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Full text of "Les pierres de Paris"

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1: 


lies  Pierres  de  Paris 


OUVRAGES    DU    MEME    AUTEUR 


Couronnés  par  l'Académie  française 


Coins  de  Paris,  un  volume  grand  in-16,  orné  de  105  illus- 
trations, d'après  les  curieux  documents  fournis  par  l'auteur 
(lie  mille). 

Promenades  dans  Paris,  un  volume  grand  in-16,  orné  de 
125  illustrations  et  plans,  d'après  les  documents  de  l'auteur 
(22e  mille). 

Nouvelles  promenades  dans  Paris,  un  volume  grand  in-16, 
orné  de  135  illustrations  et  de  20  plans  anciens  et  modernes 
(14e  mille). 

A  travers  Paris,  un  volume  grand  in-16,  orné  de  148  illustra- 
tions et  de  16  plans  anciens  et  modernes  (9e  mille). 

Le  Long  des  rues,  un  volume  grand  in-16,  orné  de  132  illus- 
trations et  plans  (7e  mille). 

Environs  de  Paris  ^re  Série),  un  volume  grand  in-16,  orné 
de  125  illustrations  et  de  3  plans  anciens  (7e  mille). 

Environs  de  Paris  (2e  Série),  un  volume  grand  in-16,  orné 
de  111  illustrations  et  plans  (6e  mille). 

Tableaux  de  Paris,  un  volume  in-16,  avec  113  illustrations  et 
plans. 

Les  Théâtres  de  Paris  (Le  Boulevard  du  Crime,  Les 
Théâtres  du  boulevard),  avec  376  reproductions  de  docu- 
ments anciens.  Un  volume  in-16  grand  Jésus. 


Georges  Cain 

Conservateur  du  Musée  Carnavalet  et  des  Collections  historiques 
de  la  Ville  de  Paris 


LES 


fmm  de  paris 


Ouvrage  orné  de  i33  illustrations  et  de  6  Plans 
anciens  et  modernes. 


PARIS 

ERNEST    FLAMMARION,    ÉDITEUR 

26,     RUE     RACINE,     26 

Tous  droits  de  traduction,  d'adaptation  et  de  reproduction  réservés 
pour  tous  les  pays. 


707 
C3 


853545 


k, 


A  mon  Ami 


L.-P.    AUBE  Y 


bien   affectueusement. 


G.  C 


Mai    jgjo. 


lies  Pierres  de  Paris 


A 


LA    «  MANSARDE  » 

DE    BONAPARTE 


u  bout  du  Pont-Neuf,  à  l'angle  de  l'étroite  rue  de 
Nevers  (*),  au  numéro  5  du  quai  Conti,  pendant  plus 
d'un  demi-siècle,  les  Parisiens  montrèrent  avec  orgueil  aux 
étrangers,  respectueusement  émus,  une  vieille  bicoque 
dont  les  quatre  étages  carrés  se  terminaient  par  des 
mansardes  pratiquées  dans  un  toit  pointu.  L'immeuble 
était  fort  laid,  mais  une  plaque  de  marbre  noir  —  scellée 
au    mur  en    vertu    d'une    autorisation    impériale   d'oc- 

(1)  La  rue  de  Nevers  n  était,  au  xme  siècle,  qu'une  ruellcqui  ser- 
vait de  passage  aux  eaux  et  aux  immondices  de  la  maison  des 
Krères  Sachets  et  du  jardin  du  collège  Saint-Denys. 

Klle  était  fermée  à  ses  deux  extrémités,  c'est  pour  celle  raison 
qu'on  la  nomma  en  1G36  rue  des  Deux-Portes;  on  lui  a  donné  le 
nom  de  Nevers  parce  qu'elle  régnait  le  long  des  murs  de  l'hôtel 
de  Nevers.  —  Jaillot,  liecherches  sur  Paris,  t.  V,  p.  60. 


Z  LES    PIERRES    DE    PARIS 

lobro  1S59  —  portait,  en  lettres  d'or,  celte  merveilleuse 
inscription  : 

«  L'empereur  Napoléon  Bonaparte,  officier  d'artillerie 
sortant  de  l'École  de  Brienne,  demeurait  au  cinquième 
étage  de  cette  maison.  » 

La  légende  était  jolie,  l'endroit  particulièrement 
évocaleur  et  pittoresque  :  au  débouché  du  vieux  Ponl- 
I\euf,  le  long  des  quais  de  la  Seine  qui  sont  les  plus  beaux 
du  monde,  à  deux  pas  de  l'Institut,  de  l'hôtel  des  Mon- 
naies, du  marché  à  la  Volaille  (ses  piliers  trapus  s'éle- 
vaient alors  —  pas  très  haut  —  au  coin  de  la  rue  des 
Grands-Auguslins),  à  cinquante  mètres  du  terre-plein  du 
Ponl-Neuf  et  de  la  statue  du  bon  roi  Henri,  près  des 
maisons  historiques  de  la  place  Dauphine  que  dominent 
les  tours  pointues  de  la  Conciergerie  et  la  flèche  de  la 
Sainte-Chapelle...  Quel  cadre  pour  un  grand  souvenir! 
Sans  compter  que,  du  même  coup  d'œil,  on  pouvait 
contempler  la  mansarde  du  pauvre  lieutenant  Corse, 
«  le  Nid  de  l'Aigle  »,  et  le  fastueux  palais  du  Louvre 
d'où  Napoléon  le  Grand,  César  tout-puissant,  avait  dicté 
ses  lois  à  la  terre.  Antithèse  vivante... 

Admirable  matière  à  mettre  en  vers  latins  I 

Aussi  fut-ce  une  déception  quand  une  gênante  élude 
des  textes  vint  exproprier  cette  «  mansarde  »  chimé- 
rique !  Mais  les  faits  étaient  là,  inexorables  :  il  fallut 
desceller  la  plaque  menteuse  qui  figure  —  déplorable 
épave  —  dans  le  couloir  de  la  maison  où  le  bon  libraire 


Martial,  aq.  LE  ^0  5  Dl,  QUAI  C0NTI  VEI\S  1860 


LA    ((  MANSARDE  ))    DE    BONAPARTE  O 

Gougy  entasse  ses  précieuses  collections.  Quelques 
enragés  protestèrent,  assurant  que  «  c'était  un  coup 
monté  par  le  gouvernement  »,  et  la  tradition  populaire 
compte  encore  des  adeptes,  témoin  le  vieux  cocher  qui 
tout  récemment  faillit  nous  précipiter  sous  une  auto  — 
à  la  place  même  où  l'éminent  professeur  Curie  fut  stu- 
pidement écrasé  en  1906,  —  occupé  qu'il  était  à  désigner 
du  bout  de  son  fouetune  lucarne  haut  perchée  :  «  Tenez, 
bourgeois,  c'est  ici  que  Napoléon  a  habité,.,  là-haut, 
parfaitement...  et  qu'il  a  appris  à  les  brosser  tous..; 
C'est  épatant  ça...  hein?...  »  Plus  que  jamais,  devant 
cette  héroïque  affirmation,  nous  déplorâmes  la  dangereuse 
manie  qu'ont  les  historiens  —  ces  empêcheurs  de  rêver 
en  rond  —  de  démolir  les  légendes! 

Le  premier  coup  de  pioche  avait  été  donné  en  1884 
par  l'érudit  Auguste  Vitu  qui  démontra  que  jamais  Bona- 
parte n'avait  logé  5,  quai  Conti.  S'appuyant  sur  les  affir- 
mations de  la  duchesse  d'Abrantôs,  A.  Vitu  situa  la 
«  mansarde  »  13,  quai  Conti,  en  l'hôtel  de  MmP  de  Per- 
mon,  mère  de  la  générale  Junot,  duchesse  d'Abrantès. 
Ce  charmant  petit  hôtel  existe  toujours;  intact  ou  à  peu 
près.  11  s'élève  au  fond  de  la  petite  place  enfoncée, 
presque  dissimulée,  entre  Tlnslitut  et  le  Palais  de  la 
Monnaie.  La  porte  d'entrée  s'ouvre  au  numéro  2  de 
l'impasse  Conti  et  les  beaux  appartements  du  rez-de- 
chaussée  sont  occupés  par  la  librairie  Pigoreau  (ancienne 
maison  Nyon). 

Plusieurs  citations  des  Mémoires  de  Mme  d'Abrantôs 


6  LES    PIERRES    DE    PARIS 

justifiaient  amplement  l'assertion  de  M.  Vitu.  «  Lorsque, 
aujourd'hui,  écrivait-^elle  vers  1840,  je  passe  sur  le 
quai  Conti,  je  ne  puis  m'empêcher  de  regarder  une 
mansarde  à  l'angle  gauche  de  la  maison,  au  troisième 
étage.  C'est  là  que  logeait  Napoléon  toutes  les  fois  qu'il 
venait  chez  mes  parents.  Celte  petite  chambre  était  fort 
jolie.  A  côté  se  trouvait  celle  de  mon  frère...  »  (*).  — 
Cinq  lignes  plus  haut,  Mme  d'Abrantès  précise  :  «  Sous 
prétexte  d'entorse,  Napoléon  passa  toute  une  semaine 
dans  notre  maison.  »  —  Est-ce  assez  net?  Aussi, 
crédule  et  confiant,  regardions-nous  avec  émotion  la 
«  mansarde  à  l'angle  gauche  ».  L'exquise  courtoisie  de 
M.  Pigorcau  nous  avait  permis  ds  visiter  maintes  fois 
non  seulement  les  admirables  valons  sculptés  du  rez-de- 
chaussée,  qui  furent  les  salons  de  Mme  de  Permon,  mais 
encore  les  pittoresques  recoins  de  sa  garçonnière.  Nous 
avions  gravi  respectueusement  le  viôil  escalier,  garni 
d'une  belle  rampe  en  fer  forgé,  conduisant  a  la  fameuse 
«  mansarde  »,  charmante  pièce  mansardée,  d'où  la  vue 
sur  la  Seine  est  admirable,  qui  dépend  aujourd'hui  du 
logis  de  M.  Desjardins,  le  parfait  comédien  qui  —  ô  coïn- 
cidence!—  ressemble  à  Bonaparte  dont  il  reproduisit 
d'ailleurs  avec  grand  talent  l'impériale  silhouette  en  une 
pièce  représentée  à  la  Porte-Saint-Martin...  Nous  croyions, 
nous  aussi,  à  la  légende  de  la  «  mansarde  »  ! 

Rien  ne  paraissait  d'ailleurs  plus  plausible  que  les 

(1)  Mémoires  de  la  Duchesse  'd'Abrantès,  t.  I,  p.  59, 


LA    «  MANSARDE  ))    DE    BONAPARTB  / 

dires  de  Mme  d'Abranlès.  Les  familles  Bonaparte  et  Per- 
mon,  Corses  d'origine,  se  connaissaient.  Mme  de  Permon 


Deveria,  lith. 


Mme  D'ABRANTfeS. 


avait  assisté  aux  derniers  moments  de  Charles  Bonaparte, 
père    du   futur   empereur ('),    mort    à    Montpellier    le 

(l)  ld .,  p.  70. 


8  LES    PIERRES    DE    PARIS 

27  février  1785,  et  de  plus  elle  avait  recueilli  en  son 
hôtel  de  Montpellier,  «  où  les  Permôn  jouissaient  des 
avantages  d'une  fortune  prospère  »,  le  jeune  Joseph 
Uonaparte  auqutl  elle  prodigua  «  tous  les  soins  qu'il 
pouvait  attendre  de  la  mère  la  plus  pa  sionnée  ». 

0  déception!  tous  les  récits  concernant  la  jeunesse 
de  Bonaparte,  élève  de  l'École  militaire  f1;.  familier  du 
logis  de  Mme  de  Permon,  sont  erronés,  hiiquAs  dans  un 
but  de  réclame.  «  Tout  cclac.-l  faux.  —  asnirc  M.  Fr.  Mas- 
son,  l'un  des  plus  impeccables  hUtoricns  de  Kempï  rmr 
Napoléon  —  d'abord  les  élèves  de  lie  »  !  c  militai  e  ne 
sortaient  jamais  que  pour  des  promenades  militaires  où 
leurs  chef»  les  conduisaient...  Puis  une  simple  c.unpi- 
raison  de  dates  renverse  toutes  ces  légendes.  »  Ft 
M.  Fr.  Masson  a  raison...  jugez  en? 

C'est  le  1er  novembre  178'i  que  Bonaparte  —  arrivé 
de  la  \eillc  à  Paris  par  le  coche  d'eau  bourguignon  qui 
l'a  débarqué  au  port  Saint-Paul  en  même  temps  que 
quatre  de  ses  condisciples,  sous  la  surveillance  d'un 
Frère  minime  —  entre,   comme    «    cadet-gentilhomme 

(1)  Napoléon,  qui  se  destinait  à  la  marine,  avait  passé,  à  l'Ecole 
de  Briennc,  un  excellent  examen  dont  nous  possédons  les  notes, 
dues  au  chevalier  de  Kéralio,  inspecteur  des  Écoles  militaires  : 
«  M.  de  Buonaparte  (Napoléon)  :  né  le  15  août  1769,  de  4  pieds 
10  pouces  —  a  fait  sa  quatrième.  Constitution,  santé  excellentes,  ca- 
ractère soumis,  doux,  honnête,  reconnaissant  —  Conduite  très  régu- 
lière; s'est  toujours  distingué  par  son  application  aux  mathéma- 
tiques. 11  sait  très  passablement  son  histoire  et  sa  géographie.  II  est 
très  faible  dans  les  exercices  d'agrément.  Ce  sera  un  excellent  marin 
digne  d'entrer  à  l'École  de  Paris.  » 


LA    ((  MANSARDE   »    DE    BONAPARTE 


9 


admis  à  suivre   les   cours  »  à  l'École  militaire  (*).    Là, 
notre  héros  partage  la  chambre  de  son  «  binôme  Desmazis 


BONAPARTE. 

Dessiné  par  Guérin.  Gravé  par  G.  Fiesinge? 


«  dont  l'unique  fenêtre  donnait  sur  la  grande  cour  ». 
Un  an  plus  tard,  le  28  octobre  1785,  Bonaparte  — nommé 
lieutenant  en    second  au  régiment  de   La  Fore  (tenant 

(1)  22  octobre  1784.  Le  maréchal  de  Ségur  —  Ministre  de  la 
Guerre  —  signe  le  brevet  de  cadet-gentilhomme  de  Bonaparte,  le 
30  octobre.  Départ  de  l'École  Royale  de  Brienne  sous  la  conduite 
d'un  frère  minime  en  compagnie  de  MM.  de  Montarby  de  Dampierre, 
Castres  de  Vaux,  Laugier  de  Bellecour,  et  de  Comminges  également 
admis  à  l'École  militaire  de  Paris. 


10  LES    PIERRES    DE    PARIS 

garnison  à  Valence),  à  la  suite  d'un  examen  présidé  par 
Laplace  où  il  fut  classé  quarante-deuxième  sur  cin- 
quante-huit concurrents,  faisait  dans  Paris  «  sa  première 
sortie  libre...  sous  la  surveillance  d'un  bas  officier  de 
l'École.  Il  rendit  visite  à  M.  de  Marbeuf,  évêque  d'Aulun, 
au  rez-de-chaussée  du  palais  abbatial  de  Saint-Germain- 
des-Prés  »  et  termina  sa  journée  par  «  quelques  courses 
et  promenades  dans  Paris  ».  Le  lendemain,  Bonaparte  et 
Desmazis  partaient  pour  Valence;  «  ils  avaient  soupe 
et  couché  dans  le  voisinage  du  bureau  de  la  diligence 
de  Lyon  qui  les  emmenait  à  leur  future  garnison,  et  le 
bas  officier  —  leur  mentor  —  avait  soldé  la  dépense  ». 

Or,  en  octobre  1785,  les  Permon  —  abandonnant 
Montpellier  —  étaient  venus  s'installer  (de  1783  à  1792) 
dans  l'hôtel  de  Sillery,  quai  Conti. 

Au  moment  de  son  départ,  Bonaparte  n'est-il  pas 
venu  —  comme  c'est  plausible  —  saluer  et  remercier 
Mme  de  Permon  qui  avait  été  parfaite  pour  son  père  et 
son  jeune  frère,  et  ne  pouvons-nous  accepter  pour  véri- 
dique  cette  page  des  Mémoires? 

—  «  Je  me  rappelle  que  le  jour  où  il  endossa  l'uni- 
forme il  était  joyeux  comme  tous  les  jeunes  gens  le  sont 
à  pareil  jour,  mais  il  avait  dans  son  habillement  (uni- 
forme bleu,  veste  bleue,  parements  rouges  et  boutons 
blancs,  chapeau  à  cornes,  épée)  une  chose  qui  lui  donnait 
une  apparence  fort  ridicule,  c'étaient  ses  bottes.  Elles 
étaient  d'une  dimension  si  singulièrement  grande  que 
ses  petites  jambes,  alors  fort  grêles,  disparaissaient  dans 


LE   SALON   DE  Mme  DE   PERMON, 

Aujourd'hui  salon  de  M.  Pigoreau,  place  Conli,  n°  2. 
Paul  Vouillemont,  phot. 


LA  ((  MANSARDE  ))  DE  BONAPARTE 


13 


leur  ampleur.  Ma  sœur  et  moi  ne  pûmes  nous  contenir 

et  des  rires  fous  s'ensuivirent... 

11  se  fâcha.  «  On  voit  bien  », 

dit-il  d'un  air  dédaigneux  à  ma 

sœur,  «  que  vous  n'êtes  qu'une 

petite  pensionnaire...  »  —  «  Et 

vous»,  répliqua-t-elle,  «  vous 

n'êtes    qu'un    Chat    botté  !    » 

Tout    le     monde     se     mit    à 

rire...  »  (*). 

Faisons  comme  «  tout  le 
monde  »  et  amusons-nous  à 
évoquer  dans  le  grand  salon 
aux  boiseries  grises  —  d'où  la 
vue  sur  la  Seine  et  le  vieux 
Louvre  est  si  plaisante  —  la 
silhouette  imprévue  de  l'impé- 
rial Chat  botté  dont  les  prodi- 
gieuses enjambées  dépassèrent 
de  beaucoup  les  «  sept  lieues  » 
que,  parcimonieusement,  leur 
avait  assignées  jadis  le  bon 
Charles  Perrault. 

C'est  en  1792  seulement 
que  nous  avons  la  preuve  indis- 
cutable d'une  visite  du  «  capi- 

(1)  Mémoires  de  Madame  $ Abr an-  Martial,  aq. 

tes,  pp.  85  et  86,  passim.  passage  saint-roch. 


14 


LES    PIERRES    DE    PARIS 


taine  d'artillerie  »  Bonaparle  à  l'hôtel  du  quai  Cunli.  11  y 
dîna  le  jeudi  14  juin  :  «  J'ai  dîné  hier  chez  M.  de  Pcrmon, 
écrit-il  à  son  frère;  madame  est  fort  aimable,  aime 
beaucoup  la  Patrie  et  aime  à  avoir  des  Corses  chez 
elle...  >'  Fréquenla-t-il  peu  ou  pruu  la  maison?  la  chose 
est  d'importance  secondaire.  Il  y  est  venu;  cela  suffit  pour 
nous  permettre  d'évojuer  son  profil  césaricn,  ses  yeux 


ESTAMPE  ALLÉGORIQUE  PUBLIÉE  VERS  1800. 

Musée  Carnavalet. 


d'aigle,  son  teint  olivâtre,  ses  cheveux  longs  «  en  oreille 
de  chien  »,  se  reflétant  dans  les  glaces,  dépolies  par  les 
ans,  encore  fixées  aux  murs  du  salon  et  du.  petit  salon,  et 
nous  le  rêvons  mince  dans  son  uniforme  râpé,  adossé  à 
la  grande  cheminée  de  marbre;  aigri,  rageur,  se  plaignant 
du  sort,  attendant  anxieusement  un  avenir  meilleur. 
L'année  1792  fut,  en  etfet,  particulièrement  pénible 


LA  ((  MANSARDE  ))  DE  BONAPARTE 


15 


pour  Bonaparte  végétant 
misérablement  à  Paris.  Il 
avait  dû  revenir  de  Corse 
pour  se  justifier,  devant 
e  ministre  de  lâgiérrâ 
Lajard,  d'une  grave  accu- 
sation «  d'indiscipline  et 
d'insubordination  ».  Le 
28  mai,  il  s'installait  rue 
Royale-Saint- Roch  (depuis 
rue  des  Moulins),  à  l'hôtel 
des  Patriotes  hollandais 
(ci-devant  hôtel  Royal  — 
table  d'hôte  à  3  livres); 
mais  sa  détresse  était  si 
grande  qu'il  écrivait  ce 
môme  jour  :  «  J'y  suis 
trop  chèrement,  de  sorte 
que  je  changerai  aujour- 
d'hui ou  demain  ».  Et  le 
lendemain  il  allait  gîter 
rue  du  Mail,  à  l'hôtel  de 
Metz  —  où  il  occupait  au 
troisième  étage  la  cham- 
bre numéro  14.  «  On  lui 
connut  à  cette  époque 
une  dette  de  15  francs 
chez  un  marchand  de  vin 


Martial,  aq. 
l'angle  de  la  rue  des  moineaux 
et  de  la  rue  des  moulins. 


16  LES    PIERRES    DE    PARIS 

de  la  rue  Sainle-Avoye  »  (*)  et  il  en  était  réduit  à  mettre 
sa  montre  en  gage  chez  Fauvelet  —  frère  de  Bourrienne 
—  qui  tenait  une  «  entreprise  d'encan  national  »  à  l'hôtel 
Longueville,  place  du  Carrousel...  (2j  On  put  voir  Napo- 
léon mangeant  au  cabaret,  «  chez  Justat,  rue  des  Petits- 
Pères,  où  la  portion  coûtait  six  sous  »!  (3) 

Il  paraîtrait  tout  simple  qu'en  sa  détresse  Bonaparte  fût 
allé  chercher  parfois  refuge  auprès  des  rares  personnes 
qu'il  connaissait  à  Paris...  il  dut  alors  fréquenter  l'hôtel 
Permon,  où  il  dînait  le  14  juin...  Aussi  le  souvenir  du  dieu 
de  la  Guerre  est-il  resté  invinciblement  attaché  à  l'hôtel  par 
tous  les  liens  tenaces  d'une  tradition  chère  aux  Parisiens. 

11  nous  souvient  que  M.  Pigoreau  nous  fit  l'honneur  — 
il  y  a  quelque  quinze  ans  —  de  nous  présenter  à  Mile  Nyon, 
plus  qu'octogénaire,  dont  la  famille  habitait  l'hôtel  depuis 
l'époque  du  Consulat.  MlleNyon  nous  accueillit  avec  la 
bonne  grâce  charmante  que  les  personnes  âgées  daignent 
parfois  réserver  à  ceux  qu'elles  sentent  amoureux  d'un 
passé  qui  leur  fut  cher.  Elle  nous  conta,  avec  émotion, 
la  légende  fameuse  qui  avait  bercé  sa  jeunesse!  Pauvre 
MIleNyon,  combien  elle  serait  désolée  de  voiries  terribles 
historiens  modernes  effeuiller  ses  illusions!...  Après 
tout,  comme  elle  semblait  un  tantinet  voltairienne,  elle 
se  contenterait  probablement  de  nier  leur  infaillibilité  et 
les  enverrait  au  diable!... 

(1)  Chateaubriand.  Mémoires  d'Outre-Tombe,  t.  III,  p.  24 

(2)  Bourrienne.  Mémoires,  t.  I,  p.  50. 

(3)  Saint-IIilaiiœ.  Habitations  napolèoiiicnnes,  p.  G5. 


r 


AU  VIEUX  QUARTIER 
DES   BLANCS-MANTEAUX 


Dix  heures  du  soir.  Le  commissariat  de  police  de  la  rue 
Vieille-du-Temple  est  rempli  de  monde  ;  des  gar- 
diens de  la  paix,  des  cyclistes,  une  quinzaine  d'agents 
en  bourgeois,  aux  yeux  résolus,  aux  poignes  solides... 
Très  calme,  achevant  sa  cigarette,  le  commissaire  donne 
ses  ordres,  précise  les  consignes,  de  manière  à  prévenir 
toute  surprise.  «  Vous,  brigadier,  vous  surveillerez  la 
courette  et  empêcherez  toute  évasion...  Huit  agents  bar- 
reront la  rue...  les  autres  me  suivront  dans  le  cabaret... 
Personne  ne  devra  sortir  avant  mon  interrogatoire.  On 
agira  résolument  et  rapidement...  Pas  de  bruit,  gagnons 
le  rendez-vous  par  petits  paquets...  Ouvrons  l'œil,  nous 
avons  affaire  à  des  finauds...  » 

Il  s'agit   de    perquisitionner   du    côté    de  l'Hôtel  de 
Ville,  en  une  boutique  de  marchand  de  vin  perdue  dans 


18  LES    PIERRES    DE    PARIS 

le  lacis  des  petites  rues  grouillantes  du  Marais  :  rue  des 
Rosiers,  rue  du  Roi-de-Sicile,  rue  des  Juifs,  ruelles  sor- 
dides, presque  uniquement  habitées  par  des  israélites 
polonais,  russes,  allemands,  la  plupart  ouvriers  four- 
reurs ou  casquetliers.  C'est  un  quartier  étonnant,  une 
sorte  de  «  ghetto  »  oublié  dans  Paris  ;  on  y  parle  rare- 
ment français,  et  beaucoup  de  boutiques,  depuis  le 
boucher  jusqu'au  coiffeur,  portent  à  côté  de  leur  habi- 
tuelle enseigne  un  sous-titre  et  des  indications 
en  caractères  hébraïques  ou  russes. 

Notre  marchand  de  vin  gîte  rue  des  ÉcouffesJ1);  chez 
îui  se  réunissent  des  bandes  de  voleurs  cosmopolites  : 
spécialistes  pour  vols  de  bijoux,  perceurs  de  murailles, 
receleurs  ou  indicateurs  de  mauvais  coups  à  faire; 
presque  tous  gaillards  dangereux,  prêts  à  «  dégringoler» 
le  passant  attardé,  à  forcer  une  caisse,  à  fracturer  une 
chambre  de  deux  coups  de^  pince-monseigneur  :  une 
pesée  en  bas,  une  pesée  en  haut,  le  pêne  saute  et  la 
farce  est  jouée. 

Les  plaintes  affluent;  on  va  agir...  nous  partons, 
filant  silencieusement  le  long  des  rues  sinueuses,  noires, 
lugubres  avoisinant  l'Imprimerie  nationale.  La  nuit  est 
sombre...  par  instants  la  lune  accroche  des  lumières 
bleues  sur  les  toits,  sur  un  angle  de  muraille,  sur  une 
enseigne  en  saillie  ;  les  becs  de  gaz,  par-ci  par-là,  pro- 

(1)  C'est  rue  des  Ecouffes  qu'habitait  notre  grand  peintre  Philippe 
de  Champaigne.  Une  plaque  apposée  au  n°  20,  précisé  qu'il  y 
mourut  en  1674. 


LA    RUE    VIEILLE-DC-TEMPLE    VERS    1860. 


AU    VIEUX    QUARTIER    DES    BLANCS-MANTEAUX  21 

jettent  sur  le  pave  gras  des  reflets  rougeâtres  et  trem- 
blotants... Nos  groupes  se  rejoignent:  notre  passage  a 
provoqué  quelque  émotion  :  des  individus  suspects  plon- 
gent dans  des  ruelles  noires,  des  filles  en  cheveux  entrent 
en  coup  de  vent  chez  d'hospitaliers  marchands  de  vin, 
des  coups  de  sifflet  stridents  retentissent;  mais  les  pré- 
cautions ont  été  bien  prises,  —  personne  n'a  pu  filer... 

Le  commissaire  de  police  du  quartier,  M.  Lespine, 
jette  sa  cigarette,  assujettit  son  lorgnon,  ouvre  d'un  seul 
coup  la  porte  vitrée  et  entre  le  premier...  Derrière  lui 
les  agents  se  précipitent.  Soixante-dix  consommateurs 
sont  ici,  tassés  en  une  salle  étroite  et  longue  coupée 
d'une  cloison  basse.  Tous  se  lèvent,  comme  mus  par  un 
ressort.  Le  «  patron  »,  un  gros  homme  rouge  à  cheveux 
noirs  crépus,  demeure  le  bras  en  l'air,  tenant  encore  en 
sa  large  main  la  bouteille  de  «  Pernod  »  qu'il  était  en 
train  de  débiter.. . 

—  Que  personne  ne  bouge  et  fouillez  tout  le  monde! 
commande  M.  Lespine. 

Un  silence  angoissé,  puis  soudain  des  cris  :  un 
buveur  très  pâle  a  brusquement  frappé  au  visage  l'agent 
qui  s'avançait  vers  lui;  d'un  revers  de  main  l'agent  l'a 
plié  sur  la  table  d'où  roulent  les  bouteilles...  Les  voisins 
intercèdent...  «  Il  faut  l'excuser...  il  est  fou,  il  est  «  lou- 
foque »  !...  il  est  «  marteau  »  ?...  A  gauche,  à  droite,  on 
baragouine  des  phrases  incompréhensibles;  les  quatre 
cinquièmes  des  buveurs  parlant  uniquement  un  argot 
fait  de  mots   hébraïques,  polonais,  russes,  allemands... 


22  LES    PIERRES    DE    PARIS 

~*  Silence!  ordonne  le  commissaire;  lâchez  cet 
homme  et  passez-moi  les  papiers... 

En  un  tour  de  main,  avec  quatre  tables,  trois  bancs 
crasseux  et  six  chaises,  un  espace  libre  est  ménagé.  Ici 
vont  défiler  les  clients  cosmopolites  du  gros  mastroquet 
qui  regarde,  silencieux,  ses  bras  musculeux  croisés  sur 
le  comptoir  d'étain  ;  derrière  lui,  le  garçon  fume  sa 
cigarette...  Ils  n'en  sont  plus  à  leur  première  descente  de 
police  !  La  pièce  étroite  est  pleine  de  fumée  et  d'odeurs 
de  basse  vinasse,  de  biller,  d'absinthe.  Aux  murs, 
quelques  sirupeuses  chromolithographies...  trois  appels 
en  trois  langues  de  la  Confédération  générale  du  travail, 
avec,  à  l'angle  de  gauche,  le  cachet  rond  symbolique... 
«  les  deux  mains  serrées  »... 

Tour  à  tour,  devant  le  commissaire  et  ses  agents 
polyglottes,  défilent  une  soixantaine  de  types  extraor- 
dinaires. Beaucoup  sont  connus  ;  on  nous  chuchote 
leurs  états  de  service  :  «  Voleur  professionnel...  Perceur 
de  murailles...  Terroriste  russe...  Receleur...  Vendeur 
de  chair  humaine...  »  Tous  ont  en  main  leur  «  Ville  de 
Paris  »  ;  ainsi  s'appelle,  en  cette  basse  pègre,  le  permis 
de  séjour  —  délivré  aux  étrangers  par  la  Préfecture  de 
police  —  dont  l'en-tête  porle  ces  mots  :  «  Ville  de  Paris  ». 

Quels  échantillons  curieux  de  toutes  les  races 
humaines!  Voici  des  faces  camuses  de  Kalmouks  frisés 
au  nez  en  bulbe,  dés  têtes  boucanées,  anguleuses, 
comme  taillées  à  coups  de  serpe,  dAnglo-Saxons  ;  des 
têtes   rusées  et  sournoises    de   Levantins;   des    boules 


£3 


LA  TOUKELLE  BARDETTE  RUE  VIEILI.E-DL-TEMPf.E,  VERS  1SC5. 

Pbotog.  Marville 


épaisses  envahies  de  barbe  de  Russes  criméens;  des 
têtes  moutonnières  de  juifs  polonais...  mais  combien  les 
yeux  se  ressemblent  !  Oh  !  ces  yeux  bougeurs,  ces  yeux 
aigus,  ces  yeux  fiévreux  de  bêtes  traquées,  ces  yeux 
volontairement  éteints,  ces  yeux  qui  voudraient  dissi- 
muler leur  angoisse,  leur  crainte,  ces  yeux  de  haine  et 
de  révolte  ! 

Tranquillement,  sans  hâte,  M.  Lespine  pose  des 
questions,  auxquelles  répondent  avec  hésitation  des  gens 
qui  voudraient  se  dérober  à  un  interrogatoire  précis  ;  il 
compulse  des  papiers  crasseux,  ruinés  par  l'usage,  coupés 
aux  pliures;  il  parcourt  des  cartes  postales,  des  lettres 
timbrées  d'Odessa,  de  Tobolsk,  de  Riga,  de  Nijni-Nov- 
gorod,  de  Londres,  de  Ceylan,  adressées  tantôt  chez  le 
marchand  de  vin  de  la  rue  des  Écoufîes,  tantôt  en  ces 
vagues  hôtels  à  «  cinq  sous  la  nuit  »,  dont  abondent  les 
ruelles  voisines;  voire  «  à  la  prison  de  la  Santé  »...  et 
c'est  le  seul  «  certificat  »  que  peut  produire  l'interrogé... 
Voici  des  photographies  jaunies,  des  programmes  de 
courses  zébrés  de  notes,  une  affiche  bleue  du  Théâtre 
israélite,  10,  rue  de  Lancry,  imprimée  en  caractères 
hébraïques  écussonnée  de  sept  portraits  d'artistes  ;  voici 
des  «  carnets  de  forains  »,  et  un  paquet  de  bonbons 
fondants  ! 

Chaque  fois  que  s'entr'ouvre  la  porte,  pour  une  mise 
en  liberté  ou  une  conduite  au  poste  (là,  l'identité  des 
vagabonds  sera  examinée  de  plus  près,  beaucoup  étant 
sous  «  mandat  d'amener    »),  les  rumeurs  de  la  foule, 


26 


LES    PIERRES    DE    PARIS 


difficilement  contenue  aux  abords  du  cabaret,  nous 
arrivent  en  même  temps  que  des  bouffées  d'air  frais. 

L'interrogatoire  se  poursuit,  l'homme  lève  les  deux 
bras,  on  le  fouille  rapidement,  en  dix  mots  les  inspec- 
teurs résument  leurs  trouvailles  :  «  Griskow...  d'Odessa... 
trois  francs...  bouts  de  bougies...  allumettes...  tabac... 
un  rasoir...  une  serviclle  sale  (l'en-cas  ordinaire  de 
l'habitué  des  dessous  de  ponts,  des  «  clochards  »,  des 
«  refileurs  de  comète  »,  des  échoués  des  refuges  »).  — 
Schwartzberg...  de  Riga...  sans  domicile...  ouvrier  four- 
reur... deux  francs...  un  rasoir...  ne  parle  pas  fran- 
çais... »  —  «  Dickson...  un  sou...  une  brosse...  un 
rasoir...  bouts  de  bougies...  ni  domicile  ni  papiers... 
arrivé  hier  de  Londres...  boxeur  de  profession.  »  L'in- 
terrogatoire continue,  et  entre  temps  les  agents  dépo- 
sent devant  le  commissaire  des  pinces-monseigneur,  des 
couteaux,  des  «  os  Je  mouton  »,  des  coups-de-poing 
américains,  des  trousses  de  fausses  clefs  dont  les 
clients  se  sont  débarrassés  en  toute  hâte  sous  les  bancs, 
sous  les  tables,  un  peu  partout... 

Nous   sortons  :  d'abord  pour  respirer,  l'atmosphère 

est    devenue    étouffante    et   l'odeur   terrible    en    cette 

petite  salle  surchauffée   où   tant    de    gens  halètent  et 

fument,  ensuite  pour  voir,    car  le  spectacle  en   vaut  la 

^peine. 

Une  double  ligne  de  gardiens  de  la  paix  et  d'agents 
cyclistes  a  formé  un  barrage,  dégageant  la  porte  du  mar- 
chand de  vin  où  se  poursuit  l'interrogatoire.  Derrière  le 


AU    VIEUX    QUARTIER    DES    BLANCS-MANTEAUX 


29 


barrage,  des  centaines  de 
curieux  se  pressent...  du 
monde  dans  la  rue,  du  monde 
aux  fenêtres  des  maisons  et 
des  «  garnis  »  voisins.  On 
dévisage  ceux  qui  sont  em- 
menés au  poste;  on  acclame 
ceux  qui  sortent  libres,  ren- 
fonçant, avec  un  «  Ouf  !  » 
de  satisfaction,  leurs  pa- 
piers, leurs  certificats,  leurs 
«  Ville  de  Paris  »  en  la  poche 
intérieure  du  veston...  On 
crie  des  noms...  on  bara- 
gouine un  indéchiffrable 
charabia...  et  des  lointains 
noirs  montent  des  appels, 
des  coups  de  sifflet,  des  cris 
de  colère,  des  invectives,  des 
menaces... 

Franchissant  le  cercle 
houleux  et  gouailleur  des  ba- 
dauds encadrant  le  cabaret 
où  se  poursuit  la  perquisi- 
tion, nous  quittons  la  rue 
des  Écouffes,  et  nous  voici 
déambulant  dans  ce  vieux 
quartier  du  Marais,  dont  les 


Martial,  aq%. 
RUE  PAVÉE  AU  MARATS. 


30  LES    PIERRES    DE    PARIS 

silhouettes  sombres  semblent  quelque  décor  oublié  des 
tragédies  du  passé. 

Ces  maisons  étroites,  tout  en  hauteur,  ventrues,  dis- 
loquées, d'aspect  minable  avec  leur  lanterne  blafarde 
«  K-i  on  loge  à  la  nuit»,  rappellent  étrangement  les 
ruelles  «  brinqucballanles  »  du  moyen  âge  si  merveil- 
leusement évoquées  par  Gustave  Doré  dans  les  Contes 
drolatiques  de  Balzac,  et  l'on  passerait  des  heures  à  se 
promener  en  cet  antique  quartier,  si  peu  connu  des  Pari- 
siens, si  amusant  pourtant  à  étudier. 

Il  se  fait  tard.  Depuis  longtemps  déjà,  le  clocher 
trapu  de  l'église  des  Blancs-Manleaux  a  égrené  les 
douze  coups  de  minuit  dans  la  nuit  fro'de.  L'obscurité 
enveloppe  les  lèpres,  les  lézardes,  les  sanies  des 
masures,  Ton  en  perçoit  seulement  les  silhouettes 
étranges  et  les  toits  comiques  et  biscontournés  se  pro- 
filant sur  le  ciel  pâle  où  courent  des  nuages  bas,  et 
nous  ne  nous  lassons  pas  de  parcourir  —  en  respirant 
à  pleins  poumons  —  ces  ruelles  sinueuses,  la  rue  Vieille- 
du-Temple,  la  rue  Pavée,  la  rue  du  Marché-des-Blancs- 
Manteaux,  la  rue  Cloche-Perce,  la  rue  du  Bourg-Tibourg, 
aux  vieux  noms  rabelaisiens,  aux  maisons  baroques 
délabrées,  coiffées  de  travers  d'un  antique  pignon  hors 
d'aplomb. 

De  loin  en  loin  des  couples  sortent  des  rares  cabarets 
encore  entrouverts...  ils  explorent  la  rue  d'un  œil 
méfiant  et  gagnent  le  large. 

Ces  ombres  inquiétantes  sont  celles  des   malandrins 


AU    VIEUX    QUARTIER    DES    BLANCS-MANTEAUX 

habitués  de  repaires  semblables  à  cc;ui  de  la  rue  des 
Écouiïes,  où  nous  avons  perquisitionné  ce  soir. 

Ils  sont  d'ordinaire  les  maîtres  nocturnes  de  ces  pavés 
gras,  de  ces  angles  d'ombres  noires  assez  trafiques  à 
côtoyer...  mais  celte  nuit-ci  leur  paraît  justement  mena- 
çante... Trop  de  «  curieux  »  pour  des  gaillaids  qui 
n'aiment  pas  —  simple  discrétion  professionnelle  —  à 
raconter  leurs  petites  histoires...  Aussi  s'en  vont-ils  d'un 
pied  leste,  leurs  «  associées  »  sous  le  bras,  flânocher 
du  côté  des  Halles. 

On  attendra  patiemment  le  lever  de  l'Aurore  aux  doigts 
de  rose,  «  en  rade  »  dans  quelque  établissement  vrai- 
ment hospitalier  :  la  Belle  de  nuit,  le  Caveau,  le  Chien 
qui  fume,  l'Ange  Gabriel  ou  le  Grand  Comptoir...  C'est 
là  qu'il  fait  bon  allumer  des  «  brûlots  »,  manger  des 
amandes,  rire,  boire  et  préparer  ..  l'avenir,  aux  accents 
nasillards  du  phonographe,  ou  bercés  par  les  mélopées 
plaintives  de  l'accordéon  et  de  l'harmonica. 


LA    RUE    BEAUREGARD 

La  rue  de  la  Lune. 
L'église    Bonne-Nouvelle. 


Tout  bon  flâneur  parisien  connaît  la  haute  et  très 
étroite  maison  séparant  la  rue  Beauregard  de  la  rue 
de  la  Lune,  en  face  de  la  porte  Saint-Denis.  Cette  mai- 
son, embaumée  de  l'odeur  des  brioches  à  un  sou  qui  s'y 
débitent  (depuis  1849,  assure  l'enseigne),  forme  la  pointe 
effilée  d'un  triangle  dont  la  rue  Poissonnière  constitue 
la  base.  Chose  rare,  le  plan  du  Paris  de  1908  et  le  plan 
du  Paris  de  1713  —  par  Bernard  Jaillot  —  coïncident  en 
ce  point  précis  !  Près  de  deux  cents  ans  n'ont  pas  modi- 
fié les  tracés  de  ce  vieux  quartier  où  les  ruelles  elles- 
mêmes  n'ont  pas  changé.  Sous  Louis  XIV,  on  l'appelait 
«  la  Ville-Neuve  »,  aujourd'hui  ce  n'est  plus  qu'un  an- 
tique coin  de  Paris,  amusant  à  parcourir  et  dont  l'his- 
toire apparaît  particulièrement  évocatrice. 

Dès  le  xive  siècle,  une  riche  communauté  religieuse 


34  LES    PIERRES    DE    PARIS 

—  les  Filles-Dieu  —  possédait  d'immenses  domaines 
compris  entre  la  rue  Saint-Denis  et  les  marais  de  la 
Grange-Batelière.  Lors  de  la  captivité  du  roi  de  France 
Jean  le  Bon,  prisonnier  des  Anglais  après  la  bataille  de 
Poitiers  (133G),  les  fortifications  édifiées  en  n<ue  ;*,r  >s 
Parisiens  pour  mettre  leur  ville  en  état  de  défense  scln- 
dèrenlces  terrains  des  Filles-Dieu.  Une  partit-  Ui\  enclose 
dans  Paris  —  les  remparts  s'etendàieni  ;à  où  passe 
actuellement  la  rue  d'Abolir  —  le  reste  resta  banlieue 
parisienne  ;  une  partie  d>  cette  banlieue,  convertie  en 
voirie  et  en  décharge  publique,  devint  la  «  butte  aux 
Gravois  ».  Sous  Charles  IX,  de  nombreux  moulins  y 
tournent  gaiement,  des  vignes  y  fleurissent,  on  y  trouve 
des  cabarets,  des  jeux  de  boules,  on  y  danse  sous  la 
coudrette,et  le  doux  nom  de  Beauregard,  attribué  à  l'une 
des  rues,  est  un  souvenir  lointain  de  ces  temps  buco- 
liques où  la  butte  aux  Gravois  devint  la  butte  aux  Mou- 
lins (*).  Eclatent  les  guerres  de  religion  qui  bouleversent 
notre  pays...  et  aussi  la  butte  aux  Moulins. 

On  connaît  les  faits  :  Henri  de  Navarre,  salué  roi  de 
France  après  l'assassinat  de  Henri  III  à  Saint-Cloud,  la 
guerre  civile,  la  Ligue,  «  hydre  à  deux  têtes,  l'une  espa- 
gnole, l'autre  guisarde  »,  la  victoire  d'Ivry,  ouvrant  au 
Béarnais  la  route  de  Paris  ligueur...  1q  siège  de  Paris 
(1590).  Henri  de  Navarre  enveloppe  la  ville,  co^pe  toute 

(1)  Il  ne  faut  pas  confondre  cette  butte  aux  Moulins  avec  al 
«  butte  des  Moulins  »,  nivelée  seulement  il  y  aune  trentaine  d'an- 
nées et  sur  laquelle  passe  aujourd'hui  l'avenue  de  "0[  'ra. 


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—  ^ 

Extrait  du  Plan  de  la  Ville  de  Paris,  par  Bullet  et  Blondel, 
de   iôjo   à   1676. 


LA  RUE  BEAUREGARD  —  LA  RUE  DE  LA  LUNE     37 

communication,  confisque  les  envois  de  vivres,  s'empare 
des  faubourgs  et  hisse  de  l'artillerie  sur  la  butte  aux  Mou- 
lins (*)  transformée  en  place  de  guerre...  Paris  s'affole: 
pas  de  provisions,  pas  de  pain,  pas  de  munitions,  pas  de 
fourrage;  l'anarchie  dans  le  gouvernement,  le  désordre 
dans  la  rue,  les  moines  ligueurs  prêchant  la  bataille, 
passant  des  revues  le  capuchon  renversé,  le  morion  en 
tête,  l'épée  au  flanc,  la  pertuisane  sur  l'épaule;  la  milice 
tirant  des  salves  d'arquebuse  pour  honorer  le  légat  du 
F^jta  et,  par  maladresse,  tuant  son  aumônier...  Après 
avoir  épuisé  leurs  maigres  provisions,  fouillé  les  riches 
greniers  des  couvents,  malgré  la  prétention  des  Jésuites 
qui  voulaient  fermer  leurs  portes  (2),  dévoré  les  chevaux, 
les  chiens,  les  chats,  L'Estoile  assure  que  les  Parisiens 
en  armèrent  à  manger  de  jeunes  enfants  et  aussi  du 
pain  fait  dépoussière  d'os  dérobés  aux  cimetières!... 
Pendant  ce  temps-là,  l'ambassadeur  d'Espagne  frappait 
des  liards  qu'il  faisait  jeter  aux  miséreux  parles  fenêtres 
de  son  hôtel,  «  soulageant  ainsi  par  aumône  ceux  qu'il 
faisait  mourir  de  faim  ». 

Du  haut  des  murs,  des  remparts,  des  tours  de  dé- 
fense, les  Parisiens  affamés  voyaient  à  quelques  mètres 
de  leur  ville  les  moissons  onduler,  les  pommes  mûrir, 

(1)  La  butte  de  la  Ville-Neuve  et  sa  voisine  de  Notre-Dame-de- 
Bonne-Nouvelle  avaient  aussi  leurs  moulins  à  vent  :  ils  sont  indi- 
qués sur  les  plans  du  xvie  siècle.  Lors  de  la  pose  des  quatre  pre- 
mières pierres  de  l'église,  le  28  août  1551,  l'endroit  s'appelait  déjà 
la  Montagne  du  Moulin. 

(2)  "Michelet.  Histoire  de  France  (p.  316). 


38:  LES    PIERRES    DE    PARIS 

les  salades  verdir.  De  pauvres  diables  risquaient  quoti- 
diennement leur  vie  pour  aller  couper  quelques  choux, 
dérober  quelques  carottes...  Henri  se  montra  très  hu- 
main, toléra  l'entrée  de  convois  de  vivres,  laissa  sortir 
de  la  ville  assiégée  des  malades,  des  femmes,  des  en- 
fants. «  Ventre-Saint-Gris  !  je  ne  veux  pas  régner  sur 
des  morts  »,  disait-il...  L'arrivée  du  duc  de  Parme  rompt 
le  blocus,  délivre  Paris...  On  sait  le  reste,  les  batailles 
de  Lagny,  de  Gorbeil,  l'abjuration  d'Henri  IV,  sa  lettre 
à  la  Belle  Gabrielle  :  «  Ce  sera  dimanche  que  je  ferai  le 
saut  périlleux  »...  le  roi  sacré  à  Saint-Denis,  son  entrée 
triomphale  à  Paris  (22  mars  1594),  son  adieu  aux  troupes 
espagnoles,  — d'une  des  fenêtres  de  la  porte  Saint-Denis  : 
«  Bon  voyage,  messieurs,  et  n'y  revenez  plus  !  (*)  » 

Tout  aussitôt  Paris  répare  ses  blessures  ;  une  «  Ville 
Neuve  »  se  construisit  sur  les  «  gravois  »  de  la  butte  aux 
Moulins.  Louis  XIII,  désireux  d'y  attirer  les  Parisiens, 
accorde  des  patentes  de  franchise  entière  aux  artisans 
qui  viendronty  tenir  boutique (2).  L'appel  est  entendu  par 
beaucoup    d'ouvriers    en    meubles    et    les   ébénistes  y 

(1)  Celte  porte  Saint-Martin  était  une  des  portes  du  rempart; 
l'actuelle  porte  Saint-Martin  date  de  Louis  XIV. 

(2)  Des  lettres  patentes  de  l'année  1623  accordèrent  à  toutes  per- 
sonnes qui  viendraient  y  exercer  les  arts  et  métiers,  franchise  en- 
tière, c'est-à-dire  «  le  privilège  d'y  travailler  librement  et  publique- 
ment, et  d'y  tenir  boutique  à  l'instar  du  Temple  ».  Les  ouvriers  en 
meubles,  qu'un  avantage  du  même  genre  avait  alors  attirés  pour  la 
plupart  sur  le  terrain  privilégié  de  l'abbaye  Saint-Antoine,  mais  qui 
ne  demandaient  qu'à  pouvoir  occuper  aux  mômes  conditions  un 
autre  point  des   faubourgs,  s'empressèrent  les  premiers  de  venir 


LA  RUE  BEAUREGARD  —  LA  RUE  DE  LA  LUNE     39 

affluent  sous  Louis  XIV;  il  s'en  rencontre  encore  de  nos 
jours  un  certain  nombre  dont  l'établissement  primitif 
remonte  à  ces  lointaines  époques  (1). 

On  édifie  l'église  Bonne-Nouvelle  et  la  reine  Anne 
d'Autriche  (2)  daigne  venir  elle-même  sceller  la  première 
pierre  du  chœur;  la  Ville- Neuve  se  peuple,  mais  à  côté 
de  nombreux  travailleurs  se  glisse  une  population  déplo- 

dans  lo  quartier  désigné  par  les  lettres  patentes.  Sô*îis  Louis  XIV, 
ils  y  avaient  déjà  pris  toute  la  place  :  «  Il  y  a  sur  la  Ville-Neuve, 
est-il  dit  dans  le  Livide  commode  des  adresses,  un  grand  nombre 
de  menuisiers  qui  travaillent  à  toutes  sortes  de  meubles  non 
tournés.   » 

(1)  La  Ville-Neuve.  —  Les  fortifications  qu'on  fut  obligé  de  faire 
pendant  la  captivité  du  roi  Jean  coupèrent  le  terrain  des  Filles-Dieu 
en  deux  parties.  Les  Filles-Dieu  se  réfugièrent  dans  la  ville,  et  firent 
construire  un  nouvel  enclos  à  leur  monastère,  dont  on  retrancha 
une  partie  pour  de  nouvelles  fortifications.  Ce  terrain  forma  dans 
la  suite  une  voirie  :  sous  Charles  IX,  on  y  creusa  des  fossés,  que 
le  peuple  et  nos  historiens  ont  appelés  Fossés  jaunes,  de  la  couleur 
des  terres  qu'on  en  tira.  Dès  le  commencement  du  xvic  siècle,  on 
avait  construit  des  maisons  en  cet  endroit,  on  avait  même  bâti  une 
chapelle,  et  ce  faubourg  devenant  de  jour  en  jour  plus  considérable 
on   lui  avait  donné  le  nom  de  la  Ville-Neuve. 

Les  malheurs  dans  lesquels  la  Ligue  plongea  la  France,  el  parti- 
culièrement la  ville  de  Paris,  obligèrent  de  ruiner  ce  faubourg  et 
d'en  abattre  les  maisons.  Ces  démolitions  rehaussèrent  encore  la 
surface  de  ce  terrain,  et  lorsque  le  calme  eut  dissipé  toutes  les 
craintes,  l'on  commença  à  rebâtir  ce  faubourg;  on  l'appela  pour 
lors  la  Villeneuve-sur-Gravois. —  Jaillot.  Recherches  sur  Paris,  t.  II, 
Quartier  Saint-Denis  (p.  10). 

(2)  La  tradition  rapporte  qu'en  passant  sur  le  boulevard,  près  de 
l'ancienne  chapelle  Saint-Louis  et  Sainte-Barbe,  rasée  pendant  le 
siège  de  Paris,  la  reine  avait  reçu  une  heureuse  nouvelle...  et 
qu'elle  se  sentit  poussée  à  rebâtir  le  nouveau  temple  de  la  Vierge 


40  LES    PIERRES    DE    PARIS 

rable.  On  rançonne,  on  détrousse  les  passants  assez 
imprudents  pour  s'aventurer  dans  ces  passages  déserts. 
Les  filles  de  mauvaise  vie,  les  «  coureuses  de  rempart  », 
et  les  remparts  sont  tout  proches,  occupant  remplace- 
ment des  boulevards  actuels  —  y  affluent  à  ce  point  que 
les  entours  de  la  Ville-Neuve,  —  la  rue  de  la  Lune,  la 
porte  Poissonnière,  la  rue  Merderet,  —  méritent  ce  sur- 
nom le  «  Champ  aux  femmes  ».  Plus  loin,  par  contre, 
près  de  la  porte  Saint-Denis,  de  vastes  jardins,  de  beaux 
hôtels  entourés  de  verdure  font  de  ce  quartier  lointain 
un  séjour  discret,  —  moitié  ville,  moitié  campagne,  — 
un  coin  d'élection  pour  les  gens  tranquilles,  pour  les 
amoureux,  pour  les  «  magiciens,  noueurs  d'aiguillettes, 
vendeurs  de  secrets  »,  pour  les  «  sorciers,  les  exorci- 
seurs »,  chez  lesquels  il  convient  de  se  rendre  incognito. 
Il  s'y  trouvait  des  maisons  de  retraite  et  aussi  des  mai- 
sons de  rendez-vous;  rue  Beauregard,  s'élevait  «  la 
demeure  entourée  de  pelouses  »  d'une  redoutable  empoi- 
sonneuse, la  Voisin,  qui,  après  s'être  établie  devineresse 
«  pour  ramener  l'ordre  et  l'aisance  dans  son  ménage  », 

sous  le  titre  de  Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle.  L'église,  vendue 
pendant  la  Révolution,  fut  rebâtie  de  1823  à  1830  ;  il  ne  reste  plus 
de  l'ancien  édifice  que  le  clocher  du  xvne  siècle.  Après  le  sac  de 
Saint-Germain-l'Auxerrois,  l'église  Bonne-Nouvelle  fut  assaillie 
en  février  1831  par  une  bande  de  400  hommes  qui  fut  heureuse- 
ment arrêtée  à  temps  dans  son  œuvre  de  dévastation  par  un 
bataillon  de  la  Garde  Nationale.  Mais  pendant  la  Commune,  en 
1871,  la  dévastation  fut  complète  et  son  curé,  M.  Bécourt,  fut  incar- 
céré et  massacré  à  la  fin  de  l'insurrection  par  les  insurgés  le 
27  mai  1871.  —  Duplessy.  Paris-Religieux,  pp.  45-46. 


LA  RUE  BEAUREGARD  —  LA  RIE  DE  LA  LUNE     41 

dépensait  en  ripailles  les  cent  mille  francs  qu'elle  gagnait 
annuellement  à  exercer  son  infâme  métier. 

C'est  en  ce  vieux  quartier  que  nous  promènerons 
notre  flânerie.  Partant  de  la  porle  Saint-Denis,  gravis- 
sons la  rue  Beauregard,  où  il  nous  est  très  facile  de 
retrouver  par-ci  par-là,  au  milieu  d'horreurs  modernes, 
quelques  traces  d'un  glorieux  passé  :  frontons  sculptés, 
balcons  de  fer  forgé,  rinceaux,  encadrements  de  fenêtres 
datant  du  xvne  et  du  xvme  siècle.  A  la  hauteur  du  n°  17, 

—  vis-à-vis  de  l'hôtel  plus  que  modeste,  qui  passe  à  tort 
pour  avoir  été  jadis  la  demeure  d'André  Chénier,  — 
retournons-nous  et  admirons  un  délicieux  paysage  pari- 
sien :  la  porte  Saint-Denis  avec  ses  nobles  sculptures 
décoratives,  —  rappel  génial  des  victoires  de  Louis  XIV 
sur  le  Rhin,  —  s'encadrant,  dorée  de  lumière,  entre  les 
deux  lignes  de  vieilles  maisons  grises  qui  terminent  la 
butte  Bonne-Nouvelle.  Poursuivons  notre  route.  Au  n°23, 

—  en  face  la  ruelle  des  Degrés,  —  arrêtons-nous.  II  se 
pourrait  fort  bien  que  la  Voisin  eût  tenu  ici  sa  «  boutique 
aux  poisons  »  ;  lors  de  son  premier  interrogatoire,  elle 
déclara  loger  à  la  «  Ville-Neuve,  rue  Beauregard  ».  Nous 
manquons  d'une  indication  plus  précise,  mais,  si  ce  n'est 
pas  exactement  là,  c'est  sûrement  tout  près  de  là.  L'en- 
droit était  fort  judicieusement  choisi  :  entre  deux  rues 
désertes,  maison  mystérieuse  avec  sortie  sur  la  rue  de 
la  Lune  que  quelques  pas  seulement  séparaient  des 
remparts  ;  plus  loin,  des  champs,  des  vignes...  C'est  très 
probablement  en  ce  logis  que,  —  soigneusement  enca* 


42  LES    PIERRES    DE    PARIS 

puchonnccs,  la  figure  cachée  derrière  un  masque  de  ve- 
lours, pénélrèreut  furtivement  les  deux  nièces  de  Maza- 
rin,  la  comtesse  de  Soissons,  îa  duchesse  de  Bouillon... 
tous  les  tragiques  acteurs  de  cet  affreux  drame  des 
Poisons.  L'  «  altière  Vasthi  »  elle-même,  la  belle  Mon- 
tespan,  ne  s'y  glissa-t-elle  pas,  se  rendant  à  quelque 
cynique  «  messe  noire  ».  en  compagnie  de  la  Dcsœil- 
lets?...  Les  papiers  de  l'Arsenal  et  de  la  Bibliothèque 
nationale,  les  lettres  de  Mmede  Sévigné,  les  remarquables 
étudesdoFr.  Ravaisson  etdeFr.  Funck-Brenlano,  le  beau 
drame  du  maître  Sardou  ont  fait  connaître  cette  énorme 
et  redoutable  cause  célèbre,  dont  Louis  XIV  tint  à  brûler 
de  sa  main  les  témoignages  les  plus  honteux,  après  avoir 
eu  toutefois  la  bonne  grâce  de  remettre  à  quelques  im- 
prudents un  certain  nombre  de  billets  compromettants, 
saisis  rue  Beauregard.  L'un  de  ces  billets,  signé  du 
grand  nom  de  la  duchesse  de  Foix,  portait  ces  mots  : 
«  ...  Plus  je  les  frotle,  et  moins  ils  poussent.  »  Le  Roi- 
Soleil  interloqué,  ayant  exigé  l'explication  decette  énigme, 
la  duchesse  dut  avouer  «  qu'elle  avait  demandé  une 
recette  pour  se  faire  venir  de  la  gorge  »...  La  Voisin  ne 
vendait  pas  seulement  de  «  la  poudre  à  succession  », 
elle  tenait  aussi  «  inslitut  de  beauté  ». 

Aujourd'hui,  la  maison,  —  qui,  comme  autrefois,  a 
conservé  une  sortie  sur  la  rue  de  la* Lune  (au  n°  25),  — 
est  tout  entière  occupée  par  une  fabrique  de  literie,  et 
l'aimable  directrice,  Mme  Gruhier,  veut  bien  nous  mon- 
trer les  restes  de  ce  qui  futvraiscmblablement  la  demeure 


l'empoisonneuse  la  voisin. 


LA  RUE  DEAUREGARD 


LA  RUE  DE  LA  LUNE 


45 


de  r  «  artiste  en  poisons  ».  Voici,  engagé  dans  le  mur  et 
comblé  depuis  longtemps,  un  vieux  puits  dont  la  poulie 


GRILLE   S  OUVRANT  JADIS  SUR  LES  JARDINS  DE  LA   VOISIN. 

tourne  encore  au  bout  d'une  corde  ;  voici  des  départs 
d'escaliers  de   bois,    des  dalles  usées  ;  voici  une   grille 


46  LES    PIERRES    DE    PARIS 

grinçante  qui  jadis  s'ouvrait  sur  les  jardins...  Nous 
montons  au  premier  étage  ;  c'est  ici  que  les  ouvriers, 
sous  de  multiples  couches  de  papier  superposées,  retrou- 
vèrent le  plafond  primitif...  0 surprise!  ce  plafond  élait 
complètement  peint  en  noir,  nous  apprend  Mme  Gruhier. 
Cette  chambre,  aujourd'hui  si  honnêtement  correcte, 
serait-elle  la  chambre  secrète  où  en  1G79  se  disaient  les 
«  messes  noires  »  aux  rites  abominables?...  ces  frag- 
ments de  corniches  sculptées  ont-ils  reflété  la  flamme  des 
cierges  de  cire  noire  éclairant  la  parodie  d'aulel,  où 
d'ignobles  gredins...?  Et  nous  quittons  rêveur  cetle 
maison  curieuse  à  tant  de  titres  ! 

Poursuivant  notre  promenade,  nous  rencontrons 
l'église  Bonne-Nouvelle,  —  reconstruite  en  1824,  après 
avoir  été  sous  la  Révolution,  temple  de  ladéesse  Raison, 
—  dont  le  clocher  seul  date  du  xvne  siècle  (d).  Dans  celte 

(1)  La  Butte  Bonne-Nouvelle,  sa  Composition.  —  Les  fouilles 
faites  en  1824  pour  asseoir  les  fondations  de  la  nouvelle  église  de 
Nolre-Dame-de-Bonne-Nouvelle,  m'ont  fourni  une  occasion  précieuse 
de  connaîlre  la  composition  de  cette  bulle,  depuis  sa  base  jusqu  a 
son  sommet,  c'est-à-dire  à  une  profondeur  de  plus  de  50  pieds;  j'ai  pu 
voir  par  les  stratifications  nombreuses  dont  elle  est  composée, 
qu'elle  servait  de  dépôt,  non  seulement  pour  les  plâtras,  les  décom- 
bres et  les  débris  des  maisons,  mais  encore  pour  les  boues  et  im- 
mondices des  rues  de  la  ville.  J'ai  trouvé,  dans  toute  cette  masse, 
une  multitude  d'ustensiles  et  de  débris  d'objets  travaillés,  indiquant 
parfaitement  les  usages  et  l'état  de  quelques  arts  à  ces  époques 
éloignées;  l'éclat,  la  beauté  et  la  finesse  de  quelques  tissus  dé  soie 
est  ce  qui  m'a  le  plus  frappé,  ainsi  que  la  conservation  parfaite  de 
quelques  couleurs  fixées  sur  la  laine.  Les  morceaux  et  débris  de 
cuirs,  ouvrés  et  non  ouvrés,  s'y  trouvaient  dans  une  prodigieuse 


LA  RUE  BEAUREGARD 


LA  RLE  DE  LA  LUNE 


49 


rue  Beauregard  haut  perchée  où  les  voitures  sont  rares, 
de  beaux  bébés  aux  cheveux  bouclés  jouent  dans  les 


.Jtuwà     5W~*  Jf*~> J**-  -*—  >.  «•  6— . . 


LE  BOULEVARD  BONNE-NOUVELLE. 

Martial,  aqn. 


ruisseaux;  un  savetier  chante  gaiement  en  combinant  un 
ressemelage;  une  marchande  de  fleurs  pousse  devant  elle 


quantité  ;  j'y  ai  recueilli  des  plantes  entières,  que  d'habiles. bota- 
nistes ont  reconnues  pour  Cire  originaires  d'Afrique;  enfin  en  arri- 


50  LES    PIERRES    DE    PARIS 

son  éventaire  de  chrysanthèmes,,  de  violettes,  d'asters, 
de  soucis...  Derrière  d'étroites  fenêtres  encadrées  de 
petits  rideaux,  des  têtes  de  femmes  nous  dévisagent. .. 
d'aulrcs  dames,  coiffées  en  coques,  soigneusement  pom- 
madées, déambulent  philosophiquement.  Il  en  va  de 
même  dans  la  suite  de  ruelles  poussiéreuses  et  malodo- 
rantes reliant  la  rue  Beauregard  aux  boulevards.  L'en- 
droit est  plus  familier  que  familial. 

Nous  descendons  la  rue  de  la  Lune  pour  revenir  à 
noire  point  de  départ  :  voici  encore  d'antiques  logis,  des 
frontons  sculptés,  des  vieilles  grilles,  des  fers  forgés... 

Nous  approchons  de  la  porte  Saint-Denis...  Ça  sent 
de  nouveau  la  brioche,  mais  ça  sent  aussi  l'absinthe  ; 
ies  vieilles  maisons  se  sont  modernisées  :  voici  des  bars 
puant  l'alcool,  voici  le  «  cabaret  du  Chat-Noir,  tenu  par 
Mme  Yvette  »,  voici  des  cinémas,  et  nous  recevons  dans  les 
oreilles,  à  bout  portant,  le  refrain  de  Viens,  Poupoule, 
déchargé  par  un  redoutable  phonographe...  Comment 
avec  un  tel  vacarme  songer  à  la  belle-  Montespan  ? 

vant  au  sol  naturel,  on  y  a  trouvé  un  champ  planté  de  vignes, 
dont  on  a  retiré  quelques  morceaux  de  sarments  et  de  racines 
parfaitement  conservés  ;  en  recueillant  tous  les  objets  divers  que 
présentait  celte  masse,  on  eût  pu  faire  un  musée  intéressant  d'un 
genre  tout  nouveau.  —  Paiuïnt-Ducuatlilet.  Hygiène  publique,  t.  I, 
p.  180-Î8I 


PAYSAGES    DE    SEINE 


Depuis  quelque  temps  les  badauds  du  Pont-Neuf  (ils 
datent  de  Henri  III  et  sont  les  plus  anciens  badauds 
de  Paris),  penchés  sur  le  parapet,  contemplent,  admi- 
ratifs  et  charmés,  un  joli  yacht  blanc,  amarré  contre 
le  quai  des  Orfèvres,  à  la  hauteur  de  la  place  Dauphine. 
C'est  pour  les  Parisiens  un  spectacle  inaccoutumé  ;  aussi 
les  badauds  précités  ne  se  lassent-ils  pas  de  regarder 
curieusement  le  va-et-vient  des  matelots  larguant  des 
amarres,  filant  des'  câbles,  astiquant  des  cuivres,  et 
surtout  de  lorgner  les  jolies  femmes  qui  lisent,  causent 
ou  se  promènent  sur  le  pont,  recouvert  de  nattes,  du 
grand  bateau  clair. 

Alors  que  les  propriétaires  de  yachts  remisent  les 
icurs  à  Menton,  Nice  ou  Monaco,  une  Parisienne  éprise 
d'art  s'est  plu  à  faire  flotter  son  pavillon  en  plein 
Paris...  et  quel  coin  de  Paris  son  caprice  a-t-il  élu?  le 
plus  ancien,  le  plus  pittoresque,  le  plus  vénérable.  C'est 
contre  les  berges  de  la  Cité,  à  la  place  même  où  nos 


52  LES    PIERRES    DE    PARIS 

premiers  ancêtres  attachaient  leurs  légères  nacelles  aux 
poteaux  de  bois  de  Lutèce.  qu'est  arrimé  aujourd'hui 
le  yacht  élégant  où  nous  déjeunions  l'autre  matin  en 
la  spirituelle  compagnie  d'artistes,  écrivains,  avocats, 
journalistes,  et  tous  nous  contemplions,  ravis,  ce  pay- 
sage de  Seine  —  pourtant  si  familier  —  qui  ce  jour-là 
nous  semblait  tout  nouveau  ! 

On  croit  connaître  Paris...  erreur  profonde,  carParis- 
Protée,  sous  la  seule  influence  de  la  saison,  du  jour, 
de  l'heure...  voire  lu  temps  qu'il  fait,  se  modifie,  se 
transforme  à  ce  point  que  c'est  une  ville  inattendue, 
imprévue,  presque  ignorée,  qui  soudainement  apparaît 
à  ses  amoureux,  leur  prodiguant  l'enchantement  de 
visions  enecre  insoupçonnées. 

Teî  est  aujourd'hui  notre  cas,  alors  que  chacune  des 
grandes  arches  du  Pont-Neuf  —  qui  dans  la  Seine  verte 
font  des  ronds  bleus  —  encadre  bizarrement  un  coin  de 
l'horizon  !  Ici  la  magie  du  décor  exalte  la  magie  du 
souvenir.  Songez  que  notre  vision  commence  aux  loin- 
tains violets  des  arbres  des  Tuileries,  suit  les  palais  du 
Louvre,  la  pointe  feuillue  de  la  Ci.é,  les  maisons  histo- 
riques de  la  place  Dauphine,  s'arrtte  sur  le  Pont-Neuf, 
longe  le  Palais  de  justice,  Notre-Dame  et  va  mourir  là- 
bas,  après  le  pont  Saint-Michel,  derrière  la  rue  Galande, 
que  domine  le  vénérable  clocher  de  Saint-Séverin,  la 
vieille  église  parisienne,  où  Dante  a,  dit-on,  prié!  Alors 
les  évocations  se  mêlent  aux  nobles  lignes  du  paysage, 
comme  les  reflets  des  ponts,  des  clochers  et  des  toits  se 


PAYSAGES    DE    SEINE 


53 


m(s|cnt  _  en  tremblotant  —  à  l'eau  du  fleuve  qui, 
doucement,  coule  sous  la  quille  du  yacht  d'où  nous 
contemplons  ce  féerique  tableau. 


LE  PONT-NEUF    VU   DU  YACHT. 


G.  G.,  photog. 


Verascope  Richard. 


Chaque  pierre  conte  éloquemment  une  belle  aven- 
ture humaine,  une  page  de  l'histoire  de  France  ou  de 
l'histoire  de  Paris.  Les  tableaux  de  Raguenct  accrochés 
au  musée  Carnavalet  nous  montrent  —  vers  la  fin  du 


54 


LES    PIERRES    DE    PARIS 


xviiic  siècle  —  celte  berge  du  quai  des  Orfèvres,  où 
noire  bateau  est  amarré,  couverte  de  maisonnettes 
bâties  sur  pilotis;  les  ponts  Notre-Dame  et  Saint-Michel, 


G.  C,  photog. 


coin  de  se:.\e. 


le  pont  au  Change  supportaient,  eux-  aussi,  d'étroits 
logis  de  bois  —  semblables  à  ceux  qui  se  dressent 
encore  à  Florence  sur  le  Ponte  Vecchio.  Ces  bâtisses 
légères,  que  mainles  fois  les  incendies  détruisirent  ne 
disparurent  définitivement  que  vers  1788. 


PAYSAGES    DE    SEINE 


55 


Des  la  Révolution,  les  bords  de  la  Seine  furent  acca- 
parés par  les  cordiers  qui  y  tissaient  leurs  longs  cor- 
dages... mais  de  tout  temps  et  sous  tous  ies  régimes  les 


G.  C,  photog.  i,e  PONT  DU  YACHT. 


vrais  familiers  des  berges  furent  les  pécheurs  à  la  ligne. 
Dans  les  tableaux  d'Hubert  Robert,  de  Raguenet,  de  Noël, 
de  Demachy,  de  Canella,  dans  les  dessins  de  Saint- 
Aubin,  de  Bâcler  d'Albe,  de  Carie  Vernet,  de  Duplessis- 
Bertaut,  de  Daumier  ou  de  Berlall,  on  renconlre  Finévi- 


5  LES    PIERRESDE    PABIS 

table  pêcheur  à  la  ligne.  11  pêche  pendant  la  Ternir, 
pendant  les  journées  de  Juin,  pendant  le  siège,  —  il 
péchait  encore  durant  la  semaine  rouge  de  mai  1871  ! 
Aux  dernières  heures  de  la  Commune  agonisante,  tandis 
que  les  Tuileries,  le  Louvre,  la  Cour  des  Comptes,  la  rue 
de  Lille  et  le  palais  de  la  Légion  d'honneur  flambaient 
comme  des  torches,  alors  que  Paris  brûlait,  que  l'on 
s'égorgeait,  que  Ton  se  fusillait...  pas  un  seul  jour  — 
c'est  un  fait  acquis  —  les  berges  de  la  Seine  ne  ces- 
sèrent de  recevoir  la  visite  de  leur  clientèle  fidèle  de 
pêcheurs  à  la  ligne...  que  dis-je?  les  enragés  y  man- 
quèrent d'autant  moins  qu'à  la  faveur  de  tant  de  cata 
clysmes  ils  pouvaient  pêcher  en  temps  prohibé! 


Après  les  berges,  les  quais  :  ce  quai  des  Orfèvres  qui 
nous  surplombe  n'évoquc-t-il  pas  le  souvenir  fastueux 
de  la  corporation  des  orfèvres  qui  pendant  si  longtemps 
y  étala  son  luxe  et  sa  richesse?  C'est  ici  que  Paris 
avait  pris  l'habitude  de  venir  admirer  les  somptuosités 
des  Lalique,  des  Boucheron,  des  Cartier  de  jadis  (*). 

(1)  Leur  étalage  ne  le  cédait  guère  en  éclat  à  celui  de  ros  bou- 
tiques du  Palais-Royal  qui  n'ont  fait,  du  reste, 'que  leur  succéder. 
Joignez-y  la  splendeur  coquette  des  boutiques  de  bijouterie  qui 
étineelaient  sur  la  même  ligne  et  l'éclat  varié  de  ces  magasins  de 
haut  brocantage,  dont  ceux  de  Fagnani,  Malafer  et  Granchez  étaient 
les  plus  magnifiques,  et  vous  aurez  une  idée  de  l'aspect  brillant 
que  présentaient  les  environs   du    Pont-Neuf.    Ces    brocanteur» 


PAYSAGES    DE    SEINE 


57 


En  1700,  on  comptait  sur  ce  quai  trent-six  boutiques 
d'orfèvre;  aux  vitrines  reluisaient  les  chaînes  d'or,  les 
pommeaux  d'épée,  les  agrafes,  les  baudriers,  les  plats 


'  Pll0t°S-         LA  BEKGE  DU   QUAI  DES  ORFÈVRES. 


étaient,  ce  qu'on  avait  d'abord  appelé  avec  certain  mépris,  des 
marchands  mêlés,  «  ce  sera,  dit  Etienne  Pasquier,  une  denrée 
meslée,  telle  que  de  ces  marchands  quincailliers,  lesquels  assor- 
tissent leurs  boutiques  de  toutes  sortes  de  marchandises  pour  en 
avoir  le  plus  prompt  débit  ».  — Edouard  Fournier.  Histoire  du  Pont- 
Seuf.  t.  I.,  p.  282. 


58  LES    PIERRES    DE    PARIS 

d'argent,  les  ciboires,  les  reliquaires,  les  monstrances... 
et  le  jour  de  la  Fête-Dieu  les  orfèvres  édifiaient  place  Dau- 
phine  de  gigantesques  reposoirs  où  ils  prodiguaient  leurs 
trésors...  les  marchands  de  tableaux  voisins  mettaient  à 
leur  disposition  «  les  toiles  qu'ils  ne  craignaient  pas  de 
voir  gâtées  et  dont  les  sujets  étaient  les  moins  pro- 
fanes (*)  «.  Huit  jours  plus  tard,  la  même  place  Dau- 
phine  —  ce  triangle  monumental  dont  le  roi  Henri  IV 
avait  lui-même  tracé  le  plan  —  appartenait  aux  jeunes 
peintres  indépendants,  c'est-à-dire  ne  faisant  partie  ni 
de  l'Académie  royale  ni  de  l'Académie  de  Saint-Luc;  ils 
avaient,  ce  matin-là  (le  jeudi  de  la  petite  Fête-Dieu,  de 
six  heures  à  midi),  le  droit  d'accrocher  leurs  œuvres 
sur  les  contrevents  des  boutiques  de  la  place.  Tout 
Paris  se  pressait  à  cette  triple  fête  de  la  jeunesse,  de 
l'art  et  du  printemps;  les  jolies  femmes,  les  modèles  au 
minois  affriolant  y  affluaient...  et  les  amateurs  de  pein- 
ture comme  les  amateurs  de  beauté  y  trouvaient  leur 
compte. 

C'est  sur  les  volets  —  il  en  reste  encore  —  de  quel- 
qu'une des  boutiques  de  la  place  Dauphine  —  éventrée 
pour  faire  place  au  disgracieux  et  encombrant  escalier 
du  Palais  de  justice  —  qu'en  1717  Lancret  accrocha  les 
deux  tableautins  qui  commencèrent  sa  réputation,  et 
que  les  critiques  d'alors,  presque  aussi  infaillibles  que 
ceux  d'aujourd'hui,  n'hésitèrent  pas  à  attribuer  à  Wat- 

(1)  Le  Panthéon  littéraire,  1789.  p.  187. 


I 


PAYSAGES   DE   SEINE  61 

teau.  C'est  sur  quelque  autre  recoin  qu'en  1720  un 
jeune  homme  de  vingt  ans,  J.-B.  Chardin,  «  fils  du 
maître  menuisier  qui  faisait  des  billards  du  Roi  »,  sus- 
pendit une  toile,  «  imitation  de  bas-relief  ancien  »  si 
parfaite,  que  J.-B.  Vanloo  l'acheta  immédiatement 
«  plus  cher  que  Chardin  n'avait  osé  l'espérer  »;  c'était 
sa  première  exposition.  Huit  ans  plus  tard,  le  même 
Chardin  exposait,  toujours  place  Dauphine  et  dans  les 
conditions  que  Ton  sait,  la  Raie,  ce  chef-d'œuvre  que 
nous  admirons  aujourd'hui  au  musée  du  Louvre  (*). 

A  notre  gauche,  du  côté  du  quai  des  Grands- 
Augustins,  le  plus  ancien  des  quais  parisiens,  ces 
maisons  neuves  qu'une  rue  étroite  sépare  du  restaurant 
Lapérouse,  aux  jolis  balcons  de  fer  forgé,  aux  élégants 

(1)  Désirant  pressentir  les  opinions  des  principaux  officiers  de 
ce  corps,  Chardin  se  permit  un  innocent  artifice.  Il  plaça  dans 
une  première  salle  comme  au  hasard  les  tableaux  et  il  se  tint  dans 
la  seconde.  M.  de  Largillière,  excellent  peintre,  l'un  des  meilleurs 
coloristes  et  des  plus  savants  théoriciens  sur  les  effets  de  la 
lumière,  arrive;  frappé  de  ces  tableaux,  il  s'arrête  à  les  considé- 
rer avant  d'entrer  dans  la  seconde  salle  de  l'académie  où  était  le 
candidat  ;  en  y  entrant  :  «  Vous  avez  là,  dit-il,  de  très  beaux 
tableaux  ;  ils  sont  assurément  de  quelque  bon  peintre  flamand,  et 
c'est  une  excellente  école  pour  la  couleur  que  celle  de  la  Flandre; 
à  présent,  voyons  vos  ouvrages. 

—  Monsieur,  vous  venez  de  les  voir.  —  Quoi  !  Ce  sont  ces 
tableaux  que...?  —  Oui,  Monsieur.  —  Oh  !  dit  M.  de  Largillière, 
présentez-vous,  mon  ami,  présentez-vous  ». 

La  réception  de  Chardin,  reçu  et  agréé  comme  peintre  de  fleurs, 
fruits  et  sujets  à  caractères,  eut  lieu  le  23  septembre  1728.  — 
E.  et  J.  de  Gongourt.  (Chardin).  VArt  au  XVIIIe  siècle. 


62  LES    PIERRES    DE    PARIS 

mascarons  sculptés,  furent  bâties  sur  l'emplacement  du 
marché  à  la  Volaille,  construit  en  1809  sur  les  ruines  du 
couvent  des  Grands-Augustins,  démoli  révolutionnaire- 
ment  en  1791.  Ici  passèrent,  au  temps  des  Valois,  les 
grotesques  processions  des  Mignons  allant  faire  péni- 
tence en  l'église  des  Grands-Augustins,  où  s'assem- 
blèrent les  chevaliers  du  Saint-Esprit  lorsque  cet  ordre 
fut  fondé  par  Henri  III,  en  1579. 

Après  la  Révolution,  les  quais  depuis  le  Pont-Neuf 
jusqu'au  pont  Royal  furent  convertis  en  un  immense 
magasin  de  bric-à-brac. 

Là,  dans  les  boutiques,  le  long  des  murs,  accotées 
aux  troncs  d'arbres  bordant  la  Seine,  étaient  entassées 
les  épaves,  les  dépouilles  arrachées  aux  châteaux,  aux 
couvents,  aux  églises,  aux  grands  hôtels  démembrés... 
Là  gisaient  pêle-mêle  portraits  de  famille  et  mobiliers 
dépareillés,  tableaux  de  sainteté  et  de  divinités  de 
l'Olympe,  tapisseries  armoriées  et  boîtes  à  musique, 
porcelaines  de  Sèvres  et  clavecins  désaccordés...  Sur 
ces  quais  également,  la  Terreur  avait  dressé  les 
«  labiées  révolutionnaires  »  où  les  miséreux  se  dispu- 
taient «  les  assiettes  de  harengs  saurs  grillés,  saupou- 
drés de  ciboules,  alternant  avec  les  terrines  de  salades 
et  de  pruneaux  ». 

C'est  quai  des  Orfèvres,  que  le  9  thermidor,  vers 
huit  heures  et  demie  du  soir,  fut  amené  Robespierre, 
mis  hors  la  loi  par  la  Convention  et  refusé  comme 
prisonnier  par  le  concierge  de  la  maison  d'arrêt  du 


PAYSAGES    DE    SEINE  65 

Luxembourg.  Ses  fidèles  l'accompagnèrent,  en  l'accla- 
mant, à  l'administration  de  police  dans  les  vieux 
bâtiments  qui  jusqu'en  1871  furent  occupés  par  la 
Préfecture  de  police.  Ces  bâtiments  comprenaient,  non 
seulement  l'ancien  hôtel  du  président  de  Harlay  —  dont 
les  jardins  descendaient  jusqu'à  la  Seine,  —  mais 
encore  un  ensemble  de  maisons  branlantes,  disloquées, 
où,  au  fur  et  à  mesure  des  besoins,  on  avait  installé 
«  les  services  ».  Robespierre  ne  quitta  l'administration 
de  police  que  sur  les  instances  réitérées  de  ses  parti- 
sans réclamant  sa  présence  à  l'Hôtel  de  Ville...  où 
l'attendaient  le  coup  de  pistolet  de  Méda,  l'effondre- 
ment, l'arrestation,  puis  la  mort. 

Une  ruelle  —  la  ruelle  de  Jérusalem  —  débouchait 
sur  le  quai;  à  gauche,  une  vieille  tourelle,  puis  des 
cimes  d'arbres  (le  jardin  du  préfet);  à  droite,  une 
maison  à  pignon  datant  du  xvnr5  siècle;  au  fond, 
un  porche  cintré  (réédifié  aujourd'hui  dans  le  jardin 
du  musée  Carnavalet)  servait  d'entrée  principale  à 
la  Préfecture.  Tout  cela  couvrait  l'actuelle  rue  de 
Harlay. 

Sans  compter  les  ministres  de  la  police  —  Fouché, 
Rovigo,  Beugnot,  Pasquier,  etc.,  logés  quai  Voltaire  et 
rue  des  Saints-Pères,  —  que  de  préfets  se  succédèrent 
rue  de  Jérusalem.  En  1848,  ce  fut  l'étonnant  Caussidière 
qui,  après  s'être  promu  lui-même,  s'entoura  d'une  garde 
prétorienne,  «  les  Montagnards  de  Caussidière  »  (infan- 
terie et  cavalerie)  lesquels,  pendant  près  de  trois  mois, 


66  LES    PIERRES    DE    PARIS 

terrifièrent  Paris.  Préfet  de  police  imprévu,  Caussidière, 
après  avoir  rompu  toute  relation  avec  le  Gouvernement, 
recommandait  par  voie  de  proclamation  «  expressément 
au  Peuple,  de  ne  quitter  ni  ses  armes,  ni  son  attitude 
révolutionnaire...  (*)  ». 

MM.  de  Maupas,  Boitelle,  Pictri,  sous  le  second 
Empire,  MM.  Edmond  Adam  et  Cresson,  sous  la  troi- 
sième République,  furent  les  derniers  préfets  ayant 
habité  le  quai  des  Orfèvres.  En  1871,  la  Commune  de 
Paris  leur  donna  comme  successeur  un  disciple  d'Hébert 
et  de  Marat,  un  gaillard  qui  traitait  Couthon  de  «  vieille 
béquille  »,  et  trouvait  Saint-Just  «  sans  énergie  »... 
Raoult  Rigault. 

Après  avoir  occupé  pendant  quelque  temps  les 
beaux  logis  de  1'  «  ex-préfet  de  police  »,  ce  singulier 
«  procureur   »    alla    s'installer     au    Palais    de    justice 

(1)  La  Préfecture  de  police,  soumise  aux  ordres  de  Caussidière 
et  de  Sobrier,  se  peuplait  d'anciens  membres  des  sociétés  secrètes 
qui  s'organisaient  en  compagnies  fermées  comme  une  garde  pré- 
torienne pour  un  futur  dictateur.  Caussidière  ne  communiquait 
pas  avec  l'Hôtel  de  Ville  ;  il  avait,  de  son  chef,  publié  comme  liste 
officielle  du  gouvernement  celle  de  la  Réforme.  Dans  cette  pre- 
mière proclamation,  on  lisait  :  «  Il  est  expressément  recommandé 
au  peuple  de  ne  point  quitter  ses  armes,  ses  positions  et  son  atti- 
tude révolutionnaire.  II  a  été  trop  souvent  trompé  par  la  trahison  ; 
il  importe  de  ne  plus  laisser  de  possibilité  à*d'aussi  terribles  et 
d'aussi  criminels  attentats  ». 

Conformément  aux, avis  de  cet  ami  du  peuple,  la  ville  était 
devenue  un  grand  bivouac,  ce  qui  n'ajoutait  ni  à  la  sécurité 
publique  ni  à  la  confiance.  —  Victor  Pierre.  Histoire  de  la  Répu- 
blique de  4848,  t.  I,  p.  58. 


PAYSAGES    DE    SEINB  67 

d'où,  le  23  mai,  il  expédiait  l'ordre  «  d'extraire  et 
de  fusiller  les  gendarmes  détenus  dans  la  maison  de 
justice...^1)  »  Le  lendemain,  la  vieille  Préfecture  de 
police  —  préalablement  imbibée  de  pétrole  —  flambait 
comme  une  allumette,  et  avec  elle  les  plus  précieux 
dossiers  de  la  vie  secrète  de  Paris...  «  Nous  allons 
griller  la  Boîte  aux  Curieux  !  »  avait  déclaré  le  gredin 
chargé  de  l'autodafé...  Il  tint  parole. 

N'avions-nous  pas  raison  de  dire  que  chaque  pierre 
de  ces  vieux  quais  de  Seine  avait  son  histoire...  histoire 
étrange  où  le  rire  est  près  des  larmes,  où  la  vertu  côtoie 

(1)  Dans  la  journée  du  23,  à  raidi,  un  officier  fédéré,  suivi  d'un 
peloton  qui  s'arrêta  sur  le  quai,  pénétra  dans  le  greffe  ;  envoyé 
par  Raoul  Rigault,  il  était  muni  de  l'ordre  d'extraire  et  de  fusiller 
les  gendarmes  détenus  à  la  maison  de  justice  ;  par  bonheur,  c'était 
un  ordre  collectif,  sans  indication,  de  nombre  ni  de  noms... 

M.  Durlin  —  alors  directeur  —  fit  preuve  de  beaucoup  de  sang- 
froid.  Il  prit  l'ordre  des  mains  du  mandataire  de  Raoul  Rigault  et 
lui  dit  négligemment  :  «  Nous  n'avons  plus  de  gendarmes  ici.  11  y 
a  erreur,  les  gendarmes  ont  été  transférés.  Voyez  dans  les  bureaux 
de  la  Préfecture  ». 

Le  fédéré  s'éloigna,  revint  au  bout  d'une  demi-heure.  —  «  Nous 
ne  trouvons  rien,  les  gendarmes  doivent  être  ici.  —  Non,  reprit  le 
greffier  »  ;  puis,  s'adressant  à  Génin,  le  surveillant  :  «  Ouvrez  toutes 
les  cellules  afin  que  le  citoyen  délégué  puisse  se  convaincre  qu'elles 
ne  renferment  aucun  soldat  ». 

Le  délégué  fit  consciencieusement  son  devoir.  Il  n'aperçut  pas 
un  gendarme.  On  se  garda  bien  de  le  conduire  au  Quartier  des 
cochers,  dont  il  ignorait  l'existence. 

11  se  retira  en  saluant  :  —  «  Fâché  de  vous  avoir  dérangé  ». 
Les  otages  étaient  sauvés.  —  Maxime  Du  Camp.  Les  Convulsions  de 
Paris,  t.  I,  d.  169 


68 


LES    PIERRES    DE    PARIS 


le  crime,  où  tout  nous  apparaît  pêle-mêle,  incohérent, 
grotesque,  odieux  ou  sublime...  comme  ces  feuilles  qui 
tombent  mortes  des  platanes  voisins  et  se  mêlent,  dans 
les  boîtes  des  bouquinistes,  aux  plus  belles  légendes  de 
gloire  et  d'amour. 


L'HOTEL   DE  VILLE 

ET   LA   PLACE   DE  GRÈVE 

le  3i   Juillet   j83o 


Il  y  a  déjà  quelques  années,  le  hasard  d'une  flânerie  nous 
fit  grimper  les  six  interminables  étages  de  l'hôtel  des 
Invalides,  dont  les  combles  recèlent  une  précieuse  col- 
lection de  «  plans-reliefs  des  places  de  guerre  »,  visible 
seulement  à  certaines  époques,  parcimonieusement  espa- 
cées. Ces  plans-reliefs,  dont  quelques-uns  remontent  au 
xvne  siècle,  garnissent  une  longue  série  de  pièces  man- 
sardées et  forment  un  petit  musée  trop  ignoré,  fort 
amusant  à  visiter.  Les  plus  anciens  furent  exécutés  par 
ordre  de  Louvois,  jaloux  de  placer  sous  les  yeux  de 
Louis  XIV  la  représentation  de  ses  conquêtes  ;  le  plus 
récent,  —  le  plan  du  port  et  de  la  ville  de  Cherbourg,  — 
fut  terminé  en  1872.  Lors  de  l'invasion,  en  1815,  les  alliés 
«  empruntèrent»  aux  Invalides  quelques-uns  de  ces  beaux 
joujoux  topographiques,  qui  font  encore  aujourd'hui 
l'ornement  de  musées  allemands  et  autrichiens... 


70  LES    PIERRES    DE    PARIS 

Rien  de  plus  surprenant  au  premier  abord  gue  ces 
minuscules  et  précises  reproductions  de  villes,  évoquant 
non  seulement  des  souvenirs  héroïques,  mais  encore 
offrant  l'image  parfaite  d'une  cité  lilliputienne  contem- 
plée du  haut  d'un  ballon.  Fossés,  contrescarpes,  bas- 
tions, redans,  cultures  maraîchères,  rues  sinueuses, 
maisonnettes  mansardées,  hôtels  fleuris  de  sculptures, 
cathédrales  hérissées  de  clochetons,  rien  ne  manque. 
Voici  les  promenades  bordées  de  tilleuls,  les  mails,  les 
quinconces,  les  «  jeux  de  boules  »  chers  à  nos  aïeux... 
Ainsi  nous  apparaissent  Maestricht,  Berg-op -Zoom, 
Bouillon,  —  entourée  de  forêts  épaisses,  —  Namur, 
Laon,  —  haut  perchée  sur  son  rocher.  —  Arras,  Saint- 
Omer,  Ypres.  Voici  Avesnes,  ses  fortifications,  ses  prai- 
ries... Voici  même  en  un  coin  de  la  grande  place,  sur  la 
droite,  tapie  contre  l'église  au  clocher  espagnol,  l'hos- 
pitalière maison  que  nous  aimons  si  fort  et  d'où  nous 
pensons  voir  sortir,  au  petit  jour,  notre  ami  G.  Lenôtre, 
guêtre  comme  un  Mohican,  un  arsenal  de  cannes  à 
pêche  sur  l'épaule,  s'en  allant  «  ferrer  »  d'une  main  sûre 
la  carpe  traquée  en  quelque  étang  voisin... 

Poursuivant  notre  pittoresque  promenade,  nous  con- 
templons Constantine,  Sébastopol,  Anvers  ;  Gibraltar... 
et  soudain  une  grosse  surprise.  Devant  nous,  vision 
merveilleuse  :  la  place  de  Grève,  le  31  juillet  1830,  alors 
que  Louis-Philippe,  lieutenant  général  du  royaume,  la 
traverse  sous  les  acclamations  du  peuple,  pour  se  ren- 
dre à  l'Hôtel  de  Ville   où  il  achèvera   de  conquérir   le 


l'hôtel  de  ville  et  la  place  de  grève  73 

trône  de  Charles  X,  renversé  par  les  «  trois  glorieuses  » 
journées  de  batailles  populaires. 

Il  nous  sembla,  devant  cette  étonnante  apparition, 
que,  reculant  de  soixante-dix-huit  ans  en  arrière,  nous 
assistions,  ainsi  que  l'avait  fait  notre  grand-père,  à  cette 
apothéose  de  la  Révolution  de  1830.  Gomme  d'une  fenêtre 
ouverte  sur  la  place,  nous  apercevons  tout  le  «  grouille- 
ment »  d'un  peuple  en  effervescence...  Des  milliers  de 
petits  personnages  s'agitent  autour  de  la  «  Maison  de 
Ville  »,  entourant  les  plus  célèbres  coryphées  de  cette 
comédie  politique. Voici  Louis-Philippe  à  cheval;  près  de 
lui,  une  chaise  à  porteurs  renferme  le  banquier  Laffitte, 
immobilisé  par  une  intempestive  attaque  de  goutte;  une 
seconde  chaise  est  occupée  par  Benjamin  Constant,  deux 
des  principaux  chefs  du  mouvement.  La  garde  nationale 
manifeste,  les  tambours  battent,  le  peuple  souverain 
acclame  le  héros  qu'il  sifflera  demain  ;  aux  fenêtres,  sur 
les  trottoirs,  sur  les  terrasses,  des  milliers  de  curieux... 
Ce  «  plan-relief  »,  large  de  lm,80,  profond  de  près  de 
3  mètres,  est  décidément  le  premier  des  «  instantanés  » 
et  il  date  de  1833  !  Son  auteur,  Foulley,  était  un  vieux 
soldat  retraité  qui  consacrait  ses  loisirs  à  reproduire  de 
merveilleuse  façon  les  faits  les  plus  saillants  de  son 
époque. 

*  * 

La  reproduction  photographique  de  ce  plan  donne 
vraiment  la  sensation  d'un  document  pris  sur  la  nature 


74  LES    PIERRES    DE    PARIS 

même.. .  Le  plan  lui-même  est  plus  impressionnant  encore, 
puisqu'à  la  sensation  de  la  foule  s'ajoute  la  magie  de 
la  couleur... 

Voici  les  maisons  peintes,  les  vieilles  pierres,  les 
antiques  fenêtres,  les  «  carottes  »  des  marchands  de 
tabac,  les  toits  de  tuiles;  voici  les  uniformes,  les 
shakos,  les  fusils  levés  ;  les  dames  portent  des  «  shalls  » 
et  des  robes  à  crinolines...  les  marchands  de  coco  cir- 
culent parmi  les  badauds;  la  poussière  qui  saupoudre  le 
sol  de  la  place  de  Grève  est  une  «  poussière  d'époque  !  » 

Un  peu  d'imagination  aidant,  l'illusion  est  complète  : 
devant  nous  surgit  la  masse  imposante  et  glorieuse  de 
l'antique  Hôtel  de  Ville,  cet  Hôtel  de  Ville  parisien  où  se 
jouèrent  quelques-uns  des  plus  célèbres  drames  de  notre 
histoire  de  France.  Nous  avons  contrôlé  la  sincérité  de 
cette  étonnante  reconstitution  et  pouvons  attester  que 
jamais  la  nature  ne  fut  reproduite  avec  une  plus  scru- 
puleuse fidélité.  La  maison  à  la  tourelle  gothique,  les 
lanternes  historiques  fichées  à  l'entrée  de  la  rue  du 
Mouton,  la  rue  de  la  Mortellerie,  l'arcade  Saint-Jean, 
le  cabaret  «  A  l'image  de  Notre-Dame  »,  les  boutiques 
multicolores,  rouges,  vertes,  bleues,  les  échafaudages 
entourant  le  campanile  de  l'Hôtel  de  Ville,  la  couleur 
jaune  de  la  chaise  de  M.  Lafiittef1)  «  portée  par  des 
Savoyards  »,  la  chaise  verdâtre  de  M.  Benjamin  Constant, 
le  cheval  blanc  de  Louis-Philippe,  les  polytechniciens 

(1)  Histoire  de  dix  ans,  par  Louis  Blanc,  p.  349,  passim. 


a  ï 

3      9 


l'hôtel  de  ville  et  la  place  de  grève 


77 


faisant  la  haie,  épée  au  poing;  la  paille  qui,  la  veille 
encore,  avait  servi  à  bivouaquer,  éparpillée  devant  la 
porte;  la  boutique  du  mastroquet  du  quai  Pelletier 
ébréchée  par  les  boulets  ;  les  vitres  des  fenêtres  brisées 


QUAI  DE  LA  GHÈVE  ET  PARTIE  DE  l' HÔTEL  DE  MLLE  VERS  1830. 

Lithographie  de  Lemercier. 


par  la  pluie  des  balles...  tout  est  d'une  rigoureuse  exac- 
titude et  nous  offre  le  plus  précieux  des  documents  sur 
cette  extraordinaire  révolution  qui,  en  trois  jours,  mit  à 
bas  le  trône  de  Charles  X  et  remplaça  le  drapeau  blanc 
fleurdelisé  par  le  drapeau  tricolore. 

Rien  de  plus  amusant,  de  plus  coloré  que  l'histoire 


78  LES    PIERRES    DE    PARIS 

de  ce  mouvement  populaire  réunissant  presque  toutes 
les  classes  de  la  société.  Les  meilleurs  écrivains  d'alors 
avaient  signé  l'appel  aux  armes  :  MM.  Thiers,  Mignet, 
Armand  Carrel,  Chambolle,  Rolle,  de  Rémusat,  Baude,1 
Alexis  de  Jussieu,  Gauchois-Lemaire,  Évariste  Dumoulin. 
Léon  Pillet,  Bohain,  Roqueplan...  Quarante-cinq  hommes 
de  lettres,  —  au  nom  de  la  liberté  de  la  pensée,  —  avaient 
risqué  leurs  têtes  en  inscrivant  leurs  noms  au  bas  d'une 
protestation  contre  les  ordonnances  royales  rédigées  par 
M.  de  Polignac  et  signées  par  le  vieux  roi  Charles  X. 

L'explosion  de  colère  qui  souleva  Paris  fut  terrible  et 
instantanée.  En  quelques  heures,  les  barricades  sortirent 
de  terre,  les  attroupements  des  protestataires  armés  se 
formèrent,  les  tambours  battirent  le  rappel  de  la  garde 
nationale,  les  ouvriers  et  les  étudiants  descendirent  dans 
la  rue,  les  élèves  de  l'École  polytechnique,  «après  avoir 
aiguisé  sur  les  dalles  des  corridors  de  l'École  leurs  fleu- 
rets, dont  ils  avaient  fait  sauter  les  boutons  »,  forcèrent 
les  portes  et, —  en  grande  tenue,  —  prirent  le  comman- 
dement des  bandes  d'insurgés;  tout  Parisien  se  transfor- 
mait en  militant,  et  les  infortunés  soldats  de  la  garde 
royale  tombaient  sous  les  coups  de  fusils  chargés  avec 
des  caractères  d'imprimerie  à  défaut  de  balles. 

Côte  à  côte,  avec  de  vieux  soldats  du  premier  Empire, 
héros  d'Iéna,  d'Eylau,  d'Austerlitz  et  de  Waterloo,  cou- 
verts encore  de  leurs  glorieux  uniformes, 

Ces  habits  bleus  pas  la  victoire  usés  (1), 

(1)  Le  vieux  soldat  (Béranger). 


1. 

1 


SI 


^    ï 

^ 


l'hôtel  de  ville  et  la  place  de  grevb  81 

on  put  voir  des  combattants  en  veste  de  chasse,  en  redin- 
gote, en  bourgeron,  en  blouse  ;  d'autres  encore  étaient 
revêtus  d'uniformes  de  fantaisie,  provenant  du  Vaude- 
ville, où  se  jouait  alors  une  pièce  militaire,  le  Sergent 
Mathieu.  Alfred  Arago,  directeur  du  théâtre,  avait  mis 
armes  et  costumes  à  la  disposition  des  émeutiers  !  Le 
musée  d'artillerie  avait  été  forcé  et  les  admirables  litho- 
graphies de  Raffet,  composant  YAlbum  de  1831,  nous 
montrent  des  gamins  de  Paris,  la  tête  enfouie  sous  une 
«  salade  »  de  ligueur  ou  un  casque  de  piquier,  muni- 
tionnaires  improvisés,  apportant  aux  «  barricadiers  » 
des  «  balles  de  zinc  pour  les  cuirassiers  »  (4). 

(1)  Les  soldats  qui  occupaient  la  place  de  Grève  se  défendaient 
avec  beaucoup  de  courage  et  de  tristesse.  Chaque  maison  était 
devenue  un  château  fort  et  l'on  tirait  de  toutes  les  fenêtres.  Trois 
hommes  s'étaient  postés  derrière  une  cheminée  et,  de  là,  ils  fai- 
saient depuis  longtemps  sur  la  troupe  un  feu  meurtrier,  lorsqu'ils 
furent  enfin  découverts.  Un  canon  fut  pointé  contre  cette  cheminée 
fatale  ;  mais  avant  de  l'abattre,  le  canonnier  fit  signe  à  ceux  qu'elle 
protégeait  de  se  retirer...  Un  détachement  du  50me,  précédé  par  des 
cuirassiers,  arrivait  par  les  quais  pour  gagner  la  place  de  Grève. 
On  le  fit  entrer  dans  la  cour  de  l'Hôtel,  et  ses  cartouches,  dont  il 
refusa  de  faire  usage,  furent  distribuées  aux  soldats  de  la  garde... 
Un  détachement  suisse  avait  été  envoyé  des  Tuileries  au  secours 
de  l'Hôtel  de  Ville  ;  il  entra  sur  la  place  de  Grève  au  pas  de  charge... 
Une  barricade  est  occupée  par  le  peuple.  Les  Suisses  soutiennent 
cette  attaque  avec  vigueur;  la  garde  arrive  pour  les  appuyer  et 
déjà  les  Parisiens  pliaient  lorsqu'un  jeune  homme,  pour  les  rani- 
mer, s'avance  agitant  un  drapeau  tricolore  au  bout  d'une  lance  en 
criant  :  «  Je  vais  vous  apprendre  à  mourir  »  ;  à  dix  pas  de  la  garde, 
il  tomba  percé  de  balles.  —  Histoire  de  dix  ans,  1830-1840,  par 
Louii  Blanc,  t.  I,  p.  217. 


82  LES    PIERRES    DE    PARIS 

Les  «  grognards  »  dirigeaient  le  combat,  la  croix  de 
la  Légion  d'honneur  piquée  sur  un  tablier  de  cuir. 
«    Tirez    sur    les     chefs    et    sur    les    chevaux,  jeunes 

gens,  et  f -vous  du  reste!»  Tous   se  battaient  aux 

cris  de  :  «  A  bas  Charles  X  !...  A  bas  Polignac  !...  A  bas 
les  ordonnances  !...  Vive  la  Charte  !...  »  La  presque 
totalité  des  combattants  ignorant  absolument,  d'ailleurs, 
ce  que  comportait  la  Charte  et  ce  que  contenaient  les 
ordonnances  ! 

On  sait  le  reste...  les  barricades,  les  blessés,  les  morts 
promenés  sur  des  brancards  à  la  lueur  des  torches  par 
des  insurgés  criant  «  vengeance  !  »  les  postes  royaux  dé- 
sarmés, trois  cents  hommes  campés  dans  la  cour  des 
Tuileries,  la  ville  entière  hérissée  de  barricades,  sentant 
la  poudre,  une  fièvre  belliqueuse  s'emparant  de  toute 
une  population,  les  coups  de  canon,  —  les  appels  du 
tocsin  !  La  Fayette,  le  vieux  héros  de  1789,  —  celui  que 
des  irrespectueux  dénommaient  «  Giiles-César  »,  —  sié- 
geant, acclamé  comme  une  idole,  à  l'Hôtel  de  Ville  ; 
l'émotion  de  Paris  voyant,  —  enfin  !  —  le  drapeau  tri- 
colore flotter  sur  les  tours  Notre-Dame,  des  «  messieurs  » 
inconnus  et  bien  mis  distribuant  dans  les  rues  des  pis- 
tolets et  des  charges  «  de  poudre  »,  les  patrouilles  de 
bourgeois  armés,  les  «  vieux  de  la  vieille  »,  rêvant  de 
l'avènement  de  Napoléon  II,  —  l'aiglon  !  —  Le  dauphin, 
furieux  et  ahuri,  se  coupant  les  doigts  en  arrachant  son 
épée  au  maréchal  Marmont,  l'hôtel  Laffîtte  devenu 
1'  «  hôtellerie  de  la  Révolution...  On  y  affluait  de  tous 


h  ARCADE  SAINT-JEAN,  RUE  MO?iCEAU-SAlNT-GBRVAIS. 

Lithog.  de  Lemercier. 


l'hôtel  de  ville  et  la  place  de  grève 


85 


les  points  de  Paris.  Pas  un  homme  d'intrigue  qui  n'y  vînt 
raconter  ses  services  »...  le  départ  de  Charles  X,  de  la 
duchesse  de  Berri  et  des  enfants  de  France  escortés  par 
les  gardes  du  corps,  la  lieutenance  générale  du  royaume 
oiîerte  au  duc  d'Orléans,   les  hésitations  du  prince,  les 


l'hôtel  de  ville  pendant  la  révolution  de  1830. 


prières  des  députés,  la  foule  criant  :  «  Vive  le  duc  d'Or- 
léans! »(*),  le  duc  enfin  se  décidant  à  prendre,  au  milieu 

(1)  Les  députés  venus  au  Palais -Royal  apporter  au  duc 
d'Orléans  leurs  hommages  avec  la  proclamation  qu'ils  adressent 
aux  Français  sont  émus  comme  le  prince  lui-même  ;  il  les  entraîne 
sur  ses  pas  ;  ils  forment  sa   garde  et  son  escorte  jusqu'à  la  grève. 


86  LES    PIERRES    DE    PARIS 

des  acclamations  et  des  cris  de  joie,  le  chemin  de  la 
place  de  Grève, —  cette  place  de  Grève  dont,  depuis  trois 
jours,  chaque  maison  avait  été  une  forteresse.  Il  y 
venait  chercher  la  sanction  de  l'Hôtel  de  Ville  à  la 
dynastie  nouvelle,  et  La  Fayette,  —  au  nom  du  peuple, 
—  donnait  publiquement  l'accolade  au  nouveau  «  roi- 
citoyen  ». 

C'est  l'épisode  final  de  la  révolution  triomphante 
que  représente  notre  plan-relief.  Louis-Philippe  va  s'em- 
parer de  la  couronne  de  France  dans  l'ancienne  Maison- 
Commune,  dans  l'Hôtel  de  Ville  de  Paris,  tigré  encore 
des  balles  du  10  thermidor  et  où  se  retrouvait  presque 
intacte  la  salle  tragique,  le  «  cabinet  vert  »  dans  lequel 
Robespierre  eut  la  mâchoire  fracassée  par  la  balle  de 
Méda,  où  fut  arrêté  Saint-Just,  où  se  suicida  Lebas... 
Devant    ce    «  cabinet   vert  »    passait    extérieurement 


Ils  le  conduisent  à  travers  le  peuple  qui,  le  voyant  passer  au  milieu 
d'eux,  écarte  les  barricades  pour  le  laisser  passer  et  commence  à 
crier  :  «  Vive  le  duc  d'Orléans  !  »  en  serrant  la  main  au  prince- 
citoyen. 

Les  acclamations  de  la  foule  annoncent  l'arrivée  du  cortège.  La 
commission  municipale,  La  Fayette,  son  état-major,  vont  à  sa  ren- 
contre sur  le  perron  de  l'Hôtel  de  Ville  et  lui  ouvrent  les  portes  du 
palais.  Le  prince  monte  le  grand  escalier  appuyé  sur  le  bras  du 
général  en  chef.  On  s'arrête  dans  la  salle  Henri  IV.  La  proclama- 
tion des  députés  qui  fonde  une  dynastie  et  qui  promet  des  garanties 
nouvelles  aux  vieilles  libertés  du  pays  est  relue  avec  solennité. 
Louis-Philippe,  la  main  sur  le  cœur,  confirme  les  promesses  de 
cette  proclamation.  —  Dulaure.  Histoire  de  la  Révolution  de  4830. 
—  Cu.  Simond.  Paris  de  4800  à  4900,  t.  II,  p.  21. 


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B  Dêtathîde  fo&!ïr''dèfmfpari 
C    ûttofmœdecd&yerisdéfèridfh 

J2  dÊta&ne 'de^Sxdsses. 
F  Déroute  de ia  evlanrœ  dtvel 
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Extrait  dhin  Plan  de  la  place  de  Grève  et  de  V Hôtel  de  Ville  en  i83o. 
Collections  du  Musée  Carnavalet.  {Cartons  de  la  topographie.) 


l'hôtel  de  ville  et  la  place  de  grève 


87 


la  corniche  en  saillie  sur  laquelle,  dans  la  nuit  du 
9  thermidor,  se  hasarda  Augustin  Robespierre,  —  frère 
de  l'Incorruptible,  —  ses  souliers  à  la  main,  cherchant 
à   fuir,   pendant  que   les  troupes    conventionnelles  en- 


GRAVURE  POPULAIRE  DE  1789. 


Musée  Carnavalet. 


vahissaient  la  place...  Voici  la  corniche,  elle  règne  tout 
le  long  du  premier  étage;  c'est  là  que  le  malheureux  se 
traîna,  hésitant  et  affolé.  Sous  ses  pieds  nus,  les  vain- 
queurs, baïonnette  au  canon,  se  pressaient  en  criant  leur 
victoire,  la  place  de  Grève  était  encore  éclairée  des  feux 
mourants  de  lampions  que  le  concierge  Bochard  y  avait 


88  LES    PIERRES    DE    PARIS 

allumés  par  ordre  de  la  Commune...  (*)  Robespierre  jeune 
comprit  alors  que  tout  était  perdu  pour  son  frère  et  pour 
lui  ;  il  voulut  mourir  et  se  précipita,  la  tête  la  première, 
sur  les  marches  de  l'entrée  de  l'Hôtel  de  Ville.  Il  ne 
réussit  qu'à  se  mutiler  horriblement,  blessant,  —  dans 
sa  chute,  —  deux  des  envahisseurs,  dont  l'un,  «  le 
nommé  Chabru  »,  fut  à  peu  près  écrasé  !...  (2) 

(1)  Déclaration  positive  de  Michel  Bochard,  concierge  de  la 
Maison-Commune,  depuis  le  9  thermidor  jusqu'au  10. 

....Vers  les  sept  heures  du  soir,  le  maire  m'a  ordonné  de  sonner 
le  toscin  sur-le-champ.  J'ai  refusé  net  de  le  sonner...  Alors  Charle- 
magne  et  presque  tout  le  conseil  m'ont  traité  de  coquin  et  ont  pris 
un  arrêté  et  m'y  ont  forcé  ouvertement. 

J'ai  donné  la  clef  et  le  toscin  a  été  sonné A  dix  heures,  on 

m'a  ordonné  de  mettre  des  lampions  pour  éclairer  la  place. 

Définitivement,  sur  les  deux  heures  du  matin,  un  gendarme 
m'a  appelé  et  m'a  dit  qu'il  venait  d'entendre  un  coup  de  pistolet 
dans  la  salle  de  l'égalité...  J'ai  entré,  j'ai  vu  Lebas  étendu  par  terre, 
et  de  suite  Robespierre  l'aîné  s'est  tiré  un  coup  de  pistolet  dont  la 
balle,  en  le  manquant,  a  passé  à  trois  lignes  de  moi  ;  j'ai  failli  en 
être  tué  puisque  Robespierre  est  tombé  sur  moi  en  quittant  la  salle 
de  l'Égalité,  au  passage.  Legrand,  substitut  de  l'agent  national,  m'a 
confié  son  portefeuille  et  sa  montre  pour  remettre  à  sa  femme  ; 
mais  je  l'ai  été  porter  au  Comité  de  surveillance  de  la  section  de 
la  Maison-Commune. 

Ce  17  thermidor,  l'an  II  de  la  République  française. 

Certifié  véritable. 

Signé  :  Bochard. 

Rapport  sur  les  événements  du  9  thermidor  an  II,  par  Courtois. 
Pièces  justificatives,  n°  XXXVI. 

(2)  Dulac,  employé  au  Comité  de  Salut  public,  au  représentant 

du  peuple  Courtois,  membre  du  Comité  de  Sûreté  générale. 

Sans    calculer  le  nombre   ni  observer  l'ordre,  après  avoir 

appelé  à  moi  tous  ceux  qui  ne  craignaient  pas  ces  b...,  et  qui 


l'hôtel  de  ville  et  la  place  de  grève  91 


Ce  sont  toutes  ces  histoires  et  bien  d'autres  encore 
qu'évoque  ce  «  plan-relief  »  si  précieux.  Aussi,  la  Com- 
mission du  Vieux  Paris,  dès  qu'elle  eut  connaissance  de 
ce  trésor,  — jusqu'alors  à  peu  près  ignoré,  —  s'empressa- 
t-elle  de  mettre  tout  en  œuvre  pour  faire  entrer  la 
relique  dans  les  collections  historiques  du  musée  Carna- 
valet. Un  ordre  du  jour  demandant  le  don,  l'acquisition 
ou   rechange  de  cet  admirable  document  fut  présenté 

voulaient  attaquer,-  je  volai  vers  la  porte  que  nous  forçâmes  sans 
peine  et,  je  puis  le  dire  ici,  en  raison  de  la  vivacité  que  je  mis  à 
monter  l'escalier,  j'entrai  seul  dans  la  salle  des  séances,  où  il  y 
avait  encore  trente-six  municipaux  en  écharpc.  Celui  qui  faisait  les 
fonctions  de  président,  nommé  Charlemagne,  tenait  la  sonnette 
qui  lui  tomba  des  mains  quand  je  lui  courus  dessus  le  sabre  à  la 
main,  en  jurant  et  lui  disant  qu'il  était  hors  de  la  loi.  Personne  ne 
se  défendit  et,  chose  remarquable,  c'est  que  nous  entrâmes  en  si 
petit  nombre  que  presque  tous  nous  en  tenions  deux  :  c'est  pour 
cela  que  je  criai  de  passer  le  sabro  à  travers  le  corps  du  premier 
qui  ôterait  son  écharpe.  Personne  ne  l'osa  ;  ils  étaient  médusés 
ainsi  que  les  tribunes  que  je  mis  en  état  d'arrestation  avec  deux 
hommes  à  chaque  escalier. 

Alors  il  nous  arriva  du  renfort  et,  aussitôt  informé  par  un 
nommé  Delacour,  faisant  les  fonctions  d'agent  national,  de  l'endroit 
où  devait  être  Robespierre  l'aîné  (car  je  savais  déjà  que  l'autre 
s'était  jeté  par  la  fenêtre),  j'y  volai  de  suite.  En  effet,  je  le  trouvai 
étendu  près  d'une  table,  ayant  un  coup  de  pistolet  qui  lui  prenait 
à  environ  un  pouce  et  demi  sous  la  lèvre  inférieure  et  lui  sortait 
sous  la  pommette  de  la  joue  gauche.  Il  faut  que  vous  observiez, 
pour  l'honneur  de  la  vérité,  que  c'est  moi  qui  l'ai  vu  le  premier  et 
qu'il  n'est  donc  pas  vrai   que  le  gendarme  qui  a  été  présenté  à  la 


92  LES    PIERRES    DE    PARIS 

au  nom  de  MM.  Sardou,  Lenôlre,  Delaille,  Quentin- 
Bauchard,  H.  Lavedan,  Guillemet,  Labusquière,  Gh.  Nor- 
mand, A.  llallays,  Auge  de  Lassas,  Bruman,  etc...  et  la 
Commission,  —  que  présidait  M.  de  Selves,  préfet  de 
la  Seine,  —  ratifia  à  l'unanimité  ce  désir  si  justifié  ! 
Il  s'agissait  d'obtenir  du  musée  des  Invalides  le  dessai- 
sissement en  faveur  de  Carnavalet  de  cette  précieuse 
«  place  de  Grève  »,  qui  ne  rentrait  vraiment  en  aucune 
façon  dans  la  série  des  «  plans-reliefs  de  places  de 
guerre  »  et  qui  revenait  en  quelque  sorte  de  droit  au 
musée  de  la  Ville  de  Paris,  comme  document  essentiel- 
lement parisien. 

La  chose  paraissait  toute  naturelle,  mais  l'événement 
démentit  nos  espérances.  Il  fallut  des  années  de  pour- 
parlers, de  luttes,  de  discussions  ;  il  fallut  surtout  la 
nomination  de  l'éminent  et  conciliant  général  Niox  à  la 

Convention  par  Léonard  Bourdon  lui  ait  brûlé  la  cervelle,  comme 
il  est  venu  s'en  vanter,  ainsi  qua  Couthon,  qui  n'en  avait  pas 
même  reçu  :  il  est  nécessaire  de  relever  cela. 

Près  de  Robespierre  était  caché  sous  la  table  le  trop  fameux 
Dumas,  cet  homicide  président  révolutionnaire  ;  je  l'arrêtai  et  lui 
fis  tant  de  peur  que  je  l'obligeai  à  me  dire  où  étaient  Saint-Just  et 
Lebas.  J'y  entrai  et  j'y  trouvai  Lebas  étendu  et  déjà  mort.  Saint- 
Just  ne  fit  pas  la  moindre  résistance  et  me  rendit  son  couteau 
avec  la  même  obéissance  que  Dumas  m'avait  remis  son  flacon  d'eau 
de  mélisse  des  Carmes,  que  je  lui  avais  ôté,  craignant  que  ce  ne 
fût  du  poison 

Salut  et  fraternité.  Vive  la  Convention  nationale  ! 

Signé  :  Dulag. 

Rapport  sur  les  événements  du  9  thermidor  an  II,  par  Courtois. 
Pièces  justificatives,  n°  XXXIX. 


l'hôtel  de  ville  et  la  place  de  grève  93 

direction  du  Musée  de  l'Armée  pour  résoudre,  au  gré  de 
tous,  cette  affaire  qui  semblait  si  simple. 

Aujourd'hui,  le  plan-relief  de  la  place  de  Grève  et  de 
l'Hôtel  de  Ville,  le  31  juillet  1830,  figure,  —  par  voie 
d'échange, —  au  musée  Carnavalet,  et,  comme  une  bonne 
chance  n'arrive  jamais  seule,  noire  musée  obtint  égale- 
ment le  «  boulevard  du  Temple,  lors  de  l'attentat  de 
Fieschi  (28  juillet  1835),  et  la  mort  du  duc  d'Orléans 
(13  juillet  1842)»,  deux  autres  précieux  documents  pari- 
siens, dus  également  au  talent  deFoulley.Ces  trois  belles 
œuvres  compteront  parmi  les  plus  curieux  atlraits  des 
salles  qui,  prochainement,  seront  ouvertes  au  public. 

Ces  salles,  comprises  dans  l'annexe  qu'achève  de 
construire  M.  Foucault,  le  très  remarquable  architecte 
des  Musées  de  la  Ville  de  Paris,  seront,  —  nous  l'espé- 
rons, —  terminées  dans  quelques  mois.  Il  nous  sera 
donné  enfin  de  mettre  en  lumière  les  richesses  que  le 
manque  de  place  nous  contraint  depuis  des  années  à  em- 
magasiner dans  nos  réserves...  Il  y  aura,  croyons-nous, 
de  bonnes  et  belles  surprises  à  offrir  aux  Parisiens  dévo- 
tieusement  attachés  aux  reliques  de  leur  Paris  ;  mais, 
parmi  ces  reliques,  nulle  ne  sera  plus  impressionnante 
que  cette  évocation  de  la  place  de  Grève  et  de  la 
«  Maison  de  Ville  »,  —  l'endroit  peut-être  où,  de  tout 
temps,  battit  le  plus  fort  le  cœur  de  notre  chère  Cité  l 


7  S 


«  MUSEE   DES   ARTS  » 

A  la  Sorbonne. 


Le  5  avril  1802,  le  premier  consul  îBonaparte  ayant 
décidé  l'achèvement  du  Louvre,  la  plupart  des  hôtes 
qui  depuis  tant  d'années  avaient  envahi  le  vieux  palais 
des  rois  de  France,  peintres,  graveurs,  sculpteurs,  écri- 
vains, géographes,  armuriers,  etc.,  etc.,  durent,  eux  et 
leurs  familles,  chercher  asile  ailleurs.  Quelques-uns  vinrent 
nicher  au  collège  des  Grassins,  à  l'hôtel  Vaucanson,  aux 
Jacobins  ;  le  plus  grand  nombre  se  réfugia  au  collège 
Mazarin,  et...  à  la  Sorbonne,  mise  à  la  disposition  du 
ministre  de  l'Intérieur  pour  «  y  loger  les  gens  de  lettres 
et  ceux  des  artistes  qui  n'auraient  pas  été  replacés 
dans  le  collège  Mazarin  »  (*). 

Un  crédit  de  10.000  francs  était  ouvert  à  l'architecte 
Moreau,  chargé  de  diriger  les  travaux  de  réfection  et  de 
mise  en   état  :  neuf  mois  plus    tard,   «  cinquante-trois 

(1)  O.  Greard  :  La  Nouvelle  Sorbonne,  p.  203. 


9G  LES    PIERRES    DE    PARIS 

logements,  dont  vingt  pour  les  savants,  vingt  et  un  pour 
les  peintres  et  douze  pour  les  sculpteurs,  avec  quatre 
grands  ateliers  de  peinture  et  six  de  sculpture  »  étaient 
aménagés  !  L'architecte  Moreau  mérite  tous  les  éloges, 
car  la  besogne  paraît  avoir  été  particulièrement  difficile. 
Jugez-en  (*)  : 

Fermée  par  la  Révolution  le  17  octobre  1791,  la  Sor- 
bonne,  l'antique  et  illustre  maison  de  «  Discipline  héré- 

(1)  Archives  Nationales,  F13,  1247  : 

Rapport  fait  au  Ministre  de  l'Intérieur  sur  la  ci-devant  église  de 
la  Sorbonne  et  le  projet  adopté  parle  Ministre  de  faire  des  restes  de 
cet  édifice  une  salle  pour  les  distributions  de  prix  des  Prytanées 
des  Ecoles  centrales  et  de  toutes  les  écoles  scientifiques  et  littéraires. 
(27  ventôse  an  VIII  de  la  République  française.) 

Ministère  de  VIntêrieur.  —  Du  19  brumaire  an  X. 

Le  Ministre  de  l'Intérieur,  vu  l'arrêté  des  Consuls  de  la  Répu- 
blique qui  ordonne  que  les  bâtiments  de  la  Sorbonne  seront  disposés 
pour  loger  les  artistes  et  les  personnes  de  lettres  déplacées  du  Lou- 
vre, charge  le  citoyen  Moreau,  architecte,  de  la  direction  des  travaux, 
à  faire  à  ce  sujet,  d'après  les  plans  qui  ont  été  ou  seront  adoptés. 

Le  Ministre  de  VIntêrieur, 
*** 

Le  citoyen  Moreau  est  autorisé  d'employer  jusqu'à  concurrence 
de  10.000  francs  au  rétablissement  des  bâtiments  de  la  ci-devant 
Sorbonne.  (25  vendémiaire  an  X.) 

Moreau  au  Ministre  :  «  Après  un  long  travail,  je  suis  parvenu  à 
former  53  logements  dont  20  pour  les  savants,  21  pour  les  peintres 
et  12  de  sculpteurs,  avec  4  grands  ateliers  de  peinture  et  6  de  sculp- 
ture statuaire...  »  Moreau.  (15  nivôse  an  X.) 

Le  nombre  des  artistes  à  loger  à  la  Sorbonne  étant  moins  consi- 
dérable que  celui  qui  avait  été  demandé,  ...Moreau  propose  au 
Ministre  un  devis  de  5.644  fr.  33  qui  est  adopté...  (du  8  germinal 
anX.) 


«  MUSÉE    DES    ARTS  )) 


97 


ditaire»(*)dont  le  cardinal  de  Richelieu  avait  fait  le  somp- 
tueux palais  de  la  Théologie,  fut  purement  et  simplement 


LA  COUR  DE  LA  SORBONNEVERS  1845. 

supprimée  le  5  avril  1792.  le  régime  nouveau  ne  lui  par- 

(1)  Robert  de  Sorbonne,  chapelain  de  saint  Louis,  avait  acquis 
vers  1252,  ou  échangé  avec  le  Roi  quelques  maisons  dans  la  rue 
de  Coupe-gueule  et  dans  la  rue  voisine. 

Saint  Louis  permit  à  Robert  de  la  faire  fermer  à  ses  extrémités, 


98  LES    PIERRES    DE    PARIS 

donnant  ni  son  «  intolérance  »  ni  son  «isolement  de  la 
vie  nationale  »  !  Hôtes  et  associés  ayant  refusé  de  prêter 
le  «  serment  civique  »,  furent  mis  en  demeure  de  démé- 
nager et  les  vastes  bâtiments  restèrent  vides. 

Dès  1792  la  Sorbonne,  mise  en  adjudication,  était 
louée  «  partie  au  citoyen  Bachelart  qui  y  tailla  une 
soixantaine  de  petits  logements,  partie  au  citoyen  Gha- 
lierqui  y  tint  des  réunions  de  section  »...  Les  meubles, 
les  livres,  les  bustes,  les  «  corps  d'armoire  »  avaient  été, 
bien  entendu,  dispersés  «dans  les  dépôts  où  il  se  trouva 
de  la  place  »  (d). 

Rapidement,  le  délabrement  fut  complet...  l'herbe 
poussait  «  bonne  à  faucher  »  autour  des  pavés  de  la 
grande  cour  et  dans  le  promenoir.  Une  nuit,  grand 
fracas,  une  partie  du  dôme  s'écroule.  Par  les  fenêtres 
brisées,  les  gamins  du  quartier  venaient  polissonner 
dans  les  amphithéâtres  déserts  ;  les  filous  s'introdui- 
saient dans  le  monument,  volaient  les  plombs  des  toi- 
tures, les  marbres  des  chapelles...  Un  architecte  consulté 
propose  cet  admirable  remède  :  «  démolir  ce  qui  reste 
encore  debout  »...  !  et  ce  crime  —  bien  professionnel  — 
eût  été  commis  si  «  le  mauvais  état   des  piliers  soute- 

et  celui-ci  y  fit  bâtir  un  collège  et  une  chapelle  ;  il  acquit  ensuite 
ce  qui  restait  de  terrain  jusqu'à  la  rue  des  Poirées  et  y  fit  cons- 
truire le  collège  de  Calvi  ou  la  petite  Sorbonne,  en  1271. 

Le  cardinal  de  Richelieu,  qui  y  avait  étudié  la  théologie,  fit 
rebâtir  le  collège  en  1627  et  posa  lui-même  la  première  pierre  de 
l'église,  le  15  mai  1G35.  Jaillot,  Recherches  sur  Paris,  t.  V,  p.  141. 

(2)  Archives  Nationales,  F7,  7233. 


((  MUSEE    DES    ARTS  ))  VU 

nant  le  dôme  n'eût  rendu  l'opération  dangereuse  pour 
les  ouvriers  (j). 

Comment  utiliser  ces  ruines?  En  1796,  on  songe  à  y 
installer  la  «  chalcographie  »  ;  on  y  renonce  bien  vite, 
la  dépense  serait  trop  onéreuse.  On  émet  l'idée  folâtre  de 
convertir  la  Sorbonne  en  un  «  dépositoire  en  faveur  des 
morts  de  la  Commune  de  Paris...  »  (2).  Enfin,  le  18  mars 
1800,  l'architecte  Peyre  offre  de  partager  l'église  dans  sa 
hauteur  en  deux  grandes  salles  :  «  la  salle  intérieure  ser- 
vira pour  les  conlérences  et  distributions  de  prix  »  ;  la  salle 
supérieure,  «  déjà  toute  décorée  par  les  belles  fresques 
de  Ph.  de  Champaigne,  sera  aménagée  (3)  en  musée  pour 
des  expositions  de  peinture  et  de  dessin  ».  Lucien  Bona- 
parte, ministre  de  l'Intérieur,  agrée  la  proposition  ;  des 
fonds  sont  votés...  mais  ces  fonds,  insuffisants  pour  une 
installation,  ne  servent  qu'à  arrêter  les  progrès  de  la 
destruction.  C'est  alors  que  les  artistes  envahissent  le 
«  Musée  des  Arts  »  (ce  fut  le  nom  nouveau  attribué  à  la 
Sorbonne),  où  l'architecte  Moreau,  ainsi  que  nous 
l'avons  dit  précédemment,  les  installa  tant  bien  que  mal, 
et  plutôt  mal  que  bien. 

De  1802  à  1821,  ce  Musée  des  Arts  abrita,  successi- 
vement, plus  de  cent  familles  de  sculpteurs,  peintres, 
graveurs,  anciens  prix  de  Rome  pour  la  plupart.  Les 
logements  aménagés  pouvaient  recevoir  une   cinquan- 

(1)  Archives  Nationales,  F13,  1248,  n°  58. 

(2)  Archives  Nationales,  F13,  871. 

(3)  Archives  Nationales,  F1*,  671. 


100  LES    PIERRES    DE    PARIS 

taine  d'hôtes  à  la  fois.  Ici  tour  à  tour  se  succèdent 
Pajou,  Ramey  père,  Meynier,  Lordon,  Demarne,  Lesueur, 
Hittorf,  Roland,  Vandael,  le  sculpteur  Marin,  le  bon 
Boilly,  Cartellier,  le  grand  Prudhon...  La  règle  était 
d'attribuer  à  chaque  occupant  trois  chambres  de  maître 
et  trois  pièces  de  service  ;  mais  combien  doivent  se 
contenter  d'un  modeste  appentis,  d'un  comble  «  éclairé 
par  un  œil-de-bœuf  »,  d'un  atelier  obscur  «  où  l'on  ne 
peut  travailler  plus  de  deux  heures  à  cause  de  l'ombre 
portée  par  les  maisons  d'en  face  ».  En  1813,  Petit, 
paysagiste  en  renom,  protégé  par  le  général  Canclaux, 
n'a  pour  logis  et  pour  atelier  qu'une  chambrette  lam- 
brissée, de  moins  de  trois  mètres  de  hauteur,  «  où  il  es* 
impossible  de  développer  une  toile  »  (*). 

Les  «  bons  »  logements  occupaient  le  fond  de  la  cour, 
face  à  la  chapelle,  ou  bien  s'ouvraient  sur  la  rue  de  la 
Sorbonne.  Neuf  ateliers  envahissaient  l'église,  coupée 
dans  sa  hauteur  par  une  cloison  :  un  dans  chaque  cha- 
pelle, deux  dans  les  parties  supérieures  des  chapelles  du 
centre,  un  sous  le  Dôme.  MM.  Cartelier,  Esparcieux, 
Roland,  Lordat,  statuaires,  occupaient  ces  locaux;  et 
aussi  M.  Vandael,  peintre  de  fleurs,  qui,  de  plus,  pos- 
sédait derrière  le  chevet  de  la  chapelle  «  un  jardin 
cultivé  à  la  hollandaise,  dans  lequel  il  pouvait  aller,  de 
plain-pied,  peindre  d'après  nature  les  fleurs  et  les  feuil- 
lages sur  leurs  tiges,  aux  pleins  rayons  du  soleil  ou  après 

(1)  Archives  Nationales,  F13,  1248. 


«  MUSÉE    DES    ARTS  ))  101 

les  rafraîchissements  de  la  pluie...  »  (*).  Et  l'heureux 
Vandael  dut  défendre,  par  une  haie  d'épines,  son  «  jardin 
à  la  hollandaise  »  contre  les  convoitises  de  ses  voisins 
et  les  maraudages  des  gamins  du  quartier... 

Le  statuaire  Roland  s'était  installé  dans  la  chapelle 
latérale  —  dite  chapelle  de  Richelieu  —  où  le  ministre 
fut  inhumé  et  où  s'élève  son  monument  funèbre,  chef- 
d'œuvre  de  Girardon.  C'est  en  cet  atelier  que  la  mort 
surprit  Roland  en  1816,  alors  qu'il  commençait  l'exé- 
cution de  la  statue  du  Grand  Condé.  David  d'Angers 
—  élève  de  Roland  —  revenait  alors  de  Rome,  tout  jeune 
et  rêvant  de  gloire.  Il  occupait  aux  environs  de  la  Sor- 
bonne  un  pauvre  logis,  et  sa  fièvre  de  travail  était  telle 
qu'il  y  couchait  «  sur  une  porte  sculptée,  afin  de  ne 
pas  dormir  trop  longtemps  »  (2),  Ce  fut  lui  qui  eut  l'hon- 
neur d'exécuter,  dans  cette  chapelle  de  la  Sorbonne,  la 
statue  ébauchée  par  son  vieux  maître  mourant,  et  ce 
coup  d'essai  fut  triomphal.  C'est  à  la  Sorbonne  que 
David  d'Angers  naquit  à  la  célébrité. 

Inutile  d'ajouter  que  la  médisance,  la  jalousie,  les 
commérages  fleurissaient  dans  la  ruche  artistique...  On 
se  disputait  âprementpour  des  chéneaux  engorgés,  pour 
des  ordures  jetées  par  les  fenêtres,  pour  des  tapis  indû- 

(1)  0.  Greard  :  La  Nouvelle  Sorbonne,  p.  207. 

(2)  «  En  1815  ou  1816,  mon  père,  revenant  de  Rome,  avait  un 
atelier  dans  les  environs  de  la  Sorbonne.  11  y  couchait  sur  une 
porte  sculptée  pour  ne  pas  dormir  trop  longtemps...  » 

(Extrait  d'une  lettre  de  M.  Robert  David  d'Angers), 
17  février  1909  (collection  Georges  Cain). 


102  LES    PIERRES    DE    PARIS 

ment  secoués  ;   on  se  jalousait  un  «  débarras  »  inuti- 
lisé... (*). 

Cependant,  entre  deux  orages,  ces  braves  artistes 
organisaient  de  petites  fêles,  des  sauteries  familiales, 
des  représentations  de  «Proverbes»,  des  concerts (2). En 
hiver,  on  dansait    chez  Lordon,   chez  Dumont   ou  chez 

(1)  3  août  1815.  —  Pétition  rédigée  et  signée  par  une  trentaine 
d'artistes  logés  au  «  Musée  des  Artistes  »  au  Ministre  de  l'Intérieur 
pour  défendre  aux  habitants  des  rues  de  Gluni,  des  Gordiers  et  des 
Poirées,  d'ouvrir  et  d'agrandir,  dans  les  murs  mitoyens  donnant  sur 
l'enclos  intérieur  de  la  Sorbonne,  des  croisées  qui,  autrefois, 
n'étaient  que  de  simples  jours  de  souffrance  garnis  de  barreaux  et 
de  mailles  en  fer  qui  forment  des  vues  droites  et  directes  ouvertes 
tout  le  jour  et  par  où  les  occupants  jettent  leurs  immondices,  lais- 
sent souvent  tomber  du  feu  en  allumant  leurs  fourneaux  sur  les 
appuis,  y  font  sécher  leur  linge  ou  sur  des  cordes  ou  sur  des  éten- 
doirs  placés  en  saillie  sur  la  Sorbonne  et  communiquent  par  l'étage 
des  combles  jusqu'aux  mansardes  occupées  par  les  artistes. 

Signé:  Du  Tertre,  Boye,  Rolland,  Beauvallet,  Knip, 
Ramey,  Stouf,  Milbeét,  Gartellier,  Pajou, 
Dumont,  Meynier,  etc.,  etc. 
F*3,  1248.  (Archives  nationales.) 

(2)  J'ai  retrouvé  quelques  programmes  de  ces  concerts  écrits  à 
la  main  sur  un  solide  papier  à  dessin,  par  un  calligraphe  consommé- 
Voici  un  de  ces  documents  : 

Première  Partie.  —  1°  Concerto  de  piano  de  Dussek,  exécuté  par 
Mlle  L.  Dumont. 

2<>  Air  de  Jean  de  Paris,  de  Boieldieu,  chanté  par  M.  G. 

3°  Air  varié  pour  le  violon,  de  M.  Baillot,  exécuté  par  M.  N. 

,4°  Air  de  Sémiramis,  de  Gatel,  chanté  par  Mlle  Dubois. 

5°  Concerto  de  flûte,  de  Berbiguier,  exécuté  par  M.  Farrenc. 

Deuxième  Partie.  -—  1°  Variations  exécutées  §ur  la  guitare  par 
Mlle  Camus. 


«  MUSÉE    DES    ARTS  »  103 

Pajou  ;  Jacques  Eclme  jouait  sur  son  vie  Ion  le  quadrille 
à  la  mode,  la  Petite  Laitière.  Les  danseuses  «  se  paraient 
de  mousselines  blanches  ou  de  robes  grises  rehaussées 
d'un  mince  filet  vert  ;  décolletées  à  la  vierge,  elles 
posaient  sur  leurs  cheveux  une  petite  couronne  de  fleurs 
à  l'antique  »  (4). 

L'éclairage  était  modeste  et  les  rafraîchissements  se 
composaient  de  verres  de  groseille  et  d'orgeat  galam- 
ment offerts  par  les  danseurs...  mais  les  danseuses 
aimables,  jeunes  et  jolies,  gracieuses,  avaient  l'honneur 
de  porter  le  nom  d'artistes  justement  révérés  ;  les  dan- 
seurs étaient  intelligents  et  joyeux.  Toute  cette  belle 
jeunesse  illuminait  un  moment  de  sa  turbulente  gaîté  les 
vieilles   pierres    grises    du   «    Musée    des    Arts  »...   A 

2°  Air  de  la  Journée  aux  aventures,  de  Méhul,  chanté  par  M.  G. 

3°  Pot  pourri  pour  piano  et  flûte,  par  M.  Bazé  et  Berbiguier,  exé- 
cuté par  Mlle  L.  D.  et  M.  Farrenc. 

4°  Romance  de  Jeannot  et  Colin,  de  Nicolo,  chantée  par 
Mlle  Dubois. 

5°  Fragment  d'un  concerto  de  violon  de  M.  Crémont,  exécuté  par 
M.  Maussan. 

6°  Duo  de  Françoise  de  Foix,  chanté  par  M,le  Dubois  et  M.  C. 

G.  Vattier,  Augustin  Dumont,  p.  34. 

(l)Les  danseuses  s'appelaient  M1'03  Dumont,  Bourgeois,  Roland 

—  qui  devint  M,ue  Lucas  de  Montigny  —  Lordon;  MIlcs  Gastelier, 
mariées,  l'aînée  au  statuaire  Petitot,  la  seconde  au  peintre  Heim  ; 
Mlle  Lesueur,  MUe  Trézel  —  mariée  à  Milne  Edwards  — -,  MUe  Stouf 

—  qui  devint  M016  Gouderc  —  et  les  quatre  demoiselles  Bosse  — 
dont  la  plus  âgée  s'enorgueillissait  de  s'appeler  Victoire  et  d'être  née 
au  mois  de  maie, 

G.  Vàttiisu,  Augustin  Dumont  {passim). 

8 


104  LES    PIERRES    DE    PARIS 

minuit,  tout  s'éteignait;  l'antique  monument  retombait 
dans  le  silence  et  l'ombre. 

En  1802,  le  sublime  artiste  Prudhon  habitait  «  au 
fond  delà  cour,  à  gauche  de  la  porte  d'entrée,  au  second 
étage,  au-dessous  de  l'horloge  ».  Son  atelier,  éclairé  par 
une  large  fenêtre,  prenait  jour  sur  les  jardins,  du  côté 
de  la  rue  Saint-Jacques  et  ne  communiquait  pas  avec 
son  appartement  (*).  L'immense  talent  de  Prudhon 
n'était  plus  discuté,  il  réalisait  enfin  l'ambition  de  ses 
jeunes  espérances  ;  jamais  pourtant  le  grand  artiste 
n'avait  été  aussi  malheureux.  Prudhon  subissait  la  tor- 
ture d'être  le  mari  d'une  femme  indigne  de  lui.  La  pau- 
vreté d'esprit  de    cette   triste   compagne,    la   bassesse 

(1)  Rapport  présenté  au  Ministre  de  l'Intérieur  (Du  18  messi- 
dor an  X.): 

Le  citoyen  Prudhon,  peintre,  représente  que  pour  loger  sa 
famille  dans  le  logement  qui  lui  a  été  donné  au  Musée  des  Artistes, 
il  est  indispensable  de  déplacer  pour  la  reculer  de  deux  pieds  une 
cloison  qui  forme  un  cabinet  inutile.  Cette  opération  donnera  au 
citoyen  Prudhon  la  facilité  d'établir  une  chambre  à  coucher  pour 
ses  enfants  qu'il  ne  pourrait  garder  chez  lui  s'il  est  privé  de  l'avan- 
tage qu'il  sollicite.  11  demande  que  ce  travail  soit  fait  aux  frais  du 
gouvernement.  Le  citoyen  Moreau,  consulté  sur  cette  demande, 
assure  que  la  dépense  de  ce  changement  n'excédera  pas  150  francs. 
Il  ajoute  que  le  Ministre  pourrait  s'en  charger  surtout  pour  un  père 
de  famille  aussi  recommondable  par  ses  talents  que  le  citoyen 
Prudhon. 

On  propose  au  Ministre  d'autoriser  le  citoyen  Moreau  à  faire 
faire  le  changement  proposé  dans  le  logement  de  Prudhon. 

Le  chef  de  la  3e  division  des  Beaux-Art». 
(Signature  illisible). 


«  MUSÉE    DES    ARTS  ))  105 

de  ses  goûts,  ses  violences,  ses  grossièretés,  torturaient 
le  timide  Prudhon.  La  mégère  faisait  partout  les  scènes 
les  plus  violentes  et  les  plus  ridicules  ;  elle  parcourait 
les  corridors,  envahissait  les  ateliers  des  confrères  de 
son  mari  pour  y  crier  ses  plaintes,  ses  invectives.^.. 
Déjà,  alors  que  Prudhon  habitait  le  Louvre,  deux  de  ses 
voisins,  les  peintres  Girodet  et  Meynier,  avaient  émigré 
aux  Capucines  (près  la  place  Vendôme),  mis  en  déroute 
par  les  hurlements  incessants  de  cette  furie  ! 

Prudhon  en  était  arrivé  à  fuir  son  atelier.  Se  sau- 
vant comme  un  criminel,  il  s'en  allait  respirer  chez  des 
amis...  A  bout  de  force,  il  se  décida  à  une  séparation 
judiciaire  ;  malgré  cela,  les  scènes  continuèrent,  et 
Prudhon  désespéré  dut  se  résoudre  à  demander  aide  et 
assistance  à  Denon,  —  directeur  des  musées.  «  C'est 
une  peine  pour  ma  délicatesse,  —  écrit  le  malheureux 
artiste  à  la  date  du  30  septembre  1803 —  de  vous  entre- 
tenir de  choses  qui  me  révoltent  et  me  font  rougir;  je 
suis  outré  et  humilié  tout  à  la  fois  quand  je  parle  d'une 
femme  qui,  n'ayant  ni  fierté  ni  amour-propre,  n'a  pas 
craint  de  montrer  la  bassesse  de  son  âme  par  les  scènes 
atroces,  dégoûtantes  et  scandaleuses  qu'elle  n'a  cessé  de 
me  faire,  par  ses  propos  infâmes  contre  toutes  les  per- 
sonnes qui  m'avoisinaient  et  par  la  manière  insuppor- 
table dont  elle  a  agi  avec  tout  le  monde.  Sans  la- considé- 
ration particulière  qu'ont  pour  moi  mes  confrères...  ils 
auraient  porté  des  plaintes  au  ministère  de  Plnlérieur, 
pour   écarter  quelqu'un   dont  la  méchanceté  soutenue 


106  LES    PIERRES    DE    PARIS 

récidivait  journellement  tout  ce  qui  pouvait  leur  être 
désagréable  ou  incommode...  D'après  ce,  on  sent  com- 
bien une  telle  femme  est  un  objet  insupportable  et  scan- 
daleux dans  un  lieu  comme  la  Sorbonne. 

«  Le  gouvernement  qui  considère  les  Arls  loge  les 
Talents.  Dans  le  local  qu'il  leur  accorde,  il  est  néces- 
saire pour  l'ordre  et  la  tranquillité  qu'il  y  ait  une  police 
qui  puisse  en  exclure  quiconque  oserait  les  troubler... 
Ma  femme  est  dans  ce  cas...  » 

Rien  n'y  fît,  cet  effroyable  supplice  dura  quelques 
années  encore  et  ne  cessa  que  le  jour  où  Mm6  Prudhon, 
parvenue  jusqu'à  l'Impératrice,  fit  devant  Sa  Majesté  une 
scène  tellement  scandaleuse  qu'on  dut  interner  la 
démente  en  une  maison  de  santé  surveillée  par  la  police. 
C'est  à  ce  moment  de  détresse  morale  qu'une  douce  main 
de  femme  vint  panser  les  plaies  saignantes  du  cœur 
brisé  de  Prudhon. 

Le  pauvre  artiste  vivait  à  la  Sorbonne,  triste  et  seul, 
jusqu'au  jour  où  —  sur  les  sollicitations  réitérées  d'un 
ami  — il  consentit  à  donner  ses  leçons  à  Mlle  G.  Mayer, 
une  élève  de  Greuze  que  la  mort  du  peintre  (1805)  lais- 
sait sans  maître,  et  pendant  seize  ans  Mlle  Mayer  illumina 
la  vie  de  Prudhon. 

Une  étude  évoquant  l'image  de  cette  amie  adorée  fait 
aujourd'hui  partie  de  la  collection  Groult,  où  nous 
l'admirions  hier. 

Qu'elle  est  séduisante,  cette  jolie  laide  !...  Le  nez  est 
torp  large,  la  bouche  trop  grande,  les  pommettes  sem- 


m 


Mlle   CONSTANCE  MAYER. 

Étude  peinte  par  Prudhon.  Appartient  à  Mme  Grou 


«  MUSÉE    DES    ABTS  ))  109 

blent  trop  écartées...  mais  que  d'intelligence  en  cette 
tête  expressive  !...  Mille  boucles  brunes  noient  d'ombres 
légères  le  front  bombé  et  mettent  en  pleine  valeur  des  yeux 
voluptueux,  ardents,  tendres...  Comme  l'on  s'explique 
aisément,  devant  cette  esquisse  émouvante,  enlevée  de 
verve  en  une  heure  d'inspiration  amoureuse,  la  ten- 
dresse profonde  que  le  vieux  maître  au  cœur  douloureux 
dut  vouer  à  cette  femme  souriante  et  douce,  dont  les 
longues  mains  pâles  pansaient  les  blessures,  dont  le 
regard  mouillé  disait  l'amour  admiratif  et  silencieux. 

L'âme  tendre  du  bon  Prudhon  se  livre  sans  réserve  ; 
pendant  près  de  vingt  années  le  grand  artiste  est  heu- 
reux. Cette  liaison  semble  lui  porter  bonheur.  En  1808, 
l'empereur  Napoléon  le  décore  devant  son  tableau  la 
Vengeance  divine  poursuivant  le  Crime  ;  il  a  l'honneur 
de  peindre  l'impératrice  Joséphine  dans  les  frais  jardins 
de  la  Malmaison;  on  se  dispute  ses  œuvres;  M.  de 
Talleyrand  vient  poser  dans  l'atelier  de  la  Sorbonne  ; 
l'Institut  lui  ouvre  ses  portes...  C'était  trop  beau  pour 
durer  1 

Les  années  n'avaient  pas  épargné  Mn*  Mayer  qui  se 
sentait  vieillir;  elle  devenait  «mélancolique  »  —  ainsi 
s'appelait  la  neurasthénie  sous  Louis  XVIII  ;  —  sa  santé 
l'inquiétait  justement  ;  sa  petite  fortune  avait  disparu.  Le 
matin  du  26  mai  1821,  plus  souffrante  encore  que  d'habi- 
tude, Mlle  Mayer  fait  appeler  le  docteur  Brale,  son 
médecin,  qui  lui  trouve  «  l'œil  hagard  et  le  front  affreu- 
sement plissé».  Le  docteur  s'éloigne;  M11*  Mayer,  malgré 


1  d 0  LES   PIERRES    DE    PARIS 

sa  faiblesse,  monte  à  l'atelier  de  Prudhon,  s'installe 
devant  son  chevalet,  à  quelques  pas  en  arrière  du  maître, 
à  sa  place  habituelle.  On  apporte  une  lettre  timbrée  de 
Toul  —  c'est  là  que  Mme  Prudhon  achève  de  mourir,  chez 
son  fils  Épaminondàs. —  Cette  lettre  donne  les  plus  graves 
nouvelles  et  présage  une  fin  prochaine...  un  grand  silence 
angoissé...  puis  Mlle  Mayer  jette  cette  question  :  «  Prudhon, 
vous  remarieriez-vous  si  vous  deveniez  veuf?  » 

Sans  réfléchir  à  ce  que  sa  réponse  contenait  de  dou- 
loureux, d'injuste  et  de  blessant  pour  l'àme  tendre  de 
son  amie,  Prudhon,  tout  au  souvenir  du  calvaire  conjugal 
qu'il  avait  gravi,  ne  put  s'empêcher  de  répondre,  avec 
un  geste  d'effroi  :  «  Oh!  ça...  jamais!  !  !  »  —  Silencieuse, 
atterrée,  décomposée,  Mlle  Mayer  passe  alors  dans  un 
cabinet  voisin,  où  Prudhon  avait  coutume  de  s'habiller; 
elle  ouvre  un  meuble,  prend  un  rasoir,  traverse  la  cour 
de  la  Sorbonne,  remonte  dans  son  appartement,  se  place 
devant  la  glace  de  son  petit  salon  et  se  tranche  la  gorge 
en  deux  coups  de  rasoir,  «  dont  le  second,  dit  le  rapport 
du  commissaire  de  police  Monyer,  pénétra  jusqu'au  ver- 
tèbre cervical...  »  (*). 

(1)  Extrait  de  l'acte  de  décès  de  MUe  Mayer: 

«L'an  1821,  le  27e  jour  du  mois  de  mai,  dix  heures  et  demie  du 
matin,  sont  comparus  MM.  Pierre-Félix  Trézel,  peintre  d'histoire, 
âgé  de  38  ans,  demeurant  à  Paris,  rue  et  maison  de  Sorbonne,  n°  11, 
et  Pierre-Gérôme  Lordon,  peintre  d'histoire,  âgé  de  41  ans,  demeu- 
rant mômes  rue  et  maison,  voisins  de  la  défunte,  lesquels  nous  ont 
déclaré  que  le  26  de  ce  mois,  à  2  heures  de  relevée,  Mlle  Marie- 
Françoise-Constance  Mayer  La  Martinière,  peintre  d'histoire,  âgée 


«  MUSÉE    DES    ARTS  »  111 

Prudhon,  ne  soupçonnant  rien  du  drame  atroce  et 
rapide,  achevait  de  s'habiller  pour  se  rendre  à  l'Institut. 
Il  descend,  voit  des  visages  effarés,  perçoit  des  cris,  des 
sanglots...  il  se  précipite  et  tombe  sur  le  corps  ensan- 
glanté de  Mlle  Mayer.  Il  fallut  lutter  pour  l'arracher  de  ce 
cadavre  qu'il  étreignait  convulsivement... 

Volontairement  solitaire,  farouche,  appelant  la  mort 
comme  une  délivrance  ;  n'ayant  plus  «  ni  la  patience  de 
vivre  ni  la  force  de  souffrir  »,  Prudhon  se  retira  dans 
les  solitudes  de  la  rue  du  Rocher,  au  numéro  34/ 
C'était  alors  un  quartier  absolument  désert.  Reclus 
dans  son  atelier,  le  pauvre  maître  vécut  là  deux  années, 
achevant  les  tableaux  ébauchés  par  Mlle  Mayer,  errant 
sur  les  boulevards  extérieurs,  fuyant  Paris,  ne  sortant 
plus  que  pour  porter  des  fleurs  à  «  sa  »  morte,  tout  en 
haut  du  Père-Lachaise... 

Le  16  février  1823,  le  grand  artiste  cessa  de  souffrir. 

de  46  ans,  native  de  Paris,  y  demeurant  susdites  rue  et  maison  et 
quartier  de  la  Sorbonne,  est  décédée  en  ladite  demeure  célibataire. 

«  Signé  :  F.  Trézel,  Lordon.  » 

*** 

Un  procès-verbal  dressé  par  Jean-François  Monyer,  commissaire 
de  police,  en  présence  de  M.  Cloquet,  médecin,  porte  :  «  La  demoi- 
selle Mayer  (Constance)  étant  dans  l'appartement  de  M.  Prudhon, 
artiste  peintre,  où  elle  avait  une  partie  de  ses  effets.  Mlle  Sophie 
Duprat,  élève  en  peinture  de  la  défunte,  venant  de  la  quitter  vers 
»es  11  heures  et  de  la  laisser  seule  dans  cet  appartement...  se  porta 
deux  coups  de  rasoir  dont  le  dernier  pénétra  jusqu'au  vertèbre 
cervical...  Elle  dut  mourir  sur-le-champ.  Elle  s'était  placée  devant 
une  glace  pour  se  porter  le  deuxième  coup  et  était  tombée  sur  Je 
dos,  les  pieds  tournés  du  côté  de  la  porte  de  communication...  » 


M    £%* 


LA  RUE  DE  LA  TOUR-DES-DAMES 

La  Nouvelle-Athènes.  —  La  maison  de  Talma. 


IA  rue  de  la  Tour-des-Dames  n'est  pas  ce  qu'il  est 
convenu  d'appeler  «  une  rue  passante  »,  elle  com- 
mence rue  Blanche  à  la  hauteur  de  l'église  de  la  Tri- 
nité et  rejoint  —  par  une  pente  raide  —  la  rue  de  La 
Rochefoucauld.  Pas  de  boutiques,  pas  d'autobus,  peu  de 
voitures  ;  une  rue  vieillotte,  discrète,  silencieuse.  Au 
n°  9,  une  plaque,  apposée  sur  un  mur  d'hôtel  de  belle 
allure,  apprend  aux  rares  promeneurs  que  l'illustre  tra- 
gédien Talma  y  mourut  le  19  octobre -1826.  Tout  d'abord 
cela  surprend,  cette  rue  d'aspect  provincial  paraissant 
plutôt  destinée  à  abriter  des  communautés  religieuses 
que  des  demeures  dé  comédiens;  mais,  à  la  réflexion, 
on  se  souvient  qu'au  siècle  dernier  un  grand  nombre 
d'artistes  —  littérateurs,  peintres,  acteurs,  musiciens, 
statuaires  —  vinrent  habiter  cet  aimable  coin  de  Paris 


114  LES    PIERRES    DE    PARIS 

paisible  et  verdoyant,  égayé  de  jardins  lotis  sur  les 
anciennes  «  cultures  »  des  communautés  religieuses 
dissoutes  par  la  Révolution,  sur  les  pelouses  et  les 
parterres  encadrant  les  «  folies  »  du  xvme  siècle,  sur 
les  terres  et  les  marais  vendus  comme  biens  natio- 
naux. 

Autrefois  la  majeure  partie  du  quartier  relevait  jadis 
de  l'énorme  domaine  abbatial  de  Montmartre,  qui  pour 
cette  région  seule  s'inscrivait  entre  le  faubourg  Pois- 
sonnière, la  rue  de  Glichy  et  la  rue  Saint-Lazare.  Déjà, 
en  1775,  Jaillot  écrivait  :  «  Dans  la  direction  du  châ- 
teau des  Porcherons  (e'est  aujourd'hui  le  square  de  la 
Trinité  et  l'église  se  dresse  sur  l'emplacement  de  l'an- 
cien château  de  Le  Coq,  évêque  de  Laon,  ami  d'Etienne 
Marcel;  l'impasse  du  Coq  fut  un  rappel  de  cette  époque 
lointaine)  on  rencontrait  les  ruines  du  moulin  de  Ja 
Tour-des-Dames,  transformé  en  colombier  et  marquant 
la  fin  des  propriétés  de  l'abbaye  de  Montmartre  ».  La 
rue  s'élève  sur  remplacement  de  ce  colombier,  terreur 
et  fléau  des  maraîchers  voisins  qui  voyaient  fondre  sur 
leurs  petits  pois  et  leurs  rames  de  haricots  les  pigeons 
pillards  des  abbesses  de  Montmartre  ;  ceci  explique 
pourquoi  la  destruction  des  pigeonniers  .«  à  privilèges  » 
fut  l'une  des  premières  conquêtes  de  la  Révolution 
triomphante. 

Ce  moulin  de  la  Tour-des-Dames  figure  sur  les  plans 
de  la  Censive  de  1383;  il  rapportait  alors  «  6  livres  de 
rente  »  ;  le  loyer  grandit  en  1594,  il  s'élève  à  «  48  livres, 


LA    RUE    DE    LA    TOUR-DES-DAMES 


115 


avec   obligation  de  moudre   les   blés   nécessaires  à  la 
nourriture  des  religieuses  et  de  leurs  domestiques  (!)  ». 


Eu   1717,   le  moulin   ne  tourne   plus,   les  terres   sont 
affermées  à  un  marchand  de  chevaux 


et  en  1763,  le 


(1)  ....«  Le  moulin  était  fort  ancien,  car  on  le  voit  déjà  figurer  sur 
un  état  des  propriétés  de  l'abbaye  dressé  le  11  février  1383,  où  il 
est  mentionné  comme  étant  situé  derrière  un  petit  hôtel  assis  en  la 


116  LES    PIERRES    DE    PARIS 

terrain  «  dit,  la  Tour-des-Dames  »  est  loué  moyennant 
150  livres  par  an  à  un  M.  de  Saint-Germain...  En 
1822,  on  détruisit  les  derniers  restes  de  «  la  Tour-des- 
Datnes  »;  dans  l'épaisseur  des  murs,  on  découvrit  uns 
petite  provision  de  vin  mis  en  bouteilles  au  temps  de 
Henri  IV...  Déception!  ce  vin  n'était  plus  buvable  (i).  La 
rue  passe  sur  remplacement  des  confins  du  domaine 
abbatial  des  religieiioes  de  Montmartre. 

L'endroit  ne  pouvait  qu'attirer  le?  artistes  amoureux 
de  lumière,  de  verdure,  de  recueillement,  bien  vite  «  la 
Nouvelle-Athènes  »  —  tel  fut  l'aimable  surnom  du  quar- 
tier —  08  peupla  et  c'est  ainsi  que  la  rue  de  la  Tour- 
des-Dames  compta  3n  peu  d'années  (do  1820  à  1870) 
d'illustres  locataires.  Mlle  Mars  Mu  Théâtre-Français) 
occupa  !e  numéro  1,  Mlle  Duchssnois  le  numéro  3, 
Horace  Vernet  et  son  gendre   Paul   Delaroche  eurent 

censive  de  Sainte-Opportuns,  au  lieudit  les  <r  Marais  sous  Mont- 
martre »,  et  rapportant  6  livres  de  rente  (Cartulaire  de  Montmartre, 
publié  par  M.  E.  de  Barthélémy,  p.  200)  ;  de  plus  il  est  indiqué  dans 
un  registre  des  ensaisissements  de  Saint-Germain-l'Auxerrois,  en 
1494.  (Jaillot,  Recherches  sur  Paris,  t.  II,  p.  19). 

«  C'est  assurément  de  ce  moulin  qu'il  s'agit  dans  le  bail  que 
Catherine  Havart,  abbesse  de  Montmartre  de  1594  à  1598,  passa  avec 
Martin  Levignard,  meunier,  demeurant  sur  la  paroisse  de  Saint- 
Laurent,  sous  la  condition  de  bien  entretenir  ledit  moulin,  de  payer 
tous  les  ans  à  l'abbaye  48  livres,  et  de  faire  moudre  tous  les  blés 
nécessaires  à  la  nourriture  des  religieuses  et  de  leurs  domestiques  ; 
dont  acte  a  été  passé  par  Jean  Chappelain  et  Pierre  Leroux,  notaires 
au  Châlelet  de  Taris.  (Cheronnet,  Histoire  de  Montmartre,  p.  123).  » 

(1)  Lefeuve,  t.  II,  pp.  501  et  502. 


*s^ 


V 


*\  .       ~ 

1 

V-^ 

.A 

Extrait  du  Plan  routier  de  la   Ville  de  Paris,  en  i83g, 
par  Charles  Picquel . 


LA    RUE    DE    LA    TOUR-DES-DAMES 


117 


leurs  ateliers  aux  numéros  7  et  5,  où  Carie  Vernet  vint 
mourir  en  1835;  le  grand  Talma  logeait  au  numéro  9  (!), 
Grisier,  le  maître  d'armes  qui  mettait  si  bien  en  scène 
les  combats  épiques  imaginés  par  le  bon  Alexandre 
Dumas,  les  duels  de  d'Artagnan,  de  Bussy  d'Amboise, 


A    Deveria,  del.  1823  Paul  Legrand,  sculp. 

TALMA,    RÔLE   DE  SYLLA  (ACTE  IV,  SCÈ.NE  VIIl). 

de  Chicot,  faisait  ferrailler  ses  élèves  au  numéro  12. 

Dans  les  rues  voisines,  rue  La  Rochefoucauld,  rue 

Blanche,    rue    de    Douai,    rue    Pigalle,    cité    Frochot, 


(1)  Talma  naquit  à  Paris  le  15  janvier  1766,  rue  des  Ménétriers. 


118  LES    PIERRES    DE    PARIS 

logeaient  Berlioz,  Gh.  Gounod,  Victor  Massé,  Félicien 
David,  Gustave  Moreau,  Gavarni,  Degas,  J.-L.  Brown, 
Isabey,  Pli.  Rousseau,  Ch.  Jacques,  Cabanel,  Fran- 
ceschi;  Gérôme,  Reyer,  Bizet,  Manel,  Auber,  Eugène 
Scribe...  De  jolies  femmes,  amies,  élèves  ou  modèles  de 
tant  d'artistes  sillonnaient  «  la  Nouvelle-Athènes  »  qui 
longtemps  garda  son  caractère  charmant  d'intimité. 
Chacun  se  connaissait,  —  ne  fût-ce  que  par  les  potins 
des  concierges,  —  on  s'abordait?  on  s'interpellait,  on  se 
souriait  :  c'était  comme  uno  petite  ville  en  la  grande 
ville,  et  cela  dura  jusqu'en  1870. 

De  tout  temps  les  artistes  ont  éprouvé  un  impérieux 
besoin  de  lumière  et  de  silence;  les  peintres,  les  litté- 
rateurs par  nécessité  professionnelle,  les  comédiens 
pour  se  dédommager  de  l'existence  factice  qu'ils  ont 
l'obligation  de  mener  en  des  coulisses  malodorantes  et 
insuffisamment  éclairées  de  quinquets  fumeux.  De  nos 
jours  les  multiples  facilités  de  transport  ont  simplifié 
les  choses;  les  coulisses  sont  éclairées  à  l'électricité;  en 
quelques  minutes  il  est  facile  de  gagner  Neuilly,  Auteuil, 
Asnières,  Colombes,  la  Varenne-Saint-Hilaire,  Joinville- 
le-Pont.  Il  n'en  allait  pas  de  même  autrefois,  aussi  les 
braves  acteurs  habitaient-ils  pour  la  plupart  la  banlieue 
parisienne  :  Belleville,  les  Prés-Saint-Gervais,  les  Bati- 
gnolles...  les  plus  fortunés  demeuraient  à  «  la  Nouvelle- 
Athènes  ». 

Lorsqu'en  1821  Talma  s'en  vint  loger  rue  de  la  Tour- 
des-Dames,  il  était  à  l'apogée  de  sa  gloire.  Le  temps 


LA    RUE    DE    LA    TOUR-DES-DAMES 


119 


n'était  plus  où  vers  1790  le  grand  tragédien  se  rendait  à 
pied  de  la  rue  de  Seine  où  il  demeurait  à  la  Gomédie- 


TALMA,   RÔLE  DE  PYRRHUS. 

Française,  «  sa  femme  au  bras  et  le  bonnet  de  coton  sur 
les  oreilles  pour  se  préserver  des  transpirations  ren- 


120  LES    PIERRES    DE    PARIS 

trées  »  (d),  Talma  tenait  alors  et  très  justement  le  haut 
du  pavé  (2). 

C'était  le  «  Roscius  français  »,  un  personnage  dans 
l'État;  les  femmes  arboraient  son  portrait  «  en  camée  »  ; 
Napoléon,  qui  l'admirait,  n'avait  pas  oublié  la  promesse 
faite  à  l'ami  des  mauvais  jours  :  «  Je  vous  ferai  jouer 
devant  un  parterre  de  rois  »,  et  le  6  octobre  1808,  à 
Erfurt,  Talma  avait  interprété  la  Mort  de  César  devant 
deux  Empereurs,  trois  Rois,  une  Reine,  vingt  princes, 
six  grands-ducs...  et  l'illustre  Gœthe.  En  1822,  le  roi 
des  Pays-Bas  lui  accordait  l'usufruit  d'une  rente  de 
10. 000  francs  sous  la  seule  condition  que  «  pendant  six 
ans,  il  irait  à  l'époque  du  congé  que  lui  accordait  la 
Comédie-Française  jouer  les  principaux  rôles  de  son 
répertoire  sur  le  Théâtre-Royal  de  Bruxelles  ».  On  se 
battait  pour  entrer  au  théâtre  les  jours  où  Talma 
paraissait  en  scène...  Souvent,  dans  notre  enfance,  mon 
frère  et  moi  avons  entendu  de  vieux  amis  de  notre 
famille,  Alexandre  Dumas  père,  le  docteur  Firmin,  le 
marquis  de  Saint-Georges  causer  de  cet  inoubliable 
Talma  qu'ils  avaient  connu. 

Le  spirituel  Henry  Monnier  nous  l'imita  bien  des  fois 
et  de  la  plus  émouvante  façon  dans  Oreste,  dans  Brutus; 
il  nous  dessinait  la  tête  de  Talma  dans  Cinna,  avec  la 

(1)  Ch.  Maurice.  Histoire  anecdotique  du  Théâtre,  t.  I,  p.  24. 

(2)  a  Qu'était-il  donc  Talma?  —  Lui,  son  siècle  et  le  temps  an- 
tique ».  —  Chateaubriand,  Mémoires  d" outre-tombe,  tome  II,  p.  274, 
édition  Biré. 


LA    RUE    DE    LA    TOUR-DES-DAMES 


121 


mèche  coupant  le  front,  «  l'Empereur...  c'était  l'Empe- 
reur! »  s'écriait-il  avec  émotion.  Il  nous  contait  encore 


J 


Que-Jiom?  j-p  dcc/orc  ou  pour  au  ronJic  /iouj-. 
Mourant p„,tr  oouj-   j-erott;  ton/  /or  j,/nMcr<i</o«.t 


ce  qu'il  avait  fallu  d'audace  et  de  ténacité  au  grand  tra- 
gédien pour  bouleverser  les  antiques  traditions  d'autre- 


122  LES    PIERRES    DE    PARIS 

fois  qui  costumaient  les  héros  de  Corneille,  de  Racine 
et  de  Shakespeare  en  manière  de  danseurs  coiffés  de 
plumes  comme  les  comparses  des  ballets  du  Roi-Soleil, 
ou  les  vêtaient  comme  les  troubadours  de  bronze  doré 
peuplant  les  dessus  de  pendules  de  la  Restauration, 
«  tunique  polonaise  bordée  de  fourrure,  maillot  collant 
de  couleur  abricot,  toque  à  plumes,  bottes  à  glands  ». 
Méprisant  ces  ridicules  traditions,  Talma  avait  paru 
sur  la  scène  drapé  à  l'antique  dans  la  toge  et  le  péplum, 
ou  la  tunique  serrée  par  une  ceinture  de  fer,  les  bras 
nus,  les  cheveux  à  la  Titus,  «  rebâtissant  une  époque  », 
galvanisant  les  foules,  sublime  et  simple.  «  Il  a  l'air  d'une 
statue  romaine  »,  s'était  écriée  Mlle  Contât  en  le  voyant 
apparaître  dans  Brutus.  «  C'est  Garrick  ressuscité  », 
murmurait  un  vieux  dilettante  (*).  Seul  un  rétrograde 
enragé,  Vanhove,  navré  d'abandonner  la  culotte  de  soie 
cramoisie  de  son  costume  d'Agamemnon,  avait  pro- 
testé. «  Le  beau  progrès...  ils  ne  font  pas  seulement 
une  poche  sur  le  côté  de  la  cuisse  pour  mettre  la  clef 
de  sa  loge!...  » 

Tous  ces  souvenirs  nous  hantaient  en  franchissant 
le  seuil  de  l'hôtel  historique  dont  les  propriétaires, 
MM.  Jouet-Pastré,  voulaient  bien  nous  faire  les  hon- 
neurs avec  leur  bonne  grâce  coutumièrè. 

L'hôtel  a  été  respecté  dans  ses  dispositions  géné- 

(1)  «...La  tunique  serrée  par  la  ceinture  de  fer,  le  manteau  du 
soldat  sur  l'épaule,  les  bras  nus,  rebâtissant  une  époque..*.  »  A.  Dumas, 
Mémoires,  t.  IV,  p.  73. 


LA    RUE    DE    LA    TOUR-DES-DAMES 


123 


raies,  mais  les  nécessités  des  locataires,  qui  s'y  succé- 
dèrent depuis  1826,  en  ont  modifié  les  aménagements 
intérieurs  sans  en  changer  l'aspect  ancien.  Nous  retrou- 


CABINET  D'ÉTUDE  DE  TALMA,  4,  RUE  SAINT-GEORGES 

Paul  Vouillemont,  phot. 


vons  ici  —  comme  d'ailleurs  dans  toutes  les  demeures 
datant  des  époques  directoriales  ou  consulaires  —  les 
petites  pièces,  les  escaliers  intérieurs,  les  recoins  mul- 
tiples, les  petits  salons,  rappelant  le  besoin  d'intimité 


124  LES    PIERRES    DE    PARIS 

cher  à  nos  grands-pères;  par  contre  le  salon  et  la  salle  à 
manger  sont  larges  et  fastueux.  Rien  n'y  était  trop  beau 
ni  trop  vaste  pour  recevoir  les  amis  et  fêter  leur  bien- 
venue. Nos  aïeux  appréciaient  comme  il  convient  le 
lapidaire  aphorisme  de  Brillât-Savarin  :  «  Convier  quel- 
qu'un, c'est  se  charger  de  son  bonheur  pendant  tout  lo 
temps  qu'il  est  sous  notre  toit.  » 

Ici  le  salon  est  superbe,  largement  ouvert  sur  un 
beau  jardin;  au  loin,  entre  les  arbres,  apparaît,  estompé 
par  les  buées  bleues  d'octobre,  le  dôme  de  l'église  de  la 
Trinité...  Quel  tableau  devait  offrir  ce  salon,  alors  que 
Talma  prodiguait  à  ses  hôtes  —  et  c'étaient  les  maîtres 
de  l'art,  cette  aristocratie  de  l'intelligence  —  les  trésors 
de  son  accueil,  de  son  charme,  de  son  faste.  Tous  les 
héros  de  l'Empire,  tous  les  survivants  de  la  Révolution 
ont  devisé  entre  ces  quatre  murs...  et  rien,  absolument 
rien  ne  rappelle  cet  âge  héroïque;  par  contre,  dans  L 
pièce  voisine,  il  est  tacile  de  retrouver  la  trace  vivante  du 
passé.  Ce  petit  salon  garni  de  glaces  multiples  fut  cer- 
tainement le  cabinet  d'étude  où  Talma  travaillait  non 
seulement  ses  rôles,  mais  encore  ses  attitudes,  ses  jeux 
de  physionomie.  Ceci  ne  saurait  faire  pour  nous  le 
moindre  doute,  car,  en  un  autre  logis  du  grand  artiste, 
nous  avons  rencontré  le  même  cabinet  et  les  mêmes 
glaces. 

Avant  le  très  vaste  hôtel  de  la  Tour-des- Dames, 
Talma  habita,  au  numéro  4  de  la  rue  Saint-Georges,  un 
logis   d'époque   Directoire   occupé   aujourd'hui   par   la 


LA    RUE    DE    LA   TOUR-DES-DAMES 


125 


Compagnie  d'assurances  le  Phénix.  L'obligeante  cour- 
toisie du  directeur  nous  a  permis  de  visiter  cet  inté- 
rieur charmant,  presque  intact,  fleuri  de  frises  délicates, 
de  dessus  de  portes,  de  frontons  sculptés...  une  fête  des 
yeux,  et  nous  avons  retrouvé  en  un  petit  salon  les  huit 
glaces,  encore  dressées  le  long  des  murs,  permettant  au 


®M&xmmâ     mmm^ 


FRISE    PEINTE   DU    CABINET   DE  TALMA,  HUE  DE  L\  TOUT.-DES-DAMES. 

Paul  Vouillemont,  phot. 

tragédien  de  contrôler  chacun  de  ses  gestes,  de  modifier 
les  moindres  plis  de  son  costume. 

Dans  le  cabinet  d'étude  de  la  rue  de  la  Tour-des- 
Dames,  une  frise  court  autour  de  la  pièce,  et  cette  frise 
encadre  une  série  de  médaillons  reproduisant  les  por- 
traits des  auteurs  préférés  du  grand  tragique  :  Corneille, 
Voltaire,  Racine...  Népomucène  Lemercier,  Arnault, 
Luce  de  Lancival,  étrange  salade! 

Voici,  modifiée  et  remaniée,  la  chambre  où  mourut 
Talma.  La  Comédie-Française   possède  —  offerte  par 


126  LES    PIERRES    DE    PARIS 

Robert  Fleury,  son  auteur  —  la  reproduction  du  tableau 
célèbre,  la  Mort  de  Talma,  exposé  au  Salon  de  1827. 
C'est  ici  que  Robert  Fleury  travailla  d'après  nature.  Le 
docteur  Biet.  dont  toute  la  science  n'avait  pu  soustraire 
Talma  à  une  mort  horrible,  avait  mandé  d'urgence  Robert 
Fleury,  qui  fit  le  portrait  de  l'artiste  mourant  pendant 
que  Jouy,  l'auteur  de  Sylla,  Àrnault,  l'auteur  de  Marius, 
contemplaient,  désolés,  leur  sublime  interprète  expirant 
en  une  chambrette  envahie  par  onze  personnes.  Au  fond, 
sur  la  muraille  tendue  de  vert,  la  silhouette  de  Napoléon 
apparaît  en  un  cadre  d'or! 

Paris  tout  entier  assista  aux  funérailles  de  Talma  (*); 
le  Théâtre-Français  fit  relâche;  ce  fut  vraiment  un  deuil 
national.  Le  char  funèbre,  traîné  par  quatre  chevaux, 
pouvait  à  peine  se  frayer  un  passage  au  milieu  de  la 
foule  compacte. 

Le  cercueil  —  porté  par  les  élèves  de  l'École  royale 
de  déclamation  —  mit  plus  d'une  heure  à  franchir  la 
courte  distance  séparant  les  portes  du  Père-Lachaise  de 
la  fosse  où  il  devait  reposer.  Sur  le  cercueil  étaient  posés 
une  couronne  de  lauriers  et  un  manteau  rouge,  celui 
avec  lequel  Talma  avait  joué  un  de  ses  rôles  favoris... 
Les    gens    du    peuple    admiraient    l'immense    cortège 

(1)  Après  le  9  thermidor,  l'acteur  Fusil,  que  Von  accusait  d'excès 
révolutionnaires,  reçut  des  spectateurs  injonction  de  chanter  le 
«  Réveil  du  Peuple  ».  Sa  voix  tremblante  l'empêcha  d'obéir.  On 
appelle  Talma,  que  l'on  charge  de  lire  cet  hymne  et  qui  le  fait 
ayant  à  son  côté  Fusil  tenant  le  flambeau  dont  la  clarté  soulageait  la 
vue  basse  du  tragédien.  Ch.  Maurice,  Théâtre-Français,  p.  155. 


LA    RUE    DE    LA    TOUR-DES-DAMES 


127 


mais  s'éton- 
naient fort  de 
«  ce  qu'il  n'y 
avait  pas  de 
gendarmes 
pour  ouvrir  la 
marche  »  (d). 
Un  seul  inci- 
dent :  au  mo- 
ment où  le  cor- 
tège franchis- 
sait le  seuil  du 
cimetière,  un 
coup  de  sifflet 
strident.  Stu- 
péfaction, co- 
lère... c'était 
le  gardien  chef 


qui 


suivant 


la  coutume, 
avertissait  les 
employés  do 
l'arrivée  du 
convoi  ! . . . 

Poursuivant 
notre  visite, 
nous  gagnons 

(1)  Delescluzr.  Revue  rétrospective  (Souvenirs  inédits),  t.  X,  p.  2G2. 


POr.TE   PEINTE   DU   CABINET  DE   TRAVAIL  DE  TALMA, 

R-ue  de  la  Tour-des-Dames. 

Paul  Vouillemont,  pnct. 


128  LES    PIERRES    DE    PARIS 

{•ar  un  escalier  intérieur  la  «  très  belle  salle  à  manger 
—  signalée  dans  les  baux —  ornée  de  stuc,  de  peintures 
et  d'un  pavé  de  marbre  blanc  et  griottes  d'Italie  (*)  ».    . 

De  là  nous  passons  —  de  plain-pied  —  dans  le 
jardin  mélancolique  et  charmeur  où  les  buis,  les  houx, 
les  fusains,  les  lierres  prodiguent  leurs  verts  sombres 
et  métalliques.  Nous  évoquons  tous  ces  vieux  souvenirs 
en  foulant  les  feuilles  d'or  que  les  premiers  froids  de 
l'automne  font  tomber  des  arbres  comme  des  papillons 
blessés  et  qui,  sous  le  pied  du  promeneur,  rendent  des 
crissements  de  soie  froissée. 

Les  antiques  statues  qui  se  dressent  comme  de  blancs 
fantômes  sur  les  fonds  violâtres  semblent  écouler  notre 
conversation.  Elles  ont  connu  ces  morts  dont  nous  par- 
lons et  l'on  voudrait  interroger  ces  muets  compagnons 
de  marbre  qui  gardent  encore,  malgré  leur  sourire  énig- 
matique, 

L'infini  de  douceur  qu'ont  les  choses  brisées  (2)... 

(1)  L'hôtel  fut  vendu  le  10  avril  1827  par  la  veuve  de  Talma 
«  d'avec  lequel  elle  était  séparée  judiciairement  quant  aux  biens...» 
Papiers  consultés  avec  l'aimable  autorisation  de  MM.  Jouct-Pastr£, 
chez  Me  Leclerc,  notaire,  place  de  la  Mairie  à  Charcnton. 

(2)  A.  SAMAfN.  Le  Chariot  d'or  (les  Roses  dans  la  Coupe),  d.  17. 


/if 


PARIS  VU  EN  BALLON 


Il  j  ou  s  eûmes  hier  une  surprise  charmante  :  deux  aéro- 
ll  nautes  bien  connus,  MM.  André  Schelcher  et 
A.  Omer-Decugis  nous  faisaient  la  grâce  d'apporter  au 
Musée  Carnavalet  une  étrange  série  de  photographies 
documentaires  :  Paris  vu  d'un  ballon...  un  Paris  décon- 
certant, insoupçonné  des  simples  mortels,  et  comme 
seuls  peuvent  le  contempler  les  pigeons  des  Tuileries, 
les  pierrots  de  nos  mansardes,  les  corneilles  des  tours 
Notre-Dame...  et  les  aéronautes! 

Tour  à  tour,  Montmartre  et  le  Sacré-Cœur;  les  palais 
du  Louvre  et  du  Luxembourg;  la  Cité  —  immense  bateau 
de  pierre  amarré  en  pleine  Seine;  la  place  Vendôme  — 
qui  semble  un  plan-relief  dérobé  aux  collections  du 
musée  de  l'Armée;  la  place  de  la  Concorde,  les  Champs- 
Elysées,  le  Panthéon  et  l'antique  montagne  Sainte- 
Geneviève,  le  Marais  strié  de  rues  biscontournées,  défi- 
lèrent sous  nos  yeux  amusés...  et  pendant  que  ces 
aspects  imprévus  de  notre  beau  Paris  nous  stupéfiaient 


130  LES    PIERRES    DE    PARIS 

par  leur  étrangeté,  nous  ne  pouvions  nous  empêcher  de 
penser  :  «  Mais  où  diable  avons-nous  déjà  vu  cela?...  » 
C'était  dans  le  fameux  plan,  —  dit  de  Turgot  —  qui 
date  cependant  de  1739! 

La  vision  est  la  même,  et  —  le  croirait-on  —  cer- 
taines images  semblent  juxtaposables;  le  Marais,  les 
entours  du  Panthéon,  la  place  Vendôme,  la  place  des 
Vosges...  nous  passâmes  une  heure  délicieuse  à  îecher- 
cher  les  reliques  du  Vieux  Paris,  enchâssées  dans  le 
Paris  moderne.  Elles  se  raréfient,  hélas!  Le  bouquet 
de  feuilles  vertes  au  centre  duquel  s'épanouissait  - 
jusqu'au  xixe  siècle  —  «  la  plus  belle  ville  du  monde  t 
se  fait  plus  mince  de  jour  en  jour!  Certes,  la  vision  est 
toujours  admirable;  mais  combien  elle  semble  moins 
amusante  et  pittoresque  qu'autrefois  !  Voilà  qui  explique- 
rait la  folie  aérostatique  de  nos  bons  aïeux... 

C'est  peut-être  pour  contempler  Paris  sous  cet 
aspect  nouveau,  que  l'original  marquis  de  Bacqueville 
annonça  en  1783,  que  tel  jour,  à  telle  heure,  il  s'élance- 
rait dans  les  airs  du  haut  du  toit  de  son  hôtel —  sis  quai 
Malaquais,  à  l'angle  de  la  rue  des  Saints-Pères  :  — 
Toute  la  ville  est  en  émoi;  les  quais,  les  berges  delà 
Seine,  les  maisons  voisines,  les  ponts  regorgent  de 
curieux.  A  l'heure  fixée,  le  marquis  paraît  —  les  ailes 
au  dos—  suivi  de  son  domestique,  également  emplumé... 
Mais  une  contestation  s'élève;  le  marquis  décide  que  son 
valet  s'envolera  en  même  temps  que  lui  ;  correct  et  pro- 
tocolaire, le  laquais  refuse  ;  il  se  contentera  de  suivre 


A?/ 


Le  Louvre  et  les  Halles  à  yoo  mètres  d'altitude. 

(Extrait  de  Paris  vu  en  Ballon,  de  André  Schelcher  et 

A.  Orner  Decugis). 


PARIS   VU   EN    BALLON 


133 


son  maître...  à  distance  respectueuse.  M.   de  Bacque- 
vilie  se  jette  dans  les  airs;  son  premier   élan  le  porte 


TUE    DAY's  FOLLY   (dHWVX    AND   ENGUAVED    BY  A.    Y.    SEr.GENT   1783). 


jusqu'au    milieu  de  la  Seine;  là,  on  le  voit  «  battre  de 
l'aile  »  ;  il  tombe  sur  un  bateau  de  blanchisseuse  et  se 


134  LES    PIERRES    DE    PARIS 

casse  la  cuisse...  Le  domestique  descend  alors  —  par 
l'escalier—  et  va  recueillir,  à  l'aide  d'une  barque,  son 
maître  fort  mal  en  point. 

Le  rêve  des  «  hommes-volants  »  —  car  Bacqueviîie 
eut  maints  prédécesseurs  —  fut  réalisé  par  les  aéro- 
nautes...  Chacun  connaît  la  première  expérience  d'aéros- 
tation  tentée  par  les  frères  Montgolfier  le  5  juin  1783, 
devant  les  Élals  du  Vivarais.  Un  «  globe  céleste  », 
gonflé  d'une  fumée  obtenue  à  l'aide  d'un  mélange  de 
paille  mouillée  et  de  laine  cardée,  s'enleva  magnifique- 
ment... On  crut  avoir  réalisé  la  conquête  de  l'air  et  toute 
la  France  —  depuis  le  Roi  jusqu'au  déchargeur  des 
quais —  s'engoua  d'aérostation.  C'est  alors  que  des  «  fous 
sublimes  »  se  demandèrent  s'il  ne  serait  pas  possible  de 
se  confier  aux  «  montgolfières  »  pour  «  se  baigner  dans 
IMther  ».  Les  Parisiens  réclament  leur  ballon  ;  une  sous- 
cription de  huit  cents  billets  à  un  écu  est  couverte  aus- 
sitôt; la  police  doit  mobiliser  des  escouades  de  soldats 
de  guet  à  pied  et  à  cheval  pour  protéger  les  ateliers  — 
place  des  Victoires  —  où  se  confectionne  l'aérostat. 
Enfin,  le  27  août  1783,  avant  le  jour,  le  ballon  tout 
gonflé  est  solennellement  transporté  au  Champ-de-Mars, 
à  la  lueur  des  flambeaux.  Quelle  cohue! 

Les  bords  de  la  Seine,  l'immense  plaine  du  Champ- 
de-Mars,  les  cours,  les  fenêtres,  les  toits  de  l'École  Mili- 
taire sont  noirs  de  monde...  A  cinq  heures,  un  coud  de 
canon  donne  le  signal  :  on  lâche  les  cordes...  le  ballon 
file  et  se  perd  dans  les  nuages.  Un  orage  épouvantable 


PARIS    VU   EN    BALLON 


135 


ne  refroidit  pas  le  zèle  des  curieux  et  «  l'on  vit  des  dames 
les  plus  élégantes  suivre  longtemps  des  yeux  «  l'éton- 
«  nante  merveille  »  sans  paraître  s'apercevoir  de  l'ondée 


■Si.  .,,» 


iàia-  iiu  Cbàt.  de  k  Mw«e,par  M.l'ilatre  de  Rc 


qui  les  trempait  ».  Une  heure  plus  tard,  la  «  Montgol- 
fière »  s'abattait  à  Gonesse,  au  milieu  de  paysans  qui 
crurent  leur  dernière  heure  arrivée;  «  c'élait  pour  les  uns 


136  LES    PIERRES    DE    PARIS 

l'apparition  de  la  bête  de  l'Apocalypse,  pour  les  autres  la 
chute  de  la  Lune  ».  Ils  tirent  —  de  loin  —  des  coups  de 
fusil  au  monstre  qui  «  crachait  de  la  fumée  »  et  finissent 
par  l'éventrer  à  coups  de  fourche,  de  fléau,  de  bâton. 

Ce  fut  au  faubourg  Saint-Antoine,  dans  le  jardin 
doublement  historique  de  Réveillon,  que  l'on  tcnla  tout 
d'abord  une  série  d'expériences  en  ballon  captif;  enlin, 
le  21  novembre  1783,  Pilaire  de  Kozier  «  un  homme  à 
projets»,  en  compagnie  du  marquis  d'Arlandes,  elTeclua 
la  première  ascension  en  «  hallon  perdu  «dans  le  parc  de 
la  Muette,  au  bois  de  Boulogne.  Ces  deux  vaillants  se 
servirent  de  l'aérostat  de  Réveillon,  qui,  déjà  fatigué  par 
de  nombreuses  expérience^,  se  déchira  au  moment  où 
les  intrépides  novateurs  allaient  y  prendre  place;  il  fallut 
le  dégonfler,  le  recoudre...  et  Ton  put  voir  les  plus 
grandes  dames  de  la  Cour  empressées  —  l'aiguille  et  le 
fil  en  main  —  à  réparer  les  dommages...  En  une  heure 
tout  fut  terminé,  les  audacieux  «  navigateurs  aériens  » 
quittaient  majestueusement  la  terre,  devant  une  foule 
enthousiaste  et  émue,  dont  les  premiers  rangs  avaient 
dû  s'agenouiller  pour  permettre  aux  spectateurs  plus 
éloignés  de  contempler  —  eux  aussi  — :  les  «  Dieux  de 
l'Atmosphère  portés  sur  des  Nuages  »...  L'aérostat  s'élève 
à  une  hauteur  de  340  toises  (plus  de  400  mètres),  tra- 
verse Paris  et,  après  avoir  frisé  la  culbute  sur  les  mou- 
lins à  vent  de  Gentilly,  va  s'abattre  à  la  Butte-aux-Cailles, 
plus  loin  que  la  barrière  d'Italie. 

Ces    expériences    avaient     affolé     Paris;    aussi    le 


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PARIS    VU   EN    BALLON  139 

1er  décembre  1784,  quatre  cent  mille  personnes  s'entas- 
saient-elles dans  le  jardin  des  Tuileries,  sur  les  quais, 
sur  les  toils,  pour  assister  au  départ  des  aéronautes 
Charles  et  Robert,  en  «  un  ballon  gonflé  par  le  gaz 
hydrogène  ».  Les  corps  académiques  et  les  souscrip- 
teurs ayant  payé  quatre  louis  prirent  place  dans  l'en- 
ceinte particulière,  et  sur  l'amphithéâtre  autour  du  bas- 
sin...Le  reste  du  jardin  fut  rempli  en  un  clin  d'oeil  parles 
autres  spectateurs  à  trois  livres  le  billet.  On  avait  établi 
des  pièces  d'artillerie  sur  la  terrasse  du  palais  et  arboré 
un  grand  pavillon  sur  la  coupole  pour  servir  aux 
signaux.  Le  vaste  globe  de  21  pieds  de  diamètre 
s'élève  avec  lenteur,  emportant  dans  un  élégant  char 
bleu  et  or  les  deux  audacieux  voyageurs  (d).  Après  un 


(1)  MM.  Charles  et  Robert  firent  une  machine  de  plus  de 
15.000  francs  et  annoncèrent  qu'ils  partiraient  en  liberté  avec  elle», 
Ce  grand  jour  eut  lieu  le  1er  décembre  1784...  La  machine  était 
posée  sur  le  grand  bassin  du  pat  terre  des  Tuileries. 

Qu'on  s'imagine  la  belle  façade,  et  ces  combles  et  ce  beau  jardin 
rempli  du  plus  beau  monde,  les  deux  bords  de  la  rivière,  la  place 
Louis  XV,  le  Cours  et,  au  loin,  les  environs  remplis  d'une  telle 
foule  que  mon  fils,  qui  m'en  envoya  le  meilleur  dessin  de  sa  main 
et  le  meilleur  détail,  me  marquait  que  c'était  pour  cette  fois  qu'oa 
pouvait  dire  que  tout  Paris  y  élait,  et  heureusement  il  fit  beau  temps.- 

MM.  Charles  et  Robert  cadet  montèrent  dans  le  char  (de  huit  pieds 
de  long)  et  partirent  à  l'air  à  1  h.  40  minutes,  à  l'enthousiasme  de 
tout  Paris...  Passant  sur  la  multitude  qui  était  à  fa  place  Louis  XV, 
ils  jetèrent,  pour  faire  honneur,  leur  pavillon  qui,  zigzaguant  dans 
l'air,  fit  trembler  tout  le  monde,  croyant  que  c'étaient  eux  qui 
dégringolaient.  —  Journal  inédit  du  duc  de  Croy,  publié  par  le 
vicomte  de  Grouchy  cl  Paul  Gollin,  t.  IV,  p.  318  (E.Flammarion,  édit.). 


140  LES    PIERRES    DE    PARIS 

trajet  de  neuf  lieues,  le  ballon  ayant  atterri  dans  la 
prairie  de  Nesles,  fut  rejoint  par  le  duc  de  Chartres  qui, 
«  monté  sur  un  excellent  cheval,  l'avait  suivi  depuis 
Paris  sans  le  perdre  un  instant  de  vue  (*)!  » 

Jusqu'à  la  Révolution,  c'est  une  fièvre  d'aérostation  (2). 
Pas  de  fêtes,  pas  de  réunions  joyeuses  sans  ascensions 
de  ballons  et  de  figures  aérostatiques  en  baudruche... 
A  Paris,  dans  les  jardins  de  Ruggieri,  l'habile  artificier 
lance  une  «  statue  équestre  de  8  pieds  1/2  et  une  nymphe 
de  8  pieds,  lesquelles  montèrent  fort  haut  en  gardant 
leur  équilibre  et  redescendirent  aux  environs  de  Paris 
sans  être  endommagées  (3).  Les  généraux  républicains 
utilisent  à  leur  tour  la  géniale  invention.  C'est  à  la 
bataille  de  Fleurus  que,  pour  la  première  fois,  on  fit 
usage  d'un  ballon  «  tiré  à  bras  d'homme  »,  du  haut 
duquel  Guyton  de  Morveau  et  un  officier  nommé  Lomet 
observèrent  et  démasquèrent  les  mouvements  de  l'en- 
nemi.  Lazare  Carnot  commande   à  Lyon  les  aunes  de 

(1)  Mémoires  secrets,  t.  XXIV,  pp.  53-57,  62,  passim. 

(2)  —  Avez-vous  vu  passer  chez  vous,  à  travers  les  airs, 
M.  Montgolfier  de  Lyon  !  Il  a  dû  partir  de  cette  ville  pour  Paris  ou 
pour  Marseille,  suivant  le  vent  qui  soufflerait  alors...  Je  frissonne 
seen  me  rappelant  le  globe  des  Tuileries  passant  à  deux  lieu  de 
Saint-Denis  à  une  hauteur  de  1.400  toises  perp'endiculaires.  Et  là 
étaient  deux  hommes  !  Cette  espèce  de  voiture  n'est  pas  faite  pour 
moi  et  mille  expériences,  plus  heureuses  l'une  que  l'autre,  ne  me 
détermineraient  jamais  à  la  préférer  au  fiacre  le  plus  dur  et  le  plus 
délabré  (9  janvier  1784).  —  Lettre  autographe  de  l'abbé  Mai,  cha- 
noine de  Saint-Denis. 

(3)  Mémoires  secrets,  t.  XXIX,  p.  259. 


'/¥/ 


PAJUS    VU    EN    BALLON 


143 


taffetas  nécessaires   pour   la   confection    des   aérostats 
militaires;  et  le  petit  château  de  Meudon  est  affecté  spé- 


Mme    DE    MONTGOLF1ER, 


étalement,  en  l'an  II,  par  le  Comité  de  Salut  public, 
aux  établissements  aérostatiques...  Sous  le  Directoire, 
c'est  la  folie  du  jour;  chez  Ruggieri,  dans  les  jardins  de 


144  LES    PIERRES    DE    PARIS 

Tivoli  et  de  Frascati,  on  enlève  des  ballons  montés...  non 
sans  danger  parfois,  à  une  époque  où  rémigration  était 
punie  de  mort.  Aussi  l'aéronaute  Garnerin  prend-il 
grand  soin  d'envoyer,  le  26  thermidor  an  VI,  aux  admi- 
nistrateurs du  département  de  la  Seine,  l'amusante  lettre 
suivante  :  «  ...  J'ai  l'honneur  de  vous  faire  part  que  je 
suis  dans  l'intention  d'entreprendre  demain  un  voyage 
aérien  de  long  cours.  Gomme  il  est  possible  que  les 
vents  qui  me  maîtriseront  me  fassent  dépasser  les  fron- 
tières de  la  République,  je  viens  vous  déclarer  que  mon 
intention  n'est  pas  d'émigrer  et  d'abandonner  ma  patrie. 
Je  vous  prie  de  vouloir  bien  me  donner  acte  de  ma 
déclaration  pour  me  servir  de  passe-port. . .  Salut  et  fra- 
ternilé.  —  Garnerin  :  rue  Dominique;  maison  nUe  des 
ci-devant  Jacobins,  à  Paris  (d).  » 

Tous  ces  récits  semblent  aujourd'hui  légendaires... 
C'est  l'histoire  ancienne  de  l'aérostation...  (2).  Les  petits 

(1)  Lettre  autographe.  (Collection  G.  Gain.) 

(2)  L'ascension  "s'est  faite  avec  majesté.  Une  jeune  personne  de 
dix-huit  ans  et  le  citoyen  Garnerin  montèrent  celte  voiture  aérienne 
qui  a  baissé  beaucoup  plus  promptement  qu'on  ne  s'y  attendait. 
Garnerin  s'est  eflorcé  de  gagner  le  Luxembourg,  mais  il  n'a  pu 
aller  plus  loin  que  la  rue  de  Tournon,  qui,  heureusement  pour  lui 
et  sa  compagne  de  voyage  élait  suffisamment  large  pour  recevoir 
la  montgolfière  dont  le  contour  était  énorme  et  d'où  les  flammèches 
tombaient  continuellement  en  quantité.  Deux  commissaires  de 
police  et  les  pompiers  sont  accourus  rue  de  Tournon  au  moment 
de  la  descente  de  la  montgolfière.  La  jeune  dame  paraissait  avoir 
conservé  le  plus  grand  sang-froid  au  milieu  du  danger  que  les 
voyageurs  ont  couru.  —  Journal  des  Débats  du  17  thermidor  an  VIII. 
(Aulard.  Paris  sous  le  Consulat,  1. 1,  p.  578.) 


PARIS   VU   EN    BALLON  145 

Parisiens  de  1870  se  souviennent  encore  d'avoir  contem- 
plé, place  Saint-Pierre,  au  pied  de  la  butte  Montmartre, 
les  «  ballons  du  siège  »  emportant  au-dessus  de  nos 
lignes  d'investissement  non  seulement  Gambetta  et 
Spuller  (*),  mais  encore  d'héroïques  aéronautes  dont 
plusieurs —  hélas,  —  disparurent,  tués,  noyés,  perdus  on 
ne  sait  où...  et  aussi  nos  lettres  à  nos  amis  éloignés,  nos 
appels  aux  armées  de  province...  un  peu  de  nos  espé- 

(1)  Départ  de  M.  Gambetta  pour  Tours  le  7  octobre  1870. 

Depuis  trois  jours  V Armand-Barbes,  et  le  George-Sand,  gonflés 
de  gaz  d'hydrogène  et  maintenus  par  leurs  cordages,  se  tenaient 
immobiles  sur  la  place  Saint-Pierre.  Pas  le  moindre  vent  dans  l'air. 
Un  calme  implacable.  Enfin  le  samedi  8  octobre,  une  brise  se  leva 
et  le  départ  des  ballons  fut  arrêté. 

A  11  heures  du  matin  eut  lieu  l'ascension  simultanée  des  deux 
aérostats.  Dans  la  nacelle  du  premier  prirent  place  MM.  Gambetta 
et  Spuller,  son  secrétaire,  à  côté  de  M.  Trichet,  l'aéronaute.  Le 
second  ballon  emportait  deux  américains,  MM.  Raynold  et  May 
avec  M.  Cuzon,  nouvellement  appelé  à  une  sous-préfecture  de 
Bretagne. 

La  foule  était  considérable.  Groupée  sur  le  flanc  méridional  de 
la  colline  qui  de  la  hauteur  du  télégraphe  et  des  nouvelles  batteries 
marines,  s'évase  en  amphithéâtre  jusque  sur  la  place,  elle  a  salué 
de  ses  cris  de  :  Vive  la  France  !  Vive  la  République  les  hardis 
voyageurs  qui  se  dévouaient  pour  le  pays. 

En  s'élevant  peu  à  peu,  l'aéronaute  Trichet  a  fait  flotter  au  bas 
de  la  nacelle  de  Y Armand-Barbes  une  longue  banderole  aux  cou- 
leurs nationales,  sur  laquelle  étaient  écrits  ces  mots  :  Vive  la 
République  !... 

V Armand-Barbes  emportait  avec  lui  des  pigeons  voyagaurs  qui 
devaient,  une  fois  raltcrrisscmcnt  des  ballons  effectué,  s'en  reve- 
nir à  Paris  annoncer  si  Gambetta  était  arrivé  à  bon  port... 

Ce  n'est  que  dimanche  soir,  c'est-à-dire  trente-six  heures  après 
l'ascension,    que  M.  Janody,    le  propriétaire  du  fameux  colombier 


146  LES    PIERRES    DE    PAR-fS 

rances  et  beaucoup  de  noire  cœur...  En  1879,  nous 
avons  vu  le  «  ballon  captif  »  amarré  Cour  du  Carrousel, 
projetant  son  ombre  légère  sur  les  murs  calcinés  du 
palais  des  Tuileries.  Depuis,  nous  avons  assisté  à  la 
triomphante  exposition  aérostatique,  nous  avons  entendu 
—  avec  quelle  patriotique  et  fière  émotion — les  hélices 
de  la  Patrie  et  de  la  Ville-de-Paris,  ronflant  au-dessus 
de  notre  chère  Cité;  et  l'on  monte  aujourd'hui  plus 
désinvoltement  en  ballon  que  jadis  Ton  ne  se  risquait  en 
diligence! 

Cependant  l'investiture,  la  «  firme  »  xest  d'avoir 
o  ascensionné  »  soi-même.  Comment  parler  d'aérosta- 
tion  sans  avoir  reçu  le  baptême  sacré?  Aussi,  confus  de 
mon  ignorance,  allais-je  renoncer  à  ma  tâche,  quand 
mon  frère  Henri  vint  à  mon  secours.  «  Mais,  m'assura- 
t— il ,  je  puis  te  renseigner;  j'ai  fait  une  ascension...  c'est 
même  une  aventure  que  je  n'oublierai  jamais.  Les  étapes 
d'un  déplacement  m'avaient  conduit  à  Annecy,  il  y  a  une 
dizaine  d'années;  j'étais  seul, je  m'ennuyais...  Leshasards 
d'une  flânerie  m'amenèrent  à  une  fête  locale,  sorte  de 


des  Batignolles,  a  vu  rentrer  au  logis  Gros-Rouge  et  Gris-Meunier, 
qui  étaient  partis  avec  le  George-Sand. 

Lundi  à  cinq  heures,  un  pigeon  annonçait  l'heureuse  arrivée  de 
Y  Armand-Barbes  à  Monldidier.  L'allcrrisscmcnl  avait  eu  lieu  dans 
la  nuit  du  samedi  et  s'était  effectué  avec  quelques  difficultés  mais 
sans  accident.  Le  pigeon  voyageur,  outre  celte  nouvelle,  apportait 
une  longue  dépêche  chiffrée  qui  donnait  au  gouvernement  les  meil- 
leures nouvelles  de  la  province.  —  Le  Monde  Illustré,  15  oc 
lobre  1870. 


PARIS    VU    EN    BALLON  147 

foire  en  plein  vent,  installée  en  un  faubourg  de  la  petite 
ville. 

«  Un  aéronaute,  porteur  d'une  jaquette  fortement 
galonnée,  achevait  de  gonfler  un  ballon,  dont  la  soie 
dorée  reluisait  au  soleil...  Ce  «  commandant  »  faisait 
appel  à  un  compagnon  de  bonne  volonté,  qui,  moyen- 
nant cinquante  francs,  aurait  la  joie  de  l'accompagner 
dans  son  voyage  aérien...  Comment  l'idée  me  prit-elle 
d'acquiescer  à  sa  demande;  c'est  une  chose  que  je  ne 
puis  encore  m'expliquer.  Mais  une  fois  dans  l'engre- 
nage, il  ne  m'était  plus  possible  de  reculer...  J'étais 
«  l'amateur  »  réclamé! 

«  On  applaudit,  je  prends  place  dans  la  nacelle;  et  je 
constate  avec  regret  que  cette  nacelle  —  une  sorte  de 
large  panier  de  blanchisseuse  —  laissait  beaucoup  à 
désirer.  Le  «  commandant  »  était  léger;  je  n'en  pouvais 
dire  autant...  et  le  fond  à  claire-voie  crissait  terrible- 
ment sous  notre  double  poids! 

«  Je  risque  une  timide  observation  qui  se  perd  dans 
les  mâles  accents  de  la  marche  de  Sambre-et-Meuse... 
«  Lâchez  tout»...  Mon  compagnon  vide  des  sacs  de  lest 
et  des  baisers  sur  la  foule  enthousiaste...  Nous  voilà 
partis...  Or,  à  ce  moment  même,  je  vois  le  «  comman- 
dant »  enleverfiévreusement  son  veston  galonné  et  son 
pantalon  d'ordonnance...  je  le  crois  fou...  Pas  du  tout;  il 
m'apparaît  soudain  en  maillot  de  gymnaste  et,  me  pla- 
çant un  drapeau  tricolore  dans  la  main,  il  me  jette 
d'une  voix  autoritaire  cet  ordre  bref  :  «  Remuez  ça!  »... 


148  LES    PIERRES    DE    PARIS 

il  enjambe  le  panier  et.  par  une  corde  lisse,  gagne  un 
trapèze  pendu  sous  la  nacelle...  Là  il  exécute  de  gra- 
cieuses cabrioles,  pendant  que  la  foule  hurlante  dinà- 
nuait,  de  seconde  en  seconde,  sous  mes  yeux  conges- 
tionnés... Je  terminerai  mon  odyssée  en  t'avouant  que 
l'atterrissage  fut  difficile  et  que  mes  pauvres  reins 
eurent  prodigieusement  à  souffrir  d'une  descente  trop 
mouvementée...  »  C'est  ainsi  que  j'ai  «  ascensionné  » 
par  fraternelle  procuration.  Mais  —  Figaro  l'a  dit  —  il 
n'est  pas  nécessaire  de  détenir  la  richesse  pour  en 
parler,..  Que  de  gens  se  contentent  de  suivre  à  la  troi- 
sième page  de  leur  journal  les  exploits  de  nos  «  aéro- 
nautes  nationaux  »  pour  leur  vouer  une  vraie  tendresse  ! 
Quelle  émotion  quand  nous  apprîmes  que  Wright  — 
résolvant  l'éternel  problème  —  s'envolait  comme  un 
oiseau  et  que  Farman  —  franchissant  d'un  bond  prodi- 
gieux les  maisons,  les  bois,  les  poteaux  télégraphiques 
et  les  rideaux  de  peupliers  —  s'était,  en  aviateur,  rendu 
d'une  ville  à  une  autre! 

Voici  d'ailleurs  l'époque  où  chaque  jour  des  essaims 
de  ballons  dorés  planent,  reluisants  au  soleil,  au-dessus 
du  grand  Paris;  et  les  «  humbles  terriens  »  admirent  et 
envient  les  olympiens  aéronautes!  Leur,  passion  n'est 
cependant  pas  «  de  tout  repos»;  elle  est  hérissée  de 
dangers,  de  surprises,  de  trahisons;  aussi  convient-il 
de  saluer  très  haut  les  hardis  Français  qui  si  gaiement, 
si  crânement,  risquent  leur  vie  pour  retenir  en  notre 
pays  la  palme  du    «  record  de  l'air  1  »   Tous  nous  avons 


PARIS    VU   EN    BALLON  149 

acclamé  les  noms  glorieux  et  populaires  des  Santos- 
Dumont  —  qui,  le  premier  de  tous,  eut  l'honneur  de 
s'élever  de  terre  en  aéroplane  —  Blériot,  Esnaull- 
Pelleterie,  Deulsch  de  la  Meurlhe,  Castillon  de  Sainl- 
Victor,  Lebaudy,  Jacques  Balsan,  Farman,  Alf.  Leblanc, 
Tissandier,  Clément...  Enfin,  je  ne  saurais  mieux  clore 
mon  palmarès  qu'en  envoyant  —  au  nom  de  tous  les 
Parisiens,  qui,  j'en  suis  sûr,  ne  me  renieront  pas  —  leurs 
saluls  et  leurs  vœux  de  prompt  rétablissement  à  MM.  de 
La  Vaulx  (*)  et  Léon  Barthou,  encore  tout  sanglants  de 
la  lutte  héroïque  qu'ils  viennent  de  soutenir  contre  une 
effroyable  tempête  (2)  ! 

Qu'elles  sont  donc  évocatrices  les  photographies  de 
Paris  vu  en  ballon,  étalées  sur  la  table  du  musée  Car- 
navalet!... 

(1)  Le  plus  grand  voyage  accompli  est  celui  du  comte  de 
La  Vaulv  , parti  avec  le  comte  Castillon  de  Sainl-Viclor,  de  Vincennes 
le  9  octobre  1900,  descendu  le  11  octobre  à  Karostychew,  gouverne- 
ment de  Kiew  (Russie). 

(2)  MM.  de  La  Vaulx  et  Léon  Barthou  assaillis  par  une  effroyable 
a  tornade  »  furent  emportés  pendant  des  lieues  à  une  vitesse  folle, 
ils  tentèrent  une  descente  en  vue  de  la  Méditerranée.  Leur  ballon 
vint  s'abîmer  dans  les  montagnes  des  Baux,  près  Arles.  If.  Léon 
Barthou,  évanoui  et  sanglant,  gisait  au  fond  de  la  nacelle  presque 
broyée,  et  M.  de  La  Vaulx,  une  jambe  cassée,  réussit  cependant  par 
un  prodige  d'héroïsme  et  de  volonté  à  atterrir. 


11 


LE 


THÉÂTRE    DU    VAUDEVILLE 


Le  Français,  né  malin,  créa  le  vaudeville, 
assure  un  vers  célèbre,  mais  il  n'en  édifia  pas  tout 
d'abord  le  temple  au  coin  de  la  chaussée  d'Antin  où  il  se 
dresse  aujourd'hui.  Ce  fut  primitivement  rue  de  Chartres 
—  une  petite  rue  tortueuse  reliant  la  place  du  Carrousel 
à  la  place  du  Palais-Royal,  sur  l'emplacement  de  l'actuel 
ministère  des  finances  —  que  deux  auteurs  dramatiques, 
Piis  et  Barré,  profitant  du  décret  de  l'Assemblée  natio- 
nale proclamant  la  liberté  des  théâtres,  fondèrent  le 
Vaudeville  sur  les  ruines  d'un  bal  populaire,  le  Petit- 
Panthéon.  L'ouverture  eut  lieu  le  12  janvier  1792  et  le 
succès  couronna  l'entreprise. 

Pendant  la  Révolution,  pendant  la  Terreur  même,  le 
Vaudeville  fit  de  l'argent.  Bien  entendu,  son  répertoire 
aimable  avait  dû  subir  de  sérieuses  modifications.  «  Les 
théâtres  sont  les  écoles  primaires  des  hommes  éclairés 


152  LES    PIERRES    DE    PARIS 

et  un  supplément  à  l'éducation  publique  »,  avait  dé- 
clamé le  conventionnel  Barère;  aussi  les  scènes  pari- 
siennes —  le  Vaudeville  comme  les  autres  —  s'étaient- 
elles  copieusement  «  sans-culoltisées  !  »  :  le  Jugement 
dernier  des  rois,  Encore  un  curé!  la  Mort  de  Marat,  les 
Po.'entuls  foudroyés  par  la  Montagne,  le  Tombeau  des 
imposteurs,  A  bas  la  calotte':...  tels  étaient  les  titres 
alléchants  des  spectacle?  à  la  mode. 

On  put  contempler  Mucius  Scsevola,  Potemkin,  Jean- 
Jacques  Rousseau  sur  la  scène  du  Vaudeville.  On  y  jouait 
la  iXourrice  républicaine  ou  les  Plaisirs  de  Vadoption,  et 
le  théâtre  prospérait.  Une  ombre  au  tableau  :  parfois 
les  amateurs  se  rendant  vers  cinq  heures  et  demie 
au  spectacle  rencontraient  place  du  Palais-Royal  les 
charrettes  des  condamnés  à  mort  gngnant  par  le  fau- 
bourg Saint-Ilonoré  la  place  de  la  Révolution  où  fc 
dressait  le  terrible  «  Moulin  à  silence  »;  mais  on  finit 
bientôt  par  n'y  prêter  qu'une  attention  discrète,  et  les 
recettes  n'en  souffrirent  pas  trop. 

Chose  inouïe,  mime  au  moment  où  l'échafaud  ruisse- 
lait quotidiennement  de  sang,  les  Parisiens  continuaient 
de  fréquenter  les  théâtres  qui,  eux  aussi,  reflétaient 
«  l'esprit  public  ».  De  temps  en  temps,  les  rideaux  de 
scène —  peints  en  tricolore,  comme -les  fonds  de  loge 
—  se  levaient  sur  quelque  intermède  imprévu  :  un  clave- 
ciniste jacobin  venait  exécuter  un  «  pot-pourri  national 
sur  le  10  Août  —  d^lié  aux  mânes  de  Guillaume  Tell  », 
ou    bien    un    baryton    montagnard    modulait   quelque 


I, 


LE  THÉÂTRE  DU  VAUDEVILLE  155 

complainte  sur  la  mort  de  Marat,  et  le  public,  éleclrisé, 
reprenait  le  refrain  :  » 

Pleurez,  pleurez,  patriotes, 
Pleurez  cet  homme  divin... 

On  pleura  et  magnifia  d'ailleurs  Marat  dans  tous  les 
théâtres  de  Paris,  en  même  temps  que  son  effigie  poly- 
chrome s'étalait  —  en  manière  d'idole  —  au  coin  des 
rues  et  des  carrefours.  Au  temps  où  son  buste  rempla- 
çait la  Vierge  de  la  rue  aux  Ours,  l'image  de  l'Ami  du 
peuple  (*),  encadrée  de  faisceaux  de  licteurs,  se  dressait 
dans  les  salles  de  spectacle  où  les  trop  aristocratiques 
loges  d'avant-scène  avaient  été  remplacées  par  les 
statues  de  l'Égalité  et  de  la  Liberté  (2). 

(1)  Pendant  la  période  révolutionnaire,  alors  qu'on  jouait  la 
Chaste  Suzanne  de  Barré,  Radet  et  Desfontaines,  on  crut  voir  des 
allusions  au  procès  futur  de  Marie-Antoinette  ;  au  moment  où  le 
juge  dit  aux  deux  vieillards  accusant  Suzanne  :  «  Vous  êtes  mes  accu- 
sateurs, vous  ne  pouvez  pas  être  mes  juges  »,  des  applaudisse- 
ments et  des  sifflets  se  firent  entendre  et  bientôt  le  tumulte  devint 
tel  que  l'on  fit  évacuer  la  salle,  et  les  trois  auteurs  furent  arrêtés 
quelque  temps  après.  Radet  et  Desfontaines  expièrent  par  six  mois 
de  prison  leur  mot  courageux.  —  Chronique  des  Petits  Théâtres  de 
Paris,  parBRAZŒR,  1837,  p.  94. 

(2)  Titres  de  quelques  pièces  jouées  au  Vaudeville  en  1794  : 
Les  Volontaires  en  route  ou  l'Enlèvement  des  Cloches. 

La  Fête  de  l'Égalité. 
Le  Noble  roturier,  en  un  acte. 

La  Nourrice  républicaine  ou  les  Plaisirs  de  V adoption. 
Les  Chouans  de  Vitré,  opéra  vaudeville  en  un  acte. 
Le  Dédit  mal  gardé,  vaudeville  en  un  acte.  —  Almanach  des 
Muses  pour  l'an  III  de  la  République  française. 


156  LES    PIERRES    DE    PARIS 

La  réaction  thermidorienne  modifie  toutes  ces  choses  : 
les  pièces  civiques  succèdent  aux  pièces  révolutionnaires 
et  les  «  mères  »  tiennent  sur  la  scène  du  Vaudeville  le 
langage  des  femmes  de  Sparte  ou  de  Rome.  —  bien 
entendu  tous  les  théâtres  s'accordent  au  même  diapason  : 
1  Apothéose  de  Bara,  la  Prise  de  Toulon,  les  Salpêtriers 
républicains,  le  Combat  des  Thermopyles...  sont  les  pièces 
en  vogue  en  1794;  et  l'apprenti  «  la  Bravoure  »  (treize 
ans)  est  couvert  d'applaudissements  lorsqu'il  chante  à 
son  père,  le  forgeron  «  Sans-Quartier  »,  tout  en  tirant 
sur  la  corde  d'un  soufflet  de  forge  : 

Papa,  quand  je  te  vois  forgeant 
L'arme  qui  doit,  heureux  présage, 
Détruire  le  dernier  tyran, 
Gomme  je  souffle  avec  courage  (*)  ! 

Modifiant  habilement  son  répertoire  suivant  les  évé- 
nements et  les  régimes  politiques,  le  Vaudeville  devient 
bonapartiste  en  1799  : 

Malgré  leurs  sinistres  complots 
Je  ne  crains  rien  pour  le  héros 
Que  la  France  renomme... 
Mais  un  fait  bien  sûr  en  ce  jour. 
C'est  que  de  l'Egypte  un  retour 
Ramène  un  sauveur  à  la  France. 

Aussi,  en  1806,  Bonaparte  reconnaissant  appela-t-il  au 
camp  de  Boulogne  la  troupe  de  la  rue  de  Chartres,  qui 
y  donna  des  représentations  sensationnelles;  il  fit  plus 
encore  et  étendit  les  privilèges  du  théâtre,  dont  le  réper- 

(1)  Le  Théâtre  révolutionnaire,  par  Jauffiiet,  p.  318. 


LE    THEATRE    DU    VAL  DE VILLE 


157 


toire  devint  comico- historique...  Corneille,  Turenne, 
Duguesclin,  Jeanne  d'Arc,  Young  lui-même,  le  lugubre 
poète  des  nuits  et  des  cimetières,  furent  couramment  évo- 
qués sur  la  scène  du  Vaudeville  où  ils  chantaient  des  cou- 


THËATRH  DE   L  OPKRA-COMIQ'JE,  plis  tard  théâtre  du  vaudeville. 


plets  de  facture  sur  des  refrains  empruntés  au  répertoire 
de  «  la  Clef  du  Caveau».  La  plupart  de  ces  grands 
hommes  étaient  d'ailleurs  représentés  «  en  travesti  » 
par  de  fort  jolies  filles,  et  les  chroniqueurs  d'alors  ne 


158 


LES    PIERRES    DE    PARIS 


tarissent  pas  d'éloges  sur  «  Mlle  Rivière,  qui  jouait  les 
grandes  dames  et  les  officiers  de  cavalerie  avec  un  égal 
succès.  » 

Le  soleil  de  juillet  1830  éclaira  le  triomphe  du  Vau- 


HENRI   MONNIER    DANS   «    LA.   FAMILLE   IMPROVISEE   ». 

E.  Lami,  del. 

deville  :  Etienne  Arago  (*),  son  directeur  —  qui  fut  maire 
de   Paris  en  1870  —  était  d'ailleurs  un  des  héros  des 

(1)  A  peine  M.  Arago  était-il  au  pouvoir  que  la  révolution  de 
1830  éclata.  Le  jeune  directeur  improvisa,,  avec  M.  Duvert,  une 
pièce  de  circonstance  appelée  Les  27,  28  et  29  Juillet.-  Ce  vaude- 
ville, véritable  manifeste  politique,  brillait  par  beaucoup  d'esprit  et 
de  gaîté,  mais  aussi  par  beaucoup  d'exaltation  :  né  des  barricades, 
il  devait  sentir  la  poudre  à  canon.  Le  Vaudeville  prit  alors  le  titre 
de  Théâtre  National.  —  Chronique  des  petits  Théâtres  de  Paris, 
par  Brazier,  p.  120. 


LE  THEATRE  DU  VAUDEVILLE 


159 


«  Trois  Glorieuses  »,  ayant  mis  à  la  disposition  des  sol- 
dats de  la  Révolution  les  costumes,  armes  et  accessoires 
utilisés  dans  une  pièce  militaire,  le  Sergent  Mathieu, 
alors  en  cours  de  représentation.  Le  comique  Arnal  — 
cher  à  nos  grands-pères  —  fait  acclamer  le  répertoire 


HE.v«u  monnier  (d'après  Gavarni). 

abracadabrant  de  Duvert  et  Lauzanne;  et  le  spirituel 
Henri  Monnier  triomphe  dans  La  Famille  improvisée, 
une  bouffonnerie  à  transformation  dont  —  seul  —  il 
remplit  tous  les  rôles...  ou  à  peu  près!  Le  théâtre  était 
en  pleine  vogue,  lorsqu'un  incendie  vint  le  réduire  en 
cendres  (16  juillet  1838).  Le  Vaudeville  dut  chercher  un 
refuge  provisoire  dans  une  salle  de  «  spectacle-café  » 
dépendant  du  bazar  Bonne-Nouvelle,  près  la  Porte-Saint- 
Denis...  Cela  dura  peu,  et  le  16  mai  1840,  le  théâtre  put 


160  LES    PIERRES    DE    PÀRÎS 

s'installer  définitivement  en  un  immeuble  situé  place  de 
la  Bourse,  abandonné  par  la  troupe  de  l'Opéra-Gomique. 
Ce  fut  dans  cette  salle  —  construite  sur  l'emplacement 
actuel  de  la  rue  du  Qualre-Septsmbre,  dans  le  prolonge- 
ment des  maisons  faisant  face  au  Palais  de  la  Bourse  — 
que  se  livrèrent  pendant  près  de  trente  ans  les  belles 
batailles  dramatiques  qui  révolutionnèrent  Paris. 

Un  groupe  de  jeunes  dramaturges,  Th.  Barrière, 
E.  Augier,  Octave  Feuillet,  A.  Dumas  fils,  V.  Sardou, 
créa  un  art  nouveau,  jetant  sur  la  scène  le  mouvement, 
la  vie,  les  passions,  modernisant  le  romantisme  conven- 
tionnel de  1830...  Le  2  février  1852,  le  théâtre  du  Vaude- 
ville afficha  la  première  représentation  de  la  Dame  aux 
Camélias  dont  A.  Dumas  fils,  son  glorieux  auteur,  contait 
ainsi  la  genèse  :  «  Elle  fut  écrite  dans  l'été  de  1849  en 
huit  jours  à  peine,  au  petit  bonheur...  sur  tous  les  mor- 
ceaux de  papiers  carrés  ou  non  trouvés  sur  ma  table  ». 
Dumas  fils  nous  dit  ensuite  avec  quelle  émotion  il  lut  les 
trois  premiers  actes  à  son  grand  homme  de  père... 
«  Allons,  lis-moi  le  reste  »,  et,  me  parlant  ainsi,  il  me 
regardait  comme  il  ne  m'avait  jamais  regardé...  Il  était 
deux  ou  trois  heures.  J'avais  un  rendez-vous  auquel  il 
m'était  impossible  de  manquer...  «  Va  et  reviens  vite, 
j'ai  hâte  de  connaître  la  fin...  ».  L'affaire* qui  m'appelait 
au  dehors  fut  promptement  expédiée  et  je  revins  en 
courant  à  l'avenue  Frochot.  Au  moment  où  j'ouvrais  la 
porte  de  son 'cabinet,  mon  père  se  leva  tout  en  larmes  et 
me  serra  dans  ses  bras.  «  Je  n'ai  pu  résister,  me  dit-il, 


LE    THEATRE    DU    VAUDEVILLE 


161 


«  Je  voulais  savoir  si  tu  t'en  étais  bien  tiré  jusqu'au 
«  bout...  Ce  sera  un  immense  succès,  si  la  censure  laisse 
«  jouer  ta  pièce...  ».  Nous  nous  embrassâmes  encore 
une  fois,  une  longue  fois,  en  pleurant  tous  les  deux,  et 


ARNAL    DANS    k    UNE   FIEVI.E  BRULANTE   ». 


le  grand  succès  de  la  pièce  ne  m'a  certainement  pas 
causé  le  quart  du  bonheur  que  j'avais  éprouvé  ce 
jour-là.  » 

Les  Filles  de  marbre,  les  Parisiens,  les  Faux  Bons- 
hommes, le  Mariage  d'Olympe,  le  Roman  d'un  jeune 
homme  pauvre  —  où  débute  une  délicieuse  jeune  fille, 


162 


LES    TIERRES    DE    PARIS 


Blanche  Pierson  —  continuent  la  triomphante  série  que 
couronnent   quelques-unes   des    premières   œuvres    du 


MAGASIN  T1IICATUAL 

F1ECRS    ANTIENNES   ET   NOUVEltB* 


Prix  :  50  ceolimes. 


BARBRE,  ÉDITEUR 

BOULEVARD    3AINT-MAIT1N,  i% 


LA  DAME  AUX  CAMÉLIAS 


PIÈCE  EN  CINQ  ACTES,  MÊLÉE  DE  CHANT 


M.   ALEXANDRE   DUMAS  FILS 

EEHtsFrrFi  rouit  i*    nniiii  rois,   a  f»»u  ,  «u»  ti  theatki  do  «isoEtiiLE,  le  1  rénin  ICI*. 


ARMAND  HUVAL,  54  m 

M.   DUVAL,  père  d'Arraind 

OISTKIRUTION 

.    ...     MM .    FtcBtin. 

Rcn>  Lceorr. 

DE    l>    riÈCE. 

Wo««i 

SAINTCAUDENS,  bi  tn« 

CitP.nÉ,. 

NANINE 

OLYMPE 

ARTDUR , 

ESTOER .».'.. 

ANA1S    

... ..               1»«*  G»»sirt 

LE  COMTE  DE  CIIUY 

M.  DE  VARVIU.K 

I.E  DOCTEUR 

....               Au.it. 

....                Ulrr.  WoRHt. 

Clommbl 

r    ...  .     1  tn. 

Bi  ton 

maître  Sardou  :  les  Femmes  fortes,  Nos  Intimes,  et  fina- 
lement la  Famille  Benoîton  (4  novembre  1865). 


LE    THÉÂTRE    DU    VAUDEVILLE 


163 


La  vogue  de  cette  dernière  comédie  fut  extraordinaire. 
Paris  adopta  non  seulement  les  costumes  Benoîton,  les 


CBAQOE    PIECE.    20    CEN 


CHEL  LÉVY  rr.t» 


LES  PARISIENS 


PIÈCE  EN  TROIS  ACTES 


M.  THÉODORE  BARRIÈRE 

«PRESENTEE    POU»    LA    PRE»IE«E    FOIS,    A    PAKIS,    SU*    LE    I III  .1  Kl     DU    VAUDEVILLE,    LE    28    liniaill    (85*. 


M.  DE  PRÊVAL,  banquier.  a-pir« 
LE  COMTE  RAOLL  de  PINTHÊ, 
JULKS,  lils  de  M.  de  Prêtai,  10  au 
MAXIME  DE   fREMIlLE,  <ecrél! 


En  18-19,  a  Paru    —  (./ 


DI    LA   PIETE 

PAUL  GANDIN,  tomme  de  lettres.  28  en......  MM.  Srice. 

JOSEPH,  dom Clique  •le  Préval Galabiat. 

JCST1N,  d<iai»tii|iic  de  Raoul Ali»t. 

ALBf  .RIC.M.ttiOl  ISI)!:GBANDCHAMP,30ans.  Bï6ibvill«. 

GERMAIN,  domestiqu-  de  Jules  de  Privai Ltov 

MARIE,  pupille  de  De<genais,  19  ans M""   Saint-Maac 

CI.OTILDE,  femme  de  Préval,  34  au» CtoiillMll 

A,  leur  fille,  16  ans LlTHla. 

raiier  acte  a  l'hôlel  et  Raoul  te  PiHlrt. 
reproduction  et  de  traduction   rH.i\?s. 


chapeaux,  le  Champagne  et  jusqu'aux  bottines  Benoîton, 
mais  encore  Frédéric  Febvre  et  Félix,  deux  des  meilleurs 


164  LES    PIERRES    DE    PARIS 

interprètes  de  la  pièce,  purent  contempler  —  comble  de 
la  popularité  —  leurs  portraits  exécutés  en  saindoux  à  la 
devanture  d'un  charcutier  de  la  rue  de  la  Mare,  à  Belle- 
ville  !  Enfin  Harmand,  le  directeur,  fit  afficher  dans  le 
vestibule  du  théâtre  cette  mirifique  réclame  :  «  Vu 
'affluence  des  étrangers  au  bureau  de  location,  on  y 
ltrouvera,  dès  demain,  un  interprèle  polyglotte  !  » 

'Mais  les  derniers  jours  du  Vaudeville  de  la  place  de  la 
Bourse  étaient  comptés.  Ce  fut  sans  regret  que  Paris  vil 
supprimer  par  le  préfet  Haussmann  cette  salle  incom- 
mode et  dangereuse.  Le  percement  de  la  rue  du  Quatre- 
Septembre  (qui  s'appela  d'abord  rue  du  Dix-Décembre) 
entraînait  la  démolition  du  théâtre,  qui  ferma  ses  portes 
le  11  avril  1869,  pour  les  rouvrir  douze  jours  plus  tard  à 
l'angle  du  boulevard  des  Capucines  et  de  la  chaussée 
d'Antin.  Nous  n'avons  pas  à  conter  la  nouvelle  odyssée  du 
Vaudeville,  ce  sont  là  événements  trop  récents  ;  rappe- 
lons simplement  les  commencements  difficiles  du  théâtre, 
—  la  guerre,  le  siège  de  Paris  qui  en  closent  les  portes, 
les  hésitations,  les  tâtonnements...  bref,  ce  fut  seule- 
ment en  1872  que  le  succès  reparut  avec  Rabagas.  Mais 
quelle  bataille!  —  Paris  alors  était  en  état  de  siège; 
quelques  journaux  dénonçaient  par  avance  la  pièce  de 
Sardou...  Rabagas,  c'était  Gambetla,  assuraient-ils...  Or, 
Rabagas,  écrit  avant  1870,  visait  dans  la  pensée  de 
l'auteur  une  tout  autre  personnalité  politique...  Menaces 
injures,  tapage:  le  général  de  Ladmirault,  gouverneur 
de  Paris,  massant  —  le  soir  de  la  première  représenta- 


LE    THEATRE    DU    VAUDEVILLE 


165 


3fc» 


tion  —  sa  cavalerie  aux  alentours  du  théâtre!...^),  quel 
joli  prologue  pour  une  satire  politique!  —  Le  30  octobre 
de  la  même  année,    Léon  ^^__^ 

Carvalho — le  directeur  ar-  /^  ,NS 

tiste,  l'homme  charmant  à 
qui  Gustave  Flaubert  en- 
voyait un  exemplaire  de  la 
Tentation  de  saint  Antoine 
avec  cette  dédicace  de  défi  : 
«  Mets-la  en  scène  celle-là, 
mon  bon  !  »  —  donna  la 
première  représentation  de 
r Artésienne  d'A.  Daudet. 
Qui  le  croirait  aujourd'hui? 
la  pièce  parut  longue,  triste, 
dénuée  de  tout  intérêt.  La 
musique  de  Bizet,  ce  chef- 
d'œuvre,  passa  inaperçue!., 
et  pendant  que  l'orchestre 
jouait  l'Intermezzo,  Bizet,  désolé,  interrogeait  anxieu 


M1'8    BLANCHE   PIKHSOX. 

Ph.  Reutlinger. 


(1)  Société  des  Auteurs  et  Compositeurs  dramatiques. 

Paris,  le  27  octobre  1905. 
«  Cher  Monsieur  Sardou, 

«  Je  m'empresse  de  vous  adresser  ci-après  les  renseignements 
que  vous  désirez  avoir  au  sujet  de  Rabagas. 

«  La  première  représentation  a  été  donnée  au  théâtre  du  Vau^ 
deville  le  1er  février  1872  avec  une  série  de  237  représentations 
qui  a  pris  fin  le  29  septembre. 

«  Du  30    septembre    au    18   octobre,  il  y  a  eu   une  interrap- 


12 


166  LES   PIERRES   DE    PARIS 

sèment,  par  le  judas  de  la  toile,  la  salle  inattentive, 
les  spectateurs  debout,  tournant  le  dos,  causant  ou 
plaisantant!...  et  Bizet  regagna  les  coulisses  avec  de 
grosses  larmes  coulant  derrière  les  verres  de  son 
lorgnon... 

Le  succès  alla  à  Mlle  Fargueil  qui  jouait  Rose  Marnai 
avec  d'admirables  envolées  de  passion,  et.  surtout  à  une 
toute  jeune  fille,  une  inconnue,  exquise  de  grâce,  de 
charme,  de  sensibilité  dans  le  rôle  touchant  de  Vivette... 
On  s'informa  :  la  débutante  sortait  du  Conservatoire; 
c'était  la  fille  d'un  brave  artiste  sculpteur;  elle  s'appelait 
Julia  Regnault  et  avait  adopté  pour  le  théâtre  ce  nom 
clair  de  Bartet  qu'elle  devait  auréoler  de  gloire.  Dès  sa 
première  inoubliable  apparition,  la  «  Divine  »  avait 
conquis  Paris!  (*). 

tion  pendant  laquelle  19  représentations  de  »&  Artésienne  ont  été 
données. 

«  Ensuite,  36  représentations  de  Rabagas  ont  eu  lieu  en  seconde 
série. 

«  C'est  donc,  pour  les  deux  séries  réunies,  273  représentations. 

«  Veuillez  agréer,  cher  Monsieur  Sardou,  l'expression  de  mes 
bien  respectueux  et  bien  dévoués  sentiments  ».  — •  (Lettre  de  Gangnat, 
agent  général,  à  Victorien  Sardou.) 

(1)  Un  des  auteurs  les  plus  difficiles  à  contenter,  bien  certaine- 
ment, M.  Victorien  Sardou  se  décida  à  confier  à  Mlle  Bartet  la  créa- 
tion d'un  rôle  capital  dans  un  grand  ouvrage*.  Ce  ne  fut  pas  sans 
quelques  réserves  cependant,  car  il  mit  tout  d'abord  comme  condi- 
tion que  ce  ne  serait  qu'au  bout  de  quinze  ou  vingt  répétitions 
qu'il  se  prononcerait  définitivement  sur  la  distribution  dudit  rôle. 
M1Ie  Bartet  eut  le  bon  esprit  de  ne  pas  se  trouver  froissée.  Elle 
accepta  la  condition  sine  qua  non  de  l'auteur  tout-puissant  et  bien 


PORTRAIT  DE   Mlle  BARTET   DANS   «    l'aRLÉSIENNE   ». 

A.  Braun,  photoj. 


LE  THEATRE  DU  VAUDEVILLE  169 

Nous  n'avons  pas  à  raconter  ici  les  fortunes  diverses 
du  Vaudeville  où,  de  tout  temps,  les  amoureux  d'art  ont 
pu  applaudir  les  plus  éminents  comédiens.  Nous  ne  cite- 


Mm«   RÉJANE   DANS   «  Mme  SANS-GÊNE  ». 

Reutlinger,  photog. 

lui  en  prit  car,  quinze  jours  ne  s'étaient  pas  écoulés  que  M.  Sardou 
déctarrô  à  la  direction  du  Vaudeville  qu'il  n'aurait  pas  trouvé  dans 
tout  Paris  une  femme  qui  fût  capable  de  mieux  jouer  le  rôle  et 
qui  réalisât  mieux  son  type.  —  Foyer  et  coulisses.  (Vaudeville,  p.  102.) 


170  LES    PIERRES    DE    PARIS 

rons  qu'un  nom,  celui  de  Mme  Réjane,  il  n'en  est  pas  de 
plus  triomphant. 

D'autre  part,  énumérer  les  auteurs  acclamés  en  ce 
beau  théâtre  serait  dresser  le  palmarès  de  la  gloire  ! 

Il  nous  a  plu  simplement  d'évoquer  quelques  loin- 
taines étapes  de  l'histoire  du  Vaudeville,  si  intimement 
liée  à  l'histoire  de  noire  cher  Pari». 


/- 


PARIS    LA    NUIT 

Autour  de  Sainî-Merri.—  L'hôtel  de  la  Haute-Loire. 
Chez  Emile.  —  Le  Caveau  des  Halles. 


Onze  heures;  de  gros  nuages  violacés  passent  devant  la 
lune,  et  parfois  des  coups  de  tonnerre  mêlés  d'éclairs 
—  tels  des  jets  de  lumière  électrique  —  découpent  sur 
le  ciel  les  silhouettes  aiguës  de  l'immense  ville...  Dans 
le  grand  atelier  où  ils  achèvent  les  cigares,  nos  amis 
s'énervent...  Ils  ont  hâte  de  partir,  d'aller  fouiller  quel- 
ques coins  bizarres,  tragiques  ou  comiques  du  Paris  noc- 
turne. Mieux  vaudrait  cependant  patienter;  l'excursion 
sera  d'autant  plus  typique  que  nous  la  ferons  tardivement. 

Ce  n'est  pas  avant  une  heure  du  matin  que  les 
bohèmes,  les  malchanceux,  les  purotins,  les  apaches  et 
les  filous  gagnent  les  abris  que  nous  comptons  visiter; 
tanières  pour  dormir,  repaires  pour  boire,  chanter, 
fumer,  s'étourdir...  oublier  peut-être! 

Jusqu'alors  le  troupeau  des  miséreux  «  court  sa 
chance  »  ;  les  uns,  industriels  du  trottoir,  embusqués  à 


172  LES    PIERRES    DE    PARIS 

la  porte  des  théâtres,  des  cafés,  des  cinémas,  hèlent  tes 
autos,  ouvrent  les  portières,  ramassent  les  bouts  de 
cigare,  hurlent  le  Sport  ou  la  Presse...  «  Demandez  la 
Presse...  dernière  édition  ».  D'autres  —  artistes  désa- 
busés —  dépouillent  philosophiquement  la  défroque  des 
seigneurs  Louis  XV  ou  les  pittoresques  harnachements 
des  cow-boys  qu'ils  viennent  de  «  figurer  »,  à  quinze 
sous  par  tête,  au  Châtelet,  à  la  Porte-Saint-Martin  ou  à 
l'Ambigu,  et  prennent  le  chemin  des  Halles,  des  refuges, 
des  asiles  de  nuit...  pauvres  diables,  vaincus  de  la  vie, 
qu'il  faut  plaindre  et  soulager.  Le  reste  —  vagabonds 
dangereux,  gibier  de  correctionnelle,  candidats  «  à  la 
Nouvelle,  etc.  —  arpente  le  pavé  gras,  en  quête  de 
mauvais  coups  à  faire,  de  passants  attardés  à  attaquer, 
de  pochards  à  dévaliser,  de  filles  à  rançonner. 

Nous  partons  enfin;  minuit  tinte  au  clocher  de  Saint- 
Merri  quand  nous  nous  enfonçons  dans  le  lacis  de 
ruelles  boueuses  et  de  «  rues  chauldes  »  enserrant  la 
vieille  église  parisienne. 

C'est  comme  une  plongée  dans  un  Paris  d'un  autre 
âge,  un  Paris  contemporain  de  Rabelais,  rempli  de 
truands,  de  mauvais  garçons  ,  de  maupiteux  et  de 
francs-licheurs...  Les  noms  mêmes  des  rues  que  nous 
suivons  —  sentes  noires  au  fond  desquelles  danse  de 
loin  en  loin  la  lueur  d'une  étoile  reflétée  dans  des 
flaques  d'eau  sale  —  fleurent  la  cour  des  Miracles  :  rue 
Taille-Pain,  rue  Brise-Miche,  rue  Pierre-au-Lard , 
impasse  de  la  Baudroirie...  A  droite,  à  gauche,  des  tau- 


n 


1,'ÉGI.ISE    SAINT-MERIU» 


Ronargua  frères,  del.  et  sculp. 


PARIS    LA    NUIT 


175 


dis,  des  maisons  croulantes,  disloquées,  hydropiques, 
avec  des  «  plombs  »  collés  comme  des  verrues  sur  leurs 
façades  crasseuses.  Par-ci  par-là  des  lanternes  blafardes 


QUARTIER   SAINT-MERRI.   —   ANCIEN    HÔTEL  DE  LA  REYNIB, 

24,  rue  Quincampoix. 

signalant  des  hôtels  meublés  à  six  sous  la  nuit. . .  Nous 
côtoyons  des  entrées  de  porte  suspectes,  des  angles 
d'ombre  inquiétants,  des  «  zincs  »  devant  lesquels  des 
clients,  au  masque  blême,  jouent  une  dernière  tournée 
au  Zanzibar.  Des  filles  en  cheveux,  très  jeunes  ou  d'un 
âge  improbable,  nous  regardent  passer  en  fumant  des 


176  LES    PIERRES    DE    PARIS 

cigarettes...  l'un  de  nous  a  une  casquette  de  chauffeur 
et  un  grand  macfarlane  gris...  Une  voix  grasse  glapit  : 

—  C'est  des  grands-ducs  en  balade! 

Une  halte  à  l'hôtel  de  la  «  Haute-Loire  »,  24,  rut 
Quincampoix  —  ex-hôtel  de  la  Reynie.  Ce  fut  parait-il. 
jadis,  une  demeure  seigneuriale  habitée  par  Gabrielle 
d'Eslrées!  Ce  n'est  plus,  aujourd'hui,  qu'un  «  dormoir  » 
à  l'usage  des  porteurs  aux  Halles  et  des  maçons;  braves 
gens,  forcés  professionnellement  à  se  lever  au  milieu  de 
la  nuit  ou  aux  premières  heures  du  jour.  Aussi  se  couche- 
t-on  de  bonne  heure  à  l'hôtel  de  la  «  Haute-Loire  »  et  y 
dort-on  à  poings  fermés.  Nous  entrons,  nous  gravissons 
le  curieux  escalier  de  bois  sculpté,  contemporain  de 
Henri  IV,  où  s'accrochèrent  peut-être  les  jupes  lamées 
d'argent  de  la  royale  favorite,  et  au  premier  palier  nous 
lisons  cet  a\is:  «  Le  propriétaire  de  l'hôtel  prévient 
MM.  les  locataires  qu'il  tient  à  leur  disposition  des  linges 
à  l'usage  des  pieds.  »  Les  successeurs  de  Gabrielle 
d'Estrées  portent  des  «  chaussettes  russes  »  ! 

L'hôtel  est  tout  secoué  de  ronflements  sonores...  Un 
rapide  coup  d'œil  au  «  Sénat  »  ;  c'est  la  chambrée  de 
choix  réservée  à  MM.  les  habitués...  Une  vingtaine 
de  lits  bien  alignés,  bien  propres,  dont  le  patron  s'enor- 
gueillit à  juste  titre  : 

—  Pensez  donc,  messieurs,  que  nous  avons  des 
«  sénateurs  »  qui  couchent  ici  depuis  plus  de  quinze 
ans,  dont  un  marchand  de  mouron  qui  fut  riche  à  plus 
de  deux  millions!... 


PARIS    LA    NUIT 


177 


Par  la  rue  de  Venise.,  encombrée  de  pochards  et  de 
pierreuses  —  cette  rue  de 
Venise  où,  sous  la  Ré- 
gence, en  1720,  pendant  la 
folie  déchaînée  sur  Paris 
par  le  banquier  Law  et  ses 
actions  du  Mississipi,  le 
jeune  comte  de  Horn, 
prince  allemand  appa- 
renté au  Régent,  assassina 
pour  le  voler  un  «  porteur 
d'actions»  nommé  Lacroix, 
—  nous  gagnons  le  boule- 
vard Sébastopol, —  le  «  Sé- 
basto  »  cher  aux  apaches. 

Déjà,  sous  la  nuit 
bleue,  les  braves  travail- 
leurs des  Halles  déchar- 
gent les  voitures  de  navets, 
de  carottes,  de  choux,  de 
panais  et  de  céleris;  des 
gaillards  aux  solides 
épaules  transportent  au 
bout  d'une  courte  perche 
ferrée  des  bœufs  dépecés, 

,  .  ,  ...  ,  L'ÉGLISE   SA1NT-MERRI. 

des  moutons,  des  moitiés 

de  porc...  et  du  côté  de  la  halle  aux  poissons  montent 

les  odeurs  fortes  de  la  marée. 


178  LES   TIERRES    DE    PARIS 

2,  rue  Cowrtaiôû  :  chez  Emile,  ex-lutteur  (l).  La  porto 
s'ouvre  sur  la  rue,  et  tout  d'abord  une  odeur  terrible 
nous  suffoque.  L'immense  salle  sombre  dégage  des  relents 
tièdes  et  malodorants  où  se  combinent  l'ail,  le  vin,  la 
malpropreté,  le  souffle  rauque  de  centaines  de  respira- 
tions... Emile  a  converti  en  dortoirs  le  rez-de-chaussée  et 
les  caves  de  cette  maison  devant  laquelle,  au  xviue  siècle, 
s'érigeait,  au  numéro  6,  le  portail  fleuri  du  Bureau  des 
Lingères  (réinstallé  dans  le  square  des  Innocents  par  les 
soins  de  la  commission  du  Vieux-Paris)  (2);  Emile  y  a 

(1)  La  rue  Courtalon,  d'après  tous  les  historiens,  du  Breuil  en  tête, 
bordait  le  chœur  de  l'église  Sainte-Opporlune  qui  avait  elle-même 
pour  origine  un  oratoire  bâti  dans  les  premiers  temps  du  Chris- 
tianisme —  Notre-Dame-des-Bois,  parce  qu'il  était  à  l'entrée  des  bois. 

L'existence  de  ce  bois  semble  prouvée  par  la  présence  d'une 
tour  —  servant  de  fanal  pendant  la  nuit  —  au  milieu  du  cimetière 
des  Innocents.  Celte  tour  existait  encore  au  xvme  siècle. 

Cet  oratoire  avait  été  donné  au  ixe  siècle  par  un  roi  carolingien  à 
Hildebrand,  évêque  de  Sécz,  fuyant  devant  les  Normands,  et  avec 
lui  les  reliques  de  Sainte-Opportune.  Supprimée  en  1790,  l'église 
Sainte-Opportune  fut  vendue  en  1792  comme  bien  national. 

(2)  La  porte  du  Bureau  des  Lingères,  datant  du  xvme  siècle,  se 
trouvait  dans  le  renfoncement  situé  à  l'angle  de  la  rue  Courtalon 
et  de  la  place  Sainte-Opportune.  Elle  était  de  style  rocaille,  enca- 
drant un  cartouche  de  marbre  noir  où  était  gravée  cette  inscription  : 

BUREAU  DES  MARCHANDES  LINGÈRES 

1716 

COMMERCE  TOILES  ET  DENTELLES 

(Dictionnaire  portatif  des  Arts  et  Métiers,  1766,  t.  II,  p.  116.) 
Il  y  avait,  en  1754,  huit  cents  maîtresses  lingères  à  Paris,  sous 

le  patronnage  de  Saint-Louis. 

Les  lingères  n'étaient  pas  la   seule  corporation  ayant  le  droit 


iIFfV 


WËÊÈÉÊËlÊk 


LE   BUREAU    DES   LINGERES   DE  LA   RUE  COURTALON. 

Comm.  da  Vieux  Paris. 


P\RIS   LA   NUIT  181 

entassé  des  tables  et  des  bancs  de  bois  et  héberge  les 
«  sans-domicile  »  !  Pour  quatre  sous,  ces  malheureux 
achètent  un  «  bon  »  qui  leur  donne  le  droit  de  dormir 
sous  un  toit,  après  avoir  avalé  un  verre  de  vin  ou  uir  bol 
de  soupe  chaude  (au  choix).  Emile  distribue  une 
moyenne  de  deux  cent  cinquante  bons  par  nuit!  Le 
refuge  est  ouvert  de  six  heures  du  soir  à  cinq  heures  et 
demie  du  matin! 

Nous  entrons  :  tout  d'abord  nos  yeux  ne  perçoivent 
qu'une  petite  table;  une  sorte  de  comptoir  bas,  faible- 
ment éclairé.  Sur  la  table,  des  piles  de  «  bons  »  cras- 
seux, des  verres,  quelques  bouteilles;  à  côté  un  fourneau 
sur  lequel  bout  une  marmitée  de  soupe...    derrière   la 

d'exercer  son  commerce  aux  halles.  Jadis  les  halles  n'étaient  pas, 
comme  aujourd'hui,  seulement  affectées  au  commerce  des  produits 
de  l'alimentation,  elles  étaient  une  sorte  de  foire  permanente  où 
l'on  vendait  de  tout.  Aussi  chaque  corporation  y  jouissait-elle 
d'un  privilège  particulier  de  commerce  et  avait-elle  son  bureau, 
comme  celui  des  lingères,  situé  dans  cette  région  de  Paris. 

Aussi,  au  xvine  siècle,  les  orfèvres  avaient-ils  leur  bureau 
rue  des  Orfèvres,  où  leur  hôtel  se  voit  encore,  non  loin  du  grenier 
à  sel  ;  les  marchands  tailleurs  d'habits  avaient  le  leur  quai  de  la 
Mégisserie.  (Le  musée  Carnavalet  en  a  recueilli  dernièrement  la 
plaque  d'inscription  trouvée  dans  les  fouilles  du  Métropolitain.)  Les 
merciers  avaient  leur  bureau  rue  Quincampbix  ;  les  pelletiers  avaient 
le  leur  rue  Bertin-Poirée  ;  les  bonnetiers  siégeaient  au  cloître  Saint 
Jacques-la-Boucherie  ;  les  arquebusiers  rue  Gocatrix  ;  les  savetiers, 
rue  de  la  Pelleterie  ^  les  drapiers,  rue  des  Déchargeurs  :  la  belle 
façade  de  leur  maison  fait  actuellement  l'un  des  plus  beaux  orne- 
ments du  jardin  de  Carnavalet  ;  enfin  les  charcutiers,  comme  par 
une  sorte  d'équivoque  intentionnelle,  avaient  leur  bureau  rue  de  la 
Cossonerie.  «Ch.  Sellier.  Rapport  a  la  Commission  du  Vieux  Paris.» 

13 


182  LES    PIERRES    DE    PARIS 

table,  Emile,  un  superbe  gaillard  bâti  en  Hercule, 
la  moustache  en  croc,  l'air  bon  enfant  et  jovial.  Près  de 
lui,  Mme  Emile,  active,  tend  un  verre  de  vin  et  un  bol 
de  soupe  au  pauvre  diable  qui  vient  d'entrer;  la  soupe 
avalée,  l'homme  essuie  sa  bouche  d'un  revers  de  main, 
puis,  le  dos  rond,  va  se  perdre  dans  l'ombre  de  la  pièce 
ou  descend  lentement  les  marches  usées  des  caves  dont 
l'entrée  s'ouvre,  béante,  à  côté  du  comptoir. 

Peu  à  peu  nos  yeux  s'habituent  à  cette  quasi-obscu- 
rité; l'immense  rez-de-chaussée  nous  apparaît  tout 
entier  rempli  de  dormeurs.  Les  uns  assis  sur  les  bancs,  la 
tête  cachée  dans  leurs  bras  repliés  sur  la  table  grasse; 
d'autres  — les  malins,  ceux  qui  la  «  connaissent  »  — ont 
choisi  le  coin  où  ils  peuvent  s'accoler  au  mur;  ils  dor- 
ment la  bouche  ouverte,  tout  raides,  la  casquette 
rabattue  sur  les  yeux...  Beaucoup  ronflent  sur  le  car- 
reau ;  il  y  en  a  jusque  sous  les  tables,  entre  les  pieds  de 
leurs  camarades  de  misère;  quelques-uns  ont  placé 
de  vieux  journaux  entre  leur  visage  et  le  sol  gras... 

Descendons  dans  les  caves,  qu'éclaire  vaguement  un 
papillon  de  gaz  tremblotant...  Quelle  vision!  Partout  des 
malheureux,  allongés  les  uns  contre  les  autres  —  comme 
des  cadavres  —  ou  roulés  en  boule  dans  les  angles.  On 
ne  peut  avancer  qu'en  enjambant  des  corps  endormis... 

Le  sol  glaiseux,  les  murs,  le  plafond  bas,  les  vêtements, 
les  chaussures  de  ces  pauvres  gens,  leurs  mains,  leurs 
cheveux,  leurs  barbes,  leurs  visages...  tout  est  du  même 
ton;  un  ton  indéfinissable,  un  ton  de  boue  séchée... 


PARIS    LA   NUIT 


183 


Quelle  immense  compassion  étreint  le  cœur,  devant  de 
telles  détresses,  qui  semblent  sans  espérance!... 

Pourtant,  ces  miséreux  dorment  là  d'un  sommeil  que 
leur  envieraient' bien  de  riches  insomnies! 

C'est  à  peine  s'ils  remuent  pendant  que  nous  nous 
ingénions  à  glisser    «  des  bons  »  —  la  soupe  et  le 


AU  CAVEAU   DES  HALLES. 

(Henri    Braillet    et    Mlle    Niai.) 

de  demain  —  dans  des  mains  calleuses,  des  poches 
béantes,  des  casquettes  aux  visières  déchirées...  Nos 
«  bons  »  épuisés,  nous  vidons  nos  étuis  à  cigarettes...  il 
semble  que  l'odeur  du  tabac  ait  seule  le  don  d'éveiller 
ces  dormeurs...  des  mains  tendues  émergent  de  l'ombre, 
des  bouches  murmurent  un  remerciement,  des  yeux  — 
des  pauvres  yeux  de  chien  battu  —  brillent  de  convoi- 
tise !  Nous  remontons  suffoquant;  aimablement,  Emile 


184  LES    PIERRES    DE    PARIS 

nous  fait  les  honneurs  du  logis  :  d'abord  une  suite  de 
ses  photographies  en  lutteur,  trophées  glorieux  évoquant 
ses  rencontres  avec  les  plus  redoutables  «  poids  lourds  » 
ou  «  poids  légers  ».  Il  exhibe  ses  biceps  énormes,  et 
Mme  Emile  —  justement  fière  —  couve  d'un  regard  ému 
le  solide  gaillard  qu'est  ce  brave  homme... 

Il  est  deux  heures  du  matin;  nous  aspirons  avec 
délices  l'air  frais  de  la  nuit,  puis  nous  nous  dirigeons 
vers  le  Caveau  des  Halles  —  15,  rue  des  Innocents,  — 
un  des  plus  curieux  clapiers  du  Paris  nocturne.  Nous 
avons  déjà  dépeint  ce  tapis-franc  où  un  ingénieux  mas- 
troquet  a  converti  en  cabinets  de  mauvaise  société  les 
anciennes  cellules  des  moines  ligueurs,  gardiens  aux 
siècles  passés  des  charniers  des  Saints-Innocents  (1). 

Nous  descendons  l'étroit  escalier  de  pierre,  aux  murs 
criblés  d'inscriptions  gravées  au  «  surin  »  par  la  clien- 
tèle spéciale  de  l'endroit.  Nous  voici  dans  les  caveaux, 
hauts  de  2m,50,  larges  de  4  mètres,  et  le  Chanteur  popu- 

(1)  Louis  XI  avait  autorisé  la  construction,  dans  la  rue  de  la 
Ferronnerie,  contre  le  mur  des  Charniers,  d'échoppes  ou  auvents 
qu'on  devait  louer  à  de  pauvres  artisans,  à  condition  qu'ils  n'éta- 
leraient pas  leurs  marchandises  sur  la  voie  publique,  très  étroite 
en  son  parcours  ;  on  profita  de  l'autorisation  sans  tenir  compte  de 
la  prescription. 

«  C'est  sous  les  Charniers,  dit  le  Journal  d'un  voyage  à  Paris 
en  4657,  et  le  long  des  piliers,  que  l'on  trouve  de  certains  écri- 
vains qui  sont  fort  connus  par  ceux  qui  ne  scavent  pas  escrire  x>. 

Il  y  avait  certainement  des  écrivains  publics  dans  d'autres  endroits 
de  Paris,  au  Palais,  par  exemple  ;  mais  les  plus  habiles,  les  plus 
renommés  étaient  installés  aux  Innocents. 


PARIS   LA   NUIT 


187 


laire,  Henri  Braillet —  une  vieille  connaissance, —  vient 
à  nous  la  main  tendue...  c'est  la  meilleure  des  réfé- 
rences; nous  ces- 
sons d'être  sus- 
pects aux  qua- 
rante paires 
d'yeux  méfiants 
et  durs  qui  nous 
ont  rapidement 
dévisagés.. .Nous 
nous  sommes 
déjà  assis  autour 
de  ces  tables  de 
bois  en  compa- 
gnie de  Claretie, 
de  Détaille, 
d'Henri -Robert, 
et  nous  n'avons 
jamais  oublié 
l'enthousiasme 
exubérant  d'un 
des  habitués  de 
Tendroit  pou» 
notre  ami  Albert 
Dussart:u  Quand 

je  pense  qu'il  m'a  fait  acquitter!...  »  Il  en  était  resté 
aussi  surpris  que-reconnaissant!... 

On  se  serre  pour  nous  faire  place;  nous  offrons  — 


E.     ROSTAND. 

Croquis  dessiné  au  Caveau  des  Halles. 


188  LES    PIERRES    DE    PARIS 

comme  il  convient  —  la  cigarette  et  la  canetle  de  bière 
de  la  fraternité;  nous  applaudissons  Braillet  et  sa  cama- 
rade MUo  Nini  chantant  —  fort  bien  ma  foi  —  deux  duos 
amusants,  mais  anticlassiques.  Un  jeune  homme  coiffé 
d'une  casquette  de  chauffeur  s'approche,  un  album 
sous  le  bras,  des  crayons  à  la  main...  C'est  le  dessina- 
teur attitré  de  la  maison...  Il  nous  offre  ses  dernières 
créations...  Nous  achetons  les  charges  irrespectueuses 
de  Claretie  et  de  Barrés;  nous  les  signons  :  demain  nos 
amis  posséderont  leurs  effigies  datées  de  cet  étrange 
studio.  On  réclame  Rostand...  Instantanément,  en  quel- 
ques coups  de  crayons,  voici  Rostand  campé  en  Chante- 
cler...  Nous  demandons  Pierre  Loti...  le  peintre  ne  le 
connaissait  pas...  il  le  connaît  maintenant;  l'admirable 
écrivain  a  posé  au  Caveau  des  Halles!...  Nous  remer- 
cions Thabile  dessinateur,  qui  nous  glisse,  quand  nous 
partons,  cette  requête  : 

—  Tâchez  donc  de  nous  amener  M.  Donnât:  j'ai  tra- 
vaillé deux  mois  dans  son  atelier!... 


/  Vf 


LES  JARDINS  DU    CARROUSEL 


Une  fois  par  hasard,  les  infortunés  Parisiens,  —  habi- 
tués, hélas!  à  voir  chaque  jour  les  barbares  saccager 
leur  cité,  —  ont  eu  l'inespérée  surprise  d'un  joli  spec- 
tacle. On  a  jeté  bas  les  palissades  entourant  le  hideux 
îlot  de  bitume  dont  la  vue,  depuis  des  années,  enlai- 
dissait la  place  du  Carrousel  ;  et  nous  eûmes  la  joie 
de  constater  qu'un  tapis  de  fleurs  remplacerait  à  l'avenii 
la  steppe  désolée  où  l'on  gelait  l'hiver,  où  on  grillait 
l'été. 

Grâces  soient  rendues  à  M.  Redon,  architecte  du 
Louvre,  dont  le  goût  parfait  sut  combiner  ce  décor  de 
verdure. 

Déjà  les  barrières  de  planches,  derrière  lesquelles 
s'élaborait  le  mystérieux  travail,  avaient  été  saluées  d'un 
murmure  flatteur.  On  se  décidait  donc  à  supprimer  ce 
losange  de  bitume,  ce  stade  poussiéreux  ou  boueux  au- 
tour duquel,  —  sous  l'œil  de  pierre  de  Gambetta,  — 


190  LES    PIERRES    DE    PARIS 

d'infortunés  coureurs,  hors  d'haleine,  congestionnés, 
lamentables,  les  jambes  nues  dans  des  culottes  effilo- 
quées,  suants  en  des  maillots  déteints,  s'entraînaient 
péniblement  aux  âpres  luttes  des  «  courses  à  pied  »... 
C'était,  pour  ces  pauvres  diables,  le  champ  d'entraîne- 
ment du  «  Marathon  français  »  !  Un  beau  matin,  à  tra- 
vers les  interstices  des  voliges,  il  nous  fut  donné  de 
contempler  des  équipes  de  terrassiers  qui,  —  les  jours 
où  par  hasard  ils  n'étaient  pas  en  grève, —  creusaient 
des  tranchées,  élevaient  des  remblais,  remuaient  des 
terres. 

Aux  terrassiers  succédèrent  les  jardiniers-fleuristes, 
aimés  des  dieux  et  chers  aux  Parisiennes...  Hier,  enfin, 
un  charmant  jardin  à  la  française  surgissait  parmi  les 
pavés  gris  de  la  place  du  Carrousel. 

Depuis  1794,  —  époque  bénie  où  elle  pouvait  s'enor- 
gueillir des  deux  arbres  de  la  Liberté  abritant  de  leur 
ombrage  patriotique  le  tombeau  du  Polonais  Lazowski, 
ami  du  citoyen  Marat,  —  la  pauvre  place  n'avait  plus  reçu 
l'aumône  d'un  peu  de  verdure...  Il  n'y  poussa  longtemps 
que  de  vilaines  maisons  et  de  hideuses  bâtisses... 
singuliers  vis-à-vis  pour  le  palais  des  rois  de  France  i 


*  * 


Et  d'abord  d'où  vient  ce  nom  :  place  du  Carrousel? 
C'est  le  lointain  mémento  d'une  fête  fastueuse  donnée 
en  1662,  dont  la  magnificence,  à  en  croire  Perrault,  son 


f9, 


KUINES   DE   LA   CHAPELLE   DU    DOYENNÉ    ET   DE    L'HOTEL    DE    LONGUEVILLE. 

Lina  Jaunez,  pinxlt.  Musée  Carnavalet. 


LES    JARDINS    DU    CARROUSEL  193 

narrateur  officiel.  «  surpassa  celle  des  plus  fameux  tour- 
nois ».  De  fait,  le  spectacle  dut  être  féerique,  et  les  belles 
gravures  d'Israël    Silveslre  nous   donnent   l'impression 
d'un   gala  merveilleux  ;  sous  ce  prétexte,  «  courses  de 
bagues  et  de  testes  faites  par  le  roi  et  les  princes  et  sei- 
gneurs   de  sa  cour  »,   un    éblouissant    carrousel   vint 
charmer  quinze  mille   spectateurs,  encadrant  sur  trois 
côtés  l'immense  place;   le  quatrième  côté  était  réservé 
aux  «  reynes,  princesses  et  dames  de  la  cour  »,  radieuse 
corbeille  qu'abritait  un  dais  de  velours  violet,  enrichi  de 
grandes  fleurs  de  lis  d'or...  Quatre  quadrilles  se  dispu- 
tèrent la  palme  de  l'élégance  :  «  la  quadrille  romaine  », 
dirigée  par   le  duc  de    Grammont   et   commandée  par 
Louis  XIV,    le    Roi-Soleil,  portant  le  laurier    d'or    des 
César,  «  précédé  et  suivi  de  sénateurs  et  d'écuyers  »  ;  la 
quadrille  persane,  sous  les  ordres  de  Monsieur,  frère  du 
roi  ;  enfin  la  quadrille  de  l'empire  des  Indes,  «  recon- 
naissable  aux  perroquets  surmontant  la  tête  des  timba- 
liers »,  et  celle  des    «  Ameriquains  »,  précisée  par  les 
«  peaux  de  tigre,  les  écailles,  les  coquilles  et  nageoires 
de  poissons  qui  ornaient  leurs  costumes  ;  ainsi  que  par 
les  massues  des  estafiers  et  les  ceintures  de  feuillage  des 
palefreniers  »...  Coïncidence  incroyable,  ce  fut  le  roi  qui 
«  conquit  la  bague  »,  après  une  course  dont  «  la  jus- 
tesse, la  fermeté  et  la  bonne  grâce  étaient  encore  préfé- 
rables à  l'adresse  »  !  (*). 

(1)  La  belle  Gabrielle  d'Estrées  occupait  l'Hôtel  du  Bouchage,  situé 
sur  l'emplacement  de  l'ancienne  construction  du  Grand-Coq,  achetée 


194  LES    PIERRES    DE    PARIS 

Cette  belle  fête  n'eut  pas  de  lendemain...  Louis  XIV 
et  Louis  XV  négligeaient  les  Tuileries  et  vivaient  à  Ver- 
sailles, à  Saint -Germain,  à  Fontainebleau,  à  Marly,  à 
Louveciennes.  Ce  fut  la  Révolution  qui,  le  6  octobre 
1789,  ramena  à  Paris  Louis  XVI  et  sa  famille.  La  place 
du  Carrousel,  comme  le  château  lui-même,  avait  été  en- 
vahie et  démocratisée.  L'ancien  «  parterre  de  Mademoi- 
selle (d)  »,  détruit  depuis  longtemps,  élait  converti  en 
«  cours  »  :  cour  royale  au  centre,  cour  des  princes  au 
sud,  cour  des  Suisses  au  nord.  Un  grand  nombre  de  rues 

en  1584  par  Henri  de  Joyeuse,  comte  du  Bouchage,  avant  d'entrer 
dans  cette  maison  des  Trois-Pas-de-Dcgré,  dont  le  terrain  forme 
aujourd'hui  une  partie  du  square  du  Louvre,  place  du  Carrousel, 
là  où  se  trouve  la  porte  Visconti.  Par  un  jardin,  les  offices  et  les 
cuisines,  cette  maison  correspondait  avec  l'appartement  du  Roi  au 
Louvre.  La  porte  en  était  gardée  par  quatre  pages  du  Roi  qui,  nuit 
et  jour,  étaient  de  service  auprès  deGabrielle. 

C'est  dans  cette  maison  que  l'on  découvrit,  dans  une  malle  en 
cuir,  le  fameux  lit  de  camp,  garni  de  passementeries  et  de  franges 
de  soie  verte,  que  la  belle  emportait  pour  coucher  sous  la  tente 
lorsqu'elle  suivait  le  roi  dans  ses  campagnes,  car  elle  se  conduisait 
fort  bravement  devant  l'ennemi.  Nous  en  avons  la  preuve  au  siège 
de  Dreux,  en  1593,  et  à  celui  d'Amiens  en  1597. 

On  y  trouva  également  quelques  fourchettes  à  deux  dents  avec 
des  manches  de  cristal,  d'ivoire  ou  de  corail.  Mises  à  la  mode  par 
les  mignons  de  Henri  III,  Gabrielle  offrait  ces  fourchettes  à  ses 
amies,  —  alors  qu'elle  les  recevait  à  sa  table.  —  Quant  à  Henri  IV 
et  aux  seigneurs  de  sa  suite,  conservant  les  vieilles  coutumes  fran- 
çaises, ils  se  servaient  de  leurs  couteaux  et  de  leurs  doigts.  — 
Courbevoie  et  ses  environs,  IL  Vuagneux  (pp.  29-30). 

(1)  Lorsque  Catherine  de  Médicis  fit  bâtir  le  Palais  des  Tuile- 
ries, il  se  trouvait  isolé  entre  une  rue  qui  prenait  depuis  les  Écuries 
etaboutissait  auprès  du  pont  Royal,  et  une  place  vague  depuis  les  murs 


LES    JARDINS    DU    CARROUSEL  197 

et  de  ruelles  sillonnaient  le  Carrousel  où  s'entassaient 
les  hôtels,  les  écuries,  les  casernes,  les  bicoques,  les  re- 
mises, les  maisons  mal  famées  ;  rue  Saint-Nicaise  (elle 
traversait  la  place  et  aujourd'hui  passerait,  à  peu  près, 
devant  le  monument  de  Gambetta),  rue  des  Orties  (le 
long  de  la  galerie  du  Louvre  parallèlement  à  la  Seine), 
rue  et  impasse  du  Doyenné  (sur  l'emplacement  du 
square,  derrière  le  monument  de  Gambetta),  rue  de 
Chartres  (en  partie  sur  l'emplacement  de  l'actuel  minis- 
tère des  Finances),  rue  du  Musée  (elle  commençait  place 
du  Palais-Royal  et  se  terminait  rue  du  Carrousel,  là  où 
s'élève  la  statue  de  La  Fayette),  rue  du  Carrousel  (au  mi- 
lieu de  la  place  avec  aboutissement  au  guichet  du  Lou- 
vre), rue  Saint-Thomas-du-Louvre,  rue  du  Chantre,  rue 
Fromenteau...  La  plupart  de  ces  ruelles  avaient  été  ou- 
vertes sur  l'emplacement  des  grands  hôtels  de  jadis  : 
hôtel  de  Longueville,  hôtel  d'Elbeuf,  hôtel  d'O,  hôtel  de 
Rambouillet,  hôpital  des  Quinze-Vingts,  etc.,  etc.. 
C'étaient  de  fâcheuses  sentines,  obscures,  humides,  mal- 
odorantes...; la  domesticité  du  palais  et  des  somptueux 

de  l'enceinte  de  Charles  V  jusqu'à  ce  Palais.  La  rue  se  nommait, 
au  xviie  siècle,  rue  des  Tuileries.  Sur  la  place  vide  on  traça  une 
enceinte  qui  fut  destinée,  en  1600,  à  faire  un  jardin,  le  Jardin 
de  Mademoiselle;  on  le  détruisit  lorsque  Louis  XIV  eut  décidé 
d'achever  le  bâtiment  des  Tuileries. 

Après  la  fête  des  5  et  6  juin  1662,  la  place,  qui  comprenait  aussi 
l'espace  couvert  par  les  maisons  de  la  rue  Saint-Nicaise,  retint  le 
nom  de  Place  du  Carrousel  et  le  donna  ensuite  à  la  rue  que  for- 
mèrent les  maisons  bâties  sur  l'emplacement  des  fossés  de  l'enceinte 
de  Charles  V.  —  Jaillot.  Recherches  critiques  sur  Paris,  t.  I,  p.  8* 

14 


198  LES    PIERRES    DE    PARIS 

hôtels  voisins  s'y  était  gîtée,  si  bien  qu'une  population 
dangereuse,  besogneuse,  suspecte,  voisinait  avec  le 
château . . . 

Ces  ruelles  devenaient  précieuses  les  jours  d'émeute, 
et  les  «  vainqueurs  des  Tuileries  »  ne  manquèrent  pas 
d'en  profiter  pour  tirer  sur  les  défenseurs  de  la  vieille 
monarchie  française. 

Le  20  juin,  puis  le  10  août  1792,  c'est  par  là  que  dé- 
bouchèrent quelques  colonnes  d'insurgés. . .  On  connaît 
les  faits  :  l'irruption  furieuse,  le  massacre  des  Suisses,  le 
départ  de  Louis  XVI  et  de  la  famille  royale  cherchant 
asile  au  manège,  «  au  sein  de  l'Assemblée  nationale  », 
le  pillage  du  château,  les  cours  pleines  de  cadavres  «que 
dépouillaient  les  hommes,  que  déchiquetaient  les  fem- 
mes, que  léchaient  les  chiens,  que  décomposait  la  cha- 
leur torride  »;  la  cour  des  Tuileries,  la  place  du  Carrou- 
sel et  les  rues  voisines  semées  de  débris  de  glaces,  de 
verres,  de  porcelaines  et  toutes  blanches  de  la  neige  des 
«  duvets  et  des  plumes  »  échappés  aux  matelas  et  oreil- 
lers que  le  peuple,  après  avoir  bu  la  cave  des  tyrans, 
s'amusait  à  vider  par  les  fenêtres. . . 

L'endroit  sert  également  aux  manifestations  patrio- 
tiques... Le  2  août  1793  (à  peu  près  exactement  où 
commence,  du  côté  de  la  Seine,  le  parterre  de  fleurs  que 
nous  fêtons  aujourd'hui)  se  déroule  la  cérémonie  funèbre 
en  l'honneur  du  «  divin  »  Marat.  Les  Jacobins  dédièrent 
à  ses  «  mânes  »  un  obélisque  en  bois  qui  fut  placé  devant 
la   pierre  tumulaire   de  Lazowski,    l'un  des  héros   du 


199 


CL.       «3 


LES    JARDINS    DU    CARROUSEL  201 

10  août.  Une  gravure  du  temps  nous  montre  l'enceinte 
funéraire  entourée  d'une  grille  gardée  par  un  sans-culotte 
chargé  d'en  écarter  les  chiens  et  les  pochards  irrévéren- 
cieux. Un  arbre  de  la  Liberté  orné  d'une  cocarde  et  un 
drapeau  tricolore  fiché  en  terre  complètent  l'imposante 
décoration.  Sous  l'obélisque,  et  dans  une  sorte  de  crypte  : 
le  buste,  la  lampe,  l'écritoire  et  la  baignoire  du  héros 
surmontés  de  cette  inscription  :  Aux  mânes  de  Marat.  Du 
fond  de  son  noir  souterrain  il  fit  trembler  les  traîtres.  Une 
main  perfide  le  ravit  à  l'amour  du  peuple...  L'obélisque 
disparut  après  le  9  thermidor. 

Ce  jour-là  la  cour  du  Carrousel  vit  passer,  —  hués 
par  ceux-là  mêmes  qui  les  encensaient  la  veille,  — 
Robespierre.  Saint-Just,  Couthon  et  les  «  hors  la  loi  » 
de  la  terrible  séance... 


* 
*    * 


Pendant  quelques  années,  la  vie  sembla  s'éteindre 
autour  des  Tuileries  délaissées...  Les  maisons  du  Car- 
rousel en  profitent  pour  devenir  plus  sales,  plus  puantes, 
plus  mal  famées... 

Le  19  février  1800,  le  premier  consul  Bonaparte  vient 
fixer  sa  résidence  dans  le  palais  des  rois  de  France.  Les 
jours  de  revue,  sous  le  Consulat,  puis  sous  l'Empire,  les 
fenêtres  donnant  sur  la  place  se  peuplaient  dune  foule 
admirative.  Songez,  en  effet,  que  peu  à  peu  les  maisons, 
—  et  quelles  maisons,  —  s'étaient  à  ce  point  rapprochées 


202  LES    PIERRES    DE    PARIS 

des  grilles  du  château  qu'elles  n'en  étaient  plus  distantes 
que  de  quelques  mètres. . .  Le  parterre  fleuri  créé  hier 
délimite  à  peu  près  exactement  l'emplacement  qu'elles 
occupèrent  jusqu'à  la  moitié  du  xixe  siècle. 

Il  est  alors  facile  de  comprendre  quels  merveilleux 
observatoires  offraient  ces  bicoques  aux  amateurs  de 
fêtes  militaires  et  surtout  aux  fanatiques  qui  voulaient 
LE  voir,  revêtu  de  son  uniforme  vert  de  colonel  de  chas- 
seurs, la  poitrine  barrée  du  grand  cordon  rouge  de  la 
Légion  d'honneur,  le  a  petit  chapeau  »  posé  en  bataille 
sur  sa  tête  césarienne,  encadré  de  ses  maréchaux  et  de 
ses  mamelucks,  passant  au  galop  de  son  cheval  blanc 
devant  des  régiments  de  héros. 

En  dehors  des  jours  de  revue, le  Carrousel  n'était  plus 
que  le  poussiéreux  pandémonium  du  bruit,  des  disputes, 
des  criailleries,  du  chaos...  Autour  de  l'hôtel  de  Nantes 
(un  affreux  cube  de  pierre  haut  de  six  étages  faisant  face 
au  charmant  arc  de  triomphe  de  Percier  et  Fontaine), 
venaient  aboutir  tous  les  coucous,  palaches,  célérifères, 
omnibus,  carrioles,  citadines  et  cabriolets  de  Paris.  C'était, 
du  matin  au  soir  et  du  soir  au  matin,  un  vacarme  à  ré- 
veiller Épiménide  lui-même. 

Quant  aux  ruelles  donnant  sur  la  place,  elles  étaient 
à  ce  point  ignobles  que  le  grand  Balzac  pouvait,  sans 
exagération,  écrire  dans  la  Cousine  Bette  :  «  L'exis- 
tence du  pâté  de  maisons  qui  se  trouve  le  long  du  vieux 
Louvre  est  une  de  ces  protestations  que  les  Français 
aiment  à  faire  contre   le  bon  sens...  Nos  neveux,  qui 


JLvi 


LES    JARDINS    DU    CARROUSEL  205 

verront  sans  doute  le  Louvre  achevé,  se  refuseront  à 
croire  qu'une  pareille  barbarie  ait  subsisté  au  cœur  de 
Paris,  en  face  du  palais  où  trois  dynasties  ont  reçu  l'élite 
de  la  France  et  celle  de  l'Europe...  La  rue  et  l'impasse 
du  Doyenné,  voilà  les  seules  voies  intérieures  de  ce  pâté 
sombre  et  désert  dont  les  habitants  sont  probablement 
des  fantômes,  car  on  n'y  voit  jama;s  personne...  Enter- 
rées déjà  par  l'exhaussement  de  la  place,  ces  maisons 
sont  enveloppées  de  l'ombre  éternelle  que  projettent  les 
hautes  galeries  du  Louvre,  noircies  de  ce  côté  par  le 
souffle  du  nord.  Les  ténèbres,  le  silence,  l'air  glacial, 
la  profondeur  caverneuse  du  sol,  concourent  à  faire 
de  ces  maisons  des  espèces  de  cryptes,  des  tombeaux  à 
vivants.  » 

Parlant  de  la  place  du  Carrousel,  à  l'époque  de  son 
enfance,  notre  maître  Sardou  écrivait  dans  l'admirable 
préface  (*),  dont  il  voulut  bien  honorer  nos  Coins  de 
Paris  :  «  Ce  n'était  que  tronçons  de  rues  évenlrées,  mai- 
sons isolées  à  demi  démolies,  étayées  par  des  poutres. 
Le  sol  inégal,  effondré,  dépavé,  n'était  plus,  les  jours  de 
pluies,  qu'un  vaste  bourbier...  La  liste  civile  avait  cons- 
truit des  baraques  qui,  de  la  petite  cour  des  Sphynx  jus- 
qu'aux guichets  faisant  face  au  pont  des  Saints-Pères,  enve- 
loppaient les  ruines  de  l'ancienne  église  Saint-Thomas- 
du-Louvre  et  de  ses  dépendances,  telles  que  le  Prieuré, 
où  Théophile  Gautier,  Gérard  de  Nerval,  Nanteuil,  Arsène 

(1)  Coins  de  Paris,  par  G.  Gain.  —  Préface  de  V.  Sardou  (Flam- 
marion, éditeur). 


l'06  LES    PIERRES    DE    PARIS 

iloussaye  (et  plus  tar<l  Emile  Augier  et  Jules  Sandeau) 
avaient  installé  leur  «  bohème  galante  ».  Ces  baraques 
étaient  louées  à  des  marchands  de  couleurs,  de  gravures, 
de  tableaux  et  de  curiosités  de  toutes  sortes.  Je  vois  en- 
core un  grand  marchand  de  bibelots  où,  dans  le  plus 
amusant  des  fouillis,  au  milieu  d'œufe  d'autruche,  de 
crocodiles  empaillés  et  de  chevelures  de  Peaux-Rouges, 
le  collectionneur  faisait  de  merveilleuses  trouvailles. . . 
J'ai  passé  là  des  heures  délicieuses  à  fouiller  dans  ces 
cartons,  où  je  ne  pouvais,  hélas  !  qu'admirer,  n'ayant 
pas  le  moyen  d'acheter  des  chefs-d'œuvre  dont  je  pres- 
sentais la  valeur  future  et  que  l'on  donnait  alors  à  vil 
prix,  les  pédants  de  l'école  de  David  ayant  en  souverain 
mépris  l'art  français  duxvin6  siècle,  trop  aimable  et  trop 
spirituel  à  leur  gré.  «  Monsieur,  me  disait  plus  tard  un 
«  de  ces  marchands,  j'ai  roulé  des  gravures  de  Poussin, 
«  dont  je  ne  donnerais  pas  aujourd'hui  quarante  sous, 
«  dans  des  Debucourt  que  je  ne  céderais  pas  pour  mille 
«  francs  »... 

L'admirable  vente  Sardou,  où  tout  Paris  se  rua,  il  y 
a  quelques  semaines,  prouve  que  le  maître  ne  s'était  pas 
trompé  dans  ses  prédictions  ! 


* 
*   * 


Ce  sont  toutes  ces  baraques  que  remplacent  avanta- 
geusement aujourd'hui  les  parterres  de  fleurs  et  les 
squares  de  la  place  du  Carrousel.  Un  dessin  de  «  coléus  » 


Lo 


LES    JARDINS    DU    CARROUSEL  209 

encadré  de  buis  s'étale  au  centre  des  plates-bandes,  là  où, 
le  22  août  1792,  Collenot, —  dit  d'Aigremont,  —  fut  déca- 
pité par  la  guillotine.  Cet  infortuné,  «  condamné  comme 
conspirateur  et  chef  de  brigands  soudoyés  par  la  cour  », 
eut  le  triste  honneur  d'étrenner,  à  10  heures  du  soir  et  à 
la  lueur  des  torches,  la  machine  à  décapiter  inventée  par 
le  docteur  Guillotin.  Un  journaliste  royaliste,  Durosoy, 
venait,  trois  jours  plus  tard,  mourir  au  môme  endroit,  à 
la  même  heure,  et  dans  les  mêmes  conditions;  c'était  le 
commencement  de  la  longue  série  (*). 

Chaque  ruelle  du  Carrousel  évoque  des  souvenirs  : 
rue  Saint-Thomas-du-Louvre  (vers  le  fond  de  la  place  et 
parallèlement  au  guichet  d'entrée  du  musée),  Mlle  Ca- 
margo  avait  son  hôtel  et  Piron  sa  mansarde.  Le  poète 
Crébillon  et  le  peintre  Lantara  habitèrent  la  rue-  du 
Chantre.  Sous  la  Révolution,  le  théâtre  du  Vaudeville 
donnait  ses  représentations  rue  de  Chartres  (sur  l'empla- 
cement de  l'actuel  ministère  des  Finances),  et  la  «  ma- 
chine infernale  », préparée  rue  Saint-Nicaise,Ie  30nivôse 
an  IX,  pour  attenter  aux  jours  du  Premier  Consul,  éclata 
à  peu  près  sous  le  guichet  conduisant  à  la  rue  de  Rohan, 
à  quelques  mètres  de  l'endroit  où,  en  1905,  fut  commis 
l'attentat  contre  le  jeune  roi  d'Espagne.  Enfin  les  notes 
d'un  contemporain  citent  la  place  du  Musée  «  comme 

(1)  L'architecte  Gisors,  —  chargé  d'aménager  au  château  des 
Tuileries  les  salles  destinées  à  la  Convention  Nationale, —  se  plaint 
«  de  ce  que  ses  ouvriers  perdent  un  temps  précieux  pour  aller  atten- 
dre, place  du  Carrousel,  l'heure  des  exécutions  ». 


210  LES    PIERRES    DE    PARIS 

l'asile  inviolable  des  livres  et  des  perroquets.  On  y  voyait, 
dit-il,  des  antiquaires,  des  tondeurs,  des  empailleurs, 
posés  comme  une  menace  à  côté  des  volières  gazouil- 
lantes; des  marchands  de  bric-à-brac  qui  vendaient  des 
épreuves  de  Rembrandt  et  des  lorgnons  d'écaillé,  des 
guitares  et  des  poires  d'Angleterre  !  » 

Tout  cela  disparut  enfin  ;  entre  1849  et  1852  (4),  la  pio- 
che des  démolisseurs  fit  justice  de  ces  horreurs,  et,  sous 
le  second  Empire,  la  place  du  Carrousel,  débarrassée  de 
ses  scories,  amputée  de  ses  verrues,  égayée  de  squares, 
apparut  dans  sa  beauté...  Les  incendies  allumés  par  la 
Commune  de  Paris  ayant  détruit  le  palais  des  Tuileries, 
la  bibliothèque  du  Louvre  et  une  partie  des  galeries,  il 
fallut  édifier  des  bâtisses  provisoires;  pendant  des  années, 
le  Carrousel  fut  de  nouveau  envahi  parles  baraquements. 
Puis  vinrent  la  construction  de  l'énorme  monument  de 
Gambetta,  disgracieux  et  lourd,  la  démolition  des  restes 
calcinés  des  Tuileries,  la  création  des  jardins  et...  voici 
l'éclosion  du  parterre  do  fleurs  que  nous  sommes  heu- 
reux de  saluer  aujourd'hui. 

(1)  Bonaparte,  Premier  Consul,  avait  déjà  fait  abattre  de  nom- 
breuses masures  dans  ce  dédale  du  Carrousel. 

La  place  du  Carrousel  était  presque  entièrement  désobstruée  le 
27  floréal  an  X  ;  il  ne  restait  plus,  au  dire  du  Journal  des  Défen- 
seurs de  la  Patrie,  qu'à  jeter  bas  l'ancien  Comité  de  Sûreté  générale, 
édifice  assez  peu  regretté.  La  grande  porte  de  la  grille  du  palais 
des  Tuileries,  sur  la  place  du  Carrousel,  venait  d'être  peinte.  Les 
parties  en  fer  avaient  reçu  une  couleur  olive  et  les  ornements  en 
uivre,  ainsi  que  les  quatre  corps,  étaient  d'un  jaune  pâle.  — 
Aulard.  Paris  sous  le  Consulat,  t.  III,  p.  62. 


LES    JARDINS    DU    CARROUSEL 


!13 


Il  semblerait  que  les  avatars  de  la  place  du  Carrousel 
fussent  terminés...  Il  n'y  pousse  plus  que  des  fleurs,  des 
arbres  et  des  statues...  trois  heureuses  exceptions  qui 
n'ont,  Dieu  merci  !  rien  à  redouter  des  dangereuses  ca- 
brioles de  la  politique...  et  encore,  je  n'ose  parler  que 
des  statues  mythologiques... 


15 


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Place  du  Carrousel. 


«   FRASCAT1    » 


Les  belles  dames  venant  achcler  une  galette-paysanne  à 
la  pâtisserie  Frascasti  —  boulevard  Montmartre  — 
les  badauds  attroupés  à  l'angle  de  la  rue  Richelieu 
devant  les  irrévérencieuses  réclames  du  «  High  life 
Tailor  »,  les  clients  pressés  d'aller  se  faire  photo- 
graphier chez  Reutlinger  ou  barbifier  chez  le  coiffeur 
Lespès,  ignorent  probablement  les  avatars  de  ce  pitto- 
resque coin  de  Paris.  Or  l'histoire  en  est  si  amusante 
que  nous  voulons  la  leur  conter. 

Nos  superbes  boulevards,  plantés  d'arbres  vers  1676, 
furent,  à  leur  origine,  absolument  délaissés  ;  ils  parais- 
saient lugubres,  dangereux...  et  lointains  !  Les  pessi- 
mistes assuraient  dédaigneusement  que  «  c'était  la 
campagne  »,  les  pessimistes  semblaient  avoir  raison , 
les  boulevards  n'étaient  ni  sûrs  ni  gais.  Durant  le  jour, 
quelques  promeneurs  bucoliques  y  berçaient  leur  rêverie, 
d'autres  y  herborisaient  en  regardant  les  maraîchers 
sarcler  les  salades,  ramer  les  pois,  récolter  les  choux  ; 


218  LES    PIERRES    DE    PARIS 

les  enfants  y  jouaient;  les  soldais  venaient  y  vicier  bou- 
teille et  jouer  aux  boules.  Mais  dès  que  tombait  la  nuit, 
les  filous  et  les  femmes  de  mauvaise  vie  y  menaient 
leurs  sabbats,  on  y  détroussait  les  passants,  cela  dura 
jusqu'à  la  seconde  moitié  du  xvme  siècle.  De  temps  en 
temps,  quelque  original  y  installait  ses  pénates,  tenté 
par  le  bas  prix  des  terrains  et  la  facilité  d'entourer  «  sa 
folie  »  de  jardins  plantés  de  vignes,  de  roses,  de  jasmins, 
voire  de  cerisiers  ;  chacun  sait  que,  de  tout  temps,  la 
passion  du  jardinage  fut  l'une  des  joies  des  Parisiens. 

Puis,  peu  à  peu,  quelques  hôtels  furent  construits, 
dont  —  bien  entendu  —  les  entrées  s'ouvraient  sur  les 
rues,  la  mode  commença  de  venir  «  respirer  aux 
boulevards  ».  Les  voitures  y  circulent,  les  cavaliers  y 
caracolent,  les  piétons  s'y  font  moins  rares,  tout  cela 
explique  pourquoi,  en  1784,  le  riche  traitant  Crozat 
résolut  d'élever  un  magnifique  hôtel,  «  de  dimension 
financière  »,  à  l'extrémité  de  la  rue  Richelieu.  Un 
jardin  l'entoure  «  d'une  belle  étendue,  dont  les  vues,  qui 
s'étendent  sur  la  campagne,  sont  excessivement  variées. 
La  terrasse,  au-dessus  de  l'orangerie  qui  borde  le  nou- 
veau cours  planté  sur  les  remparts  de  la  ville,  fournit  à 
elle  seule  une  promenade  des  plus  agréables.  Le  jardin 
fruitier  est  au  delà  du  cours,  l'on  y  arrive  par  un  pas- 
sage souterrain,  percé,  avec  beaucoup  de  dépenses, 
dans  le  terre-plein  du  rempart  ».  En  d'autres  termes, 
Crozat  ayant  acheté  une  partie  de  la  Grange-Balelière, 
en  avait  fait  son  potager;  un  tunnel  passant  sous  le  bou- 


m 


((  PRASCATI  ))  221 

levard  reliait  ses  deux  propriétés  ;  cela  lui  faisait  maison 
de  ville  et  maison  des  champs,  et  la  maison  des  champs 
couvrait  l'emplacement  des  immeubles  compris  aujour- 
d'hui entre  la  rue  Drquot,  le  passage  Jouffroy  et  la  rue 
Grange-Batelière. 

La  terrasse  de  Crozat  devint  vite  célèbre;  on  s'y 
trouvait  le  mieux  du  monde  pour  voir  défiler  les  pro- 
meneurs de  plus  en  plus  nombreux.  «  Je  trouve  le  «  Rem- 
part »  charmant  !  —  s'écriait  le  Chevalier  dans  un  pro- 
verbe de  Garmontelle,  la  Maison  du  boulevard  —  on  n'a 
pas  besoin  de  sortir  pour  voir  tout  Paris  ;  il  vient  passer 
tous  les  jours  sous  vos  fenêtres  »...  Plus  loin  la  Com- 
tesse se  plaint  des  arbres  qui  «  l'empêchent  de  contempler 
la  promenade  »  ! 

Cependant  Paris  s'agrandit,  se  transforme;  déjà  tout 
un  quartier  s'est  construit  sur  le  potager  de  Crozat  ; 
l'orangerie  est  convertie  en  jardin  et  la  maison  démolie 
puis  reconstruite  par  le  célèbre  architecte  Brongniart, 
devient  en  1789  l'hôtel  Lecoulteux  de  Nolay  ;  la  belle 
terrasse  seule  est  respectée.  Arrive  la  Révolution  qui 
vide  et  confisque  les  hôtels  dont  les  propriétaires  ont 
émigré  ou  furent  guillotinés;  sous  le  Directoire,  c'est  un 
cafetier,  le  citoyen  Garchi,  qui  achète  l'hôtel  Lecoulteux, 
à  l'angle  du  boulevard. 

Garchi,  trophée  inattendu  des  victoires  de  Bonaparle, 
était  un  Italien  importé  en  France  en  même  temps  que 
les  Chevaux  de  Venise,  le  Lion  de  Saint-Marc,  les  mai- 


222 


LES    PIERRES    DE    PARIS 


bres  et  les  tableaux  des  palais  romains.  Ce  subtil  limo- 
nadier conquit  Paris  par  l'excellence  de  ses  glaces 
parfumées  et  la  somptuosité  de  ses  pyrotechnies. 

L'hôtel    Lecoulteux,     converti    en    café-glacier    à 


LES    PETITES  MARIONNETTES. 

Gravure  du  temps. 

l'enseigne  de  «  Frascali  »,  hébergeait  toute  cette  société 
sans  domicile,  dispersée  parla  Révolution,  réunion  éton- 
nante qui  «  se  recevait  »  en  des  bals  organisés  par 
souscription.  On  se  disputait  les  tables  placées  sur  la 
fameuse  terrasse  dominant  le  boulevard.  Les  élégantes 


((  FRASCATI  )) 


223 


y  étalaient  ieurs  grâces  sur  trois  chaises  :  une  pour 
elles,  une  pour  leurs  pieds,  une  pour  leur  chien  » . 
Chaque  soir,  la  foule  se  pressait  pour  admirer  les  feux 


A.N    VIII.   COSTUME   PARISIEN. 


VUE   DE   FRASCATI. 


d'artifice,  secouant  sur  Paris  leurs  gerbes  de  diamants, 
d'émeraudes  et  de  rubis.  En  sortant  de  l'Opéra  de  la  rue 
Richelieu  (sur  l'actuel  emplacement  du  square  Louvois) 
il  était  de  bon  ton  de  venir  faire  flamber  des  punchs  ou 


224  LES    PIERRES    DE    PARIS 

éeorcher  des  glaces  chezGarchi.  On  promenait  des  belles 
dans  les  allées  «  illuminées  a  giorno  »  qui  s'étendaient 
jusqu'au  passage  des  Panoramas,  et  il  n'en  coûtait  que 
«  trois  livres  d'enlrée  »  (1). 

Renversés  sur  leurs  sièges  —  comme  Debucourt 
nous  les  montre  dans  sa  délicieuse  Promenade  publique, 
—  les  incroyables,  engloutis  dans  leurs  grosses  cravates, 
sanglés  dans  leurs  triples  gilets  courts  à  boulons  en 
forme  de  grelots,  engoncés  dans  leurs  habits  à  collet  de 
velours,  échangeaient  des  impertinences  avec  les  mer- 
veilleuses, qui  balayaient  le  jardin  par  tant  de  mousse- 

(1)  «  ...Je  remarquais  hier  que  les  habits  des  femmes  s  étaient 
d'autant  plus  allongés  par  le  bas  qu'ils  étaient  plus  raccourcis  par 
le  haut.  Les  robes  ont  des  queues  avec  lesquelles  on  ferait  d'autres 
robes.  »  —  Journal  de  Paris,  14  fructidor  an  Vil  (31  août  1799). 

«  Le  monde  élégant  de  Paris  se  réunit  d'ordinaire  à  dix  heures 
à  Frascati,  après  la  sortie  de  l'Opéra...  Un  escalier  mène  à  un  beau 
vestibule  et  de  là  à  une  salle  entourée  de  glaces  et  décorée  de  fes- 
tons de  fleurs  artificielles.  A  l'extrémité  s'élève  une  belle  statue  de 
la  Vénus  de  Médicis.  Auprès  de  celte  statue  s'ouvre  une  arcade  don- 
nant accès  à  une  suite  de  six  magnifiques  pièces  superbement  dorées, 
garnies  également  de  glaces  et  de  lustres  de  cristal  taillé  en  diamants... 
Chaque  chambre  était  comme  un  foyer  de  lumière  ;  l'on  y  prenait 
des  glaces  et  du  café.  On  communiquait  d'une  pièce  à  l'autre  par 
des  arcades  ou  des  portes  à  deux  battants  ornées  de  glaces.  Le  jardin 
petit,  mais  disposé  avec  art,  se  compose  de  trois  allées  bordées 
d'orangers,  d'acacias  et  de  vases  de  roses;  à  l'extrémité  s'élèvent 
une  tour  dressée  sur  un  rocher,  des  temples  et  des  ponts  rustiques; 
vie  chaque  côté,  de  petits  berceaux  en  labyrinthe.  Une  terrasse  s'étend 
le  long  du  boulevard,  dont  elle  commande  l'aspect  ;  elle  est  bordée 
de  beaux  vases  de  fleurs  et  se  termine  à  chaque  extrémité  par  des 
sortes  d'avenues  décorées  de  miroirs.  —  Sir  John  Carr.  Les  Anglais 
en  France  après  la  Paix  cl Amiens,  ch.  IV,  p.  181. 


££ï 


«  FRASCATI  )> 


227 


line  des  Indes,  de  linon,  de  gaze  et  de  taffetas  que,  le 
matin,  les  allées  semblaient  lisses  et  lustrées  comme  du 
satin...  Entre  deux  campagnes,  les  officiers  s'y  montraient 


fort  assidus  et  les  vainqueurs  de  Marengo  se  donnaient 
la  joie  de  traîner  leurs  sabres  au  milieu  de  toutes  ces 
belles  jupes  plus  ou  moins  retroussées  sur  des  bas  de 
soie  de  couleur  à  coins  brodés. 


228  LES    PIERRES    DE    PARIS 


Quels  succès  devaient  obtenir  tous  ces  jeunes  héros 
dont  les  exploits  passaient  déjà  pour  légendaires,  et 
quelles  œillades  les  déesses  de  Frascati  ne  décochaient- 
elles  pas  à  ces  casse-cœurs  encore  brunis  par  la  fumée 
de  tant  de  glorieux  combats!  On  se  montrait  un  major 
de  cavalerie,  fils  du  danseur  Gardel,  qui  pouvait  s'enor- 
gueillir de  porter  sur  sa  figure  «  le  plus  beau  coup  de 
sabre  de  l'armée  »...  d'une  oreille  à  l'autre  !  C'est  à  lui 
que  le  maréchal  Lannes  disait  plus  tard  :  «  Monsieur, 
vous  êtes  bien  heureux  ;  il  y  a  quinze  ans  que  je  me 
bats  sans  pouvoir  en  obtenir  autant  !  » 

Mais  on  ne  faisait  pas  seulement  la  fête  chez  Garchi; 
au  beau  temps  du  Directoire,  on  y  conspirait  ouverte- 
ment. Les  dossiers  de  police  des  Archives  sont  remplis 
de  rapports  d'agents  dénonçant  des  complots.  Le  13  ther- 
midor an  VI  on  informe  le  citoyen  ministre  que  «  la 
veille  les  rassemblements  de  royalistes  étaient  nombreux 
à  Frascati  et  portaient  un  caractère  menaçant.  Il  paraît 
que  les  chefs  qu'ils  attendaient  sont  arrivés...  on  les  a 
entendus  dire  entre  eux  que  le  coup  ne  tarderait  pas  à 
éclater...  On  a  la  presque  certitude  qu'ils  s'organisent  en 
corps  de  troupes...  que  leurs  dépôts  d'armes  sont  prin- 
cipalement dans  les  environs  de  la  Chaussée-d'Antin... 
Leur  costume  consiste  en  habit  bleu,  collet  de  velours 
bleu,  chapeau  à  trois  cornes  et  faisant  le  bateau,  avec 
une  grande  cocarde  en  haut  de  la  ganse...  ceux  destinés 


«  FRASCATI  )) 


229 


pour  la  cavalerie  ont  la  ganse  blanche...  »  (*)  —  «  On 
dénonce  (21  fructidor  an  VI)  le  café  tenu  par  Garchi, 
boulevard  Montmartre,  comme  rendez-vous  de  roya- 
listes... on  y  tient  contre  le  gouvernement  les  propos 
les  plus  séditieux  et  l'on  remarque  que  ce  qui  s'y  dit  de 


J,r\i/Jtw  C ''/,/r.  v/'/rf. 


ONE   GRAVURE    l)U    «   RON    GENRE   ». 


plus  contre-révolutionnaire  sort  de  la  bouche  de  ceux 
qui  ont  fait  leur  fortune  sous  ce  régime  (2).  »  Puis  ce 
sont  d'innombrables  rapports  sur  les  jeux,  car  une  maison 
de  jeux  est  installée  dans  l'ancien  hôtel  Lecoulteux.  Le 
trente  et  un,   le  biribi,    le   pharaon    y    sévissent  ;    les 

(1)  F7  6209,  Dr  n»  3374. 

(2)  Archives  nationales,  F7  6162  n°  1381. 


230  LES    PIERRES    DE    PARIS 

joueurs  molestés  aux  environs  du  Palais-Royal  (un 
rapport  du  4  germinal  an  IV  nous  avait  appris  que  l'on 
y  avait  fermé  plus  de  cinquante  tripots)  se  sont  rabattus 
sur  Frascati...  (*). 

Jugez  de  la  cohue  :  on  y  conspire,  on  y  joue,  on  y 
boit,  on  y  fait  la  fête  à  ce  point  qu'une  porte  toujours 
ouverte  relie  Frascati  à  la  maison  voisine,  «  le  Salon 
des  Étrangers  »,  les  deux  immeubles  deviennent  un 
vaste  mauvais  lieu  où  le  Champagne  coule,  où  les  cartes 
«  passent  »,  où  s'échangent  les  sourires  tarifés...  On 
s'y  bat  aussi  terriblement.  Le  28  nivôse  an  VI,  le 
citoyen  Fournier,  adjudant  du  général  Augereau,  y  est 
sabré  ;  le  sang  coule,  la  police  veut  saisir  les  furieux, 
qui  se  sauvent  par  la  fenêtre,  et  le  commissaire,  après 
avoir  relevé  les  blessés,  constate  simplement  que  «  pen- 
dant que  l'on  se  donnait  des  coups  de  sabre  dans  les 
appartements  du  citoyen  Garchi,  il  s'en  donnait  aussi 
dans  la  rue  »...  (2).  En  1815,  un  M.  Varin,  chapelier,  qui 

(1)  En  septembre  1799  l'autorité  se  voyait  forcée  «  de  faire  cou- 
vrir d'une  bande  de  papier  la  partie  du  programme  oi  Garchi 
annonçait  pour  le  concert  du  jour  «  le  Pas  russe  et  Air  turc  »,  lui 
observant  qu'il  ne  se  présumait  pas  qu'il  pût  être  dans  son  inten- 
tion d'avertir  les  contre-révolutionnaires  que  les  ennemis  de  la 
République  étaient  célébrés  dans  son  établissement.  » 

(2)  Paris,  le  28  nivôse  an  VI  de  la  R.  F.  une  et  ind... 

Le  Commissaire  de  police  de  la  division  de  la  Butte  des  Moulins 
aux  Commissaires-administrateurs  du  Bureau  central. 

Citoyens, 
D'après  la  demande  que  vous  me  faites  par  votre  lettre  d'hier  sur 


H  FRASCATI  » 


231 


vient  de  laisser  ses  derniers  écus  sur  le  tapis  vert  du 
«  trente  et  un  »  assassine,  pour  le  voler,  un  de  ses  com- 


(/h-S.;  ('osft/Me  .~&/7rù>t<>/t.s 


l'événement  arrivé  hier  chez  le  citoyen  Garchi,  je  vous  fais  passer 
tous  les  détails  que  j'ai  pu  me  procurer  sur  celte  afiaire;  il  ne  m'a 
pas  été  possible  de  vous  les  faire  parvenir  plus  tôt  parce  que  je  ne 


232 


LES    PIERRES    DE    PARIS 


patriotes  dans  une  obscure  allée  du  jardin...  Et  tout 
cela  se  passait  dans  un  cadre  délicieux  !  Une  charmante 
gravure  de  Debucourt  nous  montre  les  salons  blanc  et 
or  de  Frascati  «  reluisant  de  mille  feux  ».  Des  «  offi- 
cieux »,  en  veste  courte,  poudrés  comme  sous  l'ancien 
régime,   apportent  des  bols  de  punch  et  des  sorbets  à 

pouvais  m'empêcher  de  voir  le  juge  de  paix  pour  avoir  de  lui  des 
renseignements  certains;  voici  les  faits  :  / 

Huit  ou  dix  personnes,  vêtues  d'une  houpelande  sous  laquelle 
elles  avaient  des  habits  militaires,  étaient  autour  d'une  grande  table, 
deux  seulement  d'entre  elles  n'avaient  point  de  houpelande  sur  leur 
habit  militaire,  deux  autres  particuliers  se  mirent  à  une  table  à  côté, 
ces  deux  derniers  étaient  aussi  vêtus  de  houpelande. 

Le  citoyen  Fournier,  adjudant  du  général  Augereau,  était  dans 
la  même  salle  avec  les  citoyens  Fauve,  Lamolhe  et  Rochcchouard, 
lorsque  ces  quatre  derniers  sortirent  de  chez  Garchi,  l'un  de  ceux 
qui  étaient  vêtus  de  houpelande  dit  :  «  Voilà  une  figure  qui  ne  me 
plaît  pas  »  et  donna  un  soufflet  à  l'un  de  ceux  qui  étaient  avec  le 
citoyen  Fournier  ;  aussitôt  ce  dernier  voulut  réprimer  celte  audace, 
mais  les  sabres  furent  aussitôt  tirés  et  le  citoyen  Fournier  a  eu  ses 
épaulettes  déchirées,  c'est  dans  ce  même  instant  que  survint  le 
trouble  général  et  que  plusieurs  citoyens  qui  étaient  chez  le  citoyen 
Garchi  ont  été  blessés,  entre  autres  les  citoyens  Colavière  et  Falas- 
sieux  qui  le  sont  très  dangereusement  et  qui  n'ont  encore  pu  faire  leurs 
déclarations  au  juge  de  paix.  Le  citoyen  Jean-Pierre  Faure,  négociant, 
rue  des  Victoires,  n°  .59,  a  été  blessé  sur  le  nez,  il  parait  être  celui 
qui  a  été  frappé  le  premier.  Le  citoyen  Antoine-Pierre-Remy- 
Alexandre  Lierval,  Commissaire  des  guerres,  demeurant  rue  Pelle- 
tier, n°  14,  a  reçu  des  coups  de  sabre  et  de  bâton  ;  le  citoyen  Fran- 
çois-Xavier Quentin,  demeurant  rue  Vivienne,  n°  39,  a  reçu  trois 
coups  de  sabre  à  la  tête,  un  autre  à  la  joue,  un  autre  de  pointe  à 
la  main  droite,  et  un  autre  au  bras  gauche,  il  a  déclaré  qu'on  lui 
avait  volé  dix  pièces  d'or  de  24  francs  et  une  montre  d'argent.  Le 
citoyen   Jacque-Robert   Ghoisy,  rentier,  rue  Neuve-des-Capucines, 


((  FR  ASC  ATI  ))  233 

de  jolies  dames  attablées  avec  de  joyeux  militaires  em- 
panachés, mêlés  à  d'élégants  civils  en  «  castors  hauts 
de  forme  »  (*). 

n°  523,  a  été  meurtri  à  coups  de  bâton  et  sa  redingote  a  été  coupée 
par  un  coup  de  sabre. 

Le  citoyen  Lamotte,  demeurant  rue  du  Mont-Blanc  n°  62,  a  reçu 
un  coup  de  sabre  sur  la  tête. 

Les  citoyens  Bassuet,  demeurant  rue  Comartin  n°  31,  et  Dubosq, 
demeurant  rue  Plâlrière,  ont  reçu  des  coups  de  sabre  dans  la  rue 
où  ils  ont  été  poursuivis. 

Trois  citoyens  dont  on  ne  sait  encore  les  noms  se  sont  sauvés 
par  les  fenêtres  en  sautant  dans  la  rue,  et  le  citoyen  Billard,  bou- 
cher, rue  de  la  Loi,  a  été  blessé  d'un  coup  de  sabre  reçu  au  poignet 
en  voulant  donner  du  secours  à  l'un  de  ceux  qui  cherchaient  à  se 
sauver  par  les  fenêtres,  le  citoyen  Billard  était  dans  la  rue. 

Le  juge  de  paix  a  en  dépôt  un  chapeau  de  grenadier  couvert  en 
toile  cirée  et  un  bâton  court  à  pommeau  plombé.  Quatre  particuliers 
ont  été  envoyés  à  l'État-major  mais  on  ne  sait  pas  leurs  noms. 

Voilà,  citoyens,  tout  ce  qu'il  m'a  été  possible  de  recueillir  de  posi- 
tif sur  cette  affaire,  j'ajouterai  seulement  ce  que  je  vous  ai  dit  dans 
mon  premier  rapport,  c'est  qu'il  paraît  certain  que  pendant  que  l'on 
donnait  des  coups  de  sabre  dans  les  appartements  du  citoyen 
Garchi,  il  s'en  donnait  aussi  dans  la  rue.  Le  juge  de  paix  n'a  pas 
encore  entendu  les  témoins  qui  sont  au  nombre  de  vingt  environ 
et  il  n'a  pu  savoir  encore»  les  noms  d'aucuns. prévenus. 

Le  citoyen  Garchi  n'a  pas  été  blessé  comme  on  l'avait  dit. 

Salut  et  fraternité. 

Signé:  Gomminge. 
Tour  copie  conforme  à  l'original  déposé, 
Le  Secrétaire  en  chef  : 
Illisible. 

Archives  nationales,  F7  6149a,  n°  650.. 

(1)  Le  «  jeu  »  commençait  à  quatre  heures  de  l'après-midi...  À 
deux  heures  du  matin,  souper  froid  offert  aux  joueurs. 

Vers  le  15  thermidor  an  XI  (3  août  1803)  Frascati  était  déchu  do 


234  LES    PIERRES    DE    PARIS 


* 
*    * 

Les  années  s'écoulent  :  Garchi  fait  de  mauvaises 
affaires.  Lecoulteux  rachète  l'hôtel  501.000  francs  et  le 
fermier  des  jeux  Perrin  tient  la  Banque  (d).  Cela  dura 
autant  que  les  jeux  publics  en  France.  Puis  deux  vastes 
immeubles  s'élèvent  sur  les  ruines  de  Thôtel  et  du 
jardin  ;  on  se  dispute  les  boutiques  ;  là  s'installe 
Buisson,  le  tailleur  des  élégants  sous  Louis-Philippe. 
Ici  se  place  alors  un  souvenir  cher  aux  Balzaciens. 

De  1835  à  1844,  une  chambrette  nichée  sous  les 
toits,  voisine  de  celles  affectées  au  personnel,  était 
réservée  par  Buisson  au  grand  Honoré  de  Balzac,  son 
client.  Le  maître  écrivain,  traqué  par   ses    créanciers, 

son  ancienne  splendeur.  S'il  faut  en  croire  L'Observateur,  tandis 
que  les  bosquets,  les  salons  et  les  glaces  de  Frascali  faisaient  la 
triste  épreuve  de  l'inconstance  publique,  la  réputation  du  café  Foy 
s'accroissait  tous  les  jours.  (Aulard,  Paris  sous  le  Consulat,  t.  IV, 
p.  282.) 

Et  le  15  frimaire  an  XII  La  Gazette  de  France  annonçait  que 
Frascati,  renommé  par  ses  glaces,  ses  réunions  d'été,  ses  feux  d'ar- 
tifice, allait  se  changer,  durant  l'hiver,  en  athénée  de  danse  :  les 
hommes  seraient  abonnés,  les  dames  invitées.  Les  étrangers  se 
seraient  cotisés,  ce  seraient  des  seigneurs  russes  qui  donneraient  le 
bal  aux  dames  françaises.  (Aulard,  Paris  sous  le  Consulat,  t.  IV,  p.  558.  ) 
Cette  nouvelle  organisation  de  Frascati  dut  réussir,  car  la  même 
Gazette  de  France  dit  le  25  floréal  an  XII  (f5  mai  1804),  que  tous  les 
soirs,  quoiqu'il  ne  fasse  pas  très  chaud,  le  beau  monde  se  rend  à 
Frascati. 

(1)  Perrin  maria  sa  fille  au  neveu  du  général  Desaix  et  mourut 
insolvable  après  avoir  possédé  seize  millions  ! 


«  FRASCATI  )>  235 

venait  s'y  cacher  les  jours  de  crises  suprêmes.  Th.  Gautier 
y  rendit  visite  à  son  génial  ami  qu'il  trouva  «  enveloppé 
de  son  froc  monacal  et  trépignant  d'impatience  sur  le 
tapis  bleu  et  blanc  d'une  coquette  mansarde  aux  murs 
tapissés  de  percale  carmélite...  »  —  Et  les  camelots 
parisiens  crient  :'«  Les  dernières  nouvelles...  demandez 
les  dernières  nouvelles...  »  à  cette  place  même  où 
s'évoquent  tant  de  souvenirs... 


u 


1 


LE 

FAUBOURG    POISSONNIÈRE 


Les  commerçants  du  faubourg  Poissonnière  sont  en 
deuil  :  les  concours  du  Conservatoire  ont  émigré  — 
comme  de  simples  ci-devant  —  au  théâtre  de  l'Opéra- 
Comique.  Ils  sont  loin  les  temps  où  le  fameux  «  Tout- 
Paris  »  artistique  — littérateurs,  acteurs,  académiciens, 
journalistes,  cantatrices,  actrices  ou  acteuses,  maîtresses 
de  piano  et  de  pianistes,  amateurs  ou  professionnels  — 
s'entassait  en  la  salle  minuscule,  étouffante  de  la  célèbre 
usine  d'art  du  faubourg  Poissonnière.  Dès  neuf  heures 
du  matin  chacun  était  à  son  poste,  collé  —  c'est  le  mot 
juste  —  à  la  moleskine  d'un  fauteuil... 

Pas  une  place  inoccupée,  les  critiques  attentifs  et 
sybillins,  les  jurés  énigmaliques,  plus  graves  que  les 
jurés  «  feux-de-file  »  de  Fouquier-Tinville,  la  salle  fron- 
deuse et  emballée.  Pas  un  examen  qui  ne  réunit  ses 
fidèles;  les  clarinettes,  les  trompettes,  les  bassons,  les 
trombones  à  coulisse  eux-mêmes  avaient  leur  public.  Ils 


238 


LES    PIERRES    DE    PARIS 


sont  passés  ces  jours  de  fête...  nous  ne  reverrons  plus 
dans  leur  beauté  la  petite  cour  grise  et  le  grand  vestibule 
où  se  pressait  la  cohue  des  «  espoirs  »,  noyant  en  des 
flots  de  limonade  la  déconvenue  de  leurs  illusions,  bruta- 
lement effeuillées  par  un  jury,  toujours  injuste,  toujours 


LA  GRANGE  BATELIÈRE  VERS  1810. 

malveillant...  souvent  ingrat.  Seul  le  jour  delà  distribu- 
tion des  récompenses  ramènera  faubourg  Poissonnière 
ces  pittoresques  théories  d'acteurs  glabres  et  sonores, 
et  ces  jolies  actrices  que  de  tout  temps  Paris  adora. 

Ce  n'est  donc  pas  aux  époques  de  concours  qu'il  nous 
faut  visiter  le  Conservatoire.  Nous  y  reviendrons  à  la 
rentrée  des  classes;  il  y  a  là  de  bonnes  heures  à  passer. 


LE    FAUBOURG    POISSONNIERE 


24  i 


Nous  nous  contenterons  de  promener  aujourd'hui  notre 
flânerie  aux  environs  de  l'établissement  présidé  par  le 
maître  Fauré;  d'ailleurs  la  pittoresque  histoire  de  ce 
coin  de  Paris  vaut,  croyons-nous,  d'être  contée. 

Jusqu'à  la  seconde  moitié  du  xvnc  siècle  le  faubourg 


DESSOUS  DE   LA  PORTE   DES  MENUS-PLAISIRS 


Poissonnière  n'était  que  champs  où  paissaient  moutons 
et  vaches,  cultures  maraîchères  produisant  salades, 
carottes,  artichauts,  panais  : 

C'est  là  qu'en  maints  endroits  laissant  errer  ma  vue 
Je  vois  croître  à  plaisir  l'oseille  et  la  laitue... 


242  LES    PIERRES    DE    PARIS 

dit  Picgnard,  logé  à  l'extrémité  de  la  rue  Richelieu  et 
décrivant  Thorizon  qu'il  contemple  sur  son  balcon. 

Un  ruisseau  —  le  ruisseau  de  Ménilmontant  — tra- 
versait cette  campagne,  —  formant  des  marais  où  les 
Parisiens  chassaient  la  sarcelle  et  la  canepetière, 
péchaient  les  anguilles  et  les  grenouilles. 

Ce  ruisseau  de  Ménilmontant  coule  toujours,  mais 
invisible,  à  une  quinzaine  de  mètres  de  profondeur,  et 
va  passer  plus  loin,  sous   le  théâtre  de  POpéra.  Au  bout 


M                                    ■    '             '               ' 

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COUPE   SUR   LA  LONGUEUR   DU  THEATRE    DU   CONSERVATOIRE. 

de  ces  champs  et  de  ces  marais  tournaient  les  «  trente  » 
moulins  de  Montmartre. 

En  1739,  le  plan  de  Turgot  nous  montre  cette  plaine 
habitée.  Quelques  rares  maisons  se  groupent  autour 
d'une  antique  chapelle  —  la  chapelle  Sainte-Anne  — 
disparue  en  1791.  Dès  la  seconde  moitié  du  xvme  siècle, 
ce  désert  se  peuple;  le  fermier  général  Bouret  couvre  le 
ruisseau,  creuse  des  égouts,  dessèche  les  marais,  cons- 
truit des  maisons;  un  quartier  se  bâtit,  la  «  Nouvelle- 
France  »,  sur  l'emplacement  de  taudis  dangereux,  habi- 
tés jusqu'alors  par  des  repris  de  justice.  On  y  édifie  la 


LE    FAUBOURG    POISSONNIÈRE  243 

caserne  encore  existante  (*),  et  c'est  là  que  le  bataillon 
des  Marseillais,  expédié  à  Barbaroux  en  juillet  1792, 
malgré  le  veto  du  Roi,  apprend  aux  Parisiens   la  Mar- 


VCE    INÏtr.îElT.E   DE    LA    SALLE    DU    CO.NSERYA  !  OIRE. 


(1)  Extrait  du  procès-verbal  de  la  section  de  Bonne- Nouvelle  du 
44  janvier  4793,  Van  11  de  la  République. 

L'Assemblée  générale  et  permanente  de  la  section  de  Bonne- 
Nouvelle  arrête  qu'il  sera  nommé  dans  son  sein  deux  commis- 
saires pour  se  transporter  à  la  caserne  des  Marseillais  afin  de  leur 
faire  part  des  sentiments  de  fraternité  qui  l'animent  et  les  inviter 
à  resserrer  les  liens  qui  les  unissent  aux  vrais  patriotes,  dans  les 


244  LES    PIERRES    DE    PARIS 

seillaise,   composée  le  mois  précédent  à  Strasbourg  par 
Rouget  de  l'Isle,  officier  du  génie  (*). 

Une  ruelle,  la  ruelle  au  Berger  (d'où  la  rue  Bergère), 
relie  la  chaussée  de  la  Nouvelle-France  au  chemin  de 
Montmartre.  Le  comte  de  Charolais  installe  en  une 
«  folie  »  la  belle  MlIe  de  Gourchamp  ;  des  maisonnettes 
s'élèvent  dans  la  verdure.  Un  des  Sanson  —  de  la  célèbre 
dynastie  des  bourreaux  parisiens  —  habitai L  à  la  hau- 
teur du  numéro  GO  et  ses  jardins  couvraient  l'actuelle 
rue  Papillon.  Ses  six  frères,  les  «  messieurs  »  de  Tours, 
de  Blois,  de  Reims,  etc.,  lui  rendaient  souvent  visite,  et 
leur  vieille  grandmère,  Marlhe  Dubut,  présidait   à  ces 

circonstances  difficiles   où  nous  sommes,  et  a  nommé,  à  cet  effet, 
les  citoyens  Marquet,  Rousset,  Gonchon  et  Folâtre. 
Pour  extrait  conforme  au  procès-verbal, 

Signé  :  Masiglier  père,  secrétaire. 

Archives  du  Palais  de  Justice  d'Aix,  fonds  révolutionnaire, 
liasse  i98. 

(1)  Lettre  d'un  fédéré  marseillais. 

**  Paris,  samedi  19  janvier  1793. 

Citoyen  Président, 

J'ai  l'honneur  de  vous  faire  la  présente  pour  vous  instruire  que 
l'on  a  écrit  de  Marseille  que  des  gens  de  Paris  avaient  écrit  à  votre 
Assemblée  que  notre  bataillon  Marseillais  s'était  très  mal  comporté 
envers  les  Parisiens  de  toutes  sortes  de  manières...  Eh  bien,  n'en 
croyez  rien...  La  parfaite  union  qui  règne  entr'eux  tous  et  nous  est 
si  vraye  que  avant-hier,  jeudi,  jour  du  jugement  du  Roy  (Louis  XVI), 
tous  les  fédérés,  arrivés  depuis  peu  à  Paris  de  tous  les  départe- 
ments pour  l'augmentation  de  la  garde  journalière  de  la  Conven- 
tion nationale,  tous  les  fédérés  qui  y  sont  depuis  longtemps  et 
tous  les  bons  citoyens  qui  composent  la  Garde  nationale  parisienne, 


LE    FAUBOURG   POISSONNIERE  245 

familiales  et  joyeuses  agapes  de  tortionnaires.  Les 
«  valets  »  des  bourreaux  faisaient  le  service...  on  se  dis- 
putait l'honneur  de  découper  (*). 

Lorsque  éclata  la  Révolution,  ce  quartier  Poisson- 
nière (le  faubourg  s'appela  successivement  chaussée 
Sainte-Anne,  chaussée  de  la  Nouvelle-France,  et  dès 
1789  faubourg  Poissonnière,  parce  qu'il  conduisait  à  la 

nous  ont  tous  invités  à  une  espèce  de  fête  civique,  par  un  rassem- 
blement général  sur  la  place  du  Carrousel,  devant  les  Tuileries,  et 
de  là  aux  Jacobins,  où  nous  nous  sommes  tous  mutuellement  em- 
brassés et  réembrassés  très  fortement  en  réitérant  nos  serments  de 
fidélité  à  la  patrie...  La  chanson  marseillaise  si  fameuse  y  a  été 
chantée  à  plein  gosier  et  avec  tant  d'unanimité  de  bons  camarades 
que  le  spectacle  en  a  été  attendrissant... 

Je  vous  ajoute  que  tous  les  soirs  nous  avons  .assemblée  publique 
dans  notre  caserne  où  toutes  les  sections  viennent  assister,  soit 
comme  particuliers,  soit  comme  députés... 

Joseph  Cremié, 
Volontaire  du  Sm*  bataillon  de  Marseille  dans  la  9—  compagnie. 

Le  lundi  21  janvier  à  midy. 

Gomme  je  pense  que  tout  ce  détail  vous  fera  plaisir,  j'ajoute 
encore  ce  petit  papier  pour  vous  dire  que  notre  bataillon,  dès  les 
sept  heures  du  matin,  est  parti  de  la  caserne  pour  aller  entourer 
la  place  de  Louis  XV... 

Archives  du  Palais  de  Justice  d'Aix,  fonds  révolutionnaire, 
liasse  498. 

(1)  Cette  nombreuse  famille  de  questionnaires,  de  bourreaux,  de 
tortionnaires  vivait,  dit-on,  fort  unie  ;  il  arrivait  souvent  que  les 
sept  frères  se  trouvaient  réunis  à  la  table  de  l'aîné  qui  habitait  un 
assez  vaste  immeuble  dans  la  rue  Neuve-Saint- Jean  au  faubourg 
Poissonnière.  La  vieille  Marthe  Dubut,  la  grand'mère  (qui  avait 
épousé  Charles  Sanson  le  30  avril  1707)  qui  vécut  jusqu'à  un  âge 
fort  avancé,  présidait  ces  singulières  agapes  où  les  aides  faisaient  le 
service. —  Lenotre.  La  guillotine  pendant  la  Révolution,  pp.  117-118. 

17 


246  LES    PIERRES    DE    PARIS 

poissonnerie  des  Halles),  mi-campagne  mi-ville,  parut 
un  lieu  d'asile  tout  désigné  aux  victimes  de  la  tour- 
mente révolutionnaire.  Rabaut-Saint-Étienne  et  son 
frère,  dénoncés  par  Marat  au  31  mai  1793,  s'y  réfugient 
chez  leurs  amis  Payssac.  Vendus,  livrés,  arrêtés,  l'un  d'eux 
est  guillotiné  avec  ses  hôtes;  Thermidor  sauve  le  second 
frère.  C'est  au  faubourg  Poissonnière  que  le  convention- 
nel Dulaure,  l'historiographe  de  Paris,  décrété  d'accusa- 
tion, vient  se  cacher  (22  octobre  1793),  fuyant  son  logis  de 
Chaillot  où  il  sait  que  deux  gendarmes  le  guettent.  Il 
passe  la  nuit  chez  un  ami  apeuré  et  ne  quitte  son  pré- 
caire abri  que  pour  se  réfugier  tout  près,  dans  un  réduit 
de  la  rue  Montmartre,  «  un  grabat  obscur  aux  murs 
revêtus  de  lambeaux  de  papier»;  rencogné  en  cette 
cache  fétide,  il  entend,  dans  la  rue,  les  aboyeurs  de 
journaux  hurlerle  supplice  de  ses  collègues... 

La  Terreur  passée,  la  gaieté  —  muette  depuis  tant  de 
mois  —  reprend  sa  revanche;  une  fièvre  de  plaisir 
secoue  Paris.  Les  maisons  religieuses  vidées,  les  hôtels 
aristocratiques  confisqués  révolutionnairement,  dont  les 
propriétaires  furent  exécutés,  ont  émigré  ou  sont  encore 
détenus,  se  transforment  en  salles  de  danse.  —  Trois 
mois  après  la  dernière  charrette  de  Thermidor,  Paris 
compte  six  cent  quarante-quatre  bals  publics! 

Le  culte  de  Terpsichore  succède  au  culte  de  Marat. 
Les  merveilleuses  en  cothurnes  «  sautent  l'anglaise  »  et 
les  dames  de  la  Halle,  en  gros  sabots,  scandent  la  «  fri- 
cassée »« 


LE    FAUBOURG    POISSONNIÈRE 


247 


Toutes  les  rues  auraient  pu  en  1794  arborer  l'écri- 
teau  fiché,  en  1789,  entre  deux  pavés  sur  les  ruines 
démolies  de  la  Bastille  :  «  Ici  Ton  danse.  »  On  danse 
faubourg  Montmartre,  au  «  bal  de  Galypso  »  (moyennant 


ENTREE   DU    CONSERVATOIRE. 


une  mise  décente);  on  danse  place,  Vendôme  chez  Guit- 
tet;  on  danse  dans  l'ancien  cimetière  Saint-Sulpice^  où 
un  transparent  rose  annonce  le  «  bal  des  Zéphyrs  »  ;  on 
danse  faubourg  Saint-Germain,  au  «  bal  des  Victimes  ». 


248  LES    PIERRES    DE    PARIS 

On  danse  pour  deux  sous  dans  les  guinguettes  popu- 
laires, mais  tout  «  bal  du  bel  air  possède  une  salle  de 
rechange  pour  les  pantalons  couleur  de  chair  ».  On  danse 
rue  de  Richelieu,  rue  de  Bondy,  rue  de  l'Échiquier, -au 
lycée  des  Bibliophiles  (rue  de  Verneuil),  au  noviciat  des 
Jésuites,  au  séminaire  Saint-Sulpice;  on  danse  au  Palais- 
Royal,  au  pavillon  de  Hanovre,  à  l'Elysée,  à  Monceau,  à 
Tivoli...  A  l'hôtel  de  Longueville  on  compte  «  trente 
cercles  de  contre-danse,  et  deux  quadrilles  de  négresses 
se  trémoussent  incognito  dans  un  renfoncement  près  la 
porte  d'entrée  »...  Et  le  pain,  par  un  arrêté  du  Bureau 
central, valait  alors  soixante  francs  la  livre,  en  assignats! 
Le  faubourg  Poissonnière  possédait,  bien  entendu, 
ses  attractions.  Sur  de  vastes  terrains,  ombragés  d'ar- 
/  bres,  un  entrepreneur  de  plaisirs  installa  à  la  hauteur  du 
numéro  125  (un  peu  avant Tacluelle  rue  du  Delta)  des 
«  promenades  et  montagnes  égyptiennes  »,  concurrence 
aux  montagnes  russes  alors  si  fort  à  la  mode.  Des 
ascensions  en  ballon  et  des  fêtes  pyrotechniques  com- 
plétaient le  programme  de  ces  réjouissances.  A  quelques 
mètres  de  ce  lieu  de  délices  avaient  été  inhumés  les 
cadavres  des  Suisses  massacrés  lors  de  la  prise  des 
Tuileries. 

Le  2  août  1815,  coup  de  théâtre  au  numéro  5  du 
faubourg  Poissonnière.  Le  général  de  Labédoyère  y  est 
arrêté  (4)  —  le  jour  même   de  son  arrivée  —  chez  une 

(1)  Labédoyère,  à  l'armée  de  la  Loire,  s'était  muni  d'un  passe- 
port pour  les  États-Unis  et  d'une  lettre  de  crédit  de  55.000  francs 


LE    FAUBOURG    POISSONNIÈRE 


249 


amie  où  M006  de  Labédoyère  était  venue  rejoindre  son 
mari.  Le  général  voyageait  sous  le  nom  de  F.  Huchet, 
négociant,  porteur 
d'une  lettre  de  crédit, 
signée  Ouvrard,  sur 
Philadelphie.  Dé- 
noncé par  ses  com- 
pagnons de  route , 
Labédoyère  avait  élé 
suivi.  Le  petit  hôlel 
portant  le  numéro  5 
s'élevait  où  s'ouvre 
aujourd'hui  la  bou- 
tique d'un  coiffeur, 
en  un  immeuble  oc- 
cupé par  le  journal 
le  Matin.Les  policiers 
l'investissent,  Labé- 
doyère, sommé  de  se 
rendre  «  au  nom  du 
Roi  »,  répond  qu'il 
est    enfermé   et    ne 

.-,        .  THÉRÉSA     EN    1867. 

peut  sortir  :  les  agents 

signée  Ouvrard.  Mais  avant  de  s'expatrier,  il  voulut  revoir  une 
dernière  fois  sa  jeune  femme  et  son  fils.  Il  prit  la  diligence  de  Riom, 
arriva  à  Paris  le  2  août  à  dix  heures  du  soir  et  se  fit  conduire 
5,  rue  du  faubourg  Poissonnière,  chez  Mmc  de  Fontry,  amie  de  la 
comtesse  de  Labédoyère.  Une  heure  après,  des  agents  vinrent 
l'arrêter  sur  la  dénonciation  de  deux  misérables,  des  officiers  dit- 


250  LES    PIERRES    DE    PARIS 

escaladent  les  fenêtres  et  se  saisissent  du  général,  qui  est 
traduit  devant  le  Conseil  de  guerre.  Rien  ne  peut  sauver 
ce  héros  de  vingt-neuf  ans  de  la  peine  de  mort  réclamée 
par  M.  Violti,  capitaine  rapporteur,  ennemi  personnel  de 
«  monsieur  Buonaparte  ». 

Labédoyère  mourut  héroïquement  le  15  août,  fusillé 
plaine  de  Grenelle. 

Au  numéro  18,  une  maison  de  commerce  remplace 
l'Alcazar,  un  café-concert  où  à  la  fin  du  second  Empire 
la  grande  artiste  Thérésa  fit  courir  tout  Paris.  Avant  1870 
on  riait  aux  excentricités  de  Mien  n'est  sacré  pour  un 
sapeur  I  de  C'est  dans  le  nez  qu'ça  m1 chatouille  ;  plus  tard 
on  pleura  aux  douloureuses  chansons  du  Bon  Gîte,  de 
l'Hôtesse,  de  la  Cocarde,  évoquant  les  souffrances 
de  l'Année  terrible.  On  cite  encore  le  mot  de  Got,  doyen 
de  la  Comédie-Française,  professeur  au  Conservatoire, 
disant  à  ses  élèves  :  «  Si  vous  voulez  savoir  de  quelle 
âme  Rachel  disait  la  Marseillaise,  allez  en  face,  à  l'Al- 
cazar, et  écoutez  Thérésa!  » 

Un  peu  plus  haut,  au  numéro  19,  voici,  voisine  du 
Conservatoire,  une  petite  maison  d'aspect  modeste.  Un 
fer  à  cheval  doré  encadre  l'enseigne,  «  Maréchal erie  ». 
Dans  la  cour  vitrée  six  chevaux  à  l'attache,  au  fond  une 


on,  qui  avaient  voyagé  avec  lui.  On  mena  rondement  les  choses. 
Dès  le  14  août,  Labédoyère  comparut  devant  le  premier  conseil  de 
guerre  et  fut,  en  une  seule  séance,  condamné  à  mort  à  l'unanimité. 
Son  pourvoi  rejeté  par.  le  conseil  de  revision  le  15  août,  il  fut  fusillé 
le  même*  jour.  —  Henry  Hùussaye.  484b,  La  Terreur  blanche,  p.  508. 


LE    FAUBOURG    POISSONNIÈRE 


251 


forge  où  de  solides  gaillards  en  tablier  de  cuir  ferrent 
étalons  et  juments. 

A  gauche,  sous  la  voûte,  une  salle  de  visite  où  un 


UN    CABINET   D'ÉPOQUE    DIRECTOIRE 

habile  vétérinaire  soigne  de  petits  animaux,  chiens, 
chats,  perroquets,  voire  même  canaris.  Quelle  pitto- 
resque apparition  !   et  combien  la  surprise  augmente  en 


252 


LES    PIERRES    DE    PARIS 


constatant  que  cet  hôpital  d'animaux  est  installé  dans 
un  délicieux  hôtel  datant  du  Directoire.  Les  décorations 
du  cabinet  de  consultation  —  une  aigle  éployée  en  des 
couronnes  de  laurier,  des  faunesses  soutenant  une  frise 
nous  avaient  édifié,  la  vue  du  premier  étage  nous  ravit. 


un  salon  d'époque  directoire 

L'appartement,  vide  aujourd'hui,  a  gardé  intact  son 
cachet  d'art  et  d'ancienneté. ..  Les  cuivrés  entourant  les 
glaces  ou  plaqués  sur  les  portes  d'acajou  fleuries  de 
médaillons  peints  par  quelque  élève  de  Prud'hon,  les 
dessus  de  porte  délicatement  ornés  d'attributs  mytholo- 
giques, les  bras  de  lumières,  les  panneaux  de  soie  verte, 


LE    FAUBOURG    POISSONNIÈRE 


253 


le  lustre  qui  tombe  —  cascade  de  cristal  —  du  plafond  à 
caissons,  le  parquet  en  bois  de  couleur,  tout  rappelle 
l'époque  où  survivait  encore  la  grâce  du  xvuie  siècle, 
l'art  parfait  de  ses  merveilleux  ciseleurs-doreurs  élèves 
des  Gouthières,  des  Glodion,  des  Cafiieri...  et  nous  nous 


UN   VIEIL  HÔTEL,    FAUBOURG  POISSONNIÈRE 

attardons  à  rêver  dans  ce  cadre  discret  où  il  semble  que 
l'on  se  soit  longtemps  aimé... 

Une  porte-fenêtre  s'ouvre  sur  un  balcon  surplombant 
la  cour  vitrée...  au  loin  un  vieil  hôtel  Louis  XVI,  à  peu 
près  ruiné...  Ce  n'est  pas  tout,  une  dernière  surprise 
nous  attend  :  la  large  dalle  de  ce  balcon  est  faite  d'une 


254  LES    PIERRES    DE    PARI9 

pierre  tombale  du  xve  siècle...  Nos  pieds  foulent  l'image 
d'un  évêque  mitre,  les  mains  jointes  en  une  pose  hiéra- 
tique... L'inscription  rongée  borde  un  côté  de  la  pierre 
funèbre,  l'autre  côté  est  engagé  dans  le  mur! 

Les  accueillantes  et  distinguées  propriélairesde  ce  pit- 
toresque logis  veulent  bien  nous  assurer  —  avec  une 
bonne  grâce  dont  nous  leur  sommes  profondément 
reconnaissant  —  que  cette  dalle  précieuse  ne  quittera  la 
maison  où  un  hasard  heureux  la  plaça  que  pour  reposer 
au  musée  Carnavalet!...  Décidément  la  promenade  fut 
heureuse. 


LA    RUE    RAYNOUARD 

Un  logis  de  M.  de  Balzac. 


i^troite,  zigzagante,  bordée  de  vieilles  maisons  grises 
'  qu'égayent  quelques  panaches  d'arbres  verts,  la  rue 
Raynouard  ne  semblerait  nullement  déplacée  à  Riom  ou 
à  Poitiers.  Les  passants  y  sont  rares,  les  voitures  encore 
plus  rares.  De-ci,  de-là,  entre  deux  murailles,  une  admi- 
rable échappée  de  vue  sur  la  vallée  de  la  Seine,  les  loin- 
tains de  Grenelle,  les  coteaux  de  Meudon.  On  devine  alors 
que  si  les  façades  des  logements  sont  maussades,  les 
fenêtres  des  arrière-logis  doivent  ouvrir  sur  un  splendide 
panorama. 

C'était  d'ailleurs  la  coutume  de  nos  aïeux  de  se 
garder  soigneusement  d'habiter  les  chambres  proches 
de  la  rue  poussiéreuse  et  malodorante,  boueuse,  remplie 
d'ordures  ;  la  rue  où  sévissaient  tous  les  corps  de  métiers 
hurlant  leur  marchandise  :  porteurs  d'eau,  charbonniers, 
ramoneurs,  marchandes  de  légumes,  de  fleurs,  de  pois- 
sons, de  moules  cuites,  débitants  de  volaille  au  panier, 


256  LES   PIERRES   DE    PARIS 

revendeurs  d'habits,  fontainiers,  vitriers,  crieurs  de  bri- 
quets phosphoriques,  etc.  Soucieux  de  confort,  de  calme, 
de  silence,  nos  grands-parents  vivaient  le  plus  souvent 
dans  les  pièces  éloignées,  prenant  jour  sur  les  jardins. 
si  nombreux  et  si  beaux  jadis  à  Paris  et  dans  la  banlieue 
parisienne. 

Jusqu'à  Tépoque  de  l'annexion  (1860)  la  rue  Ray- 
nouard  dépendait  du  village  de  Passy  ;  dès  1731  elle 
figure  sur  le  plan  de  Roussel.  Successivement  rue  Haute, 
Grande-Rue,  rue  des  Francs-Bourgeois  (ceci  à  cause  des 
«  bourgeois  »  qui  vinrent  s'y  fixer  dès  la  seconde  moitié 
du  xviii0  siècle,  attirés  par  la  proximité  des  «  eaux  miné- 
rales de  Passy  (4)»  dont  l'établissement  voisin  descendait 
jusqu'à  la  Seine),  la  rue  Haute  de  1831  devient  rue  Basse 
en  1840,  car  si  elle  est  «  haute  »  par  rapport  au  fleuve, 
elle  est  «  basse  »  par  opposition  aux  parties  culminantes 
de  Passy.  En  1867  on  l'appela  définitivement  rue  Ray 
nouard,  en  l'honneur  du  poète  —  auteur  des  Templiers, 
—  qui  y  mourut  au  numéro  38  (2). 

(1)  Rue  Basse.  (Anciennes  et  nouvelles  Eaux  Minérales.)  La  rue 
Basse,  à  gauche  de  la  pension  de  M.  Husson,  mène  à  la  Seigneu- 
rie ;  les  maisons  qui  y  sont,  du  côté  de  la  rivière,  jouissent  d'une 
vue  magnifique.  Deux  de  ces  maisons  possédant  des  sources  d'eaux 
minérales  sont  connues  sous  la  dénomination  d'Anciennes  et  de* 
Nouvelles  eaux  ;  leurs  jardins  sont  publics.  —  Guide  des  Amateurs 
et  des  Étrangers  voyageurs  à  Paris,  par  Thiéry.  1787,  t.  I,  p.  10. 

(2)  —  En  1819,  un  arrêté  du  Conseil  municipal  de  Passy  interdit 
aux  voitures  «  attelées  de  plus  d'un  cheval  »  de  suivre  la  rue  Haute, 
«  le  passage  des  rouliers  pouvant  nuire  à  la  solidité  des  maisons 
établies  au-dessus  d'anciennes  carrières  » 


>   ? 


LA   RUE    RAYNOUARD  25S 

Sous  toutes  ces  appellations  la  rue  compta  d'illustres 
habitants.  Les  ducs  de  Lauzun  et  de  Saint-Simon  s'y 
fixèrent  en  une  somptueuse  demeure  dont  les  fon- 
dations subsistent.  Tout  près  (au  numéro  21)  logea 
La  Tour-d'Auvergne  —  premier  grenadier  de  France  ; 
Desaix,  Kléber,  Lecourbe,  Moreau  fréquentaient  vers 
1796  «  sa  chaumière  ».  A  côté  vécurent  l'abbé  Raynal  et 
aussi  l'abbé  Prévost,  auteur  de  l'immortelle  Manon  Les- 
caut. Délicieux  psychologue,  Fabbé  Prévost  fut,  paraît- 
il,  un  déplorable  ecclésiastique,  témoin  ce  dialogue 
échangé  en  1735  avec  le  prince  de  Conti  :  «  Gomment, 
l'abbé,  vous  voulez  être  mon  aumônier?  Mais  je  n'en- 
lends  pas  de  messes!  —  Et  moi,  monseigneur,  je  n'en 
dis  jamais  !  » 

Benjamin  Franklin  séjournait  parfois  au  numéro  36 
(de  1777  à  1785),  ce  fut  au  numéro  62  qu'il  tenta  la 
première  expérience  de  son  paratonnerre;  Florian  le 
fabuliste  et  le  chansonnier  Béranger  habitèrent  eux  aussi 
cette  vénérable  rue,  mais  c'est  au  grand  Balzac  que  la 
rue  Raynouard  (qui  s'appelait  alors  rue  Basse)  doit  le 
meilleur  de  sa  célébrité. 

Au  numéro  47,  un  vieil  hôtel  d'aspect  très  simple  où, 
en  1792,  demeura  Louise  Contât,  la  belle  actrice  de  la 
Comédie-Française;  au  mur,  contre  la  porte,  sur  une 
plaque  de  marbre,  cette  inscription  :  «  Dans  cette  mai- 
son H.  de  Balzac  vécut  de  1842  à  1848  »   (*),  C'est  ici, 

(1)  M.  Frédéric  Lawton,  un  Balzacien  fervent,  s'inscrit  en  faux 
contre  cette  assertion  «...Balzac  est  allô  habiter  la  maison  de  Passy 


260  LES    PIERRES    DE    PARIS 

ou  plus  exactement,  c'est  derrière  cette  maison-ci  que, 
pendant  six  années,  H.  de  Balzac  se  claquemura  dans  un 
modeste  pavillon  situé  en  contre-bas  de  l'ancien  logis  de 
Louise  Contât. 

Le  portier,  occupé  de  travaux  d'horlogerie,  nous 
invite  à  descendre  deux  étages...  L'avis  tout  d'abord 
étonne,  mais  nous  nous  souvenons  des  indications  trans- 
mises par  Mme  de  Surville  —  la  sœur  de  Balzac  —  Théo- 
phile Gautier,  Gérard  de  Nerval,  Léon  Gozlan,  ses  amis, 
et  suivons  l'escalier  glissant,  nous  aidant  de  la  rampe 
en  fer  forgé  où  s'appuya  la  main  du  maître. 

Nous  débouchons  sur  une  courette  :  au  fond,  derrière 
un  massif  de  fusains  et  de  lilas,  une  maisonnette  haute 
d'un  étage  ;  des  persiennes  vertes,  une  porte  jaune  per- 
cée de  deux  lucarnes  rondes...  Nous  sommes  chez 
M.  de  Balzac  ! 

On  n'accédait  pas  autrefois  aussi  facilement  dans  ce 
repaire  où  se  terrait  le  grand  écrivain  pour  travailler  en 
paix  et  fuir  les  créanciers  qui  si  longtemps  empoison- 
nèrent son  existence  ;  il  fallait  donner  de  rudes  assauts 
avant  de  pénétrer  jusqu'à  lui. 

Les  mots  de  passe  à  échanger  étaient  des  plus  com- 
pliqués... Après  avoir  affirmé  au  portier,  «  méfiant 
comme  un  verrou  »,  que  «  la  saison  des  prunes  venait 
d'arriver  »,  on  obtenait  licence  de  gravir  le  premier 
palier.  Là,  une   portière,    déchaînée  par  un   coup  de 

au  mois  de  décembre  1840  et  l'a  quittée  au  printemps  de  1847,  avril 
Belon  toute  vraisemblance  »...  et  M.  Lawton  doit  avoir  raison. 


EgUcetdel%\ 

Egou^(àcl')-A 

K  \  ÊmppviirfJtv.di 


Extrait  du  Plan  du  XVIe  arrondissement  de  la  Ville  de  Paris 
en  \1860,  publié  dans  le  Paris  Nouveau  d'Emile   de  Labédollière , 

13 


LA    RUE    RAYNOUARD 


261 


cloche,  arrêtait  l'audacieux  visiteur,  ne  démasquant 
l'escalier  de  descente  qu'après  avoir  reçu  l'assurance 
que  «  l'on  apportait  des  dentelles  de  Bruges  ».  Lés  deux 


BALZAC. 


Lith.  de  iullies. 


étages  franchis,  il  était  encore  nécessaire  de  donner  à 
un  cerbère  de  confiance  «  les  meilleures  nouvelles  de 
la  santé  de  Mme  Bertrand  »,  et  l'on  était  —  enfin  —  mis 
en  présence   de...   Mme  de    Brignols,    gouvernante  du 


202  LES    PIERRES    DE    PARIS 

maître,  «  une  dame  d'une  quarantaine  d'années,  à  la 
figure  grasse,  monacale,  reposée;  une  sœur  tourière... 
le  dernier  mot  de  l'énigme  domiciliaire  »...  Mme  de  Bri- 
gnols  seule  avait  le  droit  d'ouvrir  aux  initiés  le  cabinet 
de  M.  de  Balzac. 

Respectueusement  ému,  nous  entrons  dans  cette 
humble  demeure  dont  le  loyer  annuel  était  de  600  francs, 
où  pendant  six  années  travailla  jour  et  nuit  l'admirable 
analyste  du  cœur  humain.  MM.  de  Royaumont  et  Léon 
Maillard,  nous  accueillant  avec  leur  courtoisie  et  leur 
bonne  grâce  coutumières,  nous  font  les  honneurs  de  ce 
logis  dont  ils  sont  les  pieux  gardiens.  Dans  le  salon  que 
décore  un  beau  buste  de  Balzac  par  Marquet  de  Vas- 
selot,  leurs  soins  dévoués  ont  rassemblé  de  trop  rares 
souvenirs.  Deux  cadres  renferment  les  portraits  des 
héros  delà  Comédie  humaine  :  le  père  Grandet,  Bixiou, 
Camusot,  Rastignac,  Vautrin,  le  curé  de  Tours  et  le 
Médecin  de  campagne...  Béatrix,  Mme  Marneffe,  Honorine, 
Pierrette,  Tullie,  Esther  Gobsek,  Mme  de  Maufrigneuse  et 
la  maman  Vauquer...  Voici  maintenant  les  photogra- 
phies de  plusieurs  logis  de  Balzac,  l'hôtel  de  la  rue  For- 
tunée (aujourd'hui  rue  Balzac),  où  il  mourut;  une  police 
d'assurance  signée  de  son  nom  glorieux,  quelques  cari- 
catures, un  croquis  de  David  d'Angers  -^un  fragment  de 
marbre  (don  de  M.  Paul  Bourget),  un  affreux  encrier 
affectant  la  forme  d'un  cadenas...  et  c'est  tout!  Insuf- 
fisante collection  que  les  balzaciens  auront  certaine- 
ment à  cœur  d'enrichir.  Nous  visitons  les  quatre  petites 


LA    RUE    RAYNOUARD 


263 


pièces  au   plafond   bas  où  vécut  et  travailla  le  génial 
metteur  en  scène  de  la  «  Comédie  humaine  »... 

C'est  de  ce  cabinet  d'angle,  étroit,  incommode,  aux 


LE    JARDIN    DE    BALZAC. 

Paul  Vouillemont,    photographe. 


allures  de  cellule  conventuelle,  «  dont  les  murs  étaient 
tapissés  de  tableaux   sans    cadres  et    de    cadres    sans 


264  LES   PIERRES    DE    PARIS 

tableaux  »,  que  sont  sortis  tant  de  chefs-d'œuvre  :  ta 
Muse  du  département,  Eve  et  David,  Splendeurs  et 
Misères  des  courtisanes  (1843),  Béatrix,  Modeste  Mignon 
(1844),  les  Paysans,  le  Curé  de  village  (1845),  la  Dernière 
Incarnation  de  Vautrin  (1846)  ;  enfin,  en  1847,  le  Cousin 
Pons,  la  Cousine  Bette...  et  nous  en  oublions! 

Cependant  ces  salles  vides  n'ont  pas  le  don  de  nous 
émouvoir;  tout  cela  est  trop  remis  à  neuf,  trop  «  ripo- 
liné  »  ;  le  mystère  des  corridors  sombres  et  des  escaliers 
compliqués  nous  touche  bien  autrement.  Ce  décor-là 
n'est  pas  maquillé;  ce  sont  les  «  accessoires  »  vrais  du 
drame  dont  le  pauvre  Balzac  fut  le  héros  douloureux. 
Cette  maisonnette  à  double  fond,  ces  issues  secrètes, 
ces  trappes,  dissimulées  aujourd'hui  sous  un  carrelage, 
la  «  garde  »  jalouse  que  ses  fidèles  montaient  autour  de 
sa  «  cache  »,  lui  permirent  d'échapper  aux  records,  aux 
huissiers,  aux  créanciers  le  menaçant  de  toutes  parts... 
Pauvre  grand  homme,  faisant  du  jour  la  nuit  et  de  la 
nuit  le  jour,  se  couchant  à  six  heures  du  soir,  se  réveil- 
lant à  minuit,  se  mettant  au  travail  jusqu'au  matin!... 
réduit  à  se  dissimuler,  à  iuir,  pour  éviter  Clichy  et  la 
prise  de  corps  ! 

Tout  cela  est  infiniment  triste...  par  contre  le  jardi- 
net, long  de  30  mètres,  large  de  15,  sur  lequel  s'ouvrent 
les  deux  portes  et  toutes  les  fenêtres  est  délicieux.  Figu- 
rez-vous un  modeste  jardin  de  curé  qu'ombragent  des 
lilas,  un  prunier,  un  tamaris,  un  sorbier  rouge,  quel- 
ques  acacias,  et  que   borde   une  terrasse  garnie   de. 


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LA    MAISON    DE    BALZAC 

Sortie  sur  la  rue  Berton 


Paul  Vouillemont,  phottf. 


LA   RUE    RAYNOUARD  267 

vigne,  surplombant  l'étonnante  rue  Berton,  venelle  sau- 
vage comprise  entre  deux  murs  gris. 

Balzac  aimait  son  jardinet.  Mme  de  Surville  nous 
apprend  qu'  «il  avait  semé  des  volubilis  le  long  du  mur... 
il  les  regardait  le  matin  s'entr'ouvrir,  admirait  leurs 
couleurs...  s'extasiait  de  la  parure  de  certains  insectes...» 
—  C'est  ce  Balzac  jardinier,  bucolique  et  familier  que 
nous  évoquons  se  promenant,  en  une  longue  robe 
blanche  monacale  serrée  aux  flancs  par  la  cordelière, 
le  long  des  allées  étroites  où  poussent  les  buis,  les 
fusains,  où  fleurissent  les  dahlias  jaunes,  les  chrysan- 
thèmes, et  aussi  ces  fleurs  violettes  autour  desquelles 
les  abeilles  volent  en  nuées...  Quelques  pieds  de  vigne 
en  plein  rapport  ont  survécu,  et  M.  de  Royaumont  veut 
bien  nous  convier  à  la  cueillette  prochaine...  Nous  ven- 
dangerons les  treilles  de  Balzac  ! 

Il  nous  semble  le  voir,  le  grand  Balzac,  accoté  à  sa 
terrasse,  fouillant  de  «  ses  grands  yeux  aux  prunelles 
brunes  pailletées  d'or  comme  celles  du  lynx  »  (*),  ce 
paysage  qui  lui  fut  familier  :  la  vieille  ruelle  campa- 
gnarde, les  bouquets  d'arbres  du  parc  de  Mme  de  Lam- 
balle  dont  les  cimes  s'étagent  au-dessous  de  nous,  la 
vallée  de  la  Seine,  les  silhouettes  des  cheminées  de 
Grenelle  profilant  sur  l'horizon  d'or  leurs  dentelures 
d'ardoise... 

C'est  sous  ce  kiosque  disloqué,  couronné  de  chaume, 

(1)  Mmo  de  Surville,  Honoré  de  Balzac,  p.  201. 


268  LES    PIERRES    DE    PARIS 

fleuri  de  viorne  et  de  clématite,  que  le  sublime  vision- 
naire entretenait  ses  amis  du  monde  irréel  qu'il  avait 
eréé.  Les  événements  quotidiens  n'avaient  pas  le  don  de 
l'émouvoir,  il  leur  préférait  son  rêve.  «  Savez-vous, 
s'écriait-il  un  jour,  qui  Félix  de  Vandenesse  épouse  ? 
Une  demoiselle  de  Grandville...  11  fait  là  un  excellent 
mariage...  Les  Grandville  sont  riches  malgré  ce  que 
Mlle  de  Bellefeuille  a  coûté  à  cette  famille...  (i)  »  Un  de 
ses  familiers  assure  que  certains  jours  Balzac  eût  «  dé- 
concerté un  coup  de  tonnerre...  (%)  » 

Nous  descendons  les  deux  étages  qui  du  pavillon 
donnent  accès  rue  Berton  :  nous  voici  en  une  sorte  de 
cour  de  ferme  où  reposent  les  charrettes,  timons  en 
l'air;  trois  chats  roulés  en  boule  dorment  au  soleil,  des 
poules  picorent  sur  un  tas  de  fumier.  Deux  voisines 
nous  dévisagent,  embusquées  derrière  des  branches 
de  fuchsias,  et  une  bonne  grosse  dame  en  bonnet 
blanc  nous  accueille  avec  un  sourire.  Elle  a  connu 
M.  de  Balzac;  le  grand  homme  la  faisait  sauter  sur  ses 
genoux  il  y  a  quelque  soixante  ans...  «  Il  était  si  bon,  si 
donnant!...  Mon  mari,  qui  fut  à  son  service,  a  long- 
temps porté  une  fourrure  au  poil  usé  que  le  maître 
avait  achetée  en  Russie...  Et  quel  original!...  On  a  vu 
parfois,  au  petit  matin,  M.  de  Balzac  rentrer  chez  lui, 

(1)  Mm8  de  Surville,  p.  97. 

(2)  Léon  Gozlan,  Balzac  en  pantoufles,  p.  24.  (Il  ne  buvait  que 
de  l'eau,  mangeait  peu  de  viande,  en  revanche  consommait  des 
fruits  en  quantité...)  Id.  p.  32. 


LA    RUE    RAYNOUARD  269 

descendant  de  la  patache  qui  s'arrêtait  à  la  barrière 
des  Bonshommes...  nu-tête,  en  pantoufles,  en  robe  de 
chambre...  après  avoir  marché  toute  la  nuit  à  l'aventure 
à  travers  plaines  et  bois!  Ne  s'était-il  pas,  à  l'aube, 
retrouvé  place  du  Carrousel!...  Alors  il  avait  grimpé  sur 
le  coucou  desservant  Passy...  et  comme  il  était  sorti 
sans  argent,  le  conducteur  avait  dû  lui  faire  crédit!... 

«  Mme  de  Brignols,  qui  lui  servait  de  gouvernante, 
logeait  dans  cette  chambre  dont  vous  voyez  à  droite  la 
fenêtre.  Elle  l'entourait  de  soins  délicats  et  pieux.  Il  le 
fallait,  du  reste,  car  M.  de  Balzac  ne  s'occupait  de  rien. 
Toute  sa  pensée  allait  à  ses  travaux.  Pourtant  son  café 
lui  causait  quelque  souci  :  il  avait  donné  à  ma  grand'- 
mère  les  adresses  de  trois  marchands  chez  lesquels  on 
trouvait  les  cafés  de  son  goût.  Il  procédait  lui-même  au 
mélange  de  ces  trois  cafés  et  y  apportait  une  minutie 
extrême.  Ces  adresses,  ma  grand'mère  les  avait  inscrites 
sur  son  livre  de  cuisine,  et  nous  aurions  causé  un  grand 
plaisir  à  M.  de  Spoelberch  de  Lovenjoul  si  nous  avions 
pu  le  retrouver,  ce  petit  livre...  (*)  » 

Nous  prenons  congé  de  cette  brave  femme  qui  fit 
partie  —  comme  éclaireur  —  de  la  phalange  fidèle 
chargée  d'éventer  les  «  créanciers  insolents  et  les  visi- 
teurs douteux  ».  Franchissant  le  portail  s'ouvrant  de 
biais  sur  la  rue  Berton,  nous  regagnons   Paris...  Nous 


(1)  Récit  fait  à  M.  Jean  Lefranc,  par  la  petite-fille  de  Mme  Barbier, 
propriétaire  de  Balzac.  {Le  Temps,  18  mai  1908.) 


270  LES    PIERRES    DE    PARIS 

rêvons  alors  à  ce  petit  jardinet  tout  plein  de  grands  sou- 
venirs... S'il  était  hanté?  Quelle  salle  de  bal  pour  un 
quadrille  de  farfadets  éclairé  par  un  rayon  de  lune  et 
dansé  par  les  fantômes  élégants  de  Maxime  de  Trailles, 
de  Lucien  de  Rubempré,de  Philippe  Bridau  et  d'Eugène 
de  Rastignac  faisant  vis-à-vis  aux  cm')res  amoureuses 
de  Tullie,  de  Florine,  de  Mme  du  Val-Noble  et  de  la 
baronne  Delphine  de  Nuciniren  (née  Goriot)! 


-=57/ 


LE 
PASSAGE    DES    PANORAMAS 


La  vogue  qu'obtinrent  au  siècle  dernier  les  «  pas- 
sages »,  et  surtout  le  passage  des  Panoramas,  fut 
considérable.  Il  suffit  de  feuilleter  les  journaux,  les 
annuaires,  les  mémoires  d'alors  pour  constater  leur  pro- 
digieux succès.  Les  élégances  s'y  donnent  rendez-vous; 
la  mode  y  tient  ses  assises  ;  c'est  «  l'Eldorado  des  non- 
chalants, des  flâneurs  ».  Cet  engouement  relève  de 
causes  multiples  facilement  explicables.  Au  xvme  siècle, 
les  galeries  du  Palais-Royal  avaient  émerveillé  Paris; 
mais  la  basse  galanterie,  les  maisons  de  jeu,  les  cent 
industries  louches  florissant  autour  des  tripots  avaient 
fini  par  en  éloigner  les  gens  paisibles  et  les  honnêtes 
femmes. 

L'ouverture,  en   1800,    du    passage   des  Panoramas 
arriva  à  point    nommé  pour    abriter  les  fashionables 


272  LES    PIERRES    DE    PARIS 

chassés  du  Palais-Royal.  Les  voitures  étant  fort  rares, 
les  jolies  Parisiennes  ne  craignaient  pas  de  circuler  par 
les  rues...  Cette  longue  et  unique  galerie  (ses  annexes 
ne  vinrent  que  plus  tard),  vitrée,  claire,  bordée  de 
luxueuses  boutiques,  leur  était  un  but  de  promenades 
désigné  et,  de  plus,  leur  permettait  de  gagner  facilement 
le  boulevard. 

La  rue  Vivienne  finissait  alors  au  jardin  du  couvent 
des  Filles-Saint-Thomas  (sur  lequel  en  1807  fut  installée 
une  Bourse  provisoire  qui  ne  devint  définitive  qu'en 
182$);  en  1809  on  la  prolongea  jusqu'à  la  rue  Feydeau; 
en  1824  seulement  elle  rejoignit  le  boulevard. 

Édifié  sur  les  dépendances  de  l'hôtel  Montmorency  — 
dont  une  haute  et  superbe  porte  cintrée  subsiste  encore 
au  numéro  10  de  la  rue  Saint-Marc,  —  le  passage  des 
Panoramas  voisinait  avec  les  fastueux  jardins  publics  de 
Frascati  (à  la  fois  caFé-glacier  et  maison  de  jeu)  où  se 
donnaient  de  si  belles  «  fêtes  champêtres  ».  Ces  jardins 
s'étendaient  de  la  rue  Richelieu  au  passage  actuel.  C'est 
là  qu'au  beau  temps  du  Directoire  et  du  Consulat  se 
pressaient  l'armée  des  incroyables,  l'état-major  des 
muscadins,  le  «  camp  du  bon  ton  »,  toute  la  fine  fleur 
des  clubs  contre-révolutionnaires.  Sous  les  bosquets 
éclairés  par  des  guirlandes  de  verres  aV  couleur,  on 
tenait  cercle  «  en  écofciiant  des  glaces  »  pour  &  abomi- 
ner »  le  gouvernement,  déprécier  les  assignats,  calom- 
nier «  la  Cabarrus  »,  applaudir  au  dernier  roman  de 
Geoffroy  proclamant  Voltaire  un  sot  et  Rousseau  un  fou. 


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LE    PASSAGE    DES    PANORAMAS  275 

Les  «  aimées  »  étalaient  des  «  éventails-manifestation  » 
—  achetés  de  180  à  200  livres  chez  Mme  Despaux,  rue 
de  Grammont  —  ornés  de  saules  pleureurs  dont  les 
branches  ingénieusement  disposées  retraçaient  les  pro- 
fils des  «  Martyrs  du  Temple  ».  On  commentait  les  vic- 
toires de  ce  «  petit  Bonaparte  ».  dont  on  «  espérait 
beaucoup  »;  on  concluait...  «  En  France,  tout  peut  se 
faire  avec  des  baïonnettes,  excepté  de  s'asseoir  dessus  »; 
puis,  en  fredonnant  le  Béveildu  Peuple,  les  «aimables  », 
agrémentés  de  perruques  «  couleur  cheveux  de  la  Reine  » 
montaient  risquer  quelques  liasses  d'assignats  aux 
salons  de  jeu  voisins. 

Tels  furent  les  premiers  clients  du  passage  des 
Panoramas,  et  aussi  les  flâneurs  du  boulevard  Mont- 
martre qui  commençait  à  se  peupler.  En  1807,  la  Mon- 
tansier,  pressée  de  quitter  la  funèbre  salle  du  Prado 
(vis-à-vis  du  Palais  de  Justice)  où  sa  joyeuse  troupe  du 
Palais-Royal  avait  dû  émigrer,  pressait  Gellerier,  l'ar- 
chitecte, d'activer  l'achèvement  de  son  nouveau  théâtre, 
«  les  Variétés  » .  Retraçant  les  souvenirs  d'un  quasi- 
centenaire,  le  père  Dupin  (mort  en  1887),  le  maître 
regretté  Ludovic  Halévy  nous  a  laissé  un  très  pittoresque 
croquis  du  boulevard  vers  1808,  «  c'était  presque  la 
campagne...  Il  n'y  avait  pas  une  seule  de  ces  grandes 
maisons  que  vous  voyez  là...  Rien  que  de  petites 
échoppes  à  un  seul  étage,  des  espèces  de  méchantes 
baraques  en  bois  et  les  deux  petits  panoramas  du  sieur 

Boulogne...    Pas  de  trottoir...  le    sol  en  terre   battue 

19 


276  LES   PIERRES    DE    PARIS 

entre   deux  rangées  de  grands   arbres...   la   campagne 
enfin;  c'était  la  campagne (d)  !  » 

Ces  panoramas  —  deux  tourelles  de  bois  éclairées 
par  le  haut  —  donnèrent  leur  nom  au  passage  et  contri- 
buèrent à  sa  fortune.  Importés  d'Angleterre  en  France 
par  l'Américain  Robert  Fulton,  les  panoramas  obtinrent 
le  plus  grand  succès  de  1799  à  1831.  Une  élite  de  peintres 
remarquables,  Pierre  Prévost,  Daguerre,  Bouton,  Goche- 
reau,  y  exécuta  les  «  vues  panoramiques»  de  Toulon,  de 

(1)  Samedi,  1er  juillet  1871. 

Sur  le  perron  du  théâtre  des  Variétés,  je  rencontre  le  plus  alerte 
et  le  plus  jeune  petit  vieillard  qui  soit  au  monde...  C'est  le  père 
Dupin.  Son  âge,  il  ne  le  dit  pas  :  mais  il  était  au  théâtre  V ancien 
de  Scribe,  et  Scribe  aurait  aujourd'hui  plus  de  quatre-vingts  ans.  11 
n'a  plus  qu'un  vague  souvenir  de  ce  qui  s'est  passé  sous  la  monar- 
chie de  juillet,  mais  il  a  gardé  très  nette  et  très  précise  l'impres- 
sion de  tous  les  petits  événements  dramatiques  et  littéraires  des 
premières  vingt  années  de  ce  siècle. 

—  Quand  avez-vous  monté  pour  la  première  fois  les  trois 
marches  de  ce  perron  ? 

—  C'était  le  soir  de  l'ouverture  du  théâtre. 

—  En  quelle  année  ? 

—  En  quelle  année...  Cela  je  ne  sais  trop...  Je  me  souviens  que 
c'était  en  été,  en  plein  été,  sous  le  premier  Empire.  J'ai  fait  queue 
là,  en  plein  soleil,  pendant  tout  l'après-midi. 

...Le  père  Dupin  n'a  que  des  souvenirs  de  théâtre  ;  1815  n'est  pas 
pour  lui  l'année  de  la  restauration  des  Bourbons,  c'est  Tannée  de 
la  première  représentation  de  VÉcharpe  blanche  ou  le  Retour  à 
Paris,  une  pièce  de  lui.  1830  n'est  pas  l'année  de  l'avènement  de 
Louis-Philippe  :  c'est  l'année  de  la  première  représentation  de 
M.  de  la  Jobardière  ou  la  Révolution  impromptue,  une  autre  pièce 
de  lui.  Il  ne  sait  de  notre  histoire  que  ce  qu'il  a  pu  mettre  en  chan- 
sons. —  Notes  et  Souvenirs,  de  Ludovic  Halévy  (1871-72),  p.  113. 


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LE    PASSAGE    DES    PANORAMAS  279 

Tilsitt,  du  camp  de  Boulogne,  d'Amsterdam,  de  Rome, 
de  Naples,  de  la  bataille  de  Navarin,  etc.  Les  specta- 
teurs placés  au  centre  de  la  rotonde,  sur  une  plate- 
forme entourée  de  balustrades,  dominaient  de  toutes 
parts  l'horizon.  Chaque  toile  avait  une  circonférence  de 
97  mètres  et  une  hauteur  de  près  de  20  mètres.  L'effet 
en  était  prodigieux;  l'illustre  et  grincheux  David  le  pro- 
clame :  «...  On  peut  venir  aux  panoramas  faire  des 
études  d'après  nature»,  et  Chateaubriand  écrit,  en  1829, 
dans  la  préface  de  Y  Itinéraire  de  Paris  à  Jérusalem  : 
«...  L'illusion  était  complète,  je  reconnus  au  premier 
coup  d'oeil  les  monuments  que  j'avais  indiqués.  Jamais 
voyageur  ne  fut  mis  à  si  rude  épreuve  :  je  ne  pouvais 
m'attendre  qu'on  transportât  Jérusalem  et  Athènes  à 
Paris  pour  me  convaincre  de  mensonge  ou  de  vérité.  La 
confrontation  avec  les  témoins  m'a  été  favorable  :  mon 
exactitude  s'est  trouvée  telle  que  des  fragments  de  Vlti- 
néraire  ont  servi  de  programme  et  d'explication  popu- 
laires aux  tableaux  des  panoramas.» 

La  réussite  de  ces  panoramas  —  qui  rappelle  beau- 
coup la  fortune  actuelle  des  cinématographes,  —  la 
vogue  du  théâtre  des  Variétés  (ouvert  en  1807),  le  goût 
parfait  qui  avait  présidé  à  la  mise  en  œuvre  des  attrac- 
tions, le  choix  des  magasins  qui  s'y  étaient  installés, 
tout  avait  consacré  le  nouveau  passage.  De  plus,  le  bou- 
levard, loin  d'être  délaissé  comme  autrefois,  était 
devenu  —  depuis  1815  —  le  centre  du  mouvement  mon- 
dain. On  y  édifiait  de  somptueux  immeubles  et  les  pro- 


280  LES    PIERRES    DE    PARIS 

priétaires  se  gardaient  soigneusement  d'imiter  l'exemple 
de  l'Opéra-Comique  dont  la  façade  s'ouvrait  sur  une 
place  étroite,  par  suite  des  réclamations  indignées  faites 
en  1782  à  l'architecte  Heurtier  par' les  «  Comédiens  du 
Roi  »,  frémissant  à  l'idée  d'être  confondus  avec  la  plèbe 
des  «  comédiens  du  boulevard  »!  Les  jours  de  soleil,  le 
boulevard...  (et  ce  mot  évocateur  désignait  uniquement 
l'espace  compris  entre  la  rue  Montmartre  et  la  chaussée 
d'Antin;  hors  de  là,  pas  de  salut:  du  côtéde  la  Madeleine 
c'était  le  désert,  du  côté  de  la  Bastille  c'était  la  vulgarité), 
le  Boulevard  donc  —  par  un  très  grand  B  —  se  couvrait  de 
chaises  de  paille  d'où  la  «  gentry  parisienne  »,à  l'ombre 
des  grands  arbres,  regardait  «  passer  les  passants  ».  Les 
daumonts,  les  «  huit-ressorts  »,  les  tilburys,  les  wiskis 
sillonnaient  la  chaussée,  les  cavaliers  caracolaient,  suivis 
à  vingt  pas  de  leurs  «  jockeys  »  ou  jetaient  les  rênes  de 
leur  cheval  anglais  à  un  «  tigre,  gros  comme  le  poing  » 
pour  causer  à  quelque  belle  dame  abritée  sous  les  den- 
telles de  son  chapeau  cabriolet.  Les  jeunes  gens  «  vrai- 
ment Buckingham  »  (d),  les  dandys,  les  lions,  les  habitués 
du  café  de  Paris  poussaient  l'audace  jusqu'à  y  venir 
fumer  en  public...  Ceci  se  passait  aux  environs  de  1835! 
Tous  les  quarts  d'heure  déambulait  une  lourde  voir 
ture  peinte  en  jaune. . .  l'omnibus  Bercy-Madèleine(2).  Alors 

(1)  Marcel  Boulanger.  Les  Dandys,  p.  205. 

(2)  On  s'accommodait  de  défauts  que  l'on  jugeait  inévitables, 
aucune  capitale  n'en  étant  exempte.  Et,  en  somme,  avec  ses  tares 
et  ses  verrues,  ce  Paris-là  avait  bien  aussi  son  charme  ! 

La  plupart  de  ses  rues  étaient  très  étroites  et  dépourvues  de 


Jfl. 


LE    PASSAGE    DES   PANORAMAS,  VE1\S   1808. 


D'après  une  aquarelle  de  j'évoque. 


Musée  Carnavalet. 


LE    PASSAGE    DES    PANORAMAS  283 

même  que  le  repos  dominical  assagissait  Paris,  la  foule 
des  badauds  se  pressait  encore  au  boulevard  et  au  pas- 
sage des  Panoramas...  Musset  l'a  précisé  dans  Mardoche: 

Un  dimanche  (observez  qu'un  dimanche  la  rue 
Vivienne  est  tout  à  fait  vide  et  que  la  cohue 
Est  aux  Panoramas  ou  bien  au  boulevard)... 

Cela  explique  le  succès  du  passage  (*)'.  Les  plus  élégants 
commerces  de  Paris  s'y  étaient  installés  :  Duvelleroy  y 

trottoirs.  Il  fallait  se  garer  des  voitures  sur  le  seuil  des  boutiques, 
sous  les  portes  cochères  ou  à  l'abri  des  bornes  plantées  ça  et  là  à 
cet  effet.  Toutefois,  là  où  la  circulation  était  la  plus  active,  le 
piéton  courait  moins  de  risques  à  cheminer  s_ur  la  chaussée  qu'à 
traverser  aujourd'hui  le  boulevard...  Ce  boulevard  qui  ne  voyait 
passer  alors  qu'un  omnibus  tous  les  quarts  d'heure,  desservant  la 
place  de  la  Madeleine  et  celle  de  la  Bastille  ;  où  l'on  redoutait  si  peu 
d'ôtre  écrasé  que,  devant  la  Madeleine,  j'ai  vu  des  curieux  faire 
cercle  autour  d'un  bâtonniste,  à  la  place  môme  où  est  aujourd'hui 
le  refuge,  et  que,  sur  la  place  de  la  Bastille,  je  jouais  tranquille- 
ment au  cerceau  autour  de  l'Éléphant  et  de  la  Colonne  de  Juillet. 

Victorien  Sardou. 

Georges  Gain.  Les  Coins  de  Paris.  (Préface  de  V.  Sardou), 
Flammarion,  éditeur. 

(1)  Là  (au  passage  des  Panoramas),  point  d'inquiétude  pour 
votre  déjeuner  ;  Véron,  le  fastueux  Véron,  vous  enverra  un  choco- 
lat jusque  dans  votre  couche.  Puis,  pour  dîner,  vous  aurez  à  choisir 
entre  Masson  et  Prosper.  Le  premier  vous  associera  aux  douceurs 
de  la  gastronomie,  moyennant  un  franc  soixante  centimes  par  repas  ; 
le  second  ne  distribue  les  merveilles  de  sa  cuisine  que  pour  la 
pièce  ronde  de  quarante  sous  :  il  ne  tient  pas  à  l'effigie. 

...Maintenant  si  le  chapitre  des  distractions  vous  occupe,  je  puis 
vous  offrir  un  cabinet  de  lecture,  un  marchand  de  musique  et  un 
caricaturiste  sur  l'étalage  duquel  vous  pourriez  étudier  la  transmu- 
tation en  plâtre  des  illustrations  de  l'époque.  —  Les  Passages  de 
Paris  en  4830  (Paris  ou  le  Livre  des  Cent  et  Un\  t.  X,  p.  81. 


284  LES    PIERRES    DE    PARIS 

déployait  ses  éventails;  Marquis  y  vendait  ses  célèbres 
chocolats  et  ses  thés  parfumés;  le  pâtissier  Félix  y  débi- 
tait ses  petits  pâtés  chauds  au  macaroni,  ses  onctueux 
«  babas  au  citron  »,  son  incomparable  malaga;  le  bijou- 
tier Janisset  y  étalait  ses  parures,  Mme  Vincent  ses 
«  modes,  dernières  nouveautés  »;  J.-M.  Farina  y  embau- 
mait les  passants  de  sa  «véritable  eau  de  Cologne»; 
enfin,  Susse  y  exposait  sa  célèbre  galerie  de  grotesques  : 
les  Charges  de  Dantan (d).  Le  très  habile  statuaire  Dantan 
(dont  l'œuvre  complet  est  une  des  joies  du  musée  Car- 
navalet) modelait  presque  chaque  semaine  —  de  1827 
à  1845  —  quelque  caricature  de  célébrités  contempo- 
raines, littérateur,  comédien,  peintre  ou  sculpteur,  et 
tout  Paris  de   se  précipiter  aux  vitrines  de    la  maison 

(1)  Les  statuettes  de  Dantan  et  les  glaises  modelées  par  Daumier 
sont  à  peu  près  les  seuls  exemples  de  sculpture  caricaturale  dignes 
de  mention  en  ce  siècle  (xixe).  Dantan  se  livra  à  l'étude  des  res- 
semblances contorsionnéés.  Tous  les  contemporains  y  passèrent, 
écrivains,  peintres,  orateurs,  simples  illustrations  d'une  fugitive 
actualité.  On  s'amusa  de  cela;  des  accentuations  plus  ou  moins 
forcées  de  certains  tics,  des  calembours  en  rébus  inscrits  sur  les 
socles.  La  vogue  ne  s'en  explique  plus  aussi  nettement  aujour- 
d'hui. Pourtant  si  ces  plâtres  (si  ces  bronzes  mêmes,  car  beaucoup 
ont  eu  les  honneurs  de  la  fonte)  parviennent  aux  âges  futurs,  on 
sera,  bien  aise  de  savoir  que  Paganini  hanchait  démesurément, 
que  Dumas  et  Hugo  furent,  à  cette  époque,  les  beaux  dandys 
mélancoliques  que  l'on  voit  ici.  Toutefois  les  savants  feront  bien  de 
ne  pas  tenir  un  compte  très  exact  des  proportions  de  Dantan,  et 
de  ne  pas  mesurer  les  angles  faciaux  des  grands  hommes  sur  ces 
comiques  statues,  les  seules  pourtant  que  plus  d'un  arracheront  à 
l'ingratitude  humaine.  —  L'Art  du  Rire  et  de  la  Caricature,  par 
Arsène  Alexandre,  p.  233. 


LE    PASSAGE    DES    PANORAMAS 


2*5 


Susse  pour  s'esclaffer  devant  ces  charges  infiniment  spi- 
rituelles et  ressemblantes.  Tour  à  tour  Balzac,  Tamber- 
lick,  Carie  et  Horace  Vernet,  Dumas  père,  Rossini,  P.  J. 
Mène,  Frederick  Lemaître,  Vestris,  Victor  Hugo,  Paga- 
nini,  Berlioz...  furent  «  chargés  »  par  Dantan,  qui  com- 
pliquait son  travail  de  rébus  tracés  sur  le  socle.  Deviner 


L*«  EN-TÊTE  »    DES  FACTURES   DE  LA  MAISON   SUSSE,  VERS  1835, 

représentant  quelques  a  charges  »  de  Dantan  jeune. 


les  rébus,  admirer  les  statuettes,  cela  prenait  du  temps; 
et  les  badauds  s'attroupaient  à  ce  point  que  certains 
jours  la  police  dut  organiser  un  service  d'ordre. 

C'est  passage  des  Panoramas  que  fut  tentée,  en  jan- 
vier 1817,  la  première  expérience  officielle  d'éclairage 
par  le  gaz!  Qui  le   croirait   aujourd'hui?   la    tentative 


286 


LES    PIERRES    DE    PARIS 


échoua;  la  population  parisienne,  toujours  routinière, 
admira  mais  hésita  longtemps...  On  tremblait  devant  les 
dangers  de  ce  mode  d'éclairage,  on  l'accusait  de  «  vicier 
l'air  »,  de  faire  mourir  les  arbres,  de  noircir  les  pein- 
tures des  cafés,  d'asphyxier  les  gens...  d'attirer  le  cho- 
léra! En  1830  seulement  le  procès  du  «  gaz  hydrogène  » 
fut  gagné  devant  l'opinion  publique,  l'illumination  de  la 
rue  de  la  Paix,  le  Ier  janvier  1830,  ayant  été  aux  nues! 
L'inventeur  de  l'éclairage  par  le  gaz,  Philippe  Lebon, 
ingénieur  des  ponts  et  chaussées,  —  un  bienfaiteur  de 
l'humanité,  —  ne  put  ni  profiter  ni  jouir  de  sa.  merveil- 
leuse découverte...  Le  2  décembre  1804,  le  jour  même 
du  couronnement  de  l'empereur  Napoléon,  Philippe 
Lebon  tombait,  dans  les  Champs-Elysées,  assassiné  par 
des  meurtriers  mystérieux  dont  il  fut  impossible  de 
retrouver  la  moindre  trace...  En  1811  seulement,  l'Em- 
pereur accordait  une  pension  de  1.200  francs  à  la  veuve 
de  ce  grand  Français.  En  1814,1e  fils  mineur  de  Lebon 
était  dépouillé  du  brevet  de  son  père  que  l'on  n'avait  pas 
songé  à  renouveler  (*)  ! 

(1)  Philippe  Lebon  était  né  le  "29  mai  1767.  Il  avait  trente  ans 
et  professait  à  Paris  le  cours  de  mécanique  à  l'école  des  Ponts  et 
Chaussées  lorsqu'il  imagina  d'étudier  la  nature  des  gaz  produits 
par  la  combustion  du  bois.  Du  premier  coupT  avec  une  sagacité 
réfléchie  extraordinaire,  il  trouva  le  principe  sur  lequel  la  fabrica- 
tion du  gaz  hydrogène  carboné  est  fondée... 

Il  perfectionna  ses  moyens  d'action  et  le  6  vendémiaire  an  VIII 
(28  septembre  1799),  il  prit  un  brevet  d'invention... 

Lebon  était  établi  rue  Saint-Dominique-Saint-Germain  dans 
l'ancien  hôtel  Seignclay  et  y  avait  fait  construire  des  appareils  qu'il 


LE    PASSAGE    DES    PANORAMAS  287 

Le  second  Empire  vit  la  gloire  du  passage  des  Pano- 
ramas. Non  seulement  les  boutiques  y  étaient  restées 
fastueuses  et  achalandées,  mais  le  théâtre  des  Variétés 
triomphait  avec  le  merveilleux  répertoire  de  J.  Offen- 
bach.  C'était  l'époque  inoubliable  où  les  pianos  de  la 
Maison  dorée,  du  café  Riche,  de  Tortoni,  de  Brébant 
s'ouvraient  tout  seuls  pour  jouer  les  valses  de  la  Grande- 
Duchesse,  la  Lettre  de  la  Périchole,  les  couplets  de 
Barbe-Bleue.  Or  ces  charmantes  pièces  étaient  chantées 
parles  plus  jolies  femmes  de  Paris...  et  la  sortie  des 
artistes  du  théâtre  s'ouvrait  sur  l'une  des  galeries  du 
passage.  Voilà  qui  explique,  mieux  que  tout,  la  présence 
des  plus  élégants  «  cercleux  »  de  l'époque.  Plus  méthodi- 
quement, plus  inlassablement  que  le  brave  gardien 
préposé  à  sa  surveillance,  les  adorateurs  de  tant  de  déli- 
cieuses artistes  «  faisaient  »  le  passage...  et  la  race  de 
ces  péripatéticiens,  loin  de  s'éteindre,  n'a  cessé  de 
croître  et  de  multiplier,  car  aux  pièces  d'Offenbach, 
de  Meilhac,    d'Halévy,  ont  succédé  les    pièces  —  non 

nommait  thermolampes,  car  il  cherchait  à  utiliser  à  la  fois  la  pro- 
duction de  la  chaleur  et  celle  de  la  lumière... 

Tout  Paris  cria  au  miracle... 

On  a  prétendu  (au  sujet  de  son  assassinat  le  soir  du  2  décembre 
1804)  que  quelques  hommes  de  la  bande  de  Cadoudal,  restés  à 
Paris,  l'avaient  pris  pour  l'empereur  et  l'avaient  mis  à  mort... 

Au  mois  de  janvier  1817,  le  passage  des  Panoramas  fut  éclairé  ; 
une  société  se  forma  qui  liquida  forcément  en  1819  après  avoir 
exécuté  l'éclairage  d'une  petite  partie  du  Luxembourg  et  du  pour- 
tour de  l'Odéon.  —  Paris,  ses  organes,  ses  fonctions,  par  Maxime 
Du  Camp,  t.  V,  p.  290. 


288  LES    PIERRES    DE    PARIS 

moins  exquises,  non  moins  parisiennes,  non  moins  élé- 
gantes des  Donnay,  des  Lavedan,  des  Captis,  des  de 
Fiers  etde  Caillavet,  des  de  Groisset...  De  plus,  chaque 
année,  le  bon  directeur  Samuel  —  dont  le  légendaire 
chapeau  de  paille  abrite  un  crâne  plus  en  ébullition  que 
le  cratère  de  l'Etna  —  mobilise  pour  sa  «  Revue  »  des 
bataillons  de  belles  personnes  dont  les  allées  et  venues 
révolutionnent  les  Panoramas. 

Heureux  passage!  Quelques-uns  des  plus  artistes 
négociants  parisiens  y  ont  installé  leur  industrie.  C'est 
d'ici  que  Dewambez  et  Stem  fournissent  la  terre  entière 
de  cartes  de  visite  impeccables,  d'élégant  papier  à 
lettres,  d'étonnants  menus  ouvragés  comme  des  feuilles 
de  missel!  L'éventailliste  Duvelleroy  est  plus  que  jamais 
à  la  mode,  l'antique  magasin  du  chocolatier  Marquis  ne 
désemplit  pas,  et  les  vitrines  du  libraire  Rahir  offrent 
aux  bibliophiles  un  admirable  choix  de  livres  rares,  de 
précieuses  illustrations...  Il  n'est  pas  jusqu'au  bruit  des 
carambolages  exécutés  —  avec  quelle  maestria!  —  par 
les  «  professeurs  »  de  1'  «  Académie  Cure  »  qui  n'ajoutent 
leur  note  évocatrice  aux  mille  souvenirs  rassemblés  en 
ce  pittoresque  passage. 

Gomment  s'étonner  après  tout  cela  que  «  les  Panora- 
mas »  aient  gardé  la  vogue?...  On  y  trouve  de  jolis  bibe- 
lots, on  y  lorgne  de  jolies  femmes...  je  comprends  fort 
bien  qu'il  se  rencontre  des  esprits  superficiels  pour 
préférer  cela  aux  mathématiques  ! 


LA    RUE   DE    LA    HARPE 


Voisine  des  tapis-francs  nichés  à  l'ombre  de  Saint- 
Séverin,la  rue  de  la  Harpe  est  aujourd'hui  sans  éclat. 
Par-ci  par-là,  quelques  beaux  porches  sculptés,  quelques 
somptueux  encadrements  de  fenêtre,  une  dizaine  de 
splendides  mascarons  de  pierre  (aux  numéros  35  et  45), 
des  balcons  de  fer  forgé  échappés  à  la  rafle  des  anti- 
quaires témoignent  de  la  splendeur  d'un  passé  aboli. 
Mais  de  minables  boutiques,  de  vagues  crémeries,  une 
rôtisserie,  des  hôtels  —  sinon  borgnes  du  moins  ophtal- 
miques —  un  «  débit  colonial  »  («  service  fait  par  de  belles 
Sénégalaises  »)  précisent  l'actuelle  modestie  de  cette 
pauvre  rue,  compromise  entre  le  boulevard  Saint-Michel 
et   le  boulevard  Saint-Germain... 

La  rue  de  la  Harpe  est  une  victime  de  Phaussmanisa- 
tion  de  Paris.  En  1855,  lors  des  grands  travaux  d'édilité 
édictés  par  le  baron  Haussmann,  la  percée  des  boule- 
vards Saint-Germain  et  Saint-Michel  fit  disparaître  les 
trois  quarts  des  immeubles   qui  depuis  des  siècles  en 

19 


290  LES    PIERRES    DE    PARIS 

faisaient  la  gloire  !  Jadis  elle  commençait  rue  de  la 
Huchette;  mais,  au  lieu  de  finir  vis-à-vis  du  square  de 
Cluny,  la  rue  de  la  Harpe  s'étendait  jusqu'à  la  vieille 
place  Saint-Michel,  à  l'endroit  où  la  rue  Monsieur-le- 
Prince  rejoint  le  boulevard,  ce  boulevard  qui  occupe 
l'ancien  parcours  de  la  rue  abattue.  Ce  que  nous  en 
connaissons  aujourd'hui  n'est  donc  qu'un  tronçon  infime 
de  ce  qu'elle  fut  autrefois  (1). 

Le  cartulaire  de  la  Sorbonne  nous  apprend  qu'en 
1272  des  écoles  s'élevaient  déjà  en  cette  rue  qui  tirait 
son  nom  d'une  enseigne  :  Le  roi  David  jouant  de  la 
harpe.  Avec  le  temps  ces  écoles  étaient  devenues  des 
collèges  ;  en  1789,  la  rue  de  la  Harpe  n'abritait  pas 
moins  de  sept  collèges  :  le  collège  de  Dainville  (entre 
la  rue  des  Cordeliers  et  la  rue  Pierre-Sarrazin),  l'ancien 
collège  de  Justice  et  le  collège  d'Harcourt  (sur  l'empla- 
cement du  lycée  Saint-Louis),  les  collèges  de  Bayeux,  de 
Narbonne  et  de  Séez  (sur  le  passage  même  du  boule- 
vard, devant  le  lycée  Saint-Louis)  ;  enfin,  le  collège  de 

(1)  On  divisait  anciennement  la  rue  de  la  Harpe  en  deux  parties  : 
la  rue  de  la  Harpe  depuis  la  rue  Saint-Séverin  jusqu'à  celle  des 
Cordeliers  ;  et  depuis  cet  endroit  jusqu'à  la  porte  Saint-Michel,  on 
la  nommait  tantôt  rue  Saint-Côme,  tantôt  rue  aux  Hoirs  d'Hare- 
court.  Sur  la  porte  Saint-Michel,  à  sa  gauche  en  sortant  de  la  ville, 
était  construit  le  Parloir  aux  Bourgeois,  lieu  d'assemblée  des  offi- 
ciers municipaux.  Elle  s'appelait  alors  porte  d'Enfer.  Ce  futàl'occa 
sion  de  la  naissance  d'une  fille  d'Isabelle  de  Bavière,  le  11  janvier 
1394,  que  Charles  VI  avait  nommée  Michelle,  que  la  porte  d'Enfer, 
embellie  et  réparée,  s'appela  la  porte  Saint-Michel,  —  Jaillot. 
Recherches  sur  Paris,  t.  V,  p.  81. 


Vsuzelle,  del.  tombeau  du  cardinal  de  ricuelieu.  Lavalé,  sculp. 


■20 


LA    RUE    DE    LA    HARPE  293 

Cluny,  dont  le  grand  peintre  Louis  David  avait  fait  son 
atelier  et  où,  le  4  janvier  1808,  l'empereur  Napoléon 
vint  en  grande  pompe  visiter  ce  chef-d'œuvre,  «  le  tableau 
du  Sacre  »  (place  de  la  Sorbonne,  en  face  le  café  d'Har- 
court,  dont  l'illustre  nom  évoque  seul  tout  ce  passé). 

Une  belle  église  dédiée  à  saint  Corne  se  dressait  à 
l'angle  de  l'actuelle  rue  Racine  ;  enfin,  au  numéro  49  de 
la  rue  de  la  Harpe,  au  bout  d'une  courte  allée,  se  profi- 
laient les  ruines  grandioses  des  Thermes  (*). 

Dès  le  xve  siècle,  la  grande  salle  du  palais  de 
l'empereur  Julien  avait  été  utilisée  ;  les  comédiens  de 
province  y  donnaient  des  représentations  ;  plus  tard,  en 
1691,  les  «  charrettes  publiques  »  conduisant  à  Laval 
y  étaient  remisées  à  l'enseigne  de  la  «  Croix  de  fer  »  ; 
au  milieu  du  xvme  siècle,  la  même  enseigne  abritait 
une  «  location  de  carrosses  »...  A  côté,  un  établissement 
de  bains  avait  été  aménagé  dans  les  anciens  thermes  et 
les  bourgeois  de  1789  élevaient  des  giroflées  et  des  roses 
trémières  dans  les  éboulis  du  vieux  palais  romain... 

Lorsque  éclata  la  Révolution,  la  rue  de  la  Harpe 
«  battait  s-vi  plein  ».  Le  Wattin  de  1789  —  qui  était 
l'almanach  Hachette  de  l'époque  —  nous  apprend  qu'en 
surplus  de  ses  sept  collèges,  elle  pouvait  s'enorgueillir  de 
posséder  «  190  portes,  3  notaires,  le  bureau  de  la  Gazette 
des  Tribunaux  (au  numéro  20),  le  cours  de  physiologie 

(1)  En  1544,  on  découvrit  du  côté  de  la  porte  Saint-Jacoues  des 
vestiges  d'un  aqueduc  qui  conduisait  l'eau  d'Arcueil  dans  ce 
palais.  -  -  Jaillot.  Recherches  sur  Paris,  t.  V,  p.  79. 


294   ,  LES    PIERRES    DE    PARIS 

du  chirurgien  Desault(au  numéro  151),  enfin  le  cours  de 
chimie  du  sieur  Brongniard,  apothicaire  du  Roi  (au 
numéro  182)  ». 

Le  gouvernement  révolutionnaire  ayant  fermé  la 
Sorbonne  en  1791,  les  sorboniens,  expulsés  de  leurs 
domiciles,  s'étaient  instinctivement  groupés  autour  de 
leur  ancien  sanctuaire,  et  la  rue  de  la  Harpe  en  recueillit 
un  certain  nombre... 

D'autres  locataires  vinrent  s'y  fixer  :  pressés  de 
quitter  leur  «  meublé  »  de  la  rue  Guénégaud,  Mme  Roland 
et  son  «vertueux  »  époux  prirent  à  bail  (le  10  mars  1792), 
«  à  partir  de  Pâques  et  au  prix  de  450  livres  »,  «  un 
modeste  logement,  donnant  sur  la  cour,  au  numéro  51, 
vis-à-vis  l'église  Saint-Côme  »  (par  conséquent  sur  l'em- 
placement du  boulevard  Saint-Michel,  dans  le  prolon- 
gement de  l'actuelle  rue  Racine). 

Treize  jours  plus  tard,  Roland  nommé  ministre 
de  l'intérieur,  va  s'inslaller  dans  le  luxueux  hôtel  de 
Calonne,  rue  des  Petits-Champs;  mais  Mmo  Roland,  pru- 
dente et  bien  avisée,  n'en  écrit  pas  moins  à  Bancal  : 
«...  Le  petit  appartement  de  la  rue  de  la  Harpe  continue 
de  s'arranger;  c'est  une  retraite  qu'on  doit  toujours 
avoir  sous  les  yeux,  comme  certains  philosophes  y 
tiennent  leur  cercueil...  » 

Les  événements  lui  donnent  cruellement  raison  :  le 
17  juin  de  la  même  année,  le  ministère  est  disloqué  et 
les  Roland  emménagent  rue  de  la  Harpe.  Ils  y  restent 
jusqu'au  11  août  1792,  époque  où  les  ministres  girondins 


LA    RUE    DE    LA   HARPE  295 

sont  rappelés  aux  affaires...  mais  ils  en  sont  chassés  de 
nouveau,  le  23  janvier  1793,  et  c'est  rue  de  la  Harpe 
qu'on  vient  —  à  grand  fracas  —  arrêter  Manon  Roland 
pour  la  conduire  à  l'Abbaye,  antichambre  de  l'échafaud  !... 

En  1794,  pendant  l'incarcération  de  Fouquier- 
Tinville,  c'est  encore  rue  de  la  Harpe  que  vinrent  gîter 
sa  femme  et  ses  enfants,  dans  un  misérable  appartement 
«  étroit  et  lugubre  »  ;  là  parvenaient  à  la  malheureuse 
les  lettres  de  son  mari  :  «  ...Je  ne  connais  personne  qui 
veuille  se  charger  de  ma  défense...  Je  ne  trouverais  dans 
aucun  patjs  un  pouce  de  terre  pour  reposer  ma  tête...  Je 
voudrais  une  bouteille  d'eau-de-vie,  car  on  ne  se  soutient 
quen  en  prenant  un  peu...  »  .  .Et  la  veille  de  l'exécution 
(le  4  mai  1795),  la  dernière  lettre  se  termine  ainsi  : 
«  ...Adieu  mille  fois  et  au  peu  d'amis  qui  nous  sont 
restés...  adieu!  adieu!  ton  fidèle  mari  jusqu'au  dernier 
soupir...  »  (4) 

Avant  d'abriter  la  veuve  du  sinistre  Fouquier,  la  rue 
de  la  Harpe  avait  déjà  recueilli  une  épave  d'un  autre 
ordre,  mais  bien  tragique  aussi... 

* 
*  * 

Angoissante  dut  être  la  surprise  du  sieur  Nicolas 
Armez  lorsque  le  citoyen  Cheval,  épicier  rue  de  la  Harpe, 
l'engagea  mystérieusement  —  après   lui  avoir  vraisem- 

(1)  Lettres  manuscrites  de  Fouquier-Tinville  conservées  à  la 
Bibliothèque  de  la  ville  de  Paris» 


296  LES    PIERRES    DE    PARIS 

blablement  vendu  quatre  paquets  de  «  chandelles-des-six  » 
ou  trois  onces  de  poivre  ou  de  cannelle  —  à  passer  dans 
son  arrière-boutique  où  «  il  avait  quelque  chose  à  lui 
montrer  »  !  C'était  en  1793,  la  Terreur  régnait  sur  Paris 
apeuré  ;  Nicolas  Armez  était  prêtre,  de  plus  prêtre  non 
assermenté,  déplorable  état  en  ces  temps  menaçants  ;  et 
le  citoyen  Cheval  passait—  non  sans  raison  —  pour  l'un 
des  plus  ardents  patriotes  de  la  section  des  Thermes. 

...Dans  son  arrière-boutique,  soigneusement  cade- 
nassée, le  citoyen  Cheval  entr'ouvrant  prudemment  un 
tiroir  de  commode,  en  sortit  une  moitié  de  tête  humaine 
enveloppée  d'un  morceau  de  «  toile  forte  maculée  de 
taches  brunes  ».  Il  déroula  ce  fragment  de  linceul,  et 
Armez,  ahuri,  aperçut  un  masque  ratatiné  de  momie, 
sectionné  du  haut  du  crâne  à  l'attache  des  maxillaires, 
recouvert  d'une  peau  grisâtre  et  grumeleuse.  Un  rictus 
retroussait  la  commissure  droite  des  lèvres,  mettant  à 
nu  de  fort  belles  dents  ;  les  paupières  ridées,  garnies  de 
leurs  cils,  voilaient  une  orbite  immense  et  profondé- 
ment creusée.  Le  nez  écrasé  déviait  vers  la  droite  ;  les 
poils  drus  d'une  moustache  encore  rousse  se  redres- 
saient au-dessus  des  lèvres  minces  ;  une  barbiche  cou- 
pée carrément  allongeait  le  menton  déjà  long;  quelques 
cheveux  gris  garnissaient  le  sommet  d'un  iront  ample  et 
magnifique,  fortement  renflé  aux  temporaux. 

L'abbé  Nicolas  Armez  n'eut  pas  une  minute  d'hésita- 
tion... c'était  indubitablement  la  tête  du  très  haut  et  très 
puissant    seigneur    Armand-Jean   du    Plessis,    duc  de 


LA   BUE    DE    LA   HARPE 


297 


Richelieu,  cardinal-ministre,  prince  de  la  Sainte-Église 
et  protecteur  des  lettres,  qui  surgissait  —  en  quel  état! 


MASQUE  MORTUAIRE   (MOULÉ  SUR   NATLRE)   DU   CARDINAL   DE  RICHELIEU. 

Collection  du  Musée  Carnavalet. 


—  d'un  tiroir  de  la  commode  du  citoyen  Cheval,  çpicrie 
patriote  établi  rue  de  la  Harpe  ! 

Le  premier  moment  de  stupeur  passé,  Cheval  raconta 
à   l'abbé  Armez  de  quelle  façon  ce  tragique  «  bibelot  » 


298  LES    PIERRES    DE    PARTS 

était  tombé  entre  ses  mains  (*).  «  Chargé  de  présider 
à  la  destruction  du  tombeau  du  cardinal,  il  avait  profité 
d'un  moment  où,  les  ouvriers  prenant  leur  repas,  il 
s'était  trouvé  seul  dans  l'église  de  la  Sorbonne,  pour 
s'emparer  de  ces  dépouilles  et  les  emporter  sous  son 
manteau...  Il  avait  eu  soin,  ajoutait-il,  de  se  retrouver 
sur  les  lieux  au  moment  du  retour  des  ouvriers  et 
d'arranger  les  choses  de  manière  à  ce  qu'ils  ne  s'aper- 
çussent de  rien  ». 

Des  ouvriers,  il  convient  de  l'expliquer,  avaient  (du 
19  au  23  frimaire),  envahi  l'église  de  la  Sorbonne  et 
éventré  les  vingt-sept  tombeaux  de  tous  les  Richelieu  ; 
d'abord  pour  y  «  recueillir  le  plomb  desliné  à  fournir 
des  balles  aux  défenseurs  de  la  patrie  en  danger  »,  puis 

(1)  Le  caveau  fut  ouvert  deux  fois,  coup  sur  coup.  Dans  le 
procès-verbal  du  19  frimaire  an  2,  on  lit  que  «  les  citoyens  Dubois, 
Hébert  et  Grincourt,  commis  à  l'enlèvement  des  cercueils,  ont  appris 
du  citoyen  Bernard,  porteur  de  la  clef  (de  l'église),  qu'il  était  venu 
plusieurs  citoyens  le  17  de  ce  mois,  du  nombre  desquels  était  le 
citoyen  Saillard,  commissaire  de  la  section,  à  l'effet  de  fouiller 
dans  ledit  caveau.  Saillard,  interrogé,  a  effectivement  reconnu  avoir 
été  requis  par  un  particulier,  dont  il  ne  se  rappelle  pas  le  nom,  mais 
chargé  d'ordres  du  département,  de  fouiller  ledit  caveau.  Ils  y  sont 
descendus  sans  en  rien  emporter  ». 

Le  caveau  fut  ensuite  ouvert  et  fouillé  officiellement  les  19,  20, 
21,  22  et  23  du  môme  mois,  et  les  procès-verbaux  du  travail  de 
chaque  jour  dressés  régulièrement.  —  Les  Tombeaux  des  Richelieu 
à  la  Sorbonne,  par  un  membre  de  la  Société  d'Archéologie  de 
Seine-et-Marne. "È.  Thorin,  éditeur,  58,  boulevard  Saint-Michel, 
Paris  (1867). 

Un  inconnu  coupa  la  tête  de  Richelieu  et  la  montra  aux  specta- 
teurs. Revue  des  Autographes,  décembre  15G6,  n°  100. 


LA   BUE    DE    LA   HARPE  299 

aussi  pour  contrôler  une  dénonciation  faite  par  le  sieur 
Leblanc  «  sur  un  dépôt,  soupçonné  enfoui  dans  la  ci- 
devant  église  de  la  Sorbonne  »  (*). 

Hâtons-nous  de  dire  que  l'admirable  Alexandre  Lenoir 


CRYPTE  FUNÉRAIRE  DU  CARDINAL  DE   RICHELIEU   A  LA  SORBONNE. 

avait  pris  le  soin  de  faire  transporter  au  musée  des  Petits- 
Augustins  le  monument  en  marbre  du  cardinal,    chef- 

(1)  Les  Commissaires  révolutionnaires  chargés  de  l'ouverture  des 
cercueils  en  avaient  trouvé  cinquante  «  tant  grands  que  petits  ». 
Leur  procès-verbal  donne  les  noms  des  vingt-sept  Richelieu  et  de 
douze  docteurs  en  Sorbonne.  Il  conclut,  à  l'égard  des  cercueils  de 
plomb  :  «  Nous  les  avons  laissés  dans  l'église,  attendu  que  la  mau- 
vaise odeur  qu'ils  répandent  infectent  un  petit  endroit  réservé  dans 
lequel  on  pourrait  les  déposer.  »  —  Bévue  des  Autographes,  p.  101. 


300  LES    PIERRES    DE    PARIS 

d'œuvre  de  Girardon  «  déjà  légèrement  mutilé  par  des 
ennemis  des  arts  qui  avaient  eu  accès  dans  la  chapelle  »... 
A  la  même  époque,  un  patriote  limousin  suspendait 
comme  contrepoids  à  son  tournebroche  une  autre  tête 
en  marbre  de  Richelieu,  coupée  à  une  statue  érigée  au 
château  de  La  Meilleraye  !... 

Lorsque  éclata  la  réaction  thermidorienne,  les  terro- 
ristes, terrorisés  à  leur  tour,  s'empressèrent  de  faire 
disparaître  toutes  traces  de  leurs  violents  exploits.  Le 
«  masque  »  du  cardinal  devenait  dangereux  à  conserver... 
fût-ce  en  un  tiroir  de  commode...  Aussi  le  citoyen  Cheval 
s'empressa-t-il  de  l'offrir  à  M.  Armez. 

—  «  Je  crains,  lui  avoua-t-il,  d'être  arrêté,  et  dé- 
porté comme  ardent  révolutionnaire...  j'ai  vu  que  vous 
attachiez  du  prix  à  la  tête  de  Richelieu...  je  n'en  ferai 
rien  :  veuillez  l'accepter.  » 

Après  avoir  tout  d'abord  refusé,  M.  Armez  se  rendit 
aux  instances  de  Tépicier  et  emporta  le  trésor  (*). 

Sous  le  second  Empire,  le  neveu  de  l'abbé,  alors 
député  des  Côtes-du-Nord,  offrait  la  précieuse  relique  à 
M.  Duruy,  ministre  de  l'Instruction  publique,  et  le 
16  décembre  1866  Mgr  Darboy,  archevêque  de  Paris,  en 
consacrait  la  restitution  (2). 

(1)  En  1820,  M.  Armez,  neveu  de  l'abbé,  fut  sollicité  par  une 
dame  de  Kérouard  de  lui  donner  la  tête  du  grand  Cardinal  afin  de 
l'offrir  au  duc  de  Richelieu.  M.  Armez  refusa.  —  Les  Tombeaux  des 
Richelieu  à  la  Sorbonne. 

(2)  M.  Duruy,  en  remettant  lui-même  les  nobles  débris  à 
M«r  Darboy  en  présence  de  M.  Ch.  Robert,  secrétaire  général  du 


LA    RUE    DE    LA   HARPE  301 

Lors  de  la  reconstruction  de  la  Sorbonne  par  rémi- 
nent architecte  Nénot,  il  fut  décidé  que  le  masque  du 
cardinal  —  qui  jusqu'alors  avait  été  déposé  hors  du 
cénotaphe  de  Girardon  (réinstallé  après  la  Révolution)  — 
irait  reprendre  sa  place  dans  le  tombeau. 

On  dut  procéder  à  une  reconnaissance  qui  s'effectua 
en  1898,  sous  la  présidence  de  M.  Hanotaux,  alors 
ministre  des  Affaires  étrangères. 

En  compagnie  de  la  princesse  de  Monaco  (tutrice  de 
son  fils,  né  Richelieu),  de  M.  Nénot,  de  M.  Henry  Roujon, 
directeur  des  beaux-arts,  et  de  l'aumônier  de  la  Sorbonne, 
notre  grand  peintre  Détaille  assistait  à  l'impressionnante 
cérémonie.  * 

Sur  la  prière  du  ministre,  hâtivement,  sous  le  coup 
d'une  émotion  poignante,  M.  Détaille  reproduisit  à  l'aqua- 
relle le  masque  tragique  du  grand  cardinal,  reposant  sur 
le  coussin  de  soie  violette  où  venaient  de  le  coucher  les 
mains  pieuses  de  M.  Hanotaux  (4) 

ministère;  de  M.  Anatole  Duruy,  chel  de  son  cabinet;  de  M«r  Maret, 
éveque  in  partibus  de  Sura  ;  de  M.  A.  Mourier,  vice-recteur  de 
l'Académie  de  Paris,  et  de  M.  l'abbé  Bourret,  professeur  de  théo- 
logie, dit  :  «  Je  dépose  en  vos  mains  ce  qui  nous  reste  d'un  grand 
homme  dont  le  nom  est  toujours  ici  présent,  parce  qu'il  pacifia  et 
agrandit  la  France,  honora  les  lettres  et  construisit  cette  maison 
qui  est  devenue  le  sanctuaire  des  plus  hautes  études.  L'Université 
et  l'Académie  accomplissent  un  devoir  filial  en  réunissant  leur 
hommage  au  pied  de  cette  tombe  qui  ne  sera  plus  violée.  »  —  Le» 
Tombeaux  de?  Richelieu  à  la  Sorbonne. 

(V   «  La  tête  était  dans  le  coffret  de  plomb  sur  le  coussin  de 
soie,   et  nous  ne   l'avons  pas  touchée.  Seulement  j'ai   soulevé  le 


302 


LES    PIERRES    DE    PARIS 


C'est  cette  image,  angoissante  et  superbe,  que  nous 
contemplions  longuement  hier  dans  l'atelier  de  la   rue 


LE   MASQUE    MORTUAIRE   DU    CARDINAL-MINISTRE. 

Aquarelle  de  M.  E.  Détaille.  Collection  Hanotaux» 


voile  de  ouate  qui  la  recouvrait  et,  en  raison  de  légères  atteintes 
de  décomposition,  j'ai  posé  sur  le  visage  un  autre  voile  de  ouate 
traité  avec  toutes  les  précautions  antiseptiques...  ».  —  G.  Hanotaux. 
(Extrait  d'une  lettre  Darticulière  du  26  mars  1909).  Collection  G.  Gain. 


LA    RUE    DE    LA    HARPE 


303 


d'Aumale  dont  M.  Iïanotaux  a  fait  son  studio...  en  savou- 
rant ce  plaisir  rare  :   entendre  le    passionnant   et  pas- 


RICHELIEU    SUT.   SOiN    LIT    DE  MOKT. 

Collection  de  M.  Hanotaux.  Ph.  de  Champaigne,  pinxit. 


sionné  historien  de  Richelieu  causer  du  Grand  Cardinal  ! 
—  ...Et  maintenant,  comparez...  concluait  M.  Hano- 
taux en  plaçant  sous  nos  yeux  une  admirable  étude  de, 
Ph.  de  Champaigne,  Richelieu  sur  son  lit  de  mort,  qui 
figura  à  l'Exposition  des  portraits  historiques  en  1878  (4). 

(1)  ...Je  ne  l'avais  pas  perdue  de  vue,   écrit  M.  Hanotaux,  et 
,'ai  pu  l'acheter  à  un  marchand  de  tableaux  qui  l'avait  acquise  à  la 


304  LES    PIERRES    DE    PARIS 

Reconnaissez  cette  tête,  ce  front  sublime  que  recouvre 
un  bonnet  de  linge,  ces  yeux  déjà  creusés  par  la  souf- 
france, cette  moustache  hérissée,  cette  barbiche  coupée 
ras  comme  dans  le  masque  de  la  Sorbonne  !... 

«  Voici  l'image  d'un  des  plus  admirables  Français 
qui  aient  honoré  notre  pays...  non  seulement  Français, 
mais  encore  Parisien,  car  Richelieu,  ne  l'oublions  pas, 
est  né  à  Paris,  rue  du  Bouloy,  assure  son  acte  de 
baptême...  et  Paris  ingrat  ne  possède  pas,  sur  une  seule 
de  ses  places  publiques,  l'effigie  de  ce  très  grand  homme  ! .. . 
Pourtant  une  telle  statue  ne  s'imposerait-elle  pas,  près 
de  ce  Palais-Royal  qu'il  légua  à  la  France,  après  l'avoir 
fait  bâtir  tout  près  du  Louvre,  tout  près  de  son  roi,  afin 
de  servir  plus  promptement  les  intérêts  de  notre  pays/ 
de  veiller  sur  sa  gloire  et  sur  sa  grandeur?...  » 


vente  de  la  collection  Haag.  Elle  a  été  exposée  en  1900  et  M.  Lafe- 
nestre  lui  a  consacré  alors  une  étude  qui  ne  met  pas  en  doute 
l'attribution  à  Philippe  de  Champaigne.  —  (Lettre  particulière 
adressée  à  M.  G.  Gain.) 


LA 
VRAIE  «BUTTE»   MONTMARTRE 


On  s'instruit  tous  les  jours.  Je  croyais  connaître  Mont- 
martre; mon  ami  Aristide  Bruant,  le  chansonnier 
populaire,  s'est  chargé  en  quelques  heures  de  me  prou- 
ver que  j'ignorais  les  plus  surprenantes  beautés  de  cette 
«  Mamelle  du  Monde  »  comme  l'avait  si  drôlement  bap- 
tisé feu  Rodolphe  Salis,  seigneur  de  Chat-Noirville.  Je 
reviens  émerveillé  de  notre  excursion  en  un  Montmartre 
à  peu  près  insoupçonné  des  Parisiens  ;  un  Montmartre 
sauvage,  agreste,  raviné,  sylvestre  et  qui  n'a  rien  — 
absolument  rien  —  de  commun  avec  le  Montmartre  des 
beuglants  truqués  à  l'usage  des  étrangers  nostalgiques. 
Depuis  toujours,  j'aime  l'âpre  talent  de  Bruant.  Dans 
la  rue,  les  Chansons  de  route  constituent  des  œuvres  qui 
resteront.  Ce  ne  sont  certes  pas  recueils  de  romances  à 
l'usage  des  petites  filles  dont  on  coupe  le  pain  en  tar- 
tines, mais  tous  les  amoureux  d'art  admirent  ces  chan- 


306 


LES    PIERRES    DE    PARIS 


sons  remplies  de  colères,    de  cynisme,    de    violences, 
et  débordantes  aussi  de  pittoresque  observation,  d'in- 


ARISTIDE 
BRUANT 


A.    BRUANT   PAR   STEINLEN. 


diligente  pitié  aux  misérables.  Oh!  certes,  Bruant  ne 
mâche  pas  ses  mots  :  il  fait  parler  leur  langage  vrai  aux 
tristes  héros  qu'il  met  en  scène  :  costauds  de  Belleville, 


: 


Lacroix,  photog. 


ARISTIDE   BRUANT, 


LA  VRAIE  «  BUTTE  ))  MONTMARTRE         309 

rouquines  de  la  Butte,  terreurs  de  Clignancourt,  voyous 
de  La  Villette,  trimardeurs  de  Saint-Ouen,  «  joyeux  des 
bat'  d'Af  »...  Mais  ce  professeur  d'argot,  ce  chantre  des 
purotins,  des  pégriots,  des  miséreux,  des  escarpes  et  des 
«  demoiselles  »  de  Saint-Lazare  a  des  tendresses  de  ma- 
man pour  les  petiots,  les  pauvres  gosses  qui  ne  mangent 
pas  à  leur  faim,  les  infirmes,  les  souffre-douleur...  et 
aussi  pour  les  chiens  errants,  ces  maigres  toutous  qu'on 
voit  quêter  un  os  problématique  : 

...De  braves  gens,  de  bonnes  bêtes 
Qu'une  caresse  rend  joyeux, 
Et  dont  les  grands  yeux  bien  honnêtes 
Vous  regardent  droit  dans  les  yeux  ! 

L'excellent  peintre  Steinlein,  —  un  autre  très  grand 
artiste, — et  Toulouze-Lautrec  ont  popularisé  par  leurs 
tableaux,  leurs  dessins,  leurs  affiches,  la  pittoresque  sil- 
houette de  ce  diable  d'homme  que  Courteline  dépeint 
ainsi  :  ...  «  un  chien,  deux  chiens,  trois  chiens,  des 
bottes,  un  pantalon  de  velours  à  côtes  que  complète  un 
gilet  à  revers  et  une  veste  de  chasse  à  boutons  de  métal  I 
un  cache-nez  rouge  au  mois  de  mai,  une  chemise  rouge 
en  tout  temps!...  » 

Cocardier  enragé,  Bruant  a  placé,  devant  lui,  sur 
son  bureau,  bien  en  vue,  deux  photographies  de  son  fils 
Tune  en  Saint-Cyrien,  l'autre  en  lieutenant...  Au  mur, 
à  la  place  d'honneur,  le  brevet  de  la  médaille  de  Sainte- 
Hélène  du  grand-père...  un  vieux  des  grandes  guerres... 
et  c'est  en  cette  compagnie  que  notre  chansonnier  popu. 


310  LES    PIERRES    DE    PARIS 

laire  écrit  ces  «  marches  entraînantes  »  qui  aident  si  bien 

nos  allègres  petits  pioupious  à  «  bouffer  les  kilomètres...  » 

François  Coppée,  qui  s'y  connaissait  —  et  qui  s'était 

fait  le  parrain  de  Bruant  à  la  Société  des  gens  de  lettres, 

—  a  écrit  :  «  C'est  un  grand  artiste...  descendant  en  ligne 
directe  et  légitime  de  notre  Villon  »,  et  ce  m'était  une 
joie  d'arpenter  en  sa  compagnie  le  vieux,  le  très  vieux 
Montmartre  qu'il  habita  si  longtemps. 

Les  bons  snobs  n'ayant  connu  que  le  Bruant  volon- 
tairement hirsute  qui  les  recevait  avec  la  plus  parfaite 
grossièreté  lorsqu'ils  «  osaient  »  franchir  le  seuil  de  son 
cabaret  du  Mirliton  —  boulevard  Rochechouart  —  ont  de 
lui  une  idée  forcément  incomplète...  Ils  venaient  là-bas 

pour  se  faire  eng et  ils  l'étaient  copieusement  —  j'ose 

le  dire.  Ils  en  avaient  pour  leur  argent.  Qui  ne  se  rappelle 
ces  deux  salles  enfumées,  pleines  à  craquer  d'un  public 
extraordinaire,  où  les  «  rupins  de  la  Haute  »  se  tassaient 
contre  les  modèles,  les  «  chahuteuses  »  de  l'Élysée-Mont- 
martre,  les  peintres  des  ateliers  voisins,  les  «  belles  ma- 
dames  »  affolées  et  ravies,  les  académiciens  en  rupture 
de  Coupole,  les  grands-ducs  en  balade  et  les  bohèmes 
impénitents.  On  empilait  du  monde  jusque  sur  le  piano, 

—  à  côté  de  l'ange  doré  —  les  clients  aidant  au  service, 
passaient  aux  buveurs  éloignés  les  «  galopins  »  destinés 
à  étancher  leur  soif.  «  Ici  on  ne  boit  que  de  la  bière, 
rugissait  Bruant,  et  de  la  mauvaise...  Encore  un  «  galopin  » 

ce  sale  type  là-bas...   Maintenant  mes  enfants...  au 
refrain!...  »   Et  de  sa  belle  voix  de  cuivre  il  entonnait: 


3  v^-\ 


il: 


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M 


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LA    VRAIE    ((  BUTTE  ))    MONTMARTRE 


313 


A  Saini-Ouen  ou  les  P'tits  Joyeux...  ou  A  la  Villette... 
Mais,   dès   que    sonnaient    deux   heures   du   matin, 


MONTMARTRE   EN  1850- 

Gravure  de  Louis  Marvy. 


Bruant  mettait  tout  le  monde  à  la   porte,  sifflait  ses 
chiens,  empoignait  son  bâton  de  toucheur  de  bœufs  et, 


3i4  LES    PIERRES    DE    PARIS 

sa  limousine  sur  l'épaule,  grimpait  bien  vite  «  là-haut  », 
16,  rue  Cortot,  dans  son  trou  de  feuilles,  en  plein  bois... 
pour  se  désintoxiquer  de  la  fumée,  des  hurlements  des 
poivrots,  des  «  galopins  »,  de  la  sottise  humaine...  pour 
dormir  à  l'air  et  composer  ses  chansons  en  écoutant 
siffler  les  merles  et  chanter  les  fauvettes,  dans  les  lilas 
de  son  «  parc  »,  —  un  parc  de  plus  de  6.000  mètres  ! 

C'est  tout  cela  que  je  voulais  visiter  avec  ce  bon  com- 
pagnon qui  a  vu  et  entendu  tant  de  choses  et  qui  sait 
si  bien  les  raconter.  Notre  promenade  paradoxale  com- 
mença par  le  Sacré-Cœur  pour  finir  au  cabaret  des 
Assassins...  rue  des  Saules  1 

Il  fait  un  temps  tragique  qui,  d'ailleurs,  n'est  pas 
sans  charme;  ce  brouillard  londonien,  ce  fog  où  nous 
nous  enfonçons  enveloppe  les  bicoques  lépreuses  d'une 
atmosphère  de  rêve;  à  mesure  que  nous  avançons,  les 
ruelles,  les  masures,  les  arbres  semblent  émerger  de 
gazes  superposées. 

Par  la  rue  André-del-Sarte  nous  gagnons  l'intermi- 
nable escalier  Sainte-Marie.  Nous  passons  devant  la 
maison  haut  perchée  où  le  maître  Gustave  Charpentier 
composa  ce  chef-d'œuvre  :  Louise,  et  atteignons  le  haut 
de  la  Butte.  Là,  un  affreux  camelot,  surgissant  des 
buées,  nous  offre  des  cartes  postales  et  des  «  médailles 
de  la  Basilique  ».  «  Tiens!  le  Rouquin!  s'exclame 
Bruant.  Te  voilà,  affreux  filou  !...  Je  vous  présente  le  pire 
voleur  de  chiens  de  la  Butte...  Ici,  Toutou...  Mais  je  t'ai 
prévenu,  si  tu   as  le  malheur  de  toucher  à  Toutou,  tu 


CONSTRUCTION    DE   L  EGLISE    DU    SACRÉ-COEUR. 

Houbron,  pinxit.  Musée  Carnavalet. 


LA  VRAIE  «  BUTTE  )>  MONTMARTRE  317 

prendras  la  plus  effroyable  des  purges... —  Oh!  pas 
d'danger,  m'sieu  Bruant,  on  les  respecte  vos  quat'pattes. 

—  D'où  sors-tu?  on  m'a  dit  que  tu  venais  de  tirer  deux 
ans  d'ombre...  Où  avais-tu  pigé  ça?  —  ...  C'est  parce 
qu'un  agent  m'avait  vu  donner  un  sou  à  un  pauvre... 
Ça  l'a  épaté  c't'homme...  ma  prodigalité  lui  a  paru  sus- 
pecte... 11  m'a  empoigné...  et  aujourd'hui  c'est  la  grande 
purée...  Mauvaise  saison  pour  les  petites  médailles...  — 
Pas  le  temps  de  te  plaindre,  adieu...  Donne  tout  de 
même  deux  cartes...  —  Oh!  merci,  Messieurs...  »  Et 
nous  nous  enfonçons  dans  le  brouillard. 

Longeant  le  Sacré-Cœur,  dont  les  immenses  murailles 
ont  des  apparences  de  constructions  babyloniennes, 
nous  passons  devant  le   mur  galeux  où  furent  fusillés 

—  le  18  mars  1871  —  les  généraux  Clément  Thomas 
et  Lecomte,  puis  nous  dévalons  du  côté  de  Saint- 
Ouen,  par  de  pittoresques  ruelles  où  des  moitiés  de 
vieux  puits  sont  encore  encastrées  dans  des  murs 
branlants.  Nous  descendons  des  escaliers  disloqués, 
bordés  d'iris  fanés,  de  grands  buis  blancs  de  gel, 
de  fusains  poudrés  à  frimas,  et  nous  entrons  au 
numéro  22  de  la  rue  du  Mont-Cenis,  dans  un  pauvre 
jardinet  où  errent  des  chiens  maigres,  où  picorent 
des  poules  érupées...  Des  retombées  de  lierre  voilent 
à  demi  les  entrées  de  cave...  du  linge  effîloqué  pend, 
lamentable,  sur  des  fils  de  fer  rouilles...  Ici  demeura 
Berlioz  en  1834,  peu  de  temps  après  son  mariage  avec 
l'actrice  Harriett    Smithson;   sa   «  Sensitive  »,  l'Ophé- 


318  LES    PIERRES    DE    PARIS 

lia  adorée  d'une  troupe  anglaise  en  représentation  à 
l'Odéon.  La  rue  du  Mont-Cenis  s'appelait  alors  la  rue 
Saint-Denys.  La  maison  était  petite  :  deux  pièces  au  rez- 
de-chaussée,  deux  au  premier  étage.  Mais  quelle  vue 
merveilleuse  !  de  ses  fenêlres,  encadrées  de  vigne,  le 
jeune  ménage  découvrait  toute  la  plaine  Saint-Denis 
jusqu'à  la  vieille  basilique.  «  Je  me  crois  à  Tivoli, 
écrivait  Berlioz  à  un  ami...  Venez  donc  admirer  notre 
ermitage.  »  Le  Maître  vécut  ici  trois  ans.  écrivant  ses 
mordantes  critiques  dans  le  Rénovateur  et  aux  Débats, 
achevant  Harold  en  Italie,  composant  Benvenuto  Cellini, 
bâclant  des  romances  pour  le  Pilotée,  journal  des  Modes. 
Ici  lui  naquit  un  fils,  le  14  août  1834.  Tout  fier  il  alla 
le  déclarer  à  la  mairie  de  Montmartre...  Il  y  eut  grande 
fête  à  l'Ermitage  et  les  amis,  Alfred  de  Vigny,  Hiller, 
J.  Janin,  E.  Sue,  Chopin  montèrent  y  fêter  l'heureux 
événement!  Pauvre  ermitage,  si  joyeux  jadis,  en  quel 
état  le  voyons-nous  aujourd'hui!...  (*). 

(1)  On  racontait  qu'Alphonse  Karr  avait  loué  à  Montmartre  un 
ancien  bal  public,  un  Tivoli,  à  moitié  tombé  dans  les  carrières.  Il  ' 
en  restait  un  petit  bois  et  le  bureau  des  cannes.  La  nuit,  Karr  se 
couchait  dans  le  bureau  des  cannes,  et  le  jour  il  se  promenait  dans 
le  petit  bois  :  ce  fut  là  qu'il  venait  de  composer  Sous  les  Tilleuls. 

Berlioz  trouva  pour  le  terme  d'avril  un  logement  à  la  campagne 
avec  jardin.  Passé  la  barrière  des  Martyrs  les  voici  qui  montent, 
lui  et  son  Harriett,  tous  deux  par  une  grande  avenue  plantée 
d'arbres,  vers  les  moulins.  Sur  la  vieille  église  s'élève,  en  façon  de 
clocher,  une  massive  tour  ronde  adaptée  à  la  courbe  du  chevet  et 
qui  porte  la  longue  potence  d'un  télégraphe  à  signaux.  L'église, 
entourée  de  son  cimetière  plein  de  tombes  et  d'arbres,  occupe  le 


LA  VRAIE  «  BUTTE  ))  MONTMARTRE  321 

Nous  voici  maintenant  rue  Corlot,  venelle  étonnante 
où  les  cimes  des  arbres  débordent  de  palissades  et  de 
murailles  noircies  par  les  pluies,  couvertes  d'inscrip- 
tions impossibles  à  reproduire  ;  c'est  la  «  petite  corres- 
pondance »  des  apaches  et  des  pierreuses  montmar- 
trois... serments  d'amour,  serments  de  haine,  injures 
envers  les  puissants  du  jour,  imprécations  contre  les 
«  flics  »,  rien  n'y  manque...  Au  numéro  16,  Bruant 
sonne,  on  ouvre  ;  nous  pénétrons  dans  le  pittoresque 
logis  où  si  longtemps  se  lut,  au  haut  des  six  marches  de 
pierre  qui  y  donnent  accès,  cette  inscription  :  «  Chan- 
sonnier populaire  ». 

Toute  trace  de  l'amusante  installation  d'autrefois  a 
disparu;  nous  sommes  dans  un  atelier  de  menuisier, 
rempli  d'établis,  de  bois  rabotés,  de  copeaux,  de  scies, 
de  pots  de  colle...  Mais  le  parc,  l'admirable  parc  est  in- 
tact... il  s'étale  devant  nous  dans  sa  sublime  beauté. 


centre  du  village.  Devant  elle  une  petite  place  avec  des  maisons 
rustiques;  tout  à  côté,  la  mairie.  Çà  ^et  là  des  cabarets  avec  des 
bosquets  où  l'on  joue  aux  boules. 

Leur  maison  est  plus  loin.  Ils  dépassent  l'église  et  s'engagent 
dans  la  rue  Saint-Denis,  qui  descend  le  versant  nord,  pavée 
seulement  pour  le  ruisseau  du  milieu  et  ombragée  par  de  grands 
arbres  qui  se  rejoignent  au-dessus  d'elle. 

A  peine  au  quart  de  la  descente,  la  rue  Saint-Denis  est  coupée 
par  la  rue  Saint-Vincent  —  une  pittoresque  ruelle  à  flanc  de  coteau, 
dominée  par  des  terrasses  et  dominant  à  son  tour  d'autres  jardins 
Au  coin  des  deux  rues,  la  maison  à  droite,  c'est  là. 

Adolphe  Boschot.  Un  romantique  sous  Louis-Philippe  (4831- 
4842),  p   232. 


322  LES    PIERRES    DE    PARIS 

Le  brouillard  gris,  formant  derrière  les  grands  arbres 
un  épais  rideau,  nous  bouche  les  vastes  horizons  de  la 
plaine  Saint-Ouen,  mais  nous  voile  deux  ou  trois  hautes 
bâtisses  modernes  qui  déjà  montent  à  l'assaut  de  «  la 
Butte  ».  Il  est  stupéfiant  de 
penser  que  cette  enclave  de  la 
forêt  de  Fontainebleau  ou  des 
bois  de  Meudon  se  rencontre  en 
plein  Paris!  Des  arbres  gigan- 
tesques, ormes,  peupliers,  chê- 
nes ;  de  longues  allées  de  tilleuls  ; 
des  terrains  vallonnés,  de  grandes 

UNE    FERME    A    MONTMARTRE.       n  ,  v  », 

iougeres  arborescentes,  de  hautes 

Eau-forte  de  Charles-Jacques. 

ciguës  gelées  où  le  givre  accroche 
ses  dentelles  d'argent;  de  l'herbe,  des  mousses  comme 
duvetées  de  sucre  en  poudre...  un  paysage  de  féerie  d'où 
sortent  des  chants  d'oiseaux, 

Car  les  buissons  barbus  cachent  des  nids  de  merles  (*). 

Nous  descendons  une  suite  de  pentes  raides,  nous 
retenant  aux  branches  pour  ne  point  glisser,  et  d'une 
terrasse  à  moitié  éboulée  nous  surplombons  l'étonnante 
rue  Saint-Vincent.  C'est  ici  que  travaillait  Bruant... 
c'est  ici  qu'il  se  documentait  d'après  n'ature.  Durant 
les  nuits  d'été  tièdes  et  bleues,  penché  sur  cette 
ruelle  où  les  irréguliers  montmartrois  des  deux  sexes 

(1)  Le  Bois  sacré  (Edm.  Rostand). 


Cliché  F'otticr. 


LA  RUE    SALVr-VIMCENT  k   MONTMARTRE  (1908). 


•21 


LA    VRAIE    ((  BUTTE  ))    MONTMARTRE 


325 


s'assignent  volontiers  de  galants  rendez-vous,  il  écou- 
tait les  personnages  de  ses  chansons  conter  leurs  petites 
affaires,  vider  leurs  querelles  de  ménage,  «  jaspiner  » 
ce  langage  vieux  comme  le  monde,  féroce,  poétique,  co- 
loré qui  s'appelle  l'argot,  que  Bruant  a  tenté  de  codifier 


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^Jglr.     :>: 

LES   MOULIiNS  DE   MONTMARTRE  VERS  1845. 

Lilh.  de  Lemercier. 


en  un  étonnant  et  savoureux  dictionnaire.  Tous  les 
peintres  amoureux  de  pittoresque  ont  reproduit  la  rue 
Saint-Vincent,  d'autres  s'apprêtent  à  l'immortaliser  de 
nouveau.  Le  pourront-ils  désormais?  Aujourd'hui,  la 
ruelle  fameuse  est  close  à  son  débouché  sur  la  rue  des 
Saules,  près   du   Moulin   de  la  Galette...  Les  derniers 


326  LES    PIERRES    DE    PARIS 

orages  entraînant  les  terres  ont  disloqué  une  partie  des 
murs  de  clôture. 

Bruant,  plus  ému  qu'il  ne  veut  le  dire,  Bruant  à  qui 
cette  verdure  sauvage  rappelle  toute  sa  jeunesse  est  là? 
planté  sur' un  tertre,  mâchant  une  herbe,  les  grosses 
bottes  enfoncées  dans  la  terre  molle,  roulé  dans  son 
large  macfarlane;  sa  fine  tête  de  chouan  résolu,  coiffée 
d'un  énorme  chapeau  de  feutre,  se  découpe  —  nette 
comme  un  profil  de  médaille  —  sur  le  brouillard... 
Bruant  rêve  à  son  «  Montmartre  »,  à  ce  peuple  de 
bohèmes,  de  nomades,  de  jolies  filles  effrontées,  de 
besogneux  à  l'insouciance  ricaneuse,  de  «  refilcurs  de 
comètes  »,  de  malheureuses  créatures  «  dont  le  cœur 
est  plus  piétiné  qu'un  trottoir  »  ;  à  tout  ce  monde 
extraordinaire,  effrayant,  cynique  et  comique,  roublard 
et  ingénu,  qu'il  connaît  mieux  que  personne...  et  nous 
nous  éloignons,  émerveillés  et  pensifs,  pendant  que 
Bruant  fredonne  : 

Quand  ils  l'ont  couchée  sous  la  planche 
Elle  était  tout' blanche. 

Mêm'qu'en  l'enscv'lissant 
Les  croq'morts  disaient  qu'la  pauv'gosso 
Était  claquéeTjour  de  sa  noce 
Ru'  Saint-Vincent  !... 

Le  brouillard  s'épaissit  de  plus  en  plus,  les  becs  de 
gaz  brillent. entourés  d'un  halo  orange  et  bleu...  Nous 
suivons  d'étroites  ruelles  où  le  pied  glisse,  rappelant  de 
temps  en  temps  «  Toutou  »  qui  s'obstine   à    flâner  au- 


LA    VR.aiG    «  BUTTE  ))    MONTMARTRE  329 

tour  des  bornes...  Des  buées  tièdes  qui  semblent  traî- 
ner sur  le  sol  glacé  sortent  des  bouches  d'égout, 

Du  bruit,  des  lumières,  des  accords  de  guitare...  Nous 
voici  rue  des  Saules  —  au  «  cabaret  des  Assassins  »... 
Rassurez-vous,  aimables  lectrices,  l'endroit  n'est  ter- 
rible que  par  l'enseigne.  Quand  nous  entrons  la  «  pa- 
tronne des  Assassins  »,  très  émue,  s'ingénie  doucement 
à  faire  avaler  un  peu  de  lait  chaud  sucré  à  un  petit  chat 
dont  un  «  sale  chien  »  vient  d'endommager  la  patte... 
Une  grande  salle,  des  bancs,  des  tables  cirées,  deux  ou 
trois  tonneaux  vides,  au  mur  des  affiches,  une  cheminée 
à  hotte  où  flambe  un  bon  feu,  et  le  chansonnier  de  la 
boîte  —  qui  dans  la  journée  est  potier,  —  un  joli  homme 
à  la  barbe  frisée,  vêtu  d'un  suroît  et  d'un  pantalon  de 
velours,  saisit  sa  guitare  et,  les  yeux  mi-clos,  soupire 
en  notre  honneur,  d'une  voix  veloutée...  les  stances  de 
Ronsard  : 

Quand  au  Temple  nous  serons, 

Agenouillés  nous  ferons 

Les  dévots  selon  la  guise... 

Les   stances  de   Ronsard   au    «  cabaret   des  Assas- 
sins »  !... 


3? 


LE  4    SEPTEMBRE  1870 

La     place    du    Châ!eau- d'Eau.    —    Les     grands 
boulevards.  —  L'Hôtel  de  Ville.  —  Les  Quais. 


Ce  matin-là  —  un  radieux  dimanche  inondé  de  soleil  — 
nous  nous  levâmes  de  bonne  heure,  mon  frère  et 
moi...  Au  dîner  de  la  veille  nos  parents  avaient  paru  si 
désolés,  les  nouvelles  de  la  guerre  semblaient  si  mena- 
çantes que  nous  avions  hâte  de  savoir.  La  porte  de  l'ap- 
partement de  notre  mère  étant  encore  fermée,  nous 
sortons  furtivement  du  petit  hôlel  familial  et  courons 
jusqu'à  la  place  du  Château-d'Eau,  actuellement  place 
de  la  République. 

Au  milieu,  s'élevait  alors  une  vaste  fontaine  de 
pierre,  transportée  aujourd'hui  place  Daumesnil,  et 
remplacée  par  une  massive  statue  de  la  République. 
Six  lions  de  bronze  vert  jetaient  de  l'eau  dans  les  larges 
vasques...  Ces  lions,  nous  devions  l'an  suivant  —  aux 
derniers  jours  de  mai  1871,  pendant  l'agonie  de  la 
Commune  —  les  retrouver  troués  de  balles  et  d'éclats 


333  LES    PIERRES    DE    PARTS 

d'obus,  renversés  dans  les  bassins  remplis  d'eau  teintée 
du  sang  des  combattants  et  aussi  du  pétrole  provenant 
des  touries  saisies  par  l'armée  de  Versailles  à  la  caserne 
du  Prince-Eugène  et  aux  Magasins  Réunis  (aujourd'hui 
Hôtel  Moderne)  dont  les  ruines  fumaient  encore...  Dans 
l'horrible  mixture  traînaient  des  képis  de  fédérés,  des 
débris  de  fusils,  des  «godillots»  en  loques...  Un  peu 
plus  loin,  à  l'entrée  du  boulevard  Voltaire,  à  la  hauteur 
du  numéro  4,  une  barricade  épaulée  à  une  maison  cal- 
cinée et  sur  la  barricade  un  canon  démoli,  renversé,  une 
roue  engagée  sous  les  pavés,  l'autre  roue  en  l'air  avec 
son  fer  de  bandage  à  moitié  déroulé...  A  quatre  pas  de 
cette  barricade,  Delescluze  avait  été  tué;  des  branches 
d'arbres  hachées  par  la  fusillade  et  la  mitraille  gisaient 
à  terre  ;  le  sol  était  encore  rouge  de  sang. 

Depuis  les  premiers  jours  de  la  guerre,  nous  avions 
pris  l'habitude  d'aller  aux  nouvelles  à  l'angle  du  mur  de 
la  caserne,  où  étaient  apposés  les  bulletins  officiels,  au 
coin  de  la  rue  de  la  Douane.  Ce  dimanche  4  septembre, 
malgré  l'heure  matinale,  huit  ou  dix  personnes,  silen- 
cieuses et  consternées,  se  pressaient  déjà  devant  l'affiche 
blanche...  Nous  nous  hâtons!  Toute  ma  vie  je  reverrai 
le  papier  fatal  collé  sur  la  pierre  voisine  d'un  soupirail 
grillé  ouvrant  sur  une  cave  sombre;  depuis,  jamais  je 
ne  traverse  la  place  sans  qu'invinciblement  mes  yeux 
n'aillent  se  poser  sur  cette  pierre  évocatrice...  L'affiche 
disait  le  désastre  de  Sedan...  «  Un  grand  malheur 
frappe  la  Patrie...  la  défaite...  l'Empereur  rendant  son 


iSi 


LE    4    SEPTEMBRE    1870  335 

épée...  »  Nous  n'en  pouvions  croire  nos  yeux...  nous 
rentrons  en  sanglotant  au  logis. 

Nous  trouvons  dans  le  jardin  nos  parents  en  larmes  ; 
des  amis  arrivent;  on  s'embrasse,  on  discute,  on  divague, 
le  vieux  chauvinisme  aidant  on  se  reprend  à  espérer 
malgré  tout...  On  cite  des  noms...  «Avec  la  France  il 
ne  faut  jamais...  Mais  que  va  faire  Paris...  que  se  passe-- 
t-il  dans  les  rues...  il  faut  aller  voir...  »  et  nous  voici, 
revêtus  de  nos  uniformes  de  lycéens  de  Louis-le- Grand, 
remontant  les  boulevards. 

Il  est  dix  heures  :  les  boulevards  semblent  très 
calmes;  des  rassemblements  devant  les  bulletins  et  les 
kiosques  de  journaux...  des  estafettes  circulent  au  grand 
galop...  A  la  hauteur  de  la  porte  Saint-Denis,  des  groupes 
d'hommes,  se  tenant  par  le  bras,  défilent  sur  la  chaussée, 
criant  :  «  Déchéance...  déchéance...  Vive  Trochu!...  » 
Beaucoup  de  gardes  nationaux  en  tenue,  de  francs- 
tireurs  en  chapeau  tyrolien,  de  flâneurs  en  veston,  le 
képi  sur  la  tête,  le  fusil  sur  l'épaule...  les'  camelots 
courent,  hurlant  les  journaux...  On  fait  des  ovations  à 
deux  officiers  de  mobiles  passant  en  voiture,  une  dame 
leur  lance  des  fleurs  en  pleurant...  (*)  » 

(1)  Notre  grand  peintre  national,  Edouard  Détaille,  alors  mobile 
au  8me  bataillon  des  mobiles  de  la  Seine,  a  bien  voulu  nous  confier 
ces  pittoresques  souvenirs  : 

«  Le  4  septembre,  j'étais  au  camp.  Nous  étions  une  bande  de 
joyeux  compagnons  que  les  événements  impressionnaient  fort  peu. 
Germain,  des  Nouveautés,  était  clairon  dans  ma  compagnie,  dont 
faisaient  partie  Walewski,  Frédéric  Masson,  de  Marescot,  Lecomte, 


336  LES    PIERRES    DE    PARIS 

Sur  la  place  de  la  Concorde  très  peu  de  monde  :  les 
arroseurs  se  livrent  tranquillement  à  leur  besogne  ordi- 
naire, et  l'omnibus  américain —  stationné  à  l'entrée  des 
Champs-Elysées,  près  des  chevaux  de  Marly —  se  garnit 
de  promeneurs  endimanchés  décidés  à  passer  la  journée 
dans  les  bois  de  Saint-Cloud  ou  à  manger  une  friture  au 
Bas-Meudon!  Le  jardin  des  Tuileries  est  fermé  et  vide; 
nous  suivons  les  quais  :  les  pêcheurs  à  la  ligne  sont  à 
leur  poste.  Le  drapeau  tricolore  flotle  sur  le  pavillon 
central  du  palais  des  Tuileries;  l'Impératrice  Régente 
est  toujours  au  château;  par  les  galeries  vitrées  du  rez- 
de-chaussée  l'on  aperçoit  des  voltigeurs  de  la  garde. 
Dans  la  cour  du  Carrousel  quelques  officiers  de  service, 
l'air  préoccupé,  fument  en  faisant  les  cent  pas.  Deux 
cavaliers,  la  carabine  sur  la  cuisse,  immobiles,  montent 
la  garde  devant  les  tentes  de  bois  placées  à  droite  et  à 
gauche  du  petit  arc  de  triomphe. 

Notre  déjeuner  rapidement  expédié,  nous  reprenons 
notre  course  à  travers  Paris  ;  mon  frère  sort  avec  notre 
père;  j'accompagne  mon  grand-père.  L'aspect  des  bou- 

Berlin,  Du  Paly,  Boitelle,  etc..  Je  me  souviens  que  c'est  Alexandre 
Duval  qui,  passant  la  lôte  par  l'ouverture  de  la  tente  où  nous  nous 
tenions,  nous  annonça  la  terrible  nouvelle  de  la  guerre  et  la  révo- 
lution à  Paris.  Nous  étions  très  jeunes  et  peu  enclins  à  commenter 
toutes  ces  catastrophes.  Seul  Boitelle,  fils  du  Préfet  de  Police,  dit 
d'un  air  sentencieux  :  «  Mais  c'est  papa  qui  ne  va  pas  être  «  content  ». 
«  Nous  sommes  restés  consignés  au  camp  et  toute  la  nuit  nous 
fûmes  sur  pied  et  occupés  à  faire  des  rondes  dans  la  crainte  d'une 
irruption  des  émeutiers  dans  les  cantonnements». 


LE    4    SEPTEMBRE    1870  337 

.evards  s'est  absolument  modifié  :  la  foule,  silencieuse 

et  morne  ce  malin,  est  maintenant  grondante  et  affolée. 

Des  bataillons  de  la  garde  nationale  défilent,  musique 

en  tête;  les  cuivres  éclatent  en  notes  stridentes;  des 

hurlements  s'élèvent  :   «  Déchéance!...   déchéance!...  » 

Quelques   «  Vive  Gambetla!...  Vive  Trochul...  Vive  la 

République!...  »  qui  nous 

stupéfient...  Pas  un  sergent  \^ 

de  ville.  Nous  emboîtons  le 

pas  d'un  bataillon  et  arri-       /m 

vons  place  de  la  Concorde.         ; 

Le  pont  est  barré  par  une     / 

double  haie  de  gendarmes    (   î 


à  cheval...  Au  delà,  une  [ 
foule  compacte  est  massée  \ 
devant  les  grilles  du  Corps 
législatif. . .  De  grand  cris. ..  \ 
Des  hourras... On  dit  autour  \ 
de  nous  que  Gambetta  et 
Jules  Ferry  haranguent  le 
peuple.    Bientôt   les   gen-  gambetta. 

darmes  qui  gardent  le  pont 

sont  débordés  et  les  manifestants  de  la  place  de  la 
Concorde  vont  en  courant  rejoindre  les  manifestants  du 
Corps  législatif;  on  chante  la  Marseillaise  et  le  Chant 
du  Départ)  la  foule  s'écarte  pour  laisser  passer  les  gen- 
darmes et  un  peloton  de  sergents  de  ville  qui  regagnent, 
épée  au  fourreau,  les  casernes...  Sur  leur  passage,  on 


o38  LES    PIERRES    DE    PARIS 

crie:  «Vive la  France!... Vive Gambetla!... Vive Trochu!...» 
Aulour  de  nous  on  raconte  que  Jules  Favre  \  Gambelta 
sont  allés  proclamer  la  République  à  l'Hôtel  de  Ville... 
La  Chambre  a  été  envahie  et  la  déchéance  prononcée...  ({) 
Les  acclamations  redoublent;  la  grille  des  Tuileries 
est  enfoncée  ;  la  foule  pénètre  timidement  dans  le  jar- 
din; beaucoup  de  curieux  se  «  délilent  »  derrière  les 
statues  et  les  arbres,  car  l'on  rcJoute  un  feu  de  salve 
tiré  par  les  voltigeurs,  rangés  en  bataille  devant  le 
Palais,  au  bout  de  la  grande  allée.  C'est  le  général  Mel- 
linet,  un  glorieux  balafré  du  premier  Empire,  qui  les 
commande,  et  le  \ieux  brave  n'a  pas  froid  aux  yeux. 
Prudemment,  mon  grand-père  m'emmène  et  nous  repre- 
nons le  chemin  des  boulevards.  A  toutes  les  fenêtres, 


(1)  Comment  le  peuple  parvint-il  à  franchir  la  grille?  L'inci- 
dent vaut  la  peine  d'ôlre  noté. 

«  Des  officiers  du  bataillon  do  la  Garde  nationale  posté  sur  le 
pont  de  la  Concorde  ont  besoin  d'entrer  au  Palais.  M.  Stcenackcrs 
vient  ouvrir  la  grille  et  les  officiers  passent.  Mais  comment  refer- 
mer une  grille  poussée  par  vingt  mille  poitrines  d'hommes  !  Im- 
possible. Le  flot  passe  avec  les  officiers,  et  le  peuple,  en  une 
minute,  apparaît  soudain  dans  toutes  les  salles... 

«  On  dira,  on  a  dit  déjà,  que  ce  sont  les  députés  de  l'opposition 
démocratique  qui  ont  voulu  entraîner  la  représentation  nationale 
et  proclamer  la  République.  Mensonge!...  Us  ont  fait  des  efforts 
inouïs  pour  faire  sortir  la  foule  et  pour  rendre  inviolable  le  sanc- 
tuaire de  la  Chambre... 

«  La  droite  s'éclipse,  le  centre  suit  le  général  Palikao  et  la  gauche, 
au  nom  du  peuple  souverain,  Ut  une  première  liste  des  membres 
qui  doivent  composer  un  gouvernement  provisoire.  Mille  et  mille 
voix  répètent  à  la  fois  :  «  A  l'Hôtel  de  Ville  !  ».  —  (L 'Illustration). 


«I  ii   -»>»wpf|^i 


HAPON, 


{Le  Momie  Illustré.) 

LE   GOUVEKNEMENT  DE   LA    DÉt'ENSE  NATIONALE 


23 


LE    4    SEPTEMBRE    1870  341 

des  curieux,  très  peu  de  voitures,  les  trottoirs  et  la 
chaussée  noirs  de  monde...  A  l'angle  de  la  rue  Le  Pele- 
tier,  une  cohue  regarde  deux  hommes,  dont  un  garde 
national,  occupés  à  abattre  à  coups  de  sabre  les  armes 
impériales  sculptées  au-dessus  de  la  boutique  de  Dus- 
sautoy,  tailleur  de  l'Empereur;  mais  ces  exaltés,  que 
l'on  acclame,  prennent  grand  soin  de  respecter  l'aigle 
russe  à  deux  têles  accolée  à  l'aigle  napoléonienne... 

C'est  comme  un  signal...  la  foule  court  sus  aux  insi- 
gnes impériaux;  les  commis  des  «  fournisseurs  de 
LL.  MM.  l'Empereur  et  l'Impératrice  »  semblent  les 
premiers  à  donner  l'assaut  ;  en  moins  d'une  heure,  tout 
emblème  dynastique,  les  couronnes,  les  N  subversifs 
ont  disparu  des  façades  des  magasins...  quelques  enra- 
gés poussent  la  colère  jusqu'à  gratter  sur  des  affiches 
de  commerçants  les  vignettes  des  médailles  obtenues 
aux  Expositions,  médailles  ornées  du  profil  moustachu 
de  Napoléon  III. 

Les  terrasses  des  cafés  devant  lesquels  on  quête 
pour  les  blessés  regorgent  de  consommateurs,  on  boit 
ferme,  on  hurle,  on  crie  :  «  Vive  la  République!  Vive 
Gambetta!  »  On  échange  des  nouvelles,  on  s'interroge  : 
«  Qu'est  devenue  l'Impératrice?  »  —  Est- il  vrai  qu'on 
ait  arboré  le  drapeau  rouge?  A  quelle  heure  la  Chambre 
a-t-elle  prononcé  la  déchéance...  «  Capoul,  sur  l'impé- 
riale d'un  omnibus,  chantait  tout  à  l'heure  la  Marseil- 
laise, sur  la  place  de  la  Bourse,  on  Ta  acclamé!  »  Bou- 
levard Montmartre,  un  «  moblot  »,  grimpé  sur  un  banc, 


342  LES    PIERRES    DE    PARIS 

annonce  qu'il  arrive  de  l'Hôtel  de  Ville...  «  Henri 
Rochefort  vient  d'y  entrer  couvert  de  fleurs...  en  fiacre 
découvert...  des  milliers  d'hommes  l'escortaient,  en  l'ac- 
clamant... Pour  délivrer  son  idole,  le  peuple  a  enfoncé 
à  coups  de  madrier  les  portes  de  Sainte-Pélagie...  Vive 
Rochefort!  »  (*) 

(1)  «  ...Olivier  Pain  fit  jouer  la  serrure,  la  porte  s'ouvrit  et  une 
centaine  d'amis  se  précipitèrent  dans  le  couloir,  m'enlevant  dans 
leurs  bras  et  me  jetant  dans  une  voiture  découverte  qui  passait... 

«  La  population  grossissait  à  vue  d'œil  autour  de  nous.  Bientôt 
notre  escorte  devint  une  armée. 

«  J'étais  dans  la  Victoria  avec  Pain,  Paschal  Grousset,  qui,  sorti 
quelques  semaines  auparavant,  était  venu  au-devant  de  rious, 
Arthur  de  Fonvielle,  Charles  Dacosta,  de  sorte  que  la  voilure, 
chargée  au  delà  de  toute  prévision,  n'avançait  plus  qu'au  pas. 

«  En  un  instant  nous  fûmes  couverts  de  fleurs  et  j'apparus 
zébré  d'écharpes  et  drapé  de  rubans  rouges  comme  un  mât  de 
cocagne.  On  nous  apprit  que  la  séance  de  la  Chambre  venait 
d'être  levée  et  que  les  députés  de  Paris  délibéraient  à  l'Hôtel  de 
Ville. 

«  .  .Nous  avions  ramassé  tant  de  monde  en  route  que  nous 
étions,  au  bas  mot,  cinquante  mille  quand  nous  débouchâmes 
sur  la  place  de  l'Hôtel  de  Ville. 

«  ...La  grille  qui  allait  céder  sous  la  pression  fut  enfin  ouverte 
par  le  portier  de  l'Hôtel  de  Ville,  mais  la  porte  de  l'escalier  menant 
aux  appartements  avait  été  également  verrouillée,  et  la  masse  de 
nos  accompagnateurs  s'étant  engouffrée  avec  moi  dans  le  corridor, 
je  crus  que  je  n'en  sortirais  pas. 

«  Je  n'en  serais  probablement  pas  sorti  en  effet  si  je  ne  m'étais 
résolu  à  casser  un  carreau  dont  on  enleva  tous  les  morceaux,  ce 
qui  me  permit  de  passer  à  travers.  Mais  j'étais  presque  en  lam- 
beaux lorsque  les  huissiers  m'introduisirent  dans  la  salle  des 
délibérations  où  le  Gouvernement  provisoire  était  déjà  en  séance  ». 
—  Henri  Rochefort.  Les  Aventures  de  ma  vie,  t.  II,  p.  200. 


LE   4    SEPTEMBRE    1870 


343 


Impénitents  badauds  parisiens,  mon  grand-père  et 
moi  regardons  machinalement  les  affiches  des  spec- 
tacles :  au  Théâlre-Français,  les  «  comédiens  ordinaires 
de  l'Empereur  jouent,   à  7  h.  1/2,  le  Menteur,  Mérope, 


LES  DÉPUTÉS  DE  LA  RIVE  GAUCHE  (4  SEPTEMBRE). 


le  Caprice',  à  l'Opéra-Comique,  Zampa,  avec  Léon 
Achard;  à  la  Gaîté,  la  Chatte  blanche]  au  Palais-Royal, 
les  Diables  roses.  Bal  au  jardin  Mabille  et  au  Tivoli- 
Vauxhall. 

Un  gros  rassemblement  devant    le  théâtre  du  Gym- 
nase (où  Mlle  Desclée  joue  ce  soir  le  Demi-Monde)  :  les 


344  LES    PIERRES    DE    PARIS 

sergents  de  ville  occupant  le  petit  poste  tapi  contre 
les  marches  donnant  accès  à  l'église  Bonne-Nouvelle 
auraient  chargé  la  foule  à  coups  d'épée...  «  Us  ont  bien 
fait,  ripostent  quelques-uns;  des  voyous  avaient  tiré  sur 
eux  des  coups  de  revolver...  »  Les  grilles  sont  fermées  ; 
deux  gardes  nationaux,  l'arme  au  bras,  montent  la  fac- 
tion devant  le  poste  hermétiquement  clos. 

Toute  une  population,  frémissante,  nerveuse,  se  presse 
sur  les  boulevards,  beaucoup  de  citoyens  en  bourgeois, 
coiffés  d'un  képi  ou  d'un  shako  —  dont  l'aigle  a  été 
arrachée  —  et  porteurs  d'un  fusil  orné  de  feuillages 
enlevés  aux  arbres  des  squares,  beaucoup  de  femmes, 
beaucoup  d'enfants;  les  marchands  de  coco  font  des 
affaires  d'or.  C'est  à  peine  si  l'on  parle  de  la  guerre  et  de 
nos  pauvres  soldats...  On  semble  espérer...  on  «  veut» 
espérer  qu'un  changement  de  régime  amènera  un  chan- 
gement de  fortune,  et  il  est  inouï  de  constater  qu'en  ce 
jour  de  deuil,  Paris  prend  un  air  de  fête  ! 

A  l'angle  du  boulevard  et  de  la  rue  Saint-Denis,  deux 
chanteurs  ambulants  dégoisent  des  couplets  orduriers 
sur  l'Impératrice... 

Le  dîner  est  fiévreux...  Chacun  raconte  les  épisodes 
effarants,  touchants,  patriotiques  ou  comiques  recueillis 
au  hasard  de  ses  courses.  Notre  père-  a  rencontré 
Sardou,  qui  lui  a  narré  son  entrevue  avec  le  général 
Mellinet,  la  diplomatie  qu'il  dut  employer  pour  amener 
le  général  à  retirer  les  soldats  et  à  éviter  une  inutile 
effusion  de  sang...  Vers  deux  heures  le  drapeau  avait 


LE   4   SEPTEMBRE    1870 


345 


été  amené  (4),  l'Impératrice-Régente  ayant  quitté  le  châ- 
teau; à  trois  heures,  les  voltigeurs  de  la  garde  impériale 


HENRI    R0CHEF0RT    (4   SEPTEMBRE  1870). 


(1)  Un  toast  à  l'Impératrice  Eugénie  porté  le  soir  même  du 
4  septembre  dans  le  Palais  des    Tuileries. 

Récit  de  M.  Delaporte,  ancien  avoué  au  Tribunal  de  la  Seine, 
alors  sous-lieutenant  au  5me  bataillon  de  la  garde  nationale  : 

«  ...^près  être  restés  l'arme  au  pied,  place  Vendôme,    jusqu'à 


m 


LES    PIERRES    DE    PARIS 


cédaient  la  place  à  la  garde  nationale  et  à  quelques 
compagnies  de  mobiles...  des  centaines  de  curieux 
avaient  traversé  le  Palais,  très  respectueusement,  sans 
causer  le  moindre  dégât...  Un  de  nos  amis  a  croisé  le 
fiacre  amenant  du  Corps  législatif  à  l'Hôtel  de  Ville  — 
escortés  de  quels  cris  !  —  Gambctta,  Picard,  Magnin 
et  Laurier. 

Il  y  eut  ensuite  un  conseil  du  Gouvernement  provi- 
soire; le  général  Trochu  le  présida,  ayant  Jules  Favre  à 
sa  droile. 

Cette  longue  séance,  commencée  à  9  h.  .1/2  du  soir, 
dura  toute  la  nuit.  Le  Conseil  se  tint  dans  le  «  cabinet  de 
l'aile  droite  faisant  face  à  la  Seine  ».  Au  fond  de  la 
salle,  un  buffet  de  charcuteries  variées  »;  les  membres 

3  heures  de  l'après-midi  dans -l'attente  d'ordres  et  de  nouvelles 
précises,  les  deux  bataillons  de  la  garde  nationale,  dont  le  mien, 
reçurent  l'ordre  d'aller  occuper  les  Tuileries,  qu'une  foule  calme  et 
endimanchée  visitait  sans  désordre  dans  un  curieux  é'onnement. 
A  7  heures,  les  officiers  de  la  garde  nationale  de  service  aux 
Tuileries  furent  avisés  qu'un  dîner  les  attendait  au  Palais.  J'y  fus. 
Le  dîner  était  celui  destine  aux  officiers  de  service  le  matin  —  ser- 
vice de  l'Empereur.  —  Au  dessert,  on  servit  du  Champagne;  et 
c'est  alors  que,  non  sans  élonnement,  nous  vîmes  se  lever,  un 
verre  en  main,  un  de  nos  camarades  portant  les.  galons  de  lieute- 
nant. On  crut  qu'il  allait  boire  à  la  santé  de  la  République. 
Non  ;  sans  embarras  il  nous  dit  qu'il  avait  eu  l'occasion  d'assister 
au  départ  de, l'Impératrice,  qu'il  l'avait  trouvée  pleine  de  courage 
et  de  dignité  et  qu'il  nous  proposait  de  porter  un  toast,  non  plus 
à  l'Impératrice,  mais  à  la  femme,  à  la  mère.  Celte  proposition  ne 
trouva  pas  d'écho  mais  ne  souleva  non  plus  aucune  protestation, 
et  l'orateur  se  rassit  au  milieu  du  silence  ».  —  (Lettre  particulière). 


LE    4    SEPTEMBRE    1870  347 

du  gouvernement  de  la  Défense  nationale  mangeaien- 
debout,  hâtivement,  tout  en  continuant  à  discuter... 

Les  pièces  d'accès  étaient  occupées  par  la  garde 
nationale.  Dehors,  sur  la  place  de  Grève  et  le  long  du 
quai,  la  foule  poussait  d'incessantes  acclamations.  Au 
iour  naissant,  on  se  jeta  sur  des  canapés  ou  sur  des  lits 
improvisés  pour  prendre  quelques  heures  d'un  repos 
nécessaire.  Rochefort  dormit  dans  l'ancienne  chambre  à 
coucher  de  Mme  Haussmann  (*)! 

Je  ne  surprendrai  personne  en  rappelant  que  l'ap- 
pellation «  rue  du  Qualrc-Scptembre  »  date  de  celte 
tiournéc-là;  jusqu'alors,  la  rue  s'appelait  «  rue  du  Dix 
Décembre  »,  souvenir  de  la  proclamation  de  l'Empire... 
Celte  trop  évocatrice  plaïue  bleu**,  fut  la  première  vic- 
time du  régime  nouveau... 

(i)  Figaro  du  4  septembre  1309. 


&41 


LES 

CLASSES    DE   DANSE   A    L'OPÉRA 


ontez  cinq  élages,  tournez  à  droite,  prenez  le  cor- 
ridor de  gauche,  poussez  trois  portes,  remontez 
deux  autres  étages,  puis  tirez  de  nouveau  à  droite  et  là, 
demandez  votre  chemin  à  la  première  personne  que 
vous  aurez  l'heureuse  chanea  de  rencontrer;  car  vous 
ne  sauriez  certainement  pas  vous  y  retrouver  parmi 
tous  les  corridors  qui  s'ouvriront  autour  de  vous...  » 

Telle  fut,  à  peu  près,  l'indication  que  voulut  bien 
me  donner  la  concierge  de  TOpéra,  lorsque  je  la  priai 
de  mUndiquer  le  cours  de  M.  Giraudier,  professeur  de 
danse  pour  la  classe  des  hommes. 

Après  m'êlre  trompé  dix  fois,  avoir  dérangé  des 
tailleurs  courbés  sur  des  chausses  wagnériennes, 
envahi  des  accessoiristes  réchampissant  des  chars 
romains,  troublé  des  couturières  occupées  à  repriser 
des   jupons   de  tulle,   interrogé   des   lampistes  et  des 


350 


LES    PIERRES    DE    PARIS 


pompiers,  voire  même  deux  somnolents  employés  de 
bureau  plongés  dans  la  lecture  de  Y  Auto,  arpenté  les 
corridors  où  reposent,  remisés  jusqu'à  la  prochaine 
représentation,  les  dieux  égyptiens  d'Aida  et  les  éten- 
dards des  soldats  do  Faust,  entrevu  les  squelettes  de  bois 
des  coursiers  fougueux  destinés  à  emporter  les  Walkyrics 
dans  leur  héroïque  chevauchée,  je  finis  par  découvrir 
une  habilleuse,  les  bras  chargés  de  péplums  roses,  qui 
voulut  bien,  nouvelle  Ariane,  me  guider  dans  le  laby- 
rinthe. Au  bout  d'un  quart  d'heure  de  courses  éche- 
velées  je  parvenais  à  la  classe  de  M.  Giraudier. 

Au  moment  où  j'y  entrais,  une  vingtaine  do  jeunes 
gens  de  tailles  inégales  et  d'âges  variés  —  des  enfants 
de  huit  ans  et  des  hommes  de  vingt  ans  —  faisaient  de 
prodigieux  «  sauts  de  chat  »,  remplissant  de  leurs  bonds 
une  vaste  pièce  au  plancher  incliné,  tel  le  plancher  de 
scène  de  l'Opéra.  Au  fond,  une  grande  glace,  à  droite  et 
à  gauche  des  barres  d'appui;  les  danseurs  en  minces 
escarpins  de  peau,  culotte  courte,  bas  blancs  ou  gris, 
chemise  largement  ouverte.  Le  violon  à  l'épaule,  ryth- 
mant la  mesure,  précisant  les  mouvements,  les  indi- 
quant professionnellement  par  une  habile  inflexion  des 
jambes,  M.  Giraudier  dirige  et  contrôle  ses  élèves. 
«  Plus  en  dehors  le  pied...  Tu  vas  trop  vite...  Trop  vite, 
je  te  dis...  et  tes  bras,  tu  les  prends  donc  pour  des 
aéroplanes...  Une,  deux...  Pas  de  bourrée,  mainte- 
nant... Plus  en  dehors  le  pied...  Une,  deux...  C'est 
mieux...  A  toi,  Robert...  Songe  que  l'examen  est  dans 


LES    CLASSES    DE    DANSE    A    L'OPERA 


351 


huit  jours...  entrechat  six...  Une,  deux,  entrechat  sept... 
Bien...  Ça  ira...  »  Et  toujours  le  violon  à  l'épaule,  le 


L  ENTREE    DES   CLASSES. 


P.  Rcnouard,  aq. 


professeur  circulé  au  milieu  des  élèves,  d'un  pas  glissé, 
sur  le  plancher  non  ciré,  constellé  de  grands  huit  tracés 
par  l'eau  des  entonnoirs.  Avec  des  grâces  de  fillelies,  la 


352 


LES    PIERRES    DE    PARIS 


petite  classe,  à  son  tour  (des  enfants  de  huit  à  dix  ans) 
arrondit  la  jambe,  tend  le  jarret,  s-'efforçant,  elle  aussi, 
à  battre  le  redoutable  entrechat  six... 

Mais  voici  dix  heures  et  demie  :  «  Allons,  signez!  », 
et  les  danseurs  signent  de  leur  grosse  écriture  enfantine 


1    W 


LA  FEUILLE  DE  PRESENCE. 

P.  Renouard,  del. 


la  feuille  de  présence.  Les  petits  rigolent  :  «  Hein, 
monsieur,  comme  il  écrit  mal,  il  sait  pas  écrire...  » 
Ils  se  tordent  de  rire,  enfilent  leurs  minces  paletots  et 
s'envolent  comme  une  bande  de  moineaux. 

Une  douzaine  de  grandes  et  belles  filles  les  rem- 


LES   CLASSES    DE    DANSE    A    L'OPÉRA 


353 


placent;  les  coryphées  :  la  classe  de  Mllc  Théodore 
succède  à  la  classe  de  M.  Giraudier.  Tout  d'abord  des 
plaintes  :  «  Brrr...  qu'il  fait  froid,  on  gèle  ici!  »  et  ces 
jolies  personnes  se  plaignent  fort.  Toutes  sont  en  cos- 
tume de  leçon,  souliers  de  danse,  bas  roses,  jupe  de 
tarlatane,   pantalon  blanc  bouffant  serré   aux  genoux, 


LES  «   PETITES   ». 


P.  Renouard,  del- 


bras  nus;  sur  leur  corsage  largement  décolleté  sont 
croisés  des  fichus  de  laine  ou  des  matinées  de  satin  rose 
et  bleu,  les  cheveux  sont  peignés  à  la  diable,  les  yeux 
semblent  battus  de  sommeil  ;  plusieurs  élèves  ont  passé 
des  jambières  tricotées.  Fine  et  menue  dans  sa  robe 
noire,    Mlle    Théodore    paraît.    «    Allons,    allons,    mes 


354  LES    PIERRES    DE    PARIS 

enfants,  ne  perdons  pas  de  temps.  Vous  ne  me 
paraissez  pas  très  réveillées  ce  matin.  »  La  leçon  com- 
mence. Des  claquements  du  pouce,  des  battements  de 
mains  indiquent  le  mouvement;  à  des  exercices  de 
barre  succèdent  des  temps  de  pointes  et  des  ronds  de 
jambes  (4). 

Oh!  la  grâce  spirituelle  et  ensorcelante  de  ces 
minces  pieds  de  femmes,  qui  tantôt  frôlent  le  sol  sans 
paraître  daigner  s'y  poser  et  tantôt  semblent  se  piquer 
dans  le  plancher  comme  une  aiguille  dans  une  pelote. 
Avec  une  précision,  une  méthode,  un'  art  parfaits,  ce 
joli  bataillon  manœuvre  au  commandement  de  son 
colonel  qui,  d'ailleurs,  prêche  d'exemple,  indiquant  d'un 
geste  adroit  les  poses  à  prendre,  les  mouvements  à 
exécuter.  Puis,  on  passe  à  un  autre  exercice  :  «  Allons, 
l'adage.  »  A  ce  moment,  la  pianiste  (car  le  piano  a 
succédé  au  violon)  plaque  les  premières  mesures  de  la 

(1)  Ce  que  gagnaient  les  danseuses  de  l'Opéra  en  4842. 

Mme  Garlotta  Grisi,  première  danseuse,  40.000  francs  par  an, 
60  francs  de  feux. 

Mme  Louise  Fitz-James,  danseuse  de  caractère,  18.000  francs 
par  an. 

Mme  Pauline  Leroux,  danseuse  de  caractère,  42.000  francs  par 
an,  50  francs  de  feux. 

Mlle  Mario,  première  danseuse,  25.000  francs  par  an. 

Mlle  Forster,  première  danseuse,  6.000  francs  par  an. 

Les  sœurs  Desmilâtrc,  danseuses  de  deuxième  ordre,  10.000  francs 
par  an. 

Chaque  danseuse  du  corps  de  ballet  à  1.500  francs.  —  Salon 
littéraire  (30  octobre  1842). 


?'« 


LES    CLASSES    DE    DANSE    A    l'OPÉRA 


35? 


figure.  «  A  toi,  Berthe,  descends...  Pas  de  bourrée... 
Monte  sur  la  pointe...  Mieux  que  cela...  encore...  Ça 
va...  Allons,  Pichard,  à  toi...  Pas  mal...  Ne  te  presse 
donc  pas,  Georgette...  Laisse  bien  la  jambe  derrière  toi. 


ï.  Renouard,  dêl 


et  quand  tu  es  bien  à  l'arabesque  serre  les  reins  et 
n'oublie  pas  que  c'est  un  jeté  dessous...  Doucement, 
plus  doucement  Blanche,  ton  bras  est  trop  haut...  Et 
toi,  Germaine,  soigne  tes  pointes...  »  Dociles,  ces 
jeunes  filles   réalisent   vite   l'indication  que   leur  jette 


358  LES    PIERRES    DE    PARIS 

leur  professeur;  mais  pendant  qu'elles  tournoient,  un 
peigne  saute,  puis  deux,  puis  trois  peignes  ;  MIle  Théo- 
dore s'impatiente  :  «  Fixez  donc  mieux  vos  cheveux, 
c'est  insupportable  cette  pluie  de  peignes...  Allons, 
une,  deux...  Recommençons...  Bravo,  Germaine!...  (*)  » 

Sous  le  grand  vitrage  dont  la  lumière  crue  allume  des 
nimbes  d'or  dans  les  cheveux  blonds,  toutes  ces  jolies 
filles,  le  sourire  aux  lèvres,  forment  des  groupes  gracieux 
et  charmants.  Les  yeux  ne  sont  plus  bouffis,  elles  sont 
vraiment  réveillées;  leur  amour  professionnel  leur  a 
fait  oublier  la  fatigue. 

Car  ceux-là  se  trompent  fort  qui  s'imaginent  que 
l'existence  d'une  danseuse  comporte  de  sérieux  loisirs. 
Leur  travail  commence  dès  dix  heures  du  malin  pour 
ne  finir  souvent  qu'a  minuit,  avec  le  tombé  du  rideau. 
Classe  de  neuf  heures  à  dix  heures  et  demie  pour  les 
enfants,  de  dix  heures  et  demie  à  midi  pour  les  sujets, 
les  coryphées  et  les  quadrilles;  à  midi  et  demi,  répéti- 
tion, et  quatre  fois  par  semaine,  représentation  le  soir, 
tel  est  l'ordinaire  lableau  de  service. 

C'estvers  huit  ans  que  l'éducation  chorégraphique  com- 
mence et  seuls  un  entraînement  progressif  et  continu,  une 
sévère  mélhode,  un  régulier  assouplissement  font  qu'une 
jeune  fille,  presque  une  enfant,  peut,  sans  faiblir,  sup- 
porter l'excessive  fatigue  qu'entraîne  l'étude  de  la  danse. 

Comme  nous  voici  loin  de  la  légende! 

(1)  Non  seulement  M,le  Théodore  dirige  les  classes  des  «  cory- 
phées »  mais  elle  préside  ensuite  aux  leçons  «d'ensemble  »  des  sujets. 


LES    CLASSES    DE    DANSE    A    L'OPERA  359 


* 

*  * 


Nous  dégringolons  d'autres  escaliers  et  longeons  de 
nouveaux  corridors.  Voici  la  porte  de  la  classe  des 
petits  où  professe  Mlle  Van  Goeten.  Nous  entrons,  et 
MUe  Van  Goeten  de  s'exclamer  :  «  Voilà  bien  ma  chance, 
vous  arrivez  justement  le  jour  où  ma  pianiste,  épouvan- 
tablement  grippée,  a  dû  me  fausser  compagnie,  si  bien 
qu'à  la  veille  de  l'examen  mes  pauvres  élèves  sont 
forcées  de  travailler  d'après  mes  indications  chantées, 
et  Dieu  sait  combien  je  chante  mal!...  » 

Mlle  Van  Goeten  est  trop  modeste  :  elle  chante  fort 
bien,  fort  en  mesure,  et  son  mignon  quadrille  se  tré- 
mousse le  plus  joliment  du  monde  à  ses  intelligents 
commandements  (*).  Toutes  ces  fillettes  ont  de  douze  à 
quatorze  ans  ;  sur  leur  col  mince  se  balancent  encore 

(1)  Vendredi,  23  juin  1871. 

Les  petits  sujets  et  les  coryphées  répètent  en  costume  de  danse, 
pour  la  première  fois  depuis  la  fermeture  du  théâtre. 

Elles  sont  là  une  trentaine  de  danseuses  éparpillées  par  petits 
groupes,  leurs  robes  de  tarlatane  blanche  éclairant  la  demi-obscurité 
du  théâtre  ;  elles  vont  et  viennent,  causant  avec  animation  ;  en 
voici  une  qui,  penchée,  rattache  le  ruban  de  son  soulier  ;  une  autre 
debout,  sur  ses  pointes,  fait,  toute  droite  et  comme  piquant  le  plan- 
cher, un  assez  long  parcours,  puis  retombe  sur  ses  pieds  après  une 
pirouette,  en  disant  avec  un  geste  le  plus  gentil  du  monde  : 

—  Qu'est-ce  qu'elle  me  chantait  donc,  maman,  que  j'avais  perdu 
mes  pointes,  pendant  la  guerre  !  Je  savais  bien  que  non,  moi  !  Ça 
ne  se  perd  pas,  les  pointes!... 

Je  m'approche  d'un  groupe  où  la  conversation  est  pleine  d'en- 


360 


LES    PIERRES    DE    PARIS 


les  médailles  d'argent  de  leur  première  communion!  Il 
m   est   de   délicieuses   qui   déjà   minaudent   avec   une 


LA  CLASSE   D'ENSEMBLE  DE  Mlle   MAURI  DANS  LE  GRAND  FOYER  DE  L'OPÉRA. 

De  Montarlot,  phot. 

enviable    rouerie.    Il    semblerait    d'ailleurs    que    cette 
classe    fût    une    école    de    grâce,    tant  .le    professeur 


train.  C'est  une  petite  coryphée,  blonde  et  fort  jolie,  qui  raconte  la 
chute  de  la  colonne  Vendôme  : 

—  J'étais  là,  dit-elle,  au  premier  rang  et  j'ai  acheté  une  complainte 
qu'on  vendait  rue  de  la  Paix  :  je  l'ai  apprise  par  cœur.  —  Notes  et 
Souvenirs  (1870-71),  par  Ludovic  llalévy  (p.  107). 


LES    CLASSES    DE    DANSE    A    L'OPERA  361 

s'efforce  avec  raison  de  réagir  contre  «  les  mauvaises 
attitudes  ».  La  leçon  se  passe,  presque  tout  entière,  à 
faire  rentrer  dans  l'ordre  des  bras  trop  en  dedans  ou 
des  genoux  trop  en  dehors.  «  ...  maintenant,  mes 
enfants,  travaillons  le  pas  de  l'examen.  »  Et  MUe  Van 


M,le   ROSITA   MAU RI. 

Reutlinger,  phot. 

Goeten,  toujours  chantonnant,   indique  et  mime  elle- 
même  les  passages  difficiles... 

«  Ta  ta  ta  ta...  ton  genou  Emma...  ta  ta  ta...  un 
temps...  une,  deux,  trois...  Pliez...  une,  deux...  ta  ta 
la...  sauts  de  chats...  ton  petit  pied,  Jane...  ta  ta  ta... 
et  Jane  surveille  son  «  petit  pied  »  chaussé  de  coutil 
gris...  » 


362  LES    PIERRES    DE    PARIS 

Comme  j'admirais  le  charme  de  ces  minces  fillettes, 
leur  professeur  voulut  bien  me  présenter  à  son  premier 
sujet,  Ml,e  Emma  Mauller  —  onze  ans  —  qui  se  couvre 
de  gloire  dans  les  ballets  de  «  Femina  ».  Cette  «  étoile 
en  herbe  »,  comme  disait  l'autre,  daigna  danser  en 
mon  honneur  les  pizzicati  de  Sylvia,  et  je  quittai  la 
classe  sur  cette  aimable  vision. 

Redescendons  les  interminables  escaliers;  nous 
voici  de  plain-pied  avec  les  coulisses;  soulevons  le 
lourd  vélum,  presque  hermétiquement  clos,  qui  ferme, 
derrière  la  scène,  le  grand  foyer  de  la  danse.  Ici,  c'est 
l'arche  sainte;  Mlle  Rosita  Mauri,  hier  encore  la  gloire 
de  notre  Académie  nationale,  y  professe,  —  avec 
quelle  indiscutable  autorité  —  le  cours  de  perfection- 
nement (*). 

Au  milieu  du  grand  divan,  frileusement  serrée  dans 

(1)  Le  loyer  de  la  danse  à  l'ancien  Opéra  (1844)  :  Le  foyer  de  la 
danse  est  une  grande  et  vaste  pièce  attenante  à  l'ancien  hôte 
Choiseul.  Elle  est  assez  mal  éclairée  et  meublée  d'une  banquette 
semi-circulaire  sur  laquelle  prennent  place  les  rares  élus  admis 
à  pénétrer  dans  le  sanctuaire.  Un  buste  en  marbre  de  la  Guimard, 
posé  sur  une  colonne  en  bois  peint,  pareille  à  celles  qui  n'ornent 
guère  le  foyer  du  public,  est  la  seule  relique  adorée  dans  ce 
temple.  La  muraille,  recouverte  d'une  boiserie  sculptée  et  ou- 
vragée à  la  manière  du  temps,  est  tapissée  déglaces  qui  ont  repro- 
duit successivement  les  plus  frais  et  les  plus*  jolis  minois  du 
monde.  De  distance  en  distance  des  tringles  de  fer,  posées  à  hau- 
teur d'appui,  servent  aux  danseuses  qui  s'y  suspendent'  avec 
toutes  sortes  d'entrechats  et  de  ronds  de  jambes  en  attendant  leur 
entrée  en  scène.  —  Les  petits  Mystères  de  l'Opéra,  par  Albéhig 
Second,  p.  134. 


LES    (ÎLASSES    DE    DANSE    A    L*OPÉRA 


363 


un  long  manteau  de  tricot  blanc,  ses  cheveux  bouclés, 
recouverts  d'une  mantille  bleu  pâle,  la  haute  canne 
noire  à  pomme  d'or  —  son  bâton  de  commandement  — 
à  la  main,  le  sourcil  autoritaire,  Mlle  Rosita  Mauri  donne 
sa  leçon... 

L'aimable   artiste   me   reçoit  les   mains   tendues   et 
cependant  Mlle  Mauri  semble  soucieuse,  ses  yeux  spiri- 


AU    SECOND  QUADHILLE. 


P.  Renouard,  del. 


tuels  sont  mélancoliques..  MlIe  Mauri  est  un  peu  nerveuse, 
.elle  en  exagère  son  pittoresque  accent  espagnol.  «  Hé, 
cher  monsieur,  vous  tombez  bien  mal,  je  n'ai  encore 
"personne  ce  matin,  hier  au  soir  Faust,  aujourd'hui  il 
pleut  à  verse...  les  pauvrettes  sont  fatiguées;  deux  vail- 
lantes ont  seules  bravé  la  tempête  :  Schwarz  et  Billion; 
la  qualité  devra  remplacer  la  quantité.  » 


364  LES   PIERRES    DE    PARIS 

Oh!  la  belle  leçon,  je  ne  dirai  pas  seulement  de 
danse,  mais  encore  d'esthétique.  «  Allons,  mesdemoi- 
selles... continuez...  de  la  grâce.,  encore  de  la  grâce... 
Plus  bas  les  bras,  et  le  poignet  plus  souple...  détournez 
maintenant...  Tendez  la  pointe...  hop...  bravo  Schwarz! 
Très  bien...  port  de  bras...  attitude...  Restez...  »  Les 
charmantes  danseuses,  telles  deux  statues  grecques, 
s'immobilisent  en  une  «  pose  noble  »  et  MUe  Mauri, 
satisfaite,  de  s'écrier  :  «  Hein  1  sont-elles  d'une  belle 
ligne...  Ceci  est  parfait...  Mais  songez  qu'il  faut  toute 
une  vie  de  travail,  et  d'un  dur  travail  je  vous  assure, 
pour  atteindre  à  cette  perfection...  Pas  commode 
notre  métier  et  ne  l'exerce  pas  qui  veut,  et  puis, 
quelle  gymnastique,  parfois  aussi  quel  supplice! 

Saviez-vous  que  la  Taglioni,  après  une  leçon  de  deux 
heures  donnée  par  son  père,  tombait  mourante  sur  le 
tapis  de  sa  chambre,  où  elle  se  laissait  déshabiller, 
éponger,  rhabiller  sans  avoir  le  sentiment  de  ce 
qu'on  lui  faisait?...  Et  elle  devait  danser  le  soir,  la 
povera!  (d)  » 

(1)  Une  danseuse  dévorée  d'ambition,  MUe  X...,  avait  inventé, 
S.  G.  D.G.,  une  manière  fort  ingénieuse  de  se  casser  et  de  se 
tourner  en  même  temps... 

MUe  X...  se  couchait  par  terre,  le  visage  collé  contre  le  plan- 
cher, les  jambes  étendues  horizontalement,  puis  elle  faisait  monter 
et  peser  sur  elle  sa  femme  de  chambre.  Avec  le  temps  elle  s'habi- 
tua si  bien  à  son  fardeau  domestique  qu'elle  en  arriva  à  porter  sa 
mère  et  sa  sœur.  Si  la  place  n'eût  pas  manqué,  elle  en  eût  porté 
bien  d'autres.  —  Petits  Mémoires  de  l'Opéra,  par  Charges  db  BoiONlf 
1857,  p.  35. 


sw 


LB  COURS   DE  Mlle   MAURI   DANS  LE  GRAND   FOYER   DE   LA   DANSE. 
Mlle*   BARBIER,   ZAMBELLI,  D.   LOBSTEIN 


De  Montarlot,  phot. 


LES    CLASSES    DE    DANSE    A    L'OPÉRA 


367 


Mais  le  front  de  M"e  Mauri  se  rassérène  :  une  par 
une,  sans  bruit  les  retardataires  ont  fait  leur  appa- 
rition. L'état-major  de  l'escadron  volant  de  l'Opéra 
est  presque  au  complet  :  Mlles  Aïda  Boni,  Urban, 
Lobstein,   Meunier,   Johnsson,    de    Moreira,    Dockès   et 


LA  CLASSE    DE  M,le    TI1ÉODOUE. 


P.  Renouard,  del. 


Guillemin  entrent  en  leçon,  et  c'est  un  émerveillement 
de  voir  ces  jolies  personnes  résoudre  en  se  jouant  les 
difficultés  que  leur  impose  leur  éminent  professeur. 
D'un  mot,  d'un  geslc,  Mlle  Mauri  —  le  poing  gauche  à 
la  hanche,  et  marquant  la  mesure  de  sa  terrible  canne 


368  LES    PIERRES    DE    PARIS 

noire  —  commande,  surveille,  ne  ménageant  ni  ses  cri- 
tiques, ni  ses  compliments... 

...  Depuis  quelques  minutes,  une  nouvelle  danseuse 
est  survenue  :  après  avoir  exécuté  quelques  plies  et 
quelques  ronds  de  jambe,  elle  a  nonchalamment  posé 
son  pied  mince  sur  la  barre  la  plus  élevée,  plus  haut 
que  l'épaule,  et  dans  celte  pose  étrange,  mais  profes- 
sionnelle, elle  assiste  tranquillement  à  la  leçon  qui  finit. 
Cette  charmante  apparition  —  brune,  fine,  nerveuse  — 
est  Mlle  Zambelli,  l'étoile  de  l'Opéra...  A  son  tour,  elle 
danse  et  nous  admirons  cette  grande  artiste,  une  des 
plus  parfaites  qu'il  nous  ait  été  donné  d'applaudir 
D'un  mot,  d'ailleurs,  Mlle  Mauri  résume  nos  sensations  : 
«  C'est  un  feu  d'artifice  ». 

Puis  avec  le  charme  infini  qu'ont  les  femmes  parlant 
avec  amour  d'un  art  qu'elles  ont  exercé  supérieurement, 
Mlle  Mauri  énumère  toutes  les  qualités  nécessaires  à  une 
vraie  danseuse  :  l'élégance  des  attitudes,  la  noblesse  des 
positions,  les  aimables  abandons  du  corps,  les  longs 
déploiements,  les  parcours  sinueux,  et,  par-dessus  tout, 
les  yeux  d'enjouement...  M,le  Mauri  parlant  de  son  art, 
c'est  l'apôtre  même  de  la  religion  chorégraphique  qui 
sème  la  bonne  parole...  Les  yeux,  la  voix,  le  geste,  tout 
en  elle  est  sérieux...  j'allais  écrire  doctrinaire. 

Mais  —  il  y  a  toujours  un  «  mais  )>  dans  la  vie  — 
sous  la  jupe  noire  de  coupe  austère  sort  un  petit  bout 
de  pied  emprisonné  en  un  étroit  escarpin  verni...  et  ce 
petit  bout  de  pied  n'est  pas  doctrinaire  du  tout...  Ah!  le 


LES    CLASSES    DE    DANSE    A    L'OPÉRA  369 

gredin,  comme  il  frétille,  comme  il  se  cambre,  comme 
il  est  «  un  peu  là  »  !  Quel  docile  élève  et  qu'il  exécute 
spirituellement  les  indications  du  professeur...  Nous 
l'avons  connu,  chaussé  de  satin  rose,  alors  qu'il  nous 
charmait  dans  le  Cid,  les  Deux  Pigeons,  la  Korrigane, 
Coppèlia  /...(*) 

Mademoiselle  Rosita  Mauri,  quand  vous  voudrez  être 
tout  à  fait  sérieuse,  méfiez-vous  de  votre  petit  pied 

(1)  Il  est  permis  à  ce  propos  de  rappeler  les  jolis  vers  d'Alfred 
de  Musset  à  la  Taglioni,  créatrice  du  ballet  V Ombre  : 

Si  vous  ne  voulez  plus  danser, 
Si  vous  ne  faites  que  passer 
Sur  ce  grand  théâtre  si  sombre, 
Ne  courez  plus  après  votre  ombre 
Et  tâchez  de  nous  la  laisser 


37/ 


LA 

SEMAINE    D'UN    INONDÉ 


Dimanche  23  janvier  1910,  trois  heures  de  l'après-midi, 
du  haut  d'un  balcon  du  quai  Voltaire...  —  Malgré  la 
neige  qui  tombe  en  tourbillons,  une  foule  dense  assiège 
les  parapets  des  quais.  On  s'arrache  les  journaux...  On 
compte  les  marches  libres  des  escaliers  de  pierre  don- 
nant accès  aux  berges  inondées;  encore  douze...  ça  va 
bien.  De  l'angle  du  pont  des  Saints-Pères,  les  badauds 
constatent  avec  stupeur  que  le  fleuve,  démesurément 
grossi,  affleure  presque  les  entablements  du  funnel 
reliant  la  gare  d'Orsay  à  la  gare  d'Orléans...  Des  amis 
arrivent,  les  nouvelles  sont  de  plus  en  plus  mauvaises... 
la  banlieue  parisienne  est  tout  entière  envahie,  les  trains 
sont  arrêtés,  les  ponts  s'écroulent...  L'eau  paraît  sourdre 
de  partout,  par  les  murs,  par  les  parois,  par  les  fentes 
des  pierres,  sous  les  pavés,  le  long  des  rails  des  tram- 
ways... le  baromètre  enregistreur,  qui  marquait  733  mil- 


mètres,  baisse  encore! 


25 


372 


LES    PIERRES    DE    PARIS 


La  Seine  jaune  et  bourbeuse  semble  monter  à  l'assaut 
des  ponts,  des  berges,  des  bateaux-lavoirs,  des  grands 
chalands  noirs  accotés  aux  quais  et  dont  les  mariniers 
doublent  les  amarres... 


LA  SEINE  ET  LE   PONT-ROYAL,   25  JANVIER   1910. 

L.-P.  Aubey,  photog.  Verascope  Richard. 


Lundi,  2  heures.  Au  musée  Carnavalet.  —  Un  attaché 
et  deux  gardiens  manquent  à  l'appel;  ils  habitent  la 
banlieue  inondée,  les  communications  sont  interrom- 
pues, leurs  maisonnettes  doivent  être  cernées   par  les 


LA    SEMAINE    D  UN    IKONDÉ 


373 


eaux...  La  rue  de  Sévigné  résonne  de  sinistres  coups  de 
trompe  annonçant  qu'une  équipe  des  pompiers  occupant 
la  caserne  voisine  part  lutter  contre  quelque  nouvelle 
catastrophe.  Après  le  feu,  ces  braves  gens  vont  affronter 
—  en   héros  qu'ils    sont  —  l'eau,  l'eau  traîtresse   qui 


L  EMBARCADERE   DU   «    TOURISTE    »,  VIS-A-VIS  LA   GARE   D  ORSAY, 
Dr  A.  Bach,  photog.  26  JANVIER  1910.  Verascope  Richard. 

mine  sournoisement  les  murs,  prépare  les  éboulis,  ouvre 
les  crevasses... 

«  Allô  !  allô  !...  De  la  part  des  Annales.  Avez-vous  au 
musée  des  documents  sur  les  anciennes  inondations  à 
Paris?  —  Oui.   —  Ça  va  bien,  on  va  venir  voir  ça.  » 


374  LES    PIERRES    DE    PARIS 

—  «  Allô  1  De  la  part  du  Monde  illustré,  avez-vous  au 
musée  »,  etc..  Une  carte,  deux  cartes,  trois  cartes, 
quelques  reporters  désireraient  consulter  ce  que  le 
musée  possède  relativement  aux  inondations...  Vérifions 
un  peu  nos  richesses...  elles  sont  minimes...  Quelques 
illustrations  datant  de  trente  ans,  une  reproduction  d'un 
curieux  tableau  de  Loir  Luigi,  une  gravure  en  couleurs 
de  Debucourt,des  documents  sans  importance...  Maisen 
feuilletant  Paris  sous  le  Consulat,  d'Aulard,  je  retrouve 
ces  deux  extraits  de  la  Gazette  de  France,  qui  me 
semblent  tout  à  fait  de  circonstance  : 

A  la  date  du  12  nivôse  an  X  (1832)  :  «  ...  Le  débordement  de 
la  Seine  est  tel,  que  les  communications  se  trouvent  intercep- 
tées dans  plusieurs  quartiers  de  la  ville.  Il  ne  s'en  faut  plus  que 
de  dix-huit  pouces  pour  que  la  rivière  ne  soit  parvenue  à  la 
hauteur  de  1740...  On  navigue  en  bateau  dans  un  grand  nombre 
de  rues  :  celles  de  Saint-Florentin,  Lille,  Seine,  Vielle-Bou- 
cherie, Gît-le-Cœur,  Pavée,  etc..  La  place  de  Grève  se  trouve 
couverte  de  trois  à  quatre  pieds  d'eau,  et  les  bateaux  chargés 
de  blé  étaient  amarrés  ce  matin  sous  l'arcade  Saint-Jean.  » 
(L'arcade  Saint-Jean  traversait  jadis  l'Hôtel  de  Ville)... 

Plus  loin,  le  14  nivôse  : 

...  L'échelle  du  pont  National  (pont  Royal)  marquait  ce 
matin  7  mètres  7  décimètres. 

L'eau  couvre  l'esplanade  des  Invalides,  les  Champs-Elysées 
et  toute  la  plaine  d'Ivry.  On  voit,  du  haut  des  tours  Notre- 
Dame,  tout  le  spectacle  de  l'inondation. 

Quant  au  cataclysme  de  1740,  nous  en  connaissions 
tous  les  détails  par  le  Journal  de  Barbier  : 


LA   SEMAINE    D'UN    INONDÉ  375 

...  Actuellement  (25  décembre,  jour  de  Noël),  Paris  est 
entièrement  inondé.  D'un  côté,  la  plaine  de  Grenelle  et  le  canton 
des  Invalides,  le  Cours  et  les  Champs-Elysées,  tout  est  couvert 
d'eau.  Elle  vient  même  par  la  porte  Saint-Honoré  jusqu'à  la 
place  Vendôme...  On  ne  passe  plus  qu'en  bateau;  le  côté  de 
Bercy,  de  la  Râpée,  de  l'Hôpital-Général  (actuellement  la  Salpê- 
trière),  c'est  une  pleine  mer...  La  place  de  Grève  (actuellement 
place  de  l'Hôtel-de-Ville)  est  remplie  d'eau,  la  rivière  y  tombe 
par-dessus  le  parapet,  toutes  les  rues  des  environs  sont  inon- 
dées, dans  les  maisons  à  porte  cochère  les  bateaux  entrent 
jusqu'à  l'escalier...  Le  pain  vaut  toujours  quatre  sols  et  demi  la 
livre  et  tout  le  reste  est  très  cher...  Un  batelier  a  été  mis  en 
prison  pour  avoir  exigé  douze  sols  pour  passer  une  pauvre 
femme  et  son  enfant. 


6  heures  du  soir.  Chez  an  ami,  rue  de  Lille,  autour 
d'une  table  de  bridge.  —  Des  joueurs  surviennent  appor- 
tant les  nouvelles...  le  sous-sol  de  la  gare  d'Orsay  est 
envahi...  Deux  locomotives  électriques  que  l'on  n'a  pas 
eu  le  temps  de  garer  baignent  dans  l'eau  jusqu'à  mi- 
hauteur...  Toute  la  journée,  les  quais  ont  été  envahis 
par  les  curieux,  les  camelots,  les  photographes...  La 
Seine  verdâtre  roule  tumultueusement  des  poutres,  des 
tonneaux,  des  débris  informes,  des  cahutes  encore 
enguirlandées  de  lierre...  Quelques  magistrats  arrivent, 
gelés,  du  Palais  de  Justice  dont  les  calorifères  sont 
inondés...  les  membres  de  la  Chambre  des  Requêtes 
ont  dû  siéger  au  coin  d'un  feu  de  coke  en  Chambre  du 
Conseil  —  toutes  portes  ouvertes  —  pour  obéir  aux 
prescriptions  de  la  Loi...  Les  eaux  atteignent  7  m.  89 


376  LES    PIERRES    DE    PARIS 

au  Pont-Royal  ;  encore  un  centimètre  et  elles  vont 
dépasser  l'étiage  de  1740...  On  voudrait  se  rassurer; 
mais  le  bridge  languit... 

Mardi  25, 11  heures  malin.  — La  Seine  monte  toujours, 
la  foule  continue  à  envahir  les  quais.  Des  automobiles, 
des  coupés  stationnent  aux  têtes  des  ponts,  les  proprié- 
taires descendent  pour  voir  plus  près.  Debout  sur  leur 
siège,  chauffeurs  et  cochers  regardent  par-dessus  la  tête 
des  curieux.  Rue  de  Lille,  rue  de  Verneuil,  rue  de  Belle- 
chasse,  les  infiltrations  commencent.  Les  tramways 
sont  pleins,  on  est  si  bien  sur  l'impériale  pour  observer 
l'assaut  furieux  que  donne  le  fleuve  déchaîné  aux  vieux 
ponts  et  aux  quais  de  Paris...  «  Ça  fait  cinéma!  »,  dit 
un  élève  de  l'École  des  Beaux-Arts,  au  large  pantalon  de 
velours  gris,  tenant  sous  le  bras  une  jolie  fille  qui  mor- 
dille un  bouquet  de  violettes...  Les  curieux  sont  massés 
devant  la  porte  vitrée  de  la  gare  d'Orsay...  Le  bruit 
court  qu'on  va  faire  sauter  le  pont  d'Iéna,  dont  la  masse 
obstrue  le  passage  des  eaux...  Au  Jardin  des  Plantes,  on 
a  pu  sauver  les  ours  dont  les  fosses  étaient  inondées... 

7  heures  du  soir.  —  Qu'ils  sont  durs  à  gravir  les  cinq 
étages  que  l'ascenseur  avalait  si  rapidement...  A  chaque 
palier,  dans  l'angle,  des  bougies  en  des  flambeaux  de 
cuivre  ..  Et  le  soir,  on  fait  cercle  autour  de  la  lampe 
inutilisée  depuis  si  longtemps  et  qui  sent  le  pétrole... 

Mercredi  26,  7  h.  1/2  du  matin.  —  Les  moineaux 
parisiens  répondent   à  mon  appel  plus  nombreux  que 


LA    SEMAINE    d'un    INONDE  377 

jamais.  Eux  cL  moi  sommes  de  vieux  amis.  Chaque 
matin,  dès  sept  heures  et  demie,  ils  montent  la  garde 
sur  la  balustrade  du  balcon  et  réclament  en  piaillant  le 
pain  quotidien.  Je  réunis  d'habitude  une  vingtaine  de 
clients...  dont  un  boiteux  qui  ne  manque  jamais  sa  visite 


LE  QUAI    DES   GRANI  S-AUGIST1NS,   26  JANVIER   1910. 

de  Montarlot,  phot. 

matinale  et  un  petit  gris  d'une  effronterie  délicieuse... 
Ce  matin,  leur  nombre  a  doublé...  mes  petits  camarades 
ont  dû  faire  des  invitations...  C'est  entendu,  on  augmen- 
tera les  portions. 

8  heures  —  J'ouvre  mon  Figaro:  une  phrase  résume 


378  LES    PIERRES    DE    PARIS 

admirablement  la  journée  d'hier  :  «  On  a  l'impression 
d'être  dans  une  ville  assiégée  par  un  insaisissable 
ennemi  ».  La  Seine  a  encore  monté.  L'étiage  indique 
8m,  29.  Au  Pont-Royal,  la  situation  devient  très  grave... 
Le  fleuve  charrie  des  forêts  de  poutres  blanches,  des 
tonneaux,  des  cadavres  de  pauvres  chiens  qui  passent 
rapidement,  les  quatre  pattes  en  l'air,  tout  roides.  L'eau 
est  jaune  et  sale,  de  grands  remous  moirés  se  forment 
à  l'avant  des  bateaux  amarrés  et  des  pontons  d'embar- 
quement... Une  tempête  de  neige,  de  grésil,  de  pluie... 
Quai  Voltaire,  il  y  a  lm,40  d'eau  dans  nos  caves...  des 
pompes  d'épuisement  sont  installées  à  côté,  au  Monde 
illustré,  plus  loin  encore,  au  Journal  officiel,  pour  vider 
les  chambres  basses  où  fonctionnaient  les  machines. 

3  h.  1/2  du  soir.  —  La  salle  des  séances  du  Conseil 
municipal.  —  M.  de  Selves,  préfet  de  la  Seine,  expose  aux 
conseillers  l'exacte  situation  de  Paris  :  il  montre  le  péril 
grandissant  d'heure  en  heure,  il  énumère  les  mesures 
qu'il  a  prises,  non  seulement  contre  les  dangers  immi- 
nents, mais  encore  pour  assurer  l'existence  des  milliers 
de  sinistrés  qui  affluent  de  toutes  parts,  pour  hospita- 
liser les  malades,  pour  diriger  son  armée  d'ingénieurs, 
de  techniciens...  Les  yeux  cernés  de  bistre  du  préfet,  ses 
traits  tirés,  disent  le  surmenage  écrasant  de  cet  homme 
supérieurement  intelligent.  Le  préfet  de  police  lui  suc- 
cède, il  arrive  de  la  banlieue  inondée,  croulante,  et  sa 
brève  allocution  terminée,  il  se  hâtera  de  retourner  — 


LA   SEMAINE    d'(JN    INONDE 


379 


selon  son  habitude  —  au  plus  fort  du  danger,  donnant 
l'exemple  de  la  bravoure,  soutenant  de  sa  présence 
l'héroïque  phalange  des  agents,  des  marins  et  des  sol- 
dats réquisitionnés! 


-    -  '                                                    ----- 

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H*^p^r 

LE  QUAI  VOLTAIRE  ET   LA   POMPE  D  EPUISEMENT  DU  %  JOURNAL  OFFICIEL   * 

P  Parfonry,  photog.  26  JANVIER  1910. 


Massés  sur  les  marches  conduisant  à  la  tribune,  pres- 
sés derrière  leurs  collègues  du  bureau,  mêlés  aux  sténo- 
graphes, les  conseillers  font  une  ovation  aux  deux  pré- 
fets... Debout,  très  élégant  dans  sa  jaquette  noire  fleurie 


380  LES    PIERRES    DE    PARIS 

de  la  rosette  de  la  Légion  d'honneur,  M.  E.  Caron,  pré- 
sident du  Conseil,  souligne  éloquemment  la  grandeur  de 
cette  manifestation  patriotique...  Les  crédits  demandés 
sont  votés  à  l'unanimité,  un  grand  élan  de  solidarité 
fraternelle,  d'amour  passionné  pour  notre  cher  Paris, 
réunit  toutes  ces  opinions  souvent  contraires...  C'est 
très  simple,  très  beau,  très  impressionnant. 

4  h.  1/2.  —  M.  Quentin-Bauchart  —  conseiller  des 
Champs-Elysées  inondés,  qui  préside  la  Commission  du 
Vieux-Paris,  —  expédie  hâtivement  les  affaires  urgentes, 
puis  retourne  en  son  quartier  reprendre  son  poste  de 
combat. 

Les  quais  sont  toujours  remplis  par  la  foule,  plus 
curieuse  encore  quYmue...  Des  camelots  hurlent  : 
«  Demandez  Paris  sous  l'eau...  Le  déluge  à  Paris...  Un 
franc  la  douzaine  d'instantanés...  demandez...  »  Le  pont 
des  Arts  est  condamné,  on  ne  passe  plus...  Un  agent 
veille,  roulé  dans  son  caban,  derrière  des  cordes  ten- 
dues... Un  second  barrage,  quai  du  Louvre,  le  sol  est 
soulevé,  Peau  sort  par  les  égouts...  Le  vieux  Pont-Neuf 
assure,  une  fois  de  plus,  la  circulation  parisienne. 

L'eau  gagne  toujours;  depuis  le  commencement  do 
la  crue,  la  Seine  a  monté  de  6  m.  10...     * 

10  heures.  —  Ce  soir,  le  quai  Voltaire  offre  un  aspect 
lamentable.  On  piétine  dans  la  boue  gluante  au  milieu 
de  la  chaussée  ;  des  pompes  grinçantes  vident  les  caves 
de  VO/fîciel  et  crachent  sur  les  passants  des  nuages  de 


LA    SEMAINE    D'UN    INONDÉ 


381 


fumée...  On  commence  à  prendre  peur...  Les  commères 
font  de  fâcheux  pronostics...  Des  femmes  pleurent  et  une 
marchande  de  journaux  m'a  dit  textuellement  ceci  : 
«  Monsieur,  vous  qui  connaissez  le  préfet  de  police, 
savez-vous  si  cela  va  bientôt  finir?  » 

La  rue  de  Lille  est  complètement  inondée,  on  y  cir- 


LB  QUAI  DES  GRANDS-AUCUST^S,   2G   JAWIKR   1910. 

de  Monlarlot,  phot. 


cule  en  bateau.  M.  Lemercier,  juge  au  Tribun  1  de  la 
Seine,  a  amarré  un  bachot  en  toile  au  pied  de  son 
escalier  ! 

Une  affreuse  odeur  de  gaz  empuantit  les  environs, 
les  éboulements  ont  crevé  des  conduites,  Ton  ne  sait  où 


382  LES    PIERRES    DE    PARIS 

trouver  les  fuites...  Des  agents  sont  venus,  ordonnant 
de  fermer  tous  les  compteurs;  une  explosion  vient  de 
se  produire  chez  le  marchand  de  tabac  du  coin  de  la  rue 
de  Beaune,  au-dessous  de  l'appartement  historique  où 
mourut  Voltaire...  Ma  concierge  est  affolée  :  «  Encore 
trois  marches,  monsieur,  et  l'eau  est  dans  la  cour.  » 
Derrière  la  porte  cochère,  sous  la  voûte,  des  briques  et 
des  sacs  de  ciment  sont  empilés.  On  va  élever  une  digue 
au  haut  de  l'escalier  de  la  cave  complètement  remplie 
d'eau  et  devant  la  porte  d'entrée  de  la  maison. 

Le  tunnel  du  chemin  de  fer  d'Orsay  passe  sous 
nos  pieds,  l'on  entend  distinctement  l'eau  couler  en 
trombe. 

Jeudi  27,  9  heures  du  matin.  —  11  gèle,  mais  le  temps 
est  beau.  La  Seine  a  encore  monté.  Les  bateaux-lavoirs 
surgissent  au-dessus  des  parapets  des  quais,  bouchant 
la  vue  du  Louvre! 

4  heures  du  soir.  —  Au  coin  de  la  rue  du  Bac,  barrée 
depuis  midi,  un  fort  attroupement...  On  rit,  oij  plaisante. 
Quatre  égoutiers,  bottés  jusqu'à  la  ceinture,  traversent 
dans  leurs  bras  d'un  trottoir  à  l'autre  les  malheureux 
locataires  des  rues  inondées...  rue  de  Verneuil,  rue  de 
Lille,  rue  de  Poitiers,  rue  de  Beaune...  Ils  sont  dans  l'eau 
jusqu'aux  cuisses.  Les  femmes  crient,  les  enfants  s'amu- 
sent... Ce  pittoresque  va-et-vient  rappelle  la  jolie  gravure 
de  Petit  d'après  Garnier,  où,  dans  une  rue  parisienne,  un 
solide  gars,  les  jambes  nues,  porte  sur  son  dos  une  jolie 


LA   SEMAINE    D'UN    INONDÉ  383 

muscadine  de  l'an  IX  aux  mollets  impeccables,  aux  pieds 
mignons  chaussés  de  souliers  à  hauts  talons... 

10  heures  du  soir.  —  La  vision  du  haut  de  mon  bal- 


LA  PASSERELLE  DE  LA   RUE  DE  BEAUNE,  557  JANVIER  1910. 

Maria  Devaux,  photog.  Verascope  Richard. 

con  est  superbe  et  sinistre  :  peu  de  monde  sur  les 
quais,  au  loin,  dans  le  noir,  des  voix  de  camelots  crient 
les  «  dernières  nouvelles  »...  La  lumière  électrique  brille 
encore  sur  la  rive  droite...  Les  feux  rouges  signalant  les 
piles  de  ponts  jettent  leurs  notes  sanglantes. 


384  LES    PIERRES    DE    PARIS 

Sur  le  quai  du  Louvre  deux  feux  à  l'acétylène  pro- 
jettent de  grandes  lueurs  dont  les  reflets  viennent  danser 
sur  l'eau  4ioire  en  donnant  exactement  l'impression  de 
ces  «  pluies  d'or  »  que  tirent  les  artificiers. 

La  lune  est  très  claire...  Par-ci  par-là,  sur  les  quais, 
de  petites  flammes  :  les  feux  de  bivouac  allumés  parles 
soldats  qui  vont  passer  la  nuit  pour  nous  garder,  nous 
proléger  contre  l'inondation  et  nous  défendre  des  mal- 
faiteurs dont  les  sinistres  visages  commencent  à  se  mon- 
trer dans  les  ruelles  sombres. 

L'ami  qui  est  près  de  moi  contemple  ce  morne  pay- 
sage... Soudain  il  pousse  un  cri  :  «  Allons,  bon...  me 
voilà  bloqué...  l'eau  qui  commençait  à  peine  à  mouiller 
la  chaussée  devant  la  rue  Bonaparte  a  tout  envahi... 
comment  vais-je  pouvoir  rentrer  chez  moi...»  Et  il  me 
quille  anxieux! 

Vendredi  28,  4  heures  du  matin.  — La  nuit  est  douce, 
le  ciel  très  calme,  sans  une  étoile...  Aucun  autre  bruit 
que  le  grondement  morne  et  continu  du  fleuve...  L'eau 
paraît  avoir  atteint  le  niveau  même  du  pont  des  Saints- 
Pères,  dont  le  tablier  semble  poser  directement  sur  la 
Seine...  Des  silhouettes  d'agents  cyclistes  passent  rapi- 
dement dans  la  nuit  ;  les  grands  feux  ranges  du  quai  du 
Louvre  continuent  à  briller. 

7  heures.  —  Le  jour  parait,  livide...  Dans  l'escalier 
de  service  on  entend  les  domestiques  se  hâtant  de  des- 
cendre pour  aller  aux  provisions,  cela  rappelle  les  mau- 


LA    SEMAINE    D'UN    INONDÉ 


385 


vais  jours  du  siège...  Le  boucher  monte  lui-même 
prendre  les  instructions,  il  est  inondé  et  va  fermer...  La 
Seine  semble  encore  plus  menaçante. ..De  grands  nuages 
gris  traînent  comme  dos  toiles  sur  les  loits   du  Louvre 


LA  SEINE   ET  LE  PONT   DES    SAINTS-PÈRES.  28  JANVIER   1910. 

L.-P.  Aubey,  photog.  Verascope  Richard. 


les  tours  de  Saint-Germain-l'Auxerrois.  les  poivrières 
de  la  Conciergerie...  La  matinale  petite  note  rose  na 
vient  pas  comme  d'habitude  égayer  la  flèche  de  la 
Sainte-Chapelle...  Les  voitures  commencent  à  rouler, 
leurs  lanternes  rouges  encore  allumées;  sur  les  quais 


38(5  LES    PIERRES    DE    PARIS 

pleins  d'ombre  de  retentissants  coups  de  marteau...  Les 
boutiquiers  se  barricadent! 

7  h.  1/2.  —  Des  hourras  sous  mes  fenêtres...  Un 
jeune  homme  vient  de  pocher,  à  l'aide  d'un  panier 
attaché  au  bout  d'un  manche  à  balai,  une  magnifique 
carpe  pesant  au  moins  trois  livres... 

La  cuisinière  revenant  du  marché  donne  les  nou- 
velles. Dans  les  épiceries,  encombrées  de  paquets 
remontés  des  caves  où  l'eau  depuis  longtemps  les  eût 
noyés,  la  foule  se  presse  pour  faire  des  provisions... 
Les  eaux  minérales  et  le  pétrole  manquent  totalement; 
le  beurre  se  vend  2  fr.  30  la  livre,  la  douzaine  d'œufs 
1  fr,  80...  La  verdure  est  rare.  Le  prix  des  pommes  de 
terre  et  des  choux  a  doublé... 

10  heures.  —  La  circulation  est  de  plus  en  plus  dif- 
ficile; les  pavés  de  bois  disloqués  par  les  eaux  dansent 
sous  les  pieds.  Plusieurs  femmes  tombent.  Il  est  joli,  ce 
matin,  le  «  ruisseau  de  la  rue  du  Bac  »,  cher  à  Mme  de  Staël  ! 

Des  gamins,  des  garçons  livreurs,  des  badauds  ins- 
pectent curieusement  les  petites  digues  de  briques  et  de 
ciment  que  les  boutiquiers  et  les  portiers  ont  élevées 
devant  les  ouvertures  des  portes  cochères  et  des  maga- 
sins... 

Au  coin  de  la  rue  de  Bellechasse  et  de  la  terrasse  de 
la  Légion  d'honneur,  un  lac,  un  torrent...  Une  poche 
d'eau  a  crevé,  soulevant  le  trottoir,  et  le  flot  sort  en 
cascade,  couvrant  la  plaque  bleue  indiquant  le  nom  de 


LA    RUE   VISCONTI,   28   JANVIER   1910- 


Pbotog.  Neurdein. 


•  * 


LA    SEMAINE    D  UN    INONDE 


389 


la  rue;  celte  rue  de  Bellechasse  forme  un  canal  profond 
d'un  mètre  cinquante...  Une  sorte  de  pont  volant  per- 
met d'accoster  quelques  barques  qui  font  le  service  des 
rues  inondées  :  rue  de  Lille,   rue    de  Verneuil,   rue  de 


LE  PALAIS   DE  LA  LÉGION    D'HONNEUR,  28  JANVIER  1010. 

H.  Stresser,  photog.  Verascope  Richard. 


Poitiers.  Des  gens  embarquent,  de  gros  pains  sous  le 
bras,  des  provisions  à  la  main.  M.  Maréchal,  l'énergique 
commissaire  de  police  du  quartier,  bien  que  surmené 
par  trois  nuits  de  veille,  contrôle  son  personnel  impro- 
visé de  conducteurs  de  bachot;  beaucoup  sont  de  braves 


390 


LES    PIERRES    DE    PARIS 


gens  dont  le  dévouement  est  admirable;  mais  des 
apaches  se  sont  glissés  dans  les  rangs  ;  hier  deux  de  ces 
gredins  n'ont-ils  pas  voulu  rançonner  une  malheureuse 
femme  !  M.  Maréchal  a  grand'peine  à  éloigner  les 
curieux  du  terre-plein  dangereux  qui  s'étend  devant  la 
gare.  Ici  le  sol,  trop  affouillé,  peut  crever  d'une  minute 
à  l'autre...  Sous  nos  pieds,  tremble  la  mince  couche  de 
macadam  sous  laquelle  on  devine  l'eau  furieuse. 

11  heures.  —  La  cour  de  l'Ecole  des  Beaux-Arts  :  un 
lac  où  vient  se  mirer  le  délicieux  arc  de  Gaillon...  Des 
jeunes  filles,  sortant  des  ateliers  s'aventurent  en  riant 
sur  la  planche  étroite  qui  leur  permet  de  gagner  la 
chaussée  de  la  rue  Bonaparte. 

...  Un  canal  à  Venise  dans  la  Giudecca,  un  chemin 
d'eau  à  Rotterdam,  telle  nous  paraît  la  rue  Visconli 
complètement  inondée.  Les  habitants  doivent  s'y  servir 
d'une  échelle  pour  rentrer  chez  eux,  par  les  fenêtres  du 
premier  étage  !  Des  barques  circulent  dans  la  ruelle 
sombre  où  vécurent  Jean  Racine,  Adrienne  Lecouvrcur 
et  notre  immortel  Balzac.  Montés  sur  des  amas  de 
planches,  nous  ne  nous  lassons  pas  de  regarder  cette 
sente  étroite  où  le  ciel  vient  se  mirer  dans  l'eau.  C'est 
sans  conteste  un  des  plus  inattendus  aspects  de  Paris 
inondé... 

Nous  rentrons  chez  nous,  la  pluie  recommence  à 
tomber,  les  curieux  s'espacent,  les  boutiques  se  ferment, 
mais  les  camelots  continuent  à  s'égosiller  :  «  Demandez 


LA    SEMAINE    D'UN    INONDÉ 


391 


le   Déluge    à    Paris...    24    instantanés   pour  1  franc... 
demandez...  » 

A  4  heures,  le  pont  des  Saints-Pères  est  barré.  On 
ne  passe  plus. 

Samedi  matin,  29  janvier,  8  heures.     -  Un  soleil 


LA  COUR  DE   L'ECOLE   DES  BEAUX-ARTS,   28  JANVIER  1910 

H.  Stresser,  photog.  Verascope  Richard. 


blond  qui  semble  apporter  avec  lui  l'espérance...  La 
Seine  décroît,  on  n'en  saurait  douter  à  voir  la  mince 
ligne  blanche  que  la  baisse  des  eaux  laisse  paraître  sur 
les  piles  noires  des  ponts.  Par  contre,  nous  n'avons   ce 


392  LES    PIERRES    DE    PARIS 

matin  ni  journaux,  ni  gaz,  ni  électricité,  ni  téléphone, 
ni  ascenseur,  et  les  deux  seuls  ponts  assurant  nos  com- 
munications avec  la  rive  droite  sont  le  Pont-Neuf  et  le 
pont  Royal,  c'est-à-dire  deux  des  plus  anciens  ponts  de 
Paris...  Le  progrès  ne  serait-il  qu'un  vain  mot? 

La  vie  recommence.  Des  petits  trottins  paraissent 
s'amuser  prodigieusement  à  regarder  les  inlassables 
pêcheurs  à  la  ligne  fort  occupés  «  à  mouiller  du  fil  dans 
l'eau  »  ;  des  peintres  ont  dressé  leur  chevalet  et  «  pigent 
les  motifs  »  de  l'inondation;  les  portiers  constatent  avec 
joie  «  que  ça  n'a  pas  monté  dans  la  cave  »;  enfin  la 
Seine  semble  moins  mauvaise,  moins  violente...  C'est  la 
fin,  espérons-le!...  Sur  la  colonne  Morris,  en  face  la  gare 
d'Orsay,  s'étale  une  affiche  toute  fraîche  «  Salle  du  Con- 
servatoire. —  Demain,  dimanche  30  Janvier  :  Le  Déluge, 
par  Saint-Saëns  »  — 


TABLE   DES  GRAVURES 


Pages 

Le  n°  5  du  quai  Conli  vers  18G0 , 3 

M""    d'Abranlcs . 7 

Bonaparte    9 

Le  salon  de  Mra"  de  Permon  (aujourd'hui  salon  de  M.  Pigorcr.u, 

place  Conti,  n°  2) . .  11 

Passage    Saint-Roch 13 

Estampe  allégorique  publiée  vers  1800 14 

L'angle  de  la  rue  des  Moineaux  et  de  la  rue  des  Moulins 15 

La  rue  Vieille  du-Temple  vers  1860 19 

La  Tourelle  Barbette  rue  Vieille-du-Temple,  vers  1805 23 

Eglise  des  Blancs-Manteaux  en  1790. 27 

Rue  Pavée  au  Marais 29 

La  Procession  de  la  Ligue 35 

L'empoisonneuse  la  Voisin 43 

Grille  s'ouvrant  jadis  sur  les  jardins  de  la  Voisin 45 

Entrée  de  Louis  XVIII  à  Paris,  le  3  Mai  1814 47 

Le  boulevard  Bonne-Nouvelle 49 

Le  Pont-Neuf  vu  du  yacht 53 

Coin  de  Seine 54 

Le  pont  du  yacht 55 

La  berge  du  quai  des  Orfèvres 57 

Pont-Neuf 59 

Petit  bras  de  la  Seine,  3  Janvier  1880 63 

Vue  de  l'Hôtel  de  Ville  de  Paris  (xvin*  siècle) 71 

Réception  de  Louis-Philippe  à  l'Hôtel  de  Ville 75 


394  TABLE    DES    GRAVURES 

J'agos 

Quai  de  la  Grève  et  parlie  de  l'Hôtel  de  Ville  vers  1850 77 

Lithographie  de  Raîfet.  (Album  de  1851) 79 

L'arcade   Saint-Jean,   rue   Monceau-Sainl-Gcrvais 83 

L'Hôtel  de  Ville  pendant  la  Révolution  de  1850 85 

Gravure  populaire  de  1789 87 

Attaque  de  la  Maison  commune  de  Paris,  le  29  Juillet  1791,  ou 

9  Thermidor  An  Hde  la  République 89 

La  cour  de  la  Sorbonne  vers  1845 97 

M"8  Constance   Mayer 107 

François  J.   Talma 115 

Talma,  rôle  de  Sylla  (acte  iv,  scène  vm),  1825 1 17 

Talma,  rôle  de  Pyrrhus 119 

Costume  de  Talma  dans  Cinna 121 

Cabinet  d'étude  de  Talma,  4,  rue  Saint-Georges 123 

Frise  peinte  du  cabinet  de  Talma,  rue  de  la  Tour-des-Damcs 125 

Porte  peinte  du  cabinet  de  travail  de  Talma,  rue  de  la  Tour-dcs- 

Dames 127 

Le  Louvre  et  les  Halles  à  700  mètres  d'altitude.  (Extrait  de 

Paris  vu  en  Ballon,  de  André  Schelcher  et  A.-Omer  Decugis.)  131 

The  day's  Folly  (Drawn  and  engraved  by  A  Y.  Sergent  1785) 133 

Expérience   faite   au   château   de  la   Muette,    par   M.    Pilaire   de 

Rozier    135 

Voyage  aérien  fait  en  présence  de  M.  le  Dauphin,  le  1"  Décem- 
bre 1784,  par  MM.  Charles  et  Robert 137- 

Globe  aérostatique  de  MM.  Charles  et  Robert 141 

M-  de   Montgolficr < 143 

Le  théâtre  du  Vaudeville,  place  de  la  Rourse  (sur  l'emplacement 

de  la  rue  du  4-Seplembre) 153 

Théâtre  de  l'Opéra-Comique,  plus  tard  théâtre  du  Vaudeville 157 

Henri  Monnier  dans  «  La  Famille  improvisée  » 158 

Henri  Monnier  (d'après  Gavarni) .. 159 

Arnal  dans  «  Une  fièvre  brûlante  » 161 

La    Dame   aux   Camélias , 1G2 

Les    Parisiens 163 

M1"   Planche    Pierson 165 

Portrait  de  M"*  Bartet  dans  «  l'Arlésienne  » 167 

M""  Réjane  dans  «  M™  Sans-Gône  » 169 


TABLE    DES    GRAVURES  395 

Pages 

L'église   Satnt-Merri 173 

Quartier  Saint-Merri.  —  Ancien  hô'.el  de  La  Rcyrïic,  24,  rue  Qifn- 

campoix    175 

L'église   Saint-Merri    177 

Le  bureau  des  lingères  de  la  rue  Courlalon 179 

Au  caveau  des  Halles 183 

Vue  du  marché  et  de  la  fontaine  des  Innocents 185 

E.  Rostand.  (Croquis  dessiné  au  caveau  des  Halles) 187 

Ruines  de  la  chapelle  du  Doyenne  et  de  l'hôtel  de  Longucville 191 

L'hôtel  de  LonguevilJe,  place  du  Carrousel 195 

Place  du  Carrousel  sous  Louis-Philippe 199 

Revue  du  Décadi,  passée  par  le  premier  Consul  dans  la  cour  du 

Carrousel    : 203 

Hôtel  de  Nantes,  place  du  Carrousel,  1849 2G-7 

Place  du  Carrousel.  (Vue  prise  à  l'entrée  du  Musée,  1849) 211 

Frascati    219 

Les  petites  Marionnettes.  (Gravure  du  temp?) 222 

Vue  de  Frascati 223 

Frascati    225 

Les  Garnitures  227 

Une  gravure  du  «  Bon  genre  » 229 

Mise    dune    Elégante 231 

La  Grange-Batelière  vers  1810 238 

Entrée  des  galeries  provisoires  construites  pour  l'exposition  aux 

Menus-Plaisirs    239 

Dessous  de  Ja  porte  des  Menus-Plaisirs 2il 

Coupe  sur  la  longueur  du  théâtre  du  Conservatoire 242 

Vue  intérieure  de  la  salle  du  Conservatoire 243 

Entrée  du  Conservatoire 247 

Thérésa  en  18G7 249 

Un    cabinet    d  époque    Directoire 251 

Un   salon   d'époque   Directoire 252 

Un  vieil   hôtel,   faubourg  Poissonnière 253 

Vue  de  Passy,  prise  dans  l'Isle  des  Cignes,  vis-à-vis  les  bons 

Hommes.  (Vers  1775) 257 

Balzac    , 261 

Le  jardin  de  Balzac 2G3 


393  TABLE   DES   GRAVURES 

Tages 

La  Maison  de  Balzac  (Sortie  sur  la  rue  Berton) 265 

Autre  vue  des  Boulevards,  près  le  pavillon  chinois  de  l'hôtel  de  „ 

Montmorency 273 

Pavillon  chinois  de  la  maison  de  M.  le  Duc  de  Montmorency,  bou- 
levard   Montmartre 277 

Le  passage  des  Panoramas,  vers  4808 281 

L'  «  en-lcte  »  des  factures  de  la  maison  Susse,  vers  1835,  repré- 
sentant quelques  «  charges  »  de  Dantan  jeune 285 

Tombeau  du  cardinal  de  Richelieu , . . .. 291 

Masque  mortuaire  (moulé  sur  nature)  du  cardinal  de  Richelieu..  297 

Crypte  funéraire  du  cardinal  de  Richelieu  à  la  Sorbonne 299 

Le  masque  -mortuaire  du   Cardinal-M'nislrc 302 

Richelieu  sur  son  lit  de  mort 303 

A.  Bruant,  par  Steinlen 306 

Aristide    Bruant 307 

Montmartre  en  1850 313 

Construction  de  l'église  du  Sacré-Cœur 315 

Le  poste  de  la  rue  des  Rosiers  (Juin  1871) 319 

Une  ferme  à  Montmartre 322 

La  rue  Saint-Vincent  à  Montmartre  (1908) 323 

Les  moulins  de  Montmartre  vers  1815 325 

Rue  des  Saules.  —  Cabaret  des  Assassins 327 

'  4  Septembre  1870 , 333 

Gambetta 337 

Gouvernement  de  la  Défense  Nationale 339 

Les  députés  de  la  rive  gauche  (4  Septembre) 343 

Henri  Rochcfort  (4  Septembre  1870) 345 

L'entrée  des  classes 351 

La  feuille  de  présence 352 

Les  «  Petites  » 353 

Le  second  quadrille 355 

«  A  la  barre  » .* 357 

La  classe  d'ensemble  de  M"'  Mauri  dans  le  grand  foyer  de  l'Opéra.  360 

M1"    Rosita    Mauri 361 

Au  second  quadrille 363 

Le  cours  de  M"e  Mauri  dans  le  grand  foyer  de  la  danse.  M""  Bar- 
bier, Zambclli,   D.  Lobslein 365 


TABLE   DES    GRAVURES  397 

Pages 

La  classe  de  M"6  Théodore 367 

La  Seine  et  le  Pont-Royal,  25  Janvier  4910 372 

L'embarcadère  du  «Touriste»,  vis-à-vis  la  gare  d'Orsay,  26  Jan- 
vier 1910 373 

Le  quai  des  Grands-Augustins,  26  Janvier  1910 377 

Le  quai  Voltaire  et  la  pompe  d'épuisement  du  «  Journal  Officiel  ». 

26  Janvier  1910 379 

Le  quai  des  Grands-Augustins,  26  Janvier  1910 381 

La  passerelle  de  la  rue  de  Beaune,  27  Janvier  1910 383 

La  Seine  et  le  pont  des  Saints-Pères.  23  Janvier  1910 385 

La  rue  Visconti,  28  Janvier  1910 387 

Le  Palais  de  la  Légion  d'Honneur,  28  Janvier  1910 389 

La  cour  de  l'Ecole  des  Beaux-Arts,  28  Janvier  1910.  • 391 


MU  Dfi  LA  TABLB  DES  GRAVURES 


0      « 


TABLE    DES    PLANS 


Page9 
Extrait  du  plan  de  la  Ville  de  Paris,  par  Bullet  et  Blonde),  de 
1G70  à  1G7G 35 

Extrait  d'un  plan  de  la  place  de  Grève  et  de  l'Hôtel  de  Ville  en 
1850.  (Collections  du  Musée  Carnavalet.  Carions  de  la  topo- 
graphie)     ' 86 

Extrait  du  plan  routier  de  la  Ville  de  Paris  en  1C59,  par  Charles 
Picquet 116 

Place  du   Carrousel 215 

Extrait  du  plan  du  XVI'  arrondissement  4e  la  Ville  de  Paris  en 
1860,  publié  dans  le  «  Paris  Nouveau  »  d'Emile  de  Labédollière.    260 

La  Butte  Montmartre 311 


FIN  DB  LA  TABLE  DES  PLANS. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Pages 

La  «  Mansarde  »  de  Bonaparte 1 

Au  vieux  quartier  des  Blancs-Manteaux 17 

La  rue  Beauregard.  La  rue  de  la  Lune.  L'église  Bonne-!\Touvclle. .  33 

Paysages    de    Seine . 51 

L'Hôtel  de  Ville  et  la  Place  de  Grève  le  51  Juillet  1830 69 

«  Musée  des  Arts  ».  A  la  Sorbonne 95 

La  rue  de  la  Tour-des-Dames.  —  La  Nouvcllc-Alhènes.  —  La  mai- 
son de  Talma 113 

Paris  vu  en  ballon ; 129 

Le   théâtre   du   Vaudeville 151 

Paris  la  nuit  :  Autour  de  Saint-Mer  ri;  1  hôtel  de  la  lîau:c  Loire; 

Chez  Emile;  le   Caveau  des  Halles 171 

Les  jardins  du  Carrousel 189 

«  Frascati  » 217 

Le  faubourg   Poissonnière 237 

La  rue  Raynouard.  Un  logis  de  M.  de  Balzcc 255 

Le  passage  des  Panoramas 271 

La  rue  de  la  Harpe 4 289 

La  vraie  «  Butte  »  Montmartre.. 305 


402  TABLE    DES    MATIÈRES 

Pages 
Le  4  Septembre  1870   :  La  place  du  Cliâleau-d'Eau;  Les  grands 

boulevards;  l'Hôtel  de  Ville;  les  Quais 331 

Les  classes  de  danse  à  l'Opéra 349 

La  semaine  d'un  inondé 371 

Table  des   gravures 393 

Table    des    plans 399 


riN    DE  LA   TADI.E   DES   MATItRES. 


1915-6-20.--  Paris.  ••  Imp.  Hcmmerié.  Petit  et  C 


0 


JUL31  196* 


Gain,   Georges 

Les  pierres  de  Paris 
C3 


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