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Full text of "Les péchés mignons"

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Z/l^ 


LES 


r  r 


PECHES  MIGNONS. 


LES 


PÉCHÉS  MIGNONS 


3.  île  (^onîirccourt. 


TOME    PREUIER. 


BRUXELLES. 

MELINE,  CANS  ET   COMPAGNIE. 

LITOURIVE.  I  I.BIPZIG. 

MÊME     MAISON.     I      '.    P.    M  E  I.  I  S  E. 


i847 


ûC  I  i  '  i3ï? 


Nous  sommes  à  Paris,  aux  premiers  jours  du 
mois  de  décembre  1818,  et  nous  prions  le  lecteur 
de  vouloir  bien  nous  accompagner  dans  la  rue  de 
Vaugirard. 

Cette  longue  rue ,  silencieuse  pendant  le  jour, 
est  à  peu  près  déserte  la  nuit  ;  pour  s'y  hasarder 
seul  à  l'heure  des  crimes,  il  faut  être  ou  très-brave 
ou  très-pauvre  ;  muni  de  ce  double  laissez-passer, 
on  peut  espérer  une  promenade  assez  agréable , 
des  arcades  de  l'Odéon  au  boulevard  extérieur, 
promenade  qui  est  un  voyage. 

A  cent  pas  environ  du  petit  Luxembourg,  et 
sur  le  même  rang  que  le  fameux  palais  Médicis., 
il  y  avait,  en  ISdS ,  une  charmante  maison  bour- 

LES  PÉCHÉS   UIGNONS.    1.  1 


5  LES   PÉCHÉS   MIGNONS. 

geoise,  précédéed'un  petit  pai'terreprotégéparune 
grille  et  donnant  par  derrière  sur  un  grand  jardin 
où  Yutlle  dnlci  se  trouvait  parfaitement  exprimé, 
là  par  un  plant  de  navets ,  plus  loin  par  une  ton- 
nelle touffue  et  odorante,  ici  par  un  carré  de  choux 
en  regard  d'une  bande  d'oeillets,  enfin,  par  un 
sage  mélange  de  fruits ,  de  fleurs  et  de  légumes  à 
l'usage  des  abeilles ,  des  fillettes,  des  oiseaux  et 
des  gourmands. 

Une  galerie  large  et  parfaitement  éclairée  éta- 
blit le  service  entre  la  cuisine  et  la  salle  à  manger; 
la  cuisine  est  assez  éloignée  des  appartements  pour 
que  le  fumet  des  sauces  ou  des  rôtis  ne  franchisse 
pas  les  limites  de  leur  empire.  La  salle  à  manger 
est  ornée  de  magnifiques  gravures  d'un  goût  sé- 
vère; le  style  de  ranieublementestgrave,  depuis  la 
tapisserie  d'un  vert  sombrejusqu'aux  candélabres 
bronzés;  le  dressoir  est  armé  de  porcelaine  blanche 
et  de  cristaux  unis  ;  quatre  portraits  de  famille 
sont  aux  angles  de  la  salle  :  le  prenner  représente 
un  chevalier  de  Charles  VII,  tout  bardé  de  fer; 
on  lit  sur  son  cadre  d'or  :  u  Messire  Guy  de 
Brionne,  tué  au  siège  d'Orléans,  1428.  i>  Le 
second  offre  les  traits  d'une  grande  dame  du 
quinzième  siècle  ;  sa  jupe ,  partagée  du  haut  en 
bas ,  porte  deux  écussons  surmontés  d'un  tortis 
de  baron  ;  Tinscription  apprend  aux  curieux  qu'ils 
contemplent  le  noble  visage  de  haute  et  puissante 


CHAPITRE   PREMIER.  ô 

dame  de  Brionne,  baronne  de  Viviers,  châteiaine 
de  Val-sous- Ville. 

Aux  deux  autres  angles  sont  le  baron  de  Viviers, 
en  uniforme  de  colonel  au  régiment  de  Picardie  , 
et  le  citoyen  Claudius  Brionne ,  en  bonnet  pbry- 
gien ,  carmagnole  et  cocarde  tricolore. 

Deux  panoplies  d'armes  réelles  servent  de  base, 
en  quelque  sorte ,  aux  portraits  des  deux  guer- 
riers. Le  chevalier  semble  posé  sur  un  trophée 
de  lances ,  de  masses ,  de  poignards,  de  cottes  de 
mailles  et  de  chanfreins  ;  le  colonel  trône  sur  des 
mousquets,  des  épées,  des  pistolets,  des  tambours 
et  des  grenades. 

En  étudiant  avec  soin  ces  quatre  physionomies, 
on  y  trouve,  en  dépit  de  la  médiocrité  du  peintre, 
un  air  de  famille  qui  s'est  maintenu  dans  la  vieille 
race  de  Viviers -Brionne  depuis  le  règne  de 
Charles  VII  jusqu'à  celui  de  Robespierre. 

Une  bibliothèque  portative ,  en  tablettes  de 
palissandre  et  cordonnets  de  soie,  supporte  une 
trentaine  de  livres  reliés  sans  coquetterie ,  mais 
avec  goût  ;  ce  sont  les  œuvres  des  classiques  de  la 
table  et  des  poètes  qui  ont  le  plus  sérieusement 
traité  la  matière  :  Brillât-Savarin  ,  le  marquis  de 
Cuci ,  Berchoux ,  Carême  et  tulli  quanti  revivent 
là  sous  leurs  lauriers. 

Nous  n'abuserons  pas  de  la  patience  du  lec- 
teur; mais  nous  le  prierons  de  remarquer,  en 


4  tES   PÉCHÉS   MIGNONS. 

passant,  combien  il  doit  d'éloges  aux  mains  la- 
borieuses qui  sont  chargées  de  ranger,  brosser, 
épousseter,  frotter;  et  combien  il  lui  doit  tarder 
de  connaître  l'heureux  hôte  de  ce  séjour  où  tout 
est  calme  sans  froideur,  où  tout  est  gai  sans  folie, 
où  tout  est  sévère  sans  morgue. 

Du  salon ,  fort  élégant  mais  simple ,  on  passe 
dans  une  chambre  à  coucher. 

Un  clnnst  en  croix ,  et  un  bénitier  dans  lequel 
trempent  quatre  feuilles  de  buis ,  sont  seuls  atta- 
chés au  mur  de  l'alcôve;  en  franchissant  une 
portière  en  tapisserie,  on  entre  dans  une  petite 
chapelle  vouée  à  la  Vierge,  et  enrichie  à  plaisir 
de  dentelles,  de  flambeaux,  d'or  et  de  velours. 
Certes  il  est  facile  de  se  convaincre ,  au  premier 
coup  d'oeil,  qu'une  âme  pure  et  vraiment  pieuse 
veille  avec  amour  à  l'entretien  de  cette  chapelle. 
On  reconnaît  au  choix  des  fleurs  et  des  ornements 
sacrés  une  passion  chaste ,  respectueuse  et  timide 
pour  la  mère  immortelle  du  Rédempteur.  Une 
femme,  enveloppée  dans  un  manteau  brun  doublé 
en  soie  cerise,  est  prosternée  devant  le  groupe 
de  la  Vierge  et  de  son  divin  enfant  surmonté 
d'une  croix  d'ivoire  ;  elle  est  immobile  et  silen- 
cieuse; son  chapeau  est  posé  sur  un  pliant  ;  ses 
cheveux  noirs  tombent  en  boucles  sur  ses  épaules, 
et  remplissent  les  longs  tuyaux  d'une  fraise  en 
valenciennes  qui  encadre  le  bas  de  son  visage. 


CHAPITRE  PREMIER.  5 

Une  veilleuse,  suspendue  au  plafond  dans  un 
vase  d'albâtre ,  éclaire  mollement  la  chapelle  qui 
a  trois  issues  :  l'une  à  portière ,  donnant  sur  la 
chambre  à  coucher;  la  seconde  donnant  sur  la 
galerie  et  l'escalier  et  fermant  à  clef  ;  la  troisième 
s'ouvrant  par  une  petite  porte  pratiquée  dans  la 
cloison  sur  un  grand  cabinet  de  travail.  Cette 
porte  sans  serrure  et  à  simple  bouton  est  dissi- 
mulée dans  le  cabinet  par  de  faux  rayons  de  livres 
qui  se  confondent  avec  les  in-folio  véritables  dont 
la  bibliothèque  est  abondamment  pourvue. 

Vers  neuf  heures  du  soir,  après  une  froide 
journée  de  décembre,  nous  le  répétons,  une 
femme  vêtue  d'une  robe  de  drap  noir,  la  tète 
couverte  d'un  bonnet  à  gros  bouillons  de  mous- 
seline entremêlés  de  boucles  de  cheveux  blancs , 
portant  à  sa  ceinture  un  trousseau  de  clefs ,  et  à 
une  longue  chaîne  d'argent  une  paire  de  formi- 
dables ciseaux ,  ouvrit  la  porte  extérieure  de  la 
chapelle  et  introduisit  dans  le  saint  lieu  une  jeune 
dame  voilée ,  en  lui  disant  : 

—  Vous  pouvez  attendre  là ,  madame ,  vous 
n'y  serez  nullement  dérangée.  Aussitôt  que  mon- 
sieur rentrera  ,  je  viendrai  vous  prévenir. 

—  Je  vous  remercie  bien,  madame... 

—  Mademoiselle. 

—  Mademoiselle ,  reprit  la  dame  voilée  en  s'in- 
clinant,  croyez  que  je  vous  suis  très-reconnais- 

1. 


6  .  LES   PÉCHÉS   MIGNONS. 

santé;  je  vais  prier  en  attendant  l'arrivée  de 
M.  l'abbé. 

En  ce  moment  une  voiture  s'arrêta  devant  la 
petite  maison,  et  un  vigoureux  coup  de  sonnette 
retentit  à  la  grille. 

—  Enfin!  voilà  monsieur!  s'écria  la  femme  au 
trousseau  de  clefs. 

Et  elle  referma  la  porte  delà  cbapcUe  pour  aller 
ouvrir  celle  de  la  rue. 

La  jeune  dame  se  prosterna  aux  pieds  de  la 
Vierge  aussitôt  qu'elle  se  vit  seule. 

Un  élégant  cabriolet  était  arrêté  devantla  grille  ; 
un  jeune  bomme  de  belle  mise  sauta  d'un  pied 
leste  sur  le  pavé  : 

—  C'est  bien  ici  que  demeure  M.  de  Brionne? 
dit-il. 

—  Ici  même. 

—  Est-il  visible? 

~  Monsieur  n'y  est  pas  pour  le  moment. 

—  Ab...  diable  !  diable  !... 

A  cette  répétition  d'un  mot  un  peu  déluré ,  la 
femme  aux  cheveux  blancs  recula  de  quelques 
pas ,  et  porta  le  bougeoir  qu'elle  tenait  de  la  main 
droite  en  plein  visage  de  l'étranger. 

Or,  ce  visage  était  cbarmant,  et  les  pas  que  la 
brave  dame  avait  faits  en  arrière,  elle  les  refit 
aussitôt  en  avant ,  puis  elle  dit  avec  une  extrême 
douceur  : 


CHAPITRE    PREMIER.  7 

—  Monsieur  est  sorti  pour  peu  de  temps  ;  il 
devrait  être  rentré  déjà  depuis  une  grosse  demi- 
heure;  si  je  puis  vous  être  agréable  en  transmet- 
tant... 

—  Je  vous  remercie,  madame... 

—  Mademoiselle. 

—  Je  vous  remercie  ,  mademoiselle  ;  il  faut 
que  je  parle  moi-même  à  M.  de  Brionne,  et  vous 
me  rendrez  un  signale  service  en  me  permettant 
de  l'attendre  dans  son  salon. 

La  dame  du  logis ,  ayant  cette  fois  promené  sa 
bougie  de  la  tête  aux  pieds  du  visiteur ,  lui  répondit: 

—  Veuillez  donc ,  monsieur,  vous  donner  la 
peine  de  me  suivre. 

L'étranger  s'approcha  du  domestique  qui  tenait 
le  cheval  par  les  rênes ,  et  lui  dit  quelques  mots 
à  voix  basse;  le  valet  remonta  dans  la  voiture  et 
partit  au  grand  trot. 

Suivant  de  près  son  guide ,  le  jeune  homme 
traversa  le  parterre  et  fut  introduit  dans  le  salon, 
où  brûlait  un  excellent  feu. 

—  Voilà  une  charmante  habitation,  dit-il  en 
promenant  ses  regards  des  tentures  au  plafond. 

—  N'est-ce  pas,  monsieur?...  Mais  c'est  bien 
retiré ,  bien  loin  de  tout  ! 

—  C'est  sans  doute  pour  cela  que  le  bonheur 
s'y  trouve  ;  plus  on  est  loin  des  hommes ,  mieux 
on  est;  le  paradis  n'cst-il  pas  au  ciel? 


8  lES  PÉCHÉS  MIGNONS. 

—  C'est  pour  qu'il  soit  à  la  portée  de  tout  le 
monde,  monsieur,  que  Dieu  l'a  mis  si  haut. 

—  Hé!  pensa  l'étranger,  voilà  une  vieille  qui 
manie  bravement  l'antithèse. 

—  Parlez-moi  de  ce  jeune  homme,  se  dit  la 
dame  au  bonnet  de  mousseline ,  c'est  honnête  et 
bien  pensant. 

—  M.  de  Brionne  a-t-il  l'habitude  de  rentrer 
tard ,  s'il  vous  plaît? 

—  Monsieur  soupe  régulièrement  à  huit  heures, 
à  neuf  il  lit  la  sainte  Écriture,  à  dix  heures  il 
passe  dans  son  oratoire  ,  à  dix  heures  et  demie  il 
se  couche,  à  dix  heures  trois  quarts  il  souffle  sa 
bougie,  et  cinq  minutes  après  il  dort  comme  un 
ange. 

—  Voilà  de  la  méthode. 

—  Mieux  que  cela,  c'est  de  la  santé;  aussi 
monsieur  a  soixante  ans  bien  sonnés ,  et  n'en  pa- 
raît pas  cinquante...  Voilà  tantôt  vingt  ans  que 
nous  vivons  de  cette  façon,  et  s'il  plaît  à  Dieu... 

—  Vous  en  vivrez  plus  du  double ,  ajouta  le 
jeune  homme  en  s'inclinant. 

Puis,  tirant  sa  montre  : 

—  Et  depuis  vingt  ans,  c'est  aujourd'hui  pour 
la  première  fois  que  M.  de  Brionne  se  trouve  hors 
de  chez  lui  à  dix  heures  moins  vingt  minutes, car 
il  est  dix  heures  moins  vingt. 

—  Hélas ,  oui  !  vraiment  si  le  bon  Dieu  ne  mar- 


CHAPITRE    PREMIER.  9 

chait  pas  toujours  à  côté  de  monsieur  qui  est  sa 
meilleure  créature,  je  craindrais  quelque  mal- 
heur... Madame  Benoîte,  la  cuisinière,  a  déjà 
roussi  son  souper,  elle  se  désole  que  c'est  une 
pitié ,  et  je  vous  demande  la  permission  d'aller  la 
joindre ,  la  pauvre  femme  ! 

—  Faites,  mademoiselle,  je  vais  m'asseoir  et 
j'attendrai  patiemment ,  car  il  faut  absolument 
que  je  voie  M.  de  Brionne  ce  soir  ou  plutôt  cette 
nuit. 

— Jésus!  pensais  demoiselle  aux  longs  ciseaux, 
voilà  deux  singulières  visites  à  une  heure  singu- 
lière, et  qui  présagent  de  singuliers  mystères. 

Puis  faisant  un  pas  vers  l'étranger,  et  s'armant 
de  deux  flambeaux ,  elle  lui  dit  : 

—  Donnez-vous  la  peine  de  passer  dans  la 
bibliothèque ,  vous  y  trouverez  le  temps  moins 
long. 

—  Volontiers. 

—  Qui  faudra-t-il  que  j'annonce  à  monsieur 
lorsqu'il  rentrera? 

—  Le  vicomte  de  Fontac. 

—  Très-bien. 

En  entendant  marcher  dans  la  pièce  voisine  de 
l'oratoire ,  la  jeune  dame ,  que  nous  avons  laissée 
prosternée  au  pied  de  l'autel ,  se  leva  vivement  et 
courut  appliquer  son  oreille  contre  la  cloison. 
Lorsqu'elle  entendit  le  vicomte  se  nommer,  tout 


10  LES   PÉCHÉS    MIGNONS. 

son  corps  tressaillit,  et  elle  leva  au  ciel  ses  grands 
yeux  pleins  de  larmes  et  de  colère.  Un  bruit  de 
pas  retentissant  sur  les  dalles  de  la  galerie ,  elle 
rejeta  son  voile  en  arrière,  et  toucha  de  nouveau 
de  son  front  d'albâtre  les  marches  du  trône  de  la 
sainte  mère  du  Seigneur. 

La  porte  extérieure  de  la  chapelle  tourna  lour- 
dement sur  ses  gonds ,  et  la  vieille  demoiselle  ap- 
parut sur  le  seuil,  son  bougeoir  à  la  main.  A  la 
vue  de  l'étrangère  qu'elle  retrouvait  dans  la  pose 
où  elle  l'avait  laissée ,  la  brave  femme  s'arrêta 
respectueusement  ;  alors  la  belle  dame  se  releva 
lentement  et  montra  son  \  isage  blanc  comme  un 
lis,  et  ses  yeux  noirs  où  scintillaient,  comme  de 
grosses  perles  ,  des  pleurs  égarés  dans  les  cils. 

—  Je  vous  attendais  impatiemment,  mademoi- 
selle, dit  l'étrangère  à  voix  basse,  en  portant  le 
revers  d'une  de  ses  mains  délicieusement  gantées 
à  ses  lèvres  pour  recommander  de  parler  à  voix 
basse. 

—  Hélas!  madame,  monsieur  n'est  pas  encore 
arrivé.  J'ai  ouvert  la  porte  à  une  visite  qui  paraît 
être  aussi  pressée  que  vous  ;  mais  soyez  persuadée 
que  vous  serez  la  première  entendue  ;  seulement 
il  se  fait  bien  tard. 

—  Mon  Dieu  !  l'heure  m'inquiète  peu,  j'atten- 
drai toute  la  nuit  s'il  le  faut  ;  je  vous  supplie 
même,  et  en  grâce,  de  ne  pas  m'annoncer.  Ce  que 


CHAPITRE   PREMIER.  11 

j'ai  à  dire  à  M.  de  Brionne  est  trop  grave  pour  ne 
pas  demander  toute  son  attention  ;  obligé  de 
répondre  à  d'autres  affaires ,  il  pourrait  me 
négliger. 

—  Je  comprends...  cela  suffit...  Mon  Dieu  ! 
pauvre  femme  1  ne  pleurez  donc  pas  tant ,  vous 
me  fendez  le  cœur.  Si  vous  avez  des  chagrins , 
priez  la  mère  de  nos  douleurs ,  elle  vous  con- 
solera. 

—  J'ai  prié  et  je  prie. 

—  Allons,  courage,  je  dirai  mon  chapelet  pour 
vous  avant  de  me  coucher,  et  quelquefois  mes 
dizaines  portent  bonheur. 

—  Que  Dieu  vous  entende,  vous  exauce  et 
vous  récompense  ! 

—  Eh  !  Seigneur  !  pensa  la  demoiselle  ,  c'est 
pour  le  coup  que  notre  maison  est  la  maison  du 
bon  Dieu!  Là  un  pieux  et  bon  jeune  homme,  ici 
un  ange  du  ciel  !...  Et  monsieur  qui  n'arrive 
pas  ! . . .  c'est  bien  fait  exprès  ! 

La  majordome  alla  trouver  madame  Benoîte, 
et  lui  raconta  tout  au  long,  comme  on  peut  le 
croire,  les  deux  aventures  qui  attendaient  le 
maître  du  logis;  cet  émouvant  récit  fut  cause 
que  madame  Benoîte  brûla  de  nouveau  son 
souper. 

Demeuré  seul  dans  le  cabinet  de  M.  de  Brionne, 
le  vicomte  de  Fontac  traîna  un  fauteuil  devant  la 


12  LES   PÉCHÉS  MIGiVO^S. 

cheminée,  s'y  plongea,  comme  harassé  de  fatigue, 
et  ferma  les  yeux  à  demi. 

Agé  de  vingt-six  ans  ,  doué  d'une  vivacité 
d'esprit  à  son  gré  incisive  ou  charmante,  brave 
jusqu'à  l'audace,  fier  sans  insolence,  élégant  sans 
fatuité  ,  le  vicomte  joignait  à  ces  qualités  de 
l'homme  du  monde  les  perfections  du  corps  dans 
leur  plus  gracieuse  beauté.  Son  visage  exprimait 
à  la  fois  les  mâles  sentiments  et  les  plus  tendres 
passions.  On  rencontrait,  tantôt,  dans  les  lignes 
heurtées  et  sévères  de  cette  physionomie,  des 
volontés  puissantes,  hardies  ;  tantôt,  dans  un  fin 
sourire  et  dans  des  regards  langoureux,  une  mé- 
lancolie séduisante,  souvent  irrésistible. 

Toutefois,  les  cheveux  noirs,  soyeux  et  luisants 
du  vicomte ,  l'azur  amer  de  ses  grands  yeux ,  sa 
physionomie  ouverte  et  intrépide ,  son  sourire 
voluptueux,  son  élégance  native  et  ses  airs  patri- 
ciens ne  dissimulaient  qu'imparfaitement  les  ra- 
vages d'une  vie  follement  gaspillée.  Sa  face 
osseuse  et  légèrement  bistrée  prenait  parfois  , 
au  repos,  un  caractère  presque  rude.  Un  petit 
frémissement  des  épaules  et  des  reins  annonçait 
fréquemment  que  ce  jeune  honnne  éprouvait  de 
ces  frissons  passagers  dont  les  tempéraments  fai- 
bles et  les  malades  ont  seuls  à  souffrir. 

Le  vicomte,  après  avoir  fait  honneur  au  feu  vif 
de  son  hôte  ,  s'était  débarrassé  d'un  charmant 


CHAPITRE   PREMIER.  13 

carrick  bleu  à  trois  collets ,  qui  couvrait  un  élé- 
gant costume  de  soirée ,  et  il  avait  jeté  ce  vête- 
ment sur  une  chaise  à  l'un  des  angles  de  l'appar- 
tement. Puis  regardant  la  pendule,  il  dit  tout 
haut  : 

—  J'ai,  ma  foi,  bien  fait  de  commencer  par  la 
rue  d'Anjou...  Eh!  mais!  voilà  une  bibliothèque 
un  peu  mondaine  pour  un  abbé  !  Voltaire  à  côté 
de  Massillon ,  et  Rousseau  près  de  Bossuet  !  Il 
paraît  que  je  suis  chez  un  amateur  de  contrastes... 
Ah!  que  vois-je?  Par  la  corbleu  !  comme  disait 
mon  père ,  une  épée  de  marquis  et  la  croix  de 
Saint-Louis...  Ceci  frise  la  régence.  Pardienne  ! 
M.  le  chanoine,  vous  me  semblez  gaillard,  et... 
il  ne  manque  plus  ici  que  quelque  porte  secrète 
pour  avoir  de  vous  une  opinion... 

Un  violent  coup  de  sonnette  retentit  à  la  grille, 
et  les  pas  précipités  de  madame  Benoîte  et  de 
mademoiselle  Marthe  y  répondirent  aussitôt. 

—  Hélas  !  monsieur ,  dirent  à  la  fois  les  deux 
excellentes  gardiennes  du  logis ,  vous  nous  avez 
fait  une  belle  peur  ! 

—  Voilà  mon  homme,  pensa  le  vicomte  en  en- 
tendant les  voix  demi-grondeuses  des  vieilles  fem- 
mes. Ne  faisons  pas  de  sottises  et  repassons  notre 
thème  :  l'abbé  possède  toutes  les  vertus,  m'a  dit 
la  baronne ,  et  n'a  peut-être  qu'un  gros  péché  à 
confesser  chaque  fois  qu'il  s'approche  du  tribunal 

1.  2 


14  LES   PÉCHÉS   MIGXOSS. 

de  la  pénitence  ;  ce  péché  est  passé  à  l'état  chro- 
nique dans  son  excellente  nature.  Pour  plaire  à 
M.  de  Brionne,  il  faut  savoir  feindre  ses  vertus  et 
flatter  son  unique  faiblesse,  ma  route  est  donc  à 
peu  près  tracée...  tomber  dans  le  péché  mignon 
de  ce  saint  homme  ne  me  paraît  pas  bien  difficile  ; 
on  m'a  prouvé  si  souvent  que  j'avais  tous  les  dé- 
fauts imaginables...  Quant  à  feindre  ses  vertus... 
Diable!  diable!...  Mais  quel  est  ce  péché?... 
31.  l'abbé  sei*ait-il  querelleur?  Est-ce  une  épée  de 
combat  que  cette  épée  de  marquis?  Suis-je  chez 
un  Condé  au  petit  pied?...  Quelle  contenance 
faire  ?  Faut-il  baisser  la  tète  humblement  ou 
lever  le  nez  comme  un  mousquetaire?...  Vilaine 
baronne,  elle  n'a  pas  \o\i\u  m'en  dire  davantage, 
et,  cependant,  je  joue  ici  un  jeu  d'enfer,  c'est  le 
mot. 

Pendant  que  ces  pensées  traversaient  l'esprit 
du  vicomte  comme  autant  d'éclairs,  le  maître  de 
la  maison  entrait  dans  le  salon,  appuyé  sur  une 
longue  canne  à  pomme  d'ivoire,  et  suivi  de  dame 
Benoîte  et  de  mademoiselle  Marthe. 

—  Mes  chères  fdles ,  dit  l'abbé  en  livrant  ses 
bras  à  ses  deux  aides ,  je  vous  ai  dit  la  vérité  ; 
partant ,  ne  grondez  plus  !  ne  prouve  rien  qui 
veut  trop  prouver;  à  mon  âge,  à  cette  heure  et 
dans  cette  saison ,  on  ne  se  promène  pas  sans 
raison  par  les  rues...  Merci,  Marthe;  merci, 


CHAPITRE  PREMIER.  15 

Benoite...  Ouf!  je  sue  sang  et  eau;  ce  manteau 
est  trop  lourd  !  il  m'accable  ! 

—  Ne  pouviez-vous  pas  prendre  une  voiture, 
je  vous  le  demande  ? 

—  Vous  avez  souvent  raison...  Doucement, 
Benoîte,  ma  mie,  ne  menez  pas  si  rudement  mon 
manteau;  la  colère  est  une  laide  conseillère. 

—  M.  l'abbé ,  j'ai  roussi  deux  fois  votre 
souper. 

—  Hein! 

—  A  huit  heures  tout  était  prêt  comme  d'ha- 
bitude, et  j'ose  dire  que  le  service  avait  bonne 
mine;  à  neuf  heures,  à  force  de  tirer  et  de  re- 
mettre au  feu,  tout  était  séché,  brûlé... 

- — J'en  suis  désolé  ;  mais  qu'y  faire?  et  qu'aviez- 
vous  préparé,  Benoîte,  ma  mie?...  dit  M.  de 
Brionne  en  tournant  le  dos  à  la  cheminée  et  pré- 
sentant alternativement  ses  pieds  au  feu  ;  quelque 
bonne  friandise,  j"imagine? 

Ici  la  gouvernante  tira  l'abbé  par  la  manche,  et 
ouvrit  la  bouche  pour  prendre  la  parole  ;  mais 
l'abbé ,  lui  imposant  silence  par  un  geste  affec- 
tueux, prêta  une  grave  attention  à  sa  servante, 
après  lui  avoir  dit  : 

—  Contez-moi  cela,  ma  mie,  contez. 

—  J'avais,  reprit  la  cuisinière  avec  une  savante 
importance,  j'avais  pour  potage  une  purée  de 
racines  pilées  au  mortier. . . 


16  LES  PÉCHÉS  MIGNONS. 

—  Aviez-vous  mis  un  demi-caramel  ?  inter- 
rompit l'abbé. 

—  Eh  donc  I 

—  Bien,  très-bien! 

—  Des  filets  de  sole  à  l'italienne. 

—  Hum  !  Avec  un  peu  de  muscade  râpée? 

—  Pardienne  ! 

—  Allez,  marchez  toujours. 

—  Un  petit  hachis  d'huîtres  qui  embaumait. 

—  Ah  !  ah  !  fit  l'abbé,  dont  les  narines  se  gon- 
flèrent légèrement,  c'est  assez  ;  je  n'en  écouterai 
pas  davantage  pour  me  punir...  Avez-vous  pré- 
paré un  troisième  souper,  ma  bonne  Benoîte? 

—  Hélas  !  non  ,  monsieur,  je  serais  tombée 
malade  de  rage  et  d'impatience  si... 

Pendant  que  la  cuisinière  répondait  à  la  ques- 
tion de  son  maître ,  l'abbé  se  retournait  vers  la 
pendule.  Tout  à  coup  il  interrompit  madame 
Benoîte  par  ces  mots  : 

—  Prenez  mon  manteau ,  ma  mie ,  et  fouillez 
dans  la  poche  de  côté...  C'est  cela...  Dénouez  les 
ficelles  qui  lient  ce  paquet...  Très-bien...  Que 
dites-vous  de  cette  pièce  ? 

—  Ah!  monsieur,  c'est  magnifique! 

—  J'ai  pris  ce  perdreau  chez  Chevet,  chemin 
faisant.  Est-il  bien  bardé?  est-il  bien  truffé?  hein? 
Et  croyez-vous  que  ce  chapelet  de  pelits-becs  du 
Dauphiné  puisse  faire  sotte  figure  autour  de  notre 


CHAPITRE   PKEBirER.  17 

Périgourdin?  ajouta  le  chanoine  en  tirant  de  l'une 
des  poches  de  sa  longue  lévite  un  autre  paquet 
qu'il  ouvrit  avec  précaution. 
- —  Miséricorde  !  quel  dommage  ! 

—  Comment,  ma  mie,  quel  dommage? 

—  Quel  dommage  que  nous  soyons  un  jour 
maigre  ! 

—  Un  jour  maigre  ? 

^  Bonté  divine!  N'est-ce  pas  aujourd'hui 
Quatre-Temps ,  mercredi  1 7  décerahre  ? 

—  Savez-vous  lire?  répondit  Tabhé  en  posant 
son  index  sur  le  cadran  de  la  pendule. 

—  Oui ,  monsieur  ;  il  est  onze  heures  et  un 
quart. 

—  Ne  vous  faut-il  pas  une  heure  pour  embro- 
cher et  rôtir  à  point  tout  cela,  et  dans  une  heure, 
entêtée  que  vous  êtes,  tous  les  chrétiens  du  monde 
ne  passeront-ils  pas  de  merci'edi  jour  maigre  à 
jeudi  jour  gras?,..  Allez,  vous  ne  savez  pas  vous 
tirer  des  passes  difficiles  ;  ne  perdez  pas  de  temps, 
car  j'ai  un  peu  d'appétit  ce  soir...  Vous  aviez 
quelque  chose  à  me  dire ,  mon  enfant  ?  ajouta 
l'abbé  en  se  tournant  vers  sa  gouvernante. 

—  Eh  oui,  monsieur,  quelque  chose  de  bien 
pressé. 

—  Que  ne  parliez-vous  ? 

—  Y  avait-il  moyen  ?  Quand  Benoîte  vous 
tient,  ou  quand  vous  tenez  Benoîte,  il  n'y  a 

2. 


18  r,ES  PÉCHÉS  MIGWOIVS. 

que  Dieu  qui  puisse  se  faire  écouter  de  vous. 

—  Bon,  ne  grondons  pas...  Qu'est-ce?...  Ah! 
Benoîte,  encore  un  mot...  N'avez-vous  pas  quel- 
que peu  de  saumon  en  réserve  ? 

—  Non ,  monsieur,  mais  j"ai  un  beau  rouleau 
de  turbot. 

—  Eh  bien,  ma  mie,  je  ne  vous  défends  pas 
de  lui  faire  une  sauce  aux  câpres;  c'est  un  mor- 
ceau très-glorieux...  Vous  me  disiez,  ma  chère 
Marthe?... 

—  Que  depuis  une  heure  un  jeune  homme 
vous  attend  dans  la  bibliothèque. 

—  Hein  !  un  jeune  homme  à  onze  heures  de 
nuit  ! 

—  Dame  !  il  est  arrivé  à  dix  heures ,  ce  n'est 
pas  sa  faute  si  vous  rentrez  tard  ;  tout  de  même 
il  est  doué  d'une  fameuse  patience. 

—  Vous  a-t-il  dit  son  nom? 

—  Mais!...  vous  croyez  donc  que  je  reçois  tout 
le  monde  sur  la  mine?  Miséricorde!  nous  serions 
bientôt  dévalisés  et  égorgés!...  Il  s'appelle  le 
vicomte  de  Fontac. 

—  Ah  !  je  crois  bien  qu'il  est  patient  !  on  le 
serait  à  moins ,  dit  en  riant  le  bon  chanoine  ; 
faites  mettre  son  couvert,  ma  bonne  demoiselle, 
faites  mettre  son  couvert. 

Et,  poussant  la  porte  de  la  bibliothèque,  M.  de 
Brionne  quitta  le  salon. 


CHAPITRE  PREMIER.  10 

Le  vicomte  qui,  colle  à  la  cloison,  n'avait  pas 
perdu  un  mot  de  tout  ce  qui  s'était  dit  près  de 
lui ,  fit  lestement  deux  pas  en  arrière ,  et  mur- 
mura dans  son  jabot  : 

—  Je  suis  chez  un  gourmand...  voilà  pour  les 
péchés.  Passons  aux  vertus. 


II 


M.  de  Brionne  était  de  stature  moyenne;  ses 
yeux  étaient  brillants,  son  visage  à  peu  près  rond, 
son  menton  relevé ,  son  nez  court  et  ses  lèvres 
un  peu  charnues.  On  lisait,  en  un  mot,  sur  son 
visage  empreint  de  douceur  et  de  bonhomie,  qu'il 
faisait  partie  de  la  classe  des  heureux  prédestinés 
à  la  gourmandise.  L'abbé  était  en  costume  de 
ville,  moitié  religieux,  moitié  laïque;  il  portait 
une  culotte  noire  boutonnée  au-dessus  des  ge- 
noux ,  des  bas  de  soie  noire ,  parfaitement  tirés 
sur  une  jambe  ferme  et  ronde ,  et  des  souliers  à 
larges  boucles  d'argent.  Une  ample  redingote , 


22  LES  PÉCHÉS  MIGNONS. 

décorée  alors  du  nom  pompeux  de  lévite,  tom- 
bait jusqu'à  mi-jambes  et  se  croisait  en  double 
sur  sa  poitrine- 
Ce  fut  en  souriant  avec  bonté  que  M.  de 
Brionnc  entra  dans  son  cabinet;  aussitôt  qu'il 
aperçut  l'élégant  vicomte ,  il  se  découvrit  en  sai- 
sissant l'une  des  larges  ailes  de  son  petit  chapeau. 

—  Un  seul  mot  me  fera  pardonner  tout  le 
temps  que  vous  avez  perdu  à  m'attendre.  M.  le 
vicomte ,  j'arrive  de  la  rue  Miroménil ,  où  je  me 
suis  fort  occupé  de  vous... 

—  Le  seul  plaisir  que  j'éprouve  à  vous  rencon- 
trer, mon  père... 

—  Ta ,  ta  ,  ta ,  chansons  que  tout  cela  ;  mon 
enfant,  brisons  sur  ce  chapitre  et  venons  au  fait. 
La  jeunesse  est  impatiente,  je  le  sais,  et  elle  a, 
pardienne,  bien  raison...  Ah  çà  !  je  vous  invite  à 
vous  asseoir,  car  nous  avons  à  causer  longuement, 
et  les  jambes  me  rentrent  au  ventre ,  comme  on 
dit...  La...  la...  ah!...  ah!  bon  Dieu!  Savez-vous 
qu'il  y  a  loin  d'ici  au  faubourg  Saint-Honoré  !... 
Mais  vous  ne  connaissez  guère  Paris,  à  ce  que  je 
me  suis  laissé  dire? 

—  Je  n'y  ai  fait  ({ue  de  très-courtes  appari- 
tions. 

—  C'est  une  belle  ville ,  très-belle  ;  vous  ne 
tarderez  pas  à  vous  y  fixer,  sans  doute,  aussitôt 
notre  affaire  terminée? 


CHAPITRE   II.  25 

—  Mon  Dieu  !  mon  père,  j'aime  le  bruit;  Paris 
est  une  ville  magnifique,  j'ai  trop  voyagé  pour  ne 
pas  être  de  votre  opinion  ;  mais  si  c'est  le  rendez- 
vous  des  arts  et  des  plaisirs,  c'est  aussi  le  repaire 
de  l'égoïsme  et  de  la  cupidité. 

—  Il  y  a  du  bon  dans  ce  que  vous  dites  là , 
jeune  homme;  cependant... 

—  Paris  est  la  ville  des  heureux  :  les  pauvres 
n'y  trouvent  qu'un  surcroît  de  misère  ;  les  riches 
y  sont  rois. 

—  Oui-da,  mais  nous  n'en  sommes  pas  là,  mon 
ami  ;  votre  fortune  et  vos  espérances  vous  ran- 
gent parmi  les  heureux  de  toutes  les  villes  du 
monde.  Bref,  ne  disputons  pas  des  goûts  ;  toute- 
fois, permettez  qu'en  passant  je  vous  fasse  un 
doigt  de  morale,  c'est  ma  manie,  et  je  suis  vieux; 
madame  votre  mère,  cette  charmante  et  sainte 
créature,  a  été  bien  souvent  grondée  par  moi  qui 
l'aimais  et  la  vénérais  plus  que  chacun.  Je  veux 
donc  vous  dire  qu'à  votre  âge  on  ne  doit  pas 
avoir  l'esprit  si  mélancolique  ou  plutôt  si  morose, 
à  moins  d'en  faire  profession  comme  les  cénobites 
ou  les  acteurs.  Quand  je  vois  un  jeune  homme  à 
peine  affranchi  des  écoles  médire  de  son  siècle  et 
philosopher  sur  les  plaies  du  monde ,  j'ai  de  lui 
une  opinion  presque  fâcheuse.  Croyez-moi,  mon 
cher  Alfred...  c'est  bien  Alfred  que  vous  vous 
appelez,  n'est-ce  pas? 


24  LES    PÉCHÉS   M1G50NS. 

—  Oui,  mon  père. 

—  Croyez ,  mon  cher  Alfred ,  que  le  Créateur 
n'a  pas  fait  notre  planète  pour  la  peupler  de 
vilaines  gens  et  de  mauvaises  passions.  A  ce 
compte-là  les  hérétiques  auraient  beau  jeu ,  car 
la  terre  ne  serait  que  la  succursale  de  l'enfer. 
Point.  Dieu  nous  divise  tous  en  deux  catégories, 
les  bons  et  les  méchants,  puis  il  nous  mêle;  aux 
bons  il  laisse  la  faculté  de  devenir  mauvais;  aux 
méchants  il  permet  de  devenir  bons.  C'est  à  nous 
de  nous  débrouiller  jusqu'au  jour  du  jugement. 
Nulle  part ,  que  je  sache ,  la  voix  divine  ne  nous 
a  dit  :  <;  Sois  triste  ,  sois  craintif ,  sois  misan- 
thrope ,  fuis  ce  que  j'ai  créé  pour  toi.  ;>  Si  telle 
est  votre  opinion ,  c'est  une  erreur,  et  je  crois 
être  dans  l'esprit  de  la  volonté  suprême  en  vous 
affirmant  que  Dieu  nous  laisse  vivre  jusqu'à  vingt 
ans  pour  nous  fortifier  le  corps  et  l'esprit  ;  de 
vingt  à  trente  ans,  pour  nous  faire  jouir  des  féli- 
cités dont  il  nous  entoure;  de  trente  à  quarante, 
pour  préparer  des  douceurs  à  la  vieillesse;  de 
quarante  à  cinquante  ,  pour  réfléchir  ;  de  cin- 
quante à  soixante,  pour  nous  reposer  ;  de  soixante 
à  cent,  pour  apprendre  à  mourir.  C'est  ce  que 
j'appelle  mon  système  décimal  ;  l'approuvez- 
vous  ? 

—  Parfaitement  ;  mais  où  prenez-vous  le 
temps  de  bénir  le  Créateur? 


CHAPITRE   II.  25 

—  C'est  le  devoir  de  tout  être  un  peu  recon- 
naissant ;  à  toute  heure  du  jour,  depuis  l'âge  de 
raison  jusqu'au  dernier  soupir,  on  doit  rendre 
grâces  à  Dieu  de  ce  que  Ton  est  de  ce  monde  où 
tout  est  pour  le  mieux...  Mon  jeune  ami,  plus 
je  vous  regarde  et  plus  je  retrouve  sur  votre 
visage  les  traits  de  votre  excellente  mère ,  bien 
digne  du  ciel  qu'elle  habite  assurément.  Lors- 
qu'elle se  maria  ,  il  y  a  de  ceci  vingt-sept  ans 
environ,  j'étais...  Mais  nous  parlerons  de  cela  à 
table ,  en  buvant  à  votre  bonheur  ;  j'y  trouverai 
le  texte  d'un  nouveau  sermon...  Avez -vous 
faim? 

—  Mais...  l'heure  avancée... 

—  Avez-vous  faim?  voilà  ce  que  je  vous  de- 
mande, et  non  pas  l'heure  qu'il  est. 

—  Certes ,  il  me  sera  très-agréable  de  vous 
tenir  compagnie  si... 

—  Très-bien  !  j'aime  les  gens  sans  gêne  ;  vous 
êtes  ici  chez  vous,  et  pour  vous  donner  l'exemple 
de  la  franchise ,  je  vous  dirai  que  je  me  meurs 
de  besoin,  je  n'ai  pris  qu'un  bouillon  depuis  six 
heures  de  l'après-midi,  chez  votre  notaire,  et 
voilà  qu'il  est  bientôt  minuit  ;  jugez  si  je  dois 
souffrir,  moi  qui  ne  suis  ni  philosophe,  ni  amou- 
reux ,  et  qui  fais  mes  trois  repas  quotidiens  sans 
n)'en  plaindre  jamais. 

—  Puisqu'il  faut  être  franc,  je  vous  dirai,  mon 
1.  3 


26  LES   PÉCHÉS   MIGPSOIVS. 

père  ,   que  j'éprouve    aussi    certaines   crampes 
d'estomac. 

—  Cela  doit  être,  après  un  aussi  long  voyage... 
Vous  êtes  donc  arrivé  de  Berlin?... 

—  Ce  matin,  à  dix  heures. 

—  Et  vous  n'êtes  pas  venu  me  trouver  plus 
tôt!...  Qu'est-ce  à  dire?  serions-nous  refroidi  à 
l'endroit...? 

—  Pardon  !  je  serais  ici  depuis  longtemps  si  la 
baronne  de  Certènes  n'avait  disposé  de  ma 
journée.  Ses  manières  sont  si  affables,  ses  prières 
si  pressantes,  sa  conversation  si  aimable,  et  l'in- 
térêt qu'elle  me  porte  est  si  grand ,  que  je  n'ai 
pu  m'échapper  de  chez  elle  avant  l'arrivée  du 
monde  qui  encombre  tous  les  soirs  ses  salons. 

—  C'est  une  fennne  charmante,  et  aussi  bonne 
que  spirituelle  ;  votre  excuse  est  dans  la  visite 
que  vous  ne  pouviez  vous  dispenser  de  lui  faire; 
sa  mère  était  l'amie  intime  de  la  vôtre,  et,  quoi- 
qu'elle soit  plus  jeune  que  vous,  je  ne  crains  pas 
de  vous  abandonner  à  ses  sages  conseils.  Abor- 
dons donc  la  grande  question  ;  aussi  bien,  je  vois 
que  le  souper  se  fait  attendre...  Que  vous  a  dit 
la  baronne? 

—  Elle  m'a  dit  :  u  M.  l'abbé  de  Brionne  sait 
tout,  allez  le  voir  entre  huit  et  dix  heures,  ce 
soir  même  ,  et  il  vous  donnera  vos  dernières 
instructions.  M.  de  Brionne,  a-t-elle  ajouté,  a 


CHAPITRE   II.  27 

conduit  cette  affaire  avec  autant  de  prudence 
que  de  chaleur  ;  si  je  ne  vous  en  dis  pas  davan- 
tage, c'est  que  je  veux  vous  laisser  le  plaisir  de  la 
surprise.  »  Vous  comprenez,  mon  père,  que  je 
me  suis  contenté  de  cette  succincte  analyse,  et 
que,  le  soir  venu,  je  me  suis  hâté  de  venir  ici. 

—  C'est  donc  pour  cela  que  je  vous  vois  en 
habit  de  bal? 

—  Précisément,  répondit  le  vicomte  en  bais- 
sant les  yeux  avec  un  embarras  passager. 

—  J'imagine  que  vous  deviez  souffrir  mortelle- 
ment chez  madame  de  Certènes,  obligé  à  l'éti- 
quette et  aux  banalités  pendant  que  votre  cœur 
était  chez  un  pauvre  prêtre  au  fin  fond  de  Paris, 
dans  la  rue  de  Vaugirard ,  qui  est  la  Chine  des 
gens  du  monde.  Eh  bien  !  mon  garçon ,  ajouta 
l'excellent  homme ,  vous  allez  être  récompensé 
du  zèle  que  vous  avez  mis  à  me  rendre  visite, 
en  petits  souliers  et  culotte  courte,  malgré  dix 
degrés  de  cette  nuit  glacée;  écoutez-moi  bien. 

— ■  Je  suis  tout  oreilles  ,  dit  le  vicomte  en 
approchant  son  fauteuil  de  celui  de  l'abbé. 

—  La  diplomatie,  dit  M.  de  Brionnc,  est  une 
science  horriblement  ardue,  et  si  jamais  on  me 
demande  mon  avis  sur  ce  texte,  je  pourrai  ré- 
pondre savamment ,  grâce  à  vous  ,  mon  cher 
Alfred.  Il  est  vrai  de  dire  que  vous  m'avez  fait 
débuter  comme  les  maîtres,  par  un  chef-d'œuvre, 


28  LES   PÉCHÉS   MlGi\ONS. 

st  je  ne  céderais  pas  le  traité  que  j'ai  conclu  en 
votre  faveur,  il  y  a  de  cela  huit  jours ,  pour  la 
paix  de  Nimègue  ou  les  articles  de  Campo- 
Formio,  deux  merveilles  de  gloire,  s'il  en  fut. 

—  Ah  !  mon  père,  vous  me  faites  tressaillir. 

—  Toutefois,  soyez  convaincu  que  je  vais  brus- 
quement arrêter  ma  carrière  dès  cette  première 
prouesse  ;  le  métier  d'ambassadeur  est  trop  rude 
pour  un  vieillard  qui  aime  Dieu  et  son  repos 
par-dessus  toutes  choses...  Allons,  c'est  trop  vous 
faire  languir ,  voilà  une  belle  demi-heure  que  je 
vous  tiens  le  bec  dans  l'eau ,  et  ma  gouvernante 
n'a  pas  tort  de  dire  que  vous  êtes  patient  comme 
un  anachorète.  Mon  ami,  vous  n'avez  plus  rien 
à  désirer,  mademoiselle  de  Verneuil  est  sortie  de 
son  couvent  depuis  trois  jours  ;  elle  n'a  quitté  ce 
lieu  de  paix ,  de  piété  et  de  travail  que  pour 
monter  en  chaise  de  poste  et  prendre  la  route  du 
château,  où  elle  ^ous  attend.  Le  jour  même  de 
votre  arrivée  à  Verneuil ,  vous  serez  uni ,  par 
l'église  et  par  la  loi,  à  un  ange  de  douceur,  de 
vertu  et  de  bonté.  Que  cet  ange  vous  vienne  en 
aide  pendant  les  longues  années  que  le  ciel  vous 
destine;  qu'il  soit  votre  compagnon,  votre  sou- 
tien, votre  amour,  tel  est  le  vœu  sincère  du  plus 
vieil  ami  de  votre  famille.  Si  vous  avez  hérité,  et 
je  n'en  doute  pas,  des  nobles  sentiments  de  votre 
mère,  si  vous  avez  au  fond  du  cœur  les  loyaux 


CHAPITRE    II.  29 

principes  de  M.  le  vicomte  votre  père,  vous  ferez 
la  joie  et  le  bonheur  de  la  chère  enfant  que  je 
vous  ai  choisie  et  que  je  vous  confie  en  toute 
sécurité.  —  Songez,  mon  cher  ami,  que  le  sacre- 
ment de  mariage  impose  à  l'homme  des  devoirs 
dont  il  ne  s'affranchit,  hélas!  que  trop  souvent. 
Lorsqu'on  s'associe  à  un  être  aussi  intéressant 
que  l'est  l'innocente  jeune  fille  quittant  la  mai- 
son de  Dieu,  comme  mademoiselle  de  Verneuil, 
ou  le  giron  maternel ,  on  se  charge  à  la  fois  de 
lui  offrir  et  les  consolations  de  la  prière  et  les 
caresses  de  la  famille.  Si  rien  n'est  pur  comme  la 
virginité,  rien  n'est  noble  et  respectable  autant 
que  la  communauté  vertueuse  de  deux  enfants 
du  Seigneur,  beaux,  jeunes  et  pieux.  Vous  me 
comprenez  ;  je  ne  veux  pas  anticiper  sur  les 
jouissances  qui  vous  attendent ,  en  vous  faisant 
ce  soir  une  partie  du  sermon  que  vous  entendrez 
probablement  demain  ;  car  je  présume  que  vous 
ne  resterez  pas  vingt-quatre  heures  à  Paris  après 
ce  que  je  viens  de  vous  dire,  et  surtout  après  ce 
que  je  vais  vous  lire. 

—  Oh  !  mon  bon  père,  tant  que  je  vous  écoute, 
je  suis  sous  le  charme  de  votre  parole  éloquente 
et  affectueuse...  Quand  vous  vous  tairez,  j'avoue 
que  je  ne  songerai  qu'à  prendre  la  poste. 

—  Oh  !  c'est,  ma  foi,  bien  naturel. 

Alors  M.  de  Brionne  se  leva ,  et  ouvrant  son 


50  LES    PÉCHÉS   MIGNONS. 

secrétaire,  il  y  prit  une  lettre  qu'il  offrit  au 
vicomte  en  lui  disant  : 

—  Tenez,  lisez,  lisez  tout  haut;  je  ne  saurais 
entendre  trop  souvent  les  suaves  pensées  qu'ex- 
prime si  délicatement  cette  lettre;  je  vais  jouir 
avec  délices  en  vous  écoutant.  Les  phrases  de  ma 
petite  Marie,  en  passant  sur  vos  lèvres,  mon 
jeune  ami,  y  prendront,  ce  me  semble,  une  fraî- 
cheur nouvelle  et  de  nouveaux  parfums...  Allez, 
j'écoute. 

Le  vicomte  réprima  un  léger  tressaillement  que 
l'abbé  ne  laissa  pas  échapper  ;  mais  l'attribuant  à 
l'émotion  et  à  l'amour,  il  n'en  témoigna  aucune 
surprise,  et  son  intérêt  pour  le  jeune  homme  s'en 
accrut  naturellement. 

M.  de  Fontac  ouvrit  la  lettre  et  lut,  d'une  voix 
qui ,  d'abord  émue ,  se  raffermit  peu  à  peu  et 
passa  par  tous  les  tons  qu'exigeaient  les  senti- 
ments de  répitre  de  sa  fiancée  : 

^  Sainte-Anne,  13  décembre  1818. 

«cMon  bon  père,  c'est  à  vous  que  je  veux  ouvrir 
mon  cœur  par  un  mouvement  de  bien  douce 
reconnaissance  et  de  bien  respectueuse  tendresse. 

•c  Je  quitte  le  couvent  où  j'ai  passé  huit  années 
de  ma  belle  enfance,  car  il  me  semble  que  je  ne 
sortirai  de  l'enfance  qu'en  sortant  de  cette  maison 


CHAPITRE   II.  51 

OÙ  je  me  dépouille,  dès  aujourd'hui,  de  mes  vête- 
ments de  fillette.  A  quatre  heures  de  Taprès- 
midi,  mon  tuteur  et  ma  tante  Aicndront  me 
prendre  et  je  passerai  du  seuil  de  Sainte-Anne 
dans  une  voiture  qui  nous  conduira  au  château 
de  Verneuil ,  où  je  trouverai  la  tombe  de  mes 
pères,  et  où  j'attendrai  le  bonheur  qui  vient  de 
vous. 

<t  Mon  cher  bienfaiteur,  au  temps  où  vous 
donniez  les  premières  leçons  à  la  petite  orphe- 
line ,  lorsque  vous  croisiez  ses  mains  sur  sa  poi- 
trine, au  chevet  de  sa  couchette  et  dès  le  matin, 
vous  lui  disiez  :  i;  Prie ,  mon  enfant ,  afin  que 
t!  Dieu  bénisse  ta  journée.  ;>  Le  soir,  quand  mes 
paupières  appesanties  résistaient  au  sommeil , 
vous  preniez  mon  front  sur  vos  genoux ,  et  vous 
disiez  :  n  Prie,  enfant,  pour  remercier  Dieu.  " 
Ces  paroles ,  qui  étaient  descendues  au  fond  de 
mon  petit  cœur,  m"ont  appris,  en  grandissant,  à 
n'être  jamais  ingrate  ;  voilà  pourquoi  je  viens  à 
vous  aujourd'hui,  à  vous  que  j'ai  implore,  et  qui 
m'avez  si  souvent  entourée  des  plus  tendres  soins. 

<c  J'ai  dix-huit  ans,  on  dit  que  je  ne  suis  plus 
une  enfant,  je  veux  bien  le  croire,  puisque  c'est 
aussi  votre  avis,  et  me  voici  prête  à  vivre  en 
grande  personne ,  à  vivre  en  femme,  puisque 
c'est  le  mot  consacré.  Ne  croyez  pas  que  je  veuille 
me  faire  meilleure  que  je  ne  suis-,  je  ne  vous  dé- 


■y2  LES   PECHES  MIGXOWS. 

crirai  pas  longuement  les  regrets  que  je  laisse  à 
ma  bien-aimée  prison;  trop  souvent  mes  compa- 
gnes qui  ont  pris  le  vol  avant  moi  ont  feint  des 
désespoirs  dont  je  n'étais  pas  dupe,  pour  qu'au- 
jourd'hui je  risque  de  faire  soupçonner  le  chagrin 
réel  que  j'emporte  avec  moi.  J'étais  libre  de  choi- 
sir entre  la  vie  cloîtrée  et  le  monde,  nulle  volonté 
ne  m'a  été  imposée,  et  ne  me  sentant  pas  toute 
la  force  et  la  vertu  des  sœurs  chrétiennes,  je  me 
suis  volontairement  décidée  à  aimer  et  servir 
Dieu  comme  l'a  aimé  et  servi  ma  mère. 

«  Instruite  par  vos  pieuses  et  chères  leçons,  je 
me  doute  des  devoirs  qui  m'attendent  dans  une 
société'que  je  ne  connais  pas,  et  dans  laquelle 
j'entrerai ,  non  sans  trouble ,"  mais  sans  peur  et 
sans  tache,  car  vous  m'y  suivrez,  mon  père.  Je 
ne  sais  rien  du  monde,  absolument  rien,  si  ce 
n'est  que  c'est  une  réunion  des  créatures  de  Dieu 
qui  doivent,  à  la  pureté  de  leur  essence,  joindre 
l'expérience  du  bien  et  la  sagesse  qui  en  dé- 
coule. 

<i  Dans  la  retraite  où  se  sont  passés  mes  jours 
d'étude  et  de  folies  enfantines,  mes  oreilles  n'ont 
été  frappées  d'aucun  bruit  qui  leur  ait  semblé 
étrange,  mes  yeux  n'ont  rien  vu  qui  les  ait  éton- 
nés. Le  développement  de  mon  intelligence  et  de 
mes  facultés  a  subi  une  loi  qui  ne  m'a  apporté 
aucune  sensation  pénible,  et  je  ne  prévois  rien 


CHAPITRE   II.  55 

qui  doive  m'effrayer  dans  la  voie  nouvelle  où  je 
vais  m'engager. 

«i  Cependant,  pourquoi  le  tairais-je?  depuis  le 
jour  où  M.  le  vicomte  de  Fontac  a  accompagné 
mon  tuteur  et  ma  tante ,  depuis  ce  20  août  du 
dernier  été,  dont  j'ai,  malgré  moi,  gardé  la  mé- 
moire, j'ai  appris,  presque  à  mon  insu,  qu'il 
existe  parmi  les  hommes  un  homme  que  je  dois 
chérir  plus  que  tout  mon  prochain ,  un  homme 
pour  qui  mon  affection  est  un  mélange  de  l'aveu- 
gle piété  fdiale,  de  l'amitié  que  je  vous  ai  vouée, 
et  du  culte  dont  nous  honorons  le  Seigneur. 

«t  Est-ce  donc  là  ce  qu'on  appelle  l'amour? 
J'avoue  que  le  mot  et  le  sentiment  m'étaient  éga- 
lement inconnus.  Vous  étiez  en  voyage  à  cette 
époque  décisive  pour  mon  avenir,  vous  n'avez  pu 
être  présent  à  cette  entrevue ,  et  mes  regards 
troublés,  sans  être  blessés,  semblaient  vous  cher- 
cher pour  vous  confier  les  élans  de  mon  cœur. 
Depuis  je  vous  ai  revu  ;  vous  m'avez  apporté  les 
propositions  de  mon  tuteur  et  les  offres  de  M.  de 
Fontac,  et,  sollicitant  une  réponse  de  votre  fdle 
adoptive  (des  noms  que  vous  me  donnez,  c'est 
celui  que  je  préfère),  vous  avez  reçu  mes  aveux; 
je  crois  me  rappeler  que  ces  aveux  ont  rempli 
mes  yeux  de  larmes,  et  que  vous  avez,  dans  ce 
même  moment,  baisé  mon  front  qui,  disiez-vous, 
ne  savait  pas  rougir. 


34  LES   PÉCHÉS   MIGNONS. 

«Pourquoi  aurait-il  rougi?  Ne  faisais-je  pas,  en 
acceptant  M.  de  Fontac  pour  époux,  ce  qu'avait 
fait  ma  mère  chérie?  et  l'union  à  laquelle  je  me 
décidais  ne  m'a-t-elle  pas  été  conseillée  par  vous, 
et  ne  doit-elle  pas  être  bénie  au  pied  de  la  croix? 

<t  Vous  m'avez  demandé,  hier  en  me  quittant, 
si  j'aimais  toujours  le  vicomte  votre  protégé. 

<!  Je  vous  ai  dit  que  oui,  et  je  vous  le  répète 
encore.  Je  vous  l'ai  dit  sans  hésitation,  et  je  récris 
sans  que  ma  main  tremble.  Ai-je  jamais  bégayé 
en  vous  disant  que  je  vous  aimais,  mon  bon 
père?  Qu'est-ce  donc  que  ce  mot  aimer,  s'il  n'est 
le  s}Tnbole  d'un  dévouement  qui  doit  survivre  à 
la  poussière  du  tombeau? 

<i  Un  seul  souci  me  reste  et  me  laisse  pensive  ; 
ce  souci  est  né  de  notre  premier  entretien.  Vous 
m'avez  dit  que  toute  épouse  chrétienne  était  char- 
gée du  bonheur  de  son  mari,  qu'elle  en  devenait 
en  quelque  sorte  responsable.  Voilà  une  lourde 
croix,  mon  père,  ou  plutôt  un  imposant  devoir! 
Mais  pour  accomplir  ma  mission,  qui  est  glo- 
rieuse après  tout ,  vous  ne  m'épargnerez  ni  vos 
conseils,  ni  vos  sermons.  Soyez  persuadé  que 
toute  femme  que  je  serai,  vous  me  trouverez 
aussi  docile  et  aussi  attentive,  aussi  sage,  en  un 
mot,  qu'au  temps  où  vous  aviez  de  courtes  se- 
monces et  de  gros  bonbons  en  réserve  pour  votre 
petite  Marie. 


CHAPITRE  ir.  55 

<(  Adieu,  mon  bon  père,  je  me  suis  réfugiée 
dans  ma  cellule  pour  vous  écrire  plus  à  mon  aise, 
et  pour  remettre  ma  tète  sur  vos  genoux,  afin 
que  vous  me  bénissiez  comme  vous  le  fîtes  lors 
de  mon  entrée  au  couvent.  Ma  tante  m'a  annoncé 
que  vous  m'aviez  fait  cadeau  de  mon  voile  de 
noce  et  de  ma  couronne  d'oranger  ;  vos  fleurs  me 
porteront  bonheur,  et  je  les  croirai  venues  du 
ciel. 

«  Nous  serons  demain  vers  deux  heures  à  Ver- 
neuil;  mon  tuteur,  qui  attend  chaque  jour  M.  de 
Fontac,  désire  que  le  mariage  soit  célébré  aussitôt 
son  arrivée.  Je  ne  comprends  pas  trop  cette  dé- 
termination, et  je  ne  saurais  vraiment  vous  l'ex- 
pliquer; mais  je  ne  m'y  oppose  pas.  Résolue  et 
dévouée,  il  me  tarde  de  me  consacrer  entière-, 
ment  à  mon  seigneur  et  maître  que  vous  aimez 
tant,  et  que  je  choisis  pour  vous  plaire. 

«;  Vous  n'avez  donc  que  le  temps  de  vous  met- 
tre en  voiture  pour  venir  nous  rejoindre  ;  mariée 
loin  de  vous,  j'aurais  l'air  d'une  victime  et  je 
pleurerais  à  coup  sûr. 

<c  Tout  à  vous  de  cœur  et  d'âme,  mon  bon 
père ,  en  souvenir  d'inaltérable  reconnaissance  : 
>'.  Votre  fille  en  Dieu  et  servante, 
«  Marie  de  Verneuil.  » 

—  Eh  bien!  qu'en  dites-vous?  murmura  l'abbé 


56  LES   PÉCHÉS   MIGNOPJS. 

en  essayant  de  surmonter  une  émotion  visible  et 
en  essuyant  à  la  dérobée  deux  larmes  qui  grossis- 
saient aux  coins  de  ses  prunelles.  Qu'en  dites- 
vous,  mon  cher  Alfred?  Est-ce  un  trésor  que 
cette  enfant-là  ! 

Le  vicomte  était  lui-même  dans  une  agitation 
qui  ne  lui  permit  pas  de  répondre;  il  balbutia 
quelques  mots  sans  suite,  et  fut  interrompu  par 
M.  de  Brionne,  qui  continua  : 

—  Pourquoi  vouloir  me  cacher  ce  que  vous 
éprouvez?  J'aurais  une  bien  triste  opinion  de 
votre  cœur  s'il  ne  setait  pas  amolli  dans  cette 
circonstance.  Ah!  jeune  homme,  ayez  bien  soin 
de  cette  perle  que  je  vous  confie,  et,  dans  toutes 
les  bonnes  et  mauvaises  chances  de  votre  vie, 
n'oubliez  jamais  ce  qu'était  votre  fiancée  pour 
savoir  chérir  et  vénérer  votre  femme  !  En  se 
mariant,  Thomme  prend  presque  toujours  pour 
épouse  une  jeune  fille  dont  l'àme  est  blanche 
comme  l'aile  des  anges  ;  mais  bientôt  il  perd  tout 
souvenir  de  cette  pureté  qu'il  trouble  lui-même 
par  son  oubli,  par  son  abandon,  par  ses  infidé- 
lités. Un  jour  vient,  jour  triste!  où,  fatigué, 
l'homme  s'arrête  et  se  retourne  ;  il  cherche  alors 
la  compagne  qu'il  avait  choisie,  qu'il  avait  aimée, 
qu'il  avait  épousée  à  la  face  du  ciel;  il  la  cherche 
telle  qu'elle  était  au  temps  où  il  l'a  délaissée,  et 
souvent,  hélas  !  la  main  de  Dieu  peut  seule  rele- 


CHAPITRE    II.  Ô7 

ver  de  l'abjection  celle  dont  il  a,  premier  coupa- 
ble, causé  la  chute...  Vraiment,  madame  Benoîte 
me  fera  gagner  mon  paradis,  malgré  tous  mes 
péchés ,  ajouta  brusquement  l'abbé  de  Brionne 
sur  un  ton  mêlé  de  bonne  et  de  mauvaise 
humeur. 

—  Qu'est-ce  que  madame  Benoîte?  demanda 
le  vicomte,  qui  écoutait  encore  la  parole,  simple, 
douce  et  persuasive  du  chanoine. 

—  Pardienne  !  c'est  mon  cordon  bleu.  Voilà 
qu'il  est  minuit  et  cinq  minutes...  Ah!  fit  l'excel- 
lent homme  en  se  redressant,  je  crois  qu'on  nous 
vient  annoncer  une  bonne  nouvelle. 

—  Le  souper  de  M.  l'abbé  est  servi,  dit  d'une 
voix  mielleuse  mademoiselle  Marthe. 

—  Voilà  qui  est  parler,  mon  enfant  !  s'écria  le 
chanoine. 

Et  entraînant  son  hôte  il  se  glissa  sur  la  pointe 
des  pieds  jusque  dans  la  salle  à  manger. 

—  Asseyez-vous  là,  mon  jeune  ami,  en  face  de 
moi...  Marthe,  ma  fille,  tenez-nous  compagnie, 
vous  devez  être  aux  abois. 

—  M.  Tabbé,  je  n'ai  pas  l'appétit  d'une  mouche. 

—  Vous  savez  bien  que  je  n'aime  pas  cette  rai- 
son-là ;  elle  cache  toujours  quelque  malice.  Les 
femmes  qui  manquent  d'appétit  sont  ou  malades, 
ou  coquettes,  ou  acariâtres.  Vous  vous  portez 
comme  un  charme,  et  vous  avez  un  cai^actère 

LES    PÉCHÉS   MIGNONS,    i.  4 


38  f,ES    PÉCHÉS    MIGIVONS. 

charmant;  donc  vous  avez  faim...  Mettez  votre 
couvert. 

—  M.  l'abbé,  je  crains  de  vous  gêner. 

M.  de  Brionne,  qui  avait  déjà  fait  le  signe  de 
la  croix  pour  dire  son  bénédicité ,  se  contenta 
d'allonger  l'index  vers  la  place  qu'occupait  quel- 
quefois mademoiselle  Marthe  ;  et  comme  ce  geste 
ne  souffrait  aucune  réplique,  la  prière  de  l'abbé 
n'était  pas  achevée  que  le  couvert  de  la  gouver- 
nante était  mis. 

—  A  vous,  M.  le  vicomte,  dit  le  chanoine;  je 
vous  sers  en  étranger,  mais  vous  y  reviendrez, 
j'ose  le  croire...  A  vous,  Marthe...  Eh  bien!  où 
allez -vous  maintenant? 

—  IMon  Dieu,  j'ai  oublié  d'allumer  la  lampe  de 
la  chapelle  et  j'y  cours. 

—  Excellente  femme!  esclave  de  son  devoir, 
elle  ferait  dix  lieues  pour  réparer  un  oubli, 

La  gouvernante,  qui  n'avait  pas  craint  de  faire 
un  petit  mensonge  pour  trouver  un  prétexte  à 
son  absence,  passa  dans  la  bibliothèque  qu'éclai- 
rait faiblcjnent  la  flannne  du  foyer,  et,  prenant  le 
boulon  de  la  porte  secrète,  elle  entra  dans  la  cha- 
pelle. 

—  Jésus!  mon  Dieu!  cria  la  brave  demoiselle, 
en  apercevant,  à  la  lueur  tremblante  de  la  veil- 
leuse suspendue  au  plafond,  la  belle  étrangère 
qu'elle  avait  introduite  étendue  sans  connaissance 


CHAPITRE   II.  39 

contre  la  cloison  du  cabinet;  Jésus!  mon  Dieu! 
qu'avez-vous,  ma  chère  sœur? 

La  jeune  dame,  au  toucher  d'une  main  secou- 
rable,  sembla  se  ranimer  et  ouvrit  de  grands  yeux 
larmoyants.  Tout  à  coup  elle  recouvra  la  mémoire 
et  se  leva  précipitamment. 

—  Vous  vous  êtes  donc  trouvée  mal,  mon  en- 
fant? Je  vais  vous  faire  prendre  quelque  chose, 
un  peu  de  fleur  d'orange...  Le  froid  vous  aura 
saisie...  Voulez-vous  un  peu  de  brou  de  noix? 
c'est  souverain  pour  l'estomac. . .  Comme  vous  êtes 
pâle  ! 

—  Ce  ne  sera  rien,  murmura  l'étrangère  dune 
voix  si  faible  que  mademoiselle  Marthe  eut  peine 
à  l'entendre,  ce  ne  sera  rien,  j'ai  eu  nn  étourdis- 
sement ,  un  ébîouissement  ;  c'est  la  fatigue, 
l'anxiété...  Rassurez-vous,  je  suis  remise,  je  vais 
très-bien...  Où  est  donc  M.  de  Brionne?...  la  vi- 
site est-elle  partie? 

—  Eh  !  bon  Dieu  !  non  ,  c'est  bien  ce  qui  me 
fâche  et  me  désespère.  N'avez-vous  donc  pas  en- 
tendu tout  ce  qui  s'est  dit  à  côté  de  vous,  dans  ce 
cabinet? 

— Quel  cabinet?  demanda  la  jeune  femme  avec 
un  serrement  de  cœur  qui  faillit  l'étoufTer. 
• —  Là...  derrière  cette  cloison. 

—  Oui,  en  effet,  j'ai  entendu  parler,  mais... 

—  Vous  n'avez  pas  écouté  ;  dame  !  c'est  le  mé- 


40  LES   PÉCHÉS   MIGNONS. 

lier  d'une  honnête  personne  comme  vous.  D'ail- 
leurs, vous  n'auriez  rien  entendu  qui  ne  fût  à  en- 
tendre; M.  labbé  est  un  saint  liommc  du  bon 
Dieu,  toutes  ses  paroles  sont  des  leçons,  toutes  ses 
actions  sont  des  vertus.  Bref,  il  parait  que  le 
jeune  homme  dont  il  a  reçu  la  visite  est  une 
vieille  connaissance  à  lui  et  quil  l'aime  autant 
qu'il  l'estime  ;  dans  ce  moment,  ils  sont  à  souper 
tranquilles  comme  Baptiste,  sans  se  douter  que 
vous  êtes  là  à  vous  morfondre  et  à  perdre  connais- 
sance. Aussi,  je  suis  venue  vous  demander  si  vous 
ne  voulez  pas  que  je  prévienne  monsieur. 

—  Gardez-vous-en  bien,  mademoiselle,  reprit 
l'étrangère  avec  un  élan  d'effroi  qu'elle  modéra 
par  degrés,  M.  de  Brionne  et  vous  devez  seuls  me 
savoir  ici.  Toute  indiscrétion,  toute  imprudence 
me  pourraient  perdre  ! . . . 

—  Prenez  donc  courage  ;  je  retourne  au  sou- 
per; mais  si  je  touche  à  mon  assiette,  ce  sera  mi- 
racle. Adieu,  mon  enfant. 

La  gouvernante  du  chanoine  repassa  par  la 
bibliotiièque  et  regagna  la  salle  à  manger. 

La  jeune  femme  avait  suivi  tous  les  mouve- 
ments de  mademoiselle  Marthe;  aussitôt  qu'elle 
eut  perdu  le  bruit  de  ses  pas,  elle  ouvrit  la  porte 
secrète,  jeta  un  regard  rapide  dans  la  bibliothè- 
que et  s'y  glissa  furtivement. 

Les  tisons  n'avaient  plus  de  flammes,  une  lueur 


CHAPITRE   II.  41 

roiigeâtre  provenant  de  la  braise  rayonnait  seule 
sur  les  bords  du  tapis  et  sur  les  pieds  des  meubles, 
laissant  les  coins  et  le  vide  supérieur  du  cabinet 
dans  une  épaisse  obscurité.  L'apparition  subite  de 
l'étrangère  dans  cette  pièce  où  nulle  jeune  femme 
n'avait  sans  doute  pénétré  depuis  plus  de  vingt 
ans  que  l'abbé  l'occupait,  était  d'une  singulière 
nouveauté;  elle  s'arrêta  dès  son  premier  pas,  et 
posa  ses  deux  mains  sur  le  dossier  d'un  fauteuil, 
pour  prendre  un  appui,  car  elle  chancelait.  Ses 
mains  touchèrent  le  carrick  du  vicomte,  et  cette 
rencontre  la  fit  tressaillir;  alors  elle  courut  à  la 
cheminée,  prit  un  tison,  le  porta  à  hauteur  du 
chambranle,  et  trouvant  un  bougeoir  tout  garni, 
elle  approcha  ses  lèvres  délicates  du  tison  et 
souffla  dessus  jusqu'à  ce  qu'un  petit  jet  de  flamme 
allumant  la  bougie  eût  répandu  une  vive  clarté 
autour  d'elle;  alors*  elle  rejeta  le  charbon  au 
foyer,  croisa  ses  bras  et  demeura  immobile.  Ses 
joues,  que  le  feu  avait  vivement  colorées,  rede- 
vinrent pâles ,  et  son  beau  visage  reprit  par  de- 
grés ce  calme  émouvant  qui  couvre  les  traits  des 
victimes  résignées.  Ce  visage,  d'un  ovale  gracieux, 
était  amaigri  par  les  veilles  et  le  chagrin,  mais  la 
distinction  de  ses  lignes  comme  l'éclatante  blan- 
cheur de  sa  peau  en  faisaient  un  type  de  rare 
beauté.  Un  cercle  noir,  ou  plutôt  plombé,  s'éten- 
dait sous  chacun  de  ses  yeux  et  se  fondait,  en 

4. 


4-2  LES   PÉCHÉS   MIGNONS. 

mourant,  avec  le  blanc  mat  des  joues.  Le  coin  des 
lèvres,  relevé  avec  amertume,  laissait  deviner 
deux  rangées  de  perles  nacrées;  de  longs  cils 
noirs  ombrageaient  ses  paupières  et  amortissaient 
le  feu  de  ses  regards;  et  ses  cbeveux,  plaqués  en 
bandeaux  jusqu'aux  oreilles,  tombaient  en  bou- 
cles floconneuses  autour  de  son  cou  et  sur  ses 
épaules.  Sur  toute  sa  personne,  cette  femme  déli- 
cieuse portait  un  cacbet  étranger  qui,  lui  laissant 
les  cbarmcs  des  Françaises  les  plus  distinguées,  la 
revêtait  d'une  piquante  originalité. 

S'approchant  brusquement  dîme  table  de  tra- 
vail, la  jeune  dame  prit  vuic  feuille  de  papier  et 
la  couvrit  rapidement  de  quelques  lignes;  puis,  sa 
lettre  terminée,  elle  la  cacbeta,  mit  pour  adresse  : 
M.  le  vicomte  de  Fontac,  rue  Blanche,  6,  et 
courut  au  carrick  qu'elle  avait  déjà  toucbé.  Ce  vê- 
tement n'avait  pas  de  pocbes.  Alors  l'étrangère, 
se  ravisant,  détacba  une  petite  épingle  en  dia- 
mant de  son  corsage,  et,  se  saisissant  du  cbapeau 
du  vicomte,  clic  fixa  sa  lettre  au  fond  de  la  coifl"e, 
et  la  couvrit  avec  son  propre  jnoucboir,  qu'elle 
abandonna  dans  le  cbapeau.  Cela  fait,  elle  revint 
se  prosterner  devant  la  Vierge,  et  murmura  ce 
mot  : 

—  Pardon  ! 


m 


Le  service  de  table  de  l'abbé  de  Brionne  ne  lais- 
sait rien  à  désirer  au  plus  minutieux  et  plus  gour- 
met convive.  Le  linge  uni  était  de  Flandre  et 
d'une  blancheur  éblouissante  ;  le  vin  colorait  de 
ses  rubis  deux  flacons  de  cristal  placés,  l'un  à  la 
droite  du  maître,  l'autre  à  celle  du  vicomte;  l'ar- 
genterie était  forte ,  pesante  et  poinçonnée  d'un 
écusson  compliqué.  Une  lampe  à  quatre  branches, 
surmontée  d'un  abat-jour ,  était  suspendue  au 
plafond  et  se  baissait  à  volonté  au  moyen  d'une 
poulie  dérobée.  La  vive  lumière  que  projetait 
cette  lampe  sur  le  milieu  de  la  table  faisait  scin- 
tiller les  facettes  des  cristaux,  la  porcelaine  et  l'ar- 
genterie. 


44  LES   PÉCHÉS   MIGNONS. 

—  Eh  bien  !  mon  digne  ami ,  dit  le  chanoine, 
comment  avez -vous  trouvé  cette  bisque  aux 
pigeonneaux? 

—  Elle  ranimerait  un  mort. 

—  Elle  l'a  ranimé,  sur  ma  parole,  car  j'étais 
plus  mort  que  vif  en  m'asseyant  à  table...  Pre- 
nons le  coup  du  médecin...  Ce  madère  est  irré- 
prochable. 

—  Quelles  sont,  mon  père,  vos  trois  libations 
privilégiées?  demanda  le  vicomte,  qui  trouvait  le 
madère  exquis. 

—  Mon  fds,  j'estime  que  le  coup  du  médecin 
est  le  plus  salutaire ,  celui  du  milieu  le  plus 
agréable,  celui  de  l'amitié  le  plus  regrettable... 

—  Pourquoi  regrettable? 

—  Parce  qu'il  est  le  dernier,  répondit  l'abbé 
avec  une  demi-tendresse,  et  que  la  séparation 
d'un  ami,  si  courte  qu'elle  soit,  est  toujours  re- 
grettable. Arrivez  donc,  mademoiselle  Marthe... 
Eh  !  bon  Dieu  !  comme  vous  voilà  pâle  et  défri- 
sée!... Pauvre  femme!...  Vite  quelques  gorgées 
de  bouillon...  là...  là...  et  maintenant  trempez 
vos  lèvres  dans  ce  petit  verre...  Allons  donc!... 
c'était  une  défaillance.  M.  le  vicomte  ,  vous 
offrirai-jc  un  peu  de  ce  ris  de  veau  aux  champi- 
gnons ? 

Pendant  que  le  chanoine  faisait,  en  professeur, 
7es  honneurs  de  sa  table,  la  gouvernante,  préoc- 


CHAPITRE   III.  45 

cupée  de  la  belle  dame  qu'elle  venait  de  quitter, 
était  distraite,  maladroite  et  silencieuse. 

—  J'ai  cru  comprendre,  à  la  lettre  de  made- 
moiselle de  Verneuil,  dit  le  vicomte,  que  vous 
pourriez  bien  ne  pas  assister  à  la  bénédiction 
nuptiale  ;  j'espère  m'étre  trompé. 

—  Hélas!  non.  C'est  avec  chagrin  que  je  re- 
nonce, que  je  me  vois  obligé  de  renoncer  à  cette 
cérémonie  ;  mais  j'ai  des  devoirs  importants  à 
remplir,  et  j'en  suis  Thumble  esclave. 

—  Il  faut  avoir  une  conscience  bien  scrupu- 
leuse ,  mon  père ,  pour  ne  pas  oser  s'absenter 
quelque  vingt-quatre  heures,  quand  cette  ab- 
sence doit  faire  deux  heureux. 

—  Oui-da  !  mon  enfant,  vous  pouvez  même 
dire  trois  heureux,  car  je  serais  du  nombre;  mais 
écoutez  tous  les  titres  de  mes  grandeurs,  et  dites, 
sans  impartialité,  si  je  puis  franchir  les  barrières 
de  cette  immense  cité.  Je  suis  chanoine  honoraire 
de  Saint-Sulpice,  je  suis  aumônier  de  M.  le  duc 
de  D***,  je  suis  rapporteur  du  dixième  bureau 
de  charité,  et  cette  semaine  il  faut  que  je  four- 
nisse mes  états  qui  sont  loin  d'être  complétés... 
La  misère  est  si  grande  !  Je  suis  chargé  de  deux 
prêches  :  l'un  à  Saint-Etienne  du  Mont,  l'autre  à 
Saint-Jacques,  et  le  catéchisme  des  écoles  chré- 
tiennes me  prend  trois  grands  jours  par  semaine. 
J'en  passe,  et  des  meilleurs,  c'est  le  cas  de  le  dire. 


4b  LES    PECHES    MIGNOIVS. 

Vous  voyez  donc  que  je  ne  puis  laisser  toutes  ces 
grandes  occupations  publiques  pour  courir  à  mes 
plaisirs.  Le  curé  de  Verneuil  me  remplacera  très- 
avantageusement,  n'en  doutez  point...  Un  peu  de 
vieux  beaune...  Comment  trouvez-vous  ce  petit 
vin? 

—  Excellent. 

—  De  fait,  il  est  mignon...  Eh  bien!  jeune 
homme ,  attaquons-nous  ce  bel  oiseau  ?  reprit  le 
chanoine ,  en  désignant  de  son  couteau  et  de  sa 
fourchette  le  perdreau  rebondi  que  la  cuisinière 
venait  de  poser  en  triomphe  sur  la  table. , 

Le  plat  d'argent  qui  avait  Thonneur  de  conte- 
nir cette  pièce  succulente  était  garni  de  becs- 
figues,  blancs  de  graisse,  juteux  et  perdus  entre 
deux  tranches  de  lard  de  Lorraine. 

—  Ma  foi,  mon  père,  répondit  le  vicomte, 
dussé-je  ne  plus  manger  de  ma  vie,  je  vous  ferai 
encore  tète  pour  ceci. 

—  Dieu  soit  loué!...  voilà  un  convive  comme 
je  les  aime. . .  à  tout  plat  bonne  mine. . .  Vous  serez 
heureux  en  ménage,  je  crois  devoir  vous  le  pro- 
mettre. 

Ce  disant,  l'abbé  de  Brionne  enfonça  la  pointe 
et  le  tranchant  de  son  couteau  sous  l'aile  du 
gibier,  et  la  souleva  avec  une  dextérité  à  la  fois 
élégante  et  habile;  puis,  retournant  son  arme,  le 
fil  en  dessus ,  il  fendit  délicatement  le  jabot  du 


CHAPITRE   III.  47 

perdreau ,  et ,  pendant  que  quelques  grosses 
truffes  coulaient  à  droite  et  à  gauche  dans  le  plat, 
un  parfum  délicieux  embauma  toute  la  salle,  et 
amena  un  sourire  de  jubilation  sur  les  lèvres  des 
convives,  sourire  dont  mademoiselle  Marthe  ne 
sut  vraiment  pas  se  défendre. 

L'abbé  avança  une  assiette  et  y  déposa  le  mor- 
ceau succulent  que  portait  sa  fourchette;  puis,  il 
l'entoura  de  quatre  belles  truffes  qu'il  alla  cher- 
cher dans  les  entrailles  de  la  bcte,  et  il  l'arrosa 
d'un  petit  filet  de  sang,  joignit  au  tout  deux  becs- 
figues,  et  appela  la  cuisinière. 

—  Benoîte,  ma  chère  daine,  vous  me  mettrez 
ceci  au  garde-manger,  car  j'ai  fait  aujourd'hui 
une  vraie  trouvaille  :  mademoiselle  Marthe  vous 
dira  le  reste. 

La  cuisinière  emporta  l'assiette  en  faisant  une 
demi -révérence,  et  le  vicomte  put  l'entendre 
marmotter  : 

—  Pauvre  cher  homme  du  bon  Dieu  !  faut 
espérer  que  ça  ne  mourra  jamais  ! 

—  Je  devine  que  ce  que  vous  venez  de  faire 
cache  quelque  charité,  dit  M.  de  Fontac. 

—  Goûtez-moi  cela,  mon  jeune  ami,  répondit 
le  chanoine,  qui  fit  semblant  de  ne  pas  avoir 
entendu,  et  voyons  si  vous  êtes  amateur. 

—  Quel  fumet  ! 

—  N'est-ce  pas?  Un  peu  de  bordeaux... 


48  LES   PÉCHÉS    MIG?iO>S, 

—  Vrai,  vous  avez  piqué  ma  curiosité,  mon 
père;  et  cette  aile  de  perdrix  qui  vient  de  passer 
à  l'office... 

—  Ah  !  gourmand,  vous  la  regrettez. . .  Eh  bien  ! 
est-ce  une  perdrix  rouge  ou  une  perdrix  grise? 

—  Combien  Dieu  vous  doit  tenir  compte,  mon 
bon  père,  de  ces  aumônes  que  vous  envoyez  ainsi, 
séance  tenante  ! 

—  M.  Tabbé  deviendra  sourd  avant  de  répon- 
dre à  la  question  que  vous  lui  faites  pour  la  troi- 
sième fois,  dit  la  gouvernante  avec  vivacité  ;  mais 
puisqu'il  ne  veut  jamais  prôner  que  ses  défauts, 
je  vais  vous  dire,  moi,  ce  qui  se  passe  ici  depuis 
la  Saint-Jean  jusqu'à  la  Saint-Sylvestre. 

—  Voyons,  Marthe,  ma  mie,  ne  soyons  pas 
mauvaise  langue,  dit  le  chanoine. 

—  Si  je  ne  craignais  d'être  indiscret,  je  serais 
bien  curieux,  ajouta  le  vicomte. 

—  Vous  saurez  donc,  monsieur,  reprit  la  gou- 
vernante, qu'à  chacun  de  ses  repas  M.  l'abbé  (et 
il  en  fait  trois  par  jour,  excepté  les  temps  de 
jeûne),  après  avoir  dit  son  bénédicité,  s'assoit, 
met  sa  serviette,  prend  son  couteau  et  taille  dans 
le  meilleur  plat  le  meilleur  morceau,  qu'il  envoie 
à  son  ofTice,  comme  vous  venez  de  le  voir. 

—  Mais  la  raison? 

—  La  raison  est  que  dans  la  journée  M.  Tabbé, 
qui  est  rapporteur  au  dixième  bureau  de  charité, 


CHAPITRE   III.  49 

a  toujours  rencontré  quelque  malade  malheu- 
reux, quelque  pauvre  mourant  de  besoin  auquel 
il  envoie  ce  qu'il  appelle  une  friandise,  ou  bien 
encore  un  trompe-la- faim. 

—  Marthe ,  vous  êtes  une  bavarde ,  balbutia  le 
chanoine  devenu  tout  rouge. 

—  Et  quand  nous  sommes  seuls,  Benoîte, 
M.  l'abbé  et  moi,  ce  qui  est  rare,  car  votre  cou- 
vert est  pris  d'habitude  par  quelque  pauvre 
diable,  le  grand  bonheur  de  M.  de  Brionne  est  de 
nous  appeler  près  de  lui,  pendant  qu'il  dîne  ou 
qu'il  soupe,  et  là,  il  nous  raconte  ce  qu'il  appelle 
encore  ses  trouvailles.... 

—  Marthe,  vous  n'avez  pas  le  sens  commun. 

—  Racontez  plutôt  ce  que  c'est  que  votre  trou- 
vaille d'aujourd'hui ,  ça  lui  servira  bien  plus  que 
votre  modestie. 

—  Au  fait,  elle  a  raison,  et  quoique  le  sujet  soit 
triste,  il  n'est  pas  déplacé.  Ce  matin  donc,  entre 
sept  et  huit  heures,  comme  j'allais  à  mon  caté- 
chisme ,  et  que  je  traversais  une  mauvaise  ruelle 
du  quartier  Mouffetard ,  qu'on  appelle  la  rue  du 
Pot-de-Fer,  je  fus  arrêté  par  une  petite  fille  cou- 
verte de  guenilles ,  mais  proprette  sous  ses  hail- 
lons. Cela  peut  vous  sembler  impossible,  à  vous, 
mon  ami ,  qui  ne  voyagez  qu'en  chaise  de  poste, 
et  qui  ne  vivez  que  sous  des  lambris  dorés  ;  mais 
il  est  certain  que  mes  visites  aux  mansardes,  aux 

i.  5 


30  LES   PÉCHÉS   MIG>01VS. 

caves,  aux  greniers  et  aux  derniers  réduits  de  la 
misère,  m'ont  souvent  conduit  à  des  pauvres  qui 
avaient  la  propreté  pour  luxe.  La  fillette  qui  m'ac- 
costa peut  avoir  cinq  ans;  elle  a  la  mine  éveillée, 
mais  d'une  excessive  douceur;  elle  a  de  grands 
yeux  bleus,  et  une  forêt  de  cheveux  blonds  par- 
faitement rangés  sur  son  front  de  chérubin  ;  ses 
petites  joues  sont  pâlottes,  mais  blanches,  et  le 
froid  piquant  qu'il  faisait  les  avait  marbrées  ;  ses 
pieds  rougis,  qui  doivent  être  roses,  flottaient 
dans  de  vieux  souliers  percés  et  éculés ,  beaucoup 
trop  grands  pour  eux;  sa  grosse  jupe  de  bure, 
rapiécée  comme  une  mosaïque,  donnait  froid  aux 
passants;  et  un  mauvais  fichu,  dont  le  temps  et 
le  savonnage  avaient  mangé  les  couleurs,  était 
croisé  sur  sa  poitrine  et  noué  derrière  son  dos. 

»  —  M.  le  curé!  me  cria  en  allemand  cette  pau- 
vre enfant,  (jue  j'avais  dépassée. 

tt  A  ce  son  de  voix  si  doux  et  si  plaintif  je  me 
retournai  et  vis  la  petite  Alsacienne ,  qui  me  dit 
alors  : 

»  —  M.  le  curé,  j'ai  bien  froid! 

K  Puis  elle  m'avoua  qu'elle  n'osait  pas  remonter 
près  de  sa  mère,  de  peur  d'être  grondée.  Nous 
nouâmes  aussitôt  le  colloque  suivant,  en  alle- 
mand ,  que  j'estropie  de  belle  force. 

«c  —  Votre  maman  est  donc  bien  méchante 
pour  vous  ? 


CHAPITRE   m.  51 

<i  —  Oh  !  non,  au  contraire. 

<!  —  Pourquoi  donc  craignez-vous  de  la  re- 
joindre. 

u  —  Elle  jn'a  défendu  de  descendre  dans  la 
rue  sans  elle. 

«  —  Elle  a  raison,  ma  chère  petite,  on  pour- 
rait vous  faire  du  mal  ;  ainsi  remontez  bien  vite 

«c  —  Oh!  ce  n'est  pas  ça  que  craint  maman; 
hier  j'étais  allée  à  la  fontaine  qu'est  là-bas,  et  un 
porteur  d'eau  m'a  donné  deux  beaux  sous  que  j'ai 
portés  à  maman ,  croyant  qu'elle  m'embrasserait 
beaucoup. 

.1  —  Eh  bien  ? 

«  —  Maman  m'a  grondée  bien  fort,  en  me 
disant  qu'il  n'y  avait  que  les  petites  laides  qui 
tendaient  la  main  dans  la  rue. 

«  —  Et  après  vous  avoir  grondée,  qu'a  fait 
votre  mère? 

<t  ■ —  Oh  !  elle  m'a  embrassée  de  toutes  ses 
forces,  parce  qu'elle  voyait  que  j'allais  pleurer. 

«I  —  Et  après  ? 

«  —  Après  elle  est  sortie  en  me  disant  d'être 
bien  sage,  qu'elle  allait  revenir.  Puis  elle  est  ren- 
trée avec  un  beau  pain  tout  doré  qu'elle  m'a 
donné. 

«1  —  Et  vos  deux  sous? 

"  —  C'est  avec  eux  qu'elle  m'a  acheté  du  pain, 
pour  faire  plaisir  au  bon  Dieu. 


52  LES  PÉCHÉS  MIGIVONS. 

•I  —  Et  a-t-elle  mangé  ce  pain  avec  vous  ? 

«(  —  Rien  qu'un  tout  petit  morceau  ;  elle  me 
disait  que  de  me  voir  manger  ça  la  nourrissait. 

«  —  Mais,  mon  enfant,  pourquoi  avez-vous 
désobéi  à  votre  maman  en  la  quittant  encore  ce 
matin?  vous  ne  craignez  donc  pas  de  la  fâ- 
cher? 

<c  —  Oh  !  si  fait,  M.  le  curé  ;  mais  maman  dor- 
mait ce  matin  et  moi  j'avais  bien  froid,  et  comme 
mon  frère  Faust,  quand  il  avait  froid,  se  mettait 
toujours  à  courir,  je  suis  descendue  dans  la  rue 
pour  me  réchauffer  un  peu  sans  réveiller  ma- 
man;... mais  j'ai  toujours  froid...  faites-moi  un 
peu  chaud  sous  votre  beau  manteau,  M.  le  curé, 
je  vous  en  prie. 

<t  J'enveloppai  la  pauvre  enfant  sous  les  plis  de 
mon  manteau,  et  lui  dis  : 

«(  —  Voulez-vous  me  conduire  près  de  votre 
maman,  ma  bonne  petite? 

n  —  Oh  !  je  veux  bien,  mais  elle  me  grondera. 

Il  —  N'ayez  pas  peur. 

<c  Guidé  par  ce  pauvre  ange,  j'enfdai  une  allée 
sombre,  étroite,  malsaine,  et  je  posai  les  pieds  à 
tâtons  sur  les  premières  marches  d'un  escalier 
humide  et  boueux.  Bientôt  la  rampe  vermoulue 
de  cet  escalier  se  changea  en  une  corde  grasse  et 
roide  qui  nous  conduisit  à  une  mauvaise  porte 
d'une  affreuse  mansarde.  Le  cœur  me  battait  à 


CHAPITRE    111.  53 

tout  rompre,  et  la  voix  fraîche  de  la  jeune  fille  ne 
cessait  de  me  répéter  : 

>! —  Marchez  bien  doucement;  ne  faites  pas  de 
bruit,  la  pauvre  maman  dort;  il  ne  faut  pas  la 
réveiller. 

ic  La  fdlette  tira  une  ficelle  qui  souleva  un 
loquet  ;  et  poussant  la  porte  avec  précaution,  elle 
glissa  son  petit  corps  dans  une  chambre  ouverte 
à  tous  les  vents,  ôta  ses  souliers,  fit  quelques  pas 
en  se  haussant  sur  la  pointe  des  pieds  et  revint  à 
moi  pour  me  faire  signe  d'entrer. 

<t  Si  j'étais  poëte  ou  romancier,  j'aurais  fort  à 
faire  pour  donner  une  idée  de  la  grâce  et  du 
charme  répandus  sur  ce  délicieux  petit  être.  L'un 
de  nos  écrivains  sacrés  a  dit  avec  une  parfaite 
candeur  que  dans  toutes  nos  bonnes  actions  nous 
sommes  conseillés  et  guidés  par  des  anges.  Certes, 
c'était  un  ange  qui  m'avait  pris  par  la  main  et 
conduit  dans  ce  galetas  ;  au  moins  me  le  suis-je 
figuré  pendant  tout  le  temps  qu'a  duré  ma  visite. 

ti  J'entrai  donc  dans  la  chambre,  et  je  me 
sentis  pénétré  par  la  bise  qui  soufflait  par  les 
fentes  de  la  toiture  et  des  lucarnes  mal  fermées. 
Au  fond  de  cette  pièce  odieuse  était  un  mauvais 
grabat,  et  sur  ce  grabat  une  femme  dormait  pro- 
fondément. Si  je  n'avais  pas  su  que  cette  femme 
était  la  mère  de  ma  petite  Alsacienne,  je  l'aurais 
aisément  deviné  en  contemplant  ses  traits.  La 

5. 


54  LES  PÉCHÉS  MIGNONS. 

ressemblance  est  merveilleuse  ;  longs  cheveux 
blonds  répandus  sur  la  poitrine  et  les  épaules, 
grands  yeux  battus,  front  triste,  mais  noble,  dou- 
ceur angélique  de  physionomie,  c'était  frappant, 
je  le  répète. 

Il  Ah  çà  !  mon  jeune  ami ,  mangez  donc  ;  il  ne 
faut  pas  que  mon  histoire  vous  coupe  l'appétit... 
Voulez-vous  revenir  au  perdreau  ? 

—  Non,  de  grâce,  continuez  votre  histoire, 
elle  m'intéresse  vivement. 

Le  chanoine  rassembla,  avec  le  pouce  et  l'index 
de  sa  main  blanche  et  potelée ,  un  cœur  et  quel- 
ques feuilles  de  laitue,  dont  il  lit  une  réjouissante 
bouchée,  puis  il  continua  son  récit. 

—  Respectant  le  sommeil  de  cette  pauvre 
femme,  et  ne  voulant  pas  rester  désœuvré,  je 
commençai  par  entortiller  la  petite  fille  dans  mon 
manteau;  ce  qui  étant  fait,  je  m'agenouillai  au 
pied  du  lit  de  sa  mère,  et  je  priai  Dieu  pour  elle. 
Je  priai  de  toute  mon  âme,  car  la  prière,  mon 
cher  Alfred,  est  le  remède  à  tous  les  maux;  elle 
console  le  pauvre  et  elle  inspire  le  riche.  Quand 
la  mère  de  ma  petite  protégée  ouvrit  les  yeux, 
elle  poussa  un  cri  de  sm-prise  et  d'effroi  ;  mais 
reconnaissant  un  serviteur  de  Dieu,  elle  se  signa 
aussitôt,  et  me  dit  d'une  voix  ûiible  : 

«  —  Qui  vous  a  conduit  ici,  mon  père? 

<i  Je  montrai  la  fillette,  qui,  s'élant  débarrassée 


CHAPITRE    m.  55 

de  mon  manteau,  s'élança  au  cou  de  la  pauvre 
femme  et  la  baisa  tendrement.  Une  douce  chaleur 
avait  rendu  au  corps  charmant  de  l'enfant  ses 
tons  rosés;  elle  était  mignonne  des  pieds  à  la  tête, 
et  je  ne  doute  pas  que  le  Seigneur  n"ait  enfermé 
dans  cette  enveloppe  l'une  des  âmes  de  son  pa- 
radis. 

«  —  Madame ,  dis-je  à  la  mère ,  je  suis  venu 
demander  pardon  pour  une  désobéissante... 

te  —  Je  comprends  :  Hélène  vous  aura  détourné 
de  votre  chemin;  c"est  une  vilaine  indiscrète  que 
je  gronderai  vertement. 

«  —  N'en  faites  rien,  car  elle  ne  le  mérite  pas; 
puis ,  à  tout  dire ,  vous  n"en  avez  pas  bien  envie. 

.(  En  effet ,  la  pauvre  femme  caressait  de  ses 
deux  mains  la  tète  blondinc  de  sa  fdle. 

(c  —  Hélas  !  mon  père ,  je  n'ai  de  richesse  que 
mes  baisers...  mes  pauvres  baisers. 

<i  —  Et  vous  n'en  êtes  pas  avare...  vous  avez 
bien  raison,  ne  vous  gênez  pas;  caresse  vaut 
mieux  que  gronderie. 

.c  J'expliquai  le  hasard  de  ma  visite,  et  j'appris 
que  j'étais  chez  une  dame  dune  petite  ville  d'Al- 
sace, dans  les  environs  de  Colmar... 

«  Eh  bien  !  vous  changez  de  couleur,  mon  en- 
fant, dit  le  chanoine  au  vicomte  en  s'interrom- 
pant,  seriez-vous  indisposé? 

^-  Pas  le  moins  du  monde ,  mon  père  ;  votre 


56  LES  PÉCHÉS   MIGNONS. 

récit  m'émeut,  voilà  tout...  Continuez,  je  vous 
prie. 

—  Ainsi,  reprit  le  chanoine,  cette  digne  femme 
m'apprit  qu'elle  était  des  environs  de  Colmar,  et 
qu'elle  s'appelait  madame  Keller...  Marceline 
Keller. . .  c'est  ma  foi  bien  cela ,  n'est-ce  pas ,  ma- 
demoiselle Marthe? 

—  Veuillez  me  donner  un  peu  de  bordeaux , 
mon  père,  balbutia  le  vicomte  en  tendant  son 
verre  d'une  main  vacillante. 

—  Madame  Keller,  continua  Tabbc,  m  apprit 
qu'elle  était  dans  le  plus  affreux  dénùment,  par 
suite  d'un  procès  et  d'un  séjour  fatalement  pro- 
longé à  Paris.  Elle  m'avoua  qu'elle  avait  dépensé 
son  dernier  sou ,  et  ne  savait  plus  de  quel  bois 
faire  flèche.  Enfin,  elle  me  supplia  d'employer 
mon  crédit  à  lui  faire  obtenir  quelque  place  où 
elle  pût  honorablement  gagner  sa  vie  et  celle  de 
son  enfant. 

«  J'aurais  déjà  comblé  ses  vœux  si  elle  était  en 
état  de  travailler,  mais  elle  est  malade;  une  fièvre 
lente  la  brûle  à  petit  feu  ;  le  médecin  que  j'ai  con- 
duit chez  elle  m'a  dit  qu'il  lui  fallait  un  mois  de 
repos  absolu  et  des  fortifiants.  Sur  mes  instances 
elle  a  consenti  à  se  faire  transporter  chez  une 
vieille  dame  de  mes  amies,  où  on  lui  donne  de 
grands  soins  ;  mais  la  chère  vieille  dame  est  une 
façon  d'anachorète  qui  interprète  tout  de  travers 


CBAPITRE   111.  h7 

la  tolérance  divine;  qui  fait  maigre  et  maigre 
chère  tous  les  jours  de  la  semaine,  et  ne  peut, 
par  conséquent,  traiter  un  malade  convenable- 
ment; voilà  pourquoi,  mon  fils,  puisque  vous 
teniez  tant  à  le  savoir,  j'ai  fait  mettre  de  côté  une 
écuelle  de  purée  et  une  aile  de  perdreau. 
— :  Vous  êtes  la  providence  du  pauvre. 

—  Fadaise,  mon  jeune  ami,  fadaise  !  Jai  pour 
habitude ,  comme  vous  l'a  dit  cette  bavarde  que 
mon  histoire  a  endormie.  Dieu  me  pardonne!  de 
prélever  sur  mes  repas  le  morceau  qui  me  semble 
le  plus  appétissant.  Ce  morceau,  je  l'envoie  à  une 
de  mes  trouvailles,  et  c'est  ce  que  j'appelle  la 
bouchée  du  roi.  Ce  n'est  pas  grand'merveille , 
comme  vous  le  voyez.  Chacun  a  ses  manies.  Pour 
mon  compte,  je  ne  dînerais  pas  à  l'aise  si  mon 
diner  ne  devait  profiter  qu'à  moi  seul...  Allons, 
Benoîte,  ma  fille,  donnez-nous  pi^estement  le 
dessert  et  un  doigt  d'alicante  ;  nous  ne  prendrons 
pas  de  café  pour  ne  rien  voler  au  sommeil. 

—  Et  la  desserte,  M.  l'abbé,  dit  la  gouvernante, 
vous  n'en  parlez  pas. 

—  J'imagine  qu'elle  passe  aux  pauvres,  comme 
l'aile  de  perdrix  ?  ajouta  le  vicomte. 

—  Justement,  mon  doux  monsieur,  justement! 
aussi  notre  maison  est  connue  dans  le  quartier. 

—  Que  voulez-vous ,  ma  chère ,  répondit  le 
chanoine  en  partageant  une  magnifique  poire 


58  LES   PÉCHÉS    MIGNONS, 

cresane,  à  la  porte  où  l'on  donne  les  miches,  les 
gueux  y  vont!  Braves  gens  que  tout  cela  ! 

—  Votre  protégée,  madame  Kellcr ,  ne  vous  a 
pas  confié  la  cause  de  son  procès  et  de  son  ^  oyage 
à  Paris? 

— Non,  je  n'en  ai  tiré  que  des  demi-mots  ;j"ai  ce- 
pendant cru  comprendre  qui!  y  avaitquelque  noire 
méchanceté  ou  plutôt  quelque  crime  caché  dans 
tout  cela.  Elle  m"a  parlé  d'une  fdle  aînée  perdue 
pour  elle,  déshonorée  ou  morte,  je  ne  sais...  href, 
je  ne  tarderai  pas  à  être  mieux  instruit,  et  croyez 
hien  que  ma  curiosité  n"aura  dautre  hut  que  de 
servir  ces  malheureuses  et  intéressantes  créatures. 

—  Mon  père ,  pour  témoigner  ma  reconnais- 
sance à  Dieu  qui  m'a  aidé  dans  mes  espérances,  et 
à  vous  qui  avez  fait  réussir  mon  mariage ,  je  ne 
saurais  trop  m'associcr  à  vos  honnes  œuATes. 
Veuillez  donc  consacrer  cet  argent  au  soulage- 
ment de  vos  deux  protégées,  dont  Ihistoire  m"a 
vraiment  attendri.  Surtout,  ne  me  nommez  pas; 
que  ceci  reste  entre  nous. 

Le  chanoine  prit  un  hillet  de  cinij  cents  francs 
que  lui  offrait  le  vicomte,  et  le  remettant  à  made- 
moiselle Marthe,  il  dit  : 

—  Dieu  vous  le  rendra,  mon  enfant,  et  vous  h; 
rendra  au  centuple.  L'argent  semé  de  cette  sorte 
ne  reste  pas  longtemps  hors  du  gousset. 

Le  chanoine  se  leva  et  dit  les  grâces  en  compa- 


CHAPITRE  III.  59 

giiie  de  mademoiselle  Jlarthe;  puis  il  prit  le  vi- 
comte sous  le  bras,  et  se  promena  lentement  dans 
la  salle. 

—  Ainsi  donc ,  vous  comptez  partir  demain 
matin  pour  Verneuil? 

—  Comment ,  demain?  aujourd'hui  même  ; 
c'est-à-dire  qu'en  vous  quittant,  je  ferai  atteler 
ma  chaise  et  me  mettrai  en  route  !... 

—  A  la  bonne  heure  !  j'aime  assez  ces  résolu- 
tions hardies  et  militaires.  Tel  que  vous  me  voyez, 
j'ai  longtemps  hésité  entre  l'uniforme  et  la  sou- 
tane; en  un  mot,  je  serais  soldat  si  je  n'étais 
prêtre. 

—  Cela  ne  m'étonne  pas  ;  les  gens  d'Église  et 
les  gens  d'épée  se  touchent  comme  tous  les  ex- 
trêmes. 

—  Sans  doute ,  le  Créateur  n'a-t-il  pas  été  ap- 
pelé Deiis  exercitmim  par  les  Hébreux? 

—  Vous  avez  là  de  beaux  portraits  ;  sont-ils  de 
vos  a'ieux? 

—  Oui,  certes,  ma  salle  à  manger  est  un  salon 
de  famille,  et  je  m'y  entoure  d'êtres  qui  me  sont 
chers.  Ici,  vous  voyez  messire  Gui  de  Brionne, 
•le  second  de  ma  race,  mort  en  héros  sous  les  murs 
d'Orléans,  en  1428.  Là,  madame  de  Brionne,  ma- 
riée au  baron  de  Viviers,  qui  fut  page  de  Louis  XII 
et  châtelain  de  Val-sous-Ville ,  une  terre  magni- 
fique, ma  foi  !  que  messieurs  les  sans-culottes  ont 


60  LES   PÉCHÉS   MIGIVOIVS. 

trouvée  fort  à  leur  convenance ,  car  ils  s'en  sont 
accommodés  bel  et  bien.  C'est  encore  un  cru  fa- 
meux de  notre  belle  et  riclie  Bourgogne,  et  il  ap- 
partient à  un  gaillard  qui  la  payé  en  assignats  l'an 
de  grâce...  l'an  iv,  voulais-je  dii^e,  de  la  meilleure 
des  républiques.  Je  dois  rendre  cette  justice  au 
nouveau  propriétaire,  qu'il  m'envoie,  bon  an  mal 
an,  un  écbantillon  de  sa  vendange,  ce  qui  me  sert 
à  noyer  mon  cbagrin.  Ce  beau  colonel  d'infante- 
rie qui  porte  si  fièrement  la  poudre  et  la  queue 
est  mon  père,  le  baron  de  Viviers,  propriétaire  et 
titulaire  de  Royal-Picardie...  il  a  été  tué  à  Qui- 
beron ! . . . 

—  Mais,  s'écria  le  vicomte,  que  fait  là  cette 
mine  révolutionnaire? 

—  Ab!  dit  le  cbanoine  d'un  ton  railleur,  on 
pourrait  croire  que  c'est  un  bibou  dans  un  nid  de 
friquets,  et  cependant  il  est  bien  cbez  lui  !  Ce 
Clodius  Brionne,  c'est  tout  simplement  Claude- 
Atbanase  de  Brionne,  baron  de  Viviers  et  de  Val- 
sous-Ville,  cbanoine  de  Saint-Sulpice,  votre  hôte 
pour  le  quart  d'beure,  et  votre  serviteur  à  tout 
jamais. 

—  Je  ne  comprends  pas. . . 

—  Et  moi,  je  ne  le  com])rends  plus;  mais  je 
peux  essayer  de  vous  l'expliquer. 

—  M.  l'abbé,  interrompit  vivement  mademoi- 
selle Marthe,  ne  croyez-vous  pas  qu'il  va  être 


CHAPITRE    111.  61 

deux  heures  du  matin?  vous  tomberez  malade  si 
vous  ne  prenez  quelque  repos. 

—  Ma  gouvernante  est  sage  comme  Mentor, 
M.  de  Fontac;  quittons-nous,  recevez  mon  em- 
brassade, rappelez-vous  mes  recommandations, 
et  dites  à  Marie  que  j'irai  passer  un  mois  d'été  à 
Verneuil  pour  la  dédommager...  Ah  !  venez  pren- 
dre votre  carrick  et  votre  chapeau...  Comment 
regagnerez-vous  votre  logis? 

—  Mon  cabriolet  doit  être  à  votre  porte. 

Le  vicomte  de  Fontac  endossa  son  carrick,  mit 
son  chapeau,  sans  enlever  le  mouchoir  qui  cachait 
le  billet  de  l'étrangère,  et  descendit  précédé  de  la 
gouvernante. 

L'abbé  fit  deux  ou  trois  tours  dans  son  cabinet, 
en  disant  à  voix  haute  : 

—  Chère  Marie,  tu  seras  heureuse,  bien  heu- 
reuse !  Allons  en  remercier  Dieu  ! 

Après  quoi,  M.  de  Brionne  tourna  le  bouton  de 
la  porte  secrète,  entra  dans  la  chapelle  et  de- 
meura stupéfait  devant  la  jeune  femme,  qui, 
d'une  main,  se  soutenait  à  la  corne  de  l'autel,  et, 
de  l'autre,  écartait  les  cheveux  dont  son  front 
était  voilé. 

—  Qui  étes-vous,  madame?  demanda  le  cha- 
noine après  une  assez  longue  pause. 

—  Je  suis  la  vicomtesse  de  Fontac,  répondit 
l'étrangère  d'une  voix  ferme  quoique  émue. 

1.  6 


IV 


Le  visage  de  M.  de  Brionne  demeura  calme;  le 
digne  abbé  avait  l'intelligence  paresseuse  à  l'en- 
droit du  mal,  et,  quoique  ses  aumônes  l'amenas- 
sent souvent  à  découvrir  d'odieuses  turpitudes,  ce 
n'était  jamais  sans  efforts  qu'il  parvenait  à  com- 
prendre les  mystérieuses  souillures  du  cœur  hu- 
main. En  entendant  la  réponse  de  la  jeune  femme, 
qui  était  restée  immobile  et  le  front  penché  de- 
vant lui,  il  sembla  réfléchir  pendant  quelques  in- 
stants, puis  il  dit  avec  une  candeur  naïve  : 

—  Madame,  je  n'ai  pas  l'honneur  de  vous  con- 
naître, ou  tout  au  moins  mes  souvenirs  sont  bien 
infidèles. 


64  LES   PÉCHÉS   MIGNONS. 

—  Vous  me  voyez  et  je  vous  vois  pour  la  pre- 
mière fois,  mon  père,  et  il  m'a  fallu  bien  du  cou- 
rage pour  venir  jusqu'à  vous. 

—  Mon  Dieu,  mon  enfant,  si  je  peux  vous  être 
utile,  ce  sera  de  grand  cœur...  Voulez-vous  pas- 
ser au  salon?  cette  chapelle  est  froide  et  vous 
frissonnez. 

—  Permettez  que  je  reste  ici,  mon  père,  l'image 
de  la  sainte  Vierge  me  soutient  dans  les  aveux  que 
j'ai  à  vous  faire,  et  ces  aveux  sont  pressés,  mal- 
heureusement trop  pressés  ! . . .  Le  nom  sous  le- 
quel je  me  suis  annoncée  doit  vous  étonner? 

—  Le  hasard  est,  en  effet,  singulier  ;  vous  por- 
tez un  nom  qui  m'est  cher,  et,  si  nous  n'étions 
tous  frères,  j'avoue  que  ce  nom  seul  vous  vaudrait 
plus  qu'à  d'autres  ma  protection.  A  quelle  bran- 
che des  Fontac  appartenez-vous?  aux  Fontac  du 
Béarn,  qui  sont  de  la  Paluze ,  ou  aux  Fontac  de 
la  Gironde  ,  qui  sont  de  la  maison  Marcillac? 
Je  ne  connais  que  ces  deux  familles  du  nom 
de... 

—  Je  suis  la  vicomtesse  de  Fontac  de  la  Paluze. 

—  3Iais,  voici  qui  me  dépasse.  Je  ne  connais  de 
cette  famille  que  le  vicomte  Alfred  de  Fontac, 
fds  unique  de  feu  le  vicomte  de  Fontac,  mort  en 
émigration,  ce  jeune  Alfred... 

—  Avec  qui  vous  venez  de  souper,  mon  père. 

—  Justement... 


CHAPITRE   IV.  65 

—  C'est  mon  mari ,  murmura  la  jeune  femme 
d'une  voix  troublée. 

—  Votre  mari  !  répéta  l'abbé  en  reculant  d'un 
pas  et  en  attachant  sur  la  vicomtesse  des  regards 
étonnés. 

—  Hélas  !  c'était  mon  mari  ;  car  je  n'ai  plus  le 
droit  de  porter  son  nom ,  ajouta  la  jeune  femme 
en  essayant  de  dévorer  quelques  larmes. 

—  Ah  çà  !  ma  chère  dame  ,  expliquons-nous  ; 
ceci  me  paraît  être  au-dessus  de  ma  perspicacité  ; 
vous  dites  que  vous  êtes...? 

—  Mademoiselle  de  Ravenstein,  mariée  en  1815 
au  vicomte  Alfred  de  Fontac,  et... 

—  Et... 

—  Divorcée  le  18  mai  1815. 

—  Divorcée!  s'écria  l'abbé.  Ah!  malheureuse! 
que  m'apprenez-vous  là?  Savez-vous  que  M.  de 
Fontac  est  fiancé  à...? 

—  Mademoiselle  Marie  de  Verneuil,  je  le  sais, 
et  ne  suis  amenée  ici  que  pour  faire  rompre  ce 
mariage. 

—  Hàtez-vous  alors,  car  le  temps  marche,  et 
ne  marche  que  trop  vite,  vous  l'avez  dit...  Mais 
asseyez-vous,  de  grâce,  asseyez-vous. 

Le  chanoine  présenta  une  chaise  et  s'assit  lui- 
même  en  répétant  : 

—  Arrivons  au  plus  pressé,  je  vous  en  supplie. 

—  Il  faut,  avant  tout,  mon  père,  prévenir  la 

6. 


66  LES   PÉCHÉS   MIGNONS. 

famille  de  Verneuil  ;  le  moindre  retard  peut  ame- 
ner de  grands  malheurs. 

—  Mais  le  vicomte  m'a  quitté  pour  courir  la 
poste  sur  la  route  de  Verneuil. 

—  Cette  nuit? 

—  Cette  nuit. 

—  Ah  !  mon  Dieu  !  eh  bien  !  il  faut  nous  met- 
tre à  sa  poursuite  et  brûler  le  pave...  d'ailleurs 
on  ne  se  marie  pas  en  quelques  heures;  le  vicomte 
arrive  de  Berlin  ;  ses  bans  ne  sont  pas  publiés, 
nous  avons  au  moins  quinze  jours  pour  agir. 

■ —  Détrompez-vous,  ma  chère  dame,  tout  est 
prêt.  Ce  mariage,  qui  est  à  peu  près  résolu  depuis 
deux  mois,  a  été  légalement  afliché  et  annoncé. 
Le  code  et  l'Église  sont  satisftiits;  on  n'attendait 
plus,  pour  la  mairie  et  pour  l'église,  que  l'arrivée 
du  fiancé ,  et  c'est  le  jour  même  de  cette  arrivée 
que  les  époux  doivent  être  unis  par  l'officier  pu- 
blic et  bénis  par  le  prêtre... 

—  Partons  donc ,  mon  père ,  s'écria  la  vicom- 
tesse en  se  levant  précipitamment,  partons  sans 
plus  tarder. 

—  Partir!  mais  comment?  et  pour  où? 

—  Partons  à  quatre  chevaux  et  pour  Verneuil, 
que  vous  connaissez  probablement. 

—  Sans  doute...  mais  je  n'ai  pas  de  voiture. 

—  Mon  coupé  est  dans  la  rue,  venez...  en 
route  je  vous  raconterai  cette  fatale  histoire. 


CHAPITRE   IV.  67 

—  Et  mes  pauvres,  que  vont-ils  devenir?  qui 
les  soignera? 

—  Cette  même  Providence  qui  vous  a  déjà  mis 
sur  leur  chemin. 

—  Il  le  faut  !...  murmura  le  chanoine  avec  un 
gros  soupir.  Madame,  suivez-moi. 

M.  de  Brionne  entra  dans  la  bibliothèque,  suivi 
de  la  jeune  femme,  prit  son  chapeau,  son  collet 
et  sa  canne,  puis  il  passa  dans  le  salon,  où  made- 
moiselle Marthe  l'attendait. 

—  Bonté  du  ciel  !  et  où  allez-vous,  monsieur? 
s'écria  la  brave  gouvernante. 

—  Marthe,  ma  fille,  je  vais  quitter  Paris,  pen- 
dant un,  deux  ou  trois  jours... 

—  Hélas  !  et  vous  partez  de  ce  pas  ? 

—  De  ce  pas,  vous  l'avez  dit...  je  laisse  à  vos 
soins  tous  mes  pauvres,  ayez  pour  eux  une  égale 
sollicitude.  Où  est  Benoîte? 

—  Elle  est  couchée  et  dort,  ainsi  que  vous  et 
moi  devrions  faire,  M.  labbé. 

—  Vous  l'enverrez  chez  les  frères ,  chez  M.  le 
duc,  au  chapitre,  à  Saint-Etienne  et  à  Saint-Jac- 
ques, pour  donner  avis  de  ma  courte  absence. 
Vous  lui  recommanderez  le  bouillon  gras  de  ma 
pauvre  Alsacienne  ;  je  désire  que  ce  bouillon  ne 
soit  ni  trop  fort,  ni  trop  ftiible,  et  saupoudré  de 
gélatine.  Vous  irez  voir,  dans  la  journée,  cette 
pauvre  madame  Keller. 


68  LES    PÉCHÉS   MIGNONS, 

—  Madame  Keller  !  répéta  la  vicomtesse ,  qui 
écoutait  respectueusement  les  recommandations 
de  l'abbc. 

—  Oh!  oui,  connaîtriez-vous  encore  cctJe  in- 
téressante créature  ? 

—  Madame  Keller,  qui  habite  Herlisheim,  près 
de  Colmar? 

—  C'est  cela  même. 

—  Et  qui  a  deux  fdles  et  un  garçon? 

—  Précisément. 

- —  Quoi  !  cette  pauvre  femme  est  à  Paris? 

—  31alheureusement  pour  elle,  oui. 

—  Mais  elle  doit  être  dans  une  misère  affreuse? 

—  Aussi  affreuse  que  possible  ;  cependant ,  je 
crois  que  ses  chagrins  les  plus  violents  ne  vien- 
nent pas  de  son  indigence. 

—  Assurément  non...  c'est  une  triste  histoire 
qui  se  mêle  à  la  mienne...  Venez  vite,  bien  vite, 
mon  père;  de  grâce,  ne  perdons  pas  une  mi- 
nute. 

—  Vous  entendez,  Marthe,  vous  entendez... 
éclairez-nous...  Madame,  je  suis  à  vos  ordres  ; 
veuillez  passer  devant...  Ah!  donnez-moi  votre 
bougeoir,  Marthe,  et  allez  me  chercher  mon  por- 
tefeuille ;  je  suis  sans  argent. 

—  J'en  ai  pour  vous  et  pour  moi ,  mon  père  ; 
nous  réglerons  nos  comptes  plus  tard. 

—  Que  la  volonté  de  Dieu  soit  faite  !  je  ne  souf- 


CHAPITRE    IV.  69 

fle  plus  mot...  où  donc  est  votre  voiture?  Je  ne 
la  vois  pas... 

La  jeune  femme ,  ayant  ouvert  la  grille  elle- 
même  et  avec  impatience,  fit  quelques  pas  dans 
la  rue  et  appela  d'une  voix  sonore  et  vibrante  : 

—  Faust! 

Le  roulement  d'une  voiture  répondit  presque 
aussitôt  à  cet  appel. 

—  Voilà  un  nom  qui  ne  m'est  pas  inconnu,  dit 
le  chanoine. 

—  Cela  doit  être,  puisque  vous  êtes  le  protec- 
teur de  madame  Relier. 

—  En  effet,  je  crois  me  souvenir  qu'elle  nomme 
ainsi  son  fils. 

—  C'est  vrai;  aussi  est-ce  son  fils  que  vous 
allez  voir. 

—  Et  que  fait-il  près  de  vous,  madame? 

—  Pour  le  moment,  c'est  mon  valet  de  pied;  le 
voici. 

Un  élégant  coupé  de  ville  venait  de  s'arrêter  de- 
vant la  grille,  et  un  jeune  domestique  en  livrée  de 
deuil,  l'aiguillette  à  l'épaule,  avait  ouvert  la  por- 
tière et  abattu  le  marchepied. 

—  Montez ,  mon  père ,  dit  la  vicomtesse  en 
offrant  la  main  au  chanoine  qui,  s'ctant  approché 
du  valet,  regardait  avec  surprise  son  doux  visage 
et  son  gracieux  maintien. 

—  Pour  Dieu  !  monsieur,  écrivez-nous  dès  de- 


70  LES   PÉCHÉS   MIGKOIVS. 

main,  s'écria  la  gouvernante  en  pleurant  à  chau- 
des larmes  ;  il  me  semble  que  vous  n'allez  plus 
revenir. 

La  vicomtesse  s'élança  dans  la  voiture,  et  à 
peine  assise  dans  le  fond  à  côté  de  l'abbé,  elle  se 
pencha  vers  le  domestique  qui  attendait  ses  ordres 
et  lui  dit  : 

—  A  la  poste  aux  chevaux ,  et  bon  train. 
Le  coupe  fut  enlevé  au  grand  trot. 

—  Me  voilà  jusqu'au  cou  dans  un  roman,  dit  le 
chanoine  après  un  premier  moment  de  silence,  et 
je  ne  comprends  rien  au  rôle  que  vous  m'y  faites 
jouer,  ma  chère  dame. 

—  N'appelez  pas  cette  histoire  un  roman,  mon 
père ,  et  ne  doutez  pas  de  la  beauté  du  rôle  que 
Dieu  vous  y  destine. 

—  Je  ne  demande  qu'à  savoir  où  je  vais  et  ce 
que  j'ai  à  faire.  Jamais  acteur  ne  fut  porté  d'une 
volonté  meilleure. 

—  Ecoutez-moi  donc. 

—  De  toute  oreille  et  tout  cœur,  mon  enfant. 

—  Puisque  nous  avons  du  temps  devant  nous, 
je  vais  évoquer  tous  mes  souvenirs,  en  vous  priant 
de  me  rappeler  à  l'Évangile  quand  je  m'écarterai 
de  ses  vertueux  préceptes. 

—  Pourquoi  vous  méfier  ainsi  de  vos  propres 
forces  ? 

—  Parce  que  mon  pauvre  cœur  a  tant  souffert  et 


CHAPITRE   IV.  71 

souffre  tant,  hélas  !  qu'il  s'anime  et  s'oublie  quel- 
quefois... La  douleur  est  un  mauvais  guide, 
mon  père. 

—  La  douleur  appelle  à  son  aide  la  résignation. 

—  C'est  une  vertu  que  je  ne  posséderai  jamais, 
et  cependant  elle  serait  un  trésor  pour  mon  âme 
affligée. 

—  Dieu  n'aime  pas  qu'on  désespère  de  sa 
bonté,  mon  enfant.  Parlez,  peut-être  me  sera-t-il 
donné  de  vous  consoler. 

—  Comme  je  vous  l'ai  dit ,  mon  père ,  je  suis 
fille  du  baron  de  Ravenstein,  et  ma  famille,  alliée 
aux  plus  nobles  maisons  d'Allemagne,  touche  aux 
ducs  de  Clèves  et  de  Bcrg  ;  mon  père  était  un 
vieux  soldat  que  l'infortune  de  nos  princes  avait 
ruiné,  et  que  la  guerre  avait  couvert  de  blessures. 
Ma  mère  était  morte  fort  jeune,  et  j'avais  été  con- 
fiée, dès  ma  plus  tendre  enfance,  à  une  vieille  amie 
de  ma  famille,  retirée  à  Berlin.  Blessé  une  der- 
nière fois  à  Wagram,  mon  père  vint  se  reposer  de 
ses  longs  services  dans  la  modeste  retraite  où 
j'attendais  son  retour.  Un  an  après  son  arrivée , 
l'excellente  amie  à  laquelle  il  avait  laissé  le  soin 
de  ma  première  éducation  mourut ,  et  il  demeura 
seul  chargé  de  ma  conduite.  Je  ne  vous  dirai  pas 
tout  ce  que  ce  noble  père  a  fait  pour  son  enfant. 
Sa  bonté  ingénieuse  descendait  aux  plus  minu- 
tieux détails  pour  satisfaire  mes  caprices  ou  flat- 


72  LES   PÉCHÉS   MIG^'OIVS. 

ter  mon  petit  orgueil.  Ses  économies,  ses  humbles 
revenus  étaient  employés  à  payer  des  maîtres 
renommés.  Sa  gloire  était  de  me  voir  briller  par 
les  talents  qu'il  s'efforçait  de  me  faire  acquérir; 
sa  vanité  était  de  se  laisser  dire  que  je  devenais 
belle;  son  bonheur  était  de  baiser  mon  front  à 
tout  instant,  et  de  se  faire  raconter  par  moi  mes 
prouesses  de  fillette. 

«!  Je  veux  abréger  le  récit  de  ces  temps  heu- 
reux où  je  n'avais  pour  compagnon  que  ce  vieil- 
lard vénéré ,  et  pour  sentiment  au  fond  du  cœur 
que  le  bonheur  d'être  son  enfant. . .  Hélas  !  lors- 
que cette  tendresse  est  déplacée  par  un  autre 
amour,  quelle  jeune  fille  peut  assez  regretter  le 
trésor  qui  lui  échappe?  Le  mariage  ne  se  voit  qu'à 
travers  un  prisme  trop  souvent  trompeur  ;  heu- 
reuses celles  qui  ne  laissent  pas  au  seuil  paternel, 
en  le  quittant,  avec  leur  nom  de  demoiselle,  leur 
dernière  chanson  !  En  4812,  j'avais  seize  ans,  j'ai- 
mais la  danse  avec  passion,  j'aimais  mon  père  de 
toute  mon  àme,  j'adorais  Dieu  en  vraie  chré- 
tienne, et,  s'il  m'arrivait  de  rêver  quelquefois 
dans  un  long  sommeil,  ce  n'était  jamais  qu'à  mon 
piano ,  ou  à  mes  oiseaux ,  ou  à  mes  fleurs. 

<i  Devenant,  chaque  année,  plus  infirme,  mon 
père  devenait  aussi  sérieux  et  pensif.  Il  lui  arri- 
vait souvent  de  prendre  ma  tête  dans  ses  mains  et 
de  me  regarder  fixement,  jusqu'à  me  communi- 


CHAPITRE   IV.  73 

quer  le  germe  de  cette  muette  tristesse  à  laquelle 
il  était  en  proie.  Alors,  nosant  pas  le  questionner, 
je  m"abîmais  dans  des  rêveries  sans  fin,  cher- 
chant une  cause  aux  distractions  qui  l'absorbaient. 
Au  commencement  de  l'année  4815,  un  banquier 
de  Berlin,  chez  qui  mon  père  avait  placé  une 
forte  partie  de  sa  petite  fortune,  fit  faillite  et  nous 
enleva  ce  qui  fournissait  à  notre  pauvre  luxe. 
Mon  père  fut  frappé  par  ce  malheur  comme  par 
la  foudre;  il  tomba  malade,  et  ne  dut  qu'aux  soins 
les  plus  tendres  son  rétablissement.  Mais  il  se 
releva  de  cette  maladie  vieilli  de  dix  ans;  ses  fa- 
cultés intellectuelles  baissèrent  tout  à  coup ,  ses 
forces  le  trahirent,  et  je  ne  Tai  vu  sourire,  depuis 
lors,  que  quand  il  caressait  ma  tète  sur  ses  genoux 
tremblants  ;  encore  ce  sourire  n'était-il  que  pas- 
sager ,  et  s'éteignait-il  bientôt  dans  une  amère 
contraction  des  lèvres.  Tout  son  corps  éprouvait 
dans  ce  moment  un  tressaillement  fébrile,  et  ses 
mains  couvraient,  comme  malgré  lui,  mon  visage. 
«  Lorsqu'on  aime,  on  s'identifie  avec  l'être  qui 
occupe  à  toute  heure  la  pensée.  L'esprit  devient 
inventif  et  les  secrets  de  notre  ami  nous  appar- 
tiennent bientôt ,  si  cachés  qu'ils  soient.  Je  devi- 
nai donc  que  mon  père,  inquiet  de  mes  seize  ans 
et  de  sa  vieillesse,  voyait  avec  terreur  marcher  ces 
deux  âges,  l'un  vers  l'époque  nubile,  l'autre  vers 
la  tombe.  Nous  étions  pauvres ,  et  pour  satisfaire 

LES  PÉCHÉS   MIGNONS.    1.  7 


74  LES   PÉCHÉS   MIGNONS. 

l'ambition  du  baron  de  Ravenslein,  il  aurait  fallu 
qu'un  jeune  seigneur  vînt  lui  demander  ma  main. 
Fortune  et  naissance ,  il  fallait  tout  cela  au  der- 
nier rejeton  d'une  race  glorieusement  citée  dans 
l'histoire. . .  Fatales  présomptions ,  hélas  ! 

it  Comme  je  n'avais  eu  jusqu'alors  aucune  pré- 
férence pour  les  gentilshommes  que  j"avais  ren- 
contrés dans  le  monde,  comme  nul  d'entre  eux  ne 
s'était  occupé  de  moi  de  manière  à  me  troubler, 
je  m  "étudiai  à  redoubler  d'insouciance  et  de  légè- 
reté pour  mieux  tromper  mon  père  ;  et,  pendant 
que  chaque  jour  amenait  sur  mon  front  l'éclat  de 
la  puberté ,  je  travaillais  à  redevenir  enfant , 
substituant  aux  vagues  émotions  du  cœur  des  lu- 
tineries  dignes  de  ma  poupée.  Mon  père  ne  se 
trompa  pas  à  ce  manège,  et  sa  tristesse  n'en  de- 
vint que  plus  profonde  et  plus  tenace. 

u  Ne  pouvant  nous  soutenir  à  Berlin  avec  les 
débris  de  notre  fortune ,  nous  résolûmes  d'un 
comnuuî  accord  de  rentrer  en  France  et  de  re- 
tourner dans  le  petit  village  dllerlisheim ,  où, 
avant  l'émigration ,  ma  famille  maternelle  possé- 
dait de  grands  biens.  Avant  de  nous  mettre  en 
voyage,  mon  père  me  demanda  si  je  regrettais  ce 
monde  où  j'avais  brillé ,  et  ces  fêtes  dont  j'avais 
été,  selon  lui,  l'un  des  ornements;  le  noble  vieil- 
lard (hit  bien  voir  que  ma  réponse  était  franche, 
lorsque  je  lui  dis ,  en  le  pressant  sur  mon  cœur, 


CHAPITRE   IV.  75 

que  la  pensée  de  rentrer  dans  notre  beau  pays  et 
d'y  retrouver  la  tombe  de  ma  mère  me  faisait  tout 
oublier  avec  dédain. 

<i  Nous  revînmes  à  Herlislieim.  Nos  premiers 
pas  dans  ce  village ,  que  j'avais  quitté  à  Itàge  de 
huit  ans,  amassèrent  dans  mon  cœur  des  émotions 
à  la  fois  douces  et  mélancoliques  ;  mon  père  était 
appuyé  à  mon  bras,  et  marchait  péniblement.  Le 
souvenir  de  son  ancienne  opulence  et  celui  de  ma 
mère  se  disputaient  sa  faible  tète,  et,  lorsqu'il 
revit  le  château  de  Ravenstein  passé  à  vil  prix 
dans  des  mains  étrangères,  je  crus  qu'il  allait 
mourir. 

—  Tout  n'est  que  vanité,  ma  fdlc,  dit  le  cha- 
noine, qui  jusque-là  avait  écouté  en  silence  ;  je 
vous  offre  le  pendant  du  château  de  Ravenstein 
dans  la  terre  de  Val-sous-Villc,  qui  nia  été  ravie 
à  grands  coups  d'assignats.  Continuez. 

—  Nous  étions  à  Herlisheim  depuis  deux  mois 
à  peine,  lorsque  mon  père  reçut  la  visite  d'un 
jeune  élégant  que  nous  avions  vu  souvent  à  Ber- 
lin, qui  m'avait  fait  danser  à  plusieurs  bals,  et 
dont  le  père  avait  émigré  dès  les  premiers  jours  de 
la  révolution  ;  vous  devinez  de  qui  je  veux  parler? 

—  Du  vicomte  de  Fontac  ? 

—  Oui.  Nos  pères  s'étaient  un  peu  connus  à 
l'armée  des  princes,  et  le  jeune  vicomte,  qui  était 
alors  orphelin,  avait  toujours  été  reçu  par  nous 


76  LES   PÉCHÉS   MIGNONS. 

avec  une  cordiale  affection.  Cette  visite  causa  un 
vif  plaisir  au  vieillard  qui  s'était  vu  abandonné 
de  ses  meilleurs  amis  en  même  temps  que  la  for- 
tune et  la  vie  se  retiraient  de  lui.  Le  vicomte 
acheta  une  terre  près  dHerlisheim ,  et  nous  de- 
manda la  permission  de  nous  visiter  souvent  et 
en  voisin.  Cette  permission  lui  fut  accordée  sans 
arrière-pensée  aucune. 

tt  Je  veux  vous  épargner  un  récit  qui  ne  con- 
vient pas  à  votre  gravité  et  qui  envenime  toutes 
mes  blessures.  Je  vous  dirai  donc  à  la  hâte  que 
la  présence  du  vicomte  amena  un  changement 
complet  dans  Texistence  de  mon  père  et  dans  la 
mienne.  Je  ne  tardai  pas  à  m"apercevoir  que  Ihu- 
meur  chagrine  du  baron  de  Ravenstein  fuyait 
chaque  jour  devant  une  douce  quiétude ,  et  que 
ma  folle  insouciance  faisait  place  à  une  mélancolie 
dont  j'avais  peine  à  me  défendre.  Je  me  surpre- 
nais à  soupirer  et  à  rêver  quand  le  vicomte  passait 
quelque  temps  sans  nous  voir  ;  et  lorsque  j'enten- 
dais le  galop  de  son  cheval,  j'écoutais  les  tressail- 
lements de  mon  cœur  avec  une  délicieuse  émotion 
que  je  ne  clierchais  même  pas  à  m'expliquer. 

<(  Un  soir,  mon  père  m'attira  près  du  fauteuil 
dont  il  ne  se  levait  plus  qu'avec  peine ,  et  m'an- 
nonça, le  sourire  aux  lèvres,  le  visage  radieux, 
qu'il  fallait  songer  à  nous  quitter  bientôt.  A  cette 
nouvelle,  je  sentis  de  grosses  larmes  rouler  sur 


CHAPITRE    IV.  77 

mes  joues ,  je  me  serrai  contre  le  sein  du  vieux 
guerrier,  et  je  lui  demandai  pourquoi  nous  de- 
vions penser  à  cette  séparation. 

<(  —  C'est  que  je  vais  bientôt  mourir,  fille  ché- 
rie, me  répondit-il. 

«t  Épouvantée,  je  regardai  mon  père,  et  je  vis 
briller  son  regard  d'un  feu  que  je  croyais  à  jamais 
éteint. 

<c  —  Ne  t'alarme  pas,  mon  pauvre  ange,  reprit 
aussitôt  le  vieillard;  car  je  mourrai  content,  car 
je  rendrai  mon  âme  à  Dieu  en  le  bénissant  des 
bienfaits  dont  il  nraura  comblé  à  mon  lit  de  mort, 
car,  en  fermant  les  yeux  sur  toi ,  je  les  fermerai 
sur  ton  bonheur. 

i<  Pressé  de  s'expliquer,  mon  père  me  conta 
que  M.  de  Fontac  lui  avait  demandé  ma  main,  et 
que,  si  je  n'éprouvais  aucune  répugnance  à  cette 
union,  elle  le  consolerait  de  tous  les  orages  de  sa 
vie,  en  relevant  la  dignité  de  sa  maison,  et  me 
replaçant  au  rang  d'où  je  n'aurais  jamais  dû  des- 
cendre. 

<t  Cette  révélation  paralysa  toutes  mes  forces 
et  m'apprit  que  j'aimais  le  vicomte  avec  cette 
chaste  adoration  que  toute  jeune  fille  élevée  dans 
la  crainte  de  Dieu  et  l'amour  de  sa  famille  apporte 
au  futur  souverain  de  sa  destinée.  Je  ne  cherchai 
pas  à  dissimuler  mes  sentiments,  et,  couvrant  de 
baisers  les  cheveux  blancs  de  mon  père,  je  lui  fis 

7. 


78  LES   PÉCHÉS   MIGNONS. 

des  aveux  que  jusqu'alors  je  n'avais  pas  osé  me 
faire  à  moi-même.  Le  baron  m'écoutait  avec 
délices  et  me  rendait  caresse  pour  caresse.  Je 
m'échappai  des  bras  de  mon  père  ivre  dune  joie 
voluptueuse  qui  tenait  du  vertige. 

(!  Depuis  mon  arrivée  à  Herlisheim,  je  n'avais 
fait  qu'une  visite  ;  c'était  à  une  excellente  femme 
qui  avait  été  demoiselle  de  compagnie  de  ma  mère 
et  qui  s'était  mariée  à  un  sous-ofïïcier  du  régi- 
ment d'Alsace,  dont  mon  père  était  alors  colonel. 
Cette  femme  nous  avait  toujours  été  dévouée,  et 
nous  l'avions  retrouvée  avec  bonheur.  Son  mari, 
suivant  les  armées  républicaines ,  était  devenu 
officier  supérieur,  et  sa  carrière  s'ouvrait  brillante 
devant  lui,  lorsqu'il  tomba  mutilé  dans  les  champs 
de  Marengo.  Le  pauvre  soldat  se  retira  dans  ses 
foyers,  où ,  incapable  de  travailler  activement,  il 
n'était  que  d'un  faible  secours  à  sa  famille.  Cette 
famille  se  composait  de  Marceline  Keller,  sa 
femme... 

—  Ma  protégée?  interrompit  l'abbé. 

—  Votre  protégée,  oui,  mon  père,  qui  était, 
lorsque  nous  revînmes  à  Herlisheim,  mère  d'une 
charmante  jeune  fille  et  d'un  petit  garçon  âgé  de 
dix  ans.  Cette  jeune  fille  se  nommait  Thérèse,  et 
n'avait  que  deux  ans  de  moins  que  moi.  Nous 
nous  étions  liées  d'amitié  tout  d'abord.  Pauvres 
toutes  les  deux ,  nous  préférions  notre  intimité  à 


CHAPITRE   IV.  79 

une  société  bruyante  pour  laquelle  nous  ne  sem- 
blions  pas  faites  ;  nous  nous  racontions  tout  ce 
qui  pouvait  se  passer  de  joyeux  ou  de  triste  dans 
nos  âmes  ;  nous  nous  aimions  sincèrement ,  déli- 
catement; et,  aussi  pures  Tune  que  l'autre,  nous 
n'avions  jamais  échangé  aucun  de  ces  soupirs  que 
la  confidence  de  mon  père  venait  d'amasser  tout 
à  coup  dans  mon  sein. 

«  L'éducation  de  madame  Kcller,  ses  distinc- 
tions naturelles ,  avaient  fait  de  Thérèse  une  de- 
moiselle accomplie.  Dieu  lui  avait  donné  un  visage 
enchanteur,  et  elle  réunissait  toutes  ces  perfec- 
tions qui  font  de  la  créature  humaine  le  chef- 
d'œuvre  de  beauté.  Nos  pères  qui,  pour  avoir  fait 
la  guerre,  chacun  de  son  côté,  ne  s'en  estimaient 
pas  moins,  se  confiaient  souvent  leurs  craintes 
pour  notre  avenir,  et  bâtissaient  de  beaux  châ- 
teaux, aux  jours  de  bonne  humeur,  châteaux  de 
cartes  dont  nous  étions  les  châtelaines. 

<c  Dès  que  je  fus  maîtresse  du  secret  du  baron 
de  Ravenstein,  je  courus  chez  mon  amie,  et  je  lui 
racontai  na'ivement  la  scène  dont  j'étais  encore 
émue.  Thérèse,  qui  ne  voyait  dans  mon  mariage 
qu'un  sujet  de  joie  pour  mon  père  et  pour  moi , 
me  sauta  au  cou ,  m'embrassa  avec  tendresse ,  et 
lorsqu'à  la  même  heure  nous  fîmes  notre  prière 
le  même  soir,  je  suis  bien  persuadée  que  le  cœur 
de  mon  amie  demanda  à  la  Vierge  ses  bénédic- 


80  LES   PÉCHÉS   MIGNOSS. 

lions  pour  moi.  Le  lendemain  de  ce  jour  d'un  si 
douloureux  souvenir,  mon  père  écrivit  au  vicomte 
de  Fontac  pour  lui  annoncer  que  j'étais  sa  fiancée. 
Le  vicomte  vint  aussitôt  me  faire  sa  cour  officielle, 
et  quinze  jours  après  cette  visite,  nos  publications 
étant  complètes,  la  couronne  virginale,  que  Thé^ 
rèse  avait  elle-même  tressée  pour  mon  front, 
tomba  sous  les  doigts  de  mon  époux,  que  j'aimais, 
que  j'adorais,  avec  toute  l'énergie,  toute  l'impé- 
tuosité d'un  sentiment  qui  ne  s'était  révélé  que 
pour  me  donner  un  tATan  jusqu'à  ma  dernière 
heure  ! 

—  Eh  quoi  !  ètes-vous  encore ,  malgré  le  di- 
vorce, sous  l'empire  du  même  attachement?  s'écria 
le  chanoine. 

Madame  de  Ravenstein  cacha  son  visage  dans 
ses  deux  mains  et  sanglota. 

—  Allons ,  mon  enfant ,  du  courage  !  songez  à 
votre  dignité;  n'oubliez  pas  les  cheveux  blancs  de 
votre  père,  ce  serait  les  déshonorer  que  de  se 
laisser  aller  à  de  pareilles  faiblesses. 

—  Hélas  !  le  vieux  guerrier  n'est  plus  !  11  n'a 
pas  fermé  ses  yeux  sur  mon  bonheur,  comme  il 
l'avait  espéré  ;  il  les  a  fermés  sur  ma  honte  et  ma 
douleur... 

—  Sur  votre  honte?  Le  divorce  aurait-il  été 
prononcé  contre  vous,  et  scriez-vous  criminelle? 

—  Criminelle!  moi!  moi, criminelle!  Oh!  non. 


CHAPITRE   IV.  81 

mon  père,  non!  Je  suis  faible,  je  suis  indigne, 
mon  cœur  n'a  pas  une  goutte  de  ce  sang  fier  qui 
a  fait  battre  ceux  de  ma  race...  mais  criminelle , 
je  ne  l'ai  jamais  été. 

—  Achevez  votre  récit,  ma  pauvre  enfant,  je 
m'y  intéresse,  et  je  prie  Dieu  de  vous  venir  en 
aide. 

—  M.  le  vicomte  de  Fontac  était  riche,  les  biens 
de  son  père  avaient  été  administrés  dans  les  jours 
sanglants  de  la  révolution  par  l'un  de  ces  hommes 
loyaux  et  intègres  qui  ont  donné  l'exemple  du 
désintéressement  au  milieu  du  pillage,  et  qui  ont 
fidèlement  restitué  les  trésors  dont  ils  étaient 
dépositaires.  Notre  union  fut  célébrée  en  grande 
pompe,  et  chacun  vanta  la  générosité  de  mon 
mari ,  qui,  jeune  (il  n'avait  que  vingt-deux  ans), 
élégant,  doué  des  qualités  les  plus  précieuses, 
avait  choisi  une  compagne  sans  écouter  d'autres 
conseils  que  ceux  de  son  noble  cœur. 

Il  Pendant  les  premiers  mois  de  notre  mariage, 
Thérèse  se  montra  radieuse  ;  mon  bonheur ,  qui 
éclatait  dans  toutes  mes  actions  comme  dans  toutes 
mes  pensées,  semblait  être  partagé  par  elle  ;  et  la 
douce  amitié  dont  elle  me  donnait  des  preuves  si 
délicates  avait  pour  moi  un  charme  indicible. 
J'attendais  que  son  heure  fût  venue  comme  était 
venue  la  mienne  ;  je  caressais  la  pensée  d'une 
alliance  digne  d'elle  5  je  m'apprêtais  à  faire  naître 


82  LES  PÉCHÉS   MIGSOSS. 

l'occasion  d'enchaîner  à  jamais  son  cœur  dans  une 
union  sainte  et  sacrée,  et  je  travaillais  à  son  insu 
à  la  mettre  en  présence  de  quelque  prétendant 
qu'elle  dût  aimer  comme  j'aimais  ! 

ic  Mon  père,  à  qui  j'avais  confié  mes  projets, 
les  approuvait  et  se  promettait  de  m'aider  dans 
mes  recherches  ;  c'était  toujours  en  me  souriant 
que  le  bon  vieillard  se  faisait  raconter  les  exploits 
que  je  méditais  ;  et  quand  M.  Keller  venait  nous 
voir  et  qu'il  se  laissait  aller  à  de  gros  soupirs  en 
parlant  de  sa  petite  Thérèse,  mon  père  éclatait 
sous  cape  et  se  contentait  de  lui  répondre  : 

<c  —  Voisin,  tout  vient  à  point  à  qui  sait  at- 
tendre. 

<(  Cependant  l'année  n'était  pas  encore  écoulée 
que  je  crus  remarquer  quelque  changement  dans 
rhumeur  de  mon  amie  ;  son  sourire  était  un  peu 
forcé  ;  ses  joues  rougissaient  ou  pâlissaient  subi- 
tement. Nos  causeries  n'étaient  plus  gaies  et  fran- 
ches, et  nous  ne  bavardions  plus  comme  au  temps 
de  nos  folies.  Thérèse  devenait  tout  à  coup  pen- 
sive; elle  s'éloignait  de  moi,  et  ne  revenait  à  mes 
côtés  qu'en  surmontant  une  répugnance  visible  ; 
elle  me  faisait  quelquefois  des  questions  auxquelles 
j'hésitais  à  répondre,  voulant  ménager  la  candeur 
de  la  vierge  et  me  respecter  moi-même.  Alors 
elle  abandonnait  ces  questions,  mais  pour  y  re- 
venir bientôt.  Ainsi ,  elle  me  demandait  un  jour 


CHAPITRE   IV.  83 

si  mon  mari  avait  pour  moi  tout  Tamour  qu'avait 
promis  le  fiancé  ;  si  nous  n'éprouvions  pas  lun 
pour  l'autre  des  moments  d'ennui  et  de  lassitude; 
si,  quand  nous  nous  séparions  pour  quelques 
instants,  nous  avions  toujours  le  même  bonheur 
à  nous  retrouver.  D'après  mes  réponses,  le  plus 
souvent  évasives,  Thérèse,  je  vous  l'ai  dit,  pâlis- 
sait ou  rougissait.  Sa  santé  s'altérait  sensiblement, 
et  bientôt  je  fus  alarmée  au  point  de  m"(;n  ouvrir 
à  mon  mari.  M.  de  Fontac  ne  prit  pas  mes  confi- 
dences au  sérieux,  il  rit  même  beaucoup  de  ma 
belle  langoureuse  (c'était  ainsi  qu'il  appelait  mon 
amie),  et  me  dit  qu'il  n'y  avait  qu'un  seul  remède 
capable  de  la  guérir.  Ce  remède,  ajouta-t-il,  est 
un  jeune  et  beau  mari  qu'il  faut  lui  chercher  ;  car 
le  spectacle  de  notre  bonheur,  constamment  ex- 
posé à  ses  yeux ,  la  trouble  et  lui  fait  déplorer 
son  isolement. 

u  Frappée  de  cette  réponse,  je  m'accusai 
d'égo'isme  et  je  redoublai  de  tendresse  et  de  pré- 
venances pour  détourner  Thérèse  de  sa  mélan- 
colie. Mes  premiers  soins  furent  bien  payés,  car 
je  remarquai  un  changement  notable  dans  sa  con- 
duite, et  j'en  remerciai  le  ciel  avec  ferveur.  Cette 
illusion,  car  c'en  était  une,  fut  de  courte  durée  ; 
Thérèse  retomba  dans  ses  distractions,  et  la  chute 
fut  d'autant  plus  rapide  et  profonde,  quelle  avait 
été  quelque  temps  retardée. 


84  LES   PÉCHÉS   MIGNOSS. 

«I  Je  crus  devoir  prendre  conseil  de  mon  père, 
qui  accueillit  sévèrement  mes  révélations.  Son 
front  se  plissait  pendant  que  je  parlais,  et  lors- 
qu'il eut  appris  ce  que  m'avait  dit  M.  de  Fontac 
et  les  brusques  métamorphoses  du  caractère  de 
la  jeune  fille,  il  posa  ses  mains  en  croix  sur  ma 
tête  et  me  dit  : 

u  —  Ceci  est  plus  grave  que  tu  ne  penses,  mon 
enfant:  j"y  songerai, 

<i  Puis  il  me  questionna  à  son  tour  sur  mon 
bonheur  conjugal ,  soulevant  délicatement  les 
coins  d"un  voile  qui  devraient  être  baissés,  même 
pour  un  père. 

«  Surprise,  tout  d'abord,  par  cet  interroga- 
toire, je  ne  tardai  pas  à  être  frappée  par  Une 
pensée  infernale  qui  m'abattit  comme  un  coup  de 
foudre.  Dès  ce  moment,  je  compris,  ou  plutôt  je 
vis  le  fond  de  mon  cœur  à  la  lueur  des  éclairs  que 
cette  pensée  lit  jaillir  de  mes  esprits.  Je  compris 
que  l'amour  paisible,  calme  et  dévoué,  dont  j'avais 
entouré  mon  mari  jusqu'à  ce  jour,  n'était  qu'un 
pâle  reflet  de  la  passion  brûlante  dont  je  dois  être 
dévorée  durant  ma  vie  entière.  Dès  ce  morlient, 
j'étais  vraiment  femme,  j'étais  jalouse  ! 

—  Le  feu  que  vous  mettez  à  me  raconter  vos 
malheurs  me  prouve,  ma  chère  fdle,  que  cette 
passion  terrible  n'est  pas  étouffée  ;  pour  mériter 
l'assistance  divine,  il  faut  s'humilier  et  pardonner. 


CHAPITRE   IV.  85 

—  Ah  !  mon  père,  je  m'humilie  de  tout  mon 
pouvoir,  mais  le  pardon,  ah!  le  pardon  est  au- 
dessus  des  forces  d'une  pauvre  créature  qui  a  tant 
souffert  ! 

Le  coupé  gravissait  en  ce  moment  la  pente  assez 
roide  de  la  rue  Blanche  ;  il  était  deux  heures  et 
demie.  Au  bout  de  quelques  minutes  il  sarrêta 
devant  la  poste ,  et  le  valet  de  pied ,  ouvrant  la 
portière,  demanda  les  ordres  de  sa  maîtresse. 

—  Quatre  chevaux  et  route  dOrléans,  dit  ma- 
dame de  Ravenstein  ;  qu'on  ajoute  un  palonnier 
au  brancard,  et  dites  à  Jean  de  reconduire  mes 
chevaux  à  l'hôtel  ;  vous  monterez  devant  et  m'ac- 
compagnerez ;  appelez-moi  le  postillon  de  garde 
aux  écuries  ;  voilà  mon  passe-port. 

Le  postillon  se  présenta. 

• —  Mon  ami,  dit  le  chanoine,  est-on  venu  vous 
demander  des  chevaux  pour  marcher  sur  Orléans 
depuis  une  demi-heure? 

—  Oui,  on  est  venu  deux  fois. 

—  N'inscrivez-vous  pas  les  noms  des  voya- 
geurs ? 

—  Si  fait,  et  je  viens  d'en  faire  l'état  pour 
l'administration. 

—  Parmi  ces  noms,  n'avez-vous  pas  vu  le  nom 
du  vicomte  de  Fontac? 

—  Il  n'y  a  pas  une  heure  qu'il  a  fait  prendre 
trois  chevaux. 

i.  8 


86  LES   PÉCHÉS   MIGNONS. 

—  A  quelle  adresse?  demanda  madame  de 
Ravenstein. 

—  Pour  la  rue  dAnjou-Saint-Honoré,  20. 

—  Je  n'y  comjDrends  plus  rien,  murmura  le 
chanoine  ;  rien,  absolument  rien. 

—  Et  moi  je  comprends  tout,  mon  père... 
Merci,  mon  garçon.  Voilà  pour  boire;  faites  atte- 
ler lestement. 

—  Ça  va  marcher,  madame,  dit  le  postillon  en 
empochant  deux  pièces  de  cinq  francs.  Allons, 
Antoine,  à  cheval  ! 

Le  coupé  redescendit  la  rue  Blanche,  enlevé 
par  quatre  chevaux  vigoureux  qui  le  faisaient 
voler  sur  le  pavé. 

Cinq  minutes  après  le  départ  de  nos  voyageurs, 
un  landau  attelé  de  trois  chevaux  s'élança  de 
rhôtel  de  la  poste,  roulant  sur  les  traces  du  coupé 
avec  une  rapidité  effrayante. 

—  Revenons  à  votre  histoire  si  vous  le  voulez 
bien,  madame,  reprit  l'abbé  de  Brionne.  Si  j'ai 
saisi  ce  que  vous  m'avez  fait  l'honneur  de  me 
dire,  nous  en  sommes  restés  au  moment  où  un 
peu  de  jalousie  se  glissa  dans  votre  cœur. 

—  Ah  !  mon  père,  je  ne  vous  ai  pas  dit  un  peu 
de  jalousie,  je  vous  ai  dit  qu'une  fureur  soudaine, 
sombre  et  farouche  s'empara  de  mon  être  et  me 
révéla  toute  la  violence  de  mon  amour.  L'idée,  ou 
plutôt  la  crainte  d'être  trahie  par  mon  mari,  avait 


CHAPITRE   IV.  87 

allumé  un  incendie  dans  mon  âme.  Avec  ce  sen- 
timent terrible,  je  perdis  tout  repos,  je  devins 
soupçonneuse,  morose,  dissimulée.  L'enfer  m'in- 
spira ses  plus  secrets  artifices,  et  je  me  fis  l'espion 
de  rhomme  que  je  vénérais  avec  piété ,  cachant 
par  de  faux  sourires  Tamertumc  que  mon  cœur 
empoisonné  rejetait  sur  mes  lèvres.  J'opposai  la 
ruse  à  la  fourberie,  et  je  ne  tardai  pas  à  me  con- 
vaincre de  mon  infortune;  mes  yeux  égarés  plon- 
gèrent dans  le  fond  de  l'abîme  que  la  perfidie  de 
deux  infâmes  avait  creusé  sous  moi!  L'homme 
que  les  mains  du  prêtre  avaient  béni  à  mes 
côtés,  rhomme  que  la  loi  avait  nommé  mon  dé- 
fenseur, l'être  chéri  dont  j'avais  fait  mon  idole,  le 
père  du  pauvre  être  que  je  portais  dans  mon  sein, 
était  un  misérable  qui  n'avait  obéi  qu'à  un  caprice 
en  m'épousant,  et  qui ,  lassé  de  ma  tendresse , 
lassé  de  mon  dévouement,  s'était  avili  dans  un 
amour  honteux  pour  lui ,  mortel  pour  moi  !  La 
jeune  fille  que  j'avais  loyalement  aimée,  que 
j'avais  comblée  de  bienfaits  et  de  soins,  s'était 
laissé  séduire  par  mon  mari ,  et  avait  oublié  la 
sainteté  du  devoir  et  de  l'amitié  dans  d'odieuses 
et  d'adultères  caresses.  Que  tous  deux  soient 
maudits!  " 

—  Pauvre  femme,  au  lieu  de  maudire,  priez... 
Songez  au  Christ  ! 

—  Ah  !  j'étouffe!  dit  madame  de  Ravenstein  en 


e»  LES  PECHES  niGRONS. 

abattant  la  glace  d'une  portière  ;  mon  sang  m'op- 
presse quand  je  parle  de  mes  malheurs;  ayez  pitié 
de  moi,  mon  père,  je  suis  bien  à  plaindre  ! 

En  ce  moment,  comme  le  coupé  passait  la  bar- 
rière et  s'élançait  sur  la  route  d'Orléans,  il  fut 
joint  par  une  voiture  qui  se  maintint  à  sa  hau- 
teur, pendant  que  les  postillons  des  deux  équipa- 
ges échangeaient  quelques  paroles. 

Cette  nouvelle  voiture  était  attelée  de  trois 
chevaux  ;  ses  stores  étaient  levés ,  et  une  jeune 
femme,  penchée  en  avant,  lisait  une  lettre  à  la 
lueur  des  lanternes. 

Tout  à  coup,  cette  femme  baissa  l'une  des  gla- 
ces de  devant,  et  cria  au  postillon  d'une  voix  im- 
périeuse : 

—  Vous  allez  au  pas  de  tortue ,  touchez  donc 
vos  chevaux. 

L'abbé  et  sa  compagne  regardèrent  machinale- 
ment du  côté  d'où  venaient  ces  mots,  et  madame 
de  Ravenstein,  saisissant  le  bras  du  chanoine  et  y 
crispant  ses  jolis  doigts,  murmura  sourdement  en 
se  rejetant  en  arrière  : 

—  Thérèse  Keller!... 


—  Qu'avez-vous,  mon  enfant?  dit  l'abbé  de 
Brionne  en  se  retournant  vivement  vers  la  jeune 
femme;  pourquoi  ces  pleurs? 

—  Là ,  là  !  répondit  madame  de  Ravenstein , 
dans  cette  voiture,  ne  voyez-vous  pas  Thérèse 
Relier? 

—  Votre  ancienne  amie? 

—  Ah!  cette  rencontre  me  glace  et  me  fait 
horreur  !  Regardez-la ,  mon  père ,  regardez-la  , 
vous  qui  pouvez,  sans  souffrir,  contempler  ce 
visage  céleste.  Si  vous  saviez  quel  démon  cache 
cette  enveloppe  gracieuse  !  si  vous  saviez... 

—  Ma  fdle,  vous  m'avez  recommandé  de  vous 


90  LES   PÉCHÉS   MIGNONS. 

arrêter  quand  vous  dépasseriez  les  bornes  de 
riiumilité ,  et  je  vous  arrête.  Ne  cédez  pas  à  vos 
ressentiments,  oubliez  l'offense  pour  être  irré- 
prochable. 

—  Laissez-moi  rejeter  le  trop-plein  de  mon 
cœur  ;  l'amertume  qui  s"y  est  amassée  menace  de 
m'étouffer.  Souffrez,  mon  père,  que  j'exhale  à  vos 
pieds  toutes  mes  douleurs  :  est-ce  ma  faute,  à 
moi,  pauvre  femme,  si  je  succombe  aux  épreuves 
que  le  ciel  et  Tenfer  m'envoient?... 

—  Parlez,  interrompit  le  chanoine  en  secouant 
la  tète  avec  chagrin. 

Madame  de  Ravenstein  tira  un  cordon  de  rap- 
pel qui  était  passé  au  bras  de  son  domestique ,  et 
le  postillon  arrêta  ses  chevaux.  Faust  se  pencha 
sur  son  siège,  de  manière  à  recevoir  les  ordres  de 
sa  maîtresse. 

—  Faust,  dit  à  demi-voix  la  jeune  femme,  ne 
cherchez  pas  à  gagner  la  voiture  qui  nous  dépasse 
en  ce  moment,  mais  arrangez-vous  de  manière  à 
la  suivre  sans  la  perdre  de  vue. 

—  C'est  bien,  madame  5  y  a-t-il  quelque  chose 
de  nouveau? 

—  Peut-être;  nous  le  saurons  bientôt,  faites 
ce  que  je  vous  ai  dit...  Avez-vous  regarde  dans 
cette  voiture? 

—  Non,  madame,  j'étais  enveloppé  dans  mon 
manteau  et  je  sommeillais. 


CHAPITRE  V.  91 

—  Pauvre  enfant  !  comment  poiivez-vous  dor- 
mir par  ce  grand  froid? 

—  La  fatigue,  madame...  Je  suis  rendu! 

—  Courage,  nous  en  finirons. 

—  Si  Dieu  est  juste  !  oh  !  oui  ! 

Disant  cela,  le  domestique  se  replaça  droit  sur 
son  siège  et  ordonna  au  postillon  de  fouetter  ses 
chevaux. 

—  Vous  voudrez  bien  avoir  compassion  d'un 
pauvre  diable  en  lui  donnant  le  mot  de  votre 
énigme,  dit  le  chanoine,  qui,  pendant  le  colloque 
de  madame  de  Ravenstein  et  de  Faust,  avait 
presque  vidé  sa  tabatière  dimpatience.  Je  vogue 
dans  cette  aventure  comme  un  navire  sans  gou- 
vernail, et  je  crains  de  donner  ma  langue  aux 
chiens,  comme  on  dit.  Comment  ce  jeune  homme 
est-il  à  votre  service? 

—  Vous  ne  tarderez  pas  à  le  savoir,  mon  père, 
souffrez  que  j'achève  mon  récit. 

—  Je  ne  demande  pas  mieux  certainement. 

—  Guidée  par  les  pressentiments  qu'avaient 
fait  naître  en  moi  les  questions  de  mon  père, 
j'épiai  la  conduite  de  Thérèse;  et  l'aigle  tour- 
noyant sur  sa  proie,  la  lionne  gardant  ses  petits 
ne  surveillent  pas  avec  plus  de  vigilance  l'objet 
de  leur  convoitise  ou  de  leur  amour  que  je  n'en 
mis  à  surveiller  ma  gloire  et  mon  bonheur.  De 
jour  en  jour  plus  concentrée,  plus  haineuse,  plus 


92  LES  PÉCHÉS  MIGTfONS. 

amère,  ma  jalousie  devait  se  révéler  par  un  éclat 
terrible.  J'avais  trop  longtemps  suivi  Tintrigue 
des  deux  coupables  pour  nen  avoir  pas  saisi  tous 
les  fils,  et  dans  ce  noir  labyrinthe  où  je  me  per- 
dais dabord  à  chaque  pas,  je  finis  par  me  recon- 
naître, tout  en  maudissant  la  victoire  de  mon 
orgueil  outragé  !  M.  de  Fontac  ne  m'avait  aimée 
que  par  caprice,  ainsi  que  disent  les  hommes  dans 
leur  langage  effronté ,  je  lui  avais  plu ,  et  dès 
lors...  Connaissez-vous  bien  M.  de  Fontac,  mon 
père? 

—  Je  lai  vu  ce  soir  pour  la  première  fois,  et 
j'avoue  qu'il  m'avait  séduit;  ses  manières,  ses 
principes,  sa  discrétion,  son  bel  air,  joints  au 
respectueux  souvenir  que  j'ai  conservé  de  sa  fa- 
mille, l'avaient  avantageusement  placé  dans  mon 
estime.  Les  renseignements  qu'on  m'a  fournis  sur 
son  compte  sont  des  meilleurs,  à  telles  enseignes 
que  j'ai  travaillé,  des  pieds  et  des  mains,  à  son 
prochain  mariage.  Seigneur  Dieu  !  quelle  épou- 
vantable catastrophe  !  Eh  quoi  !  ma  douce  Marie, 
ma  chère  petite  orpheline,  mademoiselle  de  Ver- 
neuil  serait  donc  destinée  à  un  irréparable  mal- 
heur? 

—  Elle  sera  malheureuse  jusqu'à  sa  mort,  si 
nous  ne  venons  à  son  secours  :  malheureuse  au- 
tant que  moi,  mon  père,  si  toutefois  Dieu  permet 
que  deux  de  ses  créatures  puissent  porter  une 


CHAPITRE  V.  93 

croix  aussi  lourde  que  la  mienne  !  Vous  ne  con- 
naîtrez bien  M.  de  Fontac  qu'en  l'étudiant.  C'est 
le  caractère  le  plus  fourbe  qui  se  puisse  rencontrer. 

—  Hélas!  son  père  était  la  loyauté  même, 

■ — Lui  aussi  est  loyal,  mais  loyal  comme  le  sont 
ces  hommes  dépravés  qui  se  jouent  des  plus  saints 
devoirs.  Qu'il  lui  faille  donner  son  dernier  louis 
pour  acquitter  une  dette  de  jeu ,  il  le  donnera. 
Qu'il  s'agisse  d'un  duel  pour  un  mot,  pour  un 
rien,  pour  une  danseuse,  il  se  battra  et  rira  de  sa 
blessure  ou  de  celui  qu'il  aura  tué.  Il  domptera 
les  chevaux  les  plus  fougueux  au  péril  de  sa  vie  ; 
il  sera  l'ami  le  plus  sincère,  le  plus  dévoué  ;  bra- 
voure, esprit,  générosité,  vertus  d'apparat  et  de 
clinquant ,  il  les  possède  toutes.  Aux  yeux  des 
hommes  du  monde,  il  est  sans  peur  et  sans  repro- 
che. Pour  la  malheureuse  femme  qu'il  a  avilie, 
déshonorée  et  souillée  de  son  nom,  c'est  un  être 
sans  cœur  et  lâche,  qui  n'a  du  gentilhomme  que 
la  particule. 

L'abbé  laissa  tomber  sa  tête  dans  ses  mains  que 
mouillaient  quelques  larmes.  Madame  de  Raven- 
stein  reprit  : 

—  M.  de  Fontac,  m'ayant  vue  à  Berlin  et  se 
sentant  pris  d'un  violent  caprice  pour  moi,  jura, 
ainsi  qu'il  le  fait  toujours,  de  se  faire  aimer.  Se 
faire  aimer  !  Oh  !  le  beau  triomphe ,  vraiment  !  et 
que  les  hommes  doivent  être  fiers ,  à  juste  titre , 


94  LES   PÉCHÉS   MIGNONS. 

de  s'être  glissés  dans  le  cœur  d'une  pau\Te  fille 
sortie,  la  veille,  du  couvent  ou  de  l'aile  mater- 
nelle! Quelle  gloire,  en  effet,  que  de  séduire  ces 
enfants  dont  lame  est  neuve ,  dont  les  pas  sont 
tremblants,  et  qui  ne  croient  quau  bien  parce 
qu'ils  ignorent  le  mal  !  Que  faut-il  donc  à  ces 
héros,  à  ces  superbes?  De  quel  bagage  ont-ils 
besoin  pour  se  mettre  en  conquête?  Leur  faut-il 
autre  chose  qu'un  peu  d'esprit,  un  peu  d'élégance 
et  beaucoup  d'imposture  ? 

M.  de  Brionne  leva  sur  madame  de  Ravenstein 
des  regards  consternés;  il  ouvrit  la  bouche  comme 
pour  parler;  mais  ses  lèvres,  effleurées  par  un 
léger  soupir,  se  rejoignirent,  et  sa  tête  retomba 
sur  sa  poitrine. 

—  Mon  père,  continua  la  jeune  femme,  com- 
parez la  condition  des  deux  sexes.  Lorsqu'une 
demoiselle  entre  dans  le  monde,  c'est  qu'elle  est 
offerte  en  mariage  à  cet  essaim  de  courtisans  dont 
le  seul  métier  est  de  plaire.  Ainsi ,  l'on  met  en 
présence,  d'une  part,  la  candeur,  la  modestie,  la 
piété,  la  simplicité,  la  foi ,  la  virginité,  la  vertu 
dans  sa  fleur  !  et  de  l'autre ,  l'expérience ,  l'habi- 
leté, la  ruse,  la  force,  le  libertinage  et  le  vice 
enfin,  avec  toutes  les  roueries  du  savoir-faire! 
M.  de  Fontac,  comme  ceux  de  sa  bande,  se  ser- 
vit de  ses  avantages  en  maitre  habile;  il  se  fit  un 
trône  dans  mon  cœur,  et  occupa  ce  trône  en  tj^ran. 


CHAPITRE  V. 


—  J'ai  entendu  dire  par  plusieurs  mères  de  fa- 
mille, et  bonnes  mères,  qu'il  était  souvent  fort 
heureux  qu'une  demoiselle ,  vertueuse  comme 
vous  l'étiez ,  s'unît  à  un  homme  non  pas  vicieux , 
mais  un  peu  revenu  des  folies  de  la  jeunesse; 
serait-ce  donc  une  erreur? 

—  Cette  opinion  des  mères  trop  prudentes 
n'est  pas  celle  des  jeunes  femmes ,  qui  se  soucient 
peu  des  profits  que  leur  laisse  l'expérience  de 
leurs  maris.  Quel  nom  donnez-vous  à  cette  com- 
munauté de  deux  êtres,  dont  Tun,  profondément 
blasé,  se  retire  du  monde,  connne  le  soldat  blessé 
s'écarte  de  la  bataille,  et  fait  de  son  ménage  une 
espèce  de  camp  retranché,  d'où  il  défie  Satan, 
quand  l'autre,  paré  de  grâce  et  de  jeunesse,  ouvre 
les  yeux  à  une  lumière  éblouissante  et  puise  une 
vie  nouvelle  dans  un  tourbillon  de  merveilles? 
J'appelle,  moi,  cette  connnunauté  où  l'homme 
rencontre  à  chaque  pas  l'ennui ,  la  fatigue  ,  le  dé- 
goût, où  la  femme  subit  la  douleur  de  Tantale  à 
tout  instant,  je  l'appelle  un  supplice,  car  tout  s'y 
trouve  :  le  martyr  et  le  bourreau... 

—  Ma  fille,  ne  profanons  pas  les  choses  sacrées, 
ne  confondons  pas  les  misères  de  l'humanité  avec 
les  dévouements  sublimes  que  recueillent  les 
anges. 

—  Et  ne  croyez-vous  pas ,  mon  père ,  que  mes 
tortures  aient  touché  le  Seigneur?...  Ne  pensez- 


96  LES   PÉCHÉS  MIGNONS. 

VOUS  pas  que ,  meurtrie  en  ce  monde ,  je  me  relè- 
verai dans  lautre,  où  tout  est  justice  selon  nos 
œuvres  ? 

—  C'est  parce  que  j'en  ai  la  conviction,  mon 
enfant,  que  je  vous  adjure  de  ne  pas  souiller  votre 
couronne  en  vous  laissant  tomber  dans  le  péché 
vulgaire  des  jalousies  furieuses  et  aveugles.  Plus 
je  vous  écoute,  et  plus  je  crois  reconnaître  que 
vous  méditez  de  vous  venger  d'un  homme  digne 
de  votre  pitié  bien  plus  que  de  votre  colère...  Re- 
prenez votre  narration ,  mais  évitez  de  vous  arrê- 
ter à  des  pensées  de  haine. . .  Songez  au  Christ ,  je 
vous  le  répéterai  toujours. 

—  Le  Christ  était  Dieu  !  murmura  la  pauvre 
femme  en  dévorant  des  larmes  qui  la  suffoquèrent. 

Après  un  court  silence,  madame  de  Ravenstein 
reprit  : 

—  J'aimai  M.  de  Fontac  avec  l'innocente  quié- 
tude de  mon  âge  ;  ses  regards  m'avaient  peu  à 
peu  fascinée  ;  la  douceur  de  sa  voix  m'avait  émue 
jusqu'au  fond  de  l'àme  ;  et  il  avait  joué  son  rôle  si 
noblement ,  ses  artifices  avaient  été  conduits  avec 
tant  de  science  et  de  naturel ,  sa  belle  nature  fai- 
sait tant  pour  lui,  que  je  lui  avais  voué  un  culte  à 
mon  insu,  avant  qu'il  m'eût  offert  son  amour.  Trop 
habile  pour  n'avoir  pas  lu  dans  mon  cœur,  il  avait 
su  deviner  en  même  temps  qu'une  fdle  de  ma  race 
et  de  mon  caractère  ne  se  livrerait  qu'au  pied  de 


CHAPITRE   V.  97 

l'autel  et  sous  la  bénédiction  du  prêtre.  Jetais 
sans  fortune,  et  le  vicomte  pouvait  prétendre  aux 
partis  les  plus  brillants.  Il  y  renonça...  Oui,  j"ai 
eu  ce  jour  de  triomphe.  Dieu  m'a  punie  par  l'or- 
gueil que  j'en  ai  ressenti  ;  et  cependant,  vous  le 
dirai-je?  le  souvenir  de  ce  jour  splendide  rayonne 
encore  sur  la  nuit  qui  m'enveloppe  et  me  laisse 
voir  comme  un  fantôme  le  bonheur  qui  m'a  fui. 

31.  de  Brionne  passa  son  mouclioir  sur  son 
front  trempé  de  sueur,  et  refoula  un  nouveau 
soupir  prêt  à  lui  échapper.  Madame  deRavenstein 
remarqua  l'émotion  de  son  compagnon  de  voyage, 
et  tressaillit  à  son  tour.  Après  un  court  silence 
elle  continua  : 

—  Si  M.  de  Fontac  consentit  à  m'épouser  pau- 
vre comme  j'étais,  c'est  qu'avant  tout  il  lui  fallait 
satisfaire  la  passion  que  je  lui  avais  inspirée.  Cet 
homme  a  une  volonté  terrible  qui  ne  recule  de- 
vant aucun  obstacle  ;  il  payerait  de  tout  son  sang 
une  vengeance,  et  de  toute  sa  fortune  un  caprice. 

<[  Enfin,  le  grand  jour  arriva;  quel  jour  de 
fête,  Seigneur  Dieu  !  Mon  père  était  ivre  de  joie, 
il  riait  et  pleurait  ;  il  serrait  ses  deux  enfants  con- 
tre son  cœur,  et  se  croyait  rajeuni  de  trente  ans. 
Mon  mari  ne  se  démentit  pas  un  instant;  sous  la 
chaîne  de  fleurs  qui  nous  unissait ,  je  le  trouvai 
tel  qu'il  m'était  apparu  dans  mes  rêves.  Thérèse 
et  sa  famille  jouissaient  sincèrement  du  bonheur 
1.  9 


98  LES    PÉCHÉS   MICKONS. 

que  le  ciel  semblait  renvoyer  à  ma  maison  déchue. 

<t  M.  de  Fontac  avait  raclieté  le  château  de  Ra- 
venstein  ,  et  nous  nous  y  étions  installés  aussitôt 
après  la  cérémonie  nuptiale.  Cette  surprise,  faite 
à  mon  vieux  père  avec  une  délicatesse  recher- 
chée, me  fît  voir  dans  mon  mari  l'ange  (jue  je 
devais  adorer  après  Dieu. 

<t  Nous  étions  à  la  fin  de  l'hiver ,  les  buissons 
commençaient  à  bourgeonner,  et  les  oiseaux  es- 
sayaient leurs  ailes  et  leurs  gosiers.  M.  de  Fontac 
me  proposa  de  passer  l'année  à  Herlisheim,  et  ce 
fut  avec  ravissement  que  j'acceptai  cette  offre. 
Thérèse,  ma  compagne  chérie,  venait  souvent  me 
voir,  et  ses  visites  devinrent  insensiblement  si 
fréquentes,  qu'elle  était  beaucoup  plus  au  châ- 
teau que  chez  elle.  Cette  observation,  je  l'ai  faite 
bien  tard  et  lorsqu'il  n'était  plus  temps  de  la  met- 
tre à  profit,  si  ce  n'est  j)Our  en  retirer  la  preuve 
de  ma  honte  et  de  mon  désespoir. 

<t  Nous  n'avions  pas  atteint  l'automne  que  j'é- 
tais maîtresse  du  secret  des  deux  coupables,  mais 
sans  avoir  toutefois  les  preuves  du  crime.  Oh  ! 
mon  père,  comment  exprimer  les  angoisses  de  la 
femme  légitime  et  vertueuse  qui  se  voit  trahie 
par  celui  dont  elle  a  fait  son  idole ,  et  par  celle 
dont  elle  avait  fait  son  ainie?  Comment  dé})cindre 
le  vide  affreux  qui  se  découvre  sous  elle ,  quand 
l'amour  et  l'amitié,  ces  deux  sentiments  sacrés, 


CHAPITRE   V.  99 

l'abandonnent  à  la  fois  en  déchirant  son  cœur?  Et 
j'ai  passé  par  toutes  ces  angoisses  !  Pendant  trois 
mois,  j'ai  eu  la  certitude  de  mon  infortune,  et  j'ai 
cherché  pendant  trois  mois  l'occasion  de  flétrir 
les  infâmes,  mais  ils  avaient  pour  eux  l'audace,  la 
ruse  et  la  dissimulation.  Le  mensonge  ne  leur 
coûtait  rien,  ils  s'en  faisaient  honneur  et  gloire; 
chose  étrange  ! 

u  Dans  ce  château,  abri  de  tant  de  vertus  au- 
trefois, régnait  alors  l'astuce  la  plus  infernale. 
D'un  côté,  M.  de  Fontac  et  sa  complice  mettaient 
en  jeu  toute  fourberie  pour  nous  tromper,  mon 
père  et  moi,  tandis  que  je  me  joignais  à  mon  père 
pour  déjouer  leurs  plans  et  éventer  leurs  projets. 
Si  bien  que  nous  étions  tous  plongés  dans  un  dé- 
dale de  tromperies,  de  linesses,  de  mensonges  à 
faire  rougir  Judas,  l'apôtre  maudit  ! 

<c  Après  dix  mois  de  mariage,  je  mis  au  monde 
un  pauvre  enfant  que  je  ne  croyais  jamais  pou- 
voir porter  à  terme,  tant  je  souffrais  du  fond  du 
cœur  au  fond  de  mes  entrailles.  A  quelques  jours 
de  là,  ma  délivrance  fut  complète,  car  les  vœux 
que  j'adressais  au  ciel  depuis  trois  mois  furent 
exaucés. 

t(  Couchée  dans  mon  lit  de  repos,  qu'entou- 
raient mon  mari,  mon  père,  Thérèse  et  deux 
gardes ,  je  cédai  à  un  affaiblissement  subit  et 
m'endormis  en  tenant  enti'e  mes  bras  le  fils  chéri 


100  LES   PÉCHÉS   MIGIVO.'VS. 

que  Dieu,  dans  sa  pitié,  venait  de  me  donner. 
Mon  père  avait  fait  rouler  son  fauteuil  à  mon 
chevet,  et  le  noble  vieillard,  épuisé  par  les  fati- 
gues morales  qu'il  avait  essuyées  dans  la  journée, 
ferma  mes  rideaux,  renversa  sa  tète  sur  les  cous- 
sins de  son  siège,  et  ne  tarda  pas  à  raïmiter. 
Thérèse  renvoya  les  gardes  qui,  ayant  besoin  de 
repos,  ne  se  firent  pas  prier,  et  bientôt  le  silence 
le  plus  profond  régna  dans  ma  cliambre  ;  cette 
chambre  était  voisine  de  celle  de  M.  de  Fontac, 
un  seul  cabinet  les  séparait.  Mon  sommeil  ne  fut 
pas  moins  lourd  que  d'habitude ,  des  songes  hi- 
deux le  tra^  ersèrent,  et  je  m'éveillai  bientôt.  Je- 
tant un  regard  autour  de  moi,  je  ne  vis  que  mon 
père  et  jnon  enfant,  tous  les  deux  endormis  ;  l'un 
tenait  ma  main  ,  l'autre  mon  sein.  Thérèse  et 
M.  de  Fontac  avaient  disparu. 

'(  Je  deuieurai  muette  et  immobile ,  retenant 
mon  souffle  à  m'étoulfcr.  Tout  à  coup  un  bruit  de 
voix  me  fit  tressaillir  ;  mais  ces  voix  étaient  si 
basses ,  et  les  mots  prononcés  l'étiiient  à  de  si 
grands  intcr\  ailes,  que  je  ne  pouvais  rien  définir. 
Jamais  sauvage  écoutant  les  bruits  de  la  plaine,  la 
joue  posée  contre  terre,  n'a  mis  à  saisir  les  sons 
qui  vibrent  à  son  oreille  les  soins  et  l'intelligence 
dont  je  lis  preuve  dans  cette  occasion.  De  même 
que  la  vue  se  fait  à  l'obscurité  et  triomphe  peu  à 
peu  des  ténèbres,  l'ouic  se  développa  chez  moi 


CHAPITRE   V.  101 

dans  des  proportions  surnaturelles.  A  me  voir 
penchée  sur  un  coude,  le  buste  hors  de  mon  lit, 
Tceil  hagard,  les  lèvres  entrouvertes  et  trem- 
blantes, les  cheveux  épars,  on  m"eût  prise  pour 
une  folle...  J'étais  folle  en  effet,  et  dans  ma  folie 
je  n'entendais  que  deux  bruits,  le  murmure  des 
voix  que  j'avais  reconnues ,  et  les  battements  de 
mon  cœur  qui  heurtaient  ma  poitrine  comme  au- 
tant de  coups  de  marteau. 

<t  Ne  pouvant  supporter  plus  longtemps  un 
supplice  aussi  atroce,  et  soutenue  par  ime  énergie 
surhumaine,  je  m'arrachai  de  mon  lit  et  me  traî- 
nai sur  le  tapis  de  la  chambre  jusqu'au  cabinet, 
où  des  mots  d'amour  insolents  et  odieux  frap- 
pèrent distinctement  mes  oreilles.  Animée  dune 
force  nouvelle,  et  poussée  par  la  furie  du  déses- 
poir, je  me  précipitai  sur  la  porte  de  la  chambre 
de  M.  de  Fontac,  et  cette  porte,  qui  n'était  que 
poussée,  cédant  sous  le  choc,  je  tombai  évanouie 
sur  le  parquet.  Mes  yeux  s'étaient  fermés  sur  le 
crime. . .  J'avais  vu  ! . . . 

«c  Mon  père,  presque  paralytique,  éveillé  en 
sursaut  par  le  bruit  de  ma  chute,  fut  tellement 
effrayé  de  ne  pas  me  voir  dans  mon  lit,  qu'il  se 
leva  tout  droit  et  marcha,  en  tâtonnant  les  murs, 
jusqu'à  la  place  où  M.  de  Fontac  et  sa  complice 
avaient  la  généreuse  pitié  de  me  donner  des  soins. 

!(  Ce  qui  se  passa,  je  n'ai  pas  voulu  le  savoir. 

9. 


102  LES  PÉCHÉS  MIGNONS. 

5Ia  vie  a  couru  les  plus  grands  dangers;  et  si 
j'existe,  cestpar  miracle,  Dieu  n'ayant  pas  voulu 
que  mon  enfant  fût  privé  de  son  seul  appui.  Mon 
père  me  fit  transporter,  dès  que  la  chose  fut  pra- 
ticable, dans  la  modeste  habitation  que  nous 
n'aurions  jamais  dû  quitter,  et  il  approuva  les  dé- 
marches que  je  fis  faire  pour  demander  mon  di- 
vorce. 

«  Les  preuves  ne  manquèrent  pas  à  la  justice, 
car  l'adultère  avait  été  commis  sous  le  toit  con- 
jugal. Le  jour  où  nous  reçûmes  l'acte  de  dissolu- 
tion, j'étais  encore  convalescente,  et  mon  père, 
que  tant  de  secousses  avaient  brisé,  rendit  sa  belle 
âme  au  Créateur.  Le  vieux  guerrier,  que  vingt 
blessures  et  les  labeurs  des  camps  n'avaient  pu 
abattre,  et  qui  avait  résisté  aux  orages  de  sa  pro- 
pre vie,  comme  le  roseau  résiste  aux  tempêtes, 
chancela  tout  à  coup  sans  résignation,  sans  éner- 
gie, sous  le  poids  de  mon  infortune,  et  tomba 
pour  ne  plus  se  relever. 

«t  M.  Kcller ,  déshonoré  par  son  propre  sang, 
obligé  de  maudire  l'enfant  sur  la  tête  duquel  il 
déposait  ses  plus  douces  espérances  et  ses  plus 
tendres  caresses,  était  venu  recevoir  le  dernier 
soupir  du  baron  de  Ravenstein ,  et  a>  ait  pleuré 
sur  la  main  défaillante  que  le  noble  vieillard  lui 
avait  tendue  en  signe  d'adieu  et  d'estime.  Ces 
deux  honunes,  frappés  d'un  même  coup,  déchi- 


CHAPITRE   V.  103 

rés  par  une  même  douleur ,  se  suivirent  de  près 
dans  la  tombe ,  et  les  cendres  de  mon  père  n'é- 
taient pas  encore  refroidies  que  la  cloche  funèbre 
d'Herlisheim  annonçait  le  deuil  dune  pauvre 
veuve ,  dès  ce  jour  réduite  à  une  affreuse  pau- 
vreté... 

—  Mon  enfant ,  interrompit  Tabbé ,  qui  avait 
prêté  une  religieuse  attention  au  douloureux  ré- 
cit de  madame  de  Ravensîein,  vous  ne  me  parlez 
pas  des  adieux  que  dut  vous  faire  votre  père  ;  ou  je 
me  tromperais  fort  sur  la  noblesse  de  son  caractère 
que  j'ai  sans  doute  justement  apprécié,  ou  il  a  dû 
vous  laisser  des  paroles  de  paix  et  de... 

—  Pardon,  certainement  oui!  il  me  répéta  plu- 
sieurs fois  que  je  ne  devais  plus  me  souvenir  d'un 
homme  qui  ne  m'était  rien,  puisque  la  loi  avait 
brisé  tous  nos  liens;  il  m'exhorta  comme  vous, 
au  nom  du  Christ,  à  dédaigner  linjure  qui  retom- 
bait tout  entière  sur  le  criminel;  il  attira  mon 
oreille  sur  ses  lèvres  que  glaçait  presque  lagonie, 
et  y  glissa  ces  mots  qui  trahissaient  de  trop  justes 
soupçons  :  u  Ma  fdle,  maintenant  que  tu  as  repris 
mon  nom,  je  te  quitte  avec  la  confiance  que  tu  le 
respecteras  en  chassant  de  ton  cœur  tout  souvenir 
de  M.  de  Fontac;  tu  ne  lui  garderas  ni  haine  ni 
amour,  car  il  doit  être  mort  pour  toi.  » 

—  Eh  bien  !  dit  Tabbé,  qu'avez-vous  répondu 
à  ces  sages  volontés  ? 


104  LES  PÉCHÉS   M1GN0!VS. 

—  Je  n"ai  répondu  que  par  des  larmes  ;  avant 
que  j'eusse  pu  fornuder  ma  pensée,  mon  père 
éprouvait  les  convulsions  qui  Font  emporté. 

—  Faites-moi  donc  la  réponse  que  vous  aviez 
préparée  pour  lui.  Du  ciel  on  entend  tout. 

—  Hélas!  mon  père,  ma  bouche  eût  trompé  le 
pauvre  mourant. 

—  Eh  quoi!  votre  ànie  serait-elle  encore  ou- 
verte à  la  haine  ? 

—  A  la  haine,  oui,  à  une  haine  implacable  et  à 
un  sentiment  plus  terrible  encore  ! 

—  Expliquez-vous,  vous  m'effrayez  !... 

—  Cette  àme,  dont  les  blessures  ne  se  fermeront 
jamais,  se  nourrit  à  la  fois  de  haine  et  d'amour. 

—  Je  ne  conq^^ends  pas,  nuirmura  le  chanoine 
atterré,  ou  plutôt  je  crains  de  comprendre  tout  à 
fait. 

■ — Ma  mère  était  Espagnole,  et  tout  son  sang 
s'est  révolté  dans  mes  veines...  Je  hais  cette 
femme  qui  est  là  devant  nous  et  qui  a  causé  mon 
désespoir  ;  je  la  hais  avec  horreur  !  et  je  suis  assez 
lâche  pour  aimer  encore  l'homme  qu'elle  a  dé- 
tourné de  ses  devoirs  et  qui  a  empoisonné  ma  vie; 
oui,  je  l'aime  à  travers  le  mépris  dont  je  le  cou- 
vre et  la  honte  dont  il  m'a  si  odieusement  enve- 
loppée... 

—  Assez!...  interrompit  sévèrement  M.  de 
Brionne,  assez  !  vous  blasphémez  ! 


CHAPITRE   V.  Î05 

—  Mon  père,  reprit  madame  de  Ravenstein, 
vous  êtes  un  serviteur  de  Dieu;  vous  ne  pouvez 
connaître  les  souffrances  que  j'endure,  voilà  poui^- 
quoi  vous  n'excusez  pas  mes  ressentiments,  et  ne 
comprenez  pas  les  horribles  violences  et  les  pen- 
chants bizarres  de  la  passion  qui  me  dévore.  Vo- 
tre belle  àme  est  plus  souvent  aux  pieds  du  Sei- 
gneur que  sur  cette  terre  de  douleurs;  vous  ne 
pouvez  que  me  blâmer,  et  cependant  !... 

—  Qui  vous  a  dit,  pauvre  femme,  que  j"aie  été  de 
tout  temps  à  Tabri du  malheur?. ..  répondit  labbé 
d'une  voix  chagrine  et  douce.  Ceux  que  la  grâce 
touche  dès  le  berceau  ne  sont  pas  des  hommes, 
ce  sont  des  anges...  Que  cette  grâce  soit  avec 
vous  ! . . . 

Il  y  avait  dans  ces  humbles  paroles  et  dans  la 
voix  qui  les  prononçait  une  résignation  et  un  ac- 
cent si  suaves,  et  tant  de  consolation,  que  madame 
de  Ravenstein  éprouva  un  ébranlement  dans  tout 
son  être.  Elle  regarda  M.  de  Rrionne  avec  éton- 
nement,  et  s'aperçut  seulement  alors,  à  la  lueur 
blafarde  des  lanternes  de  la  voiture,  du  change- 
ment qu'avaient  subi  les  traits  ordinairement  si 
placides  de  l'abbé.  Son  visage  réjoui  était  devenu 
pâle;  ses  yeux  évitaient  la  lumière;  et  brillaient 
comme  dans  un  accès  de  fièvre;  son  corps  sem- 
blait accablé  et  se  soutenait  avec  peine. 

—  Vous  ne  m'avez  pas  dit  ce  que  devinrent 


106  LES   PÉCHÉS  MIGÎVOSS. 

M.  de  Fontac  et  mademoiselle  Thérèse  pendant 
votre  procès  et  depuis  votre  divorce?  demanda  le 
chanoine  après  quelques  moments  de  silence. 

—  M.  Keller  avait  chassé  sa  fille  indigne  du 
toit  paternel,  et  elle  s'était  enfuie  avec  M.  de 
Fontac,  qui  Taurait  épousée,  si  la  loi,  dans  sa 
juste  sévérité,  n'avait  interdit  le  mariage  entre 
complices. 

—  La  coupable  passion  de  M.  de  Fontac  pour 
cette  malheureuse  fille  était  donc  aussi  tenace  que 
violente? 

—  Dieu  a  mis  le  châtiment  dans  le  crime; 
mais,  hélas  !  ce  châtiment  retombe  sur  moi  ;  car 
M.  de  Fontac  vit  sous  l'empire  de  cette  femme 
dissolue,  comme  un  esclave  sous  lœil  d'un  maître 
despote.  Il  l'aime,  il  en  est  fou ,  et  elle  le  gou- 
verne à  sa  guise,  le  châtiant  ou  le  caressant  à  son 
gré.  Quelquefois  il  secoue  sa  chaîne,  et,  revenant 
aux  instincts  de  son  naturel,  il  oublie  son  tyran 
pour  courir  à  de  nouveaux  caprices.  Sa  maîtresse, 
alors,  trop  habile  pour  s'opposer  de  front  à  des 
volontés  qui  seraient  impétueuses  et  pourraient 
la  détrôner,  lui  laisse  toute  liberté,  attend  pa- 
tiemment que  l'infidèle  soit  lassé,  et  lorsqu'elle 
prévoit,  avec  un  art  merveilleux,  la  fin  d'un  nou- 
veau règne ,  elle  se  pose  en  souveraine  et  punit 
sans  pitié  son  sujet  révolté.  Jamais  cette  femme 
sans  cœur  n'adressa  un  reproche  à  son  amant, 


CHAPITRE   V.  107 

jamais.  Sa  tactique  est  de  laisser  croire  qu'elle 
ignore  les  infidélités  qu'elle  subit.  Cependant 
toutes  les  démarches  de  M.  de  Fontac  lui  sont 
connues  ;  son  système  d'espionnage  est  tellement 
bien  conçu  et  mis  en  œuvre,  que  rien  ne  lui 
échappe;  ce  serait  à  croire  qu'elle  vit  dans  sa 
pensée  !  Si  j'eusse  pu  me  dégrader  à  ce  point,  si 
j'eusse  pu  avilir  le  vieil  orgueil  de  mon  père,  j'au- 
rais, comme  cette  femme,  retenu  mon  mari  dans 
ma  dépendance  et  mon  amour.  Car,  en  dépit  de 
ses  infidélités  et  de  ce  qu'il  appelle  ses  fredaines, 
celle  qu'il  aime  au  fond  du  cœur,  c'est  Thérèse. 
C'est  pour  elle  qu'il  s'est  à  peu  près  ruiné. 
- —  Ruiné  !  s'écria  le  chanoine. 

—  Ne  faut-il  pas  à  mademoiselle  Kcller  un 
ti'ain  de  grande  dame?  et  ne  doit-elle  pas  cacher 
sa  honte  sous  l'or  et  le  velours,  dans  le  tourbil- 
lon de  ces  fêtes  impures,  où  des  créatures  aban- 
données du  ciel  promènent  leurs  fronts  insolents 
et  leur  facile  vertu  ? 

—  Mais  madame  de  Certènes  m'a  dit,  et  son 
notaire  m'a  répété  que... 

—  Patience,  mon  père,  nous  arriverons  tout  à 
l'heure  à  madame  la  baronne  de  Certènes,  ré- 
pondit madame  de  Ravenstein  avec  dédain. 

—  Quoi  !  vous  connaissez  la  baronne? 

—  Mieux  que  vous ,  hélas  !  et  trop  pour  son 
honneur. 


108  LES    PÉCHÉS   SIIG^ONS. 

—  Que  dites-vous  là  ?  Une  femme  du  premier 
mérite  ! 

—  Patience  !  mon  père. 

—  Pauvre  Marie  !  murmura  Tabljé. 

—  De  qui  parlez-vous,  mon  père? 

'  —  De  mademoiselle  de  Verneuil. . .  de  ce  pauvre 
enfant  sacrifié  ! 

—  Plaignez-la...  plaignez-nous,  et  priez  Dieu 
afin  qu'il  détourne  de  sa  tète  la  foudre  qui  m"a 
frappée.  Je  tremble  pour  son  sort  qui  peut  res- 
sem])ler  au  mien.  31.  de  Fontac  est  à  peu  près 
ruiné,  connue  je  vous  l'ai  dit.  Ses  terres  sont  cou- 
vertes d'hypothèques,  il  doit  les  deux  tiers  de  sa 
fortune ,  et  a  dernièrement  emprunté  à  de  gros 
intérêts  des  sommes  considérables  qui  auront  servi 
à  faire  les  frais  de  son  second  mariage  et  à  payer 
de  larges  complaisances.  Je  connais  un  usurier 
vis-à-vis  duquel  il  est  fortement  engagé,  et  qui, 
selon  toute  apparence,  le  dévorera  tout  entier. 
M.  de  Fontac  ne  pouvait  refaire  sa  fortune  que 
par  un  brillant  mariage,  et  mademoiselle  de  Ver- 
neuil est  sa  victime. 

—  Tant  de  perversité  chez  un  seul  honnne  ! 
murmura  le  chanoine  ;  suis-je  bien  éveillé? 

—  Il  est  possible  que  mademoiselle  Marie  ait 
fait  quelque  impression  sur  le  cœur  inconstant  de 
M.  de  Fontac,  je  l'afTirmerais  mèm<;  au  besoin  : 
car.  par  une  alliance  bizarre  du  noble  et  de  lin- 


CHAPITRE   V.  109 

fàme ,  cet  homme  est  trop  grand  pour  se  vendre 
purement  et  simplement.  Il  aura  trouvé  belle  la 
jeune  cloîtrée  qu'on  lui  a  offerte;  il  aura  trouvé 
du  piquant  dans  cette  aventure  nouvelle,  et  les 
conseils  de  ses  amis  débauchés  auront  fait  le  reste; 
car  ces  amis  si  parfaits  seront  ravis  de  pouvoir 
puiser  à  pleines  mains  dans  son  immense  fortune 
acquise  par  un  contrat,  et  gaspillée  en  peu  de 
temps  comme  son  patrimoine.  Quelques  mois 
après  la  mort  de  M.  Relier,  Thérèse,  que  sa  mère 
avait  accueillie  pendant  Tune  des  froideurs  de  son 
amant ,  tant  il  y  a  de  miséricorde  dans  le  cœur 
maternel,  mit  au  monde  une  fille,  et,  sitôt  après 
ses  rclevailles,  sur  un  avis  de  M.  de  Fontac,  elle 
s'évada  de  nouveau  et  ne  reparut  plus  à  Herlis- 
heim,  où  elle  avait  laissé  son  enfant. 

—  Avez-vous  supporté  avec  courage  la  présence 
de  votre  ennemie  à  Herlisheim  ? 

—  Je  m'étais  retirée  à  Berlin  à  la  mort  de  mon 
père,  de  graves  intérêts  m'appelant  dans  cette 
ville  ;  j'eus  donc  à  remercier  le  ciel  de  ne  m'avoir 
pas  mise  en  face  de  mon  bourreau. 

—  Qu'est  devenu  ce  pauvre  petit  être  aban- 
donné? 

—  Il  doit  exister,  c'est  une  fille  qui,  dit-on, 
promet  d'être  aussi  belle  que  sa  mère...  Dieu 
la  protégera  sans  doute,  en  l'appelant  à  lui,  si 
son  cœur  contient  le  germe  de  ces  vices  qui 

LES  PÉCHÉS  MIGNONS,    i.  10 


110  tES   PÉCHÉS   MIGIVONS. 

ont  empoisonné  ma  vie  !  Elle  s'appelle  Hélène. 

—  Hélène  !  sécria  l'abbé ,  quoi  !  cette  char- 
mante petite  fille  que  j'ai  vue  hier,  si  douce  et  si 
mignonne  ? 

—  C'est  elle. 

—  Mais  madame  Keller  m"a  dit  être  sa  mère , 
et  m'a  caché... 

—  Sa  honte,  on  le  comprend.  M.  de  Fontac  a 
envoyé  chaque  année  à  Herlisheim  une  somme 
quelconque  pour  subvenir  à  l'entretien  de  sa  fille  ; 
mais  madame  Keller  a ,  chaque  année ,  renvoyé 
cet  argent  à  sa  source  impure.  La  pauvre  femme, 
plongée  dans  un  affreux  dénùment,  a  soutenu  un 
procès  qui  est  venu  lui  arracher  son  dernier  mor- 
ceau de  pain  en  l'obligeant  à  faire  le  voyage  de 
Paris.  Ce  procès  n'a  aucun  rapport  à  Thistoire  qui 
nous  occupe,  et  je  n'en  connais  pas  bien  l'ori- 
gine. Thérèse  n'est  pas  revenue  h  Herlisheim 
depuis  4814;  elle  a  cependant  fait  le  tour  de 
l'Europe  avec  son  amant  magnifique.  On  parle 
de  sa  beauté  comme  d'une  merveille.  Les  jeunes 
gens  le  plus  à  la  mode  n'ont  pas  assez  d'encens  à 
lui  jeter.  Elle  a  l'esprit  d'un  ange  et  l'âme  d'un 
démon. 

—  Est-elle  au  moins  fidèle  à  M.  de  Fontac? 

—  On  la  dit  inaccessible  à  toute  séduction. 
Oui,  celte  femme  qui  a  bu  toute  honte,  et  qui 
passe  effrontément  partout,   n'a   d'amour  que 


CHAPITRE   V.  111 

pour  celui  qu'elle  tient  enchaîné  à  ses  genoux. 

—  Et  croyez-vous  que ,  concentrant  les  accès 
de  jalousie  que  doivent  lui  inspirer  les  infidélités 
de  cet  esclave,  elle  puisse  apprendre  sans  trouble 
et  sans  fureur  le  mariaae  de  M.  de  Fontac? 

—  Non  certes  ;  elle  redoutera  des  liens  légi- 
times ;  car  elle  craindra  de  se  heurter  à  la  volonté 
de  M.  de  Fontac  qui  n'osera  peut-être  pas  affron- 
ter ,  deux  fois  et  à  la  face  du  monde ,  le  scandale 
d'une  nouvelle  séparation.  Je  crois  donc  que, 
maîtresse  du  secret  du  vicomte ,  elle  ferait  tout 
pour  combattre  ses  pi'ojets.  J'avais  pensé  à  cette 
femme  avant  de  venir  à  vous,  mais  il  répugnait 
à  ma  délicatesse  et  à  ma  fierté  d'avoir  une  si  vile 
créature  à  mon  service. 

—  Et  vous  avez  bien  fait...  Serait-il  indiscret 
de  vous  demander  par  quel  heureux  retour  de 
fortune  vous  vous  trouvez  dans  l'aisance  où  je 
vous  vois? 

—  L'un  de  mes  oncles,  qui  avait  beaucoup  né- 
gligé mon  père  avant  mon  mariage,  mourut  à 
Berlin  quelques  jours  après  le  jugement  qui  pro- 
nonçait mon  divorce,  et  me  laissa  toute  sa  for- 
tune, espérant  par  là  apporter  quelques  adoucis- 
sements à  mon  chagrin.  Je  n'ai  pas  gardé  un 
denier  de  la  dot  que  m'avait  reconnue  mon  mari. 
La  fortune  dont  je  jouis  est  considérable  ;  elle 
mettra  mon  fils  à  même  de  ne  rien  devoir  à  son 


112  LES   PÉCHÉS  MIGNONS. 

père,  qui  ne  s'est  d'ailleurs  jamais  occupé  de  lui. 

—  Eh  quoi  !  mauvais  père  aussi  ? 

—  Je  devine  que  sa  maîtresse  l'aura  adroite- 
ment et  obstinément  détourné  de  son  enfant,  dans 
la  crainte  d'un  retour  qui  lui  eût  été  funeste. 

—  Et  comment  se  fait-il  que  le  jeune  Faust,  fils 
de  madame  Keller,  m'avez-vous  dit,  soit  à  votre 
service  ? 

—  La  livrée  qu'il  porte  est  un  déguisement,  le 
métier  qu'il  fait  n'est  pas  le  sien  ;  cette  histoire , 
un  peu  longue,  se  rattache  à  celle  de  madame  de 
Certènes,  que  j'ai  le  temps  de  vous  raconter  d'ici 
à  la  première  poste.  Il  faut  bien  que  je  vous  dise 
aussi  à  quel  heureux  hasard  je  dois  de  vous  con- 
naître, mon  bon  père. 

—  Oui  :  mais  ce  sera  pour  plus  tard ,  car  le 
moment  d'agir  est  venu. 

—  Je  suis  à  vos  ordres. 

—  Vous  voulez  m'aider  à  sauver  mademoiselle 
de  Verneuil,  n'cst-il  pas  vrai? 

—  C'est  mon  désir,  c'est  mon  devoir  en  sœur 
chrétienne. 

—  Consentez-vous  à  vous  laisser  guider  par 
moi  en  tout  et  pour  tout? 

• —  En  tout  et  pour  tout. 

—  Etes-vous  parfaitement  sûre  de  la  discrétion 
et  du  zèle  de  Faust? 

—  J'en  réponds. 


CHAPITRE   V.  115 

—  Vous  me  promettez  de  nouveau  de  ne  recu- 
ler devant  aucune  de  mes  propositions  ? 

—  J'en  fais  serment. 

—  Veuillez  tirer  le  cordon,  s'il  vous  plaît. 
Madame  de  Ravenstein  obéit  aussitôt,  et  Faust 

se  pencha  vers  Tune  des  portières. 

—  Arrêtez,  dit  M.  de  Brionne,  et  descendez. 
Le  postillon  arrêta  ses  chevaux,  qui  marchaient 

mollement. 

—  Mon  ami,  dit  l'abbé  au  jeune  Alsacien,  sui- 
vons-nous de  près  la  voiture  qui  nous  a  dépassés 
en  quittant  Paris? 

—  Oui,  monsieur,  elle  est  à  cinq  minutes  tout 
au  plus  ;  nous  entendons  souvent  les  grelots. 

—  Sommes-nous  loin  d'un  relais? 

—  Nous  y  arrivons. 

—  Aussitôt  que  nous  aurons  dépassé  le  pro- 
chain relais,  vous  ferez  fouetter  ferme,  afin  de 
joindre  cette  voiture  qui  est  à  quatre  places ,  je 
crois. 

—  C'est  un  landau. 

—  Et  quand  vous  serez  en  mesure  de  la  cou- 
per, vous  la  couperez  ;  puis,  profitant  du  ralen- 
tissement de  l'attelage,  vous  sauterez  à  la  bride 
des  chevaux  et  arrêterez  court.  Il  va  sans  dire 
que  vous  aurez  prévenu  notre  postillon,  et  que 
vous  donnerez  deux  louis  à  celui  que  vous  aurez 
arrêté,  ainsi  qu'au  nôtre, 

iO. 


114  LES   PÉCHÉS   MIGNONS. 

—  C'est  entendu,  répondit  résolument  le  jeune 
homme,  qui  consultait  madame  de  Ravenstein 
du  regard  pendant  que  l'abbé  parlait. 

—  Madame,  veuillez  remettre  un  peu  dor  à 
cet  honnête  garçon  ;  vous  m'avez  tellement  pris 
à  l'improviste ,  que  je  n"ai  pas  six  deniers  dans 
ma  poche. 

—  Faust  a  tout  ce  qu'il  lui  faut,  répondit  ma- 
dame de  Ravenstein. 

—  Vous  direz  au  postillon  de  la  voiture  en 
question  que  vos  maîtres  ont  rencontré  une  con- 
naissance, et  veulent  lui  parler;  s'il  ne  se  fâche 
pas,  vous  viendrez  ouvrir  la  portière  de  ladite 
voiture,  et  celle  de  la  nôtre. 

—  Et  s'il  se  fâche  ? 

—  Vous  tiendrez  les  chevaux  la  main  haute  et 
ferme. 

—  Soyez  tranquille. 

—  Allez ,  mon  garçon ,  soyez  persuadé  que  je 
ne  vous  fais  pas  commettre  une  vilaine  action. 

Le  coupé  de  madame  de  Ravenstein  repartit, 
et  les  deux  voyageurs  qu'il  portait  n'échangèrent 
pas  un  mot  jusqu'au  relais.  Chacun  d'eux  était 
absorbé  par  ses  réllexions. 

Aussitôt  que  les  nouveaux  chevaux  furent  at- 
telés, ils  se  précipitèrent  à  la  voix  du  postillon, 
qui  fit  claquer  son  fouet  comme  s'il  eût  conduit 
un  enipcrcur.  Bientôt  le  coupé  quittant  le  pavé 


CHAPITRE   V.  115 

pour  la  terre,  on  entendit  le  roulement  du  landau 
qui  marchait  grand  train. 

Au  même  moment,  une  ombre  glissa  sur  les 
vitres  de  face  du  coupé.  C'était  Faust  qui  descen- 
dait de  son  siège  et  se  posait  tout  droit  sur  le 
marchepied. 

—  Vous  n'avez  vu ,  comme  moi ,  qu'une  per- 
sonne dans  la  voiture?  demanda  l'abbé. 

—  Thérèse  est  seule,  répondit  madame  de  Ra- 
venstein ,  qui  frissonnait  d'impatience  et  d'émo- 
tion. 

—  A  merveille ,  répliqua  froidement  le  cha- 
noine. 

On  entendit  le  galop  cadencé  des  chevaux  du 
landau ,  le  coupé  courant  toujours  sur  un  côté  de 
la  route.  On  eût  dit  que  les  deux  postillons 
s'étaient  donné  le  mot  pour  brûler  le  pavé;  ils 
détalaient  avec  une  effrayante  vitesse,  et  celui  de 
madame  de  Ravenstein  jurait  à  faire  trembler  les 
vitres ,  ce  dont  l'abbé  témoignait  un  grand  cha- 
grin. 

Peu  à  peu,  cependant,  le  coupé  gagnait,  et  sa 
légèreté  seule  lui  donnait  l'avantage ,  car  le  pos- 
tillon assurait  que  le  landau  marchait  à  quatre 
chevaux.  Enfin,  une  masse  noire  apparut  dans 
les  ténèbres,  et  tout  à  coup  les  lanternes  de  la 
voiture  que  nos  voyageurs  poursuivaient  jetèrent 
leurs  rayons  dans  le  coupé  de  madame  de  Raven- 


116  LES   PÉCHÉS   MIGNONS. 

stein,  dont  les  chevaux  donnèrent  trois  vigoureux 
coups  de  collier  et  prirent  la  tête. 

Au  moment  où  les  deux  voitures  dédoublaient, 
l'attelage  de  madame  de  Ravenstein  se  jeta  de 
côté,  et  le  postillon  du  landau,  se  voyant  traversé, 
poussa  un  épouvantable  juron  ;  avant  qu'il  eût 
pu  reprendre  le  galop ,  Faust  s'élança  aux  rênes 
des  chevaux  de  volée,  et  les  arrêta  d'un  coup  sec 
avec  un  poignet  de  fer.  Les  chevaux,  en  se  cabrant 
sur  place,  enlevèrent  le  courageux  jeune  homme, 
qui ,  sans  lâcher  prise ,  retomba  sur  ses  pieds  et 
fit  reculer  le  landau. 


VI 


Pour  l'intelligence  des  faits  de  cette  histoire,  il 
faut  que  nous  revenions  au  personnage  qui  doit  y 
jouer  le  premier  rôle  ;  nous  prions  donc  le  lecteur 
de  se  reporter  au  moment  où  31.  de  Fontac  quitta 
Tabbé  de  Brionne  pour  monter  dans  son  cabriolet. 

Aussitôt  que  mademoiselle  Marthe  eut  refermé 
la  grille,  le  vicomte  s'élança  légèrement  dans  sa 
voiture ,  prit  les  rênes ,  et  dès  que  le  domestique 
fut  installé  à  son  côté ,  le  cheval ,  qui  partit  au 
grand  trot,  remonta  la  rue  jusqu'au  Luxembourg 
et  descendit  rapidement  la  rue  de  Tournon. 

Alors  le  colloque  suivant  s'établit  entre  le  maître 
et  le  laquais. 


118  LES   PÉCHÉS   MIGNONS. 

—  Vous  devez  être  gelé,  Antoine? 

—  De  fait,  la  nuit  est  rude  ;  mais  on  a  vu  plus 
dur  que  ça...  et  puis  je  ne  suis  pas  resté  long- 
temps les  bras  eroisés. 

—  Je  le  devine,  si  vous  avez  été  partout. 

- —  Oui,  M.  le  vicomte,  partout,  et  un  peu  vite... 
C'est  un  crâne  cheval  que  ce  normand  ;  nous  n'en 
avons  pas  eu  de  sa  force  depuis  que  je  suis  au 
service  de  monsieur. . .  Voyez  comme  il  nous  en- 
lève. 

—  C'est  vrai,  Philip  ne  m"a  pas  volé.  Il  aura 
eu  une  distraction...  Ainsi  vous  avez  été  chez 
madame  de  Certènes? 

—  Oui,  monsieur;  la  femme  de  chambre  de 
madame  la  baronne ,  à  qui  j'ai  remis  la  lettre  ,  est 
revenue  me  dire:  u  Très-bien!  )>  ni  plus  ni  moins, 
et  j'ai  attendu  une  demi-heure  avant  de  pouvoir 
emporter  ces  deux  mots. 

—  C'est  la  seule  réponse  que  je  désirais  avoir. 
En  sortant  de  chez  madame  de  Certènes,  vous 
êtes  allé  rue  Saint-George? 

—  Oui,  monsieur  ;  j'ai  dit  à  madame  que  vous 
étiez  retenu  pour  affaires  <•(  que  vous  ne  tarderiez 
pas  à  arriver. 

—  Bien.  Y  avait-il  déjà  du  monde? 

—  Je  n'ai  vu  que  trois  ou  quatre  voitures  de- 
vant la  porte. 

—  Enfin,  dit  le  vicomte  après  une  pause  et  avec 


CHAPITRE   VI.  110 

une  légère  hésitation,  vous  êtes  passé  rue  du 
Croissant? 

—  Oui,  monsieur,  répondit  le  domestique  d'un 
ton  presque  boudeur. 

—  Et  vous  avez  trouvé  bon  visage  ? 

—  Ce  M.  Cantelou  est  Ihomme  le  plus  poli  du 
monde;  il  n'a  fait  que  sourire  pendant  ma  longue 
visite. 

—  C'est  une  excellente  créature. 
- —  Pas  trop  ! 

—  Un  peu  juif;  mais  enfin,  vous  me  rapportez 
le  portefeuille? 

—  Oui,  monsieur,  je  vous  le  rapporte,  mais 
efflanqué,  mais  vide! 

—  Comment? 

—  Il  serait  plus  facile  de  mettre  au  trot  le 
cheval  du  Pont-Neuf  que  de  tirer  un  éeu  de  ce 
cancre. 

Le  vicomte ,  qui  avait  déjà  pris  la  rue  de  Seine , 
tourna  bride  et  se  jeta  dans  la  rue  Dauphine,  en 
faisant  siffler  son  fouet. 

—  Vous  vous  trompez  de  chemin ,  monsieur, 
dit  le  valet,  nous  nous  allongeons  d'un  quart 
d'heure. 

—  Soyez  tranquille,  je  connais  Paris  aussi  bien 
que  vous. 

—  Monsieur  ne  va  donc  pas  rue  Saint-George? 

—  Non...  rue  du  Croissant. 


120  LES    PÉCHÉS    MIGNONS. 

—  Mais  le  grigou  sera  couché,  personne  ne 
vous  ouvrira. 

—  Quand  je  devrais  enfoncer  la  porte,  il  faut 
que  j'entre...  Voulez-vous  que  je  couche  à 
Paris? 

—  Au  fait  essayons,  et  si  monsieur  veut  enfon- 
cer la  porte,  j'en  suis. 

—  Avez-vous  bien  expliqué  ma  position ,  An- 
toine ? 

—  J'ai  remis  la  lettre  de  monsieur,  et  j'ai 
ajouté  tous  les  détails  nécessaires.  Ce  vilain 
homme  m'a  rendu  la  lettre  et  le  billet. . .  je  vous 
rapporte  l'une  et  l'autre. 

—  Et  qu'avez-vous  dit  à  ce  Cantelou? 

—  J'avais  envie  de  l'éreinter ,  et  je  l'aurais  fait 
comme  il  n'y  a  qu'un  Dieu,  si  je  n'avais  craint  de 
gâter  les  affaires  de  monsieur. 

— Vous  avez  eu  raison. . .  et  de  quels  fagots  vous 
a-t-il  payé? 

—  D'anciens. 

—  Il  vous  a  bien  répondu  quelque  cliose ,  c'est 
le  moins? 

—  Il  n'a  pas  soufflé  mot.  Je  ne  sais  pas  de 
quelle  couleur  sont  ses  paroles. 

—  Mais  alors  qu'a-t-il  fait? 

—  Il  a  ri,  il  a  branlé  la  tête,  et  il  m'a  rendu 
vos  papiers.  J'ai  cru  qu'il  était  muet,  et  je  me  suis 
retiré. 


CBAPITRE   VI.  121 

—  Et  en  sortant  de  cliez  ce  cuistre ,  qu'étes- 
vous  devenu? 

—  Je  suis  allé  commander  les  chevaux. 

—  Pour  quelle  heure? 

—  Pour  deux  heures  précises  cette  nuit,  ren- 
dus rue  dAnjou-Saint-Honoré,  20,  à  la  porte  de 
madame  de  Certènes. 

—  Vous  les  avez  demandés  en  mon  nom? 

—  Et  avec  votre  passe-port,  oui,  monsieur. 

—  Après? 

—  Je  suis  passé  à  l'hôtel,  et  j'ai  fermé  la  malle 
de  voyage. 

—  Vous  n'avez  donc  rien  ouhlié,  et  tout  serait 
pour  le  mieux  si  vous  aviez  réussi  rue  du  Croissant? 

—  A  rimpossihle  nul  n'est  tenu,  monsieur,  on 
n'est  pas  parfait. 

• —  Je  ne  vous  reproche  rien. 

—  Monsieur  est  trop  juste. 

Le  vicomte  et  le  domestique  se  turent,  et  le 
silence  de  la  nuit  ne  fut  plus  trouhlé  que  par  le 
cabriolet,  qui,  vivement  entraîné,  effleurait  à 
peine  les  pavés,  tout  en  y  semant  des  étincelles. 
Après  avoir  traversé  le  marché  Saint-Eustache,  le 
vicomte  attaqua  la  rue  Montmartre  sans  ralentir 
l'allure  de  son  cheval,  qui  trottait  à  fond.  Enfin, 
se  jetant  à  droite,  M.  de  Fontac  enfila  cette  allée 
bourbeuse  et  ténébreuse  qui  se  nomme  la  rue  du 
Croissant,  sans  doute  pour  faire  niche  à  la  lune, 
d.  H 


122  lES   PÉCHÉS   MFGNOIVS. 

qui  ne  s'y  montre  pas  plus  que  le  soleil.  Arrivé  au 
milieu  de  cette  ruelle  infecte,  Antoine  se  pencha 
en  avant  et  dit  à  son  maître  : 

—  C'est  ici. 

A  la  lueur  tremblante  dun  réverbère  assez 
éloigné ,  le  vicomte  essaya  de  déchiffrer  le  nu- 
méro 15 ,  et  lorsqu'il  en  fut  venu  à  bout ,  il  sauta 
sur  le  pavé,  saisit  à  deux  mains  le  marteau  d'une 
porte  cochère  d'assez  bonne  apparence,  et  le 
laissa  retomber  deux  fois  sur  son  enclume,  de 
façon  à  réveiller  tout  le  quartier. 

Rien  ne  bougea. 

—  Ils  sont  sourds  et  muets  dans  cette  baraque, 
dit  le  domestique  avec  un  flegme  imperturbable. 

Le  vicomte  souleva  encore  le  marteau  et  frappa 
trois  coups  à  faire  courir  toute  une  patrouille. 
Même  silence. 

—  Quand  monsieur  aura  cassé  le  marteau, 
reprit  le  valet,  nous  tirerons  des  coups  de  pistolet 
aux  fenêtres,  ce  sera  toujours  un  moyen  de  faire 
un  peu  de  bruit. 

—  Ah  !  gredin!  murmura  M.  de  Fontac. 

Et  il  battit  la  charge  sur  la  misérable  porte , 
aussi  bravement  qu'un  tambour  à  trois  chevrons. 

Un  petit  volet,  coupé  en  forme  de  sabord, 
s'entrouvrit  lentement  au-dessus  de  la  tète  du 
vicomte,  et  une  voix  chevrotante  cria  prudem- 
ment de  rintérieur  : 


CHAPITRE  VI.  125 

—  Qui  est  là? 

—  M.  Cantelou?  dit  le  vicomte. 

—  M.  Cantelou  est  couché  il  y  a  beau  temps... 
N'est-ce  pas,Toinette,  que  le  bourgeois  est  couché? 

—  Belle  question!...  répondit  sur  un  tonrau- 
que  la  dame  interpellée.  Brrr!  quelle  fraîcheur! 

—  C'est  ce  que  j'ai  répondu,  repartit  doucette- 
ment la  première  voix  en  refermant  le  volet. 

—  Les  pistolets  de  M.  le  vicomte  sont  dans  la 
caisse,  dit  très-haut  le  domestique;  je  vois  que 
nous  serons  obligés  d'en  venir  à  mon  idée. 

Le  volet  se  rouvrit  immédiatement,  mais  nos 
visiteurs  naperçurent  pas  face  humaine. 

—  Et,  au  fait,  que  lui  voulez-vous  à  M.  Cante- 
lou? demanda  le  récalcitrant  gardien  de  la  maison. 

—  Prenez  ma  carte  et  portez-la-lui,  répondit 
le  vicomte  en  élevant  le  bras  et  se  haussant  sur  la 
pointe  des  pieds,  il  vous  dira  si  vous  devez 
m'ouvrir. 

Une  main  sèche,  attachée  à  un  bras  eflilé 
comme  une  patte  de  grue,  flotta  le  long  du  mur 
et  prit  la  carte  que  M.  de  Fontac  avait  accompa- 
gnée d'une  pièce  de  cinq  francs. 

Cinq  minutes  après,  les  verrous  de  la  porte 
cochère  tombaient  devant  le  vicomte,  qui,  en 
passant  devant  le  concierge ,  reçut  son  coup  de 
bonnet  et  ses  humbles  excuses. 

—  Si  j'avais  cru  avoir  l'honneur  de  parler  à 


124  LES   PÉCHÉS    MIGNONS. 

M.  le  vicomte,  je  ne  laurais  pas  fait  attendre.  Il 
faut  m'excuser,  je  ne  suis  dans  cette  maison  que 
depuis  un  mois ,  et  je  ne  connais  pas  encore  tout 
mon  monde...  Le  patron  est  sévère  et...  Prenez 
garde  à  la  première  marche!  Faut  vous  dire... 
— M.  Cantelou  demeure  toujours  au  cinquième? 

—  Au  sixième,  s'il  vous  plaît.  C'est  une  manie, 
un  homme  si  riche  !  On  ne  le  dirait  pas  à  sa  dé- 
pense ;  c/est,  du  reste ,  la  pâte  du  hon  Dieu  ;  mais 
quant  à  la  finance,  c'est  reganlaiit  en  diable!... 
Que  voulez-vous ,  chacun  son  péché  !  Par  ici , 
par  ici,  M.  le  vicomte...  Chacun  a  son  chacun  , 
et  sauf  votre  respect ,  vous  devez  avoir  aussi  le 
vôtre  ? 

—  Quoi  ? 

—  Le  vôtre. 

—  Le  mien,  quoi? 

—  Votre  péché... 

• —  Je  vous  en  céderais  cinquante  par  jour. 

—  Ce  ne  serait  pas  de  refus... 

—  Ah  çà  !  est-ce  au  ciel  ou  an  galetas  que  nous 
montons? 

—  C'est  vrai  que  le  bourgeois  loge  au  diable , 
dit  sournoisement  le  portier  ;  nous  ne  sommes  en- 
core qu'au  quatrième...  C'est  comme  je  disais  à 
Toinette  (Toinette,  c'est  ma  femme),  nous  avons 
tous  notre  mauvais  lot  ;  moi,  par  exemple,  je  suis 
un  peu  bavard,  ça  se  voit... 


CHAPITRE   VI.  123 

—  Et  ça  s'entend,  surtout...  Oui!  arrêtons- 
nous  ;  je  suffoque. 

— Par  ici,  M.  le  vicomte. . .  dame  !  nous  arrivons. 

—  C'est  donc  une  tour  de  Notre-Dame  que 
votre  escalier? 

—  Ce  n'est  pas  tout  à  fait  si  haut  ;  mais  c'est 
mieux  tenu  ;  quatre-vingt-neuf  marches  irrépro- 
chables, comme  la  conscience  de  madame  Toinette 
Vincent,  mon  épouse. 

—  Dieu  merci,  nous  voici  sous  les  toits. 

—  Aussi,  sommes-nous  arrivés.  Par  ici,  mon- 
sieur, par  ici...  là...  Je  vas  frapper,  puis  j'irai 
vous  attendre  à  rétage  au-dessous...  J'entends  le 
bourgeois...  Bonne  chance,  M.  le  vicomte,  ajouta 
tout  bas  le  portier  en  faisant  un  sourire  moitié 
mielleux,  moitié  goguenard  ;  bonne  chance  ! 

—  C'est  vous,  Vincent?  demanda  une  voix  gla- 
pissante. 

—  Oui ,  monsieur,  c'est  moi...  moi  et  la  visite. 
Une  clef  tourna  deux  fois  dans  la  serrure ,  puis 

deux  verrous  roulèrent  dans  leurs  anneaux ,  et  la 
porte  pivota  majestueusement  sur  ses  gonds. 

Le  concierge  ayant  déjà  montré  ses  talons ,  le 
vicomte  se  trouva  seul  en  face  d'un  petit  homme 
qu'éclairait  à  peine  la  lumière  mourante  d'une 
veilleuse,  posée  au  fond  d'une  grande  chambre 
sur  un  bureau  à  cylindre. 

—  Je  suis  charmé  et  honoré,  M.  le  vicomte,  de 

H. 


126  -       LES   PÉCHÉS   MIGRONS. 

faire  votre  connaissance,  dit  le  petit  homme  en 
s'inclinant,  mais  sans  livrer  passage. 

—  Moi  de  même,  M.  Cantelou  ;  je  regrette  seu- 
ement  d'avoir  interrompu  votre  sommeil. 

Et  le  vicomte  porta  le  haut  du  corps  en  avant 
pour  manifester  lintention  qu'il  avait  d'avancer. 

— ■  Tout  hon  négociant  ne  doit  dormir  que  d'un 
œil,  le  mieux  serait  de  ne  pas  dormir  du  tout  ;  je 
n'ai  donc  que  du  plaisir  à  vous  voir,  monsieur, 
et  j'en  aurai  infiniment  à  vous  entendre.  En  quoi 
puis-je  vous  servir? 

Et  le  petit  homme  ne  rompit  pas  dune  semelle. 

' —  Je  vous  avouerai  qu'il  gèle  à  dix  degrés  dans 
la  rue,  reprit  M.  de  Fontac,  et  à  douze  sur  votre 
palier;  vous  me  servirez  donc  beaucoup  en  me 
laissant  aller  jusqu'à  votre  cheminée. 

Ce  disant,  le  vicomte  écarta  d'une  main  ferme, 
mais  sans  rudesse,  le  maître  du  logis,  et  il  péné- 
tra dans  rappartement. 

—  Je  suis  désolé  que  mon  feu  soit  mort,  repar- 
tit le  petit  homme  en  poursuivant  les  talons  de 
son  hôte. 

—  Il  est  mort,  c'est  le  mot,  et  du  diable  s'il 
ressuscite  jamais. 

M.  de  Fontac,  qui  s'était  armé  dune  pelle  pour 
fouiller  les  cendres,  dans  l'espoir  d'y  trouver  un 
tison ,  l'abandonna  sur  le  carreau ,  et  frissonna  de 
la  tête  aux  pieds  en  s'écriant: 


CHAPITRE  VI.  127 

—  Vous  logez  dans  une  glacière,  mon  cher 
M.  Cantelou,  c'est  à  ny  pas  tenir. 

Deux  mots  ici  :  l'un  sur  le  maître,  l'autre  sur 
l'appartement. 

M.  Pierre  Cantelou  est  un  homme  d'une  taille 
exiguë  et  de  mine  éveillée.  La  tète,  large  à  la 
base,  se  termine  en  tronc  de  cône.  Son  visage  est 
pâle  et  maladif,  sa  bouche  est  démesurément 
grande  ;  son  nez ,  charnu ,  droit  et  long ,  est  effilé 
comme  un  bec  d'oiseau.  Ses  cheveux  sont  affreu- 
sement brouillés  sur  sa  tète  toujours  nue.  Ses 
yeux  sont  vifs,  petits,  malins,  sournois  ;  ses  tem- 
pes, fortement  déprimées,  relèvent  son  front  en 
bosse  ;  ses  oreilles  sont  longues,  étroites  et  collées 
au  cercle  des  joues;  ses  bras  sont  longs,  ses  mains 
fines  et  mignonnes;  sa  voix,  dans  les  sons  les  plus 
graves,  atteint  encordes  notes  aiguës  d'un  fausset 
criard  qui  outrage  à  la  fois  et  l'oreille  et  les  nerfs. 

La  toilette  de  M.  Cantelou  est  à  l'avenant  de 
son  physique.  Il  est  enveloppé  d'un  épais  gilet  de 
laine  rayé  rouge  et  bleu,  qui  couvre  la  haute  cein- 
ture d'une  culotte  de  peau,  agrafée  au-dessous 
des  genoux  et  d'un  jaune  terne  et  sale  ;  les  longs 
bas  qui  viennent  se  raccorder  à  cette  culotte  sont 
noirs  et  en  bourre  de  soie.  Quelle  que  soit  la  gros- 
sièreté de  leur  tricot,  ils  ne  parviennent  guère  à 
enfler  les  mollets  de  M.  Cantelou,  qui  semble 
monté  sur  un  compas.  Les  jambes  de  ce  petit 


128  LES  PÉCHÉS  MIGNONS. 

homme  ont  un  succès  prodigieux  dans  tout  le 
quartier  qu'elles  arpentent;  il  n"est  sorte  de  quoli- 
bets dont  on  ne  les  habille  ;  là  on  les  compare  à 
deux  fumerons,  ici  à  deux  becs  de  bécasse,  plus 
loin  à  deux  triques,  si  bien  qu'il  a  fallu  beaucoup 
de  temps  à  l'opinion  pour  lui  donner  un  nom  de 
guerre  définitif.  En  1818,  en  dépit  de  quelques 
récalcitrants,  qui  appelaient  encore  M.  Cantelou 
le  père  Bécasse,  les  commères  et  les  polissons 
avaient  entraîne  le  suffrage  universel,  et  le  petit 
homme  ne  répondait  plus  quau  sobriquet  de  père 
Fumeron.  On  devine  que  les  bas  noirs  avaient  ffiit 
prévaloir  cette  expression.  Si  la  jambe  était  me- 
nue, le  pied  ne  Tétait  pas,  car  les  souliers  du  père 
Fumeron  auraient  presque  chaussé  Charlemagne; 
ils  sont  ferrés,  cloués,  chevillés,  doublés  et  radou- 
bés, ces  imperméables  souliers,  comme  s'ils  eus- 
sent dû  mettre  à  la  voile  pour  le  nouveau  monde. 
Ce  sont  de  vrais  bateaux  ! 

Une  longue  lévite  ,  autrefois  vert- pomme  , 
alors  bleu  clair,  coiu'onnée  par  un  collet  large  de 
deux  doigts,  couvre  ce  curieux  accoutrement,  et 
rase  les  chevilles  de  M.  Cantelou.  Lorsque  cet  es- 
timable Parisien  veut  sortir,  il  couvre  son  chef  de 
l'un  de  ces  vénérables  tricornes  dont  les  fripiers 
cossus  font  étalage ,  de  nos  jours  encore  ;  et  ce 
tricorne,  qui  a  sans  doute  orné  le  front  d'un  gro- 
gnard du  Directoire ,  repose  avec  une  majesté 


CHAPITRE    VI.  129 

bouffonne  sur  les  cheveux  blondasses  du  père 
Fumeron.  Disons,  en  passant,  que  parmi  ces  che- 
veux blonds,  si  l'on  trouve  un  cheveu  blanc,  à 
coup  sûr  on  n'en  saurait  trouver  deux.  Et  cepen- 
dant, M.  Cantelou  est  âgé  de  cinquante  à  cin- 
quante-cinq ans,  qu'il  porte  vertement. 

La  pièce  envahie  par  31.  de  Fontac  avait  la 
forme  d'un  pentagone  ;  les  murs  était  blanchis  à 
la  chaux;  trois  chaises  de  cuisine  dont  Tune  per- 
dait paille,  un  vieux  fauteuil  Louis  XV  dont  lu- 
trecht  antique  était  rapiécé  avec  du  drap  garance, 
un  grand  bureau  à  cylindre  en  bois  de  chêne, 
armé  d'excellentes  serrures  ,  verrouillé  comme 
une  porte  de  prison  et  lourd  conmie  une  bom- 
barde, un  méchant  lit  sans  rideaux,  un  morceau 
de  glace  sans  cadre,  une  immense  carte  routière 
de  France  et  de  Navarre  avec  gîtes  détape,  collée 
à  la  muraille;  une  énorme  armoire  en  chêne 
comme  on  en  voit  dans  tous  les  ménages  de 
fermiers;  une  cheminée  en  tout  temps  sans 
feu,  une  cruche  pleine  d'eau,  et  une  veilleuse 
tremblotante  pour  toute  lumière,  tels  étaient  les 
meubles  de  cette  chambre,  située  sous  les  com- 
bles d'une  maison  qui  rapportait,  bon  an,  mal  an, 
au  père  Fumeron ,  son  propriétaire ,  une  somme 
ronde  de  douze  mille  francs,  tous  frais  payés. 

M.  Cantelou  est  Normand,  et  voici  son  his- 
toire, si  ce  qu'on  nous  en  a  dit  est  vrai  :  son  père 


130  1,ES   PÉCHÉS   MIGNOîTS, 

était  un  roulier  des  environs  de  Valognes  en  Nor- 
mandie, qui,  en  91,  se  fit  conimissionner  pour 
traîner  quelques  pièces  de  canon  à  Tarmée  du 
Nord.  A  cette  époque,  nos  lecteurs  savent  ou  ap- 
prendront que  le  corps  du  train  dartillerie  n'étant 
pas  créé,  nos  canons  étaient  menés  à  l'ennemi  par 
entreprise.  On  imagine  combien  ce  système  de- 
vait être  ruineux  pour  l'Etat  et  profitable  aux  en- 
trepreneurs ;  chaque  campagne  faisait  la  fortune 
de  ces  bons  citoyens,  et  l'ex-roulier  ne  se  fit  pas 
faute  d'empocher.  II  s'en  acquitta  même  avec  tant 
de  zèle,  que,  dès  93,  on  le  trouva  assez  riche 
pour  lui  faire  rendre  gorge  en  lui  coupant  le  cou. 
Le  fils  Cantelou ,  qui  était  en  92  dans  l'âge  des 
passions,  et  menait  bon  train  les  écus  de  son  ver- 
tueux père ,  se  vit  arrêté  tout  à  coup  dans  sa 
joyeuse  existence,  d'abord  par  les  saisies  de  la 
meilleure  des  républiques,  puis  par  une  juste 
frayeur  de  la  charrette  nationale.  Son  plan  fut 
bientôt  conçu  et  il  l'exécuta  sans  délai.  Ramassant 
tout  ce  que  son  père  avait  laissé  de  monnaie  et 
d'assignats,  il  fit  acheter  sous  main  des  biens  d'é- 
migrés, et  affecta,  quant  à  lui,  de  mener  une  vie 
de  gueux.  Jamais  avare  ne  fut  plus  serré  dans  sa 
dépense  que  le  jeune  Cantelou  ;  ses  plaisirs,  sa 
nourriture ,  son  logement,  son  costume  auraient 
tout  au  plus  suffi  à  un  anachorète.  Il  s'était  placé 
chez  un  négociant ,  où  sa  ponctualité ,  sa  belle 


CHAPITRE   VI.  131 

écriture  et  son  aptitude  lui  valurent  des  appoin- 
tements sur  lesquels  il  trouvait  moyen  de  prêter 
à  la  petite  semaine. 

De  là  naquit  cette  manie  de  thésauriser  dont 
notre  homme  ne  sut  plus  se  défaire,  et  qui  s'ac- 
crut de  jour  en  jour.  De  calculée  qu'était  son  ava- 
rice, elle  devint  habitude,  et  nature,  et  besoin. 
Quand  le  gouvernement  de  Robespierre  tomba,  le 
commis  Cantelou  se  hasarda  à  faire  un  négoce 
pour  son  compte,  et  il  exploita  la  gloire  impériale, 
en  se  faisant  marchand  d'hommes. 

M.  Cantelou  établit  son  quartier  général  à  Col- 
mar,  dans  cette  vaillante  Alsace  qui  a  donné  tant 
de  guerriers  à  la  patrie  ;  et,  de  ce  poste,  il  ache- 
tait la  vie  de  ces  pauvres  jeunes  gens  qui,  pour 
quelques  centaines  de  francs  dont  ils  soulagent 
souvent  leur  famille,  vont  se  ranger  sous  les  dra- 
peaux et  mourir  sous  le  canon. 

Nul  ne  sait  quels  énormes  bénéfices  M.  Cante- 
lou a  retirés  de  son  industrie;  mais  on  suppose 
que  sa  fortune  est  prodigieuse.  Fidèle  à  son  sys- 
tème de  dissimulation,  et  toujours  frappé  de  la  fin 
tragique  de  son  père,  il  a  constamment  acheté, 
sous  main,  de  belles  et  bonnes  propriétés  qui  font 
de  lui  une  sorte  de  marquis  de  Carabas  ;  et  il  ne 
pense  au  temps  de  ses  premières  économies  qu'en 
frissonnant,  car  ses  dépenses,  si  sévères  qu'elles 
fussent  alors,  lui  semblent  de  monstrueuses  pro- 


152  LES    PÉCHÉS   MIG\0!VS. 

digalités  au  jour  où  je  vous  ai  fait  faire  sa  con- 
naissance, bon  lecteur. 

Depuis  1812,  M.  Cantelou  a  quitté  Calmar,  où 
on  avait  voulu  le  lapider ,  pour  venir  s'établir  à 
Paris,  dans  Tune  de  ses  maisons.  Quoique  moins 
productif  sous  la  restauration  que  sous  Tempire, 
le  négoce  de  chair  humaine  donnait  encore  dho- 
norables  bénéfices ,  et  le  petit  homme  de  la  rue 
du  Croissant  avait  imaginé  de  joindre  à  sa  spécia- 
lité quelques  affaires  courantes  d'usure  qu'il  avait 
deux  façons  de  diriger,  l'une  en  grand,  l'autre  en 
détail.  Il  appelait  opérer  en  grand,  pi'êter  aux 
jeunes  gens  de  condition,  et  acheter  les  terres  des 
malheureuses  familles  qui ,  de  la  Lorraine  et  de 
l'Alsace,  s'expatriaient  pour  les  fabuleuses  con- 
trées de  l'Amérique.  Quant  à  ce  qu'il  appelait  le 
détail,  c'était  tout  bonnement  la  petite  semaine 
sur  gage. 

—  On  vous  trouvera  gelé  dans  quelques  heu- 
res, dit  encore  le  vicomte  en  redressant  le  premier 
collet  de  son  carrick  pour  garantir  ses  oreilles,  et 
assurant  son  chapeau  sur  sa  tète  au  lieu  de  se  dé- 
couvrir. 

—  Hélas  !  monsieur,  le  bois  est  si  cher,  que  les 
pauvres  ne  peuvent  plusse  chauffer...  C'est  une 
rude  privation  ! 

—  La  chandelle  est  également  hors  de  prix,  à 
(.e  que  je  vois? 


CHAPITRE   vr.  153 

—  Lodeur  du  suif  m'incommode,  et  n'ayant 
pas  le  moyen  d'acheter  une  lampe  qui  me  serait 
bien  utile,  je  m'éclaire  avec  celte  veilleuse.  Ah  ! 
rhiver  est  une  triste  saison  ! 

—  M.  Cantelou,  puisque  j'ai  troublé  votre  som- 
meil, je  ne  consentirai  pas  à  être  longtemps  in- 
discret, et  je  n'abuserai  pas  de  votre  nuit. 

—  Abusez,  M.  le  vicomte,  abusez,  je  me  mets 
à  vos  ordres...  Mais  avant,  veuillez  vous  asseoir, 
s'il  vous  plaît. 

—  Merci  !  merci  !  mordieu  !  je  vous  demande- 
rai, au  contraire,  la  permission  de  vous  parler  en 
marchant ,  il  faut  être  d'airain  pour  ne  pas  figer 
sur  place  dans  vos  appartements. 

Le  père  Fumcron  laissa  tomber  un  sourire  va- 
niteux sur  ses  membres  grêles ,  s'assit  dans  son 
fauteuil  et  roula  ses  pouces.  Dans  cette  pose,  on 
Teût  volontiers  pris  pour  un  singe. 

—  Mon  domestique  est  passé  chez  vous  dans 
la  soirée,  à  ce  qu'il  m'a  dit?  continua  M.  de 
Fontac. 

—  Mais  oui,  monsieur,  j'ai  eu  l'honneur  de  le 
recevoir. 

—  Et  il  vous  a  remis  une  lettre  de  ma  part  ? 
Le  père  Fumeron  hocha  la  tête  du  haut  en  bas, 

et  baissa  les  yeux  d'un  air  tartufe. 

—  Cette  lettre  contenait  un  billet  à  ordre... 

—  Et  j'ai  eu  l'avantage  ou  plutôt  le  chagrin 
1.  12 


134  LES   PÉCHÉS   MIG!VO?fS. 

de  VOUS  retourner  l'une  et  l'autre,  interrompit  le 
négociant. 

—  Les  voici,  repartit  le  vicomte  en  ouvrant  un 
portefeuille,  j'espère  bien  que  vous  allez  reprendre 
ce  billet,  et  me  compter  les  vingt  mille  francs 
dont  j'ai  besoin. 

— Vingt  mille  francs,  marmotta  le  petit  liomme, 
vingt  mille  francs  ! . . . 

Puis  il  fit  un  sourire  qui  menaça  ses  oreilles, 
grâce  à  la  dimension  formidable  de  sa  bouche. 

—  Quand  je  vous  dis  qu'il  me  faut  ces  vingt 
mille  francs,  c'est  qu'il  me  les  faut,  et  sans  bargui- 
gner davantage...  Allons,  mettez  la  clef  au  coffre  ; 
je  devrais  être  déjà  parti. 

—  Ah  çà!  monsieur,  dit  d'une  voix  atrocement 
criarde  le  négociant ,  me  prenez-vous  pour  un 
faux  monnayeur,  par  hasard?  et  pensez-vous 
que  ma  misérable  retraite  puisse,  exprès  pour 
vous,  se  meubler  comme  les  caves  de  la  Banque  de 
France? 

—  Écoutez-moi,  mon  cher  M.  Cantelou,  et  ne 
me  faites  pas  répéter  ce  que  je  vais  vous  dire, 
parce  que  j'ai  peu  de  temps  à  perdre.  Je  vous  vois 
aujourd'hui  pour  la  première  fois ,  mais  je  vous 
connais  depuis  longtemps,  et  l'opinion  que  je  m'é- 
tais faite  sur  votre  compte  n'était  pas  exagérée  ; 
j'en  ai  acquis  la  certitude  par  mes  yeux.  Vous  êtes 
riche  comme  un  nabab. 


CHAPITRE    VI.  13S 

L'usurier  trépigna  et  s'agita  dans  son  fauteuil 
tout  en  levant  les  yeux  au  ciel. 

—  Harpagon  est  un  prodigue  près  de  vous,  tant 
vous  êtes  avare,  et  cuistre,  et  pingre. 

Le  père  Fumeron  essaya  de  rougir,  mais  en 
vain;  il  en  prit  son  parti  et  devint  vert  pâle. 

—  Je  vous  prie  de  garder  vos  airs  empesés  et 
vos  finasseries  pour  les  croquants  et  les  rempla- 
çants que  vous  grugez  ;  je  vous  autorise  presque 
à  faire  de  la  diplomatie  avec  mon  valet  de  cham- 
bre ,  lorsqu'il  vous  demande  de  l'argent  en  mon 
nom;  mais,  lorsque  je  vous  fais  l'honneur  de  venir 
vous  voir  et  de  vous  parler  en  face,  vous  n  avez 
que  deux  choses  à  faire  :  ouvrir  vos  tiroirs  et 
compter,  le  tout  sans  dire  un  mot. 

Le  père  Fumeron  fit  faire  un  quart  de  conver- 
sion à  son  fauteuil,  introduisit  une  clef  dans  un 
tiroir  et  l'ouvrit.  Le  vicomte,  qui  se  promenait  à 
grands  pas  ,  s'arrêta  devant  le  secrétaire  et 
ses  regards  plongèrent  dans  le  tiroir;  il  vit 
deux  pistolets  douillettement  posés  sur  du  co- 
ton. Avant  que  l'usurier  eût  allongé  la  main 
sur  ces  armes,  M.  de  Fontac  les  saisit  et  les  mit 
gravement  dans  la  poche  de  côté  de  son  car- 
rick;  après  ce  il  recommença  à  arpenter  la 
chambre,  en  tapant  du  talon  fort  et  ferme,  afin 
de  se  réchauffer  ;  tout  en  se  livrant  à  ce  salutaire 
exercice,  il  continua  son  discours,  donnant  une 


136  LES   PÉCHÉS   MIGNONS. 

médiocre  attention  à   la  mine  défaite  du  petit 
homme. 

—  Je  vous  disais  donc  que  si  vous  n'aviez  volé 
que  mon  seul  patrimoine,  vous  seriez  riche,  car 
jetais  fort  riche,  moi,  avant  d'avoir  fait  votre  es- 
timable connaissance,  et  qu'ayant  ruiné  cent  fa- 
milles, vous  deviez  être  cent  fois  riche. 

—  M.  le  vicomte,  je  suis  un  pauvre  négociant 
que  les  faillites  ont  mis  sur  le  fumier  ;  je  n'ai  ja- 
mais volé,  j'ai  gagné  ma  vie  à  la  sueur  de  mon 
front  jusqu'à  ce  jour,  et... 

— ■  Ah  !  vous  n'appelez  pas  voler  prêter  à  cin- 
quante pour  cent?  Brisons  là.  Pendant  mes  der- 
niers procès,  vous  avez  abusé  de  mes  besoins,  et 
m'avez  grugé...  Vous  avez,  de  cette  façon,  pris 
hypothèque  sur  mes  deux  terres  de  Beauce,  et 
ces  hypothèques... 

—  Dépassent  de  quelque  peu  la  valeur  réelle. . . , 
interrompit  d'un  ton  larmoyant  le  père  Fumeron. 

—  Comme  vous  dites...  Les  dernières  avances 
que  vous  m'avez  faites  sont  épuisées;  il  me  faut,  à 
l'instant  même,  vingt  mille  francs;  reprenez 
ce  billet  de  vingt-cinq  mille  :  c'est  de  l'or  en 
barres. 

—  Et  quelle  garantie  me  donnercz-vous,  M.  le 
vicomte?  vous  n'avez  plus  rien  au  soleil,  hélas  ! 

—  Ma  parole,  vilain;  n'est-ce  pas  assez? 

—  C'est  assez  dans  le  monde,  mais  dans  le  com- 


CHAPITRE    V[.  157 

merce,  M.  le  vicomte,  c'est...  c'est  bien  léger, 
vous  le  savez? 

—  Il  faut  avoir  beaucoup  de  courage  pour  ne 
pas  vous  étrangler,  le  savez-vous,  31.  Cantelou? 

—  Je  sais  bien  que  je  suis  en  bonne  et  noble 
compagnie,  et  vous  ne  m'effrayez  pas,  si  méchant 
que  vous  vouliez  le  paraître. 

— Vos  vingt-cinq  mille  francs  vous  seront  payés 
le  lendemain  de  mon  mariage. 

—  Quel  mariage? 

—  Ne  savez-vous  pas  que  j'épouse  mademoi- 
selle de  Verneuil?  et  ne  m'avez-vous  pas  déjà 
avancé  cinquante  mille  francs  sur  cette  affaire? 

—  C'est  bien  ce  dont  j"ai  lame  navrée;  votre 
mariage  ne  va-t-il  pas  être  rompu? 

—  Qui  vous  a  dit  cela?  s'écria  M.  de  Fontac  en 
faisant  deux  grands  pas  sur  l'usurier. 

—  La  rumeur  publique...,  balbutia  le  petit 
homme  épouvanté  ;  l'un  de  mes  clients  m'en  par- 
lait dans  ce  sens  aujourd'hui  même. 

■ —  Son  nom  ? 

—  C'est  une  femme. 

—  Et  qui  s'appelle? 

—  Madame  de  Ravenstein ,  dit  le  père  Fume- 
ron  avec  une  malice  ferme  et  assurée. 

—  Vous  avez  vu  madame  de  Ravenstein?... 
vous  l'avez  vue  ici?...  aujourd'hui? 

—  Oui. 

12. 


138  LES   PÉCHÉS   MIGNONS. 

—  Et  elle  vous  a  dit  que  mon  mariage  serait 
rompu? 

—  Elle  m'en  a  donné  sa  parole. 

—  Cette  femme  me  perdra  ! . . .  murmura  le  vi- 
comte, elle  fera  rompre  mon  mariage,  comme 
elle  l'a  dit. . .  clic  me  perdra  !  elle  me  perdra  ! 

Puis  tournant  brusquement  sur  les  talons  , 
M.  de  Fontac  s'avança,  d'un  bond,  sur  le  négo- 
ciant, et  lui  cria  d'une  voix  sourde  : 

—  Allons  vite,  au  lieu  de  vingt  mille  francs, 
donne-m'en  quarante,  misérable...  fais  vite,  fais 
vite. 

—  Mais  vous  n'y  pensez  pas,  M.  le  vicomte,  ré- 
pondit le  père  Fumeron  mort  de  peur;  c'est  au 
moment  où  vous  massurez  ([ue  madame  de  Ra- 
venstein  vous  perdra  que  vous  me  demandez  une 
somme  aussi  forte? 

—  Paye,  ou  je  t'étrangle,  scélérat!  hurla  le  vi- 
comte qui,  comprimant  le  cou  du  petit  homme 
entre  ses  mains  nerveuses,  faillit  l'étouffer  du 
premier  coup. 

M.  Cantelou  éleva  les  deux  bras  en  signe  de  dé- 
tresse; et  lorsque  M.  de  Fontac  l'eut  relâché,  il 
lui  montra  une  feuille  de  papier  timbré,  puis 
l'écritoirc,  et  lui  fit  signe  d'écrire;  enfin,  ouvrant 
un  énorme  portefeuille,  il  en  tira  trente  bil- 
lets de  banque  qu'il  remit  à  son  terrible  débi- 
teur. 


CHAPITRE  VI.  159 

—  Je  VOUS  ai  demande  quarante  mille  francs, 
ce  me  semble?...  dit  le  vicomte.  Tenez,  savez- 
vouslire? 

Et  il  lui  montra  une  obligation  de  cinquante 
mille  francs;  puis,  comme  l'usurier  tournait  et 
retournait  son  portefeuille,  les  larmes  aux  yeux, 
le  vicomte  le  lui  arracha  des  mains,  y  fouilla, 
éparpilla  sur  le  bureau  toutes  les  valeurs  qu'il 
contenait,  compléta  les  quarante  billets  de  mille 
francs  dont  il  avait  besoin,  et  sortit  de  la  chambre 
sans  jeter  un  coup  dœil  au  malheureux  Cantelou 
qui  s'était  évanoui. 

Se  débarrassant  des  obséquieuses  politesses  qui 
l'attendaient  au  quatrième  étage,  le  vicomte  des- 
cendit les  marches  quatre  à  quatre,  et  se  jeta  dans 
son  cabriolet. 

—  Où  va  monsieur?  demanda  Antoine. 

—  Rue  Saint-George. 

Après  dix  minutes,  le  cabriolet  du  Aicomte  s'ar- 
rêta devant  une  belle  maison  de  la  rue  Saint- 
George  ;  deux  fdes  de  voitures  de  maître  tenaient 
le  pavé.  M.  de  Fontac,  le  pied  sur  le  seuil  delà 
maison,  dit  à  son  domestique  : 

—  Il  est  deux  heures  cinq  ;  dans  une  heure, 
barrière  d'Enfer  avec  le  briska,  prêt  à  marcher. 
Les  chevaux  en  votre  nom,  n'oubliez  pas  cette 
précaution. 

Le  vicomte  s'élança  sur  le  tapis  d'un  bel  esca- 


140  LES  PÉCHÉS   MIGIVONS. 

lier  inondé  de  lumière,  orné  d'arbustes  et  de 
fleurs,  chargé  de  jeunes  femmes  et  de  jeunes  ca- 
valiers qui  le  gravissaient  ou  le  descendaient, 
suivis  de  livrées  éclatantes. 


VII 


Il  y  avait  grand  rout  cette  nuit-là  chez  Thérèse 
Keller;  rout  complet,  non  pas  dans  l'acception 
aristocratique  de  ce  mot,  passé  du  vocabulaire 
anglais  dans  le  nôtre,  mais  dans  le  plus  haut  style 
de  cette  jeunesse  affamée  de  luxe  et  de  plaisir, 
qui  s'endort  quand  le  soleil  se  lève  et  s'éveille 
quand  le  soleil  se  couche.  Thérèse  Keller  était 
arrivée  de  Berlin  dans  la  matinée,  et,  huit  jours 
avant  de  quitter  l'Allemagne,  elle  avait  adressé 
des  invitations,  afin  de  solennisersa  prise  d'hiver, 
à  tout  ce  que  Paris  contenait  de  raffiné,  de  clin- 
quant, de  merveilleux  et  de  renommé. 


142  LES   PÉCHÉS   MIG1V0^S. 

<(  La  vicomtesse  a  rhonneur  de  vous  inviter  à 
son  rout  du  4  7  décembre. 
«  On  soupera. 

«  Rue  Saint-George,  20,  à  Paris. 

<<  Berlin,  9  décembre  1818.  » 

Telles  étaient  la  formule  et  la  contexture  des 
lettres  d'invitation  qui  amenèrent,  dans  les  salons 
de  Thérèse ,  dès  onze  heures  de  nuit ,  cinquante 
jeunes  femmes  d'une  éclatante  beauté,  et  environ 
soixante  cavaliers  du  choix  le  plus  exquis. 

Avant  de  dessiner  les  principaux  traits  de  cette 
société  originale,  avant  de  lire  sur  le  front  de  ces 
femmes  parées  de  diamants  et  de  velours ,  avant 
de  nous  mêler  à  ces  groupes  d'élégants  qui  se 
croisent,  s'entraînent,  se  dispersent,  se  rejoignent 
et  ne  s'envoient  que  des  sourires,  hâtons-nous 
d'achever  le  portrait  de  Thérèse  Relier,  que  le  lec- 
teur connaîtrait  imparfaitement  si  nous  lui  lais- 
sions les  seuls  renseignements  de  madame  de  Ra- 
venstein. 

Thérèse  n'est  connue  à  Paris  que  sous  le  nom 
de  la  vicomtesse.  On  devine  l'origine  de  ce  titre. 
L'amie  ingrate  de  mademoiselle  de  Ravenstein,  la 
complice  criminelle  de  M.  de  Fontac,  ne  pouvant 
épouser  son  amant ,  dédaigne  de  porter  illégale- 
ment son  nom,  et  se  contente  et  se  fait  gloire  du 
simple  titre  de  vicomtesse  que  ses  connaissances , 


CHAPITRE   VII.  143 

ses  amis,  ses  rivales,  ses  adorateurs,  que  son 
monde,  enfin ,  lui  a  décerné  d'une  seule  voix. 

Et  en  vérité,  quelle  tête  couronnée,  reine,  du- 
chesse ,  marquise ,  comtesse  ou  baronne ,  semble 
plus  digne  de  ses  fleurons  que  celle  de  cette  belle 
jeune  fille,  lopprobre  de  sa  famille,  la  gloire  du 
démon  ?  Laideur  morale ,  beauté  physique  !  Lai- 
deur par  tous  les  vices ,  beauté  idéale  par  toutes 
les  perfections  ! 

Jalousie  impétueuse  ou  rampante  et  dissimulée, 
haine  impitoyable,  finesse  et  fourberie,  ingrati- 
tude et  méchanceté,  amour  de  panthère  et  coquet- 
terie vaporeuse,  orgueil,  insolence,  le  cœur  de 
cette  femme  renferme  tout  cela  :  la  gangrène,  en 
le  rongeant,  n'y  a  laissé  que  des  plaies  ! 

Chose  étrange  !  Thérèse  Keller,  qui  a  tous  les 
mauvais  instincts ,  et  qui  livre  son  âme  aux  pas- 
sions les  plus  désordonnées,  nourrit  cette  àme 
d'une  vertu  tellement  rare ,  qu'elle  est  lapanage 
des  honnêtes  femmes.  Elle  n'a  aimé  qu'une  fois, 
d'un  amour  adultère  il  est  vrai  ;  mais  dans  le 
tourbillon  qui  emporte  ses  années  de  jeunesse  et 
de  fraîcheur,  dans  cette  vie  semée  de  désordres  et 
d'impiétés ,  elle  est  demeurée  fidèle  à  M.  de  Fon- 
tac ,  elle  l'aime  plus  que  tout  ;  plus  que  le  luxe  et 
le  plaisir,  plus  que  le  jeu,  la  coquetterie,  la  mé- 
chanceté ,  la  danse  et  l'orgie  et  la  folie  ;  plus  que 
le  vice  !  elle  le  préfère  à  tous  les  pimpants  dandjs 


144  LES   PÉCHÉS    MIGNONS. 

qui  Tont  obsédée  de  leur  opulente  galanterie;  elle 
la  toujours  aimé  avec  délire,  avec  fureur  ;  et  les 
infidélités  passagères  de  cet  amant  privilégié,  tout 
en  faisant  pleurer  la  fière  courtisane,  n'ont  pas 
lassé  cet  amour  qui  fait  le  triomphe  du  vicomte  et 
le  désespoir  de  ses  rivaux. 

Cette  constance  est  une  énigme  pour  le  monde 
dissolu  que  hante  la  vicomtesse  ! 

Thérèse  est,  par-dessus  tout,  comédienne.  Il 
ne  faut  pas  l'étudier  longtemps  pour  apprécier 
son  mérite  dramatique  ;  elle  eût  brillé  dans  tous 
les  rôles  et  sur  notre  première  scène.  Ses  poses 
sont  naturellement  nobles  ;  son  front  est  hautain  ; 
sa  démarche  est  ferme,  assurée,  aisée,  élégante; 
et  son  visage,  aussi  fin  que  mobile,  exprime  avec 
une  rapidité  surprenante  les  émotions  qui  la 
tourmentent  sans  paix  ni  trêve. 

Voyez-la,  cette  jeune  femme,  voyez-la  pendant 
que  tout  son  corps  repose  nonchalamment  étendu 
sur  un  divan  qui  tient  le  milieu  du  salon  dont  elle 
est  reine  ;  ses  cheveux  blonds,  nattés  à  l'espagnole 
en  trois  larges  tresses,  mêlent  leurs  reflets  bril- 
lants aux  vives  couleurs  dont  le  tapis  est  semé. 
Cette  chevelure  magnifique  n'est  pas  chargée  d'or- 
nements ;  Thérèse  laisse  l'or,  les  perles  et  le  corail 
aux  beautés  du  second  ordre;  elle  brille  de  son 
éclat  naturel ,  et  sa  coquetterie  ne  se  sert  que  des 
armes  dont  Satan  l'a  pourvue.  Sa  robe  en  lame  de 


CHAPITRE   VII.  145 

Chine  à  grands  ramages  est  d'un  prix  fou.  Ses 
épaules  apparaissent  blanches ,  frémissantes ,  ar- 
rondies, délicates,  et  n'afïiclient  pas  cette  inso- 
lente impudeur  dont  toute  femme  perdue  se  fait 
gloire.  Ses  bras  nus  semblent  avoir  été  découpés 
par  le  ciseau  d'un  grand  maître  dans  le  marbre  le 
plus  pur.  Un  sang  riche  et  chaud  coule  dans  les 
réseaux  de  veines  bleues  ou  rosées  qui  courent  à 
fleur  de  peau,  et  animent  cette  délicieuse  créature. 
Ses  mains  sont  petites,  eflîlées;  ses  pieds,  perdus 
dans  de  petits  souliers  de  moire  blanche,  sont 
trahis  par  des  bas  de  soie  à  grands  jours  qui  lais- 
sent voir  leur  blancheur  satinée  et  leur  cambrure 
voluptueuse. 

De  face  ou  de  profil ,  le  visage  de  Thérèse  ar- 
rête, fixe, anime  et  enivre  les  plus  froids  regards; 
son  front  est  sévère,  rêveur,  noble  et  pur;  ses 
yeux  bleus  se  chargent  quelquefois  d'une  lan- 
gueur passionnée  dont  ils  se  débarrassent,  souvent 
pour  briller  d'un  feu  vif,  pénétrant  et  superbe. 
Ses  joues,  ordinairement  pâles,  se  couvrent  au 
besoin  d'une  teinte  purpurine  qui  défie  la  rose 
naissante  et  la  vierge  intimidée.  Ses  traits,  d'une 
régularité  irréprochable,  sont  dessinés  à  la  grec- 
que. Sa  parole  est  affectueuse  et  sa  voix  est  pleine 
de  charme,  quoique  son  langage  n'ait  pu  se  défaire 
complètement  d'une  prononciation  étrangère. 
Tous  les  mouvements  de  Thérèse  sont  souples, 

LES   PÉCHÉS   MIGNONS.    1.  13 


146  LES   PÉCHÉS   MIC?SO>S. 

élégants;  une  liarmonie  parfaite  règne  entre 
tous  les  ressorts  de  son  être.  Sa  nature  phy- 
sique est  double,  elle  est  multiple;  pour  obéir 
au  mauvais  ange  qui  la  guide  et  la  gouverne, 
la  vicomtesse  prend  toutes  les  formes ,  toutes  les 
attitudes  :  colombe ,  elle  roucoule  ;  lionne ,  elle 
rugit. 

Les  maîtres,  pour  flatter  la  beauté  de  leurs  plus 
riches  créations,  ont  soin  de  les  entourer  de  per- 
sonnages qui  les  favorisent,  et  la  disposition  des 
ombres,  et  la  chaleur  des  tons,  et  la  partialité  du 
pinceau ,  établissent  des  contrastes  qui  font  res- 
sortir les  portraits  privilégiés.  Mais  Thérèse  dé- 
daigne cet  artifice  ;  ses  salons  sont  remplis  d'êtres 
charmants.  Les  femmes  qui  composent  la  cour  de 
la  vicomtesse  sont  autant  d'échantillons  délicieux 
de  cette  peuplade  dangereuse  qui  fait  revivre  les 
sirènes  de  la  Fable.  Les  diamants  et  les  fleurs 
viennent  en  aide  à  ces  anges  déchus,  pour  assurer 
leurs  fatales  victoires.  Les  costumes  n'ont  pas  tous 
la  sévère  décence  qu'affecte  la  vicomtesse;  au 
contraire,  ils  bravent  le  préjugé,  et  montrent 
avec  audace  ce  qui  peut  provoquer  les  regards 
novices  et  ranimer  les  cœurs  blasés.  Il  n'est  pas 
un  coin  de  ces  somptueux  appartements  où  ne 
brûle  un  parfum  de  volupté.  Les  sourires,  les 
éclats  de  joie,  les  défis,  les  chuchotements  se 
croisent  dans  tous  les  sens;  le  jeu,  la  valse,  la 


CHAPITRE   VII.  147 

causerie  font  tourner  toutes  les  têtes ,  et  mettent 
l'ivresse  dans  tous  les  cœurs. 

Chacune  de  ces  dames  porte  le  titre  du  cavalier 
qui  la  protège.  Lune  est  marquise,  l'autre  est 
duchesse,  celle-ci  baronne,  celle-là  financière.  La 
plus  âgée  n'a  pas  trente  ans ,  la  moins  jolie  est 
encore  belle,  la  plus  sage  est  folle,  folle  qui  gas- 
pille les  grâces  de  sa  personne ,  les  fleurs  de  son 
printemps,  l'or  de  ses  amants,  et  qui  paye  les 
heures  de  ses  effrénés  caprices  de  toute  son  éter- 
nité. Quant  à  ce  que  sont  ces  femmes,  on  le  de- 
vine. La  marquise  est  danseuse,  la  duchesse  est 
choriste,  la  financière  est  actrice,  la  baronne  n'est 
rien.  Elles  ont  pour  patrie  l'Europe  entière,  Paris 
est  leur  résidence.  La  danseuse  parle  allemand, 
la  duchesse  italien,  la  financière  anglais,  l'actrice 
français,  la  baronne  parle  toutes  les  langues;  cha- 
cun se  comprend  en  parlant  mal,  et  la  pantomime 
vient  en  aide  au  plus  embarrassé. 

Les  hommes  sont  jeunes,  à  l'exception  de  quel- 
ques-uns qui  ne  veulent  pas  vieillir.  Ceux-là 
affectent  une  verdeur  que  trahissent  leurs  che- 
veux trop  bien  déguisés  sous  une  couche  d'ébène  ; 
leur  toilette  a  vingt  ans  de  moins  queux  ;  leurs 
façons  cavalières  leur  attirent  des  dédains  superbes 
ou  sardoniques;  l'or  qu'ils  répandent  à  pleines 
mains  les  soutient  seul  en  leur  procurant  de  hon- 
teuses bonnes  fortunes.  Leur  parole  est  leste,  en- 


148  LES   PÉCHÉS   MIOONS. 

treprenante  ;  dans  ces  fêtes  qui  commencent 
d'ordinaire  par  un  semblant  de  décence  et  de 
contrainte,  ils  donnent  toujours  le  signal  de  l'or- 
gie, et  ils  se  font  gloire  de  former  les  enfants. 
Pour  ces  fanatiques  du  scandale ,  il  n'y  a  rien  de 
sacré,  rien  de  pur  !  Ils  méconnaissent  les  douceurs 
de  la  famille ,  raillent  la  vertu  des  femmes ,  trou- 
vent à  rire  partout,  et  ne  vivent  que  de  désordres. 
Méprisés  de  ceux-là  mêmes  qu'ils  corrompent,  ils 
donnent  l'exemple  du  ridicule  dans  la  débauche  ! 
A  ces  rares  exceptions  près,  les  invités  de  la 
vicomtesse  sont  de  beaux  jeunes  gens  de  vingt- 
deux  à  trente  ans  ;  élégants  de  formes  et  de  ton , 
généreux ,  prodigues ,  hardis  à  lancer  le  cerf,  le 
loup,  le  sanglier,  à  dompter  un  cheval  fougueux, 
efféminés  auprès  des  femmes,  braves  et  fiers  l'épée 
4  la  main.  Leur  mise  est  du  meilleur  goût  ;  leur 
langage  est  doux,  affectueux;  leur  conversation 
est  vive,  gaie,  folâtre,  spirituelle.  Une  politesse 
exquise  les  distingue  ;  une  éducation  aristocra- 
tique, moins  la  morgue,  les  dégage  du  cercle  de 
femmes  faciles  qui  les  environne.  On  rencontre 
bien ,  parmi  eux ,  quelques  fats  épris  de  leurs  jo- 
lies figures  et  de  leur  luxe;  mais,  en  général, 
c'est  une  jeunesse  d'élite,  et,  pour  la  dépeindre 
au  moral  d'un  seul  trait,  nous  en  appellerons  à 
ce  principe  classé  par  elle-même  au  rang  des 
axiomes  : 


CHAPITRE   VII.  149 

<(  Tout  homme  comme  il  faut  doit  être  aussi 
<(  tolérant  et  facile  dans  ses  relations  avec  les 
tt  femmes,  qu'exigeant  et  difficile  avec  les  hom- 
<t  mes  ;  en  un  mot,  il  doit  choisir  la  bonne  coin- 
«1  pagnie  dans  son  sexe,  et  fréquenter  la  mauvaise 
u  dans  l'autre.  )> 

Thérèse  Kellcr  avait  réuni  chez  elle  les  grands 
maîtres  de  cette  déplorable  école.  M.  de  Fontac 
manquait  au  complet,  et,  chaque  fois  que  les 
laquais  ouvraient  la  porte  principale,  limpatiente 
vicomtesse  cherchait  celui  qui  seul  devait  animer 
à  ses  yeux  la  soirée. 

A  l'un  des  bouts  du  divan  qu'occupait  Thérèse, 
une  jeune  femme  au  minois  effronté,  couverte  de 
bijoux,  le  front  paré  dune  ferronnièrc  étince- 
lante,  promenait  d'une  main  les  perles  de  son 
éventail  sur  ses  lèvres ,  et  caressait  de  l'autre  les 
soyeuses  oreilles  d'un  petit  épagneul. 

Cette  femme  délicieusement  jolie  ne  perdait 
pas  un  pouce  de  son  terrain,  comme  on  disait 
alors,  pour  exprimer  que  sa  pose,  son  geste,  son 
sourire,  et  ses  œillades,  et  sa  toilette,  s'accordaient 
à  merveille  pour  faire  valoir  ses  séductions.  Les 
franges  de  sa  robe,  magnifique  cachemire,  effleu- 
raient à  peine  ses  chevilles;  ses  bas,  brodés  et 
lamés  d'or  sur  les  côtés,  couvraient  un  pied  de 
Cendrillon  et  une  jambe  pleine  de  race;  son  sou- 
rire provocateur  ajoutait  le  dernier  charme  à  sa 

15. 


150  LES   PÉCnÉS   MIGNONS. 

bouche,  où  brillaient  deux  rangées  de  perles  ser- 
rées, égales,  petites  et  brillantes.  Cette  femme, 
mignonne  dans  tous  ses  mouvements  comme  dans 
sa  nonchalante  attitude  et  la  paresseuse  indolence 
de  son  parler,  cette  femme  vaporeuse  et  coquette 
valait  bien,  au  plus  bas,  cent  mille  francs  des 
pieds  à  la  tète ,  depuis  l'épingle  de  diamant  qui 
traversait  sa  noire  chevelure  jusqu'au  corail  qui 
dessinait  des  arabesques  sur  ses  sandales  turques. 
Finance  est  son  nom  ;  elle  est  Famie  d'un  ban- 
quier, ex-fournisseur  des  armées,  dont  elle  fait 
crouler  la  fortune ,  qu'on  dit  néanmoins  scanda- 
leuse ;  c'est  qu'il  faudrait  un  puits  d'or  et  de  dia- 
mants pour  suffire  aux  caprices  de  mademoiselle 
Finance;  il  faudrait  un  puits  pour  que  ces  mains 
blanches,  frêles  et  cependant  infatigables,  ne  fus- 
sent jamais  inactives,  toujours  remplies,  toujours 
ouvertes. 

La  vicomtesse  et  Finance  sont  intimement  liées 
d'amitié,  elles  ont  une  même  fureur  pour  le  luxe; 
les  meubles  les  plus  riches ,  les  chevaux  les  plus 
chers,  les  voitures  de  prince  n'ont  rien  qui  les 
satisfasse  entièrement.  Quoique  d'un  genre  diffé- 
rent, leur  beauté  va  de  pair.  Thérèse  est  magni- 
fique. Finance  est  infiniment  jolie;  mais  dans  ces 
deux  cœurs  où  règne  une  effrayante  corruption , 
les  sentiments  ne  sont  pas  tous  les  mêmes.  Thé- 
rèse est  restée  fidèle  à  son  premier  amant  ;  Finance 


CHAPITRE   VU.  loi 

ajoute  aux  désordres  de  la  vicomtesse  ceux  d'une 
vie  éhontée.  Elle  a  dix-neuf  ans;  on  lui  trouve 
beaucoup  d'esprit  naturel  ;  elle  est  d'une  igno- 
rance honteuse  dont  elle  se  pare  effrontément. 
On  lui  donne  un  cœur  très-sensible,  on  la  dit 
bonne  fille.  Il  est  de  fait  qu'elle  pleure  en  écou- 
tant mademoiselle  Duchesnois  et  Talma ,  et  il  est 
à  peu  près  certain  qu'elle  fait  par-ci  par-là  quel- 
ques aumônes. 

—  Que  me  disais-tu  donc  tout  à  Iheure,  Fi- 
nance? J'ai  été  un  peu  distraite  et  n'ai  pas  en- 
tendu. 

—  Vraiment!  tu  as  été  un  peu  distraite?  Ah! 
chère  vicomtesse,  tu  en  maigriras,  parole  d'hon- 
neur. 

—  Allons  donc,  comme  ton  banquier,  sans 
doute. 

—  Ne  me  parle  pas  de  ce  butor-là...  il  me  me- 
nace tous  les  jours  de  se  réduire  à  rien.  Eh  bien  ! 
pas  du  tout,  ça  ne  fait  que  croître  et  embellir... 
Vrai,  je  n'oserai  plus  bientôt  sortir  avec  lui,  il  me 
fait  marcher  les  yeux  baissés  comme  une  vestale. 

—  Et  comment  se  nomme-t-il? 

—  On  lui  donne  tous  les  noms  imaginables... 
Figure-toi  un  petit  homme  qui  porte  en  tout 
temps  des  culottes  de  peau,  de  grands  bas  noirs, 
un  tricorne  et  une  lévite  vcrt-pomnic;  un  ancien 
qui  vit  de  racines  et  d'eau  fraîche,  qui  demeure 


lo2  LES   PÉCHÉS   MIGNONS. 

rue  du  Croissant,  et  qui  a  ramassé  des  millions 
^ans  le  plus  ignoble  des  commerces. 
•    —  Lequel  ? 

—  C'est  un  marchand  dhommes,  ma  belle,  un 
vrai  négrier,  un  épicier  en  chair  humaine... 

—  Attends  donc,  je  crois  connaître  ce  ^ieux 
cuistre.  N'est-ce  pas  Cantelou  qu'il  se  nomme? 

—  C'est  ça  même...  Comme  on  se  retrouve! 
C'est  M.  Cantelou,  autrement  dit  le  père  Fume- 
ron.  Imagine-toi  qu'il  ma  vue  à  Bade,  et  que  je 
lui  ai  mis  la  tête  à  l'envers,  ce  qui  ne  la  rend  pas 
plus  belle...  Enfin,  il  ma  fait  des  offres  superbes, 
et  je  n'ai  pas  dit  non. 

■  —  Et  tu  as  raison.  Ah!  cette  porte  ne  s'ouvre 
plus...  Il  est  deux  heures,  le  vicomte  n'arrive 
pas  !  Je  n'ai  pas  une  goutte  de  sang  dans  les  veines. 

—  Que  tu  es  bête  de  te  tourmenter  ainsi  ! 

—  Que  veux-tu  !  je  l'aime. 

—  Bonsoir,  vkomlesse,  dit  une  grande  jeune 
fille  aux  yeux  bleus  et  au  front  candide,  qui, 
appuyée  au  bras  d'un  élégant  jeune  homme,  s'ar- 
rêta près  du  divan. 

—  Bonsoir,  marquise.  Comme  vous  êtes  belle  ! 
ce  turban  vous  va  à  ravir...  Mon  cher  Henri,  que 
deviendrez-vous  cet  hiver? 

—  Je  n'en  sais  trop  rien  ,  répondit  le  cavalier 
de  la  marquise  en  tendant  la  main  à  Thérèse; 
avant  votre  arrivée,  Paris  était  mort,  on  ne  savait 


CHAPITRE  VII.  153 

OÙ  souper,  et  nous  faisions  plus  d'économies  que 
nos  laquais... 

—  A  propos  de  jeu  et  de  souper,  si  nous  fai- 
sions une  bouillotte,  dit  la  marquise  en  souriant. 

— Oui,  une  bouillotte, reprit  vivement  Finance. 

—  Un  louis  le  jeton,  vingt-cinq  louis  de  cave, 
allons!...  Aussi  bien  je  fais  là  un  sot  métier,  mur- 
mura Thérèse  en  jetant  sur  la  porte  un  regard 
enflammé. 

—  Il  paraît  que  la  chère  vicomtesse  est  fu- 
rieuse ,  dit  le  jeune  homme  en  donnant  familiè- 
rement le  bras  à  mademoiselle  Finance,  pendant 
que  Thérèse  entraînait  la  marquise  vers  un  petit 
salon  où  se  tenaient  les  joueurs. 

—  Furieuse,  non;  vexée,  oui...  Aussi  vous 
avouerez  que  Fontac  est  un  monstre  de  se  faire 
tant  attendre  à  une  première  soirée;  je  devine 
quïl  est  chez  cette  madame  de  Certcnes ,  quelque 
chose  de  gentil  et  de  flatteur,  ma  foi  ! 

—  Peste  !  quel  dédain  !  et  comme  vous  habillez 
le  grand  monde,  ma  chère!  La  baronne  de  Cer- 
tènes  est  une  femme  ravissante,  c'est  un  ange  ! 

—  Tirons  les  places,  dit  la  vicomtesse  avec 
une  brusquerie  un  peu  boudeuse.  Henri,  vous 
avez  une  voix  de  rossignol  ;  mais  vous  jacassez 
comme  une  pie;  voilà  un  siècle  que  nous  vous 
attendons.  Marquise f  vous  avez  le  roi,  choisis- 
sez... 


154  LES  PÉCHÉS  aIIGI>{o^s. 

Le  jeu  s'échauffa.  Les  cartes  filaient  avec  une 
rapidité  merveilleuse,  l'or  passait  de  mains  en 
mains,  et  les  joueurs  n'échangeaient  plus  que  de 
courts  monosyllahes ,  qui  ne  coûtaient  jamais 
moins  de  quinze  à  vingt-cinq  louis.  Au  bout  de 
dix  minutes,  la  vicomtesse  ôta  deux  bagues  de  ses 
doigts  et  les  jeta  devant  elle  en  disant  : 

—  Elles  font  cent  louis  chacune. 

Les  trois  partenaires  baissèrent  la  tête  en  signe 
d'assentiment  et  les  cartes  passèrent. 

Quelquesjeunes  gens  faisaient  cercle  autour  de 
la  table.  La  vicomtesse  engagea  cent  louis  contre 
Finance  et  les  perdit.  Comme  elle  levait  la  tète 
après  ce  coup  malheureux,  elle  aperçut  M.  de 
Fontac  qui  lui  fit  un  charmant  sourire.  Le  vicomte 
venait  d"arri^  cr,  il  était  encore  un  peu  ému  de  sa 
course  précipitée;  et,  tenant  son  chapeau  sous  le 
bras  gauche ,  il  essuyait  son  front  avec  le  mou- 
choir brodé  de  madame  de  Ravenstein.  Thérèse 
jeta  un  regard  rapide  sur  le  chapeau  du  vicomte, 
aperçut  le  billet  qui  était  tixé  au  fond  de  la  coiffe, 
et  dit  d'un  ton  de  doux  reproche  : 

—  Ah!  vous  voilà,  cher  déserteur...  31.  de 
Corcy,  veuillez  prendre  mon  jeu  pour  un  mo- 
ment, et  faites  comme  pour  vous. 

Thérèse  se  leva,  prit  le  bras  du  vicomte,  et, 
tout  en  l'entraînant,  elle  le  débarrassa  de  son 
chapeau,  y  plongea  la  main  avant  de  le  poser  sur 


CHAPITRE   VU,  155 

un  fauteuil,  et  se  saisit  du  billet  avec  la  dextérité, 
d'un  tire-laine. 

Conduit  dans  le  boudoir  de  sa  maîtresse,  le 
vicomte  prit  son  portefeuille,  en  tira  vingt  billets 
de  mille  francs,  et  dit  : 

—  Ma  chère  amie,  voilà  le  trimestre,  tâchons 
d'être  sages,  l'argent  devient  rare,  et  les  terres 
rapportent  peu. 

—  Mon  Dieu,  Alfred,  nous  n'avons  que  le  strict 
nécessaire,  et  vos  reproches... 

—  Je  ne  reproche  rien...  J'avoue  seulement 
qu'il  ne  faut  compter  sur  aucune  rentrée  d'ici  à 
trois  mois;  retournons  à  notre  monde...  demain 
nous  parlerons  d'affaires. 

—  Vous  ne  me  parlez  plus  que  d'affaires  depuis 
quelque  temps,  Alfred;  je  ne  reproche  rien  à  mon 
tour,  mais... 

—  Mais... 

—  Mais  j'ai  la  mort  dans  l'âme! 

—  Pourquoi, mon  amie? N'es-tu  pas  adorée?... 

—  Retournez  au  salon  de  jeu ,  et  prenez  mes 
cartes  des  mains  de  M.  de  Corcy,  demain  nous 
parlerons  d'amour...  N'est-ce  pas? 

Le  vicomte  sortit,  sans  remarquer  le  sourire 
amer  et  railleur  par  lequel  Thérèse  répondit  à  sa 
galanterie.  A  peine  la  vicomtesse  se  vit-elle  seule 
qu'elle  s'approcha  précipitamment  d'un  flambeau, 
ouvrit  et  lut  le  billet  que  ses  doigts  avaient  froissé  ! 


ISfi  LES   PÉCHÉS   MIGNONS. 

Pendant  cette  lecture,  les  joues  de  la  belle 
courtisane  s'empourprèrent,  ses  yeux  éblouis 
s'emplirent  de  larmes,  et  elle  jeta  un  douloureux 
soupir. 

—  Infamie  !  murmura-t-elle  ,  infamie  ! 

Puis  elle  sonna  sa  femme  de  chambre  qui  ac- 
courut. 

—  Louise,  donnez-moi  ma  redingote  de  voyage, 
vite,  bien  vite, . .  C'est  cela,  dites  au  cocher  de  mon- 
ter... Allons,  partez,  et  pas  un  mot  en  chemin... 

Si  vite  que  courût  la  femme  de  chambre,  lors- 
qu'elle rentra  suivie  du  cocher,  elle  trouva  sa 
maîtresse  en  costume  de  voyage.  Thérèse,  dans 
son  impatience,  avait  déchiré  ses  somptueux  vête- 
ments, et  leurs  débris  étaient  épars  dans  la 
chambre  en  désordre. 

—  Joseph,  dit  la  vicomtesse  à  voix  basse ,  atte- 
lez vite,  et  attendez-moi  au  fond  de  la  cour. 

—  Madame,  l'un  des  chevaux  est  boiteux  d'un 
coup  de  pied  qu'il  a  reçu  cette  nuit. 

—  Miséricorde!  tout  me  contrariera  donc?... 
Y  a-t-il  quelque  cocher  de  vos  amis  à  l'office? 

- —  Oui,  madame;  Jérôme,  le  cocher  de  made- 
moiselle Finance,  est  en  bas;  si  madame  en  a 
besoin... 

—  Priez-le  de  vous  céder  son  siège  pendant 
quelques  minutes. 

—  Justement,  il  est  paré,  prêt  à  partir... 


CHAPITRE    VII.  157 

—  Bien,  je  vous  suis. 

—  Quant  à  vous,  Louise,  prenez  cette  épingle, 
et,  dans  dix  minutes,  vous  la  remettrez  à  mon- 
sieur, en  lui  disant  :  «  Madame  vous  envoie  cette 
épingle,  qui  est  tombée  de  votre  jabot  sur  le  tapis 
de  sa  chambre.  »  Vous  avez  bien  compris,  n'est-ce 
pas? 

—  Oui,  madame. 

—  Et  à  toute  autre  question,  pas  un  mot. 

—  Pas  un  mot.  Quand  madamer  entrera-t-elle? 

—  Je  n'en  sais  rien,  ne  m'attendez  pas... 
Thérèse  descendit,  trouva  le  landau  de  son 

amie  au  fond  de  la  cour ,  et  en  y  montant ,  elle 
glissa  à  l'oreille  de  son  cocher  : 

—  Poste  aux  chevaux ,  brûle  le  pavé  ! 

Dix  minutes  après  le  départ  de  la  vicomtesse, 
sa  femme  de  chambre  s'approcha  de  M.  de  Fon- 
tac,  et  lui  remit  l'épingle  de  madame  de  Raven- 
stein,  en  lui  répétant  mot  à  mot  la  phrase  recom- 
mandée. Le  vicomte,  préoccupé,  prit  le  bijou,  le 
roula  dans  ses  doigts,  et  dit  à  la  femme  de 
chambre  : 

—  Que  fait  donc  madame? 

—  Elle  change  quelque  chose  à  sa  toilette. 

—  Ah!...  Eh  bien,  mon  enfant,  ne  lui  dis  pas 
que  je  viens  de  sortir;  avant  une  demi-heure  je 
serai  de  retour. 

Le  vicomte  passa  dans  l'antichambre,  et  la  sou- 
1.  14 


158  LES    PÉCHÉS    MlGPrOSS. 

brette  retourna  dans  les  petits  appartements  de 
sa  maîtresse.  M.  de  Fontac  voulut  attacher  à  son 
jabot  1  épingle  qu'il  tenait  encore,  et  il  sentit  sous 
ses  doigts  le  nœud  d'un  gros  camée;  alors  il  jeta 
les  yeux  sur  le  bijou  qu'on  lui  avait  remis,  et  ne 
put  retenir  une  vive  exclamation. 

—  Mordieu  I  s'écria-t-il  en  frappant  du  pied, 
qu'est-ce  que  cela  veut  dire?  Ah  !  bah  !  si  c'est  de 
la  sorcellerie,  tant  pis  pour  les  sorciers.  Je  cher- 
cherai 1  "énigme  une  autre  fois. 

Étant  descendu  dans  la  cour,  le  vicomte  mit  les 
pieds  dans  la  rue,  avisa  un  fiacre,  appela  le 
cocher  et  lui  dit  ; 

—  Barrière  dEnfer,  crève  tes  chevaux,  deux 
louis  pour  toi  ! 

—  Savez-vous  où  est  la  vicomtesse? 

—  Non. 

—  Qu'est  devenu  le  vicomte? 

—  Je  n'en  sais  rien. 

—  On  ne  se  presse  pas  de  nous  faire  souper, 
c'est  assez  triste...  La  maison  devient  un  peu 
baraque  ! 

—  Moi,  je  vais  chez  Véry. 

—  Venez-vous  chez  don  Fernando? 

—  Non,  je  vais  chez  Frascati  ;  j'ai  une  idée. 

—  Pardieu  !  voilà  une  soirée  dont  je  me  sou- 
viendrai. 


CHAPITRE   VII.  159 

—  Ah  ça  !  mais  la  vicomtesse  a  donc  fait  faillite? 

—  Et  le  vicomte  banqueroute? 

—  Je  n'avais  demandé  ma  voiture  que  pour 
cinq  heures,  je  suis  dans  la  rue. 

—  C'est  consolant  :  je  vous  jetterai  chez  vous, 
mon  coupé  est  à  la  porte. 

—  Partons. 

—  Partons. . .  Vive  Dieu  !  Je  meurs  de  soif  :  pas 
même  un  ignoble  verre  de  punch  ! 

Telles  étaient  les  gracieusetés  échangées  dans 
tous  les  coins.  Les  salons  furent  déserts  en  un 
instant. 

—  Eh  !  Dieu  me  pardonne  1  nous  sommes  seuls, 
dit  Finance  en  abattant  ses  cartes  sur  la  table  où 
ses  trois  intrépides  partenaires  lui  tenaient  tête. 

—  Tiens,  tiens,  tiens!  en  voilà  une  idée,  s'écria 
la  marquise.  Et  le  souper?  J'ai  une  faim  canine. 

—  Je  vous  offre  daller  attendre  le  chant  du 
coq  chez  Riche,  dit  lélégant  jeune  homme ,  seul 
cavalier  qui  restât  pour  les  trois  dames...  Qui  de 
vous  a  sa  voiture? 

—  Moi,  répondit  Finance  en  se  levant;  j'ai  un 
landau  de  famille  à  vous  offrir  ;  il  n'est  pas  encore 
payé,  mais  il  est  excellent.  Pierre,  demandez  mes 
gens. 

Le  valet  de  pied  de  mademoiselle  Finance  se 
présenta. 

—  La  voiture? 


160  LES   PÉCHÉS   MIGIVORS. 

—  Madame,  elle  n'est  pas  encore  revenue. 

—  Comment ,  revenue  !  J'ai  ordonné  à  Antoine 
de  se  tenir  prêt  au  premier  mot. 

—  Antoine  est  prêt,  madame. 

—  Et  ses  chevaux? 

—  Les  chevaux  sont  revenus,  madame. 

—  Revenus  doù? 

—  De  la  course. 

—  Quelle  course? 

—  La  course  qu'a  faite  madame  de  Fontac. 

—  Entendons-nous,  reprit  Finance,  où  est 
allée  madame  de  Fontac? 

—  A  la  poste  aux  chevaux,  je  crois. 

—  Ah  !  pardienne  !  voilà  votre  landau  sur  la 
route  de  Bruxelles. 

—  Dans  ce  cas,  j'autorise  mon  carrossier  à 
courir  après  lui...  Faites  avancer  un  fiacre,  niais 
que  vous  êtes...  Faisons  tous  les  quatre  charle- 
magne,  c'est  moi  qui  paye  à  souper. 


VIII 


Les  chevaux  de  fiacre  sont,  à  Paris,  d'une 
louable  intelligence  :  ils  comprennent,  au  pre- 
mier coup  de  fouet  du  cocher,  le  genre  de  service 
qu'on  leur  demande,  et  se  précipitent  avec  impé- 
tuosité ou  trottinent  majestueusement ,  selon  que 
ce  coup  de  fouet  a  été  administré. 

Vingt-cinq  minutes  après  son  départ  de  la  rue 
Saint-George,  le  vicomte  sautait  sur  le  pavé  de  la 
barrière  d'Enfer,  et  Tune  des  rosses  de  son  équi- 
page s'abattait  pour  ne  plus  se  relever. 

—  Si  ton  bourgeois  perd  à  la  course,  tu  pourras 

14. 


162  LES   PÉCHÉS   MIGNONS. 

rire  de  son  chagrin,  dit  M.  de  Fontac  en  mettant 
deux  louis  dans  la  main  du  cocher. 

Le  vicomte  s'éloigna,  tourna  l'angle  du  boule- 
vard, et,  apercevant  une  voiture  attelée  de  trois 
chevaux  et  arrêtée,  il  s'avança  vers  elle. 

—  Est-ce  vous,  Antoine? 

—  Oui,  monsieur. 

—  Allons,  en  route...  Montez  avec  moi...  Fer- 
mez cette  vitre,  je  suis  glacé...  Enveloppez-moi 
dans  mon  manteau...  Là,  c'est  bien...  Partez, 
postillon,  et  du  leste,  quatre  francs  de  guides  si 
vous  marchez  bien;  sinon, l'ordonnance...  Allez... 
A  la  bonne  heure!  si  nous  sommes  conduits 
comme  ça  pendant  toute  la  route ,  nous  serons  à 
Verneuil  dans  dix  heures. 

—  Et  ce  ne  sera  pas  trop  tôt,  interrompit  le 
domestique. 

—  3Ia  foi  non  !  Quelle  nuit  du  diable  !  Ah  !  je 
commence  h  revenir  ;  je  n'avais  plus  de  sang  dans 
les  veines;  si  je  pouvais  dormir  un  peu!...  C'est 
que  je  crains  vraiment  d  être  tout  défiguré  en  ar- 
rivant à  Verneuil  et  de  faire  peur  à  ma  femme... 
Voyons,  Antoine,  endormez-moi...  Racontez-moi 
quelque  vieille  histoire. 

—  Je  préfère  vous  en  raconter  de  toutes  fraî- 
ches. 

—  Ça  m'est  égal...  Ah  !  la  tête  s'en  va,  me  voilà 
parti  ! . . .  que  c'est  bon,  le  sommeil  ! . . , 


CHAPITRE   VIII.  163 

—  Ça  doit  être  amusant  de  faire  faction  à  une 
barrière? 

—  Pourquoi  cela? 

—  On  y  voit  un  tas  de  choses  qui  semblent 
drôles. 

—  Et  qu'avez-vous  vu  de  drôle,  Antoine? 

—  J'ai  vu  passer  de  bien  jolies  femmes...  bien 
jolies!  bien  jolies... 

—  Ah  !  mauvais  sujet. . .  de  bien  jolies  femmes. . . 

—  Madame  de  Certènes. . .  et  d'une  ! 

—  Oh!  le  bel...  ange!  quel...  ange!  mon... 
ange  !  laisse-moi  dormir  ! 

—  Madame  Thérèse...  et  de  deux! 

—  Hein?  s'écria  le  vicomte,  réveillé  en  sur- 
saut. 

—  J'ai  dit  madame  Thérèse...  et  de  deux! 

—  Madame  Thérèse,  eh  bien  !  après? 

—  Je  l'ai  vue  passer,  voilà  tout. 

—  Allons  donc,  imbécile! 

—  Quand  je  vous  le  dis,  monsieur,  je  l'ai  vue 
de  mes  deux  yeux. . . 

—  Mais  je  sors  de  chez  elle. 

—  C'est  possible...  Il  n'en  est  pas  moins  vrai 
qu'elle  allait  un  train  d'enfer,  et  qu'elle  doit  avoir 
maintenant  une  bonne  demi-heure  d'avance  sur 
nous. 

—  Ah  !  bah  !  vous  avez  la  berlue...  Dans  quelle 
voiture  était-elle  ?  et  avec  qui  était-elle  ? 


164  LES   PÉCHÉS    MIGlVOFfS. 

—  Elle  était  seule,  et  dans  un  landau. 

—  Laissez-moi  donc  dormir  en  paix ,  madame 
n'a  pas  de  landau . 

—  Mettons  que  je  n'ai  rien  vu,  puisque  ça  fait 
plaisir  à  monsieur...  Et  cependant  je  sais  bien 
que  madame  Thérèse  est  passée  cinq  minutes 
après  madame  de  Ravenstein. 

Le  vicomte  fit  un  soubresaut ,  et  répéta  avec 
terreur  : 

—  Madame  de  Ravenstein...  où?...  quand?... 
comment?...  que  dites-vous? 

—  Je  vous  répète,  monsieur,  qu'il  n'est  pas 
trop  tôt  que  nous  arrivions  chez  votre  future  ;  car, 
ou  je  suis  une  bête,  ou  l'on  trame  quelque  com- 
plot contre  vous. 

—  Parlez,  ne  me  cachez  rien. 

—  Une  demi-heure  avant  que  vous  n'arriviez, 
j'ai  vu  venir  un  beau  coupé  de  ville  attelé  de  qua- 
tre chevaux,  et,  comme  j'étais  placé  sous  le  réver- 
bère, j'ai  pu  regarder  dans  la  voiture  pendant 
qu'elle  était  arrêtée  à  la  barrière,  et  j'ai  vu, 
comme  je  vous  vois ,  madame  de  Ravenstein  as- 
sise à  côté  d'un  monsieur  qui  m'a  fait  l'effet  d'être 
un  curé. 

—  Avez -vous  remarqué  le  visage  de  cet 
homme? 

—  Ma  foi,  pas  trop...  Cependant,  je  puis  vous 
dire  qu'il  a  une  mine  gaillarde  et  réjouie,  et  que 


CHAPITRE   VIII.  163 

ça  doit  être  un  bon  diable.  Il  était  coiffé  d'un  petit 
chapeau  à  larges  ailes,  voilà  pourquoi  j'imagine 
que  c'est  un  curé. 

—  M.  de  Brionne  !  murmura  le  vicomte. 
Puis  il  ajouta  : 

—  Je  suis  perdu  !  si  l'abbé  parle  de  Marceline 
Relier  à  madame  de  Ravenstein,  mon  mariage 
n'aura  pas  lieu...  De  toute  façon  je  suis  perdu! 
Par  quel  hasard  étrange  cette  rencontre  a-t-elle 
eu  lieu?  Et  vous  croyez  avoir  vu  madame  Thé- 
rèse, Antoine? 

—  Je  ne  le  crois  pas ,  j'en  suis  sûr.  Madame 
suivait  de  près  le  coupé,  et  naura  pas  tardé  à  le 
joindre. 

—  Je  commence  à  deviner  d'où  me  vient  l'é- 
pingle que  m'a  envoyée  Thérèse,  pensa  le  vi- 
comte. Ces  deux  femmes  se  sont  donné  le  mot 
pour  me  perdre.  Quel  dédale  !  et  comment  en  sor- 
tir? Antoine ,  donnez  vingt  francs  de  guides  aux 
postillons;  il  faut  que  nous  dépassions  ces  deux 
voitures,  il  le  faut  absolument! 

—  N'y  comptez  pas, monsieur;  il  faudrait, pour 
cela ,  voler  comme  un  pigeon  ;  et  puis  le  chemin 
est  à  tout  le  monde,  vous  ne  pourriez  pas  empê- 
cher ces  dames  de  voyager. 

—  J'emploierai  la  force. 

—  Alors  il  faudra  les  tuer. . .  et  vous  aimez  trop 
madame. 


1C6  r.ES   PÉCHÉS   MIGNONS. 

—  Au  fait,  à  la  grâce  de  Dieu  !  la  baronne  me 
tirera  de  là,  murmura  M.  de  Fontac. 

Et,  essuyant  son  front  avec  le  mouchoir  de  ma- 
dame de  Ravenstein  ,  il  plaça  ce  mouchoir  sur  sa 
joue,  et  s'endormit. 

Comme  le  briska  du  vicomte  franchissait  la 
seconde  poste ,  il  fut  croisé  par  une  voiture  qui 
marchait  sur  Paris  au  petit  trot. 

Si  31.  de  Fontac  et  son  domestique  eussent  été 
éveillés ,  ils  auraient  reconnu  cette  voiture ,  qui 
était  le  landau  de  Thérèse  Relier;  et  ils  auraient 
vu,  dans  ce  landau,  une  femme  bâillonnée,  qui 
semblait  sous  la  garde  d'un  jeune  garçon  assis  à 
ses  côtés. 

Cet  incident  nous  ramenant  naturellement  à 
l'abbé  de  Brionne  et  à  madame  de  Ravenstein, 
nous  allons  reprendre  notre  récit  au  moment  où 
Faust  s'était  jeté  à  la  bride  des  chevaux  de  Thé- 
rèse. 

Cahotée  par  le  choc,  Thérèse  avait  froissé  la 
lettre  qu'elle  tenait  entre  ses  mains  ;  et,  abattant 
l'une  des  vitres,  elle  s'écria  : 

—  Eh  bien  !  sommes-nous  dans  la  forêt  de 
Bondy?  quel  est  ce  mauvais  plaisant?...  Poussez, 
postillon. 

Rien  ne  bougea. 

Faust  vint  ouvrir  la  portière  du  coupé,  et 
M.  de  Brionne  lui  dit  : 


CHAPITRE  Vin.  167 

—  Les  deux  voitures  marcheront  aussi  vite  que 
possible  sans  se  quitter...  vous,  mon  ami,  montez 
derrière  le  landau  et  soyez  prêt  à  mon  premier 
appel.  Vous,  ma  chère  dame,  demeurez  en  paix 
et  tenez-vous  chaudement.  Ah!  maintenant,  mon 
garçon ,  ouvrez-moi  la  portière  de  l'autre  voi- 
ture. 

—  Ah  çà  !  quelle  comédie  jouons-nous,  postil- 
lon?... s'écria  Thérèse  d'une  voix  troublée  par  la 
fureur  ;  je  vous  ferai  mettre  à  pied... 

—  Permettez-moi  de  me  loger  à  vos  côtés,  ma 
belle  demoiselle,  dit  labbé  d'un  ton  bonhomme, 
il  fait  horriblement  froid  sur  le  pavé. 

Faust,  en  ouvrant  la  portière,  avait  aperçu  et 
reconnu  sa  sœur;  son  premier  mouvement  avait 
été  de  s'élancer;  mais,  modérant  son  impétuosité, 
il  s'était  caché  de  son  mieux,  et,  la  portière  refer- 
mée, il  s'était  lestement  hissé  sur  l'arrière-siége. 

—  Monsieur,  je  n'ai  nullement  Ihonneur  de 
vous  connaître,  murmura  Thérèse  ébahie  de  l'é- 
trange visite  qu'elle  recevait  en  pleine  nuit  dans 
sa  voiture. 

—  Je  ne  vous  en  ferai,  certes,  aucun  reproche  ; 
quant  à  moi,  je  vous  connais,  et  beaucoup,  repar- 
tit l'abbé. 

—  Vous  me  connaissez  ? 

—  Hélas,  oui  !  mais  ne  perdons  pas  le  temps  en 
vaines  escarmouches  ou  en  banales  salutations... 


168  LES   PÉCHÉS   MIGNONS. 

le  train  dont  marchent  nos  voitures  prouve  suffi- 
samment que  nous  sommes  également  pressés 
d'arriver  quelque  part. 

—  Pardieu  !  M.  le  curé,  car  vous  me  faites  l'ef- 
fet d'un  curé,  si  je  ne  me  trompe,  repartit  Thé- 
rèse assez  gaiement  et  avec  impertinence ,  vous 
avez  deviné  juste,  je  vais  quelque  part,  et  j'y  vais 
aussi  vite  que  peuvent  courir  ces  mauvais  bi- 
dets. 

—  Je  ne  suis  plus  curé,  mademoiselle,  mais  je 
l'ai  été;  d'ailleurs,  peu  importe. 

—  Mais  enfin  qui  étes-vous?  On  a  vu  des  gens 
entrer  par  les  fenêtres  et  par  les  cheminées  ;  mais 
il  n'y  a  que  vous,  je  pense,  pour  tomber  du  ciel 
dans  ma  voiture. 

—  Il  n'y  a  que  les  voleurs,  les  amoureux  et  les 
ramoneurs  qui  puissent  passer  par  les  fenêtres  et 
les  cheminées,  mademoiselle.  Or,  je  n'ai  jamais 
ramoné  ;  voleur,  je  ne  le  suis  guère  ;  et  amou- 
reux, je  ne  le  serai  jamais.  Cependant,  vous  avez 
dit  une  grande  vérité  en  me  croyant  tombé  du 
ciel,  car  je  suis  un  homme  de  paix  et  de  concilia- 
tion. Ces  hommes -là  viennent  toujours  d'en 
haut. 

—  Ma  foi,  mon  cher  monsieur,  je  n'ai,  pour 
mon  propre  compte,  aucun  besoin  de  paix  et  de 
conciliation. 

—  De  plus,  interrompit  M.  de  Brionne,  je  suis 


CHAPITRE   Vni.  1C9 

chanoine  honoraire  de  Saint-Sulpice;  on  m'ap- 
pelle Tabbé  de  Brionne.  Connaissez-vous  quel- 
qu'un de  ce  nom-là  ? 

—  Pas  le  moins  du  monde. 

—  J'ose  dire  tant  pis  pour  vous. 

—  Eh  bien  !  à  la  bonne  heure,  voilà  qui  est 
franc;  vous  êtes  décidément  un  bon  diable,  à  ce 
que  je  vois,  et  vous  m'allcz  faire  passer  l'ennui 
du  voyage. 

—  Au  moins  pendant  un  bout  de  route. 

—  Je  vous  quitterai  à  regret  ;  que  n'allons- 
nous  au  même  gite  ! 

—  Hélas  !  nous  soinmes  tous  les  deux  partis 
pour  arriver  à  même  étape,  cependant. 

—  Et  vous  comptez  changer  de  direction  ? 

—  Non,  mais  je  crains  que  vous  ne  me  laissiez 
en  chemin. 

—  Je  commence  à  avoir  peur  de  ce  fou,  car 
c'est  un  fou,  pensa  Thérèse. 

En  ce  moment  les  deux  voitures  touchèrent  au 
relais ,  et,  comme  Thérèse  mettait  la  main  dans 
un  sac  d'argent  pour  payer  le  postillon,  M.  de 
Brionne  la  retint  et  lui  dit  : 

—  Ne  bougez  pas ,  mon  domestique  a  l'œil  à 
tout. 

—  Vous  plaisantez,  j'imagine? 

—  J'aime  beaucoup  à  plaisanter,  parce  que  la 
joie  est  la   compagne   de  la   vertu  ;   mais  cette 

1.  13 


170  LES   PÉCHÉS   MIGNONS. 

nuit  je  dois  être  grave  et  sévère  malgré  moi. 
Les  chevaux  repartirent. 

—  Maintenant  que  je  vous  ai  décliné  mes  nom 
et  qualité,  reprit  l'abbé,  vous  ne  serez  sans  doute 
pas  fâchée,  ma  sœur,  que  je  vous  dise  qui  vous 
êtes? 

—  Je  serais  charmée  de  l'apprendre. 

—  Vous  êtes  la  fille  aînée  de  Marceline  Relier, 
veuve  d'un  officier  de  l'empire  :  on  vous  appelle 
Thérèse  Keller ,  vous  vivez  dans  un  scandaleux 
commerce  avec  le  vicomte  de  Fontac ,  que  vous 
avez  ruiné  de  fond  en  comble  ;  vous  avez  du  vi- 
comte une  fille  dont  vous  ne  vous  occupez  ja- 
mais. 

—  Assez,  monsieur,  s'écria  Thérèse  avec  fu- 
reur, il  ne  sera  pas  dit  qu'un  aventurier  de  votre 
espèce  s'arroge  le  droit  de  m'insulter. 

—  Ah  !  vous  vous  trouvez  insultée?  c'est  donc 
bien  honteux  tout  ce  que  je  vous  ai  rappelé  là?  ce 
que  vous  êtes  vous  fait  donc  horreur?  Eh  bien! 
écoutez-moi  encore,  je  n'ai  pas  fini...  Ne  faites 
pas  un  geste,  ne  poussez  pas  un  cri,  car,  je  vous 
le  répète ,  mon  domestique  est  derrière  nous ,  et 
vous  n'avez  pour  vous  ni  la  foi'ce  ni  le  bon  droit. 

— ■  Je  n'ai  pas  le  bon  droit,  moi  que  vous  atta- 
quez comme  un  bandit? 

—  Le  bon  droit  que  donne  Ihonneur,  vous  ne 
l'avez  pas,  non...  car  vous  êtes  une  femme  per- 


CHAPITRE   MU.  171 

due;  vous  êtes  une  plaie  pour  la  société,  et  la  so- 
ciété vous  repousse  de  son  sein,  comme  la  vague 
rejette  son  écume...  Vous  voyez  que  je  ne  plai- 
sante plus  ;  il  ne  tient  qu'à  vous  de  changer  ma 
sévérité  en  douceur,  ma  colère  en  pitié,  ma  ma- 
lédiction on  pardon;  car,  c'est  vous  qui  l'avez  dit, 
je  viens  du  ciel  comme  tout  homme  de  Dieu,  pour 
vous  sauver  si  vous  voulez  vous  repentir. 

—  Gardez  vos  sermons  pour  les  fidèles  de 
Saint-Sulpice,  mon  cher  monsieur,  et  hâtez-vous, 
s'il  vous  plaît ,  de  me  débiter  ce  qui  vous  reste  à 
dire.  Puisque  vous  savez  si  bien  qui  je  suis,  racon- 
tez-moi un  peu  où  je  vais. 

L'abbé  soupira  en  entendant  ces  paroles  im- 
pies ;  puis  il  reprit  ; 

—  Vous  allez  au  château  de  Verneuil,  pour 
empêcher  le  vicomte  de  Fontac  d  épouser  made- 
moiselle Marie  de  Verneuil,  sa  fiancée. 

—  Ah  çà,  mon  brave  homme,  est-ce  que  les 
chanoines  sont  sorciers  ? 

—  Non ,  car  je  ne  sais  pas  qui  a  pu  vous  in- 
struire de  ce  mariage. 

—  Et  vous  ne  le  saurez  jamais. 

—  Soit,  j'y  tiens  peu  ;  l'important  est  que  je 
connaisse  vos  intentions. 

—  Et  vous,  où  allez-vous? 

—  Au  château  de  Verneuil. 

—  Vous  y  allez  peut-être  pour  bénir  les  deux 


17â  LES   PÉCHÉS  MIGNOWS, 

ëpoux...  Ah!  la  bonne  rencontre!  je  vous  pro'- 
mets  que  je  vais  défiler  un  beau  chapelet  à  cette 
noce. 

—  Je  vais  à  Verneuil  pour  empêcher  une  union 
désormais  impossible. 

—  Ah  bah!  bien  vrai?  parole  d'honneur?... 

—  Je  ne  mens  jamais. 

—  Touchez  là ,  mon  brave  curé  !  s'écria  Thé- 
rèse en  bondissant  sur  son  coussin  et  tendant  la 
main  à  l'abbé,  qui  retira  la  sienne. 

—  Il  me  semble  que  ma  démarche  doit  vous 
paraître  toute  simple  et  naturelle  :  mademoiselle 
de  Verneuil  est  sous  ma  sauvegarde  ;  je  lui  porte 
autant  d'intérêt  que  si  j'étais  de  sa  famille.  Dès 
lors,  je  ne  peux  consentir  à  la  voir  unir  sa  vie  à 
un  homme  qui  vous  a  pour  maîtresse,  et  qui 
mène  la  conduite  d'un  débauché. 

—  Très-bien,  très-bien  !  Tant  que  vous  parle- 
rez comme  cela ,  nous  serons  les  meilleurs  amis 
du  monde,  et  vous  pourrez  me  dire  toutes  vos 
gentillesses  sans  me  fâcher...  Mais  êtes-vous  sûr 
que  la  petite  écoutera  vos  conseils?  Si  elle  aime  le 
vicomte,  vous  courez  grand  risque  de  prêcher 
dans  le  désert,  M.  l'abbé. 

- —  M.  de  Fontac  est  aimé;  mais  l'amour  qu'il  a 
inspiré  ne  peut  avoir  jeté  aucune  racine  pro- 
fonde. Mademoiselle  de  Verneuil,  et  non  la  petite, 
comme  vous  l'appelez ,  est  femme  de  cœur  et  de 


CHAPITRE  viir.  173 

race  ;  c'est  une  fille  de  seigneur,  et  non  une  re- 
belle comme  vous. 

—  Laissez  donc  !  femme  de  cœur  et  de  race , 
fille  de  seigneur,  tout  ce  que  vous  voudrez...  si 
elle  aime,  vous  perdrez  votre  temps.  Vous  autres 
prêtres,  qui  étouffez  dès  lenlancc  les  cris  de 
l'âme,  et  ne  parvenez  à  vaincre  la  plus  tyranni- 
que  des  passions  qu'en  fuyant  dans  un  cloître , 
que  comprenez-vous  à  ce  sentiment  qui  gouverne 
le  monde?  Rien;  aussi  vous  en  parlez  en  aveu- 
gles ;  vos  conseils  peuvent-ils  lutter  contre  les 
flammes  dévorantes  qui  embrasent  les  jeunes 
cœurs?  Quand  l'amour  fait  un  brave  d'un  pol- 
tron, un  prodigue  d'un  avare,  d'une  femme  ver- 
tueuse une  coupable,  dune  jeune  fille  pure 
connne  les  anges  une  déboutée,  d'une  bonne 
mère  une  marâtre,  vous  croyez  à  la  puissance  de 
votre  morale?  vous  êtes  fous  !  L'amour  fait  gagner 
des  batailles  ,  l'amour  donne  du  génie ,  il  boule- 
verse les  empires ,  il  est  le  mobile  de  tout.  C'est 
en  son  nom  que  l'enfant  timide  se  fait  bomme  et 
que  le  rossignol  cbante  le  printemps.  Rien  ne  lui 
résiste,  pas  plus  l'obstacle  des  lois  bumainesque 
celui  de  la  loi  divine  dont  vous  êtes  les  froids 
apôtres  ! 

Thérèse  s'arrêta  ;  le  souffle  lui  manquait  ;  émue, 
les  joues  enflammées ,  elle  parlait  au  souvenir  de 
sa  propre  vie  avec  une  exaltation  fébrile.  M.  de 

15. 


174  LES  PÉCHÉ»   MIGHONS. 

Brionne  écoutait  en  silence  ;  on  l'eût  cru  plongé 
dans  un  doux  rêve. 
Thérèse  reprit  : 

—  Mademoiselle  de  Verneuil  a  peu  vu  le 
vicomte,  dites-vous  ;  eh  !  mon  Dieu  !  faut-il  donc 
le  connaître  longtemps,  cet  homme,  pour  laimer 
à  en  perdre  la  raison?  Ne  savez-vous  pas  que  son 
regard ,  sa  voix ,  son  geste  ,  magnétisent  le  cœur 
le  plus  insensible,  et  qu'il  ne  jette  pas  les  femmes 
qu'il  choisit  dans  ses  bras,  mais  à  ses  genoux,  mais 
à  ses  pieds  ?  Lorsqu'on  le  voit,  on  le  distingue, 
puis  on  l'aime ,  et  alors  on  lui  appartient  corps  et 
âme  ou  l'on  meurt.  Et  savez-vous  que  cette  mort 
est  affreuse  ,  lente ,  douloureuse?  On  la  reçoit  en 
s'abreuvant  à  des  sources  empoisonnées  qui  vous 
altèrent  en  déchirant  vos  entrailles.  La  jalousie, 
l'espoir ,  la  honte ,  la  folie ,  le  doute ,  sont  autant 
de  serpents  qui  font  leur  nid  dans  le  sein  de  ses 
victimes.  Le  cœur  et  le  corps  subissent  le  même 
martyre ,  la  douleur  de  l'âme  ravive  la  douleur 
des  sens  !  On  l'aime  avec  fureur,  et  lorsqu'on  est 
heureuse  et  ficre  et  reine  à  ses  côtés ,  on  souffre 
encore.  Voilà  l'amour  qu'inspire  celui  dont  vous 
voulez  sauver  votre  protégée...  Vous  ne  réussirez 
pas. 

—  Je  réussirai ,  répondit  froidement  M.  de 
Brionne. 

—  Écoutez...  parmi  les  femmes  qui  ont  adoré 


CHAPITRE  Vin.  175 

M.  de  Fontac,  il  en  est  deux  dont  je  connais  la  vie 
entière.  La  première  était  une  jeune  fille  fière  de 
sa  noblesse  qui,  pour  une  couronne,  n'aurait  pas 
dérogé  à  l'orgueil  de  ses  ancêtres;  cette  jeune  fille 
a  vu,  aimé  et  épousé  M.  de  Fontac. 

—  Madame  de  Ravenstcin. 

—  Précisément.  Eh  bien!  31.  de  Fontac  a 
trahi  et  outragé  l'amour  de  sa  femme  vertueuse , 
de  la  mère  de  son  fils  ;  il  fa  outragé  en  la  frappant 
au  cœur  du  plus  sanglant  des  affronts,  et  la  fille 
des  hauts  barons  de  Ravenstein... 

—  A  châtié  répoux  adultère  par  le  divorce. 

—  C'est  vrai...  mais  elle  n"a  pas  châtié  et 
vaincu  son  propre  cœur ,  car  elle  aime  toujours , 
car  elle  aime  plus  que  jamais  l'être  indigne  qui 
lui  devait,  devant  Dieu  et  la  loi,  une  chaste 
fidélité. 

—  Si  cette  intéressante  et  faible  créature  aime 
encore  son  bourreau,  du  moins  elle  le  lui  laisse 
ignorer. 

—  Vous  croyez  cela  ? 

—  J'en  suis  certain. 

—  Ah  !  que  vous  connaissez  peu  le  cœur  hu- 
main !...  Vous  croyez  donc  bonnement  que  l'on 
peut  souffrir  pendant  dix  ans,  vingt  ans,  et  sup- 
porter jusqu'à  la  mort  une  douleur  aussi  vive  que 
celle  d'aimer  sans  espoir?  Vous  croyez  qu'on  peut 
céder  à  l'amour-propre,  voir,  toucher  presque 


176  LES   PÉCHÉS   31IO05S. 

celui  ou  celle  dont  le  nom  seul  fait  battre  le 
cœur,  et  s'en  tenir  à  la  désolante  jouissance  de 
quelques  regards  dérobés,  auxquels  nul  regard  ne 
répond?  Vous  pensez  quon  peut  assister  froide- 
ment au  bonheur  d"une  rivale  et  s'abriter  sous  sa 
fierté  pour  mourir,  comme  les  pèlerins  sous  leurs 
capuces?...  Non,  mille  fois  non!  Et  pour  preuve, 
tenez...  voilà  comment  j"ai  appris  les  projets  de 
mariage  du  vicomte,  lisez. 

Thérèse  donna  à  labbé  le  billet  qu'elle  avait 
soustrait  à  son  amant.  M.  de  Brionne  s'approcha 
d'une  lanterne  et  lut  à  haute  voix  : 

«Ne  cherchez  pas  à  savoir  d'où  vient  ce  papier, 
ou  plutôt  interrogez  votre  cœur,  et  votre  cœur 
vous  dira  que  le  malheur  rend  ingénieux.  Alfred, 
voilà  bientôt  quatre  ans  que  nous  sommes  étran- 
gers l'un  à  l'autre  ;  étrangers  1  Et  cependant 
notre  enfant  me  demande  à  chaque  instant  son 
père  !  Voilà  quatre  ans  que  nous  ne  nous  aimons 
plus,  que  l'amour  sacré  qui  devait  nous  suivre  au 
tombeau  s'est  envolé  pour  faire  place  à  de  nou- 
velles amours  chez  vous,  à  une  désolation  mor- 
telle chez  moi.  Tant  que  vous  avez  joui  de  votre 
indépendance  en  courant  à  vos  plaisirs,  mon  âme, 
indignée,  mais  fière,  s'est  nourrie  de  ma  douleur. 
Je  n'ai  déploré  l'empire  qu'a  pris  sur  vous  votre 
maîtresse  Thérèse,  que  })arcc  que  cette  femme 
indigne  vous  ruinait  en  même  temps  qu'elle  vous 


CHAPITRE  VIII.  177 

avilissait  et  étouffait  en  vous  les  germes  du  bien 
et  la  voix  du  repentir.  Toutes  vos  passions  passa- 
gères m'ont  été  presque  indifférentes  ;  mais  au- 
jourd'hui je  m'avoue  vaincue  et  je  m'abaisse  à 
vous  prier.  Les  précautions  que  vous  avez  prises 
pour  rendre  secret  votre  mariage  n'ont  pas  arrêté 
mon  active  surveillance.  Je  sais  que  vous  devez 
partir  demain,  cette  nuit,  peut-être,  pour  le  châ- 
teau de  Vcrneuil ,  près  d'Artenai  ;  je  sais  que 
mademoiselle  Marie  de  Vcrneuil  vous  y  attend, 
qu'elle  vous  aime ,  et  qu'avant  quarante-huit 
heures  vous  serez  son  mari. 

«!  De  grâce,  Alfred,  ne  commettez  pas  cette 
lâcheté,  non  pour  moi,  mais  pour  votre  fils.  Il  est 
impossible  que  vous  aimiez  mademoiselle  de  Vcr- 
neuil, si  rapide  que  soit  l'inconstance  de  votre 
cœur;  vous  connaissez  à  peine  cette  jeune  fille, 
dont  la  fortune  seule  peut  vous  séduire. 

<i  Dans  ce  cas,  je  suis  riche,  très-riche  ;  renon- 
cez à  cette  union,  et  je  vous  assurerai  la  rente  des 
deux  tiers  de  ma  fortune  ;  le  capital  reposera  sur 
la  tête  de  votre  fils ,  et  vous  jouirez  des  revenus 
comme  bon  vous  semblera.  Epargnez,  pour  Dieu  ! 
épargnez  à  la  malheureuse  créature  que  vous  avez 
tant  martyrisée  déjà,  le  supplice  odieux  de  vous 
savoir  une  compagne  qu'elle  jalouse  aujourd'hui, 
qu'elle  devra  plaindre  demain ,  et  respecter  tou- 
jours!...  !> 


IX 


—  Cet  écrit  est  sans  signature,  dit  M.  de 
Brionne  après  avoir  lu  la  lettre  que  Thérèse  lui 
avait  donnée. 

—  Je  connais  la  main  qui  l'a  tracé,  moi  !...  ré- 
pondit Thérèse  avec  trouble.  Mademoiselle  de 
Ravenstein  avait  une  amie  d'enfance  qu'elle  ché- 
rissait. 

—  Cette  amie  d'enfance,  interrompit  l'abbé, 
s'est  rendue  coupable  du  plus  odieux  des  crimes; 
je  sais  cette  histoire,  qui  est  la  vôtre. 

—  Il  ne  vous  reste  donc  plus  rien  à  apprendre, 


180  LES  PÉCHÉS   MIGXOPiS. 

reprit  Thérèse  avec  impétuosité,  et  vous  ne  pou- 
vez douter  de  l'invincible  puissance  de  l'amour, 
instruit  que  vous  êtes  par  ces  deux  histoires  d'une 
femme  qui,  délaissée,  outragée,  trahie,  rampe 
encore  aux  pieds  de  son  mari  parjure  ;  et  d'une 
jeune  fdle  qui,  vierge,  vertueuse,  élevée  dans  la 
crainte  de  Dieu  et  Ihonneur  de  ses  pères,  amie  et 
sœur  dévouée,  s'est  tout  à  coup  souillée  du  dou- 
ble crime  d'un  amour  adultère  et  de  la  plus  noire 
des  perfidies  ! 

—  Mais,  malheureuse,  puisque  vous  connaissez 
si  bien  Ihorrcur  de  vos  péchés,  votre  âme  appar- 
tient encore  à  Dieu!...  Il  est  temps... 

—  Mon  âme  est  à  l'homme  que  j'aime...  il  est 
mon  Dieu  ! 

L'abbé  tressaillit  :  cette  impiété,  proférée  d'une 
voix  ferme  et  avec  une  impudence  effrontée, 
l'accabla...  Il  reprit  après  un  court  silence  : 

- —  Puisque  c'est  à  Satan  que  je  parle,  finissons  : 
par  devoir  et  par  charité,  je  recherche  les  plaies 
de  l'humanité  pour  les  panser  et  les  guérir  ;  chez 
aucun  malade  je  n'en  ai  trouvé  d'aussi  hideuses , 
d'aussi  incurables  que  les  vôtres,  et  je  renonce  à 
vous  sauver.  Je  viens  donc  au  fait  purement  et 
simplement  :  voùléz-vous  empêcher  le:  mariage 
du  vicomte  de  Fontac? 

—  Si  je  le  veux?  Plutôt  que  de  voir  cette  union, 
sachez,  et  ceci  est  mon  dernier  mot,  que  je  ten- 


CHAPITRE    IX.  181 

terais  toute  extrémité.  Je  n"ai  rien  à  perdre,  moi, 
car  j"ai  jeté  mon  bonnet  par-dessus  les  moulins, 
comme  on  dit;  par  conséquent,  je  ne  reculerai 
devant  aucune  honte,  aucun  scandale;  et  si,  mal- 
gré mes  soins,  les  fiancés  vont  à  l'autel,  cette 
faible  femme  que  vous  avez  sous  les  yeux  armera 
ses  mains  dun  poignard  et  tuera  sa  rivale  aux 
pieds  du  prêtre. 

—  Horreur! 

—  Foi  de  vicomtesse!...  déclama  Thérèse  avec 
une  froideur  effrayante  et  résolue. 

—  Vous  vous  vantez!... 

—  C'est  possible...  allez  toujours. 

—  Eh  bien  !  j'ai  autant  d'intérêt  que  vous  à  la 
rupture  de  ce  mariage. 

—  Vous  voulez  rire... 

—  Je  le  jure  sur  l'Evangile. 

—  Concertons-nous  alors. 

—  Je  ne  demande  pas  mieux...  Vous  allez  re- 
tourner à  Paris. 

■ —  Et  pourquoi,  s'il  vous  plaît? 

—  Parce  que  votre  présence  est  inutile,  est 
dangereuse  à  Verneuil  ;  il  suffit  que  j'y  sois  seul. 

—  31.  Tabbé ,  je  vous  vois  venir  ;  vous  voulez 
vous  débarrasser  de  moi  ! 

—  Je  vous  ai  fait  un  serment,  c'est  plus  que  ne 
le  permet  la  religion  ;  comptez  sur  moi  pour  tout 
rompre.  Je  ne  veux  pas  que  ma  douce  Marie  soit 

LES    PÉCHÉS   MIGNONS.    1.  16 


182  LES   PÉCHÉS   MIGNONS. 

flétrie  par  votre  contact,  par  votre  vue...  Je  ne  le 
veux  pas,  je  ne  le  veux  pas... 

—  Et  moi ,  je  le  veux  !  Allez  conter  à  dautres 
vos  balivernes.  Je  suis  plus  fière  que  tous  les 
jésuites  ensemble. 

M.  de  Brionne  prit  son  portefeuille,  écrivit  au 
crayon  quelques  lignes  sur  une  feuille  qu'il  dé- 
tacha ,  plia  le  papier,  y  mit  une  adresse,  et  se  re- 
tournant vers  Thérèse  : 

—  Voulez-vous,  oui  ou  non,  retourner  à  Paris? 

—  Non.  Je  vous  trouve  plaisant,  et  cependant 
je  me  lasse. 

—  Mademoiselle ,  jai  bien  Thonneur  de  vous 
saluer...  Halte!  cria  Tabbé  au  postillon  par  la 
portière. 

La  voiture  s'arrêta ,  Faust  sauta  en  bas  de  son 
siège. 

—  Bon  voyage,  moucher,  dit  Thérèse  en  riant. 

—  Au  revoir,  ma  sœur,  au  revoir...  Faust, 
ajouta  l'abbé,  qui  était  descendu  de  voiture  et 
s'était  penché  à  loreille  du  jeune  homme,  faites 
tourner  bride,  et  reconduisez  votre  sœur  à  Paris, 
à  l'adresse  que  voici.  Le  contenu  du  billet  vous 
dira  ce  que  vous  aurez  à  faire. 

—  Oui,  mon  père. 

—  Adieu ,  et  bon  courage ,  ajouta  l'abbé ,  qui , 
remontant  dans  le  coupé  de  madame  de  Raven- 
stein,  commanda  au  postillon  de  repartir. 


CHAPITRE  IX.  185 

Faust,  après  avoir  échangé  quelques  mots  avec 
le  postillon  du  landau ,  reprit  sa  place  sur  l'ar- 
rière-siége,  pendant  que  les  chevaux  de  cette  voi- 
ture retournaient  sur  Paris. 

Thérèse  poussa  des  cris  furieux,  et  comme  elle 
ouvrait  une  portière  pour  se  précipiter  sur  la 
route,  son  frère,  qui  avait  prévu  ce  coup  de  tête, 
se  présenta  brusquement,  la  repoussa,  monta 
dans  le  landau,  et  s'assit  à  ses  côtés  sans  dire 
un  mot. 

Thérèse ,  épouvantée ,  se  rejeta  dans  son  coin , 
et  murmura  ces  mots  : 

—  Vous  ici ,  Faust  ! 

Faust  leva  les  yeux  sur  sa  sœur,  et,  détournant 
la  tête,  il  demeura  silencieux. 

—  Ah  çà  !  mais  c'est  une  lanterne  magique,  dit 
la  courtisane. 

Et,  brisant  deux  vitres  d'un  coup  de  poing,  elle 
poussa  des  cris  dalarmc  et  de  détresse. 

—  Taisez-vous  !  dit  le  jeune  homme  d'une  voix 
sèche  et  impérative. 

—  Allez  au  diable  !  répondit  Thérèse. 
Et  elle  recommença  son  tapage. 

Faust  tira  son  mouchoir  de  sa  poche ,  posa  un 
genou  sur  les  genoux  de  sa  sœur,  ramena  ses 
bras  en  arrière  et  les  attacha  solidement,  malgré 
ses  vigoureuses  résistances  ;  puis ,  dénouant  sa 
cravate ,  il  bâillonna  cette  femme ,  qui  vomissait 


184  LES   PÉCHÉS    MIGNOSS, 

les  plus  violentes  imprécations.  Cette  opération 
terminée,  Faust  prit  son  couteau,  l'ouvrit,  et 
ajouta  ces  mots  à  un  geste  terrible  : 

—  Encore  un  cri,  un  mouvement,  et  je  vous 
tue  d"un  seul  coup  ! 

Thérèse  demeura  immobile,  ses  yeux  brillaient 
comme  deux  diamants.  Faust  baissa  les  stores.  Le 
silence  de  la  nuit  ne  fut  plus  troublé  que  par  le 
roulement  de  la  voiture,  le  galop  des  chevaux,  et 
la  mauvaise  humeur  des  postillons. 

—  Eh  bien ,  mon  père ,  dit  madame  de  Raven- 
stein  aussitôt  que  31.  de  Brionne  se  fut  assis  près 
d'elle ,  que  s'est-il  donc  passé  ?  Où  avez-vous  en- 
voyé cette  femme? 

—  En  lieu  sur,  et  sous  bonne  escorte  ;  elle  ne 
nous  gênera  pas,  je  vous  le  garantis...  Quel 
démon  !  Certes  vous  naviez  rien  exagéré. 

—  Où  allait-elle? 

—  AVerneuil,  mettre  obstacle  au  mariage  du 
vicomte;  je  vous  demande  un  peu  ce  que  serait 
devenue  ma  pauvre  3Iarie  entre  ces  deux  mauvais 
anges  !  Je  dois  être  seul  au  château ,  je  dois  seul 
parler  à  la  pauvre  enfant;  je  dois  lui  éviter  toute 
rencontre  qui  serait  pour  elle  outrageante  et 
cruelle... 

—  Vous  m'exceptez  sans  doute,  mon  père?  in- 
terrompit vivement  madame  de  Ravenstein. 

—  Dieu  m'est  témoin ,  ma  sœur,  que  j'ai  pour 


CHAPITRE   IX.  185 

VOUS  tout  le  respect  du  au  malheur  et  à  la  vertu , 
mais  nous  allons  nous  séparer. 

—  Vous  m'abandonnez... 

—  Je  vous  sers...  Que  feriez-vous  au  château? 
Si  M.  de  Fontac  nous  y  rejoint,  comme  ce  n'est 
que  trop  probable,  quelle  contenance  prcndrez- 
vous  vis-à-vis  de  lui?  Pour  mademoiselle  de  Ver- 
neuil,  que  vous  ne  connaissez  pas,  seriez-vous 
autre  chose  qu'un  sujet  de  douleur  et  de  regret? 
Non,  1  ame  de  ma  pauvre  Marie  ne  doit  pas  éprou- 
ver d'aussi  rudes  secousses  ;  elle  est  vierge ,  lais- 
sons-lui toute  sa  virginité;  je  réfléchirai,  dans 
le  trajet  qui  me  reste  à  faire,  aux  moyens  que  je 
dois  employer  pour  la  sauver  du  naufrage.  Si 
vous  avez  encore  quelque  chose  à  m'apprendre, 
hâtez-vous;  voici  qu'il  fait  jour,  et  nous  arrivons 
au  village  où  vous  vous  arrêterez. 

—  Tout  ce  que  vous  ferez  sera  bien  fait ,  je 
vous  obéirai  en  aveugle  ;  mais  comment  Thérèse 
a-t-elle  appris  que  le  vicomte  devait  se  marier? 

—  Par  vous-même,  ma  chère  sœur. 

—  Par  moi? 

• —  Eh!  oui...  n'avez-vous  pas  eu  la  faiblesse 
d'écrire  au  vicomte,  tout  dernièrement? 

—  C'est  vrai,  murmura  madame  de  Ravenstein 
en  rougissant,  j"ai  fait  cette  faute,  cette  nuit,  chez 
vous,  pendant  que  vous  soupiez  avec  M.  de  Fon- 
tac. J'avais  entendu,  sans  le  vouloir,  tout  ce  qui 

16. 


186  LES  PÉCHÉS  MIG^•o:^s. 

s'était  dit  dans  votre  cabinet;  j'ai  eu  un  moment 
de  vertige,  j'ai  été  folle,  vraiment  folle. 

—  Et  comment  a^cz-vous  fait  remettre  ce 
billet? 

—  Je  l'ai  fixé  au  fond  du  chapeau  du  vicomte 
avec  une  épingle. 

—  Vraiment,  sécria  l'abbé,  si  toutes  ces  aven- 
tures étaient  écrites,  on  en  ferait  un  gros  roman. . . 
Eh  bien  !  mon  enfant,  j'ai  vu  votre  prose  entre  les 
mains  de  Thérèse  Keller...  Je  vous  gronderai 
plus  tard  pour  cette  prose,  ajouta  M.  de  Brionne 
en  souriant  avec  bonté,  car  je  lai  lue. 

Madame  de  Ravenstein  baissa  la  tète. 

—  Et  comment  m'a\  ez-vous  connu ,  moi ,  er- 
mite de  la  rue  de  Yaugirard? 

—  La  sœur  de  ma  femme  de  chambre  est  au 
service  de  madame  de  Certènes... 

—  Et  par  elle ,  vous  savez  tout  ce  qui  se  passe 
chez  la  baronne? 

—  Oui,  mon  père,  à  peu  près  tout. 

—  Très-bien,  voilà  un  petit  système  de  police 
que  je  ne  peux  pas  approuver,  que  je  dois  blâ- 
mer... 

—  Le  hasard  a  tout  fait. 

—  A  la  bonne  heure ,  mais  le  hasard  ne  vous 
dit  pas  qu'il  faille  l'employer.  Et  que  savez-vous 
contre  madame  de  Certènes,  qui  a  la  réputation 
la  plus  honorable? 


CHAPITRE    IX.  187 

—  Je  sais  qu'elle  est  en  adoration  devant  M.  de 
Fontac, 

—  Madame  de  Certènes!  une  femme  mariée, 
pieuse,  charitable,  qui  est  tout  à  ses  devoirs... 
vous  la  calomniez  ! 

—  Que  Dieu  vous  prête  vie ,  mon  père,  et  vous 
verrez  ! 

—  Mais  elle  a  fait  le  mariage  du  vicomte  au 
moins  autant  que  moi? 

—  Raison  de  plus. 

—  Comment!  raison  de  plus? 

— -  Il  y  a  des  cœurs  qui  joignent  la  lâcheté  à 
tous  les  vices,  mon  père;  la  lâcheté  et  la  bassesse 
au  libertinage. 

—  Seigneur!  sécria  M.  de Brionne  en  joignant 
les  mains;  est-ce  donc  vous  si  bon,  si  bienfaisant, 
qu'on  outrage  ainsi?...  Ayez  pitié!  ayez  pitié!... 
Et  comment  le  jeune  Faust  est-il  à  ^otre  ser- 
vice?... 

—  Il  est  arrivé  de  lAlsace  hier  ;  il  cherchait 
sa  sœur. 

—  Dans  quel  but? 

—  Il  n'a  pas  voulu  me  le  dire. 

—  Encore  un  mystère  ! . . .  Et  ne  sait-il  pas  que 
sa  mère  meurt  de  faim  à  Paris? 

—  Il  ne  m'en  a  pas  parlé. 

—  Serait-ce  encore  un  mauvais  fils? 

—  Non...  cet  enfant  a  toutes  les  vertus  de  son 


188  LES    PÉCHÉS    MIGKO>S. 

père...  Je  ne  lui  reproche  qu'une  humeur  un  peu 
sombre  et  farouche...  Il  est  silencieux  et  discret 
comme  un  Allemand,  il  m"a  toujours  beaucoup 
aimée ,  et  c'est  mon  homme  d'affaires  qui  lui  a 
donné  mon  adresse. 

—  Nous  voici  arrivés  à  Artenai,  ma  chère  sœur, 
il  est  sept  heures;  nous  allons  nous  arrêter  à 
rhôtel  des  Trois-Rois;  vous  y  resterez,  et  je  vous 
prendrai  à  mon  retour  de  Verneuil...  c'est  bien 
entendu,  n'est-ce  pas? 

—  C'est  entendu . 

—  Je  continuerai  avec  votre  voiture,  après 
avoir  été  dire  une  prière  à  l'église...  Nous  y 
voilà...  Halte,  postillon! 

—  Bien  le  bonsoir,  M.  l'abbé,  dit  l'aubergiste 
en  se  découvrant. 

—  Bonjour,  M.  Bénard...  Eh  bien!  comment 
vont  les  affaires?  sommes-nous  toujours  bon  cui- 
sinier? 

—  Dame  !  on  fait  de  son  mieux...  Voulez-vous 
prendre  quelque  chose  ? 

—  Eh  I...  sans  refus.  Vite  un  bouillon...  Mais 
entendons-nous  ;  vous  savez  qu'il  y  a  bouillon  et 
bouillon,  mon  cher  homme...  Faites  donnera 
madame  votre  plus  bel  appartement. 

—  Le  plus  beau  est  pris ,  mais  madame  sera  à 
merveille...  Victoire,  le  numéro  6,  du  feu,  des 
bougies,  allons,  presto...  Venez,  M.  l'abbé...  Un 


CHAPITRE   IX.  181) 

coup  de  feu  à  ce  consommé,  et  vous  m'en  direz 
des  nouvelles...  Dieu  me  pardonne!  on  croirait 
que  je  vous  sentais  venir. 

L'abbc ,  après  avoir  salué  madame  de  Raven- 
stein,  passa  au  salon,  savoura  un  bouillon  de 
prince,  prit  deux  verres  de  vin  de  Bordeaux,  et 
se  rendit  à  l'église  du  village. 

M.  de  Brionne  n'avait  pas  achevé  son  Credo 
que  des  douleurs  violentes  assaillirent  ses  en- 
trailles, et  que  des  crampes  d'estomac  le  firent 
chanceler.  Pâle  et  affaibli,  il  sortit  de  l'église  en 
tâtonnant  les  murs,  et  fut  obligé  de  s'appuyer  au 
bras  d'un  ouvrier  pour  regagner  la  cour  de  l'hôtel, 
où  il  tomba  évanoui.  Pendant  que  madame  de 
Ravenstein  et  les  gens  de  la  maison  donnaient  au 
malade  des  soins  empressés,  un  briska  entrait 
dans  la  cour.  M.  de  Fontac  en  descendit,  et  de- 
manda : 

—  Milady  Stewart. 

— •  N"  0,  milord ,  répondit  l'aubergiste  tout 
bouleversé  de  l'accident  survenu  à  M.  de  Brionne. 

Le  vicomte  s'élança  sur  l'escalier  et  frappa 
deux  petits  coups  à  la  porte  du  n°  5. 

La  baronne  de  Cortcnes  ouvrit,  et,  posant  aus- 
sitôt deux  doigts  charmants  sur  ses  lèvres  rosées, 
elle  commanda  un  absolu  silence. 

La  porte  fut  fermée  à  double  tour. 

La  baronne  de  Certènes  avait  près  de  vingt- 


190  tES   PÉCHÉS    MIGNONS. 

cinq  ans  ;  son  visage  charmant  était  d'une  angé- 
lique  douceur  :  elle  paraissait  toujours  dans  le 
monde  les  yeux  baissés ,  et  sa  timidité  était  gra- 
cieuse sans  aucune  affectation.  Sa  toilette  riche, 
mais  d'un  goût  exquis ,  ses  manières  naturelles , 
sa  parole  nonchalante  et  très-réservée,  sa  voix 
d'un  timbre  pur  et  doux,  en  faisaient  une  jeune 
femme  élégante  dont  se  paraient  à  Tenvi  les  salons 
d'élite.  La  médisance  n'avait  jamais  attaqué  la 
réputation  de  madame  de  Certènes  ;  c'est  à  peine 
si  quelques  jeunes  gens  avaient  osé  hasarder  près 
d'elle  quelques-unes  de  ces  fadeurs  qui,  selon 
l'accueil  qu'on  leur  fait,  tournent  du  compliment 
à  la  déclaration ,  et  de  la  pure  galanterie  à  l'in- 
trigue. Toutes  les  escarmouches  livrées  au  cœur 
de  la  baronne  par  ces  hardis  aventuriers  trou- 
vèrent un  ennemi  aussi  brave  que  courtois,  et 
surtout  inébranlable.  Force  fut  aux  bataillons 
d'avouer  leur  délaite  et  d'implorer  la  paix.  Après 
quelques  campagnes  de  ce  genre ,  il  demeura 
prouvé,  jnanifeste,  avéré,  que  la  baronne  était 
un  roc  de  vertu.  Les  libertins  s'en  vengèrent  en 
disant  que  c'était  une  femme  insensible;  les  fats 
proclamèrent  qu'elle  avait  peu  d'esprit,  et  don- 
nèrent pour  preuve  l'amour  qu'elle  affichait  pour 
son  mari  :  peu  à  peu,  ces  propos  rancuniers  ces- 
sèrent, et  madame  de  Certènes  fut  l'une  de  ces 
glorieuses  femmes  dont  on  ne  parle  guère,  la 


CHAPITRE    IX.  191 

renommée  n'ayant  pas  de  trompette  pour  le  sexe 
féminin. 

Le  baron  était  un  homme  de  trente  ans,  riche, 
vaniteux  ,  inocccupé.  Il  avait  pris  du  service 
en  18'! 5,  et  s'était  engagé  dans  les  capitaines, 
comme  disaient  les  vieux  soldats  à  cette  époque, 
pour  se  consoler,  par  un  sarcasme  ,  de  la  faveur 
qui  leur  donnait  pour  chefs  des  cadets  de  famille. 
M.  de  Certènes  aimait  trop  ses  plaisirs  pour  me- 
ner la  vie  de  garnison  et  s'assujettir  aux  devoirs 
militaires;  aussi  donna-t-il  bientôt  sa  démission 
pour  se  marier  et  mener  le  train  d'un  grand  sei- 
gneur. D'un  esprit  superficiel  ,  il  n'entendait 
qu'une  chose  à  la  vie,  c'était  le  luxe.  Ses  chevaux, 
ses  voitures,  ses  meutes,  sa  maison  étaient  sur  un 
pied  qui  lui  faisait  le  plus  grand  honneur.  Intré- 
pide cavalier ,  il  n'enviait  aucune  gloire  lorsqu'il 
avait  forcé  un  loup  ou  un  sanglier  ;  et  il  s'endor- 
mait sous  les  lauriers  du  chasseur,  comme  un  gé- 
néral sur  des  trophées.  Fier,  à  juste  titre,  de  l'a- 
mour de  sa  femme,  il  se  laissait  aimer  tout  à  son 
aise,  sans  se  donner  le  moindre  souci  pour  mériter 
les  tendres  soins  qu'on  lui  rendait.  Loyal  à  travers 
les  nombreux  écarts  de  sa  nature ,  il  était  d'une 
aveugle  confiance  dans  la  vertu  de  sa  compagne, 
par  la  seule  raison  que  cette  vertu  lui  avait  été  ga- 
rantie par  un  contrat  en  bonne  forme  et  des  ser- 
ments publics.  Dominé,  du  reste,  par  sa  femme, 


192  LES    PÉCHÉS   MIGNONS. 

le  baron,  sans  avoir  avoué  son  infériorité ,  l'avait 
cependant  reconnue;  et  cet  aveu,  qu'il  s'était  fait 
à  lui-même,  lavait  décidé  à  ne  pas  tenter  de  vains 
efforts  pour  briller  dans  ce  lète-à-têtc  de  tous  les 
jours  qu'on  appelle  le  ménage.  Dans  le  monde, 
pendant  que  la  baronne  foulait  aux  pieds  tous  les 
hommages,  le  baron  jouait  gros  jeu  à  l'écarté. 
Souvent  la  voix  mélodieuse  de  madame  de  Cer- 
tènes  arrivait  à  l'oreille  de  son  mari  portée  par 
une  note  vibrante  et  suivie  d'un  murmure  flat- 
teur. 

—  Savez-vous  quelle  est  la  dame  qui  a  ce  gosier 
de  rossignol?  demandait  l'un  des  joueurs. 

—  Je  crois  que  c'est  ma  femme,  répondait  le 
baron,  fort  occupé  de  ses  cartes. 

Et  le  temps  passait  ainsi,  entre  la  bouillotte  qui 
faisait  fureur  alors,  la  chasse  à  courre  et  une  fidé- 
lité conjugale  à  désespérer  les  exploiteurs  du  code 
civil. 

31.  de  Certènes  fit  la  connaissance  du  vicomte 
de  Fontac  aux  eaux  de  Bade,  et,  par  un  de  ces  ha- 
sards qui  attendent  toujours  les  prédestinés,  le 
vicomte  et  la  baronne  se  rappelèrent  que  leurs 
familles  avaient  été  liées  de  grande  amitié,  et 
qu'eux-mêmes,  dans  la  première  enfance,  avaient 
fait  maintes  parties  de  riant  souvenir. 

M.  de  Fontac  était  l'homme  du  baron.  Ce  que 
nous  avons  dit  de  ces  deux  personnages  laisse  de- 


CHAPITRE    IX.  19' 

viner  qiren  peu  de  temps  ils  devinrent  intimes. 
Quant  à  madame  de  Certènes ,  ce  que  nous  pou- 
vons garantir,  c'est  qu'elle  lutta  en  désespéi'ée 
avant  de  tomber  sous  le  charme,  Si^iivons  le  cours 
des  événements  pour  en  apprendre  davantage. 


17 


La  chambre  qu'occupait  madame  de  Certènes  à 
l'hôtel  des  Trois-Rois  était  une  grande  pièce  assez 
bien  meublée  pour  Artenai.  Un  tapis  un  peu  fané 
couvrait  le  cai'reau ,  une  demi-douzaine  de  fau- 
teuils et  un  lit  à  grand  baldaquin  faisaient  de  leur 
mieux  pour  l'honneur  de  l'hôte,  et  un  feu  de  Noël 
flambait  dans  l'âtre  d'une  profonde  et  vaste  che- 
minée. Les  deux  fenêtres  de  cet  appartement 
donnaient  sur  la  route,  mais  leurs  contrevents 
étaient  fermés  et  leurs  rideaux  abattus.  Une 
lampe  posée  sur  un  guéridon,  près  de  la  chemi- 
née, jetait  dans  la  chambre  une  clarté  molle  et  in- 
décise. Madame  de  Certènes,  comme  toutes  les 


193  LES   PÉCHÉS   MIG^O^S. 

femmes  mélancoliques  et  rêveuses,  avait  horreur 
des  vives  lumières,  et  ne  se  montrait  chez  elle  que 
dans  des  demi-jouvs.  Elle  portait  une  redingote 
de  voyage  en  velours  f)ensée  ;  un  jabot  de  malines 
du  plus  grand  prix  s'échappait  des  plus  hautes 
boutonnières  de  ce  vêtement  sévère,  et  flottait 
sur  la  poitrine  de  la  baronne  ;  un  collet  en  mar- 
tre couvrait  ses  épaules  ;  ses  manches  plates  et 
serrées  dessinaient  des  bras  fermes  et  moulés  ;  ses 
mains  étaient  nues,  blanches  et  perdues  dans  de 
larges  poignets  de  dentelle  bouffante;  ses  che- 
A  eux  noirs  étaient  arrondis  en  larges  bandeaux 
sur  le  sommet  des  joues,  et  noups  en  tresses  ma- 
gnifiques retenues  par  un  peigne  d"or  surmonté 
dune  couronne  h  créneaux.  Ce  costume  demi- 
négligé  seyait  à  merveille  à  cette  jeune  femme  en 
faisant  ressortir  les  avantages  de  sa  taille  qui,  sans 
être  haute,  était  noble. 

Du  premier  coup  d"œil,  M.  de  Fontac,  en 
homme  expérimenté,  comprit  qu'il  était  seigneur 
et  maiti'e,  et  que  son  esclave  était  à  ses  pieds. 
Madame  de  Certènes  prit  le  vicomte  parla  main,  le 
fil  asseoir  sur  une  causeuse  près  du  feu,  et,  res- 
tant debout  devant  lui,  elle  lui  dit  à  voix  basse 
et  avec  trouble  : 

—  Ne  me  parlez  qu'en  étouffant  vos  paroles, 
Alfred,  nous  sommes  entourés  d'ennemis. 

—  Des  ennemis  ici  !  répondit  M.  de  Fontac  en 


CHAPITRE    X.  197 

se  levant  et  glissant  une  main  dans  les  deux 
mains  tremblantes  de  la  baronne,  ici,  où  j'oublie 
le  monde  entier!... 

—  Madame  de  Ravenstein  est  là...  là,  derrière 
cette  cloison. 

—  Encore  celte  femme?  murmura-t-il;  je  ne 
puis  faire  un  pas  sans  la  voir  dans  mon  ombre... 

—  De  grâce,  parlez  plus  bas...  Si  Ion  vous  sait 
ici,  nous  sommes  perdus  ! 

—  Je  ne  tremble  que  pour  vous,  mon  amie, 
car  que  m'importe,  après  tout,  l'extravagance  de 
madame  de  Ravenstein? 

—  Cest  cependant  pour  vous  que  je  crains 
tout!...  Votre  bonheur  est  entre  les  mains  de 
cette  femme. 

—  Mon  bonheur  ne  peut  venir  que  de  vous,  de 
vous  seule  ! . . . 

—  Votre  mariage. . . 

—  Hélas!  pourquoi  m'y  faire  penser? 

—  N'est-ce  pas  l'affaire  qui  vous  occupe  le  plus, 
et  qui  vous  tient  le  plus  au  cœur? 

—  Non...  ce  qui  m'occupe,  ce  qui  me  tient  au 
cœur,  vous  ne  l'ignorez  pas!... 

—  Nous  sommes  convenus  de  ne  pas  dire  un 
mot  qui  soit  étranger  à  votre  mariage,  Alfred; 
c'est  à  cette  seule  condition  que  j'ai  consenti  à  ce 
dernier  téte-à-téte...  aurais-je  été  imprudente  en 
me  fiant  à  votre  parole? 

17. 


198  LES   PÉCHÉS   MIGNOIVS. 

—  Non,  calmez-vous,  Clémence,  je  ne  suis  ici 
que  votre  frère. 

—  Eh  bien  !  cher  frère,  interrompit  vivement 
la  baronne  en  jetant  un  regard  passionné  au  vi- 
comte, et  en  lui  faisant  un  sourire  plein  de  co- 
quetterie, écoutez-moi  patiemment  ;  voici  ce  qui 
se  passe. 

Madame  de  Certcnes  s'assit  sur  le  canapé,  et 
M.  de  Fontac  se  mit  dans  un  fauteuil,  à  distance 
respectueuse. 

—  J'étais  ici  depuis  une  heure,  et  je  venais  de 
renvoyer  ma  femme  de  chambre,  qui  dormait 
tout  debout,  lorsque,  voulant  secouer  les  pensées 
sombres  qui  m'assaillaient,  je  m'approchai  de 
lune  de  ces  fenêtres.  Qu'allais-je  chercher  là, 
mon  ami?  Vous,  qui,  pour  mon  malheur  et  mon 
bonheur,  occupez  sans  cesse  ma  pensée.  Je  m'ef- 
frayais déjà  de  mon  isolement,  je  me  désespérais 
à  vous  attendre  ;  ma  pauvre  imagination  effarou- 
chée tantôt  vous  accusait,  tantôt  vous  croyait  en 
danger,  et  c'était  souffrir  horriblejuent  de  tous 
côtés.  Le  fouet  d'un  postillon  chassa  tout  à  coup 
mes  folles  terreurs  ;  j'entendis  rouler  une  voiture, 
et  je  vis  cette  voiture  entrer  au  galop  dans  la 
cour.  Mon  cœur  battit  violemment...  Ah!  Alfred, 
ce  cœur  me  disait  d'avance  combien  notre  der- 
nière entrevue  doit  me  laisser  de  chagrins,  et 
combien  il  m'a  fallu  de  courage  et...  d'affection... 


CHAPITRE    X.  199 

pour  consentir  à  vous  Taccorder.  Je  courus  donc 
à  cette  porte  pour  l'ouvrir  et  vous  tendre  la  main  ; 
déjà  mes  doigts  étaient  posés  sur  la  clef,  lors- 
qu'une voix  bien  connue  résonna  dans  le  corri- 
dor, et  me  fit  frissonner. 

—  La  voix  de  M.  l'abbé  de  Brionne... 

—  Précisément...  Mais  d'où  savez-vous?... 

—  Je  sais  que  labbé  courait  la  poste  devant 
moi,  en  compagnie  de  madame  de  Ravenstein... 
Antoine,  mon  valet  de  chambre,  les  a  vus  sortir 
de  Paris.  Je  croyais  qu'ils  allaient  tous  deux  à 
Verneuil... 

—  Comme  vous  dites  cela  froidement  !  Et  vous 
n'êtes  pas  épouvanté  de  ce  coup  de  foudre? 

—  Ne  suis-je  pas  ici  à  l'abri  de  la  foudre,  mon 
amie  ?  Que  Tabbé  et  madame  de  Ravenstein  s'en- 
tendent pourfaire  rompre  mon  mariage,  je  ne  de- 
mande pas  mieux;  je  les  aiderai,  au  besoin... 
Pourquoi  craindrais-je  l'orage  quand  je  suis  au 
port?...  Ah!  Clémence,  si  vous  m'aimiez  comme 
je  vous  aime,  vous  béniriez  ces  officieux  qui, 
croyant  me  nuire,  me  font  un  pont  d'or! 

—  Mais  enfin,  ce  mariage,  vous  l'avez  désiré? 

—  Lorsque  je  vous  connaissais  à  peine. 

—  Vous  y  avez  consenti,  tout  dernièrement 
encore? 

—  Hélas  !  pour  vous  obéir  ;  vous  ne  le  savez 
que  trop  ! 


20D  LES    PÉCHÉS    MIGNONS. 

La  baronne  baissa  les  yeux  ;  une  rougeur  su- 
bite colora  ses  joues ,  elle  garda  un  instant  le  si- 
lence, mais  ce  silence  ne  fut  pas  perdu  pour  la 
coquetterie,  car  madame  de  Certènes  croisa  ses 
deux  pieds  Tun  sur  l'autre,  et  les  posa  sur  un 
chenet  de  manière  à  nen  montrer  que  la  courbe 
élégante  et  voluptueuse. 

—  Nous  voilà  encore  hors  du  traité,  mon  ami. . . 
j'ai  mis  tous  mes  soins  à  votre  mariage  par  désin- 
téressement et  par  égoïsme. 

—  Quand  vous  faites  de  l'esprit  avec  moi,  Clé- 
mence, je  suis  perdu. 

—  Pourquoi  donc? 

—  Parce  que  je  suis  toujours  battu,  et  que  vo- 
tre cœur  ne  m'écoute  plus. 

—  Rassurez-vous,  c'est  mon  cœur  seul  qui  est 
avec  vous  en  ce  moment.  Oui,  jai  hâté  et  décidé 
votre  mariage  par  générosité  et  par  égoïsme. 
Vous  devez  me  comprendre  et  il  y  a  de  la  cruauté 
à  m'en  faire  dire  davantage.  J'ai  été  généreuse  en 
ce  que  j'ai  donné  à  mademoiselle  de  Verneuil  le 
seul  trésor  qui  me  fût  cher  ;  j"ai  été  égoïste,  car 
ma  générosité  a  sauvé  mon  honneur,  en  mettant 
une  barrière  infranchissable  entre  vous  et  moi. 

—  Vous  me  permettrez  de  ne  pas  vous  plain- 
dre, Clémence,  car  j'ai  seul  perdu  à  ce  beau  et  sa- 
vant sacrifice.  Si  vous  m'eussiez  véritablement 
aimé,  jamais  semblable  calcul  ne  serait  sorti  de 


CHAPITRE   X.  201 

votre  tête...  Je  suis  à  votre  merci...  Qu'enten- 
dites-vous  dans  ce  corridor  où  parlait  M.  de 
Brionne  ? 

—  L'abbé  s'adressait  à  madame  de  Ravenstein, 
à  laquelle  il  donnait  le  bras.  Madame  de  Raven- 
stein entra  dans  l'appartement  qui  touche  au  nô- 
tre, et  l'abbé  lui  dit  à  peu  près  ceci  :  u  Reposez- 
vous,  soyez  en  paix,  je  repartirai  dans  une  demi- 
heure,  et  je  viendrai  vous  prendre  demain  matin 
au  plus  tard  pour  vous  annoncer  que  tout  est 
rompu  et  vous  ramener  à  Paris.  » 

—  C'en  est  donc  fait!  interrompit  M.  de  Fon- 
tac,  qui  ne  fut  pas  assez  maître  de  lui  pour  étouf- 
fer cette  exclamation. 

—  Non,  mon  ami,  non!  répondit  la  baronne 
en  mordant  le  bord  de  ses  lèvres  ;  le  ciel  vous  pro- 
tège ;  tout  va  au  gré  de  vos  désirs.  Madame  de 
Ravenstein  n'était  enfermée  chez  elle  que  depuis 
un  quart  d'heure,  lorsque  j'entendis  un  grand 
bruit  dans  la  cour,  Tescalier  et  le  corridor.  La 
maison  semblait  troublée  par  un  accident;  on 
courait  dans  tous  les  sens,  et,  parmi  les  mots 
confus  qui  arrivèrent  jusqu'à  moi,  j'entendis  qu'on 
avait  besoin  d'un  médecin,  et  qu'on  en  était  fort 
pressé.  Je  mis  l'oreille  à  ma  serrure,  et  je  ne  tar- 
dai pas  à  savoir  que  M.  de  Brionne  s'était  évanoui 
en  revenant  de  l'église,  où  il  avait  été  dire  ses 
prières.  Madame  de  Ravenstein,  dont  l'apparte- 


202  LES   PÉCHÉS   MIGNONS. 

ment  était  prêt,  céda  sa  chambre  à  l'abbé,  et, 
comme  cette  cloison  est  fort  mince,  j"ai  entendu 
tout  ce  qui  s'est  dit  là  sur  un  ton  un  peu  élevé.  Le 
docteur  est  venu;  aux  douleurs  d'estomac,  à  la 
chaleur  des  entrailles,  aux  crampes,  aux  convul- 
sions et  à  la  soif  ardente  qui  torturaient  le  ma- 
lade, il  a  reconnu  les  symptômes  d'un  empoison- 
nement. Il  paraît  que  le  cher  chanoine,  que  vous 
sa^  ez  aimable  convi\  e,  aura  commis  quelque  im- 
prudence. Bref,  on  lui  a  fait  prendre  de  Téméti- 
que,  on  Ta  frictionné  et  on  lui  a  ordonné  le  plus 
grand  calme.  Selon  les  probabilités  les  plus  favo- 
rables, M.  de  Brionne  ne  se  relèvera  pas  de  cette 
indisposition  avant  trois  ou  quatre  jours...  Tout 
est  donc  pour  le  mieux...  Vous  êtes  sauvé  ! 

Pendant  que  la  baronne  parlait,  M.  de  Fontac 
se  sentait  renaître,  ses  doutes  se  dissipaient,  et 
un  secret  pressentiment  a int  lui  prédire  quil  ne 
tarderait  pas  à  triompher  des  obstacles  opposés  à 
son  mariage.  Libre  de  ses  craintes,  il  n'en  joua 
que  mieux  son  rôle  auprès  de  madame  de  Certè- 
nes,  et  ressaisit,  en  un  instant,  tous  les  avantages 
que  sa  fausse  position  lui  avait  fait  perdre. 

—  Écoutons,  dit  la  baronne,  je  crois  qu'on 
parle  chez  nos  voisins. 

Le  vicomte  et  madame  de  Certènes  s'appro- 
chèrent de  la  cloison  opposée  à  la  cheminée,  et 
entendirent  distinctement  ce  qui  suit  : 


CHAPITRE    X.  203 

—  Ah  !  madame,  je  suis  au  désespoir  de  tout  le 
tracas  que  je  vous  cause...  mais  je  vous  supplie 
de  m'abandonner  aux  soins  des  gens  de  cet  hôtel , 
je  les  connais  depuis  longtemps,  ils  feront  tout 
ce  qui  dépendra  deux  pour  me  remettre  sur 
pied. 

—  Y  pensez-vous,  mon  père  !  Je  ne  vous  quit- 
terai que  quand  vous  serez  complètement  réta- 
bli... c'est  mon  devoir  et  mon  plaisir. 

—  Mais  je  me  sens  beaucoup  mieux ,  je  vous 
l'assure,  et  vous  n'êtes  pas  faite  pour  être  garde- 
malade. 

—  Vous  calomniez  les  sœurs  de  charité ,  mon 
père...  Allons,  soyez  docile  aux  prescriptions  du 
docteur  :  buvez  et  ne  parlez  pas. 

—  Il  faut  bien  que  nous  parlions,  cependant, 
du  sujet  qui  nous  a  conduits  ici  tous  les  deux  : 
rassurez-vous  sur  l'attaque  dont  j'ai  été  frappé  ; 
je  connais  mon  mal  mieux  que  tous  les  docteurs 
du  monde,  et  ce  n'est  malheureusement  pas  la 
première  fois  que  j'en  suis  victime.  Puisque  nous 
sommes  sur  ce  chapitre,  ma  chère  sœur,  qu'il 
vous  serve  à  jamais  de  leçon  contre  le  péché. 

—  Que  voulez-vous  dire,  mon  père?  Un  saint 
homme  comme  vous  peut-il  pécher? 

—  Hélas  !  n'avons-nous  pas  tous  quelque  côté 
faible  par  où  le  diable  nous  escalade?  En  vous  fid- 
sant  jolie  et  femme  du  monde,  vertueuse  et 


204  LES    PÉCHÉS    MIGNONS. 

chaste,  Dieu  vous  fit  jalouse  à  Texcès;  n'est-ce  pas 
là  votre  péché  mignon  ? 

—  Je  le  confesse,  mon  père? 

—  Eh  bien!  mon  enfimt,  moi  qui  suis  voué 
au  célibat,  et  qui  ne  suis  pas,  d'ailleurs,  un  mé- 
chant homme,  jaime  un  peu  trop  mes  repas 
quotidiens;  voilà  par  où  je  pèche  d'habitude,  et 
par  où  je  souffre  à  l'heure  qu'il  est  !...  Je  ne  suis 
à  peu  près  sûr  de  ma  conscience  qu'en  carême... 
La  nuit  dernière,  en  soupant  avec  M.  de  Fontac, 
j'ai  mangé  avec  appétit  d'une  bisque  aux  cham- 
pignons, mets  très-relevé  que  ma  cuisinière  pré- 
pare à  merveille  ;  ces  malheureux  champignons 
n'auront  pas  tous  été  également  bien  choisis,  et  je 
me  serai  empoisonné.  Voilà  la  sixième  fois  que 
cela  m'arrive  depuis  dix  ans. 

—  Vous  devriez  avoir  les  champignons  en 
horreur. 

—  Ah  !  ma  chère  fille,  ne  disons  pas  de  mal  des 
biens  de  la  terre...  Le  champignon  va  de  pair 
avec  la  truffe  :  s'il  était  plus  rare,  on  se  ruinerait 
pour  en  avoir... 

—  Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  vous  voilà 
couché,  frissonnant,  et  que  peu  s'en  est  fallu... 

—  De  ma  vie ,  interrompit  Tabbé  ;  vous  avez 
mille  fois  raison  ;  cela  prouve  que  je  suis  un  grand 
gourmand ,  et  que  les  champignons  font  faire  des 
folies...  deux  choses  que  j'avouerai  toute  ma  vie. 


CHAPITRE   X.  SOS 

J'ai  la  tête  liorriblement  lourde ,  et  cependant  la 
fièvre  tombe,  je  le  sens.  Toutefois  ,  il  me  serait 
impossible ,  je  le  crains ,  de  me  faire  transporter 
aujourd'hui  à  Verneuil. 

—  Je  ne  vous  le  permettrais  pas. 

■ —  Je  pourrais  bien,  au  besoin,  vous  prier  de 
me  remplacer  dans  la  mission  que  j"ai  à  cœur  de 
remplir... 

—  Je  me  mets  à  vos  ordres. 

—  Non  ,  votre  présence  au  château  nécessite- 
rait des  explications  que  je  veux  et  dois  éviter... 
Faites-moi  donner  de  quoi  écrire...  ou  plutôt, 
écrivez  sous  ma  dictée ,  car  c'est  à  peine  si  je 
pourrai  signer...  Y  étes-vous? 

- —  Oui,  mon  père. 

«  Artenai,  19  décembre  1818,  9  heures  du  matin. 

«  Ma  chère  Marie,  mon  enfant,  je  me  rendais 
«  auprès  de  vous,  pour  obéir  à  vos  désirs  et  aux 
«  vœux  de  votre  famille,  lorsqu'une  subite  indis- 
i<  position  m'a  retenu  à  Artenai,  c[uand  je  n'étais 
»  plus  qu'à  dix  lieues  de  Verneuil.  J'ai  de  graves 
«1  conseils  à  vous  donner,  et  de  ces  conseils  doit 
<i  dépendre  le  bonheur  de  votre  vie  entière. 
«  Attendez-moi  :  retardez  d'un  jour  ou  deux 
»  votre  mariage,  afin  que  ma  bénédiction  des- 
«  cende  sur  votre  tète  avec  celle  du  pasteur  qui 
«  vous  unira.  J'espère  être  en  état  de  me  rendre 

1.  18 


206  LES   PÉCHÉS   MIGNONS. 

«i  demain  au  château.  Adieu,  et  à  bientôt,  ma 
*i  bien  chère  enfant!  Veuillez  faire  mes  baise- 
<i  mains  à  tous  les  vôtres...  i> 

—  Relisez,  ma  chère  sœur,  j'ai  la  tête  tellement 
prise  que  je  peux  vous  avoir  dicté  quelque  sot- 
tise... Allons,  c'est  bien  cela;  donnez  que  je 
signe...  là!...  Mettez  l'adresse  :  »  A  mademoiselle 
<c  Marie  de  Verneuil,  au  château  de  Verneuil, 
<i  près  et  par  Ménil.  »  Qui  va  vous  porter  cela? 

—  Si  Faust  était  ici  ! 

—  Oui  ;  mais  il  est  mieux  où  je  l'ai  envoyé,  et  on 
ne  peut  être  au  four  et  au  moulin...  Veuillez  son- 
ner. Ah!  ah!  c'est  vous,  mon  bon  M.  Bénard... 
Eh  bien  !  voilà  de  la  belle  besogne,  n'est-ce  pas? 
et  vous  avez  dû  croire  que  votre  bouillon  m'avait 
donné  la  mortî...  Point;  il  était  excellent,  ce 
bouillon,  excellent!  excellent!  Il  s'agit  mainte- 
nant de  me  faire  avoir  un  garçon  bien  dégourdi  ; 
j'ai  une  longue  course  très-pressée  et  très-impor- 
tante à  lui  commander. 

—  Je  ne  peux  vous  enseigner  personne  de  plus 
intelligent  que  mon  fils  cadet,  M.  l'abbé  ;  c'est  un 
gaillard  qui  fait  ses  humanités  au  collège  de  Bri- 
ves,  qui  est  le  pays  de  sa  mère. 

—  Va  pour  votre  fils  cadet...  je  vais  l'envoyer 
à  Verneuil  ;  et  si  je  ne  me  trompe,  il  y  a  d'ici  là 
dix  bonnes  lieues  de  poste. 


CHAPITRE   X.  207 

—  A  peu  près,  oui,  M.  l'abbé. 

—  Avez-vous  un  bidet  à  lui  donner? 

— ■  J'ai  Fanchon  qui  est  la  jument  du  percep- 
teur, qui  est  mon  frère,  et  qui  marche  à  la  va- 
peur. 

—  Va  pour  Fanchon.,,  donnez  donc  cette 
lettre  à  votre  fils ,  dites-lui  de  monter  la  jument 
du  percepteur,  et  d'arriver  le  plus  vite  possible 
au  château  de  Verneuil  ;  vous  lui  reconnuanderez 
de  ne  remettre  son  message  qu'à  mademoiselle  de 
Verneuil,  et  de  ne  s'en  dessaisir  sous  aucun 
prétexte. 

—  Soyez  tranquille,  ça  va  être  fait. 

—  Et  maintenant,  ma  chère  sœur,  dit  l'abbé, 
faites-moi  l'amitié  d'aller  vous  reposer  un  peu;  je 
sens  que  mes  paupières  deviennent  lourdes;  en- 
core un  petit  sommeil ,  et  je  n'aurai  plus  que  le 
souvenir  de  ma  syncope  ;  Dieu  veuille  qu'il  me 
profite  et  me  corrige  ! , , . 

Le  plus  profond  silence  succéda  à  ces  paroles 
de  M.  de  Brionne. 

—  Et  maintenant  qu'allez-vous  faire?  dit  la 
baronne  au  vicomte. 

—  Rien!  répondit  M.  de  Fontac  en  saisissant 
la  main  de  madame  de  Certènes,  qui  tressaillit. 

—  Comment?  rien!  mais  il  faut  agir,  au  con- 
traire, et  sans  perdre  de  temps. 

—  Et  que  me  fait  ce  mariage?  répondit  le 


208  LES   PÉCHÉS   MIGNONS. 

vicomte,  c'est  trop  lutter  contre  mes  sentiments; 
vous  pouvez  me  repousser,  me  détester,  mïnter- 
dire  votre  présence,  mais  m'imposer  une  alliance 
qui  m'enlève  tout  espoir  de  toucher  un  jour  votre 
cœur,  vous  n'en  aurez  jamais  le  pouvoir. 

—  Pas  d'enfantillage,  Alfred,  repartit  la  ba- 
ronne en  dissimulant  mal  une  joie  qui  attestait 
son  triomphe ,  songez  que  vous  êtes  jeune ,  que 
votre  fortune  est  compromise,  et  que  d'un  trait 
de  plume  vous  allez  vous  replacer  au  rang  dont 
vous  n'auriez  pas  du  déchoir...  Allons,  trouvez 
un  moyen  de  parer  le  coup  qui  vous  menace, 
trouvez-le  et  bien  vite,  il  le  faut...  il  le  faut  ! 

En  donnant  cet  ordre,  la  baronne  devint  pâle, 
et  sa  pâleur  la  rendit  plus  belle. 

—  Vous  le  voulez,  Clémence? 

—  Oui. 

—  Et  quand  j'aurai  obéi,  vous  me  mépriserez, 
vous  me  dédaignerez?. . . 

—  Je  vous  en  aimerai  davantage,  murmura 
faiblement  la  baronne. 

—  Soyez  donc  obéie,  dit  le  vicomte. 

Et,  se  mettant  à  un  secrétaire,  il  écrivit  quel- 
ques lignes  à  la  hâte,  plia ,  cacheta  une  lettre  ,  et 
sonna. 

—  Oue  demande  milord?  dit  une  fille  d'au- 


berge. 


Faites  monter  mon  domestique. 


CHAPITRE   X.  209 

Et  lorsque  Antoine  fut  devant  lui,  le  vicomte 
lui  dit: 

—  11  y  a  dix  lieues  à  faire  pour  porter  cette 
lettre  à  son  adresse;  je  compte  sur  votre  célérité, 
Antoine. 

—  Je  les  ferai  aussi  vite  que  possible,  monsieur. 

—  Vous  avez  dû  voir  partir  de  cet  hôtel  un 
jeune  homme  monté  sur  un  assez  mauAais 
cheval? 

—  Sur  une  jument,  il  y  a  de  cela  dix  minutes, 
oui,  monsieur. 

—  Dans  trois  quarts  dhcurc ,  vous  irez  à  la 
poste,  vous  prendrez  un  bidet,  et  vous  irez  à 
l'adresse  de  ce  billet  à  franc  étrier,  vous  remet- 
trez ce  message,  et  annoncerez  ma  prochaine 
arrivée.  Si  l'on  vous  demande  des  nouvelles  de 
l'abbé  de  Brionne,  vous  direz  que  son  indispo- 
sition n'a  rien  eu  dalarmant. 

—  Je  comprends,  monsieur. 

—  N'oubliez  pas  que  je  suis  ici ,  mais  ici  seule- 
ment, milord  Stewart. 

—  C'est  ce  que  j'ai  déjà  répété  vingt  fois,  mon- 
sieur. 

—  Très-bien.  Il  est  huit  heures,  vous  pouvez 
être  à  Verneuil  vers  midi  et  être  de  retour  ici  à 
trois  heures.  Je  n'attendrai  que  vous  pour  repar- 
tir... Allez.  Et  maintenant,  dit  le  vicomte  après 
avoir  refermé  la  porte  à  double  tour,  avez-vous 

18. 


210  LES    PÉCHÉS   MIGRONS. 

autre  chose  à  m'ordonner,  Clémence?...  Abusez 
de  votre  esclave,  pendant  qu'il  est  à  a  os  pieds. 

—  Oui ,  répondit  la  baronne  en  attirant  le 
vicomte  vers  la  cheminée,  oui,  j'ai  encore  une 
grâce  à  lui  demander. 

—  Laquelle? 

—  Il  faut  qu'il  ait  pitié  d'une  pauvre  vaincue,  et 
que,  maître  du  champ  de  bataille,  il  l'abandonne. 

—  Je  ne  vous  comprends  pas,  mon  amie,  dit  le 
vicomte  en  s'asseyant,  et  baisant  le  bout  des 
doigts  de  la  jeune  femme  qui  frémissait  sous  son 
regard. 

Il  se  fit  un  silence  pendant  lequel  madame  de 
Certènes,  se  tournant  à  demi  vers  le  foyer,  sentit 
un  frisson  courir  dans  ses  veines. 

—  Clémence,  murmura  le  vicomte  avec  une 
émotion  qui  faisait  trembler  sa  voix  dont  le  tim- 
bre, quoique  étouffé,  vibrait  encore  plein  d'har- 
monie, Clémence,  je  vous  aime.  Tous  les  moyens 
que  vous  avez  employés  pour  vaincre  ou  détour- 
ner cet  amour  qui  m'enivre  n'ont  fait  qu'augmen- 
ter et  allumer  mon  ivresse...  Je  vous  aime  plus 
que  toute  fortune  et  toute  ambition  ;  mon  avenir 
n"est  qu'à  vous. . .  C'est  en  vain  que  jeme  suisefforcé 
de  combattre  la  passion  que  vous  m'avez  inspirée, 
je  puise  dans  vos  regards  de  nouvelles  forces 
contre  moi-même,  et  je  repousse  avec  dédain  tout 
espoir  qui  ne  va  pas  vers  a  ous. 


CHAPITRE   X.  211 

—  Taisez-vous!  oh!  de  grâce,  silence!  mur- 
mura la  baronne  en  posant  ses  deux  mains  ve- 
loutées sur  la  bouche  de  M.  de  Fontac  qui  dévora 
ces  mains  d'ardents  baisers. 

—  Me  taire!  oh!  non,  jamais!  que  je  sois  in- 
fâme, que  je  sois  méprisable,  peu  m'importe! 
mon  excuse  est  en  vous!  Clémence,  vous  seule 
êtes  mon  bon  ange,  la  femme  que  je  chéris,  la 
compagne  que  Dieu  ma  promise...  Ordonnez, 
dites  un  seul  mot,  et  je  reste  à  vos  genoux,  et  j'y 
oublie  tous  ces  projets  de  grandeur,  de  richesse 
et  de  prospérité  que  vous  avez  formés  pour  moi, 
en  trompant  les  inspirations  de  votre  propre  cœur. 

—  Vous  vous  méprenez,  Alfred,  c'est  dans  vo- 
tre intérêt,  c'est  pour  vous  sauver  et  me  sau^  er, 
que  j'ai  décidé  et  mené  à  bout  ce  mariage. 

—  Eh  bien  !  ce  mariage  ne  se  fera  pas ,  car  il 
est  indigne  de  moi,  indigne  de  vous,  indigne  de 
nous...  Désormais  nous  sommes  enchaînés lun  à 
l'autre,  et  notre  chaîne  est  une  chaîne  de  fleurs. 

—  Ah!  malheureux,  s'écria  la  baronne  à  demi- 
voix  et  en  échappant  à  l'étreinte  du  ^icomte,  ma 
raison  s'égare...  vous  me  perdez...  mes  devoirs, 
mon  mari...  mon  nom,  ma  famille  ! 

—  Et  que  sont  toutes  ces  misères?  interrompit 
M.  de  Fontac  en  faisant  un  pas  vers  la  baronne; 
serez-vous  plus  honorée  parce  que  vous  serez  con- 
damnée à  nourrir  une  passion  qui  dévastera  votre 


212  LES    PÉCHÉS    MIGIVO^S. 

vie,  en  ne  vous  apportant  que  jalousie  et  désespoir? 
Si  cette  passion  est  protégée  par  ma  discrétion, 
mon  dévouement,  si  notre  amour  est  un  mystère 
pour  tous ,  si  notre  bonlieur  est  ronsaci'é  par  le 
plus  respectueux  silence,  ne  serez-vous  pas  tou- 
jours irréprochable  aux  yeux  du  monde? 

—  3Iais  devant  Dieu...  devant  Dieu! 

—  Dieu,  qui  nous  a  fait  marcher  Tun  vers  l'au- 
tre, avait  ses  desseins  ;  il  nous  réservait,  dès  l'en- 
fance, rheure  damour  qui  vient  de  sonner. 

—  Oh  !  vous  blasphémez  I . . . 

—  Clémence  !  ma  tcte  est  en  feu,  mon  cœur  ne 
se  contient  plus,  je  vous  aime  et  vous  m'aimez  !... 

—  Non...  je  ne  vous  aime  plus...  Par  pitié,  de 
grâce...  retirez-vous...  Alfred,  partez...  Votre 
présence  ici  nous  déshonore  tous  les  deux. 

La  baronne  se  jeta  aux  pieds  de  M.  de  Fontac, 
embrassa  ses  genoux  et  le  regarda  d'un  air  sup- 
pliant à  travers  les  grosses  larmes  qui  roulaient 
dans  ses  cils. 

—  Vous  ne  m'aimez  plus!...  il  est  trop  tard 
pour  le  dire...  Je  ne  crois  pas  à  cet  aveu,  répon- 
dit le  vicomte  ;  ce  que  je  vois,  c'est  que  votre  âme 
est  dévorée  par  la  même  passion  dont  souffre  la 
mienne.  Vous  nvaimez  plus  que  je  ne  vous  aime; 
en  me  donnant  ce  rendez-vous,  un  secret  pres- 
sentiment vous  disait  que  vous  y  oublieriez  tous 
ces  devoirs  et  cette  vertu  dont  les  femmes  délais- 


CHAPITRE   \.  213 

sëes  font  seules  étalage...  Je  suis  prêt  à  vous  don- 
ner des  preuves  de  dévouement,  moi . . .  Serez-vous 
ingrate  en  ne  vous  dévouant  pas  à  votre  tour? 
En  amour,  heureux  l'amant  qui  a  le  pouvoir  de 
faire  des  sacrifices  !  et  je  vais  vous  montrer  de 
quels  sacrifices  je  suis  capable. 

Disant  cela,  M.  de  Fontac  avança  la  main  vers 
un  cordon  de  sonnette  qui  pendait  contre  la  che- 
minée, mais  sa  main  tâtonna  le  mur  avant  de 
saisir  ce  qu'elle  semblait  chercher;  madame  de 
Certènes  se  précipita  sur  le  bras  du  vicomte,  et 
dit  d'une  voix  étouffée  : 

—  Qu'allez-vous  faire?  grand  Dieu! 

—  Révéler  ma  présence  dans  cet  hôtel,  me 
nommer  sous  mon  véritable  nom,  faire  une  visite 
à  31.  de  Brionne,  et  repartir  pour  Paris  où  la 
ruine  et  la  misère  m'attendent. 

—  Malheureux  !  s'écria  faiblement  la  baronne. 
Et  se  jetant  au  cou  du  vicomte,  elle  le  serra 

convulsivement  sur  son  sein,  puis  retomba  sur 
ses  genoux.  Entraîné  dans  cette  chute,  M.  de 
Fontac  laissa  tomber  son  mouchoir  sur  le  verre 
de  la  lampe...  la  lampe  s'éteignit  et  le  mouchoir 
prit  feu. 

Un  seul  coin  de  ce  mouchoir  ne  fut  pas  con- 
sumé ,  dans  ce  coin  étaient  brodées  les  deux 
initiales  R.  F.,  surmontées  d'une  couronne  de 
vicomte. 


XI 


Le  château  de  Verneuil,  inhabité  depuis  la 
mort  de  la  marquise  douairière  de  Verneuil,  c'est- 
à-dire  depuis  douze  ans,  s'est  rajeuni  pour  rece- 
voir la  riche  héritière  d'une  des  plus  anciennes 
familles  de  l'Orléanais.  Un  architecte  habile  a  tout 
remué  de  fond  en  comble  pour  rendre  ce  séjour 
aussi  élégant  que  somptueux  :  les  appartements, 
les  jardins,  le  parc,  ont  subi  les  caprices  de  l'art 
moderne,  et  ont  vu  tomber  leurs  vieilles  tapisse- 
ries ,  leurs  murs  épais ,  leurs  herbes  sauvages  et 
leurs  épines,  sous  les  mains  laborieuses  d'une 
bande  d'ouvriers.  Le  manoir  a  changé  ses  ori- 
peaux contre  une  toilette  fraîche  et  étincelante  : 


2!G  LES    PÉCHÉS    MIGNONS. 

le  mouvement  et  la  vie  ont  chassé  les  souvenirs 
lugubres  de  la  mort  et  du  deuil. 

Dans  un  salon  d'hiver  orné  de  portraits  de 
famille,  et  dont  les  fenêtres  s'ouArent  sur  une 
grande  allée  de  tilleuls,  où  quelques  pauvres 
oiseaux  vont  chercher  un  pâle  rajon  de  soleil, 
deux  vieillards  au  visage  sérieux  et  à  la  mise 
austère  réchauffent  à  un  feu  ardent  leurs  corps 
glacés  par  1  âge  bien  plus  que  par  la  rigueur  de 
la  saison. 

L'un  de  ces  vieillards  se  nomme  le  clievalier  de 
Péruse,  l'autre  mademoiselle  de  Péruse.  Dans  un 
large  cadre  fixé  à  la  cloison,  à  côté  de  la  superbe 
glace  de  Venise  qui  décoi'e  la  cheminée,  sont 
enchâssés  vingt  médaillons  représentant  des  per- 
sonnages de  la  finiiille  de  Verneuil.  Parmi  ces 
portraits  on  trouve ,  aux  branches  collatérales , 
ceux  des  deux  vieillards  dont  nous  nous  occu- 
pons. Leurs  costumes  remontent  aux  premières 
années  du  règne  de  Louis  XVL  M.  de  Péruse  est 
revêtu  de  Tordre  des  chevaliers  de  Malte,  made- 
moiselle de  Péruse  est  en  habits  de  cour  et  d'ap- 
parat. Les  deux  visages,  reproduits  avec  talent  et 
un  rare  bonheur,  sont  d'une  ressemblance  frap- 
pante. Il  est  impossible  de  ne  pas  reconnaître, 
soit  en  regardant  la  peinture,  soit  en  regardant 
les  modèles,  que  ces  deux  personnages  sont  frère 
et  sœur. 


CHAPITRE    XI.  217 

—  Voilà  une  belle  matinée,  dit  le  chevalier  en 
levant  ses  yeux  affaiblis  sur  les  vitres  qu'éclairait 
la  vive  lumière  du  jour. 

—  Fasse  le  ciel  que  la  soirée  lui  réponde,  mon 
frère  ! 

—  Vous  revenez  sans  cesse  aux  banalités  de 
notre  jeune  temps,  ma  chère  Louise;  autrefois  il 
était  reçu  de  comparer  les  pompes  du  ciel  aux 
joies  de  l'homme,  et  les  tempêtes  aux  orages  du 
cœur;  aujourd'hui  ces  spirituels  rapprochements 
ne  sont  guère  de  mise,  et  on  ne  parle  plus  de  la 
pluie  et  du  beau  temps  pour  en  tirer  des  maximes 
et  des  horoscopes. 

—  Que  voulez-vous?  Je  vieillis  et  ne  rajeunis 
pas!  ^ 

—  A  la  bonne  heure,  mais,  en  vieillissant,  ne 
voyez  pas  tout  en  noir  et  toujours  ! ...  A  ce  compte- 
là,  vous  deviendriez  bientôt  aveugle. 

—  Que  ne  suis-je  née  aveugle  ! 

—  Encore!...  peste!  ma  sœur,  vous  donnez 
raison  au  bonhomme  la  Fontaine,  car  votre  his- 
toire ressemble  fort  à  celle  de  son  renard. 

—  Croyez-moi,  mon  frère,  ne  raillez  pas... 
songez  que  Dieu  nous  a  donné  beaucoup  de  temps 
pour  l'implorer  et  mériter  son  pardon  ! 

—  Je  suis  parfaitement  de  votre  avis  ;  certes  je 
ne  pourrais,  sans  être  ingrat,  me  plaindre  de  l'in- 
dulgence divine  ;  voici  que  je  touche  à  ma  soixante 

LES   PÉCHÉS   MIGNONS.    1.  19 


218  LES    PÉCHÉS   ÎIIGIVONS. 

et  dix-neuvième  année,  et  que,  si  je  sais  compter, 
vous  êtes  un  peu  plus  qu'octogénaire.  Dans  ces 
longues  années,  j'ai  recueilli  peu  de  souvenirs  né- 
fastes, j'ai  toujoursjouidune  belle  fortune  et  d"une 
magnifique  santé...  J'ai  eu  un  heureux  temps  de 
folies,  et,  au  moment  de  quitter  ce  monde,  je  vais 
réaliser  mon  vœu  le  plus  cher...  c'est  là  une  vie 
de  paradis. 

—  Ne  craignez-vous  point  que  ce  paradis  dici- 
bas  ne  vous  fasse  refuser  l'entrée  de  l'autre?... 

—  Eh!  ma  mie...  comme  vous  en  parlez  à  vo- 
tre aise!  M'est  avis  que  nous  ferons  voyage  de 
compagnie,  quels  que  soient  nos  destins,  car  vous 
fûtes  ce  que  j'ai  été,  vous  êtes  ce  que  je  suis,  et 
en  toute  conscience  vous  serez  ce  que  je  serai. 

—  Au  moins,  moi,  ai-je  le  repentir. 

—  Ouais!  je  vous  en  offre  autant...  Mais,  sans 
chercher  midi  à  quatorze  heures,  veuillez  me 
dire  quelle  pensée  vous  occupe  dans  ce  moment. 

—  Dans  ce  moment? 

—  Oui. 

—  Le  remords... 

—  Bon  ! . . .  mais  à  quelle  réflexion  vous  amène 
ce  remords ,  ou  plutôt  à  quel  être  vous  rattache- 
t-il? 

—  Hélas  !  à  Marie  ! 

—  Très-bien,  à  votre  arrière-petite-fille... 

—  Silence!   de  grâce,  mon  frère...  oh!   tai- 


CHAPITRE    \l.  219 

sez-vous,  interrompit  mademoiselle  de  Péruse. 

—  Eh  bien!  voulez-vous  savoir  à  qui  je  pense, 
moi? 

—  Je  le  devine,  dit  encore  mademoiselle  de 
Péruse  en  tournant  la  tète  de  tous  côtés  avec  in- 
quiétude. 

—  Je  pense  à  mon  petit-fils ,  à  Alfred ,  à  ce 
jeune  et  charmant  cavalier  que  nous  attendons... 
Dieu  sait  ce  que  cette  pensée  renferme  de  remords 
et  de  repentir  !  Vous  voyez  bien  que  nous  n'avons 
rien  à  reprocher,  rien  à  envier  lun  à  l'autre. 

—  Pour  nos  péchés,  hélas  ! 

—  Toute  jérémiade  devient  oiseuse  et  vaine, 
ma  sœur,  et  nous  avions  pour  maxime,  quand  j'a- 
vais vingt  ans,  de  boire  le  vin  lorsqu'il  était  tiré; 
donnez-vousla  peine  de  raisonner,  et  vousavouerez 
que  nous  serions  insensés  de  nous  apitoyer  sur 
le  passé.  Songeons  au  présent,  notre  avenir  est  si 
court  ! 

—  Au  moins  le  mien  ;  il  me  semble  que  ma  der- 
nière heure  va  sonner  ! 

—  Bon  !  vous  voilà  revenue  aux  idées  sombres  ! 
Dieu  me  pardonne,  je  vous  tiens  pour  la  femme 
la  plus  difficile  à  contenter  qui  soit  au  monde.  Il 
y  a  soixante  ans ,  c'était  charmant  de  votre  part  ; 
il  y  a  cinquante  ans,  c'était  merveille; quand  vous 
n'aviez  que  la  quarantaine,  cela  pouvait  valoir 
quelque  chose;  mais  depuis  4780,  ma  mie,  c'est 


220  LES    PÉCHÉS   MIGNONS. 

de  rentèlement,   car  nous  sommes  bel  et  bien 
en  4818. 

—  En  quoi  me  trouvez-vous  difficile,  mon 
frère?  Ne  suis-je  pas  docile  à  vos  quatre  volontés? 

—  Oui  et  non...  Oui,  car  vous  êtes  bonne 
sœur  et  brave  aïeule  après  tout...  Non,  parce  que 
vous  mettez  un  malin  plaisir  à  me  faire,  du  soir 
au  matin,  de  nouvelles  éditions  du  thème  sempi- 
ternel de  notre  curé  sur  la  mort,  l'enfer,  le  pur- 
gatoire et  le  paradis!  le  cher  homme,  et  vous  ne 
sortez  pas  de  là;  ce  sont  les  points  cardinaux  de 
votre  éternité...  Comme  je  vous  le  disais,  son- 
geons au  plus  pressé,  et  réglons  avec  cette  vie 
avant  de  passer  dans  l'autre. 

—  Ne  sommes-nous  pas  d'accord  en  tout  et 
pour  tout?...  Pourquoi  traitez-vous  si  légèrement 
les  choses  sacrées?  Vous  me  faites  peur  ! 

—  Hâtons-nous,  Marie  va  probablement  des- 
cendre, et  il  ne  faut  pas  qu'elle  assiste  à  notre 
conseil.  Il  est  bien  entendu  que  nous  unissons 
nos  jeunes  gens  sous  le  régime  de  la  communauté, 
et  que  vous  instituez  Marie  votre  légataire  uni- 
verselle. 

—  Il  va  sans  dire  que  Marie  aura  toi^te  ma  for- 
tune, puisqu'elle  est  ma  petite... 

■ —  Votre  petite-nièce  ;  pourquoi  diable  cher- 
chez-vous les  mots  si  longtemps?  Le  marquis  de 
Verneuil  netait-il  pas  votre  neveu...  au  su  de 


CHAPITRE   XI.  2il 

tout  le  monde?...  Le  secret  n'est  connu  que  de 
vous  et  de  moi,  et  nous  l'emporterons  bientôt 
dans  nos  tombes. 

—  Chevalier,  au  nom  du  bon  Dieu,  ne  dites 
plus  un  mot  de  cette  histoire... 

—  Donc,  reprit  M.  de  Péruse,  votre  petite-nièce 
étant  votre  plus  proche  parente,  vous  pourriez 
vous  dispenser  de  mettre  la  main  à  la  plume  pour 
faire  un  testament;  néanmoins,  je  vous  serai  très- 
reconnaissant  de  faire  abandon  de  tous  vos  biens 
à  cette  chère  enfant,  dès  la  signature  du  contrat. 

—  Pensez-vous  que  je  veuille  faire  tort  à  Marie 
d'une  obole? 

—  On  ne  sait  pas  ce  qui  peut  arriver...  Vous 
êtes  devenue  bien  dévote  depuis  cinq  ou  six  ans, 
et,  ma  foi...  vous  comprenez?  les  vieux  pécheurs 
ont  une  foule  de  bonnes  œuvres  dans  la  tête  et 
dans  la  bourse;  M.  le  curé  vous  a  prouvé  que  lé- 
glise  de  la  commune  menace  ruine,  et  je  vous  sais 
si  généreuse,  qu'au  lieu  d'une  église,  je  crains  de 
vous  voir  employer  votre  fortune  à  la  construc- 
tion d'une  basilique,  ce  qui  serait  très-avantageux 
pour  la  paroisse,  mais  ruineux  pour  nos  enfants... 

—  Et  quand  je  donnerais  tout  ce  que  je  pos- 
sède aux  pauvres,  ces  jeunes  gens  ne  seraient-ils 
pas  assez  riches  par  eux-mêmes? 

—  Oh!  oh!  voici  que  vous  y  venez!...  En  ren- 
dant nos  comptes  de  tutelle,  vous  avez  dû  appren- 

19 


222  LES   PÉCHÉS   MIGJfONS. 

dre  que  Marie  est  maîtresse  d'une  fortune  de 
quinze  à  seize  cent  mille  francs.  Certes,  c'est  là  un 
beau  gâteau,  et,  en  y  joignant  ce  que  vous  avez, 
le  charmant  ménage  pourra  ne  pas  mourir  de 
faim;  car  vous  êtes  millionnaire,  vous,  ma  chère 
sœur. 

—  Et  comptez-vous  pour  rien  votre  patri- 
moine? 

—  Hélas  !  vous  ravivez  mes  douleurs  par  cette 
question.  Vous  nignorez  pas  que  les  révolutions 
et  les  gens  d'affaires  m'ont  mis  fort  bas.  J'ai  peu 
de  chose;  mais,  comme  vous,  je  donnerai  tout. 

—  Mais  le  vicomte  est  puissamment  riche,  en 
dépit  de  sa  dissipation. 

—  Je  crains  fort  que  ce  pauvre  enfant  n'ait 
éprouvé  de  grandes  pertes... 

—  Je  vous  comprends  !  vous  avez  compté  sur 
Marie  et  sur  moi  pour  relever  votre...  ^otre  pro- 
tégé; vous  m'avez  caché  la  conduite  plus  que  lé- 
gère de  M.  de  Fontac,  et  madame  de  Certènes, 
votre  autre  enftint  gâté ,  vous  a  parfaitement  se- 
condé ainsi  que  son  notaire  dans  cette  entreprise. 
J'ai  bien  voulu  passer  sur  ce  que  vous  appelez  des 
folies  de  jeunesse,  et  j'ai  consenti  à  une  union 
dont  je  prie  le  ciel  d'avoir  pitié ,  mais  ne  tentez 
pas  d'obtenir  de  nouveaux  avantages.  Toute  ma 
fortune  sera  assurée  par  acte,  dès  aujourd'hui,  à 
ma  nièce;  mais  quant  au  mariage,  il  ne  se  fera 


CHAPITRE    XI.  223 

qu'en  réservant  à  chacun  des  deux  époux  le  libre 
arbitre  de  sa  propre  fortune. 

—  Quoi  !  vous  manquez  à  votre  parole? 

—  Non;  si  j'y  manquais,  je  romprais  à  l'instant 
même  l'œuvre  capitale. 

—  A  votre  aise...  Je  saurai  ce  qui  me  restera  à 
faire...  Rompez,  ma  chère  sœur,  rompez...  Vous 
oubliez  vraiment  l'A  B  C  du  cœur  humain.  Marie 
aime  Alfred,  elle  l'aime  passionnément;  M.  Tabbé 
de  Brionne,  qui  est  un  saint  homme  aux  yeux  de 
tous  et  aux  vôtres  particuhèrement,  vous  a  lui- 
même  donné  le  conseil  de  hâter  ce  mariage,  pour 
mettre  le  comble  au  bonheur  de  votre  nièce... 
Essayez  de  détruire  ce  qui  est  fait,  et  vous  verrez 
où  peuvent  conduire  votre  sensiblerie  et  votre  ri- 
gorisme; le  vicomte  se  chargera  mieux  que  per- 
sonne de  rendre  sa  femme  heureuse  ;  il  a  pour  lui 
l'existence  d'une  vie  un  peu  reprochable;  mais  à 
quelques  traits,  fort  pardonnables  selon  moi,  il 
allie  l'honneur  et  la  délicatesse  d'un  bon  gentil- 
homme qu'il  est.  Avez-vous  la  prétention  de  don- 
ner à  votre  nièce  un  mari  sans  défauts ,  par  ha- 
sard?... 3Ia  chère,  c'est  difficile,  attendu  que  la 
rehgion  défend  aux  abbés  les  chaînes  conju- 
gales... 

—  Assez,  mon  frère,  assez...  Je  connais  le 
cœur  de  mademoiselle  de  Verneuil ,  ce  cœur  est 
celui  d'un  ange;  il   est  pur  et  sans  reproches, 


224  LES   PÉCHÉS   MtGNOIVS. 

noble  et  généreux  ;  puisque  le  vicomte  s'est  fait 
aimer,  qu"il  se  rende  digne  de  l'amour  de  sa 
femme  en  lui  rendant  tendresse  pour  tendresse, 
honneur  pour  honneur;  dès  lors,  il  jouira  en 
maître  de  la  fortune  de  Marie  qui  sera  trop  heu- 
reuse de  partager  avec  lui  ;  mais  jentends  et  je 
veux  que  ma  nièce  ne  soit  pas  exposée  à  finir  sur 
la  paille  une  vie  qu'elle  passera  probablement  dans 
les  larmes... 

—  Vous  l'entendez  et  le  voulez  !  interrompit  le 
chevalier  avec  fougue. 

—  Oui,  mon  frère.  Tout  ce  que  je  puis  faire 
pour  votre  petit-fils...  pour  le  vicomte,  c'est  de 
lui  reconnaître,  moi,  ma  rente  viagère  de  dix 
mille  francs. 

—  Belle  aumône  ! 

—  Avec  cette  aumône ,  un  homme  honnête  et 
intelligent  devient  riche...  Brisons  là. 

—  Je  vous  écoute  et  crois  rêver...  Louise, 
est-ce  bien  vous  qui  parlez  ainsi  en  petite  reine?... 
Ah  çà  !  mais.  Dieu  me  pardonne  !  vous  me  croyez 
sans  doute  en  enfance  !  Savcz-vous  que  j'ai  la  mé- 
moire encore  fraîche,  et  que  ma  langue  n'est 
point  paralysée?...  Si  vous  faites  la  moindre  des 
choses  que  vous  m'avez  dites,  je  parlerai  à  mon 
tour. 

—  Et  quand  vous  parleriez ,  qu'aurais-jc  à 
craindre  ? 


CHAPITRE   XI.  225 

—  Votre  histoire  et  la  mienne...,  dit  le  cheva- 
lier dune  voix  sourde. 

—  Dieu  la  connaît  !  les  hommes  peuvent  l'ap- 
prendre, repondit  mademoiselle  de  Péruse  en  le- 
vant les  yeux  au  ciel. 

Puis,  essayant  de  quitter  son  fauteuil ,  elle 
chancela  et  s'accouda  sur  le  marbre  de  la  chemi- 
née. Le  chevalier  ouvrit  la  bouche  pour  répondre  ; 
mais  la  porte  du  salon  tourna  sur  ses  gonds  do- 
rés, et  mademoiselle  de  Péruse  murmura  lente- 
ment ces  mots  : 

—  Parlez  si  vous  Tosez  ! 

—  Je  suis  battu,  pensa  le  vieux  gentilhomme, 
il  vaut  mieux  faire  la  guerre  aux  Turcs  qu'aux 
femmes. 

—  Bonjour,  ma  tante  !  bonjour,  cher  oncle  !  dit 
Marie  de  Verneuil  en  s'avançant  pour  baiser  au 
front  ses  grands  parents;  comment  avez-vous 
passé  la  nuit? 

—  Bien,  mon  enfant,  et  toi?  répondit  le  cheva- 
lier. 

—  J'ai  beaucoup  prié ,  un  peu  pleuré ,  mal 
dormi  ;  cependant  je  me  trouve  très-bien...  Ai-je 
mauvais  visage,  chère  tante? 

—  Tu  es  charmante,  ma  fillette,  toujours  char- 
mante. 

— ■  Vous  me  gâtez...  M.  de  Brionne  vous  a  dé- 
fendu de  me  faire  des  compliments. 


226  LES    PÉCHÉS   MIG?iO>S. 

—  Nous  nous  occupions  de  toi,  belle  petite,  re- 
prit M.  de  Péruse ,  et  nous  disions,  entre  autres 
choses,  que  ton  dernier  jour  de  jeune  fdle  était 
magnifique,  au  ciel  comme  dans  ton  cœur. 

—  Et  vous  aviez  raison...  Quel  bonheur  pour 
moi  d'être  bénie  par  vos  mains,  et  de  recevoir  les 
sages  conseils  de  vos  vertus  ! . . .  Ah  !  si  ma  pauvre 
mère  était  parmi  nous  ! 

—  Je  ferai  de  mon  mieux  pour  la  remplacer, 
mon  enfant. 

—  Navez-vous  pas  été  ma  seconde  mère  jus- 
qu'à ce  jour,  ma  bonne  tante?...  Mais  ne  nous 
livrons  pas  à  de  tristes  pensées,  parlons  de  mon 
bonheur!...  Avez-vous  reçu  des  nouvelles  de 
31.  de  Fontac? 

—  Aucune  depuis  hier;  madame  de  Certènes 
nous  Ta  annoncé  pour  cette  après-midi ,  et  tout 
est  prêt...  Ce  soir,  tu  seras  la  vicomtesse  châte- 
laine de  ce  domaine  et  adorée  de  tes  heureux  vas- 
saux. 

—  Ah  !  voici  M.  le  curé,  dit  Marie  en  courant 
vers  la  porte.  Que  nous  annoncez-vous ,  mon 
père? 

—  Qu'un  cavalier  arrive  ventre  à  terre  par  la 
grande  allée,  mademoiselle...  Hein!  voilà  qui 
nous  fait  battre  le  cœur...  J'amène  le  notaire, 
M.  le  chevalier,  autre  nouvelle  qui  ne  fera  de 
peine  à  personne. 


CHAPITRE   XI.  227 

Mademoiselle  de  Verneuil  avait  déjà  soulevé 
les  rideaux  de  mousseline  d'une  croisée  ;  elle 
s'écria  : 

—  Mon  Dieu  !  comme  ce  cavalier  va  vite  !  il  va 
tourner  le  parc...  Je  tremble  comme  une  feuille... 
Qu'allons-nous  apprendre? 

Marie  de  Verneuil,  dont  nous  ne  connaissons 
encore  que  la  virginale  candeur,  avait  dix-huit 
ans,  et  était  en  beauté  ce  quavait  dû  être  made- 
moiselle de  Péruse  au  temps  de  sa  fraîche  et  écla- 
tante jeunesse.  Son  visage  noble,  doux  et  bon, 
révélait  une  àmc  énergique  et  fière  ;  ses  grands 
yeux  noirs  exprimaient  la  sérénité,  l'innocence, 
et  une  majesté  de  reine;  l'accent  de  sa  voix,  la 
pureté  de  son  front,  la  distinction  de  toute  sa 
personne  commandaient  le  respect  tout  en  sédui- 
sant par  leur  grâce.  C'était  l'un  de  ces  êtres  pré- 
cieusement doués  qui  dominent  en  se  faisant 
aimer.  Les  deux  traits  saillants  qui  caractérisaient 
mademoiselle  de  Verneuil  étaient  une  douceur 
mélancolique  et  touchante,  alliée  à  une  dignité 
naturelle  qui ,  loin  de  blesser  les  petites  suscep- 
tibilités, était  attractive. 

Mademoiselle  de  Verneuil  n'était  pas  jolie,  elle 
était  belle;  et  l'on  retrouvait  en  elle  tous  ces  si- 
gnes des  races  privilégiées  qui  ont  ti'aversé  plu- 
sieurs siècles  dans  les  aristocratiques  loisirs  de  l'o- 
pulence et  du  commandement. 


228  LES   PÉCHÉS   MIGNOINS. 

Le  cavalier  que  la  fiancée  du  vicomte  attendait 
impatiemment  entra  dans  la  cour  d'honneur  et 
mit  pied  à  terre  au  bas  du  perron  ;  Marie,  penchée 
sur  la  balustrade,  lui  demanda  : 

—  D'où  venez-A  ous? 

—  DArtenai,  répondit  le  fils  de  M.  Bénard  en 
jetant  la  bride  au  cou  de  son  cheval  trempé  de 
sueur;  puis-je  parler  à  mademoiselle  de  Ver- 
neuil? 

- —  Cx'st  moi-même. 

—  En  ce  cas,  mademoiselle,  veuillez  lire  cette 
lettre;  elle  ne  devait  être  remise  qu'entre  vos 
mains. 

Marie  prit  la  lettre  en  tremblant. 

—  Qui  vous  a  chargé  de  cette  commission? 

—  Je  crois  que  c'est  M.  l'abbé  de  Brionne. 

—  Ah!  mon  Dieu!  s'écria  la  jeune  fille. 

Et  faisant  sauter  le  cachet,  elle  lut  précipitam- 
ment le  billet  de  l'abbé  et  rentra  au  salon  le  vi- 
sage tout  bouleversé,  pour  annoncer  les  fâcheuses 
nouvelles  qu'elle  venait  d'apprendre. 

—  Au  moment  de  nous  combler  de  ses  grâces, 
le  ciel  nous  met  encore  à  l'épreuve,  dit  le  curé  en 
souriant;  voilà,  certes,  deux  grands  jours  qui 
vous  attendent,  mademoiselle  Marie. 

—  Je  ne  pense  qu'à  l'accident  survenu  à  31.  de 
Brionne,  répondit  la  jeune  fille;  je  crains  qu'il  ne 
soit  grave. 


CHAPiTHE  xr.  229 

—  L'abbé  aura  pris  quelque  lourde  indiges- 
tion, grommela  le  chevalier  de  façon  à  n'être  en- 
tendu que  de  sa  sœur;  il  est  si  gourmand  !  Voilà 
une  singulière  manie,  retarder  une  noce  pour 
une  colique  ! 

—  Je  croyais  M.  de  Brionne  à  Tabri  de  vos 
sarcasmes,  repartit  mademoiselle  de  Péruse. 

—  Jenrage,  ma  soeur. 

Et,  se  levant,  il  quitta  le  salon. 

—  Mon  oncle  est  trop  bon ,  dit  mademoiselle 
de  Verneuil  en  baisant  les  mains  de  sa  tante,  il 
prend  à  cœur  mes  petits  ennuis,  et  me  croit 
beaucoup  moins  courageuse  que  je  ne  le  suis  par 
le  fait.  Vous  verrez  si  je  boude  pendant  ces  deux 
vilains  jours.  D'abord,  je  suis  prête  à  faire  votre 
grabuge...  là...  attendez  que  je  place  la  table 
plus  près  de  vous,  et  près  du  feu...  coupez,  chère 
tante...  Voilà  de  belles  cartes,  j"espère...  Qu'en 
dites-vous? 

Mademoiselle  de  Péruse  baissa  la  tête  pour 
cacher  deux  larmes  qui  s'amassaient  sous  ses 
paupières,  et,  fouillant  dans  sa  tabatière  pour  se 
donner  du  courage,  elle  s'appliqua  de  son  mieux 
à  sa  partie. 

Le  curé  avait  pris  un  livre,  et,  plongé  dans  sa 

lecture,  il  accordait  rarement  un  coup  d'œil  aux 

joueurs.  Il  n'y  avait  pas  une  heure  que  le  courrier 

de  M.  de  Brionne  était  arrivé,  lorsque  le  cheva- 

1.  20 


230  LES    PÉCHÉS   MIGNONS. 

lier  de  Péruse  entra  vivement  dans  le  salon  de 
compagnie. 

—  Ma  foi,  dit-il,  nous  sommes  en  journée  d'es- 
tafettes, et  l'on  nous  prendrait  volontiers  pour 
des  agents  politiques. 

—  Pourquoi  cela,  cher  oncle?  demanda  Marie 
sans  se  détourner. 

—  Parce  que  le  messager  de  M.  de  Brionne  en 
avait  un  en  croupe...  Écoutez. 

On  entendit,  en  effet,  le  galop  précipité  d'un 
cheval,  et  presque  aussitôt  un  valet  de  pied  vint 
présenter  au  chevalier  un  plat  d'argent  dans  le- 
quel était  une  lettre. 

—  Ah!  cette  fois,  c'est  pour  moi,  dit  M.  de  Pé- 
ruse. Il  me  semble  que  je  connais  cette  écriture. 

—  Mon  Dieu  !  lisez  vite,  cher  oncle,  je  suis  sur 
des  charbons  ardents. 

—  M'y  voilà,  ma  fdle,  m'y  voilà...  Où  ai-je 
donc  fourré  mon  lorgnon?...  Jy  suis..^  Hum!... 
vicomte  de  Fontac...  Eh!  eh!  cela  te  fait  sou- 
rire? 

Mademoiselle  de  Péruse  fronça  le  sourcil;  le 
curé  et  Marie  prêtèrent  l'oreille  avec  soin.  M.  de 
Péruse  lut  à  haute  voix  : 

«  Monsieur  le  chevalier, 
«i  Je  me  hâte  de  vous  envoyer  des  nouvelles  de 


CHAPITRE  xr.  231 

votre  vénérable  ami  l'abbé  de  Brionne.  L'indispo- 
sition dont  il  a  souffert  n'aura  aucune  suite  fâ- 
cheuse; je  suis  près  de  lui  à  l'hôtel  desTrois-Rois, 
à  dix  lieues  de  Verneuil.  Nous  avons  passé  la  soi- 
rée et  même  une  partie  de  la  nuit  dernière  en- 
semble. Je  pourrais  me  dispenser  de  vous  dire 
quel  a  été  le  sujet  constant  de  notre  douce  conver- 
sation, si  je  ne  craignais  le  juste  ressentiment  de 
mon  adorée  fiancée.  M.  de  Brionne  m'a  recom- 
mandé de  partir  sans  retard  ;  il  est  résolu  à  ne  pas 
assister  à  la  cérémonie  qui  va  combler  mes  vœux 
et  mon  ambition.  Désirant  plaire  à  mademoiselle 
de  Verneuil  avant  toute  chose,  j'ai  plaidé  en  sa  fa- 
veur pour  décider  M.  l'abbé  de  Brionne  à  ne  pas 
lui  faire  faute  dans  ce  grand ,  dans  ce  beau  jour. 
J'ai  échoué...  mon  échec  a  fait  ma  joie. 

»  Je  pense  que  madame  la  baronne  de  Cer- 
tènes  arrivera  avant  moi  ;  elle  a  dû  quitter  Paris 
dans  la  nuit.  J'arriverai  à  Verneuilvers  cinq  heures 
de  l'après-midi,  et  si  une  messe  de  nuit  ne  fait 
pas  peur  à  ma  belle  fiancée,  je  remercierai  Dieu, 
à  deux  genoux ,  de  ce  qu'il  m'aura  fait  la  plus 
heureuse  de  ses  créatures. 

»i  Je  vous  prie  de  mettre  aux  pieds  de  made- 
moiselle de  Péruse  mes  respectueux  hommages 
et  de  me  faire  pardonner  par  mademoiselle  Marie, 
si  l'impatience  que  je  témoigne  lui  fait  craindre 
d'être  trop  aimée. 


232  LES   PÉCHÉS   MIGjrOîVS. 

«(  Daignez  agréer,  M.  le  chevalier,  l'expres- 
sion bien  vraie  de  mon  attachement  aussi  respec- 
tueux que  reconnaissant. 

<i  Votre  très-humble  serviteur, 

«1  Vicomte  de  Fo.ntac. 

"  Ai'tenai,  19  décembre  1818,  9  heures  du  matin. 

«  P.  S.  M.  de  Brionne  vous  a  écrit,  il  y  a  une 
heure  environ,  pour  vous  engager  à  retarder  d'un 
jour  ou  deux  notre  union.  Ce  que  j"ai  l'honneur 
de  vous  mander ,  étant  postérieur  à  cette  lettre, 
doit  vous  faire  abandonner  les  nouveaux  projets 
que  vous  aviez  formés,  et  remettre  toutes  choses 
dans  le  même  état.  C'est  dans  l'intention  de  vous 
éviter  l'ennui  de  contremander  la  cérémonie,  que 
je  vous  expédie  mon  valet  de  chambre  à  franc 
étrier.  " 

—  Voilà  qui  est  parler  et  agir  en  amoureux, 
s'écria  le  chevalier  transporté  de  joie.  Pardieu! 
ceci  m'enlève  soixante  vilaines  années...  J'ai  été 
bien  inspire  en  n'écrivant  pas  a  nos  amis...  Ma 
sœur,  préparez  votre  chapelet;  M.  le  curé,  re- 
passez votre  sermon;  et  toi,  mon  enfant,  va  te 
faire  belle,  fais-toi  bien  belle,  c'est  chose  facile... 

—  N'aJlcz-vous  pas  un  peu  vite,  mon  frère?  dit 
d'un  ton  soumis  mademoiselle  de  Péruse ,  et 
M.  de  Brionne  ne  scra-t-il  pas  mécontent  de  l'em- 


CHAPITHE   XI.  2Ô3 

pressement  que  nous  mettons  à  nous  passer  de 
lui? 

Le  chevalier  jeta  un  regard  sévère  à  sa  sœur  et 
répondit  en  souriant  : 

—  Nous  nous  faisons  vieux,  ma  bonne  amie,  et 
j'ai  une  affreuse  peur  des  lendemains  en  général  ; 
Marie  tient  trop  à  recevoir  ma  bénédiction  pour 
m'exposer  à  ne  pas  la  lui  donner... 

—  Ah!  cher  oncle,  interrompit  mademoiselle 
de  Verneuil,  pourquoi  nourrir  de  pareilles  pen- 
sées?... Vous  n'êtes  cependant  pas  méchant... 

—  Demande  à  M.  le  curé,  ma  toute  belle,  si  je 
n'ai  pas  un  pied  dans  la  tombe ,  c'est  son  expres- 
sion favorite. 

—  Lorsque  vous  tardez  trop  à  a  enir  me  voir, 
M.  le  chevalier,  se  hcàta  d'ajouter  l'excellent  pas- 
teur, mais  aujourd'hui  je  vous  prédis  que  vous 
irez  à  la  centaine. 

—  J'y  consens;  mais,  alors,  le  bonheur  de  ces 
enfants  sera  mon  élixir  de  longue  vie.  On  vient 
de  sonner  pour  le  déjeuner;  allons  nous  mettre  à 
table...  Donne-moi  le  bras,  petite  Marie. 

Après  le  déjeuner,  le  notaire  arriva,  et  pendant 
que  le  curé  s'occupait  d'embellir  la  chapelle  et 
que  Marie  se  livrait  à  ses  femmes  pour  suivre  les 
instructions  de  son  oncle,  M.  de  Péruse,  sa  sœur, 
et  le  notaire ,  tinrent  conseil  pour  mettre  la  der- 
nière main  au  contrat. 

20. 


XII 


Le  cabinet  du  chevalier  resta  longtemps  fermé; 
les  domestiques  entendirent  quelques  éclats  de 
voix  qui  troublèrent  le  calme  habituel  du  châ- 
teau, et  reconnurent  le  ton  impérieux  de  M.  de 
Péruse.  Déjà  bon  nombre  de  voitures  étaient 
rangées  dans  la  cour  d'honneur;  le  grand  salon 
était  plein  de  monde,  et  les  paysans  du  domaine 
faisaient  chcre  lie  à  l'office.  Le  chevalier  se  pré- 
senta à  ses  amis,  et  chacun  put  lire  sur  son  visage 
qu'un  sujet  de  grave  mécontentement  l'avait  agité. 
Néanmoins  il  était  de  trop  fine  compagnie  pour 
ne  pas  savoir  se  contenir  et  dissimuler  ses  plus 


236  LES    PÉCHÉS    MIGNONS. 

violents  ennuis.  Bientôt  l'on  vit  déboucher  un 
coureur  de  la  grande  allée,  et  dix  minutes  après, 
le  briska  du  vicomte  s'arrêtait  devant  le  perron. 
Le  chevalier  de  Péruse  vint  recevoir  M.  de  Fon- 
tac,  lui  tendit  la  main,  et  l'embrassa  avec  effu- 
sion. 

—  Venez,  vicomte,  venez  vous  montrer;  Ma- 
rie ne  tardera  pas  à  descendre. 

—  Je  vous  demanderai  la  permission  de  chan- 
ger ce  costume  de  voyage. 

- — Volontiers,  cela  ne  nuit  jamais...  Ah!  que 
j'ai  hâte  de  vous  appeler  mon  neveu  ! 

—  Et  moi  de  vous  appeler  mon  père,  répondit 
vivement  M.  de  Fontac. 

Le  chevalier  baissa  la  tète  et  cacha  un  soupir 
qui  opprimait  sa  poitrine. 

Le  vicomte,  rendu  dans  ses  appartements,  se 
livra  aux  soins  de  son  valet  de  chambre,  qui  rha- 
billa de  pied  en  cap  avec  une  merveilleuse  habi- 
leté et  un  goût  exquis.  Pendant  cette  grave 
opération,  le  maître  et  le  domestique  s'étaient 
entretenus  sans  familiarité,  mais  sans  roidcur,  des 
é\'énements  les  plus  secrets  de  la  vie  privée  de  . 
M.  de  Fontac. 

—  Du  diable  si  je  sais  ce  que  madame  est  de- 
venue depuis  que  vous  l'avez  rencontrée,  Antoine. 

—  Ma  foi,  M.  le  vicomte,  c'est  un  problème.  Je 
suis  cependant  bien  sûr  de  ce  que  j'ai  vu,  et  ma- 


CHAPITRE   XII.  237 

dame  Thérèse  allait  comme  le  vent  sur  la  route 
d'Orléans,  à  la  suite  de  l'abbé. 

—  Vous  êtes  trop  intelligent  et  trop  dévoué 
pour  que  je  ne  m'en  rapporte  pas  à  vous...  Mais 
où  allait-elle?  Voilà  une  voilure  qui  arrive,  regar- 
dez vite,  Antoine...  j'ai  toujours  peur  de  voir  ar- 
river quelque  catastrophe  :  madame  Thérèse,  ou 
l'abbé,  ou  madame  de  Ravenstcin. 

—  C'est  madame  la  baronne  de  Certènes ,  dit 
en  souriant  le  valet  de  chambre. 

—  Ah  !  très-bien ,  encore  un  poids  de  moins  ! 
Savez-vous  si  le  messager  de  M.  de  Brionne  est 
reparti  pour  Artenai? 

—  Il  est  reparti  comme  vous  descendiez  de 
voiture. 

—  Eh  !  heureusement  que  l'abbé  est  couché... 
D'ailleurs  ce  petit  bonhomme  ne  se  pressera  pas 
d'arriver  à  Artenai  ;  il  n'y  sera  pas  avant  huit  ou 
neuf  heures ,  et  l'abbé  aurait  fort  à  faire ,  s'il  sa- 
vait par  hasard  que  j'ai  déjoué  ses  projets. 

Sa  toilette  achevée,  le  vicomte  descendit  au 
salon,  où  se  rendit  bientôt  mademoiselle  de  Ver- 
neuil  donnant  le  bras  à  sa  tante  qui  chancelait  à 
chaque  pas. 

Pendant  que  ces  événements  se  passent  au  châ- 
teau de  Verneuil ,  nous  ramènerons  le  lecteur  à 
l'auberge  des  Trois-Rois. 


238  LES    PÉCHÉS   MlGPfOSS. 

Huit  heures  et  demie  viennent  de  sonner.  Le 
docteur,  en  quittant  Tabbé  de  Brionne,  lui  a  dé- 
claré que  son  indisposition  ne  laissera  aucune 
trace ,  et  quil  pourra  se  lever  et  repartir  dès  le 
lendemain,  si  la  nuit  est  calme. 

Heureux  de  cette  nouvelle, lexcellent  chanoine 
faisait  part  à  madame  de  Ravenstein  des  projets 
quil  méditait,  et  s'abandonnait  à  laimable  joie 
qui  dominait  dans  son  caractère,  lorsque  deux 
coups  discrètement  frappés  à  la  porte  de  la  cham- 
bre annoncèrent  une  visite. 

C'était  M.  Bcnard,  qui,  conduisant  son  fds  par 
la  main,  sollicitait  la  faveur  de  voir  31.  labbé. 

—  Ah!  vous  voilà,  mon  brave  jeune  homme; 
je  vous  félicite  de  la  diligence  que  vous  avez  mise 
à  vous  acquitter  de  votre  commission...  Voyons, 
racontez-moi  ce  que  vous  avez  fait. 

—  M.  Tabbé,  j'ai  remis  votre  lettre  à  mademoi- 
selle de  Verneuil ,  qui  est  belle  comme  Dieu  est 
puissant. 

—  Pas  tout  à  fait  autant;  mais  n'importe... 
continuez... 

—  H  paraît  que  cette  lettre  apportait  un  con- 
tre-ordre au  mariage  de  mademoiselle  de  Ver- 
neuil, car  on  a  immédiatement  suspendu  tous  les 
préparatifs. 

—  A  merveille...  Et  vous  a-t-on  bien  accueilli? 

—  Comme  un  prince;  j'ai  déjeuné,  je  me  suis 


CBAPITRE    XII.  2Ô9 

promené,  et,  vers  cinq  heures,  j'ai  repris  la  route 
d'Artenai  avec  ce  billet  pour  vous. 

-—  Donne  donc... 

Et  le  chanoine,  après  avoir  lu,  s'écria  : 

—  Mettez  vite  quatre  chevaux  à  la  voiture... 
Madame  de  Ravenstein,  éloignez-vous. 

—  Mais  qu'y  a-t-il? 

—  Éloignez-vous.  Prenez,  lisez.  Il  faut  que  je 
m'habille  et  que  je  parte  à  l'instant,  à  l'instant 
même.  Qu'on  me  laisse!...  Les  chevaux,  les  che- 
vaux ! 

Toute  représentation  fut  inutile.  M.  de  Brionne, 
aidé  de  l'aubergiste,  se  leva  et  s'habilla  à  la  hâte. 

Madame  de  Ravenstein,  s'étant  retirée  dans 
son  appartement,  avait  lu  : 

II  Mon  bon  père,  je  cède  aux  désirs  de  mes 
grands  parents;  je  me  marie  à  onze  heures,  cette 
nuit  ;  M.  de  Fontac ,  qui  nous  avait  écrit  une 
heure  après  vous  et  rassuré  sur  l'état  de  votre 
santé,  vient  d'arriver.  Je  me  suis  cachée  dans  ma 
chambre  pour  vous  envoyer  mon  dernier  adieu 
déjeune  fdle,  et  vous  prier  de  me  bénir  de  loin, 
comme  vous  m'auriez  bénie  de  près.  Quelle  joie 
si  vous  pouviez  assister  à  la  messe  basse  demain 
matin!  Nous  vous  enverrons  notre  berline  de 
voyage,  c'est  la  voiture  la  plus  douce  qui  soit  en 
France  ;  si  vous  n'en  profitez  pas ,  c'est  que  vous 


240  lES    PÉCHÉS    MIGIVO\S. 

serez  plus  mal,  et  j'irai  vous  porter  mes  soins. 
u  Adieu,  mon  père...  Hélas!  combien  vous  me 


manquez! 


«I  Makie  de  Verneuil.  » 


11  était  neuf  heures  moins  quelques  minutes, 
lorsque  l'abbé  de  Brionne  monta  dans  le  coupé  de 
madame  de  Ravenstein. 

Le  contrat  de  mariage  de  M.  le  baron  Alfred  de 
Fontac  la  Paluze  et  de  mademoiselle  Marie-Ga- 
brielle  de  Verneuil  avait  été  lu  devant  plusieurs 
amis  de  la  famille  de  Verneuil ,  auxquels  le  vi- 
comte était  complètement  étranger.  Par  ce  con- 
trat, la  belle  fiancée  entrait  en  possession  immé- 
diate de  douze  cent  mille  francs,  provenant  de  la 
donation  de  mademoiselle  de  Péruse,  et  repi'e- 
nait  la  libre  jouissance  de  son  propre  bien  évalué 
à  plus  de  seize  cent  mille  francs.  Le  vicomte  avait 
porté  en  ligne  trois  teri'es  d'une  grande  réputa- 
tion, mais  qui,  nous  lavons  vu  dans  un  précédent 
chapitre ,  étaient  toutes  trois  passées  dans  les 
mains  du  marchand  d'hommes  Cantelou.  Le  titre 
de  ces  propriétés  n'était  donc  que  fictif,  puis- 
(juVlles  étaient  écrasées  dhypotlièques  qui  dépas- 
saient leur  valeur. 

Mademoiselle  de  Péruse  avait,  en  outre,  fait 
au  vicomte,  à  titre  de  cadeau  de  noce,  une  rente 
viagère  de  dix  mille  francs,  réversible  sur  la  tête 


CHAPITRE    XII.  241 

de  ses  enfants  ou  de  sa  femme,  et  le  chevalier 
avait  fait  abandon  de  ses  biens  à  la  communauté. 
Il  est  vrai  de  dire  que  le  délabrement  des  affaires 
de  M.  de  Fontac  réduisait  à  bien  peu  de  chose 
son  sacrifice  5  mais  cette  alliance  était  si  riche  de 
part  et  d'autre  que  les  notables  de  Tendroit  en 
furent  émerveillés ,  et  que  les  félicitations  tom- 
bèrent comme  grêle  autour  du  joyeux  vicomte. 

Marie  de  Verneuil  avait  prêté  peu  d'attention 
à  la  lecture  de  cet  acte;  née  dans  le  luxe,  entou- 
rée dès  l'enfance  du  cortège  qui  accompagne  les 
heureux  de  la  terre,  elle  restait  indifférente  à 
tout  cet  étalage  de  richesses  dont  elle  ne  compre- 
nait qu'imparfaitement  l'importance.  D'ailleurs, 
dans  ce  beau  jour,  la  vierge  qui  a  donné  son 
cœur  à  son  fiancé  comme  son  âme  à  Dieu,  est 
tout  entière  aux  pensées  délicieuses  dont  sa  der- 
nière nuit  déjeune  fille  a  été  agitée;  elle  n'ac- 
corde que  des  regards  complaisants  aux  trésors 
de  sa  corbeille;  elle  ne  sourit  (]uc  du  bout  des  lè- 
vres aux  plus  gracieux  compliments;  toutes  ses 
facultés  sont  concentrées  dans  un  seul  élan  qui 
la  porte  vers  son  époux;  à  lui  seul  elle  rêve  avec 
extase,  elle  ne  voit  que  lui,  n'aime  que  lui,  n'est 
qu'à  lui. 

La  demoiselle  qu'on  marie  par  convenance  et 
qui,  avant  de  couronner  son  front  d'oranger,  a 
couru  le  monde,  ses  fêtes  et  ses  plaisirs,  n'est  plus 
1.  21 


242  LES   PÉCHÉS   MIGNONS. 

la  même.  Son  cœur  a  reçu  quelques  légères  at- 
teintes dont  il  ne  souffre  pas  encore,  mais  qui 
font  plaie  et  demandent  pour  se  guérir  des  soins 
intelligents.  Pour  cette  jeune  fille,  les  diamants, 
les  dentelles,  les  fleurs,  les  hommages,  les  livrées 
sont  tout  :  le  jour  du  mariage  n'est  pour  elle 
qu'une  heureuse  transition  de  la  servitude  filiale 
à  la  liberté  ;  que  de  jeunes  femmes  trouvent  leur 
premier  bonheur  conjugal  à  sortir  seules,  à  faire 
des  visites,  à  recevoir,  et  à  donner  des  ordres!... 
Triste  liberté,  quand  ses  jouissances  sont  si  mes- 
quines et  si  misérables  ! 

Après  la  lecture  du  contrat,  M.  le  maire  de  la 
commune  de  Verneuil  qui,  par  condescendance 
pour  le  grand  âge  des  tuteurs  de  la  mariée,  s'é- 
tait rendu  au  château,  avait  consacré  l'union  des 
deux  jeunes  gens  dans  toute  l'exigence  de  la  loi. 

Enfin  il  était  dix  heures  et  demie  lorsque  ma- 
demoiselle de  Verneuil,  conduite  par  son  oncle, 
et  le  vicomte  de  Fontac  donnant  le  bras  à  made- 
moiselle de  Péruse,  entrèrent  dans  la  chapelle  où 
ils  devaient  recevoir  ce  nouveau  sacrement,  qui 
impose  aux  cœurs  honnêtes  tant  de  devoirs  sa- 
crés, impérieux,  mais  doux. 

Près  de  la  porte ,  à  l'une  des  dernières  places, 
une  jeune  femme,  enveloj)pée  de  sa  douillette,  le 
visage  penché  et  voilé,  se  tenait  immobile.  Sur 
son  livre,  qu'elle  rapprochait  sans  cesse  de  ses  le- 


CHAPITKE   Xlî.  243 

vres,  tombaient  de  grosses  larmes,  et  quelques 
soupirs  étouffés  soulevaient  de  temps  en  temps 
son  voile. 

Comme  le  curé  de  Verneuil  achevait  de  donner 
la  bénédiction  nuptiale  et  se  retournait  vers  l'au- 
tel, un  nouveau  personnage  entra  dans  la  cha- 
pelle, sans  être  remarqué  de  personne,  et  s'adossa 
au  mur  de  sortie  :  c'était  l'abbé  de  Brionne.  Son 
front  pâle,  ses  lèvres  presque  blanches,  ses  yeux 
caves ,  ses  longs  cheveux  gris  flottants ,  son  cos- 
tume sévère,  et  l'affaissement  complet  de  son 
maintien,  avaient  quelque  chose  de  sinistre  et 
d'imposant  qui  échappa  aux  fidèles,  occupés  de  la 
cérémonie. 

Aussitôt  après  la  lecture  de  l'oraison ,  il  se  fit 
un  mouvement  dans  la  chapelle  ;  chacun  se  releva, 
et  la  dame  voilée,  quittant  sa  chaise,  se  tourna 
vivement  vers  la  porte,  recula  d'un  pas  et  s'inclina 
respectueusement  devant  M.  de  Brionne. 

■ —  Puissiez-vous  avoir  versé  des  larmes  de  re- 
pentir, madame  la  baronne  î  murmura  sévère- 
ment l'abbé. 

Madame  de  Certènes,  car  c'était  elle,  s'inclina 
de  nouveau,  et  feignant  de  n'avoir  pas  entendu, 
elle  dit  : 

—  Votre  indisposition  a  fait  bien  peur  ici,  mon 
père... 

—  Vous  ne  dites  rien  de  ma  présence,  ma- 


244  LES    PÉCHÉS   MIGNOIVS. 

dame...  Je  plains  ceux  quelle  ne  trouble  pas! 
Et  fendant  la  foule,  le  vénérable  chanoine  s'a- 
vança vers  les  époux  qui  descendaient  les  mar- 
ches de  l'autel.  Aussitôt  que  madame  de  Fontac 
aperçut  Tami  et  le  protecteur  de  son  enfance,  elle 
courut  à  lui  ;  et  tombant  à  genoux,  elle  lui  dit  en 
le  regardant  avec  des  yeux  pleins  de  larmes  mais 
rayonnants  de  joie  : 

—  Dieu  n'a  pas  voulu  que  je  sortisse  de  son 
temple  sans  votre  bénédiction,  mon  père...  Oh! 
bénissez  votre  petite  Marie... 

L'abbé  dégagea  ses  mains  tremblantes,  les  éleva 
sur  la  tête  de  la  jeune  femme,  et  fixant  sur  le  vi- 
sage de  la  vierge  des  regards  suppliants  où  la  foi 
la  plus  vive  se  reflétait  dans  tout  son  éclat,  il 
prononça  ces  mots  d'une  voix  troublée  ,  mais 
ferme  : 

—  Que  la  volonté  de  votre  divin  fils  soit  faite, 
ô  mère  de  Dieu  !  que  vos  secours  descendent  sur 
cette  chaste  enfant  et  la  préservent  de  tout  mal- 
heur; et  que  ses  souffrances,  si  elle  en  éprouve, 
lui  soient  comptées  dans  votre  glorieux  séjour! 
Relevez-vous,  ma  fille,  le  Seigneur  est  avec  vous  ! 

Le  vicomte  était  resté  debout  pendant  cette 
scène  touchante,  qui  avait  amassé  tous  les  invités 
du  château.  Prenant  son  mari  par  la  main  ,  ma- 
dame de  Fontac  le  présenta  à  Tabbé. 

—  Vous  nous  avez  unis  dans  vos  vœux,  n'est-ce 


CIIAPITKE    XII.  345 

pas,  mon  père?  car  vous  êtes  maintenant  obligé 
de  prier  pour  deux,  en  priant  pour  moi... 

—  Mon  devoir  est  de  prier  pour  tout  le  monde, 
interrompit  M.  de  Brionne  en  regardant  le  vi- 
comte de  manière  à  lui  faire  baisser  les  yeux.  Ne 
doutez  donc  pas  de  la  ferveur  que  je  mettrai  à 
implorer  pour  votre  époux  les  grâces  du  Sei- 
gneur, ajouta  le  chanoine  en  se  retournant  vers 
son  élève  avec  un  sourire  qu'il  s'efforça  de  rendre 
gracieux. 

Et,  s'effaçant  pour  livrer  passage,  il  se  mit  à  la 
suite  du  cortège,  qui  rentra  au  château. 

Profitant  du  moment  où  les  invités  se  pressaient 
autour  des  nouveaux  mariés  pour  leur  adresser 
ces  fades  félicitations  que  Tusage  a  rendues  ba- 
nales, M.  de  Brionne  se  retira  dans  l'appartement 
qu'on  lui  avait  préparé  et  fit  demander  M.  de  Fon- 
tac  et  madame  de  Certènes. 

Prévenus  séparément,  le  vicomte  et  la  baronne 
se  présentèrent  l'un  après  l'autre ,  se  suivant  de 
près. 

Le  chanoine  était  assis  dans  un  large  fauteuil, 
et  lorsque  madame  de  Certènes  entra ,  il  la  salua 
d'un  geste  digne  et  froid,  l'engageant  à  s'asseoir. 

L'âme  coupable  de  la  baronne  tressaillit;  sa 
faute  lui  apparut  hideuse  et  sans  pardon  ;  avec  ce 
douloureux  et  inquiet  pressentiment  qui  accom- 
pagne et  torture  tout  criminel,  madame  de  Cer- 

21. 


246  LES    PÉCHÉS    MIGNOÎÏS. 

tènes  devina  qu'une  réprimande  sévère  et  hon- 
teuse allait  ouvrir  la  série  des  châtiments  dont  sa 
vie  était  dorénavant  menacée;  elle  voulut  se  ré- 
volter contre  le  remords  et  prendre  l'attitude  de 
l'innocence  et  de  la  fierté  ;  mais  le  regard  chagrin 
du  prélat  sut  la  confondre  et  la  prévenir  que  cette 
innocence  était  un  mensonge ,  un  crime  de  plus, 
et  que  sa  fierté  ne  serait  plus  jamais  qu'orgueil 
et  vanité. 

Le  vicomte  entra,  et,  malgré  son  assurance, 
malgré  la  joie  qui  l'animait,  il  ne  put  se  défendre 
d'une  légère  hésitation  en  rencontrant  dans  cette 
chambre  la  femme  qu'il  avait  séduite  et  le  saint 
homme  qu'il  avait  indignement  trompé. 

Néanmoins,  ne  perdant  rien  de  son  effronterie, 
31.  de  Fontac  salua  gracieusement  la  baronne,  et 
dit  à  l'abbé  : 

—  Mon  père,  je  vous  reconnais  à  cette  délicate 
pensée  :  vous  avez  voulu  réunir  mes  deux  bien- 
faiteurs pour  que  d'une  même  parole  je  leur  pusse 
exprimer  ma  reconnaissance  ;  vous  avez  voulu  me 
mettre  en  présence  de  madame  de  Certènes  et  de 
vous,  pour  que... 

—  Veuillez,  s'il  vous  plaît,  fermer  la  double 
porte,  M.  le  vicomte,  afin  que  personne  ne  nous 
entende...,  interrompit  l'abbé.  Donnez-vous  la 
peine  d'approcher  maintenant;  je  suis  exténué  de 
fatigue,  et  ma  voix  est  très-faible. 


CHAPITRE   XII.  247 

Le  vicomte  échangea  un  regard  rapide  avec 
madame  de  Certènes  ;  mais  ce  regard  rencontra 
Toeil  morne  du  vieillard,  et  les  fronts  des  coupa- 
bles s'inclinèrent  à  la  fois. 

—  Si  je  ne  vous  voyais  tous  les  deux  trembler 
devant  moi,  dit  M.  de  Brionne  avec  autorité,  j'é- 
toufferais le  reste  de  pitié  qui  murmure  encore 
pour  vous  dans  mon  cœur.  Approchez,  madame 
la  baronne,  ne  vous  étudiez  pas  à  soutenir  l'indi- 
gnation qui,  malgré  moi,  éclate  dans  mes  yeux; 
je  ne  suis  pour  vous  qu'un  étranger ,  un  pauvre 
prêtre  sans  autorité,  sans  force,  et  le  Dieu  que 
vous  avez  osé  outrager  est  le  maître  des  tout- 
puissants.  Vous  avez  commis  une  action  indigne; 
vous  vous  êtes  jouée  de  ma  confiance,  de  ma  cré- 
dulité; vous  avez  prêté  la  main  à  un  vol  honteux 
et  bas;  vous  avez  aidé,  de  tout  votre  pouvoir,  ce 
jeune  homme  sans  morale  et  sans  cœur  à  tromper 
une  jeune  fille  digne  de  votre  respect  et  de  l'as- 
sistance que  se  doivent  les  sœurs  chrétiennes... 
Oh  !  monsieur,  ne  vous  révoltez  pas  à  mes  pa- 
roles, je  n'ai  encore  rien  dit  qui  vous  doive  of- 
fenser; je  vais  bientôt  m'adresser  à  vous,  selon 
vos  mérites;  patientez...   Oui,  madame,  je  suis 
instruit  de  votre  conduite,  écoutez  :  vous  avez 
mis  tout  votre  esprit  à  faire  réussir  le  malheureux 
mariage  de  mademoiselle  de  Verneuil,  et  cet  es- 
prit n'a  enfanté  que  mensonge  et  déloyauté.  Vous 


248  LES    PÉCHÉS   MIGIVONS. 

m'avez  cache,  et  vous  avez  caché  à  tous,  la 
vie  de  débauches  de  l'homme  que  vous  aimez, 
vous  saviez  qu'il  avait  épousé  une  femme  ver- 
tueuse et  qu'il  avait  rompu  les  liens  sacrés  de  ce 
mariage  par  un  scandaleux  divorce. 

—  Mon  père... 

—  Silence...  vous  le  saviez,  vous  n'ignoriez 
pas  que  la  fortune  de  M.  de  Fontac  a  été  dissipée, 
gaspillée,  jetée  dans  les  désordres  les  plus  licen- 
cieux et  les  plus  dégradants.  Follement  éprise, 
vous  ne  vous  êtes  pas  contentée  de  ternir  votre 
nom,  votre  honneur  dans  une  intrigue  criminelle, 
Aous  avez  voulu  cacher  cette  intrigue  sous  le 
voile  d'une  vierge  aussi  pure  que  vous  êtes  souil- 
lée... 

—  De  quel  droit  et  sur  quelles  preuves  m'a- 
dressez-vous ces  sanglantes  invectives?  interrom- 
pit fièrement  la  baronne. 

—  Du  droit  que  me  donne  mon  pieux  minis- 
tère... Quant  aux  preuves,  elles  sont  écrites  sur 
votre  front,  elles  sont  gravées  dans  votre  âme 
abandonnée  de  son  Créateur.  Je  n'avance  rien 
dont  je  ne  sois  parfaitement  convaincu,  madame, 
vous  ne  m'avez  jamais  parlé  du  divorce  de  M.  de 
Fontac  et  vous  étiez  instruite  de  ce  divorce ,  car 
vous  connaissez  madame  de  Ravenstein. 

—  Et  quand  cela  serait,  si,  dans  mon  opinion, 
madame  de  Ravenstein  a  mérité  son  sort? 


CHAPITRE    XII.  24'J 

—  Mensonges  !  tout  est  mensonge  dans  vos  pa- 
roles, dans  vos  actions  ;  votre  piété  affectée,  vos 
aumônes,  votre  timidité  dans  le  monde,  votre 
tendresse  conjugale,  mensonge  et  mensonge!  Je 
ne  dirai  pas  que  vous  êtes  la  maîtresse  de  cet 
homme,  je  ne  peux  que  m'en  douter...  Je  rap- 
prendrai plus  tard  !  Ce  que  je  pourrais  affirmer, 
sur  mon  éternité ,  c'est  que,  ne  pouvant  épouser 
celui  que  vous  aimez ,  vous  lavez  donné  à  une 
autre  pour  abriter  l'adultère  sous  un  masque  res- 
pecté. Je  dis  que  vous  serez  pour  la  noble  et  mal- 
heureuse victime  de  votre  infâme  duplicité  ce 
que  Thérèse  Relier  a  été  pour  madame  de  RaA  en- 
stein. 

—  Je  ne  connais  pas  la  femme  dont  vous  parlez. 

—  Ah!  vous  ne  la  connaisse^  pas?...  Eh  bien  ! 
recevez  donc  votre  premier  châtiment.  C'est  à 
vous  que  je  m'adresse,  vicomte  de  Fontac,  à  vous 
qui  m'envoyez  un  sourire  sardonique  et  railleur. 
Vous  regrettez,  n'est-ce  pas,  que  je  sois  vieux  et 
soldat  de  l'Église?  Vous  donneriez,  sans  doute,  la 
moitié  de  la  fortune  que  vient  de  vous  apporter 
cette  riche  héritière  pour  pouvoir  répondre  à  mes 
accusations  par  un  cartel  ;  mais  il  n'y  a  pas  de 
sang  à  verser  entre  nous...  D'ailleurs,  si  j'étais  de 
votre  âge  et  de  votre  monde,  je  vous  mépriserais, 
et  mon  épée  ne  se  lèverait  pas  contre  un  homme 
qui  a  perdu  son  honneur  par  tous  les  pores  ! 


250  LES   PÉCHÉS   MIGÎVONS. 

—  Je  VOUS  écoute,  dit  froidement  le  vicomte. 
Parlez  à  votre  aise...  ne  vous  gênez  pas. 

—  Thérèse  Keller  est  une  femme  dissolue  qui 
s'est  honteusement  glissée  entre  votre  première 
épouse  et  vous.  Celte  femme  est  digne  de  son 
amant;  elle  est  mère,  et  mauvaise  mère;  sa  fille, 
qui  est  votre  fille,  mendie  son  pain,  lorsque  vous 
roulez  tous  les  deux  sur  l'or ,  et  passez  a  otre  vie 
en  saturnales.  Cette  femme  vous  aime  d'un  amour 
de  panthère,  et  la  Providence  a  fait  que  votre 
cœur,  fermé  à  toute  affection  sincère,  à  toute  ten- 
dresse avouable,  se  soit  ouvert  à  un  sentiment 
aussi  vil  que  désordonné  pour  cette  odieuse  créa- 
ture. Vous  n'avez  jamais  aimé  qu'une  femme  : 
Thérèse  Keller!  Vous  n'aimerez  jamais  qu'une 
femme  :  Thérèse  Keller!  Toutes  vos  glorieuses 
conquêtes,  et  parmi  elles  madame  de  Certènes,  la 
plus  récente,  n'auront  servi  et  ne  serviront  que 
vos  caprices.  Vos  épouses  légitimes  n'auront  eu 
que  des  faveurs  passagères  ;  le  démon  n'a  mis  de 
constance  dans  votre  âme  que  pour  votre  concu- 
bine ! 

—  Assez  ! . . .  s'écria  le  vicomte  en  faisant  un  pas 
sur  M.  de  Brionne,  l'œil  en  feu,  la  main  levée. 

—  Frappez,  répondit  froidement  l'abbé. 

Et  il  se  découvrit  avec  dignité ,  offrant  sa  tête 
vénérable  à  l'outrage. 

Madame  de  Certènes,  émue,  épouvantée  de  ce 


CHAPITRE   Xir.  2ol 

qu'elle  venait  d'entendre,  se  précipita  sur  la  main 
du  vicomte. 

—  Laissez  faire...,  ajouta  M.  de  Brionne,  mon- 
sieur ne  compte  plus  avec  le  crime  ! . ..  Je  ne  vous 
sais,  d'ailleurs,  aucun  gré  du  mouvement  géné- 
reux que  vous  venez  de  faire.  La  jalousie  seule 
vous  l'a  inspiré ,  jalousie  dont  vous  devriez  rou- 
gir, car  Thérèse  Keller  n'est  pas  faite  pour  être 
votre  rivale,  même  dans  le  libertinage. 

Madame  de  Certènes  se  laissa  tomber  dans  un 
fauteuil,  mit  ses  mains  sur  ses  yeux  et  sanglota. 
Le  vicomte  reprit  tout  son  calme  et  dit  : 

—  Je  suis  désespéré  du  mouvement  que  j'ai 
fait,  monsieur,  mais  vous  m'avez  poussé  à  bout; 
je  vous  prie  de  ménager  votre  éloquence;  l'échan- 
tillon que  vous  venez  de  m'en  donner  me  prouve 
suffisamment  de  quoi  vous  êtes  capable.  Je  suis 
tombé  dans  le  guet-apens  d'un  sermon,  après  en 
avoir  essuyé  un  en  chapelle ,  c'est  vraiment  trop 
d'honneur  en  une  nuit,  permettez-moi  de  dédai- 
gner toute  espèce  de  justification  et  de  me  retirer. 

—  S'il  est  vrai  que  vous  soyez  tombé  dans  un 
guet-apens,  vous  subirez  les  conséquences  de  ma 
trahison  en  m'écoutant  jusqu'au  bout...  sinon,  je 
renverserai  d'un  mot  tout  l'échafaudage  que  vous 
avez  bâti. 

—  Et  de  quel  mot,  s'il  vous  plaît? 

—  Vous  êtes  le  mari  de  mademoiselle  de  Ver- 


2Ô2  IFS    PÉCHÉS    MIGNONS. 

neuil,  devant  Dieu  et  la  loi;  mais  pour  vous  foire 
chasser  de  ce  château  comme  un  aventurier,  je 
n'ai  qu"à  descendre  au  souper  qui  vous  attend,  et 
à  raconter  là ,  devant  les  amis  de  votre  nouvelle 
famille  et  votre  femme,  ce  que  j"ai  dit  de  votre 
vie,  et  ce  qui  m'en  reste  à  dire. 

—  Achevez  donc,  je  vous  écoute. 

Et  s'asseyant,  M.  de  Fontac  se  croisa  les  bras 
avec  flegme. 

—  Vous  prenez  le  bon  parti.  Après  avoir  fait  le 
malheur  de  madame  de  Ravenstein,  vous  vous  êtes 
enfui  avec  Thérèse  Keller,  et  toute  votre  fortune  a 
été  semée  sur  les  pas  de  cette  misérable  ;  l'enfant 
que  vous  avez  d'elle  est  dans  le  plus  affreux  dénii- 
ment;  et  les  cinq  cents  francs  que  vous  m'avez 
donnés  hier  pour  lui,  je  vous  les  remets,  les 
voilà  ;  je  les  repousse  en  son  nom ,  car  votre  au- 
mô^no  lui  porterait  malheur  !  Quand  je  vous  ai 
raconté  l'histoire  louchante  de  ma  petite  pro- 
tégée ,  vous  m'avez  écouté  avec  une  hypocrisie 
qui  va  de  pair  avec  tous  vos  vices;  vous  jouez  la 
comédie  avec  un  talent  merveilleux ,  et  c'est  à 
l'aide  de  cet  art  infernal  que  vous  avez  dupé  les 
tuteurs  de  mademoiselle  de  Verneuil,  ma  pauvre 
Marie,  madame  de  Certènes,  moi  et  votre  cour- 
tisane elle-même,  car  vous  n'avez  pas  osé  avouer 
à  cette  créature  le  mariage  que  vous  méditiez. 
Et  cependant,  vous  êtes  le  fils  d'une  femme  qui 


CHAPITRE    XII.  25Ô 

fut  un  ange  sur  la  terre,  et  je  vous  aimais,  mal- 
heureux jeune  homme ,  comme  si  vous  m'eussiez 
dû  la  vie.  Je  vous  aurais  pardonné  bien  des  fautes, 
bien  des  erreurs.  Mais  la  lâcheté  chez  un  vicomte 
de  Fontac,  mais  le  mensonge  et  l'escroquerie... 

—  Monsieur!  s'écria  le  vicomte  avec  fureur, 
vous  oubliez  ce  qui  nous  sépare. . .  Prenez  garde! . . . 

—  Qu"ai-je  à  craindre,  après  ce  que  vous  avez 
fait?...  interrompit  M.  de  Brionne  avec  calme.  Je 
le  répète,  vous  avez  été  lâche  en  méditant,  de 
sang-froid,  d'empoisonner  l'existence  de  made- 
moiselle de  Verneuil...  Croyez  que  j"ai  mes  rai- 
sons pour  me  servir  de  ces  épithètes  grossières  ; 
je  voudrais,  en  vous  disant  ces  vérités,  arracher, 
s'il  en  est  temps  encore ,  cette  femme  que  voilà  à 
la  perdition. 

—  Oh!  mon  père!  mon  père,  merci  !  murmura 
la  baronne. 

Et  elle  se  jeta  en  sanglotant  aux  pieds  du  cha- 
noine. 

—  Et  si  j'ai  mené  une  jeunesse  orageuse,  dit 
le  vicomte  ;  si,  emporté  par  mes  passions,  je  n'ai 
pas  su  les  vaincre,  est-il  impossible  que,  me  cor- 
rigeant tout  à  coup,  je  rende  ma  femme  aussi 
heureuse  qu'elle  le  mérite? 

—  Dieu  fait  sans  cesse  des  miracles,  reprit 
l'abbé  en  levant  les  yeux  au  ciel,  qu'il  fasse 
celui-là,  et  je  lui  offre  tout  mon  sang  en  aclion 

LES   PÉCHÉS   MICNOÎiS.    1.  'i2 


254  lus    PÉf.BÉS    MIG\OIV!*. 

de  grâces.  Oh  !  monsieur,  je  change  de  ton  et  de 
paroles,  la  sévérité  va  mal  à  mon  caractère;  voué 
à  la  prière ,  je  vous  supplie ,  n'oubliez  jamais  ce 
que  vous  venez  de  me  dire...  promettez-moi  de 
renier  votre  passé ,  et  de  vous  appliquer  au  bon- 
Iieur  de  l'ange  qui  porte  aujourd'hui  votre  nom. 
J'aurais  pu ,  cédant  à  mon  indignation ,  révéler  à 
tous  ici  ce  que  je  vous  ai  reproché,  mais  c'eût  été 
plonger  un  poignard  dans  le  sein  de  celle  que  je 
voudrais  sauver  du  désespoir;  vous  êtes  riche 
maintenant ,  votre  compagne  fera  votre  orgueil , 
que  cet  orgueil  fasse  au  moins  son  bonheur  ! 
Songez  à  votre  mère  ;  n'a-t-elle  pas  trouvé  toutes 
les  joies  dans  la  sainteté  de  son  union,  dans  la 
loyauté  de  son  amour?...  Quand  je  serai  mort, 
vous  connaîtrez  mon  histoire,  vous  saurez  pour 
quelles  pieuses  raisons  je  veux  vous  aimer  comme 
un  fds,  et  j'aime  votre  femme  comme  ma  fdle. 
S'il  faut  tomber  à  vos  genoux ,  je  le  ferai  ;  sondez 
votre  cœur,  il  est  impossible  qu'il  n'y  reste  pas 
quelque  pureté,  quelijue  noblesse;  l'homme  est 
à  Dieu  tant  qu'il  possède  un  soufllc  de  vie... 
Ayez  pitié  de  ma  vieillesse,  ne  me  faites  pas 
mourir  de  chagrin  ;  ayez  pitié  de  la  vierge  qui 
vous  adore,  ne  la  condamnez  pas  à  vous  mau- 
dire ! 

—  Mon  père  !  mon  père  !  s'écria  la  baronne  en 
fondant  en  larmes;  je  suis  bien  coupable,  je  suis 


CHAPITRE    XII.  255 

odieuse,  mais  je  vous  jure   sur  le  Christ,  sur 
l'Évangile,  que  je  mériterai  votre  pardon. 

—  Bien,  ma  fille;  le  Christ,  que  vous  avez  in- 
voqué ,  a  pardonné  la  femme  adultère  et  la  sanc- 
tifiée; relevez-vous. 

—  Mon  père,  dit  le  vicomte,  tant  que  je  vi- 
vrai ,  le  souvenir  de  cette  scène  sera  gravé  dans 
ma  mémoire  pour  me  guider. 

—  Merci,  mon  Dieu!  merci!  murmura  l'abbé 
en  s'agenouillant ,  je  vous  ai  demandé  conseil,  et 
vous  m'avez  inspiré.  Oh  !  que  votre  saint  nom 
soit  béni  !  Et  vous,  mes  enfants,  que  la  paix  vous 
soit  rendue!  soyez  heureux  ,  retournez  à  vos 
devoirs,  à  vos  plaisirs,  rentrez  dans  le  monde 
pour  y  vivre  comme  y  ont  vécu  vos  pères.  J'ou- 
blie tout,  je  ne  sais  plus  i-ien.  Merci  !  merci  !  allez 
en  paix;  quand  vous  aurez  besoin  d'un  ami  , 
venez  à  moi!... 

Le  visage  du  chanoine  était  inondé  de  larmes, 
le  vicomte  baissait  la  tète ,  et  la  baronne  pleurait 
amèrement.  Tout  à  coup  la  porte  de  la  chambre 
s'ouvrit  et  la  jeune  mariée  entra.  En  apercevant 
M.  de  Brionne  et  madame  de  Certènes  à  genoux, 
madame  de  Fontac  s'arrêta  court. 


XIII 


—  Vous  êtes  étonnée,  mon  enfant?  dit  Tabbé 
à  Marie  en  se  relevant  et  avec  gaieté.  Je  gage  que 
vous^oudriez  savoir  à  quoi  nous  passons  notre 
temps  ? 

—  La  curiosité  est  un  péché,  mon  père. 

—  C'est  même  un  gros  péché  :  aussi  vais-je 
vous  empêcher  de  le  commettre  :  je  faisais  tout 
bonnement  une  prière,  du  plus  profond  de  mon 
cœur,  pour  le  bonheur  de  votre  ménage ,  et  vous 
voyez  que  j'étais  bien  assisté. 

—  Ah!  je  >ous  reconnais  là;  mais  croyez  bien 
que  je  vous  rendrai  cette  prière,  soir  et  matin. 


238  LES    PÉCHÉS    MIGSOJIS. 

durant  ma  vie  entière.  N'est-ce  pas,  mon  ami? 
ajouta  madame  de  Fontac  en  se  tournant  vers  le 
vicomte ,  qui  fît  un  signe  aflirmatif  et  un  doux 
sourire. 

—  On  nous  attend  tous  ,  reprit  Marie  ;  le 
souper  est  servi  et  nos  gourmets  se  désolent. 
Venez,  mon  père;  prenez  mon  bras:  je  veux 
être  votre  Antigone. 

—  Vous  me  permettrez  de  faire  diète,  ma  belle 
dame ,  à  moins  que  vous  ne  vouliez  me  voir  tré- 
passer la  nuit  de  vos  noces. 

—  Alors  vous  ne  ferez  qu'assister  au  repas  ; 
mon  oncle  dit  qu'il  est  magnifique  et  que  vous  en 
serez  tout  réjoui. 

—  Ah  !  c'est  que  le  chevalier  connaît  mon  péché 
mignon...  Mais  au  lieu  de  faire  diète,  je  ferai 
pénitence...  Prenez  plutôt  le  bras  de  ce  beau  ca- 
valier, de  ce  cher  mari  que  je  vous  ai  enlevé  par 
malice...  Allons,  mes  enfants,  partez,  et  surtout 
bon  appétit;  c'est  de  bon  augure  lorsqu'on  entre 
en  ménage.  Vous  m'enverrez  un  bouillon,  une 
rôtie  et  deux  doigts  de  vieux  bordeaux. 

—  Ma  foi ,  la  table  sera  bien  triste ,  ma  bonne 
tante  et  vous  l'aurez  désertée. 

—  Où  est  donc  mademoiselle  de  Péruse? 

—  Elle  s'est  sentie  indisposée  et  s'est  mise  au 
lit...  Voyez  si  j'ai  du  malheur! 

—  Alors,  ma  mie,  doiuiez-moi  le  bras,  j'irai 


CHAPirRK   XIll.  259 

tenir  compagnie  à  la  chère  tante  pour  Tenipécher 
de  perdre  son  âme,  car  elle  doit  pester  tant  et 
plus  d'être  couchée  à  l'heure  qu'il  est...  Nous 
ferons  le  tour  du  banquet  en  passant;  cela  me 
ragaillardira...  Dame!  les  gourmands  ont  tous 
une  même  histoire...  vilaine  histoire, croyez-moi. 
M.  de  Brionne  s'appuya  au  bras  de  madame  de 
Fontac  et  prit  les  devants. 

—  Il  fallait  bien  en  finir  avec  ce  brave  homme, 
dit  à  voix  basse  le  vicomte  en  tendant  la  main  à 
madame  de  Certènes. 

—  De  qui  parlez-vous  donc? 

—  De  ce  marchand  d'homélies ,  chère  Clé- 
mence. 

Et,  voulant  baiser  la  main  qu'il  tenait,  M.  de 
Fontac  ajouta  : 

—  M'empécher  de  vous  aimer  plus  que  tout  au 
monde,  c'est  m'ôter  la  vie! 

—  Misérable  !  murmura  la  baronne ,  ne  m'ap- 
prochez pas. 

Et,  se  hâtant,  elle  vint  glisser  son  bras  sous 
celui  de  Marie. 

—  Que  faites-vous  de  M.  de  Fontac?  demanda 
la  mariée. 

—  Je  le  respecte,  chère  amie;  un  jour  de  noces, 
on  ne  va  que  seul  ou  avec  sa  femme. 

—  Est-ce  dans  le  code?  dit  la  vicomtesse  en 
souriant  à  son  mari. 


260  LES    PÉCHÉS    MIGNONS. 

—  Cest  dans  le  cœur,  répondit  M.  de  Fontac 
avec  tendresse. 

L'abbc  de  Brionne  prit  la  main  du  vicomte  à  la 
dérobée  et  la  serra  vivement. 

L'entrée  des  mariés  dans  le  grand  salon  fut 
saluée  par  tous  les  convives,  et  on  passa  dans  la 
salle  où  un  souper  splendide  attendait  les  plus 
impatients. 

L'abbé  de  Brionne  fit  le  tour  de  la  table  ,  s'ar- 
rêtant  quelquefois  pour  faire  l'éloge  du  service , 
et  dire  un  mot  savant  dont  le  maître  d'hôtel  res- 
tait tout  ébahi.  Son  inspection  terminée,  le  saint 
homme  battit  en  retraite,  salua  et  pria  un  domes- 
tique de  le  conduire  aux  appartements  de  made- 
moiselle de  Péruse. 

—  Eh  bien,  chère  demoiselle,  dit  joyeusement 
l'abbé,  vous  faites  de  beaux  coups!...  vous  vous 
mettez  à  la  tisane  pendant  qu'on  boit  rubis  sur 
l'ongle  à  vos  côtés. 

—  Hélas  !  mon  père,  on  ne  choisit  pas  son  jour 
de  maladie. . .  Mais  vous,  convalescent,  que  venez- 
vous  faire  ici  ? 

—  Pardicu!  je  viens  vous  tenir  compagnie  et 
partager  votre  looch,  si  vous  y  consentez.  J'ai 
jeté  un  coup  d'œil  sur  la  nappe,  comme  on  dit, 
et  me  voilà... 

—  N'avcz-Aous  j)as  été  satisfait  de  la  symé- 
trie? 


CHAPITRE    XIII.  201 

—  Tellement  satisfait  que  j'en  ai  pris  la  fuite; 
il  y  avait  là  certains  fumets  qui...  Tenez,  n'en 
parlons  pas,  cela  donne  des  remords. 

—  Des  remords? 

—  A  mon  estomac,  certainement...  Ah  çà,  et 
qu'avez-vous?...  un  rhume?  un  coup  d'air? 

Mademoiselle  de  Péruse  fit  signe  à  sa  femme 
de  chambre  de  sortir,  et  lorsqu'elle  se  vit  en  tète- 
à-tête  avec  l'abbé,  elle  lui  dit  : 

—  J'ai  que  je  vais  mourir  ! 

—  Pas  de  plaisanteries  sur  ce  chapitre,  ma 
sœur. 

—  Et  que  je  désire  profiter  de  ma  lucidité  pour 
vous  faire  des  aveux  qui  pèsent  comme  un  plomb 
sur  mon  âme. 

—  Mais,  ma  sœur,  dit  l'abbé  en  changeant 
brusquement  de  ton ,  ce  n'est  pas  moi  qui  ai  le 
bonheur  de  diriger  votre  conscience ,  le  curé  de 
Verneuil  est  en  bas. 

—  C'est  à  vous  que  je  veux  m'adresser,  mon 
père;  je  comptais  vous  faire  appeler  quand  tout 
le  monde  serait  parti ,  et  c'est  Dieu ,  je  le  recon- 
nais, qui  vous  envoie...  Je  l'en  remercie! 

—  3Iais  vous  vous  exagérez  votre  mal!... 

—  Croyez-moi,  je  ne  passerai  pas  la  nuit... 
Mon  âme,  en  s'échappant  de  vos  mains,  trouvera 
peut-être  un  Dieu  de  miséi'icorde,  je  n'ai  plus 
que  cet  espoir. 


262  LES   PÉCHÉS  Mif,]\o?rs. 

—  N'en  doutez  pas...  Je  vous  écoute,  ma 
•sœur. 

—  J'ai  eu  quatre-vingts  ans  le  d3  août  der- 
nier, dit  mademoiselle  de  Péruse  après  quelques 
minutes  de  recueillement,  et,  depuis  deux  mois, 
je  traîne  une  chétive  existence  dont  le  terme  est 
arrivé.  Je  meurs  de  vieillesse  et  de  chagrin!... 
La  fête  qui  remplit  de  joie  ce  château  m'a  donné 
le  coup  de  grâce. 

—  Eh  quoi  !  ma  sœur,  l'alliance  qui  consacre 
le  bonheur  de  votre  petite-nièce ,  de  votre  fille 
adoptive ,  doit-elle  vous  laisser  autre  chose  que 
du  contentement? 

—  Vous  allez  le  comprendre  :  ce  n'est  pas  une 
confession  que  je  vais  vous  faire ,  c'est  une  con- 
fidence ;  mes  aveux  seraient  stériles  si  je  ne  les 
portais  qu'au  tribunal  de  la  pénitence;  il  est  im- 
portant que  vous  soyez  instruit,  pour  réparer, 
autant  que  possible,  le  mal  dont  je  suis  coupable. 
Il  y  a  longtemps  que  nous  nous  connaissons ,  et 
cependant  c'est  de  l'année  de  votre  naissance  que 
date  la  douleur  dont  je  vais  être  débarrassée. 
Vous  souvenez-vous  du  chevalier  de  Bélesta? 

—  J'ai  beaucoup  connu  le  chevalier  Armand 
de  Bélesta ,  il  a  été  mon  ami  1 . . . 

L'abbé  réprima  un  mouvement  nerveux  en 
prononçant  ces  paroles. 

-  C'est  de  son  père  ([ue  je  veux  parler;  vos 


ORAPITRE    XIII.  56) 

souvenirs  denfance  doivent  encore  vous  le  re- 
présenter. 

—  Oui,  certes,  j"ai  reçu  de  lui  force  gâteaux 
et  di*agées;  c'était  un  homme  aimable  et  bon,  qui 
fit  beaucoup  de  bruit. 

—  Vous  n'ignorez  pas  qu'il  fut  longtemps 
brouillé  avec  sa  famille  pour  le  mariage  qu'il 
avait  contracté  aux  Indes. 

—  Je  le  sais...  M.  de  Bélesta  était  officier  de 
marine;  il  s"amouracha  d"une  jeune  fille  à  Pon- 
dichéry  et  Tépousa  secrètement.  Lorsqu'il  revint 
en  France,  sa  famille  le  reçut  fort  mal  et  lui  dé- 
fendit, sous  peine  de  le  déshériter,  d'amener  sa 
femme  à  Versailles,  où  les  Bélesta  étaient  en 
grande  faveur.  Le  chevalier  au  désespoir  réussit, 
non  sans  peine ,  à  s'embarquer  de  nouveau  pour 
la  mer  des  Indes,  et  il  arriva  à  Pondichéry  un 
mois  après  la  mort  de  la  malheureuse  compagne 
qu'il  s'était  trop  légèrement,  mais  honorablement 
choisie.  Vous  voyez  que  j'ai  la  mémoire  fraîche 
et  nette. 

— Vous  n'avez  pas  dit  que  le  chevalier  ramena, 
dans  ce  dernier  voyage ,  un  fils  que  la  pauvre 
Indienne  avait  mis  au  monde  peu  de  temps  après 
le  départ  de  son  mari  pour  la  France. 

—  Vous  avez  parfaitement  l'aison,  et  je  suis 
payé  pour  m'en  souvenir.  Ce  fils  fut  Armand  de 
Bélesta,  mon  ami. 


264  LES    PÉCHÉS   MIG\0\S. 

—  Le  pauvre  enfant  trouva  bon  accueil ,  grâce 
à  la  mort  de  sa  mère.  La  famille  du  chevalier  lui 
pardonna  ce  qu'elle  appelait  une  incartade... 

—  Mais  le  chevalier  ne  se  consola  pas  de  son 
veuvage,  car  il  résista  à  toutes  les  sollicitations , 
et  se  fit  tuer,  a-t-on  dit,  vers  1746  ou  48,  en 
combattant  les  Anglais,  laissant  son  fils  âgé  de 
huit  ou  neuf  ans,  làge  que  j'avais  moi-même  à 
cette  époque.  Cette  histoire  romanesque  a  fait , 
Dieu  merci,  assez  de  tapage,  et  M.  Bernardin  de 
Saint-Pierre  y  a  certainement  puisé  quelques 
chapitres  de  Paul  et  Virginie.  Mais  que  peut-elle 
avoir  de  commun  avec  vous,  ma  sœur? 

—  Le  jeune  chevalier  Armand  de  Bélesta 
épousa,  lorsqu'il  eut  vingt-six  ans,  l'une  de  ses 
cousines,  n'est-il  pas  vrai?  poursuivit  mademoi- 
selle de  Pérusc. 

—  Hélas!  oui,  murmura  l'abbé. 

—  Pourquoi  hélas?  Ces  deux  enfants  étaient 
bien  dignes  l'un  de  l'autre... 

—  Je  dis  hélas,  parce  que...  Continuez,  ma 
sœur,  mes  réflexions  n'ont  pas  le  sens  commun. 

—  De  ce  mariage  naquit  une  fille,  mariée  en 
1780... 

—  A  M.  le  marquis  de  Verneuil,  parbleu! 
votre  neveu  par  alliance. 

—  Et  enfin  3Lirie  de  Verneuil,  aujourd'hui 
vicomtesse  de  Fontac,  est  née  de  cette  union. 


CHAPITRE    XIII.  2fi5 

—  Nous  savons  cela. 

—  Ce  que  vous  ne  savez  pas,  le  voici  :  Ihis- 
toire  de  l'Indienne  est  un  roman  bien  plus  que 
vous  ne  le  pensez. 

—  Expliquez-vous,  je  commence  à  m'y  perdre. 

—  Le  jeune  officier  de  marine  n'a  jamais  été 
marié... 

—  Ah  !  bon  Dieu!  s'écria  M.  de  Brionne. 

—  Il  a  aimé  passionnément  une  jeune  fille  d'une 
des  meilleures  maisons  de  Provence,  à  Marseille, 
et  il  en  a  été  aimé  à  Tadoralion.  Ayant  demandé 
la  main  de  cette  demoiselle,  on  la  lui  refusa  parce 
qu'il  n'était  pas  assez  riche;  ses  prières,  ses  ef- 
forts multipliés  ne  purent  dessiller  les  yeux  d'un 
père  qui  voulait  avantager  son  fils  au  détriment 
de  sa  fille,  et  compenser  cette  injuste  répartition 
de  ses  biens  en  faisant  faire  un  gros  mariage  à 
celle  qu'il  sacrifiait.  Le  désespoir  s'empara  de  ces 
deux  cœurs  épris  l'un  de  l'autre,  et  le  démon  pro- 
fita de  leur  faiblesse  pour  les  tenter...  Ils  furent 
coupables  !  3Ion  père,  cette  fille,  jeune  il  y  a 
soixante  ans,  est  devant  vous  !  Priez  pour  elle! 
Ne  l'accablez  pas  ! 

Mademoiselle  de  Péruse  joignit  ses  mains  dé- 
faillantes, et  baisa  la  croix  qui  pendait  à  son  cha- 
pelet. 

—  Je  ne  suis  ici  que  pour  vous  absoudre,  ré- 
pondit l'abbé  d'une  voix  émue  ;  soyez  courageuse 

1.  23 


2G6  lES    PÉCHÉS   MIGNONS. 

et  forte;  le  Dieu  qui  nous  attend  tous  est  le  père 
des  péelieurs  repentants. 

—  Lorsque  mon  père  s'aperçut  de  mon  dés- 
lionneur,  il  voulut  me  tuer.  Son  sang,  outragé 
par  mon  inconduite,  se  révolta  contre  mes  sup- 
plications, et  il  me  déclara  que  je  porterais  tout 
le  poids  de  mon  déshonneur,  car  il  s'opposerait 
plus  que  jamais  à  munir  au  chevalier  de  Bélesta. 
Cependant,  cédant  à  sa  fierté,  il  consentit  à  me 
faire  voyager  pour  cacher  aux  yeux  du  monde 
la  honte  dont  je  venais  de  tacher  son  blason. 
C'est  en  Allemagne  que  je  donnai  le  jour  à  ce 
fils  qui  fut  votre  ami,  et  auquel  il  fallait  un 
nom. 

—  Quentends-je?  Seigneur,  bonté  divine!  je 
crois  rêver,  murmura  M.  de  Brionne. 

—  Mon  fils  fut  confié  à  des  mains  sûres,  et 
c'est  alors  que  le  chevalier  de  Bélesta  imagina  cet 
ingénieux  stratagème  du  mariage  indien  dont 
Versailles  a  fait  ses  délices.  Le  chevalier,  au  con- 
traire de  tous  les  amoureux  qui  exagèrent  les 
vertus,  le  rang  et  la  richesse  de  leurs  bien-ai- 
mées,  déclara  que  sa  femme  était  pauvre  et  de 
petite  naissance  ;  en  un  mot,  il  en  dit  juste  assez 
pour  exciter  le  courroux  de  ses  parents,  aussi  or- 
gueilleux que  les  miens.  On  lui  signifia  que  sa 
femme  ne  serait  jamais  reçue  dans  la  famille;  et, 
avec  cette  assurance  qui  favorisait  ses  projets,  le 


CHAPITRE  XIII.  267 

chevalier  remit  à  la  voile  pour  Pondichéry,  y  dé- 
barqua, et  ramena  en  France  un  jeune  enfant  que 
des  parents  pauvres  furent  heureux  de  confier  à 
sa  bienfaisance. 

—  Il  y  a  donc  eu  substitution? 

—  Précisément  ;  mon  fils  fut  échangé  à  Mar- 
seille contre  le  petit  Indien,  et  le  chevalier  put 
présenter  à  sa  famille  son  véritable  enfant,  Ar- 
mand de  Bélesta, 

—  Que  de  mystères  singuliers  dans  ce  monde, 
grand  Dieu  !  dit  l'abbé  ;  tout  y  est  voilé  !  tout  y 
est  trompeur!... 

—  Vous  me  méprisez,  mon  père?... 

—  Non...  oh!  non,  je  bénis  le  ciel  de  ce  qu'il 
m'a  retiré  vivant  de  ce  dédale  qu'on  appelle  la 
société,  voilà  tout.  Et  qu'est  devenu  ce  pauvre 
petit  être  échangé  contre  votre  fils? 

—  Vous  devez  penser  qu'il  a  profité  du  stra- 
tagème, et  que  nos  bienfaits  l'ont  enrichi...  Il  a 
servi  honorablement  dans  les  armées,  et  je  n'en 
ai  plus  entendu  parler  depuis  trente  ans. 

—  Mais  comment  se  ftiit-il  que  le  chevalier  de 
Bélesta  ait  pu  tromper  ses  amis  et  sa  famille  sur 
ce  prétendu  mariage?...  11  devait  être  muni  de 
papiers  authentiques? 

—  Avec  de  l'argent  ne  se  procure-t-on  pas  tout 
au  monde,  mon  père? 

—  De  telle  sorte  que  mademoiselle  Marie,  que 


268  LES    PÉCHÉS    MlGA'Oi\S. 

madame  la  vicomtesse  de  Fontac,  voulais-jc  dire, 
est  votre  arrière-petite-fille  ? 

—  Oui. 

—  Etes-vous  seule  à  le  savoir,  au  moins? 

—  Mon  père,  qui  avait  prêté  les  mains  à  la 
substitution,  et  qui  n"a  jamais  voulu  consentir  à 
mon  mariage  avec  le  chevalier  de  Bélesta,  a  in- 
struit mon  frère  de  toute  cette  fatale  histoire. 

—  Hélas  !  voilà  qui  complique  le  mal.  M.  de 
Péruse  a-t-il  été  discret?  J'en  doute. 

—  Je  puis  le  garantir,  il  y  était  trop  intéressé. 

—  Encore  une  révélation,  ma  sœur? 

—  Une  terrible  !  mon  père,  une  terrible  ! 
L'abbé  joignit  les  mains  et  les  éleva  vers  le  ciel. 

—  Le  chevalier  de  Bélesta  attendit  pendant 
neuf  ans  que  la  colère  de  ma  famille  s'apaisât,  ce 
fut  en  vain,  et  le  brave  officier  de  marine  trouva 
la  mort  dans  un  combat  où  il  se  cou\  rit  de  gloire. 
Voilà  le  secret  de  mon  long  célibat,  voilà  pour- 
quoi je  descendrai  dans  la  tombe  avec  les  hon- 
neurs de  la  virginité,  honneurs  dont  je  suis  in- 
digne ! 

—  Le  repentir  efface  la  faute  ;  Dieu  vous  a 
donné  longtemps  pour  vous  racheter,  ma  sœur, 
et  vous  en  avez  su  profiter.  Je  dois  vous  prévenir 
que  si  ce  qui  vous  reste  à  dire  est  le  secret  de 
monsieur  votre  frère,  je  ne  peux,  sans  indiscré- 
tion, vous  écouter  davantage. 


CHAPITRE   XIII.  569 

—  Il  le  faut  cependant,  car  l'histoire  de  mon 
frère  se  mêle  à  la  mienne  dans  son  dcnoîiment, 
et  ce  dënoûment  a  eu  lieu  aujourd'hui. 

■ —  Que  la  volonté  de  Dieu  s'accomplisse  !  Par- 
lez... mais  avant  reposez-vous,  vous  vous 
épuisez... 

—  Non;  donnez-moi  ce  looch,  il  réveillera 
mes  forces...  En  quelques  mots,  voici  les  faits  : 
le  chevalier  de  Péruse,  mon  frère,  est  le  grand- 
père  du  vicomte  de  Fontac  ! 

L'abbé  de  Brionne  se  le^  a  tout  droit  et  mit  ses 
mains  sur  la  bouche  de  mademoiselle  de  Péruse 
en  murmurant  ces  mots  à  voix  basse,  mais  avec 
feu  : 

—  Malheureuse  femme  !  ne  calomniez  pas,  ne 
calomniez  pas  ! 

—  Ce  n'est  pas  au  moment  de  rendre  mon 
âme  à  son  maître  que  je  lui  ferais  une  nouvelle 
souillure;  ce   que  j'ai  dit  est  la    pure  vérité;  , 
vous  qui   avez  connu  ,  qui  avez  aimé  la  mère  de 
Marie... 

—  Ces  souvenirs  sont  morts  depuis  bien  long- 
temps, respectez-les,  de  grâce,  dit  l'abbé  avec  un 
soupir. 

—  Pardon  si  je  vous  trouble,  mon  père,  par- 
don ! . . .  mais  rappelez-vous  combien  la  ressem- 
blance de  cette  sainte  femme  et  de  mon  frère  était 
frappante... 


270  LES    PÉCHÉS    M1G!V0>S. 

—  C'est  vrai,  c'est  fatalement  vrai!  murmura 
l'abbé. 

—  Mon  frère  a  mené  une  vie  désordonnée  ; 
doué  des  qualités  les  plus  aimables,  il  ne  s'en  est 
servi  que  pour  semer  des  douleurs  sur  sa  route 
et  faire  de  malheureuses  victimes  ;  rien  ne  lui  a 
été  sacré,  ni  la  paix  de  l'épouse,  ni  la  vertu  de  la 
vierge;  et  jusque  dans  sa  vieillesse,  il  a  conservé 
cette  ironie  impudente  qui  met  le  comble  aux 
licencieux  exploits  de  ses  vertes  années.  Séduite 
par  lui,  la  grand'mcre  du  vicomte  fut  criminelle  , 
et  aujourd'hui  M.  de  Fontac  porte  un  nom  qui 
n'est  pas  le  sien.  Vous  devez  comprendre,  dès 
lors,  pourquoi  31.  de  Péruse  a  tant  hâté  le  ma- 
riage de  son  petit-fds,  le  seul  être  qu'il  aime,  sans 
doute  parce  qu'il  marche  sur  ses  traces,  et  promet 
de  devenir  comme  lui  l'un  de  ces  hommes  dan- 
gereux dont  toute  famille  se  garde  et  que  toute 
femme  doit  fuir  comme  un  fléau. 

■ —  Mais  vous,  comment  avez-vous  pu  consentir 
au  mariage  de  Marie? 

—  J'étais  sans  cesse  menacée  par  mon  frère  de 
révélations  qui  me  faisaient  trembler...  Long- 
temps j'ai  eu  la  ferme  intention  de  résister,  mais 
cette  fermeté  eût  mis  le  deuil  dans  le  cœur  de  ma 
pauvre  Marie  ;  et  d'ailleurs  je  n'ai  pas  eu  la  force 
de  m'exposer  à  son  mépris  peut-être!...  Enfin, 
le  mal  est  fait.  Je  n'ai  eu  de  courage  que  pour 


CHAPITRE    XIII.  271 

assurer  la  fortune  de  mademoiselle  de  Verneuil 
contre  la  dissipation  du  vicomte.  J'ai  opposé  un 
refus  courageux  à  la  fusion  des  biens  des  deux 
époux. 

—  Vous  avez  bien  agi  ;  mais  d'où  vous  sont 
venus  ces  renseignements  sévères  sur  la  conduite 
du  vicomte? 

—  On  a  fait  tout  au  monde  pour  me  les  laisser 
ignorer,  mais  je  n'en  ai  pas  moins  appris,  et  de 
sources  certaines,  que  M.  de  Fontac  est  le  digne 
émule  de  son  grand-père,  qu'il  a  dissipé  la  ma- 
jeure partie  de  sa  fortune  en  intrigues  et  en  dé- 
bauches... Hélas!  et  j'en  ignore  peut-être  bien 
plus! 

—  Il  ne  faut  pas  chercher  à  vous  instruire  da- 
vantage, ma  sœur...  S'il  est  vrai  que  vous  deviez 
bientôt  rendre  votre  âme  à  Dieu,  vous  veillerez 
du  ciel  sur  votre  enfant,  et  vous  la  préserverez. 
Le  vicomte  peut  être  ramené  à  de  bons  senti- 
ments ;  les  vertus  de  sa  femme  le  guideront.  Dans 
quelles  intentions  m'avez-vous  confié  ces  secrets 
douloureux  ? 

—  Afin  que  vous  soyez  pour  ma  chère  petite- 
fille  sur  la  terre  ce  que  vous  souhaitez  que  je  sois 
pour  elle  dans  le  ciel,  où  je  n'entrerai  pas,  hélas  ! 

—  Vous  avez  vécu  près  d'un  siècle,  ma  sœur, 
et,  pour  une  faute  expiée  par  bien  des  larmes, 
vous  avez  fait  beaucoup  de  bien...   An  nom  du 


272  LES   PÉCHÉS   SIIGNOIVS. 

Dieu  de   miséricorde  infinie,   je  vous  absous. 

Mademoiselle  de  Péruse  avait  écouté  cette 
pieuse  consolation  dans  un  profond  recueille- 
ment :  elle  n"y  répondit  pas.  Au  bout  de  quel- 
ques instants,  elle  dit  d'une  voix  faible  : 

—  Mon  père,  j'ai  tout  dit;  veuillez  demander 
mon  confesseur  habituel...  je  crois  que  le  temps 
presse. 


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FQ  Gondrecourt,   Aristide 

2265  Les  Deches  mignons 

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