Skip to main content

Full text of "Les poètes maudits"

See other formats


Google 



This is a digital copy of a book thaï was prcscrvod for générations on library shelves before it was carefully scanned by Google as part of a project 

to make the world's bocks discoverablc online. 

It has survived long enough for the copyright to expire and the book to enter the public domain. A public domain book is one that was never subject 

to copyright or whose légal copyright term has expired. Whether a book is in the public domain may vary country to country. Public domain books 

are our gateways to the past, representing a wealth of history, culture and knowledge that's often difficult to discover. 

Marks, notations and other maiginalia présent in the original volume will appear in this file - a reminder of this book's long journcy from the 

publisher to a library and finally to you. 

Usage guidelines 

Google is proud to partner with libraries to digitize public domain materials and make them widely accessible. Public domain books belong to the 
public and we are merely their custodians. Nevertheless, this work is expensive, so in order to keep providing this resource, we hâve taken steps to 
prcvcnt abuse by commercial parties, including placing lechnical restrictions on automated querying. 
We also ask that you: 

+ Make non-commercial use of the files We designed Google Book Search for use by individuals, and we request that you use thèse files for 
Personal, non-commercial purposes. 

+ Refrain fivm automated querying Do nol send automated queries of any sort to Google's System: If you are conducting research on machine 
translation, optical character récognition or other areas where access to a laige amount of text is helpful, please contact us. We encourage the 
use of public domain materials for thèse purposes and may be able to help. 

+ Maintain attributionTht GoogX'S "watermark" you see on each file is essential for informingpcoplcabout this project and helping them find 
additional materials through Google Book Search. Please do not remove it. 

+ Keep it légal Whatever your use, remember that you are lesponsible for ensuring that what you are doing is légal. Do not assume that just 
because we believe a book is in the public domain for users in the United States, that the work is also in the public domain for users in other 
countiies. Whether a book is still in copyright varies from country to country, and we can'l offer guidance on whether any spécifie use of 
any spécifie book is allowed. Please do not assume that a book's appearance in Google Book Search means it can be used in any manner 
anywhere in the world. Copyright infringement liabili^ can be quite severe. 

About Google Book Search 

Google's mission is to organize the world's information and to make it universally accessible and useful. Google Book Search helps rcaders 
discover the world's books while helping authors and publishers reach new audiences. You can search through the full icxi of ihis book on the web 

at |http: //books. google .com/l 



Google 



A propos de ce livre 

Ceci est une copie numérique d'un ouvrage conservé depuis des générations dans les rayonnages d'une bibliothèque avant d'être numérisé avec 

précaution par Google dans le cadre d'un projet visant à permettre aux internautes de découvrir l'ensemble du patrimoine littéraire mondial en 

ligne. 

Ce livre étant relativement ancien, il n'est plus protégé par la loi sur les droits d'auteur et appartient à présent au domaine public. L'expression 

"appartenir au domaine public" signifie que le livre en question n'a jamais été soumis aux droits d'auteur ou que ses droits légaux sont arrivés à 

expiration. Les conditions requises pour qu'un livre tombe dans le domaine public peuvent varier d'un pays à l'autre. Les livres libres de droit sont 

autant de liens avec le passé. Ils sont les témoins de la richesse de notre histoire, de notre patrimoine culturel et de la connaissance humaine et sont 

trop souvent difficilement accessibles au public. 

Les notes de bas de page et autres annotations en maige du texte présentes dans le volume original sont reprises dans ce fichier, comme un souvenir 

du long chemin parcouru par l'ouvrage depuis la maison d'édition en passant par la bibliothèque pour finalement se retrouver entre vos mains. 

Consignes d'utilisation 

Google est fier de travailler en partenariat avec des bibliothèques à la numérisation des ouvrages apparienani au domaine public et de les rendre 
ainsi accessibles à tous. Ces livres sont en effet la propriété de tous et de toutes et nous sommes tout simplement les gardiens de ce patrimoine. 
Il s'agit toutefois d'un projet coûteux. Par conséquent et en vue de poursuivre la diffusion de ces ressources inépuisables, nous avons pris les 
dispositions nécessaires afin de prévenir les éventuels abus auxquels pourraient se livrer des sites marchands tiers, notamment en instaurant des 
contraintes techniques relatives aux requêtes automatisées. 
Nous vous demandons également de: 

+ Ne pas utiliser les fichiers à des fins commerciales Nous avons conçu le programme Google Recherche de Livres à l'usage des particuliers. 
Nous vous demandons donc d'utiliser uniquement ces fichiers à des fins personnelles. Ils ne sauraient en effet être employés dans un 
quelconque but commercial. 

+ Ne pas procéder à des requêtes automatisées N'envoyez aucune requête automatisée quelle qu'elle soit au système Google. Si vous effectuez 
des recherches concernant les logiciels de traduction, la reconnaissance optique de caractères ou tout autre domaine nécessitant de disposer 
d'importantes quantités de texte, n'hésitez pas à nous contacter Nous encourageons pour la réalisation de ce type de travaux l'utilisation des 
ouvrages et documents appartenant au domaine public et serions heureux de vous être utile. 

+ Ne pas supprimer l'attribution Le filigrane Google contenu dans chaque fichier est indispensable pour informer les internautes de notre projet 
et leur permettre d'accéder à davantage de documents par l'intermédiaire du Programme Google Recherche de Livres. Ne le supprimez en 
aucun cas. 

+ Rester dans la légalité Quelle que soit l'utilisation que vous comptez faire des fichiers, n'oubliez pas qu'il est de votre responsabilité de 
veiller à respecter la loi. Si un ouvrage appartient au domaine public américain, n'en déduisez pas pour autant qu'il en va de même dans 
les autres pays. La durée légale des droits d'auteur d'un livre varie d'un pays à l'autre. Nous ne sommes donc pas en mesure de répertorier 
les ouvrages dont l'utilisation est autorisée et ceux dont elle ne l'est pas. Ne croyez pas que le simple fait d'afficher un livre sur Google 
Recherche de Livres signifie que celui-ci peut être utilisé de quelque façon que ce soit dans le monde entier. La condamnation à laquelle vous 
vous exposeriez en cas de violation des droits d'auteur peut être sévère. 

A propos du service Google Recherche de Livres 

En favorisant la recherche et l'accès à un nombre croissant de livres disponibles dans de nombreuses langues, dont le français, Google souhaite 
contribuer à promouvoir la diversité culturelle grâce à Google Recherche de Livres. En effet, le Programme Google Recherche de Livres permet 
aux internautes de découvrir le patrimoine littéraire mondial, tout en aidant les auteurs et les éditeurs à élargir leur public. Vous pouvez effectuer 
des recherches en ligne dans le texte intégral de cet ouvrage à l'adresse fhttp: //book s .google . coïrïl 



o 


jORR-ïïme.-ill 


% 




g 




^^^^sM 


e 


^ 




(st 


P 




ffi 


Ci3 


'l^tëwt^'^-' 


?3 


H 


^^^m 


fe 


« 


•TT&VTa'''ptt> 


^ 




LES 



POÈTES MAUDITS 



^Rww 



r^ 



Librairie TAHIBE, 19, quai Saiat-Micliel, PARIS. 
Envoi franco contre timbres ou mandat-postè 



BIBLIOGRAPHIE DES ŒUVRES DE PAUL VERLAINE 

POÉSIES 

Poèmes SATURNIENS (1867). Réimpression prochaine » s 

Les fêtes galantes (1869). Réimpression 1886 3 » 

La BONNE CHANSON (1870) 2 » 

Romances sans paroles (1874). Réimpression avec portrait, 

1887 3 » 

Sagesse (1881) . Réimpression prochaine » » 

Jadis ET Naguère (1884) 3 » 

Amour(1888) 3 » 

Parallèlement (avec frontispice de Rops). Sous presse 5 » 

Bonheur (en préparation) » » 

PROSE 

Les poètes maudits (Corbière, Rimbaud et Mallarmé, pre- 
mière série (1884). Réimpression 1888, augmentée et ornée 
de six portraits 3 50 

Louise Leclercq, nouvelle, suivie de : Le Poteau, Pierre 

Diu:hatelet et de Mme Aubin {un SLCie) 3 50 

Tirage sur hollande de quelques exemplaires 8 » 

Les MEMOIRES d'un veuf 3 60 

Tirage sur hollande de quelques exemplaires 8 » 

Biographies littéraires publiées dans les Hommes d'au- 
jourd'hui : Leconte de Lisle, François Coppée, P. Verlaine, 
Villiers de l'Isle-Adam, J. Richepin, Armand Silvestre, 
Ed. de Goncourt, Barbey d'Aurevilly, Snlly-Pru ihomme, 
Léon Dierx, Rollinat, Stéphane Mallarmé, Arthur Rimbaud, 
L. Vanier. — Chaque numéro avec portrait-charge en cou- ' 
leurs, 10 cent. Les 14 numéros t 140 

A paraître : Xavier de Ricard, Albert Mérat, Charles Gros, 
José-Maria de Hérédia, André Lemoyne, Anatole France, 
Raoul Ponchon, A. Theuriet, Lafenestre, A. Baju, René 
Ghil, etc. 



Paul Verlaine. Étude littéraire, par Charles Morice, avec 

portrait (sous presse) 2 » 



A snibre s. — imprimerie louis botbret g'*. 



^frv 



? 




PAUL VERLAINE 






LES 



POÈTES MAUDITS 



NOUVELLE ÉDITION 
Ornée de six portraits par Laque 



TRISTAN CORBIERE 

ARTHUR RIMBAUD STÉPHANE MALLARMÉ 

MARCELINE DESBORDES-YALMORE 

VILLIERS DE L'ISLE-ADAM 

PAUVRE LELIAN 



PARIS 

LÉON VANIER, ÉDITEUR 

19, QUAI SAINT-MICHEL, 19 
1888 



f^ 



y 







t^m^imm^ 



\ 



V. 









V 



LES POÈTES MAUDITS 






^ AVANT-PROPOS 



Cest Poètes Absolus quHl fallait dire 
pour rester dans le calme, mais, outre 
que le calme n'est guère de mise en ces 
temps-ci, notre titre a cela pour lui qu'il 
répond juste à notre haine et, nous en 
sommes sûr, à celle des survivants d'entre 
les Tout-Puissants en question, pour le 
vulgaire des lecleurs d'élite — une rude 
phalange qui nous la rend bien. 

A bsoluspar l'imagination, absolus dans 
l'expression, absolus comme les Reys Ne- 
tos des meilleurs siècles . 

Mais maudits ! 

Jugez- en. 

1 



f^ 



p^pp^-^ A 



.', 





J^^ 



TRISTAN CORBIÈRE 



Tristan Corbière fut un Breton, un ma- 
rin, et le dédaigneux par excellence, œs 
triplex. Breton sans guère de pratique 
catholique, mais croyant en diable ; marin 
ni militaire, ni surtout marchand, mais 
amoureux furieux de la mer qu'il ne 
montait que dans la tempête, excessive- 
ment fougueux sur ce plus fougueux des 
chevaux (on raconte de lui des prodiges 
d'imprudence folle), dédaigneux du Suc- 
cès et de la Gloire au point qu'il avait l'air 
de défier ces deux imbéciles d'émouvoir un 
instant sa pitié pour eux! 

Passons sur l'homme qui fut si haut, et 
parlons du poète. 

Comme rimeur et comme prosodiste il 
n'a rien d'impeccable, c'est-à-dire d'as- 




LES POÈTES MAUDITS 



sommant. Nul d'entre les Grands comme 
lui n'est impeccable, à commencer par 
Homère qui somnole quelquefois, pour 
aboutir à Gœthe le très humain, quoi qu'on 
die, en passant par le plus qu'irrégulier 
Shakspeare. Les impeccables, ce sont... 
tels et tels. Du bois, du bois et encore du 
bois. Corbière était en chair et en os tout 
bêtement. 

Son vers vit, rit, pleure très peu, se mo- 
que bien, et blague encore mieux. Amer 
d'ailleurs et salé comme son cher Océan, 
nullement berceur ainsi qu'il arrive par- 
fois à ce turbulent ami, mais roulant com- 
me lui des rayons de soleil, de lune et 
d'étoiles dans la phosphorescence d'une 
houle et de vagues enragées ! 

Il devint Parisien, un instant, mais sans 
le sale esprit mesquin : des hoquets, un 
vomissement, l'ironie féroce et pimpante, 
de la bile et de la fièvre s'exaspérant en 
génie et jusqu'à quelle gaîté! 

Exemple : 






LES POÈTES MAUDITS 



RESCOUSSE 

Si ma guitare 
Que je répare, 
Trois fois barbare, 
Kriss indien, 

Cric de supplice. 
Bois de justice. 
Boite à malice, 
Ne fait pas bien... 

Si ma voix pire 
Ne peut te dire 
Mon doux martyre... 

— Métier de chien ! - 

Si mon cigare. 
Viatique et phare. 
Point ne t'égare ; 

— Feu de brûler... 

Si ma menace, 
Trombe qui passe, 
Manque de grâce; 

— Muet de hurler!... 

Si de mon &me 
La mer en flamme 




6 LES POÈTES MAUDITS 

N*a pas de lame; 
— Cuit de geler... 

Vais m'en aller! 

Avant de passer au Corbière que nous 
préférons, tout en raffolant des autres, il 
faut insister sur le Corbière parisien, sur 
le Dédaigneux et le Railleur de tout et de 
tous, y compris lui-même. 

Lisez encore cette 



EPITAPHE 

Il se tua d*ardeur et mourut de paresse. 

S'il Tit, c'est par oubli ; voici ce qu'il se laisse 

Son seul regret fut de n'être pas sa maîtresse. 

Il ne naquit par aucun bout, 
Fut toujours poussé vent debout 
Et fut un arlequin-ragoût, 
Mélange adultère de tout. 

Du je-ne-sais-quoi. — Mais sachant tout 
De l'or, — mais avec pas le sou; 
Des nerfs, — sans nerf. Vigueur sans force; 
De l'élan, — avec une entorse ; 




LES POÈTES MAUDITS 



De l'âme, — et pas de violon; 
De Tamour, — mais pire étalon ; 
Trop de noms pour avoir un nom. 



Nous en passons et des plus amusants. 



Pas poseur, — posant pour Vunique; 
Trop naïf étant trop cynique; 
Ne croyant à rien, croyant tout. 
— Son goût était dans le dégoût» 

Trop soi pour se pouvoir souôrir, 
L*esprit à sec et la tête ivre. 
Fini, mais ne sachant finir, 
Il mourut en s'attendant vivre 
Et vécut, s*attendant mourir. 
Gi-g!t, cœur sans eœur, mal planté, 
Trop réussi comme raté. 

Du reste il faudrait citer toute cette par- 
tie du volume, et tout le volume, ou 
plutôt il faudrait rééditer cette œuvre 
unique, Les Amours Jaunes *, parue en 
1873, aujourd'hui introuvable ou presque, 

1. Glady frères. 



^ 



8 LES POÈTES MAUDITS 

OÙ Villon et Piron se complairaient à voir 
un rival souvent heureux, — et les plus 
illustres d'entre les vrais poètes con- 
temporains un maître à leur taille, au 
moins ! 

Et tenez, nous ne voulons pas encore 
aborder le Breton et le marin sans quel- 
ques dernières expositions de vers déta- 
chés, qui existent par eux-mêmes, de la 
partie des Amours Jaunes qui nous oc- 
cupe. 

A propos d'un ami mort % de chic, de 
boire ou de phthisie » : 

Lui qui sifflait si haut son petit air de tête. 

A propos du même, probablement : 

Gomme il était bien Lui, ce Jeune plein de sève ! 
Apre à la vie gué !.. et si doux en son rêve. 
Comme il portait sa tête ou la couchait gai ment ! 

Enfin ce sonnet endiablé, d'un rhythme 
si beau : 




LES POÈTES MAUDITS 9 



HEURES 

Aumône au malandrin en chasse ! 
Mauvais œil à Tœil assassin ! 
Fer contre fer au spadassin ! 
— Mon âme n'est pas en état de grâce ! — 

Je suis le fou de Pampelune, 
J*ai peur du rire de la Lune 
Cafarde avec son crêpe noir... 
Horreur ! tout est donc sous un éteignoir. 

J'entends comme un bruit de crécelle... 
C'est la maie heure qui m'appelle. 
Dans le creux des nuits tombe un glas... deux glas. 

J'ai compté plus de quatorze heures... 
L'heure est une larme. — Tu pleures, 
Mon cœur !.. Chante encor, va! — Ne compte pas. 

Admirons bien humblement, — entre 
parenthèses, cette langue forte, simple en 
sa brutalité charmante, correcte étonnam- 
ment, cette science, au fond, du vers, cette 
rime rare sinon riche à l'excès. 

Et parlons cette fois du Corbière plus 
superbe encore. 



^ 



/^ 



10 LES POÈTES MAUDITS 

Quel Breton bretonnant de la bonne 
manière! L'enfant des bruyères et des 
grands chênes et des rivages que c'était! 
Et comme il avait, ce faux sceptique ef- 
frayant, le souvenir et Tamour des fortes 
croyances bien superstitieuses de ses 
rudes et tendres compatriotes de la côte ! 

Écoutez ou plutôt voyez, voyez ou plu- 
tôt écoutez (car comment exprimer ses 
sensations avec ce monstre-là ? ) ces frag- 
ments, pris au hasard, de son Pardon de 
Sainte Anne. 



Mère taillée à coups de hache, 
Tout cœur de chêne dur et bon, 
Sous Tor de ta robe se cache 
L*âme en pièce d*un franc Breton ! 

Vieille verte à face usée 
Gomme la pierre du torrent; 
Par des larmes d*amour creusée, 
Séchée avec des pleurs de sang. 



Bâton des aveugles ! Béquille 

Des rieilles ! Bras des nouyeau-nés ! 



LES POÈTES MAUDITS 11 



Mère de madame ta fille ! 
Parente des abandonnés î 

^ — O Fleur de la pucelle neuve ! 
Fruit de l'épouse au sein grossi, 
Reposoir de la femme veuve... 
Dt du veuf Dame-de-merci! 



Prends pitié de la fille-mère, 
Du petit au bord du chemin. 
Si quelqu'un lui jette la pierre 
Que la pierre se change en pain 



Impossible de tout citer de ce Pardon 
dans le cadre restreint que nous nous 
sommes imposé. Mais il nous paraîtrait 
mal de prendre congé de Corbière sans 
donner en entier le poème intitulé la Fin, 
où est toute la mer. 

combien de marins, combien de capitaines 
Etc. (V. Hugo.) 

Eh bien, tous ces marins — matelots, capitaines. 
Dans leur grand Océan à jamais engloutis... 
Partis imsoucieux pour leurs courses lointaines 
Sont morts— absolument comme ils étaient partis. 



^ 



12 LES POÈTES MAUDITS 

Allons ! c*est leur métier ; ils sont morts dans leurs 

[bottes ! 
Leur boujaron au cœur, tout vifs dans leurs capotes. . . 

— Morts... Merci : la Camarde a pas le pied marin 
Qu'elle couche avec vous : c'est votre bonne-femme.. . 

— Eux, allons donc : Entiers ! enlevés par la lame 

Ou perdus dans un grain... 

Un grain... est-ce la mort, ça? la basse voilure 
Battant à travers Teau! — Ça se dit encombrer... 
Un coup de mer plombé, puis la haute m&ture 
Fouettant les flots ras — et ça se dit sombrer. 

• 

— Sombrer— Sondez ce mot. Votre mort est bien pâle 
Et pas grand'chose à bord, sous la lourde rafale... 
Pas grand'chose devant le grand sourire amer 
Du matelot qui lutte. — Allons donc, de la place ! — 
Vieux fantôme éventé, la Mort change de face : 

La Mer!... 

N oy es?— Eh! allons donc! Les noyés sont d'eau douce. 

— Goules! corps et biens! Et, jusqu'au petit mousse, 
Le défi dans les yeux, dans les dents le juron ! 

A l'écume crachant une chique râlée. 
Buvant sans hauts-de-cœur la grand' tasse salée.., 
— Comme ils ont bu leur boujaron. — 



— Pas de fond de six pieds ni rats de cimetière : 
Eux, ils vont aux requins ! L'&me d'un matelot, 



/> 



LES POÈTES MAUDITS 13 

Au lieu de suinter dans vos pommes de terre. 
Respire à chaque flot. 

— Voyez à l'horizon se soulever la houle; 

On dirait le ventre amoureux 
D'une fille de joie en rut, à moitié soûle... 

Ils sont là ! — La houle a du creux. — 

— Écoutez, écoutez la tourmente qui beugle '... 
C'est leur anniversaire. — Il revient bien souvent! — 
O poète, gardez pour vous vos chants d'aveugle; 

— Eux : le De profundis que leur corne le vent. 

... Qu'ils roulent infinis dans les espaces vierges !... 

Qu'ils roulent verts et nus, 
Sans clous et sans sapin, sans couvercle, sans cierge. 

— Laissez-les donc rouler, terriers parvenus ! 



2 



J^ 



r^ 



j^^v 



II 



ARTHUR RIMBAUD 



Nous avons eu la joie de connaître 
Arthur Rimbaud. Aujourd'hui des choses 
nous séparent de lui sans que, bien en- 
tendu, notre très profonde admiration ait 
jamais manqué à son génie et à son carac- 
tère. 

A répoque relativement lointaine de 
notre intimité, Arthur Rimbaud était un 
enfant de seize à dix-sept ans, déjà nanti 
de tout le bagage poétique qu'il faudrait 
que le vrai public connût et que nous es- 
saierons d'analyser en citant le plus que 
nous pourrons. 

L'homme était grand, bien bâti, presque 
athlétique, au visage parfaitement ovale 
d'ange en exil, avec des cheveux châtain- 
clair mal en ordre et des yeux d'un bleu 
pâle inquiétant. A rdennais, il possédait, en 



^ 



16 LES POÈTES MAUDITS 

plus d'un joli accent de terroir trop vite 
perdu, le don d'assimilation prompte 
propre aux gens de ce pays-là, — ce qui 
peut expliquer le rapide dessèchement, 
sous le soleil fade de Paris, de sa veine, 
pour parler comme nos pères,de qui le lan- 
gage direct et correct n'avait pas toujours 
tort, en fin de compte ! 

Nous nous occuperons d'abord de la 
première partie de l'œuvre d'Arthur Rim- 
baud, œuvre de sa toute jeune adoles- 
cence, — gourme sublime, miraculeuse 
puberté ! — pour ensuite examiner les di- 
verses évolutions de cet esprit impétueux, 
jusqu'à sa fin littéraire. 

Ici une parenthèse, et si ces lignes tom- 
bent d'aventure sous ses yeux, qu'Ar- 
thur Rimbaud sache bien que nous ne 
jugeons pas les mobiles des hommes et 
soit assuré de notre complète approbation 
(de notre tristesse noire, aussi) en face de 
son abandon de la poésie, pourvu, comme 
nous n'en doutons pas, que cet abandon 
soit, pour lui, logique, honnête et néces- 
saire. 

L'œuvre de Rimbaud remontant à la 




LES POÈTES MAUDITS 17 

période de son extrême jeunesse, c'est-à- 
dire à 1869, 70, 71, est assez abondante et 
formerait un volume respectable. Elle se 
compose de poèmes généralement courts, 
de sonnets, triolets, pièces en strophes de 
quatre, cinq et de six vers. Le poète n'em- 
ploie jamais la rime plate. Son vers, solide- 
ment campé, use rarement d'artifices. Peu 
de césures libertines, moins encore de 
rejets. Le choix des mots est toujours ex- 
quis, quelquefois pédant à dessein. La 
langue est nette et reste claire quand l'idée 
se fonce ou que le sens s'obscurcit. Rimes 
très honorables. 

Nous ne saurions mieux justifier ce que 
nous disons là qu'en vous présentant le 
sonnet des 

VOYELLES 

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu,voyenes. 
Je dirai quelque jour vos naissances latentes. 
A, noir corset velu des mouches éclatantes 
Qui bombillent autour des puanteurs cruelles. 

Golfes d*ombre ; E, candeur des vapeurs et des tentes, 

Lances des glaciers âers, rois blancs, frissons 

[d'ombelles ; 
o 



^ 



18 LES POÈTES MAUDITS 



I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles 
Dans la colère ou les ivresses pénitentes; 

U, cycles, vibrements divins des mers virides. 
Paix des pâtis semés d'animaux, paix des rides 
Que Talchimie imprime aux grands fronts studieux 

O, suprême Clairon plein de strideurs étranges, 
Silences traversés des Mondes et des Anges : 
— O l'Oméga, rayon violet de Ses Yeux! 

La Muse (tant pis ! vivent nos pères !) 
la Muse, disons-nous, d'Arthur Rimbaud 
prend tous les tons, pince toutes les cordes 
delaharpe, gratte toutes celles de la gui- 
tare et caresse le rebec d'un archet agile 
s'il en fut. 

Goguenard et pince-sans-rire, Arthur 
Rimbaud l'est, quand cela lui convient, 
au premier chef, tout en demeurant le 
grand poète que Dieu l'a fait. 

A preuve VOraison du soir, et ces Assis 
à se mettre à genoux devant ! 

ORAISON DU SOIR 

Je vis assis tel qu'un ange aux mains d'un barbier, 
Empoignant une chope à fortes cannelures. 



LES POÈTES MAUDITS 19 

-M ■ ■ I - - ■ - - -_ -. 

L'hypogastre et le col cambrés, une Gambier 
Aux dents, sous Tair gonflé d'impalpables voilures. 

Telsqueles excréments chauds d'un vieaxcolombier 
Mille rêves en moi tont de douces brûlures; 
Puis par instants moncœur triste est comme un aubier 
Qu'ensanglante l'or jaune et sombre des coulures. 

Puis quand j'ai ravalé mes rêves avec soin. 

Je me tourne, ayant bu trente ou quarante chopes, 

Et me recueille pour lâcher l'acre besoin. 

Doux comme le Seigneur du cèdre et des hysopes. 
Je pisse vers les cieux bruns très haut et très loin. 
Avec l'assentiment des grands héliotropes. 

Les Assis ont une petite histoire qu'il 
faudrait peut-être rapporter pour qu'on 
les comprît bien. 

Arthur Rimbaud, qui faisait alors sa 
seconde en qualité d'externe au lycée 
de ***, se livrait aux écoles buissonnières 
les plus énormes et quand il se sentait — 
enfin ! fatigué d'arpenter monts, bois et 
plaines nuits et jours, car quel marcheur! 
il venait à la bibliothèque de la dite ville 
et y demandait des ouvrages malsonnants 



(^ 



20 LES POÈTES MAUDITS 

aux oreilles du bibliothécaire en chef dont le 
nom, peu fait pour la postérité, danse au 
bout de notre plume, mais qu'importe ce 
nom d'un bonhomme en ce travail malé- 
dictin? L'excellent bureaucrate, que ses 
fonctions mêmes obligeaient à délivrer à 
Rimbaud, sur la requête de ce dernier, 
force Contes Orientaux et libretti de Fa- 
vart, le tout entremêlé de vagues bou- 
quins scientifiques très anciens et très 
rares, maugréait de se lever pour ce gamin 
et le renvoyait volontiers, de bouche, à ses 
peu chères études, à Cicéron, à Horace, et 
à nous ne savons plus quels Grecs aussi. 
Le gamin, qui d'ailleurs connaissait et sur- 
tout appréciait infiniment mieux ses clas- 
siques que ne le faisait le birbe lui-même, 
finit par c s'irriter », d'où le chef-d'œuvre 
en question. 



LES ASSIS 

Noirs de loupes, grêlés, les yeux cerclés de bagues 
Vertes, leurs doigts boulus crispes à leurs fémurs, 
Le sinciput plaqué de hargnosités vagues 
Gomme les floraisons lépreuses des vieux murs. 



) 



LES POÈTES MAUDITS 21 



Ils ont greffé dans des amours épileptiques 
Leur fantasque ossature aux grands squelettes noirs 
De leurs chaises ; leurs pieds aux barreaux rachi- 

[tiques 
S'entrelacent pour les matins et pour les soirs. 

Ces vieillards ont toujours fait tresse avec leurs 

[sièges, 
Sentant les soleils vifs percaliser leurs peaux, 
Ou les yeux à la vitre où se fanent les neiges, 
Tremblant du tremblement do uloureux des crapauds. 

Et les Sièges leur ont des bontés ; culottée 
De brun, la paille cède aux angles de leurs reins. 
L*âme des vieux soleils s*allume, emmaillotée 
Dans ces tresses d*épis où fermentaiont les grains. 

Et les Assis, genoux aux dents, verts pianistes. 
Les dix doigts sous leur siège aux rumeurs de tam- 

|bour, 
S'écoutent clapoter des barcaroUes tristes 
Et leurs caboches vont dans des roulis d'amour. 

Oh ! ne les faites pas lever ! C'est le naufrage. 
Ils surgissent, grondant comme des chats gifflés. 
Ouvrant lentement leurs omoplates, ô rage ! 
Tout leur pantalon bouffe à leurs reins boursouflés. 

Et vous les écoutez cognant leurs têtes chauves 
Aux murs sombres, plaquant et plaquant leurs pieds 

[tors, 



^\ 



f 



22 LES POÈTES MAUDITS 

Et leurs boutons d'habit sont des prunelles fauves 
Qui vous accrochent Tœil du fond des corridors. 

Puis ils ont une main invisible qui tue ; 
Au retour, leur regard filtre ce venin noir 
Qui charge Tœil souffrant de la chienne batt«e. 
Et vous suez, pris dans un atroce entonnoir. 

Rassis,les poings crispés dans des manchettes sales, 
Ils songent à ceux-là qui les ont fait lever, 
Et de l'aurore au soir des grappes d'amygdales 
Sous leurs mentons chétifs s'agitent à crever. 

Quand l'austère sommeil a baissé leurs visières 
Ils rêvent sur leurs bras de sièges fécondés, 
De vrais petits amours de chaises en lisières 
Par lesquelles de fiers bureaux seront bordés. 

Des fleurs d'encre, crachant des pollens en virgules, 
Les bercent le long des calices accroupis, 
Tels qu'au fil des glaïeuls le vol des libellules, 
— Et leur membre s'agace à des barbes d'épis ! 

Nous avons tenu à tout donner de ce 
poème savamment et froidement outré, 
jusqu'au dernier vers si logique et d'une 
hardiesse si heureuse. Le lecteur peut 
ainsi se rendre compte de la puissance 
d'ironie,de la verve terrible du poète dont 




LES POÈTES MAUDITS 23 

< '■ ■ — ■ I ... Il , I 

il nous reste à considérer les dons plus 
élevés, dons suprêmes, magnifique témoi- 
gnage de rintelligence , preuve fière et 
française, bien française, insistons-y 
par ces jours de lâche internationalisme, 
d'une supériorité naturelle et mystique de 
race et de caste, affirmation sans conteste 
possible de cette immortelle royauté de 
l'Esprit, de l'Ame et du Cœur humains : 
la Grâce et la Force, et la grande Rhéto- 
rique niée par nos intéressants, nos sub- 
tils, nos pittoresques, mais étroits etplus 
qu'étroits, étriqués, Naturalistes de 1883 ! 
La Force, nous en avons eu un spécimen 
ilans les quelques pièces insérées ci-des- 
sus, mais encore y est-elle à ce point revê- 
tue de paradoxe et de redoutable belle 
humeur qu'elle n'apparaît que déguisée en 
quelque sorte. Nous la retrouverons dans 
son intégrité, toute belle et toute pure, à 
la fin de ce travail. Pour le moment, c'est 
la Grâce qui nous appelle, une grâce parti- 
culière, inconnue certes jusqu'ici, où le 
bizarre et l'étrange salent et poivrent l'ex- 
trême douceur, la simplicité divine de la 
pensée et du style. 



^^h 



2i LES POÈTES MAUDITS 

Nous ne connaissons pour notre part 
dans aucune littérature quelque chose 
d'un peu farouche et de si tendre, de gen- 
timent caricatural et de si cordial, et de si 
bon, et d'un jet franc, sonore, magistral, 
comme 

LES EFFARÉS 

Noirs dans la neige et dans la brume, 
Au grand soupirail qui s*allume, 

Leurs culs en rond, 
A genoux les petits — misère ! 
Regardent le boulanger faire 

Le lourd pain blond. 

Ils voient le fort bras blanc qui tourne 
]^a pftte grise et qui Tenfourne 

Dans un trou clair. 
Ils écoutent le bon pain cuire. 
Le boulanger au gros sourire 

Chante un vieil air. 

Ils sont blottis, pas un ne bouge, 
Au souffle du soupirail rouge 

Chaud comme un sein. 
Quand pour quelque médianoche. 
Façonné comme une brioche 

On sort le pain, 



/^ 



LES POÈTES MAUDITS 35 

Quand sous les poutres enfumées 
Chantent les croates parfumées 

Et les grillons, 
Que ce trou chaud souffle la vie, 
Ils ont leur ftme si ravie 

Sous leurs haillons, 



Ils se ressentent si bien vivre, 
Les pauvres Jésus pleins de givre, 

Qu*ils sont là tous, 
Collant leurs petits museaux roses 
Au treillage, grognant des choses 

Entre les trous, 

Tout botes, faisant leurs prières 
Et repliés vers ces lumières 

Du ciel rouvert. 
Si fort qu'ils crèvent leur culott» 
Et que leur chemise tremblotte 

Au vent d'hiver. 



Qu'en dites- vous ? Nous, trouvant dans 
un autre art des analogies que l'origina- 
lité de ce c petit cuadro > nous interdit de 
chercher parmi tous poètes possibles, 
nous dirions, c'est du Goya pire et meil- 
leur. Goya et Murillo consultés nous don- 
neraient raison, sachez -le bien. 

3 



^ 



26 LES POÈTES MAUDITS 



Du Goya encore les Cherc?ieuses de 
Poux, cette fois du Goya lumineux exas- 
péré, blanc sur blanc avec les effets roses 
et bleus et cette touche singulière jusqu'au 
fantastique. Mais combien supérieur tou- 
jours le poète au peintre et par Témotion 
haute et par le chant des bonnes rimes ! 

Soyez témoins . 

LES CHERCHEUSES DE POUX 

Quand le front de Tenfant, plein de rouges tour- 

[mentes. 

Implore Tessaim blanc des rêves indistincts, 

Il vient près de son lit deux grandes sœurs char- 

[ mantes 

Avec de frêles doigts aux ongles argentins. 

Elles assoient Tenfant devant une croisée 
Grande ouverte où Pair bleu baigne un fouillis de 

[fleurs, 
£t dans ses lourds cheveux où tombe la rosée 
Promènent leurs doigts fins, terribles et charmeurs. 

Il écoute chanter leurs haleines craintives 
Qui fleurent de longs miels végétaux et rosés 
Et qu'interrompt parfois un sifflement, salives 
Reprises sur la lèvre ou désirs de baisers. 



> 



LES POÈTES MAUDITS 27 



11 entend leurs cils noirs battant sous les silences 
Parfumés; et leurs doigts électriques et doux 
Font crépiter parmi ses grises indolences 
Sous leurs ongles royaux la mort des petits poux. 

Voilà que monte en lui le vin de la Paresse, 
Soupir d'harmonica qui pourrait délirer; 
L'enfant se sent, selon la lenteur des caresses, 
Sourdre et mourir sans cesse un désir de pleurer. 

Il n'y a pas jusqu'à l'irrégularité de rime 
de la dernière stance, il n'y a pas jusqu'à 
la dernière phrase, restant entre son 
manque de conjonction et le point final, 
comme suspendue et surplombante, qui 
n'ajoutent en légèreté d'esquisse, en trem- 
blé de facture au charme frêle du morceau. 
Et le beau mouvement, le beau balance- 
ment lamartinien, n'est-ce pas ? dans ces 
quelques vers qui semblent se prolonger 
dans du rêve et de la musique î Racinien 
même, oserions-nous ajouter, et pourquoi 
ne pas aller jusqu'à cette juste confession, 
virgilien ? 

Bien d'autres exemples de grâce exqui- 
sement perverse ou chaste à vous ravir en 
extase nous tentent, mais les limites nor- 



w^m 



28 LES POÈTES MAUDITS 

maies de ce second essai déjà long nous 
font une loi de passer outre à tant de déli- 
cats miracles et nous entrerons sans plus 
de retard dans l'empire de la Force splen- 
dide où nous convie le magicien avec son 



BATEAU IVRE 

Gomme je descendais des Fleuves impassibles 
Je ne me sentis plus guidé par les haleurs ; 
DesPeaux-rouges criards les avaientprispour cibles, 
Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs. 

J'étais insoucieux de tous les équipages, 
Porteur de blés flamands ou de cotons anglais. 
Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages 
Les Fleuves m'ont laissé descendre où je voulais. 

Dans les clapotements furieux des marées, 
Moi, l'autre hiver, plus sourd que les cerveaux d'en- 

[fants, 
Je courus ! Et les Péninsules démarrées, 
N'ont pas subi tohu-bohus plus triomphants. 

La tempête a béni mes éveils maritimes. 

Plus léger qu'un bouchon j'ai dansé sur les flots 



\ 



LES POÈTES MAUDITS 29 

Qu'on appelle rouleurs éternels de victimes, 
Dix nuits, sans regretter Tœil niais des falots. 



Plus douce qu'aux enfants la chair des pommes sures 
L'eau verte pénétra ma coque de sapin 
Et des taches de vins bleus et des vomissures 
Me lava, dispersant gouvernail et grappin. 



Et dés lors je me suis baigné dans le poème 
De la mer, infusé d'astres et latescent, 
Dévorant les azurs verts où, flottaison blême 
Et ravie, un noyé pensif parfois descend, 



Où, teignant tout à coup les bleuités, délires 
Et rhythmes lents sous les rutilements du jour, 
Plus fortes que l'alcool, plus vastes gue vos lyres, 
Fermentent les rousseurs amères de l'amour. 



Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes. 
Et les ressacs, et les courants, je sais le soir, 
L'aube exaltée ainsi qu'un peuple de colombes, 
Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir. 



J'ai vu le soleil bas taché d'horreurs mystiques 
Illuminant de longs flgements violets, 
Pareils à des acteurs de drames très antiques, 
Les flots roulant au loin leurs frissons de volets; 

3- 



^^W 



> 



30 LES POÈTES MAUDITS 

J'ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies, 
£aisers montant aux yeux des mers avec lenteur, 
La circulation des sèves inouies 
Et l'éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs. 

J'ai suivi des mois pleins, pareille aux vacheries 
Hystériques, la houle à l'assaut des récifs. 
Sans songer que les pieds lumineux des Maries 
Pussent forcer le muffle aux Océans poussifs; 

J'ai heurté, savez-vous ? d'incroyables Florides, 
Mêlant aux fleurs des yeux de panthères, aux peaux 
D'hommes,desarcs-en-cieltendus comme des brides. 
Sous l'horizon des mers, à de glauques troupeaux; 

J'ai vu fermenter les marais énormes, nasses 
Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan, 
Des écroulements d'eaux au milieu des bonaces 
Kt les lointains vers les gouffres cataractanti 

Glaciers, soleils d'argent, flots nacreux, cieux de 

[braises, 
Échouages hideux au fond des golfes bruns 
Où les serpents géants dévorés des punaises 
Choient des arbres tordus avec de noirs parfums. 

J'aurais voulu montrer aux enfants ces dorades 
Du flot bleu, ces poissons d'or, ces poissons chan- 

[tants. 



LES POÈTES MAUDITS 31 

Des écumes de fleurs ont béni mes dérades 
Et d'ineffables vents m'ont ailé par instants. 

Parfois, martyr lassé des pôles et des zones, 
La mer dont le sanglot faisait mon roulis doux 
Montait vers moi ses fleurs d'ombre aux ventouses 

[jaunes 
Et je restais ainsi qu'une femme à genoux, 

Presqu'île ballottant sur mes bords les querelles 
Etles lientes d'oiseaux clabaudeurs aux yeux blonds, 
Et je voguais lorsqu'à travers mes liens frêles 
Des noyés descendaient dormir à reculons. 



Or moi, bateau perdu sous les ct^eveux des anses, 
Jeté par l'ouragan dans l'éther sans oiseau, 
Moi dont les Monitors et les voiliers des Hanses 
N'auraient pas repêché la carcasse ivre d'eau. 

Libre, fumant, monté de brumes violettes. 
Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur 
Qui porte, confiture exquise aux bons poètes. 
Des lichens de soleil et des morves d'azur. 

Qui courais taché de lunules électriques. 
Planche folle, escorté des hippocampes noirs. 
Quand les Juillets faisaient crouler à coups de triques 
Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs, 







32 LES POÈTES MAUDITS 

Moi qui tremblais,sentant geindre à cinquante lieues 
Le rut des Béhémots et des Maelstroms épais, 
Fileur étemel des immobilités bleues, 
Je regrette TEurope aux anciens parapets. 



J*ai yu des archipels sidéraux ! Et des Iles 
Dont les cieux délira*3ts sont ouverts au yogueur : 
r-Est-ce en ces nuits sans fond que tu dors et Vexiles, 
Million d*oiseaux d'or, ô future Vigueur ? 



Mais,y rai, j *ai trop pleuré! Les aubes sont navrantes. 
Toute lune est atroce et tout soleil amer. 
L*âcre amour m'a gonflé de torpeurs enivrantes. 
O que ma quille éclate ! O que j'aille à la mer ! 



Si je désire une eau d'Europe, c'est la flache 
Noire et froide où, vers le crépuscule embaumé, 
Un enfant accroupi, plein de tristesses, lâche 
Un bateau frêle comme un papillon de mai. 

Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames. 
Enlever leur sillage aux porteurs de cotons. 
Ni traverser l'orgueil des drapeaux et des flammes, 
Ni nager sous les yeux horribles des pontons ! 



Maintenant quel avis formuler sur les 
Premières Communions^ poème trop long 



f\ 



LES POÈTES MAUDITS 83 

pour prendre place ici, surtout après nos 
excès de citations, et dont d'ailleurs nous 
détestons bien haut l'esprit, qui nousparaî 
dériver d'une rencontre malheureuse avec 
le Michelet sénile et impie, le Michelet de 
dessous les linges sales de femmes et de 
derrière Parny (l'autre Michelet, nul plus 
que nous ne Tadore), oui, quel avis émettre 
sur ce morceau colossal, sinon que nous 
en aimons la profonde ordonnance et tous 
les vers sans exception ? 11 y en a d'ainsi : 



Âdonaï! Dans les terminaisons latines 
Des cieux moirés de vert baignent les Fronts ver- 

[meils 
Et» tachés du sang pur des célestes poitrines. 
De grands linges neigeux tombent sur les soleils. 



Paris se repeuple^ écrit au lendemain 
de la « Semaine sanglante, » fourmille de 
beautés. 



Cachez les palais morts dans des niches de planches ; 
L'ancien jour effaré rafraîchit vos regards; 
Voici le troupeau roux des tordeuses de hanches ! 



0^ 



34 LES POÈTES MAUDITS 



Quand tes pieds ont dansé si fort dans les colères, 
Paris ! quand lu reçus tant de coups de couteau, 
Quand tu gîs, retenant dans tes prunoJles claires 
Un peu de la bonté du fauve renouveau. 



Dans cet ordre d'idées, les Veilleurs^ 
poème qui n'est plus, hélas ! en notre pos- 
session, et que notre mémoire ne saurait 
reconstituer, nous ont laissé l'impression 
la plus forte que jamais vers nous aient 
causée. C'est d'une vibration, d'une lar- 
geur, d'une tristesse sacrée ! Et d'un tel 
accent de sublime désolation, qu'en vérité 
nous osons croire que c'est ce qu'Arthur 
Rimbaud a écrit de plus beau, de beaucoup I 

Maintes autres pièces de premier ordre 
nous ont ainsi passé par les mains, qu'un 
hasard malveillant et le tourbillon de 
voyages passablement accidentés nous 
firent perdre. Aussi adjurons-nous ici 
tous nos amis connus ou inconnus qui 
posséderaient les Veilleurs^ Accroupisse- 
ments, les Pauvres à réglise, les Réveil- 
leurs de la nuitj Douaniers, Les mains de 
Jeanne-Marie, Sœur de charité et toutes 



LES POÈTES MAUDITS 35 

choses signées du nom prestigieux, de bien 
vouloir nous les faire parvenir pour le cas 
probable où le présent travail dût se voir 
complété. Au nom de Thonneur des Lettres, 
nous leur réitérons notre prière. Les 
manuscrits seront religieusement rendus, 
dès copie prise, à leurs généreux proprié- 
taires. 

Il est temps de songer à terminer ceci qui 
a pris de telles proportions.pour ces raisons 
excellentes : 

Le nom et Tœuvre de Corbière, ceux de 
Mallarmé sont assurés pour la suite des 
temps; les uns retentiront sur la lèvre des 
hommes, les autres dans toutes les mé- 
moires dignes d'eux. Corbière et Mallarmé 
ont imprimé y-- cettepetite chose immense. 
Rimbaud trop dédaigneux, plus dédai- 
gneux même que Corbière qui du moins a 
jeté son volume au nez du siècle, n'a rien 
voulu faire paraître en fait de vers. 

Une seule pièce, d'ailleurs sinon reniée 
ou désavouée par lui, a été insérée à son 
insUy et ce fut bien fait, dans la première 
dinnéedeLilienaissance, vers 1873. Cela 
s'appelait loi Corbeaux, Les curieux pour- 



^ 

' ^ 



86 LES POÈTES MAUDITS 

-^^— ' I -III- IWIL -L___M. 

ront se régaler de cette chose patriotique 
mais patriotique bien, et que nous goûtons 
fort quant à nous ,mais ce n'est pas encore 
ça. Nous sommes fier d'offrir à nos contem- 
porains intelligents bonne part de ce riche 
gâteau, du Rimbaud ! 

Eussions- nous consulté Rimbaud (dont 
nous ignorons l'adresse, aussi bien vague 
immensément) il nous aurait, c'est pro- 
bable, déconseillé d'entreprendre ce travail 
pour ce qui le -concerne. 

Ainsi, maudit par lui-même, ce Poète 
Maudit ! Mais l'amitié, la dévotion litté- 
raires que nous lui vouerons toujours nous 
ont dicté ces lignes, nous ont fait indiscret. 
Tant pis pour lui! Tant mieux, n'est-ce 
pas? pour vous. Tout ne sera pas perdu 
du trésor oublié par cephis qu'insouciant 
possesseur, et si c'est un crime que nous 
commettons, feliœ culpa^ alors! 

Après quelque séjour à Paris, puis di- 
verses pérégrinations plus ou moins ef- 
frayantes, Rimbaud vira de bord et travail- 
la (lui !) dans le naïf, le très et Texprès trop 
simple, n'usant plus que d'assonances, de 
mots vagues, de^phrases enfantines oupo- 



r\ 



LES POÈTES MAUDITS 37 



pulaires. Il accomplit ainsi des prodiges de 
ténuité, de flou vrai, de charmant presque 
inappréciable à force d'être grêle et fluet. 



EUe est retrouvée ! 
Quoi ? l'éternité. 
C'est la mer allée 
Avec les soleils. 



Mais le poète disparaissait. — Nous enten- 
dons parler du poète correct dans le sens 
un peu spécial du mot. 

Un prosateur étonnant s'ensuivit. Un 
manuscrit dont le titre nous échappe et 
qui contenait d'étranges mysticités et les 
plus aigus aperçus psychologiques tomba 
dans des mains qui l'égarèrent sans bien 
savoir ce qu'elles faisaient. 

Une Saison en Enfer ^ parue à Bruxelles, 
1873, chez Poot et Gie, 37 rue aux Choux, 
sombra corps et biens dans un oubli mons- 
trueux, l'auteur ne l'ayant pas « lancée » 
du tout. Il avait bien autre chose à faire. 

Il courut tous les Continents, tous les 
Océans, pauvrement, fièrement (riche d'ail- 
leurs, s'il l'eût voulu, de famille et de posi- 

4 



\ 




38 LES POÈTES MAUDITS 



tion) après avoir écrit, en prose encore, 
une série de superbes fragments, les Illu- 
minations, à tout jamais perdus, nous le 
craignons bien * . 

Il disait dans sa Saison en Enfer: c Ma 
journée est faite. Je quitte l'Europe. L'air 
marin brûlera mes poumons, les climats 
perdus me tanneront. » 

Tout cela est très bien et l'homme a 
tenu parole. L'homme en Rimbaud est 
libre, cela est trop clair et nous le lui 
avons concédé en commençant, avec une 
réserve bien légitime que nous allons ac- 
centuer pour conclure. Mais n'avons-nous 
pas eu raison, nous fou du poète, de le 
prendre, cet aigle, et de le tenir dans 
cette cage-ci, sous cette étiquette-ci, et 
ne pourrions-nous point par surcroît et su- 
rérogation (si la Littérature devait voir 
se consommer une telle perte) nous écrier 
avec Corbière, son frère aîné, non pas 

i. Les Illuminations ont été retrouvées ainsi 

que quelques poèmes. Une œuvre complète ne 

I peut que paraître plus tard, avec une curieuse 

notice anecdotique et de nombreux portraits, en 
une édition de grandluxe. 



LES POETES MAUDITS 



son grand-frère, ironiquement? Non. Mé- 
lancoliquement? oui ! Furieusement? Ah 
qu'oui ! 

EUe est éteinte 
Cette huile sainte, 
Il est éteint 
Le sacristain * ! 



1. Des jeunes gens, dans un but qui leur paraît 
inoffensif, publient de temps eu temps des vers 
sous la signature Arthur Rimbaud. Il est bon de 
savoir que les seuls vers authentiques de Rim- 
baud sont, avec ceux cités ci-dessus. Premières 
Communions parues dans une revue morte de- 
puis. Notre vieille amitié nous fait un devoir im- 
périeux d'écrire cette note. 



é^^ 



^ 



III 



STÉPHANE MALLARMÉ 

Dans un livre qui ne paraîtra pas nous 
écrivions naguère, à propos du Parnasse 
Contemporain et de ses principaux rédac- 
teurs : « Un autre poète et non le moindre 
d'entre eux, se rattachait à ce groupe. 

« Il vivait alors en province d'un emploide 
professeur d'anglais, mais correspondait 
fréquemment avec Paris. Il fournit au 
Parnasse des vers d'une nouveauté qui lit 
scandale dans les journaux. Préoccupé, 
certes! de la beauté, il considérait la 
clarté comme une grâce secondaire, et 
pourvu que son vers fût nombreux, mu- 
sical, rare, et, quand il le fallait, languide 
ou excessif, il se moquait de tout pour 
plaire aux délicats, dont il était, lui, le 

plus difficile. Aussi, comme il fut mal ac- 

4. 



42 LES POÈTES MAUDITS 

cueilli par la Critique y ce pur poète qui res- 
tera tant qu'il y aura une langue française 
pour témoigner de son effort gigantesque ! 
Comme on dauba sur son c extravagance 
un peu voulue », ainsi que s'exprimait c un 
peu » trop indolemment un maître fati- 
gué qui l'eût mieux défendu peut-être au 
temps qu'il était le lion aussi bien endenté 
que violemment chevelu du romantisme ! 
Dans les feuilles plaisantes, c au sein » des 
Revues graves, partout ou presque, il de- 
vint à la mode de rire, de rappeler à la 
langue l'écrivain accompli, au sentiment 
du beau le sûr artiste. Parmi les plus in- 
fluents, des sots traitèrent l'homme de 
fou! Symptôme honorable^ encore, des 
écrivains dignes du nom firent la con- 
cession de se mêler à cette publicité 
incompétente; on vit c en demeurer stupi- 
des ji des gens d'esprit et de goût fiers, des 
maîtres de l'audace juste et du grand bon 
sens, M. Barbey d'Aurevilly, hélas ! Agacé 
par rim-pas-si-bi-li-té toute théorique des 
Parnassiens (il fallait bien LE mot d'ordre 
en face du Débraillé à combattre), ce ro- 
mancier merveilleux, ce polémiste unique. 



> 



LES POÈTES MAUDITS 43 

cet essayste de génie, le premier sans 
conteste d'entre nos prosateurs admis, pu- 
blia contre le Parnasse dans le Noin Jaune 
une série d'articles où l'esprit le plus en- 
ragé ne le cédait qu'à la cruauté la plus 
exquise ; le « médaillonnet > consacré à 
Mallarmé fut particulièrement joli, mais 
d'une injustice qui révolta chacun d'entre 
nous pirement que toutes blessures person- 
nelles. Qu'importèrent d'ailleurs, qu'im- 
portent encore ces torts de l'Opinion à 
Stéphane Mallarmé et à ceux qui l'aiment 
comme il faut l'aimer (ou le détester)— im- 
mensément! 3> {Voyage en France par un 
Français : Le Parnasse contemporain). 

Rien à changer de cette appréciation d'il 
y a six ans à peine du reste , et qui pour- 
rait être datée du jour où nous lûmes pour 
la première fois des vers de Mallarmé. 

Depuis ce temps-là le poète a pu aug- 
menter sa manière, faire davantage ce qu'il 
voulait, — il est resté le même, non pas sta- 
tionnaire, grand Dieu ! mais mieux éclatant 
de la lumière primitive graduée d'aube 
en midi et en après-midi, normalement. 

C'est pourquoi nous voulons, évitant de 






44 LES POÈTES MAUDITS 

plus fatiguer pour le moment notre petit 
public de notre prose, lui mettre sous les 
yeux un sonnet et une terzarima anciens, et 
inconnus, croyons-nous, qui le conquerront 
du coup à notre cher poète et cher ami dans 
le début de son talent s'essayant sur tous 
les tons d'un instrument incomparable. 

PLAGET 

J'ai longtemps rêvé d'être, ô Duchesse, l'Hébé 
Qui rit sur votre tasse au baiser de tes lèvres. 

A 

Mais je suis un poète, un peu moins qu'un abbé, 
Et n'ai point jusqu'ici figuré sur le Sèvres. 

Puisque je ne suis pas ton bichon embarbé, 
Ni tes bonbons, ni ton carmin, ni les jeux mièvres, 
Et que sur moi pourtant ton regard est tombé, 
Blonde dont les coiffeurs divins sont des orfèvres. 

Nommez-nous... vous de qui les souris framboises 
Sont un troupeau poudré d'agneaux apprivoisés 
Qui vont broutant les cœurs et bêlant aux délires, 

Nommez-nous... et Boucher sur un rose éventail 
Me peindra flûte aux mains endormant ce bercail, 
/ Duchesse, nommez-moi berger de vos sourires. 

(1862) 



fy 



LES POÈTES MAUDITS 45 

Hein, la fleur de serre sans prix! Cueil- 
lie, de quelle jolie sorte! de la main si 
forte du maître ouvrier qui forgeait 



LE GUIGNON 

Au dessus du bétail écœurant des humains 
Bontlissaient par instants ]es sauvages crinières 
Des mendieurs d*azur perdus dans nos chemins. 

Un vent môle de cendre effarait leurs bannières 

Où passe le divin gonflement de la mer 

Et creusait autour d'eux de sanglantes ornières. 

La tête dans l'orage ils défiaient l'Enfer, 

Ils voyageaient sans pains,sansbâtons et sans urnes, 

Mordant au citron d'or de l'Idéal amer. 

La plupait ont râlé dans des ravins nocturnes, 
S'enivrant du plaisir de voir couler son sang. 
La mort fut un baiser sur ces fronts taciturnes. 

S'ils sont vaincus, c'est par un ange très puissant 
Qui rougit l'horizon des éclairs de son glaive. 
L'orgueil fait éclater leur cœur reconnaissant. 



Ils tettent la Douleur comme ils tétaient le Rêve i 
Etquandils vont rhythmant leurs pleurs voluptueux \ 
Le peuple s'agenouille et leur mère se lève. 



'^ 



46 LES POÈTES MAUDITS 

Ceux-là sont consolés étant majestueux. 

Mais Us ont sous les pieds des frères qu'on bafoue. 

Dérisoires martyrs d'un hasard tortueux. 

Des pleurs aussi salés rongent leur pâle joue, 
Ils mangent de la cendre avec le même amour; 
Mais vulgaire ou burlesque est le sort qui les roue. 

Ils pouvaient faire aussi sonner comme un tambour 

La servile pitié des races à Toeil terne, 

Égaux de Prométhée à qui manque un vautour ! 

Non. Vieux et fréquentant les déserts sans citerne. 
Ils marchent sous }e fouet d'un squelette rageur, 
Le GUIGNON, dont le rire édenté les prosterne. 

S'ils vont, il grimpe en croupe et se fait voyageur. 
Puis, le torrent franchi, les plonge en une mare 
Et fait un fou crotté du superbe nageur. 

Grâce à lui, si l'un chante en son buccin bizarre. 
Des enfants nous toixlront en un rire obstiné, 
QuijSoufflant dans leurs mains, singeront sa fanfare . 

Grâce à lui, s'ils s'en vont tenter un sein fané 
Avec des fleurs par qui l'impureté s'allume. 
Des limaces naîtront sur leur bouquet damné. 

Et ce squelette nain coifté d'un feutre à plume 

Et botté, dont l'aisselle a pour poils de longs vers. 

Est pour eux l'infini de l'humaine amertume, 



/> 



LES POÈTES MAUDITS 47 

Et si, rossés, ils ont provoqué le pervers, 
Leur rapière en grinçant suit le rayon de lune 
Qui neige en sa carcasse et qui passe au travers. 

Malheureux sans l'orgueil d'une austère infortune, 
Dédaigneux de venger leurs os de coups de bec, 
Ils convoitent la haine et n'ont que la rancune. 

Ils sont l'amusement des racleurs de rebec. 
Des femmes, des enfants et de la vieille engeance 
Des loqueteux dansant quand le broc est à sec. 

Les poètes savants leur prêchent la vengeance, 
Et ne sachant leur mal, et les voyant brisés, 
Les disent impuissants et sans intelligence. 

« Ils peuvent, sans quêter quelques soupirs gueuses, 
(a Comme un buffle se cabre aspirant la tempête, 
« Savourer à présent leurs maux éternisés : 

« N ous soûlerons d'encens les FoKs qui tiennent tête 
(( Aux fauves séraphins du Mal ! Ces baladins 
« N'ont pas mis d'habit rouge et veulent qu'on s'ar- 
rête !» 

Quand chacun a sur eux craché tous ses dédains. 
Nus, ensoiffés de grand et priant le tonnerre, 
Ces Hamlet abreuvés de malaises badins 

Vont ridiculement se pendre au réverbère. 



^ 



48 LES POÈTES MAUDITS 

A la même époque environ, mais évi- 
demment un peu plus tard que plus tôt 
doivent remonter l'exquise 

APPARITION 

La lune s'attristait. Des séraphins en pleurs, 
Rêvanti l'archet aux doigts, dans le calme des fleurs 
Vaporeuses, tiraient de mourantes violes 
De blancs sanglots glissant sur Tazur des corolles. 
— C'était le jour béni de ton premier baiser. 
Ma songerie aimant à me martyriser 
S'enivrait savamment du parfum de tristesse 
Que même sans regret et sans déboire laisse 
La cueillaison d'un Kôve au cœur qui l'a cueilli. 
J'errais donc, l'œil rivé sur le pavé vieilli, 
Quand, avec du soleil aux cheveux, dans la rue 
Et dans le soir, tu m'es en riant apparue, 
Et j'ai cru voir la fée au chapeau de clarté 
Qui jadis sur mes beaux sommeils d'enfant gâté 
Passait, laissant toujoursde ses mains mal fermées 
Neiger de blancs bouquets d'étoiles parfumées. 

et la moins vénérable encore qu'adorable 

SAINTE 

A la fenêtre recelant 

Le santal vieux qui se dédore 




LES POÈTES MAUDITS 49 

De sa viole étincelant 
Jadis avec flûte ou mandore 

Est la Sainte pâle, étalant 
Le livre vieux qui se déplie 
Du Magnificat ruisselant 
Jadis selon vêpre et compile : 

• A ce vitrage d'ostensoir 
Que frôle une harpe par l'Ange 
Formée avec son vol du soir 
Pour la délicate phalange 

• 
Du doigt, que, sans le vieux santal 
Ni le vieux livre, elle balance 
Sur le plumage instrumental, 
Musicienne du silence. 

Ces poèmes absolument inédits nous 
conduisent à ce que nous appellerons l'ère 
de publicité de Mallarmé- De trop peu 
nombreuses pièces d'une couleur et d'une 
musique dès lors très essentielles parurent 
dans le premier et le second Pâmasses 
Contemporains où l'admiration peut les 
retrouver à son aise. Les Fenêtres^ le 
Sonneur^ Automiie, le fragment assez 
long d'une Hérodiade nous semblent être 
les suprêmes entre ces choses suprêmes, 

5 



1^1^' 



50 LES POÈTES MAUDITS 

mais nous ne nous attarderons pas à citer 
de rimprimé loin d'être obscur comme du 
manuscrit, ainsi qu'il est arrivé — com- 
ment? sinon par LA MALÉDICTION 
qu'il a méritée, mais pas plus héroïque- 
ment que les vers de Rimbaud et de Mal- 
larmé — à cevertigineuxlivredes^ woitrs 
Jaunes de ce stupéfiant Corbière : nous 
préférons vous procurer la joie de lire ce 
nouvel et précieux inédit se rapportant, 
suivant nous, à la période intermédiaire 
en question. 

DON DU POÈME 

Je t'apporte l'enfant d'une nuit d'Idumée ! 

Noire, à l'aile saignante et pâle, déplumée, 

Par le verre brûlé d'aromates et d'or, 

Par les carreaux glacés, hélas! mornes encor. 

L'aurore se jeta sur la lampe angélique, 

Palmes ! et quand elle a montré cette relique 

A ce père essayant un sourire ennemi, 

La solitude bleue et stérile a frémi. 

G la berceuse avec ta fille et l'innocence 

Devospiedsfroids, accueille une horrible naissance. 

Et ta voix rappelant viole et clavecin. 

Avec le doigt fané presseras-tu le sein 

Par qui coule en blancheur sybilline la femme 

Pour des lèvres que l'air du vierge azur affame ? 



-^ 



LES POÈTES MAUDITS 51 

— A vrai dire cette idylle fut mécham- 
ment (et méchamment !) imprimée sur la 
fin du dernier règne par un journal heb- 
domadaire fort ennuyeux, le Courrier du 
Dimanche. Mais que pouvait signifier cette 
hargneuse contre-réclame, puisque pour 
tous bons esprits le Don du Po^m^, accusé 
d'excentricité alambiquée, se trouve être 
la sublime dédicace par un poète précel- 
lent à la moitié de son âme, do quelqu'un 
de ces horribles efforts qu'on aime pour- 
tant tout en essayant de ne les pas aimer 
et pour qui l'on rêve toute protection, fût- 
ce contre soi-même ! 

Le Courrier du Dimunche était républi- 
cain libéral et protestant, mais républicain 
de tout bonnet ou monarchiste de tout 
écu, ou indifiérent à n'importe quoi de 
la vie publique, n'est-il pas vrai qu'e^ 
nunc et semper et in secula le poète sin- 
cère se voit, se sent, se sait maudit par le 
régime de chaque intérêt, ô Stello ? 

Le sourcil du poète se fronce sur le 
public, mais son œil se dilate et son cœur 
se raffermit sans se fermer, et c'est ainsi 
qu'il prélude à son définitif choisi d'être : 



^ 



52 LES POÈTES MAUDITS 



CETTE NUIT 

Quand l'ombre menaça de la fatale loi 
Tel vieux Rêve, désir et mal de mes vertèbres, 
Affligé de périr sous les plafonds funèbres 
Il a ployé son aile indubitable en moi. 

Luxe, ô salle d'ébène où, pour séduire un roi. 
Se tordent dans leur mort des guirlandes célèbres. 
Vous n'êtes qu'un orgueil menti par les ténèbres 
Aux yeux du solitaire ébloui de sa foi. 

Oui, je sais qu'au lointain de cette nuif, la Terre 

Jette d'un grand éclat l'insolite mystère 

Pour les siècles hideux qui l'obscurcissent moins. 

L'espace à soi pareil qu'il s'accroisse ou se nie 
Houle dans cet ennui des feux vils pour témoins 
Que s'est d'un astre en fête allumé le génie. 

Quant à ce sonnet, le Tombeau d'Edgar 
Poe, si beau qu'il nous paraît faible de ne 
Fhonorer que d'une sorte d'horreur pa- 
nique, 

LE TOMBEAU D'EDGAR POE 

Tel qu'en Lui-même enfin l'éternité le change, 
Le Poète suscite avec un glaive nu 




LES POÈTES MAUDITS 53 



Son siècle épouvanté de n*ayoir pas connu 
Que la mort triomphait dans cette voix étrange ! 

Euxjcommeun vil sursaut d'hydre oyant jadis TAnge 
Donner un sens trop pur aux mots de la tribu, 
Proclamèrent très haut le sortilège bu 
Dans le flot sans honneur de quelque noir mélange. 

Du sol et de la nue hostiles, ô grief! 

Si notre idée avec ne sculpte un bas-relief 

Dont la tombe de Poe éblouissante s*ome, 

Calme bloc ici-bas chu d'un désastre obscur. 
Que ce granit du moins montre à jamais sa borne 
Aux noirs vols du Blasphème èpars dans le futur. 

ne devons-nous point terminer par lui ? 
Ne concrète-t-il point Tabstraction forcée 
de notre titre ? N'est-ce-point, en termes 
sybillins plutôt encore que lapidaires, le 
seul mot à dire en ce sujet terrible, au ris- 
que d'être nous aussi maudit^ ô gloire! 
avec Ceux-ci ? 

Et de fait nous nous y tiendrons, à cette 
dernière citation qui est la bonne en 
l'espèce non moins qu'intrinsèquement. 

Il nous reste, nous le savons, à complé- 
ter l'étude entreprise sur Mallarmé et son 
œuvre ! Quel plaisir ce va nous être, si bref 
qu'il nous faille faire ce devoir ! 

5. 



f^ 



54 LES POÈTES MAUDITS 

Tout le monde (digne de le savoir) sait 
que Mallarmé a publié en de splendides 
éditions V Après-midi d'un Faune^ brû- 
lante fantaisie où le Shakespeare d'Adonis 
aurait mis le feu au Théocrite des plus 
fougueuses églogues, — et le Toast funèbre 
à Théophile Gautier^ très noble pleur sur 
un très bon ouvrier. Ces poèmes se trou- 
vant dans la publicité, il nous semble inu- 
tile d'en rien citer. Inutile et impie. Ce 
serait tout en démolir, tant le Mallarmé 
définitif est un. Coupez donc un sein à une 
femme belle ! 

Tout le monde (dont il a été question) 
connaît également les belles études lin- 
guistiques de Mallarmé, ses Dieux de la 
Grèce et ses admirables traductions 
d'Edgar Poe, précisément. 

Mallarmé travaille à un livre dont la 
profondeur étonnera non moins que sa 
splendeur éblouira tous sauf les seuls 
aveugles. Mais quand donc enfin, cher 
ami? 

Arrêtons-nous : l'éloge, comme les dé- 
luges, s'arrête à certains sommets. 



r> 



^fl^ 



IV 

MARCELINE 
DESBORDES-VALMORE 



En dépit en effet d'articles, l'un très 
complet de ce merveilleux Sainte-Beuve, 
l'autre peut-être, oserons-nous le dire? un 
peu court de Baudelaire, en dépit même 
d'une sorte de bonne opinion publique qui 
ne l'assimile pas tout-à-fait à de vagues 
Louise Collet, Amable Tastu, Anaïs Sé- 
galas et autres bas-bleus sans importance, 
(nous oubliions Loïsa Puget, d'ailleurs, 
elle, amusante, paraît-il, pour ceux qui 
aiment cette note-là), Marceline Desbor- 
des-Valmore est digne par son obscurité 
apparente mais absolue, de figurer parmi 
nos Poètes maudits^ et ce nous est, dès 



^%' 



56 LES POÈTES MàUDITS 

lors, un devoir impérieux de parier d'elle 
le plus au long et le plus en détail possible. 

M. Barbey d'Aurevilly la sortait jadis du 
rang et signalait, avec cette compétence 
bizarre qu*il a, sa bizarrerie à elle et la 
compétence vraie bien que féminine qu'elle 
eut. 

Quant à nous, si curieux de bons ou beaux 
vers pourtant, nous l'ignorions, nous con- 
tentant de la parole des maîtres, quand 
précisément Arthur Rimbaud nous connut 
et nous força presque de lire tout ce que 
nous pensions être un fatras avec des 
beautés dedans. 

Notre étonnement fut grand et demande 
quelque temps pour être expliqué. 

D'abord Marceline Desbordes- Val more 
était du Nord et non du Midi, nuance plus 
nuance qu'on ne le pense. Du Nord cru, 
du Nord, bien (le Midi, toujours cuit, est 
toujours mieux, mais ce mieux-là surtout 
pourrait sans doute être l'ennemi du bien 
vrai), — et ce nous plut à nous du Nord 
cru aussi, — à la fin I 

Puis, nulle cuistrerie avec une langue 
suffisante et de l'effort assez pour ne se 



»> 



LES POÈTES MAUDITS 57 



montrer qu'intéressamment.Des citations 
feront foi de ce que nous appellerions notre 
sagacité. 

En les attendant ne pouvons-nous pas 
revenir sur l'absence totale du Midi dans 
cette œuvre relativement considérable? 
et pourtant combien ardemment compris 
son Nord espagnol, (mais TEspagne n'a- 
t-elle pas un flegme, une morgue, plus 
froids que même tout biitannisme ?), son 
Nord 

Où vinrent s*asseoir les ferventes Espagnes. 

Oui, rien de l'emphase, rien du toc, rien 
de la mauvaise foi qu'il faut déplorer chez 
les œuvres les plus incontestables d'outre- 
Loire. Et cependant comme c'est chaud, 
ces romances delà jeunesse, ces souvenirs 
de l'âge de femme, ces tremblements ma- 
ternels ! Et doux et sincère, et tout ! Quels 
paysages, quel amour des paysages! Et 
cette passion si chaste, si discrète, si forte 
et émouvante néanmoins! 

Nous avons dit que la langue de Marce- 
line Desbordes- Valmore était suffisante, 
c'est très suffisante qu'il fallait dire ; seu- 



^ffw^ 



t 



58 LES POÈTES MAUDITS 

lement nous sommes d'un tel purisme, 
d'un tel pédantisme, ajouterons-nous, puis- 
i que l'on nous en appelle un décadent, 
{injurCy entre parenthèses, pittoresque, 
très automne, bien soleil couchant, à ra- 
masser en somme) que certaines naïvetés, 
d'aucunes ingénuités de style pourraient 
heurter parfois nos préjugés d'écrivain 
visant à l'impeccable. La vérité de notre 
rectification éclatera dans le cours des ci- 
tations que nous allons prodiguer. 

Mais la passion chaste mais forte que 
nous signalions, mais l'émotion presque 
excessive que nous exaltions, c'est le cas de 
le dire, sans excès alors, non ! après une 
lecture douloureuse à force d'être conscien- 
cieuse de nos premiers paragraphes, nous 
maintenons leur opinion sur elle. 

Et lapreuve je la treuve ; 

UNE LETTRE DE FEMME 



Les femmes, je le sais, ne doivent pas écrire; 

J'écris pourtant 
Afin que dans mon cœur au loin tu puisses lire, 

Gomme en partant. 




LES POÈTES MAUDITS 59 

ê 

Je ne tracerai rien qui ne soit dans toi-même 

Beaucoup plus beau, 
Mais le mot cent fois dit, venant de ce qu'on aime, 

Semble nouveau. 

Qu'il te porte au bonheur ! moi, je reste à l'attendre, 

Bien que, là-bas» 
Je sens que je m'en vais pour voir et pour entendre 

Errer tes pas. 

Ne te détourne pas s'il passe une hirondelle 

Par le chemin, 
Car je crois que c'est moi qui passerai fidèle 

Toucher ta main. 

Tu l'en vas : tout s'en va ! tout se met en voyage, 

Ljimière et fleurs; 
Le bel. été te suit, me laissant à l'orage. 

Lourde de pleurs. 

Mais si l'on ne vit plus que d'espoir et d'alarmes 

Cessant de voir, 
Partageons pour le mieux : moi je retiens les larmes 

Garde l'espoir. 

Non, je ne voudrais pas, tant je te suis unie, 

Te voir souffrir : 
Souhaiter la douleur à sa moitié bénie, 

C'est se haïr. 

Est-ce divin ? mais attendez. 



^^ 



'«r 



60 LES POÈTES MAUDITS 



JOUR D'ORIENT 

Ce fut un jour, pareil à ce beau jour, 

Que, pour tout perdre, incendiait Tamour. 

C'était un jour de charité divine 

Où dans Tair bleu Téternité chemine, 

Où, dérobée à son poids étouffant, 

La terre joue et redevient enfant. 

C'était, partout, comme un baiser de mère; 

Long rêve errant dans une heure éphémère, 

Heure d'oiseaux, de parfums, de soleil, 

D'oubli de tout... hors du bien sans pareil! 

Ce fut un jour, pareil à ce beau jour. 
Que pour tout perdre incendiait l'amour. 

Il faut nous restreindre, et réserver des 
citations d'un autre ordre. 

Et, avant de passer à l'examen de subli- 
m ités plus sévères, s'il est permis d'ainsi 
parler d'une partie de l'œuvre de cette 
adorablement douce femme, laissez-nous, 
les larmes littéralement aux yeux, vous 
réciter de la plume ceci : 



> 



LES POÈTES MAUDITS 61 



RENONCEMENT 

Pardonnez-moi, Seigneur, mon visage attristé... 
M ais, sous le f ront j oyeux, vous aviez mis les larmes : 
Et de vos dons, Seigneur, ce don seul m*est resté. 

C'est le moins envié; c'est le meilleur, peut-être. 
Je n'ai plus à mourir à mes liens de fleurs. 
Ils vous sont tous rendus, cher auteur de mon être. 
Et je n*ai plus à moi que le sel de mes pleurs... 

Les fleurs sont pour l'enfant, le sel est pour lafemmel 
Faites-en l'innocence et trempez-y mes jouçs. 
Seigneur, quand tout ce sel aura lavé mon ftme, 
Vous me rendrez un cœur pour vous aimer toujours. 

Tous mes étonnements sont finis sur la terre. 
Tous mes adieux sont faits» l'&me est prête à jaillir 
Pour atteindre à ses fruils protégés de mystère 
Que la pudique mort a seule osé cueillir. 

O Sauveur ! Soyez tendre au moins à d'autres mères 
Par amour pour la nôtre et par pitié pour nous. 
Baptisez leurs enfants de nos larmes améres ' 
Et relevez les miens tombés à vos genoux. 

Comme celte tristesse surpasse celle 

A:olymino et d'à OLympiOy quelque beaux 

(le dernier surtout) que soient ces deux 

6 



^FW^ 



03 LES POÈTES MAUDITS 



poèmes orgueilleux! Mais, rares lecteurs, 
pardonnez-nous, sur 1^ seuil d'autres sanc- 
tuaires de cette église aux cent chapelles, 
l'œuvre de Marceline Desbordes-Valmore, 
— de chanter avec vous après nous : 

Que mon nom ne soit lien qa*uae ombre doaee et 

[yain£, 
Qu*ii ne cause jamais ni Teffrot ni la peine, 
Qu'un indigent remporte après m'aYoir parlé 
£t le garde longtemps dans son cœur consolé ! 

Vous nous avez pardonné ? 

Et maintenant, passons à la mère, à la 
fille, à la jeune fille, à Tinquiète, mais si 
sincère chrétienne, que fut le poète Marce- 
line Desbordes- Yalmore» 







Nous avons dit que nous essaierions de 
parler du poète sous tous ses aspects. 

Procédons par ordre, et, nous sommes 
sûr que vous en serez content, par le plus 
d'exemples possibles. Aussi voici d'abu- 
sivement longs spécimens d'abord de la 
jeune fille romantique dès 1830 et d'un 
Parny mieux, dans une forme à peine 
différente, tout en demeurant singuliè- 
rement originale. 



L'INQUIÉTUDE 

Qu'est-ce donc qui me trouble?Et qu'est-ce qui in*at- 

[tend ? 
Je suis triste à la ville et m'ennuie au village ; 

Les plaisirs de mon âge 
Ne peuvent me sauver de la longueur du temps. 



^1^ 



r^ 



64 LES POÈTES MAUDITS 

Autrefois, Tamitié, les charmes de Vétude 
Remplissaient sans effort mes paisibles loisirs. 
Oh ! quel est donc l'objet de mes vagues désirs ? 
Je rignore et le cherche avec inquiétude. 
Si, pour moi, le bonheur n*était pas la gatté. 
Je ne le trouve plus dans la mélancolie; 
Mais si je crains les pleurs autant que la folie, 
Où trouver la félicité? 



Elle s'adresse ensuite à sa c Raison », 
l'adjurant et Fabjurant ensemble, si gen- 
timent! Du reste nous admirons pour 
notre part ce monologue à la Corneille 
qui serait plus tendre que du Racine mais 
digne et fier comme le style des deux grands 
poètes avec un tout autre tour. 

Entre mille gentillesses un peu mièvres, 
jamais fades et toujours étonnantes, nous 
vous prions d'admettre dans cette rapide 
promenade quelques vers isolés exprès 
pour vous tenter vers l'ensemble : 



Cache-moi ton regard plein d'âme et de tristesse. 



LES POÈTES MAUDITS 65 



On ressemble au plaisir sous un chapeau de fleurs 



Inexplicable cœur, énigme pour toi-même... 

Dans ma sécurité tu ne vois qu'un délire. 

Trop faible esclave, écoute. 

Écoute et ma raison te pardonne et t'absout. 
Rends-lui du moins les pleurs ! Tu vas céder sans 

[doute ? 
Hélas non ! toujours non ! mon cœur,prends donc 

[tout ! 

Quant à la Prière perduey pièce dont 
font partie ces derniers vers, nous faisons 
amende honorable à propos de notre mot 
trop répété de gentillesse d'il n'y a qu'un 
instant. Avec Marceline Desbordes-Val- 
more, on ne sait parfois ce que l'on doit 
dire ou retenir, tant vous trouble délicieu- 
sement ce génie, enchanteur lui-même en- 
chanté ! 

Si quelque chose est de la passion bien 
exprimée autant que par les meilleurs 
élégiaques, c'est bien ceci, ou nous ne 
voulons plus nous y connaître. 

Et les amitiés si pures en même temps 

6. 



i 



66 LES POÈTES MAlUDITS 

que les amours si chastes de cette femme 
tendre et hautaine, qu'en dire suffi- 
samment sinon de conseiller de lire tout 
son œuvre ? Écoutez encore ces deux trop 
petits fragments : 

LES DEUX AMOURS 

C'était l'amour plus folâtre que tendre; 
D'un trait sans force il effleura mon cœur; 
Il fut léger comme un riant mensonge. 



Il offrit le plaisir sans parler de bonheur. 

C'est dans tes yeux que je vis l'autre amour. 



Cet entier oubli de soi-même, 
Ce besoin d'aimer pour aimer 
Et que le mot aimer semble à peine exprimer 
Ton cœur seul le renferme et le mien le devine. 
Je sens à tes transports, à ma fidélité, 
Qu'il veut dire à la fois bonheur, éternité, 
Et que sa puissance est divine. 



LES DEUX AMITIÉS 

Il est deux amitiés comme il est deux amours; 
L'une ressemble à l'imprudence : 
C'est un enfant qui rit toujours. 




LES POÈTES MAUDITS 67 

Et tout le charme décrit divinement 
d'une amitié de petites filles, . 



Puis... L'autre amitié plus grave, plus austère, 
Se donne avec lenteur, choisit avec mystère. 

Elle écarte les fleurs de peur de s'y blesser. 

Elle voit par ses yeux et marche sur ses pas. 
Elle attend et ne prévient pas. 

Voici déjà la note grave. 






0^ 



Hélas, que ne pouvons-nous ne pas 
nous borner, au moment de finir cette 
étude. Que de merveilles locales et cor- 
diales ! quels paysages arrageois et douai- 
siens, quels bords de Scarpe ! Combien 
douces, et raisonnablement bizarres (nous 
nous entendons et vous nous comprenez) 
ces jeunes Albertines, ces Inès, ces On- 
dines, cette Laly Galine, ces exquis c ntum 
beau pays y mon frais berceau^ air pur de 
ma verte contrée^ soyez béni, doux point 
de Vunivers. » 

Il nous faut donc restreindre aux justes 
(ou plutôt injustes) limites que la froide 
logique impose aux dimensions voulues de 
notre petit livre, notre pauvre examen d'un 
vraiment grand poète. Mais — mais î — 
quel dommage de ne vouloir que citer des 
fragments comme ceux-ci, écrits bien avant 



f\ 



LES POÈTES MAUDITS 69 



que Lamartine éclatât et qui sont, nous 
y insistons, du Parny chaste et si paisible ! 
supérieur en ce genre tendre ! 

Dieu, qu'il est tard ! quelle surprise ! 

Le temps a fui comme un éclair. 

Douze fois Theure a frappé l'air 
Et près de toi je suis encore assise, 
Et loin de pressentir le moment du sommeil, 
Je croyais voir encore un rayon de soleil. 
Se peut-il que déjà l'oiseau dorme au bocage? 

Ah ! pour dormir il fait si beau ! 

Garde-toi d'éveiller notre chien endormi ; 

Il méconnaîtrait son ami 
Et de mon imprudence il instruirait ma mère. 

Écoute la raison : va-t'en, laisse ma main; 
Il est minuit... 

Est-ce pur ce « laisse ma main », est- 
ce amoureux cet « il est minuit », après ce 
rayon de sdleil qu'elle croyait voir encore! 

Laissons, en soupirant ! la jeune fille. 
La femme, nous l'avons entrevue plus 
haut, quelle femme! L'amie, ô l'amie! les 
vers sur la mort de madame de Girardin ! 

Lamortvientdefermerlesplusbeauxyeuxdumonde. 



70 LES POÈTES MAUDITS 

La mère ! 

Quand j'ai grond<^ mon fils Je me cache et je pleure. 

Et quand ce fils va au collège, un cri 
terrible, n'est-ce pas? 

Candeur de mon enfant, comme on va vous détruire 

Ce qu'on ignore le moins de Marceline 
Desbordes-Valmore, ce sont d'adorables 
fables, bien à elle, après cet amer La 
Fontaine et Florian le joli : 

Un tout petit enfant s*en allait à Técole; 
On avait dit : allez ! il tâchait d'ohéir. 



Et « le Petit Peureux » et « le Petit 
Menteur ! > 

Oh! nous vous en supplions, relevez 
toutes ces gentillesses point fades, point 
affectées. 

Si mon enfant m'aime, 

chante « la Dormeuse >, ce qui veut dire 
ici « la Berceuse > combien mieux! 




LES POÈTES MAUDITS 71 



Dieu dira lui-môme : 
J*aime cet enfant qui dort. 
Qu'on lui porte un rêve d'or. 

Mais après avoir constaté que Mar- 
celine Desbordes-Valmore a, le premier 
d'entre les poètes de ce temps, employé 
avec le plus grand bonheur des rhythmes 
inusités, celui de onze pieds entre autres, 
très artiste sans trop le savoir et ce fut tant 
mieux, résumons notre admiration par 
cette admirable citation : 



LES SANGLOTS 

« 
Ah ! l'enfer est ici ! l'autre me fait moins peur. 

Pourtant le purgatoire inquiète mon cœur. 

On m'en a trop parlé pour que ce nom funeste 
Sur un si faible cœur ne serpente et ne reste. 

Et quand le flot des jours me défait fleur à fleur. 
Je vois le purgatoire au fond de ma pâleur. 

S'ils ont dit vrai, c'est là qu'il faut aller s'éteindre, 
O Dieu de toute vie I avant de vous atteindre. 

G'estlà qu'il faut descendre, et sans lune et sans j our. 
Sous le poids de la crainte et la croix dt» l'amour; 



^ 




72 LES POÈTES MAUDITS 

Pour entendre gémir les ftmes condamnées 

Sans pouvoir dire : allez ! vous êtes pardonnées; 

Sans pouvoir les tarir, ô douleur des douleurs ! 
Sentir filtrer partout les sanglots et les pleurs; 

Se heurter dans la nuit des cages cellulaires 
Que nulle aube ne teint de ses prunelles claires; 

Ne savoir où crier au Sauveur méconnu : 

« Uélas ! mon doux Sauveur, n'êtes-vous pas venu?» 

Ah ! j'ai peur d'avoir peur, d'avoir froid, je me cache 
Comme un oiseau tombé qui tremble qu'on l'attache. 

Je rouvre Iristcment mes bras au souvenir... 
Mais c'est le purgatoire et je le sens venir. 

C'est là que je me rêve après la mort menée 
Comme une esclave en faute au bout de sa journée, 

Cachant sous ses deux mains son front pâle et flétri 
El marchant sur sou cu^ur par la terre meurtri. 

C'est là que je m'en vais au-devant de moi-même 
N'osant y souhaiter rien de tout ce que j'aime. 

Je n'aurais donc plus rien de charmant dans le cœur 
Que le lointain écho de leur vivant bonheur. 

Ciel ! où m'en irai-je 
Sans pieds pour courir? 




LES POÈTES MAUDITS 73 



Ciel! où frapperai-je 
Sans clé pour ouvrir? 

Sous l'arrêt éternel repoussant ma prière 
Jamais plus le soleil n'atteindra ma paupière 

Pour ressuyer du monde et des tableaux affreux 
Qui font baisser partout mes regards douloureux. 

Plus de soleil ! Pourquoi ? Cette lumière aimée 
Aux méchants de la terre est pourtant allumée ; 

Sur un pauvre coupable à l'échafaud conduit 
Gomme un doux «viens à moi» l'orbe s'épanche et 

[luit . 

Plus de feu nulle part ! Plus d'oiseaux dans l'espace ! 
Plus d'Aye Maria dans la brise qui passe ! 

Au bord des lacs taris plus un roseau mouvant! 
Plus d'air pour soutenir un atome vivant! 

Ces fruits que tout ingrat sent fondre sous sa lèvre 
Ne ferontpluscoulerleursfraîcheursdansma fièvre; 

Et de mon cœur absent qui viendra m'oppresser 
J'amasserai les pleurs sans pouvoir les verser. 

Ciel ! où m'en irai-jc 
Sans pieds pour courir ? 
Ciel ! où frapperai-jo 
Sans clé i»u:ii' OLiviiiV 



i 



74 LES POÈTES MAUDITS 

Plus de ces souvenirs qui m'emplissent de larmes, 
Si vivants que toujours je vivrais de leurs charmes ; 

Plus de famille, au soir, assise s'ir le seuil 
Pour bénir son sommeil chantant devant l'aïeul ; 

Plus de timbre adoré dont la grftce invincible 
Eût forcé le néant & devenir sensible ; 

Plus de livres divins comme effeuillés des cieux 
Concerts que tous mes sens écoutaient par mes yeux 

Ainsi n*oier mourir quand on n'ose plus vivre 
Ni chercher dans la mort un ami qui délivre ! 

O parents, pourquoi donc vos fleurs sur nos berceaux 
Si le ciel a maudit l'arbre et les arbrisseaux? 



Ciel! où m'en irai*-je 
Sans pieds pour courir ? 
Ciel ! où frapperai-je 
Sans clé pour ouvrir? 

Sous la croix qui s'incline à l'âme prosternée 
Punie après la mort du malheur d'être née ! 

Mais quoi ! dans cette mort qui se sent expirer 
Si quelque cri lointain me disait d'espérer, 

Si dans ce ciel éteint quelque étoile pâlie 
Envoyait sa lueur à ma mélancolie ? 




LES POÈTES MAUDITS 75 

Sous ces arceaux tendus d'ombre et de désespoir 
Si des yeux inquiets s'allumaient pour me Toir? 

Oh! ce serait ma mère intrépide et bénie 
Descendant réclamer sa fille assez punie. 

Oui ! ce serait ma mère ayant attendri Dieu 
Qui viendra me sauver de cet horrible lieu, 

Et relever au vent de la jeune espérance 

Son dernier fruit tombé mordu par la souffrance. 

Je sentirai ses bras si beaux, si doux, si forts, 
M'étreindre et m'enlever dans ses puissants efforts; 

Je sentirai couler dans mes naissantes ailes 
L*air pur qui fait monter les libres hirondelles. 

Et ma mère en fuyant pour ne plus revenir 
M'emportera vivante à travers l'avenir ! 

Mais avant de quitter les mortelles campagnes 
Nous irens appeler des ftmes pour compagnes, 

Au bout du champ funèbre où j 'ai mis tant de fleurs. 
Nous ébattre aux parfums qui sontnés de mes pleurs. 

Et nous aurons des voix, des transports et des flam- 

[mes 
Pour crier : Venez-vous ? à ces dolentes âmes. 

« Venez-vous vers l'été qui fait tout refleurir. 

Où nous allons aimer sans pleurer, sans mourir? 



r 



76 LES POÈTES MAUDITS 

((Venez,venez voir Dieu! nous sommes ses colombes. 
Jetez-là vos linceuls, les cieux n'ont plus de tombes» 

« Le Sépulcre est rompu par l'éternel amour, 
Ma mère nous enfante à l'éternel séjour ! » 

Ici la plume nous tombe des mains et 
des pleurs délicieux mouillent nos pattes 
de mouche. Nous nous sentons impuis- 
sant à davantage disséquer un ange pa- 
reil ! 

Et, pédant, puisque c'est notre pitoya- 
ble métier, nous proclamons à haute et 
intelligible voix que Marceline Desbordes- 
Valmore est tout bonnement, — avec 
George Sand, si différente, dure, non sans 
des indulgences charmantes, de haut bon 
sens, de fière et pour ainsi dire de mâle 
allure — la seule femme de génie et de 
talent de ce siècle et de tous les siècles 
en compagnie de Sapho peut-être, et de 
sainte Thérèse. 



o 



VILLIERS DE L'ISLE-ADAM 



« On ne doit écrire que pour le monde 
entier... » 

« D'ailleurs que nous importe la justice? 
Celui qui en naissant ne porte pas dans sa 
poitrine sa propre gloire ne connaîtra 
jamais la signification réelle de ce mot. » 

Ces paroles, tirées de la préface de la 
Révolte (1870) donnent tout Villîers de 
risle-Adam, l'homme et l'œuvre. 

Orgueil immense, justifié. 

Un Tout-Paris, celui littéraire et artis- 
tique, plutôt nocturne, nocturne bien, at- 
tardé aux belles discussions plus qu'aux 
joies qu'éclairent les gaz intimes, connaît 
et, sinon l'aime, admire cet homme de génie 
et ne l'aime peut-être pas assez parce qu'il 
doit l'admirer. 

7. 



^ 



78 LES POÈTES MAUDITS 

De grands cheveux qui grisonnent, une 
face large pour, on dirait, l'agrandissement 
des yeux magnifiquement vagues, mous- 
tache, royale, le geste fréquent, à mille 
lieues d'être sans beauté, mais parfois 
étrange et la conversation troublante 
qu'une hilarité tout-à--coup secoue pour 
céder la place aux plus belles intonations 
du monde, basse-taille lente et calme, puis 
soudain émouvant contralto. Et quelle 
verve toujours inquiétante au possible! 
Une terreur passe parfois parmi les pa- 
radoxes, terreur qu'on dirait partagée 
par le causeur, puis un fou rire tord cau- 
seur et auditeurs, tant éclate alors d*esprit 
tout neuf et de force comique. Toutes les 
opinions qu'il faut et rien de ce qui ne 
peut pas ne pas intéresser la pensée défi- 
lent dans ce courant magique. Et Yilliers 
s'en va, laissant comme une atmosphère 
noire où vit dans les yeux le souvenir à la 
fois d'un feu d'artifice, d'un incendie, d'une 
série d'éclairs, et du soleil ! 

L'œuvre est plus difficile à s'en et à en 
rendre compte que l'Ouvrier qu'on trouve 
souvent tandis que l'œuvre est rarissime. 



r\ 



LES POÈTES MAUDITS 79 

Nous voulons dire presque introuvable, 
tant, par un dédain du bruit non moins 
que pour des raisons de haute indolence le 
poète gentilhomme a négligé la publicité 
banale en vue de la seule gloire. 

Il commença enfant par des vers su- 
perbes. Seulement allez les chercher ! 
Allez chercher Morgane^ Elèn^ ces drames 
comme on en a fait peu parmi les plus 
grands dramatistes, allez chercher Claire 
Lenoir^ un roman unique en ce siècle I Et 
la suite, et la fin ^'Axel^ de Y Eve future^ 
des chefs-d'œuvre, de purs chefs-d'œuvre 
interrompus depuis des années, repris 
sans cesse comme les cathédrales et les 
révolutions, hauts comme elles. 

Heureusement, Yilliers nous promet une 
grande édition de ses œuvres complètes, 
six volumes, — et quels ! pour très bien- 
tôt*. 

Bien que Villiers soit déjà très glo- 



1. là'Ève future^ V Amour suprême, ont paru, 
Axelt Tribunat Bonhomet (nouveau titre de Claire 
Lenoir)t ont été réimprimés récemment. Livre 
divin, livres royaux ! 



^^W 



80 LES POÈTES MAUDITS 

RiEUx, et que son nom parte, destiné au 
plus profond retentissement, pour une 
postérité sans fin, néanmoins nous le clas- 
sons parmi les Poètes maudits^ parce 
qu'il n'est pas assez glorieux en ces 
temps qui devraient être à ses pieds. 

Et tenez ! comme pour nous ainsi que 
pour beaucoup de bons esprits, l'Académie 
Française, — qui a donné à Leconte de 
Lisle le fauteuil du célèbre Hugo, lequel 
Hugo fut, à parler franc, une façon tout 
de même de grand poète, — a du bien et 
du mieux, et puisque les Immortels de 
par delà le Pont des Arts ont, enfin ! con- 
sacré la tradition d'un grand poète rem- 
placé par un grand poète après un poète 
considérable qui fut Népomucène Lemer- 
cier remplaçant lui-même nous ne savons 
plus qui, qui est-ce alors qui pourrait 
suppléer après sa mort que nous espérons 
très éloignée, le poète Classique et Bar- 
bare, sinon Monsieur Le Comte de Villiers 
de risle-Adam que recommandent, d'a- 
bord, son énorme titre nobiliaire pour tant 
de ducs, et surtout l'immense talent, le fa- 
buleux génie de ce d'ailleurs charmant 




LES POÈTES MAUDITS 81 

camarade, de cet homme du monde ac- 
compli sans les inconvénients, de Yilliers 
de risle-Adam pour tout dire et dire tout ? 
Maintenant citons et citons hieuynamely, 
la « scène muette » de la Révolte 

La pendule au-dessus de la porte sonne une 
heure du matin, musique sombre; puis, entre 
d'assez longs silences, deux heures, puis deux 
heures et demie, puis trois heures, puis trois 
heures et demie et enfin quatre heures. Félix 
est resté évanoui. Le petit jour vient à travers 
les vitres, les bougies s'éteignent; une bobèche 
se brise d'elle-même, le feu pâlit. 

La porte du fond se rouvre violemment; 
entre Mme Elisabeth tremblante, affreusement 
pâle; elle tient son mouchoir sur la bouche» 
sans voir son mari, elle va lentement vers le 
grand fauteuil, prés de la cheminée. Elle jette 
son chapeau, et, le front dans ses mains, les 
yeux fixes, elle tombe assise et se met à rêver 
à voix basse. — Elle a froid; ses dents cla- 
quent et elle frissonne. 

et la scène X de l'acte troisième du Nouveau 
Mondey où, après l'exposé très spirituel et 
très éloquent des griefs financiers des 
tenanciers de l'Angleterre en Amérique, 
tout le "inonde parle ensemble^ comme 
l'indiquent deux accolades, — et que voici 



^^ 



82 



LES POÈTES MAUDITS 



avec les accolades réduites aux proportions 
de notre texte. 

ËFFiE, NosLLA, Maud etUonfiaiu un psau- 
me : 
<( Saper flumina Babylonis... » 

L'officier derrière Tom Burnett debout sur 
V escabeau et avec une volubilité criarde, domi- 
nant le psaume. 

Vous êtes en retard, Sir Tom ! G*est jour de 
rentrée ! Positivement vous êtes en retard. 
Vous avez passé plusieurs traités avec les 
explorateurs allemands : coût cent soixante- 
trois thalers qu'ils prononcent dollars... 

(Chant des oiseaux dans les feuillages,) 

Effie, Maud, Noella, p^u^/bW. 
c Sedimus et flebimus... » 

L'officier criant dans Voreille de Tom 
Burnett, 

... Et avec des négociants de Philadelphie ! 
II y a d'assez forts droits à percevoir aussi. 
Quant aux opérations industrielles, voici le 
bordereau... 

Lb Ghérokoâe assis sur son baril. 
Boire du vin 1 bien bon ! Le sirop d'érable 
en fleur ! 

Le Quaker Eadie lisant à haute voix. 

Les oiseaux se réveillent de la méridienne. 
Ils reprennent leurs hymnes et tout dans la 
nature... 



S 

00 

a 

1 



'TA 

o 
S 



o 
H 






1 



r\ 



LES POÈTES MAUDITS 



88 






fi 

<X) 

I— t 

u 
a 



§ 

a 





o 



(Le dogue aboie,) 

Le lieutenant Harris montrant Toni 
Burnett. 
Silence ! Laissez-le parler. 

Un Pkau-Bouoe confidentiellement à un 
groupe de nègres. 

Si tu vois les abeilles, les blancs vont venir; 
si tu vola le bison, Tlndien le suit. 

Monsieur O'Kbene, à un groupe. 
On dit qu'il s*est passé à Boston des choses 
effrayantes. Figurez-vous que... 

ToM Burnett, hors de lui, à Vofficier. 

En retard I ah ça, mais c'est ma ruine ! Il 
n*y a pas de raison à ce que tout ceci finisse ! 
Taxez Tair que je respire I Pourquoi ne 
iQ*arrôtez~Yûug pas au coin du bois, tout de 
suite? N'ai-je vécu que pourvoir ceci? C'est 
bien la peine de travailler, de devenir un 
honnête homme ! Positivement j'aime mieux, 
les Mahowks. 

{Furieux, vers les femmes.) 

Oh ! ce psaume ! 

(Des singes se balancent aux lianes,) 

Un Gomancue, à part, les regardant. 
Pourquoi l'Homme- d'en- Haut plaça-t-il 

l'homme rouge au centre et les blancs tout 

autour ? 

Maud tout d'une haleine^ les yeux au ciel 
ei montrant Tom Burnett. 



\ 



84 



LES POETES MAUDITS 



S 

OQ 

a 

t: 

a 
o 

S 

<3? 



3 
O 

H 



1 



Quelle éloquence l'Esprit saint lui prête ! 

{Cet ensemble ne doit pas durer une demi- 
minute à la scène. Cest Vun de ces moments 
de confusion où la foule prend elle-même la 
parole. 

C'est une explosion soudaine de tumulte où 
Von ne distingue que les mots « dollars », 
« psaumes », « enretard! » « Bahylonis », « Lais- 
sez-le parler)), « Boston!'» « Méridienne », etc., 
mêlés à des aboiements, à des cris d'enfants, 
des piaulements de perroquets. — Des singes 
effrayés se sauvent de branches en branches, 
des oiseaux traversent le théâtre de côté et 
d'autre.) 



On a, très amèrement critiqué, bafoué 
même ces deux scènes que nous citons 
tout exprès pour bien faire correspondre 
notre titre avec notre sujet. 

On a eu tort, car il fallait comprendre 
que le Théâtre, chose de convention rela- 
tive^ doit faire au poète moderne les con- 
cessions qu'il n*a pu se dispenser d'oc- 
troyer aux ancêtres. 

Nous nous expliquons. 

Ce n'est ni de Shakspeare, avec ses 
poteaux indicateurs, ni du théâtre espanol 
et de ses jornadas qui comportent parfois 



/> 



LES POÈTES MAUDITS 85 

des années et des années, que nous par- 
lons. 

Non, c'est du Père Corneille si scrupu- 
leux, du non moins correct que tendre 
Racine et de ce Molière non moins correct 
si point si tendre, qu'il retourne. L'unité 
de lieu parfois rompue dans ce dernier ne 
le cède dans tous les trois qu'à l'unité de 
temps également violée. Or qua voulu 
faire Villiers dans les deux scènes que nous 
venons de vous offrir, sinon profiter, dans 
la première, de tout ce que les Planches 
permettaient aux trois Classiques fran- 
çais, quand leur drame se heurtait à des 
situations trop à l'étroit parmi les gênantes 
vingt-quatre heures dont la recommanda- 
tion est attribuée à feu Aristote, — dans la 
seconde, de 4a même tolérance dont ils 
n*ont pas osé user, cest vrai, quant à ce qui 
concernait un état de choses plus rapide en 
quelque sorte que la parole, tolérance que 
la Musique exploite tous les jours avec ses 
duos, trios, et tutti, et la Peinture avec 
ses perspectives. 

Mais non. Défense au génie contempo- 
rain de faire ce que faisait le génie antique. 

8 






\ 



86 LES POâTES MAUDITS 

OnabeaucoupridelaSGÈNE MUETTE et 
de la SCÈNE ou tout le monde parle, et on 
en rira longtemps. Cependant nous venons 
de vous prouver irréfutablement et nul ne 
doute donc que vous ne conveniez, que 
VlUiers a eu non-seulement le droit, mais 
cent fois raison de les écrire comme il 
aurait eu mille fois tort de ne pas les écrire. 
Durus Rex, sed Reœ. 

L'œuvre de Villiers, rappellerons nous, 
va paraître et nous espérons fort que le 
succès — vous entendez? — LE SUCCÈS, 
lèvera la malédiction qui pèse sur Tad- 
mirable poète que nous regretterions de 
quitter sitôt, si ce ne nous était une occa- 
sion de lui envoyer notre plus cordial : 
Courage ! 

Nous ne parlerons pas àQ&Contes Cruels 
parce que ce livre a fait son chemin. On 
trouve làparmi des nouvelles miraculeuses, 
de trop rares vers de la maturité du poète, 
de tout petits poèmes doux-amers adressés 
à ou faits à propos de quelque femme jadis 
adorée probablement et sûrement méprisée 
aujourd'hui, '— comme il arrive, paraît-il 
Nous en exhiberons de courts extraits. 



rv 



LES POÈTES MAUDITS 87 



RÉVEIL 

O toi dont je reste interdit, 
J'ai donc le mot de ton abtme. 

Sois oubliée en tes hivers ! 



ADIEU 

Un vertige épars sous tes voiles 
Tente mon front vers tes bras nus. 

Et tes cheveux couleur de deuil 

Ne font plus d'ombre sur mes rêves. 

RENCONTRE 

Tu secouais ton noir flambeau, 
Tu ne pensais pas être morte : 
J'ai forgé la grille et la porte 
Et mon cœur est sûr du tombeau ! 

Tu ne ressusciteras pas ! 

Et comment nous tenir de mettre 
encore sous vos yeux cette fois une pièce 
tout entière? Gomme dans IsiSy comme 
dans MorganCy comme dans le Nouveau 
Monde yComme dans Claire Lenoir, comme 



^W> 



88 LES POÈTES MAUDITS 

dans toutes ses œuvres, ViUiers évoque 
ici le spectre d'une femme mystérieuse, 
reine d'orgueil, sombre et fière comme la 
nuit encore et déjà crépusculaire avec des 
reflets de sang et d'or sur son âme et sur 
sa beauté. 

AU BORD DE LA MEB 

Au sortir de ce bal nous suivîmes les grèves. 
Vers le toit d'un exil, au hasard du chemin, 
Nous allions : une fleur se fanait dans sa main . 
C'était par un minuit d'étoiles et de rêves. 

Dans l'ombre, autour de nous, tombaient des flots 

[foncés. 
Vers les lointains d'opale et d'or, sur l'Atlantique, 
L'outre-mei- épandait sa lumière mystique. 
Les algues parfumaient les espaces glacés. 

Les vieux échos sonnaient dans la falaise entière ! 
Et les nappes de l'onde aux volutes sans frein 
Ëcumaient, lourdement, contre les rocs d'airain. 
Sur la dune brillaient les croix d'un cimetière. 

Leur silence, pour nous, couvrait ce vaste bruit. 
EUes ne tendaient plus,crolx par l'ombre insultées, 
Les couronnes de deuil, fleurs de mort, emportées 
Dans les flots tonnants, par les tempêtes, la nuit 



r^ 



LES POÈTES MAUDITS 89 

Mais de ces blancs tombeaux en pente sur la rive, 
Sous la brume sacrée, à des clartés pareils, 
L'ombre questionnait en vain les grands sommeils : 
Ils gardaient le secret de la Loi décisive. 

Frileuse, elle voilait d'un cachemire noir 
Son sein royal, exil de toutes mes pensées ! 
J'admirais cette femme aux paupières baissées, 
Sphynx cruel, mauvais rêve, ancien désespoir ! 

Ses regards font mourir les enfants. Elle passe 
Et se laisse survivre, en ce qu'elle détruit. 
C'est la femme qu'on aime à cause de la Nuit, 
Et ceux qu'elle a connus en parlent à voix basse. 

Le danger la revêt d'un rayon familier : 
Même dans son étreinte oublieusement tendre. 
Ses crimes évoqués sont tels qu'on croit entendre 
Des crosses de fusils tombant sur le palier. 

Cependant sous la honte illustre qui l'enchaîne. 
Sous le deuil où se plaît cette â.me sans essor 
Repose une candeur inviolée encor 
Comme un lys enfermé dans un coffret d'ébène. 

Elle prêta l'oreille au tumulte des mers, 
Inclina son beau front touché par les années. 
Et se remémorant ses mornes destinées. 
Elle se répandit en ces termes amers : 

« Autrefois, autrefois, — quand je faisais partie 
» Des vivants,— leurs amours sous les pâles flam- 

[beaux 
8. 



0\ 



90 LES POÈTES MAUDITS 

» Des nuits, comme la mer au pied de ces tombeaux 
» Se lamentaient, houleux, devant mon apathie. 

» J*ai vu de longs adieux sur mes mains se briser : 
» Mortelle, j*ac cueillais sans désir et sans haine, 
» Les aveux suppliants de ces âmes en peine : 
» Le sépulcre à la mer ne rend pas son baiser. 

» Je suis donc insensible et faite de silence 
» Et je n'ai pas vécu ; mes jours sont froids et vains, 
u Les Gieux m'ont refusé les battements divins ! 
» On a faussé pour mol les poids de la balance. 

» Je sens que c'est mon sort même dans le trépas : 
» Et soucieux encore des regrets ou des fêtes, 
» Si les morts vont chercher leurs fleurs dans les tem- 

[pêtes 
» Moi je reposerai, ne les comprenant pas. » 

Je saluai les croix lumineuses et pâles. 
L'étendue annonçait l'aurore, et je me pris 
A dire, pour calmer ses ténébreux esprits 
Que le vent des remords battait de ses rafales 

Et pendant que la mer déserte se gonflait : 
« Au bal vous n'aviez pas de ces mélancolies 
» Et les sons de cristal de vos phrases polies 
» Charmaient le serpent d'or de votre bracelet. 

)) Rieuse et respirant une toufie de roses, 

» Sous vos grands cheveux noirs mêlés de diamants, 




LES POÈTES MAUDITS 91 



» Quand la valse nous'prit, tous deux, quelques mo- 

[ments, 
» Vous eûtes,en vos yeux,des lueurs moins moroses. 

» J'étais heureux de voir sous le plaisir vermeil 
» Se ranimer votre âme à Foubli toute prête, 
» Et s'éclairer enfin votre douleur distraite 
f> Gomme un glacier frappé d'un rayon de soleil. » 

Elle laissa briller sur moi ses yeux funèbres 
Et la pâleur des morts ornait ses traits fatals. 
« Selon vous, je ressemble aux pays boréals, 
» J'ai six mois de clarfés et six mois de ténèbres ? 

» Sache mieux quel orgueil nous nous sommes donné 
» Et tout ce qu'en nos yeux il empêche de lire : 
» Aime-moi, toi qui sais que, sous un clair sourire, 
» Je suis pareille à ces tombeaux abandonnés. » 

Et, sur ces vers qu'il faut qualifier de 
sublimes, nous prendrons congé définiti- 
vement — damné petit espace! — de Tami 
qui les faisait. 



0fif 



/> 



VI 



PAUVRE LELIAN 

Ce Maudit-ci aura bien eu la destinée la 
plus mélancolique, car ce mot doux peut, 
en somme, caractériser les malheurs de 
son existence, à cause de la candeur de 
caractère et de la mollesse, irrémédiable ? 
de cœur qui lui ont fait dire à lui-même 
de lui-même, dans son livre Sapientiay 

Et puis, surtout, ne va pas f oubUer toi-même. 
Traînassant ta faiblesse et ta simplicité 
Partout où l'on bataille et partout où Ton aiitie. 
D'une façon si triste et folle en vérité ! 
• «••••••«•••• •••• 

A-t-on assez puni cette lourde innocence ? 

Et dans son volume Charité qui vient 
de paraître. 

J*ai la fureur d*aimer, mon cœur si faible est fou. 
Je ne puis plus compter les chutes de mon cœur. 



^ 



94 LES POÈTES MAUDITS 

et qui furent les éléments uniques, enten- 
dez-le bien, de cet orage, sa vie ! 

Son enfance avait été heureuse. 

Des parents exceptionnels, un père 
exquis, une mère charmante, morts, hélas! 
le gâtaient en fils unique qu'il était. On 
l'avait mis toutefois en pension de bonne 
heure et là commença la déroute. Nous 
le voyons encore dans sa longue blouse 
noire, avec sa tête tondue, des doigts dans 
la bouche, accoudé à la barrière de sépa- 
ration de deux cours de récréation, qui 

pleurait presque au milieu des autres 
gamins, déjà endurcis, jouant! Même le 
soir il se sauva et fut reconduit, le lende- 
main, à force de gâteaux et de promesses, 
dans le « bahut », où depuis, à son tour, il 
se « déprava ï>, devint un vilain galopin 
pas trop méchant avec de la rêvasserie 
dans la tête. Ses études étaient indiffé- 
rentes, et ce fut tant bien que mal qu'il 
passa son baccalauréat après de vagues 
succès, en dépit de sa paresse qui n'était, 
répétons-le, que de la rêvasserie déjà. La 
postérité saura, si elle s'occupe de lui, que 
le lycée Bonaparte, depuis Condorcet, puis 




LES POÈTES MAUDITS 95 

Fontanes, puisr^-Condorcet, fatrétablis- 
sement où s'usa le fond de ses culottes de 
garçonnet et d'adolescent. Une inscription 
ou deux à TÉcole de droit et passablement 
de bocksbus dans les caboiilots de ce temps- 
là, ébauches des brasseries-à-femmes ac- 
tuelles, complétèrent ces médiocres huma- 
nités. C'est de ce moment qu'il se mit aux 
vers. Déjà, depuis ses quatorze ans, il avait 
rimé à mort, faisant des choses vraiment 
drôles dans le genre obscéno-macabre. Il 
brûla bien vite, oublia plus vite encore ces 
essais informes mais amusants et publia 
Mauvaise Etoile^ peu après que plusieurs 
pièces de lui eussent pris place dans le 
Premier Parnasse à Lemerre. Ce recueil, 
— c'est de Mauvaise Étoile que nous en- 
tendons parler — eut parmi la presse un 
joli succès d'hostilité. Mais que faisait au 
goût de Pauvre Lelian pour la poésie, goût 
réel sinon talent encore hors de page? Et, 
un an écoulé, \\ imprimait Pour Cythère^ 
où un progrès très sérieux fut avoué par la 
critique. Le petit bouquin fit même quel- 
que bruit dans le monde des poètes. Un 
an après encore, nouvelle plaquette. Cor- 



96 LES POÈTES MAUDITS 

heille de noces, proclamant la grâce et la 
gentillesse d'une fiancée... Et c'est d'alors 
que put dater « sa plaie ». 



Au sortir de cette mortelle période 
parut Sapientia^ plus haut nommée et 
citée. Quatre ans auparavant, en plein 
ouragan, c'avait été le tour de Flûte et Cor^ 
un volume dont on a parlé, depuis, beau- 
coup, car il contenait plusieurs parties 
assez nouvelles. 

La conversion de Pauvre Lelian au 
catholicisme, Sapientia qui en procédait, 
et l'apparition ultérieure d'un recueil un 
peu mélangé, Avant-hier et hier^ où pas- 
sablement de notes des moins austères 
alternaient avec des poèmes presque trop 
mystiques, firent, dans le petit monde 
des vraies Lettres, éclater une polémique 
courtoise, mais vive. Un poète n'était-il 
pas libre de tout faire pourvu que tout fût 
bel et bien fait, ou devait-il se cantonner 
dans un genre, sous prétexte d'unité? 
Interrogé par plusieurs de ses amis sur ce 




LES POÈTES MAUDITS 97 

sujet, notre auteur, quelle que soit son 
horreur native pour ces sortes de consul- 
tations, répondit par une assez longue 
digression que nos lecteurs liront peut-être 
non sans intérêt pour sa naïveté. 

Voici cette pièce : 

e: Il est certain que le poète doit, comme 
tout artiste, après Tintensité, condition 
héroïque indispensable, chercher l'unité. 
L*unité de ton (qui n*est pas la monotonie) 
un style reconnaissable à tel endroit de 
son œuvre pris indifféremment, des habi- 
tudes, des attitudes; Tunité de pensée 
aussi et c'est ici qu'un débat pourrait s'en- 
gager. Au lieu d'abstractions, nous allons 
tout simplement prendre notre poète 
comme champ de dispute. Son œuvre se 
tranche, à partir de 1880, en deux portions 
bien distinctes et le prospectus de ses 
livres futurs indique qu'il y a chez lui parti 
pris de continuer ce système et de publier, 
sinon simultanément (d'ailleurs ceci ne 
dépend que de convenances éventuelles et 
sort de la discussion), du moins parallè- 
lement, des ouvrages d'une absolue diffé- 
rence d'idées, — pour bien préciser, des 

9 



^^^ 



98 LES POÈTES MAUDITS 

livres où le catholicisme déploie sa logique 
et ses illécebrances, ses blandices et ses 
terreurs, et d'autres purement mondains : 
sensuels avec une affligeante belle humeur 
et pleins de l'orgueil de la vie.Que devient 
dans tout ceci, dira-t-on, l'unité de pensée 
préconisée? 

> Mais, elle y est ! Elle y est au titre 
humain, au titre catholique, ce qui est la 
même chose à nos yeux. Je crois, et je 
pêche par pensée comme par action; je 
crois, et je me repens par pensée en at- 
tendant mieux. Ou bien encore, je crois, 
et je suis bon chrétien en ce moment; 
je crois et je suis mauvais chrétien l'ins- 
tant d'après. Le souvenir, l'espoir, l'invo- 
cation d'un péché me délectent avec ou 
sans remords, quelquefois sous la forme 
même et muni de toutes les conséquences 
du Péché, plus souvent, tant la chair et le 
sang sont forts, — naturels et animais ytels 
les souvenirs, espoirs et invocations du 
beau premier libre-penseur. Cette délec- 
tation, moi, vous, lui, écrivains, il nous 
plaît de la coucher sur le papier et de la 
publier plus ou moins bien ou mal expri- 



/> 



LES POÈTES MAUDITS 99 

■ 

I 

mée; nous la consignons enfin dans la 
forme littéraire, oubliant toutes idées 
religieuses ou n'en perdant pas une de 
vue. De bonne foi nous condamneja-ton 
comme poète? Cent fois non. Que la cons- 
cience du catholique raisonne autrement 
ou non, ceci ne nous regarde pas. 

i> Maintenant, les vers catholiques de 
Pauvre Lelian couvrent-ils littérairement 
ses autres vers? Cent fois oui. Le ton est 
le même dans les deux cas, grave et 
simple ici, là fioriture, languide, énervé, 
! rieur et tout; mais le môme ton partout, 

: comme THomme mystique et sensuel reste 

i l'homme intellectuel toujours dans les 

j manifestations diverses d'une même pen- 

sée qui a ses hauts et ses bas. Et Pauvre 
J Lelian se trouve très libre de faire nette- 

ment des volumes de seule oraison en 
même temps que des volumes de seule 
! impression, de même que le contraire lui 

■ 

: serait des plus permis. » 



Depuis, Pauvre Lelian a produit un petit 



' ' > ' / 



à 



1^ 
à 



100 LES POÈTES MAUDITS 

livre de critique, — ô de critique! d'exal- 
tation plutôt, — à propos de quelques 
poètes méconnus. Ce libelle se nommait 
les Incompris, on n'y lisait pas encore, 
entre autres choses, d'un nommé Arthur 
Rimbaud, ceci, dont Lelian aimait à sym- 
boliser certaines phases de sa propre des- 
tinée : 



LE CŒUR VOLÉ 

Mon pauvre cœur bave à la poupe, 
Mon cœur est plein de caporal. 
Ils lui lancent des jets de soupe. 
Mon pauvre cœur bave à la poupe. 
Sous les quolibets de la troupe 
Qui pousse un rire général, 
Mon pauvre cœur bave à la poupe. 
Mon cœur est plein de caporal. 

Ithy phalliques et pioupiesques, 
Leurs insultes Tont dépravé. 
A la vesprée, ils font des fresques 
Ithyphalliques et pioupiesques. 
O flots abracadabrantesques, 
Prenez mon cœur, qu'il soit sauvé ! 




LES POÈTES MAUDITS 101 



Ithyphalliques et pioupiesqucs, 
Leurs insultes Tont dépravé. 

TÊTE DE FAUNE 

Dans la feuillée, écrin vert taché d'or, 
Dans la feuillée incertaine et fleurie, 
D'énormes fleurs où Tâcre baiser dort, 
Vif et devant Texquise broderie, 

Le Faune afi'olé montre ses grands yeux 
Et mord la fleur rouge avec ses deots blanches 
. Brunie et sanglante ainsi qu'un vin vieux, 
Sa lèvre éclate en rires par les branches; 

Et quand il a fui, tel un écureuil, 
Son rire perle encore à chaque feuille 
Et Ton croit épeuré par un bouvreuil 
Le baiser d'or du bois qui se recueille. 

Il prépare, à travers des ennuis de toute 
nature, plusieurs volumes. Charité a paru 
en mars dernier. A-coté va paraître. Le 
premier, suite à SapienHUy volume d'un 
âpre et doux catholicisme, l'autre, un 
recueil en vers des sensations des plus 
sincères mais bien osées. 

Enfin, il a vu Timpression de deux 
œuvres en prose, les Commentaires de 



^Im^ 



102 LES POÈTES MAUDITS 

Socrate, autobiographie un peu généra- 
lisée, et Clovis Labscure, titre principal 
de plusieurs nouvelles pour être l'une et 
l'autre continuées si le veut Dieu. 

Il a bien d'autres projets. Seulement il 
est malade, découragé un peu, et vous 
demande la permission de s'aller mettre 
au lit. 

— Ah ! depuis, bien remis, il écrit et va 
ou veut, ce qui est la même chose, vivre 
Beatitudo. 



FIN 




TABLE 



Avant-Propos 1 

Tristan Corbière 3 

Arthur Kimbaud 15 

Stéphane Mallarmé 41 

Marceline Desbordes -Valmore 55 

VilUers de risle-Adam. 77 

Pauvre Lelian 93 



FIN DE LA TABLE 



ÂSNIERES. -^ IMPRIMERIE LOUIS BOYER BT C"* 



0^ 



• « 



> 



PAUL VERLAINE 



LES 



POÈTES MAUDITS 



NOUVELLE, ÉDITION 

Ornée de six portraits par Luque 



TRISTAN CORBIERE 

ARTHUR RIMBAUD, STEPHANE MALLARMÉ 

MARCELINE DESBORDES-VALMORE 

YILLIERS DE l'iSLE-ADAM 

PAUVRE LÉLIAN 



PARIS 
LÉON VANIER, ÉDITEUR 

19, QUAI SAINT-MICHEL, 19 

1888