1:
lies Pierres de Paris
OUVRAGES DU MEME AUTEUR
Couronnés par l'Académie française
Coins de Paris, un volume grand in-16, orné de 105 illus-
trations, d'après les curieux documents fournis par l'auteur
(lie mille).
Promenades dans Paris, un volume grand in-16, orné de
125 illustrations et plans, d'après les documents de l'auteur
(22e mille).
Nouvelles promenades dans Paris, un volume grand in-16,
orné de 135 illustrations et de 20 plans anciens et modernes
(14e mille).
A travers Paris, un volume grand in-16, orné de 148 illustra-
tions et de 16 plans anciens et modernes (9e mille).
Le Long des rues, un volume grand in-16, orné de 132 illus-
trations et plans (7e mille).
Environs de Paris ^re Série), un volume grand in-16, orné
de 125 illustrations et de 3 plans anciens (7e mille).
Environs de Paris (2e Série), un volume grand in-16, orné
de 111 illustrations et plans (6e mille).
Tableaux de Paris, un volume in-16, avec 113 illustrations et
plans.
Les Théâtres de Paris (Le Boulevard du Crime, Les
Théâtres du boulevard), avec 376 reproductions de docu-
ments anciens. Un volume in-16 grand Jésus.
Georges Cain
Conservateur du Musée Carnavalet et des Collections historiques
de la Ville de Paris
LES
fmm de paris
Ouvrage orné de i33 illustrations et de 6 Plans
anciens et modernes.
PARIS
ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
26, RUE RACINE, 26
Tous droits de traduction, d'adaptation et de reproduction réservés
pour tous les pays.
707
C3
853545
k,
A mon Ami
L.-P. AUBE Y
bien affectueusement.
G. C
Mai jgjo.
lies Pierres de Paris
A
LA « MANSARDE »
DE BONAPARTE
u bout du Pont-Neuf, à l'angle de l'étroite rue de
Nevers (*), au numéro 5 du quai Conti, pendant plus
d'un demi-siècle, les Parisiens montrèrent avec orgueil aux
étrangers, respectueusement émus, une vieille bicoque
dont les quatre étages carrés se terminaient par des
mansardes pratiquées dans un toit pointu. L'immeuble
était fort laid, mais une plaque de marbre noir — scellée
au mur en vertu d'une autorisation impériale d'oc-
(1) La rue de Nevers n était, au xme siècle, qu'une ruellcqui ser-
vait de passage aux eaux et aux immondices de la maison des
Krères Sachets et du jardin du collège Saint-Denys.
Klle était fermée à ses deux extrémités, c'est pour celle raison
qu'on la nomma en 1G36 rue des Deux-Portes; on lui a donné le
nom de Nevers parce qu'elle régnait le long des murs de l'hôtel
de Nevers. — Jaillot, liecherches sur Paris, t. V, p. 60.
Z LES PIERRES DE PARIS
lobro 1S59 — portait, en lettres d'or, celte merveilleuse
inscription :
« L'empereur Napoléon Bonaparte, officier d'artillerie
sortant de l'École de Brienne, demeurait au cinquième
étage de cette maison. »
La légende était jolie, l'endroit particulièrement
évocaleur et pittoresque : au débouché du vieux Ponl-
I\euf, le long des quais de la Seine qui sont les plus beaux
du monde, à deux pas de l'Institut, de l'hôtel des Mon-
naies, du marché à la Volaille (ses piliers trapus s'éle-
vaient alors — pas très haut — au coin de la rue des
Grands-Auguslins), à cinquante mètres du terre-plein du
Ponl-Neuf et de la statue du bon roi Henri, près des
maisons historiques de la place Dauphine que dominent
les tours pointues de la Conciergerie et la flèche de la
Sainte-Chapelle... Quel cadre pour un grand souvenir!
Sans compter que, du même coup d'œil, on pouvait
contempler la mansarde du pauvre lieutenant Corse,
« le Nid de l'Aigle », et le fastueux palais du Louvre
d'où Napoléon le Grand, César tout-puissant, avait dicté
ses lois à la terre. Antithèse vivante...
Admirable matière à mettre en vers latins I
Aussi fut-ce une déception quand une gênante élude
des textes vint exproprier cette « mansarde » chimé-
rique ! Mais les faits étaient là, inexorables : il fallut
desceller la plaque menteuse qui figure — déplorable
épave — dans le couloir de la maison où le bon libraire
Martial, aq. LE ^0 5 Dl, QUAI C0NTI VEI\S 1860
LA (( MANSARDE )) DE BONAPARTE O
Gougy entasse ses précieuses collections. Quelques
enragés protestèrent, assurant que « c'était un coup
monté par le gouvernement », et la tradition populaire
compte encore des adeptes, témoin le vieux cocher qui
tout récemment faillit nous précipiter sous une auto —
à la place même où l'éminent professeur Curie fut stu-
pidement écrasé en 1906, — occupé qu'il était à désigner
du bout de son fouetune lucarne haut perchée : « Tenez,
bourgeois, c'est ici que Napoléon a habité,., là-haut,
parfaitement... et qu'il a appris à les brosser tous..;
C'est épatant ça... hein?... » Plus que jamais, devant
cette héroïque affirmation, nous déplorâmes la dangereuse
manie qu'ont les historiens — ces empêcheurs de rêver
en rond — de démolir les légendes!
Le premier coup de pioche avait été donné en 1884
par l'érudit Auguste Vitu qui démontra que jamais Bona-
parte n'avait logé 5, quai Conti. S'appuyant sur les affir-
mations de la duchesse d'Abrantôs, A. Vitu situa la
« mansarde » 13, quai Conti, en l'hôtel de MmP de Per-
mon, mère de la générale Junot, duchesse d'Abrantès.
Ce charmant petit hôtel existe toujours; intact ou à peu
près. 11 s'élève au fond de la petite place enfoncée,
presque dissimulée, entre Tlnslitut et le Palais de la
Monnaie. La porte d'entrée s'ouvre au numéro 2 de
l'impasse Conti et les beaux appartements du rez-de-
chaussée sont occupés par la librairie Pigoreau (ancienne
maison Nyon).
Plusieurs citations des Mémoires de Mme d'Abrantôs
6 LES PIERRES DE PARIS
justifiaient amplement l'assertion de M. Vitu. « Lorsque,
aujourd'hui, écrivait-^elle vers 1840, je passe sur le
quai Conti, je ne puis m'empêcher de regarder une
mansarde à l'angle gauche de la maison, au troisième
étage. C'est là que logeait Napoléon toutes les fois qu'il
venait chez mes parents. Celte petite chambre était fort
jolie. A côté se trouvait celle de mon frère... » (*). —
Cinq lignes plus haut, Mme d'Abrantès précise : « Sous
prétexte d'entorse, Napoléon passa toute une semaine
dans notre maison. » — Est-ce assez net? Aussi,
crédule et confiant, regardions-nous avec émotion la
« mansarde à l'angle gauche ». L'exquise courtoisie de
M. Pigorcau nous avait permis ds visiter maintes fois
non seulement les admirables valons sculptés du rez-de-
chaussée, qui furent les salons de Mme de Permon, mais
encore les pittoresques recoins de sa garçonnière. Nous
avions gravi respectueusement le viôil escalier, garni
d'une belle rampe en fer forgé, conduisant a la fameuse
« mansarde », charmante pièce mansardée, d'où la vue
sur la Seine est admirable, qui dépend aujourd'hui du
logis de M. Desjardins, le parfait comédien qui — ô coïn-
cidence!— ressemble à Bonaparte dont il reproduisit
d'ailleurs avec grand talent l'impériale silhouette en une
pièce représentée à la Porte-Saint-Martin... Nous croyions,
nous aussi, à la légende de la « mansarde » !
Rien ne paraissait d'ailleurs plus plausible que les
(1) Mémoires de la Duchesse 'd'Abrantès, t. I, p. 59,
LA « MANSARDE )) DE BONAPARTB /
dires de Mme d'Abranlès. Les familles Bonaparte et Per-
mon, Corses d'origine, se connaissaient. Mme de Permon
Deveria, lith.
Mme D'ABRANTfeS.
avait assisté aux derniers moments de Charles Bonaparte,
père du futur empereur ('), mort à Montpellier le
(l) ld ., p. 70.
8 LES PIERRES DE PARIS
27 février 1785, et de plus elle avait recueilli en son
hôtel de Montpellier, « où les Permôn jouissaient des
avantages d'une fortune prospère », le jeune Joseph
Uonaparte auqutl elle prodigua « tous les soins qu'il
pouvait attendre de la mère la plus pa sionnée ».
0 déception! tous les récits concernant la jeunesse
de Bonaparte, élève de l'École militaire f1;. familier du
logis de Mme de Permon, sont erronés, hiiquAs dans un
but de réclame. « Tout cclac.-l faux. — asnirc M. Fr. Mas-
son, l'un des plus impeccables hUtoricns de Kempï rmr
Napoléon — d'abord les élèves de lie » ! c militai e ne
sortaient jamais que pour des promenades militaires où
leurs chef» les conduisaient... Puis une simple c.unpi-
raison de dates renverse toutes ces légendes. » Ft
M. Fr. Masson a raison... jugez en?
C'est le 1er novembre 178'i que Bonaparte — arrivé
de la \eillc à Paris par le coche d'eau bourguignon qui
l'a débarqué au port Saint-Paul en même temps que
quatre de ses condisciples, sous la surveillance d'un
Frère minime — entre, comme « cadet-gentilhomme
(1) Napoléon, qui se destinait à la marine, avait passé, à l'Ecole
de Briennc, un excellent examen dont nous possédons les notes,
dues au chevalier de Kéralio, inspecteur des Écoles militaires :
« M. de Buonaparte (Napoléon) : né le 15 août 1769, de 4 pieds
10 pouces — a fait sa quatrième. Constitution, santé excellentes, ca-
ractère soumis, doux, honnête, reconnaissant — Conduite très régu-
lière; s'est toujours distingué par son application aux mathéma-
tiques. 11 sait très passablement son histoire et sa géographie. II est
très faible dans les exercices d'agrément. Ce sera un excellent marin
digne d'entrer à l'École de Paris. »
LA (( MANSARDE » DE BONAPARTE
9
admis à suivre les cours » à l'École militaire (*). Là,
notre héros partage la chambre de son « binôme Desmazis
BONAPARTE.
Dessiné par Guérin. Gravé par G. Fiesinge?
« dont l'unique fenêtre donnait sur la grande cour ».
Un an plus tard, le 28 octobre 1785, Bonaparte — nommé
lieutenant en second au régiment de La Fore (tenant
(1) 22 octobre 1784. Le maréchal de Ségur — Ministre de la
Guerre — signe le brevet de cadet-gentilhomme de Bonaparte, le
30 octobre. Départ de l'École Royale de Brienne sous la conduite
d'un frère minime en compagnie de MM. de Montarby de Dampierre,
Castres de Vaux, Laugier de Bellecour, et de Comminges également
admis à l'École militaire de Paris.
10 LES PIERRES DE PARIS
garnison à Valence), à la suite d'un examen présidé par
Laplace où il fut classé quarante-deuxième sur cin-
quante-huit concurrents, faisait dans Paris « sa première
sortie libre... sous la surveillance d'un bas officier de
l'École. Il rendit visite à M. de Marbeuf, évêque d'Aulun,
au rez-de-chaussée du palais abbatial de Saint-Germain-
des-Prés » et termina sa journée par « quelques courses
et promenades dans Paris ». Le lendemain, Bonaparte et
Desmazis partaient pour Valence; « ils avaient soupe
et couché dans le voisinage du bureau de la diligence
de Lyon qui les emmenait à leur future garnison, et le
bas officier — leur mentor — avait soldé la dépense ».
Or, en octobre 1785, les Permon — abandonnant
Montpellier — étaient venus s'installer (de 1783 à 1792)
dans l'hôtel de Sillery, quai Conti.
Au moment de son départ, Bonaparte n'est-il pas
venu — comme c'est plausible — saluer et remercier
Mme de Permon qui avait été parfaite pour son père et
son jeune frère, et ne pouvons-nous accepter pour véri-
dique cette page des Mémoires?
— « Je me rappelle que le jour où il endossa l'uni-
forme il était joyeux comme tous les jeunes gens le sont
à pareil jour, mais il avait dans son habillement (uni-
forme bleu, veste bleue, parements rouges et boutons
blancs, chapeau à cornes, épée) une chose qui lui donnait
une apparence fort ridicule, c'étaient ses bottes. Elles
étaient d'une dimension si singulièrement grande que
ses petites jambes, alors fort grêles, disparaissaient dans
LE SALON DE Mme DE PERMON,
Aujourd'hui salon de M. Pigoreau, place Conli, n° 2.
Paul Vouillemont, phot.
LA (( MANSARDE )) DE BONAPARTE
13
leur ampleur. Ma sœur et moi ne pûmes nous contenir
et des rires fous s'ensuivirent...
11 se fâcha. « On voit bien »,
dit-il d'un air dédaigneux à ma
sœur, « que vous n'êtes qu'une
petite pensionnaire... » — « Et
vous», répliqua-t-elle, « vous
n'êtes qu'un Chat botté ! »
Tout le monde se mit à
rire... » (*).
Faisons comme « tout le
monde » et amusons-nous à
évoquer dans le grand salon
aux boiseries grises — d'où la
vue sur la Seine et le vieux
Louvre est si plaisante — la
silhouette imprévue de l'impé-
rial Chat botté dont les prodi-
gieuses enjambées dépassèrent
de beaucoup les « sept lieues »
que, parcimonieusement, leur
avait assignées jadis le bon
Charles Perrault.
C'est en 1792 seulement
que nous avons la preuve indis-
cutable d'une visite du « capi-
(1) Mémoires de Madame $ Abr an- Martial, aq.
tes, pp. 85 et 86, passim. passage saint-roch.
14
LES PIERRES DE PARIS
taine d'artillerie » Bonaparle à l'hôtel du quai Cunli. 11 y
dîna le jeudi 14 juin : « J'ai dîné hier chez M. de Pcrmon,
écrit-il à son frère; madame est fort aimable, aime
beaucoup la Patrie et aime à avoir des Corses chez
elle... >' Fréquenla-t-il peu ou pruu la maison? la chose
est d'importance secondaire. Il y est venu; cela suffit pour
nous permettre d'évojuer son profil césaricn, ses yeux
ESTAMPE ALLÉGORIQUE PUBLIÉE VERS 1800.
Musée Carnavalet.
d'aigle, son teint olivâtre, ses cheveux longs « en oreille
de chien », se reflétant dans les glaces, dépolies par les
ans, encore fixées aux murs du salon et du. petit salon, et
nous le rêvons mince dans son uniforme râpé, adossé à
la grande cheminée de marbre; aigri, rageur, se plaignant
du sort, attendant anxieusement un avenir meilleur.
L'année 1792 fut, en etfet, particulièrement pénible
LA (( MANSARDE )) DE BONAPARTE
15
pour Bonaparte végétant
misérablement à Paris. Il
avait dû revenir de Corse
pour se justifier, devant
e ministre de lâgiérrâ
Lajard, d'une grave accu-
sation « d'indiscipline et
d'insubordination ». Le
28 mai, il s'installait rue
Royale-Saint- Roch (depuis
rue des Moulins), à l'hôtel
des Patriotes hollandais
(ci-devant hôtel Royal —
table d'hôte à 3 livres);
mais sa détresse était si
grande qu'il écrivait ce
môme jour : « J'y suis
trop chèrement, de sorte
que je changerai aujour-
d'hui ou demain ». Et le
lendemain il allait gîter
rue du Mail, à l'hôtel de
Metz — où il occupait au
troisième étage la cham-
bre numéro 14. « On lui
connut à cette époque
une dette de 15 francs
chez un marchand de vin
Martial, aq.
l'angle de la rue des moineaux
et de la rue des moulins.
16 LES PIERRES DE PARIS
de la rue Sainle-Avoye » (*) et il en était réduit à mettre
sa montre en gage chez Fauvelet — frère de Bourrienne
— qui tenait une « entreprise d'encan national » à l'hôtel
Longueville, place du Carrousel... (2j On put voir Napo-
léon mangeant au cabaret, « chez Justat, rue des Petits-
Pères, où la portion coûtait six sous »! (3)
Il paraîtrait tout simple qu'en sa détresse Bonaparte fût
allé chercher parfois refuge auprès des rares personnes
qu'il connaissait à Paris... il dut alors fréquenter l'hôtel
Permon, où il dînait le 14 juin... Aussi le souvenir du dieu
de la Guerre est-il resté invinciblement attaché à l'hôtel par
tous les liens tenaces d'une tradition chère aux Parisiens.
11 nous souvient que M. Pigoreau nous fit l'honneur —
il y a quelque quinze ans — de nous présenter à Mile Nyon,
plus qu'octogénaire, dont la famille habitait l'hôtel depuis
l'époque du Consulat. MlleNyon nous accueillit avec la
bonne grâce charmante que les personnes âgées daignent
parfois réserver à ceux qu'elles sentent amoureux d'un
passé qui leur fut cher. Elle nous conta, avec émotion,
la légende fameuse qui avait bercé sa jeunesse! Pauvre
MIleNyon, combien elle serait désolée de voiries terribles
historiens modernes effeuiller ses illusions!... Après
tout, comme elle semblait un tantinet voltairienne, elle
se contenterait probablement de nier leur infaillibilité et
les enverrait au diable!...
(1) Chateaubriand. Mémoires d'Outre-Tombe, t. III, p. 24
(2) Bourrienne. Mémoires, t. I, p. 50.
(3) Saint-IIilaiiœ. Habitations napolèoiiicnnes, p. G5.
r
AU VIEUX QUARTIER
DES BLANCS-MANTEAUX
Dix heures du soir. Le commissariat de police de la rue
Vieille-du-Temple est rempli de monde ; des gar-
diens de la paix, des cyclistes, une quinzaine d'agents
en bourgeois, aux yeux résolus, aux poignes solides...
Très calme, achevant sa cigarette, le commissaire donne
ses ordres, précise les consignes, de manière à prévenir
toute surprise. « Vous, brigadier, vous surveillerez la
courette et empêcherez toute évasion... Huit agents bar-
reront la rue... les autres me suivront dans le cabaret...
Personne ne devra sortir avant mon interrogatoire. On
agira résolument et rapidement... Pas de bruit, gagnons
le rendez-vous par petits paquets... Ouvrons l'œil, nous
avons affaire à des finauds... »
Il s'agit de perquisitionner du côté de l'Hôtel de
Ville, en une boutique de marchand de vin perdue dans
18 LES PIERRES DE PARIS
le lacis des petites rues grouillantes du Marais : rue des
Rosiers, rue du Roi-de-Sicile, rue des Juifs, ruelles sor-
dides, presque uniquement habitées par des israélites
polonais, russes, allemands, la plupart ouvriers four-
reurs ou casquetliers. C'est un quartier étonnant, une
sorte de « ghetto » oublié dans Paris ; on y parle rare-
ment français, et beaucoup de boutiques, depuis le
boucher jusqu'au coiffeur, portent à côté de leur habi-
tuelle enseigne un sous-titre et des indications
en caractères hébraïques ou russes.
Notre marchand de vin gîte rue des ÉcouffesJ1); chez
îui se réunissent des bandes de voleurs cosmopolites :
spécialistes pour vols de bijoux, perceurs de murailles,
receleurs ou indicateurs de mauvais coups à faire;
presque tous gaillards dangereux, prêts à « dégringoler»
le passant attardé, à forcer une caisse, à fracturer une
chambre de deux coups de^ pince-monseigneur : une
pesée en bas, une pesée en haut, le pêne saute et la
farce est jouée.
Les plaintes affluent; on va agir... nous partons,
filant silencieusement le long des rues sinueuses, noires,
lugubres avoisinant l'Imprimerie nationale. La nuit est
sombre... par instants la lune accroche des lumières
bleues sur les toits, sur un angle de muraille, sur une
enseigne en saillie ; les becs de gaz, par-ci par-là, pro-
(1) C'est rue des Ecouffes qu'habitait notre grand peintre Philippe
de Champaigne. Une plaque apposée au n° 20, précisé qu'il y
mourut en 1674.
LA RUE VIEILLE-DC-TEMPLE VERS 1860.
AU VIEUX QUARTIER DES BLANCS-MANTEAUX 21
jettent sur le pave gras des reflets rougeâtres et trem-
blotants... Nos groupes se rejoignent: notre passage a
provoqué quelque émotion : des individus suspects plon-
gent dans des ruelles noires, des filles en cheveux entrent
en coup de vent chez d'hospitaliers marchands de vin,
des coups de sifflet stridents retentissent; mais les pré-
cautions ont été bien prises, — personne n'a pu filer...
Le commissaire de police du quartier, M. Lespine,
jette sa cigarette, assujettit son lorgnon, ouvre d'un seul
coup la porte vitrée et entre le premier... Derrière lui
les agents se précipitent. Soixante-dix consommateurs
sont ici, tassés en une salle étroite et longue coupée
d'une cloison basse. Tous se lèvent, comme mus par un
ressort. Le « patron », un gros homme rouge à cheveux
noirs crépus, demeure le bras en l'air, tenant encore en
sa large main la bouteille de « Pernod » qu'il était en
train de débiter.. .
— Que personne ne bouge et fouillez tout le monde!
commande M. Lespine.
Un silence angoissé, puis soudain des cris : un
buveur très pâle a brusquement frappé au visage l'agent
qui s'avançait vers lui; d'un revers de main l'agent l'a
plié sur la table d'où roulent les bouteilles... Les voisins
intercèdent... « Il faut l'excuser... il est fou, il est « lou-
foque » !... il est « marteau » ?... A gauche, à droite, on
baragouine des phrases incompréhensibles; les quatre
cinquièmes des buveurs parlant uniquement un argot
fait de mots hébraïques, polonais, russes, allemands...
22 LES PIERRES DE PARIS
~* Silence! ordonne le commissaire; lâchez cet
homme et passez-moi les papiers...
En un tour de main, avec quatre tables, trois bancs
crasseux et six chaises, un espace libre est ménagé. Ici
vont défiler les clients cosmopolites du gros mastroquet
qui regarde, silencieux, ses bras musculeux croisés sur
le comptoir d'étain ; derrière lui, le garçon fume sa
cigarette... Ils n'en sont plus à leur première descente de
police ! La pièce étroite est pleine de fumée et d'odeurs
de basse vinasse, de biller, d'absinthe. Aux murs,
quelques sirupeuses chromolithographies... trois appels
en trois langues de la Confédération générale du travail,
avec, à l'angle de gauche, le cachet rond symbolique...
« les deux mains serrées »...
Tour à tour, devant le commissaire et ses agents
polyglottes, défilent une soixantaine de types extraor-
dinaires. Beaucoup sont connus ; on nous chuchote
leurs états de service : « Voleur professionnel... Perceur
de murailles... Terroriste russe... Receleur... Vendeur
de chair humaine... » Tous ont en main leur « Ville de
Paris » ; ainsi s'appelle, en cette basse pègre, le permis
de séjour — délivré aux étrangers par la Préfecture de
police — dont l'en-tête porle ces mots : « Ville de Paris ».
Quels échantillons curieux de toutes les races
humaines! Voici des faces camuses de Kalmouks frisés
au nez en bulbe, dés têtes boucanées, anguleuses,
comme taillées à coups de serpe, dAnglo-Saxons ; des
têtes rusées et sournoises de Levantins; des boules
£3
LA TOUKELLE BARDETTE RUE VIEILI.E-DL-TEMPf.E, VERS 1SC5.
Pbotog. Marville
épaisses envahies de barbe de Russes criméens; des
têtes moutonnières de juifs polonais... mais combien les
yeux se ressemblent ! Oh ! ces yeux bougeurs, ces yeux
aigus, ces yeux fiévreux de bêtes traquées, ces yeux
volontairement éteints, ces yeux qui voudraient dissi-
muler leur angoisse, leur crainte, ces yeux de haine et
de révolte !
Tranquillement, sans hâte, M. Lespine pose des
questions, auxquelles répondent avec hésitation des gens
qui voudraient se dérober à un interrogatoire précis ; il
compulse des papiers crasseux, ruinés par l'usage, coupés
aux pliures; il parcourt des cartes postales, des lettres
timbrées d'Odessa, de Tobolsk, de Riga, de Nijni-Nov-
gorod, de Londres, de Ceylan, adressées tantôt chez le
marchand de vin de la rue des Écoufîes, tantôt en ces
vagues hôtels à « cinq sous la nuit », dont abondent les
ruelles voisines; voire « à la prison de la Santé »... et
c'est le seul « certificat » que peut produire l'interrogé...
Voici des photographies jaunies, des programmes de
courses zébrés de notes, une affiche bleue du Théâtre
israélite, 10, rue de Lancry, imprimée en caractères
hébraïques écussonnée de sept portraits d'artistes ; voici
des « carnets de forains », et un paquet de bonbons
fondants !
Chaque fois que s'entr'ouvre la porte, pour une mise
en liberté ou une conduite au poste (là, l'identité des
vagabonds sera examinée de plus près, beaucoup étant
sous « mandat d'amener »), les rumeurs de la foule,
26
LES PIERRES DE PARIS
difficilement contenue aux abords du cabaret, nous
arrivent en même temps que des bouffées d'air frais.
L'interrogatoire se poursuit, l'homme lève les deux
bras, on le fouille rapidement, en dix mots les inspec-
teurs résument leurs trouvailles : « Griskow... d'Odessa...
trois francs... bouts de bougies... allumettes... tabac...
un rasoir... une serviclle sale (l'en-cas ordinaire de
l'habitué des dessous de ponts, des « clochards », des
« refileurs de comète », des échoués des refuges »). —
Schwartzberg... de Riga... sans domicile... ouvrier four-
reur... deux francs... un rasoir... ne parle pas fran-
çais... » — « Dickson... un sou... une brosse... un
rasoir... bouts de bougies... ni domicile ni papiers...
arrivé hier de Londres... boxeur de profession. » L'in-
terrogatoire continue, et entre temps les agents dépo-
sent devant le commissaire des pinces-monseigneur, des
couteaux, des « os Je mouton », des coups-de-poing
américains, des trousses de fausses clefs dont les
clients se sont débarrassés en toute hâte sous les bancs,
sous les tables, un peu partout...
Nous sortons : d'abord pour respirer, l'atmosphère
est devenue étouffante et l'odeur terrible en cette
petite salle surchauffée où tant de gens halètent et
fument, ensuite pour voir, car le spectacle en vaut la
^peine.
Une double ligne de gardiens de la paix et d'agents
cyclistes a formé un barrage, dégageant la porte du mar-
chand de vin où se poursuit l'interrogatoire. Derrière le
AU VIEUX QUARTIER DES BLANCS-MANTEAUX
29
barrage, des centaines de
curieux se pressent... du
monde dans la rue, du monde
aux fenêtres des maisons et
des « garnis » voisins. On
dévisage ceux qui sont em-
menés au poste; on acclame
ceux qui sortent libres, ren-
fonçant, avec un « Ouf ! »
de satisfaction, leurs pa-
piers, leurs certificats, leurs
« Ville de Paris » en la poche
intérieure du veston... On
crie des noms... on bara-
gouine un indéchiffrable
charabia... et des lointains
noirs montent des appels,
des coups de sifflet, des cris
de colère, des invectives, des
menaces...
Franchissant le cercle
houleux et gouailleur des ba-
dauds encadrant le cabaret
où se poursuit la perquisi-
tion, nous quittons la rue
des Écouffes, et nous voici
déambulant dans ce vieux
quartier du Marais, dont les
Martial, aq%.
RUE PAVÉE AU MARATS.
30 LES PIERRES DE PARIS
silhouettes sombres semblent quelque décor oublié des
tragédies du passé.
Ces maisons étroites, tout en hauteur, ventrues, dis-
loquées, d'aspect minable avec leur lanterne blafarde
« K-i on loge à la nuit», rappellent étrangement les
ruelles « brinqucballanles » du moyen âge si merveil-
leusement évoquées par Gustave Doré dans les Contes
drolatiques de Balzac, et l'on passerait des heures à se
promener en cet antique quartier, si peu connu des Pari-
siens, si amusant pourtant à étudier.
Il se fait tard. Depuis longtemps déjà, le clocher
trapu de l'église des Blancs-Manleaux a égrené les
douze coups de minuit dans la nuit fro'de. L'obscurité
enveloppe les lèpres, les lézardes, les sanies des
masures, Ton en perçoit seulement les silhouettes
étranges et les toits comiques et biscontournés se pro-
filant sur le ciel pâle où courent des nuages bas, et
nous ne nous lassons pas de parcourir — en respirant
à pleins poumons — ces ruelles sinueuses, la rue Vieille-
du-Temple, la rue Pavée, la rue du Marché-des-Blancs-
Manteaux, la rue Cloche-Perce, la rue du Bourg-Tibourg,
aux vieux noms rabelaisiens, aux maisons baroques
délabrées, coiffées de travers d'un antique pignon hors
d'aplomb.
De loin en loin des couples sortent des rares cabarets
encore entrouverts... ils explorent la rue d'un œil
méfiant et gagnent le large.
Ces ombres inquiétantes sont celles des malandrins
AU VIEUX QUARTIER DES BLANCS-MANTEAUX
habitués de repaires semblables à cc;ui de la rue des
Écouiïes, où nous avons perquisitionné ce soir.
Ils sont d'ordinaire les maîtres nocturnes de ces pavés
gras, de ces angles d'ombres noires assez trafiques à
côtoyer... mais celte nuit-ci leur paraît justement mena-
çante... Trop de « curieux » pour des gaillaids qui
n'aiment pas — simple discrétion professionnelle — à
raconter leurs petites histoires... Aussi s'en vont-ils d'un
pied leste, leurs « associées » sous le bras, flânocher
du côté des Halles.
On attendra patiemment le lever de l'Aurore aux doigts
de rose, « en rade » dans quelque établissement vrai-
ment hospitalier : la Belle de nuit, le Caveau, le Chien
qui fume, l'Ange Gabriel ou le Grand Comptoir... C'est
là qu'il fait bon allumer des « brûlots », manger des
amandes, rire, boire et préparer .. l'avenir, aux accents
nasillards du phonographe, ou bercés par les mélopées
plaintives de l'accordéon et de l'harmonica.
LA RUE BEAUREGARD
La rue de la Lune.
L'église Bonne-Nouvelle.
Tout bon flâneur parisien connaît la haute et très
étroite maison séparant la rue Beauregard de la rue
de la Lune, en face de la porte Saint-Denis. Cette mai-
son, embaumée de l'odeur des brioches à un sou qui s'y
débitent (depuis 1849, assure l'enseigne), forme la pointe
effilée d'un triangle dont la rue Poissonnière constitue
la base. Chose rare, le plan du Paris de 1908 et le plan
du Paris de 1713 — par Bernard Jaillot — coïncident en
ce point précis ! Près de deux cents ans n'ont pas modi-
fié les tracés de ce vieux quartier où les ruelles elles-
mêmes n'ont pas changé. Sous Louis XIV, on l'appelait
« la Ville-Neuve », aujourd'hui ce n'est plus qu'un an-
tique coin de Paris, amusant à parcourir et dont l'his-
toire apparaît particulièrement évocatrice.
Dès le xive siècle, une riche communauté religieuse
34 LES PIERRES DE PARIS
— les Filles-Dieu — possédait d'immenses domaines
compris entre la rue Saint-Denis et les marais de la
Grange-Batelière. Lors de la captivité du roi de France
Jean le Bon, prisonnier des Anglais après la bataille de
Poitiers (133G), les fortifications édifiées en n<ue ;*,r >s
Parisiens pour mettre leur ville en état de défense scln-
dèrenlces terrains des Filles-Dieu. Une partit- Ui\ enclose
dans Paris — les remparts s'etendàieni ;à où passe
actuellement la rue d'Abolir — le reste resta banlieue
parisienne ; une partie d> cette banlieue, convertie en
voirie et en décharge publique, devint la « butte aux
Gravois ». Sous Charles IX, de nombreux moulins y
tournent gaiement, des vignes y fleurissent, on y trouve
des cabarets, des jeux de boules, on y danse sous la
coudrette,et le doux nom de Beauregard, attribué à l'une
des rues, est un souvenir lointain de ces temps buco-
liques où la butte aux Gravois devint la butte aux Mou-
lins (*). Eclatent les guerres de religion qui bouleversent
notre pays... et aussi la butte aux Moulins.
On connaît les faits : Henri de Navarre, salué roi de
France après l'assassinat de Henri III à Saint-Cloud, la
guerre civile, la Ligue, « hydre à deux têtes, l'une espa-
gnole, l'autre guisarde », la victoire d'Ivry, ouvrant au
Béarnais la route de Paris ligueur... 1q siège de Paris
(1590). Henri de Navarre enveloppe la ville, co^pe toute
(1) Il ne faut pas confondre cette butte aux Moulins avec al
« butte des Moulins », nivelée seulement il y aune trentaine d'an-
nées et sur laquelle passe aujourd'hui l'avenue de "0[ 'ra.
s
','
u
— ^
Extrait du Plan de la Ville de Paris, par Bullet et Blondel,
de iôjo à 1676.
LA RUE BEAUREGARD — LA RUE DE LA LUNE 37
communication, confisque les envois de vivres, s'empare
des faubourgs et hisse de l'artillerie sur la butte aux Mou-
lins (*) transformée en place de guerre... Paris s'affole:
pas de provisions, pas de pain, pas de munitions, pas de
fourrage; l'anarchie dans le gouvernement, le désordre
dans la rue, les moines ligueurs prêchant la bataille,
passant des revues le capuchon renversé, le morion en
tête, l'épée au flanc, la pertuisane sur l'épaule; la milice
tirant des salves d'arquebuse pour honorer le légat du
F^jta et, par maladresse, tuant son aumônier... Après
avoir épuisé leurs maigres provisions, fouillé les riches
greniers des couvents, malgré la prétention des Jésuites
qui voulaient fermer leurs portes (2), dévoré les chevaux,
les chiens, les chats, L'Estoile assure que les Parisiens
en armèrent à manger de jeunes enfants et aussi du
pain fait dépoussière d'os dérobés aux cimetières!...
Pendant ce temps-là, l'ambassadeur d'Espagne frappait
des liards qu'il faisait jeter aux miséreux parles fenêtres
de son hôtel, « soulageant ainsi par aumône ceux qu'il
faisait mourir de faim ».
Du haut des murs, des remparts, des tours de dé-
fense, les Parisiens affamés voyaient à quelques mètres
de leur ville les moissons onduler, les pommes mûrir,
(1) La butte de la Ville-Neuve et sa voisine de Notre-Dame-de-
Bonne-Nouvelle avaient aussi leurs moulins à vent : ils sont indi-
qués sur les plans du xvie siècle. Lors de la pose des quatre pre-
mières pierres de l'église, le 28 août 1551, l'endroit s'appelait déjà
la Montagne du Moulin.
(2) "Michelet. Histoire de France (p. 316).
38: LES PIERRES DE PARIS
les salades verdir. De pauvres diables risquaient quoti-
diennement leur vie pour aller couper quelques choux,
dérober quelques carottes... Henri se montra très hu-
main, toléra l'entrée de convois de vivres, laissa sortir
de la ville assiégée des malades, des femmes, des en-
fants. « Ventre-Saint-Gris ! je ne veux pas régner sur
des morts », disait-il... L'arrivée du duc de Parme rompt
le blocus, délivre Paris... On sait le reste, les batailles
de Lagny, de Gorbeil, l'abjuration d'Henri IV, sa lettre
à la Belle Gabrielle : « Ce sera dimanche que je ferai le
saut périlleux »... le roi sacré à Saint-Denis, son entrée
triomphale à Paris (22 mars 1594), son adieu aux troupes
espagnoles, — d'une des fenêtres de la porte Saint-Denis :
« Bon voyage, messieurs, et n'y revenez plus ! (*) »
Tout aussitôt Paris répare ses blessures ; une « Ville
Neuve » se construisit sur les « gravois » de la butte aux
Moulins. Louis XIII, désireux d'y attirer les Parisiens,
accorde des patentes de franchise entière aux artisans
qui viendronty tenir boutique (2). L'appel est entendu par
beaucoup d'ouvriers en meubles et les ébénistes y
(1) Celte porte Saint-Martin était une des portes du rempart;
l'actuelle porte Saint-Martin date de Louis XIV.
(2) Des lettres patentes de l'année 1623 accordèrent à toutes per-
sonnes qui viendraient y exercer les arts et métiers, franchise en-
tière, c'est-à-dire « le privilège d'y travailler librement et publique-
ment, et d'y tenir boutique à l'instar du Temple ». Les ouvriers en
meubles, qu'un avantage du même genre avait alors attirés pour la
plupart sur le terrain privilégié de l'abbaye Saint-Antoine, mais qui
ne demandaient qu'à pouvoir occuper aux mômes conditions un
autre point des faubourgs, s'empressèrent les premiers de venir
LA RUE BEAUREGARD — LA RUE DE LA LUNE 39
affluent sous Louis XIV; il s'en rencontre encore de nos
jours un certain nombre dont l'établissement primitif
remonte à ces lointaines époques (1).
On édifie l'église Bonne-Nouvelle et la reine Anne
d'Autriche (2) daigne venir elle-même sceller la première
pierre du chœur; la Ville- Neuve se peuple, mais à côté
de nombreux travailleurs se glisse une population déplo-
dans lo quartier désigné par les lettres patentes. Sô*îis Louis XIV,
ils y avaient déjà pris toute la place : « Il y a sur la Ville-Neuve,
est-il dit dans le Livide commode des adresses, un grand nombre
de menuisiers qui travaillent à toutes sortes de meubles non
tournés. »
(1) La Ville-Neuve. — Les fortifications qu'on fut obligé de faire
pendant la captivité du roi Jean coupèrent le terrain des Filles-Dieu
en deux parties. Les Filles-Dieu se réfugièrent dans la ville, et firent
construire un nouvel enclos à leur monastère, dont on retrancha
une partie pour de nouvelles fortifications. Ce terrain forma dans
la suite une voirie : sous Charles IX, on y creusa des fossés, que
le peuple et nos historiens ont appelés Fossés jaunes, de la couleur
des terres qu'on en tira. Dès le commencement du xvic siècle, on
avait construit des maisons en cet endroit, on avait même bâti une
chapelle, et ce faubourg devenant de jour en jour plus considérable
on lui avait donné le nom de la Ville-Neuve.
Les malheurs dans lesquels la Ligue plongea la France, el parti-
culièrement la ville de Paris, obligèrent de ruiner ce faubourg et
d'en abattre les maisons. Ces démolitions rehaussèrent encore la
surface de ce terrain, et lorsque le calme eut dissipé toutes les
craintes, l'on commença à rebâtir ce faubourg; on l'appela pour
lors la Villeneuve-sur-Gravois. — Jaillot. Recherches sur Paris, t. II,
Quartier Saint-Denis (p. 10).
(2) La tradition rapporte qu'en passant sur le boulevard, près de
l'ancienne chapelle Saint-Louis et Sainte-Barbe, rasée pendant le
siège de Paris, la reine avait reçu une heureuse nouvelle... et
qu'elle se sentit poussée à rebâtir le nouveau temple de la Vierge
40 LES PIERRES DE PARIS
rable. On rançonne, on détrousse les passants assez
imprudents pour s'aventurer dans ces passages déserts.
Les filles de mauvaise vie, les « coureuses de rempart »,
et les remparts sont tout proches, occupant remplace-
ment des boulevards actuels — y affluent à ce point que
les entours de la Ville-Neuve, — la rue de la Lune, la
porte Poissonnière, la rue Merderet, — méritent ce sur-
nom le « Champ aux femmes ». Plus loin, par contre,
près de la porte Saint-Denis, de vastes jardins, de beaux
hôtels entourés de verdure font de ce quartier lointain
un séjour discret, — moitié ville, moitié campagne, —
un coin d'élection pour les gens tranquilles, pour les
amoureux, pour les « magiciens, noueurs d'aiguillettes,
vendeurs de secrets », pour les « sorciers, les exorci-
seurs », chez lesquels il convient de se rendre incognito.
Il s'y trouvait des maisons de retraite et aussi des mai-
sons de rendez-vous; rue Beauregard, s'élevait « la
demeure entourée de pelouses » d'une redoutable empoi-
sonneuse, la Voisin, qui, après s'être établie devineresse
« pour ramener l'ordre et l'aisance dans son ménage »,
sous le titre de Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle. L'église, vendue
pendant la Révolution, fut rebâtie de 1823 à 1830 ; il ne reste plus
de l'ancien édifice que le clocher du xvne siècle. Après le sac de
Saint-Germain-l'Auxerrois, l'église Bonne-Nouvelle fut assaillie
en février 1831 par une bande de 400 hommes qui fut heureuse-
ment arrêtée à temps dans son œuvre de dévastation par un
bataillon de la Garde Nationale. Mais pendant la Commune, en
1871, la dévastation fut complète et son curé, M. Bécourt, fut incar-
céré et massacré à la fin de l'insurrection par les insurgés le
27 mai 1871. — Duplessy. Paris-Religieux, pp. 45-46.
LA RUE BEAUREGARD — LA RIE DE LA LUNE 41
dépensait en ripailles les cent mille francs qu'elle gagnait
annuellement à exercer son infâme métier.
C'est en ce vieux quartier que nous promènerons
notre flânerie. Partant de la porle Saint-Denis, gravis-
sons la rue Beauregard, où il nous est très facile de
retrouver par-ci par-là, au milieu d'horreurs modernes,
quelques traces d'un glorieux passé : frontons sculptés,
balcons de fer forgé, rinceaux, encadrements de fenêtres
datant du xvne et du xvme siècle. A la hauteur du n° 17,
— vis-à-vis de l'hôtel plus que modeste, qui passe à tort
pour avoir été jadis la demeure d'André Chénier, —
retournons-nous et admirons un délicieux paysage pari-
sien : la porte Saint-Denis avec ses nobles sculptures
décoratives, — rappel génial des victoires de Louis XIV
sur le Rhin, — s'encadrant, dorée de lumière, entre les
deux lignes de vieilles maisons grises qui terminent la
butte Bonne-Nouvelle. Poursuivons notre route. Au n°23,
— en face la ruelle des Degrés, — arrêtons-nous. II se
pourrait fort bien que la Voisin eût tenu ici sa « boutique
aux poisons » ; lors de son premier interrogatoire, elle
déclara loger à la « Ville-Neuve, rue Beauregard ». Nous
manquons d'une indication plus précise, mais, si ce n'est
pas exactement là, c'est sûrement tout près de là. L'en-
droit était fort judicieusement choisi : entre deux rues
désertes, maison mystérieuse avec sortie sur la rue de
la Lune que quelques pas seulement séparaient des
remparts ; plus loin, des champs, des vignes... C'est très
probablement en ce logis que, — soigneusement enca*
42 LES PIERRES DE PARIS
puchonnccs, la figure cachée derrière un masque de ve-
lours, pénélrèreut furtivement les deux nièces de Maza-
rin, la comtesse de Soissons, îa duchesse de Bouillon...
tous les tragiques acteurs de cet affreux drame des
Poisons. L' « altière Vasthi » elle-même, la belle Mon-
tespan, ne s'y glissa-t-elle pas, se rendant à quelque
cynique « messe noire ». en compagnie de la Dcsœil-
lets?... Les papiers de l'Arsenal et de la Bibliothèque
nationale, les lettres de Mmede Sévigné, les remarquables
étudesdoFr. Ravaisson etdeFr. Funck-Brenlano, le beau
drame du maître Sardou ont fait connaître cette énorme
et redoutable cause célèbre, dont Louis XIV tint à brûler
de sa main les témoignages les plus honteux, après avoir
eu toutefois la bonne grâce de remettre à quelques im-
prudents un certain nombre de billets compromettants,
saisis rue Beauregard. L'un de ces billets, signé du
grand nom de la duchesse de Foix, portait ces mots :
« ... Plus je les frotle, et moins ils poussent. » Le Roi-
Soleil interloqué, ayant exigé l'explication decette énigme,
la duchesse dut avouer « qu'elle avait demandé une
recette pour se faire venir de la gorge »... La Voisin ne
vendait pas seulement de « la poudre à succession »,
elle tenait aussi « inslitut de beauté ».
Aujourd'hui, la maison, — qui, comme autrefois, a
conservé une sortie sur la rue de la* Lune (au n° 25), —
est tout entière occupée par une fabrique de literie, et
l'aimable directrice, Mme Gruhier, veut bien nous mon-
trer les restes de ce qui futvraiscmblablement la demeure
l'empoisonneuse la voisin.
LA RUE DEAUREGARD
LA RUE DE LA LUNE
45
de r « artiste en poisons ». Voici, engagé dans le mur et
comblé depuis longtemps, un vieux puits dont la poulie
GRILLE S OUVRANT JADIS SUR LES JARDINS DE LA VOISIN.
tourne encore au bout d'une corde ; voici des départs
d'escaliers de bois, des dalles usées ; voici une grille
46 LES PIERRES DE PARIS
grinçante qui jadis s'ouvrait sur les jardins... Nous
montons au premier étage ; c'est ici que les ouvriers,
sous de multiples couches de papier superposées, retrou-
vèrent le plafond primitif... 0 surprise! ce plafond élait
complètement peint en noir, nous apprend Mme Gruhier.
Cette chambre, aujourd'hui si honnêtement correcte,
serait-elle la chambre secrète où en 1G79 se disaient les
« messes noires » aux rites abominables?... ces frag-
ments de corniches sculptées ont-ils reflété la flamme des
cierges de cire noire éclairant la parodie d'aulel, où
d'ignobles gredins...? Et nous quittons rêveur cetle
maison curieuse à tant de titres !
Poursuivant notre promenade, nous rencontrons
l'église Bonne-Nouvelle, — reconstruite en 1824, après
avoir été sous la Révolution, temple de ladéesse Raison,
— dont le clocher seul date du xvne siècle (d). Dans celte
(1) La Butte Bonne-Nouvelle, sa Composition. — Les fouilles
faites en 1824 pour asseoir les fondations de la nouvelle église de
Nolre-Dame-de-Bonne-Nouvelle, m'ont fourni une occasion précieuse
de connaîlre la composition de cette bulle, depuis sa base jusqu a
son sommet, c'est-à-dire à une profondeur de plus de 50 pieds; j'ai pu
voir par les stratifications nombreuses dont elle est composée,
qu'elle servait de dépôt, non seulement pour les plâtras, les décom-
bres et les débris des maisons, mais encore pour les boues et im-
mondices des rues de la ville. J'ai trouvé, dans toute cette masse,
une multitude d'ustensiles et de débris d'objets travaillés, indiquant
parfaitement les usages et l'état de quelques arts à ces époques
éloignées; l'éclat, la beauté et la finesse de quelques tissus dé soie
est ce qui m'a le plus frappé, ainsi que la conservation parfaite de
quelques couleurs fixées sur la laine. Les morceaux et débris de
cuirs, ouvrés et non ouvrés, s'y trouvaient dans une prodigieuse
LA RUE BEAUREGARD
LA RLE DE LA LUNE
49
rue Beauregard haut perchée où les voitures sont rares,
de beaux bébés aux cheveux bouclés jouent dans les
.Jtuwà 5W~* Jf*~> J**- -*— >. «• 6— . .
LE BOULEVARD BONNE-NOUVELLE.
Martial, aqn.
ruisseaux; un savetier chante gaiement en combinant un
ressemelage; une marchande de fleurs pousse devant elle
quantité ; j'y ai recueilli des plantes entières, que d'habiles. bota-
nistes ont reconnues pour Cire originaires d'Afrique; enfin en arri-
50 LES PIERRES DE PARIS
son éventaire de chrysanthèmes,, de violettes, d'asters,
de soucis... Derrière d'étroites fenêtres encadrées de
petits rideaux, des têtes de femmes nous dévisagent. ..
d'aulrcs dames, coiffées en coques, soigneusement pom-
madées, déambulent philosophiquement. Il en va de
même dans la suite de ruelles poussiéreuses et malodo-
rantes reliant la rue Beauregard aux boulevards. L'en-
droit est plus familier que familial.
Nous descendons la rue de la Lune pour revenir à
noire point de départ : voici encore d'antiques logis, des
frontons sculptés, des vieilles grilles, des fers forgés...
Nous approchons de la porte Saint-Denis... Ça sent
de nouveau la brioche, mais ça sent aussi l'absinthe ;
ies vieilles maisons se sont modernisées : voici des bars
puant l'alcool, voici le « cabaret du Chat-Noir, tenu par
Mme Yvette », voici des cinémas, et nous recevons dans les
oreilles, à bout portant, le refrain de Viens, Poupoule,
déchargé par un redoutable phonographe... Comment
avec un tel vacarme songer à la belle- Montespan ?
vant au sol naturel, on y a trouvé un champ planté de vignes,
dont on a retiré quelques morceaux de sarments et de racines
parfaitement conservés ; en recueillant tous les objets divers que
présentait celte masse, on eût pu faire un musée intéressant d'un
genre tout nouveau. — Paiuïnt-Ducuatlilet. Hygiène publique, t. I,
p. 180-Î8I
PAYSAGES DE SEINE
Depuis quelque temps les badauds du Pont-Neuf (ils
datent de Henri III et sont les plus anciens badauds
de Paris), penchés sur le parapet, contemplent, admi-
ratifs et charmés, un joli yacht blanc, amarré contre
le quai des Orfèvres, à la hauteur de la place Dauphine.
C'est pour les Parisiens un spectacle inaccoutumé ; aussi
les badauds précités ne se lassent-ils pas de regarder
curieusement le va-et-vient des matelots larguant des
amarres, filant des' câbles, astiquant des cuivres, et
surtout de lorgner les jolies femmes qui lisent, causent
ou se promènent sur le pont, recouvert de nattes, du
grand bateau clair.
Alors que les propriétaires de yachts remisent les
icurs à Menton, Nice ou Monaco, une Parisienne éprise
d'art s'est plu à faire flotter son pavillon en plein
Paris... et quel coin de Paris son caprice a-t-il élu? le
plus ancien, le plus pittoresque, le plus vénérable. C'est
contre les berges de la Cité, à la place même où nos
52 LES PIERRES DE PARIS
premiers ancêtres attachaient leurs légères nacelles aux
poteaux de bois de Lutèce. qu'est arrimé aujourd'hui
le yacht élégant où nous déjeunions l'autre matin en
la spirituelle compagnie d'artistes, écrivains, avocats,
journalistes, et tous nous contemplions, ravis, ce pay-
sage de Seine — pourtant si familier — qui ce jour-là
nous semblait tout nouveau !
On croit connaître Paris... erreur profonde, carParis-
Protée, sous la seule influence de la saison, du jour,
de l'heure... voire lu temps qu'il fait, se modifie, se
transforme à ce point que c'est une ville inattendue,
imprévue, presque ignorée, qui soudainement apparaît
à ses amoureux, leur prodiguant l'enchantement de
visions enecre insoupçonnées.
Teî est aujourd'hui notre cas, alors que chacune des
grandes arches du Pont-Neuf — qui dans la Seine verte
font des ronds bleus — encadre bizarrement un coin de
l'horizon ! Ici la magie du décor exalte la magie du
souvenir. Songez que notre vision commence aux loin-
tains violets des arbres des Tuileries, suit les palais du
Louvre, la pointe feuillue de la Ci.é, les maisons histo-
riques de la place Dauphine, s'arrtte sur le Pont-Neuf,
longe le Palais de justice, Notre-Dame et va mourir là-
bas, après le pont Saint-Michel, derrière la rue Galande,
que domine le vénérable clocher de Saint-Séverin, la
vieille église parisienne, où Dante a, dit-on, prié! Alors
les évocations se mêlent aux nobles lignes du paysage,
comme les reflets des ponts, des clochers et des toits se
PAYSAGES DE SEINE
53
m(s|cnt _ en tremblotant — à l'eau du fleuve qui,
doucement, coule sous la quille du yacht d'où nous
contemplons ce féerique tableau.
LE PONT-NEUF VU DU YACHT.
G. G., photog.
Verascope Richard.
Chaque pierre conte éloquemment une belle aven-
ture humaine, une page de l'histoire de France ou de
l'histoire de Paris. Les tableaux de Raguenct accrochés
au musée Carnavalet nous montrent — vers la fin du
54
LES PIERRES DE PARIS
xviiic siècle — celte berge du quai des Orfèvres, où
noire bateau est amarré, couverte de maisonnettes
bâties sur pilotis; les ponts Notre-Dame et Saint-Michel,
G. C, photog.
coin de se:.\e.
le pont au Change supportaient, eux- aussi, d'étroits
logis de bois — semblables à ceux qui se dressent
encore à Florence sur le Ponte Vecchio. Ces bâtisses
légères, que mainles fois les incendies détruisirent ne
disparurent définitivement que vers 1788.
PAYSAGES DE SEINE
55
Des la Révolution, les bords de la Seine furent acca-
parés par les cordiers qui y tissaient leurs longs cor-
dages... mais de tout temps et sous tous ies régimes les
G. C, photog. i,e PONT DU YACHT.
vrais familiers des berges furent les pécheurs à la ligne.
Dans les tableaux d'Hubert Robert, de Raguenet, de Noël,
de Demachy, de Canella, dans les dessins de Saint-
Aubin, de Bâcler d'Albe, de Carie Vernet, de Duplessis-
Bertaut, de Daumier ou de Berlall, on renconlre Finévi-
5 LES PIERRESDE PABIS
table pêcheur à la ligne. 11 pêche pendant la Ternir,
pendant les journées de Juin, pendant le siège, — il
péchait encore durant la semaine rouge de mai 1871 !
Aux dernières heures de la Commune agonisante, tandis
que les Tuileries, le Louvre, la Cour des Comptes, la rue
de Lille et le palais de la Légion d'honneur flambaient
comme des torches, alors que Paris brûlait, que l'on
s'égorgeait, que Ton se fusillait... pas un seul jour —
c'est un fait acquis — les berges de la Seine ne ces-
sèrent de recevoir la visite de leur clientèle fidèle de
pêcheurs à la ligne... que dis-je? les enragés y man-
quèrent d'autant moins qu'à la faveur de tant de cata
clysmes ils pouvaient pêcher en temps prohibé!
Après les berges, les quais : ce quai des Orfèvres qui
nous surplombe n'évoquc-t-il pas le souvenir fastueux
de la corporation des orfèvres qui pendant si longtemps
y étala son luxe et sa richesse? C'est ici que Paris
avait pris l'habitude de venir admirer les somptuosités
des Lalique, des Boucheron, des Cartier de jadis (*).
(1) Leur étalage ne le cédait guère en éclat à celui de ros bou-
tiques du Palais-Royal qui n'ont fait, du reste, 'que leur succéder.
Joignez-y la splendeur coquette des boutiques de bijouterie qui
étineelaient sur la même ligne et l'éclat varié de ces magasins de
haut brocantage, dont ceux de Fagnani, Malafer et Granchez étaient
les plus magnifiques, et vous aurez une idée de l'aspect brillant
que présentaient les environs du Pont-Neuf. Ces brocanteur»
PAYSAGES DE SEINE
57
En 1700, on comptait sur ce quai trent-six boutiques
d'orfèvre; aux vitrines reluisaient les chaînes d'or, les
pommeaux d'épée, les agrafes, les baudriers, les plats
' Pll0t°S- LA BEKGE DU QUAI DES ORFÈVRES.
étaient, ce qu'on avait d'abord appelé avec certain mépris, des
marchands mêlés, « ce sera, dit Etienne Pasquier, une denrée
meslée, telle que de ces marchands quincailliers, lesquels assor-
tissent leurs boutiques de toutes sortes de marchandises pour en
avoir le plus prompt débit ». — Edouard Fournier. Histoire du Pont-
Seuf. t. I., p. 282.
58 LES PIERRES DE PARIS
d'argent, les ciboires, les reliquaires, les monstrances...
et le jour de la Fête-Dieu les orfèvres édifiaient place Dau-
phine de gigantesques reposoirs où ils prodiguaient leurs
trésors... les marchands de tableaux voisins mettaient à
leur disposition « les toiles qu'ils ne craignaient pas de
voir gâtées et dont les sujets étaient les moins pro-
fanes (*) «. Huit jours plus tard, la même place Dau-
phine — ce triangle monumental dont le roi Henri IV
avait lui-même tracé le plan — appartenait aux jeunes
peintres indépendants, c'est-à-dire ne faisant partie ni
de l'Académie royale ni de l'Académie de Saint-Luc; ils
avaient, ce matin-là (le jeudi de la petite Fête-Dieu, de
six heures à midi), le droit d'accrocher leurs œuvres
sur les contrevents des boutiques de la place. Tout
Paris se pressait à cette triple fête de la jeunesse, de
l'art et du printemps; les jolies femmes, les modèles au
minois affriolant y affluaient... et les amateurs de pein-
ture comme les amateurs de beauté y trouvaient leur
compte.
C'est sur les volets — il en reste encore — de quel-
qu'une des boutiques de la place Dauphine — éventrée
pour faire place au disgracieux et encombrant escalier
du Palais de justice — qu'en 1717 Lancret accrocha les
deux tableautins qui commencèrent sa réputation, et
que les critiques d'alors, presque aussi infaillibles que
ceux d'aujourd'hui, n'hésitèrent pas à attribuer à Wat-
(1) Le Panthéon littéraire, 1789. p. 187.
I
PAYSAGES DE SEINE 61
teau. C'est sur quelque autre recoin qu'en 1720 un
jeune homme de vingt ans, J.-B. Chardin, « fils du
maître menuisier qui faisait des billards du Roi », sus-
pendit une toile, « imitation de bas-relief ancien » si
parfaite, que J.-B. Vanloo l'acheta immédiatement
« plus cher que Chardin n'avait osé l'espérer »; c'était
sa première exposition. Huit ans plus tard, le même
Chardin exposait, toujours place Dauphine et dans les
conditions que Ton sait, la Raie, ce chef-d'œuvre que
nous admirons aujourd'hui au musée du Louvre (*).
A notre gauche, du côté du quai des Grands-
Augustins, le plus ancien des quais parisiens, ces
maisons neuves qu'une rue étroite sépare du restaurant
Lapérouse, aux jolis balcons de fer forgé, aux élégants
(1) Désirant pressentir les opinions des principaux officiers de
ce corps, Chardin se permit un innocent artifice. Il plaça dans
une première salle comme au hasard les tableaux et il se tint dans
la seconde. M. de Largillière, excellent peintre, l'un des meilleurs
coloristes et des plus savants théoriciens sur les effets de la
lumière, arrive; frappé de ces tableaux, il s'arrête à les considé-
rer avant d'entrer dans la seconde salle de l'académie où était le
candidat ; en y entrant : « Vous avez là, dit-il, de très beaux
tableaux ; ils sont assurément de quelque bon peintre flamand, et
c'est une excellente école pour la couleur que celle de la Flandre;
à présent, voyons vos ouvrages.
— Monsieur, vous venez de les voir. — Quoi ! Ce sont ces
tableaux que...? — Oui, Monsieur. — Oh ! dit M. de Largillière,
présentez-vous, mon ami, présentez-vous ».
La réception de Chardin, reçu et agréé comme peintre de fleurs,
fruits et sujets à caractères, eut lieu le 23 septembre 1728. —
E. et J. de Gongourt. (Chardin). VArt au XVIIIe siècle.
62 LES PIERRES DE PARIS
mascarons sculptés, furent bâties sur l'emplacement du
marché à la Volaille, construit en 1809 sur les ruines du
couvent des Grands-Augustins, démoli révolutionnaire-
ment en 1791. Ici passèrent, au temps des Valois, les
grotesques processions des Mignons allant faire péni-
tence en l'église des Grands-Augustins, où s'assem-
blèrent les chevaliers du Saint-Esprit lorsque cet ordre
fut fondé par Henri III, en 1579.
Après la Révolution, les quais depuis le Pont-Neuf
jusqu'au pont Royal furent convertis en un immense
magasin de bric-à-brac.
Là, dans les boutiques, le long des murs, accotées
aux troncs d'arbres bordant la Seine, étaient entassées
les épaves, les dépouilles arrachées aux châteaux, aux
couvents, aux églises, aux grands hôtels démembrés...
Là gisaient pêle-mêle portraits de famille et mobiliers
dépareillés, tableaux de sainteté et de divinités de
l'Olympe, tapisseries armoriées et boîtes à musique,
porcelaines de Sèvres et clavecins désaccordés... Sur
ces quais également, la Terreur avait dressé les
« labiées révolutionnaires » où les miséreux se dispu-
taient « les assiettes de harengs saurs grillés, saupou-
drés de ciboules, alternant avec les terrines de salades
et de pruneaux ».
C'est quai des Orfèvres, que le 9 thermidor, vers
huit heures et demie du soir, fut amené Robespierre,
mis hors la loi par la Convention et refusé comme
prisonnier par le concierge de la maison d'arrêt du
PAYSAGES DE SEINE 65
Luxembourg. Ses fidèles l'accompagnèrent, en l'accla-
mant, à l'administration de police dans les vieux
bâtiments qui jusqu'en 1871 furent occupés par la
Préfecture de police. Ces bâtiments comprenaient, non
seulement l'ancien hôtel du président de Harlay — dont
les jardins descendaient jusqu'à la Seine, — mais
encore un ensemble de maisons branlantes, disloquées,
où, au fur et à mesure des besoins, on avait installé
« les services ». Robespierre ne quitta l'administration
de police que sur les instances réitérées de ses parti-
sans réclamant sa présence à l'Hôtel de Ville... où
l'attendaient le coup de pistolet de Méda, l'effondre-
ment, l'arrestation, puis la mort.
Une ruelle — la ruelle de Jérusalem — débouchait
sur le quai; à gauche, une vieille tourelle, puis des
cimes d'arbres (le jardin du préfet); à droite, une
maison à pignon datant du xvnr5 siècle; au fond,
un porche cintré (réédifié aujourd'hui dans le jardin
du musée Carnavalet) servait d'entrée principale à
la Préfecture. Tout cela couvrait l'actuelle rue de
Harlay.
Sans compter les ministres de la police — Fouché,
Rovigo, Beugnot, Pasquier, etc., logés quai Voltaire et
rue des Saints-Pères, — que de préfets se succédèrent
rue de Jérusalem. En 1848, ce fut l'étonnant Caussidière
qui, après s'être promu lui-même, s'entoura d'une garde
prétorienne, « les Montagnards de Caussidière » (infan-
terie et cavalerie) lesquels, pendant près de trois mois,
66 LES PIERRES DE PARIS
terrifièrent Paris. Préfet de police imprévu, Caussidière,
après avoir rompu toute relation avec le Gouvernement,
recommandait par voie de proclamation « expressément
au Peuple, de ne quitter ni ses armes, ni son attitude
révolutionnaire... (*) ».
MM. de Maupas, Boitelle, Pictri, sous le second
Empire, MM. Edmond Adam et Cresson, sous la troi-
sième République, furent les derniers préfets ayant
habité le quai des Orfèvres. En 1871, la Commune de
Paris leur donna comme successeur un disciple d'Hébert
et de Marat, un gaillard qui traitait Couthon de « vieille
béquille », et trouvait Saint-Just « sans énergie »...
Raoult Rigault.
Après avoir occupé pendant quelque temps les
beaux logis de 1' « ex-préfet de police », ce singulier
« procureur » alla s'installer au Palais de justice
(1) La Préfecture de police, soumise aux ordres de Caussidière
et de Sobrier, se peuplait d'anciens membres des sociétés secrètes
qui s'organisaient en compagnies fermées comme une garde pré-
torienne pour un futur dictateur. Caussidière ne communiquait
pas avec l'Hôtel de Ville ; il avait, de son chef, publié comme liste
officielle du gouvernement celle de la Réforme. Dans cette pre-
mière proclamation, on lisait : « Il est expressément recommandé
au peuple de ne point quitter ses armes, ses positions et son atti-
tude révolutionnaire. II a été trop souvent trompé par la trahison ;
il importe de ne plus laisser de possibilité à*d'aussi terribles et
d'aussi criminels attentats ».
Conformément aux, avis de cet ami du peuple, la ville était
devenue un grand bivouac, ce qui n'ajoutait ni à la sécurité
publique ni à la confiance. — Victor Pierre. Histoire de la Répu-
blique de 4848, t. I, p. 58.
PAYSAGES DE SEINB 67
d'où, le 23 mai, il expédiait l'ordre « d'extraire et
de fusiller les gendarmes détenus dans la maison de
justice...^1) » Le lendemain, la vieille Préfecture de
police — préalablement imbibée de pétrole — flambait
comme une allumette, et avec elle les plus précieux
dossiers de la vie secrète de Paris... « Nous allons
griller la Boîte aux Curieux ! » avait déclaré le gredin
chargé de l'autodafé... Il tint parole.
N'avions-nous pas raison de dire que chaque pierre
de ces vieux quais de Seine avait son histoire... histoire
étrange où le rire est près des larmes, où la vertu côtoie
(1) Dans la journée du 23, à raidi, un officier fédéré, suivi d'un
peloton qui s'arrêta sur le quai, pénétra dans le greffe ; envoyé
par Raoul Rigault, il était muni de l'ordre d'extraire et de fusiller
les gendarmes détenus à la maison de justice ; par bonheur, c'était
un ordre collectif, sans indication, de nombre ni de noms...
M. Durlin — alors directeur — fit preuve de beaucoup de sang-
froid. Il prit l'ordre des mains du mandataire de Raoul Rigault et
lui dit négligemment : « Nous n'avons plus de gendarmes ici. 11 y
a erreur, les gendarmes ont été transférés. Voyez dans les bureaux
de la Préfecture ».
Le fédéré s'éloigna, revint au bout d'une demi-heure. — « Nous
ne trouvons rien, les gendarmes doivent être ici. — Non, reprit le
greffier » ; puis, s'adressant à Génin, le surveillant : « Ouvrez toutes
les cellules afin que le citoyen délégué puisse se convaincre qu'elles
ne renferment aucun soldat ».
Le délégué fit consciencieusement son devoir. Il n'aperçut pas
un gendarme. On se garda bien de le conduire au Quartier des
cochers, dont il ignorait l'existence.
11 se retira en saluant : — « Fâché de vous avoir dérangé ».
Les otages étaient sauvés. — Maxime Du Camp. Les Convulsions de
Paris, t. I, d. 169
68
LES PIERRES DE PARIS
le crime, où tout nous apparaît pêle-mêle, incohérent,
grotesque, odieux ou sublime... comme ces feuilles qui
tombent mortes des platanes voisins et se mêlent, dans
les boîtes des bouquinistes, aux plus belles légendes de
gloire et d'amour.
L'HOTEL DE VILLE
ET LA PLACE DE GRÈVE
le 3i Juillet j83o
Il y a déjà quelques années, le hasard d'une flânerie nous
fit grimper les six interminables étages de l'hôtel des
Invalides, dont les combles recèlent une précieuse col-
lection de « plans-reliefs des places de guerre », visible
seulement à certaines époques, parcimonieusement espa-
cées. Ces plans-reliefs, dont quelques-uns remontent au
xvne siècle, garnissent une longue série de pièces man-
sardées et forment un petit musée trop ignoré, fort
amusant à visiter. Les plus anciens furent exécutés par
ordre de Louvois, jaloux de placer sous les yeux de
Louis XIV la représentation de ses conquêtes ; le plus
récent, — le plan du port et de la ville de Cherbourg, —
fut terminé en 1872. Lors de l'invasion, en 1815, les alliés
« empruntèrent» aux Invalides quelques-uns de ces beaux
joujoux topographiques, qui font encore aujourd'hui
l'ornement de musées allemands et autrichiens...
70 LES PIERRES DE PARIS
Rien de plus surprenant au premier abord gue ces
minuscules et précises reproductions de villes, évoquant
non seulement des souvenirs héroïques, mais encore
offrant l'image parfaite d'une cité lilliputienne contem-
plée du haut d'un ballon. Fossés, contrescarpes, bas-
tions, redans, cultures maraîchères, rues sinueuses,
maisonnettes mansardées, hôtels fleuris de sculptures,
cathédrales hérissées de clochetons, rien ne manque.
Voici les promenades bordées de tilleuls, les mails, les
quinconces, les « jeux de boules » chers à nos aïeux...
Ainsi nous apparaissent Maestricht, Berg-op -Zoom,
Bouillon, — entourée de forêts épaisses, — Namur,
Laon, — haut perchée sur son rocher. — Arras, Saint-
Omer, Ypres. Voici Avesnes, ses fortifications, ses prai-
ries... Voici même en un coin de la grande place, sur la
droite, tapie contre l'église au clocher espagnol, l'hos-
pitalière maison que nous aimons si fort et d'où nous
pensons voir sortir, au petit jour, notre ami G. Lenôtre,
guêtre comme un Mohican, un arsenal de cannes à
pêche sur l'épaule, s'en allant « ferrer » d'une main sûre
la carpe traquée en quelque étang voisin...
Poursuivant notre pittoresque promenade, nous con-
templons Constantine, Sébastopol, Anvers ; Gibraltar...
et soudain une grosse surprise. Devant nous, vision
merveilleuse : la place de Grève, le 31 juillet 1830, alors
que Louis-Philippe, lieutenant général du royaume, la
traverse sous les acclamations du peuple, pour se ren-
dre à l'Hôtel de Ville où il achèvera de conquérir le
l'hôtel de ville et la place de grève 73
trône de Charles X, renversé par les « trois glorieuses »
journées de batailles populaires.
Il nous sembla, devant cette étonnante apparition,
que, reculant de soixante-dix-huit ans en arrière, nous
assistions, ainsi que l'avait fait notre grand-père, à cette
apothéose de la Révolution de 1830. Gomme d'une fenêtre
ouverte sur la place, nous apercevons tout le « grouille-
ment » d'un peuple en effervescence... Des milliers de
petits personnages s'agitent autour de la « Maison de
Ville », entourant les plus célèbres coryphées de cette
comédie politique. Voici Louis-Philippe à cheval; près de
lui, une chaise à porteurs renferme le banquier Laffitte,
immobilisé par une intempestive attaque de goutte; une
seconde chaise est occupée par Benjamin Constant, deux
des principaux chefs du mouvement. La garde nationale
manifeste, les tambours battent, le peuple souverain
acclame le héros qu'il sifflera demain ; aux fenêtres, sur
les trottoirs, sur les terrasses, des milliers de curieux...
Ce « plan-relief », large de lm,80, profond de près de
3 mètres, est décidément le premier des « instantanés »
et il date de 1833 ! Son auteur, Foulley, était un vieux
soldat retraité qui consacrait ses loisirs à reproduire de
merveilleuse façon les faits les plus saillants de son
époque.
* *
La reproduction photographique de ce plan donne
vraiment la sensation d'un document pris sur la nature
74 LES PIERRES DE PARIS
même.. . Le plan lui-même est plus impressionnant encore,
puisqu'à la sensation de la foule s'ajoute la magie de
la couleur...
Voici les maisons peintes, les vieilles pierres, les
antiques fenêtres, les « carottes » des marchands de
tabac, les toits de tuiles; voici les uniformes, les
shakos, les fusils levés ; les dames portent des « shalls »
et des robes à crinolines... les marchands de coco cir-
culent parmi les badauds; la poussière qui saupoudre le
sol de la place de Grève est une « poussière d'époque ! »
Un peu d'imagination aidant, l'illusion est complète :
devant nous surgit la masse imposante et glorieuse de
l'antique Hôtel de Ville, cet Hôtel de Ville parisien où se
jouèrent quelques-uns des plus célèbres drames de notre
histoire de France. Nous avons contrôlé la sincérité de
cette étonnante reconstitution et pouvons attester que
jamais la nature ne fut reproduite avec une plus scru-
puleuse fidélité. La maison à la tourelle gothique, les
lanternes historiques fichées à l'entrée de la rue du
Mouton, la rue de la Mortellerie, l'arcade Saint-Jean,
le cabaret « A l'image de Notre-Dame », les boutiques
multicolores, rouges, vertes, bleues, les échafaudages
entourant le campanile de l'Hôtel de Ville, la couleur
jaune de la chaise de M. Lafiittef1) « portée par des
Savoyards », la chaise verdâtre de M. Benjamin Constant,
le cheval blanc de Louis-Philippe, les polytechniciens
(1) Histoire de dix ans, par Louis Blanc, p. 349, passim.
a ï
3 9
l'hôtel de ville et la place de grève
77
faisant la haie, épée au poing; la paille qui, la veille
encore, avait servi à bivouaquer, éparpillée devant la
porte; la boutique du mastroquet du quai Pelletier
ébréchée par les boulets ; les vitres des fenêtres brisées
QUAI DE LA GHÈVE ET PARTIE DE l' HÔTEL DE MLLE VERS 1830.
Lithographie de Lemercier.
par la pluie des balles... tout est d'une rigoureuse exac-
titude et nous offre le plus précieux des documents sur
cette extraordinaire révolution qui, en trois jours, mit à
bas le trône de Charles X et remplaça le drapeau blanc
fleurdelisé par le drapeau tricolore.
Rien de plus amusant, de plus coloré que l'histoire
78 LES PIERRES DE PARIS
de ce mouvement populaire réunissant presque toutes
les classes de la société. Les meilleurs écrivains d'alors
avaient signé l'appel aux armes : MM. Thiers, Mignet,
Armand Carrel, Chambolle, Rolle, de Rémusat, Baude,1
Alexis de Jussieu, Gauchois-Lemaire, Évariste Dumoulin.
Léon Pillet, Bohain, Roqueplan... Quarante-cinq hommes
de lettres, — au nom de la liberté de la pensée, — avaient
risqué leurs têtes en inscrivant leurs noms au bas d'une
protestation contre les ordonnances royales rédigées par
M. de Polignac et signées par le vieux roi Charles X.
L'explosion de colère qui souleva Paris fut terrible et
instantanée. En quelques heures, les barricades sortirent
de terre, les attroupements des protestataires armés se
formèrent, les tambours battirent le rappel de la garde
nationale, les ouvriers et les étudiants descendirent dans
la rue, les élèves de l'École polytechnique, «après avoir
aiguisé sur les dalles des corridors de l'École leurs fleu-
rets, dont ils avaient fait sauter les boutons », forcèrent
les portes et, — en grande tenue, — prirent le comman-
dement des bandes d'insurgés; tout Parisien se transfor-
mait en militant, et les infortunés soldats de la garde
royale tombaient sous les coups de fusils chargés avec
des caractères d'imprimerie à défaut de balles.
Côte à côte, avec de vieux soldats du premier Empire,
héros d'Iéna, d'Eylau, d'Austerlitz et de Waterloo, cou-
verts encore de leurs glorieux uniformes,
Ces habits bleus pas la victoire usés (1),
(1) Le vieux soldat (Béranger).
1.
1
SI
^ ï
^
l'hôtel de ville et la place de grevb 81
on put voir des combattants en veste de chasse, en redin-
gote, en bourgeron, en blouse ; d'autres encore étaient
revêtus d'uniformes de fantaisie, provenant du Vaude-
ville, où se jouait alors une pièce militaire, le Sergent
Mathieu. Alfred Arago, directeur du théâtre, avait mis
armes et costumes à la disposition des émeutiers ! Le
musée d'artillerie avait été forcé et les admirables litho-
graphies de Raffet, composant YAlbum de 1831, nous
montrent des gamins de Paris, la tête enfouie sous une
« salade » de ligueur ou un casque de piquier, muni-
tionnaires improvisés, apportant aux « barricadiers »
des « balles de zinc pour les cuirassiers » (4).
(1) Les soldats qui occupaient la place de Grève se défendaient
avec beaucoup de courage et de tristesse. Chaque maison était
devenue un château fort et l'on tirait de toutes les fenêtres. Trois
hommes s'étaient postés derrière une cheminée et, de là, ils fai-
saient depuis longtemps sur la troupe un feu meurtrier, lorsqu'ils
furent enfin découverts. Un canon fut pointé contre cette cheminée
fatale ; mais avant de l'abattre, le canonnier fit signe à ceux qu'elle
protégeait de se retirer... Un détachement du 50me, précédé par des
cuirassiers, arrivait par les quais pour gagner la place de Grève.
On le fit entrer dans la cour de l'Hôtel, et ses cartouches, dont il
refusa de faire usage, furent distribuées aux soldats de la garde...
Un détachement suisse avait été envoyé des Tuileries au secours
de l'Hôtel de Ville ; il entra sur la place de Grève au pas de charge...
Une barricade est occupée par le peuple. Les Suisses soutiennent
cette attaque avec vigueur; la garde arrive pour les appuyer et
déjà les Parisiens pliaient lorsqu'un jeune homme, pour les rani-
mer, s'avance agitant un drapeau tricolore au bout d'une lance en
criant : « Je vais vous apprendre à mourir » ; à dix pas de la garde,
il tomba percé de balles. — Histoire de dix ans, 1830-1840, par
Louii Blanc, t. I, p. 217.
82 LES PIERRES DE PARIS
Les « grognards » dirigeaient le combat, la croix de
la Légion d'honneur piquée sur un tablier de cuir.
« Tirez sur les chefs et sur les chevaux, jeunes
gens, et f -vous du reste!» Tous se battaient aux
cris de : « A bas Charles X !... A bas Polignac !... A bas
les ordonnances !... Vive la Charte !... » La presque
totalité des combattants ignorant absolument, d'ailleurs,
ce que comportait la Charte et ce que contenaient les
ordonnances !
On sait le reste... les barricades, les blessés, les morts
promenés sur des brancards à la lueur des torches par
des insurgés criant « vengeance ! » les postes royaux dé-
sarmés, trois cents hommes campés dans la cour des
Tuileries, la ville entière hérissée de barricades, sentant
la poudre, une fièvre belliqueuse s'emparant de toute
une population, les coups de canon, — les appels du
tocsin ! La Fayette, le vieux héros de 1789, — celui que
des irrespectueux dénommaient « Giiles-César », — sié-
geant, acclamé comme une idole, à l'Hôtel de Ville ;
l'émotion de Paris voyant, — enfin ! — le drapeau tri-
colore flotter sur les tours Notre-Dame, des « messieurs »
inconnus et bien mis distribuant dans les rues des pis-
tolets et des charges « de poudre », les patrouilles de
bourgeois armés, les « vieux de la vieille », rêvant de
l'avènement de Napoléon II, — l'aiglon ! — Le dauphin,
furieux et ahuri, se coupant les doigts en arrachant son
épée au maréchal Marmont, l'hôtel Laffîtte devenu
1' « hôtellerie de la Révolution... On y affluait de tous
h ARCADE SAINT-JEAN, RUE MO?iCEAU-SAlNT-GBRVAIS.
Lithog. de Lemercier.
l'hôtel de ville et la place de grève
85
les points de Paris. Pas un homme d'intrigue qui n'y vînt
raconter ses services »... le départ de Charles X, de la
duchesse de Berri et des enfants de France escortés par
les gardes du corps, la lieutenance générale du royaume
oiîerte au duc d'Orléans, les hésitations du prince, les
l'hôtel de ville pendant la révolution de 1830.
prières des députés, la foule criant : « Vive le duc d'Or-
léans! »(*), le duc enfin se décidant à prendre, au milieu
(1) Les députés venus au Palais -Royal apporter au duc
d'Orléans leurs hommages avec la proclamation qu'ils adressent
aux Français sont émus comme le prince lui-même ; il les entraîne
sur ses pas ; ils forment sa garde et son escorte jusqu'à la grève.
86 LES PIERRES DE PARIS
des acclamations et des cris de joie, le chemin de la
place de Grève, — cette place de Grève dont, depuis trois
jours, chaque maison avait été une forteresse. Il y
venait chercher la sanction de l'Hôtel de Ville à la
dynastie nouvelle, et La Fayette, — au nom du peuple,
— donnait publiquement l'accolade au nouveau « roi-
citoyen ».
C'est l'épisode final de la révolution triomphante
que représente notre plan-relief. Louis-Philippe va s'em-
parer de la couronne de France dans l'ancienne Maison-
Commune, dans l'Hôtel de Ville de Paris, tigré encore
des balles du 10 thermidor et où se retrouvait presque
intacte la salle tragique, le « cabinet vert » dans lequel
Robespierre eut la mâchoire fracassée par la balle de
Méda, où fut arrêté Saint-Just, où se suicida Lebas...
Devant ce « cabinet vert » passait extérieurement
Ils le conduisent à travers le peuple qui, le voyant passer au milieu
d'eux, écarte les barricades pour le laisser passer et commence à
crier : « Vive le duc d'Orléans ! » en serrant la main au prince-
citoyen.
Les acclamations de la foule annoncent l'arrivée du cortège. La
commission municipale, La Fayette, son état-major, vont à sa ren-
contre sur le perron de l'Hôtel de Ville et lui ouvrent les portes du
palais. Le prince monte le grand escalier appuyé sur le bras du
général en chef. On s'arrête dans la salle Henri IV. La proclama-
tion des députés qui fonde une dynastie et qui promet des garanties
nouvelles aux vieilles libertés du pays est relue avec solennité.
Louis-Philippe, la main sur le cœur, confirme les promesses de
cette proclamation. — Dulaure. Histoire de la Révolution de 4830.
— Cu. Simond. Paris de 4800 à 4900, t. II, p. 21.
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Extrait dhin Plan de la place de Grève et de V Hôtel de Ville en i83o.
Collections du Musée Carnavalet. {Cartons de la topographie.)
l'hôtel de ville et la place de grève
87
la corniche en saillie sur laquelle, dans la nuit du
9 thermidor, se hasarda Augustin Robespierre, — frère
de l'Incorruptible, — ses souliers à la main, cherchant
à fuir, pendant que les troupes conventionnelles en-
GRAVURE POPULAIRE DE 1789.
Musée Carnavalet.
vahissaient la place... Voici la corniche, elle règne tout
le long du premier étage; c'est là que le malheureux se
traîna, hésitant et affolé. Sous ses pieds nus, les vain-
queurs, baïonnette au canon, se pressaient en criant leur
victoire, la place de Grève était encore éclairée des feux
mourants de lampions que le concierge Bochard y avait
88 LES PIERRES DE PARIS
allumés par ordre de la Commune... (*) Robespierre jeune
comprit alors que tout était perdu pour son frère et pour
lui ; il voulut mourir et se précipita, la tête la première,
sur les marches de l'entrée de l'Hôtel de Ville. Il ne
réussit qu'à se mutiler horriblement, blessant, — dans
sa chute, — deux des envahisseurs, dont l'un, « le
nommé Chabru », fut à peu près écrasé !... (2)
(1) Déclaration positive de Michel Bochard, concierge de la
Maison-Commune, depuis le 9 thermidor jusqu'au 10.
....Vers les sept heures du soir, le maire m'a ordonné de sonner
le toscin sur-le-champ. J'ai refusé net de le sonner... Alors Charle-
magne et presque tout le conseil m'ont traité de coquin et ont pris
un arrêté et m'y ont forcé ouvertement.
J'ai donné la clef et le toscin a été sonné A dix heures, on
m'a ordonné de mettre des lampions pour éclairer la place.
Définitivement, sur les deux heures du matin, un gendarme
m'a appelé et m'a dit qu'il venait d'entendre un coup de pistolet
dans la salle de l'égalité... J'ai entré, j'ai vu Lebas étendu par terre,
et de suite Robespierre l'aîné s'est tiré un coup de pistolet dont la
balle, en le manquant, a passé à trois lignes de moi ; j'ai failli en
être tué puisque Robespierre est tombé sur moi en quittant la salle
de l'Égalité, au passage. Legrand, substitut de l'agent national, m'a
confié son portefeuille et sa montre pour remettre à sa femme ;
mais je l'ai été porter au Comité de surveillance de la section de
la Maison-Commune.
Ce 17 thermidor, l'an II de la République française.
Certifié véritable.
Signé : Bochard.
Rapport sur les événements du 9 thermidor an II, par Courtois.
Pièces justificatives, n° XXXVI.
(2) Dulac, employé au Comité de Salut public, au représentant
du peuple Courtois, membre du Comité de Sûreté générale.
Sans calculer le nombre ni observer l'ordre, après avoir
appelé à moi tous ceux qui ne craignaient pas ces b..., et qui
l'hôtel de ville et la place de grève 91
Ce sont toutes ces histoires et bien d'autres encore
qu'évoque ce « plan-relief » si précieux. Aussi, la Com-
mission du Vieux Paris, dès qu'elle eut connaissance de
ce trésor, — jusqu'alors à peu près ignoré, — s'empressa-
t-elle de mettre tout en œuvre pour faire entrer la
relique dans les collections historiques du musée Carna-
valet. Un ordre du jour demandant le don, l'acquisition
ou rechange de cet admirable document fut présenté
voulaient attaquer,- je volai vers la porte que nous forçâmes sans
peine et, je puis le dire ici, en raison de la vivacité que je mis à
monter l'escalier, j'entrai seul dans la salle des séances, où il y
avait encore trente-six municipaux en écharpc. Celui qui faisait les
fonctions de président, nommé Charlemagne, tenait la sonnette
qui lui tomba des mains quand je lui courus dessus le sabre à la
main, en jurant et lui disant qu'il était hors de la loi. Personne ne
se défendit et, chose remarquable, c'est que nous entrâmes en si
petit nombre que presque tous nous en tenions deux : c'est pour
cela que je criai de passer le sabro à travers le corps du premier
qui ôterait son écharpe. Personne ne l'osa ; ils étaient médusés
ainsi que les tribunes que je mis en état d'arrestation avec deux
hommes à chaque escalier.
Alors il nous arriva du renfort et, aussitôt informé par un
nommé Delacour, faisant les fonctions d'agent national, de l'endroit
où devait être Robespierre l'aîné (car je savais déjà que l'autre
s'était jeté par la fenêtre), j'y volai de suite. En effet, je le trouvai
étendu près d'une table, ayant un coup de pistolet qui lui prenait
à environ un pouce et demi sous la lèvre inférieure et lui sortait
sous la pommette de la joue gauche. Il faut que vous observiez,
pour l'honneur de la vérité, que c'est moi qui l'ai vu le premier et
qu'il n'est donc pas vrai que le gendarme qui a été présenté à la
92 LES PIERRES DE PARIS
au nom de MM. Sardou, Lenôlre, Delaille, Quentin-
Bauchard, H. Lavedan, Guillemet, Labusquière, Gh. Nor-
mand, A. llallays, Auge de Lassas, Bruman, etc... et la
Commission, — que présidait M. de Selves, préfet de
la Seine, — ratifia à l'unanimité ce désir si justifié !
Il s'agissait d'obtenir du musée des Invalides le dessai-
sissement en faveur de Carnavalet de cette précieuse
« place de Grève », qui ne rentrait vraiment en aucune
façon dans la série des « plans-reliefs de places de
guerre » et qui revenait en quelque sorte de droit au
musée de la Ville de Paris, comme document essentiel-
lement parisien.
La chose paraissait toute naturelle, mais l'événement
démentit nos espérances. Il fallut des années de pour-
parlers, de luttes, de discussions ; il fallut surtout la
nomination de l'éminent et conciliant général Niox à la
Convention par Léonard Bourdon lui ait brûlé la cervelle, comme
il est venu s'en vanter, ainsi qua Couthon, qui n'en avait pas
même reçu : il est nécessaire de relever cela.
Près de Robespierre était caché sous la table le trop fameux
Dumas, cet homicide président révolutionnaire ; je l'arrêtai et lui
fis tant de peur que je l'obligeai à me dire où étaient Saint-Just et
Lebas. J'y entrai et j'y trouvai Lebas étendu et déjà mort. Saint-
Just ne fit pas la moindre résistance et me rendit son couteau
avec la même obéissance que Dumas m'avait remis son flacon d'eau
de mélisse des Carmes, que je lui avais ôté, craignant que ce ne
fût du poison
Salut et fraternité. Vive la Convention nationale !
Signé : Dulag.
Rapport sur les événements du 9 thermidor an II, par Courtois.
Pièces justificatives, n° XXXIX.
l'hôtel de ville et la place de grève 93
direction du Musée de l'Armée pour résoudre, au gré de
tous, cette affaire qui semblait si simple.
Aujourd'hui, le plan-relief de la place de Grève et de
l'Hôtel de Ville, le 31 juillet 1830, figure, — par voie
d'échange, — au musée Carnavalet, et, comme une bonne
chance n'arrive jamais seule, noire musée obtint égale-
ment le « boulevard du Temple, lors de l'attentat de
Fieschi (28 juillet 1835), et la mort du duc d'Orléans
(13 juillet 1842)», deux autres précieux documents pari-
siens, dus également au talent deFoulley.Ces trois belles
œuvres compteront parmi les plus curieux atlraits des
salles qui, prochainement, seront ouvertes au public.
Ces salles, comprises dans l'annexe qu'achève de
construire M. Foucault, le très remarquable architecte
des Musées de la Ville de Paris, seront, — nous l'espé-
rons, — terminées dans quelques mois. Il nous sera
donné enfin de mettre en lumière les richesses que le
manque de place nous contraint depuis des années à em-
magasiner dans nos réserves... Il y aura, croyons-nous,
de bonnes et belles surprises à offrir aux Parisiens dévo-
tieusement attachés aux reliques de leur Paris ; mais,
parmi ces reliques, nulle ne sera plus impressionnante
que cette évocation de la place de Grève et de la
« Maison de Ville », — l'endroit peut-être où, de tout
temps, battit le plus fort le cœur de notre chère Cité l
7 S
« MUSEE DES ARTS »
A la Sorbonne.
Le 5 avril 1802, le premier consul îBonaparte ayant
décidé l'achèvement du Louvre, la plupart des hôtes
qui depuis tant d'années avaient envahi le vieux palais
des rois de France, peintres, graveurs, sculpteurs, écri-
vains, géographes, armuriers, etc., etc., durent, eux et
leurs familles, chercher asile ailleurs. Quelques-uns vinrent
nicher au collège des Grassins, à l'hôtel Vaucanson, aux
Jacobins ; le plus grand nombre se réfugia au collège
Mazarin, et... à la Sorbonne, mise à la disposition du
ministre de l'Intérieur pour « y loger les gens de lettres
et ceux des artistes qui n'auraient pas été replacés
dans le collège Mazarin » (*).
Un crédit de 10.000 francs était ouvert à l'architecte
Moreau, chargé de diriger les travaux de réfection et de
mise en état : neuf mois plus tard, « cinquante-trois
(1) O. Greard : La Nouvelle Sorbonne, p. 203.
9G LES PIERRES DE PARIS
logements, dont vingt pour les savants, vingt et un pour
les peintres et douze pour les sculpteurs, avec quatre
grands ateliers de peinture et six de sculpture » étaient
aménagés ! L'architecte Moreau mérite tous les éloges,
car la besogne paraît avoir été particulièrement difficile.
Jugez-en (*) :
Fermée par la Révolution le 17 octobre 1791, la Sor-
bonne, l'antique et illustre maison de « Discipline héré-
(1) Archives Nationales, F13, 1247 :
Rapport fait au Ministre de l'Intérieur sur la ci-devant église de
la Sorbonne et le projet adopté parle Ministre de faire des restes de
cet édifice une salle pour les distributions de prix des Prytanées
des Ecoles centrales et de toutes les écoles scientifiques et littéraires.
(27 ventôse an VIII de la République française.)
Ministère de VIntêrieur. — Du 19 brumaire an X.
Le Ministre de l'Intérieur, vu l'arrêté des Consuls de la Répu-
blique qui ordonne que les bâtiments de la Sorbonne seront disposés
pour loger les artistes et les personnes de lettres déplacées du Lou-
vre, charge le citoyen Moreau, architecte, de la direction des travaux,
à faire à ce sujet, d'après les plans qui ont été ou seront adoptés.
Le Ministre de VIntêrieur,
***
Le citoyen Moreau est autorisé d'employer jusqu'à concurrence
de 10.000 francs au rétablissement des bâtiments de la ci-devant
Sorbonne. (25 vendémiaire an X.)
Moreau au Ministre : « Après un long travail, je suis parvenu à
former 53 logements dont 20 pour les savants, 21 pour les peintres
et 12 de sculpteurs, avec 4 grands ateliers de peinture et 6 de sculp-
ture statuaire... » Moreau. (15 nivôse an X.)
Le nombre des artistes à loger à la Sorbonne étant moins consi-
dérable que celui qui avait été demandé, ...Moreau propose au
Ministre un devis de 5.644 fr. 33 qui est adopté... (du 8 germinal
anX.)
« MUSÉE DES ARTS ))
97
ditaire»(*)dont le cardinal de Richelieu avait fait le somp-
tueux palais de la Théologie, fut purement et simplement
LA COUR DE LA SORBONNEVERS 1845.
supprimée le 5 avril 1792. le régime nouveau ne lui par-
(1) Robert de Sorbonne, chapelain de saint Louis, avait acquis
vers 1252, ou échangé avec le Roi quelques maisons dans la rue
de Coupe-gueule et dans la rue voisine.
Saint Louis permit à Robert de la faire fermer à ses extrémités,
98 LES PIERRES DE PARIS
donnant ni son « intolérance » ni son «isolement de la
vie nationale » ! Hôtes et associés ayant refusé de prêter
le « serment civique », furent mis en demeure de démé-
nager et les vastes bâtiments restèrent vides.
Dès 1792 la Sorbonne, mise en adjudication, était
louée « partie au citoyen Bachelart qui y tailla une
soixantaine de petits logements, partie au citoyen Gha-
lierqui y tint des réunions de section »... Les meubles,
les livres, les bustes, les « corps d'armoire » avaient été,
bien entendu, dispersés «dans les dépôts où il se trouva
de la place » (d).
Rapidement, le délabrement fut complet... l'herbe
poussait « bonne à faucher » autour des pavés de la
grande cour et dans le promenoir. Une nuit, grand
fracas, une partie du dôme s'écroule. Par les fenêtres
brisées, les gamins du quartier venaient polissonner
dans les amphithéâtres déserts ; les filous s'introdui-
saient dans le monument, volaient les plombs des toi-
tures, les marbres des chapelles... Un architecte consulté
propose cet admirable remède : « démolir ce qui reste
encore debout »... ! et ce crime — bien professionnel —
eût été commis si « le mauvais état des piliers soute-
et celui-ci y fit bâtir un collège et une chapelle ; il acquit ensuite
ce qui restait de terrain jusqu'à la rue des Poirées et y fit cons-
truire le collège de Calvi ou la petite Sorbonne, en 1271.
Le cardinal de Richelieu, qui y avait étudié la théologie, fit
rebâtir le collège en 1627 et posa lui-même la première pierre de
l'église, le 15 mai 1G35. Jaillot, Recherches sur Paris, t. V, p. 141.
(2) Archives Nationales, F7, 7233.
(( MUSEE DES ARTS )) VU
nant le dôme n'eût rendu l'opération dangereuse pour
les ouvriers (j).
Comment utiliser ces ruines? En 1796, on songe à y
installer la « chalcographie » ; on y renonce bien vite,
la dépense serait trop onéreuse. On émet l'idée folâtre de
convertir la Sorbonne en un « dépositoire en faveur des
morts de la Commune de Paris... » (2). Enfin, le 18 mars
1800, l'architecte Peyre offre de partager l'église dans sa
hauteur en deux grandes salles : « la salle intérieure ser-
vira pour les conlérences et distributions de prix » ; la salle
supérieure, « déjà toute décorée par les belles fresques
de Ph. de Champaigne, sera aménagée (3) en musée pour
des expositions de peinture et de dessin ». Lucien Bona-
parte, ministre de l'Intérieur, agrée la proposition ; des
fonds sont votés... mais ces fonds, insuffisants pour une
installation, ne servent qu'à arrêter les progrès de la
destruction. C'est alors que les artistes envahissent le
« Musée des Arts » (ce fut le nom nouveau attribué à la
Sorbonne), où l'architecte Moreau, ainsi que nous
l'avons dit précédemment, les installa tant bien que mal,
et plutôt mal que bien.
De 1802 à 1821, ce Musée des Arts abrita, successi-
vement, plus de cent familles de sculpteurs, peintres,
graveurs, anciens prix de Rome pour la plupart. Les
logements aménagés pouvaient recevoir une cinquan-
(1) Archives Nationales, F13, 1248, n° 58.
(2) Archives Nationales, F13, 871.
(3) Archives Nationales, F1*, 671.
100 LES PIERRES DE PARIS
taine d'hôtes à la fois. Ici tour à tour se succèdent
Pajou, Ramey père, Meynier, Lordon, Demarne, Lesueur,
Hittorf, Roland, Vandael, le sculpteur Marin, le bon
Boilly, Cartellier, le grand Prudhon... La règle était
d'attribuer à chaque occupant trois chambres de maître
et trois pièces de service ; mais combien doivent se
contenter d'un modeste appentis, d'un comble « éclairé
par un œil-de-bœuf », d'un atelier obscur « où l'on ne
peut travailler plus de deux heures à cause de l'ombre
portée par les maisons d'en face ». En 1813, Petit,
paysagiste en renom, protégé par le général Canclaux,
n'a pour logis et pour atelier qu'une chambrette lam-
brissée, de moins de trois mètres de hauteur, « où il es*
impossible de développer une toile » (*).
Les « bons » logements occupaient le fond de la cour,
face à la chapelle, ou bien s'ouvraient sur la rue de la
Sorbonne. Neuf ateliers envahissaient l'église, coupée
dans sa hauteur par une cloison : un dans chaque cha-
pelle, deux dans les parties supérieures des chapelles du
centre, un sous le Dôme. MM. Cartelier, Esparcieux,
Roland, Lordat, statuaires, occupaient ces locaux; et
aussi M. Vandael, peintre de fleurs, qui, de plus, pos-
sédait derrière le chevet de la chapelle « un jardin
cultivé à la hollandaise, dans lequel il pouvait aller, de
plain-pied, peindre d'après nature les fleurs et les feuil-
lages sur leurs tiges, aux pleins rayons du soleil ou après
(1) Archives Nationales, F13, 1248.
« MUSÉE DES ARTS )) 101
les rafraîchissements de la pluie... » (*). Et l'heureux
Vandael dut défendre, par une haie d'épines, son « jardin
à la hollandaise » contre les convoitises de ses voisins
et les maraudages des gamins du quartier...
Le statuaire Roland s'était installé dans la chapelle
latérale — dite chapelle de Richelieu — où le ministre
fut inhumé et où s'élève son monument funèbre, chef-
d'œuvre de Girardon. C'est en cet atelier que la mort
surprit Roland en 1816, alors qu'il commençait l'exé-
cution de la statue du Grand Condé. David d'Angers
— élève de Roland — revenait alors de Rome, tout jeune
et rêvant de gloire. Il occupait aux environs de la Sor-
bonne un pauvre logis, et sa fièvre de travail était telle
qu'il y couchait « sur une porte sculptée, afin de ne
pas dormir trop longtemps » (2), Ce fut lui qui eut l'hon-
neur d'exécuter, dans cette chapelle de la Sorbonne, la
statue ébauchée par son vieux maître mourant, et ce
coup d'essai fut triomphal. C'est à la Sorbonne que
David d'Angers naquit à la célébrité.
Inutile d'ajouter que la médisance, la jalousie, les
commérages fleurissaient dans la ruche artistique... On
se disputait âprementpour des chéneaux engorgés, pour
des ordures jetées par les fenêtres, pour des tapis indû-
(1) 0. Greard : La Nouvelle Sorbonne, p. 207.
(2) « En 1815 ou 1816, mon père, revenant de Rome, avait un
atelier dans les environs de la Sorbonne. 11 y couchait sur une
porte sculptée pour ne pas dormir trop longtemps... »
(Extrait d'une lettre de M. Robert David d'Angers),
17 février 1909 (collection Georges Cain).
102 LES PIERRES DE PARIS
ment secoués ; on se jalousait un « débarras » inuti-
lisé... (*).
Cependant, entre deux orages, ces braves artistes
organisaient de petites fêles, des sauteries familiales,
des représentations de «Proverbes», des concerts (2). En
hiver, on dansait chez Lordon, chez Dumont ou chez
(1) 3 août 1815. — Pétition rédigée et signée par une trentaine
d'artistes logés au « Musée des Artistes » au Ministre de l'Intérieur
pour défendre aux habitants des rues de Gluni, des Gordiers et des
Poirées, d'ouvrir et d'agrandir, dans les murs mitoyens donnant sur
l'enclos intérieur de la Sorbonne, des croisées qui, autrefois,
n'étaient que de simples jours de souffrance garnis de barreaux et
de mailles en fer qui forment des vues droites et directes ouvertes
tout le jour et par où les occupants jettent leurs immondices, lais-
sent souvent tomber du feu en allumant leurs fourneaux sur les
appuis, y font sécher leur linge ou sur des cordes ou sur des éten-
doirs placés en saillie sur la Sorbonne et communiquent par l'étage
des combles jusqu'aux mansardes occupées par les artistes.
Signé: Du Tertre, Boye, Rolland, Beauvallet, Knip,
Ramey, Stouf, Milbeét, Gartellier, Pajou,
Dumont, Meynier, etc., etc.
F*3, 1248. (Archives nationales.)
(2) J'ai retrouvé quelques programmes de ces concerts écrits à
la main sur un solide papier à dessin, par un calligraphe consommé-
Voici un de ces documents :
Première Partie. — 1° Concerto de piano de Dussek, exécuté par
Mlle L. Dumont.
2<> Air de Jean de Paris, de Boieldieu, chanté par M. G.
3° Air varié pour le violon, de M. Baillot, exécuté par M. N.
,4° Air de Sémiramis, de Gatel, chanté par Mlle Dubois.
5° Concerto de flûte, de Berbiguier, exécuté par M. Farrenc.
Deuxième Partie. -— 1° Variations exécutées §ur la guitare par
Mlle Camus.
« MUSÉE DES ARTS » 103
Pajou ; Jacques Eclme jouait sur son vie Ion le quadrille
à la mode, la Petite Laitière. Les danseuses « se paraient
de mousselines blanches ou de robes grises rehaussées
d'un mince filet vert ; décolletées à la vierge, elles
posaient sur leurs cheveux une petite couronne de fleurs
à l'antique » (4).
L'éclairage était modeste et les rafraîchissements se
composaient de verres de groseille et d'orgeat galam-
ment offerts par les danseurs... mais les danseuses
aimables, jeunes et jolies, gracieuses, avaient l'honneur
de porter le nom d'artistes justement révérés ; les dan-
seurs étaient intelligents et joyeux. Toute cette belle
jeunesse illuminait un moment de sa turbulente gaîté les
vieilles pierres grises du « Musée des Arts »... A
2° Air de la Journée aux aventures, de Méhul, chanté par M. G.
3° Pot pourri pour piano et flûte, par M. Bazé et Berbiguier, exé-
cuté par Mlle L. D. et M. Farrenc.
4° Romance de Jeannot et Colin, de Nicolo, chantée par
Mlle Dubois.
5° Fragment d'un concerto de violon de M. Crémont, exécuté par
M. Maussan.
6° Duo de Françoise de Foix, chanté par M,le Dubois et M. C.
G. Vattier, Augustin Dumont, p. 34.
(l)Les danseuses s'appelaient M1'03 Dumont, Bourgeois, Roland
— qui devint M,ue Lucas de Montigny — Lordon; MIlcs Gastelier,
mariées, l'aînée au statuaire Petitot, la seconde au peintre Heim ;
Mlle Lesueur, MUe Trézel — mariée à Milne Edwards — -, MUe Stouf
— qui devint M016 Gouderc — et les quatre demoiselles Bosse —
dont la plus âgée s'enorgueillissait de s'appeler Victoire et d'être née
au mois de maie,
G. Vàttiisu, Augustin Dumont {passim).
8
104 LES PIERRES DE PARIS
minuit, tout s'éteignait; l'antique monument retombait
dans le silence et l'ombre.
En 1802, le sublime artiste Prudhon habitait « au
fond delà cour, à gauche de la porte d'entrée, au second
étage, au-dessous de l'horloge ». Son atelier, éclairé par
une large fenêtre, prenait jour sur les jardins, du côté
de la rue Saint-Jacques et ne communiquait pas avec
son appartement (*). L'immense talent de Prudhon
n'était plus discuté, il réalisait enfin l'ambition de ses
jeunes espérances ; jamais pourtant le grand artiste
n'avait été aussi malheureux. Prudhon subissait la tor-
ture d'être le mari d'une femme indigne de lui. La pau-
vreté d'esprit de cette triste compagne, la bassesse
(1) Rapport présenté au Ministre de l'Intérieur (Du 18 messi-
dor an X.):
Le citoyen Prudhon, peintre, représente que pour loger sa
famille dans le logement qui lui a été donné au Musée des Artistes,
il est indispensable de déplacer pour la reculer de deux pieds une
cloison qui forme un cabinet inutile. Cette opération donnera au
citoyen Prudhon la facilité d'établir une chambre à coucher pour
ses enfants qu'il ne pourrait garder chez lui s'il est privé de l'avan-
tage qu'il sollicite. 11 demande que ce travail soit fait aux frais du
gouvernement. Le citoyen Moreau, consulté sur cette demande,
assure que la dépense de ce changement n'excédera pas 150 francs.
Il ajoute que le Ministre pourrait s'en charger surtout pour un père
de famille aussi recommondable par ses talents que le citoyen
Prudhon.
On propose au Ministre d'autoriser le citoyen Moreau à faire
faire le changement proposé dans le logement de Prudhon.
Le chef de la 3e division des Beaux-Art».
(Signature illisible).
« MUSÉE DES ARTS )) 105
de ses goûts, ses violences, ses grossièretés, torturaient
le timide Prudhon. La mégère faisait partout les scènes
les plus violentes et les plus ridicules ; elle parcourait
les corridors, envahissait les ateliers des confrères de
son mari pour y crier ses plaintes, ses invectives.^..
Déjà, alors que Prudhon habitait le Louvre, deux de ses
voisins, les peintres Girodet et Meynier, avaient émigré
aux Capucines (près la place Vendôme), mis en déroute
par les hurlements incessants de cette furie !
Prudhon en était arrivé à fuir son atelier. Se sau-
vant comme un criminel, il s'en allait respirer chez des
amis... A bout de force, il se décida à une séparation
judiciaire ; malgré cela, les scènes continuèrent, et
Prudhon désespéré dut se résoudre à demander aide et
assistance à Denon, — directeur des musées. « C'est
une peine pour ma délicatesse, — écrit le malheureux
artiste à la date du 30 septembre 1803 — de vous entre-
tenir de choses qui me révoltent et me font rougir; je
suis outré et humilié tout à la fois quand je parle d'une
femme qui, n'ayant ni fierté ni amour-propre, n'a pas
craint de montrer la bassesse de son âme par les scènes
atroces, dégoûtantes et scandaleuses qu'elle n'a cessé de
me faire, par ses propos infâmes contre toutes les per-
sonnes qui m'avoisinaient et par la manière insuppor-
table dont elle a agi avec tout le monde. Sans la- considé-
ration particulière qu'ont pour moi mes confrères... ils
auraient porté des plaintes au ministère de Plnlérieur,
pour écarter quelqu'un dont la méchanceté soutenue
106 LES PIERRES DE PARIS
récidivait journellement tout ce qui pouvait leur être
désagréable ou incommode... D'après ce, on sent com-
bien une telle femme est un objet insupportable et scan-
daleux dans un lieu comme la Sorbonne.
« Le gouvernement qui considère les Arls loge les
Talents. Dans le local qu'il leur accorde, il est néces-
saire pour l'ordre et la tranquillité qu'il y ait une police
qui puisse en exclure quiconque oserait les troubler...
Ma femme est dans ce cas... »
Rien n'y fît, cet effroyable supplice dura quelques
années encore et ne cessa que le jour où Mm6 Prudhon,
parvenue jusqu'à l'Impératrice, fit devant Sa Majesté une
scène tellement scandaleuse qu'on dut interner la
démente en une maison de santé surveillée par la police.
C'est à ce moment de détresse morale qu'une douce main
de femme vint panser les plaies saignantes du cœur
brisé de Prudhon.
Le pauvre artiste vivait à la Sorbonne, triste et seul,
jusqu'au jour où — sur les sollicitations réitérées d'un
ami — il consentit à donner ses leçons à Mlle G. Mayer,
une élève de Greuze que la mort du peintre (1805) lais-
sait sans maître, et pendant seize ans Mlle Mayer illumina
la vie de Prudhon.
Une étude évoquant l'image de cette amie adorée fait
aujourd'hui partie de la collection Groult, où nous
l'admirions hier.
Qu'elle est séduisante, cette jolie laide !... Le nez est
torp large, la bouche trop grande, les pommettes sem-
m
Mlle CONSTANCE MAYER.
Étude peinte par Prudhon. Appartient à Mme Grou
« MUSÉE DES ABTS )) 109
blent trop écartées... mais que d'intelligence en cette
tête expressive !... Mille boucles brunes noient d'ombres
légères le front bombé et mettent en pleine valeur des yeux
voluptueux, ardents, tendres... Comme l'on s'explique
aisément, devant cette esquisse émouvante, enlevée de
verve en une heure d'inspiration amoureuse, la ten-
dresse profonde que le vieux maître au cœur douloureux
dut vouer à cette femme souriante et douce, dont les
longues mains pâles pansaient les blessures, dont le
regard mouillé disait l'amour admiratif et silencieux.
L'âme tendre du bon Prudhon se livre sans réserve ;
pendant près de vingt années le grand artiste est heu-
reux. Cette liaison semble lui porter bonheur. En 1808,
l'empereur Napoléon le décore devant son tableau la
Vengeance divine poursuivant le Crime ; il a l'honneur
de peindre l'impératrice Joséphine dans les frais jardins
de la Malmaison; on se dispute ses œuvres; M. de
Talleyrand vient poser dans l'atelier de la Sorbonne ;
l'Institut lui ouvre ses portes... C'était trop beau pour
durer 1
Les années n'avaient pas épargné Mn* Mayer qui se
sentait vieillir; elle devenait «mélancolique » — ainsi
s'appelait la neurasthénie sous Louis XVIII ; — sa santé
l'inquiétait justement ; sa petite fortune avait disparu. Le
matin du 26 mai 1821, plus souffrante encore que d'habi-
tude, Mlle Mayer fait appeler le docteur Brale, son
médecin, qui lui trouve « l'œil hagard et le front affreu-
sement plissé». Le docteur s'éloigne; M11* Mayer, malgré
1 d 0 LES PIERRES DE PARIS
sa faiblesse, monte à l'atelier de Prudhon, s'installe
devant son chevalet, à quelques pas en arrière du maître,
à sa place habituelle. On apporte une lettre timbrée de
Toul — c'est là que Mme Prudhon achève de mourir, chez
son fils Épaminondàs. — Cette lettre donne les plus graves
nouvelles et présage une fin prochaine... un grand silence
angoissé... puis Mlle Mayer jette cette question : « Prudhon,
vous remarieriez-vous si vous deveniez veuf? »
Sans réfléchir à ce que sa réponse contenait de dou-
loureux, d'injuste et de blessant pour l'àme tendre de
son amie, Prudhon, tout au souvenir du calvaire conjugal
qu'il avait gravi, ne put s'empêcher de répondre, avec
un geste d'effroi : « Oh! ça... jamais! ! ! » — Silencieuse,
atterrée, décomposée, Mlle Mayer passe alors dans un
cabinet voisin, où Prudhon avait coutume de s'habiller;
elle ouvre un meuble, prend un rasoir, traverse la cour
de la Sorbonne, remonte dans son appartement, se place
devant la glace de son petit salon et se tranche la gorge
en deux coups de rasoir, « dont le second, dit le rapport
du commissaire de police Monyer, pénétra jusqu'au ver-
tèbre cervical... » (*).
(1) Extrait de l'acte de décès de MUe Mayer:
«L'an 1821, le 27e jour du mois de mai, dix heures et demie du
matin, sont comparus MM. Pierre-Félix Trézel, peintre d'histoire,
âgé de 38 ans, demeurant à Paris, rue et maison de Sorbonne, n° 11,
et Pierre-Gérôme Lordon, peintre d'histoire, âgé de 41 ans, demeu-
rant mômes rue et maison, voisins de la défunte, lesquels nous ont
déclaré que le 26 de ce mois, à 2 heures de relevée, Mlle Marie-
Françoise-Constance Mayer La Martinière, peintre d'histoire, âgée
« MUSÉE DES ARTS » 111
Prudhon, ne soupçonnant rien du drame atroce et
rapide, achevait de s'habiller pour se rendre à l'Institut.
Il descend, voit des visages effarés, perçoit des cris, des
sanglots... il se précipite et tombe sur le corps ensan-
glanté de Mlle Mayer. Il fallut lutter pour l'arracher de ce
cadavre qu'il étreignait convulsivement...
Volontairement solitaire, farouche, appelant la mort
comme une délivrance ; n'ayant plus « ni la patience de
vivre ni la force de souffrir », Prudhon se retira dans
les solitudes de la rue du Rocher, au numéro 34/
C'était alors un quartier absolument désert. Reclus
dans son atelier, le pauvre maître vécut là deux années,
achevant les tableaux ébauchés par Mlle Mayer, errant
sur les boulevards extérieurs, fuyant Paris, ne sortant
plus que pour porter des fleurs à « sa » morte, tout en
haut du Père-Lachaise...
Le 16 février 1823, le grand artiste cessa de souffrir.
de 46 ans, native de Paris, y demeurant susdites rue et maison et
quartier de la Sorbonne, est décédée en ladite demeure célibataire.
« Signé : F. Trézel, Lordon. »
***
Un procès-verbal dressé par Jean-François Monyer, commissaire
de police, en présence de M. Cloquet, médecin, porte : « La demoi-
selle Mayer (Constance) étant dans l'appartement de M. Prudhon,
artiste peintre, où elle avait une partie de ses effets. Mlle Sophie
Duprat, élève en peinture de la défunte, venant de la quitter vers
»es 11 heures et de la laisser seule dans cet appartement... se porta
deux coups de rasoir dont le dernier pénétra jusqu'au vertèbre
cervical... Elle dut mourir sur-le-champ. Elle s'était placée devant
une glace pour se porter le deuxième coup et était tombée sur Je
dos, les pieds tournés du côté de la porte de communication... »
M £%*
LA RUE DE LA TOUR-DES-DAMES
La Nouvelle-Athènes. — La maison de Talma.
IA rue de la Tour-des-Dames n'est pas ce qu'il est
convenu d'appeler « une rue passante », elle com-
mence rue Blanche à la hauteur de l'église de la Tri-
nité et rejoint — par une pente raide — la rue de La
Rochefoucauld. Pas de boutiques, pas d'autobus, peu de
voitures ; une rue vieillotte, discrète, silencieuse. Au
n° 9, une plaque, apposée sur un mur d'hôtel de belle
allure, apprend aux rares promeneurs que l'illustre tra-
gédien Talma y mourut le 19 octobre -1826. Tout d'abord
cela surprend, cette rue d'aspect provincial paraissant
plutôt destinée à abriter des communautés religieuses
que des demeures dé comédiens; mais, à la réflexion,
on se souvient qu'au siècle dernier un grand nombre
d'artistes — littérateurs, peintres, acteurs, musiciens,
statuaires — vinrent habiter cet aimable coin de Paris
114 LES PIERRES DE PARIS
paisible et verdoyant, égayé de jardins lotis sur les
anciennes « cultures » des communautés religieuses
dissoutes par la Révolution, sur les pelouses et les
parterres encadrant les « folies » du xvme siècle, sur
les terres et les marais vendus comme biens natio-
naux.
Autrefois la majeure partie du quartier relevait jadis
de l'énorme domaine abbatial de Montmartre, qui pour
cette région seule s'inscrivait entre le faubourg Pois-
sonnière, la rue de Glichy et la rue Saint-Lazare. Déjà,
en 1775, Jaillot écrivait : « Dans la direction du châ-
teau des Porcherons (e'est aujourd'hui le square de la
Trinité et l'église se dresse sur l'emplacement de l'an-
cien château de Le Coq, évêque de Laon, ami d'Etienne
Marcel; l'impasse du Coq fut un rappel de cette époque
lointaine) on rencontrait les ruines du moulin de Ja
Tour-des-Dames, transformé en colombier et marquant
la fin des propriétés de l'abbaye de Montmartre ». La
rue s'élève sur remplacement de ce colombier, terreur
et fléau des maraîchers voisins qui voyaient fondre sur
leurs petits pois et leurs rames de haricots les pigeons
pillards des abbesses de Montmartre ; ceci explique
pourquoi la destruction des pigeonniers .« à privilèges »
fut l'une des premières conquêtes de la Révolution
triomphante.
Ce moulin de la Tour-des-Dames figure sur les plans
de la Censive de 1383; il rapportait alors « 6 livres de
rente » ; le loyer grandit en 1594, il s'élève à « 48 livres,
LA RUE DE LA TOUR-DES-DAMES
115
avec obligation de moudre les blés nécessaires à la
nourriture des religieuses et de leurs domestiques (!) ».
Eu 1717, le moulin ne tourne plus, les terres sont
affermées à un marchand de chevaux
et en 1763, le
(1) ....« Le moulin était fort ancien, car on le voit déjà figurer sur
un état des propriétés de l'abbaye dressé le 11 février 1383, où il
est mentionné comme étant situé derrière un petit hôtel assis en la
116 LES PIERRES DE PARIS
terrain « dit, la Tour-des-Dames » est loué moyennant
150 livres par an à un M. de Saint-Germain... En
1822, on détruisit les derniers restes de « la Tour-des-
Datnes »; dans l'épaisseur des murs, on découvrit uns
petite provision de vin mis en bouteilles au temps de
Henri IV... Déception! ce vin n'était plus buvable (i). La
rue passe sur remplacement des confins du domaine
abbatial des religieiioes de Montmartre.
L'endroit ne pouvait qu'attirer le? artistes amoureux
de lumière, de verdure, de recueillement, bien vite « la
Nouvelle-Athènes » — tel fut l'aimable surnom du quar-
tier — 08 peupla et c'est ainsi que la rue de la Tour-
des-Dames compta 3n peu d'années (do 1820 à 1870)
d'illustres locataires. Mlle Mars Mu Théâtre-Français)
occupa !e numéro 1, Mlle Duchssnois le numéro 3,
Horace Vernet et son gendre Paul Delaroche eurent
censive de Sainte-Opportuns, au lieudit les <r Marais sous Mont-
martre », et rapportant 6 livres de rente (Cartulaire de Montmartre,
publié par M. E. de Barthélémy, p. 200) ; de plus il est indiqué dans
un registre des ensaisissements de Saint-Germain-l'Auxerrois, en
1494. (Jaillot, Recherches sur Paris, t. II, p. 19).
« C'est assurément de ce moulin qu'il s'agit dans le bail que
Catherine Havart, abbesse de Montmartre de 1594 à 1598, passa avec
Martin Levignard, meunier, demeurant sur la paroisse de Saint-
Laurent, sous la condition de bien entretenir ledit moulin, de payer
tous les ans à l'abbaye 48 livres, et de faire moudre tous les blés
nécessaires à la nourriture des religieuses et de leurs domestiques ;
dont acte a été passé par Jean Chappelain et Pierre Leroux, notaires
au Châlelet de Taris. (Cheronnet, Histoire de Montmartre, p. 123). »
(1) Lefeuve, t. II, pp. 501 et 502.
*s^
V
*\ . ~
1
V-^
.A
Extrait du Plan routier de la Ville de Paris, en i83g,
par Charles Picquel .
LA RUE DE LA TOUR-DES-DAMES
117
leurs ateliers aux numéros 7 et 5, où Carie Vernet vint
mourir en 1835; le grand Talma logeait au numéro 9 (!),
Grisier, le maître d'armes qui mettait si bien en scène
les combats épiques imaginés par le bon Alexandre
Dumas, les duels de d'Artagnan, de Bussy d'Amboise,
A Deveria, del. 1823 Paul Legrand, sculp.
TALMA, RÔLE DE SYLLA (ACTE IV, SCÈ.NE VIIl).
de Chicot, faisait ferrailler ses élèves au numéro 12.
Dans les rues voisines, rue La Rochefoucauld, rue
Blanche, rue de Douai, rue Pigalle, cité Frochot,
(1) Talma naquit à Paris le 15 janvier 1766, rue des Ménétriers.
118 LES PIERRES DE PARIS
logeaient Berlioz, Gh. Gounod, Victor Massé, Félicien
David, Gustave Moreau, Gavarni, Degas, J.-L. Brown,
Isabey, Pli. Rousseau, Ch. Jacques, Cabanel, Fran-
ceschi; Gérôme, Reyer, Bizet, Manel, Auber, Eugène
Scribe... De jolies femmes, amies, élèves ou modèles de
tant d'artistes sillonnaient « la Nouvelle-Athènes » qui
longtemps garda son caractère charmant d'intimité.
Chacun se connaissait, — ne fût-ce que par les potins
des concierges, — on s'abordait? on s'interpellait, on se
souriait : c'était comme uno petite ville en la grande
ville, et cela dura jusqu'en 1870.
De tout temps les artistes ont éprouvé un impérieux
besoin de lumière et de silence; les peintres, les litté-
rateurs par nécessité professionnelle, les comédiens
pour se dédommager de l'existence factice qu'ils ont
l'obligation de mener en des coulisses malodorantes et
insuffisamment éclairées de quinquets fumeux. De nos
jours les multiples facilités de transport ont simplifié
les choses; les coulisses sont éclairées à l'électricité; en
quelques minutes il est facile de gagner Neuilly, Auteuil,
Asnières, Colombes, la Varenne-Saint-Hilaire, Joinville-
le-Pont. Il n'en allait pas de même autrefois, aussi les
braves acteurs habitaient-ils pour la plupart la banlieue
parisienne : Belleville, les Prés-Saint-Gervais, les Bati-
gnolles... les plus fortunés demeuraient à « la Nouvelle-
Athènes ».
Lorsqu'en 1821 Talma s'en vint loger rue de la Tour-
des-Dames, il était à l'apogée de sa gloire. Le temps
LA RUE DE LA TOUR-DES-DAMES
119
n'était plus où vers 1790 le grand tragédien se rendait à
pied de la rue de Seine où il demeurait à la Gomédie-
TALMA, RÔLE DE PYRRHUS.
Française, « sa femme au bras et le bonnet de coton sur
les oreilles pour se préserver des transpirations ren-
120 LES PIERRES DE PARIS
trées » (d), Talma tenait alors et très justement le haut
du pavé (2).
C'était le « Roscius français », un personnage dans
l'État; les femmes arboraient son portrait « en camée » ;
Napoléon, qui l'admirait, n'avait pas oublié la promesse
faite à l'ami des mauvais jours : « Je vous ferai jouer
devant un parterre de rois », et le 6 octobre 1808, à
Erfurt, Talma avait interprété la Mort de César devant
deux Empereurs, trois Rois, une Reine, vingt princes,
six grands-ducs... et l'illustre Gœthe. En 1822, le roi
des Pays-Bas lui accordait l'usufruit d'une rente de
10. 000 francs sous la seule condition que « pendant six
ans, il irait à l'époque du congé que lui accordait la
Comédie-Française jouer les principaux rôles de son
répertoire sur le Théâtre-Royal de Bruxelles ». On se
battait pour entrer au théâtre les jours où Talma
paraissait en scène... Souvent, dans notre enfance, mon
frère et moi avons entendu de vieux amis de notre
famille, Alexandre Dumas père, le docteur Firmin, le
marquis de Saint-Georges causer de cet inoubliable
Talma qu'ils avaient connu.
Le spirituel Henry Monnier nous l'imita bien des fois
et de la plus émouvante façon dans Oreste, dans Brutus;
il nous dessinait la tête de Talma dans Cinna, avec la
(1) Ch. Maurice. Histoire anecdotique du Théâtre, t. I, p. 24.
(2) a Qu'était-il donc Talma? — Lui, son siècle et le temps an-
tique ». — Chateaubriand, Mémoires d" outre-tombe, tome II, p. 274,
édition Biré.
LA RUE DE LA TOUR-DES-DAMES
121
mèche coupant le front, « l'Empereur... c'était l'Empe-
reur! » s'écriait-il avec émotion. Il nous contait encore
J
Que-Jiom? j-p dcc/orc ou pour au ronJic /iouj-.
Mourant p„,tr oouj- j-erott; ton/ /or j,/nMcr<i</o«.t
ce qu'il avait fallu d'audace et de ténacité au grand tra-
gédien pour bouleverser les antiques traditions d'autre-
122 LES PIERRES DE PARIS
fois qui costumaient les héros de Corneille, de Racine
et de Shakespeare en manière de danseurs coiffés de
plumes comme les comparses des ballets du Roi-Soleil,
ou les vêtaient comme les troubadours de bronze doré
peuplant les dessus de pendules de la Restauration,
« tunique polonaise bordée de fourrure, maillot collant
de couleur abricot, toque à plumes, bottes à glands ».
Méprisant ces ridicules traditions, Talma avait paru
sur la scène drapé à l'antique dans la toge et le péplum,
ou la tunique serrée par une ceinture de fer, les bras
nus, les cheveux à la Titus, « rebâtissant une époque »,
galvanisant les foules, sublime et simple. « Il a l'air d'une
statue romaine », s'était écriée Mlle Contât en le voyant
apparaître dans Brutus. « C'est Garrick ressuscité »,
murmurait un vieux dilettante (*). Seul un rétrograde
enragé, Vanhove, navré d'abandonner la culotte de soie
cramoisie de son costume d'Agamemnon, avait pro-
testé. « Le beau progrès... ils ne font pas seulement
une poche sur le côté de la cuisse pour mettre la clef
de sa loge!... »
Tous ces souvenirs nous hantaient en franchissant
le seuil de l'hôtel historique dont les propriétaires,
MM. Jouet-Pastré, voulaient bien nous faire les hon-
neurs avec leur bonne grâce coutumièrè.
L'hôtel a été respecté dans ses dispositions géné-
(1) «...La tunique serrée par la ceinture de fer, le manteau du
soldat sur l'épaule, les bras nus, rebâtissant une époque..*. » A. Dumas,
Mémoires, t. IV, p. 73.
LA RUE DE LA TOUR-DES-DAMES
123
raies, mais les nécessités des locataires, qui s'y succé-
dèrent depuis 1826, en ont modifié les aménagements
intérieurs sans en changer l'aspect ancien. Nous retrou-
CABINET D'ÉTUDE DE TALMA, 4, RUE SAINT-GEORGES
Paul Vouillemont, phot.
vons ici — comme d'ailleurs dans toutes les demeures
datant des époques directoriales ou consulaires — les
petites pièces, les escaliers intérieurs, les recoins mul-
tiples, les petits salons, rappelant le besoin d'intimité
124 LES PIERRES DE PARIS
cher à nos grands-pères; par contre le salon et la salle à
manger sont larges et fastueux. Rien n'y était trop beau
ni trop vaste pour recevoir les amis et fêter leur bien-
venue. Nos aïeux appréciaient comme il convient le
lapidaire aphorisme de Brillât-Savarin : « Convier quel-
qu'un, c'est se charger de son bonheur pendant tout lo
temps qu'il est sous notre toit. »
Ici le salon est superbe, largement ouvert sur un
beau jardin; au loin, entre les arbres, apparaît, estompé
par les buées bleues d'octobre, le dôme de l'église de la
Trinité... Quel tableau devait offrir ce salon, alors que
Talma prodiguait à ses hôtes — et c'étaient les maîtres
de l'art, cette aristocratie de l'intelligence — les trésors
de son accueil, de son charme, de son faste. Tous les
héros de l'Empire, tous les survivants de la Révolution
ont devisé entre ces quatre murs... et rien, absolument
rien ne rappelle cet âge héroïque; par contre, dans L
pièce voisine, il est tacile de retrouver la trace vivante du
passé. Ce petit salon garni de glaces multiples fut cer-
tainement le cabinet d'étude où Talma travaillait non
seulement ses rôles, mais encore ses attitudes, ses jeux
de physionomie. Ceci ne saurait faire pour nous le
moindre doute, car, en un autre logis du grand artiste,
nous avons rencontré le même cabinet et les mêmes
glaces.
Avant le très vaste hôtel de la Tour-des- Dames,
Talma habita, au numéro 4 de la rue Saint-Georges, un
logis d'époque Directoire occupé aujourd'hui par la
LA RUE DE LA TOUR-DES-DAMES
125
Compagnie d'assurances le Phénix. L'obligeante cour-
toisie du directeur nous a permis de visiter cet inté-
rieur charmant, presque intact, fleuri de frises délicates,
de dessus de portes, de frontons sculptés... une fête des
yeux, et nous avons retrouvé en un petit salon les huit
glaces, encore dressées le long des murs, permettant au
®M&xmmâ mmm^
FRISE PEINTE DU CABINET DE TALMA, HUE DE L\ TOUT.-DES-DAMES.
Paul Vouillemont, phot.
tragédien de contrôler chacun de ses gestes, de modifier
les moindres plis de son costume.
Dans le cabinet d'étude de la rue de la Tour-des-
Dames, une frise court autour de la pièce, et cette frise
encadre une série de médaillons reproduisant les por-
traits des auteurs préférés du grand tragique : Corneille,
Voltaire, Racine... Népomucène Lemercier, Arnault,
Luce de Lancival, étrange salade!
Voici, modifiée et remaniée, la chambre où mourut
Talma. La Comédie-Française possède — offerte par
126 LES PIERRES DE PARIS
Robert Fleury, son auteur — la reproduction du tableau
célèbre, la Mort de Talma, exposé au Salon de 1827.
C'est ici que Robert Fleury travailla d'après nature. Le
docteur Biet. dont toute la science n'avait pu soustraire
Talma à une mort horrible, avait mandé d'urgence Robert
Fleury, qui fit le portrait de l'artiste mourant pendant
que Jouy, l'auteur de Sylla, Àrnault, l'auteur de Marius,
contemplaient, désolés, leur sublime interprète expirant
en une chambrette envahie par onze personnes. Au fond,
sur la muraille tendue de vert, la silhouette de Napoléon
apparaît en un cadre d'or!
Paris tout entier assista aux funérailles de Talma (*);
le Théâtre-Français fit relâche; ce fut vraiment un deuil
national. Le char funèbre, traîné par quatre chevaux,
pouvait à peine se frayer un passage au milieu de la
foule compacte.
Le cercueil — porté par les élèves de l'École royale
de déclamation — mit plus d'une heure à franchir la
courte distance séparant les portes du Père-Lachaise de
la fosse où il devait reposer. Sur le cercueil étaient posés
une couronne de lauriers et un manteau rouge, celui
avec lequel Talma avait joué un de ses rôles favoris...
Les gens du peuple admiraient l'immense cortège
(1) Après le 9 thermidor, l'acteur Fusil, que Von accusait d'excès
révolutionnaires, reçut des spectateurs injonction de chanter le
« Réveil du Peuple ». Sa voix tremblante l'empêcha d'obéir. On
appelle Talma, que l'on charge de lire cet hymne et qui le fait
ayant à son côté Fusil tenant le flambeau dont la clarté soulageait la
vue basse du tragédien. Ch. Maurice, Théâtre-Français, p. 155.
LA RUE DE LA TOUR-DES-DAMES
127
mais s'éton-
naient fort de
« ce qu'il n'y
avait pas de
gendarmes
pour ouvrir la
marche » (d).
Un seul inci-
dent : au mo-
ment où le cor-
tège franchis-
sait le seuil du
cimetière, un
coup de sifflet
strident. Stu-
péfaction, co-
lère... c'était
le gardien chef
qui
suivant
la coutume,
avertissait les
employés do
l'arrivée du
convoi ! . . .
Poursuivant
notre visite,
nous gagnons
(1) Delescluzr. Revue rétrospective (Souvenirs inédits), t. X, p. 2G2.
POr.TE PEINTE DU CABINET DE TRAVAIL DE TALMA,
R-ue de la Tour-des-Dames.
Paul Vouillemont, pnct.
128 LES PIERRES DE PARIS
{•ar un escalier intérieur la « très belle salle à manger
— signalée dans les baux — ornée de stuc, de peintures
et d'un pavé de marbre blanc et griottes d'Italie (*) ». .
De là nous passons — de plain-pied — dans le
jardin mélancolique et charmeur où les buis, les houx,
les fusains, les lierres prodiguent leurs verts sombres
et métalliques. Nous évoquons tous ces vieux souvenirs
en foulant les feuilles d'or que les premiers froids de
l'automne font tomber des arbres comme des papillons
blessés et qui, sous le pied du promeneur, rendent des
crissements de soie froissée.
Les antiques statues qui se dressent comme de blancs
fantômes sur les fonds violâtres semblent écouler notre
conversation. Elles ont connu ces morts dont nous par-
lons et l'on voudrait interroger ces muets compagnons
de marbre qui gardent encore, malgré leur sourire énig-
matique,
L'infini de douceur qu'ont les choses brisées (2)...
(1) L'hôtel fut vendu le 10 avril 1827 par la veuve de Talma
« d'avec lequel elle était séparée judiciairement quant aux biens...»
Papiers consultés avec l'aimable autorisation de MM. Jouct-Pastr£,
chez Me Leclerc, notaire, place de la Mairie à Charcnton.
(2) A. SAMAfN. Le Chariot d'or (les Roses dans la Coupe), d. 17.
/if
PARIS VU EN BALLON
Il j ou s eûmes hier une surprise charmante : deux aéro-
ll nautes bien connus, MM. André Schelcher et
A. Omer-Decugis nous faisaient la grâce d'apporter au
Musée Carnavalet une étrange série de photographies
documentaires : Paris vu d'un ballon... un Paris décon-
certant, insoupçonné des simples mortels, et comme
seuls peuvent le contempler les pigeons des Tuileries,
les pierrots de nos mansardes, les corneilles des tours
Notre-Dame... et les aéronautes!
Tour à tour, Montmartre et le Sacré-Cœur; les palais
du Louvre et du Luxembourg; la Cité — immense bateau
de pierre amarré en pleine Seine; la place Vendôme —
qui semble un plan-relief dérobé aux collections du
musée de l'Armée; la place de la Concorde, les Champs-
Elysées, le Panthéon et l'antique montagne Sainte-
Geneviève, le Marais strié de rues biscontournées, défi-
lèrent sous nos yeux amusés... et pendant que ces
aspects imprévus de notre beau Paris nous stupéfiaient
130 LES PIERRES DE PARIS
par leur étrangeté, nous ne pouvions nous empêcher de
penser : « Mais où diable avons-nous déjà vu cela?... »
C'était dans le fameux plan, — dit de Turgot — qui
date cependant de 1739!
La vision est la même, et — le croirait-on — cer-
taines images semblent juxtaposables; le Marais, les
entours du Panthéon, la place Vendôme, la place des
Vosges... nous passâmes une heure délicieuse à îecher-
cher les reliques du Vieux Paris, enchâssées dans le
Paris moderne. Elles se raréfient, hélas! Le bouquet
de feuilles vertes au centre duquel s'épanouissait -
jusqu'au xixe siècle — « la plus belle ville du monde t
se fait plus mince de jour en jour! Certes, la vision est
toujours admirable; mais combien elle semble moins
amusante et pittoresque qu'autrefois ! Voilà qui explique-
rait la folie aérostatique de nos bons aïeux...
C'est peut-être pour contempler Paris sous cet
aspect nouveau, que l'original marquis de Bacqueville
annonça en 1783, que tel jour, à telle heure, il s'élance-
rait dans les airs du haut du toit de son hôtel — sis quai
Malaquais, à l'angle de la rue des Saints-Pères : —
Toute la ville est en émoi; les quais, les berges delà
Seine, les maisons voisines, les ponts regorgent de
curieux. A l'heure fixée, le marquis paraît — les ailes
au dos— suivi de son domestique, également emplumé...
Mais une contestation s'élève; le marquis décide que son
valet s'envolera en même temps que lui ; correct et pro-
tocolaire, le laquais refuse ; il se contentera de suivre
A?/
Le Louvre et les Halles à yoo mètres d'altitude.
(Extrait de Paris vu en Ballon, de André Schelcher et
A. Orner Decugis).
PARIS VU EN BALLON
133
son maître... à distance respectueuse. M. de Bacque-
vilie se jette dans les airs; son premier élan le porte
TUE DAY's FOLLY (dHWVX AND ENGUAVED BY A. Y. SEr.GENT 1783).
jusqu'au milieu de la Seine; là, on le voit « battre de
l'aile » ; il tombe sur un bateau de blanchisseuse et se
134 LES PIERRES DE PARIS
casse la cuisse... Le domestique descend alors — par
l'escalier— et va recueillir, à l'aide d'une barque, son
maître fort mal en point.
Le rêve des « hommes-volants » — car Bacqueviîie
eut maints prédécesseurs — fut réalisé par les aéro-
nautes... Chacun connaît la première expérience d'aéros-
tation tentée par les frères Montgolfier le 5 juin 1783,
devant les Élals du Vivarais. Un « globe céleste »,
gonflé d'une fumée obtenue à l'aide d'un mélange de
paille mouillée et de laine cardée, s'enleva magnifique-
ment... On crut avoir réalisé la conquête de l'air et toute
la France — depuis le Roi jusqu'au déchargeur des
quais — s'engoua d'aérostation. C'est alors que des « fous
sublimes » se demandèrent s'il ne serait pas possible de
se confier aux « montgolfières » pour « se baigner dans
IMther ». Les Parisiens réclament leur ballon ; une sous-
cription de huit cents billets à un écu est couverte aus-
sitôt; la police doit mobiliser des escouades de soldats
de guet à pied et à cheval pour protéger les ateliers —
place des Victoires — où se confectionne l'aérostat.
Enfin, le 27 août 1783, avant le jour, le ballon tout
gonflé est solennellement transporté au Champ-de-Mars,
à la lueur des flambeaux. Quelle cohue!
Les bords de la Seine, l'immense plaine du Champ-
de-Mars, les cours, les fenêtres, les toits de l'École Mili-
taire sont noirs de monde... A cinq heures, un coud de
canon donne le signal : on lâche les cordes... le ballon
file et se perd dans les nuages. Un orage épouvantable
PARIS VU EN BALLON
135
ne refroidit pas le zèle des curieux et « l'on vit des dames
les plus élégantes suivre longtemps des yeux « l'éton-
« nante merveille » sans paraître s'apercevoir de l'ondée
■Si. .,,»
iàia- iiu Cbàt. de k Mw«e,par M.l'ilatre de Rc
qui les trempait ». Une heure plus tard, la « Montgol-
fière » s'abattait à Gonesse, au milieu de paysans qui
crurent leur dernière heure arrivée; « c'élait pour les uns
136 LES PIERRES DE PARIS
l'apparition de la bête de l'Apocalypse, pour les autres la
chute de la Lune ». Ils tirent — de loin — des coups de
fusil au monstre qui « crachait de la fumée » et finissent
par l'éventrer à coups de fourche, de fléau, de bâton.
Ce fut au faubourg Saint-Antoine, dans le jardin
doublement historique de Réveillon, que l'on tcnla tout
d'abord une série d'expériences en ballon captif; enlin,
le 21 novembre 1783, Pilaire de Kozier « un homme à
projets», en compagnie du marquis d'Arlandes, elTeclua
la première ascension en « hallon perdu «dans le parc de
la Muette, au bois de Boulogne. Ces deux vaillants se
servirent de l'aérostat de Réveillon, qui, déjà fatigué par
de nombreuses expérience^, se déchira au moment où
les intrépides novateurs allaient y prendre place; il fallut
le dégonfler, le recoudre... et Ton put voir les plus
grandes dames de la Cour empressées — l'aiguille et le
fil en main — à réparer les dommages... En une heure
tout fut terminé, les audacieux « navigateurs aériens »
quittaient majestueusement la terre, devant une foule
enthousiaste et émue, dont les premiers rangs avaient
dû s'agenouiller pour permettre aux spectateurs plus
éloignés de contempler — eux aussi — : les « Dieux de
l'Atmosphère portés sur des Nuages »... L'aérostat s'élève
à une hauteur de 340 toises (plus de 400 mètres), tra-
verse Paris et, après avoir frisé la culbute sur les mou-
lins à vent de Gentilly, va s'abattre à la Butte-aux-Cailles,
plus loin que la barrière d'Italie.
Ces expériences avaient affolé Paris; aussi le
>jbs
Smf la' Xhntdtiuv
u, ii," ,„■„', .,.,», = ■, ,,n.„, fà-MTtrr,
.7 *~s- **"£--? ,
PARIS VU EN BALLON 139
1er décembre 1784, quatre cent mille personnes s'entas-
saient-elles dans le jardin des Tuileries, sur les quais,
sur les toils, pour assister au départ des aéronautes
Charles et Robert, en « un ballon gonflé par le gaz
hydrogène ». Les corps académiques et les souscrip-
teurs ayant payé quatre louis prirent place dans l'en-
ceinte particulière, et sur l'amphithéâtre autour du bas-
sin...Le reste du jardin fut rempli en un clin d'oeil parles
autres spectateurs à trois livres le billet. On avait établi
des pièces d'artillerie sur la terrasse du palais et arboré
un grand pavillon sur la coupole pour servir aux
signaux. Le vaste globe de 21 pieds de diamètre
s'élève avec lenteur, emportant dans un élégant char
bleu et or les deux audacieux voyageurs (d). Après un
(1) MM. Charles et Robert firent une machine de plus de
15.000 francs et annoncèrent qu'ils partiraient en liberté avec elle»,
Ce grand jour eut lieu le 1er décembre 1784... La machine était
posée sur le grand bassin du pat terre des Tuileries.
Qu'on s'imagine la belle façade, et ces combles et ce beau jardin
rempli du plus beau monde, les deux bords de la rivière, la place
Louis XV, le Cours et, au loin, les environs remplis d'une telle
foule que mon fils, qui m'en envoya le meilleur dessin de sa main
et le meilleur détail, me marquait que c'était pour cette fois qu'oa
pouvait dire que tout Paris y élait, et heureusement il fit beau temps.-
MM. Charles et Robert cadet montèrent dans le char (de huit pieds
de long) et partirent à l'air à 1 h. 40 minutes, à l'enthousiasme de
tout Paris... Passant sur la multitude qui était à fa place Louis XV,
ils jetèrent, pour faire honneur, leur pavillon qui, zigzaguant dans
l'air, fit trembler tout le monde, croyant que c'étaient eux qui
dégringolaient. — Journal inédit du duc de Croy, publié par le
vicomte de Grouchy cl Paul Gollin, t. IV, p. 318 (E.Flammarion, édit.).
140 LES PIERRES DE PARIS
trajet de neuf lieues, le ballon ayant atterri dans la
prairie de Nesles, fut rejoint par le duc de Chartres qui,
« monté sur un excellent cheval, l'avait suivi depuis
Paris sans le perdre un instant de vue (*)! »
Jusqu'à la Révolution, c'est une fièvre d'aérostation (2).
Pas de fêtes, pas de réunions joyeuses sans ascensions
de ballons et de figures aérostatiques en baudruche...
A Paris, dans les jardins de Ruggieri, l'habile artificier
lance une « statue équestre de 8 pieds 1/2 et une nymphe
de 8 pieds, lesquelles montèrent fort haut en gardant
leur équilibre et redescendirent aux environs de Paris
sans être endommagées (3). Les généraux républicains
utilisent à leur tour la géniale invention. C'est à la
bataille de Fleurus que, pour la première fois, on fit
usage d'un ballon « tiré à bras d'homme », du haut
duquel Guyton de Morveau et un officier nommé Lomet
observèrent et démasquèrent les mouvements de l'en-
nemi. Lazare Carnot commande à Lyon les aunes de
(1) Mémoires secrets, t. XXIV, pp. 53-57, 62, passim.
(2) — Avez-vous vu passer chez vous, à travers les airs,
M. Montgolfier de Lyon ! Il a dû partir de cette ville pour Paris ou
pour Marseille, suivant le vent qui soufflerait alors... Je frissonne
seen me rappelant le globe des Tuileries passant à deux lieu de
Saint-Denis à une hauteur de 1.400 toises perp'endiculaires. Et là
étaient deux hommes ! Cette espèce de voiture n'est pas faite pour
moi et mille expériences, plus heureuses l'une que l'autre, ne me
détermineraient jamais à la préférer au fiacre le plus dur et le plus
délabré (9 janvier 1784). — Lettre autographe de l'abbé Mai, cha-
noine de Saint-Denis.
(3) Mémoires secrets, t. XXIX, p. 259.
'/¥/
PAJUS VU EN BALLON
143
taffetas nécessaires pour la confection des aérostats
militaires; et le petit château de Meudon est affecté spé-
Mme DE MONTGOLF1ER,
étalement, en l'an II, par le Comité de Salut public,
aux établissements aérostatiques... Sous le Directoire,
c'est la folie du jour; chez Ruggieri, dans les jardins de
144 LES PIERRES DE PARIS
Tivoli et de Frascati, on enlève des ballons montés... non
sans danger parfois, à une époque où rémigration était
punie de mort. Aussi l'aéronaute Garnerin prend-il
grand soin d'envoyer, le 26 thermidor an VI, aux admi-
nistrateurs du département de la Seine, l'amusante lettre
suivante : « ... J'ai l'honneur de vous faire part que je
suis dans l'intention d'entreprendre demain un voyage
aérien de long cours. Gomme il est possible que les
vents qui me maîtriseront me fassent dépasser les fron-
tières de la République, je viens vous déclarer que mon
intention n'est pas d'émigrer et d'abandonner ma patrie.
Je vous prie de vouloir bien me donner acte de ma
déclaration pour me servir de passe-port. . . Salut et fra-
ternilé. — Garnerin : rue Dominique; maison nUe des
ci-devant Jacobins, à Paris (d). »
Tous ces récits semblent aujourd'hui légendaires...
C'est l'histoire ancienne de l'aérostation... (2). Les petits
(1) Lettre autographe. (Collection G. Gain.)
(2) L'ascension "s'est faite avec majesté. Une jeune personne de
dix-huit ans et le citoyen Garnerin montèrent celte voiture aérienne
qui a baissé beaucoup plus promptement qu'on ne s'y attendait.
Garnerin s'est eflorcé de gagner le Luxembourg, mais il n'a pu
aller plus loin que la rue de Tournon, qui, heureusement pour lui
et sa compagne de voyage élait suffisamment large pour recevoir
la montgolfière dont le contour était énorme et d'où les flammèches
tombaient continuellement en quantité. Deux commissaires de
police et les pompiers sont accourus rue de Tournon au moment
de la descente de la montgolfière. La jeune dame paraissait avoir
conservé le plus grand sang-froid au milieu du danger que les
voyageurs ont couru. — Journal des Débats du 17 thermidor an VIII.
(Aulard. Paris sous le Consulat, 1. 1, p. 578.)
PARIS VU EN BALLON 145
Parisiens de 1870 se souviennent encore d'avoir contem-
plé, place Saint-Pierre, au pied de la butte Montmartre,
les « ballons du siège » emportant au-dessus de nos
lignes d'investissement non seulement Gambetta et
Spuller (*), mais encore d'héroïques aéronautes dont
plusieurs — hélas, — disparurent, tués, noyés, perdus on
ne sait où... et aussi nos lettres à nos amis éloignés, nos
appels aux armées de province... un peu de nos espé-
(1) Départ de M. Gambetta pour Tours le 7 octobre 1870.
Depuis trois jours V Armand-Barbes, et le George-Sand, gonflés
de gaz d'hydrogène et maintenus par leurs cordages, se tenaient
immobiles sur la place Saint-Pierre. Pas le moindre vent dans l'air.
Un calme implacable. Enfin le samedi 8 octobre, une brise se leva
et le départ des ballons fut arrêté.
A 11 heures du matin eut lieu l'ascension simultanée des deux
aérostats. Dans la nacelle du premier prirent place MM. Gambetta
et Spuller, son secrétaire, à côté de M. Trichet, l'aéronaute. Le
second ballon emportait deux américains, MM. Raynold et May
avec M. Cuzon, nouvellement appelé à une sous-préfecture de
Bretagne.
La foule était considérable. Groupée sur le flanc méridional de
la colline qui de la hauteur du télégraphe et des nouvelles batteries
marines, s'évase en amphithéâtre jusque sur la place, elle a salué
de ses cris de : Vive la France ! Vive la République les hardis
voyageurs qui se dévouaient pour le pays.
En s'élevant peu à peu, l'aéronaute Trichet a fait flotter au bas
de la nacelle de Y Armand-Barbes une longue banderole aux cou-
leurs nationales, sur laquelle étaient écrits ces mots : Vive la
République !...
V Armand-Barbes emportait avec lui des pigeons voyagaurs qui
devaient, une fois raltcrrisscmcnt des ballons effectué, s'en reve-
nir à Paris annoncer si Gambetta était arrivé à bon port...
Ce n'est que dimanche soir, c'est-à-dire trente-six heures après
l'ascension, que M. Janody, le propriétaire du fameux colombier
146 LES PIERRES DE PAR-fS
rances et beaucoup de noire cœur... En 1879, nous
avons vu le « ballon captif » amarré Cour du Carrousel,
projetant son ombre légère sur les murs calcinés du
palais des Tuileries. Depuis, nous avons assisté à la
triomphante exposition aérostatique, nous avons entendu
— avec quelle patriotique et fière émotion — les hélices
de la Patrie et de la Ville-de-Paris, ronflant au-dessus
de notre chère Cité; et l'on monte aujourd'hui plus
désinvoltement en ballon que jadis Ton ne se risquait en
diligence!
Cependant l'investiture, la « firme » xest d'avoir
o ascensionné » soi-même. Comment parler d'aérosta-
tion sans avoir reçu le baptême sacré? Aussi, confus de
mon ignorance, allais-je renoncer à ma tâche, quand
mon frère Henri vint à mon secours. « Mais, m'assura-
t— il , je puis te renseigner; j'ai fait une ascension... c'est
même une aventure que je n'oublierai jamais. Les étapes
d'un déplacement m'avaient conduit à Annecy, il y a une
dizaine d'années; j'étais seul, je m'ennuyais... Leshasards
d'une flânerie m'amenèrent à une fête locale, sorte de
des Batignolles, a vu rentrer au logis Gros-Rouge et Gris-Meunier,
qui étaient partis avec le George-Sand.
Lundi à cinq heures, un pigeon annonçait l'heureuse arrivée de
Y Armand-Barbes à Monldidier. L'allcrrisscmcnl avait eu lieu dans
la nuit du samedi et s'était effectué avec quelques difficultés mais
sans accident. Le pigeon voyageur, outre celte nouvelle, apportait
une longue dépêche chiffrée qui donnait au gouvernement les meil-
leures nouvelles de la province. — Le Monde Illustré, 15 oc
lobre 1870.
PARIS VU EN BALLON 147
foire en plein vent, installée en un faubourg de la petite
ville.
« Un aéronaute, porteur d'une jaquette fortement
galonnée, achevait de gonfler un ballon, dont la soie
dorée reluisait au soleil... Ce « commandant » faisait
appel à un compagnon de bonne volonté, qui, moyen-
nant cinquante francs, aurait la joie de l'accompagner
dans son voyage aérien... Comment l'idée me prit-elle
d'acquiescer à sa demande; c'est une chose que je ne
puis encore m'expliquer. Mais une fois dans l'engre-
nage, il ne m'était plus possible de reculer... J'étais
« l'amateur » réclamé!
« On applaudit, je prends place dans la nacelle; et je
constate avec regret que cette nacelle — une sorte de
large panier de blanchisseuse — laissait beaucoup à
désirer. Le « commandant » était léger; je n'en pouvais
dire autant... et le fond à claire-voie crissait terrible-
ment sous notre double poids!
« Je risque une timide observation qui se perd dans
les mâles accents de la marche de Sambre-et-Meuse...
« Lâchez tout»... Mon compagnon vide des sacs de lest
et des baisers sur la foule enthousiaste... Nous voilà
partis... Or, à ce moment même, je vois le « comman-
dant » enleverfiévreusement son veston galonné et son
pantalon d'ordonnance... je le crois fou... Pas du tout; il
m'apparaît soudain en maillot de gymnaste et, me pla-
çant un drapeau tricolore dans la main, il me jette
d'une voix autoritaire cet ordre bref : « Remuez ça! »...
148 LES PIERRES DE PARIS
il enjambe le panier et. par une corde lisse, gagne un
trapèze pendu sous la nacelle... Là il exécute de gra-
cieuses cabrioles, pendant que la foule hurlante dinà-
nuait, de seconde en seconde, sous mes yeux conges-
tionnés... Je terminerai mon odyssée en t'avouant que
l'atterrissage fut difficile et que mes pauvres reins
eurent prodigieusement à souffrir d'une descente trop
mouvementée... » C'est ainsi que j'ai « ascensionné »
par fraternelle procuration. Mais — Figaro l'a dit — il
n'est pas nécessaire de détenir la richesse pour en
parler,.. Que de gens se contentent de suivre à la troi-
sième page de leur journal les exploits de nos « aéro-
nautes nationaux » pour leur vouer une vraie tendresse !
Quelle émotion quand nous apprîmes que Wright —
résolvant l'éternel problème — s'envolait comme un
oiseau et que Farman — franchissant d'un bond prodi-
gieux les maisons, les bois, les poteaux télégraphiques
et les rideaux de peupliers — s'était, en aviateur, rendu
d'une ville à une autre!
Voici d'ailleurs l'époque où chaque jour des essaims
de ballons dorés planent, reluisants au soleil, au-dessus
du grand Paris; et les « humbles terriens » admirent et
envient les olympiens aéronautes! Leur, passion n'est
cependant pas « de tout repos»; elle est hérissée de
dangers, de surprises, de trahisons; aussi convient-il
de saluer très haut les hardis Français qui si gaiement,
si crânement, risquent leur vie pour retenir en notre
pays la palme du « record de l'air 1 » Tous nous avons
PARIS VU EN BALLON 149
acclamé les noms glorieux et populaires des Santos-
Dumont — qui, le premier de tous, eut l'honneur de
s'élever de terre en aéroplane — Blériot, Esnaull-
Pelleterie, Deulsch de la Meurlhe, Castillon de Sainl-
Victor, Lebaudy, Jacques Balsan, Farman, Alf. Leblanc,
Tissandier, Clément... Enfin, je ne saurais mieux clore
mon palmarès qu'en envoyant — au nom de tous les
Parisiens, qui, j'en suis sûr, ne me renieront pas — leurs
saluls et leurs vœux de prompt rétablissement à MM. de
La Vaulx (*) et Léon Barthou, encore tout sanglants de
la lutte héroïque qu'ils viennent de soutenir contre une
effroyable tempête (2) !
Qu'elles sont donc évocatrices les photographies de
Paris vu en ballon, étalées sur la table du musée Car-
navalet!...
(1) Le plus grand voyage accompli est celui du comte de
La Vaulv , parti avec le comte Castillon de Sainl-Viclor, de Vincennes
le 9 octobre 1900, descendu le 11 octobre à Karostychew, gouverne-
ment de Kiew (Russie).
(2) MM. de La Vaulx et Léon Barthou assaillis par une effroyable
a tornade » furent emportés pendant des lieues à une vitesse folle,
ils tentèrent une descente en vue de la Méditerranée. Leur ballon
vint s'abîmer dans les montagnes des Baux, près Arles. If. Léon
Barthou, évanoui et sanglant, gisait au fond de la nacelle presque
broyée, et M. de La Vaulx, une jambe cassée, réussit cependant par
un prodige d'héroïsme et de volonté à atterrir.
11
LE
THÉÂTRE DU VAUDEVILLE
Le Français, né malin, créa le vaudeville,
assure un vers célèbre, mais il n'en édifia pas tout
d'abord le temple au coin de la chaussée d'Antin où il se
dresse aujourd'hui. Ce fut primitivement rue de Chartres
— une petite rue tortueuse reliant la place du Carrousel
à la place du Palais-Royal, sur l'emplacement de l'actuel
ministère des finances — que deux auteurs dramatiques,
Piis et Barré, profitant du décret de l'Assemblée natio-
nale proclamant la liberté des théâtres, fondèrent le
Vaudeville sur les ruines d'un bal populaire, le Petit-
Panthéon. L'ouverture eut lieu le 12 janvier 1792 et le
succès couronna l'entreprise.
Pendant la Révolution, pendant la Terreur même, le
Vaudeville fit de l'argent. Bien entendu, son répertoire
aimable avait dû subir de sérieuses modifications. « Les
théâtres sont les écoles primaires des hommes éclairés
152 LES PIERRES DE PARIS
et un supplément à l'éducation publique », avait dé-
clamé le conventionnel Barère; aussi les scènes pari-
siennes — le Vaudeville comme les autres — s'étaient-
elles copieusement « sans-culoltisées ! » : le Jugement
dernier des rois, Encore un curé! la Mort de Marat, les
Po.'entuls foudroyés par la Montagne, le Tombeau des
imposteurs, A bas la calotte':... tels étaient les titres
alléchants des spectacle? à la mode.
On put contempler Mucius Scsevola, Potemkin, Jean-
Jacques Rousseau sur la scène du Vaudeville. On y jouait
la iXourrice républicaine ou les Plaisirs de Vadoption, et
le théâtre prospérait. Une ombre au tableau : parfois
les amateurs se rendant vers cinq heures et demie
au spectacle rencontraient place du Palais-Royal les
charrettes des condamnés à mort gngnant par le fau-
bourg Saint-Ilonoré la place de la Révolution où fc
dressait le terrible « Moulin à silence »; mais on finit
bientôt par n'y prêter qu'une attention discrète, et les
recettes n'en souffrirent pas trop.
Chose inouïe, mime au moment où l'échafaud ruisse-
lait quotidiennement de sang, les Parisiens continuaient
de fréquenter les théâtres qui, eux aussi, reflétaient
« l'esprit public ». De temps en temps, les rideaux de
scène — peints en tricolore, comme -les fonds de loge
— se levaient sur quelque intermède imprévu : un clave-
ciniste jacobin venait exécuter un « pot-pourri national
sur le 10 Août — d^lié aux mânes de Guillaume Tell »,
ou bien un baryton montagnard modulait quelque
I,
LE THÉÂTRE DU VAUDEVILLE 155
complainte sur la mort de Marat, et le public, éleclrisé,
reprenait le refrain : »
Pleurez, pleurez, patriotes,
Pleurez cet homme divin...
On pleura et magnifia d'ailleurs Marat dans tous les
théâtres de Paris, en même temps que son effigie poly-
chrome s'étalait — en manière d'idole — au coin des
rues et des carrefours. Au temps où son buste rempla-
çait la Vierge de la rue aux Ours, l'image de l'Ami du
peuple (*), encadrée de faisceaux de licteurs, se dressait
dans les salles de spectacle où les trop aristocratiques
loges d'avant-scène avaient été remplacées par les
statues de l'Égalité et de la Liberté (2).
(1) Pendant la période révolutionnaire, alors qu'on jouait la
Chaste Suzanne de Barré, Radet et Desfontaines, on crut voir des
allusions au procès futur de Marie-Antoinette ; au moment où le
juge dit aux deux vieillards accusant Suzanne : « Vous êtes mes accu-
sateurs, vous ne pouvez pas être mes juges », des applaudisse-
ments et des sifflets se firent entendre et bientôt le tumulte devint
tel que l'on fit évacuer la salle, et les trois auteurs furent arrêtés
quelque temps après. Radet et Desfontaines expièrent par six mois
de prison leur mot courageux. — Chronique des Petits Théâtres de
Paris, parBRAZŒR, 1837, p. 94.
(2) Titres de quelques pièces jouées au Vaudeville en 1794 :
Les Volontaires en route ou l'Enlèvement des Cloches.
La Fête de l'Égalité.
Le Noble roturier, en un acte.
La Nourrice républicaine ou les Plaisirs de V adoption.
Les Chouans de Vitré, opéra vaudeville en un acte.
Le Dédit mal gardé, vaudeville en un acte. — Almanach des
Muses pour l'an III de la République française.
156 LES PIERRES DE PARIS
La réaction thermidorienne modifie toutes ces choses :
les pièces civiques succèdent aux pièces révolutionnaires
et les « mères » tiennent sur la scène du Vaudeville le
langage des femmes de Sparte ou de Rome. — bien
entendu tous les théâtres s'accordent au même diapason :
1 Apothéose de Bara, la Prise de Toulon, les Salpêtriers
républicains, le Combat des Thermopyles... sont les pièces
en vogue en 1794; et l'apprenti « la Bravoure » (treize
ans) est couvert d'applaudissements lorsqu'il chante à
son père, le forgeron « Sans-Quartier », tout en tirant
sur la corde d'un soufflet de forge :
Papa, quand je te vois forgeant
L'arme qui doit, heureux présage,
Détruire le dernier tyran,
Gomme je souffle avec courage (*) !
Modifiant habilement son répertoire suivant les évé-
nements et les régimes politiques, le Vaudeville devient
bonapartiste en 1799 :
Malgré leurs sinistres complots
Je ne crains rien pour le héros
Que la France renomme...
Mais un fait bien sûr en ce jour.
C'est que de l'Egypte un retour
Ramène un sauveur à la France.
Aussi, en 1806, Bonaparte reconnaissant appela-t-il au
camp de Boulogne la troupe de la rue de Chartres, qui
y donna des représentations sensationnelles; il fit plus
encore et étendit les privilèges du théâtre, dont le réper-
(1) Le Théâtre révolutionnaire, par Jauffiiet, p. 318.
LE THEATRE DU VAL DE VILLE
157
toire devint comico- historique... Corneille, Turenne,
Duguesclin, Jeanne d'Arc, Young lui-même, le lugubre
poète des nuits et des cimetières, furent couramment évo-
qués sur la scène du Vaudeville où ils chantaient des cou-
THËATRH DE L OPKRA-COMIQ'JE, plis tard théâtre du vaudeville.
plets de facture sur des refrains empruntés au répertoire
de « la Clef du Caveau». La plupart de ces grands
hommes étaient d'ailleurs représentés « en travesti »
par de fort jolies filles, et les chroniqueurs d'alors ne
158
LES PIERRES DE PARIS
tarissent pas d'éloges sur « Mlle Rivière, qui jouait les
grandes dames et les officiers de cavalerie avec un égal
succès. »
Le soleil de juillet 1830 éclaira le triomphe du Vau-
HENRI MONNIER DANS « LA. FAMILLE IMPROVISEE ».
E. Lami, del.
deville : Etienne Arago (*), son directeur — qui fut maire
de Paris en 1870 — était d'ailleurs un des héros des
(1) A peine M. Arago était-il au pouvoir que la révolution de
1830 éclata. Le jeune directeur improvisa,, avec M. Duvert, une
pièce de circonstance appelée Les 27, 28 et 29 Juillet.- Ce vaude-
ville, véritable manifeste politique, brillait par beaucoup d'esprit et
de gaîté, mais aussi par beaucoup d'exaltation : né des barricades,
il devait sentir la poudre à canon. Le Vaudeville prit alors le titre
de Théâtre National. — Chronique des petits Théâtres de Paris,
par Brazier, p. 120.
LE THEATRE DU VAUDEVILLE
159
« Trois Glorieuses », ayant mis à la disposition des sol-
dats de la Révolution les costumes, armes et accessoires
utilisés dans une pièce militaire, le Sergent Mathieu,
alors en cours de représentation. Le comique Arnal —
cher à nos grands-pères — fait acclamer le répertoire
HE.v«u monnier (d'après Gavarni).
abracadabrant de Duvert et Lauzanne; et le spirituel
Henri Monnier triomphe dans La Famille improvisée,
une bouffonnerie à transformation dont — seul — il
remplit tous les rôles... ou à peu près! Le théâtre était
en pleine vogue, lorsqu'un incendie vint le réduire en
cendres (16 juillet 1838). Le Vaudeville dut chercher un
refuge provisoire dans une salle de « spectacle-café »
dépendant du bazar Bonne-Nouvelle, près la Porte-Saint-
Denis... Cela dura peu, et le 16 mai 1840, le théâtre put
160 LES PIERRES DE PÀRÎS
s'installer définitivement en un immeuble situé place de
la Bourse, abandonné par la troupe de l'Opéra-Gomique.
Ce fut dans cette salle — construite sur l'emplacement
actuel de la rue du Qualre-Septsmbre, dans le prolonge-
ment des maisons faisant face au Palais de la Bourse —
que se livrèrent pendant près de trente ans les belles
batailles dramatiques qui révolutionnèrent Paris.
Un groupe de jeunes dramaturges, Th. Barrière,
E. Augier, Octave Feuillet, A. Dumas fils, V. Sardou,
créa un art nouveau, jetant sur la scène le mouvement,
la vie, les passions, modernisant le romantisme conven-
tionnel de 1830... Le 2 février 1852, le théâtre du Vaude-
ville afficha la première représentation de la Dame aux
Camélias dont A. Dumas fils, son glorieux auteur, contait
ainsi la genèse : « Elle fut écrite dans l'été de 1849 en
huit jours à peine, au petit bonheur... sur tous les mor-
ceaux de papiers carrés ou non trouvés sur ma table ».
Dumas fils nous dit ensuite avec quelle émotion il lut les
trois premiers actes à son grand homme de père...
« Allons, lis-moi le reste », et, me parlant ainsi, il me
regardait comme il ne m'avait jamais regardé... Il était
deux ou trois heures. J'avais un rendez-vous auquel il
m'était impossible de manquer... « Va et reviens vite,
j'ai hâte de connaître la fin... ». L'affaire* qui m'appelait
au dehors fut promptement expédiée et je revins en
courant à l'avenue Frochot. Au moment où j'ouvrais la
porte de son 'cabinet, mon père se leva tout en larmes et
me serra dans ses bras. « Je n'ai pu résister, me dit-il,
LE THEATRE DU VAUDEVILLE
161
« Je voulais savoir si tu t'en étais bien tiré jusqu'au
« bout... Ce sera un immense succès, si la censure laisse
« jouer ta pièce... ». Nous nous embrassâmes encore
une fois, une longue fois, en pleurant tous les deux, et
ARNAL DANS k UNE FIEVI.E BRULANTE ».
le grand succès de la pièce ne m'a certainement pas
causé le quart du bonheur que j'avais éprouvé ce
jour-là. »
Les Filles de marbre, les Parisiens, les Faux Bons-
hommes, le Mariage d'Olympe, le Roman d'un jeune
homme pauvre — où débute une délicieuse jeune fille,
162
LES TIERRES DE PARIS
Blanche Pierson — continuent la triomphante série que
couronnent quelques-unes des premières œuvres du
MAGASIN T1IICATUAL
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Prix : 50 ceolimes.
BARBRE, ÉDITEUR
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ARMAND HUVAL, 54 m
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OISTKIRUTION
. ... MM . FtcBtin.
Rcn> Lceorr.
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Wo««i
SAINTCAUDENS, bi tn«
CitP.nÉ,.
NANINE
OLYMPE
ARTDUR ,
ESTOER .».'..
ANA1S
... .. 1»«* G»»sirt
LE COMTE DE CIIUY
M. DE VARVIU.K
I.E DOCTEUR
.... Au.it.
.... Ulrr. WoRHt.
Clommbl
r ... . 1 tn.
Bi ton
maître Sardou : les Femmes fortes, Nos Intimes, et fina-
lement la Famille Benoîton (4 novembre 1865).
LE THÉÂTRE DU VAUDEVILLE
163
La vogue de cette dernière comédie fut extraordinaire.
Paris adopta non seulement les costumes Benoîton, les
CBAQOE PIECE. 20 CEN
CHEL LÉVY rr.t»
LES PARISIENS
PIÈCE EN TROIS ACTES
M. THÉODORE BARRIÈRE
«PRESENTEE POU» LA PRE»IE«E FOIS, A PAKIS, SU* LE I III .1 Kl DU VAUDEVILLE, LE 28 liniaill (85*.
M. DE PRÊVAL, banquier. a-pir«
LE COMTE RAOLL de PINTHÊ,
JULKS, lils de M. de Prêtai, 10 au
MAXIME DE fREMIlLE, <ecrél!
En 18-19, a Paru — (./
DI LA PIETE
PAUL GANDIN, tomme de lettres. 28 en...... MM. Srice.
JOSEPH, dom Clique •le Préval Galabiat.
JCST1N, d<iai»tii|iic de Raoul Ali»t.
ALBf .RIC.M.ttiOl ISI)!:GBANDCHAMP,30ans. Bï6ibvill«.
GERMAIN, domestiqu- de Jules de Privai Ltov
MARIE, pupille de De<genais, 19 ans M"" Saint-Maac
CI.OTILDE, femme de Préval, 34 au» CtoiillMll
A, leur fille, 16 ans LlTHla.
raiier acte a l'hôlel et Raoul te PiHlrt.
reproduction et de traduction rH.i\?s.
chapeaux, le Champagne et jusqu'aux bottines Benoîton,
mais encore Frédéric Febvre et Félix, deux des meilleurs
164 LES PIERRES DE PARIS
interprètes de la pièce, purent contempler — comble de
la popularité — leurs portraits exécutés en saindoux à la
devanture d'un charcutier de la rue de la Mare, à Belle-
ville ! Enfin Harmand, le directeur, fit afficher dans le
vestibule du théâtre cette mirifique réclame : « Vu
'affluence des étrangers au bureau de location, on y
ltrouvera, dès demain, un interprèle polyglotte ! »
'Mais les derniers jours du Vaudeville de la place de la
Bourse étaient comptés. Ce fut sans regret que Paris vil
supprimer par le préfet Haussmann cette salle incom-
mode et dangereuse. Le percement de la rue du Quatre-
Septembre (qui s'appela d'abord rue du Dix-Décembre)
entraînait la démolition du théâtre, qui ferma ses portes
le 11 avril 1869, pour les rouvrir douze jours plus tard à
l'angle du boulevard des Capucines et de la chaussée
d'Antin. Nous n'avons pas à conter la nouvelle odyssée du
Vaudeville, ce sont là événements trop récents ; rappe-
lons simplement les commencements difficiles du théâtre,
— la guerre, le siège de Paris qui en closent les portes,
les hésitations, les tâtonnements... bref, ce fut seule-
ment en 1872 que le succès reparut avec Rabagas. Mais
quelle bataille! — Paris alors était en état de siège;
quelques journaux dénonçaient par avance la pièce de
Sardou... Rabagas, c'était Gambetla, assuraient-ils... Or,
Rabagas, écrit avant 1870, visait dans la pensée de
l'auteur une tout autre personnalité politique... Menaces
injures, tapage: le général de Ladmirault, gouverneur
de Paris, massant — le soir de la première représenta-
LE THEATRE DU VAUDEVILLE
165
3fc»
tion — sa cavalerie aux alentours du théâtre!...^), quel
joli prologue pour une satire politique! — Le 30 octobre
de la même année, Léon ^^__^
Carvalho — le directeur ar- /^ ,NS
tiste, l'homme charmant à
qui Gustave Flaubert en-
voyait un exemplaire de la
Tentation de saint Antoine
avec cette dédicace de défi :
« Mets-la en scène celle-là,
mon bon ! » — donna la
première représentation de
r Artésienne d'A. Daudet.
Qui le croirait aujourd'hui?
la pièce parut longue, triste,
dénuée de tout intérêt. La
musique de Bizet, ce chef-
d'œuvre, passa inaperçue!.,
et pendant que l'orchestre
jouait l'Intermezzo, Bizet, désolé, interrogeait anxieu
M1'8 BLANCHE PIKHSOX.
Ph. Reutlinger.
(1) Société des Auteurs et Compositeurs dramatiques.
Paris, le 27 octobre 1905.
« Cher Monsieur Sardou,
« Je m'empresse de vous adresser ci-après les renseignements
que vous désirez avoir au sujet de Rabagas.
« La première représentation a été donnée au théâtre du Vau^
deville le 1er février 1872 avec une série de 237 représentations
qui a pris fin le 29 septembre.
« Du 30 septembre au 18 octobre, il y a eu une interrap-
12
166 LES PIERRES DE PARIS
sèment, par le judas de la toile, la salle inattentive,
les spectateurs debout, tournant le dos, causant ou
plaisantant!... et Bizet regagna les coulisses avec de
grosses larmes coulant derrière les verres de son
lorgnon...
Le succès alla à Mlle Fargueil qui jouait Rose Marnai
avec d'admirables envolées de passion, et. surtout à une
toute jeune fille, une inconnue, exquise de grâce, de
charme, de sensibilité dans le rôle touchant de Vivette...
On s'informa : la débutante sortait du Conservatoire;
c'était la fille d'un brave artiste sculpteur; elle s'appelait
Julia Regnault et avait adopté pour le théâtre ce nom
clair de Bartet qu'elle devait auréoler de gloire. Dès sa
première inoubliable apparition, la « Divine » avait
conquis Paris! (*).
tion pendant laquelle 19 représentations de »& Artésienne ont été
données.
« Ensuite, 36 représentations de Rabagas ont eu lieu en seconde
série.
« C'est donc, pour les deux séries réunies, 273 représentations.
« Veuillez agréer, cher Monsieur Sardou, l'expression de mes
bien respectueux et bien dévoués sentiments ». — • (Lettre de Gangnat,
agent général, à Victorien Sardou.)
(1) Un des auteurs les plus difficiles à contenter, bien certaine-
ment, M. Victorien Sardou se décida à confier à Mlle Bartet la créa-
tion d'un rôle capital dans un grand ouvrage*. Ce ne fut pas sans
quelques réserves cependant, car il mit tout d'abord comme condi-
tion que ce ne serait qu'au bout de quinze ou vingt répétitions
qu'il se prononcerait définitivement sur la distribution dudit rôle.
M1Ie Bartet eut le bon esprit de ne pas se trouver froissée. Elle
accepta la condition sine qua non de l'auteur tout-puissant et bien
PORTRAIT DE Mlle BARTET DANS « l'aRLÉSIENNE ».
A. Braun, photoj.
LE THEATRE DU VAUDEVILLE 169
Nous n'avons pas à raconter ici les fortunes diverses
du Vaudeville où, de tout temps, les amoureux d'art ont
pu applaudir les plus éminents comédiens. Nous ne cite-
Mm« RÉJANE DANS « Mme SANS-GÊNE ».
Reutlinger, photog.
lui en prit car, quinze jours ne s'étaient pas écoulés que M. Sardou
déctarrô à la direction du Vaudeville qu'il n'aurait pas trouvé dans
tout Paris une femme qui fût capable de mieux jouer le rôle et
qui réalisât mieux son type. — Foyer et coulisses. (Vaudeville, p. 102.)
170 LES PIERRES DE PARIS
rons qu'un nom, celui de Mme Réjane, il n'en est pas de
plus triomphant.
D'autre part, énumérer les auteurs acclamés en ce
beau théâtre serait dresser le palmarès de la gloire !
Il nous a plu simplement d'évoquer quelques loin-
taines étapes de l'histoire du Vaudeville, si intimement
liée à l'histoire de noire cher Pari».
/-
PARIS LA NUIT
Autour de Sainî-Merri.— L'hôtel de la Haute-Loire.
Chez Emile. — Le Caveau des Halles.
Onze heures; de gros nuages violacés passent devant la
lune, et parfois des coups de tonnerre mêlés d'éclairs
— tels des jets de lumière électrique — découpent sur
le ciel les silhouettes aiguës de l'immense ville... Dans
le grand atelier où ils achèvent les cigares, nos amis
s'énervent... Ils ont hâte de partir, d'aller fouiller quel-
ques coins bizarres, tragiques ou comiques du Paris noc-
turne. Mieux vaudrait cependant patienter; l'excursion
sera d'autant plus typique que nous la ferons tardivement.
Ce n'est pas avant une heure du matin que les
bohèmes, les malchanceux, les purotins, les apaches et
les filous gagnent les abris que nous comptons visiter;
tanières pour dormir, repaires pour boire, chanter,
fumer, s'étourdir... oublier peut-être!
Jusqu'alors le troupeau des miséreux « court sa
chance » ; les uns, industriels du trottoir, embusqués à
172 LES PIERRES DE PARIS
la porte des théâtres, des cafés, des cinémas, hèlent tes
autos, ouvrent les portières, ramassent les bouts de
cigare, hurlent le Sport ou la Presse... « Demandez la
Presse... dernière édition ». D'autres — artistes désa-
busés — dépouillent philosophiquement la défroque des
seigneurs Louis XV ou les pittoresques harnachements
des cow-boys qu'ils viennent de « figurer », à quinze
sous par tête, au Châtelet, à la Porte-Saint-Martin ou à
l'Ambigu, et prennent le chemin des Halles, des refuges,
des asiles de nuit... pauvres diables, vaincus de la vie,
qu'il faut plaindre et soulager. Le reste — vagabonds
dangereux, gibier de correctionnelle, candidats « à la
Nouvelle, etc. — arpente le pavé gras, en quête de
mauvais coups à faire, de passants attardés à attaquer,
de pochards à dévaliser, de filles à rançonner.
Nous partons enfin; minuit tinte au clocher de Saint-
Merri quand nous nous enfonçons dans le lacis de
ruelles boueuses et de « rues chauldes » enserrant la
vieille église parisienne.
C'est comme une plongée dans un Paris d'un autre
âge, un Paris contemporain de Rabelais, rempli de
truands, de mauvais garçons , de maupiteux et de
francs-licheurs... Les noms mêmes des rues que nous
suivons — sentes noires au fond desquelles danse de
loin en loin la lueur d'une étoile reflétée dans des
flaques d'eau sale — fleurent la cour des Miracles : rue
Taille-Pain, rue Brise-Miche, rue Pierre-au-Lard ,
impasse de la Baudroirie... A droite, à gauche, des tau-
n
1,'ÉGI.ISE SAINT-MERIU»
Ronargua frères, del. et sculp.
PARIS LA NUIT
175
dis, des maisons croulantes, disloquées, hydropiques,
avec des « plombs » collés comme des verrues sur leurs
façades crasseuses. Par-ci par-là des lanternes blafardes
QUARTIER SAINT-MERRI. — ANCIEN HÔTEL DE LA REYNIB,
24, rue Quincampoix.
signalant des hôtels meublés à six sous la nuit. . . Nous
côtoyons des entrées de porte suspectes, des angles
d'ombre inquiétants, des « zincs » devant lesquels des
clients, au masque blême, jouent une dernière tournée
au Zanzibar. Des filles en cheveux, très jeunes ou d'un
âge improbable, nous regardent passer en fumant des
176 LES PIERRES DE PARIS
cigarettes... l'un de nous a une casquette de chauffeur
et un grand macfarlane gris... Une voix grasse glapit :
— C'est des grands-ducs en balade!
Une halte à l'hôtel de la « Haute-Loire », 24, rut
Quincampoix — ex-hôtel de la Reynie. Ce fut parait-il.
jadis, une demeure seigneuriale habitée par Gabrielle
d'Eslrées! Ce n'est plus, aujourd'hui, qu'un « dormoir »
à l'usage des porteurs aux Halles et des maçons; braves
gens, forcés professionnellement à se lever au milieu de
la nuit ou aux premières heures du jour. Aussi se couche-
t-on de bonne heure à l'hôtel de la « Haute-Loire » et y
dort-on à poings fermés. Nous entrons, nous gravissons
le curieux escalier de bois sculpté, contemporain de
Henri IV, où s'accrochèrent peut-être les jupes lamées
d'argent de la royale favorite, et au premier palier nous
lisons cet a\is: « Le propriétaire de l'hôtel prévient
MM. les locataires qu'il tient à leur disposition des linges
à l'usage des pieds. » Les successeurs de Gabrielle
d'Estrées portent des « chaussettes russes » !
L'hôtel est tout secoué de ronflements sonores... Un
rapide coup d'œil au « Sénat » ; c'est la chambrée de
choix réservée à MM. les habitués... Une vingtaine
de lits bien alignés, bien propres, dont le patron s'enor-
gueillit à juste titre :
— Pensez donc, messieurs, que nous avons des
« sénateurs » qui couchent ici depuis plus de quinze
ans, dont un marchand de mouron qui fut riche à plus
de deux millions!...
PARIS LA NUIT
177
Par la rue de Venise., encombrée de pochards et de
pierreuses — cette rue de
Venise où, sous la Ré-
gence, en 1720, pendant la
folie déchaînée sur Paris
par le banquier Law et ses
actions du Mississipi, le
jeune comte de Horn,
prince allemand appa-
renté au Régent, assassina
pour le voler un « porteur
d'actions» nommé Lacroix,
— nous gagnons le boule-
vard Sébastopol, — le « Sé-
basto » cher aux apaches.
Déjà, sous la nuit
bleue, les braves travail-
leurs des Halles déchar-
gent les voitures de navets,
de carottes, de choux, de
panais et de céleris; des
gaillards aux solides
épaules transportent au
bout d'une courte perche
ferrée des bœufs dépecés,
, . , ... , L'ÉGLISE SA1NT-MERRI.
des moutons, des moitiés
de porc... et du côté de la halle aux poissons montent
les odeurs fortes de la marée.
178 LES TIERRES DE PARIS
2, rue Cowrtaiôû : chez Emile, ex-lutteur (l). La porto
s'ouvre sur la rue, et tout d'abord une odeur terrible
nous suffoque. L'immense salle sombre dégage des relents
tièdes et malodorants où se combinent l'ail, le vin, la
malpropreté, le souffle rauque de centaines de respira-
tions... Emile a converti en dortoirs le rez-de-chaussée et
les caves de cette maison devant laquelle, au xviue siècle,
s'érigeait, au numéro 6, le portail fleuri du Bureau des
Lingères (réinstallé dans le square des Innocents par les
soins de la commission du Vieux-Paris) (2); Emile y a
(1) La rue Courtalon, d'après tous les historiens, du Breuil en tête,
bordait le chœur de l'église Sainte-Opporlune qui avait elle-même
pour origine un oratoire bâti dans les premiers temps du Chris-
tianisme — Notre-Dame-des-Bois, parce qu'il était à l'entrée des bois.
L'existence de ce bois semble prouvée par la présence d'une
tour — servant de fanal pendant la nuit — au milieu du cimetière
des Innocents. Celte tour existait encore au xvme siècle.
Cet oratoire avait été donné au ixe siècle par un roi carolingien à
Hildebrand, évêque de Sécz, fuyant devant les Normands, et avec
lui les reliques de Sainte-Opportune. Supprimée en 1790, l'église
Sainte-Opportune fut vendue en 1792 comme bien national.
(2) La porte du Bureau des Lingères, datant du xvme siècle, se
trouvait dans le renfoncement situé à l'angle de la rue Courtalon
et de la place Sainte-Opportune. Elle était de style rocaille, enca-
drant un cartouche de marbre noir où était gravée cette inscription :
BUREAU DES MARCHANDES LINGÈRES
1716
COMMERCE TOILES ET DENTELLES
(Dictionnaire portatif des Arts et Métiers, 1766, t. II, p. 116.)
Il y avait, en 1754, huit cents maîtresses lingères à Paris, sous
le patronnage de Saint-Louis.
Les lingères n'étaient pas la seule corporation ayant le droit
iIFfV
WËÊÈÉÊËlÊk
LE BUREAU DES LINGERES DE LA RUE COURTALON.
Comm. da Vieux Paris.
P\RIS LA NUIT 181
entassé des tables et des bancs de bois et héberge les
« sans-domicile » ! Pour quatre sous, ces malheureux
achètent un « bon » qui leur donne le droit de dormir
sous un toit, après avoir avalé un verre de vin ou uir bol
de soupe chaude (au choix). Emile distribue une
moyenne de deux cent cinquante bons par nuit! Le
refuge est ouvert de six heures du soir à cinq heures et
demie du matin!
Nous entrons : tout d'abord nos yeux ne perçoivent
qu'une petite table; une sorte de comptoir bas, faible-
ment éclairé. Sur la table, des piles de « bons » cras-
seux, des verres, quelques bouteilles; à côté un fourneau
sur lequel bout une marmitée de soupe... derrière la
d'exercer son commerce aux halles. Jadis les halles n'étaient pas,
comme aujourd'hui, seulement affectées au commerce des produits
de l'alimentation, elles étaient une sorte de foire permanente où
l'on vendait de tout. Aussi chaque corporation y jouissait-elle
d'un privilège particulier de commerce et avait-elle son bureau,
comme celui des lingères, situé dans cette région de Paris.
Aussi, au xvine siècle, les orfèvres avaient-ils leur bureau
rue des Orfèvres, où leur hôtel se voit encore, non loin du grenier
à sel ; les marchands tailleurs d'habits avaient le leur quai de la
Mégisserie. (Le musée Carnavalet en a recueilli dernièrement la
plaque d'inscription trouvée dans les fouilles du Métropolitain.) Les
merciers avaient leur bureau rue Quincampbix ; les pelletiers avaient
le leur rue Bertin-Poirée ; les bonnetiers siégeaient au cloître Saint
Jacques-la-Boucherie ; les arquebusiers rue Gocatrix ; les savetiers,
rue de la Pelleterie ^ les drapiers, rue des Déchargeurs : la belle
façade de leur maison fait actuellement l'un des plus beaux orne-
ments du jardin de Carnavalet ; enfin les charcutiers, comme par
une sorte d'équivoque intentionnelle, avaient leur bureau rue de la
Cossonerie. «Ch. Sellier. Rapport a la Commission du Vieux Paris.»
13
182 LES PIERRES DE PARIS
table, Emile, un superbe gaillard bâti en Hercule,
la moustache en croc, l'air bon enfant et jovial. Près de
lui, Mme Emile, active, tend un verre de vin et un bol
de soupe au pauvre diable qui vient d'entrer; la soupe
avalée, l'homme essuie sa bouche d'un revers de main,
puis, le dos rond, va se perdre dans l'ombre de la pièce
ou descend lentement les marches usées des caves dont
l'entrée s'ouvre, béante, à côté du comptoir.
Peu à peu nos yeux s'habituent à cette quasi-obscu-
rité; l'immense rez-de-chaussée nous apparaît tout
entier rempli de dormeurs. Les uns assis sur les bancs, la
tête cachée dans leurs bras repliés sur la table grasse;
d'autres — les malins, ceux qui la « connaissent » — ont
choisi le coin où ils peuvent s'accoler au mur; ils dor-
ment la bouche ouverte, tout raides, la casquette
rabattue sur les yeux... Beaucoup ronflent sur le car-
reau ; il y en a jusque sous les tables, entre les pieds de
leurs camarades de misère; quelques-uns ont placé
de vieux journaux entre leur visage et le sol gras...
Descendons dans les caves, qu'éclaire vaguement un
papillon de gaz tremblotant... Quelle vision! Partout des
malheureux, allongés les uns contre les autres — comme
des cadavres — ou roulés en boule dans les angles. On
ne peut avancer qu'en enjambant des corps endormis...
Le sol glaiseux, les murs, le plafond bas, les vêtements,
les chaussures de ces pauvres gens, leurs mains, leurs
cheveux, leurs barbes, leurs visages... tout est du même
ton; un ton indéfinissable, un ton de boue séchée...
PARIS LA NUIT
183
Quelle immense compassion étreint le cœur, devant de
telles détresses, qui semblent sans espérance!...
Pourtant, ces miséreux dorment là d'un sommeil que
leur envieraient' bien de riches insomnies!
C'est à peine s'ils remuent pendant que nous nous
ingénions à glisser « des bons » — la soupe et le
AU CAVEAU DES HALLES.
(Henri Braillet et Mlle Niai.)
de demain — dans des mains calleuses, des poches
béantes, des casquettes aux visières déchirées... Nos
« bons » épuisés, nous vidons nos étuis à cigarettes... il
semble que l'odeur du tabac ait seule le don d'éveiller
ces dormeurs... des mains tendues émergent de l'ombre,
des bouches murmurent un remerciement, des yeux —
des pauvres yeux de chien battu — brillent de convoi-
tise ! Nous remontons suffoquant; aimablement, Emile
184 LES PIERRES DE PARIS
nous fait les honneurs du logis : d'abord une suite de
ses photographies en lutteur, trophées glorieux évoquant
ses rencontres avec les plus redoutables « poids lourds »
ou « poids légers ». Il exhibe ses biceps énormes, et
Mme Emile — justement fière — couve d'un regard ému
le solide gaillard qu'est ce brave homme...
Il est deux heures du matin; nous aspirons avec
délices l'air frais de la nuit, puis nous nous dirigeons
vers le Caveau des Halles — 15, rue des Innocents, —
un des plus curieux clapiers du Paris nocturne. Nous
avons déjà dépeint ce tapis-franc où un ingénieux mas-
troquet a converti en cabinets de mauvaise société les
anciennes cellules des moines ligueurs, gardiens aux
siècles passés des charniers des Saints-Innocents (1).
Nous descendons l'étroit escalier de pierre, aux murs
criblés d'inscriptions gravées au « surin » par la clien-
tèle spéciale de l'endroit. Nous voici dans les caveaux,
hauts de 2m,50, larges de 4 mètres, et le Chanteur popu-
(1) Louis XI avait autorisé la construction, dans la rue de la
Ferronnerie, contre le mur des Charniers, d'échoppes ou auvents
qu'on devait louer à de pauvres artisans, à condition qu'ils n'éta-
leraient pas leurs marchandises sur la voie publique, très étroite
en son parcours ; on profita de l'autorisation sans tenir compte de
la prescription.
« C'est sous les Charniers, dit le Journal d'un voyage à Paris
en 4657, et le long des piliers, que l'on trouve de certains écri-
vains qui sont fort connus par ceux qui ne scavent pas escrire x>.
Il y avait certainement des écrivains publics dans d'autres endroits
de Paris, au Palais, par exemple ; mais les plus habiles, les plus
renommés étaient installés aux Innocents.
PARIS LA NUIT
187
laire, Henri Braillet — une vieille connaissance, — vient
à nous la main tendue... c'est la meilleure des réfé-
rences; nous ces-
sons d'être sus-
pects aux qua-
rante paires
d'yeux méfiants
et durs qui nous
ont rapidement
dévisagés.. .Nous
nous sommes
déjà assis autour
de ces tables de
bois en compa-
gnie de Claretie,
de Détaille,
d'Henri -Robert,
et nous n'avons
jamais oublié
l'enthousiasme
exubérant d'un
des habitués de
Tendroit pou»
notre ami Albert
Dussart:u Quand
je pense qu'il m'a fait acquitter!... » Il en était resté
aussi surpris que-reconnaissant!...
On se serre pour nous faire place; nous offrons —
E. ROSTAND.
Croquis dessiné au Caveau des Halles.
188 LES PIERRES DE PARIS
comme il convient — la cigarette et la canetle de bière
de la fraternité; nous applaudissons Braillet et sa cama-
rade MUo Nini chantant — fort bien ma foi — deux duos
amusants, mais anticlassiques. Un jeune homme coiffé
d'une casquette de chauffeur s'approche, un album
sous le bras, des crayons à la main... C'est le dessina-
teur attitré de la maison... Il nous offre ses dernières
créations... Nous achetons les charges irrespectueuses
de Claretie et de Barrés; nous les signons : demain nos
amis posséderont leurs effigies datées de cet étrange
studio. On réclame Rostand... Instantanément, en quel-
ques coups de crayons, voici Rostand campé en Chante-
cler... Nous demandons Pierre Loti... le peintre ne le
connaissait pas... il le connaît maintenant; l'admirable
écrivain a posé au Caveau des Halles!... Nous remer-
cions Thabile dessinateur, qui nous glisse, quand nous
partons, cette requête :
— Tâchez donc de nous amener M. Donnât: j'ai tra-
vaillé deux mois dans son atelier!...
/ Vf
LES JARDINS DU CARROUSEL
Une fois par hasard, les infortunés Parisiens, — habi-
tués, hélas! à voir chaque jour les barbares saccager
leur cité, — ont eu l'inespérée surprise d'un joli spec-
tacle. On a jeté bas les palissades entourant le hideux
îlot de bitume dont la vue, depuis des années, enlai-
dissait la place du Carrousel ; et nous eûmes la joie
de constater qu'un tapis de fleurs remplacerait à l'avenii
la steppe désolée où l'on gelait l'hiver, où on grillait
l'été.
Grâces soient rendues à M. Redon, architecte du
Louvre, dont le goût parfait sut combiner ce décor de
verdure.
Déjà les barrières de planches, derrière lesquelles
s'élaborait le mystérieux travail, avaient été saluées d'un
murmure flatteur. On se décidait donc à supprimer ce
losange de bitume, ce stade poussiéreux ou boueux au-
tour duquel, — sous l'œil de pierre de Gambetta, —
190 LES PIERRES DE PARIS
d'infortunés coureurs, hors d'haleine, congestionnés,
lamentables, les jambes nues dans des culottes effilo-
quées, suants en des maillots déteints, s'entraînaient
péniblement aux âpres luttes des « courses à pied »...
C'était, pour ces pauvres diables, le champ d'entraîne-
ment du « Marathon français » ! Un beau matin, à tra-
vers les interstices des voliges, il nous fut donné de
contempler des équipes de terrassiers qui, — les jours
où par hasard ils n'étaient pas en grève, — creusaient
des tranchées, élevaient des remblais, remuaient des
terres.
Aux terrassiers succédèrent les jardiniers-fleuristes,
aimés des dieux et chers aux Parisiennes... Hier, enfin,
un charmant jardin à la française surgissait parmi les
pavés gris de la place du Carrousel.
Depuis 1794, — époque bénie où elle pouvait s'enor-
gueillir des deux arbres de la Liberté abritant de leur
ombrage patriotique le tombeau du Polonais Lazowski,
ami du citoyen Marat, — la pauvre place n'avait plus reçu
l'aumône d'un peu de verdure... Il n'y poussa longtemps
que de vilaines maisons et de hideuses bâtisses...
singuliers vis-à-vis pour le palais des rois de France i
* *
Et d'abord d'où vient ce nom : place du Carrousel?
C'est le lointain mémento d'une fête fastueuse donnée
en 1662, dont la magnificence, à en croire Perrault, son
f9,
KUINES DE LA CHAPELLE DU DOYENNÉ ET DE L'HOTEL DE LONGUEVILLE.
Lina Jaunez, pinxlt. Musée Carnavalet.
LES JARDINS DU CARROUSEL 193
narrateur officiel. « surpassa celle des plus fameux tour-
nois ». De fait, le spectacle dut être féerique, et les belles
gravures d'Israël Silveslre nous donnent l'impression
d'un gala merveilleux ; sous ce prétexte, « courses de
bagues et de testes faites par le roi et les princes et sei-
gneurs de sa cour », un éblouissant carrousel vint
charmer quinze mille spectateurs, encadrant sur trois
côtés l'immense place; le quatrième côté était réservé
aux « reynes, princesses et dames de la cour », radieuse
corbeille qu'abritait un dais de velours violet, enrichi de
grandes fleurs de lis d'or... Quatre quadrilles se dispu-
tèrent la palme de l'élégance : « la quadrille romaine »,
dirigée par le duc de Grammont et commandée par
Louis XIV, le Roi-Soleil, portant le laurier d'or des
César, « précédé et suivi de sénateurs et d'écuyers » ; la
quadrille persane, sous les ordres de Monsieur, frère du
roi ; enfin la quadrille de l'empire des Indes, « recon-
naissable aux perroquets surmontant la tête des timba-
liers », et celle des « Ameriquains », précisée par les
« peaux de tigre, les écailles, les coquilles et nageoires
de poissons qui ornaient leurs costumes ; ainsi que par
les massues des estafiers et les ceintures de feuillage des
palefreniers »... Coïncidence incroyable, ce fut le roi qui
« conquit la bague », après une course dont « la jus-
tesse, la fermeté et la bonne grâce étaient encore préfé-
rables à l'adresse » ! (*).
(1) La belle Gabrielle d'Estrées occupait l'Hôtel du Bouchage, situé
sur l'emplacement de l'ancienne construction du Grand-Coq, achetée
194 LES PIERRES DE PARIS
Cette belle fête n'eut pas de lendemain... Louis XIV
et Louis XV négligeaient les Tuileries et vivaient à Ver-
sailles, à Saint -Germain, à Fontainebleau, à Marly, à
Louveciennes. Ce fut la Révolution qui, le 6 octobre
1789, ramena à Paris Louis XVI et sa famille. La place
du Carrousel, comme le château lui-même, avait été en-
vahie et démocratisée. L'ancien « parterre de Mademoi-
selle (d) », détruit depuis longtemps, élait converti en
« cours » : cour royale au centre, cour des princes au
sud, cour des Suisses au nord. Un grand nombre de rues
en 1584 par Henri de Joyeuse, comte du Bouchage, avant d'entrer
dans cette maison des Trois-Pas-de-Dcgré, dont le terrain forme
aujourd'hui une partie du square du Louvre, place du Carrousel,
là où se trouve la porte Visconti. Par un jardin, les offices et les
cuisines, cette maison correspondait avec l'appartement du Roi au
Louvre. La porte en était gardée par quatre pages du Roi qui, nuit
et jour, étaient de service auprès deGabrielle.
C'est dans cette maison que l'on découvrit, dans une malle en
cuir, le fameux lit de camp, garni de passementeries et de franges
de soie verte, que la belle emportait pour coucher sous la tente
lorsqu'elle suivait le roi dans ses campagnes, car elle se conduisait
fort bravement devant l'ennemi. Nous en avons la preuve au siège
de Dreux, en 1593, et à celui d'Amiens en 1597.
On y trouva également quelques fourchettes à deux dents avec
des manches de cristal, d'ivoire ou de corail. Mises à la mode par
les mignons de Henri III, Gabrielle offrait ces fourchettes à ses
amies, — alors qu'elle les recevait à sa table. — Quant à Henri IV
et aux seigneurs de sa suite, conservant les vieilles coutumes fran-
çaises, ils se servaient de leurs couteaux et de leurs doigts. —
Courbevoie et ses environs, IL Vuagneux (pp. 29-30).
(1) Lorsque Catherine de Médicis fit bâtir le Palais des Tuile-
ries, il se trouvait isolé entre une rue qui prenait depuis les Écuries
etaboutissait auprès du pont Royal, et une place vague depuis les murs
LES JARDINS DU CARROUSEL 197
et de ruelles sillonnaient le Carrousel où s'entassaient
les hôtels, les écuries, les casernes, les bicoques, les re-
mises, les maisons mal famées ; rue Saint-Nicaise (elle
traversait la place et aujourd'hui passerait, à peu près,
devant le monument de Gambetta), rue des Orties (le
long de la galerie du Louvre parallèlement à la Seine),
rue et impasse du Doyenné (sur l'emplacement du
square, derrière le monument de Gambetta), rue de
Chartres (en partie sur l'emplacement de l'actuel minis-
tère des Finances), rue du Musée (elle commençait place
du Palais-Royal et se terminait rue du Carrousel, là où
s'élève la statue de La Fayette), rue du Carrousel (au mi-
lieu de la place avec aboutissement au guichet du Lou-
vre), rue Saint-Thomas-du-Louvre, rue du Chantre, rue
Fromenteau... La plupart de ces ruelles avaient été ou-
vertes sur l'emplacement des grands hôtels de jadis :
hôtel de Longueville, hôtel d'Elbeuf, hôtel d'O, hôtel de
Rambouillet, hôpital des Quinze-Vingts, etc., etc..
C'étaient de fâcheuses sentines, obscures, humides, mal-
odorantes...; la domesticité du palais et des somptueux
de l'enceinte de Charles V jusqu'à ce Palais. La rue se nommait,
au xviie siècle, rue des Tuileries. Sur la place vide on traça une
enceinte qui fut destinée, en 1600, à faire un jardin, le Jardin
de Mademoiselle; on le détruisit lorsque Louis XIV eut décidé
d'achever le bâtiment des Tuileries.
Après la fête des 5 et 6 juin 1662, la place, qui comprenait aussi
l'espace couvert par les maisons de la rue Saint-Nicaise, retint le
nom de Place du Carrousel et le donna ensuite à la rue que for-
mèrent les maisons bâties sur l'emplacement des fossés de l'enceinte
de Charles V. — Jaillot. Recherches critiques sur Paris, t. I, p. 8*
14
198 LES PIERRES DE PARIS
hôtels voisins s'y était gîtée, si bien qu'une population
dangereuse, besogneuse, suspecte, voisinait avec le
château . . .
Ces ruelles devenaient précieuses les jours d'émeute,
et les « vainqueurs des Tuileries » ne manquèrent pas
d'en profiter pour tirer sur les défenseurs de la vieille
monarchie française.
Le 20 juin, puis le 10 août 1792, c'est par là que dé-
bouchèrent quelques colonnes d'insurgés. . . On connaît
les faits : l'irruption furieuse, le massacre des Suisses, le
départ de Louis XVI et de la famille royale cherchant
asile au manège, « au sein de l'Assemblée nationale »,
le pillage du château, les cours pleines de cadavres «que
dépouillaient les hommes, que déchiquetaient les fem-
mes, que léchaient les chiens, que décomposait la cha-
leur torride »; la cour des Tuileries, la place du Carrou-
sel et les rues voisines semées de débris de glaces, de
verres, de porcelaines et toutes blanches de la neige des
« duvets et des plumes » échappés aux matelas et oreil-
lers que le peuple, après avoir bu la cave des tyrans,
s'amusait à vider par les fenêtres. . .
L'endroit sert également aux manifestations patrio-
tiques... Le 2 août 1793 (à peu près exactement où
commence, du côté de la Seine, le parterre de fleurs que
nous fêtons aujourd'hui) se déroule la cérémonie funèbre
en l'honneur du « divin » Marat. Les Jacobins dédièrent
à ses « mânes » un obélisque en bois qui fut placé devant
la pierre tumulaire de Lazowski, l'un des héros du
199
CL. «3
LES JARDINS DU CARROUSEL 201
10 août. Une gravure du temps nous montre l'enceinte
funéraire entourée d'une grille gardée par un sans-culotte
chargé d'en écarter les chiens et les pochards irrévéren-
cieux. Un arbre de la Liberté orné d'une cocarde et un
drapeau tricolore fiché en terre complètent l'imposante
décoration. Sous l'obélisque, et dans une sorte de crypte :
le buste, la lampe, l'écritoire et la baignoire du héros
surmontés de cette inscription : Aux mânes de Marat. Du
fond de son noir souterrain il fit trembler les traîtres. Une
main perfide le ravit à l'amour du peuple... L'obélisque
disparut après le 9 thermidor.
Ce jour-là la cour du Carrousel vit passer, — hués
par ceux-là mêmes qui les encensaient la veille, —
Robespierre. Saint-Just, Couthon et les « hors la loi »
de la terrible séance...
*
* *
Pendant quelques années, la vie sembla s'éteindre
autour des Tuileries délaissées... Les maisons du Car-
rousel en profitent pour devenir plus sales, plus puantes,
plus mal famées...
Le 19 février 1800, le premier consul Bonaparte vient
fixer sa résidence dans le palais des rois de France. Les
jours de revue, sous le Consulat, puis sous l'Empire, les
fenêtres donnant sur la place se peuplaient dune foule
admirative. Songez, en effet, que peu à peu les maisons,
— et quelles maisons, — s'étaient à ce point rapprochées
202 LES PIERRES DE PARIS
des grilles du château qu'elles n'en étaient plus distantes
que de quelques mètres. . . Le parterre fleuri créé hier
délimite à peu près exactement l'emplacement qu'elles
occupèrent jusqu'à la moitié du xixe siècle.
Il est alors facile de comprendre quels merveilleux
observatoires offraient ces bicoques aux amateurs de
fêtes militaires et surtout aux fanatiques qui voulaient
LE voir, revêtu de son uniforme vert de colonel de chas-
seurs, la poitrine barrée du grand cordon rouge de la
Légion d'honneur, le a petit chapeau » posé en bataille
sur sa tête césarienne, encadré de ses maréchaux et de
ses mamelucks, passant au galop de son cheval blanc
devant des régiments de héros.
En dehors des jours de revue, le Carrousel n'était plus
que le poussiéreux pandémonium du bruit, des disputes,
des criailleries, du chaos... Autour de l'hôtel de Nantes
(un affreux cube de pierre haut de six étages faisant face
au charmant arc de triomphe de Percier et Fontaine),
venaient aboutir tous les coucous, palaches, célérifères,
omnibus, carrioles, citadines et cabriolets de Paris. C'était,
du matin au soir et du soir au matin, un vacarme à ré-
veiller Épiménide lui-même.
Quant aux ruelles donnant sur la place, elles étaient
à ce point ignobles que le grand Balzac pouvait, sans
exagération, écrire dans la Cousine Bette : « L'exis-
tence du pâté de maisons qui se trouve le long du vieux
Louvre est une de ces protestations que les Français
aiment à faire contre le bon sens... Nos neveux, qui
JLvi
LES JARDINS DU CARROUSEL 205
verront sans doute le Louvre achevé, se refuseront à
croire qu'une pareille barbarie ait subsisté au cœur de
Paris, en face du palais où trois dynasties ont reçu l'élite
de la France et celle de l'Europe... La rue et l'impasse
du Doyenné, voilà les seules voies intérieures de ce pâté
sombre et désert dont les habitants sont probablement
des fantômes, car on n'y voit jama;s personne... Enter-
rées déjà par l'exhaussement de la place, ces maisons
sont enveloppées de l'ombre éternelle que projettent les
hautes galeries du Louvre, noircies de ce côté par le
souffle du nord. Les ténèbres, le silence, l'air glacial,
la profondeur caverneuse du sol, concourent à faire
de ces maisons des espèces de cryptes, des tombeaux à
vivants. »
Parlant de la place du Carrousel, à l'époque de son
enfance, notre maître Sardou écrivait dans l'admirable
préface (*), dont il voulut bien honorer nos Coins de
Paris : « Ce n'était que tronçons de rues évenlrées, mai-
sons isolées à demi démolies, étayées par des poutres.
Le sol inégal, effondré, dépavé, n'était plus, les jours de
pluies, qu'un vaste bourbier... La liste civile avait cons-
truit des baraques qui, de la petite cour des Sphynx jus-
qu'aux guichets faisant face au pont des Saints-Pères, enve-
loppaient les ruines de l'ancienne église Saint-Thomas-
du-Louvre et de ses dépendances, telles que le Prieuré,
où Théophile Gautier, Gérard de Nerval, Nanteuil, Arsène
(1) Coins de Paris, par G. Gain. — Préface de V. Sardou (Flam-
marion, éditeur).
l'06 LES PIERRES DE PARIS
iloussaye (et plus tar<l Emile Augier et Jules Sandeau)
avaient installé leur « bohème galante ». Ces baraques
étaient louées à des marchands de couleurs, de gravures,
de tableaux et de curiosités de toutes sortes. Je vois en-
core un grand marchand de bibelots où, dans le plus
amusant des fouillis, au milieu d'œufe d'autruche, de
crocodiles empaillés et de chevelures de Peaux-Rouges,
le collectionneur faisait de merveilleuses trouvailles. . .
J'ai passé là des heures délicieuses à fouiller dans ces
cartons, où je ne pouvais, hélas ! qu'admirer, n'ayant
pas le moyen d'acheter des chefs-d'œuvre dont je pres-
sentais la valeur future et que l'on donnait alors à vil
prix, les pédants de l'école de David ayant en souverain
mépris l'art français duxvin6 siècle, trop aimable et trop
spirituel à leur gré. « Monsieur, me disait plus tard un
« de ces marchands, j'ai roulé des gravures de Poussin,
« dont je ne donnerais pas aujourd'hui quarante sous,
« dans des Debucourt que je ne céderais pas pour mille
« francs »...
L'admirable vente Sardou, où tout Paris se rua, il y
a quelques semaines, prouve que le maître ne s'était pas
trompé dans ses prédictions !
*
* *
Ce sont toutes ces baraques que remplacent avanta-
geusement aujourd'hui les parterres de fleurs et les
squares de la place du Carrousel. Un dessin de « coléus »
Lo
LES JARDINS DU CARROUSEL 209
encadré de buis s'étale au centre des plates-bandes, là où,
le 22 août 1792, Collenot, — dit d'Aigremont, — fut déca-
pité par la guillotine. Cet infortuné, « condamné comme
conspirateur et chef de brigands soudoyés par la cour »,
eut le triste honneur d'étrenner, à 10 heures du soir et à
la lueur des torches, la machine à décapiter inventée par
le docteur Guillotin. Un journaliste royaliste, Durosoy,
venait, trois jours plus tard, mourir au môme endroit, à
la même heure, et dans les mêmes conditions; c'était le
commencement de la longue série (*).
Chaque ruelle du Carrousel évoque des souvenirs :
rue Saint-Thomas-du-Louvre (vers le fond de la place et
parallèlement au guichet d'entrée du musée), Mlle Ca-
margo avait son hôtel et Piron sa mansarde. Le poète
Crébillon et le peintre Lantara habitèrent la rue- du
Chantre. Sous la Révolution, le théâtre du Vaudeville
donnait ses représentations rue de Chartres (sur l'empla-
cement de l'actuel ministère des Finances), et la « ma-
chine infernale », préparée rue Saint-Nicaise,Ie 30nivôse
an IX, pour attenter aux jours du Premier Consul, éclata
à peu près sous le guichet conduisant à la rue de Rohan,
à quelques mètres de l'endroit où, en 1905, fut commis
l'attentat contre le jeune roi d'Espagne. Enfin les notes
d'un contemporain citent la place du Musée « comme
(1) L'architecte Gisors, — chargé d'aménager au château des
Tuileries les salles destinées à la Convention Nationale, — se plaint
« de ce que ses ouvriers perdent un temps précieux pour aller atten-
dre, place du Carrousel, l'heure des exécutions ».
210 LES PIERRES DE PARIS
l'asile inviolable des livres et des perroquets. On y voyait,
dit-il, des antiquaires, des tondeurs, des empailleurs,
posés comme une menace à côté des volières gazouil-
lantes; des marchands de bric-à-brac qui vendaient des
épreuves de Rembrandt et des lorgnons d'écaillé, des
guitares et des poires d'Angleterre ! »
Tout cela disparut enfin ; entre 1849 et 1852 (4), la pio-
che des démolisseurs fit justice de ces horreurs, et, sous
le second Empire, la place du Carrousel, débarrassée de
ses scories, amputée de ses verrues, égayée de squares,
apparut dans sa beauté... Les incendies allumés par la
Commune de Paris ayant détruit le palais des Tuileries,
la bibliothèque du Louvre et une partie des galeries, il
fallut édifier des bâtisses provisoires; pendant des années,
le Carrousel fut de nouveau envahi parles baraquements.
Puis vinrent la construction de l'énorme monument de
Gambetta, disgracieux et lourd, la démolition des restes
calcinés des Tuileries, la création des jardins et... voici
l'éclosion du parterre do fleurs que nous sommes heu-
reux de saluer aujourd'hui.
(1) Bonaparte, Premier Consul, avait déjà fait abattre de nom-
breuses masures dans ce dédale du Carrousel.
La place du Carrousel était presque entièrement désobstruée le
27 floréal an X ; il ne restait plus, au dire du Journal des Défen-
seurs de la Patrie, qu'à jeter bas l'ancien Comité de Sûreté générale,
édifice assez peu regretté. La grande porte de la grille du palais
des Tuileries, sur la place du Carrousel, venait d'être peinte. Les
parties en fer avaient reçu une couleur olive et les ornements en
uivre, ainsi que les quatre corps, étaient d'un jaune pâle. —
Aulard. Paris sous le Consulat, t. III, p. 62.
LES JARDINS DU CARROUSEL
!13
Il semblerait que les avatars de la place du Carrousel
fussent terminés... Il n'y pousse plus que des fleurs, des
arbres et des statues... trois heureuses exceptions qui
n'ont, Dieu merci ! rien à redouter des dangereuses ca-
brioles de la politique... et encore, je n'ose parler que
des statues mythologiques...
15
°C{ à
vpA . \J -I b
JM
Place du Carrousel.
« FRASCAT1 »
Les belles dames venant achcler une galette-paysanne à
la pâtisserie Frascasti — boulevard Montmartre —
les badauds attroupés à l'angle de la rue Richelieu
devant les irrévérencieuses réclames du « High life
Tailor », les clients pressés d'aller se faire photo-
graphier chez Reutlinger ou barbifier chez le coiffeur
Lespès, ignorent probablement les avatars de ce pitto-
resque coin de Paris. Or l'histoire en est si amusante
que nous voulons la leur conter.
Nos superbes boulevards, plantés d'arbres vers 1676,
furent, à leur origine, absolument délaissés ; ils parais-
saient lugubres, dangereux... et lointains ! Les pessi-
mistes assuraient dédaigneusement que « c'était la
campagne », les pessimistes semblaient avoir raison ,
les boulevards n'étaient ni sûrs ni gais. Durant le jour,
quelques promeneurs bucoliques y berçaient leur rêverie,
d'autres y herborisaient en regardant les maraîchers
sarcler les salades, ramer les pois, récolter les choux ;
218 LES PIERRES DE PARIS
les enfants y jouaient; les soldais venaient y vicier bou-
teille et jouer aux boules. Mais dès que tombait la nuit,
les filous et les femmes de mauvaise vie y menaient
leurs sabbats, on y détroussait les passants, cela dura
jusqu'à la seconde moitié du xvme siècle. De temps en
temps, quelque original y installait ses pénates, tenté
par le bas prix des terrains et la facilité d'entourer « sa
folie » de jardins plantés de vignes, de roses, de jasmins,
voire de cerisiers ; chacun sait que, de tout temps, la
passion du jardinage fut l'une des joies des Parisiens.
Puis, peu à peu, quelques hôtels furent construits,
dont — bien entendu — les entrées s'ouvraient sur les
rues, la mode commença de venir « respirer aux
boulevards ». Les voitures y circulent, les cavaliers y
caracolent, les piétons s'y font moins rares, tout cela
explique pourquoi, en 1784, le riche traitant Crozat
résolut d'élever un magnifique hôtel, « de dimension
financière », à l'extrémité de la rue Richelieu. Un
jardin l'entoure « d'une belle étendue, dont les vues, qui
s'étendent sur la campagne, sont excessivement variées.
La terrasse, au-dessus de l'orangerie qui borde le nou-
veau cours planté sur les remparts de la ville, fournit à
elle seule une promenade des plus agréables. Le jardin
fruitier est au delà du cours, l'on y arrive par un pas-
sage souterrain, percé, avec beaucoup de dépenses,
dans le terre-plein du rempart ». En d'autres termes,
Crozat ayant acheté une partie de la Grange-Balelière,
en avait fait son potager; un tunnel passant sous le bou-
m
(( PRASCATI )) 221
levard reliait ses deux propriétés ; cela lui faisait maison
de ville et maison des champs, et la maison des champs
couvrait l'emplacement des immeubles compris aujour-
d'hui entre la rue Drquot, le passage Jouffroy et la rue
Grange-Batelière.
La terrasse de Crozat devint vite célèbre; on s'y
trouvait le mieux du monde pour voir défiler les pro-
meneurs de plus en plus nombreux. « Je trouve le « Rem-
part » charmant ! — s'écriait le Chevalier dans un pro-
verbe de Garmontelle, la Maison du boulevard — on n'a
pas besoin de sortir pour voir tout Paris ; il vient passer
tous les jours sous vos fenêtres »... Plus loin la Com-
tesse se plaint des arbres qui « l'empêchent de contempler
la promenade » !
Cependant Paris s'agrandit, se transforme; déjà tout
un quartier s'est construit sur le potager de Crozat ;
l'orangerie est convertie en jardin et la maison démolie
puis reconstruite par le célèbre architecte Brongniart,
devient en 1789 l'hôtel Lecoulteux de Nolay ; la belle
terrasse seule est respectée. Arrive la Révolution qui
vide et confisque les hôtels dont les propriétaires ont
émigré ou furent guillotinés; sous le Directoire, c'est un
cafetier, le citoyen Garchi, qui achète l'hôtel Lecoulteux,
à l'angle du boulevard.
Garchi, trophée inattendu des victoires de Bonaparle,
était un Italien importé en France en même temps que
les Chevaux de Venise, le Lion de Saint-Marc, les mai-
222
LES PIERRES DE PARIS
bres et les tableaux des palais romains. Ce subtil limo-
nadier conquit Paris par l'excellence de ses glaces
parfumées et la somptuosité de ses pyrotechnies.
L'hôtel Lecoulteux, converti en café-glacier à
LES PETITES MARIONNETTES.
Gravure du temps.
l'enseigne de « Frascali », hébergeait toute cette société
sans domicile, dispersée parla Révolution, réunion éton-
nante qui « se recevait » en des bals organisés par
souscription. On se disputait les tables placées sur la
fameuse terrasse dominant le boulevard. Les élégantes
(( FRASCATI ))
223
y étalaient ieurs grâces sur trois chaises : une pour
elles, une pour leurs pieds, une pour leur chien » .
Chaque soir, la foule se pressait pour admirer les feux
A.N VIII. COSTUME PARISIEN.
VUE DE FRASCATI.
d'artifice, secouant sur Paris leurs gerbes de diamants,
d'émeraudes et de rubis. En sortant de l'Opéra de la rue
Richelieu (sur l'actuel emplacement du square Louvois)
il était de bon ton de venir faire flamber des punchs ou
224 LES PIERRES DE PARIS
éeorcher des glaces chezGarchi. On promenait des belles
dans les allées « illuminées a giorno » qui s'étendaient
jusqu'au passage des Panoramas, et il n'en coûtait que
« trois livres d'enlrée » (1).
Renversés sur leurs sièges — comme Debucourt
nous les montre dans sa délicieuse Promenade publique,
— les incroyables, engloutis dans leurs grosses cravates,
sanglés dans leurs triples gilets courts à boulons en
forme de grelots, engoncés dans leurs habits à collet de
velours, échangeaient des impertinences avec les mer-
veilleuses, qui balayaient le jardin par tant de mousse-
(1) « ...Je remarquais hier que les habits des femmes s étaient
d'autant plus allongés par le bas qu'ils étaient plus raccourcis par
le haut. Les robes ont des queues avec lesquelles on ferait d'autres
robes. » — Journal de Paris, 14 fructidor an Vil (31 août 1799).
« Le monde élégant de Paris se réunit d'ordinaire à dix heures
à Frascati, après la sortie de l'Opéra... Un escalier mène à un beau
vestibule et de là à une salle entourée de glaces et décorée de fes-
tons de fleurs artificielles. A l'extrémité s'élève une belle statue de
la Vénus de Médicis. Auprès de celte statue s'ouvre une arcade don-
nant accès à une suite de six magnifiques pièces superbement dorées,
garnies également de glaces et de lustres de cristal taillé en diamants...
Chaque chambre était comme un foyer de lumière ; l'on y prenait
des glaces et du café. On communiquait d'une pièce à l'autre par
des arcades ou des portes à deux battants ornées de glaces. Le jardin
petit, mais disposé avec art, se compose de trois allées bordées
d'orangers, d'acacias et de vases de roses; à l'extrémité s'élèvent
une tour dressée sur un rocher, des temples et des ponts rustiques;
vie chaque côté, de petits berceaux en labyrinthe. Une terrasse s'étend
le long du boulevard, dont elle commande l'aspect ; elle est bordée
de beaux vases de fleurs et se termine à chaque extrémité par des
sortes d'avenues décorées de miroirs. — Sir John Carr. Les Anglais
en France après la Paix cl Amiens, ch. IV, p. 181.
££ï
« FRASCATI )>
227
line des Indes, de linon, de gaze et de taffetas que, le
matin, les allées semblaient lisses et lustrées comme du
satin... Entre deux campagnes, les officiers s'y montraient
fort assidus et les vainqueurs de Marengo se donnaient
la joie de traîner leurs sabres au milieu de toutes ces
belles jupes plus ou moins retroussées sur des bas de
soie de couleur à coins brodés.
228 LES PIERRES DE PARIS
Quels succès devaient obtenir tous ces jeunes héros
dont les exploits passaient déjà pour légendaires, et
quelles œillades les déesses de Frascati ne décochaient-
elles pas à ces casse-cœurs encore brunis par la fumée
de tant de glorieux combats! On se montrait un major
de cavalerie, fils du danseur Gardel, qui pouvait s'enor-
gueillir de porter sur sa figure « le plus beau coup de
sabre de l'armée »... d'une oreille à l'autre ! C'est à lui
que le maréchal Lannes disait plus tard : « Monsieur,
vous êtes bien heureux ; il y a quinze ans que je me
bats sans pouvoir en obtenir autant ! »
Mais on ne faisait pas seulement la fête chez Garchi;
au beau temps du Directoire, on y conspirait ouverte-
ment. Les dossiers de police des Archives sont remplis
de rapports d'agents dénonçant des complots. Le 13 ther-
midor an VI on informe le citoyen ministre que « la
veille les rassemblements de royalistes étaient nombreux
à Frascati et portaient un caractère menaçant. Il paraît
que les chefs qu'ils attendaient sont arrivés... on les a
entendus dire entre eux que le coup ne tarderait pas à
éclater... On a la presque certitude qu'ils s'organisent en
corps de troupes... que leurs dépôts d'armes sont prin-
cipalement dans les environs de la Chaussée-d'Antin...
Leur costume consiste en habit bleu, collet de velours
bleu, chapeau à trois cornes et faisant le bateau, avec
une grande cocarde en haut de la ganse... ceux destinés
« FRASCATI ))
229
pour la cavalerie ont la ganse blanche... » (*) — « On
dénonce (21 fructidor an VI) le café tenu par Garchi,
boulevard Montmartre, comme rendez-vous de roya-
listes... on y tient contre le gouvernement les propos
les plus séditieux et l'on remarque que ce qui s'y dit de
J,r\i/Jtw C ''/,/r. v/'/rf.
ONE GRAVURE l)U « RON GENRE ».
plus contre-révolutionnaire sort de la bouche de ceux
qui ont fait leur fortune sous ce régime (2). » Puis ce
sont d'innombrables rapports sur les jeux, car une maison
de jeux est installée dans l'ancien hôtel Lecoulteux. Le
trente et un, le biribi, le pharaon y sévissent ; les
(1) F7 6209, Dr n» 3374.
(2) Archives nationales, F7 6162 n° 1381.
230 LES PIERRES DE PARIS
joueurs molestés aux environs du Palais-Royal (un
rapport du 4 germinal an IV nous avait appris que l'on
y avait fermé plus de cinquante tripots) se sont rabattus
sur Frascati... (*).
Jugez de la cohue : on y conspire, on y joue, on y
boit, on y fait la fête à ce point qu'une porte toujours
ouverte relie Frascati à la maison voisine, « le Salon
des Étrangers », les deux immeubles deviennent un
vaste mauvais lieu où le Champagne coule, où les cartes
« passent », où s'échangent les sourires tarifés... On
s'y bat aussi terriblement. Le 28 nivôse an VI, le
citoyen Fournier, adjudant du général Augereau, y est
sabré ; le sang coule, la police veut saisir les furieux,
qui se sauvent par la fenêtre, et le commissaire, après
avoir relevé les blessés, constate simplement que « pen-
dant que l'on se donnait des coups de sabre dans les
appartements du citoyen Garchi, il s'en donnait aussi
dans la rue »... (2). En 1815, un M. Varin, chapelier, qui
(1) En septembre 1799 l'autorité se voyait forcée « de faire cou-
vrir d'une bande de papier la partie du programme oi Garchi
annonçait pour le concert du jour « le Pas russe et Air turc », lui
observant qu'il ne se présumait pas qu'il pût être dans son inten-
tion d'avertir les contre-révolutionnaires que les ennemis de la
République étaient célébrés dans son établissement. »
(2) Paris, le 28 nivôse an VI de la R. F. une et ind...
Le Commissaire de police de la division de la Butte des Moulins
aux Commissaires-administrateurs du Bureau central.
Citoyens,
D'après la demande que vous me faites par votre lettre d'hier sur
H FRASCATI »
231
vient de laisser ses derniers écus sur le tapis vert du
« trente et un » assassine, pour le voler, un de ses com-
(/h-S.; ('osft/Me .~&/7rù>t<>/t.s
l'événement arrivé hier chez le citoyen Garchi, je vous fais passer
tous les détails que j'ai pu me procurer sur celte afiaire; il ne m'a
pas été possible de vous les faire parvenir plus tôt parce que je ne
232
LES PIERRES DE PARIS
patriotes dans une obscure allée du jardin... Et tout
cela se passait dans un cadre délicieux ! Une charmante
gravure de Debucourt nous montre les salons blanc et
or de Frascati « reluisant de mille feux ». Des « offi-
cieux », en veste courte, poudrés comme sous l'ancien
régime, apportent des bols de punch et des sorbets à
pouvais m'empêcher de voir le juge de paix pour avoir de lui des
renseignements certains; voici les faits : /
Huit ou dix personnes, vêtues d'une houpelande sous laquelle
elles avaient des habits militaires, étaient autour d'une grande table,
deux seulement d'entre elles n'avaient point de houpelande sur leur
habit militaire, deux autres particuliers se mirent à une table à côté,
ces deux derniers étaient aussi vêtus de houpelande.
Le citoyen Fournier, adjudant du général Augereau, était dans
la même salle avec les citoyens Fauve, Lamolhe et Rochcchouard,
lorsque ces quatre derniers sortirent de chez Garchi, l'un de ceux
qui étaient vêtus de houpelande dit : « Voilà une figure qui ne me
plaît pas » et donna un soufflet à l'un de ceux qui étaient avec le
citoyen Fournier ; aussitôt ce dernier voulut réprimer celte audace,
mais les sabres furent aussitôt tirés et le citoyen Fournier a eu ses
épaulettes déchirées, c'est dans ce même instant que survint le
trouble général et que plusieurs citoyens qui étaient chez le citoyen
Garchi ont été blessés, entre autres les citoyens Colavière et Falas-
sieux qui le sont très dangereusement et qui n'ont encore pu faire leurs
déclarations au juge de paix. Le citoyen Jean-Pierre Faure, négociant,
rue des Victoires, n° .59, a été blessé sur le nez, il parait être celui
qui a été frappé le premier. Le citoyen Antoine-Pierre-Remy-
Alexandre Lierval, Commissaire des guerres, demeurant rue Pelle-
tier, n° 14, a reçu des coups de sabre et de bâton ; le citoyen Fran-
çois-Xavier Quentin, demeurant rue Vivienne, n° 39, a reçu trois
coups de sabre à la tête, un autre à la joue, un autre de pointe à
la main droite, et un autre au bras gauche, il a déclaré qu'on lui
avait volé dix pièces d'or de 24 francs et une montre d'argent. Le
citoyen Jacque-Robert Ghoisy, rentier, rue Neuve-des-Capucines,
(( FR ASC ATI )) 233
de jolies dames attablées avec de joyeux militaires em-
panachés, mêlés à d'élégants civils en « castors hauts
de forme » (*).
n° 523, a été meurtri à coups de bâton et sa redingote a été coupée
par un coup de sabre.
Le citoyen Lamotte, demeurant rue du Mont-Blanc n° 62, a reçu
un coup de sabre sur la tête.
Les citoyens Bassuet, demeurant rue Comartin n° 31, et Dubosq,
demeurant rue Plâlrière, ont reçu des coups de sabre dans la rue
où ils ont été poursuivis.
Trois citoyens dont on ne sait encore les noms se sont sauvés
par les fenêtres en sautant dans la rue, et le citoyen Billard, bou-
cher, rue de la Loi, a été blessé d'un coup de sabre reçu au poignet
en voulant donner du secours à l'un de ceux qui cherchaient à se
sauver par les fenêtres, le citoyen Billard était dans la rue.
Le juge de paix a en dépôt un chapeau de grenadier couvert en
toile cirée et un bâton court à pommeau plombé. Quatre particuliers
ont été envoyés à l'État-major mais on ne sait pas leurs noms.
Voilà, citoyens, tout ce qu'il m'a été possible de recueillir de posi-
tif sur cette affaire, j'ajouterai seulement ce que je vous ai dit dans
mon premier rapport, c'est qu'il paraît certain que pendant que l'on
donnait des coups de sabre dans les appartements du citoyen
Garchi, il s'en donnait aussi dans la rue. Le juge de paix n'a pas
encore entendu les témoins qui sont au nombre de vingt environ
et il n'a pu savoir encore» les noms d'aucuns. prévenus.
Le citoyen Garchi n'a pas été blessé comme on l'avait dit.
Salut et fraternité.
Signé: Gomminge.
Tour copie conforme à l'original déposé,
Le Secrétaire en chef :
Illisible.
Archives nationales, F7 6149a, n° 650..
(1) Le « jeu » commençait à quatre heures de l'après-midi... À
deux heures du matin, souper froid offert aux joueurs.
Vers le 15 thermidor an XI (3 août 1803) Frascati était déchu do
234 LES PIERRES DE PARIS
*
* *
Les années s'écoulent : Garchi fait de mauvaises
affaires. Lecoulteux rachète l'hôtel 501.000 francs et le
fermier des jeux Perrin tient la Banque (d). Cela dura
autant que les jeux publics en France. Puis deux vastes
immeubles s'élèvent sur les ruines de Thôtel et du
jardin ; on se dispute les boutiques ; là s'installe
Buisson, le tailleur des élégants sous Louis-Philippe.
Ici se place alors un souvenir cher aux Balzaciens.
De 1835 à 1844, une chambrette nichée sous les
toits, voisine de celles affectées au personnel, était
réservée par Buisson au grand Honoré de Balzac, son
client. Le maître écrivain, traqué par ses créanciers,
son ancienne splendeur. S'il faut en croire L'Observateur, tandis
que les bosquets, les salons et les glaces de Frascali faisaient la
triste épreuve de l'inconstance publique, la réputation du café Foy
s'accroissait tous les jours. (Aulard, Paris sous le Consulat, t. IV,
p. 282.)
Et le 15 frimaire an XII La Gazette de France annonçait que
Frascati, renommé par ses glaces, ses réunions d'été, ses feux d'ar-
tifice, allait se changer, durant l'hiver, en athénée de danse : les
hommes seraient abonnés, les dames invitées. Les étrangers se
seraient cotisés, ce seraient des seigneurs russes qui donneraient le
bal aux dames françaises. (Aulard, Paris sous le Consulat, t. IV, p. 558. )
Cette nouvelle organisation de Frascati dut réussir, car la même
Gazette de France dit le 25 floréal an XII (f5 mai 1804), que tous les
soirs, quoiqu'il ne fasse pas très chaud, le beau monde se rend à
Frascati.
(1) Perrin maria sa fille au neveu du général Desaix et mourut
insolvable après avoir possédé seize millions !
« FRASCATI )> 235
venait s'y cacher les jours de crises suprêmes. Th. Gautier
y rendit visite à son génial ami qu'il trouva « enveloppé
de son froc monacal et trépignant d'impatience sur le
tapis bleu et blanc d'une coquette mansarde aux murs
tapissés de percale carmélite... » — Et les camelots
parisiens crient :'« Les dernières nouvelles... demandez
les dernières nouvelles... » à cette place même où
s'évoquent tant de souvenirs...
u
1
LE
FAUBOURG POISSONNIÈRE
Les commerçants du faubourg Poissonnière sont en
deuil : les concours du Conservatoire ont émigré —
comme de simples ci-devant — au théâtre de l'Opéra-
Comique. Ils sont loin les temps où le fameux « Tout-
Paris » artistique — littérateurs, acteurs, académiciens,
journalistes, cantatrices, actrices ou acteuses, maîtresses
de piano et de pianistes, amateurs ou professionnels —
s'entassait en la salle minuscule, étouffante de la célèbre
usine d'art du faubourg Poissonnière. Dès neuf heures
du matin chacun était à son poste, collé — c'est le mot
juste — à la moleskine d'un fauteuil...
Pas une place inoccupée, les critiques attentifs et
sybillins, les jurés énigmaliques, plus graves que les
jurés « feux-de-file » de Fouquier-Tinville, la salle fron-
deuse et emballée. Pas un examen qui ne réunit ses
fidèles; les clarinettes, les trompettes, les bassons, les
trombones à coulisse eux-mêmes avaient leur public. Ils
238
LES PIERRES DE PARIS
sont passés ces jours de fête... nous ne reverrons plus
dans leur beauté la petite cour grise et le grand vestibule
où se pressait la cohue des « espoirs », noyant en des
flots de limonade la déconvenue de leurs illusions, bruta-
lement effeuillées par un jury, toujours injuste, toujours
LA GRANGE BATELIÈRE VERS 1810.
malveillant... souvent ingrat. Seul le jour delà distribu-
tion des récompenses ramènera faubourg Poissonnière
ces pittoresques théories d'acteurs glabres et sonores,
et ces jolies actrices que de tout temps Paris adora.
Ce n'est donc pas aux époques de concours qu'il nous
faut visiter le Conservatoire. Nous y reviendrons à la
rentrée des classes; il y a là de bonnes heures à passer.
LE FAUBOURG POISSONNIERE
24 i
Nous nous contenterons de promener aujourd'hui notre
flânerie aux environs de l'établissement présidé par le
maître Fauré; d'ailleurs la pittoresque histoire de ce
coin de Paris vaut, croyons-nous, d'être contée.
Jusqu'à la seconde moitié du xvnc siècle le faubourg
DESSOUS DE LA PORTE DES MENUS-PLAISIRS
Poissonnière n'était que champs où paissaient moutons
et vaches, cultures maraîchères produisant salades,
carottes, artichauts, panais :
C'est là qu'en maints endroits laissant errer ma vue
Je vois croître à plaisir l'oseille et la laitue...
242 LES PIERRES DE PARIS
dit Picgnard, logé à l'extrémité de la rue Richelieu et
décrivant Thorizon qu'il contemple sur son balcon.
Un ruisseau — le ruisseau de Ménilmontant — tra-
versait cette campagne, — formant des marais où les
Parisiens chassaient la sarcelle et la canepetière,
péchaient les anguilles et les grenouilles.
Ce ruisseau de Ménilmontant coule toujours, mais
invisible, à une quinzaine de mètres de profondeur, et
va passer plus loin, sous le théâtre de POpéra. Au bout
M ■ ' ' '
. ....
j ..ï*,'.,,.,,:^:-- - .&>:.-■--,? ■■< i.<> ■■■■■■■ ■
'■il. i ! ï
COUPE SUR LA LONGUEUR DU THEATRE DU CONSERVATOIRE.
de ces champs et de ces marais tournaient les « trente »
moulins de Montmartre.
En 1739, le plan de Turgot nous montre cette plaine
habitée. Quelques rares maisons se groupent autour
d'une antique chapelle — la chapelle Sainte-Anne —
disparue en 1791. Dès la seconde moitié du xvme siècle,
ce désert se peuple; le fermier général Bouret couvre le
ruisseau, creuse des égouts, dessèche les marais, cons-
truit des maisons; un quartier se bâtit, la « Nouvelle-
France », sur l'emplacement de taudis dangereux, habi-
tés jusqu'alors par des repris de justice. On y édifie la
LE FAUBOURG POISSONNIÈRE 243
caserne encore existante (*), et c'est là que le bataillon
des Marseillais, expédié à Barbaroux en juillet 1792,
malgré le veto du Roi, apprend aux Parisiens la Mar-
VCE INÏtr.îElT.E DE LA SALLE DU CO.NSERYA ! OIRE.
(1) Extrait du procès-verbal de la section de Bonne- Nouvelle du
44 janvier 4793, Van 11 de la République.
L'Assemblée générale et permanente de la section de Bonne-
Nouvelle arrête qu'il sera nommé dans son sein deux commis-
saires pour se transporter à la caserne des Marseillais afin de leur
faire part des sentiments de fraternité qui l'animent et les inviter
à resserrer les liens qui les unissent aux vrais patriotes, dans les
244 LES PIERRES DE PARIS
seillaise, composée le mois précédent à Strasbourg par
Rouget de l'Isle, officier du génie (*).
Une ruelle, la ruelle au Berger (d'où la rue Bergère),
relie la chaussée de la Nouvelle-France au chemin de
Montmartre. Le comte de Charolais installe en une
« folie » la belle MlIe de Gourchamp ; des maisonnettes
s'élèvent dans la verdure. Un des Sanson — de la célèbre
dynastie des bourreaux parisiens — habitai L à la hau-
teur du numéro GO et ses jardins couvraient l'actuelle
rue Papillon. Ses six frères, les « messieurs » de Tours,
de Blois, de Reims, etc., lui rendaient souvent visite, et
leur vieille grandmère, Marlhe Dubut, présidait à ces
circonstances difficiles où nous sommes, et a nommé, à cet effet,
les citoyens Marquet, Rousset, Gonchon et Folâtre.
Pour extrait conforme au procès-verbal,
Signé : Masiglier père, secrétaire.
Archives du Palais de Justice d'Aix, fonds révolutionnaire,
liasse i98.
(1) Lettre d'un fédéré marseillais.
** Paris, samedi 19 janvier 1793.
Citoyen Président,
J'ai l'honneur de vous faire la présente pour vous instruire que
l'on a écrit de Marseille que des gens de Paris avaient écrit à votre
Assemblée que notre bataillon Marseillais s'était très mal comporté
envers les Parisiens de toutes sortes de manières... Eh bien, n'en
croyez rien... La parfaite union qui règne entr'eux tous et nous est
si vraye que avant-hier, jeudi, jour du jugement du Roy (Louis XVI),
tous les fédérés, arrivés depuis peu à Paris de tous les départe-
ments pour l'augmentation de la garde journalière de la Conven-
tion nationale, tous les fédérés qui y sont depuis longtemps et
tous les bons citoyens qui composent la Garde nationale parisienne,
LE FAUBOURG POISSONNIERE 245
familiales et joyeuses agapes de tortionnaires. Les
« valets » des bourreaux faisaient le service... on se dis-
putait l'honneur de découper (*).
Lorsque éclata la Révolution, ce quartier Poisson-
nière (le faubourg s'appela successivement chaussée
Sainte-Anne, chaussée de la Nouvelle-France, et dès
1789 faubourg Poissonnière, parce qu'il conduisait à la
nous ont tous invités à une espèce de fête civique, par un rassem-
blement général sur la place du Carrousel, devant les Tuileries, et
de là aux Jacobins, où nous nous sommes tous mutuellement em-
brassés et réembrassés très fortement en réitérant nos serments de
fidélité à la patrie... La chanson marseillaise si fameuse y a été
chantée à plein gosier et avec tant d'unanimité de bons camarades
que le spectacle en a été attendrissant...
Je vous ajoute que tous les soirs nous avons .assemblée publique
dans notre caserne où toutes les sections viennent assister, soit
comme particuliers, soit comme députés...
Joseph Cremié,
Volontaire du Sm* bataillon de Marseille dans la 9— compagnie.
Le lundi 21 janvier à midy.
Gomme je pense que tout ce détail vous fera plaisir, j'ajoute
encore ce petit papier pour vous dire que notre bataillon, dès les
sept heures du matin, est parti de la caserne pour aller entourer
la place de Louis XV...
Archives du Palais de Justice d'Aix, fonds révolutionnaire,
liasse 498.
(1) Cette nombreuse famille de questionnaires, de bourreaux, de
tortionnaires vivait, dit-on, fort unie ; il arrivait souvent que les
sept frères se trouvaient réunis à la table de l'aîné qui habitait un
assez vaste immeuble dans la rue Neuve-Saint- Jean au faubourg
Poissonnière. La vieille Marthe Dubut, la grand'mère (qui avait
épousé Charles Sanson le 30 avril 1707) qui vécut jusqu'à un âge
fort avancé, présidait ces singulières agapes où les aides faisaient le
service. — Lenotre. La guillotine pendant la Révolution, pp. 117-118.
17
246 LES PIERRES DE PARIS
poissonnerie des Halles), mi-campagne mi-ville, parut
un lieu d'asile tout désigné aux victimes de la tour-
mente révolutionnaire. Rabaut-Saint-Étienne et son
frère, dénoncés par Marat au 31 mai 1793, s'y réfugient
chez leurs amis Payssac. Vendus, livrés, arrêtés, l'un d'eux
est guillotiné avec ses hôtes; Thermidor sauve le second
frère. C'est au faubourg Poissonnière que le convention-
nel Dulaure, l'historiographe de Paris, décrété d'accusa-
tion, vient se cacher (22 octobre 1793), fuyant son logis de
Chaillot où il sait que deux gendarmes le guettent. Il
passe la nuit chez un ami apeuré et ne quitte son pré-
caire abri que pour se réfugier tout près, dans un réduit
de la rue Montmartre, « un grabat obscur aux murs
revêtus de lambeaux de papier»; rencogné en cette
cache fétide, il entend, dans la rue, les aboyeurs de
journaux hurlerle supplice de ses collègues...
La Terreur passée, la gaieté — muette depuis tant de
mois — reprend sa revanche; une fièvre de plaisir
secoue Paris. Les maisons religieuses vidées, les hôtels
aristocratiques confisqués révolutionnairement, dont les
propriétaires furent exécutés, ont émigré ou sont encore
détenus, se transforment en salles de danse. — Trois
mois après la dernière charrette de Thermidor, Paris
compte six cent quarante-quatre bals publics!
Le culte de Terpsichore succède au culte de Marat.
Les merveilleuses en cothurnes « sautent l'anglaise » et
les dames de la Halle, en gros sabots, scandent la « fri-
cassée »«
LE FAUBOURG POISSONNIÈRE
247
Toutes les rues auraient pu en 1794 arborer l'écri-
teau fiché, en 1789, entre deux pavés sur les ruines
démolies de la Bastille : « Ici Ton danse. » On danse
faubourg Montmartre, au « bal de Galypso » (moyennant
ENTREE DU CONSERVATOIRE.
une mise décente); on danse place, Vendôme chez Guit-
tet; on danse dans l'ancien cimetière Saint-Sulpice^ où
un transparent rose annonce le « bal des Zéphyrs » ; on
danse faubourg Saint-Germain, au « bal des Victimes ».
248 LES PIERRES DE PARIS
On danse pour deux sous dans les guinguettes popu-
laires, mais tout « bal du bel air possède une salle de
rechange pour les pantalons couleur de chair ». On danse
rue de Richelieu, rue de Bondy, rue de l'Échiquier, -au
lycée des Bibliophiles (rue de Verneuil), au noviciat des
Jésuites, au séminaire Saint-Sulpice; on danse au Palais-
Royal, au pavillon de Hanovre, à l'Elysée, à Monceau, à
Tivoli... A l'hôtel de Longueville on compte « trente
cercles de contre-danse, et deux quadrilles de négresses
se trémoussent incognito dans un renfoncement près la
porte d'entrée »... Et le pain, par un arrêté du Bureau
central, valait alors soixante francs la livre, en assignats!
Le faubourg Poissonnière possédait, bien entendu,
ses attractions. Sur de vastes terrains, ombragés d'ar-
/ bres, un entrepreneur de plaisirs installa à la hauteur du
numéro 125 (un peu avant Tacluelle rue du Delta) des
« promenades et montagnes égyptiennes », concurrence
aux montagnes russes alors si fort à la mode. Des
ascensions en ballon et des fêtes pyrotechniques com-
plétaient le programme de ces réjouissances. A quelques
mètres de ce lieu de délices avaient été inhumés les
cadavres des Suisses massacrés lors de la prise des
Tuileries.
Le 2 août 1815, coup de théâtre au numéro 5 du
faubourg Poissonnière. Le général de Labédoyère y est
arrêté (4) — le jour même de son arrivée — chez une
(1) Labédoyère, à l'armée de la Loire, s'était muni d'un passe-
port pour les États-Unis et d'une lettre de crédit de 55.000 francs
LE FAUBOURG POISSONNIÈRE
249
amie où M006 de Labédoyère était venue rejoindre son
mari. Le général voyageait sous le nom de F. Huchet,
négociant, porteur
d'une lettre de crédit,
signée Ouvrard, sur
Philadelphie. Dé-
noncé par ses com-
pagnons de route ,
Labédoyère avait élé
suivi. Le petit hôlel
portant le numéro 5
s'élevait où s'ouvre
aujourd'hui la bou-
tique d'un coiffeur,
en un immeuble oc-
cupé par le journal
le Matin.Les policiers
l'investissent, Labé-
doyère, sommé de se
rendre « au nom du
Roi », répond qu'il
est enfermé et ne
.-, . THÉRÉSA EN 1867.
peut sortir : les agents
signée Ouvrard. Mais avant de s'expatrier, il voulut revoir une
dernière fois sa jeune femme et son fils. Il prit la diligence de Riom,
arriva à Paris le 2 août à dix heures du soir et se fit conduire
5, rue du faubourg Poissonnière, chez Mmc de Fontry, amie de la
comtesse de Labédoyère. Une heure après, des agents vinrent
l'arrêter sur la dénonciation de deux misérables, des officiers dit-
250 LES PIERRES DE PARIS
escaladent les fenêtres et se saisissent du général, qui est
traduit devant le Conseil de guerre. Rien ne peut sauver
ce héros de vingt-neuf ans de la peine de mort réclamée
par M. Violti, capitaine rapporteur, ennemi personnel de
« monsieur Buonaparte ».
Labédoyère mourut héroïquement le 15 août, fusillé
plaine de Grenelle.
Au numéro 18, une maison de commerce remplace
l'Alcazar, un café-concert où à la fin du second Empire
la grande artiste Thérésa fit courir tout Paris. Avant 1870
on riait aux excentricités de Mien n'est sacré pour un
sapeur I de C'est dans le nez qu'ça m1 chatouille ; plus tard
on pleura aux douloureuses chansons du Bon Gîte, de
l'Hôtesse, de la Cocarde, évoquant les souffrances
de l'Année terrible. On cite encore le mot de Got, doyen
de la Comédie-Française, professeur au Conservatoire,
disant à ses élèves : « Si vous voulez savoir de quelle
âme Rachel disait la Marseillaise, allez en face, à l'Al-
cazar, et écoutez Thérésa! »
Un peu plus haut, au numéro 19, voici, voisine du
Conservatoire, une petite maison d'aspect modeste. Un
fer à cheval doré encadre l'enseigne, « Maréchal erie ».
Dans la cour vitrée six chevaux à l'attache, au fond une
on, qui avaient voyagé avec lui. On mena rondement les choses.
Dès le 14 août, Labédoyère comparut devant le premier conseil de
guerre et fut, en une seule séance, condamné à mort à l'unanimité.
Son pourvoi rejeté par. le conseil de revision le 15 août, il fut fusillé
le même* jour. — Henry Hùussaye. 484b, La Terreur blanche, p. 508.
LE FAUBOURG POISSONNIÈRE
251
forge où de solides gaillards en tablier de cuir ferrent
étalons et juments.
A gauche, sous la voûte, une salle de visite où un
UN CABINET D'ÉPOQUE DIRECTOIRE
habile vétérinaire soigne de petits animaux, chiens,
chats, perroquets, voire même canaris. Quelle pitto-
resque apparition ! et combien la surprise augmente en
252
LES PIERRES DE PARIS
constatant que cet hôpital d'animaux est installé dans
un délicieux hôtel datant du Directoire. Les décorations
du cabinet de consultation — une aigle éployée en des
couronnes de laurier, des faunesses soutenant une frise
nous avaient édifié, la vue du premier étage nous ravit.
un salon d'époque directoire
L'appartement, vide aujourd'hui, a gardé intact son
cachet d'art et d'ancienneté. .. Les cuivrés entourant les
glaces ou plaqués sur les portes d'acajou fleuries de
médaillons peints par quelque élève de Prud'hon, les
dessus de porte délicatement ornés d'attributs mytholo-
giques, les bras de lumières, les panneaux de soie verte,
LE FAUBOURG POISSONNIÈRE
253
le lustre qui tombe — cascade de cristal — du plafond à
caissons, le parquet en bois de couleur, tout rappelle
l'époque où survivait encore la grâce du xvuie siècle,
l'art parfait de ses merveilleux ciseleurs-doreurs élèves
des Gouthières, des Glodion, des Cafiieri... et nous nous
UN VIEIL HÔTEL, FAUBOURG POISSONNIÈRE
attardons à rêver dans ce cadre discret où il semble que
l'on se soit longtemps aimé...
Une porte-fenêtre s'ouvre sur un balcon surplombant
la cour vitrée... au loin un vieil hôtel Louis XVI, à peu
près ruiné... Ce n'est pas tout, une dernière surprise
nous attend : la large dalle de ce balcon est faite d'une
254 LES PIERRES DE PARI9
pierre tombale du xve siècle... Nos pieds foulent l'image
d'un évêque mitre, les mains jointes en une pose hiéra-
tique... L'inscription rongée borde un côté de la pierre
funèbre, l'autre côté est engagé dans le mur!
Les accueillantes et distinguées propriélairesde ce pit-
toresque logis veulent bien nous assurer — avec une
bonne grâce dont nous leur sommes profondément
reconnaissant — que cette dalle précieuse ne quittera la
maison où un hasard heureux la plaça que pour reposer
au musée Carnavalet!... Décidément la promenade fut
heureuse.
LA RUE RAYNOUARD
Un logis de M. de Balzac.
i^troite, zigzagante, bordée de vieilles maisons grises
' qu'égayent quelques panaches d'arbres verts, la rue
Raynouard ne semblerait nullement déplacée à Riom ou
à Poitiers. Les passants y sont rares, les voitures encore
plus rares. De-ci, de-là, entre deux murailles, une admi-
rable échappée de vue sur la vallée de la Seine, les loin-
tains de Grenelle, les coteaux de Meudon. On devine alors
que si les façades des logements sont maussades, les
fenêtres des arrière-logis doivent ouvrir sur un splendide
panorama.
C'était d'ailleurs la coutume de nos aïeux de se
garder soigneusement d'habiter les chambres proches
de la rue poussiéreuse et malodorante, boueuse, remplie
d'ordures ; la rue où sévissaient tous les corps de métiers
hurlant leur marchandise : porteurs d'eau, charbonniers,
ramoneurs, marchandes de légumes, de fleurs, de pois-
sons, de moules cuites, débitants de volaille au panier,
256 LES PIERRES DE PARIS
revendeurs d'habits, fontainiers, vitriers, crieurs de bri-
quets phosphoriques, etc. Soucieux de confort, de calme,
de silence, nos grands-parents vivaient le plus souvent
dans les pièces éloignées, prenant jour sur les jardins.
si nombreux et si beaux jadis à Paris et dans la banlieue
parisienne.
Jusqu'à Tépoque de l'annexion (1860) la rue Ray-
nouard dépendait du village de Passy ; dès 1731 elle
figure sur le plan de Roussel. Successivement rue Haute,
Grande-Rue, rue des Francs-Bourgeois (ceci à cause des
« bourgeois » qui vinrent s'y fixer dès la seconde moitié
du xviii0 siècle, attirés par la proximité des « eaux miné-
rales de Passy (4)» dont l'établissement voisin descendait
jusqu'à la Seine), la rue Haute de 1831 devient rue Basse
en 1840, car si elle est « haute » par rapport au fleuve,
elle est « basse » par opposition aux parties culminantes
de Passy. En 1867 on l'appela définitivement rue Ray
nouard, en l'honneur du poète — auteur des Templiers,
— qui y mourut au numéro 38 (2).
(1) Rue Basse. (Anciennes et nouvelles Eaux Minérales.) La rue
Basse, à gauche de la pension de M. Husson, mène à la Seigneu-
rie ; les maisons qui y sont, du côté de la rivière, jouissent d'une
vue magnifique. Deux de ces maisons possédant des sources d'eaux
minérales sont connues sous la dénomination d'Anciennes et de*
Nouvelles eaux ; leurs jardins sont publics. — Guide des Amateurs
et des Étrangers voyageurs à Paris, par Thiéry. 1787, t. I, p. 10.
(2) — En 1819, un arrêté du Conseil municipal de Passy interdit
aux voitures « attelées de plus d'un cheval » de suivre la rue Haute,
« le passage des rouliers pouvant nuire à la solidité des maisons
établies au-dessus d'anciennes carrières »
> ?
LA RUE RAYNOUARD 25S
Sous toutes ces appellations la rue compta d'illustres
habitants. Les ducs de Lauzun et de Saint-Simon s'y
fixèrent en une somptueuse demeure dont les fon-
dations subsistent. Tout près (au numéro 21) logea
La Tour-d'Auvergne — premier grenadier de France ;
Desaix, Kléber, Lecourbe, Moreau fréquentaient vers
1796 « sa chaumière ». A côté vécurent l'abbé Raynal et
aussi l'abbé Prévost, auteur de l'immortelle Manon Les-
caut. Délicieux psychologue, Fabbé Prévost fut, paraît-
il, un déplorable ecclésiastique, témoin ce dialogue
échangé en 1735 avec le prince de Conti : « Gomment,
l'abbé, vous voulez être mon aumônier? Mais je n'en-
lends pas de messes! — Et moi, monseigneur, je n'en
dis jamais ! »
Benjamin Franklin séjournait parfois au numéro 36
(de 1777 à 1785), ce fut au numéro 62 qu'il tenta la
première expérience de son paratonnerre; Florian le
fabuliste et le chansonnier Béranger habitèrent eux aussi
cette vénérable rue, mais c'est au grand Balzac que la
rue Raynouard (qui s'appelait alors rue Basse) doit le
meilleur de sa célébrité.
Au numéro 47, un vieil hôtel d'aspect très simple où,
en 1792, demeura Louise Contât, la belle actrice de la
Comédie-Française; au mur, contre la porte, sur une
plaque de marbre, cette inscription : « Dans cette mai-
son H. de Balzac vécut de 1842 à 1848 » (*), C'est ici,
(1) M. Frédéric Lawton, un Balzacien fervent, s'inscrit en faux
contre cette assertion «...Balzac est allô habiter la maison de Passy
260 LES PIERRES DE PARIS
ou plus exactement, c'est derrière cette maison-ci que,
pendant six années, H. de Balzac se claquemura dans un
modeste pavillon situé en contre-bas de l'ancien logis de
Louise Contât.
Le portier, occupé de travaux d'horlogerie, nous
invite à descendre deux étages... L'avis tout d'abord
étonne, mais nous nous souvenons des indications trans-
mises par Mme de Surville — la sœur de Balzac — Théo-
phile Gautier, Gérard de Nerval, Léon Gozlan, ses amis,
et suivons l'escalier glissant, nous aidant de la rampe
en fer forgé où s'appuya la main du maître.
Nous débouchons sur une courette : au fond, derrière
un massif de fusains et de lilas, une maisonnette haute
d'un étage ; des persiennes vertes, une porte jaune per-
cée de deux lucarnes rondes... Nous sommes chez
M. de Balzac !
On n'accédait pas autrefois aussi facilement dans ce
repaire où se terrait le grand écrivain pour travailler en
paix et fuir les créanciers qui si longtemps empoison-
nèrent son existence ; il fallait donner de rudes assauts
avant de pénétrer jusqu'à lui.
Les mots de passe à échanger étaient des plus com-
pliqués... Après avoir affirmé au portier, « méfiant
comme un verrou », que « la saison des prunes venait
d'arriver », on obtenait licence de gravir le premier
palier. Là, une portière, déchaînée par un coup de
au mois de décembre 1840 et l'a quittée au printemps de 1847, avril
Belon toute vraisemblance »... et M. Lawton doit avoir raison.
EgUcetdel%\
Egou^(àcl')-A
K \ ÊmppviirfJtv.di
Extrait du Plan du XVIe arrondissement de la Ville de Paris
en \1860, publié dans le Paris Nouveau d'Emile de Labédollière ,
13
LA RUE RAYNOUARD
261
cloche, arrêtait l'audacieux visiteur, ne démasquant
l'escalier de descente qu'après avoir reçu l'assurance
que « l'on apportait des dentelles de Bruges ». Lés deux
BALZAC.
Lith. de iullies.
étages franchis, il était encore nécessaire de donner à
un cerbère de confiance « les meilleures nouvelles de
la santé de Mme Bertrand », et l'on était — enfin — mis
en présence de... Mme de Brignols, gouvernante du
202 LES PIERRES DE PARIS
maître, « une dame d'une quarantaine d'années, à la
figure grasse, monacale, reposée; une sœur tourière...
le dernier mot de l'énigme domiciliaire »... Mme de Bri-
gnols seule avait le droit d'ouvrir aux initiés le cabinet
de M. de Balzac.
Respectueusement ému, nous entrons dans cette
humble demeure dont le loyer annuel était de 600 francs,
où pendant six années travailla jour et nuit l'admirable
analyste du cœur humain. MM. de Royaumont et Léon
Maillard, nous accueillant avec leur courtoisie et leur
bonne grâce coutumières, nous font les honneurs de ce
logis dont ils sont les pieux gardiens. Dans le salon que
décore un beau buste de Balzac par Marquet de Vas-
selot, leurs soins dévoués ont rassemblé de trop rares
souvenirs. Deux cadres renferment les portraits des
héros delà Comédie humaine : le père Grandet, Bixiou,
Camusot, Rastignac, Vautrin, le curé de Tours et le
Médecin de campagne... Béatrix, Mme Marneffe, Honorine,
Pierrette, Tullie, Esther Gobsek, Mme de Maufrigneuse et
la maman Vauquer... Voici maintenant les photogra-
phies de plusieurs logis de Balzac, l'hôtel de la rue For-
tunée (aujourd'hui rue Balzac), où il mourut; une police
d'assurance signée de son nom glorieux, quelques cari-
catures, un croquis de David d'Angers -^un fragment de
marbre (don de M. Paul Bourget), un affreux encrier
affectant la forme d'un cadenas... et c'est tout! Insuf-
fisante collection que les balzaciens auront certaine-
ment à cœur d'enrichir. Nous visitons les quatre petites
LA RUE RAYNOUARD
263
pièces au plafond bas où vécut et travailla le génial
metteur en scène de la « Comédie humaine »...
C'est de ce cabinet d'angle, étroit, incommode, aux
LE JARDIN DE BALZAC.
Paul Vouillemont, photographe.
allures de cellule conventuelle, « dont les murs étaient
tapissés de tableaux sans cadres et de cadres sans
264 LES PIERRES DE PARIS
tableaux », que sont sortis tant de chefs-d'œuvre : ta
Muse du département, Eve et David, Splendeurs et
Misères des courtisanes (1843), Béatrix, Modeste Mignon
(1844), les Paysans, le Curé de village (1845), la Dernière
Incarnation de Vautrin (1846) ; enfin, en 1847, le Cousin
Pons, la Cousine Bette... et nous en oublions!
Cependant ces salles vides n'ont pas le don de nous
émouvoir; tout cela est trop remis à neuf, trop « ripo-
liné » ; le mystère des corridors sombres et des escaliers
compliqués nous touche bien autrement. Ce décor-là
n'est pas maquillé; ce sont les « accessoires » vrais du
drame dont le pauvre Balzac fut le héros douloureux.
Cette maisonnette à double fond, ces issues secrètes,
ces trappes, dissimulées aujourd'hui sous un carrelage,
la « garde » jalouse que ses fidèles montaient autour de
sa « cache », lui permirent d'échapper aux records, aux
huissiers, aux créanciers le menaçant de toutes parts...
Pauvre grand homme, faisant du jour la nuit et de la
nuit le jour, se couchant à six heures du soir, se réveil-
lant à minuit, se mettant au travail jusqu'au matin!...
réduit à se dissimuler, à iuir, pour éviter Clichy et la
prise de corps !
Tout cela est infiniment triste... par contre le jardi-
net, long de 30 mètres, large de 15, sur lequel s'ouvrent
les deux portes et toutes les fenêtres est délicieux. Figu-
rez-vous un modeste jardin de curé qu'ombragent des
lilas, un prunier, un tamaris, un sorbier rouge, quel-
ques acacias, et que borde une terrasse garnie de.
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LA MAISON DE BALZAC
Sortie sur la rue Berton
Paul Vouillemont, phottf.
LA RUE RAYNOUARD 267
vigne, surplombant l'étonnante rue Berton, venelle sau-
vage comprise entre deux murs gris.
Balzac aimait son jardinet. Mme de Surville nous
apprend qu' «il avait semé des volubilis le long du mur...
il les regardait le matin s'entr'ouvrir, admirait leurs
couleurs... s'extasiait de la parure de certains insectes...»
— C'est ce Balzac jardinier, bucolique et familier que
nous évoquons se promenant, en une longue robe
blanche monacale serrée aux flancs par la cordelière,
le long des allées étroites où poussent les buis, les
fusains, où fleurissent les dahlias jaunes, les chrysan-
thèmes, et aussi ces fleurs violettes autour desquelles
les abeilles volent en nuées... Quelques pieds de vigne
en plein rapport ont survécu, et M. de Royaumont veut
bien nous convier à la cueillette prochaine... Nous ven-
dangerons les treilles de Balzac !
Il nous semble le voir, le grand Balzac, accoté à sa
terrasse, fouillant de « ses grands yeux aux prunelles
brunes pailletées d'or comme celles du lynx » (*), ce
paysage qui lui fut familier : la vieille ruelle campa-
gnarde, les bouquets d'arbres du parc de Mme de Lam-
balle dont les cimes s'étagent au-dessous de nous, la
vallée de la Seine, les silhouettes des cheminées de
Grenelle profilant sur l'horizon d'or leurs dentelures
d'ardoise...
C'est sous ce kiosque disloqué, couronné de chaume,
(1) Mmo de Surville, Honoré de Balzac, p. 201.
268 LES PIERRES DE PARIS
fleuri de viorne et de clématite, que le sublime vision-
naire entretenait ses amis du monde irréel qu'il avait
eréé. Les événements quotidiens n'avaient pas le don de
l'émouvoir, il leur préférait son rêve. « Savez-vous,
s'écriait-il un jour, qui Félix de Vandenesse épouse ?
Une demoiselle de Grandville... 11 fait là un excellent
mariage... Les Grandville sont riches malgré ce que
Mlle de Bellefeuille a coûté à cette famille... (i) » Un de
ses familiers assure que certains jours Balzac eût « dé-
concerté un coup de tonnerre... (%) »
Nous descendons les deux étages qui du pavillon
donnent accès rue Berton : nous voici en une sorte de
cour de ferme où reposent les charrettes, timons en
l'air; trois chats roulés en boule dorment au soleil, des
poules picorent sur un tas de fumier. Deux voisines
nous dévisagent, embusquées derrière des branches
de fuchsias, et une bonne grosse dame en bonnet
blanc nous accueille avec un sourire. Elle a connu
M. de Balzac; le grand homme la faisait sauter sur ses
genoux il y a quelque soixante ans... « Il était si bon, si
donnant!... Mon mari, qui fut à son service, a long-
temps porté une fourrure au poil usé que le maître
avait achetée en Russie... Et quel original!... On a vu
parfois, au petit matin, M. de Balzac rentrer chez lui,
(1) Mm8 de Surville, p. 97.
(2) Léon Gozlan, Balzac en pantoufles, p. 24. (Il ne buvait que
de l'eau, mangeait peu de viande, en revanche consommait des
fruits en quantité...) Id. p. 32.
LA RUE RAYNOUARD 269
descendant de la patache qui s'arrêtait à la barrière
des Bonshommes... nu-tête, en pantoufles, en robe de
chambre... après avoir marché toute la nuit à l'aventure
à travers plaines et bois! Ne s'était-il pas, à l'aube,
retrouvé place du Carrousel!... Alors il avait grimpé sur
le coucou desservant Passy... et comme il était sorti
sans argent, le conducteur avait dû lui faire crédit!...
« Mme de Brignols, qui lui servait de gouvernante,
logeait dans cette chambre dont vous voyez à droite la
fenêtre. Elle l'entourait de soins délicats et pieux. Il le
fallait, du reste, car M. de Balzac ne s'occupait de rien.
Toute sa pensée allait à ses travaux. Pourtant son café
lui causait quelque souci : il avait donné à ma grand'-
mère les adresses de trois marchands chez lesquels on
trouvait les cafés de son goût. Il procédait lui-même au
mélange de ces trois cafés et y apportait une minutie
extrême. Ces adresses, ma grand'mère les avait inscrites
sur son livre de cuisine, et nous aurions causé un grand
plaisir à M. de Spoelberch de Lovenjoul si nous avions
pu le retrouver, ce petit livre... (*) »
Nous prenons congé de cette brave femme qui fit
partie — comme éclaireur — de la phalange fidèle
chargée d'éventer les « créanciers insolents et les visi-
teurs douteux ». Franchissant le portail s'ouvrant de
biais sur la rue Berton, nous regagnons Paris... Nous
(1) Récit fait à M. Jean Lefranc, par la petite-fille de Mme Barbier,
propriétaire de Balzac. {Le Temps, 18 mai 1908.)
270 LES PIERRES DE PARIS
rêvons alors à ce petit jardinet tout plein de grands sou-
venirs... S'il était hanté? Quelle salle de bal pour un
quadrille de farfadets éclairé par un rayon de lune et
dansé par les fantômes élégants de Maxime de Trailles,
de Lucien de Rubempré,de Philippe Bridau et d'Eugène
de Rastignac faisant vis-à-vis aux cm')res amoureuses
de Tullie, de Florine, de Mme du Val-Noble et de la
baronne Delphine de Nuciniren (née Goriot)!
-=57/
LE
PASSAGE DES PANORAMAS
La vogue qu'obtinrent au siècle dernier les « pas-
sages », et surtout le passage des Panoramas, fut
considérable. Il suffit de feuilleter les journaux, les
annuaires, les mémoires d'alors pour constater leur pro-
digieux succès. Les élégances s'y donnent rendez-vous;
la mode y tient ses assises ; c'est « l'Eldorado des non-
chalants, des flâneurs ». Cet engouement relève de
causes multiples facilement explicables. Au xvme siècle,
les galeries du Palais-Royal avaient émerveillé Paris;
mais la basse galanterie, les maisons de jeu, les cent
industries louches florissant autour des tripots avaient
fini par en éloigner les gens paisibles et les honnêtes
femmes.
L'ouverture, en 1800, du passage des Panoramas
arriva à point nommé pour abriter les fashionables
272 LES PIERRES DE PARIS
chassés du Palais-Royal. Les voitures étant fort rares,
les jolies Parisiennes ne craignaient pas de circuler par
les rues... Cette longue et unique galerie (ses annexes
ne vinrent que plus tard), vitrée, claire, bordée de
luxueuses boutiques, leur était un but de promenades
désigné et, de plus, leur permettait de gagner facilement
le boulevard.
La rue Vivienne finissait alors au jardin du couvent
des Filles-Saint-Thomas (sur lequel en 1807 fut installée
une Bourse provisoire qui ne devint définitive qu'en
182$); en 1809 on la prolongea jusqu'à la rue Feydeau;
en 1824 seulement elle rejoignit le boulevard.
Édifié sur les dépendances de l'hôtel Montmorency —
dont une haute et superbe porte cintrée subsiste encore
au numéro 10 de la rue Saint-Marc, — le passage des
Panoramas voisinait avec les fastueux jardins publics de
Frascati (à la fois caFé-glacier et maison de jeu) où se
donnaient de si belles « fêtes champêtres ». Ces jardins
s'étendaient de la rue Richelieu au passage actuel. C'est
là qu'au beau temps du Directoire et du Consulat se
pressaient l'armée des incroyables, l'état-major des
muscadins, le « camp du bon ton », toute la fine fleur
des clubs contre-révolutionnaires. Sous les bosquets
éclairés par des guirlandes de verres aV couleur, on
tenait cercle « en écofciiant des glaces » pour & abomi-
ner » le gouvernement, déprécier les assignats, calom-
nier « la Cabarrus », applaudir au dernier roman de
Geoffroy proclamant Voltaire un sot et Rousseau un fou.
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LE PASSAGE DES PANORAMAS 275
Les « aimées » étalaient des « éventails-manifestation »
— achetés de 180 à 200 livres chez Mme Despaux, rue
de Grammont — ornés de saules pleureurs dont les
branches ingénieusement disposées retraçaient les pro-
fils des « Martyrs du Temple ». On commentait les vic-
toires de ce « petit Bonaparte ». dont on « espérait
beaucoup »; on concluait... « En France, tout peut se
faire avec des baïonnettes, excepté de s'asseoir dessus »;
puis, en fredonnant le Béveildu Peuple, les «aimables »,
agrémentés de perruques « couleur cheveux de la Reine »
montaient risquer quelques liasses d'assignats aux
salons de jeu voisins.
Tels furent les premiers clients du passage des
Panoramas, et aussi les flâneurs du boulevard Mont-
martre qui commençait à se peupler. En 1807, la Mon-
tansier, pressée de quitter la funèbre salle du Prado
(vis-à-vis du Palais de Justice) où sa joyeuse troupe du
Palais-Royal avait dû émigrer, pressait Gellerier, l'ar-
chitecte, d'activer l'achèvement de son nouveau théâtre,
« les Variétés » . Retraçant les souvenirs d'un quasi-
centenaire, le père Dupin (mort en 1887), le maître
regretté Ludovic Halévy nous a laissé un très pittoresque
croquis du boulevard vers 1808, « c'était presque la
campagne... Il n'y avait pas une seule de ces grandes
maisons que vous voyez là... Rien que de petites
échoppes à un seul étage, des espèces de méchantes
baraques en bois et les deux petits panoramas du sieur
Boulogne... Pas de trottoir... le sol en terre battue
19
276 LES PIERRES DE PARIS
entre deux rangées de grands arbres... la campagne
enfin; c'était la campagne (d) ! »
Ces panoramas — deux tourelles de bois éclairées
par le haut — donnèrent leur nom au passage et contri-
buèrent à sa fortune. Importés d'Angleterre en France
par l'Américain Robert Fulton, les panoramas obtinrent
le plus grand succès de 1799 à 1831. Une élite de peintres
remarquables, Pierre Prévost, Daguerre, Bouton, Goche-
reau, y exécuta les « vues panoramiques» de Toulon, de
(1) Samedi, 1er juillet 1871.
Sur le perron du théâtre des Variétés, je rencontre le plus alerte
et le plus jeune petit vieillard qui soit au monde... C'est le père
Dupin. Son âge, il ne le dit pas : mais il était au théâtre V ancien
de Scribe, et Scribe aurait aujourd'hui plus de quatre-vingts ans. 11
n'a plus qu'un vague souvenir de ce qui s'est passé sous la monar-
chie de juillet, mais il a gardé très nette et très précise l'impres-
sion de tous les petits événements dramatiques et littéraires des
premières vingt années de ce siècle.
— Quand avez-vous monté pour la première fois les trois
marches de ce perron ?
— C'était le soir de l'ouverture du théâtre.
— En quelle année ?
— En quelle année... Cela je ne sais trop... Je me souviens que
c'était en été, en plein été, sous le premier Empire. J'ai fait queue
là, en plein soleil, pendant tout l'après-midi.
...Le père Dupin n'a que des souvenirs de théâtre ; 1815 n'est pas
pour lui l'année de la restauration des Bourbons, c'est Tannée de
la première représentation de VÉcharpe blanche ou le Retour à
Paris, une pièce de lui. 1830 n'est pas l'année de l'avènement de
Louis-Philippe : c'est l'année de la première représentation de
M. de la Jobardière ou la Révolution impromptue, une autre pièce
de lui. Il ne sait de notre histoire que ce qu'il a pu mettre en chan-
sons. — Notes et Souvenirs, de Ludovic Halévy (1871-72), p. 113.
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LE PASSAGE DES PANORAMAS 279
Tilsitt, du camp de Boulogne, d'Amsterdam, de Rome,
de Naples, de la bataille de Navarin, etc. Les specta-
teurs placés au centre de la rotonde, sur une plate-
forme entourée de balustrades, dominaient de toutes
parts l'horizon. Chaque toile avait une circonférence de
97 mètres et une hauteur de près de 20 mètres. L'effet
en était prodigieux; l'illustre et grincheux David le pro-
clame : «... On peut venir aux panoramas faire des
études d'après nature», et Chateaubriand écrit, en 1829,
dans la préface de Y Itinéraire de Paris à Jérusalem :
«... L'illusion était complète, je reconnus au premier
coup d'oeil les monuments que j'avais indiqués. Jamais
voyageur ne fut mis à si rude épreuve : je ne pouvais
m'attendre qu'on transportât Jérusalem et Athènes à
Paris pour me convaincre de mensonge ou de vérité. La
confrontation avec les témoins m'a été favorable : mon
exactitude s'est trouvée telle que des fragments de Vlti-
néraire ont servi de programme et d'explication popu-
laires aux tableaux des panoramas.»
La réussite de ces panoramas — qui rappelle beau-
coup la fortune actuelle des cinématographes, — la
vogue du théâtre des Variétés (ouvert en 1807), le goût
parfait qui avait présidé à la mise en œuvre des attrac-
tions, le choix des magasins qui s'y étaient installés,
tout avait consacré le nouveau passage. De plus, le bou-
levard, loin d'être délaissé comme autrefois, était
devenu — depuis 1815 — le centre du mouvement mon-
dain. On y édifiait de somptueux immeubles et les pro-
280 LES PIERRES DE PARIS
priétaires se gardaient soigneusement d'imiter l'exemple
de l'Opéra-Comique dont la façade s'ouvrait sur une
place étroite, par suite des réclamations indignées faites
en 1782 à l'architecte Heurtier par' les « Comédiens du
Roi », frémissant à l'idée d'être confondus avec la plèbe
des « comédiens du boulevard »! Les jours de soleil, le
boulevard... (et ce mot évocateur désignait uniquement
l'espace compris entre la rue Montmartre et la chaussée
d'Antin; hors de là, pas de salut: du côtéde la Madeleine
c'était le désert, du côté de la Bastille c'était la vulgarité),
le Boulevard donc — par un très grand B — se couvrait de
chaises de paille d'où la « gentry parisienne »,à l'ombre
des grands arbres, regardait « passer les passants ». Les
daumonts, les « huit-ressorts », les tilburys, les wiskis
sillonnaient la chaussée, les cavaliers caracolaient, suivis
à vingt pas de leurs « jockeys » ou jetaient les rênes de
leur cheval anglais à un « tigre, gros comme le poing »
pour causer à quelque belle dame abritée sous les den-
telles de son chapeau cabriolet. Les jeunes gens « vrai-
ment Buckingham » (d), les dandys, les lions, les habitués
du café de Paris poussaient l'audace jusqu'à y venir
fumer en public... Ceci se passait aux environs de 1835!
Tous les quarts d'heure déambulait une lourde voir
ture peinte en jaune. . . l'omnibus Bercy-Madèleine(2). Alors
(1) Marcel Boulanger. Les Dandys, p. 205.
(2) On s'accommodait de défauts que l'on jugeait inévitables,
aucune capitale n'en étant exempte. Et, en somme, avec ses tares
et ses verrues, ce Paris-là avait bien aussi son charme !
La plupart de ses rues étaient très étroites et dépourvues de
Jfl.
LE PASSAGE DES PANORAMAS, VE1\S 1808.
D'après une aquarelle de j'évoque.
Musée Carnavalet.
LE PASSAGE DES PANORAMAS 283
même que le repos dominical assagissait Paris, la foule
des badauds se pressait encore au boulevard et au pas-
sage des Panoramas... Musset l'a précisé dans Mardoche:
Un dimanche (observez qu'un dimanche la rue
Vivienne est tout à fait vide et que la cohue
Est aux Panoramas ou bien au boulevard)...
Cela explique le succès du passage (*)'. Les plus élégants
commerces de Paris s'y étaient installés : Duvelleroy y
trottoirs. Il fallait se garer des voitures sur le seuil des boutiques,
sous les portes cochères ou à l'abri des bornes plantées ça et là à
cet effet. Toutefois, là où la circulation était la plus active, le
piéton courait moins de risques à cheminer s_ur la chaussée qu'à
traverser aujourd'hui le boulevard... Ce boulevard qui ne voyait
passer alors qu'un omnibus tous les quarts d'heure, desservant la
place de la Madeleine et celle de la Bastille ; où l'on redoutait si peu
d'ôtre écrasé que, devant la Madeleine, j'ai vu des curieux faire
cercle autour d'un bâtonniste, à la place môme où est aujourd'hui
le refuge, et que, sur la place de la Bastille, je jouais tranquille-
ment au cerceau autour de l'Éléphant et de la Colonne de Juillet.
Victorien Sardou.
Georges Gain. Les Coins de Paris. (Préface de V. Sardou),
Flammarion, éditeur.
(1) Là (au passage des Panoramas), point d'inquiétude pour
votre déjeuner ; Véron, le fastueux Véron, vous enverra un choco-
lat jusque dans votre couche. Puis, pour dîner, vous aurez à choisir
entre Masson et Prosper. Le premier vous associera aux douceurs
de la gastronomie, moyennant un franc soixante centimes par repas ;
le second ne distribue les merveilles de sa cuisine que pour la
pièce ronde de quarante sous : il ne tient pas à l'effigie.
...Maintenant si le chapitre des distractions vous occupe, je puis
vous offrir un cabinet de lecture, un marchand de musique et un
caricaturiste sur l'étalage duquel vous pourriez étudier la transmu-
tation en plâtre des illustrations de l'époque. — Les Passages de
Paris en 4830 (Paris ou le Livre des Cent et Un\ t. X, p. 81.
284 LES PIERRES DE PARIS
déployait ses éventails; Marquis y vendait ses célèbres
chocolats et ses thés parfumés; le pâtissier Félix y débi-
tait ses petits pâtés chauds au macaroni, ses onctueux
« babas au citron », son incomparable malaga; le bijou-
tier Janisset y étalait ses parures, Mme Vincent ses
« modes, dernières nouveautés »; J.-M. Farina y embau-
mait les passants de sa «véritable eau de Cologne»;
enfin, Susse y exposait sa célèbre galerie de grotesques :
les Charges de Dantan (d). Le très habile statuaire Dantan
(dont l'œuvre complet est une des joies du musée Car-
navalet) modelait presque chaque semaine — de 1827
à 1845 — quelque caricature de célébrités contempo-
raines, littérateur, comédien, peintre ou sculpteur, et
tout Paris de se précipiter aux vitrines de la maison
(1) Les statuettes de Dantan et les glaises modelées par Daumier
sont à peu près les seuls exemples de sculpture caricaturale dignes
de mention en ce siècle (xixe). Dantan se livra à l'étude des res-
semblances contorsionnéés. Tous les contemporains y passèrent,
écrivains, peintres, orateurs, simples illustrations d'une fugitive
actualité. On s'amusa de cela; des accentuations plus ou moins
forcées de certains tics, des calembours en rébus inscrits sur les
socles. La vogue ne s'en explique plus aussi nettement aujour-
d'hui. Pourtant si ces plâtres (si ces bronzes mêmes, car beaucoup
ont eu les honneurs de la fonte) parviennent aux âges futurs, on
sera, bien aise de savoir que Paganini hanchait démesurément,
que Dumas et Hugo furent, à cette époque, les beaux dandys
mélancoliques que l'on voit ici. Toutefois les savants feront bien de
ne pas tenir un compte très exact des proportions de Dantan, et
de ne pas mesurer les angles faciaux des grands hommes sur ces
comiques statues, les seules pourtant que plus d'un arracheront à
l'ingratitude humaine. — L'Art du Rire et de la Caricature, par
Arsène Alexandre, p. 233.
LE PASSAGE DES PANORAMAS
2*5
Susse pour s'esclaffer devant ces charges infiniment spi-
rituelles et ressemblantes. Tour à tour Balzac, Tamber-
lick, Carie et Horace Vernet, Dumas père, Rossini, P. J.
Mène, Frederick Lemaître, Vestris, Victor Hugo, Paga-
nini, Berlioz... furent « chargés » par Dantan, qui com-
pliquait son travail de rébus tracés sur le socle. Deviner
L*« EN-TÊTE » DES FACTURES DE LA MAISON SUSSE, VERS 1835,
représentant quelques a charges » de Dantan jeune.
les rébus, admirer les statuettes, cela prenait du temps;
et les badauds s'attroupaient à ce point que certains
jours la police dut organiser un service d'ordre.
C'est passage des Panoramas que fut tentée, en jan-
vier 1817, la première expérience officielle d'éclairage
par le gaz! Qui le croirait aujourd'hui? la tentative
286
LES PIERRES DE PARIS
échoua; la population parisienne, toujours routinière,
admira mais hésita longtemps... On tremblait devant les
dangers de ce mode d'éclairage, on l'accusait de « vicier
l'air », de faire mourir les arbres, de noircir les pein-
tures des cafés, d'asphyxier les gens... d'attirer le cho-
léra! En 1830 seulement le procès du « gaz hydrogène »
fut gagné devant l'opinion publique, l'illumination de la
rue de la Paix, le Ier janvier 1830, ayant été aux nues!
L'inventeur de l'éclairage par le gaz, Philippe Lebon,
ingénieur des ponts et chaussées, — un bienfaiteur de
l'humanité, — ne put ni profiter ni jouir de sa. merveil-
leuse découverte... Le 2 décembre 1804, le jour même
du couronnement de l'empereur Napoléon, Philippe
Lebon tombait, dans les Champs-Elysées, assassiné par
des meurtriers mystérieux dont il fut impossible de
retrouver la moindre trace... En 1811 seulement, l'Em-
pereur accordait une pension de 1.200 francs à la veuve
de ce grand Français. En 1814,1e fils mineur de Lebon
était dépouillé du brevet de son père que l'on n'avait pas
songé à renouveler (*) !
(1) Philippe Lebon était né le "29 mai 1767. Il avait trente ans
et professait à Paris le cours de mécanique à l'école des Ponts et
Chaussées lorsqu'il imagina d'étudier la nature des gaz produits
par la combustion du bois. Du premier coupT avec une sagacité
réfléchie extraordinaire, il trouva le principe sur lequel la fabrica-
tion du gaz hydrogène carboné est fondée...
Il perfectionna ses moyens d'action et le 6 vendémiaire an VIII
(28 septembre 1799), il prit un brevet d'invention...
Lebon était établi rue Saint-Dominique-Saint-Germain dans
l'ancien hôtel Seignclay et y avait fait construire des appareils qu'il
LE PASSAGE DES PANORAMAS 287
Le second Empire vit la gloire du passage des Pano-
ramas. Non seulement les boutiques y étaient restées
fastueuses et achalandées, mais le théâtre des Variétés
triomphait avec le merveilleux répertoire de J. Offen-
bach. C'était l'époque inoubliable où les pianos de la
Maison dorée, du café Riche, de Tortoni, de Brébant
s'ouvraient tout seuls pour jouer les valses de la Grande-
Duchesse, la Lettre de la Périchole, les couplets de
Barbe-Bleue. Or ces charmantes pièces étaient chantées
parles plus jolies femmes de Paris... et la sortie des
artistes du théâtre s'ouvrait sur l'une des galeries du
passage. Voilà qui explique, mieux que tout, la présence
des plus élégants « cercleux » de l'époque. Plus méthodi-
quement, plus inlassablement que le brave gardien
préposé à sa surveillance, les adorateurs de tant de déli-
cieuses artistes « faisaient » le passage... et la race de
ces péripatéticiens, loin de s'éteindre, n'a cessé de
croître et de multiplier, car aux pièces d'Offenbach,
de Meilhac, d'Halévy, ont succédé les pièces — non
nommait thermolampes, car il cherchait à utiliser à la fois la pro-
duction de la chaleur et celle de la lumière...
Tout Paris cria au miracle...
On a prétendu (au sujet de son assassinat le soir du 2 décembre
1804) que quelques hommes de la bande de Cadoudal, restés à
Paris, l'avaient pris pour l'empereur et l'avaient mis à mort...
Au mois de janvier 1817, le passage des Panoramas fut éclairé ;
une société se forma qui liquida forcément en 1819 après avoir
exécuté l'éclairage d'une petite partie du Luxembourg et du pour-
tour de l'Odéon. — Paris, ses organes, ses fonctions, par Maxime
Du Camp, t. V, p. 290.
288 LES PIERRES DE PARIS
moins exquises, non moins parisiennes, non moins élé-
gantes des Donnay, des Lavedan, des Captis, des de
Fiers etde Caillavet, des de Groisset... De plus, chaque
année, le bon directeur Samuel — dont le légendaire
chapeau de paille abrite un crâne plus en ébullition que
le cratère de l'Etna — mobilise pour sa « Revue » des
bataillons de belles personnes dont les allées et venues
révolutionnent les Panoramas.
Heureux passage! Quelques-uns des plus artistes
négociants parisiens y ont installé leur industrie. C'est
d'ici que Dewambez et Stem fournissent la terre entière
de cartes de visite impeccables, d'élégant papier à
lettres, d'étonnants menus ouvragés comme des feuilles
de missel! L'éventailliste Duvelleroy est plus que jamais
à la mode, l'antique magasin du chocolatier Marquis ne
désemplit pas, et les vitrines du libraire Rahir offrent
aux bibliophiles un admirable choix de livres rares, de
précieuses illustrations... Il n'est pas jusqu'au bruit des
carambolages exécutés — avec quelle maestria! — par
les « professeurs » de 1' « Académie Cure » qui n'ajoutent
leur note évocatrice aux mille souvenirs rassemblés en
ce pittoresque passage.
Gomment s'étonner après tout cela que « les Panora-
mas » aient gardé la vogue?... On y trouve de jolis bibe-
lots, on y lorgne de jolies femmes... je comprends fort
bien qu'il se rencontre des esprits superficiels pour
préférer cela aux mathématiques !
LA RUE DE LA HARPE
Voisine des tapis-francs nichés à l'ombre de Saint-
Séverin,la rue de la Harpe est aujourd'hui sans éclat.
Par-ci par-là, quelques beaux porches sculptés, quelques
somptueux encadrements de fenêtre, une dizaine de
splendides mascarons de pierre (aux numéros 35 et 45),
des balcons de fer forgé échappés à la rafle des anti-
quaires témoignent de la splendeur d'un passé aboli.
Mais de minables boutiques, de vagues crémeries, une
rôtisserie, des hôtels — sinon borgnes du moins ophtal-
miques — un « débit colonial » (« service fait par de belles
Sénégalaises ») précisent l'actuelle modestie de cette
pauvre rue, compromise entre le boulevard Saint-Michel
et le boulevard Saint-Germain...
La rue de la Harpe est une victime de Phaussmanisa-
tion de Paris. En 1855, lors des grands travaux d'édilité
édictés par le baron Haussmann, la percée des boule-
vards Saint-Germain et Saint-Michel fit disparaître les
trois quarts des immeubles qui depuis des siècles en
19
290 LES PIERRES DE PARIS
faisaient la gloire ! Jadis elle commençait rue de la
Huchette; mais, au lieu de finir vis-à-vis du square de
Cluny, la rue de la Harpe s'étendait jusqu'à la vieille
place Saint-Michel, à l'endroit où la rue Monsieur-le-
Prince rejoint le boulevard, ce boulevard qui occupe
l'ancien parcours de la rue abattue. Ce que nous en
connaissons aujourd'hui n'est donc qu'un tronçon infime
de ce qu'elle fut autrefois (1).
Le cartulaire de la Sorbonne nous apprend qu'en
1272 des écoles s'élevaient déjà en cette rue qui tirait
son nom d'une enseigne : Le roi David jouant de la
harpe. Avec le temps ces écoles étaient devenues des
collèges ; en 1789, la rue de la Harpe n'abritait pas
moins de sept collèges : le collège de Dainville (entre
la rue des Cordeliers et la rue Pierre-Sarrazin), l'ancien
collège de Justice et le collège d'Harcourt (sur l'empla-
cement du lycée Saint-Louis), les collèges de Bayeux, de
Narbonne et de Séez (sur le passage même du boule-
vard, devant le lycée Saint-Louis) ; enfin, le collège de
(1) On divisait anciennement la rue de la Harpe en deux parties :
la rue de la Harpe depuis la rue Saint-Séverin jusqu'à celle des
Cordeliers ; et depuis cet endroit jusqu'à la porte Saint-Michel, on
la nommait tantôt rue Saint-Côme, tantôt rue aux Hoirs d'Hare-
court. Sur la porte Saint-Michel, à sa gauche en sortant de la ville,
était construit le Parloir aux Bourgeois, lieu d'assemblée des offi-
ciers municipaux. Elle s'appelait alors porte d'Enfer. Ce futàl'occa
sion de la naissance d'une fille d'Isabelle de Bavière, le 11 janvier
1394, que Charles VI avait nommée Michelle, que la porte d'Enfer,
embellie et réparée, s'appela la porte Saint-Michel, — Jaillot.
Recherches sur Paris, t. V, p. 81.
Vsuzelle, del. tombeau du cardinal de ricuelieu. Lavalé, sculp.
■20
LA RUE DE LA HARPE 293
Cluny, dont le grand peintre Louis David avait fait son
atelier et où, le 4 janvier 1808, l'empereur Napoléon
vint en grande pompe visiter ce chef-d'œuvre, « le tableau
du Sacre » (place de la Sorbonne, en face le café d'Har-
court, dont l'illustre nom évoque seul tout ce passé).
Une belle église dédiée à saint Corne se dressait à
l'angle de l'actuelle rue Racine ; enfin, au numéro 49 de
la rue de la Harpe, au bout d'une courte allée, se profi-
laient les ruines grandioses des Thermes (*).
Dès le xve siècle, la grande salle du palais de
l'empereur Julien avait été utilisée ; les comédiens de
province y donnaient des représentations ; plus tard, en
1691, les « charrettes publiques » conduisant à Laval
y étaient remisées à l'enseigne de la « Croix de fer » ;
au milieu du xvme siècle, la même enseigne abritait
une « location de carrosses »... A côté, un établissement
de bains avait été aménagé dans les anciens thermes et
les bourgeois de 1789 élevaient des giroflées et des roses
trémières dans les éboulis du vieux palais romain...
Lorsque éclata la Révolution, la rue de la Harpe
« battait s-vi plein ». Le Wattin de 1789 — qui était
l'almanach Hachette de l'époque — nous apprend qu'en
surplus de ses sept collèges, elle pouvait s'enorgueillir de
posséder « 190 portes, 3 notaires, le bureau de la Gazette
des Tribunaux (au numéro 20), le cours de physiologie
(1) En 1544, on découvrit du côté de la porte Saint-Jacoues des
vestiges d'un aqueduc qui conduisait l'eau d'Arcueil dans ce
palais. - - Jaillot. Recherches sur Paris, t. V, p. 79.
294 , LES PIERRES DE PARIS
du chirurgien Desault(au numéro 151), enfin le cours de
chimie du sieur Brongniard, apothicaire du Roi (au
numéro 182) ».
Le gouvernement révolutionnaire ayant fermé la
Sorbonne en 1791, les sorboniens, expulsés de leurs
domiciles, s'étaient instinctivement groupés autour de
leur ancien sanctuaire, et la rue de la Harpe en recueillit
un certain nombre...
D'autres locataires vinrent s'y fixer : pressés de
quitter leur « meublé » de la rue Guénégaud, Mme Roland
et son «vertueux » époux prirent à bail (le 10 mars 1792),
« à partir de Pâques et au prix de 450 livres », « un
modeste logement, donnant sur la cour, au numéro 51,
vis-à-vis l'église Saint-Côme » (par conséquent sur l'em-
placement du boulevard Saint-Michel, dans le prolon-
gement de l'actuelle rue Racine).
Treize jours plus tard, Roland nommé ministre
de l'intérieur, va s'inslaller dans le luxueux hôtel de
Calonne, rue des Petits-Champs; mais Mmo Roland, pru-
dente et bien avisée, n'en écrit pas moins à Bancal :
«... Le petit appartement de la rue de la Harpe continue
de s'arranger; c'est une retraite qu'on doit toujours
avoir sous les yeux, comme certains philosophes y
tiennent leur cercueil... »
Les événements lui donnent cruellement raison : le
17 juin de la même année, le ministère est disloqué et
les Roland emménagent rue de la Harpe. Ils y restent
jusqu'au 11 août 1792, époque où les ministres girondins
LA RUE DE LA HARPE 295
sont rappelés aux affaires... mais ils en sont chassés de
nouveau, le 23 janvier 1793, et c'est rue de la Harpe
qu'on vient — à grand fracas — arrêter Manon Roland
pour la conduire à l'Abbaye, antichambre de l'échafaud !...
En 1794, pendant l'incarcération de Fouquier-
Tinville, c'est encore rue de la Harpe que vinrent gîter
sa femme et ses enfants, dans un misérable appartement
« étroit et lugubre » ; là parvenaient à la malheureuse
les lettres de son mari : « ...Je ne connais personne qui
veuille se charger de ma défense... Je ne trouverais dans
aucun patjs un pouce de terre pour reposer ma tête... Je
voudrais une bouteille d'eau-de-vie, car on ne se soutient
quen en prenant un peu... » . .Et la veille de l'exécution
(le 4 mai 1795), la dernière lettre se termine ainsi :
« ...Adieu mille fois et au peu d'amis qui nous sont
restés... adieu! adieu! ton fidèle mari jusqu'au dernier
soupir... » (4)
Avant d'abriter la veuve du sinistre Fouquier, la rue
de la Harpe avait déjà recueilli une épave d'un autre
ordre, mais bien tragique aussi...
*
* *
Angoissante dut être la surprise du sieur Nicolas
Armez lorsque le citoyen Cheval, épicier rue de la Harpe,
l'engagea mystérieusement — après lui avoir vraisem-
(1) Lettres manuscrites de Fouquier-Tinville conservées à la
Bibliothèque de la ville de Paris»
296 LES PIERRES DE PARIS
blablement vendu quatre paquets de « chandelles-des-six »
ou trois onces de poivre ou de cannelle — à passer dans
son arrière-boutique où « il avait quelque chose à lui
montrer » ! C'était en 1793, la Terreur régnait sur Paris
apeuré ; Nicolas Armez était prêtre, de plus prêtre non
assermenté, déplorable état en ces temps menaçants ; et
le citoyen Cheval passait— non sans raison — pour l'un
des plus ardents patriotes de la section des Thermes.
...Dans son arrière-boutique, soigneusement cade-
nassée, le citoyen Cheval entr'ouvrant prudemment un
tiroir de commode, en sortit une moitié de tête humaine
enveloppée d'un morceau de « toile forte maculée de
taches brunes ». Il déroula ce fragment de linceul, et
Armez, ahuri, aperçut un masque ratatiné de momie,
sectionné du haut du crâne à l'attache des maxillaires,
recouvert d'une peau grisâtre et grumeleuse. Un rictus
retroussait la commissure droite des lèvres, mettant à
nu de fort belles dents ; les paupières ridées, garnies de
leurs cils, voilaient une orbite immense et profondé-
ment creusée. Le nez écrasé déviait vers la droite ; les
poils drus d'une moustache encore rousse se redres-
saient au-dessus des lèvres minces ; une barbiche cou-
pée carrément allongeait le menton déjà long; quelques
cheveux gris garnissaient le sommet d'un iront ample et
magnifique, fortement renflé aux temporaux.
L'abbé Nicolas Armez n'eut pas une minute d'hésita-
tion... c'était indubitablement la tête du très haut et très
puissant seigneur Armand-Jean du Plessis, duc de
LA BUE DE LA HARPE
297
Richelieu, cardinal-ministre, prince de la Sainte-Église
et protecteur des lettres, qui surgissait — en quel état!
MASQUE MORTUAIRE (MOULÉ SUR NATLRE) DU CARDINAL DE RICHELIEU.
Collection du Musée Carnavalet.
— d'un tiroir de la commode du citoyen Cheval, çpicrie
patriote établi rue de la Harpe !
Le premier moment de stupeur passé, Cheval raconta
à l'abbé Armez de quelle façon ce tragique « bibelot »
298 LES PIERRES DE PARTS
était tombé entre ses mains (*). « Chargé de présider
à la destruction du tombeau du cardinal, il avait profité
d'un moment où, les ouvriers prenant leur repas, il
s'était trouvé seul dans l'église de la Sorbonne, pour
s'emparer de ces dépouilles et les emporter sous son
manteau... Il avait eu soin, ajoutait-il, de se retrouver
sur les lieux au moment du retour des ouvriers et
d'arranger les choses de manière à ce qu'ils ne s'aper-
çussent de rien ».
Des ouvriers, il convient de l'expliquer, avaient (du
19 au 23 frimaire), envahi l'église de la Sorbonne et
éventré les vingt-sept tombeaux de tous les Richelieu ;
d'abord pour y « recueillir le plomb desliné à fournir
des balles aux défenseurs de la patrie en danger », puis
(1) Le caveau fut ouvert deux fois, coup sur coup. Dans le
procès-verbal du 19 frimaire an 2, on lit que « les citoyens Dubois,
Hébert et Grincourt, commis à l'enlèvement des cercueils, ont appris
du citoyen Bernard, porteur de la clef (de l'église), qu'il était venu
plusieurs citoyens le 17 de ce mois, du nombre desquels était le
citoyen Saillard, commissaire de la section, à l'effet de fouiller
dans ledit caveau. Saillard, interrogé, a effectivement reconnu avoir
été requis par un particulier, dont il ne se rappelle pas le nom, mais
chargé d'ordres du département, de fouiller ledit caveau. Ils y sont
descendus sans en rien emporter ».
Le caveau fut ensuite ouvert et fouillé officiellement les 19, 20,
21, 22 et 23 du môme mois, et les procès-verbaux du travail de
chaque jour dressés régulièrement. — Les Tombeaux des Richelieu
à la Sorbonne, par un membre de la Société d'Archéologie de
Seine-et-Marne. "È. Thorin, éditeur, 58, boulevard Saint-Michel,
Paris (1867).
Un inconnu coupa la tête de Richelieu et la montra aux specta-
teurs. Revue des Autographes, décembre 15G6, n° 100.
LA BUE DE LA HARPE 299
aussi pour contrôler une dénonciation faite par le sieur
Leblanc « sur un dépôt, soupçonné enfoui dans la ci-
devant église de la Sorbonne » (*).
Hâtons-nous de dire que l'admirable Alexandre Lenoir
CRYPTE FUNÉRAIRE DU CARDINAL DE RICHELIEU A LA SORBONNE.
avait pris le soin de faire transporter au musée des Petits-
Augustins le monument en marbre du cardinal, chef-
(1) Les Commissaires révolutionnaires chargés de l'ouverture des
cercueils en avaient trouvé cinquante « tant grands que petits ».
Leur procès-verbal donne les noms des vingt-sept Richelieu et de
douze docteurs en Sorbonne. Il conclut, à l'égard des cercueils de
plomb : « Nous les avons laissés dans l'église, attendu que la mau-
vaise odeur qu'ils répandent infectent un petit endroit réservé dans
lequel on pourrait les déposer. » — Bévue des Autographes, p. 101.
300 LES PIERRES DE PARIS
d'œuvre de Girardon « déjà légèrement mutilé par des
ennemis des arts qui avaient eu accès dans la chapelle »...
A la même époque, un patriote limousin suspendait
comme contrepoids à son tournebroche une autre tête
en marbre de Richelieu, coupée à une statue érigée au
château de La Meilleraye !...
Lorsque éclata la réaction thermidorienne, les terro-
ristes, terrorisés à leur tour, s'empressèrent de faire
disparaître toutes traces de leurs violents exploits. Le
« masque » du cardinal devenait dangereux à conserver...
fût-ce en un tiroir de commode... Aussi le citoyen Cheval
s'empressa-t-il de l'offrir à M. Armez.
— « Je crains, lui avoua-t-il, d'être arrêté, et dé-
porté comme ardent révolutionnaire... j'ai vu que vous
attachiez du prix à la tête de Richelieu... je n'en ferai
rien : veuillez l'accepter. »
Après avoir tout d'abord refusé, M. Armez se rendit
aux instances de Tépicier et emporta le trésor (*).
Sous le second Empire, le neveu de l'abbé, alors
député des Côtes-du-Nord, offrait la précieuse relique à
M. Duruy, ministre de l'Instruction publique, et le
16 décembre 1866 Mgr Darboy, archevêque de Paris, en
consacrait la restitution (2).
(1) En 1820, M. Armez, neveu de l'abbé, fut sollicité par une
dame de Kérouard de lui donner la tête du grand Cardinal afin de
l'offrir au duc de Richelieu. M. Armez refusa. — Les Tombeaux des
Richelieu à la Sorbonne.
(2) M. Duruy, en remettant lui-même les nobles débris à
M«r Darboy en présence de M. Ch. Robert, secrétaire général du
LA RUE DE LA HARPE 301
Lors de la reconstruction de la Sorbonne par rémi-
nent architecte Nénot, il fut décidé que le masque du
cardinal — qui jusqu'alors avait été déposé hors du
cénotaphe de Girardon (réinstallé après la Révolution) —
irait reprendre sa place dans le tombeau.
On dut procéder à une reconnaissance qui s'effectua
en 1898, sous la présidence de M. Hanotaux, alors
ministre des Affaires étrangères.
En compagnie de la princesse de Monaco (tutrice de
son fils, né Richelieu), de M. Nénot, de M. Henry Roujon,
directeur des beaux-arts, et de l'aumônier de la Sorbonne,
notre grand peintre Détaille assistait à l'impressionnante
cérémonie. *
Sur la prière du ministre, hâtivement, sous le coup
d'une émotion poignante, M. Détaille reproduisit à l'aqua-
relle le masque tragique du grand cardinal, reposant sur
le coussin de soie violette où venaient de le coucher les
mains pieuses de M. Hanotaux (4)
ministère; de M. Anatole Duruy, chel de son cabinet; de M«r Maret,
éveque in partibus de Sura ; de M. A. Mourier, vice-recteur de
l'Académie de Paris, et de M. l'abbé Bourret, professeur de théo-
logie, dit : « Je dépose en vos mains ce qui nous reste d'un grand
homme dont le nom est toujours ici présent, parce qu'il pacifia et
agrandit la France, honora les lettres et construisit cette maison
qui est devenue le sanctuaire des plus hautes études. L'Université
et l'Académie accomplissent un devoir filial en réunissant leur
hommage au pied de cette tombe qui ne sera plus violée. » — Le»
Tombeaux de? Richelieu à la Sorbonne.
(V « La tête était dans le coffret de plomb sur le coussin de
soie, et nous ne l'avons pas touchée. Seulement j'ai soulevé le
302
LES PIERRES DE PARIS
C'est cette image, angoissante et superbe, que nous
contemplions longuement hier dans l'atelier de la rue
LE MASQUE MORTUAIRE DU CARDINAL-MINISTRE.
Aquarelle de M. E. Détaille. Collection Hanotaux»
voile de ouate qui la recouvrait et, en raison de légères atteintes
de décomposition, j'ai posé sur le visage un autre voile de ouate
traité avec toutes les précautions antiseptiques... ». — G. Hanotaux.
(Extrait d'une lettre Darticulière du 26 mars 1909). Collection G. Gain.
LA RUE DE LA HARPE
303
d'Aumale dont M. Iïanotaux a fait son studio... en savou-
rant ce plaisir rare : entendre le passionnant et pas-
RICHELIEU SUT. SOiN LIT DE MOKT.
Collection de M. Hanotaux. Ph. de Champaigne, pinxit.
sionné historien de Richelieu causer du Grand Cardinal !
— ...Et maintenant, comparez... concluait M. Hano-
taux en plaçant sous nos yeux une admirable étude de,
Ph. de Champaigne, Richelieu sur son lit de mort, qui
figura à l'Exposition des portraits historiques en 1878 (4).
(1) ...Je ne l'avais pas perdue de vue, écrit M. Hanotaux, et
,'ai pu l'acheter à un marchand de tableaux qui l'avait acquise à la
304 LES PIERRES DE PARIS
Reconnaissez cette tête, ce front sublime que recouvre
un bonnet de linge, ces yeux déjà creusés par la souf-
france, cette moustache hérissée, cette barbiche coupée
ras comme dans le masque de la Sorbonne !...
« Voici l'image d'un des plus admirables Français
qui aient honoré notre pays... non seulement Français,
mais encore Parisien, car Richelieu, ne l'oublions pas,
est né à Paris, rue du Bouloy, assure son acte de
baptême... et Paris ingrat ne possède pas, sur une seule
de ses places publiques, l'effigie de ce très grand homme ! .. .
Pourtant une telle statue ne s'imposerait-elle pas, près
de ce Palais-Royal qu'il légua à la France, après l'avoir
fait bâtir tout près du Louvre, tout près de son roi, afin
de servir plus promptement les intérêts de notre pays/
de veiller sur sa gloire et sur sa grandeur?... »
vente de la collection Haag. Elle a été exposée en 1900 et M. Lafe-
nestre lui a consacré alors une étude qui ne met pas en doute
l'attribution à Philippe de Champaigne. — (Lettre particulière
adressée à M. G. Gain.)
LA
VRAIE «BUTTE» MONTMARTRE
On s'instruit tous les jours. Je croyais connaître Mont-
martre; mon ami Aristide Bruant, le chansonnier
populaire, s'est chargé en quelques heures de me prou-
ver que j'ignorais les plus surprenantes beautés de cette
« Mamelle du Monde » comme l'avait si drôlement bap-
tisé feu Rodolphe Salis, seigneur de Chat-Noirville. Je
reviens émerveillé de notre excursion en un Montmartre
à peu près insoupçonné des Parisiens ; un Montmartre
sauvage, agreste, raviné, sylvestre et qui n'a rien —
absolument rien — de commun avec le Montmartre des
beuglants truqués à l'usage des étrangers nostalgiques.
Depuis toujours, j'aime l'âpre talent de Bruant. Dans
la rue, les Chansons de route constituent des œuvres qui
resteront. Ce ne sont certes pas recueils de romances à
l'usage des petites filles dont on coupe le pain en tar-
tines, mais tous les amoureux d'art admirent ces chan-
306
LES PIERRES DE PARIS
sons remplies de colères, de cynisme, de violences,
et débordantes aussi de pittoresque observation, d'in-
ARISTIDE
BRUANT
A. BRUANT PAR STEINLEN.
diligente pitié aux misérables. Oh! certes, Bruant ne
mâche pas ses mots : il fait parler leur langage vrai aux
tristes héros qu'il met en scène : costauds de Belleville,
:
Lacroix, photog.
ARISTIDE BRUANT,
LA VRAIE « BUTTE )) MONTMARTRE 309
rouquines de la Butte, terreurs de Clignancourt, voyous
de La Villette, trimardeurs de Saint-Ouen, « joyeux des
bat' d'Af »... Mais ce professeur d'argot, ce chantre des
purotins, des pégriots, des miséreux, des escarpes et des
« demoiselles » de Saint-Lazare a des tendresses de ma-
man pour les petiots, les pauvres gosses qui ne mangent
pas à leur faim, les infirmes, les souffre-douleur... et
aussi pour les chiens errants, ces maigres toutous qu'on
voit quêter un os problématique :
...De braves gens, de bonnes bêtes
Qu'une caresse rend joyeux,
Et dont les grands yeux bien honnêtes
Vous regardent droit dans les yeux !
L'excellent peintre Steinlein, — un autre très grand
artiste, — et Toulouze-Lautrec ont popularisé par leurs
tableaux, leurs dessins, leurs affiches, la pittoresque sil-
houette de ce diable d'homme que Courteline dépeint
ainsi : ... « un chien, deux chiens, trois chiens, des
bottes, un pantalon de velours à côtes que complète un
gilet à revers et une veste de chasse à boutons de métal I
un cache-nez rouge au mois de mai, une chemise rouge
en tout temps!... »
Cocardier enragé, Bruant a placé, devant lui, sur
son bureau, bien en vue, deux photographies de son fils
Tune en Saint-Cyrien, l'autre en lieutenant... Au mur,
à la place d'honneur, le brevet de la médaille de Sainte-
Hélène du grand-père... un vieux des grandes guerres...
et c'est en cette compagnie que notre chansonnier popu.
310 LES PIERRES DE PARIS
laire écrit ces « marches entraînantes » qui aident si bien
nos allègres petits pioupious à « bouffer les kilomètres... »
François Coppée, qui s'y connaissait — et qui s'était
fait le parrain de Bruant à la Société des gens de lettres,
— a écrit : « C'est un grand artiste... descendant en ligne
directe et légitime de notre Villon », et ce m'était une
joie d'arpenter en sa compagnie le vieux, le très vieux
Montmartre qu'il habita si longtemps.
Les bons snobs n'ayant connu que le Bruant volon-
tairement hirsute qui les recevait avec la plus parfaite
grossièreté lorsqu'ils « osaient » franchir le seuil de son
cabaret du Mirliton — boulevard Rochechouart — ont de
lui une idée forcément incomplète... Ils venaient là-bas
pour se faire eng et ils l'étaient copieusement — j'ose
le dire. Ils en avaient pour leur argent. Qui ne se rappelle
ces deux salles enfumées, pleines à craquer d'un public
extraordinaire, où les « rupins de la Haute » se tassaient
contre les modèles, les « chahuteuses » de l'Élysée-Mont-
martre, les peintres des ateliers voisins, les « belles ma-
dames » affolées et ravies, les académiciens en rupture
de Coupole, les grands-ducs en balade et les bohèmes
impénitents. On empilait du monde jusque sur le piano,
— à côté de l'ange doré — les clients aidant au service,
passaient aux buveurs éloignés les « galopins » destinés
à étancher leur soif. « Ici on ne boit que de la bière,
rugissait Bruant, et de la mauvaise... Encore un « galopin »
ce sale type là-bas... Maintenant mes enfants... au
refrain!... » Et de sa belle voix de cuivre il entonnait:
3 v^-\
il:
s! '■■■*■
M
. '*V-"yf *.y> M-,/j
LA VRAIE (( BUTTE )) MONTMARTRE
313
A Saini-Ouen ou les P'tits Joyeux... ou A la Villette...
Mais, dès que sonnaient deux heures du matin,
MONTMARTRE EN 1850-
Gravure de Louis Marvy.
Bruant mettait tout le monde à la porte, sifflait ses
chiens, empoignait son bâton de toucheur de bœufs et,
3i4 LES PIERRES DE PARIS
sa limousine sur l'épaule, grimpait bien vite « là-haut »,
16, rue Cortot, dans son trou de feuilles, en plein bois...
pour se désintoxiquer de la fumée, des hurlements des
poivrots, des « galopins », de la sottise humaine... pour
dormir à l'air et composer ses chansons en écoutant
siffler les merles et chanter les fauvettes, dans les lilas
de son « parc », — un parc de plus de 6.000 mètres !
C'est tout cela que je voulais visiter avec ce bon com-
pagnon qui a vu et entendu tant de choses et qui sait
si bien les raconter. Notre promenade paradoxale com-
mença par le Sacré-Cœur pour finir au cabaret des
Assassins... rue des Saules 1
Il fait un temps tragique qui, d'ailleurs, n'est pas
sans charme; ce brouillard londonien, ce fog où nous
nous enfonçons enveloppe les bicoques lépreuses d'une
atmosphère de rêve; à mesure que nous avançons, les
ruelles, les masures, les arbres semblent émerger de
gazes superposées.
Par la rue André-del-Sarte nous gagnons l'intermi-
nable escalier Sainte-Marie. Nous passons devant la
maison haut perchée où le maître Gustave Charpentier
composa ce chef-d'œuvre : Louise, et atteignons le haut
de la Butte. Là, un affreux camelot, surgissant des
buées, nous offre des cartes postales et des « médailles
de la Basilique ». « Tiens! le Rouquin! s'exclame
Bruant. Te voilà, affreux filou !... Je vous présente le pire
voleur de chiens de la Butte... Ici, Toutou... Mais je t'ai
prévenu, si tu as le malheur de toucher à Toutou, tu
CONSTRUCTION DE L EGLISE DU SACRÉ-COEUR.
Houbron, pinxit. Musée Carnavalet.
LA VRAIE « BUTTE )> MONTMARTRE 317
prendras la plus effroyable des purges... — Oh! pas
d'danger, m'sieu Bruant, on les respecte vos quat'pattes.
— D'où sors-tu? on m'a dit que tu venais de tirer deux
ans d'ombre... Où avais-tu pigé ça? — ... C'est parce
qu'un agent m'avait vu donner un sou à un pauvre...
Ça l'a épaté c't'homme... ma prodigalité lui a paru sus-
pecte... 11 m'a empoigné... et aujourd'hui c'est la grande
purée... Mauvaise saison pour les petites médailles... —
Pas le temps de te plaindre, adieu... Donne tout de
même deux cartes... — Oh! merci, Messieurs... » Et
nous nous enfonçons dans le brouillard.
Longeant le Sacré-Cœur, dont les immenses murailles
ont des apparences de constructions babyloniennes,
nous passons devant le mur galeux où furent fusillés
— le 18 mars 1871 — les généraux Clément Thomas
et Lecomte, puis nous dévalons du côté de Saint-
Ouen, par de pittoresques ruelles où des moitiés de
vieux puits sont encore encastrées dans des murs
branlants. Nous descendons des escaliers disloqués,
bordés d'iris fanés, de grands buis blancs de gel,
de fusains poudrés à frimas, et nous entrons au
numéro 22 de la rue du Mont-Cenis, dans un pauvre
jardinet où errent des chiens maigres, où picorent
des poules érupées... Des retombées de lierre voilent
à demi les entrées de cave... du linge effîloqué pend,
lamentable, sur des fils de fer rouilles... Ici demeura
Berlioz en 1834, peu de temps après son mariage avec
l'actrice Harriett Smithson; sa « Sensitive », l'Ophé-
318 LES PIERRES DE PARIS
lia adorée d'une troupe anglaise en représentation à
l'Odéon. La rue du Mont-Cenis s'appelait alors la rue
Saint-Denys. La maison était petite : deux pièces au rez-
de-chaussée, deux au premier étage. Mais quelle vue
merveilleuse ! de ses fenêlres, encadrées de vigne, le
jeune ménage découvrait toute la plaine Saint-Denis
jusqu'à la vieille basilique. « Je me crois à Tivoli,
écrivait Berlioz à un ami... Venez donc admirer notre
ermitage. » Le Maître vécut ici trois ans. écrivant ses
mordantes critiques dans le Rénovateur et aux Débats,
achevant Harold en Italie, composant Benvenuto Cellini,
bâclant des romances pour le Pilotée, journal des Modes.
Ici lui naquit un fils, le 14 août 1834. Tout fier il alla
le déclarer à la mairie de Montmartre... Il y eut grande
fête à l'Ermitage et les amis, Alfred de Vigny, Hiller,
J. Janin, E. Sue, Chopin montèrent y fêter l'heureux
événement! Pauvre ermitage, si joyeux jadis, en quel
état le voyons-nous aujourd'hui!... (*).
(1) On racontait qu'Alphonse Karr avait loué à Montmartre un
ancien bal public, un Tivoli, à moitié tombé dans les carrières. Il '
en restait un petit bois et le bureau des cannes. La nuit, Karr se
couchait dans le bureau des cannes, et le jour il se promenait dans
le petit bois : ce fut là qu'il venait de composer Sous les Tilleuls.
Berlioz trouva pour le terme d'avril un logement à la campagne
avec jardin. Passé la barrière des Martyrs les voici qui montent,
lui et son Harriett, tous deux par une grande avenue plantée
d'arbres, vers les moulins. Sur la vieille église s'élève, en façon de
clocher, une massive tour ronde adaptée à la courbe du chevet et
qui porte la longue potence d'un télégraphe à signaux. L'église,
entourée de son cimetière plein de tombes et d'arbres, occupe le
LA VRAIE « BUTTE )) MONTMARTRE 321
Nous voici maintenant rue Corlot, venelle étonnante
où les cimes des arbres débordent de palissades et de
murailles noircies par les pluies, couvertes d'inscrip-
tions impossibles à reproduire ; c'est la « petite corres-
pondance » des apaches et des pierreuses montmar-
trois... serments d'amour, serments de haine, injures
envers les puissants du jour, imprécations contre les
« flics », rien n'y manque... Au numéro 16, Bruant
sonne, on ouvre ; nous pénétrons dans le pittoresque
logis où si longtemps se lut, au haut des six marches de
pierre qui y donnent accès, cette inscription : « Chan-
sonnier populaire ».
Toute trace de l'amusante installation d'autrefois a
disparu; nous sommes dans un atelier de menuisier,
rempli d'établis, de bois rabotés, de copeaux, de scies,
de pots de colle... Mais le parc, l'admirable parc est in-
tact... il s'étale devant nous dans sa sublime beauté.
centre du village. Devant elle une petite place avec des maisons
rustiques; tout à côté, la mairie. Çà ^et là des cabarets avec des
bosquets où l'on joue aux boules.
Leur maison est plus loin. Ils dépassent l'église et s'engagent
dans la rue Saint-Denis, qui descend le versant nord, pavée
seulement pour le ruisseau du milieu et ombragée par de grands
arbres qui se rejoignent au-dessus d'elle.
A peine au quart de la descente, la rue Saint-Denis est coupée
par la rue Saint-Vincent — une pittoresque ruelle à flanc de coteau,
dominée par des terrasses et dominant à son tour d'autres jardins
Au coin des deux rues, la maison à droite, c'est là.
Adolphe Boschot. Un romantique sous Louis-Philippe (4831-
4842), p 232.
322 LES PIERRES DE PARIS
Le brouillard gris, formant derrière les grands arbres
un épais rideau, nous bouche les vastes horizons de la
plaine Saint-Ouen, mais nous voile deux ou trois hautes
bâtisses modernes qui déjà montent à l'assaut de « la
Butte ». Il est stupéfiant de
penser que cette enclave de la
forêt de Fontainebleau ou des
bois de Meudon se rencontre en
plein Paris! Des arbres gigan-
tesques, ormes, peupliers, chê-
nes ; de longues allées de tilleuls ;
des terrains vallonnés, de grandes
UNE FERME A MONTMARTRE. n , v »,
iougeres arborescentes, de hautes
Eau-forte de Charles-Jacques.
ciguës gelées où le givre accroche
ses dentelles d'argent; de l'herbe, des mousses comme
duvetées de sucre en poudre... un paysage de féerie d'où
sortent des chants d'oiseaux,
Car les buissons barbus cachent des nids de merles (*).
Nous descendons une suite de pentes raides, nous
retenant aux branches pour ne point glisser, et d'une
terrasse à moitié éboulée nous surplombons l'étonnante
rue Saint-Vincent. C'est ici que travaillait Bruant...
c'est ici qu'il se documentait d'après n'ature. Durant
les nuits d'été tièdes et bleues, penché sur cette
ruelle où les irréguliers montmartrois des deux sexes
(1) Le Bois sacré (Edm. Rostand).
Cliché F'otticr.
LA RUE SALVr-VIMCENT k MONTMARTRE (1908).
•21
LA VRAIE (( BUTTE )) MONTMARTRE
325
s'assignent volontiers de galants rendez-vous, il écou-
tait les personnages de ses chansons conter leurs petites
affaires, vider leurs querelles de ménage, « jaspiner »
ce langage vieux comme le monde, féroce, poétique, co-
loré qui s'appelle l'argot, que Bruant a tenté de codifier
u -'" ' |
' Et
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LES MOULIiNS DE MONTMARTRE VERS 1845.
Lilh. de Lemercier.
en un étonnant et savoureux dictionnaire. Tous les
peintres amoureux de pittoresque ont reproduit la rue
Saint-Vincent, d'autres s'apprêtent à l'immortaliser de
nouveau. Le pourront-ils désormais? Aujourd'hui, la
ruelle fameuse est close à son débouché sur la rue des
Saules, près du Moulin de la Galette... Les derniers
326 LES PIERRES DE PARIS
orages entraînant les terres ont disloqué une partie des
murs de clôture.
Bruant, plus ému qu'il ne veut le dire, Bruant à qui
cette verdure sauvage rappelle toute sa jeunesse est là?
planté sur' un tertre, mâchant une herbe, les grosses
bottes enfoncées dans la terre molle, roulé dans son
large macfarlane; sa fine tête de chouan résolu, coiffée
d'un énorme chapeau de feutre, se découpe — nette
comme un profil de médaille — sur le brouillard...
Bruant rêve à son « Montmartre », à ce peuple de
bohèmes, de nomades, de jolies filles effrontées, de
besogneux à l'insouciance ricaneuse, de « refilcurs de
comètes », de malheureuses créatures « dont le cœur
est plus piétiné qu'un trottoir » ; à tout ce monde
extraordinaire, effrayant, cynique et comique, roublard
et ingénu, qu'il connaît mieux que personne... et nous
nous éloignons, émerveillés et pensifs, pendant que
Bruant fredonne :
Quand ils l'ont couchée sous la planche
Elle était tout' blanche.
Mêm'qu'en l'enscv'lissant
Les croq'morts disaient qu'la pauv'gosso
Était claquéeTjour de sa noce
Ru' Saint-Vincent !...
Le brouillard s'épaissit de plus en plus, les becs de
gaz brillent. entourés d'un halo orange et bleu... Nous
suivons d'étroites ruelles où le pied glisse, rappelant de
temps en temps « Toutou » qui s'obstine à flâner au-
LA VR.aiG « BUTTE )) MONTMARTRE 329
tour des bornes... Des buées tièdes qui semblent traî-
ner sur le sol glacé sortent des bouches d'égout,
Du bruit, des lumières, des accords de guitare... Nous
voici rue des Saules — au « cabaret des Assassins »...
Rassurez-vous, aimables lectrices, l'endroit n'est ter-
rible que par l'enseigne. Quand nous entrons la « pa-
tronne des Assassins », très émue, s'ingénie doucement
à faire avaler un peu de lait chaud sucré à un petit chat
dont un « sale chien » vient d'endommager la patte...
Une grande salle, des bancs, des tables cirées, deux ou
trois tonneaux vides, au mur des affiches, une cheminée
à hotte où flambe un bon feu, et le chansonnier de la
boîte — qui dans la journée est potier, — un joli homme
à la barbe frisée, vêtu d'un suroît et d'un pantalon de
velours, saisit sa guitare et, les yeux mi-clos, soupire
en notre honneur, d'une voix veloutée... les stances de
Ronsard :
Quand au Temple nous serons,
Agenouillés nous ferons
Les dévots selon la guise...
Les stances de Ronsard au « cabaret des Assas-
sins » !...
3?
LE 4 SEPTEMBRE 1870
La place du Châ!eau- d'Eau. — Les grands
boulevards. — L'Hôtel de Ville. — Les Quais.
Ce matin-là — un radieux dimanche inondé de soleil —
nous nous levâmes de bonne heure, mon frère et
moi... Au dîner de la veille nos parents avaient paru si
désolés, les nouvelles de la guerre semblaient si mena-
çantes que nous avions hâte de savoir. La porte de l'ap-
partement de notre mère étant encore fermée, nous
sortons furtivement du petit hôlel familial et courons
jusqu'à la place du Château-d'Eau, actuellement place
de la République.
Au milieu, s'élevait alors une vaste fontaine de
pierre, transportée aujourd'hui place Daumesnil, et
remplacée par une massive statue de la République.
Six lions de bronze vert jetaient de l'eau dans les larges
vasques... Ces lions, nous devions l'an suivant — aux
derniers jours de mai 1871, pendant l'agonie de la
Commune — les retrouver troués de balles et d'éclats
333 LES PIERRES DE PARTS
d'obus, renversés dans les bassins remplis d'eau teintée
du sang des combattants et aussi du pétrole provenant
des touries saisies par l'armée de Versailles à la caserne
du Prince-Eugène et aux Magasins Réunis (aujourd'hui
Hôtel Moderne) dont les ruines fumaient encore... Dans
l'horrible mixture traînaient des képis de fédérés, des
débris de fusils, des «godillots» en loques... Un peu
plus loin, à l'entrée du boulevard Voltaire, à la hauteur
du numéro 4, une barricade épaulée à une maison cal-
cinée et sur la barricade un canon démoli, renversé, une
roue engagée sous les pavés, l'autre roue en l'air avec
son fer de bandage à moitié déroulé... A quatre pas de
cette barricade, Delescluze avait été tué; des branches
d'arbres hachées par la fusillade et la mitraille gisaient
à terre ; le sol était encore rouge de sang.
Depuis les premiers jours de la guerre, nous avions
pris l'habitude d'aller aux nouvelles à l'angle du mur de
la caserne, où étaient apposés les bulletins officiels, au
coin de la rue de la Douane. Ce dimanche 4 septembre,
malgré l'heure matinale, huit ou dix personnes, silen-
cieuses et consternées, se pressaient déjà devant l'affiche
blanche... Nous nous hâtons! Toute ma vie je reverrai
le papier fatal collé sur la pierre voisine d'un soupirail
grillé ouvrant sur une cave sombre; depuis, jamais je
ne traverse la place sans qu'invinciblement mes yeux
n'aillent se poser sur cette pierre évocatrice... L'affiche
disait le désastre de Sedan... « Un grand malheur
frappe la Patrie... la défaite... l'Empereur rendant son
iSi
LE 4 SEPTEMBRE 1870 335
épée... » Nous n'en pouvions croire nos yeux... nous
rentrons en sanglotant au logis.
Nous trouvons dans le jardin nos parents en larmes ;
des amis arrivent; on s'embrasse, on discute, on divague,
le vieux chauvinisme aidant on se reprend à espérer
malgré tout... On cite des noms... «Avec la France il
ne faut jamais... Mais que va faire Paris... que se passe--
t-il dans les rues... il faut aller voir... » et nous voici,
revêtus de nos uniformes de lycéens de Louis-le- Grand,
remontant les boulevards.
Il est dix heures : les boulevards semblent très
calmes; des rassemblements devant les bulletins et les
kiosques de journaux... des estafettes circulent au grand
galop... A la hauteur de la porte Saint-Denis, des groupes
d'hommes, se tenant par le bras, défilent sur la chaussée,
criant : « Déchéance... déchéance... Vive Trochu!... »
Beaucoup de gardes nationaux en tenue, de francs-
tireurs en chapeau tyrolien, de flâneurs en veston, le
képi sur la tête, le fusil sur l'épaule... les' camelots
courent, hurlant les journaux... On fait des ovations à
deux officiers de mobiles passant en voiture, une dame
leur lance des fleurs en pleurant... (*) »
(1) Notre grand peintre national, Edouard Détaille, alors mobile
au 8me bataillon des mobiles de la Seine, a bien voulu nous confier
ces pittoresques souvenirs :
« Le 4 septembre, j'étais au camp. Nous étions une bande de
joyeux compagnons que les événements impressionnaient fort peu.
Germain, des Nouveautés, était clairon dans ma compagnie, dont
faisaient partie Walewski, Frédéric Masson, de Marescot, Lecomte,
336 LES PIERRES DE PARIS
Sur la place de la Concorde très peu de monde : les
arroseurs se livrent tranquillement à leur besogne ordi-
naire, et l'omnibus américain — stationné à l'entrée des
Champs-Elysées, près des chevaux de Marly — se garnit
de promeneurs endimanchés décidés à passer la journée
dans les bois de Saint-Cloud ou à manger une friture au
Bas-Meudon! Le jardin des Tuileries est fermé et vide;
nous suivons les quais : les pêcheurs à la ligne sont à
leur poste. Le drapeau tricolore flotle sur le pavillon
central du palais des Tuileries; l'Impératrice Régente
est toujours au château; par les galeries vitrées du rez-
de-chaussée l'on aperçoit des voltigeurs de la garde.
Dans la cour du Carrousel quelques officiers de service,
l'air préoccupé, fument en faisant les cent pas. Deux
cavaliers, la carabine sur la cuisse, immobiles, montent
la garde devant les tentes de bois placées à droite et à
gauche du petit arc de triomphe.
Notre déjeuner rapidement expédié, nous reprenons
notre course à travers Paris ; mon frère sort avec notre
père; j'accompagne mon grand-père. L'aspect des bou-
Berlin, Du Paly, Boitelle, etc.. Je me souviens que c'est Alexandre
Duval qui, passant la lôte par l'ouverture de la tente où nous nous
tenions, nous annonça la terrible nouvelle de la guerre et la révo-
lution à Paris. Nous étions très jeunes et peu enclins à commenter
toutes ces catastrophes. Seul Boitelle, fils du Préfet de Police, dit
d'un air sentencieux : « Mais c'est papa qui ne va pas être « content ».
« Nous sommes restés consignés au camp et toute la nuit nous
fûmes sur pied et occupés à faire des rondes dans la crainte d'une
irruption des émeutiers dans les cantonnements».
LE 4 SEPTEMBRE 1870 337
.evards s'est absolument modifié : la foule, silencieuse
et morne ce malin, est maintenant grondante et affolée.
Des bataillons de la garde nationale défilent, musique
en tête; les cuivres éclatent en notes stridentes; des
hurlements s'élèvent : « Déchéance!... déchéance!... »
Quelques « Vive Gambetla!... Vive Trochul... Vive la
République!... » qui nous
stupéfient... Pas un sergent \^
de ville. Nous emboîtons le
pas d'un bataillon et arri- /m
vons place de la Concorde. ;
Le pont est barré par une /
double haie de gendarmes ( î
à cheval... Au delà, une [
foule compacte est massée \
devant les grilles du Corps
législatif. . . De grand cris. .. \
Des hourras... On dit autour \
de nous que Gambetta et
Jules Ferry haranguent le
peuple. Bientôt les gen- gambetta.
darmes qui gardent le pont
sont débordés et les manifestants de la place de la
Concorde vont en courant rejoindre les manifestants du
Corps législatif; on chante la Marseillaise et le Chant
du Départ) la foule s'écarte pour laisser passer les gen-
darmes et un peloton de sergents de ville qui regagnent,
épée au fourreau, les casernes... Sur leur passage, on
o38 LES PIERRES DE PARIS
crie: «Vive la France!... Vive Gambetla!... Vive Trochu!...»
Aulour de nous on raconte que Jules Favre \ Gambelta
sont allés proclamer la République à l'Hôtel de Ville...
La Chambre a été envahie et la déchéance prononcée... ({)
Les acclamations redoublent; la grille des Tuileries
est enfoncée ; la foule pénètre timidement dans le jar-
din; beaucoup de curieux se « délilent » derrière les
statues et les arbres, car l'on rcJoute un feu de salve
tiré par les voltigeurs, rangés en bataille devant le
Palais, au bout de la grande allée. C'est le général Mel-
linet, un glorieux balafré du premier Empire, qui les
commande, et le \ieux brave n'a pas froid aux yeux.
Prudemment, mon grand-père m'emmène et nous repre-
nons le chemin des boulevards. A toutes les fenêtres,
(1) Comment le peuple parvint-il à franchir la grille? L'inci-
dent vaut la peine d'ôlre noté.
« Des officiers du bataillon do la Garde nationale posté sur le
pont de la Concorde ont besoin d'entrer au Palais. M. Stcenackcrs
vient ouvrir la grille et les officiers passent. Mais comment refer-
mer une grille poussée par vingt mille poitrines d'hommes ! Im-
possible. Le flot passe avec les officiers, et le peuple, en une
minute, apparaît soudain dans toutes les salles...
« On dira, on a dit déjà, que ce sont les députés de l'opposition
démocratique qui ont voulu entraîner la représentation nationale
et proclamer la République. Mensonge!... Us ont fait des efforts
inouïs pour faire sortir la foule et pour rendre inviolable le sanc-
tuaire de la Chambre...
« La droite s'éclipse, le centre suit le général Palikao et la gauche,
au nom du peuple souverain, Ut une première liste des membres
qui doivent composer un gouvernement provisoire. Mille et mille
voix répètent à la fois : « A l'Hôtel de Ville ! ». — (L 'Illustration).
«I ii -»>»wpf|^i
HAPON,
{Le Momie Illustré.)
LE GOUVEKNEMENT DE LA DÉt'ENSE NATIONALE
23
LE 4 SEPTEMBRE 1870 341
des curieux, très peu de voitures, les trottoirs et la
chaussée noirs de monde... A l'angle de la rue Le Pele-
tier, une cohue regarde deux hommes, dont un garde
national, occupés à abattre à coups de sabre les armes
impériales sculptées au-dessus de la boutique de Dus-
sautoy, tailleur de l'Empereur; mais ces exaltés, que
l'on acclame, prennent grand soin de respecter l'aigle
russe à deux têles accolée à l'aigle napoléonienne...
C'est comme un signal... la foule court sus aux insi-
gnes impériaux; les commis des « fournisseurs de
LL. MM. l'Empereur et l'Impératrice » semblent les
premiers à donner l'assaut ; en moins d'une heure, tout
emblème dynastique, les couronnes, les N subversifs
ont disparu des façades des magasins... quelques enra-
gés poussent la colère jusqu'à gratter sur des affiches
de commerçants les vignettes des médailles obtenues
aux Expositions, médailles ornées du profil moustachu
de Napoléon III.
Les terrasses des cafés devant lesquels on quête
pour les blessés regorgent de consommateurs, on boit
ferme, on hurle, on crie : « Vive la République! Vive
Gambetta! » On échange des nouvelles, on s'interroge :
« Qu'est devenue l'Impératrice? » — Est- il vrai qu'on
ait arboré le drapeau rouge? A quelle heure la Chambre
a-t-elle prononcé la déchéance... « Capoul, sur l'impé-
riale d'un omnibus, chantait tout à l'heure la Marseil-
laise, sur la place de la Bourse, on Ta acclamé! » Bou-
levard Montmartre, un « moblot », grimpé sur un banc,
342 LES PIERRES DE PARIS
annonce qu'il arrive de l'Hôtel de Ville... « Henri
Rochefort vient d'y entrer couvert de fleurs... en fiacre
découvert... des milliers d'hommes l'escortaient, en l'ac-
clamant... Pour délivrer son idole, le peuple a enfoncé
à coups de madrier les portes de Sainte-Pélagie... Vive
Rochefort! » (*)
(1) « ...Olivier Pain fit jouer la serrure, la porte s'ouvrit et une
centaine d'amis se précipitèrent dans le couloir, m'enlevant dans
leurs bras et me jetant dans une voiture découverte qui passait...
« La population grossissait à vue d'œil autour de nous. Bientôt
notre escorte devint une armée.
« J'étais dans la Victoria avec Pain, Paschal Grousset, qui, sorti
quelques semaines auparavant, était venu au-devant de rious,
Arthur de Fonvielle, Charles Dacosta, de sorte que la voilure,
chargée au delà de toute prévision, n'avançait plus qu'au pas.
« En un instant nous fûmes couverts de fleurs et j'apparus
zébré d'écharpes et drapé de rubans rouges comme un mât de
cocagne. On nous apprit que la séance de la Chambre venait
d'être levée et que les députés de Paris délibéraient à l'Hôtel de
Ville.
« . .Nous avions ramassé tant de monde en route que nous
étions, au bas mot, cinquante mille quand nous débouchâmes
sur la place de l'Hôtel de Ville.
« ...La grille qui allait céder sous la pression fut enfin ouverte
par le portier de l'Hôtel de Ville, mais la porte de l'escalier menant
aux appartements avait été également verrouillée, et la masse de
nos accompagnateurs s'étant engouffrée avec moi dans le corridor,
je crus que je n'en sortirais pas.
« Je n'en serais probablement pas sorti en effet si je ne m'étais
résolu à casser un carreau dont on enleva tous les morceaux, ce
qui me permit de passer à travers. Mais j'étais presque en lam-
beaux lorsque les huissiers m'introduisirent dans la salle des
délibérations où le Gouvernement provisoire était déjà en séance ».
— Henri Rochefort. Les Aventures de ma vie, t. II, p. 200.
LE 4 SEPTEMBRE 1870
343
Impénitents badauds parisiens, mon grand-père et
moi regardons machinalement les affiches des spec-
tacles : au Théâlre-Français, les « comédiens ordinaires
de l'Empereur jouent, à 7 h. 1/2, le Menteur, Mérope,
LES DÉPUTÉS DE LA RIVE GAUCHE (4 SEPTEMBRE).
le Caprice', à l'Opéra-Comique, Zampa, avec Léon
Achard; à la Gaîté, la Chatte blanche] au Palais-Royal,
les Diables roses. Bal au jardin Mabille et au Tivoli-
Vauxhall.
Un gros rassemblement devant le théâtre du Gym-
nase (où Mlle Desclée joue ce soir le Demi-Monde) : les
344 LES PIERRES DE PARIS
sergents de ville occupant le petit poste tapi contre
les marches donnant accès à l'église Bonne-Nouvelle
auraient chargé la foule à coups d'épée... « Us ont bien
fait, ripostent quelques-uns; des voyous avaient tiré sur
eux des coups de revolver... » Les grilles sont fermées ;
deux gardes nationaux, l'arme au bras, montent la fac-
tion devant le poste hermétiquement clos.
Toute une population, frémissante, nerveuse, se presse
sur les boulevards, beaucoup de citoyens en bourgeois,
coiffés d'un képi ou d'un shako — dont l'aigle a été
arrachée — et porteurs d'un fusil orné de feuillages
enlevés aux arbres des squares, beaucoup de femmes,
beaucoup d'enfants; les marchands de coco font des
affaires d'or. C'est à peine si l'on parle de la guerre et de
nos pauvres soldats... On semble espérer... on « veut»
espérer qu'un changement de régime amènera un chan-
gement de fortune, et il est inouï de constater qu'en ce
jour de deuil, Paris prend un air de fête !
A l'angle du boulevard et de la rue Saint-Denis, deux
chanteurs ambulants dégoisent des couplets orduriers
sur l'Impératrice...
Le dîner est fiévreux... Chacun raconte les épisodes
effarants, touchants, patriotiques ou comiques recueillis
au hasard de ses courses. Notre père- a rencontré
Sardou, qui lui a narré son entrevue avec le général
Mellinet, la diplomatie qu'il dut employer pour amener
le général à retirer les soldats et à éviter une inutile
effusion de sang... Vers deux heures le drapeau avait
LE 4 SEPTEMBRE 1870
345
été amené (4), l'Impératrice-Régente ayant quitté le châ-
teau; à trois heures, les voltigeurs de la garde impériale
HENRI R0CHEF0RT (4 SEPTEMBRE 1870).
(1) Un toast à l'Impératrice Eugénie porté le soir même du
4 septembre dans le Palais des Tuileries.
Récit de M. Delaporte, ancien avoué au Tribunal de la Seine,
alors sous-lieutenant au 5me bataillon de la garde nationale :
« ...^près être restés l'arme au pied, place Vendôme, jusqu'à
m
LES PIERRES DE PARIS
cédaient la place à la garde nationale et à quelques
compagnies de mobiles... des centaines de curieux
avaient traversé le Palais, très respectueusement, sans
causer le moindre dégât... Un de nos amis a croisé le
fiacre amenant du Corps législatif à l'Hôtel de Ville —
escortés de quels cris ! — Gambctta, Picard, Magnin
et Laurier.
Il y eut ensuite un conseil du Gouvernement provi-
soire; le général Trochu le présida, ayant Jules Favre à
sa droile.
Cette longue séance, commencée à 9 h. .1/2 du soir,
dura toute la nuit. Le Conseil se tint dans le « cabinet de
l'aile droite faisant face à la Seine ». Au fond de la
salle, un buffet de charcuteries variées »; les membres
3 heures de l'après-midi dans -l'attente d'ordres et de nouvelles
précises, les deux bataillons de la garde nationale, dont le mien,
reçurent l'ordre d'aller occuper les Tuileries, qu'une foule calme et
endimanchée visitait sans désordre dans un curieux é'onnement.
A 7 heures, les officiers de la garde nationale de service aux
Tuileries furent avisés qu'un dîner les attendait au Palais. J'y fus.
Le dîner était celui destine aux officiers de service le matin — ser-
vice de l'Empereur. — Au dessert, on servit du Champagne; et
c'est alors que, non sans élonnement, nous vîmes se lever, un
verre en main, un de nos camarades portant les. galons de lieute-
nant. On crut qu'il allait boire à la santé de la République.
Non ; sans embarras il nous dit qu'il avait eu l'occasion d'assister
au départ de, l'Impératrice, qu'il l'avait trouvée pleine de courage
et de dignité et qu'il nous proposait de porter un toast, non plus
à l'Impératrice, mais à la femme, à la mère. Celte proposition ne
trouva pas d'écho mais ne souleva non plus aucune protestation,
et l'orateur se rassit au milieu du silence ». — (Lettre particulière).
LE 4 SEPTEMBRE 1870 347
du gouvernement de la Défense nationale mangeaien-
debout, hâtivement, tout en continuant à discuter...
Les pièces d'accès étaient occupées par la garde
nationale. Dehors, sur la place de Grève et le long du
quai, la foule poussait d'incessantes acclamations. Au
iour naissant, on se jeta sur des canapés ou sur des lits
improvisés pour prendre quelques heures d'un repos
nécessaire. Rochefort dormit dans l'ancienne chambre à
coucher de Mme Haussmann (*)!
Je ne surprendrai personne en rappelant que l'ap-
pellation « rue du Qualrc-Scptembre » date de celte
tiournéc-là; jusqu'alors, la rue s'appelait « rue du Dix
Décembre », souvenir de la proclamation de l'Empire...
Celte trop évocatrice plaïue bleu**, fut la première vic-
time du régime nouveau...
(i) Figaro du 4 septembre 1309.
&41
LES
CLASSES DE DANSE A L'OPÉRA
ontez cinq élages, tournez à droite, prenez le cor-
ridor de gauche, poussez trois portes, remontez
deux autres étages, puis tirez de nouveau à droite et là,
demandez votre chemin à la première personne que
vous aurez l'heureuse chanea de rencontrer; car vous
ne sauriez certainement pas vous y retrouver parmi
tous les corridors qui s'ouvriront autour de vous... »
Telle fut, à peu près, l'indication que voulut bien
me donner la concierge de TOpéra, lorsque je la priai
de mUndiquer le cours de M. Giraudier, professeur de
danse pour la classe des hommes.
Après m'êlre trompé dix fois, avoir dérangé des
tailleurs courbés sur des chausses wagnériennes,
envahi des accessoiristes réchampissant des chars
romains, troublé des couturières occupées à repriser
des jupons de tulle, interrogé des lampistes et des
350
LES PIERRES DE PARIS
pompiers, voire même deux somnolents employés de
bureau plongés dans la lecture de Y Auto, arpenté les
corridors où reposent, remisés jusqu'à la prochaine
représentation, les dieux égyptiens d'Aida et les éten-
dards des soldats do Faust, entrevu les squelettes de bois
des coursiers fougueux destinés à emporter les Walkyrics
dans leur héroïque chevauchée, je finis par découvrir
une habilleuse, les bras chargés de péplums roses, qui
voulut bien, nouvelle Ariane, me guider dans le laby-
rinthe. Au bout d'un quart d'heure de courses éche-
velées je parvenais à la classe de M. Giraudier.
Au moment où j'y entrais, une vingtaine do jeunes
gens de tailles inégales et d'âges variés — des enfants
de huit ans et des hommes de vingt ans — faisaient de
prodigieux « sauts de chat », remplissant de leurs bonds
une vaste pièce au plancher incliné, tel le plancher de
scène de l'Opéra. Au fond, une grande glace, à droite et
à gauche des barres d'appui; les danseurs en minces
escarpins de peau, culotte courte, bas blancs ou gris,
chemise largement ouverte. Le violon à l'épaule, ryth-
mant la mesure, précisant les mouvements, les indi-
quant professionnellement par une habile inflexion des
jambes, M. Giraudier dirige et contrôle ses élèves.
« Plus en dehors le pied... Tu vas trop vite... Trop vite,
je te dis... et tes bras, tu les prends donc pour des
aéroplanes... Une, deux... Pas de bourrée, mainte-
nant... Plus en dehors le pied... Une, deux... C'est
mieux... A toi, Robert... Songe que l'examen est dans
LES CLASSES DE DANSE A L'OPERA
351
huit jours... entrechat six... Une, deux, entrechat sept...
Bien... Ça ira... » Et toujours le violon à l'épaule, le
L ENTREE DES CLASSES.
P. Rcnouard, aq.
professeur circulé au milieu des élèves, d'un pas glissé,
sur le plancher non ciré, constellé de grands huit tracés
par l'eau des entonnoirs. Avec des grâces de fillelies, la
352
LES PIERRES DE PARIS
petite classe, à son tour (des enfants de huit à dix ans)
arrondit la jambe, tend le jarret, s-'efforçant, elle aussi,
à battre le redoutable entrechat six...
Mais voici dix heures et demie : « Allons, signez! »,
et les danseurs signent de leur grosse écriture enfantine
1 W
LA FEUILLE DE PRESENCE.
P. Renouard, del.
la feuille de présence. Les petits rigolent : « Hein,
monsieur, comme il écrit mal, il sait pas écrire... »
Ils se tordent de rire, enfilent leurs minces paletots et
s'envolent comme une bande de moineaux.
Une douzaine de grandes et belles filles les rem-
LES CLASSES DE DANSE A L'OPÉRA
353
placent; les coryphées : la classe de Mllc Théodore
succède à la classe de M. Giraudier. Tout d'abord des
plaintes : « Brrr... qu'il fait froid, on gèle ici! » et ces
jolies personnes se plaignent fort. Toutes sont en cos-
tume de leçon, souliers de danse, bas roses, jupe de
tarlatane, pantalon blanc bouffant serré aux genoux,
LES « PETITES ».
P. Renouard, del-
bras nus; sur leur corsage largement décolleté sont
croisés des fichus de laine ou des matinées de satin rose
et bleu, les cheveux sont peignés à la diable, les yeux
semblent battus de sommeil ; plusieurs élèves ont passé
des jambières tricotées. Fine et menue dans sa robe
noire, Mlle Théodore paraît. « Allons, allons, mes
354 LES PIERRES DE PARIS
enfants, ne perdons pas de temps. Vous ne me
paraissez pas très réveillées ce matin. » La leçon com-
mence. Des claquements du pouce, des battements de
mains indiquent le mouvement; à des exercices de
barre succèdent des temps de pointes et des ronds de
jambes (4).
Oh! la grâce spirituelle et ensorcelante de ces
minces pieds de femmes, qui tantôt frôlent le sol sans
paraître daigner s'y poser et tantôt semblent se piquer
dans le plancher comme une aiguille dans une pelote.
Avec une précision, une méthode, un' art parfaits, ce
joli bataillon manœuvre au commandement de son
colonel qui, d'ailleurs, prêche d'exemple, indiquant d'un
geste adroit les poses à prendre, les mouvements à
exécuter. Puis, on passe à un autre exercice : « Allons,
l'adage. » A ce moment, la pianiste (car le piano a
succédé au violon) plaque les premières mesures de la
(1) Ce que gagnaient les danseuses de l'Opéra en 4842.
Mme Garlotta Grisi, première danseuse, 40.000 francs par an,
60 francs de feux.
Mme Louise Fitz-James, danseuse de caractère, 18.000 francs
par an.
Mme Pauline Leroux, danseuse de caractère, 42.000 francs par
an, 50 francs de feux.
Mlle Mario, première danseuse, 25.000 francs par an.
Mlle Forster, première danseuse, 6.000 francs par an.
Les sœurs Desmilâtrc, danseuses de deuxième ordre, 10.000 francs
par an.
Chaque danseuse du corps de ballet à 1.500 francs. — Salon
littéraire (30 octobre 1842).
?'«
LES CLASSES DE DANSE A l'OPÉRA
35?
figure. « A toi, Berthe, descends... Pas de bourrée...
Monte sur la pointe... Mieux que cela... encore... Ça
va... Allons, Pichard, à toi... Pas mal... Ne te presse
donc pas, Georgette... Laisse bien la jambe derrière toi.
ï. Renouard, dêl
et quand tu es bien à l'arabesque serre les reins et
n'oublie pas que c'est un jeté dessous... Doucement,
plus doucement Blanche, ton bras est trop haut... Et
toi, Germaine, soigne tes pointes... » Dociles, ces
jeunes filles réalisent vite l'indication que leur jette
358 LES PIERRES DE PARIS
leur professeur; mais pendant qu'elles tournoient, un
peigne saute, puis deux, puis trois peignes ; MIle Théo-
dore s'impatiente : « Fixez donc mieux vos cheveux,
c'est insupportable cette pluie de peignes... Allons,
une, deux... Recommençons... Bravo, Germaine!... (*) »
Sous le grand vitrage dont la lumière crue allume des
nimbes d'or dans les cheveux blonds, toutes ces jolies
filles, le sourire aux lèvres, forment des groupes gracieux
et charmants. Les yeux ne sont plus bouffis, elles sont
vraiment réveillées; leur amour professionnel leur a
fait oublier la fatigue.
Car ceux-là se trompent fort qui s'imaginent que
l'existence d'une danseuse comporte de sérieux loisirs.
Leur travail commence dès dix heures du malin pour
ne finir souvent qu'a minuit, avec le tombé du rideau.
Classe de neuf heures à dix heures et demie pour les
enfants, de dix heures et demie à midi pour les sujets,
les coryphées et les quadrilles; à midi et demi, répéti-
tion, et quatre fois par semaine, représentation le soir,
tel est l'ordinaire lableau de service.
C'estvers huit ans que l'éducation chorégraphique com-
mence et seuls un entraînement progressif et continu, une
sévère mélhode, un régulier assouplissement font qu'une
jeune fille, presque une enfant, peut, sans faiblir, sup-
porter l'excessive fatigue qu'entraîne l'étude de la danse.
Comme nous voici loin de la légende!
(1) Non seulement M,le Théodore dirige les classes des « cory-
phées » mais elle préside ensuite aux leçons «d'ensemble » des sujets.
LES CLASSES DE DANSE A L'OPERA 359
*
* *
Nous dégringolons d'autres escaliers et longeons de
nouveaux corridors. Voici la porte de la classe des
petits où professe Mlle Van Goeten. Nous entrons, et
MUe Van Goeten de s'exclamer : « Voilà bien ma chance,
vous arrivez justement le jour où ma pianiste, épouvan-
tablement grippée, a dû me fausser compagnie, si bien
qu'à la veille de l'examen mes pauvres élèves sont
forcées de travailler d'après mes indications chantées,
et Dieu sait combien je chante mal!... »
Mlle Van Goeten est trop modeste : elle chante fort
bien, fort en mesure, et son mignon quadrille se tré-
mousse le plus joliment du monde à ses intelligents
commandements (*). Toutes ces fillettes ont de douze à
quatorze ans ; sur leur col mince se balancent encore
(1) Vendredi, 23 juin 1871.
Les petits sujets et les coryphées répètent en costume de danse,
pour la première fois depuis la fermeture du théâtre.
Elles sont là une trentaine de danseuses éparpillées par petits
groupes, leurs robes de tarlatane blanche éclairant la demi-obscurité
du théâtre ; elles vont et viennent, causant avec animation ; en
voici une qui, penchée, rattache le ruban de son soulier ; une autre
debout, sur ses pointes, fait, toute droite et comme piquant le plan-
cher, un assez long parcours, puis retombe sur ses pieds après une
pirouette, en disant avec un geste le plus gentil du monde :
— Qu'est-ce qu'elle me chantait donc, maman, que j'avais perdu
mes pointes, pendant la guerre ! Je savais bien que non, moi ! Ça
ne se perd pas, les pointes!...
Je m'approche d'un groupe où la conversation est pleine d'en-
360
LES PIERRES DE PARIS
les médailles d'argent de leur première communion! Il
m est de délicieuses qui déjà minaudent avec une
LA CLASSE D'ENSEMBLE DE Mlle MAURI DANS LE GRAND FOYER DE L'OPÉRA.
De Montarlot, phot.
enviable rouerie. Il semblerait d'ailleurs que cette
classe fût une école de grâce, tant .le professeur
train. C'est une petite coryphée, blonde et fort jolie, qui raconte la
chute de la colonne Vendôme :
— J'étais là, dit-elle, au premier rang et j'ai acheté une complainte
qu'on vendait rue de la Paix : je l'ai apprise par cœur. — Notes et
Souvenirs (1870-71), par Ludovic llalévy (p. 107).
LES CLASSES DE DANSE A L'OPERA 361
s'efforce avec raison de réagir contre « les mauvaises
attitudes ». La leçon se passe, presque tout entière, à
faire rentrer dans l'ordre des bras trop en dedans ou
des genoux trop en dehors. « ... maintenant, mes
enfants, travaillons le pas de l'examen. » Et MUe Van
M,le ROSITA MAU RI.
Reutlinger, phot.
Goeten, toujours chantonnant, indique et mime elle-
même les passages difficiles...
« Ta ta ta ta... ton genou Emma... ta ta ta... un
temps... une, deux, trois... Pliez... une, deux... ta ta
la... sauts de chats... ton petit pied, Jane... ta ta ta...
et Jane surveille son « petit pied » chaussé de coutil
gris... »
362 LES PIERRES DE PARIS
Comme j'admirais le charme de ces minces fillettes,
leur professeur voulut bien me présenter à son premier
sujet, Ml,e Emma Mauller — onze ans — qui se couvre
de gloire dans les ballets de « Femina ». Cette « étoile
en herbe », comme disait l'autre, daigna danser en
mon honneur les pizzicati de Sylvia, et je quittai la
classe sur cette aimable vision.
Redescendons les interminables escaliers; nous
voici de plain-pied avec les coulisses; soulevons le
lourd vélum, presque hermétiquement clos, qui ferme,
derrière la scène, le grand foyer de la danse. Ici, c'est
l'arche sainte; Mlle Rosita Mauri, hier encore la gloire
de notre Académie nationale, y professe, — avec
quelle indiscutable autorité — le cours de perfection-
nement (*).
Au milieu du grand divan, frileusement serrée dans
(1) Le loyer de la danse à l'ancien Opéra (1844) : Le foyer de la
danse est une grande et vaste pièce attenante à l'ancien hôte
Choiseul. Elle est assez mal éclairée et meublée d'une banquette
semi-circulaire sur laquelle prennent place les rares élus admis
à pénétrer dans le sanctuaire. Un buste en marbre de la Guimard,
posé sur une colonne en bois peint, pareille à celles qui n'ornent
guère le foyer du public, est la seule relique adorée dans ce
temple. La muraille, recouverte d'une boiserie sculptée et ou-
vragée à la manière du temps, est tapissée déglaces qui ont repro-
duit successivement les plus frais et les plus* jolis minois du
monde. De distance en distance des tringles de fer, posées à hau-
teur d'appui, servent aux danseuses qui s'y suspendent' avec
toutes sortes d'entrechats et de ronds de jambes en attendant leur
entrée en scène. — Les petits Mystères de l'Opéra, par Albéhig
Second, p. 134.
LES (ÎLASSES DE DANSE A L*OPÉRA
363
un long manteau de tricot blanc, ses cheveux bouclés,
recouverts d'une mantille bleu pâle, la haute canne
noire à pomme d'or — son bâton de commandement —
à la main, le sourcil autoritaire, Mlle Rosita Mauri donne
sa leçon...
L'aimable artiste me reçoit les mains tendues et
cependant Mlle Mauri semble soucieuse, ses yeux spiri-
AU SECOND QUADHILLE.
P. Renouard, del.
tuels sont mélancoliques.. MlIe Mauri est un peu nerveuse,
.elle en exagère son pittoresque accent espagnol. « Hé,
cher monsieur, vous tombez bien mal, je n'ai encore
"personne ce matin, hier au soir Faust, aujourd'hui il
pleut à verse... les pauvrettes sont fatiguées; deux vail-
lantes ont seules bravé la tempête : Schwarz et Billion;
la qualité devra remplacer la quantité. »
364 LES PIERRES DE PARIS
Oh! la belle leçon, je ne dirai pas seulement de
danse, mais encore d'esthétique. « Allons, mesdemoi-
selles... continuez... de la grâce., encore de la grâce...
Plus bas les bras, et le poignet plus souple... détournez
maintenant... Tendez la pointe... hop... bravo Schwarz!
Très bien... port de bras... attitude... Restez... » Les
charmantes danseuses, telles deux statues grecques,
s'immobilisent en une « pose noble » et MUe Mauri,
satisfaite, de s'écrier : « Hein 1 sont-elles d'une belle
ligne... Ceci est parfait... Mais songez qu'il faut toute
une vie de travail, et d'un dur travail je vous assure,
pour atteindre à cette perfection... Pas commode
notre métier et ne l'exerce pas qui veut, et puis,
quelle gymnastique, parfois aussi quel supplice!
Saviez-vous que la Taglioni, après une leçon de deux
heures donnée par son père, tombait mourante sur le
tapis de sa chambre, où elle se laissait déshabiller,
éponger, rhabiller sans avoir le sentiment de ce
qu'on lui faisait?... Et elle devait danser le soir, la
povera! (d) »
(1) Une danseuse dévorée d'ambition, MUe X..., avait inventé,
S. G. D.G., une manière fort ingénieuse de se casser et de se
tourner en même temps...
MUe X... se couchait par terre, le visage collé contre le plan-
cher, les jambes étendues horizontalement, puis elle faisait monter
et peser sur elle sa femme de chambre. Avec le temps elle s'habi-
tua si bien à son fardeau domestique qu'elle en arriva à porter sa
mère et sa sœur. Si la place n'eût pas manqué, elle en eût porté
bien d'autres. — Petits Mémoires de l'Opéra, par Charges db BoiONlf
1857, p. 35.
sw
LB COURS DE Mlle MAURI DANS LE GRAND FOYER DE LA DANSE.
Mlle* BARBIER, ZAMBELLI, D. LOBSTEIN
De Montarlot, phot.
LES CLASSES DE DANSE A L'OPÉRA
367
Mais le front de M"e Mauri se rassérène : une par
une, sans bruit les retardataires ont fait leur appa-
rition. L'état-major de l'escadron volant de l'Opéra
est presque au complet : Mlles Aïda Boni, Urban,
Lobstein, Meunier, Johnsson, de Moreira, Dockès et
LA CLASSE DE M,le TI1ÉODOUE.
P. Renouard, del.
Guillemin entrent en leçon, et c'est un émerveillement
de voir ces jolies personnes résoudre en se jouant les
difficultés que leur impose leur éminent professeur.
D'un mot, d'un geslc, Mlle Mauri — le poing gauche à
la hanche, et marquant la mesure de sa terrible canne
368 LES PIERRES DE PARIS
noire — commande, surveille, ne ménageant ni ses cri-
tiques, ni ses compliments...
... Depuis quelques minutes, une nouvelle danseuse
est survenue : après avoir exécuté quelques plies et
quelques ronds de jambe, elle a nonchalamment posé
son pied mince sur la barre la plus élevée, plus haut
que l'épaule, et dans celte pose étrange, mais profes-
sionnelle, elle assiste tranquillement à la leçon qui finit.
Cette charmante apparition — brune, fine, nerveuse —
est Mlle Zambelli, l'étoile de l'Opéra... A son tour, elle
danse et nous admirons cette grande artiste, une des
plus parfaites qu'il nous ait été donné d'applaudir
D'un mot, d'ailleurs, Mlle Mauri résume nos sensations :
« C'est un feu d'artifice ».
Puis avec le charme infini qu'ont les femmes parlant
avec amour d'un art qu'elles ont exercé supérieurement,
Mlle Mauri énumère toutes les qualités nécessaires à une
vraie danseuse : l'élégance des attitudes, la noblesse des
positions, les aimables abandons du corps, les longs
déploiements, les parcours sinueux, et, par-dessus tout,
les yeux d'enjouement... M,le Mauri parlant de son art,
c'est l'apôtre même de la religion chorégraphique qui
sème la bonne parole... Les yeux, la voix, le geste, tout
en elle est sérieux... j'allais écrire doctrinaire.
Mais — il y a toujours un « mais )> dans la vie —
sous la jupe noire de coupe austère sort un petit bout
de pied emprisonné en un étroit escarpin verni... et ce
petit bout de pied n'est pas doctrinaire du tout... Ah! le
LES CLASSES DE DANSE A L'OPÉRA 369
gredin, comme il frétille, comme il se cambre, comme
il est « un peu là » ! Quel docile élève et qu'il exécute
spirituellement les indications du professeur... Nous
l'avons connu, chaussé de satin rose, alors qu'il nous
charmait dans le Cid, les Deux Pigeons, la Korrigane,
Coppèlia /...(*)
Mademoiselle Rosita Mauri, quand vous voudrez être
tout à fait sérieuse, méfiez-vous de votre petit pied
(1) Il est permis à ce propos de rappeler les jolis vers d'Alfred
de Musset à la Taglioni, créatrice du ballet V Ombre :
Si vous ne voulez plus danser,
Si vous ne faites que passer
Sur ce grand théâtre si sombre,
Ne courez plus après votre ombre
Et tâchez de nous la laisser
37/
LA
SEMAINE D'UN INONDÉ
Dimanche 23 janvier 1910, trois heures de l'après-midi,
du haut d'un balcon du quai Voltaire... — Malgré la
neige qui tombe en tourbillons, une foule dense assiège
les parapets des quais. On s'arrache les journaux... On
compte les marches libres des escaliers de pierre don-
nant accès aux berges inondées; encore douze... ça va
bien. De l'angle du pont des Saints-Pères, les badauds
constatent avec stupeur que le fleuve, démesurément
grossi, affleure presque les entablements du funnel
reliant la gare d'Orsay à la gare d'Orléans... Des amis
arrivent, les nouvelles sont de plus en plus mauvaises...
la banlieue parisienne est tout entière envahie, les trains
sont arrêtés, les ponts s'écroulent... L'eau paraît sourdre
de partout, par les murs, par les parois, par les fentes
des pierres, sous les pavés, le long des rails des tram-
ways... le baromètre enregistreur, qui marquait 733 mil-
mètres, baisse encore!
25
372
LES PIERRES DE PARIS
La Seine jaune et bourbeuse semble monter à l'assaut
des ponts, des berges, des bateaux-lavoirs, des grands
chalands noirs accotés aux quais et dont les mariniers
doublent les amarres...
LA SEINE ET LE PONT-ROYAL, 25 JANVIER 1910.
L.-P. Aubey, photog. Verascope Richard.
Lundi, 2 heures. Au musée Carnavalet. — Un attaché
et deux gardiens manquent à l'appel; ils habitent la
banlieue inondée, les communications sont interrom-
pues, leurs maisonnettes doivent être cernées par les
LA SEMAINE D UN IKONDÉ
373
eaux... La rue de Sévigné résonne de sinistres coups de
trompe annonçant qu'une équipe des pompiers occupant
la caserne voisine part lutter contre quelque nouvelle
catastrophe. Après le feu, ces braves gens vont affronter
— en héros qu'ils sont — l'eau, l'eau traîtresse qui
L EMBARCADERE DU « TOURISTE », VIS-A-VIS LA GARE D ORSAY,
Dr A. Bach, photog. 26 JANVIER 1910. Verascope Richard.
mine sournoisement les murs, prépare les éboulis, ouvre
les crevasses...
« Allô ! allô !... De la part des Annales. Avez-vous au
musée des documents sur les anciennes inondations à
Paris? — Oui. — Ça va bien, on va venir voir ça. »
374 LES PIERRES DE PARIS
— « Allô 1 De la part du Monde illustré, avez-vous au
musée », etc.. Une carte, deux cartes, trois cartes,
quelques reporters désireraient consulter ce que le
musée possède relativement aux inondations... Vérifions
un peu nos richesses... elles sont minimes... Quelques
illustrations datant de trente ans, une reproduction d'un
curieux tableau de Loir Luigi, une gravure en couleurs
de Debucourt,des documents sans importance... Maisen
feuilletant Paris sous le Consulat, d'Aulard, je retrouve
ces deux extraits de la Gazette de France, qui me
semblent tout à fait de circonstance :
A la date du 12 nivôse an X (1832) : « ... Le débordement de
la Seine est tel, que les communications se trouvent intercep-
tées dans plusieurs quartiers de la ville. Il ne s'en faut plus que
de dix-huit pouces pour que la rivière ne soit parvenue à la
hauteur de 1740... On navigue en bateau dans un grand nombre
de rues : celles de Saint-Florentin, Lille, Seine, Vielle-Bou-
cherie, Gît-le-Cœur, Pavée, etc.. La place de Grève se trouve
couverte de trois à quatre pieds d'eau, et les bateaux chargés
de blé étaient amarrés ce matin sous l'arcade Saint-Jean. »
(L'arcade Saint-Jean traversait jadis l'Hôtel de Ville)...
Plus loin, le 14 nivôse :
... L'échelle du pont National (pont Royal) marquait ce
matin 7 mètres 7 décimètres.
L'eau couvre l'esplanade des Invalides, les Champs-Elysées
et toute la plaine d'Ivry. On voit, du haut des tours Notre-
Dame, tout le spectacle de l'inondation.
Quant au cataclysme de 1740, nous en connaissions
tous les détails par le Journal de Barbier :
LA SEMAINE D'UN INONDÉ 375
... Actuellement (25 décembre, jour de Noël), Paris est
entièrement inondé. D'un côté, la plaine de Grenelle et le canton
des Invalides, le Cours et les Champs-Elysées, tout est couvert
d'eau. Elle vient même par la porte Saint-Honoré jusqu'à la
place Vendôme... On ne passe plus qu'en bateau; le côté de
Bercy, de la Râpée, de l'Hôpital-Général (actuellement la Salpê-
trière), c'est une pleine mer... La place de Grève (actuellement
place de l'Hôtel-de-Ville) est remplie d'eau, la rivière y tombe
par-dessus le parapet, toutes les rues des environs sont inon-
dées, dans les maisons à porte cochère les bateaux entrent
jusqu'à l'escalier... Le pain vaut toujours quatre sols et demi la
livre et tout le reste est très cher... Un batelier a été mis en
prison pour avoir exigé douze sols pour passer une pauvre
femme et son enfant.
6 heures du soir. Chez an ami, rue de Lille, autour
d'une table de bridge. — Des joueurs surviennent appor-
tant les nouvelles... le sous-sol de la gare d'Orsay est
envahi... Deux locomotives électriques que l'on n'a pas
eu le temps de garer baignent dans l'eau jusqu'à mi-
hauteur... Toute la journée, les quais ont été envahis
par les curieux, les camelots, les photographes... La
Seine verdâtre roule tumultueusement des poutres, des
tonneaux, des débris informes, des cahutes encore
enguirlandées de lierre... Quelques magistrats arrivent,
gelés, du Palais de Justice dont les calorifères sont
inondés... les membres de la Chambre des Requêtes
ont dû siéger au coin d'un feu de coke en Chambre du
Conseil — toutes portes ouvertes — pour obéir aux
prescriptions de la Loi... Les eaux atteignent 7 m. 89
376 LES PIERRES DE PARIS
au Pont-Royal ; encore un centimètre et elles vont
dépasser l'étiage de 1740... On voudrait se rassurer;
mais le bridge languit...
Mardi 25, 11 heures malin. — La Seine monte toujours,
la foule continue à envahir les quais. Des automobiles,
des coupés stationnent aux têtes des ponts, les proprié-
taires descendent pour voir plus près. Debout sur leur
siège, chauffeurs et cochers regardent par-dessus la tête
des curieux. Rue de Lille, rue de Verneuil, rue de Belle-
chasse, les infiltrations commencent. Les tramways
sont pleins, on est si bien sur l'impériale pour observer
l'assaut furieux que donne le fleuve déchaîné aux vieux
ponts et aux quais de Paris... « Ça fait cinéma! », dit
un élève de l'École des Beaux-Arts, au large pantalon de
velours gris, tenant sous le bras une jolie fille qui mor-
dille un bouquet de violettes... Les curieux sont massés
devant la porte vitrée de la gare d'Orsay... Le bruit
court qu'on va faire sauter le pont d'Iéna, dont la masse
obstrue le passage des eaux... Au Jardin des Plantes, on
a pu sauver les ours dont les fosses étaient inondées...
7 heures du soir. — Qu'ils sont durs à gravir les cinq
étages que l'ascenseur avalait si rapidement... A chaque
palier, dans l'angle, des bougies en des flambeaux de
cuivre .. Et le soir, on fait cercle autour de la lampe
inutilisée depuis si longtemps et qui sent le pétrole...
Mercredi 26, 7 h. 1/2 du matin. — Les moineaux
parisiens répondent à mon appel plus nombreux que
LA SEMAINE d'un INONDE 377
jamais. Eux cL moi sommes de vieux amis. Chaque
matin, dès sept heures et demie, ils montent la garde
sur la balustrade du balcon et réclament en piaillant le
pain quotidien. Je réunis d'habitude une vingtaine de
clients... dont un boiteux qui ne manque jamais sa visite
LE QUAI DES GRANI S-AUGIST1NS, 26 JANVIER 1910.
de Montarlot, phot.
matinale et un petit gris d'une effronterie délicieuse...
Ce matin, leur nombre a doublé... mes petits camarades
ont dû faire des invitations... C'est entendu, on augmen-
tera les portions.
8 heures — J'ouvre mon Figaro: une phrase résume
378 LES PIERRES DE PARIS
admirablement la journée d'hier : « On a l'impression
d'être dans une ville assiégée par un insaisissable
ennemi ». La Seine a encore monté. L'étiage indique
8m, 29. Au Pont-Royal, la situation devient très grave...
Le fleuve charrie des forêts de poutres blanches, des
tonneaux, des cadavres de pauvres chiens qui passent
rapidement, les quatre pattes en l'air, tout roides. L'eau
est jaune et sale, de grands remous moirés se forment
à l'avant des bateaux amarrés et des pontons d'embar-
quement... Une tempête de neige, de grésil, de pluie...
Quai Voltaire, il y a lm,40 d'eau dans nos caves... des
pompes d'épuisement sont installées à côté, au Monde
illustré, plus loin encore, au Journal officiel, pour vider
les chambres basses où fonctionnaient les machines.
3 h. 1/2 du soir. — La salle des séances du Conseil
municipal. — M. de Selves, préfet de la Seine, expose aux
conseillers l'exacte situation de Paris : il montre le péril
grandissant d'heure en heure, il énumère les mesures
qu'il a prises, non seulement contre les dangers immi-
nents, mais encore pour assurer l'existence des milliers
de sinistrés qui affluent de toutes parts, pour hospita-
liser les malades, pour diriger son armée d'ingénieurs,
de techniciens... Les yeux cernés de bistre du préfet, ses
traits tirés, disent le surmenage écrasant de cet homme
supérieurement intelligent. Le préfet de police lui suc-
cède, il arrive de la banlieue inondée, croulante, et sa
brève allocution terminée, il se hâtera de retourner —
LA SEMAINE d'(JN INONDE
379
selon son habitude — au plus fort du danger, donnant
l'exemple de la bravoure, soutenant de sa présence
l'héroïque phalange des agents, des marins et des sol-
dats réquisitionnés!
- - ' -----
_ ^^^^yaM|^^^^r "~*H~^
H*^p^r
LE QUAI VOLTAIRE ET LA POMPE D EPUISEMENT DU % JOURNAL OFFICIEL *
P Parfonry, photog. 26 JANVIER 1910.
Massés sur les marches conduisant à la tribune, pres-
sés derrière leurs collègues du bureau, mêlés aux sténo-
graphes, les conseillers font une ovation aux deux pré-
fets... Debout, très élégant dans sa jaquette noire fleurie
380 LES PIERRES DE PARIS
de la rosette de la Légion d'honneur, M. E. Caron, pré-
sident du Conseil, souligne éloquemment la grandeur de
cette manifestation patriotique... Les crédits demandés
sont votés à l'unanimité, un grand élan de solidarité
fraternelle, d'amour passionné pour notre cher Paris,
réunit toutes ces opinions souvent contraires... C'est
très simple, très beau, très impressionnant.
4 h. 1/2. — M. Quentin-Bauchart — conseiller des
Champs-Elysées inondés, qui préside la Commission du
Vieux-Paris, — expédie hâtivement les affaires urgentes,
puis retourne en son quartier reprendre son poste de
combat.
Les quais sont toujours remplis par la foule, plus
curieuse encore quYmue... Des camelots hurlent :
« Demandez Paris sous l'eau... Le déluge à Paris... Un
franc la douzaine d'instantanés... demandez... » Le pont
des Arts est condamné, on ne passe plus... Un agent
veille, roulé dans son caban, derrière des cordes ten-
dues... Un second barrage, quai du Louvre, le sol est
soulevé, Peau sort par les égouts... Le vieux Pont-Neuf
assure, une fois de plus, la circulation parisienne.
L'eau gagne toujours; depuis le commencement do
la crue, la Seine a monté de 6 m. 10... *
10 heures. — Ce soir, le quai Voltaire offre un aspect
lamentable. On piétine dans la boue gluante au milieu
de la chaussée ; des pompes grinçantes vident les caves
de VO/fîciel et crachent sur les passants des nuages de
LA SEMAINE D'UN INONDÉ
381
fumée... On commence à prendre peur... Les commères
font de fâcheux pronostics... Des femmes pleurent et une
marchande de journaux m'a dit textuellement ceci :
« Monsieur, vous qui connaissez le préfet de police,
savez-vous si cela va bientôt finir? »
La rue de Lille est complètement inondée, on y cir-
LB QUAI DES GRANDS-AUCUST^S, 2G JAWIKR 1910.
de Monlarlot, phot.
cule en bateau. M. Lemercier, juge au Tribun 1 de la
Seine, a amarré un bachot en toile au pied de son
escalier !
Une affreuse odeur de gaz empuantit les environs,
les éboulements ont crevé des conduites, Ton ne sait où
382 LES PIERRES DE PARIS
trouver les fuites... Des agents sont venus, ordonnant
de fermer tous les compteurs; une explosion vient de
se produire chez le marchand de tabac du coin de la rue
de Beaune, au-dessous de l'appartement historique où
mourut Voltaire... Ma concierge est affolée : « Encore
trois marches, monsieur, et l'eau est dans la cour. »
Derrière la porte cochère, sous la voûte, des briques et
des sacs de ciment sont empilés. On va élever une digue
au haut de l'escalier de la cave complètement remplie
d'eau et devant la porte d'entrée de la maison.
Le tunnel du chemin de fer d'Orsay passe sous
nos pieds, l'on entend distinctement l'eau couler en
trombe.
Jeudi 27, 9 heures du matin. — 11 gèle, mais le temps
est beau. La Seine a encore monté. Les bateaux-lavoirs
surgissent au-dessus des parapets des quais, bouchant
la vue du Louvre!
4 heures du soir. — Au coin de la rue du Bac, barrée
depuis midi, un fort attroupement... On rit, oij plaisante.
Quatre égoutiers, bottés jusqu'à la ceinture, traversent
dans leurs bras d'un trottoir à l'autre les malheureux
locataires des rues inondées... rue de Verneuil, rue de
Lille, rue de Poitiers, rue de Beaune... Ils sont dans l'eau
jusqu'aux cuisses. Les femmes crient, les enfants s'amu-
sent... Ce pittoresque va-et-vient rappelle la jolie gravure
de Petit d'après Garnier, où, dans une rue parisienne, un
solide gars, les jambes nues, porte sur son dos une jolie
LA SEMAINE D'UN INONDÉ 383
muscadine de l'an IX aux mollets impeccables, aux pieds
mignons chaussés de souliers à hauts talons...
10 heures du soir. — La vision du haut de mon bal-
LA PASSERELLE DE LA RUE DE BEAUNE, 557 JANVIER 1910.
Maria Devaux, photog. Verascope Richard.
con est superbe et sinistre : peu de monde sur les
quais, au loin, dans le noir, des voix de camelots crient
les « dernières nouvelles »... La lumière électrique brille
encore sur la rive droite... Les feux rouges signalant les
piles de ponts jettent leurs notes sanglantes.
384 LES PIERRES DE PARIS
Sur le quai du Louvre deux feux à l'acétylène pro-
jettent de grandes lueurs dont les reflets viennent danser
sur l'eau 4ioire en donnant exactement l'impression de
ces « pluies d'or » que tirent les artificiers.
La lune est très claire... Par-ci par-là, sur les quais,
de petites flammes : les feux de bivouac allumés parles
soldats qui vont passer la nuit pour nous garder, nous
proléger contre l'inondation et nous défendre des mal-
faiteurs dont les sinistres visages commencent à se mon-
trer dans les ruelles sombres.
L'ami qui est près de moi contemple ce morne pay-
sage... Soudain il pousse un cri : « Allons, bon... me
voilà bloqué... l'eau qui commençait à peine à mouiller
la chaussée devant la rue Bonaparte a tout envahi...
comment vais-je pouvoir rentrer chez moi...» Et il me
quille anxieux!
Vendredi 28, 4 heures du matin. — La nuit est douce,
le ciel très calme, sans une étoile... Aucun autre bruit
que le grondement morne et continu du fleuve... L'eau
paraît avoir atteint le niveau même du pont des Saints-
Pères, dont le tablier semble poser directement sur la
Seine... Des silhouettes d'agents cyclistes passent rapi-
dement dans la nuit ; les grands feux ranges du quai du
Louvre continuent à briller.
7 heures. — Le jour parait, livide... Dans l'escalier
de service on entend les domestiques se hâtant de des-
cendre pour aller aux provisions, cela rappelle les mau-
LA SEMAINE D'UN INONDÉ
385
vais jours du siège... Le boucher monte lui-même
prendre les instructions, il est inondé et va fermer... La
Seine semble encore plus menaçante. ..De grands nuages
gris traînent comme dos toiles sur les loits du Louvre
LA SEINE ET LE PONT DES SAINTS-PÈRES. 28 JANVIER 1910.
L.-P. Aubey, photog. Verascope Richard.
les tours de Saint-Germain-l'Auxerrois. les poivrières
de la Conciergerie... La matinale petite note rose na
vient pas comme d'habitude égayer la flèche de la
Sainte-Chapelle... Les voitures commencent à rouler,
leurs lanternes rouges encore allumées; sur les quais
38(5 LES PIERRES DE PARIS
pleins d'ombre de retentissants coups de marteau... Les
boutiquiers se barricadent!
7 h. 1/2. — Des hourras sous mes fenêtres... Un
jeune homme vient de pocher, à l'aide d'un panier
attaché au bout d'un manche à balai, une magnifique
carpe pesant au moins trois livres...
La cuisinière revenant du marché donne les nou-
velles. Dans les épiceries, encombrées de paquets
remontés des caves où l'eau depuis longtemps les eût
noyés, la foule se presse pour faire des provisions...
Les eaux minérales et le pétrole manquent totalement;
le beurre se vend 2 fr. 30 la livre, la douzaine d'œufs
1 fr, 80... La verdure est rare. Le prix des pommes de
terre et des choux a doublé...
10 heures. — La circulation est de plus en plus dif-
ficile; les pavés de bois disloqués par les eaux dansent
sous les pieds. Plusieurs femmes tombent. Il est joli, ce
matin, le « ruisseau de la rue du Bac », cher à Mme de Staël !
Des gamins, des garçons livreurs, des badauds ins-
pectent curieusement les petites digues de briques et de
ciment que les boutiquiers et les portiers ont élevées
devant les ouvertures des portes cochères et des maga-
sins...
Au coin de la rue de Bellechasse et de la terrasse de
la Légion d'honneur, un lac, un torrent... Une poche
d'eau a crevé, soulevant le trottoir, et le flot sort en
cascade, couvrant la plaque bleue indiquant le nom de
LA RUE VISCONTI, 28 JANVIER 1910-
Pbotog. Neurdein.
• *
LA SEMAINE D UN INONDE
389
la rue; celte rue de Bellechasse forme un canal profond
d'un mètre cinquante... Une sorte de pont volant per-
met d'accoster quelques barques qui font le service des
rues inondées : rue de Lille, rue de Verneuil, rue de
LE PALAIS DE LA LÉGION D'HONNEUR, 28 JANVIER 1010.
H. Stresser, photog. Verascope Richard.
Poitiers. Des gens embarquent, de gros pains sous le
bras, des provisions à la main. M. Maréchal, l'énergique
commissaire de police du quartier, bien que surmené
par trois nuits de veille, contrôle son personnel impro-
visé de conducteurs de bachot; beaucoup sont de braves
390
LES PIERRES DE PARIS
gens dont le dévouement est admirable; mais des
apaches se sont glissés dans les rangs ; hier deux de ces
gredins n'ont-ils pas voulu rançonner une malheureuse
femme ! M. Maréchal a grand'peine à éloigner les
curieux du terre-plein dangereux qui s'étend devant la
gare. Ici le sol, trop affouillé, peut crever d'une minute
à l'autre... Sous nos pieds, tremble la mince couche de
macadam sous laquelle on devine l'eau furieuse.
11 heures. — La cour de l'Ecole des Beaux-Arts : un
lac où vient se mirer le délicieux arc de Gaillon... Des
jeunes filles, sortant des ateliers s'aventurent en riant
sur la planche étroite qui leur permet de gagner la
chaussée de la rue Bonaparte.
... Un canal à Venise dans la Giudecca, un chemin
d'eau à Rotterdam, telle nous paraît la rue Visconli
complètement inondée. Les habitants doivent s'y servir
d'une échelle pour rentrer chez eux, par les fenêtres du
premier étage ! Des barques circulent dans la ruelle
sombre où vécurent Jean Racine, Adrienne Lecouvrcur
et notre immortel Balzac. Montés sur des amas de
planches, nous ne nous lassons pas de regarder cette
sente étroite où le ciel vient se mirer dans l'eau. C'est
sans conteste un des plus inattendus aspects de Paris
inondé...
Nous rentrons chez nous, la pluie recommence à
tomber, les curieux s'espacent, les boutiques se ferment,
mais les camelots continuent à s'égosiller : « Demandez
LA SEMAINE D'UN INONDÉ
391
le Déluge à Paris... 24 instantanés pour 1 franc...
demandez... »
A 4 heures, le pont des Saints-Pères est barré. On
ne passe plus.
Samedi matin, 29 janvier, 8 heures. - Un soleil
LA COUR DE L'ECOLE DES BEAUX-ARTS, 28 JANVIER 1910
H. Stresser, photog. Verascope Richard.
blond qui semble apporter avec lui l'espérance... La
Seine décroît, on n'en saurait douter à voir la mince
ligne blanche que la baisse des eaux laisse paraître sur
les piles noires des ponts. Par contre, nous n'avons ce
392 LES PIERRES DE PARIS
matin ni journaux, ni gaz, ni électricité, ni téléphone,
ni ascenseur, et les deux seuls ponts assurant nos com-
munications avec la rive droite sont le Pont-Neuf et le
pont Royal, c'est-à-dire deux des plus anciens ponts de
Paris... Le progrès ne serait-il qu'un vain mot?
La vie recommence. Des petits trottins paraissent
s'amuser prodigieusement à regarder les inlassables
pêcheurs à la ligne fort occupés « à mouiller du fil dans
l'eau » ; des peintres ont dressé leur chevalet et « pigent
les motifs » de l'inondation; les portiers constatent avec
joie « que ça n'a pas monté dans la cave »; enfin la
Seine semble moins mauvaise, moins violente... C'est la
fin, espérons-le!... Sur la colonne Morris, en face la gare
d'Orsay, s'étale une affiche toute fraîche « Salle du Con-
servatoire. — Demain, dimanche 30 Janvier : Le Déluge,
par Saint-Saëns » —
TABLE DES GRAVURES
Pages
Le n° 5 du quai Conli vers 18G0 , 3
M"" d'Abranlcs . 7
Bonaparte 9
Le salon de Mra" de Permon (aujourd'hui salon de M. Pigorcr.u,
place Conti, n° 2) . . 11
Passage Saint-Roch 13
Estampe allégorique publiée vers 1800 14
L'angle de la rue des Moineaux et de la rue des Moulins 15
La rue Vieille du-Temple vers 1860 19
La Tourelle Barbette rue Vieille-du-Temple, vers 1805 23
Eglise des Blancs-Manteaux en 1790. 27
Rue Pavée au Marais 29
La Procession de la Ligue 35
L'empoisonneuse la Voisin 43
Grille s'ouvrant jadis sur les jardins de la Voisin 45
Entrée de Louis XVIII à Paris, le 3 Mai 1814 47
Le boulevard Bonne-Nouvelle 49
Le Pont-Neuf vu du yacht 53
Coin de Seine 54
Le pont du yacht 55
La berge du quai des Orfèvres 57
Pont-Neuf 59
Petit bras de la Seine, 3 Janvier 1880 63
Vue de l'Hôtel de Ville de Paris (xvin* siècle) 71
Réception de Louis-Philippe à l'Hôtel de Ville 75
394 TABLE DES GRAVURES
J'agos
Quai de la Grève et parlie de l'Hôtel de Ville vers 1850 77
Lithographie de Raîfet. (Album de 1851) 79
L'arcade Saint-Jean, rue Monceau-Sainl-Gcrvais 83
L'Hôtel de Ville pendant la Révolution de 1850 85
Gravure populaire de 1789 87
Attaque de la Maison commune de Paris, le 29 Juillet 1791, ou
9 Thermidor An Hde la République 89
La cour de la Sorbonne vers 1845 97
M"8 Constance Mayer 107
François J. Talma 115
Talma, rôle de Sylla (acte iv, scène vm), 1825 1 17
Talma, rôle de Pyrrhus 119
Costume de Talma dans Cinna 121
Cabinet d'étude de Talma, 4, rue Saint-Georges 123
Frise peinte du cabinet de Talma, rue de la Tour-des-Damcs 125
Porte peinte du cabinet de travail de Talma, rue de la Tour-dcs-
Dames 127
Le Louvre et les Halles à 700 mètres d'altitude. (Extrait de
Paris vu en Ballon, de André Schelcher et A.-Omer Decugis.) 131
The day's Folly (Drawn and engraved by A Y. Sergent 1785) 133
Expérience faite au château de la Muette, par M. Pilaire de
Rozier 135
Voyage aérien fait en présence de M. le Dauphin, le 1" Décem-
bre 1784, par MM. Charles et Robert 137-
Globe aérostatique de MM. Charles et Robert 141
M- de Montgolficr < 143
Le théâtre du Vaudeville, place de la Rourse (sur l'emplacement
de la rue du 4-Seplembre) 153
Théâtre de l'Opéra-Comique, plus tard théâtre du Vaudeville 157
Henri Monnier dans « La Famille improvisée » 158
Henri Monnier (d'après Gavarni) .. 159
Arnal dans « Une fièvre brûlante » 161
La Dame aux Camélias , 1G2
Les Parisiens 163
M1" Planche Pierson 165
Portrait de M"* Bartet dans « l'Arlésienne » 167
M"" Réjane dans « M™ Sans-Gône » 169
TABLE DES GRAVURES 395
Pages
L'église Satnt-Merri 173
Quartier Saint-Merri. — Ancien hô'.el de La Rcyrïic, 24, rue Qifn-
campoix 175
L'église Saint-Merri 177
Le bureau des lingères de la rue Courlalon 179
Au caveau des Halles 183
Vue du marché et de la fontaine des Innocents 185
E. Rostand. (Croquis dessiné au caveau des Halles) 187
Ruines de la chapelle du Doyenne et de l'hôtel de Longucville 191
L'hôtel de LonguevilJe, place du Carrousel 195
Place du Carrousel sous Louis-Philippe 199
Revue du Décadi, passée par le premier Consul dans la cour du
Carrousel : 203
Hôtel de Nantes, place du Carrousel, 1849 2G-7
Place du Carrousel. (Vue prise à l'entrée du Musée, 1849) 211
Frascati 219
Les petites Marionnettes. (Gravure du temp?) 222
Vue de Frascati 223
Frascati 225
Les Garnitures 227
Une gravure du « Bon genre » 229
Mise dune Elégante 231
La Grange-Batelière vers 1810 238
Entrée des galeries provisoires construites pour l'exposition aux
Menus-Plaisirs 239
Dessous de Ja porte des Menus-Plaisirs 2il
Coupe sur la longueur du théâtre du Conservatoire 242
Vue intérieure de la salle du Conservatoire 243
Entrée du Conservatoire 247
Thérésa en 18G7 249
Un cabinet d époque Directoire 251
Un salon d'époque Directoire 252
Un vieil hôtel, faubourg Poissonnière 253
Vue de Passy, prise dans l'Isle des Cignes, vis-à-vis les bons
Hommes. (Vers 1775) 257
Balzac , 261
Le jardin de Balzac 2G3
393 TABLE DES GRAVURES
Tages
La Maison de Balzac (Sortie sur la rue Berton) 265
Autre vue des Boulevards, près le pavillon chinois de l'hôtel de „
Montmorency 273
Pavillon chinois de la maison de M. le Duc de Montmorency, bou-
levard Montmartre 277
Le passage des Panoramas, vers 4808 281
L' « en-lcte » des factures de la maison Susse, vers 1835, repré-
sentant quelques « charges » de Dantan jeune 285
Tombeau du cardinal de Richelieu , . . .. 291
Masque mortuaire (moulé sur nature) du cardinal de Richelieu.. 297
Crypte funéraire du cardinal de Richelieu à la Sorbonne 299
Le masque -mortuaire du Cardinal-M'nislrc 302
Richelieu sur son lit de mort 303
A. Bruant, par Steinlen 306
Aristide Bruant 307
Montmartre en 1850 313
Construction de l'église du Sacré-Cœur 315
Le poste de la rue des Rosiers (Juin 1871) 319
Une ferme à Montmartre 322
La rue Saint-Vincent à Montmartre (1908) 323
Les moulins de Montmartre vers 1815 325
Rue des Saules. — Cabaret des Assassins 327
' 4 Septembre 1870 , 333
Gambetta 337
Gouvernement de la Défense Nationale 339
Les députés de la rive gauche (4 Septembre) 343
Henri Rochcfort (4 Septembre 1870) 345
L'entrée des classes 351
La feuille de présence 352
Les « Petites » 353
Le second quadrille 355
« A la barre » .* 357
La classe d'ensemble de M"' Mauri dans le grand foyer de l'Opéra. 360
M1" Rosita Mauri 361
Au second quadrille 363
Le cours de M"e Mauri dans le grand foyer de la danse. M"" Bar-
bier, Zambclli, D. Lobslein 365
TABLE DES GRAVURES 397
Pages
La classe de M"6 Théodore 367
La Seine et le Pont-Royal, 25 Janvier 4910 372
L'embarcadère du «Touriste», vis-à-vis la gare d'Orsay, 26 Jan-
vier 1910 373
Le quai des Grands-Augustins, 26 Janvier 1910 377
Le quai Voltaire et la pompe d'épuisement du « Journal Officiel ».
26 Janvier 1910 379
Le quai des Grands-Augustins, 26 Janvier 1910 381
La passerelle de la rue de Beaune, 27 Janvier 1910 383
La Seine et le pont des Saints-Pères. 23 Janvier 1910 385
La rue Visconti, 28 Janvier 1910 387
Le Palais de la Légion d'Honneur, 28 Janvier 1910 389
La cour de l'Ecole des Beaux-Arts, 28 Janvier 1910. • 391
MU Dfi LA TABLB DES GRAVURES
0 «
TABLE DES PLANS
Page9
Extrait du plan de la Ville de Paris, par Bullet et Blonde), de
1G70 à 1G7G 35
Extrait d'un plan de la place de Grève et de l'Hôtel de Ville en
1850. (Collections du Musée Carnavalet. Carions de la topo-
graphie) ' 86
Extrait du plan routier de la Ville de Paris en 1C59, par Charles
Picquet 116
Place du Carrousel 215
Extrait du plan du XVI' arrondissement 4e la Ville de Paris en
1860, publié dans le « Paris Nouveau » d'Emile de Labédollière. 260
La Butte Montmartre 311
FIN DB LA TABLE DES PLANS.
TABLE DES MATIÈRES
Pages
La « Mansarde » de Bonaparte 1
Au vieux quartier des Blancs-Manteaux 17
La rue Beauregard. La rue de la Lune. L'église Bonne-!\Touvclle. . 33
Paysages de Seine . 51
L'Hôtel de Ville et la Place de Grève le 51 Juillet 1830 69
« Musée des Arts ». A la Sorbonne 95
La rue de la Tour-des-Dames. — La Nouvcllc-Alhènes. — La mai-
son de Talma 113
Paris vu en ballon ; 129
Le théâtre du Vaudeville 151
Paris la nuit : Autour de Saint-Mer ri; 1 hôtel de la lîau:c Loire;
Chez Emile; le Caveau des Halles 171
Les jardins du Carrousel 189
« Frascati » 217
Le faubourg Poissonnière 237
La rue Raynouard. Un logis de M. de Balzcc 255
Le passage des Panoramas 271
La rue de la Harpe 4 289
La vraie « Butte » Montmartre.. 305
402 TABLE DES MATIÈRES
Pages
Le 4 Septembre 1870 : La place du Cliâleau-d'Eau; Les grands
boulevards; l'Hôtel de Ville; les Quais 331
Les classes de danse à l'Opéra 349
La semaine d'un inondé 371
Table des gravures 393
Table des plans 399
riN DE LA TADI.E DES MATItRES.
1915-6-20.-- Paris. •• Imp. Hcmmerié. Petit et C
0
JUL31 196*
Gain, Georges
Les pierres de Paris
C3
PLEASE DO NOT REMOVE
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UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY