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Full text of "Les principes généraux de la morale kantienne : étude critique"

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LES  PRINCIPES  GENERAUX 

DE    LA 

MORALE   KANTIENNE 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/lesprincipesgnOOdeho 


Abbé  H.  DEHOVE 

Docteur  es  lettres 

Professeur  aux  Facultés  catholiques  de  Lille 

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ETUDE   CRITIQUE 


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ÉDITIONS  DES  "  QUESTIONS  ECCLÉSIASTIQUES'' 


SOCIÉTÉ  SAINT-AUGUSTIN.  DESCLÉE.  DE  BROUWER  et  C'^ 

imprimeurs  des  Facultés  Catholiques  de  Lille 

LILLE    —    PARIS    —    LYON    —    MARSEILLE    —   ROME 

BRUGES  -  BRUXELLES  —  LOUVAIN  —  MALINES  -  GAND  -  ANVERS 


Bureaux  de  Eédaction  : 

3,   rue   d'Isly,    LILLE    — 


Administration  : 
41,  rue  du  IVIetz,    LILLE 


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NIHIL  OBSTAT  : 

Insulis,  die  30^  Septetnhris  1912 

H.  QUILLIET,  S.  t.  d. 

lihrorum  censor. 


IMPRIMATUR  : 
Insulis,  die  1'  Octohris  1912 

A.  Margerin,  Vie.  gen. 

Domi's  pontificalis  Autistes 

Archigymnasii  cath,  Insulen.  Rector. 


P 


.P39 


AVANT. PROPOS 


L'auteur  de  cette  étude  n'a  pas  précisément  prétendu 
à  V originalité;  en  plusieurs  endroits  les  professionnels 
reconnaîtront  d'eux-mêmes  les  inspirations  quil  ne 
s'est  pas  interdit  de  demander  à  tel  ou  tel  ouvrage  plus> 
ou  moins  classique.  Mais  il  a  cru  devoir  limiter  son  effort 
à  une  œuvre  sans  doute  plus  utile  :  offrir  aux  profes- 
seurs de  nos  établissements  libres  une  critique  de  la 
morale  kantienne  qu'ils  pussent  mettre  sans  inconvé- 
nient aux  mains  de  leurs  élèves,  parce  que,  instituée 
dans  un  esprit  franchement  traditionnel,  elle  leur  ap- 
porterait, à  côté  de  la  discussion  proprement  dite,  les 
réponses  positives  et  doctrinales  dont  les  jeunes  esprits 
ont  besoin  avant  toute  chose.  Il  sera  largement  payé 
de  sa  peine,  si  son  travail  peut  ainsi  rendre  service  à 
ses  collègues  de  l'enseignement  secondaire,  à  qui  il  le 
dédie  très  fraternellement. 


TABLE    GÉNÉRALE 


PREMIERE    PARTIE 

EXPOSÉ 

§     I.  —  Le  formalisme  moral  de  Kant 5 

§    II.  —  L'autonomie  de  la  volonté 16 

§  III.  —  La  théorie  des  postulats 33 

DEUXIÈME  PARTIE 

CRITIQUE 

§      I.  —  Critique  de  la  théorie  des  postulats     ....  55 

§    IL  —  Critique  de  l'autonomisme 75 

§  III.  —  Critique  du  formalisme 90 

§  IV.  —  Critique  du  moralisme 108 

Conclusion 126 

Errata 132 

Table  analytique 133 


PREMIERE  PARTIE 

EXPOSÉ 

§  I.  —  Le  formalisme  moral  de  Kant 


Tout  le  monde  sait  comment  Kant  avait  pris  à  tâche 
d'opérer  dans  la  philosophie  spéculative  une  révolution 
radicale,  qu'il  a  lui-même  comparée  à  celle  de  Copernic 
en  astronomie,  parce  que,  à  l'instar  de  celle-ci,  elle  ren- 
verse, pour  ainsi  parler,  les  pôles  de  la  recherche,  en  sup- 
posant que  ce  sont  les  choses  qui  se  règlent  sur  la  con- 
naissance, et  non  pas,  comme  l'entendait  l'ancien  dogma- 
tisme, la  connaissance  sur  les  choses  (1).  C'est  encore  une 
révolution,  et  tout  aussi  profonde,  qu'il  entreprend  dans 
le  domaine  de  la  philosophie  morale  :  dans  ce  domaine 
également,  il  ne  s'agit  de  rien  moins  que  d'un  renverse- 
ment complet  de  la  méthode  suivie  jusqu'alors,  et  dont 
la  domination  universelle  n'avait  pas  moins  fait  obstacle 
au  progrès  de  la  morale,  bien  plus  ou  bien  pis,  au  simple 
établissement  d'une  morale  solide  et  durable,  que  le  dog- 
matisme au  perfectionnement  de  la  métaphj^sique  ou  mê- 
me simplement  à  la  constitution  d'une  métaphysique  as- 
surée de  l'avenir  (2). 

Cette  méthode  fâcheuse  et  ruineuse,  par  l'emploi  de  la- 
quelle les  moralistes  antérieurs  se  condamnaient  à  un  vé- 
ritable travail  de  Sisyphe,  c'est-à-dire  à  un  éternel  recom- 

1.  Cf.  Critique  de  la  raison  pure,  préface  de  2^  édition  (trad. 
Tissot,   t.    I,   p.   333   sq.) 

2.  Qu'il  soit  bien  entendu,  une  fois  pour  toutes,  qu'au  cours  de  cet 
exposé  nous  parlons  au  nom  de  Kant  lui-même  et  sans  nous  engager 
d'aucune   manière.   La   critique   viendra   à  son   heure. 


6  LES     PRINCIPES     GÉNÉRAUX     DE     LA     MORALE     KANTIENNE 

mencement  de  la  même  tâche  impossible,  ^consistait  à  dé- 
duire, à  prétendre  déduire  le  devoir  ou  la  loi,  cette  su- 
prême catégorie  de  la  moralité,  de  la  notion  d'un  bien 
antérieur  ou  «  en  soi  »,  prise  des  choses  mêmes  et  d'où 
l'obligation  eût  résulté  analytiquement  comme  une  con- 
séquence de  son  principe  —  bref,  à  juger  de  la  moralité 
de  nos  actions  par  l'objet  qu'elles  tendent  à  produire  tou 
auquel  elles  se  rapportent,  par  leur  «  matière  »,  com'me 
parle  Kant,  d'où  le  nom  de  morales  «  matérielles  »  qu'il 
donne   à  tous   ces   différents   S3'stèmes. 

Car,  sans  préjudice  de  cette  unité  foncière  de  métho- 
de, et  de  méthode  essentiellement  défectueuse,  encore  un 
coup,  ils  ne  laissent  pas  que  d'être  par  ailleurs  très  dis- 
tincts, suivant  l'idée  qu'on  s'y  fait  à  chaque  fois  de  cette 
matière  de  nos  actions.  Suivons  tout  d'abord  Kant  dans 
la  critique  éliminatoire  qu'il  en  institue  :  c'est  le  meilleur 
moyen  de  comprendre  ce  qu'il  entend  par  cette  insuffi- 
sance radicale  de  leur  méthode  même,  ou  plutôt  pour 
quels  motifs,  variables  avec  chaque  sj'stème  particulier, 
il  la  tient  précisément  pour  défectueuse. 


*  * 


Les  uns  font  appel  à  un  principe  proprement  méta- 
physique et  s'efforcent  de  fonder  la  science  des  mœurs 
sur  une  démonstration  rationnelle  de  Dieu  et  de  la  vie 
future  :  le  devoir  y  est  donné  pour  l'expression  de  la  vo- 
lonté divine,  conçue  soit  comme  arbitraire,  soit  comme 
se  réglant  sur  un  ordre  absolu  des  choses  que  détermine 
l'entendement  di\dn;  et  l'accomplissement  du  devoir  pour 
la  condition  d'une  félicité  à  venir  et  éternelle.  Ce  sont 
les  morales  théologiques,  que  des  auteurs  plus  récents 
ont  aussi  appelées  morales  de  la  transcendance  (3).  On 
devine  aussitôt  le  jugement  que  Kant  en  va  porter  :  en 
Ifmitant  l'usage  légitime  des  principes  de  la  pensée  à  Tor- 

3.  On  verra  plus  loin  c[uelle  différence  profonde  l'auteur  des  deux 
Critiques  s'efforce  6.8  mettre  entre  «  moraJe  théolo^ique  »  et  «  théo- 
logie   morale    ». 


LES     PRINCIPES     GÉNÉRAUX    DE     LA     MORALE     KANTIENNE  7 

ganisation  des  phénomènes,  en  mettant  au  jour  les  faux 
raisonnements  qui  se  cachent  dès  lors  sous  les  préten- 
dues preuves  de  l'immortalité  de  l'âme  et  de  l'existence 
de  Dieu  (4),  la  Critique  de  la  Raison  pure  nous  a  fait 
trop  clairement  entendre  qu'il  ne  peut  être  question  de  pa- 
reille justification  transcendante  du  devoir  et  qu'il  n'y  a 
rien,   absolument   rien   à  attendi^e    de   ce   côté. 

Serons-nous  plus  heureux  avec  les  doctrines  qui,  sans 
remonter  si  haut,  c'est-à-dire  sans  se  réclamer  d'un  prin- 
cipe  métaphysique,    cherchent   la   raison  du  devoir  dans 
une  théorie  de  la  nature  humaine,  de  ses  tendances  es- 
sentielles, du  but  auquel  aspire  leur  effort  et  des  moyens 
à  prendre  pour  atteindre  ce  but?  Ce  sont  les  morales  na- 
turalistes ou,  comme  on  a  dit  encore,  de  l'immanence;  et 
elles  se   subdivisent  elles-mêmes   en  deux  groupes  nette- 
ment tranchés  :  les  premières  placent  cette  fin  suprême  de 
l'existence  dans  le  bonheur,  qui  coïncide  pour  elles  avec 
le  souverain  bien,   —   morales   du  plaisir  ou  eudémonis- 
tes;  —  les  secondes  prennent  pour  bien  en  soi  un  certain 
idéal  de  la  nature   humaine,  que  ce  serait  notre  obliga- 
tion essentielle,  et  la  plus  universelle  aussi,  de  travailler 
sans  cesse  à  réaliser  toujours  davantage  —  morales  de  la 
perfection  ou  rationnelles.  Or    est-il  que  ces  deux  grands 
systèmes,  dont  l'épicurisme   et  le  stoïcisme  nous  offrent 
dans  l'antiquité  le   type   accompli,   échouent  également  à 
la  tâche,  et  même,  en  dépit  de  la  différence  qui  les  sé- 
pare, pour  une  raison  à  peu  près  identique  dans  le  fond. 
Assurément,  les  eudémonistes  sont  à  cent  lieues  de  se 
tromper,  quand  ils  font  du  bonheur  l'objet  commun   et 
unique  de  nos  aspirations  :    «  être  heureux  est  nécessai- 
rement le  désir  de  tout  être  raisonnable  mais  fini,   par- 
tant c'est  inévitablement  un  principe  déterminant  de  sa 
faculté  de  désirer  »  (5).  Le  seul  inconvénient,  et  on  avoue- 


4.  Qu'on  nous  permette  à  ce  sujet  de  renvoyer  à  notre  étude  La 
critique  kantienne  des  preuves  de  l'existence  de  Di"U  (Lille,  Morel, 
1905). 

5.  Critique    de    la    raison    pratique,    traduction    Picavet,    p.    39.    C'est 
cette   traduction   qui   sera   continuellement   utilisée   dans   les   références 


8  LES     PRINCIPES     GENERAUX     DE     LA     MORALE     KANTIENNE 

ra  qu'il  n'est  pas  de  petite  conséquence,  c'est  qu'il  est 
impossible  d'ériger  la  recherche  du  bonheur  en  règle  im- 
pérative  et  universelle.  On  n'est  pas  obligé  d'être  heu- 
reux, encore  moins  est-on  obligé  de  l'être  de  telle  ou 
telle  façon,  par  tels  ou  tels  moyens.  Le  bonheur  est  un 
état  contingent  et  subjectif,  qui  dépend  de  notre  appré- 
ciation personnelle,  non  moins  que  des  circonstances  :  cha- 
cun prend  son  bonheur  où  il  le  trouve.  Il  peut  bien  y 
avoir  à  cette  fin  des  maximes  et  comme  des  recettes  gé- 
nérales, mais  d'une  généralité  toute  relative  et  empirique, 
qui  reste  infiniment  au  dessous  de  Funiversalilé  absolue 
des  lois  proprement  dites,  telles  que  la  morale  les  re- 
quiert (6). 

Quant  aux  systèmes  rationnels,  ils  s'achoppent  en  der- 
nière analyse,  si  étrange  que  cela  paraisse  de  prime  abord, 
à  une  difficulté  du  même  genre.  Car  l'idéal  de  perfection 
qu'ils  nous  proposent  a  beau  y  être  l'objet  d'une  repré- 
sentation intellectuelle,  cet  objet  ne  peut  pourtant  déter- 
miner notre  volonté  que  par  l'intermédiaire  d'un  senti- 
ment, celui  des  jouissances  que  nous  promet  son  acqui- 
sition; si  bien  que  c'est  encore  le  plaisir  qui,  finalement, 
sert  ou  prétend  sersir  ici  de  règle.  Que  ce  plaisir  soit 
plus  raffiné,  peu  importe,  dès  là  précisément  que  c'est 
plaisir.  Eudémonisme  délicat,  si  l'on  veut,  mais  eudémo- 
nisme,  impuissant  par  définition  même  à  fonder  des  lois 
morales  (7). 

* 
*  * 

De  quelque  manière  que  l'on  s'y  prenne,  donc,  et  à 
quelque  point  de  vue  qu'on  se  place,  on  ne  peut  songer 
à  dériver  le  devoir  du  bien  :  toute  morale  matérielle  est 
condamnée  en  principe.  En  conclurons-nous  que  la  mo- 
rale en  elle-même  va  partager  le  sort  de  la  métaphysi- 
que spéculative,  et  le  scepticisme  moral  serait-il  au  bout 

suivantes.    Même    remarque    pour    la    traduction    Tissot    de    la    Critique 
de   la   raison   pure. 

6.  Cf.  Critique  de  la  raison  praiiiue,  p.  31  à  43  (théorèmes  I  et  II 
avec  corollaire  et  scolies)  et  p.  61. 

7.  Ibid.,   p.    36    sq.    et    68-69    (scolie    2  du   théorème    IV). 


LES     PRINCIPES     GENERAUX     DE     LA     MORALE     KANTIENNE  9 

de  cette  critique  désespérante?  Mais  peut-être  réussira- 
t-on  mieux  par  une  autre  voie.  Redisons-le,  il  y  a,  à  cet 
égard  une  analogie  frappante  entre  la  philosophie  prati- 
que de  notre  auteur  et  sa  philosophie  spéculative.  De  mê- 
me qu'en  celle-ci  il  s'était  flatté  de  décou^Tir,  entre  l'an- 
cien dogmatisme  et  le  scepticisme  théorique,  une  position 
moyenne  et  plus  sûre,  ainsi  dans  sa  philosophie  morale; 
et  c'est  ce  qu'il  appelle  lui-même  «  le  paradoxe  de  la 
méthode  dans  une  critique  de  la  raison  pratique  »  :  «  à 
savoir  que  le  concept  du  bien  et  du  mal  ne  doit  pas  être 
déterminé  avant  la  loi  morale  (à  laquelle,  d'après  l'appa- 
rence, il  devait  servir  de  fondement),  mais  seulement  (com- 
me il  arrive  ici),  après  cette  loi  et  par  elle  (8)  ». 

Ainsi  —  et  tel  est  juste  ce  renversement  complet  de 
méthode  dont  nous  parlions  tout  à  l'heure,  —  l'idée  mê- 
me du  devoir  ou  de  la  loi,  considérée  dans  sa  pure  forme 
obligatoire,  et  abstraction  faite,  au  moins  provisoirement, 
de  son  objet  ou  contenu,  est-elle  installée  au  point  de  dé- 
part de  toute  la  recherche,  ainsi  est-elle  érigée  en  prin- 
cipe premier  de  toute  moralité.  Et  encore  une  fois,  ce 
n'est  qu'à  cette  condition  qu'une  théorie  de  la  moralité 
même  aura  chance  de  s'édifier. 

Autrement  dit,  à  moins  de  renoncer  sceptiquement  à 
l'espoir  de  constituer  une  doctrine  des  mœurs,  il  faut 
aux  morales  matérielles  substituer  une  morale  formelle. 
Encore  que  cette  dernière  appellation  s'explique  presque 
d'elle-même  (formelle  =  construite  précisément  sur  la  con- 
sidération de  la  seule  «  forme  »  de  la  loi),  les  développe- 
ments qui  suivent  vont  achever  de  mettre  la  chose  dans 
tout  so>n  jour.  «    ^ 

* 
*  * 

Au  vi-ai,  on  peut  reprendre  la  même  idée  générale,  d'un 
point  de  vue  plus  concret,  si  j'ose  m'exprimer  ainsi,  plus 
voisin  des  faits,  c'est-à-dire  ici  de  nos  actions  humaines  et 
des  motifs  qui  les  conditionnent  immédiatement. 

Ces  motifs,    en   dernière   analyse,   sont   de   deux   sortes, 

8.  Critique   de   la   raison   pratique,    p.    110. 


10  LES     PRINCIPES     GÉNÉRAUX     DE     LA     MORALE     KANTIENNE 

et  ils  ne  peuvent  être  que  de  deux  sortes.  Ou  bien,  îen 
effet,  je  me  propose  en  agissant  quelque  résultat  positif 
que  je  tiens  pour  bon,  un  objet  à  réaliser  et  dont  j'attends 
quelque  satisfaction  ou  avantage;  ou  bien,  ne  tenant  au- 
cun compte  des  conséquences  de  mon  action,  avantageu- 
ses ou  dommageables,  je  me  décide  à  agir  par  la  simple 
idée  que  je  dois  le  faire,  en  vertu,  par  exemple,  de  l'or- 
dre qui  m'en  est  donné.  Dans  le  premier  cas,  ma  conduite 
est  déterminée,  comme  parle  Kant,  par  un  principe  ma- 
tériel, puisque  la  «  matière  »  d'un  acte  est  précisément 
cet  objet  ou  résultat  qu'il  tend  à  produire;  dans  le  so- 
co'nd  cas,  par  un  principe  formel,  puisque  la  «  forme  » 
d'un  acte  revient  à  la  façon  dont  j'en  conçois  l'accomplis- 
sement, ici  son  rapport  à  un  «  impératif  »  qui  me  l'im- 
pose. 

Or  est-il  —  et  cela  ressort,  ou  peu  s'en  faut,  des  défini- 
tions elles-mêmes  —  que  «  tous  les  principes  pratiques 
matériels  sont,  comme  tels,  d'une  même  espèce,  et  qu'ils 
se  rangent  sous  le  principe  général  de  l'amour  de  soi 
ou  du  bonheur  personnel  »  (9)  :  car  une  fois  qu'on  recher- 
che une  «  matière  »,  c'est-à-dire  un  avantage  ou  une  sa- 
tisfaction, c'est  toujours  sa  propre  satisfaction,  son  avan- 
tage, et  c'est  alors  la  sensibilité  (ou  «  la  faculté  inférieure 
de  désirer  »)  dans  laquelle  on  place,  à  parler  avec  ri- 
gueur, le  principe  déterminant  de  la  volonté  (10). 

Autant  dire  que  les  principes  pratiques  matériels  ne 
fournissent  jamais  que  des  maximes  (11),  subjectives  et 
empiriques,  subordonnées  à  toutes  les  particularités  et  à 
toutes  les  contingences  de  chaque  individu,  absolument 
incapables  d'être  élevées  à  la  dignité  de  lois  proprement 
dites  ou  valables  indistinctement  pour  la  volonté  de  tout 
être  raisonnable,  incapables  aussi  et  dès  lors  de  conférer 
à  nos  actions  aucune  vraie  moralité  :  car  il  n'y  a  pas  de 

9.  Critique   de   la   raison   pratique,   p.    32. 

10.  Ibid.,    p.    36    sq. 

11.  Kant  appelle  maxime  un  «  principe  pratique  »,  autrement  dit 
une  raison  d'agir  considérée  subjectivement,  ou  du  point  de  vue  per- 
sonnel de  l'agent,  «  comme  valable  seulement  pour  sa  volonté  »  (Cri- 
tique  de   la  raison   praiizue,   p.    27). 


LES     PRINCIPES     GÉNÉRAUX     DE     LA     MORALE     KANTIENNE  11 

milieu    pour    celle-ci    entre    être    universelle    ou     n'être 
pas  (12). 

Mais  si  nos  actions  ne  peuvent  recevoir  leur  moralité 
de  leur  matière,  il  reste,  puisqu'en  dehors  de  la  matière  il 
ne  reste  aussi  en  elles  que  la  forme,  qu'elles  la  tiennent 
exclusivement  de  leur  forme  même,  et  qu'il  n'y  ait  pas 
non  plus  de  milieu  pour  elles  entre  être  formellement  mo- 
rales ou  n'être  pas   morales  du  tout  (13). 

*  * 

Une  précision,  toutefois,  est  ici  nécessaire.  Nous  avons 
vu  plus  haut  que  la  forme  consiste,  en  l'espèce  dans  Ja 
façon  dont  est  conçu  l'acte  à  exécuter,  ou  plutôt  que  le 
considérer  dans  sa  forme,  c'est  le  considérer  en  tant  qu'il 
doit  être  exécuté,  en  vertu  d'un  impératif  qui  le  com- 
mande, et  même  le  considérer  exclusivement  en  cette  qua- 
lité. Mais  il  y  a  impératif  et  impératif. 

L'acte  peut  tout  d'abord  être  commandé  en  vue  d'une 
fin  ultérieure,  à  titre  de  moyen,  par  conséquent,  qui  em- 
prunte toute  sa  valeur  à  la  fin  même  qu'il  sert  à  réaliser. 
L'impératif  est  dit  alors  hypothétique,  parce  qu'il  n'a  de 
prise  sur  la  volonté  que  «  dans  rh3^pothèse  »  où  celle-ci 
recherche  la  fin  à  laquelle  il  reste  subordonné  :  «  qui  veut 
la  fin,  dit  le  proverbe,  veut  les  moyens  »,  mais  en  re- 
vanche, celui-là  seul  veut  les  moyens  qui  veut  aussi  la 
fin.  Dès  lors,  —  et  la  conséquence,  comme  on  va  voir,  est 
capitale  —  cet  impératif  (hypothétique)  n'est  formel  qu'en 
apparence,  pour  ainsi  parler,  et  à  la  surface;  ce  qu'on 
appelle  ici  forme  n'est,  au  vrai,  que  le  rapport  d'une 
matière  à  une  autre  matière;  c'est  donc  toujours  une  matiè- 
re, ou  le  désir  de  la  fin  ultérieure  dont  l'action  m'est  don- 
née pour  le  moyen  ou  la  condition  indispensable,  qui  dé- 
termine le  choix  du  vouloir  (Willkûhr)  ;  bref,  l'impératif 
hypothétique  demeure  en  fin  de  compte  un  principe  pra- 
tique matériel,  étranger  comme  tel  à  la  moralité  vérita- 
ble.  Comme  parle   Kant  en  propres  termes,  c'est  !'«  im- 

12.  Cf.    Critique   de   la   raison   pratijue,    p.    27    sq.    et   p.    50    sq. 

13.  Cf.   ibid,   p.    43. 


12  LES     PRINXIPES     GÉNÉRAUX     DE     LA     MORALE     KANTIENNE 

pératif  de  l'habileté  ou  de  la  prudence  »,  qui  «  conseille  » 
bien  plutôt  qu'il  n'<:  ordonne  »,  qui,  tout  bien  pesé  et  con- 
sidéré, conseille  même  uniquement,  sans  ordonner  au  sens 
propre  et  plein  du  mot  :  ce  n'est  pas  encore  l'impératif  de 
la  moralité  ,(14). 

L'impératif  de  la  moralité  n'est  et  ne  peut  être  que 
celui  qui  ordonne  ou  commande  «  purement  et  simple- 
ment »,  ou  absolument,  ou  sans  condition;  celui  qui  «  re- 
présente l'action  comme  objectivement  nécessaire  en  elle- 
même,  indépendamment  de  toute  autre  fin  »  ;  celui  qui 
nous  ordonne  immédiatement  une  certaine  conduite,  sans 
lui  donner  comme  condition  une  autre  fin  que  cette  con- 
duite permettrait  d'atteindre,  et  quel  qu'en  puisse  être  le 
résultat  («  advienne  que  pourra  »,  dit  encore  le  prover- 
be); celui  qui  est  forme  pure,  par  conséquent,  sans  aucune 
matière;  celui  qui,  dans  l'acception  rigoureuse  du  terme, 
est  ordre  ou  commandement  ou  loi  et  n'est  que  cela  même. 
«  Car,  il  convient  d'y  insister,  seule  l'idée  de  loi  implique 
l'idée  d'une  nécessité  ^inconditionnelle,  objective  et  par  suite 
universelle;  et  des  ordres  sont  des  lois  auxquelles  il  faut 
obéir,  c'est-à-dire  que  l'on  doit  suivre,  même  en  dépit 
de  l'inclination.  Le  mot  conseil  indique,  il  est  \Tai,  une 
nécessité,  mais  une  nécessité  qui  n'est  réelle  que  sous  des 
conditions  subjectives  etjcontin^entes,  suivant  que  tel  hom- 
me considère  telle  ou  telle  chose  comme  un  élément  de 
son  bonheur;  au  contraire,  l'impératif  proprement  moral 
n'est  limité  par  aucune  condition  et,  comme  il  est  absolu- 
ment, quoique  pratiquement,  nécessaire,  il  peut  à  bon  droit 
être  appelé  un  ordre  (15)  ». 

Il  serait  presque  superflu  de  rappeler  que  ce  principe 
suprême  et  unique  de  la  moralité  de  nos  actions  est  le 
célèbre  impératif  catégorique  (16).  Et  il  ne  le  serait  sans 
doute  pas  moins  d'ajouter  quelque  commentaire  que  ce 
fût  à  cette  proposition  finale,  dans  laquelle  se  résument 

14.  Cf.  Fondemoits  de  Ix  métaphysique,  des  mœurs,  édit.  Lachelier, 
p.  41  sq.,  et  Critique  de  la  raison  pratique,  p.  58  sg.  (scolie  2  du 
théorème    lY). 

15.  Fondemeyxts  de   la  métaphysique  des  mœurs,   p.   46. 

16.  Ibid. 


LES     PRINCIPES     GÉNÉRAUX     DE     LA     MORALE     KANTIENNE         13 

comme  d'eux-mêmes  les  éclaircissements  qui  précèdent  : 
«  Si  un  être  raisonnable  doit  se  représenter  ses  maxi- 
mes comme  des  lois  pratiques  universelles,  il  ne  peut  se 
les  représenter  que  comme  des  principes  qui  détermi- 
nent la  volonté,  non  par  la  matière,  mais  simplement  par 
la  forme  (17)  », 

* 
*  * 

A  la  distinction  du  principe  pratique  formel  et  des  prin- 
cipes pratiques  matériels  correspond  la  distinction  paral- 
lèle —  ou,  si  l'on  aime  mieux,  de  la  première  dérive  Ja 
distinction  consécutive  —  de  moralité  et  de  légalité.  Il 
suffit  de  citer  les  textes  : 

«  Ce  qui  est  essentiel  dans  la  valeur  morale  des  ac- 
tions, c'est  que  la  loi  morale  détermine  immédiatement  la 
volonté.  Si  la  détermination  de  la  volonté  se  produit,  à 
vrai  dire  conformément  à  la  loi  morale,  mais  seulement 
par  le  moyen  d'un  sentiment,  de  quelque  espèce  qu'il  soit, 
qui  doit  (muss)  être  supposé  pour  que  celle-ci  devienne 
un  principe  suffisant  de  détermination  de  la  volonté;  par 
conséquent  si  elle  ne  se  produit  pas  en  vue  de  la  loi,  l'ac- 
tion possédera  bien  de  la  légalité  (Legalitaet),  mais  non 
de  la  moralité...  Le  mobile  de  la  volonté  humaine  ne 
peut  jamais  être  que  la  loi  morale...,  si  l'action  ne  doit  pas 
simplement  remplir  la  lettre  de  la  loi  même,  sans  en 
contenir  l'esprit  (18)  ». 

«  Ainsi  donc,  on  ne  doit  chercher  en  vue  de  la  loi 
morale,  et  pour  lui  procurer  de  l'influence  sur  la  volonté, 
aucun  mobile  étranger  qui  puisse  dispenser  de  celui  de 
la  loi,  parce  que  cela  ne  produirait  qu'une  pure  hypocri- 
sie, et  même  il  est  dangereux  de  laisser  seulement  à  côté 
de  la  loi  morale  quelques  autres  mobiles,  (comme  celui 
de   l'intérêt)    coopérer   avec    elle   (19)  ». 

Et  Kant  y  insiste  avec  une  complaisance  qui  montre 
assez  combien  cette  idée  lui  tient  à  cœur  :  «  Le  concept  du 

17.  Critique  de  la  raison   pratique,   p.   43    (théorème    III). 

18.  Ibid.,   p.    127. 

19.  Ibid.,   p.    128. 


14       LES     PRINCIPES     GÉNÉRAUX     DE     LA     MORALE     KANTIENNE 

devoir  réclame  donc  objectivement  de  l'action  l'accord  avec 
la  loi,  et  subjectivement  de  la  maxime  de  l'action,  le  res- 
pect pour  la  loi  comme  le  mode  de  détermination  unique 
de  la  volonté  par  la  loi.  Et  c'est  là-dessus  que  repose  la. 
différence  entre  la  conscience  d'avoir  agi  conformément 
au  devoir  et  d'avoir  agi  par  devoir  (aus  Pflicht)^  c'est-à- 
dire  par  respect  pour  la  loi,  La  première  manière  d'agir 
(la  légalité)  est  encore  possible  quand  même  des  pen- 
chants auraient  été  seuls  les  principes  déterminants  de 
la  volonté;  la  seconde  (la  moralité),  la  valeur  morale, 
doit  être  placée  exclusivement  en  cela  que  l'action  a  lieu 
pai'  devoir,  c'est-à-dire  purement  et  simplement  en  vue 
de  la  loi  (20).  » 

«  La  loi  morale  est  en  effet  pour  la  volonté  de  tout  être 
fini  et  raisonnable,  une  loi  de  devoir,  de  contrainte  morale, 
qui  le  détermine  à  agir  par  respect  pour  cette  loi  et  par 
soumission  au  devoir...  »  Il  ne  faut  pas  qu'«  un  autre 
principe  subjectif  »  intervienne,  «  car  autrement  l'action 
n'aurait  pas  lieu  par  devoir  »,  pour  extérieurement  confor- 
me qu'elle  y  pût  être,  «  et  l'intention  n'en  serait  pas  mo- 
rale  (21)  ». 

Il  reste  donc  bien  acquis,  pour  nous  en  tenir  désormais 
à  ce  seul  couple  de  notions,  qu'<'.  agir  moralement  >  ou 
«  agir  par  un  principe  pratique  formel  »,  c'est  unum  et 
idem.  En  ce  sens,  on  pourrait  dire  que  le  juste  de  Kant 
est  éminemment  un  dévot  de  la  forme. 

*  * 

Et  c'est  encore,  et  c'est  toujours  à  quoi  revient  à  son 
tour  la  bonne  volonté,  cette  bonne  volonté  qu'au  début 
de  la  première  section  des  Fondements  de  la  métaphysi- 
que des  mœurs,  Kant  exalte  en  termes  si  enthousiastes  : 
«  De  toutes  les  choses  que  nous  pouvons  concevoir  en 
ce  monde  ou  même,  d'une  manière  générale,  hors  de  ce 

20.  Critique   de    la   raison    ■pratique,  p.    165. 

21.  Ihid.,  p.  167.  Cf.  p.  215  :  «  Tout,  dans  l'efficacité  des  ma- 
ximes morales,  doit  avoir  rapport  à  la  représentation  de  la  loi,  comme 
principe  déterminant,  si  l'action  doit  contenir  non  seulement  de  la 
légalité,  mais  aussi  de  la  moralité  ». 


>M 


LES     PRINCIPES     GÉNÉRAUX     DE     LA     MORALE     KANTIENNE         15 

monde,  il  n'y  en  a  aucune  qui  puisse  être  considérée  com- 
me bonne  sans  restriction,  à  part  une  seule  :  une  bonne 
volonté...  La  bonne  volonté  n'est  pas  bonne  par  ce  qu'elle 
produit  et  effectue,  ni  par  la  facilité  qu'elle  nous  donne  à  at- 
teindre un  but  que  nous  nous  proposons  (22),  mais  seu- 
lement par  le  vouloir  même,  c'est-à-dire  qu'elle  est  bon- 
ne en  soi  et  que,  considérée  en  elle-même,  elle  doit  être 
estimée  à  un  prix  infiniment  plus  élevé  que  tout  ce  que 
l'on  peut  réaliser  par  elle  au  profit  de  quelque  inclination, 
ou  même,  si  l'on  veut,  de  l'ensemble  de  toutes  les  incli- 
nations. Quand  même,  par  la  défaveur  du  sort  ou  par  l'a- 
varice d'une  nature  marâtre,  le  pouvoir  de  réaliser  ses 
intentions  manquerait  totalement  à  cette  volonté,  quand  mê- 
me tous  ses  efforts  demeureraient  sans  résultat,  de  ma- 
nière qu'il  ne  restât  plus  que  la  bonne  volonté...,  elle 
n'en  brillerait  pas  moins  de  son  éclat  propre,  comme 
un  joyau,  car  c'est  une  chose  qui  possède  par  elle-même 
toute  sa  valeur  (23)  ». 

Qu'est-ce  donc,  aux  yeux  de  Kant,  que  la  bonne  vo- 
lonté? Précisément  celle  qui  n'agit  que  par  devoir,  qui 
j  n'obéit  au  devoir  qu'en  vue  du  devoir  même  ou  par  res- 
pect pour  le  devoir,  celle  qui  «  se  détermine  par  la  seule 
idée  de  la  loi,  «  conçue,  précisément  aussi,  et  excellem- 
ment, dans  sa  forme  législative  universelle  »,  abstrac- 
tion faite  de  toute  matière.  Comme  il  dit  encore,  c'est  «  la 
volonté  qui  se  détermine  par  la  pure  forme  législative 
(universelle)  de  ses  maximes  ».  Ces  expressions  techni- 
ques ne  sont  pas  bien  difficiles  à  entendre. 

Nous  avons  déjà  vu  que,  dans  la  langue  de  Kant, 
«  maxime  »  revient  à  raison  d'agir  (ou  à  «  principe  pra- 
tique »  en  général)  considérée  subjectivement,  et  que  la 
même  raison  d'agir,  considérée  objectivement,  c'est-à-dire 
comme  universellement  valable  pour  tout  être  raisonna- 
ble   (car  elle   ne   peut  être  considérée  objectivement  que 

^^  22.,  Comme,  par  exemple,  les  talents  de  l'esprit,  les  qualités  du 
caractère  ou  les  dons  de  la  fortune,  dont  il  vient  d'être  question  et 
qui  n'ont  jamais  qu'une  bonté  relative,  subordonnée  à  l'usage  qu'on 
en    fait. 

23.  Fondements    de    la    métaphysique   des   mœurs,    p.    11-13. 


16  LES     PRINCIPES     GÉNÉRAUX     DE     LA     MORALE     KANTIENNE 

SOUS  cette  condition),  s'appelle  loi  (24).  Et  comme  elle  ne 
peut  non  plus  être  ainsi  universellement  valable  que  par 
sa  forme  législative  même,  il  s'ensuit  que  tout  principe 
pratique  matériel  reste  une  simple  maxime,  toute  subjec- 
tive, destituée  de  toute  valeur  morale.  On  pourrait  dire 
encore  qu'à  ce  point  de  vue  et  en  ce  sens,  la  moralité 
consiste  essentiellement  à  ne  jamais  prendre  pour  maxi- 
me de  ses  actions  que  la  seule  loi.  Et  c'est  en  quoi,  redi- 
sons-le, consiste  aussi  la   «  bonne  volonté  ». 


§  II.  —  L'autonomie   de   la  volonté 

Ce  n'est  pas  tout.  Une  volonté  qui  se  conforme  de  la 
sorte  au  devoir  ne  peut  être  qu'une  volonté  libre.  Bonne  vo- 
lonté et  volonté  libre,  c'est  également  tout  un.  Thèse  ca- 
pitale, nous  le  verrons  bientôt,  que  Kant  s'attache  à  éta- 
blir par  les  deux  théorèmes  réciproques,  ou,  ce  qui  re- 
vient ici  au  même,  par  les  deux  problèmes  suivants  : 

«  Problème  I,  —  Supposé  que  la  simple  forme  législa- 
tive des  maximes  soit  seule  le  principe  suffisant  de  dé- 
termination d'une  volonté,  trouver  la  nature  de  cette  vo- 
lonté qui  ne  peut  être  déterminée  que  par  ce  moyen.  » 

La  réponse  porte  que,  l'idée  de  la  pure  forme  législa- 
tive universelle  ne  ressortissant  qu'à  la  raison  et  n'ayant 
rien  de  sensible,  elle  est  comme  transcendante  aux  phé- 
nomènes de  la  nature  avec  leur  loi  essentielle,  la  loi  de 
causalité.  Une  volonté  qui  a  cette  idée  pour  principe  de 
détermination  ne  peut  donc  être  conçue  que  comme  in- 
dépendante de  la  dite  loi  des  phénomènes  naturels  ou 
de  la  causalité  empirique.  Or,  une  telle  indépendance  s'ap- 
pelle liberté.  «  Donc,  une  volonté  à  laquelle  la  simple  for- 
me législative  de  la  maxime  peut  seule  servir  de  loi  est 
une   volonté   libre   (25).  » 


24.  Cf.  V.  g.  cette  note  des  Fondements,  etc.,  (p.  23)  :  «  La  maxime 
est  le  principe  subjectif  de  la  volonté;  le  principe  objectif  (c'est-à- 
-îire  celui  qui  servirait  aussi  subjectivement  de  principe  pratique  à 
tous  les  êtres  raisonnables,  si  la  raison  était  entièrement  maîtresse 
de  la  faculté  de  désirer)  est  la  loi  pratique  ». 

25.  Critique   de   la   raison    pratique,   p.    46.    —   Dans   la   doctrine    de 


\J^\f^ 


J^K 


LES   PRINCIPES   PtENERAUX    DE    LA.   MORARB   KANTIENNE  3S 

universelle  et  idée  d'être  raisonnable  ou  de  personne  fin 
en  soi,  donne  naissance  à  une  troisième  idée,  <  à  savoir 
l'idée  de  la  volonté  de  chaque  être  raisonnable  conçue  com- 
me législati'ice  universelle  »,  qui  s'exprime  à  son  tour  dans 
une  troisième  formule  :  «  Agis  de  telle  sorte  que  ta  vo- 
lonté puisse  se  considérer  comme  posant  par  ses  maxi- 
mes des  lois  universelles  (68)  ». 


§  III.  —  La  théorie  des  postulats 

Nous  avons  vu  précédemment  que  la  bonne  volonté  est 
celle  qui  ne  se  détermine  que  par  la  forme  de  la  loi, 
abstraction  faite  de  toute  matière,  celle,  en  termes  plus 
simples,  qui  n'obéit  au  devoir  que  par  respect  pour  Je 
devoir,  sans  se  préoccuper  de  son  bonheur  (69).  Mais  cela 
n'empêche  pas  qu'en  agissant  de  la  sorte,  nous  ne  nous 
rendions  pourtant  dignes  d'être  heureux.  Que  le  bonheur 
doive  finalement,  et  de  toute  nécessité,  coïncider  avec  la 
vertu,  c'est-à-dire  avec  l'effort  à  se  perfectionner  sans  cesse 
par  une  soumission  absolument  désinléressée  à  la  loi  mo- 
rale, c'est  là  une  conviction  universelle,  qu'on  n'arrache- 
ra jamais  de  l'esprit  humain,  encore  qu'il  ne  soit  pas 
toujours  capable  ou  qu'il  n'essaie  pas  toujours  de  se  la 
raisonner.  Le  bon  sens  populaire  ne  se  résoudra  jamais 
à  admettre  qu'il  puisse  «  revenir  au  même  pour  un  hom- 
me de  s'être  conduit  bien  ou  mal,  d'avoir  pratiqué  la 
justice  ou  commis  toutes  sortes  de  violences,  quoiqu'il 
n'ait  recueilli  avant  sa  mort  aucune  récompense  de  ses 
bonnes  actions  ou  aucun  châtiment  de  ses  fautes  (70)  ». 
«  Avoir  besoin  du  bonheur,  en  être  digne  et  cependant  ne 
pas   y  participer  (71)    ,   il   y  a  là,    il   y  aurait   là    quelque 


68.  Ibid.,    p.    70   et    75. 

69.  Cf.  Critique  de  la  raison  pratique,  p.  .32  (théorème  H)  :  «  Tous 
les  principes  pratiques  matériels  sont,  comme  tels,  d'une  seule  et 
même  espèce  et  se  rangent  sous  le  principe  général  de  l'amour  de 
soi    ou    du    bonheur    personnel    ». 

70.  Critique  du  jugement.  §  87,  Remarque  (édit.  Roscnkranz,  t.  IV, 
p.    362). 

71.  Critique  de  la   raison  pratique,  p.  202. 

Les  principes  xénérEux  dt  la  morale  kaiititnne.  3 


34  PRINCIPES     GÉNÉRAUX     DE     LA     MORALE     KANTIENNE 

chose  d'aussi  absurde  jxjur  la  raison  que  de  révoltant 
pour   la   conscience. 

Et  ce  jugement  du  sens  commun,  la  raison  elle-même 
le  confirme  ou,  en  tout  cas,  le  transpose  à  sa  manière,  en 
s'élevant,  dans  son  usage  pratique,  à  l'idée  d'une  tota- 
lité absolue  de  ses  conditions  ou  de  son  objet,  ou  d'un 
inconditionné  pratique  suprême  (72),  et  en  donnant  à  cet 
inconditionné  pratique  le  nom  de  souverain  bien,  c'est-à- 
dire  de  bien  complet  et  achevé  (ganze  und  vollendete)  : 
car  ce  qu'elle  entend  par  là,  c'est  précisément  l'unité  ou 
du  moins  l'union  du  bien  sensible  et  du  bien  proprement 
moral,  du  bonheur  et  de  la  vertu.  Harmonie  de  la  vertu 
et  du  bonheur,  tel  est  donc,  au  vrai,  l'objet  total  qu'elle 
assigne  en  fin  de  compte  à  notre  activité;  que  c'est  par- 
tant «  un  devoir  pour  nous  de  rechercher  »;  qui  est  «  le 
but  nécessaire  et  suprême  d'une  volonté  moralement  dé- 
terminée ,  «  l'objet  nécessaire  a  priori  de  notre  volonté, 
inséparablement  lié   à  la   loi   morale  »,    etc.    (73). 

Seulement,  voici  dès  lors  la  difficulté  :  s'il  y  a  une  cho- 
se que  l'Analytique  de  la  raison  pratique  a  mise  en  lu- 
mière, c'est  justement  l'hétérogénéité  radicale  des  maxi- 
mes du  bonheur  et  de  celles  de  la  vertu  (74).  Et  c'est  jus- 
tement aussi  de  ne  s'en  être  pas  rendu  compte,  c'est  d'avoir 
méconnu  la  distinction  irréductible  de  ces  deux  éléments 
du  souverain  bien,  pour  n'j'  voir  que  deux  noms  diffé- 
rents d'un  élément  identique,  qui  fait  la  commune  er- 
reur des  deux  grandes  doctrines  morales  de  l'antiquité, 
épicuréisme  et  stoïcisme,  encore  que  cette  erreur  com- 
mune ait  abouti  avec  chacune  d'elles  à  un  résultat  pour 
ainsi  dire  inverse  :  «  Le  stoïcien  soutenait  que  la  vertu 
est  tout  le  souverain  bien  et  que  le  bonheur  n'est  que  la 
conscience   de   la   vertu,    en    tant   qu'appartenant   ,à  l'état 


72.  Comme  elle  s'élevait,  dans  son  usage  spéculatif,  à  l'idée  d'une 
totalité  des  conditions  du  conditionné  théorique,  à  l'idée  d'un  incon- 
ditiomié  théorique  (ou  d'un  absolu),  afin  de  parachever  l'nnité  du 
savoir. 

73.  Critique  de  la  raison  pratique,   p.  208,   210,    222,  228,    235,   etc. 

74.  Cf.    supra,    critique    éliminatoire    des    morales    matérielles. 


l'RINCIPES     GÉNÉRAUX    DE     LA    MORALE     KANTIENNE  35 

du  sujet.  L'épicurien  soutenait  que  le  bonheur  est  tout 
le  souverain  bien  et  que  la  vertu  n'est  que  la  forme  de  la 
maxime  à  suivre  pour  l'acquérir,  c'est-à-dire  qu'elle  ne 
consiste  que  dans  l'emploi  rationnel  des  moyens  de  l'ob- 
tenir (75)  ». 

Méprise  fondamentale,  encore  une  fois!  L'union  ou 
l'harmonie  du  bonheur  et  de  la  vertu  «  ne  peut  pas  être 
connue  analytiquement  (comme  si  celui  qui  cherche  son 
bonheur  se  trouvait  vertueux  en  se  conduisant  ainsi  par 
la  simple  solution  de  ses  concepts;  ou  comme  si  celui  qui 
suit  la  vertu  se  trouvait  heureux  ipso  facto  par  la  conscience 
d'une  telle  conduite)  »  :  cette  liaison  de  la  vertu  et  du 
bonheur  ne  peut  être  conçue  que  synthétiquement  (76). 
Et  ici  encore,  il  s'agit  de  se  bien  entendre  :  qu'on  n'en 
prenne  pas  occasion,  en  effet,  de  conclure  qu'il  y  ait  entre 
les  deux  éléments  du  souverain  bien,  le  même  rapport, 
précisément,  qu'entre  la  cause  et  l'effet  —  que  l'on  prenne 
d'ailleurs  pour  cause  ou  pour  effet  l'un  ou  l'autre  récipro- 
quement, comme  parle  Kant,  «  que  le  désir  du  bonheur 
soit  le  mobile  des  maximes  de  la  vertu,  ou  que  la  maxime 
de  la  vertu  soit  la  cause  efficiente  du  bonheur  (77)  ».  Ce 
serait  oublier  derechef,  pour  la  première  hypothèse,  tous 
les  résultats  acquis  par  l'Analytique  de  la  raison  prati- 
que, à  savoir  que  la  recherche  du  Ijonheur  non  seulement 
ne  peut  pas  produire  la  vertu,  mais  qu'elle  est,  par  dé- 
finition même,  corruptrice  de  toute  intention  vertueuse. 
Quant  à  la  seconde  hypothèse,  à  savoir  que  la  pratique 
de  la  vertu  engendre  nécessairement  le  bonheur,  elle  est 
trop  cruellement  battue  en  brèche  par  l'expérience  de 
chaque  jour  (78).  En  résumé,  si  la  raison  affirme  a  priori 
l'union  nécessaire  du  bonheur  et  de  la  vertu  par  un  juge- 
ment sj^nthétique  analogue  à  celui  par  lequel  elle  affir- 
me la  nécessité  de  la  liaison  causale,  ce  n'est  pourtant 
pas  qu'il  y  ait  entre  les  deux  termes  une  liaison  propre- 

75.  Critique   de   la  raison   pratique,   p.   205. 

76.  Ibid.,    p.    206. 

77.  Ihid.,  p.   207. 

78.  Cf.    ihid.,    p.    207-8. 


36  PRINCIPES     GÉNÉRAUX     DE     LA     MORALE     KANTIENNE 

ment  cnusale,  c'est-à-dire,  qvie,  suivant  les  lois  de  la  na- 
ture, l'un  doive  produire  nécessairement  l'autre. 

^lais  alors,  comment  peut-elle  bien  l'affirmer  de  la 
sorte?  Problème  angoissant,  peut-on  dire,  à  la  solution 
duquel  on*peut  bien  dire  aussi  que  la  morale  est  suspen- 
due tout  entière,  comme  elle  est  suspendue  et  parce  qu'elle 
est  suspendue  tout  entière  aussi  à  cette  synthèse  de  la 
vertu  et  du  bonheur  ou  à  cet  idéal  du  souverain  bien 
que  notre  devoir  le  plus  impérieux,  nous  lavons  vu.  est 
de  tendre  à  réaliser  toujours  davantage.  <  Attendu  que 
la  réalisation  du  souverain  bien,  qui  contient  cette  con- 
nexion (79)  dans  son  concept,  est  un  objet  nécessaire  a 
priori  de  notre  volonté  et  qu'il  est  inséparablement  lié 
à  la  loi  morale,  l'impossibilité  de  cette  réalisation  doit 
aussi  prouver  la  fausseté  de  la  loi.  Si  le  souverain  bien 
est  impossible  d'après  des  règles  pratiques,  la  loi  morale, 
qui  nous  ordonne  de  travailler  au  souverain  bien,  doit 
être  fantastique  et  dirigée  vers  un  but  vain  et  imaginaire, 
par  conséquent  être  fausse   en   soi   (80)  -. 

Ou  bien  donc  la  synthèse  nécessaire  et  a  priori  de  la 
vertu  et  du  bonheur  doit  ti'ouver  quelque  part  sa  justifi- 
cation, ou  bien  la  loi  morale  n'est  qu'un  vain  mot.  Et 
c'est  le  scepticisme  le  plus  radical  qui,  cette  fois  encore, 
menace  de  triompher  sur   toute  la   ligne. 

Voilà  comment  la  détermination  du  rapport  entre  la 
vertu  et  le  bonheur,  en  d'autres  termes,  comment  la  con- 
ception a  priori  d'un  inconditionné  pratique  donne  nais- 
sance à  une  antinomie  analogue  'à  celle  qui  résultait,  dans 
la  Critique  de  la  raison,  pure,  de  l'idée  d'un  inconditionné 
théorique.    C'est   cette    anlinomie,    de    la    raison    pratique 


79.  C'est-à-dire  la  synthèse  ou  Iharmonie  de  la  vertu  et  du  bonheur. 

80.  Critique  de  la  raison  pratique,  p.  208.  —  Cf.  Critique  de 
la  raison  pure  (Méthodologie  transcendantale,  chap.  II,  sect.  2),  t. 
II,  p.  511  :  «  Nous  sommes  forcés  par  la  raison,  d'admettre  ce  Créa- 
teur sage  de  l'univers  ainsi  que  la  vie  dans  un  monde  que  nous 
devons  considérer  comme  à  venir,  à  moins  de  considérer  les  lois 
morales  comme  de  vaines  chimères  (Icerc  Rirngespinnte).  parce  que 
leur  conséquence  nécessaire  (le  souverain  bien,  union  de  la  vertu 
et  du  bonheur),  que  la  raison  elle-même  y  rattache,  s'évanouirait  for 
cément   sous   cette   supjwsition  ». 


nilNClPES     GENÉTiArX     DE     LA     MOHAI.E     KANTIENNE  87 

ctU«'    fois,    que    la    dialectique    de    la    raison    pratique    se 
donne   pour  tâche  de  résoudre. 

* 

El  voici  comment  elle  la  résout  :  c'est  toujours,  comme 
pour  l'antinomie  de  la  raison  pure  elle-même,  du  nioiii,g 
pour  la  principale  d'entre  elles  (l'antinomie  de  la  néces- 
sité et  de  la  'liberté),  par  un  appel  à  la  distinction  des 
deux  mondes  sensible  et  intelligible,  phénoménal  et  nou- 
ménal. 

Il  suffit,  en  effet,  de  se  placer  à  ce  point  de  vue  pour 
s'apercevoir  que,  si  la  première  des  deux  propositions  en 
jeu,  celle  qui  fait  dépendre  la  vertu  de  la  recherche  du 
bonheur  (thèse  épicurienne),  est  absolument  fausse,  la  se- 
conde, celle  qui  fait  dépendre  le  bonheur  de  la  pratique 
de  la  vertu  (thèse  stoïcienne),  n'est  fausse  que  relativement. 
c'est-à-dire  par  rapport  au  monde  sensible  et  à  ses  lois 
propres,  ou  entendue  en  ce  sens,  que  la  vertu  engendre 
immédiatement  le  bonheur  selon  les  lois  de  la  nature 
sensible  elle-même,  pu,  ce  qui  revient  au  même,  à  sup- 
poser que  «  l'existence  dans  le  monde  sensible  soit  le 
seul  mode  d'existence  de  l'être  raisonnable  »  :  mais  elle 
peut  fort  bien  être  vraie  en  un  autre  sens,  en  admettant 
que  l'être  raisonnable  fou  l'agent  moral)  appartient  aussi, 
en  tant  que  tel,  en  tant  que  raisonnable,  au  monde  intelli- 
gible; car  alors  il  n'est  plus  impossible  ([ue  la  mora- 
lité comme  cause  ait  une  connexion  nécessaire,  encor'a 
que  médiate  seulement,  avec  le  bonheur  comme  effet  (81)  >. 
Il  ne  faut  que  le  bien  prendre,  et  c'est  à  quoi  servi- 
ront les  explications  qui  vont  suivre,  en  même  temps 
qu'elles  assureront  ce  premier  résultat  en  lui  donnant 
toute  sa  valeur.  , 

De  fait,  nous  n'avons  jusqu'ici  que  le  dessin  ou  le 
cadre  général  de  la  solution,  et  nous  n'avons  non  plus 
affaire,  rigoureusement  parlant,  qu'à  \ine  possibilité.  Il 
s'agit  de  remplir  ce  cadre  général  et  de  transformer  cette 
possibilité  en  certitude. 

81.  Critique  de  la  raison  prafiqur,  p.   209. 


38  PRINCIPES     GÉNÉRAUX     DE     LA     MORALE     KANTIENNE 

Or,  et  pour  le  second  point,  rappelons-nous  que  de 
considérer  l'agent  moral  comme  appartenant  pour  une 
part  au  monde  intelligible,  nous  en  avons  désormais  le 
droit,  au  moins  dans  l'usage  pratique  de  la  raison,  puis- 
que la  loi  absolument  et  immédiatement  certaine  qui  régie 
cet  usage  nous  certifie  pratiquement  notre  liberté,  dont 
nous  ne  sommées  justement  capables  que  comme  membres 
d'un  tel  monde  (82). 

Ce  premier  <  postulat  >,  pourtant,  ne  se  rapporte  qu'à 
la  loi  morale  prise  en  elle-même,  dans  sa  forme  ipure  d'im- 
pératif catégorique;  il  n'est  encore  qu'une  condition  de 
la  loi  comme  telle,  et  non  pas  de  Vobjet  total  et  nécessaire 
d'une  volonté  déterminée  par  cette  loi.  c'est-à-dire  du 
souverain  bien  (83).  Mais  s'il  ne  contient  pas  la  solution 
de  l'antinomie  de  la  raison  pratique,  en  nous  permettant 
de  <:  poser  le  pied  »  dans  le  niojide  noum.énal  il  la  pré- 
pare, et,  si  l'on  peut  dire,  il  en  garantit  d'avance  toute 
la  valeur.  Quant  à  la  solution  elle-même,  proprement  dite, 
précise,  intégrale,  un  dernier  effort  d'attention  nous  la 
fera  pénétrer. 

* 

Et  pour  cela,  tâchons  de  saisir  très  exactement  aussi 
le  sens  de  ce  terme  :  souverain  bien  —  souverain,  c'est-à- 
dire,  non  seulement  complet  ^consumnuitum,  ensemble  de 
tous  les  biens,  sensibles  et  moraux),  mais  encore  suprême 
(supremum,  ensemble  de  tous  les  biens,  sensibles  et  mo- 
raux, portés  chacun  au  plus  haut  point  qui  se  puisse  con- 
cevoir). Par  suite,  le  souverain  bien  n'est  pas  simplement, 
à  vrai  dire,  l'union  ou  l'harmonie  du  bonheur  et  de  la 
vertu  tout  court,  sans  plus),  il  est  aussi,  il  est  surtout 
l'union  du  bonheur  sans  mélange  avec  une  vertu  sans 
tache,  c'est  le  summum  de  la  félicité  coïncidant  avec  le 
summum  de  la  moralité,  bref,  Vidéal  d'une  volonté  tout 
ensemble  parfaitement  bonne  et  parfaitement  heureuse  — 
il   serait  plus   exact   encore   de   dire  :   le  summum   de   la 

82.  Cf.   supra,   p.   26   si^. 

83.  Cf.    Critique    de    In    raison    pratique    (préface),    p.    3. 


PRINCIPES     GÉNÉRAUX     DE     LA.     MORALE     KANTIENNE  3y 

félicité  mérité  par  le  summum  de  la  moralité,  l'idéal  d'une 
volonté  qui,  j>ar  la  conformité  absolue  de  ses  intentions 
à  la  loi  morale,  se  rend  digne  d'une  suprême  béatitude, 
dune  volonté  qui  se  rend  digne  d'être  parfaitement  heu- 
reuse parce  qu'elle  est  parfaitement  bonne.  Car,  il  faut  y 
insister,  la  raison  pratique  ne  conçoit  le  bonheur  comme 
nécessaire  qu'autant  qu'il  est  joint  à  la  perfection  mo- 
rale (84). 

Tenons-nous-en  au  premier  élément  de  cette  synthèse, 
perfection  morale,  volonté  parfaitement  bonne,  conformité 
absolue  des  intentions  à  la  loi,  summum  de  la  moralité, 
ou  enfin,  comme  l'appelle  expressément  Kant,  sainteté. 
Or  est-il  que  cette  perfection  de  la  sainteté,  l'homme  n'y 
peut  atteindre  à  aucun  moment  de  son  existence  dans 
le  monde  sensible,  attendu  que  dans  ce  monde  sensible,  la 
volonté  n'arrive  jamais  à  se  libérer  totalement  des  in- 
clinations de  l'égoïsme.  La  sainteté  n'en  étant  pas  moins 
exigée  comme  pratiquement  nécessaire,  il  en  résulte  qu'elle 
peut  seulement  se  rencontrer  dans  un  progrès  à  l'infini 
vers  une  telle  conformité  absohie  des  intentions  à  la  loi 
morale.  Et  comme  enfin  ce  progrès  à  l'infini  n'est  lui- 
même  possible  que  dans  la  supposition  d'une  existence 
indéfiniment  continuée  et  personnellement  identique  du 
même  être  raisonnable  (ce  que  l'on  nomme  communément 
l'immortalité  de  l'âme),  il  se  trouve  ainsi  que  cette  sup- 
position de  l'immortalité  de  l'âme,  dans  laquelle  seule 
le  premier  élément  du  souverain  bien  reste  pratiquement 
possible,  est  inséparablement  liée  à  la  loi  morale,  dont 
ce  souverain  bien  est  l'objet.  En  un  mot,  l'immortalité 
de  l'âme  ou  la  vie  future  est  une  «  hypothèse  nécessaire  », 
un      postulat      de  la  raison   pure  pratique  (85). 

Voilà  pour  le  premier  élément,  pour  la  possibilité  du 
premier  élément  du  souverain  bien,  vertu  parfaite  ou 
sainteté.   La  possibilité   du   bonheur   qui   doit   lui   corres- 

84.  Ibid.,   p.   201-2. 

85.  Ibid.,   p.   222-3. 


40  PRINCIPES     GÉNÉRAUX     DE     LA     MORALE     KANTIENNE 

pondre,  ou  du  second  élément,  s  établit  à  son  tour  comme 
jl   suit. 

Nous  avons  vu  tout  à  l'heure  qu'il  suffit  de  se  référer 
à  l'ordre  nouménal  pour  concevoir  que  «  la  moralité  de 
l'intention  comme  cause  puisse  avoir  une  connexion  né- 
cessaire, sinon  immédiate,  au  moins  médiate  (par  l'inter- 
médiaire d'un  auteur  intelligible  de  la  nature)  avec  le 
bonheur  comme  effet  ^tandis  cjue  dans  une  nature  qui  est 
simplement  un  objet  des  sens,  pareille  liaison  n'est  jamais 
qu'accidentelle  et  aléatoire)  (86)  >.  Il  faut  retenir  cette 
incise  :  sinon  immédiate,  du  moins  médiate...  ,  et  l'ex- 
pliquer. 

Ici  encore,  c'est-à-dire  pour  ce  point  particulier,  Kant 
ne  veut  ni  ne  croit  revenir  sur  ce  qu'il  a  dit  antérieui'«- 
ment,  à  savoir,  d'un  côté  que  le  jeu  des  lois  naturelles, 
laissé  à  lui-même,  ne  saurait  favoriser  le  triomphe  su- 
prême de  l'ordre  moral,  si  l'on  préfère,  contribuer  à  la 
réalisation  définitive  du  souverain  bien  ou  à  la  juste  pro- 
portion entre  le  bonheur  et  la  vertu;  —  de  l'autre  côté, 
que  la  vertu  elle-même,  relative  quelle  est  à  la  seule 
intention  des  actes,  destituée  quelle  est  aussi  de  toute  in- 
fluence sur  leurs  effets  naturels  (87),  ne  saurait  non  plus 
produire  à  elle  seule  un  bonheur  qui  dépend  précisément 
et  exclusivement  de  ces  effets.  Il  reste,  de  fait,  un  autre 
moyen,  pris  d'ailleurs,  d'assurer  ù  la  vertu  une  félicité 
proportionnée  à  son  excellence;  ou  plutôt,  il  reste,  pour 
nous,  un  autre  mo3"en  d'être  assurés,  comme  il  faut  que 
nous  le  soyons,  qu'une  telle  félicité  lui  écherra  tôt  ou  tard 
en  partage  :  c'est  d'admettre  une  cause  première  ou  sou- 
veraine de  la  nature  (un  auteur  intelligi]>le  de  la  natm-e  > , 
justement),  qui  ait  le  pouvoir  den  faire  converger  le  cours 
vers  ce  but  suprême,  c'est-à-dire  l'harmonie  même  de  la 
vertu  et  du  bonheur. 

Cette  cause  doit  être  conçue  dès  lors  comme  ayant  aussi 
le  pouvoir  de  se  représenter  les  lois  morales  et  natu- 
relles qu'elle  doit  ainsi  accommoder  les  unes  aux  autres. 

86.  Critique   de   lu.    raison    pratique,   p.    209-10. 

87.  Naturels  =  subordonnés,  précisément,  au  seul  jeu  des  lois  de 
la    nature. 


PRINCIPES     GÉNÉRAUX     DE     LA     MORALE     KANTIENNE  41 

autrement  dit  elle  doit  être  conçue  comme  une  intelligem  e  : 
—  bien  plus  encore,  comme  ajant  le  pouvoir  d'agir  en 
conséquence  de  cette  représentation  même,  autrement  dit 
elle  doit  être  conçue  comme  une  volonté;  —  bien  plus 
encore,  comme  le  principe  des  dites  lois,  qu'elle  ne  pour- 
rait sans  cela  tenir  sous  sa  dépendance  et  harmoniser  «n- 
tre  elles,  autrement  dit,  elle  doit  être  conçue  comme  le 
législateur  naturel  et  moral  tout  ensemble;  —  bien  plus 
toujours,  comme  unique^  parce  que,  autrement,  la  par- 
faite unité  que  son  rôle  est  de  ménager  entre  l'ordre  moral 
et  l'ordre  naturel  serait  compromise;  comme  toute-puis- 
sante, parce  que,  autrement,  cette  suboidinalion  des  for- 
ces naturelles  aux  exigences  de  la  moralité  resterait  problé- 
matique; comme  omnisciente,  parce  que,  autrement,  le 
fond  des  cœurs  lui  échapperait  avec  la  valeur  morale 
de  leurs  secrètes  dispositions;  comme  omniprésente,  par- 
ce que,  autrement,  son  action  ordonnatrice  pourrait  être 
mise  en  échec  sur  un  point  ou  sur  un  autre;  comme  éter- 
nelle, parce  que,  autrement,  il  pourrait  arriver  un  jour  ou 
l'autre  que  cet  équilibre  de  la  nature  et  de  la  liberté  fût 
subitement  rompu... 

Or,  ce  législateur  souverain,  cette  cause  unique  et  su- 
prême, cette  cause  éternelle,  partout  présente,  toute-puis- 
sante et  omnisciente  de  toutes  choses,  que  l'idée  du  sou- 
verain bien  suppose  inévitablement,  nous  l'appelons  Dieu. 
L'existence  de  Dieu  est  donc  le  second  postulat  de  la 
possibilité  du  souverain  bien,  cet  objet  total  et  nécessaire 
que  la  loi  morale  impose  a  priori  à  notre  volonté  comme 
devant  être  réalisé  par  elle.  Ou,  comme  parle  encore  Kant, 
le  postulat  de  la  possibilité  du  souverain  bien  dérivé  est 
en  même  temps  le  postulat  de  la  réalité  d'un  souverain 
bien   primitif  (88). 

* 
*  * 

En  résumé,  puisque  1'^  nous  trouvons  en  nous  Vordre 
de  réaliser  le   souverain   bien;   puisque   2»   nous   ne   sau- 

88.  Cf.  Critique  de  la  raison  pratique,  p.  226-9,  253-4,  etc.  —  Cf. 
Critique  de  la  raison  pure  (MtHhodologie  franscendantale,  chap.  Il, 
sect.    2),    t.    II,    p.   514-.5   et  510. 


42  PRINCIPES     GÉNÉRAUX    DE     LA     MORALE     KANTIENNE 

rions  admettre  que  l'ordre  nous  soit  donné  de  réaliser 
un  objet  quelconque,  si  cet  objet  n'est  pas  possible;  puisque 
30  nous  ne  pouvons  arriver  au  souverain  bien  dans  le 
monde  phénoménal,  abandonné  à  ses  lois  propres,  et  que, 
d'autre  part,  la  perspective  nous  reste  ouverte  sur  le 
monde  intelligible,  non  plus  seulement  à  titre  de  simple 
possibilité,  mais  même,  par  la  loi  morale  et  par  la  liberté 
quelle  enveloppe,  à  titre  de  réalité;  —  pour  tous  ces 
motifs  donc,  il  est  nécessaire  que  nous  cro3àons,  pratique- 
ment du  moins,  à  la  réalité  intelligible  de  ce  qui  seul 
rend  possible  le  souverain  bien,  vie  future  et  existence 
de  Dieu. 

Je  dois  atteindre  à  riiarmonie  de  la  vertu  et  du  bon- 
heur au  plein  sens  des  termes,  c'est-à-dire  que  je  dois 
devenir  tout  ensemble  parfaitement  vertueux  et  parfai- 
tement heureux  :  donc,  je  le  puis. 

Je  n'3'  puis  atteindre  dans  la  vie  présente  :  donc,  // 
faut  que  j'admette  une  vie  à  venir  où  j'y  pourrai  par- 
venir effectivement;  il  faut,  pratiquement,  que  je  croie 
à  une  vie  future. 

Je  n'3'  puis  parvenir  non  plus  qu'en  supposant  une 
cause  suprême  de  la  nature  qui  ait  une  causalité  con- 
forme aux  intentions  morales,  c'est-à-dire  un  auteur  in- 
telligent de  l'univers,  législateur  à  la  fois  des  choses  et 
des  volontés,  et  capable  de  compenser  l'impuissance  de 
la  moralité  à  se  donner  le  bonheur  dont  elle  est  digne, 
ou  de  tourner  le  jeu  des  lois  naturelles  à  la  pleine  satis- 
faction des  lois  morales  :  donc.  //  faut  que  j'admette,  au 
moins  pratiquement,  un  tel  auteur  de  l'univers  ou,  ce 
qui  revient  au  même,  il  faut,  pratiquement,  que  je  croie 
en   Dieu. 

* 

Avec  les  deux  postulats  de  l'immortalité  de  l'âme  et 
de  l'existence  de  Dieu,  nous  atteignons  le  sommet  ou  le 
couronnement  suprême  de  la  doctrine  kantienne  des 
mœurs,  et  non  seulement  de  la  doctrine  des  mœurs,  mais 
aussi,  par  elle,  du  système  tout  entier;  le  point  culminant 


PRINCIPES     GÉNÉRAUX     DE     LA     MORALE     KANTIENNE  43 

OÙ,  par  la  doctrine  des  mœurs,  il  vient  se  rejoindre  mal- 
gré tout  à  la  religion  et,  en  ce  sens,  à  la  métaphysique 
elle-même. 

Seulement,  il  importe,  ici  plus  que  jamais  peut-être, 
de  ne  pas  s'y  tromper,  car,  ici  encore,  c'est,  en  regard  de 
toutes  les  morales  ou  philosophies  antérieures,  une  atti- 
tude originale,  tout  à  fait  originale,  que  Kant  s'efforce 
de  prendre,  et  une  attitude  qui  lui  était  d'ailleurs  com- 
mandée par  la  position,  également  toute  nouvelle,  qu'il 
avait  occupée  dès  le  principe,  en  substituant  aux  morales 
matérielles  une  morale  exclusivement  formelle  :  ceci,  peut- 
on  dire,  devait  suivre  de  cela,  et  même  on  pourrait  dire 
aussi  que,  d'une  certaine  manière,  ceci  n'est  encore  que 
cela,    considéré   sous   un    autre   aspect.    Expliquons-nous. 

Assurément,  la  philosophie  pratique  de  Kant  est  bien 
ou  prétend  être,  par  un  côté,  par  sa  base,  si  l'on  veut, 
une  morale  indépendante,  comme  on  dirait  aujourd'hui, 
puisqu'elle  est  fondée  tout  entière  sur  ce  «  fait  premier 
de  la  raison  pratique  »  qui  s'appelle  le  devoir  ou  la  loi  mo- 
rale; puisqu'elle  se  défend  de  prime  abord  de  rechercher 
la  justification  transcendante,  et  même  la  justification  im- 
manente, en  un  mot  toute  justification  quelconque  et 
proprement  dite  de  ce  devoir,  qui  est  dès  lors  conçu, 
en  ce  sens,  comme  se  suffisant  totalement  à  lui-même 
et  à  tout  le  reste  (89);  bref,  puisqu'elle  se  donne  précisé- 
ment et  exclusivement  pour  une  morale  formelle.  Est-ce 
à  dire  qu'il  faille  la  couper  de  toute  attache  avec  la  reli- 
gion et  la  métaphysique,  effacer  d'un  trait,  brutalement 
et  arbitrairement,  et  imprudemment  surtout,  le  rapport 
étroit  que  le  bon  sens  populaire  s'est  toujours  refusé  à 
méconnaître  entre  les  idées  morales  et  les  convictions 
métaphysiques,  particulièrement  les  convictions  religieu- 
ses? 

Non,  mais  il  ne  faut  que  se  faire  une  idée  exacte  Ue 
ce  rapport.  Or  est-il  que  le  concevoir  suivant  les  notions 
communes  elles-mêmes,  c'est-à-dire  donner  d'emblée  pour 


89.  A    cause    de    quoi,    justement,    on    l'appelle    le    «  fait    prtmier  * 
de    la    raison    pratique. 


44  TRINCIPES     GÉNÉRAUX     DE     LA     MORALE     KANTIENNE 

fondement  aux  prescriptions  de  la  conscience  une  vo- 
lonté transcendante  (à  savoir  la  volonté  divine),  c'est-à- 
dire  encore  faire  dépendre  la  morale  d'une  métaphysi- 
que ou,  plus  exactement,  d'une  théologie  antérieure  (dé- 
river la  morale  de  la  théologie),  c'est,  au  sentiment  de 
Kant,  anéantir  cette  autonomie  en  laquelle  nous  avons 
vu  que  réside  à  ses  yeux  le  principe  unique  et  suprême 
de  toutes  les  lois  morales,  pour  lui  substituer  une  «  hé- 
téronomie  du  libre  choix,  qui  non  seulement  n'est  la 
base  d'aucune  obligation,  mais  qui  est  opposée  au  prin- 
cipe même  de  l'obligation  et  à  la  moralité  de  la  volonté; 
c'est,  si  l'on  aime  mieux,  faire  déchoir  l'impératif  de  ,1a 
moralité  de  sa  dignité  suprême,  de  sa  dignité  d'impératif 
catégorique,  pour  le  rabaisser  au  niveau  d'un  vulgaire 
impératif  hypothétique  (  fais  le  bien,  s'il  y  a  un  Dieu  et 
ime  vie  future  >);  en  un  mot.  c'est  retourner  en  arrière 
ou  retomber  du  [X)int  de  vue  formel  au  point  de  vue 
matériel.  Que  reste-t-il  donc,  sinon  de  renverser,  encore 
et  toujours,  l'ordre  des  termes?  de  fonder,  non  plus  la 
morale  sur  la  théologie,  mais,  à  l'opposé,  la  théologie 
sur  la  morale?  de  dériver  la  théologie  de  la  morale,  et 
non  plus  la  morale  de  la  théologie? 

Et  comment?  Juste  par  l'intermédiaire  de  l'idée  du  sou- 
verain bien  et  de  sa  relation  à  l'existence  de  Dieu  et  à 
la  vie  future,  ces  deux  articles  essentiels  de  toute  théo- 
logie et  de  toute  religion;  en  <  faisant  de  .'a  connaissance 
et  de  la  volonté  de  Dieu,  non  la  l>ase  des  lois  pratiques, 
mais  seulement  de  l'espoir  d'arriver  au  souverain  ?>ien 
sous  la  condition  d'observer  ces  lois  >  ;  car  alors  ;  le 
mobile  propre  à  les  faire  observer  )^  reste  <  placé  seu- 
lement dans  la  représentation  du  devoir  >.  et  l'autonomie 
est  sauve  '^90).  En  revanclie.  ce  n'est  pas  seulement  la 
morale  qui,  de  la  sorte,  achemine,  et  achemine  seule,  à 
la  religion,  c'est  même  en  un  sens  toute  la  morale  qui  de- 
vient ou  redevient  religion  -  mais  toujours  sous  la  mê- 
me condition,  à  savoir  de  partir  d'abord  de  la  morale  elle- 
même,  et  de  ne  i>artir  que  d'elle. 


W.  Cf.    Critique    de    la    raison    pratique,    p.    234-5. 


PRINCIPES     GÉNÉRAUX     DE     LA     MORALE     KANTIENNE  45 

«  De  celte  manière,  poursuit  Kaiit,  Ja  loi  morale  con- 
duit par  le  concept  du  souverain  bien,  comme  l'objet  et 
le  but  final  de  la  raison  pure  pratique,  à  la  religion,  c'est- 
à-dire  qu'elle  conduit  à  reconnaître  tous  les  devoirs  com- 
me des  ordres  divins,  non  comme  des  sanctions,  c'est-à-dire 
comme  des  ordres  arbitraires  et  fortuits  par  eux-mêmes 
d'une  volonté  étrangère,  mais  comme  des  lois  essentielles 
de  toute  volonté  libre  en  elle-même,  qui  cependant  doi- 
vent être  regardées  comme  des  ordres  de  l'être  suprême, 
parce  que  nous  ne  pouvons  espérer  que  d'une  volonté  mo- 
ralement parfaite  (sainte  et  bonne)  et  en  même  temps 
toute-puissante,  le  souverain  bien  que  la  loi  morale  nous 
fait  un  devoir  de  nous  proj)oser  comme  objet  de  nos  ef- 
forts, et  que,  par  conséquent,  nous  ne  pouvons  espérer  d'y 
arriver  que  par  l'accord  avec  cette  volonté.  Ainsi  tout 
reste  ici  désintéressé  et  simplement  fondé  sur  le  devoir, 
sans  que  la  crainte  ou  l'espérance  puissent,  comme  mo- 
biles, être  prises  pour  principes,  car  dès  qu'elles  devien- 
nent des  principes,  elles  détruisent  toute  la  valeur  morale 
des  aclions.  La  loi  morale  ordonne  de  faire  du  souverain 
bien  possible  dans  un  monde,  l'objet  ultime  de  toute  ma 
conduite.  Mais  je  ne  puis  espérer  de  le  réaliser  que  par 
l'accord  de  ma  volonté  avec  celle  d'un  auteur  du  monde 
saint  et  bon,  et  bien  que  mon  propre  bonheur  soit  compris 
dans  le  concept  du  souverain  bien,  comme  dans  celui  d'un 
tout  où  le  plus  grand  bonheur  est  représenté  comme  lié 
dans  la  plus  exacte  proportion  avec  le  plus  haut  degré 
de  perfection  morale  (possible  dans  les  créatures),  ce 
n'est  cependant  pas  mon  propre  bonheur,  mais  la  loi 
morale  (qui  au  contraire  limite,  par  des  conditions  ri- 
goureuses, mon  désir  illimité  de  félicité),  qui  est  le  prin- 
cipe déterminant  de  la  volonté,  indiqué  pour  travailler  à 
la  réalisation  du  souverain  bien. 

«  La  morale  n'est  donc  pas  à  proprement  parler,  la 
doctrine  qui  nous  enseigne  comment  nous  devons  nous 
rendre  heureux,  mais  comment  nous  devons  nous  rendre 
dignes  du  bonheur.  C'est  seulement  lorsque  la  religion 
s'y  ajoute,  qu'entre  en  nous  l'espérance  de  participer  un 


46  PRINCIPES     GÉNÉRAUX     DE     LA     MORALE     KANTIENNE 

jour  au  bonheur  dans  la  mesure  où  nous  avons   essaj'é 
de  n'en  être  pas  indignes   (91)  >. 

En  résumé,  non  plus  «  morale  théologique  »,  mais 
«  théologie  morale  »  ;  car,  c'est  cela  même  que  Kant  en- 
tend pai'  cette  distinction,  à  savoir,  pour  reprendre  nos 
formules  précédentes,  non  plus  une  morale  fondée  sur  la 
théologie,  mais  une  théologie  fondée  sur  la  morale  et 
conçue  comme  l'épanouissement  ou  comme  le  couronne- 
ment suprême  de  la  morale. 

* 

Nous  disions  tout  à  l'heure  que  ce  point  culminant  où 
la  morale  \ient  ainsi  se  rejoindre  à  la  religion  n'est  pas 
seulement  le  sommet  de  la  philosophie  pratique  de  Kant. 
mais  même,  par  elle,  de  son  s^'stème  tout  entier.  Pour  le 
bien  entendre,  il  faut  examiner  plus  attentivement  cette 
notion  de  théologie  morale,  qui  y  gagnera  au  surplus  d'ê- 
tre précisée  encore. 

Qu'est-ce  à  dire,  en  effet,  fonder  la  théologie  ou  la 
religion  sur  la  morale?  Cela  ne  signifie  pas  simplement 
que  les  notions  religieuses  essentielles  ne  viennent  qu'après 
le  devoir  et  sont  comme  tirées  de  lui  :  cela  signifie  sur- 
tout, et  en  termes  plus  précis,  que,  loin  que  le  devoir 
emprunte  sa  force  et  sa  certitude  dernière  à  ces  notions, 
c'est  lui,  au  contraire,  qui  seul  peut  leur  assurer  une 
valeur  réelle;  que  c'est,  à  l'opposé,  de  lui,  et  de  lui  seul, 
qu'elles  reçoivent  elles-mêmes  leur  certitude,  de  purement 
hypothétiques  ou  problématiques  qu'elles  restaient  jus- 
que-là, à  titre  de  conditions  requises  pour  la  réalisation 
du  but  final    suprême  qu'il  nous  impose. 

Et  encore,  cette  certitude  qui  s'étend  ainsi  régressive- 
ment  de  lui  à  elles,  demeure-t-elle,  si  l'on  peut  dire,  dans 
la  même  ligne  que  lui;  encore  n'est-elle  que  pratique 
comme  lui,  c'est-à-dire  ne  vaut-elle  que  par  rapport  à 
l'action,  dont  il  est  la  loi  suprême.  Il  n'y  a  là  qu'une  affir- 
mation pratique,  autorisée  exclusivement  par  les  besoins 
de  la  pratique  :  la  raison  pratique  peut  bien  poser  l'exis- 

91.  Critique  de  la  raison  pratique,  p.    235-6. 


PRINCIPES     GÉNÉRAUX     DE     LA     MORALE     KANTIENNE  47 

tence  de  Dieu  (ou  la  vie  future)  au  nom  des  exigences 
de  la  moralité,  la  raison  spéculative  n'en  reste  pas  moins 
absolument  incapable  de  décider  par  ses  propres  forces 
quoi  que  ce  soit  sur  ces  deux  points.  «  C'est  ainsi  qu'en  fin 
de  compte  la  raison  pure,  mais  seulement  dans  son  usage 
pratique,  a  le  mérite  de  rattacher  à  notre  intérêt  le  plus 
élevé  (l'acquisition  du  souverain  bien)  une  connaissance 
dont  la  pure  spéculation  peut  bien  s'enchanter,  mais 
qu'elle  ne  peut  rendre  valable,  et  par  là  même  de  la 
convertir,  sinon  en  un  dogme  démontré,  du  moins  en  une 
supposition  absolument  nécessaire  pour  ses  fins  les  plus 
essentielles  (92)  ». 

En  d'autres  termes,  la  théologie  morale  n'est  pas  seu- 
lement celle  qui  «  s'élève  de  ce  monde  à  une  intelligence 
suprême  comme  principe  de  tout  ordre  et  de  toute  per- 
fection morale  (93)  »,  mais  aussi,  on  pourrait  même  dire 
mais  surtout,  qui  ne  s'y  élève  à  ce  titre  que  par  voie  de 
croyance,  et  non  plus  de  science  proprement  dite.  Car 
c'est  cela  même  à  quoi  revient  la  croyance  :  «  tenir  pour 
vrai  ce  qu'il  est  nécesssaire  de  supposer  comme  condition 
de  la  possibilité  du  but  final  suprême  que  la  loi  morale  nous 
oblige  à  poursuivre  (le  souverain  bien,  toujours),  quoi- 
qu'on ne  puisse  apercevoir  ou  connaître  théoriquement 
ni  la  possibilité  ni   l'impossibilité  de   ce  but  final   (94)  ». 

Voilà  ce  que  Kant  entend  par  «  le  droit  qu'a  la  raison 
pure,  dans  l'usage  pratique,  à  une  extension  qui  n'est 
pas  possible  pour  elle  dans  l'usage  spéculatif  (95)  >  ;  voilà 
comment  il  peut  parler,  et  ce  qu'il  veut  dire  quand  il 
parle  d'une  «  suprématie  de  la  raison  pure  pratique  dans 
sa  liaison  avec  la  raison  pure  spéculative  >,  d'un  «  assen- 
timent venant  d'un  besoin  de  la  raison  pure  »,  de  la  «  pos- 
sibilité d'une  extension  de  la  raison  pure  au  point  de  vue 
pratique,   qui   ne   soit   pas   accompagnée   d'une   extension 


92.  Critique  de  la  raison  pure    (Méthodologie  transcendantale,   chap. 
II,   sect.   2),   t.   II,   p.   518. 

93.  Ibid.     (Dialectique    transcendantale,    chap.    III,    sect.    7),    t.    II,. 
p.    332. 

94.  Critique   du   jugeme^it,   §.    90  (édit.   Roseukranz,    t.    IV,    p.   379). 

95.  Critique   de    la    raison    pratique,    p.    85. 


iS  PRINCIPES     GÉNÉRAUX     DE     LA     MORALE     KANTIENNE 

de  la  connaissance  comme  raison  spéculative  (96)  »  ;  com- 
ment, enfin,  et  en  quel  sens  il  j>eut  conclure  —  ce  qui  ré- 
sume tout  le  reste  ~  que  «  Je  concept  de  Dieu  est  un 
concept  qui  n'appartient  pas  originairement  à  la  physi- 
que (ou  à  la  raison  spéculative),  mais  à  la  morale  >.  à  la 
faveur  de  laquelle  seule  il  arrive  à  se  réaliser  et  à  se  dé- 
terminer  (97). 

Une  fois  de  plus,  la  constatation  s'impose  :  chez  Kant, 
lidéalisme  spéculatif  de  la  Critique  de  la  raison  pare  est 
tout  simplement,  avec  les  conséquences  négatives  qu'il 
entraîne  en  métaphysique,  la  préface  du  dogmatisme  moral 
que  doit  instaurer  la  Critique  de  la  raison  pratique  (98). 
Nous  ne  tarderons  pas  à  nous  rendre  compte  qu'il  3'  a 
là  quelque  chose  de  plus  encore,  par  où  se  dévoile  plus 
que  jamais  l'unité  du  système  et  de  la  pensée  kantienne. 
Auparavant,  et  pour  y  mieux  parvenir,  étudions  aussi  dun 
peu  plus  près  lidée  de  postulat. 

* 
*  * 

De  tout  ce  qui  précède,  il  résulte  qu'un  postulat  est  une 
supposition  exigée  par  les  fins  de  la  moralité,  ou  qu'on 
y  est  conduit,  comme  parle  Kant,  par  le  besoin  de  la  raison 
pratique.  Et  c'est  en  quoi  il  diffère  de  la  simple  hypo- 
thèse, laquelle  ne  répond  qu'à  un  besoin  de  la  raison 
spéculative  (99).  Attachons-nous  à  bien  pénétrer  celte  dis- 
tinction. 

De  fait,  je  puis  bien,  dans  le  second  cas,  c'est-à-dire 
pour  contenter  ce  besoin  de  la  raison  dans  son  usage 
spéculatif,  «  m' élever  du  dérivé  aussi  haut  que  je  le  veux 
dans  la  série  des  principes  (Grûnde),  jusqu'à  un  premier 
principe  même  (Urgrund)  >  ou  jusqu'à  une  cause  pre- 
mière; mais  ce  n'est  pas  pour  donner  à  ce  dérivé  (par 
exemple,   à  la  liaison  causale   des   choses   et  des  change- 

96.  Critique   de   la   raison   pratique,   p.   218,   257,   263. 

97.  Ibid.,    p.    254. 

98.  Voir  notre  Essai  critique  sur  le  Béalismc  thomiste,  ek.,  p. 
190    sq. 

99.  Cf.  Critiqxie  de  la  raison  pratique,  p.  257  :  «  Un  besoin  de 
la  raison  pure  Otons  son  usage  spéculatif  ne  oonduit  qfu'à  des  hy- 
pothèses, le  besoin  de  la  raison  pure  pratique  conduit  à  des  pos- 
tulats  t>. 


^mûB»^ 


LES     PRINCIPES     GÉNÉRAUX     DE     LA     MORALE     KANTIENNE         17 

«  Problème  II.  —  Supposé  qu'une  volonté  soit  libre,  trou- 
ver la  loi   qui   seule   est  capable   de   la  déterminer.  » 

Une  volonté  libre,  nous  venons  de  le  voir,  est  une  vo- 
lonté affranchie  de  la  causalité  empirique.  Puisque  la  ma- 
tière ou  l'objet  de  la  loi  ne  peut  jamais  être  donné  qu'em- 
piriquement, une  volonté  libre  ne  saurait  donc  recevoir 
une  détermination  de  l'objet  ou  de  la  matière  de  la  loi. 
Mais  alors,  il  faut  qu'elle  la  reçoive  de  sa  forme  législative 
comme  telle.  «  Donc  la  forme  législative,  en  tant  qu'elle 
est  renfermée  dans  la  maxime,  est  l'unique  chose  qui 
puisse  fournir  un  principe  de  détermination  de  la  libre 
volonté  (26).  » 

* 
*  * 

Il  y  a  plus  encore.  Une  volonté  soumise  au  devoir  ne 
peut  donc  être  qu'une  volonté  libre,  tout  comme,  en  re- 
vanche, une  volonté  libre  ne  peut  être  qu'une  volonté 
soumise  au  devoir  :  «  liberté  et  loi  pratique  incondition- 
née s'impliquent  conséquemment  l'une  l'autre  (27)  ».  Telle 
est  précisément  l'autonomie  de  la  volonté,  envisagée  du 
moins  sous  son  premier  aspect  ou  prise  dans  son  premier 
sens  —  car  nous  constaterons  sans  tarder  qu'il  y  en  a 
un  autre,  plus  large  et  plus  profond;  —  telle  est,  dis-je,  l'au- 
tonomie, entendez:  le  pouvoir  qu'a  la  volonté  de  se  dé- 
terminer elle-même,  abstraction  faite  de  tout  attrait  sen- 
sible, indépendamment  de  toute  préoccupation  d'intérêt 
et  de  plaisir,  par  la  seule  considération  du  devoir  ou  im- 

Kant,  l'ensemble  des  phénomènes  sensibles  {mundus  hic  adspectabilis, 
dirait  un  philosophe  de  l'Ecole)  ne  devient  un  système  régulier,  assu- 
jetti à  des  lois,  ou  une  «  nature  »,  que  par  l'action  de  notre  enten- 
dement, organisant  ces  phénomènes  au  moyen  des  catégories,  dont 
l'une  des  plus  importantes  est  celle  de  causalité.  La  loi  de  causalité 
est  la  loi  de  succession  régulière  et  nécessaire,  dérivée  à  priori  de 
l'entendement,  qui  régit  les  phénomènes  sensibles,  tels  qu'ils  se  pré- 
sentent dans  l'expérience,  et  elle  n'est  que  cela  :  causalité  naturelle, 
causalité  empirique,  causalité  phénoménale,  tout  autant  d'expressions 
équivalentes.  Hors  de  la  nature  même,  cette  loi  n'a  donc  plus  de 
sens,  et  tout  ce  qui  dépasse  l'ordre  phénoménal  ou  empirique  en  est 
forcément   affranchi. 

26.  Ibid.,   p.    47. 

27.  Ibid. 

Les  principes  généraux  de  la  morale  kantienne.  2 


18  LES     PRINCIPES     GÉNÉRAUX    DE     LA     MORALE     KANTIENNE 

pératif  catégorique.  Elle  est  dite  alors  autonome  parce 
qu'elle  n'obéit  qu'à  sa  loi  propre,  parce  qu'elle  ne  trouve 
qu'en  elle-même  sa  loi  et  que,  de  la  sorte,  elle  se  la  donne 
déjà  à  elle-même  par  un  acte  de  suprême  liberté. 

Pour  mieux  l'entendre,  il  faut  nous  rappeler,  1°  que  vo- 
lonté, c'est  ici  raison  pratique;  si  l'on  préfère,  et  ce  qui 
revient  au  même,  que  ce  qu'on  appelle  ici  volonté,  c'est 
«  la  puissance  pratique  de  la  raison  »,  son  pouvoir  de 
déterminer  immédiatement  l'action  ou  la  conduite,  par  une 
loi  a  priori,  indépendante  de  toute  expérience  et  qui  dé- 
rive de  sa  nature  même;  et  2°  que  cette  loi  a  priori,  déri- 
vant de  la  nature  même  de  la  raison,  ne  peut  être  qu'une 
loi  universelle,  et  formelle  aussi,  de  la  manière  qui  a 
été  expliquée  précédemment.  Lorsque  la  volonté,  ou  fa- 
culté d'appétition  rationnelle,  se  détermine  par  la  pure 
forme  législative  de  ses  maximes  ou  par  la  seule  idée  de 
l'impératif  comme  tel,  c'est  donc  bien  en  elle-même  qu'el- 
le trouve  sa  loi,  c'est  donc  bien  elle  qui  se  fait  sa  loi  à 
elle-même,  elle  est  donc  bien  «  autonome  ».  Autonomie 
de  la  volonté  et  autonomie  de  la  raison  pratique,  c'est 
tout  un,  et  de  fait,  Kant  dit  indifféremment  l'un  pour 
l'autre. 

Et  l'on  voit  tout  ensemble  comment  cette  autonomie  de 
la  volonté  est  la  \Taie  et  l'unique  raison  de  la  moralité 
de  nos  actes  :  «  Le  principe  unique  de  la  moralité  réside 
dans  l'indépendance  à  l'égard  de  toute  matière  de  la  loi 
(c'est-à-dire  à  l'égard  d'un  objet  désiré),  et  en  même  temps 
aussi  dans  la  détermination  du  libre  choix  (Willkûhr)  par 
la  simple  forme  législative  universelle,  dont  une  maxi- 
me doit  être  capable.  Mais  cette  indépendance  est  la  li- 
berté au  sens  négatif,  cette  législation  propre  de  la  raison 
pure  et,  comme  telle,  pratique,  est  la  liberté  au  sens  positif. 
La  loi  morale  n'exprime  donc  pas  autre  chose  que  Vau- 
tonomie  de  la  raison  pure  pratique,  c'est-à-dire  de  la  li- 
berté, et  celte  autonomie  est  elle-même  la  condition  for- 
melle de  toutes  les  maximes,  la  seule  par  laquelle  el- 
les puissent  s'accorder  avec  la  loi  pratique  suprême  (28)  ». 

28.  Critique    de    la    raison    pratique,    p.    55. 


LES     PRINCIPES     GÉNÉRAUX     DE     LA     MORALE     KANTIENNE         19 

Au  contraire,  «  toute  hétéronomie  du  libre  choix  »,  c'est- 
à-dire  toute  dépendance  à  l'égard  de  quelque  impulsion 
ou  penchant,  toute  prise  en  considération  de  motifs  ex- 
térieurs au  pur  et  simple  devoir,  toute  idée  de  produire 
par  son  action  quelque  résultat  qui  nous  intéresse,  fût- 
ce  même  acquiescement  raisonné  à  une  loi  naturelle  (tel, 
sans  doute,  que  le  sustine  et  abstine,  Vàvé^ov  x^^î  ành/o^ 
des  Stoïciens,  l'effort  à  supporter  la  nécessité  universelle 
et  à  ne  rien  tenter  à  rencontre),  —  tout  cela  demeure  étran- 
ger à  la  moralité  véritable  :  cai',  «  en  ce  cas,  la  maxime  de 
l'action  ne  peut  jamais  contenir  en  soi  la  forme  univer- 
sellement législative,  et  non  seulement  donc,  elle  ne  fonde 
de  cette  manière  aucune  obligation,  mai?-  elle  est  oppo- 
sée en  elle-même  au  principe  d'une  raison  pure  prati- 
que, et  par  conséquent  aussi  à  l'intention  UiOrale,  quand 
même  l'action  qui  en  résulte  serait  conforme  à  la  loi  (29)  ». 

* 
*  * 

Une  question  pourtant  se  pose  ici  même,  et  de  la  plus 
haute  importance,  car  à  la  réponse  qu'il  y  faudra  don- 
ner est  subordonnée  la  valeur  de  cette  théorie  générale, 
et  même,  finalement,  le  succès  de  l'œuvre  entière  du  phi- 
losophe. En  déroulant,  pour  ainsi  parler,  une  série  de 
propositions  identiques  et  convertibles,  nous  avons  pu  nous 
rendre  compte  qu'autonomie,  volonté  libre,  bonne  volonté, 
volonté  déterminée  par  la  simple  forme  législative  de  ses 
maximes,  volonté  agissant  exclusivement  par  principe  for- 
mel ou  par  l'idée  d'une  loi  pratique  inconditionnée  ou 
encore  par  la  considération  de  l'impératif  catégorigue  com- 
me tel,  raison  pure  pratique,  raison  pure  immédiatement 
pratique  par  elle-même,  etc.,  ce  sont  là  tout  autant  de 
formules  équivalentes  pour  désigner  une  seule  et  même 
chose,  cette  chose  absolument  hors  pair  ou  plutôt  hors 
prix  qui  s'appelle  aussi  la  moralité.  —  Mais  cette  analyse 
nous  fait-elle  prendre  contact  avec  le  plein  et  le  vif  de 
la  réalité?  ou  bien  ne  reviendrait-elle  pas  à  un  «  pur  jeu 

29.  Ihid.,   p.   56. 


20  LES     PRINCIPES     GÉNÉRAUX     DE     LA     MORALE     KANTIENNE 

de  concepts  »,  sans  consistance  et  sans  contenu,  et  ne  se- 
rions-nous pas  en  présence  d'une  simple  construction  lo- 
gique, une  belle  construction,  sans  doute,  bien  équilibrée 
en  elle-même,  mais  qui  n'en  poserait  pas  moins  en  l'air? 
Ne  serait-ce  pas  quelque  chose  encore  comme  un  de  ces 
mirages  enchanteurs  que  la  raison  spéculative  fait  bril- 
ler à  l'extrême  horizon  du  monde  phénoménal,  par  les- 
quels elle  le  prolonge  en  perspective,  par  lesquels  elle 
le  prolonge  même  à  l'infini,  mais  qui  n'en  sont  pas  moins 
une  illusion  d'optique  mentale,  dont  une  critique  sévère 
nous  préserve  d'être  dupes,  de  même  qu'une  connaissance 
exacte  des  lois  de  la  réflexion  de  la  lumière  nous  empêche 
de  prendre  le  change  sur  les  fantômes  qu'engendrent  les 
jeux  de  celle-ci? 

Ici  encore,  pour  mieux  comprendre  de  quoi  il  s'agit, 
force  nous  est  de  remonter  un  peu  plus  haut,  c'est-à- 
dire  jusqu'au  plan  même,  du  moins  au  plan  probable 
de  la  Critique  de  la  raison  pratique,  plus  exactement  de 
V Analytique  de  la  raison  pratique,  que  ce  sera  juste  l'oc- 
casion d'esquisser  d'un  trait.  —  Je  dis  :  «  du  moins  au 
plan  probable  »,  car,  on  en  a  fait  plus  d'une  fois  la  re- 
marque, l'exposition  de  Kant  y  est  tellement  embarrassée, 
sa  pensée  s'y  meut  par  tant  de  circuits  et  de  détours,  que 
ce  n'est  pas  chose  facile  d'en  dégager  l'allure  générale. 
Vcici,   semble-t-il,   comment   il    procède   en  gros   (30)  : 

lo  5"il  y  a  une  morale  vraie  et  certaine,  elle  ne  peut, 
comme  toute  vérité  et  toute  certitude,  avoir  son  principe 
que  dans  la  raison,  autrement  dit,  c'est  que  la  raison  pure 
est  pratique  par  elle-même,  ce  qui  revient  également  à 
dire,  nous  l'avons  vu  plus  haut,  que  la  volonté  est  libre  ou 
autonome,  2°  si  la  raison  pure  est  pratique  par  elle-mê- 
me, elle  ne  peut  non  plus  donner  que  telle  loi,  à  savoir,  une 
loi  qui  vaut  et  commande  exclusivement  vi  formae,  à  rai- 
son de  son  caractère  impératif  même,  bref  un  «  impératif 
catégorique  »  ;  3°  et  si,  enfin,  il  est  possible  d'établir  que 
cette  loi  existe  ou  que  cet  impératif  nous  est  intimé  en  fait, 
on  aura  le  droit  de  conclure,  par  voie  de  régression  con- 


30.  Cf.   G.    Cantecor,    Eant,   p.   98. 


LES     PRINCIPES     GÉNÉRAUX     DE     LA     MORALE     KANTIENNE         21 

tinue.  que  la  raison  pure  est  effectivement  pratique  pai- 
elle-même,  qu'elle  est  aussi  autonome,  et  la  volonté  avec 
elle,  que  la  même  volonté  est  libre,  et  qu'il  y  a  une  mo- 
rale certaine  ou  vraie. 

—  D'accord,  mais  s'il  est  possible  d'établir  que  cette  loi 
existe,  etc.,  toute  la  question,  en  effet,  est  là,  et  c'est  préci- 
sément, à  peine  avons-nous  besoin  de  le  faire  observer, 
la  même  question  qui  se  posait  tout  à  l'heure,  la  question 
de  savoir  si,  en  mettant  au  jour  l'identité  sur  toute  la  li- 
gne, tout  au  moins  l'implication  réciproque  d'autonomie, 
de  volonté  libre  ou  déterminée  par  la  seule  forme  légis- 
lative universelle,  de  raison  immédiatement  pratique,  de 
loi  formelle,  d'impératif  (catégorique,  de  moralité,  etc.,  nous 
avions  affaire  à  tout  autant  de  termes  réels  ou  bien,  com- 
me pour  les  apparences  dialectiques  de  la  raison  spécula- 
tive, à  une  série  d'abstractions  prestigieusement  déroulées, 
elles  aussi,  par  un  nouvel  et  stérile  effort  de  notre  pensée 
s'agitant  dans  le  vide  (31). 

La  question  est  même  d'autant  plus  grave,  on  pour- 
rait presque  dire  d'autant  plus  obsédante  et  plus  angois- 
sante, qu'en  somme  toute  cette  déduction  ou  analyse  se 
déroule  précisément  autour  de  l'idée  de  liberté,  à  savoir 
une  de  ces  trois  idées  «  transcendantes  »  que  la  Critique 
de  la  raison  pure  nous  a  juste  dénoncées  comme  «  tout  à 
fait  illusoires  »  et,  précisément  aussi,  comme  «  de  péni- 
bles efforts  de  notre  raison  (32)  ».  A  en  faire  de  la  sorte 
la  «  clef  de  voûte  de  tout  l'édifice  d'un  système  moral  (33)  », 
ne  risque-t-on  pas  plus  que  jamais  de  le  voir  finalement 
s'écrouler  dans  une  ruine  lamentable  et  surtout  irrépara- 
ble? Assurément,  la  solution  de  la  troisième  antinomie 
nous  a  laissé  entrevoir  une  perspective  ouverte  à  cet  égard 
sur  le  monde  intelligible,  c'est-à-dire  la  possibilité  d'une 
liberté   pareillement   intelligible   (34);    mais   c'est   tout    ce 

31.  Cf.  Critique  de  la  raison  pure,  Dialectique  transcend.,  I.  II, 
ch.    III,    sect.    2    et    sect   7. 

32.  Ibid.,    Méthodologie    transcend.,    ch.    II,    sect.    1     (t.    II,    p.    498). 

33.  Cf.    Critique  de   la   raison  pratique,   préface,   p.   2. 

34.  Cf.  Critique  de  la  raison  pure,  Dialectique  transcend.,  I.  II, 
ch.    II.    sect.    9  à    3     (t.    II,    p.    237    sq.). 


22  LES     PRINCIPES     GÉNÉRAUX     DE     LA     MORALE     KANTIENNE  :^ 

'l 

qu'on  en  peut  dire,  et  c'est  fort  peu  de  chose,  si  tant  est  mê- 
me que  ce  soit  vraiment  quelque  cliose;  car  enfin  ce  n'est 
qu'une  possibilité,  justement,  et  même  de  deux  manières, 
une  possibilité  redoublée,  pour  ainsi  dire,  puisque  c'est 
possibilité  d'une  liberté  s'exerçant  dans  un  monde  (intel- 
ligible) qui  n'est  lui-même  que  possible.  Or,  on  a  beau 
accumuler  les  possibilités,  on  n'en  fera  jamais  sortir  rien 
de  réel,  et  c'est  encore  un  coup  de  réalité  qu'il  s'agit  pré- 
sentement. Si  le  monde  intelligible  n'est  qu'un  «  problè- 
me »,  et  que  la  liberté  s'y  doive  réfugier  comme  dans 
le  seul  asile  qui  lui  reste  ouvert,  n'en  faut-il  pas  conclure 
que  la  liberté  demeure  un  pur  problème,  elle  aussi,  et 
avec  elle,  toute  la  morale  dont  elle  est  le  centre? 

Or  est-il  que,  selon  Kant,  pareille  déconvenue  nous  est 
cette  fois  épargnée.  Car  l'existence  de  cette  loi  morale 
d'où  tout  dépend  désormais  ne  saurait  faire  de  doute.  Elle 
nous  est  certifiée  par  la  conscience  immédiate  que  nous 
en  avons,  <  en  observant  la  nécessité  avec  laquelle  la  rai- 
son nous  l'impose  (35)  ».  Et  «  on  peut  appeler  cette  cons- 
cience que  nous  en  avons  un  fait  (fadum)  positif  et  pri- 
mitif de  la  raison  même,  parce  qu'il  ne  peut  se  tirer  par 
le  raisonnement  d'autres  données  antérieures,  parce  que 
cette  loi  s'impose  à  nous  par  elle-même  comme  une  pro- 
position synthétique  a  priori,  qui  n'est  fondée  sur  aucune 
intuition,    soit   pure,    soit    empirique   (36)  ». 

Et  non  seulement  c'est  là  un  fait  de  la  raison  pure,  c'en 
est  même  «  le  fait  unique  »,  par  lequel  «  elle  s'annonce 
comme  originairement  législative  (sic  volo,  sic  jubeo)(37)  ». 
Et  non  seulement  aussi,  elle  se  fait  connaître  par  là  comme 
originairement  législative  ou  comme  immédiatement  pra- 
tique, mais  elle  nous  assure  du  même  coup  de  la  libertç. 
à  laquelle  cette  loi  est  liée  comme  à  sa  condition  indis- 
pensable, et  partant,  de  l'autonomie,  et  partant  de  la  mo- 
ralité, puisqu'encore  une  fois   tous  ces  termes  sont  con- 


35.  Critique  de  la  raison  pratique,   p.    48. 

36.  Ibid.,   p.   51. 

37.  Ibid.,   p.   52. 


LES     PRINCIPES     GÉNÉRAUX     DE     LA.     MORALE     KANTIENNE         23 

vertibles  ou  s'appellent  les  uns  les  autres.  Nous  tenons 
donc  bien  le  fait  ou  la  vérité  capitale,  dont  la  certitude 
immédiate  s'étend  de  proche  en  proche  à  tout  le  reste,  à 
tous  ses  tenants  'et  aboutissants,  et  qui  se  trouve  ainsi  por- 
ter à  elle  seule  tout  le  poids  du  système,  qui  en  représente, 
comme  disent  volontiers  les  Allemands,  le  véritable  centre 
de   gravité. 

* 
-  -  *  * 

Reprenons  d'une  autre  manière,  la  chose  en  vaut  la 
peine,  car  nous  sommes  à  un  tournant  décisif  de  la  théo- 
rie. Il  s'agit  toujours  de  la  même  série  de  concepts  corré- 
latifs, ou  même  identiques,  dont  le  plus  considérable  est 
celui  de  liberté  —  il  s'agit  aussi,  il  s'agit  surtout  de  savoir 
quelle  valeur  on  est  fondé,  en  fin  de  compte,  à  leur  at- 
tribuer, ou,  pour  mieux  dire,  de  quelle  manière  on  arri- 
vera à  en  vérifier  la  valeur  objective.  Duquel  d'entre  eux 
partir  à  cette  fin?  lequel  d'entre  eux,  certifié  d'abord,  com- 
muniquera sa   certitude   aux   autres   (38)? 

Et  sans  doute,  étant  donné  leur  identité  même,  étant 
donné  que  liberté,  considérée  positivement,  coïncide  avec 
raison  pure  pratique  (ou  autonomie),  et  loi  pratique  in- 
conditionnée (ou  impératif  catégorique)  avec  conscience 
qu'une  raison  pure  pratique  ou  une  volonté  libre  prend 
d'elle-même  comme  telle  (39),  il  semblerait  indifférent,  à 
première  vue,  de  commencer  par  l'une  ou  par  l'autre, 
par  la  liberté  ou  par  la  loi.  Mais  quand  on  y  regarde  de 
plus  près,  on  ne  tarde  pas  à  s'apercevoir  que,  si  la  loi 
(morale)  implique  la  liberté,  sous  peine  de  perdre  sans 
elle  toute  espèce  de  sens,  il  nous  est  impossible  pourtant 
d'avoir  de  la  dite  liberté  une  conscience  immédiate.  Car 
la  première  idée  que  nous  nous  en  faisons  (indépendance 
à  l'égard  de  toute  matière  de  la  loi,  c'est-à-dire  d'un  ob- 
jet désiré,  c'est-à-dire  encore  des  impulsions  sensibles)  est 
toute  négative,   et  on  n'a  pas  conscience  d'une  négation. 

38.  Cf.  Critique  de  la  raison  prahqiie,  p.  48,  p.  77,  p.   165  sq. 

39.  Cf.  Ihid;  p.  47. 


24  LES     PRINCIPES     GÉNÉRAUX     DE     LA     MORALE     KANTIENNE 

Inutile,  d'autre  part,  d'en  appeler  à  l'expérience,  qui  est 
régie  d'un  bout  à  l'autre  par  la  loi  des  phénomènes,  c'est- 
à-dire  par  le  mécanisme  ou  déterminisme  naturel,  c'est- 
à-dire  juste  le  contraire  de  la  liberté  même;  qui,  par  dé- 
finition, exclut  jusqu'à  la  possibilité  même  d'une  causalité 
libre  (40). 

Dès  lors,  la  question  qui  nous  préoccupait  tout  à  i'helire, 
la  question  de  savoir  par  où  débute  au  vrai  pour  nous  la 
connaissance  de  la  jaison  pratique,  se  résout  comme  d'elle- 
même  :  «  C'est  la  loi  morale  qui  s'offre  d'abord  à  nous  et 
qui  (ensuite)  nous  mène  directement  au  concept  de  la 
liberté,  en  tant  qu'elle  est  représentée  par  la  raison  com- 
me un  principe  de  détermination  que  ne  peut  dominer  au- 
cune condition  sensible  et  qui,  bien  plus,  en  est  totalement 
indépendant  (41)  ».  Ou,  pour  parler  avec  plus  d'exactitude 
c'est  de  la  loi  morale  que  nous  avons  premièrement  et  im- 
médiatement conscience,  et  c'est  par  cette  conscience  im- 
médiate de  la  loi  que  la  liberté  nous  est  secondairement  et 
médiatement  attestée  ou  certifiée.  La  loi  morale  est  la 
ratio  cognoscendi,  le  moyen  pour  nous  de  prendre  con- 
naissance de  la  liberté,  laquelle  est  la  ratio  essendi,  la  rai- 
son d'être  ou  le  principe  réel  de  la  loi  (42). 

C'est  "■  cet  ordre  des  concepts  en  nous  (43)  »  que  re- 
produit le  fameux  :  «  Tu  dois,  donc  tu  peux  »  de  Schil- 
ler (44),  et  que  l'observation  commune  confirme  au  sur- 
plus, comme  Kant  lui-même  en  fait  la  remarque,  par  des 
exemples  significatifs  :  «  Demandez  à  quelqu'un  si,  dans 
le  cas  où  son  prince  lui  ordonnerait,  en  le  menaçant  d'une 

40.  Cf.  Critique  de  la  raison  pratique,  p.  48  et  p.  169  sq.  Se  rappe- 
ler que,  dans  le  système  de  Kant,  l'expérience  est  proprement  constituée 
ou  mise  sur  pied  par  l'action  synthétique  de  la  pensée;  qu'expérience 
y  revient  en  somme  à  phénomènes  liés  et  organisés  par  l'entende- 
ment au  moyen  des  catégories,  notamment  de  la  catégorie  de  causali- 
té :  tout  ce  qui  fait  partie  du  monde  phénoménal  et  sensible  obéit  donc 
ipso  facto  à  la  loi  d'enchaînement  rigoureux  des  causes  et  des  effets  ou  à 
un  mécanisme  exclusif  de  toute  liberté. 

4.1.  Critique   de   la   raison   pratique,   p.    48. 

42.  Cf.    Ibid.,    préface,    p.    3,    note. 

43.  Ihid.,  p.   49. 

44.  Littéralement  :  «  Tu  peux,  car  tu  dois  »  [Du  'kannst,  demi  Du 
sollst). 


LES     PRINCIPES     GÉNÉRAUX     DE     LA     MORALE     KANTIENNE         25 

mcrt  immédiate,  de  porter  un  faux  témoignage  contre  un 
honnête  homme  qu'il  voudrait  perdre  sous  un  prétexte 
possible,  il  tiendrait  pour  possible  de  vaincre  son  amour 
pour  la  vie,  si  grand  qu'il  puisse  être.  Il  n'osera  peut- 
être  assurer  qu'il  le  ferait  ou  qu'il  ne  le  ferait  pas,  mais  il 
accordera  sans  hésiter  que  cela  lui  est  possible.  Il  juge 
donc  qu'il  peut  faire  une  chose,  parce  qu'il  a  conscience 
qu'il  doit  (soll)  la  faire,  et  il  reconnaît  ainsi  en  lui  la  li- 
berté qui,  sans  la  loi  morale,  lui  serait  restée  inconnue  (45)  ». 
Cela,  en  effet,  va  à  ce  point,  il  est  tellement  vrai  que  c'est 
la  conscience  de  devoir  faire  une  chose  qui  nous  donne,  et 
qui  nous  donne  seule,  la  certitude  de  pouvoir  la  faire,  que 
sans  la  loi  morale,  nous  n'aurions  jamais  pris  sur  nous 
d'admettre  une  chose  telle  que  la  liberté  (46).  C'est  elle, 
en  somme,  c'est  la  morale  qui  a  posé  ce  redoutable  pro- 
blème à  la  raison  spéculative  (47)  —  en  lui  offrant  aussi, 
il  est  vrai,  de  quoi  le  résoudre,  ou  plutôt  en  lui  offrant  sa 
collaboration  pour  le  résoudre,  ou  plutôt  encore,  pour 
achever  de  le  résoudre,  ainsi  que  nous  allons  nous  en  rendre 
compte. 

* 
*  * 

De  fait,  nous  ne  sommes  pas  au  bout  de  notre  tâche, 
tant  s'en  faut.  Sans  doute  l'existence  de  la  loi  morale  nous 
est  à  présent  certifiée,  à  titre  de  fait  premier  de  la  rai- 
son, et  ce  fait  absolument  incontestable  nous  permet  d'af- 
firmer la  puissance  pratique  de  la  raison  même  ou  la  li- 
berté ou  l'autonomie.  Seulement,  ce  n'est  encore  là  qu'un 
fait,  précisément,  qui,  s'il  n'a  pas  besoin  d'être  prouvé 
(puisqu'encore  une  fois,  il  sert  même  à  prouver  tout  le 
reste),  n'en  demande  pas  moins  à  être  expliqué  ou  rendu 
intelligible.  En  d'autres  termes,  nous  savons  jusqu'ici,  par 
le  fait  de  l'impératif  moral  ou  du  devoir,  que  la  raison  est 
pratique  ou  que  la  volonté  se  donne  sa  loi  à  elle-même, 


45.  Critique    de    la    raison    pratique,    p.    49-50. 

46.  Cf.   Ibid.,   p.   49    (et  6-7,   préface). 

47.  Cf.    Ilid.,    p.    48. 


26  LES     PRINCIPES     GÉNÉRAUX     DE     LA     MORALE     KANTIENNE 

indépendamment  de  toute  condition  empirique,  etc.,  mais 
aussi  bien  ne  savons-nous  que  cela.  La  quaestio  facti  est 
réglée,  mais  la  quaestio  facti  seule,  et  il  reste  à  en  faire 
autant  pour  la  quaestio  juris  :  comment  la  volonté  peut-elle 
se  donner  ainsi  sa  loi  à  elle-même?  comment  la  raison 
pure  peut-elle  être  pratique  par  elle-même?  comment  l'im- 
pératif moral  est-il  possible?  Comme  on  le  voit,  il  ne 
s'agit  de  rien  moins  que  d'une  manière  de  «  déduction 
transcendantale  »  du  principe  de  la  moralité,  analogue  à 
celle  des  principes  de  la  pensée  spéculative  (48),  déduc- 
tion qui  nous  fera  définitivement  atteindre  le  fondement 
métaphysique  de  l'autonomie  de  la  volonté  et  qui  nous 
en  livrera  le  sens  profond. 

Or,  c'est  toujours  l'idée  de  liberté  (dont  la  réalité  ob- 
jectivj  a  dorénavant  pour  caution  l'existence  de  la  loi  mo- 
rale) qui  va  nous  tirer  ici  d'embarras.  Puisque  la  liberté 
n'est  possible  que  dans  le  monde  nouménal  ou  intelligible, 
ainsi  que  l'a  montré  la  solution  critique  de  la  troisième 
antinomie  (49),  et  puisque,  comme  on  vient  de  voir,  du 
seul  fait  que  nous  sommes  soumis  au  devoir,  nous  sommes 
assurés  d'être  libres,  c'est  donc  aussi  que  nous  apparte- 
nons, au  moins  pour  une  part,  pour  cette  part  même,  au 
monde  intelligible  ou  nouménal;  c'est  donc  que  notre  moi 
sensible  ou  empirique  se  prolonge  effectivement,  pour  ainsi 
parler,  par  un  moi  intelligible  ou  nouménal  —  disons 
mieux  :  c'est  qu'il  a  \Taiment  pour  principe  un  moi  in- 
telligible dont  la  libre  causalité  explique  son  caractère, 
tel  qu'il  se  manifeste  dans  le  déterminisme  phénoménal  (50). 

Il  faut  y  revenir,  si  la  Critique  de  la  raison  pure  laissait 
cet  ordre  de  réalités  transcendantes  à  l'état  de  pur  pro- 
blème, elle  en  établissait  au  moins  et  ipso  facto  la  possibi- 
lité; bien  plus,  elle  nous  découvrait  déjà  dans  notre  rai- 


48.  Celle  par  laquelle  Kant  s'efforce  de  démontrer  l'universelle  ap- 
plicabilité   des    catégories    à  l'expérience     (Analytique    t  ans:endanl^le). 

49.  Cf.  Critique  de  la  raison  pure,  t.  II,  p.  237  sq.  Kant  y  re- 
vient dans  la  Critique  de  la  raison  pratique  (Examen  critique  de 
l'analytique),    p.    169    sq.,    189,    etc. 

50.  Cf.  Critique  de  la  raison  pratique,  p.  176  sq.,  et  Critique 
de  la  raison  pure,   t.   II,   p.  244  sq. 


LES     PRINCIPES     GÉNÉRAUX     DE     LA     MORALE     KANTIENNE         27 

SOU  même,  tout  d'abord  comme  puissance  de  spontanéité 
législatrice  des  phénomènes,  c'est-à-dire  comme  «  enten- 
dement »,  un  principe  supérieur  à  l'expérience;  bien  plus 
encore,  elle  nous  découvrait  aussi  dans  la  même  raison, 
comme  source  des  idées  (et  notamment  de  l'idée  de  notre 
propre  personne  affranchie  des  conditions  de  l'existence 
sensible),  c'est-à-dire  comme  «  raison  »  proprement  dite, 
une  sorte  de  pressentiment,  incertain  encore,  il  est  vrai, 
mais  réel  pourtant  à  ce  titre  même,  de  ce  monde  nou- 
veau et  plus  élevé  :  la  seule  difficulté,  c'est  qu'aussi  long- 
temps qu'il  n'y  avait  pas  autre  chose,  elle  nous  ôtait  tout 
espoir  d'y  poser  le  pied  d'une  manière  ferme  et  assurée  (51). 
Or,  voici  que  cette  autre  chose,  nous  l'avons  désormais; 
voici  qu'une  analyse  approfondie  des  conditions  de  la  mo- 
ralité nous  a  fait  reconnaître,  sans  erreur  possible,  avec 
la  dernière  é\ddence,  une  loi  pratique  qui  ne  peut  avoir  de 
sens  que  par  la  liberté;  voici  que  pour  donner  un  sens 
au  devoir,  à  cette  chose  absolument  certaine  qui  s'appel- 
le le  devoir,  la  morale  exige  précisément  la  liberté,  et 
partant  notre  existence  absolue,  notre  réalité  nouménale, 
notre  personnalité  intelligible  (52). 

Dès  lors,  l'autonomie  de  la  volonté  se  révèle  également 
à  nous  dans  toute  sa  signification,  dans  sa  signification 
suprême  et  dernière.  «  Ce  n'est  pas  autre  chose  que  la 
personnalité,  c'est-à-dire  la  liberté  et  l'indépendance  à  l'é- 
gard du  mécanisme  de  la  nature  entière,  considérée  ce- 
pendant en  même  temps  comme  un  pouvoir  d'un  être 
qui  est  soumis  à  des  lois  spéciales,  c'est-à-dire  aux  lois 
pures  pratiques  données  par  sa  propre  raison,  de  sorte 
que  la  personne,  comme  appartenant  au  monde  sensible, 
est  soumise  à  sa  propre  personnalité,  en  tant  qu'elle  ap- 
partient au  monde  intelligible  (53)  ». 
Il   ne   s'agit   plus    seulement,   comme   jusqu'ici     de   me 


51.  Cf.  Critique  de  la  raison  pure,  t.  II,  p.  494-95  (Méthodol. 
transcend.,  ch.  II,  Canon  de  la  raison  pure)  et  Fondements  de  la  meta- 
•physique  des  mœurs,  p.  103  sq. 

52.  Cf.    Critique   de   la   raison   pratique,   p.    190. 

53.  Ihid.,   p.    156. 


28  LES     PRINXIPES     GÉNÉRAUX     DE     LA     MORALE     KANTIENNE 

soumettre  par  un  libre  consentement  à  une  loi  que  je 
trcuve  en  moi-même  et  dont  je  découvre  tout  ensemble  la 
parfaite  conformité  avec  ma  vraie  nature  (à  cause  de  quoi 
ce  consentement  est  juste  libre)  :  il  s'agit  aussi,  il  s'agit 
surtout  de  la  poser  moi-même,  cette  loi,  et  par  moi-même, 
en  tant  qu'être  intelligible,  pour  me  l'imposer  ensuite  en 
tant  qu'être  sensible.  Et  sans  doute,  j'y  reste  soumis  à  cet 
égard  même,  et  sans  doute,  elle  continue  de  s'imposer  à 
moi  par  une  sorte  de  contrainte,  tenant  précisément  à 
l'union  en  moi  d'une  sensibilité  avec  une  volonté,  —  et 
c'est,  précisément  aussi,  pourquoi  elle  prend  dans  ma 
conscience  humaine  la  forme  d'un  impératif  (54).  Mais  ce- 
la n'empêche  point  que  je  ne  l'édicté  positivement  moi- 
même  comme  raison  et  volonté  pure  ou  comme  personne 
pure,  «  appartenant  tout  entière  au  monde  intelligible  »  ; 
cela  n'empêche  point  que,  participant  de  la  sorte  à  la  lé- 
gislation universelle  de  la  raison,  je  ne  me  trouve  en  der- 
nière anah'se,  au  pied  de  la  lettre  et  dans  tout  le  plein 
sens  du  mot,  «  me  donner  à  moi-même  l'ordre  auquel 
j'obéis  (55)  ». 

* 
*  *  ♦ 

Voilà  donc  de  quelle  manière  la  raison  se  trouve  fondée, 
dans  son  usage  pratique,  à  une  extension  qui  lui  est  in- 
terdite dans  son  usage  théorique  (56).  Mais  prenons-y  bien 
garde  .  pareille  extension  n'est  légitime  pour  elle  que  dans 
son  usage  pratique,  justement.  Elle  peut  à  cet  égard,  elle 
doit  même  affirmer  notre  liberté  et  partant  notre  cau- 
salité et  partant  notre  réalité  intelligible,  ou  comme  per- 
sonnes proprement  dites  ;  imais  aussi  ne  le  doit-elle  qu'à  cet 

54.  Cf.   Fondements   de   la   métaphysique  des   mœurs,   p.    107   et   109. 

55.  Si  l'on  osait  risquer  ces  formules,  on  dirait  volontiers  que, 
considérée  sous  son  premier  aspect  (p.  17  sq.),  l'autonomie  est  plu- 
tôt la  loi  de  la  liberté,  lex  Uhertatis,  c'est-à-dire  celle  gui  règle 
l'usage  de  la  liberté,  qui  régit  l'être  libre  (pair  opposition  à  loi  fatale, 
etc.);  —  et  que,  sous  son  second  aspect,  elle  revient  à  loi  éma- 
nant de  la  liberté,  loi  que  se  dorme  à  lui-même  l'être  libre,  lex  a  li- 
bertate. 

56.  Cf.  Critique  de  la  raison  pratique,  p.  85  sq.  Il  s'agit,  com- 
me on  pense  bien,   de  l'affirmation  même  d'une  liberté  nouménale. 


LE5;     PRINCIPES     GÉNÉRAUX     DE     LA     MORALE     KANTIENNE         29 

égard,  c'est-à-dire  en  vertu  de  la  liaison  nécessaire  de  ces 
divers  concepts  (ou  plutôt  de  leurs  objets)  avec  la  loi  mo- 
rale ou  pratique,  absolument  et  immédiatement  certaine. 
Au  point  de  vue  théorique  pur,  rien  n'est  changé  —  si  l'on 
aime  mieux,  rien  n'est  ajouté  pour  autant  à  la  connaissance 
théorique  de  ces  objets,  laquelle  demeure,  à  ce  point  de 
vue  même,  aussi  vide  qu'elle  était,  et  toujours  par  la 
même  raison,  c'est-à-dire  faute  d'une  intuition  des  dits 
objets,  qui  seule  pourrait  remplir  cette  connaissance  théo- 
rique (57).  Je  les  affirme,  justement,  je  les  crois,  je  ne  les 
sais  pas   (58). 

On  demandera  peut-être  :  mais  si  je  ne  les  sais  pas,  au 
moins  en  quelque  manière,  comment  puis-je  même  les 
croire  ou  les  affirmer?  en  d'autres  tennes,  comment  peut 
bien  se  justifier  à  leur  endroit  cette  extension  exclusive- 
ment pratique  de  la  raison  ?  pour  prendre  un  exemple  pré- 
cis, qui  est  d'ailleurs  l'exemple  capital  en  l'espèce,  comment 
nous  est-il  permis  de  réaliser  ainsi  dans  l'ordre  noumé- 
nal,  en  attribuant  une  causalité  libre  à  notre  moi  intelli- 
gible, un  concept,  le  concept  de  causalité  même,  dont 
la  Critique  de  la  raison  pure  (Analytique  transcendantale) 
nous  a  précisément  appris  qu'il  n'a  d'application  légiti- 
me possible  que  dans  l'organisation  des  phénomènes  ou 
de  l'expérience? 

Voici,  quant  à  l'essentiel,  la  réponse  de  Kant,  réponse 
assez  laborieuse,   en  somme  (59)  : 

Sans  doute,  le  concept  de  causalité  (comme  d'ailleurs 
les  autres  concepts  de  l'entendement  pur)  n'a  de  valeur 
objective  que  par  rapport  à  l'expérience  dont  il  fonde 
(avec  les  autres)  la  propre  possibilité,  ou  dont  il  exprime 
une  des  conditions  transcendantales.  Mais  il  n'en  a  pas 
moins  une  origine  pure,  non  empirique  (a  priori),  dans 


57.  Cf.  en  particulier  Critique  de  la  raison  prafizue,  Dialectique, 
ch.   II,   §  VII    (p.   243   sq.),   et  inf.  note   60. 

58.  Sur  cette  notion  de  croyance  (kantienne)  voir  notre  Essai  cri- 
tique sur  le  Réalisme  thomiste  comparé  à  l'Idéalisme  kantien,  chap. 
VIII     (Lille,    Giard,    1907). 

59.  Dans  le  même  §  II  du  1er  chap.  de  l'Analytique  de  la  rai- 
son  pratique,    cité   note    56.    —    Cf.    plus    loin,    Dialectique,    p.    268. 


SO  LES     PRINCIPES     GÉNÉRAUX     DE     LA     MORALE     KANTIENNE 

l'entendement  même;  on  pourrait  même  dire  que  s'il  a 
son  origine,  pure,  non  empirique,  dans  l'entendement,  c'est 
juste  parce  qu'il  sert  à  fonder  l'expérience,  etc..  Par  suite, 
considéré  en  lui-même,  dans  sa  pure  forme  de  concept 
a  priori,  il  dépasse,  il  domine  l'expérience  —  voilà  déjà 
un  premier  point   acquis. 

Sans  doute  encore,  aussi  longtemps  qu'aucune  intuition 
ne  lui  vient  fournir  un  contenu,  ce  concept  reste  vide,  pu- 
rement formel,  c'est-à-dire  que  nous  ne  pouvons  être  as- 
surés qu'un  objet,  en  fait,  lui  correspond,  que  nous  [ne 
pouvons  en  toute  certitude  déterminer  à  son  aide  aucun 
objet  (60).  Et  comme  notre  intuition  à  nous  ne  peut  être 
que  sensible,  comme  nous  n'avons  pas  d'intuition  intel- 
lectuelle (ou  des  réalités  transcendantes),  notre  effort  à 
déterminer  par  lui  quelqu'une  de  ces  réalités  ne  peut 
être,  théoriquement  parlant,  qu'un  effort  vain  et  stérile  : 
«  la  causa  noumenon,  comme  parle  Kant,  quoique  pos- 
sible et  concevable,  n'est  par  conséquent,  et  relativement 
à  l'usage  théorique  de  la  raison,  qu'un  concept  vide  », 
elle  aussi  (61).  —  Mais  supposez  maintenant  qu'un  be-- 
soin  absolument  légitime  de  la  pratique  nous  impose  mal- 
gré tout  l'affirmation  d'une  telle  causa  noumenon  :  ce  be- 
soin pratique  ne  sera-t-il  comme  le  substitut  d'une  intui- 
tion impossible?  eu  égard  à  la  pratique  même,  ne  sera- 
t-il  pas  au  concept  de  la  causa  noumenon  ce  qu'est  ou  plu- 
tôt ce  que  serait,  eu  égard  à  la  théorie,  l'intuition  corres- 
pondante? et  ainsi  le  concept  de  causa  noumenon  ne  se 
trouvera-t-il  pas  réalisé  quand  même  ou  vérifié  d'une  cer- 
taine manière  (62)? 

La  seule  différence,  c'est  que,  toute  intuition,  soit  pui'e 
soit   empirique,    faisant   précisément    défaut,   on   n'obtien- 


60.  Cf.  Critique  de  la  raison  pra'ique,  p.  93.  —  Pour  bien  en- 
tendre ce  passage,  il  faut  se  rappeler  qu'aux  yeux  de  Kant,  les 
catégories  de  l'entendement  sont  de  simples  formes  de  la  synthèse 
des  intuitions  fournies  par  la  sensibilité,  formes  vides  de  soi  et 
gui  ne  peuvent  recevoir  de  contenu  que  de  ces  intuitions  elles-mêmes. 
Cf.    Critiqrte    de    la    raison    pure.    Analytique    transcendantale. 

61.  Critique    de    la    raison    pratique,    p.    96-97. 

62.  Cf.    Ibid.,    p.    97-98. 


LES     PRINCIPES     GÉNÉRAUX     DE     LA     MORALE     KANTIENNE         31 

dra  point  par  là,  de  cette  causalité  intelligible,  une  con- 
naissance proprement  dite,  satisfaisant  aux  conditions  or- 
dinaires de  la  pensée  scientifique;  c'est  que,  née  exclusi- 
vement des  exigences  de  la  moralité,  cette  affirmation, 
avec  le  concept  qu'elle  enveloppe  et  certifie,  ne  vaudra  ri- 
goureusement que  dans  les  limites  de  la  moralité,  et  que 
«  nous  ne  serons  autorisés  à  faire  usage  de  ce  concept 
que  par  rapport  à  la  loi  morale  qui  (seule)  en  justifie 
pleinement  a  priori  la  réalité  objective,  c'est-à-dire  qu'à 
en  faire  uniquement  un  usage  pratique  (63)  »  ;  c'est  que 
«  cette  réalité  objective,  mais  simplement  applicable  dans  la 
pratique,  qui  lui  aura  été  reconnue  de  la  sorte,  n'aura 
pas  la  moindre  influence  pour  étendre  la  connaissance 
théorique  de  ces  objets  comme  pénétration  de  leur  nature 
par  la  raison  (64)  »  ;  c'est  que  «  l'on  ne  donnera  point  par 
là  le  moindre  prétexte  à  la  raison  théorique  de  se  perdre 
dans  le  transcendant  (65)  »,  bref  de  céder  derechef  à  la 
fascination  du  dogmatisme  métaphysique. 

Nous  allons  d'ailleurs  retrouver  toutes  ces  idées,  pour 
les  mieux  pénétrer  encore,  à  propos  de  l'existence  de  Dieu 
et  de  la  vie  future,  ces  deux  autres  postulats,  et  même  ces 
postulats  proprement  dits  de  la  moralité.  En  attendant,  et 
pour  en  finir  avec  cette  première  partie  de  notre  exposi- 
tion, disons  un  mot  des  trois  formules  qui  en  résument 
le  contenu   essentiel. 

* 
*  * 

Il  serait  presque  superflu,  en  effet,  de  montrer  comment 
toute  la  doctrine  exposée  jusqu'ici  vient  se  condenser  dans 
ces  trois  célèbre  formules. 

Pas  de  difficulté  pour  la  première  :  «  Agis  de  telle  sorte 
que  la  maxime  de  ta  volonté  puisse  toujours  valoir  en  mê- 
me temps  comme  principe  d'une  législation  universelle  (66)  ». 

63.  Critique-   de   la   raison   pratique,   p.   96-97. 

64.  Ihicl,    p.    98. 

65.  lUd.,   p.   99. 

66.  Critique  de  la  raison  pratique,  p.  50  (Loi  fondamentale  de  la 
raison    pure    pratique).    —    Cf.    Fondements    de    la    métaphysique    des 


32  LES     PRINCIPES     GÉNÉRAUX     DE     LA     MORALE     KANTIENNE 

C'est  l'expression  la  plus  rigoureuse  du  formalisme,  tel 
qu'il  a  été  défini   précédemment. 

Mais  puisqu'une  volonté  morale  ne  peut  être  qu'une 
volonté  qui  prend  pour  maxime  la  pure  forme  législative 
universelle,  sans  se  préoccuper  d'aucune  matière,  et  puis- 
que, d'autre  part,  l'agent  moral  est  aussi,  par  définition, 
un  être  raisonnable  qui  ne  saurait  agir  qu'en  vue  d'un 
but  ou  d'une  fin,  cette  fin  de  SOTTlictivité  ne  saurait  non 
plus  être  étrangère  à  la  loi,  elle  ne  saurait  non  plus  ré- 
sider que  dans  la  propre  liberté  de  l'agent,  dont  l'agent 
prend  conscience  par  la  loi  même,  que  dans  sa  valeur  et 
dans  la  valeur  des  autres  êtres  raisonnables  en  tant  pré- 
cisément que  sujets  de  la  moralité,  c'est-à-dire  en  tant 
que  personnes.  C'est  ainsi  que  la  personne  humaine  ac- 
quiert la  valeur  absolue  d'une  «  fin  en  soi  ».  C'est  ainsi  que 
la  première  formule  se  transforme  en  la  suivante  :  «  Agis 
toujours  de  manière  à  traiter  Vhumanité,  aussi  bien  dans 
ta  personne  que  dans  la  personne  des  autres,  comme  une 
fin  et  à  ne  Ven  servir  jamais  comme  d'un  simple 
moyen  (67)  ». 

Enfin,  une  volonté  moralement  déterminée,  c'est-à-dire 
déterminée  par  une  maxime  susceptible  d'être  érigée  en 
loi  universelle,  ne  doit  pas  seulement  trouver  en  elle-même 
la  seule  fin  digne  de  son  activité,  mais  encore  la  source  de 
la  loi  à  laquelle  elle  obéit  et  dont  il  faut  partant  qu'elle 
se  conçoive  comme  le  propre  auteur;  —  ou  plutôt,  une 
volonté  moralement  déterminée  ne  peut  trouver  en  elle- 
même  la  fin  de  son  activité  que  si  elle  se  conçoit  en  mê- 
me temps  comme  l'auteur  de  la  loi  à  laquelle  elle  obéit. 
Autrement,  elle  cesserait  ipso  facto  d'être  une  fin  en  soi 
pour  redescendre  au  niveau  de  simple  moyen,  au  service 
d'une  loi  extérieure  et  d'un  législateur  étranger:  ce  ne  serait 
plus  autonomie,  mais  hétéronomie.  Bref,  le  rapproche- 
ment des  deux  formules  précédentes,  avec  les  deux  idées 
qu'elles   fixent  respectivement,   idée    de  forme  législative 

mœurs,  p.  53  («  Agis  d'après  une  maxime  telle  que  tu  puisses  vou- 
loir   en   mê)ne    temps    qu'elle   devienne   universelle   »). 

67.  Fondements  de  la  métaphysique  des  mœurs,  p.  66. 


PRINCIPES     GÉNÉRAUX    DE     LA     MORALE     KANTIENNE  49 

ments  dans  le  monde)  de  la  réalité  objective  »,  c'est 
^<  seulement  pour  satisfaire  complètement  ma  raison  dans 
ses  recherches  sur  ce  sujet  (100)  ».  Et  voilà  juste  pour- 
quoi je  puis  bien  m'élever,  aussi  haut  que  je  le  veux, 
dans  la  série  des  causes,  etc.,  mais  je  n'y  suis  pas  tenu  : 
autrement  dit,  dans  le  domaine  de  la  pure  spéculation, 
rien  ne  m'oblige  à  faire  des  hypothèses,  à  recourir  à 
ces  «  principes  régulateurs  »  que  sont  les  hypothèses, 
car  après  tout  je  suis  toujours  libre  de  demeurer  dans 
l'ignorance    à  cet    égard. 

Dans  le  domaine  de  la  pratique,  au  contraire,  je  ne  puis 
pas,  absolument  pas,  ne  pas  supposer  ce  sans  quoi  je  ne 
pourrais  pas  agir,  car  Je  dois  agir,  justement  :  «  ayant 
le  devoir  de  prendre  le  souverain  bien  pour  objet  de  ma 
volonté,  je  suis  obligé  (plutôt  :  je  suis  contraint,  ich  muss) 
de  supposer  la  possibilité  de  cet  objet,  partant  aussi  les 
conditions  nécessaires  à  cette  possibilité,  c'est-à-dire  Dieu 
et   l'immortaUté   (101)  ».    En   d'autres    termes,   ce   qui   ré- 


100.  Ibid.,  p.  258.  —  Pour  bien  comprendre  ce  passage,  il  faut 
se  rappeler  quel  est,  selon  Kant,  le  rôle  de  l'idée  d'absolu,  à  sa- 
voir (le  soutenir  la  pensée  et  de  lui  servir  comme  de  centre  de  ral- 
liement dans  son  effort  de  synthèse  universelle  :  elle  n'exprime  que 
ie  besoin  subjectif  d'unité  totale  ou  achevée  qui  travaille  notre  es- 
prit; et  c'est  seulement  par  une  illusion  d'optique  intérieure  (1'  «  ap- 
parence transcendantale  »)  que  nous  pouvons  croire  q  .'  uie  réalité  ob- 
jective lui  correspond.  Bref,  ce  n'est,  encore  et  toujours,  qu'une  forme 
vide,  comme  les  catégories.  Mais  il  y  a  pourtant  entre  elle  et  les  ca- 
tégories une  différence  notable.  Celles-ci  reçoivent  au  moins  un  con- 
tenu et  un  objet  des  intuitions  sensibles,  que  c'est  leur  fonction  de 
lier  et  de  transformer  ainsi  en  expérience;  elles  sont  objectives  en 
ce  sens  même,  en  ce  sens  que  l'objet  d'expérience  est  juste  cons- 
titué ou  mis  sur  pied  par  leur  synthèse  avec  les  intuitions  —  à 
cause  de  quoi  Kant  les  appelle  des  principes  constitutifs  :  —  ob- 
jectivité tout  empirique  dès  lors,  toute  phénoménale  et  immanente, 
mais  enfin  objectivité.  L'idée  d'absolu,  elle,  n'a  même  plus  cette  ob- 
jectivité relative,  précisément  parce  qu'elle  ne  s'appUquo  plus  à  des 
intuitions  pour  les  lier  entre  elles;  parce  que,  posant  un  inconditionné 
suprême  auquel  tout  le  conditionné  empirique  est  suspendu,  elle  noui? 
fait  faire  cette  fois  un  véritable  saut  hors  de  l'expérience;  elle  n^ 
met  plus  sur  pied,  elle  ne  constitue  plus  les  objets  de  notre  savoir, 
elle  donne  seulement  le  branle  à  notre  esprit,  elle  imprime  une  di- 
rection définie  à  nos  recherches,  en  vue  de  parachever  la  systéma- 
tisation des  phénomènes,  c'est-à-dire  des  objets  déjà  constitués  :  sim- 
ple méthode  d'investigation,  en  somme,  simple  «  hypothèse  représen- 
tative »  (nous  raisomions  alors  cotnme  si  la  totalité  de  l'expérience 
se  rapportait  à  une  cause  première,  etc.)  ou,  comme  dit  Kant,  prin- 
cipe régulateur,   et   non  plus   constitutif. 

101.  Critique  de  la  raison  pratique,  p    259. 

Les  principes  généraux  de  la  morale  kantienne.  4 


50  PRINCIPES     OÉNÉRAUX    DE     LA     MORALE     KANTIEIWB 

pond  à  un  besoin  de  la  raison  pratique,  n'est  plus  une 
simple  hypothèse,  c'est  une  hypothèse  inévitable  ou  né- 
cessaire, une  hypothèse  «  aussi  nécessaire  que  la  loi  mo- 
rale elle-même,  relativement  à  laquelle  seule  elle  a  de 
la  valeur  (102)  ».  Tel  est  précisément  le  postulat. 

Et  l'acte  par  lequel  j'adhère  à  ce  postulat  est  un  acte 
de  «  foi  rationnelle  »  (Vernunftglaube),  qui  naît  inévita- 
blement de  l'intérêt  pratique  de  la  raison,  et  auquel  elle 
ne  peut  se  refuser  sans  se  renier  (4ie-même,  sans  abjuresr 
la  loi  morale  qui  est  sa  loi  propre,  son  fond  même,  son 
essence,  et  qui  fait  toute  sa  dignité  (103).  Liée  de  la  sorte, 
indissolublement  liée  à  la  moralité,  cette  foi  rationnelle 
défie  toutes  les  objections,  même  les  plus  redoutables, 
puisqu'aussi  bien  il  est  désormais  acquis  que  la  raison, 
dans  son  usage  spéculatif,  demeure  aussi  impuissante  à 
réfuter  les  propositions  en  cause  (existence  de  Dieu,  etc.) 
qu'à   les   démontrer  (104). 

Plus  on  ^avance,  et  plus  on  se  convainc  que,  chez  Kant, 
la  religion  tout  entière  repose,  et  de  toutes  les  manières, 
sur  cette  foi  rationnelle,  qui  repose  elle-même  sur  la  loi 
morale;  en  un  mot,  que  c'est  bien  la  morale,  et  la  morale 
seule,  qui  conduit  à  la  religion,  comme  aussi  elle  se  trans- 
forme,  à  sa  manière,   et  s'achève   en  religion. 

* 
*  * 

Gardons-nous  d'ailleurs  de  rien  exagérer.  Il  reste,  en 
effet,  un  dernier  point  à  fixer,  qui  nous  réserve  peut-être 
des  surprises.  Cet  assentiment  venant  d'un  besoin  de  la 
raison  pratique  et  qui  s'appelle  foi,  s'impose-t-il  vrai- 
ment à  nous  avec  la  même  nécessité  pratique  que  le  de- 
voir auquel  il  est  lié? 

D'après  l'ensemble  des  textes,  il  paraît  bien  que  non; 
car  le  sens  général  en  est  que  la  croyance  n'est  pas  et  ne 
peut  pas  être  en  elle-même  la  matière  ou  l'objet  de  l'obli- 

102.  Critique    de    la    raison    pratique,    p.    261,    note. 

103.  Cf.  ibid.,  p.  229-30;  Critique  de  la  raison  pure  (Méthodologie) 
transcendantale,    chap.    II,    sect.    3),    t.    II,    p.   528    sq. 

104.  Cf.    Critique   de   la   raison   pratique,    p.    259,    260,    262   «t   263. 


PRINCIPES     GÉNÉRAUX    DE    LA    MORALE     KANTIENNE  51 

galion.  «  S'il  est  moralement  nécessaire  d'admettre  l'exis- 
tence de  Dieu  (en  vertu  de  la  liaison  inséparable  d'une  telle 
supposition  avec  le  devoir...),  il  faut  bien  remarquer  que 
cette  nécessité...  n'est  pas  elle-même  un  devoir;  cai'  ce 
ne  peut  être  un  devoir  d'admettre  l'existence  d'une  chose, 
puisque  cela  concerne  simplement  l'usage  théorique  de 
la  raison  (105)  ».  Une  croyance  commandée  serait  môme 
un  non-sens  (106).  Ce  n'est  pas  de  croire  en  Dieu,  par 
exemple,  qui  nous  est  imposé  par  la  loi  morale,  c'est  de 
travailler  de  toutes  nos  forces  à  la  réalisation  du  souverain 
bien  :  seulement,  celle-ci  ayant  pour  condition  indispen- 
sable l'existence  de  Dieu,  il  est  inévitable,  notre  activité 
une  fois  orientée  en  ce  sens,  que  nous  croyions  que  Dieu 
est  (107). 

Kant  va  même  plus  loin,  jusqu'à  insinuer,  sinon  dé- 
clarer en  propres  termes,  qu'une  telle  croyance  n'est  pas, 
après  tout,  absolument  indispensable;  qu'elle  contribue  sim- 
plement à  donner  à  notre  action  morale  plus  d'énergie 
et  comme  plus  de  ton;  bref,  qu'elle  est  seulement  iitile^ 
moralement  utile  (108).  Et  précisément  parce  que  ;  cette 
croyance  n'est  pas  commandée,  mais  (qu')elle  dérive  de 
l'intention  morale  même  comme  une  libre  détermination 
de  notre  jugement,  utile  au  point  de  vue  moral  (qui  nous 
est  ordonné),  etc.  (109)  >,  <  l'honnête  homme  peut  bien 
dire,  je  veux  qu'il  y  ait  un  Dieu,  je  veux  que  mon  exis- 
tence dans  ce  monde  soit  encore,  en  dehors  de  la  con- 
nexion naturelle,  une  existence  dans  un  monde  intelli- 
gible, et  que  la  durée  en  soit  infinie  (110)  ». 

Voilà  qui  donne  singulièrement  à  réfléchir.  Car  enfin, 
s'il  en  est  ainsi,  on  se  demande  ce  que  devient  la  dif- 
férence, marquée  d'abord  avec  tant  de  rigueur,  entre 
les   hypothèses   libres   (du    moins    en   dernier   ressort)   de 

105.  Critique   de   la   raison    pratique,    p.    229   et   262. 

106.  Ibid.,   p.   261. 

107.  Cf.    ibid.,    p.    228.    235,    261. 

108.  Cf.    ibid.,    p.    264-5. 

109.  Ibid. 

110.  Ibid.,  p.   266.   —   Cf.   Critique  de  la  raison  pure  (Méthodologie 
transcendantale,  chap.    II,    sect.    3),    t.    II,    p.   528    sq. 


52  PRINCIPES     GÉNÉRAUX     DE     LA     MORALE     KANTIENNE 

la  raison  spéculative  et  les  postulats,  c'est-à-dire  les  hy- 
pothèses nécessaires  de  la  raison  pratique.  On  se  demande 
également,  et  autrement  dit,  si,  en  définitive,  il  n'en  ad- 
viendrait pas  de  l'inconditionné  pratique  comme  de  l'in- 
conditionné théorique;  si,  de  même  que  l'inconditionné 
théorique  n'a  d'autre  rôle  légitime  que  de  soutenir  l'élan 
de  la  pensée  vers  une  systématisation  toujours  plus  haute 
de  ses  connaissances,  ainsi,  l'inconditionné  pratique  ne 
servirait  pas  tout  uniment  à  soutenir  l'élan  de  la  volonté 
vers  une  conformité  toujours  plus  parfaite  de  ses  inten- 
tions avec  la  loi  morale,  les  deux  inconditionnés,  pratique 
et  théorique,  ne  réix)ndant  d'ailleurs  pas  plus  l'un  que 
l'autre,  chacun  dans  son  ordre,  à  une  réalité  véritable 
hors  de  nous,  hors  de  notre  pensée  ou  de  notre  volonté 
même.  Et  alors,  que  reste-t-il  de  cette  religion  épurée, 
invincible  à  toute  critique,  dans  laquelle  devait  se  con- 
vertir et  s'achever  la  morale? 

Au  fait,  il  n'y  a  rien  là  qui  nous  doive  tellement  étonner. 
N'oublions  pas  que  ce  qui  importe  avant  toute  chose  aux 
yeux  de  Kant,  c'est  l'autonomie  de  la  raison  et  de  la 
volonté,  et  que  cette  idée  d'autonomie  —  nous  le  consta- 
tons désormais  avec  la  dernière  évidence  —  est  même 
l'idée  maîtresse  pu,  comme  on  dit  volontiers  aujourd'hui, 
l'idée  organique  par  excellence  de  sa  philosophie  tout 
entière  (111).  L'esprit  humain  législateur  universel,  législa- 
teur pour  la  nature  dans  l'ordre  théorique  et  son  propre 
législateur  à  lui-même  dans  l'ordre  pratique,  voilà  le  der- 
nier mot  de  la  pensée  kantienne.  Plus  d'autorité  objective, 
extérieure  ou  transcendante,  devant  laquelle  il  ait  à  s'in- 
cliner, fût-ce  l'autorité  idéale  de  la  vérité  elle-même,  spé- 
culative ou  morale;  car  c'est  de  lui,  en  dernière  analyse, 
qu'elle  dépend  et  procède,  car  c'est  lui  qui  la  fait,  dans 
le  domaine  de  la  spéculation,  en  imposant  ses  fonnes 
constitutives  à  la  matière  phénoménale,  dans  le  domaine 


111.  Cf.  Critique  de  la  raison  pratique  (préface),  p.  2  :  <  Lu  con- 
cept de  la  liberté...  forme  la  clef  de  voûte  de  tout  l'édifice  d'un 
système  de  la  raison  pure  et  même  de  la  raison  spéculative  ». 
C'est  par  où  la  philosophie  de  Kant  est,  par  excellence  aussi,  la 
philosophie    «  moderne    ».    Nous    y  reviendrons    dans    la    critique. 


PRINCIPES     GÉNÉRAUX     DE     LA.     MORALE     KANTIENNE  .NS 

de  l'action,  en  édictant  'ou  «  posant  »  lui-même,  comme 
raison  pure,  la  loi  impérative  qui  l'oblige  en  tant  qu'être 
sensible.  Qu'il  déploie  son  activité  volontaire  ou  qu'il 
exerce  sa  puissance  intellectuelle,  l'homme  ne  relève  que 
de  lui-même  et  ne  connaît  d'autre  maître  que  lui-même, 
dans  une  indépendance  totale  et  une  «  immanence  » 
absolue. 

Et  l'influence  de  cette  idée  dans  le  système  est  à  ce 
point  irrésistible  que.  là  même  où  il  semblerait  qu'elle 
dût  être  tenue  en  échec  par  une  influence  contraire,  elle 
ne  laisse  pas  d'avoir  malgré  tout  le  dessus  :  nous  en  avons 
dans  le  cas  présent  un  exemple  très  caractéristique.  Inca- 
pable de  se  détacher  complètement  des  croyances  reli- 
gieuses qu'il  tient  de  son  éducation  première,  Kant  trouve 
d'abord  moyen  de  les  intégrer  tant  bien  que  mal  dans  sa 
doctrine  sous  forme  de  postulats.  Mais  qu'il  soit  bien  en- 
tendu qu'en  admettant  de  la  sorte  l'existence  de  Dieu  et  la 
vie  future,  nous  ne  nous  rendons  pas  pour  autant  à  une 
évidence  objective  :  nous  ne  cédons  alors  qu'à  un  besoin 
subjectif  de  notre  raison,  pour  qui  «  c'est  la  seule  ma- 
nière théoriquement  possible  de  se  représenter  l'harmonie 
exacte  du  royaume  de  la  nature  et  du  royaumo  des  mœurs 
comme  condition  de  la  possibilité  du  souverain  bien  (112) 
-  Ce  rapport,  pourtant,  n'est-il  pas  juste  un  rapport  de 
conditionné  à  condition,  c'est-à-dire  un  rapport  logique 
en  lui-même,  et,  quoi  qu'on  fasse,  nécessaire?  Je  puis 
bien  être  libre  de  me  soumettre  au  devoir,  mais  une  fois 
que  je  m'y  soumets,  ne  suis-je  pas  contraint  fich  muss) 
de  postuler  l'existence  des  conditions  transcendantes  qu'il 
suppose?  et  Tautonomie  de  ma  raison  ne  se  trouve-t-elle 
pas  compromise  derechef?  Or,  il  suffit,  pour  l'assurer 
définitivement,  de  réfléchir  qu'après  tout,  si  c'est  là  pour 
notre  raison  la  seule  manière  théoriquement  concevable 
de  se  représenter  la  possibilité  du  souverain  bien,  cela  ne 
prouve  pas,  absolument  parlant,  que  le  souverain  bien 
ne  soit  pas  possible  sous  d'autres  conditions,  dont  nous  ne 

112.  Critique    de.    la    raison    pratique,    p.    264.    — -    Cf.    Critique    du 
jugement.     S  87      (ôdit..     Rnspnkranz,     t.     TV,     p.    .359). 


54  PRINCIPES     GÉNÉRAUX    DE     LA     MORALE     KANTIENNE 

nous  faisons  même  pas  l'idée  :  seulement,  nous  passerions 
outre,  volontairement,  à  ce  motif  ultime  de  douter,  pour 
satisfaire  quand  même  au  besoin  subjectif  d'avoir  urne 
représentation  définie  des  dites  conditions  du  souverain 
bien.  Et  il  reste,  en  dernière  analyse,  que,  si  l'honnête 
homme  croit  en  Dieu  et  à  la  vie  future,  c'est,  encore 
une  fois,  parce  qu'il  'veut  bien  y  croire.  A  l'égard  de  ces 
vérités  capitales  elles-mêmes,  il  ne  se  prononce  que  par 
«  une  libre  détermination  de  son  jugement  »  ou  par  «  un 
choix  qui  lui  incombe  (113)  »;  si  bien  que,  tout  compte 
fait,,  son  autonomie  n'en  reçoit  aucune   atteinte. 

Que  la  «  théologie  morale  »  en  soit,  elle,  fortement 
ébranlée,  c'est  une  autre  affaire  :  nous  l'avons  remarqué 
tout  à  l'heure  et,  comme  on  pense  bien,  nous  aurons  à  y 
revenir.  Mais,  réserve  faite  de  cette  discussion  ultérieure, 
il  n'était  pas  sans  intérêt  de  montrer  comment  on  aboutit 
déjà  par  le  seul  développement  d'une  exposition  tout 
objective  à  reconnaître  que  la  croyance  kantienne,  avec 
les  postulats  auxquels  elle  adlière,  n'est  au  vrai  qu'un 
leurre,  et  qu'ainsi  le  couronnement  de  la  morale  kantienne 
s'écroule.  Une  critique  approfondie  va  nous  en  convain- 
cre tout  à  fait  :  bien  plus,  elle  nous  apprendra  que  ce 
n'est  pas  seulement  le  couronnement  qui  s'effondre,  mais 
que  le  corps  de  la  bâtisse  se  lézarde  d'un  bout  à  l'autre, 
bien  plus  encore,  et  ceci  explique  d'ailleurs  cela,  que  le 
fondement  lui-même  n'en  est  pas  plus  solide.  Ce  sera  l'objet 
de   notre   seconde   partie. 

113.  Critique  de  la  raison  pratiqHc,  p.  262  :  «  Quant  au  second 
élément  de  cet  objet  (le  souverain  bien),  c'est-à-dire  en  ce  qui  con- 
cerne l'exacte  proportion  du  bonheur  et  de  la  valeur  ac(iuise  par 
une  conduite  conforme  à  la  loi  morale,  il  n'y  a  pas  besoin  sans 
doute  d'un  commandement  pour  en  admettre  la  possibilité  en  gé- 
néral, car  la  raison  théorique  n'a  rien  elle-même  à  y  objecter  :  seu- 
lement la  manière  dont  nous  devons  concevoir  cette  harmonie  des 
lois  de  la  nature  avec  celles  de  li  liberté  a  en  soi  uae  chose  rela- 
tivement à  laquelle  un  choix  nous  incombe,  parce  que  la  raison  théo- 
rique ne  décide  rien  à  ce  sujet  avec  uns  certitude  apodictique.  etc.  ». 


DEUXIEME    PARTIE 


CRITIQUE 


Laissant  de  côté  les  observations  de  détail,  nous  ferons 
porter  tout  d'abord  notre  critique  sur  les  trois  principales 
théories  qui  résument,  comme  on  l'a  vu,  la  morale  géné- 
rale de  Kant;  on  vient  de  voir  aussi  pourquoi  cette  criti- 
que devra  les  reprendre  dans  l'ordre  inverse  de  leur  expo- 
sition. Elle  nous  amènera  enfin,  par  son  développement 
logique,  à  rechercher  dans  un  dernier  paragraphe  si  le 
princi|>c  fondamental  de  toute  la_jdoctrine  kantienne  des 
moeurs,  le  principe  du  devoir  ou  de  l'impératif  moral, 
est   lui-même  suffisamment   établi. 


§.  I  —   Critique  de  la  théorie  des  postulats 

Les  lecteurs  se  rappellent  par  quel  effort  ingénieux  et 
subtil  à  l'excès  Kant  s'est  évertué  à  intégrer  tant  bien 
que  mal  dans  sa  doctrine,  sous  le  nom  de  postulats,  non 
seulement  le  fond  des  croyances  religieuses  traditionnel- 
les, mais  encore  l'aspiration  au  bonheur,  qu'on  n'arra- 
chera jamais  du  cœur  humain,  et  ce  sentiment  pareille- 
ment indéracinable  d'une  Justice  suprême  et  universelle 
qui  finit  par  rendre  à  chacun  selon  ses  œuvres  (114).  Nous 
ne  nous  placerons  pas,  pour  critiquer  cette  partie  de  son 
œuvre,  au  point  de  vue,  très  avantageux,  que  nous  offri- 
rait l'analyse  du  concept  de  croyance  ou  de  foi  pratique, 
ce  «  Sésame,  ouvre-toi  »  de  la  philosophie  kantienne.  Il 
serait  facile  de  prouver  que  la  croyance  ainsi  entendue 

114.  Cf.    s^upra,    p.    33    sq.,    46    sq.,    etc. 


56  LES    PRINCIPES    GÉNÉRAUX    DE    LA.    MORALE    KANTIENNK 

se  résout  en  éléments  de  science  ordinaire  ou  quelle  n'est 
rien;  autrement  dit,  qu'en  faisant  appel  aux  postulats, 
à  la  manière  de  Kant,  ou  bien  on  se  remet  à  spéculer  en 
matière  de  transcendant  ni  plus  ni  moins  que  les  plus 
endurcis  des  métaphysiciens  dogmatiques,  et  ce  au  mé- 
pris des  conclusions  les  plus  formelles  de  la  Critique  de  la 
raison  pure,  ou  bien  on  se  paye  de  mots  et  parle  à  vide. 
Mais  c'est  une  démonstration  que  nous  avons  faite  ail- 
leurs, et  il  nous  sera  sans  doute  permis  de  nous  y  référer 
sans  plus  (115).  Pour  le  moment,  il  ne  s'agit  que  d'exa- 
miner celte  théorie  des  postulats  en  elle-même,  ou  du 
moins  dans  son  rapport  immédiat  avec  la  théorie  du  sou- 
verain bien  et  l'antinomie  de  la  raison  pratique  (116). 

Or,  il  suffit  d'un  instant  de  réflexion  pour  se  rendre 
compte  qu'à  le  prendre  de  la  sorte  tout  revient  à  cette 
proposition  fondamentale  :  «  C'est  un  devoir  pour  nous 
de  rechercher  le  souverain  bien  »,  c'est-à-dire  Tharmo- 
nie  finale,  la  juste  proportion  entre  le  bonheur  et  la  ver- 
tu (117).  C'est  seulement  parce  que  je  suis  obligé  de 
rechercher  le  souverain  bien  que  je  dois  en  admettre 
la  possibilité  et,  pai'tant,  la  réalité  des  conditions  qui 
la  fondent;  supprimez   cette  obligation,   il   n'y   a  plus  de 


115.  Cf.  H.  Dehove,  La  critique  Icantienne  des  preuves  de  l'existence 
de  Dieu,  3e  et  4e  articles,  daas  Revue  des  sciences  ecclésiastiques,  1905, 
t.  I,  p.  422  et  518;  Essai  critique  sur  le  réalisme  thomiste,  etc.,  chap. 
VIII   (Le  problème   de  la  croyance). 

116.  Se    reporter    an    §  III    de    l'expoisé. 

117.  Cf.  Critique  de  la  raison  pratique;  p.  207-8  :  «  ...  Le  souverain 
bien  qui  est  pratique  pour  nous,  c'est-à-dire  qui  doit  être  réalisé  par 
notre  volonté- ••  est  un  objet  nécessaire  a  priori  de  notre  volonté, 
inséparablement  lié  à  la  loi  morale,  etc.  »;  ibid.,  p.  210  :  «  Le  sou- 
verain bien  est  le  but  nécessaire  et  suprême  d'une  volonté  morale- 
ment déterminée,- ••  le  but  assigné  par  la  raison  à  tous  les  êtres  doués 
de  raison  »;  p.  222  :  «  La  réalisation  du  souverain  bien  dans  le  monde 
est  l'objet  nécessaire  d'une  volonté  qui  peut  être  déterminée  par  la 
loi  morale  »;  p.  228  :  «  C'est  un  devoir  pour  nous  de  réaliser  (befoer- 
dem)  le  souverain  bien  »;  p.  235  :  «  Le  souverain  bien  que  la  loi  viorale 
nous  fait  u.i  devoir  de  nous  proposer  comme  objet  de  nos  efforts  »  ; 
p.  241  :  «  L'aspiration  au  souverain  bien,  rendue  nécessaire  par  la 
loi  morale- ••  »;  p.  259  :  «  Un  besoin  de  la  raison  pure  pratique  est 
fondé  sur  un  devoir,  celui  de  prendre  qwlqve  chose  (le  souverain 
bien)  comme  objet  de.  ma  volonté  pour  travailler  de  toutes  mes  force.=î 
à  le  réaliser  »;  p.  281  (note)  :  «  C'est  un  devoir  de  réaliser  le  plus  que 
nous  povvons  le  souverain  bien  »;  p.  263  :  «  Le  commandement  de 
réaliser  le  souverain  bien  est  fondé  objectivement  dans  la  raison  pra- 
tique »;    etc. 


LES    PRINCIPES    GENERAUX    DE    L.K    MORALE    KANTIENNE  67 

postulats.  Mais,  puisque  le  souverain  bien  consiste  dans 
l'union  nécessaire  de  la  vertu  et  du  bonheur,  c'est  égale- 
ment pour  nous  un  devoir  de  chercher  aussi  à  être  heu- 
reux. El  pourtant  il  serait  difficile  de  trouver  une  affir- 
mation i>lus  opposée  que  celle-là  à  la  lettre  comme  à 
J'espril  de  la  morale  kantienne:  s'il  y  a  un  point  surs^j 
lequel  Kant  a  insisté  avec  complaisance,  c'est  que  tout  ^  -  ^>s 
retour,  même  secondaire,  sur  notre  intérêt  personnel,  même     >  ^ 

futur,  vicie  l'intention  morale  par  la  racine;  s'il  y  a  une 
idée  qu'il  réprouve  avec  énergie,  c'est  celle  d'ériger  la 
recherche  du  bonheur,  fût-ce  à  titre  subsidiaire,  en  prin-  :^  "^ 

cipe  de  la  moralité,  de  la  considérer  même  comme  une  \%!^ 
disposition  que  la  conscience  puisse  vraiment  approuve)-. 
Il  faut  que  l'idée  de  la  loi,  conçue  dans  sa  pure  forme      ^     ^ 
universelle,   détermine   immédiatement    et    à  elle   seule  la      ^,    ^ 
volonté;  toute  intervention,  toute  intrusion  d'un  principe  ^ 

matériel  a  pour  conséquence  inévitable   une  hétéronomie      '  r^ 

du  libre  choix  essentiellement  contraire  à  la  moralité  de 
la  volonté,  etc.  (118).  Cela  étant,  comment  nous  faire  d'au- 
tre part  une  obligation  de  tendre  au  bonheur?  Se  re- 
trouve qui  pourra  à  travers  ces  injonctions  contradic- 
toires ! 

Dira-it-on  que  telle  est  précisément  la  question  que  Kant  V^ 

lui-même  se  pose  et  qu'il  appelle  l'antinomie  de  la  raison 

118.  Cf.  supra,  p.  10,  12,  l'ô  «q.,  17,  19;  et,  ea  plus  des  textes  cités 
là  même,  voir  également  Critique  de  la  raison  pratique,  p.  147  :  «  La 
loi  morale  est  pour  la  volonté  de  tout  être  fini  et  raisonnable  une  loi 
de  devoir,  de  contrainte  morale,  qui  le  détermine  à  agir  par  respect 
pour  cette  loi  et  par  soumission  au  devoir.  Un  autre  principe  subjectif 
ne  doit  pas  être  pris  pour  mobile,  car  autrement  l'action,  bien  que 
conforme  au  devoir,  n'a  pas  lieu  par  devoir,  et  l'intention  n'en  est 
pas  morale  »;  p.  159  :  «  Y  placer  (dans  la  perspective  d'une  vie  heu- 
reuse) la  puissance  proprement  motrice,  même  au  moindre  degré,  quand 
il  s'agit  du  devoir,...  équivaudrait  à  vouloir  corrompre  à  sa  source 
l'intention  morale  »;  p.  199  :  «  La  loi  morale  est  l'unique  principe 
déterminant  de  la  volonté  pure.  Et  comme  cette  loi  est  simplement 
formelle  (c'est-à-dire  réclame  seulement  la  forme  de  la  maxune,  comme 
vmiversellemeni,  législative),  elle  fait  abstraction  comme  principe  de 
détermination  de  toute  matière;  partant  de  to.il  objet  du  vouloir  »; 
p.  215  :  «  Toid  dans  l'efficacité  des  maximes  morales  doit  avoir  rap- 
port à  la  représentation  de  la  loi  comme  principe  déterminant,  si  l'ac- 
tion doit  contenir  non  seulement  de  la  légalité,  mais  aussi  de  la  mora- 
lité »;  p.  235  :  «  Dès  que  la  crainte  et  l'espérance  sont,  comme 
mobiles,  prises  pour  principe,  elles  détruisent  toute  la  valeur  morale 
des  actions  »;  etc. 


58  LEi    PRINCIPES    GÉNÉRAUX    DE    LA    MORALE    KANTIENNE 

pratique  (119)?  —  Un  moment.  L'antinomie  de  la  raison 
pratique  (à  supposer  qu'elle  réponde  à  la  réalité  des  cho- 
ses, c'est-à-dire  qu'elle  représente  le  véritable  état  de  la 
raison  en  l'espèce)  consiste  à  se  demander  ce  qui  peut 
bien  justifier  la  synthèse  nécessaire  et  a  priori  de  la  vertu 
et  du  bonheur,  elle  ne  consiste  pas  à  se  demander  com- 
ment la  recherche  du  bonheur  peut  nous  être  ordonnée  et 
défendue  en  même  temps.  Tâchons  de  ne  pas  nous  y 
perdre.  Voici,  au  vrai,  la  difficulté  (réelle  ou  factice,  peu 
importe  pour  l'instant^  qui  préoccupe  alors  Kant  :  «  Etant 
donné  que  vertu  et  bonheur  ne  sont  pas  choses  identiques 
ou  convertibles  et  que  le  jeu  spontané  des  lois  naturelles 
ne  suffit  pas  non  plus  à  faire  coïncider  finalement  l'une  et 
l'autre,  d'où  puis-je  bien  être  assuré  que  cette  union  de 
la  vertu  et  du  bonheur,  objet  total,  objet  nécessaire  a 
priori,  but  nécessaire  et  suprême  d'une  volonté  morale- 
ment déterminée,  n'est  pas  une  irréalisable  chimère?  » 
La  difficulté  qui  nous  préoccupe,  nous,  et  qui  semble 
bien  avoir  échappé  à  Kant,  est  celle-ci  :  «  Mais  comment 
l'union  de  la  vertu  et  du  bonheur  peut-elle  être  l'objet 
total  et  nécessaire  a  priori  d'une  volonté  moralement  déter- 
minée^ etc.,  comment,  dès  lors,  l'obligation  peut-elle  m'être 
assignée  d'aspirer  au  bonheur,  si  la  considération  du 
bonheur  est,  par  définition  même,  étrangère,  bien  plus 
opposée  à  la  moralité?  comment  le  devoir  peut-il  bien 
m'incomber  de  tendre  à  une  chose  à  laquelle  je  ne  puis 
tendre  sans  sortir  du  devoir?  »  Arrivé  à  la  Dialectique 
de  la  raison  pratique,  Kant  nous  impose  tout  à  coup  et 
tout  d'un  coup,  sous  le  couvert  de  ces  formules  d'appa- 
rence anodine  :  «  Objet  total  d'une  volonté  moralement 
déterminée,  but  nécessaire  a  priori  que  la  loi  morale  assi- 
gne à  notre  volonté,  etc.  ; >,  Kant,  dis-je,  nous  impose  ainsi 
à  brûle-pourpoint  et  sans  crier  gare  ce  devoir  de  cher- 
cher à  être  heureux  en  même  temps  que  vertueux  :  c'est 
précisément  l'intervention  subite  et  inattendue  de  ce  devoir 
même  qu'on  n'arrive  pas  à  s'expliquer,  inconciliable  qu'il 
est  de  tous  points  avec  le  formalisme  rigoureux  de  l'Ana- 

119.  Cf.   supra,   p.    34   sq. 


LES    PRINCIPES    GÉNÉRAUX    DE    L\    MORALE    KANTIENNE  59 

lytique.  Le  devoir  de  s'efforcer  d'être  heureux  nous  tombe 
là  ploetzUch,  à  l'improviste,  on  ne  sait  d'où,  ni  pour- 
quoi, ni  comment;  sa  présence  nous  déroute;  il  n'y  a 
aucune  raison  pour  qu'il  y  soit;  il  y  a  même  toutes  rai- 
sons pour  qu'il  n'y  soit  pas.  On  jurerait  qu'il  ne  vient  là 
que  pour  introduire  lui-même  et  à  son  tour  le  souverain 
bien,  l'antinomie  de  la  raison  pratique,  les  postulats  et  le 
reste,  s'il  y  a  encore  autre  chose  :  officium  ex  machina. 
Le  malheur  est  que  ce  nouveau  rouage  ne  s'ajuste  pas 
avec  Jes  autres;  qu'il  grince,  tourne  à  faux,  craque  et 
menace  de  faire  éclater  tout  le  système. 

7  Kant  répondra  sans  doute  que  ce  n'est  pas  de  chercher  à 
être  heureux  que  nous  avons  le  devoir,  mais  de  nous 
rendre  dignes  du  bonheur  par  la  vertu  (120).  —  Soit,  mais 
qu'est-ce  à  dire,  se  rendre  digne  du  bonheur  par  la  vertu? 
Est-ce  pratiquer  la  vertu  pour  être  heureux?  Manifeste- 
mentnon,  car  alors  c'est  le  bonheur  qui  deviendrait  la 
véi,-itable  fîp,  et  la  vertu  qui  redescendrait  au  niveau  d'un 
simpîè~moyen;  non  seulement  on  retomberait  dans  la 
difficulté  précédente,  mais  cette  difficulté  se  trouverait 
encore  aggravée,  et  de  combien!  Tout  à  l'heure,  en  effet, 
il  s'agissait  simplement  de  s'efforcer  d'être  heureux  en 
même  temps  que  vertueux;  cette  fois  on  nous  parlerait 
d'être  vertueux  pour  être  heureux.  Plus  que  jamais  nous 
aurions  le  droit  de  demander  ce  que  l'on  fait  du  forma- 
lisme. 

Ou  bien  entend-on  par  là  que  ce  que  nous  devons  re- 
chercher, c'est  uniquement  d'être  vertueux,  dans  une  in- 
différence absolue  à  l'égard  du  bonheur,  que  nous  méri- 
terons, il  est  vrai,  mais  sans  nous  préoccuper  de  l'obtenir? 
Mais  alors  il  ne  fallait  pas  dire  que  l'objet  total  d'aunes 
volonté  moralement  déterminée   réside   dans   la  synthèse 

120.  Cl.  Critique  de  la  raison  pratique,  p.  236  :  «  La  morale  n'est 
donc  pas  à  proprement  parler  la  doctrine  qui.  nous  enseigne  comment 
nous  devons  nous  rendre  heureux,  mais  comment  nous  devons  nous 
r-ndre  dignes  du  bonheur  ».  Cf.  ibid.,  p.  217;  Critique  de  la  raison 
pure,  t.  II,  p.  505  et  508. 


iv-v 


60  I-ES     PRINCIPES    GÉNÉBAIX    DE    LA    MORALE    KANTIENNE 

de  la  vertu  et  du  bonheur  —  à  moins  que  la  même  inten- 
tion morale,  qui  exclut  le  hwnheur,  ne  l'inclue  en  même 
temps,  sans  cesser  de  l'exclure...  Puis,  surtout,  il  suffit,  à 
prendre  ainsi  les  choses,  de  croire  que  la  vertu  est  possi- 
ble, puisque  c'est  de  vertu  seule  qu'il  s'agit.  S'il  faut  que 
je  croie  à  la  possibilité  du  but  où  doit  aspirer  mon  effort, 
et  que  ce  but  soit  exclusivement  d'être  vertueux,  c'est 
seulement  à  la  possibilité  d'être  vertueux  qu'il  faut  que 
je  croie,  et  non  plus  à  la  possibilité  d'être  à  la  fois  ver- 
tueux et  heureux,  ni.  conséquemment.  à  la  réalité  de  ce 
qui  fonde  cette  })ossibilité  même.  Qu'en  advient-il,  à  ce 
compte,  des  postulats?  Car,  enfin,  ce  qui  distingue  les 
postulats  de  la  raison  pratique  des  simples  hypothèses 
de  la  raison  spéculative,  c'est,  nous  l'avons  vu,  que  la 
loi  morale  nous  commande  de  tendre  à  la  vertu  et  au 
bonheur  tout  ensemble  121);  tout  repose  ici  sur  cette 
synthèse,  ou  plutôt  sur  sa  nécessité  pratique  a  priori  : 
si  l'un  des  deux  éléments  fait  défaut,  si,  par  exemple,  le 
bonheur  cesse  de  m'être  moralement  imposé,  cette  syn- 
thèse cesse  elle-même  d'être  pratiquement  nécessaire,  elle 
dexàenl  dès  lors  incapable  de  communiquer  aux  hypothè- 
ses correspondantes  la  nécessité  qu'elle  n'a  plus,  et  une 
fois  de  plus   les   postulats   sont  à  vau-l'eau. 


On  pourrait  dire,  il  est  vrai,  qu'entre  la  recherche  du 
bonheur  par  la  pratique  de  la  vertu  et  la  préoccupation 
exclusive  de  la  veiiu  dans  une  indifférence  absolue  à 
(iU  l'égard  du  bonheur,  c'est-à-dire  entre  les  deux  interpréta- 
tions proposées,  il  y  a  place  pour  une  troisième  interpré- 
tation, qui  revient  somme  toute  à  ceci  :  nous  devrions, 
avant  toute  chose,  nous  attacher  à  la  vertu,  nous  ne  de- 
vrions même,  en  un  sens,  à  savoir  directement  et  ex- 
pressément, nous  attacher  qu'à  elle,  sans  méconnaître 
pourtant  que.  dans  ces  conditions,  le  bonheur  nous  vien- 
dra comme  par  surcroît,  qu'il  ne  se  peut  même  pas  qu'il 
ne  nous  vienne  de  la  sorte,  et  cela,  en  vertu  d'une  impli- 
cation  réciproque   des    deux    termes    en    cause,    ou   plutôt 

121.   (.'f.    supra,    p.     42    et     4<S    ^q.  ;     ndle    117. 


Î.KS    PBTNCIPË'Î    GÉNÉRAUX    DE    LA    JtORALE    KANITENNE  (il 

d'une  conséquence  naturelle  el  inévitable,  dont  nous  pou- 
vons bien,  soit,  ne  tenir  aucun  compte  dans  notre  inten- 
tion volontaire  et  proprement  morale,  mais  que  nous  ne 
pouvons_einpécher  de  se  produire.  —  A  la  bonne  heure! 
Il  y  aurait  bien"  fa  quelque  inexactitude  à  rectifier  ou 
quelque  exagération  à  réduire  (122),  mais  enfin,  en  soi 
et  dans  sa  teneur  générale,  cette  troisième  interprétation 
offre  beaucoup  moins  de  difficulté,  pour  ne  pas  dire  qu'elle  o  i, 
n'en  offre  plus  du  tout.  Seulement,  toute  la  question  est  ', 
ici  de  savoir  si  le  système  de  Kant  s'en  accommode.  Or 
il  s'en  accommode  si  peu,  qu'elle  lui  est  positivement  een- 
traire.  Kant,  en  effet,  a  nié  expressément  —  et  c'est  même 
le  propre  point  de  départ  de  toute  sa  théorie  du  souve-  -S^^v 
rain  bien  —  qu'il  y  eût  entre  les  deux  éléments  de  celui- 
ci,  c'est-à-dire  entre  la  vertu  et  le  bonheur,  un  tel  rap- 
port d'implication  réciproque  ou  de  consécution  néces- 
saire :  l'affirmation  de  leur  harmonie  finale  n'est  pas  un 
jugement  analytique,  qui  se  vérifierait  par  lui-même,  sim- 
'plicl  terminonim  intuitii;  ce  n'est  pas  non  plus  un  juge- 
ment 'synthétique  d'ordre  causal,  qui  aurait  sa  caution 
dans  'des  intuitions  correspondantes;  c'est  une  synthèse 
d'un  caractère  absolument  à  part,  qui  ne  peut  se  justifier 
au  regard  de  la  raison  que  d'une  autre  manière,  c'est-à- 
dire  précisément  et  toujours  par  les  postulats,  dont  c'est 
même  toute  la  raison  d'être  dans  le  système  (123). 

En  deux  mots,  pour  F  entendre  comme  nous  venons  de 
voir  (troisième  interprétation),  il  faudi'ait  que  cette  con- 
viction ou  certitude  (ayant  pour  objet  l'accord  final  entre 
la  vertu  et  le  bonheur,  et  surtout  la  réalité  des  conditions 
d'an  tel  accord)  vînt  avant  l'intimation  de  la  loi  ou,  en 
tout  cas,  ne  dépendît  pas  de  celle-ci,  qu'elle  résultât  par 
devers  soi  de  raisonnements  qui,  dès  l'origine  et  pour 
élémentaires  ou  simples  qu'ils  fussent,  tiendraient  d'eux- 
mêmes  toute  leur  valeur.  Or,  et  encore  un  coup,  chez 
Kant  c'est  juste  le  contraire  qui  a  heu  :  _les  postulats  ne 
viennent  qu'ap/cs  l'affirmation  d'une  loi  pratique  incon- 

122.  Nous   en   dirons   un   mot   tout   à  l'heure,    y.   64,    sq. 

123.  Cf.  supra,  p.  35  sq. 


62  LES    PRINCIPES    GÉNÉRAUX    DE    LA    MORALE    KANTIENNE 

ditionnée  et  de  l'objet  total  qu'elle  impose  à  la  volonté. 
Et  non  seulement  ils  ne  viennent  qu'après  elle,  mais  c'est 
d'elle  aussi,  et  délie  seule,  qu'ils  reçoivent  leur  certitude, 
qui  est  dès  lors  toute  pratique  comme  elle  (124).  Si  j'ai 
le  droit  d'affirmer  (pratiquement)  la  réalité  des  conditions 
qui  rendent  possible  le  souverain  bien,  c'est-à-dire  la 
juste  proportion  du  bonheur  et  de  la  vertu,(  c'est  parce 
que  la  loi  morale  me  fait  un  devoir  de  rechercher  le  sou- 
verain bienj  et  ce  n'est  que  pour  cette  raison  :  c'est  la 
nécessité  de  cette  loi  qui  fait  la  nécessité  de  ces  hypothè- 
ses, bref,  qui  de  simples  hypothèses  les  transforme  en 
postulats  (125).  Supprimez  la  loi  et  sa  nécessité,  je  ne 
puis  plus  rien  affirmer  du  tout. 

On  voit  la  conséquence,  l'éternelle  et  fatidique  consé- 
quence :  si  tout  repose  ici  sur  la  loi  du  devoir,  tout  re- 
vient aussi  à  savoir  comment,  en  définitive,  il  la  faut 
prendre;  autrement  dit,  nous  sommes  sans  cesse  ramenés, 
ou  pour  mieux  dire  la  morale  de  Kant  est  inexorablement 
ramenée  au  même  «  mortel  »  dilemme,  dont  les  deux 
membres  se  resserrent  plus  que  jamais  autour  d'elle  com- 
me un  infrangible  étau  :  ou  bien  donc  le  devoir  est  de 
chercher  le  bonheur  avec  la  vertu,  comme  l'affirme  à 
maintes  reprises  la  Dialectique  de  la  raison  pratique 
(théorie  du  souverain  bien);  auquel  cas  c'en  est  fait  des 
principes  de  l'Analytique,  puisqu'ils  ont  pour  conséquence 
inévitable  de  proscrire  comme  immorale,  à  tout  le  moins 
comme  «  amorale  »,  toute  recherche,  toute  préoccupation, 
même  secondaire,  du  bonheur;  —  ou  bien  le  devoir  est 
de  rechercher  Ja  vertu  seule,  conformément  aux  prin- 
cipes de  l'Analytique;  et  alors  ce  sont  les  postulats,  insé- 
parablement liés  qu'ils  se  trouvent  être  à  la  notion  du 
bonheur,  qui  perdent  leur  droit  de  cité  dans  le  système. 

En  d'autres  termes  encoré,Ml  m'est  impossible  d'espé- 
rer le  bonheur  si  je  ne  le  mérite,  comme  il  m'est  impossi- 
ble de  le  niériter  si  j'en  fais  l'objet  de  mon  vouloir  (for- 
malisme); et  si  je  n'en  fais  pas  l'objet  de  mon  vouloir, 

124.  Cf.  supra,  p.  46. 

125.  Cf.  supra,  p.  49   sq. 


LES    PRINCIPES    GÉNÉRAUX    DE    LA    MORALE    KANTIENNE  6» 

il  ne  m'est  pas  moins  impossible  de  l'espérer  (théorie  des 
postulats).  Le  formalisme  et  la  théorie  des  postulats  abou- 
tissent donc  à  des  conclusions  contradictoires  :  c'est  l'un 
ou  l'autre,  ce  ne  peut  être  tous  les  deux  à  la  fois. 

* 
*  * 

Il    y  a   lieu    d'insister   sur   ce   point,    car   c'est   un   de 
ceux  où  l'on  peut  le  mieux  voir  combien  la  position  prise 
par  Kant  est  intenable,  combien  est  étrange,  si  l'on  pré- 
fère, combien  déconcertante,  embarrassée,  inextricable,  la 
situation  dans  laquelle  il   nous  place  nous-mêmes.   SiJ[e    ^  ^  --^ 
cherche  à  être  heureux,    ie   me   rends  indigne  de  l'être  ;      -îor  irsaf 
si  je  ne  cherche  qu'à  me  rendre  digne  de  l'être,  il  n'y  a    ^'  t>^ -'''^ 
plus  de  garantie  que  je  le  sois.  Ou,  pour  mieux  dire  sans-^v    '  "^  P^* 
doute,  il  n'y  a  de  garantie  que  je  le  sois,  que  si  je  cher-  i 
che  à  l'être,   c'est-à-dire   que  si  je  me  rends  indigne  de    \_x|çj  r 
l''être,  c'est-à-dire  que  si  je  m'empêche  moi-même  de  le       h»^- 
devenir  :  il  n'y  a  de  garantie  que  je  Ae  sois,  que  par  l'im-      roj^jp    > 
possibilité  que  je  le  sois.  C'est  comme  qui  dirait  le  laby-    X>  o^^Xt 
rinthe  (pur,  naturellement)  de  la  raison  pratique,  l'énigme      '^'•^<^  >* 
pure,  l'imbroglio  transcendantal.  Pour  être  assuré  du  bon-        î>J^c»vta 
heur,   je   dois   m'interdire   de   le  vouloir,   puisque  je   ne 
puis  le  mériter  que  par  la  vertu  (ou  :  que  le  mériter  pau 
la  vertu)  et  qu'il  n'y  a  de  vertu  qu'à  cette  condition.  Et 
je  n'en  suis  d'ailleurs  pas  plus  assuré,  si  je  m'interdis  de 
le  vouloir  pour  m' attacher  à  la  seule  vertu,  puisque  cette 
certitude  du  bonheur,  à  titre  de  second  élément  du  sou- 
verain bien,  je  ne  puis  l'avoir  que  si  je  veux  l'objet  total 
imposé  a  priori  à  ma  volonté,   c'est-à-dire  avec  la  vertu 
le  bonheur  lui-même.  Pour  que  je  puisse  me  dire,  en  toute 
assurance,  que  j'aurai  le  bonheur,  il  faut  que  je  le  veuille: 
et  si  je  îe   veux  (j'allais  dire  ;   si  j'ai  le  malheur  de  Je 
vouloir),  je  ne  l'aurai  pas.  Je  suis  obligé  de  vouloir  une 
chose  que  je  ne  puis  obtenir  qu'en  ne  la  voulant  point.       ^^ 

Tel  est  le  problème  que  nous  pose  Kant,  problème  cent 
fois  plus  épineux  encore  que  celui  de  l'âge  du  capitaine. 
Ëtant  donné  que  je  ne  mériterai  le  bonheur  qu'à  la  con- 


64  LES    PRIN'CIPES    GÉNÉRAUX    DE    1..V    MORALE    KANTIENÎ^ÎB 

dition  de  ne  le  chercher  point,  et  que,  dautre  part,  je 
suis  tenu  de  le  chercher,  et  de  le  mériter  aussi  sans  le 
chercher,  trouver  un  moyen  de  le  chercher  sans  cesser 
de  le  mériter.  Etant  donné  que  je  suis  obligé  à  la  vertu, 
qui  exclut  la  recherche  du  bonheur,  expliquer  comment 
je  suis  obligé  tout  ensemble  à  la  recherche  du  bonheur, 
tout  en  restant  obligé  à  la  vertu  qui  Texclut,  et  comment, 
pour  comble,  c'est  cela  même  qui  fonde  la  certitude  du 
bonheur.  Etant  donné  qu'une  chose  a  m'est  commandée 
et  une  autre  chose  b  défendue,  expliquer  comment  une 
troisième  chose  ab  peut  bien  m'êti-e  aussi  commandée, 
que  je  ne  puis  accomplir  qu'en  faisant  la  chose  b  qui 
m'est  défendue.  Etant  donné  que  le  blanc  n'est  pas  le 
noir,  trouver  un  moyen  de  faire  que  le  blanc  soit  le  noir, 
sans  cesser  de  ne  l'être  pas.  Autant  chercher  la  quadrature 
du  cercle. 

Par  où  l'on  voit  déjà  ce  qu'il  en  coûte  à  Kant  d'avoir 
prétendu  substituer  aux  morales  <  matérielles  »,  comme 
il  les  appelle  dédaigneusement,  une  morale  exclusivement 
formelle.  Et  sans  doute  ne  croyait-il  pas  si  bien  dire,  lors- 
qu'il appelait  aussi  ce  renversement  de  points  de  vue 
«  le  paradoxe  de  la  méthode  dans  une  critique  de  la 
raison  pratique  »  (126).  Il  a  voulu  construire  toute  sa 
idoctrine  des  mœurs  sur  la  pure  forme  de  la  loi  :  c'était  se 
mettre  soi-même  dans  l'impossibilité  d'en  sortir,  de  faire 
appel,  même  subsidiairement,  à  autre  chose  —  soit  à  l'idée 
du  bonheur  ou,  plus  généralement,  de  la  sanction  --  sans 
s'infliger   à  soi-même   le   plus   violent  des   démentis. 

* 
*  * 

Il  serait  presque  superflu  de  relever  la  supériorité  de 
(la  morale  traditionnelle  à  cet  égard  :  elle  peut  fort  bien, 
elle,  se  réclamer  de  la  sanction  sans  se  contredire  d'au- 
cune manière,  puisqu'elle  part  de  l'idée  d'ordre  univer- 
sel, qu'elle  en  fait  en  tout  cas  son  centre  de  perspective, 
et  que   dans   cet   ordre    la     sanction     est    nécessairement 


126.  Critique    de    la    raison    pratique,    p.    112. 


LES    PRINCIPES    GÉNÉRAUX    DE    LA    MORALE    KANTIENXE  G5      ,- 

contenue  comme  une  de  ses  exigences  essentielles.  Bref, 
elle  n'est  pas  logiquement  contrainte  d'interdire  toute  re- 
cherche du  bonheur,  pourvu  que  ce  soit  à  sa  place,  c'est- 
à-dire  en  seconde  ligne,  et  que  le  mobile  de  l^honuête 
^Lji!i.^SIP'i^5  ou  de  l'ordre  môme  comme  tel,  garde,  règle 
générale,  sa  prépondérance.  C'est  tout  le  problème  de  la 
«  moralité  de  l'espérance  »,  comme  on  dit  parfois,  qui 
se  poserait  ici-même.  Sans  le  discuter  ex  professa,  on  nous 
saura  peut-être  gré  d'entrer  dans  qucjlque  détail  à  ce 
sujet.  Nous  y  gagnerons  au  reste  de  réduire  fi  sa  juste 
valeur  un  des  motifs  originels  de  la  théorie  kantienne  des 
postulats  ou  plutôt  l'un  des  principes  de  l'antinomie  de  la 
raison  pratique,  que  la  théorie  des  postulats  a  pour  rôle 
de  résoudre. 

Ce  principe  est  celui  de  l'hétérogénéité  radicale,  abso- 
lue, des  maximes  de  la  vertu  et  du  bonheur.  Car  il  dérive 
en  droite  ligne  de  Kant,  du  formalisme  kantien,  ce  préjugé, 
si  répandu  aujourd'hui  dans  les  miheux  rationalistes,  que 
la  considération,  même  additionnelle,  des  sanctions  du 
devoir,  empoisonne  et  vicie  la  moralité  de  nos  actes  ver- 
tueux. Et  à  coup  sûr  «  la  loi  du  devoir  doit  être  observée 
par  respect  pour  le  devoir  lui-même  »  ;  et  un  homme  qui 
l'observerait  extérieurement  par  le  seul  espoir  de  la  récom- 
pense ou  la  seule  crainte  du  châtiment,  et  dans  une  dispo- 
sition intérieure  d'âme  telle  qu'il  en  secouerait  le  joug,  si 
châtiment  et  récompense  n'étaient  là  pour  l'y  assujettir, 
un  homme  qui  l'observerait  dans  une  telle  disposition  en 
réalité  ne  l'observerait  pas.  Prenons-y  garde  pourtant; 
on  vient  de  dire  :  «  dans  une  disposition  intérieure  telle, 
etc.  »,  car  c'est  dans  ce  cas  seulement  que  l'action  per- 
drait toute  moralité  (127).  Elle  ne  perdrait  pas  toute  mora- 
lité, si  la  perspective  des  sanctions  futures  s'ajoutait  sim- 
plement à  l'idée  du  devoir,  sans  l'exclure  d'une  façon 
positive  —  allons  plus  loin,  si  elle  était  même  seule  à 
déterminer  l'action,  pourvu  que  ce  ne  fût  pas  avec  la 
disposition  si  manifestement  immorale  qui  a  été  définie 
il  y  a  .un  instant. 

127.    Comparer   avec    le    tmior  serviliter   servUis   des    théologiens. 

Les  principes  généraux  de  là  Morale  kantienne.  5 


6  G  LES    PRINCIPES    GÉNÉRAUX    DE    LA    MORALE    KANTIENNE 

Cai'  enfin  il  importe  de  dissiper  là-dessus  toute  équivo- 
que et  de  ne  se  point  pa3^er  de  mots.  Qu'est-ce  donc,  après 
tout,  que  la  moralité,  qu'est-ce  qu'une  action  moralement 
bonne,  sinon  une  action  conforme  à  la  loi  morale  (128)  et 
volontairement  accomplie  comme  telle?  et  qu'est-ce  que 
la  loi  morale,  sinon  l'ordre  idéal  des  actions  raisonnables, 
à  quoi  nous  oblige  ou  nous  invite-t-elle  d'une  manière  gé- 
nérale, sinon  à  nous  conformer  à  l'ordre  universel,  à  l'or- 
dre des  fins  et  des  essences,  établi  par  Dieii,  le  respectant 
en  toutes  choses,  travaillant  même  à  le  promouvoir  dans 
la  mesure  de  notre  influence  et  pour  la  part  que  Dieu  nous 
a  lui-même  assignée?  —  D'un  autre  côté,  qu'est-ce  que 
la  sanction?  et  quel  est  son  rapport  avec  cet  ordre  même? 
Nous  ne  pouvons  reprendre  ici  une  démonstration  que 
nous  avons  d'ailleurs  le  droit  de  supposer  faite;  mais  la 
morale  théorique  nous  enseigne  que,  le  bonheur  n'étant 
pas  autre  chose  que  le  repos  d'un  être  conscient  et  rai- 
sonnable dans  la  possession  inamissible  de  sa  fin,  et  que 
la  formule  générale  de  tout  devoir  (129)  comme  de  toute 
moralité  pouvant  s'énoncer  en  ces  termes  :  «  Développe- 
toi  régulièrement  vers  ta  fin  »,  il  n'est  pas  possible  qu'un 
tel  être  atteigne  sa  fin,  c'est-à-dire  accomplisse  son  de- 
voir, c'est-à-dire  agisse  selon  l'ordre,  sans  atteindre  du 
même  coup  le  bonheur  —  tout  comme  il  n'est  pas  possible 
qu'un  tel  être  manque  sa  fin,  c'est-à-dire  agisse  contre 
l'ordre  et  viole  son  devoir,  sans  manquer  le  bonheur  ipso 
facto.  Autrement  dit,  la  morale  théorique  nous  enseigne 
que  l'harmonie  finale  de  la  vertu  et  du  bonheur,  que  la 
sanction,  par  conséquent,  représente  bien,  comme  nous 
disions  plus  haut,  une  nécessité  de  l'ordre  même,  lequel 
n'est  pas  autre  chose  que  le  mouvement  universel  et  har- 
monique de  toutes  choses  vers  leur  fin  commune  et  su- 
prême. Puis  donc  qu'agir  par  devoir,  c'est  agir  en  con- 
formité voulue  avec  l'ordre  universel  et  que  de  cet  ordre 

128.  «  Loi  morale  »,  entendue  dans  son  sens  le  plus  large,  dans  sa 
partie  proprement  obligatoire  (précepte)  aussi  bien  que  dans  sa  partie 
simplement    «  sollicitante  »    (conseil). 

129.  On  peut  s'en  tenir  ici  au  devoir,  puisqu'il  ne  s'agit  que  la 
vertu  obligatoire.  —  Sur  cette  notion  d'ordre  universel,  essentiel  et 
final,    voir    l'appendice  :    Théorie    générale   du    Bien. 


LES    l'r.lNCIPES    GÉNÉRAUX    DE    LA    MORALE    KANTIENNE  67 

la  sanction  fait  nécessairement  partie,  il  est  déraisonnable 
en  droit  autant  qu'irréalisable  en  fait  de  vouloir  séparer 
dans  l'inlenlioii  morale  la  sanction  d'avec  le  devoir,  la 
sanction,  qui  garantit  le  bonheur,  d'avec  le  devoir,  dont 
l'accomplissement   habituel   constitue   la   vertu. 

Il  y  a  plus.  Si  le  châtiment  et  la  récompense  sont  conte- 
nus dans  l'ordre,  et  partant  dans  la  loi,  on  en  peut  con-  '^  ^fQM 
dure  qu'obéir  à  la  loi  par  crainte  du  châtiment  ou  espoir 
de  la  récompense,  c'est  encore  agir  moralement,  c'est-à- 
dire  en  conformité  avec  la  loi  et  avec  l'ordre.  \Nous  avions 
donc  bien  raison  de  dire  tout  à  l'heure  que  non  seulement 
l'action  ne  perd  pas  toute  valeur  morale  pour  être  inspirée  -X* 

à  la  fois  par  l'idée  du  devoir  et  celle  de  la  sanction,  mais 
qu'il  en  va  de  même  quand  celle-ci  seule  se  réalise  expli- 
citement dans  la  conscience,  pourvu  que  ce  ne  soit  avec 
exclusion  formelle  de  celle-là. l^La  moralité  de  l'action  est 
alors  moins  élevée,  d'accord,  mais  elle  est;  c'est  un  mini- 
mum de  morahté,  soit,  mais  c'est  de  la  moralité. 

N'ayons  garde  enfin  de  l'oublier  :  la  perspective  des  ré- 
compenses et  des  châtiments  futurs  nous  est,  surtout  à 
certaines  heures,  un  puissant  auxiliaire,  que  nous  n'avons 
pas  le  droit  de  négliger.  Car  c'est  déjà  un  devoir,  que 
de  nous  entourer  de  tous  les  concours  qui  peuvent  nous 
rendre  plus  facile  la  pratique  du  devoir;  et  l'obligation 
en  devient  plus  impérieuse  que  jamais,  lorsque  ce  con- 
cours nous  devient  lui-même,  non  seulement  très  utile, 
mais  moralement  nécessaire  (130).  L'homme  n'est  pas  un 

130.  Cf.  M.  d'HuLST,  Conférences  de  N.B.,  1891,  5^  conférence, 
La  morale  et  la  sanction,  p.  198  :  «  La  sanction  éternelle  vient  au 
secours  des  volontés  défaillantes  et  leur  fournit  un  nouveau  motif 
d'être  fidèles  au  bien...  Et  même  pour  sacrifier  au  Bien  suprême, 
encore  caché  et  comme  perdu  dans  l'avenir,  des  plaisirs  immédiats 
qui  prennent  l'homme  par  tous  ses  sens;  pour  s'abriter  contre  des. 
châtiments  futurs,  dont  nulle  expérience  n'a  pu  nous  suggérer  la 
crainte,  en  embrassant  librement  des  privations  actuelles,  des  souf- 
frances dont  on  connaît  la  rigueur,  il  faut  d'autres  sentiments  que 
ceux  d'une  âme  basse  et  vénale.  N'est-ce  donc  rien,  quand  on  vit 
dans  le  temps,  que  de  se  fier  à  l'éternité;  que  de  livrer  à  l'invi- 
sible tout  l'espoir  de  son  bonheur;  que  d'acheter  ce  trésor  ignoré 
en  vendant  tout  ce  qu'on  possède,  toiut  ce  qui  faisait  le  prix  de 
l'existence  connue,  son  charme,  sa  douceur?  etc.  »  Faire  appel 
à  Vidée  de  la  sanction  future,  pour  vaincre  une  tentation  présente, 
qui  émeut  violemment  la  sensibilité,  c'est  si  peu  cesser  d'être  ver- 
tueux,   que    dans    l'espèce    le    premier    acte    de    vertu    consiste    en   cela 


68  LES    PRINCIPES    GÉNÉRAUX    DE    LA    MORALE    KANTIENNE 

JàUg.e,  et  Ion  se  rappelle  le  mot  vengeur  de  Pascal  à 
l'adresse  de  ceux  qui  s'obstinent  à  méconnaîli'e  celte  vé- 
rité élémentaire. 

Voilà  donc  de  quelle  façon,  éminemment  raisonnable,  la 
morale  traditionnelle  résout  le  problème  du  bonheur  et 
de  son  rapport  à  la  vertu.  On  a  pu  se  convaincre  par  tout 
ce  qui  précède  qu'il  en  va  tout  différemment  chez  Kant  : 
les  principes  de  son  système  moral  ne  laissent  pas  la  plus 
petite  place  à  l!£udémonîsme,  même  le  plus  rationnel  (131), 
et  c'est  pourquoi  sa  théorie  des  postulats  ne  résiste  pas  à 
l'examen. 

*  * 

Cette  prétention  de  se  placer  exclusivement  au  point 
de  vue  de  la  piii'e  forme  nous  apparaît  donc  dès  à  présent 
comme  le  péché  originel,  si  Ton  peut  dire,  de  la  morale 
kantienne,  comme  une  source  d'inconséquences  et  d'inco- 
hérences qui  déconcertent.  Nous  aurons  à  la  critiquer 
en  elle-même  dans  un  des  pai'agraphcs  qui  suivent;  pour 
le  moment  nous  ne  la  considérons,  encore  et  toujours,  que 
dans  son  rapport  avec  la  théorie  des  postulats,  objet  du 
présent  paragraphe.  Voici,  à  cet  égard,  un  nouvel  et  re- 
marquable exemple  de  ce  flottement  continuel  qui  en  ré- 
sulte dans  toute  la  doctrine  et  qui  la  fait  osciller  sans  répit 
du  formalisme  au  réalisme  et  vice-versa  :  cet  exemple 
nous  est  fourni  par  la  comparaison  de  deux  groupes  de 
texte,  les  uns  empruntés  aux  Fondements  de  la  Métaphy- 
sique des  mœurs,  les  autres  à  la  Critique  de  la  raison  pure 
et  à  la  Critique  de  la  raison  pratique. 


même;  car  «  la  source  du  peu  d'application  aux  vrais  biens  venant 
en  bonne  partie,  comme  le  remarque  Leibniz  {N.  E.,  II,  21,  Erdm., 
255),  de  ce  que  dans  les  matières  et  dans  les  occasions  où  les 
sejis  n'agissent  point  la  plupart  de  nos  pensées  sont  sourdes,  p. 
a.  d-,  c.  à.  d.  vides  de  'perception  et  de  sentiment  »,  en  sorte  que 
par  elles-mêmes  «  elles  n'ont  point  de  force  sur  notre  esprit  »,  il 
faut  que  la  volonté  supplée  alors  à  cette  insuffisance,  et  par  un 
effort  d'autant  plus  énergique  qfu'elles  sont  moins  «  capables  de  nous 
toucber   ». 

131.  Cf.  Critique  de  la  raison  pratique,  p.  159  :  «  Y  placer  (dans^  la 
perspective  d'une  vie  heureuse)  la  puissance  proprement  motrice,  même 
au  moindre  degré,  quand  il  s'agit  du  devoir,- ••  équivaudrait  à  vouloir 
corrompre    à  sa   source    l'intention   morale  ». 


LES    PRINCIPES    GÉNÉRAUX    DE    LA    MORALE    KANTIENNE  69 

L'obligation,  lisons-nous  d'abord  dans  les  Fondements, 
suppose  un  certain  intérêt  produit  par  la  raison  et  qui  la 
rend  pratique,  c'est-à-dire  capable  de  déterminer  (immé- 
diatement, par  elle-même)  la  volonté  :  comment  expliquer 
l'intérêt  que  l'homme  peut  prendre  à  des  lois  morales?  Car 
enfin,  «  c'est  un  fait  qu'il  y  prend  intérêt,  et  la  disposi- 
tion qu'il  éprouve  à  le  prendre  est  ce  que  nous  appelons 
le  sentiment  moral,  qui  a  été  donné  à  tort  par  quelques 
philosophes  pour  la  norme  de  notre  jugement  moral;  car 
ce  sentiment  doit  être  considéré  bien  au  contraire  comme 
un  effet  subjectif  que  la  loi  produit  sur  la  volonté;  effet 
dont  la  raison  seule  fom-nit  le  fondement  objectif  (132).  » 
Et  non  seulement  cela  est  en  fait,  mais  en  droit  il  est  in- 
concevable que  cela  ne  soit  pas  :  «  Pour  que  nous  puis- 
sions vouloir  ce  que  la  raison  seule  prescrit  à  un  être  rai- 
sonnable affecté  par  une  sensibilité,  il  faut  bien  que  la 
raison  ait  le  pouvoir  de  nous  inspirer  un  sentiment  de 
plaisir  ou  de  satisfaction  quand  nous  accomplissons  notre 
devoir,  il  faut  par  conséquent  qu'elle  ait  une  causalité 
grâce  à  laquelle  elle  puisse  déterminer  la  sensibilité  d'une 
manière  conforme  à  ses  principes  (133).  »  Mais  comment 
cela,  qui  est  et  qui  doit  être,  peut-il  être,  «  comment  une 
pensée  pure  (134),  qui  ne  contient  en  elle-même  rien  de 
sensible,  peut-elle  déterminer  une  sensation  de  plaisir  ou 
de  peine  »,  c'est  ce  qu'  «  il  est  absolument  impossible 
de  comprendre,  c'est-à-dire  d'expliquer  a  priori,  car  il 
y  a  là  une  espèce  de  causalité  dont  nous  ne  pouvons 
rien  déterminer  a  priori,  non  plus  que  de  toute  autre 
causalité,  et  au  sujet  de  laquelle  nous  ne  pouvons  que 
consulter  l'expérience.  Mais,  comme  celle-ci  ne  peut  nous 
donner  aucun  rapport  de  cause  à  effet  qui  ne  relie  deux 
objets  de  l'expérience  et  qu'ici  c'est  la  raison  pure  qui 
doit  être,  au  moyen  de  pures  idées  (qui  ne  peuvent  fournir 
aucun   objet   pour  l'expérience),   la   cause   d'un   effet  qui 


132.  Fondements   de   la    viétaphysique    des   mœurs,    p.    116. 

133.  Ibid.,   p.   117. 

134.  Celle    de   la   loi    conçue   dans   sa  pure   forme    législative    univer- 


selle. 


70  LES    PRINCIPES    GÉNÉRAUX    DE    LA    MORALE    KANTIENNE 

se  manifeste  dans  l'expérience,  il  en  résulte  qu'il  nous 
est  absolument  impossible  à  nous  autres  hommes  d'expli- 
quer comment  et  pourquoi  V universalité  de  la  maxime 
considérée  comme  loi  et  par  suite  la  moralité  peuvent 
nous  intéresser  (135).  »  C'est  ici  la  limite  infranchissable 
de  toute  philosophie  pratique,  ou  de  tout  effort  à  expli- 
quer la  moralité  même,  et,  comme  dit  ailleurs  Kant, 
«  toute  notre  pénétration  nous  abandonne,  lorsque  nous 
arrivons  (ainsi)  aux  forces  ou  aux  possibilités  premiè- 
res (136).  »  —  Donc,  pas  de  réponse  possible  à  cette  ques- 
tion; mais  que  nous  puissions  comprendre  ou  non  comment 
cela  est,  peu  importe  après  tout,  si  nous  savons  que  cela 
est  et  doit  être.  Or,  nous  le  savons,  or,  et  en  tout  état  de 
cause,  «  une  chose  reste  bien  certaine,  c'est  que  la  mora- 
lité ne  doit  pas  la  valeur  qu'elle  a  pour  nous  à  ce  qu'elle 
nous  intéresse  (car  ce  serait  une  hétéronomie  qui  met- 
trait la  raison  pratique  sous  la  dépendance  de  la  sensibi- 

135.  Fondements,  etc.,  p.  117.  —  Cf.  p.  119:  «Pour  ce  qui  est 
maintenant  d'expliquer  comment  la  raison  pure,  sans  autres  mobiles, 
quelle  qu'en  puisse  être  l'origine,  peut  être  pratique  par  elle-même, 
c'est-à-dire  comment  le  seul  principe  de  la  valeur  universelle  de  toutes 
ses  maximes  considérées  comme  lois  (et  telle  serait  bien  la  forme  d'une 
raison  pure  pratique),  sans  aucune  matière  (objet)  de  la  volonté  à 
laquelle  on  puisse  par  avance  prendre  quelque  intérêt,  peut  fournir,  par 
lui-même,  un  mobile  d'action,  et  éveiller  un  intérêt  que  l'on  puisse 
vTaiment  appeler  moral,  ou,  en  d'autres  termes,  comment  la  raison 
pure  peut  être  pratique,  c'est  une  chose  que  la  raison  humame  est 
à  jamais  incapable  de  faire,  et  toute  la  peine,  tous  les  efforts  qu'elle 
pourrait  consacrer  à  la  recherche  de  cette  explication  seraient  perdus  ». 

136.  Critique  de  la  raison  pratique,  p.  78.  —  «  Si  donc,  ajoute 
Kant  dans  la  Remarque  finale  des  Fondements  (p.  122),  nous  n'avons 
pas  réussi,  dans  notre  déduction  du  principe  suprême  de  la  moralité, 
à  rendre  intelligible  l'absolue  nécessité  d'une  loi  pratique  incondition- 
nelle (telle  que  doit  être  l'impératif  catégorique),  nous  ne  méritons 
pour  cela  aucun  blâme- ••  On  ne  peut  en  effet  trouver  mauvais  que 
nous  ne  voulion.^  pas  expliquer  ce  pnncipe  par  une  condition,...  car 
alors  ce  ne  serait  plus  une  loi  morale,  c'est-à-dire  une  loi  suprême 
de  la  liberté.  Il  est  vrai  que  de  cette  manière  nous  ne  comprenons 
pas  la  nécessité  pratique  inconditionnelle  de  l'impératit  moral,  mais 
nous  comprenons  au  moins  qu'il  ne  peut  être  compris,  et  c'est  tout  ce 
que  l'on  est  en  droit  d'exiger  d'une  philosophie  qui  cherche  à  s'avancer 
jusqu'aux  dernières  limites  de  la  raison  humaine  ».  Bref,  c'est  perdre 
sa  peine  et  s'abuser  soi-même  que  de  demander  la  condition  de  l'incon- 
ditionné ou  la  raison  de  l'absolu  :  demander  la  raison  de  l'absolu  comme 
si  elle  pouvait  être  en  dehors  de  l'absolu,  c'est  nier  l'absolu.  A  merveille, 
mais  s'il  en  est  ainsi  de  l'absolu  pratique,  pourquoi  en  serait-il  autre- 
ment de  l'absolu  théorique?  et  que  reste-t-il  des  difficultés  soulevées 
contre  lui  de  ce  chef  dans  la  Critique  de  la  raison  pure,  v.  g.  t.  11,  p. 
312    sq.  ? 


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LES    PRINCIPES    GENERAUX    DE    LA    MORALE    KANTIENNE  71 

lité,  etc.),  mais  qu'elle  nous  intéresse  paixe  qu'elle  a  de 
la  valeur  pour  nous  en  tant  qu'hommes  ou  en  tant  qu'êtres 
raisonnables  (137)  »  ;  une  chose  reste  acquise,  c'est  que  ce 
sentiment,  par  lequel  a  besoin  d'être  stimulée  la  volonté 
d'un  être  sensible  en  même  temps  que  raisonnable,  a  sa 
source  dans  la  loi  elle-même,  qui  s'avère  de  la  sorte  comme 
étant  bien  pratique  par  elle-même,  par  sa  pure  forme  uni- 
verselle, etc. 

Passons  maintenant  à  la  Critique  de  la  raison  pure, 
Méthodologie  transcendantale,  chapitre  II,  section  2:  «  La 
moralité  en  elle-même  constitue  un  système;  mais  il  n'en 
est  pas  de  même  du  bonheur,  à  moins  qu'il  ne  soit  dis- 
tribué proportionnellement  à  la  vertu.  Cette  distribution 
n'est  possible  que  dans  un  monde  intelligible  sous  lun 
créateur  et  un  régulateur  sage.  Nous  sommes  forcés  par 
la  raison  d'admettre  ce  créateur,  ainsi  que  la  vie  dans  un 
monde  que  nous  devons  considérer  comme  à  venir,  à 
moins  de  regarder  les  lois  morales  comme  de  vaines  chi- 
mères (leere  Hirngcspinnste),  parce  que  leur  conséquence 
nécessaire,  que  la  raison  elle-même  y  rattache,  s'évanoui- 
rait forcément  sans  cette  supposition.  C'est  ce  qui  fait 
aussi  que  chacun  regarde  les  lois  morales  comme  'des 
préceptes;  ce  qu'elles  ne  pourraient  être  cependant,  si 
elles  n'avaient  a  priori  des  conséquences  d'accord  avec 
leurs  règles  et  si  elles  ne  renfermaient  par  conséquent  pas 
des  promesses  et  des  menaces...  Il  est  nécessaire  que 
toute  notre  vie  soit  subordonnée  à  des  maximes  morales; 
mais  il  est  impossible  en  même  temps  qu'il  en  soit  ainsi, 
à  moins  que  la  raison  ne  rattache  à  la  loi  morale,  qui  est 
une  simple  idée,  une  cause  efficiente  qui  détermine,  en 
conséquence  de  notre  conduite  par  rapport  à  cette  loi, 
notre  fin  dernière  en  ce  monde  ou  en  l'autre.  Par  consé- 
quent sans  un  Dieu  et  un  monde  qui  ne  nous  est  pas  connu 
maintenant,  mais  que  nous  espérons,  les  idées  pompeu- 
ses de  vertu  sont  à  la  vérité  dignes  d'approbation  et 
d'admiration,  mais  elles  ne  sont  pas  des  motifs  d'intention 
et   d'exécution,   puisqu'elles    n'atteignent   pas    tout  le   buC 

137.   Fondements,   etc.   p.    117. 


72  LES    TRINCIPES    GENERAUX    DE    I.A    MORALE    KANTIENNE 

qui  est  naturel  à  tout  être  raisonnable  et  qui  est  déterminé 
a  priori  et  nécessairement  pai'  cette  même  raison  pu- 
re (138).  »  —  Même  langage,  en  somme,  dans  la  Critique 
de  la  raison  pratique;  nous  avons  déjà  rencontré  r,e  texte 
à  propos  de  l'antinomie  de  la  raison  pratique  et  du  con- 
cept de  souverain  bien  :  «  Comme  la  réalisation  du  sou- 
verain bien,  qui  contient  dans  son  concept  la  connexion 
entre  la  vertu  et  le  bonheur,  est  un  objet  nécessaire  a  priori 
de  notre  volonté  et  qu'il  est  inséparablement  lié  à  la  loi 
morale,  l'impossibilité  de  cette  réalisation  doit  aussi  prou- 
ver la  fausseté  de  la  loi.  Donc,  si  le  souverain  bien  est 
impossible  d'après  des  règles  pratiques,  la  loi  morale, 
qui  nous  ordonne  de  travailler  au  souverain  bien,  doit  être 
fantastique  et  dirigée  vers  un  but  vain  et  imaginaire,  par 
conséquent  être  fausse  en  soi  (139).  »  Or,  ce  qui  nous  per- 
met de  croire  que  le  souverain  bien  (=  harmonie  finale 
de  la  vertu  et  du  bonheur)  ou,  plus  précisément,  sa  réali- 
sation est  possible,  ce  sont  les  deux  postulats  de  l'immor- 
talité de  l'âme  et  de  l'existence  de  Dieu  :  ce  sont  donc 
aussi  ces  deux  postulats  qui  préservent  la  loi  morale  d'être 
fausse  en  soi,  vaine  et  imaginaire,  bref,  qui  en  font  une 
loi  pour  tout  de  bon,  capable  d'avoir  prise  sur  nos  vo- 
lontés. 

Tels  sont  les  deux  groupes  de  textes  en  cause.  On  con- 
viendra qu'il  n'est  pas  très  facile  de  les  mettre  d'accord. 
Et  de  fait,  il  nous  est  dit,  d'une  part  (Fondements,  etc.), 
que  la  raison  pure  est  «  pratique  par  elle-même  »,  en 
d'autres  termes  qu'elle  fournit  par  elle-même  un  mobile 
et  produit  un  intérêt  purement  moral  par  la  simple  uni- 

138.  Critique  de  la  raison  pure,  t.  Il,  p.  511  et  512.  Cf.  p.  514  et  527. 

139.  Critique  de  la  raison  pratique,  p.  208.  —  On  pourrait  objecter 
que  la  Critique  de  la  raison  pure  (1781)  précède  de  sept  ans  celle  de 
la  raisan  pratique  (1788)  et  que,  dans  l'intervaUe,  les  idées  de 
Kant  ont  pu  évoluer  :  la  présente  citation  de  la  Raison  pratique  elle- 
même  coupe  court  à  cette  instance.  Au  reste,  la  seconde  édition  de 
la  Saison  pure,  dans  laquelle  Kant  ne  s'est  pourtant  pas  fait  faute 
d'introduire  des  remaniements  assez  profonds,  est  de  1787,  or,  elle 
ne  contient  aucune  modification  portant  sur  les  textes  préciîé.s.  Il  y  a 
plus  encore,  nous  savons  par  mie  lettre  à  Scliûtz  (Bricfwcchsel,  I, 
467,  cité  par  Delbos,  La  philosophie  pratique  de  Kant,  p.  418,  note  2) 
que  la  Baison  pratique  était  prête  pour  l'impression  dès  la  fin  de 
juin   1787   même. 


LES    PRINCIPES    GENERAUX    DE    LA    MORALE    KANTIENNE  78 

versalité  de  ses  maximes  comme  lois;  qu'elle  édicté  un 
commandement  ou  impératif  valable  par  lui-même  et  par 
lui  seul,  sans  le  secours  d'aucun  mobile  étranger,  sans 
aucune  matière  du  vouloir,  à  laquelle  on  puisse  prendre 
au  préalable  quelque  intérêt,  abstraction  faite  de  toute 
sanction,  de  toute  suite,  de  tout  but,  et  en  parliculier  du 
bonheur,  pour  fatalement  ou  naturellement  désiré  qu'il 
puisse  être  en  fait  par  tous  (impératif  catégorique  :  «  fais 
ce  que  dois,  advienne  que  pourra  »);  que  c'est  là  le  prin- 
cipe premier  de  toute  moralité,  dont  il  n'y  a  pas  à  recher- 
cher le  pourquoi;  l'inconditionné  pratique,  dont  il  faut 
comme  prendre  son  parti,  et  auquel  on  ne  saurait  d'ail- 
leurs, si  l'on  s'entend  soi-même,  réclamer  de  condition, 
etc.  —  Mais,  d'autre  part,  si  le  bonheur  assuré  par  Dieu 
dans  une  vie  future  faisait  défaut  à  la  moralité,  les  pres- 
criptions de  la  conscience  se  réduiraient  à  de  vaines  chi- 
mères, il  n'y  aurait  plus  lieu  de  les  regarder  comme  des 
préceptes,  elles  ne  seraient  plus  des  mobiles  d'intention, 
elles  perdraient  leur  force  obligatoire  pour  nous,  etc.  (140). 
Ce  qui  revient  à  dire  que  la  loi  morale  n'est  pas  pratique 
par  elle-même  (141);  qu'elle  ne  saurait  devenir  un  impé- 
ratif ou  commandement,  «  avoir  »  vraiment  «  force  de 
loi  »,  qu'à  la  condition  de  nous  promettre  (142)  une  suite, 
à  savoir  précisément  le  bonheur;  qu'il  y  a  ainsi  une  con- 
dition à  cet  inconditionné;  qu'il  n'y  a  pas  d'obligation 
s'il  n'y  a  pas  de  sanction;  qu'il  faut  dire  non  plus  :  «  Fais 
ce  que  dois,  advienne  que  pourra  »,  mais  bien  :  «  Fais 
ce  qu'il  faut  gue  tu  fasses  pour  qu'advienne  ce  que  tu 
désires  »  (impératif  hypothétique,  hétcronomie,  etc.). 

140.  Cf.  Critique  de  la  raison  pure,  t.  II,  p.  514  :  «  La  seule  causo 
capable  de  donner  un  effet  (le  bonheur)  d'acoord  avec  celte  loi,  d 
par  conséquent  d'y  attacher  une  force  obligatoire  pour  nous,  doit  être 
une  volonté  unique  et  suprême,  toute-puissante,  omnisciente,  omni- 
présente,   etc.  » 

141.  Il  échappe  d'ailleurs  à  Kant  de  le  dire  presque  en  propres 
termes  Critique  de  la  raison  pure,  t.  II,  p.  527  :  «  Toutes  mes  lumiè- 
ne  me  laissenc  apercevoir  qu'une  seule  oonditiom  possible  sous  laquelle 
cette  fin  (que  m'assigne  la  loi  morale)  possède  une  valeur  pratique, 
savoir   qu'il   y  ait   un   Dieu   et   une  vie   future  ». 

142.  Cf.  texte  cité  supra  (Méthodol.  transcend.,  etc.,  p.  511)  :  «  Les 
lois  morales  ne  pourraient  être  des  préceptes,  si  elles  ne  renfermaient 
pas   des   promesses   et   des  menaces  ». 


74        LES      PRINCIPES      GÉNÉRAUX      DE      LA      MORALE      KANTIENNE 

Il  faudrait  pourtant  s'entendre,  ou  plutôt  choisir.  Ou 
bien  le  devoir  se  suffit  absolument  à  lui-même,  et  alors 
il  n'a  plus  besoin  pour  nous  lier  de  ces  hypothèses  (vie 
future  et  existence  de  Dieu)  qui  s'appellent  postulats;  — 
ou  bien  il  en  a  besoin  pour  nous  lier  en  conscience,  et 
alors  il  ne  se  suffit  plus  absolument  à  lui-même.  Plus 
on  va,  et  plus  on  se  convainc  que  postulats  et  formalisme 
(ou  autonomie)  sont  inconciliables.  C'est  à  peine  si  l'on 
ose  insister  sur  une  conclusion  aussi  évidente. 

Et  la  difficulté  est  d'autant  plus  terrible  pour  Kant,  que 
la   certitude   de   l'existence  de   Dieu   et   de  la   vie  future 
est,  dans  son  système,  tout  entière  subordonnée  à  la  cer- 
titude du  devoir  (143)  :  on  se  demande  avec  la  plus  vive 
curiosité  comment  le  devoir  peut  être  autre  chose  qu'une 
.jx,,^^^^      «  vaine   chimère  »,   comment   nous   pouvons   être   assurés 
-^f.yKXh'<i  ■qu'il  n'est  pas   «  fantastique  et  faux  en  soi  »,  en  un  mot, 
•*«-.'!;': irv.  comment    il    peut    rester    objectivement    certain,    s'il    n'a 
de  force  ou  de  réalité  que  par  l'une  et  par  l'autre,  la  vie 
-(Aod  '   future  et  l'existence  de  Dieu.  Nouveau  problème  que  nous 
propose  le  Sphynx  de  la  raison  pratique  :  montrer  com- 
ment une  chose  b  n'est  certaine  que  par  une  autre  chose 
:^  a,  qui  n'est  elle-même  certaine  que  par  la  chose  b.  Ou, 

pour  mieux  dire,  nouvelle  gageure,  et  gageure  désespérée; 
ou,  pour  mieux  dire  encore  :  nouveau  cercle,  et  cercle 
sans  issue. 

Cai'  il  ne  s'agirait  pas  de  se  rejeter  ici  sur  la  (prétendue) 
«  neutralité  »  de  la  raison-  spéculative  à  l'endroit  de  ces 
vérités  capitales,  de  répondre  que  l'on  ne  peut  prouver 
théoriquement  ni  que  Dieu  et  la  vie  future  sont  ni  qu'ils 
ne  sont  point,  que  l'on  peut  seulement  y  croire,  qu'il  faut 
même  y  croire,  etc.  (144).  —  Oui,  transeat,  mais  si  la 
loi  morale  est  certaine;  or,  vous  venez  de  nous  dire 
qu'elle  ne  le  serait  plus,  abstraction  faite  de  la  vie  fu- 
ture et  de  l'existence  de  Dieu! 
Décidément,  on  n'en  sort  pas.  Kant  a  oublié  la  «  gyra- 
tique    de    la    raison    pure   ». 

143.  Cf.    supra,    p.    46    sq. 

144.ij  Cf.  H.  Dehove,  Essai  critique  sur  le  Béalisme  thomiste, 
etc.,    p.    191    sq. 


LES    PRINCIPES    GÉNÉRAUX    DE    LA    MORALE    KANTIENNE  76 

§.  II  —   Critique  de  rautonomisme 

Celte  faiblesse  de  la  théorie  des  postulats  n'a  rien  qui 
nous  doive  tellement  étonner.  En  un  sens,  et  comme  on  l'a 
remarqué  précédemment,  elle  ne  pouvait  guère  être  dans 
le  système  qu'une  partie  sacrifiée.  Ce  qui  importe  par- 
dessus tout,  aux  yeux  de  Kant,  c'est  de  sauvegarder 
l'autonomie  de  notre  raison  et  de  notre  volonté  :  Hegel  y  a 
bien  vu,  qui  considère  comme  le  principal  résultat  de  la 
philosophie  kantienne  et  qui  lui  fait  avant  toute  chose  un 
mérite  d'avoir  éveillé  la  conscience  de  cette  intériorité  ab- 
solue, à  rencontre  de  toute  autorité  et  de  tout  extrinsé- 
cisme  (145).  Cela  va  même  au  point  que  lorsque  nous  ad- 


145.  Cf.  Logique,  lie  p.,  §  LX,  rem.  (trad.  Véra,  t.  I,  p.  338  : 
«  Le  résultat  principal  de  la  philosophie  de  Kant,  c'est  d'avoir  éveillé 
la  conscience  de  cette  énergie  interne  absolue  (absohitc  Innerlich- 
keit)  ;  et  bien  qu'à  cause  de  la  façon  abstraite  dont  ce  principe  a. 
été  saisi  on  n'en  puisse  tirer  aucun  développement,  aucune  détermi- 
nation, ni  connaissances,  ni  lois  morales,  il  a  cependant  cette  im- 
portance, qu'il  ferme  V accès  à  toute  autorité  et  à  tout  élément  ex- 
térieur. Depuis  Kant,  l'indépendance  absolue  de  la  raison  doit  être 
considérée  comme  le  principe  essentiel  de  la  philosophie  et  comme 
une  des  croyances  de  notre  temps  ».  L'hégélien  K.  Rosenkranz  écrit 
dans  le  même  sens  :  «  Je  veux!  tel  est  le  centre  de  l'ordre  de  bataille 
kantien,  qui  sans  cesse  tient  bon,  alors  même  que  les  ailes  fléchissent... 
L'idée  maîtresse  du  kantisme  ainsi  que  la  grande  vérité  qu'il  contient 
réside  dans  le  concept  de  la  liberté  comme  d'un  pouvoir  qui  non  seu- 
lement se  détermine  lui-même  mais  qui  se  donne  à  lui-même  ses 
lois,  qui  engendre  de  lui-même,  au  lieu  de  la  recevoir  d'ailletirs, 
la  nécessité  à  laquelle  il  obéit.  Par  ce  concept  Kant  rétablit  l'unité 
concrète  du  contenu  et  de  la  forme,  l'identité  de  l'être  et  de  la 
pensée,  qu'il  avait  profondément  séparés  dans  sa  critique  rationnelle. 
C'est  la  'preuve  ontologique  appliquée  non  plus  à  Dieu,  mais  à  l'homme., 
Je  suis  libre.  La  nature  ne  peut  rien  sur  moi.  Dans  cette  conscience 
de  ma  liberté,  j'échappe  à.  sa  contrainte.  Jg^  me  détermine  par_rnoi- 
même,  je  ne  suis  pas  déterminé  par  elle...  Je  suis  libre.  Aucun  homme 
ne  peut  rien  sur  moi.  Ce  qu'un  autre  me  conseille  ou  m'ordomne, 
il  m'appartient  de -.décider  si  je  m'y  rendrai  ou  non.  Il  n'y  a  pas 
d'autorité  qui  s'impose  à  mon  vouloir,  il  ne  peut  pas  y  en  avoir... 
Je  suis  libre.  Dieu  lui-même  ne  peut  rien  sur  moi.  Si  j'obéis  à  une 
loi,  ce  n'est  point  parce  qu'elle  m'est  intimée  conune  xm  commande- L 
ment  divin.  Il  faut  que  je  sache  si  je  puis  me  la  donner  à  moi- 
même,  si  je  reste  d'accord  avec  moi-même  en  m'y  conformant... 
L'enthousiasme  avec  lequel  Kant  fit  valoir  ce  concept  de  la  liberté 
rencontra  aussitôt  la  plus  vive  et  la  plus  liniverselle  sympathie. 
Son  époque  s'y  reconnut  en  ce  qu'elle  avait  de  plus  intime  et  de 
plus  profond.  »  (GeschicJite  cler  Itantischen  PhUosonhie.  p.  196  à  199 
[t.  XII  de  l'édition  Rosenkranz-Schubert  des  S.  W.  de  Kantl).  Dans 
nn  article  célèbre,  Paulsen  a  exalté  Kant  comme  «  le  philosophe 
du  protestantisme  »;  on  dirait  tout  aussi  bien,  on  dirait  même  mieux, 
parce    que    ceci     expliquerait    précisément    cela  :    «  le    philosophe    du 


7G        LES      PRIXCIPES      GÉNÉRAUX      DE      LA      MORALE      KANTIENNE 

mettons  par  exemple,  dans  l'intérêt  de  la  loi  morale, 
l'existence  de  Dieu  et  la  vie  future,  pour  nécessaires  que 
soient  ces  affirmations  ou  postulats  de  la  raison  pratique 
(à  la  différence  des  simples  hypothèses,  essentiellement 
libres,  de  la  raison  spéculative),  on  ne  doit  pas  s'imaginer 
que  nous  cédions  le  moins  du  monde  à  une  é\àdence  ob- 
jective :  en  dernière  analyse,  même  à  l'endroit  de  ces  vé- 
rités capitales,  nous  ne  nous  prononçons  que  par  «  une 
libre  détermination  de  notre  jugement  »  et  en  vertu  d'  «  un 
choix  qui  nous  incombe  »  (146).  Ce  ne  sont  sûrement  pas  les 
«  démonstrations  »  de  Kant  qui  gêneront  notre  liberté  à 
cet  égard-  Il  n'en  devient  que  plus  intéressant  de  recher- 
cher ce  qiie  peut  bien  valoir  pour  son  compte  la  doctrine 
de  l'autonomie,  et  si  «  cette  clef  de  voûte  de  tout  l'édifice  » 
est  en  elle-même  assez  solide  pour  en  porter  tout  le  poids. 

* 

*  * 

Disons-le  tout  de  suite  et  sans  ambages  :  à  la  prendre  par 
un  certain  côté,  il  s'en  faut  que  cette  conception  générale  de 
l'autonomie  soit  à  rejeter  d'une  manière  absolue.  Con- 
sidérée sous  son  premier  aspect  (147)  et  dégagée  des  exa- 
gérations qui  la  faussent  dans  le  formalisme  kantien, 
elle  peut,  pour  parler  la  langue  de  Leibniz,  «  souffrir  un 
bon  sens  ».  Il  faut  que  je  consente  à  la  loi  morale,  que 
j'y  consente  même  corde  magno  et  animo  vole nti,  et 'que  je 
me  l'impose  à  moi-même  et  que  je  la  fasse  mienne,  pour 
ainsi  dire^  par  ce  libre  consentement;  une  simple  confor- 
mité extérieure  et  toute  machinale,  résultant  de  la  con- 
trainte physique,  ne  suffit  pas  pour  qualifier  moralement 
l'action;  même,  et  si  l'on  peut  ainsi  parler,  un  simple  ac- 
quiescement tout  extérieur  aussi,  en  ce  sens  que  la  vo- 
lonté n'y  a  réellement  aucune  part  et  qu'il  est  tout  entier 
l'œuvre  exclusive  de  la  pure  sensibilité,  resterait  encore  au- 

libéralisme  ».  —  Voir,  sur  toute  cette  question,  les  remarqiiables 
pages  d'O.  Willmann  dans  sa  Geschichte  des  Idealismus  (section  XV  : 
Die  SubjcctiviriDig  des  Idcalen  durch  Kants  Autonomismus,  p.  373 
à    528    du    t.    III). 

146.  Cf.  supra,  p.  54. 

147.  Cf.  supra,  p.  17. 


LES      PRINCIPES      GÉNÉRAUX      DE      LA      MORALE      KANTIENNE         77 

dessous  de  la  moralité  proprement  dite;  il  faut,  en  un 
mot,  qu'il  y  ait  obéissance  volontaire^  motivée  en  quel- 
que façon  po-  Vidée  de  Tordre  auquel  la  loi  nous  assu- 
jettit; et  plus  pleinement  cette  idée  se  réalisera  dans  la 
conscience,  plus  elle  y  prédominera  sur  les  autres  motifs 
ou  mobiles,  plus  efficacement  elle  déterminera  l'action, 
plus  aussi  s'élèvera  la  valeur  ou  la  qualité  morale  de  cel- 
le-ci, —  rien  donc  de  moins  contestable,  réserve  faite  de 
toute  outrance,  que  l'autonomie  ainsi  entendue.  Sans  doute 
vaudrait-il  mieux,  à  ce  compte,  renoncer  au  mot  lui-même, 
qui  n'est  guère  propre  qu'à  introduire  la  confusion  dans 
les  idées  —  nous  en  parlerons  un  peu  plus  loin  —  :  mais 
enfin,  pris  en  ce  sens,  il  peut  passer,  à  la  rigueur.  Et  il 
n'y  a  là,  en  somme,  que  l'application  des  principes  les 
plus  élémentaires  de  la  psychologie  de  la  volonté  ou  qu'une 
variation  très  légitime  du  thème  bien  connu  :  uiolenlum 
répugnât  voluntati. 

Laissons  même  de  côté  les  exagérations,  au  moins  pour 
le  moment,  et  admettons  provisoirement  le  formalisme  : 
reste  à  savoir,  pourtant,  de  cette  loi  morale  qui  est  l'au- 
teur en  définitive.  Il  faut  que  je  la  fasse  mienne  par 
mon  libre  consentement,  etc.  :  est-ce  à  dire  qu'elle  soit 
mon  œuvre  sur  toute  la  ligne  et  que  j'en  sois  à  proprement 
parler  le  principe?  Bref,  la  question  demeure  tout  en- 
tière de  savoir  si  c'est  autonomie  d'acceptation,  comme 
on  a  dit,  ou  autonomie  de  législation.  Il'  semble  même  dès 
l'abord  que  ce  soit  à  la  première  hypothèse  qu'on  doive 
se  ranger.  La  loi  d'un  être  n'étant  que  sa  relation  essentielle 
à  sa  fin,  ne  s'ensuit-il  pas  que  nous  ne  pouvons  pas  plus 
nous  être  imposé  à  proprement  parler  notre  loi  à  nous- 
mêmes  qu.e  nous  ne  nous  sommes  assigné  notre  fin  ni  donné 
notre  nature,  mais  que  nous  ne  pouvons,  au  contraire,  re- 
cevoir cette  loi  que  de  Celui  dont  nous  tenons  l'une  et  l'au- 
tre, notre  nature  et  notre  fin  (148)?  Seulement,  pareille  in- 

148.  Cf.  S.  Augustin,  De  Givitate  Dei,  XI,  25  (P.  L.,  t.  XLI, 
col.  339)  :  «  Si  natura  nostra  esset  a  nobis,  profecto  et  nostram 
genuissemus  sapientiam  nec  eam  doctrina,  id  est  aliunde  discendo, 
percipere  curaremus;  et  noster  amor  a  nobis  profectiis  et  ad  nos 
relatus    ad    béate    vivendum    snfficeret    nec    bono    alio    qxio   frueremur 


78        LES      PRINCIPES      GÉNÉRAUX      DE      LA      MORALE      KANTIENNE 

terprétation,  à  peine  est-il  besoin  d'y  insister,  implique  une 
théorie  métaphysique  du  bien,  antérieur  en  lui-même  à  la 
loi,  et  c'est  à  quoi  Kant  ne  saurait  consentir  :  son  forma- 
lisme aussi  bien  que  les  conclusions  générales  de  sa  Cri- 
tique de  la  raison  pure  —  pour  autant  que  l'un  ne  dérive 
d'ailleurs  pas  de  l'autre  —  le  lui  interdisent  rigoureuse- 
mentf  Si  la  loi  morale  était  subordonnée  à  un  bien  anté- 
rieur et  transcendant,  c'en  serait  fait  du  caractère  abso- 
lument a  priori  de  l'impératif  moral,  qui  de  catégorique 
redeviendrait  hypothétique,  etc.  (149).  Il  n'y  a  plus  qu'une 
ressom'ce  :  c'est  de  considérer  la  volonté  de  l'agent  moral, 
non  plus  seulement  comme  se  conformant  à  la  loi  par  un 
consentement  vraiment  Ubre  et  vraiment  intérieur,  mais 
comme  s'imposant  tout  de  bon  la  loi  à  elle-même,  après 
l'avoir  posée  par  elle-même.  Et  comme  cet  acte  de  suprême 
liberté  ne  peut  avoir  lieu  dans  le  monde  sensible,  où  tout 
obéit  à  l'inflexible  déterminisme  de  la  nature,  il  faut  qu'il 
s'exerce  dans  le  monde  intelligible  :  il  n'est  pas  notre  fait 
en  tant  que  phénomène,  mais  seulement  en  tant  que 
noumène,  il  émane  de  Vhomo  noumenon,  et  non  pas  de 
Vhomo  phenomenon.  Autonomie  dévoilée  enfin  sous  son  se- 
cond et  véritable  aspect,  dans  son  sens  profond  et  défini- 
tif (150).  —  Quel  jugement  faut-il  donc  en  porter? 

Une  remarque  préliminaire.  En  toute  rigueur,  il  ne 
s'agit  pas  ici  —  pas  encore  —  de  nous  demander  si  Kant 
a  le  droit  d'introduire  de  la  sorte  le  noumène,  sous  la 
forme  ou  à  titre  de  liberté  intelligible,  sans  donner  un  dé- 
menti à  ses  propres  principes  :  il  nous  faudrait  pour  cela 
critiquer  la  thèse  fondamentale  de  sa  doctrine  des  mœurs, 
ce  qu'on  appelle  son  «  moralisme  »,(  c'est-à-dii'e  sa  pré- 
tention de  fonder  cette  doctrine  tout  entière  sur  l'idée  de 
la  loi  morale,  considérée  comme  immédiatement  et  abso- 
lument certaine  par  elle-même;  or  c'est  une  question  qui 
ne  viendra  que  plus  loin,  et  le  lecteur  verra  comment  elle 

ullo  indigeret.  Nunc  vero  qxiia  natura  ut  esset  Deum  habet  auc- 
torem,  procul  dubio  ut  vera  sapiamus  ipsum  debemus  habere  doc- 
torem,    ipsum   etiam,    ut   beati    simus,    suavitatis    iatimae    largitorem   ». 

149.  Cf.  supra,  p.    11    sq.,    et   p.    44. 

150.  Cf.  supra,  p.  27  sq. 


LES      PRINCIPES      GENERAUX      DE      LA      MORALE      KANTIENNE         79 

viendra.  Poui'  le  moment,  faisant  abstraction  de  cette 
question  même,  accordant,  si  l'on  veut,  par  manière  de 
transeat^  que  la  loi  morale  se  suffise  pour  tout  de  bon  et  ab- 
solument à  elle-même  ainsi  qu'à  tout  le  reste,  notre  but 
unique  est  de  savoir  si  Fautonomie  conçue  de  cette  se- 
conde manière  se  tient  \Taiment  elle-même,  si  c'est  là 
une  doctrine  cohérente,  et  qui  réponde  réellement  aux  exi- 
gences  de   la  science  morale. 

/'  En  premier  lieu,  si  nous  faisons  la  loi,  comment  expli- 
\^quer  que  nous  la  trouvions  toute  faite  en  nous?  Cette  ques- 
tion nous  ramène  à  celle  qui  est  agitée  à  la  fin  des  Fonde- 
ments de  la  métaphysique  des  mœurs.  On  a  déjà  vu  comment 
Kant  y  assimile  l'inconditionné  pratique  à  l'inconditionné 
théorique  :  de  même  que  «  l'usage  spéculatif  de  la  rai- 
son, en  ce  qui  concerne  la  nature,  nous  conduit  à  l'idée 
de  la  nécessité  absolue  d'une  cause  suprême  du  monde  », 
ainsi  «  son  usage  pratique,  par  rapport  à  la  liberté,  nous 
conduit  aussi  à  une  nécessité  absolue,  mais  seulement  à 
celle  des  lois  des  actions  d'un  être  raisonnable  considéré 
comme  tel.  »  Et  Kant  ajoutait  qu'arrivé  à  ce  terme  der- 
nier de  toute  analyse,  il  faut  savoir  s'arrêter;  exiger  quel- 
que chose  par  delà,  c'est  ne  plus  s'entendre  soi-même  (151); 
«  c'est  une  réponse,  remarque-t-il  ailleurs,  qui  dépasse 
notre  raison,  ainsi  que  le  droit  de  poser  certaines  ques- 
tions, comme  quand  on  demande  d'où  vient  que  l'objet 
transcendental  donné  à  notre  intuition  sensible  extérieure 
ne  donne  précisément  d'intuition  que  dans  Vespace  (152).  » 
Une  fois  de  plus,  on  ne  peut  se  retenir  d'observer  com- 
bien cette  assimilation  de  l'absolu  pratique  à  l'absolu  théo- 
rique est  inquiétante.  L'absolu  théorique  n'est  qu'une  forme 
de  la  pensée,  destituée  de  toute  valeur  objective,  d'autant 
plus  destituée  de  toute  valeur  objective,  même,  que  désor- 
mais aucune  intuition  empirique  ne  lui  peut  apporter 
de  contenu   et  qu'avec  elle   nous   faisons   décidément   un 

151.  Cf.  supra,  p.  69  sq. 

152.  Critique   de   la    raison   pure,   t.    II,    p.    256-7. 


80        J.ES      PPaXCIPES      GÉNÉRAUX      DE      LA      MORALE      KANTIENNE 

saut,  saut  périlleux,  s'il  en  est,  salto  mortale,  hors  des 
phénomènes  (153)  :  on  a  bien  peur  qu'il  n'en  aille  pas  au- 
trement de  l'absolu  pratique  et  que,  comme  le  précédent, 
il  ne  se  réduise,  lui  aussi,  à  un  pénible  effort  de  notre 
raison  s'agitant  dans  le  vide.  —  Mais  surtout,  la  compa- 
raison avec  l'espace  est  hors  de  propos.  L'espace  est  la 
forme  de  l'intuition  externe,  tout  d'abord,  que  je  subis,  telle 
qu'elle  m'est  donnée,  et  qu'il  faut  bien  que  je  subisse  de 
cette  manière;  quant  à  la  forme  elle-même,  fournie  du 
dedans,  elle  fait  partie  de  ma  constitution  mentale,  je 
la  subis  aussi  en  ce  sens,  c'est-à-dire  que  ma  volonté 
n'y  est  pour  rien  :  en  ce  sens,  c'est  hétéronomie  sur 
toute  la  ligne.f  Mais  quand  il  s'agit  de  détermination  qu'on 
se  donne  à  soi-même  par  un  acte  de  souveraine  liberté, 
quand  il  s'agit  d'autonomie,  n'est-ce  pas  tout  différent? 
Comment  !  Je  pose  la  loi  et  me  l'impose  ensuite  par  un  acte 
de  liberté  absolue  qui  est  en  même  temps  un  acte  de  raison 
absolue,  et  cette  loi  je  la  subis  comme  une  nécessité  dont 
je  ne  puis  pénétrer  la  raison!  Dites  que  la  question  est 
indiscrète  ou  plutôt  embarrassante  pour  vous,  soit;  on  ne 
s'en  aperçoit  que  trop;  mais  ne  dites  pas  qu'elle  est 
déraisonnable  et  dépasse  les  bornes  d'une  curiosité  légi- 
time. Ce  qui  est  déraisonnable,  c'est  bien  plutôt  votre 
prétention  de  nous  l'interdire;  ce  qui  dépasse  les  bornes, 
c'est  l'inconséquence  d'une  critique  qui,  après  avoir  jeté 
la  suspicion  sur  toutes  nos  idées,  même  du  meilleur  aloi, 
en  revient  tout  à  coup  et  tout  d'un  coup  au  dogmatisme 
le  plus   arbitraire  et  le  moins  raisonné. 

* 

On  répondra  que  si  la  raison  de  la  loi  nous  échappe,  c'est 
parce  que  l'acte  de  souveraine  liberté  qui  la  pose  appar- 
tient au  monde  intelligible  ou  nouménal,  lequel  est  en 
dehors  de  nos  prises,  lequel  est  aussi  pour  nous  le  monde 
du  transcendant,  à  la  lettre,  ou  de  l'inconnaissable.  Mais 
alors  pourquoi  en  parler  comme  si  on  le  connaissait? 
Pourquoi  parler  dans  l'espèce   de  liberté  plutôt  que  d'au- 

153.  Cf.  supra,  p.  49,  n.    100. 


LES      PRINCIPES     GENERAUX      DE      LA      MORALE      KANTIENNE        81 

tre  chose?  Qu'en  sait-on,  si  c'est  liberté?  Pourquoi  pas 
tout  aussi  bien  nécessité?  Au  vrai,  ce  n'est  ni  l'un  ni 
l'autre,  ou  du  moins  nous  ne  pouvons  pas  dire  que  ce  soit 
l'un  de  préférence  à  l'autre,  puisque  encore  un  coup  nous 
ne  pouvons  pas  savoir  ce  que  c'est.  «  La  nuit,  tous  les 
chats  sont  gris  »,  dit  le  proverbe  :  dans  la  nuit  de  l'in- 
connaissable, toutes  les  notions  deviennent  indiscernables. 
Liberté  nouménale,  nécessité  nouménale,  législation  nou- 
ménale,  etc.,  tout  autant  de  mots  vides  de  sens)  autant 
parler  d'x  ou,  comme  eût  dit  Malebranche,  de  blidri  nou- 
ménal.  C'est  le  cas  de  rappeler  le  mot  de  Schopenhauer  : 
«  impératif    catégorique,    fitziputzli  ». 

* 

On  insistera  derechef  :  «  mais  il  faut  bien  que  ce  soit 
liberté,  autrement  c'en  serait  fait  de  toute  morale;  volonté 
qui  se  détermine  moralement  et  volonté  libre,  loi  pra- 
tique inconditionnée  et  autonomie,  sont  des  concepts  de 
tous  points  convertibles  ou,  pour  mieux  dire,  il  n'y  a  là, 
dans  le  fond,  qu'un  seul  concept,  envisagé  sous  des  aspects 
différents.  »  Bref,  on  nous  renvoie  à  l'analyse  qui  remplit 
la  première  partie  de  l'Analytique  de  la  raison  pratique 
et  qui  s'efforce  à  étabhr  cette  série  d'identités  (154).  Or 
il  faut  convenir  que  cette  analyse  ne  va  pas  sans  soulever 
de  graves  difficultés. 

Son  moindre  défaut,  en  premier  lieu,  est  d'être!  toute 
formelle,  plus  formelle  même  que  Kant  ne  semble  l'ima- 
giner. Série  de  concepts  convertibles  et  identiques,  di- 
sions-nous il  y  a  un  instant  :  trop  identiques  même,  pour 
bien  faire.  Volonté  moralement  déterminée,  c'est-à-dire 
déterminée  par  l'idée  de  la  pure  forme  de  la  loi,  et  vo- 
lonté libre,  c'est  tout  un,  soit;  mais  cette  liberté-là  est  la 
«  liberté  de  perfection  »,  comme  on  l'appelle  dans  les 
cours,  c'est  l'état  d'une  volonté  qui  s'affranchit  de  la 
servitude  inférieure  des  passions  pour  n'obéir  qu'au  motif 
de  l'honnête  et  ne  faire  en  réalité  que  ce  qu'elle  doit  :  en 
ce    sens,    c'est    trop   clair,    liberté   et    moralité   coïncident 

154.  Cf.  supra,  p.   19. 

Les  principes  gt'nérâux  de    la  Morale  kantienne.  6 


82        LES      PRINCIPES      GÉNÉRAUX      DE      L.\      MORALE      KANTIENNE 

sur  toute  la  ligne.  Seulement,  cette  liberté  de  perfection 
peut  bien  être  l'idéal  d'une  volonté  raisonnable  et,  en  ce 
sens  également,  la  fin  que  la  loi  nous  propose  ou  plutôt 
nous  impose  :  ce  n'est  pas  celle  dont  il  faut  que  nous  soyons 
doués  pour  que  cette  loi  ait  vraiment  prise  sur  nous,  ou 
pour  que  l'obligation  qu'elle  nous  fait  de  tendre  vers  cette 
fin  ne  soit  pas  pour  nous  lettre  close;  ce  n'est  pas,  d'un 
mot,  la  «  liberté  de  choix  »,  la  seule  pourtant  dont  il  soit 
question  dans  le  fameux  «  Tu  dois,  donc  tu  peux  ».  —  Pre- 
mière   équivoque   où   s'embarrasse   la    tliéorie    kantienne. 

Ce  n'est  pas  la  seule.  La  liberté  dont  Kant  nous  grati- 
fie —  que  ce  soit  même,  si  l'on  veut,  liberté  de  choix  ou 
liberté  de  perfection  —  est  d'autre  part  une  liberté  in- 
telligible ou  nouménale.  Or,  à  ce  titre  encore,  il  est  permis 
de  douter  qu'elle  suffise  à  fonder  la  morale;  et  de  ce 
nouveau  chef,  le  <;  Tu  ^ois,  donc  tu  peux  »  risque  de  per- 
dre toute  signification.^  De  fait,  qui  est-ce  qui  doit,  chez 
Kant?  L'homme-phénomène.  Et  qui  est-ce  qui  peut? 
L'homme-noumène)  Voilà  le  premier  bien  avancé.  La 
hberté  nouménale  arrive  trop  tard,  ou  plutôt,  ici,  trop  tôt 
—  mais  il  vaut  la  peine  de  donner  à  cette  considératiom 
un  développement  plus  étendu. 

Le  devoir  présente  ce  caractère  tout  à  fait  remarquable 
d'être  comme  la  synthèse,  synthèse  absolument  originale 
et  hors  pair,  de  la  liberté  et  de  la  nécessité;  c'est  la  né- 
cessité de  faire  ce  que  je  suis  libre  de  ne  pas  faire;  c'est, 
pour  ainsi  parler,  la  seule  espèce  de  nécessité  que  com- 
porte la  liberté  même  (155).  Qu'est-ce  à  dire,  sinon  que 
les  detix  éléments  sont  ici  inséparables  et  doivent  être 
donnés  en  même  temps?  Pour  que  je  sois  certain,  apo- 

155.  Tout  le  monde  aujourd'hui  connaît  la  belle  image  par  la- 
quelle Mgr  d'Hulst  a  illustré  cette  idée  :  «  On  pourrait  comparer  la 
nécessité  physique  à  une  barrière  rigide,  de  fer  ou  de  bois  :  tant 
qu'elle  subsiste,  vous  ne  pouvez  la  forcer;  si  vous  passez  outre, 
c'est  qu'elle  est  abattue  ou  brisée.  Le  de%X)ir,  l'obhgation  morale, 
c'est  une  barrière  aussi,  mais  une  barrière  éthérée;  vous  pouvez 
la  traverser  comme  ou  traverse  un  rayon  de  soleil.  Sa  ligne  éclatante 
vous  trace  nettement  la  limite  qu'il  ne  faut  pas  franchir;  si  vous 
la  violez,  elle  vous  laisse  passer,  mais  derrière  vous  elle  se  referme 
et  continue  de  marquer  entre  le  bien  et  le  mal  une  frontière  de  lu- 
mière (Conférences  de  N.-D.,  1891,  4e  conférence  :  La  morale  et 
ïohligation,  p.   146-7.  » 


LES      PRINCIPES      GÉNÉRAUX      DE      LA      MORALE      KANTIENNE         83 

dictiqiiement  certain,  que  c'est  à  moi  que  le  commaiide- 
menl  s'adresse,  il  faut  que  je  sois  également  certain  de 
pouvoir  obéir,  tout  au  moins  faut-il  que  je  ne  sois  pas 
certain  d'être  dans  l'impossibilité  d'obéir.  Je  ne  prends 
pour  moi  le  devoir  qu'à  la  condition  de  me  reconnaître 
le  pouvoir.  Si  je  ne  puis  me  croire  libre  que  parce  que  je 
suis  obligé,  je  ne  puis  non  plus  me  croire  obligé  qu'en 
tant  que  je  suis  libre  et  que  je  me  sais  tel.  Si  je  ne  peux 
pas,  je  ne  dois  pas  davantage;  si  je  sais  que  je  ne  peux 
pas,  vous  n'arriverez  pas  à  me  faire  entrer  dans  la  tête 
que  je  dois.  —  Or,  chez  Kant,  l'iiomme-phénomène,  le 
seul,  encore  un  coup,  que  l'obligation  concerne,  puisque 
seul  il  est  sensible,  est  soumis  en  toutes  ses  actions  à  un 
déterminisme  inflexible;  il  n'y  a  de  liberté  concevable 
que  dans  le  monde  nouménal,  il  n'y  a,  il  ne  peut  y 
avoir  de  libre  que  V homo-iioumenon.  Mais  que  l'homme- 
noumène  soit  libre,  lui,  peu  importe  :  toujours  est-il  que 
le  mot  devoir  n'a  plus  pom'  lui  aucun  sens.  'L'homme-nou- 
mène  est  l'homme  parfait,  incapable  de  subir  la  con- 
trainte morale  de  l'obligation  parce  qu'il  est  dépourvu 
de  sensibilité  et  qu'il  n'y  a  pas  d'obligation  là  oii  il  n'y 
a  pas  de  sensibilité  (156).  Bref,  rhomme-phénomène,  qui 

156.  Cf.  V.  g."  Fondements  de  la  métaphysique  des  mœurs,  p.  109  : 
«  Le  devoir  est  la  volonté  propre  nécessaire  d'un  membre  du  monde 
intelligible,  mais  il  ne  lui  apparaît  comme  devoir  qu'en  tant  qu'il 
se  considère  oomme  étfint  en  même  temps  membre  du  monde  sen- 
sible »;  —  p.  105  :  «  Lorsque  nous  nous  regardons  comme  obligés 
par  le  devoir,  nous  nous  considérons  comme  appartenant  au  monde 
sensible  »;  —  p.  107  :  «  Le  devoir  suppose  une  volonté  affectée 
par  des  désirs  sensibles  »;  —  p.  106  :  «  Si  j'étais  membre  seulement 
du  monde  intelligible,  toutes  mes  aclioas  seraient  parfaitement  con- 
formes au  principe  de  l'autonomie  de  la  pure  volonté  »;  —  p.  84  : 
«  La  moralité  est  le  rapport  des  actions  à  l'autonomie  de  la  vof- 
lonté,  c'est-à-dire  à  la  législation  universelle  que  les  maximes  de  cette 
volonté  doivent  rendre  possible...  La  volonté  dont  les  maximes  s'ac- 
cordent nécessairement  avec  les  lois  de  l'autonomie  (ooimme  est  une 
volonté  pure  ou  intelligible)  est  une  volonté  sainte,  c'est-à-dire  ab- 
solument bonne.  La  dépendance  d'une  volonté  qui  n'est  pas  absoi- 
lument  bonne  à  l'égard  du  principe  de  l'autonomie  (la  nécessité  mo- 
rale) est  Y  obligation.  L'obligation  ne  peut  donc  s'appliquer  à  \m  être 
saint  (par  conséquent  à  une  volonté  pure  oU  intelligible).  La  né- 
cessité objective  d'un  acte,  fondée  sur  l'obligation,  est  le  devoir  » 
(même  conséquence);  —  p.  15  :  «  Le  concept  du  devoir  contient 
en  lui-même  celui  d'une  bonne  volonté,  mais  avec  l'idée  de  cer- 
taines limites  et  de  certains  obstacles  subjectifs  »  (la  sensibilité).  — 
Critique  du  jugement,  §.  75  :  «  C'est  la  constitution  subjective  de 
notre    pouvoir    pratique    (i.    e.    son    union    avec    Une    sensibilité)    qui 


84        LES      PRINXIPES      GÉNÉRAUX      DE      LA      MORALE      KANTIENNE 

doit,  ne  peut  pas;  et  celui  qui  peut,  l'iiomme-noumène, 
ne  doit  pas.  On  voit  la  conséquence  :  le  tu  dois  renvoj^é 
comme  une  balle  de  l'un  à  l'autre  ou,  si  Ton  préfère, 
comme  suspendu  entre  ciel  et  terre,  sans  pouvoir  se  fixer 
nulle  part,  sans  trouver  nulle  pai't  où  se  prendi'e  et  qui 
atteindre  —  ou  plutôt  encore,  s'abîmant  dans  le  vide  et 
le  néant  de  toute  moralité. 

En  résumé,  nous  ne  sommes  libres,  selon  T  auteur  des 
deux  Critiques,  que  dans  le  monde  nouménal,  où  il  n'y  a 
rien  à  faire  pour  la  liberté;  et  dans  ce  monde  phénoménal 
où  il  y  aurait  pour  elle  tant  à  faire,  nous  ne  sommes  pas 
libres.  Voilà  ce  qu'on  appelle  «  admettre  la  liberté  en  vue 
de  rendre  la  moralité  possible  »  —  traduisez  :  en  vue  de 
la  rendre  possible  là  où,  existant  déjà,  existant  même  né- 
cessairement, elle  n'a  pas  besoin  de  le  devenir,  alors 
que  là  même  où  elle  aurait  précisément  besoin  de  le 
devenir,  ce  fondement  de  sa  possibilité  lui  fait  juste  dé- 
faut (157).  La  théorie  de  Kant  se  trouve  ainsi  réduite  à  cette 
alternative  :  enfoncer  une  porte  ouverte,  ou  se  casser  le 
nez  devant  une  porte  fermée  à  triple  tour  et  dont  elle 
a   elle-même    faussé  la  serrure. 

* 
*  * 

On  dira  enfin  que  c'est  nous  qui  entendons  mal,  c'est- 
à-dire  trop  à  la  lettre,  la  distinction  entre  phénomène  et 
noumène  (entre  homme-phénomène  et  homme-noumène), 
et  que,  dans  l'espèce,  elle  revient  tout  uniment  à  la 
distinction  pntre  partie  inférieure  et  partie  supérieu- 
re de  notre  nature)  ou  entre  sensibilité  même  et  rai- 
son :  comme    être    sensible,    je    suis    sans    doute    soumis 

fait  que  les  lois  morales  nous  sont  nécessairement  représentées  comme 
des  commandements  (et  les  actions  conformes  comme  des  devoirs)  ; 
c'est  pour  cela  que  la  raison  exprime  la  nécessité  de  ces  lois  et  de 
ces  actions,  non  point  par  être,  mais  par  devoir-être.  Si  l'on  consi- 
dérait la  raison  sans  la  sensibilité  comme  condition  subjective  de 
son  application  à  des  objets  de  la  nature,  par  conséquent  comme 
cause  dans  un  monde  intelligible  qui  serait  d'un  bout  à  l'autre  d'ac- 
cord avec  la  loi  morale,  il  n'y  aurait  plus  de  distinction  entre  devoir 
et  faire  ».  En  un  mot,  il  n'y  aurait  plus  de  devoir  au  pied  de  la  lettre. 
(Edit.    Rosenkranz-Schubert,    t.    IV,    p.    294). 

157.  Cf.    A.    Fouillée,     Critique    des    systèmes    de    morale    contem- 
poraine,   p.    168. 


LES      PRINCIPES     GÉNÉRAUX      DE      LA.      MORALE      KANTIENNE         85 

à  la  loi,  mais  d'un  autre  côté,  comme  être  raisonnable, 
comme  personne  pure  ou  membre  ou  citoyen  du  monde 
intelligible,  je  suis  auteur  de  la  loi,  je  suis  législateur  (158). 
Et  encore  cette  dernière  formule  ne  doit-elle  pas  être 
détournée  elle-même  de  son  vrai  sens;  prise  en  effet 
comme  elle  doit  l'être,  elle  n'a  rien  de  si  extraordinaire 
et  signifie,  ni  plus  ni  moins,  que,  participant  à  la  raison, 
je  participe  aussi  à  la  législation  universelle  émanée  de 
la  raison  même,  c'est-à-dire  à  la  législation  morale  (159). 
—  Soit,  mais  qu'on  aille  donc,  sans  hésitation  ni  tergi- 
versation d'aucune  sorte,  jusqu'au  bout  de  la  voie  ainsi 
ouverte.  De  fait,  elle  pourrait  bien  mener  beaucoup  plus 
loin  qu'on  ne  pensait  d'abord.  Remarquons-le,  il  ne  s'agit 
plus  pour  nous,  cette  fois,  que  de  participer  à  la  législa- 
tion morale,  universelle,  et  d'y  participer  en  tant  ,que  nous 
participons  à  l'universelle  raison.  Qu'est-ce  à  dire?  Ou 
nous  nous  trompons  fort,  ou  cette  correction  dernière  a 
pour  but  d'écarter  la  difficulté  suivante.  Si  la  loi  morale 
n'émanait  effectivement  que  de  notre  volonté  à  chacun, 
chacun  la  posant  et  se  l'imposant  à  soi-même  par  un  acte 
de  liberté  absolue,  de  liberté  nouménale  ou  intemporelle, 
sans  doute,  mais  enfin  de  liberté,  et  de  liberté  absolue 
(dont  le  «  caractère  empirique  »  ne  serait  même  que  le 
symbole   dans   le  phénomène  et   dans   le   temps   (160),    — 

158.  Cf.  Fondements    de    la    métaphysique    des    mœurs,    p.    101    sq. 

159.  Cf.  V.  g.,  P.  Janet,  Principes  de  métaphysique  et  de  psycho- 
logie,   t.    II,    p.    140    sq.,    praes.,    p.    144. 

160.  Cf.  Critique  de  la  raison  pure,  t.  II,  p.  238  sq.  —  Cette 
idée  du  caractère  empirique  expression  phénoménale  du  «  caractère 
intelligible  »  (tel  qu'il  s'affirme  dans  l'acte  de  liberté  ab&olue  en 
question)  soulève  au  reste  une  autre  difficulté,  et  une  difficulté  ter- 
rible. Nous  avons  vu  tout  à  l'heure  qu'une  volonté  pure  (ou  intel- 
ligible ou  nouménale)  est  nécessairement  conforme  à  la  loi,  c'est-à- 
dire  sainte  ou  sans  péché.  Mais  si  notre  vie  phénoménale  à  chacun 
est  l'expression  «  réfractée  »  d'un  acte  de  liberté  intelligible,  c'est 
à  dire  de  l'acte  d'une  volonté  pure,  précisément,  qui  la  détermine 
tout  entière  dans  le  sens  où,  de  fait,  elle  se  déploie,  ne  s'ensuit-iL 
pas  que  chaque  vie  phénoménale  devrait  être  pareillement  exempte 
de  péché?  et  comment  expliquer  que  l'une  ou  l'autre  offre  si  sou- 
vent le  spectacle  'du  désaccord  avec  la  loi?  On  est  contraint  alors 
de  faire  remonter  le  péché  jusqu'à  la  volonté  pure  elle-même,  d'ima- 
giner un  «  péché  radical  »  commis  par  elle  dans  le  mondo  intel- 
ligible et  dont  nos  désordres  de  la  vie  présente  ne  sont  effective- 
mont  que  la  manifestation  nécessaire  (cf.  La  religion  dans  les  li- 
mites   de   la    raison,    l^e    p.,    nos    n,    III    et    IV",    trad.    Trémesay,gues, 


86        LES      PRINCIPES      GÉNÉRAUX      DE      LA      MORALE      KANTIENNE 

s'il  en  était  ainsi,  on  ne  comprendrait  plus  la  rigoureuse 
universalité  qui  précisément  la  distingue,  on  ne  com- 
prendrait plus  que  le  devoir  restât  identiquement  le  même 
pour  tout  agent  moral  placé  dans  les  mêmes  conditions. 
Et  l'on  n'y  voit  guère  d'autre  explication  que  celle-ci  : 
c'est  que  la  loi  morale  soit  l'expression  d'une  Volonté  su- 
prême identique  à  la  suprême  Raison,  dont  notre  raison 
à  chacun  soit  elle-même  la  «  ressemblance  participée  »  (161), 
dont  le  dictamen  de  notre  raison  pratique,  autrement  dit  de 
notre  conscience  à  chacun,  ne  fasse  dès  lors  que  promul- 
guer les  décisions  souveraines.  Notre  conscience  à  chacun 
sera  bien  alors  la  règle  prochaine  de  nos  actes,  comme  par- 
lent les  théologiens,  mais  elle  n'en  sera  que  la  règle 
prochaine^  qui  n'en  exclut  pas,  qui,  au  contraire,  en  sup- 
j>osc  la  règle  éloignée  ou  plutôt  suprême,  à  savoir  Dieu 
même,  dont  elle  est  en  nous  l'organe.  Je  pourrai  bien 
déclarer  alors  que  je  suis  lié  par  ma  conscience,  que  je 
ne  connais  que  ma  conscience,  que  je  ne  relève  que  de 
ma  conscience,  etc.,  mais  cela  ne  voudra  pas  dire,  mais 
pas  le  moins  ^u  monde,  fcjne  je  me  fasse,  en  toute  rigueur  [die 
tiennes,  la  loi  à  moi-même,  ou  «  je  me  donne  à  moi- 
même  »,  dans  une  autonomie  ou  une  indépendance  ab- 
solue, «  l'ordre  auquel  j'obéis  »  :  cela  voudra  dire  simple- 
ment que  je  suis  résolu  à  mettre  au-dessus  de  tout  l'ac- 
complissement de  mon  devoir,  autrement  dit  de  la  vo- 
lonté de  Dieu,  que  ma  conscience  même  me  fait  connaître, 
et  que  toute  sa  fonction  est  de  me  faire  connaître.  Il  n'y 
a  pas   là   l'ombre   d'une   difficulté. 

Et  n'est-ce  pas,  dans  le  fond,  ce  que  Kant  insinue  lui- 
même,  lorsqu'il  en  arrive  insensiblement  à  parler  de 
Dieu  comme  du  Législateur  moral  proprement  dit,  ajou- 

p.  29  sq.).  Mais  qu'en  advient-il,  à  ce  compte,  de  la  sainteté  qu'elle 
enveloppe  par  définition?  Voilà  des  volontés  pures  qui  ne  sont  pas 
pures  du  tout.  Il  y  a  bien  sujet  de  craindre  que  ce  ne  soit  là  derechef 
une    «  pure  »    contradiction. 

161.  Cf.  S.  Thomas,  S.  theol,  I  p.,  q.  LXXXV,  a.  5  :  «  Ipsum 
lumen  intellectuale,  quod  est  in  nobis,  nihil  aliud  est  quam  qnaedam 
participata  similitude  luminis  increati,  in  quo  continentur  rationes  ae- 
temae  ».  —  Ihid.,  q.  XII.  a.  2  :  «  Ipsa  intellectiva  virtus  creaturae 
est  aliqua  participativa  similitudo  ipsius  Dei,  qui  est  primus  intel- 
lectus    ». 


LES      PRINCIPES      GÉNÉRAUX      DE      LA      MORALE      KANTIENNE         87 

tant    même    que    toute   la    religion   (naturelle)   consiste    à   \ 
considérer  les  impératifs  moraux  comme  des  commande- 
ments divins  (162)?  Car  enfin,  ou  bien   Kant  l'entend  au 
pied  de  la  lettre,  et  alors,  si  c'est  Dieu  qui  est  le  Législa-    / 
teur,   ce    n'est   pas    nous    qui    nous    faisons   notre   loi    —  ' 
à  moins  de  nous  identifier  à  Dieu  même  et  de  verser  en 
plein  panthéisme;  —  on  bien  ce  n'est  de  sa  part  qu'une 
manière  de  parler,  accommodée  aux  idées  communes,  une 
façon  de  symbolisme,  destiné  à  ménager  les  préjugés  vul- 
gaires,  et   alors  à  quoi  tout   cela   peut-il   bien   rimer?  et 
alors   pourquoi   taxer  ailleurs  de    «  mensonge   intérieur  » 
(innere  Luge)  la  conduite  de  celui  qui  fait  semblant  de 
croire  â  un  juge  futur  du  monde,  alors  qu'il  ne 'trouve  pas 
en  lui  cette  croyance  mais  qu'il  se  persuade  qu'il  n'a  rien 
à  perdre  et  tout  à  gagner  en  la  professant  (163)? 

* 
'       *  * 

Ainsi  sommes-nous  ramenés  à  la  première  conception 
de  l'autonomie,  qui  nous  apparaît  décidément  comme  la 
seule  recevable  en  définitive.  Ou,  pour  mieux  dire,  il 
est  permis  de  se  demander  si,  «  tout  compté,  tout  ra- 
battu ;>,  comme  parlait  Leibniz,  il  peut  bien  être  encore 
question  d'autonomie  dans  l'espèce.  La  faveur  dont  jouit 
présentement  ce  terme  n'est  sans  doute  pas  une  raison  suf- 


162.  Cf.  La  religion  dans  les  limites  de  la  raison,  trad.  Trémesay- 
gues,  p.  4  :  «  La  morale  conduit  nécessairement  à  la  religion  et 
s'élève  ainsi  à  l'idée  d'un  législateur  moral  tout-puissant  (rines 
machthabenden  moralischen  Gesetzqebers),  en  dehors  de  l'humanité,  et 
dans  la  volonté  duquel  réside  la  fin  dernière  de  la  création  du  monde, 
qui  peut  et  qui  doit  être  en  naême  temps  la  fin  dernière  de  l'homme  ». 
—  P.  121  :  «  Toute  la  religion  consiste  à  regarder  Dieu,  relative- 
ment à  tous  nos  devoirs,  comme  le  législateur...  commandant  par 
des  lois  purement  morales  ».  —  Cf.  Critique  du  Jugement,  §.  90, 
rem.  génér.  (édit.  Rosenkranz-Schubert,  t.  IV,  p.  390  :  «  La  téléo- 
logie  morale  conduit  à  la  religion,  i.  e.,  à  la  connaissance  de  nos 
devoirs  comme  des  commandements  divins,  parce  que  c'est  seule- 
ment la  connaissance  de  notre  devoir  qui  engendre  pour  tout  de 
bon  le  concept  de  Dieu,  lequel  concept  se  trouve  être  ainsi  dès  son 
origine  inséparablement  lié  à  l'obligation  envers  cet  être  suprême, 
etc.    »)   et  supra,  p.  ■l-'ï. 

163.  Cf.  Metaphysik  der  Sitten.  Tugendlehre,  I  Th.;  I  B.,  I  Abth., 
II  Hauptst,  I  Art.  (Von  der  Liige),  édit.  Rosenkranz-Schubert,  t.  IX, 
p.    284. 


88        LES      PRINCIPES      GENERAUX      DE      LA      MORALE      KANTIENNE 

fisante  pour  s'obstiner  à  le  maintenir  coûte  que  coûte, 
et  notamment  au  prix  de  la  parfaite  clarté  des  idées. 
Sans  doute  aussi,  on  dit  souvent  qu'il  faut  éviter  les  ques- 
tions de  mots;  mais  ne  peut-on  pas  dire  également  qu'en 
un  sens  il  n'y  a  pas  de  questions  de  mots,  parce  que  les 
mots  emportent  toujours  plus  ou  moins  les  choses?  Vous 
avez  beau  multiplier  en  pareil  cas  les  explications,  cir- 
conlocutions, précisions  et  restrictions  :  du  fait  de  la  ma- 
lencontreuse formule,  il  restera  dans  votre  langage,  sinon 
dans  voti'e  pensée,  un  fond  d'équivoque  et  d'obscurité  qui 
ne  saurait  disparaître  qu'avec  cette  formule  elle-même. 
Voici  un  exemple  remarquable  des  tours  de  force  de  dialec- 
tique auxquels  de  très  graves  philosophes  peuvent  être 
ainsi  réduits  :  il  est  emprunté  aux  Principes  de  métaphy- 
sique et  de  psychologie  de  Paul  Janet  et  se  rapporte, 
comme  de  juste,  à  l'autonomie  elle-même.  En  des  pages 
qui  appelleraient  assurément  plus  d'une  réserve  de  détail, 
l'auteur  soutient  somme  toute  une  excellente  thèse,  à  s.a- 
voir  que,  «  considérée  dans  sa  source  comme  dans  son 
objet  et  sa  fin,  l'idée  du  devoir  n'a  de  raison,  n'a  de  fon- 
dement que  dans  l'idée  de  Dieu  »  (164).  Autrement  dit, 
c'est  Dieu  qui  est  Législateur.  Non  pas  que  les  impératifs 
moraux  émanent  de  sa  volonté  comme  autant  de  comman- 
dements arbitraires  :  avant  de  passer  par  sa  volonté,  pour 
ainsi  parler,  ils  procèdent  de  son  entendement,  ils  sont  fon- 
dés en]  raison,  dans  la  raison  éternelle  qui  conçoit  'tous  les 
«  rapports  de  perfection  »  ou  d'excellence,  en  un  mot 
l'ordre  universel  qu'ils  nous  imposent  de  respecter  ou 
même  de  promouvoir.  Et  c'est  pourquoi  notre  raison  ,à 
notus,  dérivée  qu'elle  est  de  cette  raison  absolue,  n'a,  si 
l'on  peut  dire  encore,  qu'à  suivre  sa  pente  naturelle  pour 
se  soumettre  à  ces  commandements  et  à  cet  ordre:  émi- 
nemment raisonnable,  la  loi  morale  est  éminemment  con- 
forme à  notre  nature.  D'ailleurs,  «  que  l'on  considère 
même  les  lois  positives,  on  verra  que,  règle  générale,  elles 
ont  tin  rapport  étroit  avec  la  nature  du  sujet  qui  leur 
obéit...,  de  telle  sorte  que,  quand  celui-ci  est  désintéressé, 

164.  Op.    cit.,    t.    II,    p.    146. 


LES      PRINCIPES      GÉNÉRAUX      DE      LA      MORALE      KANTIENNE         89 

il  reconnaît  Itii-même  que  ces  lois  répondent  à  son  intérêt 
et  les  accepte.  En  ce  sens  elles  sont  pour  lui-même  un  acte 
de  volonté;  il  les  constitue  en  quelque  sorte  lois  par  sa 
volonté  propre,  qlii  coopère  à  celle  du  législateur.  Seule- 
ment, c'est  en  lui  la  raison  désintéressée  et  impersonnelle 
qtii  s'oppose  à  la  volonté  individuelle  et  intéressée...  Il 
en  est  de  même  dans  l'ordre  moral.  A  côté  de  la  volonté 
individuelle,  qui  ne  recherche  que  le  bien  propre,  il  y  a 
une  volonté  pure  et  toute  rationnelle,  qui  veut  le  bien  en 
soi.  C'est  cette  volonté  cfui  reconnaît  les  lois  civiles  comme 
bonnes,  même  qtiand  elles  froissent  l'individu.  C'est  la 
même  volonté  q*ui  accepte  l'ordre  moral  comme  son  ordre 
propre,  et  la  loi  morale  comme  sa  vraie  loi.  C'est  pourquoi 
Kant  l'appelle  autonome.  Elle  est  autonome  en  tant  qu'elle 
porte  elle-même  la  loi  à  laq'uelle  elle  obéit  (165).  » 

Mais  si  elle  y  obéit,  comment  peut-on  dire  qu'elle  la 
porte?  L'auteur  a  bien  vii  la  difficulté,  puisque  lui-même 
se  pose  aiissitôt  la  même  question  :  «  On  dira  peut-être  : 
accepter  la  loi,  ce  n'est  pas  la  porter  ».  «  Mais,  ajoute-t-il 
—  et  cette  addition  yalit  son  poids  d'or,  —  au  fond  c'est 
la  même  chose.  Accepter  une  loi,  la  reconnaître  comme 
bonne,  c'est  dire  qu'on  la  porterait  soi-même,  si  on  était 
chargé  de  le  faire  (166).  »  Involontairement,  et  révérence 
parler,  on  pense  à  l'explication  doi  légendaire  caporal  : 
«  Celui-ci  est  la  même  chose  que  le  précédent,  à  cette  dif- 
férence près  qtie  c'est  le  contraire.  »  C'est  la  même  chose 
de  porter  une  loi  ou  de  l'accepter,  à  cette  différence  près 
que  lorsqu'on  accepte  une  loi,  c'est  qu'on  ne  la  porte  pas. 
C'est  la  même  chose  de  commander  ou  d'obéir,  à  cette  dif- 
férence près  qu'obéir  est  juste  l'opposé  de  commander!  — 
«  Mais  accepter  la  loi  et  la  reconnaître  comme  bonne  re- 
vient à  dire  qu'elle  est  implicitement  contenue  dans  la 
nature  de  l'être  qui  la  subit,  mais  qui  la  subit  volontaire- 
ment. »  —  Toujours  est-il  qu'il  la  subit  :  vous  ne  pouvez 
dès  lors  faire  sortir  de  là,  sans  donner  une  entorse  à  la 
logique,  que  «  c'est  donc  obéir  à  ses  propres  lois  que  de 

165.  Ibid.,  p.  141    sq. 

166.  Ihid.,  p.  142. 


90  LES      PRINCIPES      GÉNÉRAUX      DE      LA      MORALE      KANTIENNE 

lui  obéir  »  (167),  du  moins  si  par  «  obéir  à  ses  propres 
lois  »  vous  entendez  «  être  législateur  et  souverain  en  tant 
que  l'on  commande  et  s'impose  la  loi  à  soi-même  »  (168). 
Si  je  donne  cinq  cents  francs  à  un  ami  gêné  et  qu'il  trouve 
mon  acte  très  raisonnable  et  qu'il  se  dise  qu'à  ma  place, 
les  rôles  étant  renversés,  il  en  ferait  autant,  en  conclurez 
vous  qu'il  se  gratifie  lui-même  des  cinq  cents  francs  dont 
je  lui  fais  cadeau,  ou  qu'  «  il  se  donne  à  lui-même  le 
présent  qu'il  reçoit  »  ?  L'opposition  n'est  pourtant  pas  plus 
grande  entre  donner  et  recevoir  qu'entre  commander  et 
obéir.  —  «  Mais  il  s'agit  d'obéir  raisonnablement  ou  vo- 
lontairement, et  cela  revient  pareillement  à  dire  qu'on 
porterait  soi-même  la  loi  si  on  était  chargé  de  la  faire.  »  — 
Mais  en  attendant  on  n'en  est  pas  chargé,  et  toute  1? 
qtiestion  est  là.  Car  enfin,  autonome  veut  dire  «  qui  st 
donne  à  lui-même  sa  propre  loi  :  ;  or  on  ne  se  donne  pas 
sa  loi  à  .soi-même  quand  on  la  reçoit  d'ailleurs.  Ne  vau- 
drait-il pas  mieux  en  finir  avec  cet  équilibrisme  intellec- 
tuel? Nous  sommes  autonomes,  mais  avec  tant  de  si, 
de  mais,  de  quoique,  de  pourtant,  que  c'est,  tout  compte 
fait,  comme  si  nous  ne  l'étions  pas.  Nous  le  somSnes,  si 
vous  voulez,  mais  d'une  certaine  manière  seulement,  et 
qui  revient  à  ne  l'être  pas  tout  en  l'étant.  Disons  donc 
cari'ément  que  nous  ne  le  sommes  pas,  et  que  ce  soit  tout. 

^.  ni.  —  Critique  du  formalisme 

Au  surplus,  même  entendue  dans  son  seul  sens  admis- 
sible, c'est-à-dire  comme  soumission  consentie  à  la  loi, 
l'autonomie  serait  encore  loin,  chez  Kant,  d'échapper  à 
toute  difficulté,  et  cela,  en  raison  du  formalisme  rigoureux 
dont  elle  est,  dans  le  S3^stème,  étroitement  solidaire.  Con- 
sidérée en  effet  de  ce  biais,  ce  n'est  plus  seulement  obéis- 
sance motivée  par  l'idée  de  la  loi,  mais  obéissance  motivée 
par  la  seule  idée  de  la  loi,  et  encore,  de  la  loi  conçue  dans 
sa  pure  forme  législative  universelle.  D'oii  il  suit  aussi- 
tôt que   «  la  maxime   de  l'action  ne  peut  revêtir  un   ca- 

167.  Ibid. 

168.  Ibid. 


LES   PRINCIPES   GÉNÉRAUX   DE   LA   MORALE   KANTIENNE  91 

racfère  moral  que  si  l'on  agit,  non  par  inclination,  mais 
par  devoir  (169)  ».  Et  la  proposition  est  à  prendre  an 
sens  le  plus  strict,  c'est-à-dire  en  un  sens  non  seulement 
négatif,  mais  exclusif  :  «  Une  action  faite  par  devoir  éli- 
mine entièrement  l'influence  de  l'inclination  (aussi  bien 
que  tout  objet  de  la  volonté),  et  il  ne  reste  plus  rien  alors 
qui  puisse  déterminer  la  volonté  même,  sinon  la  loi.  »  — 
«  Il  n'y  a  qu'une  chose  qui  puisse  devenir  un  ordre  pour 
moi,  c'est  ce  qui  se  rattache  à  ma  volonté  seulement  com- 
me principe  et  jamais  comme  effet,  ce  qui  n'est  pas  utile 
à  mes  inclinations,  mais  les  dompte  ou  du  moins  les 
exclut  totalement  de  la  délibération  et  de  la  décision,  à 
savoir  la  loi  pure  et  simple  »  (170). 

Principe  général  que,  dans  la  première  section  des  Fon- 
dements^ Kant  s'attache  à  illustrer  par  des  exemples  variés, 
dont  voici  peut-être  le  plus  caractéristique  :«  Etre  bienfai- 
sant, quand  on  le  peut,  est  un  devoir,  mais  il  ne  manque 
pas  d'âmes  disposées  à  la  sympathie,  qui,  sans  aucun 
autre  motif  de  Aanité  ou  d'intérêt,  trouvent  un  plaisir 
intime  à  répandre  la  joie  autour  d'elles  et  se  réjouissent 
du  bonheur  des  autres,  en  tant  qu'il  est  leur  ouvrage.  Eh 
bien!  j'affirme  que,  dans  ce  cas,  l'acte  charitable,  si  con- 
forme au  devoir,  si  aimable  qu'il  puisse  être,  n'a  pourtant  i- 
aucuno  valeur  morale  véritable.  Je  le  mets  de  pair  avec 
les  autres  inclinations,  par  exemple  l'amour  de  la  gloire, 
qui,  lorsqu'il  se  propose  heureusement  un  objet  conforme 
à  l'intérêt  général  et  au  devoir,  par  conséquent,  honorable, 
mérite  nos  éloges  et  nos  encouragements,  mais  non  pas 
notre  estime.  Mais  supposons  que  l'âme  de  ce  philan- 
thrope soit  voilée  par  un  chagrin  personnel,  qui  éteigne 
en  lui  toute  compassion  pour  le  sort  des  autres,  suppo- 
sons qu'ayant  encore  le  pouvoir  de  faire  du  bien  aux 
malheureux,  sans  êti^e  touché  par  leurs  souffrances,  parce 
que  les  siennes  l'occupent  tout  entier,  il  s'arrache  à  cette 
mortelle  insensibilité  sans  y  être  poussé  par  aucune  ten- 
dance,  mais  uniquement   par  devoir,   alors   seulement   sa 

169.  Fondements   de   la   métaphysique  des   mœurs,   p.    19. 

170.  Fondements,  etc.,  p.  22   et  23. 


92  LES   PRINCIPES   GÉNÉRAUX   DE   LA   MORALE   KANTIENNE 

maxime  aiLra  toute  sa  pureté,  toute  sa  valeur  morale. 
Bieu  plus,  si  un  homme,  n'ayant  reçu  de  la  nature  qu'un 
faible  pouvoir  de  sympathie  (mais  honnête  d'ailleurs),  avait 
un  tempérament  froid  et  indifférent  aux  souffrances  des 
autres,  peut-être  parce  que,  sachant  opposer  aux  siennes 
une  patience  et  une  force  de  caractère  toutes  particulières, 
il  supposerait  chez  les  autres  ou  même  exigerait  d'eux  les 
mêmes  qualités;  si  enfin  la  nature  n'avait  pas  précisément 
donné  à  cet  homme  (qui  ne  serait  peut-être  pas,  à  vrai 
dire,  son  pire  ouvrage),  un  cœur  de  philanthrope,  ne 
trouverait-il  pas  en  lui-même  l'occasion  d'acquérir  une 
valem'  morale  bien  plus  haute  que  s'il  avait  un  tem- 
pérament bienfaisant?  Je  le  crois,  et  c'est  lorsqu'il  ferait 
le  bien,  non  par  inclination  mais  par  devoir,  que  oom- 
raencerail  à  se  manifester  cette  valeur  du  caractère  vrai- 
ment morale  et  la  plus  haute  sans  comparaison  »  (171). 

* 

Nous  avons  déjà  eu  occasion  de  revendiquer  contre  le 
formalisme  la  moralité  des  actes  motivés  par  l'idée  de 
la  sanction  (172)  :  il  ne  s'agit  plus  ici  que  de  l'interdit 
qu'il  prétend  jeter  sur  les  inclinations,  fussent-elles  orien- 
tées de  soi  vers  le  bien. 

On  a  souvent  relevé  l'analogie  de  ce  point  de  doctrine 
avec  l'un  des  plus  célèbres  «  paradoxes  »  stoïciens,  et 
c'est  à  ce  propos  qu'on  parle  quelquefois  du  stoïcisme 
de  Kant.  Après  avoir  observé,  et  avec  raison,  que,  pour  s'é- 
lever de  la  sphère  inférieure  des  «  devoirs  imparfaits  », 
des  simples  «  convenables  »  (  xy-^rf-ov-a.  ),  à  la  sphère 
supérieure  des  devoirs  parfaits  (  zaroo^côaara  )  ou  de  la  vraie 
moralité,  il  ne  suffit  "pas  de  faire  des  actions  belles,  justes 
et  bonnes  par  une  sorte  d'instinct  généreux  provenant  d'un 
bon  naturel,  mais  que  ces  actions  belles,  justes  et  bonnes, 
il  faut  les  accomplir  par  la  considération  réfléchie  et 
en  vue  de  leur  beauté,  de  leur  justice,  de  leur  bonté  même, 
les    philosophes    du    Portique,    poussant    à  l'extrême    une 

171.  Fondements,  etc.,  p.  18-19. 

172.  Cf.    supra,    Critique    de    la    théorie    des    postulats. 


LES  PRINCIPES   GÉNÉRAUX  DE   LA   MORALE   KANTIENNE  93 

vérité  incontestable,  en  viennent  à  traiter  en  ennemis  ces 
sentiments  généreux  eux-mêmes  et  les  enveloppent,  sous 
le  titre  commun  de  «  passions  »,  dans  la  proscription 
générale  qu'ils  font  peser  sur  toute  la  partie  sensible 
de  notre  être.  L'auteur  des  Fondements  et  de  la  Raison 
pratique  procède  donc  à  peu  près  de  même.  Lui  aussi 
part  d'une  idée  fort  juste  :  c'est  que  le  devoir,  ou  plutôt 
l'accomplissement  du  devoir  est  avant  toute  chose  affaire 
de  volonté,  et  non  d'entraînement.  Et  c'est  un  souci  très 
louable  qui  le  guide,  le  souci  de  soustraire  la  règle  des 
mœmv.  aux  inévitables  fluctuations  du  sentiment  et  sans 
doute  aussi  de  mettre  la  moralité  à  la  portée  de  tous, 
même  de  ces  natures  moins  favorisées  à  qui  l'absence 
d'inclinations  généreuses,  ou,  en  tout  cas,  leur  faible  dé- 
veloppement, rend  la  vertu  plus  difficile.  Mais  qu'il  est 
parfois  malaisé  de  garder  la  mesure!  S'il  faut  en  croire 
Kant,  non  seulement  les  élans  spontanés  qui  nous  portent 
au  bien  avant  toute  réflexion  et  nous  le  font  pratiquer  avec 
joie,  n'ajoutent  rien  à  la  valeur  morale  de  nos  actions, 
mais  ils  la  mettent  au  conti*aire  en  péril  et  en  abaissent 
le  niveau,  en  diminuant  l'effort  volontaire,  de  qui  seul 
elle  dépend.  Pour  un  peu,  on  devrait  regretter  ces  dispo- 
sitions naturelles  à  la  vertu,  que  le  vulgaire  appelle  à 
tort  des  dispositions  heureuses  et  qui  constituent  bien 
plutôt  une  sorte  de  désavantage  et  d'infériorité  morale, 
puisque  des  instincts  vicieux  procureraient  à  l'activité  ver- 
tueuse ou  à  la  «  bonne  volonté  »  une  matière  plus  re- 
belle, et  partant  l'occasion  d'efforts  plus  pénibles,  et  par- 
tant le  mérite  de  victoires  plus  difficiles,  et  partant  l'ac- 
quisitioi.  d'une  moralité  plus  haute.  En  tout  cas,  «  ces 
penchants,  même  d'une  bonne  espèce  (gutartig),  quand 
ils  précèdent  la  considération  du  devoir  et  deviennent  un 
pi'incipc  de  détermination,  sont  à  charge  aux  personnes 
bien  intentionnées,  ils  portent  le  trouble  dans  leurs  ma- 
ximes réfléchies  et  produisent  en  elles  le  désir  d'en  être 
débarrassées  pour  obéir  uniquement  à  la  loi  de  la  rai- 
son (173).  » 

173.  Critiqua  de  la  raison  vratique,  p.  216.  —  C'est  le  cas  de  rap- 


94  LES  PRINCIPES   GÉNÉRAUX   DE   LA   MORALE   KANTIENNE 

Duras  sermo.  Et  sans  doute,  pour  être  moralement  bon- 
ne, une  action  ne  doit  pas  procéder  uniquement  de  l'incli- 
iiation,  il  est  nécessaire  que  la  considération  du  devoir 
intervienne  et  l'élève  avec  soi  au-dessus  de  la  pure  sen- 
sibilité ;  mais  pourtant  qui  osera,  même  alors,  mettre 
sur  le  même  pied  les  affections  désintéressées,  les  no- 
bles émotions  qui  s'emparent  des  âmes  bien  nées  à  la 
vue  du  beau  et  du  bien,  les  sympathies  qui,  en  dehors  de 
tout  calcul,  nous  associent  aux  joies  et  aux  ti"istesses  les 
uns  des  autres,  —  et  les  inclinations  basses  et  sensuelles, 
égoïstes  et  lâches,  auxquelles  nous  reconnaissons  volon- 
tiers qu'il  faut  faire,  à  (juelque  degré  qu'elles  se  rencon- 
trent en  nous,  une  guerre  sans  merci?  Qui  souscrira 
sans  réserve  aux  affirmations  pour  le  moins  téméraires 
de  Kant,  lorsqu'il  nous  présente  la  conduite  d'un  de  ces 
cœurs  généreux  qui  mettent  tout  leur  bonheur  à  faire 
celui  des  autres  comme  allant  de  pair  avec  celle  d'un 
ambitieux  dont  les  \dsées  se  trouvent  être  par  hasard 
conformes  au  bien  public? 

L'étrange  figure  en  réalité  que  Kant  fait  revêtir  à 
son  sage!  Raide  comme  une  statue,  froid  comme  un  mar- 
bre, les  yeux  secs  et  éteints,  comme  les  bustes  antiques,  figé 
et  impassible,  ou  du  moins  ne  ressentant  aucune  impres- 
sion qu'aussitôt  il  ne  la  refoule  par  la  force  de  sa  volonté 
comme  on  écarte,  à  peine  aperçue,  une  pensée  importune 
ou  une  tentation  mauvaise,  sans  cesse  en  défense  contre 
sa  propre  sensibilité  comme  contre  l'ennemie  par  excel- 
lence, gêné  et  engoncé  dans  son  formalisme  comme 
dans  une  armure  mal  ajustée  et  trop  lourde,  il  est  peut- 
être  au-dessus  de  l'humanité,  mais  il  est  certainement 
en  dehors  d'elle.  Car,  bien  loin  de  la  fortifier  et  de  l'em- 
bellir, c'est  la  mutiler  au  point  de  la  rendre  méconnais- 
sable, et  même  de  lui  ôter  la  vie,  que  de  l'amputer  d'un 

peler^la  spirituelle  épigramme  de  Schiller,  daas  ÏAlmanach  des  Muses 
de  1797,  et  intitulée  Les  Fhilosoj)hes,  ou  du  moins  le  passage  de  cette 
épigramme  gui  vise  les  kantiens  :  «  ...  Scrupule  de  conscience.  Je  sers 
volontiers  mes  amis;  mais,  hélas!  je  le  fais  avec  inclination,  et  ainsi 
j'ai  souvent  un  remords  de  n'être  pas  vertueux.  —  Décision.  Tu 
n'as  qu'une  chose  à  faire  :  il  faut  tâcher  do  mépriser  cette  inclina- 
tion,   et    faire    alors    avec   répugnance    ce    que    t'ordorme    le    devoir    » 


LES   PRINCIPES   GÉNÉRAUX   DE  LA   MORALE   KANTIENNE  95 

organe  aussi  essentiel^  que  la  sensibilité.  L'  «  indiscret 
stoïcien  »  dont  parle  quelque  part  La  Fontaine,  prati- 
quait, on  s'en  souvient,  la  même  chirurgie  expéditive, 
«  retranchant   de   l'âme  »,   sans   discernement  ni   mesure, 

Désirs  et  passions,  le  bon  et  le  mauvais, 
Jusqu'aux  plus  innocents  souhaits. 

Et  l'on  se  rappelle  aussi  l'éloquente  protestation  du  Fabu- 
liste : 

Contre  de  telles  gens,  quant  à  moi,  je  réclame  : 

Ils  ôtent  à  nos  cœurs  le  principal  ressort, 

Ils  font  cesser  de  vivre  avant  que  l'on  soit  mort  (174). 

* 

Dire  que  l'action  vertueuse  ne  doit  être  accomplie  que 
par  devoir,  que  tout  attrait  sensible  qui  s'y  mêle  en  cor- 
rompt la  pureté,  c'est  d'ailleurs  supposer  que  ^a  vertu 
consiste  essentiellement  dans  la  lutte,  dans  l'effort  pé- 
nible, dans  une  tension  et  comme  dans  un  raidissement 
continuel  et  douloureux  de  la  volonté,  —  et  on  ne  fait  pas 
que  le  supposer,  on  l'affirme  en  toutes  lettres.  Or,  il 
s'en  faut  de  beaucoup  que  cette  conception  de  la  vertu 
en  soit  la  conception  exacte,  de  tous  points  et  en  der- 
nière analyse.  Assurément,  «  la  vie  de  l'homme  sur  la 
terre  est  un  combat  »  sans  trêve  ni  repos;  assurément, 
nous  devons  nous  «  réformer  »  sans  cesse,  nous  «  re- 
noncer »,  nous  «  mortifier  »  sans  relâche.  Mais,  outre  que 
ce  renoncement  et  cette  mortification,  et  par  suite  cette 
tension  douloureuse  de  la  volonté  n'est  tout  de  même  pas 
le  dernier  mot  ou  la  consommation  de  la  vie  spirituellei; 
outre  qu'ils  ne  sont,  après  tout,  qu'un  moyen,  et  non  pas 
le  but,  et  qu'à  mesure  qu'on  devient  plus  vertueux,  l'ef- 
fort pénible  se  fait  aussi  plus  rare;  outre  que  l'on  prend 
en  conséquence  pour  le  trait  essentiel  et  l'élément  pro- 
prement constitutif  de  la  vertu  ce  qui  n'en  est  encore 
qu'un  caractère  plus  ou   moins   accidentel  et  provisoire; 

(cité  paj  C.  PiAT,  La  liberté,  l^'e  partie,  Hisborique  du  problème  au 
XIXe    siècle,    p.    110). 

174.  Livre  XII,  fable  20  :  Le  philosophe  scythe,  édit.  L.  Moland, 
t.   II,   p.  360. 


96  LES   PRINCIPES   GÉNÉRAUX  DE   LA   MORALE  KANTIENNE 

oulr3  cela,  qu'est-ce  donc  qu'il  faut  réformer,  mortifier 
en  nous?  Les  instincts  bas  et  pervers,  toujours,  notre 
nature  inférieure  et  viciée,  tout  ce  que  la  morale  chré- 
tienne appelle  la  chair  et  qui  est  en  rébellion  constante 
contre  l'esprit  :  il  ne  s'agit  pas,  au  moins  à  proprement 
parler,  des  penchants  élevés  et  généreux,  qui,  loin  d'être 
un  obstacle  à  l'œuvre  morale,  en  sont  au  contraire,  dans 
l'ordre  providentiel,  un   auxiliaire  précieux  entre  tous. 

Et   de   fait,    voilà   qui   semble  avoir   échappé  aux  stoï- 
ciens  anciens  ou   modernes.   Ces  inclinations  supérieures 
qu'ils  ont  le  tort  d'englober  indistinctement  dans  la  con- 
damnation générale  des  passions,  représentent  justement 
une  des  aides  les  plus  efficaces  que  la  Providence  nous 
ait  ménagées  dans   le  dur  labeur  de  la  vertu.   Ne  sont- 
elles  même  pas  comme  une  initiation  naturelle  à  celle-ci, 
qui  nous  devient  dès  lors  beaucoup  plus   accessible?  ne 
sont-elles  pas  comme  une  forme  spontanée  de  la  vie  mo- 
rale, que  la  réflexion  n'ait  plus  ensuite  qu'à  illuminer  et 
à   fixer  par   la  considération  raisonnée   du   bien?   Car  il 
est  trop  manifeste,  et  Dieu  nous  garde  de  l'oublier,  qu'el- 
les  ne  sont   qu'une  initiation,   précisément,   un   commen- 
cement, et  que  la  raison  doit  reprendre,  pour  la  mener 
à   terme,    l'œuvre    qu'elles    ne   font    qu'ébaucher,    c'est-à- 
dire    «  les  élever  jusqu'à  elle,   et  sans  rien  leur  ôter  de 
leur   élan   ni    de   leur  flamme,   leur   ajouter  ce  qui   leur 
manque  :    la   lumière,    la   direction   et   la   mesure  »    (175). 
Or,  éclairer  et  régler  n'est  pas  détruire.  —  Mais  si  nous 
acceptons  leur  concours,  il  n'y  aura  plus  ou  presque  plus 
d'effort?  —  Et  quand  cela  serait?  le  but,  encore  une  fois, 
n'est   pas   en   toute  rigueur  de   faire   des  efforts;  le   but, 
c'est  de  devenir  bons,  faire  des  efforts  n'est  qu'un  moyen, 
—  et  votre  grande  erreur  est  justement  d'en  faire  le  but. 
En  ce  sens,  Aristote  y  avait  vu  bien  plus  clair,  qui  dé- 
finissait  l'homme   de    bien   celui   qui   éprouve  du   plaisir 
à  faire  des  actes  vertueux  (176). 

175.  A.  DE  Margerie,  Etudes  sur  les  moralistes  anciens,  dans  la 
Eevue  d'économie  chrétienne  (Le  Contemporain),  nouvelle  série,  5= 
année,    t.    VII,    p.   708. 

176.  Cf.    V.    g.    Mot.    Nicom.,    II,    3  :    «    Celui    qui    s'abstient    des 


LES   PRINCIPES   GÉNÉRAUX   DE   LA   MORALE   KANTIENNE  97 

Comme  si,  au  surplus,  nous  avions  trop  de  tous  les 
concours  pour  une  œuvre  aussi  malaisée  que  l'œuvre 
morale!  Comme  si  ce  n'était  pas  notre  devoir  de  les 
acceptei-  avec  reconnaissance  de  Celui  qui  les  met  à  notre 
service!  Comme  s'il  n'y  avait  pas  déjà  bien  assez  de 
mauvais  instincts  en  nous,  et  comme  si  nous  n'avions  pas 
déjà  fort  à  faire  de  les  tenir  en  bride,  sans  aller  souhaiter 
qu'il  y  en  eût  davantage  ou  du  moins  regretter  que  des 
instincts  opposés  leur  fassent  naturellement  contrepoids! 
Ce  ne  sont  pas  de  plus  splendides  victoires  dont  l'occasion 
s'offrirait  à  nous  dans  l'hypothèse  contraire  :  nous  y  se- 
rions tout  simplement  exposés  à  de  plus  honteuses  dé- 
faites. N'y  a-t-il  pas,  au  fond  de  cette  morale  hautaine, 
avec  une  inconcevable  méconnaissance  de  notre  humaine 
faiblesse,  comme  un  levain  d'orgueil  secret  et  raffiné,  qui 
présume  à  l'excès  de  ses  forces  et  se  préoccupe  beaucoup 
plus  de  soi  et  de  sa  supériorité  que  du  bien  lui-même? 

Si  du  moins  on  faisait  réellement  disparaître  par  là 
l'inégalité  des  chances  naturelles  que  les  hommes  auraient 
de  parvenir  à  la  vertu,  si  on  établissait  pai*  là  comme 
qui  dirait  l'égale  accessibilité  de  tous  à  la  perfection! 
Mais  cette  inégalité  —  si  inégalité  il  y  a  —  ne  disparaît 
pas  dans  le  système,  elle  n'y  est  que  déplacée;  mais 
cette  égale  accessibilité  de  tous  à  la  perfection  n'y  est 
partant  qu'un  leurre.  Nous  avons  encore  des  privilé- 
giés et  des  déshérités,  seulement  ce  sont  des  privilé- 
giés et  des  déshérités  à  rebours,  on  veut  dire  que  les 
déshérités  sont,  dans  ce  système,  ceux  qui  apportent  en 
venant  au  monde  des  dispositions  naturelles  au  bien,  et 
les  privilégiés  ceux  qui  naissent  vicieux,  puisque  les  pre- 
miers restent  de  ce  chef  impuissants  à  se  donner  à  eux- 
mêmes  une  valeur  morale  aussi  haute  que  les  seconds, 
si  tant  est  même  qu'ils  puissent  s'en  donner  quelqu'une. 

Ce   n'est  sans   doute  là  qu'un  argument  ad  hominem^ 

plaisirs  des  sens  et  qui  trouve  à  cela  de  la  satisfaction,  est  vé- 
ritablement tempérant...  C'est  pour  cela  qu'il  faut,  comme  dit  PIeu 
ton,  avoir  été  élevé  dès  l'âge  le  plus  tendre  de  manière  à  ne 
trouver  du  plaisir  ou  de  la  peine  que  dans  les  cboses  où  on  le  doit, 
etc.  »  (trad.  Thurot,  p.  59-60).  C'est  aussi  le  sens  de  I,  12:  VII. 
13,    14;    IX,    4;    X,    1,    2,    5,    etc. 

Les  principes  généraux  de  là  Morale  kantienne.  7 


98  LES   PRINCIPES   GÉNÉRAUX   DE   LA   MORALE   KANTIENNE 

et  il  laisse  intact  le  fond  même  de  la  question,  laquelle, 
au  demeurant,  n'est  qu'un  des  multiples  aspects  du  pro- 
blème général  de  l'inégale  répartition  des  biens  et  des 
maux.  Nous  n'avons  évidemment  pas  à  le  discuter  ici  mê- 
me. Contentons-nous  d'observer  qu'on  aurait  d'ailleurs  bien 
tort  de  concevoir  quelque  inquiétude  à  ce  sujet.  Car, 
en  premier  lieu,  ces  inclinations  généreuses  peuvent,  à 
leur  manière,  devenir  elles-mêmes  et  deviennent  parfois 
matière  à  exercice,  à  effort,  à  combat,  vu  qu'elles  peu- 
vent aussi  nous  égarer,  nous  «  être  un  piège  en  même 
temps  qu'un  don  »,  et  qu'elles  ont  besoin,  comme  nous 
l'avons  remarqué  plus  haut,  d'être  réglées  ou  contenues 
par  la  raison  et  la  volonté.  Ensuite,  et  surtout,  «  à  qui  il 
a  été  donné  davantage,  il  est  aussi  demandé  davantage  ». 
«  Noblesse  oblige  »,  noblesse  morale  autant  et  plus  que 
toute  autre.  De  ceux  qui  ont  reçu  une  plus  large  mesure 
de  cette  aide  puissante  que  constituent  dans  l'ordre  naturel 
les  inclinations  généreuses  et  désintéressées,  il  sera  exigé 
un  compte  plus  rigoureux.  Qu'on  se  rappelle  la  parabole 
des  cinq  talents  (177). 

* 
*  * 

Jusqu'ici,  toutefois,  nous  avons  moins  discuté  le  for- 
malisme en  lui-même  que  dans  ses  applications  ou  con- 
séquences. Il  est  temps  de  remonter  au  propre  principe 
de   la  théorie   et  d'examiner  la   démonstration   que   Kant 


177.  Kant  finit  d'ailleurs  par  reconnaître,  sur  le  tard,  qu'une  part 
doit  être  faite,  en  morale,  à  la  sensibilité.  La  2e  partie  de  La  re- 
ligion dans  les  limites  de  la  raison  (1794)  contient  d'intéressantes 
déclaiations  à  cet  égard,  v.  g.  :  «  Les  inclinations  naturelles,  con- 
sidérées en  elles-mêmes,  sont  boimes,  c'est-à-dire  non  rejetables  (un- 
veriverflich,  cela  rappelle  derechef  le  Trporjyfjiévov  et  le  \-nnrov  des 
Stoïciens);  et  non  seulement  il  est  vain,  mais  il  serait  encore  nui- 
sible et  blâmable  de  vouloir  les  extirper;  on  doit  plutôt  se  conten- 
ter de  les  dompter,  pour  qu'elles  puissent,  au  lieu  de  s'entre-choquer 
elles-mêmes,  être  amenées  à  s'harmoniser  dans  un  tout  appelé  bon- 
heur. Et  la  raison,  à  qui  incombe  cette  tâche,  a  reçu  le  nom  de 
prudence.  Il  n'y  a  de  maUivais  en  soi  et  d'absolument  rejetable  que 
ce  qui  est  moralement  opposé  à  la  loi;  voilà  ce  qu'il  faut  extirper; 
et  la  raison  qui  nous  l'apprend,  surtout  quand  elle  met  ses  leçons 
en  pratique,  mérite  seule  le  nom  de  sagesse,  etc.  »  {op.  cit.,  trad. 
TremesaygTies,  p.  65).  Et  l'auteur  reproche  même  aux  Stoïciens  de 
s'être  trompés,  quand  ils  ont  vu  dans  l'inclination  «  l'adversaire  du 
bien   ». 


LES   PRINCIPES   GÉNÉRAUX   DE   LA   MORALE   KANTIENNE  99 

en  institue.  On  sait  à  quoi  elle  revient  tout  d'abord,  c'est- 
à-dire  à  une  critique  éliminatoire  des  morales  «  maté- 
rielles. »  D'où  il  suit  que  le  formalisme  vaut  première- 
ment ce  que  vaut  cette  critique,  et  c'est  au  point  qu'on 
a  pu  dire  qu'il  suffirait  qu'une  morale  matérielle  restât 
possible  pour  que  c'en  fût  fait  de  celle  de  Kant  (178). 
Que  faut-il  donc  penser  de  cette  première  pai^tie  de  l'ar- 
gumentation kantienne  ? 

Ne  parlons  que  pour  mémoire  de  l'interdit  jeté  sur  la 
morale  transcendante  ou  théologique.  Il  est  trop  clair  qu'il 
postule  le  criticisme  ou  plutôt  qu'il  n'est  qu'une  conclusion 
du  criticisme  de  la  Raison  pure;  et,  sans  nous  engager 
ici  même  dans  la  discussion  en  règle  de  celui-ci,  nous 
sommes  fondés  à  en  appeler  simplement  aux  critiques 
décisives  qui  en  ont  été  faites  à  des  points  de  vue  et 
selon  des  méthodes  diverses.  D'autre  part,  et  soit  dit 
encore  par  manière  de  rappel,  l'inventeur  de  la  «  théo- 
logie morale  »  est  terriblement  en  passe  de  tomber  à 
son  tour  dans  les  mêmes  prétendus  errements  qu'il  re- 
proche à  la  morale  théologique;  ce  qui  était  d'ailleurs 
inévitable,  attendu  que  la  croyance  (pratique)  qu'il  se  flatte 
de  substituer  dans  ce  domaine  à  la  science  se  révèle  à 
l'analj'^se  comme  étant  au  fond  de  même  nature  qu'elle 
ou  tributaire  comme  elle  des  catégories  communes  de  la 
pensée  théorique  (179).  On  va  voir  que  la  critique  des  mo- 
rales immanentes  suggère  une  remarque  analogue  :  leur 
point  de  vue  est  si  peu  condamnable,  si  peu  opposé  à 
l'idée  même  d'une  morale,  bien  mieux  il  s'impose  à  ce 
point  que,  malgré  qu'il  en  ait  et  quoi  qu'il  en  dise,  le 
formaliste  Kant  ne  peut  s'empêcher  lui-même  de  s'y 
placer.  ) 

* 

Soient  d'abord  les  morales  eudémonistes.  La  Critique 
de  la  raison  pratique  leur  fait  un  grief,  non  pas  préci- 
sément de  considérer  le  bonheur  comme  le  terme  commiun 

178.  Cf.  A.  Cresson,  La  morale  de  Kant,  p.  139  sq.  —  Pour 
la    dite    critique    éliminatoire,    voir   supra,    p.    6  sq. 

179.  Cf.  supra,   note    115. 


100  LES  PRINCIPES   GÉNÉRAUX   DE  LA  MORALE   KANTIENNE 

de  nos  aspirations,  mais  d'ériger  cette  recherche  du  bon- 
heur en  loi  impérative  et  universelle  —  prétention  inad- 
missible entre  toutes,  car  enfin,  on  ne  peut  nous  obliger 
à  être  heureux,  on  ne  peut  sui'tout  nous  obliger  à  l'être 
de  telle  ou  telle  manière,  par  l'emploi  de  telle  ou  telle 
méthode.  Mais,  si  cet  argument  vaut  contre  l'eudémonisme 
pm\  il  n'atteint  pas  l'eudémonisme  rationnel,  qui,  faisant 
dépendre  notre  vrai  bonheur  du  respect  de  l'ordre^  en 
nous  et  hors  de  nous,  trouve  dans  la  notion  de  cet  ordre 
même  de  quoi  soumettre  à  une  règle  immuable  notre 
effort  à  être  heureux.  En  ce  sens,  il  n'est  aucunement 
paradoxal  de  dire  que  nous  avons  le  devoir  de  tendre  à 
une  certaine  forme  précise  de  bonheur,  ou  même,  puis- 
que cette  forme  se  trouve  être  en  dernière  analyse  la 
seule  sous  laquelle  le  bonheur  soit  possible  pour  nous, 
de   tendre  au   bonheur   tout  simplement  et  sans   plus. 

Et  n'est-ce  pas,  au  fond,  ce  que  Kant  finit  par  avouer 
lui-même,  lorsqu'il  assigne  le  bonheur,  à  titre  de  second 
élément  du  souverain  bien,  comme  objet  suprême  à  une 
volonté  moralement  déterminée?  On  répondra  que  ce  n'est 
juste  que  le  second  élément  du  souverain  bien,  et  qu'il  y 
en  a  un  autre,  non  moins  nécessaire,  sinon  plus  néces- 
saire, la  vertu.  D'accord;  n'empêche  pourtant  que  l'o- 
bligation nous  est  bel  et  bien  imposée  dès  lors  de  cher- 
cher le  bonheur  (que  ce  soit  conjointement  ou  non  avec 
la  vertu,  peu  importe),  et  à  notre  présent  point  de  vue 
tout  est  là  :  car  il  n'y  avait  peut-être  pas  moyen  de  recon- 
naître plus  clairement  qu'obligation  et  recherche  du  bon- 
heur ne  sont  pas  termes  de  tous  points  incompatibles, 
et  il  ne  s'agit  pas  ici  d'autre  chose. 

* 
*  * 

A  fortiori  n'a-t-on  pas  démontré  que  les  morales  de  la 
perfection  soient  impuissantes  à  fonder  une  législation  uni- 
verselle. El  c'est  d'elles  aussi  bien  qu'il  était  déjà  question 
dans  les  lignes  qui  précèdent,  l'eudémonisme  rationnel 
étant  ainsi  appelé  pour  subordonner  notre  félicité  der- 
nière à  la  x>o^rsuite  d'un  idéal  de  perfection  que  la  rai- 


LES  PRINCIPES   GÉNÉRAUX   DE  LA   MORALE  KANTIENNE  101 

son  a  le  privilège  de  concevoir.  Mais,  abstraction  faite  de 
leur  rapport  à  l'eudémonisme  même,  et  à  ne  les  consi- 
dérer qu'en  soi,  il  est  facile  de  montrer  que,  tout  en  leur 
reprochant  d'expliquer  le  devoir  par  un  objet  ou  par 
une  «  matière  »  (de  motiver  la  soumission  au  devoir  par 
la  considération  d'un  objet,  d'une  matière,  et  non  de  sa 
pure  forme),  Kant  s'oublie  une  fois  de  plus  à  en  faire 
autant. 

C'est  la  déduction  de  la  seconde  formule  qui  est  ici  en 
cause,  ou,  pour  mieux  dire,  le  passage  de  la  première 
(«  Agis  d'après  une  maxime  telle  que  tu  puisses  vouloir  en 
même  temps  qu'elle  devienne  universelle  »)  à  la  secon- 
de («  Agis  toujours  de  manière  à  traiter  l'humanité,  aussi 
bien,  dans  ta  personne  que  dans  la  personne  des  autres, 
comme  une  fin  et  à  ne  t'en  servir  jamais  comme  d'un 
simple  moyen  »).  On  se  demande,  en  premier  lieu,  com- 
ment le  concept  d'humanité  arrive  à  se  substituer,  dans 
cette  seconde  formule,  à  l'idée  de  maxime  universalisa- 
ble,  dont  parlait  seulement  la  première.  Les  deux  formules 
étant  données  pour  équivalentes  (179  bis\  il  devrait  y  avoir 
aussi  équivalence  entre  ce  concept  et  cette  idée  :  peut-ion 
dire  pourtant  qu'elle  saute  aux  yeux?  —  C'est  faute  d'y 
bien  regarder,  répliquent  les  kantiens  :  «  Attendu  qu'au- 
cune matière  étrangère  ne  doit  déterminer  la  forme  de 
la  loi,  le  sujet  devra  trouver  dans  sa  propre  liberté,  dans 
sa  valeui  et  dans  celle  des  autres  êtres  raisonnables  en 
tant  que  sujets  de  la  loi,  l'unique  fin  digne  de  son  acti- 
vité; ainsi  l'humanité  acquiert-elle,  sans  qu'on  ait  besoin 
de  sortir  de  la  loi  même,  la  valeur  d'une  fin  en  soi  ».  — 
Soit,  mais  prenez  garde,  en  évitant  une  première  dif- 
ficulté, de  retomber  dans  une  autre,  plus  grave  encore. 
Admettons  que  la  loi  réussisse  de  la  sorte  à  s'édicter  sans 
aucun  rapport  à  une  matière  étrangère  :  toujours  est-il 
qu'une   matière  lui   est  assignée,  et  cela,  dans  la  propre 

179  bis.  Cf.  V.  g.,  Fondements,  etc.,  p.  81  :  «  Le  principe  :  agis  à 
l'égard  de  tout  être  raisonnable  (toi  et  autrui)  de  manière  à  lui  re- 
connaître, dans  ta  maxime,  la  valeur  d'une  fin  en  soi,  est  au  fond 
identique  au  principe  :  agis  d'après  une  maxime  qui  contienne  en 
elle-même  le  principe  de  sa  valeur  universelle  pour  tout  être  raison- 
nable   ». 


102  LES  PRINCIPES   GÉNÉRAUX   DE  LA  MORALE  KANTIENNE 

formule  générale  qui  doit  l'énoncer  absolument.  La  preu- 
ve, c'est  que  Kant  déduira  de  là  tout  le  détail  des  devoirs, 
lesquels  sont  bien,  eux,  inséparables  de  l'idée  d'une  ma- 
tière (180). 

AuU'ement  dit,  puisque  la  seconde  formule  coïncide  avec 
la  première,  on  s'attendait  à  ce  que,  comme  celle-ci,  elle 
exprimât  la  loi  dans  sa  propre  forme  d'impératif  catégori- 
que, sans  plus,  ou  exclusivement;  et  voici  que  le  concept 
de  l'humanité  y  vient  déterminer  le  contenu  du  devoir 
et  constituer  la  raison  de  notre  obéissance.  N'est-ce  pas, 
à  la  lettre,  faire  litière  du  formalisme,  pour  fonder  la 
morale  sur  un  principe  matériel? 

On  a  essayé  d'éluder  cette  conséquence,  en  alléguant 
qu'  «  autre  chose  est  dire  :  fais  ton  devoir  en  respectant 
l'humanité,  autre  chose  dire  :  fais  ton  devoir  pour  respecter 
l'humanité;  parce  que  l'humanité  a,  par  elle-même  et  sans 
tenir  compte  de  ses  rapports  avec  le  devoir,  une  essence 
respectable  »  (181).  —  Subtilité  inutile.  Si  l'on  ne  tient 
pas  compte  du  rapport  de  l'humanité  avec  le  devoir, 
pourquoi  la  faire  intervenir  dans  la  formule  du  devoir? 
C'est  pour  le  coup  que  son  intervention  ne  rime  à  rien! 
c'est  pour  le  coup  que  sa  présence  dans  ladite  formule 
déconcerte!  c'est  pour  le  coup  qu'on  la  soupçonne  de  n'y 
être  introduite,  par  contrebande,  que  pour  en  remplir  le 
vide  et  permettre  une  déduction  des  devoirs  autrement 
impossible,  humanitas  ex  machina!  —  Et  si  ce  n'est  pas 
en  vue  de  l'humanité  que  le  devoir  est  ici  conçu,  pour- 
quoi la  qualifier  de  fin,  de  fin  en  soi?  «  Attendu  qu'au- 
cune matière  étrangère  ne  doit  déterminer  la  forme  de 
la  loi.  nous  disait-on  tout  à  l'heure  pour  expliquer  le  pas- 
sage de  la  première  formule  à  la  seconde,  le  sujet  devra 

180.  C'est  l'objet  de  la  Métaiphysique  des  mœurs,  avec  ses  deux  gran- 
des divisions,  Doctrine  du  droit  (devoirs  exigibles)  et  Doctrine  de  la 
vertu  (devoirs  non  exigibles),  la  première  ayant  pour  principe  géné- 
ral :  «  Agis  extérieurement  de  telle  sorte  que  le  libre  usage  de  ta 
volonté  puisse  s'accorder  avec  la  liberté  extérieure  de  chacun  », 
la  seconde  :  «  Agis  suivant  une  maxime  dont  chacun  puisse  se  pro- 
poser les  fins  selon  une  loi  générale  »  (Cf.  S.  W.,  édit.  Rosenkranz- 
Schubert.    t.    IX,    p.   33  et   p.   243), 

181,  C.    A.    Vallier,    De    l'i)itention   morale;    p.    163. 


LES   PRINCIPES   GÉNÉRAUX   DE   LA   MORALE   KANTIENNE  103 

trouver  dans  sa  valeur  comme  agent  moral  l'unique  fin 
digne  de  son  activité  »,  traduisez  :  «  l'unique  fin  en  vue 
de  laquelle  il  est  tenu  d'agir.  »  La  fin  énoncée  dans  la 
loi  est  donc  bien  la  propre  fin  de  la  loi  même,  qu'elle 
justifie  comme  telle,  comme  loi,  non  moins  que  l'obéis- 
sance qui  lui  est  due. 

On  revient  à  la  charge  :    «  Mais,  au  fond,   que  signifie 
ce  mot  humanité?  qu'est-ce  qui,  aux  yeux  de  Kant,  com- 
munique quelque  dignité  aux  êtres  humains,  et  les  met  à 
part  parmi  les  créatures?  c'est  la  liberté  ou  faculté  d'a- 
gir  selon  la   loi,   c'est-à-dire  la  mQralité  même.    Dans   le 
vrai,  la  maxime  de  Kant  aboutit  à  une  tautologie  :  prends 
ta  moralité  pour  fin  en  soi,   ce  qui  est  une  proposition 
analytique,  puisque  l'acte  libre  ne  peut  servir  de  moyen 
pour   aucune  autre   fin  »   (182).   Bref,   c'est  la  loi  qui,  en 
tant   que  telle   ou  conçue  dans   sa  forme  impérative,  est 
sa  fin  à  elle-même;  c'est  comme  qui  dirait  la  pure  forme 
de  la  loi   qui  engendre  sa  propre  matière  ou  devient  sa 
propre  matière  :  on  ne  cesse  pas  un  seul  instant  de  con- 
sidérer la  pure  forme  législative,  même  lorsqu'on  y  subs- 
titue,  dans  l'énoncé  de  la  loi   même,  l'humanité  comme 
fin  en  soi,  et  le  formalisme  sort  indemne  de  l'opération. 
—   Mais   par    quel   prodige   d'alchimie   transcendantale 
un  impératif  pur,  c'est-à-dire  vide  de  toute  matière,  ar- 
rive-t-ii   à  se  remplir   ainsi  lui-même   et  à  lui   seul  de  la 
matière   qu'il  exclut  par  définition?   Suffit-il  de  me  dire, 
fût-ce  sur  le  ton  le  plus  catégorique  :   «  Tu  dois  »,  pour 
qu'illico  et  ipso  facto  je  sache  ce  que  je  dois?  Quand  on 
aura  conjugué  le  verbe  devoir  à  tous  les  temps  et  à  tous 
les  modes,  on  n'en  restera  pas  moins,  s'il  n'y  a  pas  autre 
chose,    dans   l'ignorance   la   plus   profonjde   de   l'objet   de 
l'obligation. 

Nous  voyons  bien  ce  qu'on  va  répondre  :  par  la  mo- 
ralité que  nous  sommes  tenus  de  prendre  pour  fin  en 
soi,  il  faut  entendre  beaucoup  moins  la  forme  impérative 
de  la  loi  que  la  faculté  d'agir  conformément  à  la  loi  même, 
à  savoir  la  liberté  (au  sens  kantien,  c'est-à-dire  au   sens 

182.  C.    A.    Vallier,    op.   cit.,   p.    164. 


104  LES  PRINCIPES   GÉNÉRAUX   DE   LA   MORALE   KANTIENNE 

OÙ  liberté  est  justement  identique  à  moralité);  et,  ainsi 
transposée,  la  proposition,  tout  en  se  déterminant,  reste 
analytique,  «  puisque  l'acte  libre  ne  peut  servir  de  moyen 
pour  aucune  autre  fin  »  ;  assurément,  un  objet  (être  libre) 
est  alors  assigné  d'une  certaine  manière  au  devoir,  mais, 
comme  il  consiste  précisément  dans  la  soumission  à  ce- 
lui-ci, c'est  sans  sortir  du  devoir  même  qu'on  le  lui  assi- 
gne; «  la  maxime  de  Kant  aboutit  de  la  sorte  à  une  tau- 
tologie. » 

—  Tautologie  en  effet!  Nous  demandons  :  «  Mais  à  quoi 
sommes-nous  donc  obligés?  »  on  nous  répond  :  «  A  être 
libres,  ou  à  agir  moralement  »  ;  mais  attendu  qu'agir  mo- 
ralement ou  être  libre  se  définit  ici  «  agir  conformément 
à  la  loi  conçue  dans  sa  pure  forme  obligatoire»,  attendu, 
surtout,  qa'ils  ne  peuvent  ici  se  définir  autrement  (en 
vertu  du  formalisme  de  principe  qui  commande  toute  la 
théorie),  tout  revient  ici  à  ce  truisme  presque  réjouis- 
sant :  «  Nous  sommes  obligés  de  faire  ce  que  nous  som- 
mes obligés  de  faire,  nous  avons  le  devoir  de  faire  notre 
devoir.  »   De  quoi  nous  nous  doutions  bien  un  peu. 

On  a  donc  beau  s'ingénier  et  s'efforcer  :  pour  remplir 
une  forme  pure,  il  faut  autre  chose  que  la  forme  même 
qu'on  veut  remplir. 

On  nous  reprochera  de  n'oublier  qu'une  chose  :  c'est 
que  la  première  formule  du  principe  pratique  suprême 
(ou  même  sa  formule  unique,  s'il  s'agit  de  la  Critique  de 
la  raison  pratique)  impose  comme  condition  absolue  à 
l'action  morale  la  possibilité  d'en  universaliser  la  ma- 
xime. Et  qu'est-ce  à  dire,  universaliser?  n'est-ce  point  par 
excellence  l'acte  propre  de  la  raison  (élément  spécifique 
de  l'humanité)?  et  la  raison  n'est-elle  pas  ainsi  donnée 
dès  l'origine,  au  moins  virtuellement,  dans  le  premier 
principe  de  la  science  des  mœm-s,  en  sorte  qu'on  ait  le 
droit  de  la  substituer  explicitement,  dans  la  seconde  for- 
mule de  ce  principe,  sous  le  nom  d'humanité  ou  de  nature 
raisonnable  proprement  dite,  à  l'idée  d'universalité  même 
que  semblait  seulement  énoncer  la  première  formule?  Tout 


LES  PRINCIPES   GÉNÉRAUX  DE   LA  MORALE   KANTIENNE  105 

au  moins  cette  idée  d'universalité  joue-t^elle  dans  l'espèce 
le  rôle  de  moyen  terme,  autorisant  la  transformation  d'une 
formule  en  l'autre.  Universel,  c'est-à-dire  raisonnable  o-u 
plutôt  rationnel  dans  sa  forme,  on  conçoit  que  l'impératif 
moral  m'assigne  pour  fin  le  respect  et  la  culture  de  ma 
raison  (ou  de  ce  qui  fait  proprement  de  moi  un  membre 
de  l'humanité)  et  qu'ainsi  cette  humanité  raisonnable  lui 
soit  expressément  donnée  pour  contenu.  C'est  même  le 
le  contraire  qui  ne  se  concevrait  pas  (183). 

—  Transeat  :  toujours  est-il  qu'un  contenu  est  alors  don- 
né à  l'impératif  catégorique];  toujours  est-il  qu'un  objet 
ou  une  matière  est  partant  assignée  au  vouloir  moral, 
et  en  tant  que  moral;  toujours  est-il  que  c'en  est  fait  à 
ce  compte  de  toute  morale  formelle,  —  nous  sommes 
bien  fâchés  de  devoir  sans  cesse  le  redire,  —  puisqu'il  n'y 
a  de  morale  formelle  qu'autant  que  le  principe  pratique 
suprême  se  formule  sans  aucun  rapport  à  aucun  objet 
ou  aucune  matière  du  vouloir  dont  il  est  la  loi.  En  ré- 
sumé cette  troisième  instance  revient  à  celle  que  nous 
avons  écartée  en  premier  lieu  et  appelle  la  même  ré- 
ponse qu'elle  (184). 

* 
*  * 

A  quoi  bon  insister  d'ailleurs,  quand  les  textes  sont 
plus  probants  que   toutes  les  démonstrations?  Et  remar- 

183.  Cf.  V.  g.  Fondements,  etc.,  2^  section,  p.  68,  ce  passage  si- 
gnificatif :  «  Il  ne  suffit  pas  .que  notre  action  ne  soit  pas  en  con- 
tradiction avec  l'idée  de  l'humanité  dans  notre  persoaine,  considérée 
comme  fin  en  soi,  il  faut  encore  qu'elle  s'accorde  avec  cette  idée. 
Or,  il  y  a  dans  l'hiunanité  des  dispositions  à  une  plus  grande  per- 
fection, lesquelles  se  rapportent  aux  fins  que  la  nature  poursuit  re- 
lativement <à  l'humanité  dans  notre  personne.  En  les  négligeant,  nou^ 
pourrons  sans  do'ute  respecter  le  devoir  de  conserv^er  l'humanité,  con- 
çue comme  fin  en  soi,  mais  non  celui  de  développer  V accomplissement 
de    cette    fin    ». 

184.  Cf.  F.  PiLLON,  Année  philosophique,  t.  I,  p.  303-5  passim  : 
«  On  ne  saurait  établir  aucun  rapport  de  succession  et  de  filiation 
entre  l'idée  d'obligation  et  celle  de  fin  en  soi,  entre  l'idée  de  loi 
morale  et  celle  de  bien  moral...  Si  dans  la  position  de  la  loi  tout 
concept,  même  rationnel,  d'tm  objet  de  la  volonté  doit  être  exclu 
à  peine  d'hétéronomie,  la  volonté  autonome  ne  peut  pas  mieux  s'ac- 
commoder du  principe  de  dignité  que  de  tout  autre  concept  rationnel, 
que  du  concept  de  perfection,  par  exemple...  Le  principe  de  di- 
gnité   assigne    en    effet    au    Vouloir    un    objet    déterminé    ». 


106  LES   PRINXIPES    GÉNÉRAUX   DE   LA   MORALE   KANTIENNE 

quons-le,  celui  que  nous  allons  lire  n'est  pas  un  texte 
isolé  ou  «  épisodique  »,  comme  dirait  Kant  en  personne, 
contenant  une  déclaration  échappée  par  mégarde  à  l'au- 
teur et  dont  il  n'y  aurait  pas  à  faire  autrement  état  :  au 
contraire,  il  s'agit  précisément  pour  Kant  lui-même  de 
passer  de  la  première  à  la  seconde  formule  et  partant, 
puisqu'en  somme  elles  coïncident,  d'introduire  la  seconde 
sans  se  départir  du  formalisme  rigoureux  dont. la  première 
était  l'expression.  Le  moment  est  donc,  pour  ainsi  dire, 
solennel  entre  tous  :  si  Kant  a  jamais  eu  à  cœur  de  rester 
fidèle  à  la  doctrine  qu'il  fait  profession  d'instaurer,  c'a 
dû  être  cette  fois;  si  quelque  part  il  a  dû  surveiller  sa 
pensée  et  son  langage,  il  semble  bien  que  ce  soit  ici. 
Ecoutons-le  donc  avec  toute  l'attention  que  réclame  la 
gra\it6  du  sujet  : 

«  S'il  existe  un  principe  pratique  suprême,  .et,  en  ce  qui 
concerne  la  volonté  humaine,  s'il  y  a  .un  impératif  caté- 
gorique, cet  impératif  doit  s'appuyer  sur  la  représentation 
de  ce  qui  est  fin  en  soi^  de  ce  qui  par  suite  est  nécessai- 
rement une  fin  pour  chaque  homme,  .afin  d'en  faire  le 
principe  objectif  de  la  volonté;  c'est  à  cette  condition  qu'il 
pourra  devenir  une  loi  pratique  universelle.  Le  fonde- 
ment de  ce  principe  est  que  la  nature  raisonnable  existe 
comme  une  fin  en  soi.  C'est  ainsi  que  nécessairement 
l'homme  se  représente  sa  propre  existence,  et,  en  ce  sens, 
ce  principe  est  un  principe  subjectif  de  l'activité  humaine. 
Mais  tout  autre  être  raisonnable  se  représente  aussi  de 
la  même  manière  sa  propre  existence,  en  vertu  du  mê- 
me principe  rationnel  qui  m'a  guidé  moi-même;  par  con- 
séquent, ce  principe  est  en  même  temps  un  principe  ob- 
jectif dont  toutes  les  lois  de  la  volonté  doivent  être  dé- 
rivées comme  de  leur  source  suprême.  L'impératif  pra- 
tique s'exprimera  donc  ainsi  :  Agis  toujours  ;de  manière 
à  traiter  l'humanité,  aussi  bien  dans  ta  personne  que 
dans  la  personne  des  autres,  comme  une  fin,  et  à  ne  t'en 
servir  jamais  comme   d'un  simple  moyen  ;:  (185). 

Habemus  confitentem  re...alem!  Si  ce  n'est  pas  là  signi- 

186.  Fondements,    etc.,    p.    66. 


LES   PRINCIPES    GÉNÉRAUX   DE    LA   MORALE   KANTIENNE  107 

fier  son  congé  au  formalisme,  si  ce  n'est  pas  là  faire  appel 
à  un  pi'incipe  pratique  matériel,  c'est  que  les  mots  ont 
changé  de  sens.  Car  enfin,  Kant  nous  dit  lo  que  le  prin- 
cipe pratique  suprême  ou  l'impératif  catégorique  doit  s'ap- 
puyer sur  la  représentation  de  ce  qui  est  une  fin  en 
soi  et  qu'à  cette  condition  seulement  il  pourra  acquérir 
force  de  loi  :  ce  n'est  donc  plus  la  loi  ou  l'impératif  même 
qu'on  pose  absolument,  dans  sa  pure  forme,  à  la  base  de 
la  morale;  au  lieti  d'être  le  fondement  de  tout  le  reste, 
c'est  lui  qui  a  un  fondement!  Ce  n'est  pas  tout,  Kant  nous 
déclare  2»  que  ce  fondement  est  Vexistence  de  la  nature 
raisonnable  (ou  de  l'humanité)  comme  fin  en  soi^  et  que 
c'est  de  là  que  toutes  les  lois  de  la  volonté  doivent  être 
dérivées  comme  de  leur  source  suprême  —  à  commen- 
cer, sans  doute,  par  cette  loi  par  excellence  de  la  volonté 
qui  s'appelle  l'impératif  catégorique  :  non  seulement  nous 
avons  le  devoir  de  respecter  l'humanité,  mais  nous  avons 
le  devoir  de  la  respecter  parce  que  c'est  l'humanité;  le 
concept  d'humanité  constitue  à  la  fois  l'objet  et  la  raison 
du  devoir.  Encore  un  coup,  nous  voilà  revenus  subrepti- 
cement du  point  de  yue  formaliste  au  point  de  vue  réaliste. 
Alors  *;>  Alors,  ce  n'était  pas  la  peine  de  changer  de  point 
de  vue.  ' 

* 

*  * 

Considérons  pourtant  comme  non  avenue  l'argumenta- 
tion précédente  et  disons,  si  l'on  veut,  que  l'auteur  des 
Fondements  de  la  métaphysique  des  mœurs  ou  de  la  Cri- 
tique de  la  raison  pratique  n'a  nulle  part  donné  aucune 
entorse  à  son  grand  principe  d'une  morale  rigoureuse- 
ment formelle  :  une  question  se  pose  en  dernier  lieu,  qui 
en  un  sens  renouvelle  toute  la  discussion.  La  loi  morale, 
conçue  dans  sa  pure  forme  obligatoire,  représente  l'in- 
concussum  quid  sur  lequel  s'élève  l'édifice  entier  de  la 
philosophie  kantienne,  la  certitude  de  cette  loi  est  la  cer- 
titude fondamentale  qui  sert  de  point  d'appui  à  toutes 
les  autres  :  or,  la  loi  morale  peut-elle  être  tenue  chez 
Kant  pour  certaine?  On  voit  assez  que  le  sort  du  système 


lO'S        LES    PRINCIPES    GÉNÉRAUX    DE     LA    MORALE    KANTIENNE 

dépend  de  la  réponse  qu'il  faut  apporter  à  cette  ultime 
question.  Mais  l'aborder  c'est  plutôt  passer  de  la  criti- 
que du  formalisme  de  Kant  à  celle  de  son  moralisme. 
Tel  est,  en  effet,  le  nom  qu'on  donne  à  son  formalisme 
même,  lorsqu'il  prétend  ainsi  fonder  toute  la  morale,  et 
même  pai'  elle  toute  la  philosophie,  sur  la  certitude  immé- 
diate et  absolue  de  la  loi. 

IV.   —    Critique   du   moralisme 

Nous  avions  constaté  à  plusieurs  reprises  chez  Kant  ce 
renversement  total  du  rapport  traditionnel  entre  la  spécu- 
lation et  l'action.  Ce  n'est  plus  celle-là  qui  sert  de  principe 
et  de  lumière  à  celle-ci,  c'est  celle-ci  qui  oriente  et  affer- 
mit tant  bien  que  mal  celle-là.  La  loi  suprême  de  l'ac- 
tion, c'est-à-dire  la  loi  morale  (ou  l'impératif  catégorique), 
n'est  plus  considérée  comme  la  conséquence  d'un  ordre 
absolu  des  choses,  conçu  de  toute  éternité  par  l'enten- 
dement divin  et  imposé  à  nos  préférences  pratiques  par 
la  volonté  di\ine;  et  ce  n'est  plus  de  cette  source  trans- 
cendante qu'elle  tient  à  la  fois  sa  force  obligatoire  et 
son  obiectivité.  Au  contraire,  si  nous  pouvons  croire  au 
ti'anscendant,  ce  n'est  qu'en  vertu  de  la  loi  morale  elle- 
même,  ou  par  une  extension  de  la  certitude  qui  lui  est 
inhérente.  Kant  dira  bien  à  l'occasion  que  «  le  concept 
de  la  liberté  forme  la  clef  de  voûte  de  tout  l'édifice 
d'un  sj'steme  de  la  raison  pure  et  même  de  la  raison 
spéculative  »  ;  que  «  tous  les  autres  concepts  (ceux  de 
Dieu  et  de  l'immortalité),  qui,  comme  simples  idées,  de- 
meurent sans  support  dans  la  raison  spéculative,  se  rat- 
tachent à  ce  concept  et  acquièrent  avec  lui  et  par  lui 
de  la  consistance  et  de  la  réalité  objective  »  ;  mais  ,1e 
concept  de  la  liberté  ne  jouit  pourtant  de  ce  privilège 
qu'  «  en  tant  que  la  réalité  en  est  prouvée  par  une  loi 
apjodictique  de  la  raison  pratique  »  ou  «  en  tant  qu'elle 
se  manifeste  par  la  loi  morale  »  (186).  Celle-ci  nous  appa- 
raît donc  bien,   en  dernière   analyse,  comme   «  se   soute- 

186.  Critique    de    la    raison   pratique,   p.    2  et   3. 


LES    PRINCIPES    GÉNÉRAUX     DE     LA     MORALE     KANTIENNE        lU9 

nant  par  elle-même  (187)  »  comme  «  n'ayant  besoin  d'au- 
cun principe  pour  sa  justification  (188)  »,  en  même  temps 
qu'elle   justifie   et   soutient    tout    le  reste.    «  On    peut   ap- 
peler la  conscience  de  cette  loi  fondamentale  un  fait  (fac- 
tum)  de  la  raison,   parce    qu'on  ne  saurait   le   tirer  par 
le  raisonnement  des  données  antérieui'es  de  la  raison,  mais 
qu'elle  s'impose  à  nous  par  elle-même  comme  une  propo- 
sition synthétique  a  priori,   qui  n'est  fondée  sur  aucune 
intuition,  ou  pure  ou  empirique;...  il  faut  admettre  cette 
loi    comme   donnée^    encore   que  ce    ne   soit   pas  un   fait 
empirique,   mais  un   fait,   et  même   le  fait  unique  de  la 
raison    pure,    qui    s'annonce    par    là  comme  originaire- 
ment législative  (189)  ».  «  C'est  la  loi  morale,   dont  nous 
avons  immédiatement   conscience,   qui  s'offre   cCabord    à 
nous  (190)  »  et  qui,  seule,  nous  garantit  ensuite  nos  autres 
certitudes,  depuis  la  liberté  même,  sa  raison  d'être  intrin- 
sèque, jusqu'à  Dieu,  condition  suprême  de  la  possibilité 
de  l'objet   total   (souverain   bien)   qu'elle   nous  impose    a 
priori  (191). 

Pour  conférer  ainsi  à  ces  concepts  «  la  consistance  et 
la  réalité  objective  »  qui  leur  mancpiaient  jusque-là,  il 
faut,  la  chose  est  trop  claire,  que  la  loi  morale  emporte 
effectivement  avec  elle,  du  premier  coup,  la  conscience 
de  sa  propre  objectivité.  Si  elle  est  objective,  ou  plu- 
tôt connue  d'emblée  comme  objective,  tout  va  bien.  Mais 
est-elle,  peut-elle  être,  dans  le  système,  connue  de  cette 
manière?  Question  finale  à  laquelle,  encore  une  fois,  le 
sort  du   système  lui-même   est  suspendu   tout  entier. 

* 
«  Nous  pouvons,  répond  Kant,  avoir  conscience  de  lois 


187.  Ihid.,  p.  79. 

188.  Ibid.,  p.  80. 

189.  Ihid.,  p.  51;  cl  p.  79  :  «  (La  loi  morale  est  donnée  oomm© 
un  fait  de  la  raison  pure,  dont  nous  sommes  conscients  a  priori  et 
qui  est  apodictiguement  certain,  en  supposant  même  qu'on  ne  puisse 
alléguer,  dans  l'expérience,  aucun  exemple  où  elle  ait  été  exactement 
stiivie    ». 

190.  Ihid.,  p.  48. 

191.  Cf.   supra,   p.   24,   et  p.   46. 


110        LES    PRINCIPES    GÉNÉRAUX    DE     LA    MORALE    KANTIENNE 

pratiques  pures  (et  partant  de  l'impératif  catégorique,  qui 
les  résume  toutes)  comme  nous  avons  conscience  de  prin- 
cipes théoriques  purs,  en  observant  la  nécessité  avec  la- 
quelle la  raison  nous  les  impose  (192)  ».  «  La  réalité  ob- 
jective d'une  raison  pure  pratique  est,  dans  la  loi  mo- 
rale, donnée  a  priori  comme  pai'  un  fait  (factum),  car 
on  peut  appeler  ainsi  une  détermination  de  la  volonté, 
qui  est  inévitable,  bien  qu'elle  ne  repose  pas  sur  des  prin- 
cipes empiriques  (193)  ».  —  Mais  les  principes  rationnels 
théoriques  le  sont,  eux  aussi,  inévitables,  mais  la  raison 
nous  les  impose,  eux  aussi,  avec  une  égale  nécessité  :  tl 
ne  m'est  pas  plus  possible  de  m' affranchir  théoriquement 
du  principe  de  causalité,  par  exerîple,  qu'il  ne  m'esit 
possible  d'échapper  pratiquement  à  l'impératif  du  devoir. 
Si  c'est  cette  nécessité  inévitable  qui  fait  la  valeur  ob- 
jective des  lois  pratiques,  pourquoi  dénier  toute  valeur 
objective  aux  principes  théoriques  purs,  qui  offrent  pré- 
cisément le  même  caractère,  «  dont  nous  avons  conscience, 
c'est  Kant  en  personne  qui  en  fait  la  remarque,  comme 
nous  avons  conscience  des  lois  pratiques,  à  savoir  en  ob- 
servant la  nécessité  avec  laquelle  la  raison  nous  les  im- 
pose? »  A  cette  communauté  même  de  caractère  doit  répon- 
di^e  une  étroite  solidarité  de  destinées  :  ou  il  faut  reconi- 
naître  les  uns  et  les  autres  pour  valables,  ou  il  faut  frap- 
per de  suspicion  les  uns  et  les  autres  (194).  De  toute  ma- 
nière, c'en  est  déjà  fait  du  moralisme,  dans  le  premier 
cas,  parce  que  les  morales  «  matérielles  »  de  la  transcen- 
dance ou  de  la  perfection,  à  l'insuffisance  desquelles  il 
devait  seul  porter  remède,  demeurent  ou  redeviennent 
possibles;  dans  le  second  cas,  parce  que  la  loi  morale 
cesse  tout  simplement  d'être  certaine. 
Chose  étrange!  quand  il  s'agissait  des  formes  de  la  con- 

192.  Critique    de    la    raison    pratique,    p.    48. 

193.  Ibid.,    p.    95. 

194.  C'est  la  même  difficulté,  en  somme,  que  nous  avons  déjà 
signalée  à  propos  de  l'absolu  ou  de  l'inconditionné  pratique,  ou, 
pour  mieux  dire,  à  propos  du  parallélisme  que  Kant  institue  ex  pro- 
fessa entre  cet  absolu  pratique  et  l'absolu  théorique  :  ou  bien  l'ab- 
solu théorique  n'est  qu'une  forme  vide  de  la  pensée,  et  alors  il 
faut    en    dire    autant   de   l'absolu   pratique;    ou    bien   l'absolu   pratique 


LES    PRINCIPES    GÉNÉRAUX    DE     LA     MORALE     KANTIENNE        111 

naissance,  espace,  temps  ou  catégories,  Kant  voyait  préci- 
sément la  preuve  de  leur  subjectivité  ou  idéalité  transcen- 
dantale   (ou   de   leur   relativité    essentielle   à  notre  faculté 
de  connaître)  dans  le  fait  qu'elles  sont  nécessaires  à  notre 
esprit  (195)  :  et  c'est  maintenant  la  nécessité  du  devoir  dont 
il  )se   réclame   pour    en    affirmer   le   caractère    absolu    et 
objectif.   D'où  peut  bien  venir  cette  différence?  par  quel 
prestige   la   raison,    en    passant    du   domaine   de   la    spé- 
culation à  celui  de  l'action,  se  trouve-t-elle  subitement  in- 
vestie  de   l'autorité   et  de   la  certitude  qu'on   lui   refusait 
jusque-là?  Parce  qu'elle  ordonne  et  cherche  à  réaliser  l'in- 
conditionné pratique,  au  lieu  de  spéculer  et  de  s'efforcer 
à  connaître  l'inconditionné  théorique?  Comme  s'il  lui  suf- 
fisait   de   prendre   un    ton    impératif   pour   acquérir    tout 
à  coup  et  tout  d'un  coup   robjecti\àté  dont  elle   était  dé- 
pourvue! «  Je  commande,  donc  je  suis  »  —  mais  il  s'agit 
juste   'de    savoir   si    votre    commandement   n'est   pas    une 
illusion.   Il  y  en  a  tant  dont  vous  avez  fait  justice!  Que 
voulez-vous?  la  Critique  de  la  raison  pure  nous  a  rendus 
difficiles  et  méfiants. 

Nous  isommes  d'autant  plus  portés  à  l'être,  qu'en  pas- 
sant ainsi  de  la  spéculation  à  l'action  la  raison  fait  des 
catégories,  somme  toute,  le  même  usage  que  la  Critique 
de  la  raison  pure  dénonce  précisément  comme  illusoire 
et  illégitime.  Et  qu'on  le  remarque,  nous  ne  parlons  même 
pas  ici,  nous  n'avons  pas  besoin  de  parler  des  postulats 
proprement  dits  (vie  future  ou  existence  de  Dieu),  nous 
restons  toujours  placés  au  strict  point  de  vue  de  la  loi 
morale.  Selon  Kant,  en  effet,  loi  pratique  inconditionnée,  ou 
impératif  catégorique,  ou  plus  simplement  loi  morale,  c'est 
conscience  qu'une  raison  pure  pratique  ou  une  volonté 
libre  prend  d'elle-même  comme  telle,  comme  pratique  et 
pure,  ou  comme  pratique  en  tant  que  pure;  c'est  con- 
séquemment  affirmation,  au  moins  implicite,  de  sa  eau- 
est  rexpression  d'une  réalité  objective,  et  alors  on  ne  voit  pas  pour- 
quoi l'absolu  théorique  ne  répondrait  à  rien  hors  de  notre  pensée 
(cf.    supra,   note    136,   et  p.    79). 

195.  Cf.  Critique  de  la  raison  pwre^  t.  I,  p.  42  et  50  sq.  ;  p.  113-15, 
p.    134,    etc. 


112         LES    PRINCIPES    GÉNÉRAUX    DE     LA    MORALE    KANTIENNE 

salité  à  titre  de  volonté  libre  et  donc  encore,  puisqu'il 
n'y  a  de  liberté  possible  que  dans  Je  monde  intelligible, 
affirmation  de  sa  causalité,  de  notre  causalité  intelligi- 
ble (196).  Comment  cela  peut-il  bien  être,  comment  peut-on 
appliquer  de  la  sorte,  c'est-à-dire  positivement  (affirma- 
tion), la  catégorie  de  cause  à  l'ordre  nouménal,  dans  une 
docti'ine  dont  l'un  des  articles  fondamendaux  nous  inter- 
dit strictement  une  telle  application?  —  Mais  il  s'agit 
de  devoir,  justement.  Que,  théoriquement  parlant,  le  con- 
cept de  cause  (et  les  concepts  similaires)  soient  ou  restent 
en  l'espèce  dépourv^us  de  toute  objectivité  véritable,  que 
cette  conception  d'une  causalité  intelligible  ou  nouménale 
de  notre  volonté  demeure,  théoriquement  parlant,  un  pur 
idéal,  invérifié  et  invérifiable,  peu  importe  :  elle  n'en 
impose  pas  moins  impérativement  (ou  catégoriquement) 
à  chacun  la  règle  de  ses  actions  (197).  —  «  Peu  importe  »  ! 
Mais  si,  cela  importe,  cela  importe  même  au  point  que 
cela  est  tout,  puisqu'il  en  résulte  précisément  que  nos 
actions  échappent  à  toute  règle  impérative  ou,  en  d'autres 
termes,  que  le  devoir  ne  peut  plus  être  certain.  Tel,  en 
effet,  que  Kant  le  définit,  il  n'existe,  je  n'ai  le  droit  de 

196.  Cf.  V.  g.,  Critique  de  la  raison  pratique,  p.  47  (scolie).  Voir 
aussi  p.  24  («  La  loi  de  la  causalité  par  liberté,  c'estrà-dire  un  prin- 
cipe pratique  pur,  forme  ici  de  toute  nécessité  le  point  de  départ  »), 
p.  71-2  j(«  La  loi  morale  nous  fournit  un  fait  qui  annonce  un  monde 
de  l'entendement  pur,  qui  le  détermine  même  positivement  [par  l'idée 
de  l'autonomie  de  la  raison  pure  pratique  ]»),  p.  74  («  Cette  loi 
est  l'idée  d'une  nature  qui  n'est  pas  doimée  empiriquement,  mais 
qui  pourtant  est  possible  par  la  Liberté,  d'une  nature  suprasensible  »), 
p.  190  («  La  causalité  par  liberté  doit  toujours  être  cherchée,  on- 
dehors  du  monde  sensible,  dans  l'intelligible...  Donc  il  ne  restait 
à  trouver  qu'un  principe  de  causalité  incontestable  et  à  vrai  dire 
objectif,  qui  exclut  toute  condition  sensible  de  sa  détermination,  c'est- 
à-dire  un  principe  dans  lequel  la  raison  n'invoque  aucune  autre 
chose  comme  principe  déterminant  relativement  à  la  causalité,  mais 
le  contienne  déjà  elle-même  par  ce  principe  et  où  par  conséquent  elle 
soit  elle-même  pratique  comme  raison  pure.  Mais  ce  principe  n'a 
besoin  ni  d'être  cherché  ni  d'être  découvert,  il  a  été  depuis  long- 
temps dans  la  raison  de  tous  les  hommes  et  incorporé  à  leur  nature, 
il  .est  le  principe  de  la  moralité.  Donc  cette  causahté  inconditionnelle, 
la  liberté,  et  avec  celle-ci  un  être  (moi-même)  qui  appartient  au 
monde  intelhgible  [en  même  temps  qu'au  monde  sensible],  ne  sont 
pas  simplement  conçus  d'une  façon  indéterminée  et  problématique, 
mais  déterminés  et  connus  assertoriquement;  ainsi  nous  a  été  don- 
née  la   réahté   du  monde  intelligible   »). 

197.  Cf.  Critique  du  Jugement,  §  75,  Anmerk.,  édit.  Rosenkranz- 
Schubert,    t.    IV,    p.    294-5. 


LES    PRINXIPES    GÉNÉRAUX     DE     LA    MORALE    KANTIENNE         llîi 

l'affirmer  comme  existant,  que  si  j'ai  le  droit  d'affirmer 
comme  existante  la  causalité  de  l'intelligible  :  or,  ce  droit, 
V Analytique  transcendantale  me  l'a  ôté,  et  ôté  à  tout  ja- 
mais. Je  n'ai  donc  plus  le  droit  d'affirmer  le  devoir, 
qui  reste  un  pur  problème'^  incapable  dès  lors  de  certifier 
quoi  que  ce  soit  (198). 

*  * 

Nous  entendons  bien  ce  qu'on  va  objecter  :  «  Raisonner 
comme  vous  venez  de  faire,  c'est  supposer  que  chez  Kant 
l'affirmatioii  de  la  loi  morale  est  identiquement  l'affir- 
mation d'une  causalité  du  noumène.  Or  tel  n'est  pas  tout 
à  fait  le  cas.  Il  n'y  a  pas  ici  identité  entre  les  deux 
termes,  mais  simple  conditionnement,  en  sens  divers, 
de  l'un  par  l'auti'e,  de  la  loi  morale  par  la  causa- 
lité de  la  raison  pure  ou  par  la  liberté,  et  de  la 
liberté  par  la  loi  morale.  La  liberté  ou  causalité  de  la 
raison  pure  est  la  ratio  essendi,  le  principe  réel  de  la 
loi,  dont  la  conscience  immédiate  est  la  ratio  cognoscendi, 
le  moyen  pour  nous  de  prendre  connaissance  de  la  li- 
berté   (199)  ».    —    Bornons-nous    à  quelques   observations. 

1°  L'argumentation  qui  précède  ne  suppose  pas,  à  par- 
ler proprement,  l'identité  entre  l'affirmation  de  la  loi  mo- 
rale  et  l'affirmation   de   la    liberté  ou   causalité   intelligi- 


198.  Qu'on  veuille  bien  remarquer  que  nous  avons  parlé  d'affir- 
mation de  la  causalité  nouménale  connue  existante,  et  non  pas  simple- 
ment de  sa  conception  comme  j)Ossible.  L'Analytique  transcendantale 
a  beau  nous  permettre  celte  conception  de  la  causalité  nouménal© 
comme  possible  :  toujoiu-s  est-il  que,  pour  que  l'affirmalion  de  la 
dite  causalité  nouménale  coimne  réelle  fût  autorisée  à  son  tour,  il 
Y  faudrait  une  inluiiion  correspondante,  or  notre  intuition  ne  peut 
être  que  sensible,  etc.  (cf.  supra,  p.  30,  et  notre  Essai  sur  le  réalisme 
thomiste,  etc.,  p.  184  sq.)  ;  de  toute  manière,  cette  affirmation  reste 
donc  rigoureusement  prohibée.  —  Quant  à  répondre  que  la  loi  mo- 
rale supplée  précisément,  dans  l'espèce,  une  intuition  impossible,  on 
n'y  doit  pas  songer,  puisque,  précisément  aussi,  c'est  la  même  chose 
d'affirmer  la  loi  morale  et  d'affirmer  la  causa  noumenon  :  autant 
dire  du  premier  coup,  et  à  rencontre  de  ses  propres  principes,  que 
l'affirmation  de  la  causa  noumenon  se  justifie  par  elle-même,  sans 
avoir  besoin  d'aucune  condition.  —  Si  enfin  on  alléguait  que  tout 
ce  processus  n'intéresse  pas  V  «  usage  théorique  de  la  raison  », 
mais  seulement  son  «  usage  pratique  »  (cf.  supra,  p.  30),  le  lecteur 
verra  un  peu  plus  loin  (p.   119  sq.)  oe  qu'il  en  est  exactement. 

199.  Cf.     supra,    p.    24. 

LïS  principes  généraux  de  la  Moral*  kantienne.  S 


114        LES     PRINXIPES    GÉNÉRAUX    DE     LA     MORALE    KANTIENNE 

ble  :  elle  constate,  dans  la  doctrine  de  Kant,  le  fait  de 
cette  identité  et  en  tire  les  conséquences  qu'il  comporte 
eu  égard  à  la  certitude  de  la  loi  même,  c'est-à-dire  qu'elle 
fait  voir  qu'il  a,  au  vrai,  pour  conséquence  sa  totale 
incertitude  (200).  Qu'on  trouve,  maintenant,  dans  la  Criti- 
que de  la  raison  pratique,  une  autre  manière  d'enten- 
dre le  rapport  des  deux  affirmations,  cela  prouverait  que 
Kant  professe  sm'  ce  point  deux  opinions  difficilement 
conciliables,  mais  cela  ne  changerait  rien  aux  résultats 
acquis   quant   à  la   première. 

2o  II  est  d'ailleurs  permis  de  se  demander  si   les  deux 
conceptions  sont    tellement    différentes.    Et    de   fait,    com- 
ment  la    loi    morale    «  mène-t-elle    au    concept   de    la    li- 
berté »  ?  «  Directement,  et  en  tant  qu'elle  est  représentée 
comme  un  principe  de  détermination  que  ne  peut  dominer 
aucune  condition  sensible  et  qui,   bien  plus,  en   est  tota- 
lement indépendant  »   (201).    Mais  c'est,   au   sens  kantien, 
la  propre  définition   de  la  liberté,   cela  même!   Que  fau- 
drait-il de  plus  pour  établir  que  liberté  et  loi  morale  ne 
font  qu'un  et  surtout  sont  <   représentées  »,  connues,  affir- 
mées  comme   telles?   Bref,    nous    n'avons   affaire   là   qu'à 
une    analyse,    tirant   au    jour    l'identité   réelle  de    notions 
qui    «  s'impliquent   réciproquement   l'une    l'autre  ».    C'est 
tellement   vrai   que,   là   même   où  il  entreprend   de   nous 
expliquer  cet  «  ordre  »   ou  cette   «  subordination  de  con- 
cepts »   jqui    aboutit   à  «    nous    découvrir   celui   de    la    li- 
berté »,   Kant  commence  par  rappeler   cette  identité  fon- 
cière  de  liberté   et  de  loi   pratique  inconditionnée.   Mais 
alors,   je  ne   puis   être  %Taiment  assuré  de  la  loi  que  si 
je  le  suis  tout  ensemble  de  la  liberté,  la   «  conscience  > 
de  l'une  est,  identiquement,  celle  de  l'autre.  —  nous  voilà 
ramenés    à  la    conception    antérieure    et    à    la   difficulté 
qu'elle   soulève   au  point   de   vne  de  l'objectirité    du    de- 
voir (202). 

200.  Car  enfin,  oui  ou  non  les  testes  précités  de  la  Saison  pra- 
tique disent-ils  que  liberté,  c'est  conscience  qu'une  raison  pure  pra- 
tique   prend    d'elle-même,    etc.? 

201.  Critique   de   la  raison  pratique,   p.    48. 

202.  Ibid.,    p.    47.    —   Cf.,    au   surplus,    supra,    p.    82-3. 


LES    PRINCIPES    GÉNÉRAUX    DE    LA    MORALE    KANTIENNE        115 

30  La  distinction  entre  ratio  cognoscendi  et  ratio  es- 
seiidi  ne  fait  ici  rien  à  l'affaire,  ou  si  elle  contribue  a 
quelque  chose,  c'est  bien  plutôt,  quoi  qu'il  y  paraisse  de 
prime  abord,  à  corroborer  l'observation  précédente.  Qu'est- 
ce  à  dire  en  effet,  «  la  loi  morale  est  la  ratio  cognoscendi 
de  la  liberté,  qui  est  la  ratio  essendi  de  la  loi  morale  »  ? 
Y  a-t-il  vraiment  ici,  comme  il  le  semble  à  première  vue, 
deux  moments  successifs  et  nettement  distincts,  l'un  où  la 
loi  morale  est  d'abord  affirmée,  en  elle-même,  sans  plus, 
l'autre  où  est  ensuite  affirmée  la  liberté,  à  titre  de  prin- 
cipe réel  de  la  loi?  Encore  une  fois,  il  est  permis  d'en 
douter.  Lorsque  Kant  observe  que  «  c'est  la  moralité  qui 
nous  découvre  d'abord  le  concept  de  la  liberté  »  (203), 
d'abord,  remarquons-le,  veut  dire  «  pour  la  première  fois  »  : 
partout  ailleurs  nous  ne  rencontrons  que  déterminisme, 
du  n:oins  ne  concevons-nous  la  liberté  que  comme  un 
idéal  et  un  problème;  s'il  n'y  avait  pas  la  morale,  nous 
ne  prendrions  jamais  sur  nous  d'admettre  une  réalité  cor- 
respondante; c'est  en  morale  que  pour  la  première  fois 
la  liberté  se  révèle  à  nous  comme  existante  (204).  Main- 
tenant, de  quelle  manière  précise  se  révèle-t-elle  à  nous 
de  la  sorte?  la  réponse  est  dans  le  propre  texte  de  Kant  : 
«  la  loi  morale  est  la  condition  sous  laquelle  nous  pou- 
vons d'abord  devenir  conscients  de  la  dite  liberté  »  (205). 
C'est  donc  en  réalité  la  même  chose  d'avoir  conscience 
de  l'une  et  d'avoir  conscience  de  l'autre;  on  en  revient 
toujours  à  la  même  idée  maîtresse  :  la  loi  morale  n'est, 
au  fond,  que  «  la  conscience  d'une  raison  pure  pratique, 
identique  elle-même  au  concept  positif  de  la  liberté  »  (206). 
Pour  employer  le  langage  des  Fondements  de  la  méta- 
physique des  niœars,  liberté  et  loi  morale  «  sont  deux 
concepts  que  l'on  peut  substituer  l'un  à  l'autre  (en  vertu 
de  lem'  identité,  découverte  par  simple  analyse),  mais  c'est 


203.  Critique    de    la    raison   pratique,   p.    48. 

204.  Cf.    supra,    p.    25. 

205.  Critique   de   la   raison   pratique,   p.    3,    note. 

206.  Ibid.,    p.    47. 


116        LES    PRINCIPES    GÉNÉRAUX    DE    LA    MORALE    KANTIENNE 

justement  pourquoi  l'on  ne  peut  se  servir  de  l'un  pour 
expliquer  l'autre  et  en  rendre  raison.  Tout  ce  que  l'on 
peut  faire,  c'est  de  ramener  à  un  seul  concept  deux  repré- 
sentations du  même  objet  qui  semblent  différentes  au  point 
de  vue  logique,  comme  on  réduit  plusieurs  fractions  de 
même  valeur  à  leur  plus  simple  expression  (207)  ».  Et 
ce  concept  unificateur  est  ici  celui  de  la  puissance  pra- 
tique de  la  raison  pure  (ou  de  la  causalité  du  noumène), 
avec  laquelle,  de  fait,  coïncident  également  la  loi  mo- 
rale et  la  liberté.  N'y  a-t-il  pas  lieu  de  conclure  une 
fois  de  plus  que  c'est  la  même  affirmation  qui  porte 
indivisément  sur  les  deux  termes,  précisément  parce  qu'au 
vrai  ils  n'en  font  qu'un  (208)? 

4°  Ce  qui  tendrait  enfin  à  faire  croire  qu'il  en  va  bien 
ainsi,  c'est  que  tel  paraît  être  le  seul  moj^en  d'éviter 
le  cercle  \icieux  lamentable  où  s'embarrasserait  autre- 
ment l'auteur  des  Fondements  et  de  la  Raison  pratique. 
Voici  ce  que  nous  voulons  dire.  Dans  l'Introduction  à  ce 
dernier  ouvrage,  Kant,  reprenant  quelques-unes  des  idées 
de  la  troisième  section  des  Fondements,  explique  ce  qu'il 
entend  par  une  critique  de  la  raison  pratique.  «  La  pre- 
mière question  est  ici  de  savoir,  écrit-il,  si  la  raison  pure 
suffit  à  elle  seule  à  déterminer  la  volonté,  ou  si  elle  ne 
peut  être  un  principe  de  détermination  que  comme  dé- 
pendant de  conditions  empiriques  >.  Il  s'agit,  en  d'autres 
termes,  de  savoir  si  la  raison  pure  est  capable  ou  non 
d'édicter  une  loi  a  priori^  universellement  valable,  caté- 
goriquement impérative,  bref  s'il  y  a  une  loi  morale,  que 
nous    puissions    tenir    pour   objectivement    certaine   (209). 

207.  Fondements    de    la    métaphysique    des    mœurs,    p.    101. 

208.  Il  faudrait  d'aiilleurs  voir  si,  au  point  de  vue  kantien,  la 
distinction  entre  ratio  cogvoscendi  et  ratio  essendi  peut  tenir  long- 
temps. De  ce  que  la  liberté  est  conçue  par  nous  comme  le  principe 
réel  du  devoir,  avons-nous,  au  point  de  vue  kantien,  le  droit  d'in- 
férer qu'elle  en  est  le  principe  réel?  Pas  plus,  semble-t-il,  que  nou3 
n'avons  le  droit,  du  fait  v.  g.  que  le  moi  se  connaît  comme  un 
sujet  réel,  simple,  identique,  etc.,  d'inférer  qu'il  est,  en  lui-même,  un 
tel  sujet  —  en  quoi  consiste,  selon  Kant,  tout  le  «  paralogisme  de 
la  raison  pure  ».  D'où  vient  que  le  passage  du  connaître  à  l'être, 
illégitime    dans    un    cas,    est   autorisé    dans    l'autre? 

209.  De   fait,    les    Fondements  de  la   métaphysique  des   mœurs   aasi- 


LES    PRINCIPES    GÉNÉRAUX    DE     LA    MORALE    KANTIENNE        117 

«  Un  concept  de  la  catisalité,  poursuit  Kant,  justifié  par  la 
Critique  de  la  raison  pure,  mais  non  susceptible  à  la  véri- 
té, d'une  représentation  (210),  intervient  ici,  c'est  le  concept 
de  la  liberté.  »  En  effet,  dire  que  la  raison  pure  est  pratique 
par  elle-même  ou  qu'il  y  a  un  impératif  catégorique,  équi- 
vaut à  dire,  nous  venons  de  le  voir,  que  la  raison  peut 
déterminer  la  volonté  indépendamment  de  toute  condition 
empirique  :  or,  c'est  à  quoi  revient,  chez  Kant,  la  liberté 
même  ~  mais  lisons  toujours  la  suite  :  —  «  Si  nous  pou- 
vons maintenant  découvrir  des  moyens  de  prouver  que 
cette  propriété  (la  liberté)  appartient  en  fait  à  la  volonté 
humaine,  et  ainsi  aussi  à  la  volonté  de  tous  Les  êtres  rai- 
sonnables, il  sera  montré  par  là,  non  seulement  que  la 
raison  pure  peut  être  pratique,  mais  qu'elle  seule,  et  non 
la  raison  limitée  empiriquement,  est  pratique  d'une  façon 
inconditionnée  (211)  ».  Autrement  dit  encore,  si  nous  pou- 
vons prouver  la  liberté,  nous  aurons  prouvé  le  pouvoir 
pratique  de  la  raison  pure  avec  la  loi  morale.  Or,  com- 
ment Kant  prouvera-t-il  la  liberté?  Juste  par  la  loi  morale 
elle-même  ou  par  le  pouvoir  pratique  de  la  raison  pure  : 
toute  autre  démonstration  serait  illusoire,  nous  ne  pouvons 
être  assurés  de  la  liberté  que  par  sa  liaison  intrinsèque 
avec  la  loi  morale,  comme  nous  ne  pouvons  être  assurés 
de  l'existence  de  Dieu  et  de  la  vie  future  que  par  leur  liaiso^n 
extrinsèque  avec  l'objet  total  que  cette  loi  nous  impose  (212). 
Voilà  Kant  retombé  dans  la  même  argumentation  circulaire 
où  il  s'était  déjà  enfermé  à  propos  de  ces  deux  postulats 
proprement  dits  :  «  nous  ne  sommes  certains  qu'il  y  a  un 
Dieu  et  une  vie  future  qu'autant  que  nous  sommes  certains 
qu'il  y  a  un  devoir  —  nous  ne  sommes  certains  qu'il  y  a 
un  devoir  qu'autant  que  nous  sommes  certains  qu'il  y  a 
un  Dieu   et  une  vie  future  (213);  »   de  même  ici,  donc: 

gnent   pour   tâche   à  une   critique   de  la  raison   pratiqoie   d'établir   l'ob- 
jectivité   du    devoir,    v.    g.    p.    93. 

210.  Cf.    su27ra,    p.    26-7. 

211.  Critique   de   la   raison   pratique,   p.   22. 

212.  Cf.    supra,    p.    22-24,    p.    41    sq.,    p.    46    sq. 

213.  Cf.    supra,    p.    74. 


118        LES    PRINCIPES    GÉNÉRAUX    DE    LA    MORALE    KANTIENNE 

«  nous  ne  sommes  certains  qu'il  y  a  une  loi  morale  qu'au- 
tant que  nous  sommes  certains  que  la  liberté  existe  — 
nous  ne  sommes  certains  que  la  liberté  existe  qu'autant 
que  nous  sommes  certains  qu'il  y  a  une  loi  morale.  »  Il 
est  bien  à  craindre,  à  ce  compte,  que  nous  ne  soyons 
en  dernière  anal3'se  certains  ni  de  l'un  ni  de  l'autre. 

Sans  doute,  les  Fondements,  qui  reconnaissent  l'existence 
de  cette  «  sorte  de  cercle  »,  nous  indiquent  aussi  le  «  seul 
moj'en  de  le  faire  disparaître  »,  à  savoir  par  le  recours 
à  l'idée  de  notre  nature  ou  personne  intelligible,  dont  «  la 
liberté  et  la  législation  morale  »  se  déduiraient  également, 
au  lieu  d'être  démontrées  l'une  par  l'autre  (214).  Mais 
ce  n'est  pas  de  faire  ainsi  appel  au  monde  intelligible 
ou  nouménal  qui  réussit  à  lever  la  difficulté,  au  contraire, 
celle-ci  n'en  devient  que  plus  redoutable.  Comme  si  le 
monde  nouménal  ou  intelligible  n'était  pas  lui-même  une 
pure  hypothèse  et,  bien  pis,  une  hypothèse  qu'on  ne  sau- 
rait transformer  en  certitude  que  par  la  certitude  de  la 
loi  et  de  la  liberté  qu'elle  doit  précisément  fonder!  Cer- 
cle sur  cercle,  cela  devient  presque  vertigineux.  Un  pro- 
blème résolu  par  un  autre  pix)blème  au  moyen  d'un  troi- 
sième problème  qui  sert  à  les  résoudre  l'un  et  l'autre  tout 
en  étant  résolu  par  eux!  C'est  un  véritable  casse-tête, 
le  «  casse-tête  trancendantal  ».  Je  ne  puis  être  certain 
qu'il  y  a  une  loi  morale  que  si  la  liberté  existe;  mais 
la  liberté  ne  peut  exister  que  dans  le  monde  nouménal,  car 
la  liberté  phénoménale  est  un  non-sens;  or,  je  ne  puis  sa- 
voir si  la  liberté  existe  dans  le  monde  nouménal,  je  ne 
puis  ique  le  croire,  et  encore  et  surtout  ne  puis-je  le 
croire  qu'en  m'appuyant  sur  la  certitude  de  la  loi.  Je  ne  puis 
avoir  accès  dans  le  monde  nouménal,  oii  j'ai  seulement 
chance  de  ti'ouver  la  liberté,  condition  sine  qua  non  de 
la  Jloi,  que  par  la  certitude  de  la  loi;  mais  je  ne  puis 
avoir  la  certitude  de  la  loi,  qui  suppose  celle  de  la 
liberté,  qu'en  pénétrant  dans  le  monde  nouménal.  Kant 
nous  laisse,  pour  finir,  dans  la  situation  d'un  homme  qui 
ne   peut   rentrer    chez    lui    qu'à   la    condition   d'avoir    sa 

214.  Cf.  Fondements,    etc.,    p.    100    à  105. 


LES     PRINCIPES    GÉNÉRAUX     DE     LA     MORALE     KANTIENNE        1  ]  9 

clef  et  qui,  malheureusement,  a  laissé  sa  clef  chez  lui. 
Ce  n'est  donc  pas  de  ce  côté  qu'il  fallait  chercher  le 
moj'en  de  sortir  du  cercle.  Cet  unique  moyen,  redisons-le, 
consiste  à  identifier  précisément  les  deux  termes  en  ques- 
tion, liberté  et  loi  morale,  a  soutenir  que  liberté  et  puis- 
sance pratique  de  la  raison  ou  impératif  catégorique  sont 
effectivement  unum  et  idem^  et  qu'ainsi  on  ne  les  prouve 
pas  l'une  par  l'autre,  mais  qu'on  les  pose  ou  reconnaît 
toutes  deux  comme  existantes  par  une  même  et  indivisible 
affirmation.  Seulement,  si  le  cercle  a  disparu,  un  autre 
paralogisme  prend  sa  place,  ou  plutôt  le  même  paralogisme 
que  le  présent  paragraphe  s'attache  à  dénoncer  :  la  loi 
morale  étant  conçue  de  la  sorte,  dans  le  système,  comme 
identique  à  la  liberté  ou  à  la  causalité  du  noumène,  l'affir- 
mation de  la  loi  morale  se  trouve  constituer,  dans  le  sys- 
tème, l'application  à  l'ordre  suprasensible  de  notions  (caté- 
gories) que  le  système  lui-même  nous  interdit  pourtant  d'jr 
transférer.  Il  ne  fallait  pas  dire  tout  à  l'heure  :  «  elle  pose 
ou  reconnaît  d'un  seul  coup  comme  existantes  la  loi  morale 
et  la  liberté  »,  il  fallait  dire  :  «  elle  les  pose^  à  la  lettre, 
comme  telles  »,  arbitrairement,  bien  plus,  illégitimement. 
Ce  n'est  pas  seulement  une  pétition  de  principe,  c'est  une 
contradiction.  Et  invariablement  nous  concluons  que  le 
devoir,  cette  pierre  angulaire  de  tout  l'édifice  de  la  rai- 
son pure,  n'est  toujours  pas  établi. 

* 
*  * 

Au  reproche  d'usage  illégitime  des  catégories  dans  l'affir- 
mation de  la  loi  morale,  Kant  et  ses  disciples  répondent, 
il  est  vrai,  que  c'est  usage  pratique^  et  non  seulement 
usage  pratique,  mais  usage  immanent.  II  ne  s'agit  plus 
de  «  déterminer  un  objet  »  (par  l'application  de  telles 
ou  telles  catégories  à  des  intuitions),  ce  qui  serait  effecti- 
vement   affaire    de   connaissance  ou   de   théorie  (215)  :    il 

215.  Selon  Kant,  il  n'y  a  de  connaissance  qu'autant  que  des  in- 
tuitions sont  liées  par  des  catégories;  cette  action  synthétique  de 
la  pensée  constitue  à  la  fois  les  connaissajices  mêmes  et  leurs  objets. 
Cf.    supra,   notes    40  et  100. 


120        LES     PRINCIPES    GÉNÉRAUX     DE     L\    MC     A.LE     KANTIENNE 

s'agit  de  déterminer  la  volonté  du  sujet  (par  l'idée  d'une 
législation  universelle  que  conçoit  la  raison),  ce  qui  est 
simplement  affaire  d'action  (usage  pratique),  ce  qui  d'au- 
tre part  ne  nous  fait  pas  dépasser  le  sujet  lui-mOme,  au 
dedans  duquel  (usage  immanent)  tout  se  passe  désormais. 
Et  sans  doute  une  causalité  réelle  est  alors  attribuée  à 
la  raison  même,  et  à  la  raison  en  tant  que  pure,  par 
conséquent  une  causalité  non  empirique  ou  intelligible; 
mais  c'est  juste  la  preuve  cpie  «  le  concept  de  la  liberté 
(n'oublions  pas  que  chez  Kant  liberté  et  pouvoir  pratique 
de  la  raison  pure  ou  causalité  inconditionnée  de  la  raison 
ne  font  qu'un)  est  le  seul  qui  nous  permette  de  ne  pas 
sortir  de  nous-mêmes  afin  de  trouv^er,  pour  le  conditionné 
et  le  sensible,  l'inconditionné  et  l'intelligible  (216)  »  ;  c'est 
juste  la  preuve  que  l'emploi  de  cette  catégorie  (de  cause) 
n'est  pas  en  l'espèce  transcendant,  c'est-à-dire  illusoire 
et  indu  tout  ensemble.  Bref,  usage  pratique  et  immanent 
(des  catégories)  re\'ient  à  usage,  non  seulement  par  le 
sujet,  mais  en  fonction  du  sujet,  et  du  sujet  en  tant  que 
volonté  morale,  puisque  tout  ce  qu'on  se  propose,  c'est 
de  donner  une  loi  à  son  action,  et  qu'on  ne  le  «  détermine  » 
que  par  rapport  à  cette  action  et  à  cette  loi  (217).  — 
Il  y  a  là  plus  d'une  équivoque  à  démêler. 

Commençons  par  1'  «  usage  immanent  ».  En  premier 
lieu,  la  question  n'est  pas  précisément  de  savoir  si  c'est 
usage  par  le  sujet  et  par  rapport  au  sujet,  la  question  est 
de  savoir  si  c'est  usage  de  notions  transcendantes.  Que 
l'action  et  ses  résultats,  par  exemple  l'intention  vertueuse 
avec  tous  les  efforts  qu'elle  implique,  soit  comme  une 
actualisation  immanente  de  puissances  immanentes,  rien 
de  plus  vrai;  n'empêche  pourtant  que  cette  action  est 
conditionnée  par  l' affirmation  dune  loi  absolue,  universel- 
lement valable,  qu'on  rapporte  en  termes  exprès  à  une 
causalité  de  la  raison  pure,  qu'on  tient  pour  émanée  de 
notre  personnalité  intelligible,  etc.  :  si  pareille  affirmation 

216.  Critique    de    la    raison    pratique,    p.     191. 

217.  Cf.  Critique  de  la  raison  pratique,  p.  5  sq.;  p.  76  sq.  ;  p.  80; 
p.    83-5;    p.    93-9;    p.    187-92,    etc. 


LES    PRINCIPES    GÉNÉRAUX    DE    LA    MORALE    KANTIENNE        121 

ne  se  formule  pas  en  matière  de  transcendant,  quand  donc 
sera-ce  le  cas? 

«  Mais  cette  affirmation  même,  en  tant  que  telle,  ne 
nous  fait  pas  sortir  du  sujet.  »  —  Nouvelle  équivoque, 
double  équivoque  même,  a)  Assurément,  c'est  le  sujet 
qui  affirme,  mais  encore  ime  fois,  oui  ou  non,  son  affir- 
mation se  donne-t-elle  pour  l'expression  d'un  ordre  supé- 
rieur, «  transcendant  »,  aux  phénomènes?  Oui  ou  non, 
prétend-elle  atteindre  un  terme  objectif,  et  non  seulement 
un  terme  objectif,  mais  un  terme  situé  pour  ainsi  dire 
au  delà  de  toute  expérience,  dans  le  monde  intelligible? 
Poser  la  question,  c'est  la  résoudre  :  ce  qui  se  manifeste 
dans  la  loi,  ce  dont  la  loi  «  est  simplement  la  conscience  », 
0*^681  «  le  pouvoir  pratique  pur  de  la  raison  »  ou  «  la  cau- 
salité inconditionnée  de  la  raison  pure  »,  pwre  =  intelli- 
gible, justement!  Comment  soutenir,  dans  ces  conditions, 
qu'on  ne  sort  pas  du  sujet? 

b)  «  On  n'en  sort  pas,  dira  Kant,  parce  que  cette  causa- 
lité inconditionnée  et  intelligible,  le  sujet  se  l'attribue  pré- 
cisément à  lui-même,  en  prenant  conscience  (par  la  loi 
morale)  de  son  pouvoir  pratique  pur  comme  raison,  autre- 
ment dit  de  sa  liberté  :  redisons-le,  c'est  même  le  seul 
cas  où  il  découvre  l'intelligible  et  l'inconditionné  au  fond 
de  lui-même.  Bref,  le  sujet  est  ici  le  principe  et  tout 
ensemble  le  terme  de  sa  propre  affirmation;  redisons-le 
aussi,  il  ne  détermine  plus,  il  ne  se  berce  plus  du  chimé- 
rique espoir  de  déterminer  un  objet  (transcendant),  il 
se  détermine  lui-même,  ne  se  déterminant  au  reste  de  la 
sorte  qu'en  fonction  de  la  pratique  et  de  sa  loi.  »  —  Mais 
de  quel  sujet  enfin  veut-on  parler?  Ce  ne  peut  pourtant 
pas  être  le  sujet  sensible  et  phénoménal,  soumis  d'un 
bout  à  l'autre  de  son  développement  aux  conditions  du 
déterminisme  empirique,  incapable  par  conséquent  d'une 
causalité  inconditionnée  et  libre  ou,  comme  on  dit  encore 
et  expressément,  «  intelligible  ».  Il  ne  peut  donc  être  ici 
question  que  du  sujet  intelligible,  pareillement,  ou  noumé- 
nal.  Ou  plutôt  et  en  un  autre  sens,  non,  il  ne  peut  pas  en 
être   quesition   ici,    nous   voulons   dire   qu'on   ne   peut  se 


122        LES    PRIN'CIPES     GÉNÉRAUX     DE     LA     MORALE    KANTIENNE 

mettre  en  tête  de  le  «  déterminer  »  sans  se  faire  prendre 
de  nouveau  en  flagrant  délit  d'usage  illicite  des  catégo- 
ries. Comme  si  le  sujet  nouménal,  comme  si  cette  chose 
en  soi  qui  s'appelle  le  sujet  nouménal  ne  nous  était  pas 
inaccessible  par  définition  même,  à  l'égal  de  cette  chose 
en  soi  qui  est  l'objet  nouménal!  Comme  s'il  nous  était  plus 
loisible  d'atteindre  la  chose  en  soi,  le  noumène,  en  nous 
que  hors  de  nous!  Que  signifierait,  autrement,  le  «  para- 
logisme de  la  raison  pure  »   (218)? 

L'application  des  concepts  purs  de  l'entendement  (de 
celui  de  cause,  entre  autres)  à  la  détermination  du  sujet 
intelligible  est  donc  tout  aussi  «  transcendante  »  que  leur 
application  à  la  détermination  de  l'objet  intelligible.  «  On 
ne  sort  pas  alors  du  sujet  »,  soit,  mais  parce  qu'on  s'est 
transporté  au  préalable,  et  comme  d'un  bond,  dans  le 
sujet  transcendant.  Or.  c'est  ce  transport  même,  c'est  ce 
bond  quil  s'agirait  de  justifier.  On  ne  peut  pas,  on  ne 
peut  plus  songer  à  le  justifier  par  le  devoir  ou  la  loi 
morale,  puisque  c'est  dans  la  propre  affirmation  de  cette 
loi  qu'il  a  lieu.  C'est-à-dirs  que  cette  affirmation  nous 
apparaît  derechef  comme  impossible.  C'est-à-dire  que  l'exis- 
tence du  devoir  ou  de  la  loi  reste  toujours  en  question,  et, 
avec  elle,  la  solidité  d'un  système  dont  ce  devait  être 
l'unique   fondement. 

Quant  à  1'  «  usage  pratique  »,  il  dissimule  mal  à  son 
tour  de  nouvelles  ambiguïtés.  Entend-on  par  là  que  le 
concept  d'une  «  causa  noumenon  »  peut  seulement  être 
considéré  comme  valable  dans  l'ordre  de  l'action  et  par 
rapport  à  elle,  attendu  que  sans  lui  la  loi  qui  la  règle 
demeurerait  pour  nous  une  indéchiffrable  énigme  (219)? 
que  s'il  n'}'  avait  pas  la  morale,  avec  l'impératif  dont 
elle  dépend,  l'esprit  humain  n'aurait  jamais  pris  sur  lui 
d'admettre  une  chose  aussi  énorme  que  la  liberté,  aussi 


218.  C'està-dire,  comme  chacun,  sait,  le  faux  raisonnement  où  s'em- 
barrasse notre  raison  lorsqu'elle  entreprend  de  spéculer  sur  cet  absolu 
ou  cette  chose  en  soi  gu'est  précisément  notre  âme,  bref  lorsqu'elle 
s'applique    à  la    «  psychologie    rationnelle   ».    —    Cf.    supra,    note    208. 

219.  Cf.    Critique   de    la   raison   pratique,    p.    96-7,    et   supra,   p.    30. 


LES    PRINCIPES    GÉNÉRAUX     DE     LA     MORALE     KANTIENNE        123 

opposée  qu'elle  au  déterminisme  qu'il  voit  régner  partDut 
ailleurs  (220)?  —  Admettons  nous-mêmes  (dato^  non  con- 
cesso)  que  tel  soit  au  vrai  le  seul  cas  où  l'emploi  du  con- 
cept de  causalité  nouménale  devienne  légitime  :  mais,  oui 
ou  non,  l'esprit  humain  en  l'employant  de  la  sorte  sait- 
il  ce  qu'il  fait?  oui  ou  non,  lorsqu'avec  et  par  la  loi  il 
affirme  son  pouvoir  pratique  pur,  sait-il  ce  qu'il  dit? 
S'il  le  sait,  comment  nier  que  ce  soit  théorie,  connaissan- 
ce (221)?  S'il  ne  le  sait  pas,  sou  affirmation  n'a  plus  aucun 
sens,  alors  qu'elle  n'est  précisément  proférée  que  pour 
donner  un  sens  à  la  loi.  La  loi  morale  n'arriverait  ainsi 
à  signifier  quelque  chose  qu'à  la  faveur  d'un  concept 
qui   ne   signifie  rien! 

On  n'admet  la  liberté  ou  la  causalité  du  noumène  que 
«  pratiquement  »,  transeat,  mais  qu'est-ce  à  dire?  C'est- 
à-dire  qu'on  l'admet  parce  que,  autrement,  il  n'y  aurait 
plus  rien  à  comprendre  à  l'impératif  pratique  ou  moral 
—  «  on  l'admet,  ou  la  reconnaît  pour  objective,  parce 
que...  »,  spéculation,  théorie,  encore  et  toujours,  et  spécu- 
lation, théorie  raisonnée.  Que  cette  spéculation  ait  un  rap- 
port direct  à  la  pratique,  rien  de  plus  exact,  et  rien 
d'étonnant  non  plus,  puisqu'aussi  bien  c'est  la  loi  de  la 
pratique  qui  se  trouve  être  affirmée  alors  :  la  pratique 
cependant  est  une  chose,  la  théorie  relative  à  la  pratique 
ou  orientée  vers  la  pratique  en  est  une  autre.  En  toute 
rigueur,  ce  qui  est  pratique,  c'est  l'action  elle-même,  et 
l'action  exclusivement;  il  n'y  a  de  pratique,  à  la  lettre, 
que  lorsqu'on  agit,  et  en  tant  qu'on  agit  (  izokrrzvj  ).  A  coup 
sûr  cette  action,  si  elle  n'est  pas  de  tous  points  aveugle 
ou  inintelligente,  implique  (et  applique  aussi)  des  concep- 
tions qui  la  dirigent  et  lui  donnent  une  valeur  ou  un  sens  : 
mais  ces  conceptions  en  elles-mêmes  sont  théoriques.  Autre 


220.  Cf.    supra,    p.    23-25. 


221.  L'aveu  en  échappe  à  Kant  lui-même  :  «  Ainsi,  écrit-il  à  la 
suite  d'un  des  textes  précités,  on  comprend  pourquoi  dans  tout  le 
pouvoir  de  la  raison,  il  n'y  a  que  le  pouvoir  pratique  qui  puisse 
nous  transporter  au  delà  du  monde  des  sens,  nous  fournir  des  connais- 
sances d'un  ordre  suprasensible,  etc.  {Critique  de  la  raison  pratique, 
p.    192)    ».    Cf.    supra,   note    196. 


124        LES    PRINCIPES    GÉNÉRAUX     DE     LA     MORALE     KANTIENNE 

chose  est  dire  :  je  veux  que  cela  soit,  autre  chose  dire  : 
I  je  vois  qu'il  faut  que  je  le  veuille  ou  que  je  dois  le  vou- 
\loir.  Conception,  vision,  affirmation,  certitude  auraient-ils 
donc  cessé  d'être  des  opérations  ou  des  états  de  l'intelli- 
gence? Il  ne  suffit  pourtant  pas  d'appeler  pratique  un 
procédé  de  celle-ci  pour  l'empêcher  d'être  théorique,  pas 
plus  qu'il  ne  suffit  de  l'appeler  immanent  pour  l'empêcher 
d'être   transcendant. 

A  moins  que  par  usage  praticfue  des  catégories  on  n'ait 
en  vue  ce  qui  suit  (222)  :  nous  ne  savons  pas,  de  fait,  si 
la  raison  est  douée  de  causalité  en  tant  que  piire,  ou  encore 
(puisque  c'est  à  quoi,  chez  Kant.  cela  revient)  si  nous 
sommes  nouménalement  libres;  nous  ne  pouvons  même 
pas  le  savoir.  Mais  nous  n'avons  pas  besoin  de  le  savoir, 
après  tout,  et  nous  agissons  comme  si  nous  le  savions. 
Bref,  cette  conception  de  la  liberté  ou  de  la  causalité 
inconditionnée  de  la  raison  devient  ainsi,  dans  l'ordre 
pratique,  un  «  principe  régulateur  »,  qui  imprime  une 
direction  définie  à  notre  conduite  (agir  d'après  des  maxi- 
mes universalisables),  à  peu  près  comme  l'idée  de  cause 
première  ou  de  fins  de  la  nature  nous  sert  à  orienter  nos 
recherches  dans  le  sens  d'une  systématisation  suprême 
ou  d'une  explication  plus  précise  des  phénomènes  (223). 
—  Mais  à  ce  compte,  la  causalité  de  la  raison  reste  tout 
uniment  problématique,  et  il  en  va  de  môme  de  la  loi 
morale  avec  laquelle  on  nous  a  rappelé  plus  haut  qu'elle 
sidentifie  en  dernière  analyse.  Il  ne  faut  pas  seulement 
dire  :  nous  agissons  comme  si  notre  raison  pure  était 
pratique  ou  comme  si  nous  étions  libres,  il  faut  dire  aussi  : 
nous  agissons  comme  si  le  devoir  était  certain.  Où  cher- 
cher l'aveu  plus  explicite,  et  tout  ensemble  la  preuve 
plus  péremptoire,  qu'en  attendant  il  ne  l'est  pas? 

222.  Cf.  V.  g.,  Critique  du  jugement,  édit.  Rosenkranz-Schubert, 
t.    IV,   p.   294-5,  et  Fondements  de  la  métaphysique  des  mœurs,   p.  97. 

223.  Cf.  supra,  note  100,  et  Critique  du  jugement  (Analytique 
et  Dialectique  du  jugement  téléologique)  où  l'hypothèse  de  la  fi- 
nalité naturelle  est  présentée  comme  un  fil  conducteur  indispensable 
pour  nous  diriger  dans  l'investigation  si  laborieuse  du  détail  des 
faits,  en  particulier  des  faits  biologiques  fédit.  Rosenkranz-Schubert, 
t.    IV,   p.    259,   263  sq.,   276,    284   sq.).' 


LES    PRINCIPES    GÉNÉRAUX    DE    LA.    MORALE    KANTIENNE        125 


* 
*    * 


Que  pour  l'établir  enfin,  on  ne  puisse,  à  l'exemple  de 
quelques  néo-criticistes,  faire  appel  à  la  croyance  ou  à 
la  foi,  conçue  ou  non  comme  obligatoire  elle-même,  c'est 
ce  qui  résulte  manifestement  de  tout  ce  qui  précède. 
Commeni.  le  devoir  deviendrait-il  objet  de  croyance  dans 
une  doctrine  où  la  croyance  n'est  juste  autorisée  que 
par  lui?  Nous  avons  assez  insisté  sur  ce  point  dans  no- 
tre exposé  pour  qu'il  ne  soit  pas  superflu  d'y  revenir  pré- 
sentement (224). 

Inadmissible  en  soi,  cette  (prétendue)  croyance  à  l'impé- 
ratif catégorique  peut  encore  moins  nous   être  impérati- 
vement imposée  elle-même.  Parler  en  l'espèce  de  croyan- 
ce obligatoire  n'irait  à  rien  moins  qu'à  dépouiller  le  de- 
voir de  sa  certitude  apodictique.  C'est  pour  le  coup  que 
Kant  qualifierait  une  croyance  commandée  de  non-sens. 
Et  sans  doute,  le  devoir  offre  ce  caractère  unique,  nous  l'a- 
vons  vu,   d'être  comme  une  synthèse   de  la  nécessité  et 
de  la  liberté,  revenant,  comme  nous  disions,  à  la  néces- 
sité de  faire  ce  que  nous  sommes  libres  de  ne  pas  faire. 
Pai'  ce  côté,  il  dépend  en  quelque  façon  de  notre  accep^ 
tatioii   volontaire,   c'est-à-dire    que   nous  restons    précisé- 
ment libres   de   ne  pas  agir    comme  il   nous  le  prescrit 
—  mais  de  ne  pas  agir^   entendons  bien,  et  non  pas  de 
ne  pas  voir  qu'il  nous  le  prescrit.   A  le  considérer  sous 
cet  autre  aspect,  notre  acceptation  volontaire  n'y  fait  plus 
rien  en  elle-même,   parce  qu'il  nous  est  intimé  indépen- 
damment  d'elle   et   que   nous  le   reconnaissons   pour  tel. 
Autrement  ce  serait  liberté  sur  toute  la  ligne,  et  non  plus 
synthèse  de  liberté  et  de  nécessité;  autrement,  il  faudrait 
dire   que   nous   voulons   bien   nous   conformer  à  tel  idéal 
de   conduite,   mais   non   pas   que   nous   sommes  tenus  de 
nous  y  conformer;   autrement,   il  n'y  aurait  plus  d'obli- 
gation.   Le    «  devoir   de   croire   au   devoir  »    équivaudrait 
tout   simplement   à  la    suppression   du   devoir   même.    Et 
pour  en  revenir  à  Kant,  c'est  surtout  alors  que  le  ter- 
rain se  déroberait  sous  ses  pas. 

824.  Ci    supra,    p.     46    sq. 


CONCLUSION 


On  voit  ce  qu'il  en  coûte  au  fondateur  du  formalisme 
et  du  moralisme  d'avoir  prétendu  renverser  le  rapport 
universellement  admis  jusque-là  entre  le  concept  de  la 
loi  et  celui  du  bien  :  ce  qu'il  renverse  en  réaUté,  c'est 
sa  construction  à  lui.  Reportons-nous,  pour  l'entendre  mieux 
encore,  aux  idées  communes  ou  à  la  morale  traditionnelle  : 
c'est  une  comparaison  instinictive  au  premier  chef.  Assuré- 
ment, les  tenants  de  la  morale  traditionnelle  peuvent  fort 
bien,  à  l'occasion,  partir  eux  aussi  de  la  notion  de  la  loi 
morale  ou  du  devoir  et,  la  prenant  pour  accordée,  cons- 
truire sur  elle  (ou  plutôt  paraître  construire  sur  elle) 
toute  leur  doctrine  des  mœurs.  Chez  eux,  pareille  pro- 
cédure ne  souffre  aucune  difficulté  —  pourquoi?  Mais  par- 
ce que  cette  notion  du  devoir,  ils  la  prennent  précisément 
poou'  accordée,  ou  plutôt  encore  parce  qu'ils  ont  le  droit 
de  la  prendre  pour  telle;  car  ils  ne  la  détachent  pas,  eux, 
de  ses  conditions  nécessaires,  c'est-à-dire  de  ses  condi- 
tions métaphysiques,  n'ayant  pas  commencé,  eux,  par  nier 
la  portée  transcendante  de  la  raison  spéculative  ou  par 
couper,  si  l'on  peut  dire,  toutes  leurs  attaches  avec  l'Ab- 
solu, ou,  pour  parler  plus  exactement,  par  couper  toutes 
les  attaches  de  la  morale  et  du  devoir  avec  l'Absolu.  Si 
l'on  préfère,  l'affirmation  du  devoir  ou  de  la  loi  morale 
n'est  pas,  avec  eux,  vraiment  première;  elle  ne  l'est  que 
provisoirement  et  comme  accidentellement,  ce  n'est  de  leur 
part  qu'un  artifice  de  méthode,  rien  de  plus,  ils  n'en  conti- 
nuent pas  moins  d'en  considérer  comme  en  perspective 
les  arrière-plans  métaphysiques;  si  l'on  préfère  toujours, 
ils  n'en  continuent  pas  moins  d'en  sous-entendre  les  rai- 
sons intelligibles,  et  c'est  pourquoi,  redisons-le,  cette  affir- 
mation du  devoir  conservée  alors  toute  sa  valeur  et  reste 
debout,  inébranlée  et  inébranlable.   Kant,  au  contraire,   a 


LES    PRINCIPES    GÉNÉRAUX    DE    LA    MORALE    KANTIENNE        127 

fait  table  rase,  et  pour  tout  de  bon^  de  ces  tenants  et 
abmitissants  du  devoir.  Ce  n'est  plus  chez  lui  simple  arti- 
fice ou  procédé  d'exposition  :  c'est  très  sérieusement,  par 
un  dessein  très  réfléchi  et  aussi,  venia  sit  verbo,  de  la 
meilleure  foi  du  monde,  qu'il  écarte  de  prime  abord  toute 
spéculation  théorique,  toute  idée  d'une  justification  trans- 
cendante du  devoir,  suspecte,  ruineuse  même  que  serait 
à  ses  yeux  une  telle  méthode.  Ce  n'est  pas,  suivant  lui, 
la  morale  qu'on  doit  fonder  sur  la  métaphysique,  c'est 
bien  plutôt,  au  moins  d'une  certaine  manière,  la  méta- 
physique .qu'on  doit  fonder  sur  la  morale.  Pour  imiter 
un  mot  de  Descartes,  son  but  est  de  nous  donner  en  ce  sens 
une  métaphysique  ajustée  au  niveau  de  la  raison  pratique 
ou  de  la  morale  même.  Métaphysique  morale,  pourrait-on 
dire  en  imitant  aussi  une  de  ses  propres  formules,  et  non 
plus  morale  métaphysique.  Bref,  primat  de  la  pratique, 
pratique  commandant  et  se  subordonnant  la  théorie,  tel  est 
le  dernier  mot  de  sa  pensée.  Dès  lors,  la  formidable  diffi- 
culté signalée  tout  à  l'heure  retombe  plus  que  jamais  de  tout 
son  ,poids  sur  le  système  :  la  pratique  enveloppant,  dès 
le  principe,  par  l'affirmation  du  devoir  ou  de  la  loi  qui 
en  est  le  point  de  départ,  la  pratique  enveloppant,  dis-je, 
un  élément  théorique  irréductible,  autrement  dit,  cette  affir- 
mation du  devoir  ne  pouvant  être  certaine  que  théorique- 
ment, il  en  résulte  que,  dès  son  point  de  départ  même,  ou 
pour  se  constituer,  la  morale  a  besoin  des  «  hypothèses  » 
métaphysiques  qu'elle  seule  pourtant  devait  vérifier.  On 
pose  en  principe  que  la  théorie  est  subordonnée  à  la  pra- 
tique, et  la  première  application  qu'on  fait  de  ce  prin- 
cipe, c'est  de  subordonner  la  pratique  à  la  théorie.  La 
pratique  commande  la  théorie  d'un  bout  à  l'autre,  à  cela 
près,  qu'elle  commence  juste  par  reposer  sur  la  théorie. 
Toute  règle  a  sans  doute  ses  exceptions,  mais  encore  faut-il 
qu'elles  n'équivalent  pas  à  la  suppression  pure  et  sim- 
ple de  la  règle. 

'  En  résumé,  Kant  se  trouve  finalement  acculé  à  cette 
alternative,  ou  de  répudier  son  scepticisme  métaphysique, 
ou  de  renoncer  â  toute  morale.  C'est-à-dire  qu'il  ne  peut 


128         LES    PRINCIPES    GÉNÉRAUX    DE     LA    MORALE     KANTIENNE 

sauver  la  morale  qu'à  la  condition  d'en  revenir  à  la  méta- 
physique commune;  c'est-à-dire  que  c'en  est  fait  une  fois 
de  plus  de  la  conception  maîtresse  qui  constitue  son  apport 
propre  ou  marque  sa  véritable  originalité  dans  l'histoire 
de  la  science  des  mœurs  et  qui  se  révèle  décidémenit 
comme  le  plus  chimérique  des  rêves  :  non  pas  morale 
métaphysique,  prétendait-il,  mais  métaphysique  morale  — 
prétention  condamnée  de  toutes  les  manières,  et  jusque 
par  la  propre  attitude  que  Kant  tout  le  premier  est  obligé 
de  prendi'e,  au  prix  d'une  invraisemblable  contradiction. 
Non  pas  métaphysique  morale,  voilà  ce  qu'il  faut  dire, 
mais  bien  morale  métaphysique.  Il  n'y  en  a  pas,  il  ne 
peut  pas  y  en  avoir  d'autre. 

* 
*  * 

Cette  conclusion  dernière  veut  être  précisée  encore.  En 
toute  rigueur,  ce  n'est  pas  une  «  métaphysique  »,  mais 
une  «  théologie  morale  »  que  Kant  se  donnait  pour  tâche 
d'instaurer,  aux  lieu  et  place  d'une  «  morale  théologique  », 
conséquemment,  bien  plutôt  que  «  métaphysique  ».  D'où 
il  résulte  également  que,  s'il  faut  prendre  en  définitive  le 
contrepied  de  sa  thèse  fondamentale,  et  nous  venons  de 
voir  qu'il  le  faut,  c'est  moins  à  la  nécessité  d'une  morale 
métaphysique  que  nous  devons  conclure  qu'à  celle  d'une 
morale  théologique.  Différence  moins  négligeable,  au  moins 
en  un  sens,  qu'il  n'y  paraît  à  première  vue.  Tâchons  de 
nous  en  expliquer  avec  la  plus  grande  clarté  possible. 

Ce  n'est  pas,  en  effet,  que  le  moralisme  ou  le  formalisme 
ne  renferme,  suivant  un  mot  célèbre  au  point  d'en  être 
devenu  banal,  une  «  âme  de  vérité  »,  ou  qu'à  sa  manière 
il  ne  réponde  à  une  réelle  exigence  de  la  doctrine  des 
mœurs.  Il  y  a  quelque  chose  de  vrai,  autrement  dit,  dans 
le  reproche  qu'il  adresse  aux  morales  antérieures,  de  ne 
pas  réussir  à  dériver  analytiquement  le  concept  de  la 
loi  de  celui  du  bien.  x\utrement  dit  encore,  le  bien  est-il, 
de  soi,  obligatoire?  La  considération  d'un  ordre  absolu 
des  essences,  résultant  de  leurs  inégalités  d'excellence  ou 


LES    PRINCIPES    GÉNÉRAUX     DE     LA.     MORALE     KANTIENNE        129 

de  leurs  «  rapports  de  perfection  »,  s'impose-t-elle  par 
elle-même  à  nos  préférences  pratiques  et  volontaires?  Ou 
n'}'  aurait-il  là  qu'un  idéal  capable  de  nous  solliciter  à 
coup  sûr,  exerçant  même  sur  nous  une  attraction  d'autant 
plus  puissante  que  nous  sommes  nous-mêmes  plus  géné- 
reux, mais  enfin  capable  de  nous  solliciter  simplement, 
sans  nous  commander  au  pied  de  la  lettre?  De  fait,  il 
semble  que  cette  seconde  hypothèse  soit  la  plus  fondée, 
du  moins  à  ne  considérer  ainsi  le  bien  que  dans  son  con- 
cept abstrait  et  proprement  métaphysique  —  on  verra 
tout  à  l'heure  ce  que  nous  voulons  dire,  —  et  c'est  de 
quoi  les  formalistes  ne  se  font  pas  faute  de  triompher  (225). 
D'un  autre  côté  pourtant,  et  c'est  par  oii  les  réalistes 
reprennent  l'avantage,  le  formalisme  (ou  le  moralisme, 
puisqu'au  fond  c'est  tout  un)  ne  résiste  pas  lui-même  è 
l'examen,  nous  venons  de  nous  en  rendre  compte  :  son 
impératif  catégorique  est  une  forme  vide,  qui  ne  signifie 
rien  comme  elle  ne  repose  sur  rien;  il  n'arrive  à  lui 
donner  un  sens,  comme  il  ne  réussit  à  en  sauver  l'objec- 
tivité, que  par  une  infidélité  flagrante  à  son  propre  prin- 
cipe, c'est-à-dire  par  la  restitution  subreptice  ou  clandestine 
d'un  contenu  et  d'un  fondement  de  l'impératif  mêmie. 
Bref,  des  deux  doctrines  en  présence,  chacune  a  raison 
contre  l'autre,  mais  demeure  pai'  là  même  impuissante  à 
se  justifier  pour  son  propre  compte.  Si  bien  que  le  pro- 
blème fondamental  de  la  science  des  mœurs  paraît  affec- 
ter, dès  son  point  de  départ,  la  forme  d'une  antinomie 
insoluble. 

Mais,  avant  de  s'arrêter  sur  une  constatation  aussi  dé- 
courageante, ne  doit-<on  point  se  demander  s'il  n'existe 
pas  quelque  part  une  synthèse  conciliati'ice  de  cette  thèse 
et  de  cette  antithèse?  En  réalité,  elle  existe,  et  c'est  notre 
vieille  morale  traditionnelle  qui  la  fournit.  Qu'il  nous  suf- 
fise, pour  le  prouver,  de  rappeler  en  raccourci  comment 
les  choses  s'y  passent  à  cet  égard.  Cet  ordre  absolu  des 


225.  Dans  l'ouvrage  précité,  De  l'intention  morale,  C  A.  Valli-?r 
notamment  a  fait  valoir  ce  point  de  \iie  avec  beaucoup  de  force. 
Voir    surtout    Ire    partie,    p.    8  à    45. 

Les  principes  généraux  de  la   Morale  kantienne  9 


130        LES    PRINCIPES    GÉNÉRAUX    DE    LA    MORALE    KANTIENNE 

essences,  qui  règle  nos  préférences  légitimes  et  dont  le 
respect  est  la  raison  dernière  de  toute  moralité,  a  tout 
d  abord  pour  principe  rentendenient  divin,  ^  lieu  des  es- 
sences »  mêmes,  comme  disait  Leibniz,  ou  «  région  des 
vérités  éternelles  >'  ;  mais  c'est  à  proprement  parler  la 
volonté  divine,  <;  source  des  existences  »,  qui,  en  nous 
créant  avec  telle  essence  définie,  nous  fait  une  loi  d'agir 
conformément  à  cette  essence,  et  à  Tordre  universel  oii 
elle  s'insère.  (Car,  si  Dieu,  raison  suprême,  ne  peut  pas 
ne  pas  vouloir  l'ordre,  il  ne  peut  pas  non  plus  ne  pas 
vouloii'  que  nous  le  voulions;  et  comme  d'autre  part  il 
nous  a  créés  libres  de  ne  le  vouloir  pas,  il  nous  impose 
la  seule  nécessité  de  le  vouloir  qui  soit  compatible  avec 
cette  liberté  même,  entendez  la  nécessité  morale,  ['obli- 
gation de  le  vouloir.,  Ainsi,  c'est-à-dire  par  son  rapport 
même  à  l'ordre  et  à  i'eutendement  divin,  la  loi  morale 
est-elle  préservée  de  devenir  une  forme  vide,  ainsi  re- 
çoit-elle un  contenu  et  un  sens;  tandis  que  par  son  rapport 
à  la  volonté  divine  créatrice,  le  bien  acquiert  de  son 
côté  le  caractère  impératif  qui,  autrement,  lui  ferait  dé- 
faut (226). 

.Voilà  comment  disparaît  l'antinomie  en  cause,  comment 
elle  se  résout  dans  la  plus  cohérente,  la  plus  harmonieuse 
des  conceptions.  Et  par  là  même  se  justifie  notre  assertion 
précédente  :  la  vraie  conclusion  qui  se  dégage  d'une  cri- 


226.  Cf.  M.  D'HuLST,  Conférences  de  N.D.,  18&1,  4e  conférence  : 
La  morale  et  l'obligatiortf  p.  154  :  «  Une  fois  en  possession  du  vrai 
Dieu,  nous  ne  serons  plus  embarrassés  pour  justifier  le  caractère 
obligatoire  du  bien  moral.  En  Dieu  toutes  les  essences  trouvent  leur 
suppcrt,  toutes  les  existences  leur  origine.  Quand  il  crée,  c'est  poor 
réaliser  hors  de  lui  ce  qu'il  voit  en  lui-même.  Et  comme  la  pensée 
divine  est  la  raison  de  l'ordre,  la  volonté  divine  est  la  cause  qui 
l'actualise.  Dieu  veut  que  l'ordre  soit  respecté;  Dieu  fait  prévaloir 
cette  volonté  par  la  contrainte  dans  la  création  inférieure;  dans  k) 
domaine  du  libre  arbitre  il  lentend  qu'elle  se  fasse  obéir  par  l'iiijki- 
mation  du  devoir.  —  Si  donc  vous  me  demandez  :  le  fondement  de 
l'obligation  morale  est-il  une  raison  ou  un  précepte?  je  répondrai  : 
c'est  d'abord  une  raisoni,  car  un  précepte  sans  raison  serait  un  caprice; 
une  t>Tannie;  c'est  une  raison  étemell»,  car  le  devoir  est  de  touê 
les  temps,  il  est  antérieur  au  temps;  mais  cette  raison  idéale  est 
mise  en  rapport  avec  moi  par  une  volonté  \avante  et  souveraine  qui 
m'intime  la  loi.  L'entendement  di^^Il,  lieu  des  essences,  est  la  so-urce 
du  devoir;  le  vouloir  divin^  principe  des  existences,  est  l'agent  ef- 
ficace qui  me  place,*  en  m«  créant,-  sous  la  domination,  du  devoir  ». 


LES    PRINCIPES    GÉNÉRAUX    DE    LA    MORALE    KANTIENNE       131 

tique  du  moralisme  et  du  formalisme  kantien,  c'est  que 
la  morale  doit  être  ou  plutôt  rester,  non  seulement  méta- 
physique, mais  encore  théologique,  au  sens  que  Kant 
lui-même  donne  à  ce  terme.  Elle  n'a  pas  seulement  besoin 
de  Dieu  pour  subordonner  le  jeu  des  forces  naturelles  à 
la  pleine  satisfaction  des  lois  qu'elle  codifie  :  elle  a  be- 
soin de  lui,  avant  toute  chose  pour  rendre  raison  de  ces 
lois  mêmes,  qui,  sans  lui,  n'auraient  ni  signification  ni 
valeur  impérative,  ni  à  quoi  nous  astreindre  ni  par  quoi 
nous  lier.  Avant  de  demander  à  Dieu  la  garantie  indis- 
pensable de  la  sanction,  il  faut  qu'elle  cherche  en  lui  le» 
fondement  nécessaire  de  l'obligation.  C'est  là  pour  elle 
une  question  de  vie  ou  de  mort  :  en  définitive,  la  morale 
sera   «  théologique  ^  ou  elle  ne   sera  pas. 


ERRATA 


Page  25,  lignes  2  et  3,  au  lieu  de  :  sous  un  prétexte  possible,  lire  : 
sous    un    prétexte   plausible. 

Page    66,    note    129,    à  remplacer   comme    il    suit  : 
129.  On   peut   s'en    tenir   ici    au   devoir,    puisqu'il    ne    s'agit   que   de 
la   vertu   obligatoire. 


TABLE    ANALYTIQUE 


PREMIÈRE  PARTIE 
EXPOSÉ 

§  I.  —  La  formalisme  moral  de  Kant 

Point  de  vue  original  introduit  par  Kant  dans  la  doctrine  des  mœurs, 
p.  5.  —  Critique  des  morales  «  matérielles  ».  eudémonistes  ou 
rationnelles,  p.  6.  —  Nécessité  de  leur  substituer  une  morale  «  for- 
melle »,  p.  8.  —  Autre  expression  de  la  même  idée  générale  : 
insuffisance  des  principes  pratiques  matériels  et  légitimité  du  seul 
principe  pratique  formel,  p.  9.  —  Impératifs  hypothétiques  et  im- 
pératif catégorique,  p.  11.  —  Moralité  et  légalité,  p.  13.  —  La 
bonne    volonté,    p.    14. 

§  II.  —  L'autonomie  de  la  volonté 

Les  deux  problèmes  réciproques  (identité  de  liberté  et  de  moralité, 
p.  16.  —  L'autonomie  dans  son  premier  sens,  p.  17.  —  Ques- 
tion qui  se  pose  :  l'analyse  précédente  met-elle  au  jour  tout  autant 
de  termes  réels?  ou  n'est-elle  qii'un  «  jeu  de  concepts  »?  Ré- 
ponse :  la  certitude  immédiate  et  absolue  de  la  loi  morale  nous 
garantit  ici  la  réalité  de  tous  ces  concepts,  à  commencer  par 
celui  de  liberté  (intelligible),  p.  19.  —  Autre  expression  de  la 
même  idée  :  la  loi  morale  ratio  cognoscendi  de  la  liberté  (elc), 
ratio  essendi  de  la  loi  morale,  p.  23.  —  Autre  problème  :  c07n- 
ment  la  loi  morale  est-'elle  possible?  Réponse  :  en  tant  qu'elle 
émane  précisément  de  notre  liberté  ou  personnalité  intelligible.  Deu- 
xième sens,  et  définitif,  d'autonomie,  p.  2.5.  —  Que  cette  affir- 
mation de  notre  liberté  intelligible  n'est  d'ailleurs  qu'un  acte  de 
croyance;  et  non  de  science.  Explication,  p.  28.  —  Comment  toute 
la  doctrine  exposée  jusqu'ici  se  condense  dans  les  trois  célèbres 
fonnules;  p.   31. 

§  III.  —  La  théorie  des  postulats 

Théorie  du  "souverain  bien  (harmonie  finale  de  la  vertu  et  du  bon- 
heur). Antinomie  de  la  raison  pratique  qui  en  résulte,  p.  33.  — 
Principe  général  de  solution  (par  la  distinction  des  deux  mondes, 
phénoménal  et  intelligible),  p.  37.  —  Premier  postulat  (proprement 
dit)  de  la  raison  pratique  :  l'immortalité  de  l'âme,  condition  de 
possibilité  du  premier  élément  du  souverain  bien  (vertu  parfaite 
ou  sainteté),  p.  38.  —  Deuxième  postulat  :  l'existence  de  Dieu, 
condition  rie  possibilité  du  second  élément  du  souverain  bien  (bon- 
heur   proportionné    à  la    sainteté   ou    vertu),    p.    39.    —    Résumé,    p. 


1S4:  TABLE    ANALYTIQUE 

41.  —  Détermination  plus  précise  du  rapport  que  Kant  établit 
entre  la  morale  et  la  religion,  p.  42.  —  «  Théologie  morale  »,  dès 
lors,  et  non  plus  morale  théologiqiie.  Explication,  p.  46.  —  Dé- 
termination plus  précise  aussi  du  concept  de  postulat.  Le  dogma- 
tisme pratique  de  Kant,  p.  48.  —  Réserves  finales.  Comment  l'idée 
d'autonomie  reprend  ou  plutôt  conserve  la  prééminence.  Passage  à 
la    critique,    p.    50. 


DEUXIEME   PARTIE 
CRITIQUE 

Dessin    général,    p.    55. 

§  I.  —  Critique  de  la  théorie  des  postulats 

Impossibilité  de  concilier  le  devoir  d'être  heureux  (impliqué  dans 
celui  de  tendre  au  souverain  bien)  avec  le  point  de  vue  général 
de  la  morale  kantienne  (formalisme),  p.  55.  —  Instance  :  il  ne 
s'agit  pas  du  devoir  d'être  heureux,  mais  du  devoir  de  se  ren- 
dre digne  du  bonheur  par  la  vertu.  Réponse  :  des  trois  interprétations 
possibles  de  cette  instance  aucune  ne  saurait  s'accorder  avec  le 
formalisme,  p.  59.  —  Situation  inextricable  qui  en  résulte  pour 
l'agent  moral,  p.  6.3.  —  Supériorité  de  la  morale  traditionnelle 
à  cet  égard.  Du  rôle  de  la  sanction  en  morale,  p.  66.  —  Comment 
la  morale  de  Kant  oscille  incertaine  du  formalisme  au  réalisme,  et 
vice   versa.    Contradiction   insoluble,    p.    68. 

§  II.  —  Critique  de  l'autonomisme 

Importance  de  l'idée  d'autonomie  dans  la  philosophie  kantienne,  p. 
75.  —  En  quel  sens  on  peut,  à  la  rigueur,  parler  d'autonotmie 
morale,  mais  que  ce  ne  peut  être  celui  de  Kant.  Position  exacte  de 
la  queî?tion.  p.  76.  —  Première  difficulté,  tirée  de  la  nécessité 
de  la  loi,  p.  79.  —  Deuxième  difficulté  :  liberté  intelligible  (ou 
plutôt  /«intelligible),-  p.  80.  —  Troisième  difficulté  :  insuffisance 
de  la  liberté  nouménale  à  expliquer  le  devoir  et  à  fonder  la  mo- 
rale, p.  81.  —  Quatrième  difficulté  :  s'il  ne  s'agit  plus  que  de 
participer  à  la  législation  morale,  il  ne  s'agit  plus  non  plus  de 
poser  la  loi,  mais  simplement  d'y  consentir,  p.  84.  —  Qu'on  en 
revient,  autrement  dit,  à  l'autonomie  «  d'acceptation  ».  Inconvénients 
que    présente    au    reste    cette    formule.    Conclusion,-    p.    87. 

§  III-  —  Critique  du  formalisme 

Détermination  de  la  volonté  par  la  seule  idée  de  la  loi,  p.  90.  — 
Interdit  jeté  sur  l'inclination.  Analogie  avec  le  stoïcisme.  Exagé- 
rations inadmissibles,  p.  92.  —  En  quel  sens  il  faut  ^  se  «  mor- 
tifier ».  L'effort  (pénible)  simple  moyen.  Rôle  providentiel  des  in- 
clinations. Inégalité  «  retournée  »,  p.  95.  —  Du  formalisme  en 
lui-même.  Un  mot  sur  l'élLmination  des  morales  trancendantes,  p. 
98.  —  La  critique  kantienne  des  morales  eudémonistes.  En  quel 
sens   la   recherche   du  bonheur  peut  être   assujettie   à    des   lois   uni- 


TABLE    ANALYTIQUE  135 

verselles,  p.  99.  —  Kant  tout  le  premier  infidèle  à  son  propre 
principe  (formaliste)  :  le  passage  de  la  première  formule  à  la  se- 
conde. Tautologie  piu*e  ou  retour  au  réalisme  (par  l'introduction 
d'une  matière  de  la  loi),  p.  100.  —  ïexle  remarquable  dea  Fou- 
dnneniii,  où  le  réalisme  coule  à  pleins  bords,  p.  105.  —  Passage 
au    §  suivant,    p.    107. 

§  IV.  —  Critique  du  moralisme 

Ce  que  c'est  que  le  moralisme,  et  son  rapport  au  formalisme  même. 
Question  finale  :  la  loi  morale  peut-elle  être  tenue,  chez  Kant, 
pour  immédiatement  et  absolument  certaine'?  p.  108.  —  Réponse 
de  Kant  :  «  Oui,  _parce  que  nécessaire  ».  Mais  les  principes  théo- 
riques (catégories,  etc.)  le  sont  pareillement  :  alors?  Dilemme  sans 
issxie.  Difficulté  d'autant  plus  grave  que  l'affirmation  du  devoir 
est,  identiquement,  l'affirmation  de  la  causalité  du  noumène,  p. 
109.  —  Première  instance  :  distinction  entre  ratio  cognoscendi  et 
ratio  essendi.  Réponse  :  1°  cela  prouverait  simplement  qu'il  y  a 
chez  Kant,  sur  ce  point,  deux  thèses  opposées;  2°  identité  réelle 
de  conscience  de  la  liberté  et  de  conscience  d'un  pouvoir  pra- 
tique pur  de  la  raison;  3"  vrai  sens  de  la  distincUon  proposée; 
4-^  autrement,  on  tourne  dans  un  cercle  invraisemblable,  p.  113.  — 
Deuxième  instance  :  usage  pratique  et  immanent  des  catégories. 
Réponse  :  trois  ou  quatre  équivoq;ues  à  tirer  au  jour,  soit  dans 
le  concept  d'usage  inmxanent  (qui  est  bel  et  bien  usage  de  notions 
transcendantes,  indûment  appliquées  à  la  détermination  du  sujet  nou- 
ménal),  soit  dans  celui  d'usage  pratique  (qui  est  bel  et  bien  théo- 
rique en  lui-même,  à  moins  qu'il  ne  soit  purement  hypotliétiq;ue), 
p.  119.  —  Qu'on  ne  peut,  enfin,  se  rabattre  sur  le  «  devoir  ide 
croire  au  devoir  »  :  plus  que  jamais  la  loi  morale  en  serait 
empêchée   de   jouer  le   rôle   de   certitude    type   et   première,    p.    125! 


CONCLUSION 

L'idéalisme  de  la  Raison  pitre  cause  première  des  difficultés  insur- 
montables de  la  Raison  pratique.  Comparaison  avec  la  doctrine 
traditionnelle.  PossibiUfé  de  la  seule  morale  métaphysique,  p.  126.  — 
Précision.  Ce  qu'il  y  a  de  fondé  dans  le  moralisme.  Impossibilité 
de  passer  du  concept  du  bien  à  celui  de  l'obligation  autrement  que 
par  celui  de  la  volonté  divine.  Synthèse  finale.  Possibilité  de  la 
seule    morale    théologique,    p.    128. 


IMPRIMÉ  PAR  DESCLBB,  DE  BROUWER  ET  C« 
41,  RDE  DU  METZ,  LILLE.  -  9.82S 


I 


La  B-i.bti.othe.qui 
Université  d'Ottawa 
Echéance 


Tfie  lÀ^bianij 
University  of  Ottawa 
Date  Due 


•■13  «(M'as 

APR261987 

i^-EB  2  2  1988 

FIB221988. 
APRZ21988 


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2  5  Mm  1998  »W  1  1  2006 

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