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LES
r r
PECHES MIGNONS.
LES
PÉCHÉS MIGNONS
3. île (^onîirccourt.
TOME PREUIER.
BRUXELLES.
MELINE, CANS ET COMPAGNIE.
LITOURIVE. I I.BIPZIG.
MÊME MAISON. I '. P. M E I. I S E.
i847
ûC I i ' i3ï?
Nous sommes à Paris, aux premiers jours du
mois de décembre 1818, et nous prions le lecteur
de vouloir bien nous accompagner dans la rue de
Vaugirard.
Cette longue rue , silencieuse pendant le jour,
est à peu près déserte la nuit ; pour s'y hasarder
seul à l'heure des crimes, il faut être ou très-brave
ou très-pauvre ; muni de ce double laissez-passer,
on peut espérer une promenade assez agréable ,
des arcades de l'Odéon au boulevard extérieur,
promenade qui est un voyage.
A cent pas environ du petit Luxembourg, et
sur le même rang que le fameux palais Médicis.,
il y avait, en ISdS , une charmante maison bour-
LES PÉCHÉS UIGNONS. 1. 1
5 LES PÉCHÉS MIGNONS.
geoise, précédéed'un petit pai'terreprotégéparune
grille et donnant par derrière sur un grand jardin
où Yutlle dnlci se trouvait parfaitement exprimé,
là par un plant de navets , plus loin par une ton-
nelle touffue et odorante, ici par un carré de choux
en regard d'une bande d'oeillets, enfin, par un
sage mélange de fruits , de fleurs et de légumes à
l'usage des abeilles , des fillettes, des oiseaux et
des gourmands.
Une galerie large et parfaitement éclairée éta-
blit le service entre la cuisine et la salle à manger;
la cuisine est assez éloignée des appartements pour
que le fumet des sauces ou des rôtis ne franchisse
pas les limites de leur empire. La salle à manger
est ornée de magnifiques gravures d'un goût sé-
vère; le style de ranieublementestgrave, depuis la
tapisserie d'un vert sombrejusqu'aux candélabres
bronzés; le dressoir est armé de porcelaine blanche
et de cristaux unis ; quatre portraits de famille
sont aux angles de la salle : le prenner représente
un chevalier de Charles VII, tout bardé de fer;
on lit sur son cadre d'or : u Messire Guy de
Brionne, tué au siège d'Orléans, 1428. i> Le
second offre les traits d'une grande dame du
quinzième siècle ; sa jupe , partagée du haut en
bas , porte deux écussons surmontés d'un tortis
de baron ; Tinscription apprend aux curieux qu'ils
contemplent le noble visage de haute et puissante
CHAPITRE PREMIER. ô
dame de Brionne, baronne de Viviers, châteiaine
de Val-sous- Ville.
Aux deux autres angles sont le baron de Viviers,
en uniforme de colonel au régiment de Picardie ,
et le citoyen Claudius Brionne , en bonnet pbry-
gien , carmagnole et cocarde tricolore.
Deux panoplies d'armes réelles servent de base,
en quelque sorte , aux portraits des deux guer-
riers. Le chevalier semble posé sur un trophée
de lances , de masses , de poignards, de cottes de
mailles et de chanfreins ; le colonel trône sur des
mousquets, des épées, des pistolets, des tambours
et des grenades.
En étudiant avec soin ces quatre physionomies,
on y trouve, en dépit de la médiocrité du peintre,
un air de famille qui s'est maintenu dans la vieille
race de Viviers -Brionne depuis le règne de
Charles VII jusqu'à celui de Robespierre.
Une bibliothèque portative , en tablettes de
palissandre et cordonnets de soie, supporte une
trentaine de livres reliés sans coquetterie , mais
avec goût ; ce sont les œuvres des classiques de la
table et des poètes qui ont le plus sérieusement
traité la matière : Brillât-Savarin , le marquis de
Cuci , Berchoux , Carême et tulli quanti revivent
là sous leurs lauriers.
Nous n'abuserons pas de la patience du lec-
teur; mais nous le prierons de remarquer, en
4 tES PÉCHÉS MIGNONS.
passant, combien il doit d'éloges aux mains la-
borieuses qui sont chargées de ranger, brosser,
épousseter, frotter; et combien il lui doit tarder
de connaître l'heureux hôte de ce séjour où tout
est calme sans froideur, où tout est gai sans folie,
où tout est sévère sans morgue.
Du salon , fort élégant mais simple , on passe
dans une chambre à coucher.
Un clnnst en croix , et un bénitier dans lequel
trempent quatre feuilles de buis , sont seuls atta-
chés au mur de l'alcôve; en franchissant une
portière en tapisserie, on entre dans une petite
chapelle vouée à la Vierge, et enrichie à plaisir
de dentelles, de flambeaux, d'or et de velours.
Certes il est facile de se convaincre , au premier
coup d'oeil, qu'une âme pure et vraiment pieuse
veille avec amour à l'entretien de cette chapelle.
On reconnaît au choix des fleurs et des ornements
sacrés une passion chaste , respectueuse et timide
pour la mère immortelle du Rédempteur. Une
femme, enveloppée dans un manteau brun doublé
en soie cerise, est prosternée devant le groupe
de la Vierge et de son divin enfant surmonté
d'une croix d'ivoire ; elle est immobile et silen-
cieuse; son chapeau est posé sur un pliant ; ses
cheveux noirs tombent en boucles sur ses épaules,
et remplissent les longs tuyaux d'une fraise en
valenciennes qui encadre le bas de son visage.
CHAPITRE PREMIER. 5
Une veilleuse, suspendue au plafond dans un
vase d'albâtre , éclaire mollement la chapelle qui
a trois issues : l'une à portière , donnant sur la
chambre à coucher; la seconde donnant sur la
galerie et l'escalier et fermant à clef ; la troisième
s'ouvrant par une petite porte pratiquée dans la
cloison sur un grand cabinet de travail. Cette
porte sans serrure et à simple bouton est dissi-
mulée dans le cabinet par de faux rayons de livres
qui se confondent avec les in-folio véritables dont
la bibliothèque est abondamment pourvue.
Vers neuf heures du soir, après une froide
journée de décembre, nous le répétons, une
femme vêtue d'une robe de drap noir, la tète
couverte d'un bonnet à gros bouillons de mous-
seline entremêlés de boucles de cheveux blancs ,
portant à sa ceinture un trousseau de clefs , et à
une longue chaîne d'argent une paire de formi-
dables ciseaux , ouvrit la porte extérieure de la
chapelle et introduisit dans le saint lieu une jeune
dame voilée , en lui disant :
— Vous pouvez attendre là , madame , vous
n'y serez nullement dérangée. Aussitôt que mon-
sieur rentrera , je viendrai vous prévenir.
— Je vous remercie bien, madame...
— Mademoiselle.
— Mademoiselle , reprit la dame voilée en s'in-
clinant, croyez que je vous suis très-reconnais-
1.
6 . LES PÉCHÉS MIGNONS.
santé; je vais prier en attendant l'arrivée de
M. l'abbé.
En ce moment une voiture s'arrêta devant la
petite maison, et un vigoureux coup de sonnette
retentit à la grille.
— Enfin! voilà monsieur! s'écria la femme au
trousseau de clefs.
Et elle referma la porte delà cbapcUe pour aller
ouvrir celle de la rue.
La jeune dame se prosterna aux pieds de la
Vierge aussitôt qu'elle se vit seule.
Un élégant cabriolet était arrêté devantla grille ;
un jeune bomme de belle mise sauta d'un pied
leste sur le pavé :
— C'est bien ici que demeure M. de Brionne?
dit-il.
— Ici même.
— Est-il visible?
~ Monsieur n'y est pas pour le moment.
— Ab... diable ! diable !...
A cette répétition d'un mot un peu déluré , la
femme aux cheveux blancs recula de quelques
pas , et porta le bougeoir qu'elle tenait de la main
droite en plein visage de l'étranger.
Or, ce visage était cbarmant, et les pas que la
brave dame avait faits en arrière, elle les refit
aussitôt en avant , puis elle dit avec une extrême
douceur :
CHAPITRE PREMIER. 7
— Monsieur est sorti pour peu de temps ; il
devrait être rentré déjà depuis une grosse demi-
heure; si je puis vous être agréable en transmet-
tant...
— Je vous remercie, madame...
— Mademoiselle.
— Je vous remercie , mademoiselle ; il faut
que je parle moi-même à M. de Brionne, et vous
me rendrez un signale service en me permettant
de l'attendre dans son salon.
La dame du logis , ayant cette fois promené sa
bougie de la tête aux pieds du visiteur , lui répondit:
— Veuillez donc , monsieur, vous donner la
peine de me suivre.
L'étranger s'approcha du domestique qui tenait
le cheval par les rênes , et lui dit quelques mots
à voix basse; le valet remonta dans la voiture et
partit au grand trot.
Suivant de près son guide , le jeune homme
traversa le parterre et fut introduit dans le salon,
où brûlait un excellent feu.
— Voilà une charmante habitation, dit-il en
promenant ses regards des tentures au plafond.
— N'est-ce pas, monsieur?... Mais c'est bien
retiré , bien loin de tout !
— C'est sans doute pour cela que le bonheur
s'y trouve ; plus on est loin des hommes , mieux
on est; le paradis n'cst-il pas au ciel?
8 lES PÉCHÉS MIGNONS.
— C'est pour qu'il soit à la portée de tout le
monde, monsieur, que Dieu l'a mis si haut.
— Hé! pensa l'étranger, voilà une vieille qui
manie bravement l'antithèse.
— Parlez-moi de ce jeune homme, se dit la
dame au bonnet de mousseline , c'est honnête et
bien pensant.
— M. de Brionne a-t-il l'habitude de rentrer
tard , s'il vous plaît?
— Monsieur soupe régulièrement à huit heures,
à neuf il lit la sainte Écriture, à dix heures il
passe dans son oratoire , à dix heures et demie il
se couche, à dix heures trois quarts il souffle sa
bougie, et cinq minutes après il dort comme un
ange.
— Voilà de la méthode.
— Mieux que cela, c'est de la santé; aussi
monsieur a soixante ans bien sonnés , et n'en pa-
raît pas cinquante... Voilà tantôt vingt ans que
nous vivons de cette façon, et s'il plaît à Dieu...
— Vous en vivrez plus du double , ajouta le
jeune homme en s'inclinant.
Puis, tirant sa montre :
— Et depuis vingt ans, c'est aujourd'hui pour
la première fois que M. de Brionne se trouve hors
de chez lui à dix heures moins vingt minutes, car
il est dix heures moins vingt.
— Hélas , oui ! vraiment si le bon Dieu ne mar-
CHAPITRE PREMIER. 9
chait pas toujours à côté de monsieur qui est sa
meilleure créature, je craindrais quelque mal-
heur... Madame Benoîte, la cuisinière, a déjà
roussi son souper, elle se désole que c'est une
pitié , et je vous demande la permission d'aller la
joindre , la pauvre femme !
— Faites, mademoiselle, je vais m'asseoir et
j'attendrai patiemment , car il faut absolument
que je voie M. de Brionne ce soir ou plutôt cette
nuit.
— Jésus! pensais demoiselle aux longs ciseaux,
voilà deux singulières visites à une heure singu-
lière, et qui présagent de singuliers mystères.
Puis faisant un pas vers l'étranger, et s'armant
de deux flambeaux , elle lui dit :
— Donnez-vous la peine de passer dans la
bibliothèque , vous y trouverez le temps moins
long.
— Volontiers.
— Qui faudra-t-il que j'annonce à monsieur
lorsqu'il rentrera?
— Le vicomte de Fontac.
— Très-bien.
En entendant marcher dans la pièce voisine de
l'oratoire , la jeune dame , que nous avons laissée
prosternée au pied de l'autel , se leva vivement et
courut appliquer son oreille contre la cloison.
Lorsqu'elle entendit le vicomte se nommer, tout
10 LES PÉCHÉS MIGNONS.
son corps tressaillit, et elle leva au ciel ses grands
yeux pleins de larmes et de colère. Un bruit de
pas retentissant sur les dalles de la galerie , elle
rejeta son voile en arrière, et toucha de nouveau
de son front d'albâtre les marches du trône de la
sainte mère du Seigneur.
La porte extérieure de la chapelle tourna lour-
dement sur ses gonds , et la vieille demoiselle ap-
parut sur le seuil, son bougeoir à la main. A la
vue de l'étrangère qu'elle retrouvait dans la pose
où elle l'avait laissée , la brave femme s'arrêta
respectueusement ; alors la belle dame se releva
lentement et montra son \ isage blanc comme un
lis, et ses yeux noirs où scintillaient, comme de
grosses perles , des pleurs égarés dans les cils.
— Je vous attendais impatiemment, mademoi-
selle, dit l'étrangère à voix basse, en portant le
revers d'une de ses mains délicieusement gantées
à ses lèvres pour recommander de parler à voix
basse.
— Hélas! madame, monsieur n'est pas encore
arrivé. J'ai ouvert la porte à une visite qui paraît
être aussi pressée que vous ; mais soyez persuadée
que vous serez la première entendue ; seulement
il se fait bien tard.
— Mon Dieu ! l'heure m'inquiète peu, j'atten-
drai toute la nuit s'il le faut ; je vous supplie
même, et en grâce, de ne pas m'annoncer. Ce que
CHAPITRE PREMIER. 11
j'ai à dire à M. de Brionne est trop grave pour ne
pas demander toute son attention ; obligé de
répondre à d'autres affaires , il pourrait me
négliger.
— Je comprends... cela suffit... Mon Dieu !
pauvre femme 1 ne pleurez donc pas tant , vous
me fendez le cœur. Si vous avez des chagrins ,
priez la mère de nos douleurs , elle vous con-
solera.
— J'ai prié et je prie.
— Allons, courage, je dirai mon chapelet pour
vous avant de me coucher, et quelquefois mes
dizaines portent bonheur.
— Que Dieu vous entende, vous exauce et
vous récompense !
— Eh ! Seigneur ! pensa la demoiselle , c'est
pour le coup que notre maison est la maison du
bon Dieu! Là un pieux et bon jeune homme, ici
un ange du ciel !... Et monsieur qui n'arrive
pas ! . . . c'est bien fait exprès !
La majordome alla trouver madame Benoîte,
et lui raconta tout au long, comme on peut le
croire, les deux aventures qui attendaient le
maître du logis; cet émouvant récit fut cause
que madame Benoîte brûla de nouveau son
souper.
Demeuré seul dans le cabinet de M. de Brionne,
le vicomte de Fontac traîna un fauteuil devant la
12 LES PÉCHÉS MIGiVO^S.
cheminée, s'y plongea, comme harassé de fatigue,
et ferma les yeux à demi.
Agé de vingt-six ans , doué d'une vivacité
d'esprit à son gré incisive ou charmante, brave
jusqu'à l'audace, fier sans insolence, élégant sans
fatuité , le vicomte joignait à ces qualités de
l'homme du monde les perfections du corps dans
leur plus gracieuse beauté. Son visage exprimait
à la fois les mâles sentiments et les plus tendres
passions. On rencontrait, tantôt, dans les lignes
heurtées et sévères de cette physionomie, des
volontés puissantes, hardies ; tantôt, dans un fin
sourire et dans des regards langoureux, une mé-
lancolie séduisante, souvent irrésistible.
Toutefois, les cheveux noirs, soyeux et luisants
du vicomte , l'azur amer de ses grands yeux , sa
physionomie ouverte et intrépide , son sourire
voluptueux, son élégance native et ses airs patri-
ciens ne dissimulaient qu'imparfaitement les ra-
vages d'une vie follement gaspillée. Sa face
osseuse et légèrement bistrée prenait parfois ,
au repos, un caractère presque rude. Un petit
frémissement des épaules et des reins annonçait
fréquemment que ce jeune honnne éprouvait de
ces frissons passagers dont les tempéraments fai-
bles et les malades ont seuls à souffrir.
Le vicomte, après avoir fait honneur au feu vif
de son hôte , s'était débarrassé d'un charmant
CHAPITRE PREMIER. 13
carrick bleu à trois collets , qui couvrait un élé-
gant costume de soirée , et il avait jeté ce vête-
ment sur une chaise à l'un des angles de l'appar-
tement. Puis regardant la pendule, il dit tout
haut :
— J'ai, ma foi, bien fait de commencer par la
rue d'Anjou... Eh! mais! voilà une bibliothèque
un peu mondaine pour un abbé ! Voltaire à côté
de Massillon , et Rousseau près de Bossuet ! Il
paraît que je suis chez un amateur de contrastes...
Ah! que vois-je? Par la corbleu ! comme disait
mon père , une épée de marquis et la croix de
Saint-Louis... Ceci frise la régence. Pardienne !
M. le chanoine, vous me semblez gaillard, et...
il ne manque plus ici que quelque porte secrète
pour avoir de vous une opinion...
Un violent coup de sonnette retentit à la grille,
et les pas précipités de madame Benoîte et de
mademoiselle Marthe y répondirent aussitôt.
— Hélas ! monsieur , dirent à la fois les deux
excellentes gardiennes du logis , vous nous avez
fait une belle peur !
— Voilà mon homme, pensa le vicomte en en-
tendant les voix demi-grondeuses des vieilles fem-
mes. Ne faisons pas de sottises et repassons notre
thème : l'abbé possède toutes les vertus, m'a dit
la baronne , et n'a peut-être qu'un gros péché à
confesser chaque fois qu'il s'approche du tribunal
1. 2
14 LES PÉCHÉS MIGXOSS.
de la pénitence ; ce péché est passé à l'état chro-
nique dans son excellente nature. Pour plaire à
M. de Brionne, il faut savoir feindre ses vertus et
flatter son unique faiblesse, ma route est donc à
peu près tracée... tomber dans le péché mignon
de ce saint homme ne me paraît pas bien difficile ;
on m'a prouvé si souvent que j'avais tous les dé-
fauts imaginables... Quant à feindre ses vertus...
Diable! diable!... Mais quel est ce péché?...
31. l'abbé sei*ait-il querelleur? Est-ce une épée de
combat que cette épée de marquis? Suis-je chez
un Condé au petit pied?... Quelle contenance
faire ? Faut-il baisser la tète humblement ou
lever le nez comme un mousquetaire?... Vilaine
baronne, elle n'a pas \o\i\u m'en dire davantage,
et, cependant, je joue ici un jeu d'enfer, c'est le
mot.
Pendant que ces pensées traversaient l'esprit
du vicomte comme autant d'éclairs, le maître de
la maison entrait dans le salon, appuyé sur une
longue canne à pomme d'ivoire, et suivi de dame
Benoîte et de mademoiselle Marthe.
— Mes chères fdles , dit l'abbé en livrant ses
bras à ses deux aides , je vous ai dit la vérité ;
partant , ne grondez plus ! ne prouve rien qui
veut trop prouver; à mon âge, à cette heure et
dans cette saison , on ne se promène pas sans
raison par les rues... Merci, Marthe; merci,
CHAPITRE PREMIER. 15
Benoite... Ouf! je sue sang et eau; ce manteau
est trop lourd ! il m'accable !
— Ne pouviez-vous pas prendre une voiture,
je vous le demande ?
— Vous avez souvent raison... Doucement,
Benoîte, ma mie, ne menez pas si rudement mon
manteau; la colère est une laide conseillère.
— M. l'abbé , j'ai roussi deux fois votre
souper.
— Hein!
— A huit heures tout était prêt comme d'ha-
bitude, et j'ose dire que le service avait bonne
mine; à neuf heures, à force de tirer et de re-
mettre au feu, tout était séché, brûlé...
- — J'en suis désolé ; mais qu'y faire? et qu'aviez-
vous préparé, Benoîte, ma mie?... dit M. de
Brionne en tournant le dos à la cheminée et pré-
sentant alternativement ses pieds au feu ; quelque
bonne friandise, j"imagine?
Ici la gouvernante tira l'abbé par la manche, et
ouvrit la bouche pour prendre la parole ; mais
l'abbé , lui imposant silence par un geste affec-
tueux, prêta une grave attention à sa servante,
après lui avoir dit :
— Contez-moi cela, ma mie, contez.
— J'avais, reprit la cuisinière avec une savante
importance, j'avais pour potage une purée de
racines pilées au mortier. . .
16 LES PÉCHÉS MIGNONS.
— Aviez-vous mis un demi-caramel ? inter-
rompit l'abbé.
— Eh donc I
— Bien, très-bien!
— Des filets de sole à l'italienne.
— Hum ! Avec un peu de muscade râpée?
— Pardienne !
— Allez, marchez toujours.
— Un petit hachis d'huîtres qui embaumait.
— Ah ! ah ! fit l'abbé, dont les narines se gon-
flèrent légèrement, c'est assez ; je n'en écouterai
pas davantage pour me punir... Avez-vous pré-
paré un troisième souper, ma bonne Benoîte?
— Hélas ! non , monsieur, je serais tombée
malade de rage et d'impatience si...
Pendant que la cuisinière répondait à la ques-
tion de son maître , l'abbé se retournait vers la
pendule. Tout à coup il interrompit madame
Benoîte par ces mots :
— Prenez mon manteau , ma mie , et fouillez
dans la poche de côté... C'est cela... Dénouez les
ficelles qui lient ce paquet... Très-bien... Que
dites-vous de cette pièce ?
— Ah! monsieur, c'est magnifique!
— J'ai pris ce perdreau chez Chevet, chemin
faisant. Est-il bien bardé? est-il bien truffé? hein?
Et croyez-vous que ce chapelet de pelits-becs du
Dauphiné puisse faire sotte figure autour de notre
CHAPITRE PKEBirER. 17
Périgourdin? ajouta le chanoine en tirant de l'une
des poches de sa longue lévite un autre paquet
qu'il ouvrit avec précaution.
- — Miséricorde ! quel dommage !
— Comment, ma mie, quel dommage?
— Quel dommage que nous soyons un jour
maigre !
— Un jour maigre ?
^ Bonté divine! N'est-ce pas aujourd'hui
Quatre-Temps , mercredi 1 7 décerahre ?
— Savez-vous lire? répondit Tabhé en posant
son index sur le cadran de la pendule.
— Oui , monsieur ; il est onze heures et un
quart.
— Ne vous faut-il pas une heure pour embro-
cher et rôtir à point tout cela, et dans une heure,
entêtée que vous êtes, tous les chrétiens du monde
ne passeront-ils pas de merci'edi jour maigre à
jeudi jour gras?,.. Allez, vous ne savez pas vous
tirer des passes difficiles ; ne perdez pas de temps,
car j'ai un peu d'appétit ce soir... Vous aviez
quelque chose à me dire , mon enfant ? ajouta
l'abbé en se tournant vers sa gouvernante.
— Eh oui, monsieur, quelque chose de bien
pressé.
— Que ne parliez-vous ?
— Y avait-il moyen ? Quand Benoîte vous
tient, ou quand vous tenez Benoîte, il n'y a
2.
18 r,ES PÉCHÉS MIGWOIVS.
que Dieu qui puisse se faire écouter de vous.
— Bon, ne grondons pas... Qu'est-ce?... Ah!
Benoîte, encore un mot... N'avez-vous pas quel-
que peu de saumon en réserve ?
— Non , monsieur, mais j"ai un beau rouleau
de turbot.
— Eh bien, ma mie, je ne vous défends pas
de lui faire une sauce aux câpres; c'est un mor-
ceau très-glorieux... Vous me disiez, ma chère
Marthe?...
— Que depuis une heure un jeune homme
vous attend dans la bibliothèque.
— Hein ! un jeune homme à onze heures de
nuit !
— Dame ! il est arrivé à dix heures , ce n'est
pas sa faute si vous rentrez tard ; tout de même
il est doué d'une fameuse patience.
— Vous a-t-il dit son nom?
— Mais!... vous croyez donc que je reçois tout
le monde sur la mine? Miséricorde! nous serions
bientôt dévalisés et égorgés!... Il s'appelle le
vicomte de Fontac.
— Ah ! je crois bien qu'il est patient ! on le
serait à moins , dit en riant le bon chanoine ;
faites mettre son couvert, ma bonne demoiselle,
faites mettre son couvert.
Et, poussant la porte de la bibliothèque, M. de
Brionne quitta le salon.
CHAPITRE PREMIER. 10
Le vicomte qui, colle à la cloison, n'avait pas
perdu un mot de tout ce qui s'était dit près de
lui , fit lestement deux pas en arrière , et mur-
mura dans son jabot :
— Je suis chez un gourmand... voilà pour les
péchés. Passons aux vertus.
II
M. de Brionne était de stature moyenne; ses
yeux étaient brillants, son visage à peu près rond,
son menton relevé , son nez court et ses lèvres
un peu charnues. On lisait, en un mot, sur son
visage empreint de douceur et de bonhomie, qu'il
faisait partie de la classe des heureux prédestinés
à la gourmandise. L'abbé était en costume de
ville, moitié religieux, moitié laïque; il portait
une culotte noire boutonnée au-dessus des ge-
noux , des bas de soie noire , parfaitement tirés
sur une jambe ferme et ronde , et des souliers à
larges boucles d'argent. Une ample redingote ,
22 LES PÉCHÉS MIGNONS.
décorée alors du nom pompeux de lévite, tom-
bait jusqu'à mi-jambes et se croisait en double
sur sa poitrine-
Ce fut en souriant avec bonté que M. de
Brionnc entra dans son cabinet; aussitôt qu'il
aperçut l'élégant vicomte , il se découvrit en sai-
sissant l'une des larges ailes de son petit chapeau.
— Un seul mot me fera pardonner tout le
temps que vous avez perdu à m'attendre. M. le
vicomte , j'arrive de la rue Miroménil , où je me
suis fort occupé de vous...
— Le seul plaisir que j'éprouve à vous rencon-
trer, mon père...
— Ta , ta , ta , chansons que tout cela ; mon
enfant, brisons sur ce chapitre et venons au fait.
La jeunesse est impatiente, je le sais, et elle a,
pardienne, bien raison... Ah çà ! je vous invite à
vous asseoir, car nous avons à causer longuement,
et les jambes me rentrent au ventre , comme on
dit... La... la... ah!... ah! bon Dieu! Savez-vous
qu'il y a loin d'ici au faubourg Saint-Honoré !...
Mais vous ne connaissez guère Paris, à ce que je
me suis laissé dire?
— Je n'y ai fait ({ue de très-courtes appari-
tions.
— C'est une belle ville , très-belle ; vous ne
tarderez pas à vous y fixer, sans doute, aussitôt
notre affaire terminée?
CHAPITRE II. 25
— Mon Dieu ! mon père, j'aime le bruit; Paris
est une ville magnifique, j'ai trop voyagé pour ne
pas être de votre opinion ; mais si c'est le rendez-
vous des arts et des plaisirs, c'est aussi le repaire
de l'égoïsme et de la cupidité.
— Il y a du bon dans ce que vous dites là ,
jeune homme; cependant...
— Paris est la ville des heureux : les pauvres
n'y trouvent qu'un surcroît de misère ; les riches
y sont rois.
— Oui-da, mais nous n'en sommes pas là, mon
ami ; votre fortune et vos espérances vous ran-
gent parmi les heureux de toutes les villes du
monde. Bref, ne disputons pas des goûts ; toute-
fois, permettez qu'en passant je vous fasse un
doigt de morale, c'est ma manie, et je suis vieux;
madame votre mère, cette charmante et sainte
créature, a été bien souvent grondée par moi qui
l'aimais et la vénérais plus que chacun. Je veux
donc vous dire qu'à votre âge on ne doit pas
avoir l'esprit si mélancolique ou plutôt si morose,
à moins d'en faire profession comme les cénobites
ou les acteurs. Quand je vois un jeune homme à
peine affranchi des écoles médire de son siècle et
philosopher sur les plaies du monde , j'ai de lui
une opinion presque fâcheuse. Croyez-moi, mon
cher Alfred... c'est bien Alfred que vous vous
appelez, n'est-ce pas?
24 LES PÉCHÉS M1G50NS.
— Oui, mon père.
— Croyez , mon cher Alfred , que le Créateur
n'a pas fait notre planète pour la peupler de
vilaines gens et de mauvaises passions. A ce
compte-là les hérétiques auraient beau jeu , car
la terre ne serait que la succursale de l'enfer.
Point. Dieu nous divise tous en deux catégories,
les bons et les méchants, puis il nous mêle; aux
bons il laisse la faculté de devenir mauvais; aux
méchants il permet de devenir bons. C'est à nous
de nous débrouiller jusqu'au jour du jugement.
Nulle part , que je sache , la voix divine ne nous
a dit : <; Sois triste , sois craintif , sois misan-
thrope , fuis ce que j'ai créé pour toi. ;> Si telle
est votre opinion , c'est une erreur, et je crois
être dans l'esprit de la volonté suprême en vous
affirmant que Dieu nous laisse vivre jusqu'à vingt
ans pour nous fortifier le corps et l'esprit ; de
vingt à trente ans, pour nous faire jouir des féli-
cités dont il nous entoure; de trente à quarante,
pour préparer des douceurs à la vieillesse; de
quarante à cinquante , pour réfléchir ; de cin-
quante à soixante, pour nous reposer ; de soixante
à cent, pour apprendre à mourir. C'est ce que
j'appelle mon système décimal ; l'approuvez-
vous ?
— Parfaitement ; mais où prenez-vous le
temps de bénir le Créateur?
CHAPITRE II. 25
— C'est le devoir de tout être un peu recon-
naissant ; à toute heure du jour, depuis l'âge de
raison jusqu'au dernier soupir, on doit rendre
grâces à Dieu de ce que Ton est de ce monde où
tout est pour le mieux... Mon jeune ami, plus
je vous regarde et plus je retrouve sur votre
visage les traits de votre excellente mère , bien
digne du ciel qu'elle habite assurément. Lors-
qu'elle se maria , il y a de ceci vingt-sept ans
environ, j'étais... Mais nous parlerons de cela à
table , en buvant à votre bonheur ; j'y trouverai
le texte d'un nouveau sermon... Avez -vous
faim?
— Mais... l'heure avancée...
— Avez-vous faim? voilà ce que je vous de-
mande, et non pas l'heure qu'il est.
— Certes , il me sera très-agréable de vous
tenir compagnie si...
— Très-bien ! j'aime les gens sans gêne ; vous
êtes ici chez vous, et pour vous donner l'exemple
de la franchise , je vous dirai que je me meurs
de besoin, je n'ai pris qu'un bouillon depuis six
heures de l'après-midi, chez votre notaire, et
voilà qu'il est bientôt minuit ; jugez si je dois
souffrir, moi qui ne suis ni philosophe, ni amou-
reux , et qui fais mes trois repas quotidiens sans
n)'en plaindre jamais.
— Puisqu'il faut être franc, je vous dirai, mon
1. 3
26 LES PÉCHÉS MIGPSOIVS.
père , que j'éprouve aussi certaines crampes
d'estomac.
— Cela doit être, après un aussi long voyage...
Vous êtes donc arrivé de Berlin?...
— Ce matin, à dix heures.
— Et vous n'êtes pas venu me trouver plus
tôt!... Qu'est-ce à dire? serions-nous refroidi à
l'endroit...?
— Pardon ! je serais ici depuis longtemps si la
baronne de Certènes n'avait disposé de ma
journée. Ses manières sont si affables, ses prières
si pressantes, sa conversation si aimable, et l'in-
térêt qu'elle me porte est si grand , que je n'ai
pu m'échapper de chez elle avant l'arrivée du
monde qui encombre tous les soirs ses salons.
— C'est une fennne charmante, et aussi bonne
que spirituelle ; votre excuse est dans la visite
que vous ne pouviez vous dispenser de lui faire;
sa mère était l'amie intime de la vôtre, et, quoi-
qu'elle soit plus jeune que vous, je ne crains pas
de vous abandonner à ses sages conseils. Abor-
dons donc la grande question ; aussi bien, je vois
que le souper se fait attendre... Que vous a dit
la baronne?
— Elle m'a dit : u M. l'abbé de Brionne sait
tout, allez le voir entre huit et dix heures, ce
soir même , et il vous donnera vos dernières
instructions. M. de Brionne, a-t-elle ajouté, a
CHAPITRE II. 27
conduit cette affaire avec autant de prudence
que de chaleur ; si je ne vous en dis pas davan-
tage, c'est que je veux vous laisser le plaisir de la
surprise. » Vous comprenez, mon père, que je
me suis contenté de cette succincte analyse, et
que, le soir venu, je me suis hâté de venir ici.
— C'est donc pour cela que je vous vois en
habit de bal?
— Précisément, répondit le vicomte en bais-
sant les yeux avec un embarras passager.
— J'imagine que vous deviez souffrir mortelle-
ment chez madame de Certènes, obligé à l'éti-
quette et aux banalités pendant que votre cœur
était chez un pauvre prêtre au fin fond de Paris,
dans la rue de Vaugirard , qui est la Chine des
gens du monde. Eh bien ! mon garçon , ajouta
l'excellent homme , vous allez être récompensé
du zèle que vous avez mis à me rendre visite,
en petits souliers et culotte courte, malgré dix
degrés de cette nuit glacée; écoutez-moi bien.
— ■ Je suis tout oreilles , dit le vicomte en
approchant son fauteuil de celui de l'abbé.
— La diplomatie, dit M. de Brionnc, est une
science horriblement ardue, et si jamais on me
demande mon avis sur ce texte, je pourrai ré-
pondre savamment , grâce à vous , mon cher
Alfred. Il est vrai de dire que vous m'avez fait
débuter comme les maîtres, par un chef-d'œuvre,
28 LES PÉCHÉS MlGi\ONS.
st je ne céderais pas le traité que j'ai conclu en
votre faveur, il y a de cela huit jours , pour la
paix de Nimègue ou les articles de Campo-
Formio, deux merveilles de gloire, s'il en fut.
— Ah ! mon père, vous me faites tressaillir.
— Toutefois, soyez convaincu que je vais brus-
quement arrêter ma carrière dès cette première
prouesse ; le métier d'ambassadeur est trop rude
pour un vieillard qui aime Dieu et son repos
par-dessus toutes choses... Allons, c'est trop vous
faire languir , voilà une belle demi-heure que je
vous tiens le bec dans l'eau , et ma gouvernante
n'a pas tort de dire que vous êtes patient comme
un anachorète. Mon ami, vous n'avez plus rien
à désirer, mademoiselle de Verneuil est sortie de
son couvent depuis trois jours ; elle n'a quitté ce
lieu de paix , de piété et de travail que pour
monter en chaise de poste et prendre la route du
château, où elle ^ous attend. Le jour même de
votre arrivée à Verneuil , vous serez uni , par
l'église et par la loi, à un ange de douceur, de
vertu et de bonté. Que cet ange vous vienne en
aide pendant les longues années que le ciel vous
destine; qu'il soit votre compagnon, votre sou-
tien, votre amour, tel est le vœu sincère du plus
vieil ami de votre famille. Si vous avez hérité, et
je n'en doute pas, des nobles sentiments de votre
mère, si vous avez au fond du cœur les loyaux
CHAPITRE II. 29
principes de M. le vicomte votre père, vous ferez
la joie et le bonheur de la chère enfant que je
vous ai choisie et que je vous confie en toute
sécurité. — Songez, mon cher ami, que le sacre-
ment de mariage impose à l'homme des devoirs
dont il ne s'affranchit, hélas! que trop souvent.
Lorsqu'on s'associe à un être aussi intéressant
que l'est l'innocente jeune fille quittant la mai-
son de Dieu, comme mademoiselle de Verneuil,
ou le giron maternel , on se charge à la fois de
lui offrir et les consolations de la prière et les
caresses de la famille. Si rien n'est pur comme la
virginité, rien n'est noble et respectable autant
que la communauté vertueuse de deux enfants
du Seigneur, beaux, jeunes et pieux. Vous me
comprenez ; je ne veux pas anticiper sur les
jouissances qui vous attendent , en vous faisant
ce soir une partie du sermon que vous entendrez
probablement demain ; car je présume que vous
ne resterez pas vingt-quatre heures à Paris après
ce que je viens de vous dire, et surtout après ce
que je vais vous lire.
— Oh ! mon bon père, tant que je vous écoute,
je suis sous le charme de votre parole éloquente
et affectueuse... Quand vous vous tairez, j'avoue
que je ne songerai qu'à prendre la poste.
— Oh ! c'est, ma foi, bien naturel.
Alors M. de Brionne se leva , et ouvrant son
50 LES PÉCHÉS MIGNONS.
secrétaire, il y prit une lettre qu'il offrit au
vicomte en lui disant :
— Tenez, lisez, lisez tout haut; je ne saurais
entendre trop souvent les suaves pensées qu'ex-
prime si délicatement cette lettre; je vais jouir
avec délices en vous écoutant. Les phrases de ma
petite Marie, en passant sur vos lèvres, mon
jeune ami, y prendront, ce me semble, une fraî-
cheur nouvelle et de nouveaux parfums... Allez,
j'écoute.
Le vicomte réprima un léger tressaillement que
l'abbé ne laissa pas échapper ; mais l'attribuant à
l'émotion et à l'amour, il n'en témoigna aucune
surprise, et son intérêt pour le jeune homme s'en
accrut naturellement.
M. de Fontac ouvrit la lettre et lut, d'une voix
qui , d'abord émue , se raffermit peu à peu et
passa par tous les tons qu'exigeaient les senti-
ments de répitre de sa fiancée :
^ Sainte-Anne, 13 décembre 1818.
«cMon bon père, c'est à vous que je veux ouvrir
mon cœur par un mouvement de bien douce
reconnaissance et de bien respectueuse tendresse.
•c Je quitte le couvent où j'ai passé huit années
de ma belle enfance, car il me semble que je ne
sortirai de l'enfance qu'en sortant de cette maison
CHAPITRE II. 51
OÙ je me dépouille, dès aujourd'hui, de mes vête-
ments de fillette. A quatre heures de Taprès-
midi, mon tuteur et ma tante Aicndront me
prendre et je passerai du seuil de Sainte-Anne
dans une voiture qui nous conduira au château
de Verneuil , où je trouverai la tombe de mes
pères, et où j'attendrai le bonheur qui vient de
vous.
<t Mon cher bienfaiteur, au temps où vous
donniez les premières leçons à la petite orphe-
line , lorsque vous croisiez ses mains sur sa poi-
trine, au chevet de sa couchette et dès le matin,
vous lui disiez : i; Prie , mon enfant , afin que
t! Dieu bénisse ta journée. ;> Le soir, quand mes
paupières appesanties résistaient au sommeil ,
vous preniez mon front sur vos genoux , et vous
disiez : n Prie, enfant, pour remercier Dieu. "
Ces paroles , qui étaient descendues au fond de
mon petit cœur, m"ont appris, en grandissant, à
n'être jamais ingrate ; voilà pourquoi je viens à
vous aujourd'hui, à vous que j'ai implore, et qui
m'avez si souvent entourée des plus tendres soins.
<c J'ai dix-huit ans, on dit que je ne suis plus
une enfant, je veux bien le croire, puisque c'est
aussi votre avis, et me voici prête à vivre en
grande personne , à vivre en femme, puisque
c'est le mot consacré. Ne croyez pas que je veuille
me faire meilleure que je ne suis-, je ne vous dé-
■y2 LES PECHES MIGXOWS.
crirai pas longuement les regrets que je laisse à
ma bien-aimée prison; trop souvent mes compa-
gnes qui ont pris le vol avant moi ont feint des
désespoirs dont je n'étais pas dupe, pour qu'au-
jourd'hui je risque de faire soupçonner le chagrin
réel que j'emporte avec moi. J'étais libre de choi-
sir entre la vie cloîtrée et le monde, nulle volonté
ne m'a été imposée, et ne me sentant pas toute
la force et la vertu des sœurs chrétiennes, je me
suis volontairement décidée à aimer et servir
Dieu comme l'a aimé et servi ma mère.
« Instruite par vos pieuses et chères leçons, je
me doute des devoirs qui m'attendent dans une
société'que je ne connais pas, et dans laquelle
j'entrerai , non sans trouble ," mais sans peur et
sans tache, car vous m'y suivrez, mon père. Je
ne sais rien du monde, absolument rien, si ce
n'est que c'est une réunion des créatures de Dieu
qui doivent, à la pureté de leur essence, joindre
l'expérience du bien et la sagesse qui en dé-
coule.
<i Dans la retraite où se sont passés mes jours
d'étude et de folies enfantines, mes oreilles n'ont
été frappées d'aucun bruit qui leur ait semblé
étrange, mes yeux n'ont rien vu qui les ait éton-
nés. Le développement de mon intelligence et de
mes facultés a subi une loi qui ne m'a apporté
aucune sensation pénible, et je ne prévois rien
CHAPITRE II. 55
qui doive m'effrayer dans la voie nouvelle où je
vais m'engager.
«i Cependant, pourquoi le tairais-je? depuis le
jour où M. le vicomte de Fontac a accompagné
mon tuteur et ma tante , depuis ce 20 août du
dernier été, dont j'ai, malgré moi, gardé la mé-
moire, j'ai appris, presque à mon insu, qu'il
existe parmi les hommes un homme que je dois
chérir plus que tout mon prochain , un homme
pour qui mon affection est un mélange de l'aveu-
gle piété fdiale, de l'amitié que je vous ai vouée,
et du culte dont nous honorons le Seigneur.
«t Est-ce donc là ce qu'on appelle l'amour?
J'avoue que le mot et le sentiment m'étaient éga-
lement inconnus. Vous étiez en voyage à cette
époque décisive pour mon avenir, vous n'avez pu
être présent à cette entrevue , et mes regards
troublés, sans être blessés, semblaient vous cher-
cher pour vous confier les élans de mon cœur.
Depuis je vous ai revu ; vous m'avez apporté les
propositions de mon tuteur et les offres de M. de
Fontac, et, sollicitant une réponse de votre fdle
adoptive (des noms que vous me donnez, c'est
celui que je préfère), vous avez reçu mes aveux;
je crois me rappeler que ces aveux ont rempli
mes yeux de larmes, et que vous avez, dans ce
même moment, baisé mon front qui, disiez-vous,
ne savait pas rougir.
34 LES PÉCHÉS MIGNONS.
«Pourquoi aurait-il rougi? Ne faisais-je pas, en
acceptant M. de Fontac pour époux, ce qu'avait
fait ma mère chérie? et l'union à laquelle je me
décidais ne m'a-t-elle pas été conseillée par vous,
et ne doit-elle pas être bénie au pied de la croix?
<t Vous m'avez demandé, hier en me quittant,
si j'aimais toujours le vicomte votre protégé.
<! Je vous ai dit que oui, et je vous le répète
encore. Je vous l'ai dit sans hésitation, et je récris
sans que ma main tremble. Ai-je jamais bégayé
en vous disant que je vous aimais, mon bon
père? Qu'est-ce donc que ce mot aimer, s'il n'est
le s}Tnbole d'un dévouement qui doit survivre à
la poussière du tombeau?
<i Un seul souci me reste et me laisse pensive ;
ce souci est né de notre premier entretien. Vous
m'avez dit que toute épouse chrétienne était char-
gée du bonheur de son mari, qu'elle en devenait
en quelque sorte responsable. Voilà une lourde
croix, mon père, ou plutôt un imposant devoir!
Mais pour accomplir ma mission, qui est glo-
rieuse après tout , vous ne m'épargnerez ni vos
conseils, ni vos sermons. Soyez persuadé que
toute femme que je serai, vous me trouverez
aussi docile et aussi attentive, aussi sage, en un
mot, qu'au temps où vous aviez de courtes se-
monces et de gros bonbons en réserve pour votre
petite Marie.
CHAPITRE ir. 55
<( Adieu, mon bon père, je me suis réfugiée
dans ma cellule pour vous écrire plus à mon aise,
et pour remettre ma tète sur vos genoux, afin
que vous me bénissiez comme vous le fîtes lors
de mon entrée au couvent. Ma tante m'a annoncé
que vous m'aviez fait cadeau de mon voile de
noce et de ma couronne d'oranger ; vos fleurs me
porteront bonheur, et je les croirai venues du
ciel.
« Nous serons demain vers deux heures à Ver-
neuil; mon tuteur, qui attend chaque jour M. de
Fontac, désire que le mariage soit célébré aussitôt
son arrivée. Je ne comprends pas trop cette dé-
termination, et je ne saurais vraiment vous l'ex-
pliquer; mais je ne m'y oppose pas. Résolue et
dévouée, il me tarde de me consacrer entière-,
ment à mon seigneur et maître que vous aimez
tant, et que je choisis pour vous plaire.
«; Vous n'avez donc que le temps de vous met-
tre en voiture pour venir nous rejoindre ; mariée
loin de vous, j'aurais l'air d'une victime et je
pleurerais à coup sûr.
<c Tout à vous de cœur et d'âme, mon bon
père , en souvenir d'inaltérable reconnaissance :
>'. Votre fille en Dieu et servante,
« Marie de Verneuil. »
— Eh bien! qu'en dites-vous? murmura l'abbé
56 LES PÉCHÉS MIGNOPJS.
en essayant de surmonter une émotion visible et
en essuyant à la dérobée deux larmes qui grossis-
saient aux coins de ses prunelles. Qu'en dites-
vous, mon cher Alfred? Est-ce un trésor que
cette enfant-là !
Le vicomte était lui-même dans une agitation
qui ne lui permit pas de répondre; il balbutia
quelques mots sans suite, et fut interrompu par
M. de Brionne, qui continua :
— Pourquoi vouloir me cacher ce que vous
éprouvez? J'aurais une bien triste opinion de
votre cœur s'il ne setait pas amolli dans cette
circonstance. Ah! jeune homme, ayez bien soin
de cette perle que je vous confie, et, dans toutes
les bonnes et mauvaises chances de votre vie,
n'oubliez jamais ce qu'était votre fiancée pour
savoir chérir et vénérer votre femme ! En se
mariant, Thomme prend presque toujours pour
épouse une jeune fille dont l'àme est blanche
comme l'aile des anges ; mais bientôt il perd tout
souvenir de cette pureté qu'il trouble lui-même
par son oubli, par son abandon, par ses infidé-
lités. Un jour vient, jour triste! où, fatigué,
l'homme s'arrête et se retourne ; il cherche alors
la compagne qu'il avait choisie, qu'il avait aimée,
qu'il avait épousée à la face du ciel; il la cherche
telle qu'elle était au temps où il l'a délaissée, et
souvent, hélas ! la main de Dieu peut seule rele-
CHAPITRE II. Ô7
ver de l'abjection celle dont il a, premier coupa-
ble, causé la chute... Vraiment, madame Benoîte
me fera gagner mon paradis, malgré tous mes
péchés , ajouta brusquement l'abbé de Brionne
sur un ton mêlé de bonne et de mauvaise
humeur.
— Qu'est-ce que madame Benoîte? demanda
le vicomte, qui écoutait encore la parole, simple,
douce et persuasive du chanoine.
— Pardienne ! c'est mon cordon bleu. Voilà
qu'il est minuit et cinq minutes... Ah! fit l'excel-
lent homme en se redressant, je crois qu'on nous
vient annoncer une bonne nouvelle.
— Le souper de M. l'abbé est servi, dit d'une
voix mielleuse mademoiselle Marthe.
— Voilà qui est parler, mon enfant ! s'écria le
chanoine.
Et entraînant son hôte il se glissa sur la pointe
des pieds jusque dans la salle à manger.
— Asseyez-vous là, mon jeune ami, en face de
moi... Marthe, ma fille, tenez-nous compagnie,
vous devez être aux abois.
— M. Tabbé, je n'ai pas l'appétit d'une mouche.
— Vous savez bien que je n'aime pas cette rai-
son-là ; elle cache toujours quelque malice. Les
femmes qui manquent d'appétit sont ou malades,
ou coquettes, ou acariâtres. Vous vous portez
comme un charme, et vous avez un cai^actère
LES PÉCHÉS MIGNONS, i. 4
38 f,ES PÉCHÉS MIGIVONS.
charmant; donc vous avez faim... Mettez votre
couvert.
— M. l'abbé, je crains de vous gêner.
M. de Brionne, qui avait déjà fait le signe de
la croix pour dire son bénédicité , se contenta
d'allonger l'index vers la place qu'occupait quel-
quefois mademoiselle Marthe ; et comme ce geste
ne souffrait aucune réplique, la prière de l'abbé
n'était pas achevée que le couvert de la gouver-
nante était mis.
— A vous, M. le vicomte, dit le chanoine; je
vous sers en étranger, mais vous y reviendrez,
j'ose le croire... A vous, Marthe... Eh bien! où
allez -vous maintenant?
— IMon Dieu, j'ai oublié d'allumer la lampe de
la chapelle et j'y cours.
— Excellente femme! esclave de son devoir,
elle ferait dix lieues pour réparer un oubli,
La gouvernante, qui n'avait pas craint de faire
un petit mensonge pour trouver un prétexte à
son absence, passa dans la bibliothèque qu'éclai-
rait faiblcjnent la flannne du foyer, et, prenant le
boulon de la porte secrète, elle entra dans la cha-
pelle.
— Jésus! mon Dieu! cria la brave demoiselle,
en apercevant, à la lueur tremblante de la veil-
leuse suspendue au plafond, la belle étrangère
qu'elle avait introduite étendue sans connaissance
CHAPITRE II. 39
contre la cloison du cabinet; Jésus! mon Dieu!
qu'avez-vous, ma chère sœur?
La jeune dame, au toucher d'une main secou-
rable, sembla se ranimer et ouvrit de grands yeux
larmoyants. Tout à coup elle recouvra la mémoire
et se leva précipitamment.
— Vous vous êtes donc trouvée mal, mon en-
fant? Je vais vous faire prendre quelque chose,
un peu de fleur d'orange... Le froid vous aura
saisie... Voulez-vous un peu de brou de noix?
c'est souverain pour l'estomac. . . Comme vous êtes
pâle !
— Ce ne sera rien, murmura l'étrangère dune
voix si faible que mademoiselle Marthe eut peine
à l'entendre, ce ne sera rien, j'ai eu nn étourdis-
sement , un ébîouissement ; c'est la fatigue,
l'anxiété... Rassurez-vous, je suis remise, je vais
très-bien... Où est donc M. de Brionne?... la vi-
site est-elle partie?
— Eh ! bon Dieu ! non , c'est bien ce qui me
fâche et me désespère. N'avez-vous donc pas en-
tendu tout ce qui s'est dit à côté de vous, dans ce
cabinet?
— Quel cabinet? demanda la jeune femme avec
un serrement de cœur qui faillit l'étoufTer.
• — Là... derrière cette cloison.
— Oui, en effet, j'ai entendu parler, mais...
— Vous n'avez pas écouté ; dame ! c'est le mé-
40 LES PÉCHÉS MIGNONS.
lier d'une honnête personne comme vous. D'ail-
leurs, vous n'auriez rien entendu qui ne fût à en-
tendre; M. labbé est un saint liommc du bon
Dieu, toutes ses paroles sont des leçons, toutes ses
actions sont des vertus. Bref, il parait que le
jeune homme dont il a reçu la visite est une
vieille connaissance à lui et quil l'aime autant
qu'il l'estime ; dans ce moment, ils sont à souper
tranquilles comme Baptiste, sans se douter que
vous êtes là à vous morfondre et à perdre connais-
sance. Aussi, je suis venue vous demander si vous
ne voulez pas que je prévienne monsieur.
— Gardez-vous-en bien, mademoiselle, reprit
l'étrangère avec un élan d'effroi qu'elle modéra
par degrés, M. de Brionne et vous devez seuls me
savoir ici. Toute indiscrétion, toute imprudence
me pourraient perdre ! . . .
— Prenez donc courage ; je retourne au sou-
per; mais si je touche à mon assiette, ce sera mi-
racle. Adieu, mon enfant.
La gouvernante du chanoine repassa par la
bibliotiièque et regagna la salle à manger.
La jeune femme avait suivi tous les mouve-
ments de mademoiselle Marthe; aussitôt qu'elle
eut perdu le bruit de ses pas, elle ouvrit la porte
secrète, jeta un regard rapide dans la bibliothè-
que et s'y glissa furtivement.
Les tisons n'avaient plus de flammes, une lueur
CHAPITRE II. 41
roiigeâtre provenant de la braise rayonnait seule
sur les bords du tapis et sur les pieds des meubles,
laissant les coins et le vide supérieur du cabinet
dans une épaisse obscurité. L'apparition subite de
l'étrangère dans cette pièce où nulle jeune femme
n'avait sans doute pénétré depuis plus de vingt
ans que l'abbé l'occupait, était d'une singulière
nouveauté; elle s'arrêta dès son premier pas, et
posa ses deux mains sur le dossier d'un fauteuil,
pour prendre un appui, car elle chancelait. Ses
mains touchèrent le carrick du vicomte, et cette
rencontre la fit tressaillir; alors elle courut à la
cheminée, prit un tison, le porta à hauteur du
chambranle, et trouvant un bougeoir tout garni,
elle approcha ses lèvres délicates du tison et
souffla dessus jusqu'à ce qu'un petit jet de flamme
allumant la bougie eût répandu une vive clarté
autour d'elle; alors* elle rejeta le charbon au
foyer, croisa ses bras et demeura immobile. Ses
joues, que le feu avait vivement colorées, rede-
vinrent pâles , et son beau visage reprit par de-
grés ce calme émouvant qui couvre les traits des
victimes résignées. Ce visage, d'un ovale gracieux,
était amaigri par les veilles et le chagrin, mais la
distinction de ses lignes comme l'éclatante blan-
cheur de sa peau en faisaient un type de rare
beauté. Un cercle noir, ou plutôt plombé, s'éten-
dait sous chacun de ses yeux et se fondait, en
4.
4-2 LES PÉCHÉS MIGNONS.
mourant, avec le blanc mat des joues. Le coin des
lèvres, relevé avec amertume, laissait deviner
deux rangées de perles nacrées; de longs cils
noirs ombrageaient ses paupières et amortissaient
le feu de ses regards; et ses cbeveux, plaqués en
bandeaux jusqu'aux oreilles, tombaient en bou-
cles floconneuses autour de son cou et sur ses
épaules. Sur toute sa personne, cette femme déli-
cieuse portait un cacbet étranger qui, lui laissant
les cbarmcs des Françaises les plus distinguées, la
revêtait d'une piquante originalité.
S'approchant brusquement dîme table de tra-
vail, la jeune dame prit vuic feuille de papier et
la couvrit rapidement de quelques lignes; puis, sa
lettre terminée, elle la cacbeta, mit pour adresse :
M. le vicomte de Fontac, rue Blanche, 6, et
courut au carrick qu'elle avait déjà toucbé. Ce vê-
tement n'avait pas de pocbes. Alors l'étrangère,
se ravisant, détacba une petite épingle en dia-
mant de son corsage, et, se saisissant du cbapeau
du vicomte, clic fixa sa lettre au fond de la coifl"e,
et la couvrit avec son propre jnoucboir, qu'elle
abandonna dans le cbapeau. Cela fait, elle revint
se prosterner devant la Vierge, et murmura ce
mot :
— Pardon !
m
Le service de table de l'abbé de Brionne ne lais-
sait rien à désirer au plus minutieux et plus gour-
met convive. Le linge uni était de Flandre et
d'une blancheur éblouissante ; le vin colorait de
ses rubis deux flacons de cristal placés, l'un à la
droite du maître, l'autre à celle du vicomte; l'ar-
genterie était forte , pesante et poinçonnée d'un
écusson compliqué. Une lampe à quatre branches,
surmontée d'un abat-jour , était suspendue au
plafond et se baissait à volonté au moyen d'une
poulie dérobée. La vive lumière que projetait
cette lampe sur le milieu de la table faisait scin-
tiller les facettes des cristaux, la porcelaine et l'ar-
genterie.
44 LES PÉCHÉS MIGNONS.
— Eh bien ! mon digne ami , dit le chanoine,
comment avez -vous trouvé cette bisque aux
pigeonneaux?
— Elle ranimerait un mort.
— Elle l'a ranimé, sur ma parole, car j'étais
plus mort que vif en m'asseyant à table... Pre-
nons le coup du médecin... Ce madère est irré-
prochable.
— Quelles sont, mon père, vos trois libations
privilégiées? demanda le vicomte, qui trouvait le
madère exquis.
— Mon fds, j'estime que le coup du médecin
est le plus salutaire , celui du milieu le plus
agréable, celui de l'amitié le plus regrettable...
— Pourquoi regrettable?
— Parce qu'il est le dernier, répondit l'abbé
avec une demi-tendresse, et que la séparation
d'un ami, si courte qu'elle soit, est toujours re-
grettable. Arrivez donc, mademoiselle Marthe...
Eh ! bon Dieu ! comme vous voilà pâle et défri-
sée!... Pauvre femme!... Vite quelques gorgées
de bouillon... là... là... et maintenant trempez
vos lèvres dans ce petit verre... Allons donc!...
c'était une défaillance. M. le vicomte , vous
offrirai-jc un peu de ce ris de veau aux champi-
gnons ?
Pendant que le chanoine faisait, en professeur,
7es honneurs de sa table, la gouvernante, préoc-
CHAPITRE III. 45
cupée de la belle dame qu'elle venait de quitter,
était distraite, maladroite et silencieuse.
— J'ai cru comprendre, à la lettre de made-
moiselle de Verneuil, dit le vicomte, que vous
pourriez bien ne pas assister à la bénédiction
nuptiale ; j'espère m'étre trompé.
— Hélas! non. C'est avec chagrin que je re-
nonce, que je me vois obligé de renoncer à cette
cérémonie ; mais j'ai des devoirs importants à
remplir, et j'en suis Thumble esclave.
— Il faut avoir une conscience bien scrupu-
leuse , mon père , pour ne pas oser s'absenter
quelque vingt-quatre heures, quand cette ab-
sence doit faire deux heureux.
— Oui-da ! mon enfant, vous pouvez même
dire trois heureux, car je serais du nombre; mais
écoutez tous les titres de mes grandeurs, et dites,
sans impartialité, si je puis franchir les barrières
de cette immense cité. Je suis chanoine honoraire
de Saint-Sulpice, je suis aumônier de M. le duc
de D***, je suis rapporteur du dixième bureau
de charité, et cette semaine il faut que je four-
nisse mes états qui sont loin d'être complétés...
La misère est si grande ! Je suis chargé de deux
prêches : l'un à Saint-Etienne du Mont, l'autre à
Saint-Jacques, et le catéchisme des écoles chré-
tiennes me prend trois grands jours par semaine.
J'en passe, et des meilleurs, c'est le cas de le dire.
4b LES PECHES MIGNOIVS.
Vous voyez donc que je ne puis laisser toutes ces
grandes occupations publiques pour courir à mes
plaisirs. Le curé de Verneuil me remplacera très-
avantageusement, n'en doutez point... Un peu de
vieux beaune... Comment trouvez-vous ce petit
vin?
— Excellent.
— De fait, il est mignon... Eh bien! jeune
homme , attaquons-nous ce bel oiseau ? reprit le
chanoine , en désignant de son couteau et de sa
fourchette le perdreau rebondi que la cuisinière
venait de poser en triomphe sur la table. ,
Le plat d'argent qui avait Thonneur de conte-
nir cette pièce succulente était garni de becs-
figues, blancs de graisse, juteux et perdus entre
deux tranches de lard de Lorraine.
— Ma foi, mon père, répondit le vicomte,
dussé-je ne plus manger de ma vie, je vous ferai
encore tète pour ceci.
— Dieu soit loué!... voilà un convive comme
je les aime. . . à tout plat bonne mine. . . Vous serez
heureux en ménage, je crois devoir vous le pro-
mettre.
Ce disant, l'abbé de Brionne enfonça la pointe
et le tranchant de son couteau sous l'aile du
gibier, et la souleva avec une dextérité à la fois
élégante et habile; puis, retournant son arme, le
fil en dessus , il fendit délicatement le jabot du
CHAPITRE III. 47
perdreau , et , pendant que quelques grosses
truffes coulaient à droite et à gauche dans le plat,
un parfum délicieux embauma toute la salle, et
amena un sourire de jubilation sur les lèvres des
convives, sourire dont mademoiselle Marthe ne
sut vraiment pas se défendre.
L'abbé avança une assiette et y déposa le mor-
ceau succulent que portait sa fourchette; puis, il
l'entoura de quatre belles truffes qu'il alla cher-
cher dans les entrailles de la bcte, et il l'arrosa
d'un petit filet de sang, joignit au tout deux becs-
figues, et appela la cuisinière.
— Benoîte, ma chère daine, vous me mettrez
ceci au garde-manger, car j'ai fait aujourd'hui
une vraie trouvaille : mademoiselle Marthe vous
dira le reste.
La cuisinière emporta l'assiette en faisant une
demi -révérence, et le vicomte put l'entendre
marmotter :
— Pauvre cher homme du bon Dieu ! faut
espérer que ça ne mourra jamais !
— Je devine que ce que vous venez de faire
cache quelque charité, dit M. de Fontac.
— Goûtez-moi cela, mon jeune ami, répondit
le chanoine, qui fit semblant de ne pas avoir
entendu, et voyons si vous êtes amateur.
— Quel fumet !
— N'est-ce pas? Un peu de bordeaux...
48 LES PÉCHÉS MIG?iO>S,
— Vrai, vous avez piqué ma curiosité, mon
père; et cette aile de perdrix qui vient de passer
à l'office...
— Ah ! gourmand, vous la regrettez. . . Eh bien !
est-ce une perdrix rouge ou une perdrix grise?
— Combien Dieu vous doit tenir compte, mon
bon père, de ces aumônes que vous envoyez ainsi,
séance tenante !
— M. Tabbé deviendra sourd avant de répon-
dre à la question que vous lui faites pour la troi-
sième fois, dit la gouvernante avec vivacité ; mais
puisqu'il ne veut jamais prôner que ses défauts,
je vais vous dire, moi, ce qui se passe ici depuis
la Saint-Jean jusqu'à la Saint-Sylvestre.
— Voyons, Marthe, ma mie, ne soyons pas
mauvaise langue, dit le chanoine.
— Si je ne craignais d'être indiscret, je serais
bien curieux, ajouta le vicomte.
— Vous saurez donc, monsieur, reprit la gou-
vernante, qu'à chacun de ses repas M. l'abbé (et
il en fait trois par jour, excepté les temps de
jeûne), après avoir dit son bénédicité, s'assoit,
met sa serviette, prend son couteau et taille dans
le meilleur plat le meilleur morceau, qu'il envoie
à son ofTice, comme vous venez de le voir.
— Mais la raison?
— La raison est que dans la journée M. Tabbé,
qui est rapporteur au dixième bureau de charité,
CHAPITRE III. 49
a toujours rencontré quelque malade malheu-
reux, quelque pauvre mourant de besoin auquel
il envoie ce qu'il appelle une friandise, ou bien
encore un trompe-la- faim.
— Marthe , vous êtes une bavarde , balbutia le
chanoine devenu tout rouge.
— Et quand nous sommes seuls, Benoîte,
M. l'abbé et moi, ce qui est rare, car votre cou-
vert est pris d'habitude par quelque pauvre
diable, le grand bonheur de M. de Brionne est de
nous appeler près de lui, pendant qu'il dîne ou
qu'il soupe, et là, il nous raconte ce qu'il appelle
encore ses trouvailles....
— Marthe, vous n'avez pas le sens commun.
— Racontez plutôt ce que c'est que votre trou-
vaille d'aujourd'hui , ça lui servira bien plus que
votre modestie.
— Au fait, elle a raison, et quoique le sujet soit
triste, il n'est pas déplacé. Ce matin donc, entre
sept et huit heures, comme j'allais à mon caté-
chisme , et que je traversais une mauvaise ruelle
du quartier Mouffetard , qu'on appelle la rue du
Pot-de-Fer, je fus arrêté par une petite fille cou-
verte de guenilles , mais proprette sous ses hail-
lons. Cela peut vous sembler impossible, à vous,
mon ami , qui ne voyagez qu'en chaise de poste,
et qui ne vivez que sous des lambris dorés ; mais
il est certain que mes visites aux mansardes, aux
i. 5
30 LES PÉCHÉS MIG>01VS.
caves, aux greniers et aux derniers réduits de la
misère, m'ont souvent conduit à des pauvres qui
avaient la propreté pour luxe. La fillette qui m'ac-
costa peut avoir cinq ans; elle a la mine éveillée,
mais d'une excessive douceur; elle a de grands
yeux bleus, et une forêt de cheveux blonds par-
faitement rangés sur son front de chérubin ; ses
petites joues sont pâlottes, mais blanches, et le
froid piquant qu'il faisait les avait marbrées ; ses
pieds rougis, qui doivent être roses, flottaient
dans de vieux souliers percés et éculés , beaucoup
trop grands pour eux; sa grosse jupe de bure,
rapiécée comme une mosaïque, donnait froid aux
passants; et un mauvais fichu, dont le temps et
le savonnage avaient mangé les couleurs, était
croisé sur sa poitrine et noué derrière son dos.
» — M. le curé! me cria en allemand cette pau-
vre enfant, (jue j'avais dépassée.
tt A ce son de voix si doux et si plaintif je me
retournai et vis la petite Alsacienne , qui me dit
alors :
» — M. le curé, j'ai bien froid!
K Puis elle m'avoua qu'elle n'osait pas remonter
près de sa mère, de peur d'être grondée. Nous
nouâmes aussitôt le colloque suivant, en alle-
mand , que j'estropie de belle force.
«c — Votre maman est donc bien méchante
pour vous ?
CHAPITRE m. 51
<i — Oh ! non, au contraire.
<! — Pourquoi donc craignez-vous de la re-
joindre.
u — Elle jn'a défendu de descendre dans la
rue sans elle.
« — Elle a raison, ma chère petite, on pour-
rait vous faire du mal ; ainsi remontez bien vite
«c — Oh! ce n'est pas ça que craint maman;
hier j'étais allée à la fontaine qu'est là-bas, et un
porteur d'eau m'a donné deux beaux sous que j'ai
portés à maman , croyant qu'elle m'embrasserait
beaucoup.
.1 — Eh bien ?
« — Maman m'a grondée bien fort, en me
disant qu'il n'y avait que les petites laides qui
tendaient la main dans la rue.
« — Et après vous avoir grondée, qu'a fait
votre mère?
<t ■ — Oh ! elle m'a embrassée de toutes ses
forces, parce qu'elle voyait que j'allais pleurer.
«I — Et après ?
« — Après elle est sortie en me disant d'être
bien sage, qu'elle allait revenir. Puis elle est ren-
trée avec un beau pain tout doré qu'elle m'a
donné.
«1 — Et vos deux sous?
" — C'est avec eux qu'elle m'a acheté du pain,
pour faire plaisir au bon Dieu.
52 LES PÉCHÉS MIGIVONS.
•I — Et a-t-elle mangé ce pain avec vous ?
«( — Rien qu'un tout petit morceau ; elle me
disait que de me voir manger ça la nourrissait.
« — Mais, mon enfant, pourquoi avez-vous
désobéi à votre maman en la quittant encore ce
matin? vous ne craignez donc pas de la fâ-
cher?
<c — Oh ! si fait, M. le curé ; mais maman dor-
mait ce matin et moi j'avais bien froid, et comme
mon frère Faust, quand il avait froid, se mettait
toujours à courir, je suis descendue dans la rue
pour me réchauffer un peu sans réveiller ma-
man;... mais j'ai toujours froid... faites-moi un
peu chaud sous votre beau manteau, M. le curé,
je vous en prie.
<t J'enveloppai la pauvre enfant sous les plis de
mon manteau, et lui dis :
«( — Voulez-vous me conduire près de votre
maman, ma bonne petite?
n — Oh ! je veux bien, mais elle me grondera.
Il — N'ayez pas peur.
<c Guidé par ce pauvre ange, j'enfdai une allée
sombre, étroite, malsaine, et je posai les pieds à
tâtons sur les premières marches d'un escalier
humide et boueux. Bientôt la rampe vermoulue
de cet escalier se changea en une corde grasse et
roide qui nous conduisit à une mauvaise porte
d'une affreuse mansarde. Le cœur me battait à
CHAPITRE 111. 53
tout rompre, et la voix fraîche de la jeune fille ne
cessait de me répéter :
>! — Marchez bien doucement; ne faites pas de
bruit, la pauvre maman dort; il ne faut pas la
réveiller.
ic La fdlette tira une ficelle qui souleva un
loquet ; et poussant la porte avec précaution, elle
glissa son petit corps dans une chambre ouverte
à tous les vents, ôta ses souliers, fit quelques pas
en se haussant sur la pointe des pieds et revint à
moi pour me faire signe d'entrer.
<t Si j'étais poëte ou romancier, j'aurais fort à
faire pour donner une idée de la grâce et du
charme répandus sur ce délicieux petit être. L'un
de nos écrivains sacrés a dit avec une parfaite
candeur que dans toutes nos bonnes actions nous
sommes conseillés et guidés par des anges. Certes,
c'était un ange qui m'avait pris par la main et
conduit dans ce galetas ; au moins me le suis-je
figuré pendant tout le temps qu'a duré ma visite.
ti J'entrai donc dans la chambre, et je me
sentis pénétré par la bise qui soufflait par les
fentes de la toiture et des lucarnes mal fermées.
Au fond de cette pièce odieuse était un mauvais
grabat, et sur ce grabat une femme dormait pro-
fondément. Si je n'avais pas su que cette femme
était la mère de ma petite Alsacienne, je l'aurais
aisément deviné en contemplant ses traits. La
5.
54 LES PÉCHÉS MIGNONS.
ressemblance est merveilleuse ; longs cheveux
blonds répandus sur la poitrine et les épaules,
grands yeux battus, front triste, mais noble, dou-
ceur angélique de physionomie, c'était frappant,
je le répète.
Il Ah çà ! mon jeune ami , mangez donc ; il ne
faut pas que mon histoire vous coupe l'appétit...
Voulez-vous revenir au perdreau ?
— Non, de grâce, continuez votre histoire,
elle m'intéresse vivement.
Le chanoine rassembla, avec le pouce et l'index
de sa main blanche et potelée , un cœur et quel-
ques feuilles de laitue, dont il lit une réjouissante
bouchée, puis il continua son récit.
— Respectant le sommeil de cette pauvre
femme, et ne voulant pas rester désœuvré, je
commençai par entortiller la petite fille dans mon
manteau; ce qui étant fait, je m'agenouillai au
pied du lit de sa mère, et je priai Dieu pour elle.
Je priai de toute mon âme, car la prière, mon
cher Alfred, est le remède à tous les maux; elle
console le pauvre et elle inspire le riche. Quand
la mère de ma petite protégée ouvrit les yeux,
elle poussa un cri de sm-prise et d'effroi ; mais
reconnaissant un serviteur de Dieu, elle se signa
aussitôt, et me dit d'une voix ûiible :
« — Qui vous a conduit ici, mon père?
<i Je montrai la fillette, qui, s'élant débarrassée
CHAPITRE m. 55
de mon manteau, s'élança au cou de la pauvre
femme et la baisa tendrement. Une douce chaleur
avait rendu au corps charmant de l'enfant ses
tons rosés; elle était mignonne des pieds à la tête,
et je ne doute pas que le Seigneur n"ait enfermé
dans cette enveloppe l'une des âmes de son pa-
radis.
« — Madame , dis-je à la mère , je suis venu
demander pardon pour une désobéissante...
te — Je comprends : Hélène vous aura détourné
de votre chemin; c"est une vilaine indiscrète que
je gronderai vertement.
« — N'en faites rien, car elle ne le mérite pas;
puis , à tout dire , vous n"en avez pas bien envie.
.( En effet , la pauvre femme caressait de ses
deux mains la tète blondinc de sa fdle.
(c — Hélas ! mon père , je n'ai de richesse que
mes baisers... mes pauvres baisers.
<i — Et vous n'en êtes pas avare... vous avez
bien raison, ne vous gênez pas; caresse vaut
mieux que gronderie.
.c J'expliquai le hasard de ma visite, et j'appris
que j'étais chez une dame dune petite ville d'Al-
sace, dans les environs de Colmar...
« Eh bien ! vous changez de couleur, mon en-
fant, dit le chanoine au vicomte en s'interrom-
pant, seriez-vous indisposé?
^- Pas le moins du monde , mon père ; votre
56 LES PÉCHÉS MIGNONS.
récit m'émeut, voilà tout... Continuez, je vous
prie.
— Ainsi, reprit le chanoine, cette digne femme
m'apprit qu'elle était des environs de Colmar, et
qu'elle s'appelait madame Keller... Marceline
Keller. . . c'est ma foi bien cela , n'est-ce pas , ma-
demoiselle Marthe?
— Veuillez me donner un peu de bordeaux ,
mon père, balbutia le vicomte en tendant son
verre d'une main vacillante.
— Madame Keller, continua Tabbc, m apprit
qu'elle était dans le plus affreux dénùment, par
suite d'un procès et d'un séjour fatalement pro-
longé à Paris. Elle m'avoua qu'elle avait dépensé
son dernier sou , et ne savait plus de quel bois
faire flèche. Enfin, elle me supplia d'employer
mon crédit à lui faire obtenir quelque place où
elle pût honorablement gagner sa vie et celle de
son enfant.
« J'aurais déjà comblé ses vœux si elle était en
état de travailler, mais elle est malade; une fièvre
lente la brûle à petit feu ; le médecin que j'ai con-
duit chez elle m'a dit qu'il lui fallait un mois de
repos absolu et des fortifiants. Sur mes instances
elle a consenti à se faire transporter chez une
vieille dame de mes amies, où on lui donne de
grands soins ; mais la chère vieille dame est une
façon d'anachorète qui interprète tout de travers
CBAPITRE 111. h7
la tolérance divine; qui fait maigre et maigre
chère tous les jours de la semaine, et ne peut,
par conséquent, traiter un malade convenable-
ment; voilà pourquoi, mon fils, puisque vous
teniez tant à le savoir, j'ai fait mettre de côté une
écuelle de purée et une aile de perdreau.
— : Vous êtes la providence du pauvre.
— Fadaise, mon jeune ami, fadaise ! Jai pour
habitude , comme vous l'a dit cette bavarde que
mon histoire a endormie. Dieu me pardonne! de
prélever sur mes repas le morceau qui me semble
le plus appétissant. Ce morceau, je l'envoie à une
de mes trouvailles, et c'est ce que j'appelle la
bouchée du roi. Ce n'est pas grand'merveille ,
comme vous le voyez. Chacun a ses manies. Pour
mon compte, je ne dînerais pas à l'aise si mon
diner ne devait profiter qu'à moi seul... Allons,
Benoîte, ma fille, donnez-nous pi^estement le
dessert et un doigt d'alicante ; nous ne prendrons
pas de café pour ne rien voler au sommeil.
— Et la desserte, M. l'abbé, dit la gouvernante,
vous n'en parlez pas.
— J'imagine qu'elle passe aux pauvres, comme
l'aile de perdrix ? ajouta le vicomte.
— Justement, mon doux monsieur, justement!
aussi notre maison est connue dans le quartier.
— Que voulez-vous , ma chère , répondit le
chanoine en partageant une magnifique poire
58 LES PÉCHÉS MIGNONS,
cresane, à la porte où l'on donne les miches, les
gueux y vont! Braves gens que tout cela !
— Votre protégée, madame Kellcr , ne vous a
pas confié la cause de son procès et de son ^ oyage
à Paris?
— Non, je n'en ai tiré que des demi-mots ;j"ai ce-
pendant cru comprendre qui! y avaitquelque noire
méchanceté ou plutôt quelque crime caché dans
tout cela. Elle m"a parlé d'une fdle aînée perdue
pour elle, déshonorée ou morte, je ne sais... href,
je ne tarderai pas à être mieux instruit, et croyez
hien que ma curiosité n"aura dautre hut que de
servir ces malheureuses et intéressantes créatures.
— Mon père , pour témoigner ma reconnais-
sance à Dieu qui m'a aidé dans mes espérances, et
à vous qui avez fait réussir mon mariage , je ne
saurais trop m'associcr à vos honnes œuATes.
Veuillez donc consacrer cet argent au soulage-
ment de vos deux protégées, dont Ihistoire m"a
vraiment attendri. Surtout, ne me nommez pas;
que ceci reste entre nous.
Le chanoine prit un hillet de cinij cents francs
que lui offrait le vicomte, et le remettant à made-
moiselle Marthe, il dit :
— Dieu vous le rendra, mon enfant, et vous h;
rendra au centuple. L'argent semé de cette sorte
ne reste pas longtemps hors du gousset.
Le chanoine se leva et dit les grâces en compa-
CHAPITRE III. 59
giiie de mademoiselle Jlarthe; puis il prit le vi-
comte sous le bras, et se promena lentement dans
la salle.
— Ainsi donc , vous comptez partir demain
matin pour Verneuil?
— Comment , demain? aujourd'hui même ;
c'est-à-dire qu'en vous quittant, je ferai atteler
ma chaise et me mettrai en route !...
— A la bonne heure ! j'aime assez ces résolu-
tions hardies et militaires. Tel que vous me voyez,
j'ai longtemps hésité entre l'uniforme et la sou-
tane; en un mot, je serais soldat si je n'étais
prêtre.
— Cela ne m'étonne pas ; les gens d'Église et
les gens d'épée se touchent comme tous les ex-
trêmes.
— Sans doute , le Créateur n'a-t-il pas été ap-
pelé Deiis exercitmim par les Hébreux?
— Vous avez là de beaux portraits ; sont-ils de
vos a'ieux?
— Oui, certes, ma salle à manger est un salon
de famille, et je m'y entoure d'êtres qui me sont
chers. Ici, vous voyez messire Gui de Brionne,
•le second de ma race, mort en héros sous les murs
d'Orléans, en 1428. Là, madame de Brionne, ma-
riée au baron de Viviers, qui fut page de Louis XII
et châtelain de Val-sous-Ville , une terre magni-
fique, ma foi ! que messieurs les sans-culottes ont
60 LES PÉCHÉS MIGIVOIVS.
trouvée fort à leur convenance , car ils s'en sont
accommodés bel et bien. C'est encore un cru fa-
meux de notre belle et riclie Bourgogne, et il ap-
partient à un gaillard qui la payé en assignats l'an
de grâce... l'an iv, voulais-je dii^e, de la meilleure
des républiques. Je dois rendre cette justice au
nouveau propriétaire, qu'il m'envoie, bon an mal
an, un écbantillon de sa vendange, ce qui me sert
à noyer mon cbagrin. Ce beau colonel d'infante-
rie qui porte si fièrement la poudre et la queue
est mon père, le baron de Viviers, propriétaire et
titulaire de Royal-Picardie... il a été tué à Qui-
beron ! . . .
— Mais, s'écria le vicomte, que fait là cette
mine révolutionnaire?
— Ab! dit le cbanoine d'un ton railleur, on
pourrait croire que c'est un bibou dans un nid de
friquets, et cependant il est bien cbez lui ! Ce
Clodius Brionne, c'est tout simplement Claude-
Atbanase de Brionne, baron de Viviers et de Val-
sous-Ville, cbanoine de Saint-Sulpice, votre hôte
pour le quart d'beure, et votre serviteur à tout
jamais.
— Je ne comprends pas. . .
— Et moi, je ne le com])rends plus; mais je
peux essayer de vous l'expliquer.
— M. l'abbé, interrompit vivement mademoi-
selle Marthe, ne croyez-vous pas qu'il va être
CHAPITRE 111. 61
deux heures du matin? vous tomberez malade si
vous ne prenez quelque repos.
— Ma gouvernante est sage comme Mentor,
M. de Fontac; quittons-nous, recevez mon em-
brassade, rappelez-vous mes recommandations,
et dites à Marie que j'irai passer un mois d'été à
Verneuil pour la dédommager... Ah ! venez pren-
dre votre carrick et votre chapeau... Comment
regagnerez-vous votre logis?
— Mon cabriolet doit être à votre porte.
Le vicomte de Fontac endossa son carrick, mit
son chapeau, sans enlever le mouchoir qui cachait
le billet de l'étrangère, et descendit précédé de la
gouvernante.
L'abbé fit deux ou trois tours dans son cabinet,
en disant à voix haute :
— Chère Marie, tu seras heureuse, bien heu-
reuse ! Allons en remercier Dieu !
Après quoi, M. de Brionne tourna le bouton de
la porte secrète, entra dans la chapelle et de-
meura stupéfait devant la jeune femme, qui,
d'une main, se soutenait à la corne de l'autel, et,
de l'autre, écartait les cheveux dont son front
était voilé.
— Qui étes-vous, madame? demanda le cha-
noine après une assez longue pause.
— Je suis la vicomtesse de Fontac, répondit
l'étrangère d'une voix ferme quoique émue.
1. 6
IV
Le visage de M. de Brionne demeura calme; le
digne abbé avait l'intelligence paresseuse à l'en-
droit du mal, et, quoique ses aumônes l'amenas-
sent souvent à découvrir d'odieuses turpitudes, ce
n'était jamais sans efforts qu'il parvenait à com-
prendre les mystérieuses souillures du cœur hu-
main. En entendant la réponse de la jeune femme,
qui était restée immobile et le front penché de-
vant lui, il sembla réfléchir pendant quelques in-
stants, puis il dit avec une candeur naïve :
— Madame, je n'ai pas l'honneur de vous con-
naître, ou tout au moins mes souvenirs sont bien
infidèles.
64 LES PÉCHÉS MIGNONS.
— Vous me voyez et je vous vois pour la pre-
mière fois, mon père, et il m'a fallu bien du cou-
rage pour venir jusqu'à vous.
— Mon Dieu, mon enfant, si je peux vous être
utile, ce sera de grand cœur... Voulez-vous pas-
ser au salon? cette chapelle est froide et vous
frissonnez.
— Permettez que je reste ici, mon père, l'image
de la sainte Vierge me soutient dans les aveux que
j'ai à vous faire, et ces aveux sont pressés, mal-
heureusement trop pressés ! . . . Le nom sous le-
quel je me suis annoncée doit vous étonner?
— Le hasard est, en effet, singulier ; vous por-
tez un nom qui m'est cher, et, si nous n'étions
tous frères, j'avoue que ce nom seul vous vaudrait
plus qu'à d'autres ma protection. A quelle bran-
che des Fontac appartenez-vous? aux Fontac du
Béarn, qui sont de la Paluze , ou aux Fontac de
la Gironde , qui sont de la maison Marcillac?
Je ne connais que ces deux familles du nom
de...
— Je suis la vicomtesse de Fontac de la Paluze.
— 3Iais, voici qui me dépasse. Je ne connais de
cette famille que le vicomte Alfred de Fontac,
fds unique de feu le vicomte de Fontac, mort en
émigration, ce jeune Alfred...
— Avec qui vous venez de souper, mon père.
— Justement...
CHAPITRE IV. 65
— C'est mon mari , murmura la jeune femme
d'une voix troublée.
— Votre mari ! répéta l'abbé en reculant d'un
pas et en attachant sur la vicomtesse des regards
étonnés.
— Hélas ! c'était mon mari ; car je n'ai plus le
droit de porter son nom , ajouta la jeune femme
en essayant de dévorer quelques larmes.
— Ah çà ! ma chère dame , expliquons-nous ;
ceci me paraît être au-dessus de ma perspicacité ;
vous dites que vous êtes...?
— Mademoiselle de Ravenstein, mariée en 1815
au vicomte Alfred de Fontac, et...
— Et...
— Divorcée le 18 mai 1815.
— Divorcée! s'écria l'abbé. Ah! malheureuse!
que m'apprenez-vous là? Savez-vous que M. de
Fontac est fiancé à...?
— Mademoiselle Marie de Verneuil, je le sais,
et ne suis amenée ici que pour faire rompre ce
mariage.
— Hàtez-vous alors, car le temps marche, et
ne marche que trop vite, vous l'avez dit... Mais
asseyez-vous, de grâce, asseyez-vous.
Le chanoine présenta une chaise et s'assit lui-
même en répétant :
— Arrivons au plus pressé, je vous en supplie.
— Il faut, avant tout, mon père, prévenir la
6.
66 LES PÉCHÉS MIGNONS.
famille de Verneuil ; le moindre retard peut ame-
ner de grands malheurs.
— Mais le vicomte m'a quitté pour courir la
poste sur la route de Verneuil.
— Cette nuit?
— Cette nuit.
— Ah ! mon Dieu ! eh bien ! il faut nous met-
tre à sa poursuite et brûler le pave... d'ailleurs
on ne se marie pas en quelques heures; le vicomte
arrive de Berlin ; ses bans ne sont pas publiés,
nous avons au moins quinze jours pour agir.
■ — Détrompez-vous, ma chère dame, tout est
prêt. Ce mariage, qui est à peu près résolu depuis
deux mois, a été légalement afliché et annoncé.
Le code et l'Église sont satisftiits; on n'attendait
plus, pour la mairie et pour l'église, que l'arrivée
du fiancé , et c'est le jour même de cette arrivée
que les époux doivent être unis par l'officier pu-
blic et bénis par le prêtre...
— Partons donc , mon père , s'écria la vicom-
tesse en se levant précipitamment, partons sans
plus tarder.
— Partir! mais comment? et pour où?
— Partons à quatre chevaux et pour Verneuil,
que vous connaissez probablement.
— Sans doute... mais je n'ai pas de voiture.
— Mon coupé est dans la rue, venez... en
route je vous raconterai cette fatale histoire.
CHAPITRE IV. 67
— Et mes pauvres, que vont-ils devenir? qui
les soignera?
— Cette même Providence qui vous a déjà mis
sur leur chemin.
— Il le faut !... murmura le chanoine avec un
gros soupir. Madame, suivez-moi.
M. de Brionne entra dans la bibliothèque, suivi
de la jeune femme, prit son chapeau, son collet
et sa canne, puis il passa dans le salon, où made-
moiselle Marthe l'attendait.
— Bonté du ciel ! et où allez-vous, monsieur?
s'écria la brave gouvernante.
— Marthe, ma fille, je vais quitter Paris, pen-
dant un, deux ou trois jours...
— Hélas ! et vous partez de ce pas ?
— De ce pas, vous l'avez dit... je laisse à vos
soins tous mes pauvres, ayez pour eux une égale
sollicitude. Où est Benoîte?
— Elle est couchée et dort, ainsi que vous et
moi devrions faire, M. labbé.
— Vous l'enverrez chez les frères , chez M. le
duc, au chapitre, à Saint-Etienne et à Saint-Jac-
ques, pour donner avis de ma courte absence.
Vous lui recommanderez le bouillon gras de ma
pauvre Alsacienne ; je désire que ce bouillon ne
soit ni trop fort, ni trop ftiible, et saupoudré de
gélatine. Vous irez voir, dans la journée, cette
pauvre madame Keller.
68 LES PÉCHÉS MIGNONS,
— Madame Keller ! répéta la vicomtesse , qui
écoutait respectueusement les recommandations
de l'abbc.
— Oh! oui, connaîtriez-vous encore cctJe in-
téressante créature ?
— Madame Keller, qui habite Herlisheim, près
de Colmar?
— C'est cela même.
— Et qui a deux fdles et un garçon?
— Précisément.
- — Quoi ! cette pauvre femme est à Paris?
— 31alheureusement pour elle, oui.
— Mais elle doit être dans une misère affreuse?
— Aussi affreuse que possible ; cependant , je
crois que ses chagrins les plus violents ne vien-
nent pas de son indigence.
— Assurément non... c'est une triste histoire
qui se mêle à la mienne... Venez vite, bien vite,
mon père; de grâce, ne perdons pas une mi-
nute.
— Vous entendez, Marthe, vous entendez...
éclairez-nous... Madame, je suis à vos ordres ;
veuillez passer devant... Ah! donnez-moi votre
bougeoir, Marthe, et allez me chercher mon por-
tefeuille ; je suis sans argent.
— J'en ai pour vous et pour moi , mon père ;
nous réglerons nos comptes plus tard.
— Que la volonté de Dieu soit faite ! je ne souf-
CHAPITRE IV. 69
fle plus mot... où donc est votre voiture? Je ne
la vois pas...
La jeune femme , ayant ouvert la grille elle-
même et avec impatience, fit quelques pas dans
la rue et appela d'une voix sonore et vibrante :
— Faust!
Le roulement d'une voiture répondit presque
aussitôt à cet appel.
— Voilà un nom qui ne m'est pas inconnu, dit
le chanoine.
— Cela doit être, puisque vous êtes le protec-
teur de madame Relier.
— En effet, je crois me souvenir qu'elle nomme
ainsi son fils.
— C'est vrai; aussi est-ce son fils que vous
allez voir.
— Et que fait-il près de vous, madame?
— Pour le moment, c'est mon valet de pied; le
voici.
Un élégant coupé de ville venait de s'arrêter de-
vant la grille, et un jeune domestique en livrée de
deuil, l'aiguillette à l'épaule, avait ouvert la por-
tière et abattu le marchepied.
— Montez , mon père , dit la vicomtesse en
offrant la main au chanoine qui, s'ctant approché
du valet, regardait avec surprise son doux visage
et son gracieux maintien.
— Pour Dieu ! monsieur, écrivez-nous dès de-
70 LES PÉCHÉS MIGKOIVS.
main, s'écria la gouvernante en pleurant à chau-
des larmes ; il me semble que vous n'allez plus
revenir.
La vicomtesse s'élança dans la voiture, et à
peine assise dans le fond à côté de l'abbé, elle se
pencha vers le domestique qui attendait ses ordres
et lui dit :
— A la poste aux chevaux , et bon train.
Le coupe fut enlevé au grand trot.
— Me voilà jusqu'au cou dans un roman, dit le
chanoine après un premier moment de silence, et
je ne comprends rien au rôle que vous m'y faites
jouer, ma chère dame.
— N'appelez pas cette histoire un roman, mon
père , et ne doutez pas de la beauté du rôle que
Dieu vous y destine.
— Je ne demande qu'à savoir où je vais et ce
que j'ai à faire. Jamais acteur ne fut porté d'une
volonté meilleure.
— Ecoutez-moi donc.
— De toute oreille et tout cœur, mon enfant.
— Puisque nous avons du temps devant nous,
je vais évoquer tous mes souvenirs, en vous priant
de me rappeler à l'Évangile quand je m'écarterai
de ses vertueux préceptes.
— Pourquoi vous méfier ainsi de vos propres
forces ?
— Parce que mon pauvre cœur a tant souffert et
CHAPITRE IV. 71
souffre tant, hélas ! qu'il s'anime et s'oublie quel-
quefois... La douleur est un mauvais guide,
mon père.
— La douleur appelle à son aide la résignation.
— C'est une vertu que je ne posséderai jamais,
et cependant elle serait un trésor pour mon âme
affligée.
— Dieu n'aime pas qu'on désespère de sa
bonté, mon enfant. Parlez, peut-être me sera-t-il
donné de vous consoler.
— Comme je vous l'ai dit , mon père , je suis
fille du baron de Ravenstein, et ma famille, alliée
aux plus nobles maisons d'Allemagne, touche aux
ducs de Clèves et de Bcrg ; mon père était un
vieux soldat que l'infortune de nos princes avait
ruiné, et que la guerre avait couvert de blessures.
Ma mère était morte fort jeune, et j'avais été con-
fiée, dès ma plus tendre enfance, à une vieille amie
de ma famille, retirée à Berlin. Blessé une der-
nière fois à Wagram, mon père vint se reposer de
ses longs services dans la modeste retraite où
j'attendais son retour. Un an après son arrivée ,
l'excellente amie à laquelle il avait laissé le soin
de ma première éducation mourut , et il demeura
seul chargé de ma conduite. Je ne vous dirai pas
tout ce que ce noble père a fait pour son enfant.
Sa bonté ingénieuse descendait aux plus minu-
tieux détails pour satisfaire mes caprices ou flat-
72 LES PÉCHÉS MIG^'OIVS.
ter mon petit orgueil. Ses économies, ses humbles
revenus étaient employés à payer des maîtres
renommés. Sa gloire était de me voir briller par
les talents qu'il s'efforçait de me faire acquérir;
sa vanité était de se laisser dire que je devenais
belle; son bonheur était de baiser mon front à
tout instant, et de se faire raconter par moi mes
prouesses de fillette.
«! Je veux abréger le récit de ces temps heu-
reux où je n'avais pour compagnon que ce vieil-
lard vénéré , et pour sentiment au fond du cœur
que le bonheur d'être son enfant. . . Hélas ! lors-
que cette tendresse est déplacée par un autre
amour, quelle jeune fille peut assez regretter le
trésor qui lui échappe? Le mariage ne se voit qu'à
travers un prisme trop souvent trompeur ; heu-
reuses celles qui ne laissent pas au seuil paternel,
en le quittant, avec leur nom de demoiselle, leur
dernière chanson ! En 4812, j'avais seize ans, j'ai-
mais la danse avec passion, j'aimais mon père de
toute mon àme, j'adorais Dieu en vraie chré-
tienne, et, s'il m'arrivait de rêver quelquefois
dans un long sommeil, ce n'était jamais qu'à mon
piano , ou à mes oiseaux , ou à mes fleurs.
<i Devenant, chaque année, plus infirme, mon
père devenait aussi sérieux et pensif. Il lui arri-
vait souvent de prendre ma tête dans ses mains et
de me regarder fixement, jusqu'à me communi-
CHAPITRE IV. 73
quer le germe de cette muette tristesse à laquelle
il était en proie. Alors, nosant pas le questionner,
je m"abîmais dans des rêveries sans fin, cher-
chant une cause aux distractions qui l'absorbaient.
Au commencement de l'année 4815, un banquier
de Berlin, chez qui mon père avait placé une
forte partie de sa petite fortune, fit faillite et nous
enleva ce qui fournissait à notre pauvre luxe.
Mon père fut frappé par ce malheur comme par
la foudre; il tomba malade, et ne dut qu'aux soins
les plus tendres son rétablissement. Mais il se
releva de cette maladie vieilli de dix ans; ses fa-
cultés intellectuelles baissèrent tout à coup , ses
forces le trahirent, et je ne Tai vu sourire, depuis
lors, que quand il caressait ma tète sur ses genoux
tremblants ; encore ce sourire n'était-il que pas-
sager , et s'éteignait-il bientôt dans une amère
contraction des lèvres. Tout son corps éprouvait
dans ce moment un tressaillement fébrile, et ses
mains couvraient, comme malgré lui, mon visage.
« Lorsqu'on aime, on s'identifie avec l'être qui
occupe à toute heure la pensée. L'esprit devient
inventif et les secrets de notre ami nous appar-
tiennent bientôt , si cachés qu'ils soient. Je devi-
nai donc que mon père, inquiet de mes seize ans
et de sa vieillesse, voyait avec terreur marcher ces
deux âges, l'un vers l'époque nubile, l'autre vers
la tombe. Nous étions pauvres , et pour satisfaire
LES PÉCHÉS MIGNONS. 1. 7
74 LES PÉCHÉS MIGNONS.
l'ambition du baron de Ravenslein, il aurait fallu
qu'un jeune seigneur vînt lui demander ma main.
Fortune et naissance , il fallait tout cela au der-
nier rejeton d'une race glorieusement citée dans
l'histoire. . . Fatales présomptions , hélas !
it Comme je n'avais eu jusqu'alors aucune pré-
férence pour les gentilshommes que j"avais ren-
contrés dans le monde, comme nul d'entre eux ne
s'était occupé de moi de manière à me troubler,
je m "étudiai à redoubler d'insouciance et de légè-
reté pour mieux tromper mon père ; et, pendant
que chaque jour amenait sur mon front l'éclat de
la puberté , je travaillais à redevenir enfant ,
substituant aux vagues émotions du cœur des lu-
tineries dignes de ma poupée. Mon père ne se
trompa pas à ce manège, et sa tristesse n'en de-
vint que plus profonde et plus tenace.
u Ne pouvant nous soutenir à Berlin avec les
débris de notre fortune , nous résolûmes d'un
comnuuî accord de rentrer en France et de re-
tourner dans le petit village dllerlisheim , où,
avant l'émigration , ma famille maternelle possé-
dait de grands biens. Avant de nous mettre en
voyage, mon père me demanda si je regrettais ce
monde où j'avais brillé , et ces fêtes dont j'avais
été, selon lui, l'un des ornements; le noble vieil-
lard (hit bien voir que ma réponse était franche,
lorsque je lui dis , en le pressant sur mon cœur,
CHAPITRE IV. 75
que la pensée de rentrer dans notre beau pays et
d'y retrouver la tombe de ma mère me faisait tout
oublier avec dédain.
<i Nous revînmes à Herlislieim. Nos premiers
pas dans ce village , que j'avais quitté à Itàge de
huit ans, amassèrent dans mon cœur des émotions
à la fois douces et mélancoliques ; mon père était
appuyé à mon bras, et marchait péniblement. Le
souvenir de son ancienne opulence et celui de ma
mère se disputaient sa faible tète, et, lorsqu'il
revit le château de Ravenstein passé à vil prix
dans des mains étrangères, je crus qu'il allait
mourir.
— Tout n'est que vanité, ma fdlc, dit le cha-
noine, qui jusque-là avait écouté en silence ; je
vous offre le pendant du château de Ravenstein
dans la terre de Val-sous-Villc, qui nia été ravie
à grands coups d'assignats. Continuez.
— Nous étions à Herlisheim depuis deux mois
à peine, lorsque mon père reçut la visite d'un
jeune élégant que nous avions vu souvent à Ber-
lin, qui m'avait fait danser à plusieurs bals, et
dont le père avait émigré dès les premiers jours de
la révolution ; vous devinez de qui je veux parler?
— Du vicomte de Fontac ?
— Oui. Nos pères s'étaient un peu connus à
l'armée des princes, et le jeune vicomte, qui était
alors orphelin, avait toujours été reçu par nous
76 LES PÉCHÉS MIGNONS.
avec une cordiale affection. Cette visite causa un
vif plaisir au vieillard qui s'était vu abandonné
de ses meilleurs amis en même temps que la for-
tune et la vie se retiraient de lui. Le vicomte
acheta une terre près dHerlisheim , et nous de-
manda la permission de nous visiter souvent et
en voisin. Cette permission lui fut accordée sans
arrière-pensée aucune.
tt Je veux vous épargner un récit qui ne con-
vient pas à votre gravité et qui envenime toutes
mes blessures. Je vous dirai donc à la hâte que
la présence du vicomte amena un changement
complet dans Texistence de mon père et dans la
mienne. Je ne tardai pas à m"apercevoir que Ihu-
meur chagrine du baron de Ravenstein fuyait
chaque jour devant une douce quiétude , et que
ma folle insouciance faisait place à une mélancolie
dont j'avais peine à me défendre. Je me surpre-
nais à soupirer et à rêver quand le vicomte passait
quelque temps sans nous voir ; et lorsque j'enten-
dais le galop de son cheval, j'écoutais les tressail-
lements de mon cœur avec une délicieuse émotion
que je ne clierchais même pas à m'expliquer.
<( Un soir, mon père m'attira près du fauteuil
dont il ne se levait plus qu'avec peine , et m'an-
nonça, le sourire aux lèvres, le visage radieux,
qu'il fallait songer à nous quitter bientôt. A cette
nouvelle, je sentis de grosses larmes rouler sur
CHAPITRE IV. 77
mes joues , je me serrai contre le sein du vieux
guerrier, et je lui demandai pourquoi nous de-
vions penser à cette séparation.
<( — C'est que je vais bientôt mourir, fille ché-
rie, me répondit-il.
«t Épouvantée, je regardai mon père, et je vis
briller son regard d'un feu que je croyais à jamais
éteint.
<c — Ne t'alarme pas, mon pauvre ange, reprit
aussitôt le vieillard; car je mourrai content, car
je rendrai mon âme à Dieu en le bénissant des
bienfaits dont il nraura comblé à mon lit de mort,
car, en fermant les yeux sur toi , je les fermerai
sur ton bonheur.
i< Pressé de s'expliquer, mon père me conta
que M. de Fontac lui avait demandé ma main, et
que, si je n'éprouvais aucune répugnance à cette
union, elle le consolerait de tous les orages de sa
vie, en relevant la dignité de sa maison, et me
replaçant au rang d'où je n'aurais jamais dû des-
cendre.
<t Cette révélation paralysa toutes mes forces
et m'apprit que j'aimais le vicomte avec cette
chaste adoration que toute jeune fille élevée dans
la crainte de Dieu et l'amour de sa famille apporte
au futur souverain de sa destinée. Je ne cherchai
pas à dissimuler mes sentiments, et, couvrant de
baisers les cheveux blancs de mon père, je lui fis
7.
78 LES PÉCHÉS MIGNONS.
des aveux que jusqu'alors je n'avais pas osé me
faire à moi-même. Le baron m'écoutait avec
délices et me rendait caresse pour caresse. Je
m'échappai des bras de mon père ivre dune joie
voluptueuse qui tenait du vertige.
(! Depuis mon arrivée à Herlisheim, je n'avais
fait qu'une visite ; c'était à une excellente femme
qui avait été demoiselle de compagnie de ma mère
et qui s'était mariée à un sous-ofïïcier du régi-
ment d'Alsace, dont mon père était alors colonel.
Cette femme nous avait toujours été dévouée, et
nous l'avions retrouvée avec bonheur. Son mari,
suivant les armées républicaines , était devenu
officier supérieur, et sa carrière s'ouvrait brillante
devant lui, lorsqu'il tomba mutilé dans les champs
de Marengo. Le pauvre soldat se retira dans ses
foyers, où , incapable de travailler activement, il
n'était que d'un faible secours à sa famille. Cette
famille se composait de Marceline Keller, sa
femme...
— Ma protégée? interrompit l'abbé.
— Votre protégée, oui, mon père, qui était,
lorsque nous revînmes à Herlisheim, mère d'une
charmante jeune fille et d'un petit garçon âgé de
dix ans. Cette jeune fille se nommait Thérèse, et
n'avait que deux ans de moins que moi. Nous
nous étions liées d'amitié tout d'abord. Pauvres
toutes les deux , nous préférions notre intimité à
CHAPITRE IV. 79
une société bruyante pour laquelle nous ne sem-
blions pas faites ; nous nous racontions tout ce
qui pouvait se passer de joyeux ou de triste dans
nos âmes ; nous nous aimions sincèrement , déli-
catement; et, aussi pures Tune que l'autre, nous
n'avions jamais échangé aucun de ces soupirs que
la confidence de mon père venait d'amasser tout
à coup dans mon sein.
« L'éducation de madame Kcller, ses distinc-
tions naturelles , avaient fait de Thérèse une de-
moiselle accomplie. Dieu lui avait donné un visage
enchanteur, et elle réunissait toutes ces perfec-
tions qui font de la créature humaine le chef-
d'œuvre de beauté. Nos pères qui, pour avoir fait
la guerre, chacun de son côté, ne s'en estimaient
pas moins, se confiaient souvent leurs craintes
pour notre avenir, et bâtissaient de beaux châ-
teaux, aux jours de bonne humeur, châteaux de
cartes dont nous étions les châtelaines.
<c Dès que je fus maîtresse du secret du baron
de Ravenstein, je courus chez mon amie, et je lui
racontai na'ivement la scène dont j'étais encore
émue. Thérèse, qui ne voyait dans mon mariage
qu'un sujet de joie pour mon père et pour moi ,
me sauta au cou , m'embrassa avec tendresse , et
lorsqu'à la même heure nous fîmes notre prière
le même soir, je suis bien persuadée que le cœur
de mon amie demanda à la Vierge ses bénédic-
80 LES PÉCHÉS MIGNOSS.
lions pour moi. Le lendemain de ce jour d'un si
douloureux souvenir, mon père écrivit au vicomte
de Fontac pour lui annoncer que j'étais sa fiancée.
Le vicomte vint aussitôt me faire sa cour officielle,
et quinze jours après cette visite, nos publications
étant complètes, la couronne virginale, que Thé^
rèse avait elle-même tressée pour mon front,
tomba sous les doigts de mon époux, que j'aimais,
que j'adorais, avec toute l'énergie, toute l'impé-
tuosité d'un sentiment qui ne s'était révélé que
pour me donner un tATan jusqu'à ma dernière
heure !
— Eh quoi ! ètes-vous encore , malgré le di-
vorce, sous l'empire du même attachement? s'écria
le chanoine.
Madame de Ravenstein cacha son visage dans
ses deux mains et sanglota.
— Allons , mon enfant , du courage ! songez à
votre dignité; n'oubliez pas les cheveux blancs de
votre père, ce serait les déshonorer que de se
laisser aller à de pareilles faiblesses.
— Hélas ! le vieux guerrier n'est plus ! 11 n'a
pas fermé ses yeux sur mon bonheur, comme il
l'avait espéré ; il les a fermés sur ma honte et ma
douleur...
— Sur votre honte? Le divorce aurait-il été
prononcé contre vous, et scriez-vous criminelle?
— Criminelle! moi! moi, criminelle! Oh! non.
CHAPITRE IV. 81
mon père, non! Je suis faible, je suis indigne,
mon cœur n'a pas une goutte de ce sang fier qui
a fait battre ceux de ma race... mais criminelle ,
je ne l'ai jamais été.
— Achevez votre récit, ma pauvre enfant, je
m'y intéresse, et je prie Dieu de vous venir en
aide.
— M. le vicomte de Fontac était riche, les biens
de son père avaient été administrés dans les jours
sanglants de la révolution par l'un de ces hommes
loyaux et intègres qui ont donné l'exemple du
désintéressement au milieu du pillage, et qui ont
fidèlement restitué les trésors dont ils étaient
dépositaires. Notre union fut célébrée en grande
pompe, et chacun vanta la générosité de mon
mari , qui, jeune (il n'avait que vingt-deux ans),
élégant, doué des qualités les plus précieuses,
avait choisi une compagne sans écouter d'autres
conseils que ceux de son noble cœur.
Il Pendant les premiers mois de notre mariage,
Thérèse se montra radieuse ; mon bonheur , qui
éclatait dans toutes mes actions comme dans toutes
mes pensées, semblait être partagé par elle ; et la
douce amitié dont elle me donnait des preuves si
délicates avait pour moi un charme indicible.
J'attendais que son heure fût venue comme était
venue la mienne ; je caressais la pensée d'une
alliance digne d'elle 5 je m'apprêtais à faire naître
82 LES PÉCHÉS MIGSOSS.
l'occasion d'enchaîner à jamais son cœur dans une
union sainte et sacrée, et je travaillais à son insu
à la mettre en présence de quelque prétendant
qu'elle dût aimer comme j'aimais !
ic Mon père, à qui j'avais confié mes projets,
les approuvait et se promettait de m'aider dans
mes recherches ; c'était toujours en me souriant
que le bon vieillard se faisait raconter les exploits
que je méditais ; et quand M. Keller venait nous
voir et qu'il se laissait aller à de gros soupirs en
parlant de sa petite Thérèse, mon père éclatait
sous cape et se contentait de lui répondre :
<c — Voisin, tout vient à point à qui sait at-
tendre.
<( Cependant l'année n'était pas encore écoulée
que je crus remarquer quelque changement dans
rhumeur de mon amie ; son sourire était un peu
forcé ; ses joues rougissaient ou pâlissaient subi-
tement. Nos causeries n'étaient plus gaies et fran-
ches, et nous ne bavardions plus comme au temps
de nos folies. Thérèse devenait tout à coup pen-
sive; elle s'éloignait de moi, et ne revenait à mes
côtés qu'en surmontant une répugnance visible ;
elle me faisait quelquefois des questions auxquelles
j'hésitais à répondre, voulant ménager la candeur
de la vierge et me respecter moi-même. Alors
elle abandonnait ces questions, mais pour y re-
venir bientôt. Ainsi , elle me demandait un jour
CHAPITRE IV. 83
si mon mari avait pour moi tout Tamour qu'avait
promis le fiancé ; si nous n'éprouvions pas lun
pour l'autre des moments d'ennui et de lassitude;
si, quand nous nous séparions pour quelques
instants, nous avions toujours le même bonheur
à nous retrouver. D'après mes réponses, le plus
souvent évasives, Thérèse, je vous l'ai dit, pâlis-
sait ou rougissait. Sa santé s'altérait sensiblement,
et bientôt je fus alarmée au point de m"(;n ouvrir
à mon mari. M. de Fontac ne prit pas mes confi-
dences au sérieux, il rit même beaucoup de ma
belle langoureuse (c'était ainsi qu'il appelait mon
amie), et me dit qu'il n'y avait qu'un seul remède
capable de la guérir. Ce remède, ajouta-t-il, est
un jeune et beau mari qu'il faut lui chercher ; car
le spectacle de notre bonheur, constamment ex-
posé à ses yeux , la trouble et lui fait déplorer
son isolement.
u Frappée de cette réponse, je m'accusai
d'égo'isme et je redoublai de tendresse et de pré-
venances pour détourner Thérèse de sa mélan-
colie. Mes premiers soins furent bien payés, car
je remarquai un changement notable dans sa con-
duite, et j'en remerciai le ciel avec ferveur. Cette
illusion, car c'en était une, fut de courte durée ;
Thérèse retomba dans ses distractions, et la chute
fut d'autant plus rapide et profonde, quelle avait
été quelque temps retardée.
84 LES PÉCHÉS MIGNOSS.
«I Je crus devoir prendre conseil de mon père,
qui accueillit sévèrement mes révélations. Son
front se plissait pendant que je parlais, et lors-
qu'il eut appris ce que m'avait dit M. de Fontac
et les brusques métamorphoses du caractère de
la jeune fille, il posa ses mains en croix sur ma
tête et me dit :
u — Ceci est plus grave que tu ne penses, mon
enfant: j"y songerai,
<i Puis il me questionna à son tour sur mon
bonheur conjugal , soulevant délicatement les
coins d"un voile qui devraient être baissés, même
pour un père.
« Surprise, tout d'abord, par cet interroga-
toire, je ne tardai pas à être frappée par Une
pensée infernale qui m'abattit comme un coup de
foudre. Dès ce moment, je compris, ou plutôt je
vis le fond de mon cœur à la lueur des éclairs que
cette pensée lit jaillir de mes esprits. Je compris
que l'amour paisible, calme et dévoué, dont j'avais
entouré mon mari jusqu'à ce jour, n'était qu'un
pâle reflet de la passion brûlante dont je dois être
dévorée durant ma vie entière. Dès ce morlient,
j'étais vraiment femme, j'étais jalouse !
— Le feu que vous mettez à me raconter vos
malheurs me prouve, ma chère fdle, que cette
passion terrible n'est pas étouffée ; pour mériter
l'assistance divine, il faut s'humilier et pardonner.
CHAPITRE IV. 85
— Ah ! mon père, je m'humilie de tout mon
pouvoir, mais le pardon, ah! le pardon est au-
dessus des forces d'une pauvre créature qui a tant
souffert !
Le coupé gravissait en ce moment la pente assez
roide de la rue Blanche ; il était deux heures et
demie. Au bout de quelques minutes il sarrêta
devant la poste , et le valet de pied , ouvrant la
portière, demanda les ordres de sa maîtresse.
— Quatre chevaux et route dOrléans, dit ma-
dame de Ravenstein ; qu'on ajoute un palonnier
au brancard, et dites à Jean de reconduire mes
chevaux à l'hôtel ; vous monterez devant et m'ac-
compagnerez ; appelez-moi le postillon de garde
aux écuries ; voilà mon passe-port.
Le postillon se présenta.
• — Mon ami, dit le chanoine, est-on venu vous
demander des chevaux pour marcher sur Orléans
depuis une demi-heure?
— Oui, on est venu deux fois.
— N'inscrivez-vous pas les noms des voya-
geurs ?
— Si fait, et je viens d'en faire l'état pour
l'administration.
— Parmi ces noms, n'avez-vous pas vu le nom
du vicomte de Fontac?
— Il n'y a pas une heure qu'il a fait prendre
trois chevaux.
i. 8
86 LES PÉCHÉS MIGNONS.
— A quelle adresse? demanda madame de
Ravenstein.
— Pour la rue dAnjou-Saint-Honoré, 20.
— Je n'y comjDrends plus rien, murmura le
chanoine ; rien, absolument rien.
— Et moi je comprends tout, mon père...
Merci, mon garçon. Voilà pour boire; faites atte-
ler lestement.
— Ça va marcher, madame, dit le postillon en
empochant deux pièces de cinq francs. Allons,
Antoine, à cheval !
Le coupé redescendit la rue Blanche, enlevé
par quatre chevaux vigoureux qui le faisaient
voler sur le pavé.
Cinq minutes après le départ de nos voyageurs,
un landau attelé de trois chevaux s'élança de
rhôtel de la poste, roulant sur les traces du coupé
avec une rapidité effrayante.
— Revenons à votre histoire si vous le voulez
bien, madame, reprit l'abbé de Brionne. Si j'ai
saisi ce que vous m'avez fait l'honneur de me
dire, nous en sommes restés au moment où un
peu de jalousie se glissa dans votre cœur.
— Ah ! mon père, je ne vous ai pas dit un peu
de jalousie, je vous ai dit qu'une fureur soudaine,
sombre et farouche s'empara de mon être et me
révéla toute la violence de mon amour. L'idée, ou
plutôt la crainte d'être trahie par mon mari, avait
CHAPITRE IV. 87
allumé un incendie dans mon âme. Avec ce sen-
timent terrible, je perdis tout repos, je devins
soupçonneuse, morose, dissimulée. L'enfer m'in-
spira ses plus secrets artifices, et je me fis l'espion
de rhomme que je vénérais avec piété , cachant
par de faux sourires Tamertumc que mon cœur
empoisonné rejetait sur mes lèvres. J'opposai la
ruse à la fourberie, et je ne tardai pas à me con-
vaincre de mon infortune; mes yeux égarés plon-
gèrent dans le fond de l'abîme que la perfidie de
deux infâmes avait creusé sous moi! L'homme
que les mains du prêtre avaient béni à mes
côtés, rhomme que la loi avait nommé mon dé-
fenseur, l'être chéri dont j'avais fait mon idole, le
père du pauvre être que je portais dans mon sein,
était un misérable qui n'avait obéi qu'à un caprice
en m'épousant, et qui , lassé de ma tendresse ,
lassé de mon dévouement, s'était avili dans un
amour honteux pour lui , mortel pour moi ! La
jeune fille que j'avais loyalement aimée, que
j'avais comblée de bienfaits et de soins, s'était
laissé séduire par mon mari , et avait oublié la
sainteté du devoir et de l'amitié dans d'odieuses
et d'adultères caresses. Que tous deux soient
maudits! "
— Pauvre femme, au lieu de maudire, priez...
Songez au Christ !
— Ah ! j'étouffe! dit madame de Ravenstein en
e» LES PECHES niGRONS.
abattant la glace d'une portière ; mon sang m'op-
presse quand je parle de mes malheurs; ayez pitié
de moi, mon père, je suis bien à plaindre !
En ce moment, comme le coupé passait la bar-
rière et s'élançait sur la route d'Orléans, il fut
joint par une voiture qui se maintint à sa hau-
teur, pendant que les postillons des deux équipa-
ges échangeaient quelques paroles.
Cette nouvelle voiture était attelée de trois
chevaux ; ses stores étaient levés , et une jeune
femme, penchée en avant, lisait une lettre à la
lueur des lanternes.
Tout à coup, cette femme baissa l'une des gla-
ces de devant, et cria au postillon d'une voix im-
périeuse :
— Vous allez au pas de tortue , touchez donc
vos chevaux.
L'abbé et sa compagne regardèrent machinale-
ment du côté d'où venaient ces mots, et madame
de Ravenstein, saisissant le bras du chanoine et y
crispant ses jolis doigts, murmura sourdement en
se rejetant en arrière :
— Thérèse Keller!...
— Qu'avez-vous, mon enfant? dit l'abbé de
Brionne en se retournant vivement vers la jeune
femme; pourquoi ces pleurs?
— Là , là ! répondit madame de Ravenstein ,
dans cette voiture, ne voyez-vous pas Thérèse
Relier?
— Votre ancienne amie?
— Ah! cette rencontre me glace et me fait
horreur ! Regardez-la , mon père , regardez-la ,
vous qui pouvez, sans souffrir, contempler ce
visage céleste. Si vous saviez quel démon cache
cette enveloppe gracieuse ! si vous saviez...
— Ma fdle, vous m'avez recommandé de vous
90 LES PÉCHÉS MIGNONS.
arrêter quand vous dépasseriez les bornes de
riiumilité , et je vous arrête. Ne cédez pas à vos
ressentiments, oubliez l'offense pour être irré-
prochable.
— Laissez-moi rejeter le trop-plein de mon
cœur ; l'amertume qui s"y est amassée menace de
m'étouffer. Souffrez, mon père, que j'exhale à vos
pieds toutes mes douleurs : est-ce ma faute, à
moi, pauvre femme, si je succombe aux épreuves
que le ciel et Tenfer m'envoient?...
— Parlez, interrompit le chanoine en secouant
la tète avec chagrin.
Madame de Ravenstein tira un cordon de rap-
pel qui était passé au bras de son domestique , et
le postillon arrêta ses chevaux. Faust se pencha
sur son siège, de manière à recevoir les ordres de
sa maîtresse.
— Faust, dit à demi-voix la jeune femme, ne
cherchez pas à gagner la voiture qui nous dépasse
en ce moment, mais arrangez-vous de manière à
la suivre sans la perdre de vue.
— C'est bien, madame 5 y a-t-il quelque chose
de nouveau?
— Peut-être; nous le saurons bientôt, faites
ce que je vous ai dit... Avez-vous regarde dans
cette voiture?
— Non, madame, j'étais enveloppé dans mon
manteau et je sommeillais.
CHAPITRE V. 91
— Pauvre enfant ! comment poiivez-vous dor-
mir par ce grand froid?
— La fatigue, madame... Je suis rendu!
— Courage, nous en finirons.
— Si Dieu est juste ! oh ! oui !
Disant cela, le domestique se replaça droit sur
son siège et ordonna au postillon de fouetter ses
chevaux.
— Vous voudrez bien avoir compassion d'un
pauvre diable en lui donnant le mot de votre
énigme, dit le chanoine, qui, pendant le colloque
de madame de Ravenstein et de Faust, avait
presque vidé sa tabatière dimpatience. Je vogue
dans cette aventure comme un navire sans gou-
vernail, et je crains de donner ma langue aux
chiens, comme on dit. Comment ce jeune homme
est-il à votre service?
— Vous ne tarderez pas à le savoir, mon père,
souffrez que j'achève mon récit.
— Je ne demande pas mieux certainement.
— Guidée par les pressentiments qu'avaient
fait naître en moi les questions de mon père,
j'épiai la conduite de Thérèse; et l'aigle tour-
noyant sur sa proie, la lionne gardant ses petits
ne surveillent pas avec plus de vigilance l'objet
de leur convoitise ou de leur amour que je n'en
mis à surveiller ma gloire et mon bonheur. De
jour en jour plus concentrée, plus haineuse, plus
92 LES PÉCHÉS MIGTfONS.
amère, ma jalousie devait se révéler par un éclat
terrible. J'avais trop longtemps suivi Tintrigue
des deux coupables pour nen avoir pas saisi tous
les fils, et dans ce noir labyrinthe où je me per-
dais dabord à chaque pas, je finis par me recon-
naître, tout en maudissant la victoire de mon
orgueil outragé ! M. de Fontac ne m'avait aimée
que par caprice, ainsi que disent les hommes dans
leur langage effronté , je lui avais plu , et dès
lors... Connaissez-vous bien M. de Fontac, mon
père?
— Je lai vu ce soir pour la première fois, et
j'avoue qu'il m'avait séduit; ses manières, ses
principes, sa discrétion, son bel air, joints au
respectueux souvenir que j'ai conservé de sa fa-
mille, l'avaient avantageusement placé dans mon
estime. Les renseignements qu'on m'a fournis sur
son compte sont des meilleurs, à telles enseignes
que j'ai travaillé, des pieds et des mains, à son
prochain mariage. Seigneur Dieu ! quelle épou-
vantable catastrophe ! Eh quoi ! ma douce Marie,
ma chère petite orpheline, mademoiselle de Ver-
neuil serait donc destinée à un irréparable mal-
heur?
— Elle sera malheureuse jusqu'à sa mort, si
nous ne venons à son secours : malheureuse au-
tant que moi, mon père, si toutefois Dieu permet
que deux de ses créatures puissent porter une
CHAPITRE V. 93
croix aussi lourde que la mienne ! Vous ne con-
naîtrez bien M. de Fontac qu'en l'étudiant. C'est
le caractère le plus fourbe qui se puisse rencontrer.
— Hélas! son père était la loyauté même,
■ — Lui aussi est loyal, mais loyal comme le sont
ces hommes dépravés qui se jouent des plus saints
devoirs. Qu'il lui faille donner son dernier louis
pour acquitter une dette de jeu , il le donnera.
Qu'il s'agisse d'un duel pour un mot, pour un
rien, pour une danseuse, il se battra et rira de sa
blessure ou de celui qu'il aura tué. Il domptera
les chevaux les plus fougueux au péril de sa vie ;
il sera l'ami le plus sincère, le plus dévoué ; bra-
voure, esprit, générosité, vertus d'apparat et de
clinquant , il les possède toutes. Aux yeux des
hommes du monde, il est sans peur et sans repro-
che. Pour la malheureuse femme qu'il a avilie,
déshonorée et souillée de son nom, c'est un être
sans cœur et lâche, qui n'a du gentilhomme que
la particule.
L'abbé laissa tomber sa tête dans ses mains que
mouillaient quelques larmes. Madame de Raven-
stein reprit :
— M. de Fontac, m'ayant vue à Berlin et se
sentant pris d'un violent caprice pour moi, jura,
ainsi qu'il le fait toujours, de se faire aimer. Se
faire aimer ! Oh ! le beau triomphe , vraiment ! et
que les hommes doivent être fiers , à juste titre ,
94 LES PÉCHÉS MIGNONS.
de s'être glissés dans le cœur d'une pau\Te fille
sortie, la veille, du couvent ou de l'aile mater-
nelle! Quelle gloire, en effet, que de séduire ces
enfants dont lame est neuve , dont les pas sont
tremblants, et qui ne croient quau bien parce
qu'ils ignorent le mal ! Que faut-il donc à ces
héros, à ces superbes? De quel bagage ont-ils
besoin pour se mettre en conquête? Leur faut-il
autre chose qu'un peu d'esprit, un peu d'élégance
et beaucoup d'imposture ?
M. de Brionne leva sur madame de Ravenstein
des regards consternés; il ouvrit la bouche comme
pour parler; mais ses lèvres, effleurées par un
léger soupir, se rejoignirent, et sa tête retomba
sur sa poitrine.
— Mon père, continua la jeune femme, com-
parez la condition des deux sexes. Lorsqu'une
demoiselle entre dans le monde, c'est qu'elle est
offerte en mariage à cet essaim de courtisans dont
le seul métier est de plaire. Ainsi , l'on met en
présence, d'une part, la candeur, la modestie, la
piété, la simplicité, la foi , la virginité, la vertu
dans sa fleur ! et de l'autre , l'expérience , l'habi-
leté, la ruse, la force, le libertinage et le vice
enfin, avec toutes les roueries du savoir-faire!
M. de Fontac, comme ceux de sa bande, se ser-
vit de ses avantages en maitre habile; il se fit un
trône dans mon cœur, et occupa ce trône en tj^ran.
CHAPITRE V.
— J'ai entendu dire par plusieurs mères de fa-
mille, et bonnes mères, qu'il était souvent fort
heureux qu'une demoiselle , vertueuse comme
vous l'étiez , s'unît à un homme non pas vicieux ,
mais un peu revenu des folies de la jeunesse;
serait-ce donc une erreur?
— Cette opinion des mères trop prudentes
n'est pas celle des jeunes femmes , qui se soucient
peu des profits que leur laisse l'expérience de
leurs maris. Quel nom donnez-vous à cette com-
munauté de deux êtres, dont Tun, profondément
blasé, se retire du monde, connne le soldat blessé
s'écarte de la bataille, et fait de son ménage une
espèce de camp retranché, d'où il défie Satan,
quand l'autre, paré de grâce et de jeunesse, ouvre
les yeux à une lumière éblouissante et puise une
vie nouvelle dans un tourbillon de merveilles?
J'appelle, moi, cette connnunauté où l'homme
rencontre à chaque pas l'ennui , la fatigue , le dé-
goût, où la femme subit la douleur de Tantale à
tout instant, je l'appelle un supplice, car tout s'y
trouve : le martyr et le bourreau...
— Ma fille, ne profanons pas les choses sacrées,
ne confondons pas les misères de l'humanité avec
les dévouements sublimes que recueillent les
anges.
— Et ne croyez-vous pas , mon père , que mes
tortures aient touché le Seigneur?... Ne pensez-
96 LES PÉCHÉS MIGNONS.
VOUS pas que , meurtrie en ce monde , je me relè-
verai dans lautre, où tout est justice selon nos
œuvres ?
— C'est parce que j'en ai la conviction, mon
enfant, que je vous adjure de ne pas souiller votre
couronne en vous laissant tomber dans le péché
vulgaire des jalousies furieuses et aveugles. Plus
je vous écoute, et plus je crois reconnaître que
vous méditez de vous venger d'un homme digne
de votre pitié bien plus que de votre colère... Re-
prenez votre narration , mais évitez de vous arrê-
ter à des pensées de haine. . . Songez au Christ , je
vous le répéterai toujours.
— Le Christ était Dieu ! murmura la pauvre
femme en dévorant des larmes qui la suffoquèrent.
Après un court silence, madame de Ravenstein
reprit :
— J'aimai M. de Fontac avec l'innocente quié-
tude de mon âge ; ses regards m'avaient peu à
peu fascinée ; la douceur de sa voix m'avait émue
jusqu'au fond de l'àme ; et il avait joué son rôle si
noblement , ses artifices avaient été conduits avec
tant de science et de naturel , sa belle nature fai-
sait tant pour lui, que je lui avais voué un culte à
mon insu, avant qu'il m'eût offert son amour. Trop
habile pour n'avoir pas lu dans mon cœur, il avait
su deviner en même temps qu'une fdle de ma race
et de mon caractère ne se livrerait qu'au pied de
CHAPITRE V. 97
l'autel et sous la bénédiction du prêtre. Jetais
sans fortune, et le vicomte pouvait prétendre aux
partis les plus brillants. Il y renonça... Oui, j"ai
eu ce jour de triomphe. Dieu m'a punie par l'or-
gueil que j'en ai ressenti ; et cependant, vous le
dirai-je? le souvenir de ce jour splendide rayonne
encore sur la nuit qui m'enveloppe et me laisse
voir comme un fantôme le bonheur qui m'a fui.
31. de Brionne passa son mouclioir sur son
front trempé de sueur, et refoula un nouveau
soupir prêt à lui échapper. Madame deRavenstein
remarqua l'émotion de son compagnon de voyage,
et tressaillit à son tour. Après un court silence
elle continua :
— Si M. de Fontac consentit à m'épouser pau-
vre comme j'étais, c'est qu'avant tout il lui fallait
satisfaire la passion que je lui avais inspirée. Cet
homme a une volonté terrible qui ne recule de-
vant aucun obstacle ; il payerait de tout son sang
une vengeance, et de toute sa fortune un caprice.
<[ Enfin, le grand jour arriva; quel jour de
fête, Seigneur Dieu ! Mon père était ivre de joie,
il riait et pleurait ; il serrait ses deux enfants con-
tre son cœur, et se croyait rajeuni de trente ans.
Mon mari ne se démentit pas un instant; sous la
chaîne de fleurs qui nous unissait , je le trouvai
tel qu'il m'était apparu dans mes rêves. Thérèse
et sa famille jouissaient sincèrement du bonheur
1. 9
98 LES PÉCHÉS MICKONS.
que le ciel semblait renvoyer à ma maison déchue.
<t M. de Fontac avait raclieté le château de Ra-
venstein , et nous nous y étions installés aussitôt
après la cérémonie nuptiale. Cette surprise, faite
à mon vieux père avec une délicatesse recher-
chée, me fît voir dans mon mari l'ange (jue je
devais adorer après Dieu.
<t Nous étions à la fin de l'hiver , les buissons
commençaient à bourgeonner, et les oiseaux es-
sayaient leurs ailes et leurs gosiers. M. de Fontac
me proposa de passer l'année à Herlisheim, et ce
fut avec ravissement que j'acceptai cette offre.
Thérèse, ma compagne chérie, venait souvent me
voir, et ses visites devinrent insensiblement si
fréquentes, qu'elle était beaucoup plus au châ-
teau que chez elle. Cette observation, je l'ai faite
bien tard et lorsqu'il n'était plus temps de la met-
tre à profit, si ce n'est j)Our en retirer la preuve
de ma honte et de mon désespoir.
<t Nous n'avions pas atteint l'automne que j'é-
tais maîtresse du secret des deux coupables, mais
sans avoir toutefois les preuves du crime. Oh !
mon père, comment exprimer les angoisses de la
femme légitime et vertueuse qui se voit trahie
par celui dont elle a fait son idole , et par celle
dont elle avait fait son ainie? Comment dé})cindre
le vide affreux qui se découvre sous elle , quand
l'amour et l'amitié, ces deux sentiments sacrés,
CHAPITRE V. 99
l'abandonnent à la fois en déchirant son cœur? Et
j'ai passé par toutes ces angoisses ! Pendant trois
mois, j'ai eu la certitude de mon infortune, et j'ai
cherché pendant trois mois l'occasion de flétrir
les infâmes, mais ils avaient pour eux l'audace, la
ruse et la dissimulation. Le mensonge ne leur
coûtait rien, ils s'en faisaient honneur et gloire;
chose étrange !
u Dans ce château, abri de tant de vertus au-
trefois, régnait alors l'astuce la plus infernale.
D'un côté, M. de Fontac et sa complice mettaient
en jeu toute fourberie pour nous tromper, mon
père et moi, tandis que je me joignais à mon père
pour déjouer leurs plans et éventer leurs projets.
Si bien que nous étions tous plongés dans un dé-
dale de tromperies, de linesses, de mensonges à
faire rougir Judas, l'apôtre maudit !
<c Après dix mois de mariage, je mis au monde
un pauvre enfant que je ne croyais jamais pou-
voir porter à terme, tant je souffrais du fond du
cœur au fond de mes entrailles. A quelques jours
de là, ma délivrance fut complète, car les vœux
que j'adressais au ciel depuis trois mois furent
exaucés.
t( Couchée dans mon lit de repos, qu'entou-
raient mon mari, mon père, Thérèse et deux
gardes , je cédai à un affaiblissement subit et
m'endormis en tenant enti'e mes bras le fils chéri
100 LES PÉCHÉS MIGIVO.'VS.
que Dieu, dans sa pitié, venait de me donner.
Mon père avait fait rouler son fauteuil à mon
chevet, et le noble vieillard, épuisé par les fati-
gues morales qu'il avait essuyées dans la journée,
ferma mes rideaux, renversa sa tète sur les cous-
sins de son siège, et ne tarda pas à raïmiter.
Thérèse renvoya les gardes qui, ayant besoin de
repos, ne se firent pas prier, et bientôt le silence
le plus profond régna dans ma cliambre ; cette
chambre était voisine de celle de M. de Fontac,
un seul cabinet les séparait. Mon sommeil ne fut
pas moins lourd que d'habitude , des songes hi-
deux le tra^ ersèrent, et je m'éveillai bientôt. Je-
tant un regard autour de moi, je ne vis que mon
père et jnon enfant, tous les deux endormis ; l'un
tenait ma main , l'autre mon sein. Thérèse et
M. de Fontac avaient disparu.
'( Je deuieurai muette et immobile , retenant
mon souffle à m'étoulfcr. Tout à coup un bruit de
voix me fit tressaillir ; mais ces voix étaient si
basses , et les mots prononcés l'étiiient à de si
grands intcr\ ailes, que je ne pouvais rien définir.
Jamais sauvage écoutant les bruits de la plaine, la
joue posée contre terre, n'a mis à saisir les sons
qui vibrent à son oreille les soins et l'intelligence
dont je lis preuve dans cette occasion. De même
que la vue se fait à l'obscurité et triomphe peu à
peu des ténèbres, l'ouic se développa chez moi
CHAPITRE V. 101
dans des proportions surnaturelles. A me voir
penchée sur un coude, le buste hors de mon lit,
Tceil hagard, les lèvres entrouvertes et trem-
blantes, les cheveux épars, on m"eût prise pour
une folle... J'étais folle en effet, et dans ma folie
je n'entendais que deux bruits, le murmure des
voix que j'avais reconnues , et les battements de
mon cœur qui heurtaient ma poitrine comme au-
tant de coups de marteau.
<t Ne pouvant supporter plus longtemps un
supplice aussi atroce, et soutenue par ime énergie
surhumaine, je m'arrachai de mon lit et me traî-
nai sur le tapis de la chambre jusqu'au cabinet,
où des mots d'amour insolents et odieux frap-
pèrent distinctement mes oreilles. Animée dune
force nouvelle, et poussée par la furie du déses-
poir, je me précipitai sur la porte de la chambre
de M. de Fontac, et cette porte, qui n'était que
poussée, cédant sous le choc, je tombai évanouie
sur le parquet. Mes yeux s'étaient fermés sur le
crime. . . J'avais vu ! . . .
«c Mon père, presque paralytique, éveillé en
sursaut par le bruit de ma chute, fut tellement
effrayé de ne pas me voir dans mon lit, qu'il se
leva tout droit et marcha, en tâtonnant les murs,
jusqu'à la place où M. de Fontac et sa complice
avaient la généreuse pitié de me donner des soins.
!( Ce qui se passa, je n'ai pas voulu le savoir.
9.
102 LES PÉCHÉS MIGNONS.
5Ia vie a couru les plus grands dangers; et si
j'existe, cestpar miracle, Dieu n'ayant pas voulu
que mon enfant fût privé de son seul appui. Mon
père me fit transporter, dès que la chose fut pra-
ticable, dans la modeste habitation que nous
n'aurions jamais dû quitter, et il approuva les dé-
marches que je fis faire pour demander mon di-
vorce.
« Les preuves ne manquèrent pas à la justice,
car l'adultère avait été commis sous le toit con-
jugal. Le jour où nous reçûmes l'acte de dissolu-
tion, j'étais encore convalescente, et mon père,
que tant de secousses avaient brisé, rendit sa belle
âme au Créateur. Le vieux guerrier, que vingt
blessures et les labeurs des camps n'avaient pu
abattre, et qui avait résisté aux orages de sa pro-
pre vie, comme le roseau résiste aux tempêtes,
chancela tout à coup sans résignation, sans éner-
gie, sous le poids de mon infortune, et tomba
pour ne plus se relever.
«t M. Kcller , déshonoré par son propre sang,
obligé de maudire l'enfant sur la tête duquel il
déposait ses plus douces espérances et ses plus
tendres caresses, était venu recevoir le dernier
soupir du baron de Ravenstein , et a> ait pleuré
sur la main défaillante que le noble vieillard lui
avait tendue en signe d'adieu et d'estime. Ces
deux honunes, frappés d'un même coup, déchi-
CHAPITRE V. 103
rés par une même douleur , se suivirent de près
dans la tombe , et les cendres de mon père n'é-
taient pas encore refroidies que la cloche funèbre
d'Herlisheim annonçait le deuil dune pauvre
veuve , dès ce jour réduite à une affreuse pau-
vreté...
— Mon enfant , interrompit Tabbé , qui avait
prêté une religieuse attention au douloureux ré-
cit de madame de Ravensîein, vous ne me parlez
pas des adieux que dut vous faire votre père ; ou je
me tromperais fort sur la noblesse de son caractère
que j'ai sans doute justement apprécié, ou il a dû
vous laisser des paroles de paix et de...
— Pardon, certainement oui! il me répéta plu-
sieurs fois que je ne devais plus me souvenir d'un
homme qui ne m'était rien, puisque la loi avait
brisé tous nos liens; il m'exhorta comme vous,
au nom du Christ, à dédaigner linjure qui retom-
bait tout entière sur le criminel; il attira mon
oreille sur ses lèvres que glaçait presque lagonie,
et y glissa ces mots qui trahissaient de trop justes
soupçons : u Ma fdle, maintenant que tu as repris
mon nom, je te quitte avec la confiance que tu le
respecteras en chassant de ton cœur tout souvenir
de M. de Fontac; tu ne lui garderas ni haine ni
amour, car il doit être mort pour toi. »
— Eh bien ! dit Tabbé, qu'avez-vous répondu
à ces sages volontés ?
104 LES PÉCHÉS M1GN0!VS.
— Je n"ai répondu que par des larmes ; avant
que j'eusse pu fornuder ma pensée, mon père
éprouvait les convulsions qui Font emporté.
— Faites-moi donc la réponse que vous aviez
préparée pour lui. Du ciel on entend tout.
— Hélas! mon père, ma bouche eût trompé le
pauvre mourant.
— Eh quoi! votre ànie serait-elle encore ou-
verte à la haine ?
— A la haine, oui, à une haine implacable et à
un sentiment plus terrible encore !
— Expliquez-vous, vous m'effrayez !...
— Cette àme, dont les blessures ne se fermeront
jamais, se nourrit à la fois de haine et d'amour.
— Je ne conq^^ends pas, nuirmura le chanoine
atterré, ou plutôt je crains de comprendre tout à
fait.
■ — Ma mère était Espagnole, et tout son sang
s'est révolté dans mes veines... Je hais cette
femme qui est là devant nous et qui a causé mon
désespoir ; je la hais avec horreur ! et je suis assez
lâche pour aimer encore l'homme qu'elle a dé-
tourné de ses devoirs et qui a empoisonné ma vie;
oui, je l'aime à travers le mépris dont je le cou-
vre et la honte dont il m'a si odieusement enve-
loppée...
— Assez!... interrompit sévèrement M. de
Brionne, assez ! vous blasphémez !
CHAPITRE V. Î05
— Mon père, reprit madame de Ravenstein,
vous êtes un serviteur de Dieu; vous ne pouvez
connaître les souffrances que j'endure, voilà poui^-
quoi vous n'excusez pas mes ressentiments, et ne
comprenez pas les horribles violences et les pen-
chants bizarres de la passion qui me dévore. Vo-
tre belle àme est plus souvent aux pieds du Sei-
gneur que sur cette terre de douleurs; vous ne
pouvez que me blâmer, et cependant !...
— Qui vous a dit, pauvre femme, que j"aie été de
tout temps à Tabri du malheur?. .. répondit labbé
d'une voix chagrine et douce. Ceux que la grâce
touche dès le berceau ne sont pas des hommes,
ce sont des anges... Que cette grâce soit avec
vous ! . . .
Il y avait dans ces humbles paroles et dans la
voix qui les prononçait une résignation et un ac-
cent si suaves, et tant de consolation, que madame
de Ravenstein éprouva un ébranlement dans tout
son être. Elle regarda M. de Rrionne avec éton-
nement, et s'aperçut seulement alors, à la lueur
blafarde des lanternes de la voiture, du change-
ment qu'avaient subi les traits ordinairement si
placides de l'abbé. Son visage réjoui était devenu
pâle; ses yeux évitaient la lumière; et brillaient
comme dans un accès de fièvre; son corps sem-
blait accablé et se soutenait avec peine.
— Vous ne m'avez pas dit ce que devinrent
106 LES PÉCHÉS MIGÎVOSS.
M. de Fontac et mademoiselle Thérèse pendant
votre procès et depuis votre divorce? demanda le
chanoine après quelques moments de silence.
— M. Keller avait chassé sa fille indigne du
toit paternel, et elle s'était enfuie avec M. de
Fontac, qui Taurait épousée, si la loi, dans sa
juste sévérité, n'avait interdit le mariage entre
complices.
— La coupable passion de M. de Fontac pour
cette malheureuse fille était donc aussi tenace que
violente?
— Dieu a mis le châtiment dans le crime;
mais, hélas ! ce châtiment retombe sur moi ; car
M. de Fontac vit sous l'empire de cette femme
dissolue, comme un esclave sous lœil d'un maître
despote. Il l'aime, il en est fou , et elle le gou-
verne à sa guise, le châtiant ou le caressant à son
gré. Quelquefois il secoue sa chaîne, et, revenant
aux instincts de son naturel, il oublie son tyran
pour courir à de nouveaux caprices. Sa maîtresse,
alors, trop habile pour s'opposer de front à des
volontés qui seraient impétueuses et pourraient
la détrôner, lui laisse toute liberté, attend pa-
tiemment que l'infidèle soit lassé, et lorsqu'elle
prévoit, avec un art merveilleux, la fin d'un nou-
veau règne , elle se pose en souveraine et punit
sans pitié son sujet révolté. Jamais cette femme
sans cœur n'adressa un reproche à son amant,
CHAPITRE V. 107
jamais. Sa tactique est de laisser croire qu'elle
ignore les infidélités qu'elle subit. Cependant
toutes les démarches de M. de Fontac lui sont
connues ; son système d'espionnage est tellement
bien conçu et mis en œuvre, que rien ne lui
échappe; ce serait à croire qu'elle vit dans sa
pensée ! Si j'eusse pu me dégrader à ce point, si
j'eusse pu avilir le vieil orgueil de mon père, j'au-
rais, comme cette femme, retenu mon mari dans
ma dépendance et mon amour. Car, en dépit de
ses infidélités et de ce qu'il appelle ses fredaines,
celle qu'il aime au fond du cœur, c'est Thérèse.
C'est pour elle qu'il s'est à peu près ruiné.
- — Ruiné ! s'écria le chanoine.
— Ne faut-il pas à mademoiselle Kcller un
ti'ain de grande dame? et ne doit-elle pas cacher
sa honte sous l'or et le velours, dans le tourbil-
lon de ces fêtes impures, où des créatures aban-
données du ciel promènent leurs fronts insolents
et leur facile vertu ?
— Mais madame de Certènes m'a dit, et son
notaire m'a répété que...
— Patience, mon père, nous arriverons tout à
l'heure à madame la baronne de Certènes, ré-
pondit madame de Ravenstein avec dédain.
— Quoi ! vous connaissez la baronne?
— Mieux que vous , hélas ! et trop pour son
honneur.
108 LES PÉCHÉS SIIG^ONS.
— Que dites-vous là ? Une femme du premier
mérite !
— Patience ! mon père.
— Pauvre Marie ! murmura Tabljé.
— De qui parlez-vous, mon père?
' — De mademoiselle de Verneuil. . . de ce pauvre
enfant sacrifié !
— Plaignez-la... plaignez-nous, et priez Dieu
afin qu'il détourne de sa tète la foudre qui m"a
frappée. Je tremble pour son sort qui peut res-
sem])ler au mien. 31. de Fontac est à peu près
ruiné, connue je vous l'ai dit. Ses terres sont cou-
vertes d'hypothèques, il doit les deux tiers de sa
fortune , et a dernièrement emprunté à de gros
intérêts des sommes considérables qui auront servi
à faire les frais de son second mariage et à payer
de larges complaisances. Je connais un usurier
vis-à-vis duquel il est fortement engagé, et qui,
selon toute apparence, le dévorera tout entier.
M. de Fontac ne pouvait refaire sa fortune que
par un brillant mariage, et mademoiselle de Ver-
neuil est sa victime.
— Tant de perversité chez un seul honnne !
murmura le chanoine ; suis-je bien éveillé?
— Il est possible que mademoiselle Marie ait
fait quelque impression sur le cœur inconstant de
M. de Fontac, je l'afTirmerais mèm<; au besoin :
car. par une alliance bizarre du noble et de lin-
CHAPITRE V. 109
fàme , cet homme est trop grand pour se vendre
purement et simplement. Il aura trouvé belle la
jeune cloîtrée qu'on lui a offerte; il aura trouvé
du piquant dans cette aventure nouvelle, et les
conseils de ses amis débauchés auront fait le reste;
car ces amis si parfaits seront ravis de pouvoir
puiser à pleines mains dans son immense fortune
acquise par un contrat, et gaspillée en peu de
temps comme son patrimoine. Quelques mois
après la mort de M. Relier, Thérèse, que sa mère
avait accueillie pendant Tune des froideurs de son
amant , tant il y a de miséricorde dans le cœur
maternel, mit au monde une fille, et, sitôt après
ses rclevailles, sur un avis de M. de Fontac, elle
s'évada de nouveau et ne reparut plus à Herlis-
heim, où elle avait laissé son enfant.
— Avez-vous supporté avec courage la présence
de votre ennemie à Herlisheim ?
— Je m'étais retirée à Berlin à la mort de mon
père, de graves intérêts m'appelant dans cette
ville ; j'eus donc à remercier le ciel de ne m'avoir
pas mise en face de mon bourreau.
— Qu'est devenu ce pauvre petit être aban-
donné?
— Il doit exister, c'est une fille qui, dit-on,
promet d'être aussi belle que sa mère... Dieu
la protégera sans doute, en l'appelant à lui, si
son cœur contient le germe de ces vices qui
LES PÉCHÉS MIGNONS, i. 10
110 tES PÉCHÉS MIGIVONS.
ont empoisonné ma vie ! Elle s'appelle Hélène.
— Hélène ! sécria l'abbé , quoi ! cette char-
mante petite fille que j'ai vue hier, si douce et si
mignonne ?
— C'est elle.
— Mais madame Keller m"a dit être sa mère ,
et m'a caché...
— Sa honte, on le comprend. M. de Fontac a
envoyé chaque année à Herlisheim une somme
quelconque pour subvenir à l'entretien de sa fille ;
mais madame Keller a , chaque année , renvoyé
cet argent à sa source impure. La pauvre femme,
plongée dans un affreux dénùment, a soutenu un
procès qui est venu lui arracher son dernier mor-
ceau de pain en l'obligeant à faire le voyage de
Paris. Ce procès n'a aucun rapport à Thistoire qui
nous occupe, et je n'en connais pas bien l'ori-
gine. Thérèse n'est pas revenue h Herlisheim
depuis 4814; elle a cependant fait le tour de
l'Europe avec son amant magnifique. On parle
de sa beauté comme d'une merveille. Les jeunes
gens le plus à la mode n'ont pas assez d'encens à
lui jeter. Elle a l'esprit d'un ange et l'âme d'un
démon.
— Est-elle au moins fidèle à M. de Fontac?
— On la dit inaccessible à toute séduction.
Oui, celte femme qui a bu toute honte, et qui
passe effrontément partout, n'a d'amour que
CHAPITRE V. 111
pour celui qu'elle tient enchaîné à ses genoux.
— Et croyez-vous que , concentrant les accès
de jalousie que doivent lui inspirer les infidélités
de cet esclave, elle puisse apprendre sans trouble
et sans fureur le mariaae de M. de Fontac?
— Non certes ; elle redoutera des liens légi-
times ; car elle craindra de se heurter à la volonté
de M. de Fontac qui n'osera peut-être pas affron-
ter , deux fois et à la face du monde , le scandale
d'une nouvelle séparation. Je crois donc que,
maîtresse du secret du vicomte , elle ferait tout
pour combattre ses pi'ojets. J'avais pensé à cette
femme avant de venir à vous, mais il répugnait
à ma délicatesse et à ma fierté d'avoir une si vile
créature à mon service.
— Et vous avez bien fait... Serait-il indiscret
de vous demander par quel heureux retour de
fortune vous vous trouvez dans l'aisance où je
vous vois?
— L'un de mes oncles, qui avait beaucoup né-
gligé mon père avant mon mariage, mourut à
Berlin quelques jours après le jugement qui pro-
nonçait mon divorce, et me laissa toute sa for-
tune, espérant par là apporter quelques adoucis-
sements à mon chagrin. Je n'ai pas gardé un
denier de la dot que m'avait reconnue mon mari.
La fortune dont je jouis est considérable ; elle
mettra mon fils à même de ne rien devoir à son
112 LES PÉCHÉS MIGNONS.
père, qui ne s'est d'ailleurs jamais occupé de lui.
— Eh quoi ! mauvais père aussi ?
— Je devine que sa maîtresse l'aura adroite-
ment et obstinément détourné de son enfant, dans
la crainte d'un retour qui lui eût été funeste.
— Et comment se fait-il que le jeune Faust, fils
de madame Keller, m'avez-vous dit, soit à votre
service ?
— La livrée qu'il porte est un déguisement, le
métier qu'il fait n'est pas le sien ; cette histoire ,
un peu longue, se rattache à celle de madame de
Certènes, que j'ai le temps de vous raconter d'ici
à la première poste. Il faut bien que je vous dise
aussi à quel heureux hasard je dois de vous con-
naître, mon bon père.
— Oui : mais ce sera pour plus tard , car le
moment d'agir est venu.
— Je suis à vos ordres.
— Vous voulez m'aider à sauver mademoiselle
de Verneuil, n'cst-il pas vrai?
— C'est mon désir, c'est mon devoir en sœur
chrétienne.
— Consentez-vous à vous laisser guider par
moi en tout et pour tout?
• — En tout et pour tout.
— Etes-vous parfaitement sûre de la discrétion
et du zèle de Faust?
— J'en réponds.
CHAPITRE V. 115
— Vous me promettez de nouveau de ne recu-
ler devant aucune de mes propositions ?
— J'en fais serment.
— Veuillez tirer le cordon, s'il vous plaît.
Madame de Ravenstein obéit aussitôt, et Faust
se pencha vers Tune des portières.
— Arrêtez, dit M. de Brionne, et descendez.
Le postillon arrêta ses chevaux, qui marchaient
mollement.
— Mon ami, dit l'abbé au jeune Alsacien, sui-
vons-nous de près la voiture qui nous a dépassés
en quittant Paris?
— Oui, monsieur, elle est à cinq minutes tout
au plus ; nous entendons souvent les grelots.
— Sommes-nous loin d'un relais?
— Nous y arrivons.
— Aussitôt que nous aurons dépassé le pro-
chain relais, vous ferez fouetter ferme, afin de
joindre cette voiture qui est à quatre places , je
crois.
— C'est un landau.
— Et quand vous serez en mesure de la cou-
per, vous la couperez ; puis, profitant du ralen-
tissement de l'attelage, vous sauterez à la bride
des chevaux et arrêterez court. Il va sans dire
que vous aurez prévenu notre postillon, et que
vous donnerez deux louis à celui que vous aurez
arrêté, ainsi qu'au nôtre,
iO.
114 LES PÉCHÉS MIGNONS.
— C'est entendu, répondit résolument le jeune
homme, qui consultait madame de Ravenstein
du regard pendant que l'abbé parlait.
— Madame, veuillez remettre un peu dor à
cet honnête garçon ; vous m'avez tellement pris
à l'improviste , que je n"ai pas six deniers dans
ma poche.
— Faust a tout ce qu'il lui faut, répondit ma-
dame de Ravenstein.
— Vous direz au postillon de la voiture en
question que vos maîtres ont rencontré une con-
naissance, et veulent lui parler; s'il ne se fâche
pas, vous viendrez ouvrir la portière de ladite
voiture, et celle de la nôtre.
— Et s'il se fâche ?
— Vous tiendrez les chevaux la main haute et
ferme.
— Soyez tranquille.
— Allez , mon garçon , soyez persuadé que je
ne vous fais pas commettre une vilaine action.
Le coupé de madame de Ravenstein repartit,
et les deux voyageurs qu'il portait n'échangèrent
pas un mot jusqu'au relais. Chacun d'eux était
absorbé par ses réllexions.
Aussitôt que les nouveaux chevaux furent at-
telés, ils se précipitèrent à la voix du postillon,
qui fit claquer son fouet comme s'il eût conduit
un enipcrcur. Bientôt le coupé quittant le pavé
CHAPITRE V. 115
pour la terre, on entendit le roulement du landau
qui marchait grand train.
Au même moment, une ombre glissa sur les
vitres de face du coupé. C'était Faust qui descen-
dait de son siège et se posait tout droit sur le
marchepied.
— Vous n'avez vu , comme moi , qu'une per-
sonne dans la voiture? demanda l'abbé.
— Thérèse est seule, répondit madame de Ra-
venstein , qui frissonnait d'impatience et d'émo-
tion.
— A merveille , répliqua froidement le cha-
noine.
On entendit le galop cadencé des chevaux du
landau , le coupé courant toujours sur un côté de
la route. On eût dit que les deux postillons
s'étaient donné le mot pour brûler le pavé; ils
détalaient avec une effrayante vitesse, et celui de
madame de Ravenstein jurait à faire trembler les
vitres , ce dont l'abbé témoignait un grand cha-
grin.
Peu à peu, cependant, le coupé gagnait, et sa
légèreté seule lui donnait l'avantage , car le pos-
tillon assurait que le landau marchait à quatre
chevaux. Enfin, une masse noire apparut dans
les ténèbres, et tout à coup les lanternes de la
voiture que nos voyageurs poursuivaient jetèrent
leurs rayons dans le coupé de madame de Raven-
116 LES PÉCHÉS MIGNONS.
stein, dont les chevaux donnèrent trois vigoureux
coups de collier et prirent la tête.
Au moment où les deux voitures dédoublaient,
l'attelage de madame de Ravenstein se jeta de
côté, et le postillon du landau, se voyant traversé,
poussa un épouvantable juron ; avant qu'il eût
pu reprendre le galop , Faust s'élança aux rênes
des chevaux de volée, et les arrêta d'un coup sec
avec un poignet de fer. Les chevaux, en se cabrant
sur place, enlevèrent le courageux jeune homme,
qui , sans lâcher prise , retomba sur ses pieds et
fit reculer le landau.
VI
Pour l'intelligence des faits de cette histoire, il
faut que nous revenions au personnage qui doit y
jouer le premier rôle ; nous prions donc le lecteur
de se reporter au moment où 31. de Fontac quitta
Tabbé de Brionne pour monter dans son cabriolet.
Aussitôt que mademoiselle Marthe eut refermé
la grille, le vicomte s'élança légèrement dans sa
voiture , prit les rênes , et dès que le domestique
fut installé à son côté , le cheval , qui partit au
grand trot, remonta la rue jusqu'au Luxembourg
et descendit rapidement la rue de Tournon.
Alors le colloque suivant s'établit entre le maître
et le laquais.
118 LES PÉCHÉS MIGNONS.
— Vous devez être gelé, Antoine?
— De fait, la nuit est rude ; mais on a vu plus
dur que ça... et puis je ne suis pas resté long-
temps les bras eroisés.
— Je le devine, si vous avez été partout.
- — Oui, M. le vicomte, partout, et un peu vite...
C'est un crâne cheval que ce normand ; nous n'en
avons pas eu de sa force depuis que je suis au
service de monsieur. . . Voyez comme il nous en-
lève.
— C'est vrai, Philip ne m"a pas volé. Il aura
eu une distraction... Ainsi vous avez été chez
madame de Certènes?
— Oui, monsieur; la femme de chambre de
madame la baronne , à qui j'ai remis la lettre , est
revenue me dire: u Très-bien! )> ni plus ni moins,
et j'ai attendu une demi-heure avant de pouvoir
emporter ces deux mots.
— C'est la seule réponse que je désirais avoir.
En sortant de chez madame de Certènes, vous
êtes allé rue Saint-George?
— Oui, monsieur ; j'ai dit à madame que vous
étiez retenu pour affaires <•( que vous ne tarderiez
pas à arriver.
— Bien. Y avait-il déjà du monde?
— Je n'ai vu que trois ou quatre voitures de-
vant la porte.
— Enfin, dit le vicomte après une pause et avec
CHAPITRE VI. 110
une légère hésitation, vous êtes passé rue du
Croissant?
— Oui, monsieur, répondit le domestique d'un
ton presque boudeur.
— Et vous avez trouvé bon visage ?
— Ce M. Cantelou est Ihomme le plus poli du
monde; il n'a fait que sourire pendant ma longue
visite.
— C'est une excellente créature.
- — Pas trop !
— Un peu juif; mais enfin, vous me rapportez
le portefeuille?
— Oui, monsieur, je vous le rapporte, mais
efflanqué, mais vide!
— Comment?
— Il serait plus facile de mettre au trot le
cheval du Pont-Neuf que de tirer un éeu de ce
cancre.
Le vicomte , qui avait déjà pris la rue de Seine ,
tourna bride et se jeta dans la rue Dauphine, en
faisant siffler son fouet.
— Vous vous trompez de chemin , monsieur,
dit le valet, nous nous allongeons d'un quart
d'heure.
— Soyez tranquille, je connais Paris aussi bien
que vous.
— Monsieur ne va donc pas rue Saint-George?
— Non... rue du Croissant.
120 LES PÉCHÉS MIGNONS.
— Mais le grigou sera couché, personne ne
vous ouvrira.
— Quand je devrais enfoncer la porte, il faut
que j'entre... Voulez-vous que je couche à
Paris?
— Au fait essayons, et si monsieur veut enfon-
cer la porte, j'en suis.
— Avez-vous bien expliqué ma position , An-
toine ?
— J'ai remis la lettre de monsieur, et j'ai
ajouté tous les détails nécessaires. Ce vilain
homme m'a rendu la lettre et le billet. . . je vous
rapporte l'une et l'autre.
— Et qu'avez-vous dit à ce Cantelou?
— J'avais envie de l'éreinter , et je l'aurais fait
comme il n'y a qu'un Dieu, si je n'avais craint de
gâter les affaires de monsieur.
— Vous avez eu raison. . . et de quels fagots vous
a-t-il payé?
— D'anciens.
— Il vous a bien répondu quelque cliose , c'est
le moins?
— Il n'a pas soufflé mot. Je ne sais pas de
quelle couleur sont ses paroles.
— Mais alors qu'a-t-il fait?
— Il a ri, il a branlé la tête, et il m'a rendu
vos papiers. J'ai cru qu'il était muet, et je me suis
retiré.
CBAPITRE VI. 121
— Et en sortant de cliez ce cuistre , qu'étes-
vous devenu?
— Je suis allé commander les chevaux.
— Pour quelle heure?
— Pour deux heures précises cette nuit, ren-
dus rue dAnjou-Saint-Honoré, 20, à la porte de
madame de Certènes.
— Vous les avez demandés en mon nom?
— Et avec votre passe-port, oui, monsieur.
— Après?
— Je suis passé à l'hôtel, et j'ai fermé la malle
de voyage.
— Vous n'avez donc rien ouhlié, et tout serait
pour le mieux si vous aviez réussi rue du Croissant?
— A rimpossihle nul n'est tenu, monsieur, on
n'est pas parfait.
• — Je ne vous reproche rien.
— Monsieur est trop juste.
Le vicomte et le domestique se turent, et le
silence de la nuit ne fut plus trouhlé que par le
cabriolet, qui, vivement entraîné, effleurait à
peine les pavés, tout en y semant des étincelles.
Après avoir traversé le marché Saint-Eustache, le
vicomte attaqua la rue Montmartre sans ralentir
l'allure de son cheval, qui trottait à fond. Enfin,
se jetant à droite, M. de Fontac enfila cette allée
bourbeuse et ténébreuse qui se nomme la rue du
Croissant, sans doute pour faire niche à la lune,
d. H
122 lES PÉCHÉS MFGNOIVS.
qui ne s'y montre pas plus que le soleil. Arrivé au
milieu de cette ruelle infecte, Antoine se pencha
en avant et dit à son maître :
— C'est ici.
A la lueur tremblante dun réverbère assez
éloigné , le vicomte essaya de déchiffrer le nu-
méro 15 , et lorsqu'il en fut venu à bout , il sauta
sur le pavé, saisit à deux mains le marteau d'une
porte cochère d'assez bonne apparence, et le
laissa retomber deux fois sur son enclume, de
façon à réveiller tout le quartier.
Rien ne bougea.
— Ils sont sourds et muets dans cette baraque,
dit le domestique avec un flegme imperturbable.
Le vicomte souleva encore le marteau et frappa
trois coups à faire courir toute une patrouille.
Même silence.
— Quand monsieur aura cassé le marteau,
reprit le valet, nous tirerons des coups de pistolet
aux fenêtres, ce sera toujours un moyen de faire
un peu de bruit.
— Ah ! gredin! murmura M. de Fontac.
Et il battit la charge sur la misérable porte ,
aussi bravement qu'un tambour à trois chevrons.
Un petit volet, coupé en forme de sabord,
s'entrouvrit lentement au-dessus de la tète du
vicomte, et une voix chevrotante cria prudem-
ment de rintérieur :
CHAPITRE VI. 125
— Qui est là?
— M. Cantelou? dit le vicomte.
— M. Cantelou est couché il y a beau temps...
N'est-ce pas,Toinette, que le bourgeois est couché?
— Belle question!... répondit sur un tonrau-
que la dame interpellée. Brrr! quelle fraîcheur!
— C'est ce que j'ai répondu, repartit doucette-
ment la première voix en refermant le volet.
— Les pistolets de M. le vicomte sont dans la
caisse, dit très-haut le domestique; je vois que
nous serons obligés d'en venir à mon idée.
Le volet se rouvrit immédiatement, mais nos
visiteurs naperçurent pas face humaine.
— Et, au fait, que lui voulez-vous à M. Cante-
lou? demanda le récalcitrant gardien de la maison.
— Prenez ma carte et portez-la-lui, répondit
le vicomte en élevant le bras et se haussant sur la
pointe des pieds, il vous dira si vous devez
m'ouvrir.
Une main sèche, attachée à un bras eflilé
comme une patte de grue, flotta le long du mur
et prit la carte que M. de Fontac avait accompa-
gnée d'une pièce de cinq francs.
Cinq minutes après, les verrous de la porte
cochère tombaient devant le vicomte, qui, en
passant devant le concierge , reçut son coup de
bonnet et ses humbles excuses.
— Si j'avais cru avoir l'honneur de parler à
124 LES PÉCHÉS MIGNONS.
M. le vicomte, je ne laurais pas fait attendre. Il
faut m'excuser, je ne suis dans cette maison que
depuis un mois , et je ne connais pas encore tout
mon monde... Le patron est sévère et... Prenez
garde à la première marche! Faut vous dire...
— M. Cantelou demeure toujours au cinquième?
— Au sixième, s'il vous plaît. C'est une manie,
un homme si riche ! On ne le dirait pas à sa dé-
pense ; c/est, du reste , la pâte du hon Dieu ; mais
quant à la finance, c'est reganlaiit en diable!...
Que voulez-vous , chacun son péché ! Par ici ,
par ici, M. le vicomte... Chacun a son chacun ,
et sauf votre respect , vous devez avoir aussi le
vôtre ?
— Quoi ?
— Le vôtre.
— Le mien, quoi?
— Votre péché...
• — Je vous en céderais cinquante par jour.
— Ce ne serait pas de refus...
— Ah çà ! est-ce au ciel ou an galetas que nous
montons?
— C'est vrai que le bourgeois loge au diable ,
dit sournoisement le portier ; nous ne sommes en-
core qu'au quatrième... C'est comme je disais à
Toinette (Toinette, c'est ma femme), nous avons
tous notre mauvais lot ; moi, par exemple, je suis
un peu bavard, ça se voit...
CHAPITRE VI. 123
— Et ça s'entend, surtout... Oui! arrêtons-
nous ; je suffoque.
— Par ici, M. le vicomte. . . dame ! nous arrivons.
— C'est donc une tour de Notre-Dame que
votre escalier?
— Ce n'est pas tout à fait si haut ; mais c'est
mieux tenu ; quatre-vingt-neuf marches irrépro-
chables, comme la conscience de madame Toinette
Vincent, mon épouse.
— Dieu merci, nous voici sous les toits.
— Aussi, sommes-nous arrivés. Par ici, mon-
sieur, par ici... là... Je vas frapper, puis j'irai
vous attendre à rétage au-dessous... J'entends le
bourgeois... Bonne chance, M. le vicomte, ajouta
tout bas le portier en faisant un sourire moitié
mielleux, moitié goguenard ; bonne chance !
— C'est vous, Vincent? demanda une voix gla-
pissante.
— Oui , monsieur, c'est moi... moi et la visite.
Une clef tourna deux fois dans la serrure , puis
deux verrous roulèrent dans leurs anneaux , et la
porte pivota majestueusement sur ses gonds.
Le concierge ayant déjà montré ses talons , le
vicomte se trouva seul en face d'un petit homme
qu'éclairait à peine la lumière mourante d'une
veilleuse, posée au fond d'une grande chambre
sur un bureau à cylindre.
— Je suis charmé et honoré, M. le vicomte, de
H.
126 - LES PÉCHÉS MIGRONS.
faire votre connaissance, dit le petit homme en
s'inclinant, mais sans livrer passage.
— Moi de même, M. Cantelou ; je regrette seu-
ement d'avoir interrompu votre sommeil.
Et le vicomte porta le haut du corps en avant
pour manifester lintention qu'il avait d'avancer.
— ■ Tout hon négociant ne doit dormir que d'un
œil, le mieux serait de ne pas dormir du tout ; je
n'ai donc que du plaisir à vous voir, monsieur,
et j'en aurai infiniment à vous entendre. En quoi
puis-je vous servir?
Et le petit homme ne rompit pas dune semelle.
' — Je vous avouerai qu'il gèle à dix degrés dans
la rue, reprit M. de Fontac, et à douze sur votre
palier; vous me servirez donc beaucoup en me
laissant aller jusqu'à votre cheminée.
Ce disant, le vicomte écarta d'une main ferme,
mais sans rudesse, le maître du logis, et il péné-
tra dans rappartement.
— Je suis désolé que mon feu soit mort, repar-
tit le petit homme en poursuivant les talons de
son hôte.
— Il est mort, c'est le mot, et du diable s'il
ressuscite jamais.
M. de Fontac, qui s'était armé dune pelle pour
fouiller les cendres, dans l'espoir d'y trouver un
tison , l'abandonna sur le carreau , et frissonna de
la tête aux pieds en s'écriant:
CHAPITRE VI. 127
— Vous logez dans une glacière, mon cher
M. Cantelou, c'est à ny pas tenir.
Deux mots ici : l'un sur le maître, l'autre sur
l'appartement.
M. Pierre Cantelou est un homme d'une taille
exiguë et de mine éveillée. La tète, large à la
base, se termine en tronc de cône. Son visage est
pâle et maladif, sa bouche est démesurément
grande ; son nez , charnu , droit et long , est effilé
comme un bec d'oiseau. Ses cheveux sont affreu-
sement brouillés sur sa tète toujours nue. Ses
yeux sont vifs, petits, malins, sournois ; ses tem-
pes, fortement déprimées, relèvent son front en
bosse ; ses oreilles sont longues, étroites et collées
au cercle des joues; ses bras sont longs, ses mains
fines et mignonnes; sa voix, dans les sons les plus
graves, atteint encordes notes aiguës d'un fausset
criard qui outrage à la fois et l'oreille et les nerfs.
La toilette de M. Cantelou est à l'avenant de
son physique. Il est enveloppé d'un épais gilet de
laine rayé rouge et bleu, qui couvre la haute cein-
ture d'une culotte de peau, agrafée au-dessous
des genoux et d'un jaune terne et sale ; les longs
bas qui viennent se raccorder à cette culotte sont
noirs et en bourre de soie. Quelle que soit la gros-
sièreté de leur tricot, ils ne parviennent guère à
enfler les mollets de M. Cantelou, qui semble
monté sur un compas. Les jambes de ce petit
128 LES PÉCHÉS MIGNONS.
homme ont un succès prodigieux dans tout le
quartier qu'elles arpentent; il n"est sorte de quoli-
bets dont on ne les habille ; là on les compare à
deux fumerons, ici à deux becs de bécasse, plus
loin à deux triques, si bien qu'il a fallu beaucoup
de temps à l'opinion pour lui donner un nom de
guerre définitif. En 1818, en dépit de quelques
récalcitrants, qui appelaient encore M. Cantelou
le père Bécasse, les commères et les polissons
avaient entraîne le suffrage universel, et le petit
homme ne répondait plus quau sobriquet de père
Fumeron. On devine que les bas noirs avaient ffiit
prévaloir cette expression. Si la jambe était me-
nue, le pied ne Tétait pas, car les souliers du père
Fumeron auraient presque chaussé Charlemagne;
ils sont ferrés, cloués, chevillés, doublés et radou-
bés, ces imperméables souliers, comme s'ils eus-
sent dû mettre à la voile pour le nouveau monde.
Ce sont de vrais bateaux !
Une longue lévite , autrefois vert- pomme ,
alors bleu clair, coiu'onnée par un collet large de
deux doigts, couvre ce curieux accoutrement, et
rase les chevilles de M. Cantelou. Lorsque cet es-
timable Parisien veut sortir, il couvre son chef de
l'un de ces vénérables tricornes dont les fripiers
cossus font étalage , de nos jours encore ; et ce
tricorne, qui a sans doute orné le front d'un gro-
gnard du Directoire , repose avec une majesté
CHAPITRE VI. 129
bouffonne sur les cheveux blondasses du père
Fumeron. Disons, en passant, que parmi ces che-
veux blonds, si l'on trouve un cheveu blanc, à
coup sûr on n'en saurait trouver deux. Et cepen-
dant, M. Cantelou est âgé de cinquante à cin-
quante-cinq ans, qu'il porte vertement.
La pièce envahie par 31. de Fontac avait la
forme d'un pentagone ; les murs était blanchis à
la chaux; trois chaises de cuisine dont Tune per-
dait paille, un vieux fauteuil Louis XV dont lu-
trecht antique était rapiécé avec du drap garance,
un grand bureau à cylindre en bois de chêne,
armé d'excellentes serrures , verrouillé comme
une porte de prison et lourd conmie une bom-
barde, un méchant lit sans rideaux, un morceau
de glace sans cadre, une immense carte routière
de France et de Navarre avec gîtes détape, collée
à la muraille; une énorme armoire en chêne
comme on en voit dans tous les ménages de
fermiers; une cheminée en tout temps sans
feu, une cruche pleine d'eau, et une veilleuse
tremblotante pour toute lumière, tels étaient les
meubles de cette chambre, située sous les com-
bles d'une maison qui rapportait, bon an, mal an,
au père Fumeron , son propriétaire , une somme
ronde de douze mille francs, tous frais payés.
M. Cantelou est Normand, et voici son his-
toire, si ce qu'on nous en a dit est vrai : son père
130 1,ES PÉCHÉS MIGNOîTS,
était un roulier des environs de Valognes en Nor-
mandie, qui, en 91, se fit conimissionner pour
traîner quelques pièces de canon à Tarmée du
Nord. A cette époque, nos lecteurs savent ou ap-
prendront que le corps du train dartillerie n'étant
pas créé, nos canons étaient menés à l'ennemi par
entreprise. On imagine combien ce système de-
vait être ruineux pour l'Etat et profitable aux en-
trepreneurs ; chaque campagne faisait la fortune
de ces bons citoyens, et l'ex-roulier ne se fit pas
faute d'empocher. II s'en acquitta même avec tant
de zèle, que, dès 93, on le trouva assez riche
pour lui faire rendre gorge en lui coupant le cou.
Le fils Cantelou , qui était en 92 dans l'âge des
passions, et menait bon train les écus de son ver-
tueux père , se vit arrêté tout à coup dans sa
joyeuse existence, d'abord par les saisies de la
meilleure des républiques, puis par une juste
frayeur de la charrette nationale. Son plan fut
bientôt conçu et il l'exécuta sans délai. Ramassant
tout ce que son père avait laissé de monnaie et
d'assignats, il fit acheter sous main des biens d'é-
migrés, et affecta, quant à lui, de mener une vie
de gueux. Jamais avare ne fut plus serré dans sa
dépense que le jeune Cantelou ; ses plaisirs, sa
nourriture , son logement, son costume auraient
tout au plus suffi à un anachorète. Il s'était placé
chez un négociant , où sa ponctualité , sa belle
CHAPITRE VI. 131
écriture et son aptitude lui valurent des appoin-
tements sur lesquels il trouvait moyen de prêter
à la petite semaine.
De là naquit cette manie de thésauriser dont
notre homme ne sut plus se défaire, et qui s'ac-
crut de jour en jour. De calculée qu'était son ava-
rice, elle devint habitude, et nature, et besoin.
Quand le gouvernement de Robespierre tomba, le
commis Cantelou se hasarda à faire un négoce
pour son compte, et il exploita la gloire impériale,
en se faisant marchand d'hommes.
M. Cantelou établit son quartier général à Col-
mar, dans cette vaillante Alsace qui a donné tant
de guerriers à la patrie ; et, de ce poste, il ache-
tait la vie de ces pauvres jeunes gens qui, pour
quelques centaines de francs dont ils soulagent
souvent leur famille, vont se ranger sous les dra-
peaux et mourir sous le canon.
Nul ne sait quels énormes bénéfices M. Cante-
lou a retirés de son industrie; mais on suppose
que sa fortune est prodigieuse. Fidèle à son sys-
tème de dissimulation, et toujours frappé de la fin
tragique de son père, il a constamment acheté,
sous main, de belles et bonnes propriétés qui font
de lui une sorte de marquis de Carabas ; et il ne
pense au temps de ses premières économies qu'en
frissonnant, car ses dépenses, si sévères qu'elles
fussent alors, lui semblent de monstrueuses pro-
152 LES PÉCHÉS MIG\0!VS.
digalités au jour où je vous ai fait faire sa con-
naissance, bon lecteur.
Depuis 1812, M. Cantelou a quitté Calmar, où
on avait voulu le lapider , pour venir s'établir à
Paris, dans Tune de ses maisons. Quoique moins
productif sous la restauration que sous Tempire,
le négoce de chair humaine donnait encore dho-
norables bénéfices , et le petit homme de la rue
du Croissant avait imaginé de joindre à sa spécia-
lité quelques affaires courantes d'usure qu'il avait
deux façons de diriger, l'une en grand, l'autre en
détail. Il appelait opérer en grand, pi'êter aux
jeunes gens de condition, et acheter les terres des
malheureuses familles qui , de la Lorraine et de
l'Alsace, s'expatriaient pour les fabuleuses con-
trées de l'Amérique. Quant à ce qu'il appelait le
détail, c'était tout bonnement la petite semaine
sur gage.
— On vous trouvera gelé dans quelques heu-
res, dit encore le vicomte en redressant le premier
collet de son carrick pour garantir ses oreilles, et
assurant son chapeau sur sa tète au lieu de se dé-
couvrir.
— Hélas ! monsieur, le bois est si cher, que les
pauvres ne peuvent plusse chauffer... C'est une
rude privation !
— La chandelle est également hors de prix, à
(.e que je vois?
CHAPITRE vr. 153
— Lodeur du suif m'incommode, et n'ayant
pas le moyen d'acheter une lampe qui me serait
bien utile, je m'éclaire avec celte veilleuse. Ah !
rhiver est une triste saison !
— M. Cantelou, puisque j'ai troublé votre som-
meil, je ne consentirai pas à être longtemps in-
discret, et je n'abuserai pas de votre nuit.
— Abusez, M. le vicomte, abusez, je me mets
à vos ordres... Mais avant, veuillez vous asseoir,
s'il vous plaît.
— Merci ! merci ! mordieu ! je vous demande-
rai, au contraire, la permission de vous parler en
marchant , il faut être d'airain pour ne pas figer
sur place dans vos appartements.
Le père Fumcron laissa tomber un sourire va-
niteux sur ses membres grêles , s'assit dans son
fauteuil et roula ses pouces. Dans cette pose, on
Teût volontiers pris pour un singe.
— Mon domestique est passé chez vous dans
la soirée, à ce qu'il m'a dit? continua M. de
Fontac.
— Mais oui, monsieur, j'ai eu l'honneur de le
recevoir.
— Et il vous a remis une lettre de ma part ?
Le père Fumeron hocha la tête du haut en bas,
et baissa les yeux d'un air tartufe.
— Cette lettre contenait un billet à ordre...
— Et j'ai eu l'avantage ou plutôt le chagrin
1. 12
134 LES PÉCHÉS MIG!VO?fS.
de VOUS retourner l'une et l'autre, interrompit le
négociant.
— Les voici, repartit le vicomte en ouvrant un
portefeuille, j'espère bien que vous allez reprendre
ce billet, et me compter les vingt mille francs
dont j'ai besoin.
— Vingt mille francs, marmotta le petit liomme,
vingt mille francs ! . . .
Puis il fit un sourire qui menaça ses oreilles,
grâce à la dimension formidable de sa bouche.
— Quand je vous dis qu'il me faut ces vingt
mille francs, c'est qu'il me les faut, et sans bargui-
gner davantage... Allons, mettez la clef au coffre ;
je devrais être déjà parti.
— Ah çà! monsieur, dit d'une voix atrocement
criarde le négociant , me prenez-vous pour un
faux monnayeur, par hasard? et pensez-vous
que ma misérable retraite puisse, exprès pour
vous, se meubler comme les caves de la Banque de
France?
— Écoutez-moi, mon cher M. Cantelou, et ne
me faites pas répéter ce que je vais vous dire,
parce que j'ai peu de temps à perdre. Je vous vois
aujourd'hui pour la première fois , mais je vous
connais depuis longtemps, et l'opinion que je m'é-
tais faite sur votre compte n'était pas exagérée ;
j'en ai acquis la certitude par mes yeux. Vous êtes
riche comme un nabab.
CHAPITRE VI. 13S
L'usurier trépigna et s'agita dans son fauteuil
tout en levant les yeux au ciel.
— Harpagon est un prodigue près de vous, tant
vous êtes avare, et cuistre, et pingre.
Le père Fumeron essaya de rougir, mais en
vain; il en prit son parti et devint vert pâle.
— Je vous prie de garder vos airs empesés et
vos finasseries pour les croquants et les rempla-
çants que vous grugez ; je vous autorise presque
à faire de la diplomatie avec mon valet de cham-
bre , lorsqu'il vous demande de l'argent en mon
nom; mais, lorsque je vous fais l'honneur de venir
vous voir et de vous parler en face, vous n avez
que deux choses à faire : ouvrir vos tiroirs et
compter, le tout sans dire un mot.
Le père Fumeron fit faire un quart de conver-
sion à son fauteuil, introduisit une clef dans un
tiroir et l'ouvrit. Le vicomte, qui se promenait à
grands pas , s'arrêta devant le secrétaire et
ses regards plongèrent dans le tiroir; il vit
deux pistolets douillettement posés sur du co-
ton. Avant que l'usurier eût allongé la main
sur ces armes, M. de Fontac les saisit et les mit
gravement dans la poche de côté de son car-
rick; après ce il recommença à arpenter la
chambre, en tapant du talon fort et ferme, afin
de se réchauffer ; tout en se livrant à ce salutaire
exercice, il continua son discours, donnant une
136 LES PÉCHÉS MIGNONS.
médiocre attention à la mine défaite du petit
homme.
— Je vous disais donc que si vous n'aviez volé
que mon seul patrimoine, vous seriez riche, car
jetais fort riche, moi, avant d'avoir fait votre es-
timable connaissance, et qu'ayant ruiné cent fa-
milles, vous deviez être cent fois riche.
— M. le vicomte, je suis un pauvre négociant
que les faillites ont mis sur le fumier ; je n'ai ja-
mais volé, j'ai gagné ma vie à la sueur de mon
front jusqu'à ce jour, et...
— ■ Ah ! vous n'appelez pas voler prêter à cin-
quante pour cent? Brisons là. Pendant mes der-
niers procès, vous avez abusé de mes besoins, et
m'avez grugé... Vous avez, de cette façon, pris
hypothèque sur mes deux terres de Beauce, et
ces hypothèques...
— Dépassent de quelque peu la valeur réelle. . . ,
interrompit d'un ton larmoyant le père Fumeron.
— Comme vous dites... Les dernières avances
que vous m'avez faites sont épuisées; il me faut, à
l'instant même, vingt mille francs; reprenez
ce billet de vingt-cinq mille : c'est de l'or en
barres.
— Et quelle garantie me donnercz-vous, M. le
vicomte? vous n'avez plus rien au soleil, hélas !
— Ma parole, vilain; n'est-ce pas assez?
— C'est assez dans le monde, mais dans le com-
CHAPITRE V[. 157
merce, M. le vicomte, c'est... c'est bien léger,
vous le savez?
— Il faut avoir beaucoup de courage pour ne
pas vous étrangler, le savez-vous, 31. Cantelou?
— Je sais bien que je suis en bonne et noble
compagnie, et vous ne m'effrayez pas, si méchant
que vous vouliez le paraître.
— Vos vingt-cinq mille francs vous seront payés
le lendemain de mon mariage.
— Quel mariage?
— Ne savez-vous pas que j'épouse mademoi-
selle de Verneuil? et ne m'avez-vous pas déjà
avancé cinquante mille francs sur cette affaire?
— C'est bien ce dont j"ai lame navrée; votre
mariage ne va-t-il pas être rompu?
— Qui vous a dit cela? s'écria M. de Fontac en
faisant deux grands pas sur l'usurier.
— La rumeur publique..., balbutia le petit
homme épouvanté ; l'un de mes clients m'en par-
lait dans ce sens aujourd'hui même.
■ — Son nom ?
— C'est une femme.
— Et qui s'appelle?
— Madame de Ravenstein , dit le père Fume-
ron avec une malice ferme et assurée.
— Vous avez vu madame de Ravenstein?...
vous l'avez vue ici?... aujourd'hui?
— Oui.
12.
138 LES PÉCHÉS MIGNONS.
— Et elle vous a dit que mon mariage serait
rompu?
— Elle m'en a donné sa parole.
— Cette femme me perdra ! . . . murmura le vi-
comte, elle fera rompre mon mariage, comme
elle l'a dit. . . clic me perdra ! elle me perdra !
Puis tournant brusquement sur les talons ,
M. de Fontac s'avança, d'un bond, sur le négo-
ciant, et lui cria d'une voix sourde :
— Allons vite, au lieu de vingt mille francs,
donne-m'en quarante, misérable... fais vite, fais
vite.
— Mais vous n'y pensez pas, M. le vicomte, ré-
pondit le père Fumeron mort de peur; c'est au
moment où vous massurez ([ue madame de Ra-
venstein vous perdra que vous me demandez une
somme aussi forte?
— Paye, ou je t'étrangle, scélérat! hurla le vi-
comte qui, comprimant le cou du petit homme
entre ses mains nerveuses, faillit l'étouffer du
premier coup.
M. Cantelou éleva les deux bras en signe de dé-
tresse; et lorsque M. de Fontac l'eut relâché, il
lui montra une feuille de papier timbré, puis
l'écritoirc, et lui fit signe d'écrire; enfin, ouvrant
un énorme portefeuille, il en tira trente bil-
lets de banque qu'il remit à son terrible débi-
teur.
CHAPITRE VI. 159
— Je VOUS ai demande quarante mille francs,
ce me semble?... dit le vicomte. Tenez, savez-
vouslire?
Et il lui montra une obligation de cinquante
mille francs; puis, comme l'usurier tournait et
retournait son portefeuille, les larmes aux yeux,
le vicomte le lui arracha des mains, y fouilla,
éparpilla sur le bureau toutes les valeurs qu'il
contenait, compléta les quarante billets de mille
francs dont il avait besoin, et sortit de la chambre
sans jeter un coup dœil au malheureux Cantelou
qui s'était évanoui.
Se débarrassant des obséquieuses politesses qui
l'attendaient au quatrième étage, le vicomte des-
cendit les marches quatre à quatre, et se jeta dans
son cabriolet.
— Où va monsieur? demanda Antoine.
— Rue Saint-George.
Après dix minutes, le cabriolet du Aicomte s'ar-
rêta devant une belle maison de la rue Saint-
George ; deux fdes de voitures de maître tenaient
le pavé. M. de Fontac, le pied sur le seuil delà
maison, dit à son domestique :
— Il est deux heures cinq ; dans une heure,
barrière d'Enfer avec le briska, prêt à marcher.
Les chevaux en votre nom, n'oubliez pas cette
précaution.
Le vicomte s'élança sur le tapis d'un bel esca-
140 LES PÉCHÉS MIGIVONS.
lier inondé de lumière, orné d'arbustes et de
fleurs, chargé de jeunes femmes et de jeunes ca-
valiers qui le gravissaient ou le descendaient,
suivis de livrées éclatantes.
VII
Il y avait grand rout cette nuit-là chez Thérèse
Keller; rout complet, non pas dans l'acception
aristocratique de ce mot, passé du vocabulaire
anglais dans le nôtre, mais dans le plus haut style
de cette jeunesse affamée de luxe et de plaisir,
qui s'endort quand le soleil se lève et s'éveille
quand le soleil se couche. Thérèse Keller était
arrivée de Berlin dans la matinée, et, huit jours
avant de quitter l'Allemagne, elle avait adressé
des invitations, afin de solennisersa prise d'hiver,
à tout ce que Paris contenait de raffiné, de clin-
quant, de merveilleux et de renommé.
142 LES PÉCHÉS MIG1V0^S.
<( La vicomtesse a rhonneur de vous inviter à
son rout du 4 7 décembre.
« On soupera.
« Rue Saint-George, 20, à Paris.
<< Berlin, 9 décembre 1818. »
Telles étaient la formule et la contexture des
lettres d'invitation qui amenèrent, dans les salons
de Thérèse , dès onze heures de nuit , cinquante
jeunes femmes d'une éclatante beauté, et environ
soixante cavaliers du choix le plus exquis.
Avant de dessiner les principaux traits de cette
société originale, avant de lire sur le front de ces
femmes parées de diamants et de velours , avant
de nous mêler à ces groupes d'élégants qui se
croisent, s'entraînent, se dispersent, se rejoignent
et ne s'envoient que des sourires, hâtons-nous
d'achever le portrait de Thérèse Relier, que le lec-
teur connaîtrait imparfaitement si nous lui lais-
sions les seuls renseignements de madame de Ra-
venstein.
Thérèse n'est connue à Paris que sous le nom
de la vicomtesse. On devine l'origine de ce titre.
L'amie ingrate de mademoiselle de Ravenstein, la
complice criminelle de M. de Fontac, ne pouvant
épouser son amant , dédaigne de porter illégale-
ment son nom, et se contente et se fait gloire du
simple titre de vicomtesse que ses connaissances ,
CHAPITRE VII. 143
ses amis, ses rivales, ses adorateurs, que son
monde, enfin , lui a décerné d'une seule voix.
Et en vérité, quelle tête couronnée, reine, du-
chesse , marquise , comtesse ou baronne , semble
plus digne de ses fleurons que celle de cette belle
jeune fille, lopprobre de sa famille, la gloire du
démon ? Laideur morale , beauté physique ! Lai-
deur par tous les vices , beauté idéale par toutes
les perfections !
Jalousie impétueuse ou rampante et dissimulée,
haine impitoyable, finesse et fourberie, ingrati-
tude et méchanceté, amour de panthère et coquet-
terie vaporeuse, orgueil, insolence, le cœur de
cette femme renferme tout cela : la gangrène, en
le rongeant, n'y a laissé que des plaies !
Chose étrange ! Thérèse Keller, qui a tous les
mauvais instincts , et qui livre son âme aux pas-
sions les plus désordonnées, nourrit cette àme
d'une vertu tellement rare , qu'elle est lapanage
des honnêtes femmes. Elle n'a aimé qu'une fois,
d'un amour adultère il est vrai ; mais dans le
tourbillon qui emporte ses années de jeunesse et
de fraîcheur, dans cette vie semée de désordres et
d'impiétés , elle est demeurée fidèle à M. de Fon-
tac , elle l'aime plus que tout ; plus que le luxe et
le plaisir, plus que le jeu, la coquetterie, la mé-
chanceté , la danse et l'orgie et la folie ; plus que
le vice ! elle le préfère à tous les pimpants dandjs
144 LES PÉCHÉS MIGNONS.
qui Tont obsédée de leur opulente galanterie; elle
la toujours aimé avec délire, avec fureur ; et les
infidélités passagères de cet amant privilégié, tout
en faisant pleurer la fière courtisane, n'ont pas
lassé cet amour qui fait le triomphe du vicomte et
le désespoir de ses rivaux.
Cette constance est une énigme pour le monde
dissolu que hante la vicomtesse !
Thérèse est, par-dessus tout, comédienne. Il
ne faut pas l'étudier longtemps pour apprécier
son mérite dramatique ; elle eût brillé dans tous
les rôles et sur notre première scène. Ses poses
sont naturellement nobles ; son front est hautain ;
sa démarche est ferme, assurée, aisée, élégante;
et son visage, aussi fin que mobile, exprime avec
une rapidité surprenante les émotions qui la
tourmentent sans paix ni trêve.
Voyez-la, cette jeune femme, voyez-la pendant
que tout son corps repose nonchalamment étendu
sur un divan qui tient le milieu du salon dont elle
est reine ; ses cheveux blonds, nattés à l'espagnole
en trois larges tresses, mêlent leurs reflets bril-
lants aux vives couleurs dont le tapis est semé.
Cette chevelure magnifique n'est pas chargée d'or-
nements ; Thérèse laisse l'or, les perles et le corail
aux beautés du second ordre; elle brille de son
éclat naturel , et sa coquetterie ne se sert que des
armes dont Satan l'a pourvue. Sa robe en lame de
CHAPITRE VII. 145
Chine à grands ramages est d'un prix fou. Ses
épaules apparaissent blanches , frémissantes , ar-
rondies, délicates, et n'afïiclient pas cette inso-
lente impudeur dont toute femme perdue se fait
gloire. Ses bras nus semblent avoir été découpés
par le ciseau d'un grand maître dans le marbre le
plus pur. Un sang riche et chaud coule dans les
réseaux de veines bleues ou rosées qui courent à
fleur de peau, et animent cette délicieuse créature.
Ses mains sont petites, eflîlées; ses pieds, perdus
dans de petits souliers de moire blanche, sont
trahis par des bas de soie à grands jours qui lais-
sent voir leur blancheur satinée et leur cambrure
voluptueuse.
De face ou de profil , le visage de Thérèse ar-
rête, fixe, anime et enivre les plus froids regards;
son front est sévère, rêveur, noble et pur; ses
yeux bleus se chargent quelquefois d'une lan-
gueur passionnée dont ils se débarrassent, souvent
pour briller d'un feu vif, pénétrant et superbe.
Ses joues, ordinairement pâles, se couvrent au
besoin d'une teinte purpurine qui défie la rose
naissante et la vierge intimidée. Ses traits, d'une
régularité irréprochable, sont dessinés à la grec-
que. Sa parole est affectueuse et sa voix est pleine
de charme, quoique son langage n'ait pu se défaire
complètement d'une prononciation étrangère.
Tous les mouvements de Thérèse sont souples,
LES PÉCHÉS MIGNONS. 1. 13
146 LES PÉCHÉS MIC?SO>S.
élégants; une liarmonie parfaite règne entre
tous les ressorts de son être. Sa nature phy-
sique est double, elle est multiple; pour obéir
au mauvais ange qui la guide et la gouverne,
la vicomtesse prend toutes les formes , toutes les
attitudes : colombe , elle roucoule ; lionne , elle
rugit.
Les maîtres, pour flatter la beauté de leurs plus
riches créations, ont soin de les entourer de per-
sonnages qui les favorisent, et la disposition des
ombres, et la chaleur des tons, et la partialité du
pinceau , établissent des contrastes qui font res-
sortir les portraits privilégiés. Mais Thérèse dé-
daigne cet artifice ; ses salons sont remplis d'êtres
charmants. Les femmes qui composent la cour de
la vicomtesse sont autant d'échantillons délicieux
de cette peuplade dangereuse qui fait revivre les
sirènes de la Fable. Les diamants et les fleurs
viennent en aide à ces anges déchus, pour assurer
leurs fatales victoires. Les costumes n'ont pas tous
la sévère décence qu'affecte la vicomtesse; au
contraire, ils bravent le préjugé, et montrent
avec audace ce qui peut provoquer les regards
novices et ranimer les cœurs blasés. Il n'est pas
un coin de ces somptueux appartements où ne
brûle un parfum de volupté. Les sourires, les
éclats de joie, les défis, les chuchotements se
croisent dans tous les sens; le jeu, la valse, la
CHAPITRE VII. 147
causerie font tourner toutes les têtes , et mettent
l'ivresse dans tous les cœurs.
Chacune de ces dames porte le titre du cavalier
qui la protège. Lune est marquise, l'autre est
duchesse, celle-ci baronne, celle-là financière. La
plus âgée n'a pas trente ans , la moins jolie est
encore belle, la plus sage est folle, folle qui gas-
pille les grâces de sa personne , les fleurs de son
printemps, l'or de ses amants, et qui paye les
heures de ses effrénés caprices de toute son éter-
nité. Quant à ce que sont ces femmes, on le de-
vine. La marquise est danseuse, la duchesse est
choriste, la financière est actrice, la baronne n'est
rien. Elles ont pour patrie l'Europe entière, Paris
est leur résidence. La danseuse parle allemand,
la duchesse italien, la financière anglais, l'actrice
français, la baronne parle toutes les langues; cha-
cun se comprend en parlant mal, et la pantomime
vient en aide au plus embarrassé.
Les hommes sont jeunes, à l'exception de quel-
ques-uns qui ne veulent pas vieillir. Ceux-là
affectent une verdeur que trahissent leurs che-
veux trop bien déguisés sous une couche d'ébène ;
leur toilette a vingt ans de moins queux ; leurs
façons cavalières leur attirent des dédains superbes
ou sardoniques; l'or qu'ils répandent à pleines
mains les soutient seul en leur procurant de hon-
teuses bonnes fortunes. Leur parole est leste, en-
148 LES PÉCHÉS MIOONS.
treprenante ; dans ces fêtes qui commencent
d'ordinaire par un semblant de décence et de
contrainte, ils donnent toujours le signal de l'or-
gie, et ils se font gloire de former les enfants.
Pour ces fanatiques du scandale , il n'y a rien de
sacré, rien de pur ! Ils méconnaissent les douceurs
de la famille , raillent la vertu des femmes , trou-
vent à rire partout, et ne vivent que de désordres.
Méprisés de ceux-là mêmes qu'ils corrompent, ils
donnent l'exemple du ridicule dans la débauche !
A ces rares exceptions près, les invités de la
vicomtesse sont de beaux jeunes gens de vingt-
deux à trente ans ; élégants de formes et de ton ,
généreux , prodigues , hardis à lancer le cerf, le
loup, le sanglier, à dompter un cheval fougueux,
efféminés auprès des femmes, braves et fiers l'épée
4 la main. Leur mise est du meilleur goût ; leur
langage est doux, affectueux; leur conversation
est vive, gaie, folâtre, spirituelle. Une politesse
exquise les distingue ; une éducation aristocra-
tique, moins la morgue, les dégage du cercle de
femmes faciles qui les environne. On rencontre
bien , parmi eux , quelques fats épris de leurs jo-
lies figures et de leur luxe; mais, en général,
c'est une jeunesse d'élite, et, pour la dépeindre
au moral d'un seul trait, nous en appellerons à
ce principe classé par elle-même au rang des
axiomes :
CHAPITRE VII. 149
<( Tout homme comme il faut doit être aussi
<( tolérant et facile dans ses relations avec les
tt femmes, qu'exigeant et difficile avec les hom-
<t mes ; en un mot, il doit choisir la bonne coin-
«1 pagnie dans son sexe, et fréquenter la mauvaise
u dans l'autre. )>
Thérèse Kellcr avait réuni chez elle les grands
maîtres de cette déplorable école. M. de Fontac
manquait au complet, et, chaque fois que les
laquais ouvraient la porte principale, limpatiente
vicomtesse cherchait celui qui seul devait animer
à ses yeux la soirée.
A l'un des bouts du divan qu'occupait Thérèse,
une jeune femme au minois effronté, couverte de
bijoux, le front paré dune ferronnièrc étince-
lante, promenait d'une main les perles de son
éventail sur ses lèvres , et caressait de l'autre les
soyeuses oreilles d'un petit épagneul.
Cette femme délicieusement jolie ne perdait
pas un pouce de son terrain, comme on disait
alors, pour exprimer que sa pose, son geste, son
sourire, et ses œillades, et sa toilette, s'accordaient
à merveille pour faire valoir ses séductions. Les
franges de sa robe, magnifique cachemire, effleu-
raient à peine ses chevilles; ses bas, brodés et
lamés d'or sur les côtés, couvraient un pied de
Cendrillon et une jambe pleine de race; son sou-
rire provocateur ajoutait le dernier charme à sa
15.
150 LES PÉCnÉS MIGNONS.
bouche, où brillaient deux rangées de perles ser-
rées, égales, petites et brillantes. Cette femme,
mignonne dans tous ses mouvements comme dans
sa nonchalante attitude et la paresseuse indolence
de son parler, cette femme vaporeuse et coquette
valait bien, au plus bas, cent mille francs des
pieds à la tète , depuis l'épingle de diamant qui
traversait sa noire chevelure jusqu'au corail qui
dessinait des arabesques sur ses sandales turques.
Finance est son nom ; elle est Famie d'un ban-
quier, ex-fournisseur des armées, dont elle fait
crouler la fortune , qu'on dit néanmoins scanda-
leuse ; c'est qu'il faudrait un puits d'or et de dia-
mants pour suffire aux caprices de mademoiselle
Finance; il faudrait un puits pour que ces mains
blanches, frêles et cependant infatigables, ne fus-
sent jamais inactives, toujours remplies, toujours
ouvertes.
La vicomtesse et Finance sont intimement liées
d'amitié, elles ont une même fureur pour le luxe;
les meubles les plus riches , les chevaux les plus
chers, les voitures de prince n'ont rien qui les
satisfasse entièrement. Quoique d'un genre diffé-
rent, leur beauté va de pair. Thérèse est magni-
fique. Finance est infiniment jolie; mais dans ces
deux cœurs où règne une effrayante corruption ,
les sentiments ne sont pas tous les mêmes. Thé-
rèse est restée fidèle à son premier amant ; Finance
CHAPITRE VU. loi
ajoute aux désordres de la vicomtesse ceux d'une
vie éhontée. Elle a dix-neuf ans; on lui trouve
beaucoup d'esprit naturel ; elle est d'une igno-
rance honteuse dont elle se pare effrontément.
On lui donne un cœur très-sensible, on la dit
bonne fille. Il est de fait qu'elle pleure en écou-
tant mademoiselle Duchesnois et Talma , et il est
à peu près certain qu'elle fait par-ci par-là quel-
ques aumônes.
— Que me disais-tu donc tout à Iheure, Fi-
nance? J'ai été un peu distraite et n'ai pas en-
tendu.
— Vraiment! tu as été un peu distraite? Ah!
chère vicomtesse, tu en maigriras, parole d'hon-
neur.
— Allons donc, comme ton banquier, sans
doute.
— Ne me parle pas de ce butor-là... il me me-
nace tous les jours de se réduire à rien. Eh bien !
pas du tout, ça ne fait que croître et embellir...
Vrai, je n'oserai plus bientôt sortir avec lui, il me
fait marcher les yeux baissés comme une vestale.
— Et comment se nomme-t-il?
— On lui donne tous les noms imaginables...
Figure-toi un petit homme qui porte en tout
temps des culottes de peau, de grands bas noirs,
un tricorne et une lévite vcrt-pomnic; un ancien
qui vit de racines et d'eau fraîche, qui demeure
lo2 LES PÉCHÉS MIGNONS.
rue du Croissant, et qui a ramassé des millions
^ans le plus ignoble des commerces.
• — Lequel ?
— C'est un marchand dhommes, ma belle, un
vrai négrier, un épicier en chair humaine...
— Attends donc, je crois connaître ce ^ieux
cuistre. N'est-ce pas Cantelou qu'il se nomme?
— C'est ça même... Comme on se retrouve!
C'est M. Cantelou, autrement dit le père Fume-
ron. Imagine-toi qu'il ma vue à Bade, et que je
lui ai mis la tête à l'envers, ce qui ne la rend pas
plus belle... Enfin, il ma fait des offres superbes,
et je n'ai pas dit non.
■ — Et tu as raison. Ah! cette porte ne s'ouvre
plus... Il est deux heures, le vicomte n'arrive
pas ! Je n'ai pas une goutte de sang dans les veines.
— Que tu es bête de te tourmenter ainsi !
— Que veux-tu ! je l'aime.
— Bonsoir, vkomlesse, dit une grande jeune
fille aux yeux bleus et au front candide, qui,
appuyée au bras d'un élégant jeune homme, s'ar-
rêta près du divan.
— Bonsoir, marquise. Comme vous êtes belle !
ce turban vous va à ravir... Mon cher Henri, que
deviendrez-vous cet hiver?
— Je n'en sais trop rien , répondit le cavalier
de la marquise en tendant la main à Thérèse;
avant votre arrivée, Paris était mort, on ne savait
CHAPITRE VII. 153
OÙ souper, et nous faisions plus d'économies que
nos laquais...
— A propos de jeu et de souper, si nous fai-
sions une bouillotte, dit la marquise en souriant.
— Oui, une bouillotte, reprit vivement Finance.
— Un louis le jeton, vingt-cinq louis de cave,
allons!... Aussi bien je fais là un sot métier, mur-
mura Thérèse en jetant sur la porte un regard
enflammé.
— Il paraît que la chère vicomtesse est fu-
rieuse , dit le jeune homme en donnant familiè-
rement le bras à mademoiselle Finance, pendant
que Thérèse entraînait la marquise vers un petit
salon où se tenaient les joueurs.
— Furieuse, non; vexée, oui... Aussi vous
avouerez que Fontac est un monstre de se faire
tant attendre à une première soirée; je devine
quïl est chez cette madame de Certcnes , quelque
chose de gentil et de flatteur, ma foi !
— Peste ! quel dédain ! et comme vous habillez
le grand monde, ma chère! La baronne de Cer-
tènes est une femme ravissante, c'est un ange !
— Tirons les places, dit la vicomtesse avec
une brusquerie un peu boudeuse. Henri, vous
avez une voix de rossignol ; mais vous jacassez
comme une pie; voilà un siècle que nous vous
attendons. Marquise f vous avez le roi, choisis-
sez...
154 LES PÉCHÉS aIIGI>{o^s.
Le jeu s'échauffa. Les cartes filaient avec une
rapidité merveilleuse, l'or passait de mains en
mains, et les joueurs n'échangeaient plus que de
courts monosyllahes , qui ne coûtaient jamais
moins de quinze à vingt-cinq louis. Au bout de
dix minutes, la vicomtesse ôta deux bagues de ses
doigts et les jeta devant elle en disant :
— Elles font cent louis chacune.
Les trois partenaires baissèrent la tête en signe
d'assentiment et les cartes passèrent.
Quelquesjeunes gens faisaient cercle autour de
la table. La vicomtesse engagea cent louis contre
Finance et les perdit. Comme elle levait la tète
après ce coup malheureux, elle aperçut M. de
Fontac qui lui fit un charmant sourire. Le vicomte
venait d"arri^ cr, il était encore un peu ému de sa
course précipitée; et, tenant son chapeau sous le
bras gauche , il essuyait son front avec le mou-
choir brodé de madame de Ravenstein. Thérèse
jeta un regard rapide sur le chapeau du vicomte,
aperçut le billet qui était tixé au fond de la coiffe,
et dit d'un ton de doux reproche :
— Ah! vous voilà, cher déserteur... 31. de
Corcy, veuillez prendre mon jeu pour un mo-
ment, et faites comme pour vous.
Thérèse se leva, prit le bras du vicomte, et,
tout en l'entraînant, elle le débarrassa de son
chapeau, y plongea la main avant de le poser sur
CHAPITRE VU, 155
un fauteuil, et se saisit du billet avec la dextérité,
d'un tire-laine.
Conduit dans le boudoir de sa maîtresse, le
vicomte prit son portefeuille, en tira vingt billets
de mille francs, et dit :
— Ma chère amie, voilà le trimestre, tâchons
d'être sages, l'argent devient rare, et les terres
rapportent peu.
— Mon Dieu, Alfred, nous n'avons que le strict
nécessaire, et vos reproches...
— Je ne reproche rien... J'avoue seulement
qu'il ne faut compter sur aucune rentrée d'ici à
trois mois; retournons à notre monde... demain
nous parlerons d'affaires.
— Vous ne me parlez plus que d'affaires depuis
quelque temps, Alfred; je ne reproche rien à mon
tour, mais...
— Mais...
— Mais j'ai la mort dans l'âme!
— Pourquoi, mon amie? N'es-tu pas adorée?...
— Retournez au salon de jeu , et prenez mes
cartes des mains de M. de Corcy, demain nous
parlerons d'amour... N'est-ce pas?
Le vicomte sortit, sans remarquer le sourire
amer et railleur par lequel Thérèse répondit à sa
galanterie. A peine la vicomtesse se vit-elle seule
qu'elle s'approcha précipitamment d'un flambeau,
ouvrit et lut le billet que ses doigts avaient froissé !
ISfi LES PÉCHÉS MIGNONS.
Pendant cette lecture, les joues de la belle
courtisane s'empourprèrent, ses yeux éblouis
s'emplirent de larmes, et elle jeta un douloureux
soupir.
— Infamie ! murmura-t-elle , infamie !
Puis elle sonna sa femme de chambre qui ac-
courut.
— Louise, donnez-moi ma redingote de voyage,
vite, bien vite, . . C'est cela, dites au cocher de mon-
ter... Allons, partez, et pas un mot en chemin...
Si vite que courût la femme de chambre, lors-
qu'elle rentra suivie du cocher, elle trouva sa
maîtresse en costume de voyage. Thérèse, dans
son impatience, avait déchiré ses somptueux vête-
ments, et leurs débris étaient épars dans la
chambre en désordre.
— Joseph, dit la vicomtesse à voix basse , atte-
lez vite, et attendez-moi au fond de la cour.
— Madame, l'un des chevaux est boiteux d'un
coup de pied qu'il a reçu cette nuit.
— Miséricorde! tout me contrariera donc?...
Y a-t-il quelque cocher de vos amis à l'office?
- — Oui, madame; Jérôme, le cocher de made-
moiselle Finance, est en bas; si madame en a
besoin...
— Priez-le de vous céder son siège pendant
quelques minutes.
— Justement, il est paré, prêt à partir...
CHAPITRE VII. 157
— Bien, je vous suis.
— Quant à vous, Louise, prenez cette épingle,
et, dans dix minutes, vous la remettrez à mon-
sieur, en lui disant : « Madame vous envoie cette
épingle, qui est tombée de votre jabot sur le tapis
de sa chambre. » Vous avez bien compris, n'est-ce
pas?
— Oui, madame.
— Et à toute autre question, pas un mot.
— Pas un mot. Quand madamer entrera-t-elle?
— Je n'en sais rien, ne m'attendez pas...
Thérèse descendit, trouva le landau de son
amie au fond de la cour , et en y montant , elle
glissa à l'oreille de son cocher :
— Poste aux chevaux , brûle le pavé !
Dix minutes après le départ de la vicomtesse,
sa femme de chambre s'approcha de M. de Fon-
tac, et lui remit l'épingle de madame de Raven-
stein, en lui répétant mot à mot la phrase recom-
mandée. Le vicomte, préoccupé, prit le bijou, le
roula dans ses doigts, et dit à la femme de
chambre :
— Que fait donc madame?
— Elle change quelque chose à sa toilette.
— Ah!... Eh bien, mon enfant, ne lui dis pas
que je viens de sortir; avant une demi-heure je
serai de retour.
Le vicomte passa dans l'antichambre, et la sou-
1. 14
158 LES PÉCHÉS MlGPrOSS.
brette retourna dans les petits appartements de
sa maîtresse. M. de Fontac voulut attacher à son
jabot 1 épingle qu'il tenait encore, et il sentit sous
ses doigts le nœud d'un gros camée; alors il jeta
les yeux sur le bijou qu'on lui avait remis, et ne
put retenir une vive exclamation.
— Mordieu I s'écria-t-il en frappant du pied,
qu'est-ce que cela veut dire? Ah ! bah ! si c'est de
la sorcellerie, tant pis pour les sorciers. Je cher-
cherai 1 "énigme une autre fois.
Étant descendu dans la cour, le vicomte mit les
pieds dans la rue, avisa un fiacre, appela le
cocher et lui dit ;
— Barrière dEnfer, crève tes chevaux, deux
louis pour toi !
— Savez-vous où est la vicomtesse?
— Non.
— Qu'est devenu le vicomte?
— Je n'en sais rien.
— On ne se presse pas de nous faire souper,
c'est assez triste... La maison devient un peu
baraque !
— Moi, je vais chez Véry.
— Venez-vous chez don Fernando?
— Non, je vais chez Frascati ; j'ai une idée.
— Pardieu ! voilà une soirée dont je me sou-
viendrai.
CHAPITRE VII. 159
— Ah ça ! mais la vicomtesse a donc fait faillite?
— Et le vicomte banqueroute?
— Je n'avais demandé ma voiture que pour
cinq heures, je suis dans la rue.
— C'est consolant : je vous jetterai chez vous,
mon coupé est à la porte.
— Partons.
— Partons. . . Vive Dieu ! Je meurs de soif : pas
même un ignoble verre de punch !
Telles étaient les gracieusetés échangées dans
tous les coins. Les salons furent déserts en un
instant.
— Eh ! Dieu me pardonne 1 nous sommes seuls,
dit Finance en abattant ses cartes sur la table où
ses trois intrépides partenaires lui tenaient tête.
— Tiens, tiens, tiens! en voilà une idée, s'écria
la marquise. Et le souper? J'ai une faim canine.
— Je vous offre daller attendre le chant du
coq chez Riche, dit lélégant jeune homme , seul
cavalier qui restât pour les trois dames... Qui de
vous a sa voiture?
— Moi, répondit Finance en se levant; j'ai un
landau de famille à vous offrir ; il n'est pas encore
payé, mais il est excellent. Pierre, demandez mes
gens.
Le valet de pied de mademoiselle Finance se
présenta.
— La voiture?
160 LES PÉCHÉS MIGIVORS.
— Madame, elle n'est pas encore revenue.
— Comment , revenue ! J'ai ordonné à Antoine
de se tenir prêt au premier mot.
— Antoine est prêt, madame.
— Et ses chevaux?
— Les chevaux sont revenus, madame.
— Revenus doù?
— De la course.
— Quelle course?
— La course qu'a faite madame de Fontac.
— Entendons-nous, reprit Finance, où est
allée madame de Fontac?
— A la poste aux chevaux, je crois.
— Ah ! pardienne ! voilà votre landau sur la
route de Bruxelles.
— Dans ce cas, j'autorise mon carrossier à
courir après lui... Faites avancer un fiacre, niais
que vous êtes... Faisons tous les quatre charle-
magne, c'est moi qui paye à souper.
VIII
Les chevaux de fiacre sont, à Paris, d'une
louable intelligence : ils comprennent, au pre-
mier coup de fouet du cocher, le genre de service
qu'on leur demande, et se précipitent avec impé-
tuosité ou trottinent majestueusement , selon que
ce coup de fouet a été administré.
Vingt-cinq minutes après son départ de la rue
Saint-George, le vicomte sautait sur le pavé de la
barrière d'Enfer, et Tune des rosses de son équi-
page s'abattait pour ne plus se relever.
— Si ton bourgeois perd à la course, tu pourras
14.
162 LES PÉCHÉS MIGNONS.
rire de son chagrin, dit M. de Fontac en mettant
deux louis dans la main du cocher.
Le vicomte s'éloigna, tourna l'angle du boule-
vard, et, apercevant une voiture attelée de trois
chevaux et arrêtée, il s'avança vers elle.
— Est-ce vous, Antoine?
— Oui, monsieur.
— Allons, en route... Montez avec moi... Fer-
mez cette vitre, je suis glacé... Enveloppez-moi
dans mon manteau... Là, c'est bien... Partez,
postillon, et du leste, quatre francs de guides si
vous marchez bien; sinon, l'ordonnance... Allez...
A la bonne heure! si nous sommes conduits
comme ça pendant toute la route , nous serons à
Verneuil dans dix heures.
— Et ce ne sera pas trop tôt, interrompit le
domestique.
— 3Ia foi non ! Quelle nuit du diable ! Ah ! je
commence h revenir ; je n'avais plus de sang dans
les veines; si je pouvais dormir un peu!... C'est
que je crains vraiment d être tout défiguré en ar-
rivant à Verneuil et de faire peur à ma femme...
Voyons, Antoine, endormez-moi... Racontez-moi
quelque vieille histoire.
— Je préfère vous en raconter de toutes fraî-
ches.
— Ça m'est égal... Ah ! la tête s'en va, me voilà
parti ! . . . que c'est bon, le sommeil ! . . ,
CHAPITRE VIII. 163
— Ça doit être amusant de faire faction à une
barrière?
— Pourquoi cela?
— On y voit un tas de choses qui semblent
drôles.
— Et qu'avez-vous vu de drôle, Antoine?
— J'ai vu passer de bien jolies femmes... bien
jolies! bien jolies...
— Ah ! mauvais sujet. . . de bien jolies femmes. . .
— Madame de Certènes. . . et d'une !
— Oh! le bel... ange! quel... ange! mon...
ange ! laisse-moi dormir !
— Madame Thérèse... et de deux!
— Hein? s'écria le vicomte, réveillé en sur-
saut.
— J'ai dit madame Thérèse... et de deux!
— Madame Thérèse, eh bien ! après?
— Je l'ai vue passer, voilà tout.
— Allons donc, imbécile!
— Quand je vous le dis, monsieur, je l'ai vue
de mes deux yeux. . .
— Mais je sors de chez elle.
— C'est possible... Il n'en est pas moins vrai
qu'elle allait un train d'enfer, et qu'elle doit avoir
maintenant une bonne demi-heure d'avance sur
nous.
— Ah ! bah ! vous avez la berlue... Dans quelle
voiture était-elle ? et avec qui était-elle ?
164 LES PÉCHÉS MIGlVOFfS.
— Elle était seule, et dans un landau.
— Laissez-moi donc dormir en paix , madame
n'a pas de landau .
— Mettons que je n'ai rien vu, puisque ça fait
plaisir à monsieur... Et cependant je sais bien
que madame Thérèse est passée cinq minutes
après madame de Ravenstein.
Le vicomte fit un soubresaut , et répéta avec
terreur :
— Madame de Ravenstein... où?... quand?...
comment?... que dites-vous?
— Je vous répète, monsieur, qu'il n'est pas
trop tôt que nous arrivions chez votre future ; car,
ou je suis une bête, ou l'on trame quelque com-
plot contre vous.
— Parlez, ne me cachez rien.
— Une demi-heure avant que vous n'arriviez,
j'ai vu venir un beau coupé de ville attelé de qua-
tre chevaux, et, comme j'étais placé sous le réver-
bère, j'ai pu regarder dans la voiture pendant
qu'elle était arrêtée à la barrière, et j'ai vu,
comme je vous vois , madame de Ravenstein as-
sise à côté d'un monsieur qui m'a fait l'effet d'être
un curé.
— Avez -vous remarqué le visage de cet
homme?
— Ma foi, pas trop... Cependant, je puis vous
dire qu'il a une mine gaillarde et réjouie, et que
CHAPITRE VIII. 163
ça doit être un bon diable. Il était coiffé d'un petit
chapeau à larges ailes, voilà pourquoi j'imagine
que c'est un curé.
— M. de Brionne ! murmura le vicomte.
Puis il ajouta :
— Je suis perdu ! si l'abbé parle de Marceline
Relier à madame de Ravenstein, mon mariage
n'aura pas lieu... De toute façon je suis perdu!
Par quel hasard étrange cette rencontre a-t-elle
eu lieu? Et vous croyez avoir vu madame Thé-
rèse, Antoine?
— Je ne le crois pas , j'en suis sûr. Madame
suivait de près le coupé, et naura pas tardé à le
joindre.
— Je commence à deviner d'où me vient l'é-
pingle que m'a envoyée Thérèse, pensa le vi-
comte. Ces deux femmes se sont donné le mot
pour me perdre. Quel dédale ! et comment en sor-
tir? Antoine , donnez vingt francs de guides aux
postillons; il faut que nous dépassions ces deux
voitures, il le faut absolument!
— N'y comptez pas, monsieur; il faudrait, pour
cela , voler comme un pigeon ; et puis le chemin
est à tout le monde, vous ne pourriez pas empê-
cher ces dames de voyager.
— J'emploierai la force.
— Alors il faudra les tuer. . . et vous aimez trop
madame.
1C6 r.ES PÉCHÉS MIGNONS.
— Au fait, à la grâce de Dieu ! la baronne me
tirera de là, murmura M. de Fontac.
Et, essuyant son front avec le mouchoir de ma-
dame de Ravenstein , il plaça ce mouchoir sur sa
joue, et s'endormit.
Comme le briska du vicomte franchissait la
seconde poste , il fut croisé par une voiture qui
marchait sur Paris au petit trot.
Si 31. de Fontac et son domestique eussent été
éveillés , ils auraient reconnu cette voiture , qui
était le landau de Thérèse Relier; et ils auraient
vu, dans ce landau, une femme bâillonnée, qui
semblait sous la garde d'un jeune garçon assis à
ses côtés.
Cet incident nous ramenant naturellement à
l'abbé de Brionne et à madame de Ravenstein,
nous allons reprendre notre récit au moment où
Faust s'était jeté à la bride des chevaux de Thé-
rèse.
Cahotée par le choc, Thérèse avait froissé la
lettre qu'elle tenait entre ses mains ; et, abattant
l'une des vitres, elle s'écria :
— Eh bien ! sommes-nous dans la forêt de
Bondy? quel est ce mauvais plaisant?... Poussez,
postillon.
Rien ne bougea.
Faust vint ouvrir la portière du coupé, et
M. de Brionne lui dit :
CHAPITRE Vin. 167
— Les deux voitures marcheront aussi vite que
possible sans se quitter... vous, mon ami, montez
derrière le landau et soyez prêt à mon premier
appel. Vous, ma chère dame, demeurez en paix
et tenez-vous chaudement. Ah! maintenant, mon
garçon , ouvrez-moi la portière de l'autre voi-
ture.
— Ah çà ! quelle comédie jouons-nous, postil-
lon?... s'écria Thérèse d'une voix troublée par la
fureur ; je vous ferai mettre à pied...
— Permettez-moi de me loger à vos côtés, ma
belle demoiselle, dit labbé d'un ton bonhomme,
il fait horriblement froid sur le pavé.
Faust, en ouvrant la portière, avait aperçu et
reconnu sa sœur; son premier mouvement avait
été de s'élancer; mais, modérant son impétuosité,
il s'était caché de son mieux, et, la portière refer-
mée, il s'était lestement hissé sur l'arrière-siége.
— Monsieur, je n'ai nullement Ihonneur de
vous connaître, murmura Thérèse ébahie de l'é-
trange visite qu'elle recevait en pleine nuit dans
sa voiture.
— Je ne vous en ferai, certes, aucun reproche ;
quant à moi, je vous connais, et beaucoup, repar-
tit l'abbé.
— Vous me connaissez ?
— Hélas, oui ! mais ne perdons pas le temps en
vaines escarmouches ou en banales salutations...
168 LES PÉCHÉS MIGNONS.
le train dont marchent nos voitures prouve suffi-
samment que nous sommes également pressés
d'arriver quelque part.
— Pardieu ! M. le curé, car vous me faites l'ef-
fet d'un curé, si je ne me trompe, repartit Thé-
rèse assez gaiement et avec impertinence , vous
avez deviné juste, je vais quelque part, et j'y vais
aussi vite que peuvent courir ces mauvais bi-
dets.
— Je ne suis plus curé, mademoiselle, mais je
l'ai été; d'ailleurs, peu importe.
— Mais enfin qui étes-vous? On a vu des gens
entrer par les fenêtres et par les cheminées ; mais
il n'y a que vous, je pense, pour tomber du ciel
dans ma voiture.
— Il n'y a que les voleurs, les amoureux et les
ramoneurs qui puissent passer par les fenêtres et
les cheminées, mademoiselle. Or, je n'ai jamais
ramoné ; voleur, je ne le suis guère ; et amou-
reux, je ne le serai jamais. Cependant, vous avez
dit une grande vérité en me croyant tombé du
ciel, car je suis un homme de paix et de concilia-
tion. Ces hommes -là viennent toujours d'en
haut.
— Ma foi, mon cher monsieur, je n'ai, pour
mon propre compte, aucun besoin de paix et de
conciliation.
— De plus, interrompit M. de Brionne, je suis
CHAPITRE Vni. 1C9
chanoine honoraire de Saint-Sulpice; on m'ap-
pelle Tabbé de Brionne. Connaissez-vous quel-
qu'un de ce nom-là ?
— Pas le moins du monde.
— J'ose dire tant pis pour vous.
— Eh bien ! à la bonne heure, voilà qui est
franc; vous êtes décidément un bon diable, à ce
que je vois, et vous m'allcz faire passer l'ennui
du voyage.
— Au moins pendant un bout de route.
— Je vous quitterai à regret ; que n'allons-
nous au même gite !
— Hélas ! nous soinmes tous les deux partis
pour arriver à même étape, cependant.
— Et vous comptez changer de direction ?
— Non, mais je crains que vous ne me laissiez
en chemin.
— Je commence à avoir peur de ce fou, car
c'est un fou, pensa Thérèse.
En ce moment les deux voitures touchèrent au
relais , et, comme Thérèse mettait la main dans
un sac d'argent pour payer le postillon, M. de
Brionne la retint et lui dit :
— Ne bougez pas , mon domestique a l'œil à
tout.
— Vous plaisantez, j'imagine?
— J'aime beaucoup à plaisanter, parce que la
joie est la compagne de la vertu ; mais cette
1. 13
170 LES PÉCHÉS MIGNONS.
nuit je dois être grave et sévère malgré moi.
Les chevaux repartirent.
— Maintenant que je vous ai décliné mes nom
et qualité, reprit l'abbé, vous ne serez sans doute
pas fâchée, ma sœur, que je vous dise qui vous
êtes?
— Je serais charmée de l'apprendre.
— Vous êtes la fille aînée de Marceline Relier,
veuve d'un officier de l'empire : on vous appelle
Thérèse Keller , vous vivez dans un scandaleux
commerce avec le vicomte de Fontac , que vous
avez ruiné de fond en comble ; vous avez du vi-
comte une fille dont vous ne vous occupez ja-
mais.
— Assez, monsieur, s'écria Thérèse avec fu-
reur, il ne sera pas dit qu'un aventurier de votre
espèce s'arroge le droit de m'insulter.
— Ah ! vous vous trouvez insultée? c'est donc
bien honteux tout ce que je vous ai rappelé là? ce
que vous êtes vous fait donc horreur? Eh bien!
écoutez-moi encore, je n'ai pas fini... Ne faites
pas un geste, ne poussez pas un cri, car, je vous
le répète , mon domestique est derrière nous , et
vous n'avez pour vous ni la foi'ce ni le bon droit.
— ■ Je n'ai pas le bon droit, moi que vous atta-
quez comme un bandit?
— Le bon droit que donne Ihonneur, vous ne
l'avez pas, non... car vous êtes une femme per-
CHAPITRE MU. 171
due; vous êtes une plaie pour la société, et la so-
ciété vous repousse de son sein, comme la vague
rejette son écume... Vous voyez que je ne plai-
sante plus ; il ne tient qu'à vous de changer ma
sévérité en douceur, ma colère en pitié, ma ma-
lédiction on pardon; car, c'est vous qui l'avez dit,
je viens du ciel comme tout homme de Dieu, pour
vous sauver si vous voulez vous repentir.
— Gardez vos sermons pour les fidèles de
Saint-Sulpice, mon cher monsieur, et hâtez-vous,
s'il vous plaît , de me débiter ce qui vous reste à
dire. Puisque vous savez si bien qui je suis, racon-
tez-moi un peu où je vais.
L'abbé soupira en entendant ces paroles im-
pies ; puis il reprit ;
— Vous allez au château de Verneuil, pour
empêcher le vicomte de Fontac d épouser made-
moiselle Marie de Verneuil, sa fiancée.
— Ah çà, mon brave homme, est-ce que les
chanoines sont sorciers ?
— Non , car je ne sais pas qui a pu vous in-
struire de ce mariage.
— Et vous ne le saurez jamais.
— Soit, j'y tiens peu ; l'important est que je
connaisse vos intentions.
— Et vous, où allez-vous?
— Au château de Verneuil.
— Vous y allez peut-être pour bénir les deux
17â LES PÉCHÉS MIGNOWS,
ëpoux... Ah! la bonne rencontre! je vous pro'-
mets que je vais défiler un beau chapelet à cette
noce.
— Je vais à Verneuil pour empêcher une union
désormais impossible.
— Ah bah! bien vrai? parole d'honneur?...
— Je ne mens jamais.
— Touchez là , mon brave curé ! s'écria Thé-
rèse en bondissant sur son coussin et tendant la
main à l'abbé, qui retira la sienne.
— Il me semble que ma démarche doit vous
paraître toute simple et naturelle : mademoiselle
de Verneuil est sous ma sauvegarde ; je lui porte
autant d'intérêt que si j'étais de sa famille. Dès
lors, je ne peux consentir à la voir unir sa vie à
un homme qui vous a pour maîtresse, et qui
mène la conduite d'un débauché.
— Très-bien, très-bien ! Tant que vous parle-
rez comme cela , nous serons les meilleurs amis
du monde, et vous pourrez me dire toutes vos
gentillesses sans me fâcher... Mais êtes-vous sûr
que la petite écoutera vos conseils? Si elle aime le
vicomte, vous courez grand risque de prêcher
dans le désert, M. l'abbé.
- — M. de Fontac est aimé; mais l'amour qu'il a
inspiré ne peut avoir jeté aucune racine pro-
fonde. Mademoiselle de Verneuil, et non la petite,
comme vous l'appelez , est femme de cœur et de
CHAPITRE viir. 173
race ; c'est une fille de seigneur, et non une re-
belle comme vous.
— Laissez donc ! femme de cœur et de race ,
fille de seigneur, tout ce que vous voudrez... si
elle aime, vous perdrez votre temps. Vous autres
prêtres, qui étouffez dès lenlancc les cris de
l'âme, et ne parvenez à vaincre la plus tyranni-
que des passions qu'en fuyant dans un cloître ,
que comprenez-vous à ce sentiment qui gouverne
le monde? Rien; aussi vous en parlez en aveu-
gles ; vos conseils peuvent-ils lutter contre les
flammes dévorantes qui embrasent les jeunes
cœurs? Quand l'amour fait un brave d'un pol-
tron, un prodigue d'un avare, d'une femme ver-
tueuse une coupable, dune jeune fille pure
connne les anges une déboutée, d'une bonne
mère une marâtre, vous croyez à la puissance de
votre morale? vous êtes fous ! L'amour fait gagner
des batailles , l'amour donne du génie , il boule-
verse les empires , il est le mobile de tout. C'est
en son nom que l'enfant timide se fait bomme et
que le rossignol cbante le printemps. Rien ne lui
résiste, pas plus l'obstacle des lois bumainesque
celui de la loi divine dont vous êtes les froids
apôtres !
Thérèse s'arrêta ; le souffle lui manquait ; émue,
les joues enflammées , elle parlait au souvenir de
sa propre vie avec une exaltation fébrile. M. de
15.
174 LES PÉCHÉ» MIGHONS.
Brionne écoutait en silence ; on l'eût cru plongé
dans un doux rêve.
Thérèse reprit :
— Mademoiselle de Verneuil a peu vu le
vicomte, dites-vous ; eh ! mon Dieu ! faut-il donc
le connaître longtemps, cet homme, pour laimer
à en perdre la raison? Ne savez-vous pas que son
regard , sa voix , son geste , magnétisent le cœur
le plus insensible, et qu'il ne jette pas les femmes
qu'il choisit dans ses bras, mais à ses genoux, mais
à ses pieds ? Lorsqu'on le voit, on le distingue,
puis on l'aime , et alors on lui appartient corps et
âme ou l'on meurt. Et savez-vous que cette mort
est affreuse , lente , douloureuse? On la reçoit en
s'abreuvant à des sources empoisonnées qui vous
altèrent en déchirant vos entrailles. La jalousie,
l'espoir , la honte , la folie , le doute , sont autant
de serpents qui font leur nid dans le sein de ses
victimes. Le cœur et le corps subissent le même
martyre , la douleur de l'âme ravive la douleur
des sens ! On l'aime avec fureur, et lorsqu'on est
heureuse et ficre et reine à ses côtés , on souffre
encore. Voilà l'amour qu'inspire celui dont vous
voulez sauver votre protégée... Vous ne réussirez
pas.
— Je réussirai , répondit froidement M. de
Brionne.
— Écoutez... parmi les femmes qui ont adoré
CHAPITRE Vin. 175
M. de Fontac, il en est deux dont je connais la vie
entière. La première était une jeune fille fière de
sa noblesse qui, pour une couronne, n'aurait pas
dérogé à l'orgueil de ses ancêtres; cette jeune fille
a vu, aimé et épousé M. de Fontac.
— Madame de Ravenstcin.
— Précisément. Eh bien! 31. de Fontac a
trahi et outragé l'amour de sa femme vertueuse ,
de la mère de son fils ; il fa outragé en la frappant
au cœur du plus sanglant des affronts, et la fille
des hauts barons de Ravenstein...
— A châtié répoux adultère par le divorce.
— C'est vrai... mais elle n"a pas châtié et
vaincu son propre cœur , car elle aime toujours ,
car elle aime plus que jamais l'être indigne qui
lui devait, devant Dieu et la loi, une chaste
fidélité.
— Si cette intéressante et faible créature aime
encore son bourreau, du moins elle le lui laisse
ignorer.
— Vous croyez cela ?
— J'en suis certain.
— Ah ! que vous connaissez peu le cœur hu-
main !... Vous croyez donc bonnement que l'on
peut souffrir pendant dix ans, vingt ans, et sup-
porter jusqu'à la mort une douleur aussi vive que
celle d'aimer sans espoir? Vous croyez qu'on peut
céder à l'amour-propre, voir, toucher presque
176 LES PÉCHÉS 31IO05S.
celui ou celle dont le nom seul fait battre le
cœur, et s'en tenir à la désolante jouissance de
quelques regards dérobés, auxquels nul regard ne
répond? Vous pensez quon peut assister froide-
ment au bonheur d"une rivale et s'abriter sous sa
fierté pour mourir, comme les pèlerins sous leurs
capuces?... Non, mille fois non! Et pour preuve,
tenez... voilà comment j"ai appris les projets de
mariage du vicomte, lisez.
Thérèse donna à labbé le billet qu'elle avait
soustrait à son amant. M. de Brionne s'approcha
d'une lanterne et lut à haute voix :
«Ne cherchez pas à savoir d'où vient ce papier,
ou plutôt interrogez votre cœur, et votre cœur
vous dira que le malheur rend ingénieux. Alfred,
voilà bientôt quatre ans que nous sommes étran-
gers l'un à l'autre ; étrangers 1 Et cependant
notre enfant me demande à chaque instant son
père ! Voilà quatre ans que nous ne nous aimons
plus, que l'amour sacré qui devait nous suivre au
tombeau s'est envolé pour faire place à de nou-
velles amours chez vous, à une désolation mor-
telle chez moi. Tant que vous avez joui de votre
indépendance en courant à vos plaisirs, mon âme,
indignée, mais fière, s'est nourrie de ma douleur.
Je n'ai déploré l'empire qu'a pris sur vous votre
maîtresse Thérèse, que })arcc que cette femme
indigne vous ruinait en même temps qu'elle vous
CHAPITRE VIII. 177
avilissait et étouffait en vous les germes du bien
et la voix du repentir. Toutes vos passions passa-
gères m'ont été presque indifférentes ; mais au-
jourd'hui je m'avoue vaincue et je m'abaisse à
vous prier. Les précautions que vous avez prises
pour rendre secret votre mariage n'ont pas arrêté
mon active surveillance. Je sais que vous devez
partir demain, cette nuit, peut-être, pour le châ-
teau de Vcrneuil , près d'Artenai ; je sais que
mademoiselle Marie de Vcrneuil vous y attend,
qu'elle vous aime , et qu'avant quarante-huit
heures vous serez son mari.
«! De grâce, Alfred, ne commettez pas cette
lâcheté, non pour moi, mais pour votre fils. Il est
impossible que vous aimiez mademoiselle de Vcr-
neuil, si rapide que soit l'inconstance de votre
cœur; vous connaissez à peine cette jeune fille,
dont la fortune seule peut vous séduire.
<i Dans ce cas, je suis riche, très-riche ; renon-
cez à cette union, et je vous assurerai la rente des
deux tiers de ma fortune ; le capital reposera sur
la tête de votre fils , et vous jouirez des revenus
comme bon vous semblera. Epargnez, pour Dieu !
épargnez à la malheureuse créature que vous avez
tant martyrisée déjà, le supplice odieux de vous
savoir une compagne qu'elle jalouse aujourd'hui,
qu'elle devra plaindre demain , et respecter tou-
jours!... !>
IX
— Cet écrit est sans signature, dit M. de
Brionne après avoir lu la lettre que Thérèse lui
avait donnée.
— Je connais la main qui l'a tracé, moi !... ré-
pondit Thérèse avec trouble. Mademoiselle de
Ravenstein avait une amie d'enfance qu'elle ché-
rissait.
— Cette amie d'enfance, interrompit l'abbé,
s'est rendue coupable du plus odieux des crimes;
je sais cette histoire, qui est la vôtre.
— Il ne vous reste donc plus rien à apprendre,
180 LES PÉCHÉS MIGXOPiS.
reprit Thérèse avec impétuosité, et vous ne pou-
vez douter de l'invincible puissance de l'amour,
instruit que vous êtes par ces deux histoires d'une
femme qui, délaissée, outragée, trahie, rampe
encore aux pieds de son mari parjure ; et d'une
jeune fdle qui, vierge, vertueuse, élevée dans la
crainte de Dieu et Ihonneur de ses pères, amie et
sœur dévouée, s'est tout à coup souillée du dou-
ble crime d'un amour adultère et de la plus noire
des perfidies !
— Mais, malheureuse, puisque vous connaissez
si bien Ihorrcur de vos péchés, votre âme appar-
tient encore à Dieu!... Il est temps...
— Mon âme est à l'homme que j'aime... il est
mon Dieu !
L'abbé tressaillit : cette impiété, proférée d'une
voix ferme et avec une impudence effrontée,
l'accabla... Il reprit après un court silence :
- — Puisque c'est à Satan que je parle, finissons :
par devoir et par charité, je recherche les plaies
de l'humanité pour les panser et les guérir ; chez
aucun malade je n'en ai trouvé d'aussi hideuses ,
d'aussi incurables que les vôtres, et je renonce à
vous sauver. Je viens donc au fait purement et
simplement : voùléz-vous empêcher le: mariage
du vicomte de Fontac?
— Si je le veux? Plutôt que de voir cette union,
sachez, et ceci est mon dernier mot, que je ten-
CHAPITRE IX. 181
terais toute extrémité. Je n"ai rien à perdre, moi,
car j"ai jeté mon bonnet par-dessus les moulins,
comme on dit; par conséquent, je ne reculerai
devant aucune honte, aucun scandale; et si, mal-
gré mes soins, les fiancés vont à l'autel, cette
faible femme que vous avez sous les yeux armera
ses mains dun poignard et tuera sa rivale aux
pieds du prêtre.
— Horreur!
— Foi de vicomtesse!... déclama Thérèse avec
une froideur effrayante et résolue.
— Vous vous vantez!...
— C'est possible... allez toujours.
— Eh bien ! j'ai autant d'intérêt que vous à la
rupture de ce mariage.
— Vous voulez rire...
— Je le jure sur l'Evangile.
— Concertons-nous alors.
— Je ne demande pas mieux... Vous allez re-
tourner à Paris.
■ — Et pourquoi, s'il vous plaît?
— Parce que votre présence est inutile, est
dangereuse à Verneuil ; il suffit que j'y sois seul.
— 31. Tabbé , je vous vois venir ; vous voulez
vous débarrasser de moi !
— Je vous ai fait un serment, c'est plus que ne
le permet la religion ; comptez sur moi pour tout
rompre. Je ne veux pas que ma douce Marie soit
LES PÉCHÉS MIGNONS. 1. 16
182 LES PÉCHÉS MIGNONS.
flétrie par votre contact, par votre vue... Je ne le
veux pas, je ne le veux pas...
— Et moi , je le veux ! Allez conter à dautres
vos balivernes. Je suis plus fière que tous les
jésuites ensemble.
M. de Brionne prit son portefeuille, écrivit au
crayon quelques lignes sur une feuille qu'il dé-
tacha , plia le papier, y mit une adresse, et se re-
tournant vers Thérèse :
— Voulez-vous, oui ou non, retourner à Paris?
— Non. Je vous trouve plaisant, et cependant
je me lasse.
— Mademoiselle , jai bien Thonneur de vous
saluer... Halte! cria Tabbé au postillon par la
portière.
La voiture s'arrêta , Faust sauta en bas de son
siège.
— Bon voyage, moucher, dit Thérèse en riant.
— Au revoir, ma sœur, au revoir... Faust,
ajouta l'abbé, qui était descendu de voiture et
s'était penché à loreille du jeune homme, faites
tourner bride, et reconduisez votre sœur à Paris,
à l'adresse que voici. Le contenu du billet vous
dira ce que vous aurez à faire.
— Oui, mon père.
— Adieu , et bon courage , ajouta l'abbé , qui ,
remontant dans le coupé de madame de Raven-
stein, commanda au postillon de repartir.
CHAPITRE IX. 185
Faust, après avoir échangé quelques mots avec
le postillon du landau , reprit sa place sur l'ar-
rière-siége, pendant que les chevaux de cette voi-
ture retournaient sur Paris.
Thérèse poussa des cris furieux, et comme elle
ouvrait une portière pour se précipiter sur la
route, son frère, qui avait prévu ce coup de tête,
se présenta brusquement, la repoussa, monta
dans le landau, et s'assit à ses côtés sans dire
un mot.
Thérèse , épouvantée , se rejeta dans son coin ,
et murmura ces mots :
— Vous ici , Faust !
Faust leva les yeux sur sa sœur, et, détournant
la tête, il demeura silencieux.
— Ah çà ! mais c'est une lanterne magique, dit
la courtisane.
Et, brisant deux vitres d'un coup de poing, elle
poussa des cris dalarmc et de détresse.
— Taisez-vous ! dit le jeune homme d'une voix
sèche et impérative.
— Allez au diable ! répondit Thérèse.
Et elle recommença son tapage.
Faust tira son mouchoir de sa poche , posa un
genou sur les genoux de sa sœur, ramena ses
bras en arrière et les attacha solidement, malgré
ses vigoureuses résistances ; puis , dénouant sa
cravate , il bâillonna cette femme , qui vomissait
184 LES PÉCHÉS MIGNOSS,
les plus violentes imprécations. Cette opération
terminée, Faust prit son couteau, l'ouvrit, et
ajouta ces mots à un geste terrible :
— Encore un cri, un mouvement, et je vous
tue d"un seul coup !
Thérèse demeura immobile, ses yeux brillaient
comme deux diamants. Faust baissa les stores. Le
silence de la nuit ne fut plus troublé que par le
roulement de la voiture, le galop des chevaux, et
la mauvaise humeur des postillons.
— Eh bien , mon père , dit madame de Raven-
stein aussitôt que 31. de Brionne se fut assis près
d'elle , que s'est-il donc passé ? Où avez-vous en-
voyé cette femme?
— En lieu sur, et sous bonne escorte ; elle ne
nous gênera pas, je vous le garantis... Quel
démon ! Certes vous naviez rien exagéré.
— Où allait-elle?
— AVerneuil, mettre obstacle au mariage du
vicomte; je vous demande un peu ce que serait
devenue ma pauvre 3Iarie entre ces deux mauvais
anges ! Je dois être seul au château , je dois seul
parler à la pauvre enfant; je dois lui éviter toute
rencontre qui serait pour elle outrageante et
cruelle...
— Vous m'exceptez sans doute, mon père? in-
terrompit vivement madame de Ravenstein.
— Dieu m'est témoin , ma sœur, que j'ai pour
CHAPITRE IX. 185
VOUS tout le respect du au malheur et à la vertu ,
mais nous allons nous séparer.
— Vous m'abandonnez...
— Je vous sers... Que feriez-vous au château?
Si M. de Fontac nous y rejoint, comme ce n'est
que trop probable, quelle contenance prcndrez-
vous vis-à-vis de lui? Pour mademoiselle de Ver-
neuil, que vous ne connaissez pas, seriez-vous
autre chose qu'un sujet de douleur et de regret?
Non, 1 ame de ma pauvre Marie ne doit pas éprou-
ver d'aussi rudes secousses ; elle est vierge , lais-
sons-lui toute sa virginité; je réfléchirai, dans
le trajet qui me reste à faire, aux moyens que je
dois employer pour la sauver du naufrage. Si
vous avez encore quelque chose à m'apprendre,
hâtez-vous; voici qu'il fait jour, et nous arrivons
au village où vous vous arrêterez.
— Tout ce que vous ferez sera bien fait , je
vous obéirai en aveugle ; mais comment Thérèse
a-t-elle appris que le vicomte devait se marier?
— Par vous-même, ma chère sœur.
— Par moi?
• — Eh! oui... n'avez-vous pas eu la faiblesse
d'écrire au vicomte, tout dernièrement?
— C'est vrai, murmura madame de Ravenstein
en rougissant, j"ai fait cette faute, cette nuit, chez
vous, pendant que vous soupiez avec M. de Fon-
tac. J'avais entendu, sans le vouloir, tout ce qui
16.
186 LES PÉCHÉS MIG^•o:^s.
s'était dit dans votre cabinet; j'ai eu un moment
de vertige, j'ai été folle, vraiment folle.
— Et comment a^cz-vous fait remettre ce
billet?
— Je l'ai fixé au fond du chapeau du vicomte
avec une épingle.
— Vraiment, sécria l'abbé, si toutes ces aven-
tures étaient écrites, on en ferait un gros roman. . .
Eh bien ! mon enfant, j'ai vu votre prose entre les
mains de Thérèse Keller... Je vous gronderai
plus tard pour cette prose, ajouta M. de Brionne
en souriant avec bonté, car je lai lue.
Madame de Ravenstein baissa la tète.
— Et comment m'a\ ez-vous connu , moi , er-
mite de la rue de Yaugirard?
— La sœur de ma femme de chambre est au
service de madame de Certènes...
— Et par elle , vous savez tout ce qui se passe
chez la baronne?
— Oui, mon père, à peu près tout.
— Très-bien, voilà un petit système de police
que je ne peux pas approuver, que je dois blâ-
mer...
— Le hasard a tout fait.
— A la bonne heure , mais le hasard ne vous
dit pas qu'il faille l'employer. Et que savez-vous
contre madame de Certènes, qui a la réputation
la plus honorable?
CHAPITRE IX. 187
— Je sais qu'elle est en adoration devant M. de
Fontac,
— Madame de Certènes! une femme mariée,
pieuse, charitable, qui est tout à ses devoirs...
vous la calomniez !
— Que Dieu vous prête vie , mon père, et vous
verrez !
— Mais elle a fait le mariage du vicomte au
moins autant que moi?
— Raison de plus.
— Comment! raison de plus?
— - Il y a des cœurs qui joignent la lâcheté à
tous les vices, mon père; la lâcheté et la bassesse
au libertinage.
— Seigneur! sécria M. de Brionne en joignant
les mains; est-ce donc vous si bon, si bienfaisant,
qu'on outrage ainsi?... Ayez pitié! ayez pitié!...
Et comment le jeune Faust est-il à ^otre ser-
vice?...
— Il est arrivé de lAlsace hier ; il cherchait
sa sœur.
— Dans quel but?
— Il n'a pas voulu me le dire.
— Encore un mystère ! . . . Et ne sait-il pas que
sa mère meurt de faim à Paris?
— Il ne m'en a pas parlé.
— Serait-ce encore un mauvais fils?
— Non... cet enfant a toutes les vertus de son
188 LES PÉCHÉS MIGKO>S.
père... Je ne lui reproche qu'une humeur un peu
sombre et farouche... Il est silencieux et discret
comme un Allemand, il m"a toujours beaucoup
aimée , et c'est mon homme d'affaires qui lui a
donné mon adresse.
— Nous voici arrivés à Artenai, ma chère sœur,
il est sept heures; nous allons nous arrêter à
rhôtel des Trois-Rois; vous y resterez, et je vous
prendrai à mon retour de Verneuil... c'est bien
entendu, n'est-ce pas?
— C'est entendu .
— Je continuerai avec votre voiture, après
avoir été dire une prière à l'église... Nous y
voilà... Halte, postillon!
— Bien le bonsoir, M. l'abbé, dit l'aubergiste
en se découvrant.
— Bonjour, M. Bénard... Eh bien! comment
vont les affaires? sommes-nous toujours bon cui-
sinier?
— Dame ! on fait de son mieux... Voulez-vous
prendre quelque chose ?
— Eh I... sans refus. Vite un bouillon... Mais
entendons-nous ; vous savez qu'il y a bouillon et
bouillon, mon cher homme... Faites donnera
madame votre plus bel appartement.
— Le plus beau est pris , mais madame sera à
merveille... Victoire, le numéro 6, du feu, des
bougies, allons, presto... Venez, M. l'abbé... Un
CHAPITRE IX. 181)
coup de feu à ce consommé, et vous m'en direz
des nouvelles... Dieu me pardonne! on croirait
que je vous sentais venir.
L'abbc , après avoir salué madame de Raven-
stein, passa au salon, savoura un bouillon de
prince, prit deux verres de vin de Bordeaux, et
se rendit à l'église du village.
M. de Brionne n'avait pas achevé son Credo
que des douleurs violentes assaillirent ses en-
trailles, et que des crampes d'estomac le firent
chanceler. Pâle et affaibli, il sortit de l'église en
tâtonnant les murs, et fut obligé de s'appuyer au
bras d'un ouvrier pour regagner la cour de l'hôtel,
où il tomba évanoui. Pendant que madame de
Ravenstein et les gens de la maison donnaient au
malade des soins empressés, un briska entrait
dans la cour. M. de Fontac en descendit, et de-
manda :
— Milady Stewart.
— • N" 0, milord , répondit l'aubergiste tout
bouleversé de l'accident survenu à M. de Brionne.
Le vicomte s'élança sur l'escalier et frappa
deux petits coups à la porte du n° 5.
La baronne de Cortcnes ouvrit, et, posant aus-
sitôt deux doigts charmants sur ses lèvres rosées,
elle commanda un absolu silence.
La porte fut fermée à double tour.
La baronne de Certènes avait près de vingt-
190 tES PÉCHÉS MIGNONS.
cinq ans ; son visage charmant était d'une angé-
lique douceur : elle paraissait toujours dans le
monde les yeux baissés , et sa timidité était gra-
cieuse sans aucune affectation. Sa toilette riche,
mais d'un goût exquis , ses manières naturelles ,
sa parole nonchalante et très-réservée, sa voix
d'un timbre pur et doux, en faisaient une jeune
femme élégante dont se paraient à Tenvi les salons
d'élite. La médisance n'avait jamais attaqué la
réputation de madame de Certènes ; c'est à peine
si quelques jeunes gens avaient osé hasarder près
d'elle quelques-unes de ces fadeurs qui, selon
l'accueil qu'on leur fait, tournent du compliment
à la déclaration , et de la pure galanterie à l'in-
trigue. Toutes les escarmouches livrées au cœur
de la baronne par ces hardis aventuriers trou-
vèrent un ennemi aussi brave que courtois, et
surtout inébranlable. Force fut aux bataillons
d'avouer leur délaite et d'implorer la paix. Après
quelques campagnes de ce genre , il demeura
prouvé, jnanifeste, avéré, que la baronne était
un roc de vertu. Les libertins s'en vengèrent en
disant que c'était une femme insensible; les fats
proclamèrent qu'elle avait peu d'esprit, et don-
nèrent pour preuve l'amour qu'elle affichait pour
son mari : peu à peu, ces propos rancuniers ces-
sèrent, et madame de Certènes fut l'une de ces
glorieuses femmes dont on ne parle guère, la
CHAPITRE IX. 191
renommée n'ayant pas de trompette pour le sexe
féminin.
Le baron était un homme de trente ans, riche,
vaniteux , inocccupé. Il avait pris du service
en 18'! 5, et s'était engagé dans les capitaines,
comme disaient les vieux soldats à cette époque,
pour se consoler, par un sarcasme , de la faveur
qui leur donnait pour chefs des cadets de famille.
M. de Certènes aimait trop ses plaisirs pour me-
ner la vie de garnison et s'assujettir aux devoirs
militaires; aussi donna-t-il bientôt sa démission
pour se marier et mener le train d'un grand sei-
gneur. D'un esprit superficiel , il n'entendait
qu'une chose à la vie, c'était le luxe. Ses chevaux,
ses voitures, ses meutes, sa maison étaient sur un
pied qui lui faisait le plus grand honneur. Intré-
pide cavalier , il n'enviait aucune gloire lorsqu'il
avait forcé un loup ou un sanglier ; et il s'endor-
mait sous les lauriers du chasseur, comme un gé-
néral sur des trophées. Fier, à juste titre, de l'a-
mour de sa femme, il se laissait aimer tout à son
aise, sans se donner le moindre souci pour mériter
les tendres soins qu'on lui rendait. Loyal à travers
les nombreux écarts de sa nature , il était d'une
aveugle confiance dans la vertu de sa compagne,
par la seule raison que cette vertu lui avait été ga-
rantie par un contrat en bonne forme et des ser-
ments publics. Dominé, du reste, par sa femme,
192 LES PÉCHÉS MIGNONS.
le baron, sans avoir avoué son infériorité , l'avait
cependant reconnue; et cet aveu, qu'il s'était fait
à lui-même, lavait décidé à ne pas tenter de vains
efforts pour briller dans ce lète-à-têtc de tous les
jours qu'on appelle le ménage. Dans le monde,
pendant que la baronne foulait aux pieds tous les
hommages, le baron jouait gros jeu à l'écarté.
Souvent la voix mélodieuse de madame de Cer-
tènes arrivait à l'oreille de son mari portée par
une note vibrante et suivie d'un murmure flat-
teur.
— Savez-vous quelle est la dame qui a ce gosier
de rossignol? demandait l'un des joueurs.
— Je crois que c'est ma femme, répondait le
baron, fort occupé de ses cartes.
Et le temps passait ainsi, entre la bouillotte qui
faisait fureur alors, la chasse à courre et une fidé-
lité conjugale à désespérer les exploiteurs du code
civil.
31. de Certènes fit la connaissance du vicomte
de Fontac aux eaux de Bade, et, par un de ces ha-
sards qui attendent toujours les prédestinés, le
vicomte et la baronne se rappelèrent que leurs
familles avaient été liées de grande amitié, et
qu'eux-mêmes, dans la première enfance, avaient
fait maintes parties de riant souvenir.
M. de Fontac était l'homme du baron. Ce que
nous avons dit de ces deux personnages laisse de-
CHAPITRE IX. 19'
viner qiren peu de temps ils devinrent intimes.
Quant à madame de Certènes , ce que nous pou-
vons garantir, c'est qu'elle lutta en désespéi'ée
avant de tomber sous le charme, Si^iivons le cours
des événements pour en apprendre davantage.
17
La chambre qu'occupait madame de Certènes à
l'hôtel des Trois-Rois était une grande pièce assez
bien meublée pour Artenai. Un tapis un peu fané
couvrait le cai'reau , une demi-douzaine de fau-
teuils et un lit à grand baldaquin faisaient de leur
mieux pour l'honneur de l'hôte, et un feu de Noël
flambait dans l'âtre d'une profonde et vaste che-
minée. Les deux fenêtres de cet appartement
donnaient sur la route, mais leurs contrevents
étaient fermés et leurs rideaux abattus. Une
lampe posée sur un guéridon, près de la chemi-
née, jetait dans la chambre une clarté molle et in-
décise. Madame de Certènes, comme toutes les
193 LES PÉCHÉS MIG^O^S.
femmes mélancoliques et rêveuses, avait horreur
des vives lumières, et ne se montrait chez elle que
dans des demi-jouvs. Elle portait une redingote
de voyage en velours f)ensée ; un jabot de malines
du plus grand prix s'échappait des plus hautes
boutonnières de ce vêtement sévère, et flottait
sur la poitrine de la baronne ; un collet en mar-
tre couvrait ses épaules ; ses manches plates et
serrées dessinaient des bras fermes et moulés ; ses
mains étaient nues, blanches et perdues dans de
larges poignets de dentelle bouffante; ses che-
A eux noirs étaient arrondis en larges bandeaux
sur le sommet des joues, et noups en tresses ma-
gnifiques retenues par un peigne d"or surmonté
dune couronne h créneaux. Ce costume demi-
négligé seyait à merveille à cette jeune femme en
faisant ressortir les avantages de sa taille qui, sans
être haute, était noble.
Du premier coup d"œil, M. de Fontac, en
homme expérimenté, comprit qu'il était seigneur
et maiti'e, et que son esclave était à ses pieds.
Madame de Certènes prit le vicomte parla main, le
fil asseoir sur une causeuse près du feu, et, res-
tant debout devant lui, elle lui dit à voix basse
et avec trouble :
— Ne me parlez qu'en étouffant vos paroles,
Alfred, nous sommes entourés d'ennemis.
— Des ennemis ici ! répondit M. de Fontac en
CHAPITRE X. 197
se levant et glissant une main dans les deux
mains tremblantes de la baronne, ici, où j'oublie
le monde entier!...
— Madame de Ravenstein est là... là, derrière
cette cloison.
— Encore celte femme? murmura-t-il; je ne
puis faire un pas sans la voir dans mon ombre...
— De grâce, parlez plus bas... Si Ion vous sait
ici, nous sommes perdus !
— Je ne tremble que pour vous, mon amie,
car que m'importe, après tout, l'extravagance de
madame de Ravenstein?
— Cest cependant pour vous que je crains
tout!... Votre bonheur est entre les mains de
cette femme.
— Mon bonheur ne peut venir que de vous, de
vous seule ! . . .
— Votre mariage. . .
— Hélas! pourquoi m'y faire penser?
— N'est-ce pas l'affaire qui vous occupe le plus,
et qui vous tient le plus au cœur?
— Non... ce qui m'occupe, ce qui me tient au
cœur, vous ne l'ignorez pas!...
— Nous sommes convenus de ne pas dire un
mot qui soit étranger à votre mariage, Alfred;
c'est à cette seule condition que j'ai consenti à ce
dernier téte-à-téte... aurais-je été imprudente en
me fiant à votre parole?
17.
198 LES PÉCHÉS MIGNOIVS.
— Non, calmez-vous, Clémence, je ne suis ici
que votre frère.
— Eh bien ! cher frère, interrompit vivement
la baronne en jetant un regard passionné au vi-
comte, et en lui faisant un sourire plein de co-
quetterie, écoutez-moi patiemment ; voici ce qui
se passe.
Madame de Certcnes s'assit sur le canapé, et
M. de Fontac se mit dans un fauteuil, à distance
respectueuse.
— J'étais ici depuis une heure, et je venais de
renvoyer ma femme de chambre, qui dormait
tout debout, lorsque, voulant secouer les pensées
sombres qui m'assaillaient, je m'approchai de
lune de ces fenêtres. Qu'allais-je chercher là,
mon ami? Vous, qui, pour mon malheur et mon
bonheur, occupez sans cesse ma pensée. Je m'ef-
frayais déjà de mon isolement, je me désespérais
à vous attendre ; ma pauvre imagination effarou-
chée tantôt vous accusait, tantôt vous croyait en
danger, et c'était souffrir horriblejuent de tous
côtés. Le fouet d'un postillon chassa tout à coup
mes folles terreurs ; j'entendis rouler une voiture,
et je vis cette voiture entrer au galop dans la
cour. Mon cœur battit violemment... Ah! Alfred,
ce cœur me disait d'avance combien notre der-
nière entrevue doit me laisser de chagrins, et
combien il m'a fallu de courage et... d'affection...
CHAPITRE X. 199
pour consentir à vous Taccorder. Je courus donc
à cette porte pour l'ouvrir et vous tendre la main ;
déjà mes doigts étaient posés sur la clef, lors-
qu'une voix bien connue résonna dans le corri-
dor, et me fit frissonner.
— La voix de M. l'abbé de Brionne...
— Précisément... Mais d'où savez-vous?...
— Je sais que labbé courait la poste devant
moi, en compagnie de madame de Ravenstein...
Antoine, mon valet de chambre, les a vus sortir
de Paris. Je croyais qu'ils allaient tous deux à
Verneuil...
— Comme vous dites cela froidement ! Et vous
n'êtes pas épouvanté de ce coup de foudre?
— Ne suis-je pas ici à l'abri de la foudre, mon
amie ? Que Tabbé et madame de Ravenstein s'en-
tendent pourfaire rompre mon mariage, je ne de-
mande pas mieux; je les aiderai, au besoin...
Pourquoi craindrais-je l'orage quand je suis au
port?... Ah! Clémence, si vous m'aimiez comme
je vous aime, vous béniriez ces officieux qui,
croyant me nuire, me font un pont d'or!
— Mais enfin, ce mariage, vous l'avez désiré?
— Lorsque je vous connaissais à peine.
— Vous y avez consenti, tout dernièrement
encore?
— Hélas ! pour vous obéir ; vous ne le savez
que trop !
20D LES PÉCHÉS MIGNONS.
La baronne baissa les yeux ; une rougeur su-
bite colora ses joues , elle garda un instant le si-
lence, mais ce silence ne fut pas perdu pour la
coquetterie, car madame de Certènes croisa ses
deux pieds Tun sur l'autre, et les posa sur un
chenet de manière à nen montrer que la courbe
élégante et voluptueuse.
— Nous voilà encore hors du traité, mon ami. . .
j'ai mis tous mes soins à votre mariage par désin-
téressement et par égoïsme.
— Quand vous faites de l'esprit avec moi, Clé-
mence, je suis perdu.
— Pourquoi donc?
— Parce que je suis toujours battu, et que vo-
tre cœur ne m'écoute plus.
— Rassurez-vous, c'est mon cœur seul qui est
avec vous en ce moment. Oui, jai hâté et décidé
votre mariage par générosité et par égoïsme.
Vous devez me comprendre et il y a de la cruauté
à m'en faire dire davantage. J'ai été généreuse en
ce que j'ai donné à mademoiselle de Verneuil le
seul trésor qui me fût cher ; j"ai été égoïste, car
ma générosité a sauvé mon honneur, en mettant
une barrière infranchissable entre vous et moi.
— Vous me permettrez de ne pas vous plain-
dre, Clémence, car j'ai seul perdu à ce beau et sa-
vant sacrifice. Si vous m'eussiez véritablement
aimé, jamais semblable calcul ne serait sorti de
CHAPITRE X. 201
votre tête... Je suis à votre merci... Qu'enten-
dites-vous dans ce corridor où parlait M. de
Brionne ?
— L'abbé s'adressait à madame de Ravenstein,
à laquelle il donnait le bras. Madame de Raven-
stein entra dans l'appartement qui touche au nô-
tre, et l'abbé lui dit à peu près ceci : u Reposez-
vous, soyez en paix, je repartirai dans une demi-
heure, et je viendrai vous prendre demain matin
au plus tard pour vous annoncer que tout est
rompu et vous ramener à Paris. »
— C'en est donc fait! interrompit M. de Fon-
tac, qui ne fut pas assez maître de lui pour étouf-
fer cette exclamation.
— Non, mon ami, non! répondit la baronne
en mordant le bord de ses lèvres ; le ciel vous pro-
tège ; tout va au gré de vos désirs. Madame de
Ravenstein n'était enfermée chez elle que depuis
un quart d'heure, lorsque j'entendis un grand
bruit dans la cour, Tescalier et le corridor. La
maison semblait troublée par un accident; on
courait dans tous les sens, et, parmi les mots
confus qui arrivèrent jusqu'à moi, j'entendis qu'on
avait besoin d'un médecin, et qu'on en était fort
pressé. Je mis l'oreille à ma serrure, et je ne tar-
dai pas à savoir que M. de Brionne s'était évanoui
en revenant de l'église, où il avait été dire ses
prières. Madame de Ravenstein, dont l'apparte-
202 LES PÉCHÉS MIGNONS.
ment était prêt, céda sa chambre à l'abbé, et,
comme cette cloison est fort mince, j"ai entendu
tout ce qui s'est dit là sur un ton un peu élevé. Le
docteur est venu; aux douleurs d'estomac, à la
chaleur des entrailles, aux crampes, aux convul-
sions et à la soif ardente qui torturaient le ma-
lade, il a reconnu les symptômes d'un empoison-
nement. Il paraît que le cher chanoine, que vous
sa^ ez aimable convi\ e, aura commis quelque im-
prudence. Bref, on lui a fait prendre de Téméti-
que, on Ta frictionné et on lui a ordonné le plus
grand calme. Selon les probabilités les plus favo-
rables, M. de Brionne ne se relèvera pas de cette
indisposition avant trois ou quatre jours... Tout
est donc pour le mieux... Vous êtes sauvé !
Pendant que la baronne parlait, M. de Fontac
se sentait renaître, ses doutes se dissipaient, et
un secret pressentiment a int lui prédire quil ne
tarderait pas à triompher des obstacles opposés à
son mariage. Libre de ses craintes, il n'en joua
que mieux son rôle auprès de madame de Certè-
nes, et ressaisit, en un instant, tous les avantages
que sa fausse position lui avait fait perdre.
— Écoutons, dit la baronne, je crois qu'on
parle chez nos voisins.
Le vicomte et madame de Certènes s'appro-
chèrent de la cloison opposée à la cheminée, et
entendirent distinctement ce qui suit :
CHAPITRE X. 203
— Ah ! madame, je suis au désespoir de tout le
tracas que je vous cause... mais je vous supplie
de m'abandonner aux soins des gens de cet hôtel ,
je les connais depuis longtemps, ils feront tout
ce qui dépendra deux pour me remettre sur
pied.
— Y pensez-vous, mon père ! Je ne vous quit-
terai que quand vous serez complètement réta-
bli... c'est mon devoir et mon plaisir.
— Mais je me sens beaucoup mieux , je vous
l'assure, et vous n'êtes pas faite pour être garde-
malade.
— Vous calomniez les sœurs de charité , mon
père... Allons, soyez docile aux prescriptions du
docteur : buvez et ne parlez pas.
— Il faut bien que nous parlions, cependant,
du sujet qui nous a conduits ici tous les deux :
rassurez-vous sur l'attaque dont j'ai été frappé ;
je connais mon mal mieux que tous les docteurs
du monde, et ce n'est malheureusement pas la
première fois que j'en suis victime. Puisque nous
sommes sur ce chapitre, ma chère sœur, qu'il
vous serve à jamais de leçon contre le péché.
— Que voulez-vous dire, mon père? Un saint
homme comme vous peut-il pécher?
— Hélas ! n'avons-nous pas tous quelque côté
faible par où le diable nous escalade? En vous fid-
sant jolie et femme du monde, vertueuse et
204 LES PÉCHÉS MIGNONS.
chaste, Dieu vous fit jalouse à Texcès; n'est-ce pas
là votre péché mignon ?
— Je le confesse, mon père?
— Eh bien! mon enfimt, moi qui suis voué
au célibat, et qui ne suis pas, d'ailleurs, un mé-
chant homme, jaime un peu trop mes repas
quotidiens; voilà par où je pèche d'habitude, et
par où je souffre à l'heure qu'il est !... Je ne suis
à peu près sûr de ma conscience qu'en carême...
La nuit dernière, en soupant avec M. de Fontac,
j'ai mangé avec appétit d'une bisque aux cham-
pignons, mets très-relevé que ma cuisinière pré-
pare à merveille ; ces malheureux champignons
n'auront pas tous été également bien choisis, et je
me serai empoisonné. Voilà la sixième fois que
cela m'arrive depuis dix ans.
— Vous devriez avoir les champignons en
horreur.
— Ah ! ma chère fille, ne disons pas de mal des
biens de la terre... Le champignon va de pair
avec la truffe : s'il était plus rare, on se ruinerait
pour en avoir...
— Il n'en est pas moins vrai que vous voilà
couché, frissonnant, et que peu s'en est fallu...
— De ma vie , interrompit Tabbé ; vous avez
mille fois raison ; cela prouve que je suis un grand
gourmand , et que les champignons font faire des
folies... deux choses que j'avouerai toute ma vie.
CHAPITRE X. SOS
J'ai la tête liorriblement lourde , et cependant la
fièvre tombe, je le sens. Toutefois , il me serait
impossible , je le crains , de me faire transporter
aujourd'hui à Verneuil.
— Je ne vous le permettrais pas.
■ — Je pourrais bien, au besoin, vous prier de
me remplacer dans la mission que j"ai à cœur de
remplir...
— Je me mets à vos ordres.
— Non , votre présence au château nécessite-
rait des explications que je veux et dois éviter...
Faites-moi donner de quoi écrire... ou plutôt,
écrivez sous ma dictée , car c'est à peine si je
pourrai signer... Y étes-vous?
- — Oui, mon père.
« Artenai, 19 décembre 1818, 9 heures du matin.
« Ma chère Marie, mon enfant, je me rendais
« auprès de vous, pour obéir à vos désirs et aux
« vœux de votre famille, lorsqu'une subite indis-
i< position m'a retenu à Artenai, c[uand je n'étais
» plus qu'à dix lieues de Verneuil. J'ai de graves
«1 conseils à vous donner, et de ces conseils doit
<i dépendre le bonheur de votre vie entière.
« Attendez-moi : retardez d'un jour ou deux
» votre mariage, afin que ma bénédiction des-
« cende sur votre tète avec celle du pasteur qui
« vous unira. J'espère être en état de me rendre
1. 18
206 LES PÉCHÉS MIGNONS.
«i demain au château. Adieu, et à bientôt, ma
*i bien chère enfant! Veuillez faire mes baise-
<i mains à tous les vôtres... i>
— Relisez, ma chère sœur, j'ai la tête tellement
prise que je peux vous avoir dicté quelque sot-
tise... Allons, c'est bien cela; donnez que je
signe... là!... Mettez l'adresse : » A mademoiselle
<c Marie de Verneuil, au château de Verneuil,
<i près et par Ménil. » Qui va vous porter cela?
— Si Faust était ici !
— Oui ; mais il est mieux où je l'ai envoyé, et on
ne peut être au four et au moulin... Veuillez son-
ner. Ah! ah! c'est vous, mon bon M. Bénard...
Eh bien ! voilà de la belle besogne, n'est-ce pas?
et vous avez dû croire que votre bouillon m'avait
donné la mortî... Point; il était excellent, ce
bouillon, excellent! excellent! Il s'agit mainte-
nant de me faire avoir un garçon bien dégourdi ;
j'ai une longue course très-pressée et très-impor-
tante à lui commander.
— Je ne peux vous enseigner personne de plus
intelligent que mon fils cadet, M. l'abbé ; c'est un
gaillard qui fait ses humanités au collège de Bri-
ves, qui est le pays de sa mère.
— Va pour votre fils cadet... je vais l'envoyer
à Verneuil ; et si je ne me trompe, il y a d'ici là
dix bonnes lieues de poste.
CHAPITRE X. 207
— A peu près, oui, M. l'abbé.
— Avez-vous un bidet à lui donner?
— ■ J'ai Fanchon qui est la jument du percep-
teur, qui est mon frère, et qui marche à la va-
peur.
— Va pour Fanchon.,, donnez donc cette
lettre à votre fils , dites-lui de monter la jument
du percepteur, et d'arriver le plus vite possible
au château de Verneuil ; vous lui reconnuanderez
de ne remettre son message qu'à mademoiselle de
Verneuil, et de ne s'en dessaisir sous aucun
prétexte.
— Soyez tranquille, ça va être fait.
— Et maintenant, ma chère sœur, dit l'abbé,
faites-moi l'amitié d'aller vous reposer un peu; je
sens que mes paupières deviennent lourdes; en-
core un petit sommeil , et je n'aurai plus que le
souvenir de ma syncope ; Dieu veuille qu'il me
profite et me corrige ! , , .
Le plus profond silence succéda à ces paroles
de M. de Brionne.
— Et maintenant qu'allez-vous faire? dit la
baronne au vicomte.
— Rien! répondit M. de Fontac en saisissant
la main de madame de Certènes, qui tressaillit.
— Comment? rien! mais il faut agir, au con-
traire, et sans perdre de temps.
— Et que me fait ce mariage? répondit le
208 LES PÉCHÉS MIGNONS.
vicomte, c'est trop lutter contre mes sentiments;
vous pouvez me repousser, me détester, mïnter-
dire votre présence, mais m'imposer une alliance
qui m'enlève tout espoir de toucher un jour votre
cœur, vous n'en aurez jamais le pouvoir.
— Pas d'enfantillage, Alfred, repartit la ba-
ronne en dissimulant mal une joie qui attestait
son triomphe , songez que vous êtes jeune , que
votre fortune est compromise, et que d'un trait
de plume vous allez vous replacer au rang dont
vous n'auriez pas du déchoir... Allons, trouvez
un moyen de parer le coup qui vous menace,
trouvez-le et bien vite, il le faut... il le faut !
En donnant cet ordre, la baronne devint pâle,
et sa pâleur la rendit plus belle.
— Vous le voulez, Clémence?
— Oui.
— Et quand j'aurai obéi, vous me mépriserez,
vous me dédaignerez?. . .
— Je vous en aimerai davantage, murmura
faiblement la baronne.
— Soyez donc obéie, dit le vicomte.
Et, se mettant à un secrétaire, il écrivit quel-
ques lignes à la hâte, plia , cacheta une lettre , et
sonna.
— Oue demande milord? dit une fille d'au-
berge.
Faites monter mon domestique.
CHAPITRE X. 209
Et lorsque Antoine fut devant lui, le vicomte
lui dit:
— 11 y a dix lieues à faire pour porter cette
lettre à son adresse; je compte sur votre célérité,
Antoine.
— Je les ferai aussi vite que possible, monsieur.
— Vous avez dû voir partir de cet hôtel un
jeune homme monté sur un assez mauAais
cheval?
— Sur une jument, il y a de cela dix minutes,
oui, monsieur.
— Dans trois quarts dhcurc , vous irez à la
poste, vous prendrez un bidet, et vous irez à
l'adresse de ce billet à franc étrier, vous remet-
trez ce message, et annoncerez ma prochaine
arrivée. Si l'on vous demande des nouvelles de
l'abbé de Brionne, vous direz que son indispo-
sition n'a rien eu dalarmant.
— Je comprends, monsieur.
— N'oubliez pas que je suis ici , mais ici seule-
ment, milord Stewart.
— C'est ce que j'ai déjà répété vingt fois, mon-
sieur.
— Très-bien. Il est huit heures, vous pouvez
être à Verneuil vers midi et être de retour ici à
trois heures. Je n'attendrai que vous pour repar-
tir... Allez. Et maintenant, dit le vicomte après
avoir refermé la porte à double tour, avez-vous
18.
210 LES PÉCHÉS MIGRONS.
autre chose à m'ordonner, Clémence?... Abusez
de votre esclave, pendant qu'il est à a os pieds.
— Oui , répondit la baronne en attirant le
vicomte vers la cheminée, oui, j'ai encore une
grâce à lui demander.
— Laquelle?
— Il faut qu'il ait pitié d'une pauvre vaincue, et
que, maître du champ de bataille, il l'abandonne.
— Je ne vous comprends pas, mon amie, dit le
vicomte en s'asseyant, et baisant le bout des
doigts de la jeune femme qui frémissait sous son
regard.
Il se fit un silence pendant lequel madame de
Certènes, se tournant à demi vers le foyer, sentit
un frisson courir dans ses veines.
— Clémence, murmura le vicomte avec une
émotion qui faisait trembler sa voix dont le tim-
bre, quoique étouffé, vibrait encore plein d'har-
monie, Clémence, je vous aime. Tous les moyens
que vous avez employés pour vaincre ou détour-
ner cet amour qui m'enivre n'ont fait qu'augmen-
ter et allumer mon ivresse... Je vous aime plus
que toute fortune et toute ambition ; mon avenir
n"est qu'à vous. . . C'est en vain que jeme suisefforcé
de combattre la passion que vous m'avez inspirée,
je puise dans vos regards de nouvelles forces
contre moi-même, et je repousse avec dédain tout
espoir qui ne va pas vers a ous.
CHAPITRE X. 211
— Taisez-vous! oh! de grâce, silence! mur-
mura la baronne en posant ses deux mains ve-
loutées sur la bouche de M. de Fontac qui dévora
ces mains d'ardents baisers.
— Me taire! oh! non, jamais! que je sois in-
fâme, que je sois méprisable, peu m'importe!
mon excuse est en vous! Clémence, vous seule
êtes mon bon ange, la femme que je chéris, la
compagne que Dieu ma promise... Ordonnez,
dites un seul mot, et je reste à vos genoux, et j'y
oublie tous ces projets de grandeur, de richesse
et de prospérité que vous avez formés pour moi,
en trompant les inspirations de votre propre cœur.
— Vous vous méprenez, Alfred, c'est dans vo-
tre intérêt, c'est pour vous sauver et me sau^ er,
que j'ai décidé et mené à bout ce mariage.
— Eh bien ! ce mariage ne se fera pas , car il
est indigne de moi, indigne de vous, indigne de
nous... Désormais nous sommes enchaînés lun à
l'autre, et notre chaîne est une chaîne de fleurs.
— Ah! malheureux, s'écria la baronne à demi-
voix et en échappant à l'étreinte du ^icomte, ma
raison s'égare... vous me perdez... mes devoirs,
mon mari... mon nom, ma famille !
— Et que sont toutes ces misères? interrompit
M. de Fontac en faisant un pas vers la baronne;
serez-vous plus honorée parce que vous serez con-
damnée à nourrir une passion qui dévastera votre
212 LES PÉCHÉS MIGIVO^S.
vie, en ne vous apportant que jalousie et désespoir?
Si cette passion est protégée par ma discrétion,
mon dévouement, si notre amour est un mystère
pour tous , si notre bonlieur est ronsaci'é par le
plus respectueux silence, ne serez-vous pas tou-
jours irréprochable aux yeux du monde?
— 3Iais devant Dieu... devant Dieu!
— Dieu, qui nous a fait marcher Tun vers l'au-
tre, avait ses desseins ; il nous réservait, dès l'en-
fance, rheure damour qui vient de sonner.
— Oh ! vous blasphémez I . . .
— Clémence ! ma tcte est en feu, mon cœur ne
se contient plus, je vous aime et vous m'aimez !...
— Non... je ne vous aime plus... Par pitié, de
grâce... retirez-vous... Alfred, partez... Votre
présence ici nous déshonore tous les deux.
La baronne se jeta aux pieds de M. de Fontac,
embrassa ses genoux et le regarda d'un air sup-
pliant à travers les grosses larmes qui roulaient
dans ses cils.
— Vous ne m'aimez plus!... il est trop tard
pour le dire... Je ne crois pas à cet aveu, répon-
dit le vicomte ; ce que je vois, c'est que votre âme
est dévorée par la même passion dont souffre la
mienne. Vous nvaimez plus que je ne vous aime;
en me donnant ce rendez-vous, un secret pres-
sentiment vous disait que vous y oublieriez tous
ces devoirs et cette vertu dont les femmes délais-
CHAPITRE \. 213
sëes font seules étalage... Je suis prêt à vous don-
ner des preuves de dévouement, moi . . . Serez-vous
ingrate en ne vous dévouant pas à votre tour?
En amour, heureux l'amant qui a le pouvoir de
faire des sacrifices ! et je vais vous montrer de
quels sacrifices je suis capable.
Disant cela, M. de Fontac avança la main vers
un cordon de sonnette qui pendait contre la che-
minée, mais sa main tâtonna le mur avant de
saisir ce qu'elle semblait chercher; madame de
Certènes se précipita sur le bras du vicomte, et
dit d'une voix étouffée :
— Qu'allez-vous faire? grand Dieu!
— Révéler ma présence dans cet hôtel, me
nommer sous mon véritable nom, faire une visite
à 31. de Brionne, et repartir pour Paris où la
ruine et la misère m'attendent.
— Malheureux ! s'écria faiblement la baronne.
Et se jetant au cou du vicomte, elle le serra
convulsivement sur son sein, puis retomba sur
ses genoux. Entraîné dans cette chute, M. de
Fontac laissa tomber son mouchoir sur le verre
de la lampe... la lampe s'éteignit et le mouchoir
prit feu.
Un seul coin de ce mouchoir ne fut pas con-
sumé , dans ce coin étaient brodées les deux
initiales R. F., surmontées d'une couronne de
vicomte.
XI
Le château de Verneuil, inhabité depuis la
mort de la marquise douairière de Verneuil, c'est-
à-dire depuis douze ans, s'est rajeuni pour rece-
voir la riche héritière d'une des plus anciennes
familles de l'Orléanais. Un architecte habile a tout
remué de fond en comble pour rendre ce séjour
aussi élégant que somptueux : les appartements,
les jardins, le parc, ont subi les caprices de l'art
moderne, et ont vu tomber leurs vieilles tapisse-
ries , leurs murs épais , leurs herbes sauvages et
leurs épines, sous les mains laborieuses d'une
bande d'ouvriers. Le manoir a changé ses ori-
peaux contre une toilette fraîche et étincelante :
2!G LES PÉCHÉS MIGNONS.
le mouvement et la vie ont chassé les souvenirs
lugubres de la mort et du deuil.
Dans un salon d'hiver orné de portraits de
famille, et dont les fenêtres s'ouArent sur une
grande allée de tilleuls, où quelques pauvres
oiseaux vont chercher un pâle rajon de soleil,
deux vieillards au visage sérieux et à la mise
austère réchauffent à un feu ardent leurs corps
glacés par 1 âge bien plus que par la rigueur de
la saison.
L'un de ces vieillards se nomme le clievalier de
Péruse, l'autre mademoiselle de Péruse. Dans un
large cadre fixé à la cloison, à côté de la superbe
glace de Venise qui décoi'e la cheminée, sont
enchâssés vingt médaillons représentant des per-
sonnages de la finiiille de Verneuil. Parmi ces
portraits on trouve , aux branches collatérales ,
ceux des deux vieillards dont nous nous occu-
pons. Leurs costumes remontent aux premières
années du règne de Louis XVL M. de Péruse est
revêtu de Tordre des chevaliers de Malte, made-
moiselle de Péruse est en habits de cour et d'ap-
parat. Les deux visages, reproduits avec talent et
un rare bonheur, sont d'une ressemblance frap-
pante. Il est impossible de ne pas reconnaître,
soit en regardant la peinture, soit en regardant
les modèles, que ces deux personnages sont frère
et sœur.
CHAPITRE XI. 217
— Voilà une belle matinée, dit le chevalier en
levant ses yeux affaiblis sur les vitres qu'éclairait
la vive lumière du jour.
— Fasse le ciel que la soirée lui réponde, mon
frère !
— Vous revenez sans cesse aux banalités de
notre jeune temps, ma chère Louise; autrefois il
était reçu de comparer les pompes du ciel aux
joies de l'homme, et les tempêtes aux orages du
cœur; aujourd'hui ces spirituels rapprochements
ne sont guère de mise, et on ne parle plus de la
pluie et du beau temps pour en tirer des maximes
et des horoscopes.
— Que voulez-vous? Je vieillis et ne rajeunis
pas! ^
— A la bonne heure, mais, en vieillissant, ne
voyez pas tout en noir et toujours ! ... A ce compte-
là, vous deviendriez bientôt aveugle.
— Que ne suis-je née aveugle !
— Encore!... peste! ma sœur, vous donnez
raison au bonhomme la Fontaine, car votre his-
toire ressemble fort à celle de son renard.
— Croyez-moi, mon frère, ne raillez pas...
songez que Dieu nous a donné beaucoup de temps
pour l'implorer et mériter son pardon !
— Je suis parfaitement de votre avis ; certes je
ne pourrais, sans être ingrat, me plaindre de l'in-
dulgence divine ; voici que je touche à ma soixante
LES PÉCHÉS MIGNONS. 1. 19
218 LES PÉCHÉS ÎIIGIVONS.
et dix-neuvième année, et que, si je sais compter,
vous êtes un peu plus qu'octogénaire. Dans ces
longues années, j'ai recueilli peu de souvenirs né-
fastes, j'ai toujoursjouidune belle fortune et d"une
magnifique santé... J'ai eu un heureux temps de
folies, et, au moment de quitter ce monde, je vais
réaliser mon vœu le plus cher... c'est là une vie
de paradis.
— Ne craignez-vous point que ce paradis dici-
bas ne vous fasse refuser l'entrée de l'autre?...
— Eh! ma mie... comme vous en parlez à vo-
tre aise! M'est avis que nous ferons voyage de
compagnie, quels que soient nos destins, car vous
fûtes ce que j'ai été, vous êtes ce que je suis, et
en toute conscience vous serez ce que je serai.
— Au moins, moi, ai-je le repentir.
— Ouais! je vous en offre autant... Mais, sans
chercher midi à quatorze heures, veuillez me
dire quelle pensée vous occupe dans ce moment.
— Dans ce moment?
— Oui.
— Le remords...
— Bon ! . . . mais à quelle réflexion vous amène
ce remords , ou plutôt à quel être vous rattache-
t-il?
— Hélas ! à Marie !
— Très-bien, à votre arrière-petite-fille...
— Silence! de grâce, mon frère... oh! tai-
CHAPITRE \l. 219
sez-vous, interrompit mademoiselle de Péruse.
— Eh bien! voulez-vous savoir à qui je pense,
moi?
— Je le devine, dit encore mademoiselle de
Péruse en tournant la tète de tous côtés avec in-
quiétude.
— Je pense à mon petit-fils , à Alfred , à ce
jeune et charmant cavalier que nous attendons...
Dieu sait ce que cette pensée renferme de remords
et de repentir ! Vous voyez bien que nous n'avons
rien à reprocher, rien à envier lun à l'autre.
— Pour nos péchés, hélas !
— Toute jérémiade devient oiseuse et vaine,
ma sœur, et nous avions pour maxime, quand j'a-
vais vingt ans, de boire le vin lorsqu'il était tiré;
donnez-vousla peine de raisonner, et vousavouerez
que nous serions insensés de nous apitoyer sur
le passé. Songeons au présent, notre avenir est si
court !
— Au moins le mien ; il me semble que ma der-
nière heure va sonner !
— Bon ! vous voilà revenue aux idées sombres !
Dieu me pardonne, je vous tiens pour la femme
la plus difficile à contenter qui soit au monde. Il
y a soixante ans , c'était charmant de votre part ;
il y a cinquante ans, c'était merveille; quand vous
n'aviez que la quarantaine, cela pouvait valoir
quelque chose; mais depuis 4780, ma mie, c'est
220 LES PÉCHÉS MIGNONS.
de rentèlement, car nous sommes bel et bien
en 4818.
— En quoi me trouvez-vous difficile, mon
frère? Ne suis-je pas docile à vos quatre volontés?
— Oui et non... Oui, car vous êtes bonne
sœur et brave aïeule après tout... Non, parce que
vous mettez un malin plaisir à me faire, du soir
au matin, de nouvelles éditions du thème sempi-
ternel de notre curé sur la mort, l'enfer, le pur-
gatoire et le paradis! le cher homme, et vous ne
sortez pas de là; ce sont les points cardinaux de
votre éternité... Comme je vous le disais, son-
geons au plus pressé, et réglons avec cette vie
avant de passer dans l'autre.
— Ne sommes-nous pas d'accord en tout et
pour tout?... Pourquoi traitez-vous si légèrement
les choses sacrées? Vous me faites peur !
— Hâtons-nous, Marie va probablement des-
cendre, et il ne faut pas qu'elle assiste à notre
conseil. Il est bien entendu que nous unissons
nos jeunes gens sous le régime de la communauté,
et que vous instituez Marie votre légataire uni-
verselle.
— Il va sans dire que Marie aura toi^te ma for-
tune, puisqu'elle est ma petite...
■ — Votre petite-nièce ; pourquoi diable cher-
chez-vous les mots si longtemps? Le marquis de
Verneuil netait-il pas votre neveu... au su de
CHAPITRE XI. 2il
tout le monde?... Le secret n'est connu que de
vous et de moi, et nous l'emporterons bientôt
dans nos tombes.
— Chevalier, au nom du bon Dieu, ne dites
plus un mot de cette histoire...
— Donc, reprit M. de Péruse, votre petite-nièce
étant votre plus proche parente, vous pourriez
vous dispenser de mettre la main à la plume pour
faire un testament; néanmoins, je vous serai très-
reconnaissant de faire abandon de tous vos biens
à cette chère enfant, dès la signature du contrat.
— Pensez-vous que je veuille faire tort à Marie
d'une obole?
— On ne sait pas ce qui peut arriver... Vous
êtes devenue bien dévote depuis cinq ou six ans,
et, ma foi... vous comprenez? les vieux pécheurs
ont une foule de bonnes œuvres dans la tête et
dans la bourse; M. le curé vous a prouvé que lé-
glise de la commune menace ruine, et je vous sais
si généreuse, qu'au lieu d'une église, je crains de
vous voir employer votre fortune à la construc-
tion d'une basilique, ce qui serait très-avantageux
pour la paroisse, mais ruineux pour nos enfants...
— Et quand je donnerais tout ce que je pos-
sède aux pauvres, ces jeunes gens ne seraient-ils
pas assez riches par eux-mêmes?
— Oh! oh! voici que vous y venez!... En ren-
dant nos comptes de tutelle, vous avez dû appren-
19
222 LES PÉCHÉS MIGJfONS.
dre que Marie est maîtresse d'une fortune de
quinze à seize cent mille francs. Certes, c'est là un
beau gâteau, et, en y joignant ce que vous avez,
le charmant ménage pourra ne pas mourir de
faim; car vous êtes millionnaire, vous, ma chère
sœur.
— Et comptez-vous pour rien votre patri-
moine?
— Hélas ! vous ravivez mes douleurs par cette
question. Vous nignorez pas que les révolutions
et les gens d'affaires m'ont mis fort bas. J'ai peu
de chose; mais, comme vous, je donnerai tout.
— Mais le vicomte est puissamment riche, en
dépit de sa dissipation.
— Je crains fort que ce pauvre enfant n'ait
éprouvé de grandes pertes...
— Je vous comprends ! vous avez compté sur
Marie et sur moi pour relever votre... ^otre pro-
tégé; vous m'avez caché la conduite plus que lé-
gère de M. de Fontac, et madame de Certènes,
votre autre enftint gâté , vous a parfaitement se-
condé ainsi que son notaire dans cette entreprise.
J'ai bien voulu passer sur ce que vous appelez des
folies de jeunesse, et j'ai consenti à une union
dont je prie le ciel d'avoir pitié , mais ne tentez
pas d'obtenir de nouveaux avantages. Toute ma
fortune sera assurée par acte, dès aujourd'hui, à
ma nièce; mais quant au mariage, il ne se fera
CHAPITRE XI. 223
qu'en réservant à chacun des deux époux le libre
arbitre de sa propre fortune.
— Quoi ! vous manquez à votre parole?
— Non; si j'y manquais, je romprais à l'instant
même l'œuvre capitale.
— A votre aise... Je saurai ce qui me restera à
faire... Rompez, ma chère sœur, rompez... Vous
oubliez vraiment l'A B C du cœur humain. Marie
aime Alfred, elle l'aime passionnément; M. Tabbé
de Brionne, qui est un saint homme aux yeux de
tous et aux vôtres particuhèrement, vous a lui-
même donné le conseil de hâter ce mariage, pour
mettre le comble au bonheur de votre nièce...
Essayez de détruire ce qui est fait, et vous verrez
où peuvent conduire votre sensiblerie et votre ri-
gorisme; le vicomte se chargera mieux que per-
sonne de rendre sa femme heureuse ; il a pour lui
l'existence d'une vie un peu reprochable; mais à
quelques traits, fort pardonnables selon moi, il
allie l'honneur et la délicatesse d'un bon gentil-
homme qu'il est. Avez-vous la prétention de don-
ner à votre nièce un mari sans défauts , par ha-
sard?... 3Ia chère, c'est difficile, attendu que la
rehgion défend aux abbés les chaînes conju-
gales...
— Assez, mon frère, assez... Je connais le
cœur de mademoiselle de Verneuil , ce cœur est
celui d'un ange; il est pur et sans reproches,
224 LES PÉCHÉS MtGNOIVS.
noble et généreux ; puisque le vicomte s'est fait
aimer, qu"il se rende digne de l'amour de sa
femme en lui rendant tendresse pour tendresse,
honneur pour honneur; dès lors, il jouira en
maître de la fortune de Marie qui sera trop heu-
reuse de partager avec lui ; mais jentends et je
veux que ma nièce ne soit pas exposée à finir sur
la paille une vie qu'elle passera probablement dans
les larmes...
— Vous l'entendez et le voulez ! interrompit le
chevalier avec fougue.
— Oui, mon frère. Tout ce que je puis faire
pour votre petit-fils... pour le vicomte, c'est de
lui reconnaître, moi, ma rente viagère de dix
mille francs.
— Belle aumône !
— Avec cette aumône , un homme honnête et
intelligent devient riche... Brisons là.
— Je vous écoute et crois rêver... Louise,
est-ce bien vous qui parlez ainsi en petite reine?...
Ah çà ! mais. Dieu me pardonne ! vous me croyez
sans doute en enfance ! Savcz-vous que j'ai la mé-
moire encore fraîche, et que ma langue n'est
point paralysée?... Si vous faites la moindre des
choses que vous m'avez dites, je parlerai à mon
tour.
— Et quand vous parleriez , qu'aurais-jc à
craindre ?
CHAPITRE XI. 225
— Votre histoire et la mienne..., dit le cheva-
lier dune voix sourde.
— Dieu la connaît ! les hommes peuvent l'ap-
prendre, repondit mademoiselle de Péruse en le-
vant les yeux au ciel.
Puis, essayant de quitter son fauteuil , elle
chancela et s'accouda sur le marbre de la chemi-
née. Le chevalier ouvrit la bouche pour répondre ;
mais la porte du salon tourna sur ses gonds do-
rés, et mademoiselle de Péruse murmura lente-
ment ces mots :
— Parlez si vous Tosez !
— Je suis battu, pensa le vieux gentilhomme,
il vaut mieux faire la guerre aux Turcs qu'aux
femmes.
— Bonjour, ma tante ! bonjour, cher oncle ! dit
Marie de Verneuil en s'avançant pour baiser au
front ses grands parents; comment avez-vous
passé la nuit?
— Bien, mon enfant, et toi? répondit le cheva-
lier.
— J'ai beaucoup prié , un peu pleuré , mal
dormi ; cependant je me trouve très-bien... Ai-je
mauvais visage, chère tante?
— Tu es charmante, ma fillette, toujours char-
mante.
— ■ Vous me gâtez... M. de Brionne vous a dé-
fendu de me faire des compliments.
226 LES PÉCHÉS MIG?iO>S.
— Nous nous occupions de toi, belle petite, re-
prit M. de Péruse , et nous disions, entre autres
choses, que ton dernier jour de jeune fdle était
magnifique, au ciel comme dans ton cœur.
— Et vous aviez raison... Quel bonheur pour
moi d'être bénie par vos mains, et de recevoir les
sages conseils de vos vertus ! . . . Ah ! si ma pauvre
mère était parmi nous !
— Je ferai de mon mieux pour la remplacer,
mon enfant.
— Navez-vous pas été ma seconde mère jus-
qu'à ce jour, ma bonne tante?... Mais ne nous
livrons pas à de tristes pensées, parlons de mon
bonheur!... Avez-vous reçu des nouvelles de
31. de Fontac?
— Aucune depuis hier; madame de Certènes
nous Ta annoncé pour cette après-midi , et tout
est prêt... Ce soir, tu seras la vicomtesse châte-
laine de ce domaine et adorée de tes heureux vas-
saux.
— Ah ! voici M. le curé, dit Marie en courant
vers la porte. Que nous annoncez-vous , mon
père?
— Qu'un cavalier arrive ventre à terre par la
grande allée, mademoiselle... Hein! voilà qui
nous fait battre le cœur... J'amène le notaire,
M. le chevalier, autre nouvelle qui ne fera de
peine à personne.
CHAPITRE XI. 227
Mademoiselle de Verneuil avait déjà soulevé
les rideaux de mousseline d'une croisée ; elle
s'écria :
— Mon Dieu ! comme ce cavalier va vite ! il va
tourner le parc... Je tremble comme une feuille...
Qu'allons-nous apprendre?
Marie de Verneuil, dont nous ne connaissons
encore que la virginale candeur, avait dix-huit
ans, et était en beauté ce quavait dû être made-
moiselle de Péruse au temps de sa fraîche et écla-
tante jeunesse. Son visage noble, doux et bon,
révélait une àmc énergique et fière ; ses grands
yeux noirs exprimaient la sérénité, l'innocence,
et une majesté de reine; l'accent de sa voix, la
pureté de son front, la distinction de toute sa
personne commandaient le respect tout en sédui-
sant par leur grâce. C'était l'un de ces êtres pré-
cieusement doués qui dominent en se faisant
aimer. Les deux traits saillants qui caractérisaient
mademoiselle de Verneuil étaient une douceur
mélancolique et touchante, alliée à une dignité
naturelle qui , loin de blesser les petites suscep-
tibilités, était attractive.
Mademoiselle de Verneuil n'était pas jolie, elle
était belle; et l'on retrouvait en elle tous ces si-
gnes des races privilégiées qui ont ti'aversé plu-
sieurs siècles dans les aristocratiques loisirs de l'o-
pulence et du commandement.
228 LES PÉCHÉS MIGNOINS.
Le cavalier que la fiancée du vicomte attendait
impatiemment entra dans la cour d'honneur et
mit pied à terre au bas du perron ; Marie, penchée
sur la balustrade, lui demanda :
— D'où venez-A ous?
— DArtenai, répondit le fils de M. Bénard en
jetant la bride au cou de son cheval trempé de
sueur; puis-je parler à mademoiselle de Ver-
neuil?
- — Cx'st moi-même.
— En ce cas, mademoiselle, veuillez lire cette
lettre; elle ne devait être remise qu'entre vos
mains.
Marie prit la lettre en tremblant.
— Qui vous a chargé de cette commission?
— Je crois que c'est M. l'abbé de Brionne.
— Ah! mon Dieu! s'écria la jeune fille.
Et faisant sauter le cachet, elle lut précipitam-
ment le billet de l'abbé et rentra au salon le vi-
sage tout bouleversé, pour annoncer les fâcheuses
nouvelles qu'elle venait d'apprendre.
— Au moment de nous combler de ses grâces,
le ciel nous met encore à l'épreuve, dit le curé en
souriant; voilà, certes, deux grands jours qui
vous attendent, mademoiselle Marie.
— Je ne pense qu'à l'accident survenu à 31. de
Brionne, répondit la jeune fille; je crains qu'il ne
soit grave.
CHAPiTHE xr. 229
— L'abbé aura pris quelque lourde indiges-
tion, grommela le chevalier de façon à n'être en-
tendu que de sa sœur; il est si gourmand ! Voilà
une singulière manie, retarder une noce pour
une colique !
— Je croyais M. de Brionne à Tabri de vos
sarcasmes, repartit mademoiselle de Péruse.
— Jenrage, ma soeur.
Et, se levant, il quitta le salon.
— Mon oncle est trop bon , dit mademoiselle
de Verneuil en baisant les mains de sa tante, il
prend à cœur mes petits ennuis, et me croit
beaucoup moins courageuse que je ne le suis par
le fait. Vous verrez si je boude pendant ces deux
vilains jours. D'abord, je suis prête à faire votre
grabuge... là... attendez que je place la table
plus près de vous, et près du feu... coupez, chère
tante... Voilà de belles cartes, j"espère... Qu'en
dites-vous?
Mademoiselle de Péruse baissa la tête pour
cacher deux larmes qui s'amassaient sous ses
paupières, et, fouillant dans sa tabatière pour se
donner du courage, elle s'appliqua de son mieux
à sa partie.
Le curé avait pris un livre, et, plongé dans sa
lecture, il accordait rarement un coup d'œil aux
joueurs. Il n'y avait pas une heure que le courrier
de M. de Brionne était arrivé, lorsque le cheva-
1. 20
230 LES PÉCHÉS MIGNONS.
lier de Péruse entra vivement dans le salon de
compagnie.
— Ma foi, dit-il, nous sommes en journée d'es-
tafettes, et l'on nous prendrait volontiers pour
des agents politiques.
— Pourquoi cela, cher oncle? demanda Marie
sans se détourner.
— Parce que le messager de M. de Brionne en
avait un en croupe... Écoutez.
On entendit, en effet, le galop précipité d'un
cheval, et presque aussitôt un valet de pied vint
présenter au chevalier un plat d'argent dans le-
quel était une lettre.
— Ah! cette fois, c'est pour moi, dit M. de Pé-
ruse. Il me semble que je connais cette écriture.
— Mon Dieu ! lisez vite, cher oncle, je suis sur
des charbons ardents.
— M'y voilà, ma fdle, m'y voilà... Où ai-je
donc fourré mon lorgnon?... Jy suis..^ Hum!...
vicomte de Fontac... Eh! eh! cela te fait sou-
rire?
Mademoiselle de Péruse fronça le sourcil; le
curé et Marie prêtèrent l'oreille avec soin. M. de
Péruse lut à haute voix :
« Monsieur le chevalier,
«i Je me hâte de vous envoyer des nouvelles de
CHAPITRE xr. 231
votre vénérable ami l'abbé de Brionne. L'indispo-
sition dont il a souffert n'aura aucune suite fâ-
cheuse; je suis près de lui à l'hôtel desTrois-Rois,
à dix lieues de Verneuil. Nous avons passé la soi-
rée et même une partie de la nuit dernière en-
semble. Je pourrais me dispenser de vous dire
quel a été le sujet constant de notre douce conver-
sation, si je ne craignais le juste ressentiment de
mon adorée fiancée. M. de Brionne m'a recom-
mandé de partir sans retard ; il est résolu à ne pas
assister à la cérémonie qui va combler mes vœux
et mon ambition. Désirant plaire à mademoiselle
de Verneuil avant toute chose, j'ai plaidé en sa fa-
veur pour décider M. l'abbé de Brionne à ne pas
lui faire faute dans ce grand , dans ce beau jour.
J'ai échoué... mon échec a fait ma joie.
» Je pense que madame la baronne de Cer-
tènes arrivera avant moi ; elle a dû quitter Paris
dans la nuit. J'arriverai à Verneuilvers cinq heures
de l'après-midi, et si une messe de nuit ne fait
pas peur à ma belle fiancée, je remercierai Dieu,
à deux genoux , de ce qu'il m'aura fait la plus
heureuse de ses créatures.
»i Je vous prie de mettre aux pieds de made-
moiselle de Péruse mes respectueux hommages
et de me faire pardonner par mademoiselle Marie,
si l'impatience que je témoigne lui fait craindre
d'être trop aimée.
232 LES PÉCHÉS MIGjrOîVS.
«( Daignez agréer, M. le chevalier, l'expres-
sion bien vraie de mon attachement aussi respec-
tueux que reconnaissant.
<i Votre très-humble serviteur,
«1 Vicomte de Fo.ntac.
" Ai'tenai, 19 décembre 1818, 9 heures du matin.
« P. S. M. de Brionne vous a écrit, il y a une
heure environ, pour vous engager à retarder d'un
jour ou deux notre union. Ce que j"ai l'honneur
de vous mander , étant postérieur à cette lettre,
doit vous faire abandonner les nouveaux projets
que vous aviez formés, et remettre toutes choses
dans le même état. C'est dans l'intention de vous
éviter l'ennui de contremander la cérémonie, que
je vous expédie mon valet de chambre à franc
étrier. "
— Voilà qui est parler et agir en amoureux,
s'écria le chevalier transporté de joie. Pardieu!
ceci m'enlève soixante vilaines années... J'ai été
bien inspire en n'écrivant pas a nos amis... Ma
sœur, préparez votre chapelet; M. le curé, re-
passez votre sermon; et toi, mon enfant, va te
faire belle, fais-toi bien belle, c'est chose facile...
— N'aJlcz-vous pas un peu vite, mon frère? dit
d'un ton soumis mademoiselle de Péruse , et
M. de Brionne ne scra-t-il pas mécontent de l'em-
CHAPITHE XI. 2Ô3
pressement que nous mettons à nous passer de
lui?
Le chevalier jeta un regard sévère à sa sœur et
répondit en souriant :
— Nous nous faisons vieux, ma bonne amie, et
j'ai une affreuse peur des lendemains en général ;
Marie tient trop à recevoir ma bénédiction pour
m'exposer à ne pas la lui donner...
— Ah! cher oncle, interrompit mademoiselle
de Verneuil, pourquoi nourrir de pareilles pen-
sées?... Vous n'êtes cependant pas méchant...
— Demande à M. le curé, ma toute belle, si je
n'ai pas un pied dans la tombe , c'est son expres-
sion favorite.
— Lorsque vous tardez trop à a enir me voir,
M. le chevalier, se hcàta d'ajouter l'excellent pas-
teur, mais aujourd'hui je vous prédis que vous
irez à la centaine.
— J'y consens; mais, alors, le bonheur de ces
enfants sera mon élixir de longue vie. On vient
de sonner pour le déjeuner; allons nous mettre à
table... Donne-moi le bras, petite Marie.
Après le déjeuner, le notaire arriva, et pendant
que le curé s'occupait d'embellir la chapelle et
que Marie se livrait à ses femmes pour suivre les
instructions de son oncle, M. de Péruse, sa sœur,
et le notaire , tinrent conseil pour mettre la der-
nière main au contrat.
20.
XII
Le cabinet du chevalier resta longtemps fermé;
les domestiques entendirent quelques éclats de
voix qui troublèrent le calme habituel du châ-
teau, et reconnurent le ton impérieux de M. de
Péruse. Déjà bon nombre de voitures étaient
rangées dans la cour d'honneur; le grand salon
était plein de monde, et les paysans du domaine
faisaient chcre lie à l'office. Le chevalier se pré-
senta à ses amis, et chacun put lire sur son visage
qu'un sujet de grave mécontentement l'avait agité.
Néanmoins il était de trop fine compagnie pour
ne pas savoir se contenir et dissimuler ses plus
236 LES PÉCHÉS MIGNONS.
violents ennuis. Bientôt l'on vit déboucher un
coureur de la grande allée, et dix minutes après,
le briska du vicomte s'arrêtait devant le perron.
Le chevalier de Péruse vint recevoir M. de Fon-
tac, lui tendit la main, et l'embrassa avec effu-
sion.
— Venez, vicomte, venez vous montrer; Ma-
rie ne tardera pas à descendre.
— Je vous demanderai la permission de chan-
ger ce costume de voyage.
- — Volontiers, cela ne nuit jamais... Ah! que
j'ai hâte de vous appeler mon neveu !
— Et moi de vous appeler mon père, répondit
vivement M. de Fontac.
Le chevalier baissa la tète et cacha un soupir
qui opprimait sa poitrine.
Le vicomte, rendu dans ses appartements, se
livra aux soins de son valet de chambre, qui rha-
billa de pied en cap avec une merveilleuse habi-
leté et un goût exquis. Pendant cette grave
opération, le maître et le domestique s'étaient
entretenus sans familiarité, mais sans roidcur, des
é\'énements les plus secrets de la vie privée de .
M. de Fontac.
— Du diable si je sais ce que madame est de-
venue depuis que vous l'avez rencontrée, Antoine.
— Ma foi, M. le vicomte, c'est un problème. Je
suis cependant bien sûr de ce que j'ai vu, et ma-
CHAPITRE XII. 237
dame Thérèse allait comme le vent sur la route
d'Orléans, à la suite de l'abbé.
— Vous êtes trop intelligent et trop dévoué
pour que je ne m'en rapporte pas à vous... Mais
où allait-elle? Voilà une voilure qui arrive, regar-
dez vite, Antoine... j'ai toujours peur de voir ar-
river quelque catastrophe : madame Thérèse, ou
l'abbé, ou madame de Ravenstcin.
— C'est madame la baronne de Certènes , dit
en souriant le valet de chambre.
— Ah ! très-bien , encore un poids de moins !
Savez-vous si le messager de M. de Brionne est
reparti pour Artenai?
— Il est reparti comme vous descendiez de
voiture.
— Eh ! heureusement que l'abbé est couché...
D'ailleurs ce petit bonhomme ne se pressera pas
d'arriver à Artenai ; il n'y sera pas avant huit ou
neuf heures , et l'abbé aurait fort à faire , s'il sa-
vait par hasard que j'ai déjoué ses projets.
Sa toilette achevée, le vicomte descendit au
salon, où se rendit bientôt mademoiselle de Ver-
neuil donnant le bras à sa tante qui chancelait à
chaque pas.
Pendant que ces événements se passent au châ-
teau de Verneuil , nous ramènerons le lecteur à
l'auberge des Trois-Rois.
238 LES PÉCHÉS MlGPfOSS.
Huit heures et demie viennent de sonner. Le
docteur, en quittant Tabbé de Brionne, lui a dé-
claré que son indisposition ne laissera aucune
trace , et quil pourra se lever et repartir dès le
lendemain, si la nuit est calme.
Heureux de cette nouvelle, lexcellent chanoine
faisait part à madame de Ravenstein des projets
quil méditait, et s'abandonnait à laimable joie
qui dominait dans son caractère, lorsque deux
coups discrètement frappés à la porte de la cham-
bre annoncèrent une visite.
C'était M. Bcnard, qui, conduisant son fds par
la main, sollicitait la faveur de voir 31. labbé.
— Ah! vous voilà, mon brave jeune homme;
je vous félicite de la diligence que vous avez mise
à vous acquitter de votre commission... Voyons,
racontez-moi ce que vous avez fait.
— M. Tabbé, j'ai remis votre lettre à mademoi-
selle de Verneuil , qui est belle comme Dieu est
puissant.
— Pas tout à fait autant; mais n'importe...
continuez...
— H paraît que cette lettre apportait un con-
tre-ordre au mariage de mademoiselle de Ver-
neuil, car on a immédiatement suspendu tous les
préparatifs.
— A merveille... Et vous a-t-on bien accueilli?
— Comme un prince; j'ai déjeuné, je me suis
CBAPITRE XII. 2Ô9
promené, et, vers cinq heures, j'ai repris la route
d'Artenai avec ce billet pour vous.
-— Donne donc...
Et le chanoine, après avoir lu, s'écria :
— Mettez vite quatre chevaux à la voiture...
Madame de Ravenstein, éloignez-vous.
— Mais qu'y a-t-il?
— Éloignez-vous. Prenez, lisez. Il faut que je
m'habille et que je parte à l'instant, à l'instant
même. Qu'on me laisse!... Les chevaux, les che-
vaux !
Toute représentation fut inutile. M. de Brionne,
aidé de l'aubergiste, se leva et s'habilla à la hâte.
Madame de Ravenstein, s'étant retirée dans
son appartement, avait lu :
II Mon bon père, je cède aux désirs de mes
grands parents; je me marie à onze heures, cette
nuit ; M. de Fontac , qui nous avait écrit une
heure après vous et rassuré sur l'état de votre
santé, vient d'arriver. Je me suis cachée dans ma
chambre pour vous envoyer mon dernier adieu
déjeune fdle, et vous prier de me bénir de loin,
comme vous m'auriez bénie de près. Quelle joie
si vous pouviez assister à la messe basse demain
matin! Nous vous enverrons notre berline de
voyage, c'est la voiture la plus douce qui soit en
France ; si vous n'en profitez pas , c'est que vous
240 lES PÉCHÉS MIGIVO\S.
serez plus mal, et j'irai vous porter mes soins.
u Adieu, mon père... Hélas! combien vous me
manquez!
«I Makie de Verneuil. »
11 était neuf heures moins quelques minutes,
lorsque l'abbé de Brionne monta dans le coupé de
madame de Ravenstein.
Le contrat de mariage de M. le baron Alfred de
Fontac la Paluze et de mademoiselle Marie-Ga-
brielle de Verneuil avait été lu devant plusieurs
amis de la famille de Verneuil , auxquels le vi-
comte était complètement étranger. Par ce con-
trat, la belle fiancée entrait en possession immé-
diate de douze cent mille francs, provenant de la
donation de mademoiselle de Péruse, et repi'e-
nait la libre jouissance de son propre bien évalué
à plus de seize cent mille francs. Le vicomte avait
porté en ligne trois teri'es d'une grande réputa-
tion, mais qui, nous lavons vu dans un précédent
chapitre , étaient toutes trois passées dans les
mains du marchand d'hommes Cantelou. Le titre
de ces propriétés n'était donc que fictif, puis-
(juVlles étaient écrasées dhypotlièques qui dépas-
saient leur valeur.
Mademoiselle de Péruse avait, en outre, fait
au vicomte, à titre de cadeau de noce, une rente
viagère de dix mille francs, réversible sur la tête
CHAPITRE XII. 241
de ses enfants ou de sa femme, et le chevalier
avait fait abandon de ses biens à la communauté.
Il est vrai de dire que le délabrement des affaires
de M. de Fontac réduisait à bien peu de chose
son sacrifice 5 mais cette alliance était si riche de
part et d'autre que les notables de Tendroit en
furent émerveillés , et que les félicitations tom-
bèrent comme grêle autour du joyeux vicomte.
Marie de Verneuil avait prêté peu d'attention
à la lecture de cet acte; née dans le luxe, entou-
rée dès l'enfance du cortège qui accompagne les
heureux de la terre, elle restait indifférente à
tout cet étalage de richesses dont elle ne compre-
nait qu'imparfaitement l'importance. D'ailleurs,
dans ce beau jour, la vierge qui a donné son
cœur à son fiancé comme son âme à Dieu, est
tout entière aux pensées délicieuses dont sa der-
nière nuit déjeune fille a été agitée; elle n'ac-
corde que des regards complaisants aux trésors
de sa corbeille; elle ne sourit (]uc du bout des lè-
vres aux plus gracieux compliments; toutes ses
facultés sont concentrées dans un seul élan qui
la porte vers son époux; à lui seul elle rêve avec
extase, elle ne voit que lui, n'aime que lui, n'est
qu'à lui.
La demoiselle qu'on marie par convenance et
qui, avant de couronner son front d'oranger, a
couru le monde, ses fêtes et ses plaisirs, n'est plus
1. 21
242 LES PÉCHÉS MIGNONS.
la même. Son cœur a reçu quelques légères at-
teintes dont il ne souffre pas encore, mais qui
font plaie et demandent pour se guérir des soins
intelligents. Pour cette jeune fille, les diamants,
les dentelles, les fleurs, les hommages, les livrées
sont tout : le jour du mariage n'est pour elle
qu'une heureuse transition de la servitude filiale
à la liberté ; que de jeunes femmes trouvent leur
premier bonheur conjugal à sortir seules, à faire
des visites, à recevoir, et à donner des ordres!...
Triste liberté, quand ses jouissances sont si mes-
quines et si misérables !
Après la lecture du contrat, M. le maire de la
commune de Verneuil qui, par condescendance
pour le grand âge des tuteurs de la mariée, s'é-
tait rendu au château, avait consacré l'union des
deux jeunes gens dans toute l'exigence de la loi.
Enfin il était dix heures et demie lorsque ma-
demoiselle de Verneuil, conduite par son oncle,
et le vicomte de Fontac donnant le bras à made-
moiselle de Péruse, entrèrent dans la chapelle où
ils devaient recevoir ce nouveau sacrement, qui
impose aux cœurs honnêtes tant de devoirs sa-
crés, impérieux, mais doux.
Près de la porte , à l'une des dernières places,
une jeune femme, enveloj)pée de sa douillette, le
visage penché et voilé, se tenait immobile. Sur
son livre, qu'elle rapprochait sans cesse de ses le-
CHAPITKE Xlî. 243
vres, tombaient de grosses larmes, et quelques
soupirs étouffés soulevaient de temps en temps
son voile.
Comme le curé de Verneuil achevait de donner
la bénédiction nuptiale et se retournait vers l'au-
tel, un nouveau personnage entra dans la cha-
pelle, sans être remarqué de personne, et s'adossa
au mur de sortie : c'était l'abbé de Brionne. Son
front pâle, ses lèvres presque blanches, ses yeux
caves , ses longs cheveux gris flottants , son cos-
tume sévère, et l'affaissement complet de son
maintien, avaient quelque chose de sinistre et
d'imposant qui échappa aux fidèles, occupés de la
cérémonie.
Aussitôt après la lecture de l'oraison , il se fit
un mouvement dans la chapelle ; chacun se releva,
et la dame voilée, quittant sa chaise, se tourna
vivement vers la porte, recula d'un pas et s'inclina
respectueusement devant M. de Brionne.
■ — Puissiez-vous avoir versé des larmes de re-
pentir, madame la baronne î murmura sévère-
ment l'abbé.
Madame de Certènes, car c'était elle, s'inclina
de nouveau, et feignant de n'avoir pas entendu,
elle dit :
— Votre indisposition a fait bien peur ici, mon
père...
— Vous ne dites rien de ma présence, ma-
244 LES PÉCHÉS MIGNOIVS.
dame... Je plains ceux quelle ne trouble pas!
Et fendant la foule, le vénérable chanoine s'a-
vança vers les époux qui descendaient les mar-
ches de l'autel. Aussitôt que madame de Fontac
aperçut Tami et le protecteur de son enfance, elle
courut à lui ; et tombant à genoux, elle lui dit en
le regardant avec des yeux pleins de larmes mais
rayonnants de joie :
— Dieu n'a pas voulu que je sortisse de son
temple sans votre bénédiction, mon père... Oh!
bénissez votre petite Marie...
L'abbé dégagea ses mains tremblantes, les éleva
sur la tête de la jeune femme, et fixant sur le vi-
sage de la vierge des regards suppliants où la foi
la plus vive se reflétait dans tout son éclat, il
prononça ces mots d'une voix troublée , mais
ferme :
— Que la volonté de votre divin fils soit faite,
ô mère de Dieu ! que vos secours descendent sur
cette chaste enfant et la préservent de tout mal-
heur; et que ses souffrances, si elle en éprouve,
lui soient comptées dans votre glorieux séjour!
Relevez-vous, ma fille, le Seigneur est avec vous !
Le vicomte était resté debout pendant cette
scène touchante, qui avait amassé tous les invités
du château. Prenant son mari par la main , ma-
dame de Fontac le présenta à Tabbé.
— Vous nous avez unis dans vos vœux, n'est-ce
CIIAPITKE XII. 345
pas, mon père? car vous êtes maintenant obligé
de prier pour deux, en priant pour moi...
— Mon devoir est de prier pour tout le monde,
interrompit M. de Brionne en regardant le vi-
comte de manière à lui faire baisser les yeux. Ne
doutez donc pas de la ferveur que je mettrai à
implorer pour votre époux les grâces du Sei-
gneur, ajouta le chanoine en se retournant vers
son élève avec un sourire qu'il s'efforça de rendre
gracieux.
Et, s'effaçant pour livrer passage, il se mit à la
suite du cortège, qui rentra au château.
Profitant du moment où les invités se pressaient
autour des nouveaux mariés pour leur adresser
ces fades félicitations que Tusage a rendues ba-
nales, M. de Brionne se retira dans l'appartement
qu'on lui avait préparé et fit demander M. de Fon-
tac et madame de Certènes.
Prévenus séparément, le vicomte et la baronne
se présentèrent l'un après l'autre , se suivant de
près.
Le chanoine était assis dans un large fauteuil,
et lorsque madame de Certènes entra , il la salua
d'un geste digne et froid, l'engageant à s'asseoir.
L'âme coupable de la baronne tressaillit; sa
faute lui apparut hideuse et sans pardon ; avec ce
douloureux et inquiet pressentiment qui accom-
pagne et torture tout criminel, madame de Cer-
21.
246 LES PÉCHÉS MIGNOÎÏS.
tènes devina qu'une réprimande sévère et hon-
teuse allait ouvrir la série des châtiments dont sa
vie était dorénavant menacée; elle voulut se ré-
volter contre le remords et prendre l'attitude de
l'innocence et de la fierté ; mais le regard chagrin
du prélat sut la confondre et la prévenir que cette
innocence était un mensonge , un crime de plus,
et que sa fierté ne serait plus jamais qu'orgueil
et vanité.
Le vicomte entra, et, malgré son assurance,
malgré la joie qui l'animait, il ne put se défendre
d'une légère hésitation en rencontrant dans cette
chambre la femme qu'il avait séduite et le saint
homme qu'il avait indignement trompé.
Néanmoins, ne perdant rien de son effronterie,
31. de Fontac salua gracieusement la baronne, et
dit à l'abbé :
— Mon père, je vous reconnais à cette délicate
pensée : vous avez voulu réunir mes deux bien-
faiteurs pour que d'une même parole je leur pusse
exprimer ma reconnaissance ; vous avez voulu me
mettre en présence de madame de Certènes et de
vous, pour que...
— Veuillez, s'il vous plaît, fermer la double
porte, M. le vicomte, afin que personne ne nous
entende..., interrompit l'abbé. Donnez-vous la
peine d'approcher maintenant; je suis exténué de
fatigue, et ma voix est très-faible.
CHAPITRE XII. 247
Le vicomte échangea un regard rapide avec
madame de Certènes ; mais ce regard rencontra
Toeil morne du vieillard, et les fronts des coupa-
bles s'inclinèrent à la fois.
— Si je ne vous voyais tous les deux trembler
devant moi, dit M. de Brionne avec autorité, j'é-
toufferais le reste de pitié qui murmure encore
pour vous dans mon cœur. Approchez, madame
la baronne, ne vous étudiez pas à soutenir l'indi-
gnation qui, malgré moi, éclate dans mes yeux;
je ne suis pour vous qu'un étranger , un pauvre
prêtre sans autorité, sans force, et le Dieu que
vous avez osé outrager est le maître des tout-
puissants. Vous avez commis une action indigne;
vous vous êtes jouée de ma confiance, de ma cré-
dulité; vous avez prêté la main à un vol honteux
et bas; vous avez aidé, de tout votre pouvoir, ce
jeune homme sans morale et sans cœur à tromper
une jeune fille digne de votre respect et de l'as-
sistance que se doivent les sœurs chrétiennes...
Oh ! monsieur, ne vous révoltez pas à mes pa-
roles, je n'ai encore rien dit qui vous doive of-
fenser; je vais bientôt m'adresser à vous, selon
vos mérites; patientez... Oui, madame, je suis
instruit de votre conduite, écoutez : vous avez
mis tout votre esprit à faire réussir le malheureux
mariage de mademoiselle de Verneuil, et cet es-
prit n'a enfanté que mensonge et déloyauté. Vous
248 LES PÉCHÉS MIGIVONS.
m'avez cache, et vous avez caché à tous, la
vie de débauches de l'homme que vous aimez,
vous saviez qu'il avait épousé une femme ver-
tueuse et qu'il avait rompu les liens sacrés de ce
mariage par un scandaleux divorce.
— Mon père...
— Silence... vous le saviez, vous n'ignoriez
pas que la fortune de M. de Fontac a été dissipée,
gaspillée, jetée dans les désordres les plus licen-
cieux et les plus dégradants. Follement éprise,
vous ne vous êtes pas contentée de ternir votre
nom, votre honneur dans une intrigue criminelle,
Aous avez voulu cacher cette intrigue sous le
voile d'une vierge aussi pure que vous êtes souil-
lée...
— De quel droit et sur quelles preuves m'a-
dressez-vous ces sanglantes invectives? interrom-
pit fièrement la baronne.
— Du droit que me donne mon pieux minis-
tère... Quant aux preuves, elles sont écrites sur
votre front, elles sont gravées dans votre âme
abandonnée de son Créateur. Je n'avance rien
dont je ne sois parfaitement convaincu, madame,
vous ne m'avez jamais parlé du divorce de M. de
Fontac et vous étiez instruite de ce divorce , car
vous connaissez madame de Ravenstein.
— Et quand cela serait, si, dans mon opinion,
madame de Ravenstein a mérité son sort?
CHAPITRE XII. 24'J
— Mensonges ! tout est mensonge dans vos pa-
roles, dans vos actions ; votre piété affectée, vos
aumônes, votre timidité dans le monde, votre
tendresse conjugale, mensonge et mensonge! Je
ne dirai pas que vous êtes la maîtresse de cet
homme, je ne peux que m'en douter... Je rap-
prendrai plus tard ! Ce que je pourrais affirmer,
sur mon éternité , c'est que, ne pouvant épouser
celui que vous aimez , vous lavez donné à une
autre pour abriter l'adultère sous un masque res-
pecté. Je dis que vous serez pour la noble et mal-
heureuse victime de votre infâme duplicité ce
que Thérèse Relier a été pour madame de RaA en-
stein.
— Je ne connais pas la femme dont vous parlez.
— Ah! vous ne la connaisse^ pas?... Eh bien !
recevez donc votre premier châtiment. C'est à
vous que je m'adresse, vicomte de Fontac, à vous
qui m'envoyez un sourire sardonique et railleur.
Vous regrettez, n'est-ce pas, que je sois vieux et
soldat de l'Église? Vous donneriez, sans doute, la
moitié de la fortune que vient de vous apporter
cette riche héritière pour pouvoir répondre à mes
accusations par un cartel ; mais il n'y a pas de
sang à verser entre nous... D'ailleurs, si j'étais de
votre âge et de votre monde, je vous mépriserais,
et mon épée ne se lèverait pas contre un homme
qui a perdu son honneur par tous les pores !
250 LES PÉCHÉS MIGÎVONS.
— Je VOUS écoute, dit froidement le vicomte.
Parlez à votre aise... ne vous gênez pas.
— Thérèse Keller est une femme dissolue qui
s'est honteusement glissée entre votre première
épouse et vous. Celte femme est digne de son
amant; elle est mère, et mauvaise mère; sa fille,
qui est votre fille, mendie son pain, lorsque vous
roulez tous les deux sur l'or , et passez a otre vie
en saturnales. Cette femme vous aime d'un amour
de panthère, et la Providence a fait que votre
cœur, fermé à toute affection sincère, à toute ten-
dresse avouable, se soit ouvert à un sentiment
aussi vil que désordonné pour cette odieuse créa-
ture. Vous n'avez jamais aimé qu'une femme :
Thérèse Keller! Vous n'aimerez jamais qu'une
femme : Thérèse Keller! Toutes vos glorieuses
conquêtes, et parmi elles madame de Certènes, la
plus récente, n'auront servi et ne serviront que
vos caprices. Vos épouses légitimes n'auront eu
que des faveurs passagères ; le démon n'a mis de
constance dans votre âme que pour votre concu-
bine !
— Assez ! . . . s'écria le vicomte en faisant un pas
sur M. de Brionne, l'œil en feu, la main levée.
— Frappez, répondit froidement l'abbé.
Et il se découvrit avec dignité , offrant sa tête
vénérable à l'outrage.
Madame de Certènes, émue, épouvantée de ce
CHAPITRE Xir. 2ol
qu'elle venait d'entendre, se précipita sur la main
du vicomte.
— Laissez faire..., ajouta M. de Brionne, mon-
sieur ne compte plus avec le crime ! . .. Je ne vous
sais, d'ailleurs, aucun gré du mouvement géné-
reux que vous venez de faire. La jalousie seule
vous l'a inspiré , jalousie dont vous devriez rou-
gir, car Thérèse Keller n'est pas faite pour être
votre rivale, même dans le libertinage.
Madame de Certènes se laissa tomber dans un
fauteuil, mit ses mains sur ses yeux et sanglota.
Le vicomte reprit tout son calme et dit :
— Je suis désespéré du mouvement que j'ai
fait, monsieur, mais vous m'avez poussé à bout;
je vous prie de ménager votre éloquence; l'échan-
tillon que vous venez de m'en donner me prouve
suffisamment de quoi vous êtes capable. Je suis
tombé dans le guet-apens d'un sermon, après en
avoir essuyé un en chapelle , c'est vraiment trop
d'honneur en une nuit, permettez-moi de dédai-
gner toute espèce de justification et de me retirer.
— S'il est vrai que vous soyez tombé dans un
guet-apens, vous subirez les conséquences de ma
trahison en m'écoutant jusqu'au bout... sinon, je
renverserai d'un mot tout l'échafaudage que vous
avez bâti.
— Et de quel mot, s'il vous plaît?
— Vous êtes le mari de mademoiselle de Ver-
2Ô2 IFS PÉCHÉS MIGNONS.
neuil, devant Dieu et la loi; mais pour vous foire
chasser de ce château comme un aventurier, je
n'ai qu"à descendre au souper qui vous attend, et
à raconter là , devant les amis de votre nouvelle
famille et votre femme, ce que j"ai dit de votre
vie, et ce qui m'en reste à dire.
— Achevez donc, je vous écoute.
Et s'asseyant, M. de Fontac se croisa les bras
avec flegme.
— Vous prenez le bon parti. Après avoir fait le
malheur de madame de Ravenstein, vous vous êtes
enfui avec Thérèse Keller, et toute votre fortune a
été semée sur les pas de cette misérable ; l'enfant
que vous avez d'elle est dans le plus affreux dénii-
ment; et les cinq cents francs que vous m'avez
donnés hier pour lui, je vous les remets, les
voilà ; je les repousse en son nom , car votre au-
mô^no lui porterait malheur ! Quand je vous ai
raconté l'histoire louchante de ma petite pro-
tégée , vous m'avez écouté avec une hypocrisie
qui va de pair avec tous vos vices; vous jouez la
comédie avec un talent merveilleux , et c'est à
l'aide de cet art infernal que vous avez dupé les
tuteurs de mademoiselle de Verneuil, ma pauvre
Marie, madame de Certènes, moi et votre cour-
tisane elle-même, car vous n'avez pas osé avouer
à cette créature le mariage que vous méditiez.
Et cependant, vous êtes le fils d'une femme qui
CHAPITRE XII. 25Ô
fut un ange sur la terre, et je vous aimais, mal-
heureux jeune homme , comme si vous m'eussiez
dû la vie. Je vous aurais pardonné bien des fautes,
bien des erreurs. Mais la lâcheté chez un vicomte
de Fontac, mais le mensonge et l'escroquerie...
— Monsieur! s'écria le vicomte avec fureur,
vous oubliez ce qui nous sépare. . . Prenez garde! . . .
— Qu"ai-je à craindre, après ce que vous avez
fait?... interrompit M. de Brionne avec calme. Je
le répète, vous avez été lâche en méditant, de
sang-froid, d'empoisonner l'existence de made-
moiselle de Verneuil... Croyez que j"ai mes rai-
sons pour me servir de ces épithètes grossières ;
je voudrais, en vous disant ces vérités, arracher,
s'il en est temps encore , cette femme que voilà à
la perdition.
— Oh! mon père! mon père, merci ! murmura
la baronne.
Et elle se jeta en sanglotant aux pieds du cha-
noine.
— Et si j'ai mené une jeunesse orageuse, dit
le vicomte ; si, emporté par mes passions, je n'ai
pas su les vaincre, est-il impossible que, me cor-
rigeant tout à coup, je rende ma femme aussi
heureuse qu'elle le mérite?
— Dieu fait sans cesse des miracles, reprit
l'abbé en levant les yeux au ciel, qu'il fasse
celui-là, et je lui offre tout mon sang en aclion
LES PÉCHÉS MICNOÎiS. 1. 'i2
254 lus PÉf.BÉS MIG\OIV!*.
de grâces. Oh ! monsieur, je change de ton et de
paroles, la sévérité va mal à mon caractère; voué
à la prière , je vous supplie , n'oubliez jamais ce
que vous venez de me dire... promettez-moi de
renier votre passé , et de vous appliquer au bon-
Iieur de l'ange qui porte aujourd'hui votre nom.
J'aurais pu , cédant à mon indignation , révéler à
tous ici ce que je vous ai reproché, mais c'eût été
plonger un poignard dans le sein de celle que je
voudrais sauver du désespoir; vous êtes riche
maintenant , votre compagne fera votre orgueil ,
que cet orgueil fasse au moins son bonheur !
Songez à votre mère ; n'a-t-elle pas trouvé toutes
les joies dans la sainteté de son union, dans la
loyauté de son amour?... Quand je serai mort,
vous connaîtrez mon histoire, vous saurez pour
quelles pieuses raisons je veux vous aimer comme
un fds, et j'aime votre femme comme ma fdle.
S'il faut tomber à vos genoux , je le ferai ; sondez
votre cœur, il est impossible qu'il n'y reste pas
quelque pureté, quelijue noblesse; l'homme est
à Dieu tant qu'il possède un soufllc de vie...
Ayez pitié de ma vieillesse, ne me faites pas
mourir de chagrin ; ayez pitié de la vierge qui
vous adore, ne la condamnez pas à vous mau-
dire !
— Mon père ! mon père ! s'écria la baronne en
fondant en larmes; je suis bien coupable, je suis
CHAPITRE XII. 255
odieuse, mais je vous jure sur le Christ, sur
l'Évangile, que je mériterai votre pardon.
— Bien, ma fille; le Christ, que vous avez in-
voqué , a pardonné la femme adultère et la sanc-
tifiée; relevez-vous.
— Mon père, dit le vicomte, tant que je vi-
vrai , le souvenir de cette scène sera gravé dans
ma mémoire pour me guider.
— Merci, mon Dieu! merci! murmura l'abbé
en s'agenouillant , je vous ai demandé conseil, et
vous m'avez inspiré. Oh ! que votre saint nom
soit béni ! Et vous, mes enfants, que la paix vous
soit rendue! soyez heureux , retournez à vos
devoirs, à vos plaisirs, rentrez dans le monde
pour y vivre comme y ont vécu vos pères. J'ou-
blie tout, je ne sais plus i-ien. Merci ! merci ! allez
en paix; quand vous aurez besoin d'un ami ,
venez à moi!...
Le visage du chanoine était inondé de larmes,
le vicomte baissait la tète , et la baronne pleurait
amèrement. Tout à coup la porte de la chambre
s'ouvrit et la jeune mariée entra. En apercevant
M. de Brionne et madame de Certènes à genoux,
madame de Fontac s'arrêta court.
XIII
— Vous êtes étonnée, mon enfant? dit Tabbé
à Marie en se relevant et avec gaieté. Je gage que
vous^oudriez savoir à quoi nous passons notre
temps ?
— La curiosité est un péché, mon père.
— C'est même un gros péché : aussi vais-je
vous empêcher de le commettre : je faisais tout
bonnement une prière, du plus profond de mon
cœur, pour le bonheur de votre ménage , et vous
voyez que j'étais bien assisté.
— Ah! je >ous reconnais là; mais croyez bien
que je vous rendrai cette prière, soir et matin.
238 LES PÉCHÉS MIGSOJIS.
durant ma vie entière. N'est-ce pas, mon ami?
ajouta madame de Fontac en se tournant vers le
vicomte , qui fît un signe aflirmatif et un doux
sourire.
— On nous attend tous , reprit Marie ; le
souper est servi et nos gourmets se désolent.
Venez, mon père; prenez mon bras: je veux
être votre Antigone.
— Vous me permettrez de faire diète, ma belle
dame , à moins que vous ne vouliez me voir tré-
passer la nuit de vos noces.
— Alors vous ne ferez qu'assister au repas ;
mon oncle dit qu'il est magnifique et que vous en
serez tout réjoui.
— Ah ! c'est que le chevalier connaît mon péché
mignon... Mais au lieu de faire diète, je ferai
pénitence... Prenez plutôt le bras de ce beau ca-
valier, de ce cher mari que je vous ai enlevé par
malice... Allons, mes enfants, partez, et surtout
bon appétit; c'est de bon augure lorsqu'on entre
en ménage. Vous m'enverrez un bouillon, une
rôtie et deux doigts de vieux bordeaux.
— Ma foi , la table sera bien triste , ma bonne
tante et vous l'aurez désertée.
— Où est donc mademoiselle de Péruse?
— Elle s'est sentie indisposée et s'est mise au
lit... Voyez si j'ai du malheur!
— Alors, ma mie, doiuiez-moi le bras, j'irai
CHAPirRK XIll. 259
tenir compagnie à la chère tante pour Tenipécher
de perdre son âme, car elle doit pester tant et
plus d'être couchée à l'heure qu'il est... Nous
ferons le tour du banquet en passant; cela me
ragaillardira... Dame! les gourmands ont tous
une même histoire... vilaine histoire, croyez-moi.
M. de Brionne s'appuya au bras de madame de
Fontac et prit les devants.
— Il fallait bien en finir avec ce brave homme,
dit à voix basse le vicomte en tendant la main à
madame de Certènes.
— De qui parlez-vous donc?
— De ce marchand d'homélies , chère Clé-
mence.
Et, voulant baiser la main qu'il tenait, M. de
Fontac ajouta :
— M'empécher de vous aimer plus que tout au
monde, c'est m'ôter la vie!
— Misérable ! murmura la baronne , ne m'ap-
prochez pas.
Et, se hâtant, elle vint glisser son bras sous
celui de Marie.
— Que faites-vous de M. de Fontac? demanda
la mariée.
— Je le respecte, chère amie; un jour de noces,
on ne va que seul ou avec sa femme.
— Est-ce dans le code? dit la vicomtesse en
souriant à son mari.
260 LES PÉCHÉS MIGNONS.
— Cest dans le cœur, répondit M. de Fontac
avec tendresse.
L'abbc de Brionne prit la main du vicomte à la
dérobée et la serra vivement.
L'entrée des mariés dans le grand salon fut
saluée par tous les convives, et on passa dans la
salle où un souper splendide attendait les plus
impatients.
L'abbé de Brionne fit le tour de la table , s'ar-
rêtant quelquefois pour faire l'éloge du service ,
et dire un mot savant dont le maître d'hôtel res-
tait tout ébahi. Son inspection terminée, le saint
homme battit en retraite, salua et pria un domes-
tique de le conduire aux appartements de made-
moiselle de Péruse.
— Eh bien, chère demoiselle, dit joyeusement
l'abbé, vous faites de beaux coups!... vous vous
mettez à la tisane pendant qu'on boit rubis sur
l'ongle à vos côtés.
— Hélas ! mon père, on ne choisit pas son jour
de maladie. . . Mais vous, convalescent, que venez-
vous faire ici ?
— Pardicu! je viens vous tenir compagnie et
partager votre looch, si vous y consentez. J'ai
jeté un coup d'œil sur la nappe, comme on dit,
et me voilà...
— N'avcz-Aous j)as été satisfait de la symé-
trie?
CHAPITRE XIII. 201
— Tellement satisfait que j'en ai pris la fuite;
il y avait là certains fumets qui... Tenez, n'en
parlons pas, cela donne des remords.
— Des remords?
— A mon estomac, certainement... Ah çà, et
qu'avez-vous?... un rhume? un coup d'air?
Mademoiselle de Péruse fit signe à sa femme
de chambre de sortir, et lorsqu'elle se vit en tète-
à-tête avec l'abbé, elle lui dit :
— J'ai que je vais mourir !
— Pas de plaisanteries sur ce chapitre, ma
sœur.
— Et que je désire profiter de ma lucidité pour
vous faire des aveux qui pèsent comme un plomb
sur mon âme.
— Mais, ma sœur, dit l'abbé en changeant
brusquement de ton , ce n'est pas moi qui ai le
bonheur de diriger votre conscience , le curé de
Verneuil est en bas.
— C'est à vous que je veux m'adresser, mon
père; je comptais vous faire appeler quand tout
le monde serait parti , et c'est Dieu , je le recon-
nais, qui vous envoie... Je l'en remercie!
— 3Iais vous vous exagérez votre mal!...
— Croyez-moi, je ne passerai pas la nuit...
Mon âme, en s'échappant de vos mains, trouvera
peut-être un Dieu de miséi'icorde, je n'ai plus
que cet espoir.
262 LES PÉCHÉS Mif,]\o?rs.
— N'en doutez pas... Je vous écoute, ma
•sœur.
— J'ai eu quatre-vingts ans le d3 août der-
nier, dit mademoiselle de Péruse après quelques
minutes de recueillement, et, depuis deux mois,
je traîne une chétive existence dont le terme est
arrivé. Je meurs de vieillesse et de chagrin!...
La fête qui remplit de joie ce château m'a donné
le coup de grâce.
— Eh quoi ! ma sœur, l'alliance qui consacre
le bonheur de votre petite-nièce , de votre fille
adoptive , doit-elle vous laisser autre chose que
du contentement?
— Vous allez le comprendre : ce n'est pas une
confession que je vais vous faire , c'est une con-
fidence ; mes aveux seraient stériles si je ne les
portais qu'au tribunal de la pénitence; il est im-
portant que vous soyez instruit, pour réparer,
autant que possible, le mal dont je suis coupable.
Il y a longtemps que nous nous connaissons , et
cependant c'est de l'année de votre naissance que
date la douleur dont je vais être débarrassée.
Vous souvenez-vous du chevalier de Bélesta?
— J'ai beaucoup connu le chevalier Armand
de Bélesta , il a été mon ami 1 . . .
L'abbé réprima un mouvement nerveux en
prononçant ces paroles.
- C'est de son père ([ue je veux parler; vos
ORAPITRE XIII. 56)
souvenirs denfance doivent encore vous le re-
présenter.
— Oui, certes, j"ai reçu de lui force gâteaux
et di*agées; c'était un homme aimable et bon, qui
fit beaucoup de bruit.
— Vous n'ignorez pas qu'il fut longtemps
brouillé avec sa famille pour le mariage qu'il
avait contracté aux Indes.
— Je le sais... M. de Bélesta était officier de
marine; il s"amouracha d"une jeune fille à Pon-
dichéry et Tépousa secrètement. Lorsqu'il revint
en France, sa famille le reçut fort mal et lui dé-
fendit, sous peine de le déshériter, d'amener sa
femme à Versailles, où les Bélesta étaient en
grande faveur. Le chevalier au désespoir réussit,
non sans peine , à s'embarquer de nouveau pour
la mer des Indes, et il arriva à Pondichéry un
mois après la mort de la malheureuse compagne
qu'il s'était trop légèrement, mais honorablement
choisie. Vous voyez que j'ai la mémoire fraîche
et nette.
— Vous n'avez pas dit que le chevalier ramena,
dans ce dernier voyage , un fils que la pauvre
Indienne avait mis au monde peu de temps après
le départ de son mari pour la France.
— Vous avez parfaitement l'aison, et je suis
payé pour m'en souvenir. Ce fils fut Armand de
Bélesta, mon ami.
264 LES PÉCHÉS MIG\0\S.
— Le pauvre enfant trouva bon accueil , grâce
à la mort de sa mère. La famille du chevalier lui
pardonna ce qu'elle appelait une incartade...
— Mais le chevalier ne se consola pas de son
veuvage, car il résista à toutes les sollicitations ,
et se fit tuer, a-t-on dit, vers 1746 ou 48, en
combattant les Anglais, laissant son fils âgé de
huit ou neuf ans, làge que j'avais moi-même à
cette époque. Cette histoire romanesque a fait ,
Dieu merci, assez de tapage, et M. Bernardin de
Saint-Pierre y a certainement puisé quelques
chapitres de Paul et Virginie. Mais que peut-elle
avoir de commun avec vous, ma sœur?
— Le jeune chevalier Armand de Bélesta
épousa, lorsqu'il eut vingt-six ans, l'une de ses
cousines, n'est-il pas vrai? poursuivit mademoi-
selle de Pérusc.
— Hélas! oui, murmura l'abbé.
— Pourquoi hélas? Ces deux enfants étaient
bien dignes l'un de l'autre...
— Je dis hélas, parce que... Continuez, ma
sœur, mes réflexions n'ont pas le sens commun.
— De ce mariage naquit une fille, mariée en
1780...
— A M. le marquis de Verneuil, parbleu!
votre neveu par alliance.
— Et enfin 3Lirie de Verneuil, aujourd'hui
vicomtesse de Fontac, est née de cette union.
CHAPITRE XIII. 2fi5
— Nous savons cela.
— Ce que vous ne savez pas, le voici : Ihis-
toire de l'Indienne est un roman bien plus que
vous ne le pensez.
— Expliquez-vous, je commence à m'y perdre.
— Le jeune officier de marine n'a jamais été
marié...
— Ah ! bon Dieu! s'écria M. de Brionne.
— Il a aimé passionnément une jeune fille d'une
des meilleures maisons de Provence, à Marseille,
et il en a été aimé à Tadoralion. Ayant demandé
la main de cette demoiselle, on la lui refusa parce
qu'il n'était pas assez riche; ses prières, ses ef-
forts multipliés ne purent dessiller les yeux d'un
père qui voulait avantager son fils au détriment
de sa fille, et compenser cette injuste répartition
de ses biens en faisant faire un gros mariage à
celle qu'il sacrifiait. Le désespoir s'empara de ces
deux cœurs épris l'un de l'autre, et le démon pro-
fita de leur faiblesse pour les tenter... Ils furent
coupables ! 3Ion père, cette fille, jeune il y a
soixante ans, est devant vous ! Priez pour elle!
Ne l'accablez pas !
Mademoiselle de Péruse joignit ses mains dé-
faillantes, et baisa la croix qui pendait à son cha-
pelet.
— Je ne suis ici que pour vous absoudre, ré-
pondit l'abbé d'une voix émue ; soyez courageuse
1. 23
2G6 lES PÉCHÉS MIGNONS.
et forte; le Dieu qui nous attend tous est le père
des péelieurs repentants.
— Lorsque mon père s'aperçut de mon dés-
lionneur, il voulut me tuer. Son sang, outragé
par mon inconduite, se révolta contre mes sup-
plications, et il me déclara que je porterais tout
le poids de mon déshonneur, car il s'opposerait
plus que jamais à munir au chevalier de Bélesta.
Cependant, cédant à sa fierté, il consentit à me
faire voyager pour cacher aux yeux du monde
la honte dont je venais de tacher son blason.
C'est en Allemagne que je donnai le jour à ce
fils qui fut votre ami, et auquel il fallait un
nom.
— Quentends-je? Seigneur, bonté divine! je
crois rêver, murmura M. de Brionne.
— Mon fils fut confié à des mains sûres, et
c'est alors que le chevalier de Bélesta imagina cet
ingénieux stratagème du mariage indien dont
Versailles a fait ses délices. Le chevalier, au con-
traire de tous les amoureux qui exagèrent les
vertus, le rang et la richesse de leurs bien-ai-
mées, déclara que sa femme était pauvre et de
petite naissance ; en un mot, il en dit juste assez
pour exciter le courroux de ses parents, aussi or-
gueilleux que les miens. On lui signifia que sa
femme ne serait jamais reçue dans la famille; et,
avec cette assurance qui favorisait ses projets, le
CHAPITRE XIII. 267
chevalier remit à la voile pour Pondichéry, y dé-
barqua, et ramena en France un jeune enfant que
des parents pauvres furent heureux de confier à
sa bienfaisance.
— Il y a donc eu substitution?
— Précisément ; mon fils fut échangé à Mar-
seille contre le petit Indien, et le chevalier put
présenter à sa famille son véritable enfant, Ar-
mand de Bélesta,
— Que de mystères singuliers dans ce monde,
grand Dieu ! dit l'abbé ; tout y est voilé ! tout y
est trompeur!...
— Vous me méprisez, mon père?...
— Non... oh! non, je bénis le ciel de ce qu'il
m'a retiré vivant de ce dédale qu'on appelle la
société, voilà tout. Et qu'est devenu ce pauvre
petit être échangé contre votre fils?
— Vous devez penser qu'il a profité du stra-
tagème, et que nos bienfaits l'ont enrichi... Il a
servi honorablement dans les armées, et je n'en
ai plus entendu parler depuis trente ans.
— Mais comment se ftiit-il que le chevalier de
Bélesta ait pu tromper ses amis et sa famille sur
ce prétendu mariage?... 11 devait être muni de
papiers authentiques?
— Avec de l'argent ne se procure-t-on pas tout
au monde, mon père?
— De telle sorte que mademoiselle Marie, que
268 LES PÉCHÉS MlGA'Oi\S.
madame la vicomtesse de Fontac, voulais-jc dire,
est votre arrière-petite-fille ?
— Oui.
— Etes-vous seule à le savoir, au moins?
— Mon père, qui avait prêté les mains à la
substitution, et qui n"a jamais voulu consentir à
mon mariage avec le chevalier de Bélesta, a in-
struit mon frère de toute cette fatale histoire.
— Hélas ! voilà qui complique le mal. M. de
Péruse a-t-il été discret? J'en doute.
— Je puis le garantir, il y était trop intéressé.
— Encore une révélation, ma sœur?
— Une terrible ! mon père, une terrible !
L'abbé joignit les mains et les éleva vers le ciel.
— Le chevalier de Bélesta attendit pendant
neuf ans que la colère de ma famille s'apaisât, ce
fut en vain, et le brave officier de marine trouva
la mort dans un combat où il se cou\ rit de gloire.
Voilà le secret de mon long célibat, voilà pour-
quoi je descendrai dans la tombe avec les hon-
neurs de la virginité, honneurs dont je suis in-
digne !
— Le repentir efface la faute ; Dieu vous a
donné longtemps pour vous racheter, ma sœur,
et vous en avez su profiter. Je dois vous prévenir
que si ce qui vous reste à dire est le secret de
monsieur votre frère, je ne peux, sans indiscré-
tion, vous écouter davantage.
CHAPITRE XIII. 569
— Il le faut cependant, car l'histoire de mon
frère se mêle à la mienne dans son dcnoîiment,
et ce dënoûment a eu lieu aujourd'hui.
■ — Que la volonté de Dieu s'accomplisse ! Par-
lez... mais avant reposez-vous, vous vous
épuisez...
— Non; donnez-moi ce looch, il réveillera
mes forces... En quelques mots, voici les faits :
le chevalier de Péruse, mon frère, est le grand-
père du vicomte de Fontac !
L'abbé de Brionne se le^ a tout droit et mit ses
mains sur la bouche de mademoiselle de Péruse
en murmurant ces mots à voix basse, mais avec
feu :
— Malheureuse femme ! ne calomniez pas, ne
calomniez pas !
— Ce n'est pas au moment de rendre mon
âme à son maître que je lui ferais une nouvelle
souillure; ce que j'ai dit est la pure vérité; ,
vous qui avez connu , qui avez aimé la mère de
Marie...
— Ces souvenirs sont morts depuis bien long-
temps, respectez-les, de grâce, dit l'abbé avec un
soupir.
— Pardon si je vous trouble, mon père, par-
don ! . . . mais rappelez-vous combien la ressem-
blance de cette sainte femme et de mon frère était
frappante...
270 LES PÉCHÉS M1G!V0>S.
— C'est vrai, c'est fatalement vrai! murmura
l'abbé.
— Mon frère a mené une vie désordonnée ;
doué des qualités les plus aimables, il ne s'en est
servi que pour semer des douleurs sur sa route
et faire de malheureuses victimes ; rien ne lui a
été sacré, ni la paix de l'épouse, ni la vertu de la
vierge; et jusque dans sa vieillesse, il a conservé
cette ironie impudente qui met le comble aux
licencieux exploits de ses vertes années. Séduite
par lui, la grand'mcre du vicomte fut criminelle ,
et aujourd'hui M. de Fontac porte un nom qui
n'est pas le sien. Vous devez comprendre, dès
lors, pourquoi 31. de Péruse a tant hâté le ma-
riage de son petit-fds, le seul être qu'il aime, sans
doute parce qu'il marche sur ses traces, et promet
de devenir comme lui l'un de ces hommes dan-
gereux dont toute famille se garde et que toute
femme doit fuir comme un fléau.
■ — Mais vous, comment avez-vous pu consentir
au mariage de Marie?
— J'étais sans cesse menacée par mon frère de
révélations qui me faisaient trembler... Long-
temps j'ai eu la ferme intention de résister, mais
cette fermeté eût mis le deuil dans le cœur de ma
pauvre Marie ; et d'ailleurs je n'ai pas eu la force
de m'exposer à son mépris peut-être!... Enfin,
le mal est fait. Je n'ai eu de courage que pour
CHAPITRE XIII. 271
assurer la fortune de mademoiselle de Verneuil
contre la dissipation du vicomte. J'ai opposé un
refus courageux à la fusion des biens des deux
époux.
— Vous avez bien agi ; mais d'où vous sont
venus ces renseignements sévères sur la conduite
du vicomte?
— On a fait tout au monde pour me les laisser
ignorer, mais je n'en ai pas moins appris, et de
sources certaines, que M. de Fontac est le digne
émule de son grand-père, qu'il a dissipé la ma-
jeure partie de sa fortune en intrigues et en dé-
bauches... Hélas! et j'en ignore peut-être bien
plus!
— Il ne faut pas chercher à vous instruire da-
vantage, ma sœur... S'il est vrai que vous deviez
bientôt rendre votre âme à Dieu, vous veillerez
du ciel sur votre enfant, et vous la préserverez.
Le vicomte peut être ramené à de bons senti-
ments ; les vertus de sa femme le guideront. Dans
quelles intentions m'avez-vous confié ces secrets
douloureux ?
— Afin que vous soyez pour ma chère petite-
fille sur la terre ce que vous souhaitez que je sois
pour elle dans le ciel, où je n'entrerai pas, hélas !
— Vous avez vécu près d'un siècle, ma sœur,
et, pour une faute expiée par bien des larmes,
vous avez fait beaucoup de bien... An nom du
272 LES PÉCHÉS SIIGNOIVS.
Dieu de miséricorde infinie, je vous absous.
Mademoiselle de Péruse avait écouté cette
pieuse consolation dans un profond recueille-
ment : elle n"y répondit pas. Au bout de quel-
ques instants, elle dit d'une voix faible :
— Mon père, j'ai tout dit; veuillez demander
mon confesseur habituel... je crois que le temps
presse.
H^ llll PRbMIEIt VOt.UME.
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FQ Gondrecourt, Aristide
2265 Les Deches mignons
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