires royaux chargés de la confection de nouveaux rôles
dans le ressort du Parlement, que cette ancienne capitale du
Béarn comptait à cette époque sept maisons habitées por des
« capots y (1). Il y avait auparavant une maladrerie hors la ville,
sur les bords du ruisseau de l'U, de l'autre côté du pont qu'on
connaît encore aujourd'hui sous le nom de pont des ladres, bien
que cette désignation commence à tomber en désuétude. La cha-
pelle et le cimetière où l'on enterrait les capots n'ont disparu
qu'à la fin du siècle dernier. La trace des cagots est plus récente
à Lons, village situé à 4 kilomètres de Pau, où se voient encore
les restes de l'ancien hameau des réprouvés consistant en cinq
ou six maisons délabrées dont deux seulement sont habitées. Ce
hameau est situé à 1 kilomètre du bourg au haut de la côte deous
cagotz et le sentier abrupt qui y mène s'appelle encore « camin
deous cagotz. »
(4) SCnéchaussée de Morlàas, t. III, folio i48, Archives des Basses-Pyré-
nées.
-162 —
Si du Béarn nous passons dans la Bif^orre, nous trouverons des
traces nombreuses des anciennes communautés de cagots dans la
poétique vallée d'Argelès et ses ramifications.
« En Terranère et Mailhoc
Que soiin lous grands cagotz.
En Andurans et Canarie
Qu'ey la gran cagoterie. »
J'eus la bonne fortune de rencontrer à Argelès un vieillard de 80
ans dont la mémoire était encore fraîche et qui me servit de cicé-
rone en mes excursions. Cet homme était d'Aucun dont dépend
précisément le hameau de Terranère, cité dans le couplet saty-
rique qui précède. A quelques kilomètres d'Argelès et sur la route
des Eaux-Bonnes on s'engage dans le val d'Azun qui n'est qu'une
ramification de la vallée d'Argelès.
Aux approches d'Aucun et à 8 kilomètres d'Argelès, on ren-
contre à main gauche un chemin vicinal dont l'entrée est marquée
par deux grands peupliers placés dans un petie espace lozangique
qui porte le nom de houssats deoûs cagots — fosses des Cagots.
C'est leur ancien cimetière abandonné depuis un siècle. En conti-
nuant par ce chemin, vous franchissez un torrent appelé le Gave
d'Azun et vous êtes dans un hameau dont les premières maisons
sont délabrées et en partie abandonnées, mais qui en présente
ensuite quelques-unes de plus confortables. C'est Terranère ex-
clusivement occupé jadis par des charpentiers, aujourd'hui par
des cultivateurs, sauf deux ou trois familles qui ont conservé le
métier de leurs ancêtres. La population ne se compose d'ailleurs
que de huit ménages qui ne sont pas tous sans croisement.
Je commence ma visite par la doyenne du village, « la mère
des cagots, » comme dit mon cicérone, titre qu'elle ne mérite d'ail-
leurs que pour son âge, car c'est une vieille fille. J'admire en elle
— 163 —
les restes d'une beauté qui a survécu aux injures du temps ; des
yeux bleus, un nez long et droit, un visage ovale, une peau bien
blanche et une taille svelte, malgré ses 70 ans. Nous retrouvons
ces mêmes caractères chez un voisin, presque du même âge, tan-
dis que sa femme est une petite brune à l'œil fauve (n" 3 de Té-
chelle chromatique). Cette femme a le lobule de l'oreille petit,
mince et complètement adhérent, tandis que son mari l'a normal
et bien détaché. Cependant l'un et l'autre sont de purs cagots
d'après mon cicérone qui les connaît depuis leur enfance. — Je
rencontre une autre femme de même type dans une autre ménage.
Bref, les types brun et blond se présentent ici en nombre àpeu près
égal et avec leurs caractères distinctifs, le deuxième étant plus
grand et plus fort que le premier.
Je n'ai noté aucune diathèse organique parmi ces gens,
tandis que j'ai aperçu quelques goitres à Argelès et à St-Savin.
Ce village, célèbre par son ancienne abbaye et par le tombeau
du saint à qui elle doit sa fondation, est situé dans une autre rami-
fication de la grande vallée d' Argelès. Les villages de la Rivière de
St-Savin formaient au moyen âge, sous la présidence de l'abbé,
une petite république où les femmes avaient voix délibérative tout
comme les hommes. C'était un gouvernement peu onéreux que
celui de l'abbé : l'épaule droite de chaque sanglier tué dans la
vallée, un quintal de truites du lac de Gaube et deux fromages par
tète de berger formaient toute sa hste civile. Ajoutez-y seulement
un bouquet offert à chaque grande procession par la plus jolie
fille d'Argelez que le bon père payait d'un « haiser de paix ».
N'a-t-il pas mérité que Bertin célébrât dans ses vers :
« Le bon dîner, la courte messe
Du bon abbé de Saint-Savin » I
Pour si modeste que fut le tribut, ce seigneur modèle savait
— 164 —
défendre ses administrés; ce que ne font pas toujours des gouver-
nants beaucoup plus chers. A preuve la terrible vengeance qu'il
tira des gens de la vallée d'Aspe qui, au XIV« siècle, se permet-
taient de butiner son territoire (1).
L'abbé de St-Savin n'était pas moins attentif à sauvegarder la
santé de ses sujets que leurs propriétés. Aussi le voyons-nous
défendre aux capots que l'efficacité des bains sulfureux de Cau-
terets contre les maladies de la peau attirait de loin, de se baigner
avec ou avant les autres (2).
Les Cagots entendaient la messe à l'abbaye en se tenant à la
porte de l'église où l'on voit encore la trace de leur bénitier à
l'extérieur. C'est une petite excavation de forme semi-circulaire
pratiquée dans le mur. — Il ne reste plus aujourd'hui à St-Savin
que le souvenir de ces hommes, mais ils ont encore quelques des-
cendants au hameau voisin de Mailhoc, composé de cinq maisons
dont une est déserte depuis une' vingtaine d'années. Le site char-
mant de ce hameau lui mériterait plus de faveur : il est ombragé
(1) Voyez dans Lous priviledges franquesses et libertats... de la mon-
taigne et val d'Aspe, page Al, comment finit cette affaire merveilleuse que
nous ne racontons point parce qu'elle est étrangère k notre sujet, — Le docu-
ment est du l^r juin 1348. (Imprimé à Pau chez Jérôme Dupoux M.DC.XGIV.)
(2) L'an mil six cent quarante sept et le 9^ jour de May a la requête du Ré-
vérend Père Don Hugues Calmet religieux réformé, vicaire général au monastère
de St-Savin, ordre de St-Benoît, en Lavedan, les consuls du dit lieu de St-Savin,
sur les plaintes qui ont été faites audit R. P. vicaire général, que différentes
sortes de capots ou gézitains se rendent aux bains de Cautères dans la catane
appelée des Capots et se sont licenciés de se dire maîtres au Petit bain et de s'y
baigner quand bon leur semble, croyant y avoir quelque droit, ce qui n'est pas,
et qui ne leur est permis que par pure charité ; lesdits consuls, pour mettre
ordre aux abus et aux mauvais déportements des Capots, de quel pays et canton
que ce soit, ont ordonné que d'ors en avant lesdits capots ne se baigneront au
petit bain du bas du dit Cautères, de nuit ou de jour, qu'après que les autres se
seront baignés, à peine d'un petit écu pour chaque fois qu'ils contreviendront, la
moitié au profit du dit vicaire général et l'autre moitié des consuls de la dite
rivière de St-Savin, etc.... [Arch. des B. Pyrénées. Clergé régulier H. 68.)
- 105 —
de grands arbres et entouré de gras pâturages ; les montagnes
qui l'encadrent sont à pente douce et couvertes de cultures
jusqu'à une grande hauteur. Il possédait avant la Révolution une
petite chapelle à l'usage de ses habitants, tous cagots. J'y ai
visité la famille d'un tisserand, composée de l'homrne et de la
femme, âgés d'une soixantaine d'années, et de leurs fils. Ce sont
des sujets au teint clairet aux yeux bleus, de taille moyenne et de
traits réguliers, comme on en voit beaucoup en Bigorre, particu-
lièrement dans la vallée d'Aure.
Argelès avait autrefois un quartier de cagots situé sur la hau-
teur qui domine l'église et la ville, et oii se trouve aujourd'hui
l'hôpital. C'est Canarie dont parle la chanson, mais où l'on ne
trouve plus que de pauvres gens venus de tous côtés. — Quant
à Andurayis^ ce n'est plus qu'une grande ferme appartenant à un
propriétaire d' Argelès.
Nous n'avons pas visité les cacous bretons, mais le docteur
Mauricet fils, de Vannes, dans une note qu'il a bien voulu remet-
tre à M. Rozenzweig à notre intention, donne sur eux les quelques
renseignements que voici : <i Les cacous s'allient entr'eux ; ils
habitent des faubourgs presque toujours appelés Madeleine ; le
plus souvent ils sont cordiers de profession, vivant seuls, séparés
des habitants, mal vus. Ils ont un caractère méfiant et taciturne.
Encore à présent on dirait qu'ils s'étonnent qu'on pénètre dans
leur domicile, et leurs yeux fiKes, presque sauvages, ne vous
quittent plus de regard. Leurs habitations sont malsaines, leur
alimentation insuffisante, leurs mariages consanguins : autant de
causes étiologiques pouvant expliquer la diathèse scrofuleuse et
souvent scorbutique qu'ils présentent. Ils sont sujets à des affec-
tions cutanées dans la paume des mains, de la nature du lichen
agrius et dues, je crois, à leur profession. Un grand nombre
m'ont semblé, autant qu'on en peut juger sans prendre de me-
11
— 16(3 -
sures, avoir l;i lête ronde, presque brachycéphale » (1). Ce der-
nier caractère est celui des Bretons en général (2).
Il est temps de tirer des conclusions de cette longue revue ■
anthropologique. Nous dirons donc : Si les cagots basques sont
basques; les cagots béarnais, béarnais; et les cagots bretons, bre-
tons par leurs caractères physiologiques; alors ils ne forment et
n'ont jamais formé une race, mais une caste.
La linguistique vient à l'appui de cette conclusion , puisque les
parias dont nous avons tracé l'histoire, en quelque province de
France et d'Espagne qu'ils habitent, n'ont aucun idiome particu-
lier, mais parlent la langue de leurs voisins. Il semble, dit un
philologue de profession, M. W. Webster, que ni Cordier ni
Francisque Michel n'ont pris en considération qu'il n'existe aucune
trace d'une langue particulière aux cagots. On ne note pas même
la moindre différence de prononciation dans l'idiome de la popu-
lation ambiante qui est aussi le leur. Ce serait une circonstance
bien remarquable qu'une race étrangère, isolée de la population
ambiante par les barrières d'une proscription sévère, ait si tota-
lement oublié la langue de ses ancêtres qu'il n'en reste pas la
moindre trace ni dans son langage habituel ni dans les documents
les plus anciens et qu'elle ait appris la langue de ses voisins de
manière à la parler aussi bien qu'eux, même chez les Basques,
dont la langue est si totalement différente de toute autre langue
européenne » (3).
Avant de terminer ce chapitre, nous croyons devoir signaler
un autre résultat de notre enquête physiologique, résultat d'une
(1) Lettre datée de Vannes, le 19 février 1876.
(2) Sur la classification et la nomenclature craniologiques diaprés les
indices céphaliques^ par M. Paul Broca, in Revue d'Anthropologie, T. l*',
P. 385, an. 1872.
(5) Quelques Observations sur les Cagot$, par W. Webster, in Bullet. de
la Société Ramon. 1867, 2« livraison, P. S9.
— 167 —
haute importance au point de vue social : c'est que les mariages
consanguins n'ont pas eu ici les effets pernicieux qu'on leur a attri-
bués d'une façon beaucoup trop absolue (1).
Les parias du midi comme ceux de l'ouest se sont mariés à
tous les degrés de parentage, sauf ceux qui constituent l'inceste,
depuis le XIII" siècle jusqu'à nos jours, au point quelescagots
comme les cacous se traitaient entr'eux de cousins. Notre siècle
a vu les premières exceptions à cette règle, laps de temps tout-
à-fait insuffisant, croyons-nous, pour que l'infusion d'un sang
étranger ait pu retremper toute une population si elle avait été
abâtardie par six siècles d'alliances consanguines. — Nous n'in-
sisterons pas davantage sur une question incidente dans le sujet
que nous traitons, mais tant de fois agitée contradictoirement
que nous ne pouvions nous dispenser d'indiquer au moins les
résultats d'une expérience séculaire au milieu d'une population
nombreuse et vivant d'ailleurs dans des conditions très-diverses.
Là où les conditions hygiéniques sont restées mauvaises, la race
est abâtardie, et partout où elles sont bonnes, nous trouvons une
population saine et robuste, quelle que soit d'ailleurs, dans l'un
et l'autre cas, la nature des alliances qui perpétuent les familles.
(1) Cf. Boudin, médecin en chef de l'hôpital St-Martin. « Du croisement
des races et des espèces. Ch l""". Nécessité du croisement des familles » iii
Mémoires delà Société d'Anthropolog. T. !*•'.— Francis Devay. Traité spé-
cial d'hygiène des familles. 2' édit., p. 276, Paris 1838.
CHAPITRE VII
ORIGINE DES CAGOTS ET DE LEURS CONGENERES
L'identité de condition des parias dont nous avons tracé l'his-
toire est telle qu'il semble à priori que leur origine doive être
commune ; autrement dit, que les mêmes circonstances ont dû
présider à leur exclusion de la société. Par conséquent, le même
système doit servir à la solution d'un problème qui est commun
à tous ; et par ce seul fait qu'une hypothèse est incapable de rendre
raison de l'existence des parias de telle ou telle province, elle
doit être rejetée ou tenue au moins pour suspecte. Examinons
donc à ce point de vue les principaux systèmes qui ont joui
à tour de rôle de la faveur du pubUc (i).
(1) Nous disons les principaux systèmes et non pas toutes les hypothèses;
lar nous laissons de côté celles qui se présentent comme une simple fantaisie,
une intuition personnelle, s-ins aucune espèce dr. preuve a l'appui. Telles sont
celles de Court de Gébclin, de Walkenaër, de Cazenave de la Roche, etc. — Le
premier suppose que les Cagots sont les restes d'une population qui a précédé les
Can'.abres dans les Pyrénées et les Bretons dans l'Armorique; le deuxième que ce
sont les descendants des chrétiens de la primitive Eglise; le troisième que c'étaient
des pellagreiix. Relativement à cette dernière opinion, qui a été exposée dans le
Bulletin de la Société des Sciences de Pau (t. 3, p 209), nous nous contente-
rons d'observer que les Cagots sont antérieurs de plusieurs siècles à l'introduction
du maïs en France, et que cette graminée n'est point cultivée en Bretagne. Or, il
est reconnu depuis les travaux de Costallat et de Roussel, dont les conclusions ont
— 170 —
Le plus répandu, le plus populaire dans le midi de la France,
est celui qui fait descentire les Gagots des Goths ; mais il n'a
d'autre fondement, comme le dit Marca, que la consonnance
des noms.
S'il est un peuple conquérant qui laissa des ferments de haine
et de vengeance parmi les populations de l'Aquitaine et de la Sep-
timnaie, ce furent les Francs pour leurs expéditions dévastatrices
depuis Clovis jusqu'à Simon de Monfort.
« La conquête des provinces méridionales et orientales de
la Gaule par les Wisigoths et les Burgondes, dit Aug. Thierry,
fut loin d'être aussi violente que celle du Nord par les Franks....
C'était par des négociations réitérées plus encore que par la force
des armes qu'ils avaient obtenu leurs nouvelles demeures. A leur
entrée en Gaule ils étaient chrétiens et quoiqu'appartenant à la
secte arienne ils se montraient en général tolérants
Impatronisés sur les domaines des propriétaires gaulois, ayant
reçu ou pris à titre d'hospitalité les deux tiers des terres et le tiers
des esclaves, ils se faisaient scrupule de rien usurper au-delà.
Ils ne regardaient point le Romain comme leur colon, comme leur
lite, mais comme leur égal en droits dans l'enceinte de ce qui
lui restait Avant l'époque où se développa chez eux l'intolé-
rance du fanatisme arien, les Wisigoths, maîtres de tout le pays
situé entre le Rhône, la Loire et les deux mers, joignaient un égal
esprit de justice à plus d'intelligence et de goût pour la civilisa-
tion.... Le successeur du fameux Alaric, Ataiilf, qui transporta
sa nation d'Italie dans la province Narbonnaise exprimait d'une
été approuvées par l'Académie des sciences et celle de médecine, que la pellagre
est causée par un champignon microscopique, le vcrdet, qui attaque le grain dans
les années liumides et se mêle k la farine de maïs dans la mouture. De plus, la
pellagre se révèle par des troubles graves des fonctions digestives et cérébrales qui
conduisent les malades a la folie et au suicide, ce qui n'a jamais été noté chez
les Cagots.
à
— 171 —
manière naïve et forte ses sentiments à cet égard, en des termes
qui nous ont été' conservés par un écrivain du v'' siècle (1)
Ces idées élevées de gouvernement, cet amour de la civilisation
dont l'empire romain était alors l'unique modèle, furent conservés,
mais avec plus d'indépendance par les successeurs d'Ataûlf.
' Leur cour de Toulouse, centre de la politique de tout l'occident,
intermédiaire entre la cour impériale et les royaumes germa-
niques, égalait en politesse et surpassait peut-être en dignité
celle de Gonstantinople. C'étaient des Gaulois de distinction qui
entouraient le roi des Wisigoths quand il ne marchait pas en
guerre. Le roi Eurik avait pour conseiller et pour secrétaire
l'un des rhéteurs les plus estimés de ce temps et se plaisait
à voir les dépèches écrites sous son nom admirées pour la pureté
et les grâces du style. Ce roi, l'avant dernier de ceux de la
même race qui régnèrent en Gaule, inspirait aux esprits les plus
éclairés et les plus délicats une admiration véritable. »
Sidoine Apollinaire, poète gallo-romain du v" siècle, a tracé
en des vers tout empreints de ce sentiment le tableau de la cour
d'Euric.
c( Si de ce tableau ou de celui de la cour de son successeur
Théodorik II tracé en prose par le même écrivain, on passe aux
récits originaux du règne de Glovis, il semble que l'on s'enfonce
dans les forêts de la Germanie » etc. (2).
Le dernier roi fut Alaric IL Si nous consultons sur son compte
ne tome vii^ de VHistoire ecclésiastique par l'abbé Fleury ,
nous y verrons tout le bien que ce prince arien fit à ses sujets
catholiques. Sous ses auspices les évêques du Midi, parmi lesquels
ceux d'Oloron et de Beneharnum, se réunissent dans la ville d'Agde
(1) Cf. Paul Orose : Hist. liv. vu, apud Script, ver. gallic, et francic,
t. 1" p. 598.
(2) Augustin Thierry : Lettre \i^ sur VHistoire de France. Œuvres com-
plètes, t. V [). 80 et suiv, de la 11^ édition. Fume, Paris, 18o6.
— 172 —
et ouvrent leurs séances par une prière pour Alaric, leur très
glorieux seigneur, lequel consent, entr' autres grâces, à ce que
les esclaves affranchis soient placés sous la protection des évo-
ques. Ce prince fit mieux encore, il donna à ses sujets gallo-
romains un code de lois particulier tiré de l'ancien droit romain
et qu'il fit publiera Aire en 50G par son chancelier Anian, après
l'avoir soumis à l'acceptation des évoques et des noljles. C'est
ce hréviaire d' Anian qui a servi de base à tous les fors pyré-
néens au moyen-âge. Il était si goûté des populations méridio-
nales que, deux siècles et demi après sa promulgation, la ville
de Narbonne n'ouvrait ses portes à Pépin le Bref qu'à la con-
dition de conserver ses lois gothes (d).
« Ainsi, dit Augustin Thierry, les maux de l'envahissement se
guérissaient par degrés; les cités relevaient leurs murailles, l'in-
dustrie et la science reprenaient de l'essor, le génie romain repa-
raissait dans ce pays où les vainqueurs eux-mêmes semblaient
abjurer leur conquête. Ce fut alors que Chlodowig, chef des
Franks, parut sur les bords de la Loire. L'épouvante précédait
son armée ; on savait qu'à leur émigration de Germanie en Gaule,
les Franks s'étaient montrés cruels envers la population gallo-
romaine. Les anciens habitants des deux Aquitaines se joignirent
aux troupes des Goths pour la défense du territoire envahi. Ceux
du pays montagneux qu'on nommait en latin Arvernia et que
nous nommons Auvergne, s'engagèrent dans la même cause ».
Ils étaient commandés par Sidoine Apollinaire, le fils de l'histo-
rien et poète gallo-romain du même nom. « Mais le courage et les
efforts de ces hommes de races diverses ne prévalurent pas contre
les haches des Franks ni contre le fanatisme des Gaulois septen-
trionaux excités par leurs évêques, ennemis des Goths, qui étaient
Ariens. Une multitude avide et féroce se répandit jusqu'aux Pyré-
(1) Cf. Reinaud : Invasions des Sarrazins en France, p. 84.
— 173 —
nées, détruisant et dépeuplant les villes (1). Elle se partagea les
trésors du pays, l'un des plus riches du monde, et repassa la
Loire, laissant des garnisons sur le territoire conquis (2). »
Voilà donc les Goths défaits et leur roi tué à Vouillé; mais en
perdant l'Aquitaine, ils ne furent pas pour cela chassés des
Gaules : la Septimanie leur restait, c'est-à-dire le territoire étendu
des sources de la Garonne jusqu'au Rhône et à la Méditerranée,
qu'ils gardèrent encore plus de deux siècles. — Leurs compatrio-
tes de la Noverapopulanie pouvaient donc s'y réfugier plutôt que
de subir le joug honteux qu'on suppose, sans aucune raison,
avoir été le lot de leurs descendants sous le nom de Cagots. Ils
pouvaient plus facilement encore passer en Espagne où les Wisi-
goths étaient si bien indigénisés que quand ce pays fut conquis
par les Arabes en môme temps que la Septimanie, au commence-
ment du viii*^ siècle, ce furent eux qui, réfugiés dans la région
montagneuse des Asturies, de la Galice et de la Navarre, for-
mèrent le noyau de ce qui est devenu peu h peu le royaume
d'Espagne. L'histoire de Pelage et de ses héroïques compagnons
témoigne assez de l'auréole glorieuse qui a toujours entouré le
nom des Wisigoths dans la Péninsule Ibérique. Il n'en était pas
autrement dans le midi de la France. Aussi François de Bellefo-
rest, annaliste du royaume de France sous Charles ix, parlant
des opinions qui commençaient à avoir cours de son temps sur
l'origine des Cagots, s'exprime-t-il de la façon suivante : « D'au-
tres dient que ce sont les restes des Goths demeurés en Gas-
coigne, mais c'est fort mal parlé, car la plupart des maisons
d'Aquitaine et d'Espaigne, voire les plus grandes, sont issues des
(1) Et Pyrenœos montes usque urbes et castella subruens, municipia
quoque depopulans. proedani innumerabilem et spolia multa suis militibus œqiiè
dispertiens (Boriconis Gest. Franc, apud Script, rer. (fallic. et frarfic.
T. 3, p. 18.) Note d'Aug. Thierry,
(2) Aug. Thierry : Dix ans d'études historiques ch. xm P. 270.
— IT'i —
Goths, lesquels, longtemps avant le Sarrazinisme, avoient reçu lu
religion catholique pour quitter l'arianisme » (1). En eftet, ceux
qui supposent gratuitement que les derniers Wisigoths de France
furent placés dans un état d'abjection par la population indigène
en haine de l'arianisme, ne réfléchissent pas que le catholicisme
était devenu leur religion officielle depuis l'abjuration de Récarède
au concile de Tolède en 589. Un historien navarrais, le père
Joseph de Moret. ajoute à ce propos que toute la nation des Goths
embrassa la religion du prince (2).
Une preuve que l'origine gothique, loin d'être une flétris-
sure, était un titre d'honneur en notre pays, au xiii» siècle, se
trouve dans le passage suivant de V Histoire du Languedoc par
Dom Vaissette (3): « La province produisit dans ce siècle (au xin")
deux célèbres historiens, scavoir : Rigord, religieux de St-Denis,
auteur de la vie de Philippe Auguste, lequel se qualifie Goth de
naissance et physicien ou médecin de profession, et Guillaume de
Puylaurens, chapelain de Raymond vu, comte de Toulouse «.
Il faut donc renoncer à une hypothèse historique qui a toutes
les probabilités contr'elles et pas un texte en sa faveur.
La deuxième, en ordre de date comme en rang d'importance,
est celle qui fait descendre les Cagots des Sarrazins. Nous avons
vu avec quelle énergie et quel bon sens un historien espagnol la
repousse en ce qui concerne les parias de son pays. Voyons si
elle a été mieux reçue des historiens français compétents.
« Nous rejetons l'opinion de ceux qui ont rattaché aux invasions
sarrazines la classe d'hommes établis dans la Rigorre et dans les
{i) La Cosmographie universelle de lout le monde, pai' Fiançois de
Belleforest, gentilhomme commingeois. — De la Gascoigne ressortant à
Bourdeaux, 1 vol. in-8°, Paris 1379,
(2) « Toda la nacion de los Godos abrazo la religion del principe ». Annales
del reyno de Navarra, Pampiona. 1684, tômî l^*", p. 77
(3) T. 5 in-if-, liv. 26. p. 533. Puis, 175*.
— 175 —
contrées voisines des Pyrénées et qu'on appelle Cagots. Les
Cagots qui ont subsisté jusqu'à ces derniers temps, formaient une
classe à part et passaient pour être en proie à des maladies con-
tagieuses. Le savant Marca suppose qu'ils étaient un reste de
Sarrazins. Cette opinion est insoutenable, et on pourrait tout au
plus rattacher les Cagots à ce grand nombre de peuplades éparses
en Bretagne, en Auvergne et ailleurs, sous les noms de Caqueux,
Cacous, Capots, etc. » (1). Le savant orientaliste que nous venons
de citer établit clairement, dans le cours de son ouvrage, que les
Sarrazins faits prisonniers par les chrétiens étaient la propriété
de leurs capteurs qui s'en servaient ou les vendaient à leur guise ;
mais que s'ils venaient à accepter le baptême, ils sortaient ipso
facto de la condition servile pour entrer dans la classe libre
sans la moindre déconsidération. Les chrétiens ne dédaignaient
même pas les alUances de famille avec les Musulmans dans les
provinces où ceux-ci avaient acquis droit de cité par la conquête.
Au temps de Charlemagne, ce genre d'alliances était fort com-
mun (2).
D'ailleurs pas un des auteurs anciens, arabes ou chrétiens,
dont M. Reinaud a compulsé les écrits, ne parlent de débris des
armées sarrazines prétendument restés dans les Pyrénées, comme
le suppose Marca, Dans l'hypothèse de cet auteur nous devrions
avoir d'autant plus de chance de rencontrer des parias dans les
principaux défilés des Pyrénées, que nous remonterions plus
loin le cours des ans. Eh bien, le plus ancien dénombrement
de la population du Béarn, en 1385, n'en mentionne pas encore
dans la vallée d'Aspe.
Le simple bon sens suffirait du reste à repousser l'idée que des
(1) Invasions des Sarrazins en France, par M. Reinaud, membre de
l'Institut, conservateur adjoint des manuscrits orientaux de la bibliothèque royale
etc. i vol. in-8o p. 304. Paris, 1836.
(2) Id. p. 119.
— 176 —
gens honnis, persécutés, bafoués en raison de leur origine sarra-
zine, seraient restés dans les Pyrénées quand ils n'avaient qu'un
pas à faire pour rentrer dans les rovii urnes musulmans et floris-
sants de la Péninsule.
Nous devons donc abandonner cette hypothèse historique pour
les mômes raisons que nous avons rejeté la précédente.
M. Francisque Michel a pris une position nouvelle dans la ques-
tion (1). Il pense que les parias de France, tant des Pyrénées que
de Bretagne, et même ceux du nord de l'Espagne, sont les des-
cendants des réfugiés espagnols qui suivirent l'armée de Charle-
magne dans cette mémorable retraite où périt le fameux Roland.
— Or, voici quelles furent les conséquences de cette retraite ra-
contées par l'historien des « Invasions des Sarrazins ».
« Après le départ de Charlemagne, la plupart des villes qui
s'étaient abaissées sous son autorité secouèrent le joug. Les Sar-
razins surtout se regardèrent comme humihés de cette soumission
et pour se venger ils tournèrent leur efforts contre les chrétiens
de leur voisinage. Ceux-ci se retirèrent en haut des montagnes
ou au fond des vallées et s'y défendirent avec leurs haches et
leurs faulx. Mais beaucoup de personnes riches ne pouvant plus
se maintenir dans leurs biens furent obligés de s'expatrier et
vinrent demander un asyle à Charlemagne. Il existait alors, aux
environs de Narbonne, de vastes campagnes qui avaient été plu-
sieurs fois ravagées par les guerres précédentes et qui se trou-
vaient désertes. Ce prince distribua ces campagnes aux réfugiés,
leur imposant, pour toute charge, le service militaire. Il paraît que
parmi ces réfugiés il y avait des musulmans devenus chrétiens,
c'est du moins ce qu'indique leurs noms. — Plusieurs réfugiés
devinrent dans la suite des personnes importantes. Il existe encore
des familles illustres qui font remonter.) usqu'à eux leur origine »('2).
(1) Cf. Hist. des races maudites, t. I'", chapitre v.
(2) Reinaiid : op. dl. p. 97-
— 177 —
On se demande après cela , quel rapport il peut y avoir entre
les descendants des réfugiés espagnols du viii* siècle et les parias
que nous connaissons. M. Francisque Michel a cru trouver les
traces de leur déchéance dans les capitulaires impériaux qu'il cite
et qu'il a tirés de la collection de Baluze. Le premier, de Charlema-
gne, en faveur des émigrés qui ont été admis à défricher et à
peupler des terres désertes dans la Septimanie et la marche de
Gothie (Catalogne et Roussillon) en toute propriété et sans autre
charge qu'un service militaire pour la garde des frontières, est
adressé à Béru, comte de Barcelone et duc de Septimanie, goth de
naissance, à Gauselme, comte de Roussillon, à Giselafred, comte
de Garcassonne, à Odilon, comte de Bézalu dans la Marche
d'Espagne, à Ermanga, comte d'Empurias, à Adémar, comte de
Gironne, à Leibulf, comte de Narbonne ou d'Arles (1).
La deuxième charte, de Louis-le-Débonnaire et de la l""* année
de Sun règne, concerne les Espagnols réfugiés en Septimanie et
dans la Marche d'Espagne qui se sont affranchis du pouvoir des
Sarrazins pour se soumettre au sien, de leur libre et plein gré. C'est
pourquoi il veut qu'il soit connu de tous qu'il a reçu ces hommes
sous sa protection et sauvegarde, et décidé de les tenir en liberté.
Il veut que leurs terres soient tenues à titre d'alleu {adprisio) (2).
Louis-le-Débonnaire, dans une charte datée des ides de février
et d ? la 3* année de son règne, rappelle et confirme les dispo-
sitions précédentes en faveur de ceux qui sont venus s'établir,
dit-il, sous la protection de son père ou sous la sienne, et de ceux
qui, fuyant le joug des Sarrazins, pourraient y venir plus tard.
Il ordonne qu'il en soit dressé sept copies semblables pour être
(1) C'est M. F.Michel lui-même qui a pris soin de désigner les fonctions de
ces personnages dont les noms seuls figurent dans la charte datée du 4 des nones
d'aviil de l'an 812. Cf. Cap. reg. franc, editore Steph. Baluzio, t. l«r, col, 499.
(2) Cf. Capitul reg. franc, éd. Step. Baluzi«, t. 1«', col. 549.
— 17« —
expédiées dans les villes de Narbonne, (Jarcassonne, Roussillon,
Empurias (en Catalogne), Barcelone, Girone et Béziers (3). Enfin,
il existe un mandement de Charles-le-Chauve, du 19 mai de l'an
844, en faveur de quelques Espagnols réfugiés dans le comté de
Béziers qui demandaient à ce prince de leur confirmer les pos-
sessions que Charlemagne et Louis-le-Débonnaire leur avaient
anciennement accordées (4).
On ne voit pas du tout comment les protégés des empereurs
Francs ont pu devenir des Cagots. Sans doute, comme le fait
observer M. F. Michel, certains passages des chartes montrent
que les concessions de terres et les privilèges dont ils avaient été
gratifiés leur ont été disputés par des seigneurs du pays et
même par les plus puissants d'entr'eux qui cherchaient à oppri-
mer les petits ; sans doute l'insistance même des empereurs à
rappeler aux comtes des frontières les premières ordonnances
prouve que celles-ci n'ont pas toujours été bien exécutées ; mais
aucun des arguments de l'auteur en question ne saurait résister
à cette objection que les vieux titres sur lesquels il s'appuie,
outre qu'ils n'établissent pas la déchéance des hommes libres
pour lesquels ils sont faits, sont adressés partout ailleurs que dans
les pays où l'histoire nous montre plus tard les Cagots. Pas une
charte n'est adressée en Novempopulanie et en Aquitaine, pas
une en Navarre, pas une Bretagne. Quel exode imaginera donc
l'auteur pour faire arriver ses Espagnols en Bretagne ? Et cette
lacune de trois siècles qui s'écoulent entre les capitulaires impé-
riaux et la première apparition d'une vraie classe de parias dans
l'occident de l'Europe, qu'ils soient nommés chrestians ou gafos
ou cacou.s, M. F. Michel déclare lui-même qu'il renonce à la
(3) Cf. Capitul. reg. franc, éd. Step. Baluzio, t. l'r, Col. 569.
(4) .Jd. id. t. 2, Col. nu.
I
— 179 —
combler. Disons donc que de toutes les hypothèses imaginées la
sienne est une des moins probables.
Nous ne serons point aussi sévère pour le système qu'il nous
reste à examiner, celui qu i donne aux Cagots les Albigeois pour
ancêtres. Le lecteur sait déjà que cette opinion est très ancienne;
qu'elle a été partagée par une partie d'entr'eux ou tout au moins
par les rédacteurs de la requête à Léon X ; que ce pape et ses
mandataires, sans se prononcer sur les motifs de l'exclusion
du droit commun dont se plaignent les requérants, mais statuant
seulement sur le fait, font droit à leurs réclamations. Quoique
l'église ne lève aucune censure, probablement parce que la filia-
tion des Albigeois ne lui paraissait pas bien établie, et qu'elle
redresse seulement de justes griefs, le fait est grave et mérite
d'autant plus d'être pris en considération qu'il date du commen-
cement du xvi" siècle.
Mais, il serait bien étrange, étant donnée une pareille origine,
que la terrible inquisition d'Espagne n'eut jamais eu h faire le
procès d'aucun agot. Or, Llorente, l'auteur prolixe de l'Histoire
de l'Inquisition d'Espagne, n'en cite pas un seul. Cette considé-
ration n'arrête pas M. Schmidt, auteur d'une histoire très estimée
des Albigeois. Il dit que « à partir du xm* siècle la secte cathare
disparut du midi de la France à moins qu'il ne soit permis d'en
reconnaître les descendants dans les malheureux cagots. Il est
vrai que nulle tradition dualiste (1) ne paraît s'être conservée
parmi eux, mais abandonnés des ministres qui les avaient ensei-
gnés, surveillés de près par l'Inquisition, les pénitents perdirent
peu à peu le souvenir de leur ancien culte » (2).
(1) La croyance dualiste ou manichéenne k deux principes personnifiés du bien
et du mal se paitagcant le gouvernement du monde après l'avoir créé, chacun
pour sa part, constituait la principale erreur des Cathares ou Albigeois.
(2) Histoire des Cathares ou Albigeois, par Schmidt professeur à la faculté
de thétlogie de Strasbourg, 2 vol. Paris, chez Cherbuliez, \Sid.
— 1«0 —
Le sort des pénitents avait lieaucoup d'analogie avec celui que
nous avons reconnu appartenir aux cagots. Séparés des fidèles,
avec lesquels il leur était interdit de communiquer, portant dans
le dos une grande croix rouge cousue sur la casaque, ils occu-
paient à l'église une place à part où le curé venait les compter
chaque dimanche. Au moyen âge ce que l'Eglise retranchaitde son
sein (1), l'Etat le retranchait du monde. Le terrible axiome : « Hors
de l'Eglise point de salut » était applicable dès ce monde. Les
ordonnances de St-Louis ont un mot qui exprime la condition
de l'hérétique, il est faydit (2), réfractaire de la société religieuse
et politique ; ses biens sont confisqués, sa maison est démolie,
lui-même est mis à mort ou immuré dans un in jmce, à moins
qu'il n'abjure et ne fasse une pénitence publique ; mais quoique
pénitent il est exclu des fonctions pubUques et incapable d'ester
en justice. Ses fils et petits-fils suivront son sort, mais à la troi-
sième génération sa famille est réhabilitée.
Dans une Dissertation sur les Albigeois que nous avons con-
sultée aux manuscrits de la Bibliothèque nationale, nous y avons
trouvé établie « sous l'autorité du P. Reynerius qui avait esté luy-
mesme evesque parmi les hérétiques » la classification que voici:
« Les cathares avaient quatre différentes sortes d'ordres : du pre-
mier étaient ceux qu'ils appelaient évesques, du deuxième ceux
qu'ils appelaient fiUus major, du troisième ceux qu'ils appelaient
filius minor, du quatrième et dernier les diacres : quant à ceux
(1) Décréta generalis concilii lateranensis.... contra hsereses Catharorum
quos Valdenses et Âlbigenses alii appellant, sub. Innocentio Papa m summo
pontifice De hœreticis : Caput 3, F. « Saneclerici non exbibeant liujus niodi
pestilentibus ecclesiastica sacramenta nec cos christianœ prœsumant sepuUurœ
tradere nec eleemosynas aut oblationos eoruni accipiant.
{Concilia generalia et provincialiu, t. vii. Pars 2 p. 307).
(2) L'auteur anonyme d'une dissertation que nous allons citer fait venir ce rao
de faydosum employé dans la loi salique.
— 181 —
qui n'étaient point admis à aucun de ces quatre ordres ils étaient
appelés simplement Chrestiens, Chresiiani et Chrislians » (1).
Mais il n'est établi nulle part, pas plus dans cette dissertation
qu'ailleurs, à notre connaissance du moins, que les catholiques
fissent aux hérétiques l'honneur de les désigner par ces noms.
Ils les appelaient plutôt les Bons-hommes^ nom que leur don-
nent quelquefois les inquisiteurs eux-mêmes dans les registres
qu'ils nous ont laissés.
Il est vrai que les catholiques étaient peu nombreux dans
le midi. Au chapitre dernier qui sert de conclusion à l'œuvre
dont nous venons de citer un passage, on lit que « outre les héré-
tiques généralement connus en Languedoc sous le nom d'Albigeois,
cette province était d'ailleurs remphe de plusieurs manières
de gens qui, bien qu'ils ne fussent pas hérétiques de créance,
n'étaient guère moins méchants. En effet, il y avait 1° les catho-
liques fidèles et orthodoxes qui estaient en fort petit nombre;
2° ceux qui n'estaient pas hérétiques de créance, mais fauteurs,
protecteurs et défenseurs des hérétiques; 3" les faydits qui étaient
ennemis pubhcs de l'état et de l'église; 4" les hérétiques en général
soit Ariens, Manichéens, Vaudois, Bonshommes, 5° les routiers
c'est-à-dire tous soldats aventuriers; les autres estaient les juifs
en assez grand nombre. »
Eh bien ; c'est précisément le petit nombre de catholiques
restés fidèles à l'église romaine et l'innombrable quantité des
(1) Dissertation sur la différence des hérétiques généralement appelés
Albigeois, avec un discours sommaire de tout ce qui a été fait pour
l'extinction de ces hérétiques (sans nem d'auteur ni date) dans la collection
Baluze, cote 375. Manuscrits de la biblioth, nat. îi Paris. L'auteur ne se nomme
pas, mais il renvoie pour les détails sur la guerre des Albigeois à son histoiie
des ducs, marquis et comtes de Narbonne. 11 est postérieur à Catel et à Marca
ou leur contemporain, car il les cite, et comme son manuscrit s'est trouvé dans
les papiers de Baluze, on peut en inférer qu'il vivait dans la deuxième moitié
du xvii« siècle.
12
— 182 —
hérétiques ou de leurs partisans qui nous empêcherait de voir
en ceux-ci l'origine d'une caste maudite relativement peu nom-
breuse, quant même nous n'aurions pas de bonnes raisons pour
la trouver ailleurs. L'hérésie n'est point une honte quand elle
est partagée par une population, j'allais dire une nation, presque
tout entière. Il n'y a pas de doute, d'après le témoignage des
historiens de l'époque, Guillaume de Puy-Laurens, l'abbé de Vaux-
cernay et le chroniqueur anonyme de Toulouse (1) que ceux-là
même qui gardaient la foi catholique ne fussent de cœur avec
les Bons-liommes de la langue d'Oc contre Rome et les guerriers
de la langue d'Oil.
Je n'en excepterai pas même le Béarn dont le vicomte Gaston VI
combattit à Muret à côté de Pierre, roi d'Aragon, de Raymond-
Roger, comte de Foix, et de Raymond, comte de Toulouse. Ce vi-
comte de Béarn fut excommunié ainsi que ses routiers, mais il se
réconcilia peu avant sa mort avec l'Eglise, moyennant une péni-
tence publique et la cession des seigneuries de Ste-Marie et de
Moumour aux évêques d'01oron(2).
Dans la kirielle de noms sous lesquels les hérétiques furent
désignés et qui se trouve au chapitre iv de la dissertation déjà
citée, je trouve ceux de Navarrais, Arragonais et Basques,
« à raison, dit l'auteur, de ce que les troupes de gens de guerre
estaient composées de toutes ces diverses nations, gens perdus
et qui à bien dire n'avaient point de religion ». C'étaient autre-
ment dit des routiers.
Aux massacres désordonnés de la guerre succéda la répression
légale et régularisée de l'inquisition. Des communes entières in-
fectées du venin de l'hérésie , abjurèrent en masse et comme
(1) Histoire des Albigeois in Collection des historiens de France, de
Duchesne, t. v : Mémoires relatifs à l'Histoire de France, t. xiii ; Preuves
justificatives de l'Hist. de Languedoc, par doni Vaisselle.
(2) Marca, op. cit. p. S09-S29.
— 183 —
un seul homme, en se soumettant à toutes les rigueurs de la
pénitence. Ce n'est pas là encore que nous pourrions trouver
la source des petites communautés de parias parquées dans un
coin des villes, ou disséminées dans la campagne aux abords des vil-
lages de Gascogne, de Navarre et de Béarn, fort peu dans le Langue-
doc, où nous devrions, en telle hypothèse, les rencontrer surtout.
Mais il y avait des âmes plus fières ou plus aveugles qui refusaient
à tout prix de se courber sous le joug de l'orthodoxie romaine
et qui pour se soustraire aux yeux de lynx de l'inquisition se réfu-
giaient dans les forêts et les cavernes : la grotte du Mas d'Azil
est une de celles-ci. Les archives de l'inquisition de Carcassonne (1)
nous apprennent que l'inquisiteur Geoffroy d'Abluses chargea
les Dominicains de prendre toutes les mesures nécessaires pour
poursuivre les restes des hérétiques Albigeois dans les forêts
où ils se cachaient, de les traquer comme des bêtes fauves et
de faire arrêter dans les villes les suspects et fauteurs d'hérésie.
— Philippe-le-Bel par une ordonnance du 19 novembre 1305,
ratifia cet ordre à ses officiers royaux et manda aux sénéchaux
de Toulouse et de Carcassonne d'empêcher toute résistance aux
inquisiteurs. Philippe-le-Long confirma les ordres de son père.
A-t-il pu se faire alors que, devant cette chasse à l'homme, les
proscrits du Languedoc soient venus à la dérobée chei-cher les uns
après les autres un asile dans les vallons reculés des Pyrénées ?
L'ombrage de nos forêts, les mystérieux abris de nos montagnes
et plus que tout cela la complicité bienveillante de nos popu-
lations ont-ils suffi pour dérober à la mort quelques infortunés ?
La chose n'est pas impossible, mais ce qui l'est tout-à-fait, c'est
que les faydits y soient arrivés en assez grand nombre pour y pro-
pager leur postérité sous leur nom hérétique de christians. Certes
l'Inquisition n'eut point souffert et le vicomte de Béarn n'eut point
(1) Collection Doat : xxxiv folio 83.
— 184 —
osé tolérer une pareille émigration. S'ils avaient abjuré l'hérésie,
ce n'était pas la peine de sortir du Languedoc ; et s'ils persistaient
dans leur erreur, le vicomte de Béarn n'eût osé ni pu les couvrir
de son égide.
Et cette communauté des gaffets de Bordeaux qui en 1277
et 1300 recevait des legs-pies, quand les bûchers de l'inquisition
fumaient encore ; étaient-ce donc des hérétiques convertis? Et ces
cacous de Bretagne et du Maine, comment les faire venir des
Albigeois? Autant vaudrait-il les faire descendre des Sarrazins
ou des Wisigoths qui n'y ont jamais mis les pieds.
Non : la guerre des Albigeois et le tribunal de l'inquisition ont
accumulé ruines sur ruines, arrosé la terre de sang et fait répandre
des torrents de larmes ; mais nous ne les rendrons pas respon-
sables de la malédiction qui a pesé sur les Parias de France
et d'Espagne.
II
Nous croyons avoir déjà établi historiquement que les anciens
gafos, gafets, chresliaas et cacous étaient des lépreux.
Il nous suffira, pour dégager cette vérité de la pénombre où le
conflit des opinions a pu la plonger, de rappeler au lecteur quel-
ques-uns des textes déjà cités.
— Le dictionnaire de l'Académie espagnole, le vieux for de
Navarre, le Romancero du Cid s'accordent à donner au mot gafo
le sens rigoureux de ladre et à gafedad celui de lèpre ou ladrerie.
Aujourd'hui encore les Portugais qui ont le mot de lepra pour
désigner la lèpre en général appliquent le mot de gaferia à cette
forme particulière que nous avons décrite succinctement sous le
nom de lèpre aphymatode ou anaisthétique, à l'instar des auteurs
français et suédois (1), et que le D"" Antonio Gomez, de Lisbonne,
(1) Gazenave et Schédel, Danielssen et Boëk.
— 185 —
décrit de la façon suivante : « Eléphantiasis sans tubercules,
amaigrissement de la région métacarpienne, contracture et
déformation des doigts, crevasses ou larges ulcérations aux extré-
mités, etc » (1;.
Le professeur Silva Beirao fait la même distinction dans son
Mémoire sur l'Eléphantiasis des Grecs, inséré dans les Mémoires
de l'Académie des sciences de Lisbonne, de l'année 1854.
Que les noms de gafo et de gafet aient été appliqués au moyen-
âge à certains lépreux plutôt qu'à d'autres ; à ceux dont la mala-
die tordait les mains (comme l'étymologie du mot l'indique), mais
ne causait pas de tubercules hideux au visage et dont la marche
était plus lente; il n'importe : c'étaient toujours des lépreux,
comme le sont aujourd'hui les Portuguais atteints de gaferia.
Aussi, la coutume de Marmande, rédigée en 1396, emploie-t-elle
alternativement l'un pour l'autre les termes de gafets et de
lehros (2j. Les hôtes de S'-Nicolas-des-Gahets, Eglise et Hospice
fondés, au xiii' siècle, par le chapitre de S'-André de Bordeaux,
sont appelés leprosi dans un censier de 1437 vu et cité par F.
Michel : « Leprosi burdigalenses pro ecelesiâ S^'-Nicholai et pro
vineis quœ sunt circà ecclesiam : XVI solidi. »
Les gafets réunis en communautés [communals et maysons) à
Bordeaux et autres villes de la province dès les xiii'' etxW siècles,
reçoivent des legs-pies comme en recevaient alors les lépreux
partout.
Leur communauté pourvue d'une chapelle particulière et en-
tourée de vignes et de jardins, est placée sous l'autorité du cha-
pitre de l'église- cathédrale àBayonne comme à Bordeaux. — Que
faut-il donc encore pour reconnaître en ces gens des lépreux et
(1) Essai dermatographique^àr le d'" B.-Ant. Go.iiez, P. 120.
(2) 118... Cuni losgaffets no deven entrai- en la vila sino lo dilus. Et plus esla-
blirenque los dits Icbros noderaorian en la vila, etc... (V. au chap m de notre livre.)
- 186 —
dans leurs communautés des maladreries? — Il est vrai que ceux
de Bayonne sont appelés christians; mais ce mot s'appliquait
aussi auxgafets du Bordelais, comme l'indique le procès- verbal de
l'incendie de la chrestianerie de Sauveterre par les pastoureaux,
en 1320, et comme le dit formellement une ordonnance des jurats
de Bordeaux du xvi* siècle, par laquelle « il est statué qu'aucun
de ceux que l'on nomme Chrestiens et Chrestiennes ou autrement
dit Gahets, de quelque lieu qu'il soient, ne pourront sortir de leurs
maysons, etc »(■!).
Quelle apparence y a-t-il que les chrestiàas du Béarn et de la
Navarre fussent différents ? Aucune. Les fors particuliers parlent
desmézegs et le for général qui les remplace en 1388, traite dans
les mêmes termes des crestiàas. Or, le doute n'est pas permis
sur la valeur du mot mézeg : il correspond au français mézeau,
lépreux. De même, dans les vieux titres de la Navarre, au mot
gafos succèdent ceux de miseles, crisfdanos et agotes.
Le nom de Christian, cristiaa ou crestiaa, c'est-à-dire chrétien (2),
est un pieux euphémisme qui a la même origine que celui de
ladre. Les lépreux sont souvent appelés pauperes Christi et pau-
peres S'-^-Lazari dans les vieux titres ; ce qui devait nécessaire-
ment se dire en français pauvres du Christ et pauvres de S'-
Ladre. De même qu'on en est venu à dire simplement les ladres,
on aura dit aussi par abréviation les christians. Il faut savoir encore
(1) Le mot Galiet n'est autre que la forme nouvelle de gafet, transformation
parallèle \i celle que subirent k la même époque beaucoup de mots des langues
romanes.
(2) L'absence de l'H dans creslia ne fait rien a l'affaire. Les mots Christ et
chrétien s'écrivaient autrefois Crist et creslien en Français comme aujourd'hui,
Cristo et cristiano en Espagnol. Les anciens fors du Bi?arn écrivent Xjnstiaas
aussi bien pourdésign3r les chrétiens en général que pour nommer les parias dont
nous nous occupons. « Tôt testimonis es valicios sol que sia Xristiaa et de
hona fama. Tout témoin est valable pourvu qu'il soitchrétien et de bonne réputa-
tion. » {For de Morlàas ; art. i43.)
— 187 —
qu'au moyen-âge on appelait christiani donatieichrestiens douais
ceux qui se donnaient, corps et biens, à l'église ou plutôt aux
abbayes. On trouve une foule de contrats de ce genre dans les
cartulaires du x^ au xii« siècles, concernant des gens qu'une
épreuve physique ou morale portait à se retirer du monde. Ainsi,
en 1090, Raymond, fils de Loup de Beaulieu, se trouvant atteint
de lèpre, livre sa terre à S'-Pierre et accepte sa vie durant l'au-
mône du pain et du vin au monastère de S'-Pierre {Cartidaire
de La Réole ^ foYio 13, in. ArcJnves, Hist. de la Gironde. T. V.
P. 123). Voilà un vrai chrétien donat. Sans doute, le plus grand
nombre des lépreux n'avaient à donner aux abbayes que leur
personne, quand on voulait bien s'en charger, mais en ce cas ils
payaient l'hospitalité par quelque service qui fut en leurs moyens,
comme la garde des bestiaux et quelque petite culture. Ils deve-
naient, par le fait, et, suivant leur condition antérieure, des serfs
ou seulement des hommes (homines conditioiiales) de l'abbaye, et
étaient distingués par le nom de pauperes christi, pohres chris-
tians en gascon ; tandis qu'on appelait fratres donati, frères
donats, ceux qui, plus favorisés des dons de la fortune, avaient
enrichi le couvent de leur patrimoine et y occupaient, en consé-
quence, le rang de frères. Quand, le nombre des lépreux aug-
mentant, on fonda des maladreries, les hôtes infortunés, des
abbayes passèrent avec leur nom dans ces asyles dont l'église avait
la garde et souvent même la propriété. Mais, il n'y avait pas des
léproseries partout ni surtout en assez grand nombre pour rece-
voir tous ceux qui se présentaient ; d'oîi la nécessité de faire un
choix parmi les plus malades et de construire pour les autres des
cabanes aux abords des villes et des villages qui furent appelées
du nom de leurs habitants, christianneries. Nous savons par
exemple que la Basse-Navarre n'avait pas de maladrerie, mais que
les magistrats étaient tenus d'élever, aux frais des habitants de
— 188 —
chaque bourg, une cabane qui put servir de retraite aux lépreux
qui allaient par le pays demandant l'aumône {\).
En Béarn, il y avait trois hôpitaux de lépreux et, en outre, des
cabanes dans la plupart des villes et villages pour les moins
malades et ceux qui étaient simplement suspects.
La manière dont les crestiaas étaient distribués sur le territoire
lors de la rédaction des plus anciens rôles de feux, nous reporte
invinciblement aux règlements relatifs aux lépreux. En parcourant
ces rôles, nous les voyons figurer dans un grand nombre de
villages et de villes, mais presque jamais pour plus d'un feu. (2)
(1) V. aucliap. \'^'^, en note, l'-articledu for de la Basse-Navarre et au cliap. V,
l'art. du for de la Navarre espagnole.
(2) Extrait du Dénombrement général des maisons de la vicomte de
Béarn en i385, publié pour la première fois sur le manuscrit original par Paul
Raymond, archiviste des Basses-Pyrénées, sous le titre de « Le Béarn sous
Gaston Phœbus » Pau 1873.
Ce document vraiment précieux no-is donne l'aii e de l'établissement des chrestiaas
en Béarn h la fin du XlV^ siècle avec d'autant plus de fidélité qu'il est du aux
agents d'un prince qui, comme le dit Froissard, « voulait savoir tous les mois que
le sien devenait. »
A Maslacq : — l'ostau deu crestiaa. Sus : — l'ostau deu crestiaa.
Loubieng,
id.
Lucq,
id.
Salies,
id.
Bastanès,
id.
&te-Suzanne,
id.
Lagor,
id.
Bellocq,
id.
Lahourcade,
id.
Bérenx,
id.
Os,
id.
Ramous,
id.
Pardies,
id.
Caresse,
id.
Abos,
id.
Sauveterre,
id.
Vielleségure,
id.
Rivehaute,
id.
Bastide-Villefranche (la)
id.
Lo Leu,
id.
Eysus,
id.
Navarrenx,
id.
Monenh,
id.
Méritein,
id.
Balansun,
id.
Castetbon,
id.
Lacq,
id.
Àudaux,
id.
Labaslide-Cézeracq,
id.
Laas,
id.
Dcnguin,
id.
Dognen,
id.
Bougarber,
id.
Araujuzon,
id.
Cescau,
id.
— 189 -
Le doute n'est pas plus permis en ce qui concerne les Cacous.
Tous les dictionnaires bretons donnent à ce nom le sens de
ladres. L'ordonnance citée de François II appelle leurs résidences
Urdès : — l'ostau deu cresliaa.
Doazon, id.
Serres-Castet, id.
Montardon, id.
Buros id.
Navailles, id.
Sauvagnon, id.
Aubin, id.
Momas, id.
Bénéjac, id.
Espoey, id.
Assat, id.
Pau, id.
Artigueloutan, id.
.\rtigoulouve, id.
Arbus, id.
Saiespisse, id.
Oloron, — l'espitau deu Lorou
lo crestiaa.
Ste-Marie-d"01oron, — l'espitau deus
malaus,
lo crestiaa.
Moumour, lo crestiaa.
Orin, id.
Préchacq-Josbaig. id.
Féaas, id,
Escout, id.
Précillon, id.
Estialescq, id.
Ledeuix, id.
Orins, Herin et Audejos, id.
Lescar, — l'ostau deûs malaus de St-
Laze,
l'ostau deu chresti'aa.
Artlicz. - l'ostau de Bertran, chrestiaa,
l'ostau de Peyrot, chrestiaa.
Los Jurats deudit loc dixon que aven
pagat lo toegatge de ccxi foecs vius fore
los crestiaas et l'espitau Je Caubié.
A Sévignac, — l'ostau deu chrestiaa.
Aubertin, id.
Aydie, id.
Tadouse, id.
Gerderest, Monassut et
Audirac, id. •
r.embeye, id.
Séméac, id.
Simacourbe, id.
Juillac, id.
Cadillon. id.
Arricau, id.
Conchez, id.
Montanei, id.
Bentayou, id.
Castanhède, id.
Moniy, id.
Ger, id.
Morlàas, (borc-nau de) — l'ostau deu
chrestia ;
l'espitau deus malaus ;
l'espitau.
La Renie, lo chrestiaa.
Bouillon, id.
Garos, — l'ostau deu chrestiaa.
Lestelle, id.
Montaut, id.
Gan, id.
Buzy, id.
Lescun, — l'espitau d'Astau??
Aydus id. id. dePeyrenère??
Orthez, — l'espitau de la Trinitat.
l'espitau de St-Gili,
l'espitau deiis crestiaas.
— 190 —
maladreries. La chanson publiée par Hersart de la Villemarqué
non-seulement établit la synonimie de caqueux et de lépreux (1),
mais encore décrit les caractères de la lèpre crustacée d'Alibert :
l'éruption de bulles pour commencer, puis la formation des
écailles, l'infection de l'haleine, etc.
Mais à partir de la deuxième moitié du xiv* siècle, quand l'élé-
phantiasis disparaît à peu près de notre pays, les Cacous comme
les Gahets et les Chrestiàas, cessent d'être des lépreux confirmés
et deviennent simplement des suspects et des ladres blancs, soit
en raison de leur généalogie, soit pour des symptômes équivoques,
comme disaient alors les médecins, et qui consistaient en diffé-
rentes dartres et autres affections cutanées, particulièrement la
lèpre blanche qui, à partir du xv« siècle, se substitua de plus en
plus à l'éléphantiasis, vraie lèpre du moyen-âge (2). Voilà qui
nous explique comment les Chrestiàas figurent dans le recense-
ment du Béarn en 1385, à côté des éléphantiasiques ou vrais
ladres qui, eux, étaient sans doute confinés dans les trois léprose-
ries que possédait alors le pays. C'est ainsi que nous avons vu
figurer à Lescar Vostaiï deus malaus de St-Laze à côté de Vostaïi
deu chrestiàa, et à Oloron comme à Morlàas, Vespitau deus ma-
laus l'hôpital des lépreux entre Vespitau, hôpital général, et
Yostaii deu chrestiàa, le logis du chrestiàa. Toutefois, ces der-
niers n'étaient pas absolument sains puisqu'on prenait des pré-
cautions pour les isoler non-seulement des bien-portants, mais
même des malades ordinaires : à preuve c'est que, dans la capi-
tale, nous voyons leur hôpital spécial Vespitau deus chrestiàas
s'élever à côté de l'hôpital général, espitau de St-Gili, et de celui
annexé à l'église de la Trinidat.
(1) Il ne savait pas, pauvre jeune homme, qu'il était caqueux, qu'il était lé-
preux, etc.... V. chap. iv.
(2) La lèpre blanche correspondait a la Zeitcédes Grecs, au tsarath des Hébreux,
au vitiligo des Latins, au bathor et albaras des Arabes.
— 191 —
C'était la sentine de la ville que ce quartier, toutes les impuretés
physiques et morales s'y trouvaient réunies, car à côté de ces
trois hôpitaux, qu'y voit-on? Vostau de las femmes deiï segle, le
logis des femmes du siècle 1
Mais, dira-t-on, comment ces gens malades ou malsains, sui-
vant toute apparence, pouvaient-ils passer avec leur vicomte
Gaston Phœbus un traité pour les œuvres de charpente du châ-
teau de Montaner et faire partout ailleurs des travaux de ce
genre? Ceci revient à demander : qu'était donc cette lèpre blan-
che que vous dites avoir succédé à l'éléphantiasis ? Qu'étaient au
juste ces capots ou cagots qui succèdent aux vrais lépreux?
C'est à quoi nous allons tâcher de répondre aussi clairement
que possible.
Guy de Chauliac en sa « Grande chirurgie » écrite en 1363,
traitant des signes de la lèpre, commence par les ranger sous deux
chefs : équivoques et univoques, et, après avoir décrit ces signes,
il en fait l'application à l'examen des lépreux ou de ceux qui sont
soupçonnés de l'être.
« Si autem multa habet signa sequivoca et pauca univoca cas-
satus vocatur vulgariter. Et taies sunt acriter comminandi quod
stent in domibus et mantionibus ipsorum : et non multum se
ingérant cum populo quia ingrediuntur lepram » (i). Ce que Lau-
rent Joubert, régent de Montpellier, traduit ainsi : « Mais s'il a
plusieurs signes équivoques et peu d'univoques, il est vulgaire-
ment appelé cassot ou capot, etc.. » (2).
M"* Simon Mingueloussaux, médecin juré de Bordeaux, traduit
le même passage de la façon suivante : « S'il a beaucoup de signes
(1) D. N. Guiclonis de Cauliaco in arte medica exercitatissimi Chi-
rurgia, etc.. L'igduni. An. 1372 et 1595.
(2) Laurent Joubert : La grande chirnrgie de Guy de Chauliac^ restituée
et mise en français. P. 420, in-S», Tournon, 1619.
— 192 — ■;
équivoques et quelques-uns d'univoques, il le faudra mettre au
rang des Cagots et dire fortement à ceux de cet ordre qu'ils gar-
dent bon régime de vivre qu'ils se fassent traiter par les méde-
cins et qu'ils se tiennent séquestrés du monde parce qu'ils sont
dans le commencement de la lèpre ;) (1).
(1) La grande chirurgie de maistre Guy de Oiauliac, traduite nou-
vellement en français par maistre Simon Mingiielousaux, k Boiirdeaux, 1682,
1 vol. in-8", li'e édition, 2« partie, cliap. 2, p. 465. De la manière de faire
l'examen des lépreux.
L'importance de ce passa^'e pour notre sujet nous engage k le donner en note
in extenso :
« On faira dépouiller et mettre à nud la personne qu'on examine, on observera
la couleur de sa peau, si elle est terne, si elle est salie de quelque galle, si elle
a des aspretez et des inégalité/. , on regardera la substance de la chair, on pren-
dra garde si elle est dure, rude, grainéc principalement près des jointures et des
extrémités, si elle est galeuse, si elle gratle fort, si elle a des dartres et des ul-
cères, si le cuir est crispé comme ceUiy d'une oye, si les muscles sont desséchez,
si y a de l'insensibité dans les parties, ou si le sentiment a été fort vif lorsqu'on
l'a piquée au talon ou au derrière de la jambe. On jettera de l'eau sur son corps
et on observera s'il est gras, on jettera du sel contre et on verra s'il s'y attache ;
après tout cela on l'envisagera de bien près, examinant, pesant et confrontant
tous les signes, et si vous connaissez qu'il y ait quelque disposition ou penchant à
la lèpie de laquelle vous aperceviez des signes équivoques et faibles, il faut
avertir le patient, doucement et secrètement, qu'il garde un bon régime de vivre,
qu il prenne les avis de Messieurs les médecins, autrement qu'il deviendra lé-
preux. Mais s'il y a beauconp de signes équivoques et quelques-uns des univoques,
il la faudra mettre au rang des cagots et dire fortement a ceux de cet ordre qu'ils
gardent un bon régime de vivre, qu'ils se fassent traiter par les médecins, qu'ils
se tiennent séquestrés du monde parce qu'ils sont dans le commencement de la
lèpre. Et si on trouve beaucoup de signes équivoques et univoques, vous console-
rez le malade, vous lui interdirez toute sorte de fréquentation et on envoyera les
pauvres aux hôpitaux. ~ Si ceux que vous aurez examinés sont reconnus cstre
exemps de lèpre, vous les devez justifier et leui' donner de bonnes attestations afin
qu'ils reprennent leurs habitations et la hantise du monde ». Laurent Joubert traduit
plus correctement la fin de ce passage, de cette façon . « Et s'ils ont plusieurs
signes équivoques et plusieurs univoques, avec bonnes et consolatoires paroles,
doivent estre séquestrés du peuple et conduits a la maladrerie. Mais s'ils sont
sains, doivent estre absous et avec lettres des médecins envoyés aux recteurs ou
curés. »
— 193-
L'étymologie de cassot qui se disait en latin cassatus n'est pas
difficile à trouver puisque cassare, en basse latinité, signifie sépa-
rer. Les cassati ou cassots étaient les séparés du monde.
Le terme de capot beaucoup plus employé est-il une corruption
du précédent ou ne viendrait-il pas plutôt du nom de ta casaque
à capuchon, qu'on donnait aux lépreux et qu'on appelait cape ou
capot ? Nous trouvons dans le grand dictionnaire de Littré : —
« Capot. Etym. Diminutif de cape. Hist. XVP siècle. Habillé d'un
petit capot à l'espagnole. Satire Ménippée^ 96. — Le dictionnaire
de l'Académie de 1740 a capot au sens actuel de capote. » Il est
donc probable que le nom du vêtement obligatoire pour les lé-
preux fut appliqué par dérision à celui qui le portait.
Quant à l'étymologie de cagot, elle ne paraîtra pas d(3uteuse à
qui suivra les transformations du mot celto-breton cacous ou ca-
quous (ladre), dont le radical est cacod, {V. la i'" p. du Ch. IV)
et dont le français du i5^ siècle a fait cagous (1), C'est sous ce der-
nier nom qu'étaient désignés les descendants des lépreux dans le
Maine au xvir siècle, suivant le témoignage contemporain de Dom.
Le Pelletier, et probablement aussi dans la Bourgogne ; car on
dit encore en manière de dicton « les cagous de Paray-le-Monial. »
Eh bien ! de caquous ou cagous on a fait caquots et cagots au
midi de la Loire.
Guillaume Bouchet, mettant en avant, avec ses grivois compa-
(1) « Estoit lieutenant du prévost un gros villain comme un cagoux.» {Journal
de Paris sous Charles VI et Charles VII, an i436, p. i66, cité dans le
dictionnaire de Littré.)
Les hauts-bretons disaient aussi « cagous », au xvii^ siècle. « Sur la représen-
tation du maire qu'il règne diverses maladies contagieuses en plusieurs villes du
royaume, maladies qu'on suppose introduites par les cagous et autres iiommes de
néant qui s'y retrayent, défenses sont faites à qui que ce soit sous peine d'amende
de donner asyle k ces sortes de gens s'ils se présentent à nos portes. »
Arrêté du 9 août 1646, extrait des registres municipaux de la ville de St-.Malo
et cité par Manet : Histoire de la petite Bretagne ou Armorique,T. 2.
— 194 —
gnons de « sérée », le pays où il y avait le plus de ladres, dit : « Et
fust trouvé que notre Poitou n'en estait guère taché à cause de la
région qui est tempérée ; que s'il y en avait, c'étaient des ladres
blancs appelés cachots, caquols^ capots et cabots, qui ont la face
belle; que s'ils sont ladres, ils le sont dedans le corps, le com-
mencement de ladrerie estant longtemps auparavant au dedans
avant que paroistre, à raison que la lèpre se fait toujours plus tôt
aux parties intérieures qu'aux extérieures »
Il y en avait même qui n'étaient ladres ni au dedans ni au de-
hors, mais qui faisaient semblant de l'être, soit pour échapper aux
vexations des gens de guerre, soit pour trouver un asyle et du
pain assurés dans les hôpitaux,
« Si bien qu'on fut contraint pour la multitude de ceux qui se
disaient ladres de faire langoyer ceux qu'on voulait recevoir,
estant défendu à toute personne de se dire ladre, s'il ne l'était
à vingt et quatre carats et à l'épreuve de la copelle, rejetant des
maladreries ceux qui n'en avaient que deux ou trois grains.
« Aussi qui n'eust retranché les ladres, ce n'eust été en tout
le pays de Poictou que ladreries et léproseries, car en plusieurs
lieux on ne trouvait maison qui ne fust garnie d'une croix et
d'une cloche et devant la porte d'un tronc avec les armoiries
des ladres, la cliquette et le baril ; pensant par là estre exempts
de toute pillerie. Ce qui se trouva si commun en notre Poictou
où, Dieu mercy, le mal est rare que les gens d'armes ne laissaient
d'entrer et de loger partout sans avoir égard à l'espouvantail
qu'on mettait à l'entrée des maysons et disaient qu'ils estaient
riches commes ladres
« Il est riche comme un ladre n'est pas toujours véritable car
j'ay vu un ladre en nostre paroisse qui estoit des plus pauvres
et si ne laissait d'aller tout le premier à l'offrande encore que ce
ne fust à son rang, faysant cela pour ce qu'il en voulait à son curé,
— 195 —
s'asseurant que pour un denier qu'il lui baillait de lui en fayre
perdre un cent et toute son offerte, d'autant que tous les autres pa-
roissiens n'alloyent jamais à l'offerte baiser la paix après luy. » (1)
Si l'on rejetait des maladreries ceux qui n'avaient de lèpre que
deux ou trois grains, comme dit Guil. Bonchet, c'était faire une
jolie souche, de caquots, caguotz ou cagots ! Le premier de ces
trois mots est celui de l'auteur poitevin, le deuxième est celui
des Etats de Béarn en 1610 (2), le troisième celui qui a fini par
prévaloir. Je demande où est au fond la différence 7
Voilà donc la fameuse étymologie qui a fait rêver tant de têtes :
tous ces noms sont des variantes du même mot caquous.
Un contemporain de Guil. Bouchet, grand chiruigien mais fort
crédule et qui s'appelait Ambroise Paré, après avoir tracé le ta-
bleau de la lèpre ajoute, chap. xi : « Toutefois, aucuns ont la face
belle et le cuir poli et lissé, ne donnant aucun indice de lèpre
par dehors comme sont les ladres blancs appelés caquots, capots
et cagots que l'on trouve en Basse-Bretagne et en Guienne vers
Bourdeaux où ils les appellent gahets es -visage desquels bien
que peu ou point des signes sus-allégués apparaissent, si est-ce
que telle ardeur et chaleur estrange leur sort du corps, ce que
par expérience j'ai veu , quelquefois l'un d'iceux tenant en sa
maison l'espace d'une heure une pomme fraische, icelle après
paroissoit aussi aride et ridée que si elle eust été l'espace de huit
jours au soleil (3). Or tels ladres sont blancs et beaux quasi comme
le reste des hommes ».
(1) Le livre des Sérées par Guillaume Bouchet, 36e sérée : Des ladres et
mézeaux. P. 285, à Paris, chez Adrien Pér er, mdxcviii (1598).
(2) Cl. chap. II.
(3) Ambroise Paré. Œuvres complètes, 1 vol. in fol. Paris, 1561. De la
petite vérole et lèpre. Chap. xi. Du prognostic de la lèpre.
On regrette de trouver de pareilles niaiseries, et il y en a quelques-unes de cette
force, dans les œuvres d'un homme qui a prononcé des paroles aussi profondes que
celle-ci dans sa touchante simplicité : tiie le pançay, Dieu le guaril. »
— 196 —
La description que nous donne Paré ne saurait nous suffire,
car elle a un peu trop l'air d'une mystification.
Il faut beaucoup chercher dans les écrits des médecins français
contemporains de la lèpre pour trouver mieux. Voici cepen-
dant un chancelier de l'Université de Montpelher et l'un des plus
savants médecins du xvi' siècle qui va nous fixer assez les idées sur
cette obscure question pour nous permettre d'étabUr des points
de comparaison avec les maladies du même genre actuellement
existantes et reconstituer ainsi, très-laborieusement, le tableau
d'une infirmité heureusement disparue de notre patrie.
Dans ses leçons à ses disciples sur les maladies de la peau, faites
en 1563, Laurent Joubert commentait de la façon suivante les
livres de Galien, sans lesquels, à cette époque, un professeur
n'aurait pas cru pouvoir enseigner la médecine. C'est le doigt sur
un feuillet de Galien et non sur les malades que les leçons se
faisaient alors.
« Le Vitiligo appelé chez les Grecs Leucé. Les latins employaient
plutôt le mot de vitiligo que celui de leucé, quoique l'un com-
prenne l'autre. En effet, Gelse (chap. dernier, liv. v) établit trois
espèce de vitiligo, appelées par les Grecs, alphos, mêlas et leucé.
« Gelse définit cette affection un vice de la peau qui se couvre
de taches blanches et rugueuses, comme si elle était parsemée de
gouttes : ces taches n'atteignent que la surface et sont comme de
petites écailles adhérentes à la peau et qui la rendent rugueuse;
le mêlas n'en diffère que par la couleur qui est brune ou du moins
sombre, La leucé a quelque chose de semblable à l' alphos, mais elle
est beaucoup plus blanche et attaque plus profondément les tissus,
car, sous la peau, la chair change de couleur et devient blanche^ et
la surface du lieu affecté est très-lisse. Que si la partie est cou-
verte de poils, ceux-ci ne tombent pas, comme il arrive dans
l'alphos et le mêlas, mais deviennent blancs et lanugineux. La
leucé n'abandonne pas facilement la partie qu'elle a attaquée,
— 197 —
tandis que les autres sont d'une guérison assez facile. Celles-ci
naissent et disparaissent spontanémenl dans un laps de temps
variable. La leucé au contraire ne guérit presque jamais, suivant
la remarque de Gelse. Les Arabes appellent l'alphos morphée
blanche et alguadi^ tandis qu'ils appellent le mêlas morphée noire
et la leucé alharas (1).
« Quoique ces affections semblent plutôt être des souillures de
la peau que des maladies et qu'elles attaquent plutôt des parties
limitées de la peau que la totalité du corps ; cependant, il y a des
hommes qui présentent une leucé générale et qu'on appelle vul-
guairement cagots et ladres blancs .
« Car, leur véritable mal n'est pas l'éléphantiasis proprement
dite qu'on définit un cancer de tout le corps et qui provient
de l'atrabile et autres humeurs ajustes; ce n'est pas non plus
la lèpre des Grecs qui n'est qu'une affection cutanée, ni le mêlas.
C'est dans la pituite que la capoterie a sa source ; tout l'indique,
la couleur uniformément blanche et presque de neige, l'absence
de démangeaison, la surface hsse et polie de tout le corps, enfin
la bouffissure de la face. La seule chose qui dénote que leur santé
n'est pas parfaite est la puanteur de leur haleine, qui tient à la
facilité avec laquelle la pituite se corrompt. Leur mal n'est pas
contagieux comme l'éléphantiasis , il ne se communique même
(1) Voici le passage de Celse auquel L. Joubert fait allusion : Vitiligo quoqiie,
quamvis per se nuUum periculum affert, taraen et fœda est et ex raalo corporis
habita fit. Ejus très species sunt : alphos vocatur ubi color albus est fere subas-
per et non continuus, utquœdam quasi guttœ dispersée videantur ; interdun étlam
latius et cum quibusdam intermissionibus serpit. Mêlas colore ab hoc diflert quia
niger est et umbrœ similis ; cœtera cadem sunt. Leuce habet quiddam simile
alpho sed magis albida est et altius descendit ; in eâque albi pili sunt et lanugini
similes. Omnia hœe serpunt : sed in aliis celerius, in aliis tardius. Alphos et mêlas
in quibusdam temporibus et oriuntur et desinunt. Leuce quem occupavit non facile
dimittit. Priera curationen non dificilliniam recipiunt : ultimum vix umquani
sauescit ; ac si quideivitio demptum est, tamen non ex tolo sanus color redditur.
(A.-C. Celsi Medicina, \\b. V.)
13
— 198 -
pas par le rapprochement des sexes, mais il est héréditaire et
passe aux enfants. En effet, il n'y a que celui qui est né de parents
capots, soit de père, soit de mère, soit de l'un et l'autre, en qui
l'on découvre la capoterie , c'est-à-dire une leucé naturelle et
universelle suivant notre opinion. Ainsi les lézards verts font
des lézards verts et les polypes blancs, des polypes blancs.
C'est donc avec raison qu'on leur interdit le mariage avec les au-
tres pour éviter la propagation de ce mal qui jusqu'ici s'est main-
tenue avec tant de ténacité chez un certain nombre d'hommes (1). »
Ce que notre auteur nomme pituite est ce que nous appelons
aujourd'hui la lymphe. Il fait donc de cette infirmité une affection
du système lymphatique et la rapproche de l'anasarque espèce
d'hydropisie dans laquelle les chairs, dit-il , sont imbibées d'hu.
meur pituiteuse — lisez de sérosité. — « Proxime ad anasarcam
acciditj vel alimentorum vitio, vel facultatis assimilatricis errore. »
(Op. cit. C. XI.)
0) Laurentii Jouberli 0/)era. Lyon, apud Stephauum Michaelem 1S82.
In Galeni Libros de facultatibus naturulibus annotationes, discipulis
suis dictatœ, anno domini MDLXUl. I Caput xi, pagina 21.
« Vitiligo illa quani Grœci leuce. Vitiligo apud latinos luagis patet quani
leuce ut liane eliam sub se corapreliendat
Porrô etsi ejusmodi vitia, cutis defœdaliones potius quam morbi esse videan-
lur, et certas corporis particulas, non corpus universura, afficere dicantur, attamen
in quibusdara honinibus leuce universalis apparet, ut iis quos vulgô Capotas
et Ladros albos nominant. Non enim vera et proprio dicta elephantiasi laborant,
quse totius corporis cancer definitur et ex atrabile solum (quibus cumque hunio-
ribus adustis) provenit, quemadniodum et lepra Grœcis vocata (solius cutis affectio)
et Mêlas vitiliginis spccies. Capotian vero illam ex pituita ortuni ducere, indicio
est color plané albus ad niveum vergens, nullus pruritus, aequalis et plana corporis
superficies, faciesque subtumida. A perfecta verô sanitate solo anhelitus faetore
creduntur discedere, qui accidit ex pituita facile putrescente. Vitium hoc in vicinos
ex mutuo convictu non serpit, uti elephantiasis ; iniô neque ex coïlu contagiosus
putatur. Sed tantiim bœreditarius est, ut in natos abeat. Nam qui ex parentibus
capotis gcnitus est, vel anibobus, vel alterutro, isduntaxat capotus deprehenditur,
id est leuce naturali atque universali laborare, ut ipsi conjicimus. Sic Yirides
1
— 199 —
A l'époque où ceci a été écrit , les différentes formes de lèpre
étaient déjà rares en France. C'est, en effet, vers le milieu du
XVI'' siècle que parut l'ordonnance de François l'' qui mettait
les biens des léproseries à la disposition du Grand Aumônier
de France. Or, tous les médecins savent combien se modifient
dans leurs symptômes, leur marche et leur gravité, les épidémies
qui touchent à leur fin. Il semble que l'infirmité décrite par
Laurent Joubert, que nous appelerions aujourd'hui l'albinisme,
n'était que le reliquat de la lèpre blanche décrite aux xiv^ et
xv^ siècle par Gilbert d'Angleterre et par Jean de Vigo. —En effet,
ce n'est pas un mal aussi léger que celui qu'ont vu Amb. Paré
et Laur. Joubert qui provoquait les ordonnances de Charles VI
et du dauphin Louis, fils de Charles VII, déjà citées au chap. m
de cette histoire. Le premier l'appelle c< une espèce de lèpre
ou mésellerie et les entachiés d'icelle capots ou cassots »; et le
deuxième « une très horrible et griève maladie appelée la maladie
de lèpre et capoterie. »
Eh bien ! cette maladie existe encore, mais heureusement hors
de chez nous, et nous croyons l'avoir vue. Laissons d'abord la
parole à un savant compilateur Allemand.
Sprengel, en son Histoire de la Médecine, écrit : « La lèpre
blanche ou celle dont parle Moïse, fut également rencontrée dans
les temps modernes par Voigt, Vidal et Hensler. Elle est fré-
quente sous les tropiques, où l'on donne le nom d'Alhijios ou de
Kakerlaks à ceux qui en sont affectés. Dapper est le premier qui
fasse mention de cette prétendue variété d'hommes : il rapporte
déjà l'opinion bien fondée du célèbre Vossius qui pensait que les
nègres blancs sont vraisemblablement des lépreux. Lionel Wafer
lacerti viiides edunt partus, et albi polypi albos. Proindè meiito interdicuntur
a cseterorum connubiis, ne maluni id latius diffundatur, quod in gente quadani
hactenus pertinacissimè est continuatuni, etc. »
— 200 —
décrivit le premier cette lèpre avec beaucoup d'exactitude dans
son ouvrage sur la péninsule de Darien, située entre les deux
Amériques, et où les Albinos sont plus communs que partout
ailleurs ; François Valentyn la vit à Amboine et Blumenbach,
dans la Savoie, » (1).
Forster, compagnon du capitaine Gook, dit : « Il y a une autre
maladie plus universelle dans ces îles (de l'Océanie), qui a diffé-
rents degrés et qui semble être une espèce de lèpre lorsqu'elle est
le plus invétérée. Dans l'état le moins alarmant, c'est une sorte
d'exfoliation écaillée de la peau de couleur blanchâtre, ou souvent
blanche, quelquefois tout le corps en est couvert. Quand la
maladie est plus grave, j'ai remarqué dans les taches blanches
des ulcères qui semblaient s'étendre par-dessous la peau et qui
avaient des orifices entourés de chair rouge, fougueuse, etc. (2)
Labillardiére, compagnon de Dentrecasteaux, a fait les mêmes
observations à l'île d'Amboine (3).
Js. Geoffroy St-Hilaire, relevant les observations des voyageurs,
dit qu'on a rencontré l'albinisme sous tous les cUmats, depuis les
régions équatoriales jusqu'en Islande, mais plus souvent cepen-
dant dans les pays chauds et chez les races colorées. Geci s'ex-
phque, d'une part, parce qu'il est moins visible chez le blanc, et,
d'autre part, parce que toutes les maladies de la peau sont plus
communes dans les pays chauds.
Blumenbach, Winterbottom, Sprengel, Otto, le considèrent
cemme une sorte de lèpre ; Mansfeld et Meckel, comme un arrêt
de développement. Mais Geoffroy St-Hilaire observe que ce dis-
sentiment provient probablement de la différence des cas obser-
(1) Mediziniche, etc., Biblioth. de Médecine, T. II, p. S38, traduction
Jourdan.
(2) Observations sur l'espèce humaine faites pendant le deuxième voyage
de Cook dans l'hémisphère austral, par Forster, père, traduit de l'anglais, Paris,
1778, t. V, p. 399, in-^o.
(3) Voyage à la recherche de Lapérouse, t. !•% p. 348,
— 201 -
vés. Nul doute, en effet, qu'en certains cas la peau et les cheveux
ne soient susceptibles de perdre leur couleur sous l'influence de
causes morbides. Partant de là, il divise l'albinisme, sous le rap-
port des causes, en deux espèces : l'une dépendant d'une maladie,
et c'est à celle-là qu'il faut rapporter le résultat des expériences
dans lesquelles il a pu produire l'albinisme d'une façon plus ou
moins complète à l'aide de causes débilitantes ; l'autre, consti-
tuant une véritable anomalie et qui s'explique par l'absence plus
ou moins complète de pigment ; c'est-à-dire par l'arrêt de déve-
loppement de la substance colorante de la peau. « Je crois donc
pouvoir admettre comme incontestable, écrit-il, l'existence de
deux sortes d'albinisme, l'une dépendant d'une maladie, l'autre
constituant une véritable anomalie. » (1).
C'est tout à fait notre opinion et telle était la conclusion à
laquelle nous avaient conduit nos observations personnelles sur
les albinos d'Océanie. « Ces albinos, écrivais-je en 1860, diffèrent
beaucoup de ceux qu'on a observés jusqu'ici dans les autres races ;
ils ont, en effet, les cheveux et la barbe d'un blond de lin, et non
pas blancs ; l'iris bleu et la pupille noire, au lieu d'avoir le fond
de l'œil rouge ; aussi ont-ils la vue aussi bonne que les autres
hommes. Ils ont la peau de couleur blafarde, c'est-à-dire d'un
blanc terne, l'épiderme sec, rugueux, plus ou moins écailleux, et
chez quelques-uns parsemé de croûtes brunes et infectes dues à une
exsudation séreuse du derme crevassé ou dénudé par la chute des
écailles épidémiques. L'état écailleux et croûteux de la surface
cutanée n'est pas absolument inhérent à cette forme d'albinisme,
car quelques-uns ne l'ont point. Il en est qui paraissent forts
et bien portants, mais la plupart sont malsains et puants, porteurs
(1) Isidore Geoffroy St-Hil;iire. Hist. (jén. et part, des anomalies de l'or-
f/anisation ou traité de tératologie., t. l'^'". p. 320 et suiv., l^c édit. Paris,
1832.
— 202 -
de ganglions engorgés, de croûtes ou d'ulcères. Nous avons noté
chez tous une prédominance excessive du système lymphatique
qui se révèle par des sufîusions séreuses, des engorgements gan-
glionnaires et par le relâchement général des tissus. »
On peut reconnaître en ce tableau tracé, d'après nature, sur des
sujets atteints à des degrés divers d'une même affection, toutes les
formes de capoterie depuis la plus légère, celle qui n'affecte que la
couleur de la peau et des cheveux, telle que l'a décrite Laurent
Joubert, jusqu'à celle que des ordonnances royales ont appelée plus
anciennement <.< une très-horrihle et grîève maladie y>. Cette forme
grave, je la retrouve dans le cadre des signes équivoques de la lèpre
donnés par Guy de Chauliac. On se rappelle que cet auteur du
xive siècle, traitant de la manière de faire l'examen des lépreux,
dit : « Mais si le sujet a plusieurs signes équivoques et peu
d'univoques, il est vulgairement appelé capot. » Or, parmi les signes
équivoques, c'est-à-dire, suivant lui, communs à plusieurs maladies
de la peau mais qui montrent la disposition à tomber dans la vraie
lèpre, il désigne : « Une certaine couleur vilaine qui saute aux
yeux, la morphée (couleur blafarde de la peau) une rogne sale et la
puanteur des excrétions » (1). En ce tableau, je reconnais bien mes
albinos d'Océanie auxquels les colons hollandais de Java ont don-
né le nom de Kakerlaks parce qu'ils, puent comme les insectes
hideux du genre blatte que les Hollandais désignent du même
nom, et nous par celui de cancrelats.
N'est-ce pas chose remarquable et qui doit donner à réfléchir
(1) Voici textuellement ce passage emprunté à la traduction deMinguelousseaux :
{Op. cit.) «Parmi les signes communs k toutes les espèces de lèpre, il y en a
quelques-uns qui servent à faire connaître la disposition, l'aptitude ou le pen-
chant qu'on a à tomber dans cette maladie et il y en a d'autres propres à vous
faire voir son acte ou existence positive. Voici ceux qui nous font voir la disposi-
tion qu'ont quelques personnes a devenir ladres : une certaine couleur vilaine
qui saute aux jeux, la morphée, une rogne sale, la puanteur des excrétions, etc. »
— 203 —
que la relation manifeste qui se montre entre cette espèce d'al-
binisme lépreux ou de lèpre blanche (peu importe le nom) et la
scrofule ? Même appauvrissement du sang, même tendance à l'a-
nasarque ou épanchement séreux dans le tissu cellulaire sous-
cutané, mêmes engorgements des ganglions lymphatiques, même
tendance à l'ulcération de la peau et des glandes, même trans-
mission des pères aux enfants. Il semble que, chez nous, la scro-
fule ait pris la place de la lèpre blanche, comme celle-ci succéda
à la lèpre affreuse du moyen-âge. Les deux dernières ont reculé
devant les progrès de la civilisation et de l'hygiène publique sous
le rapport de la nourriture, du logement et du vêtement. Is.
Geoffroy St-Hilaire a pu produire artificiellement l'albinisme chez
les animaux, en les soumettant à des influences débilitantes, et
ces mêmes causes paraissent agir de la même façon chez l'homme.
Mais leur action néfaste ne se révèle pas avec moins d'évidence
dans la production des scrofules : c'est une expérience que la
misère et le vice accomplissent tous les jours sous nos yeux.
Lèpres, scrofules, crétinisme; hideuse triade qu'il est au pouvoir
de l'humanité plus sage et plus instruite d'anéantir complètement.
Si les guerres ne fauchaient pas dans la fleur les rejetons les plus
robustes des générations successives; si elles ne suçaient pas,
comme des vampires, la substance du pauvre ; si les revenus pu-
blics, au lieu d'être employés à tuer, étaient employés à faire
vivre ; nous n'aurions plus de logements insitlubres, plus d'insuf-
fisance de la nourriture sous le rapport de la qualité plus encore
que de la quantité, plus d'insuffisance du vêtement. Alors des deux
grands facteurs de la scrofule, la misère et la débauche, il ne
resterait que le moins puissant et le moins général dans ses effets.
Alors la grande masse de nos populations en serait débarrassée
comme elle l'a été de la lèpre. (1)
(Ij Le rapport entre les deux affections a été mis en lumière dans « Report on
leprosy and yaivs in the ivest-Indies, presented ta both hovsGS ofparliament
— 204 —
En résumé, la lèpre blanche, vraisemblablement connue des
anciens sous le nom de leucé et de vitiligo, s'est répandue dans
toutes les parties du monde, comme l'éléphantiasis qu'on con-
naît depuis l'extrémité méridionale de l'Asie jusqu'en Islande, et
depuis les rivages de l'Afrique jusqu'aux derniers confins de
rOcéanie, Les pays que l'une et l'aulre ont le plus tôt abandon-
nés sont ceux où l'industrie, la civilisation, le bien-être, se sont
le plus tôt répandus dans les masses.
En tant que gravité, la lèpre blanche forme le hideux trait d'u-
nion entre l'éléphantiasis et la lèpre vulgaire d'Hippocrate et de
Willan, ce qui a fait dire à Dezeimeris, le savant historien de la
médecine, que : « entre la première et la deuxième, mais loin de
cette dernière, il y a une autre forme morbide sans laquelle l'his-
toire de la lèpre du moyen-âge n'est pas complète : c'est la lèpre
blanche dont il faut joindre l'histoire à celle de l'éléphantiasis pour
avoir complète celle de la lèpre du moyen-âge. » (1)
Malheureusement il ne l'a pas donnée, et c'est cette lacune dans
la littérature médicale que j'ai essayé de combler.
La lèpre, sous ses différentes formes, affligea certaines pro-
vinces de notre patrie plus que d'autres. L'Aquitaine a été l'une
des plus éprouvées. Galien nous apprend que l'empereur Adrien
envoya Soraims d'Ephèse, qui enseignait avec éclat la médecine
à Rome, en Aquitaine, pour traiter les maladies lépreuses qui y
faisaient de grands ravages. Le remède de Soranus contre les
croûtes et l'alopécie nous a même été conservé par Galien. L'A-
quitaine n'en fut pas de sitôt délivrée : du temps de Scaliger (xvi*
b;j command of her Majeshj. — Mardi i873 — by Gavin Milroy, M. D.
membcr of the myal collège ofphysicicms. London. W.Cloweset Sores, 1873.
Brochure in-4o.
(1) Diction, de médec. en 30 vol. t. XI. art. Elephantiasis.
i
-205-
siècle) il y en avait encore (1), — En 1526, l'évêque de Bazas ac-
cordait quarante jours d'indulgence à ceux qui viendraient en
aide aux lépreux de la maladrerie de la Réole, où il donnait asile,
non-seulement à de vrais lépreux, mais aussi à d'autres malades
de la même catégorie (2). Aujourd'hui encore, on peut voir à
Salies-de-Béarn, quelques individus qui présentent de père en fils
une altération singulière du système pileux qui en est peut-être
un reste. Ils n'ont, en guise de cheveux, qu'une espèce de duvet
très-blond, et leurs ongles racornis se recourbent sur la pulpe du
bout des doigts, ce qui leur a fait donner le nom d'Ouncles de
carcoil, parmi le peuple. Naguère la matrice de l'ongle s'ulcérait;
il n'en est plus de même aujourd'hui, car la maladie va tous les
jours diminuant en nombre et en intensité.
Après l'Aquitaine, la Bretagne paraît être la province qui eut le
plus à souffrir de la lèpre, du xii^ siècle au xv% comme le rap-
porte Ogée en son Abrégé de Vhistoire de Bretagne. Mais à partir
du xve siècle, nous n'y trouvons plus qu'une nombreuse généra-
tion de suspects ou du moins de gens que leur mal, plus léger,
n'empêchait pas de travailler.
Dom Louis Le Pelletier nous apprend qu'il y avait aussi des
caquous ou cagous dans le Maine au xvii« siècle « Je me souviens,
dit-il, qu'à l'extrémité d'un des faubourgs de la ville du Mans,
y a une maladrerie dite vulgairement le Sanitas de St-Gilles,
et que les habitants de ce lieu sont qualifiés les cagous de St-Gilles
lesquels sont tous de la lie du peuple et plusieurs cordiers et
(1) In Aquitaniâ nuUus leprosus qui non in peculiaii domo, licct princeps
esset : tantum est convicium vocare aliquem l^prosum ut mulierera adulteram ;
et si falso quem nominaveris, cogetis ignosissimè iili facere l'amende honorable.
[Scaligerana, p. 139, Groningue M.DC.LXIX, in-18.
(2) «Paiipeies leprosi et de eâdeni infirmitate delenli, seu eoiura numeri, propè
Reulam in quadam domo commoranles. » Lettre de l'évêque de Bazas, dans Arch.
Hist. de la Gironde, T I^r, P. 51 7.
- 206 —
tonneliers. Voilà donc le nom de cacous un peu altéré, lequel
est donné aux voisins d'un hôpital de lépreux et séparé comme
un corps particulier du reste de la ville où ils forment une petite
paroisse. » — Le dicton cité plus haut semble indiquer qu'il y en
avait aussi à Paray-le-Monial (département de Saône-et-Loire).
Peut-être faut-il ajouter l'Auvergne à la liste des provinces
qui ont eu leurs cagots, connus, en cette province, sous le nom
de Marrons. Toutefois l'identité de ceux-ci, tout à fait disparus
aujourd'hui, ne m'est pas démontrée. Dans les Alpes, au moyen-
âge, il y a eu aussi des gens connus sous le nom de Marrons,
Marrones, Marruci, sur lesquels Du Gange en son glossaire,
Ménage, en son dictionnaire étymologique, et surtout Moréri,
en son dictionnaire historique, ont réuni tout ce que l'on sait.
Le dictionnaire de Trévoux en fait aussi une courte mention.
Mais ces gens qui faisaient le métier de guider et de porter les
voyageurs dans les passages les plus dangereux des montagnes
en hiver n'avaient rien de commun par leur origine et leur situa-
tion avec les parias que nous connaissons. (Voyez Moréri au
mot Marrons).
Nous en dirons autant des Colliberts du Bas - Poitou que
M. F. Michel range parmi les cagots et qui forment, selon lu i
« un anneau nécessaire de cette chaîne d'émigrés et de proscrits
(espagnols) qui s'étendit autrefois depuis les Pyrénées jusque
dans le Maine et la Bretagne » {Races maudites t. ii p, 28).
Ces colliberts qui nous sont signalés dès le xi"^ siècle par Pierre
abbé de Maillezais (1), n'avaient aucune infirmité et se faisaient re-
marquer seulement par leur caractère farouche et leur vie un peu
sauvage. On a cru y voiries descendants des AgesinatesCamholectri^
peuplade celtique établie le long de la mer depuis les confins des
(1) Pétri Malleacensis libri duo, § 1, P- 223, t. H, de Novoe bibliothecoœ
rnanvscript. lib. Rerum aquitanicarum, par Philippe Labbe, in-fol. an 1657.
— 207 -
Santones iusque sur le territoire des Pidones, ou bien des Alains
rejetés dans les marécages du Bas-Poitou et de l'Aunis auquel ils
auraient donné leur nom. Ces coUiberts, dis-je, quels que soient
leurs ancêtres, me semblent se rattacher aux colliberti répandus
au moyen-âge en différentes provinces et sur lesquels M. Guérart
ajetélaplus vive lumière dans ses commentaires du cartulaire
de St-Père de Chartres. Il montre que les colliberts étaient des
hommes de condition — homines conditionales — • ni tout-à-fait
libres ni tout à fait serfs, comme l'avaient déjà dit du Gange et don
Muley, mais d'une condition intermédiaire. Ils formaient comme
un degré supérieur dans la hiérarchie du servage et, à l'époque
où celui-ci disparaissait graduellement, ils représentent une phase
d'évolution du système féodal, une transition entre le régime du
servage et celui de l'affranchissement complet.
Ils existaient en Angleterre sous le même nom et en Navarre
sous celui de collazos (1). L'étymologie de leur nom paraît être
celle de cum Uherti. — Ceux de Maillezais vivaient dans un
état d'indépendance farouche, ce qui a fait croire à M. Massiou
que c'étaient des serfs fugitifs du nord de la Loire qui étaient venus,
au viii^ siècle, chercher un refuge dans les halliers marécageux
des bords de la Sèvre où ils formaient comme une colonie de serfs
marrons (2). Quoiqu'il en soit de cette opinion, qui du reste est
vraisemblable, ces colliberts n'ont jamais été soumis aux règle-
ments humiliants, ni aux mesures de précaution dont les ca-
gots ont été l'objet. — On a cru reconnaître leurs descen-
dants les huttiers et cabaniers de la Vendée et de l'Aunis qui,
jusqu'au commencement de ce siècle, menaient à peu près la
(1) Cf. A gênerai introduction ta doomsday book by sir Henry Ellis, t. I«f.
Covanubias : Tesoro de la Icngua castellana, à ce mot.
Le fuero de Navarra leur consacre plusieurs articles, soit sous le nom de
collazos, soit sous le nom âe pecheros.
(2) Histoire politique ^ civile et religieuse de V Aunis, Paris, 1838,
Les nègres marrons en ont fait autant au Brésil et à Cuba.
— 208 —
même existence misérable et isolée que les pêcheurs du temps de
l'abbé de Maillezais. Du reste, ils sont aujourd'hui complètement
fondus avec le reste de la population.
Pour en revenir à nos cagots, nous rappellerons la relation
intime qui existe entre les parias de différentes provinces connus
sous des noms analogues et assujettis aux mômes traitements.
Des recherches plus étendues en feront peut-être découvrir
ailleurs. En tous les cas, nous espérons avoir assez fait pour pré-
venir l'objection qu'on aurait pu tirer contre notre sytème de
l'existence des cagots en un seul coin du territoire français.
On voit qu'ils étaient beaucoup plus répandus qu'on ne le croit
généralement.
La lèpre blanche a affecté plus particulièrement les provinces
de l'Ouest, et comme elle est infiniment moins grave que l'élé-
phantiasis, il n'est pas étonnant que le mal ait fini par s'user,
et que ses victimes aient laissé des descendants sains ou à peu
près. Nous répugnerions à admettre que la descendance des
lépreux proprement dits ait pu se perpétuer jusqu'à nous dans
l'état où nous connaissons les cagots contemporains, sans presque
renouveler leur sang par des alliances étrangères ; tandis que nous
comprenons le fait, si les progéniteurs n'étaient que des ladres
blancs et de faux ladres. Or, de ceux-ci il y avait beaucoup.
Guillaume Bouchet nous en a touché un mot : A. Paré, dans ses
leçons de chirurgie, met les élèves en garde contre les super-
cheries et les erreurs diagnostic (1).
(1) Lisez : « Imposture d'un certain maraut qui contrefesait le ladre : »
Livre, ^9, Ch. 23 T. m, des Œuvres complètes. Edition Malgaigne.
Le for de la Basse-Navarre les condamnait à la peine du fouet, art. vi. Toute
persona qui contrefera esta lepros, no en estan, sera condamnât a esta fustigat
pcr l'cxécuto de la haut justicy publiquement et exemplairement. »
[Los fors et costumas deii royaume de Navarre deça-ports. Rubrica 34,
De qualitatz de personas.)
— 209 —
Mais les médecins eux-mêmes étaient quelquefois fort embarassés.
On conserve aux archives des Basses-Pyrénées une pièce de l'année
1330 portant les frais de voyage d'Adam de la Grève, trésorier de
Philippe et de Jeanne, roi et reine de Navarre, allant de Pampelune
à Chartres, à la maladerie de BeauUeu pour faire visiter Evrart,
tailleur de la cour, et savoir s il était ladre ou non (1). Cette inca-
pacité des hommes de l'art, en beaucoup de lieux, donna lieu au
quatrain satyrique que voici :
Homs qui ne set bien discerner
Entre santé et maladie,
Entre la grant mézellerie,
Entre la moyenne et la menre, (mineure) (2).
La généalogie des cagots étant bien établie, étant connus aussi
la croyance générale à l'hérédité de la lèpre et l'ostracisme dont
les familles de lépreux étaient frappées par l'opinion, voire même
par les coutumes provinciales; nous ne trouvons plus aucune
difficulté à comprendre comment ils ont formé une caste à part,
comment dans cette caste il se trouvait des gens capables d'entre-
prendre des travaux manuels et d'exercer diverses industries. En
outre, les préjugés du vulgaire à leur égard n'ont plus de secrets
pour nous. Cette fameuse conformation de l'oreille que M. Topinard,
auteur d'un récent manuel d'anthropologie, accepte encore comme
un trait caractéristique des cagots modernes, se rattache tout
simplement à ce signe de lèpre donné par Paré : « 3" Ils ont (les
, lépreux) les oreilles rondes par la consomption de leur lobe et
partie charnue. »
Les cagots ont été accusés d'être hypocrites, rusés, fourbes,
(1) Archives des Basses-Pyrénées. E. 5i9. — La léproserie de Chartres cons-
truite au xiie siècle était l'une des plus renommées de l'Europe pour ses bâtiments
et pour l'habilité de ses médecins.
(2) Chssaire de du Gange. Mezellaria.
— 210 —
violents; autant en disait-on des lépreux. « Le douzième signe
équivoque regarde les mœurs, lesquelles suivent volontiers la
température et composition du corps, suivant Galien. Or, pour
autant que l'humeur prédominante est une atrabile aduste, les
songes des ladres sont paoureux et espouvantables et la plupart de
leurs actions en veillant ne sont que ruses, tromperies et délo-
yauté : qui est cause que bien souvent, ils se ruent sur le peuple
sain malicieusement. » L'auteur ajoute judicieusement. « Il est
vrai qu'on ne laisse pas de voir autant d'habilité, perfidie et
déloyauté, voire plus grandes en beaucoup de personnes saines» (1).
Les cagots passaient et passent encore pour lascifs. C'est un au-
tre signe équivoque de lèpre pour Gui de Ghauliac, Paré, Guil. des
Innocents et consorts qui en parlent avec plus de crudité et moins
d'esprit que Guil. Bouchet.
« Les ladres, dit celui-ci, ont plus de plaisir aux femmes que les
autres à cause de la chaleur estrange qui les brûle par le
dedans : à cette cause plusieurs femmes ayant eu affaire à des
ladres ont souhaité que leurs maris le fussent » (2).
Maintenant, rappellerons-nous l'identité ou l'extrême analogie
des règlements de police appliqués aux cagots et aux lépreux ?
Les lépreux étaient tenus à vivre écartés des personnes saines
— les cagots aussi.
Il leur était interdit de marcher déchaussés dans les rues.
- Une ordonnance des jurats de Moumour (1471), le défendit aux
chrestiaas du dit lieu et les Etats du Béarn prétendirent le dé-
fendre à tous ceux du pays.
Les lépreux devaient porter une cape rouge — les cagots une
pièce de même couleur sur leur casaque.
(<) Examen des éléphantiques ou lépreux. (Des signes de lèpre et première-
ment des équivoques) par Guillaume des Innocents, chirurgien natif et habitant de
Toulouse : à Lyon, Tnomas Soubron. 1595.
(2) Op. cit. xxvie série, Des ladres et mèséaux.
— 211 —
Aux uns et aux autres il fut défendu de porter des armes.
Les lépreux n'étaient point admis à ester en justice — les cagots
ne l'étaient que dans des cas et à des conditions exceptionnels.
Les lépreux étaient exemps de taille — les cagots pareillement.
Les uns et les autres relevaient de l'autorité ecclésiastique au
temporel comme au spirituel.
Nous ne poursuivrons pas plus loin ce parallèle dont tous les
éléments ont déjà passé sous les yeux du lecteur et qui n'a plus
lieu de nous étonner depuis que nous connaissons l'origine des
cagots et de leurs congénères.
On comprend aussi pourquoi nous avons fait précéder l'histoire
des cagots d'un chapitre sur les lépreux.
DEUXIÈME PARTIE
LES BOHEMIENS
CHAPITRE PREMIER
SUR L'ORIGINE DES BOHÉMIENS
Les parias dont il nous reste à nous occuper n'ont absolument
rien de commun avec les précédents. — Etrangers par la langue
et par les mœurs, mis au ban de la société pour leurs méfai'S, ils
sont restés jusqu'à ce jour des déclassés. —Les cagots, au contraire,
séparés de la société par mesure d'hygiène d'abord et par le pré-
jugé ensuite, ont repris leur place parmi leurs compatriotes dont
ils n'ont jamais été que les victimes, tandis que les autres en
étaient et en sont restés jusqu'à certain point les ennemis.
Bien que nous n'ayons pas l'intention d'écrire une histoire géné-
rale des bohémiens, nous croyons cependant devoir faire précéder
notre étude de quelques considérations sur l'origine de ce peuple,
d'après les données récentes de la linguistique et de l'ethnographie.
Jusqu'à la fin du siècle dernier oii parut le livre de Grellmann (l),
on n'avait que des conjectures sur l'origine des bohémiens. Les
idées les plus baroques avaient trouvé du crédit et les suffrages
des gens instruits se trouvaient partagés entre des hypothèses dé-
nuées de fondement.
A cette époque, Grellmann rassembla un nombre assez considé-
rable de mots bohémiens et il trouva que le tiers environ était
hindou. Rapprochant alors la construction grammaticale de la
langue bohémienne de celle des idiomes de l'Inde, il y trouva une
{^') Hist. des hohétnien^ \>av H. M. '; G-ellniann, !nd. pai' M. J à Paris,
1810, 1 vol in-8o — Cette version française a été précédée de deux éditions alle-
mandes de 4 783 et 1787.
— 210 —
analogie non moins frappante et en conclut que les bohémiens
étaient venus de ce pays. — Il alla plus loin encore, car, en cher-
clii'Ht purtui lo- piinci();iux dialectes de l'Hindoustan celui qui
aviiii ié plus dv' rapport avec la langue parlée par les bohémiens,
il s'arrêta ù celui de Surate au N. 0. de l'Inde. C'était approcher
singulièrement du premier coup de ce qui parait être aujourd'hui
la vérité.
En efïet, des travaux considérables, entrepris depuis lors dans la
même direction, ont fixé le berceau des nomades connus dans les
divers pays de l'Europe sous les noms de Zincani^ Zigueuner ,
Tchinguiânés , Tziganes, Gypsies, Gitanos , Bohémiens, chez l'an-
cienne tribu des Djatt ou Jatt, établis près de l'embouchure de
rindus, dans le pays désigné aujourd'hui, comme le fleuve, par le
nom de Sind (1).
Cette solution du problème entrevue dès 1849 par Bataillard ,
chez les vieux annalistes arabes et persans, a été étayée par les
travaux postérieurs de Trumpp et de Burton (2) sur les idiomes du
bas Indus. On a trouvé beaucoup de rapport entre la langue du
Sindh ou des Djatt et les difl"érents dialectes bohémiens, partout
semblables au fond , quoique diversifiés par des emprunts et des
altérations dus aux milieux ethniques où ils ont été et sont aujour-
d'hui parlés. — Pott affirme l'unité fondamentale des dialectes
divers parlés par les bohémiens en tant et tant de contrées des
trois continents, et il ajoute : « Cette langue ne sort point de l'égyp-
(1) Paul Bataillard : Mcmoires sur l'origine des bohémiens publiés en \%H-
1849 (dans la Bibliothèque de l'école des chartes et en 1871-1875, dans la
Revue critique. 2"= mémoire in-8o de 48 p., tirage à part, 1849, chez Franck, &
Pans. « Nouvelles recherches sur V apparition des bohémiens en Europe. »
V. aiis>i f'uliclin de la Soiiélé d'anthropologie (Séance du 19 fév. 1874.)
Sur l'état actuel lU' la question des affinités du bohémien avec les langues
de rinde.
(2) Sind and the races that inhabit the valley of Indus, par Burton,
1871. Gramniar of the sindhi language, i872, par Trumpp.
— 217 —
tien, elle n'a certainement pas sa racine ailleurs que dans les
idiomes populaires du Nord de l'Inde occidentale, en sorte qu'elle
peut, malgré son extrême abâtardissement et son abjection, se
vanter quoique timidement d'être en rapport da parenté avec le
sanscrit » (1). Telle est la conclusion unanime des philologues •
tous affirment que la langue bohémienne est fille du sanscrit et
sœur des idiomes néo-indiens qui en dérivent, comme les langues
romanes dérivent du latin.
De Goëje, prenant la question des mains des philologues,
essaie de la conduire un pe.u plus loin par la voie historique.
Il cherche les traces que les tribus du bas Indus et leurs descen-
dants supposés ont pu laisser dans les chroniques musulmanes.
D'abord il note qu'en Syrie les bohémiens sont appelés Zatt et Zott,
forme arabisée de l'indien Djatt.
Vers l'embouchure de l'Indus, dit-il, demeuraient , suivant les
plus anciens géographes et chroniqueurs arabes, des tribus des-
cendues de Cham qui vivaient de l'élève des troupeaux et de pira-
terie. Elles repoussèrent les premières invasions des Arabes dans
leur pays, mais bientôt s'unirent h eux sous Wâhd I". Cependant
leur caractère et leurs mœurs vagabondes faisant d'elle des alliés
peu sûrs , vers l'an 710, on en déporta une partie sur les bords du
Tigre, dans le Koursistan. De là, quatre ans plus tard, Wâlid et,
6 ans après celui-ci , Yézid II , firent transporter un certain nombre
de ces Zatt vers Antioche et Mopsueste, avec leurs bufles. Un siècle
plus tard , en 820, on retrouve ce groupe principal en révolte
ouverte contre les princes arabes, et ce n'est qu'en 834, après une
lutte .sanglante, que le général du prince Motaçem put les réduire.
Trois jours de réjouissance célébrèrent à Bagdad une victoire
chèrement achetée, et dont 27,000 prisonniers, hommes, femmes
et enfants, relevaient l'éclat. On les déporta d'abord à Khànikin au
I j Die Zigueuncr in Eurupa und Abien, T. I""" !\ \o, par Potl. 2 vu), in-8'.
— 218 —
N.-E. de Bagdad, puis à Ainzarba en Syrie. En 855 enfin, les gens
de Roum (les Byzantins) attaquèrent et prirent Ainzarba et emme-
nèrent les Zatt avec tous leurs biens. Telle est donc la date posi-
tive où les bohémiens furent introduits sur le territoire de l'empire
Byzantin.
Ceux de cette race qui continuèrent d'habiter leur pays d'origine,
dans le delta de l'Indus, restèrent tranquillesjusqu'à Mahmoud le
Ghaznévide, ([ui punit exemplairement les brigandages qu'ils exer-
çaient contre son armée et soumit Mançourah. Près de quatre siècles
plus tard Timonr (Tamerlan) dirigea également une expédition
contre ces pillards et se vante, dans ses mémoires, d'avoir délivré
le pays de leurs rapines. Au témoignage d'EUiot, ils forrment
encore maintenant les 2/5 de la population du Pendjab et la majorité
de celle du Sindh ; et c'est leur langue Sindhi ou Djatt qu'a étudiée
Trumpp(l).
M. de Goeje a laissé à d'autres le soin de suivre la piste des bohé-
miens après leur introduction sur le territoire Byzantin.
Les philologues s'étaient appliqués avec trop de bonheur à la
découverte des origines bohémiennes pour ne pas être tentés d'ap-
pliquer leur merveilleux instrument de recherche à l'itinéraire de
la même race après son exode.
Un homme qui a passé vingt-cinq ans de sa vie parmi les bohé-
miens de toutes les contrées de l'Europe, Georges Borrow, expose
ainsi le fruit de son expérience en cette obscure matière. — « Le
langage des BomanitsJiel ou Zinùali , comme s'appellent eux-
mêmes les bohémiens, est partout le même au fond, quoique plus
ou moins corrompu par des mots empruntés aux différents pays
où ceux qui s'en servent ont pénétré. Un trait à noter est le nombre
(1) De Goeje, Contribution à l'histoire des Tsiganes. — Extrait des
mémopes de l'Académie des sciences d'Amsicrdam 187.5, par Funian. R<^vue criti-
ijiu:, :22 iiiii 1875.
\
— 219 —
considérable de mots slaves qui s'y trouvent mêlés, qu'il soit parlé
en Espague, en Allemagne, en Angleterre ou en Italie ; ce qui nous
mène à conclure que ce peuple, dans sa route d'Orient en Occi-
dent, a traversé en corps compacte quelque contrée de langue
slave. Cette région, je n'hésite pas à l'affirmer, doit avoir été la
Bulgarie, où ils ont dû s'arrêter un long espace de temps et oîi l'on
en trouve encore un grand nombre à cette heure. — Un autre trait
remarquable de la langue tzigane est l'accession d'un nombre, au
moins aussi considérable , sinon plus, de mots helléniques. Même
nous savons qu'à une certaine époque , le groupe espagnol , sinon
le reste de la nation tzigane, comprenait la langue grecque moderne
et qu'ils en usaient quelquefois , en outre de leur dialecte propre,
un siècle au nioins après leur arrivée en Espagne, puisqu'il y
avait encore quelques sujets qui le comprenaient aussi tard qu'en
l'année 1540. — Où avaient-ils appris ce langage? Peut-être en
Bulgarie dont les deux tiers de la population professent la religion
grecque, ou plutôt en Roumanie où le dialecte hellénique est géné-
ralement compris.
« Que ce langage leur fut intelligible en l'an 1540, nous en avons
pour garant un savant hors ligne de cette époque, Lorenzo Palmi-
reno , valencien de naissance et professeur de grec à l'Université
de Sarragosse. Cet homme qui nous a laissé un ouvrage remar-
quable intitulé : « El stiuUoso cortesano » était un connaisseur
émérite en grec ancien et moderne, et c'est lui-même qu'il met en
scène avec les (jitanos dans le passage suivant de son livre imprimé
à Alcala en 1587.
« Qu'est-ce que les Gitanos ? Je réponds un peuple vil qui
apparut d'abord en Allemagne où on leur donna le nom de Tar lares
et de Gentils, en 1417, et en Italie où on les appela Ciani. Ils préten-
dent venir de la Basse-Egypte et errer pour leur pénitence et ,
comme preuve, ils montrent des lettres du roi de Pologne. Mais
— 220 —
ils mentent, car ils ne mènent pas une vie de pénitents mais bien
de voleurs et de chiens. Une personne instruite (l'écrivain lui-
même) parvint , en l'année 1540 , à se faire montrer l;i lettre du
roi et il vit que le temps de leur pénitence était déjà expiré. Il leur
parla en langue égyptienne et ils répondirent que, comme il y avait
longtemps qu'ils étaient partis del'Egypte, ils ne comprenaient plus
cette langue. Il leur parla alors en grec vulgaire tel qu'il est usité
dans la Morée et l'Archipel; (luelques-uns comprirent , d'autres
non; de sorte que, comme ils ne comprenaient pas tous, nous pou-
vons conclure que la langue dont ils se servent n'est qu'un jargon
imaginé par des voleurs dans le but de masquer leur propos,
comme l'argot des gueux. » (1)
Pour un savant, cette conclusion n'est pas forte; car, de ce que
ses interlocuteur^ne comprissent pas tous le grec, il ne s'en suit
pas que leur propre idiome fut un jargon imaginé tout exprès
pour cacher leurs plans de rapines en leur permettant de commu-
niquer entr'eux sans être compris des autres. D'ailleurs , le fait
capital est que quelques-uns comprenaient le grec moderne.
Des études toute récentes n'ont fait que confirmer les vues
émises par Borrow, en 1842. M. Miklosich , dans un article lu à l'Aca-
démie impériale de Vienne le 21 février 1872 « sur les dialectes et
les migrations des bohémiens d'Europe, » relève un certain nombre
de mots grecs et slaves dans la langue des gitanes d'Espagne et
conclut ainsi : « Donc , d'après le témoignage de leur dialecte ,
lesbohémiensespagnols ont vécu parmi les grecs et les slaves du Sud.
et , dans leur passage du S.-E. au S.-O. de l'Europe, ils n'ont fait
chez aucun peuple un séjour assez long pour s'approprier des élé-
ments de sa langue. Mais, ajoute-t-il, ce qui est vrai pour ce groupe
l'est également pour tous les autres groupes dans lesquels se
décomposent les bohémiens d'Europe ; en sorte que nous sommes
(I) The Gijpsies in Spain, bv Gsorges Borrow. New édition. Loiidon 1869.
— 221 —
contraints d'admettre, dans le sens le plus large, pour antique
demeure de tous les bohémiens d'Europe un pays grec. Celui qui
tient compte des éléments bulgares juxtaposés aux éléments grecs
dans tous les dialectes bohémiens sera porté tout d'abord à penser
à l'ancienne Thrace. »
M. Miklosich partage les bohémiens d'Europe , d'après leurs
dialectes, en douze groupes et évalue leur nombre total à 600,000.
Il déclare insoutenable l'opinion qui fait arriver les bohémiens en
Europe vers le commencement du XV^ siècle, chassés de leur patrie
par Timour que nous appelons Tamerlan'; et aux arguments tirés
de la langue , il ajoute la mention de deux documents valaques de
1386 et 1387 , qui prouvent que dès cette époque ils habitaient la
\alachie (1).
Bataillard a démontré qu'ils vivaient à l'état d'esclaves dès le
milieu du XIV* siècle , en ce pays et en Crète. Mais il fait remon-
ter leur arrivée dans les provinces danubiennes , en Thrace , et
dans les îles de l'Archipel , à une époque beaucoup plus reculée»
antérieure même aux temps homériques , car leurs ancêtres ne
sont ni plus ni moins, suivant lui , que les Sigynes de la Thrace et
les Sinties de Lemnos, qu'Homère appelle les favoris de Vulcain,
parce qu'ils étaient adonnés au travail des métaux.
Malgré tout son talent, M. Bataillard ne nous a pas encore con-
vaincu que les chaudronniers bohémiens puissent faire remonter
aussi loin leurs titres de noblesse. Nous ne voyons pas encore non
plus de preuves convainquantes que les Sybilles de l'antiquité en
Thrace , en Asie-Mineure, en Egypte et en Grèce fussent des tzi-
ganes (2). Mais M. Bataillard n'a pas dit son dernier mot, et l'on peut
attendre beaucoup d'un chercheur aussi persévérant. Qui sait s'il
n'arrivera pas à rattacher la grande émigration des tribus rive-
(\) Revue critique, Ve année, II" scmestie.
(2) Sur les origines des bohé.niens par Paul Bataillard, no» 39, AO, 4<
de la Revue critique, 1875, II* semestre.
— 22? —
raines du delta de l'Indus vers l'Occident aux luttes mystérieuses
qui ont suivi l'invasion des Anus descendus des montagnes de
l'Hindoukosch et dont les livres des brahmanes ont transmis jusqu'à
nous en écho incertain ?
« Je ne puis douter, dit-il , que les Tzigannesne soientdes Chamites
et plus particuhèrement des Couschites (jui auraient vécu sous les
Aryas dans la région de l'Indus assez longtemps pour perdre leur
langue et en adopter une aryenne, mais dont les premières et proba-
blement les plus importantes émigrations vers l'Occident remon-
tent à une antiquité très-reculée. »
11 ne sera peut-être pas inutile de rappeler au lecteur que les
Aryas à leur arrivée dans les belles vallées de l'Indus et du Gange
trouvèrent le pays occupé par des tribus de race brune que
leurs chants épiques conservés par les Brahmanes appellent
les Rackassas et les Nichadas, et que les ethnologistes désignent
par le nom de rameau proto-hindou ou dravidien. C'est ce peuple
conquis qui forme encore la masse de la population de l'Inde dans
la caste inférieure des Soudiaset dans la tribu non moins nom-
breuse et hors-caste des Parias. — Grellman, se fondant sur des
analogies de coutumes et de mœurs, faisait dériver de ces basses
classes les bohémiens d'Europe qu'il supposait avoir adandonné
leur patrie au commencement du XV* siècle (1). Il est certain
qu'on trouve encore dans l'Inde certaines tribus nomades, de la
classe la plus abjecte des parias, qui rappellent bien nos tziganes.
Vagabonds et filous , ils plantent leurs tentes là où le hasard les
conduit, mais toujours en dehors des villages dont ils sont mal vus.
Les hommes vendent quelques ustensiles de ménage et les femmes
tirent la bonne aventure sur l'inspection des linéaments de la main.
Quelques-uns sont charmeurs de serpents, vend'^Mrs de simples,
charlatans. D'autres, sans aucune industrie, se nourrissent de toute
(1) Op. cit. Cliap VI, r. 528.
I
- 223 -
espèce d'animaux immondes et de charrognes. « Enfin, dit l'abbé
Dubois, les mœurs, les habitudes et les usages de ces Koravers ont
le plus grand rapport avec ceux de ces bandes errantes connues
en Angleterre sous le nom de Gypsies, et en France sous celui
d'Egyptiens ou Bohémiens (1). Mais le langage dravidien de ces
tribus nomades du Deccan n'est pas de la même famille que
celui des tziganes cjui est aryen. Il y a tant d'autres castes nomades
et pillardes dans l'Inde qu'on n'aurait vraiment que l'embarras du
choix , si des analogies de mœurs suffisaient pour constater la
parenté. Les Sou/ialers ou Bandjaris qui font profession de marau-
deurs et d'espions et dont les femmes sont renommées pour leur
lubricité, se rapprocheraient davantage de nos bohémiens pour
les caractères physiques et la langue , car ils paraissent issus des
Mahrattes qui sont des aryans brims parlant le Pràcrit, dialecte
très-voisin du Sindhi. M. Rousselet, voyageur dans l'Inde, trouve
une ressemblance frappante entre les Bandjaris et nos Tsiganes.
La seule étude comparative de crânes qui ait été faite , tend
à confirmer les données delà philologie. En effet Koperniçki, en
comparant une série d'une soixantaine de crânes tziganes et
hindous, leur a trouvé des rapports de contbrmation frappants ;
mais c'est avec les crânes hindous des basses classes, au teint brun ,
au h'ont étroit et légèrement fuyant, dénotant une certaine acces-
sion de sang dravidien qu'il y a le plus de similitude , comme il y
a le plus de ressemblance ciiez les vivants ([-!}. Les bohémiens ont,
à peu près, les traits des Européens , mais ils sont beaucoup plu^
bruns. Parmi les sujets dont j'ai noté le teint, en le rapprochant du
tableau chromatique de la société d'anthropologie, je trouve, dans
mes notes, les n°^ 28, 37, 22 ; trois gradations dont la première
(l) Mœurs, institutions et cérémonies des peuples de l'Inde par l'aiibé
DiiÎMjis, uiissioniidirc. T. I"' P. 73 — 2 vol. in-8" f'ari.s, 18io. Imprim. roy.
(iJ) Cf. Revue d'Antropologie, vol. H, P. 161.
— 224 —
représente la teinte du chocolat, la deuxièma celle du café légère-
ment torréfié , la troisième celle du vieux parchemin. Qui ne serait
après cela de l'avis du poète persan Ferdouzi cité par Borrow :
« Avec ce qui est sale par nature, point de ressource ; vous auriez
beau le laver que vous ne rendriez pas le bohémien blanc. »
En résumé, les témoignages concordants de la linguistique et de
l'anthropologie semblent démontrer que les bohémiens sont sortis
de l'Hindoustan longtemps après la conquête aryane (1). Quant à
fixer d'une manière précise le lieu de leur berceau et l'époque de
leur exode, nous n'avons pour cela que des données très-incom-
plètes. Peut-être y a-t-il eu plusieurs émigrations et de plusieurs
sources, car il est à peine admissible qu'un peuple de plus d'un
million d'âmes dispersé aux quatre vents sur la surface du monde
et qui plante ses tentes depuis les régions glacées de la Sibérie
jusqu'aux sables brûlants de ^Eg^^pte, que dis-je, jusqu'au milieu
des forêts vierges du Brésil, soit sorti tout entier des 27,000 dé-
portés byzantins du JX* siècle, dont parle M. de Goèje.
Si l'on n'est pas d'accord sur la date de l'arrivée des bohémiens
dans l'Orient de l'Europe , que les uns fixent à l'aurore des temps
modernes, tandis que d'autres la reculentjusqu àun temps immé-
morial, à l'âge du bronze (car M. Bataillard fait honneur à nos
Tziganes de l'introduction de ce métal en Europe), on s'accorde du
moins à placer leur apparition dans les divers Etats de l'Occident
dans le courant du XV'' siècle.
Il est question d'eux en Allemagne dès l'année iMl. Un an après,
on les trouve en Suisse et en 1422 en Italie. En 1447, ils font leur
apparition en Catalogne (Espagne). Le 11 juin de celte année-là, fit
son entrée dans Barcelone une troupe commandée par des chefs
(1) Nous disons « longtemps après la conquête aryane y> puisqu-ils parlent
un dialecte néo-indien et que ces dialectes son( dérivés de ia langue qne parlaient
les arvas : le sansciit.
I
— 225 —
qui prenaient les titres de duc et comte et qui avançaient les mêmes
impostures qu'en France d'où ils venaient probablement (Fr. delà
Penya, A^inales de Cataluna). Il est vraisemblable que c'est de là
qu'ils se répandirent dans le reste de la péninsule , car ce n'est
qu'en 4499 qu'il est question d'eux pour la première fois dans le
royaume de Castille et Léon. Cette mention se trouve consignée
dans un édit de Ferdinand et d'Isabelle expédié de Médina del
Campo, en 1499, contre « les Egyptiens et chaudronniers étran-
gers, E^ip/ianos y calderos ej-irangreros. » Il leur est enjoint de se
fixer dans les villes et villages et d'y chercher des maîtres sous
lesquels ils auront à servir pour leur subsistance ; faute de quoi
ils devront vider le royaume dans le délai de soixante jours. -—
L'apparition des bohémiens en France est mieux établie que partout
ailleurs dans le passage suivant de Pasquier :
a Vers quel temps un tas de gens vagabonds que les aucuns
nomment Œgyptiens, les autres Bohém,iens , com,mencèrent de
rôder en France.
« Il est tombé un vieux livre entre mes mains en forme de papier
journal par lequel un théologien de Paris , soigneux de recueillir
les choses qu'il voyait, nous rédigea dihgemment par écrit tout ce
qui advint de son temps , spécialement dans la ville de Paris , de
l'authorité duquel je me suis aidé en quelques endroits de cette
œuvre. Mais je veux maintenant insérer tout au long et transcrire
de luy mot-à-mot certain passage par lequel on peut aisément
voir de quel temps ces Œgyptiens que nous voyons encore voyager
par la France, commencèrent à y entrer et quelle feuille ils don-
nèrent à leur pèlerinage.
« Le dimanche d'après la mi-aoûst (dit-il), qui fut le dix-sep-
tième jour d'aoûstl427, vinrent à Paris douze tenanciers comme
ils disaient, c'est à savoir un duc, un comte et dix hommes tous à
cheval et les quels se disaient très-bons chrestiens et estaient de
— 226 —
la Basse-Œgypte et encore disoient que n'ovoil pjis grand temps
que les chrestiens les avoient subjuguez et tout leur pays et tous
fait chrestienner ou mourir ceux qui ne vouloient estre. Ceux qui
furent baptisés , furent seigneurs du pays comme avant et promi-
rent d'estre bons et loyaux, et garder foy à Jésus-Christ jusques h
la mort et avoient Roy et reyne dans leur pays. Item, vray est,
comme disoient, qu'après aucun temps qu'ils orent pris la foy chres-
tienne les Sarrazins les vinrent assaillir. Quand ils se virent comme
pou fermes ennostrefoy, à trespou d'achoi.son sans endurer guère
les guerres et sans faire le devoir de leur pays defîendre que très-
pou, se rendirent à leurs ennemis et devindrent sarrazins (1)
comme devant et renoncèrent à J.-C. — Item , il advint après que
les chrestiens, comme l'Empereur d'Allemagne et autres sieurs
quand ils sçorent qu'ils orent ainsi faussement laissé nostre foy et
qu'ils estoient devenus sitost Sarrazins et idolâtres leur coururent
sus et les vainquirent tantôst comme cils qui cuidoient qu'on les
laissât en leur pais comme à l'autre fois pour devenir chrestiens.
Mais l'Empereur et les autres seigneurs par grande délibération de
conseil dirent que jamais netenraient terre en leur pays si le pape
ne le consentoit, et qu'il convenoit que là allassent au Saint-
Père à Rome : et là allèrent tous , petits et grands , à moult grand
peine pour les enfants. Quand là furent , ils confessèrent en géné-
ral leurs péchez. Quand le pape ot oïiye leur confession , par
grande délibération de conseil , leur ordonna en pénitence d'aller
sept ans en suivant parmi le monde , sans coucher en liet et pour
avoir aucun confort pour leur despense ordonna que tout évesque
et abbé partant crosse leur donneroit pour une fois dix livres tour-
nois ; et leur bailla lettres faisant mention de ce aux prélats de l'é-
glise et leur donna sa bénisson, puis se départirent et furent cinq
(1) C'est-k-dire payens. Du temps de Pasquier le mot de sarrazin était encore-
synonyme de payen, quoiqu'on l'appliquât plus souvent aux musulmans.
— 227 —
ans par le monde avant qu'ils vinssent à Paris. Et vinrent le dix-
septième jour d'aoûst l'an 1427 , les douze devant dits, et le jour
Saint-Jean Décolace vint le commun. Lequel on ne laissa point
entrer dans Paris mais par justyce furent logés à la chapelle Saint-
Denys et n'estoient point plus en tout, d'hommes, de femmes
et d'enfants de cent ou six vingt, ou environ. Et quant ils se parti-
rent de leur pays ils estoient mille ou douze cent. Mais le reme-
nant estoit mort en la voye.
« Item, a'^ant ils furent à la chapelle on ne vit oncques plus grande
allée de gen.^ à la bénisson du lendit , que là alloit de Paris, de
Saint-Denys et d'entour Paris pour les voir. Et vray est que le
plus et presque tous avoient les oreilles percées et en chacune
oreille un annel d'argent ou deux en chacune, et disoient que
c'estoient gentillesses en leur pays. Item, les hommes étoient
très-noirs , les cheveux crespés , et les plus laides femmes que
l'ont peut voir et les plus noires ; toutes avoient le visage déployé,
cheveux noirs comme la queue d'un cheval; pour toutes robes
une vieille flossoye très-grosse , d'un lien de drap ou de corde
liée sur l'espaule et dessus un pauvre roquet ou chemise pour
parement , bref, c'estoient les plus pauvres créatures que l'on
vit oncques venir en France d'aage d'homme, et néantmoins
leur pauvreté , en leur compagnie avoit sorcières qui regardoient
ès-mnins des gens et disoient ce qu'advenu leur estoit ou à
l'advenir , et mirent contens en plusieurs mariages : car elles
disoient « ta femme fa fait coup. » Et qui pis estoit en parlant
aux créatures par art magique ou autrement par l'ennemy d'enfer
ou par entrejet d'habileté faisoient vuider les bourses aux gens et
les mettoient en leurs bourses comme on disoit. Et vraiment j'y
feus trois ou quatre fois pour parler à eux , mais oncques ne m'a-
perçeu d'un denier de perte , ne les vey regarder en main. Mais
ainsi le disoit le peuple partout : tant est que la nouvelle en vint
— 228 —
à l'évesque de Paris, lequel y alla et mena avec lui un frère pivs-
cheur nommé le petit Jacobin , leiiuel par le commandement de
l'évesque fit là une belle prédication, en excommunianttous ceux et
celles qui se foisoient et qui avoient cru et montré leurs mains ;
et convint qu'ils s'en allassent, et se partirent le jour de nostredame
en septembre et s'en allèrent vers Pontoise.
Duquel passage nous pouvons aisément tirer , qu'auparavant ce
voyage les parisiens n avoient été repeu de telles manières de gens,
lesquels jusqu'à nous ont continué successivement et de main en
main leurs voyages sous ombre de leurs pénitence à mon jugement
fabuleuse.. Et est une chose estrange que ces misérables voyageurs
sans assurance de feu et lieu font une perpétuelle profession de
mendicité , de larcin et d'oisiveté, et encore plus estrange qu'au
veu et sçeu de nos magistrats ils ont rôdé en France par l'espace
de cent ou sixvingt ans et plus, sans avoir autre adveu de leur
pénitence sinon celuy que par une sotte renommée ils avoient
imprimé depuis ce temps-là dans nos testes, disant que ces sept ans
de pénitence qui furent ordonnés aux premiers alloient de succession
en succession. Toutefois de nostre temps, par l'édit des estats
tenus à Orléans et publié le 3 septembre 1561, il fut pourveu à cet
abus ; pour autant que par l'art. 103* de cet édit il fut conjoint à
tous officiers du roy faire commandement à tous bohémiens ou
œgyptiens de vider dans deux mois le royaume à peine des galè-
res et de punition corporelle » (1).
On voit que les bohémiens se sont révélés en maîtres ès-arts
de fourberie dès leur arrivée en Europe. — Avec cet instinct qui
leur est propre, ils virent de suite par quelle voie il leur serait
(-1) Les recherches de la France, d'Estienne P«squier, conseiller et advocat
général en la Chambre des comptes de Paris. — Infolio, liv. IV. Ch. 19, Paris, M.
DC. LXV. Du Gange {Glossarium, au mol Œg y ptiaci) , dit que Pasquier a em-
prunté ce récit aux Ephémérides parisiennes du temps de Charles VI
et Charles Vil, qui ont été publiées depuis lors.
— 229 —
plus facile de capter la bienveillance des populations, en abusant
de leur crédulité. Seulement ils varièrent dans leurs impostures,
parce qu'ils éprouvèrent sans doute le besoin d'accommoder l'appât
aux goûts plus ou moins grossiers de leurs auditeurs. C'est ainsi
qu'ils racontaient que Dieu lui-même leur avait imposé ce pèle-
rinage en châtiment du péché que leurs pères avaient commis en
refusant de recevoir l'enfant Jésus lors de la fuite en Egyte. D'autres
fois ils prétendaient avoir été les instruments du crime d'Hérode dans
le massacre des innocents. — Gomme ces péchés dataient de loin,
qu'ils n'en étaient pas directement les fauteurs et qu'ils en faisaient
d'ailleurs pénitence , on les recevait en pitié et on leur passait les
larcins qu'ils commettaient dans leur pèlerinage. Le plus admi-
rable est qu'il se trouva des princes assez dénués de sens commun
pour donner dans le piège et leur fournir des lettres munies de
leurs sceaux, pour sauf-conduits. Munster, en sa Cosmographie,
affirme avoir vu une telle lettre de l'empereur Sigismond.
Voici son récit très-important comme émanant d'un témoin
presque contemporain de l'entrée des bohémiens en Allemagne.
Je le traduis du latin. « Dans le cours de l'an de J.-C. 1M7, parurent
pour la première fois en Allemagne des hommes horribles pour
leur noirceur* brûlés par le soleil, immondes dans leur vêtement,
sales en toutes choses, adonnés au vol , surtout leurs femmes qui
font vivre les hommes de leurs pilleries. On les appelle Tartares
ou Gentils, en Italie Ciani. ils ont à leur tête des hommes qui se
distinguent par leur costume et par les titres de ducs , comtes,
chevaliers, et qui nourrissent des chiens de chasse à la façon des
nobles. Ils changent souvent de chevaux, mais le gros de la troupe
marche à pieds. Les femmes sont portées sur des juments avec les
entants et les ustensiles. Ils colportent des lettres du roi Sigismond
et de quelques autres princes pour qu'il leur soit permis de passer
sains et saufs par les villes et les provinces. Ils prétendent courir
15
— 230 —
le monde pour pénitence et être sortis de l'Eg^^pte mineure. Mais
ce sont là des fables. L'expérience démontre que cette espèce de
gens née dans le vagabondage et vouée à l'oisiveté ne connait
aucune patrie, mais parcourt les provinces en vivant de maraudes,
comme des chiens. Ils n'ont aucune religion, quoique parmi les
chrétiens ils aient l'habitude de faire baptiser leurs enfants. Ils
vivent au jour le jour, passant de province en province, divisés en
beaucoup de bandes, de façon à ce que les mêmes ne reviennent
qu'à de longs intervales dans les mêmes lieux. Ils accueillent ça
et là des mauvais sujets des deux sexes qui se mêlent à leur com-
pagnie, et forment cette étonnante tourbe humaine, parlant toutes
les langues , vrai fléau des paysans dont ils pillent les chaumières
pendant que les maîtres sont occupés aux champs. Leurs vieilles
femmes s'adonnent à la divination et à la chiromancie , et tout en
proclament leurs oracles elles palpent avec une adresse mer-
veilleuse les bourses de leurs dupes et les vident
t Ily aenviron 26ansque, moi Munster, me trouvant à Heidelberg
j'eus accointance avec les chefs d'une de ces bandes et parvins à
me faire montrer des lettres qu'ils se vantaient d'avoir des Empe-
reurs. Nous en vîmes une , qu'ils disaient obtenue de l'Empereur
Sigismond , dans laquelle il était fait mention que leurs ancêtres
dans l'Egypte mineure, ayant un jour abjuré le christianisme pour
retomber en l'erreur des Gentils , mais étant revenu , au bout de
sept années, à récipiscence, il leur avait été enjoint pour pénitence
que chacune de leur famille errait de par le monde pendant un
égal nombre d'années et expierait ainsi dans l'exil le crime de leur
perfidie. Mais depuis lors le temps de leur pénitence a expiré et
cependant cette tourbe d'hommes ne cesse de vagabonder, de voler
de mentir et de tirer des augures » (1).
Un autre témoignage aussi précieux, parce qu'il est également
(1) Munsterus. Cosmographia, i lib. III, fol, 257.
— 231 —
contemporain, est celui d'Aventin , auteur bavarois de la fin du
XV* siècle, qui s'exprime ainsi: « A cette époque, une race d'hommes
de proie, tourbe et sentine de différentes nations, qui habite sur les
confins des Turcs et des Hongrois, et que nous appelons Zigreunes,
commença de parcourir nos contrées, vivant impunément de vol,
de rapines et de magie.
« Ils disent fallacieusement qu'ils sont originaires d'Egypte et
qu'ils ont été condamnés à un exil de sept ans en expiation du
péché commis par leurs pères qui avaient refusé de recevoir la
Vierge-Mère avec son divin fils , lors de la fuite en Egypte. Mais
ils mentent effrontément; car j'ai connu par expérience qu'ils par-
lent une langue vende (un des dialectes slaves) et qu'ils ne sont
que des traîtres et des espions. Et cependant une vaine supersti-
tion s'est emparée des esprits et les engourdit à tel point qu'on
considère comme criminel de leur faire violence et qu'on les
laisse voler, piller et tromper impunément (1). »
Cette plainte amère de l'auteur allemand n'est pas un écho isolé
dans ce temps d'ignorance où le seul titre de pèlerin, pour si
bizarre que fût le pèlerinage, en imposait à la crédulité des petits
et des grands au point de couvrir tous les méfaits. L'Italie n'était
pas plus favorisée , sous l'œil du pontife qui dispose des indul-
gences et devait savoir infailliblement à quoi s'en tenir sur les
mérites des pèlerins œgyptiens (2). On a même prétendu que
ces rusés hypocrites avaient été jusqu'à surprendre la bonne foi du
Saint-Père au point d'obtenir de lui des lettres de faveur par
lesquelles il leur était permis de parcourir sans être molestés, les
différentes contrées de l'Europe durant tout le temps que devait
durer leur pèlerinage (3). Mais un tel aveuglement de la part du
(1) Aventinus; Annales Boïorum lib. Vil, in-folio. Munich, <SS4, fol. 826,
(2) Cf. Muratori : Rerum itaiicarum, ad annum, 1422.
(3j Grellman, op. cit. P. 220, d'après Crusius, Wurstisen et Guler.
- 232 —
pape est à peine croyable. — Quand le Saint-Empire germanique
et l'Italie en étaient là, comment l'Espagne aurait-elle été plus éclai-
rée ? Hélas ! le témoignage de Martin del Rio ne laisse planer
aucun doute sur l'exploitation de l'Espagne par les mêmes impos-
teurs au XV' et XVI» siècles. Il se demande comment des princes
peuvent souffrir un pareil fléau au grand préjudice des |)aysans
et dit : « Si l'on tolère ces voleurs, il faut alors tolérer les autres,
ce qui est contraire à la loi divine et humaine. Surtout, tes magis-
trats ne devraient pas souffrir que ces vagabonds s'affilient partout
oli ils passent des sujets du roi et ceux-ci devraient être châtiés
sévèrement en même temps que ceux (]ui les reçoivent en leur
compagnie. Il est contre la raison d'entretenir au préjudice de
l'état desoisifsetdes vagabonds, etpartout où lajusticeesten vigueur
les magistrats doivent s'enquérir des moyens d'existence des gens,
car nul n'est censé vivre d'air. » A cet axiome indiscutable, notre
jésuite, grand connaisseur en fait de magie sur laquelle il a écrit
six livres, ajoute une imputation moins certaine. Il accuse les
bohémiens de joindre au vol la magie. « L'expérience , dit-il ,
démontre que si quelqu'un tire en leur faveur d'un sac ou d'un coffre
une pièce de monnaie, il arrive assez souvent que toutes les autres
qui sont dans le même sac ou le même coffre prennent le même
chemin que la première , ce qui est un 'maléfice évident. »
Comme son maître, Ignace de Loyola, il avait été militaire et
voici alors ce qu'il avait vu : « Quand je voyageais en Espagne,
dit-il , avec mon régiment , en l'année 158 i, une multitude de ces
bohémiens infestait les campagnes. Il arriva que pour la fête Dieu
ils demandèrent d'être admis dans la ville de Tolède pour danser
en l'honneur du Saint-Sacrement suivant l'usage local. Ce qui fû
fait : mais à midi il s'éleva un grand tumulte provoqué par les
filouteries de leurs femmes. Ils s'enfuirent dans les faubourgs
et se groupèrent du côté de Saint-Marc , où les chevaliers de
— 233 —
Saint Jacques ont une magnifique habitation et un hôpital , et
repoussèrent de vive force les agents de la justice qui essayaient
de les chasser. Soudainement je ne sais par quel pacte , tout ce
tumulte s'appaisa. La horde en question qui avait enrôlé beaucoup
d'Espagnols en différents bourgs de la Castille, avait pour chef un
soit-disant comte qui parlait aussi bien le Castillan qu'un natif de
Tolède. Il connaissait tous les passages des montagnes , tous les
chemins d'Espagne, même les plus scabreux et les plus difficiles,
la force de chaque population, les principaux habitants de chaque
ville et leur fortune. Rien de ce qui touche à l'état, pour si secret
que ce fut , ne lui était caché, et il ne faisait pas mystère de ses
connaissances mais s'en glorifiait au contraire. Pourquoi cet espion-
nage? Ne devrait-on pas le réprimer chez des étrangers quand
même ils seraient d'une vie irréprochable. »
Nous ne trouvons pas dans ces anecdotes le merveilleux que
l'auteur croit y voir mais nous y relevons plusieurs données impor-
tantes : la première c'est qu'à la fin du XVP siècle les bohémiens
étaient fort nombreux en Espagne malgré l'édit d'expulsion de
Ferninand et d'Isabelle, renouvelé par leur successeur; la
deuxième c'est qu'ils grossissaient leurs files par des recrues prises
dans la population indigène , ce qui est contraire à l'idée qu'on a
de leur isolement ; la troisième enfin que, dès cette époque, ils
étaient déjà très-familiarisés avec la langue et l'état du pays. La
facilité avec laquelle les bohémiens s'assimilent toutes les langues,
ne tient pas du prodige, comme le croit notre auteur qui voit de
la magie partout, mais est une disposition naturelle qu'ils parta-
gent avec les peuples slaves. « Outre leur jargon particulier que
les Espagnols appellent Ziriguenca et qui n'est compris que d'eux
seuls (continue Martin delRio), ils parlent presque toutesles langues
de l'Europe, allemand parmi les Allemands, françaisparmi les Fran-
çais, italien parmi les Italiens, etc., ce qui leur est nécessaire pour
— 234 —
espionner. C'est pourquoi l'empereur Charles V, par un édit de
d549, a ordonné que ces dangereux vagabonds, véritable excrément
des nations, fussent chassés de l'Allemagne comme des émissaires
envoyés par les Turcs pour trahir la chrétienté » (1).
Dès cette époque l'étoile des pèlerins égyptiens avait pâli,
quoiqu'ils imaginassent, pour entretenir la crédulité des fidèles, de
nouvelles impostures. Ainsi, quand on leur faisait observer que le
temps de leur pénitence était passé, ils répondaient qu'ils ne pou-
vaient retourner dans leur pays parce que le chemin était gardé
par les Infidèles, ou bien que s'ils y rentraient, un nombre d'hommes
égal serait obligé d'en sortir sous peine de mourir tous par la
famine. Mais le prétexte le plus ingénieux était celui-ci : que la
pénitence de sept ans imposée à leurs pères se transmettait comme
un fatal héritage à chacune des générations successives (2). Malgré
toutes ces belles raisons, la diète d'Augsbourg , dès l'an 1500 , fit
défense à tous et à chacun dans l'Empire de laisser dorénavant
passer par leur contrée ou district les aventuriers connus sous le
nom de Zigueuner ou de leur accorder à l'avenir protection et
sauvegarde. — Des édits d'expulsion suivirent celui-ci tant en
Allemagne que dans les autres états d'Occident y compris l'Angle-
terre où les nomades avaient pénétré au commencement du XVI
siècle (3) , mais nulle part ils ne furent exécutés avec autant de
rigueur et de succès qu'en France.
L'âge d'or des bohémiens était passé! Une autre ère commence
pour eux qui n'aura plus de fin, jusqu'à ce qu'ils se réforment ou
(1) Disquisitionuni magicarum Ubrisex^ auctore Marlino dcl Rio, Colonie
agrippinœ M D C C X X. Lib. IV. Cap. III, Quœst. V.
(2) Martin del Rio, Op. cit. P. 6i2o.
(3) Edit d'Henri VIII et de la XXII* année de son règne (1530) « contre le
peuple qui se dit lui-même Egyptien. »
— 235 —
disparaisssent. Louis XII, par lettres missives données à Cliaumont
le 27 juillet 1504 , ordonna de les chasser du royaume (1).
Dans la fable que racontaient les bohémiens pour se faire bien
venir des populations chrétiennes, il y a peut-être un fond de
vérité : c'est que leurs ancêtres avaient passé par l'Egypte . Autrement,
pourquoi ce conte plutôt que toute autre légende édifiante'? pour-
quoi l'Egypte plutôt que la Palestine?
L'Eg^'^pte possède, depuis le moyen-âge au plus tard , de nom-
breux groupes de bohémien Djïngéaniéh), étrangers au fond de la
population fellah, et vivant de la même existence qu'en Europe.
La olupart des aimées ou danseuses publiques sont des tziganes,
d'ai.rès le savant Pruner-Bey. Cette seule considération, que les tzi-
ganes vivent en étrangers au milieu de la population fellah qui est
le n'ai peuple indigène de l'Egypte , suffirait à nous faire
repousser leur prétention d'être originaires de ce pays , quand
même leur langue ne serait pas là pour les trahir , car elle n'a
que ouelques mots coptes ; mais cela ne prouve pas que leurs ancê-
tres re l'aient pas habité temporairement, dans leur exode d'Orient
en Occident , du moins une partie d'entr'eux. Il paraît y avoir eu
plusieurs troupes d'émigrants qui toutes n'ont pas suivi le même
chemii.
Les gitanos espagnols se croient sincèrement originaires d'E-
gypte: mais quand on leur demande la raison de cette croyance,
ils répndent tout simplement qu'ils l'ont entendu dire à leurs
pères qui devaient bien le savoir. En réalité , ils n'ont aucune
traditon sur leur prétendu pays d'origine; seulement une jolie
légenle rapportée par Borrow. « Il y avait , disent-ils , un grand
roi dEgypte dont le nom était Pharaon, qui avait de grandes armées
avec lesquelles il fit la guerre à tous les pays et les conquit,
(1^^ Lettres publiées par Depping dans les Mémoires de la Soc. des ardiq. de
Fraice, T. XVIII, P. 183.
— Q36 —
Quand il eut conquis le monde entier, il devint triste et morose ,
car il aimait la guerre et ne savait plus comment employer son
temps. A la fin il pensa à faire la guerre h Dieu ; de sorte qu'il lui
envoya un défi pour le forcer à descendre du ciel avec ses anges et
à se mesurer avec Pharaon et ses armées. Mais Dieu dit : je ne
mesurerai pas ma force avec celle d'un homme. — Cependant Dieu
était irrité contre Pharaon et résolut de le punir. Il ouvrit une
caverne sur le flanc d'une montage, et fit souffler un vent furieux
qui poussa devant lui Pharaon et son armée vers la caverne ; et
l'abîme les reçut et la montagne se referma sur eux. Maintenant,
quiconque va vers la montagne dans la nuit de la Saint-Jean peut
entendre Pharaon et ses armées chantant et hurlant dans les î.to-
fondeurs souterraines. — Or , il advint que quand Pharaon et ses
armées eurent disparu , tous les rois et toutes les nations qui
étaient devenues sujettes de l'Egypte se révoltèrent contr'ellî et
l'Egypte qui avait perdu son roi et ses soldats se trouva sans défense.
Donc, les rois et les nations ennemies en triomphèrent aisén^ent,
prirent son peuple, le chassèrent et le dispersèrent aux qiatre
vents du monde. Et voilà comment nous sommes en Espagne. »
On conviendra qu'il n'y a rien dans cette légende qui ressemble
à une tradition et qui ne puisse avoir été imaginé par des esprits
captieux sur les données vagues qui ont cours parmi le pîuple
touchant les Pharaons de l'Ecriture Sainte. i
CHAPITRE II
LES BOHÉMIENS DU PRYS BASQUE
Nous savons déjà (jne, par lettres missives de Louis XII, de l'an
1504, rappelées par l'édit des Etats tenus à Orléans et publiées le 3
septembre 1561, il fut enjoint à tous officiers royaux de faire vider
le royaume à tous bohémiens ou égyptiens et d'envoyer aux
galères ceux qui contreviendraient. Mais l'édit fut si mal exécuté,
soit par molesse de la part des magistrats , soit par difficulté de le
mettre en pratique, que les campagnes de France continuèrent
longtemps encore d'être harcelées par des bandes de bohémiens
qui, chassés des villes , s'abattaient sur les champs où ils com-
mettaient toute sorte de déprédations. Ils poussaient même l'audace
jusqu'à forcer les maisons des paysans et détrousser les voyageurs
sur les grands chemins. Un édit de Louis XIV , de 1675 , ordonna
de leur i courrir sus par le fer et par le feu. « On vit alors les
paysans s'armer pour la sécurité de leurs biens et de leurs familles
et faire une véritable chasse au bohémien. Combien furent alors
pendus aux arbres de la forêt, combien envoyés aux galères,
combien de femmes et d'enfants jetés dans les culs-de-basse fosse,
on ne saurait le dire ; toujours est-il que le pays en fut purgé et
que depuis lors , à part les bandes nomades et relativement inof-
fensives de bohémiens hongrois qui nous visitent de loin en loin,
on n'en trouve plus qu'à la frontière d'Espagne et d'Allemagne.
— 238 —
Les solitudes boisées des Vosges et des Pyrénées leur servirent
d'abord de retraite : h cheval sur la frontière ils trouvaient moyen
de déjouer, par des mouvements de conversion à droite ou à gauche
la force armée des deux pays. Puis, quand le péril social conjuré,
le gouvernement se relâcha de ses rigueurs , ils s'écartèrent timi-
dement de leurs retraites et se glissèrent dans les villages et les
villesdelafrontièrepouryexercerquelquemenu métier. Cependant,
le loup avait revêtu la peau du renard : désormais plus d'agression
hardie mais de timides larcins; plus de vol à main armée mais la
filouterie et lu fraude. Il fallait se couvrir d'une industrie honnête :
on se fit tondeur, maquignon , vannier. Les femmes mendiaient et
disaient la bonne aventure , mais sous couleur de vendre des paniers
et des nattes. Seul , le pays basque n'en fut pas quitte à si bon
marché. Dans ce pays .si accidenté, si boisé et si dépeuplé, les
nomades avaient trouvé leur terre promise. Les chevaux et les
mules lâchés en liberté dans le bois, le porc errant dans le hallier
autour des fermes , quelles proies plus faciles à saisir et à garder
quand la frontière est à deux pas. N'a-t-on pas de l'autre côté des
monts les frères et amis en situation de pratiquer ;des échanges
internationaux ? On leur passe une mule dérobée et ils vous ren-
dent un cheval volé. L'une et l'autre bête seront vendues au pro-
chain marché, la française en Espagne et l'espagnole en France.
Comme les fermes sont très-écartées les unes des autres , et que
la population clairsemée ne peut pas se prêter secours en cas d'a-
lerte, la mendicité s'exerce avec arrogance, surtout quand il n'y
a que des femmes et des enfants au logis. Les hommes eux-mêmes
qui savent leurs familles exposées aux vengeances des vagabonds
pendant la plus grande parties des jours qu'ils passent à la culture
de leurs champs ou à la garde de leurs moutons, les hommes,
d)s-je, se montrent assez patients vis-à-vis de ces rôdeurs. Ceux-ci
du reste ne s'aventurent pas dans les villes, ou du moins ils ne
- 239-
font qu'y passer, en s'affublant de dehors hypocrites. C'est entre
les monts et les coteaux , dans les champs pittoresques de la
Navarre et de la Soûle qu'ils aiment à rôder pour y chercher leur
proie. Le reph d'un vallon , le mystérieux ombrage des bois ,
l'anfractuosité d'un rocher abritent leur bivouac. S'il y a quelque
part une masure abandonnée , ou une grange mal gardée , ils en
prennent possession jusqu'à ce qu'on les en chasse de vive force.
Pour eux c'est un affût ; pour les repris de justice indigènes, c'est
un lieu d'asyle; pour les débauchés de la ville , c'est un lupanar.
En 4538, l'Assemblée des Etats de Navarre réunis à Saint-Palais
rendait une ordonnance de bannnissement contre « les bohèmes
vagabonds et autres semblables , avec défense d'y entrer à peine
du fouet. » La même ordonnance défendait à toute personne de
leur donner asyle, de faire aucun traité d'achat ou d'échange avec
eux, sous peine de cent livres d'amende.
En dépit de ces règlements impitoyables , les bohémiens restè-
rent ou du moins revinrent au pays où ils trouvaient des complices
parmi les indigènes. C'est ce qu'indique une ordonnance de 1641
qui rappelle les anciennes dispositions et, de plus, rend respon-
sables ceux qui donneraient logement ou retraite aux bohèmes,
des vols, larcins ou dommages qu'ils pourraient commettre (1).
(1) Caliier des Etats rte Navarre. C. 1S29. Chapitre 65" Contre les bohèmes
ou égyptiens, mandiants valides et autres vagabonds.
Article premier. — 11 a esté enjoint par règlement octroyé à l'assemblée des
Etats de l'an 1S38, à Siint-Palais k tous vagabonds, bélistres et gens mal vivants
de vuider le royaume dans quatre jours après la publication, k peyne du toliet.
Art. 2. — Peut en oustre défendue aux bohèmes d'entrer dans le royaume et en
cas qu'ils le fissent ordonné de les chasser promptement. Ceci a été encore confirmé
par règlement de l'an 1591.
Art. 3. — Lesdifs bohèmes, vagagonds et autres semblables ont été bannis du
royaume avec défense d'y entrer k peine du fouet par règlement octroyé à l'assemblée
des Etats de l'an 1375.
Art. -i. — En conséquence de quoy il a esté permis à toutes sortes de personnes
de s'en saisir sans autre déeret ni commission comme en crime flagrant.
— 240 —
Mais il n'était pas facile de se débarrasser de ce gibier de galères
dans un pays où la police n'avait alors et n'a encore que peu d'ac-
tion. Coupable ou complice -d'un crime, le bohémien change de
territoire à la moindre alerte, et nargue la police des deux Etats.
Cela ne l'empêche pas de revenir vers les siens , si quelque lien
l'y attire ; car il est toujours en mesure de s'esquiver, grâce à l'in-
violable solidarité qui règne dans cette société d'hommes de proie.
Le péril de l'un est le péril de tous ; de sorte que tous veillent
pour un el chacun veille pour tous.
Aussi bravèrent-ils la pohce de Louis XIV et ses ordonnances
draconiennes. En 1708, le vice sénéchal de Béarn reçut ordre de
se transporter en Navarre avec ses archers pour arrêter les bohé-
miens avec faculté de tuer sur le champ ceux qui feraient résis-
tance (I). Ceci n'empêche pas que de 1765 à 1774 on les poursuivait
encore et que l'on offrait une prime àleur arrestation de vingt-quatre
livres pour un homme et de neuf pour une femme (2). La même
chasse se continue de l'an 1775 à l'an 1783 , et « le tiers-état du
royaume de Navarre demande que les bohémiens mâles soient con-
Art. 5. — A esté (leffendu à toutes sortes de pei sonnes de quelque qualité et
condition de logei , vèlir ni souffrir en leurs m-iisons, bordes, gia.'.ges, des boliêmes,
des mcndiiip.ts valides, ni aucuiie sorte de fainéants et vagabonds à peine de cent
livres pour ciiaque fois.
Art. 6. ■- Davantage a esté deffendu de faire aucun traité d'achat ou d'eschange
avec lesdits bohèmes.
Art. 7. — Mesnies peines ont été establies contre les pé'erins supposés que
contre ks bohèmes par règlement octroyé l'an 1628.
Art. 8. — Finalement, les susdites dcffcnses de ne donner point logement ni
retraite aux boliènies et vagabonds ont été réitérées sous la peine de répondre en
son propre , des vols , larcins et dommages qu'ils pourraient faire par reiglement
octroyé à l'assemblée des Etats de l'an 1641 et appointe.ment du 18 décembre
dernier donné par le seigneur de Grammont.
(i) Inv. des règ. des Etats de Navarre. G 155S et 1854, registres.—
Années 1666-1730. Arch. des Basses-Pyrénées.
(2) item, G. 1537, registre.
— 241 —
duits aux galères, et les femmes aux dépôts de mendicité (1). »
Ce rappel aux anciennes ordonnances dont on s'était relâché
était provoqué par des attentats plus nombreux que jamais. Les
députés du pays de Mixe exposaient que « la Navarre fourmille de
bohémiens, principalement dans les environs d'Irissary , et qu'ils
ont jeté la terreur dans les marchés de Saint-Jean-Pied-de-Port et
de Hélette. » D'autre part, on avait eu à donner la chasse à une
troupe de bohémiens qui ravageaient le pays d'Arberoue (2).
On peut juger par là si, dans la longue et sanglante période de
troubles qui s'ouvrait peu d'années après pour ne terminer qu'avec
le siècle, les vagabonds du pays basque s'en donnèrent à cœur
joie. Monestier, le proconsul des Pyrénées Occidentales, avait bien
alors trop d'honnêtes gens à guillotiner pour s'occuper de cette
canaille. — Mais l'excès du désordre ne tarda pas à produire son
effet ordinaire, la répression à outrance par des mesures violentes
et arbitraires. Aussi bien , la France avait à sa tête un nouveau
Louis XIV auquel les mesures de cette sorte ne répugnaient pas
trop.
Dans la nuit du 15 frimaire an XI (6 décembre 1802), les bohé-
miens du pays basque furent enveloppés comme dans un immense
coup de filet préparé par le préfet Castellane, et enfermés provisoi-
rement dans les citadelles de Saint-Jean-Pied-de-Portet de Bayonne.
Il n'en échappa qu'un petit nombre qui se hâtèrent de passer la
frontière où ils trouvèrent les autorités espagnoles complices du
coup de main exécuté contr'eux , de sorte que la plupart furent
livrés. — Les hommes propres au service militaire furent envoyés
à l'armée; les autres, avec les femmes et les enfants, furent dirigés
soit sur les dépôts de mendicité, soit sur la citadelle de la Rochelle
(1) Ibid. C. 1538, règ.
(2) Ihid., C. \b9'2, liasse — année 1780 et C. 1538, registre.
— 242 —
d'où l'on se proposait de les embarquer pour quelque colonie
d'outre-mer.
La guerre avec l'Angleterre, qui reprit cinq mois après, fit sus-
pendre les préparatifs commencés pour cette expédition , et , au
bout de dix-huit mois ou deux ans , tous ceux qui n'étaient pas
retenus à l'armée ou au bagne furent mis en liberté. Ils ne tardè-
rent pas à revenir , malgré la surveillance de la police , dans leur
pays de prédilection. Voilà comment le pays basque recouvra par
malheur une partie de ses parasites. La mesure de rigueur prise
par le premier consul n'a pas produit tous les fruits que son
auteur et la population basque en attendaient , parce qu'elle n'a
pas pu recevoir son complément naturel. Toutefois la déportation
est restée depuis lors comme une épée de Damoclès suspendue sur
la tête des bohémiens ; car elle n'a pas cessé d'être réclamée soit
par la voix de la presse soit dans les sessions des conseils géné-
néraux. Cette crainte salutaire a profité non-seulement au pays
mais aux bohémiens eux-mêmes en ce qu'elle a été l'initiatrice de
leur civilisation. « Initiuni sapientiœ^timor.... •» Pour échapper
aux mesures arbitraires ils comprirent qu'ils devaient se donner
un état civil , et, pour se garer de la loi sur le vagabondage, acquérir
quelque lopin de terre, quelque masure qui leur procurât au moins
l'apparence de la propriété foncière. — Depuis lors, non-seulement
ils déclarèrent leurs nouveau-nés à la mairie , mais ils en vinrent
jusqu'à se soumettre à la loi de conscription et à figurer volontai-
rement dans notre armée et notre marine. Ceux de Giboure sont
aujoud'hui les meilleurs marins du pays basque. Mais avant de
montrer par la statistique les progrès accomphs , il n'est pas sans
intérêt d'indiquer les phases de cette évolution.
De 1815 à 1825, il y eut une recrudescence d'audace et d'atten-
tats de la part des bohémiens sous la conduite et l'impulsion d'un
chef de voleurs nommé Bidart qui peut-être n'était pas de leur
— 243 —
race. — Cette bande dispersée et les principaux coupables envoyés
au bagne, il ne tarda pas de s'en former une autre, plus audacieuse
et plus malfaisante, quoiqu'elle ne répandit jamais le sang. Elle
avait pour chef le nommé Ardaix qui, lui, était sûrement bohémien,
mais avait enrôlé sous sa direction tous les mauvais sujets du pays,
sans distinction de race. La gendarmerie et le bagne finirent par
avoir raison de cette troupe de malfaiteurs , en 1829.
Pendant bien des années encore les journaux du département,
les délibérations des conseils généraux ont enregistré les plaintes
de la population et réclamé des moyens de répression plus efficaces
que ceux que la législation de droit commun pouvait fournir.
L'auteur d'un article inséré dans le « Mémorial des Pyrénées ■»
du 7 février 1836, se plaint des vols à main armée et des meurtres
sur les grands routes, les jours de marché. Il signale l'exaspération
des populations et rappelle ce vieil aphorisme des basques qu'a-
hattre un hohémien d'un bon coup de carabine est chose aussi
légitime que de tuer un loup ou un renard. Il réclame la dépor-
tation en masse, parce que l'expérience a montré, dit-il, que les
poursuites judiciaires sont insuffisantes, les coupables ayant toute
facilité pour passer la frontière. Les bohémiens sont en guerre
perpétuelle avec la société et celle-ci a dès lors le droit et le
devoir de se défendre par des moyens appropriés au but à
atteindre qui est la sécurité du pays basque. D'ailleurs ils ne font
pas plus partie de la nation française que le gui parasite ne fait
partie du chêne dont il suce la substance. Ils ne se rappellent
qu'ils sont tondeurs de chevaux et vanniers que devant les tribu-
naux quand ils sont poursuivis pour vagabondage. »
L'écho de ces lamentations retentit jusque dans la presse pari-
sienne et un philanthrope du National, l'un des journaux les
plus accrédités de l'époque, prit la défense des bohémiens. « Leurs
torts , disait-il, sont la conséquence de la situation qui leur est
— 244 —
faite : ils ne sauraient semer ni recueillir et on leur fait un crime
de voler; autant vaudrai t-i! Uuir faire un crime de vivre. » La presse
pyrénéenne repoussa comme il le méritait cet argument fallacieux.
« Ne dirait-on pas , répondit-elle , que les bohémiens sont vic-
times des déprédations des basques? Ils sont libres d'acquérir, de
travailler, de fréquenter les marchés, etc., mais rien ne peut les
déterminer au travail ; il serait aussi facile de faire remonter une
rivière vers sa source. Qu'ils cessent de prélever un tribut sur
ceux qui vivent de la sueur de leur front et l'antipathie mêlée
d'effroi qu'ils inspirent ne tardera pas à se dissiper (1). » Les bohé-
miens n'eurent pas d'accusateur plus ardent et plus éloquent que
le vicomte de Belzunce, maire de Méharin dans le canton de Saint-
Palais, l'un des quartiers généraux de l'armée des vagabonds.
« La civilisation , écrivait-il en 1842 , se présente au bohé-
mien , l'enveloppe, le presse ; il lui oppose une impassible inertie.
Les lueurs du christianisme l'entourent , il leur ferme les yeux.
Civilisation , progrès , religion , vertus , rien n'a de traits assez
acérés pour pénétrer sa stoïque enveloppe. Le désespoir , il ne le
connaît pas, si ce n'est celui de n'avoir pas commis plus de crimes.
Il n'en est qu'un seul qu'il ne commette point , c'est l'infanticide
parce que les enfants ne le gênent pas du tout et seront ses auxi-
liaires plus tard.
« En Autriche on a créé un village pour en fixer quelques-uns, le
village est resté mais son territoire est inculte. Ses colons sont
maquignons et tondeurs mais toujours vagabonds. On a voulu faire
un régiment de bohémiens; ils ont levé le pied à la première
rencontre. Un de leurs traits caractéristiques est la lâcheté » (2).
Dans ses communications à la presse périodique et aux conseils
généraux, le vicomte de Belzunce a toujours insisté sur la nécessité
(1) Mémorial des Pyrénées du l*^"" mars 1836.
(2) Mémorial des Pyrénées du 29 mai 1842.
— 245 —
de la déportation des bohémiens comme le seul remède au mal
du pays basque. Ce mal n'était pas seulement dans l'insécurité des
routes, des marchés et des fermes , dans les déprédations commises
dans les cultures et les pâturages , mais aussi dans le mauvais
exemple et la complicité offerts aux mauvais sujets indigènes.
C'est ce qu'expliquait M. de Belzunce dans un article publié dans
le Mémorial des Pyrénées du 13 novenbre 1841 , et dont voici les
principaux passages :
« La vie errante est inhérente au bohémien, comme la paresse et
la débauche. Le vol est une condition de son être comme le venin
dans le crapaud ; il a en outre un instinct sûr pour découvrir les
objets à dérober comme le renard sa proie. Jamais on ne les con-
traindra à quitter leur vie vagabonde pour l'habitude d'un travail
quelconque.
« Ils envoient à la vérité leur enfants à Fécole primaire où ils
reçoivent les mêmes soins, les mêmes leçons, les mêmes principes
que les autres enfants. Ils suivent cette éducation jusqu'à l'époque
de la première communion. Ils s'agenouillent alors avec leurs
condisciples devant la table sacrée, partagent l'hostie mystérieuse
avec eux comme pour faire un pacte inviolable avec la société.
Puis ils se lèvent de cette table auguste et sortent du temple du
Seigneur pour n'y plus reparaître.... Ils quittent le "\illage qui les
a vu naître, qui applaudissait, en sa simplicité, à cette entrée
dans la famille citoyenne et chrétienne et vont porter ailleurs leurs
coups d'essai de brigand , leur nullité de croyance , leur obéis-
sance passive à leur naturel dépravé. Les filles suivent les mêmes
errements , commettent le même sacrilège , quittent l'église pour
une prostitution immédiate. La bauge natale est d'habitude le heu
choisi pour leur initiation à la débauche et au libertinage.
« Et que peuvent elles faire autre chose que fouler aux pieds
modestie , retenue ,. mœurs , quand leurs auteurs dans leurs bouges
16
— 246 —
infects leur donnent l'exemple incessant du concubinage , avec le
précepte du vol et de l'immoralité la plus déhontée 7 Je ne parle
pas des nomades seuls, je parle des domiciliés, de ceux qui placés
comme des bornes miliaires indiquent les lieux de rendez-vous,
les retraites des vagabonds, les cachettes des coupables indigènes.
Nous en avons dans cette commune même et ce que je signale se
passe au vu et au su de toute notre population. Comment l'auto-
rité peut-elle rester muette devant une telle masse de réclamations
et de faits signalés'? Quoi! un homme, parce qu'il est bohémien,
pourra vivre en concubinage flagrant avec une fille de sa caste ou
toute autre ; il pourra paisiblement rester au milieu d'une popu-
lation qui le redoute et le honnit; il pourra donner le jour à une
myriade de bâtards, les élever à la mendicité, au vagabondage, a
la rapine ; puis , quand viendra l'âge , à l'ivrognerie, au vol , à la
prostitution , au crime même ; et pour lui le livre des lois reste
clos quand la clameur de tout un peuple s'élève contre sa corrup-
tion et ses méfaits ! Est-il donc permis à ces suppôts de l'orgie de
donner [asile à des coupables sous le coup d'un mandat d'arrêt,
soit du pays, soit dumême arrondissement, soit même de l'étranger;
de leur livrer leurs propres filles sous leur toit ; sans qu'on ait le
droit de savoir si leur hôte est un meurtrier , sans qu'on puisse
faire cesser un odieux commerce, réprimer une licence effrénée
et en bannir au loin les fauteurs?....
« Et que pourra répondre la jeunesse aux préceptes moraux
qu'on voudra lui inculquer , quand elle voit une classe d'êtres
adonnés en toute impunité à la dépravation la plus complète,
et bravant par son cynisme les lois civiles et religieuses ?
« Qu'on ne s'imagine pas réduire jamais les bohémiens au travail.
On ferait plutôt marcher le cheval de bronze. Maire de ma com-
mune, j'ai voulu essayer tous les moyens : je les ai menacés, endoc-
I
- 247 —
trinés, conseillés, je leur ai donné de l'ouvrage, tout a été inutile.
« Chassez le naturel il revient au galop.
« Le bohénnien a horreur du travail comme le chien enragé de
l'eau.
« La transportation est donc l'unique moyen de nous en déba-
rasser, et d'enlever à la portion viciée de notre population, un
refuge, un paladium, un antre de débauche, un temple de prosti-
tution, un asile de la paresse, un laboratoire de vols et de crimes. »
Certes voilà un rude réquisitoire, et cependant on ne saurait
douter qu'il ne fut fondé à l'époque où il a été écrit , quand on
entend reprendre les mêmes charges , quelques vingt années plus
tard, à la séance d'ouverture des tribunaux , par l'avocat général
de la cour d'appel de Pau , M. Lespinasse. Suivant ce magistrat,
dans la période de 1849 à 1860, trente-deux crimes d'assassinat,
vol à main armée, incendie , furent commis , que des indices plus
ou moins certains permettaient de mettre à la charge des bohé-
miens , sans qu'on ait pu toutefois arrêter ou convaincre leurs
auteurs. « Une telle situation, dit-il , exigeait un remède éner-
gique. En deux années , quatre vingt-cinq bohémiens repris de
justice furent transférés dans les départements du centre. Subite-
ment allégé d'un tel fardeau , le pays basque sentit renaître une
sécurité depuis longtemps perdue. »
L'honorable magistrat continue en représentant les bohémiens
comme dépourvus de tout sentiment de pudeur , d'honnêteté et
de croyances religieuses.
« Une bohémienne de la Soûle qui avait été la reine de sa tribu
résumait ainsi sa morale : Prendre ce dont on a besoin , ce n'est
pas voler. — On tue quand on ne peut pas faire autrement. —
La fidélité dans le mariage est affaire de cœur
« Comme leurs devanciers , ils ont en réserve quelques menus
métiers pour faire illusion. Les femmes tressent des nattes ou des
— 248 —
corbeilles, les hommes exécutent la tonte des chevaux... Un autre
prestige dont ils se parent quelquefois est celui de la propriété
foncière. Une grange obtenue à vil prix d'un propriétaire obéré ,
quelques ares de terre usurpée sur la lande communale et que
ne fouilleront jamais le hoyau ni la charrue , leur procurent
l'honneur de figurer un moment au nombre des contribuables ;
mais on ne tarde pas à reconnaître dans leur voisinage ce qu'il
en coûte à la communauté. Leur demeure devient le lieu de
réunion de tous les vagabonds du pays; c'est là qu'on dépose
le butin et qu'on prépare les expéditions nouvelles
D'ailleurs on ne connaît dans l'arrondissement de Mauléon , qu'un
seul bohémien qui ait transmis sa maison à ses enfants. — La pro-
priété du sol n'existe donc point parmi eux. — La propriété mobi-
lière n'y est pas moins illusoire. Ainsi le travail et la propriété leur
sont également inconnus. »
Il ajoute qu'ils n'ont pas même l'idée de la famille à cause de
l'instabilité de leurs unions et de l'incertitude de la paternité.
M. Lespinasse ne fait d'exception que pour « les quarante familles
bohémiennes de Saint-Jean-de-Luz et de Cibourre qui, dit-il, ne se
distinguent plus du reste de la population, » ce qui l'empêche de
désespérer de la conversion des autres' (1).
Si tels étaient les bohémiens en 1863, il faut ajouter à leur louange
qu'ils ont bien changé depuis, encore qu'ils ne soient pas devenus
des modèles de vertu.
Des hommes éminents que leurs fonctions ou leur zèle chari-
table ont souvent mis en rapport avec les bohémiens se demandent
encore à cette heure , si ces natures dépravées sont susceptibles
de rentrer dans le giron de notre société. Quelques-uns diraient
volontiers :
(1) Discours prononcé à l'audience solemiellede rentrée des tribunaux,
le 3 novembre 1863, par M. Lespinasse, premier avocat général k la cour d'appel
de Pau : « « Les bohémiens du pays basque. »
— 249 —
« On mettrait plutôt les renards sous le joug, etc. »
(T Atque idem jungat vulpes et mulceat hircos. »
Les plus modérés considèrent la question comme un problème
social très épineux et incertain jusqu'ici. — Ces réflexions m'ayant
vivement frappé, je résolus de procéder h une véritable enquête.
— Pour ce faire, j'ai visité presque tous les gîtes de bohémiens dans
les Pyrénées et recueilli les renseignements des maires, des juges
de paix et des instituteurs (1). Ceux-ci ont été pour moi les
meilleurs auxiliaires pour plusieurs raisons : ils parlent tous le fran-
çais , tiennent les registres del'état civil, et leurs modestes fonctions,
loin d'effrayer le bohémien, lui donnent confiance. On se représente
à tort le bohémien comme hardi et aggressif : il est au contraire
peureux, méfiant, astucieux : ce n'est pas un loup, c'est un renard,
« Un vieux renard mais des plus fins
Grands croqueur de poulets,
Grand preneur de lapins, »
comme le renard ayant la queue coupée de Lafontaine.
Il ne fait plus d'attaque de vive force , ni de vol avec effraction,
mais de la maraude dans les champs et quelques menus larcins
dans les fermes. S'il se bat, c'est pour se défendre, ou, s'il engage
une rixe, c'est presque toujours avec quelqu'un des siens.
Le makila^ bâton ferré , est son arme comme au basque ; il le
manie, parait-il, avec beaucoup de dextérité, mais il est rare qu'il
en use. En tous cas, il ne joue pas du couteau. Assurément, il
peut se trouver un assassin parmi les bohémiens comme dans les
sociétés humaines les plus policées ; mais on peut affirmer que les
nôtres ne sont pas sanguinaires et que depuis longues années il
(1) Des lettres de M. le marquis de Nadaillac, préfet des Basses-Pyréaées, et de
M. Gerquand , inspecteur d'académie, mes honorables collègues a la Société des
sciences de Pau, m'ont facilité ictte (àclie. Je suis heure'ix de leur ca offrir un
témoignage public de gratitude.
— 250 —
n'y a pas eu de crimes commis par eux dans le département.
Le bohémien est d'une taille au dessus de la moyenne et ne se
distingue généralement du reste de la population que par son
teint plus ou moins basané et par la forme arrondie ou large de
sa figure qui n'a pas la finesse de traits de celle du basque ;
presque tous ont les cheveux lisses , noirs ou châtains et les dents
superbes. Les yeux toujours vifs et brillants pré.sentent toutes les
teintes , même la verdàtre ou bleu-clair , .si fréquente chez le
basque. Le corps est bien taillé, les membres sont agiles et les
mouvements vifs. En général , les jeunes gens ont un phy.sique
agréable et les filles sont quelquefois fort jolies. Les bohémiens
basques tendent de plus en plus à se confondre avec le reste de la
population par les caractères physiques, et il en est plusieurs
qui ne s'en distinguent que par une certaine sauvagerie de mœurs
et une pétulance de mouvements remarquable surtout chez les
femmes. Celles-ci ont toujours un certain désordre dans leur
maintien, parlent haut et avec une rapidité extrême en ge.sticulant
des bras , de la tête , des épaules. Les hommes participent des
mêmes défauts, mais à un moindre degré. Les uns et les autres
parlent bien le basque, mais en appuyant trop, dit-on, sur la
dernière syllabe. — Les femmes sont précoces et très-fécondes.
Dans les unions croisées avec la race indigène , on reconnaît,
dit-on, le type bohémien jusqu'à la troisième génération. Ils portent
le même costume que les basques ; mais celui des enfants et
des femmes est trop souvent débraillé.
On lit dans la grande Encyclopédie du dix-huitième siècle.
« Les biscayens et autres habitants des Pyrénées ont succédé
aux premiers bohémiens et on leur en a conservé le nom. Ils se
mêlent aussi de voler le peuple ignorant et superstitieux et de lui
dire la bonne aventure (1). »
(1) Encyc. T. II, P. 295, au raot bohémiens.
— 251 —
Dans des termes aussi absolus, cette thèse est insoutenable; mais
si l'on se contentait de dire que les bohémiens du pays basque ne
sont qu'une populace hétérogène, croiséede tsiganes et d'indigènes
pyrénéens , on pourrait s'appuyer invinciblement sur l'histoire et
sur la statistique qui termine ce chapitre.
Ce n'est pas d'hier seulement que les nomades venus de l'Orient
font des recrues chez les peuples de l'Occident ; les passages que
nous avons tirés des anciens auteurs le prouvent; mais nulle part
ils n'ont trouvé autant de facilité à croiser leur sang avec la popu-
lation indigène que dans le pays basque. — Au dix-huitième siècle
les Etats de Navarre rendaient un arrêt contre « les fainéants et
les débauchés qui auront commerce avec les bohémiennes et les
rendront enceintes (l). » C'est à pareille époque que remonte la
vie de l'abbé Adam, de Baïgorry, qui commence comme une
histoire de brigands et finit comme une légende de saints. Voici,
en abrégé, comme elle se raconte encore dans les veillées de la
chaumière, en Navarre :
« L'abbé Adam, de Baïgorry, dévoré des feux de la concupiscence,
s'était enrôlé dans une bande de bohémiens dont il ne tarda pas
à devenir le chef. Mû par le seul désir d'assouvir ses passions
charnelles, il ne versa jamais le sang, et conserva même dans tout
le cours de sa vie de débauches et d'attentats des sentiments géné-
reux. Un soir d'hiver que la tempête faisait rage dans la montagne,
il entra dans une ferme isolée pour y passer la nuit et n'y trouva
qu'une jeune femme et deux ou trois enfants groupés autour de
leur mère. Après s'être fait servir, il entre en conversation et
apprend que cette femme était dans la plus triste situation, car
elle venait de perdre son mari et était sur le point de perdre sa
maison. Demain , dit-elle , mes enfants et moi nous seront jetés
(1) Inventaire des registres des Etats de Navarre, dix-liuiliènie siècle —
C. 1550, cahier, arch. de Pau.
- 252 -
hors d'ici par tel fermier à qui mon pauvre défunt avait souscrit
un billet que je n'ai pas les moyens de payer. — Adam demande-
quelle est la somme , la pose sur les genoux de la femme et sort
sans attendre ses remercîments. Inutile de dire ce qu'elle en fit
dès le lendemain. Mais dans la nuit suivante, Adam assaille la mai-
son dt l'heureux créancier et le dévalise. Rentré en possession
de son bien, il ne trouve rien de mieux à faire que de retourner
chez la veuve pour lui remettre de bonnes provisions de bouche
dont il s'était aussi emparé. Cet excès de générosité parut suspect
à la jeune femme dont le trouble n'échappa pas à l'œil clairvoyant
du Cartouche basque. «Ne craignez rien, madame, lui dit-il, Adam
sait respecter la vertu partout où il la trouve » et il la laissa aussi
stupéfaite du nom de son bienfaiteur qu'elle n'avait pas reconnu,
que de son procédé charitable. Dix années durant , cet homme
continua son existence criminelle et tomba enfin dans les mains
de la Sainte-Hermandad, dans une expédition de l'autre côté
de la frontière. Il fut jeté dans les prisons de Pampelune où
il ne tarda pas de donner des signes de repentir , à tel point qu'il
devint un sujet d'édification pour ses compagnons de captivité. A
l'expiration de sa peine, il demanda à rester en prison où il étonnait
toutle monde par larigueur de ses austérités, si bien qu'on le nomma
aumônier de la citadelle où il était entré comme prisonnier. Et
quand, après vingt ans, le glas funèbre annonça aux habitants de
Pampelune la fin du bon larron, chacun disait : « Le saint est
mort , le saint est mort. »
Si cette légende n'était pas une biographie tout platement sté-
réotypée , elle n'en aurait que plus de valeur à nos yeux , comme
un fruit savoureux de l'imagination populaire chez les basques.
En tant que thème édifiant sur la conversion des pêcheurs, on
peut dire qu'elle manque à la Légende dorée.
La langue des bohémiens des Basses-Pyrénées est le basque;
— 253 —
la plupart des femmes n'en parlent pas d'autre et il en est de
même des hommes d'un âge moyen qui n'ont pas appris le français
à l'école de l'armée ou delà prison. Mais, depuis quelques années,
les garçons vont à l'école ; de sorte que bientôt tous les jeunes
gens parleront français. Quant à la langue romani, elle est telle-
ment oubliée qu'elle ne peut pas même servir aujoud'hui de trame
à un argot dont ils usent, dit-on, quelquefois et qui n'est composé
que de mots basques intervertis, mêlés de quelques autres d'origine
tsigane ou tirés du vocabulaire des prisons. En 1858 , M. Baudri-
mont n'a pu réunir dans les environs de Saint-Palais par ses efforts
combinés avec ceux d'un instituteur que 245 mots qui, ajoutés aux
107 publiés parM. F. Michel dans son ouvrage sur « lepays basques,
donne un total de 352 mots seulement dont plusieurs sont répétés,
d'autres basques et d'autres français ou espagnols. Ainsi on ne
peut pas prendre pour des mots romani , oréna heure , animalia
animal , hilouac cheveux , céria ciel , éria doigt , hamia ligne à
pêcher , ilhsasoa mer , mirailla miroir , oulia mouche , soudoura
nez , sorfçia naître , lanoua nuage, shouria oiseau, azaskouria
ongle, héharia oreille , aria rocher , guéka serpent , arréba sœur,
atala tambour , lura terre , pishia urine , orga voiture , puisque
tous ces mots, d'après M. Baudrimont, qui s'y connaît, sont les
mêmes en basque. (1)
Quel est donc l'espagnol qui ne reconnaîtrait sa langue dans
benlana fenêtre, mundo monde , polvola (pour polvora) poudre ,
sans compter les mots altérés comme panicelo , sans doute pour
panuelo mouchoir? Et n'est-ce pas du français altéré que mouli-
noua moulin, sahlia sable, lima lime, punasha punaise? D'autres
mots sont hybrides : par exemple dans erromancel , bohémien,
nous trouvons le mot tsigane romanitschel ou romanicel précédé
(1) Cf Baudrimont : Vocah. des Bohém. du pays basque. Bordeaux, 1862,
in 8° d3 'lO p. — Franc, -Michel. Le pays basque, p. 128, in 8°, Paris, <857.
— 254 —
de l'augment basque er ? Ils appellent la ^^e^ge amadouhel , mot
dans lequel on reconnaît ama mère (en basque) et débel dieu
en bohémien, kacidorra le foin, composé de kaç herbe en bohémien,
idorra sec ou sèche en basque.
D'autres mots ne sont que de l'argot , comme foutralo eau-de-
vie, qui rappelle un mot analogue des marins ; brastano gendarme.
Les bohémiens basques ne peuvent pas même compter jusqu'à dix
en leur langue mère ; ils ne vont que jusqu'à cinq. Les noms par
lesquels ils désignent les douze mois de l'année sont sensiblement
les mêmes qu'en basque. Ils ont emprunté à cette langue non-
seulement le vocabulaire mais la grammaire. Ainsi font-ils leur
pluriel en ac (hilouac les cheveuxj, et représentent-ils l'article dé-
terminatif par un a placé ù la fin du mot : brastano gendarme ,
brastanoa le gendarme, mandro pain, mandroa le pain. 9
Que leur reste-t-il donc de la langue des tsiganes ? Juste assez
pour nous empêcher de méconnaître leur descendance à la vérité
bigarrée comme leur physionomie elle-même. i
Nos bohémiens ne sortent guère de la partie des arrondissements
deMauléon et de Bayonne qui correspond aux anciennes divisions
de basse Navarre, Labourd et Soûle : pays boisé, entrecoupé
de collines et de frais vallons, mais en partie semé de landes et de
bruyères. Là le bohémien peut établir son gite permanent, ou
chercher un abri provisoire dans une cabane de berger, sans que
personne vienne lui demander compte de son usurpation. Il ne
perd pas de vue le clocher du village voisin où il vient à l'occa-
sion tondre les animaux et vendre les paniers d'osier qu'il a
tressés dans sa retraite. Les bohémiens se rapprochent de
plus en plus des centres de population où quelques-uns sont
établis comme fabricants de sandales et même comme cultivateurs,
ce qui est un pas de plus vers la vie sédentaire et régulière. Ainsi
ceux de Méharin qui faisaient le désespoir de M. de Belzunce , il
— 255 —
y a trente-cinq ans, sont devenus propriétaires-agriculteurs et ne
donnent plus aucun sujet de plainte à leur voisins. Comme ce
groupe a eu une très-mauvaise réputation, je vais donner le
résultat de la visite que je lui ai faite au mois d'août 1875. Il est
établi au hameau de Burgory composé de cinq maisons qui ne
sont ni plus mal tenues ni moins confortables que celles des autres
paysans.
Dans l'une je trouve un ancien militaire âgé de soixante ans qui
me présente sa feuille de congé expédiée à Cherchell (Algérie) ,
avec un certificat de bonne conduite.
Après avoir payé sa dette à l'Etat , il lui a donné dix enfants dont
deux seulement ont eu maille à partir avec la justice pour des
peccadilles.
Sa deuxième femme , encore vivante , est née en Espagne d'un
mariage mixte et lui-même, à en juger par sont teint n'est proba-
blement pas de race pure. Cependant, il est fils delà dernière
reine des bohémiens, morte à Saint-Palais, il y a dix-huit ans. (1).
Je considère la taille de cet homme (1 m. 67) comme représen-
tant la moyenne de celle des bohémiens du pays basque , supé-
rieure par conséquent de 2 à 3 centimètres à celle de leurs voisins.
Dans une autre maison , nous trouvons le mari et la femme âgés
d'une soixantaine d'années avec une belle et forte fille qui les
aide à cultiver leurs champs. Une autre fille a émigré en Amérique,
et un fils est marin. Cette famille vit sur sa propriété composée de
la maison et d'un hectare de terrain en culture. Dans une troisième
habitation vit un couple du même âge à peu près et non moins
respectable. Ces vieillards cultivent avec l'aide d'un ou deux de
(1) Les litres de roi ou de reine que les Bohémiens cor.féraient jusqu'à ces
derniers temps à l'un des leurs ne comportaient qu'une autorité morale pour
le règlement des différents survenus dans la communauté ou avec des voisins.
Le roi ou la reine, pris parmi les plus intelligents et les plus riches, devaient
aussi protéger leurs sujets.
— 256 —
leurs fils, un joli champ de 84 ares , en majeure partie planté de 4.
maïs. Une de leurs filles est passée en Amérique avec un de ces '5
convois d'émigrants que le pays fournit chaque année aux états
de la Plata.
Nous n'avons rien de favorable à dire des autres; mais il n'en est
pas moins acquis que ce hameau de vingt habitants, jadis repaire
de parias vicieux et abiion-és , est en majeure partie composé
aujourd'hui d'honnêtes gens qui se distinguent à peine de leurs voi-
sins par les mœurs et l'éducation, comme par les traits du visage.
Loin de vivre sans religion, ils se montrent non moins dévots que les
basques. — J'ai vu leurs enfants à l'école communale tout aussi
avancés que les autres écoliers du même âge. — En somme, c'est
une population presque régénérée qui dans ^ingt ans sera tout-
à-fait confondue avec celle qui l'enveloppe. Mais il n'en est malheu-
reusenient pas partout ainsi. ¥
Ainchicharhuru, hameau de la commune de Bussunarits, canton
de Saint-Jean-Pied-de-Port , est un repaire hideux de vagabonds
et de mendiants. Il est vrai que les hommes ne s'abaissent jamais
à demander l'aumône ; il'; en lai.ssent le soin aux femmes et aux
enfants. L'Ainchicharburu est une agglomération d'une quinzaine
de masures où l'on trouve tout au moins une honnête famille,
celle du garde champêtre, ancien douanier des côtes de Bretagne,
qu'on a fait pasteur d'un troupeau de loups. Sa houlette est
une vieille carabine pour laquelle ses administrés professent un
respect superstitieux. Avec elle il promène par les champs qu'il
a mission de protéger contre les égarés et les affamés. Mais il a
fort à faire.
« Ces êtres là, nous disait le juge de paix de Saint-Jean-Pied-de
Port, me donnent plus de besogne à eux seuls que tous les autres
habitants du canton. La plupart >;ont sous la surveillance de la
i
— 257 —
police, sans compter ceux qui i;estent sous les verroux. C'est une
plaie pour le pays. »
Et cependant ils ne sont que soixante-cinq, petits et grands, for-
mant quinze familles entassées en neuf maisons où ils vivent pèle
mêle dans une hideuse et indécente promiscuité.
Dans l'une nous trouvons une veuve et sa fille qui vit en concu-
binage avec un basque. Ce jeune gars de dix-huit ans a déjà
fait souche et vit là en vrai bohémien. Ailleurs cinq familles for-
mant ensemble vingt-deux personnes se partagent une habitation
d'un seul étage dont l'équilibre semble mal assuré et dont la
toiture a des éclaircies vers le ciel. Mais où sont les lits pour tant
de monde ?.... Il n'y en pas six ! Un malheureux enfant tremble
de fièvre sur sa paillasse; les autres grouillent sur le sol sordide.
— Ce pandemonium est le type du genre , mais les autres logis
s'en rapprochent beaucoup. La plupart ont un coin de champ ;
il n'est pas même cultivé. — En résumé, sur les quinze ménages
bohémiens de l'Ainchicharburu, huit sont mixtes , le père ou la
mère, mais plus souvent le père, étant basque ; six sont illégi-
times et trois ont pour chefs autant de repris de justice dont un
ancien galérien.
Malgré le zèle charitable du maire , M. d'Apat, qui fait des
efforts soutenus pour moraliser ces gens là, en leur offrant du
travail dans ses terres, la plupart croupissent dans la paresse et
la malpropreté la plus insigne. Les hommes sont toujours à courir,
les femmes et les enfants à mendier , les filles à la merci de qui
veut les payer. — Chacun des bouges sans meubles et presque
sans literie est un lieu de recel ou d'asile pour les malfaiteurs.
N'est-ce pas la justification des plaintes amères qui retentissent
encore par intervalles au sein du conseil général et dans la presse?
Heureusement que l'Ainchicharburu n'a pas son pareil.
Tout à côté, à Saint-Jean-le- Vieux , nous trouvons un contraste
- 258 —
flatteur (iaiis la famille 0*" composée de deux beaux vieillards de
quatre-vingt-six ans, marietfemme, sortis de l'Aïnchicharburupour
habiter une maison décente , appartenant à leur fils qui leur pro-
cure une hoimête aisance. Cet homme a passé quelques années à
la Plata d'où il a rapporté un petit capital moyennant lequel il
fait le commerce de mules avec l'Espagne. — Le maquignonage
est partout en France, comme en Espagne , l'industrie favorite du
bohémien : c'est celle qui lui permet le mieux de tirer partie de
ses qualités et de ses défauts. Faute de moyens, il se fait tondeur,
ce qui est un acheminement vers son idéal. Sa dextérité dans ce
rôle est proverbiale : elle lui sert même à l'occasion pour déguiser
une bête volée de telle sorte qu'elle en est rendue méconnaissable
pour son propre maître. Ils joignent à cela la fabrication des
paniers d'osier et des sandales de corde dont on fait un grand
usage dans le pays et qu'on exporte même à La Plata.
La culture du sol qui comporte une existence plus stable n'est
pas dans leur goût, mais ils commencent à s'y faire, au moins en
Navarre.
A cet égard, les bohémiens des trois anciens territoires basques
ne vivent pas dans des conditions également favorables. La
Navarre plus agricole et plus peuplée , le Labourd plus fertile et
plus commerçant offrent un meilleur emploi des bras du travailleur
que la Soûle couverte de bois et de bruyères, sauf en quelques
vallées bien arrosées où s'agglomère sa trop rare population.
C'est en ces riants vallons qu'on voit poindre à travers la cîme
des arbres les clochers à triple pignon emblème de la Trinité.
Au douzième siècle, le christianisme avait encore de la peine à
triompher des vieilles superstitions euskariennes : le peuple basque
montrait beaucoup de répugnance à échanger de vieux dogmes
qu'il croyait comprendre contre les nouveaux qu'il ne comprenait
pas du tout. Tel était le cas du dogme fondamental de la Trinité.
— 259 —
Un des nouveaux apôtres eut un éclair de génie : pour rendre
sensible à l'esprit grossier de ses ouailles la notion d'un seul Dieu
en trois personnes , il bâtit un clocher à trois pointes et s'en fit
un argument irrésistible. Tel fut son succès que ses confrères
s'empressèrent de l'imiter, et c'est ainsi, dit-on , que la Soûle se
couvrit de clochers-arguments.
Les bohémiens ne sont pas nombreux sur ce petit territoire qui
correspond à une partie seulement de l'arrondissement de Mauléon.
On les trouve entre cette dernière ville et Tardets , à Menditte et
dans la lande avoisinante. Ils se livrent à la fabrication des san-
dales et des paniers, ce qui leur permet de vivre passablement,
sans trop usurper sur le bien d'autrui.
Cependant, de vingt-deux personnes composant les cinq familles
de Menditte , six ont eu maille à partir avec la justice. Ajoutons,
pour donner une idée complète de leur moralité , que des chiq
ménages l'un vit en concubinage et que, dans un autre , la femme
qui n'a encore que trente-six ans, a eu douze enfants avant de se
marier.
Les bohémiens de la Soûle ont une mise décente et sont passa-
blement logés. N'était le teint un peu basané , la face large de quel-
ques-uns d'entr'eux , et les larges anneaux d'or que les femmes
aiment à porter à leurs oreilles, on les prendrait facilement pour
des paysans basques. Il y a cependant un instinct de vagabondage
qui survit à leur tranformation extérieure aussi bien que le goût
dépravé ou l'appétit glouton qui les fait se ruer comme des vautours
sur les bêtes mortes de maladie , fussent-elles déjà enterrées.
L'animal est prestement dépouillé et dépecé ; les parent, les amis,
les voisins se réunissent et procèdent à un joyeux banquet. On a dit
que les bêtes ainsi dévorées n'étaient pas mortes de maladie, mais
avaient été empoisonnées par les bohémiens dans un dessein pré-
médite, Ces faits d'empoisonnement dont le nombre a été grossi
— 260 •
par l'esprit méfiant et crédule des paysans, n'enlèvent rien à la
sauvagerie de pareils festins.
C'est un besoin pour le bohémien que d'avoir ses jours d'orgie
et il le satisfait n'importe comment. Rien n'égale , du reste , la
complaisance de son estomac que la vigueur de ses jarrets.
Il danse des heures entières avec une souplesse et une élégance
hors ligne.
L'exercice favori des basques est le jeu de pelote dans lequel
ils font des prodiges de vigueur et d'agilité : le bohémien, non
moins vigoureux ni moins souple, préfère les trépignements désor-
donnés et les poses lascives du fandango.
Dans le Labourd (aujourd'hui arrondissement de Bayonne) les
bohémiens se distinguent depuis longtemps par des mœurs plus
policées , une vie plus sédentaire et plus laborieuse qui , jointes
au nom particulier de Cascarots {Caficarotac en basque) , qu'on
leur donne , ont fait croire à quelques personnes qu'ils étaient
d'une origine différente que les autres. Mais cette civilisation
relative , et l'industrie maritime qui les distingue plus encore,
tiennent aux conditions de miheu où ils se sont trouvés placés,
car ils ont commencé par être vagabonds et pillards comme
ailleurs, ainsi que nous Talions voir.
\ Le Labourd est la partie la plus découverte , la mieux cultivée
et la plus peuplée du pays basque ; d'où une difficulté plus grande
de s'y livrer impunément à la maraude. De plus , l'importance
militaire et maritime de es territoire qui commande la grand'route
d'Espagne et qui a [plusieurs ports de mer, l'avait fait placer,
même au temps de ses privilèges autonomiques , sous la garde du
gouverneur de Guienne et du commandant militaire de Bayonne.
Celui-ci prêtait main-torte aux paysans pour traquer les bandes
errantes de bohémiens. — Les archives de la ville de Bayonne
portent, à la date du 14 août 1581 , une requête du corps des
— 261 —
échevins au gouverneur de Bayonne « pour faire sortir du terri-
toire les hohémes vagabonds. » — Les archives de la ville de
Saint- Jean-de-Luz , qui ne remontent pas aussi loin parce que les
plus anciennes ont été pillées ou détruites; — les archives de
Saint-Jean-de-Luz , dis-je , de 1705 à 1760 en font plusieurs fois
mention comme de vagabonds errants de paroisse en paroisse et
volant partout. Les habitants demandent leur expulsion et les
jurats écrivent au gouverneur de Bayonne : « Ils sont la terreur
des habitants qui le plus souvent n'osent même pas se plaindre. »
Le lieutenant général de Montrevel, en conséquence de cette sup-
plique, ordonne de les enfermer et défend à quiconque de leur
donner asile (1760) (1) . — Le dénombrement fait à Saint-Jean-de-Luz,
à cette époque, fixe leur nombre à cinquante-trois ; mais il ne s'agit
sans doute que de ceux qui habitaient la ville et son district. —
La petite ville de Ciboure, située en face de Saint-de-Luz , de l'autre
côté du port, en avait probablement davantage.
Une tradition locale , à défaut de documents écrits , fixe leur
arrivée à deux siècles environ , en arrière , lors du sac de la ville
par les Espagnols. Les habitants s' étant dispersés pour ne pas
subir les insultes de la soldatesque, les bohémiens, moins délicats,
auraient occupé les maison désertes des quartiers de Bordagain et
de Chotarreta où ils sont encore.
Cette tradition se rapporte sans doute à l'incendie et au pillage
de Saint-Jean-de-Luz et de Ciboure, par l'armée espagnole, en 1636.
L'histoire constate, en effet, que les habitants désertèrent leurs
foyers après la prise de ces deux villes et qu'ils n'y rentrèrent
qu'après l'expulsion de l'ennemi en 1637. Un état des pertes
dressé à cette époque porte qu'à Ciboure, qui avait le plus souffert,
quatre cent trente-sept maisons sur six cents furent trouvées
rasées ou brûlées. — Que les bohémiens soient venus , comme
(4) Arch. de la mairie de SW.-de-L: 4705-1760. Registre.
17
— 262 —
une volée d'oiseaux de proie , s'abattre sur les maisons désertes,
qu'ils aient môme servi l'ennemi victorieux, de toutes leur com-
plaisances, à condition de participer au pillage, il n'y a là rien que
de très-conforme à leur nature et à leur habitudes. Mais qu'une
prise de possession d'un an leur ait tenu lieu de prescription, lors
du retour des propriétaires légitimes , c'est ce qu'il est impossible
d'admettre.
Il est infiniment plus probable que les bohémiens ont profité
insensiblement de la décadence des deux villes riveraines du golfe
de Gascogne, à partir du traité d'Utrecht, pour acquérir à vil prix
des immeubles que leurs propriétaires abandonnaient. Par ce
funeste traité qui mit fin à la guerre de la succession d'Espagne,
en 1713, Louis XIV cédait à l'Angleterre les colonies qui entrete-
naient le commerce maritime du Labourd et dont la découverte
était due à la hardiesse de ses marins : l'Acadie, aujourd'hui Nou-
velle-Ecosse et Terre-Neuve (1).
Cinq ans après ce coup porté à la prospérité des deux villes
sœurs , Saint-Jean-de-Luz qui avait compté 18,000 habitants n'en
avait plus que 13,000 et Ciboure 4,000. Bon nombre de maisons
restaient désertes. — Puis l'Océan vint consommer une ruine que
la guerre et la politique avaient commencée. Les flots jusqu'alors >
contenus dans leur lit marchèrent à l'assaut de la ville de Saint- \
Jean-de-Luz et battirent en brèche les falaises qui protégeaient
Ciboure de façon à en faire crouler une partie et à menacer sérieu-
(l) « Mémoire touchant la découverte, les établissements et la possession
de l'Isle de Terre-Neuve et l'origine des pescheries des baleines et des
morues, la première ayant occasionné cette découverte par les sujets de
S. M. T. C. habitant dans le pays de Labourd; — fourni par les habi-
tants de Saint- Jean-de-Luz et de Ciboure à M. de Planthion, syndic
général du pays, le mois de m,ars il 10. »
Le nom d'Isle des bacalaos donné anciennement au cap Breton justifie assez
bien cette prétention. « Bacalao » est basque et veut dire morue. La langue
espagnole u emprunté ce mot dans le même sens.
— 263 —
sèment le reste. On voit encore sur le nouveau rivage les fon-
dations des édifices détruits et leur débris à demi ensevelis sous
le sable. — De l'époque qui vit poindre ces calamités aujourd'hui
conjurées par l'art et par le temps date la grande émigration
de Saint-Jean-de-Luz et de Ciboure.
En 1755, la première n'avait plus que 3,367 habitants et la
deuxième, 1,781 ; c'est à peu près celle qui leur reste à cette heure.
La petite digression dans laquelle nous venons d'entrer fera com-
prendre comment les hôtes étrangers du Labourd ont pu prendre
racine à leur gré, avec peu ou point de frais, pour échapper aux
mesures répressives du vagabondage.
Quoique tenus à l'écart et méprisés, on sollicitait leurs services
pour l'armement des barques de pêche qui remplaçaient l'ancienne
et brillante marine de long-cours. Cette vie aventureuse s'adaptait
mieux à leur tempérament que la culture de la terre qu'ils n'ont
jamais pu adopter. Ils y déployèrent beaucoup d'adresse et de
vigueur et quelques-uns y acquirent une certaine aisance qui
leur permit de s'insinuer peu à peu par des alliances dans le gros
de la population. A l'origine, ils étaient traités à l'église, à peu
près comme les Gagots : les prêtres inscrivaient sur leurs actes
de baptême et de mariage la mention de « Cascarot ou bohémien, »
et les enterraient toujours hors de l'église au temps où il était d'u-
sage d'inhumer les fidèles sous les dalles du temple. Mais peu à
peu ils rentrèrent dans le droit commun, même avant les infortunés
cagots.
On ne sait pas s'ils professaient des croyances religieuses parti
culières, à l'époque de leur arrivée, parce que, fidèles à l'usage
qu'ils observent invariablement partout d'adopter la religion du
pays oîi ils se trouvent , quelle qu'elle soit, ils firent montre de
catholicisme, de prime abord. Aussi jamais l'inquisition n'eut-elle
à faire brûler un bohémien, pas même en Espagne.
— 264 —
Le mépris qu'ils inspiraient faisait passer sur les irrégularités
dont ils se rendaient coupaïjles, d'autant qu'ils péchaient par
excès plus que par défaut.
C'est ainsi que les nomades font encore baptiser leurs enfants
trois fois plutôt qu'une, pour profiter desfaveursque les bonnes âmes
qui consentent à leur servir de parrains et de marraines ne man-
quent pas de leur faire à cette occasion. — Le terme de nomades
ne doit plus être entendu que dans un sens relatif : aujourd'hui
tous les bohémiens sont tenus d'avoir un domicile légal qui est
effectif pour la plupart, mais un trop grand nombre encore se
déplace souvent. Ceux du Labourd, au nombre de 300 environ,
sont plus stables et presque tous domiciUés à Ciboure. Saint-Jean-
de-Luz ne compte plus que quelques familles très-croisées avec
les indigènes parmi lesquels elles s'efforcent de se confondre,
à tel point qu'elles ne frayent plus avec celles de Ciboure, qui,
de leur côté, refusent de les reconnaître.
La plupart des Cascarots sont marins ou pêcheurs et leurs
femmes marchandes de poisson. Dans cette industrie, ils montrent
plus d'adresse et d'activité que les basques eux-mêmes.
Vivant au milieu d'une population dévote, s'ils s'en distinguent,
c'est par un goût plus démonstratif pour les cérémonies du culte.
Il en est de même pour tous les bohémiens du pays basque qui
ont véritablament pris racine quelque part.
Leurs enfants fréquentent l'école primaire et s'y montrent au
moins aussi intelligents que les autres.
Ceux du canton de Saint-Palais ont fourni récemment au clergé
de Madrid un jeune prêtre aussi vertueux qu'instruit , dont nous
pourrions dire le nom , et qu'on a éloigné, un peu contre son gré,
de son pays natal, à cause du préjugé qui lui aurait nui dans
l'exercice de son ministère.
Les bohémiens ne sont donc pas incivihsables. Leur plus grand
souci serait de faire oublier leur origine qu'on leur rappelle encore
- 265 —
trop souvent. Les noms de cascarotac et de bohémiac ou égyptoac
sont des termes de mépris qui les blessent : ils conviennent qu'ils
sont « romanichels » (1) d'origine, mais ils veulent être français
tout aussi bien que les basques.
Certains écrivains se sont fait illusion à ce point qu'ils ont
considéré, soit les cascarots seulement, soit même tous les bohé-
miens basques comme des Maurisqueschassésd'Espagne. La chro-
nologie seule eut dû les mettre à l'abri de cette erreur , puisque
l'expulsion des Maurisques est de 1609, et que les documents
officiels que nous avons cités datent de 1581 et au delà. Un témoi-
gnage non moins sûr mais plus difficile à interroger, c'est la langue
dont il ne reste à la vérité que des débris , mais des débris qui
ne permettent pas le doute. Les vieillards en sont restés seuls
dépositaires, parce que la langue se perd de plus en plus, surtout
depuis que les enfants fréquentent l'école , mais je n'ai pas eu de
peine à me faire dire , à Ciboure, des mots usuels comme mandro
pain, mol vin, pani eau, ganl poule, halitcho porc, déhla soleil
qui sont de la langue romani. Ce dernier mot est donné dans
le vocabulaire de Grellmann (2) comme synonyme de Dieu, tandis
que le soleil est désigné par cam. A l'autre extrémité des Pyrénées,
dans le Roussillon, un gitano nous a aussi donné cam pour soleil
et dabel pour Dieu. Les bohémiens basques semblent avoir eu
le même mot autrefois pour désigner Dieu et soleil, puisqu'ils
appellent encore la vierge amaduhel, c'est-à-dire mère de Dieu.
— Faut-il voir en cette rencontre comme une relique de leur
culte primitif?....
La statistique par laquelle nous terminerons est destinée à
montrer non-seulement le nombre et la répartition des bohémiens
(1) J'écris ici ce nom comme je le leur ai entendu prononcer partout. Ils disent
aussi « romam'cei.» M. Baudrimont a entendu à Saint-Pulais « errownancel. »
Ce serait le même mot altéré par la phonétique basque, ainsi que nous l'avons
déjà expliqué.
(2) Op. cit. Ch. V.
— 266 —
sur le territoire basque, mais aussi leur état social et moral pour
servir à mesurer les progrès accomplis et , plus tard , ceux qui
s'accompliront sans doute. Malgré les misères qu'elle dévoile, elle
marque un progrès réel par rapport au temps des premières
ordonnances de police et même au temps si voisin de nous où
parurent les lettres de M. de Belzunce.
Le bohémien, répétons-le , n'est pas indisciplinable, mais à part
quelques efforts privés et généreux, on n'a encore fait que le punir
pour le régénérer. On met le père sous les verroux et les enfants,
par conséquent , sur le pavé. Qui les nourrira ces orphelins
de par la loi ? Les enfants pullulent dans chaque famille et cha-
cun a déjà trop des siens. C'est donc autant de petits vagabonds
jetés sur la grand'route, d'apprentis voleurs et de prostituées
en herbe.
Les conseils généraux se plaignent et ne proposent que des
mesures de rigueur. L'administration reste inerte et le gouverne-
ment passif quand il suffirait pour assurer l'avenir de fonder une
petite colonie agricole et ouvrière, destinée à recueillir les enfants
orphelins ou délaissés, ou séparés de leurs parents.
A leur majorité, ces ouvriers de l'atelier ou delà charrue seraient
saisis par l'armée, comme le sont tous les français et achèveraient
de se retremper dans cette grande école de discipline et d'honneur.
Est-ce au sortir de là , à l'âge de vingt-cinq ans, après dix, quinze
ou vingt années de vie régulière, qu'ils viendraient reprendre près
du bouge natal la tradition interrompue de misère et de larcins ?
Qui oserait répondre affirmativement ? — Quant aux filles on les
placerait facilement, après leur apprentissage , comme ouvrières
ou domestiques dans les villes.
La fondation que nous réclamons serait d'un intérêt réel pour
le département ; elle aurait aussi tous les caractères d'une institu-
tion charitable plus digne d'une nation liche et éclairée que les
mesures de rigueur qu'on a su seules mettre en jeu jusqu'à ce jour.
— 267 —
STATISTIQUE DES BOHÉMIENS DU PAYS BASQUE FRANÇAIS
ler JANVIER 1876
LOCALITÉS .
M EN
'3}
AGES
'5)
II
OBSERVATIONS.
Ainchicbarliuru
commune do.'.Busunaritz
canton de St-Jeaiî-Pied-de-Piirt
9
G
65
Dans le total des personnes ne sont pas comprises les pères ou mères de race basque unis légilimement en
non à un conjoint de race bohémienne. Nous avons Irouvé 9 de ces ménages inixic- à la campagne, el nous
croyons qu'il y en a au moins autant à Giboure, mais li\ il est plus difficile de t-'en assurer paice "que la popu-
lation est plus mêlée. Pour la môme raison le chiiïie des bohémiens (cascaro/s) de celte petite ville est moins
sûrement établi qu'ailleurs, les individus de race mixio indélerminée y étant très nnmlM'eux.
Helativemeut aux professions, nous avons pu constater celle de iri6 petsonnc* de tout sexe et âge ainsi répar-
ties : vanniers ou sandaliers, 67; cultivateurs, manœuvres, ouvriers à la journée, 34; tondeuis, i;0; maqui-
gnons, 4; marins, 31. Les femmes, filles ou sœurs de marins, sont mruchandes de poisson.
Le nombre d'individus des deux sexes ayant subi une ou plusieuis condamnations en justice s'élève à 43.
Saint-Jean-!e-Vieux
canton de St-J -Pied-de-Port
1
»
3
St-Etienne-de-Baïgorr y .
2
))
■14
20
Burgory, commune de Mébarin.
1 canton de St Palais
3
2
1 Irissary, canton d'iiioldy.
4
))
22
Hélette, cauton de Iholdy
3
»
25
Gibraltar
commune de Sl-Palais.
2
»
8
33
12
Ameudeuix-Oneix
cauton de St-P;dais.
4
»
Beyrie, canton de St-i'alais.
2
1
Luxe-Somberaute
canton de St-Palais
4
))
17
Lantabat, cauton de Iholdy.
1
2
17
4
Musculdy, canton de Mauléon .
»
i
St-Just-Ibarre, canton de llioldy.
2
»
9
Buuus, canton d e Ihoy
2
2
18
Menditte, canton de Mauléon.
4
i
22
280
Cibonre
canton de St-Jean-de-Luz
46
4
Totaux
89
19
569
CHAPITRE III.
L£3 GIÎANOS DU ROUSSILLON ET D'ESPAGNE
Les Bohémiens du Roussillon sont appelés gitanos, comme en
Espagne, mais le mot se prononce à la façon catalane et française.
Ce nom n'est qu'une contraction d'Egiptianos sous lequel ils
furent d'abord désignés en Castille (1).
Nous avons raconté, dans le chapitre i, leur première entrée
à Barcelone capitale de la principauté dont faisait alors par-
tie le Roussillon. Les Constitutions de Catalogne les désignent, en
1512, sous les noms de « Boémians et sots nom de boémians,
Grecs é Egiptiaiis. » En Portugal, on les appelle Boëmios et Cin-
ganos. Nous voyons donc reparaître dans tout le Sud-Ouest de
l'Europe ce nom de Bohémiens sous lequel ils sont connus en
France, parce qu'on les crut d'abord originaires de Bohême, pro-
bablement à cause du sauf-conduit qu'ils montraient de l'empe-
reur Sigismond, roi de Bohême.
Nos gitanos sont les frères de ceux de la Catalogne, dont ils
n'ont été séparés que par la conquête du Roussillon et de la Cer-
dagne, sous Louis XIII. Leur langage usuel est le catalan qui est
encore l'idiome populaire du département des Pyrénées-Orien-
tales, Ils ressemblent parfaitement aux gitanos de la Puerta San-
Antonio, à Barcelone et de Lérida. De stature au-dessus de la
moyenne et bien campés, ils ont la peau très-brune^ généralement
couleur du cuir, quelquefois plus foncée approchant de celle
(1) « Egiptianos y calderos extrangeros. » Décret de Ferdinand et d'Isa-
belle la Catholique (U99) déjà cité.
— 270 —
du nègre ; quelquefois aussi d'un bistre clair et même blanche,
sans doute pour raison de métissage. Mais leurs traits ne sont ja-
mais ceux du nègre, dont ils n'ont pas non plus la chevelure cré-
pue. Tout au plus se rapprocheraient ils de laracejaune par l'élar-
gissement des pommettes, l'apparence rude et noir de jais de leur
longue chevelure, et par l'étroitesse du front. — On soupçonnerait
un mélange de sang dravidien. — Ce n'est pourtant pas le type
ordinaire : la plupart ne se distinguent facilement des indigènes
que par le teint. Mais l'observateur pourrait les reconnaître à
d'autres traits moins saillants quoique aussi caractéristiques :
c'est l'éclat de leurs yeux noirs et scrutateurs, la beauté de leur
dentition, l'harmonie de leurs formes. Je n'ai pas rencontré un
seul bohémien contrefait, soit que la race n'en produise pas, soit
que les êtres malingres ou malsains succombent dès le berceau
aux rigueurs d'une existence qui endurcit ceux qui sont bien
constitués. La bonne santé des bohémiens est en effet proverbiale ;
leur robuste conGtitution brave toutes les intempéries comme
toutes les misères. S'il n'y a pas de race qui fournisse plus d'en-
fants, il n'y en a pas non plus qui conserve plus de vieillards.
Aussi la proportion des individus par famille est-elle plus grande
chez eux que chez nous. Le tableau statistique des bohémiens
du pays basque, que nous avons établi précédemment, fournit
une proportion de 5,25 individus par ménage, tandis qu'opérant
dans les mêmes conditions chez les Basques, nous n'avons trouvé
que 4 sujets vivants par ménage. Sans avoir pu établir une sta-
tistique aussi précise dans le Roussillon, nous sommes pourtant
fondé à penser, d'après les renseignements que nous avons re-
cueilli et la connaissance personnelle d'un certain nombre de
familles, que la proportion n'est pas moins favorable à la race
bohémienne. En de pareilles conditions, elle devrait augmenter
rapidement si un certain nombre d'individus ne se fondaient
I
— 271 —
insensiblement dans la population ambiante. C'est pour nous la
marque la plus certaine de progrès.
Le costume des gitanos du Roussillon est invariablement celui-ci:
grande blouse de coutil bleu tombant jusqu'aux genoux, casquette
de loutre ou chapeau de feutre. Les femmes portent le costume
du peuple, mais affectionnent particulièrement la couleur rouge.
Quelques-unes, dont les pères ou les maris se sont enrichis dans
le commerce des chevaux et des mules , portent la toilette des
bourgeoises, dont elles se distinguent encore par ce goût inné pour
les couleurs voyantes.
Les gitanos se partagent en deux classes bien tranchées : ceux
qui ont un domicile fixe dans les villes et ceux qui circulent en
chariot avec leur famille, de village en village et de foire en foire.
Les premiers habitent Perpignan, Elne et Thuirs ; ce sont les plus
nombreux. Exerçant les métiers de maquignon et surtout de ton-
deur, ils déploient dans cette industrie beaucoup d'adresse et
d'activité.
Il faut les voir accourir , dès le point du jour , du quartier
mal famé qu'ils habitent à Perpignan (la Porte Canet) , à l'autre
bout de la ville à la Porte Notre-Dame. Assis au pied du rempart
ils sont là, munis des instruments de leur art, aux aguets de tout
ce qui rentre ou sort. Chevaux, mules, ânes ou chiens, tout
est bon pour eux. Car que ne tond-il pas, le gitano? il tondrait sur
un œuf.
Mais quelle adresse dans le maniement des ciseaux de toute
forme et de tout modèle qui n'abandonnent l'animal que pro-
pre et rasé « comme le menton d'un padrc » suivant leur ex-
pression ! On ne laisse qu'une petite touffe de poils , d'un des-
sin varié, à la racine de la queue. C'est la marque et comme la
signature de l'artiste. — Tout en opérant, il ne reste pas muet,
car, suivant un de ses proverbes, « rivière qui coule sans bruit,
— 272 —
ne roule pas de l'or; » et cette conversation avec le client lui
donne parfois l'occasion d'acquérir la bête h vil prix. ■
Il y a parmi les gitanos quelques maquignons de plus haute
volée: l'un d'eux que ses confrères eux-mêmes appellent Monsieur
F*** a un immense établissement à la porte Magenta, probablement
le plus considérable de toute la région des Pyrénées. Mais il a mieux
que cela : une belle famille bien élevée et qui lui fait honneur.
Quelle distance n'y a-t-il pas entre cette famille honnête et riche
et celles dont les charriots viennent s'aligner le soir près du pont
de pierre à l'entrée du faubourg Notre-Dame ! Elles sont là neuf
ou dix, avec autant de véhicules sans nom dans lesquels chacun
est né et chacun doit mourir.
Quand l'ardent soleil du Midi vient rougir de ses derniers rayons
la campagne poudreuse, et que les tours de brique du Castillet,
pareilles à des minarets arabes, semblent lancer dans les airs
l'appel vespéral du muezzin ; alors, les figures bronzées de ces
hommes et de ces femmes, à la longue et noire chevelure, qui
viennent de tous côtés établir leur bivouac à l'ombre de la vieille
forteresse, complètent l'illusion d'un paysage oriental.
Les hommes détellent et soignent leur monture, les femms pré-
parent la cuisine, et les enfants demi-nus gambadent comme de pe-
tits démons autour du feu. Dans les nuits chaudes de l'été, tout ce
monde couche à la belle étoile sur le gazon. — L'indigène passe
sans prendre garde à côté de ces parias protégés par le mépris
même qu'ils inspirent et qui trouvent ainsi l'isolement jusque sous
les murs d'une cité populeuse. De quelles scènes dégoûtantes ou
grotesques le passant ne pourrait-il pas être témoin ! On le devine ;
mais ce qu'on soupçonnerait moins, c'est la gaîté bruyante de ces
gens en apparence si misérables. Dans ce tableau de la dégrada-
tion humaine on pourrait même saisir d'aventure une scène noble
et touchante dont Callot ne s'est jamais avisé, telle que celle-ci,
— 273 —
dont nous fûmes un jour témoin. Un homme à la face patibulaire
berçait son enfant dans ses bras et le couvrait de caresse en lui
parlant d'une voix câline. Que lui disait-il?... peut-être cette belle
et simple exhortation que Jaubert de Réart entendit un jour :
« Enfant, que Dieu te fasse toujours bon. »
Il est connu que les Bohémiens aiment beaucoup leurs enfants
et sont pour eux d'une faiblesse extrême ; mais l'expression de ce
sentiment rendue d'une façon si noble est faite pour nous étonner.
Cependant la manière dont les gitanos de Perpignan célèbrent la fête
de Noël témoigne non-seulement de la solide constitution des
liens de famille et de certaines vertus domestiques, mais aussi de
sentiments religieux qu'on ne s'attendrait pas à trouver chez des
gens trop souvent représentés comme vivant sans foi ni loi.
L'un des rares habitants du Roussillon qui se soit donné la
peine d'étudier les gitanos, mais qui n'a malheureusement publié
que quelques fragments épars dans des recueils presque introuva-
bles aujourd'hui, Jaubert de Réart (1), raconte que la fête de
Noël amène à Perpignan, dans les familles qui y sont fixées,
tous leurs parents et amis de la campagne. On se prépare
de longue main, de part et d'autre, à célébrer ce beau jour dans
lequel les amitiés se retrempent et les inimitiés s'oublient. L'écri-
vain a connu un bohémien qui fit exprès le voyage de Barcelone,
pour se réconcilier avec son frère à cette occasion. Voici comment
il dépeint la fête :
a Après les compliments d'usage entre gens qui se retrouvent,
on récite le rosaire. Puis vient le moment de cette collation en
usage dans notre pays, qui a pour base ces gâteaux d'amandes, de
noisettes, de pignons et de miel, que nous appelons tourrons, et
(1) J'espère qu'au nom de Jaubert de Réart nous aurons bientôt le droit d'ajou-
ter celui de M. Fr. de Boaça, de Prades, qui prépare de longue main une histoire
générale des Bohémiens.
— 274 —
la veillée se passe à causer sur le plaisir de se revoir. Les anciens
s'entretiennent des affaires de la dernière foire et des succès qu'ils
espèrent dans la prochaine, et la guitare ébranlée par la main du
plus habile met la jeunesse en train. On chante, on danse jusqu'à
l'heure de la messe de minuit.
« A l'avertissement de la cloche, tous les membres de la famille
se rendent à l'église où vous les voyez sous leurs plus beaux ha-
bits et dans le plus grand recueillement. La matinée du jour de
Noël est consacrée aux souhaits de bonne fête. Les filleuls vont
baiser la main de leurs parrains dont ils reçoivent quelques leçons
paternelles et de ces gâteaux, en forme de couronne, appelés
tourteaux.
« Le foyer pétille sous le toit hospitalier, les ménagères apprê-
tent les provisions et la famille assiste à un repas copieux dont la
gaîté et l'appétit font le plus piquant assaisonnement.
« Prévenu, comme on l'est, sur la manière de se nourrir des Bo-
hémiens, on serait étonné du choix et de l'abondance des mets
dont se compose leur festin de la fête de Noël. Ils économisent
pour ce jour tout le reste de l'année ; trois familles dont je parle,
au nombre de seize personnes, ont fait une dépense de près de
cent francs. En Espagne, les gitanos plus aisés se mettent aussi
plus en frais. Il y a, dit-on, àLérida, en Catalogne, un certain Don
Jayme, gitano fort riche, qui le jour de Noël traite généreusement
tous ceux de sa caste.
« Le doyen d'âge, fut-il le plus pauvre, est le roi du festin... Sui-
vant l'antique usage , les femmes ne se mettent pas à table ; elles
servent les hommes et ne mangent qu'après eux avec les enfants...
Après le repas, \ient l'heure des visites chez les amis et les con-
naissances ; c'est le moment solennel du baiser de paix, du par-
don des injures, de la cessation des inimitiés. Les plus jeunes, dé-
férant à l'âge, faisant abnégation de toute animosité, se soumet-
— 275 —
tent, s'humilient, reçoivent à genoux leur pardon de la part de
celui qu'ils peuvent avoir offensé et lui baisent la main. Quelques
conseils, dictés par la prudence et la sagesse, sortent de la bouche
des anciens ; les témoins de cette scène s'attendrissent, des larmes
roulent dans tous les yeux et tout le monde s'embrasse. Les plai-
sirs et les amusements achèvent de remplir la journée et le lende-
main les familles se séparent en paix (1) »
Il est facile de reconnaître dans cette peinture de mœurs tracée
peut-être d'une main un peu complaisante, une imitation des usa-
ges de l'Espagne catholique, au moins autant que la tradition des
mœurs patriarchales bohémiennes. Nous reconnaîtrions plus vo-
lontiers pour un écho des traditions asiatiques et du culte des an-
cêtres en usage dans l'extrême Orient, la manière dont les gitanos
se sont appropriés la fête des morts de l'église catholique.
« Les Bohémiens de nos cantons, dit l'écrivain déjà cité, mani-
festent un grand respect pour la mémoire des morts. — Le soir
de la Toussaint, veille de la commémoration des trépassés, le père
de famille allume dans sa chambre des cierges en nombre égal à
celui des morts dont il veut honorer la mémoire. Après le repas
du soir, le son des cloches de la paroisse est le signal d'un entre-
tien sur les faits et gestes des défunts, et des prières, que les en-
fants répètent à genoux en leur mémoire, terminent la veillée.
Même répétition tous les soirs jusqu'à extinction naturelle des
cierges qui durent encore, suivant leur grosseur, plusieurs jours,
a Les Bohémiens pauvres observent aussi cette pratique ; mais
c'est à la lueur que rendent quelques fils de coton enflammés, te-
nus à la surface d'un peu d'huile, dans un vaisseau de terre, par le
moyen de petits trous pratiqués dans un morceau de roseau léger
qui surnage. » (2)
(4) Bulletin de la Société polymathique de Perpignan, an 1834. P. 73.
(2) [ublicateur des Pyrénées-Orientales. 7 Novembre 183S.
— 276 —
Jaubert de Réart, écrivant pour ses compatriotes dans un
journal de Perpignan, ne serait pas entré dans ces menus dé-
tails, si l'usage qu'il rapporte avait été commun aux autres ha-
bitants. Il faut donc admettre ou que les gitanos l'ont reçu par tra-
dition de leurs ancêtres, ou qu'ils l'ont emprunté aux Espagnols.
Mais la connaissance que nous avons des mœurs de ceux-ci, nous
portent à y voir une tradition nationale bohémienne adaptée au
calendrier et au rituel des fêtes chrétiennes.
Quoiqu'il en soit, nous en savons assez maintenant pour être as-
surés que les gitanos ne vivent pas sans religion. Peut-être pour-
rions-nous répéter à leur sujet ce que nous disions de leurs demi-
frères basques : établis au milieu d'une population dévote, s'ils
s'en distinguent c'est par un goût affecté |sinon sincère pour les
cérémonies du culte catholique. Les gitanos à demeure fixe se font
baptiser, marier, enterrer avec toute la pompe qu'ils peuvent
payer : les nomades, beaucoup moins à l'aise et beaucoup plus
dégagés du qu'en dira-t-on, se passent souvent des formalités du
mariage, mais ils font baptiser leurs enfants et ils appellent ordinai-
rement le prêtre près des mourants.
Il en est même qui s'administrent la bénédiction nuptiale écono-
miquement, comme un homme très digne de foi l'a vu et raconté (1).
Par une belle matinée de printemps un jeune couple entre suivi d'un
cortège de bohémiens des deux sexes, assez bien vêtus, dans une
chapelle de Perpignan et se dirige droit vers les fonts baptismaux.
Là, on se met à genoux et on récite des oraisons ; puis on se lève
et la fiancée va se placer debout devant la statue de la Vierge.
Après une profonde révérence, elle élève les mains à la hauteur
de la tête et, dans cette posture, adresse une prière à Marie.
Ensuite, prenant la main de son fiancé, elle l'appuie sur son cœur
et prononce son engagement. A son tour le fiancé en fait autant.
(4; Puiggari, professeur au collège de Perpignan.
— 277 —
— Alors la jeune femme trace trois fois successivement le signe
de croix sur son ventre en promenant la main d'un côté à l'autre
et de haut en bas. — Une vieille s'avance, peut-être la mère, et
posant la main sur l'épaule de la mariée elle lui marmote à
l'oreille on ne sait quelles paroles et lui donne sa bénédiction.
Dès lors, la femme retourne aux fonts baptismaux, toujours suivie
de son cortège qu'elle asperge à belles mains. — La cérémonie
étant terminée, on sort ; mais à peine a-t-on passé la porte que
la mariée adjure son époux de lui garder la fidélité conjugale
sous peine de correction corporelle, et le mari réplique par la pro-
messe de lui casser les reins en cas de forfaiture. Pour tirer
la moralité de ces aimables plaisanteries, un des vieillards de
la troupe dit sentencieusement à sa commère : « Vaya ! tôt avuy
quedaran amichs ! — Bah! ils resteront amis tout aujourd'hui. »
Quelques-uns des gitanes les plus pauvres simplifient encore
ce rituel en se rendant à l'église pendant la célébration d'une
messe quelconque, dont ils profitent pour s'administrer proprio
motu le sacrement de mariage, en prononçant à voix basse devant
l'autel leur promesse réciproque, sans plus de cérémonie.
Faut-il voir en ces procédés naïfs les restes d'antiques usages (1)
ou le désir de se mettre en règle, sans frais, avec les comman-
dements de l'église? Peut-être l'un et l'autre, quand on considère
que les gitanes aisés font célébrer leur mariage par le prêtre
et non sans ostentation. — Mais de quelque manière qu'on envi-
sage ces faits, ils ne cadrent pas du tout avec l'assertion si sou-
vent répétée que les bohémiens sont tout-à-fait sans religion.
La vérité est qu'ils adoptent sans discernement tout culte pro-
(1) Il paraît que c'est une question qui divise les théologiens que celle de savoir si
le sacrement de niarikge est conféré par le prêtre ou si celui-ci n'est que témoin
du sacrement. Voyez la grande Encyclopédie au mot mariage.
Dans les premiers siècles de l'église , les mariages des chrétiens n'étaient pas
tous consacrés par le prêtre.
18
— 278 —
fessé dans le pays où ils vivent, mais qu'ils paraissent avoir,
comme la plupart des hommes, des besoins religieux à satisfaire.
— Leur éclectisme pratique ne les empêche pas, d'ailleurs, de
garder certains usages traditionnels qui peuvent s'accommo-
der à toutes les lois civiles ou religieuses.
C'est ainsi que les unions conjugales sont préparées par les
parents ou les vieillards, entre jeunes gens de 14 à 15 ans et que
les fiancés non seulement ne se font point la cour mais ne doivent
même pas se parler jusqu'après les noces qui ne se célèbrent que
deux ans après (1).
On a raconté, plaisamment, qu'une cruche lancée en l'air et cas-
sée en un plus ou moins grand nombre de débris qui marquaient la
quantité d'années que les conjoints auraient à vivre ensemble, en
faisaient tous les frais ; mais c'est de la fantaisie (2). Les noces sont
au contraire l'occasion de prodigalités insensées,pour les riches, et
de la perte du peu qu'ils possèdent, pour les pauvres.
En Espagne, un mariage dans les règles se célèbre de la façon
suivante : le cortège .se rend à l'église précédé d'un porte-étendart,
qui tient haut et ferme un bâton au bout duquel flotte un mou-
choir de batiste dont la blanclieur de neige est l'emblème de la
mariée. Dans le cortège qui suit le couple il y a des hommes
armés de pistolets et de carabines qui font retentir l'air de déchar-
ges répétées. Arrivés à la porte de réglise,le porte-enseigne plan-
te son drapeau et les gens de la noce défilent de chaque côté.
Après la cérémonie célébrée par le curé de la paroisse, le cortège
retourne à la maison nuptiale dans le même ordre et avec les
mêmes accompagnements. La journée se passe à festoyer, chanter
(1) Ce trait de mœurs caiactéiistique m'a été fcurni par un gitano de Xarbonne.
Nos bohémiens n'ont conservé aucun lite, aucun usage particulier pour la naissance
et les funérailles. S'il est vrai qu'autrefois ils faisaient disparaître leurs morts, soit
qu'ils les enterrassent dans la sollitude des bois ou sous le sol même de leur caba-
ne, comme on l'a dit, il est certain qu'il n'en est plus de même aujourd'hui.
(2) Du moins les gitaaos à qui j'en ai parlé l'ont nié absolument.
— 279 —
et danser ; mais à la nuit tombante voici venir le bouquet de la
fête: des corbeilles entières de gâteaux et principalement de yemas,
jaunes d'œufs battus avec du sucre. On en mange, on en
gaspille, on s'en jette à la tcte comme les confetti dans le
carnaval romain ; si bien que le parquet de la salle finit par
en être tapissé. Alors le branle est donné pour une danse de
caractère dans laquelle hommes et femmes vont nécessairement
piétiner sur les jaunes d'œufs et s'en crotter jusqu'à l'échiné.
C'est le fandango qui commence : cavaliers et danseuses se lan-
cent à la rencontre les uns des autres en balançant les bras et
faisant claquer leurs doigts comme des castagnettes ; les hommes
battent des entrechats d'un pied de haut ; les femmes se trémoussent
et font la roue ; les uns et les autres décrivent des circonvolutions
au bout desquelles la danseuse échappe à son cavalier par un tour
de reins, quitte à s'en rapprocher de nouveau d'un air agaçant.
Quand la guitare furieusement pincée dans un coin de la salle
par un vieux ménétrier vient à cesser ses accords, la danse s'ar-
rête pour un moment, mais les loustics remplissent l'intermède
en imitant les cris de tous les animaux domestiques.
Ces saturnales durent deux ou trois jours, pendant lesquels les
portes sont ouvertes à tous, gitanes ou non, et les rafraîchisse-
ments libéralement offerts aux visiteurs ; car un mariage bohé-
mien est non-seulement une fête de famille, mais l'occasion de
faire étalage de son luxe et de sa prodigalité.
On peut s'étonner que les gitanos, avec leur adresse incroyable
et leur absence complète de scrupules, soient généralement
pauvres. C'est qu'il leur manque la vertu de nos paysans : l'esprit
d'épargne. Quand le bohémien basque a ramassé quelques sous,
il les dépense à s'enivrer ; car, il a une passion funeste pour l'eau-
de-vie. — Il paraît que les gitanes, semblables en ceci aux Espa-
gnols, n'ont pas ce défaut ; en revanche ils fument beaucoup,
- 280 —
hommes, femmes et enfants. Ceci ne les ruinerait pas s'ils avaient
un travail suivi et une vie réglée ; mais la véritable question est
qu'ils sont tout-à-fait insouciants de l'avenir et vivent au jour le
jour.
Quoique leur industrie soit essentiellemeut aléatoire et souffre
nécessairement des chômages, ils se nourrissent mieux que les
paysans et se passent plus de fantaisies. Avec une pareille ma-
nière de vivre, même en volant h l'occasion, il est clair qu'ils ne
peuvent pas acquérir autant de biens. Au fur et à mesure qu'ils
se civilisent en adoptant la vie sédentaire, — l'un ne va pas sans
l'autre, — ils acquièrent l'esprit d'épargne et même le goût de la
propriété foncière encore très-peu développés, il est vrai.
Les gitanes nomades sont aujourd'hui peu nombreux. Leur in-
dustrie est toujours celle de tondeur et maquignon, quelquefois
de saltimbanque, chiromancien, magnétiseur et somnanbule. (1)
La population indigène est dure pour eux et les tient rigou-
reusement à l'écart. C'est peut-être cette raison plus encore que
l'esprit de caste et la vertu sujette à caution des filles qui fait
que la race est infiniment plus pure en Roussillon que dans le
pays basque.
Le gitano trompe sur la marchandise tant qu'il peut, vole une
bête quand il peut aussi, chose assez difficile, enfin fait de la
maraude dans les champs pour sa nourriture, mais il n'est ni agres-
sif ni sanguinaire.
Le paysan catalan, superstitieux et rude, déteste le gitano qu'il
croit capable de jeter des sorts et d'empoisonner son bétail. Cette
dernière imputation n'est pas aussi vaine que l'autre, du moins ne
l'était pas autrefois, car les gitanos d'Espagne avaient un nom pour
désigner le poison qu'ils jetaient aux bêtes : c'était le drao. Il y
(1) La chiromancie et le somnambulisme sont l'affaire des femmes qui sont d'une
rouerie extrême.
— 281 —
a quelques années, un paysan des environs de Perpignan frappa
d'un coup de couteau mortel un pauvre bohémien, sur le simple
soupçon qu'il lui avait empoisonné son porc.
L'intention des gitanos ne serait pas de faire une pure méchan-
ceté sans aucun profit pour eux, inais de se préparer un de ces
festins dégoûtants dont nous avons déjà eu l'occasion de parler.
La chose est possible, mais il est encore plus certain que les
bohémiens se contentent même d'une charogne ordinaire.
« La chair d'un animal que Dieu a fait mourir doit être meil-
leure que celle de l'animal tué par la main des hommes » ; telle
est la réflexion qu'on leur attribue , mais malgré cette sentence ils
préfèrent, à coup sûr, la viande fraîche quand ils peuvent s'en
procurer. La chair du hérisson fait leurs délices. J'ai rencontré,
un soir, un bivouac de bohémiens qui préparaient leur souper
composé d'une marmite de macaroni et d'une demi-douzaine de
hérissons. Ils échaudaient ce gibier pour le débarrasser de ses
piquants en lui raclant la peau ; puis ils le vidaient et le préparaient
très proprement. Ils m'assurèrent que c'était un mets fort délicat,
ayant à peu près le goût du lièvre. Ils chassent le hérisson dans
les haies avec des chiens dressés .à cet usage.
Cette petite tribu de parias composée de deux ménages, avail
deux mauvaises carioles dans laquelle ils devaient s'entasser au
nombre de neuf. Dans l'une d'elles gisait une vieille femme qu'on
me dit être âgée de 102 ans et tante d'un des deux hommes. Celui-
ci me pria de lui indiquer un remède pour la soulager d'une toux
opiniâtre ; ce qui prouve que les bohémiens ne tiennent pas à se
débarrasser de leurs parents vieux et infirmes, comme on les en a
accusés. Ils témoignèrent, en ma présence , beaucoup d'attache-
ment pour la pauvre vieille.
Le nombre des gitanos fixés dans les villes est incomparable-
— 282 -
ment plus considérable que celui des nomades. Sur 60 familles
composant environ 300 personnes qui forment toute la popula-
tion bohémienne du Roussillon, les trois quarts sont en résidence
fixe (1).
Il en est de même en Espagne, dont la population gitane esti-
mée par Borrow au chiffre énorme de 40,000, est en immense
majorité fixée à Séville, Cordoue, Grenade, Valence, Badajoz,
Murcie, Barcelone, Lérida, Madrid et quelques autres localités de
moindre importance. Il y en a aussi quelques-uns dans les provin-
ces vascongades, qui sont exactement de même famille et de
mêmes moeurs que nos bohémiens basques.
Ce sont deux familles bien tranchées que les bohémiens du
pays basque français et espagnol, d'une part, et les gitanes d'Es-
pagne et du Roussillon de l'autre. Ces derniers ont essaimé vers
Narbonne, Béziers et Toulouse. Il n'y a que deux ou trois
familles dans la première ville, encore sont-elles demi-noma-
des. A Béziers, la colonie bohémienne est composée d'une
centaine de personnes qui vivent pour la plupart au Faubourg
du Pont. Les plus aisés sont répandus en ville : ce sont
des maquignons. L'un deux, Joseph R..., fait le commerce
dans le genre de F**, de Perpignan, et est propriétaire d'une fort
belle maison sur M ^)e?^^(e de Bessan. Comme F..., il fait élever
ses garçons au collège et nous eûmes un véritable plaisir à voir
son fils, beau jeune homme de 15 ans, en uniforme de collégien,
visitant ses parents moins fortunés du faubourg, tous fiers de me
le présenter. — Les gitanes de Béziers, ont conservé la vivacité
de langage et de gestes qui les fait reconnaître presqu'autant
que leur teint ; mais, comme partout, ils oublient de plus en plus
leur langue. Je n'ai rencontré qu'un homme d'une cinquantaine
(1) Je tiens ces chiffres tl'un gitano très-inlelligent et de fort bonne tenue,
.loseph B. — Rue Traverse des Potiers, à Perpignan.
— 283 -
d'années et une vieille femme capables de m'en fournir quelque
échantillon, comme le couplet suivant et des mots qui seront don-
nés plus loin.
ie/î, ta dwjj ta trin, ta star.
Chaï, me camaha tut ;
Na si kek sar tut. (pron. l'u ou.)
Un et deux et trois et quatre.
Fille, je t'aime;
Aucune est comme toi.
Il y a aussi une petite colonie de gitanes dans le faubourg S'-
Cyprien, à Toulouse, composée d'une soixantaine de personnes en
douze familles. Elles sont installées du côte de l'abattoir , excepté
Es., grand maquignon qui a son établissement aux Minimes. Tous
ces gens ont la même physionomie, la même industrie, le même
costume que leurs frères du Roussillon, avec lesquels ils restent
en relation. Comme eux aussi, ils fréquentent toutes les foires à
cinquante heues à la ronde, et ce n'est pas précisément par la
loyauté qu'ils s'y font remarquer.
Les gitanes d'Espagne se sont fait une manière de vivre qui les
distingue de tous les bohémiens, peut-être, mais à coup sûr
de ceux du pays basque, en ce qui concerne la vertu des
femmes. Les danses lascives et les chansons obscènes, en vue d'un
misérable salaire, n'empêchent pas les lemmes de défendre leur
vertu avec la dernière rigueur, la dague à la main s'il le faut,
contre les entreprises des husné. C'est ainsi qu'ils appellent les
Espagnols. Les opinions des savants et des simples, des sages
et des fous sont tellement unanimes sur ce point qu'il n'est
guère permis d'en douter. D'ailleurs le maintien des caractères phy-
siologiques, la couleur de la peau parlent plus éloquemment dans
ce sens que les plus fins observateurs.
Les vieilles gitanas qui font si volontiers le métier de proxénète
ne procurent à aucun prix de marchandise bohémienne. N'ont-
- 284 —
elles pas dit à leur fille à peine arrivée à l'âge nubile. « Sache,
mon enfant, (ju'une vraie Cali a quelque chose à défendre de plus
précieux que la vie, c'est sa lâcha. Mets-toi bien cela dans
la tête et maintenant va de par le monde et vole ce que tu
pourras. » (1).
La fidélité chez les femmes mariées, paraît être la règle ordi-
naire, quoique les hommes n'aient plus la faculté de lui donner
pour sanction la peine de mort, comme au temps où ils vivaient
en tribus indépendantes dans les despoblados de l'Espagne (2).
Mais, si l'esprit de caste, chez les gitanes, oppose heureusement
une barrière à la prostitution et au concubinage, il n'est pas fait
pour favoriser leur perfectionnement par des unions légitimes
contractées dans la population ambiante. Celles-ci sont cependant
moins rares qu'autrefois, en Espagne comme en France. Ainsi, une
fille de F. le riche marchand de chevaux de Perpignan s'est mariée
à un boulanger catalan ; J. R. de Béziers est marié à une française.
C'est ainsi qu'en Russie, les grandes chanteuses tsiganes trouvent
quelquefois même de brillants partis, comme celle qui est devenue
la princesse G. Cependant en dehors du pays basque français
et espagnol dont les bohémiens sont en parenté de sang comme de
(1) Cali est l'abrégé de zincali (zingaii). Les Bohémiens espagnols se désignent
par ce nom et par celui de romani ; jamais par celui de gitano qui est devenu
un terme injurieux.
(2) Libies y excntos vivimos de la amarga pestilencia de' los celos.... Aunque
liay muclios incestes, no hay ningun adulterio y cuandn le hay en la raujer propia-
ô alguna bellaqucria en la amigi, no vamos à la justicia. .. somos los jueces y ver,
dugos.... Con la misma facilidad las matamos y las ent.erramos por
las montanas.... coms si fiieran animales nocivos : no hay pariente
que las venguc... Cervantes. La Gitanilla. Bih. aut. Esp. l. i, p. 107.
« Nous vivons libres et exempts de l'amertume pestilentielle de la jalousie.
Quoiqu'il y ait beaucoup d'incestes il n'y a point d'aduKèie parmi nous ou s'il
s'en produit, voire même une infidélité de la part de la maîtresse, nous n'allons
point pour cela en justice.... c'est nous qui sommes les juges et les bourreaux....
Is'ous tuons et nous enterrons les coupables dans la montagne avec la mfme facilité
que si t'étaient des animaux malfaisants , et il n'y a pas de parent qui les venge. »
— 285 —
mœurs et qui sont aussi croisés les uns que les autres, les unions
mixtes sont encore l'exception. Et l'on peut dire que la répugnance.
à de telles unions vient plus encore du côté des gitanas que
de celui des busné (1). Il m'a été affirmé par un homme sérieux
que dernièrement à Séville, un capitaine de cavalerie s'étant
amouraché d'une belle gitana la demanda en mariage à son père
qui lui répondit : « Mon capitaine, c'est beaucoup d'honneur
que vous nous faites ; mais je ne vous accorderai pas la main
d'Aurora parce qu'avant longtemps vous pourriez vous souvenir
qu'elle est gitana et que vous êtes capitaine. »
Un affiliation préalable ou une communauté de vices est néces-
saire pour entrer dans la famille bohémienne ; alors l'initié pourra
trouver un chef de famille pour lui dire : « Choisis parmi les filles
qui sont ici celle qui te plait le plus, mais sache bien qu'une fois
que tu l'auras choisie tu ne dois plus la changer pour une autre,
ni t'entremettre soit avec les femmes mariées, soit avec les don-
zelles(2). Il n'est pas imposssible non plus, pour un filou, de s'a-
coquiner avec une bohémienne.
Un écrivain espagnol contemporain a dit en parlant des gitanes :
« Ils comprennent l'honneur de la femme dans le sens le plus
strict de la morale chrétienne : fille, sa vertu doit être irréprocha-
ble, époux sa fidélité doit être invincible, bohémienne elle doit
être la compagne du bohémien à la vie et à la mort. » (1). C'est un
tableau un jpeu flatté.
La gitana svelte et gracieuse, quand elle est jeune, avec des yeux
*
(1) oenora doncelhi, estoy apalabrado |para casarme y los gitanos no nos casâ-
mes sino con gitanas. Mademoisolle je suis en pourparlers pour me marier el nous
autres, bohémiens^ nous ne nous marions qu'avec des boliémiennes. » Cervantes,
Lagitunilla.
(2) « Escoje entre las las doncellas que aqui estan la que mas le accomode: bas
de saber que una vez escojida no la bas de canjear por otra ni te bas de empacbar
ni entremetter ni con las casadas ni con lis doncellas. La gitanilla.
I
— 286-
flamboyants et des dents de perles; mais remarquablement laide
et dégoûtante quand elle est vieille, est plus active et plus adroite
encore que son mari. L'art de dire la bonne aventure sur l'ins-
pection de la main qui doit préalablement se présenter munie d'une
petite pièce de monnaie, fleurit encore en Espagne mais n'est plus
toléré par la police chez nous, si ce n'est malheureusement dans
les baraques des foires. Quelques jeunes filles chantent en
s'accompagnant delà guitare. — C'est encore un trait qui distingue
les bohémiens roussillonnais des indigènes, que le don naturel de
la musique et l'amour de la guitare. — A ces arts d'agrément, les
gitanas joignent celui de filouter et de vendre de la contrebande.
Elles font aussi le commerce de robes, de châles et de foulards de
rencontre.
Le travail des métaux, en particulier la chaudronnerie, qui fut
à l'origine l'occupation presqu'unique des hommes et qui distingue
encore les bandes Hongroises et Moldo-Valaques qui nous visi-
tent, est en décadence aujourd'hui en Espagne et à peu près
perdu en France. Il n'en était pas ainsi autrefois (2).
En ceci, comme à d'autres égards, les mœurs des gitanes ont
(1) Castro y Serrano : Illuslracion Esp. y Americ, an 187o. P. 3î)^
(2) « el conde tiene cargo
« De repartir como conviene el ejerctcio 6 entieteniuiiento
« Que vicne à cada cual mènes visienio ;
« Pero al que siente torpe y desnianado
« Le condena al cuidado
« Del liierio que se labra y que se vende
« Cosa que importa raucho y de que pende
« Nuestra conserv:icion ; porque con esto,
« Viendonos dados à Irabajo honesto
« Con el trabajo d» uno a buena cuenta
'( Nos pa«a el muiido el ocio de cincuenta ;
« De suerle que al inutil ocupamos
<( Y los utiles todos nos holgamos. »
(Antonio de Solis : la gitanillu de Madrid, Bib. de autor. esp. T. xxi.x.)
— 287 —
beaucoup changé. Le temps n'est plus où ils parcouraient en
bandes serrées et agressives toutes les provinces de la Péninsule.
Aujourd'hui, s'il reste quelques nomades, ce sont des familles
réunies au nombre de quatre ou cinq au plus qui vont de foire en
foire, de marché en marché, avec leurs chariots ou leurs voitures.
L'âge d'or de la solidarité fraternelle s'est également évanoui,
et au lieu de dire comme autrefois : « Il y a peu de choses qui
ne soient communes entre nous, excepté la femme et la maî-
tresse » (1), ils se plaignent que les riches méprisent les pauvres
et les délaissent.
Quand la loi forçait les bohémiens à vivre confinés en certains
quartiers {gitanerias)^ comme les Mores en leurs morerias (2) ;
quand une autre loi, plus absurde, leur interdisait les métiers de
maquignon et de forgeron, en un mot « tout autre exercice et
genre de vie que celui de cultivateur de la terre » autant dire
tout moyen d'existence, eu égard aux facultés héréditaires de
ceux que visait une telle loi (3); alors on était unis dans la vie et
dans la mort, alors il n'y avait ni riches ni pauvres, alors on s'en-
tr' aidait. Mais depuis que Charles III, prenant le contre-pied des
mesures de ses prédécesseurs, ne proscrivait que le langage, le
costume et le vagabondage des gitanes, laissant la faculté aux
nouveaux-castillans de s'établir où bon leur semblerait et d'exer-
cer tous les métiers, ouvrait les écoles à leurs enfants et les dé-
clarait apts à tous les emplois et offices, prohibant l'appellation de
gitano au même titre que les autres injures prévues par la loi (4);
(1) « Pocas cosas tenemos que no sean comunes, escepto la mujer ù la amiga. «
(Cervantes, op. cit.)
(2) Edit de Philippe m, !6l9.
(3) Edit de Charles ii du -12 juin 1093.
(4) Edit Je Charles IM du 17 septembre 1785. — L'art, xvii règle la condition
des enfants vagabonds a peu près comme nous demandions, dans le précédent cha-
pitre, qu'elle le fut dans notre pays basque. Le voici :
« Les enfants et jeunes gens des deux sexes au-dessous de 16 ans seront sépa-
— 288 —
depuis lors, dis-je, le faisceau de la fraternité solidaire commença
à se relâcher, les inégalités sociales à se dessiner, et les vieux ré-
fractaires ont sujet de dire avec un soupir de regret : El Crallisha
nicohado la liri de los Cales, le Roi (Charles III) a tué la fashion
romani > (1). — Pas tout-à-fait, cependant, puisqu'ils* se distin-
guent encore par leur vocation exclusive pour les métiers que
nous avons dit et que dans certaines villes, principalement à
Grenade et au faubourg Triana, de Séville, ils constituent encore
de véritables colonies modelées au cachet de la fashion.
Une idée assez accréditée en Espagne et même dans le midi de
la France, parmi les gens ignorants ou superficiels, est que les gi-
tanes diffèrent foncièrement des Bohémiens et qu'ils descendent
des Maures d'Espagne (2). Mais l'histoire, l'anthropologie, la lin-
guistique conspirent pour contredire une pareille opinion.
C'est quelques années après la* conquête du royaume de Gre-
nade, qui eut lieu en 1492, que Ferdinand et Isabelle lançaient
leur décret d'expulsion contre les « Egyptiens et chaudronniers
étrangers » qu'ils ne confondaient pas avec les Maures. Pareil
édit de bannissement, tout aussi mal exécuté du reste, fut rendu
en 1512, dans la principauté de Catalogne qui comprenait alors
le Roussillon et la Cerdagne. Les Maures ne furent chassés d'Es-
pagne qu'un siècle après, en 1609, par Phihppe III. On ne peut
rés de leurs parents vagabonds et sans emploi et seront placés en npprentissage,
soit dans des hospices, soit dans des maisons d'instruction ». Il est probable que
cette sage disposition aura été exécutée comme le sont trop souvent les bonnes
lois en Espagne.
(1) Proverbe cité par par Borrow, op. cit.
(2) C'est la thèse soutenue par Jaubert de Passa dans les Nouvelles annales
de voyages en 1827. Cet essai sur les gitano^-, fait sans aucun esprit de criti-
que et sans se piéoccuper de la langue qui est le vérit:'.ble criierium est devenu,
sous la plume d'un traducteur espagnol, une historia de les gitanes , par J. M.
sans s'améliore bien entendu, bien qe.e le tiaducteur ait l'air de donner l'ouvrage
comme sien. Ce plagiat qui est plutôt une histoire des Maures d'Es-pagne , en 93
petites pages, que des gitanos a été publié à Barcelone en 1832.
I
— 289 —
pas supposer que ce sont eux qui, réfugiés en Roussillon, au-
raient formé la souche des gitanos de cette province. D'abord
parce qu'elle était encore alors soumise au roi d'Espagne, et sur-
tout parce que les gitanos y étaient connus un siècle auparavant
sous les noms de Boëmians, Grecs et Œgyptians comme disent
les constitutions de Catalogne.
Le hasard nous fit rencontrer à Perpignan, au mois de juillet
dernier, une bande de bohémiens hongrois composée d'une tren-
taine d'individus et dont le chef s'appelait Georges Micklosich. La
police les empêcha de séjourner, mais nous eûmes cependant le
temps de comparer gy-osso modo les uns avec les autres. La res-
emblance du teint et des traits était manifeste. Mais la langue
est un critérium plus solide. Or, le petit vocabulaire que nous
allons fournir, quelqu'incomplet qu'il soit, suffit à dévoiler la com-
munauté d'origine des uns et des autres.
Nous nous sommes le plus souvent borné à la comparaison des
mots gitanos-catalans de Jaubert de Réart (1) avec ceux que nous
avons obtenu des nommés Rey, de Réziers, Patraque, de Narbonne,
Baranguer, de Perpignan et Juan Ximenes, de Lérida en Catalo-
gne. Quand nous avons cru entendre différemment que.notre de-
vancier nous l'avons noté ; mais en examinant après coup, nous
avons reconnu que cette différence tenait souvent à l'orthographe
adoptée. Un Anglais et un Français qui entendent le même son ne
le représenteront pas souvent de la même manière, c'est ce qui se
voit dans l'orthographe bohémienne de Borrow ; bien plus, deux
Français qui entendent des sons qui n'existent pas dans leur lan-
gue ne les noteront pas toujours de la même façon. Ainsi Jaubert
de Réart représente par Kh et Borrow par q et par gr le son de
la Rôta espagnole, que je crois plus juste de noter par j ou j", parce
que toute personne qui aura entendu prononcer le) ou l'a; (Quijote
(1) Ne pas confondre avec le précédent.
i
— 290 -
ou Xérès), par un Espagnol, aura une idée exacte du son bohé-
mien en question qui n'est rendu ni parKh ni par q ni par gr.
Il faut savoir aussi que le b ou le i; sont pris indifféremment l'un
pour l'autre et que les gitanes diront aussi bien tgihihen que
tgiviven qui signifie vie. Vu doit se prononcer ou, cJi comme tch,
n comme grn, enfin, deux l de suite sont toujours mouillées. En
un mot, nous avons adopté l'orthographe espagnole , non-seule-
ment parce que le langage gitano a été corrompu par l'espagnol,
mais parce que ce dernier idiome a de commun avec le bohémien
un son guttural que notre orthographe ne peut pas rendre (1).
Nous allons placer en regard du gitano l'équivalent tsigane
d'api es le petit recueil de Grellmann et celui beaucoup plus com-
plet de Richard Liebich (2) pour faire ressortir avec une évidence
éclatante l'étroite connexion des deux dialectes et par conséquent
de ceux qui les parlent.
La priorité du petit vocabulaire gitano que nous allons fournir
appartient en majeure partie à Jaubert de Réart. Mais nous
croyons servir sa mémoire en même temps que la science en
tirant des feuilles d'un petit journal de province, qui a cessé
sa publication depuis quarante ans, un travail qui s'y trouve
perdu pour le public (3).
(1) J'étais d'abord porté à soupçonner que ce son fortement gattural n'était qu'un
des effets de la corruption de la langue tsigane en Espagne ; mais je nie suis assuré
en pailant k des bohémiens hongrois de passage qu'ils avaient cette même pronon-
ciation.
(2) Die Zigueuner , in irhem wesen und in ihrer sprache , Leipsig,
Brodhaus, 1863, in-S".
(3) Publicateur des Py^'énées- Orientales, mai-novembre 183S.
—
- ?91 —
SUE
NOMS
SSTANTIFS
DE NOMBRE
Français.
Gitano.
Tsigane,
Annotations.
Un, une.
lek, ia, ié.
Ek.
Deux.
Dui.
Dui.
Trois.
Trin.
Trin.
Quatre.
Estar vel slar.
Schtar, star.
J. de Réart éc
Cinq.
Panche.
Pantsch.
haschtar.
Six.
iof vel jov.
Tschow.
S.deR.écritkhof.
Sept.
Efta.
Efta.
Haftha (J. de R.)
Huit.
Otor.
Ochto.
Haftho (J. de R.)
Neuf.
Esnia.
Enia.
Agnia (J. de R.)
Dix.
Hej, vel déjà.
Desch, des.
Dekh (J. de R.)
Onze.
Dej-t'iek.
Desch jek
Deque (Borrow).
Douze.
Dej-ta-dui.
Desch-dui.
Treize.
Dej-ta-trin.
Deschtrin.
Quatorze.
Dej-ta-star.
Deschstar.
Quinze.
Dêj-ta-panche.
Deschpantsch.
Seize.
Dej-ta-jov.
Deschtschow.
Dix-sept.
Dej-t'efta.
Deschénia.
Dix-huit.
Dej-t'otor.
Deschotor.
Dix-nenf.
Dej-t'esnia.
Deschénia.
Vingt.
Bij.
Bich, bis.
Tiente.
Trianda.
Trianda.
Quarante.
Saranda.
Saranda.
Cinquante.
Panche-dej.
Pantschwerdesch.
SoixanLe.
Jov-dej.
Tschowerdesch.
Soixante-dix.
Efta-dej.
Estawerdesch.
Quatre-vingt.
Otor-dej.
Ochtowerdesch.
Quatre-vingt-dix
Esnia dej.
Eijawerdesch.
Cent.
Jel.
Tschel.
Khel (J. de R») Grès
Deux cents.
Duijels.
Duischel.
Etc.
Mille.
Dès-ta-jel.
Deschwerschel .
H)
(1) Nous 3ignalons sous cette rubrique les mots gitanos que Jaubert de Réart et
que Boiiow ont entendu ou écrit différemment que noust
—
292 —
PARTIES DU CORPS.
Français.
Gitano.
Tsigane.
Annotations.
Nez.
Naki.
Nak.
J. de R. dit Nah.
Œil.
Uka.
Iaka.
Uiak {L AcR.) aquia
Bouche.
Mui.
Mui.
(R.)
Cerveau.
Gutzi.
Dent.
Dant.
Dant.
Dani (B.'
Ventre.
Port.
Per.
Oreille.
Kan.
Kan.
Doigt.
Rugni.
Kuzhilo.
Sang.
Rat.
Rat.
Bras.
Musia.
Mucia.
Langue.
Chip.
Tschib.
Main.
Bast.
Vast.
Poitrine.
Kahn.
Kelin.
Pied.
Pinro.
Piro.
Cou.
Imen.
Men.
Peau.
Muruzzi.
Zepa.
Ongle.
Guschté.
Najé.
Poil.
Bal.
Cheveux.
Baldaujéro.
Bal.
Tête.
Jéro.
Tschero.
Garo (J. de R.)
Teint jaune.
Tzin ghélo.
Dscheldo.
id. rouge.
id. lulo.
Lolo.
id. noir.
id. kalo.
Galo.
id, blanc.
id. parno.
Parno.
Corps mince.
Trupos tzano.
Trupo sano.
Taille fine.
Mischto kardi.
Tête haute. '
Jéro baro.
Tshéro pral.
Œil vif et noir.
Uïak gidolakalo.
Iaka... kalo.
Dents blanches.
Dané parné.
Dante parné.
Visage noir.
Mui kalo.
Mui galo.
Jambes maigres
Gara Kukia.
Gugalle sane.
il
Français.
Barbe noire.
Cheveux blancs.
Cheval.
Jument.
Ane.
Anesse.
Mouton.
Brebis.
Mulet.
Mule.
Chien.
Chienne.
Bœuf.
Vache.
Porc.
Truie.
Chat.
Poule.
-293 —
Gitano. Tzigane. Annotations.
Bal dau raui kalo. (G.-à-d. poil de visage noir.
Bal diui jéro parno Bal parno. (Poil de tête blanc.)
NOMS DES ANIMAUX DOMESTIQUES.
Grast, vel Gras. Gra.
Gr.isni.
Grasni.
Jer.
Burika.
Jerni.
Barko.
Bakro.
Barki.
Bakri.
Tgiuro.
Pasch-burika.
Tggiuri.
Tgiukel.
Tshokcl, tschikel.
Tgiukli.
Guruf.
Guru.
Gurusni.
Gurongatsch.
Balicho.
Balo.
Balischni.
Ballitschi.
Sterniveimourga.
gisterna.
Gasni.
Kachni.
NOMS DES METAUX.
Or.
Sonakai.
Sonikey.
Tsunakay vel arany
Argent.
Napubo.
Rup.
(J.deR.) (1)
Etain.
Staignos.
Tschino.
Plomb.
Muillibo.
Mollivo.
,
Acier.
Ciéros.
Saster.
Fer.
Sast.
Trascht,
saster.
(1) Ce mot d' arany est une révélation du passage des ancêtres des gitanos dans
l'orient de l'Europe, car il appartient à la langue magyare qui a aussi aranyasz
pour désigner les ouvriers qui recueillent l'or dans le sable des rivières et Arany o»c.h
pour désigner une rivière de Transylvanie qui roule des paillettes d'or.
Cf. Grellmann op. cit., p, 171 et les traités de géographie.
19
— 294 —
QUELQUES AUTRES SUBSTANTIFS.
Françi
%is.
Gitano.
Tzigane
Annotations.
Homme (en
général
) Manusch.
Manusch, gadzo.
Homme.
Rom.
Rom.
Ces noms s'appliquent
Femme.
Romi.
Romi.
à l'homme et à la
Enfants.
Gadzini.
femme de race bo-
Femme (en
général) Gadzi
Gadzi.
hémienne et mariés
Frère.
Pralo.
Pral.
Garçon.
Chabo.
Tschabo.
Fille,
Chaï, chabo ri.
Tschaj.
Père.
Dado.
Dade.
Oncle.
Kak.
Dadeskero.
(Frère du père.)
Mère.
Daï.
Daï.
Tante.
Bibi.
pipi.
Cousin.
Pacpralo.
Kako.
Mer.
Duriat.
Sero.
Bonne aventure.
Baji.
Turkewawa.
Jour.
Dives.
Dives. Tzibes (J. de R.) Chibes (B.)
Isuit.
Razzi, rat.
Rattgin, ratti,
rat Arazzi (J. do R.)
Matin.
Tzibasé, Tasarlé
Feizrile.
Minuit.
Pacarazzi.
Paschrat.
Midi.
Pachives.
Paschdives.
Roi.
Soldat.
Crallis.
Jundunari.
Cralo. '
Kutnaskro\^
Graillis enhoh. hong. \
gnifie Seigneur, Monsieur/(4)
Eglise.
Kingari.
Kangri
Cangri(B.)
La vierge.
Develescridaï.
(Mère de Dieu).
Les saints
Majare.
Majare.
Plume.
Ipor.
Por.
Porumia (B.)
Raisins.
Araxa.
Traka.
(1) A ce mot est opposé busno (plar. busné), pour désigner un homme du
commun. C'est le nom que les gitanes nous donnnent aussi bien qn'aux
Espagnols ; mais il n'a pas du tout le sens de el del carnjo que lui prête Borrow
Op. cit., p. 256). Je m'en suis assuré à la fois près des Boh. hong. et près des
gitanes.
—
295 —
Français.
Gitano.
Tsigane.
Annotations.
Poisson.
Macho.
Maczo.
Vie.
Tgibiben.
Tschiwava.
Os.
Cocali.
Gocalos.
Mort, subs.
Marriben.
Merla.
Sabre.
Kanro.
Goro.
Fusil.
Puskia.
Puschka.
Pistolet.
Tcinopuskia.
Mot à mot petit fusil
Peur.
Trax.
Tra-ch.
Trakh (J. de R.)
Arbre.
Ruk.
Rut.
Irut (B.)
Ami.
Rocamlo.
Gako.
Pays.
Ufzem.
Corps.
Corde.
Trupos.
Jelo.
Trupo.
Schello.
Maison.
Ker.
Ker.
Soulier.
Tirag.
Dirach.
Veuve.
Piuli.
Pevli.
Village.
Gaf.
Gave.
Ville.
Foru, borogaf
Forjus.
Journée.
Saietzives.
Viande.
Mas.
Mas.
Ciseaux.
Cachais.
Gattlin.
Cachas (15.)
Bonnet.
Luli.
Punetta.
Fontaine.
Ganik,
Hani.
Panier.
Kunitza.
Gottschnitza.
Ciel.
Tciros.
Tscherosz.
Oiseau.
Chirriklo.
Tschiiiklo.
Rivière.
Elen.
Len (B.)
Rien.
Chikli.
Quelque chose.
Chimuni.
Chomoni.
Dieu.
Diable.
Dabel.
Benx.
Deve, dcvel, devla
(Undebel (B.) \
\Rut dabel {i. de R.)
Lune.
Tschemut.
Tschemut.
Terre.
Ghik.
Pu, pube.
m —
Français.
Gxtano.
Tsigane.
Annotations.
Lumière.
Dut.
Momli.
feu.
Iak.
lag, iak.
Eclair.
Maluno.
Molnija.
Sucre.
Gulo.
Gudlo.
Lait.
latini.
Tud.
SM<(J.deR.)c/iu<i(B)
Montagne.
Baro.
Bar.
Beg (J. de R.) hur (B)
Nom.
Laf.
Lave, )iao.
Nao (B.)
Chant.
Gilien.
Gjuwawa.
Gilyahar (B.)
Soleil.
Cam.
Cam.
Can (B.)
du bois.
Cascht.
Karscht.
Eau.
Pani.
Pani.
Paignin (J. de R.)
Vin.
Alol.
Mol.
Moitié.
Pac.
Pacsh.
Vent.
Barban.
Balval.
Ecurie.
Musur.
Sonnia.
Pain.
Manro.
Manru, maro.
Khumbert (J. de R.
Eau-de-vie.
Panali.
Jack
Gendarme.
Pardiné.
Mendicité.
Mangaza.
Mangawa.
Bourse.
Guisobi.
Guissikk.
Lard.
Balabas.
Baleno mas.
Cordonnier.
Chumajarri (1
). Dirachengero.
Ecu.
Tzulolo.
Ruppono.
Real (mon.esp.)
Bruji.
Olive.
Zétali.
Figue.
Jali.
Sou.
Dilino.
Sel.
Lon.
Lon.
Voleur.
Chor.
Tschor.
Choro (B.)
(1) Schuhtnacher , en allemand signifie cordonnier ; CAî<ma;'arn est encore un
emprunt qui marque une étape de la route des gitanos.
Français.
Je.
Tu.
Il, elle.
Nous.
Vous.
Ils, elles.
Me, Moi.
Te, toi.
Nous [régime).
Vous (id.)
Lui, elle.
Eux, elles.
Mon, ma.
Ton, ta.
Son, sa.
Notre,
Votre.
Leur.
Mes.
Tes.
Ses.
Nos.
Vos.
Leurs.
Qui (pron. relat.)
Que.
Lequel.
Laquelle.
Lesquels.
Lesquelles.
Ceci, cela.
Gitano.
Mé.
Tu (tou).
Yo, yoîf.
Yamé.
Turaé.
Yon, yone.
Man.
Tut.
Men.
Turnen.
Lé, la.
Len.
Miro, miri.
Tiro, tii'o.
Peskaro.
Minro,/'ém.. ri.
Tro, fém.. tri.
Lacro, fém. lacri.
Miré.
Tiré.
Peskaré.
Minré.
Tré.
Lacré.
Ké.
Ka.
Okabo.
Okabi.
Okabé.
Okabia.
Akaba.
— 297 —
PRONOMS.
Tsigane.
Mé.
Tu.
Joï.
Amen, men,
Tumen.
Joie
Man.
Tutte, tut.
Amen, men.
Tumti, tumen.
Lès, la.
Len.
Miro, miri.
Tiro, liri,
Leskero.
Maro, mari
lumaro, ri.
Ké.
Annotations.
Tucue (B.
0(B.)
J. de R. dit tôt.
J. (le R. dit anro,anri
- 298 —
Celui-ci.
Akuba.
Kova.
Celle-ci.
Akali.
Celles-ci.
Akalé.
Ceux-ci.
Akulji.
QUELQUES ADJECTIFS.
Français.
Gitano.
Tsigane.
Annotations.
Ce, Cet.
Akuba.
Kova.
Àkoba (J. de R.)
(,es.
Akala.
Celle.
Akaia.
Quel.
Kabo.
Quelle.
Kabi.
Quels.
Kabia.
Quelles.
Kaboka.
Quelque.
Kabiaka.
Quels que.
Kabikiek.
Quelqu'un.
Kabikié.
Quelques-uns.
Kabiakieks.
Aucun.
Kek.
Kek.
Aucune.
Kéki.
Aucuns, aucunes.
Kéké.
Tout.
Assa.
Zello,
Bon.
Lacho.
Latscho.
Méchant.
Churro.
Eric.
Pauvre.
Ghonorro.
Tschorelo.
J- de R. donne à ce
Petit.
Tcino.
Tikno.
mot le sens de 6as.
Fort.
Tgiuralo.
Sorélo.
Sale.
Mulato.
Tschikkelo.
Aveugle.
Kurro.
Gorelo.
Docile, doux.
Gulo.
Gandelo.
Jeune.
Tarno.
Tarno.
Vieux.
Puro.
Puro.
Beau.
Kukar.
Kukker.
.Toli.
Bano.
- 299 —
Français.
Gitano.
Tsigane.
Annotations
Grand.
Baro.
Baro.
Riche.
Barbalo.
Barvollo.
Noir.
Kalo.
Kalo.
Blanc.
Parno.
Parno.
Rouge.
Lulo.
Lolo.
Neuf.
Nubo.
iNévo. '
Humide.
Kinzardi».
Kindo (mouillé).
Amer.
Kurkiij.
Doux.
Gulo.
Gudlo.
Laid .
Tgingaio.
Tschoréro.
Peureux.
Trajuno.
Trajduno.
Borgne.
Kurriakater.
Boiteux.
Lang.
Bango.
Lango (B.)
QUELQUES VERBES.
Charger.
Chindar.
Tschindas.
Il pourrait se faire
Cuire.
Carabif,
Pekgum.
que quelque verbe
Arriver.
Villasa.
Wias.
donné à l'infinitif
Mendier, deman-
fut à l'indicatif, à
der.
Mangar.
Mangawa.
cause de la diffi-
Casser.
Pangarar.
Pakjum.
culté qu'on a à se
Il hrûle.
Se cacharela.
Catschole.
faire dire exacte-
II a plu.
Dinela brijindo.
Dias brischendo
ment par des gens
Saisir.
Sinaba.
Stildum.
ignorants, comme
Manger.
Janar.
Gana, hane.
le gitano de Lérida
Je crains.
Me traj.
Me jaraw.
qui m'a fourni ces
Uriner.
Mutrinor.
Muteiwawa.
verbes , le temps
Acheter.
Kinar.
Kindjellc
que l'on demande.
Aller.
Plastalar.
Getschaha.
Rire.
Sesala.
Sawa.
Quitter.
Mukel.
Muk.
Vivre.
Bechcsa.
Besclicsch.
— 300 —
Français.
Gitano.
Tsigane.
Annotations.
Se coucher.
Suvinar.
Sowawa.
Mentir.
Cujoben.
Gochoben.
Faire.
Karen.
Kerla. >
Prendre.
Sinelar.
Lawa.
Compter.
Parne.
Zhinawa.
Poquinar [B] dans le
Sentir.
Junela. .
Songawa.
sens de compter de
Dire.
Penar.
Pennawa.
l'argent.
Chanter.
Canticeren.
Giuwawa.
Partager.
Kinder.
Kinder.
Tirer (un coup
de fusil).
Buchernar.
Tuer.
Malar.
Kuroben.
Voler.
Chorar.
Tschor.
Mourir.
Marelar.
Mujas.
Chercher.
Busqueseren.
Mongna.
Porter.
Utchar.
Hitschawa.
Se marier.
Camelar.
Me kamawa.
(J'aime. — Kamelo ,
Rencontrer.
Contrisarar.
Kuroben.
aimable, en tsigane.)
Boire.
Piiar.
Piawa.
Vieillir.
Puro.
Puro.
Vendre.
Bendisarar.
Latsakeril.
Savoir.
Jubela.
Me dschanawa.
(Je sais.)
J'ai vu.
Me dikela.
Me dikkala.
Entendre.
Junen.
Schunele.
Tondre.
Monrabar.
Me murawa.
(Je tonds.)
Tromper.
Hokkanar(B.)
Me hochewawa.
(Je trompe.)
Je mange.
Me jané.
Tu manges.
Tu jasse.
Il mange.
Jof jale.
Nous mangeons
Yame jasse.
Vous mangez.
Tume janes.
Ils mangent.
Yon jane.
— 301 —
QUELQUES ADVERBES.
Français.
Gitano
Tsigane. Annotations
Beaucoup.
Bu, baribu
But.
Réellement.
Ghachipen.
Tschatscho.
En vérité.
id.
Oui.
Ua, ué.
Auwa.
Ne, Non.
Le.
Na, nastis.
U (pr. ou.)
Nano, nasti.
ARTICLES.
Du, delà.
Do, da.
Au
Au [aou.]
A la.
ko.
La.
0.
Les.
01.
Des.
Dol.
Aux.
Aul {aoul).
PRÉPOSITIONS.
De.
Du, do.
A
A.
Exemples :
Le soldat
du roi : U jundunari do crallis.
cruche d'eau ; ia kuro da pani. A la vie et à la mort : ao tgibi-
hen, fao marrïben.
Nous venons de voir que la plupart des mots gitanos peuvent
être assimilés ou au moms rapportés à ceux de la langue des
bohémiens allemands ; la ressemblance serait encore plus frap-
pante si nous usions de la même orthographe que les auteurs
qui ont fourni les seconds, et si nous connaissions tous les
synonymes. Eh bien ! malgré cela, Zigueuner et Gitanos se com-
prennent peu ou prou, parce que ceux-ci, tout en gardant plus
ou moins fidèlement les mots de leur langue maternelle, ont
— 302 -
adopté, du moins en grande partie, le syntaxe et la construction
grammaticale de l'espagnole. Par exemple dans le proverbe déjà
cité : « El crallis ha nicohado la liri de los Cales » mot à mot :
« Le roi a supprimé la loi des bohémiens » , l'article, et les in-
flexions sont espagnols , car on dirait en castillan : « El reij ha
suprimido ou invalidado la ley de los gitanos ».
L'adultération de la langue est encore plus manifeste , dans les
échantillons de poésie que donne Borrow. En voici un exemple :
Ducas tene la min dai,
Des chagrins elle en a ma mère,
Ducas tene lo yo;
Des chagrins j'en ai moi aussi;
Las de min dai yo siento.
Ceux de ma mère je les sens,
Las de mangue, no.
Les miens, non.
En voici un autre :
Si pasaras par la cangri,
Si tu passes par l'église,
Trin berjis despues de mi mular,
Trois ans après mon enterrement.
Si araqueras por mi nao,
Et que tu cries poui mon nom.
Respondiera wi cocale.
Ils ré[iondront mes os.
Ce n'est plus là du bohémien, mais un pot-pourri de bohémien
et d'espagnol. Il est évident que le poète (si Ton peut employer ce
nom), ne s'est inqniété que de la cadence et de la rîme, et a mis
des mots castillans partout où il a trouvé qu'ils faisaient mieux
Cette licence se retrouve à un moindre degré dans la prose, com-
me on peut le voir dans cette phrase citée par le même auteur.
— 303 —
<r Lâches chibeses te dinela Undehel! — Dieu t'accorde de bons
jours ! » Même en cette phrase dont tous les radicaux et l'in-
version sont bohémiens, les inflexions sont castillanes.
Les gitanos catalans, y compris ceux du Roussillon , ont fait
leurs emprunts au catalan. C'est ainsi que les dialectes bohémiens
varient d'une province à l'autre.
Ce que nous allons dire s'applique au dialecte gitano-catalan,
comme le petit vocabulaire qui précède.
Le Tsigane décline les noms comme l'Hindou et comme le la-
tin (1), le gitano met l'article devant le nom qui reste invariable.
En tsigane , les noms féminins se terminent en i, tous les autres
sont masculins ; les noms masculins sont changés en féminins en
mettant un i pour la terminaison. Il en est généralement de même
en gitano.
Exemples : Rom, homme ; romi, femme ; grast, cheval ; grasni,
jument ; jer, âne ; jerni, ânesse ; guru, bœuf; gurusni, vache ;
tgiukel, chien; tgiukli, chienne; tgiuro, mulet; tgiuri, mule;
harko, mouton ; harki, brebis.
Dans le premier dialecte, les noms en i font leur pluriel en ia :
Kafidi la table, Kafidia les tables ; et les noms en o le pluriel en
en : haru haro le grand porc haru halen les grands porcs. —
Dans le second, le singulier en i fait aussi ia au pluriel, mais
d'autres fois il prend simplement une s ; le singulier en o fait son
pluriel en é.
Exemples: lek Jundimari, 1 soldat; dui Jundunaris, 2 soldats;
ia xindi, une douzaine ; iek anro, un œuf ; dui xindia d'anré,
deux douzaines d'œufs.
(1) Exemple : Kafidi la table.
Kafidiakcro de la table.
Kafidiahe à la table.
Kafidi la table.
0 kafidi 6 table.
Kafidiater ou Kafidise de la table.
— 304 —
Le singulier en ay ou aï fait le pluriel en aya ou aïa.
Exemple: Akaya chay siparna^ cette fille est blanche: tré chaya
sin parné, vos filles sont blanches.
Les mots terminés par une consonne font le pluriel en a, en é
ou en s. Exemple: grast^ grasts, cheval, chevaux; tgiukel, chien;
plur. tgiukels; chip, langue; plur., chipa; tirag, soulier; plur.,
tiraga; kan, oreille ; kane, les oreilles.
En général, les adjectifs en o marquent le féminin par i et
changent l'o en é pour le pluriel masculin et \i' en ia pour le
pluriel féminin.
Exemple : Rom vel manusch baro,
mischto kardo
tarno
barbalo
chonoro
chinubarlo
karriklo
nassalo
mulo
Rome v«ï manuschs baré
Hjischto kardé bien faits.
etc
Romi vel gadzi bari femme grande.
Romia vel gadzia baria femmes grandes
lacho dives bonjour,
lachi rat bonne nuit.
Quelque sommaire que soit le petit vocabulaire précédent, il
suffit à notre but qui est de montrer que les gitanos ne forment
en réalité qu'une branche de la grande famille tsigane ou bohé-
mienne, comme nous disons en France ; car le dialecte des bohé-
miens allemands a la plus étroite connexion avec celui des bohé-
Homme grand,
bien fait,
jeune,
riche,
pauvre
ivre
fou.
malade.
mort,
hommes grands.
- 305 —
miens hongrois et de celui-ci, l'on passe sans plus de transition
à la langue des bohémiens de l'Empire Ottoman qui est la souche
de tous les dialectes tsiganes parlés en Europe, d'après Paspati (1).
Pour montrer que leur idiome n'a aucune espèce de rapport
avec la langue des Etats barbaresques d'où venaient les Maures
d'Espagne et où ils se sont réfugiés après leur expulsion, Borrow
met en regard d'un petit nombre de mots gitanos leurs synony-
mes en Maure-Arabe (Moorish- Arabie). C'est un soin qui nous pa-
raît superflu, et il suffira de donner, ci-dessous en note, le tableau
comparatif des dix premiers noms de nombre tel que l'a établi
l'auteur cité (2).
Arrivés au bout de notre tâche nous dirons : la France est de
tous les grands pays de l'Europe celui qui compte le moins de
bohémiens ; à peine en trouverait-on un millier dispersés dans le
midi (3), caries gitanos rayonnent des Pyrénées Orientales jusqu'à
BordeMux et Valence , tous en relation, tous hgués pour exploiter
la bonne foi des chalands ou la crédulité des esprits incultes, sauf
quelques honorables exceptions. Leurs pères sont venus chez
nous dans un état social qui ne leur permît pas de se fondre dans
(1) Les Bohémiens de l'Empire Ottoman, par Alexandre Paspati, D. M ,
Constantinople, imprimerie d'Antoine Koroméla, 1870, 2 vol. in-8° en français.
[2) Sanscrit.
Bohém.-Hong.
Gitano.
Maure-Arabe.
1. Ega.
Jek.
Yeque.
Wahud.
2. Dvaya.
Dui.
Dui.
Snain.
3. Treya.
Trin.
Triii.
Slatza.
4. Schatvar.
Schtar.
Estar.
Arba.
5. Pantscha.
Pansch.
Pansche.
Khamsa.
6. Schasda.
Tschov.
Job.-Zoi.
Seta.
7. Sapta.
Efta.
Hefta.
Sebéa.
8. Aschta.
Ochto.
Otor.
Sminia.
9. Nava.
Enija.
Esnia.
Tussa.
10. Dacha.
Dosch.
Deque.
Aschra.
(3) Il y en a aussi
quelques-uns en
Alsace-Lorraine qui
se rattachent à la ft
mille des Zigueuner.
— 306 —
la population ; l'écart entre les deux races et entre les deux états
sociaux était trop grand. Ils ont donc fait souche de parias et
livré à la société qui les répoussait de son sein une guerre achar-
née. Mais de part et d'autre les mœurs se sont adoucies; les
bohémiens ont cessé d'être un danger public et la loi d'exception
qui pesait sur eux a été abrogée. Ils ont été conviés au banquet
de la vie et au bénéfice de la qualité de citoyen. Un tiers à peine en
a profité pour se transformer, le reste est encore pour la société
une nuisance. Il appartient au gouvernement de faire cesser cet
état de choses et il y arrivera croyons-nous , sans violence, par
deux moyens : l'instruction primaire obligatoire et le service mili-
taire obligatoire. Nous avons déjà le second mais il reste à l'appli-
quer plus exactement à des gens qui se déplacent sans cesse, il
est vrai, mais dont un nombre infime passe la frontière pour
échapper à la loi sur le recrutement ; quant au premier moyen
plus efficace encore que le deuxième auquel il servirait de prépa-
ration, nous espérons qu'on pourra bientôt en faire profiter les
Bohémiens eux-mêmes et que d'ici la fin du siècle il n'y aura plus
en France que des Français.
ERRATA.
I
Page 35, en notes, 3*= ligne, au lieu de 1862 lisez 1682
— 40, en notes , 1'^ ligne , au lieu de sacrosancta lisez
sacrosancta concilia
— 62, en notes, 11* ligne, au lieu de rapina lisez rapina
— 17* ligne, au lieu de lenga lisez lengua
— 99, 6* ligne , au lieu de des nous répondre lisez de nous
répondre
— 104, note, dernière ligne, au lieu de ano lisez ano
— 105, note, ! '^ ligne, au lieu de Espana lisez Espana
— 125, titre, au lieu de Les descendants des parias Zisez les des-
cendants des cagots.
— 200, 14" ligne, au lieu de chair rouge fougueuse lisez fon-
gueuse.
— -06, note, 1" ligne, au lieu de bibliothecoœ lisez bibliothecœ
— 222, 4* ligne, au lieu de en écho lisez un écho
— 5% ligne au lieu de Tzigannes Usez Tsiganes
— 223, 1" ligne, au lieu de charrognes lisez charognes
— 225, 3* ligne, au lieu de Cataluna lisez Gataluna
— 231, 12* ligne, au lieu de vende lisez wende
— 235, 9« ligne, au lieu de bohémien Djïngeanieh) lisez bohé-
miens (Djinganieh)
— 239, 6« ligne, au heu de défendue lisez défendu
— 239, en notes, 11* ligne, au lieu de Fan 1375 lisez (correction
très importante) 1575
— 233, 2* ligne, au lieu de leur débris lisez leurs débris
- 308-
Page 272 9* ligne, au lieu de charriots lisez chariots
— 281, 22» ligne, au lieu de cariole lisez carriole
— 284, en notes, 6* ligne, au lieu de ver, dugos lisez verdugos
— — 8« ligne, au lieu de montana lisez montana
— 285, notes, 1" ligne, au lieu de senora lisez senora
— — 5* ligne, au lieu de laslas lisez las
— 285, 16« ligne, au lieu de donzelles lisez filles
— 286, notes, la première se rapporte à la page précédente
— 5* ligne, au lieu de desmanado lisez desmafiado
TABLE DES CHAPITRES,
Pages
Avant-propos 5
PKEMIERI- PARUE
LES CAGOTS.
Chapitre ^'^ — Clonsidérations piéliminaiies sur la lèpre et les
lépreux 11
Chapitre II. — Les Chrestiaas cl Cogof'; des Pyrénées 33
Chapitre III. — Les Galiets et Capots de Guienne-el-Gascogne et
de Languedoc 61
Chapitre IV. — Les Cacous do Bretagne 79
Chapitre V. — Les Agotes d'Espjgne iOl
Chapitre \I. — Les descendants des Cagols ; leurs caractères et
traditions '1 i^5
Chapitre YIL — 0 igiin' l'es Cag ts et di' leurs congénères '169
DEUXIÈME PAHTIE
LES BOHÉMIENS.
Chapitre I"^"" — Sur l'origini', des Bohémien- 215
Chapitre II. — Le^ Bohémiens du Pays Basrpje .37
Chapitre III. — Les Gilanos du Roussillon et d'Espagne 269
Erîîata ,,. 307
"TînîvëriîtSr
MBUOTHECA
408 4
950
I
I
La Bibliothèque
Université d'Ottawa
Echéonce
lieras 'Si Ê-
fïû t)cr20'8i
.»
06 FEV.
08FFV
28 ^iÀ^
AVR 2
1993 '^'^
te 00
2 1 MARS 199^1
0'
14 AVR.1994
The Library
University of Ottawa
Dgte due
5)995
61995
j05
\:..c
ajgOOJ 003332300b
CE ex C227
.P(E2 1876
CCO RCCH/iS,
^CC^ IC 866 06
VICl PARIAS DE FP